Skip to main content

Full text of "Oeuvres du R.P.H.D. Lacordaire"

See other formats


zog.i 


BOOK  208.  1.L1  19  v.3  c.  1 
LACORDAIRE  #  OEUVRES  DU  R  P  H  D 
LACORDAIRE 


3  T153  DOOhSm?  0 


ŒUVRES 


P.  H.-D.  LACORDAIRE 


TOME   III 


CONFERENCES  DE  NOTRE-DAME  DE  PARIS 
TOME  DEUXIÈME 


PARIS 

LIBRAIRIE    V^«    CH.    POU^^SIEL/iL  R 

RUE    CASSETTE,     i 5 


OEUVRES 


DU 


P.  HENRI-DOMINIOUE  LACORDAIRE 


DE  L  ORDRE  DES  FRERES  PRECHEURS 


TOME  III 


PROPRIETE    DE 


^^^  û^è^c^i^^'^e^ 


CONFÉRENCES 


DE 


NOTRE-DAME   DE   PARIS 


LE  P.  HENRI-DOMINIQUE  LACORDAIRE 

DSS  FRÈRES  PnÊn HEURS 
MEMBRE  DE  l'aCADÉMIE  FRANCAISK 


TOME  DEUXIEME 

A^^NÉES  1844-1843 


PARIS 
LIBRAIRIE  V^«  CH.   POUSSIELGUE 

RUE    CASSETTE,     15 
1907 


CONFÉRENCES 


NOTRE-DAME   DE  PARIS 


ANNÉE  1844 


DES   EFFETS   DE    LA   DOCTRINE    CATHOLIQUE 
SUR   l'AME 


m.  —  1 


VINGT  ET  UNIEME  CONFERENCE 


DE    LHU  MILITE    PRODUITE    DANS     LA  ME 
PAR    LA    DOCTRINE    CATHOLIQUE 


Monseigneur  (1), 

Messieurs  , 

Toute  doctrine  peut  être  considérée  dans  le  corps 
enseignant  qui  la  possède  et  la  propage  ;  dans  les 
sources  c|ui  la  contiennent,  dans  les  effets  qu'elle 
produit,  dans  son  fondateur,  et  enfin  dans  son  es- 
sence même.  C'est  pourquoi,  Messieurs,  appelé  à 
vous  exposer  dans  cette  chaire  la  doctrine  catholique, 
j'ai  d'abord  traité  de  l'Église,  de  ses  caractères,  de 
sa  constitution,  de  son  autorité,  de  ses  rapports  avec 
l'ordre  temporel  ;   puis  des  sources,  telles   que  la 

(1  )  M&r  Affre ,  archevêque  de  Pans. 


—  4  — 

Tradition,  l'Écriture,  la  Raison,  la  Foi,  où  l'Église 
puise  sa  doctrine;  et  enfin,  l'année  dernière,  j'ai 
abordé  les  effets  que  cette  doctrine  produit  sur  l'es- 
prit. Et  vous  avez  vu  qu'elle  y  produit  la  certitude 
rationnelle,  c'est-à-dire  une  conviction  réfléchie, 
souveraine,  immuable,  et  en  outre  une  certitude  su- 
pra-rationnelle, c'est-à-dire  une  conviction  illettrée, 
translumineuse,  et  qui  exclut  le  doute;  puis  une 
connaissance  qui,  par  son  étendue,  sa  profondeur, 
sa  clarté,  surpasse  la  connaissance  humaine.  Enfin, 
j'ai  établi  qu'entre  la  raison  humaine  et  la  raison  ca- 
tholique il  existe  des  rapports  d'harmonie,  d'intelli- 
gibilité,  d'analogie ,  de  confirmation  réciproque,  et 
cependant  de  suprématie  en  faveur  de  la  raison  ca- 
thohque. 

Aujourd'hui,  Messieurs,  nous  irons  plus  loin  sur 
cette  route  que  nous  avons  ouverte  devant  vous;  car 
les  conclusions  de  l'esprit  ne  sont  pas  les  conclusions 
dernières  de  l'homme.  Quand  l'homme  a  vu  quelque 
chose,  quand,  par  cette  lumière  qui  brfile  en  lui,  il 
a  découvert,  si  loin  que  ce  soit,  un  objet,  on  voit 
apparaître  une  autre  face  de  son  être,  une  autre 
puissance,  qui  est  la  sensibilité.  Il  est  porté  vers  cet 
objet  par  un  sentiment  quelconque,  jusqu'à  ce  qu'une 
troisième  faculté,  qui  est  le  siège  de  la  force,  s'em- 
pare de  ce  sentiment,  commande,  dirige,  produise 
des  actes  intérieurs  et  extérieurs,  et  mette  en  branle 
toute  la  vie. 

C'est  pourquoi,  Messieurs,  il  s'agit  de  savoir, 
après  que  la  doctrine  catholique  a  produit  dans  l'in- 
telligence une  certitude,  une  connaissance,  une  rai- 


—  5  — 

son ,  il  s'agit  de  savoir  ce  qu'elle  produit  dans  le  sen- 
timent et  dans  la  volonté,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
quels  sont  ses  effets  sur  l'âme.  Tel  sera  l'objet  de  nos 
Conférences  de  cette  année.  Je  les  commencerai  sans 
aucun  préambule,  après  vous  avoir  avertis  cependant 
que  la  parole  de  l'homme  n'est  rien  par  elle  seule , 
et  que  toute  l'éloquence  est  un  vain  son,  si  l'esprit 
de  Dieu  ne  la  féconde.  Je  prie  donc  ceux  d'entre  vous 
qui  sont  chrétiens  d'élever  leurs  cœurs  vers  Dieu , 
afm  que  sa  bénédiction  descende  d'en  haut  sur  nous, 
et  je  prie  ceux  qui  n'ont  pas  le  bonheur  d'être  chré- 
tiens de  compatir  du  moins  à  l'élat  de  leur  âme,  el 
de  coopérer  par  un  mouvement  de  bonne  volonté  aux 
efforts  de  cette  parole  qu'ils  vont  entendre ,  et  aux  dé- 
sirs fraternels  de  tous  ces  cœurs  amis  qui  vont  assis- 
ter la  parole  pour  qu'elle  les  pénètre  et  les  ravisse 
jusqu'à  la  vérité. 

Le  premier  et  le  plus  naturel  objet  de  la  connais- 
sance de  l'homme ,  c'est  lui-même.  C'est  sur  lui  que 
tombe  son  premier  regard,  et  sur  lui  qu'il  revient 
toujours.  Il  peut  se  détacher  de  toute  autre  pensée, 
même  de  celle  de  Dieu ,  même  de  celle  de  l'univers  ; 
mais  encore  qu'il  voulût  fermer  les  yeux  de  son  es- 
prit par  un  acte  de  sa  toute-puissance  souveraine,  il 
ne  pourrait  pas  se  séparer  de  soi.  Et  c'est  pourquoi, 
Messieurs,  le  sentiment  que  l'homme  a  delui-i^iême, 
le  sentiment  qui  naît  dans  l'homme  à  propos  de  la 
vue  qu'il  a  de  lui ,  est  assurément  de  la  plus  haute 
importance.  Car  tout  autre  sentiment,  si  dominateur 
qu'il  soit,  il  le  maîtrisera,  parce  qu'il  pourra  se  sé- 
parer des  objets  qui  le  produisent  ;  mais  le  sentiment 


—  6  — 

qu'il  a  de  lui-même ,  le  sentiment  correspondant  au 
regard  qu'il  plonge  incessamment  sur  lui ,  il  ne  s'en 
débarrassera  pas  un  seul  jour,  un  seul  instant.  Et 
comme  le  sentiment  touche  à  la  volonté,  et  que  la 
volonté  est  le  ressort  de  l'action,  vous  concevez  que 
cette  question  du  sentiment  que  nous  avons  de  nous 
est  une  question  capitale. 

J'ouvre  donc  en  tremblant  le  cœur  de  l'homme,  et 
je  n'ai  pas  besoin  d'aller  bien  loin;  hélas!  je  n'ai 
qu'à  ouvrir  le  mien  pour  découvrir  ce  qui  se  passe 
dans  celui  de  mes  semblables.  J'ouvre  le  cœur  de 
l'homme,  et  je  connais  qu'il  s'aime.  11  s'aime,  et  je 
ne  l'en  blâme  pas  :  pourquoi  se  haïrait-il?  Mais  il  ne 
fait  pas  que  s'aimer,  il  s'aime  plus  que  tout,  il  s'aime 
par-dessus  tout,  il  s'aime  d'une  manière  exclusive, 
il  s'aime  jusqu'à  l'orgueil,  jusqu'à  vouloir  être  le  pre- 
mier, et  seul  le  premier.  Descendons  en  nous-mêmes  : 
que  nous  soyons  nés  sur  un  trône  ou  dans  l'échoppe 
d'un  ouvrier,  au  fond,  depuis  le  moment  où  la  vie 
morale  s'est  éveillée  en  nous,  nous  n'avons  cessé 
d'aspirer  à  l'exaltation  delà  primauté.  César,  dit-on, 
passant  dans  je  ne  sais  quel  village  des  Alpes,  et 
s'apercevant  sur  ce  petit  forum  d'une  agitation  pour 
le  choix  d'un  chef,  s'arrêta  un  moment  devant  ce 
spectacle.  Ses  capitaines,  qui  étaient  autour  de  luij 
s'étonnaient  :  Est-ce  qu'il  y  a  aussi  en  ce  lieu  des 
disputes  sur  la  prééminence  ?  et  César,  en  grand 
homme  qu'il  était,  leur  dit  :  «  J'aimerais  mieux  être 
((  le  premier  dans  cette  bicoque  que  le  second  dans 
«  Rome.  ))  C'est  là  le  vrai  cri  de  la  nature.  Quelque 
part  que  nous  soyons,  nous  voulons  être  les  pre- 


—  7  — 

miers.  Artistes  prédestinés  à  reproduire  les  choses 
par  le  pinceau  ou  le  burin ,  orateurs  sachant  créer 
[les  pensées  dans  l'esprit  de  la  multitude,  général 
commandant  des  bataillons  et  leur  promettant  la  fuite 
de  l'ennemi,  ministres  conduisant  des  empires,  rois 
agités  sous  la  pourpre,  nous  n'aspirons  tous  qu'à  la 
primauté,  et  à  la  primauté  solitaire.  Nous  ne  sommes 
contents  que  quand ,  mesurant  d'un  regard  tout  ce 
qui  nous  entoure,  nous  trouvons  le  vide,  et  au  delà 
de  ce  vide,  le  plus  loin  possible,  un  monde  à  genoux 
pour  nous  adorer. 

Un  jeune  homme  a  reçu  de  la  nature  une  phy- 
sionomie heureuse  :  il  a  des  cheveux  blonds,  des 
yeux  bleus ,  un  front  noble ,  un  sourire  aimable  ; 
créature  légère ,  vous  croyez  qu'il  n'aspire  qu'à 
la  destinée  d'une  fleur.  Vous  vous  trompez ,  il  rêve , 
lui  aussi,  la  primauté  et  la  domination;  avec  ces 
faibles  attaches  qui  lient  les  cœurs ,  il  cherche  à  se 
faire  un  objet  éphémère  d'admiration  sur  ces  lèvres 
du  monde  où  se  racontent  tous  les  prestiges  et  toutes 
les  gloires  qui  se  flétrissent  dans  l'instant  où  elles 
naissent. 

Bref,  Messieurs,  nous  aspirons  à  la  primauté, 
même  par  la  puissance  du  rien.  Je  n'insisterai  pas 
davantage  sur  cette  vérité  ;  car  c'est  un  lieu  com- 
mun, et,  par  la  grâce  de  Dieu,  j'ai  horreur  du  lieu 
commun. 

Mais  voici  ce  qui  arrive.  Quand  l'homme,  ainsi 
enivré  de  lui-même,  regarde  autour  de  lui,  trouve- 
t-il  un  spectacle  correspondant  aux  illusions  de  son 
orgueil?  Non,  il  trouve  tout  le  contraire  ;  il  trouve 


—  8  — 
des  rangs  formés  où  il  n'a  point  sa  place  :  hiérarchie 
de  la  naissance ,  souvenirs  d'une  vieille  gloire  qui  a 
traversé  les  siècles,  et  qui,  sur  le  front  de  l'homme 
sans  mérite,  resplendit  encore  parla  puissance  de 
l'histoire  ;  hiérarchie  du  talent  que  la  nature  a  dis- 
tribué dans  ses  caprices  ,  et  qui ,  malgré  toutes  nos 
protestations,  se  pose  plus  haut  que  nous,  et  fait  à 
notre  amour-propre  de  magnifiques  insultes  ;  hiérar- 
chie de  la  fortune  venue  de  la  vertu,  du  vice  ou  de 
l'habileté  ;  hiérarchie  de  toute  forme  et  de  tout  nom, 
reposant  sur  des  lois,  des  traditions,  sur  des  néces- 
sités, sur  des  abîmes  toujours  près  de  s'entr'ouvrir 
quand  on  attaque  ce  que  le  temps  a  bâti.  Et  envoyant 
cela ,  l'homme  tomxbé  du  néant  au  milieu  de  tous  ces 
trônes  qui  le  bravent ,  l'homme  s'indigne  ;  il  réagit 
de  toute  la  force  de  cette  puissance  de  commande- 
ment qui  est  en  lui  et  qui  peut  s'attaquer  jusqu'à  la 
nature  ;  comme  Ajax  prêt  à  mourir  menaçait  du  tron- 
çon de  l'épée  la  majesté  des  dieux,  son  orgueil  irrité 
porte  à  tout  le  défi  ;  la  haine  de  la  supériorité  qu'il 
subit  s'unit  dans  son  cœur  à  la  haine  de  l'égalité 
qu'il  repousse.  N'est-ce  pas  Mahomet  qui  a  dit  quel- 
que part  : 

Des  égaux!  dès  longtemps  Mahomet  n'en  a  plus? 

Et  ne  savez-vous  pas  que  le  César  moderne ,  rece- 
vant en  Egypte  une  lettre  d'un  membre  de  l'Institut 
qui  commençait  par  ces  mots  :  «Mon  cher  collègue,» 
et  froissant  le  papier  dans  la  main  qui  avait  l'habi- 
tude de  contre-signer  la  victoire,  répétait  avec  dé- 


-  9  — 

dain  :  «  Mon  cher  collègue ,  quel  style  !  »  Nous  avons 
beau,  Messieurs,  décréter  l'égalité  dans  les  chartes, 
l'orgueil  n'en  ratifie  la  proclamation  que  pour  abais- 
ser ceux  qui  sont  plus  haut  que  nous ,  mais  non  pour 
élever  ceux  qui  sont  plus  bas.  La  haine  de  la  supé- 
riorité ne  fait  qu'appeler  à  soi  la  haine  de  l'égalité  et 
le  mépris  de  l'infériorité.  Ce  sont  là  les  trois  enfants 
légitimes  de  l'orgueil.  Si  du  moins ,  dans  ce  cœur 
fasciné  par  le  besoin  de  la  primauté ,  régnait  une  vé- 
ritable élévation  !  Mais  l'orgueil  s'allie  trop  bien  avec 
la  bassesse;  une  bassesse  sourde  vit  dans  l'orgueil, 
et  se  fait  des  gémonies  que  les  plus  cruels  tyrans 
n'auraient  pas  inventées.  Cette  conscience,  si  déli- 
cate à  l'endroit  du  trône  où  elle  se  place,  cette  con- 
science se  vend  et  s'achète  ;  elle  s'humilie  pour  gran- 
dir; elle  mendie  à  genoux  la  pourpre  qui  couvrira  sa 
nudité  ;  elle  accepte  le  mépris  pour  obtenir  le  droit 
de  le  rendre. 

Voilà,  Messieurs,  l'homme  tel  qu'il  est,  le  senti- 
ment qu'il  a  de  lui-même ,  et  les  conséquences  nor- 
males de  ce  sentiment.  Or  je  dis  qu'évidemment  et 
sans  grand  effort  de  logique ,  c'est  là  un  sentiment 
faux,  inhumain,  infortuné.  C'est  un  sentiment  faux  : 
car  il  est  impossible  que  tout  le  monde  soit  le  pre- 
mier, et  par  conséquent  le  vœu  de  la  nature  ou  delà 
Providence,  quelque  nom  que  vous  lui  donniez,  n'a 
pu  être  de  nous  appeler  à  la  primauté.  Si  la  primauté 
était  notre  but  et  notre  vocation ,  un  seul  être  exis- 
terait, et  encore  ne  serait- il  pas  le  premier,  parce 
que,  pour  qu'il  y  ait  un  premier,  il  faut  qu'il  y  ait 
des  derniers.  C'est  un  sentiment  inhumain  :  car  il 


--  10  — 

conclut  à  l'avilissement  de  tout  ce  qui  n'arrive  pas  à 
être  le  premier,  au  mépris  de  tout  ce  qui  n'est  pas 
assez  heureux  ou  assez  fort  pour  se  faire  une  situa- 
tion élevée.  Enfin  c'est  un  sentiment  infortuné  :  car 
il  est  en  contradiction  avec  toutes  les  réalités  de  la 
vie.  L'orgueil  demande  infiniment,  et  la  vie  ne  donne 
que  peu,  d'autant  plus  cruelle  qu'elle  favorise  quel- 
ques-uns, et  qu'elle  montre  de  loin  à  l'ambition  ha-  ^ 
letante  ses  rares  parvenus.  L'orgueil  dit  à  un  artisan  I 
qu'il  est  souverain,  et  le  malheureux  s'en  va,  l'es^ 
prit  plein  de  cette  souveraineté,  tendre  dans  la  rue 
la  main  à  un  travail  qui  ne  lui  vient  pas  toujours,  et 
qu'il  déshonore  d'avance  par  ses  vices.  Gomment 
voulez-vous  que  le  bonheur  habite  dans  une  contra- 
diction si  poignante  entre  ce  que  nous  sentons  et  ce 
qui  est  réellement  ? 

La  doctrine  catholique,  Messieurs,  s'est  proposé 
de  changer  de  fond  en  comble  le  sentiment  que  nous 
avons  naturellement  de  nous-même.  Elle  s'est  atta- 
quée à  ce  sentiment  qui  semblait  indestructible,  et 
n'être  pas  différent  de  notre  essence  ;  elle  a  espéré 
nous  en  former  un  autre  tout  contraire;  et  j'admire 
cette  espérance  et  cette  singulière  sécurité.  J'admire 
une  doctrine  qui  ne  craint  pas  de  renverser  l'homme 
par  sa  base,  qui  non-seulement  veut  extirper  en  lui 
un  sentiment  radical,  mais  qui  crée  un  sentiment  op- 
posé à  l'ancien ,  et  se  promet  d'en  faire  l'inaugura- 
tion au  plus  profond  de  son  cœur.  L'homme  vivait 
d'orgueil,  il  vivra  d'humilité.  Et  qu'est-ce  que  l'hu- 
mihté?  L'humilité  est  une  acceptation  volontaire  de 
la  place  qui  nous  a  été  marquée  dans  la  hiérarchie 


I 


—  11  - 

des  êtres ,  une  possession  de  soi-même  avec  une  mo- 
dération égale  à  ce  que  l'on  vaut,  et  qui  nous  porte 
à  descendre  vers  ce  qui  ne  nous  vaut  pas.  L'orguci'. 
tendait  à  monter  :  l'humilité  cherche  à  descendre. 
L'orgueil  impliquait  la  haine  de  la  supériorité,  la 
haine  de  l'égalité,  le  mépris  de  l'infériorité  :  l'humi- 
lité renferme  en  soi  l'amour  et  le  respect  de  la  supé- 
riorité dans  ceux  que  la  Providence  a  faits  nos  supé- 
rieurs, l'amour  et  le  respect  de  l'égalité  dans  ceux 
que  la  Providence  a  faits  nos  égaux ,  l'amour  et  le 
respect  de  l'infériorité  non-seulement  dans  ceux  que 
la  Providence  a  faits  nos  inférieurs ,  mais  encore  pour 
nous-même  et  d'une  manière  absolue.  L'orgueil  as- 
pirait à  être  le  premier,  l'humilité  aspire  au  dernier 
rang.  L'orgueil  voulait  être  roi ,  l'humilité  veut  être 
serviteur.  Sentiment  incroyable,  qui  n'avait  pas 
même  de  nom  dans  la  langue  des  hommes,  et  qui 
s'est  fait  un  nom,  une  histoire  et  une  gloire  ! 

Je  dis  une  gloire,  car  ne  croyez  pas  que  l'humilité 
eût  pour  but  de  vous  abaisser  ;  elle  avait  pour  but 
devons  relever;  aucune  autre  doctrine,  Messieurs, 
n'a  prétendu  exalter  l'âme  humaine  autant  que  la 
doctrine  catholique  ;  aucune  autre  ne  lui  a  proposé 
une  ambition  plus  grande  et  plus  extraordinaire.  Elle 
ne  lui  parle  que  de  ses  origines  et  de  ses  fins  di- 
vines ;  elle  substitue  pour  elle  l'éternité  à  l'immor- 
talité ;  elle  lui  donne  Dieu  pour  frère  et  le  ciel  pour 
patrie  ;  elle  lui  inspire  d'elle-même  un  si  profond  res- 
pect, que  les  moindres  obscurcissements  de  la  droi- 
ture et  de  la  conscience  lui  causent  de  l'horreur,  et 
qu'elle  essaierait  en  vain  de  vivre  tranquille  quand 


—  12  - 

la  plus  légère  souillure  a  compromis  la  splendeur  de 
sa  dignité  personnelle.  Ainsi  la  plus  haute  exaltation 
de  l'âme  doit  s'allier  et  s'allie,  dans  la  doctrine  ca- 
tholique, à  la  plus  profonde  humilité.  Comment  cela? 
Gomment  une  ambition  sans  mesure  est-elle  compa- 
tible avec  une  aspiration  toute  contraire? 

Je  pourrais.  Messieurs,  ne  pas  aborder  cette  expli- 
cation, puisque  je  traite  seulement  des  phénomènes 
de  la  doctrine;  cependant  il  n'est  pas  inutile  de  temps 
en  temps  que  nous  touchions  au  secret  intérieur  des 
choses.  Levons  donc  la  contradiction  apparente  qui 
nous  préoccupe,  et  pénétrons  jusqu'à  l'essence  de 
l'humilité.  Sachez-le,  Messieurs,  la  véritable  éléva- 
tion n'est  pas  dans  l'élévation  de  nature,  dans  la  hié- 
rarchie matérielle  ou  extérieure  des  êtres.  La  véri- 
table élévation,  l'élévation  essentielle  et  éternelle, 
c'est  l'élévation  de  mérite,  l'élévation  de  la  vertu.  La 
naissance,  la  fortune,  le  génie  ne  sont  rien  devant 
Dieu.  Car  qu'est-ce  que  la  naissance  devant  Dieu, 
qui  n'est  pas  né?  Qu'est-ce  que  la  fortune  devant 
Dieu,  qui  a  fait  le  monde?  Qu'est-ce  que  le  génie  de- 
vant Dieu,  qui  est  l'esprit  infini,  et  de  qui  nous  vient 
cette  petite  flamme  extraordinaire  que  nous  appelons 
de  ce  beau  nom?  Évidemment  ce  n'est  là  rien.  Ce 
qui  est  quelque  chose  devant  Dieu ,  ce  qui  nous  ap- 
proche de  lui,  c'est  l'élévation  personnelle  due  à  l'ef- 
fort d'une  vertu  qui ,  en  quelque  rang  de  nature  que 
nous  ayons  été  placés,  reproduit  dans  l'âme  une 
image  sérieuse  de  la  Divinité.  Or,  plus  la  vertu  s'élève 
d'un  lieu  bas.  plus  son  mérite  est  grand.  Imiter  Dieu, 
quand  on  touche  aux  premiers  degrés  de  son  trône, 


—  13  — 

quand  on  le  voit  presque  face  à  face,  c'est  un  mérite 
facile;  mais  qu'une  créature  placée  dans  un  rang 
"inférieur,  qu'un  simple  homme  sans  naissance,  sans 
fortune,  sans  génie,  courbé  sous  les  outils  d'une 
boutique,  et  appliqué  à  la  plus  vile  instrumentation, 
que  cet  homme,  par  un  mouvement  de  son  cœur, 
s'élève  jusqu'à  Dieu,  qu'il  tire  de  son  âme  des  flots 
d'un  amour  sans  tache,  qu'il  offre  à  Dieu,  quoique 
si  loin  de  lui,  une  image  de  lui-même,  assurément 
son  abaissement  dans  la  hiérarchie  de  nature  aug- 
mentera son  élévation  dans  la  hiérarchie  de  mérite. 
L'humilité  n'exclut  donc  pas  l'exaltation;  elle  la  sert, 
et,  bien  mieux  encore,  elle  la  produit.  Car,  qu'est-ce 
que  la  vertu  qui  constitue  la  hiérarchie  de  mérite? 
La  vertu,  évidemment,  n'est  pas  autre  chose  que 
le  dévouement  de  soi  aux  autres  :  or,  peut  on  se 
dévouer  sans  abnégation  de  soi-même?  Peut-on  se 
sacrifier  sans  que  le  premier  sacrifice  soit  celui  de 
l'orgueil?  Car,  qu'est-ce  que  l'orgueil,  sinon  soi, 
toujours  soi,  soi  plus  que  tout  autre,  soi  plus  que 
l'univers,  soi  plus  que  l'humanité,  soit  plus  que  Dieu  ? 
Qu'est-ce  que  l'orgueil,  sinon  l'égoïsme  même?  Et 
comme  l'égoïsme  et  la  vertu  sont  deux  mots  qui  s'ex- 
cluent, il  s'ensuit  que  l'orgueil  et  la  vertu  s'excluent 
aussi,  pour  laisser  voir  clairement  que  la  vertu  et 
l'humilité  n'ont  qu'une  même  définition ,  et  qu'ainsi 
s'abaisser,  c'est  s'élever.  L'orgueil  n'est  que  la  forme 
de  l'égoïsme,  la  passion  du  néant  qui  se  ramasse  en 
soi  et  qui  veut  opprimer  tout  le  reste;  l'humilité  est 
la  forme  de  l'amour,  la  passion  de  l'être  vraiment 
grand,  qui  veut  se  faire  petit  pour  se  mieux  donner. 


—  14  — 

Aussi  Dieu  est-il  le  plus  humble  des  êtres  ;  lui  qui 
est  sans  égal,  a  des  égaux  dans  la  triplicité  de  la  per- 
sonnalité divine  ;  lui  qui  est  la  hauteur  sans  mesure, 
s'est  abaissé  vers  le  néant,  pour  créer  l'être;  vers 
l'homme,  pour  prendre  sa  nature.  C'est  de  lui,  bien 
plus  que  de  cet  empereur  romain ,  que  le  poëte  aurait 
dû  dire  : 

Et,  monté  sur  le  faîte,  il  aspire  à  descendre. 

.  Tel  est,  Messieurs,  le  sentiment  que  la  doctrine 
catholique  a  prétendu  imposer  à  l'homme  à  l'égard 

de  lui-même.  Y  a-t-elle  réussi?  Je  vous  en  fais  les 
juges.  A-t-elle  réellement  créé  l'humilité  dans 
l'homme?  A-t-elle  porté  l'homme  à  descendre  vo- 
lontairement ?  Vous  le  savez  tous  ;  l'histoire  du 
catholicisme  vous  est  connue  ;  vous  savez  quel  sen- 
timent animait  les  saints,  quel  sentiment  l'Église 
vous  inspire  à  vous-mêmes.  C'est  la  doctrine  ca- 
tholique qui  a  inauguré  dans  le  monde  l'amour  sin- 
cère de  la  supériorité;  c'est  elle  qui  a  produit  le 
sentiment  de  l'égalité  et  de  la  fraternité,  selon  cette 
expression  de  l'Apôtre  :  Diligite  caritatem  fraterni- 
tatis ,  —  Aimez  l'amour  de  la  fraternité.  Enfin, 
c'est  elle  qui  nous  a  donné  le  goût  de  nous  faire 
petits,  de  descendre  du  rang,  de  la  naissance,  de 
la  fortune,  de  l'éclat  du  génie;  exemples  célèbres 
que  les  rois  eux-mêmes  ont  donnés  et  que  don- 
nent encore  obscurément  tous  les  jours  des  âmes 
sans  nombre ,  imitatrices  de  l'humilité  du  Calvaire 
au  milieu  de  cet  effroyable  orgueil  qui  règne  en- 


—  15  — 

core  dans  l'humanité,  quoique  non  plus  sur  l'hu- 
manité. 

Maintenant,  Messieurs,  qu'en  conclure  ?  c'est  ce 
qu'il  nous  faut  voir. 

L'humilité  est  une  vertu.  J'ai  besoin  de  le  montrer 
pour  les  conséquences  ultérieures  auxquelles  je  veux 
aboutir.  L'humilité,  dis-je,  est  une  vertu;  car  la 
vertu  est  une  force  de  l'âme  qui  résiste  au  mal  et  qui 
accomplit  le  bien,  et  l'humihté  porte  avec  elle  tous 
ces  caractères.  Elle  est  une  force,  puisqu'elle  sur- 
monte le  penchant  de  notre  nature  à  l'égoïsme  de  la 
primauté;  elle  résiste  au  mal  et  accomplit  le  bien, 
car  le  mal  est  une  relation  fausse,  et  le  bien  une  re- 
lation vraie  des  sentiments  et  des  actes  avec  les 
êtres.  Toutes  les  fois  que  nous  sommes  avec  les 
êtres  dans  une  relation  exacte,  juste,  harmonieuse, 
non  pas  par  l'esprit,  ce  serait  le  phénomène  de  la 
connaissance,  mais  par  le  cœur  et  les  actes,  nous 
sommes  dans  le  bien.  Or,  l'orgueil  étant  un  sentiment 
faux ,  inhumain ,  malheureux ,  un  sentiment  qui  dé- 
nature toutes  nos  relations  avec  la  hiérarchie  des 
êtres,  il  s'ensuit  manifestement  que  l'humilité,  qui 
nous  replace  à  l'égard  des  êtres  dans  un  rapport  vrai, 
humain  et  heureux,  est  une  vertu.  L'orgueil  trouble 
tous  les  êtres ,  à  commencer  par  lui-même  ;  l'humi- 
lité apaise  tous  les  êtres,  à  commencer  par  elle- 
même  :  elle  est  la  vertu-principe,  comme  l'orgueil 
est  le  vice-principe. 

Gela  posé,  je  dis  que  la  vérité  seule  peut  produire 
la  vertu ,  et  que  l'erreur  en  est  absolument  inca- 
pable. En  eiïet ,  l'erreur  met  notre  esprit  dans  une 


—  16  — 

relation  fausse  avec  les  êtres  ;  elle  nous  les  présente 
tels  qu'ils  ne  sont  pas,  et  sollicite  par  conséquent 
notre  cœur  à  faux.  Le  cœur  étant  sollicité  à  faux  par 
des  êtres  qui  lui  sont  présentés  sous  un  jour  qui 
n'est  pas  le  leur,  comment  voulez-vous  que  le  cœur 
conclue  à  un  sentiment  vrai ,  et  la  volonté  à  des 
actes  justes?  Cela  n'est  pas  possible.  Vous  savez 
très-bien ,  Messieurs ,  que  le  sentiment  suit  la  vue 
de  l'esprit,  et  que  les  actes  suivent  l'impulsion  du 
sentiment.  Ainsi  est  constituée  la  hiérarchie  de  notre 
activité  intérieure  et  extérieure.  L'homme  voit  d'a- 
bord ,  et,  selon  qu'il  voit,  il  éprouve  dans  la  sensibi- 
lité une  sympathie  ou  une  répulsion;  et,  selon  qu'il 
éprouve  une  sympathie  ou  une  répulsion,  il  com- 
mande au  dedans  de  lui  parla  volonté,  et  ensuite  il 
agit  à  l'extérieur.  Mais  si  le  point  de  départ,  dans 
cette  série  des  actes  de  l'organisation  active ,  est 
vicieux;  si,  par  exemple,  je  vois  comme  mauvais  ce 
qui  est  réellement  bon ,  si  je  vois  Dieu  comme  un 
tyran  au  lieu  de  le  voir  comme  un  père,  n'est-il  pas 
vrai  que  mon  sentiment,  solUcité  par  cette  idée 
fausse  de  Dieu,  sera  porté  à  le  haïr;  tandis  que  si 
j'ai  l'idée  véritable  de  Dieu ,  si  j'entends  la  pre- 
mière parole  du  chrétien  qui  prie,  le  Notre  Père  qui 
êtes  au  deux,  n'est- il  pas  vrai  que  mon  sentiment 
gravitera  vers  lui  sous  la  forme  d'une  filiale  affec- 
tion? 

Vous  vous  étonnez  sans  cesse  de  rencontrer  des 
âmes  bonnes  et  bien  douées  dont  les  sentiments  et 
les  actes,  en  certaines  matières ,  vous  frappent  d'une 
stupeur  douloureuse;  vous  vous  dites  :  Comment  ces 


—  17  — 

hommes,  qui  semblent  droits ,  sont-ils  capables  d'é- 
crire ou  de  faire  de  si  odieuses  choses  ?  Eh  !  Mes- 
sieurs ,  c'est  que  ces  hommes  voient  mal.  Est-ce  que 
vous  croyez  que  le  cœur  soit  toujours  devant  Dieu 
aussi  coupable  qu'il  nous  le  paraît?  Est-ce  que  vous 
pensez  qu'en  vivant  au  milieu  d'une  société  où  l'es- 
prit est  sans  cesse  assiégé  par  l'erreur,  la  respon- 
sabilité des  sentiments  et  des  actes  soit  la  même 
qu'aux  époques  où  la  vérité  seule  instruisait  et  gou- 
vernait le  monde?  De  temps  en  temps,  chrétiens, 
on  persécute  votre  honneur  par  des  calomnies  pu- 
bliques, et  vous  dites  :  Il  n'y  a  qu'une  plume  scélé- 
rate qui  ait  pu  tracer  de  telles  injures.  Détrompez- 
vous  ;  c'est  peut-être  la  bonne  foi  qui  vous  attaque , 
et  presque  certainement  c'est  l'erreur,  erreur  plus 
ou  moins  coupable,  selon  le  malheur  des  temps  et  la 
multiplicité  des  causes  qui  ont  faussé  l'esprit.  Ce  que 
vous  appelez  un  coup  de  poignard  est  souvent  un 
coup  d'épée  pour  celui  qui  vous  frappe;  il  ne  connaît 
pas  l'Église,  la  cité  des  saints;  il  la  découvre,  à  tra- 
vers les  tempêtes  du  siècle,  comme  un  obstacle  à  ce 
qui  lui  paraît  être  la  régénération  des  idées,  l'avenir 
du  monde,  le  développement  de  la  civilisation;  il 
voit  le  contraire  de  ce  que  vous  voyez ,  et  fait  par 
conséquent  le  contraire  de  ce  que  vous  faites.  L'er- 
reur I  Messieurs ,  l'erreur!  voilà  la  source  la  plus  fé- 
conde du  mal ,  et,  dans  tous  les  cas,  une  source  d'où 
ne  peut  sortir  aucun  bien,  aucune  vertu.  Je  l'ai  dé- 
montré. 

Voulons -nous  donc  connaître  si  une  doctrine  est 
la  vérité,  nous  n'avons  qu'à  voir  les  sentiments  et  les 


-  18  — 

actes  qui  en  sont  la  conséquence.  Toute  doctrine  qui 
produit  la  vertu  est  nécessairement  vraie  ;  la  vertu 
est  le  fruit  inimitable  de  la  vérité. 

Eh  bien!  l'humilité  est  une  vertu;  une  vertu  sub- 
stituée au  pire  de  tous  les  vices;  une  vertu  capitale 
qui  crée  l'autorité ,  la  fraternité ,  l'amour  sacré  du 
pauvre ,  qui  met  les  hommes  chacun  à  leur  place , 
même  à  la  dernière,  avec  leur  propre  consentement  : 
donc,  la  doctrine  cathoUque,  dont  elle  est  l'effet,  est 
une  grande  vérité,  une  grande,  une  première,  une 
capitale  vérité. 

Mais,  Messieurs,  ce  n'est  pas  tout  :  il  ne  suffit  pas 
de  la  vérité  toute  seule  pour  produire  une  vertu;  la 
vérité  peut  être  inefficace  à  ce  grand  ouvrage,  quoi- 
qu'elle y  soit  nécessaire.  La  vérité,  en  nous  ensei- 
gnant les  vrais  rapports  des  êtres,  est  sans  doute  le 
germe  premier  de  la  vertu  ;  mais  ce  germe  peut  avor- 
ter, s'il  ne  développe  dans  le  cœur  un  sentiment,  et 
ce  n'est  pas  la  même  chose  de  donner  des  senti- 
ments ou  de  donner  des  idées.  Je  sais  comment  on 
donne  des  idées.  L'homme  ouvre  ses  lèvres  que  Dieu 
a  bénies;  il  parle,  il  expose  une  série  de  proposi- 
tions qui  contiennent  de  la  lumière;  la  lumière 
passe  de  son  esprit  à  l'esprit  qui  l'écoute.  Mais  voir 
n'est  pas  sentir;  passer  de  l'acte  de  la  vision  à  l'acte 
du  sentiment,  c'est  passer  d'une  région  à  une  autre. 
La  lumière  ne  suffit  plus  pour  expliquer  ce  nouveau 
phénomène.  Tous  les  jours  on  voit,  et  l'on  reste  in- 
sensible. Je  descends  dans  la  rue,  je  rencontre  un 
pauvre  qui  me  tend  la  main.  Je  vois  bien  sa  misère , 
mais  mes  entrailles  peuvent  rester  fermées.  Je  vois 


—  19  — 

bien  que  la  relation  de  cet  homme  à  moi  est  une  rela- 
tion de  pauvreté  à  richesse,  de  solliciteur  à  qui  peut 
compatir  et  soulager  ;  cependant  je  passe  sans  le  bé- 
nir ni  du  regard,  ni  du  cœur,  ni  de  la  main.  J'ai  la 
vérité  à  l'égard  de  ce  pauvre  ;  mais  je  n'ai  pas  la 
charité.  Qui  me  donnera  la  charité?  Évidemment, 
une  autre  puissance  que  la  vérité  ;  mais  une  puis- 
sance pourtant  qui  sera  unie  à  la  vérité ,  comme  la 
chaleur  l'est  à  la  lumière,  une  puissance  capable  de 
me  remuer,  de  me  toucher,  de  me  ravir.  Ainsi,  vous 
me  nommerez  la  patrie.  Tout  le  monde  sait  ce  que 
c'est  que  la  patrie.  Mais  quand  l'ennemi  est  là, 
quand  il  s'agit  de  donner  son  sang  pour  la  défendre, 
et  souvent  un  sang  que  l'on  croit  inutile ,  parce  que 
la  faiblesse  du  cœur  nous  représente  volontiers  le 
sacrifice  comme  une  chose  qui  ne  réussira  pas  :  eh 
bien  !  alors  que  faudra-t-il  pour  nous  décider  ?  Il  fau- 
dra qu'une  inspiration  sympathique  à  l'égard  de  la 
patrie  tombe  de  quelque  part  et  vienne  animer  ce 
cœur  glacé ,  pour  en  tirer  le  sang  qu'il  veut  conser- 
ver. L'inspiration  sympathique  est  nécessaire  pour 
faire  passer  la  vérité  à  l'état  de  sentiment;  tant  que 
cette  inspiration  sympathique  n'agit  pas,  il  est  impos- 
sible que  le  sentiment  soit  produit.  De  là  vient  si  sou- 
vent l'impuissance  de  la  parole  :  elle  éclaire  sans 
échauffer,  parce  que  l'orateur  est  froid  lui-même, 
parce  qu'il  n'est  pas  suffisamment  chargé  d'électri- 
cité sympathique,  et  que  nul  ne  communique  ce  qu'il 
n'a  pas  lui-même. 

Une  doctrine  qui   ne  contient  pas   d'inspiration 
sympathique  au  cœur  de  l'homme  est  donc  une  doc- 


—  20  — 

trine  stérile  pour  la  vertu  ,  quelle  que  soit  la  quantité 
de  vérité  qu'elle  renferme  d'ailleurs  ;  et  toutes  les 
fois,  au  contraire,  qu'une  doctrine  remue  et  trans- 
forme le  cœur  de  l'homme,  il  est  manifeste  qu'elle 
lui  est  sympathique  au  plus  haut  degré,  et  que  par 
conséquent  elle  est  vraie,  non -seulement  pour  l'es- 
prit, mais  pour  le  cœur.  Or  la  doctrine  catholique  a 
fait  naître  dans  l'homme  le  sentiment  inconnu  de 
l'humilité;  elle  a  frappé,  comme  Moïse,  le  roc  de 
son  orgueil,  et  l'a  rendu  doux,  simple,  obéissant, 
content  de  la  dernière  place  ;  elle  a  fait  un  miracle 
qui  a  exigé  la  plus  étonnante  inspiration  sympathi- 
que :  donc  elle  est  vraie  pour  le  cœur  comme  pour 
l'esprit. 

Ce  n'est  pas  tout  encore  :  il  y  a  dans  la  vertu  autre 
chose  que  la  vérité  connue  et  sentie,  il  s'y  trouve 
encore  la  force  qui  agit.  On  peut  voir  la  vérité ,  on 
peut  la  goûter,  et  manquer  toutefois  de  l'énergie 
suffisante  pour  la  vouloir  et  la  mettre  en  pratique. 
C'est  même  le  cas  le  plus  fréquent.  Ce  qui  nous  fait 
le  plus  défaut  à  tous,  c'est  la  force,  c'est  le  vir,  c'est 
qu'on  ne  peut  pas  écrire  au  bas  de  notre  statue , 
comme  on  l'a  fait  au  bas  de  la  statue  d'un  homme 
célèbre,  celte  simple  inscription  :  Vir.  La  faiblesse 
est  le  malheur  de  notre  nature  le  plus  difficile  à 
guérir.  Nous  voyons  encore  assez  vite  la  vérité  ;  nous 
l'aimons  sans  trop  de  peine;  mais  sa  transfiguration 
définitive  en  vertu ,  mais  l'acte  dernier  sans  lequel 
l'homme  manque  à  son  nom  même ,  voilà  l'effort 
rare  autant  qu'il  est  suprême.  Eh  bien  !  la  doctrine 
catholique,  qui  a  mis  au  monde  l'idée  et  le  sentiment 


—  21  — 

de  riiumilité,  en  a  aussi  créé  la  force.  Elle  a  fait 
réellement  des'hommes  humbles  parles  actes  autant 
que  par  les  idées  et  par  les  sentiments;  elle  a  pro- 
duit la  vertu  d'humilité  dans  sa  substance  totale.  Et 
puisque  nul  ne  donne  ce  qu'il  n'a  pas,  il  est  au-des- 
sus de  toute  controverse  que  la  doctrine  catholique 
possède  la  force  qui  fait  des  humbles.  Mais  quelle 
force,  et  de  quel  genre?  Évidemment  une  force  qui 
n'est  pas  dans  la  nature,  qui  est  supérieure  à  la  na- 
ture, puisque  l'orgueil  détrôné  par  l'humilité  est 
naturel  à  l'homme,  et  qu'amsi  l'humilité  ne  lui  élant 
pas  naturelle ,  il  a  bien  fallu ,  pour  que  l'homme  la 
reçût  et  la  pratiquât,  une  force  qui  ne  venait  pas  de 
sa  nature  ,  une  force  divine  par  conséquent,  puisque 
nous  ne  connaissons  que  deux  genres  de  force,  la 
nature  et  Dieu.  Donc  la  doctrine  catholique,  qui  est 
déjà  prouvée  une  vérité  d'esprit  et  une  vérité  de 
cœur,  est  aussi  une  vérité  divine. 

Je  confirmerai  ce  résultat  en  constatant  l'impuis- 
sance de  toutes  les  autres  doctrines  pour  produire 
dans  l'homme  la  vertu  de  rhumihté. 

En  dehors  de  la  doctrine  catholique,  il  n'existe 
que  trois  doctrines  :  le  rationalisme,  le  protestan- 
tisme et  les  cultes  non  chrétiens.  Je  pourrais  ne  pas 
parler  des  cultes  non  chrétiens,  parce  que  désormais 
dans  le  monde  leur  temps  est  achevé,  et  que  la  lutte 
finale  n'est  plus  évidemment  qu'entre  la  doctrine 
catholique,  le  rationalisme  et  le  protestantisme.  C'est 
pourquoi ,  si  le  temps  nous  presse ,  nous  n'en  dirons 
qu'un  mot. 

Le  rationalisme  est  l'effort  de  l'intelligence  pour 


—  22  — 

s'expliquer  le  mystère  des  destinées ,  à  elle  toute 
seule,  sans  le  secours  d'aucune  révélation,  d'aucune 
tradition,  d'aucune  autorité.  Ce  mot,  Messieurs,  est 
un  mot  moderne.  Ce  sont  les  catholiques  du  xix^  siè- 
cle qui  l'ont  créé  ;  et  c'est  un  mot  de  la  création  la 
plus  heureuse,  parce  que  c'est  un  mot  plein  d'équité. 
Quand  le  rationalisme,  c'est-à-dire  cette  abstraction 
de  toute  révélation,  de  toute  tradition,  de  toute  auto- 
rité ,  s'établit  dans  le  monde,  les  catholiques  se  trou- 
vèrent embarrassés;  ils  ne  pouvaient  pas  appeler  cet 
effort  de  l'intelligence  du  nom  de  philosophie,  car 
eux-mêmes  ils  ont  une  philosophie,  il  existe  une 
philosophie  chrétienne,  une  philosophie  catholique. 
Donner  au  rationaUsme  le  nom  de  philosophie,  c'était 
lui  donner  un  nom  qui,  aux  yeux  des  catholiques, 
était  devenu  sacré ,  et  le  transporter  à  un  genre  de 
spéculation  tout  à  fait  opposé  à  leur  doctrine  et  à 
leur  méthode.  Quelques  apologistes  appelèrent  la 
philosophie  moderne  du  nom  de  xjhilo sophisme; 
mais  cette  expression ,  hasardée  çà  et  là  ,  ne  put  ob- 
tenir la  généralité  ni  la  stabilité,  précisément  parce 
quelle  renferme  une  injure.  Qui  dit  i^liilo sophisme 
dit  un  amour  du  sophisme  ;  or  on  peut  être  rationa- 
liste par  éducation,  par  tournure  d'esprit,  par  un 
malheur  quelconque  ;  on  peut  chercher  en  soi-même, 
dans  son  intelligence,  l'explication  du  mystère  des 
destinées,  et  n'être  pas  nécessairement  un  cœur  dé- 
voué au  sophisme.  Le  mot  était  donc  malheureux. 
Les  catholiques  du  xix^  siècle  ont  créé  celui  du  ra- 
tionalisme, qui  a  cours  aujourd'hui  dans  toutes  les 
langues  de  l'Europe,  ce  qui  est  le  signe  inévitable 


—  23  — 

d'un  mot  bien  fait.  Et  le  mot  est  bien  fait,  parce  qu'il 
exprime  sans  injure  ce  qu'il  veut  dire. 

Le  rationalisme  n'a  pas  même  la  prétention  d'in- 
spirer l'humilité.  11  voit  la  plaie  de  l'orgueil,  je  crois 
qu'il  la  voit;  il  cherche  dans  la  modestie  un  contre- 
poids à  ce  mauvais  sentiment  de  notre  nature;  mais 
la  modestie  n'est  que  l'imitation  artistique  de  l'hu- 
milité ;  elle  cache  l'orgueil  sans  le  détruire ,  elle  le 
cache,  parce  que  l'orgueil  est  un  vice  tellement  en- 
nemi de  l'humanité,  qu'il  est  impossible  à  l'homme 
de  le  montrer.  Soyez  le  plus  grand  génie  du  monde, 
ayez  sur  le  front  toute  la  gloire  imaginable  :  si  l'or- 
gueil apparaît  par-dessus  ,  vous  êtes  un  homme  haï 
et  déshonoré.  Le  monde  ne  donne  la  gloire  qu'à  la 
condition  qu'on  la  portera  sans  être  ébloui,  et  en  pa- 
raissant encore  plus  grand  qu'elle.  C'est  pourquoi  la 
modestie  est  un  art  du  premier  ordre,  que  le  ratio- 
nalisme apprécie  de  toute  nécessité.  Il  fait  même 
plus. 

Je  reconnais  qu'il  n'existe  pas  seulement  une 
fausse  modestie ,  qui  n'est  qu'un  voile  pour  couvrir 
l'orgueil,  mais  qu'il  existe  aussi  une  modestie  sin- 
cère, un  certain  calme  ,  une  possession  de  soi-même 
modérée ,  qui  fait  que  l'homme  parvenu  à  un  rang 
honorable  finit  par  s'en  contenter.  Mais  ce  n'est  là 
qu'une  vertu  de  sage  privilégié,  une  vertu  de  cabinet 
et  de  salon ,  qui  ne  pénètre  pas  jusqu'aux  entrailles 
de  l'homme,  et  n'est  que  l'apaisement  d'un  orgueil 
satisfait  qui  mesure  par  la  prudence  l'inanité  des 
vœux  ultérieurs.  Le  rationalisme  n'a  même  aucune 
part  à  ce  léger  sommeil  de  l'orgueil  ;  il  est  l'œuvre 


—  24  — 

d'une  nature  tempérée,  et  non  l'œuvre  de  cette  doc- 
trine qui,  en  faisant  de  l'intelligence  individuelle  le 
principe  et  la  règle  exclusifs  de  la  vérité,  est  la  créa- 
trice d'un  orgueil  particulier,  le  plus  fort  de  tous. 
Le  vulgaire  des  hommes  n'aspire  qu'à  la  primauté 
de  naissance,  de  fortune,  de  génie,  de  gloire,  de 
puissance;  le  rationalisme,  capable  de  dédaigner 
tout  cela,  place  son  trône  plus  haut  encore,  et  verra 
sans  étonnement  le  jour  où,  par  une  conclusion  logi- 
que, il  s'estimera  Dieu  ou  ï absolu. 

Le  protestantisme  est  l'effort  de  l'intelligence  pour 
se  mettre  en  possession  de  la  révélation  sans  le  se- 
cours d'aucune  autorité.  Par  où  vous  voyez  tout 
d'abord  que  le  protestantisme  n'est  autre  chose  qu'un 
rationalisme  mitigé.  Le  rationalisme  se  pose  comme 
indépendance  de  la  pensée ,  comme  voulant  tirer  de 
lui  la  vérité;  le  protestantisme,  en  acceptant  la  révé- 
lation ,  veut  cependant  entrer  en  commerce  avec  la 
parole  divine  par  l'effort  individuel  de  Fâme.  Il  ne 
veut  pas  de  l'homme  entre  lui  et  Dieu ,  parce  que 
l'homme  abaisse  l'homme  :  orgueil  religieux  qui 
ruine  la  société  spirituelle,  comme  l'orgueil  ordinaire 
ruine  la  société  hunii'ne.  Aussi  les  hommes  et  les 
œuvres  d'humilité,  si  fréquents  dans  l'ÉgUse catho- 
lique, n'ont -ils  jamais  apparu  dans  le  protestan- 
tisme, et,  de  plus,  le  caractère  chrétien,  sous  ce 
rapport,  a  visiblement  été  altéré  chez  les  peuples 
protestants.  Si  vous  vous  êtes  approchés  quelquefois 
d'une  population  formée  par  cette  doctrine,  vous 
aurez  discerné  facilement ,  au  langage  et  à  la  phy- 
sionomie, que  vous  quittiez  la  frontière  de  l'humilité 


—  25  — 

pour  entrer  clans  une  nuance  de  l'orgueil.  Rien  n'est 
plus  célèbre ,  par  exemple,  que  la  morgue  héréditaire 
de  la  capitale  du  calvinisme. 

L'Angleterre,  ce  pays  pour  lequel  nous  devons 
tous  prier,  parce  que,  bien  qu'il  soit  éloigné  depuis 
trois  siècles  de  la  vérité  catholique  et  qu'il  ait  versé 
le  sang  de  beaucoup  de  nos  frères ,  cependant  le  cré- 
puscule d'un  jour  plus  pur  se  lève  pour  lui,  l'Angle- 
terre nous  présente  aussi ,  dés  le  premier  regard ,  la 
chute  sensible  de  l'humilité  chrétienne.  Je  ne  le  dis 
point  avec  amertume;  il  est  permis  à  la  charité 
même  de  regarder  quelquefois  le  front  de  l'ange  dé- 
chu, afm  de  mieux  connaître  le  signe  de  la  vérité 
dans  son  obscurcissement  même  ou  sa  disparition. 
Voulez -vous  donc  voir  les  effets  d'une  fausse  doc- 
trine dans  un  grand  pays?  remarquez  l'état  delà  do- 
mesticité en  Angleterre.  Rien  de  plus  sec,  de  plus  dur, 
de  moins  humain  peut-il  se  voir,  que  le  commerce 
de  l'Anglais  avec  son  serviteur?  La  divinité  du  do- 
mestique n'y  est  plus  connue;  on  n'y  sait  plus  que 
Jésus-Christ  a  été  le  premier  domestique  du  monde. 
Le  mépris  de  l'homme  a  reparu  avec  l'altération  de 
la  doctrine  catholique,  et  le  spectacle  en  est  encore 
plus  instructif  lorsque ,  reportant  notre  pensée  dans 
les  beaux  souvenirs  de  notre  pays ,  nous  nous  rappe- 
lons ce  qu'étaient  chez  nous  les  domestiques,  les 
hommes  de  la  maison,  le  vieillard  qui  nous  avait 
autrefois  tenus  sur  ses  genoux,  la  nourrice  qui  nous 
avait  allaités ,  quel  soutien  et  quel  honneur  ils  trou- 
vaient dans  les  vieux  châteaux  de  la  féodahté  et 
dans  toutes  les  saintes  maisons  du  royaume  très- 

1* 


—  26  — 

chrétien.  Ces  mœurs  sans  doute  ne  sont  plus  les 
nôtres,  du  moins  au  môme  degré;  mais  qui  lésa 
changées,  sinon  l'affaiblissement  de  la  foi,  sinon 
l'invasion  du  rationalisme  et  de  toutes  ces  doctrines 
qui  repoussent  l'homme  vers  l'orgueil,  tout  en  lui 
parlant  de  fraternité?  La  parole  humaine,  quelle 
qu'elle  soit,  ne  suffit  pas  pour  substituer  dans  l'orga- 
nisation de  l'homme  l'artère  de  l'humilité  à  l'artère 
de  l'orgueil.  On  peut  bien  vouloir,  ne  fût-ce  que  par 
pudeur,  im.iter  les  idées  et  les  sentiments  du  vrai 
christianisme;  mais  cette  imitation  même,  par  son 
impuissance  ,  révèle  dans  la  doctrine  catholique  une 
semence  qui  seule  a  reçu  le  don  de  l'efficacité,  et  y 
avec  lui,  le  signe  inaliénable  de  la  divinité. 

Quant  aux  cultes  non  chrétiens ,  je  n'en  dirai  rien 
décidément.  Ce  sont  des  corps  morts  sur  le  champ 
de  bataille  où  l'erreur  et  la  vérité  se  disputent  le 
monde.  Que  voulez -vous  que  je  parle  de  Jupiter,  de 
Mercure?  La  Grèce,  Rome,  Mahomet  lui-même, 
étaient  des  flatteurs  des  passions  de  l'homme.  Que 
voulez-vous  que  j'en  dise  de  plus,  à  propos  de  l'hu- 
milité? Quand  la  victoire  a  enseveli  par -dessous  le 
sang  et  les  ruines  ceux  qu'elle  a  balayés,  voulez- 
vous  qu'un  orateur  vienne  un  jour  sur  ces  tumuhis 
entonner  un  chant  de  triomphe  et  prouver  que  ces 
gens  morts  n'avaient  ni  la  vérité  ni  la  vertu  ?  Toute 
doctrine  autre  que  la  doctrine  catholique  flatte  l'or- 
gueil et  les  penchants  corrompus  de  l'homme  par  un 
point  ou  par  un  autre,  Zenon  aussi  bien  qu'Épicure  ; 
et  s'il  se  rencontrait  une  doctrine  de  main  d'homme 
qui  eût  toute  l'architecture  de  la  vérité,  elle  prouve- 


—  27  — 

rait  encore,  par  son  impuissance,  que  la  vérité  ne 
suffit  pas  quand  il  s'agit  de  vertus  plus  fortes  que 
l'homme. 

Votre  premier  trésor,  jeunes  gens  chrétiens,  c'est 
donc  celui  de  l'humilité,  trésor  qui  vous  a  procuré  la 
paix,  trésor  à  qui  vous  devez  des  frères  et  des  amis 
que  l'orgueil  ne  vous  aurait  jamais  donnés.  C'est  là  , 
dis-je ,  votre  premier  et  votre  plus  grand  trésor  per- 
sonnel ;  mais  c'est  aussi  votre  trésor  pour  l'humanité 
tout  entière  et  pour  notre  commune  et  chère  patrie. 
Vous  l'ouvrirez  sur  l'une  et  l'autre;  vous  réappren- 
drez à  ces  générations  troublées  par  des  ambitions 
qui  ne  seront  pas  satisfaites,  ce  qu'un  homme  d'É- 
tat vivant  a  appelé  la  sainte  école  du  respect,  et  j'a- 
joute :  la  sainte  école  du  respect  dans  l'amour,  et  do 
l'amour  dans  le  respect.  Vous  leur  réapprendrez  le 
respect  et  l'amour  de  la  supériorité,  le  respect  et 
l'amour  de  l'égalité,  le  respect  et  l'amour  de  l'infé- 
riorité. Vous  réconcilierez  entre  eux  les  rangs  et  les 
sorts,  non  par  de  vaines  phrases,  mais  par  des  sen- 
timents profonds ,  par  des  actes  où  le  pauvre  recon- 
naîtra sa  grandeur,  et  qui,  en  le  rapprochant  de 
l'homme,  le  rapprocheront  aussi  de  Dieu.  AppUqués 
à  cette  glorieuse  tâche  qui  n'appartient  qu'à  vous , 
vous  ne  vous  laisserez  point  émouvoir  par  les  cla- 
meurs qui  vous  accuseront  de  forfaire  à  Dieu  et  aux 
hommes;  vous  leur  opposerez  ce  même  trésor  de 
rhumihté,  vous  y  puiserez  pour  vous  la  joie  de  l'in- 
jure pardonnée.  Tôt  ou  tard  le  monde  aura  besoin 
de  vous;  l'expérience  des  doctrines  qui  ne  sont  pas 
les  vôtres  s'achèvera  sous  les  yeux  ouverts  du  genre 


—  28  — 

humain.  Vous  n'avez  besoin  que  d'attendre,  et  la 
patience  est  aussi  un  fruit  de  l'humilité  !  Fils  uni- 
ques de  cette  vertu,  sacrés  patriotes  du  temps,  parce 
que  vous  êtes  de  l'éternité,  montez  au  Gapitole,  et 
là,  tenant  en  main  le  sceptre  de  roseau,  le  front  cou- 
ronné d'épines,  les  épaules  chargées  de  la  pourpre 
sanglante,  demeurez  debout  devant  l'outrage,  et  at- 
tendez en  paix  l'avenir  qui  vous  cherche  et  qui  vous 
trouvera,  non  pas  un  avenir  de  repos,  mais  un  ave- 
nir où  s'accroîtra  le  nombre  de  ceux  qui  croiront, 
qui  aimeront  et  souffriront  avec  vous  ;  car,  tant  que 
le  royaume  de  Dieu  sera  le  royaume  de  l'humilité,  la 
gloire  n'y  sera  pas  sans  l'humiliation,  la  victoire 
sans  la  défaite,  la  joie  sans  la  douleur.  Vous  êtes 
semblables  à  l'Océan ,  dont  l'ambition  légitime  est 
d'agrandir  ses  rivages,  mais  qui  sait  aussi  qu'en  les 
agrandissant  il  agrandit  ses  tempêtes. 


VINGT-DEUXIEME  CONFERENCE 


DE  LA  CHASTETE  PRODUITE  DANS  L  AME 
PAR  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE 


Monseigneur, 

Messieurs, 

Vous  avez  compris  la  puissance  et  la  fécondité  du 
terrain  sur  lequel  nous  sommes  à  présent  descendus. 
Nous  avons  quitté  la  région  spéculative  des  idées  pour 
entrer  dans  la  région  pratique  des  sentiments  et  des 
vertus,  et  par  conséquent,  entre  le  terrain  où  nous 
étions  et  celui  où  nous  nous  trouvons ,  il  y  a  la  diffé- 
rence de  ce  qui  ne  se  vérifie  que  par  l'esprit  avec  ce 
qui  se  vérifie  par  les  plus  accessibles  réalités  ;  et  si 
vous  avez  bien  saisi  ma  pensée,  vous  avez  encore  com- 
pris qu'il  est  des  vertus  réservées  comme  signe  de  la 
doctrine  divine.  Car,  Messieurs,  vous  le  sentez  très- 
bien,  s'il  existe  une  doctrine  divine,  s'il  est  vrai  que 


—  30  — 

Dieu  ait  daigné  établir  sur  la  terre  un  enseignement 
tombé  de  ses  lèvres ,  si  depuis  qu'il  est  au  monde , 
c'est-à-dire  depuis  qu'il  a  fait  le  monde,  il  parle,  il 
parle  tout  haut  et  tout  bas,  il  parle  à  l'univers  entier 
et  à  chaque  âme  qu'il  a  créée  ;  si  cela  est  vrai,  vous 
voyez  qu'il  est  absolument  nécessaire  que  la  doctrine 
divine  produise  quelque  chose  que  jamais  la  parole 
humaine  ne  puisse  produire  à  son  tour,  quelque  en- 
vie qu'elle  ait  de  contrefaire  ces  signes  tout-puissants. 
Dieu,  Messieurs,  s'est  donc  réservé  des  vérités,  il 
s'est  réservé  des  vertus ,  il  s'est  réservé  des  institu- 
tions :  et  la  grande  preuve  du  christianisme,  sa 
preuve  populaire,  le  pain  quotidien  de  sa  démon- 
stration, ce  n'est  pas  le  miracle  qui  passe,  même  en 
ressuscitant  les  morts,  ce  n'est  pas  la  prophétie, 
quoique  plus  permanente  que  le  miracle;  non,  la 
preuve  perpétuelle  et  vivante  du  christianisme,  c'est 
que  tout  œil ,  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard , 
découvre  en  lui  des  vérités,  des  vertus  et  des  institu- 
tions réservées  ;  c'est  que  Dieu  a  fait  comme  un  grand 
roi,  qui,  outre  les  magnificences  extérieures  de  ses 
palais,  possède  au  dedans,  en  des  lieux  plus  secrets, 
un  trésor  de  choses  privées  dont  il  ne  révèle  le  sanc- 
tuaire qu'à  ses  plus  chers  amis. 

La  première  des  vertus  réservées,  nous  l'avons 
dit,  c'est  l'humilité.  Dieu  seul,  par  la  doctrine  ca- 
tholique, fait  les  humbles;  toutes  les  doctrines  hu- 
maines, sans  exception,  depuis  Platon  jusqu'à  Kant, 
toutes  enfantent  l'orgueil.  Vous  les  reconnaîtrez  à 
cet  infaillible  critérium.  Quand  l'orgueil  montera 
dans  votre  cœur  en  lisant  un  livre  ou  en  écoutant 


—  31  — 

une  parole,  dites-vous  :  Il  est  possible  que  la  vérité 
soit  là,  mais  c'est  une  vérité  que  l'homme  a  dite.  Et 
toutes  les  fois,  au  contraire,  qu'en  lisant  un  livre  ou 
en  écoutant  une  parole,  vous  sentirez  l'humilité  des- 
cendre dans  votre  âme ,  fût-ce  le  dernier  des  men- 
diants qui  ait  signé  ce  livre  ou  prononcé  cette  parole, 
dites-vous  :  C'est  Dieu  qui  communique  avec  moi. 
Cette  règle  n'a  pas  d'exception.  Et  remarquez-le 
bien,  Messieurs,  l'humilité,  pas  plus  qu'aucune  au- 
tre vertu  réservée,  n'est  une  vertu  mystique,  bonne 
seulement  pour  le  cénobite  caché  dans  un  cloître 
sous  une  austérité  que  le  monde  appellera  chimé- 
rique. Non ,  Dieu ,  quand  il  veut  faire  des  signes,  s'y 
prend  plus  habilement.  L'humilité ,  ainsi  que  toutes 
les  autres  vertus  réservées ,  est  une  vertu  de  la  terre, 
une  vertu  morale,  une  vertu  sociale,  une  vertu  dont 
l'homme  a  besoin ,  dont  il  est  en  quête ,  qui  lui  man- 
que à  toute  heure,  et  du  manque  de  laquelle  il  souf- 
fre cruellement. 

Sans  l'humilité,  toute  hiérarchie  est  impossible  : 
car  la  hiérarchie  se  compose  d'échelons  subordonnés 
dont  les  uns  sont  les  premiers ,  d'autres  les  derniers, 
où  tous  dépendent,  et  ont  besoin  réciproquement 
d'humilité,  soit  pour  accepter  leur  place,  en  tant 
qu'elle  est  inférieure ,  soit  pour  la  faire  accepter,  en 
tant  qu'elle  est  supérieure  ;  aucune  combinaison  ne 
saurait  remplacer,  dans  cette  position ,  l'huile  frater- 
nelle de  l'humilité,  et,  sans  son  concours,  la  hiérar- 
chie n'est  plus  que  tyrannie  par  le  haut ,  révolte  par 
le  bas ,  une  haine  qui  remonte  et  qui  redescend  sous 
la  protection  de  la  nécessité. 


^^  32  — 

Je  n'ajoute  que  ce  peu  de  mots  à  ma  dernière  Con- 
férence, et  je  passe  à  une  seconde  vertu  réservée. 
Cette  seconde  vertu  réservée,  c'est  la  chasteté.  Je 
vous  montrerai  que  Thomme  n'a  pas  pu  la  produire, 
et  comment  la  doctrine  catholique  y  a  réussi.  J'es-  . 
père,  Messieurs,  de  l'assistance  divine,  que  je  res-  i 
teraî  dans  la  mesure  de  mon  ministère,  et  que  vous 
aussi  vous  élèverez  votre  cœur  à  la  pureté  qui  est  de 
droit  dans  de  semblables  entretiens.  A  l'âge  où  nous 
sommes  tous,  il  nous  est  permis  de  voir,  à  la  lueur 
d'un  langage  sévère,  les  choses  ensevelies  le  plus 
loin  dans  les  entrailles  de  l'humanité. 

L'âme  n'est  pas  seule  dans  l'homme;  elle  est  unie 
à  un  corps ,  et  le  corps  de  l'homme  n'est  pas  comme 
celui  de  l'animal,  il  n'est  pas  réglé  par  des  instincts  ., 
immuables  qui  le  maintiennent  dans  la  limite  conve-  | 
nable  aux  fins  de  sa  destination.  Tout  notre  corps 
est  plus  ou  moins  révolté  contre  l'âme  qui  doit  le 
régir.  Cependant  l'âme  gouverne  assez  bien  certahis 
de  ces  ressorts  que  nous  appelons  les  sens;  elle  peut, 
par  la  force  de  la  nature,  à  l'aide  d'une  philosophie 
honnête  et  spiritualisle,  tenir  assez  souverainement 
les  rênes  d'une  très-grande  partie  de  son  adminis- 
tration. Mais  il  est  un  sens  singulier,  le  seul  qui  ne 
soit  point  nécessaire  à  l'entretien  de  la  vie,  et  qui  de- 
meure privé  de  ses  fonctions,  même  légitimes,  sans 
nuire  au  jeu  ni  au  développement  de  notre  organisa- 
tion; et  ce  sens,  qui  devrait  être  naturellement  le 
plus  facile  à  gouverner,  puisqu'il  est  libre  d'accom- 
plir ou  de  ne  pas  accomplir  son  ministère,  c'est  celui- 
là  même  qui  est  en  révolte  permanente  contre  l'âme , 


—  es- 
par un  mystère  que  je  ne  puis  pas  expliquer  présen- 
tement ,  que  j'ignore ,  si  vous  le  voulez ,  mais  qui  est 
le  plus  grand  mystère  de  notre  nature,  parce  qu'il 
touche  au  plus  profond  de  la  question  du  bien  et  du 
mal. 

Le  sens  dont  je  parle  n'est  pas  seulement  révolté , 
il  est  dépravé. 

J'appelle  un  sens  dépravé  celui  qui  ne  s'inquiète 
pas  de  ses  fonctions  vraies,  mais  qui  agit  par  un  in- 
stinct d'égoïsme  étranger  à  toute  destination.  Il  est 
manifeste  que  c'est  là  une  dépravation  de  l'ordre  na- 
turel, parce  que  la  nature  va  toujours  aune  fin  juste, 
déterminée  et  efficace.  Or  le  sens  dont  je  parle  ne 
s'inquiète  pas  de  sa  fin;  sa  fin  lui  est  complètement 
étrangère.  Ce  qu'il  cherche,  c'est  lui-même,  c'est 
une  satisfaction  indépendante  de  tout  bien  qui  le 
couvre  de  son  utilité  et  de  sa  sainteté.  Au  lieu  que 
tous  les  autres  sens  opèrent  dans  la  direction  de  la 
vie,  alors  même  qu'ils  abusent  d'eux;  au  lieu  que  le 
sommeil  nous  repose,  que  la  nourriture  nous  répare, 
que  nos  oreilles  écoutent  la  parole,  que  notre  verbe 
la  profère;  en  un  mot,  au  lieu  que  tous  nos  sens, 
même  dans  leurs  excès ,  accomplisseni  qutlque  chose 
devrai,  celui-là  ne  cesse  de  conspirer  contre  notre 
vie.  Il  use  sans  fruit  nos  plus  précieux  organes,  il 
dévore  sans  but  nos  plus  admirables  facultés.  N'avez- 
vous  pas  rencontré  de  ces  hommes  qui,  à  la  fleur 
de  l'âge,  à  peine  honorés  des  signes  de  la  virilité, 
portent  déjà  les  flétrissures  du  temps;  qui,  dégé- 
nérés avant  d'avoir  atteint  la  naissance  totale  de 
l'être,  le  front  chargé  de  rides  précoces,  les  yeux 


—  34  — 

vagues  et  caves,  les  lèvres  impuissantes  à  peindre 
la  bonté,  trament  sous  un  soleil  tout  jeune  une  exis- 
tence caduque?  Qui  a  fait  ces  cadavres?  Qui  a  touché 
cet  enfant?  Qui  lui  a  ôté  la  fraîcheur  de  ses  années? 
qui  a  mis  sur  sa  face  des  siècles  honteux?  N'est-ce 
pas  ce  sens  ennemi  de  la  vie  des  hommes?  Victime 
de  sa  dépravation,  le  malheureux  a  vécu  solitaire; 
il  n'a  aspiré  qu'à  des  secousses  égoïstes,  qu'à  ces 
effroyables  pulsations  que  l'homme  et  le  ciel  se  dé- 
tournent pour  ne  pas  voir,  et  le  voilà!  il  s'en  va,  pris 
du  vin  de  la  mort,  et  d'un  pied  méprisé,  porter 
son  corps  au  tombeau  où  ses  vices  dormiront  avec 
lui  et  déshonoreront  sa  cendre  jusqu'au  dernier  des 
jours. 

Ah!  si  ce  n'était  pas  là  un  sens  dépravé,  quel  nom 
lui  donner?  Un  nom  plus  dur  encore.  Messieurs, 
car  j'ajoute  que  c'est  un  sens  abject.  C'est  un  sens 
abject,  parce  qu'il  tue  le  cœur,  parce  qu'il  substitue 
l'émotion  du  sang  à  l'émotion  de  l'âme.  J'ai  déjà  vu 
dans  ma  vie  bien  des  jeunes  gens,  et  je  vous  le  dé- 
clare, je  n'ai  jamais  rencontré  de  tendresse  de  cœur 
dans  un  jeune  homme  débauché  ;  je  n'ai  jamais  ren- 
contré d'âmes  aimantes  que  les  âmes  qui  ignoraient 
le  mal  ou  qui  luttaient  contre  lui.  Une  fois,  en  effet, 
qu'on  s'habitue  aux  émotions  violentes,  comment 
voulez-vous  que  le  cœur,  une  plante  si  délicate,  qui 
se  nourrit  de  quelques  gouttes  de  rosée  tombant  çà 
et  là  du  ciel  pour  lui  ;  qui  s'ébranle  par  de  légers 
souffles  ;  qui  est  heureux  pour  des  jours  par  le  sou- 
venir d'une  parole  qui  a  été  dite,  d'un  regard  qui  a 
été  jeté,  d'un  encouragement  que  la  bouche  d'une 


—  3b  — 

mère  ou  la  main  d'un  ami  a  donné  ;  le  cœur,  dont  le 
battement  est  si  calme  dans  sa  vraie  nature,  presque 
insensible,  à  cause  de  sa  sensibilité  même,  et  do 
peur  qu'il  n'eût  été  brisé  par  une  seule  goutte  d'a^ 
mour,  si  Dieu  l'avait  fait  moins  profond  ;  comment , 
dis-je,  voulez-vous  que  le  cœur  oppose  ses  douces  et 
frêles  jouissances  aux  jouissances  grossières  et  exa- 
gérées du  sens  dépravé?  L'un  est  égoïste,  l'autre 
généreux;  l'un  vit  de  soi,  l'autre  hors  de  soi  :  entre 
ces  deux  tendances,  l'une  doit  prévaloir.  Si  le  sens 
dépravé  l'emporte ,  le  cœur  se  flétrit  peu  à  peu ,  il  ne 
sent  plus  la  force  des  joies  simples;  il  ne  va  plus  vers 
autrui  ;  il  fmit  par  ne  plus  battre  que  pour  donner 
son  cours  au  sang,  et  marquer  les  heures  de  ce  temps 
honteux  dont  la  débauche  précipite  la  fuite.  Mais 
quoi  de  plus  abject  que  de  tuer  le  cœur  dans  l'homme? 
Que  reste-t-il  de  l'homme  quand  son  cœur  ne  vit 
plus?  Pourtant,  le  sens  dépravé  fait  davantage  en- 
core :  aucun  vice,  comme  aucune  vertu,  n'arrête  ses 
effets  à  l'homme  seul  ;  l'un  et  l'autre  ont  dans  la  so- 
ciété le  contre-coup  de  leur  action.  Et,  sous  ce  rap- 
port, le  sens  dépravé  est  l'oppression  et  la  ruine  du 
monde. 

On  parle  beaucoup  de  liberté,  et,  pour  ma  part, 
j'en  parle  aussi  fièrement  qu'un  autre.  Car,  grâce  à 
Dieu ,  il  y  a  une  liberté  juste  et  sainte,  et  aucun  mot 
n'existe  dans  le  langage  humain  qui  n'ait  sa  légitime 
application.  Dieu  et  le  démon  se  servent  des  mêmes 
mots,  et  le  démon  ne  peut  pas  en  maudire  un  seul, 
pas  plus  qu'il  ne  peut  maudire  une  seule  idée  en  en 
abusant.  Dieu  est  le  père  de  la  liberté  ;  il  l'a  bénie  en 


—  36  — 
la  donnant  à  l'homme  ;  il  en  tient,  devant  nous,  par 
les  mains  de  son  Église,  l'étendard  toujours  debout 
et  toujours  honorable.  Je  parle  donc  de  la  liberté,  et 
je  vous  dénonce  un  de  ses  ennemis;  je  vous  le  dé- 
nonce du  haut  de  la  grande  tribune  de  l'humanité, 
là  où  ses  devoirs  et  ses  droits ,  se  soutenant  l'un  par 
l'autre,  ont  constamment  trouvé  des  orateurs  et  des 
martyrs.  Je  vous  dénonce  un  despotisme  atroce  et 
ignoble,  celui  du  sens  dépravé  contre  toute  une 
portion  de  la  race  humaine  :  car  l'infâme  ne  se 
borne  pas  à  lui ,  quoiqu'il  ne  vive  que  de  lui  ;  il  sort 
de  lui,  mais  pour  faire  des  victimes;  et  quelles  vic- 
times ! 

Ah  !  Messieurs ,  en  quittant  cette  assemblée,  cher- 
chez une  de  ces  rues  où  la  misère  s'abrite;  vous 
n'aurez  pas  à  chercher  bien  loin.  Montez  ces  tristes 
rampes  ;  vous  voici  devant  un  grand  spectacle.  Ces 
visages  flétris  si  jeunes,  ils  ont  été  beaux  ;  ces  mem- 
bres qui  n'inspirent  plus  que  la  tentation  de  l'hor- 
reur, ils  ont  été  vivants  ;  ces  êtres  déshonorés,  ils 
avaient  des  frères  et  des  sœurs.  Ils  n'en  ont  plus ,  ils 
n'ont  plus  rien,  pas  même  des  remords.  Qui  les  a  dé- 
pouillés, meurtris,  livrés  à  la  misère,  à  l'opprobre, 
à  l'ignorance  même  de  leur  malheur?  Qui?  vous  le 
savez  bien.  Lâche  autant  qu'égoïste ,  le  sens  dépravé 
ne  s'attaque  pas  à  l'homme  dans  sa  force,  mais  dans 
sa  faiblesse  ;  il  n'ira  pas  tenter  l'homme  qui  peut  le 
regarder  en  face  ;  il  va  bassement,  com-me  le  ver  de 
terre ,  se  glisser  au  sein  des  fleurs  que  le  printemps 
vient  d'ouvrir  et  qui  n'ont  qu'un  jour.  Il  va  solliciter  - 
ce  qui  ne  peut  pas  se  défendre  ;  il  se  présente  à  un 


—  37  - 

être  faible  et  trop  facile  à  séduire  parce  qu'il  a  autre- 
fois séduit  le  premier,  il  se  présente  à  lui  sous  les 
dehors  d'un  cœur  touché.  L'hypocrite  ose  mettre  la 
main  sur  cette  région  de  l'àme,  il  cache  la  débauche 
et  la  trahison  sous  le  geste  de  l'amour  et  de  la  fidé- 
lité; puis,  l'heure  passée,  après  qu'il  a  détruit  ce 
qui  ne  se  réédifîe  jamais,  il  abandonne,  il  s'en  va, 
déserteur  du  mal  qu'il  a  fait,  se  consoler  du  dégoût 
qu'il  éprouve  par  un  dégoût  qui  n'est  encore  qu'à 
venir.  Quelle  oppression  y  aura-t-il  dans  le  monde, 
si  ce  n'est  pas  là  de  l'oppression,  et  quelles  rui- 
nes, si  ce  que  je  vais  dire  no  compte  pas  pour  des 
ruines  ? 

Quand  vous  regardez  dans  l'histoire  de  notre  pays 
et  que  vous  y  voyez  tous  ces  noms  illustres  qui  en 
étaient  la  couronne ,  couronne  de  baron ,  couronne  de 
comte,  couronne  de  marquis,  couronne  de  duc, 
toutes  ces  vieilles  couronnes  qui  formaient  la  cou- 
ronne totale  du  pays,  et  qu'ensuite,  regardant  ces 
races  dans  le  présent,  vous  en  trouvez  qui  plient 
sous  le  fardeau  de  leur  antiquité ,  enfants  dont  l'épée 
maniée  par  leurs  pères  avait  étendu  les  frontières  do 
la  patrie  et  de  la  vérité ,  et  qui  ne  peuvent  plus  rien 
ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre ,  il  ne  vous  est  pas  diffi- 
cile d'en  connaître  la  cause.  Le  vice  a  passé  dans 
€es  races  et  en  a  rongé  les  fibres  vives.  Il  n'épargne 
pas  même  les  nations.  Un  temps  vient,  et  pour  quel 
peuple  n'est-il  pas  venu  tôt  ou  tard?  un  temps  vient 
où  l'histoire  civilisée  succède  à  l'histoire  héroïque  ; 
les  caractères  tombent,  les  corps  diminuent,  la  force 
physique  et  morale  s'en  va  d'un  même  pas,  et  l'on 

III.  ~  2 


—  38  —  ■ 

entend  de  loin  le  bruit  du  barbare  qui  s'approche  et 
qui  regarde  si  l'heure  est  venue  d'enlever  du  monde 
ce  vieillard  de  peuple.  Quand  cette  heure  a  sonné, 
quand  un  pays  se  sent  trembler  devant  la  destinée, 
qui  a  passé  sur  lui?  quel  souffle  a  tari  sa  vie?  Tou- 
jours le  même,  Messieurs,  la  mort  n'a  jamais  qu'un 
i^rand  complice.  Ce  peuple  s'est  abâtardi  dans  les 
homicides  joies  de  la  volupté ,  il  a  versé  son  sang 
goutte  à  goutte ,  et  non  plus  par  flots ,  sur  les  champs 
féconds  du  dévouement;  or  il  y  a  du  sang  versé  de 
la  sorte  une  vengeance  inévitable,  celles  que  subis- 
sent dans  la  servitude  et  la  ruine  toutes  les  nalions 
finies. 

Pardonnez-moi,  Messieurs,  si  je  ne  suis  pas  ma 
pensée;  qu'importe?  Mais  je  vois  bien  des  jeunes 
gens  ici  ;  qu'ils  songent  donc,  chaque  fois  que  le  ten- 
tateur s'attaque  à  eux,  que  c'est  l'ennemi  de  la  vie, 
de  la  beauté,  de  la  bonté,  de  la  force,  de  la  gloire, 
que  c'est  l'ennemi  universel  et  national.  Eh  !  Mes- 
sieurs, si  un  Tartare  venait  frapper  à  votre  porte  et 
vous  demander  une  trahison  contre  la  France ,  quelle 
ne  serait  pas  votre  horreur!  Pourtant  le  sens  dépravé 
ne  fait  pas  autre  chose  ;  le  sang  qu'il  vous  demande, 
ne  fût-il  pas  celui  de  l'éternité ,  serait  encore  le  sang 
de  la  patrie  et  de  l'avenir. 

Mon  Dieu!  que  fera  l'âme  devant  cet  ennemi?  A- 
t-elle  reçu  quelque  force,  en  a-t-elïe  exercé  quel- 
qu'une contre  lui?  Nous  n'avons  qu'à  prendre  l'his- 
toire. C'est  elle  qui  va  nous  répondre. 

Eh  bien!  l'âme  s'est  trouvée  faible.  Elle  a  pu  quel- 
que chose  pour  la  justice,  pour  la  prudence,  pour  la 


—  39  — 

tempérance,  même  pour  la  force;  elle  a  faitAnnibal, 
Scipion,  Caton  cl'Utique,  et  tant  de  grands  hommes 
qui  ont  eu  le  courage  de  vivre  et  de  mourir  dans  des 
circonstances  difficiles  ;  elle  a  fait  des  héros,  elle  n'a 
pas  fait  de  chastes.  Et  se  voyant  ainsi  impuissante, 
comme  il  faut  vivre  avec  honneur,  parce  que  c'est 
son  instinct,  elle  a  poussé  le  délire  jusqu'à  vouloir 
l'honneur  du  sens  dépravé.  Elle  ne  s'est  pas  con- 
tentée de  la  hberté,  elle  n'a  pas  demandé  au  monde 
seulement  que  le  sens  dépravé  fût  libre ,  elle  lui  a  de- 
mandé qu'il  fût  en  honneur,  et  le  monde  y  a  consenti. 
Présentement  encore,  Messieurs,  malgré  le  chris- 
tianisme ,  le  monde  s'efforce  de  maintenir  l'honneur 
du  sens  dépravé.  Un  homicide  est  réprouvé  par  le 
monde  ;  le  profanateur  des  serments  les  plus  saints , 
le  violateur  du  sanctuaire  domestique,  l'adultère  y 
passe  le  front  levé.  C'est  pour  cela  surtout  que  le 
monde  et  l'Évangile  ne  peuvent  pas  s'entendre  :  l'É- 
vangile n'accable  rien  tant  que  le  sens  dépravé  ;  le 
monde  le  soutient  encore,  et  honore  jusqu'à  la  fm  le 
déshonneur  lui-même. 

L'honneur  du  sens  dépravé  n'a  pas  satisfait  l'âme  ; 
elle  en  a  voulu  la  pubhcité,  l'état  pubUc.  Car,  Mes- 
sieurs ,  il  n'y  a  de  véritablement  grand  que  ce  qui 
arrive  à  l'état  public.  Tant  qu'une  chose  ne  soutient 
pas  la  publicité ,  elle  n'est  pas  à  sa  plus  haute  puis- 
sance. Le  croiriez-vous ,  le  sens  dépravé  a  aspiré  à 
la  publicité,  et,  grâce  à  la  connivence  de  l'âme,  il 
l'a  obtenue!  Je  ne  puis  pas  aller  plus  loin,  Mes- 
sieurs... :  la  parole  chrétienne  se  refuse  à  la  simple 
indication  des  réalités  que  le  soleil  voyait  autrefois  ; 


—  40  — 
mais  Dieu  a  permis  que  Tacile  et  Suétone  en  écri- 
vissent des  pages  qui,  jusqu'au  jour  du  jugement 
dernier,  porteront  à  la  connaissance  de  l'homme 
l'histoire  sanglante  de  sa  propre  dépravation.  Ne 
vous  rappelez-vous  pas  le  spectacle  de  l'empire  ro- 
main dans  sa  décadence?  Ne  vous  rappelez-vous  pas 
Néron  se  montrant  à  l'empire  romain,  aux  descen- 
dants de  la  grande  république:  Néron,  le  maître  de 
tant  d'hommes ,  chargé  dans  sa  seule  tête  de  repré- 
senter ce  qu'un  orateur  anglais  appelait  divinement 
bien  la  majesté  d'un  peuple;  Néron,  l'héritier  des 
Fabius,  des  Scipion,  de  toutes  les  familles  consu- 
laires, couvert  de  toutes  les  pourpres  amassées  par 
tant  de  vertus  et  tant  de  siècles;  Néron  paraissant 
devant  les  tombeaux  de  la  patrie,  devant  ses  tem- 
ples, au  Forum,  environné...  Comment  pourrais-je 
le  peindre?  Et  tout  un  peuple  le  voyait,  mais  un 
peuple  préparé  par  les  plus  affreux  spectacles  à  ce 
dernier  spectacle. 

Personne  ne  viendra- t-il  au  secours  de  l'âme?  per- 
sonne ne  se  Icvcra-t-il  pour  lui  rendre  un  peu  de 
courage  et  d'honneur?  Est-ce  qu'il  n'y  avait  pas  de 
philosophes  en  ces  temps-là?  Oh  !  il  y  avait  des  phi- 
losophes, je  ne  le  dis  pas  avec  sarcasme,  il  y  avait  de 
puissants  génies  qui  savaient  découvrir  de  grandes 
vérités,  encore  qu'ils  ne  découvrissent  pas  la  vérité 
tout  entière.  Mais  les  philosophes  n'ont  rien  pu;  le! 
sens  dépravé  a  même  eu  sa  philosophie  ,  on  lui  a  fait 
une  philosophie!  Non-seulement,  Messieurs,  il  a  eu 
sa  philosophie,  mais  encore  il  a  eu  son  sacerdoce,  il 
a  eu  ses  prêtres. 


—  41  — 

Le  prôlre!  ce  nom  nous  représente  un  homme 
blanchi  dans  l'âge  et  dans  la  tradition,  qui  a  visité 
les  royaumes  de  la  vérité  et  couru  sur  tous  les  ri- 
vages de  l'erreur,  d'où  il  a  rapporté,  en  faveur  des 
hommes,  une  sagesse  plus  haute  que  celle  du  temps, 
un  regard  que  les  peuples  viennent  consulter  pour 
y  lire  des  pensées  vénérables.  Eh  bien  !  le  sens  dé- 
pravé a  eu  des  prêtres  ;  il  a  eu  des  prêtres  chargés 
d'exercer  comme  un  ministère  de  sainteté  cet  effroya- 
ble ministère  de  la  dépravation. 

Que  dis-je?  des  prêtres!  il  a  eu  des  temples! 
Des  temples!  mon  Dieu!  Quand  l'homme  es^fatigué, 
quand  il  est  las  du  jour  et  n'en  peut  plus  de  la  vie  , 
il  se  met  en  chemin,  il  va  frapper  à  la  porte  d'un 
temple;  il  tombe  à  genoux,  il  prie,  il  monte  vers 
Dieu  dans  ces  murailles  qui  en  sont  la  demeure;  son 
âme  y  respire  l'espérance  et  le  parfum  d'une  vie 
meilleure  :  voilà  le  temple.  Et  la  volupté  l'a  souillé  ! 
A  l'homme  qui  venait  s'y  reposer  des  songes  cruels 
de  la  vie,  la  volupté  se  montrait  sur  l'autel  et  lui  di- 
sait :  Je  suis  le  dernier  dieu  ! 

Le  genre  humain,  pourtant,  Messieurs,  ne  lui 
faites  pas  l'injure  de  croire  qu'il  ne  fût  pas  honteux 
et  qu'il  n'aspirât  pas  à  secouer  le  joug.  Il  y  aspirait. 
11  avait  des  vestales,  il  connaissait  le  mot  de  chas- 
teté, il  en  avait  quelques  illustres  exemples,  tels  que 
la  continence  d'un  Scipion  dans  une  occasion  fa- 
meuse. Mais  ce  n'étaient  là  que  des  lueurs,  des 
désirs,  des  apparitions  du  bien:  le  bien  était  vaincu. 
L'homme,  pendant  quatre  mille  ans,  est  resté  sous 
la  domination  du  sens  dépravé,  jusqu'à  ce  qu'enfin 


—  42  — 

l'horloge  de  l'éternité  sonna  une  heure,  et  cette 
heure  disait  :  «  Un  Sauveur  vous  est  né  aujourd'hui, 
«  gloire  à  Dieu  au  plus  haut  du  ciel,  et  paix  sur  la 
«  terre  aux  hommes  de  bonne  volonté  !  » 

Il  nous  reste  à  voir  l'effet  de  cette  simple  parole  sur 
le  monde,  et  comment  elle  y  a  engendré  la  vertu  ré- 
servée de  la  chasteté. 

Rome  était  la  tranquille  maîtresse  du  monde;  elle 
avait  rassemblé  dans  son  sein  tous  les  vices  des  gé- 
nérations qu'elle  avait  conquises,  et,  voulant  mar- 
quer par  un  monument  la  plénitude  de  sa  gloire  et 
de  sa  religion,  elle  avait  élevé  au  milieu  d'elle  un 
temple  à  tous  les  dieux,  son  Panthéon,  où  le  dieu  de 
la  dépravation  avait  aussi  son  image  ,  ses  prêtres  et 
son  encens.  Unjour  donc  quelques  paysans  partis  des 
vallées  d'un  pays  sans  renom  vinrent  et  s'arrêtèrent 
sur  cette  place  où  tous  les  dieux  de  Rome  étaient  ren- 
fermés sous  la  triple  protection  du  temps ,  de  la  vic- 
toire et  de  la  religion.  Ils  vinrent;  ils  regardèrent 
autour  d'eux  toutes  ces  puissances  qui  étaient  là 
pour  défendre  la  honte  et  la  volupté  divinisées,  et, 
après  avoir  fait  sur  eux  un  signe  sacré,  ils  allèren' 
frapper  de  leur  bâton  de  voyageur  la  porte  du  Pan- 
théon. Elle  s'ouvrit  devant  eux.  Là  tous  les  dieux 
anciens  étaient  rangés,  toutes  les  erreurs  passées 
tous  les  crimes  fameux,  tous  y  régnaient  en  marbre, 
en  or  et  en  ivoire.  Nos  paysans  n'apportaient  là  contre 
tous  qu'un  cœur  pur.  Il  fut  le  plus  fort  enfin.  La 
chasteté  planta  au  Panthéon  son  double  signe ,  la 
croix  d'abord ,  la  chair  de  l'homme  souffrant  par 
une  immolation  volontaire,  et  à  côté  l'image  de  la 


—  43  — 

Vierge  sans  tache  :  tous  les  deux  annonçant  au  genre 
humain  que  le  père  du  monde  ce  n'était  pas  le  sang 
versé  dans  la  volupté,  mais  le  sang  versé  dans  la 
douleur;  tous  les  deux  lui  apprenant  que  la  mère 
du  monde  ce  n'était  pas  la  fécondité,  même  légitime, 
mais  la  virginité;  la  virginité  sœur  delà  jeunesse,  de 
la  beauté,  de  la  bonté,  du  génie,  de  la  force,  sœur 
et  mère  de  toutes  les  vertus,  et  avec  elles  du  monde 
entier. 

Le  triomphe  était  grand  et  nouveau.  L'honneur  et 
la  publicité  de  la  dépravation  étaient  remplacés  par 
l'honneur  et  la  publicité  de  la  chasteté.  Mais  un  sa- 
cerdoce est  nécessaire  au  maintien  comme  à  la  pro- 
pagation de  toute  sainte  doctrine  :  quel  devait  être 
le  sacerdoce  de  la  chasteté ,  sinon  un  sacerdoce  de 
vierges?  La  doctrine  catholique  l'osa,  non  pas  pour 
une  portion  choisie,  destinée,  comme  les  vestales,  à 
offrir  au  monde  un  rare  échantillon  de  la  vertu;  mais 
pour  tous  sans  exception,  pour  tous,  en  tous  temps, 
en  tous  lieux,  sous  tous  les  soleils.  Elle  osa  compter 
à  ce  point  sur  elle-même,  que  d'exiger  pour  condi- 
tion suprême  du  sacerdoce  la  continence  absolue,  et 
de  ne  vouloir  se  confier  qu'à  l'innocence  à  jamais 
conservée  ou  à  jamais  recouvrée  par  le  repentir. 
Nul,  en  effet,  ne  peut  donner  ce  qu'il  n'a  pas,  et  la 
chasteté  seule  devait  avoir  le  privilège  d'engendrer  la 
chasteté. 

Eh  bien!  Messieurs,  qu'en  dites-vous?  Telle  était 
la  prétention  de  la  doctrine  catholique;  l'a- 1- elle 
réaUsée?  A-t-elle  créé  par  toute  la  terre,  chez  tous 
les  peuples,  une  race  de  prêtres  chastes,  renonçant 


—  44  — 

à  ce  qui  avait  paru,  pendant  quatre  mille  ans,  à 
l'humanité  l'indispensable  condiment  de  la  vie? 
L'a-t-ellefait?  Et,  remarquez-le,  ce  ne  sont  pas  des 
vieillards  réduits  par  les  glaces  de  l'âge  à  l'impuis- 
sance du  mal  que  la  doctrine  catholique  choisit  pour 
ses  prêtres;  non,  ce  sont  des  jeunesgens,  c'estl'homme 
dans  la  sève  et  la  fleur  de  la  vie  ;  c'est  saint  Jean  cou- 
ché sur  la  poitrine  de  son  maître;  c'est  saint  Paul 
courant  vers  Damas  à  bride  abattue;  c'est  saint  An- 
toine emportant  tout  son  printemps  au  désert  de 
Kolsim.  Voilà  le  prêtre  catholique,  selon  la  règle 
générale.  L'Église  prend  par  les  cheveux  la  jeunesse 
toute  vive,  dévouée  par  son  cœur,  séduite  par  son 
imagination;  elle  la  purifie  dans  la  prière  et  dans  la 
pénitence,  l'élève  par  la  méditation,  l'assouplit  par 
l'obéissance,  la  transfigure  par  l'humilité,  et,  le  jour 
venu,  elle  la  jette  par  terre  dans  ses  basiliques,  elle 
verse  sur  elle  une  parole  et  une  goutte  d'huile  :  la 
voilà  chaste!  Ils  iront,  ces  jeunes  gens ,  ils  iront  par 
toute  la  terre ,  sous  la  garde  de  leur  vertu  ;  ils  péné- 
treront dans  le  sanctuaire  des  sanctuaires,  celui  des 
âmes;  ils  écouleront  des  confidences  terribles;  ils 
verront  tout;  ils  sauront  tout;  mille  tempêtes  passe- 
ront sur  leur  cœur.  Ce  cœur  restera  de  feu  par  la 
charité,  de  granit  par  la  chasteté.  C'est  à  ce  signe 
toujours  que  les  peuples  reconnaîtront  le  prêtre.  Le 
prêtre  pourra  être  avare,  ogueilleux  ,  pharisien  ;  son 
caractère  sou fîrira,  sans  doute,  de  ces  vices  honteux; 
mais  néanmoins,  tant  que  le  signe  de  la  chasteté  res- 
tera sur  son  front.  Dieu  et  les  hommes  lui  pardon- 
neront beaucoup  :  ce  que  ces  derniers  ne  lui  pardon- 


—  45  — 

neront  jamais,  ce  sera  une  faute,  quelquefois  l'ombre 
d'une  faute  de  fragilité:  tant,  aux  yeux  de  tous,  le 
sacerdoce  et  la  chasteté  seront  une  seule  et  même 
dignité ,  une  seule  et  même  expression  du  Dieu  qui  a 
sauvé  le  monde  sur  la  croix  ! 

Grâce  à  Dieu  ,  Messieurs,  le  sacerdoce  catholique 
a  subi  cette  épreuve;  il  la  subit  depuis  bientôt  vingt 
siècles.  Ses  ennemis  l'ont  regardé  sans  cesse  dans  le 
présent  et  dans  l'histoire;  ils  ont  signalé  des  scan- 
dales partiels  ;  mais  ie  corps  entier  est  demeuré  sauf. 
La  foi  des  générations  attentives  ne  s'y  méprend 
pas  :  elle  croit  à  une  vertu  qu'elle  a  trop  éprouvée; 
elle  amène  à  nos  pieds  des  enfants  de  seize  ans,  des 
cœurs  de  seize  ans  ,  des  aveux  de  seize  ans;  elle  les 
y  amène  à  la  face  de  l'univers  et  à  l'étonnement  de 
l'impie;  elle  y  amène  la  mère  avec  la  fille,  les  cha- 
grins précoces  avec  les  chagrins  vieillis ,  ce  que  l'o- 
reille de  l'époux  n'entend  pas ,  ce  que  l'oreille  du 
frère  ne  sait  pas,  ce  que  l'oreille  de  l'ami  n'a  jamais 
soupçonné.  L'humanité  proclame  par  cette  confiance 
miraculeuse  la  sainteté  du  sacerdoce  catholique,  et 
la  fureur  de  ses  ennemis  viendra  se  briser  toujours 
contre  cette  arche  qu'il  porte  avec  lui.  Ils  la  poursui- 
vront, comme  l'armée  de  Pharaon,  jusque  dans  les 
eaux  profondes;  mais  le  mur,  le  cristal  de  la  chas- 
teté, s'élèvera  toujours  entre  eux  et  nous  ;  ils  maudi- 
ront ce  fruit  divin  qui  naît  en  nous  et  qui  nous  pro- 
tège ;  ils  le  maudiront  vainement ,  parce  que  la  malé- 
diction qui  tombe  sur  la  vertu  est  comme  celle  qui 
tombait  sur  la  croix  de  Jésus  -  Christ  l'avant-veille 
de  la  résurrection. 


—  46  — 

La  doctrine  catholique  a  fait  un  sacerdoce  chaste. 
Ce  n'était  pas  encore  sa  plus  grande  merveille.  Après 
tout ,  le  prêtre  est  choisi ,  il  est  préparé  et  consacré  ; 
mais  le  cœur  le  moins  prêt  et  le  moins  préservé,  le 
cœur  de  la  femme,  la  doctrine  catholique  le  purifiera 
aussi.  Elle  créera  de  saintes  générations  de  chré- 
tiennes, vivant  libres  au  miheu  du  monde,  confiées 
à  elles-mêmes,  gardiennes  avec  leurs  mœurs  des 
mœurs  générales,  prenant  dans  la  société  un  empire 
nouveau ,  et  faisant  naître  du  respect  un  amour  que 
l'antiquité  n'avait  pas  connu. 

Je  me  presse,  Messieurs;  j'ai  hâte  d'arriver  jus- 
qu'à vous,  vous,  le  fruit  dernier  et  le  plus  divin  de 
la  chasteté.  Car,  moins  que  la  femme  encore,  vous 
êtes  gardés  par  la  nature  et  la  société;  une  liberté 
aussi  grande  que  vos  désirs  vous  a  été  laissée.  Vous 
pouvez  tout  contre  vous-mêmes,  et  tout  avec  une 
longue  impunité.  Pourtant  la  croix  vous  a  touchés 
aussi  ;  la  Vierge  sans  tache  est  apparue  à  votre  cœur 
enivré  de  vie;  tous  deux  ont  appris  à  beaucoup 
d'entre  vous  le  supplice  heureux  de  la  continence,  et 
la  religion  s'est  entourée  de  vous  comme  d'une  il- 
lustre pépinière,  comme  d'une  jeune  garde  d'hon- 
neur, qui  la  défend  mieux  que  la  poitrine  de  ses 
martyrs  et  l'épée  de  ses  docteurs.  Tous,  vous  n'avez 
pas  atteint  dès  le  premier  jour  de  Dieu  dans  votre 
âme  cette  splendeur  virginale;  beaucoup  en  avaient 
perdu  la  rooe  primitive;  déchus  du  saint  baptême, 
ils  avaient  passé  sous  la  verge  des  passions:  la  jeu- 
nesse leur  a  rendu  ce  que  l'enfance  leur  avait  ôté. 
D'autres  luttent  encore  contre  le  poison  mêlé  à  leurs 


—  47  — 

veines;  ils  lèvent  vers  Dieu  des  désirs  suppliants;  ils 
apprennent  dans  le  combat  même,  en  connaissant 
mieux  l'infirmité  de  la  nature ,  à  discerner  dans  la 
vertu  le  doigt  qui  seul  guérit  et  seul  fait  renaître. 

Ainsi ,  Messieurs,  sacerdoce  chaste,  femmes  chas- 
tes ,  jeunesse  chaste ,  tel  est  l'ouvrage  de  la  doctrine 
catholique  au  milieu  d'un  monde  qui  n'a  pas  cessé 
sans  doute  d'être  corrompu,  mais  qui,  même  dans  sa 
partie  révoltée  contre  le  joug  de  la  sainteté,  en  reçoit 
encore  l'influence,  et  ne  permet  à  aucun  homme 
sensé  de  confondre  l'état  général  de  la  société  chré- 
tienne sous  ce  rapport  avec  les  mœurs  de  la  société 
païenne. 

Je  ne  rechercherai  pas  aujourd'hui  les  consé- 
quences logiques  d'une  si  grande  transformation; 
vous  les  prévoyez  déjà.  Vous  pressentez  quel  compte 
je  demanderai  aux  doctrines  humaines,  au  nom  de  la 
chasteté,  non  pas  seulement  aux  doctrines  passées, 
mais  aux  doctrines  vivantes.  Nos  conclusions  seront 
plus  victorieuses  encore  que  celles  que  nous  tirions 
de  l'humilité;  car  l'humilité  est  une  vertu  qui  ne  se 
manifeste  pas  autant  que  la  chasteté,  et  l'orgueil 
non  plus  n'a  pas  de  plaies  aussi  visibles  que  la  dé- 
pravation des  sens. 

Je  terminerai  par  quelques  paroles  destinées  à  la 
partie  chrétienne  de  la  jeunesse  qui  m'écoute. 

Vous  vivez,  ^Messieurs,  dans  un  pays  où  la  morale 
et  la  religion  furent  toujours  plus  étroitement  unies 
que  partout  ailleurs.  D'autres  peuples  ont  reçu 
d'autres  dons;  le  nôtre  est  celui  d'une  logique  in- 
flexible qui  conclut  dans  les  actes  ce  qu'elle  a  conclu 


—  48  — 

dans  pensées.  La  France  n'aura  jamais  qu'une  reli- 
gion exprimée  et  défendue  par  de  grandes  mœurs. 
C'est  son  instinct,  et  l'un  de  ses  titres  de  gloire. 
Soyez -y  fidèles,  Messieurs ,  et  pesez  bien  les  consé- 
quences de  vos  vertus  :  le  siècle  dernier  n'a  vu  périr 
la  religion  en  France  qu'après  y  avoir  vu  périr  la  pu- 
deur; le  sacerdoce  n'y  a  succombé  qu'après  la  dispa- 
rition de  toute  jeunesse  dévouée  à  la  chasteté.  Le 
jour  où  ce  bataillon  sacré  fut  dissous,  c'en  était  fait 
du  vieil  et  saint  royaume.  Vous  l'avez  ressuscitée  , 
Messieurs,  cette  jeune  et  sacrée  garde  de  la  vérité; 
c'est  notre  meilleur  augure,  le  plus  assuré  fondement 
de  notre  espérance,  le  plus  glorieux  drapeau  qui 
(lotte  pour  nous.  La  religion  vous  conjure,  au  nom 
du  monde  chancelant,  d'en  conserver  et  d'en  ac- 
croître l'honneur. 


VINGT-TROISIEME  CONFERENCE 


DE  L  IMPUISSANCE  DES  AUTRES  DOCTRINES 
A  PRODUIRE  LA  CHASTETÉ 


Monseigneur  , 
I\Iessieurs, 

La  chasteté  est  une  vertu  qui  a  été  mise  au  monde 
par  la  doctrine  catholique,  et  qui  a  succédé  à  la  plus 
générale  et  à  la  plus  horrible  dépravation,  non  pas 
en  ce  sens  que  le  monde  même  chrétien  ne  soit  cor- 
rompu, mais  en  ce  sens  qu'il  lutte  contre  la  corrup- 
tion, et  que  la  doctrine  catholique  y  a  créé  un  sacer- 
doce chaste,  des  femmes  chastes,  une  jeunesse 
chaste.  Et,  après  vous  l'avoir  montré  à  la  lumière 
mcontestée  de  l'histoire,  il  semble,  Messieurs,  que 
je  devrais  immédiatement  passer  aux  conclusions 
qui  découlent  de  cet  établissement  si  extraordinaire 


—  50  -^ 
de  la  chasteté.  Mais,  à  la  suite  de  la  doctrine  catho- 
lique ,  d'autres  doctrines  se  sont  pressées  pour  lui 
disputer  l'empire,  et  elles  l'ont  plus  ou  moins,  dans 
des  circonstances  diverses,  heureusement  combat- 
tue. 11  est  utile,  il  est  nécessaire,  il  est  curieux  de 
voir  ce  que  ces  doctrines  auront  fait  à  l'endroit  de  la 
chasteté;  il  est  instructif ,  une  fois  la  vertu  posée, 
révélée,  établie,  de  considérer  ce  que  les  doctrines 
étrangères  auront  fait  pour  soutenir  le  parallèle  sous 
ce  rapport.  C'est  sur  quoi  j'appelle  aujourd'hui, 
Messieurs,  votre  attention.  Je  toucherai  à  des  cho- 
ses plus  ou  moins  présentes  ;  j'y  toucherai  avec 
hardiesse,  avec  énergie,  mais  néanmoins  avec  une 
bonté  aussi  grande  que  la  doctrine  à  laquelle  j'ai 
donné  ma  foi  et  que  j'ai  l'honneur  de  défendre  de- 
vant vous. 

Je  ne  puis  pas.  Messieurs,  suivre,  Tune  après 
l'autre,  toutes  les  théories  que  l'histoire  nous  montre 
sur  la  scène  de  l'esprit  humain  depuis  dix- huit 
siècles.  Ce  serait  se  perdre  dans  un  labyrinthe  ;  ce 
serait  convoquer  devant  vous  toutes  les  idées  qui  ont 
traversé  l'intelligence  de  l'homme  avec  un  succès 
diversement  remarquable,  ou  même  sans  succès  : 
travail  énorme  autant  qu'inutile.  Car  il  arrive  tou- 
jours que  quelques  doctrines  l'emportent,  qu'elles 
apparaissent  par-dessus  les  autres  avec  une  gran- 
deur qui  force  de  s'y  arrêter,  et  qui  révèle  suffisam- 
ment ce  qui  se  passe  dans  une  région  moins  haute 
que  la  leur.  Or,  depuis  l'avènement  défmitif  de  la 
doctrine  catholique,  nousn'avons  vu  se  formeràcôLé 
d'elle  que  trois  grands  établissements  doctrinaux  : 


—  51  — 

l'islamisme,  le  protestantisme  et  le  rationalisme.  Je 
ne  nomme  pas  le  schisme  grec,  bien  qu'il  ait  dans  le 
monde  une  place  considérable ,  parce  que  le  schisme 
grec,  étranger  à  tout  mouvement  réel,  n'est  autre 
chose  que  la  doctrine  catholique  à  l'état  de  pétrifica- 
tion. 

Six  siècles  s'étaient  écoulés  depuis  la  prédication 
de  l'Evangile.  A  ce  moment,  dans  un  coin  du  globe 
séparé  de  tout  le  reste  par  des  solitudes  de  sable, 
entre  l'Egypte  et  la  Palestine,  au  sein  d'une  race  qui 
descendait  d'Abraham  et  qui  en  avait  conservé  la 
glorieuse  tradition,  à  l'ombre  du  nom  le  plus  gra- 
cieux qui  ait  jamais  désigné  à  l'oreille  de  l'homme 
une  patrie,  dans  l'Arabie  enfin,  un  homme  naquit. 
11  venait  tard  pour  fonder  une  doctrine  ;  car  il  venait 
a[)rès  le  Christ,  lorsque  déjà  tout  l'empire  romain 
obéissait  à  la  croix,  et  que  les  branches  de  cet  arbre 
vigoureux  se  croisaient  de  la  Syrie  à  l'Egypte  et  à 
TAbyssinie.  Il  n'eut  pas  peur  cependant;  il  connut 
l'ICvangile;  il  jugea,  en  le  lisant,  l'infériorité  morale 
de  son  pays,  partagé  entre  l'idolâtrie  et  les  souve- 
nirs abrahamiques,  et,  sans  accepter  le  joug  du 
Christ,  dédaignant  le  rôle  d'hérésiarque  aussi  bien 
que  celui  de  fidèle,  il  se  posa  entre  le  monde  ancien 
qui  expirait  et  le  nouveau  monde  qui  surgissait  de 
toutes  parts,  espérant  les  écraser  tous  les  deux,  et 
se  faire,  sur  leur  double  ruine ,  le  précepteur  dernier 
et  le  dominateur  unique  du  genre  humain.  11  fonda 
l'islam,  que  l'on  a  bien  pu  appeler  une  hérésie,  à 
cause  de  certaines  ressemblances  manifestes  avec  le 
système  chrétien ,  mais  qui  s'en  sépare  par  la  néga- 


—  52  --- 

tion  absolue  de  la  Trinité  et  de  la  divinité  de  Jésus- 
Christ,  et  qui  n'est  au  fond  qu'un  déisme  traditionnel 
ayant  pour  type  plus  ou  moins  exact  les  croyances 
et  les  mœurs  de  l'époque  patriarcale.  Le  nom  d'A- 
braham remplit  le  Coran  tout  entier;  il  est  la  vie  de 
l'islam.  C'est  Abraham  que  Mahomet  a  voulu  substi- 
tuer à  Jésus-Christ  ;  c'est  par  Abraham  qu'il  a  es- 
péré renverser  à  la  fois  le  christianisme  et  l'idolâtrie  ; 
Abraham  a  été  pour  lui  ce  que  les  premiers  siècles 
chrétiens  ont  été  plus  tard  pour  Luther,  Mahomet 
s'était  retourné  vers  le  passé,  et  y  avait  choisi  un  point 
qu'il  estimait  le  vrai  point  du  temps  et  de  la  vérité. 

Il  réussit,  Messieurs;  il  fonda  sa  doctrine,  et, 
après  douze  cents  ans,  plusieurs  peuples  datent  en- 
core leur  histoire  par  son  hégire  victorieuse.  Mais 
qu'en  est-il  résulté  pour  les  mœurs?  Quel  a  été,  sous 
le  rapport  de  la  chasteté ,  le  fruit  de  cette  mémorable 
fondation?  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  le  dire,  Mes- 
sieurs ;  vous  connaissez  l'affreuse  dépravation  des 
peuples  mahométans,  tombés  au-dessous  des  mœurs 
de  la  Grèce  et  de  Rome ,  vivant ,  en  vertu  de  leur  loi , 
dans  la  polygamie  la  plus  effrénée,  ayant  abaissé  la 
femme  dans  une  servitude  et  une  honte  plus  grandes 
que  ne  les  leur  avait  faites  la  société  païenne,  et  affi- 
chant des  excès  qu'aucune  parole  ne  saurait  retra- 
cer. Et  ne  croyez  pas  que  Mahomet  l'aitvoulu.  Non, 
Messieurs,  Mahomet  ne  l'a  pas  voulu  :  Mahomet, 
comme  tout  fondateur,  a  voulu  élever  son  peuple,  et 
il  y  a  réussi  sous  certains  rapports.  Il  est  manifeste 
que  son  intention  et  son  orgueil  étaient  de  rappeler  à 
la  vie  la  civilisation  transitoire  des  patriarches ,  et  la 


f     .        -  ''  ~ 

"  polygamie  en  est  une  démonstration,  aussi  bien  que 
l'esprit  d'iiospitalité  qui  respire  dans  le  Coran.  Maho- 
met n'a  pas  voulu  corrompre  l'Arabie,  mais  la  régé- 
nérer, la  ramener  au  temps  de  ses  .célèbres  et  pieux 
ancêtres.  Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  fait  en  réalité? 
Parce  qu'il  ne  l'a  pas  pu.  Ni  son  cœur  n'a  été  assez 
pur,  ni  sa  main  assez  forte  pour  imposer  aux  popu- 
lations qu'il  prétendait  régir,  la  sainteté  et  la  chas- 
teté. L'Arabe,  comme  un  cheval  indompté,  a  bien 
obéi  à  son  maître  quand  ce  maître  l'a  lancé  par  le 
monde  avec  un  coup  d'éperon  qui  lui  promettait  la 
victoire  ;  il  s'est  bien  jeté ,  la  tête  ardente ,  les  jarrets 
souples,  le  poil  hérissé,  pour  niveler  les  peuples  sous 
son  puissant  passage  ;  mais  quand  il  a  fallu  lui  mettre 
à  la  bouche  le  frein  de  la  pureté,  il  en  a  broyé  les 
anneaux  d'acier,  et  il  s'est  trouvé  que  la  doctrine  qui 
le  poussait  à  la  conquête  du  monde  était  une  doc- 
trine moins  fortement  trempée  que  ses  muscles  et 
son  poitrail. 

Je  ne  dis  que  ce  peu  de  mots.  Voyez  le  Coran, 
vous  n'y  découvrirez  pas  le  signe  d'une  dépravation 
volontaire  et  calculée.  La  polygamie  était  une  tradi- 
tion patriarcale ,  et  quant  aux  viles  récompenses  que 
Mahomet,  dit-on,  promet  dans  l'autre  vie  à  ses  • 
fidèles  sectateurs,  si  tel  est  le  sens  qu'il  faut  leur 
donner,  c'est  un  sens  trop  enseveli  dans  l'islam,  pour 
croire  que  la  corruption  ait  été  le  but  réel  et  même 
le  moyen  avoué  du  fondateur.  La  corruption  est  venue 
par  la  force  des  choses,  comme  elle  viendra  tou- 
jours, en  forme  d'écume,  par-dessus  toute  doctrine 
humaine.  Nous-mêmes  chrétiens,  malgré  le  sang  de 


—  54  — 

l'Évangile  infiltré  dans  nos  veines,  quelle  énergie  ne 
nous  a-t-il  pas  fallu  contre  les  mœurs  musulmanes , 
bien  plus  encore  que  contre  leurs  armées  !  Plus  d'un 
chevalier  croisé ,  en  rapportant  ses  armoiries  de  l'O- 
rient, en  rapporta  aussi  des  mœurs  altérées;  et 
quand  Frédéric  II ,  dans  les  tourments  de  son  ambi- 
tion, laissait  échapper  ces  paroles  :  «  Saladin  est 
«  bien  heureux,  il  n'a  pas  de  pape  pour  l'empêcher 
a  de  faire  ce  qu'il  veut;  »  c'était  le  cri  de  l'Arabe  et 
du  Turc,  le  cri  de  l'islamisme  qui  sortait  de  sa  gorge 
impériale  en  faveur  des  mœurs  qu'il  avait  vues  et 
qu'il  convoitait. 

Enfin  nous  nous  en  tirâmes,  quoique  malaisé- 
ment, et,  quelques  siècles  après,  la  société  catho- 
lique, toujours  plus  ou  moins  tourmentée,  fut  en 
face  d'un  autre  moment  célèbre  et  fatal.  Je  ne  vous 
ferai  pas  la  peinture  des  maux  de  l'Église  en  ces 
temps-là.  Nos  pères  font  fait  avec  courage  et  sim- 
plicité. L'Église  n'a  aucun  intérêt  à  cacher,  je  ne 
dirai  pas  ses  fautes ,  mais  les  fautes  de  ses  enfants. 
Elle  est  assez  forte  pour  avouer  leurs  faiblesses  à 
tout  l'univers.  C'est  pourquoi  j'accepte  à  cet  égard, 
pour  le  siècle  dont  je  parle,  tout  ce  que  vous  vou- 
drez, comme  l'athlète  malade  et  couché  sur  un  lit 
accepte  volontiers  l'injure  de  ses  adversaires  venus 
pour  regarder  ses  mains  languissantes  et  y  chercher 
les  signes  de  la  mort  :  sûr  de  sa  force ,  il  laisse  à  leur 
curiosité  la  joie  de  l'insulte  ;  les  battements  profonds 
de  son  cœur  lui  suffisent  contre  eux,  et  lui  disent  la 
réponse  qu'il  fera,  au  nom  de  la  vie,  à  cette  mort 
qu'on  espère  de  lui. 


—  55  — 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  eut  un  homme  qui  voulut 
nous  réformer,  et  pourquoi  pas?  Nous  ne  parlons 
nous-mêmes  au  monde  que  de  réformation.  Dans 
]es  cloîtres,  sur  les  sièges  épiscopaux,  dans  la  chaire 
apostolique,  au  premier  rang  des  saints,  je  vois 
assis  des  réformateurs;  et  partout  où  se  rencon- 
trent des  hommes,  un  jour  ou  l'autre,  il  est  néces- 
saire que  cette  puissance  de  la  réformation  traverse 
et  se  montre,  comme  dans  l'Océan,  quand  il  a  été 
longtemps  paisible  et  ne  révèle  plus  aux  vaisseaux 
qui  s'y  promènent  sa  force  et  leur  témérité,  tout  à 
coup  un  vent  se  lève  à  l'horizon,  qui  avertit  l'équi- 
page de  lutter  par  la  science  et  l'énergie  contre  cet 
ennemi,  qui  n'est  au  fond  qu'un  réformateur  de  leur 
mollesse  endormie. 

Grâces  à  Dieu  !  la  réformation  est  donc  une  chose 
de  l'Église,  et  le  titre  de  réformateur,  le  plus  beau 
qu'elle  accorde  à  ses  enfants  après  celui  de  fonda- 
teur. Quelquefois  même  l'un  ne  le  cède  pas  à  l'autre, 
et  saint  Bernard  se  tient  sans  peine  à  côté  de  saint 
Benoît. 

Or  au  xvi^  siècle,  dans  un  coin  de  la  Saxe,  il  se 
trouva  un  homme  qui  eut  la  pensée  de  nous  réfor- 
mer ;  et,  certes,  il  en  avait  le  droit  plus  qu'homme 
de  son  temps;  car  il  avait  reçu  de  Dieu  une  éloquence 
qui  jaillissait  de  ses  lèvres  ou  qui  tombait  de  sa 
plume  avec  une  égale  fécondité  :  âme  ardente ,  ca- 
pable de  retenir  par  l'amour  autant  que  de  subju- 
guer par  la  doctrine,  et  à  qui  rien  ne  manquait  dans 
le  caractère  pour  assurer  la  puissance  de  son  esprit. 
Ajoutez  que  c'était  un  cénobite.  L'Eglise  l'avait  pris 


—  se- 
au siècle,  couvert  d'un  froc,  jeté  sous  le  cilice  et  la 
rendre;  il  avait  senti  la  verge  heureuse  de  l'obéis- 
sance, les  joies  de  l'humilité,  et  ce  mélange  d'une 
belle  nature  avec  une  forte  grâce  l'avait  merveilleu- 
sement préparé  pour  rendre  aux  autres  tous  les  dons 
du  ciel,  devenus  plus  grands  pour  avoir  passé  par 
son  cœur.  Quoi  de  plus!  un  homme  de  génie,  un 
o*^ateur,  un  écrivain,  un  moine,  toutes  les  puissances 
et  toutes  les  gloires  dans  cctle  jeune  main  !  Laissons- 
le  faire  son  œuvre. 

Il  a  fmi,  Messieurs...  ;  mais  où  est-ce  que  je  le  re- 
trouve? non  plus  au  foyer  sacré  de  la  tente  cénobi- 
tique,  mais  à  l'âtre  d'une  maison  vulgaire,  les  pieds 
étendus  vers  un  feu  domestique,  une  femme  à  côté 
de  lui  !  Lui,  deux  fois  consacré  vierge  par  l'onction 
du  sacerdoce  et  les  serments  du  cloître;  lui  qui  avait 
été  fait  Christ  par  l'Église,  et  qui  n'avait  pas  trouvé 
l'Eglise  assez  pure  pour  lui ,  le  voilà  marié!  et  non 
pas  seul.  Sa  parole  a  brisé  la  porte  des  vieux  cou- 
vents de  la  Germanie  ;  elle  a  troublé  la  chasteté  sé- 
culaire du  vieillard  et  celle  plus  pure  encore  du  jeune 
homme  ;  elle  a  tiré  de  la  tombe  toutes  les  convoitises 
de  la  chair.  Dieu ,  par  la  doctrine  catholique,  n'avait 
pas  seulement  élevé  ses  prêtres  à  la  continence  abso- 
lue; il  en  avait  inspiré  le  goût  et  fait  le  don  à  mille 
autres.  11  avait  préparé  pour  chaque  misère  du 
monde  une  virginité  qui  devait  en  être  la  mère  et 
la  sœur  :  cet  homme  a  tout  détruit.  Il  a  desséché 
le  sacerdoce  dans  sa  racine  même,  en  lui  ôtant 
les  stigmates  de  Jésus -Christ,  qu'il  doit,  par  la 
chasteté,  porter  dans  sa  chair  crucifiée.  Il  a  rendu 


—  o7  — 

au  siècle  les  âmes  privilégiées  que  l'Évangile  lui 
avait  ravies ,  dépeuplé  les  solitudes  où  la  prière 
veillait  sous  la  garde  de  la  mortification.  Tout  ce 
cœur,  tout  ce  génie,  toute  cette  éloquence,  toute 
cette  force  d'âme,  tous  ces  plans  de  réformation, 
ont  abouti,  non  pas  au  déluge,  mais  au  mariage 
universel  ! 

Le  mot  n'est  pas  de  moi,  Messieurs,  il  est  d'É- 
rasme. Vous  connaissez  tous  Erasme.  C'était,  en  ce 
temps-là,  le  premier  académicien  du  monde.  A  la 
veille  des  tempêtes  qui  devaient  ébranler  l'Europe 
et  l'Église,  il  faisait  delà  prose  avec  l'élasticité  la 
plus  consommée.  On  se  disputait  dans  l'univers  un 
de  ses  billets.  Les  princes  lui  écrivaient  avec  orgueil. 
Mais  quand  la  foudre  eut  grondé,  quand  il  fallut  se 
dévouer  à  l'erreur  ou  à  la  vérité,  donner  à  l'une  ou 
à  l'autre  sa  parole,  sa  gloire  et  son  sang,  ce  bon- 
homme eut  le  courage  de  demeurer  académicien,  et 
s'éteignit  dans  Rotterdam,  au  bout  d'une  phrase 
éloquente  encore,  mais  méprisée.  Il  vit  avant  de 
mourir  les  fruits  de  la  réforme,  bien  inattendus  de 
lui,  et  se  vengea  d'elle  par  le  mot  qui  vient  de  m'c- 
chapper. 

Mais  pensez-vous  que  les  réformateurs  avaient 
voulu  en  venir  là?  Non,  Messieurs,  ils  ne  l'avaient 
pas  voulu.  Croyez-vous  qu'ils  le  veulent  encore  au- 
jourd'hui? croyez-vous  que  les  Églises  protestantes, 
quelque  nom  qu'elles  portent,  n'aspirent  pas,  si  elles 
le  pouvaient,  à  avoir  un  sacerdoce  qui  pût  lutter  par 
la  chasteté  contre  le  sacerdoce  catholique?  Ah!  Mes- 
sieurs, l'Angleterre,  à  elle  toute  seule,  donne  vingt- 


—  58  — 

cinq  millions  par  an  pour  envoyer  des  missionnaires 
mariés  clans  tout  l'univers  :  eh  bien  !  sachez-le,  elle 
donnerait  ces  vingt-cinq  millions  pour  créer  un 
prêtre  chaste  !  Mais  vingt-cinq  millions  protestants 
ne  suffisent  pas  pour  une  œuvre  qui  ne  coûte  à  l'É- 
glise catholique  qu'une  goutte  d'huile.  A  chacun  sa 
part.  Tout  à  côté  de  l'Église  anglicane,  la  plus  riche 
du  monde,  s'élève  l'Église  d'Irlande,  la  plus  pauvre 
de  toutes,  qui  va  demander  son  pain  de  chaque  jour 
à  la  porte  de  ses  fidèles  :  mais  l'Église  d'Irlande  a 
des  enfants  qui  la  vénèrent,  des  prêtres  qui  parta- 
gent et  consolent  la  misère  commune,  des  apôtres 
qui  portent  sa  foi  jusqu'aux  extrémités  du  monde; 
et  l'Église  anglicane,  coalisée  avec  l'ÉgUse  évangé- 
lique  de  Prusse ,  n'a  pu  envoyer  naguère  à  Jérusa- 
lem ,  pour  la  représenter  au  tombeau  du  Sauveur  des 
hommes,  qu'un  évêque  marié. 

Mahomet  avait  fondé,  Luther  avait  réformé;  le 
xviii°  siècle  aspira  à  une  œuvre  plus  complète  en- 
core, plus  neuve,  et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  la 
plus  magnifique  qui  eût  été  tentée  par  les  hommes  : 
il  aspira  à  la  transformation  de  l'humanité.  Jusque- 
là,  l'humanité  avait  vécu  appuyée  sur  la  religion;  le 
xviii®  siècle  voulut  briser  leur  alliance,  et  établirpar 
toute  la  terre  le  règne  de  la  raison  pure.  N'avons- 
nous  pas  reçu  de  Dieu,  disait-il,  une  raison  qui 
émane  de  la  sienne?  N'avons-nous  pas  reçu  de  lui 
une  conscience  qui  est  un  reflet  de  sa  justice  éter- 
nelle? L'homme,  en  tant  qu'être  intelligent  et  mo- 
ral, n'est-il  pas  un  être  complet,  libre,  doué  de  vé- 
rité, connaissant  le  bien  et  le  mal,  pouvant  se  diri- 


-  59  — 

ger  dans  ses  voies?  Et  s'il  en  est  ainsi  réellement, si 
l'homme  a  une  conscience  droite ,  une  raison  vraie , 
la  même  dans  tous  les  siècles  et  dans  tous  les  pays , 
pourquoi  ces  religions  diverses  qui  se  disputent 
l'hunneur  de  le  conduire  à  une  vérité  qu'elles  ana- 
thématisent  réciproquement?  Tandis  que  la  raison 
est  une,  universelle,  pacifique,  les  religions,  fruits 
d'inexplicables  rêves,  grossissent  à  chaque  siècle  la 
longue  liste  de  leurs  variétés,  et  font  du  monde  un 
champ  de  bataille,  païens  contre  chrétiens ,  protes- 
tants contre  catholiques,  luthériens  contre  calvinis- 
tes, Grecs,  Arméniens,  mahométans,  Hindous,  ra- 
ces sans  nombre,  qui  tiraillent  l'humanité  dans  des 
langes  sanglants.  N'est-il  pas  temps  de  lui  rendre  ou 
de  lui  donner  l'unité,  soit  qu'elle  l'ait  perdue,  soit 
qu'elle  ait  eu  besoin  d'une  longue  éducation  pour 
la  mériter?  Telle  était,  Messieurs,  la  pensée  du 
xviiie  siècle;  et,  par  une  fortune  très-rare,  il  se  ren- 
contra, pour  l'exécuter,  une  pléiade  d'esprits  supé- 
rieurs, poètes,  historiens,  moralistes,  romanciers, 
jurisconsultes,  hommes  éminents  dans  tous  les  gen- 
res de  créations  littéraires  et  scientifiques,  capables 
de  détruire  et  d'édifier.  Jamais  on  n'avait  vu  tant, 
d'esprits  rassemblés  dans  une  même  pensée,  et  le 
siècle  heureux  qui  les  avait  produits  pouvait,  en 
voyant  leur  concours  et  leur  ardeur,  se  dire  qu'en 
effet  un  ouvrage  véritablement  providentiel  lui  avait 
été  confié,  et  qu'il  en  verrait  bientôt  le  fastique  ac- 
comphssement. 

Saluez ,  Messieurs ,  saluez  ces  espérances  de  l'es- 
prit humain ,  ces  promesses  hardies ,  cette  naviga- 


—  60  — 
lion  au  long  cours  dans  les  régions  inconnues  de  la 
vérité  ;  saluez  ces  Argonautes  qui  vont  franchir  à 
pleines  voiles  les  colonnes  d'Hercule  de  l'humanité, 
et  qui  voient  se  lever  devant  eux  les  îles  fortunées  de 
l'avenir. 

Que  fait  cependant  l'Église?  L'Église  semble  pâlir. 
Bossuet  ne  rend  plus  d'oracles;  Fénelon  dort  dans  sa 
mémoire  harmonieuse;  Pascal  a  brisé  au  tombeau  sa 
plume  géométrique;  Bourdaloue  ne  parle  plus  en 
présence  des  rois;  Massillon  a  jeté  au  vent  du  siècle 
les  derniers  sons  de  l'éloquence  chrétienne.  Espagne, 
Italie,  France,  par  tout  le  monde  catholique,  j'é- 
coute :  aucune  voix  puissante  ne  répond  aux  gémis- 
sements du  Christ  outragé.  Ses  ennemis  grandissent 
chaque  jour.  Les  trônes  se  mêlent  à  leurs  conjura- 
tions. Catherine  II ,  du  miUeu  des  steppes  de  la  Gri- 
mée, au  sortir  d'une  conquête  sur  la  mer  ou  sur  la 
solitude,  écrit  des  billets  tendres  à  ces  heureux  gé- 
nies du  moment  ;  Frédéric  II  leur  donne  une  poignée 
de  main  entre  deux  victoires;  Joseph  II  vient  les  vi- 
siter, et  dépose  la  majesté  du  saint  empire  romain  au 
seuil  de  leurs  académies.  Qu'en  dites-vous?  Que 
dites-vous  du  silence  de  Dieu?  Qu'est-ce  qu'il  fait? 
Déjà  le  siècle  a  marqué  le  jour  de  sa  chute  ;  attendez  : 
une  heure,  deux  heures,  trois  heures...,  demain  ma- 
tin, ils  enterreront  le  Christ.  Ah!  ils  lui  feront  de 
belles  funérailles  ;  ils  ont  préparé  une  procession  mr- 
gnifiquc  ;  les  cathédrales  en  seront,  elles  se  mettront 
en  route  et  s'en  iront  deux  à  deux ,  comme  les  fleuves 
qui  vont  à  l'Océan,  pour  disparaître  avec  un  dernier 
bruit.  Qu'en  dites-vous  encore  une  fois,  Messieurs? 


—  61  — 

C'est  vrai,  Dieu  se  taisait,  il  se  faisait  petit.  Il  avait 
tout  ôté  à  son  Église,  tout,  excepté  lui;  tout,  excepté 
le  triomphe  de  l'erreur  contre  l'erreur  même.  Jamais 
Dieu,  jusque-là,  n'avait  laissé  à  l'erreur  son  déve- 
loppement total  ;  il  lui  avait  toujours  rompu  la  gorge 
un  moment  ou  l'autre,  avant  qu'elle  fût  reine.  Cette 
fois,  il  laissait  faire  jusqu'au  bout.  Attendons  à 
notre  tour,  et,  avant  même  la  fm,  regardons  dans 
les  mœurs  quels  étaient  les  effets  d«u  triomphe  de  la 
raison  pure. 

Que  faisait  dans  le  monde  la  chasteté,  cette  vierge 
évoquée  du  tombeau  par  la  doctrine  catholique?  Qu'y 
faisait-elle?  Voici  le  palais  des  rois  très-chrétiens  : 
dans  la  chambre  où  avait  dormi  saint  Louis,  Sarda- 
napale  était  couché.  Stamboul  avait  visité  Versailles, 
et  s'y  trouvait  à  l'aise.  Des  femmes  enlevées  aux  der- 
nières boues  du  monde  jouaient  avec  la  couronne  de 
France;  des  descendants  des  croisés  peuplaient  de 
leur  adulation  des  antichambres  déshonorées,  et 
baisaient,  en  passant,  la  robe  régnante  d'une  cour- 
tisane, rapportant  du  trône  dans  leurs  maisons  les 
vices  qu'ils  avaient  adorés,  le  mépris  des  saintes  lois 
du  mariage,  l'imitation  des  saturnales  de  Rome, 
assaisonnées  d'une  impiété  que  les  familiers  de  Né- 
ron n'avaient  pas  connue.  Au  heu  du  soc  et  de  l'é- 
pée,  une  jeunesse  immonde  ne  sachant  plus  ma- 
nier que  le  sarcasme  contre  Dieu  et  l'impudeur 
contre  l'homme.  Au-dessous  d'elle  se  traînait  la 
bourgeoisie,  plus  ou  moins  imitatrice  de  cette  royale 
corruption,  et  lançant  à  sa  suite  ses  fils  perdus, 
comme  on  voit  derrière  les  puissants  rois  de  la  soli- 

2* 


—  62  — 

tude,  les  lions  et  leurs  pareils,  des  animaux  plus  pc- 
liLs  et  vils  qui  les  suivent  pour  lécher  leur  part  du 
sang  répandu. 

Un  jour  enfin,  le  jour  de  Dieu  se  leva.  Le  vieux- 
peuple  franc  s'émut  de  tant  d'ignominie;  il  étendiL 
sa  droite,  il  secoua  cette  société  tombée  dans  l'apos- 
tasie de  la  vertu  et  la  jeta  par  terre  d'un  coup,  à  Té- 
tonnement  puéril  de  tous  ces  rois  qui  flattaient  la 
raison  pure!  L'échafaud  succéda  au  trône,  moisson- 
nant avec  inditïérence  tout  ce  qu'on  lui  apportait, 
roi,  reine,  vieillards,  enfants ,  jeunes  filles,  prêtres, 
philosophes,  innocents  et  coupables,  tous  enveloppés 
dans  la  solidarité  de  leur  siècle  el  dans  son  triomphe 
sur  Jésus-Christ.  Une  dernière  scène  acheva  les  re- 
présailles de  Dieu.  La  raison  pure  voulut  célébrer 
ses  noces,  car  elle  n'avait  célébré  sur  l'échafaud  que 
ses  fiançailles;  elle  v^oulut  aller  plus  loin  et  pousser 
jusqu'à  ses  noces.  Les  portes  de  cette  métropole 
s'ouvrirent  par  ses  ordres  tout-puissants;  une  foule 
innombrable  inonda  le  parvis,  menant  au  maître- 
autel  la  divinité  qu'on  lui  avait  préparée  pendant 
soixante  ans.  En  dirai-je  le  nom?  L'antiquité  avait 
eu  des  images  qui  exposaient  la  dépravation  au  culte 
des  peuples  ;  ici  c'était  la  réalité,  le  marbre  vivant 
d'une  chair  pubUque.  Je  me  tais.  Messieurs,  je  laisse 
ce  grand  peuple  adorer  la  divinité  dernière  du  monde, 
et  célébrer  sans  mystère  les  noces  immortelles  de  la 
raison  pure. 

Fondation,  réformation,  transformation  ;  MahomiCt, 
Luther  et  Voltaire,  tout  avait  abouti  au  même  résul- 
tat ,  au  renversement  plus  ou  moins  complet  de  la 


—  63  — 

chaslelé.  Quiconque  a  touché  à  la  doctrine  catho- 
lique, quels  qu'aient  été  ses  vœux  et  ses  intentions, 
a  touché  par  cela  même  à  l'arche  sacrée  de  la  vertu. 
Je  n'en  veux  pas  d'autres  preuves,  pour  terminer, 
que  votre  expérience  personnelle.  Je  vous  adjure 
tous,  Messieurs,  le  poison  du  mal  ne  s'est- il  pas 
glissé  en  vous  avec  le  poison  de  l'incrédulité?  L'ap- 
parition de  ce  double  phénomène  n'est- elle  pas  con- 
temporaine dans  l'histoire  de  votre  âme?  Le  ratio- 
nahsme  vous  a-t-il  jamais  servi  contre  vos  passions? 
N'en  a-t-il  pas  été  l'excuse  et  le  flatteur?  C'est  la 
doctrine  catholique  qui  vous  a  faits  chastes;  c'est 
son  abandon  qui  a  signalé  votre  chute  ;  et  toutes  les 
fois  que,  touchés  de  votre  état,  vous  aspirez  vers  un 
jour  plus  pur,  je  vous  le  demande  encore  et  je  vous 
adjure  de  nouveau,  à  qui  s'adressent  votre  espérance 
et  votre  recours  ?  Vous  tournez  les  yeux  vers  les  ta- 
bernacles où  vous  avez  laissé  des  souvenirs  de  paix 
et  d'honneur;  vous  retournez  à  la  doctrine  catho- 
lique, à  ses  prêtres,  à  ses  religieux ,  à  sa  confession , 
à  sa  table  sainte,  à  tous  ses  pieux  mystères,  dont 
vous  avez  éprouvé  l'efficacité.  Je  n'en  veux  pas  da- 
vantage; je  confie  à  votre  cœur  cette  dernière  obser- 
vation, et  je  me  hâte  vers  les  conclusions  de  ma 
thèse. 

La  doctrine  catholique  produit  seule  dans  l'âme,  à 
l'exclusion  de  toute  autre  doctrine,  le  phénomène 
complet  de  la  chasteté.  Et  la  chasteté  n'est  pas  une 
vertu  mystique,  une  vertu  de  cloître  et  d'initiés;  c'est 
une  vertu  morale  et  sociale ,  une  vertu  nécessaire  à 
la  vie  du  genre  humain.  Sans  elle  la  vie  se  flétrit 


—  G4  — 

dans  ses  sources,  la  beauté  s'efface  du  visage,  la 
bonté  se  retire  du  cœur,  les  familles  s'épuisent  et 
disparaissent,  les  nations  perdent  graduellement 
leur  principe  de  résistance  et  d'expansion,  le  respect 
de  la  hiérarchie  s'éteint  dans  les  scandales  ;  tous  les 
maux  enfin  entrent  par  cette  porte ,  toutes  les  servi- 
tudes et  toutes  les  ruines  y  ont  passé.  C'est  leur 
grande  voie.  Mais  je  veux  vous  montrer  encore,  quoi- 
que brièvement,  la  nécessité  de  cette  vertu  sous  un 
autre  point  de  vue ,  et  vous  ne  vous  étonnerez  pas  de 
mon  insistance,  puisc|ue  mes  conclusions  doivent 
reposer  sur  ces  deux  points  ,  que  la  chasteté  est  une 
vertu  nécessaire,  et  cependant  une  vertu  réservée 
par  Dieu  à  l'action  de  la  doctrine  catholique. 

Il  est.  Messieurs,  dans  l'économie  politique  ou  so- 
ciale, une  question  première,  celle  du  développement 
régulier  de  la  population.  Je  ne  la  veux  point  traiter 
à  fond ,  et  je  n'en  ai  pas  besoin.  Je  vous  rappellerai 
seulement  que  les  ressources  de  la  nature,  dans  leur 
développement  le  plus  ingénieux  par  l'art  et  le  tra- 
vail, ne  sont  pas  en  proportion  avec  l'accroissement 
de  la  population  abandonnée  à  ses  seuls  instincts. 
L'Écriture  nous  dit  qu'une  des  malédictions  de  Dieu 
sur  l'homme,  après  sa  chute,  fut  celle-ci  :  Je  multi- 
■plierai  tes  enfantements;  et  la  réalité  nous  prouve 
qu'en  effet  il  existe  sous  ce  rapport  un  défaut  d'équi- 
libre qui  a  besoin  d'être  corrigé.  La  servitude  et  la 
guerre  de  dévastation  y  pourvoyaient  chez  les  an- 
ciens; la  doctrine  catholique  y  avait  pourvu  en  ins- 
spirant  aux  familles  l'estime,  le  respect  et  la  pratique 
de  la  chasteté.  Elle  avait  réussi  sans  doute ,  puisque 


—  65  — 

les  économistes  du  dernier  siècle  lui  reprochaient  de 
maintenir  .a  population  dans  un  niveau  destructeur 
de  son  vrai  développement,  et  que  c'était  là  l'une  des 
armes  avec  lesquelles  on  sapait  l'existence  des  nom- 
breuses communautés  vouées  au  célibat.  Aujour- 
d'hui ,  INIessieurs ,  cette  arme  s'est  retournée  contre 
ses  auteurs.  Le  flot  croissant  de  la  population  ,  de  la 
concurrence  et  de  la  misère,  avertit  assez  les  hommes 
sérieux  d'une  grande  difficulté  sociale  ,  difficulté  ac- 
crue par  les  bienfaits  mêmes  de  la  civilisation. La  paix 
s'assied  chaque  jour  dans  le  monde;  elle  tend,  comme 
le  prophète  Isaïe  l'annonçait  longtemps  d'avance,  à 
devenir  encore  plus  stable  et  plus  générale.  En 
même  temps  la  salubrité  publique  fait  des  progrès  ; 
une  administration  plus  savante  écarte  de  nous  non- 
seulement  la  peste  et  la  famine,  mais  ces  influences 
sourdes  qui  minent  lentement  la  santé  des  nations. 
Tout  concourt  à  augmenter  la  durée,  moyenne  de  la 
vie  des  hommes,  et  déjà ,  en  cinquante  ans ,  malgré 
de  longues  guerres,  la  France  a  vu  sa  population 
suivre  avec  rapidité  ce  mouvement  ascendant.  La 
division  des  propriétés  en  est  une  autre  cause  sen- 
sible ;  en  portant  l'aisance  et  la  sécurité  à  un  plus 
grand  nombre,  elle  les  pousse  à  une  plus  confiante 
paternité.  Je  me  borneà  ce  coup  d'œilgénéral,  et  je  me 
demande  où  sera  le  remède  d'un  excès  qui  semble 
prévu  de  tous.  11  en  est  un  déjà  trop  connu,  trop  pra- 
tiqué, qui,  par  peur  de  la  vie,  l'attaque  dans  sa 
source,  et  substitue  à  la  chasteté  un  remède  qui  sa- 
tisfait l'égoïsme  et  n'épouvante  que  la  vertu.  Mais 
nous  ne  pouvons  pas  compter  le  crime  parmi  les 


—  66  — 

moyens  de  résoudre  logiquement  et  moralement  les 
problèmes  de  l'humanité. 

Ailleurs  on  croit  entrevoir  le  désir  de  mettre  des 
conditions  à  la  liberté  du  mariage,  et  d'en  rendre  le 
sanctuaire  moins  accessible  au  pauvre.  Mais  le  pau- 
vre !  qui  a  plus  besoin  que  lui  du  secours  et  des  af- 
fections de  la  famille?  Il  est  seul  au  monde;  il  n'a 
rien  pour  les  sens  et  la  vanité  ;  il  habite  un  trou  hu- 
mide et  misérable,  où  l'amour  pourtant  peut  encore 
pénétrer,  parce  qu'il  pénètre  partout.  Quand  il  a 
froid .  il  prend  ses  enfants  sur  ses  genoux ,  il  sent 
qu'il  est  encore  homme,  puisqu'il  est  père.  Lui  ra- 
vira-t-on  cette  seule  joie  au  nom  de  l'économie  poli- 
tique? Lui  fera-t-on  comme  le  chasseur,  qui  arrache 
à  la  louve  ses  petits?  La  religion  seul  a  le  droit ,  non 
pas  d'imposer,  mais  de  demander  à  l'homme  le  sa- 
crifice de  la  famille,  parce  que  Dieu,  qui  seul  donne 
cette  vocation,  rend  à  l'homme  qui  y  consent  un 
père,  une  mère,  des  frères,  des  sœurs,  des  filles  et 
des  fils. 

La  question  reste  tout  entière.  Il  est  manifeste  que, 
le  crime  mis  de  côté,  la  guerre,  la  servitude  et  tous 
les  fléaux  mis  de  côté ,  le  genre  humain  reste  avec 
une  surabondance  de  vie  dont  on  ne  peut  pas  même 
se  faire  une  idée,  puisqu'il  perd  dans  la  débauche 
une  immense  quantité  de  cette  vie ,  dont  le  surplus 
le  gêne  encore.  Faut-il  donc  que  l'économie  sociale 
appelle  à  son  secours  le  vice  et  le  crime,  et  les  dé- 
clare protecteurs- nés  du  genre  humain,  sa  provi- 
dence nécessaire,  et  le  moyen  normal  de  la  réduction 
d3  son  sang  aux  limites  du  possible  et  du  vrai?  Chose 


—  67  — 

étonnante!  la  vie  nous  embarrasse,  et  si  quelque 
pauvre  fille,  lasse  du  monde,  et  méprisée  de  lui, 
porte  sa  virginité  dans  un  cloître  ;  si  par  son  choix , 
par  son  goût,  parce  que  Dieu  lui  a  fait  un  cœur  ca- 
pable de  vivre  de  lui  seul ,  elle  va  cacher  dans  le 
travail  et  l'obéissance  volontaires  la  fleur  de  sa  jeu- 
nesse,  comme  la  colombe  prend  ses  petits  sous  son 
aile  et  s'envole  dans  les  bois ,  il  se  trouvera  une  opi- 
nion assez  dénaturée  pour  taxer  d'hérésie  politique  , 
de  confiscation  d'une  tête  au  détriment  de  la  société, 
cette  fuite  d'une  pauvre  fille  qui  n'a  rien,  qui  ne  de- 
mande rien  aux  hommes  que  de  demeurer  chaste  et 
de  gagner  son  pain  dans  une  communauté  de  cœurs 
pareils  au  sien.  La  vie  nous  embarrasse,  on  voudrait 
en  régler  l'essor;  on  soufl're  qu'elle  se  perde  dans  la 
débauche,  on  la  jette  au  vent  par  le  crime  :  mais 
la  concentrer  par  la  chasteté,  la  condenser  dans 
la  force  de  la  vertu,  pour  qu'elle  s'écoule  sur  le 
monde  par  des  canaux  réguliers,  pleins  et  mesu- 
rés ,  c'est  là  l'impardonnable  prétention  d'une  doc- 
trine qui  envahit  tout.  On  veut  le  résultat  maté- 
riel de  la  chasteté ,  parce  qu'il  est  nécessaire  à 
la  rotation  de  la  machine  sociale;  on  ne  veut  pas 
de  la  vertu ,  parce  que  la  vertu  vient  de  Dieu,  parce 
qu'elle  est  le  signe  de  Dieu,  et  que  le  monde  met 
au  premier  rang  de  ses  besoins  que  Dieu  ne  soit  pas 
trop  clair. 

Je  me  résume  enfin,  et  je  conclus.  La  chasteté  est 
une  vertu  nécessaire  au  mouvement  général  du 
monde,  qui  ne  peut  en  remplacer  l'effet,  pour  la  dis- 
tribution de  la  vie,  que  par  la  misère,  la  servitude, 


—  G8  — 

le  crime  et  l'immoralité.  Relirez  toutes  ces  causes, 
qui  maintiennent  tant  bien  que  mal  un  certain  niveau 
dans  le  développement  de  la  population;  retirez -les 
par  la  pensée ,  pour  établir  ensuite  à  leur  place  un 
cours  bon  et  honnête  des  choses,  et  vous  arriverez 
à  cette  conclusion,  que  le  tiers  du  monde  est  appelé 
à  la  continence  absolue,  et  les  deux  autres  tiers  à  la 
continence  modérée.  C'est  la  loi.  Tôt  ou  tard ,  Mes- 
sieurs ,  la  chasteté  reprendra  sa  place  au  milieu  du 
monde  ;  elle  y  ressaisira  ses  droits.  On  redressera,  on 
honorera  ses  autels;  on  reconnaîtra  qu'on  ne  peut  pas 
vivre  en  sont  absence,  et  ces  paroles  que  je  prononce 
aujourd'hui  peut-être  y  contribueront.  Magistrats, 
législateurs,  écrivains,  quoi  que  vous  deveniez  un 
jour  sur  la  scène  ébranlée  du  monde,  l'occasion  se 
présentera  de  servir  la  cause  du  genre  humain  en 
servant  la  cause  de  la  chasteté  volontaire  et  dévouée. 
Vous  y  serez  fidèles,  Messieurs,  vous  répudierez 
l'héritage  du  xvi^  et  du  xviii®  siècle;  comme  Gélon, 
dans  un  traité  fameux,  vous  stipulerez  pour  l'huma- 
nité, non  pas  en  abolissant,  mais  en  rétablissant  le 
libre  sacrifice  du  sang. 

La  chasteté  est  une  vertu  nécessaire  à  l'humanité; 
je  pars  de  ce  fait.  Or  l'humanité  ne  possède  pas  cette 
vertu  :  elle  l'a  foulée  aux  pieds  jusqu'à  l'avènement 
de  Jésus- Christ,  et  toutes  les  fois  qu'elle  a  voulu 
toucher  à  l'œuvre  du  Christ  par  le  mahométisme,  le 
protestantisme  ou  le  rationalisme,  elle  n'a  réussi 
qu'à  détruire  plus  ou  moins  la  chasteté,  et  même  à 
renouveler  les  spectacles  honteux  des  mœurs  du  pa- 
ganisme. Que  s'ensuit-il?  Il  s'ensuit,  INlessieurs,  que 


—  69  — 

riiomme  n'est  pas  dans  son  état  vrai,  dans  son  état 
naturel;  car  rien  de  nécessaire  ne  saurait  manquer 
à  un  être  qui  est  dans  la  vérité  de  sa  nature.  Si 
l'homme  n'est  pas  dans  la  vérité  de  sa  nature,  il  en 
est  tombé;  car  s'il  n'en  était  pas  tombé,  il  serait  né 
hors  de  la  vérité  de  sa  nature,  hors  de  sa  nature 
même,  ce  qui  n'a  pas  de  sens.  L'homme  est  donc  à 
l'état  de  déchéance,  comme  la  doctrine  catholique  le 
lui  enseigne,  en  effet,  et  rien  ne  saurait  mieux  lui 
en  donner  la  démonstration  que  ce  qu'il  éprouve 
chaque  jour  de  ce  côté  avili  et  tyrannique  de  son 
être. 

Mais  de  plus,  et  c'est  ma  seconde  conclusion,  puis- 
que la  doctrine  catholique  restitue  à  l'homme  la 
chasteté,  non- seulement  relative,  mais  absoke,  il 
s'ensuit  que  la  doctrine  catholique  est  réparatrice  de 
rhumanite  déchue,  et  réparatrice  par  une  force  sur- 
humaine ;  car  si  c'était  en  vertu  d'une  force  humaine 
qu'elle  eût  cette  efBcacité,  elle  ne  serait  pas  seule  à 
l'avoir.  Ce  qui  est  humain  est  du  domainedel'homme. 
Pourquoi  l'homme,  par  aucune  autre  doctrine,  n'ob- 
tiendrait-il pas  le  même  résultat?  Ce  n'est  pas  seule- 
ment la  doctrine  catholique  qui  dit  à  l'homme  d'être 
chaste;  toutes  les  doctrines  spirituelles,  et  elles  sont 
en  grand  nombre,  lui  donnent  le  même  ordre  et 
le  même  conseil.  Pourquoi  la  doctrine  catholique 
ajoute-t-elle  seule  à  sa  parole  une  efficacité,  une  ac- 
tion transformatrice,  qui  ne  se  passe  pas  seulement 
dans  la  région  de  l'âme,  mais  qui  atteint  le  sens  le 
plus  rebelle  de  tous ,  et  lui  fait  subir  une  obéissance 
qu'il  repousse  en  l'acceptant?  Quelque  chose  qui  n'est 


pas  de  l'homme  est  évidemment  au  fond  de  cette 
doctrine  unique  dans  ses  effets,  et  ce  quelque  chose 
qui  n'est  pas  de  l'homme,  je  ne  lui  connais  qu'un 
nom  :  Dieul 


VINGT-QUATRIEME  CONFERENCE 


DE  LA  CHARITE  D  APOSTOLAT  PRODUITE  DANS  LAME 
PAR  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE 


^îonseigneur, 

Messieurs  , 

La  troisième  vertu  réservée  par  Dieu  à  la  doctrine 
catholique  est  la  charité.  La  charité,  prise  dans  son 
sens  le  plus  général,  est  le  don  de  soi.  Lorsqu'elle 
regarde  Dieu,  c'est  le  don  de  soi  à  Dieu;  lorsqu'elle 
regarde  l'homme,  c'est  le  don  de  soi  à  l'humanité. 
Mon  intention  n'est  pas  de  traiter  aujourd'hui  de  la 
charité  envers  Dieu ,  mais  seulement  de  la  charité 
envers  l'homme;  et,  même  sous  ce  rapport,  je  la  dé- 
clare réservée  à  la  doctrine  catholique,  non  pas  en 
ce  sens  que  l'homme,  abandonné  à  l'impulsion  de  la 
nature,  ne  se  donne  jamais;  je  le  nie  :  il  se  donne  à 


-  72  — 

sa  famille,  il  se  donne  à  ses  amis,  il  se  donne  à  sa 
patrie,  il  se  donne,  enfin,  dans  une  certaine  me- 
sure. Car  si  Dieu,  en  dehors  de  toute  doctrine  di- 
vine, ne  lui  avait  pas  permis  le  don  de  soi,  l'huma- 
nité ne  subsisterait  pas  un  seul  moment.  Mais,  bien 
que  cet  élément  soit  de  première  nécessité  pour  la 
vie  humaine,  cependant,  afin  que  le  triomphe  de  la 
doctrine  divine  fût  assuré  jusque-là ,  Dieu  a  réservé 
l'expansion  et  la  donation  totale  de  l'homme  à  l'ac- 
tion de  sa  doctrine  sur  les  âmes. 

L'homme  est  complexe;  il  a  beaucoup  à  donner; 
par  conséquent  je  ne  puis  pas  embrasser  d'un  seul 
coup  cette  histoire  de  la  donation  de  soi.  C'est  un 
embarras  pour  l'orateur,  mais  un  embarras  dont  il  a 
le  droit  et  le  devoir  de  se  féliciter,  puisqu'il  honore 
la  grandeur  de  ses  semblables. 

L'homme  peut  se  donner  en  tant  qu'il  est  intelli- 
gence, en  tant  qu'il  est  sentiment,  en  tant  qu'il  est 
vie  extérieure ,  et  par  conséquent  la  charité  embrasse 
le  don  de  soi  sous  ce  triple  point  de  vue.  En  tant  que 
l'homme  est  inteUigence,  il  est  une  doctrine,  et  le 
don  de  soi ,  sous  ce  rapport ,  n'est  autre  chose  que  le 
don  de  la  doctrine  qui  fait  la  vie  de  notre  esprit.  Or 
je  dis  que  la  charité  de  la  doctrine,  que  le  don  de 
soi,  quant  à  la  doctrine,  est  une  vertu  réservée  à  la 
doctrine  catholique.  Je  dis  que  la  doctrine  catholique 
est  la  première  qui  ait  aimé  l'humanité,  la  seule  en- 
core aujourd'hui  qui  aime  l'humanité,  qui  cherche 
l'humanité ,  qui  se  donne  à  l'humanité ,  qui  se  dévoue 
à  l'humanité.  Je  dis  qu'en  dehors  d'elle,  malgré  l'or- 
gueil qui  pousse  les  inventeurs  de  doctrine  à  répan- 


—  73  — 

cire  et  à  faire  adorer  leurs  pensées,  ils  sont  condam- 
nés à  une  expansion  pauvre,  stérile  et  sans  dévoue- 
ment, au  sein  de  l'humanité.  La  première  et  la  seule, 
la  doctrine  catholique  est  douée  de  la  force  de  dona- 
tion ;  la  première  et  la  seule ,  elle  a  inspirée  l'homme 
le  don  de  soi,  quant  à  l'intelligence  et  à  la  vérité. 
C'est  ce  que  je  vais  vous  faire  voir,  s'il  plaît  à 
Dieu. 

Que  l'homme  donne  son  bien ,  la  terre  qu'il  tient 
sous  ses  pieds,  c'est  beaucoup  ;  pourtant  c'est  le  don 
d'une  chose  étrangère  à  lui.  Qu'il  donne  son  cœur, 
c'est  davantage;  mais  ce  cœur,  tout  précieux  qu'il 
est,  c'est  le  don  d'une  chose  changeante  et  mortelle; 
un  temps  viendra  qu'il  ne  pourra  plus  faire  même  le 
mouvement  qui  est  nécessaire  pour  se  donner.  Or  il 
y  a  dans  l'homme  quelque  chose  qui,  tout  en  étant 
lui-même,  est  plus  que  lui,  qui  ne  passe,  ni  ne 
change,  ni  ne  meurt  :  que  dis-je!  qui  est  plus  qu'im- 
mortel, qui  est  éternel.  Car,  Leibnitz  l'a  dit,  l'homme 
est  un  composé  de  temps  et  d'éternité,  et  c'est  par  la 
vérité  que  l'éternité  entre  dans  son  composé.  Fille 
de  l'éternité,  éternelle  elle-même,  la  vérité  est  tom- 
bée dans  le  temps  en  tombant  dans  Tintelligence  de 
l'homme,  et,  exposée  par  cette  cohabitation  à  souf- 
frir de  notre  nature,  elle  nous  communique  aussi  les 
droits  de  la  sienne.  Tandis  que  tout  s'altère  en  nous, 
même  les  sentiments  du  cœur  et  les  facultés  de  l'âme, 
la  vérité  y  conserve  son  immuable  vie ,  et,  en  la  don- 
nant aux  autres ,  nous  leur  donnons  quelque  chose 
qui  nous  survit  à  nous-mêmes,  qui  survit  à  toute 
mort,  qui  fleurit  dans  les  tombeaux,  qui  se  pare  des 

m.  —  3 


-  74  — 

siècles  comme  de  grâces  survenues  à  la  jeunesse  de 
son  éternité. 

C'est  pourquoi,  Messieurs,  le  don  de  cette  partie 
de  nous-mêmes  est  le  don  de  soi  par  excellence,  et- 
la  charité  de  la  doctrine  est  la  première  charité.  Cha- 
rité d'autant  plus  nécessaire  que  l'homme  n'aime  pas 
la  vérité,  qu'il  en  méconnaît  le  bien,  et  lui  oppose 
constamment  l'inertie  de  l'ignorance  et  l'activité  de 
l'erreur.  Semblable  à  un  malade  qui  refuse  ou  déna- 
ture le  dictame  de  la  vie,  l'humanité,  ce  grand  ma- 
lade, repousse  d'une  main  persévérante  le  breuvage 
éternel  de  la  vérité  que  Dieu  lui  envoie  du  ciel.  Et 
c'est  pourquoi  il  faut  à  la  doctrine  non-seulement  la 
volonté  de  se  donner,  mais  l'amour,  le  courage,  la 
patience,  l'héroïsme  du  don  poussé  jusqu'au  martyre 
même. 

Et  s'il  existe  vraiment  une  doctrine  divine,  si  Dieu 
a  parlé  aux  hommes ,  ne  sentez-vous  pas  que  la  cha- 
rité de  cette  doctrine,  venue  de  Dieu,  doit  être  hors 
de  toute  comparaison?  Car  si  Dieu  a  donné  son  Verbe 
au  monde,  comme  évidemment  il  ne  l'a  donné  que 
par  amour,  il  a  dû  mettre  au  fond  de  ce  Verbe  des- 
tiné au  genre  humain  un  art,  un  dévouement,  une 
force  de  donation  qu'aucune  autre  doctrine  ne  sût 
imiter,  et  qui  fît  qu'en  présence  de  celle-là  toute  do- 
nation doctrinale  fût  languissante,  inerte,  morte;  il 
a  dû  vouloir  que  le  verbe  humain  ne  fût  qu'un  tor- 
rent desséché,  tandis  que  le  Verbe  divin ,  tout  palpi- 
tant d'amour  et  de  vie,  courrait  à  pleins  bords  dans 
rhumanité,  comme  les  flots  de  toutes  les  sources  et 
de  tous  les  fleuves,  divisés ,  mais  unis ,  courent  sans 


—    yo  — 

relâche  à  la  surface  et  dans  les  entrailles  de  la  terre 
pour  la  vivifier. 

Je  me  fais  fort  de  vous  démontrer  qu'il  en  est 
ainsi  :  que  toute  doctrine  humaine,  au  point  de  vue 
de  l'expansion,  n'est  qu'un  cadavre,  et  qu'au  con- 
traire la  doctrine  catholique,  sous  le  même  rapport, 
est  une  doctrine  vivante,  qui  est  perpétuellement 
pour  l'humanité  ce  qu'est  pour  son  époux  une  jeune 
vierge  qui  aborde  l'autel  et  y  fait  ses  premiers  et 
joyeux  serments. 

Commençons  la  comparaison  par  l'antiquité. 

La  Chine,  l'Inde,  la  Perse,  l'Egypte,  la  Grèce  et 
Rome  :  voilà ,  si  je  ne  me  trompe ,  l'antiquité  tout  en- 
tière. Eh  bien!  dans  cette  antiquité  multiple,  vaste, 
longue,  semée  d'événements,  où  tant  de  peuples  ont 
joué  un  rôle  connu  de  nous,  avez-vous  jamais  senti 
la  palpitation  de  la  doctrine?  y  avez-vous  rencontré 
l'apostolat,  et  un  apostolat  qui  eût  le  genre  humain 
pour  but? 

Qu'a  fait  la  Chine  pour  la  vérité?  Quels  vaisseaux 
a-t-elle,  de  ses  côtes,  jetés  vers  le  monde  pour  y 
porter  une  parole  au  nom  de  l'homme  et  au  nom  de 
Dieu?  Où  sont  ses  mandarins?  Qui  les  a  rencontrés 
hors  de  chez  eux?  qui  les  a  ouïs?  où  est  quelque  part 
le  témoignage  de  leur  sang?  Il  a  fallu,  pour  les  con- 
naître, leur  députer,  des  extrémités  de  la  terre,  des 
hommes  que  leur  orgueil  a  repoussés,  refusant  leur 
oreille  au  genre  humain,  après  lui  avoir  refusé  leurs 
lèvres,  également  incapables  d'instruire  et  d'être  in- 
siruits. 

Qu'a  fait  l'Inde  pour  la  vérité  ?  Plice  et  repliée 


—  76  — 

dans  les  langes  de  ses  castes,  elle  a  fait  comme  un 
enfant  qui  crie  assez  haut  pour  être  entendu  de  sa 
nourrice.  J'entends  sa  voix  entre  l'Immaûs  et  la  mer, 
par  delà  même  encore,  mais  toujours  dans  un  cer- 
cle rétréci;  ses  brahmes,  ses  philosophes,  ses  schis- 
mes et  ses  hérésies,  célèbres  parce  que  nous  les  élu- 
dions, ne  lui  ont  créé  qu'un  mouvement  local,  de- 
meuré en  gloire  et  en  effets  au-dessous  de  leur  bruit 
même. 

La  Perse,  avec  son  Zoroastre,  n'a  fait  ni  mieux 
ni  plus.  Pour  l'Egypte,  vieux  sanctuaire,  terre  cé- 
lèbre entre  toutes,  quand  j'y  pénètre  à  la  suite  de  la 
science  contemporaine,  qu'est-ce  que  j'y  trouve? des 
momies  dans  des  souterrains,  des  pyramides  qui 
cachent  une  poussière  sans  nom,  des  sphinx  au 
bord  des  temples,  des  hiéroglyphes  mystérieux,  le 
secret  partout,  au  fond  des  monuments  les  plus  gi- 
gantesques comme  au  fond  des  tombeaux.  Ce  peuple 
avait  peur  de  dire,  et  quand  un  savant  meurt  après 
avoir  déchiffré  trois  lignes  de  son  écriture ,  il  meurt 
fameux. 

]Mais  voici  la  Grèce,  elle  parlera  du  moins,  celle- 
là  ;  le  monde  entendra  sa  voix.  N'est-elle  pas  la  pa- 
trie d'Homère,  d'Hésiode,  d'Orphée,  d'Euripide  et 
de  tant  d'autres?  La  muse,  comme  dit  un  poëte, 
ne  lui  a-t-elle  pas  donné  le  génie  et  l'éloquence? 
Il  est  vrai,  sa  bouche  et  sa  plume  ont  tout  célébré. 
Nous  en  tirons  encore  des  marbres  élégants,  nous 
allons  mesurer  les  frontons  de  ses  temples,  nous 
apportons  dans  nos  musées  les  pierres  qu'elle  a  tou- 
chées de  son  doigt  inspiré ^  sa  mémoire  nous  pour- 


—  77  — 
suit  :  et  pourtant,  avec  des  dons  si  rares  et  cet 
immortel  succès,  qu'a-t-elle  fait  pour  la  vérité? 
Où  sont  les  traces  de  son  apostolat?  où  sont  ses 
missionnaires  et  ses  martyrs?  Elle  nomme  Socrate, 
c'est  son  chef-d'œuvre,  Socrate,  qui  affirme  Dieu 
à  quelques  disciples  chéris,  et  qui  meurt  en  leur 
léguant  pour  dernier  soupir  un  sacrifice  aux  faux 
dieux  ! 

Voilà  toute  l'histoire  de  l'expansion  des  doctrines 
dans  l'antiquité ,  en  y  ajoutant  Rome,  qui  n'eut  rien 
d'universel  que  son  ambition.  Cette  histoire  est 
courte,  et  ne  vous  en  étonnez  pas  :  l'erreur  et  la  vé- 
rité n'ont  besoin  que  d'un  regard  pour  être  recon- 
nues ;  c'est  Dieu  qui  a  donné  leur  signe  à  l'une  et  à 
l'autre,  el,  mieux  que  Tacite,  Dieu  abrège  tout. 

Vous  avez  vu  la  mort  ;  voulez-vous  voir  la  vie  ? 
Vous  avez  vu  l'égoïsme  ;  voulez-vous  voir  la  charité? 
Jésus-Christ  est  au  moment  de  quitter  ses  disciples 
et  le  monde;  il  va  leur  dire  sa  dernière  parole,  son 
suprême  testament.  Écoutons-le,  il  est  court  aussi  : 
Allez  et  enseignez  toutes  les  nations.  Allez,  n'atten- 
dez pas  l'humanité,  mais  marchez  au-devant  d'elle; 
enseignez ,  non  pas  en  philosophe  qui  discute  et  qui 
démontre,  mais  avec  l'autorité  qui  se  pose  et  qui 
s'affirme;  parlez,  non  à  un  peuple,  non  à  une  ré- 
gion, non  à  un  siècle,  mais  aux  quatre  vents  du  ciel 
et  de  l'avenir,  mais  jusqu'aux  extrémités  les  plus  re- 
culées de  l'espace  et  du  temps,  et,  à  mesure  que  la 
hardiesse  ou  le  bonheur  de  l'homme  découvriront 
des  terres  nouvelles,  allez  aussi  vite  que  son  courage 
et  que  sa  fortune  :  prévenez  même  l'un  et  l'autre ,  et 


—  78  — 

que  la  doctrine  dont  vous  êtes  les  hérauts  soit  par- 
tout la  première  et  la  dernière.  Quel  testament,  Mes- 
sieurs! Ce  ne  sont  que  trois  mots;  mais  nul  homme 
ne  les  avait  dits.  Cherchez  où  vous  voudrez,  jamais 
vous  ne  rencontrerez  ces  trois  mots  :  Allez  et  ensei- 
gnez toutes  les  nations.  Il  n'y  a  qu'un  homme  qui 
les  ait  dits;  il  n'y  a  qu'un  homme  qui  pouvait  les 
dire,  un  homme  sûr  de  refficacité  de  sa  parole.  Car 
vous  concevez  bien  que,  lorsqu'on  meurt  en  voulant 
laisser  quelque  chose  après  soi,  on  pèse  ses  ordres 
derniers,  et  qu'on  n'en  donne  pas  de  ceux  que  l'évé- 
nement peut  convaincre  de  mensonge  ou  de  vanité. 
Une  parole  aussi  absolue  que  celle-ci  :  Allez  et  en- 
seignez toutes  les  nations,  suppose  une  certitude 
sans  bornes,  le  coup  d'œil  d'un  prophète  qui,  prêt  à 
se  coucher,  regarde  sur  sa  tombe  l'humanité  à  jamais 
attentive  et  obéissante.  Or  cette  parole  a  été  dite  par 
Jésus-Christ  :  le  premier  il  l'a  dite,  le  dernier  il  Ta 
dite,  le  seul  il  l'a  dite.  Toutefois,  j'en  conviens,  ce 
n'est  encore  qu'une  parole;  il  faut  voir  si  l'accom- 
plissement y  a  répondu. 

Quelque  temps  après  qu'elle  eut  été  prononcée,  il 
se  passait  dans  l'univers  un  phénomène  singulier. 
L'univers,  ce  quelque  chose  qui  fuit  et  qui  demeure, 
qui  soufïre  et  qui  rit,  fait  la  paix  et  la  guerre,  qui 
renverse  et  qui  sacre  les  rois ,  qui  s'agite  sans  savoir 
d'où  il  vient  ni  où  il  va,  ce  chaos  enfin ,  écoute  avec 
stupeur  un  bruit  dont  il  n'avait  pas  l'idée  et  qu'il  ne 
se  représente  pas  bien.  Comme  dans  la  nuit,  quand 
tout  est  tranquille,  et  qu'on  entend  autour  de  soi  je 
ne  sais  quel  être  qui  marche,  l'univers  pour  la  pre- 


—  79  — 

niière  fois  entend  une  parole  qui  vit,  qui  se  meut, 
qui  est  à  Jérusalem,  à  Antioche,  à  Corinthc,  à 
Ephèse,  à  Athènes,  à  Alexandrie,  à  Rome,  dans  les 
Gaules,  du  Danube  à  l'Euphrate  et  par  delà;  une 
parole  qui  a  été  plus  loin  que  Crassus  et  ses  batail- 
lons, plus  loin  que  César;  qui  s'adresse  aux  Scythes 
comme  aux  Grecs  ;  qui  ne  connaît  pas  d'étrangers  ni 
d'ennemis;  une  parole  qui  ne  se  vend  pas,  qui  ne 
s'achète  pas,  qui  n'a  ni  crainte  ni  orgueil;  une  pa- 
role toute  simple,  qui  dit:  Je  suis  la  vérité,  et  il  n'y 
a  que  moi.  Saint  Paul  a  déjà  paru  devant  l'Aréo- 
page ,  et  étonné  par  sa  nouveauté  ces  chercheurs  sé- 
culaires de  nouveautés;  ils  ont  créé  un  mot  pour 
peindre  leur  surprise ,  mot  heureux  et  qui  caractérise 
le  phénomène  dont  l'univers  commencée  soupçonner 
la  puissance  :  Que  nous  veut,  disent-ils,  ce  semeur 
de  paroles?  Ces  philosophes  avaient  vu  disserter, 
diviser,  analyser,  démonlrer,  faire  sa  fortune  et  sa 
gloire  avec  la  rhétorique  et  la  philosophie;  ils  n'a- 
vaient pas  encore  vu  semer  la  vérité  dans  le  genre 
humain  comme  une  graine  efficace  qui  germe  en  son 
temps,  et  qui  n'a  besoin  que  de  sa  propre  nature 
pour  fleurir  et  porter  des  fruits. 

La  chose  était  faite.  L'empire  rom.ain  ne  pouvait 
plus  se  dissimuler  l'apparition  d'une  réalité  nouvelle 
qui  ne  venait  pas  de  lui,  qui  s'était  installée  chez 
lui,  sans  lui,  et  qui  déjà  s'étendait  plus  loin  que  lui. 
Il  se  consulta.  Les  politiques,  les  gens  qui  voient  de 
haut  et  de  loin,  qui  savent  les  destinées  des  peuples 
et  leur  ont  marqué  leurs  siècles  et  leur  quart  d'heure, 
tout  ce  monde  s'assembla  sur  le  Palatin ,  devant  Ce- 


—  80  — 

sar,  pour  aviser  à  bien  voir  ce  que  c'était  que  celte 
chose  qui,  sans  la  permission  du  préfet  du  prétoire, 
se  permettait  de  courir  de  l'Inde  et  de  Tlbérie  jus- 
qu'en des  lieux  où  les  ordres  de  César  n'allaient  pas. 
Soyons  justes,  ils  virent  très-bien  sa  force  et  leur 
faiblesse  :  ils  connurent  que  l'humanité  ne  possédait 
aucune  parole  capable  de  lutter  contre  la  parole  qui 
se  révélait,  et  ils  n'eurent  plus  que  le  choix  de  l'ac- 
cepter comme  un  fait  entré  dans  les  destinées  du 
genre  humain,  ou  d'essayer  contre  elle,  en  désespoir 
de  cause,  la  puissance  du  bourreau.  Ils  choisirent  ce 
dernier  parti;  car,  pour  adopter  l'autre,  il  eût  fallu 
plus  que  du  génie,  ils  eussent  eu  besoin  d'humilité. 
Les  Césars  ne  s'en  piquaient  pas.  Ils  espéraient  de 
la  force  ce  qu'ils  n'espéraient  pas  de  la  sève  doctri- 
nale amassée  depuis  quarante  siècles  dans  les  grands 
vaisseaux  de  l'humanité.  Il  ne  s'agissait  plus  pour  la 
doctrine  catholique  de  se  donner  par  la  simple  effu- 
sion de  l'enseignement;  l'empire  se  levait  pour  étouf- 
fer le  Verbe  dans  la  gorge  de  l'apostolat.  Il  fallait  se 
taire  ou  mourir;  il  fallait  mourir  en  croyant  que  le 
sang  parle  mieux  que  la  parole  en  faveur  de  la  vé- 
rité. Il  se  présentait  même  une  question  préalable  : 
fallait-il  aimer  l'humanité  ingrate  et  homicide  jus- 
qu'à mourir  pour  elle?  Ne  pouvait-on  se  retirer  d'elle, 
et,  paisibles  possesseurs  delà  vérité  pour  soi,  laisser 
le  monde  où  il  était? 

Mais  la  vérité  est  charité,  et  la  charité  n'est  pas  le 
don  de  soi  à  ses  amis,  à  ses  parents,  à  ses  concitoyens; 
e]|p  est  le  ^iQu-i^le  soi  aux  étrangers  et  aux  ennemis , 
à  tous  sans  distinction.  L'Évangile  avait  prévu  le 


—  81  — 

cas  et  y  avait  pourvu,  il  avait  dit  :  Bienheureux  ceux 
qui  souffrent  "persécution  pour  la  justice.  Il  avait 
ajouté  :  Aimez  vos  ennemis,  faites  du  bien  à  ceux 
qui  vous  haïssent  y  priez  pour  ceux  qui  vous  persé- 
cutent et  qui  vous  calomnient;  ainsi  serez-vous  les 
fils  de  votre  Père  qui  est  au  ciel,  lequel  fait  luire  son 
soleil  sur  les  bons  et  sur  les  méchants  (l).  Et  quant 
à  l'efficacité  du  sang  répandu  en  témoignage  pour 
la  vérité,  le  Christ  y  avait  aussi  pourvu.  N'avait-il 
pas,  au  moment  suprême  et  par  son  dernier  soupir, 
converti  le  centurion  qui  gardait  son  supplice,  et, 
après  sa  mort  même,  le  coup  de  lance  qui  perça  son 
côté  n'avait-il  pas  fait  du  soldat  parricide  un  croyant 
et  un  samt?  C'étaient  là  des  avis  prophétiques,  c'é- 
tait la  fraternité  de  l'apostolat  et  du  martyre  élo- 
quemment  révélée.  On  y  fut  fidèle.  Quand  l'empire 
demanda  leur  sang  aux  apôtres  pour  étouffer  leur 
parole,  ils  savaient  que  le  sang  est  la  parole  à  sa 
plus  haute  puissance;  ils  mouraient  pour  mieux  par- 
ler morts  que  vivants.  Ce  fut  presque  une  loi  qu'au- 
cune terre  ne  remontait  à  Dieu ,  qu'arrosée  du  sang 
des  martyrs. 

Maintenant,  Messieurs,  ma  tâche  est  trop  aisée; 
nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  dans  de  faciles 
énumérations.  L'empire  romain  devint  chrétien  par 
l'apostolat;  les  barbares  le  devinrent  à  leur  tour  par 
la  même  voie.  Et  quand  un  monde  nouveau  s'ouvrit 
à  Vasco  de  Gama  et  à  Christophe  Colomb,  des  lé- 
gions de  missionnaires  se  précipitèrent  sur  leurs 

(1)  Sainl  Matthieu  ,  chap.  v  ,  vers.  44  et  45. 


pas  ;  l'Inde,  la  Chine,  le  Japon,  des  îles  et  des  royau- 
mes sans  nombre  furent  évangélisés.  Des  lacs  du 
Canada  aux  rives  du  Paraguay,  l'Amérique  fut  visi- 
tée par  la  parole  du  Christ;  elle  habita  dans  les 
forêts,  sur  les  fleuves,  aux  creux  des  rochers;  elle 
séduisit  le  Caraïbe  et  l'Iroquois;  elle  aima  et  tut 
aimée  d'un  amour  unique  par  mille  races  perdues 
dans  ces  vastes  continents.  Et  encore  aujourd'hui, 
malgré  les  malheurs  qui  l'ont  décimée  en  Europe, 
et  qui  semblaient  avoir  tari  le  lait  de  ses  mamelles  , 
elle  poursuit  l'œuvre  lointaine  de  sa  propagation. 
L'Océanie ,  monde  éparpillé  dans  la  mer,  reçoit  sur 
les  récifs  de  ses  îlots  la  doctrine  qui  a  converti  les 
grandes  terres;  les  anciennes  missions  refleurissent, 
de  nouvelles  commencent,  et  le  sang  coule  encore 
pour  la  vérité  comme  au  temps  de  Galère  et  de  Dio- 
clétien.  Vous  avez  ce  spectacle  sous  les  yeux,  Mes- 
sieurs ;  la  charité  de  la  doctrine  catholique  n'est  pas 
une  antiquité  de  musée  ;  elle  vit  parmi  vous ,  elle 
sort  de  vous;  vos  frères  de  patrie  et  de  famille,  au 
moment  où  je  parle,  couvrent  de  leurs  voix  et  de  leurs 
vertus  tous  les  points  du  globe.  Les  Annales  de  la 
Propagalion  de  la  Foi  font  suite  aux  Lettres  édi- 
fiantes et  curieuses,  celles-ci  aux  légendes  du  moyen 
âge,  et  les  légendes  aux  Actes  des  Apôtres.  Chaque 
jour,  pour  la  même  cause,  des  hommes  sont  empri- 
sonnés, meurtris,  déchirés,  mourants  de  chaleur,  de 
faim,  de  soif,  d'oubli  de  tout  le  monde,  mais  iné- 
branlables et  contents,  parce  qu'ils  ont  été  choisis 
pour  accomplir  le  testament  de  Jésus-Christ  :  Allez 
et  enseignez  toutes  les  nations! 


-  83  — 

Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  davantage  ;  il  est  trop 
clair  que  la  doctrine  catholique  a  été  la  première 
qui  ait  porté  l'homme  à  la  donation  de  soi  quant  à 
l'intelligence,  la  première  en  qui  la  vérité  ait  été  cha- 
rité. J'ajoute  que,  seule  encore  aujourd'hui,  elle 
possède  ce  privilège,  privilège  devenu  bien  plus  re- 
marquable dans  le  monde  nouveau  que  dans  le 
m.onde  ancien.  Car  autrefois  on  pouvait  penser  que 
le  secret  de  l'apostolat  n'était  pas  révélé;  mais  au- 
jourd'hui qu'il  est  manifeste,  sa  possession  toujours 
réservée  à  la  doctrine  catholique,  par  la  exclusion 
de  toute  autre ,  est  assurément  un  phénomène  aussi 
curieux  que  démonstratif. 

Je  reprends  ma  division  de  l'autre  jour.  Il  n'est , 
avons-nous  dit,  que  trois  grandes  doctrines  qui  aient 
tenté  de  disputer  le  terrain  à  la  doctrine  catholique  : 
le  mahométisme,  le  protestantisme  et  le  rationa- 
lisme. J'ajoute,  cette  fois,  le  schisme  grée. 

Le  mahométisme,  venu  six  cents  ans  après  Jésus- 
Christ,  avait  vu  la  doctrine  catholique  dans  toute  la 
magnificence  de  son  prosélytisme  expansif.  C'était 
un  fait  subsistant,  un  fait  dont  Mahomet  était  témoin 
en  personne.  Mahomet  s'étant  posé  comme  fonda- 
teur, devait  à  son  tour  prononcer  le  fiai  de  la  fonda- 
tion ;  il  devait  dire  aussi  :  Allez  et  enseignez  toutes 
les  nations.  Et,  en  effet.  Messieurs,  il  faut  lui  rendre 
justice,  ce  fia t,  il  l'a  prononcé  autant  qu'il  est  donné 
à  l'homme  de  le  prononcer.  Ce  fiat  de  la  donation 
doctrinale,  de  l'expansion  de  la  vérité,  Mahomet  a 
osé  le  prononcer,  mais  avec  une  variation  qui  révèle 
tout  de  suite  l'homme  à  la  place  de  Dieu.  Mahomet  a 


—  84  -' 

bien  dit:  Allez/  c'était  beaucoup,  mais  écoutez  la 
suite  :  Allez  et  subjuguez  toutes  les  nations.  11  fait 
appel  non  à  la  parole ,  mais  au  cimeterre  !  Et  pour- 
quoi? Pourquoi  cet  homme  n'a-t-il  pas  trouvé  douze 
apôtres?  Pourquoi,  non  pas  mourant,  mais  dans  le 
prestige  de  sa  domination ,  n'a-t-il  pas  osé  confier 
son  verbe  à  des  verbes  qui  devaient  survivre  au 
sien?  Eh!  Messieurs,  c'était  du  génie.  Mahomet, 
comme  les  Césars  tout  à  l'heure,  voyait  très-bien  que, 
lui  mort,  son  éloquence  aurait  péri;  il  voyait  bien 
que,  lui  mort,  le  prestige  de  son  œil  d'aigle  serait 
éteint,  et  que  quand  on  viendrait  le  regarder  dans 
son  sépulcre ,  on  n'y  trouverait  dans  les  ossements 
du  crâne  que  ces  orbes  inanimés  qui  ne  disent  plus 
rien,  qui  ne  promettent  plus  rien  à  personne.  Il  savait 
tout  cela.  11  ne  comptait  pas  sur  son  tombeau.  Et 
encore  une  fois  c'était  du  génie  et  de  la  force.  Mais 
comme  d'un  autre  côté  il  voulait  se  survivre ,  pesant 
dans  ses  ardentes  mains  l'avenir  du  monde,  il  avait 
compris  qu'il  ne  fallait  pas  faire  comme  les  Césars, 
qui  avaient  tué  stérilement ,  et  en  qui  l'épée  n'avait 
été  qu'une  négation.  Il  tira  la  sienne  comme  une  af- 
firmation. Il  unit  sa  doctrine  à  la  destinée  d'une 
guerre  immense ,  et  chargea  ses  légions ,  en  enfon- 
çant leurs  traits,  de  graver  le  Coran  dans  le  cœur  de 
l'humanité.  Il  fit  du  fer  ce  qu'on  n'en  avait  pas  fait 
jusque-là  ;  il  en  fit  une  doctrine  vivante ,  un  aposto- 
lat. L'homme,  quand  il  veut  persuader,  ouvre  ses 
lèvres  et  son  âme.  Mahomet  les  avait  ouvertes  une 
fois  pour  toutes;  son  verbe  désormais  proféré,  il  le 
jetait  au  monde  comme  un  ordre  irrévocable;  il  ne 


—  85  — 

disait  pas  :  Va  !  il  le  faisait  porter  par  des  escadrons  ; 
et  comme  l'univers  avait  fait  silence  pour  entendre 
le  pas  profond  de  la  vérité ,  il  fît  silence  une  seconde 
fois  au  bruit  de  Mahomet,  mais  un  silence  d'esclave, 
un  silence  de  vaincu,  un  silence  qui  le  déshonorait. 

Car,  Messieurs,  recevoir  une  doctrine  au  bout 
d'un  sabre,  qu'est-ce  autre  chose  qu'abdiquer  son 
âme?  J'estime  encore  l'erreur  qui  se  propose,  et  qui 
croit  assez  en  elle  pour  essayer  sa  force  et  me  per- 
suader; mais  ce  vil  gladiateur  qui  me  présente  d'une 
main  le  Coran  et  de  l'autre  la  mort,  je  n'ai  que  du 
mépris  pour  lui,  et,  si  j'ai  la  bassesse  de  lui  obéir, 
un  mépris  plus  profond  pour  moi. 

Ce  fut  cependant ,  Messieurs ,  l'oeuvre  de  Maho- 
met ;  ainsi  propagea-t-il  sa  doctrine ,  ainsi  imita-t-il 
la  grande  parole  :  Allez  et  enseignez  toutes  les  na- 
tions. 

Je  passe  au  schisme  grec.  Celui-ci  n'est  pas  un 
conquérant  ;  académicien  subtil,  séparé,  à  force  d'es- 
prit, de  l'unité  doctrinale;  il  vient  s'établir  dans  le 
monde  sur  la  bonne  opinion  qu'il  a  de  lui-même. 
Qu'a-t-il  fait  depuis  lors  dans  l'ordre  de  l'apostolat? 
Qu'a  fait  cette  terre  autrefois  si  féconde  en  éloquence, 
qui  avait  produit  saint  Jean  Chrysostome,  saint  Ba- 
sile ,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint  Grégoire  de 
Nysse,  et  qui  avait  envoyé  auparavant  sa  gloire  jus- 
qu'à nous  par  saint  Irénée  ,  l'un  de  nos  premiers  an- 
cêtres dans  la  foi?  Qu'a-t-elle  fait  depuis  le  xi°  siècle, 
époque  finale  de  son  schisme,  pour  justifier  sa  sé- 
paration par  ses  succès  et  pour  étendre  le  règne  de 
Dieu,  dont  ellevenait  d'arracher  un  précieux  rameau? 


—  86  - 

Hélas  !  ce  qu'elle  a  fait  :  rien. Voilà  sept  cents  ans  pas- 
sés, et  cette  branche  éloignée  de  la  vérité  languit  sans 
rejetons,  assez  forte  pour  conserver  de  sa  vieille  sève, 
trop  faible  pour  la  communiquer.  Elle  a  rompu  avec 
l'unité,  et  à  l'instant,  par  un  miracle  de  la  sagesse 
divine,  elle  a  perdu,  avec  le  secret  de  la  charité,  la 
grâce  de  l'expansion.  Plût  à  Dieu  môme  qu'elle  se 
fut  arrêtée  là,  et  qu'elle  eût  accepté  le  châtiment  de 
la  stérilité!  Mais,  houleuse  enfin  de  sa  longue  inac- 
tion ,  l'Église  grecque  a  été  saisie  dans  ces  derniers 
temps  de  l'ambition  du  prosélytisme.  Et  savez-vous 
comme  elle  l'entend,  ou  plutôt  qui  ne  le  sait  pas? 
Elle  dépouille  les  catholiques  tombés  dans  sa  dépen- 
dance par  le  sort  des  armes  ;  elle  confisque  leurs 
églises  et  leurs  couvents;  elle  envoie  leurs  prêtres 
en  exil;  elle  arrache  les  enfants  des  bras  de  leurs 
mères,  afin  de  les  enlever  à  l'erreur,  et  de  s'épar- 
gner plus  tard  la  peine  de  les  convertir;  elle  contre- 
fait, à  l'insu  des  peuples,  sa  propre  liturgie,  demeu- 
rée encore  trop  catholique;  elle  envoie  des  janissaires 
solliciter  l'aposlasie  avec  des  verres  de  vin,  des  ru- 
bans et  des  coups  de  bâton,  et,  la  chose  faite,  elle 
immatricule  avec  joie  ses  nouveaux  enfants  avec  dé- 
fense de  sortir  désormais  de  son  aimable  giron ,  sous 
peine  d'être  traités  comme  des  renégats.  Elle  torture 
enfin  la  vérité  dans  ses  serres ,  comme  un  oiseau  do 
proie  devenu  le  maître  d'un  aigle  qui  par  hasard 
avait  l'aile  rompue  ;  il  le  tient,  le  retourne,  et,  n'ayant 
pas  la  force  d'enfoncer  dans  son  flanc  un  bec  puis- 
sant, il  lui  arrache  une  à  une  les  plumes,  il  le  déchi- 
quette plutôt  qu'il  ne  le  dévore. 


N'ai-je  pas  nomme  l'Église  de  Pologne,  Messieurs, 
tout  à  rheure?  Il  me  semble  que  je  l'ai  nommée... 
et,  si  je  l'ai  lait,  croyez- vous  que  je  pourrais  passer 
à  côté  d'elle  sans  la  saluer?  Chère  et  illustre  sœur, 
autrefois  le  soutien  de  la  chrétienté ,  aujourd'hui 
offerte  en  holocauste,  j'aurais  pu  prononcer  ton  nom 
sans  le  bénir,  sans  supplier  Dieu,  moi  l'apôtre  du 
Christ,  d'avoir  pitié  de  toi!  Ah!  je  l'en  supplie,  je  l'en 
conjure,  j'en  appelle  à  lui  pour  toi,  et  à  toute  âme 
en  qui  l'humanité  n'est  pas  tarie.  Nous  ignorons 
l'avenir  et  ce  qu'il  te  prépare  ;  mais  si  tu  succombes 
à  la  fin ,  la  postérité  te  fera  un  berceau  où  tu  renaî- 
tras toujours,  et  quand  on  voudra  s'animer  à  de 
grands  dévouements  dans  de  grands  malheurs ,  on 
méditera  tes  souvenirs,  on  baisera  tes  rumes.  Si 
nous  ne  te  rendons  pas  la  vie  du  temps,  nous  te  con- 
serverons la  vie  de  la  mémoire ,  nous  te  donnerons 
rendez-vous  dans  l'éternité,  et  si  d'autres  embrasse- 
menls  ne  nous  sont  plus  permis ,  celui-là ,  du  moins  , 
la  persécution  ne  le  rompra  jamais  ! 

Voilà  l'Église  grecque,  Messieurs!  et  môme  ai-jc 
tout  dit?  Ai -je  raconté  tout  le  sort  de  cette  doctrine 
faite  cadavre?  Non,  Messieurs;  mais  il  faut  être  bref 
dans  l'histoire  de  l'erreur,  comme  nous  l'avons  été 
dans  celle  de  la  vérité.  Encore  un  mot  seulement. 
Par  une  loi  qui  régit  maintenant  toute  l'Église  grec- 
que, sous  les  diverses  dominations  qu'elle  subit, 
le  prosélytisme  est  défendu.  Néron  l'avait  rêvé  peut- 
être  dans  un  mauvais  songe  du  Palatin  ;  mais  l'avoir 
écrit  dans  une  loi,  avoir  décrété  solennellement,  et 
dans  trois  empires,  que  la  doctrine  devait  être  sans 


charité,  qu'elle  ne  devait  pas  chercher  l'homme  et 
même  le  poursuivre,  qu'elle  devait  habiter  son  coin  , 
s'y  tenir  heureuse  sous  la  protection  et  la  garde  d'un 
maître ,  et  que  si  par  hasard,  comme  la  colombe  de 
l'arche,  elle  ouvrait  la  fenêtre  pour  voir  si  elle  pou- 
vait s'envoler  quelque  part,  c'était  là  un  crime  de 
lèse-majesté  :  avoir  dit,  écrit,  décrété  une  semblable 
loi,  c'est  assurément  le  prodige  d'une  double  peur, 
la  peur  de  sa  propre  impuissance  et  de  la  puissance 
de  la  vérité.  Et  encore ,  il  faut  le  remarquer,  ce  n'est 
pas  seulement  dans  des  États  despotiques  que  celte 
fabuleuse  disposition  a  été  consacrée,  mais  à  Athènes, 
dans  une  charte,  et  dans  une  charte  qui  proclame  la 
liberté  de  conscience!  C'est  au  nom  de  la  liberté  de 
conscience  que  le  prosélytisme  y  est  défendu. 

Je  suis  heureux.  Messieurs,  de  vous  signaler  ail- 
leurs ,  dans  le  sein  même  du  protestantisme ,  une 
législation  d'un  caractère  bien  différent,  à  laquelle  il 
me  serait  impossible  de  ne  pas  rendre  un  hommage 
public.  Quand  on  a  mission  de  parler  contre  l'erreur, 
c'est  un  bonheur  comme  c'est  un  devoir  de  rendre 
justice  à  ce  qu'elle  fait  de  bien.  Notre  siècle  a  vu , 
Messieurs,  une  magnifique  réparation  de  l'erreur 
envers  la  vérité,  d'autant  plus  remarquable  qu'elle 
avait  été  précédée  d'une  longue  persécution.  L'An- 
gleterre, après  trois  cents  ans  d'une  législation  im- 
pitoyable contre  les  catholiques,  a  brisé  de  son  pro- 
pre mouvement  les  chaînes  de  notre  servitude,  et 
proclamé,  sous  le  nom  d'émancipation,  la  pleine  et 
entière  liberté  de  conscience  sur  le  sol  de  ses  vastes 
États.  Elle  reçoit  nos  prêtres,  nos  évêques,  nos  rcU- 


—  89  — 

gieux,  même  ceux  qui  n'ont  pas  chez  elle  le  droit  de 
nationalité;  elle  le  fait  sans  crainte  et  sans  souvenirs, 
avec  le  plus  haut  libéralisme  qui  soit  au  monde,  et 
je  croirais  trahir  la  sainteté  de  l'apostolat  cathoHque, 
si  du  haut  de  cette  chaire  de  Notre-Dame ,  avant  de 
commencer  ce  que  je  dois  dire  du  protestantisme ,  je 
ne  rendais  pas  à  cet  acte  nouveau  dans  l'histoire  des 
hommes  l'honneur  éternel  qui  lui  est  dû. 

Le  protestantisme  n'est  pas,  comme  le  schisme 
grec,  dénué  de  tout  prosélytisme;  il  écrit,  il  imprime, 
il  répand  ses  livres  à  profusion.  Il  envoie  même  des 
missionnaires,  non  pas,  il  est  vrai ,  en  Chine  ou  au 
Japon ,  partout  où  il  y  a  du  sang  à  répandre;  mais 
enfin ,  là  où  ses  consuls  peuvent  parvenir  et  le  pro- 
téger de  la  majesté  britannique,  le  protestantisme 
hasarde  ses  gens.  C'est  une  action  réelle,  mais  une 
action  qui  ne  constitue  pas  un  apostolat.  Le  prosé- 
lytisme de  l'écriture  n'entraîne  aucun  dévouement 
difficile  et  sérieux.  La  parole  marche,  l'écriture  ne 
marche  pas  ;  la  parole  est  le  don  de  l'homme  tout 
entier,  l'écriture  n'est  que  le  don  de  son  esprit.  Mille 
sacrifices,  sans  compter  celui  du  sang,  découlent  du 
sacrifice  de  la  parole,  très-peu  du  sacrifice  de  l'écri- 
ture. Au  coin  de  son  feu,  toutes  les  mesures  du  con- 
fortable étant  parfaitement  prises,  les  portes  bien 
fermées ,  les  fenêtres  exactement  closes ,  un  gentle- 
man prend  sa  plume,  il  réfléchit  à  son  aise  entre  son 
repas  du  matin  et  son  repas  du  soir  ;  il  écrit  des 
pages  dont  il  paie  l'impression ,  mais  avec  la  réserve 
d'être  payé  de  son  libraire,  lequel  paie  à  son  tour  le 
colporteur,  qui  est  le  seul,  définitivement ,  à  jouer  le 


—  00  — 

rôle  apostolique.  La  comparaison,  Messieurs,  n'est 
pas  soutenable  sous  le  rapport  du  dévouement; 
elle  ne  Test  pas  davantage  sous  un  autre  point  de 
vue. 

Le  prosélytisme  de  l'écriture  n'exige  aucune  vertu 
de  la  part  de  celui  qui  l'exerce.  Le  dernier  des  misé- 
rables, sans  se  nommer  ou  même  en  se  nommant, 
peut  tenir  une  plume  puissante,  quoique  déshonorée. 
Pour  peu  que  l'écrivain  soit  d'honnêtes  mœurs,  cela 
suffit  à  sa  dignité.  Il  n'en  est  pas  de  même  de 
l'homme  qui  se  consacre  au  ministère  de  la  parole, 
et  surtout  de  la  parole  religieuse.  Pour  paraître  dans 
une  assemblée  au  nom  de  Dieu  ,  il  y  faut  porter  la 
physionomie  et  l'histoire  d'une  vie  élevée.  Gicéron, 
quoique  païen  et  ne  parlant  que  de  l'éloquence  ci- 
vile, ne  définissait-il  pas  forateur  un  homme  de  bien 
habile  dayis  l'art  de  dire?  Ce  titre  d'homme  de  bien 
ne  suffit  plus  à  l'homme  de  TÉvangile  ;  la  sainteté  lui 
est  nécessaire ,  une  sainteté  indiquée  par  le  sacrifice 
permanent  de  la  chasteté,  par  le  désintéressement, 
par  la  fatigue,  par  l'éloignement  de  la  patrie,  par 
un  rejaillissement  sensible  de  la  vérité  dans  l'accent 
et  dans  tout  fôlre.  Les  sauvages  mêmes  ne  se  mé- 
prennent pas  à  ces  signes.  Ils  discernent  à  la  pre- 
mière vue  et  au  premier  son  le  véritable  apôtre. 
Portez-leur  donc  des  livres,  ou  même  une  parole 
mariée  à  une  femme  ! 

Savez-vous,  Messieurs,  ce  qu'il  y  a  de  plus  singu- 
lier dans  votre  siècle?  C'est  précisément  que,  pour 
la  première  fois  depuis  le  commencement  du  monde  ^ 
le  prosélytisme  de  l'écriture,  agrandi  démesurément 


-  91  — 

par  la  presse,  a  acquis  une  puissance  qui  le  dispute 
au  prosélytisme  de  la  parole  ;  c'est  que  le  prosély- 
tisme qui  n'exige  aucun  dévouement,  ni  vertus,  ni 
même  un  nom,  aspire  à  détrôner  le  prosélytisme  qui 
exige  le  nom,  la  vertu  et  le  dévouement.  Nous  ne 
repoussons  pas  cette  puissance  nouvelle -née  dans 
l'humanité,  nous  nous  en  servons;  auxiliaire  utile, 
elle  est  venue  au  secours  de  la  parole  menacée  par- 
tout d'oppression,  et  encore  qu'elle  batte  en  brèche 
la  vérité,  elle  travaille  cependant  pour  nous,  pour 
cette  parole  dont  elle  convoite  l'empire.  C'est  pour- 
quoi, tout  en  signalant  le  danger  qui  tient  à  l'imper- 
sonnalité  de  l'écriture,  je  vous  en  signale  aussi  l'a- 
vantage. Quand  une  grande  puissance  fait  son  appa- 
rition dans  le  monde,  elle  y  arrive  poussée  par  une 
grande  raison,  et  cette  grande  raison  ,  c'est  toujours 
quelque  besoin  de  la  vérité.  Rien  n'arrive  que  par 
la  providence  de  Dieu,  et  Dieu  fait  tout  pour  ses  élus  : 
Omnia  propter  electos.  Soit  donc  qu'un  empire  se 
fonde  ou  s'écroule,  qu'un  soleil  s'éteigne  ou  s'allume, 
que  le  vent  souffle  de  l'orient  ou  de  l'occident,  atten- 
dez toujours  Dieu,  c'est  toujours  Dieu  qui  arrive, 
encore  que  la  poussière  soulevée  par  son  passage 
nous  dérobe  longtemps  sa  figure  et  son  secret. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  du  rationalisme  sur  la  ques- 
tion qui  nous  occupe;  je  n'ai  jamais  ouï  parler  d'un 
rationaliste  qui  ait  reçu  des  coups  de  bâton  à  la  Go- 
chinchine.  Ces  esprits-là  sont  trop  polis  et  trop  ingé- 
nieux pour  se  hasarder  dans  une  semblable  gloire, 
au  profit  de  la  vérité.  Il  sera  toujours  temps  de 
s'occuper  d'eux  lors  de  la  prochaine  place  vacante 


—  92  — 

à  l'Académie.  Nous  sommes  trop  bien  élevés  pour 
leur  offrir  autre  chose  qu'une  branche  do  laurier,  et 
ils  la  méritent  sans  contestation. 

J'ai  fini,  Messieurs.  Tout  ce  que  j'ai  dit  m'autorise 
à  conclure  que  la  charité  de  la  doctrine,  manifestée 
par  l'apostolat,  appartient  exclusivement  à  la  doc- 
trine cathohque.  Et  si  vous  me  demandez  pourquoi , 
quelle  est  la  cause  secrète  dece  phénomène,  je  vous 
répondrai  que  la  vérité  seule  est  charité,  et  que 
seuls  possédant  la  vérité,  seuls  aussi  nous  en  possé- 
dons l'incommunicable  chaleur.  Nous  venons  du  sein 
large  et  universel  de  Dieu  ;  nous  venons  de  la  région 
où  la  lumière  et  l'amour  se  tiennent  éternellement  em- 
brassés. Le  fleuve  qui  descend  des  hautes  montagnes 
couvre  naturellement  la  plaine  de  ses  mille  canaux. 
Toute  autre  doctrine  vient  d'en  bas  ;  elle  vient  de 
l'homme,  de  son  cœur  étroit,  de  son  esprit  plus  étroit 
encore,  de  son  orgueil,  plus  étroit  que  l'un  et  que 
l'autre;  elle  vient  de  l'égoïsme  et  retourne  à  l'é- 
goïsme.  Elle  ne  va  pas  au  monde,  elle  appelle  le 
monde  à  soi.  Pour  nous,  enfants  de  Dieu  ,  nés  dans 
l'éternité  d'un  mot  de  son  âme,  la  charité  nous  presse 
toujours,  elle  ne  nous  laisse  que  le  repos  du  sacri- 
fice qui  a  été  notre  berceau. 

Saint  Paul,  étant  sur  les  ruines  de  Troie,  vit  en 
songe  un  Macédonien  qui  se  tenait  debout,  et  qui  le 
priait  :  Passe,  lui  disait-il,  passe,  et  viens  à  nous  (1). 
Ce  Macédonien,  Messieurs,  c'est  l'humanité  tout 
entière,  suppliante  de  Dieu,  lui  demandant  la  vé- 

(1)  Actes  des  Apôtres ,  chap.  xvi,  vers.  9. 


—  93  — 

rite;  et  saint  Paul,  c'est  nous  tous  qui'  croyons 
comme  lui ,  qui  avons  reçu  comme  lui  les  prémices 
de  l'esprit  de  vie  et  d'amour.  Aujourd'hui  comme 
alors  couché  sur  les  ruines  de  Troie,  cette  image  de 
la  désolation  du  monde,  le  Macédonien  se  dresse  de- 
vant nous;  il  nous  prie  debout,  car  il  est  pressé  : 
Passe,  nous  dit-il,  passe,  et  viens  à  nous.  Et  si  la 
crainte  du  dévouement  nous  retient,  si  les  labeurs, 
les  voyages,  la  faim,  la  soif,  les  supplices  nous 
effraient,  Dieu  nous  dit  comme  à  saint  Paul,  dans 
un  autre  songe,  dans  le  songe  de  Gorinthe  :  N'aie 
pas  peur,  parle  et  ne  te  tais  pas,  car  j'ai  un  grand 
peuple  à  moi  dans  cette  ville  (1).  Comment  nous  tai- 
rions-nous? Comment  la  main  de  l'homme  fermerait- 
elle  nos  lèvres?  Dieu  nous  pousse  toujours,  un  grand 
peuple  nous  attend  toujours.  Vous  en  avez  ici.  Mes- 
sieurs, le  spectacle  et  la  preuve,  et  encore  cette  as- 
semblée, si  vaste  et  profonde  qu'elle  soit,  ce  n'est 
pas  tout  mon  auditoire  :  mon  auditoire,  c'est  l'hu- 
manité. Ma  parole,  dite  à  vous,  rejaillit  sur  lui  comme 
ces  cailloux  lancés  sur  la  surface  des  mers  qui,  de 
bonds  en  bonds  et  portés  par  les  flots,  vont  atteindre 
au  loin  leur  but. 

(i]  Actes  des  Apôlres,  chap.  xviii,  vers.  9  et  10 


VINGT -CINQUIEME  CONFERENCE 


DE  LA  CHARITE  DE  FRATERNITE  PRODUITE  DANS  L  AME 
PAR  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE 


Monseigneur, 
Messieurs, 


La  doctrine  catholique  est  la  seule  qui  ait  produit 
et  qui  produise  la  charité  de  l'apostolat  ;  je  l'ai 
prouvé  dans  ma  dernière  Conférence.  J'ajoute  qu'elle 
seule  produit  la  charité  de  la  fraternité.  La  frater- 
nité est  le  partage  réciproque  du  cœur,  du  travail 
et  des  biens;  et  il  semble,  Messieurs,  que  cette  vertu 
devrait  couler  en  nous  par  une  source  aussi  simple 
et  aussi  naturelle  que  notre  vie.  Car,  enfm,  qu'est-« 
ce  que  nous  sommes  ?  Ne  sommes-nous  pas  les 
membres  d'une  môme  famille,  les  enfants  d'un  même 
père  et  d'une  seule  maison?  En  vain  nous  voudrions 


—  96  — 

détruire  les  pages  de  notre  généalogie;  tous,  sans 
exception,  nous  sortons  du  même  lieu,  et  tandis  que 
l'orgueil  se  fabrique  en  dehors  du  genre  humain  d'il- 
lustres et  particulières  antiquités ,  le  sang  d'Adam 
parle  en  nous  plus  haut  que  tous  les  titres ,  et  nous 
couche  par  terre  aux  pieds  du  même  patriarche 
comme  aux  pieds  du  même  Dieu.  Cependant,  mal- 
gré cette  évidente  communauté  d'origine  et  cette  fra- 
ternité que  la  nature  a  mise  en  nous ,  quel  spectacle 
nous  présente  l'histoire  si  nous  la  considérons  en 
dehors  de  la  doctrine  catholique!  Des  races  ennemies, 
des  familles  qui  se  séparent  le  plus  qu'elles  peuvent 
les  unes  des  autres  par  le  rang ,  la  puissance  et  la 
tradition  ;  des  hommes  âpres  à  la  curée  de  ce  monde, 
et  traitant  la  terre  non  comme  le  patrimoine  réel  de 
tous,  mais  comme  le  patrimoine  privilégié  des  plus 
forts,  des  plus  habiles  et  des  plus  heureux;  partout 
la  guerre,  la  jalousie,  la  convoitise,  la  spoliation, 
l'élévation  d'un  petit  nombre  et  la  misère  de  beau- 
coup. 

Toutefois ,  Messieurs ,  il  n'en  est  pas  de  la  frater- 
nité comme  de  l'humilité,  de  la  chasteté  et  de  l'apo- 
stolat. Le  monde,  qui  repousse  celles-ci,  même  après 
la  révélation  qui  en  a  eu  lieu ,  ne  repousse  pas  éga- 
lement celle-là  ;  un  grand  nombre  l'apprécie  aujour- 
d'hui, même  en  dehors  de  la  doctrine  cathoUque,  et 
s'il  est  un  songe  caressé  parles  âmes  élevées,  s'il  est 
une  idée  qui  remue  lopmion,  qui  inspire  de  belles 
pages  et  consacre  de  grands  travaux,  c'est  assuré- 
ment l'idée  de  la  fraternité.  Tandis  que  le  monde  in- 
sulte l'humilité  comme  une  vertu  qui  l'importune, 


—  97  — 

rejette  la  chasteté  comme  un  intolérable  fardeau, 
incrimine  l'apostolat  comme  un  envahissement  de  la 
vérité  ou  de  ce  qui  se  donne  pour  elle,  la  fraternité  a 
dans  son  sein  des  amis  chauds  et  généreux ,  qui  exa- 
gèrent même  ses  droits ,  se  trompent  sur  les  moyens 
de  l'établir,  mais  qui  la  proclament  comme  la  fin 
dernière  de  toute  l'histoire  et  de  tout  le  mouvement 
de  l'humanité.  Le  spectacle  auquel  nous  vous  con- 
vions n'en  sera  que  plus  instructif  et  que  plus  cu- 
rieux. Il  sera  beau  de  voir  le  monde  poursuivant  la 
même  pensée  que  nous,  impuissant  à  la  réaliser 
malgré  ses  efforts;  et  la  doctrine  catholique  attei- 
gnant chaque  jour  son  but  fraternel  par  le  simple 
épanchement  de  sa  parole  et  de  son  ordinaire  effica- 
cité. 

L'an  680  de  Rome,  sous  le  consulat  de  Marcus 
Terentius  Varro  LucuUus  et  de  Gains  Cassius  Va- 
rus  ,  au  pied  du  mont  Vésuve  et  en  face  de  la  mer 
de  Naples,  deux  à  trois  cents  hommes  étaient  ras- 
semblés. Ils  portaient  bien  sur  eux  les  traces  de 
notre  dignité  commune ,  et  cependant  il  n'était  pas 
besoin  de  les  regarder  longtemps  pour  découvrir  aussi 
dans  tout  leur  être  des  marques  trop  sensibles  d'une 
cruelle  dégradation.  Au  milieu  du  silence  de  tous , 
l'un  d'eux  se  leva  et  leur  adressa  ce  discours  :  «  Chers 
et  misérables  compagnons  d'infortune,  avons-nous 
résolu  de  porter  jusqu'au  bout  les  injures  du  sort  qui 
nous  a  été  fait?  L'humanité  n'existe  pas  pour  nous; 
rebut  du  monde,  saisis  dès  nos  premiers  jours  par 
la  main  de  fer  de  la  destinée ,  nous  n'avons  servi  jus- 
qu'à présent  qu'à  récréer  nos  maîtres  par  des  specta- 

3* 


—  98  — 

clés  barbares,  ou  à  nourrir  par  nos  travaux  leur  faste, 
leur  mollesse  et  leur  volupté.  Il  est  vrai,  nous  avons 
fui,  nous  sommes  libres,  mais  vous  comprenez  bien 
que  cetLe  liberté  n'est  encore  que  la  servitude;  tout 
l'empire,  toute  la  terre  est  contre  nous  :  nous  n'avons 
pas  d'amis,  pas  de  patrie ^  pas  d'asile.  Mais  avons- 
nous  besoin  d'autres  amis,  d'autre  patrie,  d'autre 
asile  que  nous-mêmes?  Considérons  qui  nous  som- 
mes, et  comptons-nous  d'abord.  Ne  sommes-nous 
pas  le  plus  grand  nombre?  Qu'est-ce  que  nos  maî- 
tres? Une  poignée  de  patriciens  dont  nous  peuplons 
les  maisons,  qui  ne  respirent  que  parce  que  nous 
n'avons  pas  le  courage  de  poser  la  main  sur  leur  poi- 
trine pour  les  étouffer.  Et  si  la  chose  est  comme  je  le 
dis,  si  nous  avons  la  force  du  plus  grand  nombre,  si 
c'est  l'humanité  presque  entière  qui  est  esclave  d'une 
horde  jouissant  de  tout  et  abusant  de  tout,  qui  est-ce 
qui  nous  empêche  de  nous  lever,  d'étendre  nos  bras 
une  fois  en  ce  monde,  et  de  demander  aux  dieux 
qu'ils  décident  entre  nous  et  nos  oppresseurs?  Nous 
n'avons  pas  seulement  le  nombre,  nous  avons  l'in- 
teUigence  aussi  ;  beaucoup  d'entre  nous  ont  enseigné 
à  leurs  maîtres  ou  enseignent  à  leurs  enfants  des 
lettres  humaines  ;  nous  savons  ce  qu'ils  savent,  et  ce 
qu'ils  savent  ils  le  tiennent  de  nous  ;  c'est  nous  qui 
sommes  leurs  grammairiens,  leurs  philosophes,  et 
qui  leur  avons  appris  cette  éloquence  qu'ils  portent 
au  forum,  pour  y  opprimer  tout  l'univers.  Enfm, 
nous  avons  plus  que  le  nombre  et  que  l'intelligence, 
nous  avons  le  droit  :  car,  qui  nous  a  faits  esclaves? 
qui  a  décidé  que  nous  n'étions  pas  leurs  égaux?  où 


—  99  — 

est  le  titre  de  notre  servitude  et  de  leur  souveraineté? 
Si  c'est  la  guerre,  faisons  la  guerre  à  notre  tour  ;  es- 
sayons une  fois  la  destinée,  et  méritons  par  notre 
courage  qu'elle  se  prononce  pour  nous.  »  Ayant  dit 
cela ,  Spartacus  étendit  la  main  vers  le  ciel  et  vers  la 
mer;  son  geste  acheva  sa  parole;  la  foule  qui  l'avait 
écouté  se  leva,  sentant  qu'elle  avait  un  capitaine,  et, 
huit  jours  après,  quarante  mille  esclaves  rangés  en 
bataille  faisaient  tourner  le  dos  aux  généraux  romains, 
remuaient  de  fond  en  comble  l'Italie ,  et  se  voyaient 
sur  le  point,  comme  Annibal,  de  regarder  en  vain- 
queurs la  fumée  de  Rome. 

Ils  furent  vaincus  pourtant,  malgré  le  nombre  et 
le  courage,  et  Pompée,  venant  mettre  le  sceau  à 
leur  défaite,  n'eut  qu'à  écrire  quelques  lignes  au 
sénat  pour  lui  apprendre  que  ces  vils  esclaves,  un 
moment  sa  terreur,  étaient  rentrés  dans  leur  légitime 
néant. 

Tel  était  l'état  du  monde  quelques  années  avant 
la  venue  de  Jésus-Christ.  Une  grande  portion  de 
l'humanité  n'avait  ni  patrie,  ni  famille,  ni  droits; 
elle  était  inscrite  dans  la  loi  sous  la  rubrique  des 
choses  et  non  des  hommes.  On  la  traitait  comme 
une  race  d'animaux  plus  intelligents,  plus  forts, 
mais  qui  n'avaient  d'autre  distinction  que  d'êtrci 
plus  aptes  à  une  servitude  profitable.  Je  pourrais, 
pour  ma  thèse,  me  borner  au  fait,  et  vous  dire  : 
Voilà  ce  que  l'homme  avait  fait  de  l'homme  en  quatre 
mille  ans  ;  voilà  où  en  était,  avant  Jésus-Christ,  la 
fraternité.  Mais  il  ne  sera  pas  inutile  qu'après  avoir 
vu  le  fait  nous  en  cherchions  la  cause ,   afin  de 


—  100  - 

mieux  comprendre  la  grandeur  et  la  difficulté  de  la 
révolution  opérée  sous  ce  rapport  par  la  doctrine 
catholique. 

C'est  donc ,  Messieurs ,  puisque  vous  voulez  savoir 
la  cause  de  la  servitude,  c'est  que  l'homme  n'aime 
pas  l'homme,  que  l'homme  n'aime  pas  le  travail, 
que  l'homme  n'aime  pas  le  partage  de  son  bien,  que 
l'homme  enfin  n'aime  rien  naturellement  de  ce  qui 
constitue  la  fraternité. 

L'homme  n'aime  pas  l'homme;  car  l'amour,  ce 
charme  inexprimable  qui  nous  pousse  vers  un  objet, 
et  nous  pousse  moins  à  nous  donner  qu'à  nous  fondre 
en  lui  ;  l'amour,  cette  merveille  la  plus  incompré- 
hensible de  notre  nature,  à  quoi  nous  passons  toute 
notre  vie,  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  désespéré  de 
nous  assez  pour  ne  plus  chercher  à  en  réaliser  le 
mystère;  l'amour  n'a  qu'une  cause  unique,  cause 
rare  et  passagère  dans  l'humanité.  Je  voudrais  en 
cacher  le  nom  :  je  me  reproche  jusqu'à  un  certain 
point  de  le  nommer  dans  cette  chaire  ;  mais  il  m'est 
impossible  de  ne  pas  le  prononcer.  L'amour  n'a 
qu'une  cause,  et  cette  cause  c'est  la  beauté.  Que 
l'homme  soit  mis  en  présence  d'une  nature  où  res- 
plendit ce  don  terrible,  à  moins  qu'il  ne  soit  couvert 
d'un  bouclier  divin,  il  en  ressentira  les  coups  :  si  re- 
belle, si  orgueilleux  qu'il  soit,  il  viendra  comme  un 
enfant  se  courber  aux  pieds  de  ce  quelque  chose  qu'il 
a  vu  et  qui  l'a  subjugué  par  un  regard ,  par  un  che- 
veu de  son  cou ,  in  uno  crine  colli  sui,  dit  admirable- 
ment l'Écriture.  Mais  cette  beauté,  cause  unique  de 
l'amour,  elle  est  rare  et  passagère  en  nous.  Ellen'ap- 


r 


—  101- 

partient  qu'à  un  très-petit  nombre,  et  les  êtres  qui 
en  sont  le  plus  doués  ne  jouissent  qu'un  moment  de 
leur  couronne.  Adorés  un  jour  de  leur  vie,  ils  sen-  " 
tent  bientôt  la  fragilité  du  don  qui  leur  a  été  fait  ; 
les  adulateurs  fuient  à  mesure  que  les  années  des- 
cendent, et  quelquefois  il  n'est  pas  besoin  des 
années.  Le  cœur  épris  violemment  se  détache  avec 
rapidité,  et,  d'expérience  en  expérience,  ces  êtres 
qu'on  a  tant  chéris  arrivent  à  ne  plus  posséder  d'eux- 
mêmes  et  des  autres  que  les  reliques  d'un  songe. 

La  beauté,  qui  est  la  source  de  l'amour,  l'est  aussi 
des  plus  grandes  désolations  qui  soient  ici -bas, 
comme  si  la  Providence  et  la  nature  se  repentaient 
d'avoir  fait  à  quelques-uns  de  nous  un  si  ri:he  et  si 
rare  présent. 

Si  telle  est  la  cause  de  l'amour,  comment  l'huma- 
nité serait-elle  aimée?  A  part  le  petit  nombre  qui  la  • 
possède,  et  avec  tant  d'imperfections,  qu'est-ce  que 
le  reste  ?  Que  voit  l'homme  autour  de  soi  ?  Des 
hommes  non  pas  seulement  dépourvus  de  la  grâce  et 
delà  majesté  de  leur  nature,  mais  défigurés  parle 
travail,  avilis  par  des  maux  sans  nombre,  en  qui 
l'œil  ne  découvre  plus  rien  qu'une  sorte  de  machine 
qui  se  meut.  Et  si  du  corps  on  pénétre  jusqu'à  l'âme, 
la  misère  et  la  honte  s'y  révèlent  sous  des  aspects 
plus  profonds  encore,  qui  n'arrêtent  plus  le  mépris 
par  la  pitié.  L'orgueil  sans  cause,  l'ambition,  l'é- 
goïsme,  la  haine,  la  volupté ,  tous  les  vices  se  dispu- 
tent ce  visage  intérieur  de  l'homme,  et  aspirent  à  le 
déshonorer.  Que  reste-t-il  pour  l'amour?  A  quel 
vestige  de  la  beauté  se  prendra  l'homme  pour  aimer 


—  102  — 

l'homme  et  partager  fraternellement  avec  lui  les 
peines  du  travail  et  la  joie  des  biens  ? 

L'homme  n'aime  pas  le  travail.  Il  aime  seulement 
une  activité  qui  flatte  l'orgueil  et  trompe  l'ennui. 
Pascal  en  a  fait  la  remarque.  Un  homme,  dit-il  à  peu 
près ,  se  juge  malheureux  parce  qu'une  disgrâce  le 
jette  dans  un  château  magnifique,  où,  entouré  de 
toutes  les  jouissances  et  de  toutes  les  distinctions ,  il 
ne  lui  manque  qu'une  multitude  de  solliciteurs  et 
d'importuns  qui  l'empêchent  de  penser  à  soi.  Cela 
est  vrai,  nous  aimons  l'activité,  mais  une  activité 
commode  et  honorée,  qui,  selon  l'expression  de 
M"^^  de  Staël,  ajoute  l'intérêt  au  repos,  et  nous  donne 
sans  fatigue  la  satisfaction  de  tenir  et  de  remuer  les 
fils  de  ce  monde.  C'est  l'activité  paresseuse  du  com- 
mandement qui  nous  séduit  ;  mais  dès  qu'il  y  a  fa- 
ligue  réelle  d'esprit  ou  de. corps,  nous  cherchons  à 
la  rejeter  sur  les  autres  autant  que  nous  le  pouvons. 
Le  travail  est  une  peine.  Il  a  été  imposé  à  l'homme 
quand  Dieu  le  chassa  du  paradis  terrestre  avec  cette 
sentence  :  Tu  mangeras  Ion  pain  à  la  sueur  de  ion 
front;  en  le  repoussant,  nous  ne  faisons  que  re- 
pousser un  châtiment,  et  pour  l'accepter,  quand  l'a- 
mour nous  manque,  il  ne  nous  faut  pas  moins  que 
toute  la  force  de  la  nécessité.  Or  l'homme  manque 
d'amour  à  l'égard  de  l'homme,  et  l'horreur  du  tra- 
vail, combinée  avec  sa  nécessité,  lui  inspire  sans 
cesse  l'idée  et  la  tentation  de  la  servitude  pour  autrui. 
Combien  donc  est-il  loin  de  la  fraternité,  qui  est  le 
partage  réciproque  du  cœur,  du  travail  et  des  biens  ! 

On  serait  porté  à  croire  que  l'homme,  parvenu  à 


—  103  — 

un  certain  degré  de  richesse  et  rassasié  de  superflu, 
n'éprouve  aucune  peine  à  donner  ce  qui  est  inutile 
même  à  la  surabondance  du  luxe;  c'est  une  erreur. 
L'homme  ne  donne  jamais  volontiers.  Quand  il  ne 
sait  plus  que  faire  de  son  or,  il  achète  la  terre  qui  le 
produit.  Dénué  souvent  de  postérité,  ou  réduit  à  des 
neveux  qu'il  déteste ,  il  achète  encore ,  et  si  la  terre 
manque  à  son  ardeur  de  la  posséder,  il  ensevelira 
dans  des  cofl'res  profonds  cet  or  doublement  inutile, 
se  donnant  quelquefois  le  plaisir  de  le  regarder,  de 
le  compter,  et  de  savoir  au  juste  de  combien  d'écus 
sa  félicité  s'est  accrue.  Quelle  joie  y  a-t-il  là?  Vous 
et  moi  nous  l'ignorons  également,  on  ne  se  rend 
compte  que  des  passions  dont  on  fut  soi-même  vic- 
time. Le  pauvre  ne  comprend  pas  l'état  de  l'homme 
riche,  qui  aime  mieux  enfouir  que  donner;  mais  il 
en  est  ainsi.  Il  arrive  même  que  le  riche  s'ennuie  de 
l'être,  qu'il  n'en  peut  plus  de  sa  fortune,  qu'un  im- 
mense dégoût  le  saisit.  Il  pourrait,  ce  semble,  s'ou- 
vrir une  veine  nouvelle  de  joie  en  rappelant  de  la 
misèie  une  famille  ruinée,  en  mariant  de  pauvres 
jeunes  gens  qui  s'aiment  loyalement.  Il  n'aurait  pas 
même  besoin  d'aller  chercher  le  malheur  :  le  malheur 
monterait  son  escalier  de  lui-même  ;  il  y  monte  atout 
quart  d'heure  sans  qu'on  l'attende;  il  frappe,  il  ap- 
porte à  ce  misérable  un  bien  qu'il  ne  connaît  plus. 
Mais  la  satiété  poussée  jusqu'à  la  douleur  n'apprend 
pas  encore  à  l'homme  le  secret  de  se  dépouiller.  Il 
estime  que  l'honneur  d'être  plus  riche  que  personne 
mérite  bien  d'être  acheté  par  la  souffrance.  Encore 
une  fois,  nous  ne  comprenons  rien  à  tout  cela;  mais 


—  104  — 

tout  cela  est ,  et  nous  révèle  une  troisième  source  de 
la  servitude  substituée  dans  le  monde  ancien  à  la 
fraternité. 

En  effet,  si  l'homme  n'aime  pas  l'homme,  s'il  hait 
le  travail  et  abhorre  tout  partage  de  son  bien ,  qui 
ne  voit  au  bout  de  ces  dispositions  de  son  âme, 
comme  une  conséquence  inévitable,  l'étabUssement 
de  la  servitude?  Pourquoi  n'abuserais-je  pas  de  la 
force  contre  l'homme  que  je  méprise,  pour  l'assu- 
jettir à  un  travail  dont  je  me  délivre,  et  qui  sert  à  la 
fois  ma  fortune  et  mon  orgueil?  Pourquoi  n'attache- 
rais-je  pas  le  plus  d'hommes  possible,  au  moindre 
prix  possible,  à  la  satisfaction  de  tous  mes  sens? 
Pourquoi,  si  je  le  peux,  n'aurais-je  pas,  comme 
dans  l'Inde,  des  gens  pour  chasser  de  mon  visage 
les  animaux  importuns,  d'autres  pour  me  porter  en 
palanquin,  d'autres  pour  me  tenir  un  verre  d'eau 
tout  prêt,  quand  j'aurai  soif,  d'autres  pour  m'ac- 
compagner  et  me  faire  honneur?  Peut-être  sera-ce 
l'occasion  qui  me  manquera  pour  m'assujeltir  mes 
semblables  ;  mais  l'occasion  a-t-elle  jamais  manqué 
dans  le  monde  aux  oppresseurs?  Une  fois  les  causes 
de  la  servitude  posées  dans  le  cœur  de  l'homme,  qui 
s'y  opposera?  où  sera  le  point  d'appui  des  faibles 
contre  les  forts?  qui  parlera  pourl'homme,  si  l'homme 
le  méprise?  Par  l'effet  même  du  manque  d'amour  et 
de  la  passion  de  s'agrandir,  il  se  formera  nécessai- 
rement des  générations  déshéritées  ;  ces  générations 
s'agiteront,  elles  feront  peur  aux  heureux  du  monde; 
il  faudra  bien  créer  une  force  qui  leur  ôte  l'idée  de 
se  révolter,  et  qui  permette  à  l'égoïsme  un  sommeil 


—  105  — 

tranquille.  Quel  plus  naturel  moyen  que  de  les  ré- 
duire à  une  servitude  qui  les  avilisse  à  leurs  propres 
yeux,  et  ne  leur  permette  pas  môme  de  songer  à  se 
revendiquer? 

Ce  ne  sont  pas  là,  Messieurs,  de  chimériques  in- 
terprétations des  sentiments  de  l'homme.  Dieu  a 
permis  que  la  servitude  subsistât  jusqu'à  présont 
pour  vous  révéler  sans  cesse  à  vous-mêmes  ce  que 
vous  êtes  en  dehors  de  la  charité  qui  vient  de  lui. 
Vous  auriez  pu  croire  que  vous  aimiez  l'humanité 
par  vous-mêmes,  et  que  la  philanthropie  suffisait  à 
l'établissement  de  la  fraternité  universelle.  Dieu  a 
pris  soin  devons  détromper.  Que  des  Européens, 
des  Français ,  descendent  quelques  degrés  de  latitude 
et  soient  transportés  sous  un  soleil  plus  chaud,  leur 
philanthropie  expire  aux  portes  d'une  fabrique  de 
sucre.  Devenus  possesseurs  d'esclaves,  ils  découvri- 
ront les  plus  puissantes  raisons  du  monde  en  faveur 
de  la  servitude  :  celles-là  mêmes  que  je  disais  tout  à 
l'heure,  la  nécessité  du  travail,  l'impossibilité  de 
l'accomplir  par  eux-mêmes,  le  devoir  de  s'enrichir, 
l'infériorité  de  la  race  assujettie;  l'on  ira  au  loin  cher- 
cher cette  race  privilégiée,  et  si  elle  n'est  pas  encore 
assez  proche  de  la  bêle,  on  aura  soin,  en  la  mal- 
traitant et  en  la  privant  d'éducation  ,  de  l'amener  au 
niveau  de  bassesse  et  d'abrutissement  désirable  pour 
que  tous  la  jugent  incapable  et  indigne  de  la  liberté. 
Voilà  l'homme,  Messieurs,  et  quels  obstacles  la  doc- 
trine catholique  devait  trouver  en  lui  pour  l'établis- 
sement de  la  fraternité.  Voyons  comment  clic  a  fait 
pour  être  la  plus  forte. 


—  106  — 

Quand  Jésus-Christ  avait  voulu  fonder  l'apostolat, 
il  avait  prononcé  cette  parole  :  Allez  et  enseignez 
toutes  les  natioyis.  Il  lui  en  coûta  davantage  pour 
fonder  la  fraternité.  Il  s'y  reprit  à  plusieurs  fois,  el 
posa  trois  textes  fameux. 

Je  vous  donne,  dit-il  une  fois,  je  vous  donne  un 
commandement  nouveau  :  c'est  que  vous  vous  aimiei 
les  uns  les  autres  comme  je  vous  ai  aimés  moi- 
même;  le  monde  connaîtra  que  vous  êtes  mes  disci- 
ples si  vous  vous  aimez  les  uns  les  autres  (1).  Re- 
marquez d'abord,  Messieurs,  cette  expression  :  Je 
vous  donne  un  commandemeyit  nouveau.  Jésus- 
Christ  ne  s'en  est  servi  que  dans  cette  occasion ,  du 
moins  d'une  manière  aussi  expresse.  L'humilité,  la 
chasteté,  l'apostolat,  quoique  des  choses  nouvelles, 
l'étaient  moins  pourtant  que  ce  précepte  :  Aimez-vous 
les  uns  les  autres.  Et  Jésus-Christ  ajoute  que  ce  sera 
le  signe  auquel  on  reconnaîtra  ses  disciples  ;  non  que 
l'humilité,  la  chasteté,  l'apostolat,  ne  soient  aussi 
des  signes  très-évidents  et  très-certains  de  la  pro- 
fession chrétienne,  mais  parce  que  la  charité  est  l'o^ 
céan  où  commencent  et  aboutissent  toutes  les  autres 
vertus.  C'est  la  charité  qui  rend  humble,  chaste, 
apôtre  ;  c'est  elle  qui  est  le  principe  et  la  fm ,  et  par 
conséquent  le  signe  capital  de  la  transfiguration  de 
l'âme. 

Faites  une  seconde  remarque,  Messieurs  :  la  doc- 
trine catholique ,  apparaissant  au  monde  ,  ne  dit  pas 
comme  Spartacus  :  Levez-vous,  armez-vous,  reven- 

(1)  Saint  Jean,  chap.  xiii,  vers.  34  et  3o. 


—  107  — 

diquez  vos  droits  ;  elle  dit  avec  calme  et  simplicité  : 
Aimez-vous  les  uns  les  autres;  s'il  y  en  a  un  parmi 
vous  qui  se  plaigne  de  n'être  pas  aimé,  qu'il  aime  le 
premier;  l'amour  produit  l'amour.  Quand  deux  s'ai- 
meront et  qu'on  aura  vu  la  joie  dans  leur  cœur,  un 
troisième  viendra  qui  désirera  être  aimé  aussi  en 
donnant  son  amour;  ensuite  un  quatrième.  Ce  qui 
vous  manque,  ce  n'est  pas  un  droit,  c'est  une  vertu. 
Or  aucune  loi  ne  peut  vous  donner  une  vertu,  aucune 
victoire  ne  peut  vous  la  créer.  Spartacus  aurait 
vaincu,  que  le  monde  eût  été  le  lendemain  ce  qu'il 
était  la  veille  :  les  esclaves  seraient  devenus  maîtres , 
les  maîtres  esclaves  ;  et  encore  tous  ces  victorieux , 
enivrés  des  dépouilles  de  Rome,  se  seraient  égorgés 
les  uns  les  autres  au  nom  de  la  fraternité.  Une  vertu 
ne  naît  pas  sur  les  champs  de  bataille;  l'âme  est  la 
seule  terre  où  Dieu  la  sème  et  la  récolte.  Que  faites- 
vous  quand  une  plante  nécessaire  et  désirable  man- 
que à  votre  industrie?  Vous  la  cherchez  au  loin, sous 
le  soleil  qui  la  mûrit;  vous  la  semez  et  la  cultivez 
avec  d'autant  plus  de  soin  que  le  sol  à  qui  vous  la 
confiez  n'est  pas  son  sol  natal.  Eh  !  Messieurs ,  la 
génération  de  la  vertu  ne  diffère  pas  de  celle-là;  elle 
n'en  diffère  que  parce  qu'il  est  inutile  d'aller  si  loin; 
le  royaume  de  Dieu  est  au  dedans  devons;  la  terre, 
c'est  votre  âme  ,  et  la  semence ,  vous  venez  de  la  re- 
cevoir, elle  est  dans  ces  mots  :  Aimez -vous  les  uns 
les  autres. 

Elle  est  aussi  dans  cette  seconde  parole  :  Si  quel- 
qu'un d'entre  vous  veut  être  le  premier,  qu'il  soit  le 
dernier;  et  qui  veut  être  le  plus  grand,  qu'il  soit 


-  108  — 

voire  serviteur,  à  Vexempfe  du  Fils  de  Vliomme,  qm 
n'est  pas  venu  pour  cire  servi,  mais  pour  servir  (1). 
Vous  vous  plaignez  d'être  esclaves,  vous  ne  savez 
pas  ce  que  vous  dites  :  on  est  esclave  quand  on  sert 
malgré  soi;  servez  de  votre  propre  gré,  l'esclavage 
sera  détruit.  On  vous  a  dit  que  le  plus  grand  mal- 
heur et  la  plus  grande  honte  c'étaiHa  servitude,  et 
moi  je  vous  dis  :  Faites  de  la  servitude  un  acte  d'a- 
mour, ce  qui  était  ignominie  deviendra  gloire,  ce  qui 
était  esclavage  deviendra  dévouement,  ce  qui  élait  la 
dernière  chose  deviendra  la  première,  ce  qui  était  le 
comble  de  l'infortune  deviendra  l'extase.  Ne  savez- 
vous  pas  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  doux  que  d'aimer? 
Et  quand  on  aime  on  se  donne,  quand  on  se  donne 
on  sert,  et  quand  on  sert  par  amour  on  est  heureux. 
Servez  donc  en  aimant  :  que  vous  manquera-t-il?  11 
est  vrai  que  l'ordre  a  été  interverti,  parce  que  c'est 
l'amour  qui  précède  le  service,  et  qu'ici  le  service  a 
précédé  l'amour  :  mais  que  vous  importe?  Rétablis- 
sez l'ordre  en  aimant;  pourvu  que  le  service  et  l'a- 
mour soient  ensemble,  le  mystère  de  la  béatitude 
est  accompli.  Vous  donc,  ô  vous  tous,  mes  frères 
les  esclaves ,  faites  une  sainte  république  d'amour, 
aimez -vous  les  uns  les  autres,  et  aimez  vos  maîtres 
dans  l'amour  commun  que  vous  vous  porterez;  vous 
Unirez  par  les  désarmer,  par  leur  persuader  de  vous 
aimer  aussi  et  de  s'aimer  entre  eux.  Rien  n'est  con- 
tagieux comme  la  vertu  arrivée  à  l'état  d'amour.  Vos 
maîtres  vous  tenaient  pour  des  ennemis,  ils  avaient 

(1)  Saint  Mallhieu,  chap.  xx,  vers.  26,  27,  23. 


i 


—  109  — 

encore  plus  de  peur  que  de  haine  à  votre  égard; 
quand  ils  verront  que  vous  les  aimez  et  que  vous  les 
servez  librement,  leurs  yeux  s'ouvriront,  votre  liberté 
naîtra  d'elle-même  comme  un  fruit  naît  de  son  arbre 
et  tombe  de  soi  quand  il  est  mûr. 

Reste  une  troisième  parole,  nécessaire  encore  à 
l'œuvre  de  la  fraternité  :  Bienheureux  les  pauvres 
en  esprit,  parce  que  le  royaume  du  ciel  est  à  eux. 
Vous  vous  plaignez  de  l'insensibilité  du  riche;  ne 
faites  pas  comme  lui;  aimez  la  pauvreté,  et  donnez 
du  peu  que  vous  avez  à  ceux  qui  ont  encore  moins. 
Ne  dites  pas  que  vous  ne  pouvez  vous  priver  de 
votre  part  si  d'autres  n'en  font  autant;  donnez  d'a- 
bord la  vôtre,  d'autres  donneront  aussi  la  leur;  votre 
part  vous  sera  rendue  au  centuple,  et  l'esprit  de 
pauvreté,  sans  lois,  sans  violence,  sans  dissoudre  la 
société  dans  un  partage  toujours  à  refaire  et  toujours 
impuissant,  détruira  l'inimitié  du  pauvre  et  du  riche, 
fera  de  celui-ci  un  économe,  et  de  celui-là  un  protégé 
de  la  Providence. 

Sans  doute.  Messieurs,  toute  cette  doctrine  est 
aussi  simple  que  profonde;  cependant  personne  ne 
l'avait  trouvée.  Il  en  est  d'elle  comme  de  la  décou- 
verte de  l'Amérique  par  Christophe  Colomb  :  chimé- 
rique avant  le  succès,  tout  le  monde  fut  surpris  de 
n'en  avoir  pas  eu  l'idée  :  il  ne  s'agissait  que  de  mon- 
ter sur  un  vaisseau  et  d'aller  tout  droit  devant  soi. 
Cependant  ici  nous  avons  une  merveille  de  plus  :  la 
doctrine  conçue  et  publiée  n'est  que  peu  de  chose 
encore;  il  faut  qu'elle  arrive  à  l'efficacité  par  elle- 
même,  sans  le  secours  d'aucune  victoire  et  d'aucune 

UI.  —  4 


—  110  — 

législation,  il  faut  qu'elle  soit  acceptée  librement,  pra- 
tiquée librement,  et  cela  contrairement  à  tous  les  in- 
stincts de  l'humanité.  On  disait  à  l'homme  d'aimer 
l'homme, lui  qui  ne  l'aimait  pas;  on  lui  disait  de  ser- 
vir, lui  qui  n'aime  qu'à  être  servi;  on  lui  disait  de 
donner  son  bien ,  lui  qui  avait  horreur  de  se  dépouil- 
ler. Évidemment  la  fin  et  les  moyens  n'avaient  au- 
cune proportion.  Et  pourtant  que  n'a  pas  été  le  suc- 
cès! Je  tourne  quelques  pages  de  l'Évangile,  et  je 
lis  :  La  multitude  des  croyants  n'avait  qu'un  cœur 
et  qu'une  âme;  nul  d'entre  eux  n'appelait  sien  ce 
qu'il  possédait ,  mais  tout  leur  était  commun.  On  ne 
voyait  jooint  d'indigents  parmi  eux.  Quiconque  avait 
des  champs  et  des  maisons  les  vendait  et  en  appor- 
tait le  prix ,  qu'il  mettait  aux  pieds  des  apôtres,  et 
l'on  en  faisait  la  distribution  à  chacun  selon  ses 
besoins  (1).  I^a  répubhque  chrétienne  était  formée; 
république  nouvelle  inconnue,  où  tout  le  monde  n'a- 
vait qu'un  nom ,  celui  de  frère. 

Mais  cette  république  ne  devait  pas  être  bornée  à 
un  coin  du  monde,  et  y  demeurer  comme  une  secte 
heureuse  donnant  de  loin  aux  hommes  l'exemple  de 
la  fraternité.  La  terre  avait  été  mise  devant  elle 
comme  la  seule  limite  de  sa  réaUsation;  elle  était 
appelée  à  provoquer  et  à  rétablir  partout  le  partage 
réciproque  du  cœur,  du  travail  et  des  biens.  Elle 
avait  besoin ,  pour  cette  grande  œuvre ,  d'un  sacer- 
doce fonde  lui-même  sur  le  principe  de  la  fraternité  ; 
•elle  le  créa.  Elle  destina  aux  fonctions  du  gouverne 

(1)  Actes  des  Apôtres,  chap.  4    vers.  32  et  sir'v 


—  111  — 

ment  et  de  la  parole ,  non  les  princes  et  les  savants, 
mais  ceux  des  frères,  quelle  que  fût  leur  naissance, 
en  qui  la  charité  brillait  davantage;  elle  choisit  l'en- 
fant du  paire  et  le  fils  de  l'esclave,  elle  mit  sur  leur 
tête  la  couronne  du  prêtre,  la  mitre  de  l'évêque,  la 
tiare  du  pontife,  et  dit  tout  haut  aux  princes  de  ce 
monde  :  Voilà  aux  genoux  de  qui  vous  viendrez 
chercher  la  lumière  et  la  bénédiction.  Vous,  Césars, 
vous  dépouillerez  votre  orgueil  un  jour,  vous  vous 
abaisserez  devant  le  fils  de  votre  serviteur  caché 
autrefois  dans  les  basses-fosses  de  votre  palais  ;  c'est 
à  lui  que  vous  confesserez  vos  fautes ,  c'est  lui  qui 
étendra  la  main  sur  vous  et  qui  vous  dira  :  Au 
nom  de  Dieu,  César,  tes  péchés  te  sont  remis;  va 
et  ne  fais  plus  ce  que  tu  as  fait.  Le  résultat  était  fa- 
cile à  prévoir.  Dès  que  le  pauvre  et  le  petit  était 
élevé  par  le  mérite  même  de  l'humilité  au  trône  de 
la  parole  et  au  tribunal  de  la  conscience,  la  nature 
humaine  prenait  une  dignité  tirée  de  son  fond  et 
d'une  vertu  possible  à  tous  :  ce  n'était  plus  la  nais- 
sance et  la  guerre,  le  hasard  et  l'habileté,  sources 
diverses  d'exclusion  et  d'oppression;  ce  n'était  plus 
l'égoïsme ,  mais  la  charité  qui  tenait  le  sceptre  des 
destinées  de  l'humanité.  L'esclavage  perdait  toute 
signification ,  et  cela  sans  luttes  entre  les  maîtres  et 
les  esclaves,  sans  révolution  précipitée  et  sanglante, 
par  le  seul  cours  des  choses.  Comme  les  fers  d'un 
prisonnier  s'usent  avec  le  temps  et  parle  frottement, 
et  que  le  geôlier  n'a  plus  besoin  de  les  détacher 
quand  l'heure  légale  de  la  liberté  est  venue  :  ainsi 
la  religion  n'eut  pas  même  besoin  de  secouer  les 


—  112  — 

chaînes  de  l'esclave  pour  les  faire  tomber,  elles  s'é- 
taient usées  par  le  temps  et  par  le  frottement  de  la 
doctrine. 

Mais  l'esclavage  à  détruire  n'était  pas  toute  l'œu- 
vre de  la  fraternité,  il  fallait  encore  pourvoir  au  ser- 
vice des  misères  humaines.  La  doctrine  catholique 
créa  pour  elle  le  service  gratuit ,  c'est-à-dire  un  ser- 
vice de  dévouement,  sans  autre  récompense  que  le 
strict  nécessaire  de  l'être  dévoué.  Ce  service  en- 
traînait nécessairement  la  chasteté  absolue  ;  il  sub- 
stituait à  la  famille  le  genre  humain  tout  entier.  Je 
n'en  ferai  pas  l'histoire ,  Messieurs  :  qui  ne  la  con- 
naît? Qui  ne  sait  avec  quelle  ingénieuse  fécondité 
la  doctrine  catholique  a  pourvu  de  pères  et  de  mères 
tous  les  malheurs?  Épiant  dans  chaque  siècle  la  mi- 
sère qui  lui  était  propre,  elle  lui  a  suscité  chaque 
fois  des  serviteurs  nouveaux.  Elle  a  fait  la  sœur  de 
Charité  aussi  facilement  qu'elle  avait  fait  le  chevaUer 
de  Malte,  le  frère  des  Écoles  chrétiennes  aussi  bien 
que  le  frère  de  la  Merci ,  l'ami  du  fou  comme  l'ami 
du  lépreux.  Chaque  jour  encore  vous  avez  scus  les 
yeux  l'exemple  de  ses  créations,  où  la  puissance  de 
la  charité  prend  corps  à  corps  la  puissance  de  la  mi- 
sère, et  ne  lui  permet  pas  de  toucher  le  point  le  plus 
obscur  de  l'humanité  sans  y  porter  la  main  après  la 
sienne;  ainsi  s'est  établi  le  règne  de  la  fraternité 
parmi  les  hommes ,  œuvre  incroyable ,  même  à  qui 
la  voit,  et  dont  il  faut  que  je  vous  demande  l'expli- 
cation. 

Je  vous  demande  quelle  est  la  cause   d'un   si 
étrange  phénomène ,  après  tant  d'autres  que  nous 


—  113  - 

avons  déjà  vus.  Pourquoi  et  comment  la  doctrine 
catholique  a-t-elle  été  seule  efficace  pour  abolir  la 
servitude,  pour  transformer  le  cœur  du  riche  et  celui 
du  pauvre,  pour  organiser  ce  service  volontaire  et 
gratuit  qui  couvre  encore  l'Europe,  malgré  la  con- 
spiration de  tant  d'hommes  qui  s'efforcent  de  l'a- 
néantir? Je  vous  demande  comment  cela  s'est  fait? 
comment  se  fait-il  que  cette  doctrine  catholique,  qui 
seule  déjà  produit  l'humilité,  la  chasteté,  l'apostolat, 
soit  la  seule  £iussi  qui  produise  la  fraternité?  la  seule 
et  toujours  la  seule ,  les  autres  ne  faisant  que  dé- 
truire, ou,  si  elles  conservent  quelque  chose  de  la 
force  qu'elles  ont  reçue  primitivement  de  la  doctrine 
catholique,  ne  faisant  qu'altérer  son  ouvrage  et  ses 
dons. 

J'ai  déjà  répondu,  Messieurs,  qu'évidemment  cette 
efficacité  de  la  doctrine  catholique  est  divine ,  puis- 
que, si  elle  était  humaine,  toute  autre  doctrine  en 
déroberait  le  secret  tôt  ou  tard.  Pourquoi  l'homme 
aime-t-il  l'homme  aujourd'hui ,  si  la  doctrine  catho- 
lique a  laissé  l'homme  tel  qu'il  était,  avec  sa  seule 
nature  et  son  seul  attrait  ?  La  beauté,  disons-nous, 
est  la  cause  unique  de  l'amour  ;  il  faut  donc  que  la 
rehgion  catholique  ait  revêtu  l'homme  d'une  beauté 
qu'il  n'avait  pas  auparavant.  Mais  laquelle?  Si  je 
vous  regarde  au  dehors,  vous  n'êtes  pas  changés, 
votre  visage  est  celui  de  l'antiquité,  et  même  vous 
avez  perdu  quelque  chose  dans  la  rectitude  des  li- 
gnes de  la  physionomie.  Quelle  beauté  nouvelle 
avez -vous  donc  reçue?  Ah!  une  beauté  qui  vous 
laisse  hommes,  et  qui  est  pourtant  divine!  Jésus- 


—  114  — 

Christ  a  mis  sur  vous  s'a  propre  figure ,  il  a  touché 
votre  âme  avec  la  sienne,  il  a  fait  de  vous  et  de  lui 
un  seul  être  moral.  Ce  n'est  plus  vous,  c'est  lui  qui 
vit  en  vous.  Une  sainte  disait  :  «  Si  on  pouvait  voir 
la  beauté  d'une  âme,  on  ne  pourrait  plus  rien  regar- 
der. »  Cette  beauté  que  le  monde  ne  voit  pas,  nous 
chrétiens,  nous  l'entrevoyons;  elle  perce  à  travers 
l'humanité  déshonorée,  nous  la  sentons,  nous  la 
cherchons;  elle  nous  séduit,  non  pour  un  jour, 
comme  la  beauté  humaine,  mais  avec  l'indélébile 
magie  de  l'éternité.  Si  je  vous  aime,  si  je  suis  forcé 
de  vous  parler,  si  je  donnerais  ma  vie  pour  le  salut 
d'un  seul  d'entre  vous,  ce  n'est  pas  que  je  sois  plus 
qu'un  homme;  mais  je  vois  en  vous  une  inexprima- 
ble lueur  qui  vous  enveloppe,  vous  pénètre,  et  me 
ravit  au  dedans  de  vous.  Je  l'ai  moi-même  aussi  à 
votre  œil,  si  vous  êtes  chrétiens.  Un  jour,  et  bientôt 
même ,  cette  parole  qui  vous  annonce  la  doctrine  se 
ternira  ;  la  décadence  s'approche  de  l'homme  avec 
rapidité,  et  avec  elle  la  solitude  et  l'oubli.  Ce  temps 
venu ,  il  ne  me  restera  dans  votre  âme  que  le  sou- 
venir d'un  écho  ;  mais  à  -moi ,  comme  à  vous ,  dans  la 
vie  et  dans  la  mort,  il  nous  restera  la  beauté  qui 
vient  du  Christ,  son  visage  qui  est  sur  nous,  et  l'a- 
mour qui  en  jaillit  pour  nous  réjouir  vivants  et  nous 
embaumer  au  tombeau. 

Vous  avez  déjà  quelque  expérience  de  la  vie,  vous 
avez  heurté  à  plus  d'une  porte  :  eh  bien  !  dites-moi , 
n'avez -vous  pas  senti  la  différence  de  l'homme  qui 
vous  accueille  en  homme ,  d'avec  l'homme  qui  vous 
accueille  en  chrétien  .''  A  part  vos  mères ,  vos  sœurs , 


-^  115  — 

et  un  polit  nombre  d'amis,  quel  homme  indiffe'rent, 
si  philanthrope  qu'il  soit,  vous  a  serrés  sur  son 
cœur?  Dans  quel  cabinet  au  fond  duquel  un  philo- 
sophe cache  ses  glorieuses  veilles,  avez -vous  été 
reçus  avec  amour?  LCn  qui  avez -vous  reconnu  la 
poitrine  de  la  fraternité?  Pour  moi,  à  part  ceux  que 
je  nommais  tout  à  l'heure,  je  ne  l'ai  trouvée  que  dans 
des  chrétiens,  dans  des  âmes  animées  de  la  vertu  du 
Christ,  dans  des  prêtres  à  qui  je  confessais  mes 
fautes,  dans  quelques  jeunes  gens  qui  m'apportaient 
l'aveu  des  leurs  et  qui  se  jetaient  de  joie  dans  mes 
bras  :  âmes  fraternelles,  embrasées  déjà  de  la  com- 
munion des  saints,  et  me  révélant  de  loin  l'extase 
éternelle  de  l'unité. 

Et  vous,  hommes  qui  n'êtes  que  des  hommes, 
souffrez  que  je  vous  le  demande  :  Où  en  ctes-vous 
de  la  fraternité  et  de  l'amour  humain?  Hélas!  après 
des  illusions  rapides,  vous  ne  croyez  déjà  plus  à  l'a- 
mour ;  vous  êtes  devenus  incrédules  même  à  la  beauté, 
et  la  source  des  joies  mystérieuses  ne  donne  plus 
d'eau  dans  le  fond  de  votre  cœur.  Vous  avez  ôté  de 
l'homme  le  Dieu  qui  y  habite ,  et  vous  vous  êtes 
étonnés  du  néant  qui  s'y  est  fait.  Qu'ai-je  besoin  de 
citer  de  nouveau  à  mon  tribunal  le  mahométisme,  le 
protestantisme  et  le  rationalisme?  On  peut  considé- 
rer le  monde  en  bloc  aussi  bien  que  par  l'analyse.  Eh 
bien  !  depuis  que  la  raison  humaine,  sous  diverses  cou- 
leurs ,  a  combattu  et  affaibli  la  doctrine  catholique 
dans  le  monde,  quel  chemin  y  a  fait  la  fraternité? 
Son  nom  est  dans  toutes  les  bouches ,  il  fait  le  fonds 
des  systèmes  et  des  désirs;  on  n'entend  parler  que 


—  116  — 

d'esprit  d'association  et  de  communauté;  on  se  tend 
la  main  de  partout  :  et  cependant  un  gémissement 
sourd,  une  plainte  unanime  dénonce  à  toute  la  terre 
le  refroidissement  des  cœurs.  Que  j'écoute  l'homme 
qui  porte  le  faix  du  service  militaire ,  le  magistrat 
appliqué  aux  fonctions  de  la  justice,  le  professeur 
démêlant  dans  l'àme  du  jeune  homme  le  secret  de  ses 
penchants,  l'homme  politique  étudiant  de  près  les 
grands  ressorts  du  monde;  que  j'écoute  enfin  la  voix 
de  la  société  partons  les  pores  d'où  elle  s'échappe, 
je  n'entends  qu'un  mot  tomber  dans  mon  oreille  : 
L'égoïsme,  le  froid  et  le  vide  se  font  dans  l'humanité. 
On  sent  jusque  dans  les  ardeurs  politiques  un  souf- 
fle morne ,  une  respiration  fatiguée ,  qui  annonce  au 
dehors  la  misère  du  dedans.  Ainsi,  quand  le  soleil 
décline  vers  l'horizon,  la  sève  de  la  nature  s'arrête 
et  se  glace;  elle  attendrait  la  mort,  si  elle  n'espérait 
toujours  la  résurrection. 

La  résurrection  viendra  ,  chrétiens ,  et  viendra  par 
nous.  Puisque  le  monde  qui  ne  veut  pas  de  l'humi- 
lité, qui  ne  veut  pas  de  la  chasteté  ,  qui  ne  veut  pas 
de  l'apostolat,  veut  de  la  fraternité;  puisqu'il  est 
obligé  d'en  vouloir,  et  que  tous  les  jours  il  s'ingénie 
à  en  faire ,  voilà  un  terrain  commun  où  nous  nous 
rencontrons  avec  lui.  Profitons-en;  entre  lui  et  nous, 
c'est  à  qui  répandra  le  plus  d'amour  véritable ,  à  qui 
donnera  le  plus  en  recevant  moins.  Personne,  dans 
ce  conflit,  ne  pourra  nous  incriminer.  Jetons-nous-y 
à  cœur  rempli  nous  avons  tant  reçu  d'amour  qu'il 
nous  coûte  peu  d'en  rendre.  Gagnons  nos  frères  à 
force  de  bienfaits ,  et  puisque  de  moment  en  moment 


—  117  — 

le  froid  augmente  dans  le  monde,  que  de  moment  en 
moment  la  chaleur  augmente  en  nous  pour  passer 
jusqu'à  lui  ;  afin  que  ce  Lazare  étant  au  tombeau , 
s'il  devait  y  descendre ,  nous  eussions  assez  de  vit. 
pour  lui  et  pour  nous,  assez  de  larmes  pour  le  pleu- 
rer, assez  de  puissance  pour  jeter  ce  grand  cri  :  La- 
zare, quoique  mort,  entends  la  voix  qui  ressuscite, 
et  sors  du  tombeau  I 


VINGT-SIXIEME  CONFERENCE 


DE    LA    RELIGION    COMME    PASSION    ET    VERTU    DE    L  HUMANITE 


Monseigneur  , 
Messieurs  , 

L'humilité,  la  chasteté,  la  charité,  sont  les  trois 
vertus  cardinales  introduites  dans  le  monde  par  la 
doctrine  catholique.  Je  les  appelle  cardinales  non- 
seulement  à  cause  de  leur  importance  propre,  mais 
parce  qu'elles  entraînent  à  leur  suite  d'autres  ver- 
tus, telles,  par  exemple,  que  l'obéissance,  la  péni- 
tence, la  pauvreté,  vertus  nouvelles  aussi  qui,  toutes 
ensemble,  transforment  le  cœur  du  chrétien,  et  qui, 
atteignant  jusqu'aux  vertus  purement  morales,  leur 
donnent  dans  son  âme  une  plus  heureuse  et  plus 
forte  expression.  Mais  ces  trois  vertus,  mères  et  maî- 
tresses ,  ne  sont  pas  pourtant  à  la  première  place  ; 


—  120  — 

elles  découlent  elles-mêmes  d'une  autre  qui  est  leur 
principe,  et  dont  il  est  nécessaire  que  je  vous  entre- 
tienne maintenant,  sous  peine  de  vous  cacher  la 
cause  active  de  tous  les  effets  produits  dans  l'âme 
parla  doctrine  catholique.  Cette  cause  active,  cette 
vertu  primordiale,  c'est  la  religion. 

La  religion  est  le  commerce  positif  et  efficace  de 
l'homme  avec  Dieu.  A  la  différence  de  l'humilité,  de 
la  chasteté  et  de  la  charité ,  qui  ne  sont  que  des  ver- 
tus ,  la  religion  est  tout  ensemble  une  passion  et  une 
vertu ,  la  plus  grande  passion  et  la  plus  grande  vertu 
de  l'humanité ,  passion  que  la  doctrine  catholique 
seule  satisfait,  vertu  que  la  doctrine  catholique  seule 
produit.  Cet  énoncé ,  Messieurs ,  en  vous  révélant  le 
profond  et  spacieux  sujet  qui  nous  reste  à  traiter 
cette  année,  pourra  vous  étonner,  car  il  me  semble 
contradictoire  dans  les  termes.  Qui  dit  passion  dit 
faiblesse ,  qui  dit  vertu  dit  force  :  soutenir  que  la  re- 
ligion est  la  première  passion  de  l'humanité,  et  qu'elle 
en  est  la  première  vertu ,  n'est-ce  pas  soutenir  deux 
choses  qui  s'excluent  par  une  manifeste  contradic- 
tion? Et  pourtant  cela  est.  Non-seulement  cela  est, 
mais  c'est  le  nœud  de  toute  l'histoire  de  la  religion 
dans  le  monde.  Quiconque  ne  la  considérera  que 
comme  une  passion,  ou  ne  la  considérera  que  comme 
une  vertu ,  ne  démêlera  pas  le  fil  des  destins  de  l'hu- 
manité. 

J'établirai  donc  avant  tout  cette  duplicité  de  na- 
ture de  la  religion ,  savoir,  qu'elle  est  une  passion  et 
une  vertu.  Plus  tard  je  montrerai  qu'elle  est  une 
vertu  réservée  à  la  doctrine  catholique,  et  je  tirerai 


—  121  — 

les  conclusions  dont  je  vais  poser  les  premières  pré- 
misses. 

L'homme  naît  entre  trois  foyers  de  vie  :  la  nature, 
l'humanité,  Dieu.  Sa  naissance  n'est  que  l'acte  par 
lequel  il  est  plongé  dans  cette  triple  atmosphère  res- 
pirable,  l'atmosphère  de  la  nature,  l'atmosphère 
de  l'humanité,  l'atmosphère  de  Dieu.  Sa  naissance 
l'y  plonge,  son  développement  l'y  baptise,  et  cela-, 
dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les  temps,  soit  qu'il 
tombe  sous  le  règne  de  la  plus  pure  révélation  ou 
sous  la  nuit  de  la  superstition  la  plus  corrompue. 
Dès  qu'il  naît  et  se  développe,  il  est  en  rapport  né- 
cessaire avec  ce  triple  foyer  par  son  intelligence, 
par  son  cœur  et  par  ses  sens.  Il  est  en  rapport 
avec  la  nature  par  son  intelligence,  en  y  puisant 
la  connaissance  des  faits  et  des  lois  qui  constituent 
les  sciences  physiques;  par  son  cœur,  en  subis- 
sant les  attraits  qu'elle  contient;  par  ses  sens,  en 
aspirant  et  en  s'identifiant  toutes  ses  émanations. 
Il  est,  sous  tous  ces  mêmes  aspects,  mais  d'une 
manière  plus  élevée,  en  rapport  avec  l'humanité; 
car  l'humanité  lui  donne  la  science  morale  et  sociale, 
lui  inspire  un  amour  de  dévouement  pour  des  êtres 
semblables  à  lui,  et,  par  un  travail  aussi  perma- 
nent qu'universel,  nourrit,  fortifie  et  embeUit  son 
corps. 

Il  en  est  de  même  de  Dieu  :  il  saisit  l'homme  par 
une  certitude  et  une  action  auxquelles  il  ne  saurait 
pas  plus  échapper  qu'à  l'humanité  et  à  la  nature.  La 
certitude  de  Dieu,  de  l'humanité  et  de  la  nature, 
sont  pour  l'homme  trois  fois  contemporains  et  égaux. 


—  122  - 

Il  n'a  pas  plus  besoin  de  se  démontrer  l'existence  de 
Dieu ,  qu'il  n'a  besoin  de  se  démontrer  l'existence  de 
la  nature  et  de  l'humanité,  et  tout  raisonnement  qui 
met  Dieu  en  doute,  a  la  même  valeur  scientifique 
contre  la  nature  et  Thumanité.  Seulement,  on  con- 
naît plus  ou  moins  bien  Dieu ,  comme  on  connaît  plus 
ou  moins  bien  la  nature  et  l'humanité.  Ce  n'est  pas 
sous  le  rapport  de  la  certitude  que  les  temps  diffè- 
rent, mais  sous  le  rapport  de  la  connaissance;  et 
quand  Dieu  se  révèle  mieux  qu'auparavant,  ce  n'est 
pas  une  certitude  plus  haute  de  lui  qu'il  apporte, 
mais  une  manifestation  plus  étendue  de  sa  nature, 
de  ses  œuvres  et  de  sa  personnalité.  Si  nous  n'avions 
pas  la  certitude  primitive  de  Dieu ,  de  la  nature  et  de 
l'humanité,  inséparablement  liés  entre  eux,  nous  ne 
nous  y  élèverions  jamais,  parce  que  toute  réalité 
manquerait  à  la  fois  sous  nos  pieds.  Le  raisonnement 
peut  bien  défendre  et  confirmer  cette  certitude  triple 
et  une,  il  ne  la  crée  pas.  Dans  tous  les  cas,  quelle 
que  soit  la  mauvaise  volonté  de  l'homme,  il  est  en  rap- 
port nécessaire  avec  l'idée  de  Dieu  ;  qu'il  fasse  ce 
qu'il  voudra,  l'idée  de  Dieu  lui  apparaît  malgré  lui. 
Elle  est  au  monde;  le  spectre  en  est  dressé  devant 
lui,  il  a  des  yeux,  des  mains,  une  bouche;  on  peut 
bien  lui  dire  :  Non  ;  on  peut  bien  lui  dire  :  Va-t'en  ; 
mais  en  lui  disant  :  Non,  on  répond  à  sa  parole;  en 
lui  disant  :  Va-t'en,  on  répond  à  sa  présence.  La  né- 
gation affirme ,  et  la  répulsion  atteste.  On  ne  prend 
la  peine  de  nier  qu'une  chose  qui  vit  ;  on  ne  repousse 
que  ce  qui  ouvre  notre  porte  à  pleins  battants  ou  à 
demi-battants ,  et  qui  trouble  notre  repos  par  un  vi- 


—  123  — 

sage  importun.  On  ne  chasse  que  ce  qui  est  entré. 
Et  si  l'on  nie  Dieu,  c'est  qu'il  vit  dans  le  monde;  si 
on  le  repousse,  c'est  qu'il  est  présent;  si  on  le  chasse, 
c'est  qu'il  est  entré.  Et  cette  vie,  cette  présence, 
cette  entrée  de  Dieu  dans  l'humanité  prouvent  qu'il 
est;  car  s'il  n'était  pas,  d'où  viendrait  cette  posses- 
sion de  l'humanité  par  son  idée?  Je  dis  possession  : 
car  il  n'en  est  pas  de  cette  idée  comme  de  tant  d'au- 
tres qui  apparaissent  pour  s'évanouir,  qu'un  homme 
introduit  dans  le  monde  et  qu'un  autre  en  bannit, 
idées  éphémères  qui  ont  leur  berceau  dans  un  livr^ 
et  leur  tombeau  dans  une  bibliothèque.  L'idée  de 
Dieu  n'a  ni  commencement  ni  fin  ;  quand  on  la  chasse 
par  l'orient,  elle  revient  par  l'occident,  ou  plutôt 
elle  ne  cesse  d'habiter  à  la  fois  tous  les  points  du 
temps  et  de  l'espace  ;  aussi  puissante  par  la  négation 
que  par  l'affirmation ,  vivant  de  ses  ennemis  comme 
de  ses  adorateurs,  plus  active  même,  plus  servie, 
plus  triomphante  quand  elle  est  combattue,  qu'aux 
jours  où,  paisible  maîtresse  des  esprits,  sœur  et  con- 
citoyenne de  tous,  elle  jouit  d'un  empire  qui  n'est 
pas  contesté. 

Le  rapport  idéal  n'est  pas  le  seul  que  l'homme  ait 
nécessairement  avec  Dieu  ;  nous  touchons  à  lui  par 
le  cœur  comme  par  l'intelligence;  nous  l'aimons, 
nous  le  haïssons.  Car  Dieu  a  encore  ce  privilège, 
c'est  qu'on  n'est  guère  à  demi  à  son  égard  :  il  suscite 
la  haine  quand  il  ne  suscite  pas  l'amour.  Vous  vous 
étonnez  quelquefois ,  chrétiens ,  d'être  haïs  ;  vous 
n'avez  donc  jamais  songé  à  ce  que  vaut  pour  Dieu 
le  témoignage  de  la  haine?  Car  quelle  peut  être  la 


—  124  — 

raison  de  haïr  Dieu?  Qu'y  a-t-il  de  haïssable  dans 
l'idée  de  Dieu?  Qu'y  a-t-il  de  haïssable  dans  l'idée 
de  quelques  hommes  qui  se  réunissent  pour  le  prier? 
Qu'y  a-t-il  de  haïssable  dans  un  temple  qu'on  a 
bâti  sur  cette  idée?  Qu'y  a-t-il  de  haïssable  dans 
tout  ce  qui  nomme,  prouve  et  honore  Dieu?  Rien, 
assurément,  si  ce  n'est  la  crainte,  et  par  conséquent 
la  certitude  qu'on  a  de  lui  ;  si  ce  n'est  l'importunité 
de  cette  impuissance  qui  ne  nous  laisse  pas  d'asile 
contre  elle,  et  nous  poursuit  jusque  dans  la  con- 
science par  un  reproche  dont  nous  sommes  le  com- 
plice. 

J'ajoute  que  nous  sommes  en  rapport  avec  Dieu 
même  par  nos  sens.  Quand  nous  souffrons,  à  qui 
demandons-nous  secours  ?  Qui  rafraîchit  la  poitrine 
du  pauvre?  qui  essuie  ses  sueurs?  Qui  soutient 
et  console  l'humanité  dans  ses  infinies  misères? 
C'est  l'idée  de  Dieu.  Le  pauvre,  au  coin  de  la  rue, 
dans  les  pays  où  il  n'est  pas  chassé  de  la  rue,  de- 
mande, au  nom  de  Dieu,  le  pain  qui  lui  manque.  Il 
sait  que  le  Dieu  qui  nourrit  son  intelligence  et  son 
cœur,  est  aussi  le  Dieu  qui  fait  mûrir  les  moissons 
et  qui  donne  leur  pâture  aux  oiseaux  du  ciel.  Son 
nom  prononcé  a  une  efficacité  pour  obtenir,  et 
une  efficacité  plus  mystérieuse  encore  pour  désar- 
mer intérieurement  le  besoin  d'une  partie  de  son 
aiguillon.  Dieu  est  visiblement ,  sous  tous  les 
points  de  vue,  la  grande  puissance  et  la  grande  ri- 
chesse de  l'humanité,  et  c'est  pourquoi  la  passion  de 
l'humanité  est  de  se  mettre  avec  lui  dans  un  rapport 
positif  et  efficace,  rapport  qui  constitue  la  religion. 


—  125  — 

Mais  vous  me  demanderez,  Messieurs,  ce  que 
j'entends  par  un  rapport  positif  et  efficace  avec  Dieu, 
et  il  est  nécessaire,  en  effet,  qu'avant  d'aller  plus 
loin,  je  définisse  ces  expressions. 

Un  rapport  avec  un  foyer  de  vie  est  positif  lorsque 
nous  en  tirons  réellement  la  vie.  Ainsi,  nos  rapports 
avec  la  nature  et  l'humanité  sont  positifs ,  parce  que 
nous  en  tirons  réellement  la  vie  de  l'intelligence, 
du  cœur  et  du  corps.  Un  rapport  avec  un  foyer  de 
vie  est  efficace ,  lorsque  notre  vie  personnelle ,  en- 
tretenue à  cette  source ,  s'élève  au  niveau  du  foyer 
où  nous  la  puisons.  Ainsi,  pour  que  nos  rapports 
avec  la  nature  soient  efficaces,  il  faut  que  notre  vie 
se  naturalise,  c'est-à-dire  s'élève  à  la  hauteur  des 
forces  et  des  lois  qui  constituent  la  nature;  et,  de 
même,  pour  que  nos  rapports  avec  l'homme  soient 
efficaces,  il  faut  que  notre  vie  s'humanise,  qu'elle 
échappe  à  l'égoïsme  de  la  solitude,  et  ne  fasse  plus, 
avec  la  vie  de  nos  semblables,  qu'une  seule  unité. 
En  appliquant  cette  définition  au  commerce  de 
l'homme  avec  Dieu,  ce  commerce  sera  positif  si 
l'homme  tire  réellement  de  Dieu  la  vie  de  son  intel- 
ligence, de  son  cœur  et  de  ses  sens;  il  sera  efficace, 
si  la  vie  propre  de  l'homme  s'élève  par  ce  com- 
merce jusqu'à  se  diviniser.  Et  par  conséquent  la  re- 
ligion n'est  autre  chose  qu'une  communion  de  vie 
avec  Dieu. 

La  chose  ainsi  définie,  j'affirme  que  l'humanité  a 
la  passion  de  la  rehgion ,  la  passion  d'un  commerce 
positif  et  efficace  avec  Dieu.  Je  sais  que  plusieurs  me 
le  nieront  ;  plusieurs  croiront  faire  une  phrase  spiri- 


-  126  — 

tuelle  en  disant  qu'ils  n'usent  pas  de  Dieu.  C'est  un 
langage  connu.  Mais  je  remarque  d'abord  que  c'est 
un  hngage  moderne.  L'antiquité  ne  nous  présente 
rien  de  semblable;  cette  phrase  est  d'une  époque  où 
Dieu  est  devenu  plus  manifeste  et  plus  puissant  que 
jamais,  et  l'antiquité,  qui  avait  la  certitude  de  Dieu 
sans  en  avoir  une  connaissance  claire  et  exacte , 
l'antiquité  n'a  pas  dit  ce  mot-là.  Elle  n'avait  pas 
assez  vu  Dieu  pour  le  mépriser;  elle  n'en  jouissait 
pas  assez  pour  qu'il  lui  fût  devenu  importun.  Elle 
le  cherchait  comme  une  chose  encore  éloignée,  et 
quand  on  cherche  ce  qui  manque,  on  ne  le  maudit 
pas,  on  ne  le  flétrit  pas.  Mais  le  jour  vint  où  Dieu 
se  donna,  où  il  s'épancha  comme  l'eau,  où  il  dit 
à  l'humanité  :  Viens  et  touche-moi,  mets  ta  main 
dans  mon  côté  et  ton  doigt  dans  mes  plaies  ;  me 
voici  petit,  pour  que  tu  me  manies;  caché,  pour 
que  tu  me  voies.  Quand  Dieu  eut  dit  cela,  quand 
il  se  fut  proportionné  à  l'humanité,  et  qu'il  eut 
coulé  à  pleins  bords  dans  tout  son  être,  alors  quel- 
ques hommes  épars  se  sont  estimés  plus  grands 
que  lui.  Mais  qu'est-ce  que  la  parole  d'un  homme, 
et  d'un  homme  blasé  sur  Dieu?  C'est  un  caprice, 
plus  souvent  encore  un  sommeil  de  l'âme  voisin  de 
l'idiotisme.  Un  homme  naît  dans  un  métier;  attaché 
à  cette  glèbe  dès  l'enfance,  il  a  le  malheur  de  ne  pas 
recevoir  la  révélation  d'une  plus  haute  vie;  il  arrive 
à  grandeur  d'homme  toujours  absorbé  dans  une  mo- 
notone et  vile  ambition,  sans  s'apercevoir  que  quel- 
que chose  lui  manque,  et  sans  que  la  société  lui 
jette  de  Dieu,  à  travers  sa  porte,  un  bruit  assez  vio- 


-  127  — 

lent  pour  l'ébranler.  C'est  un  malheur,  il  faut  le 
plaindre,  mais  n'en  rien  conclure  qui  retombe  sur 
l'humanité. 

L'humanité  a  la  passion  de  s'unir  à  Dieu  par  un 
rapport  positif  et  efficace;  car  une  passion  n'est  autre 
chose  qu'un  besoin  vivement  senti,  qu'un  attrait  in- 
vincible qui  nous  pousse  vers  un  objet,  pour  faire  de 
notre  vie  la  sienne  et  de  sa  vie  la  nôtre.  Or  tel  est  le 
penchant  de  l'humanité  vers  Dieu  ,  penchant  si  visi- 
ble, qu'il  remplit  toute  l'histoire,  et  que  la  religion 
partout  et  toujours  désigne  la  principale  et  la  plus 
auguste  activité  des  nations.  Que  ne  font-elles  pas 
pour  Dieu?  Elles  lui  bâtissent  des  temples  pour  qu'il 
vienne  y  habiter,  elles  lui  font  des  sacerdoces  pour 
le  représenter,  elles  s'assemblent  pour  l'honorer  par 
des  sacrifices,  elles  lui  adressent  des  prières  publi- 
ques et  solennelles,  elles  se  placent  sous  sa  protec- 
tion par  des  décrets,  elles  le  mettent  en  part  de  tous 
les  événements  heureux  et  malheureux.  Quelle 
étrange  et  perpétuelle  fraternité  entre  l'homme  et 
Dieu,  non  pas  l'homme  privé  seulement,  mais 
l'homme  arrivé  au  nom  et  à  la  puissance  de  nation  ! 
Écoutez  bien,  Messieurs,  les  pas  de  l'humanité  dans 
le  monde  :  migration  de  peuples,  fondation  d'em- 
pires, dynasties  naissantes,  guerre  et  paix,  révolu- 
tions sociales,  chutes  et  avènements,  quoi  qu'il  ar- 
rive, Dieu  y  est  ostensiblement.  Il  part,  il  s'arrête, 
il  monte  et  redescend  avec  l'humanité,  inséparable 
compagnon  de  ses  destinées ,  soldat  et  convive ,  vain- 
queur et  vaincu,  toujours  récherché,  toujours  es- 
péré, toujours  présent.  Que  pouvions-nous  de  plus 


—  128  — 

pour  lui?  Quelles  adorations  et  quel  sang  lui  avons- 
nous  refusés?  Aujourd'hui  même  encore,  après  un 
siècle  d'efforts  pour  chasser  cet  hôte  de  soixante 
siècles,  que  faisons-nous?  Nous  redressons  ces  au- 
tels abattus  ;  nos  plus  grands  hommes  lui  deman- 
dent leurs  victoires,  et  nos  plus  grands  écrivains  lui 
consacrent  leur  génie.  Il  y  a  trente  ans,  quand  les 
princes  du  monde  se  partageaient  l'Europe,  ils  ne 
tenaient  aucun  compte  de  Dieu  dans  leurs  traités  de 
paix,  ils  le  croyaient  banni  pour  toujours  des  hautes 
transactions  de  la  souveraineté  :  et  voici  que,  d'un 
bout  de  l'Europe  à  l'autre,  le  bruit  des  questions  re- 
ligieuses les  avertit  que  l'humanité  n'est  pas  chan- 
gée, et  que  Dieu  est  toujours  sa  première,  sa  plus 
haute  et  sa  plus  vaste  passion. 

Si  vous  voulez  sortir  de  cette  considération  géné- 
rale et  regarder  l'homme  de  plus  près  encore  dans 
ses  rapports  avec  Dieu ,  je  le  veux  bien.  Quelles  sont, 
vous  demanderai-je ,  les  trois  races  qui  représentent 
le  mieux  l'humanité,  l'une  au  point  de  vue  de  l'in- 
telligence, l'autre  au  point  de  vue  du  cœur,  la  troi- 
sième au  point  de  vue  des  sens?  Quelles  sont-elles  ? 
Évidemment,  pour  l'intelligence,  c'est  le  philoso- 
phe; pour  le  cœur,  c'est  la  femme  ;  et  pour  les  sens, 
c'est  le  peuple. 

Le  philosophe ,  de  quoi  s'occupe-t-il  ?  Ce  n'est  pas 
de  sciences,  d'arts,  de  politique,  toutes  choses  se- 
condaires et  petites  pour  lui  ;  le  philosophe  a  un 
objet  unique  et  constant  de  sa  pensée,  à  quoi  il  rap- 
porte tout,  et  c'est  l'infini,  c'est-à-dire  Dieu  sous  un 
nom  abstrait  et  général.  Il  en  recherche  assidûment 


—  129  — 
la  nature  et  les  lois,  et  alors  même  qu'il  torture  l'in- 
fmi  pour  en  tirer  quelque  chose  qui  ne  soit  pas  Dieu, 
encore  n'est-ce  qu'un  déguisement  sous  lequel  il  le 
cache,  sans  pouvoir  empêcher  que  sa  vie  intellec- 
tuelle ne  soit  un  rapport  permanent  avec  ce  monde 
invisible  et  suprême  que  toute  la  terre  appelle  Dieu. 
Ce  rapport  est  faux  peut-être;  le  philosophe  ne  veut 
pas  de  Dieu  comme  tout  le  monde ,  et  il  s'égare  en 
se  séparant  de  la  tradition  pour  se  fier  à  son  esprit  ; 
il  donne  à  Dieu  un  vêtement  de  fantaisie  ;  mais  c'est 
toujours  Dieu  qui  fait  le  fond  de  ses  spéculations. 
Qu'il  taille  et  qu'il  rogne  l'infmi  comme  il  voudra,  sa 
passion  ne  le  porte  pas  moins  à  s'élever  plus  haut 
que  la  nature  visible,  et  à  chercher  l'aliment  vital  de 
son  génie  dans  ce  lointain  mystérieux  qui  n'a  de  réa- 
lité que  par  le  nom  et  l'idée  de  Dieu.  Quand  Phidias 
sculptait  son  Jupiter  Olympien,  c'était  sans  doute 
une  idole  impuissante  et  mensongère  qui  sortait  de 
ses  mains,  et  pourtant  l'idée  de  Dieu  perçait  dans  le 
marbre  et  y  répandait  une  majesté  qui  appelait  les 
adorations  de  l'univers.  Ainsi,  le  philosophe,  même 
quand  il  substitue  au  Dieu  véritable  une  idole  de  sa 
création,  rend  témoignage  encore  au  mouvement  qui 
porte  l'intelligence  vers  les  régions  qu'habite  la  Di- 
vinité. 

Quant  à  la  race  qui  représente  le  cœur  de  l'huma- 
nité ,  nul  ne  conteste  sa  tendance  naturelle  vers  la 
religion.  On  se  sert  même  de  cette  observation  pour 
porter  l'homme  à  s'éloigner  de  Dieu  ;  on  lui  dit  avec 
un  faux  respect  :  Cela  est  bon  pour  des  femmes.  Oui, 
cela  est  bon  pour  des  femmes,  j'accepte  l'expression, 


—  130  — 

je  m'en  réjouis.  Car  la  femme  étant  le  cœur  de 
l'homme  à  son  plus  haut  degré  de  délicatesse  et  de 
sensibilité,  son  témoignage  est  celui  de  l'homme 
même,  en  tant  qu'il  est  capable  d'amour  et  de  dé- 
vouement. Et  s'il  fallait  choisir  entre  le  témoignage 
du  philosophe  et  celui  de  la  femme ,  quelque  grande 
que  soit  la  révélation  du  génie ,  je  mettrais  plus  haut 
encore  la  révélation  du  cœur  ;  et  s'il  fallait  dresser 
des  autels  à  quelque  chose  d'humain,  j'aimerais 
mieux  adorer  la  poussière  du  cœur  que  la  poussière 
du  génie.  La  femme  religieuse,  Messieurs,  ne  l'ou- 
blions jamais,  elle  a  reçu  le  don  de  croire  et  d'aimer, 
et  en  appliquant  à  Dieu  sa  foi  et  son  amour,  elle 
prouve  que  votre  propre  cœur,  qui  est  né  du  sien, 
qui  fait  partie  du  sien,  est  aussi  naturellement  reli- 
gieux. 

C'est  ce  qu'affirme  à  son  tour  le  peuple,  ce  grand 
représentant  de  l'humanité  sous  le  rapport  des  sens. 
Le  peuple  est  religieux  ;  non  pas  comme  ses  maîtres 
voudraient  qu'il  le  fût,  en  prenant  la  religion  comme 
un  frein  que  l'on  met  à  un  coursier  indompté  ;  il  en 
rougirait!  Il  prend  la  religion  comme  un  besoin, 
comme  une  honorable  passion  de  sa  nature;  et  en- 
core que  l'on  cherche  à  déshonorer  sa  foi ,  en  disant 
que  c'est  la  foi  du  peuple,  il  la  protège  de  sa  pau- 
vreté, de  son  travail  et  de  sa  majesté.  11  se  dit  :  Moi 
pauvre,  moi  peuple,  je  ne  suis  pas  déshérité  du 
grand,  je  ne  suis  pas  déshérité  du  sublime.  Lon- 
gin...,  il  ne  connaît  pas  le  nom  de  Longin,  mais  moi 
je  parle  pour  lui  et  je  connais  Longin.  Longin  a  dit  : 
Le  sublime,  c'est  le  son  que  rend  une  grande  âme; 


—  131  — 

et  le  peuple,  Messieurs,  n'a  pas  renoncé  à  rendre  ce 
£oii-là,  il  n'a  pas  renoncé  à  la  joie  du  sublime,  et 
comme  il  ne  peut  pas  l'être  par  le  monde,  comme  le 
monde  refuse  à  son  intelligence  et  à  son  cœur  les 
occasions  de  l'être,  il  se  dilate  d'autant  plus  pour 
proclamer  le  Dieu  qui  l'élève,  qui  le  bénit,  qui  lui 
dit  :  Moi,  je  suis  ton  frère  et  ton  égal,  n'aie  pas 
peur. 

Ainsi  donc,  philosophe,  femme,  peuple,  l'intelli- 
gence à  son  plus  haut  degré,  le  cœur  à  son  plus  haut 
degré,  les  sens  à  leur  plus  haut  degré ,  tous  les  trois 
cherchent  Dieu,  veulent  Dieu,  sont  passionnés  pour 
Dieu.  Et  pourquoi?  Vous  me  demandez  pourquoi, 
n'est-il  pas  vrai?  Ah  !  pourquoi?  c'est  que  votre  âme 
est  plus  grande  que  la  nature,  c'est  qu'elle  est  plus 
grande  que  l'humanité,  c'est  qu'elle  épuise  en  quel- 
ques quarts  d'heure  de  vie  tout  le  monde  qui  n'est 
pas  Dieu;  et,  comme  l'âme  a  horreur  du  vide,  quand 
le  vide  se  fait  en  elle ,  quand  un  jour  ou  l'autre  l'es- 
prit du  savant  s'ennuie  de  ramasser  des  coquillages 
pour  en  faire  des  systèmes,  quand  la  femme  se  lasse 
d'infidélités,  quand  le  peuple  regarde  ses  bras  flétris 
dans  un  travail  qui  périt  chaque  soir,  quand  pour 
tous  le  néant  de  l'univers  est  à  l'état  palpable,  quand 
l'âme  enfin  n'est  plus  qu'un  océan  sans  eau,  son  hôte 
naturel  y  vient,  et  c'est  Dieu.  Notre  grandeur  fait  en 
nous  le  vide  ,  et  le  vide  nous  donne  la  faim  de  Dieu, 
de  la  même  manière  que ,  par  le  mouvement  de  la 
vie ,  nos  entrailles  étant  arrivées  à  ce  même  senti- 
ment que  nous  appelons  le  vide,  elles  ont  besoin 
d'un  commerce  positif  et  efficace  avec  la  nature ,  qui 


—  132  — 

répare  leur  inanité.  C'est  le  même  phénomène,  mais 
clans  une  région  plus  haute;  et,  en  définitive,  de 
même  que  nous  communiquons  avec  la  nature  et 
l'humanité  par  la  faim  et  par  la  soif,  de  môme  nous 
communiquons  avec  Dieu  par  une  faim  et  une  soif 
sacrées ,  non  pas  ,  comme  l'a  dit  Virgile  ,  auri  sacra 
famés ,  mais  Dei  sacra  famés! 

Toutefois,  Messieurs,  par  un  autre  côté,  la  reli- 
gion, qui  est  une  passion  de  l'humanité,  en  est  aussi 
une  vertu;  je  dois  vous  expliquer  comment. 

La  vertu,  nous  l'avons  déjà  dit,  est  une  force  de 
l'âme  qui  accompli  le  bien.  Or  si  pour  désirer  Dieu 
il  n'est  pas  besoin  de  force  ;  si  pour  sentir  notre  vide 
et  y  appeler  quelque  chose  de  plus  puissant  que  la 
nature  et  que  l'humanité ,  il  n'est  besoin  que  de  se 
laisser  aller;  si  Dieu,  qui  est  le  plus  riche  des  êtres, 
nous  cause  aisément  une  passion ,  cependant ,  sous 
un  autre  point  de  vue ,  en  tant  que  notre  commerce 
avec  Dieu  doit  être  efficace,  en  tant  qu'il  est  néces- 
saire que  nous  divinisions  notre  vie  pour  être  réel- 
lement en  communion  avec  Dieu,  là,  Messieurs, 
notre  infirmité  se  déclare  et  nous  trahit.  Tant  que 
nous  ne  faisons  que  tendre  la  main  à  Dieu ,  cela  va 
bien  ;  mais  Dieu  est  pesant  à  porter.  Souvenez-vous 
de  l'histoire  de  saint  Christophe.  Saint  Christophe 
avait  voué  sa  vie  à  passer  au  bord  d'un  torrent  les 
voyageurs.  Par  une  nuit  d'orage,  il  entend  frapper 
à  sa  porte,  il  ouvre,  il  voit  un  enfant  nu  et  transi  qui 
demande  à  passer.  Le  géant  le  presse  d'achever  la 
nuit  dans  sa  cabane,  lui  représente  le  vent,  la  tem- 
pête, l'obscurité;  l'enfant  insiste,   il  veut   passer. 


—  133  — 

Christophe;  fidèle  à  son  vœu,  le  prend  sur  ses  épau- 
les et  se  hasarde  à  travers  les  flots  et  les  rochers  ; 
mais ,  à  mesure  qu'il  s'avance ,  son  fardeau  semble 
s'accroître  ;  il  devient  intolérable  ;  le  géant  s'arrête 
et  dit  à  l'enfant  :  «  Mais  sais-tu  bien  que  tu  es  de- 
venu pesant  comme  un  monde?  —  Ne  t'étonne  pas, 
répond  l'enfant,  car  tu  portes  Celui  qui  a  fait  le 
monde.  » 

Ainsi,  Messieurs,  en  est-il  de  Dieu  quand  il  s'agit 
d'unir  notre  vie  à  la  sienne,  non  plus  seulement  par 
un  besoin  et  un  désir,  mais  par  une  efficace  réalité . 
par  une  transformation  de  notre  être  à  la  splendeur 
du  sien.  Il  est  facile  à  Prométhée  d'aspirer  au  ciel' 
et  de  porter  la  main  sur  le  feu  sacré  ;  mais  prends 
garde,  Prométhée,  le  feu  brûle  quand  on  y  touche. 
Dieu  est  la  lumière  et  la  sainteté  infinies  ;  ce  n'est 
pas  peu  de  chose  de  s'en  approcher  avec  une  intelli- 
gence faible ,  un  cœur  corrompu ,  une  chair  stigma- 
tisée par  les  passions.  Ce  n'est  pas  peu  de  chose  de 
recevoir  Dieu  dans  son  intelligence,  dans  son  cœur 
et  dans  ses  sens,  et  de  mêler  deux  natures  aussi  dis- 
proportionnées dans  une  réelle  communion.  Cette 
œuvre  appelle  une  force  énergique,  une  vertu  tout 
à  fait  sublime ,  qui  sache  soumettre  l'esprit  de 
l'homme  à  l'esprit  de  Dieu ,  sans  que  l'esprit  de 
l'homme  perde  sa  personnalité  et  sa  liberté;  qui 
transporte  le  cœur  jusqu'à  l'amour  de  l'invisible,  et 
l'y  retienne  dans  une  joie  sans  substance  et  sans 
corps  ;  qui  abaisse  les  sens ,  les  châtie  et  les  immole, 
afin  que  leur  poids  n'incommode  pas  l'ascension  de 
l'âme  vers  les  inaccessibles  hauteurs  de  la  Divinité. 

4* 


—  134  — 

Quel  prodige!  et  ce  prodige,  il  faut  qu'il  s'accom- 
plisse :  plongé  que  nous  somraes  dans  la  nature  et 
l'humanité,  garrottés  et  souillés  par  leur  contact,  il 
fautque  nous  marchions,  Dieu  dans  notre  maindroite, 
et  le  monde  dans  notre  main  gauche,  sacrifiant 
sans  cesse  le  monde  et  le  portant  toujours.  Certes , 
cela  est  difficile,  c'est  exiger  de  l'homme  quelque 
chose  de  plus  qu'humain;  et  pourtant  le  commerce 
efficace  avec  Dieu  est  à  ce  prix.  Sans  cette  transfi- 
guration douloureuse,  la  religion  n'est  qu'une  affaire 
de  mendiant  qui  demande  l'aumône,  et  qui  la  laisse 
tomber  parce  que  sa  main  est  trop  lâche  pour  en 
soutenir  le  poids. 

J'entends  tous  les  jours  des  gens  qui  disent  :  Si  la 
rehgion  est  si  manifeste  et  si  bien  étabUe,  pourquoi 
ne  suis-je  pas  religieux?  Pourquoi  ne  vois-je  pas  la 
vérité  de  la  religion?  Écoutez  la  réponse  :  Vous 
n'êtes  pas  religieux  par  la  même  raison  que  vous 
n'êtes  pas  chaste  :  vous  n'êtes  pas  chaste,  parce  que 
la  chasteté  est  une  vertu,  et  vous  n'êtes  pas  reli- 
gieux, parce  que  la  religion  est  une  vertu.  Vous 
imaginez-vous  que  la  religion  soit  une  science  qu'on 
apprend  et  qu'on  exerce  comme  les  mathématiques? 
Eh  !  Messieurs,  si  la  religion  n'était  qu'une  science, 
il  suffirait  pour  être  religieux  d'avoir  dans  sa  cham- 
bre un  tableau  noir  et  un  morceau  de  craie  blanche 
pour  barbouiller  des  équations  algébriques.  La  reli- 
gion, il  est  vrai,  est  une  équation  à  résoudre,  mais 
une  équation  entre  l'homme  et  Dieu,  entre  la  misère 
et  la  richesse,  entre  les  ténèbres  et  la  lumière,  entre 
la  sainteté  et  la  corruption,  entre  le  fini  et  l'infini, 


—  135  — 

entre  le  néant  et  l'être  absolu.  Et  cette  équation  ter- 
rible, on  ne  la  résout  pas  avec  l'esprit;  on  ne  la  ré- 
sout qu'avec  la  vertu,  non  pas  même  avec  la  vertu 
qui  fait  les  sages  et  les  héros  du  monde,  mais  avec 
la  vertu  de  Dieu  ,  acceptée  de  nous ,  fruit  de  notre 
coeur  et  du  sien,  incompréhensible  hyménée  qui  est 
sous  vos  yeux,  qui  vous  parle,  et  que  vous  n'enten- 
dez pas  dans  l'inexprimable  recherche  qu'il  fait  de 
vous,  parce  que  vous  êtes  arrêtés  par  une  trible  fai- 
blesse qui  vous  enivre  de  vous-mêmes  :  faiblesse 
d'esprit ,  faiblesse  de  cœur,  faiblesse  des  sens. 

Faiblesse  d'esprit ,  qu'est-ce  que  c'est?  Un  homme 
est  frappé  contre  Dieu  du  premier  phénomène  venu  ; 
il  voit,  par  exemple,  plusieurs  cultes  dans  le  monde, 
et  il  se  dit  :  S'il  y  avait  une  vraie  religion  sur  la 
terre,  il  n'y  en  aurait  évidemment  qu'une  seule. 
Cette  pensée  lui  suffit;  il  a  barre  contre  Dieu,  il 
n'en  reviendra  jamais.  L'infortuné  ne  comprend  pas 
que  la  multitude  même  des  cultes  démontre  à  satiété 
la  nature  et  le  but  religieux  de  l'homme,  et  que 
l'homme  ne  saurait  être  né  religieux  sans  que  cet 
acte  de  naissance  soit  l'acte  authentique  de  la  divi- 
nité même  de  la  religion.  Il  ne  comprend  pas  que 
l'homme,  à  la  fois  libre  et  religieux,  poussé  vers 
Dieu  par  un  besoin  qui  est  une  passion ,  éloigné  de 
lui  par  une  sorte  d'horreur  de  sa  perfection,  partagé 
entre  ces  deux  sentiments  contraires  et  cherchant  à 
les  unir,  se  créé  de  Dieu  des  idées  et  des  cultes  à  sa 
portée,  l'adore  et  le  meurtrisse  tout  ensemble,  lui 
dise  :  Reste  et  va-t'en.  Les  faux  cultes ,  Messieurs, 
ne  sont  qu'une  transaction  entre  ces  deux  mouve- 


—  136  — 

menls  de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu  ,  et  rien  peut- 
être  ne  prouve  davantage  l'indispensable  vérité  de  la 
religion,  que  ce  spectacle  de  l'humanité  aimant  mieux 
déshonorer  Dieu  que  de  se  passer  de  commerce  avec 
lui.  Eh  bien!  un  homme  raisonnable, un  savant,  un 
profond  politique  passera  sa  vie,  cette  vie  grosse  de 
l'éternité ,  il  la  passera  sans  religion,  sous  la  sauve- 
garde de  cette  misérable  idée  que  je  viens  de  dire,  et 
que  je  suis  forcé  d'appeler  un  idiotisme,  plus  qu'un 
idiotisme,  puisqu'elle  prouve  justement  ce  qu'il  veut 
nier,  la  nécessité  et  la  vérité  de  la  religion.  11  tom- 
bera de  là  un  jour,  avec  ce  seul  appui,  dans  la  lu- 
mière divine,  où  ce  qui  l'étonncra  le  plus  sera 
d'avoir  péri  par  une  démonstration  qui  devait  le 
sauver. 

Faiblesse  de  cœur,  autre  cause  qui  arrête  l'homme 
et  l'empêche  d'entrer  dans  un  rapport  positif  et  effi- 
cace avec  Dieu.  Il  est  dans  un  de  ces  deux  états  :  il 
aime  encore,  ou  il  n'aime  plus.  Quand  il  aime,  il  est 
séduit  par  cette  légère  flamme  qui  sort  de  son  cœur, 
comme  on  voit,  dans  les  cimetières,  une  lueur  qui 
brille  un  moment  sur  la  tombe  des  morts.  Il  croit  à 
cet  amour  fragile,  et  il  lui  sacrifie  l'amour  éternel, 
sans  se  douter  que  Dieu  communique  à  nos  affec- 
tions ,  quand  elles  sont  réglées  et  pénétrées  par  son 
amour,  un  charme  qui  les  épure  et  les  fait  durer.  Ou 
bien  il  n'aime  plus ,  et  le  désenchantement  de  la 
créature,  au  lieu  de  le  tourner  vers  Dieu,  étend  jus- 
qu'à lui  les  causes  qui  ont  desséché  son  cœur.  Il 
n'entend  plus  la  langue  qu'il  a  parlée  ;  quand  on  lui 
dit  que  Dieu   nous  a  aimés  jusqu'à  souffrir  pour 


—  137  — 

nous ,  ce  lui  paraît  un  songe  d'enfant  ;  ces  nouvelles 
de  l'amour,  venues  de  l'étranger,  le  trouvent  sans 
souvenir  et  le  laissent  sans  espoir;  la  persuasion  n'a 
plus  lieu  chez  les  morts. 

Reste  dans  la  faiblesse  des  sens  une  troisième  et 
plus  puissante  cause  de  notre  incapacité  religieuse. 
Je  n'en  dirai  qu'un  mot,  tant  il  vous  est  facile  de 
suppléer  à  ce  que  je  ne  dirai  pas.  Qui  croirait  que 
l'homme  s'éloigne  de  Dieu  pour  épargner  à  ses  sens, 
je  ne  dis  pas  les  grands  sacrifices,  mais  de  légères 
privations?  Qui  croirait  que  le  jeûne  et  l'abstinence 
sont  des  raisons  contre  Dieu?  Il  en  est  ainsi  pour- 
tant, Messieurs;  et  cette  simple  observation  doit 
vous  faire  comprendre  quelle  force  il  faut  à  l'homme 
pour  entrer  en  communion  avec  Dieu ,  puisque  de 
semblables  misères  sont  pour  lui  déjà  une  difficulté. 
Autant  donc  il  est  vrai  que  l'humanité  tend  vers 
Dieu  par  un  besoin  réel  et  profond ,  par  une  passion 
qui  remplit  le  monde  de  ses  efforts,  autant  il  est  vrai 
que  cette  passion  n'arrive  à  l'efficacité  que  par  la 
vertu. 

La  religion  est  tout  à  la  fois  passion  et  vertu ,  la 
plus  haute  passion  de  l'humanité  et  sa  plus  haute 
vertu,  également, remarquable  quoique  diversement, 
soit  qu'elle  subjugue  l'âme  sans  la  transfigurer,  soit 
qu'elle  la  transfigure  et  la  divinise  en  effet.  Et  par 
là  il  vous  est  découvert  pourquoi  elle  est  tant  aimée 
et  tant  haïe,  dénaturée  souvent,  et  détruite  jamais. 
Si  elle  n'était  qu'une  vertu,  elle  périrait  aisément 
avec  la  vertu  ;  si  elle  n'était  qu'une  passion ,  elle 
succomberait  dans  l'impuissance  du  bien.  Elle  se 


—  138  — 

sauve  et  se  maintient  par  ces  deux  forces,  Dieu 
ayant  voulu  que  l'humanité  ne  pût  en  aucun  temps 
et  en  aucun  lieu  rompre  totalement  avec  lui.  Com- 
bien sont  donc  vains  et  dignes  de  pitié  ceux  qui  s'en 
font  les  ennemis!  Les  insensés!  ils  croient  n'avoir  à 
combattre  qu'une  vertu,  ils  trouvent  une  passion  ;  ils 
croient  n'avoir  à  combattre  qu'une  passion ,  ils  trou- 
vent une  vertu  ;  ils  croient  les  séparer  du  moins ,  et 
les  deux  têtes  de  l'hydre  divine  se  dressent  ensemble 
pour  leur  révéler  qu'entre  Dieu  et  l'humanité  c'est  à 
jamais. 


VINGT-SEPTIEME  CONFERENCE 


DE   L  IMPUISSANCE   DES   AUTRES   DOCTRINES 
A   PRODUIRE   LA   RELIGION 


Monseigneur  , 

Messieurs  , 

La  religion,  avons -nous  dit,  est  le  commerce  po- 
sitif et  efficace  de  l'homme  avec  Dieu ,  et  elle  est 
tout  ensemble  une  passion  et  une  vertu  de  l'huma- 
nité :  une  passion ,  en  tant  que  l'humanité  est  entraî- 
née vers  Dieu  par  une  attraction  constante  et  uni- 
verselle; une  vertu,  en  tant  que,  malgré  cette 
attraction,  il  en  coûte  à  l'humanité  de  grands  efforts 
pour  entrer  dans  ce  commerce  positif  et  efficace 
avec  Dieu.  J'ajoute  aujourd'hui  que  la  doctrine  ca- 
tholique seule  produit  ce  commerce  positif  et  efficace 
avec  Dieu ,  que  nous  appelons  du  nom  de  religion  ; 


—  140  — 

toute  autre  doctrine  aboutit  nécessairement  à  l'une 
de  ces  deux  catastrophes  :  à  la  catastrophe  de  la  su- 
perstition ou  à  la  catastrophe  de  l'incrédulité.  La  su- 
perstition est  un  commerce  de  l'homme  avec  Dieu 
entaché  d'inefficacité ,  d'immoralité  et  de  déraison  ; 
l'incrédulité  est  une  rupture  désespérée  de  tout  com- 
merce de  l'homme  avec  Dieu.  Quand  l'homme  veut 
faire  de  la  religion  sans  le  secours  de  la  raison ,  il 
tombe  immédiatement  dans  la  superstition,  et  s'il 
veut  faire  de  la  religion  avec  la  raison ,  il  tombe  iné- 
vitablement dans  l'abîme  de  l'incrédulité.  En  sorte 
que  Dieu,  le  fondateur  de  la  religion  unique  et  véri- 
table, s'est  placé  et  a  placé  l'homme  dans  ses  rap- 
ports avec  lui  entre  Gharybde  et  Scylla,unCharybde 
divin  et  un  Scylla  divin ,  et  quiconque  ne  navigue 
pas  sur  le  vaisseau  dont  Dieu  est  le  capitaine  et  le 
pilote ,  celui-là  sombre  par  un  triste  naufrage  à  l'un 
de  ces  deux  écueils.  C'est  là.  Messieurs,  mon  thème 
d'aujourd'hui. 

Quand  nous  regardons  les  cultes  divers  disséminés 
dans  le  monde ,  il  en  est  plusieurs  qui  ne  nous  pa- 
raissent liés  à  la  doctrine  cathoUque  par  aucune  re- 
lation, bien  qu'en  réalité,  à  une  époque  plus  ou  moins 
éloignée,  ils  soient  sortis  de  ce  tronc  commun;  car 
l'erreur  n'est  qu'une  feuille  tombée  de  l'arbre  de  la 
vérité  et  emportée  par  le  vent  ;  et  l'homme  est  telle^ 
ment  incapable  de  commercer  par  lui-même  avec 
Dieu ,  que  ses  inspirations  religieuses  les  plus  per- 
sonnelles se  rattachent  toujours  à  un  fonds  primitif, 
encore  que  notre  œil,  dans  le  sombre  jour  de  l'his- 
toire, ne  discerne  pas  bien  l'heure  où  le  rameau  s'est 


—  141  — 

f.élaché  du  tronc,  ni  la  cause  de  cette  séparation. 
Quand  donc,  regardant  l'ensemble  des  cultes  reli- 
gieux, nous  mettons  à  part ,  pour  les  observer,  ceux 
qui  n'ont  aucune  liaison  de  parenté  visible  et  recon- 
naissable  avec  la  doctrine  catholique,  nous  sommes 
frappés  d'une  chose,  c'est  qu'à  l'extérieur  rien  ne 
paraît  les  distinguer  de  nous.  Je  vois  des  temples 
qui  essaient  de  porter  jusqu'à  Dieu  une  magnifique 
invitation  de  l'homme  à  descendre  vers  lui;  des  au- 
tels ornés  d'images  et  baignés  du  sang  de  l'holo^ 
causte;  des  prêtres,  des  cérémonies,  des  ablutions, 
des  processions,  mille  formes  qui  ont  une  apparence 
de  famille,  et  semblent  confondre  tous  ces  cultes 
entre  eux,  et  avec  le  nôtre,  dans  une  commune  ma- 
jesté. 

Mais  quand  on  ouvre  le  sanctuaire  et  que  l'on  re- 
garde au  dedans,  de  la  même  manière  qu'on  ouvre 
un  fruit  pour  s'assurer  si  sa  saveur  répond  à  sa 
beauté;  quand,  dis-je,  on  ouvre  l'intérieur  des 
cultes  tout  à  fait  étrangers  à  la  doctrine  catholique, 
qu'est-ce  qu'on  y  trouve?  Premièrement,  rien.  On 
n'y  trouve  rien;  car  j'appelle  rien  que  de  communi- 
quer avec  Dieu  pour  rester  ce  que  l'on  est,  que  de 
bâtir  des  temples,  d'immoler  des  victimes,  de  créer 
des  sacerdoces,  de  fonder  au  sein  des  nations  un 
immense  appareil,  et  puis  quoi?  arriver  à  rester  des 
hommes,  à  n'avoir  dans  l'intelligence  et  dans  le  cœur 
rien  de  surhumain,  rien  qui  annonce  autre  chose 
que  la  plus  vulgaire  humanité.  Eh!  Messieurs,  un 
simple  commerce  avec  une  âme  élevée  modifie  la 
nôtre,  il  nous  élève;  on  ne  peut  s'approcher  des 


—  142  — 

grands  cœurs  sans  qu'il  s'exhale  d'eux  quelque  chose 
qui  pénètre  jusqu'à  nous  et  nous  rend  plus  dignes 
de  leur  contact ,  et  vous  voudriez  que  le  commerce 
avec  Dieu  fût  inefficace ,  tout  en  étant  réel  !  A  quoi 
bon  alors  communiquer  avec  lui?  Qu'est-ce  qu'un 
but  si  sublime  pour  un  résultat  si  nul  ?  Si  l'homme 
n'est  qu'un  homme  avec  Dieu ,  qu'a-t-il  besoin  de  le 
chercher  ?  L'effet  répond  à  la  cause ,  et  là  où  je  trouve 
le  rien  pour  effet,  je  ne  puis  conclure  à  la  présence 
et  au  concours  de  la  Divinité,  puisque  Dieu  et  le  rien 
sont  parfaitement  la  négation  l'un  de  l'autre.  La 
grandeur  de  l'appareil  rehgieux  ne  fait  qu'en  rendre 
plus  sensible  le  vide  intérieur,  et  l'homme  se  trahit 
d'autant  plus  qu'il  couvre  sa  misère  du  nom  et  des 
attributs  de  Dieu. 

Qu'il  en  soit  ainsi,  Messieurs,  des  cultes  dont  je 
parle,  que  leur  inefficacité  divine  soit  un  fait  avéré 
et  palpable,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  démontrer;  il 
suffit  d'en  rappeler  les  noms  à  votre  esprit.  En  de- 
hors de  la  doctrine  cathohque,  des  affluents  et  des 
rameaux  détachés  de  ce  grand  fleuve,  que  reste- 
t-il?  le  brahmisme,  le  polythéisme,  l'islamisme  : 
noms  célèbres  à  la  vérité;  mais  qui  ne  désignent 
à  votre  conscience  aucune  action  qui  ait  élevé  le 
genre  humain  plus  haut  que  sa  propre  nature.  En- 
core ce  défaut  d'efficacité  n'est-il  pas  leur  premier 
malheur. 

Par  une  loi  dont  il  n'est  pas  difficile  de  comprendre 
la  raison,  tout  culte  qui  n'élève  pas  l'homme  le  dé- 
grade ;  le  commerce  avec  Dieu  est  un  instrument 
trop  puissant  pour  qu'il  s'arrête  à  un  résultat  néga- 


—  143  — 

lif.  Si  Dieu  n*attire  pas  l'homme  jusqu'à  sa  sainteté, 
l'homme  le  fera  descendre  jusqu'à  partager  et  sanc- 
tionner ses  plus  vils  penchants.  De  là  cet  étonnant 
scandale  de  cultes  employés  à  la  dépravation  de 
l'homme ,  scandale  sur  lequel  on  ne  peut  pas  se  faire 
illusion,  parce  qu'il  n'en  est  pas  de  l'ordre  moral 
comme  de  l'ordre  intellectuel.  Celui-ci  est  relatif  à 
l'infini ,  sur  lequel  la  discussion  est  toujours  plus  ou 
moins  admissible  ;  l'autre  n'embrasse  directement 
que  nos  rapports  avec  nous-mêmes  ou  avec  nos  sem- 
blables, rapports  simples,  sur  lesquels  l'intérêt  nous 
éclaire  à  défaut  du  sentiment.  Eh  bien!  en  exami- 
nant le  brahmisme ,  le  polythéisme  et  l'islamisme  à 
cette  lumière  de  l'ordre  moral,  que  voyons-nous? 
Non  pas  seulement  l'homme  resté  dans  sa  faiblesse 
native,  mais  l'homme  sollicité  à  la  corruption  par  le 
culte  même  destiné  à  mêler  sa  vie  avec  celle  de  Dieu, 
l'homme  trouvant  en  Dieu  un  secours  infâme  pour 
tomber  plus  bas  que  son  esprit  et  sa  chair,  ou  du 
moins  pour  consacrer  toutes  les  folies  de  son  enten- 
dement et  tous  les  délires  de  ses  sens.  L'islamisme 
même,  quoique  postérieur  à  Jésus-Christ,  a  préci- 
pité les  mœurs  des  nations  musulmanes,  sous  cer- 
tains rapports,  au-dessous  des  mœurs  de  l'antiquité. 
Tant  il  est  impossible  à  un  culte  faux,  en  quelque 
temps  qu'il  se  forme ,  de  ne  pas  subir  cette  loi  de 
l'immoralité ,  par  où  Dieu  signale  tous  ceux  qui  abu- 
sent sur  les  peuples  de  la  force  de  son  nom  ! 

La  déraison  est  le  troisième  caractère  de  la  super- 
stition. Et  ici.  Messieurs,  vous  serez  peut-être  ten- 
tés de  rétorquer  contre  moi  ce  que  je  disais  tout  à 


—  144  — 

l'heure,  que,  dans  l'ordre  intellectuel,  la  discussion 
est  toujours  plus  ou  moins  possible  :  d'où  il  suivrait 
que  le  manque  de  raison  serait  un  signe  très-con- 
testable de  la  superstition.  Je  ne  rétracte  point  ma 
pensée,  Messieurs;  car,  bien  que  partout  où  l'infini 
se  trouve  présent  et  engagé,  il  y  ait  un  champ  ou- 
vert à  la  discussion ,  néanmoins  il  est  une  certaine 
limite  où  la  déraison  devient  reconnaissable  au  pre- 
mier coup  d'œil.  L'esprit  qui  s'égare  dans  les  nuances 
subtiles  de  la  métaphysique  n'hésitera  pas  devant 
l'absurde  à  l'état  parfait  de  nudité.  Or  c'est  cette  dé- 
raison palpable  et  bravant  l'intelligence,  qui  est  le 
troisième  caractère  de  la  superstition,  et  qui  saute 
aux  yeux  dans  le  brahmisme ,  le  polythéisme  et  l'is- 
lamisme. Toutefois,  Messieurs ,  je  ne  veux  pas  pren- 
dre un  à  un  les  livres  et  les  dogmes  de  ces  divers 
cultes  pour  en  montrer  l'évidente  irrationabilité  ;  cette 
marche  serait  trop  longue,  et,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  dans  le  débat  entre  l'erreur  et  la  vérité  religieu- 
ses. Dieu  a  tout  abrégé.  J'abandonne  donc  la  ques- 
tion de  la  déraison  positive;  je  consens  à  respecter 
l'absurde,    d'autant   que  l'absurde   est   nécessaire 
à  trop  de  gens.  Il  est  un  plus  grand  malheur  que 
l'absurde  peut-être,   un  plus  triste   signe  que   la 
déraison  positive,  c'est  la  déraison  négative,  c'est- 
à-dire  l'impuissance  absolue  d'une  doctrine  à   se 
créer   des   fondements  capables    de   soutenir   une 
discussion.  Or  ce  défaut  de  fondement,  cet  état  de 
choses  sous  lequel  on  place  la  main  en  ne  rencon- 
trant rien  qui  le  porte,  c'est  le  caractère  propre  et 
manifeste  de  tous  les  cultes  qui  n'ont  aucune  espèce 


—  145  — 

de  connexion  avec  la  doctrine  catholique.  Je  vous 
propose,  Messieurs,  un  curieux  et  salutaire  exer- 
cice de  la  pensée  :  c'est ,  en  réfléchissant  au  brah- 
misme  ,  au  polythéisme,  à  l'islamisme,  de  faire 
un  effort  consciencieux  pour  leur  donner  une  base 
quelconque  :  vous  n'en  viendrez  certainement  pas  à 
bout. 

Quand  le  christianisme  se  trouva  face  à  face  avec 
le  polythéisme,  doctrine  contre  doctrine,  peuple 
contre  peuple ,  dans  ce  drame  si  sérieux ,  si  terrible 
et  sanglant,  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  de  discu- 
ter, le  christianisme  était  dans  l'impuissance  de  faire 
autre  chose  que  de  rire.  Nos  apôtres  et  nos  apolo- 
gistes passaient  en  riant  à  côté  de  cet  établissement, 
si  prodigieux  par  sa  force  matérielle ,  entré  dans  le 
sang  des  nations,  et  devenu  partie  intégrante  de 
leurs  lois,  de  leurs  mœurs,  de  leurs  arts,  de  leur 
gloire  et  de  tous  leurs  souvenirs.  Malgré  cette  for- 
midable existence,  la  discussion  était  impossible,  et 
le  raisonnement  ne  s'élevait  jamais  plus  haut  que  la 
pitié.  On  vit  clairement  cette  privation  absolue  de  la 
substance  logique,  lorsque  l'empereur  Julien,  homme 
d'esprit  s'il  en  fut  jamais,  voulut  à  toute  force  res- 
susciter le  polythéisme  expirant.  Certes,  l'œuvre 
était  grande,  l'homme  puissant  :  on  allait  voir  enfin 
la  doctrine  païenne  se  soutenir  et  se  raviver  par  le 
génie  :  que  fît  Julien,  pourtant?  Pour  sa  part  per- 
sonnelle ,  il  se  présentait  fréquemment  dans  les  tem- 
ples; il  offrait  des  sacrifices,  remuait  des  encensoirs, 
rangeait  en  procession  des  prêtres  qu'il  avait  dotés 
plus  richement  :  il  replâtrait  des  autels ,  redorait  des 

III.  —  5 


—  146  — 

statues;  et  quelquefois,  arrivé  avec  toute  la  pompe 
de  sa  cour  dans  une  ville  célèbre  par  le  culte  des 
dieux,  attendant  un  spectacle  digne  de  sa  pensée  et 
de  la  religion  dont  il  apportait  avec  lui  les  dernières 
ressources,  il  trouvait,  comme  il  s'en  est  plaint  lui- 
même  dans  une  de  ses  lettres,  un  sacrificateur  ap- 
portant modestement  aux  autels  abandonnés  une 
oie!  Ce  pauvre  et  spirituel  homme,  à  part  une  per- 
sécution déguisée  et  une  invitaticn  stérile  à  imiter 
les  vertus  des  chrétiens,  n'imaginait  rien  de  mieux 
que  des  cérémonies  contre  une  doctrine  propagée 
par  des  légions  d'apôtres,  d'écrivains  et  de  martyrs. 
La  part  de  ses  amis,  les  rhéteurs  et  les  philosophes, 
était  plus  triste  encore  que  la  sienne,  parce  qu'ils 
n'avaient  pas  même  l'audace  de  sa  foi.  Ils  ne  disaient 
pas  :  Oui ,  nous  croyons  à  Jupiter  ;  oui ,  nous  croyons 
à  Mars,  à  Mercure,  à  Apollon;  que  demeurent  éter- 
nellement sur  le  sol  du  monde,  par  la  seule  force 
d'eux-mêmes ,  ces  divinités  de  nos  aïeux  ;  nous  les 
reconnaissons,  nous  les  vénérons,  nous  nous  incli- 
nons devant  la  foi  des  nations  qui  les  ont  adorées 
depuis  le  commencement  !  Ils  ne  disaient  pas  ainsi  ; 
ils  n'osaient  aller  franchement  et  courageusement  à 
rencontre  de  l'absurde,  et  l'appuyer  à  tout  le  moins 
de  la  magnanimité  de  leur  adhésion.  Ils  n'osaient 
faire  ce  que  nous  faisons  aujourd'hui,  nous  autres 
chrétiens,  qui  sommes,  à  notre  tour,  accusés  d'ab- 
surdité ;  nous  ne  renions  pas  le  Dieu  trois  fois  saint 
tombé  du  ciel  pour  nous,  et  tombé  plus  bas  que  ja- 
mais ni  Jupiter,  ni  Apollon,  ni  Mercure,  puisqu'il 
est  tombé  sur  la  croix.  Nous  le  reconnaissons  comme 


—  147  — 

cela,  nous  le  vénérons  comme  cela,  nous  l'aimons 
comme  cela  ;  nous  nous  chargeons  volontiers  pour 
lui  de  tout  le  mépris  de  l'univers,  et  le  défendons 
contre  ses  ennemis,  depuis  dix-huit  cents  ans,  par 
la  constance  de  notre  inexorable  adoration. 

Voilà  la  force,  voilà  comment  se  soutient  ou  se  re- 
lève un  culte,  et  non,  comme  faisaient  du  polythéisme 
les  philosophes  alexandrins,  par  une  philosophie  qui 
en  désavouait  l'existence  et  la  nature.  Vous  médirez 
peut-être  que  moi-même  j'appelle  la  philosophie  au 
secours  delà  rehgion;  mais  c'est  une  philosophie 
qui  accepte  toute  la  vérité  du  dogme ,  qui  l'affirme , 
qui  n'en  répudie  rien  et  qui  n'en  élude  rien.  Et  même. 
Messieurs,  ce  n'est  pas  une  philosophie.  Je  ne  pose 
pas  la  religion  sur  un  système  éclos  dans  la  tête  d'un 
homme,  et  qui  passera  plus  vite  encore  que  lui;  je 
la  pose  sur  le  sens  commun  et  sur  les  réalités  palpa- 
bles de  ce  monde.  C'est  là  toute  mon  armure,  en  y 
ajoutant  le  cri  de  la  foi.  Devant  vous,  qui  ne  croyez 
pas ,  mortels  nés  d'hier  et  promis  à  la  mort  pour  de- 
main, feuilles  emportées  sur  tous  les  rivages  des  mers, 
incertains  de  vous-mêmes  et  de  tout ,  je  me  pose  avec 
une  hardiesse  qui  n'a  pas  même  besoin  de  courage. 
Je  sais  d"où  je  viens  et  où  je  vais.  J'ai  ma  foi  contre 
vos  doutes ,  et  ce  qui  vous  paraît  absurde ,  indigne , 
flétri,  mort,  cette  cendre  même,  au  delà  de  cette 
cendre,  s'il  est  possible,  je  le  prends,  je  le  mets  sur 
l'autel,  je  vous  commande  d'y  venir,  et  nul  de  vous 
n'est  assez  fort  pour  être  certain  au  dedans  de  lui 
qu'il  ne  viendra  pas. 

Encore  une  fois    c'est  ainsi  qu'un  culte  se  défend 


-  148  — 

et  s'édifie,  quand  il  sent  la  vérité  derrière  soi. 
Mais  qu'Alexandrie  lève  le  ban  et  l'arrière-ban  de 
ses  rhéteurs  pour  transformer  Jupiter  en  je  ne 
sais  quelle  puissance  abstraite,  et  Apollon  en  telle 
autre  personnification  de  la  métaphysique  ou  de  la 
nature,  les  gens  d'esprit  pourront  bien  reconnaître 
de  l'invention  dans  ces  jeux  d'une  foi  qui  a  honte 
d'elle-même;  mais  l'humanité,  tranquille,  les 
oreilles  un  moment  charmées  parce  bruit  ingénieux, 
se  couchera  le  soir,  eL  le  lendemain,  en  s'éveillant, 
elle  demandera  ce  que  sont  devenus  ces  artistes 
d'hier. 

L'islamisme ,  sans  doute ,  diffère  du  polythéisme 
par  une  substance  moins  vide  ;  il  se  sent  du  christia- 
nisme qui  entourait  son  berceau.  Mais  encore  vous 
chercherez  vainement  à  Mahomet  un  fondement  dont 
la  raison  la  plus  humble  ou  la  plus  hardie  accepte  la 
responsabilité.  Cet  homme  est  tout  seul,  avant  et 
après  ;  rien  de  lui  ne  s'entremêle  aux  nerfs  et  aux 
muscles  de  l'humanité;  ôtez-le,  c'est  un  chapitre  de 
moins  dans  l'histoire  du  monde,  mais  un  chapitre 
qui  ne  détruit  pas  le  fil  de  la  narration.  Mahomet  est 
une  anecdote.  De  là  vient.  Messieurs,  l'horreur  du 
monde  civilisé  pour  le  renégat.  Avez-vous  jamais 
réfléchi 'à  ce  que  c'est  que  le  renégat?  Vous  croyez 
peut-être  que  c'est  l'homme  qui  change  de  religion? 
Eh!  Messieurs,  mais  nous  ne  faisons  pas  autre  chose 
qu'appeler  les  hommes  des  autres  religions  à  em- 
brasser la  nôtre.  Nos  missionnaires  parcourent  le 
monde  entier  dans  ce  seul  but ,  et  assurément  per- 
sonne ne  les  accuse  du  métier  honteux  de  faire  des 


—  149  — 

renégats.  Qu'est-ce  donc  que  le  rene'gat,  et  quelle 
est  la  cause  de  l'inexprimable  mépris  qui  s'attache  à 
ce  nom?  Le  renégat,  Messieurs,  c'est  l'homme  qui 
passe  d'un  culte  ayant  des  fondements  dans  l'intel- 
ligence, le  cœur  et  l'histoire  de  l'humanité,  à  un 
culte  vide,  évidemment  incapable  d'opérer  aucune 
persuasion.  Le  renégat,  c'est  l'homme  qui  aban- 
donne le  terrain  où  la  discussion  est  possible  entre 
des  êtres  raisonnables,  pour  se  perdre  dans  une 
région  où  la  parole  même  manque  à  l'erreur;  c'est 
l'homme  qui  passe  d'une  clarté  incertaine,  si  l'on 
veut ,  à  des  ténèbres  plus  que  certaines  ;  c'est , 
dans  l'ordre  de  la  vérité,  le  déserteur,  le  trans- 
fuge, le  traître,  l'homme  qui  foule  aux  pieds  la  pa- 
trie. Jésus- Christ  est  désormais  la  seule  patrie  de 
l'homme  baptisé  dans  sa  lumière  ;  on  pardonne  à 
qui  doute  de  lui,  on  ne  pardonnera  pas  à  qui  le  dé- 
laisse pour  un  autre  ;  car  comment  aurait-on  foi  dans 
Brahma  ou  dans  Mahomet,  quand  on  n'a  pas  foi 
dans  Jésus-Christ? 

La  misère  rationnelle  des  cultes  étrangers  à  la  doc- 
trine catholique  se  révèle  tout  entière  par  l'impuis- 
sance où  ils  sont  de  résister  à  l'action  prosélytique 
des  peuples  chrétiens.  Je  vois  bien  que  Mahomet 
protège  son  œuvre  en  déclarant  passible  de  mort 
quiconque  convertira  un  musulman  ;  Rome  et  la  Grèce 
avaient  employé  les  mêmes  armes  ;  la  Chine  et  les 
pays  adjacents  ne  se  confient  même  pas  aux  lois  qui, 
en  les  séparant  de  l'étranger,  les  séparent  aussi  de 
tout  contact  avec  le  christianisme  ;  l'Inde,  matériel- 
lement ouverte  aux  chrétiens,  oppose  le  mur  d'airain 


—  150  — 

de  ses  castes  à  leurs  communications  ;  nulle  parties 
cultes  que  le  signe  de  la  croix  ne  fortifie  pas  n'osent 
se  mesurer  avec  la  religion  émanée  du  Christ,  sem- 
blables à  ces  hordes  des  steppes  qui  reculent  devant 
la  civilisation  à  mesure  qu'elle  s'avance,  ou  à  ces  an- 
ciens Parthes  dont  la  force  était  dans  la  fuite  et  dans 
le  désert.  Ainsi,  devant  la  stratégie  catholique,  au- 
cun culte  étranger  ne  tient  ses  étendards  debout  et 
déployés;  la  persécution,  l'éloignement,  le  silence, 
voilà  toutes  leurs  ressources,  ressources  que  le  temps, 
d'accord  avec  la  vérité ,  détruit  chaque  jour,  et  qui, 
à  la  fin  épuisées ,  le  laisseront  sans  défense  et  sans 
refuge  contre  le  contact  souverain  de  notre  persua- 
sion. 

Si  vous  me  demandez.  Messieurs,  d'où  sont  donc 
issues  ces  superstitions  dénuées  d'efficacité,  de  mo- 
ralité et  de  raison,  je  vous  le  dirai  d'un  mot  :  elles 
sont  nées  de  la  passion  religieuse  combinant,  par 
une  inspiration  privée  et  populaire,  les  éléments  di- 
vins répandus  dans  le  monde,  les  attirant,  les  coor- 
donnant, les  semant  à  son  gré.  L'homme  a  devant 
lui  toujours,  à  tout  le  moins,  des  débris  de  vérités, 
des  traditions  flottantes;  il  remue  cette  poussière, 
comme  l'alchimiste  ;  il  mêle  l'or  et  le  plomb ,  le  ciel 
et  la  terre,  soufflant  dessus  avec  une  bouche  corrom- 
pue, jusqu'à  ce  qu'il  ait  produit  une  mixture  qui  ait 
à  la  fois  le  charme  de  l'erreur  et  quelques  vestiges 
delà  vérité. 

Je  vous  convie  maintenant  à  un  autre  spectacle. 
La  superstition  fatigue  l'homme  ;  il  en  recherche 
le  remède  dans  sa  raison ,  et  aussitôt  s'ouvre  devant 


—  loi  — 

lui  un  abîme  plus  profond  encore,  l'abîme  de  l'incrc- 
dulité. 

Un  jeune  homme  est  parvenu  à  l'âge  de  quinze 
ans,  sa  raison  s'est  éveillée;  il  a  vécu  quelques  jours 
dans  l'antiquité,  et  lu  quelques  pages  du  monde  pré- 
sent. Il  ne  lui  a  pas  été  difficile  de  s'apercevoir  que 
la  superstition  tenait  une  grande  place  dans  l'his- 
toire de  ses  semblables;  mais  ses  yeux,  mal  ouverts 
encore,  n'ont  pas  distingué  la  vérité  de  l'erreur, 
l'apparence  de  la  réalité  :  il  commence  par  un  grand 
acte  :  il  nie,  et  comme  le  propre  de  la  jeunesse  est 
de  n'avoir  pas  de  mesure,  d'être  infinie  dans  ses  con- 
ceptions et  dans  ses  désirs ,  il  nie  tout  :  il  nie  son 
père  et  sa  mère  dans  leur  foi ,  sa  patrie  dans  son 
passé,  tout  ce  qu'a  fait  l'humanité  jusqu'à  lui,  tout 
le  mouvement  qui  l'a  porté  vers  Dieu ,  et,  seul ,  indé- 
pendant, monarque  absolu  de  sa  personne.,  il  regarde 
avec  satisfaction  ce  grand  empire  ;  il  est  le  maître 
enfin ,  et  il  va  édifier. 

Mais  il  n'édifiera  pas,  il  ne  se  sent  pas  même  le 
besoin  d'édifier,  son  incrédulité  est  acceptée.  C'est 
le  premier  et  le  plus  haut  degré  de  l'incrédulité  ; 
son  incrédulité  est  acceptée,  il  est  content.  Dieu  Ta 
mis  au  monde  ;  Dieu  lui  a  versé  cette  goutte  de  lait 
et  d'absinthe  qui  est  la  vie  ;  Dieu  lui  a  donné  un  père 
et  une  mère,  des  frères  et  des  sœurs,  une  patrie, 
une  destinée,  son  esprit,  tout  ce  qu'il  est,  tout:  mais 
il  ne  croit  pas  lui  rien  devoir  et  être  autre  chose  pour 
Dieu  qu'un  étranger.  Et  s'il  considère  toute  cette 
fermentation  religieuse  de  l'humanité,  qui  ne  ces^e 
de  chercher  Dieu,  qui  pense  fermement  l'avoir  trouvé, 


—  152  - 

qui  a  mis  en  lui  ses  plus  chères  espérances  et  ses 
plus  sacrés  devoirs,  il  ne  laisse  pas  d'être  heureux 
de  ce  spectacle,  parce  que,  s'en  étant  mis  à  part,  il 
s'estime  plus  grand  que  toutes  les  nations  puérile- 
ment inféodées  à  de  si  pauvres  besoins  et  à  une  si 
vile  reconnaissance  envers  Dieu ,  Dieu  qui  est  si  peu 
de  chose,  qui  n'a  fait  que  le  monde,  en  voulant  bien 
accorder  qu'il  l'ait  fait!  Je  ne  combats  point,  Mes- 
sieurs, cette  incrédulité;  je  ne  lui  dis  rien;  mais 
j'en  tire  cette  conclusion,  c'est  que  toutes  les  fois  que 
l'homme  se  pose  avec  sa  raison  toute  pure  et  person- 
nelle devant  Dieu ,  cette  raison  se  retire  de  Dieu ,  ne 
peut  plus  communiquer  avec  Dieu.  Je  ne  dis  pas 
autre  chose;  j'accepte  en  ce  moment  l'incrédulité 
comme  elle  s'accepte  elle-même  ;  Dieu  l'a  mise  dans 
ma  main  pour  m'en  servir  en  faveur  de  ma  foi ,  pour 
être  une  preuve  de  l'origine  surhumaine  de  la  reli- 
gion. Oui,  mon  fils  de  quinze  ans,  sois  incrédule, 
l'humanité  a  besoin  de  ta  révolte  pour  se  confirmer 
dans  son  obéissance,  et  en  attendant  le  jour  où  tu 
reconnaîtras  ton  erreur ,  elle  te  regardera ,  pour 
s'assurer  que  la  raison  est  incapable  de  créer  la  reli- 
gion. 

Toutefois,  Messieurs,  l'incrédulité  ne  s'arrête  pas 
longtemps  à  cet  état  d'acceptation  où  elle  est  dans 
une  âme  de  quinze  à  vingt  ans.  Quand  on  vieillit, 
on  découvre  dans  la  vie  des  besoins  plus  profonds  ; 
les  années ,  en  se  retirant,  nous  laissent  voir  en  nous 
des  rivages  inconnus,  et  l'incrédulité,  d'abord  si 
joyeuse,  commence  à  se  résoudre  en  une  sorte  de 
tourment  semblable  à  celui  que  cause  l'absence  du 


—  153  — 

pRys.  On  se  retourne  sur  le  lit  du  doute  ;  c'est  l'in- 
crédulité à  son  second  état,  que  j'appellerai  l'in- 
crédulité inacceptée.  Que  voulez-vous  ,  on  est  né  à 
une  époque  sceptique,  on  n'a  autour  de  soi  que  des 
livres  et  des  paroles  qui  traitent  Dieu  comme  un 
petit  garçon  !  Mais  Dieu  n'a  pas  besoin  de  l'homme , 
il  grandit  tout  seul  dans  l'âme,  par  une  végétation 
sourde  et  sublime  qui  n'est  qu'à  lui  ;  ses  racines  en 
aspirent  la  plus  pure  substance ,  et  un  jour  l'homme 
inquiet  se  penche  vers  cet  hôte  douloureux,  s'efîor- 
çant  de  renouer  avec  lui  par  sa  raison  des  relations 
privées. 

Ce  phénomène,  Messieurs,  s'est  fait  voir,  dès  la  fin 
du  siècle  dernier,  dans  de  grandes  proportions.  As- 
surément nul  siècle  n'avait  joui  d'une  incrédulité 
plus  parfaitement  acceptée  ;  cependant,  voyez  ce  que 
c'est  que  l'homme  !  A  peine  la  révolution  eut-elle  fait 
de  la  société  française  un  champ  de  bataille  décou- 
vert, que  ceux-là  mêmes  qui  avaient  tout  détruit,  les 
plus  ardents  d'entre  eux,  furent  effrayés  de  l'absence 
de  Dieu.  Un  homme  dont  je  tairai  le  nom  ramassa 
dans  le  sang  un  crayon ,  il  le  prit  dans  sa  main  dés- 
honorée, et,  montant  sur  une  échelle  pour  s'élever 
jusqu'au  fronton  d'un  temple,  il  y  grava  cette  con- 
fession :  Le  peuiole  français  reconnaît  Vexistence  de 
VEtre  suprême.  Dieu  voulut  que  ce  fût  cette  main 
froide  et  sanglante  qui  lui  rendît,  au  moment  le  plus 
impie  de  toute  l'histoire,  un  irrécusable  témoignage. 
L'exemple  donné,  d'autres  hommes  s'efforcèrent  de 
fonder  un  culte  national.  La  théophilanthropie  na- 
quit. Je  vous  demande  pardon  de  prononcer  ce  nom 


—  lo4  — 

barbare  ;  Dieu  condamne  à  des  noms  sauvages , 
comme  à  des  œuvres  vaines,  les  hommes  qui  rejet- 
tent la  vérité.  La  théophilanthropie  essaya  donc  de 
fonder  un  culte  rationnel,  et  lorsque  Dieu  eut  pré- 
senté à  la  France  le  jeune  consul  qui  devait  la  réor- 
ganiser, cette  secte  philosophique  et  religieuse 
vint,  comme  tout  le  monde,  s'offrir  à  lui.  Le  jeune 
homme  ne  leur  dit  que  ce  mot  :  «  Messieurs,  vous 
n'êtes  que  quatre  cents;  comment  voulez-vous  que 
je  fasse  une  religion  pvec  quatre  cents  hommes  ?  » 
Ainsi,  dans  un  moment  aussi  grave,  la  rehgion  ra- 
tionnelle n'avait  pu  réunir  que  quatre  cents  secta- 
teurs, et  il  ne  fallut  qu'un  mot  pour  la  réduire  à 
néant,  et  pour  que  jamais  depuis  on  n'en  entendît 
parler. 

D'autres  événements  suivirent  :  notre  temps  se 
pressa  aux  portes  de  l'aurore.  Nous  naquîmes,  et, 
avec  notre  génération,  une  foule  d'âmes  qui  ne  vou- 
laient pas  non  plus  de  l'incrédulité  acceptée.  Elles 
se  réunirent  pour  reprendre  l'œuvre  d'une  religion 
fondée  sur  la  seule  raison.  Vous  en  avez  vu  l'essai  ; 
on  l'a  tenté  sous  vos  yeux  une  ou  deux  fois.  Je  dis 
une  ou  deux  fois,  je  pourrais  dire  davantage  sans 
craindre  de  me  tromper;  mais  il  ne  faut  tenir  compte 
que  des  expériences  qui  ont  eu  quelque  étendue  et 
quelque  solennité.  Vous  avez  donc  vu  des  savants 
et  des  hommes  d'esprit  rassemblés  dans  cette  capi- 
tale ,  planant  sur  elle ,  et  appelant  à  eux ,  sans  res- 
pect humain,  les  âmes  jeunes  et  ardentes  qui  se 
débattaient  contre  l'incrédulité;  vous  les  avez  vus 
sacrifier  leur  temps,  leur  fortune,  leur  avenir,  à  la 


-  155  — 

réalisation  d'un  culte  digne,  pensaient- ils,  d'un  siè- 
cle ému  de  Dieu,  mais  ne  voulant  le  recevoir  que  des 
mains  de  la  science  et  du  génie.  Eh  bien!  vous 
l'avez  tous  présent,  combien  d'années  a-t-il  fallu 
pour  que  les  édificateurs ,  désespérés  de  leur  ou- 
vrage, reprissent  le  niveau  social ,  et  allassent  peu- 
pler toutes  les  administrations  civiles  de  leur  apos- 
tolat fmi  et  de  leur  paternité  dissoute? 

Ces  essais,  aussi  solennels  qu'infructueux,  n'ont 
pas  encore  persuadé  notre  âge  de  son  impuissance  à 
créer  la  religion,  tant  l'homme  a  besoin  de  Dieu, 
alors  même  que  son  orgueil  en  repousse  la  foi.  Cha- 
que jour,  on  nous  annonce  la  religion  future  de  l'hu- 
manité;  si  on  ne  peut  pas  la  faire,  on  la  prophétise 
du  moins.  On  transforme  l'impuissance  en  espé- 
rance. Mais  l'humanité  n'a  pas  le  temps  d'attendre  ; 
elle  veut  Dieu  pour  aujourd'hui ,  et  non  pour  de- 
main. Elle  a  faim  et  soif  de  Dieu  depuis  six  mille 
ans,  et  vous,  venus  si  tard,  quand  vous  vous  mettez 
à  l'œuvre  pour  subvenir  à  des  besoins  si  profonds,  à 
des  aspirations  que  les  siècles  n'ont  pas  fatiguées, 
vous  en  êtes  réduits  encore  à  des  prophéties  !  Pour 
moi ,  tout  ce  qui  ne  donne  pas  à  l'humanité  son  pain 
de  chaque  jour,  je  n'y  crois  pas.  Je  crois  que  Dieu  a 
été  père  dès  l'origine  pour  l'âme  comme  pour  le 
corps  ;  je  crois  que  les  moissons  sont  toutes  venues, 
que  la  pluie  est  toute  tombée;  que,  dans  l'ordre  de 
la  vérité  comme  dans  l'ordre  de  la  nature ,  l'homme 
n'est  pas  seulement  affamé,  mais  qu'il  est  rassasié 
quand  il  le  veut.  Le  pain  est  tout  prêt.  Dieu  l'a  pétri 
de  ses  mains  ;  ce  qui  manque ,  c'est  la  volonté  de  le 


—  156  — 

prendre  tel  que  Dieu  l'a  fait.  On  préfère  le  préparer 
selon  son  goût;  on  demande  à  la  raison  ce  qu'elle  ne 
peut  pas  donner.  La  Pologne  avait  plus  de  sens 
quand  elle  fut  partagée;  elle  disait  :  «  Dieu  est  trop 
haut,  et  la  France  trop  loin.  »  C'est  là,  Messieurs,  le 
mot  final  qui  explique  toute  cette  impuissance  de 
l'homme  de  se  mettre  par  lui-même  dans  un  com- 
merce positif  avec  Dieu  :  Dieu  est  trop  haut  et  la  rai- 
son trop  loin. 

Je  terminerai  par  une  considération  sur  le  pro- 
testantisme ,  autre  effort  humain  pour  échapper  à 
rincréduhté  en  constituant  un  commerce  rationnel 
de  l'homme  avec  Dieu. 

Assurément,  rien  n'était  plus  naturel  et  plus  simple 
que  l'idée  de  Luther.  Luther  se  disait  implicitement 
ou  explicitement ,  car  peu  importe  qu'un  homme  sa- 
che ou  ne  sache  pas  ce  qu'il  fait,  Luther  se  disait  : 
La  raison  toute  seule  ne  peut  pas  communiquer  avec 
Dieu;  il  lui  faut  un  élément  divin,  transnaturel, 
étranger  à  sa  propre  conception,  parce  qu'avant 
toute  chose,  pour  étahlir  un  rapport,  il  est  néces- 
saire d'être  deux.  L'humanité  doit  donc  présenter  à 
Dieu  son  intelligence  et  son  cœur;  mais  il  est  évi- 
dent que  si  Dieu  n'y  a  pas  mis  de  son  côté  son  in- 
telligence et  son  cœur,  la  religion  est  de  toutes  les 
chimères  la  plus  manifestement  absurde.  Qui  dit 
rapport  dit  concours ,  qui  dit  concours  dit  rencontre 
réciproque;  la  religion  est  la  rencontre  réciproque 
de  l'homme  et  de  Dieu ,  Dieu  ayant  nécessairement 
commencé  le  premier,  parce  qu'il  est  le  plus  ancien, 
le  plus  fort  et  le  plus  instruit.  La  religion  doit  donc 


—  157  — 

renfermer  quelque  chose  de  l'homme,  mais  aussi 
quelque  chose  de  Dieu.  Or  s'il  y  a  dans  le  monde 
quelque  chose  de  Dieu,  c'est  évidemment  l'Évangile. 
L'Évangile  est  la  parole  la  plus  pure ,  la  plus  aima- 
ble, la  plus  efficace  qui  soit  au  monde;  Dieu  est  là , 
ou  bien  il  est  absent  de  tout.  Prenons  donc  l'Évangile 
pour  la  part  de  Dieu  dans  la  religion;  l'homme,  de 
son  côté,  y  mettra  son  cœur  et  sa  raison.  Que  faut-il 
de  plus?  L'Évangile  et  la  raison,  l'Évangile  parlant 
à  la  raison  ,  la  raison  répondant  à  l-Évangiie  ;  quelle 
plus  simple,  plus  douce  et  plus  magnifique  corres- 
pondance? Le  rapport,  la  vie,  la  réahté,tout  est 
fait.  Nul  intermédiaire  entre  Dieu  et  vous ,  plus  de 
papauté  ni  de  sacerdoce,  aucune  question  entre 
l'État  et  l'Éghse ,  et  cependant  un  ressort  réel  et 
saint ,  qui  mène  l'homme  à  Dieu  ,  et  ramène  Dieu  à 
l'homme.  Quel  chef-d'œuvre,  Messieurs  !  quelle  plus 
merveilleuse  solution  du  problème  d'un  culte  ration- 
nel! un  simple  hyménée  de  l'Evangile  et  de  la  rai- 
son !  Aussi  le  succès  tut-ii  grand;  toute  l'Europe 
s'émut,  et  il  ne  faut  pas  expliquer  par  des  causes 
secondaires  ces  larges  mouvements  du  monde ,  ils 
ont  toujours  pour  levier  quelque  élément  extraordi- 
naire et  fécond  qui  y  fait  son  avènement.  La  combi- 
naison de  Luther,  en  satisfaisant  la  passion  religieuse 
de  l'homme ,  flattait  sa  raison  ,  son  orgueil  et  sa  li- 
berté :  elle  devait  remuer  l'univers. 

Mais  arrivons  au  bout.  Le  temps  a  passé  sur  cette 
riche  conception;  elle  a  subi,  dans  le  mouvement  gé- 
néral des  choses  et  des  esprits,  l'épreuve  décisive 
qui  manifeste  où  est  la  vie  et  où  est  la  mort.  Qu'est- 


—  158  - 

ce  que  le  protestantisme  aujourd'hui?  N'a-t-il  som- 
bré à  aucun  des  deux  écueils  préparés  par  Dieu  à 
l'erreur  religieuse?  A-t-il  évité  à  la  fois  la  supersti- 
tion et  l'incrédulité?  Je  m'en  remets  de  la  réponse 
à  quiconque  connaît  l'histoire  dogmatique  des  trois 
derniers  siècles  et  l'état  présent  des  choses  humai- 
nes. D'un  côté,  le  protestantisme,  en  vertu  de  son 
principe  même,  parce  qu'il  a  rejeté  toute  autorité 
entre  l'homme  et  Dieu,  a  abouti  à  la  dissolution  doc- 
trinale la  plus  épouvantable  dont  il  y  ait  souvenir. 
Tout  a  été  nié  au  nom  du  protestantisme,  non- seu- 
lement les  dogmes  et  les  sacrements  chrétiens,  la 
Trinité,  l'Incarnation,  la  divinité  du  Verbe,  le  péché 
originel,  mais  jusqu'aux  vérités  de  l'ordre  naturel 
qui  regardent  Dieu  et  nos  immxortelles  destinées. 
Après  avoir  commencé  par  des  confessions  de  foi 
contradictoires,  on  a  fini  par  ne  pouvoir  plus  même 
arborer  pour  symbole  la  contradiction ,  tant  l'incré- 
duhté  a  fait  de  progrès  et  ronge  tout  dogmatisme 
jusqu'aux  os.  Tous  pourtant  n'ont  pas  suivi  cette 
pente;  d'autres  ,  essayant  de  s'y  retenir,  mais  man- 
quant d'une  autorité  qui  réglât  leur  foi,  ont  abouti, 
par  l'inspiration  privée  et  populaire,  au  mysticisme 
le  plus  extravagant  et  le  plus  superstitieux.  Vous 
connaissez  les  scènes  de  l'Amérique,  ces  hommes  et 
ces  femmes  réunis  dans  des  assemblées  apocalypti- 
ques, prophétisant,  parlant  toutes  les  langues,  mon- 
trant enfin  au  monde  étonné  le  délire  des  âmes  qui 
cherchent  Dieu  sans  Dieu. 

Je  ne  prétends  pas.  Messieurs,  qu'en  dehors  de 
ces  deux  classes  il  n'existe  pas  des  protestants  de- 


—  159  — 

meures  fidèles  à  beaucoup  de  vérités  évangéliques , 
et  également  préservés  de  la  superstition  et  de  l'ir.- 
crédulité.  Cela  doit  être ,  et  cela  est.  Mais  il  ne  faut 
pas  juger  une  doctrine  par  des  résultats  individuels  ; 
il  faut  la  juger  par  ses  effets  généraux,  par  les 
grands  courants  de  son  influence  et  de  son  action.  Il 
est  des  protestants  qui  suivent,  sans  le  savoir,  un 
tout  autre  principe  que  le  principe  dissolvant  du  pro- 
testantisme, qui  acceptent  par  voie  d'autorité  une 
partie  des  vérités  de  la  foi  ;  qui ,  protégés  par  une 
nature  heureuse  et  une  ignorance  plus  heureuse 
encore,  nourris  de  l'Évangile,  accoutumés  à  de 
bonnes  œuvres,  se  soutiennent  à  la  surface  de  cet 
océan  agité,  et,  grâce  à  leur  bonne  foi,  pourront  un 
jour  présenter  à  Dieu  une  conscience  demeurée  pure 
et  catholique  romaine  à  leur  insu.  Ce  sont  là  des 
exceptions  auxquelles  sont  sujettes  les  plus  miséra- 
bles erreurs;  comme  Dieu  fait  descendre  la  rosée 
dans  le  calice  empoisonné  d'une  fleur,  il  fait  aussi 
descendre  le  bien  et  le  vrai  jusque  dans  la  corrup- 
tion de  la  vérité.  Il  y  a  chez  les  protestants  des  ca- 
tholiques, comme  il  y  a  chez  les  catholiques  des 
protestants,  c'est-à-dire,  de  part  et  d'autre,  des 
hommes  qui  suivent  un  principe  contradictoire  à 
celui  de  leur  foi  extérieure  et  avouée.  Mais  le  protes- 
tantisme n'en  est  pas  moins  la  grande  route  de  l'in- 
crédulité et  de  la  superstition,  comme  le  cathohcisme 
demeure  la  grande  route  d'une  foi  aussi  raisonnable 
que  profonde. 

J'étabhrai,  dimanche  prochain,  ce  dernier  point, 
qui  nous  reste  encore  à  constater.  Je  vous  montrerai 


—  160  - 

la  doctrine  catholique  aussi  forte  contre  la  supersti- 
tion que  contre  l'incrédulité,  assurant  notre  esprit 
contre  le  doute,  le  délivrant  du  délire,  appelant  à  elle 
les  âmes  de  ces  deux  côtés  de  l'horizon ,  et  dans  cet 
équihbre  serein  et  majestueux,  supérieure  à  la  rai- 
son, qui  ne  l'a  pas  fondée  et  qui  ne  la  peut  détruire, 
lui  rendant  compte  sans  accepter  son  joug,  l'éclai- 
rant et  l'élevant  sans  en  changer  la  nature,  mère, 
sœur  et  fille  de  toute  vérité,  Dieu  et  homme  tout 
ensemble,  poussant  enfin  d'un  pas  égal  les  généra- 
tions à  leur  avenir  humain  et  à  leur  avenir  éternel. 


VINGT-HUITIEME  CONFERENCE 


DE    LA    RELIGION    PRODUITE    DANS    LAME    PAR    LA    DOCTRINE 
CATHOLIQUE 


Monseigneur, 
Messieurs  , 

J'avais ,  en  dernier  lieu ,  à  établir  trois  choses  : 
premièrement,  que  la  religion  est  une  passion  et  une 
vertu  de  l'humanité;  deuxièmement,  que,  en  dehors 
de  la  doctrine  catholique ,  nulle  autre  doctrine  n'a 
produit  cette  vertu  de  la  religion  ;  et  tel  a  été  l'objet 
des  deux  Conférences  qui  ont  précédé  celle-ci.  Il  me 
reste  à  établir  un  troisième  point ,  savoir  :  que  la 
doctrine  catholique  produit  ce  commerce  positif  et 
efficace  avec  Dieu  que  nous  appelons  du  nom  de  re- 
ligion ,  et  à  montrer  par  conséquent  que  cette  doc- 
trine évite  les  deux  écueils  où  échouent  toutes  les 


—  162  — 

autres,  la  superstition  et  l'incrédulité.  Or  j'atteindrai 
ce  terme  de  ma  pensée  en  vous  prouvant  que  la  doc- 
trine catholique  jouit  d'une  efficacité  surhumaine  de 
mœurs  et  d'une  efficacité  surhumaine  de  raison,  qui 
est  le  fruit  du  commerce  qu'elle  établit  entre  l'homme 
et  Dieu. 

Je  ne  commence  pas ,  Messieurs ,  sans  éprouver 
au  dedans  de  moi  une  certaine  tristesse.  Car  c'est  la 
dernière  fois  de  cette  année  que  nous  sommes  réu- 
nis, et  votre  attention,  votre  zèle,  l'unanimité  de 
votre  assentiment  m'ont  trop  consolé,  pour  ne  pas 
voir  avec  regret  l'heure  qui  nous  séparera.  Mais , 
grâce  à  Dieu,  le  temps  passe  vite,  et,  en  nous  em- 
portant vers  l'éternité,  il  nous  ramène,  dès  ici-bas, 
les  uns  aux  autres:  Je  vous  donne  donc,  comme  pour 
demain,  un  rendez-vous  nouveau  au  pied  de  cette 
chaire  que  vous  avez  tant  de  fois,  depuis  dix  ans, 
honorée  de  votre  assiduité. 

Que  la  doctrine  catholique  jouisse  d'une  efficacité 
surhumaine  de  mœurs,  en  vertu  même  du  commerce 
qu'elle  entretient  de  l'homme  à  Dieu,  la  démonstra- 
tion m'en  est  facile,  après  tout  ce  que  j'aidit.  Car,  n'ai- 
je  pas  prouvé  que  l'humilité,  la  chasteté,  la  charité 
de  l'apostolat  et  celle  de  la  fraternité  sont  dans  l'âme 
des  effets  exclusifs  de  la  doctrine  catholique?  Or  en 
vertu  de  quoi  la  doctrine  catholique  opère-t-elle 
cette  transformation  surhumaine  de  l'âme?  Est-ce 
directement?  Est-ce  simplement  parce  qu'elle  nous 
a  dit  :  Soyez  humbles,  soyez  chastes,  soyez  apôtres, 
soyez  frères?  Eh!  Messieurs,  tout  le  monde  nous  le 
dit  plus  ou  moins  vivement.  Il  n'est  pas  d'homme 


—  163  — 

enivré  d'orgueil  qui  n'ait  appelé  l'humilité  des  au- 
tres ;  pas  d'homme  abruti  dans  la  volupté  qui  n'ait 
appelé  la  pureté  de  ses  victimes;  pas  d'homme  qui 
n'ait  appelé  l'apostolat  pour  propager  ses  pensées,  et 
la  fraternité  pour  fonder  son  empire.  Mais  l'oreille 
de  l'homme  demeure  fermée  à  ces  invitations  de 
l'égoïsme  ou  à  ces  rêves  de  la  raison  ;  elle  les  écoute 
sans  entendre,  et  les  entend  sans  obéir.  La  doctrine 
catholique  n'eût  pas  fait  davantage ,  si  elle  n'eût 
parlé  à  l'homme  que  de  l'homme,  si  elle  ne  lui  eût 
proposé  pour  mobile  que  son  intérêt,  son  devoir 
même  et  sa  dignité.  Pour  le  rendre  humble,  chaste, 
apôtre,  frère,  elle  a  pris  son  point  d'appui  en  dehors 
de  lui-même,  elle  l'a  pris  en  Dieu.  C'est  au  nom  de 
Dieu,  par  la  force  des  rapports  qu'elle  a  créés  entre 
lui  et  nous,  par  l'efficacité  de  ses  dogmes,  de  son 
culte  et  de  ses  sacrements,  qu'elle  change  en  nous 
ce  cadavre  rebelle  à  la  vertu ,  qu'elle  le  ranime ,  le 
ressuscite ,  le  purifie  ,  le  transforme  ,  le  revêt  de  la 
gloire  du  Thabor,  et  que,  l'ayant  ainsi  armé  de  pied 
en  cap,  elle  le  jette  comme  un  homme  nouveau  dans 
la  mêlée  du  monde,  faible  encore  par  sa  nature,  mais 
fortifiée  par  Dieu ,  vers  qui  monte  son  incessante  in- 
spiration. C'est  ainsi.  Messieurs,  que  s'accomplit 
dans  la  doctrine  catholique  le  miracle  de  notre  trans- 
figuration; l'humilité,  la  chasteté,  la  charité  et 
toutes  les  élévations  intérieures  qui  résultent  de 
celles-là,  ne  sont  que  l'effet  d'une  vertu  plus  haute 
donnant  le  branle  à  tout  le  reste.  Sans  la  religion, 
sans  le  commerce  de  l'âme  avec  Dieu,  tout  Tédifice 
chrétien  périt,  et  par  conséquent  ce  commerce,  qui 


—  164  — 

est  la  clef  de  voûte,  est  surhumainement  efficace, 
puisqu'il  porte  l'homme  plus  haut  que  l'humanité. 

Dès  à  présent,  Messieurs,  je  pourrais  regarder  ma 
thèse  comme  achevée ,  et  conclure  fermement  que  la 
doctrine  catholique  jouit  d'une  efficacité  surhumaine 
de  mœurs,  qui  est  le  fruit  du  commerce  qu'elle  éta- 
blit entre  nous  et  Dieu.  Mais  l'humilité,  la  chasteté, 
la  charité  de  l'apostolat  et  de  la  fraternité,  l'obéis- 
sance, la  pénitence,  la  pauvreté  volontaire,  toutes 
ces  vertus  dont  j'ai  parlé,  ne  sont  que  des  rameaux 
d'un  fleuve  unique.  En  vous  conduisant  le  long  de 
leur  cours ,  j'ai  agi  comme  ces  navigateurs  qui  ex- 
plorent un  pays  inconnu  et  en  remontent  les  rivières, 
jusqu'à  ce  que ,  satisfaits  de  ces  travaux  et  de  ces 
découvertes  de  détail,  ils  descendent  enfin  la  voie 
large  et  grande  qui  conduit  à  l'Océan. 

Il  est  donc  un  fleuve  où  aboutissent  toutes  ces  ver- 
tus éparses  que  j'ai  nommées  ,  et  ce  fleuve,  c'est  la 
sainteté.  Je  ne  veux  pas  dire  la  sainteté  commune, 
qui  consiste  dans  l'observance  des  commandements 
divins ,  et  dans  cette  conformité  de  notre  vie  à  l'É- 
vangile qui  suffît  pour  être  sauvé.  Je  parle  de  la 
grande  sainteté,  de  celle  qui  est  reconnue  et  vénérée 
dès  ici-bas,  qui  a  des  autels,  et  dont  la  magnifique 
histoire  est  contenue  dans  ce  livre  mystérieux  que 
nous  appelons  la  Vie  des  Saints.  La  vie  des  saints  ! 
Avez-vous  jamais  songé.  Messieurs,  à  ce  phéno- 
mène de  la  vie  des  saints?  Nous  avons  bien  entendu 
parler  des  héros  et  des  sages  de  l'antiquité;  nous 
lisons  dans  Plutarque  la  vie  des  hommes  illustres; 
nous  voyons  autour  de  nous  des  gens  de  bien  :  mais 


—  165  — 

les  saints,  où  découvrons- nous  rien  qui  leur  res- 
semble? Où  sont  les  saints  du  brahmisme,  du  po- 
lythéisme, de  l'islamisme,  du  protestantisme,  du 
rationalisme?  J'en  cherche  vainement  dans  ces  doc- 
trines le  nom ,  l'apparence  ou  la  contrefaçon.  Depuis 
trois  siècles  que  le  protestantisme  s'efforce  de  dé- 
truire la  véritable  Église  et  d'en  usurper  le  carac- 
tère, il  a  compté  parmi  les  siens  d'honnêtes  gens  et 
même  des  gens  pieux;  mais  il  n'a  pas  encore  osé 
écrire  ses  légendes  de  saints.  Pour  le  rationalisme, 
il  ne  faut  pas  lui  en  parler;  il  se  contente  d'avoir  des 
gens  d'esprit,  et  n'aspire  pas  à  ce  qu'on  dise  jamais, 
par  exemple,  saint  Helvétius  ou  saint  Diderot. 

Qu'est-ce  donc  que  les  saints,  ce  nouveau  privi- 
lège à  nous?  Qu'est-ce  que  la  sainteté?  La  sainteté, 
Messieurs,  n'est  pas  uniquement,  comme  je  semblais 
l'insinuer  tout  à  l'heure,  le  confluent  de  toutes  les 
vertus  chrétiennes  dans  une  même  âme  ;  ce  n'est  là 
que  la  sainteté  commune,  celle  qui  est  nécessaire  à 
tout  chrétien  pour  être  sauvé,  et  dont  je  n'entends 
point  parler  ici.  Il  n'est  point  de  chrétien ,  lorsqu'il 
est  à  l'état  d'union  avec  Dieu ,  en  qui  ne  se  rencon- 
trent, à  un  degré  plus  ou  moins  parfait,  l'humilité, la 
chasteté,  la  charité;  nous  les  appelons  alors  des 
hommes  pieux;  nous  pourrions  même,  àjargement 
parler,  les  appeler  des  saints  ;  mais  enfin  ce  n'est  pas 
ce  que  nous  entendons  par  cette  grande  expression  : 
les  saints!  Qu'est-ce  donc  que  les  saints?  Qu'est-ce 
que  la  sainteté  ainsi  entendue? 

La  sainteté,  c'est  l'amour  de  Dieu  et  des  hommes 
poussé  jusqu'à  une  sublime  extravagance.  Et  vous 


—  166  — 

concevez  très-bien ,  Messieurs  ,  que ,  si  réellement  il 
y  a  communion  de  l'infini  avec  le  iîni ,  si  le  cœur  de 
Dieu  se  fait  une  habitation  et  une  vie  dans  le  cœur 
de  l'homme,  il  est  impossible  qu'au  moins,  dans  cer- 
taines âmes  plus  ardentes,  la  présence  d'un  élément 
aussi  prodigieux  ne  déborde  pas,  et  ne  produise  pas 
des  effets  extraordinaires,  que  l'infirmité  de  notre 
nature  et  de  notre  langage  nous  contraindra  d'appe- 
ler extravagants.  Car,  que  veut  dire  ce  mot?  Il  veut 
dire  ce  qui  va  en  dehors,  ce  qui  est  excentrique ,  pour 
user  d'une  expression  moderne,  sauf  que  le  mot  ex- 
travagant est  un  mot  bien  fait,  tandis  que  le  mot 
excentrique  est  un  mot  mal  fait.  L'un  peint  l'action 
que  l'autre  définit  géométriquement;  or  un  mot  doit 
être  peintre  et  non  géomètre.  C'est  pourquoi  je  pré- 
fère me  servir  du  premier;  et  en  cela  je  reste  encore 
bien  au-dessous  de  Ténergie  de  saint  Paul,  qui  a  dit, 
sans  précautions  oratoires ,  que  le  monde  n'ayant 
pas  voulu  connaître  Dieu  par  la  sagesse,  il  a  plu 
à  Dieu  de  le  sauver  par  la  folie  de  la  prédication.  Je 
n'oserais  pas  dire  que  la  sainteté  est  une  folie,  même 
après  saint  Paul,  parce  que  je  craindrais  que  vous 
ne  m'imputassiez  d'aller  trop  loin,  et  je  suis  bien 
aise  de  vous  montrer  aujourd'hui  que  je  sais  unir  la 
prudence  du  serpenta  la  simplicité  delà  colombe, 
quoique,  à  ne  vous  rien  déguiser,  je  suis  tout  à  fait 
du  sentiment  de  saint  François  de  Sales  lorsqu'il 
disait:  «  Ma  chère  Philothée,  je  donnerais  vingt  ser- 
pents pour  une  colombe.  » 

11  y  a  donc  dans  la  sainteté  un  phénomène  d'ex- 
travagance   un  amour  de  Dieu  et  des  hommes  qui 


^  167  — 

blesse  le  sens  humain.  Mais  ce  ne  peut  être  là,  Mes- 
sieurs, le  caractère  unique  de  la  sainteté;  l'extra- 
vagance toute  seule  ne  serait  que  de  la  bizarrerie,  et 
la  bizarrerie  ne  prouve  rien  en  faveur  de  l'homme 
qui  la  met  dans  ses  actes,  si  ce  n'est  peut-être  beau- 
coup de  vanité  et  un  peu  de  mauvaise  éducation. 
L'extravagance  doit  donc  être  corrigée  dans  la  sain- 
teté par  un  autre  élément,  et  elle  l'est,  en  effet,  par  le 
sublime,  c'est-à-dire  par  la  beauté  morale  à  son 
plus  haut  degré,  par  cette  beauté  qui  cause  le  ravis- 
sement du  sens  humain ,  en  sorte  qu'il  y  a  tout  en- 
semble dans  la  sainteté  quelque  chose  qui  blesse  le 
sens  humain  et  quelque  chose  qui  le  ravit ,  quelque 
chose  qui  produit  la  stupeur  et  quelque  chose  qui 
produit  l'admiration.  Et  ces  deux  choses  n'y  sont 
pas  séparées  comme  deux  fleuves  qui  coulent  l'un  à 
côté  de  l'autre;  mais  l'extravagant  et  le  sublime,  ce 
qui  blesse  le  sens  humain  et  ce  qui  le  ravit,  mêlés 
et  fondus  l'un  avec  l'autre,  ne  font  de  la  sainteté 
qu'un  seul  tissu  où  il  est  impossible  à  l'esprit  d'ana- 
lyse le  plus  vif,  au  moment  où  il  voit  le  saint  agir,  de 
démêler  ce  qui  est  extravagant  de  ce  qui  est  sublime, 
ce  qui  est  sublime  de  ce  qui  est  extravagant,  ce  qui 
terrasse  l'homme  de  ce  qui  l'enlève  jusqu'à  Dieu. 
Voilà  la  sainteté. 

Je  vous  citerai  un  exemple,  afin  que  vous  me  com- 
preniez mieux. 

Sainte  Elisabeth  de  Hongrie,  ayant  abandonné  le 
palais  de  ses  pères  et  le  palais  de  son  époux,  s'était 
confinée  dans  un  hôpital  pour  y  servir  de  ses  mains 
les  pauvres  de  Dieu.  Un  lépreux  s'y  présenta.  Sainte 


—  168  — 

Elisabeth  le  reçut  et  se  mit  à  laver  elle-même  ses 
etïroyables  plaies.  Quand  elle  eut  fmi,  elle  prit  le  vase 
où  elle  "avait  exprimé  ce  que  la  parole  humaine  ne 
peut  pas  même  peindre  ,  et  l'avala  d'un  trait.  Voilà , 
Messieurs,  qui  est  parfaitement  extravagant.  Mais 
remarquez  d'abord  une  chose  que  vous  ne  pouvez 
pas  mépriser  :  la  force.  La  force,  Messieurs,  c'est  la 
vertu  qui  fait  les  héros,  c'est  la  racine  la  plus  vigou- 
reuse du  sublime  en  même  temps  que  la  plus  rare 
Rien  ne  manque  autant  à  l'homme  que  la  force,  et 
rien  n'attire  davantage  son  respect.  Vous  n'êtes  pas 
des  êtres  méchants;  mais  vous  êtes  des  êtres  faibles, 
et  c'est  pourquoi  l'exemple  de  la  force  est  le  plus 
salutaire  qu'on  puisse  vous  donner,  comme  aussi 
l'un  de  ceux  qui  attirent  le  plus  votre  admiration. 
Sainte  Elisabeth,  en  avalant  l'eau  du  lépreux,  avait 
donc  fait  un  grand  acte ,  parce  qu'elle  avait  fait  un 
acte  fort.  Mais  il  y  avait  là  mieux  que  la  force,  il  y 
avait  la  charité.  Dans  la  sainteté ,  l'amour  de  Dieu 
étant  inséparable  de  celui  des  hommes ,  puisqu'elle 
n'est  autre  chose  que  l'excès  de  ce  double  amour,  il 
s'ensuit  que,  dans  tout  acte  des  saints,  là  où  se  trouve 
le  sacrifice  pour  Dieu,  ce  sacrifice  rejaillit  inévita- 
blement sur  l'homme.  Et  quel  était  le  bénéfice  de 
l'homme  dans  l'action  de  sainte  Elisabeth?  Quel 
était- il?  Me  le  demandez -vous  bien?  Sainte  Eli- 
sabeth faisait  à  cet  abandonné,  à  cet  objet  d'una- 
nime répulsion ,  même  au  milieu  des  siècles  de  foi , 
elle  lui  faisait  une  inexprimable  révélation  de  sa 
grandeur  ;  elle  lui  disait  :  «  Cher  petit  frère  du  bon 
Dieu,  si,  après  avoir  lavé  tes  plaies,  jeté  prenais 


—  169  - 

dans  mesbras  pour  te  montrer  que  tues  bien  mon  frère 
royal  en  Jésus-Christ,  ce  serait  déjà  un  signe  d'amour 
et  de  fraternité,  mais  un  signe  ordinaire  dont  je  te 
restituerais  seulement  le  bénéfice ,  à  toi  qui  depuis 
ton  enfance  en  as  été  privé,  à  toi  qui  sur  ta  poitrine 
n'as  jamais  senti  la  poitrine  d'une  âme  vivante  ;  mais, 
cher  petit  frère,  je  veux  faire  pour  toi  ce  que  l'on  n'a  ja- 
mais fait  pour  aucun  roi  du  monde,  pour  aucun  homme 
aimé  et  adoré.  Ce  qui  est  sorti  de  toi ,  ce  qui  n'est 
plus  toi,  ce  qui  n'a  été  à  toi  que  pour  être  transformé 
en  une  vile  pourriture  par  son  contact  avec  ta  misère, 
je  le  boirai  comme  je  bois  le  sang  du  Seigneur  dans 
le  saint  calice  de  nos  autels.  »  Voilà  le  sublime.  Mes- 
sieurs, et  malheur  à  qui  ne  l'entend  pas!  Grâce  à 
sainte  Elisabeth,  pendant  toute  l'éternité  il  sera 
connu  qu'un  lépreux  a  obtenu  d'une  fille  des  rois 
plus  d'amour  que  la  beauté  n'en  a  jamais  conquis  sur 
la  terre. 

Après  cela,  qu'un  homme  d'esprit  traite  d'extra- 
vagante cette  action,  nous  le  lui  concédons;  nous  l'a- 
vons dit  nous-même,  nous  sommes  persuadé  qu'il 
est  beaucoup  plus  naturel  de  boire  avec  ses  amis  du 
vin  de  Château-Margaux.  Mais  cet  homme  d'esprit 
mourra  probablement  un  jour;  ses  écrits,  peut-être, 
ne  lui  survivront  guère  ;  on  oubliera  ses  joies  et  ses 
douleurs  :  et  quand  sainte  Elisabeth  sera  morte ,  les 
rois  avec  les  pauvres  se  disputeront  ses  vêtements  et 
sa  mémoire  ;  on  mettra  un  peu  de  sa  chair  au-dessus 
de  tous  les  trésors  ;  on  enchâssera  ses  restes  dans 
l'or  et  les  pierreries  ;  on  convoquera  les  artistes  les 
plus  fameux  du  monde  pour  lui  faire  une  habitation 


—  170  - 

de  la  mort  digne  de  sa  vie;  et,  de  siècle  en  siècle, 
des  princes,  des  savants,  des  poètes,  des  mendiants, 
des  lépreux ,  des  pèlerins  de  tout  rang  se  presseront 
à  son  tombeau  et  y  laisseront ,  par  le  fragile  attou- 
chement de  leurs  lèvres,  d'éternels  stigmates  d'a- 
mour. Ils  lui  parleront  comme  à  un  être  vivant,  ils 
lui  diront  :  «  Chère  petite  sœur  du  bon  Dieu,  tu  avais 
des  palais,  tu  les  as  quittés  pour  nous;  tu  avais  des 
enfants ,  tu  nous  as  pris  pour  les  tiens  ;  tu  étais 
grande  dame,  tu  t'es  faite  notre  servante;  tu  as  aimé 
les  pauvres,  les  petits,  les  misérables;  tu  as  mis  ta 
joie  dans  le  cœur  de  ceux  qui  n'en  avaient  pas  :  et 
maintenant  nous  te  rendons  la  gloire  que  tu  nous  as 
donnée,  nous  te  restituons  l'amour  que  tu  avais 
perdu  pour  nous.  0  chère  petite  sœur!  prie  pour 
ceux  de  tes  amis  qui  n'étaient  pas  nés  quand  tu  étais 
au  monde,  et  qui  te  sont  venus  depuis  !  » 

Ainsi  en  est-il  de  toutes  les  extravagances  des 
saints.  Toutes  profitent  à  l'humanité,  au  moins  par 
l'exemple.  Si  le  saint  jeûne,  l'humanité  jeûne  aussi; 
s'il  se  condamne  à  d'absurdes  abstinences,  une  partie 
de  l'humanité  est  aussi  affamée  jusqu'à  l'absurde  ; 
s'il  torture  son  corps  par  des  inventions  bizarres ,  il 
y  a  aussi  dans  vos  prisons,  il  y  a  dans  vos  bagnes, 
il  y  a  dans  vos  colonies,  des  corps  humains  torturés 
par  de  cruelles  inventions.  Si  le  saint,  en  un  mot, 
s'impose  volontairement  la  souffrance ,  hélas  !  qui 
est-ce  qui  ne  souffre  pas  sur  la  terre ,  et  qui  n'a  be- 
soin d'apprendre  que  Dieu  a  caché  dans  la  souffrance 
même  un  baume  réparateur  et  mystérieux?  Est-ce 
un  vain  service  rendu  au  genre  humain  que  de  lui 


—  171  — 

révéler  toutes  ses  ressources  contre  le  malheur,  que 
de  lui  prouver,  dans  d'étranges  actions ,  si  l'on  veut, 
que,  quelque  sort  qui  lui  soit  fait,  quelque  déshon- 
neur qu'on  lui  crée,  quelques  cachots  qu'on  lui 
creuse,  il  n'est  aucun  supplice,  aucune  honte,  au- 
cune abjection  qui  ne  puisse  être  transfigurée  par 
l'idée  de  Dieu,  et  devenir  un  trône  où  tout  homme 
s'en  ira  vénérer  et  prier. 

Cette  vie  des  saints,  Messieurs,  ce  n'est  pas  un 
phénomène  rare,  réservé  à  un  temps  ou  à  un  pays  ; 
c'est  un  phénomène  général  et  constant.  Partout  où 
la  doctrine  catholique  prend  racine;  là  même  où  elle 
n'est  déposée  que  comme  une  graine  entre  des  ro- 
chers ,  la  sainteté  y  prend  naissance  et  s'y  manifeste 
en  quelques  âmes  par  des  fruits  qui  défient  l'estime 
et  le  mépris  de  la  raison.  Cette  extravagance  sublime 
date  d'une  folie  plus  haute  encore  et  plus  inénarra- 
ble, de  la  folie  d'un  Dieu  mourant  sur  une  croix,  la 
tête  couronnée  d'épines,  les  pieds  et  les  mains  per- 
cés, le  corps  tout  meurtri.  Depuis  ce  jour-là  cette 
contagion  n'a  cessé  de  choisir  des  victimes  dans  l'u- 
nivers; mais,  par  une  préférence  singulière  et  ja- 
louse, elle  ne  les  choisit  qu'au  sein  de  l'Église  ca- 
tholique, apostolique,  romaine.  A  nous  seuls  est 
"esté  l'héritage  de  la  croix,  la  tradition  vivante  du 
martyre  volontaire,  la  dignité  de  l'extravagance  et 
ia  gloire  du  sublime.  Et  encore  que  nous  ne  buvions 
pas  tous  à  longs  traits  de  ce  vin  généreux,  tous  nous 
y  trempons  nos 'lèvres,  et  en  rapportons  dans  la  vie 
quelque  chose  du  divin  empoisonnement.  Nul  ne  s'y 
trompe,  tout  le  monde  nous  reconnaît  à  cette  mar- 


—  172  — 

que  :  la  croix  n'a  jamais  subi  d'imitation  ni  de  con- 
tre façon. 

Eh!  Messieurs,  le  monde  ne  s'en  tait  pas,  il  n'es- 
saie pas  de  nous  ravir  ce  privilège;  il  essaie  seule- 
ment d'en  faire  contre  nous  une  raison  et  un  instru- 
ment d'oppression.  Que  dit-il  aujourd'hui  quand, 
pour  toutes  nos  œuvres,  nous  réclamons  le  droit 
commun  ?  Quelles  armes  nous  oppose-t-il  ?  Il  ne 
nous  conteste  pas  le  droit,  il  ne  nie  pas  que  la  liberté 
ne  soit  écrite  dans  la  nature  et  dans  la  constitution  du 
pays.  Mais  il  nous  dit  :  Nous  ne  pouvons  pas  lutter 
avec  vous  de  vertus  et  de  dévouement;  vous  avez 
dans  votre  essence  d'incroyables  ressources  dont 
nous  ne  possédons  pas  le  secret;  et  par  conséquent, 
l'égalité  n'existant  pas  entre  vous  et  nous,  la  liberté 
doit  vous  être  refusée  comme  une  compensation  en 
notre  faveur.  Il  faut  vous  enchaîner  pour  établir  l'é- 
quilibre des  forces  humaines,  et  encore,  vos  mains 
liées  au  mur,  nous  ne  sommes  par  certains  qu'elles 
ne  seront  pas  plus  longues  que  les  nôtres.  Tel  est, 
Messieurs,  vous  le  savez,  le  langage  présent  du 
monde;  et  à  quel  autre  s'est-il  adressé  qu'à  nous? 
Quel  autre  peut  s'enorgueillir  d'une  servitude  qui  a 
pour  justification  la  grandeur  même  de  la  vertu?  Le 
monde  a  raison  :  nous  sommes  les  fils  uniques  du 
Christ.  Comme  on  lui  cloua  les  mains  et  les  pieds 
pour  l'empêcher  de  sauver  le  monde,  il  est  juste 
qu'on  attache  à  la  croix  sa  véritable  postérité.  Et  en- 
core nous  ne  voyons  pas  la  fin.  Quoi  qu'il  arrive  de 
ce  temps  passager  où  nous  vivons ,  ne  croyez  pas  que 
la  persécution  de  l'incréduHté  contre  la  foi  s'arrête  à 


—  173  — 

ce  qui  s'est  vu  et  à  ce  qui  s'est  fait  jusqu'ici.  Comme 
il  est  dans  la  nature  des  choses  et  dans  le  mouvement 
général  du  monde  que  tous  les  principes  qui  y  sont 
contenus  se  développent  désormais  à  pleines  voiles , 
de  jour  en  jour  l'inégalité  de  mœurs  entre  l'Église  et 
ce  qui  n'est  pas  elle  se  manifestera  davantage,  et  la 
suprématie  surhumaine  de  l'Éghse  devenant  déplus 
en  plus  intolérable,  lui  attirera  de  ses  ennemis  une 
plus  parfaite  et  plus  glorieuse  persécution.  L'Ecri- 
ture nous  l'a  prédit,  et  une  seule  ligne  de  l'Écriture 
ne  passera  pas.  On  ne  se  contentera  pas  un  jour  de 
nous  nier  un  droit,  on  nous  les  niera  tous  ;  le  monde, 
fatigué  de  nous  obéir  malgré  lui  et  de  nous  respecter 
malgré  lui,  tentera  un  dernier  effort  pour  secouer  de 
sa  peau  la  lèpre  de  la  divinité.  Mais  alors  comme 
aujourd'hui,  la  vertu  de  Dieu  nous  assistera;  liés, 
impuissants,  immobiles,  cette  vertu  sortira  de  nous 
comme  elle  sortait  de  la  robe  du  Christ,  sans  que 
nous  parlions,  sans  que  nous  bougions,  par  l'effet 
même  de  notre  servitude,  semblable  au  parfum  qu'on 
a  voulu  renfermer,  et  qui,  condensé  par  l'obstacle, 
s'échappe  par  tous  les  pores  plus  suave  et  plus  vio- 
lent; semblable  encore  à  une  source  qu'on  a  scellée, 
et  dont  les  eaux  jaillissent  jusqu'au  ciel.  Ainsi,  quand 
le  monde  entier  se  sera  coalisé  pour  mettre  le  sceau 
à  la  fontaine  divine  de  la  sainteté,  comme  il  l'avait 
autrefois  mis  au  tombeau  du  Sauveur,  le  troisième 
jour,  l'eau  se  fera  un  nouveau  passage,  et  les  races 
humaines  détrompées  viendront  s'abreuver  dans  son 
cours  plus  long,  plus  large  et  plus  inextinguible. 
De  même.  Messieurs,. que  le  cœur  de  Dieu  s'épa- 


-  174  — 

nouissant  dans  le  cœur  de  l'homme,  y  produit  la 
sainteté,  mélange  d'extravagance  et  de  sublime,  de 
même,  quand  l'intelligence  de  Dieu  tombe  dans  l'in- 
telligence de  l'homme,  elle  doit  nécessairement  y 
jeter  quelque  chose  qui  ne  peut  être  ni  créé  ni  dé- 
montré par  la  raison.  Or  ce  qui  ne  peut  être  ni  créé 
ni  démontré  par  la  raison,  a  évidemment  un  carac- 
tère d'extravagance,  caractère  qu'on  ne  saurait  con- 
tester à  la  doctrine  catholique.  Que  nous  enseigne- 
t-elle,  en  effet?  Un  Dieu  en  trois  personnes,  un  Dieu 
qui  a  fait  le  monde  de  rien,  un  homme  qui  a  perdu 
toute  sa  race  par  une  faute  personnelle ,  un  Dieu  qui 
s'est  fait  homme,  qui  a  été  crucifié  pour  expier  des 
r.rimes  dont  il  n'avait  pas  la  responsabilité,  un  Dieu 
présent  sous  les  apparences  du  pain  et  du  vin.  Quels 
dogmes ,  Messieurs  !  et  c'est  là  pourtant  toute  l'ar- 
chitecture de  la  doctrine  catholique.  Il  est  trop  évi- 
dent que  la  raison  n'a  créé  aucun  de  ces  dogmes,  et 
ne  saurait  par  ses  propres  forces  en  démontrer  au- 
cun. Et  cela  doit  être  ;  car  si  la  doctrine  catholique 
était  une  œuvre  de  la  raison,  elle  ne  serait  pas  une 
œuvre  surhumaine;  si  elle  était  une  philosophie, 
elle  ne  serait  pas  une  religion.  Au  lieu  de  dogmes, 
vous  auriez  des  théorèmes  de  mathématiques,  et,  au 
lieu  d'être  ici ,  vous  seriez  chez  vous ,  parce  que  vous 
ne  trouveriez  rien  ici  qui  ne  fût  chez  vous.  Vous  êtes 
ici  parce  que  votre  raison  n'a  pas  fait  les  dogmes, 
parce  qu'elle  ne  peut  ni  les  faire  ni  les  démontrer, 
parce  qu'ils  sont  supérieurs  à  toute  raison  ;  vous  êtes 
ici  précisément  parce  que  j'ai  à  vous  dire  des  choses 
extravagantes. 


—  175  — 

Nos  adversaires  pensent  nous  effrayer  beaucoup 
par  ce  seul  mot  :  Mais  ce  que  vous  avancez  là  est 
extravagant.  Je  le  crois  bien,  et  qu'aurais-je  à  vous 
dire  si  je  n'avais  à  vous  dire  rien  d'extravagant?  A 
quoi  bon  cet  appareil  religieux,  si  je  n'avais  à  vous 
apprendre  que  ce  que  l'homme,  en  secouant  ses  ti- 
sons au  coin  de  son  feu,  peut  savoir  par  lui-même? 
Qu'est-ce  que  la  religion ,  qu'est-ce  que  le  commerce 
avec  Dieu,  s'il  laissait  notre  esprit  juste  au  point  où 
il  était  auparavant?  Dieu  se  serait  mis  en  rapport 
avec  nous ,  et  nous  avec  lui ,  pour  avoir  la  satisfaction 
réciproque,  l'un  de  ne  rien  donner,  l'autre  de  ne  rien 
recevoir.  Vous  voyez ,  Messieurs ,  que  la  supposition 
n'a  pas  de  sens,  et  qu'il  faut  en  revenir  à  ce  mot  fa- 
meux d'un  docteur  :  Credo,  quia  absurclum.  — Je  le 
crois,  parce  que  cela  est  absurde.  L'expression  est 
trop  forte;  mais  il  est  facile  d'en  réduire  l'exagéra- 
tion, et  de  comprendre  qu'en  effet,  s'il  n'y  avait  rien 
d'extravagant  dans  la  doctrine,  on  ne  croirait  pas, 
on  verrait  tout  simplement.  Il  faut,  pour  croire, 
quelque  chose  qui  surpasse  la  raison,  et  ce  qui  sur- 
passera la  raison  a  évidemment  pour  elle  un  carac- 
tère d'extravagance.  C'est  pourquoi  saint  Paul  disait  : 
Si  quelqu'un  de  vous  paraît  sage  à  ce  siècle,  qu'il 
se  fasse  fou  pour  se  faire  sage  (1). 

Eh  bien  !  me  direz-vous  ?  voilà  un  beau  mérite  ; 
c'est  justement  le  mérite  de  la  superstition  que  vous 
combattiez  naguère  en  la  notant  de  déraison.  Je  vais, 
Messieurs,  vous  dire  la  différence. 

(1)  I"  Épître  aux  Corinthiens ,  chap.  m ,  vers.  18. 


—  176  — 

Premièrement,  nous  croyons  aux  dogmes.  Tandi? 
que  vous,  savants  et  philosophes,  vous  ne  croyez 
pas  aux  propres  inventions  de  votre  esprit,  et  que  le 
doute  les  mine  sans  cesse  par  une  sourde  infiltration, 
nous,  prêtres  de  Jésus-Christ,  fidèles  de  l'Église  ca- 
tholique ,  nous  croyons  sincèrement  ces  dogmes  que 
notre  raison  n'a  pas  faits  et  qu'elle  ne  se  démontre 
pas.  Nous  les  croyons  depuis  dix-huit  siècles  passés, 
jusqu'à  donner  notre  sang  pour  eux.  C'est  assuré- 
ment là  une  grande  merveille  :  le  doute  de  la  raison 
à  l'égard  de  ses  propres  œuvres ,  la  foi  de  la  raison 
envers  des  œuvres  qui  ne  sont  pas  les  siennes  !  Mais 
il  y  a  plus  :  non-seulement  nous  croyons  nos  dogmes, 
mais  nous  vous  les  proposons  et  nous  vous  les  fai- 
sons croire  à  vous,  hommes  de  raison,  hommes  d'or- 
gueil, hommes  indignés  de  notre  extravagance.  Un 
jour  ou  l'autre,  vous  y  venez;  un  jour  ou  l'autre, 
vous  nous  apportez  à  genoux  l'adoration  volontaire 
de  ce  que  vous  aviez  haï  et  méprisé.  Nul  ne  vous 
contraint.  Et  ce  phénomène  inimaginable  de  la  con- 
version de  la  raison  à  l'extravagance,  il  ne  se  passe 
pas  obscurément  dans  quelques  âmes  perdues,  il  se 
passe  chaque  jour,  à  la  face  du  soleil,  dans  une  mul- 
titude d'esprits.  Il  n'est  pas  une  heure  de  l'Église  où 
elle  ne  reçoive  des  embrassements  longtemps  rebel- 
les, où  elle  n'enfante  à  la  foi  et  à  l'amour  ses  propres 
ennemis  ;  mère  heureuse  qui  est  reconnue  de  ceux 
qu'elle  n'a  point  allaités,  qui  est  serrée  dans  les  bras 
de  ceux  qui  la  meurtrissaient.  On  lui  naît  par  le 
blasphème  comme  on  lui  naît  par  la  bénédiction.  On 
lui  naît  dans  la  force  de  l'âge  mûr,  comme  un  effet 


—  177  — 

des  longues  veilles  de  l'intelligence,  des  expériences 
de  l'homme  d'État,  des  illuminations  de  l'hommo 
de  génie.  On  lui  naît,  comme  un  vaisseau  entre 
dans  le  port  après  les  tempêtes  d'une  longue  navi- 
gation. On  lui  donne  la  dernière  vue  de  l'esprit, 
le  dernier  mouvement  du  cœur,  la  ferme  et  inébran- 
lable palpitation  de  l'âme  qui  a  trouvé  et  qui  se  re- 
pose. Tel  est  son  sort  depuis  saint  Paul  jusqu'à  Bos- 
suet. 

Qu'en  dites-vous.  Messieurs?  n'est-ce  pas  là  une 
efficacité  surhumaine?  Car,  enfin,  qui  peut  vous 
faire  croire?  Quelles  armes  ou  quel  art  possède  la 
doctrine  cathoHque  pour  s'emparer  de  vous,  qui  ne 
voulez  pas  d'elle,  pour  vous  persuader  des  dogmes 
inaccessibles  à  la  raison  ?  Quel  maléfice  a-t-elle  jeté 
sur  vous?  Qui  a  mis  dans  sa  main  le  ressort  invisible 
dont  elle  dispose,  et  par  où  elle  vous  pousse,  comme 
l'effort  suprême  de  votre  destinée,  à  adorer  l'extra- 
vagance? 

Il  est  vrai  que  sa  prétention  n'est  pas  seulement 
de  vous  faire  croire  ses  dogmes,  mais  aussi  d'en 
rendre  compte  à  votre  raison ,.  tout  supérieurs  qu'ils 
lui  sont.  Car,  de  même  que,  dans  l'ordre  des  mœurs, 
l'extravagance  doit  être  unie  au  sublime,  il  est  né- 
cessaire que,  dans  l'ordre  de  la  vérité,  l'extrava- 
gance ne  soit  pas  séparée  de  la  plus  haute  lumière. 
C'est  pourquoi  la  doctrine  catholique,  qui  n'a  pas 
créé  ses  dogmes  et  qui  ne  les  démontre  pas,  les  pré- 
sente pourtant  à  la  raison,  une  fois  acceptés  d'elle, 
comme  la  science  suprême  de  la  nature  et  de  l'hu- 
manité, comme  le  nœud  de  tous  les  mystères,  la  clef 


—  178  - 

de  toute  explication,  le  lien  de  toute  coordination  de 
la  pensée,  le  chef-d'œuvre  de  l'entendement,  en 
dehors  de  quoi  la  lumière  même  luit  dans  les  ténè- 
hres,  selon  l'expression  de  l'apôtre  saint  Jean. 
Gomme  l'astre  du  jour  illumine  tout  sans  être  illu- 
miné par  rien,  ainsi  la  doctrine  catholique,  flambeau 
premier  du  monde,  répand  sur  quiconque  ne  ferme 
pas  les  yeux  une  irradiation  souveraine  qui  le  ravit, 
et  lui  découvre,  avec  l'horizon  de  l'éternité,  l'horizon 
non  moins  mystérieux  du  temps.  De  là  une  sorte 
d'hommes  aussi  nouveaux  que  les  saints,  mêlant 
ensemble  la  plus  profonde  philosophie  à  la  plus  ar- 
dente foi,  tels  que  saint  Augustin,  saint  Anselme, 
saint  Thomas ,  saint  Bonaventure,  et  tous  leurs  pa- 
reils, hommes  hardis  comme  le  philosophe  et  sim- 
ples comme  l'enfant,  ne  reculant  devant  aucune 
question,  n'ayant  peur  d'aucun  doute,  entendant 
tout  et  répondant  à  tout,  bâtissant  par  l'affirmation 
le  grand  édifice  de  la  vérité,  le  défendant  par  une 
polémique  quotidienne  contre  tout  venant  et  tout  as- 
saillant. La  doctrine  catholique  est  la  seule  qui  ait 
produit  cette  race  d'homm^es  ;  avant  elle  et  en  dehors 
d'elle,  il  n'y  a  pas  plus  de  théologiens  qu'il  n'y  a  de 
saints.  Les  théologiens  sont  dans  l'ordre  de  la  vérité 
ce  que  les  saints  sont  dans  l'ordre  des  mœurs;  ils 
sont  destinés  à  établir  la  suprématie  de  raison  qui 
est  dans  la  doctrine  catholique ,  comme  les  saints  sont 
destinés  à  en  manifester  la  suprématie  morale.  A 
mesure  que  le  monde  enfante  d'illustres  lettrés  pour 
combattre  la  doctrine  de  Dieu ,  l'Église  enfante  d'il- 
lustres théologiens  pour  les  tenir  en  échec,  pour  op- 


-  179  — 

poser  génie  à  génie ,  science  à  science ,  raison  à  rai- 
son, et  assurer  à  tout  le  moins  à  nos  dogmes  l'honneur 
d'un  combat  qui  ne  finit  jamais. 

Ainsi  passons-nous,  de  siècles  en  siècles ,  à  tra- 
vers les  nations  les  plus  civilisées,  affirmant  et  dis- 
cutant :  affirmant  nos  dogmes  comme  venant  de 
Dieu,  les  discutant  comme  s'ils  n'en  venaient  pas , 
enlevant  la  raison  plus  haut  qu'elle-même ,  nous  ra- 
baissant jusqu'à  elle  pour  lui  faire  plaisir,  également 
forts  par  l'extravagance  et  par  le  raisonnement,  re- 
butés pour  l'une,  craints  pour  l'autre,  respectés  par 
tous  deux.  Si  Terreur  nous  serre  de  trop  près,  si  quel- 
quefois, dans  la  suit^  des  âges,  une  vacillation  se  fait 
sentir  dans  le  trop-plein  de  notre  vie ,  nous  assem- 
blons un  concile ,  autre  phénomène  encore  qui  n'est 
qu'à  nous ,  dont  nulle  doctrine  ne  supporterait  l'essai. 
Pendant  que  vous  disputez,  nous  délibérons.  Nos 
vieillards,  chefs  et  juges  de  la  doctrine,  s'assoient  en 
cercle  sur  des  fauteuils,  ploient  le  genou  devant  Dieu, 
invoquent  l'Esprit -Saint,  écoutent  une  discussion 
solennelle  en  présence  de  l'univers ,  qui  les  regarde 
et  se  levant  une  dernière  fois ,  sûrs  d'eux-mêmes  et 
de  Dieu ,  magistrats  de  la  vérité ,  ils  prononcent 
l'arrêt  qui  unit  tous  les  esprits ,  et  posent  une  pierre 
contre  laquelle  nul  ne  se  heurtera  plus  sans  s'y  briser 
la  tête. 

Je  me  résume,  Messieurs.  J'avais  à  montrer  que 
la  doctrine  catholique,  dans  le  commerce  qu'elle  éta- 
blit entre  l'homme  et  Dieu ,  évite  à  la  fois  l'écueil  de 
la  superstition  et  celui  de  l'incrédulité.  Je  l'ai  fait. 
Car  la  superstition  est  un  commerce  inefficace  de 


—  180  — 
l'homme  avec  Dieu,  inefficace  quant  aux  mœurs  et 
quant  à  la  raison  ;  or  j'ai  prouvé  que  la  doctrine  ca- 
tholique jouit  d'une  efficacité  surhumaine  de  mœurs 
et  d'une  efficacité  surhumaine  de  raison,  démonstra- 
tion d'où  résulte  aussi  sa  puissance  contre  l'incrédu- 
lité, puisqu'elle  fait  croire  aux  nations  les  plus  civi- 
lisées des  dogmes  qui  surpassent  l'esprit  humain,  et 
cela  tout  en  leur  permettant  une  discussion  dentelle 
se  charge  la  première. 

Reste  à  tirer  les  conséquences  générales  de  ces 
longues  prémisses.  Les  voici  : 

La  religion  est  une  passion  de  l'humanité  ;  donc 
elle  est  vraie.  Elle  est  vraie,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de 
naturel  à  l'humanité  qui  ne  soit  vrai.  Sans  doute, 
l'homme  et  l'humanité  même  sont  sujets  à  exagérer 
leurs  passions,  à  les  vicier  par  l'excès  ;  mais  une  pas- 
sion n'étant  qu'un  mouvement  de  la  nature  vers  un 
objet,  elle  serait  impossible  si  l'objet  n'existait  pas, 
et  impossible  encore  si  l'objet  n'était  à  notre  portée  ; 
par  cela  seul  qu'elle  est,  l'objet  en  est  certain,  et  notre 
relation  avec  lui  est  certaine  aussi.  Il  ne  faut  plus 
que  s'assurer  si  cette  relation  n'est  pas  viciée.  Or 
dans  la  passion  religieuse,  comme  dans  toute  autre, 
l'homme  a  introduit  l'excès,  le  faux,  le  puéril,  le 
honteux  :  comment  discerner  donc  la  vraie  religion? 
Évidemment  à  ses  fruits,  à  son  efficacité.  La  reli- 
gion, qui  est  le  commerce  de  l'homme  avec  Dieu, 
ne  saurait,  si  ce  commerce  est  réel,  ne  rien  pro- 
duire de  grand  et  de  singulier  dans  le  genre  hu- 
main. Or  la  religion  catholique  seule  est  douée  d'une 
efficacité  surhumaine  de  mœurs  et  de  raison  ;  seule 


—  181  — 

elle  élève  l'homme  à  tout  ce  qu'il  peut  être  et  à  quel- 
que chose  de  plus;  toutes  les  autres  religions  tom- 
bent dans  la  superstition  ou  se  décomposent  dans 
l'incrédulité  :  donc  la  religion  catholique  est  la  seule 
véritable.  Cette  déduction  est  simple  et  à  la  portée 
de  tous  les  esprits,  comme  le  sont  aussi  les  faits 
qui  lui  servent  de  base  et  de  corps.  Il  suffît  de  deux 
demandes  et  de  deux  réponses.  La  rehgion  est-elle 
un  besoin,  une  passion  de  l'humanité?  Oui:  donc 
elle  est  vraie.  La  religion  catholique  seule  est-elle 
douée  d'une  efficacité  digne  de  Dieu  et  digne  de 
l'homme?  Oui  :  donc  elle  est  la  seule  vraie.  Les  au- 
tres n'en  sont  qu'une  dégénération  due  à  la  liberté  de 
l'homme,  qui  n'a  pu  renoncer  à  tout  commerce  avec 
Dieu,  et  qui  n'a  pu  se  tenir  à  la  hauteur  de  ce  com- 
merce. 

Vous  en  êtes  témoins,  Messieurs,  à  chaque  pas 
que  nous  faisons  dans  l'étude  la  doctrine  catholique, 
nous  sommes  toujours  forcés  de  conclure  qu'elle  pos- 
sède des  caractères  qui  lui  sont  propres  et  que  nulle 
autre  n'a  su  se  donner.  Chacune  de  nos  Conférences, 
depuis  déjà  bien  des  années,  vous  en  apporte  une 
nouvelle  preuve.  Là,  dis-je  chaque  fois,  là  est  un 
signe  qui  n'est  qu'à  nous.  D'où  vient  cela.  Messieurs? 
Pourquoi  une  seule  doctrine  réunit-elle  sur  sa  tête 
une  auréole  si  riche,  si  variée,  à  laquelle  aucune 
autre  n'a  le  talent  de  dérober  un  seul  de  ses  rayons? 
C'est,  Messieurs,  que  la  vérité  est  tout,  et  que  l'er- 
reur n'est  rien.  La  vérité  est  un  puits  profond  :  plus 
on  y  creuse,  plus  l'eau  jaillit^  tandis  que  l'erreur 
n'est  qu'une  citerne  perdue,  comme  l'a  dit  l'Écriture, 

m.  —  6 


—  182  — 
cisternœ  dissipalœ.  Creusez  un  peu ,  vous  ne  trou- 
verez plus  d'eau,  et  l'eau  même  qui  est  à  la  surface 
est  une  eau  corrompue.  Mais  la  religion  véritable,  la 
religion  que  Dieu  a  faite,  il  l'a  assise  profondément 
au  centre  de  l'humanité,  comme  les  roches  primitives 
de  granit  qui  supportent  le  monde  ;  il  y  a  caché  un 
feu  divin  et  une  eau  divine,  un  feu  auquel  il  a  dit  de 
brûler  sans  se  consumer,  une  eau  à  laquelle  il  a  dit 
de  couler  sans  jamais  tarir.  A  mesure  que  nous  creu- 
sons dans  ces  abîmes  de  sagesse  et  d'amour,  nous 
découvrons  des  filons  nouveaux,  des  fleuves  incon- 
nus, des  réservoirs  sans  limites,  jusqu'à  ce  que, 
perçant  au  centre,  ayant  donné  le  dernier  coup,  l'eau 
jaillisse  jusqu'au  ciel ,  et,  rassasiant  notre  soif  sans 
l'éteindre,  nous  emporte  vers  ce  Dieu  qui  a  béni 
notre  âme  et  qui  l'attend. 


CONFÉRENCES 


DE 


NOTRE-DAME   DE   PARIS 


ANNEE  1845 


DES  EFFETS  DE  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE 
SUR  LA  SOCIÉTÉ 


VINGT-NEUVIEME  CONFERENCE 


DE   LA   SOCIETE   INTELLECTUELLE   PUBLIQUE   FONDEE 
PAR   LA   DOCTRINE   CATHOLIQUE 


]\Iesseigneurs  (1) , 
]\Iessieurs  . 

Jusqu'ici  nous  avons  considéré  les  effets  de  la  doc- 
trine catholique  sur  l'esprit  et  sur  l'âme  de  l'homme, 
sur  son  esprit ,  par  une  certitude  et  une  connaissance 
supérieures  à  la  certitude  et  à  la  connaissance  pure- 
ment humaines  ;  sur  son  âme ,  par  des  vertus  qui  no 
sortent  point  de  sa  nature,  et  qu'à  cause  de  cela  nous 
avons  appelées  des  vertus  réservées. 

Mais,  si  graads  que  soient  ces  deux  théâtres,  où 
se  produit  l'action  de  la  doctrine  cathohque,  ce  n'est 

(1)  Messeigneurs  l'archevêque  de  Chalcédoine  eL  les  évêques 
de  la  Rochelle  et  de  Montpellier. 


-  186  — 

pas  pourtant  la  scène  dernière  où  elle  manifeste  sa 
prépondérance.  Il  est  un  autre  terrain  plus  vaste , 
plus  profond,  plus  éclatant,  plus  solennel,  plus  in- 
contestable, où  tout  aboutit,  et  qui  décide  de  tout; 
c'est  la  société.  Car  l'homme  n'est  pas  un  être  soli- 
taire, il  n'est  pas  semé  au  hasard  pour  vivre  et  mou- 
rir à  l'ombre  ignorée  d'un  rocher  ou  d'une  forêt  ;  il 
naît  au  milieu  delà  société,  qui  le  reçoit,  qui  le 
nourrit,  qui  l'élève,  qui  lui  communique  ses  idées, 
ses  passions,  ses  vices,  ses  vertus,  et  à  laquelle  il 
laisse,  avec  ses  cendres  et  sa  mémoire,  l'influence 
de  sa  vie.  D'où  il  suit  qu'avoir  considéré  l'homme  au 
foyer  secret  de  son  intelligence  et  de  son  cœur,  ce 
n'est  pas  encore  le  connaître  tout  entier,  ni  surtout 
connaître  la  doctrine  qui  a  été  le  principe  de  son  ac- 
tivité. Il  faut,  pour  achever  l'épreuve,  passer  du 
dedans  au  dehors,  de  l'être  solitaire  à  l'être  social. 
La  société  est  le  confluent  de  toutes  les  pensées  et 
de  tous  les  mouvements  de  l'homme,  la  manifesta- 
tion publique  de  ce  qu'il  vaut  et  de  ce  que  valent 
les  enseignements  où  il  a  puisé  son  développement 
intérieur.  C'est  pourquoi,  Messieurs,  il  nous  faut 
voir  ce  que  la  doctrine  catholique  a  produit  par  rap- 
port à  l'ordre  social.  Et  je  dis  que  là  comme  ailleurs 
elle  a  fait  des  choses  qu'aucune  autre  doctrine  n'a 
faites;  je  dis  que,  non-seulement  elle  a  modifié, 
transformé  les  sociétés  naturelles,  telles  que  la  so- 
ciété domestique  et  la  société  politique ,  mais  que , 
de  plus,  elle  a  créé  une  société  qui  est  son  œuvre 
propre,  inimitable,  inimitée,  qui  subsiste  envers  et 
contre  tous,  et  que  j'appellerai  pour  cette  raison  une 


—  187  — 

société  réservée.  Ce  sera  l'objet  de  nos  nouveaux  en- 
tretiens. Vous  verrez  tout  d'abord  quelle  est  cette 
société  réservée  à  l'action  de  la  doctrine  catholique  ; 
vous  verrez  ensuite  l'influence  que  cette  société  ré- 
servée ,  se  mêlant  aux  sociétés  naturelles ,  a  exercée 
sur  leur  constitution  et  leur  sort,  et  comment  enfin 
elle  a  transfiguré  tous  les  éléments  de  la  sociabilité 
humaine. 

Je  ne  vous  exhorte  pas,  Messieurs,  à  m'accorder 
votre  attention  ;  vous  m'y  avez  accoutumé  dès 
longtemps.  Soutenu  dans  cette  chaire  par  celui 
qui  brise  les  cèdres  et  qui  aide  l'hysope  à  fleurir, 
votre  sympathie  n'a  été  qu'une  traduction  heureuse 
de  sa  miséricorde  envers  moi,  et  je  m'y  confie  comme 
à  quelque  chose  qui  vient  encore  plus  de  lui  que 
de  votre  cœur.  Puisse-t-il  bénir  les  dispositions 
que  vous  apportez  dans  cette  assemblée!  Et  nous, 
croyants,  serviteurs  de  la  vérité  et  de  l'amour,  puis- 
sions-nous bientôt  compter  })armi  vous  quelques 
frères  de  plus  ! 

La  doctrine  cathoKque  engendrant  dans  l'esprit 
de  l'homme  une  certitude  et  une  connaissance  supé- 
rieures à  la  certitude  et  à  la  connaissance  purement 
humaines,  il  s'ensuit  inévitablement  qu'elle  doit  éta- 
blir entre  les  esprits,  dont  elle  est  la  règle  et  le  sou- 
tien, une  société  d'un  ordre  plus  parfait  que  celle 
qui  rapproche  les  intelligences  privées  de  cette  cer- 
titude et  de  cette  connaissance  surnaturelles.  Mais 
cette  première  conclusion  reste  bien  au-dessous  de 
la  vérité.  Car  la  doctrine  catholique  n'a  pas  seulement 
fondé  une  société  intellectuelle  meilleure ,  elle  a  fondé 


—  188  — 

la  seule  société  intellectuelle  publique  qui  soit  ici- 
bas,  la  seule  vraie  république  des  esprits. 

Il  est  bien  entendu ,  Messieurs ,  que  vous  ne  me 
permettrez  pas  d'aller  plus  avant  sans  expliquer  ma 
pensée;  car  n'est-il  pas  manifeste  qu'il  existe  natu- 
rellement entre  les  hommes  une  société  intellectuelle 
et  primitive  sans  laquelle  les  hommes  ne  pouri aient 
pas  s'entendre,  et  par  laquelle,  d'un  bout  du  monde 
à  l'autre,  ils  comprennent  leurs  pensées  à  l'aide  du 
discours?  Cela  est  vrai ,  Messieurs  ;  je  ne  le  nie  pas , 
cette  société  existe  ;  c'est  la  société  du  sens  commun, 
qui  unit  tous  les  êtres  intelligents,  et  dont  le  fonds 
social  se  compose  des  premiers  principes  de  la  lo- 
gique et  de  la  morale,  des  vérités  mathématiques  et 
des  phénomènes  vulgaires  de  la  nature.  Je  n'en  con- 
teste pas  l'exislence;  tous  les  hommes  lui  appartien- 
nent, catholiques  ou  non  ;  mais  faites  une  remarque: 
cette  société  des  esprits  par  le  sens  commun,  elle 
n'est  pas  libre,  elle  n'est  pas  le  produit  de  notre  ac- 
tivité volontaire;  l'homme  y  est  fatalement  soumis  ; 
il  naît  dans  le  sens  commun  sans  aucun  acte  de  force 
ni  de  choix,  et  n'a  d'autre  porte  pour  y  échapper  que 
la  folie.  Cette  porte  seule  lui  reste  ouverte  contre  le 
sens  commun.  Car,  bien  que  Dieu  ait  jugé  à  propos 
de  mettre  une  borne  à  notre  liberté  dans  les  principes 
fondamentaux  de  notre  raison ,  il  a  permis  cependant 
qu'à  part  même  la  lésion  de  l'organe  qui  sert  à  la 
pensée,  l'homme  pût,  en  certains  cas,  se  condamner 
à  mort  sous  le  rapport  intellectuel.  La  folie,  quand 
elle  n'est  pas  le  résultat  d'un  accident  physique ,  n'est 
pas  autre  chose  qu'un  suicide  de  l'esprit,  suicide  pro- 


~  189  — 
roqué  trop  souvent  par  l'orgueil,  ainsi  qu'il  est  écrit 
de  ce  fameux  roi  de  Babylone  qui ,  se  promenant  sur 
les  terrasses  de  son  palais,  et  découvrant  autour  de 
lui  toutes  les  splendeurs  de  sa  capitale ,  se  prit  à  se 
dire  en  lui-même  :  N'est-ce  pas  là  cette  grande  Ba- 
bylone que  je  me  suis  bâtie  dans  ma  puissance  et 
dans  ma  gloire?  Et  à  l'instant  même,  son  orgueil 
faisant  une  dernière  éruption,  il  tomba  frappé  de  la 
foudre  de  la  démence.  Quoi  qu'il  en  soit,  du  reste, 
de  la  nature  intime  de  la  folie,  il  est  certain  qu'aux 
époques  d'une  extrême  bberté  de  pensée,  comme 
celle  où  nous  vivons ,  cette  terrible  catastrophe  de 
rinlelligence.se  manifeste  dans  des  cas  incompara- 
blement plus  nombreux.  Semblables  à  des  barques 
détachées  du  rivage  et  n'ayant  plus  de  pilote  sur  une 
mer  sans  horizon,  les  esprits  vont  à  l'aventure;  la 
réalité  disparaît  devant  le  rêve,  et,  les  plus  faibles 
n'étant  pas  les  moins  présomptueux ,  beaucoup  finis- 
sent par  porter  les  tristes  débris  de  leur  ambition 
entre  les  quatre  murs  d'un  hôpital  de  fous. 

Pardonnez-moi,  Messieurs,  cette  rapide  digres- 
sion. Vous  ne  m'avez  jamais  ordonné  de  me  tenir 
inflexiblement  dans  un  cadre  inexorable,  et  plus 
d'une  fois  vous  m'avez  vu  sans  peine  cueillir  sous 
vos  yeux  des  vérités  qui  m'écartaient  de  mon  che- 
min. Je  reviens  à  la  société  des  esprits  dans  le  sens 
commun. 

Cette  société  existe  donc,  je  ne  le  conteste  pas; 
mais ,  par  cela  seul  que  ce  n'est  pas  une  société  in- 
tellectuelle née  de  notre  liberté,  de  notre  activité 
propre,  son  existence  ne  contredit  en  rien  la  propo- 


—  190  - 

sition  que  j'ai  avancée,  savoir:  que  la  doctrine  ca- 
tholique seule  a  fondé  sur  la  terre  une  société  intel- 
lectuelle publique,  société  qui  commence  précisément 
où  le  sens  commun  fmit  avec  la  nécessité,  et  où  la 
division  devient  possible  avec  la  liberté. 

Et  tout  de  suite ,  Messieurs ,  vous  saisissez  l'im- 
portance de  cette  seconde  société  intellectuelle,  dont 
j'attribue  l'honneur  exclusif  à  la  doctrine  catholique. 
Car  le  sens  commun,  qui  nous  unit  tous,  nous  unit 
dans  de  bien  étroites  limites  ;  nous  n'avons  pas  à 
porter  notre  esprit  bien  loin  pour  qu'il  se  sente  affran- 
chi des  liens  de  la  communauté;  le  iious  est  borné, 
le  moi  est  infini,  et  les  questions  sur  lesquelles 
s'exerce  la  liberté  sont  elles-mêmes  sans  rivages  et 
sans  fond.  Au  delà  du  sens  commun,  il  s'agit  entre 
les  hommes  non  pas  de  quelques  extrémités  des  cho- 
ses, mais  des  choses  les  premières  et  les  dernières, 
du  principe,  du  but,  de  la  fonction  de  notre  vie,  du 
systèm^e  général  du  monde,  des  plans  du  Créateur, 
du  Créateur  lui-même,  de  tout  enfin ,  et  d'un  tout  où 
chaque  parcelle  est  un  abîme ,  et  où  chaque  abîme 
contient  la  destinée.  Ne  vous  étonnez  donc  pas. 
Messieurs ,  si  dès  l'antiquité  la  plus  obscure  toutes 
les  grandes  âmes  aspiraient  à  fonder  la  république 
des  esprits.  Quand  Pythagore,  dans  la  paix  des  val- 
lées dQ  la  Grande-Grèce,  appelait  de  rares  disci- 
ples au  silence  et  à  la  méditation  ;  quand  Socrate  se 
préparait  par  une  longue  sagesse  à  boire  la  ciguë  des 
mains  de  sa  légère  patrie;  quand  Platon  se  prome- 
nait, escorté  d'auditeurs,  le  long  des  escarpements 
du  cap  Sunium,  ou  qu'il  gravait  sa  pensée  dans  des 


—  191  - 

pages  qui  ne  pouvaient  plus  périr  ;  quand  Confucius, 
à  l'extrémité  de  l'Orient,  élevait  une  voix  dont  l'Oc- 
cident devait  entendre  l'écho  :  que  cherchaient,  que 
voulaient  Pythagore,  Socrate,  Platon,  Confucius, 
ces  premiers  génies  du  monde  profane ,  si  toutefois 
on  peut  l'appeler  ainsi  en  nommant  de  tels  hommes? 
Que  voulaient-ils?  Ils  voulaient  non  pas  créer  des 
empires  tracés  avec  l'épée,  constructions  toujours 
fragiles  autant  qu'étroites  ;  mais  ils  voulaient  édifier 
la  basilique  des  esprits,  fonder  l'unité  intellectuelle, 
rallier  le  présent  et  l'avenir  dans  la  paix  profonde 
d'une  commune  pensée ,  afin  que  désormais  la  course 
de  l'homme  fût  semblable  à  celle  d'un  navire  qui, 
détaché  du  port  par  une  main  puissante,  vogue  souj 
cette  main  assurée,  ne  craignant  pas  plus  de  l'Océan 
qu'il  ne  craignait  du  rivage.  Tels  étaient  leurs  vœux; 
tels  sont  encore  les  vœux  de  quiconque  aime  assez 
l'homme  pour  souffrir  de  ses  peines  et  s'occuper  de 
son  sort. 

Oui,  môme  à  cette  heure  où  je  parle,  quel  est  le 
penseur,  à  quelque  école  qu'il  appartienne,  qui, 
ayant  une  fois  senti  le  bonheur  de  la  lumière,  ayant 
entrevu  l'horizon  immuable  où  siège  la  vérité,  n'ait 
désiré  léguer  à  ses  semblables  de  si  beaux  moments, 
fixer  l'éclair,  et  en  faire  un  jour  plein  et  inaltérable? 
Quel  est  en  Europe  le  philosophe  ou  le  législateur 
vraiment  digne  de  ce  nom  qui  n'ait  songé  à  l'unité  des 
esprits,  qui  n'ait  regardé  en  tremblant  le  sol  où  nous 
vivons ,  et  ne  se  doit  demandé  s'il  ne  se  présentera 
pas  enfin  une  solution  équitable  autour  de  laquelle 
toute  l'humanité  viendrait  se  reposer  et  s'embrasser  ? 


—  192  — 

Bien  des  puissances,  Messieurs,  se  sont  offertes 
pour  accomplir  cette  œuvre.  J'en  distingue  trois,  où 
toutes  les  autres  ne  forment  que  des  nuances.  La 
première  est  la  puissance,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
la  philosophie  rationaliste. 

Cette  philosophie  raisonne  ainsi  :  Puisque  nous 
possédons  des  premiers  principes  certains;  puisque, 
dans  l'ordre  logique,  dans  l'ordre  moral,  dans  l'or- 
dre mathématique,  dans  l'ordre  physique,  nous 
avons  des  points  de  départ  vivants,  c'est-à-dire  qui 
renferment  des  conséquences  ultérieures  et  illimi- 
tées ,  pourquoi  n'en  tirerions-nous  pas  toute  la  vérité, 
comme  on  tire  d'une  mine  tout  l'or  qui  y  est  caché  ? 
Si  les  principes  n'étaient  pas  féconds,  s'ils  ne  conte- 
naient qu'eux-mêmes  et  rien  au  delà,  tout  serait  dit, 
toute  espérance  de  conquêtes  futures  serait  une  vaine 
illusion.  Mais,  puisque  le  contraire  est  manifeste, 
pourquoi  ne  pas  penser  que  Dieu  nous  a  donné,  dans 
le  trésor  primitif  de  notre  entendement,  le  germe  de 
toute  science  et  de  toute  vérité?  Sans  doute,  il  faut 
du  temps,  de  la  patience,  le  travail  et  l'expérience 
des  siècles;  mais  les  siècles  ne  nous  manqueront 
pas,  le  travail  non  plus,  le  génie  pas  davantage,  et 
enfin  le  jour  viendra  où  la  dernière  pierre  sera  po- 
sée ,  le  temple  illuminé  jusqu'au  faîte,  et  le  règne  de 
l'unité  fondé  pour  jamais.  Logiquement,  Messieurs, 
c'est-à-dire  en  ne  consultant  que  l'ordre  des  idées , 
on  ne  voit  pas  clairement  pourquoi  il  n'en  serait  pas 
ainsi.  Mais  voyons  les  faits  :  car,  vous  le  savez,  c'est 
la  réalité  qui  décide  de  tout.  Voyons  donc  si  la  phi- 
losophie rationaliste,  et  j'entends  la  bonne  philoso- 


—  193  — 
phie  rationaliste,  celle  qui  cherche  sincèrement  à 
affirmer  et  à  édifier,  la  philosophie  des  grands 
hommes  que  je  nommais  tout  à  l'heure,  Pythagore, 
Socrate,  Platon,  Confucius;  voyons,  dis-je,  si  elle 
a  fondé  une  société  intellectuelle  publique,  l'unité 
publique  des  esprits.  Et,  pour  le  mieux  découvrir, 
recherchons  d'abord  quelles  sont  les  conditions  né- 
cessaires à  l'existence  d'une  semblable  société. 

Sans  idées  communes  point  d'unité  des  esprits,  et, 
par  conséquent,  point  de  société  intellectuelle.  Mais 
des  idées  communes  ne  suffisent  pas  encore  à  cette 
fin  :  il  faut,  de  plus,  qu'elles  soient  immuables.  Car 
si  les  idées  communes  sont  passagères,  mobiles,  va- 
riables, iC  ciment  des  esprits  sera  lui-même  passa- 
ger, mobile,  variable;  il  cédera  au  moindre  souffle  , 
au  premier  accident,  et  l'unité  ne  sera  qu'une  union 
superficielle  et  trompeuse,  telle  qu'on  la  trouve  dans 
les  factions  et  les  partis.  L'immutabilité  des  idées  est 
à  la  fois  la  racine  et  l'instrument  de  l'unité. 

Il  est,  en  outre,  nécessaire  que  les  idées  communes 
soient  des  idées  fondamentales.  Car,  établir  l'unité 
des  esprits  sur  leur  accord  en  des  points  de  peu  d'im- 
portance tandis  qu'ils  seront  divisés  sur  les  choses 
capitales ,  c'est  ce  moquer  du  sens  commun.  Or  il 
n'y  a  d'idées  fondamentales  que  celles  d'où  dérive 
l'activité  de  l'homme,  et  les  idées  d'où  dérive  l'acti- 
vité de  l'homme  sont  celles  qu'il  se  fait  sur  le  prin- 
cipe, le  but  et  la  fonction  de  sa  vie.  Tant  que  l'homme 
n'est  pas  d'accord  avec  l'homme  sur  cette  triple  base, 
ils  ne  se  rencontreront  jamais  dans  une  môme  pensée 
et  dans  une  même  action,  si  ce  n'est  en  des  matières 


-  194  — 

qui  n'ont  aucune  valeur,  et  où  leur  alliance  d'un 
moment  ne  saurait  faire  d'eux  un  seul  esprit. 

Enfin ,  les  idées  constitutives  de  l'unité  intellec- 
tuelle doivent  être  reconnues  et  acceptées  librement 
de  l'intelligence  ;  car,  si  ce  n'est  pas  l'inlelligencG 
qui  les  reconnaît  et  les  accepte  librement,  leur  pré- 
sence dans  l'entendement  est  un  phénomène  étran- 
ger à  l'ordre  rationnel,  un  résultat  de  violence,  d'ha^ 
bitude  aveugle  ou  de  fatalité,  caractères  qui  excluent 
toute  apparence  de  société  intellectuelle  entre  des 
êtres  soumis  seulement  à  la  misère  d'une  même  op- 
pression. 

Amsi,  pour  qu'il  y  ait  unité  des  esprits,  il  faut 
qu'il  y  ait  entre  eux  des  idées  communes  ,  immua- 
bles ,  fondamentales,  librement  reconnues  et  accep- 
tées de  l'intelligence  ;  et,  pour  que  cette  unité  con- 
stitue une  société  intellectuelle  publique,  il  faut  en 
dernier  lieu  que  les  idées  qui  en  forment  la  base  ne 
soient  pas  le  privilège  de  quelques-uns,  mais  que 
tous  les  éléments  vivants  de  l'humanité  y  prennent 
part,  y  soient  réellement  associés,  depuis  l'enfant 
jusqu'au  vieillard,  depuis  le  pauvre  jusqu'au  prince, 
depuis  le  plus  ignorant  jusqu'au  plus  savant.  Dans 
le  cas  contraire,  la  société  perdrait  son  caractère 
public  pour  ne  plus  être  qu'une  caste  ou  une  aca- 
démie. 

Maintenant,  Messieurs,  j'en  appelle  à  vous.  La 
philosophie  rationaliste  la  plus  parfaite  et  la  plus 
respectable  a -t- elle  fondé  un  dogme  public?  Le 
dogme  public  est  ce  que  je  définissais  tout  à  l'heure, 
c'est-à-dire  un  ensemble  d'idées  immuables,  fonda- 


—  195  — 

mentales ,  librement  reconnues  et  acceptées  par  des 
intelligences  de  tout  rang.  Je  vous  répète  la  ques- 
tion :  la  philosophie  rationaliste  a-t-elle  fondé  quel- 
que part,  au  lieu  et  au  temps  que  vous  voudrez ,  un 
dogme  public?  Non,  non ,  mille  fois  non.  La  philo- 
sophie ralionaliste  a  créé  des  écoles,  voilà  tout;  et 
qu'est-ce  qu'une  école?  L'assemblage  de  quelques 
disciples  autour  des  opinions  d'un  maître.  Et  qu'est- 
ce  qu'un  disciple?  Un  homme  qui  adopte  quelques 
idées,  quelques  procédés  d'un  autre  homme,  à  la 
condition  de  les  quitter  quand  il  le  voudra ,  et 
même  avec  l'espérance  formelle  de  les  quitter,  ne 
fût-ce  que  pour  le  plaisir  légitime  de  devenir  maître 
à  son  tour.  De  quinze  à  vingt  ans  ,  peut-être,  le  dis- 
ciple est  plus  humble  et  plus  sérieux.  A  cet  âge,  où 
la  raison  s'éveille  et  où  la  simphcité  du  cœur  n'est 
pas  encore  perdue,  on  vient  entendre  un  homme  élo- 
quent, on  se  laisse  aller  au  courant  ingénieux  de  sa 
parole,  on  s'abandonne  au  vent  de  son  inspiration, 
on  croit  en  lui.  Mais  vienne  l'âge  de  la  propriété  de 
soi ,  l'âge  de  la  maturité ,  l'âge  où  l'on  a  pesé  soi- 
même  et  les  autres,  alors,  adieu  le  maître,  adieu 
l'obéissance,  adieu  cette  chère  et  noble  amitié  des 
jeunes  ans,  qui  faisait  que  notre  pensée  était  la  pen- 
sée des  grands  hommes ,  ou  du  moins  de  ceux  que 
nous  appelions  généreusement  de  ce  nom -là.  Aris" 
tote  ne  jurera  plus  par  Platon,  il  jurera  par  lui- 
même  ;  et  celui  qui  n'aura  pas  la  hardiesse  ou  la 
fantaisie  de  jurer  par  lui-même, -ne  jurera  par  per- 
sonne. A  quarante  ans,  quel  que  soit  l'homme, 
l'homme  n'est  plus  le  disciple  de  l'homme.  Certes. 


—  196  — 

Messieurs ,  cette  capitale  est  grande,  elle  contient, 
je  le  crois,  beaucoup  d'esprits  éminents  :  eh  bien  1  si 
vous  en  rencontrez  jamais  un  qui  soit  le  disciple  d'un 
autre,  je  vous  conjure  de  venir  me  l'apprendre;  j'irai 
voir  ce  prodige,  que  je  n'ai  point  encore  eu  l'occasion 
,  d'admirer,  et  je  pourrai  me  dire  avant  de  quitter  ce 
monde  :  J'ai  vu  un  homme  qui  avait  un  disciple! 

Admettons,  si  vous  voulez,  que  les  écoles  philoso- 
phiques, malgré  l'inconstance  de  leurs  doctrines, 
aient  temporairement  quelque  ombre  d'unité ,  elles 
ne  formeront  point  encore  une  unité  intellectuelle 
publique  rassemblant  dans  son  sein  tous  les  élé- 
ments vivants  de  l'humanité,  mais  bien  une  aca- 
démie d'esprits  privilégiés ,  conservant  loin  du  vul- 
gaire la  mémoire  et  les  idées  d'un  homme  ignoré  de 
la  foule.  La  philosophie  rationaliste  ne  s'en  cache 
point.  Récemment,  un  de  ses  jeunes  adeptes,  tout 
en  revendiquant  pour  elle  ,  par  une  expression  ingé- 
génieuse  autant  que  hardie,  l'honneur  et  la  puis- 
sance du  ministère  spirituel,  déclarait  résolument 
qu'elle  n'était  pas  capable  encore  de  l'exercer,  si  ce 
n'est  à  l'égard  des  esprits  cultivés.  Le  reste,  c'est-à- 
dire  quand  on  connaît  le  monde,  presque  tout  le 
monde,  le  reste  appartenait  de  droit,  et  bien  heureu- 
sement, à  l'action  plus  générale  et  plus  maternelle 
delà  doctrine  catholique.  Qu'est-ce,  Messieurs, 
qu'une  inslilution,  si  c'est  une  institution,  qui, 
après  six  mille  ans  de  travaux,  puisqu'on  faisait 
déjà  de  la  philosophie  avant  le  déluge,  ne  craint  pas 
de  s'avouer  incapable  du  ministère  spirituel  à  l'é- 
gard de  presque  toute  l'humanité! 


—  197  — 

Aussi,  Messieurs,  une  autre  pensée  s'est  fait  jour 
et  place  dans  le  monde;  une  autre  puissance  s'est 
présentée  pour  fonder  la  république  des  esprits  :  je 
l'appellerai  la  philosophie  autocratique.  La  philoso- 
phie autocratique  procède  comme  je  vais  dire  :  l'u- 
nité des  esprits  est  nécessaire  au  genre  humain;  en 
dehors  d'elle  il  n'existe  que  de  viles  associations 
d'intérêts,  incapables  de  soutenir  le  choc  même  des 
besoins  et  des  cupidités.  Tant  qu'un  peuple  n'est 
pas  un  par  la  pensée,  ce  n'est  pas  un  peuple,  mais 
un  carrefour  de  marchands,  un  ramas  de  corps  cl 
de  convoitises.  L'unité  des  esprits  est  la  sociéié 
même,  et  par  conséquent  il  faut  la  créer  parmi  les 
hommes  à  tout  prix.  Or  le  raisonnement  et  la  li- 
berté désunissent  les  intelligences  au  lieu  de  les 
associer;  il  faut  donc  sacrifier  le  raisonnement  et 
la  libcrlé,  et  imposer  aux  nations  l'unité  intellec- 
tuelle par  telle  voie  que  l'on  pourra.  Trouver  une 
de  ces  voies,  c'est  l'œuvre  du  grand  homme  par 
excellence,  l'œuvre  du  conquérant,  du  fondateur, 
du  législateur.  Telle  est ,  Messieurs ,  la  pensée  au- 
tocratique; elle  a  joué,  elle  joue  encore  un  grand 
rôle  dans  le  monde;  c'est  d'elle  que  ressortent  le 
brahmanisme,  le  mahométisme,  le  paganisme.  Les 
brahmes  ont  posé  sous  la  protection  de  castes  im- 
muables certaines  idées  sur  les  fondements  de  nos 
devoirs  et  de  notre  activité ,  et  ils  les  tiennent  de- 
puis des  siècles  à  l'abri  de  leur  confédération  poli- 
tique et  intellectuelle.  Mahomet  a  fait  l'unité  par 
le  glaive,  sans  prendre  la  peine  de  le  déguiser 
dans  un  fourreau.  Le  paganisme  y  avait  réussi  en 


—  198  —  1 

confondant  d'une  manière  absolue  la  société  civile  cl 
la  société  religieuse. 

Faut-il,  Messieurs,  blâmer  les  brahmes,  blâmer 
Mahomet,  Minos ,  Lycurgue,  Numa,  tous  ces  fa- 
meux législateurs  de  l'antiquité?  Il  m'appartiendrait 
peut-être  de  le  faire,  à  moi,  fils  d'une  unité  meil- 
leure, d'une  unité  qui  sauve  la  raison  et  la  liberté 
de  l'homme ,  tout  en  fondant  la  liberté  des  esprits  , 
et  pourtant  je  comprends  la  pensée  et  les  travaux  de 
ces  hommes,  qui,  en  l'absence  d'une  lumière  divine, 
ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  créer  des  nations  avec 
des  idées,  seule  vraie  manière  de  les  créer.  Et  vous, 
hommes  de  ce  temps,  qui  n'avez  appris  qu'à  défaire 
des  idées  et  des  peuples,  je  m'imagine  que  vous  ne 
vous  avancerez  pas  beaucoup  en  accordant  aux 
vieux  édifices  de  l'autocratie  quelque  estime  et  quel- 
que considération. 

Toutefois  ,  Messieurs ,  n'allons  pas  trop  loin  par 
représailles.  Pas  plus  que  la  philosophie  rationa- 
liste ,  la  philosophie  autocratique  n'a  mis  au  monde 
un  véritable  dogme  public.  Je  vois  bien  dans  ses 
ceuvres  l'immobilité  des  idées ,  mais  non  l'immuta- 
bilité. L'une  n'est  pas  l'autre,  il  s'en  faut.  L'immo- 
bilité est  une  immutabilité  morte,  tandis  que  l'im- 
mutabilité est  une  immobilité  vivante.  L'une  procède 
d'une  activité  libre,  l'autre  d'une  servitude  inerte  et 
invétérée.  Loin  qu'elles  soient  sœurs,  elles  marquent 
les  deux  extrémités  des  choses.  Dieu  est  immuable, 
le  néant  est  immobile;  le  néant  ne  fait  rien,  Dieu  est 
l'auteur  suprême.  Gardons-nous  donc  de  confondre 
l'œuvre  de  l'immobilité  des  idées  avec  l'œuvre  de  leur 


—  199  — 

imaïutabilité!  La  première  est  le  produit  d'un  point 
d'arrêt  forcé  infligé  à  l'esprit  humain ,  d'une  raison 
enchaînée  par  la  violence  et  l'artifice  des  institutions. 
Il  manque  aux  idées  fixes  qui  en  sont  le  résultat ,  la 
libre  acceptation  de  l'intelligence  ;  il  leur  manque 
l'air,  la  lumière  et  la  marche.  Sortez-les  de  l'indigne 
cachot  où  les  retient  la  main  de  fer  de  l'autocratie , 
elles  chancelleront  à  la  porte,  et,  au  premier  contact 
de  la  discussion,  elles  tomberont  évanouies,  comme 
des  cadavres  qui  paraissent  intacts  à  l'ouverture  du 
cercueil,  et  que  le  moindre  souffle  d'une  bouche 
vivante  résout  en  une  poussière  sans  forme  et  sans 
souvenir. 

Entre  la  philosophie  rationaliste  et  la  philosophie 
autocratique,  toutes  les  deux  impuissantes  au  grand 
œuvre  de  l'unité  des  esprits  ,  se  place ,  comme  inter- 
termédiaire,  la  philosophie  hérétique,  empruntant, 
d'une  part,  au  rationalisme  l'élément  de  la  raison  et 
de  la  liberté,  et  à  l'autocratie  un  élément  surnaturel , 
ou  prétendu  surnaturel.  Les  tentatives  de  cette  phi- 
losophie de  juste  milieu  ont  été  nombreuses  dans  le 
monde,  depuis  le  boudhisme  indien,  qui  a  cherché  à 
modifier  le  brahmanisme  originaire,  jusqu'au  pro- 
testantisme moderne,  qui  s'est  attaché  aux  flancs 
du  cathoUcisme  pour  le  dévorer.  Je  m'arrête  à  ce 
dernier  exemple,  parce  qu'il  est  plus  le  récent,  et 
peut-être  le  plus  complet. 

Au  xvi^  siècle,  l'Europe  vivait  tout  entière  sous 
l'empire  de  la  doctrine  catholique.  Un  moine  vint , 
qui  trouva  mal  l'unité  dont  il  était  spectateur.  Il  lui 
plut  de  la  briser  pour  en  reconstituer  une  autre  ,  et, 


=-  200  — 

sortant  du  corps  vivant  dont  il  avait  été  le  membre , 
il  emporta  dans  ses  mains  le  livre  de  la  loi,  l'Évan- 
gile du  Christ,  pour  en  faire  la  pierre  angulaire  de  la 
nouvelle  unité.  Le  plan  était  simple.  Le  livre  ne  con- 
tenait-il pas  des  idées  communes,  fondamentales, 
immuables,  reconnues  et  acceptées  librement  par 
toute  l'Europe?  Quelle  peine  y  aurait-il,  en  les  pla- 
çant sous  la  garde  désintéressée  de  la  raison  et  de  la 
liberté,  à  en  conserver  toute  la  force  pour  l'avenir? 
Cependant,  Messieurs,  vous  savez  le  succès,  et  ce 
qu'est  devenue  l'unité  des  esprits  entre  les  mains  de 
Luther  et  de  sa  postérité.  Aujourd'hui  même,  après 
trois  siècles,  on  va  s'assemblera  Berlin,  on  s'assem- 
blait hier  à  Paris,  avant-hier  à  Londres,  pour  cher- 
cher, dans  le  plus  épouvantable  désarroi  qu'on  ait 
jamais  vu  ,  la  pierre  philosophale  de  l'unilé. 

Triple  et  terrible  épreuve  !  Ni  avec  la  raison  pure , 
ni  avec  l'autocratie,  ni  avec  la  demi-mesure  de  l'hé- 
résie, personne  n'a  touché  le  but.  Aussi ,  Messieurs  , 
le  désespoir  a-t-il  commencé,  et  nous  avons  entendu 
dans  notre  siècle  des  intelligences ,  lasses  de  toute 
unité,  proclamer  leur  situation  dans  cette  phrase 
aussi  franche  qu'énergique  :  La  division  des  esprits, 
c'est  notre  bien.  Oui,  être  à  soi  seul,  et  à  soi  tout 
seul,  son  principe  d'activité  intellectuelle,  penser 
pour  soi  et  par  soi,  renverser  le  soir  l'idée  du  matin  , 
vivre  sans  maître  et  sans  disciples,  sans  passé  et 
sans  avenir,  oui,  c'est  là  notre  force,  notre  gloire, 
notre  vie.  Arrière  qui  veut  constituer  une  société  des 
.  esprits!  Toute  unité  est  un  lien,  tout  lien  un  fardeau, 
tout  fardeau  une  servitude,  toute  servitude  le  c.^m- 


—  20i  — 

ble  de  l'opprobre  et  du  malheur.  La  dwi$on  des  es- 
prits,  c'est  notre  bien.  Vous  connaissez  ce  langage, 
Messieurs,  il  a  été  votre  berceau,  il  est  peut-être 
encore  votre  aliment  quotidien.  S'il  en  était  ainsi , 
jouissez  à  votre  aise  de  l'état  qu'il  vous  a  fait.  Jouis- 
sez de  l'unité  perdue,  du  plaisir  de  commencer  et  de 
finir  en  vous,  du  bonheur  de  rire  de  vos  pères  et 
d'être  moqué  de  vos  enfants  ,  de  n'avoir  en  com.mun 
que  le  doute  et  l'anarchie,  en  perspective  que  le  per- 
fectionnement de  ce  sublime  état.  Jouissez-en,  Mes- 
sieurs; mais  toutefois,  prenez  garde,  vous  avez  un 
ennemi.  Pendant  que  vous  vous  abandonnez  à  la 
joie  et  à  la  sécurité  de  votre  civilisation,  l'autocratie, 
ce  minotaure  immortel  qui  tend  à  la  porte  des  socié- 
tés sa  tête  hideuse  et  attentive ,  l'autocratie  veille 
sur  vous;  elle  épie  d'un  œil  avide  le  progrès  de  votre 
félicité,  et,  l'heure  venue,  quand  vous  ne  serez  plus 
que  des  corps ,  elle  prendra  le  fouet  du  Cosaque  à  la 
main  ,  et  chassera  devant  elle  ces  esprits  pulvérisés 
qui  auront  mangé  leur  dernier  ciment,  et  qui,  inca- 
pables de  résister  à  la  première  unité  soldatesque 
ramassée  par  un  heureux  capitaine,  livreront  leur 
orgueil  à  toutes  les  ignominies  d'une  obéissance  sans 
limites,  et  leur  intelligence  à  toutes  les  brutalités 
d'un  dogme  né  dans  des  ateliers  de  police  ou  dans 
les  saturnales  d'un  camp  de  prétoriens. 

N'y  a-t-il  donc  aucune  puissance,  aucune  doctrine 
qui  soit  assez  divine  et  assez  humaine  pour  fonder  la 
société  des  esprits  sans  sacrifier  la  liberté  delà  raison 
et  les  droits  de  la  liberté?  n'y  a-t-il  dans  le  monde 
aucun  dogme  pubUc  librement  reconnu  et  accepté  du 


—  202  — 

pauvre,  du  riche,  de  l'ignorant,  du  sage  et  du  savant? 
Ah!  faites  silence  !  j'entends  au  loin  et  tout  proche  , 
du  sein  de  ces  murailles,  du  fond  des  siècles  et  des 
générations  ,  j'entends  des  voix  qui  n'en  font  qu'une, 
la  voix  des  enfants,  des  vierges,  des  jeunes  hommes, 
des  vieillards ,  des  artistes ,  des  poètes ,  des  philoso- 
phes ,  la  voix  des  princes  et  des  nations ,  la  voix  du 
temps  et  de  l'espace,  la  voix  profonde  et  musicale  de 
l'unité!  Je  l'entends!  Elle  chante  le  cantique  de  la 
seule  société  des  esprits  qui  soit  ici -bas  ;  elle  redit, 
sans  avoir  jamais  cessé,  cette  parole,  la  seule  stable 
et  la  seule  consolante  :  Credo  in  unam ,  sanctam, 
catholicani ,  apostolicam ,  Ecdesiam.  Et  moi ,  dont 
c'est  aussi  la  fête,  moi  le  fils  de  cette  unilé  sans  ri- 
vages et  sans  tache ,  je  chante  avec  tous  les  autres  et 
je  redis  à  vous  :  Credo  m  unam,  sanctam,  catholi- 
cam,  apostolicam,  Ecdesiam.  — Ah  !  oui ,  j'y  crois  ! 

Recueillons-nous,  Messieurs,  et  voyons  si  en  réa- 
lité la  doctrine  catholique  a  fondé  sur  la  terre  l'unité 
publique  des  esprits  :  car  il  ne  faut  pas ,  par  lassi- 
tude ,  tomber  en  des  mains  trompeuses,  fortes  à  pro- 
mettre et  faibles  à  tenir. 

La  doctrine  catholique  ,  plus  heureuse  que  le  ra- 
tionahsme,  l'autocratie  et  l'hérésie,  a-t-elle  mis  au 
monde  des  idées  immuables ,  fondamentales ,  accep- 
tées et  reconnues  librement  par  des  intelligences  de 
toutes  conditions  ou  de  tout  rang?  voilà  la  question. 
J'ai  dépouillé  de  ces  caractères  l'œuvre  de  la  philo- 
sophie rationaliste,  de  la  philosophie  autocratique 
et  de  la  philosophie  hérétique ,  et ,  vous  m'en  êtes 
témoins,  je  l'ai  fait  sans  fiel  et  sans  amertume,  en 


—  203  — 

vous  donnant  des  preuves  palpables  pour  quiconque 
a  étudié  l'histoire  pendant  vingt -quatre  heures. 
Maintenant  je  ne  nie  plus,  j'affirme;  la  position  n'est 
plus  la  même,  car  il  est  facile  de  nier,  et  difficile 
d'affirmer.  Serrez-moi  donc  de  près,  et  ne  laissez 
rien  passer. 

J'affirme  d'abord  que  la  doctrine  catholique  a 
fondé  des  idées  immuables,  c'est-à-dire,  chose  mer- 
veilleuse! des  idées  qui,  malgré  la  mobihté  des 
temps,  malgré  l'instabilité  de  l'esprit  humain,  ont 
subsisté  toujours,  et  dans  lesquelles  on  sent  une 
racine  de  persévérance  et  d'immortalité  ,  une  racine 
granitique  autant  qu'elle  est  féconde ,  en  sorte  que 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  dur,  le  diamant,  nous  repré- 
sente ces  idées  immuables,  qu'a  fondées  la  doctrine 
catholique,  sans  que  leur  opiniâtre  dureté  exclue 
leur  mouvement  et  leur  floraison  dans  l'univers  !  Eh 
bien  !  cela  est-il  vrai?  Est-il  vrai  que  l'immutabiUté, 
sans  laquelle  l'unité  des  esprits  est  une  chimère , 
soit  un  don  ou  un  effet  de  la  doctrine  catholique? 
Quoi  !  depuis  dix-huit  cents  ans  tous  les  docteurs  et 
tous  les  fidèles  catholiques,  tant  d'hommes  si  divers 
de  facultés ,  de  naissance ,  de  passions ,  de  préjugés 
nationaux,  tous  ces  évoques,  tous  ces  papes,  tous  ces 
conciles ,  tous  ces  livres,  tous  ces  millions  d'hommes 
et  d'écrits,  quoi  !  tous  ont  pensé  et  ont  dit  la  même 
chose,  et  toujours!  Cela  est-il  possible?  Mais  que 
pensent-ils  donc ,  que  disent-ils  donc  ?  Écoutez  ,  ils 
disent  qu'il  y  a  un  Dieu  en  trois  personnes ,  qui  a 
fait  le  ciel  et  la  terre  ;  que  l'homme  a  manqué  à  la 
loi  de  la  création  ;  qu'il  est  déchu  et  corrompu  jus- 


—  204  — 

qu'à  la  moelle  des  os;  que  Dieu,  ayant  eu  pitié  de 
cette  corruption ,  a  envoyé  la  seconde  personne  de 
lui-même  sur  la  terre  ;  et  que  celte  personne  s'est 
faite  homme,  a  vécu  parmi  nous,  et  est  morte  sur  une 
croix;  que, par  le  sang  de  cette  croix  volontairement 
offert  en  sacrifice,  le  Dieu -Homme  nous  a  sauvés, 
qu'il  a  établi  une  Eglise ,  à  laquelle  il  a  confié  ,  avec 
sa  parole,  des  sacrements  qui  sont  une  source  de 
lumière,  de  pureté  et  de  charité,  où  tous  les  hom- 
mes peuvent  boire  la  vie;  que  quiconque  s'y  abreuve 
vivra  éternellement,  et  que  quiconque  s'en  sépare, 
en  repoussant  l'Église  et  le  Christ,  périra  éternelle- 
ment. Voilà  la  doctrine  catholique,  ce  que  disent 
aujourd'hui  comme  hier,  au  nord  et  au  midi,  à 
l'orient  et  à  l'occident,  ses  papes,  ses  évoques,  ses 
docteurs,  ses  prêtres,  ses  fidèles,  ses  néophytes; 
idées  fondamentales  aussi  bien  qu'immuables,  parce 
qu'elles  décident  de  toute  la  direction  active  des 
inteUigences  qui  en  font  profession.  Trouvez -moi, 
maintenant ,  une  éclipse  à  cette  immutabihté  ;  trou- 
vez-moi une  page  catholique  où  ce  dogme  soit  nié 
en  tout  ou  en  partie;  trouvez -moi  un  homme  qui, 
s'en  étant  écarté ,  n'ait  pas  été  à  l'instant  chassé  de 
l'Église,  eût -il  été  le  plus  éloquent  des  écrivains, 
comme  Tertulhen ,  ou  le  plus  élevé  des  évêques  , 
comme  Nestorius,  ou  le  plus  puissant  des  empe- 
reurs ,  comme  Constance  et  Valens.  Trouvez-moi 
un  homme  à  qui  la  pourpre,  ou  le  génie,  ou  la  sain- 
teté ait  servi  contre  les  anathèmes  de  l'Église,  une 
fois  qu'il  a  eu  touché  par  l'hérésie  à  la  robe  sans^ 
couture  du  Christ? 


—  205  — 

Certes,  le  désir  n'a  pas  manqué  de  nous  prendre 
ou  de  nous  mettre  en  faute  contre  l'immutabilité. 
Car,  quel  privilège  pesant  à  tous  ceux  qui  ne  l'ont 
pas?  Une  doctrine  immuable,  quand  tout  change 
sur  la  terre  ;  une  doctrine  que  les  hommes  tiennent 
dans  leurs  mains,  que  de  pauvres  vieillards,  dans  un 
endroit  qu'on  appelle  le  Vatican ,  gardent  sous  la  clef 
de  leur  cabinet,  et  qui,  sans  autre  défense,  résiste  au 
cours  du  temps,  aux  rêves  des  sages,  aux  plans  des 
rois,  à  la  chute  des  empires,  toujours  une,  con- 
stante, identique  à  elle-même.  Quel  prodige  à  dé- 
mentir !  Quelle  accusation  à  faire  taire!  Aussi  tous 
les  siècles ,  jaloux  d'une  gloire  qui  dédaigne  la  leur, 
s'y  sont- ils  essayés.  Ils  sont  venus  tour  à  tour  à  la 
porte  du  Vatican ,  ils  ont  frappé  du  cothurne  ou  de 
la  botte  ;  la  doctrine  est  sortie  sous  la  forme  frêle 
et  usée  de  quelque  septuagénaire ,  elle  a  dit  : 

«  Que  me  voulez-vous?  —  Du  changement.  —  Je 
ne  change  pas.  —  Mais  tout  est  changé  dans  le 
monde  :  l'astronomie  a  changé  ;  la  chimie  a  changé  ; 
la  philosophie  a  changé  ;  l'empire  a  changé  ;  pour- 
quoi êtes-vous  toujours  la  même? —  Parce  que  je 
viens  de  Dieu,  et  que  Dieu  est  toujours  le  même.  — 
Mais  sachez  que  nous  sommes  les  maîtres,  nous 
avons  un  million  d'hommes  sous  les  armes,  nous 
tirerons  l'épée;  l'épée  qui  brise  les  trônes  pourra 
bien  couper  la  tête  d'un  vieillard  et  déchirer  les 
feuillets  d'un  livre.  —  Faites ,  le  sang  est  l'arôme  où 
je  me  suis  toujours  rajeuni.  —  Eh  bien,  voici  la  moi- 
tié de  ma  pourpre,  accorde  un  sacrifice  à  la  paix,  et 
partageons.  —  Garde  ta  pourpre,  ô  César,  demain 

6* 


—  206  — 
on  t'enterrera  dedans,  et  nous  chanterons  sur  toi 
V Alléluia  et  le  De  lorofundis  ,  qui  ne  changent  ja- 
mais. )) 

J'en  appelle  à  vos  souvenirs,  Messieurs,  ne  sont- 
ce  pas  là  les  faits?  Aujourd'hui  encore,  après  tant 
d'essais  infructueux  pour  obtenir  de  nous  la  mutila- 
tion du  dogme  public  qui  fait  notre  unité,  qu'est-ce 
que  l'on  nous  dit?  Qu'est-ce  que  toutes  les  feuilles 
spirituelles  et  non  spirituelles  qui  s'impriment  en  Eu- 
rope ne  cessent  de  nous  reprocher?  «  Mais  ne  chan- 
gerez-vous  donc  jamais,  race  de  granit!  ne  ferez- 
vous  jamais  à  l'union  et  à  la  paix  quelques  conces- 
sions? Ne  pouvez-vous  nous  sacrifier  quelque  chose, 
par  exemple,  l'éternité  des  peines,  le  sacrement  de 
l'Eucharistie,  la  divinité  de  Jésus-Christ?  ou  bien 
encore  la  Papauté,  seulement  la  Papauté?  Dorez  au 
moins  le  bout  de  ce  gibet  que  vous  appelez  une 
croix!  ))  Us  disent  ainsi  :  la  croix  les  regarde,  elle 
sourit,  elle  pleure,  elle  les  attend  :  Siat  crux  dum 
volvitur  orbis.  Comment  changerions-nous?  L'im- 
mutabilité est  la  racine  sacrée  de  l'unité;  elle  est 
notre  couronne,  le  fait  impossible  à  expliquer,  im- 
possible à  détruire  ;  la  perle  qu'il  faut  acheter  à  tout 
prix,  sans  laquelle  rien  n'est  qu'ombre  et  passage, 
par  laquelle  le  temps  touche  à  l'éternité.  Ni  la  vie  ni 
la  mort  ne  l'ôteronL  de  mes  mains  ;  empires  de  ce 
monde,  prenez-em  votre  parti  !  Stai  crux  dum  volvi- 
tur orbis. 

Ne  soyons  pas  encore  si  fiers.  Messieurs,  il  reste 
une  difficulté.  A  la  bonne  heure,  dit-on,  vous  êtes  ' 
immuables  ;  mais  vous  l'êtes  d'une  immutabihté  au- 


—  207  — 

tocratiqiie,  d'une  immulabililé  à  la  brahmane,  à  la 
mahométane,  à  la  païenne;  voilà  bien  de  quoi  vous 
enorgueillir!  Le  bralime  aussi  est  immuable,  lema- 
bométan  de  même;  le  païen  l'a  été.  Qu'avez-vous  de 
plus  qu'eux?  Ce  que  nous  avons  de  plus  qu'eux, 
c'est  que  nous  acceptons  librement,  par  un  acte  d'in- 
telligence, le  dogme  public  qui  constitue  notre  unité. 
Nous  ne  sommes  pas  les  enfants  de  la  violence,  de 
la  crainte,  ni  d'aucune  servitude.  Voyez  d'abord 
comment  nous  sommes  nés.  Si  j'ai  bonne  mémoire, 
nous  ne  sommes  pas  nés  sous  cet  escabeau  qu'on 
appelle  un  trône;  nous  ne  nous  sommes  pas  réveillés 
un  jour  sous  la  robe  des  prétoriens,  au  pied  du  Pa- 
latin. Nous  étions  bien  sous  le  Palatin,  mais  par- 
dessous  ses  caves,  dans  les  catacombes.  Nous  étions 
là ,  traqués  comme  des  bêtes  fauves  d'un  bout  du 
monde  à  l'autre,  et  voici  comment  nous  faisions  des 
prosélytes  à  notre  foi.  Un  homme  arrivait  de  je  ne 
sais  où ,  avec  un  langage  étranger  ;  il  entrait  dans 
une  grande  ville,  se  présentait  dans  une  boutique, 
s'asseyait  pour  qu'on  réparât  sa  chaussure,  et  pen- 
dant que  l'ouvrier  travaillait  à  ce  vil  ouvrage,  l'é- 
tranger ouvrait  la  bouche;  il  annonçait  à  l'artisan 
qu'un  Dieu  était  venu  apporter  sur  la  terre  une  doc- 
trine de  souffrance  et  de  crucifiement  volontaire, 
une  doctrine  qui  humiliait  l'orgueil  et  flagellait  les 
sens.  «  Camarade,  lui  disait-il,  quitte  là  ton  outil, 
viens  avec  nous  ;  nous  avons  les  Césars  contre  nous , 
on  nous  tue  par  milliers,  mais  nous  avons  des  trous 
par-dessous  terre  où  tu  trouveras  un  lit,  un  autel  et 
un  tombeau.  Nous  y  dormons,  nous  y  prions,  nous 


—  208  — 

y  chantons,  nous  y  mourons,  et  puis  l'on  nous  met 
entre  trois  tuiles,  dans  le  roc,  en  attendant  le  jour 
de  la  résurrection ,  où  nos  restes  paraîtront  en  hon- 
neur et  en  gloire.  Camarade,  descends  avec  nous 
aux  catacombes,  viens  apprendre  à  vivre  et  à  mou- 
rir! »  L'artisan  se  levait,  il  descendait  aux  catacom- 
bes, et  il  n'en  sortait  plus,  car  il  avait  trouvé  sous 
terre  la  lumière  et  l'amour. 

Était-ce  là  une  conquête  faite  par  voie  d'autocra- 
tie? Ah!  quand,  après  trois  siècles  de  tortures,  du 
haut  du  Monte  Mario,  Constantin  vit  dans  l'air  le 
Laharum,  c'était  le  sang  des  chrétiens  qui  avait 
germé  dans  l'ombre,  qui  était  monté  comme  une  ro- 
sée jusqu'au  ciel,  et  qui  s'y  déployait  sous  la  forme 
de  la  croix  triomphante.  Notre  liberté  publique  était 
le  fruit  d'une  liberté  morale  sans  exemple.  Notre  en- 
trée au  forum  des  princes  était  le  fruit  d'un  empire 
que  nous  avions  exercé  sur  nous-mêmes  jusqu'à  la 
mort.  On  pouvait  régner  après  un  pareil  apprentis- 
sage du  commandement;  on  pouvait  couvrir  la  doc- 
trine de  pourpre  après  tout  le  sang  qu'elle  avait 
porté.  Le  règne  ne  fut  pas  long  d'ailleurs,  à  suppo- 
ser qu'on  puisse  appeler  de  ce  nom  le  temps  qui  s'é- 
coula entre  Constantin  et  les  barbares,  temps  si 
plein  de  comJDats,  où  la  doctrine  catholique  ne  quitta 
jamais  un  seul  jour  la  plume  et  la  parole.  Les  bar- 
bares vinrent  donc ,  et  avec  eux  une  nouvelle  société 
à  convertir.  Le  fut-elle  par  voie  d'autocratie  ?  Saint 
Rémi,  sans  doute,  disait  à  Clovis  :  «  Courbe  la  tête  !  » 
Mais  quel  était  l'agneau,  de  l'évêque  ou  du  guerrier? 
Quel  était  l'agneau,  de  Clotilde  ou  de  Clovis  ?     • 


—  209  -' 
Il  est  vrai,  au  moyen  âge  la  doctrine  catholique 
sembla  revêtir  des  apparences  d'autocratie.  Je  di& 
des  apparences  :  car  elle  avait  ses  preuves  ;  elle  pou- 
vait se  croire  le  droit  de  protéger  l'unité  spirituelle 
parle  concours  de  l'unité  civile,  et,  de  plus,  elle  ne 
cessa  jamais  d'écrire  et  de  parler,  ni  d'avoir  des  en- 
nemis puissants  jusque  sous  la  couronne  de  l'Em- 
pire. Saint  Anselme,  saint  Thomas,  saint  Bonaven- 
lure,  expliquaient  et  défendaient  alors  le  dogme 
public  de  la  catholicité.  Il  n'y  avait  donc  pas  conspi- 
ration poiir  éteindre  la  lumière  et  étouiïer  la  liberté 
du  choix  moral.  D'ailleurs,  ce  second  règne,  plus 
complet  que  le  premier,  fut  court  aussi;  le xvi^ siècle 
se  leva  bientôt,  et  lexviii^  après  lui.  Vous  savez  le 
reste  :  toute  la  terre  conjurée  contre  la  liberté  de  la 
doctrine  catholique,  ses  biens  spohés,  ses  prêtres 
meurtris,  son  autorité  civile  anéantie  partout,  une 
guerre  à  mort  que  lui  ont  déclarée  les  lettres,  les 
sciences  et  les  arts.  Et  pourtant  elle  vit,  elle  se  sou- 
tient, elle  gagne  des  âmes,  elle  maintient  avec  le 
même  cœur  et  le  même  succès  l'immutabilité  de 
son  dogme  public.  Je  dis  de  son  dogme  public; 
car  déjà ,  vous  l'avez  remarqué ,  il  n'est  pas  le 
partage  d'une  seule  classe  d'hommes;  il  appelle  à 
lui  tous  les  éléments  vivants  de  l'humanité.  Autre 
n'est  pas  la  foi  du  pauvre  ,  autre  la  foi  du  sa- 
vant. Tous  croient  et  prient  le  môme  Dieu,  avec 
la  môme  obligation  d'humilier  leur  orgueil  et  de 
connaître  leur  néant.  La  science  et  l'ignorance  de- 
viennent, dans  la  commune  lumière,  des  nuances 
imperceptibles  qui  colorent  l'unité  sans  la  corrom- 


—  210  — 

pre ,  et  rendent  plus  sensible  son  inaltérable  splen- 
deur. 

Je  me  résume ,  Messieurs  :  il  n'y  a  de  véritable  so- 
ciété que  la  société  des  esprits ,  et  cette  société  n'est 
constituée  que  par  des  idées  communes,  fondamen- 
tales, immuables,  librement  reconnues  et  acceptées 
des  intelligences  de  tout  rang.  L'homme,  pressé  par 
le  besoin  de  cette  unité  des  esprits ,  a  tenté  plusieurs 
voies  pour  rétablir.  Il  a  créé  dans  ce  but  la  philoso- 
phie rationaliste,  la  philosophie  autocratique,  la 
philosophie  hérétique,  trois  tentatives  fondées  sur 
des  procédés  divers ,  toutes  trois  remplissant  le 
monde  de  leurs  efforts  ,  toutes  trois  impuissantes 
à  y  organiser  la  république  des  esprits.  La  doc- 
trine catholique  seule  l'a  pu.  Pourquoi?  Quelle 
est  la  cause  de  son  succès  ?  quelle  est  la  raison  qui 
l'a  fait  réussir  là  où  toutes  les  autres  doctrines  ont 
échoué?  Nous  devons  vous  l'expliquer,  Messieurs, 
et  il  sera  temps  de  tirer  les  conclusions  de  tout  ce 
que  vous  venez  d'entendre,  conclusions  que  vous 
souhaitez  sans  doute ,  et  qui  n'en  seront  que  plus 
fortes  par  votre  patience  à  ne  pas  les  exiger  au- 
jourd'hui. 


TRENTIEME  CONFERENCE 


POURQUOI   LA  DOCTRINE   CATHOLIQUE    SEULE    A    FONDE   UNE   SOCIETE 
INTELLECTUELLE    PUBLIQUE 


Monseigneur  (1), 

Messieurs  , 

C'est  sans  doute  un  merveilleux  spectacle  que  celui 
de  la  division  des  esprits  sur  la  terre ,  et  que  les  ef- 
forts inouïs  tentés  par  l'homme  pour  la  détruire ,  sans 
que  jamais  aucune  autre  doctrine  que  la  doctrine  ca- 
tholique ait  pu  réussir  à  cet  ouvrage  de  l'unilé.  De 
cela  seul,  et  sans  aller  plus  loin,  nous  serions  en 
droit  de  conclure  que  la  doctrine  catholique  possède 
une  force  surhumaine,  puisqu'elle  a  fait  ce  qu'aucune 
autre  doctrine  n'est  venue  à  bout  de  réaliser.  Assu- 

(1)  Msrr  Affre,  archevêque  de  Paris. 


—  212  - 

rément,  rien  n'a  manqué  à  ces  doctrines,  ni  le  génie, 
ni  la  science,  ni  la  puissance  publique,  ni  le  pres- 
tige de  tant  de  choses  qui  se  pressent  sous  l'homme 
pour  le  porter  au-dessus  de  lui-même,  comme  on 
voit  sur  la  mer  de  fragiles  embarcations  soulevées 
par  les  flots  qui  se  font  un  devoir  de  nous  obéir  et  de 
nous  mener  vite  et  haut.  D'où  vient  donc  qu'elles 
n'ont  pas  réussi  avec  tous  les  moyens  humains  que 
donne  le  succès?  et  d'où  vient  que  la  doctrine  catho- 
lique a  réussi,  combattue  longtemps  et  à  diverses 
fois  partons  ces  moyens  conjurés?  Ne  serait-ce  pas 
qu'elle  a  des  ressources  dont  aucune  autre  doctrine  ne 
jouit?  et,  les  autres  doctrines  ayant  en  leur  pouvoir 
tout  ce  qui  est  humain,  ne  serait-ce  pas  que  la  doc- 
trine catholique  a  en  son  pouvoir  quelque  chose  qui 
n'est  pas  humain,  quelque  chose  qui  ne  vient  pas 
d'en  bas,  mais  qui  tombe  d'en  haut?  La  conclusion 
est  manifeste. 

Toutefois ,  s'arrêter  là ,  ce  serait  s'arrêter  à  la  sur- 
face de  la  vérité.  Quand  on  a  sous  soi  des  fondations 
qui  appellent  la  curiosité  de  l'observateur,  c'est  faire 
défaut  à  la  science  que  de  passer  près  d'elles  avec 
un  simple  regard.  Creusons,  Messieurs,  creusons 
sous  le  roc  de  l'unité  cathohque;  l'édifice  extérieur 
nous  a  frappés  par  sa  hauteur  et  sa  singularité;  il 
s'est  dressé  devant  nous  comme  une  pyramide  uni- 
que sur  le  sable  mouvant  du  monde  ;  mais  je  me  per- 
suade qu'en  descendant  à  sa  base,  en  écartant  la 
poussière  où  gît  sa  racine,  il  vous  apparaîtra  un 
spectacle  plus  grand  encore,  une  lumière  qui  jaillira 
du  fondement  au  sommet,  et  qui  sera  digne,  en  sa- 


—  213  — 

lisfaisant  votre  intelligence,  de  récompenser  votre 
attention. 

C'est  avec  cette  espérance  que  je  commencerai. 

La  première  explication  du  privilège  catholique  de 
l'unité,  celle  qui  se  présente  d'abord  comme  très- 
simple  et  très-plausible,  est  celle-ci  :  La  doctrine 
catholique  a  seule  fondé  l'unité  publique  des  esprits, 
parce  que  seule  elle  possède  la  vérité.  La  vérité 
étant  le  bien  de  l'intelligence,  il  est  naturel  que  son 
empire  soit  grand ,  et  que  son  apparition  au  milieu 
de  nos  luttes  de  pensées  fasse  l'effet  d'un  souverain 
qui  se  montre,  nous  arrête,  nous  assouplisse,  nous 
calme  et  nous  fonde  tous  ensemble  dans  un  seul  es- 
prit. 

Cette  explication  paraît  aussi  simple  qu'efficace, 
et  pourtant  elle  n'est  pas  sans  difficulté.  Première- 
ment ,  il  n'est  pas  exact  de  dire  que  la  doctrine  ca- 
tholique seule  possède  la  vérité,  ou,  en  d'autres  ter- 
mes ,  un  ensemble  raisonnable  d'idées  sur  le  principe, 
le  but  et  la  fonction  de  la  vie.  Le  déisme,  tel  qu'on 
le  formulerait  sans  peine  aujourd'hui,  ne  pourrait-il 
pas  réclamer  cet  avantage  ?  Le  déisme  affirme  qu'il 
existe  un  Dieu  unique  dont  la  puissance,  la  sagesse 
et  la  bonté  sont  infinies,  qui  a  fait  le  monde,  et 
l'homme  en  particulier;  que  l'homme,  à  la  fois  esprit 
et  corps,  appartient  par  l'un  au  monde  extérieur,  et 
par  l'autre  à  un  monde  plus  élevé ,  qui  est  le  monde 
spirituel  ;  que  si  son  corps  périt,  son  âme  n'est  point 
sujette  à  la  destruction,  mais  que,  destinée  à  l'im- 
mortaUté,  elle  sera  jugée  par  Dieu  selon  ses  œuvres, 
parce  que  ses  œuvres  sont  accomplies  en  vertu  d'une 


-  214  — 

liberlé  morale  qui  la  rend  responsable  au  tribunal 
de  la  justice  suprême,  et  qu'ainsi  il  viendra  un  temps 
où  Dieu,  après  avoir  gouverne  les  êtres  libres  avec 
une  équitable  providence,  les  récompensera  ou  les 
punira  avec  une  irrécusable  impartialité.  Certes, 
Messieurs,  cetle  doctrine  est  grande  autant  que 
vraie,  et  des  catholiques  l'ont  honorée  jusqu'à  l'ap- 
peler quelquefois,  du  moins  dans  le  siècle  dernier, 
du  nom  dereligion  naliirellc.  Et  cependant,  de  toutes 
les  doctrines  rationalistes,  c'est  peut-être,  histori- 
quement, celle  qui  a  le  moins  de  consistance  et  de 
vitalité. 

Le  déisme,  même  depuis  l'Évangile,  qui  en  a  tant 
éclairci  et  affermi  les  notions,  le  déisme  est  un  sys- 
tème qui  n'a  jamais  donné  naissance  à  un  corps  phi- 
losophique ou  religieux.  Le  xviii°  siècle,  se  flattant 
de  le  substituer  à  la  doctrine  catholique,  l'avait  choyé, 
orné  et  poli  comme  un  enfant  de  complaisance;  et 
aujourd'hui,  malgré  tant  d'acclamations  poussées  sur 
son  berceau,  le  déisme  est  tellement  mort,  qu'il  n'a 
plus  pour  serviteur  un  seul  homme  de  nom.  On  est 
panthéiste,  saint- simonien  ,  fouriériste,  quelque 
autre  chose  encore;  mais  déiste!  qui  est-ce  qui  veut 
de  cet  os  que  le  dernier  siècle  nous  avait  laissé 
comme  la  plus  belle  part  de  son  héritage?  En  dehors 
des  maîtres  de  la  science  et  des  écoles  vivantes , 
quelques  bourgeois  honnêtes  afQrment  encore  l'exis- 
tence de  l'Être  unique,  rémunérateur  et  vengeur, 
sorte  de  consolation  dont  ils  bercent  leur  conscience, 
afin  de  n'avoir  pas  trop  peur  de  l'enfer  pour  eux- 
mêmes  ,    sans    le    détruire    entièrement    pour    les 


—  215  — 

autres  :  espèce  de  lit  accommodé  à  la  taille  de  leur 
vertu ,  ressort  élastique  et  lâche  qui  ne  lie  personne 
à  personne,  et  qui  laisse  peser  sur  le  déisme  cette 
accusation  de  Bossuet,  de  n'être  qu'un  athéisme  dé- 
guisé. 

En  second  lieu,  la  doctrine  catholique  eût- elle 
seule  un  corps  de  vérités,  toutes  les  autres  ne  conte- 
nant qu'une  organisation  d'erreurs,  ce  fait  n'expli- 
querait pas  son  succès  d'unité.  Car  l'homme,  bien 
qu'il  ait  été  fait  pour  le  vrai ,  qui  est  son  premier 
bien,  n'a  cependant  pas  pour  lui  un  amour  sans  par- 
tage :  il  aime  aussi  l'illusion;  et  s'il  fallait  décider 
entre  ces  deux  entraînements  quel  est  le  plus  fort, 
je  ne  pense  pas  que  l'erreur  eût  le  dessous  de  la  com- 
paraison. La  vérité  s'achète  par  bien  des  combats, 
l'erreur  ne  nous  coûte  rien;  nous  y  tombons  de  notre 
propre  poids,  et  il  est  aussi  facile  déformer  avec  elle 
des  agrégations  momentanées  d'esprits,  qu'il  est  dif- 
ficile de  former  avec  l'autre  une  véritable  unité.  Go 
.n'est  donc,  en  aucun  cas,  résoudre  la  question  que 
de  s'en  rapporter  à  la  puissance  innée  du  vrai.  Le 
vrai  est  l'occasion  du  litige,  l'objet  qui  divise  autant 
qu'il  nuit. 

On  dira  peut-être  que  si  la  vérité  prise  en  soi  n'ex- 
plique pas  suffisamment  le  mystère  de  l'unité,  elle 
l'explique  par  un  de  ses  attributs ,  qui  est  la  lumière, 
lumière  plus  saisissante  dans  le  dogme  catholique 
qu'en  aucun  autre  ensemble  de  conceptions.  Qui  ne 
voit  tout  de  suite  que  cette  remarque  conclut  à  faux? 
car  la  doctrine  catholique,  loin  d'avoir  une  lumière 
apparente  plus  vive  qu'aucune  autre,  est,  au  con- 


—  216  — 

traire,  accablante  à  l'œil  de  l'homme  par  sa  mysté- 
rieuse obscurité,  par  une  profondeur  étrange  qui 
brise  du  premier  coup  le  fil  naturel  de  notre  esprit , 
comme  si  elle  voulait  le  terrasser  par  l'audace  plutôt 
que  le  séduire  par  la  lucidité.  Quelle  tout  autre  et 
simple  physionomie  dans  le  déisme  !  Quelle  magique 
combinaison  de  dogmes  nécessaires,  où  rien  ne  ré- 
volte, et  qui  semblent  se  confondre  avec  le  sens 
commun,  tant  leur  clarté  appelle  à  soi  la  conviction  ! 
Sans  doute,  la  doctrine  catholique,  à  la  prendre  en 
dehors  d'elle-même  et  par  ses  opérations  dans  le 
monde,  y  jette  un  grand  éclat;  mais  c'est  un  éclat  de 
reflet,  une  lumière  qui  n'est  pas  au  centre,  et  qui , 
malgré  son  incontestable  splendeur,  a  aussi  ses  om- 
bres et  ses  difficultés.  Je  conviens  encore  qu'au  foyer 
même  du  dogme  il  existe  une  lumière  latente  d'une 
admirable  efficacité  sur  l'esprit ,  dès  qu'il  y  a  péné- 
tré ;  mais  il  n'y  pénètre  que  lentement  par  l'exercice 
de  la  vertu  bien  plus  que  par  l'effort  de  la  pensée,  et 
cette  vue  sublime  du  mystère  n'enlève  pas  le  voile 
qui  en  recouvre  les  âpres  proportions. 

Je  présume  qu'une  autre  idée  vous  est  venue.  La 
doctrine  catholique,  vous  serez-vous  dit,  engendre 
l'unité  publique  des  esprits  parce  qu'elle  seule  pro- 
cède par  voie  d'autorité,  tandis  que  toutes  les  autres 
procèdent  par  voie  de  libre  examen,  et  le  libre  examen 
produit  la  division  aussi  naturellement  que  l'autorité 
produit  l'unité. 

Messieurs ,  je  ne  vois  qu'un  malheur  à  cette  ex- 
plication ,  c'est  que  le  fait  d'où  elle  part  est  absolu- 
ment faux.  Toute  doctrine,  sans  en  excepter  une 


—  217  — 

seule,  procède  par  voie  d'autorité.  Laissons  les 
théories,  ^lessieurs,  les  théories  sont  belles  sur  le 
papier;  mais  quand  on  arrive  à  la  pratique,  on  est 
commandé  par  des  nécessités  fatales.  Tout  homme 
qui  opère  veut  opérer,  et  par  cela  seul  qu'il  veut  opé- 
rer, il  emploie,  quoi  qu'il  dise  et  quoi  qu'il  veuille, 
les  moyens  sans  lesquels  son  opération  serait  impos- 
sible et  insensée.  Or  toute  doctrine  se  communique 
par  la  parole,  c'est-à-dire  par  l'enseignement ,  et  l'en- 
seignement suppose  l'autorité  de  celui  qui  enseigne  : 
l'autorité  de  l'âge,  du  savoir,  de  l'éloquence,  l'auto- 
rité de  la  foi  et  de  l'affirmation ,  l'autorité  de  la  con- 
quête, une  autorité  telle,  que  nul  ne  s'y  oppose  sans 
péril.  Quelle  est  donc  la  doctrine  faisant  le  plus  grand 
bruit  du  libre  examen ,  qui  ne  se  donne  comme  la  vé- 
rité pure  et  unique,  qui  puisse  même  se  produire 
sans  le  nom  souverain  de  la  vérité?  Quel  est  le  phi- 
losophe, fût-il  le  plus  sceptique  du  monde,  qui,  du 
haut  de  sa  chaire,  ne  commande  pas?  Quel  est  le 
capitaine  à  la  tête  d'un  régiment  d'idées ,  qui  ne  se 
plante  fièrement  au-devant  de  son  bataillon ,  et  ne 
lui  ordonne  le  file  à  droite  et  le  file  à  gauche?  Grâce 
à  notre  siècle ,  nous  avons  tous  entendu  des  philoso- 
phes, et  même  des  philosophes  de  plus  d'un  genre; 
sont-ils  donc  si  peu  dogmatiques?  Les  plus  modestes 
ne  déclarent-ils  pas  solennellement  qu'hier  encore  la 
vérité  n'existait  pas,  mais  qu'à  dater  du  moment  même 
où  ils  parlent,  et  pas  un  quart  d'heure  plus  tôt,  la 
vérité  commence ,  qu'elle  descend  du  ciel ,  qu'on  la 
voit,  et  qu'il  faut  une  horrible  mesure  d'aveuglement 
pour  ne  pas  reconnaître  qu'elle  est  dans  leur  chaire 

m.  —  7 


—  218  — 

de  bois?  Est-ce  dans  les  écoles  de  théologie  qu'est 
né  ce  mot  ancien  et  fameux  :  Magister  dixit  ?  Et  si 
du  rationalisme  nous  passons  au  protestantisme, 
qui  est  l'hérésie  la  plus  enflée  de  l'orgueil  du  hbre 
examen,  trouverons -nous  Luther  et  Calvin  plus 
modérés  dans  l'affirmation  :  Calvin,  qui  faisait 
brûler  vifs  ses  contradicteurs  ;  Luther,  qui  menaçait 
les  siens  de  transsubstantier  ses  opinions  quand  il 
lui  plairait,  et  d'en  faire  à  chaque  fois  des  dogmes 
sacrés? 

Voyons  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  même  en  Alle- 
magne. Où  vont  ces  envoyés  ?  Pourquoi  tant  de  monde 
à  cheval  sur  les  routes  ?  De  quoi  s'agit-il  ?  Berlin 
s'est  ému  de  la  dissolution  des  esprits  dans  le  vide 
toujours  plus  large  du  protestantisme  ;  il  convoque  à 
la  hâte,  de  peur  que  demain  il  ne  soit  trop  tard,  les 
hautes  puissances  demeurées  fidèles  à  la  réforme  du 
xvi^  siècle  ;  il  ouvre  un  concile  à  toutes  les  bouches 
qui  jurent  par  le  libre  examen.  Pourquoi  faire?  hélas  ! 
pourquoi  faire?  Pour  ramasser  à  terre,  s'il  est  pos- 
sible ,  les  restes  de  la  foi  commune ,  pour  les  placer, 
s'il  est  possible  encore,  sous  la  protection  d'un  con- 
cordat quelconque ,  pour  créer  de  l'autorité  avec  l'in- 
dépendance, du  granit  avec  la  poussière,  de  l'unité 
avec  une  solennelle  désunion  !  Tel  est  le  sort  :  toute 
doctrine  est  pendue  à  l'autorité ,  même  en  la  niant  ; 
car  toute  doctrine  enseigne ,  et  tout  enseignement  est 
un  ordre  donné  au  nom  de  la  vérité.  Sans  doute  l'é- 
colier reste  libre  d'obéir  ou  de  ne  pas  obéir,  puisqu'il 
est  une  intelligence  ;  mais  cette  liberté  n'est  le  privi- 
ié2:e  d'aucune  doctrine;  toutes  en  ont  le  bénéfice  et 


—  219  — 

le  danger,  quand  elles  enseignent  réellement,  el sur- 
tout la  doctrine  catholique,  qui,  toujours  attaquée, 
a  la  gloire  de  se  faire  des  enfants  dans  le  sein  toujours 
fécond  de  ses  ennemis. 

Mais  quand  il  serait  vrai  que  la  doctrine  catholique 
seule  procède  par  voie  d'autorité,  que  s'ensuivrait-il 
pour  l'explication  de  l'unité  qu'elle  produit?  Ne 
voyez-vous  pas  que  l'affectation  de  l'autorité  est  un 
péril  de  plus  pour  sa  suprématie  ?  C'est  l'autorité 
même  qui  révolte  l'homme.  On  lui  dit  :  Venez  à  nous, 
nous  avons  un  chef  unique ,  le  pape,  qui  gouverne 
toute  l'Éghse  de  Dieu.  Il  répond  :  C'est  précisément 
ce  que  je  ne  veux  pas  :  je  ne  veux  pas  d'un  homme 
qui  soit  mon  pape;  je  suis  mon  pape  à  moi-même. 
Que  me  fait  l'intelligence  qui  est  au  Vatican  ? 

Le  mystère  subsiste ,  Messieurs,  nous  ne  l'avons 
pas  expliqué.  Quel  que  soit  le  charme  de  la  vérité,  il 
a  contre  lui  le  charme  de  l'erreur;  quelle  que  soit 
l'abondance  de  la  lumière ,  il  reste  assez  de  nuages 
pour  l'obscurcir  ;  quelle  que  soit  l'autorité ,  tous  en 
ont  une  ;  tous  ont  une  liberté ,  maîtresse  de  la  vérité, 
maîtresse  de  la  lumière,  maîtresse  de  l'autorité. 
Com^ment  donc  se  fonde  et  subsiste  l'unité  publique 
des  esprits,  cette  unité  libre  dont  chaque  feuille, 
chaque  branche ,  chaque  tronc  peut  à  chaque  instant 
se  détacher?  Car  ce  ne  sont  pas  seulement  des  âmes 
qui  échappent  à  l'ascendant  de  la  doctrine  catholi- 
que, elle  perd  aussi  des  nations.  L'Angleterre  était 
catholique,  elle  ne  Test  plus;  le  Danemark  et  la 
Suède  étaient  catholiques ,  ils  ne  le  sont  plus  ;  l'O- 
rient était  catholique,  il  ne  l'est  plus.  L'histoire  de 


—  220  — 

l'unité  est  sillonnée  de  défections  qui  la  font  voir  sus- 
pendue sur  un  abîme,  et  nous  annoncent  à  tous,  si 
fermes  soyons-nous ,  que  nous  pouvons  périr  à  notre 
tour.  Quel  spectacle!  Qu'il  doit  imprimer  d'épou- 
vante à  tous  ceux  qui  ont  dans  ce  mystère  une  part 
d'action ,  soit  qu'ils  la  tiennent  du  rang  ou  du  talent! 
Mais  qu'il  doit  effrayer  aussi  ceux  qui  la  méditent 
en  refusant  d'y  entrer  !  Voici  devant  vous  cent  cin- 
quante millions  d'hommes  unis  d'intelligence  et  libres 
de  ne  pas  l'être,  pouvant  à  toute  heure  rompre  le 
faisceau  de  leur  unité,  et  ne  le  rompant  pas.  Qui  les 
relient?  Comment  s'accomplit,  au  milieu  delà  divi- 
sion universelle,  malgré  le  changement  des  choses  et 
la  succession  des  hommes,  un  si  étonnant  miracle 
d'immutabiUté?  On  ne  saurait  l'expliquer,  Mes- 
sieurs ,  que  par  l'existence  de  deux  forces  qui  se  dis- 
putent le  monde ,  la  force  schismatique  et  la  force 
unitaire.  Il  ne  suffit  pas  de  vous  les  nommer;  je  dois 
vous  décrire  leur  nature,  et  achever  ainsi  de  vous 
éclairer  sur  ce  grand  privilège  de  l'unité  réservé  à  la 
doctrine  catholique. 

Le  premier  élément  de  la  force  schismatique  est 
l'essence  lumineuse  de  notre  esprit.  Notre  esprit  est 
lumière ,  et  n'a  de  rapport  qu'avec  la  lumière.  Toutes 
les  fois  que  vous  la  lui  présenterez ,  il  ira  droit  à  elle, 
comme  les  yeux  s'ouvrent  aux  rayons  du  jour  et  s'a- 
breuvent de  leur  clarté.  Naturellement,  et  par  soi, 
l'esprit  ne  cherche  que  la  lumière,  ne  connaît  que  la 
lumière ,  ne  se  repose  que  dans  la  lumière.  Or  au- 
cune doctrine  ici-bas  ne  possède  la  lumière  totale , 
pas  même  la  doctrine  catholique.  Ce  serait  en  vain 


—  221  — 

qu'elle  s*en  flatterait,  et  elle  ne  s'en  est  jamais  flat- 
tée. Oui,  toute  doctrine  ne  donne  à  l'esprit  de  l'homme 
qu'une  quantité  de  lumière  très-faible ,  incapable  de 
le  satisfaire.  S'il  en  était  autrement,  l'homme  ne  vi- 
vrait pas  dans  le  monde,  il  vivrait  dans  la  splendeur 
de  Dieu  môme;  il  serait  plongé  dans  cet  horizon  in- 
fini où  l'obscurité  n'a  pas  de  place,  où  toute  intelli- 
gence, une  fois  qu'elle  y  est  introduite,  tombe  à  ge- 
noux pour  ne  plus  se  relever  jamais,  et  se  prend  à  chan- 
ter le  cantique  réservé  aux  esprits  de  lumière  dans  la 
lumière  de  Dieu.  C'est  bien  là  notre  avenir,  si  nous 
le  méritons;  mais  ce  n'est  point  notre  sort  à  présent. 
Au  temps  même  que  nous  habitions  avec  nos  pères 
le  paradis  de  notre  création ,  quand  nous  étions  tout 
jeunes,  sous  un  ciel  sans  colère,  et  que  Dieu  descen- 
dait pour  converser  avec  nous  comme  avec  des  amis, 
en  ce  temps-là  même,  au  printemps  de  notre  âme  et 
de  notre  félicité ,  la  lumière  n'était  point  encore  notre 
demeure,  ni  la  vision  notre  œuvre.  Si  proche  que 
Dieu  fût  de  nous,  c'était  un  Dieu  voilé;  nous  le 
voyions,  pour  me  servir  d'une  expression  de  l'Écri- 
ture, à  travers  le  trou  d'une  pierre  et  par  l'extrémité 
de  son  manteau ,  vision  heureuse  et  cruelle  à  la  fois! 
car  notre  destinée  n'est  pas  de  pressentir,  mais  de 
voir  directement  la  lumière,  de  la  voir  sans  ombre, 
sans  limite,  pleine,  entière,  absolue;  de  la  voir 
comme  elle  se  voit,  d'un  regard  où  le  cil  de  l'œil  ne 
palpite  plus ,  parce  qu'il  est  ravi.  Jugez  maintenant , 
à  l'heure  où  nous  sommes,  si  aucune  doctrine  est 
capable  de  nous  donner  ce  regard,  le  seul  qui  épui- 
serait l'aspiration  de  notre  âme  vers  la  vérité.  Quel 


—  222  —   ■ 

docteur  nous  le  promettra?  Lequel  osera  nous  dire, 
si  aveuglé  qu'il  soit  par  les  ressources  de  l'orgueil  ou 
de  la  persuasion,  que  lui,  sa  parole,  sa  pensée,  c'est. 
la  lumière,  et  que  tout  genou  doit  se  courber  devant 
elle,  l'adorer  et  ne  plus  se  relever,  comme  les  séra- 
phins font  dans  le  ciel?  Ah!  jamais,  Messieurs, 
l'insolence  du  génie  n'est  arrivée  jusque-là  ;  jamais 
il  n'a  pu  dissimuler  à  aucune  intelligence  qu'un 
abîme,  un  abîme  profond,  un  abîme  de  ténèbres  est 
ouvert  sur  nos  têtes,  sous  nos  pieds,  à  notre  droite, 
à  notre  gauche,  à  l'orient,  à  l'occident,  au  midi,  au 
septentrion,  partout.  Oui,  nous  habitons  les  ténèbres 
entr'ouvertes  çà  et  là  par  une  avare  clarté ,  où  notre 
œil  plonge  avec  un  amer  et  immense  regret  de  ne  pas 
aller  plus  loin. 

Et  voilà  avec  quoi  il  faut  que  les  doctrines  vous 
subjuguent!  Voilà  ce  que  nous  vous  apportons,  à 
vous,  enfants  légitimes  de  la  lumière,  étoiles  du 
ciel ,  plus  brillantes  que  le  firmament  dans  les  nuits 
les  pluis  splendides  de  l'été  !  nous  vous  apportons  je 
ne  sais  quel  flambeau  dont  nous  agitons  sur  vous 
les  tremblantes  lueurs.  Elles  sont  certaines  sans 
doute,  elles  sont  irrécusables  ;  mais  quelle  porte  ou- 
verte aux  résistances  de  l'esprit  !  quelle  facilité  de  ne 
pas  obéir!  et  aussi,  par  là  même,  quelle  valeur  dans 
l'obéissance  et  dans  l'unité,  quand  elles  viennent  à 
prévaloir  ! 

Le  second  élément  de  la  force  schismatîque  est 
l'affection  de  l'esprit  aux  ténèbres.  Chose  merveil- 
leuse à  dire!  nous  sommes  faits  pour  la  lumière, 
nous  n'aimons  que  la  lumière,  nous  ne  sommes  cap- 


—  223  — 

livés  que  parla  lumière,  et  pourtant,  par  un  autre 
côté  de  notre  être,  côté  vil  et  honteux,  nous  affec- 
tionnons les  ténèbres  et  les  amassons  à  plaisir  au- 
tour de  nous.  Cela  tient  à  ce  que  le  jour  total  nous 
étant  refusé  d'en  haut,  nous  cherchons  ici-bas,  dans 
l'horizon  plus  rapproché  de  la  nature  physique ,  un 
ordre  complet  qui  satisfasse  notre  esprit  en  ne  lui 
jetant  pas  ce  mélange  d'ombre  et  de  clarté  qui  nous 
est  importun.  Nous  croyons,  en  rétrécissant  le  spec- 
tacle, agrandir  notre  vue;  nous  sacrifions  l'infini  à 
l'espérance  de  voir  plus  à  notre  aise  le  fini  ;  c'est  en- 
core la  lumière  que  nous  cherchons  dans  les  ténè- 
bres. Il  est  cependant  une  autre  cause  moins  hono- 
rable de  cette  disposition  de  l'entendement  humain, 
et  l'Évangile  nous  l'a  révélée  dans  ces  paroles  mé- 
morables :  La  lumière  est  venue  clans  le  monde,  et 
les  hommes  ont  préféré  les  ténèbres  à  la  lumière , 
parce  que  leurs  oeuvres  étaient  mauvaises  (1).  Il 
existe,  en  effet,  entre  la  vérité  et  le  devoir,  entre 
l'ordre  métaphysique  et  l'ordre  moral,  une  liaison 
qui  fait  que  les  questions  de  l'esprit  sont  aussi  des 
questions  de  cœur.  Chaque  découverte  en  Dieu  nous 
menace  d'une  vertu ,  d'un  sacrifice  de  l'orgueil  ou 
des  sens  ;  la  faiblesse  et  les  passions  viennent  au  se- 
cours de  l'erreur  et  font  un  poids  terrible  dans  la 
lutte  des  intelligences,  lutte  qui  est  devenue  celle  du 
bien  et  du  mal.  C'est  là  surtout  que  la  force  schisma- 
tique  prend  son  point  d'appui. 

Elle  en  trouve  un  troisième  dans  l'és-oïsme  intel- 


'■o^ 


(i]  Saint  Jean,  chap.  m,  vers.  19* 


—  224  — 

îectuel ,  c'est-à-dire  dans  une  certaine  individualité 
de  l'esprit  qui  est  propre  à  chacun  de  nous.  Il  est 
vrai,  Messieurs,  que  nous  avons  tous  quelque  chose 
de  commun  dans  la  forme  de  notre  intelligence  aussi 
bien  que  dans  la  forme  de  notre  corps  ;  cependant 
cette  uniformité  n'exclut  pas  les  différences  de  phy- 
sionomie. Aucun  esprit,  pas  plus  qu'aucun  visage, 
ne  ressemble  parfaitement  à  un  autre  ;  nous  pensons 
et  nous  sentons  diversement,  et,  par  un  égoïsme 
fort  naturel,  chacun  de  nous  ramène  à  soi  tout  le  fir- 
mament des  idées ,  pour  le  façonner  à  sa  mesure  et 
le  fondre  dans  sa  personnalité.  Delà  un  attachement 
puéril  à  notre  sens ,  une  persuasion  que  notre  esprit 
est  le  juge  compétent  et  suprême  de  la  vérité ,  et  une 
quiétude  naïve  en  nous-même  lorsque  nous  avons  dit 
d'une  idée  :  Cela  n'entre  pas  dans  mon  esprit.  Eh  ! 
qu'importe?  La  question  est  de  savoir  si  c'est  un 
malheur  pour  l'idée  ou  pour  vous.  Mais  nous  croyons 
volontiers  que  cette  raison  de  refus  est  une  condam- 
nation en  dernier  ressort,  et  rien  ne  nous  paraît  plus 
simple  que  de  faire  de  notre  horizon  la  borne  de  l'in- 
fini. Nous  voulons  même  imposer  aux  autres  notre 
individualité  spirituelle,  et  nous  saisissons  avidement 
le  premier  pouvoir  qui  nous  donne  des  serviteurs  ou 
des  sujets  pour  en  faire  les  esclaves  et  les  adorateurs 
de  notre  pensée.  Nous  sommes  surpris  qu'on  nous 
résiste  ;  nous  en  voulons  quelquefois  mortellement  à 
un  homme  qui  n'aura  pas  pensé  comme  nous  dans 
une  seule  occasion ,  en  sorte  que  le  signe  par  excel- 
lence d'une  grande  âme  est  la  modestie,  le  désin- 
téressement de  ses  propres  idées,  la  défiance  de  soi. 


—  225  — 

Mais  on  n'en  arrive  là  qu'avec  le  long  apprentis- 
sage d'une  vertu  mûrie  par  l'unité  ,  et  jusque-là 
l'égoïsme  intellectuel  nous  pousse  à  transformer  la 
vérité  en  nous ,  au  lieu  de  nous  transformer  dans  la 
vérité. 

Ce  troisième  élément  de  la  force  schismatique  est 
suivi  d'un  autre,  qui  est  le  dernier,  mais  qui  n'est 
pas  le  moindre,  je  veux  dire  la  toute-puissance  arbi- 
traire de  l'esprit.  Indépendamment  de  son  goût  pour 
la  lumière,  de  son  entraînement  vers  les  ténèbres, 
de  son  égoïsme  étroit,  toutes  causes  qui  le  portent  à 
la  séparation,  l'esprit  est  libre;  il  est  libre  contre 
l'erreur,  libre  contre  la  vérité,  il  peut  tout  ce  qu'il 
veut. 

Jugez,  Messieurs,  si  telle  est  la  force  schisma- 
tique, quelle  doit  être  la  force  unitaire  ;  car  il  faut  bien 
aussi  qu'elle  existe ,  puisqu'il  existe  au  monde  une 
société  publique  des  esprits.  Supposez  qu'aucune 
force  unitaire  ne  contre- balance  la  force  schisma- 
tique; les  intelligences ,  privées  de  liens,  emportées 
chacune  où  le  vent  du  hasard  les  poussera,  ne  se 
rencontreront  que  pour  se  heurter,  et  formeront  tout 
au  plus  quelques  agrégations  fortuites,  comme  ces 
nuages  qui  passent  dans  le  ciel  sans  pouvoir  jamais 
s'y  créer  un  jour  de  repos.  Ainsi,  pour  me  servir 
d'une  comparaison  qu'il  vous  a  été  facile  de  pres- 
sentir, retranchez  de  la  mécanique  céleste  la  force 
que  Newton  a  consacrée  sous  le  nom  d'attraction , 
aussitôt  les  globes  qui  peuplent  l'éther  s'enfuiront 
dans  des  directions  opposées,  précipités  dans  leur 
course  par  cette  autre  force  qui  est  ia  force  gchisma- 


—  226  — 

tique  du  monde  matériel.  Ainsi  encore,  retranchez 
d'une  nation  la  puissance  qui  retient  en  paix  les  pas- 
sions et  les  intérêts  de  tant  de  millions  d'hommes , 
et  vous  la  verrez  se  dissoudre  dans  les  fureurs  d'une 
guerre  parricide.  Il  lui  faut  un  principe  d'unité  su- 
périeur aux  éléments  de  discorde  qu'elle  nourrit 
dans  son  sein ,  et  ce  principe ,  il  a  un  nom  :  c'est  la 
souveraineté.  Souveraineté  veut  dire  supériorité  par 
excellence,  et  la  supériorité  par  excellence  est  celle 
qui  contient  et  produit  l'unité.  Le  souverain  est  l'être 
qui  fait  l'unité.  Dans  une  monarchie,  c'est  le  prince; 
dans  une  aristocratie,  c'est  le  sénat;  dans  une  dé- 
mocratie, c'est  l'assemblée  du  peuple.  Mais,  sous 
quelque  forme  que  ce  soit ,  là  où  est  la  puissance  qui 
fait  l'unité,  là  est  le  souverain.  Nous  voici  sur  le 
champ  de  bataille  :  cent  mille  hommes  y  sont  debout, 
et  cependant  tout  est  immobile,  tout  se  tait,  les  che- 
vaux, les  clairons,  la  poussière.  Que  se  passe-t-il? 
L'unité  est  en  silence  et  suspendue;  elle  regarde, 
elle  attend ,  elle  règne.  Puis  un  mot  tombe  de  ses 
lèvres  ;  le  bronze  tonne ,  les  chevaux  hennissent ,  les 
armes  se  mêlent,  les  escadrons  dévorent  l'espace  : 
Funité  règne  encore,  c'est  elle  qui  faisait  l'ordre  dans 
l'immobilité,  c'est  elle  qui  le  fait  dans  le  mouve- 
ment. L'unité  se  taisait,  l'unité  a  parlé,  l'unité  a  été 
souveraine  dans  l'un  et  l'autre  cas  ;  voilà  toute  l*his- 
toire  d'une  bataille ,  et  toute  l'histoire  de  l'ordre  par- 
tout et  toujours. 

Puis  donc  que  l'ordre  existe  aussi  quelque  part 
dans  le  monde  des  idées;  puisque,  malgré  les  ef- 
froyables ferments  de  discorde  qui  le  remuent  et  le 


—  227  — 

divisent,  il  a  pu  se  fonder  une  société  publique  des 
esprits ,  c'est  donc  qu'il  existe  aussi  une  souverai- 
neté intellectuelle ,  souveraineté  dont  la  doctrine  ca- 
tholique seule  est  en  possession ,  puisque  seule  elle 
a  triomphé  de  la  force  schismatique  qui  tient  les  in- 
telligences en  hostilité  et  en  dissolution.  De  même 
qu'il  n'y  a  pas  de  société  civile  sans  un  gouverne- 
ment civil ,  ni  de  gouvernement  civil  sans  une  sou- 
veraineté civile,  il  n'y  a  pas  non  plus  de  société  des 
esprits  sans  un  gouvernement  des  esprits,  ni  de 
gouvernement  des  esprits  sans  une  souveraineté 
intellectuelle ,  souveraineté  qui  ne  détruit  pas  plus 
la  liberté  de  l'intelligence  que  la  souveraineté  civile 
ne  détruit  la  liberté  civile,  mais  qui  l'établit,  au  con- 
traire ,  en  déli\Tant  les  âmes  du  joug  désordonné  de 
la  force  schismatique.  C'est  cette  souveraineté  intel- 
lectuelle qu'ont  cherchée  et  que  cherchent  encore 
tous  les  auteurs  de  schismes ,  tous  ceux  qui  aspirent, 
ou  par  ambition ,  ou  par  amour  des  hommes ,  à  fon- 
der l'unité  publique  des  esprits.  Quand  un  philosophe 
monte  dans  la  chaire,  il  s'en  fait  tout  simplement  un 
trône,  il  se  pose  comme  souverain,  il  cherche  dans 
sa  science  et  son  génie  le  secret  de  cette  supériorité 
par  excellence  qui  produit  l'unité  ;  et  il  a  raison  de 
le  faire,  jusqu'à  ce  qu'ému  de  son  impuissance,  il 
reconnaisse  et  adore  la  main  par  qui  régnent  tous  les 
rois,  et  qui,  ayant  communiqué  l'empire  de  la  terre 
aux  conquérants ,  a  refusé  aux  sages  et  aux  philo- 
sophes l'empire  de  la  vérité ,  pour  le  donner  à  Jé- 
sus-Christ, et,  par  Jésus-Christ,  à  l'Église  catho- 
lique. 


—  228  — 

Allons  plus  loin  encore,  Messieurs,  et  cherchons 
en  quoi  consiste  la  souveraineté  intellectuelle.  Car, 
tant  que  nous  ne  le  saurons  pas,  il  manquera  quelque 
chose  à  l'évidence  de  nos  déductions. 

La  souveraineté  intellectuelle  ne  peut  être  que 
dans  les  idées  ou  dans  l'esprit.  Il  est  impossible  de 
la  placer  ailleurs;  car  tout  ce  qui  est  intellectuel  est 
ou  idée  ou  esprit,  l'objet  de  la  pensée  ou  le  sujet 
pensant.  Or  ce  n'est  pas  dans  l'objet  ou  l'idée  que 
réside  la  souveraineté  intellectuelle  ;  l'idée  n'est  pas 
vivante  indépendamment  de  l'esprit  qui  la  reçoit; 
elle  peut  s'altérer  en  y  entrant,  y  perdre  sa  rectitude 
et  sa  force ,  et  n'en  sortir,  pour  passer  dans  un  autre 
esprit ,  qu'avec  un  souffle  froid  et  infécond ,  comme 
une  flèche  mollement  lancée  par  un  archer  sans  vi- 
gueur. 

Vous  en  avez  d'illustres  exemples  sous  les  yeux. 
L'Église  grecque  a  toutes  les  idées  de l'Eghse catho- 
lique, à  bien  peu  de  chose  près,  et  pourtant  l'Église 
grecque  gît  inanimée,  n'ayant  pas  plus  d'unité  que 
celle  d'un  cadavre  environné  de  bandelettes  par  les 
mains  sanglantes  de  l'autocatie  russe.  La  Bible  aussi 
contient  des  idées  catholiques,  et  les  protestants  se 
sont  jetés  dessus  avec  l'espérance  d'y  puiser  la  vie, 
l'unité,  la  souveraineté  intellectuelle  :  y  ont-ils  réussi? 
Beaucoup  moins  que  les  Grecs;  l'immobihté  a  con- 
servé à  ceux-ci  quelque  apparence  d'un  corps,  le 
mouvement  a  réduit  ceux-là  à  la  consistance  d'un 
tas  de  cendres.  Qu'est-ce  donc  que  la  vertu  des  idées 
en  dehors  de  l'esprit  où  elles  prennent  leur  forme, 
leur  puissance,  leur  immortahté?  Mais  l'esprit  lui- 


—  229  — 

même,  qu'est-il,  pour  que  la  souveraineté  intellec- 
tuelle y  ait  son  trône  et  son  action?  Qui  sont  les  es- 
prits dont  se  compose  l'Église  catholique?  Hélas! 
des  hommes  :  vous,  moi,  le  premier  enfant  qui,  au 
sortir  de  cette  assemblée ,  ira  se  confesser.  Est-ce 
donc  notre  intelligence  prise  isolément,  ou  mise  en 
commun,  qui  possède  la  souveraineté  intellectuelle^ 
cette  supériorité  formidable  qui,  depuis  dix -huit 
siècles,  malgré  toute  la  force  schismatique  dont  dis- 
pose le  monde ,  captive  cent  cinquante  millions 
d'hommes  autour  d'un  même  dogme?  et  de  quel 
dogme!  d'un  dogme  qui  ne  satisfait  pas  leur  soif 
innée  de  la  lumière,  qui  irrite  leur  passion  pour  les 
ténèbres,  qui  blesse  au  vif  leur  individualité  spiri- 
tuelle, et  demande  à  leur  libre  arbitre  une  sanglante 
acceptation.  Quoi!  c'est  nous,  c'est  vous  et  moi,  ce 
sont  mille  hommes ,  cent  mille  hommes ,  qui  sont  ca- 
pables, par  leur  propre  esprit,  d'un  tel  acte  de  sou- 
veraineté? N'en  croyez  rien;  gardez-vous  d'en  rien 
croire  :  cela  n'est  pas  possible.  En  tant  qu'hommes, 
nous  n'avons  rien  de  plus  que  les  philosophes  et  les 
savants,  lesquels  n'ont  rien  pu,  et  qui  n'ont  rien  pu 
parce  que  radicalement  tous  les  esprits  sont  égaux, 
parce  que  nul  esprit  n'est  le  souverain  d'un  autre 
esprit. 

Voulez-vous  revenir  aux  idées?  Voulez-vous  con- 
clure que  la  souveraineté  intellectuelle  réside  dans 
les  idées ,  et  que  c'est  par  leur  énergie  que  le  monde 
nous  est  soumis  ?  Mais  pourquoi  les  idées  ne  se  cor- 
rompraient-elles pas  dans  notre  intelligence ,  comme 
elles  se  corrompent  dans  TinteUigence  des  Grecs  et 


—  230  — 

des  protestants?  Qui  donc  ou  quoi  donc  leur  fait  un 
autre  sort  chez  nous?  Pourquoi  si  vaines  ailleurs, 
pourquoi  si  fortes  dans  l'Église?  Vous  voyez  bien 
que  le  cercle  est  fermé,  et  que  la  logique  ne  nous 
laisse  aucun  asile  ouvert  ! 

Cependant  l'unité  catholique  existe  ,  elle  existe 
seule  au  monde;  elle  suppose  une  forme  unitaire, 
une  souveraineté  intellectuelle.  Qui  nous  Fa  donnée, 
puisque  les  idées  ne  la  donnent  pas,  et  que  l'esprit 
de  l'homme  ne  la  possède  pas  ?  Évidemment  un 
autre  esprit  que  le  nôtre  est  en  nous ,  un  autre  esprit 
nous  anime,  un  autre  esprit  nous  garde,  un  autre 
esprit  nous  parle,  l'esprit  qui  s'était  retiré  de  l'homme 
à  Babel,  et  qui  est  revenu  le  jour  de  la  Pentecôte  : 
l'Esprit  de  Dieu  !  Le  monde  est  Babel,  l'Église  est  la 
Pentecôte.  Si  Dieu  n'est  pas  dans  l'Église  ce  sera 
quelque  autre  chose,  mais  à  coup  sûr  ce  ne  sera  pas 
l'homme. 

J'ai  poussé  jusqu'à  l'extrême,  Messieurs,  l'ana- 
lyse des  causes  qui  expliquent  le  mystère  de  l'unité 
catholique.  Je  m'arrêterai  encore  un  instant  pour 
dire  un  dernier  mot  au  rationalisme. 

Le  rationalisme  nous  reproche  souvent  de  man- 
quer de  justice  à  son  égard.  Il  semble  croire  que 
nous  lui  contestons  le  domaine  entier  de  la  vérité, 
comme  s'il  était  incapable  de  découvrir  ou  d'affirmer 
jamais  une  seule  idée  vraie;  nous  n'allons  pas  jus- 
que-là. Mais ,  quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point,  la  ques- 
tion entre  lui  et  nous  est  aussi  une  question  de  sou- 
veraineté; nous  lui  disons  qu'eût-il  la  vérité  tout 
entière,  eût-il  même,  s'il  est  possible,  plus  de  vérité 


—  231  — 

que  l'Église  n'en  possède,  il  ne  rallierait  point  les 
esprits  dans  une  unité  stable,  telle  qu'elle  est  néces- 
saire à  la  vie  de  l'humanité,  parce  que  le  rationa- 
lisme le  plus  sincère  et  le  plus  religieux  n'est  qu'un 
effort  de  l'homme  en  faveur  de  l'homme,  une  tenta- 
tive de  souveraineté  destinée  à  se  briser  toujours 
contre  Timmense  force  schismatique  qui  est  malheu- 
reusement en  activité  dans  le  monde  moral.  Nous  ne 
réclamons  pas  mêm.e  pour  nous,  en  tant  qu'hommes, 
cette  souveraineté  qui  échappe  depuis  six  mille  ans 
aux  mains  du  rationalisme  ;  nous  savons  qu'aucun 
esprit  n'est  le  souverain  d'un  autre  esprit.  Nous  pro- 
fessons qu'il  est  impossible,  même  à  Socrate  et  à 
Platon,  de  se  faire  un  seul  disciple,  et,  à  plus  forte 
raison,  un  seul  sujet.  L'unité  de  l'Église  est  pour 
nous  un  phénomène  divin,  qui  ne  s'explique  que  par 
la  présence  perpétuelle  de  l'Esprit  de  Dieu  au  milieu 
de  nous.  Nous  croyons  que  Dieu  s'est  réservé  la  sou- 
veraineté intellectuelle,  et  que  tout  essai  pour  s'en 
emparer  n'aboutira  jamais  qu'à  la  servitude  des 
âmes  par  l'autocratie,  ou  à  leur  ruine  par  le  doute 
et  la  négation.  Ces  deux  épreuves,  du  reste,  sont 
nécessaires  à  la  glorification  de  l'unité  catholique, 
afin  qu'assaillie  toujours  par  des  imitateurs  armés 
de  la  science  ou  du  casque,  elle  passe  au  miheu 
de  leurs  complots  sans  faillir  à  sa  destinée,  toujours 
vierge,  toujours  mère,  toujours  reine,  et  voyant 
s'évanouir  en  fumée  les  espérances  d'une  rivalité 
qui  ne  la  suit  toujours  que  pour  la  couronner  tou- 
jours. 


TRENTE  ET  UNIEME  CONFERENCE 


DE    L  ORGANISATION   ET    DE    L  EXPANSION   DE    LA    SOCIETE 
CATHOLIQUE 


Monseigneur, 

Messieurs, 

C'est  sans  doute  beaucoup  d'avoir  mis  au  monde 
une  société  intellectuelle  publique,  d'y  avoir  établi 
des  idées  immuables ,  fondamentales ,  librement  re- 
connues et  acceptées  par  des  intelligences  de  tout 
rang.  La  doctrine  catholique  l'a  fait,  et  aucune  autre 
ne  l'a  fait  après  elle.  Mais ,  si  remarquable  que  soit 
cet  ouvrage,  et  bien  qu'on  ne  puisse  l'attribuer  qu'à 
l'Esprit  de  Dieu  ,  tant  l'esprit  de  l'homme  est  faible 
et  incapable  d'un  tel  monument,  toutefois,  ce  n'est 
point  encore  là  le  terme  de  l'action  sociale  réservée  à 
la  doctrine  catholique.  La  société  qu'elle  a  créée  ne 
s'appelle  point   du  nom  abstrait  dont  nous   nous 


—  234  — 

sommes  servi  jusqu'à  présent,  elle  ne  s'appelle  point 
une  société  intellectuelle  publique;  son  nom  est  plus 
grave,  plus  significatif,  plus  difficile  à  porter,  plus 
célèbre  enfin,  et  vous  m'avez  déjà  tous  prévenu, 
Messieurs,  en  l'appelant  l'Église,  ou  la  société  ca- 
tholique. Oui ,  c'est  là  son  nom  ;  et  ce  nom  suppose 
d'abord  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  société  purement  in- 
tellectuelle, mais  d'une  société  organique,  où  l'unité 
doctrinale  a  pris  corps  sous  un  pouvoir  hiérarchique, 
législatif,  judiciaire  et  administratif,  c'est-à-dire 
sous  un  pouvoir  jouissant  de  la  totahté  des  attributs 
nécessaires  à  la  vie  réelle  d'une  société.  Telle  est,  en 
effet,  la  société  catholique,  et  je  l'ai  fait  voir  il  y  a  dix 
ans ,  lorsque ,  paraissant  pour  la  première  fois  dans 
cette  chaire,  et  saisissant  le  phénomène  catholique 
par  son  côté  le  plus  extérieur,  j'ai  traité  de  l'organi- 
sation de  l'Église,  ce  qui  m'impose  le  devoir  de  ne 
pas  m'y  arrêter  aujourd'hui.  Je  passerai  donc  outre, 
et  je  vous  ferai  remarquer  que  le  nom  de  cathohque 
ne  réveille  pas  seulement  l'idée  de  l'unité  intellec- 
tuelle dans  un  corps  organique  et  vivant,  mais  que, 
de  plus ,  il  signifie  l'expansion  universelle  de  cette 
unité  t  prodige  si  grand ,  que  l'Église,  inspirée  de 
Dieu  et  dédaignant  tous  ses  autres  titres ,  tels  que 
ceuxd'wie,  de  sainte,  d'apostolique,  qu'elle  tenait 
aussi  du  premier  concile  œcuméniqiie  de  Nicée,  a 
retenu  le  nom  de  catholique,  comme  le  nom  qui  lui 
appartient  par  excellence,  et  qui,  souverainement 
incommunicable,  exprime  le  mieux  cette  force  divine 
et  créatrice  qui,  après  l'avoir  douée  de  lumière,  de 
sainteté,  d'unité  ,  d'organisation,  a  fini  par  la  pous- 


—  235  — 

ser  dans  le  monde  avec  cette  dernière  couronne  de 
l'universalité. 

Parlons  donc  de  la  société  catholique ,  parlons  de 
son  expansion  dans  l'espace  et  l'humanité.  C'est 
l'objet  de  cette  conférence,  où  vous  verrez  encore 
tant  de  nouvelles  preuves  de  la  toute-puissance  de 
notre  doctrine,  qu'elles  finiraient  par  me  lasser.  Oui, 
le  scrupule  qui  me  vient  quelquefois,  Messieurs, 
c'est  de  vous  fatiguer  de  cette  longue  exposition  de 
miracles;  c'est  qu'à  force  de  vous  répéter  que  le 
doigt  de  Dieu  est  là ,  le  prodige  n'arrive  pour  vous  à 
l'état  de  lieu  commun.  Soutenez -moi  contre  un  si 
singulier  désespoir;  sachons  considérer  jusqu'au 
bout  l'œuvre  divine,  si  variée  d'ailleurs  dans  son 
uniformité  de  force ,  de  sagesse  et  de  bonté. 

L'Église  est  catholique,  c'est-à-dire  universelle, 
et,  en  effet,  s'il  est  vrai  que  Dieu  ait  fondé  une  so- 
ciété ,  comment  en  eût-il  fait  le  privilège  d'une  caste 
ou  d'un  peuple,  d'un  continent  ou  d'un  hémisphère  ? 
Si  Dieu  a  voulu  bâtir  de  ses  mains  un  édifice  social , 
assurément  il  l'a  préparé  pour  tous.  Tandis  que  les 
hommes,  queilequesoit  la  magnanimité  de  leursdes- 
seins,  travaillent  pour  eux,  pour  leur  nation,  pour  une 
gloire  et  un  horizon  toujours  bornés,  Dieu  fait  luire 
son  soleil  sur  tous ,  il  illumine  les  aigles  au  haut  des 
montagnes  et  les  oiseaux  obscurs  qui  chantent  leur 
créateur  à  l'ombre  d'un  épi  de  blé.  Il  songe  à  un  brin 
d'herbe  comme  il  songe  à  un  cèdre,  il  s'occupe  d'un 
atome  comme  d'une  étoile,  et  l'universalité  étant  le 
caractère  de  ses  moindres  œuvres,  à  plus  forte  raison 
en  imprimera-t-il  le  sceau  à  une  société  formée  de 


—  236  — 
ses  mains  pour  la  conservation  et  la  propagation  de 
la  vérité.  Non  pas  que,  malgré  ce  désir  d'étendre  et 
d'assurer  parmi  les  hommes  le  règne  de  la  lumière, 
il  fasse  violence  à  notre  liberté  et  ne  nous  permette 
pas  d'échapper  aux  mailles  du  filet  qu'il  a  déployé 
sur  nous  :  non ,  ce  droit  nous  reste  dans  toute  sa 
plénitude,  et  il  nous  explique  les  apparentes  faibles- 
ses de  l'ouvrage  divin.  Si  le  filet  se  rompt,  comme  le 
dit  expressément  l'Évangile,  c'est  que  l'œuvre  de 
Dieu  n'exclut  pas  l'œuvre  de  l'homme,  et  que  la  li- 
berté se  fait  jour  à  travers  la  souveraineté  ,  sans  dé- 
truire pourtant  le  caractère  de  l'action  supérieure  et 
maîtresse,  qui  triomphe  finalement  jusque  dans 
l'imperfection  provisoire  du  résultat. 

L'Église,  disons -nous,  la  société  intellectuelle 
fondée  par  la  doctrine  de  Jésus- Christ,  est  catholi- 
que ou  universelle  dans  son  expansion.  Mais,  afin 
de  bien  l'entendre,  remarquons  une  seconde  fois 
qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  simple  expansion  des  idées 
immuables  et  fondamentales  qui  constituent  le  chris- 
tianisme; ce  serait  déjà  une  magnifique  universa- 
lité, et  néanmoins  ce  n'est  là  qu'une  partie  du 
mystère  de  diffusion  que  nous  appelons  la  catholi- 
cité. Outre  l'expansion  de  l'unité  doctrinale,  la  ca- 
tholicité emporte  avec  soi  l'expansion  de  l'unité 
hiérarchique,  législative,  judiciaire  et  administra- 
tive; elle  emporte  la  création  d'un  pouvoir  doctrinal 
universel,  d'un  pouvoir  législatif  universel,  d'un  pou- 
voir judiciaire  universel ,  d'un  pouvoir  administratif 
universel  ;  ce  qui  est  tout  simplement  le  comble  de 
la  folie.  Voilà  la  thèse  de  la  catholicité. 


—  237  — 

Quand  même  les  protestants  porteraient  leur 
doctrine  par  tout  l'univers ,  quand  même  cette  doc- 
trine serait  aussi  une  et  immuable  qu'elle  est  divisée 
et  mobile,  qu'auraient-ils  fait?  Ils  auraient  semé  la 
Bible  dans  le  monde,  et,  avec  la  Bible,  certaines 
idées  qui  y  sont  contenues;  mais  ils  n'auraient  point 
établi  universellement  leur  hiérarchie  ,  puisqu'ils 
n'en  ont  point;  leur  législature,  puisqu'ils  n'on  ont 
point;  leur  magistrature,  puisqu'ils  n"en  ont  point  ; 
leur  administration,  puisqu'ils  n'en  ont  point.  Ils 
auraient  fait  un  chef-d'œuvre  intellectuel,  mais  qui 
n'aurait  rien  de  comparable  à  celui  de  la  société 
catholique,  asseyant  partout,  avec  sa  doctrine,  son 
unité  hiérarchique,  législative,  judiciaire  et  adminis- 
trative. Il  me  semble  que  les  termes  du  mystère 
sont  entendus. 

Et  ce  petit  dessein,  Messieurs,  ce  petit  dessein 
d'un  établissement  catholique  dans  le  monde,  il  n'a 
pas  été  seulement  celui  de  Dieu.  Il  y  a  bien  long- 
temps, même  sans  remonter  jusqu'à  Nemrod,  Ninus 
et  Sésostris,  que  les  rois  caressent  cette  pensée,  et 
qu'à  l'exemple  de  Nabuchodonosor,  ils  assemblent 
.eurs  grands  et  leurs  généraux  dans  la  solitude  de 
leur  cabinet  pour  leur  déclarer  quïls  ont  l'intention 
de  soumettre  l'univers  à  leur  domination.  Il  y  a  bien 
longtemps  aussi  que  ces  rêves  de  géant  s'évanouis- 
sent au  réveil  de  la  réalité.  Car,  dès  que  l'homme 
veut  s'étendre,  dès  qu'il  s'adresse  à  l'espace,  il  ren- 
contre dans  la  nature  même  matérielle  un  obstacle 
invincible  à  son  ambition.  Les  anciens  disaient  très- 
spirituellement  que  la  nature  a  horreur  du  vide;  ils 


—  238  — 

eussent  pu  dire  encore  mieux  qu'elle  a  horreur  de 
l'universalité  ,  j'entends  de  l'universalité  factice  par 
où  nous  voudrions  la  soumettre  au  même  sceptre 
et  à  la  même  main.  L'espace  est  admirable  sous  ce 
rapport.  Dieu  lui  a  fait  trois  genres  de  barrières 
contre  l'ardeur  de  nos  envahissements  pohtiques  et 
religieux.  Le  premier,  c'est  la  distance.  A  mesure 
que  le  rayon  s'éloigne  du  centre,  sa  dépendance  flé- 
chit ;  on  obéit  à  cent  lieues  ;  à  mille,  on  n'obéit  guère  ; 
à  trois  mille ,  on  n'obéit  plus  ;  tous  les  Uens  se  relâ- 
chent et  se  brisent  par  le  seul  effet  du  chemin.  Si 
quelque  unité  momentanée  subsiste  entre  la  métro- 
pole et  la  colonie ,  le  temps  ne  tarde  pas  à  sonner 
l'heure  de  l'affranchissement.  L'histoire  est  pleine  de 
ces  avertissements  que  la  distance  ne  cesse  de  don- 
ner à  notre  orgueil. 

Mais  la  distance  n'est  pas  le  seul  rempart  dont  la 
nature  ait  armé  l'espace  contre  nos  entreprises  d'u- 
niversalité. Si  la  distance  est  l'épée  de  l'espace,  la 
configuration  en  est  le  bouclier.  Et  quel  bouclier 
fondu  et  ciselé  de  main  de  maître  !  Suivez  de  l'œil 
ces  chaînes  de  montagnes  si  artistement  disposées 
pour  créer  des  frontières  inexpugnables  ;  ces  sables 
brûlants  que  le  dromadaire  et  le  chameau  franchis- 
sent à  peine,  et  que  les  vents  protègent  encore 
contre  la  marche  du  voyageur  et  du  conquérant;  ces 
steppes  arides  et  inhabités  où  le  despotisme  n'a 
plus  de  points  cardinaux  pour  se  retrouver  ;  ces  ma- 
rais pestilentiels  ;  ces  îles  perdues  au  sein  des  mers 
et  gardées  par  des  récifs  ;  ces  glaces  des  pôles  ;  ces 
tempêtes  de  l'Océan  ;  tous  ces  mille  obstacles  distri- 


—  239  — 

bues  avec  tant  d'art,  et  que  soixante  siècles  d'efforts 
£t  d'exploration  n'ont  pas  surmontés. 

Ce  n'était  point  assez.  Le  climat  est  venu  se  join- 
dre à  la  distance  et  à  la  conGguration  pour  faire  du 
globe  entier  un  défi  à  notre  impuissance.  Le  soleil  a 
choisi  une  route  qui  nous  apporte  sa  chaleur  avec 
une  avarice  et  une  prodigalité  calculées  ;  quelques 
jours  de  marche ,  quelques  degrés  de  latitude  fran- 
chis ,  et  cet  homme  puissant ,  Gyrus ,  Cambyse ,  qui 
vous  voudrez ,  le  voilà  qui  ne  peut  plus  porter  son 
casque,  et  qui  désarme  sa  poitrine!  Encore  un  jour, 
encore  un  pas  au  -  devant  du  soleil ,  et  cette  armée 
florissante,  qui  se  promettait  l'empire  du  monde,  la 
voilà  qui  se  pâme  sous  la  pression  invisible  de  l'at- 
mosphère; le  cavalier  descend  à  l'ombre  de  son  che- 
val ,  le  fantassin  se  couche  par  terre  ;  ils  sont  comme 
un  enfant  qui  s'est  promené  une  heure  de  trop ,  et 
qui  se  pend  à  la  robe  de  sa  nourrice  !  Nous  touchons 
aux  rivages  fortunés  de  l'Italie  ;  il  semble  que  son 
ciel  et  le  nôtre  sont  deux  frères  nés  à  une  seule  an- 
née d'intervalle  ;  mais  qui  n'a  vu  la  douleur  de  quel- 
que enfant  d'Italie  transporté  par  l'exil  sous  les 
nuages  de  France  qui  nous  plaisent  tant?  En  vain  le 
pauvre  proscrit  se  réchaufîe-t-il  aux  rayons  de  notre 
liberté  ;  sa  tête  se  penche  par  le  poids  du  souvenir  et 
du  regret,  comme  une  fleur  qui  a  été  transportée 
d'une  terre  lointaine  sur  un  sol  qu'elle  ignorait ,  et 
qui  s'y  consume  sans  joie  et  sans  parfum,  parce 
qu'elle  est  privée  du  soleil ,  des  ombres  et  des  vents 
de  sa  patrie. 

Ainsi  résiste  l'espace  à  nos  songes  d'universalité , 


—  240  — 

et  tous  les  conquérants,  l'un  après  l'autre,  sont  ve- 
nus s'y  briser.  Quand  ce  jeune  Macédonien,  après 
Granique,  Issus  et  Arbelles,  eut  touché  les  bords  de 
rindus,  et  que  son  cœur  impatient  le  portait  encore 
plus  loin,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  gravé  son  nom  à  la 
limite  même  de  l'univers ,  son  armée  l'arrêta.  En 
vain  se  cacha-t-il  sous  sa  tente,  armé  de  la  boude- 
rie de  toute  sa  gloire,  il  fallut  céder,  et  qu'il  s'en 
allât  mourir  à  Babylone  dans  un  festin ,  ne  sachant 
plus  que  faire  de  sa  puissance  et  de  son  ambition. 
Les  Romains ,  cette  race  si  patiente  à  préparer  ses 
conquêtes,  si  âpre  à  les  étendre,  et  qui  savait  si  bien 
fondre  la  solidité  dans  l'étendue,  les  Romains  con- 
nurent le  même  écueil.  Parvenus  au  Rhin  et  à  l'Eu- 
phrate,  ils  eurent  là  une  barrière  que  les  conseils  de 
leur  sénat  et  les  agitations  de  leur  forum  ne  purent 
soulever.  Au  delà  du  Rhin ,  Varus  laissait  les  osse-- 
ments  de  ses  légions;  et,  par  delà  l'Euphrate,  Gras- 
sus  payait  de  sa  vie  et  de  sa  renommée  la  témérité 
qu'il  avait  eue  de  le  franchir.  Les  exemples  ne  tari- 
raient pas,  et  notre  siècle  même  en  a  vu  le  fastique 
retour.  Longtemps  le  dernier  des  capitaines  avait 
rivé  le  sort  à  sa  volonté;  les  Alpes  et  les  Pyrénées 
avaient  tremblé  sous  lui;  l'Europe  en  silence  écou- 
tait le  bruit  de  sa  pensée,  lorsque,  las  de  ce  domaine 
où  la  gloire  avait  épuisé  toutes  ses  ressources  pour 
lui  complaire,  il  se  précipita  jusqu'aux  confins  de 
l'Asie.  Là,  son  regard  se  troubla,  et  ses  aigles  tour- 
nèrent la  tête  pour  la  première  fois.  Qu'avait-il  donc 
rencontré?  Était-ce  un  général  plus  habile  que  lui  ? 
Non.  Une  armée  qu'il  n'eût  pas  encore  vaincue? 


—  241  — 

Non.  Ou  bien  était-ce  l'âge  qui  refroidissait  déjà 
son  génie?  Non.  Qu'avait-il  donc  rencontré?  Il  avait 
rencontré  le  protecteur  des  faibles,  l'asile  des  peu- 
ples opprimés ,  le  grand  défenseur  de  la  liberté  hu- 
maine :  il  avait  rencontré  l'espace ,  et  toute  sa  puis- 
sance avait  failli  sous  ses  pieds. 

Car  si  Dieu  a  créé  de  telles  barrières  au  sein  de 
la  nature,  c'est  qu'il  a  eu  pitié  de  nous.  Il  savait 
tout  ce  que  l'unité  violente  renferme  de  despotisme 
et  de  malheur  pour  la  race  humaine,  et  il  nous  a 
préparé  dans  les  montagnes  et  dans  les  déserts  des 
retraites  inabordables;  il  a  creusé  le  roc  de  saint 
Antoine  et  de  saint  Paul  premier  ermite;  il  a  tressé 
avec  la  paille  des  nids  où  l'aigle  ne  viendra  pas  ravir 
les  petits  de  la  colombe.  0  montagnes  inaccessibles, 
neiges  éternelles  ,  sables  brûlants ,  marais  empestés , 
cUmats  destructeurs,  nous  vous  rendons  grâces  pour 
le  passé ,  et  nous  espérons  en  vous  pour  l'avenir  ! 
Oui,  vous  nous  conserverez  de  libres  oasis,  des  thé- 
baïdes  solitaires,  des  sentiers  perdus;  vous  ne  ces- 
serez de  nous  protéger  contre  les  forts  de  ce  monde  ; 
vous  ne  permettrez  pas  à  la  chimie  de  prévaloir 
contre  la  nature,  et  de  faire  du  globe ,  si  bien  pétri 
par  la  main  de  Dieu ,  une  espèce  d'horrible  et  étroit 
cachot  où  l'on  ne  respirera  plus  librement  que  la  va- 
peur, et  où  le  fer  et  le  feu  seront  les  premiers  offi- 
ciers d'une  impitoyable  autocratie  ! 

Mais  peut-être  ce  que  les  conquérants  n'ont  pas  pu, 
les  doctrines  l'auront  fait?  Pas  davantage,  Messieurs, 
et  il  suffira  d'un  mot  pour  vous  le  montrer.  Parmi 
les  doctrines,  celle  dont  le  mouvement  expansif  a  été 


—  242  - 

le  plus  remarquable  et  qui  a  le  moins  mal  imité  les 
procédés  du  christianisme,  c'est  incontestablement  le 
bouddhisme  indien  ;  car  le  mahométisme  ne  saurait 
lui  être  mis  en  parallèle,  puisqu'il  n'a  jamais  été 
qu'une  conquête  violente ,  et  qu'il  rentre  ainsi  dans 
les  observations  que  nous  présentions  tout  à  l'heure 
sur  les  conquérants.  Le  bouddhisme  indien  a  eu, 
au  contraire,  une  propagation  pacifique  et  étendue 
qui  attire  à  bon  droit  l'attention ,  quand  il  s'agit  de 
l'expansion  comparée  des  doctrines.  Toutefois  son 
procès  est  facile ,  et  son  nom  même  d'indien  décide 
la  question.  Pourquoi  le  bouddhisme  a-t-il  limité  son 
prosélytisme  et  ses  progrès  aux  deux  presqu'îles  de 
l'Inde,  au  Thibet,  à  la  Tartarie,  à  la  Chine  et  au 
Japon?  Ces  régions  ,  il  est  vrai,  sont  considérables  ; 
mais  quelle  faiblesse  dans  une  doctrine  qui  va  si  loin 
dans  des  contrées  contiguës  et  analogues ,  et  qui , 
une  fois  ce  développement  acquis,  s'y  enterre  toute 
vive  sans  faire  un  pas  de  plus  ni  par  terre  ni  par 
mer!  Nous  avons  en  France  la  liberté  des  cultes: 
pourquoi  le  grand  lama  du  Thibet  ne  nous  envoie- 
t-il  pas  des  missionnaires?  Qu'a-t-il  à  craindre? 
Depuis  six  cents  ans  qu'il  a  vu  nos  religieux  et  qu'il 
parodie  notre  culte,  qui  l'empêche  de  s'en  montrer 
reconnaissant  et  de  nous  initier  aux  idées  de  Boud- 
dha? Remarquez,  Messieurs,  que  je  ne  parle  que 
des  idées,  lorsqu'il  s'agit  aussi  d'action  hiérarchi- 
que, législative,  judiciaire  et  administrative.  Mais 
ce  serait  trop  demander  au  bouddhisme  que  de  cher- 
cher qui  obéit  sur  la  terre  au  grand  lama,  et  de 
quelle  société  organique  il  est  véritablement  le  centre 


-  243  — 

et  l'unité.  Bornons-nous  aux  idées ,  et  par  cet  effort 
si  vain  du  bouddhisme ,  si  étroit ,  et  qui  est  pourtant 
la  plus  vaste  tentative  d'universalité  doctrinale  en 
dehors  du  christianisme,  jugez  du  miracle  de  la  ca- 
tholicité. Jugez-en  par  l'espace  si  restreint  où  se  meu- 
vent toutes  les  autres  sociétés  organiques  qui  peu- 
plent l'univers.  Qu'est-ce  que  le  plus  grand  empire  du 
monde  sur  une  carte  de  géographie?  Qu'est-ce  que 
cette  fameuse  monarchie  des  Espagnes  et  des  Indes 
sur  laquelle  le  soleil  ne  se  couchait  pas?  Quelques 
degrés  de  longitude  et  de  latitude  ont  raison  de  tout 
le  pouvoir  humain,  et  c'est  une  maxime  que  l'éten- 
due dévore  l'unité. 

La  société  catholique  a  seule  échappé  à  cette  loi 
des  choses  finies.  A  peine  arrosée  du  sang  tombé  de 
la  croix,  à  peine  animée  du  souffle  de  la  Pentecôte, 
elle  a  franchi  l'Euphrate  et  le  Rhin,  elle  a  visité  la 
Scythie,  l'Inde,  l'Ethiopie ,  et  pendant  que  l'empire 
se  partageait  entre  des  maîtres,  ou  cédait  de  sa  terre 
aux  barbares  dont  il  était  assiégé,  elle  répandait  sur 
la  surface  multiple  du  sol  romain  son  unité  doctri- 
nale, hiérarchique,  législative,  judiciaire  et  adminis- 
trative, resserrant  et  fortifiant  son  organisme  social 
à  mesure  que  l'ancien  monde  voyait  périr  le  sien. 
L'Angleterre,  l'Hibernie,  la  Germanie,  toutes  les 
plages  du  Septentrion  lui  ouvrirent,  chacune  en  son 
temps,  leur  territoire  plus  neuf.  Elle  passa  le  cap  do 
Bonne-Espérance  avec  Vasco  de  Gama,  elle  descen- 
dit en  Amérique  avec  Christophe  Colomb,  elle  suivit, 
ia  croix  à  la  main,  tous  les  aventuriers  du  xv''  et  du 
XVI*  siècle,  élevant  à  côté  de  leurs  noms  les  noms  de 


—  244  — 

Las  Casas,  de  saint  Louis  Bertrand,  de  saint  Fran- 
çois Xavier,  fondant  des  chrétientés  à  Tabri  des 
comptoirs,  poursuivant  et  charmant  les  sauvages 
iusque  dans  leurs  plus  secrètes  forêts!  Où  n'est- elle 
pas  aujourd'hui?  Où  n'est -elle  pas  avec  son  unité 
tout  entière?  Voici  qu'elle  s'éparpille,  sans  se  divi- 
ser, dans  toutes  les  baies  de  l'Océanie.  Du  haut  de  sa 
chaire  une  et  immuable ,  le  père  de  cent  cinquante 
millions  d'hommes  dispersés  par  toute  la  terre  élève 
la  voix  qui  les  enseigne,  il  est  cru;  il  nomme  d-es 
évêques,  on  les  reçoit;  il  promulgue  une  loi,  on  la 
vénère;  il  prononce  un  jugement,  on  s'y  soumet;  il 
règle  des  cérémonies ,  on  les  pratique.  La  distance, 
la  configuration,  le  climat,  rien  n'altère  la  majesté 
qui  commande  et  l'obéissance  qui  accomplit  ;  ou  si 
quelque  différence  se  remarque  entre  le  respect  qui 
est  proche  et  celui  qui  est  lointain,  elle  est  toute 
en  faveur  du  pouvoir  à  mesure  qu'il  est  plus  dé- 
sarmé. 

Quel  miracle.  Messieurs!  L'Angleterre  touche  à 
tout  par  sa  politique  et  ses  vaisseaux;  mais  dites- 
lui  d'établir  quelque  part  sa  hiérarchie,  sa  législa- 
tion, sa  magistrature  et  son  administration,  sans 
s'assujettir  par  la  force  le  point  du  globe  ou  elle  les 
portera  :  l'Angleterre  croira  que  vous  vous  moquez. 
C'est  pourtant  ce  que  la  Rome  catholique  fait  tous 
les  jours  sans  que  personne  y  prenne  garde,  tant 
sa  souveraineté  organique  universelle  est  devenue 
un  élément  naturel  de  l'humanité.  On  a  vu  cette 
même  Angleterre  dont  je  parlais ,  se  séparer  de 
Rome, la  proscrire,  inventer  contre  elle  des  suppUces 


—  245  - 

atroces,  et,  malgré  cet  appareil,  pendant  trois  cents 
ans  consécutifs ,  Rome  a  conservé  au  sein  de  celte  île 
superbe  une  chrétienté  qui  recevait  ses  envoyés,  ses 
lois,  ses  jugements ,  qui  priait  avec  elle ,  qui  pensait 
avec  elle,  qui  souffrait  et  se  réjouissait  avec  elle,  qui 
mourait  heureuse  pour  elle.  Encore  une  fois,  Mes- 
sieurs, quel  miracle,  et  comment  l'expliquer? 

Ah!  je  vais  vous  le  dire  :  c'est  que  la  nature  se 
révolte  contre  l'orgueil  et  la  domination  ;  mais  contre 
la  vérité,  contre  le  bien,  contre  Dieu,  il  n'y  a  pas  de 
montagnes,  pas  de  déserts,  pas  de  glaces,  ni  de  so- 
leil ardent,  ni  de  mers  orageuses,  ni  de  barrières  ar- 
mées. Et  c'est  pourquoi  le  prophète  annonçant  de 
loin  cette  puissance  d'universalité  qui  est  dans  l'É- 
glise, et  s'y  complaisant  d'amour,  ne  se  lassait  pas 
de  porter  à  la  nature  un  triomphal  défi,  ainsi  que 
nous  entendons,  dans  l'office  même  de  ce  jour,  Isaïe 
crier  de  toute  sa  force  :  Montagnes ,  montagnes  et 
collines yvous serez  abaissées;  chemin  tortueux^  vous 
serez  redresses;  sentiers  escarpés  et  âpres,  vous 
serez  doux  comme  la  plaine  (1).  Et  ailleurs,  et  mille 
fois:  Passez,  passez  par  les  2:)ortes ,  préparez  la  voie 
au  peuple ,  aplanissez  la  rouie ,  choisissez  les  pier- 
res; élevez  un  signe  pour  que  tout  le  monde  le  dé- 
couvre (2).  Et  pourquoi,  ô  prophète,  pourquoi  les 
portes  doivent-elles  s'ouvrir,  les  barrières  tomber,  la 
nature  perdre  toutes  ses  jalouses  précautions?  Ah  I 
répond  le  prophète,  c'est  que  le  Roi  vient,  il  vient 

(1)  Isaïe,  chap.  xl,  vers.  4. 

(2)  Ibid.,  chap.  lxii,  vers.  \0. 


—  246  — 

avec  justice  et  douceur,  il  est  paifore ,  il  est  monté 
sur  une  ânesse  et  sur  le  fils  de  Vânesse  (1) .  Voilà  ce 
qui  ouvre  tout  et  qui  change  tout.  Ouvrez  les  portes, 
laissez 'passer  la  nation  juste,  la  nation  qui  garde  la 
vérité  (2).  La  science  n'avait  pas  passé,  la  puissance 
n'avait  pas  passé  ;  Ninive,  Babylone,  Alexandre,  les 
Romains  n'avaient  pas  passé;  mais  le  Fils  de 
l'homme,  monté  sur  le  fils  de  Tânesse,  il  passera,  il 
a  passé,  et  passé  pour  ne  sortir  jamais. 

Me  demanderez-vous  encore  pourquoi?  et  vous  le 
dirai-je  sous  une  autre  forme?  C'est  que  la  vérité 
donne  du  courage  pour  gravir  des  montagnes,  pour 
habiter  les  déserts  et  s'accoutumer  au  soleil.  Un 
missionnaire  part,  sachant  bien  qu'il  ne  vivra  que 
dix  ans:  que  lui  importe?  La  vérité  qu'il  annonce 
est  éternelle,  l'éternité  lui  rendra  les  jours  qu'il  aura 
perdus.  Nul  ne  vous  rendra  les  vôtres,  ô  hommes  qui 
ne  travaillez  que  pour  vous ,  nul  ne  sera  votre  ré- 
compense que  vous-mêmes.  Mais  Dieu  se  souvient 
d'un  verre  d'eau  donné  en  son  nom  ;  l'apôtre  le  sait , 
il  quitte  sa  patrie,  sa  famille,  il  se  quitte  lui-même 
pour  porter  jusqu'aux  extrémités  du  monde  le  verre 
d'eau  de  la  vérité,  et  c'est  ce  verre  d'eau,  protégé 
par  Dieu  qui  l'envoie ,  et  par  la  charité  qui  le  porte , 
c'est  ce  verre  d'eau  qui  triomphe  de  l'espace  où  tous 
les  conquérants  ont  péri.  Suivons  ses  destinées,  et, 
après  l'avoir  vu  aux  prises  avec  la  nature,  voyons-le 
aux  prises  avec  la  chair  et  le  sang. 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  xx,  vers.  5;  et  Zacharie,  chap.  ix, 
vers.  9. 

(2]  Isaïe,  chap.  xxvi,  vers.  2. 


-  247  — 

De  même  que  l'espace,  rhumanîté  a  en  elle  des 
ressources  infinies  contre  l'expansion  de  l'universa- 
lité. La  première  est  sa  division  par  races.  Car  bien 
que  le  genre  humain  sorte  d'un  tronc  unique  et  pri- 
mordial, et  que  le  même  sang  coule  dans  ses  veines , 
cependant  il  a  une  facilité  extrême  et  presque  inex- 
plicable à  tirer  de  cette  unité  primitive  des  générations 
distinctes  par  leur  physionomie,  leurs  aptitudes, 
leurs  goûts,  leurs  mœurs  et  leur  histoire.  Si  ces  ca- 
ractères distinctifs  étaient  variables  et  intransmis- 
sibles, il  n'y  aurait  point  de  races;  la  race  suppose  à 
la  fois  une  variation  dans  l'espèce  et  la  perpétuité 
de  cette  variation:  c'est-à-dire  le  concours  d'une 
force  mobile  pour  produire  la  diversité,  et  d'une 
force  immuable  pour  la  maintenir.  Quelque  difficile 
qu'il  soit  de  comprendre  ce  phénomène,  jusque-là 
que  des  savants  ont  mieux  aimé  douter  de  l'origine 
commune  du  genre  humain,  toutefois  il  nous  touche 
de  si  près  et  par  tant  de  côtés,  que  nous  le  constatons 
à  tout  moment  dans  les  familles,  les  provinces  et  les 
nations.  Quiconque  a  voyagé  reconnaît  au  premier 
coup  d'œil  un  Anglais,  un  Espagnol,  un  Italien,  un 
Allemand ,  peuples  pourtant  si  voisins  les  uns  des 
autres,  et  liés  ensemble  depuis  plus  de  mille  ans  par 
la  religion,  la  paix,  la  guerre,  le  commerce,  les 
lettres ,  les  arts ,  et  presque  par  un  même  ciel ,  tant 
les  différences  de  climat  y  ont  de  modération.  En 
France  même,  sous  l'empire  d'une  unité  sociale  qui 
a  eu  sans  doute  sa  gradation,  mais  qui  a  toujours 
existé  plus  ou  moins,  le  type  des  provinces  de  la  mo- 
narchie est  encore  saisissable  à  l'œil  de  l'observateur. 


—  248  — 

Il  ne  confondra  jamais  le  Français  du  Nord  avec  le 
Français  du  Midi,  le  Breton  avec  l'Aquitain,  le  Bour- 
guignon avec  l'Auvergnat.  Si  telle  est  la  puissance 
de  la  race  dans  des  contrées  limitrophes,  malgré 
tant  de  causes  qui  devraient  l'anéantir,  que  sera- 
t-elle lorsqu'il  s'agira  du  Grec  et  de  l'Hindou,  du  Ca- 
raïbe et  du  Chinois!  Trois  grandes  races  primitives, 
celles  de  Sem,  de  Cham,  de  Japhet,  ont  rompu  le 
genre  humain  en  trois  branches,  marquées  d'un 
énergique  caractère  de  diversité;  et,  dans  ces  bran- 
ches mêmes,  la  diversité  s'est  multipliée  presque  à 
l'infini,  avec  une  mobilité  et  une  persévérance  égales 
l'une  à  l'autre ,  et  qui  font  du  monde  moral  ce  que  la 
distance,  la  configuration  et  le  cUmat  ont  fait  du 
monde  physique,  un  théâtre  rebelle  à  toute  tentative 
d'universalité.  Il  le  fallait  encore,  afin  que,  les  races 
se  contre- balançant,  nos  destinées  ne  fussent  pas  à 
la  merci  du  premier  peuple  qui  aurait  été  le  plus 
fort. 

Cet  obstacle  n'était  pas  préparé  contre  la  puis- 
sance de  la  vérité  et  de  la  charité;  aussi  la  société 
catholique  a  passé  par-dessus  avec  un  très -facile 
élan.  De  la  race  de  Sem,  où  elle  avait  toutes  ses 
racines  d'antiquité  par  le  peuple  juif,  elle  s'est  jetée 
sur  la  race  de  Japhet,  qui  remphssait  l'Europe,  sans 
négliger  l'Afrique ,  la  vieille  patrie  de  Cham.  Asso- 
cié aux  grands  rameaux,  son  mélange  avec  les  reje- 
tons inférieurs  n'a  plus  été  qu'un  jeu  ;  les  barbares , 
l'un  après  l'autre,  l'ont  reconnue  pour  leur  mère;  et 
quand  les  deux  Indes  s'ouvrirent  à  l'orient  et  à  l'oc- 
cident devant  nos  heureux  navigateurs,  les   cent 


—  249  — 

races  de  ces  nouveaux  continents  ne  regardèrent 
pas  à  la  peau  de  l'Église  :  elle  était  colorée  par 
le  sang  de  Jésus- Christ,  qui  est  le  sang  univer- 
sel. 

Cette  assimilation  de  la  société  catholique  à  toutes 
les  races  humaines  est  d'autant  plus  remarquable, 
Messieurs ,  qu'elles  ne  sont  pas  toutes  au  mêm.e  état 
de  culture  sociale ,  et  qu'outre  la  distinction  de  leur 
caractère  natif  elles  appartiennent  encore  à  des  âges 
différents,  qui  sont  la  barbarie,  la  civilisation,  la 
décadence  et  l'état  sauvage. 

La  barbarie  est  l'enfance  des  races.  Elle  se  recon- 
naît à  la  prépondérance  du  corps  sur  l'esprit.  Le 
barbare  vit  du  sang,  et  non  delà  pensée.  Quand,  au 
contraire,  l'esprit  commence  à  prévaloir  sur  le  corps, 
c'est  le  règne  de  la  civilisation  qui  s'annonce  :  règne 
illustre  consacré  par  le  développement  des  lettres , 
des  sciences  et  des  arts ,  par  une  activité  grave  et 
simple  qui  remplit  la  vie  en  l'élevant.  A  l'époque  de 
décadence ,  le  corps  reprend  le  dessus ,  non  plus  le 
corps  grossier  du  barbare ,  mais  le  corps  poli ,  par- 
fumé, usé,  pétri  d'intelligence,  et,  toutefois,  revenu 
aux  instincts  les  plus  vils ,  instincts  que  l'ignorance 
n'excuse  plus,  que  la  vigueur  n'explique  pas,  et  qui 
font  de  l'âme  ainsi  tombée  le  repaire  ignoble  d'un 
égoïsme  délicat  et  subtil.  L'état  sauvage ,  le  dernier 
de  tous ,  est  le  retour  à  la  barbarie,  mais  à  une  bar- 
barie ruinée ,  qui  n'est  plus  même  capable  de  sou- 
tenir les  rudiments  d'une  société. 

Il  n'est  pas  malaisé,  Messieurs,  de  saisir  quels 
obstacles  l'expansion  de  l'universalité  rencontre  dans 


—  250  — 
ces  âges  si  divers  des  générations ,  et  de  quelle  sou- 
plesse d'organes  l'Église  doit  être  douée  pour  se  les 
assimiler  sans  rien  perdre  elle-même  de  la  plénitude 
de  son  âge  et  de  l'éternité  de  sa  civilisation.  Vous 
savez  si  elle  a  réussi.  S'agit-il  de  la  barbarie,  elle  a 
converti  ces  nuées  d'hommes  qui  ont  dévoré  l'empire 
romain.  S'agit-il  de  la  civilisation,  elle  s'est  formée 
au  siècle  d'Auguste;  elle  a  formé  elle-même  le  siècle 
de  Léon  X  et  celui  de  Louis  XIV.  S'agit-il  de  la  dé- 
cadence, le  Bas-Empire  est  là  pour  y  dire  son  ac- 
tion. S'agit-il  enfin  de  l'état  sauvage ,  elle  a  créé  le 
Paraguay,  et  des  rives  de  la  Plata  aux  lacs  et  aux 
montagnes  du  Canada,  elle  s'est  fait  aimer  par  les 
tribus  errantes  des  deux  Amériques  d'un  amour  naïf 
et  saint  qui  touche  plus  le  cœur  que  les  scènes  mêmes 
des  catacombes  et  des  martyrs.  Elle  a  donc  tout  sou- 
mis, elle  s'est  tout  assimilé  dans  l'échelle  des  races 
et  des  âges  sociaux  :  les  peuples  enfants ,  les  peuples 
virils,  les  peuples  vieillards,  les  peuples  retournés 
à  l'enfance.  Mais  ce  n'est  point  encore  là  le  succès  le 
plus  décisif  de  son  universalité;  en  ayant  eu  affaire 
aux  races,  elle  a  eu  affaire  à  quelque  chose  de  plus 
terrible  que  les  différences  d'origine,  de  culture  et 
de  mœurs,  elle  a  rencontré  l'obstacle  de  la  natio- 
nalité. 

Une  nation  est  une  race  condensée  dans  un  terri- 
toire et  dans  une  organisation.  L'organisation  n'est 
autre  chose  que  l'unité  résultant  d'un  pouvoir  hié- 
rarchique, législatif,  judiciaire  et  administratif.  Ce 
pouvoir,  ce  sont  les  entrailles  mêmes  de  la  nation, 
toute  sa  vie,  toute  son  histoire,  tout  son  orgueil, 


—  231  — 

puisqu'elle  n'est  un  corps  que  par  lui,  qu'elle  n'agit 
que  par  lui,  qu'elle  ne  subsiste  que  par  lui.  Ce  seul 
mot,  Messieurs,  vous  révèle  l'abîme  où  nous  voici 
tombés.  Une  nation  est  une  unité  réelle  et  organique, 
ayant  la  totalité  des  attributs  du  pouvoir;  et,  par 
conséquent ,  lorsque  la  société  catholique ,  ayant 
aussi  la  totalité  des  attributs  du  pouvoir,  se  présente 
à  une  nation ,  elle  ne  lui  demande  ni  plus  ni  moins 
que  d'admettre  chez  elle,  à  ses  foyers,  sur  ses 
places,  dans  ses  conseils,  une  autre  hiérarchie  que 
sa  hiérarchie  nationale,  une  autre  législature  que 
sa  législature  nationale ,  une  autre  magistrature  que 
sa  magistrature  nationale,  une  autre  administration 
que  son  administration  nationale,  une  autre  unité 
que  son  unité  nationale,  une  autre  vie  que  sa  vie, 
une  autre  souveraineté  que  sa  souveraineté.  Je  vous 
adjure,  Messieurs,  cela  est-il  possible?  Le  poëte  l'a 
dit: 

On  ne  partage  pas  la  grandeur  souveraine. 

Et  on  demande  à  une  nation  de  partager  sa  pourpre! 
Ton  veut  que,  comme  saint  Martin  coupa  son  man- 
teau en  deux  pour  en  couvrir  un  pauvre,  une  nation 
coupe  en  deux  son  vêtement  pour  le  donner  non  pas 
à  un  pauvre,  mais  à  un  plus  riche  qu'elle-même,  à 
une  société  qui  se  prétend  universelle,  et  qui,  parle 
fait,  n'a  aucune  limite  assignable  dans  l'espace  et 
dans  le  temps  !  Je  vous  le  répète ,  humainement  cela 
est- il  possible? 

il  faut  bien  que  la  difficulté  soit  grande,,  puisque 


—  252  — 

encore  aujourd'hui,  vous  le  savez,  malgré  l'ascen- 
dant d'une  chose  accomplie ,  quoique  la  France  soit 
une  nation  catholique  et  que  les  idées  de  liberté  de 
conscience  y  soient  fort  goûtées ,  cependant  un  des 
obstacles  à  la  réconciliation  religieuse  des  esprits 
dans  notre  patrie,  c'est  le^réjugé  qui  nous  reproche 
d'appartenirà  un  souverain  étranger.  Jenele  justifie 
pas ,  mais  il  existe  ;  il  est  pardonnable  peut-être  à 
qui  n'est  pas  éclairé  de  la  lumière  divine,  et  qui, 
laissant  de  côté  l'histoire,  juge  des  choses  les  plus 
profondes  par  certaines  apparences  ou  conclusions 
du  sens  commun.  Ne  l'oublions  pas,  Messieurs;  dans 
nos  discussions ,  sachons  compatir  à  ceux  qui  n'ont 
pas  la  même  foi  que  nous,  et  auxquels  nous  deman- 
dons le  respect  d'un  miracle  aussi  étonnant  que  le 
miracle  de  la  catholicité.  Car  ce  miracle  enfin ,  mal- 
gré son  incompatibilité  apparente  avec  les  droits  sa- 
crés des  nations,  il  s'est  accompli.  Il  est  admis  en 
Europe,  et  chez  tous  les  peuples  civilisés  de  l'ancien 
et  du  nouveau  continent,  qu'il  existe  deux  puissances 
distinctes  par  leur  nature  et  leur  objet,  toutes  les 
deux  venant  de  Dieu,  toutes  les  deux  souveraines 
chacune  dans  leur  sphère,  pouvant  se  séparer  ou 
s'unir  selon  des  conditions  équitables  réciproquement 
acceptées.  Ce  dogme,  à  la  fois  humain  et  divin,  est 
regardé  comme  l'un  des  palladiums  de  la  liberté  et 
de  la  civilisation,  et,  malgré  l'influence  des  préjugés 
nationaux,  nulle  intelligence  ne  comprendrait  plus 
une  religion  puisant  sa  vie  à  la  même  source  que  les 
droits  et  le  intérêts  temporels,  gouvernée  par  les 
mêmes  lois  et  soutenue  par  les  mêmes  mains.  Notre 


—  253  — 

siècle ,  Messieurs ,  s'est  ouvert  sous  ces  grands  aus- 
pices d'un  traité  entre  les  deux  puissances,  entre 
la  société  catholique ,  représentée  par  un  vieillard 
dont  le  prédécesseur  était  mort  captif,  et  la  société 
française,  représentée  par  un  jeune  consul,  mais 
que  la  victoire  avait  vieilli  avant  le  temps  et  préparé 
pour  un  de  ces  offices  solennels  qui  fondent  ou  qui 
sauvent  les  nations.  A  sa  voix,  malgré  le  sourire 
encore  vivant  du  xviii®  siècle,  les  enseignes  de 
la  république  et  la  croix  de  Jésus-Christ  se  bais- 
sèrent pour  se  reconnaître  et  se  toucher,  et  l'Eu- 
rope étonnée,  voyant  le  vainqueur  des  Pyramides 
couvrir  cet  embrassement  de  la  magie  de  son  renom, 
connut  que  Jésus-Christ  était  encore  le  maître  du 
monde. 

Je  devrais  m'arrêter  là ,  Messieurs  :  car  que  dire 
de  plus?  Que  reste-t-il  dans  le  miracle  de  la  catho- 
licité qui  ne  soit  révélé  à  votre  admiration?  Peut- 
être,  Messieurs,  peut-être  !  De  la  race  et  de  la  natio- 
nalité naît  dans  le  cœur  de  l'homme  l'amour  de  la 
patrie,  sentiment  profond  et  exclusif,  qui  se  nourrit 
de  l'histoire  du  passé  et  des  souvenirs  de  notre  vie 
personnelle ,  où  se  rapporte  tout  ce  que  nous  avons 
vu,  fait  et  été,  depuis  les  jours  bénis  de  notre  en- 
fance jusqu'aux  agitations  de  notre  maturité  et  à  la 
perspective  de  notre  tombeau.  Là,  tout  est  saint; 
là ,  rien  n'est  à  perdre  ;  aucune  transaction  ne  doit 
toucher  le  seuil  d'un  endroit  de  notre  âme  aussi  ré- 
véré. Mais  notre  inscription  dans  une  autre  société, 
qui  est  universelle,  notre  adhésion  à  des  pensées  et 
à  des  lois  d'un  ordre  plus  grand,  notre  association 

ni.  —  8 


—  254  — 

à  d'éternelles  destinées  ne  flétriront-elles  pas  jusqu'à 
sa  racine  l'amour  de  la  patrie?  Ici,  Messieurs,  vous 
du  moins  qui  êtes  chrétiens ,  vous  pouvez  répondre 
pour  moi.  Vous  savez  avec  quel  art  Dieu  a  fondu 
dans  votre  cœur  le  sentiment  catholique  et  le  senti- 
ment patriotique  ;  par  quel  mouvement  simple  et 
inaperçu  de  vous-mêmes,  vous  ne  faites  qu'une 
seule  chose  de  la  maison  de  votre  enfance,  de  l'é- 
glise, du  cimetière,  des  bois,  des  champs,  de  la 
prière  et  de  l'amitié,  chers  et  pieux  éléments  de  votre 
vie,  dont  elle  n'est  pas  plus  embarrassée  que  la  fleur 
ne  l'est  de  la  terre  où  elle  puise  sa  sève ,  et  du  ciel  où 
elle  respire.  L'histoire  du  monde  répond  à  l'histoire 
de  votre  cœur.  Elle  a  dit  assez  haut  quel  fut  par- 
tout ,  dans  les  batailles  et  dans  les  conciles ,  le  dé- 
vouement des  catholiques  aux  jours  où  la  patrie  le 
réclame.  Elle  a  dit  si  le  patriotisme  a  diminué  dans 
le  monde  depuis  Jésus-Christ,  et  si,  comme  autre- 
foi?-,  parce  que  le  temple  s'est  agrandi,  on  ne  combat 
plus  pour  l'autel  et  le  foyer,  ces  deux  choses  sacrées 
que  les  anciens  ne  séparaient  pas.  Le  doute  n'est  pas 
possible  à  cet  égard.  Chaque  nation  cathohque  a  eu 
ses  Machabées  ;  la  religion  a  pris  parti  dans  leur 
gloire  et  leurs  intérêts  sans  cesser  d'être  universelle, 
elle  a  béni  sans  trahison  des  drapeaux  opposés,  elle 
a  chanté  la  victoire  et  honoré  la  défaite  à  la  fois , 
comme  Dieu ,  du  haut  de  son  trône,  malgré  la  diver- 
sité des  peuples  et  des  événements,  étend  sur  tous 
l'impartialité  passionnée  de  son  amour.  Nul  ne  s'y 
trompe;  tout  le  monde  sent  que  la  patrie  et  l'Église, 
le  sentiment  national  et  le  sentim^ent  religieux ,  loin 


~  255  — 

de  s'exclure,  se  fortifient  l'un  par  l'autre,  s'élèvent 
l'un  par  l'autre,  et  que,  touchant  à  la  poitrine  de 
chacun  de  nous,  le  ciel  et  la  terre  y  rendront  ce  cri 
célèbre  : 

A  tous  les  cœurs  chrétiens  que  la  patrie  est  chère  ! 

Comment  cette  fusion  a -t- elle  pu  s'opérer?  Par 
quel  mystère  le  temps  et  l'éternité  rendent- ils  en  cela 
le  même  son?  Peu  nous  importe  de  le  découvrir  ou 
de  l'ignorer.  Acceptons  les  bienfaits  de  Dieu ,  même 
quand  nous  ne  savons  pas  dans  quel  trésor  il  les  a 
puisés.  C'est  lui  qui  a  fait  la  patrie,  c'est  lui  qui  a 
fait  l'Église ,  c'est  lui  qui  a  fait  aussi  l'amour  qu'il 
nous  demande  pour  tous  deux. 

Ma  tâche  est  accomplie.  Messieurs;  le  prodige  de 
la  catholicité  vous  est  connu  tout  entier.  Il  a  sa  ra- 
cine première  dans  l'unité  publique  des  esprits  fon- 
dée par  la  doctrine  catholique  ;  cette  unité  a  reçu 
une  organisation  qui  n'en  est  point  séparable,  et  qui 
en  a  fait  un  corps  vivant  doué  de  tous  les  attributs 
du  pouvoir  social;  et,  enfin,  l'unité  doctrinale  et  or- 
ganique, en  dépit  des  résistances  de  la  nature  et  de 
l'humanité  contre  toute  expansion  illimitée,  a  fini 
par  s'épanouir  en  ce  royaume  universel  que  l'Écriture 
appelle  le  royaume  de  Dieu. 

Toutefois,  Messieurs,  ce  royaume  n'est  pas  uni- 
versel d'une  universalité  absolue  ;  on  y  entre  par  un 
acte  de  volonté  ;  on  en  sort  aussi  par  un  acte  de  vo- 
lonté. Plusieurs  d'entre  vous  lui  sont  encore  étran- 
gers :  je  les  conjure  de  voir  s'ils  doivent  plus  long- 


-  256  — 

temps  lui  refuser  leur  obéissance.  Ont-ils  loin  de  lui 
assis  leurs  idées  dans  le  repos?  Ont-ils  rencontré 
quelque  unité  dans  les  esprits?  Sont-ils  satisfaits 
d'eux-mêmes  et  du  monde?  S'ils  ne  le  sont  pas,  que 
tardent-ils  à  entrer  dans  le  royaume  de  l'immutabi- 
lité ,  de  l'unité  ,  de  l'universalité  ?  Les  merveilles 
qu'ils  en  ont  entendues  sont  assez  visibles  pour 
émouvoir  leur  intelligence ,  et  la  lumière  qui  leur 
manque  encore  est  celle  même  qui  les  attend  au  sanc- 
tuaire, et  qu'on  ne  voit  jamais  du  dehors.  Je  les  ap- 
pelle donc  à  l'intérieur  ;  je  leur  dis  :  Venez  et  goûtez. 
Un  jour  du  dedans  vous  vaudra  mieux  que  mille  du 
parvis. 


TRENTE-DEUXIEME  CONFERENCE 


DE  L  INFLUENCE  DE   LA   SOCIETE  CATHOLIQUE 
SUR  LA  SOCIÉTÉ  NATURELLE    QUANT  AU   PRINCIPE  DU   DROIT 


Monseigneur, 

Messieurs  , 

Toute  société  a  un  but ,  et  par  conséquent  cette 
grande  société  que  Dieu  a  fondée  sur  la  terre ,  la  so- 
ciété catholique,  a  aussi  un  but.  Quel  est-il?  Ce  n'est 
pas ,  Messieurs ,  un  but  terrestre.  Divinement  fondée, 
la  société  catholique  a  un  but  divin.  Elle  est  le  germe 
visible  d'une  cité  qui  ne  se  voit  pas  encore,  mais  qui 
est  la  seule  véritable,  pour  laquelle  tout  a  été  fait, 
et  dont  saint  Paul  disait  :  Nous  n'avons  pas  ici-bas 
de  cité  permanente ,  mais  nous  cherchons  celle  qui 
le  sera.  La  société  catholique  est  la  préparation  de 
l'éternelle  société  des  justes  avec  Dieu  ;  elle  forme  et 
mûrit  les  âmes  qui  mériteront  de  le  voir  un  jour  dans 


—  258  — 
îa  nudité  de  son  essence,  et  de  le  posséder  dans  un 
amour  qui  ne  finira  plus.  Mais  ce  but  mystique  et 
suprême  exclut-il  tout  autre  but?  Ce  bienfait  final 
n'est-il  précédé  d'un  autre  bienfait?  Quel  est  le  rap- 
port de  la  société  catholique  avec  la  société  naturelle, 
c'est-à-dire  avec  la  société  qui  résulte  de  nos  intérêts 
et  de  nos  besoins  présents  ?  Y  a-t-il  divorce  entre 
l'une  et  l'autre?  La  société  divine  passe-t-elle  à  côté 
de  la  société  humaine  en  la  dédaignant,  uniquement 
préoccupée  de  sa  fin  ultérieure?  ou  bien  lui  tend-elle 
une  main  secourable  et  amie ,  et  les  voit-on  marcher 
ensemble  comme  deux  sœurs  qui  ne  sont  pas  du 
même  lit,  mais  qui  ont  un  père  commun?  En  d'au- 
tres termes,  l'expansion  de  la  société  catholique  dans 
l'espace  et  le  temps  a-t-elle  été  un  événement  heu- 
reux ou  malheureux  pour  l'humanité ,  ou  même  un 
événement  qui  ne  l'a  point  atteinte  dans  ses  destinées 
visibles?  Je  réponds  hardiment,  Messieurs,  que  le 
développement  de  la  société  catholique  a  produit 
dans  le  monde,  par  un  contre-coup  inévitable  et 
voulu  de  Dieu ,  la  plus  inespérée  et  la  plus  souhai- 
table des  révolutions.  Ce  sera  l'objet  des  Conférences 
qui  vont  suivre.  Je  ne  vous  en  tracerai  pas  d'avance 
la  marche  et  le  plan  ;  vous  savez  que  ce  n'est  point 
ma  coutume.  Je  ne  suis  pas  une  grande  route ,  des- 
sinée et  orientée  avec  art,  mais  un  simple  sentier  qui 
suit  comme  il  peut  les  escarpements  de  la  montagne, 
et  vous  mène  au  but  en  vous  le  cachant.  Vous  me  le 
pardonnerez  sans  peine ,  Messieurs  ;  la  grande  affaire 
est  d'arriver,  et  j'espère ,  avec  la  grâce  de  Dieu ,  que 
nous  ne  nous  égarerons  point. 


—  259  - 

La  société  naturelle  a  pour  fondement  la  justice  ; 
la  justice,  jiiris  suhsisieniia ,  est  la  stabilité  du 
droit;  le  droit  est  ce  qui  est  dû  à  chacun  :  mais 
qu'est-ce  qui  est  dû  à  chacun?  voilà  la  question. 
Ainsi,  la  société  naturelle  reposa  sur  la  justice,  la 
justice  sur  le  droit,  et  le  droit  sur  une  question  pro- 
blématique. Les  hommes  disputent  du  droit  comme 
ils  disputent  de  la  vérité  ;  ils  disputent  de  la  règle 
d'agir  comme  ils  disputent  de  la  règle  de  penser. 
Question  de  vérité,  question  de  justice,  il  n'y  en  a 
pas  d'autres  sur  la  terre ,  et  ces  deux  questions  suffi- 
sent à  elles  seules  pour  donner  le  branle  à  des  luttes 
qui  ne  finiront  qu'avec  le  genre  humain. 

Ce  n'est  pas,  Messieurs,  qu'ainsi  qu'il  existe  dans 
l'ordre  du  vrai  des  notions  saisissables  à  la  première 
vue  de  l'esprit,  il  n'existe  aussi  dans  l'ordre  du  droit 
de  règles  primordiales  et  efficaces ,  très-bien  appe- 
lées par  nous  le  droit  de  la  nature;  mais,  de  même 
que  les  vérités  de  sens  commun  se  renferment  dans 
un  cercle  fort  limité ,  les  principes  du  droit  naturel 
n'étendent  pas  loin  non  plus  leur  juridiction.  Il  est 
manifeste  pour  tous  qu'il  existe  une  différence  entre 
le  bien  et  le  mal,  et  qu'assassiner  son  père  ce  n'est 
pas  la  même  chose  que  de  lui  porter  secours  et 
vénération.  Qu'est-ce,  toutefois,  que  ces  prescrip- 
tions élémentaires  quand  il  s'agit  de  déterminer  se- 
lon la  justice  les  relations  si  compliquées  d'un  grand 
peuple,  de  mettre  en  harmonie  les  personnes,  les 
choses,  les  actes,  et  d'assujettir  à  l'ordre  jusqu'aux 
événements  les  plus  imprévus?  On  voit  à  ce  travail 
les  plus  fermes  politiques  hésiter  et  se  troubler,  faire 


—  260  — 
un  pas ,  puis  revenir,  semblables  au  pilote  qui  cher- 
che sa  route  dans  le  ciel,  mais  à  qui  le  mouvement 
des  nuages  et  des  flots  dérobe  sans  cesse  l'étoile  po- 
laire. 

Il  faut  cependant  que  le  droit  soit  fixé  ;  car  nulle 
cité  ne  peut  se  former  ni  vivre  sans  une  règle  de  re- 
lations, puisqu'elle  n'est  autre  chose  qu'un  vaste  en- 
semble de  relations.  Jusqu'au  moment  où  le  droit 
intervient  pour  les  coordonner,  la  cité  n'est  qu'un 
assemblage  fortuit  d'hommes  et  d'intérêts  incohé- 
rents ;  le  droit  est  le  nœud  qui  les  met  en  rapport 
avec  eux-mêmes  et  avec  Dieu,  qui  leur  crée  un  terri- 
toire, une  souveraineté,  une  patrie,  un  avenir.  Mais 
qui  posera  le  droit?  Qui  décidera  du  commandement 
et  de  l'obéissance,  du  travail  et  du  repos,  de  l'acqui- 
sition et  de  la  perte  des  biens,  des  peines  et  des  hon- 
neurs? Qui  tracera  à  cette  société  naissante  la  route 
qu'elle  doit  suivre  à  travers  les  hasards  du  temps , 
et  lui  préparera  une  justice  capable  de  résister  à 
toutes  les  vicissitudes  des  affaires  et  des  passions? 
Sera-ce  une  convention  volontaire  et  primitive? 
Sera-ce  que  quelques  hommes,  se  rencontrant  au 
bord  d'une  forêt,  mus  par  des  instincts  de  défense 
ou  de  déprédation ,  déposeront  dans  un  contrat  les 
rudiments  d'une  grande  société?  On  l'a  dit.  Mes- 
sieurs, on  l'a  écrit  dans  un  livre  demeuré  célèbre, 
jusqu'aujourd'hui,  et  toutefois,  l'auteur  lui-même, 
par  une  vue  de  retour  qui  n'a  pas  été  la  moins  émi- 
nente  de  ses  facultés ,  l'auteur  du  Contrat  social  a 
fini  par  avouer  ce  que  l'histoire  proclame  très-haut, 
c'est  que  toute  société  humaine  a  pour  père  un  légis- 


-  261  — 

lateur.  Le  législateur,  homme  de  la  Providence, 
pose  le  droit,  il  le  pose  avec  autorité,  par  la  vertu 
d'un  ascendant  dont  Dieu  est  la  première  cause,  mais 
qui  provient  secondairement  des  qualités  de  l'homme 
et  des  besoins  de  la  cité  :  ainsi,  Moïse,  Lycurgue, 
Selon,  Numa,  noms  vénérés,  inscrits  au  piédestal 
qui  porte  la  statue  des  grandes  nations.  Mais,  quel- 
que mémorable  qu'ait  été  leur  œuvre ,  et  sans  en  ex- 
cepter même  Moïse,  combien  elle  a  été  loin  d'at- 
teindre tout  ce  que  l'humanité  devait  espérer  d'une 
législation  !  L'humanité  avait  besoin  d'un  droit- 
principe,  d'un  droit  immuable,  d'un  droit  univer- 
sel :  aucun  législateur,  avant  Jésus-Christ,  ne  le  lui 
a  donné. 

J'entends  par  droit- principe ,  non  un  droit  tel 
quel,  servant  de  fondement  à  une  société  particulière 
à  cause  de  l'antiquité  et  de  l'autorité  du  législateur, 
mais  un  droit  qui  a  pénétré  si  avant  dans  les  en- 
trailles du  vrai  et  du  juste,  que  la  force  de  l'expé- 
rience, la  critique  successive  des  générations  et  le 
cours  de  l'histoire  ne  puissent  en  accuser  jamais 
l'imperfection,  ni  en  ébranler  l'empire.  Ainsi,  par 
exemple,  quand  Moïse,  descendant  du  Sinaï,  rap- 
portait à  son  peuple  ce  commandement  :  Tu  sancti- 
fieras le  septième  jour,  et  tu  t'y  reposeras ,  c'était  là 
un  élément  du  droit-principe.  Admirez,  en  effet, 
même  en  ne  considérant  que  le  côté  humain  de  cette 
prescription ,  quelle  connaissance  profonde  de  notre 
nature  elle  suppose  dans  le  législateur,  quelle  vue 
désintéressée  des  rapports  du  riche  et  du  pauvre ,  de 
l'homme  qui  travaille  et  de  l'homme  qui  fait  ira- 


—  262  — 

vailler.  Ne  fallait-il  pas  un  sentiment  de  justice  bien 
extraordinaire,  une  rare  prévision,  pour  que  de  si 
loin  fût  posée  une  loi  si  étrange  en  apparence ,  mais 
que  l'avenir  a  tellement  expliquée  et  justifiée,  en 
sorte  que  toute  société  qui  la  méprise  s'attaque  à  la 
dignité,  à  l'intelligence,  à  la  liberté,  à  la  moralité,  à 
la  santé  même  du  peuple ,  et  le  livre  pieds  et  poings 
liés  à  la  cupidité  de  ses  maîtres,  jusqu'à  ce  que,  de- 
venu une  simple  machine  à  production ,  perdu  de 
corps  et  d'âme ,  il  tombe  aux  mains  du  premier  con- 
quérant qui  en  respectant  le  septième  jour  aura  tenu 
ouverte  la  source  de  la  religion ,  des  bonnes  mœurs 
et  de  la  puissance  militaire?  C'est  ce  que  j'appelle 
créer  un  droit-principe,  un  droit  qui  ne  peut  plus 
reculer,  qui  est  sacré  à  toujours  :  et  pourquoi  sa- 
cré ?  parce  qu'il  est  né  d'un  regard  au  siège  même 
de  la  justice,  d'un  éclair  descendu  d'en  haut,  où 
réside  en  Dieu  l'ordre  inaltérable  et  substantiel ,  et 
d'où  coulent  sur  nous ,  avec  plus  ou  moins  d'abon- 
dance, ces  lueurs  d'équité  qui  nous  éclairent,  et 
qui,  selon  leur  dispensation,  font  la  destinée  des 
sociétés. 

Or,  Messieurs,  lequel  des  législateurs  de  l'anti- 
quité a  fondé  un  droit -principe  dans  toute  sa  pléni- 
tude? Moïse,  dont  je  ne  devrais  peut-être  pas 
parler,  puisqu'il  appartient  par  son  histoire  et  sa 
législation  à  la  société  catholique.  Moïse  lui-même 
n'y  a  réussi  qu'imparfaitement  ;  et  quant  à  tous  les 
autres, il  serait  inutile  de  chercher  dans  leur  œuvre  rien 
d'assez  essentiel  pour  êtredevenu  le  point  de  départdu 
droit,  le  type  primordial  et  éclatant  de  toute  justice 


—  263  — 

constituée.  Le  genre  humain  avait  besoin  de  ce  type  ; 
il  ne  Ta  pas  reçu  d'eux.  Les  lois  de  Manou,  de  Mi- 
nos,  de  Solon ,  de  Lycurgue,  de  Numa  ,  les  institu- 
tions les  plus  célèbres  gisent  à  terre,  monuments 
brisés  d'une  vertu  trop  médiocre  pour  avoir  réfléchi 
suffisamment  l'éternelle  physionomie  de  la  justice 
incréée. 

Elles  n'ont  pas  joui  davantage  du  caractère  de 
l'immutabilité,  sans  lequel  la  meilleure  législation 
est  impuissante  à  protéger  ceux  qui  vivent  sous  sa 
garde.  Car  tout  droit  mobile  est  à  la  merci  des  plus 
forts,  quelle  que  soit  la  forme  du  gouvernement,  que 
le  peuple  ait  à  sa  tête  un  chef  unique  ou  la  majorité 
d'un  corps  qui  déhbère;  dans  l'un  et  l'autre  cas,  le 
sort  de  tous ,  ou  au  moins  le  sort  de  la  minorité  est 
sans  protecteur,  s'il  n'existe  entre  le  souverain  et  les 
sujets  un  droit  inviolable,  qui  couvre  la  cité  tout 
entière  et  assure  le  dernier  des  citoyens  contre  les 
entreprises  du  plus  grand  nombre  et  même  de  tous. 
Tant  que  le  droit  n'est  pas  cela,  il  n'est  rien.  Jean- 
Jacques  Rousseau  a  dit  :  «  Si  le  peuple  veut  se  faire 
du  mal  à  lui-même ,  qui  est-ce  qui  a  le  droit  de  l'en 
empêcher?  »  Je  réponds  :  Tout  le  monde.  Car  tout 
le  monde  est  intéressé  à  ce  que  le  peuple  n'abuse  pas 
de  sa  force  et  de  son  unanimité,  attendu  que  son  una- 
nimité retombe  toujours  finalement  sur  quelqu'un, 
et  n'est,  en  somme,  qu'une  oppression  déguisée  par 
l'excès  même  de  son  poids.  C'est  contre  tous  que  le 
droit  est  nécessaire ,  bien  plus  que  contre  qui  que  ce 
soit;  car  le  nombre  a  l'inconvénient  de  joindre  à  la 
puissance  matérielle  la  sanction  d'une   apparente 


^  _  264  — 

justice.  Mais  le  droit  n'est  quelque  chose  contre  tous 
que  quand  il  est  doué  d'immutabilité,  et  qu'en  vertu 
de  cette  ressemblance  avec  Dieu ,  il  oppose  une  in- 
vincible résistance  aux  faiblesses  de  la  cité  comme  à 
ses  conjurations. 

Je  dis  les  faiblesses  de  la  cité;  car  elle  doit  les 
craindre  autant  que  sa  force.  Elle  peut  être  opprimée, 
comme  elle  peut  opprimer,  et  elle  a  besoin  d'avoir 
en  elle  un  élément  qui  désespère  par  sa  consistance 
ce  flot  secret  des  révolutions  que  le  temps  traîne 
après  lui.  Tous-  les  législateurs  en  ont  eu  l'instinct, 
et  ils  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  donner  à  leur  ou- 
vrage le  sceau  de  l'immutabilité.  Vous  savez  la  con- 
duite de  Lycurgue.  11  obtint  des  Lacédémoniens , 
sous  la  foi  du  serment,  qu'ils  ne  changeraient  pas 
ses  lois  jusqu'au  retour  d'un  voyage  destiné  par  lui 
à  consulter  les  dieux.  Mais  les  dieux  le  retinrent  loin 
de  la  Laconie,  qu'il  aima  mieux  ne  revoir  jamais 
plutôt  que  de  lui  rapporter  avec  sa  présence  une 
cause  d'instabihté.  C'était  une  héroïque  action,  un 
trait  vraiment  antique  :  qu'est-ce  que  l'homme  pou- 
vait de  plus  contre  le  temps?  Et  néanmoins  quelle 
fragile  base  à  l'immortalité  d'une  législation!  Le 
sublime  exilé  n'a  pas  réussi  ;  ses  lois  ont  moins  duré 
que  Sparte ,  et  son  ombre  ne  s'est  pas  levée  du  tom- 
beau pour  rappeler  aux  prévaricateurs  la  sainteté  de 
la  foi  jurée. 

Il  en  a  été  de  même  de  tous  les  autres.  Leurs  com- 
mandements ont  péri  dans  la  nation  même  qu'ils 
avaient  créée  ou  réformée  ;  chaque  siècle  en  a  emporté 
des  lambeaux,  et  le  reste  tel  quel  qui  survivait  en- 


—  265  — 

core  est  devenu  dans  nos  écoles  une  simple  relique 
assujettie  à  nos  dissertations. 

Vous  n'attendez  pas,  Messieurs,  qu'un  droit  si 
faible  soit  parvenu  aux  honneurs  de  l'universalité  ;  il 
n'y  songeait  même  pas.  L'idée  de  l'immutabilité  lui 
apparaissait,  celle  de  l'universalité  lui  était  complè- 
tement étrangère.  La  cité  était  pour  la  cité,  et  n'allait 
pas  plus  loin;  son  droit  était  sa  propriété,  le  don 
personnel  que  lui  avaient  fait  les  dieux;  le  reste  du 
monde  en  était  exclu  comme  ennemi,  et  le  droit  des 
gens  ne  laissait  à  l'ennemi  vaincu  aucun  asile  contre 
la  servitude,  la  mort  et  l'extermination.  Dans  l'inté- 
rieur même  de  la  cité ,  la  population  tout  entière  n'é- 
tait pas  appelée  au  partage  du  droit;  le  citoyen  seul, 
l'initié  de  la  patrie,  pouvait  l'invoquer,  lui  demander 
crédit,  assistance  et  honneur;  les  autres,  jusqu'au 
pied  des  autels,  étaient  soumis  à  une  expatriation 
forcée,  et,  présents  à  tout,  se  trouvaient  bannis  de 
tout. 

Ni  droit-principe,  ni  droit  immuable,  ni  droit  uni- 
versel, voilà.  Messieurs,  le  droit  ancien.  Une  triple 
inhumanité  en  faisait  le  fond.  Faute  d'un  droit-prin- 
cipe qui  remontât  jusqu'aux  sources  de  l'équité ,  le 
faible  n'avait  aucune  protection  contre  le  fort;  faute 
d'un  droit  immuable,  le  petit  nombre  était  sans 
armes  contre  le  grand  nombre  ;  faute  d'un  droit  uni- 
versel, l'homme  était  ennemi  de  l'homme.  Jésus- 
Christ  trouva  la  société  humaine  dans  cet  horrible 
état  d'impuissance  à  l'égard  de  son  principe  fonda- 
mental, qui  est  la  justice;  on  aura  beau,  par  haine 
pour  lui,  creuser  l'antiquité,  on  n'y  découvrira  pas 


—  266  — 

un  autre  droit  que  celui  que  je  viens  de  dire,  et  que 
vous  avez  tous  reconnu.  Qu'a-t-il  fait  de  cette  société 
misérable,  qui  nous  glacerait  d'épouvante  si  un  seul 
de  ses  jours  nous  apparaissait  vivant?  qu'en  a-t-il 
fait?  Il  eût  pu  la  fouler  aux  pieds  et  en  jeter  au  vent 
les  débris  immondes  et  tyranniques  :  il  ne  l'a  pas 
fait.  Il  eût  pu,  du  moins,  la  mépriser,  et,  content  de 
fonder  à  côté  d'elle,  pour  les  âmes  droites,  une  so- 
ciété pure  et  équitable,  abandonner  l'ancienne  à 
l'opprobre  de  la  comparaison  :  il  ne  l'a  pas  fait  non 
plus.  Il  n'a  ni  détruit  ni  méprisé ,  il  a  créé  un  monde 
et  relevé  l'ancien  par  le  nouveau  ;  il  a  donné  à  la 
société  humaine  ce  qu'aucun  de  ces  législateurs  les 
plus  fameux  ne  lui  avait  donné  :  un  droit  universel, 
un  droit  immuable,  un  droit-principe. 

C'est  le  spectacle  auquel  nous  allons  présentement 
assister. 

Jésus- Christ  vient  au  monde;  il  naît  comme  tous 
les  hommes, dans  une  cité;  il  naît  dans  un  droit  par- 
ticulier; il  naît  dans  une  patrie  qui  avait  son  his- 
toire, son  fondateur,  ses  conquêtes,  son  illustration; 
il  naît  comme  un  homme  qui  était  attendu  par  un 
grand  peuple.  Et  quelle  est  la  première  chose  qu'il 
fait  tout  en  se  posant  comme  l'héritier  des  promesses 
et  des  espérances  de  ce  peuple?  Dit-il  :  Je  suis  Juif, 
je  viens  pour  agrandir  ma  nation  et  la  porter  jus- 
qu'aux extrémités  du  monde  ,  plus  loin  que  David  et 
Salomon,  nos  pères?  Non,  il  ne  dit  pas  un  mot  de 
cela  ;  il  dit  simplement  :  Je  suis  le  Fils  de  l'homme. 
Et  peut-être  vous  n'en  n'êtes  pas  surpris;  peut-être 
il  vous  semble  naturel  qu'à  chaque  page  de  l'Évan- 


—  267  - 

gile  Jésus -Christ  affecte  de  s'appeler  le  Fils  de 
l'homme,  tandis  qu'à  peine,  çà  et  là,  il  prend  le  titre 
de  Fils  de  Dieu?  Cependant,  cela  n'est  pas  si  peu  de 
chose  que  vous  le  croyez,  et  cette  seule  expression,  le 
Fils  de  l'homme,  renfermait  toute  une  révolution ,  la 
plus  grande  qui  se  fût  vue  jamais.  Avant  Jésus- 
Christ  on  disait  :  Je  suis  Grec,  Romain,  Juif;  me- 
nacé ou  interrogé ,  on  répondait  fièrement  :  Civis 
romanus  sum  ego.  Chacun  se  couvrait  de  sa  patrie 
et  de  sa  cité;  Jésus-Christ  n'invoque  qu'un  seul  titre, 
celui  de  Fils  de  l'homme,  et  il  annonce  par  là  une 
ère  nouvelle,  l'ère  où  l'humanité  commence  ,  et  où, 
après  le  nom  de  Dieu,  rien  ne  sera  plus  grand  que  le 
nom  de  l'homme  ,  rien  de  plus  efficace  pour  obtenir 
secours  ,  honneur  et  fraternité.  Chacune  des  paroles 
du  Fils  de  l'homme,  chacune  de  ses  actions  est  em- 
preinte de  cet  esprit,  et  toutes  ensemble,  paroles  et 
actions ,  forment  l'Évangile ,  qui  est  le  droit  nouveau 
et  universel.  Une  fois  l'Évangile  au  monde,  Jésus- 
Christ  envoie  ses  apôtres  le  porter  au  genre  humain  : 
Allez,  leur  dit- il,  et  prêchez  l'Évangile  à  toute 
créature  (1).  La  propagation,  la  communion,  l'uni- 
versalité deviennent  le  mot  d'ordre  de  tout  mouve- 
ment, et  là  où  l'on  n'entendait  que  le  bruit  de 
l'égoïsme,  on  n'entend  plus  que  le  pas  de  course  de 
la  charité. 

Où  sont  les  Grecs?  où  sont  les  Romains?  où  est  la 
cité?  où  est  le  droit  hellène  et  le  droit  quirite?  Saint 
Paul  ne  peut  plus  retenir  dans  sa  poitrine  le  chant 

(1]  Saint  Marc,  chap.  xvi,  vers.  13. 


—  268  — 

de  l'humanité  triomphante,  il  s'écrie  :  Il  n'y  a  plus 
de  Juif  ni  de  Grec,  il  n'y  a  plus  d'esclave  m 
d'homme  libre,  il  n'y  a  plus  dliomme  ni  de  femme  . 
mais  vous  êtes  tous  un  en  Jésus- Christ  (1)  !  0  hom^. 
mes  des  quatre  vents  du  ciel!  hommes  qui  vous 
croyez  de  race  et  de  droits  différents ,  vous  ne  savez 
ce  que  vous  dites;  vous  n'êtes  point  ici -bas  par 
mille  et  par  milUons ,  vous  n'êtes  pas  même  deux, 
vous  n'êtes  qu'un. 

Ainsi,  non- seulement  l'homme,  non-seulement 
l'humanité  ;  mais  l'unité  de  l'homme  et  de  l'humanité. 
Qui  touche  à  l'homme  touche  à  l'humanité  ;  et  qui 
touche  à  l'humanité  touche  à  Dieu  ,  qui  l'a  faite  ,  qui 
en  est  le  père  et  le  protecteur. 

Le  comte  de  Maistre,  poussé  par  sa  mauvaise  hu- 
meur contre  la  révolution  française,  et  il  y  avait 
bien  un  peu  de  quoi ,  a  dit  quelque  part,  à  propos  de 
la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  :  «  J'ai  rencon- 
tré dans  ma  vie  des  Allemands,  des  Français,  des 
Italiens ,  des  Persans,  mais  je  n'ai  jamais  rencontré 
l'homme.  »  Le  comte  de  Maistre  se  trompait,  Mes- 
sieurs ;  j'ai  rencontré ,  comme  lui ,  des  Allemands  en 
Allemagne ,  des  Italiens  en  Italie ,  des  Français  en 
France,  mais  j'ai  aussi  rencontré  l'homme,  et  je  l'ai 
rencontré  dans  l'Évangile. 

L'Évangile  était  la  Charte  de  l'homme,  la  décla- 
ration du  droit  universel.  Mais ,  quelque  hardie  que 
fût  cette  déclaration,  s'il  est  permis  déparier  de  har- 
diesse à  propos  d'une  œuvre  divine,  ce  n'était  encora 

(1)  Épître  aux  Galates,  chap.  m,  vers.  28. 


—  269  — 

qu'une  déclaration.  Il  n'était  pas  impossible ,  peut- 
être,  que  quelque  autre  en  eût  la  pensée,  et  dît  comme 
Térence  : 

Homo  sum ,  humani  nihil  a  me  aliemim  puto. 

Tant  que  l'Évangile  n'était  qu'une  parole ,  c'était 
la  parole  la  plus  belle  du  monde ,  un  livre  unique , 
un  projet  sans  égal,  et  voilà  tout.  Il  fallait  que 
l'Évangile  ,  annoncé  à  toute  la  terre,  devînt  un  droit 
vivant ,  la  règle  fondamentale  des  relations  humai- 
nes, et  que  ceux-là  mêmes  qui  en  nieraient  la  divi- 
nité comme  doctrine,  en  acceptassent  le  joug  comme 
législation.  Or  n'est-ce  pas  ce  que  nous  voyons?  La 
société  catholique ,  en  se  répandant  et  se  constituant 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre ,  n'a-t-elle  pas  porté 
avec  elle  le  droit  évangélique?  Ne  l'a-t-elle  pas  im- 
posé à  tous  ses  membres  dispersés  et  unis?  N'en 
a-t-elle  pas  fait  le  fond  des  mœurs  générales,  en 
sorte  qu'une  action  païenne ,  lors  même  qu'elle  ne 
serait  pas  réprimée  par  les  lois  de  chaque  pays,  est 
devenue  quelque  chose  d'impossible  et  qui  inspire 
l'horreur?  Il  est  ainsi,  et  le  règne  de  l'Évangile 
comme  droit  est  beaucoup  plus  étendu  que  le  règne 
de  l'Évangile  comme  idée.  Tel  qui  n'adore  pas  le  Dieu 
en  Jésus -Christ,  y  révère  le  sage,  et  il  n'est  pas  un 
de  ses  ennemis  qui  lui  conteste  le  titre  du  plus  grand 
des  législateurs. 

Et  remarquez -le,  Messieurs,  le  droit  évangélique 
n'a  pas  détruit  le  droit  propre  de  chaque  cité ,  pas 
plus  que  la  société  catholique  n'a  détruit  la  société 


—  270  — 

humaine.  Les  nations  sont  demeurées  maîtresses  de 
leur  sort,  conservant  chacune  leur  caractère  et  tous 
les  attributs  du  pouvoir;  elles  font  des  lois  comme 
jadis,  avec  cette  seule  différence  que,  nourries  de  la 
substance  de  l'Évangile,  affranchies  de  l'égoïsme 
antique  par  un  sentiment  de  bienveillance  générale , 
qui  leur  est  maintenant  comme  inné ,  il  ne  souille 
plus  leur  code  de  dispositions  indignes  d'un  cœur 
chrétien.  L'Evangile  n'a  point  passé  sur  le  monde 
comme  un  vent  violent  qui  déracine  les  institutions  ; 
il  y  a  été  versé  avec  douceur,  comme  une  eau  bien- 
faisante qui  pénètre  jusqu'aux  sources  de  la  vie  pour 
les  purifier  et  les  rajeunir.  Tout  ce  qui  vient  de  Dieu 
est  toujours  marqué  d'un  double  signe  :  l'unité  s'y 
allie  à  la  variété,  l'universalité  à  l'individualité,  la 
domination  à  la  liberté.  C'est  pourquoi  l'Évangile, 
en  tirant  le  genre  humain  des  entraves  d'un  droit 
sans  largeur,  n'a  pas  attenté  à  l'existence  des  na- 
tions. Un  droit  universel  pour  un  empire  universel 
eût  été  le  rêve  d'un  homme  :  Dieu  a  fait  mieux,  il  a 
créé  une  loi  commune  pour  une  multitude  de  peuples 
séparés  par  leur  origine ,  leur  territoire  et  leurs  in- 
stitutions. 11  leur  a  laissé  la  libre  disposition  d'eux- 
mêmes,  leur  disant  comme  un  père  à  des  fils  égale- 
ment aimés  :  Allez,  faites -vous  votre  sort,  croissez 
et  multipliez -vous,  décidez  de  la  guerre  et  de  la 
paix;  mais  souvenez-vous  que  vous  n'êtes  qu'un 
dans  la  vérité  et  la  charité. 

Cette  grande  liberté  laissée  aux  nations  a  nui 
peut-être  matériellement  à  la  diffusion  du  droit 
évangélique;  elle  l'a  rendue  plus  difficile  à  accom- 


—  271  — 

plir.  Mais  qu'importe  la  peine  et  le  temps?  L'œuvre 
de  Dieu  est  jeune  encore,  elle  n'est  pas  achevée;  lais- 
sons-lui suivre  avec  patience  la  route  qu'elle  a  choi- 
sie. Si  le  soleil  de  justice  n'est  pas  encore  à  son  midi, 
s'il  n'inonde  pas  de  sa  lumière  et  de  sa  chaleur  tous 
les  enfants  des  hommes  sans  exception,  c'est  leur 
faute  et  non  la  sienne;  c'est  qu'ils  fuient  en  même 
temps  qu'il  avance  vers  eux.  Un  jour  il  ira  plus  vite 
encore ,  et  comme  le  flambeau  de  la  nature ,  en  se 
penchant  vers  l'horizon  ,  éclaire  à  la  fois  l'orient  et 
l'occident,  ainsi  l'Évangile,  arrivé  au  terme  de  sa 
puissance,  maître  du  monde  sans  l'avoir  jamais  con- 
traint, remplira  de  sa  gloire  et  de  son  équité  le  passé 
et  l'avenir. 

Déjà,  Messieurs,  tout  peuple  qui  ne  se  soumet  point 
au  droit  évangélique  est  condamné,  par  la  seule  force 
des  choses,  à  la  barbarie.  Chose  incroyable  autant 
que  visible!  Athènes  et  Rome,  avant  Jésus -Christ, 
sont  parvenues  à  la  civilisation;  mais,  depuis  que  le 
droit  évangélique  a  été  promulgué ,  tout  peuple  qui 
ne  l'a  point  reconnu  est  demeuré,  à  l'égard  des  peu- 
ples chrétiens ,  dans  un  état  d'infériorité  qui  inspire 
encore  plus  de  mépris  que  de  compassion.  Regardez 
le  musulman  :  il  est  postérieur  à  nous  de  six  siècles  ; 
Mahomet  avait  l'Évangile  dans  ses  mains  ;  il  pouvait 
le  copier,  et  il  l'a  copié  en  effet.  Eh  bien!  qu'est-ce 
que  le  musulman?  Que  sont  devenues  sous  sa  domi- 
nation la  Grèce  et  la  Syrie  ?  Où  est  seulement  la  cul- 
ture des  champs?  Où  est  l'aspect  terrestre  de  ces 
contrées  qui ,  avec  tant  d'autres  souvenirs  fameux , 
nous  avaient  transmis  la  mémoire  de  leurs  monta- 


—  272  — 

gnes  et  de  leurs  vallées?  La  terre  même  n'a  pu  vivra 
sous  le  joug  ignoble  d'une  administration  qui  n'a 
pas  appris  de  ses  douze  cents  ans  de  vie  à  protéger 
un  épi  de  blé.  Je  ne  parle  pas  du  reste.  Dieu  leur  a* 
donné  les  plus  beaux  pays  du  monde,  après  leur  avoir 
donné  la  postériorité  même  sur  son  Évangile ,  afin 
de  nous  révéler,  par  cet  exemple  aussi  proche  qu'il- 
lustre ,  où  tombent  les  nations  qui  repoussent  l'É- 
vangile promulgué  et  connu.  Il  est  facile  d'en  com- 
prendre la  raison.  Avant  Jésus-Christ,  le  droit  uni- 
versel et  parfait  n'existait  pour  personne  :  les  peuples 
étaient  tous,  à  cet  égard,  sur  un  pied  d'égalité;  il 
était  donc  possible,  dans  cette  misère  commune, 
qu'un  législateur  soutenu  par  des  circonstances  heu- 
reuses de  race,  de  temps  et  de  climat,  et  surtout  par 
une  secrète  protection  de  la  Providence,  élevât  une 
nation  à  un  certain  degré  de  politesse  d'esprit  et  de 
rectitude  de  mœurs.  Mais  aujourd'hui  que  l'Évan- 
gile a  paru  ,  que  le  fanal  de  la  perfection  est  allumé 
devant  les  yeux  de  tous ,  le  peuple  qui  le  repousse 
est  nécessairement  condamné  à  des  relations  d'un 
ordre  inférieur,  qui  ne  lui  permettent  pas  de  sou- 
tenir la  comparaison,  et  le  font  végéter,  s'il  persiste, 
dans  une  invincible  et  honteuse  barbarie.  L'Évangile 
a  rassemblé  en  lui  toutes  les  forces  civiUsatrices 
éparses  auparavant  dans  le  monde,  et  quiconque 
aspire  au  bien  et  à  la  gloire  ne  peut  plus  les  cher- 
cher que  là.  11  était  pardonnable,  il  était  même 
louable  à  Lycurgue  de  consulter  l'oracle  de  Delphes, 
à  Numa  de  converser  avec  la  nymphe  Égérie;  mais 
aujourd'hui  l'oracle  est  à  Rome ,  parce  que  l'Évan- 


—  273  — 

giley  est  dans  son  plus  haut  représentant,  et  qui- 
conque n'y  va  pas  humblement  puiser  les  inspira- 
tions de  la  souveraine  justice ,  ne  bâtira  qu'une  cité 
sans  bénédiction. 

L'Évangile  était  fait,  promulgué,  assis  :  il  fallait 
le  défendre,  et,  après  l'universaUté,  lui  assurer Tim- 
mutabilité.  Ce  n'était  pas  peu  de  chose  que  cette 
nouvelle  charge.  L'Évangile  protège  toutes  les  fai- 
blesses contre  toutes  les  forces,  toutes  les  puretés 
contre  toutes  les  convoitises,  toutes  les  modesties 
contre  tous  les  orgueils  ;  il  protège  l'hysope  contre  le 
cèdre ,  la  cabane  contre  le  palais  :  il  devait  avoir  des 
ennemis.  La  racine  des  mœurs  païennes  subsiste 
toujours  dans  le  cœur  de  l'homme,  et  toujours  elle  a 
des  représentants;  il  existe  une  tradition  du  mal 
comme  une  tradition  du  bien  ,  et  il  est  impossible 
que  cette  tradition  occulte  n'arrive  pas  souvent  à  la 
puissance  publique.  Un  empereur  voudra  répudier 
sa  femme,  le  droit  évangélique  le  lui  défend;  un 
autre  en  voudra  épouser  deux,  le  droit  évangélique 
le  lui  défend  ;  un  troisième  convoitera  la  direction 
des  consciences,  le  droit  évangélic{ue  le  lui  défend. 
Vous  voyez  c[uelles  causes  perpétuelles  d'irritation , 
cfuelle  guerre  sourde  et  inextinguible  du  droit  païen 
contre  le  droit  chrétien.  Il  faut  le  défendre;  mais 
comment? 

Dieu  s'y  est  pris  avec  une  grande  profondeur.  Il 
nous  a  donné  le  droit  évangélique ,  non  sous  la  forme 
directe  du  droit,  mais  sous  la  forme  du  devoir.  Il  ne 
nous  a  pas  dit  :  Voici  vos  libertés  ;  il  nous  a  dit  : 
Voici  vos  obhgations.  Cette  différence  est  capitale. 


—  274  — 

Ce  n'est  pas  que  le  devoir  ne  renferme  le  droit,  comme 
le  droit  renferme  le  devoir.  Je  ne  puis  avoir  un  devoir 
à  votre  égard  sans  que  vous  ayez  un  droit  sur  moi, 
et  vous  ne  pouvez  être  lié  par  un  devoir  envers  moi , 
sans  que  j'aie  un  droit  sur  vous.  Mais  le  droit  est  la 
face  égoïste  des  relations ,  tandis  que  le  devoir  en 
est  la  face  généreuse  et  dévouée  ;  et  c'est  pourquoi  il 
y  a  toute  la  différence  du  ciel  à  la  terre ,  du  dévoue- 
ment à  l'égoïsme,  entre  constituer  une  société  sur 
le  devoir  ou  la  constituer  sur  le  droit.  Aussi  l'É- 
vangile, qui  est  la  naturalisation  même  de  la  cha- 
rité, n'a  pas  été  une  déclaration  des  droits  de  l'homme, 
mais  une  déclaration  de  ses  devoirs.  Et  de  là  s'en- 
suit tout  le  système  de  la  défense  évangélique  contre 
la  persécution  païenne.  Quand  Bossuet,  parlant 
d'une  manière  plus  générale  de  la  défense  du  droit , 
a  voulu  en  donner  la  formule  dans  sa  Politique  sa- 
crée, il  a  écrit  ce  mot  admirable  que  tout  le  monde 
connaît  :  Il  n'y  a  pas  de  droit  contre  le  droit.  Ce- 
pendant, quelque  énergique  et  vraie  que  soit  cette 
parole,  ce  n'est  pas  encore  la  formule  véritable- 
ment chrétienne  ;  la  formule  véritablement  chré- 
tienne est  celle-ci  :  Il  n'y  a  pas  de  droit  contre  le  de- 
voir. 

Qu'on  attaque  donc  le  droit  évangéhque  dans  la 
personne  d'un  enfant ,  d'une  vierge ,  d'un  vieillard , 
ils  sont  tout  armés.  Le  roseau  répondra  comme 
Pie  VII ,  de  si  douce  et  si  bienveillante  mémoire  : 
«  Sire,  je  puis  bien  vous  céder  mon  droit;  mais  je  ne 
puis  pas  vous  céder  mon  devoir;  je  puis  bien  vous 
aimer,  vous  admirer,  jusqu'à  vous  livrer  ma  vie; 


—  275  — 

mais  je  ne  puis  pas  vous  livrer  ma  conscience  ;  je  puis 
bien,  ô  empereur,  perdre  pour  vous  toutes  choses, 
mais  non  pas  mon  âme,  car  mon  âme  c'est  l'éternité, 
et  l'éternité  c'est  plus  que  Dieu,  c'est  l'homme  et 
Dieu  tout  ensemble.  »  Voilà  notre  défense  à  tous. 
Entre  nous  et  les  persécuteurs ,  ce  n'est  pas  le  droit 
qui  fait  obstacle ,  mais  le  devoir  ;  ce  n'est  pas  l'é- 
goïsme,  mais  le  dévouement;  le  droit  est  derrière  le 
devoir,  caché  et  couvert  par  ce  bouclier  divin. 

Du  reste,  pas  une  amorce  à  brûler,  pas  un  coup 
d'épée  adonner.  Car,  dit  Jésus-Christ,  les  cheveux 
de  votre  tête  sont  comptés ,  pas  un  ne  tombera  sans 
la  permission  de  votre  Père  céleste  (1).  Et  lui-même, 
près  de  mourir  le  premier  pour  l'Évangile ,  il  disait  à 
l'apôtre  qui  avait  frappé  pour  le  défendre  :  Remets 
ton  épée  dans  son  lieu ,  quiconque  tirera  l'épée  pé- 
rira par  Vépée  (2),  c'est-à-dire  fera  une  défense  vaine 
et  sans  effet.  C'est  la  croix  qui  est  la  garde  préto- 
rienne de  l'Évangile.  Quand  on  a  l'honneur  de  com- 
battre pour  lui ,  il  faut  avoir  mille  fois  raison,  raison 
avec  la  plénitude  du  respect;  raison  avec  toute  l'hu- 
miUté  de  l'amour;  puis  s'arrêter  à  cette  dernière 
parole  :  Je  ne  puis  rien,  tuez-moi!  On  en  tuera 
un,  on  en  tuera  deux,  on  en  tuera  trois;  mais  tuer 
un  homme  armé  d'un  devoir,  c'est  déjà  plus  que  de 
bien  fortes  épaules  n'en  peuvent  porter.  Le  poëte  l'a 
dit: 

La  mort  d'un  honnête  homme  est  un  poids  éternel. 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  x,  vers.  30,  et  saint  Luc,  chap.  xxi, 
vers.  18. 
(2]  Saint  Matthieu,  chap.  xxvi,  vers.  52. 


—  276  - 

Et  nous  avons  mieux  que  cela  pour  nous  :  le  salut  du 
monde  a  commencé  par  un  honnête  homme  tué  au 
Calvaire. 

Aussi  la  violence  n'est  pas  la  meilleure  arme  contre 
le  droit  évangélique,  ni  le  plus  grand  péril  de  son 
immutabilité.  Le  droit  périt  moins  par  la  violence 
que  par  la  corruption.  Ce  n'est  pas  Attila  qui  est  le 
plus  grand  fléau  de  la  hberté  et  de  la  dignité  humai- 
nes ,  ce  sont  les  eunuques  de  Constantinople.  Quand 
Jugurtha  sortit  de  Rome  et  qu'il  se  retourna  pour  la 
maudire,  il  n'hésita  pas  sur  l'anathème,  il  ne  pro- 
nonça que  cette  courte  parole  :  «  Emenda  civifasf  b 
ville  qui  n'attends  qu'un  acheteur  !  ville  qui  tiens  en- 
core la  balance  où  Brennus  autrefois  pesait  ta  desti- 
née, et  qui  la  tiens,  non  plus  pour  te  racheter,  mais 
pour  te  vendre!  »  C'était  l'or  de  César  qui  était  à 
craindre  pour  l'Évangile  bien  plus  que  ses  rigueurs, 
l'amolUssement  des  palais  plus  que  l'horreur  des 
cachots,  la  séduction  du  sourire  plus  que  la  dureté 
d'une  sentence.  Jésus-Christ  arma  donc  aussi  son 
Évangile  contre  ce  genre  de  persécution.  Il  lui  forma 
toujours,  par  la  vertu  de  sa  croix,  une  miUce  sobre 
et  pauvre  qui ,  nourrie  au  dedans  de  la  manne  cachée 
d'une  sainte  onction  ,  n'eut  que  bien  peu  de  chose  à 
demander  à  la  terre,  et  fut  toujours  sûre  de  l'y 
trouver.  Si  quelquefois  la  richesse  devait  lui  créer 
des  tentations ,  il  devait  en  sortir  aussi  des  orages 
qui  dévoreraient  le  mal  avec  ia  cause,  et  ramène- 
raient la  tribu  évangélique  à  la  simplicité  et  à  la  fidé- 
lité. Les  exemples  en  sont  récents.  Vous  avez  naguère 
dépouillé  l'ÉgUse  de  ses  biens  et  de  ses  honneurs; 


—  277  — 

vous  avez  cru  la  perdre,  peut-être  :  vous  n'avez  fait 
que  la  purifier  et  la  rajeunir.  Vous  n'avez  plus  pour 
la  corrompre  que  la  force  du  morceau  de  pain  quo- 
tidien ;  mais  c'est  justement  celui  qui  ne  manque 
jamais  :  et,  si  vous  le  lui  retirez,  elle  en  ramassera 
à  terre  un  morceau  plus  honorable  encore  et  plus 
assuré. 

Droit  universel  et  droit  immuable,  l'Évangile  est 
encore  droit-principe ,  c'est-à-dire  qu'il  a  pénétré  si 
avant  dans  le  juste  et  l'équitable,  qu'aucun  autre 
droit  plus  parfait  ne  saurait  être  conçu.  L'Évangile 
est  comme  les  Pandectes  de  Justinien ,  un  livre  de 
droit  ;  mais  un  livre  de  droit  d'une  si  singulière  na- 
ture, que  personne  n'a  l'espérance  de  le  surpasser,  ni 
même  de  l'imiter.  Il  est  debout  après  dix-huit  siècles, 
gardé  par  le  respect  de  tous ,  et  même  de  ses  plus 
grands  ennemis.  La  pensée  humaine ,  si  féconde  en 
ressources ,  n'a  pu  lui  découvrir  ni  un  égal  ni  un  dé- 
faut. Elle  a  nié  la  divinité  de  Jésus-Christ;  mais 
qu'importe?  l'Évangile  reste,  il  est  écrit.  Elle  a  nié 
la  divinité  de  l'Église;  mais  qu'importe?  l'Évangile 
reste,  il  est  écrit.  Qui  donc  a  fait  ce  livre?  d'où  est- 
il  tombé?  Qui  en  maintient  l'empire?  Après  tant  de 
changements  et  d'expériences,  tant  de  ruines  et  de 
fondations,  il  est  toujours  le  même,  c'est-à-dire  tou- 
jours parfait.  On  l'oublie  un  jour;  le  lendemain  on  le 
regarde,  et  on  se  dit  :  l'Évangile  ! 

Je  rends  justice  à  ce  siècle  ;  il  a  senti  plus  qu'au- 
cun autre  le  coup  évangélique,  s'il  m'est  permis  de 
parler  de  la  sorte  :  il  a  compris  qu'un  lien  secret 
existait  entre  l'Évangile  et  l'humanité,  et  que  tant 

8* 


—  278  — 

qu'on  ne  ferait  pas  pour  elle  quelque  chose  de  mieux 
que  l'Évangile,  tant  qu'on  ne  créerait  pas  un  droit 
plus  parfait ,  Jésus-Christ  continuerait  à  régner  sur 
le  monde.  Il  a  compris  que  la  question  n'était  pas 
une  question  de  métaphysique  et  d'histoire,  parce 
que  le  peuple  ne  se  soucie  et  n'a  besoin  ni  de  méta- 
physique ni  d'histoire  ;  mais  qu'elle  était  une  ques- 
tion  de  droit.  Nulle  entreprise  plus  grande  et  plus 
profonde  n'a  été  encore  conduite  contre  Jésus- 
Christ  ;  mais  aussi  aucune  dont  le  résultat  sera 
plus  glorieux  pour  la  vérité,  et  plus  facile  à  saisir 
pour  tous.  Le  droit  donc  !  le  droit  !  Notre  preuve 
est  faite,  Messieurs,  à  nous  autres  catholiques  : 
vous  savez  où  nous  avons  pris  le  monde  sous  le  rap- 
port du  droit,  et  où  nous  l'avons  mené.  Prenez  l'hé- 
ritage à  votre  tour  ;  créez  un  droit  plus  universel , 
plus  immuable,  plus  parfait.  Nous  vous  attendons, 
et  nous  ne  demandons  pas  mieux.  Mais  à  voir  vos 
premiers  essais  depuis  cinquante  ans,  je  crains  bien 
que  vous  n'en  soyez  pour  vos  frais  de  droit,  comme 
vous  en  avez  été  pour  vos  frais  de  métaphysique  et 
d'histoire. 

J'achèverai  cependant. 

Le  caractère  fmal  du  droit  ancien ,  comme  vous 
l'avez  vu ,  était  l'inhumanité ,  une  triste  inhumanité 
résultant  du  sacrifice  des  faibles  aux  forts ,  du  petit 
nombre  au  grand  nombre  ,  et  d'une  inimitié  de 
l'homme  envers  l'homme.  Le  caractère  fmal  du  droit 
nouveau  est,  au  contraire,  l'humanité,  une  triple 
humanité  :  la  proteciion  des  faibles  contre  les  forts , 
du  petit  nombre  contre  le  grand  nombre ,  et  l'amour 


—  279  — 

de  tous  pour  tous ,  comme  s'ils  n'étaient  qu'un.  C'est 
ce  caractère  d'humanité  surhumaine  qui  fait  le  fond 
et  la  force  de  l'Évangile,  et  quiconque  en  sort, 
quelque  plausibles  que  puissent  être  ses  vues,  et 
quelque  pures  que  soient  ses  intentions ,  rentre  im- 
médiatement dans  la  conception  païenne,  c'est-à- 
dire  dans  l'inhumanité.  Permettez-moi  de  revenir 
sur  un  exemple  auquel  j'ai  déjà  fait  tout  à  l'heure 
une  allusion. 

Dès  le  temps  de  Louis  XIV,  l'un  de  nos  poètes  les 
plus  populaires  se  plaignait  de  ce  que  l'Église  rui- 
nait en  fêtes  les  pauvres  gens.  C'était  attaquer  au 
cœur  le  droit  évangélique.  Qu'est-il  arrivé?  La  grande 
loi  du  repos,  cette  Charte  primitive  de  l'humanité, 
antérieure  même  à  notre  chute,  la  loi  du  repos  a  été 
sacrifiée  aux  vœux  du  fabuliste  et  aux  chiffres  deâ 
économistes.  Eh  bien  !  je  vous  le  demande,  le  pauvre 
est- il  plus  riche,  plus  libre,  moins  asservi  à  ses  maî- 
tres, mieux  portant,  plus  moral  et  plus  heureux?  A 
qui  l'abolition  de  la  Charte  du  repos  a-t-elle  profité, 
sinon  à  ceux  qui  font  travailler  les  autres,  et  qui 
n'ont  pas  besoin  de  repos?  Le  pauvre  s'en  apercevra 
tôt  ou  tard  ;  il  reconnaîtra  qu'en  voulant  l'affranchir 
d'un  devoir  évangélique,  on  lui  a  ravi  un  droit  pré- 
cieux ,  qui  était  caché  derrière ,  qu'on  a  trompé  sa 
bourse ,  sa  santé ,  son  esprit  et  son  cœur.  Il  reviendra 
vers  son  ancien  maître,  Jésus-Christ,  qui  se  con- 
naissait aux  droits  du  pauvre,  parce  qu'il  avait  été 
pauvre  lui-même  ;  il  baisera  de  nouveau  sa  croix, 
mouillée  des  larmes  de  tous  ceux  qui  souffrent,  et  il 
lui  dira ,  dans  un  amour  plus  grand  encore  que  par 


—  280  — 

le  passé  :  Je  viens  à  vous,  qui  n'avez  jamais  trompé 
l'enfant  du  pauvre! 

C'est  à  l'aide  de  la  société  catholique  que  Jésus- 
Christ,  fondateur  premier  et  dernier  d'un  droit- 
principe,  d'un  droit  immuable,  d'un  droit  universel, 
a  opéré  et  propagé  cette  grande  révolution  sociale. 
Mais  il  est  des  peuples  qui  y  concourent  par  une  na- 
ture plus  dévouée  ou  par  une  foi  plus  ardente.  La 
nôtre  est  de  ce  nombre ,  Messieurs  ;  notre  pays ,  de- 
puis sa  formation  moderne,  fut  toujours  un  pays  d'É- 
vangile, un  pays  du  droit  nouveau.  L'élection  de 
Dieu  en  est  sans  doute  la  cause;  mais,  après  lui, 
nous  le  devons  à  l'instinct  de  justice  et  de  générosité 
qui  est  dans  la  nature  française,  à  ce  glorieux  senti- 
ment du  vrai  et  du  bon  qui  passe  chez  nous  par- 
dessus l'instinct  de  l'utile.  Les  erreurs  de  notre  es- 
prit nous  ont  éloignés  de  la  vérité  depuis  un  siècle  ; 
notre  cœur  nous  y  ramène  à  coup  sûr,  quoique  len- 
tement. Une  fois  que  l'expérience  sera  faite,  et  qu'en 
dehors  de  l'Évangile  tout  autre  droit  sera  reconnu 
un  droit  égoïste,  le  grand  jour  de  la  foi  se  lèvera  de 
nouveau  sur  la  France.  Et  si  cette  résurrection,  pré- 
sagée par  tant  d'augures  heureux ,  ne  se  réalisait 
pas;  si  l'Évangile  et  la  patrie  se  séparaient  enfin, 
c'en  serait  fait  de  nous  ,  parce  que  c'en  serait  fait  de 
notre  caractère  national.  La  France  ne  serait  plus 
qu'un  lion  mort,  et  on  la  traînerait,  la  corde  au  cou, 
aux  gémonies  de  l'histoire. 


TRENTE-TROISIEME  CONFERENCE 


DE   L  INFLUENCE   DE    LA    SOCIETE   CATHOLIQUE 
SUR   LA   SOCIÉTÉ   NATURELLE   QUANT   A    LA   PROPRIÉTÉ 


Monseigneur, 

Messieurs, 

La  société  catholique  a  changé  la  face  de  la  société 
humaine  en  introduisant  dans  le  monde  un  droit  nou- 
veau, droit  universel,  immuable,  devenu  par  sa  per- 
fection le  principe  et  le  type  de  tout  droit.  Mais  ce 
n'est  pas,  comme  vous  le  pensez ,  sans  contradiction 
que  ce  droit  a  prévalu,  et  aujourd'hui  encore,  après 
un  si  long  règne ,  il  a  des  adversaires  qui  cherchent 
à  le  détrôner  au  nom  même  de  l'intérêt  du  genre  hu- 
main. Je  dois  donc  le  défendre  et  le  justifier,  d'autant 
plus  que  cette  justification  achèvera  de  vous  en  ré- 
véler l'équité  et  la  profondeur. 

Voici  la  première  thèse  soutenue  contre  le  droit 


—  282  — 

évangélique  :  «  Vous  vous  vantez,  nous  dit-on,  d'a- 
voir travaillé  pour  les  faibles  contre  les  forts  ;  mais 
si  telle  a  été  l'intention  de  l'Évangile,  son  devoir  n'é- 
tait-il pas  de  mettre  un  terme  à  l'inégalité  qui  règne 
ici-bas  dans  le  partage  des  biens  ?  S'il  est  vrai  que 
la  justice  soit  le  fondement  de  la  société  naturelle , 
l'un  des  principaux  objets  de  cette  justice,  c'est  le 
partage  équitable  des  biens.  Or  les  biens  sont-ils 
équitablement  partagés?  N'y  a-t-il  pas  des  hommes 
qui  meurent  d'ennui  dans  l'abondance,  et  qui,  après 
avoir  assouvi  leurs  passions,  ne  savent  plus  que 
faire  du  reste;  tandis  que  d'autres,  en  grand  nom- 
bre ,  languissent  dans  la  misère  et  trop  souvent  dans 
l'inanition?  Eh  bien,  vous,  Évangile,  vous,  hommes 
du  droit  évangélique,  qu'avez-vous  fait  contre  cet 
horrible  abus?  Qu'avez-vous  fait  contre  le  riche  en 
faveur  du  pauvre?  Ce  que  vous  avez  fait!  vous  avez 
consacré  l'inégalité  des  biens ,  vous  l'avez  sanction- 
née ,  vous  l'avez  placée  sous  la  protection  de  Dieu  et 
de  Jésus-Christ  ;  vous  avez  déclaré  que  les  uns  de- 
vaient tout  avoir,  les  autres  se  contenter  de  tendre  la 
main  et  de  ramasser,  sous  le  nom  d'aumône,  les 
miettes  que  le  riche  voudrait  bien  laisser  tomber  de 
sa  table  et  de  son  luxe.  Voilà  ce  que  vous  avez  fait 
sur  une  question  si  grave,  qui  touche  à  la  vie  et  à  la 
mort  de  l'humanité.  Nous  en  demandons  compte  à 
l'Évangile,  à  l'Église,  à  cette  puissance  dont  vous 
disposez  depuis  tant  de  siècles,  à  ce  droit  nouveau 
dont  vous  êtes  si  vains ,  et  qui  n'a  servi  qu'à  sancti- 
fier dans  la  propriété  la  source  vive  de  toute  injustice 
et  de  toute  misère.  » 


—  283  — 
Je  ne  déguise  pas  l'objection,  Messieurs,  et  je  la 
combattrai  avec  autant  de  franchise  que  j'en  mets  à 
l'exposer.  Mais  je  la  combattrai  sans  manquer  d'é- 
gards pour  ceux  qui  s'en  préoccupent;  car,  au  milieu 
des  maux  qui  sont  le  résultat  de  la  diminution  de  la 
vérité  et  de  la  charité  sur  la  terre,  il  est  naturel 
de  rencontrer  des  hommes  assez  dévoués  pour  en 
souffrir,   assez  ingénieux  pour  en  chercher  le  re- 
mède ,  mais  trop  peu  éclairés  pour  ne  pas  s'égarer 
dans  les  combinaisons  de  leur  esprit.  D'autres ,  qui 
n'ont  pas  davantage  la  vérité,  s'inquiètent  moins  du 
sort  de  leurs  semblables ,  et  passent  avec  indifférence 
à  côté  des  grandes  questions  :  je  préfère  les  premiers, 
et  je  combats  leurs  erreurs,  en  y  respectant,  toutes 
les  fois  qu'il  est  possible,  les  illusions  du  dévouement. 
Dieu  a  donné  la  terre  à  l'homme,  et  avec  la  terre 
une  activité  qui  la  féconde  et  la  rend  obéissante  à 
nos  besoins.  Ce  don  primitif  constitue  en  faveur  du 
genre  humain  une  double  propriété,  la  propriété  du 
sol  et  la  propriété  du  travail.  La  question  n'est  donc 
pas  de  savoir  si  la  propriété  doit  être  détruite,  puis- 
qu'elle existe  nécessairement ,   par  cela  seul  que 
l'homme  est  un  être  actif,  et  que  nul,  sauf  Dieu,  ne 
saurait  lui  arracher  la  terre  des  mains.  Mais  la  ques- 
tion est  de  savoir  sur  qui  repose  la  propriété,  si  elle 
est  un  don  fait  à  chacun  de  nous,  ou,  au  contraire, 
un  don  indivisible  et  social,  où  nul  ne  saurait  pré- 
tendre qu'une  part  de  fruits  distribués  par  la  société, 
selon  de  certaines  lois.  La  tradition,  sanctionnée  par 
l'Évangile,  consacre  la  propriété  sous  sa  forme  indi- 
viduelle ;  selon  la  tradition  de  l'Évangile ,  Dieu  au- 


—  284  — 
rait  dit  à  l'homme  :  «  Tu  es  le  maître  de  ton  travail , 
car  ton  travail ,  c'est  ton  activité ,  et  ton  activité,  c'est 
toi.  T'ôter  le  domaine  de  ton  travail ,  ce  serait  t'ôter 
le  domaine  de  ton  activité ,  c'est-à-dire  la  possession 
de  toi-même,  de  ce  qui  te  fait  un  être  vivant  et  libre. 
Tu  es  donc  le  maître  de  ton  travail.  Tu  l'es  aussi  de 
la  terre ,  dans  la  portion  que  ton  travail  aura  fécon- 
dée ;  car  ton  travail  n'est  rien  sans  la  terre ,  et  la 
terre  n'est  rien  sans  ton  travail;  l'un  et  l'autre  se 
soutiennent  et  se  vivifient  réciproquement.  Quand 
donc  tu  auras  miêlé  tes  sueurs  à  la  terre,  et  que  tu 
l'auras  ainsi  fécondée,  elle  t'appartiendra,  car  elle 
sera  devenue  une  portion  de  toi-même ,  la  prolonga- 
tion de  ton  propre  corps;  elle  aura  été  engraissée 
avec  ta  chair  et  ton  sang,  et  il  est  juste  que  le  do- 
maine te  reste  sur  elle ,  afin  qu'il  te  reste  sur  toi.  J'y 
ai  bien,  il  est  vrai,  comme  créateur,  une  part  pre- 
mière; mais  je  te  l'abandonne,  et,  unissant  ainsi  ce 
qui  vient  de  mon  côté  à  ce  qui  vient  du  tien ,  le  tout 
est  à  toi.  Ta  propriété  ne  finira  pas  même  avec  ta 
vie;  tu  pourras  la  transmettre  à  ta  descendance, 
parce  que  ta  descendance,  c'est  toi,  parce  qu'il  y  a 
une  unité  entre  le  père  et  les  enfants,  et  que  déshé- 
riter ceux-ci  de  la  terre  patrimoniale ,  ce  serait  les 
déshériter  des  sueurs  et  des  larmes  de  leur  père.  A 
qui  retournerait  d'ailleurs  cette  terre  de  ta  douleur 
et  de  ton  sang?  A  un  autre  qui  ne  l'aurait  pas  tra- 
vaillée. Il  vaut  mieux  que  tu  te  survives  et  que  tu  te 
la  gardes  dans  ta  postérité.  » 

Tel  est,  Messieurs,  le  droit  primitif  consacré  par 
le  droit  évangéhque. 


—  285  — 

«  Très-bien ,  nous  répond-on  ;  mais  ne  voyez-vous 
pas  l'effroyable  inégalité  qui  va  résulter  de  cette 
thèse  en  apparence  si  simple?  Au  bout  d'un  certain 
temps,  soit  incapacité  des  uns,  soit  infirmités  dont 
l'homme  n'est  pas  comptable,  soit  d'autres  circon- 
stances, heureuses  pour  ceux-ci,  défavorables  pour 
ceux-là,  la  terre,  devenue  trop  étroite  et  avare  pour 
ses  habitants,  se  trouvera  aux  mains  d'un  petit  nom- 
bre d'hommes  qui  la  dévoreront  dans  le  luxe  et  la 
satiété,  au  préjudice  d'innombrables  malheureux  ré- 
duits au  pain  de  chaque  jour,  si  tant  est  même  que 
le  pain  de  chaque  jour  leur  soit  assuré.  N'est-ce  pas 
là  un  résultat  qui  accuse  le  principe  de  la  propriété 
individuelle?  Si  la  conséquence  est  égoïste,  le  prin- 
cipe l'est  inévitablement.  Il  faut  donc  recourir,  si 
nous  aimons  les  hommes,  à  une  autre  distribution 
de  la  propriété,  et  proclamer  sans  crainte,  parce 
que  c'est  le  devoir,  que  le  travail  et  la  terre  appar- 
tiennent à  la  société.  Le  travail  et  la  terre  sont  le 
fonds  social,  le  bien  commun,  la  substance  même 
de  la  patrie;  tous  nous  devons  nous  y  dévouer,  et 
recueillir  seulement,  en  récompense  de  nos  efforts, 
une  part  de  fruits  proportionnée  au  mérite  de  notre 
travail.  Par  là  cesse  la  distinction  arbitraire  du  pau- 
vre et  du  riche  ;  si  quelque  irrégularité  subsiste  en- 
core, elle  fîst  due  à  la  capacité  et  à  la  vertu ,  non  au 
hasard  d'une  naissance  qui  a  broyé  pour  nous  dans 
le  môme  vase  l'oisiveté,  l'abondance,  l'orgueil,  l'é- 
^oïsme,  tous  les  vices  et  tous  les  droits.  Vous- 
mêmes,  ô  hommes  de  l'Évangile  !  dans  vos  jours  de 
saintes  inspirations ,  n'avez-vous  pas  réalisé  cette  di- 


—  286  — 

vine  république?  Quand  vos  missionnaires  fondaient 
les  fameuses  réductions  du  Paraguay,  n'avez-vous 
pas,  au  nom  de  l'Évangile,  décrété  la  communauté 
du  travail  et  des  biens?  Le  Paraguay  était-il  autre 
chose  qu'une  heureuse  famille  où  chaque  membre 
travaillait  pour  tous,  tous  pour  chacun,  et  où  le  pou- 
voir social,  travailleur  lui-même,  distribuait  à  ses 
enfants,  dans  la  plus  équitable  mesure,  les  fruits 
de  leur  paisible  activité?  Toute  la  terre  admira 
cette  création  de  l'Évangile,  qui  en  rappelait  les 
premiers  temps.  Mais ,  capables  de  la  concevoir  et 
de  l'accomplir  entre  deux  fleuves  de  l'Amérique, 
vous  n'avez  pas  été  capables  de  la  poser  comme  une 
loi  générale  de  l'humanité  ;  vous  avez  été  lâches,  vous 
avez  reculé  devant  l'égoïsme  humain.  Et  c'est  nous, 
enfants  du  xix^  siècle,  élevés,  il  est  vrai,  à  votre 
école,  et  nourris  du  lait  évangélique,  c'est  nous  qui 
sommes  obligés  de  vous  rappeler  votre  mission ,  et 
de  mettre  la  dernière  main  à  la  loi  de  justice  et  de 
charité  !  » 

Encore  une  fois.  Messieurs,  je  ne  déguise  pas 
l'objection,  et  je  n'ai  aucun  mérite,  parce  que  la 
réponse  me  frappe  et  me  saisit  avec  une  extrême 
clarté.  Je  vois  l'étabhssement  qui  transporterait 
à  la  société  le  domaine  de  la  terre  et  du  travail 
comme  l'étabhssement  d'une  servitude  universelle, 
et  la  consécration  d'une  inégalité  sans  limites  et 
sans  ressources  :  servitude  et  inégalité  telles,  qu'au- 
cun despotisme  n'en  a  même  approché  par  l'imagi- 
nation. 

La  société,  dit-on  ,  serait  seule  propriétaire  du  sol 


—  287  — 

et  du  travail  ;  mais  qu'est-ce  que  la  société?  En  ap- 
parence ,  c'est  tout  le  monde  ;  en  réalité ,  quand  il 
s'agit  d'administration  et  de  gouvernement,  c'e^st 
toujours  un  nombre  d'hommes  excessivement  limité. 
Que  la  société  s'appelle  monarchie,  aristocratie  ou 
démocratie,  elle  est  toujours  représentée  et  conduite 
par  deux  ou  trois  hommes,  que  la  suite  des  choses 
humaines  appelle  au  pouvoir  et  rend  dépositaires  de 
tous  les  éléments  sociaux.  A  vingt  ans,  on  ne  le 
croit  pas;  à  quarante,  on  n'en  doute  plus  :  on  sait 
que  le  gouvernement  positif,  malgré  toutes  les  com- 
binaisons imaginables ,  tombe  toujours  entre  les 
mains  de  deux  ou  trois  hommes,  et  que,  ces  trois 
hommes  morts,  il  envient  immanquablement  trois 
autres,  et  ainsi  à  jamais.  On  sait  qu'à  cause  de  cela 
même  il  est  nécessaire  d'opposer  au  pouvoir  des 
points  d'arrêt  d'une  force  invincible,  sans  quoi  la 
société  s'abîmerait  dans  une  autocratie  tellement 
étroite,  que  la  terre  ne  serait  pas  habitable  un  quart 
d'heure.  Or  la  propriété  est  un  de  ces  points  d'arrêt, 
une  force  invincible  communiquée  à  l'homme,  qui 
unit  sa  vie  d'un  jour  à  l'immortalité  de  la  terre ,  à  la 
puissance  du  travail ,  et  lui  permet  de  se  tenir  de- 
bout, ses  mains  sur  sa  poitrine  et  le  sol  sous  ses 
pieds.  Otez-lui  le  domaine  de  la  terre  et  du  travail , 
que  reste-t-il?  qu'un  esclave.  Car  il  n'y  a  qu'une  dé- 
finition de  l'esclave  :  c'est  l'être  qui  n'a  ni  terre  ni 
travail  à  lui.  Transportez  ensuite  ce  double  domaine 
à  la  société ,  c'est-à-dire  à  quelques  hommes  qui  la 
gouvernent  et  la  représentent:  que  restera-t-il  de  la 
patrie,  si  ce  n'est  la  servitude  universelle,  la  faim 


—  288  — 

et  la  soif  enrégimentées  sous  la  verge  de  deux  ou 
trois  quidams ,  la  bassesse  de  tous  sous  un  orgueil 
dont  le  type ,  après  tant  d'orgueils ,  ne  peut  pas 
même  s'imaginer  ?  Le  citoyen  ne  sera  plus  que  le 
valet  de  la  république,  et  ses  deux  bras  mêmes, 
il  ne  pourra ,  sans  crime  de  haute  trahison ,  les 
prendre  et  s'en  aller,  comme  l'a  dit  un  homme  élo- 
quent ;  la  terre  fuira  sous  ses  pieds,  le  ciel  sur  sa 
tête,  et  il  aura  la  gloire  d'être  pendu  dans  le  vide, 
pour  le  plus  grand  bonheur  de  lui-même  et  de  l'hu- 
manité. 

Voyez ,  Messieurs ,  ce  qui  se  passe  là  où  la  pro- 
priété existe  pourtant,  mais  où  elle  n'est  pas  assurée 
contre  la  volonté  du  souverain  par  son  inviolabilité. 
Vous  prévenez  ma  pensée,  vous  nommez  le  pays  au- 
quel je  fais  allusion  :  eh  bien!  puisque  vous  le  con- 
naissez, n'avez-vous  jamais  senti  la  lourde  chaîne 
que  ses  habitants  traînent  après  eux  jusqu'aux  ex- 
trémités du  monde,  et  qui  les  empêche  de  respirer 
un  air  libre  sous  aucun  point  du  ciel?  N'avez-vous 
jamais  rencontré  quelqu'un  de  ces  singuliers  captifs, 
comblé  de  tous  les  avantages  de  la  naissance  et  de 
la  fortune,  et  qui  ne  peut  pas  répondre,  quels  que 
soient  son  nom,  son  histoire,  ses  services,  sa  puis- 
sance ,  sa  faveur,  que  le  lendemain  matin  il  ne  sera 
pas  errant  sur  les  chemins  de  l'Europe,  mendiant 
excommunié  de  sa  patrie,  déchu  du  patrimoine  de  ses 
aïeux,  dépouillé  de  la  tête  aux  pieds,  ne  se  recon- 
naissant plus  lui-même  :  et  pourquoi?  Parce  qu'il 
aura  eu  dans  sa  pensée  une  autre  pensée  que  la  pen- 
sée de  son  maître,  parce  qu'il  aura  prié  Dieu  autre- 


—  289  — 

ment  que  lui  !  Et  soixante  millions  d'hommes  en  sont 
là  !  Soixante  millions  d'hommes  écoutent  leur  respi- 
ration, craignant  qu'elle  ne  cesse  d'être  analogue  à 
la  respiration  du  maître,  et  que  la  terre  même,  les 
repoussant  de  son  sein  pour  un  si  grand  crime,  ne 
leur  refuse  jusqu'à  un  tombeau  !  Voilà  ce  qu'est 
l'homme  sans  la  propriété  de  la  terre  et  du  travail, 
et  ce  qu'on  reproche  à  l'Évangile  de  n'avoir  pas  fait 
de  lui  ! 

J'ajoute  que  cet  ilotisme  universel  ne  serait  pas 
même  compensé  par  une  certaine  égalité  dans  la  dé- 
gradation commune;  mais  que,  sous  aucun  régime, 
le  poids  de  l'inégalité  ne  serait  plus  grand  et  plus 
odieux.  En  effet,  quelque  distribution  que  l'on  fasse 
du  sol  et  du  travail,  il  faudra  bien  pourvoir  aux  be- 
soins de  la  société,  et  ces  besoins  entraînent  des  offi- 
ces d'une  nature  infiniment  variée,  depuis  ceux  qui 
coûtent  le  plus  à  la  délicatesse  et  à  l'orgueil,  jusqu'à 
ceux  qui  flattent  davantage  notre  penchant  pour  la 
gloire  et  la  commodité  de  la  vie.  Les  progrès  de  la 
science  économique  n'effaceront  jamais  ces  différences 
natives  entre  les  offices  sociaux.  Or  dans  le  système 
que  je  combats ,  nul  n'étant  le  maître  de  son  travail , 
le  choix  en  appartiendra  nécessairement  au  pouvoir 
qui  représente  la  société  ;  on  ne  sera  pas  seulement 
esclave  en  bloc,  on  le  sera  en  détail.  Un  tel  fera  des 
vers,  un  autre  tournera  la  meule,  et  toujours  par 
décision  d'en  haut,  c'est-à-dire  par  la  volonté  de 
deux  ou  trois  hommes  appelés  fastueusement  la  ré- 
publique. Il  est  vrai  que  la  distribution  sera  réglée 
par  la  justice  :  à  chacun  selon  sa  capacité.  Quoi  de 

m.  —  9 


—  290  — 

plus  sage  et  de  plus  naturel?  C'est  la  nature  même 
qui  décidera. 

Je  me  défie  beaucoup  de  la  nature  entre  les  mains 
de  quelques  hommes  dirigeant  en  souverains  l'acti- 
vité d'une  nation.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  voyons  le 
résultat  sous  le  rapport  de  l'égalité.  Aujourd'hui  je 
suis  pauvre,  mais  j'ai  des  raisons  de  me  consoler  :  si 
je  n'ai  pas  la  terre,  j'ai  de  l'esprit,  du  cœur,  mon 
dévouement,  ma  foi.  Je  me  dis  qu'après  tout,  le  sort 
Y  aidant,  j'aurais  pu,  comme  un  autre,  tenir  une 
plume  ou  un  pinceau  ;  Dieu  ne  m'a  pas  tout  ôté  ni 
tout  donné  à  la  fois  ;  il  a  distribué  ses  dons.  Mais 
voici  bien  un  autre  ordre  :  la  capacité  est  la  mesure 
de  tout.  Mon  dîner  se  pèse  au  poids  de  mon  esprit  ; 
je  reçois  avec  une  ration  de  nourriture  une  ration 
officielle  d'idiotisme.  Je  n'étais  que  pauvre  d'occa- 
sion, me  voilà  pauvre  de  nécessité  ;  je  n'étais  petit 
cfue  par  un  côté,  me  voilà  petit  par  tous.  La  hiérar- 
chie sociale  devient  une  série  d'insultes,  et  l'on  no 
peut  y  boire  un  verre  d'eau  sans  discerner  à  sa  cou- 
leur la  nuance  juste  de  son  indignité.  En  un  mot, 
l'inégalité  n'était  qu'accidentelle  entre  les  hom- 
mes, la  voilà  logique,  et  la  servitude  universelle  a 
pour  adoucissement  la  domination  des  gens  d'esprit 
sur  la  plèbe  des  incapacités.  C'est  là,  encore  une 
fois,  ce  qu'on  reproche  à  l'Évangile  de  n'avoir  pas 
établi  ! 

Et  pourtant ,  Messieurs ,  les  hommes  qui  ont  ap- 
pelé au  jour  de  si  étranges  pensées  n'étaient  pas  des 
hommes  vulgaires,  et  plusieurs  même  étaient  des 
hommes  de  dévouement.  Mais  il  n'y  a  rien  où  l'on 


—  291  — 

n'arrive  lorsqu'on  sort  de  la  nature  pour  sortir  du 
mal,  et  surtout  lorsqu'on  sort  de  l'Évangile,  en  vou- 
lant mieux  faire  que  lui.  La  communauté  du  travail 
et  des  biens  est  une  idée  évangélique  ;  mais  remar- 
quez à  quelles  conditions.  Premièrement,  elle  doit 
être  volontaire,  et  dès  lors  elle  n'a  plus  le  caractère 
ni  l'inconvénient  de  la  servitude.  En  second  lieu, 
l'inégalité  des  offices  y  est  un  acte  de  dévouement , 
et  dès  lors  elle  cesse  d'être  un  outrage  et  une  oppres- 
sion. Toute  la  révolution  évangélique  est  fondée  sur 
la  libre  conviction  de  l'intelligence  et  sur  le  libre  con- 
cours du  cœur,  et  ce  que  l'on  veut  y  substituer  est  une 
révolution  mécanique,  n'ayant  d'autre  origine  qu'un 
rêve,  d'autre  force  que  la  loi.  Si  le  succès  était  pos- 
sible, jamais  le  genre  humain  ne  serait  tombé  d'une 
si  haute  liberté  dans  un  si  profond  esclavage,  ni 
d'une  si  vraie  perfection  dans  un  si  rare  abrutisse- 
ment. 

Je  ne  le  nie  pas ,  les  inconvénients  de  la  propriété 
sont  grands  ;  l'abus  qu'en  avait  fait  la  société  païenne 
appelait  plus  qu'une  réforme,  il  appelait  une  totale 
révolution.  Le  riche  s'était  dégradé  lui-même,  il 
avait  dégradé  le  pauvre,  et  plus  rien  de  commun 
n'existait  entre  ces  deux  membres  vivants,  mais 
pourris,  de  l'humanité.  Le  riche  ne  se  doutait  même 
plus  qu'il  dût  quelque  chose  au  pauvre.  Il  lui  avait 
ravi  tout  droit,  toute  dignité,  tout  respect  pour  lui- 
même  ,  toute  espérance ,  tout  souvenir  d'origine  com- 
mune et  de  fraternité.  Nul  ne  songeait  à  l'instruction 
du  pauvre,  nul  à  ses  infirmités,  nul  à  sa  mort.  Il  vi- 
vait entre  la  cruauté  de  son  maître,  l'indifférence  de 


—  292  — 

tous  et  son  propre  mépris.  C'est  là  que  Jésus-Christ 
l'a  trouvé  :  voyons  ce  qu'il  en  a  fait. 

Il  est  une  propriété  inséparable  de  l'homme,  une 
propriété  qu'il  ne  saurait  aliéner  sans  cesser  d'être 
homme,  et  dont  jamais  l'aliénation  ne  doit  être  ac- 
ceptée par  la  société  :  c'est  la  propriété  du  travail. 
Oui,  Messieurs,  vous  pouvez  bien  ne  pas  arriver  au 
domaine  de  la  terre  :  la  terre  est  étroite  ;  elle  est  ha- 
bitée depuis  des  siècles;  vous  arrivez  tard,  et,  pour 
en  conquérir  une  seule  parcelle ,  il  vous  faudra  peut- 
être  soixante  ans  de  la  plus  laborieuse  vie.  C'est  vrai. 
Mais  aussi ,  et  par  contre-poids,  la  propriété  du  tra- 
vail vous  restera  toujours  ;  vous  ne  serez  jamais  dés- 
hérités de  ce  côté-là ,  et  le  possesseur  de  la  terre  ne 
pourra  pas  même  sans  votre  concours  obtenir  du  sol 
qui  est  à  lui  l'obéissance  de  la  fécondité.  Votre  tra- 
vail, s'il  n'est  pas  le  sceptre  du  monde,  en  sera  du 
moins  la  moitié,  et,  par  cette  équitable  distribution, 
la  richesse  dépendra  de  la  pauvreté  autant  que  la 
pauvreté  de  la  richesse.  Le  passage  de  l'une  à  l'autre 
sera  fréquent  ;  le  sort  de  tous  les  deux  sera  de  s'en- 
tr'aider  et  de  s'engendrer  réciproquement.  Tel  est 
l'ordre  d'aujourd'hui;  mais  était-ce  l'ordre  avant 
l'Évangile?  Vous  savez  que  non,  Messieurs  ;  vous 
savez  que  l'esclavage  était  la  condition  générale  du 
pauvre,  c'est-à-dire  que,  privé  du  domaine  de  la 
terre,  on  l'avait  encore  dépouillé  de  tout  droit  sur 
son  propre  travail.  Le  riche  avait  dit  au  pauvre  : 
((  Je  suis  le  maître  du  sol ,  il  faut  que  je  le  sois  de 
ton  travail,  sans  lequel  le  sol  ne  produirait  rien.  Le 
sol  et  le  travail  ne  font  qu'un.  Je  ne  veux  pas  travail- 


—  293  - 
1er,  parce  que  cela  me  fatigue,  et  je  ne  veux  pas 
traiter  avec  toi ,  parce  que  ce  serait  te  reconnaître 
mon  égal  et  te  coder  une  partie  de  ma  propriété  en 
échange  de  tes  sueurs.  Je  ne  veux  pas  avoir  besoin 
de  toi,  je  neveux  pas  reconnaître  qu'un  homme  m'est 
nécessaire  pour  chausser  mes  pieds  et  pour  ne  pas 
aller  nu  ;  tu  seras  donc  à  moi ,  tu  seras  ma  chose 
aussi  bien  que  la  terre,  et,  tant  qu'il  me  conviendra, 
j'aurai  soin  que  tu  ne  meures  pas  de  faim.  » 

Probablement,  Messieurs,  ce  discours  n'a  pas  été 
tenu;  mais  la  chose  a  eu  lieu,  et  elle  est  devenue  un 
fait  général.  L'homme  a  péri  avec  la  propriété  de  son 
travail.  Il  est  descendu  au  rang  de  l'animal  domesti- 
que, qui  garde  la  maison,  laboure  le  champ,  et  au- 
quel on  jette  sa  pâture  deux  ou  trois  fois  par  jour. 
Personne  dans  l'antiquité  ne  l'a  trouvé  mauvais. 
Était-ce  donc  peu  de  chose  que  d'établir  dans  le 
monde  ce  grand  principe  :  l'homme  n'est  jamais  sans 
propriété,  l'homme  sans  propriété  n'existe  pas,  la 
propriété  et  la  personnalité  sont  tout  un?  N'était-ce 
pas  là  faire  une  révolution  dans  le  principe  de  la 
propriété,  et  une  révolution  dont  aucun  législateur 
n'avait  eu  la  pensée?  Eh  bien  !  Jésus-Christ  Ta  faite, 
il  a  rendu  l'homme  à  jamais  propriétaire  de  son  tra- 
vail, le  pauvre  nécessaire  au  riche,  et  entrant  en 
partage  avec  lui  de  la  liberté  et  des  sources  de  la  vie. 
Nulle  terre  n'a  plus  fleuri  que  sous  la  main  du  pau- 
vre et  du  riche  unis  par  un  traité ,  et  stipulant  par 
leur  alliance  la  fécondité  de  la  nature.  Vous  tous  qui 
m'écoutez ,  vous  êtes  les  enfants  de  ce  joyeux  hymé- 
née  ;  vous  lui  devez  tout  ce  que  vous  êtes ,  tout  sans 


—  294  — 
exception.  Sans  ce  changement  inattendu  dansleré- 
gime  delà  propriété,  nous  serions  esclaves  pour  la 
plupart ,  moi  comme  vous  ;  je  ne  vous  parlerais  pas 
du  haut  de  cette  chaire  ;  vous  n'écouteriez  pas  la  pa- 
role du  droit  et  du  devoir,  et  si,  par  hasard,  elle  fût 
venue  jusqu'à  vous  et  jusqu'à  moi,  nous  nous  en  ca- 
cherions comme  d'un  crime,  nous  irions  sous  terre 
nous  entretenir  à  voix  basse  des  vérités  que  nous  dis- 
cutons ici  à  la  face  du  jour  et  à  la  clarté  de  Dieu. 

Hommes  ingrats,  qui  reniez  Jésus-Christ,  et  qui 
croyez  méditer  une  œuvre  plus  profonde  que  la 
sienne  en  attaquant  la  propriété,  même  celle  du  tra- 
vail ,  vous  êtes  bien  heureux  que  la  force  de  l'Évan- 
gile prévale  contre  la  vôtre.  Chaque  heure  de  votre 
dignité  et  de  votre  liberté  est  une  heure  qui  vous  est 
conservée  malgré  vous ,  et  que  vous  devez  à  la  puis- 
sance de  Jésus-Christ.  Si  un  jour  sa  croix  s'abaissait 
sur  l'horizon ,  comme  un  astre  usé ,  les  mêmes  causes 
qui  ont  autrefois  produit  la  servitude  la  produiraient 
infaiUiblement  de  nouveau,  le  domaine  de  la  terre  et 
le  domaine  du  travail,  par  une  invincible  attraction, 
se  réuniraient  dans  les  mêmes  mains ,  et  la  pauvreté 
succombant  sous  la  richesse,  présenterait  au  monde 
étonné  le  spectacle  d'une  dégradation  dont  elle  n'est 
sortie  que  par  un  miracle  toujours  subsistant  devant 
nous. 

Ce  miracle  vous  pèse,  je  le  sais;  vous  demandez 
même  ingénieusement  dans  quelle  page  de  l'Évan- 
gile l'esclavage  a  été  positivement  réprouvé  et  aboli. 
Eh  !  mon  Dieu!  dans  aucune  page,  mais  dans  toutes 
à  la  fois.  Jésus-Christ  n'a  pas  dit  un  seul  mot  qui 


—  295  - 

n'ait  été  une  condamnation  de  la  servitude ,  et  qui 
n'ait  rompu  un  anneau  des  chaînes  de  l'humanité. 
Quand  il  se  disait  le  Fils  de  l'homme,  il  affranchis- 
sait l'homme  ;  quand  il  disait  d'aimer  son  prochain 
comme  soi-même,  il  affranchissait  l'homme  ;  quand 
il  choisissait  des  pêcheurs  pour  ses  apôtres,  il  affran- 
chissait l'homme;  quand  il  mourait  pour  tous  indis- 
tinctement, il  affranchissait  l'homme.  Accoutumés 
que  vous  êtes  aux  révolutions  légales  et  mécaniques, 
vous  demandez  à  Jésus-Christ  le  décret  qui  a  changé 
le  monde ,  vous  êtes  étonnés  de  ne  pas  le  rencontrer 
dans  rhistoire,,  formulé  à  peu  près  comme  ceci  :  a  Tel 
jour,  à  telle  heure,  quand  l'horloge  des  Tuileries 
aura  sonné  tant  de  coups ,  il  n'y  aura  plus  d'esclaves 
nulle  part.  »  Ce  sont  vos  procédés  modernes  ;  mais 
remarquez  aussi  les  démentis  que  leur  donne  le 
temps ,  et  comprenez  que  Dieu ,  qui  ne  fait  rien  sans 
le  libre  concours  de  l'homme ,  emploie  dans  les  révo- 
lutions qu'il  prépare  un  langage  plus  respectueux 
pour  nous  et  plus  sûr  de  son  efficacité.  Saint  Paul, 
initié  aux  secrets  patients  de  l'action  divine,  écrivait 
aux  Romains  :  Que  chacun  demeure  dans  sa  voca- 
tion. Êtes-vous  esclave,  n'en  ayez  point  souci,  et 
quand  même  vous  pourriez  devenir  libre,  servez 
plutôt  (1).  Ces  paroles  mêmes  étaient  un  acte  d'af- 
franchissement aussi  solennel  que  celui-ci  :  Moi,  le 
vieillard  Paul,  le  captif  de  Jésus-Christ ,  je  vous 
prie  pour  mon  fils  Onésime,  que  j'ai  engendre'  dans 
mes  liens...  et  que  je  vous  renvoie...  non  plus  comme 

(1)  l'-e  Épître  aux  Corinthiens,  chap.  vu,  vers.  20  et  21» 


—  296  — 

im  esclave,  mais  au  lieu  de  V esclave,  un  frère  très- 
chéri  (1).  La  restitution  évangélique  de  l'homme 
s'est  faite  ainsi ,  elle  se  conserve  et  se  propage  ainsi, 
par  une  insensible  infusion  de  la  justice  et  de  la  cha- 
rité, qui  pénètre  l'âme  et  la  transforme  sans  se- 
cousse, et  qui  fait  que  l'heure  de  la  révolution  n'est 
jamais  connue.  Le  monde  antérieur  à  Jésus-Christ 
n'a  pas  su  que  la  propriété  du  travail  était  essentielle 
à  l'homme  ;  le  monde  formé  par  Jésus-Christ  l'a  su 
et  l'a  pratiqué  :  voilà  tout. 

Mais  la  propriété  du  travail  ne  suffît  pas  encore  au 
pauvre.  L'enfant  pauvre ,  le  malade  pauvre,  le  vieil- 
lard pauvre,  n'ont  point  de  travail  à  eux,  et  trop 
souvent  même  le  travail  manque  au  pauvre  valide  : 
Jésus-Christ  devait  donc  leur  créer  une  autre  pro- 
priété que  celle  du  travail.  Où  la  prendre?  Elle  ne 
pouvait  évidemment  se  trouver  que  dans  la  propriété 
de  la  terre  ;  mais  la  propriété  de  la  terre  appartient 
au  riche  ;  on  ne  saurait  ébranler  ce  droit  sans  réduire 
en  servitude  le  genre  humain  tout  entier.  Quelle  res- 
source? Jésus-Christ  l'a  découverte.  Messieurs;  il 
nous  a  appris  que  la  propriété  n'est  pas  égoïste  dans 
son  essence,  mais  qu'elle  peut  l'être  dans  son  usage, 
et  qu'il  suffît  de  régler  et  de  limiter  cet  usage  pour 
assurer  au  pauvre  sa  part  dans  le  patrimoine  com- 
mun. L'Évangile  a  posé  ce  principe  nouveau,  plus 
inconnu  encore  que  l'inaliénabilité  du  travail  :  nul 
n'a  droit  aux  fruits  de  son  propre  domaine  que  selon 
la  mesure  de  ses  légitimes  besoins.  Dieu,  en  effet,  n'a 

(1)  Épître  à  Philémon,  vers.  9,  10,  12  et  16. 


—  297  — 

donné  la  terre  à  l'homme  qu'à  cause  de  ses  besoins 
et  pour  y  pourvoir.  Tout  autre  usage  est  un  usage 
égoïste  et  parricide,  un  usage  de  volupté,  d'avarice, 
d'orgueil,  vices  réprouvés  par  Dieu,  et  qu'il  n'a  pas 
voulu  sans  doute  engraisser  et  consacrer  en  instituant 
la  propriété. 

Il  est  vrai  que  les  besoins  diffèrent  selon  la  posi- 
tion sociale  de  l'homme,  position  variable  à  l'infini, 
et  dont  l'Évangile  a  tenu  compte  en  ne  réglant  pas 
mathématiquement  le  point  où  finit  l'usage  et  com- 
mence l'abus.  L'homme  l'eût  fait;  Dieu  ne  s'est  pas 
cru  assez  fort  mathématicien  pour  cela,  ou  plutôt, 
là  comme  ailleurs ,  il  a  respecté  notre  liberté.  Mais 
le  droit  évangéiique  n'en  est  pas  moins  clair  et  con- 
stant :  là  où  expire  le  besoin  légitime,  là  expire  l'u- 
sage légitime  de  la  propriété.  Ce  qui  reste  est  le  pa- 
trimoine du  pauvre  ;  en  justice  comme  en  charité,  le 
riche  n'en  est  que  le  dépositaire  et  l'administrateur. 
Si  des  calculs  égoïstes  le  trompent  sur  sa  dette  envers 
le  pauvre,  s'il  y  échappe  par  un  luxe  croissant  avec 
sa  fortune,  ou  par  une  avarice  toujours  plus  inquiète 
de  l'avenir  à  mesure  qu'elle  en  a  moins  de  motif, 
malheur  à  lui  !  Ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  est  écrit 
dans  l'Évangile  :  Malheur  à  vous  qui  êtes  riches  (1)  ! 
Dieu  lui  demandera  ses  comptes  au  jour  du  juge- 
ment ;  les  larmes  du  pauvre  lui  seront  présentées  ; 
il  les  verra  dans  la  clarté  de  la  vengeance ,  n'ayant 
pas  voulu  les  voir  dans  la  lumière  de  la  justice  et  de 
la  charité.  S'il  a  été  le  propriétaire  légitime  de  son 

(1)  Saint  Luc,  chap.  vi,  vers.  24. 


-  298  - 
bien,  Usera  aussi  le  propriétaire  légitime  de  sa  dam- 
nation. 

Je  ne  m'arrête  pas  ,  Messieurs ,  à  ces  menaces  si 
terribles  et  si  réitérées  de  l'Évangile  contre  les  in- 
justes détenteurs  de  la  propriété  territoriale  du  pau- 
vre; car  ce  n'est  là  que  la  moindre  garantie  de  son 
droit.  Ce  n'est  pas  la  crainte  qui  a  fondé  sur  la  terre 
la  seconde  propriété  du  pauvre,  mais  l'onction  de 
Jésus-Christ  pénétrant  dans  le  cœur  du  riche  et  y 
fleurissant  en  un  froment  sacré.  Delà  ces  soins  assi- 
dus dont  le  monde  antique  n'avait  aucune  idée;  ces 
préoccupations  de  l'opulence  en  faveur  de  la  misère; 
ces  fondations  d'hôpitaux,  d'hospices,  de  maisons  de 
secours  sous  toutes  formes  et  soois  tout  nom  ;  ces 
oreilles  ouvertes  pour  entendre  tout  gémissement 
qui  rend  un  son  nouveau  ,  et  qui  appelle  une  inven- 
tion de  la  charité  ;  ces  visites  personnelles  ]aux  man- 
sardes et  aux  grabats,  ces  bonnes  paroles  sorties  d'un 
fonds  d'amour  qui  ne  s'épuise  jamais;  cette  commu- 
nion de  la  richesse  et  de  la  pauvreté  qui ,  du  matin 
au  soir,  du  siècle  qui  finit  au  siècle  qui  commence, 
mêle  tous  les  rangs ,  tous  les  droits,  tous  les  devoirs, 
toutes  les  pensées,  le  théâtre  à  l'Église,  la  cabane 
au  château,  la  naissance  à  la  mort,  faisant  naître  la 
charité  jusque  dans  le  crime,  en  arrachant  à  la  pros- 
titution même  sa  larme  et  son  écu. 

J'en  conviens ,  une  grande  partie  de  ce  spectacle 
est  caché  ;  tout  œil  n'a  pas  reçu  le  don  de  le  voir,  et 
même  l'œil  de  Dieu  seul  le  connaît  tout  entier.  Il  est 
donc  facile  d'accuser  sous  ce  rapport,  au  moins  dans 
une  certaine  mesure,  la  dureté  du  riche  et  l'impuis- 


—  299  —      ■ 

sance  de  Jésus-Christ.  C'est  à  nous ,  chrétiens ,  prê- 
tres de  Jésus-Christ,  qui  avons  le  secret  de  tant  de 
bonnes  œuvres,  à  témoigner  de  ce  que  nous  voyons , 
sans  cesser  jamais  d'exciter  la  main  qui  se  lasse  ou 
le  cœur  qui  s'oublie.  N'y  a-t-il  pas  ici,  dans  la  jeu- 
nesse qui  m'écoute,  des  représentants  de  cette  légion 
de  Saint-Vincent-de-Paul  qui  couvre  la  France,  et 
qui  a  maintenant  des  frères  de  son  nom  et  de  son 
âme  jusqu'à  Constantinople  et  à  Mexico?  Quel  est 
celui  d'entre  eux  qui  ne  voit  pas  le  pauvre  face  à 
face,  qui  ne  sait  pas  l'entendre  et  lui  parler?  Lequel 
n'a  pas  échauffé  sa  foi  aux  haillons  de  la  misère? 
Lequel  montant  le  soir  de  honteux  escaliers,  et  frap- 
pant à  la  porte  de  la  douleur,  n'a  pas  ouï  quelquefois 
Jésus- Christ  lui  répondre  au  dedans  par  une  tenta- 
tion vaincue,  et  lui  dire  :  Bien? 

Ah!  sans  doute,  la  misère  physique  et  morale 
grandit  dans  le  monde  :  mais  est-ce  la  faute  de  Jésus- 
Christ,  ou  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  lui?  La 
propriété  incrédule  a-t-elle  le  droit  d'accuser  l'im- 
puissance de  la  propriété  chrétienne?  Celle-ci,  di- 
minuée par  l'apostasie  d'une  portion  de  la  société 
ëvangélique ,  fait  ce  qu'elle  peut ,  et  l'autre  portion 
ne  lui  laisse  pas  même  la  Hbre  action  de  la  charité. 
Elle  n'est  donc  pas  comptable  des  maux  présents; 
elle  ne  le  sera  pas  des  maux  à  venir.  Que  ceux-là 
guérissent  les  plaies  qui  les  font. 

Jésus -Christ  a  rendu  au  pauvre  la  propriété  du 
travail,  et  il  a  créé  pour  lui  dans  le  superflu  du  riche 
une  seconde  propriété  :  mais  était-ce  assez?  Vous, 
chrétiens ,  qui  avez  le  sentiment  de  Dieu ,  vous  me 


—  300  — 

répondez  que  non.  Vous  compariez  en  secret ,  pen- 
dant que  je  vous  parlais ,  le  sort  du  riche  avec  celui 
du  pauvre,  et  vous  vous  disiez  qu'enfin,  malgré  tout, 
la  différence  était  grande,  et  que  quelque  autre  chose 
encore  était  nécessaire  à  l'œuvre  du  Christ.  Vous  avez 
raison.  L'homme  n'a  pas  seulement  besoin  de  pain , 
il  a  besoin  de  dignité.  Il  est,  par  sa  nature  même, 
une  dignité.  Quel  est  celui  de  nous  qui  ne  le  sente 
vivement ,  et  qui  n'aspire  à  un  état  de  grandeur  ca- 
pable de  satisfaire  l'instinct  qu'il  en  a?  Nous  ne 
nous  trompons  pas  en  ce  point,  nous  sommes  des 
enfants  de  race  royale ,  nous  descendons  d'un  lieu 
où  la  domination  est  le  droit,  et  il  est  juste  que  nous 
sentions  se  remuer  en  nous  ces  restes  de  notre  pre- 
mière majesté.  Hélas!  dans  l'exil  le  prince  qui  a 
perdu  le  trône  n'en  perd  jamais  le  souvenir;  on  a 
remarqué  sur  le  front  de  tous  les  détrônés  un  sillon , 
une  cicatrice  de  douleur  qui  ne  se  guérit  pas.  Eh 
bien!  nous  sommes  du  nombre  de  ces  proscrits  de 
grande  race  ;  à  la  lettre ,  et  dans  toute  la  rigueur  de 
l'expression,  nous  sommes  des  rois  détrônés,  des 
enfants  de  Dieu  destinés  à  nous  asseoir  un  jour  à  la 
droite  de  notre  Père  et  à  régner  avec  lui.  Cela  étant , 
l'homme  pauvre  a-t-il  la  mesure  de  gloire  et  de  puis- 
sance qui  nous  revient?  Et  peut- il  s'en  passer,  s'il 
ne  l'a  pas?  Peut-il  vivre  sans  dignité?  Non,  mille 
fois  non ,  je  n'admets  pas  la  vîe  sans  la  royauté.  Or 
où  est  la  royauté  du  pauvre?  où  est  la  royauté  de 
cet  homme  qui  attend  du  plus  vil  office  son  pain  de 
chaque  soir?  Où  est-elle?  Où  est  sa  couronne?  Qui 
la  lui  tressera  de  nouveau  et  la  lui  rendra?  Oui, 


-  301  — 

Messieurs,  qui?   Eh!   Jésus  -  Christ ,    l'Évangile  : 
soyez  sûrs  qu'ils  y  ont  songé. 

Voici  Jésus-Christ  qui  vient,  lui,  l'homme  réparé, 
l'homme  renouvelé  dans  la  gloire,  pour  nous  la 
rendre  :  il  vient!  L'humanité,  qui  Tattend,  n'est  pas 
une ,  elle  est  partagée  en  deux  camps  :  à  gauche . 
l'humanité  riche;  à  droite,  l'humanité  pauvre;  un 
espace  au  milieu.  Jésus-Christ  descend,  le  voilà  !  Où 
passera-t-il?  Il  passera  du  côté  du  pauvre  avec  sa 
royauté  et  sa  divinité.  Il  est  pauvre  (1) ,  s'écriait  le 
prophète  en  le  voyant  venir  de  loin  ;  et  déclarant  lui- 
même  sa  mission  :  Le  Seigneur,  dit-il,  m'a  envoyé 
pour  évangélîser  les  pauvres  (2).  Saint  Jean,  le 
précurseur,  le  fait  questionner  par  ses  disciples  : 
Êtes-vous,  lui  demande-t-il.  Celui  qui  doit  venir,  ou 
faut-il  que  nous  en  attendions  un  autre?  Le  Christ 
répond  :  Dites  à  Jean  ce  que  vous  avez  entendu  et  ce 
que  vous  avez  vu  :  les  aveugles  voient ,  les  boiteux 
marchent ,  les  lépreux  sont  purifiés ,  les  sourds  en- 
tendent, les  morts  ressuscitent.  Est-ce  là  tout?  Non, 
écoutez  !  écoutez  !  Les  pauvres  sont  évangélisés  (3)  ! 
C'est  là  le  signe  suprême ,  plus  que  la  vue  rendue 
aux  aveugles,  plus  que  la  marche  aux  estropiés,  plus 
quela  pureté  aux  lépreux, plus  que  l'ouïe  aux  sourds, 
plus  que  la  vie  aux  morts.  Les  pauvres  sont  évan- 
gélisés! c'est-à-dire  la  science,  la  lumière,  la  dignité 
sont  restituées  à  la  portion  de  l'humanité  qui  n'avait 


{]]  Zacharie,  cliap.  ix,  vers.  9. 

(2)  Saint  Luc,  chap.  iv,  vers.  18. 

(3)  Saint  Matthieu,  chap.  xi,  vers.  4  et  5. 


—  302  - 

plus  rien  de  tout  cela.  Jésus- Christ  ne  se  lasse  pas 
de  faire  alliance  avec  elle,  et,  balayant  la  richesse 
chaque  fois  qu'il  la  rencontre  sur  son  passage,  il 
disait  avec  une  divine  tendresse  :  Je  vous  rends 
grâces,  ô  mon  Père,  de  ce  que  vous  avez  caché  ces 
choses  aux  savants  et  aux  sages,  et  de  ce  que  vous 
les  avez  révélées  aux  petits  (1).  Enfin  il  établit  entre 
eux  et  lui  une  solidarité  qui  couvrira  éternellement 
le  pauvre  et  lui  assurera  le  respect  de  tous  les  siècles 
à  venir  :  Tout  ce  que  vous  aurez  fait,  dit-il ,  au  plus 
p)etit  d'entre  mes  frères,  c'est  à  moi-même  que  vous 
l'aurez  fait  (2). 

Vous  comprenez  maintenant,  Messieurs,  le  charme 
inouï  attaché  à  la  pauvreté  pour  les  yeux  du  chré- 
tien. Si,  non  content  de  secourir  le  pauvre  et  de  l'ai- 
mer, le  chrétien  aspire  à  être  pauvre  lui-même  ;  s'il 
vend  son  patrimoine  pour  le  distribuer  à  ses  frères 
souffrants  ;  si  saint  François  d'Assise  renonce  à  l'hé- 
ritage paternel  pour  courir  le  monde  avec  un  sac  et 
'Aue  corde  ;  si  Carloman  lave  les  écuelles  du  Mont- 
Cassin  ;  si  tant  de  rois ,  de  reines ,  de  princes ,  de 
princesses,  quittent  tout  pour  embrasser  la  pauvreté 
volontaire,  vous  en  avez  le  secret.  Jésus- Christ, 
venu  de  plus  haut,  s'est  fait  pauvre  lui-même;  il  a 
fait  de  la  pauvreté  et  de  l'amour  une  mixtion  qui 
enivre  l'homme ,  et  où  toutes  les  générations  vien- 
nent boire  à  leur  tour.  Le  pauvre,  c'est  Jésus-Christ 
même  :  Jésus-Christ  qui  a  tant  aimé!  Comment 


(1)  Saint  Matthieu,  chap.  xi,  vers.  25. 

(2)  Ibid.,  chap.  xxv,  vers.  40. 


—  303  — 

passerai -je  à  côté  de  lui  sans  une  goutte  de  respect 
et  d'amour? 

0  puissants  philosophes  !  je  vois  bien  votre  objec- 
tion; vous  me  direz  :  Mais  tout  cela,  c'est  de  la  pure 
métaphysique  ;  il  n'y  a  pas  là  dedans  une  ombre  de 
réalité.  C'est  vrai,  il  n'y  a  là  dedans  ni  décrets  légis- 
latifs, ni  grosse  artillerie  pour  les  faire  respecter,  ni 
même  du  sens  commun,  si  vous  le  voulez  ;  il  n'y  a  là 
dedans  qu'une  révolution  d'amour,  une  révolution 
qui  s'est  accomplie  avec  rien.  C'est  précisément  ce 
qui  me  touche.  0  académiciens!  hommes  d'esprit, 
législateurs,  princes,  prophètes,  écoutez -moi,  si 
vous  le  pouvez.  L'humanité  riche  foulait  aux  pieds 
l'humanité  pauvre  ;  moi,  j'étais  de  l'humanité  pauvre 
en  ce  temps -là,  et  j'en  suis  encore  :  eh  bien!  par 
grâce,  faites  que  l'humanité  riche  respecte  l'huma- 
nité pauvre  ;  que  l'humanité  riche  aime  l'humanité 
pauvre;  que  l'humanité  riche  rêve  à  l'humanité  pau- 
vre ;  faites  des  sœurs  de  Charité  pour  panser  mes 
plaies,  des  frères  de  petites  écoles  pour  m'instruire, 
des  frères  de  la  Merci  pour  me  racheter  de  la  servi- 
tude ;  faites  cela ,  et  je  vous  tiens  quittes  du  reste. 
Jésus -Christ  l'a  fait,  et  voilà  pourquoi  je  l'aime;  il 
l'a  fait  avec  rien ,  et  voilà  pourquoi  je  le  tiens  pour 
Dieu.  Chacun  a  ses  idées. 

Jésus -Christ  en  a  eu  une  troisième  au  sujet  des 
pauvres;  il  a  craint  qu'ils  ne  s'estimassent  malheu- 
reux de  leur  élection  à  la  pauvreté ,  et  il  a  prononcé 
cette  adorable  parole,  qui  est  en  tête  de  tout  son 
Evangile  :  Bienheureux  les  pauvres  de  gré ,  'parce 


—  304  — 

que  le  royaume  du  ciel  est  à  eux  (1)  !  Vous  pensez 
peut-êlre  que  cela  veut  dire  :  Bienheureux  ceux  qui 
sont  méprisés  sur  la  terre,  parce  qu'ils  seront  hono- 
rés dans  le  ciel;  bienheureux  ceux  qui  souffrent  sur 
la  terre,  parce  qu'ils  se  réjouiront  dans  le  ciel  ;  bien- 
heureux ceux  qui  ne  sont  rien  ici -bas  ,  parce  qu'ils 
seront  tout  dans  le  ciel!  Il  est  vrai,  c'est  en  partie  le 
sens  de  cette  ineffable  parole;  mais  ce  ne  l'est  pas 
tout  entier.  Elle  veut  dire  aussi  :  Bienheureux  les 
pauvres  de  gré,  parce  que  le  royaume  du  ciel  est  à 
eux  dès  ici-bas ,  parce  que  l'onction  de  la  béatitude 
descendra  dans  leur  âme,  l'élargira,  l'élèvera  au- 
dessus  des  sens ,  et  la  remplira  même  au  milieu  du 
dénûment!  Jésus- Christ  nous  révélait  par  là  une 
vérité  qui  n'est  pas  seulement  de  l'ordre  surnaturel, 
mais  qui  appartient  aussi  à  l'ordre  moral,  et  même 
à  l'ordre  purement  économique  :  c'est  que  le  bon- 
heur est  une  chose  de  l'âme,  et  non  du  corps;  c'est 
que  la  source  en  est  dans  le  dévouement,  et  non  dans 
la  jouissance;  dans  l'amour,  et  non  dans  la  volupté. 
Or  le  dévouement  appartient  au  pauvre  par  droit  de 
naissance,  et  l'amour,  trop  souvent  refusé  au  ri- 
che, habite  volontiers  le  cœur  simple  de  l'artisan, 
qui  n'a  jamais  été  servi  ni  adoré,  qui  n'a  point  mis 
tout  son  être  dans  l'orgueil ,  et  qui ,  sachant  se  don- 
ner, sait  aimer  et  être  aimé.  L'Évangile,  en  détour- 
nant l'homme  de  la  terre  et  en  le  reportant  vers  les 
choses  du  dedans,  répondait  donc  à  une  disposition 
même  de  la  nature.  Il  inspirait  au  pauvre,  avec  les 

(1)  Saint  Matthieu ,  chap.  v,  vers.  3. 


—  305  — 

joies  de  la  sainteté,  les  joies  moins  pleines,  et  pour- 
tant encore  souhaitables,  de  l'ordre  humain.  Il  faisait 
des  peuples  contents,  spectacle  plus  rare  aujour- 
d'hui, mais  qui,  grâce  à  Dieu,  n'a  pas  encore  dis- 
paru. N'avez -vous  jamais,  le  jour  du  dimanche, 
rencontré  un  village  breton  se  rendant  à  son  église, 
le  vieillard  cheminant  d'un  pas  gai,  le  jeune  marié 
ayant  à  son  bras  sa  compagne,  les  enfants  et  les 
petits- enfants  portant  à  Dieu  leur  forte  et  naïve 
santé;  tous  annonçant  au  dehors,  du  front  chauve 
au  front  vierge ,  la  sérénité ,  la  fierté ,  la  possession 
de  soi-même  en  Dieu,  la  sécurité  de  la  conscience, 
et  pas  l'ombre  de  regret  ni  d'envie?  L'homme  de  la 
cabane  sourit  à  l'homme  du  château  ;  le  respect  n'est 
sur  ses  lèvres  qu'une  nuance  de  contentement , 
et  le  contentement  n'est  que  l'expression  terrestre 
d'un  sentiment  plus  haut  et  qui  déborde  plus  à 
fond. 

Ailleurs,  Messieurs,  il  n'en  est  plus  de  même  ;  l'en- 
vie a  plissé  tous  les  fronts  et  allumé  tous  les  yeux. 
Je  le  crois  bien  :  Jésus-Christ  avait  fondé  la  propriété 
du  pauvre,  sa  dignité  et  sa  béatitude,  vous  avez 
altéré  toutes  les  trois.  Vous  avez  diminué  la  propriété 
du  pauvre  par  l'accroissement  de  la  propriété  incré- 
dule plus  ou  moins  retournée  à  l'égoïs  me  païen;  vou3 
avez  diminué  la  dignité  du  pauvre  en  attaquant 
Jésus -Christ,  qui  en  est  la  source;  vous  avez  dimi- 
nué la  béatitude  du  pauvre  en  lui  persuadant  que  la 
richesse  est  tout,  et  que  la  félicité,  fille  delà  Bourse, 
est  cotée  et  paraphée  au  grand-livre  de  la  dette 
publique.  Vous  en  recueillez  les  fruits.  Ce  pays  a 


—  306  — 

bien  des  plaies  ;  mais  la  plus  grande  peut-être  est  la 
plaie  économique,  cette  fureur  du  bien-être  matériel 
qui  précipite  tout  le  monde  sur  cette  maigre  et  ché- 
tive  proie  que  nous  appelons  la  terre.  Retournez  , 
retournez  à  l'Infini  :  lui  seul  est  assez  grand  pour 
l'homme.  Ni  chemins  de  fer,  ni  longues  cheminées 
à  vapeur,  ni  aucune  invention  n'agrandiront  la  terre 
d'un  pouce;  fût-elle  aussi  prodigue  qu'elle  est  avare, 
aussi  illimitée  qu'elle  est  étroite,  elle  ne  serait  en- 
core pour  l'homme  qu'un  théâtre  indigne  de  lui. 
L'âme  seule  a  du  pain  pour  tous ,  et  de  la  joie  pour 
une  éternité.  Rentrez- y  à  pleines  voiles;  rendez 
Jésus -Christ  au  pauvre,  si  vous  voulez  lui  rendre 
son  vrai  patrimoine  ;  tout  ce  que  vous  ferez  pour  le 
pauvre  sans  Jésus-Christ  ne  fera  qu'élargir  ses  con- 
voitises ,  son  orgueil  et  son  malheur. 


TRENTE-QUATRIEME  CONFERENCE 


DE   L  INFLUENCE  DE  LA   SOCIETE   CATHOLIQUE 
SUR  LA  SOCIÉTÉ   NATURELLE   QUANT   A  LA   FAMILLE 


Monseigneur  , 

Messieurs  , 

La  propriété  est  une  des  bases  de  la  société  natu- 
relle, non -seulement  parce  qu'elle  sert  à  la  conser- 
vation et  à  la  distribution  de  la  vie,  mais  encore 
parce  qu'elle  est  nécessaire  au  maintien  de  notre 
dignité  et  de  notre  liberté.  Cependant  le  monde 
païen ,  la  détournant  de  ce  double  but ,  en  avait  fait 
un  instrument  de  misère ,  de  servitude  et  de  dégra- 
dation, et  vous  avez  vu  l'heureuse  révolution  accom- 
plie sous  ce  rapport  par  le  droit  évangélique  ou 
chrétien.  L'Évangile  a  restitué  aux  hommes  la  pro- 


—  308  — 

priété  inaliénable  du  travail,  et  le  travail  leur  étant 
trop  souvent  refusé  par  l'âge  ou  la  maladie,  ou  même 
l'occasion ,  il  a  créé  pour  eux  une  seconde  propriété 
dans  le  superflu  du  riche  et  dans  la  charité  de  tous. 
Par  celte  double  disposition  du  droit  nouveau,  l'une 
et  l'autre  inconnues  de  l'antiquité,  la  paix  s'est  faite 
entre  l'humanité  riche  et  l'humanité  pauvre  ,  la  pre- 
mière aidant  la  seconde ,  la  seconde  aidant  la  pre- 
mière, toutes  les  deux  mêlant  l'amour  à  la  justice,  et 
contentes  de  leur  sort  autant  qu'il  est  possible  d'ar- 
river ici-bas  au  contentement,  car  en  ce  point  comme 
en  beaucoup  d'autres  ,  Messieurs ,  vous  ne  devez  pas 
perdre  de  vue  qu'aucune  providence  ne  peut  tout 
pour  l'homme  ;  quel  que  soit  le  droit,  l'abus  reste 
possible  pour  notre  Uberté,  et  le  malheur  par  l'abus. 
Toute  la  justice  et  toute  la  charité  de  l'Évangile  ne 
sauraient  entièrement  conjurer  l'effet  de  nos  pas- 
sions, de  Tégoïsme,  de  l'imprévoyance,  de  la  mol- 
lesse et  de  tant  d'autres  causes  par  lesquelles  nous 
creusons  sous  nous  un  abîme  de  misère  et  de  dou- 
leur. L'homme  équitable  n'accusera  pas  toujours  ses 
frères  des  maux  où  il  est  tombé;  il  en  accusera  sou- 
vent lui-même;  il  pardonnera  d'autant  plus  à  Dieu 
qu'il  se  pardonnera  moins,  et,  fût- il  innocent,  il 
comprend  encore  que,  n'étant  pas  tout  seul,  les 
fautes  d'autrui  peuvent  l'atteindre  et  attrister  sa 
destinée.  L'Évangile  a  la  liberté  pour  contre- 
poids; il  ne  fait  que  les  miracles  qui  ne  la  dé- 
truisent  pas. 

La  propriété  étant  réglée  par  la  justice  et  purifiée 
par  la  charité,  tout  n'est  pas  fait  encore.  Il  est  une 


—  309  — 
autre  base  de  la  société  naturelle,  non  moins  impor- 
tante, plus  importante  peut-cLre,  si  toutefois  il  est 
possible  d'assigner  des  degrés  exacts  aux  éléments 
constitutifs  de  l'ordre  social;  je  veux  parler  de  la 
famille.  Car  la  société  humaine  n'est  pas  un  assem- 
blage d'individus  épars ,  dénués  de  toute  autre  con- 
sistance que  celle  de  leur  personnalité;  elle  est  un 
tissu  de  familles  régulières,  qui  font  de  l'homme 
même  une  société  antérieure  à  toute  autre ,  société 
de  travail,  de  richesse,  d'alîection,  de  force,  par  la- 
quelle l'homme  se  pose  comme  un  être  plein ,  con- 
servant et  propageant  sa  vie ,  et  partant  de  là  pour 
entrer  dans  une  société  plus  vaste,  à  laquelle  il  ap- 
porte son  existence  collective,  et  à  qui  il  demande  en 
échange  une  participation  à  des  biens  plus  grands; 
toute  l'étendue,  toute  la  gloire,  toute  la  puissance 
d'une  patrie. 

Je  me  propose  d'examiner  aujourd'hui  ce  que  le 
droit  évangéiique  a  fait  pour  la  famille.  La  nature 
même  du  sujet  exigera  de  moi  quelquefois  que  je 
touche  à  des  points  délicats  ;  j'espère,  en  y  touchant, 
rester  dans  les  hmites  consacrées  par  la  langue  chré- 
tienne, et  même  par  la  langue  de  ce  grand  siècle  de 
Louis  XIV,  à  qui  Dieu  avait  accordé  la  grâce  de 
faire  bien,  et  de  mieux  dire  encore. 

La  famille  est  composée  de  trois  sortes  de  per- 
sonnes, le  père,  la  mère  et  l'enfant.  Je  ne  parlerai  de 
l'enfant  que.  d'une  manière  accessoire,  parce  que  sa 
destinée  dépend  des  relations  qui  existent  entre  le 
père  et  la  mère,  et  que  là  où  ces  relations  sont  justes 
et  humaines ,  le  sort  de  l'enfant  est  lui-même  bon  et 


-  310  — 

neureiix.  Je  l'écarté  de  la  discussion ,  pour  ne  pas  la 
compliquer  inutilement. 

Selon  la  tradition  consignée  dans  les  livres  saints , 
Dieu,  ayant  fait  l'homme,  le  regarda,  et  trouva  qu'il 
était  seul.  Il  lui  envoya  donc  un  sommeil  mysté- 
rieux, et,  pendant  qu'il  y  était  plongé,  posant  la 
main  sur  son  cœur,  il  arracha  une  partie  du  bouclier 
naturel  qui  le  couvre ,  en  forma  un  être  nouveau ,  et 
ayant  éveillé  l'homme,  lui  présenta  la  compagne  de 
sa  vie.  L'homme ,  ravi ,  se  reconnut  dans  un  autre 
que  lui-même,  et  prononça  la  première  parole  d'a- 
mour :  Voici,  dit-il,  Vos  de  mes  os,  et  la  chair  de  ma 
chair;  celle-ci  s'appellera  d'wi  nom  qui  w^arque 
l'homme,  parce  qu'elle  a  été  tirée  de  l'homme;  c'est 
pourquoi  l'homme  quittera  son  père  et  sa  mère ,  et 
s'attachera  à  son  épouse,  et  ils  seront  deux  dans  une 
seule  chair  [\) .  CqHq  parole.  Messieurs,  ou  plutôt 
ce  chant  renfermait  toute  la  constitution  de  la  fa- 
mille; la  dignité  réciproque  de  l'homme  et  de  la 
femme ,  l'indissolubilité  de  leur  union,  et  cette  union 
en  deux  personnes  seulement.  La  dignité  d'abord , 
puisque  la  femme  avait  été  prise  de  l'homme,  et 
qu'on  ne  pourrait  jamais  lui  reprocher  d'avoir  été 
formée  d'un  limon  secondaire;  l'indissolubilité, 
puisque  leur  union  était  dans  une  seule  chair; 
l'unité,  puisque  cette  chair  n'était  qu'à  deux. 

Et  si,  laissant  de  côté  la  tradition  bibhque,  nous 
cherchons  dans  notre  cœur  quel  sont  les  vrais  rap- 
ports de  l'homme  et  de  la  femme ,  nous  arriverons 

(1)  Genèse,  chap.  ii,  vers.  23  et  24. 


—  311  — 

encore  aux  mêmes  conclusions.  En  effet ,  l'affection 
la  plus  chère,  la  plus  pénétrante,  la  plus  aimable  , 
celle  qui  renferme  le  plus  l'idée  de  la  félicité  telle 
que  nous  la  créons,  c'est,  Messieurs,  pesée  au  poids 
du  cœur  comme  au  poids  du  sanctuaire ,  l'affection 
qui  unit  l'homme  à  sa  légitime  compagne.  Or  là  où 
est  l'affection,  là  il  y  a  communication  de  dignité; 
l'affection  n'a  jamais  outragé;  elle  honore,  elle  res- 
pecte, elle  vénère,  elle  élève  ce  qui  est  bas  pour  le 
transfigurer  en  soi.  C'est  même  un  des  rêves  de  notre 
âme  d'aimer  au-dessous  de  nous,  pour  avoir  le  plaisir 
d'élever  jusqu'à  nous  :  sentiment  délicat  que  Dieu 
éprouve  lui-même,  et  qui  nous  explique  tout  ce  qu'il 
fait  pour  l'homme.  Un  ancien  a  dit  :  Amicitia  pares 
invenit  velfacit:  maxime  dont  l'application  est  quo- 
tidienne, et  qui  diminue  au  profit  du  bonheur  la  ré- 
gularité sévère  des  rangs.  Or  elle  s'applique  surtout 
à  la  femme ,  qui  occupe  naturellement  la  plus  haute 
dignité ,  parce  que  l'amour  que  nous  lui  portons  est 
le  plus  haut  de  tous  les  amours.  Je  dis  nous,  Mes- 
sieurs ;  car,  ceux-là  mêmes  qui  sont  constitués  dans 
la  dignité  du  sacerdoce  et  de  la  chasteté  éternelle, 
ceux-là  ont  une  mère ,  une  sœur,  et  par  conséquent 
ils  ne  sont  pas  exclus  de  l'affection  bénie  dont  je 
parle ,  don  de  Dieu  à  tous  les  hommes  et  condiment 
sacré  de  toute  la  vie. 

En  second  lieu ,  l'affection  produit  naturellement 
l'indissolubilité.  Quel  est  l'être  assez  lâche,  quand  il 
aime,  pour  calculer  le  moment  où  il  n'aimera  plus? 
Quel  est  l'être  assez  indigne  de  concevoir  et  de  mé- 
riter l'affection,  qui  vit  avec  ce  qu'il  aime  comme  s'il 


—  312  — 

devait  un  jour  ne  l'aimer  plus  ?  Qui  de  nous,  au  con- 
traire, illusion  Irop  souvent  détruite,  mais  illusion 
qui  nous  honore,  qui  de  nous ,  une  fois  qu'il  aime,  ne 
se  persuade,  dans  ce  moment  du  moins,  qu'il  aimera 
toujours  avec  touL  l'entraînement  et  toute  la  jeunesse 
de  son  cœur?  On  se  trompe,  je  le  veux  ;  mais  ce  n'est 
pas  moins  là  le  caractère  inné  de  tout  sérieux  atta- 
chement. 

L'unité  en  est  un  autre.  On  n'aime  point  à  trois, 
on  n'aime  qu'à  deux.  Il  est  impossible  de  se  repré- 
senter une  affection  de  même  nature  et  de  même 
force  entre  trois  âmes  d'hommes.  C'est  à  cause  de 
cela  même  qu'il  y  a  si  peu  de  capacité  en  nous  pour 
aimer.  Notre  amour  est  exclusif;  quand  nous  nous 
donnons,  nous  ne  nous  donnons  qu'à  un,  et  il  a  fallu 
toute  la  puissance  de  Jésus -Christ  pour  communi- 
quer de  l'étendue  à  nos  affections  sans  détruire  leur 
énergie. 

Ainsi  donc  le  cœur  et  la  Bible  nous  disent  la  même 
chose ,  et  en  aucun  autre  point  il  ne  sont  plus  d'ac- 
cord :  ils  nous  disent  que  les  rapports  de  l'homme  et 
de  la  femme  sont  dignité,  indissolubilité,  unité. 

Mais  quand,  sortant  du  cœur  et  de  la  Bible,  nous 
entrons  dans  l'histoire,  est-ce  là  le  spectacle  qui  se 
présente  à  nous  ?  Y  trouvons-nous,  dans  les  rapports 
de  l'homme  et  de  la  femme,  dignité,  indidissolubité, 
unité?  Non,  Messieurs  ;  nous  y  trouvons  tout  le  con- 
traire. L'homme,  historiquement  parlant,  a  accu- 
mulé contre  sa  compagne  tout  ce  qu'il  a  pu  imaginer 
de  duretés  et  d'incapacités.  Il  en  a  fait  une  captive, 
il  l'a  couverte  d'un  voile  et  cachée  à  l'endroit  le  plus 


—  313  — 

secret  de  sa  maison,  comme  une  divinité  malfaisante 
ou  une  esclave  suspecte;  il  lui  a  raccourci  les  pieds 
dès  l'enfance,  afin  de  la  rendre  incapable  de  marcher 
et  de  porter  son  cœur  où  elle  voudrait;  il  l'a  attachée 
aux  travaux  les  plus  pénibles ,  comme  une  servante; 
il  lui  a  refusé  l'instruction  et  les  plaisirs  de  l'esprit; 
jusque-là  qu'en  certaines  contrées ,  le  voyageur  ren- 
contrant cet  être  dégradé  et  lui  demandant  sa  route , 
la  femme  répondait:  «  Je  ne  sais  pas,  je  ne  suis 
qu'une  femme.  »  Que  n'a-t-on  pas  fait  encore  contre 
elle?  On  l'a  prise  en  mariage  sous  la  forme  d'un 
achat  et  d'une  vente  ;  on  l'a  déclarée  incapable  de 
succéder  à  son  père  et  à  sa  mère,  incapable  de  tester, 
incapable  d'exercer  la  tutelle  sur  ses  propres  en- 
fants et  retournant  elle-même  en  tutelle  à  la  disso- 
lution du  mariage  par  la  mort.  Enfin  la  lecture  de 
diverses  législations  païennes  est  une  révélation 
perpétuelle  de  son  ignominie,  et  plus  d'une,  pous- 
sant la  défiance  jusqu'à  l'extrême  barbarie,  l'a  con- 
trainte de  suivre  le  cadavre  de  son  mari,  toute  jeune 
et  toute  vivante,  et  de  s'ensevelir  dans  son  bûcher, 
afin,  remarque  un  jurisconsulte ,  que  la  vie  du  mari 
fût  en  sûreté ,  la  femme  sachant  qu'elle  ne  pouvait 
lui  survivre  en  aucun  cas. 

Quelles  injures,  Messieurs,  quelle  étonnante  dé- 
gradation! Ce  n'est  pas  tout.  Déjà  déshonorée  par 
tant  d'outrages  à  sa  faiblesse,  on  y  a  joint  la  facullé 
de  la  répudier.  Elle  était  venue  jeune  et  belle ,  on  la 
renvoie  flétrie  par  l'âge  ou  l'infirmité,  comme  un 
meuble  dont  on  se  défait  quand  il  est  fêlé  par  l'u- 
sage, et  qu'on  s'ennuie  de  le  voir  chez  soi.  Les  sati- 

9* 


—  314  — 

riques  latins  nous  ont  conservé  quelqu'une  de  ces 
scènes  d'infanjie,  et  jusqu'aux  paroles  insolentes  de 
l'esclave  venant  dire  à  sa  maîtresse  de  la  veille  qu'elle 
n'était  plus  même  esclave  comme  lui 

Et  bien  plus  encore,  la  simultanéité  dans  le  ma- 
riage :  des  troupeaux  de  ces  êtres  si  dignes  devant 
Dieu  et  devant  notre  cœur,  des  troupeaux  de  femmes 
enfermées  comme  un  bétail  entre  des  murailles,  et 
devenues,  dans  l'ennui  de  leurs  jours  et  de  leurs 
nuits,  la  proie,  je  ne  dirai  pas  d'une  affection, 
mais  la  proie  d'un  moment  au  milieu  de  siècles 
d'oubli  ! 

Voilà  l'histoire  !  voilà  la  femme  dans  l'histoire! 

Et,  l'Évangile  venu,  l'Évangile  l'ayant  relevée  y 
comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  l'opprobre  et 
la  servitude  n'ont  pas  cessé  pour  elle  d'un  seul  coup; 
ils  n'ont  cessé  que  là  où  l'Évangile  a  prévalu;  par- 
tout ailleurs  elle  est  demeurée  au  sort  qu'on  pour- 
rait appeler  son  sort  naturel.  Vous  en  avez  la  preuve 
assez  proche  de  vous.  Le  musulman,  venu  six  siècles 
après  l'Évangile,  s'est-il  soucié  de  rendre  à  la  femme 
sa  dignité?  A  vos  portes,  pour  vous  braver,  il  a  re- 
levé les  quatre  murailles  de  la  captivité  et  du  mé- 
pris ;  il  y  a  entassé  les  objets  de  sa  lâche  convoitise, 
non  pas  tous  peut-être  marqués  au  même  degré  de 
servitude  et  d'infamie  ;  mais  qu'importe  la  nuance  de 
l'estime  dans  l'opprobre,  et  le  degré  de  faveur  dans 
l'oppression?  La  sultane  règne  autant  qu'on  peut 
régner  sur  un  cœur  qui  se  partage  et  qui  se  dissipe  ; 
elle  règne  comme  la  dernière  paysanne  de  France  ne 
voudrait  pas  régner.  Le  spectacle  des  mœurs  musul- 


—  315  — 

Qianes,  chez  les  peuples  qui  ne  manquent  pas  de 
grandeur  native,  est  un  avertissement  de  la  Provi- 
dence à  la  femme  chrétienne  tentée  d'apostasie  par 
la  sévérité  de  l'Évangile;  elle  y  apprend  ce  que 
coûte  l'amour  qui  n'est  pas  sous  la  protection  de 
Dieu,  et  ce  que  devient  l'adoration  de  l'homme  le 
lendemain  du  jour  où  il  n'adore  plus  Jésus-Christ. 
Elle  y  apprend  le  degré  de  bassesse  où  elle  descend 
dès  que  Jésus -Christ  n'a  plus  la  main  sur  l'homme 
pour  le  contenir  et  le  purifier,  pour  contenir  et  pu- 
rifier sa  compagne ,  et  les  rendre  tous  deux  un  sanc- 
tuaire d'amour  fidèle  et  respectueux. 

Jusque  parmi  nous.  Messieurs,  dès  que  baissent 
les  eaux  évangéliques,  qu'entendons-nous?  Le  cri 
sourd  du  divorce,  la  bête  humaine  qui  hurle  après 
la  liberté  brutale,  et  demande  qu'on  l'affranchisse 
d'un  devoir  insupportable  à  ses  désirs.  Nous  l'avons 
entendu,  ce  cri  honteux;  il  a  même  triomphé  un 
moment  dans  notre  patrie ,  il  triomphe  encore  dans 
une  partie  de  l'Europe  où  le  christianisme  est  mal 
défendu  par  le  schisme  et  l'hérésie.  Là  une  femme, 
une  femme  chrétienne,  se  voit  chasser  de  la  famille 
qu'elle  a  fondée  de  son  sang;  elle  cesse  d'être  mère 
en  cessant  d'être  épouse;  on  lui  enlève  par  le  di- 
vorce ,  comme  un  bétail  qui  se  divise ,  une  part  des 
enfants  qu'elle  a  portés  dans  son  sein,  qu'elle  a  nour- 
ris de  ses  larmes  et  de  son  amour.  Mais  la  louve,  au 
fond  des  forêts,  quand  on  lui  arrache  ses  petits,  on  lai 
fait  une  injure  qu'elle  ressent;  et  vous,  dans  un 
pays  chrétien,  vous  arrachez  l'enfant  à  sa  mère; 
vous  ne  craignez  pas  de  lui  faire  une  injure  que  le 


—  316  - 

tigre  ne  vous  pardonnerait  pas  dans  l'antre  de  ses 
déserts  ! 

Gomment  expliquer  un  aussi  étrange  renverse- 
ment des  lois  de  la  nature  et  de  l'affection?  Je  com- 
prends l'abus  de  la  propriété,  l'esclavage.  L'esclave 
est  un  étranger;  il  est  tombé  dans  cette  condition 
par  le  sort  de  la  guerre  ou  de  la  naissance  ;  il  n'est 
rien  aux  souvenirs  de  son  maître  et  à  son  cœur.  Mais 
la  compagne  que  l'homme  a  choisie,  qui  a  eu  les 
serments  de  sa  jeunesse,  qui  est  son  égal  par  le 
sang,  qui  a  vécu  à  son  foyer,  à  laquelle  il  a  ouvert 
son  âme,  qui  lui  a  donné  des  jours  peints  dans  sa 
mémoire  et  des  fils  grandis  sous  ses  yeux ,  pourquoi 
la  déshonorer?  Qu'a-t-elle  fait?  Qu'y  gagne  donc 
l'homme?  Ah!  ce  qu'il  y  gagne,  Messieurs,  je  vais 
vous  le  dire;  car,  enfin,  il  faut  bien  connaître  la 
cause  après  avoir  vu  le  phénomène;  il  faut  bien 
pénétrer  jusqu'au  fond  de  l'homme  et  en  explorer 
toute  la  corruption ,  afin  que  la  restauration  évangé- 
lique  nous  apparaisse  tout  ce  qu'elle  est. 

Trois  égoïsmes  ont  concouru ,  dans  le  cœur  de 
l'homme ,  à  l'avilissement  de  la  femme.  Le  premier 
estl'égoïsme  de  la  jalousie.  Nous  aimons,  c'est  vrai; 
mais  nous  sommes  si  peu  de  chose  pour  être  aimés, 
les  années  s'écoulent  si  vite,  elles  emportent  si  rapi- 
dement les  charmes  de  notre  jeunesse,  qu'un  mo- 
ment vient  où  nous  doutons  de  nous-mêmes  et  de 
notre  aptitude  à  mériter  l'affection.  Nous  ne  nous 
trompons  pas.  Cependant  nous  voulons  retenir  ce 
qui  ne  viendrait  plus  à  nous  de  soi-même;  nous  as- 
pirons à  une  passion  dont  le  jour  est  déjà  loin;  plutôt 


—  317  — 

que  d'obéir  à  la  nature ,  nous  voulons  lui  faire  vio- 
lence ,  et  ressusciter  par  la  servitude  ce  qui  nous  est 
ravi  parla  liberté.  C'est  la  raison  secrète  qui  a  par- 
tout condamné  la  femme  à  un  ilotisme  plus  ou  moins 
prononcé. 

Un  autre  égoïsme,  celui  de  la  lassitude,  a  travaillé 
contre  elle  dans  un  autre  sens.  Nous  nous  lassons. 
Un  jour  on  s'éveille  comme  d'un  songe,  on  s'étonne 
de  ne  plus  aimer  ce  que  la  veille  on  adorait  encore  ; 
on  se  demande  pourquoi.  Rien  n'est  changé  que  le 
cœur;  mais  il  est  changé,  et  c'est  un  coup  dont  il  ne 
revient  jamais.  Que  faire?  Gomment  vivre  dans  le 
supplice  de  voir  avec  indifférence  l'objet  qu'on  voyait 
avec  transport?  La  dissolubilité  du  mariage  est  la 
réponse  de  notre  inconstance  à  cette  question.  La 
jalousie  rendait  la  femme  captive,  la  lassitude  la 
chasse. 

Il  reste  un  troisième  parti  pour  un  troisième 
égoïsme,  qui  est  celui  de  la  simultanéité.  La  recher- 
che de  nous -même  est  si  subtile,  qu'il  nous  faut 
quelquefois,  pour  avoir  toutes  nos  aises,  joindre 
l'habitude  à  la  nouveauté.  On  y  arrive  en  multipliant 
le  mariage,  et  la  passion  se  compose  ainsi  une  cour 
où  le  souvenir  est  aussi  vivant  que  le  caprice,  où 
tous  les  temps  sont  mêlés,  et  où  chaque  jour  apporte 
à  une  inépuisable  inconstance  une  noce  et  une  répu- 
diation. 

Tel  est  l'homme,  et  ce  triple  égoïsme  se  réduit  à 
un  seul,  qui  est  de  manquer  d'amour.  C'est  le  repro- 
che de  saint  Paul  aux  païens,  lorsque,  après  avoir 
énuméré  tous  leurs  crimes,  il  finit  par  les  accuser 


—  318  — 

d'avoir  été  sans  affection  (1).  L'amour  purement 
humain  est  une  effervescence  passagère,  produite 
par  des  causes  qui  n'ont  elles-mêmes  que  peu  de 
durée;  il  naît  le  matin,  il  se  flétrit  le  soir.  Ce  n'est 
point  l'acte  d'un  homme  maître  de  lui,  sûr  de  sa  vo- 
lonté, et  portant  l'énergie  du  devoir  jusque  dans  les 
jouissances  intimes  du  cœur.  L'amour  véritable  est 
une  vertu;  il  suppose  une  âme  constante  et  forte, 
qui,  sans  être  insensible  aux  dons  fugitifs,  pénètre 
jusqu'à  la  région  immuable  du  beau,  et  découvre 
dans  les  ruines  mêmes  une  floraison  qui  la  touche  et 
la  retient.  Mais  l'âme  chrétienne  seule  a  ce  goût 
créateur  ;  les  autres  s'arrêtent  à  la  surface  et  voient 
la  mort  partout.  Deux  jeunes  gens  s'avancent  vers 
l'autel,  à  cette  belle  cérémonie  des  noces;  ils  portent 
avec  eux  toute  la  joie  et  toute  la  sincérité  de  leur 
jeunesse  ;  ils  se  jurent  un  amour  éternel.  Mais  bien- 
tôt la  joie  diminue,  la  fidélité  chancelle,  l'éternité  de 
leurs  serments  s'en  va  par  morceaux.  Que  s'est- il 
passé?  Rien  ;  l'heure  a  suivi  l'heure  ;  ils  sont  ce  qu'ils 
étaient,  sauf  une  heure  de  plus.  Mais  une  heure, 
c'est  beaucoup  hors  de  Dieu.  Dieu  n'est  point  entré 
dans  leurs  serments,  il  n'a  pas  été  le  complice  de 
leur  amour,  et  leur  amour  fmit  parce  que  Dieu  seul 
ne  fmit  pas. 

Tournons  de  ce  côté ,  et ,  après  tant  de  tristes  spec- 
tacles ,  voyons  ce  que  Dieu  a  fait  par  l'Évangile  pour 
la  réhabilitation  de  la  femme. 

L'Évangile  a  rendu  à  la  femme  la  liberté,  l'instruc- 

(1)  Épître  aux  Romains,  chap.  i,  vers.  31. 


—  319  — 

tion ,  tous  les  droits  civils.  Mais  il  a  de  plus  créé  pour 
elle  trois  ministères  qui  lui  donnent  une  glorieuse 
action  sur  les  destinées  du  genre  humain.  Le  pre- 
mier est  le  ministère  du  respect.  Le  respect  est  une 
crainte  douce  et  pieuse.  Quand  nous  rencontrons  un 
homme  chargé  d'ans  et  de  services ,  le  front  couvert 
des  traces  vives  de  la  vertu,  nous  nous  sentons, 
quoique  son  égal ,  atteint  d'un  sentiment  qui  ne  nous 
cause  aucune  peine,  mais  qui  cependant  nous  ôte  la 
confiance  de  la  familiarité  :  c'est  le  respect.  Le  res- 
pect est  l'aveu  volontaire  d'une  dignité  qui  nous  com- 
mande sans  avoir  besoin  de  nous  donner  aucun  or- 
dre ;  il  entre ,  comme  un  condiment  nécessaire,  dans 
tous  les  rapports  des  hommes  entre  eux,  et  l'affec- 
tion la  plus  tendre  n'en  exclut  pas  l'expression ,  quel- 
que tempérée  qu'elle  devienne  en  ses  mains.  Sans  le 
respect,  l'homme  touche  à  la  grossièreté  de  la  barba- 
rie, il  méconnaît  la  royauté  qui  est  en  lui.  Le  res- 
pect. Messieurs,  est  descendu  sur  nous  de  Dieu 
même,  qui  nous  a  faits  à  son  image.  En  Dieu  il  est 
une  majesté  qui  repousserait,  si  elle  était  toute  seule  ; 
mais  cette  majesté  suprême  étant  unie  à  une  suprême 
bonté,  il  résulte  de  ce  mélange  ineffable  une  physio- 
nomie qui  attire  sans  rien  perdre  de  sa  grandeur. 
C'est  un  reflet  de  cette  nuance  qui  habite  en  nous,  et 
qui  produit  le  respect. 

Or,  Messieurs,  nous  sommes  sujets  à  oublier  ou  à 
méconnaître  cette  partie  de  notre  céleste  dotation. 
Les  abus  de  l'égalité ,  l'abaissement  du  vice ,  l'indé- 
licatesse de  l'esprit  nous  poussent  sans  cesse  à  la 
grossièreté ,  comme  l'orgueil  nous  porte  à  une  roi- 


—  320  - 

deur  sotte  et  ridicule.  La  civilisation  chrétienne  avait 
besoin  de  trouver  et  de  conserver  le  secret  de  la  di- 
gnité tempérée  par  la  grâce ,  d'en  avoir  un  interprèle 
subsistant,  un  modèle  exquis  et  inviolable ,  dont  la 
seule  présence  fût  une  leçon ,  et  nous  rappelât  sans 
cesse  la  physionomie  de  l'homme  vrai,  pur,  sincère, 
simple,  digne  de  lui-même  :  c'est  à  la  femme  chré- 
tienne que  ce  ministère  auguste  a  été  confié.  L'Évan- 
gile a  fait  de  l'esclave  une  reine,  il  l'a  tirée  d'une  ser- 
vitude honteuse  ou  d'une  liberté  effrénée,  qui  n'était 
qu'un  autre  esclavage ,  pour  lui  donner  sur  les  mœurs 
publiques  une  modeste  et  souveraine  action.  Sceptre 
porté  avec  autant  de  fruit  que  de  gloire,  qui  a  im- 
primé aux  temps  modernes  une  ineffaçable  couleur 
de  bienséance  et  d'élévation  ! 

Ce  jeune  homme  usé  dans  le  vice,  qui  ne  croit  plus 
à  rien ,  pas  même  au  plaisir,  qui  ne  respecte  plus 
rien,  pas  même  soi,  il  vient,  il  rencontre  le  regard 
delà  femme  chrétienne,  il  voit  vivante  la  dignité 
qu'il  a  profanée  ;  il  retrouve  Dieu  dans  une  âme  qui 
en  a  gardé  le  sacerdoce  et  qui  le  révèle  dans  ses 
traits  :  il  sent  sa  misère  et  son  abjection  devant  ce 
miroir  de  pureté.  Un  mouvement  de  paupière  ou  de 
lèvres  suffît  pour  le  châtier  et  l'anéantir,  lui  qui  s'es- 
timait sûr  de  ne  pas  trembler  devant  Dieu  !  Il  recon- 
naît une  puissance  à  laquelle  il  doit  compte  de  sa  vie, 
devant  laquelle  il  doit  déguiser  au  moins  sa  honte,  et 
s'il  devient  incapable  d'être  touché  de  ce  reproche 
tacite,  s'il  méprise  la  femme,  après  avoir  méprisé  tout 
le  reste ,  c'est  le  dernier  trait  de  sa  condamnation  :  il 
n'appartient  plus  au  monde  civilisé,  il  est  barbare. 


—  321  — 

Le  second  ministère  que  l'Évangile  a  créé  pour 
la  femme  chrétienne,  c'est  le  ministère  d'éduca- 
tion. 

A  qui  l'homme  naissant  sera-t-il  confié?  A  qui  le 
remettra-t-on  pour  lui  inspirer  une  âme  bonne? 
Quelle  est  la  main  assez  délicate,  assez  ingénieuse, 
assez  tendre  pour  assouplir  cette  bête  fauve  qui  vient 
de  naître  entre  le  bien  et  le  mal,  qui  pourra  être  un 
scélérat  ou  un  saint?  Ne  cherchons  pas  si  loin.  Déjà 
son  éducation  a  commencé  dans  le  sein  même  qui  le 
portait.  Chaque  pensée,  chaque  prière,  chaque  sou- 
pir de  sa  mère  a  été  un  lait  divin  qui  coulait  jusqu'à 
son  âme  et  le  baptisait  dans  l'honneur  et  la  sainteté. 
Le  père  n'y  peut  rien  directement.  A  la  mère  seule  il 
a  été  donné  que  son  âme  touchât  pendant  neuf  mois 
l'âme  de  l'enfant,  et  lui  imposât  des  prédispositions 
à  la  vérité ,  à  la  bonté ,  à  la  douceur,  germes  précieux 
dont  elle  achèvera  la  culture  au  grand  jour,  après 
les  avoir  semés  dans  les  profondeurs  inconnues  de 
sa  maternité.  L'enfant  paraît;  il  échappe  à  cette  pre- 
mière éducation  de  l'Évangile  par  les  entrailles  de 
sa  mère  ;  mais  il  est  reçu  dans  des  mains  que  l'Évan- 
gile a  bénies ,  il  n'a  plus  à  craindre  le  meurtre  ou 
l'exposition  ;  il  dort  tranquille  sous  la  protection  de 
sa  mère  armée  de  Jésus-Christ.  Et  dès  que  ses  yeux 
s'ouvrent,  quel  est  le  premier  regard  qu'il  rencon- 
trera? Le  regard  par  et  pieux  d'une  chrétienne.  Et 
dès  qu'une  parole ,  se  glissant  parles  tortueux  ca- 
naux de  l'ouïe,  pourra  s'introduire  jusqu'à  son  âme, 
qui  la  lui  dira?  Qui  lui  jettera  la  première  parole, 
la  première  révélation ,  le  premier  cri  d'une  intelli- 


—  322  — 

gence  à  une  intelligence  ?  Qui  ?  Ce  fut  Dieu  autrefois  ; 
c'est  encore  lui  maintenant  par  notre  mère  purifiée 
et  sanctifiée.  C'est  la  femme  chrétienne  qui  a  suc- 
cédé à  Dieu  dans  le  ministère  sacré  de  la  première 
parole.  Quand  Adam  l'entendit,  et  que  la  flamme  de 
son  esprit  s'alluma  de  ce  coup  sous  l'horizon  étince- 
lant  du  ciel,  c'était  Dieu  qui  lui  avait  parlé.  Et  nous, 
quand  notre  cœur  s'éveille  à  l'affection  et  notre  es- 
prit à  la  vérité,  c'est  sous  la  main,  sous  la  parole, 
sous  le  poids  de  l'amour  maternel  que  ce  prodige 
s'accomplit. 

L'enfance  disparaît  bien  vite,  et  la  jeunesse  s'an- 
nonce avec  ses  instincts  de  liberté.  L'éducation  de- 
vient plus  périlleuse  sans  cesser  d'être  nécessaire  ; 
toute  puissance  nous  pèse  comme  un  joug.  Une 
seule  demeure,  sinon  intacte,  du  moins  respectée. 
Nous  entendons  encore  la  vérité  de  la  bouche  d'une 
mère  aimée  de  Dieu  ;  son  regard  n'a  pas  perdu  toute 
autorité  ;  son  reproche  n'est  pas  sans  aiguillon  pour 
causer  le  remords ,  et  quand  elle  est  tout  à  fait  désar- 
mée ,  ses  larmes  lui  restent  comme  un  dernier  com- 
mandement auquel  nous  ne  résistons  pas.  Elle  se 
fraye  à  notre  insu  des  passages  qui  conduisent  aux 
endroits  les  plus  secrets  de  notre  cœur,  et  nous  som- 
mes étonnés  de  l'y  trouver  au  moment  où  nous  nous 
croyons  seuls.  Vertu  singulière,  se  survivant  à  elle- 
même  ,  et  qui  atteste  dans  ses  débris  mêmes  à  quelles 
sources  efficaces  Dieu  l'avait  trempée  ! 

Quand  la  mère  finit,  l'épouse  commence.  L'homme 
est  maître  à  son  tour;  mais  sa  magistrature  n'exclut 
pas  celle  qu'il  donne  sur  lui-même,  et  son  cœur 


—  323  ~ 

obéit  d'autant  mieux  que  sa  pensée  commande  avec 
un  empire  qui  n'est  pas  disputé.  La  fougue  de  la 
jeunesse  s'est  apaisée  ;  l'iiomme  ne  souhaite  plus 
l'indépendance  comme  un  bien  qui  passe  tous  les  au- 
tres, et  qui  le  met  en  possession  de  lui-même;  il  se 
possède  assez,  il  est  sûr  de  son  pouvoir,  il  retourne 
vers  la  douceur  de  l'enfance  par  la  pente  de  sa  vo- 
lonté et  le  poids  même  de  la  vie.  L'amitié  lui  man- 
que, il  n'a  plus  d'égaux  :  et  qui  n'a  besoin  d'égaux? 
Qui  n'a  besoin  d'une  personne  assez  tendre  pour 
commander,  assez  dévouée  pour  dire  la  vérité? 
L'homme  la  demande  à  l'épouse,  après  l'avoir  eue 
de  sa  mère;  il  recherche  aulant  l'autorité  qu'il  l'a 
crainte  un  moment.  Il  l'accepte  du  moins  sans  résis- 
tance, parce  que  l'amour  en  fait  le  fond,  et  qu'il  y 
puise  les  consolations  de  chaque  jour  contre  les  amer- 
tumes de  la  maturité.  Car  la  vie  devient  sévère  en 
déclinant  vers  le  soir;  les  déceptions  abondent;  la 
lumière  des  choses  se  ternit;  les  soucis  creusent  le 
front ,  et  l'ambition  même ,  lasse  du  succès ,  laisse 
échapper  ce  cri  de  la  vanité  trompée  : 

Mon  cœur,  lassé  de  tout,  demandait  une  erreur 
Qui  vînt  de  mes  ennuis  chasser  la  nuit  profonde, 
Et  qui  me  consolât  sur  le  trône  du  monde. 

Or  cette  erreur  cherchée  ,  si  c'est  une  erreur, 
qui  la  donne  que  l'épouse  ?  C'est  elle  qui  colore 
les  événements  heureux,  qui  embaume  les  revers, 
qui  reçoit  au  seuil  domestique  ce  fugitif  des  hon- 
neurs tout  meurtri  de  sa  chute ,  ce  proscrit  de  la 


—  324  — 

pensée  qui  n'a  remporté  de  la  science  que  le  mar- 
tyre du  doute.  L'épouse  chrétienne  infiltre  dans  ces 
âmes  brisées  le  détachement  et  la  certitude;  elle  res- 
suscite dans  leur  âme  le  Dieu  qui  réjouissait  leur 
jeunesse,  et  ravive  leur  vie  mourante  aux  sources  de 
l'éternité. 

Si  la  grâce  lui  manque  pour  cette  dernière  scène 
de  l'éducation  humaine,  tout  n'est  pas  perdu;  les 
transfigurations  de  la  femme  chrétienne  ne  sont  pas 
encore  achevées,  non.  Après  avoir  été  mère,  puis 
épouse ,  la  femme  chrétienne  se  reproduit  sous  une 
nouvelle  forme  :  elle  est  fille!  Et  quel  est  l'homme, 
à  soixante  ans ,  qui  n'apprend  pas  de  sa  fille?  Quel 
est  l'homme  qui,  n'ayant  pas  connu  Dieu  dans  la  vie 
et  dans  la  raison,  et  voyant  sa  jeune  enfant  s'age- 
nouiller chaque  soir  devant  l'invisible  Majesté,  ne 
soupçonne ,  à  la  naïveté  de  sa  prière  et  de  sa  joie ,  à 
la  paix  de  son  cœur,  quelque  chose  du  mystère  qui 
s'approche  de  lui  par  une  si  vive  représentation?  0 
tendresse  des  voies  de  Dieu  !  notre  mère  nous  appre- 
nait son  nom  quand  nous  étions  enfants;  l'épouse  Ta 
redit,  dans  l'intimité  nuptiale,  à  l'âme  enivrée  du 
jeune  homme;  la  fille  le  raconte  au  vieillard  courbé 
par  l'âge ,  et  lui  ramène ,  dans  ses  jours  de  décadence, 
une  révélation  toute  jeune  et  toute  vierge  !  Le  ciel 
dira  combien  d'âmes  ont  été  le  fruit  de  cette  dernière 
violence  de  la  vérité  ;  combien  qui  n'avaient  rien  vu 
et  rien  entendu  se  sont  éveillés  du  songe  de  l'erreur 
sur  leur  ht  de  mort,  et  ont  adoré  de  leur  souffle  ex- 
pirant l'éternel  amour  se  montrant  à  eux  sous  la  forme 
angélique  d'une  fille  bien-aimée. 


—  325  — 

Après  cela,  qu'avait  besoin  la  femme  d'im  troi- 
sième ministère?  Dieu  pourtant  lui  en  a  commis  un 
troisième  :  dirai-je  le  plus  grand  de  tous?  Je  ne  sais; 
mais  enfin  je  le  nommerai  :  c'est  le  ministère  de  la 
charité. 

A  la  femme  chrétienne,  par  une  délégation  spé- 
ciale, comme  emploi  de  ses  loisirs  et  de  la  surabon- 
dance de  ses  vertus,  ont  été  confiés  tous  les  pauvres, 
toutes  les  misères,  toutes  les  plaies,  toutes  les  lar- 
mes. C'est  elle  qui ,  au  nom  et  au  lieu  de  Jésus-Christ, 
doit  visiter  les  hôpitaux  et  les  greniers ,  découvrir  les 
gémissements,  explorer  le  royaume  si  vaste  de  la 
douleur.  A  d'autres  le  dévouement  de  la  doctrine,  à 
elle  le  dévouement  des  secours.  A  d'autres  de  repré- 
senter Jésus-Christ  par  le  glaive  de  la  parole,  à  elle 
de  le  représenter  par  le  glaive  de  l'amour. 

Voulez-vous ,  sans  faire  de  phrases ,  car  il  y  en 
aurait  trop  à  faire.,  voulez-vous  arriver  à  une  compa- 
raison qui  dira  tout  d'un  seul  mot?  Eh  bien,  entre  le 
monde  païen  et  le  monde  chrétien  il  y  a  la  même 
différence  qu'entre  la  prêtresse  de  Vénus  et  la  sœur 
de  Saint -Vincent-de-Paul.  Allez  à  ce  fameux  temple 
de  Corinthe,  et  voyez-y  la  femme  ;  entrez  dans  nos 
hôpitaux,  et  voyez-y  la  sœur  de  Charité  !  Ce  sont  là 
les  deux  mondes  :  choisissez. 

Cela  fait.  Messieurs,  le  reste  n'était  plus  qu'un 
jeu.  La  dignité  de  la  femme  créée,  l'indissolubiUté 
et  l'unité  du  mariage  en  découlaient  naturellement. 
Toutefois,  tant  l'homme  est  corrompu!  l'indissolu- 
bihté  du  mariage  ne  s'est  maintenue  qu'au  prix  de 
longs  efforts.  Je  pourrais  une  fois  de  plus  citer  au 

III.  —  10 


—  326  — 

tribunal  du  siècle  présent ,  d'un  côté  les  passions  des 
grands,  et,  de  l'autre,  l'intrépide  esprit  pastoral  avec 
lequel  les  chefs  de  l'Église  ont  maintenu  la  pureté  et 
la  dignité  du  sang  européen.  Je  pourrais,  reprenant 
l'histoire  dans  un  autre  sens  que  celui  où  elle  vous  a 
été  enseignée,  vous  dire  ce  que  nous  avons  souffert 
pour  vous,  et  ce  que  vous  seriez  devenus,  si  les  iné- 
branlables barrières  de  la  catholicité  n'avaient  arrêté 
obstinément  ces  êtres  effrénés  en  qui  la  puissance 
égalait  la  convoitise ,  et  qui ,  impatients  des  mœurs 
du  Christ,  se  ruaient  à  la  conquête  de  la  liberté 
païenne  et  musulmane.  Nous  avons  fait  de  cette 
cause  la  cause  totale  de  la  civilisation ,  parce  que 
c'était  la  cause  de  la  femme,  celle  de  vos  mères,  de 
vos  épouses,  de  vos  filles,  et  avec  elle  la  cause  du 
genre  humain.  Vous  ne  l'avez  pas  compris.  Vous 
nous  avez  accusés  de  passer  les  bornes  de  la  défense 
légitime,  de  porter  la  main  sur  la  couronne,  quand 
nous  ne  la  portions  que  sur  la  brutalité  de  la  chair 
et  du  sang.  Où  seriez- vous  sans  ces  combats?  Votre 
sang,  flétri  depuis  des  siècles,  vous  serait  arrivé  par 
les  veines  d'une  femme  esclave  au  lieu  de  vous  arri- 
ver du  cœur  d'une  femme  ingénue.  Tout  ce  que  vous 
avez  eu  de  joies  saintes  pour  vos  mères,  vos  épouses 
et  vos  filles,  eût  été  transformé  aux  joies  infâmes  de 
la  servitude  trempée  dans  la  volupté.  Vous  seriez 
des  Turcs,  et  non  des  Francs  ! 

Rendons  grâces  à  Dieu ,  qui  nous  a  sauvés  par  le 
courage  de  nos  pères,  et  par  les  seuls  moyens  dont 
le  courage  pouvait  alors  s'armer.  Le  divorce  écarté 
du  monde  chrétien ,  la  simultanéité  n'a  pas  même 


—  327  — 

fait  effort  pour  s'y  produire.  Quel  est  l'Européen  (car 
je  n'appelle  pas  Européen  le  Turc  planté  à  Constan- 
tinople  ) ,  quel  est  l'Européen  qui  oserait  même  songer 
de  loin  à  la  profanation  du  mariage  par  la  simulta- 
néité? Qui  ne  rougirait,  au  sein  même  de  la  débau- 
che, d'introduire  sous  le  même  toit,  par  les  mêmes 
serments,  les  captives  multiples  de  son  égoïsme  le 
plus  lâche  et  le  plus  insensé  ? 

Encore  une  fois ,  rendons  grâces  à  Dieu,  qui  a  pu- 
rifié le  genre  humain  sans  lui  ravir  sa  liberté ,  qui  a 
retiré  au  désordre  la  complicité  des  lois ,  et  permis  à 
la  pureté  de  devenir  la  règle  authentique  de  la  so- 
ciété humaine. 

Ce  travail  n'a  pas  peu  coûté ,  Jésus-Christ  ne  s'est 
pas  borné  à  le  mettre  sous  la  protection  de  sa  croix. 
Il  a  voulu  naître  d'une  femme  tout  à  la  fois  vierge  et 
mère,  modèle  ineffable  du  dévouement  maternel  et 
du  dévouement  virginal ,  et  demeurant  à  jamais  sous 
les  yeux  du  monde  pour  lui  inspirer,  par  son  souve- 
nir et  son  culte,  la  pratique  des  saintes  mœurs.  La 
femme  n'a  cessé,  depuis  dix-huit  siècles,  de  regar- 
der ce  type  sublime ,  qui  est  celui  de  sa  régénération  ; 
elle  y  a  puisé  le  double  courage  de  la  chasteté  et  de 
l'amour;  elle  est  devenue  digne  du  respect  que  le 
monde  avait  besoin  d'avoir  pour  elle  ;  on  a  pu  croire 
à  ses  serments,  et  le  voile  de  la  servitude,  en  tom- 
bant de  son  front,  y  a  laissé  voir,  sous  l'antique  ap- 
parence d'une  beauté  fragile,  le  signe  immuable  et 
sanglant  de  la  croix.  Protégée  par  ce  signe,  elle  a 
passé  dans  nos  rues  comme  une  apparition  de  la  dé- 
cence et  du  bien;  elle  s'est  assise,  heureuse,  au 


—  328  — 

sanctuaire  de  la  maison  ;  elle  y  a  retenu  son  époux, 
ses  fils  et  ses  filles  ;  elle  y  a  reçu  l'étranger  sans  bles- 
ser son  honneur  :  la  famille  est  devenue  le  lieu  de  la 
paix,  de  la  joie,  de  l'honnêteté,  le  lieu  d'élection  de 
toute  âme  qui  n'est  pas  corrompue.  Le  culte  des 
affections  a  succédé  au  cuiie  de  la  chair  et  du  sang. 
Je  vous  le  demande  sans  crainte,  quel  est  celui  de 
vous  qui  ne  sente  pas  qu'il  y  a  plus  de  contentement 
dans  un  quart  d'heure  passé  au  sein  de  la  famille,  à 
côté  du  père,  de  la  mère,  des  frères  et  des  sœurs, 
qu'il  n'y  en  a  dans  tous  les  enivrements  du  monde? 
Qui  ne  fait  pas  de  la  famille  le  rêve  de  son  existence? 
Qui  ne  s'est  pas  dit,  étant  jeune  :  J'arriverai  un  jour, 
après  un  long  travail,  à  m'asseoir  chez  moi;  j'aurai 
une  table,  un  cabinet,  à  côté  de  moi  tous  les  objets 
de  mon  affection.  Tous,  jeunes  gens  que  nous  étions, 
nous  nous  sommes  dit  cela  ;  et  ceux  de  nous  qui  ont 
renoncé  au  bonheur  de  la  terre  pour  prendre  en 
Jésus-Christ  leur  unique  héritage,  ceux-là  se  le  di- 
saient avant  d'avoir  la  révélation  d'un  bien  plus  rare 
dans  un  sacrifice  plus  grand. 

0  foyer  domestique  des  peuples  chrétiens!  maison 
paternelle,  où,  dès  nos  premiers  ans,  nous  avons 
respiré  avec  la  lumière  l'amour  de  toutes  les  saintes 
choses,  nous  avons  beau  vieillir,  nous  revenons  à 
vous  avec  un  cœur  toujours  jeune,  et  n'était  l'éter- 
nité, qui  nous  appelle  en  nous  éloignant  de  vous, 
nous  ne  nous  consolerions  pas  de  voir  chaque  jour 
votre  ombre  s'allonger  et  votre  soleil  pâlir  ! 

Finissons,  Messieurs,  en  résumant  cette  Confé- 
rence et  celle  qui  l'a  précédée.  Il  y  a  sur  la  terre 


—  329  - 

trois  faiblesses  :  la  faiblesse  du  dénûmeiit,  c'est  le 
pauvre;  la  faiblesse  du  sexe,  c'est  la  femme;  la  fai- 
blesse de  l'âge,  c'est  l'enfant.  Ces  trois  faiblesses 
sont  la  force  de  l'Église ,  qui  a  fait  alliance  avec  elles, 
et  les  a  prises  sous  sa  protection  en  se  mettant  sous 
la  leur.  Cette  alliance  a  changé  la  face  de  la  société, 
parce  que  jusque-là  le  faible  avait  été  sacrifié  au 
fort,  le  pauvre  au  riche,  la  femme  à  l'homme,  l'en- 
fant à  tous.  L'Église,  en  s'unissant  à  la  faiblesse 
contre  ceux  qui  sont  pourvus  de  la  triple  force  du 
patrimoine,  de  la  virilité  et  de  la  maturité,  a  remis 
en  équilibre  tous  les  droits  et  tous  les  devoirs.  L'é- 
goïsme  toutefois  ne  se  tient  pas  pour  vaincu  :  plus  ou 
moins  déguisé,  il  cherche  à  rétablir  l'ordre  païen  sur 
les  ruines  de  l'ordre  chrétien ,  c'est-à-dire  la  domi- 
nation oppressive  de  la  force  sur  la  faiblesse.  Y 
réussira-t-il?  Rompra-t-il  le  faisceau  qui  retient  dans 
l'unité  de  l'Église  le  pauvre,  la  femme  et  l'enfant? 
Je  suis  sûr  que  non  :  car  sous  les  mains  débiles  que 
je  viens  de  nommer,  il  y  a  la  main  de  Dieu ,  la  main 
de  Jésus-Christ,  la  main  de  la  bienheureuse  vierge 
Marie,  toute  la  puissance  de  la  raison,  de  la  justice 
et  de  la  charité. 


TRENTE-CINQUIEME  CONFÉRENCE 


t»E  L  INFLUENXE  DE  LA  SOCIETE  CATHOLIQUE 
gUR    LA    SOCIÉTÉ    NATURELLE    QUANT    A    l'aUTORITÉ 


Monseigneur,  '      , 

Messieurs  , 

Nous  avons  constaté  l'influence  de  la  société  ca- 
tholique sur  la  société  naturelle  quant  au  droit  géné- 
ral, quant  à  la  propriété  et  quant  à  la  famille;  et 
nous  avons  reconnu  que,  sous  ces  trois  rapports  fon- 
damentaux, la  société  catholique  avait  exercé  une 
action  heureuse  sur  la  société  naturelle,  en  y  créant 
une  protection  efficace  des  faibles  contre  les  forts. 
Mais  il  est  un  autre  élément  de  la  société  humaine 
où  il  ne  s'agit  plus  seulement  de  protéger  les  faibles 
contre  les  forts ,  élément  complexe  où  se  rencontre 
tantôt  surabondance  de  force ,  et  tantôt  surabondance 


—  332  - 

de  faiblesse  :  je  veux  parler  de  l'autorité.  L'autorité 
a  ce  caractère  particulier  d'être  tour  à  tour  ce  qu'il  y 
a  de  plus  fort  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  faible,  de  pou- 
voir, dans  un  jour  donné,  tout  écraser,  et,  le  lende- 
main, d'être  foulée  aux  pieds,  de  sorte  que  toute  son 
histoire  en  ce  monde  se  réduit  à  cette  parole  d'un 
orateur  fameux  :  «  Il  n'y  a  qu'un  pas  du  Capitole  à 
la  roche  Tarpéienne.  »  Le  Capitole  enivre,  la  roche 
Tarpéienne  avilit,  et  l'autorité  oscille  entre  ces  deux 
termes,  qui  lui  sont  également  funestes.  Il  s'agit  de 
la  défendre  contre  l'un  et  l'autre,  et  de  lui  assurer 
entre  ces  deux  écueils  l'honneur  de  la  durée  et  l'em- 
pire de  la  stabilité.  Voyons  ce  que  la  société  natu- 
relle a  pu  toute  seule  pour  l'établissement  de  cet 
équilibre,  et  le  secours  qu'elle  a  reçu  de  la  société 
catholique  pour  y  arriver  en  effet. 

Jusqu'ici,  Messieurs,  j'ai  marché  sur  des  cendres 
chaudes,  aujourd'hui  je  vais  marcher  sur  des  char- 
bons ardents.  Je  n'ensuis  point  ému.  J'ai  des  choses 
difficiles  à  dire  ;  je  les  dirai  avec  autant  de  retenue 
que  de  franchise ,  mais  je  les  dirai. 

Nulle  société  ne  saurait  être  conçue  sans  unité, 
sans  ordre,  sans  puissance.  Par  l'effet  de  l'unité,  des 
millions  d'hommes  divisés  d'intérêts,  de  passions, 
d'idées,  de  lieux,  de  temps,  se  rencontrent  en  un 
seul  centre,  et  se  meuvent  comme  s'il  n'y  avait  pour 
eux  qu'un  temps,  qu'un  lieu,  qu'une  idée,  qu'une 
passion,  qu'un  intérêt,  qu'une  vie.  Par  l'effet  de 
l'ordre ,  les  relations  des  citoyens  entre  eux,  telles 
qu'elles  ont  été  définies  par  les  lois,  se  maintiennent 
avec  une  inviolable  régularité,  et  si,  çà  et  là,  dans 


—  333  — 

l'ombre  flottante  des  masses  sociales,  quelque  mal- 
faiteur se  prend  à  attaquer  les  droits  reconnus,  l'es- 
prit d'ordre  qui  est  dans  la  société  l'arrête  et  en  ob- 
tient justice.  Par  l'effet  de  la  puissance,  les  citoyens 
dispersés  sur  un  vaste  territoire  reposent  tranquilles, 
insouciants  de  l'ennemi.  Nul  d'entre  eux,  pour  ainsi 
dire,  n'est  à  la  frontière,  et  derrière  ce  rempart  qui 
ne  semble  pas  défendu,  tout  le  monde  dort  en  paix, 
parce  qu'il  y  a  quelque  part  une  force  qui  veille,  qui, 
même  dans  le  silence  des  nuits,  a  l'oreille  ouverte 
sur  sa  couche  solennelle,  et,  par  un  seul  mouvement 
de  ses  lèvres,  transportera  magiquement  devant  l'en- 
nemi une  armée  où  seront  le  courage,  la  fortune  et 
la  majesté  delà  patrie. 

Voilà,  Messieurs,  la  société  telle  que  la  font  l'u- 
nité, l'ordre  et  la  puissance.  Mais  qui  lui  donnera 
cette  unité,  qui  lui  créera  cet  ordre  et  cette  puis- 
sance? Il  faut  arriver  toujours  à  quelques  hommes, 
et  même  généralement  à  un  seul  homme,  en  qui  se 
résument  et  résident  la  puissance,  l'ordre,  l'unité. 
Et  jugez  !  Trente  millions  d'hommes  respirant  dans 
une  seule  poitrine,  empreints  sur  un  seul  visage,  et 
lui  confiant  toute  leur  force  avec  toute  leur  gloire  et 
tout  leur  destin  !  Mais  comment  un  homme,  comment 
quelques  hommes  pourront-ils  s'approprier  ferme- 
ment une  telle  grandeur  et  la  porter  d'un  siècle  à 
l'autre,  toujours  subsistante,  toujours  égale  aux  be- 
soins de  la  société,  passant  avec  le  même  caractère 
du  front  d'un  héros  au  front  d'un  enfant,  du  succès 
au  revers,  et  chargé  de  composer,  avec  la  fragilité 
d'une  vie,  l'immortalité  d'une  nation? 


—  334  — 

Il  semblera  peut-être  à  quelques-uns  que  rien  n'est 
plus  simple,  et  qu'une  armée  fidèle  sous  un  général 
heureux  a ,  au  bout  de  ses  lances ,  tout  le  secret  d'un 
gouvernement  durable.  Mais  une  armée  fidèle  et  un 
général  heureux  sont ,  comme  tout  le  reste  des  cho- 
ses humaines,  dans  la  main  capricieuse  du  sort,  et 
l'histoire  témoigne  très-haut  qu'aucun  gouvernement 
n'a  été  moins  solide  que  le  gouvernement  des  sol- 
dats. Par  une  providence  de  Dieu ,  dont  il  faut  lui 
rendre  grâces ,  dès  que  le  casque  domine ,  l'unité , 
Tordre  et  la  puissance  sont  atteints  mortellement. 
Après  que  le  sénat  romain ,  sous  sa  toge  civile ,  eut 
longtemps  pourvu  à  la  stabilité  du  peuple-roi,  du 
jour  où  le  pouvoir  des  légions  succéda  au  sien,  on  ne 
vit  plus  à  Rome  que  des  maîtres  arrivant  de  l'Eu- 
phrate  et  du  Rhin ,  et  passant  par  l'arc  de  triomphe 
pour  aller  à  l'égout.  Le  peuple ,  amusé  de  ce  spec- 
tacle, regardait  venir  le  nouvel  élu,  et  l'applaudissait 
avec  d'autant  plus  de  fureur  qu'il  voyait  déjà  sur  son 
front,  à  travers  l'auréole  de  l'empire,  la  place  réser- 
vée à  l'insulte  du  lendemain. 

La  force  militaire,  si  imposante  au  premier  coup 
d'œil,  est  la  dernière  à  pouvoir  constituer  l'unité, 
l'ordre  et  la  puissance,  parce  qu'étant  plus  corps 
qu'esprit,  elle  est  à  la  vie  ce  que  l'organe  est  au 
sang.  Un  souffle  étranger  lui  est  nécessaire  pour 
^  l'animer  et  la  diriger,  sans  quoi  elle  écrase  comme 
un  roc  qui  ne  sait  pas  ce  qu'il  fait ,  ou  elle  se  dis- 
perse comme  une  poussière  qui  écoute  le  vent.  La 
société  n'est  pas  fille  de  la  violence ,  elle  est  fille  de 
l'intelligence  et  de  la  liberté ,  et  ne  respecte  rien  que 


—  335  — 

ce  qui  sort  de  cette  double  source  ou  y  prend  sa 
mission.  Ce  n'est  pas  la  force  qui  la  fonde ,  c'est  l'au- 
torité. 

Mais  qu'est-ce  que  l'autorité?  L'autorité  est  une 
supériorité  qui  produit  l'obéissance  et  la  vénération  : 
l'obéissance  d'abord ,  c'est-à-dire  la  soumission  spon- 
tanée d'une  volonté  à  une  autre  volonté.  «  Capitaine, 
mettez-vous  là ,  avec  votre  monde ,  et  faites-vous-y 
tuer.  —  Oui,  mon  général.  »  Voilà,  Messieurs,  l'o- 
béissance, et,  vous  le  sentez,  une  obéissance  d'homme 
libre,  où  celui  qui  commande  et  celui  qui  obéit  sont 
également  grands.  L'un  a  trouvé  simple  de  deman- 
der une  vie  pour  le  pays,  l'autre  a  trouvé  simple  de 
la  donner;  l'un  n'a  conçu  le  dévouement  que  parce 
qu'il  en  était  capable,  l'autre  n'en  a  été  capable  que 
parce  qu'il  l'a  conçu.  Il  y  a  eu  action  et  réaction  de 
deux  âmes  qui  se  valaient.  Quand  ces  fameux  Spar- 
tiates des  Thermopyles  se  préparaient  dans  leur 
cœur  à  mourir  pour  le  salut  de  la  Grèce,  ils  gravèrent 
sur  un  rocher  cette  inscription  :  a  Passant,  va  dire  à 
Sparte  que  nous  sommes  morts  ici  pour  obéir  à  ses 
saintes  lois.  »  Voilà  encore  l'obéissance,  et  non  pas 
une  obéissance  portée  au  delà  du  nécessaire,  propre 
seulement  à  quelques  héros,  mais  une  obéissance 
telle  qu'il  la  faut  à  la  société  pour  vivre,  telle  que 
Sparte  l'avait  dans  ses  beaux  jours.  C'était  Sparte 
tout  entière  qui  avait  parlé  aux  Thermopyles ,  les 
vivants  comme  les  morts ,  et  il  n'y  avait  pas  dans  la 
république  une  âme  qui  n'eût  répondu  à  l'âme  des 
trois  cents. 

Sans  la  soumission  spontanée  de  la  volonté  à  une 


—  336  — 

autre  volonté ,  et  même  quelquefois  sans  une  soumis- 
sion enthousiaste,  l'unité  est  impossible,  l'ordre  et  la 
}Duissance  aussi.  Car  comment  voulez-vous  que  tant 
de  volontés  séparées  ne  fassent  qu'une,  s'il  n'existe 
pas  une  volonté  souveraine  qui  les  rassemble  en  soi? 
Gomment  aurez-vous  l'ordre ,  si  toutes  les  volontés 
ne  concourent  pas  par  l'obéissance  à  maintenir  les 
relations  établies  par  les  lois ,  et  sans  cesse  menacées 
par  tous  les  intérêts  mécontents  ?  Et  comment  y 
aurait-il  puissance,  si  chaque  citoyen  n'était  pas 
prêt  à  prendre,  au  premier  ordre,  le  poste  où  il  est 
appelé? 

La  vénération  est  un  autre  élément  de  l'autorité, 
qui  lui  est  aussi  nécessaire  que  l'obéissance.  Car 
la  vénération  n'est  qu'un  respect  mêlé  d'amour, 
et  nous  n'obéissons  pas  longtemps  à  qui  ne  nous 
inspire  ni  amour  ni  respect.  La  volonté  a  déjà  bien 
de  la  peine  à  se  soumettre,  même  quand  elle  aime 
et  respecte  sincèrement;  et,  si  ce  double  sentiment 
vient  à  lui  manquer,  tôt  ou  tard  elle  n'obéit  plus. 
La  nécessité  ni  la  contrainte  ne  sauraient  y  pour- 
voir qu'un  moment,  et  la  première  occasion  favo- 
rable sera  le  signal  où  l'unité,  l'ordre  et  la  puissance 
périront  avec  l'autorité.  Tout  pouvoir  qui  ne  produit 
pas  l'obéissance  et  la  vénération  ne  prépare  que  sa 
mort. 

Mais  ces  principes  ne  nous  mènent  pas  fort  loin 
dans  l'explication  du  mystère  qui  nous  occupe.  Si 
l'obéissance  et  la  vénération,  en  fondant  l'autorité, 
sont  la  cause  de  l'unité,  de  l'ordre  et  de  la  puissance, 
qu'est-ce  qui  produira  l'obéissance  et  la  vénération? 


—  337  - 

Je  comprends  très -bien  que  l'unité,  l'ordre  et  la 
puissance  soient  le  résultat  de  l'obéissance  et  de  la 
vénération;  mais  comment  un  homme  ou  quelques 
hommes  inspireront-ils  à  trente  millions  d'hommes 
obéissance  et  vénération?  Voilà  le  mystère.  Sur  ce 
point,  le  monde  antérieur  à  Jésus-Christ  s'est  par- 
tagé en  deux  systèmes  :  le  système  oriental  et  le  sys- 
tème occidental. 

Le  système  oriental  consiste  en  ceci  :  L'homme 
ne  peut  pas  obéir  à  l'homme,  ni  vénérer  l'homme. 
L'homme  ne  peut  pas  obéir  à  l'homme,  parce  que 
toute  volonté  en  vaut  une  autre  ;  et  l'homme  ne  peut 
pas  vénérer  Thomme,  parce  que  l'homme  est  trop 
petit  devant  son  semblable,  trop  égal  à  lui  par  l'in- 
firmité de  la  vie  et  de  la  mort.  Il  faut  donc  que  l'au- 
torité soit  plus  haute  que  l'homme;  il  faut  qu'elle 
ait  un  caractère  inaccessible,  qu'elle  soit  enveloppée 
du  prestige  de  la  toute-puissance,  qu'il  y  ait  entre 
le  sujet  et  le  souverain  un  tel  abîme,  que  le  regard 
même  n'ose  pas  le  franchir  :  en  un  mot,  il  faut  que 
l'autorité  soit  Dieu.  L'Orient  s'est  reposé  dans  cette 
fiction,  ou  plutôt  dans  cette  réalité,  la  seule  qui,  à 
ses  yeux,  constitue  le  pouvoir,  en  le  rendant  véné- 
rable et  saint.  Qu'en  est-il  résulté?  L'obéissance  et 
la  vénération ,  je  l'avoue ,  mais  une  obéissance  et  une 
vénération  abjectes,  dont  l'histoire  fait  horreur.  L'O- 
rient n'a  pas  voulu  se  soumettre  à  l'homme,  estimant 
un  tel  acte  incompréhensible  autant  que  vil ,  et  il 
s'est  soumis  à  des  monstres.  Car  la  fiction  ne  chan- 
geait pas  la  nature  humaine  dans  l'idole  qui  en  avait 
le  profit,  ou  plutôt,  par  un  effet  contraire  au  but,  elle 


•       —  338  — 

la  changeait  en  l'empirant  et  la  dégradant.  L'homme 
pUait  sous  le  poids  de  la  divinité  dont  on  chargeait 
ses  épaules ,  et ,  faute  de  limites  qui  l'arrêtassent 
quelque  part,  il  poussait  aisément  jusqu'à  l'extrava- 
gance son  orgueil  et  son  immoralité. 

Mais  du  moins,  à  ce  prix,  l'Orient  obtenait-il  l'u- 
nité, l'ordre,  la  puissance,  la  stabilité?  Nullement  ; 
en  aucune  autre  contrée  les  révolutions  de  peuples 
et  de  dynasties  n'ont  présenté  un  spectacle  plus  san- 
glant et  plus  vite  renouvelé.  Les  races  souveraines 
n'ont  pu  s'y  asseoir,  et  y  trouver  dans  l'adoration  une 
terre  propice  à  la  longévité.  Ce  ciel  ardent  les  a  dé- 
vorées. C'est  qu'en  effet,  rien  ne  finit  plus  vite  que 
ce  qui  n'a  pas  de  bornes  ;  une  heure  dévore  un  siècle 
entre  les  mains  d'un  prince  qui  peut  tout  et  qui  n'est 
pas  Dieu.  En  vain  l'idolâtrie  promet  l'éternité,  elle 
ne  la  donne  pas ,  elle  est  la  première  à  la  ravir.  Il 
vient  un  moment  où  la  société  ploie  sous  le  faix  de 
la  démence  couronnée ,  et  alors  s'accomplit  ce  qui 
est  implicitement  renfermé  dans  le  contrat  des  peu- 
ples et  des  rois  de  l'Orient,  et  ce  qu'a  heureusement 
exprimé  le  comte  de  Maistre  dans  cette  phrase  fidèle  : 
«  Faites  tout  ce  que  vous  voudrez,  et  quand  nous 
serons  las,  nous  vous  égorgerons.  »  Rarement  les 
peuples  y  ont  manqué. 

Le  système  occidental  est  tout  autre  que  celui  de 
l'Orient,  plus  sensé,  plus  vrai,  digne  de  réussir,  si 
l'homme  tout  seul  pouvait  réussir  en  de  si  grandes 
choses.  L'Occident  consent  à  être  gouverné  par 
l'homme,  et  à  lui  vouer  par  conséquent  obéissance 
et  vénération  ;  mais  néanmoins  il  a  peur  de  lui  ;  il 


—  339  — 

s'effraie  de  remettre  en  ses  mains  le  sceptre  etl'épée; 
il  veut  qu'il  soit  grand  sans  l'être  trop,  puissant  avec 
mesure,  laissant  un  espace  entre  la  révolte  et  une 
absolue  soumission.  L'Occident  calcule,  pondère, 
limite  le  pouvoir.  Il  cherche  à  créer  entre  le  prince  et 
le  peuple  une  sorte  de  pénétration  réciproque ,  qui 
fasse  de  l'un  et  de  l'autre  une  seule  âme ,  où  la  sou- 
veraineté ait  quelque  part  à  l'obéissance,  et  l'obéis- 
sance quelque  part  à  la  souveraineté.  Telles  ces  ré- 
publiques de  la  Grèce,  gouvernées,  dans  leurs  jours 
de  gloire,  par  des  citoyens  tirés  momentanément  de 
la  foule  et  exerçant  le  pouvoir  comme  les  mandataires 
et  les  représentants  de  la  cité.  L'obéissance  et  la  vé- 
nération furent  produites  sans  doute  dans  ce  système 
compliqué,  mais  elles  ne  le  furent  qu'insuffisam- 
ment. Le  siège  en  était  trop  mobile  et  trop  étroit 
pour  donner  aux  nations  toute  la  stabilité  dont  elles 
avaient  besoin. 

Certes,  nous  avons  de  ce  régime  un  mémorable 
modèle,  et  le  plus  achevé  de  tous,  dans  la  républi- 
que romame.  Le  sénat  romain  est  la  plus  merveil- 
leuse assemblée  qui  gouverna  jamais  un  peuple,  et 
l'on  ne  sait  qu'admirer  le  plus  en  lui,  de  l'esprit  de 
suite  et  de  persévérance,  de  la  profondeur  de  vues., 
du  courage  dans  les  revers .  de  la  foi  nationale ,  de 
la  dignité,  de  la  religion,  et  de  tous  ces  hommes 
consulaires  qui ,  après  avoir  commandé  les  armées  et 
parlé  au  Forum ,  rapportaient  au  sein  de  leur  corps 
la  gloire  personnelle  qu'ils  avaient  méritée,  ajoutant 
ainsi  à  la  majesté  du  pouvoir  autant  qu'ils  avaient 
ajouté  à  la  grandeur  du  peuple ,  afin  qu'il  y  eût  tou- 


—  340  — 

jours  entre  Tun  et  l'autre  accroissement  un  équilibre 
qui  les  soutînt  tous  deux.  Eh  bien,  le  sénat  romain, 
ce  chef-d'œuvre  profane  du  monde  occidental,  com- 
bien a-t-il  duré?  Entre  le  poignard  qui  tua  Lucrèce 
et  le  poignard  qui  tua  César,  combien  comptez-vous 
de  siècles?  Environ  cinq  siècles.  Au  bout  de  ce  temps, 
maîlre  enfin  du  monde,  le  sénat  romain  fit  dire  à  un 
capitaine  qui  s'appelait  César  de  ne  point  passer  la 
limite  de  son  département  militaire  :  César  réfléchit 
un  moment,  et  passa.  A  ce  premier  acte  de  déso- 
béissance tout  fut  dit  :  Rome  n'existait  plus,  ou,  si 
elle  continua  de  porter  ce  nom ,  ce  fut  pour  tomber 
d'Auguste  en  Tibère,  de  Tibère  en  Caïus,  de  Caïus 
en  Néron,  de  Néron" en  Héliogabale,  de  l'obéissance 
d'Occident  à  l'obéissance  d'Orient,  et  encore  avec 
aggravation  dans  la  solennité  de  l'extravagance. 

Voilà  tout  ce  que  l'art  le  plus  savant,  les  circon- 
stances les  plus  heureuses,  la  simplicité  des  mœurs 
la  plus  remarquable,  et  le  bonheur  de  conquêtes  le 
plus  grand  qu'on  ait  vu,  ont  produit  d'obéissance  et 
de  vénération,  selon  le  système  occidental.  Voilà  le 
plus  grand  corps  humain  qui  ait  jamais  existé  :  cinq 
cents  ans  de  durée  !  un  peu  plus  que  le  tiers  de  la 
monarchie  française  !  Il  y  avait  donc  dans  ce  système 
insuffisance  d'obéissance  et  de  vénération ,  par  con- 
séquent insuffisance  d'unité,  d'ordre  et  de  puissance, 
par  conséquent  encore,  insuffisance  sociale. 

Mais  quelle  était  la  cause  de  ces  deux  écueils  si 
différents  l'un  de  l'autre,  où  ont  échoué  l'Orient  et 
l'Occident?  C'est,  Messieurs,  qu'en  Occident  comme 
en  Orient,  il  n'y  avait  que  l'homme,  rien  que  l'homme. 


-  341  — 

Or  l'homme  tout  seul  est  incapable  de  s'assurer  l'o- 
béissance et  la  vénération  dans  la  mesure  qui  est 
nécessaire  pour  conduire  une  société.  L'homme  est 
trop  peu  pour  un  si  grand  ouvrage.  Veut-on  l'enfler 
au  delà  de  sa  portée  naturelle,  on  l'appellera  bien  du 
nom  de  Dieu  ,  on  lui  dira  bien  :  Votre  Éternité;  mais 
il  n'en  restera  pas  moins  un  homme,  et,  si  grand 
qu'il  soit  par  hasard,  fût- il  Titus  ou  Nerva,  il  aura 
pour  héritier  quelque  illustre  misérable,  en  qui  la 
fiction  surhumaine  ne  sera  qu'une  faiblesse  de  plus. 
Hébété  par  ce  comble  d'honneur  et  de  puissance , 
l'homme  y  succombe  ;  il  se  fait  au  dedans  de  sa  mi- 
sère une  répercussion  de  cette  majesté  fausse  qui  le 
change  en  un  monstre ,  et  une  fois  qu'il  en  est  là , 
l'idolâtrie  qui  le  soutenait  s'afl'aisse  sur  elle-même 
et  emporte  dans  sa  chute  tout  cet  édifice  insensé. 
Les  dynasties  succèdent  aux  dynasties,  et  les  peu- 
ples eux-mêmes  suivent  le  sort  de  leurs  chefs.  Car, 
quand  le  pouvoir  est  incertain  et  mal  assis,  la  so- 
ciété elle-même  chancelle  comme  un  homme  ivre. 
La  cause  de  la  souveraineté  est  la  cause  même  de 
la  société.  C'est  pourquoi.  Messieurs,  ne  rions  pas 
de  ces  catastrophes  sanglantes  des  rois;  ne  rions  pas 
de  cette  impuissance  où  est  l'humanité  de  produire, 
autant  qu'elle  en  a  besoin  ,  l'obéissance  et  la  vénéra- 
tion. C'est  l'un  de  ses  grands  malheurs  :  car  de  l'o- 
béissance et  de  la  vénération  dépendent  l'unité,  l'or- 
dre, la  puissance,  la  durée,  la  stabilité.  Ne  broyons 
pas  si  facilement  sous  le  poids  de  notre  parole  des 
destinées  à  qui  les  nôtres  sont  unies.  Sachons  com- 
prendre notre  impuissance  et  la  regretter.  Une  partie 


—  342  -^ 

du  genre  humain  a  voulu  des  dieux  pour  chefs  :  les 
dieux  ont  péri.  L'autre  partie  a  choisi  des  hommes  : 
les  hommes  ont  succombé.  Trop  grands  ou  trop  pe- 
tits, ils  ont  croule  par  insuffisance  ou  par  excès. 
Que  voulez -vous,  l'homme  n'avait  que  l'homme. 

Si  jamais,  plébéiens  que  vous  êtes,  par  un  de  ces 
coups  que  le  temps  amène,  vous  êtes  appelés  au 
gouvernement  d'un  peuple,  ne  comptez  pas  sur  vous 
ni  sur  l'humanité  pour  vous  soutenir.  Tôt  ou  tard 
l'humanité  vous  trahira;  l'obéissance  et  la  vénéra- 
tion se  retireront  de  votre  œuvre,  et  vous  serez  éton- 
nés d'avoir  fait  si  peu  avec  tant  de  génie.  Malheur  à 
vous  alors!  mais  aussi  malheur  à  nous!  le  malheur 
est  commun,  et  c'est  pourquoi  nous  n'en  triomphons 
pas.  Cherchons- en  plutôt  le  remède  en  Celui  que 
nous  avons  déjà  vu  si  ingénieux  à  guérir  nos  maux. 
Voyons,  contre  cette  force  et  cette  faiblesse  exagérées 
du  pouvoir,  ce  que  la  société  catholique  aura  apporté 
de  secours  à  la  société  naturelle. 

La  société  catholique  a  ouvert  dans  le  monde  deux 
sources  inépuisables  d'obéissance  et  de  vénération  : 
l'une  publique,  l'autre  secrète. 

La  source  publique  d'obéissance  et  de  vénération 
ouverte  par  la  société  catholique,  c'est,  Messieurs, 
l'autorité  de  sa  hiérarchie.  Depuis  dix- huit  cents 
ans,  la  papauté,  l'épiscopat,  le  sacerdoce  chrétiens 
sont  obéis  et  vénérés  de  la  plus  grande  union  d'hom- 
mes qui  soit  ici- bas,  sans  avoir  besoin  jamais  de  la 
force  pour  incliner  un  Iront  ou  une  volonté.  L'obéis- 
sance y  est  Hbre,  la  vénération  y  est  libre;  chaque 
fidèle  peut  à  toute  heure  refuser  ou  rétracter  son 


—  343  — 

hommage,  et  toutefois  cet  hommage  subsiste  inalté- 
rable et  saint,  malgré  les  vicissitudes  de  faveur  ou 
de  persécution ,  malgré  les  efforts  persévérants  du 
monde  pour  flétrir  dans  sa  source  un  amour  qui  le 
gêne ,  un  respect  dont  il  est  offensé.  La  hiérarchie 
catholique,  sans  autre  ressource  que  la  persuasion, 
se  fait  obéir  et  vénérer  comme  nulle  part  et  en  aucun 
temps  n'a  été  obéie  et  vénérée  aucune  humaine  ma- 
jesté. Le  fait  est  sensible,  il  est  éclatant;  il  n'a  besoin 
d'aucune  démonstration;  il  suffit  de  l'énoncer  pour 
convaincre  et  étonner  l'esprit.  Mais  si  j'avais  besoin 
d'une  démonstration ,  ou  plutôt  d'un  exemple,  rap- 
pelez-vous ce  qui  s'est  passé  ici  même  à  l'inaugura- 
tion du  siècle  présent. 

Nous  avions  tout  détruit,  même  le  passé;  nous 
avions,  dans  notre  haine  contre  tout  objet  de  pieux 
culte,  ouvert  les  tombeaux  où  reposaient,  désarmés 
par  la  mort  et  sous  la  seule  garde  de  nos  souvenirs  , 
les  grands  serviteurs  de  la  patrie ,  et ,  pour  le  seul 
plaisir  de  braver  la  majesté  jusque  dans  le  cercueil, 
nous  avons  jeté  leurs  cendres  au  vent  et  au  mépris. 
Jamais,  à  aucun  moment  de  l'histoire,  l'obéissance 
et  la  vénération  n'avaient  été  plus  loin  des  cœurs. 
Un  vieillard  vint  dans  ce  temps- là;  il  était  appelé 
par  un  jeune  homme  qui  avait  tout  le  prestige  de  la 
gloire,  mais  qui  avait  besoin  de  s'agenouiller  devant 
le  vicaire  du  Christ  pour  recevoir  de  cet  abaissement 
le  sceau  d'une  plus  haute  autorité.  Le  vieillard  vint 
armé  de  sa  seule  bénédiction;  il  vint  au  milieu  de  ce 
peuple  qui  avait  foulé  aux  pieds ,  dans  un  seul  jour, 
toutes  les  générations  de  ses  rois  :  il  parut  aux  fe- 


—  344  — 

nêlres  des  Tuileries.  On  ne  l'eut  pas  plutôt  vu,  por* 
tant  sur  sa  figure  plus  de  malheur  encore  que 
d'âge,  qu'à  l'instant  même,  par  ce  coup  magique  qui 
rouvre  les  cœurs  à  leur  bon  endroit ,  tout  Paris  se 
précipita  pour  avoir  un  bonheur  qu'il  ne  connais- 
sait plus,  le  bonheur  de  vénérer  en  recevant  cette 
bénédiction  qui,  depuis  tant  de  siècles,  fait  tomber 
l'homme  à  genoux.  Et,  pendant  que  ce  spectacle  se 
passait  au  dehors,  plus  haut,  dans  l'intérieur  même 
des  Tuileries,  un  homme  célèbre  qui  vient  de  mourir 
poussait  son  voisin,  en  lui  disant  avec  la  joie  de  l'ad- 
miration :  «  Enfin,  Monsieur,  nous  voyons  une  au- 
torité !  Voilà  une  autorité  !  » 

La  source  secrète  de  l'obéissance  et  de  la  vénéra- 
tion ouverte  dans  le  monde  par  la  société  catholique, 
c'est,  Messieurs,  la  confession. 

Tout  homme,  quel  qu'il  soit,  prince  par  le  pouvoir 
ou  par  l'esprit,  s'il  veut  avoir  part  au  mystère  du 
Christ,  à  la  certitude  et  à  l'avenir  qui  sont  en  lui,  est 
obligé  d'avouer  ses  fautes  à  genoux,  d'en  demander 
pardon  et  d'en  recevoir  pénitence  :  exercice  d'obéis- 
sance et  de  vénération  qui  le  relève  à  lui-même,  le 
purifie,  l'humanise  et  l'assouplit  sans  l'abaisser.  Car 
il  est  libre  dans  cette  action  plus  qu'en  aucune  autre, 
on  ne  prend  sur  lui  que  le  pouvoir  qu'il  donne  de  son 
plein  gré  ;  il  peut  se  lever  et  s'en  aller  si  la  vérité 
qu'il  cherchait  lui  semble  trop  dure,  si  la  paix  et 
l'honneur  de  la  conscience  lui  reviennent  trop  cher 
à  ce  prix.  Mais  il  persiste  volontiers,  une  fois  qu'il 
a  connu  le  charme  de  l'humihté  et  de  la  sincérité 
entre  Dieu  et  lui;  il  apprend  avec  joie,  dans  une 


—  345  — 

obéissance  et  une  vénération  qu'il  a  choisies,  à  obéir 
encore  là  où  il  n'a  plus  le  choix,  à  vénérer  encore  là 
où  Dieu  le  lui  demande  par  un  commandement  qui 
n'admet  plus  l'élection.  Cet  esprit  altier  consent  à 
l'empire  ;  ce  cœur  sauvage,  toujours  prêt  à  la  révolte, 
accepte  l'unité ,  l'ordre  et  la  puissance  sous  la  seule 
forme  où  ils  soient  possibles,  sous  la  forme  de  l'au- 
torité. La  confession  ne  cesse  d'agir  en  ce  sens  d'un 
bout  du  monde  à  l'autre,  par  une  influence  secrète  et 
perpétuelle,  qui,  jointe  à  l'action  publique  de  la  hié- 
rarchie, crée  dans  le  genre  humain,  s'il  m'est  permis 
de  parler  ainsi ,  une  quantité  énorme  d'obéissance 
et  de  vénération,  mais  d'une  obéissance  et  d'une  vé- 
nération spontanées,  qui  sont  l'effet  de  la  conviction, 
et  qui  rendent  l'homme  sociable  en  le  consolant  et 
en  l'élevant. 

Or  il  est  impossible  que  le  contre-coup  d'une  créa- 
tion semblable  ne  se  soit  pas  fait  sentir  dans  la  so- 
ciété purement  naturelle,  et  n'y  ait  pas  modifié  d'une 
manière  remarquable  les  rapports  réciproques  du 
sujet  au  souverain.  Évidemment,  Messieurs,  quel- 
que grande  transformation  a  dû  s'opérer  là  ;  vous 
attendez  que  je  vous  la  signale,  el  vous  n'attendez 
pas  vainement.  L'esprit  catholique  a  produit  dans  le 
monde,  quant  à  l'autorité  même  humaine,  quelque 
chose  de  tout  à  fait  nouveau,  de  tout  à  fait  inconnu 
à  l'antiquité,  le  terme  moyen  entre  le  système  occi- 
dental et  le  système  oriental  :  il  a  produit  la  monar- 
chie chrétienne.  Et  qu'était-ce  que  la  monarchie 
chrétienne? 

La  monarchie  chrétienne  avait  dans  chaque  pays 


-  346  — 

un  chef  unique,  centre  et  moyen  de  l'unité,  de  l'ordre 
et  de  la  puissance.  Ce  chef  était  sorti  des  entrailles 
de  la  société  par  une  venue  et  une  croissance  natu- 
relles ,  comme  le  chêne  sort  d'un  germe  qui  se  déve-» 
loppe  avec  le  temps.  Rien  de  brusque  et  de  violent 
ne  se  sentait  dans  son  origine,  quel  qu'en  eût  été  le 
mode  ou  l'occasion  ;  et,  quoi  qu'il  advînt,  le  principe 
de  l'obéissance  à  son  égard  n'était  pas  contesté.  On 
pouvait,  on  devait  refuser  d'obéir  dans  certains  cas, 
lorsque  le  commandement  était  illégitime,  c'est- 
à-dire  contraire  à  la  loi  de  Dieu  ou  à  la  loi  du  pays. 
La  loi  de  .Dieu  et  la  loi  du  pays  étaient  la  double 
limite  delà  souveraineté;  mais  en  résistant,  pour  les 
défendre,  on  ne  contestait  pas  le  droit  général  de 
commander,  ni  le  devoir  d'obéir.  La  vénération  se 
joignait  à  l'obéissance  pour  faire  du  chef  chrétien 
un  père  autant  qu'un  magistrat.  Le  respect  et  l'a- 
mour allaient  le  chercher  naturellement,  et,  du  cœur 
de  son  peuple  au  sien ,  il  y  avait  une  réciproque  effu- 
sion dont  les  monarchies  antiques  n'avaient  pas 
menie  le  soupçon.  Le  peuple  pardonnait  des  fautes 
au  prince,  comme  l'enfant  pardonne  des  faiblesses  à 
son  père  ;  il  compatissait  au  levain  de  l'humanité  de- 
meuré en  lui  aussi  bien  que  dans  le  dernier  des  mor- 
tels. Enfin  tous  ces  sentiments  se  traduisaient  en  un 
sentiment  final,  qui  était  le  premier  fondement  de  la 
monarchie  chrétienne,  et  qui  s'appelait  la  fidélité.  Le 
souverain  avait  foi  dans  son  peuple,  et  le  peuple 
avait  foi  dans  son  souverain.  Ils  croyaient  l'un  à 
l'autre;  ils  s'étaient  donné  la  main,  non  pour  un 
jotir,  mais  devant  Dieu  et  pour  tous  les  siècles,  au 


—  347  — 

nom  des  morts  et  des  vivants ,  au  nom  des  ancêtres 
et  de  la  postérité.  Le  prince  descendait  tranquille 
dans  la  tombe,  laissant  ses  enfants  à  la  garde  de  son 
peuple,  et  le  peuple  ,  les  voyant  petits  et  sans  force, 
les  gardait  en  attendant  d'être  gardé  par  eux. 

L'honneur  était  le  second  sentiment  sur  qui  repo- 
sait la  monarchie  chrétienne,  sentiment  plus  nou- 
veau ,  plus  inconnu  encore  à  l'antiquité  que  le  pré- 
cédent. L'honneur  était  un  regard  élevé  du  chrétien 
sur  soi.  une  pensée  de  sa  noblesse.  Par  l'honneur,  le 
chrétien  se  rapprochait  de  son  maître;  il  avait  plus 
que  des  droits  à  son  égard  ;  il  faisait  subsister  sa 
personnalité  devant  la  sienne  avec  une  délicatesse 
infinie,  qui  était  la  chose  la  plus  respectée  du  monde 
dans  un  temps  où  tant  d'autres  l'étaient.  L'honneur 
protégeait  tout  et  sauvait  tout.  Il  jouait,  surtout  en 
France,  un  rôle  presque  souverain,  qui  a  fait  dire  à 
Montesquieu,  personnage  peu  suspect,  si  je  ne  me 
trompe ,  que  la  France  était  une  monarchie  gouver- 
née par  l'honneur. 

En  voulez-vous  quelques  exemples  qui  vous  feront 
sentir  la  différence  de  la  souveraineté  chrétienne  à 
la  souveraineté  antique?  Je  ne  les  choisirai  même 
pas  aux  bonnes  époques,  mais  à  l'époque  où  déjà 
la  monarchie  chrétienne  tombait  vers  son  couchant. 

Louis  XIV  s'entretenait  avec  sa  cour  dans  ces  ap- 
partements de  Versailles  où  désormais  la  peinture 
seule  est  assez  grande  pour  habiter;  on  vint  à  parler 
du  schah  de  Perse,  et  de  je  ne  sais  quelle  exécution 
qu'il  avait  faile  des  grands  de  son  royaume.  Le  roi 
dit  :  «  Voilà  ce  qui  s'appelle  régner  !  —  Oui ,  Sire , 


—  348  — 

répliqua  le  duc  d'Estrées,  qui  avait  été  ambassa- 
deur en  Perse,  mais  j'en  ai  vu  étrangler  trois  dans 
ma  vie.  » 

Sous  Louis  XV,  un  ministre  est  disgracié.  Le  len- 
demain, le  roi  sort  de  sa  chambre,  et,  trouvant  les 
salons  déserts ,  il  demande  à  un  serviteur  :  «  Où  est 
donc  la  cour?  —  Sire ,  répond  le  serviteur,  elle  est  à 
Chanteloup.  ))  Ghanteloup  était  la  maison  de  cam- 
pagne du  ministre  disgracié,  à  quarante  lieues  de 
Versailles.  En  ce  temps-là,  Messieurs,  on  allait 
visiter  à  quarante  lieues  les  ministres  disgraciés; 
il  y  a  des  temps  où  Ton  ne  fait  pas  quatre  pas  pour 
cela. 

Permettez-moi  encore  une  anecdote. 

Le  roi  Louis  XVI,  de  douloureuse  et  vénérable 
mémoire,  faisait  un  voyage  en  Normandie.  Une 
paysanne  s'approche  et  lui  demande  la  permission 
de  lui  baiser  la  main.  «  Eh!  pourquoi  pas  la  joue?  » 
répond 'le  monarque. 

Telle  était,  Messieurs,  dans  la  monarchie  chré- 
tienne la  familiarité  du  grand  et  du  pauvre  avec  le 
souverain.  L'obéissance  et  la  vénération  s'étaient 
changées  en  une  fidélité  tempérée  par  l'honneur.  On 
était  loin  des  mœurs  de  l'Asie,  on  ne  l'était  pas 
moins  des  mœurs  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Tout 
était  nouveau  comme  l'Église  et  comme  Jésus- 
Christ,  d'où  procédaient  ces  rapports  délicats. 

J'ajoute  que  la  liberté  était  aussi  un  élément  de  la 
monarchie  chrétienne. 

Tout  le  monde  sait  les  travaux  de  l'Église  pour 
maintenir  sous  ce  régime  les  droits  de  la  conscience. 


—  349  — 

Elle  y  a  rencontré  sans  doute  de  grands  obstacles, 
parce  que  le  mal  a  toujours  dans  le  libre  arbitre  de 
l'homme  et  dans  l'ensemble  des  choses  humaines  les 
moyens  de  se  produire  au  jour.  Mais  la  monarchie 
chrétienne  considérée  dans  les  éléments  divers  qui 
la  constituaient ,  n'en  a  pas  moins  prêté  secours  au 
droit  évangélique  et  assuré  son  règne  en  faveur  des 
faibles  pendant  longtemps.  Chaque  pays  chrétien 
avait  ses  droits,  ses  franchises,  ses  associations  dé- 
fendues contre  l'arbitraire  par  une  force  commune 
mise  au  service  du  plus  pauvre  et  du  plus  petit ,  et 
qui  leur  donnait,  avec  plus  de  régularité  dans  la  vie, 
une  somme  plus  grande  de  dignité.  Nul  alors  n'était 
seul  ;  nul  ne  se  trouvait  seul  et  désarmé  en  présence 
de  la  société  totale  ou  de  ceux  qui  la  représentaient. 
On  a  bien  pu,  dans  d'autres  temps,  décorer  du  nom 
de  liberté  le  désarmement  moral  des  faibles  ;  l'avenir, 
encore  mieux  que  le  présent,  dira  de  quel  côté  il  y 
eut  plus  de  justice  et  de  vrai  affranchissement.  Mais, 
dès  aujourd'hui ,  je  suis  en  droit  de  conclure  que, 
sous  la  monarchie  chrétienne,  la  liberté  avait  sa 
part  assurée,  et  que,  pour  définir  cette  institution, 
il  faut  dire ,  en  complétant  le  mot  de  Montesquieu  : 
La  monarchie  chrétienne  est  une  monarchie  gouver- 
née par  la  fidélité,  l'honneur  et  la  liberté.  Vous 
pouvez,  Messieurs,  avoir  oublié  ces  choses-là;  mais 
l'histoire  ne  les  a  pas  oubliées,  et  les  dira  un  jour 
très-haut. 

Comment  s'était  opérée  cette  transformation  ?  Com- 
ment le  pouvoir  était-il  devenu  à  la  fois  divin  et  hu- 
main? Car  c'était  là  son  double  caractère  :  il  était 

10* 


-  350  — 

obéi  et  vénéré  comme  divin,  et  cependant,  au  fond , 
il  était  humain.  Il  était  supérieur  et  égal,  père  et 
frère  tout  à  la  fois.  Par  quels  secrets  ressorts  l'avait- 
on  conduit  à  ce  point  de  perfection,  si  éloigné  du 
système  oriental  et  du  système  occidental?  Je  le 
dirai  en  peu  de  mots. 

L'Évangile  avait  posé  ce  principe ,  que  l'homme 
est  trop  grand  pour  obéir  à  l'homme;  que  l'homme 
est  trop  misérable  pour  être  vénéré  de  l'homme  par 
sa  propre  substance  et  sa  propre  vertu.  Ce  principe 
renversait  le  système  oriental.  Mais ,  en  revanche , 
l'Évangile  avait  dit  qu'il  faut  obéir  à  Dieu  dans 
l'homme,  servientes  sicut  Domino ,  et  non  homini- 
bus  (1).  Ce  principe  renversait  le  système  occiden- 
tal. Le  prince  n'était  plus  seulement  le  mandataire 
du  peuple,  il  était  le  mandataire  de  Jésus-Christ;  on 
n'obéissait  plus  seulement  à  l'homme ,  mais  à  Jésus- 
Christ  lui-même,  présent  et  vivant  dans  celui  qu'a- 
vait élu  la  société.  Je  dis  dans  celui  qu'avait  élu  la 
société  :  car  l'Évangile  n'avait  pas  ravi  à  la  société 
son  droit  naLurel  d'élection;  il  n'avait  pas  même  dé- 
terminé si  le  gouvernement  devait  être  une  monar- 
chie, une  aristocratie  ou  une  démocratie.  Il  avait 
laissé  la  question  de  forme  et  de  choix  au  cours  de 
l'expérience  et  des  événements  ;  il  avait  dit  aux  na- 
tions :  Mettez  à  votre  tête  un  consul,  un  président, 
un  roi,  qui  vous  voudrez;  mais  souvenez-vous  qu'au 
moment  où  vous  aurez  assis  votre  magistrature  su- 
prême, Dieu  viendra  dedans.  Le  pouvoir  sort  de 

(1)  Epître  aux  Éphésiens,  chap.  vi,  vers.  7. 


—  351  — 

terre  par  une  germination  naturelle ,  comme  les 
fleurs  sortent  d'un  champ ,  non  pas  toutes  avec  la 
même  couronne  et  la  même  couleur  ;  la  grande  af- 
faire n'est  pas  la  naissance  du  pouvoir,  c'est  surtout 
son  sacre.  Quand  donc,  du  sein  d'une  nation,  le 
pouvoir  sera  sorti  par  une  floraison  naturelle,  comme 
in  palmier  sort  du  Liban,  moi,  Jésus-Christ,  je  des- 
;endrai  sous  son  ombre,  j'entrerai  sous  son  écorce; 
je  serai  son  sang,  sa  vie,  sa  gloire,  sa  force,  sa 
durée  :  vous  l'aurez  fait,  je  le  sacrerai.  Vous  l'aurez 
fait  mortel,  je  lui  ôterai  le  germe  de  la  mort;  vous 
l'aurez  fait  petit,  je  le  ferai  grand  ;  vous  l'aurez  fait 
à  votre  image,  je  le  ferai  à  la  mienne  :  il  sera  Dieu 
et  homme  comme  moi. 

Vous  entendez,  Messieurs,  le  pouvoir  restera 
homme  ;  s'il  a  le  bénéfice  du  Christ,  il  en  aura  aussi 
la  charge.  Il  ne  sera  pas,  si  haut  qu'il  soit,  exempt 
de  compter  avec  l'Évangile  et  l'humanité,  avec  Jé- 
sus-Christ vivant  aussi  ailleurs  qu'en  lui.  S'il  domine 
par  le  côté  divin ,  il  est  égal  et  frère  par  le  côté  hu- 
main ;  il  porte  avec  Jésus-Christ  la  ressemblance  du 
pauvre,  et ,  par  cette  face  de  sa  majesté,  il  reste  de- 
vant Dieu  et  devant  le  monde  sur  le  plan  de  l'humi- 
lité, de  la  douleur,  de  l'expiation.  J'ai  dit  autrefois, 
dans  cette  chaire,  que  nous  étions  les  cousins  des 
rois  ;  on  s'est  beaucoup  étonné  de  cette  expression. 
Je  la  rétracte  donc  ;  nous  ne  sommes  pas  les  cousins 
des  rois,  nous  n'en  sommes  que  les  frères.  C'est 
assez  pour  nous.  C'était  assez  pour  changer  de  fond 
en  comible  tous  les  rapports  des  sujets  au  souve- 
rain, et  pour  fonder  la  monarchie  chrétienne  avec 


—  3o2  — 

son  triple  élément  de  fidélité,  d'honneur  et  de  li- 
berté. Entre  le  prince  et  le  peuple,  il  y  avait  une  loi 
authentique,  supérieure  à  tous  les  deux,  acceptée 
de  tous  les  deux,  un  médiateur  vivant  au  ciel  et 
sur  la  terre,  qui  était  Jésus-Christ.  Louis XIV,  mal- 
gré tout  son  orgueil ,  quand  les  fêtes  de  Pâques  ve- 
naient, était  obligé  de  rendre  un  hommage  solennel 
aux  mœurs  qu'il  avait  outragées,  et  de  répudier 
M°^^  de  Montespan.  Il  fallait  qu'il  comptât,  un  jour 
ou  l'autre,  avec  l'Évangile,  ne  fût-ce  qu'à  son  lit  de 
mort;  et  encore  que  cette  barrière  et  cette  responsa- 
bilité se  fussent  affaiblies,  du  moins  jusque  dans  les 
temps  les  plus  mauvais,  le  prince  était  préservé  de 
l'extravagance  de  l'Orient.  Aucun  prince  catholique, 
même  le  pire,  même  à  l'époque  de  la  décadence,  n'a 
laissé  un  nom  tel  que  les  noms  de  l'Orient  ou  de 
Rome  dégénérée. 

Cette  triste  gloire  était  réservée  à  l'hérésie;  il  fal- 
lait rompre  avec  la  société  catholique  pour  qu'une 
terre  chrétienne  portât  des  rois  comme  Henri  VIII 
d'Angleterre,  et  comme  tous  ces  monstres  qui  ont 
inauguré  en  Europe  le  règne  de  la  puissance  mos- 
covite. 

Messieurs ,  la  monarchie  chrétienne  n'existe  plus  : 
elle  s'est  éteinte  avec  Louis  XIV,  qui  en  a  été  le 
dernier  représentant  ;  non  pas  un  représentant 
sans  reproche  ;  non  pas  un  représentant  égal  à 
Charlemagne  et  à  saint  Louis ,  il  s'en  faut  beaucoup 
trop;  mais,  enfin,  le  dernier  représentant  qu'ait 
eu  la  monarchie  chrétienne.  Après  lui ,  l'Évangile 
et  Jésus-Christ  ont  quitté  les  trônes  de  l'Europe  ;  le 


—  353  — 

rationalisme,  plus  ou  moins  déguisé,  y  est  monté 
à  leur  place,  et,  avec  le  rationalisme,  tous  ces  évé- 
nements dont  le  monde,  par  une  réaction  qu'on  peut 
appeler  légitime,  a  été  le  théâtre,  le  témoin  et  l'acteur. 
Pourquoi  cette  grande  création  a-t-elle  péri  ?  C'est, 
d'abord ,  qu'elle  était  fille  de  la  vérité ,  mais  non  pas 
la  vérité  elle-même;  fille  de  la  justice  et  de  la  cha- 
rité, mais  non  la  justice  et  la  charité  en  soi.  Elle 
était  du  monde,  elle  était  mêlée  à  un  élément  hu- 
main, et  il  était  impossible  que  tôt  ou  tard,  par  le 
cours  des  choses ,  il  ne  s'y  introduisît  pas  quelque 
source  de  ruine  et  d'anéantissement.  C'est  ce  qui  est 
arrivé.  Si  Dieu  eût  permis  que  la  monarchie  chré- 
tienne, cette  alliée  de  la  société  catholique,  subsistât 
toujours  à  côté  d'elle,  vous  auriez  cru ,  oq  aurait  cru 
peut-être  dans  l'avenir  que  la  force  de  l'Église  était 
dans  un  pouvoir  humain.  On  aurait  dit  que  Charle- 
magne ,  saint  Louis ,  tel  autre  grand  prince ,  de  siècle 
en  siècle ,  avait  porté  le  Christ  et  lui  avait  fait  sa  des- 
tinée. Il  ne  le  fallait  pas.  Le  temps  a  donc  reçu  de 
Dieu  permission  de  faire  là  son  œuvre  comme  ail- 
leurs. Mais  le  temps  a-t-il  seul  tout  fait?  Est-il  seul 
coupable  des  ruines  que  nous  voyons?  Le  respect 
que  je  dois  à  la  cendre  des  morts  m'empêchera-t-il' 
de  dire  toute  la  vérité?  Vous  l'avez  entendu ,  je  n'ai 
pas  profité  des  idées  de  ce  temps-ci  pour  reculer  de- 
vant mon  devoir,  je  n'ai  pas  été  assez  lâche  pour 
flatter  vos  passions  et  vos  préjugés,  et  leur  sacrifier 
quatorze  cents  ans  de  l'histoire  de  la  patrie,  parce 
que  ces  quatorze  cents  ans  ne  ressemblent  pas  à  ces 
cinquante  années  dont  vous  êtes  les  fils. 


—  354  — 

Non ,  à  chaque  chose  sa  gloire ,  à  chaque  temps  sa 
puissance;  je  n'ai  pas  maudit  le  passé,  je  ne  maudi- 
rai pas  le  présent.  Je  sais  pourquoi  vous  faites  ce 
que  vous  faites  ;  je  sais  les  raisons  qui  vous  soutien- 
nent et  qui  donnent  à  votre  œuvre  un  caractère  que 
je  suis  obligé  de  respecter.  Il  faut  que  je  fasse  plus, 
il  faut  que  je  dise  en  faveur  de  notre  temps  ce  qui 
doit  être  dit,  il  faut  que  je  le  dise  clairement,  haute- 
ment, avec  autant  d'indépendance  que  j'en  ai  mis  en 
traitant  le  passé. 

La  monarchie  chrétienne  était  fondée  sur  une  al- 
liance dont  Jésus-Christ  était  l'âme  et  le  médiateur, 
dont  l'Évangile  était  le  baptême  de  cœur  perpétuel. 
Le  jour  où  la  souveraineté  devait  abuser  de  l'obéis- 
sance et  de  la  vénération  qui  lui  avaient  été  commu- 
niquées par  l'Évangile  et  Jésus-Christ,  ce  jour-là  la 
souveraineté  se  détruisait  de  ses  propres  mains ,  elle 
creusait  un  abîme  sous  elle,  elle  retournait  vers  l'O- 
rient. Jésus-Christ  l'a  vu,  il  s'est  levé,  il  a  replié 
sous  sa  poitrine  ses  bras  crucifiés  pour  nous ,  il  est 
descendu  du  trône ,  et  cette  monarchie  chrétienne  n'a 
plus  été  qu'un  cercueil  ouvert ,  dont  la  cendre  a  été 
jetée  au  vent.  Jésus-Christ  était  la  force  ;  on  n'a  pas 
respecté  la  liberté  du  Christ  et  de  l'Évangile.  Les 
passions  conjurées  s'attaquaient  à  la  chrétienté,  la 
chrétienté  s'est  retirée;  elle  a  pris  ses  bras,  et  s'en 
est  allée.  Elle  a  dit  à  la  société  humaine  :  «  Moi,  j'ai 
mes  destinées  éternelles  ;  toi ,  reste  avec  le  temps ,  et 
deviens  ce  que  tu  peux  !  » 

Et  de  ce  divorce,  de  cette  séparation,  le  temps 
moderne  est  sorti  ;  il  est  sorti  comme  une  protesta- 


-  355  — 

don  du  peuple  en  faveur  de  l'Évangile  ;  il  est  sorti 
parce  que  le  peuple  n'a  pas  voulu  de  l'Orient  ;  il  est 
sorti  parce  que  la  fraternité  se  retirant ,  la  paternité 
n'était  plus ,  parce  que  l'honneur  et  la  liberté  n'é- 
taient plus  saufs. 

Maintenant  qu'arrivera-t-il?  La  monarchie  chré- 
tienne se  réformera-t-elle  ?  Sera-ce  sous  un  autre 
mode  que  le  droit  évangélique  reprendra  son  empire 
dans  le  monde?  Je  l'ignore.  Ce  que  je  sais  bien,  c'est 
que  je  ne  désespère  pas  de  la  Providence;  ayant 
trouvé  Dieu  dans  ce  qui  m'a  précédé,  j'espère  le  trou- 
ver dans  ce  qui  me  suivra ,  et,  pour  me  servir  d'une 
expression  d'un  grand  poëte  allemand  :  Je  suis  ci- 
toyen des  temps  à  venir. 


TRENTE-SIXIEME  CONFERENCE 


DE   l'influence   DE  LA  SOCIETE  CATHOLIQUE 

SUR   LA    SOCIÉTÉ   NATURELLE 

QUANT    A    LA    COMMUNAUTÉ    DE    BIENS    ET    DE    VIE 


Monseigneur, 

Messieurs, 

En  vous  exposant  l'influence  de  la  société  catho- 
lique sur  la  propriété,  j'ai  dit  que  la  communauté 
volontaire  de  biens  et  de  vie  était  une  idée  chré- 
tienne; mais  je  l'ai  dit  sans  m'y  arrêter.  Cependant, 
Messieurs,  nous  ne  saurions  avoir  une  idée  com- 
plète des  effets  de  la  doctrine  catholique  sur  la 
société  humaine,  si  nous  ne  nous  arrêtons  à  consi- 
dérer cette  grande  institution  de  la  communauté  vo- 
lontaire de  biens  et  de  vie  ;  car,  parmi  les  créations 
de  la  société  catholique,  il  n'en  est  peut-être  aucune 


—  358  — 

qui  présente  des  caractères  plus  frappants,  plus  dif- 
ficiles à  réunir,  et  où  se  résume  mieux,  avec  tout 
l'empire  de  la  doctrine ,  toute  la  démonstration  de  sa 
divinité. 

Vous  le  savez,  dès  les  premiers  jours  de  la  prédi- 
cation générale  de  l'Evangile,  après  la  résurrection 
du  Christ  et  l'ébranlement  de  la  Pentecôte,  dès  ces 
premiers  jours,  il  esi  écrit  que  la  multitude  des  fidèles 
n'avait  qu'un  cœur  et  qu'une  âme,  que  personne 
d'entre  eux  n'appelait  sien  ce  qui  lui  appartenait , 
mais  que  toutes  choses  leur  étaient  communes ,  et 
qu'il  n'y  avait  point  de  pauvre  dans  leur  assemblée, 
joarce  que  ceux  qui  possédaient  des  maisons  ou  des 
champs  les  vendaient ,  et  en  apportaient  le  prix  aux 
apôtres,  pour  être  distribué  à  chacun  suivant  ses 
besoins  (1).  Ce  sont  les  propres  expressions  du  texte 
sacré  ;  et,  vous  vous  en  souvenez  aussi,  le  premier 
usage  que  la  puissance  apostolique  fît  du  droit  d'à- 
nathème,fut  contre  deux  disciples  qui  avaient  trompé 
les  apôlres  sur  le  prix  de  leurs  biens,  en  en  retenant 
une  partie  frauduleusement.  Ce  texte  si  clair,  cet  évé- 
nement si  remarquable  de  l'apôtre  saint  Pierre  met- 
tant par  sa  parole  deux  disciples  à  mort  pour  avoir 
trompé  l'Église  dans  un  dévouement  qui  n'était  point 
commandé ,  tout  cela  nous  révèle  l'importance  queie 
Saint-Esprit,  auteur  de  l'Écriture,  attachait  aux 
premiers  linéaments  d'où  devait  sortir  un  jour,  par 
un  développement  merveilleux,  cet  institut  cénobi- 
tique  qui  a  rempli  le  monde  de  son  histoire. 

(1)  Actes  des  Apôtres,  chap.  iv,  vers.  32  et  34, 


—  359  — 

Je  n'ai  pas  l'intention,  Messieurs ,  d'envisager  la 
communauté  de  biens  et  dévie  par  son  côté  spirituel. 
Ce  point  de  vue  me  rejetterait  dans  les  questions  de 
pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance,  questions  que 
j'ai  traitées  l'an  dernier,  en  vous  exposant  les  effets 
de  la  doctrine  catholique  sur  l'âme.  Notre  thèse  d'au- 
jourd'hui est  tout  autre,  et  je  dois  rechercher  seule- 
ment quelle  a  été  l'influence  de  l'institut  cénobitique 
sur  les  destinées  de  la  société  naturelle.  Cette  in- 
fluence a-t-elle  existé?  A-t- elle' été  pour  le  bien, 
ou  pour  le  mal?  Voilà  l'objet  de  notre  examen,  et 
par  où  nous  terminerons  les  Conférences  de  cette 
année. 

Je  ne  puis  les  finir,  Messieurs,  sans  vous  remercier 
de  votre  pieuse  attention  en  des  sujets  si  graves,  si 
délicats  souvent,  et,  j'ose  le  dire,  que  je  n'ai  point 
abordés  de  mon  propre  choix,  mais  contraint  par  la 
force  logique  de  mon  sujet.  Car,  si  quelque  chose  est 
étranger  à  mon  caractère  comme  à  mes  devoirs,  c'est 
de  chercher  des  éléments  d'émotion  dans  ce  qui  s'é- 
loigne de  l'éternité  pour  s'approcher  du  temps.  On 
n'est  pas  toujours  le  maître  d'éviter  absolument  ce 
péril;  mais  quand  il  s'est  présente  à  moi,  j'ai  cher- 
ché à  mettre  dans  ma  parole  autant  de  prudence  que 
de  vérité,  et,  si  je  ne  me  trompe,  entre  ce  Charybde 
et  ce  Scylla  de  la  parole ,  je  veux  dire  la  sincérité  et 
la  réserve,  j'ai  rarement  échoué.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Messieurs,  quelle  que  soit  ma  part  de  mérite,  je  re- 
connais la  vôtre,  et  je  vous  en  remercie.  J'ai  besoin 
aussi  de  remercier  le  premier  pasteur  de  ce  diocèse, 
qui,  depuis  tant  d'années,  ne  cesse  d'apporter  à  nos 


—  360  — 

réunions  le  concours  de  son  haut  jugement  et  la 
splendeur  de  sa  présence ,  ajoutant  ainsi ,  pour  ce  qui 
me  regarde ,  à  la  dette  personnelle  que  j'ai  contractée 
envers  lui,  un  poids  qui  croît  chaque  jour,  mais  qui 
ne  fait,  en  croissant,  que  soulager  ma  reconnais- 
sance et  ma  vie. 

Je  soutiens  deux  choses  au  sujet  de  la  communauté 
volontaire  de  biens  et  de  vie,  savoir,  qu'elle  est  la 
plus  haute  pensée  économique  et  la  plus  haute  pen- 
sée philanthropique  qui  soit  au  monde.  D'abord,  la 
plus  haute  pensée  économique  :  car,  Messieurs,  éco- 
nomiquement parlant,  que  cherchons -nous?  Nous 
avons  des  biens  bornés,  et  des  désirs  qui  le  sont  peu; 
il  s'agirait  de  trouver  le  secret  de  diminuer  les  désirs 
en  multipliant  les  biens  et  en  les  partageant.  Or  la 
communauté  volontaire  de  biens  et  de  vie  produit  ce 
triple  effet  :  elle  partage  les  biens,  elle  en  accroît  la 
mesure,  elle  diminue  le  besoin  que  nous  en  avons. 
Sous  ce  régime,  celui  qui  a  plus,  apporte  volontai- 
rement à  celui  qui  a  peu  ou  qui  n'a  rien  ;  celui  qui 
n'a  rien  ou  peu  de  chose  du  côté  du  corps,  mais  qui 
est  riche  par  l'esprit ,  apporte  sa  part  en  intelligence  ; 
celui  qui  est  pauvre  à  la  fois  du  corps  et  de  l'esprit, 
peut  donner  mieux  encore  à  la  communauté ,  en  lui 
apportant  une  solide  vertu.  De  la  sorte  il  y  a  commu- 
nion du  patrimoine  avec  le  dénûment,  de  la  grande 
capacité  avec  la  petite  capacité,  de  la  force  avec  la 
faiblesse ,  de  tous  les  inconvénients  compensés  par 
tous  les  avantages ,  et  il  en  résulte  un  partage ,  une 
fraternité,  une  famille  artificielle  qui ,  aussi  libres 
qu'ils  sont  équitables,  présentent  à  notre  imagination 


—  361  - 

et  ànQtre  sentiment  de  justice  l'idéal  de  la  perfec- 
tion. 

Il  en  est  parmi  vous,  Messieurs,  qui  ont  visité 
quelque  communauté  de  la  Trappe  :  je  les  adjure, 
que  n'ont-ils  pas  éprouvé  en  voyant  cette  assemblée 
d'hommes  si  divers  par  leur  origine,  leur  âge,  leur 
histoire,  leurs  souvenirs  :  celui-ci  portant  au  visage 
la  cicatrice  des  combats  ;  celui-là ,  un  front  illuminé 
parla  splendeur  de  la  pensée;  cet  autre,  le  sillon 
ineffacé  d'un  amour  vaincu  ;  cet  autre,  des  mains  la- 
borieuses accoutumées  aux  durs  travaux,  et  qui, 
retrouvant  la  charrue  près  de  l'autel,  ne  se  doute 
même  pas  qu'on  pourrait  l'appeler  une  charrue 
triomphale  à  bien  meilleur  droit  que  celle  du  consul 
romain  :  toutes  ces  vies,  enfin,  si  prodigieusement 
inégales  de  naissance  et  de  cours ,  et  que  voilà  fon- 
dues dans  la  divine  égalité  d'une  même  destinée  jus- 
qu'à la  mort?  Ce  spectacle  a  frappé  au  cœur  de  tous 
ceux  qui  l'ont  vu  ;  nul,  si  incrédule  à  Dieu  qu'il  fût, 
n'a  refusé  à  cet  ouvrage  de  sa  droite  un  quart  d'heure 
de  foi  et  d'admiration.  Comment  y  résister,  en  effet, 
et  que  voulez-vous  de  plus  dans  l'équité?  Quoi  do 
plus,  pour  fhomme  qui  respire  l'égoïsme  du  monde, 
et  qui,  jusque  dans  la  famille ,  parmi  les  intérêts  les 
plus  saints,  a  retrouvé  la  concentration  en  soi-même 
et  l'exclusion  d'autrui?  quoi  de  plus  d'avoir  rencon- 
tré des  hommes  supérieurs  à  la  personnahté,  don- 
nant tout  leur  être  pour  un  peu  de  pain  qu'on  leur 
rend  chaque  jour,  et,  fussent-ils  princes  dans  la  ré- 
gion de  l'esprit  ou  dans  celle  de  la  naissance ,  se  fai- 
sant avec  amour  parmi  leurs  frères  le  plus  petit  et 

m.  —  11 


—  362  — 

le  dernier?  Qu'on  dise  de  loin  tout  ce  qu'on  voudra 
contre  un  semblable  institut ,  nul  n'ira  frapper  à  sa 
porte ,  pour  le  voir  de  près ,  sans  en  revenir  plus  mé- 
content de  soi,  et  sans  avoir  appris  sur  l'homme  et 
sur  Dieu  quelque  chose  qui  lui  donnera  plus  d'une 
fois  à  penser. 

Outre  le  partage  équitable  des  biens,  l'institut  cé- 
nobitique  en  accroît  de  beaucoup  la  mesure  et  la  va- 
leur. Chose  singulière!  des  trappistes  descendent 
sur  un  sol  qui  nourrit  à  peine  une  ou  deux  familles  ; 
ils  y  vivent  cent,  et  ils  y  vivent  à  l'aise  !  CeLte 
sueur  du  dévouement,  mêlée  à  la  terre,  la  féconde 
et  lui  fait  porter  des  fruits  qu'elle  n'accorde  jamais 
à  une  autre  culture.  Il  semble  que  Dieu ,  qui  tra- 
vaille toujours  avec  l'homme,  appuie  plus  fortement 
sa  main  sur  la  main  qui  partage,  et  que  la  terre 
elle-même,  devenue  sensible  à  la  fraternité,  se  mon- 
tre jalouse,  en  cette  occasion,  de  s'unir  à  Dieu  et  à 
l'homme  par  une  plus  grande  vertu.  Il  est  facile  de 
le  vérifier.  Visitez  un  de  ces  monastères  que  je  vous 
nommais  tout  à  l'heure;  étudiez-en  tout  le  système 
économique;  consultez  la  nature  du  sol,  interrogez 
les  moissons,  comptez  le  nombre  des  habitants,  et 
vous  serez  surpris  que  la  terre,  si  avare  ailleurs,  se 
montre  là  si  prodigue,  et  quelquefois  malgré  les  ma- 
rais ,  les  sables  et  les  rochers.  Vous  verrez  de  vos 
yeux  le  pauvre  accourir  à  la  maison  de  la  prière,  et 
y  recueillir  chaque  jour  la  part  qui  est  faite  par  la 
fraternité  du  dedans  à  la  fraternité  du  dehors.  Car  le 
cénobite  ne  s'enferme  pas  dans  sa  pauvreté  comme 
dans  un  bénéfice  personnel  ;  il  en  verse  le  trésor  sur 


—  363  — 

la  pauvreté  élrangère,  et  obtient  du  patrimoine  com- 
mun une  fécondité  qui  rassasie  l'hôte  aussi  bien  que 
le  fils  de  la  maison. 

En  même  temps  que  les  biens  s'accroissent  par  un 
travail  plus  profond  et  une  bénédiction  plus  atten- 
tive, les  désirs  et  les  besoins  diminuent  dans  une  fa- 
buleuse proportion.  Le  croiriez-vous  ?  il  y  a  des  reli- 
gieux qui  vivent  à  deux  ou  trois  cents  francs  par  tête, 
d'autres  à  quatre  ou  cinq  cents  francs,  et  je  ne  crois 
pas  me  tromper  en  affirmant  que  le  chiffre  le  plus 
élevé,  dans  les  circonstances  les  moins  favorables, 
s'élève  à  huit  cents  francs.  Quel  est  l'homme  lettré, 
Messieurs,  c'est-à-dire  ayant  étudié  un  peu  de  grec 
et  de  latin,  qui  voudrait  et  pourrait  vivre  à  huit  cents 
francs  par  an?  En  trouveriez-vous  un  seul?  Qn  tel 
sort  ne  paraîtrait-il  pas  le  comble  de  l'humiliation  et 
de  la  misère  à  tout  homme  sachant  tenir  une  plume 
ou  un  crayon?  Cependant  des  milliers  de  cénobites, 
lettrés  eux-mêmes,  et  quelques-uns  lettrés  illustres, 
se  contentent  a  moins ,  et  remercient  la  Providence 
de  leur  donner  avec  surcroît  le  pam  quotidien.  Ils 
découvrent  au-dessous  d'eux  des  infortunes  qu'ils 
secourent  encore  ;  ils  admirent  la  place  qui  leur  a  été 
faite  au  soleil  de  ce  monde,  et  s'étonnent  du  choix 
privilégié  qui  est  tombé  sur  eux.  Ne  serait-ce  pas, 
Messieurs,  un  bénéfice  social  digne  de  considéra- 
tion, qu  une  levée  annuelle  de  quelques  milliers  de 
lettrés  voulant  bien  accepter  huit  cents  francs  en 
échange  de  leur  mérite  ,  et  retirant  de  la  lutte ,  avec 
leurs  besoins  extérieurs ,  l'hydre  plus  insatiable  en« 
core  de  leur  orgueil  et  de  leur  ambition? 


—  364  - 

Le  comte  de  Maistre  a  dit  en  parlant  de  Robes- 
pierre :  «  Si  cet  homme  eût  été  couvert  d'un  froc 
au  lieu  d'une  robe  d'avocat ,  peut  -  être  quelque 
profond  philosophe  eût  dit  en  le  rencontrant  :  Bon 
Dieu!  à  quoi  sert  cet  homme?  »  On  a  appris  de- 
puis en  quoi  son  absence  eût  été  bienfait  pour  le 
monde. 

Unissez  par  la  pensée,  Messieurs,  d'une  part, 
l'accroissement  de  valeur  territoriale  produit  par  la 
vie  cénobitique,  de  l'autre  la  diminution  dont  elle  est 
la  cause  dans  les  besoins  et  les  désirs,  et  vous  aurez 
assurément  pour  résultat  un  phénomène  économique 
auquel  nul  autre  ne  saurait  être  comparé .  Encore  n'est- 
ce  pas  tout  :  car  la  famille  artificielle,  en  enlevant 
à  la  famille  naturelle  une  partie  des  enfants  qu'elle 
est  chargée  de  nourrir  et  de  pousser  dans  le  monde, 
allège  considérablement  son  fardeau.  Dans  les  pays 
où  la  vie  cénobitique  est  en  vigueur,  il  est  bien  peu 
de  maisons  qui  n'aient  au  monastère  ses  représen- 
tants. Une  vocation  paie  la  dot  d'une  fille  et  la  charge 
d'un  fils.  Non-seulement  la  famille  n'a  point  à  se  dé- 
pouiller, mais,  au  jour  de  la  succession,  la  part  des 
morts  volontaires  retourne  en  tout  ou  en  partie  aux 
vivants  privilégiés.  Ces  avantages  économiques  sont 
tellement  sensibles,  qu'on  a  même  accusé  des  pa- 
rents d'user  de  ruse  ou  de  violence  pour  amener  leurs 
enfants  à  se  retirer  du  monde.  Cette  accusation  a  pu 
être  justifiée  dans  des  cas  particuliers,  malgré  la  vi- 
gilance de  l'Église  ;  elle  ne  l'est  point  pour  quiconque 
connaît  la  résistance  que  la  plupart  des  familles, 
même  chrétiennes,  même  pieuses,  apportent  à  con- 


—  365  — 

sacrer  par  leur  consentement  des  vœux  qui  troublent 
leurs  affections. 

Je  n'insiste  pas  davantage  sur  la  question  écono- 
mique. Grâce  à  Dieu,  elle  est  jugée  aujourd'hui.  Il 
est  admis  que  l'association  est  le  seul  grand  moyen 
économique  qui  soit  au  monde,  et  que  si  vous  n'as- 
sociez pas  les  hommes  dans  le  travail,  l'épargne,  le 
secours  et  la  répartition ,  inévitablement  le  plus 
grand  nombre  d'entre  eux  sera  victime  d'une  mino- 
rité intelligente  et  mieux  pourvue  des  moyens  de 
succès.  Je  ne  prends  pas  sur  moi  de  louer  tous  les 
plans  d'association  qui  se  pressent  au  jour,  toutes 
les  tentatives  de  communauté  qui  demandent  l'eau 
et  le  feu  ;  je  loue  seulement  l'intention,  parce  qu'elle 
est  un  hommage  aux  vrais  besoins  de  l'humanité. 
Ne  l'oubliez  pas,  Messieurs,  tant  que  nous  sommes 
isolés,  nous  n'avons  à  espérer  que  la  corruption,  la 
servitude  et  la  misère  :  la  corruption,  parce  que  nous 
n'avons  à  répondre  que  de  nous-même  à  nous-même, 
et  que  nous  ne  sommes  pas  portés  par  un  corps  qui 
nous  inspire  respect  pour  lui  et  pour  nous  ;  la  servi- 
tude, parce  que,  quand  on  est  seul,  on  est  impuis- 
sant à  se  défendre  contre  quoi  que  ce  soit  ;  enfin ,  la 
misère,  parce  que  le  plus  grand  nombre  des  hom- 
mes naît  dans  des  conditions  trop  peu  favorables 
pour  soutenir  jusqu'au  bout  son  existence  contre 
tous  les  ennemis  intérieurs  et  extérieurs,  s'il  n'est 
assisté  par  la  communauté  des  ressources  contre 
la  communauté  des  maux.  L'association  volontaire, 
où  chacun  entre  et  sort  librement,  sous  des  condi- 
tions déterminées  par  l'expérience,  est  le  seul  remède 


—  366  — 

efficace  à  ces  trois  plaies  de  l'humanilé,  la  misère,  la 
servitude  et  la  corruption.  L'Église,  dès  le  lende- 
main de  la  Pentecôte,  Ta  proclamé  très-haut; 
elle  a  fondé  parmi  ses  premiers  disciples  la  com- 
munauté volontaire  de  biens  et  de  vie  ;  elle  a  frappé 
de  mort  l'hypocrisie,  qui  tentait  déjà  d'en  corrom- 
pre les  lois;  et  depuis,  dans  le  cours  des  âges,  elle 
n'a  cessé  de  porter  ses  fidèles  à  l'association  sous 
toutes  les  formes  et  pour  tous  les  objets.  Sa  maxime 
constante  a  été  d'unir  pour  sanctifier  et  protéger, 
comme  la  maxime  constante  du  monde  est  de  diviser 
pour  régner. 

A  tous  ces  titres,  la  communauté  volontaire  de 
biens  et  de  vie  est  évidemment  une  institution  phi- 
lanthropique, c'est-à-dire  amiedes  hommes;  mais 
rhistoirc  de  ses  bienfaits  n'est  pas  achevée,  et  nous 
devons  la  considérer  sous  un  jour  encore  plus  grand. 

Ily  a  ici- bas  cinq  services  gratuits  et  populaires, 
sans  lesquels  le  peuple,  ou ,  si  vous  aimez  mieux  une 
expression  plusévangélique,  sans  lesquels  le  pauvre 
est  nécessairement  misérable  :  et  ces  cinq  services 
gratuits  et  populaires  ont  été  créés  par  les  ordres  re- 
ligieux, qui  seuls  sont  en  état  de  les  remplir. 

Le  premier  de  tous  est  le  service  gratuit  et  popu- 
laire de  la  douleur.  Vous  me  direz  :  Qu'est-ce  que 
cela,  le  service  gratuit  et  populaire  de  la  douleur?  Il 
est  aisé  de  vous  l'apprendre,  Messieurs.  Quelle  qu'en 
soit  la  raison,  je  ne  la  cherche  pas  en  ce  moment, 
une  somme  de  douleur  pèse  sur  le  genre  humain. 
Depuis  six  mille  ans ,  de  même  qu'il  tombe  du  ciel 
une  certaine  quantité  de  pluie  par  année,  il  tombe 


—  367  — 

du  cœur  de  l'homme  une  certaine  quantité  de  lar* 
xnes.  L'homme  a  tout  essayé  pour  échapper  à  cette 
loi;  il  a  passé  par  bien  des  états  différents,  depuis 
l'extrême  barbarie  jusqu'à  l'extrême  civilisation;  il  a 
^'écu  sous  des  sceptres  de  toute  forme  et  de  toute 
pesanteur;  mais  partout  et  toujours  il  a  pleuré,  et, 
si  attentivement  qu'on  lise  son  histoire,  la  douleur 
en  est  le  premier  et  le  dernier  mot.  Il  en  change 
quelquefois  la  forme,  encore  tout  au  plus;  mais  il 
n'en  change  pas  la  nature  ni  la  quantité.  Jésus-Christ 
lui-même,  celui  qui  a  fait  dans  la  douleur  la  plus 
grande  révolution,  Jésus-Christ  ne  l'a  pas  matériel- 
lement beaucoup  diminuée;  il  en  a  pris  sa  part,  et  l'a 
transfigurée  sans  la  détruire.  Faites  donc  ce  que  vous 
voudrez,  pensez-en  tout  ce  qu'il  vous  plaira  ;  soyez 
riches,  puissants,  habiles,  immortels,  heureux  enfin  : 
soyez  tout  cela,  j'y  consens,  mais  sachez  que,  de 
votre  berceau  à  votre  tombe,  vous  vous  mouvez  dans 
un  vaste  système  de  douleur  où,  fussiez-vous  épar- 
gnés, la  douleur  est  maîtresse  et  fait  payer  à  d'autres 
les  coups  qu'elle  dédaigne  de  vous  porter.  Quelque 
part  et  pour  quelque  raison  que  cela  soit  écrit,  ceia 
est  écrit,  et,  apparemment,  par  une  main  qui  tient  à 
son  ouvrage.  0  vous  donc,  ôvous,  heureux  de  la 
terre!  suppliciés  qui  n'êtes  pas  vus  du  bourreau, 
permettez  qu'il  y  ait  ici -bas  un  service  gratuit  et 
populaire  de  la  douleur,  c'est-à-dire  des  hommes 
qui  veulent  bien  en  prendre  au  delà  de  leur  compte 
naturel  pour  diminuer  la  part  que  les  autres  auraient 
à  porter,  pour  la  diminuer,  si  je  voulais  parler  ca- 
thoUquement,  par  le  principe  de  la  solidarité.  Oui, 


-  368  — 

le  principe  de  la  solidarité  !  Je  vous  ferai  voir  un  jour 
que  tout  homme  qui  souffre  volontairement  dans  le 
monde  ôte  une  souffrance  à  quelqu'un;  que  tout 
homme  qui  jeûne  donne  du  pain  à  un  autre  qui  en 
manque;  que  tout  homme  qui  pleure  aux  pieds  de 
Jésus- Christ  enlève  du  sein  d'une  créature  qu'il  ne 
connaît  pas,  mais  qui  lui  sera  révélée  en  Dieu,  une 
certaine  quantité  d'amertume,  et  cela  par  le  principe 
de  la  solidarité,  qui  fait  que,  quand  il  y  a  un  peu 
plus  de  douleur  dans  une  âme,  il  y  en  a  un  peu 
moins  dans  une  autre,  de  même  que,  quand  il  pleut 
beaucoup  dans  un  pays ,  il  pleut  moins  dans  la  ré- 
gion voisine:  l'ordre  moral  étant  réglé,  comme  l'ordre 
physique,  par  la  même  puissance,  la  même  sagesse, 
la  même  justice,  la  même  distribution. 

Mais  vous  ne  m'entendez  peut-être  pas  :  la  soli- 
darité est  un  mystère  qui  vous  révolte  ou  qui  vous 
est  inconnu  :  à  la  bonne  heure!  Je  m'en  tairai  d'au- 
tant mieux  que  je  n'en  ai  pas  besoin;  car,  si  je  ne 
puis  invoquer  devant  vous  le  principe  de  la  di- 
minution des  peines  par  la  solidarité,  je  puis  du 
moins  vous  parler  sans  crainte  de  la  diminution  qui 
a  lieu  par  voie  de  sympathie.  Il  est  certain  qu'en 
voyant  les  autres  souffrir  volontairement,  nous  re- 
gardons la  douleur  d'un  œil  plus  ferme  et  moins  ré- 
volté. 11  est  certain  qu'un  pauvre  qui  va  chercher 
son  pain  à  la  porte  d'un  monastère ,  et  qui  est  servi 
par  un  homme  revêtu  comme  lui  d'habits  grossiers 
marchant  pieds  nus ,  a  une  révélation  de  la  pauvreté, 
qui  la  change  à  ses  yeux,  et  apporte  à  son  cœur  un 
baume  qu'aucun  autre  spectacle  ne  lui  donnera. 


—  369  — 

Souffrez  donc  ce  premier  service  gratuit  et  popu- 
laire; laissez  quelques  imbéciles  se  dévouer  pour 
vous,  si  vous  êtes  malheureux;  se  dévouer  encore 
pour  vous,  si  vous  êtes  heureux;  car  vous  ne  le  serez 
pas  demain,  et,  le  fussiez -vous  toujours,  vous  avez 
besoin  que  le  peuple,  ce  grand  pénitent,  vous  par- 
donne votre  bonheur.  Laissez  les  fanatiques  le  con- 
soler de  sa  misère;  laissez -les  marcher  nu -pieds, 
afin  qu'il  voie  qu'on  peut  aller  les  pieds  déchaux, 
comme  disaient  nos  ancêtres ,  sans  perdre  la  dignité 
et  la  joie,  et  que  son  regard  scrutateur,  interrogeant 
tour  à  tour  le  dedans  et  le  dehors,  voie  la  paix  de 
Dieu  surgir  au  front  du  mendiant. 

Le  second  service  gratuit  et  populaire  dont  le  pau- 
vre a  besoin,  c'est  le  service  gratuit  et  populaire  de 
la  vérité.  Vous  avez  ,  je  le  veux ,  la  vérité  dans  vos 
livres  et  dans  vos  académies,  dans  l'esprit  de  vos 
professeurs  décorés  et  dotés;  mais  plus  bas?  Qui 
portera  la  vérité  plus  bas?  Qui  la  fera  descendre  jus- 
qu'au peuple,  enfant  de  Dieu  comme  vous,  et  à  qui 
ses  loisirs  ne  permettent  de  la  voir  que  comme  on 
voit  le  soleil,  venant  à  lui  le  matin?  Qui  distribuera 
la  lumière  de  l'intelligence  aux  pauvres  âmes  des 
campagnes,  si  enclines  à  se  courber  vers  la  terre, 
comme  leurs  corps ,  et  les  tiendra  debout  devant  la 
face  auguste  du  vrai,  du  beau,  du  saint ,  de  ce  qui 
ravit  l'homme  et  lui  donne  le  courage  de  vivre?  Qui 
ira  trouver  mon  frère  le  peuple  par  amour  de  lui, 
avec  un  désintéressement  qui  se  sente,  pour  le  seul 
plaisir  de  traiter  avec  lui  de  la  vérité ,  et  de  causer 
simplement  de  Dieu  entre  la  sueur  du  jour  et  celle 


-  370  — 
du  lendemain?  Qui  lui  portera,  non  pas  un  livre 
mort,  mais  la  chose  sans  prix,  une  foi  vivante,  une 
âme  dans  une  parole,  Dieu  sensible  dans  l'accent 
d'une  phrase,  la  foi ,  l'âme  et  Dieu  lui  disant  ensem- 
ble :  Me  voici,  moi,  homme  comme  Loi  ;  j'ai  étudié,  j'ai 
lu  ,  j'ai  médité  pour  toi  qui  ne  le  pouvais,  et  je  t'ap- 
porte la  science.  N'en  cherche  pas  au  loin  la  démon- 
stration ;  tu  la  vois  dans  ma  vie  ;  l'amour  te  donne  sa 
parole  ,  qui  est  la  vérité! 

Qui  pourra,  qui  osera  parler  ainsi  au  peuple,  sinon 
l'apôtre  du  peuple,  le  capucin  avec  sa  corde  et  ses 
pieds  à  vif?  L'Église,  dans  sa  fécondité,  avait  pré- 
paré des  bouches  d'or  pour  le  pauvre  aussi  bien  que 
pour  les  rois;  elle  avait  appris  à  ses  envoyés  l'élo- 
quence du  chaume  autant  que  l'éloquence  des  cours. 
Aujourd'hui  la  chaire  apostolique  est  muette  devant 
le  pauvre  peuple;  au  fond  de  nos  campagnes,  des 
milliers  de  créatures  françaises  n'ont  pas  une  seule 
fois  ,  depuis  quarante  ans  ,  entendu  les  foudres  de  la 
vérité.  Elles  ont  leur  curé,  direz- vous;  oui,  j'en  con- 
viens, elles  ont  un  digne  représentant  de  la  religion, 
un  pasteur  fidèle,  le  doux  spectacle  d'une  vertu 
simple  et  quotidienne,  c'est  beaucoup.  Mais  la  pa- 
role n'égale  pas  l'autorité  dans  le  pasteur;  le  temps 
tout  seul  la  blesserait  à  mort,  en  lui  ôtant  le  charme 
de  la  nouveauté.  S'il  vous  faut  des  accents  qui  ne 
vous  aient  point  encore  frappé,  à  vous,  hommes  des 
villes,  il  en  faut  aussi  à  l'homme  des  champs.  Le 
pauvre  a  besoin  comme  vous  des  enivrements  de  la 
parole;  il  a  des  entrailles  à  émouvoir,  des  endroits 
de  son  cœur  où  la  vérité  dort,  et  où  l'éloquence  doit 


—  371  — 

le  surprendre  et  l'éveiller  en  sursaut.  Laissez -lui 
entendre  Démosthènes,  et  le  Démoslhènes  du  peu- 
ple, c'est  le  capucin. 

Au  service  gratuit  et  populaire  de  la  vérité  touche 
et  s'unit  un  autre  service  de  même  nature,  le  service 
gratuit  et  populaire  de  l'éducation.  L'enfant  du 
pauvre  est  sacré  comme  l'enfant  du  riche.  Sa  nature 
est  aussi  rebelle ,  son  sort  plus  dur,  ses  moyens  de 
culture  et  de  politesse  beaucoup  moins  multipliés. 
Bientôt  le  travail  du  corps  l'arrachera  aux  exercices 
de  l'intelligence,  et  s'il  n'a  reçu  les  germes  précieux 
du  bien  avec  une  autorité  qui  ait  pénétré  son  cœur, 
il  ne  tardera  pas  à  perdre  l'esprit  de  l'homixie  chré- 
tien et  civilisé  pour  vivre  dans  une  dégradation  que 
rien  ne  déguisera.  Tous  les  vices  s'empareront  de 
son  elre  avec  une  insouciance  affreuse  pour  les 
choses  de  l'âme,  et  la  société  n'aura  plus  dans  le 
peuple ,  qui  doit  être  la  source  permanente  de  son 
renouvellement  et  de  sa  vigueur,  qu'un  fonds  pourri 
par  le  matériahsme  le  plus  abject.  L'instituteur  du 
peuple,  un  instituleur  digne  de  lui,  est  donc  une  des 
plus  hautes  nécessités  de  l'ordre  social.  Mais  qui 
sera  cet  instituteur?  Qui  pourra  réunir  à  la  fois,  dans 
un  si  grand  office,  une  instruction  suffisante,  des 
mœurs  pure?^  une  foi  sincère,  une  autorité  respectée, 
et  enfin  une  vie  assez  modeste  pour  que  le  pauvre 
puisse  l'entretenir  en  échange  des  leçons  qu'il  en 
reçoit?  L'Église  y  a  pourvu  par  les  ordres  ensei- 
gnants ,  comme  elle  a  pourvu  au  service  gratuit  et 
populaire  de  la  vérité  par  les  ordres  apostohques,  au 
service  gratuit  et  populaire  de  la  douleur  par  les 


—  372  — 

ordres  pénitents.  Le  frère  des  Écoles  chrétiennes  et 
de  tous  les  autres  instituts  semblables  donne  au 
pauvre  une  éducation  qui  ne  lui  coûte  rien  ou  peu 
de  chose ,  et  qui  est  digne  d'un  enfant  de  la  patrie 
comme  d'un  enfant  de  Dieu. 

Ici,  Messieurs,  ma  parole  est  plus  à  l'aise  que  tout 
à  l'heure.  La  France  a  authentiquement  accepté  le 
dévouement  des  frères  et  des  sœurs  voués  à  l'ensei- 
gnement du  peuple;  une  popularité  qui  est  la  juste 
récompense  de  leurs  travaux,  les  protège  dans  toute 
l'étendue  du  pays  autant  que  l'empire  des  lois.  Ma 
parole,  à  leur  sujet,  n'est  donc  pas  une  parole  accu- 
satrice, c'est  une  parole  qui  remercie  et  qui  bénit. 

Mais  nous  n'en  avons  pas  fmi  pour  cela  avec  tous 
les  besoins  du  pauvre;  après  les  services  de  la  dou- 
leur, de  la  vérité  et  de  l'éducation,  il  réclame  encore 
le  service  gratuit  et  populaire  de  la  maladie  et  de  la 
mort.  Messieurs,  on  dit  que  le  tiers  des  habitants  de 
cette  grande  cité  meurt  à  l'hôpital  ;  supposons  qu'il 
n'y  en  ait  que  le  quart  :  quel  chiffre!  Sur  un  million 
d'hommes,  plus  de  deux  cent  mille  doivent  mourir 
loin  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants,  loin  de  la 
famille,  entre  des  murailles  étrangères,  qui  ne  disent 
rien  au  cœur,  si  ce  n'est  détresse  et  abandon.  Que 
trouvera  là  le  peuple  malade  et  mourant,  s'il  n'y 
trouve  pas  le  frère  de  Saint-Jean-de-Dieu  et  la  sœur 
de  Charité?  Des  mercenaires,  des  serviteurs  à  gage. 
Je  veux,  je  dois  les  respecter  partout;  mais  là  !  sont- 
ils  suffisants  pour  cette  heure  sacrée  de  la  mort  du 
pauvre?  Est-ce  à  quarante  sous  par  jour  qu'on  es- 
time ceux  qui  doivent  fermer  les  yeux  de  deux  cent 


—  373  — 

mille  hommes  parmi  nous?  Je  dis  parmi  nous,  car 
le  peuple  est  nôtre  ;  mais  d'ailleurs,  ne  vous  y  trom- 
pez pas,  dans  un  autre  sens,  parmi  vous-mêmes,  il 
en  est  qui  mourront  à  l'hôpital,  et  peut-être  moi- 
même  aussi  j'y  mourrai.  Nous  vivons  dans  des 
temps  assez  chargés  de  vicissitudes  pour  être  in- 
quiets de  notre  dernier  moment.  Eh  bien  !  si  vous 
devez  mourir  là  ;  si  la  fatalité  ,  expression  qui  n'est 
pas  chrétienne,  mais  enfln,  si  la  fatalité  vous  amenait 
là,  écoutez  :  Votre  vie  se  passe,  elle  est  peu  de  chose 
peut-être,  mais  elle  aura  un  grand  moment,  le  mo- 
ment de  la  mort,  le  moment  de  paraître  devant  Dieu  : 
y  songez-vous?  Voilà  un  homme  qui  se  dit  :  Dans 
un  instant,  je  vais  voir  l'éternité!  Qu'il  y  croie  ou 
quïl  n'y  croie  pas,  c'est  un  grand  abîme!  Être,  ou 
ne  pas  être,  a  dit  un  tragique,  c'est  la  question! 
Quelle  question!  Quelle  question  pour  un  homme 
seul,  abandonné  dans  un  hôpital,  face  à  face  avec  sa 
conscience,  face  à  face  avec  Dieu,  qui  écrit  peut-être 
du  bout  de  son  doigt  sa  condamnation  sur  le  mur, 
comme  pour  Balthasar  ! 

Ah!  laissez  l'amour  s'approcher  de  lui,  puisqu'il  y 
a  sur  la  terre  un  amour  qui  ne  coûte  rien;  laissez- 
lui  venir  un  représentant  aimable  de  Dieu.  Pourquoi 
tuer  l'amour,  parce  que  c'est  Jésus-Christ  qui  l'a  fait 
pour  rien?  Persécuter  les  sœurs  des  hôpitaux ,  c'est 
persécuter  la  mort  du  peuple,  c'est  condamner  aux 
gémonies,  pour  prix  de  ses  sueurs,  une  portion  de 
l'humanité,  et  peut-être  vous-mêmes  aussi.  Peut- 
être,  en  plaidant  cette  cause  de  la  mort  du  peuple, 
je  plaide  aussi  la  cause  de  votre  dernière  heure,  de 


—  374  — 

votre  dernière  pensée,  de  votre  dernier  souffle.  C'est 
à  considérer. 

Le  dernier  service  gratuit  et  populaire  est  le  ser- 
vice gratuit  et  populaire  du  sang.  L'Europe  n'a  pas 
toujours  eu  des  armées  régulières  comme  aujour- 
d'hui. Il  fut  un  temps  où  chaque  nation  n'avait  que 
l'épée  de  ses  gentilshommes  et  des  bandes  louées  à 
prix  d'argent,  qui  se  dissipaient  après  la  guerre.  Les' 
désordres  inséparables  de  ce  genre  de  vie  étaient 
plus  grands  alors,  et  les  peuples  en  souffraient  beau- 
coup. L'Église  essaya  d'y  pourvoir,  et  de  pourvoir 
aussi  à  la  défense  de  la  chrétienté  menacée  par  l'is- 
lamisme, en  instituant  ces  fameux  ordres  militaires 
tels  que  les  chevaliers  de  Saint-Jean-de-Jérusalem, 
les  chevaliers  du  Temple,  les  chevaliers  Teutoni- 
ques ,  et  d'autres  d'un  renom  moins  élevé.  Unir  la 
vie  monastique  avec  la  vie  des  camps  ,  rehausser  le 
sacrifice  du  sang  par  le  sacrifice  des  bonnes  mœurs 
et  de  la  piété,  passer  du  sanctuaire  au  combat  :  telle 
était  l'héroïque  pensée  qui  suscita  le  nouvel  institut, 
et  qui  s'est  consacrée  dans  l'histoire  par  des  pages 
que  le  temps  n'effacera  jamais.  Nous  pouvons  bien 
penser  que  nos  régiments  valent  les  saintes  cohortes 
de  la  chevalerie  chrétienne  ;  mais  n'oubUons  pas  le 
temps  des  croisés,  la  défense  de  Rhodes  contre  Ma- 
homet II  et  Soliman  II,  Jean  de  la  Valette  arrêtant 
une  dernière  fois,  sous  les  murs  de  Malte,  les  forces 
de  l'empire  ottoman,  et  toute  cette  gloire  enfin,  fille 
de  nos  chavaliers,  que  les  siècles  nous  ont  apportée 
de  leur  part. 

Peut-être  même  ne  serait-il  pas  malaisé  de  vous 


-  375  — 

prouver  qu'aujourd'hui  encore  le  service  gratuit  et 
populaire  du  sang  serait  une  heureuse  et  admirable 
institution.  Mais  le  temps  nous  presse.  Disons  seu- 
lement que  si  le  présent  ne  réclame  pas  le  secours 
delà  chevalerie  chrétienne,  il  peut  venir  des  jours 
où  les  peuples  n'en  dédaigneront  pas  la  résurrection. 
Oui,  il  peut  venir  des  jours  où,  pour  se  défendre 
contre  l'invasion  de  la  barbarie,  l'épée  vulgaire  ne 
suffira  plus;  où  la  science,  prise  dans  ses  propres 
inventions,  aura  besoin  de  la  foi  et  de  la  charité  pour 
sauver  l'honneur  et  la  liberté  du  monde  par  des 
armes  dont  l'ennemi  restera  dépourvu ,  toutes  les  au- 
tres étant  à  son  service,  parce  que  toutes  les  autres 
ne  demandent  que  de  la  chimie  et  des  bras.  Tôt  ou 
tard,  peut-être,  le  mal  prévaudra  par  la  puissance 
physique,  et  il  faudra  que  le  bien ,  retrempé  à  d'au- 
tres sources,  arbore  la  croix  aussi  haut  que  l'épée. 

Je  crois,  Messieurs,  avoir  prouvé  ma  thèse,  sa- 
voir :  que  la  communauté  volontaire  de  biens  et  de 
vie  est  une  institution  aussi  remarquable  au  point 
de  vue  philanthropique  qu'au  point  de  vue  écono- 
mique, et  que  rien  dans  le  monde  n'a  été  créé  de 
plus  utile  et  de  plus  grand  en  faveur  du  peuple  que 
les  ordres  miUtaircs,  les  ordres  hosDitaliers,  les  or- 
dres enseignants,  les  ordres  apostoliques  et  les  or- 
dres pénitents.  Ce  n'est  là,  toutefois,  qu'une  partie 
de  l'histoire  cénobitique;  si  je  voulais  vous  dire  le 
reste,  vous  parler  des  services  rendus  parce  glorieux 
'nstitut  aux  îeltres,  aux  arts,  aux  sciences  et  dans 
les  missions,  je  n'achèverais  pas  ma  course  avec  celle 
du  jour. 


—  376  — 

La  France...  pourrais -je  finir  sans  la  nommer 
dans  une  occasion  où  son  souvenir  se  présente  si  na- 
turellement à  moi?  la  France  est  le  pays  cénobitique 
par  excellence.  Sans  remonter  jusqu'à  saint  Martin 
de  Tours  et  à  ce  fameux  monastère  de  Marmoutier, 
la  France  fonda,  au  x®  siècle,  l'ordre  de  Gluny,  qui 
a  gouverné  l'Église  par  les  grands  papes  qu'elle  en  a 
reçus,  et  qui  a  été  le  renouvellement  de  la  vie  mo- 
nastique en  Occident  ;  au  xi''  siècle,  l'ordre  des  Char- 
treux, ceux  deCîteaux,  de  Fontevrault,  des  Pré- 
montrés ;  au  xii°  siècle,  la  réforme  de  Clairvaux  par 
saint  Bernard,  et  les  Trinitaires  pour  la  rédemption 
des  captifs;  au  xiii®,  l'ordre  de  Saint-Dominique  par 
un  Espagnol,  mais  en  France  et  avec  des  Français; 
au  XVI'',  la  Compagnie  de  Jésus ,  née  à  Paris  même  ; 
au  xviie,  la  réforme  de  la  Trappe  par  l'abbé  de 
Rancé,  les  prêtres  des  missions  de  saint  Vincent  de 
Paul,  les  sœurs  de  Charité,  les  frères  des  Écoles 
chrétiennes.  Je  ne  nomme,  Messieurs,  que  les  prin- 
cipales fondations,  les  autres  formeraient  une  liste 
sans  fin.  Aujourd'hui  encore,  après  des  révolutions 
qui  ont  labouré  le  sol  monastique  avec  tout  le  reste, 
la  France  reproduit  ses  anciens  ordres  religieux  et 
en  prépare  de  nouveaux,  en  vertu  d'une  fécondité  de 
dévouement  qui  lui  est  aussi  naturelle  que  la  richesse 
de  ses  moissons.  Elle  ressuscite  partout  les  grands 
services  gratuits  et  populaires,  et  tandis  que  sa  sur- 
face porte  les  cicatrices  d'une  incrédulité  qui  trompe 
l'œil,  elle  tire  de  ses  entrailles  une  végétation  qui  ré- 
jouit l'avenir.  Vous  l'ignorez  peut-être,  Messieurs; 
vous  ne  le  croyez  pas  :  mais  qu'importe?  La  France 


—  377  — 

est  accoutumée  à  faire  de  grandes  choses,  même  sans 
le  savoir. 

Je  ne  dirai  plus  qu'un  mot ,  Messieurs ,  sur  la  com- 
munauté volontaire  de  biens  et  de  vie  en  dehors  de 
l'Église  catholique.  Il  est  remarquable  que  l'anti- 
quité païenne ,  sauf  une  seule  exception  dont  je  vous 
entretiendrai  tout  à  l'heure,  a  été  complètement  sté- 
rile sous  ce  rapport.  On  y  rencontre  des  collèges  sa- 
cerdotaux, des  prêlres  vivant  avec  leur  famille  au- 
tour du  temple  auquel  ils  sont  attachés  ;  mais  le 
monastère  proprement  dit  n'existe  pas.  Le  boud- 
dhisme seul  fait  exception  à  cette  règle  générale  :  le 
bouddhisme  a  couvert  l'Asie  orientale  de  pagodes  et 
de  couvents  où  la  vie  commune  est  pratiquée  sous 
un  ensemble  de  lois  qui  ont  d'apparentes  analogies 
avec  les  lois  chrétiennes  du  cénobitisme.  Les  voya- 
geurs ont  dit  beaucoup  de  mal  de  ces  réunions,  qui 
ont  dû  se  corrompre  par  l'oisiveté  ;  car  le  bouddhisme 
n'en  a  tiré  aucun  parti  pour  le  service  public ,  sauf 
le  spectacle  d'une  certaine  pénitence  extérieure ,  qui 
ne  conclut  pas  elle-même  à  un  travail  utile  et  ré- 
gulier. Je  n'en  dis  pas  davantage.  Une  pensée  reli- 
gieuse, favorisée  par  l'aptitude  de  l'Orient  à  la  con- 
templation ,  à  créé  ce  phénomène  singulier,  mais 
elle  ne  l'a  créé  que  mort,  sans  profit  aucun  pour  l'a- 
vancement de  ces  peuples  dans  des  voies  meilleures 
que  celles  où  les  siècles  les  ont  trouvés  et  les  laissent 
languir. 

Le  protestantisme ,  en  se  séparant  de  l'Église  , 
n'a  pas  même  gardé  la  fécondité  bouddhique  ;  loin 
de  pouvoir  produire  un  frère  des  Écoles  ou  une  sœur 


—  378  — 

de  Charité,  il  ne  produit  pas  même  un  pénitent 
hindou. 

Les  Grecs,  plus  heureux,  par  la  même  raison  qui 
leur  a  fait  conserver  presque  toute  la  doctrine  catho- 
lique, ont  aussi  conservé  la  tradition  du  cénobitisme, 
mais  sans  mouvement.  Leurs  monastères  sont  comme 
leur  foi. 

Il  résulte  de  ce  coup  d'œil  qu'en  dehors  de  la  pen- 
sée religieuse  on  n'a  jamais  vu  se  réaliser  la  commu- 
nauté volontaire  de  biens  et  de  vie.  Quelle  en  est  la 
raison?  Elle  est,  je  crois,  Messieurs,  facile  à  enten- 
dre. La  communauté  volontaire  de  biens  et  de  vie 
n'est  possible  qu'à  ces  deux  conditions  :  que  l'homme 
qui  a  entre  en  partage  avec  celui  qui  n'a  pas,  et  que 
la  grande  capacité  s'abaisse  jusqu'à  la  petite  capacité 
pour  la  servir  au  même  rang.  Or  cette  abnégation 
répugne  invinciblement  à  la  nature  égoïste  de 
l'homme,  tant  qu'elle  n'est  pas  soulevée  par  un 
principe  religieux.  L'homme  qui  a  veut  user  de  son 
patrimoine  pour  l'agrandir;  l'homme  qui  peut  veut 
user  de  son  intelligence  pour  monter.  La  religion 
seule  apprend  à  descendre  et  à  se  dépouiller  volon- 
tairement, par  conséquent  à  s'associer. 

Aujourd'hui,  Messieurs,  que  le  besoin  de  l'as- 
sociation se  manifeste  de  toutes  parts,  et  qu'après 
avoir  détruit  l'association  chrétienne  ,  on  en  veut 
construire  une  autre  sur  des  bases  de  pure  rai- 
son, que  voyons-nous?  Nous  voyons,  entre  autres 
efforts  curieux,  des  hommes  se  consumer  en  rêves 
subtils  et  les  plus  mgénieux  du  monde  pour  sub- 
stituer dans  l'association  la  loi  du  plaisir  à  la  loi  du 


—  379  — 

dévouement.  On  veut  se  persuader  et  persuader 
aux  autres  qu'il  existe  dans  le  chaos  des  passions , 
des  facultés  et  des  intérêts  humains,  un  ordre  ma- 
thématique et  secret  qui,  étant  découvert,  puis  prati- 
qué, substituerait  partout  la  jouissance  à  la  douleur, 
le  goût  au  devoir,  et  ferait  du  monde ,  dans  l'infmie 
diversité  de  ses  fonctions,  une  harmonie  où  chacun 
trouverait  et  garderait  volontairement  sa  place,  sans 
qu'un  seul  rouage  de  cette  belle  machine  se  plaignît 
et  se  déplaçât  jamais.  Ce  serait  Orphée  ou  Amphion 
faisant  Thèbes  avec  des  hommes,  au  simple  son  de 
la  lyre. 

La  nature  humaine  n'a  point  encore  répondu  à  cet 
appel  ingénieux;  elle  reste  froide  devant  cette  amorce 
qu'on  lui  présente ,  et  oppose  au  plaisir  harmonien  , 
comme  on  le  désigne,  sa  vieille  et  égoïste  ténacité 
dans  le  plaisir  individuel.  Quand  elle  veut  perdre 
son  âme  pour  la  sauver,  elle  regarde  ailleurs,  elle 
sait  où  est  la  croix  qui  inspire  et  qui  récompense  le 
dévouement.  Elle  ne  croit  pas  à  ces  mathématiques 
du  plaisir,  parce  que  le  plaisir  est  en  dehors  de  toute 
règle,  et  qu'en  chercher  la  loi  ou  l'unité,  c'est  cher- 
cher l'ordre  dans  le  désordre,  l'affirmation  dans  la 
négation,  l'être  dans  le  néant.  Et,  dût-on  réussir, 
quel  homme  de  cœur  voudrait  vivre  dans  une  société 
où  la  jouissance  seule  aurait  satisfaction  ?  quel 
homme  de  cœur  pourrait  se  passer  d'efforts  et  de 
vertu?  Si  on  devait  nous  tenir  un  jour  sous  cette 
impitoyable  loi  de  la  jouissance,  nous  ferions  contre 
le  despotisme  du  bonheur  autant  de  révolutions  que 
nous  en  avons  fait  contre  le  despotisme  sanglant  ; 


—  380  — 

nous  briserions  la  quenouille  comme  nous  avons 
brisé  la  hache.  Ce  n'est  pas  le  plaisir  qui  est  le  fon- 
dement de  la  société,  c'est  la  vertu;  ce  n'est  pas  la 
jouissance  qui  est  notre  vocation  ici-bas,  c'est  le 
travail  et  la  douleur.  Dieu  nous  a  créés  tout  exprès 
pour  produire  par  nous  une  chose  qu'il  ne  peut  pas 
produire  tout  seul ,  c'est-à-dire  la  grandeur  dans  la 
bassesse,  la  force  dans  l'infirmité,  la  pureté  dans  la 
chair  et  le  sang,  l'amour  dans  Tégoïsme,  le  bien 
dans  le  mal,  la  vertu  dans  un  cœur  qui  avait,  à 
chaque  minute,  la  liberté  d'être  un  scélérat.  Voilà 
notre  vocation,  notre  destinée.  Jésus-Christ  n'a  con- 
quis le  monde  que  parce  qu'il  la  connaissait,  et  que 
du  haut  de  sa  croix,  esclave  et  Dieu,  il  l'a  souverai- 
nement remplie.  Le  salut  est  à  sa  suite,  et  tout^. 
gloire  et  tout  bonheur  aussi.  C'est  pourquoi ,  grâce 
à  Dieu  ,  le  plaisir  et  le  goût  ne  fonderont  jamais  ici- 
bas  une  société  ;  le  malheur  sera  le  plus  fort,  afin 
que  la  vertu  le  soit;  il  y  aura  des  pauvres,  précisé- 
ment pour  que  l'aumône  se  fasse;  des  plaies,  préci- 
sément pour  qu'elles  soient  pansées;  des  larmes, 
précisément  pour  qu'on  les  accepte  ;  des  renverse- 
ments, pour  qu'on  aspire  à  la  stabilité;  des  ruines, 
pour  que  l'orgueil  s'humilie;  des  misères  publiques, 
pour  qu'il  y  ait  des  services  gratuits  et  populaires  ; 
du  sang,  pour  qu'il  y  ait  des  saints. 

Messieurs ,  la  première  partie  de  nos  Conférences 
est  achevée. 

J'avais  à  vous  montrer  la  divinité  phénoménale  de 
l'Église.  Prenant  dans  le  monde  l'Église,  qui  est  un 
corps  visible  et  vivant,  j'avais  à  vous  prouver  qu'il 


—  381  — 

est  divin,  c'est-à-dire  que  ce  n'est  pas  Thomme  qui 
l'a  fondé,  mais  Dieu.  La  démonstration  a  été  longue  ; 
car  j'y  suis  revenu  à  cinq  fois.  En  1835,  j'ai  traité 
devant  vous  de  la  constitution  organique  de  l'Église, 
et  vous  ai  fait  voir  qu'elle  était  surhumaine.  En  1836, 
j'ai  examiné  sa  constitution  doctrinale,  et  vous  ai 
fait  voir  qu'elle  était  également  surhumaine.  Dans 
les  trois  dernières  années  qui  viennent  de  s'écouler, 
je  vous  ai  montré ,  par  les  efîets  de  la  doctrine  catho- 
lique sur  l'esprit,  sur  l'âme  et  sur  la  société,  qui 
sont  les  trois  théâtres  de  toute  action,  que  l'Éghse, 
dépositaire  et  organe  de  cette  doctrine,  était  évidem- 
ment douée  d'un  pouvoir  incomparable  et  surhu- 
main. Je  n'ai  plus  rien  à  dire  là-dessus. 

Mais  qui  a  fait  cet  ouvrage?  Qui  a  bâti  l'Église? 
Qui  lui  a  tracé  sa  constitution  organique  et  doctri- 
nale? Qui  lui  a  donné  sur  l'esprit  la  puissance  d'y 
produire  la  certitude  et  la  connaissance  au  plus  haut 
degré?  Qui  lui  a  donné  sur  l'âme  la  puissance  d'y 
produire  l'humilité,  la  chasteté,  la  charité,  la  reli- 
gion? Qui  lui  a  donné,  en  ce  qui  regarde  l'ordre  so- 
cial, une  unité  sans  exemple  et  une  expansion  sans 
limites?  Qui,  enfm,  lui  a  donné,  par  rapport  à  la 
société  purement  naturelle ,  la  puissance  de  transfor- 
mer le  droit,  la  propriété,  la  famille,  l'autorité,  et  de 
créer  la  communauté  volontaire  de  biens  et  de  vie? 
Qui,  Messieurs?  Ah!  je  l'ai  nommé  bien  des  fois 
déjà  !  C'est  Celui  qui  est  ici  devant  vous  ;  c'est  Celui 
dont  le  nom  tôt  ou  tard  fera  ployer  tout  genou  dans 
le  ciel,  sur  la  terre  et  dans  les  enfers.  Je  le  prononce 
encore  une  fois ,  en  finissant ,  ce  nom ,  le  plus  cher 


—  382  — 

qui  me  soit;  je  nomme  avec  foi,  espérance,  amour, 
adoration,  le  Seigneur  Jésus-Christ. 

Mais  quel  est-il?  D'où  vient-il?  D'où  vient  sa 
puissance  à  lui-même?  Quelle  est  son  histoire?  Nous 
le  verrons,  Messieurs,  nous  l'apprendrons;  dès  au- 
jourd'hui je  vous  convoque  pour  l'an  prochain  au 
pied  de  sa  croix,  et  puissions-nous  y  apporter  un 
cœur  encore  mieux  préparé  pour  la  vérité,  vous  pour 
la  recevoir,  et  moi  pour  vous  la  donner  I 


TABLE 


ATJME  18-14.  —  DES  EFFETS  DE  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE 
SUR  L'AME 

Vingt  et  unième  Conférence.  —  De  l'humilité  produite 
dans  l'âme  par  la  doctrine  catholique 3 

Vingt-deuxième  Conférence.  —  De  la  chasteté  produite 
dans  l'âme  par  la  doctrine  catholique.     ......      29 

Vingt-troisième  Conférence.  —  De  l'impuissance  des  au- 
tres doctrines  à  produire  la  chasteté 49 

Vingt-quatrième  Conférence.  —  De  la  charité  d'apostolat 
produite  dans  l'âme  par  la  doctrine  catholique.  71 

Vingt-cinquième  Conférence.  —  De  la  charité  de  fra- 
ternité produite  dans  l'âme  par  la  doctrine  catholique.      9o 

Vingt-sixième  Conférence.  —  De  la  religion  comme  pas- 
sion et  vertu  de  l'humanité 119 

Vingt-septième  Conférence.  —  De  l'impuissance  des  au- 
tres doctrines  à  produire  la  religion 139 

Vingt-huitième  Conférence.  —  De  la  religion  produite 
dans  rame  par  la  doctrine  catholique 161 


384 


hmU  1845.  —  DES  EFFETS  DE  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE 
SUR  LA  SOCIÉTÉ 

Vingt-neuvième  Conférence.  —  De  la  société  intellec- 
tuelle publique  fondée  par  la  doctrine  catholique.     .     .    183 

Trentième  Conférence.  —  Pourquoi  la  doctrine  catho- 
lique seule  a  fondé  une  société  intellectuelle  publique.    211 

Trente  et  unième  Conférence.  —  De  Torganisation  et 
de  l'expansion  de  la  société  catholique 233 

Trente-deuxième  Conférence.  —  De  l'influence  de  la  so- 
ciété catholique  sur  la  société  naturelle  quant  au  prin- 
cipe du  droit 2S7 

Trente-troisième  Conférence.  —  De  l'influence  de  la  so- 
ciété catholique  sur  la  société  naturelle  quant  à  la  pro- 
priété  281 

Trente-quatrième  Conférence.  —  De  Tinfluence  de  la  so- 
ciété catholique  sur  la  société  naturelle  quant  à  la  fa- 
mille      .     .     307 

Trente-cinquième  Conférence.  —  De  l'influence  de  la  so- 
ciété catholique  sur  la  société  naturelle  quant  à  l'auto- 
rité  331 

Trente-sixième  Conférence.  —  De  l'influence  de  la  société 
catholique  sur  la  société  naturelle  quant  à  la  commu- 
nauté de  biens  et  de  vie.    ...........    357 


vrel'x,   iMPnniERiE   c-i.   H."  ris  SE  Y  et  fils 


ANCIENNE  LIBRAIRIE  POUSSIELGUE 


DE  GIGORD,   ÉDITEUR 

15,  Rue  Cassette,  PARIS 
• 

LIVRES    DE    FONDS 


édaire  du  plain-chant.  —  Abbé  Sabouret.  In-i8 0  15 

Ion  (Le  Bx  André).  —  R""'  P.  Cormier.  In-8°  illustré 2    » 

gédecequetout  chrétien  doit  savoir,  croire  et  pratiquer.  In-32  .  0  10 

ition  familiale  des  orphelins.  —  Abbé  Toiton.  In-S" 0  60 

ation réparatrice  et  nationale. — Mgr  d'Hulst.  In-42 0  50 

(Eloge  funèbre  de  Mgr).  —  Mgr  TouGHET.  In-S"  raisin 1     » 

hange    de    Vendôme   et    Cassien  de  Nantes.   Panégyrique.    — 

Venance  de  Lisle  en  Rigault.  ln-8° 0  50 

hange  de  Vendôme  et  Cassien  de  Nantes  (Les  Bx).—  P.  Ladislas 

Vannes.  In-12 2     » 

s  de  Jésus  (Vie  de  la  Vénérable  Mère).  —  Abbés  de  Langeac  et 

[lOT.  2  in-S"  illustré 12  50 

moral  et  pratique  des  directrices  de  patronages.—  M"^  de  Mont- 

IMONT.  In-12 2    » 

atrée  de  la  Vie.  —  J.  Guibert.  In-3i2 ,   .  i    » 

)lisme  et  décadence.  —  Abbé  Ract.  In  8»  illustré 8  50 

ories.  —  R.  P.  Ratisbonne.  In-8''  illustré 6    » 

utions  de  collège  :  Mon  crime.  —  P.  Barbier.  In-12 3  50 

utions  et  discours.  —  Abbé  Planus.  In  12       ...    : 3  50 

Dnse  de  Liguori  (Histoire  de  saint).  —  In-8° 4    » 

7oise  (Histoire  de  saint).  —  Mgr  Baunard.  In-8« 5    » 

'Oise  de  Lombez  (Vie  de  P.).  —  Abbé  Bénac.  In-12 1  50 

?oise  de  Lombez  (Lettres  spirituelles  du  P.).  —  P.  François  de 

ïejag.  ln-12  gravure 1  50 

[Une)  royale  et  chrétienne.  —  Mgr  d'Hulst.  In  8°  raisin  ....  1     » 

du  Purgatoire  (Pour  les).  Indulgences.  —P.  Ingold.  In  32  .   .  0  50 

lu  prêtre.  —  Abbé  Rouzaud.  In-12 3    » 

ir  de  Dieu  (Traité  de  1').  —  P.  Bouix.  In-B"  jésus,  gravure.    ...  12    » 

r  Billiards  (Mgr).  Une  sainte  figure.  In-12 2  50 

e  eucharistique.  Gros  in-18 3  50 

e  d'exil  (Une),  par  les  Capucins  de  Toulouse.  In-18  raisin  .   ...  175 

e  (Petite)  dominicaine.  —  In-18  raisin 1     » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  2  —  P/ 

Année  franciscaine,  méditations.  2  in-12 

Année  sainte  (L')  des  trois  ordres  de  saint  François.  In-32 

Anne-Marie  Javouhey  (La  Vénérable).—  Abbé  Chaumont.  In-8%  illustré 

Antigène  de  Sophocle.  Traduction  en  vers  français.  —  Abbé  A.  Mou- 
chard. In-S" 

Antoine  le  Grand  (Vie  de  saint).  —  Abbé  Verger.  In-S» 

Antoine  de  Padoue  (Saint).— R.  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12  gravure 

Antoine  de  Padoue  (Saint)  d'après  des  documents  inédits.  —  P.  Léo- 
pold de  Chérancé.  In-i2,  gravure 

Antoine  de  Padoue  (Saint)  et  l'art  italien.  —  G.   de   Mandach.  In-4'' 
illustré ^ 

Antoine    du  Saint-Sacrement   (Œuvres    choisies  du    P.).   —  R.    P. 
POTTON.  In-12 

Apollinaire  Morel  (Notice  sur  le  P.).  —  P.  Gumy    In-8^ 

Apologie    scientifique  de  la  foi  chrétienne.  —  Mgr  Duilhé  de  Saint- 
Projet.  In-12,  portrait 

Apôtre  de  la  tempérance    (L')    ou  vie  du  P.  Théobald  Mathieu.  — 
Peltier.  In-12  

Apôtres  (Les).  — Mgr  Drioux.  In-S" 

Appel  (De  1')  comme  d'abus  dans  l'ancien  droit  français.  —  Abbé 
Gagnag.  In-12 , 

Archéologie  religieuse.  Architecture.  —  Abbé  Mallet.  In-S"  illustré. 

Archéologie  religieuse.  Mobilier.  —  Abbé  Mallet.  In-S"  illustré     .   . 

Archéologie  sacrée.  —  Abbé  Godard.  In-S"  illustré 

Archéologie  (Mélanges  d'),  d'histoire  et  de  littérature.  —  P.  P.  Gabier 
et  Martin.  3  vol.  in-f»  illustrés IC 

Archives  capucines.  Gouvent  de  Tarascon  —  P.   Henri  de   Grèzes  .  . 
—  Couvent  de  Saint-Tropez.  In-8' 

Arsène  de  Chatel  Montagne  (Le  P.).  —  P.  Hilaire  de  Barenton.  In -8». 

Art  chrétien  (Entretiens  suri').  —  Abbé  Mallet.  In-d2 

Art  (L'j  du  lecteur,  du  diseur,  de  l'orateur,  — Maurice  Castellar.  In-12 
illustré 

Ascétique  chrétienne.  —  Abbé  J.  Ribet.  In-8°  écu 

Assemblée  épiscopale  de  Wurzbourg.  —  J.  B.  Sauze.  In-8°  .... 

Astronomie  de  Ptolémée  (L'j.  —  Abbé  F.  Nau.  In-8''  raisin 

Au  ciel  on  se  reconnaît.  —  P.  Blot.  In-18 

Au  pays  des  Rajahs.  —  P.  Fortunat    In-8' illustré 

Aurore  (L')  indienne  de  la  Genèse.  In-8» 

Autour  de  l'histoire  :  Scènes  et  récits.  —  Mgr  Baunard.  In-S"  écu. 
Le  même  ouvrage.  In-i2 

Aux  Enfants  de  Marie.  Règles  de  conduite,  ln-32 

Auxiliaire  de  l'office  divin  (L').  —  R.  P.  Pradel 

Avant  et  après  la  sainte  communion.  —  P.  Ingold.  In-32  jésus  .    .   .       Itéct 
Avenir  de  Jérusalem  (L').  —  Abbé  Augustin  Lémann.  In- 12 'H5 

Barat  (Histoire  de  la  vénérable  Mère  Madeleine-Sophie).  —Mgr  Bau-       H 


NARD,  2  vol,  in-4»  illustré 2 


In4^ 


librairie  POUSSIELGUE                  —  3  —  PARIS 

îarat  (Panégyrique  de  la  Bienheureuse).  —  Mgr  Latty.  In  8"  ....  0  75 

aptême  de  Clovis  (Le).  —  Abbé  A.  Mouchard.  In-12 4     » 

asilique  de  l'Immaculée-Conception  de  Séez.  —  Abbé  Hugot.  In  8" 

illustré. 5     » 

ataille  des  bergers  (La).  —  Abbé  P.  Barbier.  In-16  raisin.    ....  0  50 

audoin  (Vie  du  V'°i«  L.-M.).  —  Abbé  Mighaud.  In-8%  portrait 4    » 

eluze  (Eugène).  — M.  C.  de  Coulonge.  In-18  jésus,  portrait  .  .  .  ,  2  » 
iénédiction  à  travers  les  temps  (De  la).  —  Michel  Loueneau.  In-18 

raisin 3  50 

engy  (Vie  de  Marie-Madeleine-Victoire  de),  vicomtesse    de  Bon- 


5    » 

0  30 

1  50 

1  75 

1     » 

3  50 

1  50 

7  50 

6    » 

ernard  (Histoire  de  saint)  et  de  son  siècle.  —  R.  P.  Théodore  Ratis- 

bonne.  2  in-12 

ible  (La  Sainte).  —  P.  Giguet.  4  vol.  in-12 

ibliothèque  religieuse  de  l'étudiant.  In-18  raisin 

onaventure  (Saint).  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12,  gravure.  .   . 
onnel  de  Longchamp  (L'Abbé).  —  R.   P.  Henri  Durand.  In-32  jésus. 

outé  (La).  —  J.  GuiBERT.  In-32  encadré 

ossuet  :  Lettres  de  direction.  —  Abbé  Moïse  Cagnag.  In-12  .... 

réviaire  et  la  Messe  (Le).  —P.  François  de  Bénéjag.  In-16 

rizeux  :  Sa  vie  et  ses  œuvres. —  Abbé  Lecigne.  In-8''  raisin, portrait. 

ibrières  (Œuvres  choisies  de  Mgr  Roverié  de).  — In -8" 

lisses  (Les)  de  famille  et  les  sociétés  de  secours  mutuels.  —  Abbé 

Camille  Ragt.  In-'t8. 1  25 

ilendrier  à  l'usage  des  tertiaires  de  Saint-Dominique.  In-32  raisin.      0  20 
imille  de  l'Enfant-Jésus,  née  deSoyecourt(Vie  de  la  R.  Mère).  In  8",     ' 

portrait. 7  50 

mtiques  de  Saint-Sulpice.  In-18  cartonné 0  75 

—  Airs  notés 1  50 

—  Accompagnement  des  airs 12  50 

ntus  mariales.  —  Dom  Pothier.  In-16  jésus 3    » 

—  Accompagnements 12    » 

pucines  de  Flandre  (Histoire  des).  3  in-S",  portraits' 10    » 

pucins  en  Franche-Comté  (Les).  —  Abbé  J.  Morey.  In-12 3  75 

ractère  (Le).  — J.  Guibert.  In-32  encadré 1     » 

ractéristiques  des  saints  (Les)  dans  l'art  populaire.  —  P.  Charles 
Cahier.  2  gr.  in-4%  gravures.  Net 64    » 

frrière  indépendante  (Du  choix  d'une).  — V.  Bettencourt 3    » 

téchisme  du  diocèse  de  Paris.  In-18  cartonné.  Net 0  35 

MÊME,  abrégé,  pour  les  petits  enfants.  In-18.  Net 0  10 

MÊME.  Edition  illustrée.  In-18  cartonné.  Net 0  70 

téchisme  de  Paris  (Commentaire  littéral  du).  —  Abbé  Gayrard. 

[n-18.  Broché,  1  fr.  50.  —  Cartonné 1  75 

téchisme  de  Paris  (Guide  pour  l'explication  du).  — Abbé  Gayrard. 

[n-18.  Broché,  i  fr.  —  Cartonné 1  25 


Librairie  POUSSIELGUE  _  4  —  PAR 

Catéchisme  de  persévérance  (Plans  d'instructions  pour  un).  —  Abbé 

Le  Rebours.  In-8".  Chaque  fascicule 0 

Catéchisme  du  Tiers  Ordre  dominicain. —  R.  P.  H. -M.  Cormier.  In-32  j.  1 

Catéchisme  expliqué  et  illustré. —  Abbé  Adam.  In-12,  illustré.    ...  5 

Catéchisme  simplifié.  In-32  raisin 0 

Catéchisme  spirituel  du  Tiers  Ordre  de  S.  François.  —  P.  Eugène 

d'Oisy.  In-32  raisin 0 

Catechismus  théologiens.  —  R.  P.  Matth^o  Joseph.  In-12 3 

Catherine  de  Sienne  (Histoire  de  S^e).  —  Cardinal  Capegelatro.  In-12  3 

Catholiques,  défendons  notre  foi! — H.  Morice.  In-12 2 

Catholiques   (Les)    et    l'Action    libérale    populaire.    —    Comte    A. 

DE  MuN.  In-S" 0 

Causeries  pédagogiques. —  P.  Bainvel.  In-12 3 

Centenaire   (Le)    des   massacres   de   septembre    à    l'église  des  Car- 
mes,'2,  3,  4  septembre  (1792-1892).    In-8»  raisin 1 

Ce  qu'est  saint  Bonaventure.  —  P.  Evangéliste  de  S.  Beat.  In-S"  .    .  0 

Cérémonial  du  Tiers  Ordre  de  S.  François  d'Assise.  In-18 0 

Cérémonial  et  office  du  Tiers  Ordre  de  S.  François  d'Assise.  In-18  .  1 

Chaînes  de  saint  Pierre  (Histoire  des).  —  Edmond  Lafond.  In-18  .    .  0 

Chantai  (Histoire  de  sainte).  —  Mgr    Bougaud.    2    in-8°,    portraits.  15 

Le  même  OUVRAGE.  2  in-12,  portraits 8 

Chant  de  la  Ste  Eglise  (Le).  Histoire,  Théorie,  Pratique.  —  L.  D.  S.  In-B"  3 

Chant  liturgique  à  Paris  (Histoire  du).  —  Amédée  Gastoué 2 

Chants  à  Marie.  —  P.  Lambillotte.  Paroles,  ln-48  cartonné 1 

—  Musique.  In-18 4 

—  Accompagnement.  In-8"  Jésus,  gravure 17 

Charles  Borromée  (Panégyrique  de  saint).  —  Mgr  Lagrange    ....  G 

Chasteté  (La).  -^  Abbé  de  Gibergues.  In-12 1 

Chemin  de  la  Croix.  —  Mgr  Latty.  In-S"  Net 1 

Chemin  de  la  Croix  des  femmes  chrétiennes.  In-32  raisin 0 

Choix  de  cantiques.  —  P.  Lambillotte.  Paroles,  In-IB 1 

—  Musique.  In-18 4 

—  Accompagnement.  In-8°  Jésus,  gravure 12 

Chrétienne  à  Rome  (Une).  In-12,  gravures 3 

Christ-Jésus  (Le).  —  Abbé  Désers.  In-12 2 

Christianisme  et  les  temps  présents  (Le).  —  Mgr  Bougaud.  3  in-S".  37 

Le  même  ouvrage,  o  in-12 20 

Christophe  Colomb  (Glorification religieuse  de).  — Abbé  CasabiaxNga, 

In-12 2 

Christophe  de  Cahors  (Le  Bx).  — P.  Léopold  de  Cuérangé.  [n-I2  .    .  1 

Chronicon  civile  et  ecclesiasticum.  —  Mgr  Rahmani.  Jn-8» 10 

Chrysostome  (Saint  Jean)  :  Antioche.  —  Abbé  G.  Marchal.  In-12.   .  2 

Claire  d'Assise   (Sainte).  —  R.  P.  Léopold  deChérancé.  ln-12.   ...  1  ! 
Claude  de  La  Colombière  (Histoire  du  P.).  —  P.  E.   Séguin.    In-12, 

portrait 3  ! 


librairie  POUSSIELGUE                  -  5  -  PARIS 

lef    de  la  somme  théologique    de    S.  Thomas  d'Aqiiin    (La).  Abbé 

J.  RiBET.  In-12 0  75 

lefs  du  Purgatoire  (Les).  Recueil  de  prières.  In-3l2  jésus,  gravure.  2    » 

loriviére  (Histoire  du  P.  de).  —  P.  J.  Terrien.   In-S"  écii,  portrait.  5    » 

œur  agonisant  (Le).  —  P.  Blot.  In-18 1    » 

tEur  (Le)  et  ses  richesses.  —  Abbé  Lenfant.  10  Vol.  in-16;  chaque.  2  oO 


e  Cœur. 

>,   Cœur   vaillant    ou    le  courage 

chrétien. 

1  Royauté  du  cœur  ou  la  douceur 

chrétienne. 

J  Cœur  à  Gethsémani. 


La  Pureté  du  cœur. 

Le  Cœur  d'or  et  la  bonté  chrétienne. 

La  Flamme  de  l'apostolat. 

La  Paix. 

La  Foi,  ses  conditions  morales. 

L'Amour  de  Dieu. 


)ffret  de  papa  Daguenet  (Le).  —  P.  Clinchamp.  In-12 1  oO 

)lette  (Sainte)  de  Corbie.  —  Alph.  Germain.  In-12 2    » 

)llège  chrétien  (Le). —  Mgr  Baunard.  2  In-S"  écu 10    » 

)llège  des  Bons-Enfants  de  l'Université  de  Reims  (Histoire  du) .  — 

gr  Cauly.  In-S"  raisin,  illustré 40    » 

imbat  spirituel.  —  Abbé  Riche.  In-32  raisin l  20 

•mmentaire  de  l'Evangile  selon  saint  Jean.  —  P.  Libermann.  In  8® 

raisin 7    » 

mpendium  constitutionum  fratnun  Ordinis  Praedicatorum.  —  In-32 

raisin 1  73 

mput  ecclésiastique  (Précis  de).  —  Al.  Montagnoux.  ln-18  r.   .   .  1     » 

ncordat  (Quatre  cents  ans  de).  —  Mgr  Baudrillart.  In-12.   ...  3  50 
ndren  (Lettres  et  Conférences  inédites  du  R.  P.  de).  —  E,  Bonnar- 

îET.  In-8°  raisin 1     » 

nférences  de  Notre-Dame  et  Retraite  de  la  Semaine  Sainte  (1891- 

3),  —  Mgr  d'HuLST.  6  in-S"  écu  avec  notes";  chaque 5    » 

nférences    de  Notre-Dame   (1891-1896).   Mgr  d'HuLST.    In-8°,  sans 

lotes.  Chaque  année 1  25 

nférences  de  Notre-Dame  (1835-1851).  —  P.  Lacordaire.  5  vol.  in-12  20    » 

nférences  de  Nancy  (1842-1843).  —  P.  Lacordaire.  2  in-12 6    » 

nférences  de  Notre-Dame  (1837-1846),  — P.  deRavignan.  4  vol.  in-12.  12  50 

nférences  (Quatre)  sur  la  Foi  chrétienne.  —  Abbé  Désers.  In-12  .  1  25 
iférences  (Cinq)  sur  la  thèse  de  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 

Etat.  —Abbé  Claraz.  In-12 2    » 

agrégations  religieuses  devant  la  Chambre  (Les).  —  Comte  A.  de 

^un.  In-8o  raisin 1     » 

agrégations  religieuses  en  France  (Les).  —  In-i" 18    » 

aseiller  de  la  jeunesse  (Le).  — Abbé  Lejard.  Gr.  in-18 2    m 

aseils  sur  la  vocation.  —  J.  Guibert.  In-18  raisin 0  60 

asidérations  sur  l'état  présent  de  l'Eglise  de  France.—  Mgr  Latty. 

n-S» 2    » 

istitution   de  l'Univers  (La)   et  le  dogme    de    l'Eucharistie.  — 

*.  Leray.  In-S» 5    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —6—  PARl' 

Constitutiones  Fratrum,  S.  Ordinis  Prœdicatorum.  In-8o 7 

Contes  de  Bellébat.  —  Paul  Barbier.  In-16  carré 2 

Contre  la  séparation.  De  la  rupture  à  l'Encyclique.  — Comte  A.  de  Mun. 

in-12.       4 

Conversion  (La)  d'un  maréchal  de  France  (maréchal  Randon).  In-12, 

gravures 2 

Corpus  Scriptorum  christianorum  orientalium  sous  la  direction  de 
M.  J.-B.  Chabot.  —  Collection  orientale,  analogue  aux  Patrologies 
latine  et  grecque  de  Migne  {Voir  le  catalogue  spécial). 

Courson  iVie  de  M.  de).  In-12  avec  portrait 4 

Croire.  —  Abbé  de  Gibergues.   In-18  raisin 3 

Culture  des  vocations  (La).  — J.  Guibert.  In-IS  raisin  .......  1 

Curé  d'autrefois  (Un)   :   l'abbé  de    Talhouët  (1736-1802).  —  M.    Ch. 

Geoffroy  DE  Grandmaison.  In-12 3 

Cyprien  (Le  Frère).  —  Mgr  Laveille.  In-S^ 4 

Damas  (Amédée  de\  S.  J.  —  P.  Burnichon.  In-S"  écu  avec  portrait.    .    .  3 
Dante  et  la  Divine  Comédie  (Etudes  comparées   sur).  —  E.  M.  Ter- 
rade.  In-12 3 

Darboy  (Histoire  de  la  vie  et  des  œuvres  de  Mgr).  —  S.  Em.  le  car- 
dinal Foulon.   [n-8°,  portrait,  autographe  . 7 

Décret  de  la  Sainte  Inquisition  romaine.  In-S 0 

Devoirs  des  hommes  envers  les  femmes  (Les).  —  Abbé  de  Gibergues. 

In-18  raisin 2 

Devoirs  d'un  séminariste.  —  J.  Guibert.  In-32  r^iisin^ 0 

Devoirs  (Nos)  envers  Dieu.  — Abbé  Désers.  In-i2 2 

Devoirs  (Nos)  envers  le  prochain.  —  Abbé  Désers.  In- 12 2 

Dévotion  du  très  saint  Rosaire  (La).  —  ln-32  jésus 0 

Diane  d'Andalo  (Les  Bienheureuses  Cécile,  Aimée  et).  —  R.  P.  Cor- 
mier. In-12,  gravures 1 

Dictionnaire  universel  des  sciences  ecclésiastiques.  —  Abbé  J.-B. 

G  LA' RE.  2  in-S"  raisin 32 

Diego  de  Cadix   (Le  Bienheureux).  —  P.  Damase  de  Loisey.  In-12.    .  4 

Dieu  et  l'homme.  —  Abbé  Désers.  In-12 2 

Direction  spirituelle  dans  les  maisons  d'éducation  (La).  —  J.  Gui- 
bert. In-18  raisin 0 

Directoire  à  l'usage  des  novices  Dominicaines,  ln-32  jésus 1 

Directoire  de  la  confrérie  du  Rosaire,  ln-18 0 

Directoire  des  Supérieures.  In-I8 1 

Directoire  spirituel  du  tertiaire  de  S.   François  (Le).  —  P.  Eugène 

dOisy.  In-18  raisin  illustré i 

Discipline  (La)  dans  les  écoles  secondaires  Libres.  —  P.  Emmanuel 

Barbier     In-12 2 

Discours  de  Monseigneur  Bougaud.  ln-8  avec  portrait 7 

Le  même  OUVRAGE.  3"  rdition.  In-12  avec  portrait 4 

Discours  de  Mgr  d'Hulst  pour  le  repos  de  l'âme  de  l'abbé  Le  Rebours. 

ln-8''  raisin * 


irairie  POUSSIELGUE  —  7  —  PARIS 

cours  du  comte  Albert  de  Mun. 

Questions  sociales.  In-12  .   , 4    » 

MIL  Discours  politiques.  2  in-12 •    .    .   .    .  8    » 

V-V.  Discours  et  écrits  divers  (1888-1894).  2  in-12 8    » 

-VII.  Discours  et  écrits  divers  (1894-1902).  2  in-12 8    » 

icussion  concordataire  (La).  —  S.  Em.  le  cardinal  Perraud.  In-12  ,  i    » 
isertation  sur  l'indulgence  de  la  Portioncule.  —  R.  P.  Laurent. 

n-18 0  80 

ctrine  Catholique   (Exposé  de  la)  en  tableaux  synoptiques.  —  Le 

)ogme.  —  AbbéPoEv.  ln-8'' 1  SO 

strine  chrétienne  (Abrégé  de  la).  —  In-18 0  25 

ctrine  chrétienne  (Traité  de  la).  —  Louis  de  Grenade,  2  in-12  ,   .  4  50 

ctrine  de  l'Amour.  —  Abbé  de  GiBERGUES.  In-18  raisin 3    » 

ctrine  religieuse.  —  R.  P.  Ambroise  Potton.  In-18 1  75 

ctrine  socialiste  (La).  — M.  Maisonabe.  In-12 2  50 

gme  de  la  vie  future  (Le)  et  la  libre-pensée  contempc raine.  — 

'.   Lescceur.   ln-12 3  75 

minique  (Vie  de  saint).  —  P.  Lacordaire  In- 12,  gravure 3    » 

.E  MÊME  ouvrage.  Edition  illustrée  parle  P.  Besson.  In  8°  raisin.  12  50 

ileur  (De  la)  .  — Mgr  Bougaud.  ln-16  carré 3  75 

ate  et  ses  victimes  iLe)  dans  le  siècle  présent.  —  3îgr  Baunard. 

Q-12. 3  75 

îhesne  (Histoire  de  Mme). —Mgr  Baunard.  In-42 3    » 

Danloup  (Vie  de  Mgr).  —  Mgr  Lagrange.  3  in-8'',  2  portraits.   .   .  22  50 

E  MÊME  ouvrage.  3  in-12 10  50 

)ont  des  Loges  (Vie  de  Mgr).  —Abbé  F.  Klein.  In-S»  écu 5    » 

)ont  des  Loges  (Œuvres  choisies  de  Mgr).  —  In-S'  écu,  portrait.  6    » 

its  spirituels  du  V.  P.  Libermann.  —  In-12 3  50 

icateur  apôtre  (L')  :  Sa  préparation,  l'exercice  de  son  apostolat. 

-  J.  GuiBÉRT.  In-18  raisin 2    » 

ication  de  la  jeunesse  par  le  prêtre  (L'),  —  P.  Lambert.  In-12.  .  2    » 

ication  et  patriotisme.  —  E.  IVI.  Terrade.  In-12 3    » 

ication  nouvelle  (L').  —  M.  J.  Chobert.  In-16.   .........  0  50 

ise  catholique  (L') .  —  Abbé  Désers 2  50 

ise  (L')  de  France  sous  la  Troisième  république,  1870-1878.  — 

ECANUET.  In-8°  écu 5    » 

lise  (L')  de  France  sous  la  Troisième  république  (pontificat  de 

éon  XIII)  1878-1894.— Lecanuet.  In-8°  écu on 

ise  (L')  et  le  droit  romain.  —  M.  de  Monléon.  In-12 3    » 

ise  et  l'Exposition  (L').  —  P    Coubé.  In-12 0  30 

vations  poétiques  et  religieuses.  —  Marie  Jenna.  In-12 3    » 

vations  sur  les  grandeurs  de  Dieu.  —  R.  P.  Cormier.  In-i8.   .  1    » 

jabeth  de  Hongrie  (Sainte).  —  Abbé  Ant.  Saubin.  In-12 1  50 

s  (Du  nombre  des).  —  Dom  B.  Maréchaux.  In-32  raisin 1     » 

ery  (Histoire  de  M.)  et  de  l'Église  de  France  pendant  la  Révolu- 
ion  et  l'Empire.  —  Mgr  MÉRic.  2  in-12  portrait 5    o 


Librairie  POUSSIELGUE  —  8  — 

Enard  (Souvenirs  de  deuil  de  Mgr).  —  In-8°  illustré 

Encycliques  de  N.  T.    S.    P.  le  Pape  Léon  XIIL  Texte  et  traduction 
française.  In-S". 

Sur  les  principaux  devoirs  des  chrétiens  {Sapientiœ  christianœ) .   . 

'     Sur  l'abolition  de  l'esclavage  {Catholicœ  Ecclesiœ). 

Sur  la  condition  des  ouvriers  (Rerum  novarum) 

Aux  Catholiques  de  France.  Texte  français 

Aux  princes  et  aux  peuples  de  l'univers  (Prœclara  gratulationis). 

Sur  le  rosaire  de  marie  {Jucunda  seinper) 

Sur  LA  propagation  de  la  foi  {Chris  H  nom  en) 

De  l'unité  DE  l'église  (Safiscog'?n7Mm) 

Sur  l'interdiction  et  la  censure  des  livres  {Officiorum  ac  munerum) . 
SvR  L¥.  Saint-Esprit  (Divinum  iliud  munus) 

Encycliques  de  N.  T.  S.  P.  le  Pape  Pie  X.  Traduction  française  seule. 
In-S". 

Pour  annoncer  son  avènement  [Ex  supremi  aposiolatus  cathedra). 

Sur  l'Immaculée  conception  [Ad  Diem  illum  lœtissimum) 

A  l'occasion  du  centenaire  de  s.  Grégoire  le  Grand 

Sur  la  séparation  {Vehementer} 

Gravissimo 

Une  fois  encore 

Lamentabili 

Sur  les  doctrines  des  modernistes 

Enfant  prodigue  (L').  —  Abbé  P.  Barbier.  In-12 

Epitoma   ordinationum  editarum    pro   provincia   Tolosana   Ordinis 

prœdicatorum.  —  In-32  raisin 

Épîtres  et  Évangiles  des  Dimanches  et  Fêtes.  —  In-dS 

Epreuves  d'un  évêque  français  (Mgr  de  Gain-Montaignac)  pendant  la 

Révolution.  —  Abbé  Duffau.  In-8o 

Espérance.  —  Mgr  Baunard.  In-12. 

Essai  sur  l'organisation   des   études  dans   l'ordre  des  Frères  Prê- 
cheurs (1216-1342).  —Mgr  Douais.  In-S" 

État  des  Études  théologiques.  —Mgr  Douais.  In  12 

État  et  ses  rivaux  dans  l'enseignement  secondaire  (L').  —  P.  Burni- 

CHON.   In-12 

Études  philosophiques    et   religieuses   sur  les  écrivains   latins.  — 

Abbé  M.  MoRLAis.    In-12 

Études  musicales  (Deux).  —  P.  Placide.  In-8° 1 

Eucharistie  et  le  mystère  du  Christ  (L').  —  P.   Marie  Bonaventure 

de  Segré.  In-4%  gravure  

Eucologe  romain  à  l'usage  des  collèges.  —  Gros  in-I8,  broché.   .   .   . 
Évangile  (L')  au  Japon  au  XX^  siècle.  —  Alfred  Ligneul,  abbé  S.  Ver- 

RET.  In-12  avec  portrait 3 

Évangile  du  pauvre  (L').  —Mgr  Baunard.  In-12 3 

Évangile  du  Sacré-Cœur.  —  Abbé  Vaudon.  In-12 3 

Évangiles  (Les  quatre).  —  Lemaistre  de  Sacy,   Abbé  'Verret.    In-12 

illustré.  Broché.  3  fr.  —  Toile  pleine 3 


irairie  POUSSIELGUE                 —  9  —  PARIS 

angiles  des  Dimanches.  —  Abbé  Bouisson.  2  vol.  in-12 7    » 

amen  de  la   question  de  lopération   césarienne  posthume.   — 

Debreyne.  In-8° 1  25 

égèse  nouvelle  (Les  doctrines  de  l'abbé  Loisy).  —  P.  Hilaire  de 

Jarenton.   In-8° 1     » 

ercice  mensuel  de  la  préparation  à  la  mort.  —  R.  des  Fourniels. 

n-18 0  20 

ercices  spirituels  de  saint  Ignace  de  Loyola.  —  P.  Roothaan  et 

'.  Jennesseaux.  In-12 3    » 

ercices  spirituels  de  saint  Ignace  de  Loyola.  —  P.  Pierre  Jennes- 

eaux.  In-32  raisin,  sans  notes 0  80 

plication  des  cérémonies  de  la  Grand'Messe  de  paroisse.  —  Olier. 

îros  in-32  raisin 1  25 

plication  du  Pater.  —  Abbé  Gayrard.  In-12 2  50 

pulsion  des  capucins  de  Paris,  le  5  novembre  1880.  —  In-8''   .   .  1  25 

E  même  ouvrage,  édition  illustrée.  In-8° 4    » 

mard  (Le  R.  P.)  ou  le  prêtre  de  l'Eucharistie.  —  In-32  jésus  ...  0  75 
isification  des  substances  sacramentelles  (De  la).  —  P.  F.  Pie- 

Iarie  Rouard  de  Gard.  In-8» 1     » 

nme  raisonnable  et  chrétienne  (La).  —  Abbé  Rocher:  In-12  ...  3  50 

lelon,  directeur  de  conscience.  —  Abbé  Moïse  Gagnag.  In-12  .   .  3  50 

lelon.  Lettres  de  direction.  —  Abbé  Moïse  Gagnag.  In-12.   ...  3  50 
lelon.  Lettres  à  la  duchesse  de  Ghevreuse.  —  Abbé  Moïse  Gagnag. 

i-S" 1     » 

lelon  (Pensées  choisies).  —  Abbé  Moïse  Gagnag.  In-32 1     » 

rand  (Éloge  funèbre  du  docteur).  —  Abbé  J.  Fonssagrives.  In-8'', 

Drtrait. 1     » 

veur  (La).  —  M.  de  Gibergues.  In  12 1  50 

es  chrétiennes.  —  Abbé  Bouisson.  2  vol.  in-12 7    » 

èle  de  Sigmaringen  (Saint).  —  P.  Fidèle  de  la  Motte-Servolex. 

1-12 1  50 

retti  de  S.  François  d'Assise.  —  M.  Ghaulin.  In-12 .  1  50 

ars  de  la  solitude.  —  In-32  raisin,  avec  cantiques 1     » 

usiQUE  DES  CANTIQUES  dos  Fleuvs  de  la  solitude  . 0  25 

ars  dominicaines.  —  M.  Th.  de  Bussierre.  In-12 2    » 

(La)  en  Bretagne.  Hier  et  aujourd'hui.  —  AbbéMiLLON.  In-S"  .  4    » 

et  ses  victoires  (La).  —  Mgr  Baunard.  2  vol.  in-12 7  50 

esta  (Albéric  de).  —  R.  P.  Régis  de  Ghazournes.  In-12  portrait.  3  50 

Ion  (Œuvres  pastorales  de  Mgr).  —  2  in-S» 8    » 

nce  catholique  en  Orient  (La),  —  P.  Hilaire  de  Barenton.  In-8» 

lisin,  gravure  et  carte 3     » 

nçois  d'Assise  (L'esprit  de  saint).  —  P.  Bernardin  de  Paris.  2  in-18 

lisin 6    » 

nçois  d'Assise  (Histoire  populaire  de  saint).  —  Anatole  de  Ségur. 

1-18  raisin 1  25 


Librairie  POUSSIELGUE  -  10  -  PAI 

François  d'Assise  (Saint).  —  P.  Léopold   de  Chérancé.  In-18  Jésus, 

portrait.   . 2 

François  d'Assise  (Saint).  Étude  médicale.  —  D^  Cotelle.  In  12  .   .      1 
François  d'Assise  (Opuscules  de  Saint).  —  P.  Ubald  d'Alençon.  In-18.      1 
François  d'Assise  (Saint)  et  le  bréviaire  romain.  —  P.  Hilarix  de  Lu- 
cerne.  In-8o 0 

François  (Vie  de  Saint).  —  P.  Bernard  d'Andermatt.  2  in-12.  ...  3 
François  de  Sales  (Saint).  Lettres  de  direction.  —  Abbé  Moïse  Cagnac. 

ln-12 3 

Frédéric  II  ou  les  derniers  Hauhenstaufen.  —  P.  Clinchamp.  In-12.      1 

Frères  des  Écoles  chrétiennes.  —  A.  Chevallier.  In-S» 4. 

Frère  (Monsieur)  et  Félix  Dupanloup.  —  Abbé  Daix.  In-12 3i 

Gabriel  de  Dinan  (Vie  du  R.  P.).  —  P.  Bernard  de  Mayenne.  In-12, 

portrait 0 

Gailhac  (Le  R.  P.).  —  P.  Maymard.  In-S»,  portrait 3 

Généralats  du  cardinal  de  Bérulle,  des   PP.  de  Condren,  Bourgoing, 

Senault,  de  Sainte-Marthe,  etc.  —  P.  Gloyseault.  3  vol.  in-12,  grav.     12 
Géographie  de  l'Afrique  chrétienne.  —  Mgr  Toulotte.  In-S"  ....      4 

Gerson  (Jehan).  —  Abbé  Lafontaine.  ïn-12 3 

Gethsemani  et  la  voie  douloureuse.  —  Mgr  Latty.  In-12,  gravure  .  2 
Ghebra-Michaël,  Lazariste  (Un  martyr  abyssin).  —  Coulbeaux.  .  . 
Gildas  (Saint)  de  Ruis.  —  Abbé  Fonssagrives.  In-12,  gravures  ...  3 
Gouvernement  de  l'Eglise  (Le).  —  Abbé  Lafarge.  2  in  8°. 

I.  Droit  public.  —  II.  Droit  privé.  Chaque  volume 7 

Grand  séminaire  de  Dax.  —  Chanoine  Lahargou.  In-8o 5 

Grec  et  le  latin  (Le).  —  Abbé  Cliquennois.  In-8° 6 

Grégoire  de  Nazianze  (Saint).  —  Abbé  A.  Benoit.  2  in-12 7 

Gregorii  Nazianzeni  Garminibus  (De  D.).  —  Thesis  facultati  littera- 

rum  Parisiens!.  In^"  raisin 

Grignion  de  Montfort  (Le  B').  —  Mgr  Laveille.  In^»  écu 

Guibert  (Vie  de  S.  É.  le  cardinal).  —  Abbé  J.  Paguelle  de  Follenay. 

2  in-8o  écu,  portraits 10 

Guide  du  Pèlerin  à  Saint-Séverin  de  Paris,  —  Abbé  de  Madaune. 

In-12 1 

Heure  de  garde  (L').  —  P.  Marie-François.  In-32  jésus 1 

Heure  sainte  (L').  — Abbé  Louis  Gillot.  In-18 0 

Heures  sérieuses  d'une  jeune  femme.  —  Ch.  Sainte-Foi.  In-18  raisin.  2 
Heures  sérieuses  d'un  jeune  homme.  —  Ch.  Sainte-Foi.  In-32  ....  1 
Heures  sérieuses  d'une  jeune  personne. —  Ch.  Sainte-Foi.  In-32  raisin  1 
Histoire  de  la  paroisse  de  Notre-Dame  de  Bonne-Nouvelle.  —  Abbé 

Casanbianca.  In-8o,  Net 6 

Histoire  de  l'Église.  —  Abbé  Ch.  Menuge.  In-12 2 

Histoire  de  la  religion  catholique.  —  Abbé  Ch.  Menuge.  In-12.   ...       4 

Histoire  sainte.  —  Abbé  Ch,  Menuge.  In-12 

Histoire  des  spirituels  dans  l'Ordre  de  saint  François.  —  R.  P.  René, 

0.  M.  C.  In-8'' 


•brairie  POUSSIELGUE  —  11  —  PARIS 

onoré  de  Paris  (Histoire  du  Père).  —  Abbé  F.  Mazelin.  Petit  in  8°,  4    » 
ospitalières  et  des  garde-malades  (Manuel  des).  —  M.  Ch.  Vincq. 

In-8''  écu,  250  gravures.  Toile 6    » 

ulst  (A  la  mémoire  de  Mgr  Maurice  Lesage  d'Hauteroche   d').  — 

In-S"  raisin,  portrait 1  50 

ulst  (Apostolat  intellectuel  de  Mgr  d').  —  Mgr  Baudrillart  ....  0  50 

ulst,  député  (Monseigneur  d').  —  Abbé  Emile  Gavé.  In-12 3  50 

ulst  (Monseigneur  d')  et  le  P.  Lacordaire.  —  Chanoine  Philippet. 

In-S"  raisin 1  50 

ulst  intime  (Monseigneur  d').  —  Louis  Thiéblin.  In-12 0  40 

[ulst  (Oraison  funèbre  de  Mgr  d').  —  Mgr  Toughet.  In-S"  raisin.   .    .  1     » 

iulst  (Lettres  de  direction  de  Mgr  d'). —  Mgr  A.  Baudrillart.  In-8'  écu  5    » 
[ymnes  du  bréviaire  romain  (Les).  —  Abbé  Pimont.    In-8°  raisin. 

HyxMNes  dominicales  et  fériales  du  psautier 7  50 

Hymnes  du  temps  {Carême,  Passion,  Temps  de  Pâques,  Asceîisioji, 

Pentecôte,  Trinité,  Saint- Sacrement) 5    » 

[ymni  de  Virginitate  (S.  Ephraemi).  —  Mgr  Rahmani.  In-S" 17    » 

dée  (L')  ou  critique  du  Kantisme.  —  Abbé  G.  Piat.  In-8°  écu.   ...  6    » 
dées  de  Saint  François  d'Assise  sur  la  pauvreté  (Les).  —  P.  Ubald 

d'Alençon.  ln-18  raisin 0  30 

dées  de  Saint  François  d'Assise  sur  la  science  (Les).  —  P.  Ubald 

d'Alençon.  In-18  raisin 0  30 

dylles  de  Jeanne  (Les).  —  Abbé  Paul  Barbier,  ln-16  raisin 1  25 

imitation  de  Jésus-Christ.  —  Traduction  inédite  du  xvii*  siècle.  Ad. 

Hatzfeld.  Gros  in-32  raisin,  gravure 1  50 

mmaculée  Conception  (L')  à  l'Institut  catholique  de  Paris.    8  dé- 
cembre 1904.  lo-S» 2    » 

mpositiondes  mains  dans  la  consécration  des  évêques  (L').  —  M.  T. 

A.  Lacey.  In-8''  Jésus 1     » 

adulgences  du  Très  Saint  Rosaire.  — Une  feuille  (80  x  65).   .   .   .   .  0  50 

ndulgences  plénières  (Ordo  des).  —  Abbé  Grimaud.  In-18  jésys.   .   .  1  75 

nitiative  au  collège  (L').  —  P.  Barbier.  In-12 0  60 

nstitut  catholique  (L')  de  Paris  (1875-1907).  —  Mgr  P.-L.  Péchenard. 

In-8',  gravures •. 4    » 

nstitutions  de  Cassien.  —  M.  E.  Cartier.  In-12 2    » 

ntroduction  à  la  vie  bienfaisante.  —  Mgr  BoLo.  In-12.   .......  350 

ntroduction  à  la  vie  dévote  de  Saint  François  de  Sales.  —  Abbé 

Bollenger.  In-12 3  50 

Le  même  ouvrage.  ln-8° 5    » 

-._x„„„+^^^  concernant  les  derniers  écrits  de  l'abbé  Loisy.  —Mgr 

1  25 

^     » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  12  —  PA 

Jandel  (Vie  du   Révérendissime    Père   Alexandre-Vincent).   —  R""* 

P.  H.  M.  Cormier.  In-8",  portrait j 

Jacquemet  (Vie  de  Mgr  A.).  —  Abbé  Victor  Martin.  In-8%  portrait  . 

Javouhey  (Anne-Marie).  —  Chanoine  Chaumont.  In-S" 2 

Jean  (L'Apôtre  saint).  —  MgrBAUNARD    In-i2,  gravure 

Jean  Forest  (Le  B').  —  P.  Thadée.  In-S" 0 

Jeanne  d'Arc,  sa  mission  surnaturelle,  son  martyre.—  Mgr  Enard.  In-S»      0 

Jeanne  d'Arc  franciscaine.  —  P.  Henri  DE  Grèzes.  In-S» 0 

Jeanne  d'Arc  et  la  France.  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-18.   ...      0 
Jeanne  d'Arc  (Vie  intérieure  de).  —  M.  Olivier  Lefranc.  In-16  carré, 
encadré  bleu 

Jeanne  d'Arc  (Les  Béatitudes).  —  Mgr  Lecqeur.  In-8o 0 

Jeanne  d'Arc  et  la  mission  de  la  femme.  —  Abbé  de  Gibergles   ...  0 

Jeanne  d'Arc.  —  Chanoine  Lenfant.  In-8<' 0 

Jeanne  d'Arc  (La  Bienheureuse).  Panégyrique.  —  Mgr  Latty.  In-8°.  1 

Jeanne  d'Arc  et  ses  vertus.  —  P.  de  Bernard.  In-18 0 

Jeanne  d'Arc  (Les  paroles  de).  —  Préface  J.  Guibert.  —  A.  Froment. 

Inl2 3 

Jeanne  de  France  (Histoire  de  sainte)  (1464-1505).  —  Mgr  Hébrard. 
In-8''  écu 5. 

Jérôme  de  Corleone  (Vie  du  serviteur  de  Dieu,  Fr.).  —  P.  Arsène  de 
Chatel.  In-12,   portrait 2 

Jérôme  (Lettres  choisies  de  saint).  —  Mgr  Lagrange.  In-12 3 

Jésus-Christ.  —  P.  LEscœuR.  In-12 3 

Jésus-Christ.  —  Mgr  Bougaud.  In-32,  encadré 1 

Jésus-Christ  (Vie  de  N.-S.).—  D'  Sepp,  M.Charles  Sainte-Foi.  3in-12, 

avec  carte 9 

Jésus-Christ  (Vie  de  Notre-Seigneur).  —  Abbé  Puiseux.  In-12,  gra- 
vures. Broché,  1  50.  —  Toile  pleine 1 

Jésus-Christ  et  la  Femme.—  Approuvé  par  S.  G.  l'Evêque  de  Quimper. 
In-12 " 3 

Jeune  fille  de  demain  (La). —  Abbé  Moïse  Cagnac.  ln-12 1 

Jeunesse  chrétienne  (La).  —  Ses  devoirs  —  Ses  tentations  —  Ses  sauve- 
gardes —  Au  seuil  de  l'avenir.  —  Abbé  P.  Barbier.  ïn-16.  Chacun.  2 

Je  vais  à  Jésus.  —  Abbé  Casabianga.  In-16 1 

Joseph  (Le  T.  H.  Frère).  —  Abbé  Paguelle  de  Follenay.  In-8»  ....  0 

Joyeux  passe-temps  de  la  jeunesse.  In-12 1 

Jubilé  de  l'an  1300  (Le  Grand)  et  la  Divine  comédie  de  Dante.  —  E.  M. 

Terrade.  In  8" 1 

Julien  de  Spire  (Frère)  et  la  légende  anonyme  de  saint   François. 

—  P.   HiLARIN  de  LUCERNE.  In-8» 1 

Just  de  Bretenières  (Vie  de).  —  Mgr  d'Hulst.  In-12,  portrait 3 

Lacordaire  (Vie  intime  et  religieuse  du  R.  P.).  —[P.  Chocarne.  2  vol. 

in-12 5 

Lacordaire  (Lectures  choisies  du  R.  P.).  —  In-32  allongé.  Chacun  des 

3  volumes 2 

L'Eglise.  —  Jésus-Christ.  —  Les  Vertus. 


brairie  POUSSIELGUE  —  13  —  PARIS 

icordaire  (Lettres  du  R.  P.)  à  Théophile  Foisset.  2  in-8» 12  50 

icordaire  (Lettres  du  R.  P.)  à  un  jeune  homme  sur  la  vie  chrétienne. 

In-32 1  23 

icordaire  (Notice  sur  le  R.  P.).  —  In  12 0  50 

icordaire  (Œuvres  du  R.  P.  Henri-Dominique).  —  9  in-S" 50    » 

Les  mêmes.  9  volumes  in-12 30    » 

icordaire  orateur.  —  Favre.  In-S"  raisin,  portrait 7  50 

cordaire  (Souvenirs).  —  J.  Cauviêre.  In-S" 0  25 

cordaire  (Pensées  choisies  du  R.  P.).  — P.  Ghogarne.  2  vol.  in-32  .  3    » 
tcunes  (Quelques)  dans  les  études  théologiques.  —  P.  Evangéliste  de 

Saint-Béat.  In-8» 0  50 

Mennais  (Jean-Marie  de).  —  Mgr  Laveille.  2  in  8"  écu.  2  portraits, 

un  autographe 10    » 

isserre  (Henri),  son  testament  spirituel.  —  Chanoine  Bruzat.  In-12.  4    » 

tin  (Le)  dans  les  séminaires.  —  J.  Guibert.  In-8'' 0  30 

vigerie  (Le  Cardinal).  —  Mgr  Baunard.  2  in^"  écu,  2  portraits.   .   .  9    » 
ivigerie  (Œuvres  choisies  de  S.  É.  le  cardinal).  —2  vol.  in-8'.   ...  12  50 
ivigerie  (Oraison  funèbre  du  cardinal).  —  Mgr  Baunard.  In-8»  ...  1    » 
vigerie  (Oraison  funèbre  du  cardinal).  —  Mgr-  Cartuyvels.  In  8°  rai- 
sin, portrait 1     » 

zaristes  à  Madagascar  au  XVIIe  siècle  (Les).  —  M.  Henri  Froide- 
vaux.  In-12,  cartes  et  gravures 2    » 

cture s  chrétiennes  (Choix  de).  —  In-18  raisin 3    » 

ctures  et  prières.  —  Abbé  Ch.  Danjou.  In-18 0  60 

ctures  pour  chaque  jour.  —  P.  Chogarne.  2  in-32  Jésus.    ......  5    » 

gende  des  trois   compagnons  :  La  vie  de  saint  François  d'Assise. 

In-18 1    » 

gende  monastique  et  page  d'histoire  contemporaine.—  Dom  Lucien 

)avid.  In-4°  illustré 2    » 

Gras  (Histoire  de  MademoiseUe).  [Louise  de  Marillac),  1591-1660. 

-  Mme  la  comtesse  de  Righemont.  ln-8»,  autographe 7  50 

Le  même  ouvrage.  In-12,  autographe 3  50 

lièvre  (Ernest)  et  les  fondations  des  Petites  Sœurs   des  Pauvres. 

Mgr  Baunard.  In-8''  écu,  portrait 4    » 

onard  de  Port-Maurice  (Saint).  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  ln-12  .  1  50 
ttre  sur  l'utilité  de  l'instruction  scientifique  dans  le  clergé.  — 

Vigr  Baunard.  In-S"  raisin 0  75 

ttres  de  direction  de  Mgr  d'Hulst.  —  Mgr  A.  Baudrillart.  In-S»  écu  5    » 

ttre  à  un  ami  sur  le  Tiers  Ordre  franciscain.  —  In-32 G  10 

ttre  à  un  étudiant  en  Ecriture  Sainte.  —  P.  Cormier.  In-12.   .   .  0  60 
ttre  à  un  jeune  bachelier  sur  les  objections  modernes  contre  la 

religion.  —  Abbé  Désers.  In-12 1    » 

ttre  à  un  jeune  bachelier  sur  la  virilité  chrétienne  du  caractère. 

-  Abbé  Désers.  In-12 1     » 

ttre  à  un  novice.  —  In-32,  net 0  15 

ttre  aux  élèves  de  son  grand  séminaire.  —  Mgr  Latty.  In-S»  .   .  1    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  14  —  P^tl 

Lettre  aux  directeurs  de  son  grand  séminaire.  —  Mgr  Latty.  In-S" 
Lettre  sur  les  dangers  de  l'hypercritique.  —  Mgr  Latty.  In-.8®  .  . 
Lettre  sur  l'usage  de  la  langue  latine.  —  Mgr  Latty.  In-S»  .... 
Lettre  aux  nouveaux  directeurs  de  son  grand  séminaire.  —  Mgr  Latty. 

In-8« 

Libermann  (Vie  du  vénérable  P.  F.).  —  Cardinal  Pitra.  In-8°  .   .   . 

Libermann  (Lettres  spirituelles  du  vénérable).  —  3  in  12 1 

Liberté  de  l'enseignement  (La)  et  ses  nouveaux  adversaires.  —  In-8o 

raisin 

Litanies  (Soixante-quatorze).  —  Abbé  Sauceret.  ln-18 

Litanies  de  la  sainte  Vierge.  —  Mgr  Le  Courtier.  In-32  raisin.  .  . 
Liturgie  grecque  (La)  de  saint  Jean  Chrysostome.  —  Abbé  Dabbous. 

In-12,  illustré 

Livre  d'or  du  Chemin  de  la  Croix.  —  P.  Ubald.  In-32,  illustré.  .  . 
Livre  de  Messe  (Le  premier).  —  Marie  Jenna.  In-32,  2  gravures.  . 
Livre  de  la  première  Communion  et  de  la   Persévérance   (Le).   — 

Mgr  Baunard.  Gros  in-32  raisin,  format  carré 

Le  même  ouvrage.  Texte  orné  d'encadrement.  Grand  in-18  carré  . 
Livre  (Petit)  des  Congrégations  de  la  Sainte  Vierge.  —  P.  Brucker. 

In-3:2  allongé 

Livre  de  piété  pour  élèves  de  l'enseignement  secondaire  libre.  — 

Abbé  Chabot.  In-o2  raisin 

Livres  d'hier  et  d'autrefois.  —  M.  Clément  de  Paillette,  ln-12  .   . 

Livret  du  tertiaire  franciscain.  —  In-18 

Louis  (Saint),  prisonnier  en  Egypte.  —  Abbé  Nourry.  ln-12.  .  .  . 
Luc  (Saint)  et  les  anciennes  Facultés  de  médecine.  —  D^  H.  Dau- 

chez.  In-8o  illustré 

Macbeth  de  Shakespeare,  traduction.  —  Abbé  Lalot.  ln-12 

Madagascar. —  Histoire  et  géographie.  Texte  français  et   malgache. 

—  P.  P.  Cadet  et  Thomas.  In^»  carré,  cartes,  plans,  gravures  .    . 
Maillé  (La  Bienheureuse  Jeanne-Marie).  —  P.  Léopold  deChérancé. 

ln-12,  portrait 

Maison  des  Carmes  (La).  —  Abbé  Pisani.  In-18,  plan 

Maîtrise  de  Notre-Dame  de  Chartres  (L'ancienne).  —  Abbé  Clerval. 

In^"  raisin,  chromolithographie 

Malebranche  (Vie  du  R.  P.).  —  P.  André,  ln-12 

Manuel  de  dévotion  à  saint  François   d'Assise,  à  l'usage  des  ter- 
tiaires.  —  ln-32  raisin 

Manuel  de  la  jeune  fille  chrétienne.  —  Abbé  Chevojon.  In-32  .... 

Manuel  de  la  jeunesse  chrétienne.  —  Millaut.  ln-18  broché 

Manuel  de  l'étudiant  chrétien  en  vacance.  —  Abbé  Courval.  ln-18    . 

Manuel  de  piété.  —  Abbé  Janel.  In-32  raisin 

Manuel  des  Enfants  de  Marie,  à  l'usage  des  élèves  des  religieuses  de 

Saint-Maur.  In  32  Jésus 

Manuel  des  Enfants  de  Marie  Immaculée,  à  l'usage  des  réunions  diri- 
gées par  les  Filles  de  la  Charité.  Gros  in-32  Jésus  avec  gravure  .   . 


Prairie  POUSSIELGUE  —  15  —  PARIS 

inuel  des  Enfants  de  Marie.  —  P.  A.  Cahour.  In-32  jésus  ....  1     » 
nuel  des  Frères  et  Sœurs  du  Tiers  Ordre  de  saint  Dominique.  — 

'.  RoussET.  In-18  raisin 1  50 

inuel  des  mères  chrétiennes  (Nouveau).  —  P.  Théodore  Ratisbonne. 

n-18  raisin 2  50 

muel  des  œuvres.—  Institutions  religieuses  et  charitables  (1900).  In-12  4    » 
inuel   des    ouvriers   de   saint  François-Xavier  et  de    la    Sainte- 

'amille.  —  In-18  cartonné 0  3o 

muel  des  personnes  associées  à  la  confrérie  du  Rosaire.  —  In-18.  0  2o 
nuel   du    saint  Rosaire,   sa  science    doctrinale  et  pratique.   — 

'.  Matthieu-Joseph  Rousset.  In-18  raisin 2    » 

'artie  complémentaire.  —  In-18  raisin 1  75 

muel  (Petit)  du  très  saint  Rosaire.  —  P.  M.-J.  Rousset.  In-18  .   .  0  60 
rguerite  de***.   Une  fleur  cueillie  au  printemps  de  la  vie.   — 

'etit  in-S",  2  portraits 3  50 

rguerite  de  Cortone  (Sainte)  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12  .   .  1  75 
irguerite    du   Saint-Sacrement  (La  Vénérable).  —  Abbé  Deberre. 

n-12,  2  gravures 3  50 

irguerite-Marie  (Histoire  de  la  bienheureuse).  —  Mgr  Rougaud.  In-8°  7    » 

E  MÊME  ouvrage.  In-12 3  75 

irguerite-Marie  (Vie  de  la  vénérable   mère).  —  Mgr  Jean-Joseph 

Languet,  Mgr  L.  Gauthey.  In-S"  raisin,  portrait 6    » 

Le  MÊME  ouvrage.  In-12 4    >) 

irguerite-Marie  Alacoque  (Vie  de  la  Bienheureuse).  —  Le  monas- 

ère  de  Paray-le-Monial.  —  In-12 2  73 

iri,  Père,  Apôtre.  —  Abbé  de  Gibergues.  In  18  raisin 2  50 

irie  de  l'Incarnation  (Histoire    de  la  vénérable    Mère).  —  Dom 

jlaude  Martin,  Abbé  Léon  Chapot.  2  in-S"  écu,  2  portraits 8     » 

irie  Jenna,  sa  vie  et  ses  œuvres    —  Jules  Lacointa.  Étude  suivie 

le  lettres  de  Marie  Jenna.  In-12 3  50 

irie  Jenna  (Lettres  de)  à  M.  Albin  Goudareau.  —  In-8' 3  50 

irie-Madeleine  (Sainte).  —  P.  Lacordaire.  In-32,  encadré 1  25 

irie-Térèse  (Vie  de  la  Mère).  — Mgr  d'Hulst.  In-12,  2  portraits  .    .  2  50 

irillac(La  Vénérable  Louise  de).  —  Mgr  Raunard.  In-S»  écu,  portrait  5    » 

iriotte  (Le  R.  P.  Dominique),  prêtre  de  l'Oratoire,  ln-18 1     » 

irtinengo  (Vie  de  la   Rse    Sœur  Marie-Magdeleine),  Comtesse  de 

Barco.  —  P.  Ladislas  de  Vannes.  In-S" 3    » 

artyrologe  de  l'Ordre  des  Frères  Mineurs  (Essai  de).  —  P.  Edouard 

d'Alençon.  In-8o 1  25 

artyrologe  romain.  —  Traduction  nouvelle,  revue  et  mise  à  jour  jus- 
qu'en 1898,  avec  supplément  (1907).  In-8°.    .   ; 6     » 

artyrs  d'Avignon  (Histoire  des).  —  Abbé  M.-R.  Carrière 0  50 

irtyrs  français  (Deux)  au  XVII^  siècle.  In-12 0  75 

artyrs  (Deux)  capucins.  Les  PP.  Agathange  de  Vendôme  et  Cassien 

ie  Nantes,  Capucins.  —  P.  Ladislas  de  Vannes.  In-12 2    » 

1  vie  avec  Jésus.  —  In-32  jésus 0  80 


Librairie  POUSSIELGUE  —  16  —  PAI 

Maximes  spirituelles  du  V.  F.  Jean  de  Saint-Samson.  —  P.  Sernin-Marie 

DE  Saint-André.   In-12 3 

Mechler  (Le  Chanoine).  —  P.  Ingold.  In-8° 2 

Médaille  miraculeuse  (La).  —  M.  Aladel.  In-12,  gravures 3 

Méditation  sur  la  Sainteté  et  la  Vie  des  Saints.  —  Henri  Bremond.  In-16    0 
Méditations   ascétiques    pour  tous    les   jours    de  l'année   (Courtes) 

—  Joseph  de  Dreux,  P.  Salvator  de  Bois-Hubert.  In-12 2 

Méditations  de  la  vie  du  Christ  (Les).  —  Saint  Bonaventure,  M.  H.  de 

RiANCEY.  in  18  raisin. •    •     ^ 

Méditations  pour  servir  aux  retraites.  —  M.  Collet.  In-12 1 

Méditations  pour  tous  les  jours  de  l'année  sur  la  vie  de  Notre-Sei- 

gneur  Jésus-Christ.  —  P.  Hayneuve,  J.-M.  Guillemon.  4  in-12.  ...  12 
Méditations  pour  tous  les  jours  de  l'année.  —  Abbé  D.  Bouix.  4  in-12.  10 
Méditation  quotidienne  (Considérations  pour  la).  —  Abbé  Gayrard. 

4  in-12 12 

Méditations  sur  les  saints  des  trois  ordres.—  P.  Ladislas  de  Paris.  In-S"    1 
Méditations  à  l'usage  des  missionnaires  capucins.  —  P.  Ladislas  de 

Paris.  In-18,  net 1 

Méditations  sur  la  vie  présente  et  future.  —  P.  Théodore  Ratisbonne. 

In-18 0 

Méditations  sur  l'emploi  de  l'école.  —  Frère  Philippe.  In-12 2; 

Méditations  sur  les  principales  obligations  de  la  vie  chrétienne  et  de 

la  vie  ecclésiastique.  —  Abbé  Chénart.  2  vol.  in-18 2 

Méditations  sur  tous  les  Evangiles  du  Carême  et  de  la  semaine  de 

Pâques.  —  P.  Pététot.  In-12 4 

Méditations  sur  saint  Joseph.  —  F.  Philippe.  In-12 2 

Mélanges  oratoires.  —  Mgr  d'Hulst.  7  in-S"  écu,  chaque  volume  ...     4 

Mélanges  philosophiques.  —  Mgr  d'Hulst.  In-8''  écu 5 

Mélanges.   —  Mgr  d'Hulst,  2  volumes  {Tome  III  et  IV  sous  presse) 

Chaque  volume 4 

Mélanges  Mabillon.  —  In-8" 10 

Melun  (Le  vicomte  Armand  de).  —  MgrBAUNARD.  In-8"  écu 4 

Mémoire  de  la  mission  des  Capucins  près  la  reine  d'Angleterre 
(1630  à  1669).  —  P.  Cyprien  de  Gamaches,  P.  Appolinaire  de  Va- 
lence. In-12 5 

Méthode  pour  réciter  le  Rosaire.—  D'après  le  B.  Grignion  de  Mont- 
fort,  8  pages  in-32.   La  douzaine 0 

Meysson  (Vie  intérieure  du  Frère  Marie  Raphaël  H.).  —  P.  F.  Pie 

Bernard.  In-12 3 

Miettes  évangéliques.  —  P.  Théodore  Ratisbonne.  In-12 3 

Miracle  de  saint  Dominique  à  Soriano  (Le).  —  P.  Fr.  Marie  Rouard 

DE  Card.  In-8° 1 

Mission  (Une)  en  Ethiopie.  —  P.  Alfred  de  Carrouges.  In-12.   .   .      1 
Mois  d'avril  (Le)  consacré  à  la  Sainte  Face.  —  P.  Exupère  de  Prats- 

de-Mollo.  ln-32 0 

Mois  de  Marie.  —  Abbé  J.  Ribet.  In-16  raisin 2 


brairie  POUSSIELGUE  -  17  —  PARIS 

ois  de  Marie  à  l'usage  des  femmes  chrétiennes.  —  M.  de  Mézange 

DE  Saint-André.   In-16  carré 2    » 

ois  de  Marie  de  Notre-Dame  de  Séez.  —Abbé  Courval.  In-18  .   .  1  50 

ois  de  Marie  du  clergé.  — P.  Constant.  In-32  raisin 1  50 

ois  de  Marie  et  du  Rosaire  (Entretiens  pratiques  pour  les).  —  Abbé 

André  de  Lapparent.  In-16  carré 1  50 

ois  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie.  In-32  raisin 0  60 

ois  de  saint  Joseph  (Le).  —  M^'' Netty  DU  Boys.  In-32jésus.   ...  1     » 

ois  séraphique  de  saint  Joseph.  —  P.  Eugène  d'Oisy.  In-32  ....  0  60 

ois  du  Sacré-Cœur  de  Jésus.  —  A.  M.  D.  G.  In-32 0  75 

ois  (Petit)  du  Sacré-Cœur  de  Jésus.  —  A.  M.  D.  G.  In-32  ....  0  50 
ois  du  Sacré-Cœur,  extrait  des  écrits  de  la  Bienheureuse  Margue- 
rite-Marie. —  In-32  Jésus 1  25 

onique  (Histoire  de  sainte).  —  Mgr  Bougaud.  In-12 4    » 

ontalembert,  d'après  ses  papiers  et  sa  correspondance.  —  P.  Leca- 

NUET.  3  volumes  in-8"  écu,  portraits.  Chacun .    .  5    » 

orale  (La)  dans  ses  principes.  —  Abbé  Desers.  In-12 2  50 

orale  sociale.  —  Abbé  S.  Verret.  In-12 1  60 

orale  personnelle.  —  Abbé  S.  Verret.  In-12 1  60 

orales  d'aujourd'hui  et  morale  chrétienne.  —  Abbé  Desers.  In-12  .  2    » 
oyens  de  développer  par  l'éducation,  la  dignité  et  la  fermeté  du 

caractère  (Des).  —  Chanoine  G.  Ginon,  In-18  raisin 1  25 

ystique  divine  (La).  —  Abbé  J.  Ribet.  4  volumes  in-S"  écu.   ...  20    » 

italité.  —  Abbé  C.   Ract.  In-8»,  illustré 4    » 

mvaines  (Deux)  au  S.-C.  de  Jésus.  —  P.  Cormier.  In-32  jésus  ...  1     » 

îuvaine  en  l'honneur  de  saint  Dominique.  —  Abbé  Trichaud.  ln-32  0  40 
uvaine  en  l'honneur  de  sainte  Catherine  de  Sienne.  —  Abbé  Tri- 

.HAUD.    In-32 0  40 

luvaine  en  l'honneur  du  Saint-Esprit.  —  P.  Marianus.  In-18.   .   .  0  30 

irbert  (Le  P.)  de  la  Croixille.  —  P.  Dieudonné.  In-S" 1     » 

rmaliens  dans  l'Eglise  (Les).  —Mgr  Baudrillart.  In-16 1    » 

tice  sur  l'association  des  familles  consacrées  à  la  Sainte  Famille 

ie  Nazareth.  —  6  pages  in  32.  Les  dix  exemplaires,  net 0  25 

tre-Dame  de  la  Trappe  de  Staouéli.  -  Abbé  G.  Chollet.  In-S»  écu,  ill .  2  50 

tre  religion.  —  Abbé  H.  Delor.  In-8'' 4    » 

s  Martyrs  (1789-1798).  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12,  .....  2  50 

ivum  Testamentum  D.  N.  J.  C.  —  In-32  raisin,  encadré 1  25 

ivre  de  l'exposition  et  adoration  nocturne  (L')  du  Très  Saint-Sa- 

rement,  en  France  et  à  l'Etranger.  In-18  jésus 3    » 

ace  (Le  Saint),  considéré  au  point  de  vue  de  la  piété.  —  L.  Ba- 
guez. In-12,  gravure 3    » 

Sce  de  la  Divine  Providence  (Petit).  In-32  . 0  15 

îce  de  la  Sainte  Vierge  (Petit)  et  petit  Office  de  l'Immaculée  Con- 

eption.  In-32  encadré 0  30 

îce  de  la  sainte  Vierge,  suivant  le  rit  romain  (en  latin),  sans  ren- 
dis. In-32 0  30 

Le  même.  In-18  groa  cjracLeres 1    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  18  —  P 

Office  de  la  sainte  Vierge,  rit  franciscain.  In-32 0 

Le  même.  In-18 0 

Office  de  la  sainte  Vierge,  rit  dominicain.  In-32  raisin 1 

Le  même.  In-18gros  caractères 

Offices  de  l'Eglise,  complets,  expliqués  et  annotés.  —  M*  de  Barberey. 

Gros  in-32  Jésus  (900  pages) 4 

Office  du  très  saint  Sacrement  sur^rant  le  rit  romain,  en  latin  et  en 

français.   In-18 1 

Le  même.  In-8°  Jésus,  gros  caractères 5 

Offices  en  français  (Petits).  In-32,  encadré 0 

Olier  J.-J.  (1607-1657.).  —  Abbé  G. -M.  de  Fruges.  Jn-12 3 

Olier  (Lettres  spirituelles  de  M.).  —  2  in-32  raisin 2 

Oraison  (L').  —  Abbé  Gillot.  In-12 

Ouverture  de  conscience  (L').  Texte  et  commentaire  du  décret  du  17  dé- 
cembre 1890.  —  P.  Pie  de  Langogne.  In-18  raisin 1 

Paedagogus  asceticus  novitiorum  regulariorum  instructor  singulari- 
té? propositus  ac  praefixus  novitiis  ordinis.  F.  Praedicatorum.  In- 18  0 
Pages  amies  :  Aux  collégiens  et  à  leurs  maîtres.  —  P.  Suau.  In-12  .  1 

Pages  d'Evangile.  —  Abbé  Planus.  3  in-12.  Chacun 3 

Par  l'Espérance.  — Abbé  de  Gibergles.  In-18  raisin 3 

Paroissien  de  la  jeune  fille  (Le).  —  Mlle  Juliette  Saglio.  In-18.   ...  1 

Pasteur  apostolique  (Le).  —  P.  Ducos.  P.  Bion.  2  in-12  .......  2 

Pasteur  des  petits  agneaux  (Le).  —  Abbé  Laden.  In-18  raisin.   ...  2 

Paul  (Vie  de  saint).  —  AbbéVix.  In-S"  raisin 4 

Paule  (Histoire  de  sainte).  —  Mgr  Lagrange.  In-12 4 

Paulin  de  Noie  (Histoire  de  saint).  —  Mgr  Lagrange.  2  in-i2,  grav.  6 

Pèlerinage  de  Claude  Albany. — 0.  Righemont.  In-12 2 

Pensées  d'un  chrétien  sur  la  vie  morale.  —  M.  T.  Crépon,  In-12  .   .  3 

Pensées  d'une  croyante. — Marie  Jenna.  In-32  raisin,  encadré  .   ...  1 
Pensées   et   affections  sur   la  Passion    de   N.  S.   Jésus-Christ.  — 

P.  Gaetan-Marie  de  Bergame.  2  in-32  jésus 3 

Pensées  et  affections  sur  les  mystères  et  sur  les  fêtes.  —  P.  Gaetan- 
Marie  DE  Bergame.  2  in-18  raisin 4 

Pères  de  l'Oratoire  (Les)  qui  ont  été  évêques.  —  In- 12 2 

Perfection  des  jeunes  filles  (La).  —  Abbé  Chevojon.  In-32  raisin.  .   .  1 
Perfection  chrétienne  (De  la)   et    de   la  perfection  religieuse.   — 

P .  Barthier  .  2  vol .  in-S» .., 8 

Péril  de  la  langue  française  (Le).  —  Abbé  Vincent.  In-18  allongé  .   .  2 

Perraud  (Le  Cardinal).  —  Mgr  A.  Baudrillart.  In-S" 1 

Pététot  (Éloge  funèbre  du  R.  P.).  —  Abbé  Le  Rebours.    In-8°  avec 

portrait  gravé  par  M.  Henriquel  Dupont 1 

Petits-fils  (Les)  du  Grand-Roi.  —  P.  Edouard  d'Alençon.  In-S".  ...  i 

Petites  Sœurs  des  Pauvres  (Histoire  des).  —  Abbé  Leroy.  In-S"  ...  5 

Peur  de  Dieu  (De  la).  —  Abbé  Cellier.  In-18  jésus 2 

Pie  (Histoire  du  Cardinal).  —  Mgr  Baunard.  2  in-8%  portrait   ....  15 


lirie  POUSSIELGUE  -  19  —  PARIS 

m  à  Saint-Sulpice.  —  Mgr  Baunard.  In-S» 0  40 

î  (La).  —  J.  GuiBERT.  In  32,  encadré 1  50 

!  séraphique  (La)   proposée  aux   âmes  de  bonne   volonté.    — 

René  de  Nantes.  In-18 1  50 

loyer  pour  les  langues  mortes.  —  Th.  JoRAN.  In-I2 1     » 

ites  d'exil.  —  Abbé  Bonneau.  In-18 1  50 

De  de  saint  François  (Le).  —  Anatole  de  Ségur.  In-18  raisin.   .   .  1  30 

,esse  (Quelques  conseils  aux  religieuses  sur  la).  In-16 4  50 

ioncule  (La).  —  P.  Désiré.  In-32 0  30 

ique  de  l'amour  de  Dieu.  —  Abbé  de  Gibergues.  In-18  raisin.  .   .  5     » 

ique  de  l'amour  envers  le  Cœur  de  Jésus.  —  Gr.  in-32  raisin.   .  1  50 
ique  de  la  Communion  spirituelle.  —   P.  François  de  Vouillé  : 

UR  TOUTES  les  AMES  PIEUSES.   In-18 1    25 

UR  LES  JEUNES  FILLES.  In-32  jésus 1  25 

UR  LES  GARÇONS.  In-32  jésus 1  25 

ûière  étape  (La).  —  Comte  A.  de  Mun.  In-8°  raisin 0  25 

Qierspas  vers  le  bon  Dieu.  — Mlle  DE  Montgermont.  In-32  jés.  g  av.  2  50 

niers  pompiers  de  Paris  (Les).  —  P.  Edouard  d'Alençon.  In-S»  .   .  2    » 

)aration  à  la  mort.  —  R.  P.  Ingold.  Jn-32 1     » 

icience  (La)  divine  et  la  liberté  humaine.  —  Siméon.  Ie-18  jésus.  1  75 

.endu  jansénisme  du  P.  de  Sainte-Marthe  (Le).—  P.  Ingold.  In-8°.  2    » 

re  (Le).  —  Abbé  Planus.  3  in-18  jésus.  Chacun 3    » 

res  et  cérémonies  pour  la  consécration  d'un  évêque.—  In-18  jésus  0  50 

res  et  cérémonies  pour  la  consécration  d'une  église.  In-18  jésus.  0  60 
lauté  (Essai  sur  la)  de    N.-S.  J.-C.  —  P.  Jean-Baptiste  du  Petit 

rnand.  In^" 5    » 

ilèges  (Dix)  de  sainte  Catherine  de  Sienne.  —  In-32  raisin.   ...  0  60 

tlème  ancien,  solution  nouvelle.  —  P.  Hilairede  Barenton.  In-8".  1  50 

lonciation  normale  du  latin  (Traité  delà). — Abbé  Meunier.  In-18  jés.  0  80 

irietatibus  (De)  linguœ  latinae.  —  Nomico.  In-8'' 3  50 

estantisme  (Du)  et  de  toutes  les  hérésies  dans  leur  rapport  avec 

socialisme.  —  A.  Nicolas.  2  in-8» 7    » 

sté  (La).  — J.  Guibert.  In-32,  encadré 1     » 

îté  (Conseils  aux  parents  et  aux  maîtres  sur  l'éducation  de  la). 

Abbé  Fonssagrives.  In-12 1  25 

.re  cents  ans  de  concordat.  —  Mgr  A.  Baudrillart.  In-I2  ....  3  50 

Te  conférences  sur  la  foi  chrétienne.  —  Abbé  Désers.  In-12  .   .  1  25 

vont  devenir  les  facultés  libres.  —  Mgr  d'Hulst.  In- 18  raisin,   .  0  75 

Iques  pages  du  «Livre».  Poésies.  — M.  Ch.  Lejard.  In-12  ...  1  50 
ques  réflexions  sur  l'Encyclique  du  16  février  1892.  —  Cardinal 

ÎRRAUD.  In-12 1     » 

stion  Homérique  et  Variétés  littéraires.  — Abbé  Bertrin.  In-12.  3  50 

stion  téméraire  et  mal  posée  (Une).  —  MgrLATTY.  In-8°  ....  0  60 

ize  samedis  du  Rosaire  (Les).  —  P.  Pradel.  In-32 0  40 

ine  (Eloge  de).  —  Abbé  P.  Vignot.  In-12  . 1     » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  20  — 

Raisons  d'espérer  une  renaissance  chrétienne.  —  Mgr  d'Hulst-Ih-IS. 
Ratisbonne  (Le  T.  R.  P.  Marie-Théodore),  d'après  sa  Correspondance 

et  les  documents  contemporains,  2  in-S",  portraits 

Ravignan  (R.  P.)  :  Conférences  de  Notre-Dame  de  Paris  (1837-1846) 

—  4  vol.  in-12 

Raymond  de  Capoue  (Le  Bx).  —  R.  P.  H.  M.  Cormier.  In-S" 

Raymond  de  Capoue  (Vie  du  Bx).  — P.  J.  Lafont.  In-12 

Raymundi  Capuani  (B.).  Opuscula  et  litterae.  In-S",  portrait,  toile   .    . 

Rayons  de  vérité.  — P.   Théodore  Ratisbonne.  In-18  Jésus 

Recrutement  des  instituteurs  et  des  institutrices  libres.  —  J.  Gui- 

BERT.  In-18 • 

Recueil  de  prières  pour  les  personnes  empêchées  d'aller  à  l'église 
par  l'âge  ou  la  maladie.  —  P.  Ingold.  In-18 

Recueil  de  prières  et  de  cantiques  à  l'usage  des  associées  du  Sacré- 
Cœur  de  Jésus  et  du  Saint-Coeur  de  Marie.  In-18 

Reflets  du  passé.  Nouvelles  études  d'âmes.  —  Em.  Terrade.  In-12.    . 

Réginald  de  Saint-Gilles  (Vie  du  Bienheureux).  —  P.  Emmanuel Ceslas 
Rayonne.   In-12 

Règlement  des  Sœurs  du  T.  0.  de  saint  Dominique.  In-18 

Règlement  et  pratiques  enrichies  d'indulgences.  —  P.  Pradel.  ln-82. 

Régula  sacerdotum  seecularium  ex  sacris  monumentis  deprompta.  — 
P.  François  de  Bénéjac.   In-18 

Religieuses  dominicaines  (Histoire  des).  —  M.  Th.  de  Bussierre.  In-12. 

Religieuses  franciscaines  (Notices  sur  les  diverses  congrégations  de). 

—  P.  Norbert.  In-12,  illustré 

Reliques  (Les)  de  saint  Thomas  d'Aquin. —  Mgr  Douais.  In-8''  écu.  . 
Reliques  d'histoire  :  Notices  et  portraits.  —  Mgr  Baunard.  In-8°.   .   . 

Le  même  ouvrage.  In- 12 

Renouvellement  (Le)  religieux.  —  M.  J.  Guibert.  In-18 

Réparation!  —  Abbé  de  Gibergues.  In-18  raisin 

Réponses  aux  questions  d'un  Israélite  de  notre  temps.  —  P.  Th.  Ra- 
tisbonne. In-12  

Représentation  (La)  du  Christ  à  travers  les  âges.  —  F.  deMely.  In^», 
nombreuses  gravures 

Respect  (Le)  de  l'enfant.  —  Abbé  Moïse  Cagnac.  In-12 

Responsabilités  (Nos).  —  Abbé  de  Gibergues.  In-18  raisin 

Résurrection  (De  la)  à  l'Ascension  et  du  Cénacle  à  Rome.  —  In-18  rais. 

Retraite  (La).  —  P.  Pacifique  de  Saint-Pal.  In-12 

Retraite  ecclésiastique  d'après  l'Évangile  et  la  vie  des  saints.  —  Rme 
P.  H. -M.  Cormier.  In-8^ 

Retraite  fondamentale.  —  Rme  P.  H. -M.  Cormier.  In-S" 

Retraite  (Une)prêchée  aux  adoratrices  du  Sacré-Cœur.—  Abbé  Gillot. 
In-16  carré 

Retraite  spirituelle.  —  J.  Guibert.  In-12 . 

Retraite  :  De  l'Imitation  de  J.  C.  par  l'Imitation  de   saint  François. 

—  P.  Eugène  d'Oisy.  In-32 


airie  POUSSIELGUE                  —  21  —  PARIS 

aite  séraphique  ou  exercices  spirituels.  —  P.  Joseph  de  Dreux. 

-18  raisin 1  25 

aites  (Trois)  à  l'usage  des  Religieuses.  —  P.  Ratisbonne.  In  12  .  3  50 

aites  de  N.-D.  (1891-92-94-95-96).  —  Mgr  d'Hulst.  ln-8".  Chacune.  0  50 
îil  (Le)  du  Catholicisme  en  Angleterre  au  XIX^  siècle.  —  J.  Gui- 

ai.  In-12,  onze  portraits 3  50 

(Le)  du  clergé  catholique  dans  la  lutte  contre  l'alcoolisme. —  Abbé 

ToiTON.  In-S" 0  30 

ée  de  Livia  (Le  Bienheureux).  —  P.  H.- M.  Cormier.  In-S"  ....  0  25 

lire  (Le).  Notice,  indulgences,  méthode  pratique.  In-32 0  20 

ire  par  semaine  (Un).  —  P.  Pradel.  In-32  raisin,  16  gravures.   .  0  80 

ire  perpétuel  (Le).  Notice  et  méthode  pratique.  In-32 0  20 

lie  (Vie  de  la  Sœur).  —  M.  de  Melun.  In-12  portrait 1  50 

de  Viterbe  (Sainte).  —Abbé  Barascud.  In-12 1  50 

mystique  effeuillée  (La).  —  P.  Marie- Augustin.  In-32  raisin  .   .  0  75 

i  (Vie  de  saint  Jean-Baptiste  de)  (Un  ami  dupeuple).  In-S"  ...  2    » 
me  (Le)  du  Chant  grégorien,  d'après  Gui  d'Arezzo.  —  Mgr  Fou- 

JLT.  In^"  Jésus 2    » 

ements  (Les).  —  Abbé  Desers.  In-12 2  50 

ifice  de  Loigny  (Le)  :  La  bataille  du  2  décembre  1870.  —  Abbé 

S'oNSSAGRivES.  In-18  raisiu 1     » 

.  Joyeux  (Le)  ou  Vie  du  Bienheureux  Crispin  de  Viterbe.  —  P.  Pie 

LANG03NE.  In-12 1  50 

e  Communion  (La).  —  Abbé  de  Gibergues.  In-i2 1  50 

e    Vierge    (La).    Etudes    archéologiques    et    iconographiques.  — 

3AULT  DE  Fleury.  2  in-4'',  157  planches  et  600  sujets 100  » 

le  Vierge  (La)  dans  l'art,  Conférence.—  Abbé  Casabianca.  In-8"    .  0  50 

es  pour  jeunes  filles. — Mgr  Bolo.  In-12 3  50 

(Esprit  et  vertus  du  Bienheureux  J.-Baptiste  de  la).  —  Cha- 

ne  Blain.  In-8'' 6     » 

(Histoire  de  saint  Jean-Baptiste  de  la).  —  M.  J.  Guibert.  In-S" 

sin,  portrait 6     » 

MÊME  ouvrage.  Petit  in-4°  illustré 15    » 

(Vie  et  vertus  de  saint  Jean-Baptiste  de  la).  —  M.  J.  Guibert. 

?"  écu,  portrait 3  50 

lien  (Notice  sur  le  P.).  —  G.  Loth.  In-i2 1     » 

aarole  (Jérôme)  et  la  statue  de  Luther  à  Worms.  —  P.  Fr.  Pie 

rie  RouARD  de  Card.  In-8° 1  50 

iilaire  bleu  (Notice  sur  le).   Feuille  in-18.  Le  cent  (sans  trei- 

me),  net 2  50 

ilaire  de  la  Passion  de  Jésus-Christ  (Le)  et  des  SS.  Cœurs  de 

us  et  de  Marie.  —  M.  Baudrez.  In-32  raisin 0  70 

ce  de  la  religion  (La).  —  P.  Chabin.  ln-8" 5    » 

.ces  (Les)  pour  tous.  —  J.  Leday.  ln-12 2    » 

ment  chrétien  dans  la  poésie  romantique  (Le).  —  In-8°  raisin.  6    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  22  —  P 

Sentiments  de  saint  Thomas  d'Aquin  et  de  saint  Alphonse  de  Li- 
guori,  sur  l'entrée  en  religion,  ln-32 

Séraphin  (Le)  de  l'Ecole.—  P.  Evangéliste  de  saint  Beat.  In-S".  .   . 

Sermons  et  allocutions  aux  hommes  seuls.  —  Abbé  Bouisson.  In-12  . 

Sermons  et  allocutions  de  circonstance.  —  Abbé  Bouisson.  In-12    . 

Sermons  et  conférences  pour  le  carême.  —  Abbé  Holaind.  In-12  . 

Sermons,  instructions  et  allocutions  du  R.  P.  Henri  Dominique  La- 
cordaire.  —  3  in-12 i 

Sermons  laïques  de  M.  Huxley  (Les)  ou  l'Agnoticisme.  —  Abbé  Bou- 
LAY.  In-S"  raisin 

Servant  de  Messe  i^Manuel  du).  In-32  raisin  piqué 

Seton  (Elisabeth)  et  les  commencements  de  l'Eglise  catholique  aux 
Etats-Unis.  —  Mme  de  Barberey.  2  in-12,  portrait 

Siècle  (Un)  de  l'Eglise  de  France  (1800-1900).  —  Mgr  Baunard.  ln-4», 

24  portraits  hors  texte 

Le  même  ouvrage  sans  illustrations.   In-8'  écu 

Signe  infaillible  de  l'état  de  grâce.  —  Paul  Gaucher,  net 

Situation  légale  de  l'Eglise  de  France,  d'après  la  loi  du  11  décem- 
bre 1905.  —  Jénouvrier.   In-12 

Société  de  saint  Thomas  d'Aquin.  —  In-32,  chromo 

Sociétés  (Les)  de  secours  mutuels  et  la  loi  du  1"  avril  1898.  —  Abbé 
C.  Bact.  In  12 

Solution  franciscaine  de  la  question  sociale.  — Abbé  Delassus.  ln-18 

Sonis  (Le  Général  de).  —  Mgr  Baunard.  In-8''  écu,  portrait    .... 

Souiller  (Vie  du  T.  R.  P.  Louis).—  Chan.  Soullier.  In-8%  8  portraits 

Souvenir  des  morts  (Le).  —  Abbé  Chevojon.  In-32  raisin 

Soyez  parfaits  comme  votre  Père  céleste  est  parfait.  —  Abbé  Sau- 
BiN.  ln-18 

Statuts  synodaux  (Les)  du  diocèse  de  Paris,  promulgués  dans  le  sy- 
node de  1902.  ln-8'' 

Studia  syriaca.  —  Mgr  Rahmani.  In-8'' 

Suaire  (Le  saint)  de  Turin  est-il  authentique?  —  La  représentation 
du  Christ  à  travers  les  âges.  —  F.  de  Mély.  In-8»  écu,  illustré  .   . 

Suaire  (Histoire  du  Saint)  deN.-S.  J.-C—  P.  Alcide  Carles.  In-8".  . 

Supérieure  et  mère.  —  Abbé  Grenet.  In-12 

Surabondance  des  indications  touchant  le  site  de  l'Éden.  — P.  Etienne 
Brosse.  In-S" 

Symbolisme  chrétien  dans  la  nature.  —  Odysse  Righemont.  ln-18  .   . 

Suso  (Œuvres  du  B.  Henri).  —  M.  E.  Cartier,  ln-12 

Teysseyrre  (Monsieur).  Sa  vie,  son  œuvre,  ses  lettres.  —  Abbé  Paguelle 
de  Follenay.   In  12,  portrait 

Théa.  Poème  sur  la  vie  chrétienne. —  P.  Sernin-Marie  de  S.  André.  In-12 

Theologia  moralis  S.  Alphonsi  de  Ligorio.  —  P.  Michel  Heilig.  6  in-12.    i 

Théologie  morale  (La)  et  les  sciences  médicales,  —  P.  Debreyne  (Ou- 
vrage exclusivement  destiné  au  clergé),  ln-12 

Le  même  ouvrage,  moins  la  Mœchialogie.  ln-12 


brairie  POUSSIELGUE                  —  23  —  PARIS 

éologie  mystique  (Manuel  de).  —  Abbé  Lejeune.  Iq-12 2  50 

eoiia  Probabilitatis  (De).  —  P.  Fr.  Maria- Ambrosio  Potton.  In-S" .  2  50 

érèse  (Panégyrique  de  sainte).  —  Mgr  Baunard.  In-18 0  75 

érèse  (Pensées  choisies  de  sainte).  —  In-18 0  60 

ornas  d'Aquin  (le  saint  et  le  docteur).  —  Mgr  Enard.  In-S"  ....  0  50 

ornas  d'Aquin  (Saint).  —  Jules  Didiot.  ln-12 2    » 

iomas  d'Aquin  (Les  reliques  de  saint).  —  Mgr  Douais.  In-S" ....  10    » 

lomas  d'Aquin  (S.)  et  l'Encyclique  seterni  Patris.— P.  Chogarne.  In-8°  1  25 
ers  Ordre  (Le),  remède  social  et  sanctification  du  prêtre.  —  P.  Alfred 

)E  Cârouge.  In-12 1     » 

ansformisme  (Le),  ou  Darwin  et  son  école.  —  Abbé  A.  Benoit.  In-S"  0  50 

ésor  (Nouveau)  des  Indulgences.  In-32 0  05 

ésors  de  Cornélius  a  Lapide.  —  Abbé  M.  Barbier.  4  in-S"  raisin  .   ..  32    » 
iomphe  du  saint  Rosaire  (Le),  ou  les  martyrs  dominicains  du  Japon. 

-P.  André  Marie.  In-18  raisin  .   . 0  25 

berculose  et  hygiène. —  Paul  Bernard.  In-S"  jésus 1  50 

le  Question  téméraire  et  mal  posée. —  Mgr  Latty.  In^" 0  60 

le  vie  d'enfant.  —  Un  volume  in-16  raisin,  cadre  bleu 2    » 

liversités  catholiques  de  France  et  de  l'Étranger  (Les).  —  Mgr  Bau- 

)rillart.  ln-18  raisin 1     » 

âge  de  la  langue  latine  (De  1')  dans  l'enseignement  de  la  théologie. 

-  Mgr  Latty.  In-8° 0  50 

de-mecum  dumissionnairecapucin.  —  P.  Norbert  de  laCroixille. 

n-32 1  25 

|de-mecum  du  tertiaire  de  saint  Dominique.  —  In-32  raisin.  ...  0  40 

sco  de  Gama.  —  Abbé  Paul  Barbier.  In-16  raisin 0  60 

rites,  vertus,  prières,  recueillies  des  saints  Pères  et  Docteurs  catho- 

iques.  —  Mme  Ernest  Bertrand.  In-32  jésus  broché 2  75 

rnier  (Saint)  (Verny,  Werner,  Garnier),  martyr,  patron  des  vigne- 

ons.  —  P.  Henri  DE  Grèzes.  In-12 1  50 

?s  le  passé,  poésies.  — Paul  BlanchexMain.  In-12,  portrait 3  50 

:s  l'Évangile!  —  Abbé  S.  Verret.  ln-12 2  50 

aillot  (Louis),  journaliste.   -  Abbé  FoNssAGRivES.  ln-18 0  75 

nney  (Le  Bx  J.-B.).  —A.  Germain.  In-12 1  50 

e  (Le)  et  ses  risques.  —  Abbé  Fonssagrives.  In-12 1    » 

bienfaisante  (Introduction  à  la) .  — Mgr  Bolo.  In-12 3  SO 

chrétienne  d'une  dame  dans  le  monde.  —  P.  deRavignan.   .   .  3    » 

dans  la  tragédie  de  Racine  (La).  —  G.  Le  Bidois.  in-12 3  SO 

meilleure  (La).  Conférences.  —  Abbé  P.  Vignot,  ln-12 3  50 

pour  les  autres  (La).  Conférences.  —  Abbé  P.  Vignot,  ln-12.   .   .  3  50 

en  deuil  (La).  —  Mgr  Bolo.  ln-12 3  50 

illes  histoires  pour  les  jeunes.  —  Abbé  P.  Barbier.  In-16  carré.  2  50 
rge  (La)  et  l'Emmanuel  (cinquantenaire  de  la  définition  dogmatique 

e  l'Immaculée  Conception).  —  Abbé  A.  Lemann.  ln-8»,  gravure  .   .  6    » 

rge  Marie  et  le  Plan  divin  (La).  — M.  Auguste  Nicolas.   4  in-8' .  24    » 

.E  MÊME  ouvrage.  4  volumes  in-12 16    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  24  —  PAR 

Vies  de  quatre  des  premières  Mères  de  l  Ordre  de  la  Visitation  Sainte- 
Marie.  —  R.  M.  F. -M.  DE  Chaugy.  In-8» 5 

Vincent  de  Paul  (Histoire  de  saint).  —  Mgr  Bougaud.  2  in-8%  2 portraits  15 

Le  même  ouvrage.  2  in-12,  2  portraits 6 

Vingt  années  de  rectorat.  —  Mgr  Baunard.  In-S"  écu 5 

Visitation  de  Toulouse.  —  Mgr  Douais.  In-8°  jésus,  illustré 15 

Vocation  (La  question  de  la)  :  Instruction  religieuse  au  Collège.  — 

P.  Delbrel.  In-S"  raisin 1 

Vocations  sacerdotales  et  religieuses  dans  les  collèges  ecclésiasti- 
ques (Des).  —  P.  Delbrel.  In-18  jésus 1 

Voies  du  salut  aplanies  (Les).  — P.  Fr.  André  Pradel.  In-32  ....  0 
Voix  qui  prient.  Poésies.  —  P.  Sernin-Marie  de  Saint  André.  In-12.  3 
Voix  qui  prient  (Nouvelles).  Poésies.  —P.  SeRnin-Marie  de    Saint- 
André.  In-12 2 

Vollot  (Souvenirs  de  l'abbé  H.).  —  Abbé  Alexis  Crosnier.  In-8°  jésus.  2 

Voltaire.  Lettres  philosophiques. — Abbé  Bertrin.  In-S" 1 

Vrau  (Philibert)  et  les  œuvres  de  Lille.  —  Mgr  Baunard.  In-8»  écu, 

net 2 

Yvan  (Notice  sur  le  R.  P.  Antoine).  —  P.  Cloyseault.  In- 12 1 

Zèle  de  la  perfection  religieuse  (Du).  —  P.  J.  Bayma,  P.  Olivaint.  0 


Paris,  le  /«''  août  jpjo. 


Paris.  —  Imp.  Levé,  rue  Cassette,  17.  —  S.