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Full text of "Oeuvres du R.P.H.D. Lacordaire"

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cri'f 


BOOK  208.  1.L1  19  V.4  c.  1 
LACORDAIRE  #  OEUVRES  DU  R  P  H  D 
LACORDAIRE 


3  T1.53  DDObSmô  ô 


ŒUVRES 


DU 


R.  P.  H.-D.  UCORDMRE 


TOME   IV 


CONFERENCES  DE  NOTRE-DAME  DE  PARIS 

TOME  TROISIÈME 


PARIS 

ANCIENNE   LIDRAIRIE   POUSSIELGUF 

J.  DE  GIGORD,  éditeur 

15..    RUE    CASSETTE 

1911 


ŒUVRES 

DU 

R.  P.  HENRI- DOMINIQUE  UCORDAIRE 

DE  L'ORDRE  DES  FRERES  PRÊCHEURS 

TOME  IV 


PROPRIETE     DE 

J.    DE    GIGORD 


OEUVRES  COMPLETES  DU  R.  P.  LACORDAIRE 

9  vol.  in-S"  50  fr.  —  Les  mêmes,  9  voL  in-18  jésus,  11  25. 

On  vend  séparémeyit  : 

Vie  de  saint  Dominique.  In-18  Jésus,  avec  portrait. .  .  .  125 
Conférences  prêchées  à  Paris  (183n-1851)  et  à  Toulouse.  5  vol. 

in-18  Jésus  (tomes  II  à  VI  des  OEuvres),  chaque  vol.  .  1  25 
Œuvres  philosophiques  et  politiques.  In-18  jésus.    .    .     1  2.5 

Notices  et  panégyriques,  ln-18  jésus 1  25 

Mélanges.  In-lS  jésus 1  25 

Vie  de  saint  Dominique.  Illustrée  daprès  le  P.  Besson.  In-S» 

raisin 12     » 

Lettres  à  un  jeune  homme.  Joli  volume  in-32  encadré.  0  75 
Sainte  Marie  Madeleine.  Joli  volume  in-32  encadré  .  .  0  75 
Lectures  choisies,  —  UEglise.  —  Jésus-Christ.  —  La  Vertu. 

3  volumes  in-32  encadré,  chaque  volume 1     » 

OEUVRES  POSTHUMES  DU  R.  P.  LACORDAIRE 

Conférences  de  Nancy  (1842-1843)  publiées  par  le  R.  P.  Tuipier. 

2  vol.  in-12 6     » 

Lettres  à  Th.  Foisset.  2  volumes  in-8» 12  50 

Sermons.  Instructions   et  Allocutions.  Notices,  textes,  frag- 
ments, analyses.  —  Sermons  (1825-1849).  In-S".    ...     7     » 

—  Tome  II.  Sermons  (1850-1856).  Instructions  données  à  l'Ecole 
de  Sorèze  (1864-1861).  ln-8« 7     » 

—  Le  MÊME  OUVRAGE.  Tomc  I.  ln-18  Jésus 3  75 

—  Tome  II.  ln-18  jésus 3  75 

—  Tome  III.  ln-18  jésus 3  75 


CONFÉRENCES       ^^ 


DE 


NOTRE-DAME  DE  PARIS 


LE  P.  HENRI-DOMINIQUE  LAGORDAIRE 

DES  FRÈRE';  PRÊCHEURS 
MEMBRE  DE  l'aOADÉMIE  FRANÇAISE 


l'^'^ 


TOME    TROISIEME 

ANNÉES  1846-1848 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  POUSSIELGUE 

J.  DE  GIGORD,   éditeur 
15,    RUE    CASSETTE 

1911 


CONFÉRENCES 


NOTRE-DAME   DE  PARIS 


ANNEE  1846 


DE     JESUS-CURIST 


ÎV. -i 


TOENTE-SEPTIEME  CONFERENCE 


DE   LA   VIE   INTIME    DE   JESUS-CHRIST 


Monseigneur  (1), 

Messieurs, 

Le  plan  de  nos  Conférences  vous  est  maintenant 
connu.  Nous  ne  sommes  point  partis,  pour  établir  la 
divinité  du  christianisme,  des  profondeurs  de  la  mé- 
taphysique ,  ni  des  régions  lointaines  de  l'histoire  ; 
nous  avons  pris  pour  point  de  départ  un  phénomène 
vivant,  palpable,  qui  habite  avec  nous  depuis  des 
siècles  ;  nous  vous  avons  montré  que,  sous  le  rapport 
de  l'intelligence,  sous  le  rapport  des  mœurs,  sous  le 
rapport  de  la  société ,  l'Église  catholique  présentait 
un  phénomène  unique  ici-bas,  et  par  conséquent 

0)  Me^  Afîre,  archevêque  de  Pans. 


—  4  — 

divin.  Car  tout  ce  qui  est  humain  est  multiple,  at- 
tendu que  ce  que  des  hommes  ont  pu  dans  un  temps 
et  dans  un  lieu,  d'autres  hommes  le  peuvent  dans 
d'autres  temps  et  dans  d'autres  lieux.  Nous  avons 
ainsi  changé  la  tactique  :  au  lieu  de  partir  de  la 
base,  nous  sommes  partis  du  sommet;  au  lieu  de 
creuser  dans  les  fondements  de  la  pyramide,  nous 
avons  regardé  sa  tête  et  sa  couronne,  commençant 
par  le  plus  visible  pour  redescendre  ensuite  à  ce  qui 
est  plus  caché  et  qui  porte  toute  la  masse.  Un  écri- 
vain de  ce  temps  avait  dit  :  «  Le  christianisme  est  le 
plus  grand  événement  qui  ait  traversé  le  monde.  » 
Nous  avons  dit  autrement,  et  peut-être  mieux  :  Le 
christianisme  est  le  plus  grand  phénomène  qui  se 
soit  naturahsé  dans  le  monde,  le  plus  grand  phéno- 
mène intellectuel,  le  plus  grand  phénomène  moral, 
le  plus  grand  phénomène  social ,  quelque  chose ,  en 
un  mot,  d'unique,  et  par  conséquent,  encore  une  fois, 
de  divin. 

Mais  ce  phénomène,  quelle  en  est  la  cause  pre- 
mière? Tout  phénomène  a  une  cause.  Après  avoir 
considéré  ce  qui  apparaît ,  il  faut  évidemment  consi- 
dérer ce  qui  a  produit  le  spectacle,  ce  qui  en  est  la 
raison  et  le  soutien.  Qui  donc  a  fait  l'Éghse  catho- 
hque?  Qui  a  fondé  cette  société  dominatrice  des 
esprits  par  la  certitude,  régulatrice  des  âmes  par  les 
plus  hautes  vertus,  bienfaitrice  du  genre  humain 
par  les  éléments  nouveaux  qu'elle  a  fournis  à  la 
civiUsation?  Qui  a  formé,  sous  une  hiérarchie  toute 
spirituelle  et  désarmée,  ce  corps  où  la  conviction,  la 
sainteté,  l'unité,  l'universaUté,  la  stabilité  et  la  vie 


—  5  — 

forment  un  tissu  d'une  beauté  surhumaine  et  incon- 
testable? Qui  en  est  l'artiste  ou  l'ouvrier?  Est-ce  le 
temps,  le  hasard?  Est-ce  plusieurs,  ou  serait-ce  un 
seul?  C'est  un  seul,  oui,  un  seul,  un  homme,  c'est- 
à-dire  rien;  la  parole  d'un  homme,  c'est-à-dire  un 
vent  qui  passe.  Voilà  l'artiste!  Ainsi,  Dieu  a  voulu 
que  le  fondement  de  ce  grand  ouvrage  fût  quelque 
chose  comme  nous  en  apparence,  et  que  nous,  si 
faibles,  si  vains,  nous  portassions  sur  nos  épaules, 
comme  Atlas  ,  le  ciel  et  l'éternité.  Quel  est  cet 
homme  ?  Quel  nom  a-t-il  dans  la  langue  et  dans  les 
souvenirs  du  genre  humain?  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  le  dire  :  son  nom  va  tout  seul  et  résonne  de  soi. 
Tout  homme  le  sait  par  amour  ou  par  haine,  et,  en 
vous  disant  Jésus-Christ,  je  ne  suis  que  l'écho  tar- 
dif de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  esprits.  Jésus- 
Christ  donc!  Jésus -Christ!  voilà  l'artiste!  C'est  lui 
qui  a  fondé  cette  Eglise  dont  nous  avons  admiré  en- 
semble l'ineffable  architecture  :  j'entends  l'Église 
sous  sa  forme  actuelle  ;  car  l'Église  a  existé  sur  la 
terre  du  jour  où  Dieu  a  parlé  à  un  homme ,  et  où 
un  homme  a  répondu  de  son  cœur  à  Dieu. 

L'artiste  trouvé ,  Messieurs ,  il  nous  faut  étudier 
son  histoire ,  afin  de  juger  si  l'ouvrier  répond  à  l'œu- 
vre, et  si,  après  avoir  vu  que  l'œuvre  était  divine  en 
soi ,  sa  divinité  recevra  confirmation  de  la  vie  même 
de  l'ouvrier.  Or,  ici ,  la  première  question  qui  se  pré- 
sente est  de  savoir  où  nous  puiserons  les  éléments 
de  cette  vie.  L'embarras  n'est  pas  grand.  Comme 
tout  homme  venu  dans  un  âge  historique  et  célèbre 
par  ses  travaux ,  Jésus -Christ  a  une  histoire,  his- 


—  6  — 

toire  dont  l'Église  et  le  monde  sont  en  possession ,  et 
qui ,  entourée  de  monuments  innombrables ,  a  pour 
le  moins  la  même  authenticité  que  toute  autre  his- 
toire née  sur  le  même  sol,  chez  les  mêmes  peuples 
et  aux  mêmes  temps.  De  même  donc  que,  voulant 
étudier  la  vie  deBrutus  et  de  Gassius,  j'ouvrirais  tran- 
quillement Plutarque,  j'ouvre  l'Évangile  pourétudier 
Jésus-Christ,  et  je  l'ouvre  avec  la  même  tranquillité. 
Nous  verrons  plus  tard  si  j'aurai  failli  en  admettant 
cette  authenticité  préalable;  je  m'en  contente  pré- 
sentement, parce  que  j'en  ai  la  possession,  sauf  à 
revenir  plus  tard  sur  nos  pas,  à  vérifier  par  nous- 
mêmes  les  monuments,  et  les  asseoir  sur  une  certi- 
tude digne,  par  sa  profondeur,  du  saint  objet  de 
notre  curiosité.  Je  prends  donc  provisoirement  l'É- 
vangile pour  mon  titre  historique.  Quant  à  vous, 
réservez  de  votre  part,  tant  que  vous  le  voudrez ,  la 
question  de  son  authenticité  et  de  sa  véracité;  c'est 
un  droit  que  je  ne  vous  conteste  pas,  comme  aussi 
je  vous  sais  assez  équitables  pour  respecter,  au 
moins  provisoirement,  dans  l'Évangile  la  foi  de  vingt 
siècles  et  le  poids  naturel  des  choses  qui  se  lient 
entre  elles  et  à  tout. 

Seigneur  Jésus,  depuis  dix  ans  que  je  parle  de 
votre  Église  à  cet  auditoire,  c'est,  au  fond,  toujours 
devons  que  j'ai  parlé;  mais  enfin,  aujourd'hui  plus 
directement,  j'arrive  à  vous-même,  à  cette  divine 
figure  qui  est  chaque  jour  l'objet  de  ma  contempla- 
tion ,  à  vos  pieds  sacrés,  que  j'ai  baisés  tant  de  fois , 
à  vos  mains  aimables,  qui  m'ont  si  souvent  béni,  à 
votre  chef  couronné  de  gloire  et  d'épines,  à  cette  vie 


—  7  — 

dont  j'ai  respiré  le  parfum  dès  ma  naissance,  que 
mon  adolescence  a  méconnue ,  que  ma  jeunesse  à 
reconquise,  que  mon  âge  mûr  adore  et  annonce  à 
toute  créature.  0  père!  ô  maître!  ô  ami!  ô  Jésus! 
secondez -moi  plus  que  jamais,  puisque  étant  plus 
proche  de  vous,  il  convient  qu'on  s'en  aperçoive,  et 
que  je  tire  de  ma  bouche  des  paroles  qui  se  sentent 
de  cet  admirable  voisinage! 

Il  y  a  deux  vies ,  la  vie  extérieure  et  la  vie  intime. 
La  vie  extérieure  ne  serait  rien  sans  la  vie  intime. 
C'est  la  vie  intime  qui  est  le  support  de  l'autre,  et 
par  conséquent,  voulant  étudier  la  vie  de  Jésus- 
Christ,  la  première  chose  que  je  dois  faire,  c'est 
d'étudier  sa  vie  intime.  Mais  qu'est-ce  que  la  vie 
intime?  La  vie  intime  est  la  conversation  de  soi- 
même  avec  soi-même.  Tout  homme  converse  avec 
soi ,  tout  homme  se  parle ,  et  cette  parole  qu'il  se  dit 
à  lui-même,  c'est  sa  vie  intime,  comme  la  parole  que 
Dieu  se  dit  de  toute  éternité  dans  le  mystère  de  ses 
trois  saintes  personnes,  c'est  sa  vie  intime.  Tout 
homme,  toute  intelligence  a  cette  parole  du  dedans, 
cette  conversation  de  soi  à  soi ,  qui  fait  sa  vie  véri- 
table. Le  reste  n'est  qu'une  apparence,  quand  il  n'est 
pas  le  produit  de  cette  vie  intime.  C'est  cette  vie  in- 
time qui  est  tout  l'homme,  qui  fait  toute  la  valeur  de 
l'homme.  Tel  porte  un  manteau  de  pourpre  qui  n'est 
qu'un  misérable,  parce  que  la  parole  qu'il  se  dit  à 
lui-même  est  la  parole  d'un  misérable;  et  tel  passe 
dans  la  rue,  nu-pieds,  en  haillons,  qui  est  un  grand 
homme ,  parce  que  la  parole  qu'il  se  dit  à  lui-même 
est  la  parole  d'un  héros  ou  d'un  saint.  C'est  au  jour 


du  jugement  qu'on  verra  ce  volte-face  du  dehors  en 
dédans,  et  que,  le  colloque  mystérieux  de  chaque 
homme  étant  connu,  l'histoire  commencera.  Quant  à 
présent,  nous  marchons  comme  nous  pouvons  de  la 
vie  extérieure  à  la  vie  intime;  car  si  ce  don  déjuger 
de  l'intérieur  par  l'extérieur  ne  nous  avait  pas  été 
donné,  si  notre  vie  extérieure  était  autre  chose  qu'une 
transpiration  permanente  de  notre  vie  intime,  nous 
ne  serions  pour  les  uns  et  les  autres  que  des  spec- 
tres; nous  passerions  sans  nous  voir,  comme  des 
masques  qui  se  croisent  dans  la  nuit.  Heureusement, 
et  grâce  à  Dieu,  il  y  a  des  soupiraux  par  où  notre  vie 
intime  s'échappe  à  tout  moment,  et  l'âme  a  ses  pores 
comme  le  sang  a  les  siens.  La  bouche  est  la  première 
et  la  plus  illustre  de  ces  voies  qui  amène  l'âme  hors 
de  son  invisible  sanctuaire;  c'est  en  parlant  des 
lèvres  que  l'homme  communique  cette  parole  secrète 
qui  est  sa  véritable  vie.  Et,  bien  que  tout  homme 
parle  ainsi  du  dedans  au  dehors,  cependant  il  est  des 
hommes  en  qui  cette  manifestation  d'eux-mêmes  est 
plus  indispensable,  plus  exigée,  plus  authentique. 
Ce  sont  ceux  qui  se  présentent  au  monde  avec  des 
doctrines  destinées  par  eux  à  devenir  des  lois.  Car 
la  première  réponse  que  le  monde  leur  fait  est  celle- 
ci  :  Qui  êtes- vous?  que  dites-vous  de  vous-mêmes? 
Ce  que  les  prêtres  de  Jérusalem  envoyèrent  dire  à 
Jean-Baptiste  au  désert  :  Tu  quis  es?  Quid  dicis  de 
ieipso  (1)?  Avant  tout ,  puisque  vous  êtes  un  homme 
autre  que  les  autres,  dites-nous  ce  que  vous  êtes,  ce 


(1)  Saint  Jean ,  chap.  i ,  vers.  22. 


i 


-  9  — 

que  vous  affirmez  de  vous-même  :  Quîd  dicîs  de 
teipso  ? 

Et  ce  n'est  pas  peu  de  chose,  Messieurs,  que  de 
forcer  un  homme  à  dire  ce  qu'il  est ,  ou  ce  qu'il  croit 
qu'il  est.  Car  cette  parole  souveraine  de  l'homme,  ce 
seul  mot  qu'il  va  dire  de  lui  et  sur  lui  décidera  de 
tout.  Ce  sera  la  base  d'où  l'on  partira  pour  le  juger. 
Il  faudra  que  tous  les  actes  de  sa  vie,  dès  ce  mo- 
ment ,  soient  en  rapport  avec  la  réponse  faite  à  la 
demande  :  Quid  dicis  de  teipso?  Et  par  conséquent 
Jésus -Christ  apparaissant  au  milieu  des  hommes 
pour  leur  apporter  des  lois  nouvelles ,  une  société 
nouvelle,  a  dû  subir  cette  nécessité  de  dire  ce  qu'il 
était,  et  avec  cette  nécessité  l'épreuve  immanquable 
qui  y  est  attachée.  C'est  d'abord  à  ses  amis  et  à  ses 
disciples  qu'il  a  dû  se  manifester  en  leur  disant  ce 
qu'il  pensait  de  lui-même.  Que  leur  a-t-il  dit? 

Un  jour,  à  Césarée  de  Philippe,  il  les  interroge  en 
cette  manière  :  Qu'est-ce  que  les  hommes  disent 
qu'est  le  Fils  de  V  homme?  Mais,  répondent  -  ils , 
Jean- Baptiste ,  ou  bien  Jérémie,  ou  bien  Élie,  ou 
bien  l'un  des  prophètes.  Et  vous,  reprend  Jésus- 
Christ ,  que  dites-vous  que  je  sois?  Alors  Simon- 
Pierre  lui  dit  :  Vous  êtes  le  Christ ,  Fils  du  Dieu 
vivant.  Jésus-Christ,  loin  de  repousser  cette  parole 
comme  un  blasphème,  l'accepte  comme  une  vérité 
qui  le  ravit,  et  il  répond  à  Pierre  :  Tu  es  bien  heu- 
reux, Simon  pis  de  Jean,  car  ce  nest  pas  la  chair 
ni  le  sang  qui  te  Va  révélé,  mais  mon  Père  qui  est 
aux  deux.  Il  ajoute  aussitôt,  comme  récompense  de 
la  foi  de  son  disciple  :  Je  te  dis  à  mon  tour  que  tu  es 


-  10  — 

Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise,  et 
les  portes  de  l'enfer  ne  'prévaudront  pas  contre 
elle  (1). 

Ainsi,  à  ses  disciples  Jésus- Christ  se  présente 
comme  le  Fils  de  Dieu ,  non  pas  comme  le  Fils  de 
Dieu  dans  le  sens  où  nous  le  sommes  tous ,  mais 
comme  le  Fils  de  Dieu  dans  le  sens  vrai  et  propre; 
sans  quoi  il  n'eût  pas  témoigné  à  son  apôtre ,  en 
termes  aussi  singuliers  par  son  énergie,  la  joie  qu'il 
ressentait  de  sa  confession.  En  d'autres  circonstances 
d'ailleurs,  il  s'exprime  encore  plus  clairement  avec 
eux,  s'il  est  possible.  Philippe  lui  dit  :  Seigneur  y 
faites -nous  voir  le  Père,  et  cela  nous  suffit.  Jésus- 
Christ  s'indigne  de  sa  demande,  et  lui  répond  :  Quoi! 
je  suis  depuis  si  longtemps  avec  vous,  et  vous  ne 
me  connaissez  pas  !  Philippe  y  celui  qui  me  voit,  voit 
aussi  le  Père.  Coonment  peux-tu  dire  :  Faites-nous 
voir  le  Père?  Ne  croyez-vous  pas  que  je  suis  dans 
le  Père,  et  que  le  Père  est  en  moi?  Et  dans  une  autre 
occasion,  voulant  toujours  exprimer  davantage  sa 
filiation  divine  ,  il  disait  à  un  disciple  encore  incer- 
tain :  Dieu  a  tant  aimé  le  monde,  qu'il  a  donné  pour 
lui  son  Fils  unique...  Celui  qui  croit  en  lui  n'est  pas 
condamné ,  mais  celui  qui  n'y  croit  pas  est  con- 
damné, parce  qu'il  ne  croit  pas  au  nom  du  Fils 
unique  de  Dieu  (2).  Jésus -Christ  se  posait  donc 
comme  Fils  de  Dieu  sans  pareil  et  sans  second ,  en 
un  sens  si  étroit,  qu'il  était  dans  son  Père,  et  que 


(1)  Saint  Matthieu,  chap.  xvi,  vers.  13.  14, 15,  16,  17,  18. 

(2)  Saint  Jean,  chap.  xiv,  vers.  8,  9,  10. 


-^  11  - 

son  Père  était  en  lui,  et  que  le  voir,  c'était  voir  son 
Père. 

Voilà  pour  les  amis  et  les  disciples.  Mais  au  delà 
des  amis  et  des  disciples ,  il  est  un  autre  tribunal  où 
il  faut  que  toute  doctrine  nouvelle  se  présente  :  c'est 
le  peuple.  Après  avoir  parlé  en  secret  à  ceux  que 
Ton  a  choisis,  il  faut  sortir  de  sa  chambre,  paraître 
en  public,  parler  à  des  hommes  de  tout  âge,  de  tout 
sexe ,  de  toutes  conditions ,  à  des  hommes  qui  n'ont 
pas  reposé  sur  la  poitrine  du  maître,  qui  n'ont  pas  reçu 
l'éducation  de  l'amitié,  qui  ne  savent  pas  ce  qu'on 
leur  veut,  qui  opposent  à  la  parole  doctrinale  mille 
passions  mêlées  à  mille  préjugés.  Jésus-Christ  l'a  fait; 
il  a  entendu  mugir  la  foule  autour  de  lui,  et  ne  s'est 
pas  étonné  du  compte  qu'il  avait  à  lui  rendre.  Jus- 
ques  à  quand,  lui  crie-t-on,  tiendrez  -  vous  notre 
âme  en  suspens?  Si  vous  êtes  le  Christ,  dites-nous- 
le  ouvertement.  Jésus -Christ  leur  répond  :  Je  vous 
parle,  et  vous  ne  me  croyez  pas;  pourtant  les  œu- 
vres que  fai  accomplies  au  nom  de  mon  Père  ren- 
dent témoignage  de  moi  (1)...  Mon  Père  et  moi,  nous 
ne  sommes  qu'un  (2).  A  ce  mot,  qui  dit  tout,  les  Juifs 
ramassent  des  pierres  pour  le  lapider  ;  et  Jésus  leur 
dit  :  Je  vous  ai  montré  beaucoup  d'œuvres  de  non 
Père  ;  pour  laquelle  de  ces  œuvres  me  lapidez-vous? 
Les  Juifs  lui  répondirent  :  Pour  aucune  de  vos 
bonnes  œuvres,  mais  à  cause  du  blasphème,  et 
parce  qu'étant  homme,  vous  vous  faites  Dieu  (3).  Le 

(1)  Saint  Jean,  chap.  x,  vers.  24,  25. 

(2)  Ibid.,  vers.  30. 

(3)  Ibid.,  vers.  32,  33. 


—  12  - 

langage  de  Jésus-Christ,  tel  qu'il  le  tenait  au  peuple 
pour  lui  apprendre  l'origine  et  la  mission  de  ce  nou- 
veau maître  spirituel,  était  donc  un  langage  exempt 
de  toute  contrainte  et  d'obscurité.  Il  lui  dit  sans 
crainte  cette  parole  terrible  :  Ego  et  Pater  unum 
sumus. 

Mais  au-dessus  du  peuple,  masse  confuse  dont 
la  voix  est  la  voix  de  Dieu  et  aussi  la  voix  du  néant; 
au-dessus  du  peuple,  qui  est  à  la  fois  la  plus  grande 
et  la  moindre  autorité,  s'élève  dans  le  calme,  la  vigi- 
lance et  le  respect  de  soi-même,  la  plus  haute  re- 
présentation du  droit  et  de  la  vérité.  Chaque  nation 
a  quelque  part  une  magistrature  suprême  qui  ras- 
semble en  elle  la  gloire  et  la  lumière  du  pays,  et  c'est 
là  que  finit  par  comparaître  toute  doctrine  qui  a  re- 
vendiqué l'empire  en  faisant  une  violence  apparente 
ou  réelle  aux  traditions  reçues.  Jésus- Christ  ne 
pouvait  échapper  à  cette  loi  générale  de  l'ordre  hu- 
main. Il  est  cité  devant  le  conseil  des  anciens,  des 
prêtres  et  des  princes  de  la  Judée.  Après  des  témoi- 
gnages plus  ou  moins  consistants,  enfin  le  grand 
prêtre  veut  mettre  la  question  où  elle  est,  il  se  lève 
et  adresse  à  l'accusé  cette  solennelle  adjuration  :  Je 
vous  adjure  par  le  Dieu  vivant  de  nous  dire  si  vous 
êtes  le  Christ,  Fils  de  Dieu  (1).  Jésus -Christ,  sans 
s'émouvoir,  lui  répond  ces  deux  mots  :  Ego  sum.  — 
Je  le  suis.  Et  il  ajoute  immédiatement,  pour  confir- 
mer son  aveu  par  la  majesté  du  discours  :  Je  le  suis, 
et  vous  verrez  le  Fils  de  Vhomme  assis  à  la  droite  de 

(1)  Saint  Matthieu ,  ciiap.  xxvi ,  vers.  63, 


—  13  — 

la  puissance  de  Dieu,  et  venant  sur  les  nuées  du 
ciel  (1).  Alors  le  grand  prêtre  déchire  ses  vêtements  : 
Qu'avons-nous  besoin  de  témoi^is?  s'écrie-t-il  ; 
vous  venez  d'entendre  le  blasphème  ;  qu'en  pensez- 
vous  (2)  ?  Et  tous  le  jugent  digne  de  mort.  On  le 
mène  au  président  romain,  qui ,  ne  trouvant  pas  de 
motifs  à  sa  condamnation,  veut  le  renvoyer;  mais  les 
princes  du  peuple  insistent  :  Nous  avons  une  loi,  et 
selon  la  loi  il  doit  mourir,  parce  qu'il  s'est  fait  le 
Fils  de  Dieu  (3).  Pilate  entend  si  bien  la  chose,  que 
son  oreille  romaine ,  et  par  conséquent  religieuse,  se 
dresse;  il  tire  à  part  Jésus -Christ,  et  lui  demande 
d'où  il  est  :  Unde  es  tu  (4)?  Jésus -Christ  se  lait;  il 
confirme  par  son  silence  tout  ce  qu'on  l'accuse  d'a- 
voir dit  de  lui-même,  et  ce  qu'il  a  dit,  en  effet.  Le 
peuple,  spectateur  de  son  supplice,  comprend  sa  con- 
damnation dans  le  sens  où  elle  a  été  portée  ;  il  l'in- 
sulte jusque  dans  la  mort  par  ces  dérisions  signifi- 
catives :  Va,  toi  qui  détruis  le  temple  de  Dieu,  et  le 
rebâtis  en  trois  jours,  sauve-toi  toi-même;  descends 
de  la  croix,  si  tu  es  le  Fils  de  Dieu  (5).  Et  quand  les 
ténèbres  couvrent  la  terre,  quand  les  rochers  se  fen- 
dent, quand  le  voile  du  temple  se  déchire  et  que 
toute  la  nature  avertit  l'humanité  que  quelque  chose 
de  grand  se  passe  là,  les  spectateurs  et  le  centurion 


(1)  Saint  Marc,  chap.  xiv,  vers.  62. 

(2)  Ibid.,  vers.  63 ,  64. 

(3)  Saint  Jean,  chap.  xix,  vers.  7 

(4)  Ibid.,  V,  9. 

(5)  Saint  Matthieu,  chap.  xxvii ,  vers.  40. 


—  14  — 

romain  se  frappent  la  poitrine  en  disant:  Celui-là 
était  vraiment  le  Fils  de  Dieu  (1)!  Et  saint  Jean 
Fapôtre  termine  son  Évangile  par  ces  paroles  :  Ces 
choses  sont  écrites  pour  que  vous  croyiez  que  Jésus 
est  le  Christ,  Fils  de  Dieu  (2). 

Ainsi ,  devant  ses  amis,  devant  le  peuple,  devant 
les  magistrats,  dans  sa  vie,  dans  sa  mort,  partout 
Jésus -Christ  se  proclame  le  Fils  de  Dieu,  Fils  uni- 
que ,  Fils  égal  à  son  Père ,  un  avec  son  Père ,  étant 
en  son  Père  et  son  Père  en  lui.  C'est  là  le  témoi- 
gnage qu'il  rend  de  lui-même,  sa  réponse  à  la  fasti- 
que  interpellation  :  Quid  dicis  de  teipso?  Et  quelle 
réponse,  Messieurs!  Quoi!  un  homme,  un  être  de 
chair  et  d'os ,  qui  n'a  pas  seulement  devant  lui  les 
faiblesses  de  la  vie,  mais  les  faiblesses  de  la  mort, 
un  homme  !  il  ose  se  dire  Dieu  !  C'est  la  première  fois 
dans  l'histoire.  Aucun  personnage  historique,  avant 
et  après,  ne  s'est  posé  comme  Dieu.  L'idolâtrie 
avait  mille  dieux  ;  mais  elle  avait  un  Dieu  suprême 
dont  nul  autre  n'était  l'égal ,  et  lorsque  la  flatterie  la 
plus  lâche  décernait  l'apothéose  à  des  empereurs 
convaincus  de  tout  crime  par  leur  vie,  et  de  tout 
néant  par  leur  mort,  nul  ne  voyait  dans  l'encens 
offert  à  leurs  cendres  qu'une  figure  poétique ,  une 
dernière  adulation  de  la  servitude  envers  la  tyrannie, 
Mahomet ,  venu  pour  remplacer  le  règne  des  idoles , 
ne  s'est  pas  dit  Dieu,  mais  un  simple  envoyé  de  Dieu. 
Et  si  nous  voulons  remonter  plus  haut  que  l'idolâtrie 


(1)  Saint  Matthieu,  chap.  xxvii,  vers.  54. 

(2)  Saint  Jean,  chap.  xx,  vers.  31. 


—  15  — 

dans  la  recherche  des  plus  altières  impostures,  nous 
ne  découvrirons  au  fond  de  l'Inde  que  des  narrations 
sans  corps,  des  siècles  sans  date,  un  abîme  informe, 
où  notre  œil  ne  découvrira  point  un  mortel  authen- 
tique assez  hardi  pour  s'être  dit  Dieu  formellement 
et  sans  phrases ,  par  ces  deux  ineffables  mots  :  Ego 
sum!  L'homme  n'est  pas  capable  d'un  si  courageux 
mensonge;  c'est  une  trop  forte  extravagance  d'in- 
vraisemblance. 

C'est  aussi  une  extravagance  d'inutilité  :  car  à 
quoi  bon?  Que  peut  servir  de  se  donner  pour  Dieu? 
Vous  voulez  asseoir  des  lois,  fonder  un  empire? 
C'est  une  ambition  humaine,  et  je  conçois  que  vous 
ne  vous  posiez  pas  comme  philosophe  ;  car  quicon- 
que connaît  l'histoire  sait  qu'en  se  posant  comme 
philosophe  on  est  sûr  de  rester  seul  sur  son  piédes- 
tal. Un  homme  profond  dans  l'ambition  ne  se  posera 
donc  jamais  ainsi.  Dieu  est  la  pierre  angulaire  de  tout 
édifice  qui  doit  durer.  Son  nom ,  même  invoqué  par 
l'imposture,  est  un  ciment  efficace,  et  il  était  naturel 
qu'avant  et  après  d'autres  Jésus -Christ  se  donnât 
pour  envoyé  de  Dieu.  Les  hommes  ont  souvent  ac- 
cepté cette  idée;  ils  croient  volontiers  à  l'interven- 
tion de  la  Divinité  dans  les  affaires  humaines,  et  leur 
foi,  trompée  à  cet  égard  dans  l'application,  ne  l'est 
jamais  quant  à  la  réalité  d'une  Providence  éternelle- 
ment attentive  à  leur  sort.  Jésus-Christ,  en  se  disant 
l'homme  de  Dieu ,  eût  donc  dit  quelque  chose  de 
vraisemblable  et  d'utile  ;  mais  le  titre  même  de  Dieu, 
l'apothéose  de  soi  par  soi,  n'ajoutait  rien  à  ses  pro- 
jets que  des  difficultés.  Il  lui  fallait  désormais  sou- 


—  1C  — 

tenir  dans  tous  ses  actes  le  personnage  de  l'Infini;  il 
fallait  que  dans  sa  mort  même  il  ménageât  des 
preuves  de  sa  nature  divine,  et  que  son  tombeau 
parlât  de  lui  comme  l'éternité.  Était-ce  humaine- 
ment faisable? 

Ajoutez  une  troisième  considération,  relative  à 
l'état  des  croyances  religieuses  chez  les  Juifs.  Ce 
peuple  n'avait  dans  sa  loi  qu'un  seul  dogme  explicite  ; 
tous  les  autres,  quoiqu'il  les  possédât  dans  ses  tra- 
ditions, étaient  comme  voilés  et  manquant  de  relief. 
L^'unité  de  Dieu,  gravée  en  tête  des  tables  du  Sinai, 
était  pour  lui  le  dogme  par  excellence,  celui  qui  rap- 
pelait et  renfermait  tous  les  autres,  tels  que  la  créa- 
tion, la  chute  de  l'homme,  l'immortalité  de  l'âme. 
Y  toucher,  même  de  loin,  c'est  toucher  à  Moïse,  au 
Sinaï,  à  tous  les  souvenirs  d'Israël,  à  toutes  ses  ha- 
bitudes, à  tous  ses  respects.  Or  Jésus- Christ,  en 
prenant  le  titre  de  Fils  de  Dieu,  même  sans  rompre 
l'unité  divine ,  n'entrait  pas  naturellement  dans  les 
oreilles  de  ce  peuple,  accoutumé  par  son  législateur 
et  par  ses  prophètes  à  ne  connaître  que  le  Dieu  qui 
l'avait  tiré  de  l'Egypte,  et  qui  lui  avait  répété  si  sou- 
vent :  Je  suis  le  seul  Dieu,  tu  n'en  adoreras  point 
d'autre  que  moi  (1). 

Si  donc  Jésus-Christ  disait  faux  en  se  portant  pour 
Dieu  ,  il  s'était  créé  sans  raison  d'inexplicables  diffi- 
cultés. 

Mais  enfin  laissons  ces  réflexions  préliminaires ,  et 
voyons  où  nous  en  sommes  de  la  vie  que  nous  étu- 

{!]  Exode,  chap.  xx,  vers.  2,  3. 


—  17  — 

dions.  Quelques  motifs  qu'eût  Jésus-Christ  de  ne  pas 
se  dire  Dieu,  il  s'est  dit  Dieu  :  voilà  le  fait.  Avant  de 
rechercher  s'il  disait  vrai,  une  question  intermé- 
diaire se  présente,  celle  de  savoir  si  en  se  disant 
Dieu  il  croyait  ce  qu'il  disait.  Entre  l'affirmation  et  la 
réaUté,  entre  dire  et  être,  se  place  la  question  de  la 
bonne  foi  et  de  la  sincérité.  Jésus-Christ  croyait-il  à 
sa  divinité?  Était-il  convaincu  de  ce  dogme  intime 
dont  il  faisait  la  base  de  son  enseignement,  et  pour 
lequel  il  est  mort?  Était-il  sincère,  ou  bien,  pardon- 
nez-moi l'expression,  était-il  fourbe?  Nous  ne  pou- 
vons plus  faire  un  pas  dans  sa  vie  avant  que  ce  doute 
soit  éclairci.  L'humanité  tout  entière,  sans  distinc- 
tion de  temps ,  de  Ueux,  de  peuples ,  de  lois ,  de  reli- 
gions, se  partage  en  deux  lignées  où  chacun  marque 
lui-même  sa  place  :  la  lignée  des  fourbes  et  la  lignée 
des  sincères.  Trop  souvent  les  fourbes  ont  conduit 
les  sincères  ;  mais  leur  règne  se  trahit  tôt  ou  tard 
lui-même,  et  la  sincérité  est  pour  l'homme  un  be- 
soin qui  l'honore ,  pour  l'erreur  un  arôme  qui  la  rend 
moins  amère,  pour  la  vérité  une  couronne  qu'on  y 
recherche  d'abord.  Sachons  donc  avant  tout  si  Jé- 
sus-Christ porte  cette  couronne,  s'il  est  oint  de  cet 
arôme,  s'il  a  cet  honneur  sans  lequel  il  n'y  en  a  point. 
Qu'en  penser,  Messieurs?  Faut-il  que  nous  le  ran- 
gions dans  la  lignée  des  fourbes,  ou  dans  la  lignée 
dessmcères?  Était-il  de  ceux  qui  ont  couvert  leur 
ambition  de  voiles  sacrés  et  hypocrites,  ou  bien  de 
ceux  qui  ont  préféré  à  tout,  même  au  succès,  l'hon- 
neur d'une  parole  sans  tache,  et  qui  ont  pris  pour 
devise  la  devise  des  Machabées  :  Moriamur  in  sîm- 


—  18  — 

plicUate  nostraf —  Mourons  plutôt  dans  notre  sim- 
plicité (1)  ! 

C'est  là  la  question. 

Cette  question  se  décide  par  le  caractère  de 
l'homme,  et,  dès  lors,  je  pourrais  dire  que  la  cause 
est  jugée  en  faveur  de  Jésus-Christ.  Car  aucune 
figure  plus  vénérable  ne  s'est  levée  sur  l'horizon  de 
l'histoire  ;  le  simple  cours  du  temps  l'a  mise  au- 
dessus  de  tout,  en  ne  laissant  rien  paraître  qui  pût 
en  approcher.  De  l'aveu  de  tous,  même  de  ceux  qui 
ne  croient  pas  en  lui ,  Jésus-Christ  est  un  homme  de 
bien,  un  sage,  un  élu,  un  incomparable  caractère. 
Il  a  fait  de  si  grandes  choses ,  des  choses  si  saintes, 
que  ses  ennemis  mêmes  rendent  à  tout  moment  hom- 
mage à  son  œuvre  et  à  sa  personne. 

On  a  pu  entendre,  il  est  vrai,  au  dernier  siècle, 
un  écrivain  qui  avait  pris  pour  devise  en  le  dési- 
gnant :  Écrasez  l'infâme /  Mais  cette  parole,  Mes- 
sieurs, n'a  pu  franchir  le  siècle  qui  l'avait  pronon- 
cée; elle  s'est  arrêtée ,  tremblante,  aux  frontières  du 
nôtre,  et,  depuis,  aucune  bouche  humaine,  même 
parmi  celles  qui  ne  sont  pas  respectées ,  n'a  osé 
répéter  cette  parole  d'une  guerre  impie.  Elle  est  de- 
meurée sur  la  tombe  de  celui  qui  l'avait  dite  le  pre- 
mier, et  elle  y  attend ,  après  le  jugement  d'une  pos- 
térité qui  est  déjà  venue,  le  jugement  plus  sévère 
encore  de  la  postérité  à  venir. 

Je  pourrais  donc  m'arrêter  là,  puisque  rien  n'est 
au-dessus  d'un  jugement  universel ,  et  que  toute  dé- 

(IJ  Machabées,  chap.  ii,  vers.  37 


—  19  — 

monstration  pâlit  devant  une  appréciation  qui  fait 
partie  du  sens  commun  des  hommes.  Mais  je  veux 
vous  donner  le  plaisir  d'analyser  le  caractère  du 
Christ,  et  de  rechercher  par  quelle  harmonie  de  beau- 
tés morales  cette  physionomie  surpasse  infiniment 
les  plus  illustres  figures  de  tous  les  temps. 

Or  le  caractère  humain  se  compose  de  trois  élé- 
ments :  l'intelligence ,  qui  est  le  siège  des  pensées  ; 
le  cœur,  qui  est  le  siégé  des  sentiments  ;  la  volonté  , 
qui  est  le  siège  des  résolutions.  C'est  la  fusion  de  ces 
trois  éléments  qui  détermine  par  sa  mesure  tout  type 
moral  et  lui  donne  son  prix.  Il  ne  nous  faut  pas  cher- 
cher ailleurs  le  secret  de  la  perfection  que  nous  re- 
marquons dans  le  héros  de  TÉvangile.  Sans  doute , 
pour  ceux  qui  le  croient  Dieu ,  la  divinité  est  par- 
dessous  et  pénètre  tout  le  tissu  visible  ;  mais  sans 
rien  changer  à  la  nature  de  l'âme  pas  plus  qu'à  la 
nature  du  corps.  Jésus-Christ  n'a  en  lui,  pour  con- 
stituer sa  physionomie,  que  des  pensées,  des  senti- 
ments et  des  résolutions  ,  mais  dans  un  équilibre  et 
avec  des  nuances  qui  font  son  charme  propre,  et 
qu'il  s'agit  précisément  de  connaître. 

Je  ne  vous  tromperai  pas ,  Messieurs ,  en  vous  di- 
sant de  son  inteUigence  qu'elle  avait  pour  don  et  pour 
signe  ce  quelque  chose  que  nous  appelons  le  sublime. 
Le  sublime  est  l'élévation,  la  profondeur  et  la  sim- 
plicité fondues  ensemble  d'un  seul  jet.  Quand  on 
vient  annoncer  au  vieil  Horace  que  son  fils  a  fui  du 
combat  où  se  décidait  la  suprématie  entre  Albe  et 
Rome,  et  qu'en  voyant  son  indignation,  on  lui  dit 
pour  l'apaiser  :  «  Que  vouliez-vous  qu'il  fît  contre 


—  20  — 

trois?  »  le  vieillard  répond  ce  mot  si  célèbre  :  «  Qu'il 
mourût!  »  Le  mot  est  sublime  ;  c'est  le  cri  du  devoir 
sorti  instantanément  d'une  grande  âme  et  nous  em- 
portant tout  d'un  coup  au-dessus  de  toutes  les  fai- 
blesses qui  parlent  en  nous  contre  le  sacrifice  de 
nous-mêmes.  Rien  n'est  plus  simple,  mais  rien  n'est 
plus  élevé  ni  plus  profond.  Dieu  a  donné  à  l'homme 
la  faculté  d'atteindre  au  sublime  dans  ses  actes  et 
dans  ses  écrits  ;  mais  ce  sont  des  moments  rares  et 
fugitifs.  Les  plus  grands  hommes  ont  été  sublimes 
quatre  ou  cinq  fois  dans  leur  vie  :  tels  que  César  di- 
sant au  batelier  qui  le  conduisait  à  travers  une  tem- 
pête :  «  Que  crains-tu?  tu  portes  César.  »  La  sim- 
plicité manque  trop  souvent  aux  plus  belles  actions , 
ou  bien,  quand  elles  sont  simples,  elles  ne  nous  ra- 
vissent pas  assez  haut,  ou  encore  elles  ne  renferment 
pas  dans  leur  sein  une  profondeur  qui  donne  suffi- 
samment à  penser.  Il  en  est  de  même  de  nos  écrits. 
Il  n'est  pas  rare  d'y  trouver  l'harmonie,  la  grâce,  la 
beauté ,  et  comme  un  fleuve  qui  nous  conduit  entre 
des  rivages  doux  et  fleuris.  On  se  laisse  ainsi  aller 
des  pages  entières.  Tout  à  coup,  et  comme  par  ha- 
sard, les  cheveux  se  dressent,  la  respiration  devient 
étroite ,  la  peau  se  contracte ,  et  un  glaive  froid  va 
jusqu'à  l'âme...  C'est  le  sublime  qui  est  apparu. 
Mais  ce  n'est  qu'une  apparition,  et  c'est  pourquoi  il 
nous  tire  de  notre  état  naturel,  nous  faisant  une  sorte 
de  violence  abrupte  et  courte. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  Jésus-Christ.  Ses  actes 
et  ses  paroles  sont  empreints  d'une  élévation,  d'une 
profondeur  et  d'une  simplicité  continues,  qui  font 


—  21  — 

que  le  sublime  y  est  comme  naturalisé  et  ne  nous 
cause  plus  d'étonnement,  sans  rien  perdre  toutefois 
de  son  empire  sur  l'âme.  C'est  pourquoi,  après  tant 
de  chefs-d'œuvre  des  plus  fameuses  littératures,  l'É- 
vangile est  demeuré  un  livre  unique  au  monde,  un 
livre  reconnu  inaccessible  à  Vimiidiiïon.  Bienheureux 
les  pauvres  en  esprit  (1),  dit  Jésus-Christ.  Quoi  de 
plus  simple?  Et  pourtant  comme  nous  voilà  tout  de 
suite  au-dessus  de  la  terre  !  L'ange  qui  saisit  Haba- 
cuc  et  l'enleva  de  son  champ  jusqu'en  Babylonie  ne 
fut  pas  plus  rapide.  Trois  mots  ont  suffi  pour  boule- 
verser nos  idées  sur  la  béatitude,  sur  la  valeur  des 
choses  d'ici -bas,  sur  le  but  de  la  vie,  pour  nous 
arracher  à  la  cupidité  terrestre  et  nous  faire  planer 
joyeusement,  comme  l'aigle,  au-dessus  des  royau- 
mes :  Bienheureux  les  pauvres  en  esprit  !  On  le  re- 
dira dans  tout  le  monde;  l'âme  qui  aura  entendu 
cette  parole  une  fois  y  reviendra  toujours ,  et  elle 
y  trouvera  toujours  une  main  cachée  pour  l'enle- 
ver. La  méditation  y  découvrira,  en  la  creusant, 
des  trésors  de  profondeur,  une  économie  sociale 
nouvelle,  qui  changera  les  rapports  des  hommes 
entre  eux ,  anobUra  le  travail  et  la  peine ,  abolira  l'es- 
clavage et  fera  de  la  pauvreté  une  profession  aussi 
utile  que  sainte.  Tel  est  l'Évangile,  c'est-à-dire 
Jésus-Christ,  d'un  bout  à  l'autre,  et  l'on  ne  peut 
mieux  définir  cette  souveraine  inteUigence  qu'en  di- 
sant qu'elle  avait  reçu  de  Dieu  le  don  de  la  sublimité 
continue. 

(1)  Saint  Matthieu ,  chap.  v,  vers.  3. 


22  

D'ordinaire  les  grands  esprits  épuisent  toute  leur 
force  dans  leurs  pensées ,  et  ils  ne  peuvent  plus  don- 
ner à  leur  cœur  qu'un  branle  affaibli  et  secondaire. 
Cela  est  surtout  remarquable  dans  les  fondateurs 
d'empires  et  de  doctrines ,  hommes  froids ,  superbes, 
maîtres  d'eux-mêmes ,  voyant  l'humanité  bien  au- 
dessous  d'eux,  et  l'agitant  dans  le  secret  de  leurs 
desseins,  comme  le  vent  agite  un  champ  de  blé  qui 
est  mûr  et  qui  attend  la  main  du  moissonneur.  La 
conception  de  leurs  plans  les  absorbe  ;  le  succès  les 
corrompt  en  justifiant  leur  orgueil;  le  revers  les  ai- 
grit, et  tout  les  pousse  au  mépris  du  genre  humain, 
qui  n'est  pour  eux  qu'un  piédestal  debout  ou  par 
terre.  Encore  même  qu'ils  ne  descendent  pas  si  bas 
dans  la  dégradation  du  cœur,  il  ne  leur  est  pas  per- 
mis d'élever  leur  faculté  d'aimer  aussi  haut  que  leur 
faculté  de  concevoir.  Le  regard  de  l'aigle  n'est  pas 
donné  naturellement  à  l'œil  de  la  colombe.  On  re- 
marque ces  nuances  jusque  dans  les  écrivains.  Ra- 
cine, pardonnez-moi  ces  comparaisons,  Pxacine  est 
tendre;  Corneille  l'est  beaucoup  moins,  parce  que 
son. génie  approche  davantage  du  subUme.  On  sent 
en  lui  quelque  chose  d'héroïque  et  de  dur,  comme 
ces  Romains  dont  il  a  dit  lui-même  : 

Et  je  rends  grâce  au  ciel  de  n'être  pas  Romain, 
Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain. 

Or  Jésus-Christ,  sous  ce  rapport,  est  une  excep- 
tion à  jamais  mémorable  et  sans  espérance  d'être  re- 
produite, si  ce  n'est  de  loin,  en  ceux  qui  le  prennent 


—  23  — 

pour  le  maître  de  leur  âme.  Il  a  porté  la  puissance 
d'aimer  jusqu'à  la  tendresse,  et  à  une  tendresse  si 
neuve ,  qu'il  a  fallu  lui  créer  un  nom ,  et  qu'elle  forme 
un  genre  à  part  dans  l'analyse  des  sentiments  hu- 
mains :  je  veux  dire  l'onction  évangélique.  Jésus- 
Christ  a  été  tendre  pour  tous  les  hommes  ;  c'est  lui 
qui  a  dit  d'eux  cette  parole  :  Tout  ce  que  vous  ferez^ 
au  plus  petit  d'entre  mes  frères ,  c'est  à  moi-même 
que  vous  l'aurez  fait  (1)  ;  parole  qui  a  mis  au  monde 
la  fraternité  chrétienne,  et  qui  chaque  jour  encore 
enfante  l'amour.  Il  a  été  tendre  pour  les  pécheurs  ; 
il  s'asseyait  à  leur  table,  et  lorsque  l'orgueil  doctri- 
nal lui  en  faisait  le  reproche,  il  répondait  :  Je  ne 
suis  pas  venu  pour  ceux  qui  se  portent  bien,  mais 
pour  ceux  qui  sont  souffrants  (2).  S'il  aperçoit  un 
publicain  monté  sur  un  arbre  pour  le  voir,  il  lui  dit  : 
Zachée,  hâte-toi  de  descendre,  il  faut  qu'aujour- 
d'hui je  loge  dans  ta  maison  (3).  Si  une  femme  pé- 
cheresse s'approche  et  se  hasarde  jusqu'à  verser  des 
parfums  sur  sa  tête,  au  grand  scandale  d'une  nom- 
breuse assemblée,  il  la  rassure  par  cette  immortelle 
allocution  :  Beaucoup  de  péchés  lui  sont  remis, 
parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé  (4).  Si  on  lui  présente 
une  femme  adultère,  pour  obtenir  de  lui  une  sentence 
qui  le  compromette  par  sa  douceur  même ,  il  répond  : 
Que  celui  d'entre  vous  qui  est  sans  péché  lui  jette  la 


(1)  Saint  Matthieu ,  chap.  xxv,  vers.  40. 

(2)  Ihid.,  chap.  ix,  vers.  12. 

(3)  Saint  Luc,  chap.  xix,  vers.  3. 

(4)  Ibid.,  chap.  vu,  vers.  47. 


—  24  — 

première  pierre  (1).  Il  a  été  tendre  pour  sa  patrie  in- 
grate et  parricide ,  et,  voyant  de  loin  ses  murailles, il 
pleurait  en  disant  :  Jérusalem!  Jérusalem!  qui  tues 
les  prophètes  et  qui  lapides  ceux  qui  sont  envoyés 
vers  toi,  que  de  fois  j'ai  voulu  rassembler  tes  enfants 
comme  la  poule  rassemble  ses  'petits  sous  ses  ailes  y 
et  tu  ne  Vas  pas  voulu  (2)  !  Il  a  été  tendre  pour  ses 
amis,  jusqu'à  laver  leurs  pieds  et  permettre  à  un 
tout  jeune  homme  de  reposer  sur  sa  poitrine  dans  un 
des  moments  les  plus  solennels  de  sa  vie.  Même  dans 
le  supplice  il  a  été  tendre  pour  ses  bourreaux ,  et,  le- 
vant son  âme  pour  eux  vers  son  Père,  il  disait  : 
Seigneur,  pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils 
font  (3).  Aucune  vie  d'ici-bas  ne  présente  un  tel  tissu 
de  lumière  et  d'amour.  Chaque  parole  de  Jésus- 
Christ  est  un  accent  de  tendresse  et  une  révélation 
sublime  ;  au  même  moment  où  il  nous  ouvre  l'infini 
par  son  regard ,  il  nous  presse  de  ses  deux  bras  sur 
son  sein.  On  croit  s'envoler  par  la  pensée,  on  est  re- 
tenu par  la  charité. 

Et,  chose  qu'il  ne  faut  pas  oublier  de  dire ,  la  ten- 
dresse de  Jésus-Christ,  quoique  sans  bornes,  est 
d'une  virginité  sans  tache.  Il  est  difficile  à  ceux  qui 
ont  reçu  une  âme  propre  aux  choses  de  l'amour  de 
contenir  ce  don  précieux  dans  une  chaste  limite; 
c'est  l'objet  d'un  combat  souverain,  où  l'on  serait 
tenté  quelquefois  de  regretter  le  don ,  ou  de  souhai- 


^1)  Saint  Jean,  chap.  viii,  vers.  7. 

(2)  Saint  Matthieu,  chap.  xxiii,  vers.  37. 

(3)  Saint  Luc,  chap.  xxiii,  vers.  34. 


—  25  — 

ter  dans  son  usage  plus  de  liberté.  Jésus-Christ  sem^- 
bie  ne  pas  connaître  cette  peine  ;  il  porte  son  amour 
dans  un  vase  si  pur,  que  l'ombre  même  du  doute 
n'approche  pas  de  son  cœur,  et  que  dix-huit  siè- 
cles d'une  postérité  qui  a  cherché  ses  fautes,  n'ont 
pas  osé  dire  une  parole  de  soupçon  contre  sa  vertu. 
Le  caractère  de  sa  tendresse  est  d'être  in^ffablement 
chaste. 

Reste  une  chose,  Messieurs,  pour  achever  l'appré- 
ciation du  caractère  de  Jésus-Christ,  et  conclure  en- 
suite de  son  caractère  à  sa  sincérité.  Une  intelligence 
sublime,  un  cœur  tendre,  ne  suffisent  pas  pour  con- 
stituer une  volonté  capable  de  grandes  résolutions. 
La  volonté  est  un  monde  à  part,  où  la  faiblesse,  en 
dépit  de  nos  vues  et  de  nos  sentiments ,  tient  trop 
souvent  le  gouvernail.  Le  caractère  de  Jésus-Christ, 
sous  ce  rapport,  est  la  certitude  absolue  de  soi- 
même.  Nul  plus  que  lui  ne  s'était  proposé  un  difficile 
dessein;  il  voulait  être  reconnu  comme  Dieu,  aimé 
comme  Dieu ,  servi  comme  Dieu ,  adoré  comme  Dieu  : 
il  semble  que  la  volonté  dût  quelquefois  fléchir  sous 
un  si  lourd  fardeau ,  et  que  du  moins  Jésus-Christ 
devait  recourir  à  tous  les  moyens  *h'U'mains  capables 
d'assurer  le  succès  d'une  aussi  gigantesque  ambi- 
tion. Il  n'en  est  rien,  Messieurs;  Jésus^Christ  a  mé- 
prisé tous  les  moyens  humains,  ou  plutôt  il  s'en  est 
abstenu. 

La  politique  compte  au  premier  rang  de  ces 
moyens.  Elle  est  l'art  de  saisir  dans  un  moment 
donné  la  tendance  des  esprits,  d'assembler  des  opi- 
nions et  des  intérêts  qui  recherchent  satisfaction ,  de 

1* 


—  26  — 

pressentir  ce  que  veut  un  peuple  sans  qu'il  en  ait 
toujours  lui-même  une  conscience  exacte;  de  se  po- 
ser, à  l'aide  des  circonstances,  comme  son  représen- 
tant naturel,  et  de  le  pousser  un  jour  sur  une  pente 
qui  nous  emportera  avec  lui  pour  cinquante  ans. 
Telle  est  la  politique,  art  illustre,  dont  on  peut  user 
pour  le  bien  et  pour  le  mal,  et  qui  est  la  source  des 
vicissitudes  heureuses  et  malheureuses  parmi  les 
nations.  Jésus-Christ  était  admirablement  placé  pour 
se  faire  l'instrument  d'une  révolution  qui  eût  servi 
ses  desseins  religieux.  Le  peuple  dont  il  était  issu 
avait  perdu,  sous  le  joug  des  Romains ,  les  restes  de 
son  antique  nationalité;  la  haine  de  Rome  y  était  au 
comble,  et  chaque  jour  les  déserts  et  les  montagnes 
de  la  Judée  voyaient  se  former  des  bandes  libéra- 
trices sous  le  commandement  de  quelque  patriote 
pourvu  de  hardiesse  ou  de  considération.  Ces  mou- 
vements étaient  secondés  par  des  prophéties  célè- 
bres, qui  avaient  annoncé  de  longue  main  au  peuple 
juif  un  chef  et  un  sauveur.  Le  rapport  de  ces  idées 
et  de  ces  intérêts  avec  le  nouveau  royaume  dont  Jé- 
sus-Christ annonçait  la  venue  prochaine,  était  ma- 
nifeste. Cependant,  loin  d'y  conniver  et  de  s'en 
servir,  il  les  foule  aux  pieds.  On  lui  demande, 
pour  le  sonder,  s'il  faut  payer  le  tribut  à  César; 
il  se  fait  apporter  une  pièce  de  monnaie,  et  s'in- 
formant  de  qui  en  est  l'image  et  l'inscription ,  il  ré- 
pond ensuite  froidement  :  Rendez  donc  à  César  ce 
qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  (1).  Il 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  xxii,  vers.  21. 


—  27  — 

va  plus  loin.  Il  annonce  la  ruine  temporelle  de  sa 
nation  ;  il  parle  contre  le  temple ,  objet  de  la  vénéra- 
tion religieuse  et  patriotique  des  Juifs,  et  il  prédit 
ouvertement  qu'il  n'en  restera  pas  pierre  sur  pierre  ; 
ce  qui  fut  cause  qu'on  rangea  ce  grief  parmi  les  ac- 
cusations portées  contre  lui  devant  la  souveraine 
magistrature. 

Sa  doctrine,  très -favorable  au  peuple  et  aux 
petits ,  était  de  nature  à  lui  concilier  une  grande 
popularité,  ce  qui  est  un  ressort  admirable  pour 
les  révolutions.  Il  obtint,  en  effet,  de  l'ascendant  sur 
le  peuple,  jusque-là  qu'on  veut  l'élire  pour  roi  d'Is- 
raël ;  mais  il  s'enfuit  pour  éviter  cet  honneur,  et 
brise  entre  ses  mains  une  arme  que  le  vulgaire  des 
grands  homiAes  eût  estimée  un  don  et  un  aveu  du 
Ciel. 

Après  la  politique  vient  la  force ,  qui  en  est  un 
appendice,  mais  que  l'on  peut  considérer  en  dehors 
des  causes  qui  la  communiquent  ordinairement. 
Jésus -Christ  n'a  rien  tant  à  cœur  que  d'éloigner 
ses  disciples  d'y  croire  et  d'en  user.  11  les  envoie, 
dit-il,  comme  des  agneaux;  il  leur  annonce  toutes 
sortes  d'afflictions,  sans  leur  donner  d'autres  secours 
que  la  patience,  la  douceur  et  l'humilité.  Si,  oublieux 
de  ces  leçons,  ils  veulent  appeler  le  feu  du  ciel  sur 
une  ville  qui  ne  les  avait  pas  reçus,  il  leur  reproche 
de  ne  pas  connaître  encore  de  quel  esprit  ils  sont  (1). 
Au  moment  de  son  arrestation,  lorsqu'il  pourrait  se 
défendre,  et  qu'un  apôtre  tire  l'épée,  Jésus-Çhrist 

(1)  Saint  Luc,  chap.  xix,  vers.  55. 


—  28  — 

lui  dit  :  Remets  ton  épée  dans  le  fourreau,  car  qui^ 
conque  tirera  l'épée  périra  par  Vépée  (1).  Tandis 
que  d'autres  doctrines  demanderont  à  la  victoire  une 
sanction ,  insensés  qui  ne  savent  pas  que  la  victoire 
est  mobile  et  la  conscience  immuable,  Jésus-Christ 
choisit  la  croix  pour  son  étendard,  et  proteste  contre 
tous  les  succès  de  la  force  par  le  succès  de  son  sup- 
plice. 

Il  néglige  pareillement  la  science  et  la  philosophie, 
ces  moyens  plus  nobles  et  plus  vrais  de  donner  la 
conviction.  Il  s'entoure  de  bateliers  au  lieu  de  s'en- 
tourer de  savants,  et  évitant  l'apparence  même  d'une 
organisation  scientifique  et  philosophique  de  sa  doc- 
trine, il  la  communique  par  des  paraboles  et  des 
sentences  détachées.  Il  laisse  à  ses  disciples  et  à  son 
Eglise  le  soin  futur  d'y  mêler  des  raisonnements  et 
d'en  ordonner  toutes  les  parties. 

Enfin ,  l'habileté  même  la  plus  vulgaire  lui  semble 
inconnue;  il  fait  de  sa  mort,  du  temps  où  il  aura 
reçu  d'elle  un  si  terrible  échec  à  sa  divinité,  et  où  il 
ne  sera  plus  là  pour  soutenir  les  siens,  il  fait,  dis-je, 
de  sa  mort  un  piège  à  la  foi  de  ses  disciples  en  leur 
promettant  de  ressusciter,  et  en  rapportant  la  confir- 
mation de  toute  sa  vie  à  cette  épreuve,  qui  ne  peut 
finir,  s'il  n'est  pas  Dieu,  que  par  une  ignoble  super- 
cherie ou  un  éclatant  démenti. 

Je  ne  connais  pas,  Messieurs,  d'autres  moyens 
humains  de  fonder  quelque  chose  ici-bas  que  ceux 
dont  je  viens  de  faire  mention  :  la  politique,  la  force, 

(1)  Saint  Jean  ,  chap.  xviii ,  vers.  11. 


—  29  — 

la  science,  la  philosophie,  l'habileté.  Jésus-Christ 
s'est  abstenu  de  tous  sans  exception ,  et  cependant  il 
n'a  pas  manqué  une  seule  heure,  un  seul  instant, 
de  confiance  en  lui-même,  de  certitude  absolue  de 
soi.  C'est  même  l'abstention  des  moyens  humains  qui 
prouve  au  dernier  degré  son  inébranlable  résolution 
et  l'énergie  toute-puissante  de  sa  volonté.  Pourtant 
on  ne  fait  rien  sans  moyens,  sans  instruments.  Quel 
était  donc  le  moyen  ou  l'instrument  de  Jésus-Christ? 
Ah  !  Messieurs,  quel  il  était?  Ne  le  voyez-vous  pas? 
C'était  lui-même,  sa  force  intime,  la  conversation 
qu'il  avait  au  dedans  de  lui,  la  possession  sûre  de 
son  essence.  Les  hommes  tremblent,  parce  qu'ils  se 
voient;  Jésus-Christ  ne  tremblait  pas,  parce  qu'il  se 
voyait  aussi.  Il  savait  que  sa  parole  toute  simple  était 
la  voie,  la  vérité  et  la  vie  (1);  il  la  semait  à  tout  ve- 
nant, comme  le  laboureur  sème  le  blé.  Le  laboureur 
aussi  n'a  pas  besoin  de  la  politique,  de  la  force,  de 
la  science,  de  la  philosophie,  de  l'habileté;  il  a  le 
blé ,  la  terre  et  le  ciel  ;  il  ouvre  la  main  et  jette  la  vie. 
Et  pendant  que  la  politique  humaine  va  son  train, 
que  la  force  bat  la  force,  que  la  science  use  la  science, 
que  la  philosophie  d'aujourd'hui  enterre  la  philoso- 
phie d'hier,  et  que  l'habile  est  pris  dans  ses  propres 
filets,  le  froment  tombé  de  la  main  de  Dieu  dans  la 
main  de  l'homme,  et  de  la  main  de  l'homme  dans  le 
sein  de  la  terre,  le  froment  pousse,  croît,  verdit, 
mûrit;  on  le  cueille,  on  le  mange,  et  l'humanité  vitl 
Ainsi  faisait  Jésus-Christ;  ainsi  fait  quiconque  croit 

(1)  Saint  Jean,  chap.  xiv,  vers,  G. 


—  30  — 

fermement  tenir  de  Dieu  la  vérité  :  il  en  vit  d'abord , 
il  la  sème  ensuite,  et  le  monde,  qui  est  le  champ  (1), 
le  monde  en  vit  à  son  tour. 

Résumons  -  nous  ,  Messieurs.  Voici  le  caractère 
de  Jésus-Christ  tel  que  l'Évangile  nous  l'a  révélé  : 
sous  le  rapport  de  l'intelligence,  sublimité  conti- 
nue; sous  le  rapport  du  cœur,  tendresse  chaste  et 
ineffable;  sous  le  rapport  de  la  volonté,  certitude 
absolue  de  soi-même.  Or  ce  caractère  est  incom- 
patible avec  le  vice  ignoble  que  je  ne  n'ose  plus 
même  nommer,  tant  il  est  loin  déjà  de  votre  pensée. 
Jésus- Christ  était  sincère,  parce  qu'il  était  un  su- 
blime esprit;  il  était  sincère,  parce  que  son  cœur 
s'est  ouvert  sur  les  hommes  comme  un  sanctuaire  de 
tendresse  et  de  chasteté;  il  était  sincère,  parce  qu'il 
avait  la  certitude  absolue  de  lui-même,  parce  qu'il 
avait  foi  dans  sa  parole,  parce  qu'il  croyait  en  lui. 
Jésus- Christ,  comme  l'Évangile,  qui  n'est  autre 
que  lui,  Jésus-Christ  était  la  sincérité  même,  et  le 
charme  si  fort  qu'on  éprouve  en  le  regardant  et  en 
l'écoutant,  vient  de  la  lucidité  intime  de  sa  physio- 
nomie, qui  le  laisse  passer  tout  entier  en  dehors  tel 
qu'il  est. 

Eh  bien!  me  direz -vous,  Jésus -Christ  était  sin- 
cère, quoi  de  plus?  tant  d'autres  l'ont  été!  Un  mo- 
ment, Messieurs,  vous  n'y  pensez  pas.  Jésus-Christ, 
étant  sincère,  croyait  ce  qu'il  disait  ;  or  il  disait  qu'il 
était  Dieu;  il  l'a  dit  à  ses  disciples  et  à  ses  amis,  il 
l'a  dit  au  peuple ,  il  l'a  dit  à  la  magistrature  suprême 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  XIII,  vers   38. 


—  31  — 

de  son  pays;  il  a  été  condamné  et  il  est  mort  pour 
cette  affirmation  :  donc  il  croyait  qu'il  était  Dieu. 
Mais  il  ne  pouvait  pas  le  croire  s'il  ne  l'était  pas , 
parce  qu'il  est  imposible  de  se  tromper  sur  un  fait 
de  conscience  tel  que  celui  de  sa  propre  personnalité, 
à  moins  d'être  fou  ;  or  Jésus-Christ  n'était  pas  fou , 
et  il  était  sincère  :  donc  il  était  Dieu.  Ici,  par  une 
exception  qui  tient  à  la  nature  même  de  la  chose ,  la 
question  de  sincérité  se  confond  avec  la  question  de 
la  réalité.  Et  ce  n'est  point  une  découverte  de  ma 
part,  une  vaine  recherche  de  mon  esprit.  Il  y  a  long- 
temps. Messieurs,  que  l'Évangile,  en  établissant 
dans  l'esprit  de  ceux  qui  le  lisent  attentivement  la 
sincérité  de  son  héros ,  en  persuade  la  divinité  sans 
autre  argument.  Tandis  que  l'ÉgUsecathoUque,  fille 
et  épouse  de  Jésus -Christ,  démontre  la  divinité  de 
son  fondateur  par  la  divinité  de  son  propre  caractère 
à  elle,  l'Évangile,  travaillant  autrement,  prouve  aux 
enfants  de  l'Église  la  divinité  de  celui  qui  l'a  fondée. 
Et  cette  impression  est  commune  à  des  âges  bien  di- 
vers, aux  trois  âges  de  l'homme,  tant  elle  est  natu- 
relle et  fondée  sur  la  vérité. 

A  douze  ans ,  dans  la  fleur  de  notre  vie ,  on  nous  a 
lu  l'Évangile,  on  nous  a  parlé  de  Jésus-Christ;  sa 
parole  nous  a  paru  très-simple,  très- douce,  très- 
aimable  ;  nous  y  avons  cru  dans  la  simplicité ,  la  dou- 
ceur et  ramabilité  de  notre  jeune  âme.  Mais  trop 
souvent  cette  première  impression  diminue  et  s'ef- 
face ;  la  raison  grandit  avec  ses  droits  réels ,  les  pré- 
jugés du  dehors  pénètrent  en  nous,  les  passions  du 
dedans  s'échauffent  au  soleil  de  nos  années ,  et  Jésus- 


—  32  — 

Christ  tombe  peu  à  peu  de  l'autel  où  l'avaient  placé 
nos  premières  adorations.  Ce  temps  dure  son  temps. 
Les  ans  passent  sur  notre  servitude,  jusqu'au  jour  où 
la  raison,  devenue  plus  personnelle  et  plus  forte, 
nous  fait  honte  de  notre  foi  à  des  leçons  sans  auto- 
rité, et  où  nos  passions  elles-mêmes,  éclairées  par 
leur  domination,  nous  poussent  par  lassitude  à  des 
instincts  de  règle,  de  devoir  et  de  plus  grand  respect 
de  nous.  C'est  une  heure  bénie  entre  les  autres , 
l'heure  où  nous  entrons  dans  l'ordre  par  la  liberté 
même,  par  cette  divine  liberté  de  la  jeunesse  que  la 
Providence  nous  a  préparée  et  qu'aucune  loi  ne  peut 
nous  ravir.  Si  alors  l'Évangile  tombe  en  nos  mains  et 
que  nous  en  fassions  la  seconde  lecture,  il  n'est  pas 
rare  que  Jésus-Christ  nous  touche  de  nouveau,  et 
avec  un  empire  que  nous  ne  lui  disputerons  plus, 
parce  que  nous  le  lui  aurons  donné  nous-mêmes  dans 
un  âge  où  rien  ne  plaidera  plus  contre  lui  que  des 
passions  jugées  et  des  ignorances  vaincues.  C'est 
cette  seconde  lecture  de  l'Évangile,  Messieurs,  que 
nous  faisons  ensemble. 

Il  en  est  une  troisième,  moins  heureuse  que  les 
deux  premières,  parce  qu'elle  est  plus  tardive,  mais 
qui  apporte  à  Jésus-Çhrist  le  tribut  de  l'homme  dans 
sa  maturité,  et  quia  produit  des  aveux  dignes  d'une 
éternelle  mémoire.  Pendant  que  le  xviu^  siècle  ou- 
trageait à  plaisir  le  Fils  de  Dieu ,  il  se  trouva  dans  le 
sein  même  de  ce  collège  qui  l'attaquait  un  homme  ne 
croyant  pas  plus  que  les  autres ,  un  homme  aussi  cé- 
lèbre que  les  autres,  plus  célèbre  que  tous,  un  seul 
excepté ,  et  qui  eut  par-dessus  eux  le  privilège  d'à- 


—  33  — 

voir  des  moiiTements  sincères.  Dieu  le  voulait  ainsi 
pour  ne  pas  laisser  son  nom  sans  témoignage  parmi 
ceux-là  mêmes  qui  travaillaient  à  détruire  son  règne. 
Cet  homme  donc,  au  comble  de  sa  gloire,  initié  par 
l'étude  aux  siècles  passés ,  et  par  sa  vie  au  siècle  dont 
il  était  un  ornement,  eut  à  parler  de  Jésus-Qhrist 
dans  une  profession  de  foi  où  il  voulait  résumer  tout 
ce  que  ses  méditations  sur  les  choses  religieuses 
avaient  laissé  de  doutes  et  de  certitudes  dans  son  es- 
prit. Après  avoir  traité  de  Dieu  d'une  manière  digne, 
quoique  confuse,  il  en  vint  à  l'Évangile  et  à  Jésus- 
Çhrist.  Là ,  cette  âme  flottante  entre  l'erreur  et  la  vé- 
rité perdit  tout  à  coup  son  hésitation,  et  d'une  main 
ferme  comme  celle  d'un  martyr,  oubliant  son  temps 
et  lui-même,  le  philosophe  écrivit  la  page  d'un  théo- 
logien ,  une  page  qui  devait  être  le  contre-poids  du 
blasphème  :  Écrasez  Vinfâme,  et  qui  se  termine  par 
ces  paroles  que  toutes  les  voûtes  de  la  chrétienté  ré- 
péteront jusqu'au  dernier  avènement  du  Christ  :  «  Si 
la  vie  et  la  mort  de  Socrate  sont  d'un  sage,  la  vie  et 
la  mort  de  Jésus  sont  d'un  Dieu.  » 

On  pouvait  croire  que  la  force  de  cette  confession 
ne  serait  point  surpassée ,  soit  que  l'on  considérât  le 
génie  de  l'homme  qui  l'avait  écrite,  l'autorité  de  son 
incroyance,  la  gloire  de  son  nom  et  les  circonstances 
du  siècle  qui  avait  été  condamné  à  la  subir.  On  se 
trompait.  Un  autre  homme,  une  autre  éloquence, 
une  autre  gloire,  une  autre  incrédulité,  un  autre 
siècle,  un  autre  aveu  se  sont  rencontrés,  et  plus 
grands  que  tous  ensemble ,  si  ce  n'est  chaque  partie 
prise  à  part,  que  l'homme,  l'éloquence,  la  gloire, 


—  34  — 

Vincrédulite ,  le  siècle  et  l'aveu  que  vous  venez  d'en- 
tendre. Notre  âge  donc  s'ouvrit  par  un  homme  qui 
surpassa  tous  nos  contemporains,  et  que  nous,  ve- 
nus après,  nous  n'avons  point  égalé.  Conquérant, 
législateur,  fondateur  d'empire,  il  eut  un  nom  et  une 
pensée  qui  sont  encore  présents  partout.  Après  avoir 
accompli  l'œuvre  de  Dieu  sans  y  croire,  il  disparut, 
cette  œuvre  achevée ,  et  se  coucha  comme  un  astre 
éteint  dans  les  eaux  profondes  de  l'Océan  atlanti- 
que. Là,  sur  un  rocher,  il  aimait  à  ramener  devant 
lui-même  sa  propre  vie,  et,  de  lui  remontant  à  d'au- 
tres auxquels  il  avait  le  droit  de  se  comparer,  il  ne 
put  éviter,  sur  ce  théâtre  illustre  dont  il  faisait  partie, 
d'entrevoir  une  figure  plus  grande  que  la  sienne.  Il 
la  regarda  souvent  :  le  malheur  ouvre  l'âme  à  des  lu- 
mières que  la  prospérité  ne  discerne  pas.  La  figure 
revenait  toujours  ;  il  fallut  la  juger.  Un  des  soirs  de 
ce  long  exil  qui  expiait  les  fautes  du  passé  et  éclai- 
rait la  route  de  l'avenir,  le  conquérant  tombé  s'en- 
quit  d'un  des  rares  compagnons  de  sa  captivité  s'il 
pourrait  bien  lui  dire  ce  que  c'était  que  Jésus-Christ. 
Le  soldat  s'excusa  ;  il  avait  eu  trop  à  faire  depuis 
qu'il  était  au  monde  pour  s'occuper  de  celte  ques- 
tion. «  Quoi!  reprit  douloureusement  l'interlocuteur, 
tu  as  été  baptisé  dans  l'Église  catholique ,  et  tu  ne 
peux  pas  me  dire,  à  moi,  sur  ce  rocher  qui  nous  dé- 
vore ,  ce  que  c'était  que  Jésus-Christ  1  Eh  bien  !  c'est 
moi  qui  vais  te  le  dire.  »  Et  alors  ouvrant  l'Évangile, 
non  pas  de  la  main ,  mais  d'un  cœur  qui  en  était  rem- 
pli, il  se  mita  comparer  Jésus-Christ  avec  lui-même 
et  tous  les  plus  grands  hommes  de  l'histoire  ;  il  rc- 


—  35  — 

leva  les  différences  caractéristiques  qui  mettent  Jésus- 
Christ  à  part  de  toute  l'humanité,  et,  après  un  tor- 
rent d'éloquence  qu'aucun  Père  de  l'Église  n'aurait 
désavoué,  il  termina  par  ce  mot  :  «  Enfin  je  me  con- 
nais en  hommes ,  et  je  te  dis  que  Jésus-Christ  n'était 
pas  un  homme  I  » 

Ce  mot,  Messieurs,  résume  tout  ce  que  j'ai  voulu 
vous  dire  de  la  vie  intime  de  Jésus-Christ ,  et  l'im- 
pression qu'éprouve  tôt  ou  tard  tout  homme  qui 
lit  l'Évangile  avec  l'équité  de  l'attention.  Vous 
qui  êtes  jeunes  encore,  vous  vivrez;  vous  verrez 
les  savants ,  les  sages ,  les  princes  et  leurs  ministres  ; 
vous  assisterez  aux  élévations  et  aux  ruines  ;  fils 
du  temps,  le  temps  vous  initiera  aux  secrets  de 
l'homme,  et  quand  vous  les  saurez ,  quand  vous  au- 
rez la  mesure  de  ce  qui  est  humain,  un  jour  peut- 
être,  redescendant  de  ces  hauteurs  auxquelles  vous 
espériez ,  vous  direz  à  votre  tour  :  Je  me  connais  en 
hommes ,  et  je  te  dis  que  Jésus-Christ  n'était  pas  un 
homme. 

Un  jour  aussi,  sur  la  tombe  de  son  grand  capitaine, 
la  France  gravera  ces  paroles ,  et  elles  y  brilleront 
d'un  plus  immortel  éclat  que  le  soleil  des  Pyramides 
et  d'Austerlitz  I 


TRENTE-HUITIEME  CONFERENCE 


DE  LA   PUISSANCE   PUBLIQUE   DE   JESUS-CHRIST 


Monseigneur  , 

Messieurs, 

Jésus-Christ  nous  a  donné  sa  parole  qu'il  était 
Dieu ,  il  a  prouvé  la  sincérité  de  sa  parole  par  son 
caractère  :  donc  il  était  Dieu.  Mais  est-ce  là  toute  la 
preuve  de  sa  divinité?  Sans  doute  la  parole,  c'est- 
à-dire  l'affirmation  de  soi ,  est  la  première  manifes- 
tation des  êtres  doués  d'intelligence;  sans  doute  le 
caractère,  c'est-à-dire  l'expression  de  soi  par  la  phy- 
sionomie morale,  est  la  seconde  et  naturelle  manifes- 
tation des  mêmes  êtres  :  mais  est-ce  là  tout?  n'y 
a-t-il  rien  au  delà?  Et  quand  cette  démonstration 
suffirait  pour  les  rapports  vulgaires  que  les  hommes 
ont  entre  eux,  serait-elle  suffisante  lorsqu'il  s'agit 

IV.  —  2 


—  38  — 
des  communications  de  Dieu  avec  les  hommes?  Non, 
évidemment  non.  Car,  enfin,  il  faut  une  certaine  pé- 
nétration pour  juger  d'un  caractère;  il  faut  aussi  du 
temps  :  ce  n'est  pas  en  un  jour  qu'une  physionomie 
morale  se  découvre  en  entier,  et  lorsque  Dieu  paraît, 
Messieurs ,  lorsqu'il  fait  tant  que  de  venir,  il  est  ma- 
nifeste que,  du  premier  coup,  il  doit  y  avoir  dans 
son  apparition  quelque  chose  qui  exclue  le  doute, 
qui  exclue  le  débat ,  qui  exclue  le  temps ,  qui  exclue 
même  la  science ,  quelque  chose  qui  soit  reconnais- 
sable  de  tous  et  à  l'instant,  quelque  chose,  en  un 
mot,  qui  soit  la  puissance  pubUque  de  Dieu  et  révèle 
infaiUiblement  sa  puissance  et  son  action.  De  môme 
qu'il  existe  pour  la  souveraineté  terrestre  une  ex- 
pression certaine  de  sa  majesté,  il  doit  y  avoir  pour 
Dieu  un  mode  éminent  et  égal  à  lui ,  par  lequel ,  ve- 
nant à  se  montrer,  toute  intelligence ,  à  moins  d'une 
révolte  insensée,  se  courbe  et  dise  :  C'est  lui. 
Quel  est  ce  mode  de  manifestation  que  j'ai  appelé  la 
puissance  publique  de  Dieu?  En  quoi  consiste-t-il ? 
Jésus-Christ  l'a-t-il  possédé?  Quelles  senties  objec- 
tions auxquelles  il  donne  lieu ,  et  la  réponse  qui  les 
détruit?  Tel  est,  Messieurs,  le  vaste  champ  que  nous 
allons  parcourir  aujourd'hui. 

Nul  être  ne  peut  se  manifester  que  par  les  élé- 
ments qu'il  contient  en  lui  et  qui  constituent  sa  na- 
ture. Or  tout  être ,  quel  qu'il  soit ,  ne  renferme  que 
trois  éléments,  la  substance,  la  force  et  la  loi  :  la 
substance,  qui  est  le  fond  de  l'être;  la  force,  qui  est 
son  activité;  la  loi,  qui  est  la  mesure  de  son  action. 
Si  nous  jetons  un  regard  sur  le  dernier  des  êtres , 


—  39  — 

sur  rêtre  arrivé  aussi  proche  du  néant  que  possible, 
nous  y  reconnaîtrons  ces  trois  éléments.  Ainsi  l'atome 
a  une  substance ,  quelque  chose  qui  se  tient ,  qui  se 
porte ,  quelque  chose  que  nous  ne  pouvons  pas  ana- 
lyser, mais  que  nous  avons  appelé  d'un  nom  mysté- 
rieux, qui  veut  dire  ce  qui  est  dessous  et  qui  soutient 
tout  ce  qui  est  dessus.  L'atome  a  une  force  de  résis- 
tance; pour  le  déplacer,  encore  faut-il  un  mouve- 
ment si  léger  qu'il  soit,  et  sans  ce  mouvement  il 
restera  là.  11  a  une  force  de  cohésion  par  laquelle  ses 
parties  se  retiennent  ensemble,  une  force  d'affinité 
par  laquelle  il  attire  à  lui  d'autres  atomes;  car  c'est 
sa  vocation,  comme  c'est  la  vôtre,  de  s'agrandir.  Il  a 
une  force  de  passivité  par  laquelle  il  reçoit  la  lu- 
mière ,  la  chaleur  et  tous  les  fluides  dont  sa  vie  obs- 
cure, mais  savante  et  profonde,  a  besoin.  Enfin  sa 
substance  et  sa  force  sont  réglées  par  une  loi;  il  n'est 
pas  seul  au  monde,  il  est  lié  à  d'autres  êtres ,  il  subit 
des  influences  comme  on  subit  la  sienne;  il  a  une 
mesure  dans  son  action,  comme  les  autres  ont  une 
mesure  dans  leur  action  sur  lui.  Substance ,  force , 
loi ,  tout  cela  est  dans  un  atome ,  et  tout  cela  est  en 
Dieu,  qui  est  le  père  de  l'atome.  Dieu  est  la  plénitude 
de  la  substance,  la  plénitude  de  la  force,  la  pléni- 
tude de  la  loi;  il  est  la  substance  infinie,  la  force 
absolue ,  la  loi  éternelle.  Il  est  plus  encore  que  cela  : 
il  est  le  centre  de  toutes  les  substances,  qu'il  a  créées 
et  qu'il  conserve  ;  le  centre  de  toutes  les  forces ,  qui 
partent  de  lui  et  reviennent  à  lui;  le  centre  de  toutes 
les  lois,  dont  il  estle  principe,  la  sanction  et  la  majesté. 
Les  êtres  étant  ainsi  faits,  depuis  l'atome  jusqu'à 


—  40  — 

Dieu,  tout  être  peut  se  manifester  triplement,  par  sa 
substance,  par  sa  force  ou  par  sa  loi.  Par  sa  sub- 
stance :  ainsi  les  corps  nous  apparaissent- ils;  par 
sa  force  :  ainsi  l'âme  se  révèle-t-elle  à  nous  ;  par  sa 
loi  :  ainsi  les  astres,  même  invisibles,  se  font- ils 
pressentir  de  l'astronome  à  l'aide  du  mouvement  gé- 
néral qui  les  gouverne  en  les  tenant  ou  en  les  em- 
portant loin  de  nos  regards.  Et  par  conséquent  Dieu 
lui-même  peut  se  manifester  comme  substance, 
comme  force  et  comme  loi ,  comme  centre  de  toutes 
les  substances,  de  toutes  les  forces  et  de  toutes  les 
lois.  Car  si  un  atome  est  en  cette  possession  magni- 
fique de  se  révéler,  si  du  fond  de  sa  poudre  et  de  son 
néant  il  heurte  nos  yeux,  il  entre  dans  nos  acadé- 
mies ,  il  sollicite  nos  débats ,  il  épuise  pendant  des 
siècles  notre  science,  combien  plus  Dieu  aura-t-il  le 
droit  et  la  puissance  de  se  montrer?  Un  être  qui  ne 
se  montre  pas ,  il  n'est  pas.  Car  la  vocation  de  tous 
les  êtres  sans  exception,  c'est  de  paraître,  c'est  de  se 
faire  un  théâtre  et  d'agir  ;  et  comme  on  n'agit  pas 
sans  se  manifester,  se  manifester,  c'est  vivre.  Et  si 
Dieu  est  la  vie,  il  n'est  évidemment  occupé  qu'aune 
chose,  qui  est  de  paraître,  de  rayonner,  de  conqué- 
rir, en  un  mot,  d'être  partout  ce  qu'il  est,  le  roi  des 
substances,  le  roi  des  forces,  le  roi  des  lois. 

Il  est  vrai,  présentement  il  nous  cache  sa  sub- 
stance, à  nous  autres  hommes,  et  nous  pouvons  dire 
de  lui  avec  le  prophète  :  Vous  êtes  vraiment  le  Dieu 
caché  [\]  !  Mais  s'il  nous  dérobe  cette  vision  directe  de 

(1)  Isaïe,  chap.  xlv,  vers.  15. 


—  41  — 

lui-même,  ce  n'est  point  par  impuissanceou  par  envie, 
c'est  par  respect  pour  notre  liberté  et  pour  le  com- 
merce même  qu'il  veut  entretenir  avec  nous.  Si  nous 
eussions  vu  tout  d'abord  sa  substance,  l'éclat  irré- 
sistible de  cette  manifestation  eût  ravi  notre  âme  à 
ses  libres  mouvements;  elle  eût  adoré  Dieu  malgré 
elle,  tandis  que  l'adoration  voulue  de  Dieu,  et  qu'il 
a  droit  de  vouloir,  est  une  adoration  de  choix  et  d'a- 
mour qui  sorte  de  notre  cœur  et  qui  touche  le  sien. 
Il  fallait  donc  que  Dieu  se  manifestât  sans  nous 
éblouir  et  nous  rendre  les  esclaves  de  sa  beauté  ;  il 
fallait  que  nous  le  vissions  sans  le  voir,  que  nous 
fussions  certains  de  sa  présence  sans  en  être  oppri- 
més, et  c'est  pourquoi  il  nous  a  caché  sa  substance 
tout  en  nous  laissant  sa  lumière ,  comme  il  arrive 
que  le  soleil  assemble  des  nuages  pour  diminuer 
sa  splendeur,  tout  en  demeurant  visible  au  milieu  du 
ciel. 

Si  la  manifestation  de  Dieu  par  sa  substance  eût 
été  trop  forte  pour  notre  liberté ,  il  y  avait  un  autre 
inconvénient  à  ce  qu'il  ne  se  manifestât  que  par  sa 
loi.  La  loi  de  Dieu,  c'est  la  vérité,  c'est-à-dire  l'en- 
semble de  tous  les  rapports  nécessaires  et  de  tous 
les  rapports  possibles ,  de  tous  les  rapports  incréés 
et  de  tous  les  rapports  créables.  En  nous  révélant  la 
vérité,  Dieu  se  révèle  bien  lui-même  à  nous,  mais 
sous  une  forme  qui  nous  permet  facilement  de  le 
méconnaître,  parce  que  nous  détachons  la  vérité  du 
fond  vivant  qui  la  porte ,  et  que  nous  en  faisons  une 
sorte  de  création  et  d'idole  de  notre  esprit  ;  ou  bien 
encore,  parce  que,  ne  pouvant,  en  certains  cas,  la 


—  42  — 

saluer  comme  le  produit  de  notre  intelligence,  nous 
la  mettons  dehors  ainsi  qu'une  étrangère  qui  nous 
offense  et  nous  ment.  Sans  doute ,  Dieu  peut  élever 
la  vérité  jusqu'à  la  prophétie,  en  annonçant  de  loin 
les  rapports  qui  s'établiront  au  fond  des  âges  entre 
des  choses  et  des  empires  dont  le  nom  n'existe  pas 
encore;  mais  la  prophétie  a  besoin  de  temps  pour 
s'accomplir  et  se  vérifier;  jusqu'au  dernier  moment 
elle  demeure  suspendue  dans  l'histoire  comme  un 
rêve  indigne  de  notre  attention ,  et  si  elle  veut  s'atta- 
cher à  des  événements  trop  voisins ,  elle  perd  de  sa 
force  en  perdant  de  son  antériorité.  Même  à  l'état 
prophétique,  la  vérité  ne  saurait  donc  être  le  signe 
instantané  de  la  présence  divine.  De  la  sorte ,  tandis 
que  la  manifestation  de  Dieu  par  sa  substance  serait 
trop  absolue,  celle  qu'il  nous  donne  de  lui  par  sa  loi, 
c'est-à-dire  par  la  vérité,  est  trop  faible  pour  nous 
convaincre  immédiatement. 

Reste  à  Dieu  la  force  pour  se  révéler  avec  une 
clarté  qui  ne  donne  ni  trop  ni  trop  peu  de  jour. 

Mais  la  force  elle  -  même ,  Dieu  la  possède  et  peut 
l'exercer  dans  trois  ordres  différents  :  l'ordre  phy- 
sique ,  qui  renferme  tous  les  règnes  de  la  nature  ; 
l'ordre  moral,  qui  est  l'ensemble  des  choses  de  l'âme  ; 
l'ordre  social,  qui  comprend  l'âme  et  le  corps  . -^ 
l'homme,  rangés  sous  les  lois  de  l'unité.  Or  Dieu  a 
visiblement  appliqué  sa  force  par  Jésus -Christ  aux 
deux  derniers  ordres,  c'est-à-dire  à  l'âme  et  à  la  so- 
ciété, ainsi  que  nous  l'avons  vu  dans  nos  conférences 
antérieures,  lorsque  nous  traitions  des  vertus  réser- 
vées à  l'action  de  la  doctrine  catholique,  et  des  effets 


—  43  — 

sociaux  produits  par  cette  même  doctrme,  fille  de 
Jésus -Christ.  Toutefois  ce  signe  de  divinité  ne  pou- 
vait être  l'auréole  immédiate  et  subite  de  Jésus- 
Christ,  lorsque,  paraissant  pour  la  première  fois  au 
milieu  des  hommes ,  il  avait  à  leur  présenter  ses  let- 
tres de  créance  au  nom  du  Père ,  dont  il  se  disait 
l'unique  et  auguste  Fils.  La  conversion  de  l'âme,  son 
élévation  aux  plus  inaccessibles  vertus ,  exigent  du 
temps  et  la  coopération  de  l'homme  lui-même;  la 
fondation  d'une  société  visible ,  douée  des  privilèges 
de  l'unité,  de  l'universalité,  de  la  stabilité,  de  la 
sainteté  exige  un  temps  plus  grand  encore,  et  la  co- 
opération d'une  multitude  innombrable  d'hommes 
disséminés  sur  la  face  des  âges  et  des  lieux.  Dieu  ne 
crée  pas  une  société  du  jour  au  lendemain;  il  ne  con- 
vertit même  pas  une  âme  du  jour  au  lendemain  ;  et 
quand  par  hasard  il  accomplit  ce  dernier  prodige , 
celui  qui  en  a  été  l'objet  et  qui  en  a  l'inébranlable 
conscience,  ne  devient  pas  tout  de  suite  un  flambeau 
qui  éclaire  le  monde  du  spectacle  de  sa  vertu.  On 
porte  longtemps  dans  l'ombre  le  mystère  de  Dieu,  on 
se  retire  comme  saint  Paul  dans  le  désert,  et  ce  dé- 
sert, fût -il  la  foule  elle-même,  elle  passe  bien  des 
jours  à  côté  d'une  âme  transfigurée  avant  d'y  recon- 
naître le  signe  divin. 

Que  reste-t-il  donc  à  Dieu,  Messieurs,  pour  être 
son  mode  éminent  d'apparition,  son  cachet  propre  et 
inimitable,  le  relief  public  de  sa  figure  dans  l'espace 
et  le  temps?  Il  lui  reste  sa  force  physique,  ou,  en 
d'autres  termes ,  sa  souveraineté  sur  la  nature ,  sou- 
veraineté qui  ne  rencontre  dans  la  matière  et  l'ordre 


qui  en  sont  le  théâtre,  aucune  liberté  à  respecter,  et 
par  conséquent  aucune  coopération  à  solliciter  et  à 
attendre,  mais  seulement  une  immense  énergie  dont 
la  soumission  instantanée  annonce  le  maître  du  ciel 
et  de  la  terre  atout  homme  qui  n'a  pas  peur  de  ren- 
contrer Dieu.  Le  propre  de  cet  acte  souverain  est  de 
n'exiger  dans  le  spectateur  ni  étude,  ni  science,  ni 
aucun  appareil  qui  coûte  du  temps  ou  de  la  distinc- 
tion, mais  seulement  de  la  bonne  foi.  Il  est  si  étran- 
ger à  tous  les  procédés  humains ,  qu'il  produit  av 
moins  la  confusion  s'il  ne  produit  la  conviction,  et 
que  le  rebelle  n'a  que  le  silence  contre  l'exclamation 
de  l'homme  droit  :  Digifus  Dei  est  hic  (1)!  Aussi  les 
langues  humaines,  organes  mystérieux  de  la  vérité, 
ont -elles  donné  un  nom  singulier  à  l'acte  par  lequel 
Dieu  exerce  sa  souveraineté  sur  la  nature  et  mani- 
feste instantanément  sa  présence  aux  hommes;  elles 
l'ont  appelé  miracle,  c'est-à-dire  l'acte  admirable 
par  excellence,  l'acte  qui  constitue  la  puissance  pu- 
blique de  Dieu. 

Mais  Jésus- Christ  porte-t-il  sur  son  front  ce 
«igné  de  la  force  absolue?  A-t-il  opéré  des  mi- 
racles? A-t-il  exercé  la  puissance  publique  de 
Dieu? 

Un  jour  Jean- Baptiste  envoie  ses  disciples  pour 
lui  demander  :  Etes -vous  celui  qui  doit  venir,  ou 
bien  faut-il  que  nous  en  attendions  un  autre  ?  Jésus- 
Christ  leur  répond  :  Allez  et  annoncez  à  Jean  ce  que 
vous  avez  entendu  et  ce  que  vous  avez  vu.    Les 

(1)  Exode,  chap.  viii ,  vers.  19 


~  45  — 

aveugles  voient,  les  boiteux  marchent,  les  lépreux 
sont  guéris ,  les  sourds  entendent ,  les  morts  ressus- 
citent, les  pauvres  sont  évangélisés  (1).  C'est-à-dire 
que  Jésus -Christ,  cet  homme  en  qui  nous  avons  re- 
connu le  plus  admirable  caractère  qu'ait  signalé 
l'histoire,  ne  craint  pas  de  donner  pour  preuve  de 
sa  mission  et  de  sa  divinité  toute  une  suite  de  faits 
miraculeux  opérés  par  lui.  Et  en  effet,  d'un  bouta 
l'autre  de  ses  pages,  l'Évangile  est  un  tissu  de  pa- 
roles simples  qui  vont  jusqu'au  fond  de  l'âme,  et  de 
paroles  prodigieuses  qui  bouleversent  la  nature  jus- 
que dans  ses  fondements.  En  vain  veut-on  les  sépa- 
rer, et  voir  deux  œuvres  dans  une  seule  œuvre;  l'É- 
vangile résiste  à  cette  analyse  que  prétend  extraire 
de  son  sein  la  substance  morale  au  mépris  de  la 
substance  miraculeuse,  ravir  au  thaumaturge  l'appui 
du  sage,  et  au  sage  l'appui  du  thaumaturge.  Tous 
les  deux  se  tiennent  étroitement  unis  contre  les  sub- 
tils efforts  de  l'incrédulité  ;  la  doctrine  appuie  le  mi- 
racle, le  miracle  justifie  la  doctrine,  et  l'Évangife 
parcourt  le  monde  avec  un  caractère  invincible 
d'unité  qui  ne  souffre  et  n'obtient  pour  Jésus-Christ 
qu'une  haine  absolue  ou  une  totale  adoration. 

Cette  unité ,  pour  qui  réfléchit  avec  quelque  pro- 
fondeur, esta  elle  seule  une  démonstration.  Pourtant 
l'incroyance ,  étonnée  de  ne  pouvoir  diviser  Jésus- 
Christ,  se  retourne  sur  elle-même  et  se  dit  avec 
anxiété  :  Est- il  donc  bien  vrai  que  Jésus -Christ  ait 
rendu  la  vue  aux  aveugles,  la  marche  aux  boiteux , 

(1)  Saint  Luc,  chap.  vu,  vers.  20-22. 


—  46  — 
la  pureté  aux  lépreux,  l'ouïe  aux  sourds ,  la  vie  aux 
morts  ?  Est- il  vrai  qu'il  ait  agi  en  maître  de  la  na- 
ture ,  et  que  chaque  jour,  sous  les  yeux  du  peuple , 
à  la  clarté  du  soleil ,  son  doigt  créateur  ait  prouvé 
qu'une  vertu  divine  habitait  en  lui?  Est- il  vrai  que 
cela  soit  ?  N'y  a-t-il  pas  un  horrible  mensonge  greffé 
sur  la  sincérité  de  cette  vie? 

Messieurs,  l'Évangile  est  d'un  temps  historique; 
il  est  une  histoire.  Les  miracles  de  Jésus-Christ  ont 
eu  lieu  sur  les  places  publiques  ,  en  présence  d'une 
foule  innombrable  de  toutes  les  conditions ,  devant 
des  ennemis  nombreux  et  acharnés.  Ils  étaient  la 
base  d'un  enseignement  qui  partageait  tout  un  pays, 
et  qui  bientôt  partagea  l'univers.  Si ,  malgré  le  ca- 
ractère de  vérité  qui  fait  de  l'Évangile  un  livre  à 
part,  vous  suspectez  son  témoignage,  comme  étant 
l'œuvre  de  ceux  qui  croyaient  en  Jésus-Christ ,  vous 
ne  pouvez  ,  par  une  raison  contraire  ,  suspecter  les 
récits  et  les  impressions  de  ceux  qui  ne  croyaient 
pas  au  maître  nouveau ,  et  qui  persécutaient  dans 
tout  le  monde  ses  disciples,  ses  doctrines  et  jusqu'à 
son  nom.  Un  débat  public  était  engagé;  un  homme 
s'était  dit  Dieu  ;  il  était  mort  pour  l'avoir  dit;  sa  na- 
tion, divisée  sur  sa  tombe,  en  appelait  de  ce  sang, et 
on  en  appelait  d'elle  à  ce  sang  répandu,  qui  trouvait 
partout  des  adorateurs  :  il  y  avait  là  un  intérêt  su- 
prême et  une  suprême  publicité.  Or  la  publicité  est 
une  puissance  qui  force  les  ennemis  d'une  cause  à  se 
prononcer  tout  haut ,  et  à  concourir  malgré  eux  à  la 
formation  authentique  d'une  histoire  qu'ils  détestent 
et  qu'ils  voudraient  anéantir.  C'est  en  vain,  la  publi- 


—  47  — 

cité  les  presse,  il  faut  qu'ils  parlent,  et  que,  même  en 
calomniant,  ils  disent  assez  la  vérité  pour  qu'elle  ne 
puisse  plus  périr.  C'est  là,  Messieurs,  ce  qui  sauve 
l'histoire.  Il  n'y  a  rien  à  quoi  clans  le  monde  on  en 
veuille  plus;  les  oppresseurs  des  peuples  et  les  op- 
presseurs de  Dieu  ne  travaillent  à  rien  plus  ardem- 
ment qu'à  empêcher  l'histoire  d'exister  ;  ils  rassem- 
blent contre  elle  le  silence  des  quatre  vents  du  ciel  ; 
ils  renferment  leurs  victimes  dans  les  murs  étroits  et 
profonds  des  cachots;  ils  mettent  autour  encore  des 
canons,  des  lances,  tous  les  appareils  de  la  menace  et 
de  la  peur  :  mais  la  publicité  est  plus  forte  que  tout 
empire;  elle  entraîne  ceux-là  mêmes  qui  l'ont  en 
exécration  ;  elle  les  contraint  de  parler  ;  les  canons 
se  détournent,  les  lances  se  baissent,  et  l'histoire 
passe! 

Ainsi  a  passé,  Messieurs,  l'histoire  des  miracles 
de  Jésus  -  Christ.  Elle  a  passé  par  ses  ennemis 
mêmes,  par  les  pharisiens  qui  avaient  crucifié  Jésus- 
Christ,  par  les  rationalistes  païens,  qui  crucifiaient 
sa  mémoire.  Il  fallait  bien  que  les  Juifs  déicides,  de- 
vant une  pubhcité  qui  remplissait  la  terre,  s'expli- 
quassent sur  la  vie  miraculeuse  du  Christ;  il  fallait 
qu'ils  prononçassent  un  oui  ou  un  non,  et  le  non,  ils 
n'ont  pas  osé  le  dire,  parce  que  personne  au  monde, 
dès  qu'il  parle,  ne  peut  dire  un  mensonge  absolu  sur 
des  faits  publics.  Le  mensonge  absolu  n'est  pas  plus 
possible  dans  l'ordre  de  '.'histoire,  que  l'erreur  abso- 
lue n'est  possible  dans  l'ordre  de  la  spéculation.  Les 
Juifs  ont  dénaturé  les  miracles  du  Christ,  ils  ne  les 
ont  pas  niés.  Ils  ont  écrit  que  Jésus  avait  dérobé 


—  48  — 

dans  le  temple  le  nom  incommunicable  de  Dieu ,  et 
que  c'était  à  l'aide  de  ce  nom  souverain  qu'il  com- 
mandait à  la  nature.  Cette  explication  est  consignée 
dans  les  monuments  les  plus  sérieux  de  leur  tradi- 
tion ,  et  c'est  tout  ce  qu'ils  ont  pu  contre  la  mémoire 
accusatrice  de  Jésus-Christ,  contre  ce  sang  que  tout 
l'univers  leur  reprochait  et  leur  reproche  encore. 
Mais  que  pouvaient-ils  de  plus?  La  publicité  est  la 
maîtresse  des  hommes  qui  ont  vu  ;  elle  se  change  en 
tradition  sur  leur  tombeau  ,  et  les  poursuit  d'âge  en 
âge,  de  justice  en  justice,  jusque  dans  leur  dernière 
postérité. 

Les  rationalistes  païens  sont  venus  à  leur  tour 
mettre  la  main  dans  l'histoire  de  Jésus-Christ.  Sans 
doute  ils  n'avaient  pas  pris  part  à  son  supplice  et  ce 
n'était  pas  son  sang  qui  leur  faisait  peur;  mais,  avec 
son  sang,  Jésus -Christ  avait  répandu  sur  le  monde 
une  vérité  qui  convainquait  de  néant  la  raison  des 
sages  :  les  sages  pouvaient-ils  lui  pardonner?  Ils 
eurent  donc  aussi  à  donner  de  sa  vie  un  texte  cri- 
tique, et  à  user,  pour  l'amoindrir,  de  toutes  les  res- 
sources que  pouvaient  présenter  les  traditions  el  les 
discussions  de  leur  temps.  Qu'ont-ils  dit  des  mira- 
cles de  Jésus-Christ?  Qu'en  ont  dit  Celse,  Porphyre, 
Julien,  hommes  à  jamais  illustres  pour  avoir  été,  dès 
les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  les  hérauts 
du  Fils  de  Dieu  dans  les  offices  incomparables  de 
l'inimitié?  Ont-ils  nié  que  Jésus -Christ  eût  fait  des 
œuvres  merveilleuses  à  l'appui  de  sa  doctrine?  Ils  ne 
l'ont  pas  plus  nié  que  les  Juifs;  ils  ont  fait  de  lui 
seulement  un  habile  magicien.  Pourquoi  un  magi- 


-  49  — 
cien ,  et  non  pas  un  sage?  Quelle  nécessité  d'une 
aussi  étrange  expression?  C'est  que  l'histoire  était 
là.  On  pouvait  bien  dénaturer  le  côté  miraculeux  de 
Jésus-Christ,  on  ne  pouvait  pas  s'en  taire. 

Il  reste  donc  acquis,  Messieurs,  par  le  témoignage 
même  des  ennemis  du  Christ,  que  sa  prédication  a 
été  accompagnée  de  prodiges  surhumains.  Mais  il 
ne  faut  pas  séparer  ces  motifs  extérieurs  de  foi,  tout 
graves  qu'ils  sont,  du  caractère  intime  de  l'Évangile 
et  de  Jésus-Christ.  Tout  se  lie  dans  un  édifice  de  la 
base  au  sommet.  Si  Jésus- Christ  a  été  une  nature 
smcère,  ainsi  que  nous  l'avons  démontré,  une  nature 
marquée  au  trait  d'une  supériorité  divine,  sa  sincé- 
rité et  sa  supériorité  appellent  la  confiance  sur  ses 
miracles  comme  sur  les  affirmations  pures  qu'il  a 
faites  de  lui.  Si  Jésus-Christ  n'a  pas  menti  en  disant 
qu'il  était  Dieu,  a  plus  forte  raison  n'a-t-il  pas  menti 
en  agissant  comme  Dieu.  Car  il  est  plus  honteux, 
plus  contraire  à  la  sincérité  d'opérer  des  prestiges , 
c'est-à-dire,  pardonnez-moi  l'expression ,  mais  cette 
expression  même,  par  sa  force,  témoigne  du  mépris 
de  l'humanité  pour  les  prestiges,  il  est  plus  honteux, 
dis-je,  d'être  un  jongleur  que  d'être  un  fourbe.  Le 
fourbe  n'emploie  que  sa  parole  pour  tromper  ;  le  jon- 
gleur y  ajoute  de  viles  manipulations  destinées  à 
éblouir  les  yeux  de  spectateurs  ignorants.  C'est  un 
mensonge  sur  un  mensonge,  une  indignité  sur  une 
indignité.  Et  c'est  pourquoi  les  langues  humaines, 
habiles  à  exprimer  le  mépris ,  ont  créé  cet  odieux  nom 
de  jongleur  pour  désigner  tout  homme  qui  a  l'audace 
d'appeler  le  prestige  au  secours  de  l'imposture. 


—  50  — 

La  supériorité  de  Jésus-Christ  n'est  pas  moins  fa- 
vorable à  la  réalité  de  ses  miracles  que  sa  sincérité. 
Nul  homme  grave  et  profond  n'usera  jamais  de  pres- 
tige pour  appuyer  un  enseignement  doctrinal.  Car 
qu'est-ce  que  le  prestige?  C'est  l'emploi  d'une  force 
inconnue  à  la  science  du  temps  où  l'on  vit.  Mais  la 
science  ne  tardera  pas  à  venir  ;  absente  un  moment , 
elle  est  inévitable  dans  le  cours  de  l'humanité  ;  elle 
se  lève  un  jour  toute  radieuse,  et,  retournant  son 
éclat  investigateur  sur  le  passé,  elle  juge  tout,  elle 
pèse  tout,  elle  vérifie  tout,  et  tandis  qu'elle  donne 
aux  œuvres  véritables  du  génie  ou  de  la  Divinité  leur 
dernière  consécration ,  elle  réduit  en  poudre  les  pué- 
riles pratiques  qui  avaient  surpris  la  bonne  foi  des  gé- 
nérations inexpérimentées.  Aussi,  rien  de  grand  sur 
la  terre  ne  s'est  fondé  sur  le  prestige  ;  toute  œuvre  de 
quelque  force  et  de  quelque  dignité ,  encore  même 
qu'elle  ne  fût  pas  pure  de  mensonge,  a  puisé  dans 
quelque  chose  d'ancien  et  de  vrai  sa  portion  de  soli- 
dité. Mahomet  vous  en  est  un  mémorable  exemple. 
Auteur  d'une  révolution  religieuse  dans  un  pays  que 
n'éclairait  pas  la  science ,  il  a  employé  à  son  succès 
tous  les  moyens  humains ,  sauf  le  prestige,  parce  qi  e 
le  prestige  n'est  pas  un  moyen  humain.  Je  viens  de 
lire  le  Coran  tout  entier.  De  vingt  pages  en  vingt 
pages ,  Mahomet  se  pose  la  question  des  miracles  ; 
il  s'objecte  ou  on  lui  objecte  qu'il  n'en  fait  pas;  pas 
une  seule  fois  il  ne  se  hasarde  à  dire  qu'il  en  a  fait 
ou  qu'il  en  fera.  Il  élude  constamment  la  question, 
11  invoque  Abraham ,  Moïse ,  tous  les  patriarches , 
tel  endroit  de  sa  vie  où  Dieu  l'a  protégé ,  telle  vie- 


-  51  — 

toire  qui  a  couronné  ses  armes  et  justifié  sa  doctrine; 
il  affirme  de  plus  belle  que  Dieu  est  Dieu ,  et  que 
Mahomet  est  son  prophète  :  voilà  tout.  Et  ce  n'est 
pas  une  petite  marque  de  son  habileté ,  et  même  de 
son  génie,  que  ce  mépris  du  prestige  et  cette  bonne 
tenue  dans  les  idées  de  la  Providence  et  les  souvenirs 
traditionnels. 

Et  vous  voulez  que  Jésus-Christ,  l'auteur  de  l'É- 
vangile ,  soit  descendu  aux  plus  viles  imitations  de 
la  toute- puissance  de  Dieu,  qu'il  ait  passé  le  temps 
de  sa  mission  pubUque  à  tromper  les  yeux  de  ses  con- 
temporains par  des  simulacres  aussi  honteux  qu'im- 
puissants !  Vous  voulez  qu'un  si  misérable  jeu  ait  ob- 
tenu le  plus  grand  succès  de  foi  dont  le  genre  humain 
ait  encore  été  l'artisan  !  Gela  n'est  pas  possible.  Le 
sens  commun  parle  aussi  haut  que  l'histoire  contre 
une  telle  supposition.  La  vie  publique  de  Jésus-Christ 
correspond  à  sa  vie  intime,  et  sa  vie  intime  confirme 
sa  vie  publique.  Il  s'est  dit  Dieu,  il  s'est  cru  Dieu,  il 
a  agi  comme  Dieu ,  et  précisément  parce  que  cette 
position  est  d'une  force  admirable ,  il  a  fallu  tenter 
contre  elle  les  derniers  efforts  ;  l'histoire  comme  le 
bon  sens  parlant  trop  haut  en  faveur  de  Jésus-Christ, 
il  a  fallu  recourir  à  la  métaphysique  et  à  la  physique 
pour  lui  arracher  au  moins  le  sceptre  des  miracles. 
Voyons  si  Ton  a  réussi. 

On.  nous  a  ddt  deux  choses.  On  nous  a  dit  d'abord  : 
Jésus-Christ  n'a  pas  fait  de  miracles,  parce  qu'il  est 
impossible  d'en  faire.  On  nous  a  dit  en  second  lieu  : 
11  importe  peu  que  Jésus-Christ  ait  fait  des  mira- 


—  52  — 

clés;  car  tout  le  monde  en  peut  faire,  tout  le  monde 
en  a  fait,  tout  le  monde  en  fait. 

Premièrement,  Jésus-Christ  n'a  pas  fait  de  mira- 
cles, parce  qu'il  est  impossible  qu'on  en  fasse.  Et 
pourquoi  ?  Parce  que  la  nature  est  soumise  à  des  lois 
générales  qui  font  de  son  corps  une  harmonieuse  et 
parfaite  unité  où  chaque  partie  correspond  au  tout , 
de  manière  que,  violée  dans  un  seul  de  ses  points, 
elle  périrait  tout  entière  à  la  fois.  L'ordre,  même 
lorsqu'il  vient  de  Dieu ,  n'est  pas  une  chose  arbitraire 
qui  se  puisse  détruire  ou  changer  à  volonté  ;  l'ordre 
exclut  le  désordre  nécessairement,  et  nul  plus  grand 
désordre  ne  saurait  être  conçu  dans  la  nature  que 
cette  action  souveraine  qui  aurait  la  faculté  d'en  bri- 
ser les  lois  et  la  constitution.  Le  miracle  est  impos- 
sible à  ces  deux  titres  :  impossible  comme  désordre , 
impossible  parce  qu'une  violation  partielle  de  la  na- 
ture en  serait  l'anéantissement. 

C'est-à-dire,  Messieurs,  qu'il  est  impossible  à 
Dieu  de  se  manifester  par  le  seul  acte  qui  annonce 
publiquement  et  instantanément  sa  présence,  par 
l'acte  de  souveraineté.  Tandis  que  le  dernier  des 
êtres  a  le  droit  de  se  produire  au  sein  de  la  nature 
par  Texercice  de  la  force  qui  lui  est  propre,  tandis 
que  le  grain  de  sable,  appelé  dans  le  creuset  du  chi- 
miste, répond  à  ses  interrogations  par  des  signes 
caractéristiques  qui  le  classent  dans  les  registres  de 
la  science,  à  Dieu  seul  il  serait  interdit  de  manifester 
sa  force  dans  la  mesure  personnelle  qui  le  distingue 
et  qui  en  fait  un  être  à  part  !  Non-seulement  Dieu  ne 
se  serait  pas  manifesté,  mais  il  lui  serait  impossible 


—  53  — 

à  tout  jamais  de  se  manifester,  en  vertu  même  de 
l'ordre  dont  il  est  le  créateur.  Agir,  c'est  vivre  ;  pa- 
raître, c'est  vivre;  se  communiquer,  c'est  vivre:  mais 
Dieu  ne  peut  plus  agir,  paraître,  se  communiquer; 
cela  lui  est  interdit.  Relégué  au  fond  de  son  éternité 
sourde  et  obscure,  si  nous  l'interrogeons,  si  nous  le 
supplions,  si  nous  crions  vers  lui,  il  ne  peut  que 
nous  répondre ,  supposé  toutefois  qu'il  puisse  nous 
répondre  :  «  Que  voulez-vous!  j'ai  fait  des  lois!  de- 
mandez au  soleil  et  aux  étoiles,  demandez  à  la  mer 
et  aux  sables  de  ses  rivages  ;  pour  moi ,  mon  sort  est 
accompli,  je  ne  suis  plus  rien  que  le  repos  et  le  servi- 
teur contemplatif  des  œuvres  de  ma  droite.  » 

Ah!  Messieurs,  ce  n'est  pas  ainsi  que  jusqu'à  pré- 
sent l'humanité  tout  entière  a  compris  Dieu.  Elle  l'a 
compris  comme  un  être  libre  et  souverain  ;  et  encore 
qu'elle  n'ait  pas  toujours  eu  de  sa  nature  une  con- 
naissance exacte,  elle  ne  lui  a  du  moins  jamais  refusé 
la  puissance  et  la  bonté.  Partout  et  toujours,  sûre  de 
ces  deux  attributs  de  son  Père  céleste,  elle  a  fait  mon- 
ter vers  lui  son  inextinguible  prière  ;  elle  lui  a  tout  de- 
mandé, et  lui  demande  chaque  jour,  à  deux  genoux, 
la  lumière  de  l'esprit ,  la  droiture  du  cœur,  la  santé 
du  corps,  l'éloignement  des  fléaux,  la  victoire  dans 
la  guerre,  la  prospérité  dans  la  paix ,  la  satisfactiop 
de  tout  besoin  au  ciel,  sur  la  terre  et  dans  les  enfers. 

Il  y  a  ici  quelque  pauvre  femme  qui  entend  à  peine 
ce  que  je  dis.  Ce  matin  elle  s'est  mise  à  genoux  au 
chevet  de  son  enfant  malade,  et,  abandonnée  de 
tous,  n'ayant  pas  de  pain  pour  la  journée,  elle  a 
croisé  ses  mains ,  elle  a  fait  appel  à  Celui  qui  fait 


—  54  — 

mûrir  le  blé  et  qui  crée  la  charité;  elle  lui  a  dit  :  «Sei- 
gneur, venez  à  mon  secours ,  hâtez-vous  de  venir  !  » 
Et,  en  ce  moment  même  où  je  parle,  des  voix  in- 
nombrables s'élèvent  vers  Dieu  de  tous  les  points  de 
la  terre  pour  lui  demander  des  choses  où  la  nature 
toute  seule  ne  peut  rien,  et  où  ces  âmes  sont  persua- 
dées que  Dieu  peut  tout.  Qu'est-ce  donc  qui  se  trompe 
ici?  Qui  se  trompe  du  métaphysicien  ou  du  genre  hu- 
main ?  Et  comment  la  nature  nous  a-t-elle  appris  à 
mépriser  la  nature  pour  nous  confier  à  Dieu  ?  Car  ce 
n'est  pas  la  science  qui  nous  enseigne  à  prier;  nous 
prions  malgré  la  science,  et  comme  il  n'y  a  ici-bas 
que  la  science,  la  nature  et  Dieu,  si  nous  prions 
malgré  la  science ,  il  faut  bien  que  ce  soit  la  nature 
ou  Dieu  qui  nous  enseigne  à  prier  et  à  croire  de  tout 
notre  cœur  aux  miracles  de  la  puissance  et  de  la 
bonté  divines.  Après  cela,  que  la  nature  s'en  trouve 
mal  ou  non,  qu'elle  doive  périr  chaque  fois  que  Dieu 
la  touche  du  doigt,  c'est  assurément  notre  moindre 
souci.  Par  égard  pourtant  pour  certaines  sortes  d'es- 
prits ,  je  prouverai  que  le  miracle  n'attente  en  rien  à 
l'ordre  naturel. 

La  nature,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  se  réduit  à 
trois  éléments  :  les  substances ,  les  forces  et  les  lois. 
Les  substances  sont  essentiellement  variables  ;  elles 
changent  de  forme,  de  poids,  se  combinent  et  se  sé- 
parent à  tout  moment.  Les  forces  le  sont  aussi;  elles 
augmentent  ou  diminuent,  s'accumulent  ou  se  dé- 
tendent. Il  n'y  a  d'immuable  que  les  lois  mathéma- 
tiques 5  qui  gouvernent  à  la  fois  les  forces  et  les  sub- 
stances ,  et  d'où  dépend  tout  l'ordre  de  l'univers.  La 


—  55  — 

mobilité  des  forces  et  des  substances  répand  le  mou- 
vement et  la  vie  dans  la  nature  ;  l'immutabilité  des 
lois  mathématiques  y  maintient  une  ordonnance 
qui  ne  faillit  jamais.  Sans  les  premières  touty  serait 
mort;  sans  les  secondes  tout  y  serait  chaos.  Gela 
posé ,  quand  Dieu  opère  un  miracle ,  que  fait-il  ?  Tou- 
che-t-il  au  principe  de  l'ordre  universel ,  qui  est  la 
loi  mathématique?  Pas  le  moins  du  monde.  La  loi 
mathématique  appartient  à  la  région  des  idées,  c'est- 
à-dire  à  la  région  de  l'éternel  et  de  l'absolu  ;  Dieu 
n'y  peut  rien ,  car  c'est  lui-même.  Mais  il  agit  sur 
les  substances  et  sur  les  forces  :  sur  les  substances  , 
qui  sont  créées  ;  sur  les  forces,  qui  ont  leur  racine 
dans  sa  suprême  volonté.  Semblable  à  nous,  qui, 
soumis  aux  combinaisons  générales  de  la  nature,  ti- 
rons cependant  de  notre  vitalité  intime  des  mouve- 
ments contraires  en  apparence  aux  règles  de  la 
pesanteur,  Dieu  agit  sur  l'univers  comme  nous  agis- 
sons sur  notre  corps.  Il  applique  quelque  part  la 
force  qui  est  nécessaire  pour  y  produire  un  mouve- 
ment inaccoutumé  :  c'est  un  miracle ,  parce  que  lui 
seul ,  dans  le  réservoir  infini  de  sa  volonté ,  qui  est  le 
centre  de  toutes  les  forces  créées  et  créables ,  peut 
puiser  assez  d'éléments  pour  agir  subitement  à  ce 
degré.  S'il  lui  plaît  d'arrêter  le  soleil,  pour  me  servir 
de  l'expression  vulgaire ,  il  oppose  à  sa  force  de  pro- 
jection une  force  qui  la  contre-balance,  et  qui,  en 
vertu  même  de  la  loi  mathématique,  produit  le  re- 
pos. Il  ne  lui  est  pas  plus  difficile  d'arrêter  le  mou- 
rement  total  de  l'univers. 
Ainsi  en  est-ii  de  tous  les  autres  miracles  ;  c'est 


—  m  — 

une  question  de  force,  dont  l'usage,  loin  de  blesser 
l'ordre  physique,  ce  qui  serait  très-peu  de  chose,  y 
rentre  de  soi,  et,  de  plus,  maintient  sur  la  terre  l'or- 
dre moral  et  religieux ,  sans  lesquels  l'ordre  physique 
n'existerait  pas. 

Cette  objection  éclaircie ,  Messieurs,  hâtons- 
nous  d'épuiser  la  seconde.  On  nous  dit  que  le  mi- 
racle ne  prouve  rien,  parce  que  toutes  les  doctri- 
nes ont  eu  des  miracles  en  leur  faveur,  et  qu'à  l'aide 
d'une  certaine  science  occulte,  il  est  facile  d'en  opé- 
rer. 

Je  nie  hardiment  qu'aucune  doctrine  historique, 
c'est-à-dire,  fondée  au  plein  jour  de  l'histoire  par 
des  hommes  authentiquement  connus ,  possède  pour 
base  des  faits  miraculeux.  Quant  aux  temps  présents, 
nous  n'en  avons  pas  d'exemple;  personne,  sous  nos 
yeux ,  parmi  tant  d'instituteurs  du  genre  humain 
dont  nous  avons  le  spectacle,  n'a  encore  osé  nous 
promettre  l'exercice  d'une  puissance  supérieure  à  la 
puissance  vulgaire  dont  nous  disposons.  Personne 
de  nos  contemporains  n'a  paru  sur  les  places  publi- 
ques pour  guérir  des  aveugles  et  ressusciter  des 
morts.  L'extravagance  ne  s'est  montrée  que  dans  les 
idées  et  le  style,  elle  n'a  pas  passé  plus  loin.  En  re- 
descendant du  siècle  présent  jusqu'à  Jésus-Christ, 
personne  encore ,  dans  l'innombrable  multitude  des 
hérésiarques  fameux ,  n'a  pu  se  vanter  de  comman- 
der à  la  nature,  et  mettre  sous  la  protection  du  mi- 
racle les  inspirations  de  l'orgueil  révolté.  Mahomet, 
hérétique  et  infidèle  tout  à  la  fois,  ne  l'a  pas  tenté 
plus  que  les  autres;  je  l'ai  déjà  dit,  et  le  Coran  le 


—  57  — 

dira  mieux  à  qui  voudra  prendre  la  peine  de  lire  ce 
plagiat  de  la  Bible  fait  par  un  écolier  de  rhétorique 
de  la  Mecque.  Au  delà  de  Jésus- Christ,  dans  les  siè- 
cles revendiqués  par  l'histoire,  que  reste- 1- il,  en 
laissant  de  côté  Moïse  et  les  prophètes,  c'est-à-dire 
les  propres  ancêtres  de  Jésus-Christ?  Compterons- 
nous  quelques  faits  singuliers  de  la  Grèce  et  de  Rome? 
Parlerons-nous  de  cet  augure  qui  coupa ,  dit  Tite- 
Live,  une  pierre  avec  un  rasoir,  ou  bien  de  cette  ves- 
tale qui  fît  marcher  un  vaisseau  en  le  tirant  par  sa 
ceinture,  ou  bien  encore  de  l'aveugle  guéri  par  Ves- 
pasien  montant  à  l'empire?  Ces  faits,  quels  qu'ils 
soient,  sont  isolés  ei  ne  tiennent  à  aucune  doctrine; 
ils  n'ont  provoqué  aucun  débat  dans  le  monde  et  n'y 
ont  rien  établi  ;  ce  ne  sont  pas  des  faits  doctrinaux. 
Or  il  s'agit  ici  de  miracles  fondateurs  de  doctrines 
religieuses,  les  seuls  dont  il  y  ait  à  s'occuper;  car. 
évidemment,  si  Dieu  se  manifeste  par  des  actes  de 
souveraineté,  ce  doit  être  pour  une  grande  cause, 
digne  de  lui  et  digne  de  nous,  c'est-à-dire  pour  une 
cause  où  il  s'agisse  des  destins  éternels  de  l'huma- 
nité. C'est  ce  qui  met  hors  de  la  discussion  tous  ieâ 
faits  isolés ,  tels  que  ceux  rapportés  dans  la  Vie  d'A- 
pollonius de  Thyane. 

Ce  personnage  est  du  premier  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne, et  sa  Vie  a  été  écrite  beaucoup  plus  tard  par 
un  philosophe  alexandrin  appelé  Philostrate,  qui  a 
voulu  en  faire  le  pendant  de  l'Évangile ,  et  d'Apollo- 
nius lui-même  le  calque  de  Jésus-Christ.  Il  est  sorti 
de  ce  dessein  une  physionomie  très -singulière  et 
on  ne  peut  plus  curieuse;  mais  c'est  tout.  Qu'a  fait 


—  58  — 

éoctrinalement  Apollonius  de  Thyane?  Où  sont  sea 
écrits,  ses  œuvres  sociales,  la  trace  de  son  passage 
sur  la  terre?  Il  est  mort  le  lendemain  de  sa  vie. 
Eût-il,  au  lieu  de  quelques  faits  équivoques,  remué 
les  montagnes  de  son  vivant,  ce  ne  serait  encore 
qu'une  curiosité  littéraire,  un  accident,  un  homme, 
rien. 

Où  sont  donc  les  doctrines  fondées  au  soleil  de 
rhistoire  sur  des  faits  miraculeux?  Où  est  dans  le 
monde  historique  une  autre  toute-puissance  que  celle 
de  Jésus-Christ,  d'autres  miracles  que  les  siens  et 
ceux  des  saints  qui  l'ont  pris  pour  maître,  et  ont 
puisé  dans  ses  cendres  la  force  de  continuer  ce  qu'il 
avait  commencé?  Rien  ne  paraît  à  l'horizon;  Jésus- 
Christ  reste  seul,  et  ses  ennemis,  en  l'environnant 
d'une  attaque  immortelle,  ne  peuvent  lui  opposer 
que  des  doutes ,  et  pas  un  fait  égal  à  lui ,  ou  même 
analogue  à  lui. 

Mais  du  moins  n'existe-t-il  pas  dans  la  nature  des 
forces  occultes  qui  nous  ont  été  révélées  depuis,  et 
dont  Jésus -Christ  se  serait  autrefois  emparé?  Je 
nommerai,  Messieurs,  ces  forces  occultes  auxquelles 
on  fait  allusion,  je  les  nommerai  sans  crainte  :  on  les 
appelle  les  forces  magnétiques.  Et  je  pourrais  m'en 
délivrer  aisément,  puisque  la  science  ne  les  recon- 
naît pas  encore,  et  même  les  proscrit.  Toutefois, 
j'aime  mieux  obéir  à  ma  conscience  qu'à  la  science. 
Vous  invoquez  donc  les  forces  magnétiques  :  eh 
bien!  j'y  crois  sincèrement,  fermement;  je  crois  que 
leurs  efïéts  ont  été  constatés,  quoique  d'une  manière 
«fiîi  est  encore  incomplète  et  qui  le  sera  probable- 


-  59  — 

ment  toujours ,  par  des  hommes  instruits,  sincères 
et  même  chrétiens;  je  crois  que  ces  effets,  dans  la 
grande  généralité  des  cas ,  sont  purement  naturels  ; 
je  crois  que  le  secret  n'en  a  jamais  été  perdu  sur  la 
terre,  qu'il  s'est  transmis  d'âge  en  âge,  qu'il  a  donné 
lieu  à  une  foule  d'actions  mystérieuses  dont  la  trace 
est  facile  à  reconnaître,  et  qu'aujourd'hui  seulement 
il  a  quitté  l'ombre  des  transmissions  souterraines, 
parce  que  le  siècle  présent  a  été  marqué  au  front  du 
signe  de  la  publicité  :  je  crois  tout  cela.  Oui,  Mes- 
sieurs, par  une  préparation  divine  contre  l'orgueil 
du  matérialisme ,  par  une  insulte  à  la  science  qui 
date  de  plus  haut  qu'on  puisse  remonter,  Dieu  a 
voulu  qu'il  y  eût  dans  la  nature  des  forces  irrégu- 
lières, irréductibles  à  des  formules  précises,  presque 
inconstatables  par  les  procédés  scientifiques.  Il  l'a 
voulu ,  afin  de  prouver  aux  hommes  tranquilles  dans 
les  ténèbres  des  sens ,  qu'en  dehors  même  de  la  reli- 
gion il  restait  en  nous  des  lueurs  d'un  ordre  supé- 
rieur, des  demi-jours  effrayants  sur  le  monde  invi- 
sible, une  sorte  de  cratère  par  où  notre  âme,  échappée 
un  moment  aux  liens  terribles  du  corps,  s'envole 
dans  des  espaces  qu'elle  ne  peut  pas  sonder,  dont 
elle  ne  rapporte  aucune  mémoire,  mais  qui  l'avertis- 
sent assez  que  l'ordre  présent  cache  un  ordre  futur 
devant  lequel  le  nôtre  n'est  que  néant. 

Tout  cela  est  vrai ,  je  le  crois  ;  mais  il  est  vrai  aussi 
que  ces  forces  obscures  sont  renfermées  dans  des  li- 
mites qui  ne  témoignent  d'aucune  souveraineté  sur 
l'ordre  natorel.  Plongé  dans  un  sommeil  factice, 
rhomme  voit  à  travers  des  corps  opaques  à  de  cer- 


—  60  — 

taines  distances  ;  il  indique  des  remèdes  propres  à 
soulager  et  même  à  guérir  les  maladies  du  corps  ;  il 
paraît  savoir  des  choses  qu'il  ne  savait  pas ,  et  qu'il 
oublie  à  l'instant  du  réveil  ;  il  exerce  par  sa  volonté 
un  grand  empire  sur  ceux  avec  lesquels  il  est  en  com- 
munication magnétique  :  tout  cela  est  pénible,  labo- 
rieux, mêlé  à  des  incertitudes  et  des  abattements. 
C'est  un  phénomène  de  vision  bien  plus  que  d'opé- 
ration ,  un  phénomène  qui  appartient  à  l'ordre  pro- 
phétique, et  non  à  l'ordre  miraculeux.  On  n'a  vu 
nulle  part  une  guérison  subite,  un  acte  évident  de 
souveraineté.  Même  dans  l'ordre  prophétique,  rien 
n'est  plus  misérable. 

11  semble  que  cette  vision  d'un  genre  extraordi- 
naire devrait  au  moins  nous  révéler  quelque  chose 
de  cet  avenir  qu'on  pourrait  appeler  l'avenir  présent. 
Il  n'en  est  rien.  Qu'a  produit  le  magnétisme  depuis 
cinquante  ans?  Qu'il  nous  dise,  non  pas  ce  qui  sera 
dans  mille  ans ,  non  pas  même  ce  qui  sera  après  de- 
main, mais  ce  qui  sera  demain  matin?  Tous  ceux 
qui  disposent  de  nos  destinées  sont  vivants  ;  ils  par- 
lent ,  ils  écrivent ,  ils  remuent  des  ressorts  sensibles  : 
eh  bien  !  qu'on  nous  dise  le  résultat  certain  de  leur 
action  pour  une  seule  affaire  publique.  Hélas!  le  ma- 
gnétisme, qui  devrait  changer  le  monde,  n'a  pas 
même  pu  devenir  un  instrument  de  poUce  ;  il  confond 
l'imagination  aussi  bien  par  sa  stérilité  que  par  son 
étrangeté.  Ce  n'est  pas  un  principe,  c'est  une  ruine. 
Ainsi,  sur  les  bords  désolés  de  l'Euphrate ,  aux  lieux 
où  fut  Babylone  et  où  s'éleva  ce  monument  fameux 
qui  devait  porter  jusqu'au  ciel,  pour  parler  comme 


—  6,1  — 

Bossuet,  le  témoignage  de  l'antique  puissance  des 
hommes ,  le  voyageur  rencontre  des  débris  frappés 
de  la  foudre  et  comme  surhumains  par  leur  gran- 
deur. Il  se  baisse,  il  prend  dans  ses  mains  avides  une 
brique  mutilée;  il  y  discerne  des  caractères  qui  fu- 
rent sans  doute  l'écriture  primitive  du  genre  humain  ; 
niais  il  fait  de  vains  efforts  pour  la  lire  ;  le  débris  sa- 
cré retombe  de  ses  mains  sur  le  colosse  calciné  par 
le  feu  :  ce  n'est  plus  qu'une  tuile  cassée,  que  méprise 
la  curiosité  elle-même. 

Je  regarde ,  Messieurs ,  je  ne  vois  plus  rien  :  Jésus- 
Christ  est  seul. 

Pourtant,  vous  me  direz  peut-être  encore  :  Si 
Jésus-Christ  a  opéré  des  miracles  durant  sa  vie ,  et 
même  aux  premiers  temps  de  son  Église,  pourquoi 
n'en  opère- t-il  plus?  Pourquoi  il  n'en  opère  plus? 
Hélas  !  Messieurs ,  il  en  opère  encore  chaque  jour  ; 
mais  vous  ne  les  voyez  pas.  Il  en  opère  avec  moins 
de  prodigalité ,  parce  que  le  miracle  moral  et  social , 
le  miracle  qui  demandait  du  temps,  est  accompli,  et 
sous  vos  yeux.  Quand  Jésus-Christ  posait  les  fonde- 
ments de  son  Église,  il  lui  fallait  obtenir  la  foi  à  une 
oeuvre  qui  ne  faisait  encore  que  commencer  ;  aujour- 
d'hui elle  est  faite,  quoique  pas  encore  achevée  : 
vous  la  voyez,  vous  la  touchez,  vous  la  comparez, 
vous  la  mesurez,  vous  jugez  si  c'est  une  œuvre  hu- 
maine. Pourquoi  donc  Dieu  prodiguerait-il  le  miracle 
à  qui  ne  voit  pas  le  miracle?  Pourquoi,  par  exem- 
ple ,  vous  conduirais-je  aux  montagnes  du  Tyrol  pour 
y  voir  des  prodiges  que  cent  mille  de  nos  contempo- 
rains y  ont  vus  depuis  quinze  ans  ?  Pourquoi  ramas- 

2* 


—  62  — 

serais-je  une  pierre  dans  la  carrière,  quand  l'Église  est 
bâtie?  Le  monument  de  Dieu  est  debout  :  toute  force 
y  a  touché  ;  toute  science  l'a  scruté  ;  tout  blasphème 
l'a  maudit;  regardez-le,  il  est  là.  Il  est  suspendu  de- 
puis dix-huit  siècles  entre  le  ciel  et  la  terre,  comme 
dit  le  comte  de  Maistre  :  si  vous  ne  le  voyez  pas,  que 
verrez -vous?  Dans  une  parabole  célèbre,  Jésus- 
Christ  parle  d'un  mauvais  riche  disant  à  Abraham  : 
Envoyez  à  mes  frères  quelqu'un  des  morts.  Et  Abra- 
ham répond  :  S'ils  ne  croient  pas  à  Moïse  et  aux 
prophètes ,  ils  ne  croiront  pas  à  quelqu'un  revenu 
des  morts  (1).  L'Église  est  Moïse,  l'Église  est  tous 
les  prophètes,  l'Église  est  le  miraclevivant  :  qui  ne 
voit  pas  les  vivants,  comment  verrait-il  les  morts? 

^1)  Saint  Luc,  chap.  xvi,  vers,  31. 


TRENTE-NEUVIEME  CONFERENCE 


DE  l'Établissement  du  règne  de  ji^sus-CHRisT 


Monseigneur, 

Messieurs  , 


Soit  que  nous  ayons  considéré  la  vie  intime  de 
Jésus-Christ,  ou  bien  sa  vie  publique,  il  a  vécu  en 
Dieu.  Mais  vivre,  ce  n'est  que  le  premier  acte  de  la 
vie  ;  le  second  acte  de  la  vie ,  c'est  de  se  survivre.  Car 
toute  vie  a  un  but ,  et  c'est  l'accomplissement  de  ce 
but  qui  juge  la  vie.  Par  conséquent,  il  ne  suffît  pas 
de  vous  avoir  prouvé,  même  avec  évidence,  que  la  vie 
intime  de  Jésus-Christ  et  sa  vie  publique  ont  eu  un 
caractère  divin  ;  car  si  cette  vie  n'a  pas  atteint  son 
but,  si  elle  n'a  rien  laissé  derrière  soi,  quoi  que  nous 
en  puissions  penser  d'ailleurs,  elle  a  été  vaine.  Il 
faut  que  Jésus-Christ,  après  avoir  vécu  en  Dieu,  se 


—  64  — 

soit  survécu  en  Dieu  ;  sinon ,  tout  ce  que  nous  pour- 
rons conclure  de  cette  disproportion  entre  sa  vie  et 
les  effets  de  sa  vie ,  c'est  qu'il  a  été  le  plus  magni- 
fique et  le  plus  inexplicable  néant  qui  ait  encore 
paru.  Mais,  pour  se  survivre  en  Dieu,  qu'a  dû  faire 
Jésus-Christ?  Rien  autre  chose  que  de  remplir  le 
but  de  sa  vie,  tel  qu'il  l'avait  publiquement  annoncé 
et  décrit,  qui  était  de  fonder  ici-bas  le  royaume  de 
Dieu.  Après  que  Jean  eut  été  livré,  dit  l'évangéliste 
saint  Marc ,  Jésus  vint  en  Galilée ,  prêchant  l'Évan- 
gile du  royaume  de  Dieu  en  disant  :  Les  temps  sont 
accom'plis,  le  royaume  de  Dieu  est  proche,  faites 
pénitence,  et  croyez  en  l'Evangile  (1).  Et,  envoyant 
ses  disciples  prendre  leur  part  de  l'apostolat,  il  tra- 
çait ainsi  leur  mission  :  Dans  quelque  ville  où  vous 
entrerez  et  où  l'on  vous  recevra,  mangez  ce  qui  vous 
sera  servi,  guérissez  les  onalades,  et  dites  :  Le 
royaume  de  Dieu  est  proche.  Que  si  l'on  ne  vous  re- 
çoit pas ,  sortez  sur  les  places  et  dites  :  Nous  se- 
couons sur  vous  la  poussière  de  votre  ville  qui  s'est 
attachée  à  nous;  cependant  sachez  ceci,  c'est  que  le 
royaume  de  Dieu  est  proche  (2).  Et  quel  était  ce 
royaume  de  Dieu  prêché  par  Jésus -Christ  comme 
étant  le  but  de  sa  venue  sur  la  terre?  C'était  lui- 
même,  en  tant  qu'il  devait  être  reconnu  comme  Dieu, 
aimé  comme  Dieu ,  adoré  comme  Dieu ,  fondateur  et 
chef  d'une  société  universelle  dont  sa  divinité  serait 
la  pierre  angulaire  par  la  foi ,  l'amour  et  l'adoration. 

(1)  Saint  Marc,  chap.  i,  vers.  14  et  15. 

(2)  Saint  Luc,  chap.  x,  vers.  8,  9,  10  et  11. 


—  65  — 

Eh  bien!  Messieurs,  cet  ouvrage  s'est-il  accompli? 
Jésus-Christ,  vivant  et  mort,  a-t-il  fondé  ici-bas  un 
royaume  dont  il  soit  le  Dieu  ?  A-t-il  fondé  le  royaume 
des  âmes?  Est- il  parmi  nous  le  seul  et  unique  roi 
des  âmes?  Je  n'ai  plus  besoin  de  vous  le  démontrer  : 
voilà  dix  ans  que  je  vous  en  expose  les  merveilles , 
et,  ne  Teussé-je  pas  fait,  ce  royaume  spirituel  est 
sous  vos  yeux ,  un  grand  nombre  d'entre  vous  en 
sont  les  membres  et  les  sujets  ;  c'est  quelque  chose 
qui  parle  de  soi  et  qui  est  au-dessus  de  toute  démons- 
tration. Oui,  il  existe  sur  la  terre,  dans  cette  terre  de 
boue  et  de  passage,  un  royaume  des  âmes  où  Dieu 
est  servi  en  esprit  et  en  vérité,  où  l'on  combat  contre 
la  chair,  le  sang  et  l'orgueil ,  où  rien  ne  ressemble  à 
rien  de  ce  qui  est  ailleurs,  et  dont  Jésus- Christ  est 
l'auteur,  le  chef,  le  roi,  le  Dieu.  Et  comme  l'ange  de 
l'Apocalypse,  spectateur  du  dernier  triomphe  de  cet 
empire,  en  a  chanté  d'avance  la  gloire  par  cet  unique 
mot,  jeté  au  milieu  de  la  stupéfaction  des  mondes  : 
Factumest, —  C'est  fait  (i)\  ainsi,  dès  à  présent, 
moi,  disciple  du  Christ,  enfant  du  royaume,  adora- 
teur du  roi  des  âmes,  je  crie  à  vous  :  Factum  est,  — 
C'est  fait/ 

Ce  n'est  donc  plus  du  fait  qu'il  s'agit  entre  nous  ; 
il  est  démontré,  il  est  palpable,  il  est  ici,  et  je  puis 
conclure  :  Après  avoir  vécu  en  Dieu ,  Jésus  -  Ghrisi 
s'est  survécu  en  Dieu.  Mais  il  ne  saurait  être  inu- 
tile de  vous  montrer  combien  cet  ouvrage  surpas- 
sait toute  force  créée,  et  j'essaierai  d'y  réussir  en 

fl)  Apocalypse,  chap.  xi,  vers.  15. 


—  66  — 

vous  exposant  la  double  difficulté  que  Jésus-Christ 
avait  à  vaincre.  J'appellerai  l'une  la  difficulté  in- 
time, et  l'autre  la  difficulté  publique  :  leur  explication 
emploiera  l'heure  que  Dieu  me  permet  de  vous  con- 
sacrer. 

La  première  condition  du  royaume  des  âmes  et  de 
son  établissement,  était  d'obtenir  la  foi  à  son  fonda- 
teur, c'est-à-dire  que  Jésus-Christ  devînt  pour  une 
innombrable  quantité  d'hommes  la  règle  de  toutes 
leurs  pensées ,  et  que ,  s'abdiquant  eux-mêmes  dans 
ce  qu'ils  ont  de  plus  nécessaire  et  de  plus  profond , 
qui  est  leur  intelligence  propre,  ils  acceptassent  l'in- 
telligence de  Jésus -Christ  comme  la  leur,  jusqu'à 
pouvoir  dire  avec  saint  Paul  :  «  Ce  n'est  plus  moi , 
c'est  Jésus-Christ  qui  vit  en  moi.  »  Non  pas,  Mes- 
sieurs ,  que  Jésus-Christ,  pour  établir  son  règne  par 
la  foi ,  nous  demandât  le  sacrifice  de  notre  raison , 
car  il  est  lui-même  raison ,  et  c'est  lui  qui  nous  donne 
la  nôtre  par  un  reflet  de  la  sienne,  selon  qu'il  est 
expressément  écrit  dans  l'Évangile  de  saint  Jean. 
Mais  il  devait  nous  demander  le  sacrifice  de  notre 
esprit  propre,  ce  qui  est  tout  autre  chose  que  le  sa- 
crifice de  notre  raison.  En  effet ,  la  raison  n'est  pas  en 
nous  à  l'état  pur  ;  si  elle  était  à  l'état  pur,  éclairés 
que  nous  serions  par  une  lumière  une  et  égale ,  nous 
marcherions  dans  la  plus  parfaite  unanimité.  Au  lieu 
de  cela,  bien  que  participant  à  la  raison  une  et  uni- 
verselle ,  sans  quoi  nous  ne  serions  pas  des  intelli- 
gences, nous  y  mêlons  des  faiblesses,  des  obscurités, 
des  habitudes ,  des  partis  pris ,  mille  circonvallations 
mystérieuses  qui  en  coupent  les  grands  chemins,  en 


—  67  — 

diminuent  la  clarté,  et  font  de  la  raison  en  nous 
quelque  chose  d'étroit  et  de  personnel  que  nous  ap- 
pelons l'esprit  propre.  C'est  l'esprit  propre ,  résultat 
de  notre  servitude  et  de  notre  liberté ,  qui  divise  les 
hommes  dans  la  maison  de  leur  commune  mère ,  et 
ne  leur  permet  pas  de  fonder  ici -bas,  par  eux- 
mêmes,  la  sainte  république  de  la  vérité.  Nous  te- 
nons ,  en  effet ,  doublement  à  l'esprit  propre  :  nous  y 
tenons  parce  que  c'est  la  raison  qui  en  fait  le  fond , 
et  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  juste  que  de  tenir  à  la  rai- 
son ;  nous  y  tenons  peut-être  encore  bien  davantage 
par  ce  quelque  chose  de  particulier  qui  nous  distingue 
et  qui  se  compose  des  innombrables  impressions  que 
le  flux  et  le  reflux  de  l'intelligence  ont  déposées  en 
nous  depuis  le  premier  jour  où  nous  avons  usé  de 
cette  admirable  faculté  de  voir,  d'entendre,  déjuger, 
de  raisonner  et  de  sentir.  Or  par  la  foi  en  Jésus- 
Christ  ,  nécessaire  à  la  constitution  du  royaume  des 
âmes,  nous  devons  abdiquer  cet  esprit  propre  qui 
nous  est  si  naturel  et  si  cher  ;  il  faut  que  nous  fon- 
dions notre  raison  dans  la  raison  supérieure  du  Christ, 
que  nous  brisions  le  moule  personnel ,  plus  ou  moins 
faux  et  étroit,  qui  nous  fait  ce  que  nous  sommes, 
pour  entrer  dans  le  moule  large  et  profond  d'où  est 
sorti  l'Evangile,  et  qui  est  l'intelligence  même  de 
Jésus-Christ. 

Ce  sacrifice,  Messieurs,  nous  est  infiniment  péni- 
ble, parce  qu'il  choisit,  pour  nous  arracher  à  nous- 
mêmes,  la  racine  de  notre  être  spirituel.  Il  nous  l'est 
encore  par  un  autre  côté.  Non-seulement  nous  vou- 
lons nous  garder  nous-mêmes  tels  que  la  nature  et 


—  68  — 

la  liberté  nous  ont  faits ,  nous  voulons  de  plus  nous 
imposer  aux  autres ,  devenir  leurs  modèles ,  leurs 
maîtres,  et  créer  un  royaume  des  âmes  dont  nous 
serons  les  rois.  Pour  peu  que  l'homme  ait  reçu  du 
Ciel  une  haute  intelligence,  c'est  là  son  penchant; 
dans  l'ordre  de  l'esprit,  comme  dans  tous  les  ordres 
d'action ,  l'homme  veut  régner.  S'il  a  été  favorisé  de 
ce  qu'on  appelle  la  naissance,  il  veut  être  roi  de  nais- 
sance; si  la  fortune  est  son  partage,  il  veut  être  roi 
de  fortune  ;  si  le  pouvoir  lui  est  échu ,  il  veut  être  roi 
de  pouvoir  ;  enfin ,  si  l'esprit  est  le  don  qui  lui  a  été 
communiqué,  il  veut  être  roi  d'esprit.  Ce  dernier 
royaume  même  est  le  plus  convoité  de  tous,  et  les 
rois  les  plus  absolus  ne  sont  pas  contents  s'ils  ne  for- 
cent toute  intelligence  à  s'éclipser  devant  la  leur. 
Quand  donc  Jésus-Christ  nous  demande  de  sacrifier 
notre  esprit  propre  à  sa  souveraine  raison ,  il  nous 
demande  l'abdication  de  la  royauté  qui  nous  tient  le 
plus  au  cœur;  il  entre  dans  une  conjuration  qui  a 
pour  objet  de  nous  jeter  à  bas  du  trône  le  plus  légi- 
time où  nous  puissions  aspirer.  Car  quoi  de  plus  lé- 
gitime que  de  régner  par  l'esprit,  ce  don  qui  ne  vient 
pas  du  hasard ,  de  l'élection ,  du  travail  des  autres , 
mais  de  notre  propre  fonds ,  semé  par  la  nature  et 
cultivé  par  nous?  Et  d'autant  plus  le  possédons- 
nous,  que  ce  soit  par  la  science  ou  par  la  philo- 
sophie, d'autant  plus  nous  sentons -nous  irrités 
contre  cet  usurpateur  qu'on  appelle  le  Christ,  qui 
ne  prétend  pas  à  moins  qu'à  mettre  son  esprit  à 
la  place  du  nôtre,  qu'à  nous  faire  respirer  sa  pensée 
et  parler  sa  parole.  Voilà  le  secret,  Messieurs,  de 


—  69  — 

cette  aversion  de  tant  de  savants  et  de  philosophes 
contre  Jésus-Christ  :  ce  sont  des  gens  qui  ne  veulent 
pas  être  détrônés,  et  naturellement  ils  ont  mille  fois 
raison. 

Cependant  il  a  fallu  que  tous  tant  que  nous  som- 
mes depuis  dix-huit  siècles,  enfants  du  Christ,  nous 
consentissions  à  être  détrônés ,  à  nous  faire  petits  ,  à 
être  enseignés  non  pas  seulement  dans  notre  enfance, 
mais  jusqu'au  bout  de  notre  vie,  et  que,  chargés 
d'ans  et  d'honneurs,  ayant  gouverné  les  hommes 
sous  d'autres  aspects  que  ceux  de  l'esprit,  à  nos  der- 
niers moments,  prêts  à  paraître  devant  Dieu,  nous 
abdiquassions  encore  un  fois  ce  règne  de  l'entende- 
ment, si  cher  à  l'orgueil,  pour  nous  reposer  en  Jésus- 
Christ  comme  des  enfants,  et  le  charger  de  nous 
porter  avec  ses  deux  mains  bénies  au  siège  de  l'es- 
prit pur  et  éternel,  qui  est  Dieu  son  Père. 

Aucun  autre  sur  la  terre ,  Messi'i'.urs ,  aucun  autre 
ne  l'a  obtenue,  cette  suprême  dictature  de  l'entende- 
ment. Les  tyrans  ont  opprimé  la  pensée  humaine  en 
l'empêchant  de  se  manifester,  ils  ne  l'ont  jamais  gou- 
vernée; elle  échappe  à  tous  les  ressorts  de  la  plus 
savante  administration.  Les  sages  ont  formé  des 
écoles,  mais  des  écoles  éphémères  dont  les  disciples 
eux-mêmes  ont  renié  les  lois.  Faut-il  s'en  étonner? 
Le  disciple  du  sage  est  homme  comme  lui;  il  adore 
la  pensée  du  maître  jusqu'au  jour  où  la  sienne,  mûre 
pour  une  légitime  ingratitude ,  lui  permettra  d'at- 
teindre aux  honneurs  de  l'enseignement ,  et  de  mar- 
quer sa  place  dans  l'histoire  des  mobiles  dynasties 
de  la  sagesse.  Sur  un  terrain  plus  solide  pourtant,. 


—  70  — 

les  sectes  religieuses  n'ont  guère  mieux  réussi.  L'hé- 
résie nous  rend  l'esprit  propre  ;  le  schisme  nous 
rend  l'esprit  propre;  le  protestantisme  nous  rend 
l'esprit  propre  :  toutes  ces  doctrines ,  loin  d'enchaî- 
ner la  foi ,  ont  eu  pour  but  de  l'affranchir.  Le  maho- 
métisme  lui-même,  comme  autrefois  l'idolâtrie,  n'a 
pas  pu  constituer  une  autorité  doctrinale ,  et  aban- 
donne par  conséquent  ses  fidèles  aux  chances  de  leur 
propre  direction.  Tout  autre  que  le  Christ  ou  nous 
laisse  ou  nous  rend  notre  esprit,  et  c'est  là  même  le 
charme  éternel  de  l'erreur.  Que  nous  dit-on  aujour- 
d'hui? Qu'est-ce  que  le  siècle  présent,  incertain  de 
ses  voies  et  presque  également  incapable  de  har- 
diesse dans  le  mal  et  dans  le  bien ,  demande  du 
Christ  avec  suppUcation?  N'est-ce  pas  de  détendre 
le  faisceau  de  son  empire,  de  retrancher  certains  ar- 
ticles de  l'ancienne  constitution  chrétienne,  de  réviser 
le  pacte  primitif  de  l'Évangile,  de  signer  enfin  une 
transaction  entre  le  temps  et  l'éternité?  Mais  le  Christ 
se  rit  de  ces  désirs  fragiles  qui  ne  sortent  pas  d'une 
entière  obéissance  à  son  adorable  raison;  entre  lui 
et  nous  il  ne  peut  rien  y  avoir  que  lui  ou  nous,  l'ab- 
dication de  notre  esprit  propre,  ou  le  règne  de  notre 
esprit  propre  :  c'est  à  prendre  ou  à  laisser. 

Ce  n'est  pas  même  assez  pour  Jésus- Christ  de 
mettre  son  esprit  à  la  place  du  nôtre  ;  roi  de  notre 
intelligence,  il  n'est  encore  qu'au  commencement  de 
son  ambition,  il  veut  plus  que  la  pensée,  il  veut  l'af- 
fection. Et  quelle  affection,  mon  Dieu?  un  amour  qui 
soit  le  comble  de  l'amour  humain ,  et  devant  lequel 
disparaisse  toute  histoire  d'amour.  Et,  afin  que  vous 


—  71  — 

jugiez  du  prodige  qu'il  y  a  à  cela,  examinez  un  peu 
de  près  la  difficulté  que  nous  avons  nous-mêmes  à 
être  aimés  de  notre  vivant. 

A  peine  la  fleur  du  sentiment  point- elle  en  nous , 
que  nous  cherchons  dans  les  compagnons  de  notre 
adolescence  des  sympathies  qui  s'emparent  de  notre 
cœur  et  le  tirent  de  sa  chère  et  triste  solitude.  De  là 
viennent,  dans  l'histoire  de  toutes  les  vies  généreu- 
ses, ces  premiers  temps, ces  souvenirs  anciens  qu'au- 
cun autre  n'effacera,  et  qui,  jusqu'à  la  dernière  vieil- 
lesse, laisseront  à  notre  âme  un  parfum  du  passé. 
Cependant,  malgré  la  force  de  ces  jeunes  liaisons,  le 
simple  cours  des  années  en  suspend  le  progrès  ;  nos 
yeux,  en  s'affermissant,  deviennent  moins  sensibles 
aux  beautés  de  notre  âge  ;  quelque  chose  qui  n'est 
plus  de  l'enfance  nous  délivre  de  ce  charme  premier 
qu'aucun  autre  peut-être  n'égalera,  mais  qui  ne  nous 
suffît  plus.  L'amitié  se  refroidit  dans  une  confiance 
grave  et  virile,  et  à  notre  âme  montée  d'un  degré  sur 
le  cycle  de  la  vie,  il  faut  un  attrait  nouveau  qui  la 
subjugue  en  la  remphssant.  En  dirai-je  le  nom?  Et 
pourquoi  ne  le  dirais-je  pas?  Il  est  deux  choses  de- 
vant lesquelles,  avec  l'aide  de  Dieu,  je  ne  reculerai 
jamais  :  le  devoir  et  la  nécessité.  C'est  une  nécessité 
de  mon  discours  que  je  prononce  le  nom  trop  profané 
du  second  sentiment  de  l'homme;  je  le  prononce 
donc,  et  je  dis  :  A  l'homme  gravitant  de  l'adoles- 
cence vers  la  maturité ,  il  faut  un  attrait  qui  satis- 
fasse à  la  fois  sa  jeunesse  et  sa  force ,  son  besoin  de 
renouvellement  et  d'avenir  ;  Dieu  lui  a  préparé  l'a- 
mour, qui  doit,  s'il  est  vrai,  c'est-à-dire  pur,  achever 


-  72  — 

l'éducation  de  sa  vie  et  le  rendre  digne  d'avoir  une 
postérité.  Mais,  ô  faiblesse  de  notre  nature!  bientôt 
les  soucis  de  la  virilité  plissent  notre  front,  les  rides 
y  creusent  à  la  pensée  un  honorable  témoignage  : 
que  faut-il  de  plus  ?  Incapable  d'obtenir  désormais 
la  réciprocité  d'un  enivrement  apaisé  déjà  pour  nous, 
et  qui  n'a  plus  assez  d'illusions  pour  se  nourrir,  nous 
nous  reposons  dans  un  attachement  plus  calme,  plus 
serein,  doux  encore,  mais  qui  ne  mérite  plus  d'être 
comparé  à  l'entraînement  de  cette  passion  que  j'ai 
nommée  tout  à  l'heure  par  son  nom  propre. 

Toutefois  les  ressources  de  l'âme  humaine  ne  sont 
pas  à  bout;  fille  de  l'amour  éternel,  le  génie  de  sa 
source  l'inspirera  jusqu'à  la  fin.  Avec  les  premières 
ombres  de  la  vieillesse,  le  sentiment  de  la  paternité 
descend  dans  notre  cœur  et  prend  possession  du  vide 
qu'y  ont  laissé  ses  précédentes  affections.  Ce  n'est 
pas  une  décadence,  gardez-vous  de  le  croire;  après 
le  regard  de  Dieu  sur  le  monde,  rien  n'est  plus  beau 
que  le  regard  du  vieillard  sur  l'enfant,  regard  si  pur, 
si  tendre,  si  désintéressé,  et  qui  marque  dans  notre 
vie  le  point  même  de  la  perfection  et  de  la  plus  haute 
similitude  avec  Dieu.  Le  corps  baisse  avec  l'âge, 
l'esprit  peut-être  encore,  mais  non  pas  l'âme,  par 
laquelle  nous  aimons.  La  paternité  est  autant  supé- 
rieure à  l'amour,  que  l'amour  lui-même  est  supé- 
rieur à  l'amitié.  La  paternité  couronne  la  vie.  Ce  se- 
rait l'amour  sans  tache  et  plein,  si  de  l'enfant  au 
père  il  y  avait  le  retour  égal  de  l'ami  à  l'ami  et  de 
l'épouse  à  l'époux.  Mais  il  n'en  est  rien.  Quand 
nous  étions  enfants,  on  nous  aimait  plus  que  nous 


—  73  — 

n'aimions ,  et ,  devenus  vieux ,  nous  aimons  à  notre 
tour  plus  que  nous  ne  sommes  aimés.  Il  ne  faut  pas 
s'en  plaindre.  Vos  enfants  reprennent  le  chemin  que 
vous  avez  suivi  vous-mêmes ,  le  chemin  de  l'amitié , 
le  chemin  de  l'amour,  traces  ardentes  qui  ne  leur 
permettent  pas  de  récompenser  cette  passion  à  che- 
veux blancs  que  nous  appelons  la  paternité.  C'est 
l'honneur  de  l'homme  de  retrouver  dans  ses  enfants 
l'ingratitude  qu'il  eut  pour  ses  pères,  et  de  finir 
ainsi ,  comme  Dieu ,  par  un  sentiment  désintéressé. 

Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  poursuivant 
l'amour  toute  notre  vie,  nous  ne  l'obtenons  jamais 
que  d'une  manière  imparfaite,  qui  fait  saigner  notre 
cœur.  Et  l'eussions-nous  obtenu  vivants ,  que  nous 
en  reste-t-il  après  la  mort?  Je  le  veux,  une  prière 
amie  nous  suit  au  delà  de  ce  monde,  un  souvenir 
pieux  prononce  encore  notre  nom  ;  mais  bientôt  le 
ciel  et  la  terre  ont  fait  un  pas,  l'oubli  descend,  le 
silence  nous  couvre,  aucun  rivage  n'envoie  plus  sur 
notre  tombe  la  brise  étbérée  de  l'amour.  C'est  fini, 
c'est  à  jamais  fini,  et  telle  est  l'histoire  de  l'homme 
dans  l'amour. 

Je  me  trompe,  Messieurs,  il  y  a  un  homme  dont 
l'amour  garde  la  tombe;  il  y  a  un  homme  dont  le 
sépulcre  n'est  pas  seulement  glorieux,  comme  l'a  dit 
un  prophète,  mais  dont  le  sépulcre  est  aimé.  Il  y  a 
un  homme  dont  la  cendre,  après  dix- huit  siè- 
cles, n'est  pas  refroidie;  qui  chaque  jour  renaît 
dans  la  pensée  d'une  multitude  innombrable  d'hom- 
mes ;  qui  est  visité  dans  son  berceau  par  des  bergers, 
et  par  les  rois  lui  apportant  à  l'envi  et  l'or,  et  l'en- 

IV.  —  3 


--.  74  — 

cens,  et  la  myrrhe.  Il  y  a  un  homme  dont  une  portion 
considérable  de  l'humanité  reprend  les  pas  sans  se 
lasser  jamais,  et  qui,  tout  disparu  qu'il  est,  se  voit 
suivi  par  cette  foule  dans  tous  les  heux  de  son  an- 
tique pèlerinage,  sur  les  genoux  de  sa  mère,  au  bord 
des  lacs,  au  haut  des  montagnes,  dans  les  sentiers 
des  vallées ,  sous  l'ombre  des  oliviers ,  dans  le  secret 
des  déserts.  Il  y  a  un  homme  mort  et  enseveli,  dont 
on  épie  le  sommeil  et  le  réveil,  dont  chaque  mot  qu'il 
a  dit  vibre  encore  et  produit  plus  que  l'amour,  pro- 
duit des  vertus  fructifiant  dans  l'amour.  Il  y  a  un 
homme  attaché  depuis  des  siècles  à  un  gibet ,  et  cet 
homme,  des  millions  d'adorateurs  le  détachent  cha- 
que jour  de  ce  trône  de  son  supplice ,  se  mettent  à 
genoux  devant  lui ,  se  prosternant  au  plus  bas  qu'ils 
peuvent  sans  en  rougir,  et  là ,  par  terre ,  lui  baisent 
avec  une  indicible  ardeur  les  pieds  sanglants.  Il  y  a 
un  homme  flagellé,  tué,  crucifié,  qu'une  inénarrable 
passion  ressuscite  de  la  mort  et  de  l'infamie ,  pour  le 
placer  dans  la  gloire  d'un  amour  qui  ne  défaille  ja- 
mais, qui  trouve  en  lui  la  paix,  l'honneur, la  joie,  et 
jusqu'à  l'extase.  Il  y  a  un  homme  poursuivi  dans  son 
supplice  et  sa  tombe  par  une  inextinguible  haine , 
et  qui,  demandant  des  apôtres  et  des  martyrs  à  toute 
postérité  qui  se  lève,  trouve  des  apôtres  et  des  mar- 
tyrs au  sein  de  toutes  les  générations.  Il  y  a  un 
homme  enfin,  et  le  seul  qui  a  fondé  son  amour  sur  la 
terre,  et  cet  homme,  c'est  vous,  ô  Jésus!  vous  qui 
avez  bien  voulu  me  baptiser,  me  oindre ,  me  sacrer 
dans  votre  amour,  et  dont  le  nom  seul,  en  ce  moment, 
ouvre  mes  entrailles  et  en  arrache  cet  accent  qui 


—  73  — 

me  trouble  moi-même,  et  que  je  ne  me  connaissai& 
pas. 

Qui  donc  est  aimé  des  grands  hommes  ?  Qui  dans 
la  guerre?  Est-ce  Alexandre,  César,  Gharlemagne? 
Qui  dans  la  sagesse?  Est-ce  Aristote  ou  Platon?  Qui 
est  aimé  des  grands  hommes?  Qui?  Nommez -m'en 
un  seul;  nommez-moi  un  homme  mort  qui  ait  laissé 
l'amour  sur  son  tombeau.  Mahomet  est  vénéré  des 
musulmans;  il  n'est  point  aimé.  Jamais  un  senti- 
ment d'amour  n'a  effleuré  le  cœur  du  musulman 
répétant  sa  maxime  :  «  Dieu  est  Dieu ,  et  Mahomet 
est  son  prophète.  »  Un  seul  homme  a  rendu  tous  les 
siècles  tributaires  envers  lui  d'un  amour  qui  ne  s'é- 
teint pas;  roi  des  intelligences,  Jésus- Christ  est  en- 
core le  roi  des  cœurs,  et,  par  une  grâce  confirmatrice 
de  celle  qui  n'appartient  qu'à  lui,  il  a  donné  à  ses 
saints  le  privilège  de  produire  aussi  dans  la  mémoire 
des  hommes  un  souvenir  pieux  et  constant. 

Toutefois,  ce  n'est  pas  tout,  le  royaume  des  âmes 
n'est  pas  encore  établi.  Jésus- Christ,  étant  Dieu  ,  ne 
devait  pas  se  contenter  d'une  foi  inébranlable  et 
d'un  amour  immortel;  il  devait  exiger  l'adoration. 
L'adoration  est  l'anéantissement  de  soi-même  devant 
un  être  supérieur,  et  ce  sentiment,  Messieurs,  est 
loin  de  nous  être  inconnu.  Il  gît,  comme  tous  les 
autres ,  au  fond  de  notre  nature  ;  il  y  joue  un  plus 
grand  rôle  que  peut-être  vous  ne  le  pensez.  Tous, 
plus  ou  moins ,  ne  nous  le  dissimulons  pas,  tous  nous 
voulons  être  adorés.  C'est  ce  désir  inné  de  l'adoration 
qui  a  produit  toutes  les  tyrannies.  Vous  vous  éton- 
nez quelquefois  qu'un  prince  noue  des  intrigues  infi* 


—  Te- 
rnes pour  s'affranchir  des  lois  divines  et  humaines, 
qu'il  joigne  la  violence  à  la  ruse,  verse  des  flots  de 
sang  et  marche  droit  à  l'exécration  du  genre  hu- 
main :  vous  vous  demandez  dans  quel  but.  Eh  !  Mes- 
sieurs ,  dans  le  but  très-naturel  d'être  adoré ,  de  voir 
toute  pensée  soumise  à  la  sienne,  toute  volonté  con- 
forme à  sa  volonté  ,  toute  puissance ,  toute  loi ,  tout 
droit,  tout  devoir  émanant  de  lui,  et  le  corps  même 
de  l'homme  courbé  comme  un  esclave  devant  son 
corps  mortel.  Voilà  le  fond  de  notre  cœur  comme  le 
fond  de  Satan.  Mais,  par  un  contre-poids  qui  était 
dû  à  cette  affreuse  maladie  de  l'orgueil,  nous  ne  pou- 
vons souhaiter  l'adoration  pour  nous  qu'en  ayant 
horreur  d'adorer  autrui.  De  là  vient  l'exécration  qui 
s'attache  au  despotisme.  L'humanité ,  abaissée  par 
une  puissance  qui  méconnaît  toute  loi ,  concentre  en 
soi-même  sa  sourde  indignation  :  elle  attend  le  jour 
inévitable  de  la  faiblesse,  et,  ce  jour  venu,  elle  se 
retourne  et  écrase  du  talon  la  vile  créature  qui  l'avait 
méprisée  jusqu'à  lui  demander  de  Tencens.  Un  grand 
orateur  a  dit  à  une  tribune  célèbre  :  «  Il  n'y  a  qu'un 
pas  du  Capitole  à  la  roche  Tarpéienne.  »  Je  dirai  avec 
autant  de  vérité,  quoique  avec  de  moins  magnifiques 
expressions  :  11  n'y  a  qu'un  pas  de  l'autel  à  l'égout. 
Quiconque  a  été  adoré,  tôt  ou  tard  la  main  populaire 
le  précipitera  du  haut  de  la  majesté  divine  usurpée, 
et  le  traînera  ,  la  corde  au  cou ,  aux  gémonies  de  la 
rue  et  aux  gémonies  plus  sanglantes  encore  d'un  op- 
probre éternel.  Ainsi  le  veut  l'histoire ,  cette  puis- 
sance chargée  de  la  promulgation  des  jugements  de 
Dieu  sur  l'orgueil  de  l'homme. 


-  77  - 

Cependant,  malgré  l'histoire,  Jésus -Christ  est 
adoré.  Homme  mortel  et  mort,  il  a  su  conquérir  une 
adoration  qui  subsiste,  et  dont  il  n'y  a  pas  d'autre 
exemple  ici-bas.  Quel  empereur  a  gardé  ses  temples 
et  ses  statues?  Qu'est  devenue  toute  cette  population 
de  dieux  créés  par  la  flatterie?  La  poussière  n'en 
existe  même  plus,  et  le  souvenir  qui  en  survit  n'est 
qu'une  occasion  pour  la  pensée  d'admirer  l'extrava- 
gance des  hommes  et  la  justice  de  Dieu.  Jésus-Christ 
seul  est  demeuré  debout  sur  ses  autels ,  non  pas  dans 
un  coin  du  monde,  mais  par  toute  la  terre  et  chez 
les  nations  célèbres  par  la  culture  de  l'esprit.  Les 
plus  grands  monuments  de  l'art  abritent  ses  saintes 
images  ;  les  cérémonies  les  plus  magnifiques  réunis- 
sent les  peuples  à  l'ombre  de  son  nom;  la  poésie,  la 
musique,  la  peinture,  la  sculpture  s'épuisent  à  par- 
ler de  lui  et  à  lui  faire  un  encens  digne  de  l'adora- 
tion que  les  siècles  lui  ont  vouée.  Et  encore  sur 
quel  trône  l'adore-t-on?  sur  une  croix.  Que  dis-je, 
sur  une  croix!  On  l'adore  sous  la  vile  apparence 
du  pain  et  du  vin.  Ici  la  pensée  se  confond  tout  à 
fait.  Il  semble  que  cet  homme  ait  pris  plaisir  à 
abuser  de  son  étrange  puissance  et  à  braver  l'hu- 
manité tout  entière  en  la  courbant  éperdue  devant 
les  simulacres  les  plus  vains.  Descendu  par  son 
supplice  plus  bas  que  la  mort,  il  a  fait  de  la  honte 
même  le  siège  de  sa  divinité,  et,  non  content  de  ce 
triomphe ,  il  a  voulu  que  nous  reconnussions  sa  su- 
prême essence  et  son  éternelle  vie  par  une  adoration 
qui  donnât  à  nos  sens  un  affreux  démenti.  Rien  se 
peut-il  concevoir  d'un  tel  succès  dansune  telle  audace? 


—  78  — 

Il  est  vrai ,  des  mains  nombreuses  ont  essayé 
de  le  jeter  bas  de  ses  autels  ;  mais  leur  impuissance 
n'a  servi  qu'à  confirmer  sa  gloire.  A  chaque  outrage 
il  a  paru  grandir  ;  le  génie  l'a  protégé  contre  le 
génie,  la  science  contre  la  science,  l'empire  contre 
l'empire;  il  s'est  fait  des  armes  de  toutes  les  armes 
qu'on  a  levées  contre  lui,  et,  quand  on  le  croyait  à 
terre,  le  monde  l'a  vu  debout,  calme,  serein,  maître, 
adoré. 

Ainsi  a-t-il  fondé  le  royaume  des  âmes  par  une  foi 
qui  nous  coûte  le  sacrifice  de  notre  esprit  propre, 
par  un  amour  qui  surpasse  tout  amour,  par  une  ado- 
ration que  nous  n'avons  accordée  qu'à  lui,  triple 
mystère  d'une  force  qui  nous  révèle  sa  dignité  et  qui 
nous  la  révélera  bien  mieux  encore  après  que  nous 
aurons  vu  la  difficulté  publique  qui  s'opposait  à  l'éta- 
blissement de  ce  royaume  surnaturel. 

La  place  était  prise,  Messieurs,  quand  Jésus-Christ 
vint  au  monde;  la  place  était  prise,  parce  qu'elle 
n'est  jamais  vide.  Encore  qu'il  n'eût  prétendu  établir 
entre  lui  et  nous  que  des  rapports  secrets,  une  sorte 
de  culte  obscur,  ce  dessein  eût  rencontré  tôt  ou  tard 
des  craintes  et  des  jalousies  qui  se  fussent  manifes- 
tées par  une  résistance  publique.  Mais  Jésus-Christ 
était  loin  de  vouloir  cacher  son  règne  sous  terre  ;  il 
avait  dit  :  Ce  que  vous  entendez  à  Voreille ,  prêchez- 
le  sur  les  toits  (1);  et  lui-même,  ennemi  de  toute 
initiation  mystérieuse  ,  avait  constamment  parlé  et 
agi  sous  les  yeux  de  la  foule  et  de  l'autorité.  Il  vou- 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  x,  vers.  27. 


—  79  — 
lait  un  règne  apparent,  une  constitution  sociale  de 
sa  doctrine,  un  sacerdoce  reconnu,  des  temples,  des 
lois ,  des  droits ,  et  par  conséquent  il  était  inévitable 
qu'il  trouvât  sur  son  chemin  l'établissement  religieux 
et  politique  qui  l'avait  précédé.  Cet  établissement 
avait  deux  noms  :  il  s'appelait  l'idolâtrie  et  l'empire 
romain.  L'idolâtrie  était  le  culte  qui  rassemblait  l'u- 
nivers sous  une  même  forme  religieuse,  l'empire  ro- 
main était  le  pouvoir  qui  gouvernait  toute  l'humanité 
connue,  à  peu  de  chose  près.  L'un  et  l'autre  étaient 
incompatibles  avec  l'établissement  du  règne  de  Jé- 
sus-Christ ,  et  ce  règne  ne  pouvait  commencer  qu'en 
abolissant  l'idolâtrie  comme  une  fausse  religion ,  et 
qu'en  modifiant  l'empire  romain  pour  l'accommoder 
aux  lois  promulguées  par  l'Évangile. 

Jusqu'à  présent,  peut-être,  vous  avez  considéré 
l'idolâtrie  comme  une  organisation  religieuse  facile  à 
renverser  :  vous  vous  trompiez  de  beaucoup.  De  tous 
les  cultes  qui  ont  pris  possession  de  l'homme ,  il  n'en 
est  aucun ,  sauf  le  christianisme ,  qui  ait  eu  plus  d'é- 
tendue et  de  solidité  que  l'idolâtrie.  Gela  tient  à  ce 
que  les  trois  grandes  passions  de  l'homme  y  étaient 
servies  à  souhait.  Quelles  sont  ces  trois  passions?  La 
première,  vous  allez  vous  étonner  peut-être,  la  pre- 
mière est  la  passion  religieuse,  le  besoin  de  com- 
mercer avec  Dieu.  Oui,  Messieurs,  la  passion  reli- 
gieuse marche  en  nous  avant  toutes  les  autres,  même 
avant  la  passion  de  la  volupté.  Car  la  volupté  nctou- 
che  qu'aux  sens,  qui  sont  fragiles,  qui  s'épuisent 
vite ,  qui  se  lassent  d'eux-mêmes ,  tandis  que  le  be- 
soin rehgieux,  sorte  de  faim  divine,  a  sa  source  au 


—  80  — 

plus  profond  de  noire  être ,  et  s'y  nourrit  de  toutes 
les  misères  qui  nous  dégoûtent  incessamment  de  la 
vie  présente.  L'orgueil  aussi  ne  vient  qu'après  ;  si 
vif  qu'il  soit,  il  est  sujet,  ici-bas,  à  trop  d'humilia- 
tions pour  ne  pas  seconder  et  porter  en  avant  dans 
notre  âme  un  sentiment  meilleur  et  plus  doux,  celui 
qui  nous  rapproche  de  Dieu  et  nous  fait  chercher 
dans  sa  grandeur  notre  propre  dignité.  La  religion 
est  la  première  et  la  plus  vieille  amie  de  l'homme  ; 
même  lorsqu'il  la  centriste,  il  la  respecte  encore,  et 
se  ménage  avec  elle  de  secrètes  intimités.  Que  l'état 
de  notre  pays,  Messieurs,  ne  vous  fasse  pas  d'illu- 
sion à  cet  égard  ;  parce  qu'il  y  a  en  France  quelques 
millions  d'hommes  abrutis  dans  l'athéisme  pratique, 
ne  croyez  pas  que  ce  soit  là  l'état  naturel  du  genre 
humain.  C'est  la  suite  de  circonstances  inouïes,  et 
cette  même  France,  malgré  l'irréligion  d'une  partie 
de  ses  enfants,  n'a  pas  cessé  un  seul  jour  de  porter 
dans  son  sein  glorieux  une  multitude  d'âmes  qui  ser- 
vent Dieu  ardemment  et  honorent  leur  foi  par  des 
œuvres  connues  de  toute  la  terre. 

Or  l'idolâtrie ,  malgré  ses  apparences  peu  doctri- 
nales ,  donnait  satisfaction  au  besoin  rehgieux  ;  elle 
avait  des  temples,  des  autels,  un  sacerdoce,  des  sa- 
crifices, des  prières,  des  cérémonies  publiques  et 
pompeuses,  un  très-grand  état  dans  le  monde,  et  les 
lambeaux  de  sa  mythologie  cachaient  encore  assez 
de  souvenirs  de  Dieu  pour  que  l'âme  n'y  fût  pas  tout 
à  fait  à  jeun  et  sans  aliment. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  d'admirable,  c'est  que  l'idolâ- 
trie ,  en  donnant  satisfaction  aux  penchants  élevés  de 

*^.     ^  h  ('   A 


—  81  — 

notre  nature ,  ne  dédaignait  pas  les  plus  abjects ,  et 
leur  jetait  avec  abondance  une  pâture  sacrée.  Je  ne 
sais  quel  art  profond  avait  broyé  ensemble  Dieu  et 
la  matière,  la  religion  et  la  volupté,  et  faisait  des- 
cendre du  même  autel  des  pensées  graves  et  de  hon- 
teuses sollicitations.  L'idolâtre  avait  tout  dans  ses 
dieux;  quoi  qu'il  voulût,  le  ciel  obéissait  à  ses  dé- 
sirs. Quel  chef-d'œuvre,  pour  que  le  ciel  à  son  tour 
fût  obéi  !  Joignez  à  cela  que  la  troisième  passion  de 
l'homme,  l'orgueil  de  la  domination,  avait  aussi  dans 
ce  culte,  savant  par  sa  dégradation  même,  une  am- 
ple satisfaction.  L'idolâtrie  n'était  pas  distincte  de 
l'empire  ;  le  prince ,  ou  le  sénat ,  ou  le  peuple ,  dispo- 
sait de  la  magistrature  sacerdotale,  nommait  les  pon- 
tifes, réglait  les  cérémonies,  se  donnait  le  plaisir  de 
cacher  la  robe  de  ses  consuls  sous  le  manteau  de  ses 
dieux.  La  religion  était  encore  la  patrie.  On  voyait 
du  même  pas  marcher  devant  la  république  les  fais- 
ceaux et  les  autels  :  les  faisceaux,  symbole  de  sa  jus- 
tice et  de  sa  puissance  ;  les  autels ,  symbole  de  cette 
alliance  mystérieuse  qui  rattachait  les  destinées  de 
l'État  aux  destinées  mêmes  des  dieux. 

Non,  vous  ne  vous  représenterez  jamais  assez  la 
force  de  cette  institution.  Ah  !  si  une  cérémonie 
païenne  ressuscitait  sous  vos  yeux;  si  vous  pouviez 
voir  Rome  entière  montant  au  temple  de  Jupiter  Ga- 
pitolin,  ce  peuple,  ces  légions,  ce  sénat,  tous  les  sou- 
venirs patriotiques  montant  avec  eux,  et  tous  en- 
semble portant  aux  dieux  la  nouvelle  victoire  de 
Rome  1  si  vous  entendiez  le  silence  et  le  bruit  de  l'u- 
nanimité ,  ce  murmure  de  toutes  les  passions  con- 


Xh'i'^%^ 


—  82  — 

vaincues  de  leur  droit  et  satisfaites  de  leur  triomphe, 
aussi  bien  l'orgueil  que  la  volupté,  aussi  bien  la  vo- 
lupté que  la  religion,  le  haut  et  l'abject,  le  ciel  et  la 
terre,  tout  à  la  fois,  tout  dans  un  seul  jour  et  dans 
une  seule  action  :  si  vous  aviez  vu  et  entendu  cela , 
vous-mêmes,  peut-être,  succombant  à  ce  total  eni- 
vrement des  facultés  humaines,  vous  eussiez  un 
moment  courbé  la  tête  et  adoré  dans  les  mains  de 
Rome  les  antiques  dieux  du  monde  ! 

Pourtant  il  ne  fallait  pas  les  adorer,  il  fallait  les 
briser:  c'était  l'ordre  de  Jésus-Christ.  Il  fallait  les 
briser  par  tout  l'univers ,  puisque  tout  l'univers  était 
le  sujet  de  l'idolâtrie.  Et  qu'apportait-on  pourmettre 
à  la  place?  Un  homme  humilié  jusqu'au  supplice  des 
esclaves;  un  homme  venu  d'un  pays  sur  lequel  les 
Romains  versaient  à  flots  le  ridicule  avec  l'oppres- 
sion ;  un  Juif,  et  un  Juif  crucifié  !  Voilà  ce  que  des 
pêcheurs  de  Judée  apportaient  à  Rome ,  au  Gapitole, 
pour  remplacer  la  statue  de  Jupiter  Capitolin  !  Vous 
jugez  !  Ainsi  l'ignominie  à  la  place  de  la  grandeur, 
la  pénitence  et  la  mortification  à  la  place  de  la  vo- 
lupté. La  pénitence  et  la  mortification,  quels  mots! 
C'est  à  peine  si  j'ose,  après  dix-huit  siècles  de  natu- 
ralisation, les  prononcer  sans  déguisement  à  vos 
oreilles  nourries  pourtant  du  langage  évangélique  : 
et  il  fallait  les  révéler  aux  Romains.  Il  fallait  leur 
dire  :  Nous  vous  apportons  une  religion  toute  pure 
et  toute  sainte,  fondée  sur  l'immolation  du  corps  par 
la  chasteté,  et  non  pas  seulement  par  la  chasteté, 
qui  n'est  qu'un  simple  retranchement,  mais  par  la 
haine  directe  des  sens.  Nous  venons,  la  verge  à  la 


—  83  — 
main ,  vous  apprendre  à  traiter  votre  corps  comme 
un  esclave,  parce  qu'il  est,  en  effet,  l'esclave  des 
plus  vils  penchants ,  et  que  vous  ne  pouvez  délivrer 
de  lui  votre  âme  qu'en  le  tenant  dans  le  respect  et  les 
châtiments  de  la  servitude.  Il  fallait  dire  ces  choses 
à  un  peuple  tout  gonflé  de  sept  siècles  d'arrogance 
et  de  domination ,  plongé  dans  les  sens  autant  que 
dans  l'orgueil,  et  qui  était  habitué  à  trouver  dans  ses 
dieux,  que  l'on  prétendait  détruire,  la  justification 
de  sa  splendide  ignominie.  Mais  Jésus-Christ  l'avait 
ordonné  :  cela  fut  dit,  cru,  adopté,  et  le  règne  des  ido- 
les tomba  devant  le  règne  de  la  croix,  malgré  l'em- 
pire romain. 

L'empire  romain  était  solidaire  de  l'idolâtrie;  mais 
il  avait  un  autre  côté  par  où  il  n'était  pas  moins  en- 
nemi de  l'établissement  chrétien.  Cet  empire  s'était 
fondé  lentement,  à  force  de  prudence  et  de  suite  dans 
ses  conseils ,  de  courage  dans  ses  armées ,  d'abnéga- 
tion dans  ses  chefs,  jusqu'au  jour  où,  devenu  le 
maître  du  monde ,  il  avait  fléchi  sous  le  poids  même 
de  sa  grandeur,  et  perdu  dans  la  corruption  toutes 
les  libertés  publiques  qui  avaient  fait  sa  gloire  et  son 
salut.  Rien  n'en  subsistait  quand  Jésus-Christ  vint 
au  monde ,  sinon  quelques  simulacres  déjà  déshono- 
rés, et,  lorsqu'il  mourut,  l'empire  avait  passé  d'Au- 
guste à  Tibère,  par  une  décadence  qui  présageait 
Néron.  La  tribune  aux  harangues  était  muette  ;  le 
peuple  se  consolait  du  Forum  par  un  morceau  de 
pain  qu'on  lui  jetait  ;  le  sénat ,  meurtri  et  décimé  dans 
ses  derniers  hommes  illustres,  ne  savait  plus  opposer 
au  despotisme  que  la  promptitude  d'une  obéissance 


—  84  — 

qui  fatiguait  quelquefois  le  caprice  insolent  du  maî- 
tre. Un  seul  homme  était  tout,  et  cet  homme  pouvait 
impunément  porter  à  la  servitude  tel  défi  qu'il  lui 
plaisait.  Un  jour  il  lui  plut  de  faire  déUbérer  le  sé- 
nat, c'est-à-dire  les  reliques  de  toutes  les  grandes 
familles  romaines ,  les  descendants  de  ces  pères  con- 
scrits qui  avaient  porté  si  fièrement  dans  les  plis  de 
leur  toge  la  guerre  et  la  liberté,  il  lui  plut  de  les  faire 
délibérer  sur  la  sauce  à  laquelle  on  mettrait  un  pois- 
son. Je  vous  remercie,  Messieurs ,  de  n'avoir  pas  ri  : 
c'est  ici  la  plus  grande  insulte  qui  ait  été  faite  à  la 
nature  humaine  dans  la  personne  du  plus  grand  corps 
politique  qu'elle  ait  jamais  produit.  Dieu  l'a  permis, 
Messieurs  ,  pour  nous  apprendre  jusqu'où  tombe 
l'homme  par  la  corruption  de  la  richesse  et  par  l'apo- 
stasie de  la  liberté,  cette  gardienne  de  tous  les  droits 
et  de  tous  les  devoirs.  Telle  était  donc  Rome  au  mo- 
ment où  Jésus-Christ  envoyait  ses  disciples  pour  la 
convertir  à  lui ,  et  tel  était  avec  Rome  le  monde  en- 
tier. La  dominatrice  universelle,  après  avoir  enchaîné 
les  nations  à  sa  grandeur,  les  tenait  enchaînées  à 
ses  humiliations,  et  pour  la  première  fois  dans  l'his- 
toire du  genre  humain,  la  liberté  n'avait  plus  d'asile 
nulle  part. 

Je  dis  que  c'était  la  première  fois.  Jusque-là,  par 
une  providence  digne  de  toutes  nos  actions  de  grâces, 
Dieu  avait  tenu  à  ce  qu'il  y  eût  toujours  quelque 
terre  libre  où  la  vertu  et  la  vérité  pussent  se  défen- 
dre contre  la  conjuration  des  plus  forts.  Tandis  que 
l'Orient  était  fécond  en  tyrannies  séculaires,  l'E- 
gypte avait  des  institutions  dignes  d'estime,  etju- 


-  85  — 

geait  ses  rois  après  leur  mort;  la  Grèce  défendait  sa 
tribune  contre  l'ambition  des  rois  de  Perse  ;  Rome 
protégeait  ses  citoyens  par  un  droit  qui  environnait 
leur  vie  d'une  foule  de  remparts  sacrés.  Si  des  temps 
anciens  nous  passons  aux  temps  modernes ,  nous  y 
remarquerons  la  même  attention  de  la  Providence  à 
ne  point  permettre  que  le  despotisme  règne  partout 
à  la  fois.  Le  monde  actuel  se  divise  en  trois  zones  : 
la  zone  de  la  tyrannie  sans  limites,  qui  n'a  rien  à  en- 
vier aux  plus  sanglantes  histoires  du  passé;  une  zone 
intermédiaire  où  quelque  mouvement  est  encore  per- 
mis à  la  pensée  et  à  la  foi  ;  et  enfin  cette  généreuse 
zone  occidentale  dont  nous  faisons  partie,  les  grands 
royaumes  de  France,  d'Angleterre,  des  États-Unis 
d'Amérique,  des  Espagnes,  où  les  droits  et  les  de- 
voirs ont  des  garanties,  où  l'on  parle,  où  l'on  écrit', 
où  l'on  débat,  où ,  pendant  que  la  force  opprime  la 
majesté  de  Dieu  et  de  l'homme  dans  les  régions 
lointaines,  nous,  à  la  face  du  monde,  nous  la  dé- 
fendons, et  nous  la  défendons  sans  gloire,  parce  que 
rien  ne  menace  dans  cet  office  notre  tête  ni  notre 
honneur  ! 

Un  moment  unique  a  été  où ,  prenant  la  carte  du 
globe,  vous  eussiez  vainement  cherché  une  mon- 
tagne ou  un  désert  pour  abriter  le  cœur  de  Galon 
d'Utique,  et  où  Gaton  d'Utique  estimait  nécessaire 
de  demander  à  la  mort  une  liberté  qu'aucun  point 
de  la  terre  ne  pouvait  plus  lui  donner.  Ge  moment 
unique  et  formidable  était  celui-là  même  où  Jésus- 
Christ  envoyait  ses  apôtres  annoncer  l'Évangile  à 
toute  créature,  et  fonder  dans  leur  foi,  leur  amour 


—  86  - 

et  leur  adoration,  le  royaume  des  âmes  et  de  la  vé- 
rité. 

Voyons  ce  qu'était  ce  royaume  par  rapport  à  l'em^ 
pire  romain. 

C'était  d'abord  la  liberté  de  l'âme.  Jésus -Christ 
voulait  l'âme  ;  il  la  voulait  libre  de  le  connaître ,  de 
l'aimer,  de  l'adorer,  de  le  prier,  de  s'unir  à  lui.  Il  ne 
reconnaissait  pas  que  personne  que  lui  eût  des  droits 
sur  l'âme ,  et  surtout  le  droit  d'empêcher  les  commu- 
nications de  l'âme  avec  lui.  Bien  plus ,  Jésus -Christ 
voulait  l'union  publique  des  âmes  dans  son  service  ; 
il  n'entendait  pas  se  cacher  ;  il  demandait  un  culte 
patent  et  social.  La  liberté  de  l'âme  emportait  le  droit 
de  fonder  des  églises  matérielles  et  spiritublles,  de 
s'assembler,  de  prier  en  commun,  d'entendre  en 
commun  la  parole  de  Dieu,  cette  nourriture  substan- 
tielle de  l'àme,  qui  est  son  pain  quotidien,  et  dont 
on  ne  peut  la  priver  sans  un  sacrilège  homicide.  La 
liberté  de  l'âme  emportait  le  droit  de  pratiquer  en- 
semble toutes  les  cérémonies  du  culte,  de  recevoir 
ensemble  les  sacrements  de  la  vie  éternelle ,  de  vivre 
ensemble  de  l'Évangile  et  de  Jésus-Christ.  Nul  sur 
la  terre  n'avait  plus  le  gouvernement  des  choses  sa- 
crées que  les  oints  du  Seigneur,  les  âmes  élues ,  ini- 
tiées à  une  foi  et  à  un  amour  plus  grands,  éprouvées 
par  les  successeurs  des  apôtres,  sanctifiées  par  l'or- 
dination. Tout  le  reste,  princes  et  peuples,  étaient 
exclus  de  l'administration  du  corps  et  du  sang  de 
Jésus-Christ ,  centre  divin  du  royaume  des  âmes ,  et 
qu'il  ne  fallait  pas  livrer  aux  chiens ,  selon  l'expres- 
sion énergique  du  très-doux  Évangile. 


—  87  — 

Mais ,  comme  l'âme  est  le  fondement  de  Thomme , 
en  créant  la  liberté  de  l'âme,  Jésus-  Christ  créait  en 
même  temps  la  liberté  de  l'homme.  L'Évangile ,  ré- 
gulateur des  droits  et  des  devoirs  de  tous,  s'élevait  à 
la  puissance  d'une  charte  universelle ,  qui  servait  de 
mesure  à  toute  autorité  légitime,  et  qui,  en  la  bénis- 
sant, la  préservait  des  excès  où  le  pouvoir  humain 
était  tombé  partout.  Par  là ,  le  royaume  des  âmes 
était  absolument  l'opposé  de  l'empire  romain ,  et  il 
était  impossible  d'imaginer  un  antagonisme  plus 
achevé.  L'empire  romain  était  la  servitude  totale  ;  le 
royaume  des  âmes,  la  liberté  totale  ;  l'empire  romain 
était  la  servitude  universelle;  le  royaume  des  âmes, 
la  liberté  universelle.  Entre  eux ,  c'était  la  question 
d'être  ou  de  ne  pas  être.  La  lutte  était  inévitable, 
elle  devait  être  acharnée. 

Or  de  quelle  force  disposait  le  royaume  des  âmes 
contre  cet  empire  couvert  de  légions?  D'aucune.  Le 
Forum?  il  n'y  en  avait  plus.  Le  sénat?  il  n'y  en  avait 
plus.  Le  peuple?  il  n'y  en  avait  plus.  La  parole?  il 
n'y  en  avait  plus.  La  pensée?  il  n'y  en  avait  plus. 
Était-il  du  moins  permis  aux  premiers  chrétiens  que 
le  hasard  de  l'Évangile  aurait  mis  au  monde,  de  se 
réunir  pour  combattre  un  contre  cent  mille?  Non , 
cela  ne  leur  était  pas  permis.  Quelle  était  donc  leur 
force?  La  même  qu'avait  eue  Jésus -Christ.  Ils  de- 
vaient confesser  son  nom  et  mourir  après ,  mourir 
aujourd'hui,  mourir  demain,  mourir  après-demain, 
mourir  toujours,  c'est-à-dire  vaincre  la  servitude 
par  l'usage  pacifique  de  la  liberté  de  l'âme  ;  vaincre 
la  force ,  non  par  la  force ,  mais  par  la  vertu.  Il  leur 


-  88  - 

avait  été  dit  :  Si  pendant  trois  siècles  vous  pouvez 
dire  tout  haut  :  Je  crois  en  Dieu,  le  Père  tout-puis- 
sanl,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  et  en  son  Fils 
unique  Nôtre-Seigneur  Jésus-Christ,  qui  est  né  de  la 
Vierge  Marie,  qui  est  mort  et  ressuscité,  si  pendant 
trois  siècles  vous  pouvez  dire  tout  cela  tout  haut  et 
mourir  tous  les  jours  après  l'avoir  dit,  dans  trois  siè- 
cles vous  serez  les  maîtres,  c'est-à-dire  libres. 

C'est  ce  qui  est  arrivé. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  malgré  la  fureur  de  l'em- 
pire romain  faisant  de  l'univers  un  bourreau,  et  per- 
dant dans  l'inanité  des  supplices  sa  raison  épouvan- 
tée. Je  ne  dirai  rien  de  plus  des  martyrs;  ils  ont 
vaincu,  tout  le  monde  le  sait.  Et  ce  royaume  des 
âmes  fondé  par  leur  sang,  ce  royaume  des  âmes  qui 
devait  détruire  l'idolâtrie  et  qui  l'a  détruite ,  qui  de- 
vait renverser  l'empire  romain  et  qui  l'a  renversé 
dans  ce  qu'il  avait  de  faux  et  d'injuste;  ce  royaume 
des  âmes,  où  donc  a-t-il  établi  sa  capitale?  A  Rome! 
Au  siège  de  la  force  fut  posé  le  siège  de  la  vertu  ;  au 
siège  de  la  servitude,  le  siège  de  la  liberté;  au  siège 
des  idoles  honteuses,  le  siège  de  la  croix  de  Jésus- 
Christ;  au  siège  d'où  se  répandaient  partout  les 
ordres  de  Néron,  le  siège  du  vieillard  désarmé  qui, 
au  nom  de  Jésus -Christ,  dont  il  est  le  vicaire,  ré- 
pand sur  tout  le  monde  la  pureté,  la  paix  et  la  béné- 
diction. 0  triomphe  de  la  foi  et  de  l'amour!  0  spec- 
tacle qui  ravit  l'homme  au-dessus  de  lui-même  en 
lui  montrant  ce  qu'il  peut  pour  le  bien  avec  le  se- 
cours de  Dieu  !  J'ai  vu  de  mes  yeux  cette  terre  libéra- 
trice des  âmes ,  ce  sol  fait  de  la  cendre  et  du  sang 


—  so- 
dés martyrs;  et  pourquoi  ne  me  laisserais -je  pas 
aller  à  des  souvenirs  qui  confirmeront  ma  parole  en 
rajeunissant  ma  vie? 

Un  jour  donc ,  le  cœur  tout  tremblant  d'émotion  , 
j'entrai  par  la  porte  Flaminienne  dans  cette  ville  fa- 
meuse qui  avait  conquis  le  monde  par  ses  armes  et 
l'avait  gouverné  par  ses  lois.  Je  courus  au  Gapitole  ; 
mais  le  temple  de  Jupiter  Gapitolin  n'en  couronnait 
plus  l'héroïque  sommet.  Je  descendis  au  Forum  ; 
la  tribune  aux  harangues  était  brisée ,  et  la  voix  des 
pâtres  avait  succédé  à  la  voix  de  Cicéron  et  d'Hor- 
tensius.  Je  gravis  les  sentiers  escarpés  du  Palatin; 
les  Césars  étaient  absents,  et  ils  n'avaient  pas  même 
laissé  à  la  porte  un  prétorien  pour  demander  son 
nom  à  l'étranger  curieux.  Pendant  que  je  pesais  en 
mon  âme  ces  fortes  ruines ,  à  travers  l'azur  du  ciel 
italique,  j'aperçus  dans  le  lointain  un  temple  dont  la 
coupole  me  parut  recouvrir  toutes  les  grandeurs  pré- 
sentes de  cette  ville  dont  je  foulais  la  poussière.  Je 
m'y  acheminai,  et  là ,  sur  une  place  immense  autant 
que  magnifique,  je  trouvai  l'Europe  assemblée  dans 
la  personne  de  ses  ambassadeurs ,  de  ses  poètes,  de 
ses  artistes ,  de  ses  pèlerins ,  foule  diverse  d'origine, 
mais  unie,  me  semblait-il,  par  une  attente  commune 
et  profonde.  J'attendais  moi-même,  lorsque,  à  l'ex- 
trémité de  la  place,  un  vieillard  s'avança,  porté 
dans  une  chaise,  le  front  nu ,  et  tenant  dans  ses  deux 
mains,  sous  la  forme  d'un  pain  mystérieux,  cet 
homme  de  la  Judée  autrefois  crucifié.  Toute  tête 
s'inclina  au  passage;  les  larmes  coulèrent  dans  un 
silence  d'adoration  ;  et  sur  aucun  visage  je  ne  remar- 


—  90  — 

quai  la  protestation  du  doute,  ni  l'ombre  d'un  senti- 
ment qui  ne  fût  pas  au  moins  le  respect.  Pendant 
que  j'adorais  moi-même  mon  Maître  et  mon  Roi,  le 
Roi  immortel  des  âmes,  prenant  ma  part  du  triom- 
phe ,  sans  chercher  à  l'exprimer  par  aucune  parole 
même  intérieure,  l'obélisque  de  granit  qui  était  au 
milieu  de  la  place  chanta  pour  nous  tous ,  muets  et 
ravis ,  l'hymne  du  Dieu  victorieux  :  Christus  vincit , 
Christus  régnât,  Christus  imper at,  Christus  ab 
omnimalo  plebem  suam  libérât!  Et  de  peur  qu'un 
ennemi  ne  se  trouvât  dans  cette  multitude,  il  se  re- 
pondit à  lui-même  un  autre  chant  célèbre  qui  nous 
avertissait  de  fuir  le  lion  de  Juda  si  nous  ne  voulions 
pas  l'adorer  dans  sa  victoire.  Après  bien  des  années 
qui  ont  déjà  blanchi  mon  front,  je  vous  répète  ces 
menaces  et  ces  cris  de  joie  ;  heureux  si  vous  ne  fuyez 
pas,  mais  si,  vous  approchant  de  plus  près,  vous 
redites  avec  nous  tous,  enfants  du  Christ  et  membres 
de  son  royaume  :  Christus  vincit ,  Christus  régnât, 
Christus  imperat,  Christus  ab  omni  malo  plebem 
suam  libérât! 


QUARANTIÈME  CONFÉRENCE 


©E   LA   PERPÉTUITÉ  ET   DU  PROGRÈS   DU  RÈGNE  DE  JESUS-CHRIST 


Monseigneur  , 

Messieurs  , 

Comme  il  l'avait  voulu ,  et  comme  il  l'avait  an- 
noncé, Jésus -Christ  a  établi  sur  la  terre  le  royaume 
de  Dieu ,  le  royaume  des  âmes  dont  il  est  le  chef;  il 
l'a  établi,  malgré  la  difficulté  de  régner  sur  les  hom- 
mes par  la  foi ,  l'amour  et  l'adoration ,  difficulté  que 
j'ai  appelée  intime,  et  malgré  la  difficulté  publique 
que  lui  présentait  la  société  religieuse  et  politique 
telle  qu'elle  était  alors  constituée.  Mais  est-ce  assez, 
Messieurs,  pour  affirmer  que  Jésus-Christ  s'est  sur- 
vécu en  Dieu,  que  son  œuvre  est  marquée  d'un 
cachet  qui  ne  peut  être  que  celui  de  la  Divinité? 
Non  :  car,  bien  que  son  succès ,  en  le  regardant  au 


—  92  — 

point  où  nous  l'avons  laissé ,  c'est-à-dire  à  l'avéne- 
ment  de  Constantin,  ait  été  prodigieux ,  cependant 
c'est  le  propre  de  toute  puissance  qui  fait  son  appa- 
rition ici-bas,  d'avoir  sa  lutte  et  son  triomphe,  lutte 
et  triomphe,  j'en  conviens,  qui  n'ont  pas  tous  la 
même  grandeur,  mais  qui  ont  enfin  cela  de  commun, 
de  se  produire,  de  se  débattre,  et  d'arriver  à  quelque 
moment  favorable  qu'on  appellera  le  succès.  Ce  qui 
est  plus  difficile  et  nécessaire  pour  la  confirmation 
de  la  victoire,  c'est  de  résister  à  la  victoire  elle- 
même.  Un  diplomate  célèbre  a  dit  :  «  Le  temps  est 
le  grand  ennemi.  »  Eh  bien!  Jésus- Christ  a-t-il 
vaincu  le  grand  ennemi?  Après  l'idolâtrie,  après 
l'empire  romain ,  a-t-il  vaincu  cette  autre  puissance 
qui  n'est  que  l'éternité  déguisée,  le  temps?  Au  bout 
d'une  carrière  plus  ou  moins  florissante,  n'a-t-il  pas, 
comme  tous,  senti  cette  main  glacée  qui,  tôt  ou  tard, 
déshonore  les  événements  les  plus  grands ,  et  préci- 
pite de  leur  trône  les  plus  solides  dynasties?  N'est-il 
pas  visiblement  atteint  de  cette  foudre  lente  qui  n'é- 
pargne rien?  Telle  est  la  question  qui  va  nous  pré- 
occuper. Je  dépose ,  en  un  mot,  devant  vous  le  bilan 
de  Jésus- Christ,  et  je  vous  propose  d'en  examiner 
l'actif  et  le  passif. 

Pourquoi  le  temps  est-il  le  grand  ennemi?  C'est, 
Messieurs,  qu'il  est  doué  d'une  double  puissance,  la 
puissance  de  détruire  et  celle  d'édifier.  Qui  a  jeté 
bas  ces  empires  primitifs  de  l'Assyrie  et  de  la  Chal- 
dée?  C'est  le  temps.  Qui  a  jeté  Das  cet  empire  de 
Cyrus  vainement  relevé  par  Alexandre?  C'est  le 
temps.  Qui  a  jeté  bas  cet  empire  grossi  des  ruines 


—  93  — 

de  tous  les  autres ,  et  qu'on  peut  appeler  du  nom  de 
monde  plutôt  que  du  nom  d'empire ,  le  monde  ro- 
main? C'est  le  temps.  Qui  a  jeté  bas  toutes  ces  ré- 
publiques du  moyen  âge  dont  nous  admirons  les 
débris  survivant  en  marbres  et  en  peintures?  C'est 
le  temps.  Et,  d'un  autre  côté,  qui  a  construit  ces 
royaumes  nouveaux  dont  nous  sommes  les  fils,  les 
royaumes  des  Francs,  des  Germains,  des  Anglo- 
Saxons,  et  le  reste?  C'est  la  même  main  habile  à  re- 
créer après  avoir  défait,  et  qui,  de  la  poussière  même 
où  elle  s'est  jouée  avec  orgueil,  tire  la  substance, 
l'ordre  et  la  solidité.  Le  temps  détruit  de  la  main 
gauche  et  bâtit  de  la  main  droite,  également  ennemi 
dans  les  deux  cas ,  puisque  l'édifice  qu'il  élève  ne 
fait  qu'enfoncer  plus  avant  l'édifice  qu'il  renverse , 
et  que  fonder  c'est,  pour  lui,  détruire  encore. 

Toutefois,  Messieurs,  ne  nous  arrêtons  pas  à  ces 
splendides  images ,  qui  nous  révèlent  seulement  par 
le  spectacle  extérieur  la  puissance  ennemie  du  temps. 
Cherchons  à  en  dérober  le  secret  par  l'analyse ,  afin 
que,  connaissant  mieux  d'où  vient  au  temps  sa  dou- 
ble force  de  destruction  et  d'édification  ,  nous  consi- 
dérions si  Jésus-Christ  n'a  pas  été  soumis  à  l'exer- 
cice de  ce  formidable  jeu,  et  pourquoi  seul  il  a  pu  y 
échapper,  si  toutefois  nous  constatons  qu'il  y  a  véri- 
tablement échappé. 

L'action  du  temps  résulte  de  cmq  causes ,  dont  la 
première  est  la  nouveauté.  Le  temps  est  toujours 
jeune ,  et  pourtant  il  vieillit  tout.  A  chaque  pas  qu'il 
fait ,  c'est  l'aurore  qui  s'avance,  mais  en  laissant  par 
derrière  l'ombre  et  la  nuit.  Enfant  mobile  de  l'éter- 


—  94  — 

nité,  il  lui  emprunte  une  jeunesse  qui  ne  meurt  pas, 
mais  sans  pouvoir  la  communiquer  aux  choses  qu'il 
mesure  par  son  cours,  si  ce  n'est  pour  un  moment.  Il 
passe,  il  jette  la  vie;  mais  cette  vie  d'aujourd'hui 
sera  bientôt  celle  d'hier,  celle  d'avant -hier,  celle 
d'autrefois,  un  souvenir,  une  antiquité;  et  toutefois 
le  temps  ne  s'est  pas  appauvri  :  il  est  toujours  fécond 
et  jeune,  faisant  succéder  le  nouveau  à  l'ancien.  Or 
le  nouveau  a  un  charme  qui  séduit  l'esprit  comme 
les  sens,  et  qui  permet  facilement  aux  doctrines  mar- 
quées de  son  sceau  de  prévaloir  contre  les  doctrines 
devenues  surannées  par  le  seul  fait  de  leur  perpé- 
tuité. Remarquez  ce  qui  se  passe.  Dès  qu'un  homme 
est  capable  de  nouer  des  idées  sous  une  nouvelle 
forme  et  de  les  approprier  au  cours  du  temps ,  il 
se  fait  immanquablement  des  disciples.  Pourquoi? 
Parce  qu'il  a  dit  quelque  chose  qui  ne  s'était  pas 
encore  dit ,  ou  que  l'on  avait  oublié.  Nous  avons  la 
passion  du  nouveau  dans  les  idées  comme  en  tout  le 
reste,  et  il  n'est  pas  difficile  de  nous  en  expliquer  la 
raison.  Prédestinés  que  nous  sommes  à  la  jouissance 
de  l'infini,  l'infini  est  notre  besoin,  et  nous  le  pour- 
suivons partout.  Or  la  nouveauté  est  la  seule  chose 
ici-bas  qui  nous  donne  quelque  sensation  de  l'infini. 
Dès  que  nous  avons  considéré  un  objet,  nous  disons  : 
C'est  assez.  Qui  tournera  la  page  ?  La  nouveauté  la- 
tourne,  et,  en  la  tournant,  elle  déguise  à  notre  intelli- 
gence sa  faiblesse  par  une  fausse  lueur  de  progrès 
qui  nous  ravit. 

Plus  que  personne.  Messieurs,  Jésus- Christ  avait 
à  redouter  cette  disposition  de  notre  âme  qui  arme  le 


—  95  — 

temps  d'un  si  dangereux  pouvoir  contre  la  stabilité 
doctrinale.  Tout  miséricordieux  qu'est  l'Évangile,  il 
ne  devait  pas  se  plier  à  l'inconstance  de  notre  esprit  : 
Le  ciel  et  la  terre  passeront,  avait  dit  Jésus-Christ , 
mais  ma  parole  ne  passera  point  (1).  Il  fallait  qu'elle 
traversât  tous  les  âges,  perdant  chaque  jour  la  force 
de  la  nouveauté  sans  rien  perdre  de  son  comman- 
dement, ou  plutôt  il  fallait  que,  semblable  à  Dieu , 
dont  saint  Augustin  a  dit  qu'il  était  la  beauté  tou- 
jours ancienne  et  toujours  nouvelle ,  la  parole  évan- 
gélique  gardât  dans  son  antiquité  progressive  une 
jeunesse  qui  charmât  le  cœur  de  toutes  les  généra- 
tions nouvelles. 

Ce  premier  avantage  remporté  sur  le  temps,  un 
second  restait  à  obtenir.  La  seconde  force  du  temps 
est  dans  l'expérience,  c'est-à-dire  dans  la  révélation 
qui  résulte  de  l'application  des  doctrines  à  la  vie 
positive  de  l'humanité.  Toute  doctrine  est  un  corps 
de  lois  qui  n'a  de  valeur  qu'autant  qu'il  est  censé 
contenir  les  vrais  rapports  des  êtres;  c'est  comme  la 
création  d'un  monde.  Tant  que  cette  création  de- 
meure dans  l'esprit  à  l'état  de  pure  conception ,  on 
peut  se  tromper  sur  son  mérite  réel ,  parce  qu'il  est 
difficile  de  juger  un  grand  ensemble  d'idées  ;  mais  il 
n'en  est  plus  de  même  lorsque,  entrant  dans  le  do- 
maine de  la  réalité ,  elles  sont  chargées  de  fonder  ou 
de  maintenir  un  ordre  positif;  l'expérience  manifeste 
infailliblement  leur  faiblesse  ou  leur  fausseté;  car 
une  loi  fausse  ou  impuissante  est  incapable  d'établir 

(1)  Saint  Matthieu ,  chap.  xxiv ,  vers.  33. 


—  96  — 

des  rapports  constants,  et,  de  même  qu'une  maison 
s'écroule  si  elle  a  été  assise  sur  des  mathématiques 
inexactes ,  un  ordre  quelconque  ne  saurait  subsister 
en  ayant  pour  base  des  idées  qui  manquent  de  l'a- 
plomb de  la  vérité. 

Or,  qui  plus  que  Jésus-Christ  avait  à  redouter 
cette  terrible  épreuve  de  l'expérience?  Car  il  n'avait 
pas  mis  au  monde  avec  l'Évangile  une  société  ren- 
fermée dans  les  étroites  limites  d'une  race  et  d'un 
pays,  mais  une  société  universelle,  où  toute  âme, 
quelque  part  qu'elle  fût  née,  pouvait  prétendre  au 
droit  de  cité;  et  par  conséquent,  si  l'Évangile  était 
faux ,  la  ruine  en  devait  être  aussi  grande  que  l'uni- 
vers et  aussi  rapide  que  le  temps,  agissant  à  la 
fois  sur  une  innombrable  quantité  de  lieux  et  d'es- 
prits. 

La  troisième  force  du  temps  est  dans  la  corrup- 
tion. Toute  chose  arrivée  à  un  certain  point  de  pros- 
périté se  corrompt,  parce  qu'une  fois  qu'on  est  le 
maître,  on  veut  jouir,  et  que  la  jouissance  a  pour 
résultat  inévitable  cette  décomposition  de  l'âme  et 
du  corps  que  nous  appelons  la  corruption.  L'his- 
toire de  tous  les  succès  est  l'histoire  d'Annibal  à 
Capoue.  On  oublie,  on  s'endort,  on  s'enivre;  le  poi- 
son lent  de  la  mollesse  détend  tous  les  ressorts  de 
l'activité  ;  et  l'être  qui  n'est  rien  que  par  l'activité,  se 
dissout  peu  à  peu  dans  l'ignominie  d'un  lâche  som- 
meil. Nemrod  commence,  Sardanapale  finit.  C'est  le 
chemin  célèbre  des  hautes  fortunes  ;  le  travail  et  la 
vertu  les  édifient ,  la  jouissance  les  anéantit  jusque 
dans  leurs  dernières  traces.  Mieux  que  tout  autre 


—  97  — 

empire  encore,  la  religion  est  soumise  a  cette  grande 
loi,  et  par- dessus  toute  religion ,  celle  du  Christ  y 
était  étroitement  enchaînée.  Car  le  sang  de  la  croix 
lui  avait  donné  la  vie;  issue  du  supplice  d'un  Dieu , 
elle  était  tenue  de  se  souvenir,  aux  jours  de  la  pros- 
périté, des  sanglantes  mortifications  de  son  berceau. 
Et,  d'une  autre  part,  les  tentations  que  lui  préparait 
son  triomphe  devaient  surpasser  de  bien  loin  tout^es 
les  tentations  jusque-là  connues.  Elle  devait,  tenant 
à  ses  pieds  les  rois  de  la  terre ,  donner  des  ordres 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre ,  voir  des  siècles  s'in- 
cliner devant  sa  parole  et  son  action ,  couvrir  le  sol 
de  monuments  somptueux,  se  rendre  trfbutaire  de 
tous  les  besoins  d'une  puissance  et  d'une  gloire  sans 
bornes,  et,  sous  le  poids  de  cette  fortune  montant 
jusqu'au  ciel,  conserver  au  front  comme  au  cœur  le 
signe  de  la  pénitence  et  de  Thumilité.  Ou  bien,  si  elle 
venait  à  succomber  dans  un  des  longs  jours  de  sa 
vie,  et  à  ressentir  les  atteintes  de  sa  corruption,  il 
fallait  que  de  sa  corruption  même  elle  ressuscitât  sa 
vie,  non  pas  une  vie  étrangère,  comme  nous  le  voyons 
dans  la  nature,  mais  sa  propre  vie;  et  que,  sembla- 
ble à  l'aigle  de  l'Écriture,  renouvelant  en  elle  le 
charme  de  sa  jeunesse,  elle  s'envolât  les  ailes  éten- 
dues ,  rendues  légères  comme  autrefois  par  sa  pau- 
vreté et  son  sang  répandu. 

La  quatrième  force  du  temps,  c'est  le  hasard,  c'est- 
à-dire  certaines  conjectures  qui  ne  se  lient  à  rien  de 
ce  que  le  génie  peut  combiner  et  prévoir,  et  qui  tout 
d'un  coup  renversent  les  desseins  les  mieux  concer- 
tés. L'histoire  en  est  remplie.  La  prudence  humaine 

3* 


—  98  — 

échoue  à  des  écueils  que  rien  n'annonce  à  Toeil  le  plus 
pénétrant.  C'est  le  grain  de  sable  dont  parle  Pascal , 
qui,  un  matin,  se  rencontra  dans  la  vessie  de  Crom- 
well,  et  fit  échouer  des  plans  destinés  à  changer  la 
face  de  l'Europe. 

Vous  vous  étonnez  quelquefois,  peut-être,  d'un 
certain  équilibre  qui  se  maintient  dans  le  monde,  et 
qui  empêche  les  plus  forts  d'anéantir  les  plus  faibles 
au  gré  de  leurs  secrètes  convoitises.  Gomment  ces 
grands  empires  n'ont-ils  pas  encore  écrasé  les  petits 
États  qu'ils  ont  pour  voisins  ?  C'est  que  les  grands 
empires  ont  contre  eux  le  grain  de  sable  de  la  vessie 
de  Gromwell.  Au  moment  où  leurs  conjurations  vont 
tout  renverser  et  préparer  la  rume  du  droit  sur  la 
terre,  je  ne  sais  quel  fils  de  paysan,  au  coin  d'une 
baraque,  aiguise  son  couteau  sur  la  meule  brisée 
d'un  moulin.  Ce  garçon,  au  bruit  de  la  guerre,  en- 
fonce sa  casquette,  fiche  son  couteau  à  sa  ceinture, 
et  s'en  va  voir  un  peu  ce  qui  se  passe  entre  la  Provi- 
dence et  les  rois.  La  fumée  de  la  poudre  lui  ouvre 
les  yeux;  le  sang  l'exalte;  Dieu  lui  met  dans  les  mains 
un  beau  coup  d'armes  ;  le  voilà  grand  capitaine ,  les 
empires  reculent  d'un  pas  devant  lui  :  ce  couteau  et 
ce  paysan ,  c'est  le  hasard. 

Or  vous  jugez  combien  Jésus-Christ  en  a  eu  contre 
lui  dans  le  cours  d'un  règne  de  dix -huit  cents  ans. 
Consultez  seulement  l'histoire  de  la  papauté,  et  voyez 
à  quel  fil  léger  ont  tenu  les  destinées  de  ce  trône  en- 
touré d'ennemis  et  toujours  subsistant.  Il  a  presque 
toujours  contre  lui  des  desseins  habilement  tissus; 
mais  ce  qui  vous  effraiera  davantage,  c'est  la  conju- 


—  99  — 

ration  du  hasard,  le  je  ne  sais  quoi  qui  pouvait  le 
briser  à  tout  moment,  et  qui  a  eu  la  singulière  dis- 
traction de  le  respecter  toujours. 

La  cinquième  force  du  temps  est  dans  la  guerre. 
Aucune  puissance  ici- bas  ne  saurait  éviter  d'être 
combattue;  elle  a  nécessairement  des  ennemis,  non- 
seulement  à  cause  de  ses  fautes  et  de  ses  abus,  mais 
par  cela  seul  qu'elle  est.  Exister,  c'est  combattre, 
parce  qu'exister  c'est  dérober  au  foyer  de  la  vie  com- 
mune la  substance  destinée  à  tous  ;  et  si  cela  est  vrai 
du  plus  faible  des  êtres,  combien  plus  d'une  collec- 
tion d'êtres  élevés  à  l'état  de  puissance!  Aussi  Jésus- 
Christ  déclarait  qu'il  n'était  pas  venu  apporter  la 
paix,  7nais  la  guerre  (1),  guerre  terrible,  et  sur  un 
plan  dont  la  grandeur  fait  reculer  l'imagination;  car 
c'est  la  guerre  de  l'esprit  contre  la  chair  et  de  la  chair 
contre  l'esprit,  c'est-à-dire  deux  éléments  qui  con- 
stituent l'homme,  et  dont  l'un  ne  peut  jamais  vaincre 
l'autre  totalement.  Quand  le  corps  a  le  dessus,  l'âme 
combat  contre  lui ,  et  quand  l'âme  est  la  plus  forte , 
le  corps  épie  le  moment  de  briser  son  joug.  Mais 
cette  lutte  intestine  ne  s'arrête  pas  là,  elle  arrive  né- 
cessairement à  une  guerre  aussi  générale  qu'elle  est 
profonde.  Les  âmes  s'unissent  aux  âmes  et  les  corps 
aux  corps;  ce  sont  les  corps  ensemble  contre  les  âmes 
ensemble  qui  font  la  grande  guerre  de  l'humanité , 
Jésus-Christ  à  la  tête  d'une  armée ,  et  Satan  à  la  tête 
de  l'autre  :  l'armée  des  passions,  de  l'orgueil,  de  la 
volupté,  de  la  haine,  d'un  côté  ;  de  l'autre,  l'armée 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  x,  vers.  3i. 


-  100  — 

dfe  l!esprit,  de  l'humilité,  de  la  chasteté,  de  l'obéis- 
sance, de  la  mortification,  de  la  charité.  Tout  cela 
se  meut  dans  les  formidables  régions  du  fini  et  de 
l'infîni ,  dans  les  profondeurs  de  Dieu ,  de  l'âme  et 
des  sens ,  au  milieu  de  mille  causes  secondaires  qui 
ajoutent  aux  ténèbres  et  aux  chances  du  combat  ;  et 
si  Jésus-Christ  est  Dieu,  c'est  lui  qui  doit  finir  par 
l'emporter,  sa  figure  restant  inaltérable,  quoique 
toujours  insultée,  au  sommet  vénérable  des  choses 
et  des  temps. 

Est-ce  là,  Messieurs,  ce  qui  s'est  passé?  Pouvons- 
nous  rendre  à  Jésus-Christ  le  témoignage  qu'il  a  été 
plus  fort  que  la  nouveauté,  que  ^l'expérience,  que 
la  corruption,  que  le  hasard,  que  la  guerre,  que 
toutes  ces  causes  réunies  ensemble  contre  lui  du- 
rant un  cours  de  dix-huit  cents  années?  le  pouvons- 
nous? 

Oui,  Messieurs,  je  le  puis;  je  puis  même  vous 
marquer  trois  degrés  dans  ce  triomphe  de  Jésus- 
Christ  sur  le  temps.  Car,  premièrement,  il  vit,  son 
œuvre  est  devant  vous  ;  encore  qu'elle  eût  souffert 
plus  ou  moins  d'atteintes  dans  ce  long  pèlerinage 
accompli  sous  la  main  révoltée  des  siècles,  cependant 
elle  est  debout.  Elle  reste  environnée  d'assez  d'éclat 
pour  attirer  tous  les  yeux  et  être  encore  l'objet  d'une 
vénération  à  laquelle  rien  n'est  comparable,  comme 
aussi  rien  n'est  comparable  à  l'acharnement  des 
ennemis  qui  n'ont  point  accepté  dans  sa  durée  tem- 
porelle la  preuve  de  son  origine  au  sein  même  de  l'é- 
ternité. Mais  ce  n'est  pas  là  tout.  Non -seulement 
Jésus-Christ  est  vivant  dans  son  Église  et  son  Église 


—  101  — 

est  vivante  en  lui ,  mais  depuis  l'ère  chrétienne , 
aucun  établissement  religieux  ne  s'est  fondé  dans 
le  monde  dont  Jésus-Christ  n'ait  été  la  base  et  le 
ciment. 

Le  premier  dans  l'ordre  des  temps  est  l'islamisme. 
Or  la  base  de  l'islamisme,  Grotius  l'avait  remarqué 
bien  avant  moi,  est  toute  biblique.  C'est  Abraham, 
Isaac,  Jacob;  c'est  Moïse,  le  mont  Sinaï,  le  peuple 
juif  dans  les  faits  les  plus  mémorables  de  son  his- 
toire; c'est  Jésus-Christ  lui-même,  venu  après  tous 
les  prophètes,  et  plus  grand  qu'eux.  A  chaque  page 
du  Coran,  Mahomet  insère  un  récit  tiré  des  anti- 
quités chrétiennes,  ou  y  fait  quelque  allusion.  Pour- 
quoi cela?  Pourquoi,  voulant  se  donner  l'honneur  de 
fonder  une  religion ,  Mahomet  n'a-t-il  pas  pris  tota- 
lement une  base  à  lui?  Pourquoi,  Messieurs?  Parce 
qu'il  ne  le  pouvait  pas.  L'homme  ne  peut  pas  plus 
bâtir  en  l'air  dans  l'ordre  des  esprits  que  dans  l'ordre 
des  corps  ;  il  lui  faut  un  fondement.  Or,  selon  le  mot 
exprès  de  Fontenelle ,  «  la  religion  chrétienne  est  la 
seule  religion  qui  ait  des  preuves,  »  et  partout  où 
elle  s'est  une  fois  produite  avec  l'autorité  de  son  his- 
toire, il  est  nécessaire  que  l'erreur  y  prenne  son 
point  d'appui  et  se  greffe  à  ce  tronc  puissant  qui  seul 
pousse  des  racines  dans  l'antiquité.  Mahomet  vivait 
dans  un  siècle  et  sur  un  sol  déjà  tout  imprégnés  de 
la  sève  du  christianisme;  il  touchait  à  l'Abyssinie, 
siège  d'une  grande  chrétienté;  à  l'Egypte,  qui  en 
était  une  métropole;  à  la  Judée,  où  tous  les  grands 
mystères  chrétiens  se  sont  accomplis  ;  le  sang  de  son 
peuple  remontait  avec  une  célébrité  toute-puissante 


—  102  — 

au  sang  d'Abraham  :  il  ne  pouvait ,  dans  de  telles 
conditions,  fonder  qu'une  hérésie,  ou,  si  vous  l'ai- 
mez mieux,  se  superposer  à  Jésus-Christ  par  une 
infidélité  qui  lui  rendait  encore  un  hommage  écla- 
tant. Voilà  pourquoi  les  musulmans  ont  toujours 
permis  aux  chrétiens  de  vivre  sur  leur  territoire  et 
d'y  adorer  Jésus-Christ ,  non  par  une  tolérance  qui 
venait  de  la  peur,  mais  par  respect  pour  les  tradi- 
tions communes  des  deux  religions  et  pour  les  re- 
commandations formelles  du  Coran.  Il  y  a  eu  guerre 
entre  les  chrétiens  et  les  musulmans  pour  savoir  à 
qui  resterait  la  suprématie;  mais  il  n'y  a  pas  eu  per- 
sécution proprement  dite  des  musulmans  contre  les 
chrétiens.  Ismaëi  réclamait  seulement  son  droit  de 
primogéniture  sur  Isaac.  Et  cela  vous  explique,  Mes- 
sieurs ,  le  singulier  spectacle  que  nous  présente  au- 
jourd'hui Constantinople ,  où ,  quoiqu'il  y  ait  peine 
de  mort  contre  tout  chrétien  qui  convertit  un  mu- 
sulman ,  néanmoins  les  chrétiens  de  toutes  les  com- 
munions ont  pleine  liberté  d'exercer  leur  culte,  même 
publiquement. 

'■  Après  l'islamisme  est  venu  le  schisme  grec.  Or  le 
schisme  grec  est  toute  l'Eglise  catholique,  sauf  deux 
points  :  la  primauté  du  Souverain  Pontife  et  la  proces- 
sion du  Saint-Esprit.  Tout  le  reste,  dogmes,  morale, 
sacrements,  hiérarchie,  coutumes,  a  été  conservé  par 
les  descendants  de  Photius.  Ils  ont  rejeté  le  vicaire  de 
Jésus-Christ;  mais  ils  n'ont  pas  rejeté  Jésus-Christ. 
Jésus-Christ  est  l'objet  de  leur  foi ,  de  leur  amour  et 
de  leur  adoration,  la  pierre  angulaire  de  leur  édifice 
religieux. 


—  103  — 

II  en  est  de  même ,  quoiqu'à  un  moindre  degré , 
du  protestantisme.  Le  protestantisme  a  nié  l'Église, 
mais  non  pas  le  Christ;  le  Christ  est  encore  pour 
lui  le  docteur  et  le  roi  des  âmes ,  et  même  pour  un 
grand  nombre  de  protestants  il  est  encore  le  Fils  uni 
que  de  Dieu ,  digne  comme  tel  d'une  suprême  ado- 
ration. 

Aucun  autre  établissement  religieux  ne  s'est  posé 
dans  le  monde  depuis  l'ère  chrétienne.  Le  brahma- 
nisme et  le  bouddhisme  étaient  antérieurs  à  Jésus- 
Christ,  et  si  quelque  mouvement  s'est  fait  sentir  dans 
ce  dernier  à  une  époque  plus  rapprochée  de  nous,  il 
l'a  dû  aux  communications  des  chrétiens  avec  les 
régions  profondes  de  l'Inde  et  de  la  Tartarie.  Ainsi 
a-t-on  remarqué  dans  les  montagnes  du  Thibet,  depuis 
nos  célèbres  ambassades  du  moyen  âge,  une  puérile 
imitation  de  la  papauté.  Une  fois  Jésus -Christ  levé 
sur  le  monde,  sa  lumière  a  fait  reculer  partout  les 
ténèbres  des  faux  cultes;  un  très  grand  nombre  a 
disparu  tout  à  fait ,  et  nul  autre  ne  s'est  formé  qui 
n'ait  pris  pour  base  son  histoire  et  son  nom.  Il  est 
devenu  le  tronc  de  l'erreur  comme  celui  de  la  vérité, 
et  quiconque  le  nie  totalement  se  creuse  un  abîme 
où  rien  ne  fructifiera  que  la  mort.  Son  tombeau  est 
aujourd'hui  le  centre  du  monde  religieux.  Les  mu- 
sulmans le  gardent,  les  Grecs  le  gardent,  les  pro- 
testants le  gardent,  les  cathohques  le  gardent.  Tous 
ensemble,  venus  des  quatre  vents  du  ciel,  s'accordent 
à  vénérer  la  pierre  inanimée  où  reposa  trois  jours  et 
trois  nuits  le  corps  supplicié  du  Christ.  Cent  batailles 
se  sont  livrées  tout  autour;  vingt  fois  les  destins  du 


—  104  — 

monde  y  ont  changé  d'aspect;  mais  la  fuite  ou  la  vic- 
toire n'y  ont  jamais  apporté  que  l'hommage  des  na- 
tions ,  et  tant  de  secousses  n'ont  servi  qu'à  élever  dans 
la  gloire  cette  tombe  fragile  où  tout  vient  se  proster- 
ner. Si  les  catholiques  seuls  en  eussent  pris  la  tu- 
telle ,  c'eût  été  une  tutelle  vulgaire ,  comme  tout  ce 
qui  est  à  la  longueur  de  l'épée  ;  il  convenait  mieux 
aux  desseins  profonds  de  Dieu  que  Jérusalem  fût 
foulée  par  les  nations  (1),  ainsi  que  l'avait  an- 
noncé l'Évangile,  et  que  le  saint  sépulcre,  suspendu 
entre  mille  mains,  apparût  au  centre  de  tous  les  évé- 
nements comme  le  signe  indicateur  que  nul  établis- 
sement religieux  n'est  désormais  possible  qu'à  la 
condition  de  participer  au  Christ  par  quelque  chose 
au  moins  de  son  sang,  de  sa  doctrine  et  de  sa  mé- 
moire. 

Le  temps,  Messieurs,  vous  en  donnera  de  nou- 
velles preuves.  Vous  verrez  s'évanouir  les  débris 
honteux  des  cultes  sans  fondement,  à  mesure  que 
s'avancera  la  civilisation  dont  Jésus -Christ  est  le 
créateur  et  le  chef.  La  fable  ne  peut  pas  tenir  contre 
l'histoire,  l'antiquité  vide  contre  l'antiquité  pleine, 
le  monde  vague  contre  le  monde  certain,  la  mort 
contre  la  vie.  Jésus-Christ  poursuit  sa  course  par  les 
infidélités  mêmes  que  l'orgueil  lui  fait  souffrir;  il  use 
des  schismes  et  des  hérésies  comme  d'une  eau  cor- 
rompue qui  le  contient  encore  pour  une  foule  d'âmes 
préservées  du  poison  par  la  simplicité  de  l'ignorance 
et  de  la  bonne  foi.  Mais  aussi,  et  c'est  son  troisième 

(1)  Isaïe,  chap.  v,  vers.  5. 


-  105  — 

triomphe  sur  le  temps,  il  maintient  incorruptible  et 
supérieure  à  tout  sa  véritable  Église,  l'Église  catho- 
lique, apostolique,  romaine.  Il  lui  assure  même  la 
supériorité  numérique  :  car  l'islamisme  ne  compte 
que  cent  millions  de  sectateurs,  le  schisme  grec 
soixante  millions ,  le  protestantisme  un  pareil  nom- 
bre, tandis  que  l'Église  catholique  tient  cent  soixante 
millions  d'âmes  soumises  à  son  gouvernement.  La 
supériorité  hiérarchique  :  car  ni  l'islamisme,  ni  le 
schisme  grec,  ni  le  protestantisme  n'ont  pu  créer  une 
papauté.  La  supériorité  d'indépendance  :  car  nulle 
autre  cité  spirituelle  n'a  pu  conserver  inviolable  le 
sanctuaire  de  l'âme ,  sauf  l'Église  catholique ,  qui ,  à 
force  de  donner  à  cette  cause  son  inépuisable  sang, 
a  sauvé  du  joug  sa  parole  et  son  action ,  et  mérité 
l'honneur  d'être  ici-bas  le  boulevard  du  droit  et  la 
terre  vierge  d'une  sainte  liberté. 

Je  ne  m'étendrai  pas  davantage  ,  Messieurs,  sur 
les  caractères  de  la  véritable  Église  de  Jésus-Christ; 
je  l'ai  fait  précédemment,  et  je  ne  les  rappelle 
ici  en  toute  hâte  que  pour  constater  la  souveraine 
providence  par  laquelle  Jésus -Christ  les  a  main- 
tenus au  front  de  son  Église  contre  tous  les  efforts 
du  temps. 

Ainsi  donc  une  triple  perpétuité  est  acquise  à  Jé- 
sus-Christ par  l'examen  auquel  nous  venons  de  le  sou- 
mettre :  perpétuité  de  la  vie ,  perpétuité  d'irradiation 
exclusive  de  la  vie,  perpétuité  de  supériorité  dans  la 
vie. 

Mais  vous  me  direz  :  A  la  bonne  heure  !  Jésus- 
Christ  a  vécu  ;  il  a  infiltré  de  sa  vie  dans  tous  les  éta- 


—  106  — 

blissements  religieux  postérieurs  à  lui,  et  même  il  a 
maintenu  son  Église  au-dessus  de  tout.  Cependant , 
ne  discernez -vous  pas  aujourd'hui  dans  son  œuvre 
des  signes  de  décadence  ?  Une  foule  d'esprits  ne  se 
sont-ils  pas  affranchis  de  son  sceptre? Et,  lorsque  le 
signe  de  la  décrépitude  commence  à  paraître,  ne 
peut-on  pas  pressentir  une  prochaine  et  inévitable 
dissolution? 

C'est  là  votre  pensée,  Messieurs  :  la  mienne  est  que 
Jésus-Christ  est  à  l'apogée  de  sa  gloire  et  de  sa  force, 
et,  s'il  plaît  à  Dieu,  je  vais  avoir  l'honneur  de  vous 
le  démontrer. 

Trois  choses  constituent  la  puissance,  et  le 
progrès  de  ces  trois  choses  constitue  le  progrès  de 
la  puissance ,  savoir  :  l'état  territorial ,  l'état  numé- 
rique et  l'état  moral.  Or  j'affirme  que,  sous  ce  triple 
rapport,  Jésus -Christ  n'a  jamais  atteint  un  point 
plus  élevé  que  celui  où  nous  le  contemplons  aujour- 
d'hui. 

Premièrement,  quel  était  le  territoire  de  Jésus- 
Christ  sous  Constantin  ?  Il  était  à  peu  près  renfermé 
dans  les  limites  mêmes  de  l'empire,  entre  le  Rhin, 
l'Euphrate  et  l'Atlas.  S'il  passait  au  delà,  cet  excé- 
dant se  compensait  par  les  nombreuses  parties  de 
l'empire  dont  l'Évangile  n'avait  pris  qu'une  impar- 
faite et  précaire  possession.  Or  maintenant  que  voyez- 
vous?  Jésus-Christ,  il  est  vrai,  a  perdu  quelques- 
unes  de  ses  terres  primitives ,  occupées  par  les  mu- 
sulmans :  encore  faut-il  remarquer  qu'il  existe  des 
chrétientés  sur  toute  la  surface  du  sol  islamique,  et 
que  l'islamisme  lui-même  reconnaît  Jésus-Christ  et 


—  107  - 

ses  aïeux.  Mais  jetez  vos  regards  à  l'occident,  à  l'o- 
rient, au  nord ,  au  midi ,  et  dans  toutes  les  directions 
du  globe ,  vous  reconnaîtrez  les  pas  conquérants  du 
Sauveur.  Il  a  franchi  le  Rhin;  il  s'est  soumis  l'Alle- 
magne ,  la  Pologne ,  toutes  les  Russies ,  les  trois 
royaumes  Britanniques,  et  a  porté  jusqu'au  pôle,  à 
travers  les  glaces  et  les  montagnes  de  la  Suède,  le 
soleil  de  sa  domination.  L'océan  Atlantique  s'est 
ouvert  devant  lui  ;  il  a  passé  le  cap  de  Bonne-Espé- 
rance, attaché  au  sceptre  de  ses  enfants  cette  fameuse 
presqu'île  de  l'Inde  qui  était  regardée  dès  l'antiquité 
comme  le  réservoir  de  tous  les  trésors  de  la  nature. 
Il  a  fondé  des  établissements  le  long  des  côtes  de 
l'Afrique,  et  rejoint  par  la  mer  Rouge  ses  vieilles 
possessions  de  l'Abyssinie.  Il  a  fait  le  tour  des  deux 
Amériques ,  et  d'un  pôle  à  l'autre ,  les  rangeant  sous 
ses  lois ,  il  y  suscite  pêle-mêle  des  républiques ,  des 
missions  et  des  évêchés.  Il  a  repris  l'Espagne  sur 
Mahomet,  et  il  secoue  partout  la  terre  de  l'Islam. 
Tout  à  l'heure  encore,  lorsque  le  chef  de  la  maison 
de  Bourbon  était  sur  le  point  de  descendre  du  trône 
et  d'emporter  dans  l'exil  sa  noble  vieillesse ,  nous 
avons  vu  Jésus-Christ,  par  le  bras  du  vieux  roi  franc, 
qui  écrivait  ainsi  son  testament  parmi  nous,  nous 
l'avons  vu  enlever  deux  royaumes  à  l'infidélité,  le 
royaume  de  la  Grèce  et  le  royaume  de  l'Algérie. 
Encore  plus  récemment,  la  Chine  lui  a  ouvert  ses 
ports  si  longtemps  fermés;  la  Nouvelle -Hollande 
se  peuple  à  l'ombre  de  sa  croix  ;  les  îles  de  l'Océa- 
nie  transforment  leurs  sauvages  habitants  en  hum- 
èles  et  doux  adorateurs  de  son  Évangile.  Il  n'y  a 


—  108  — 

plus  de  mers ,  plus  de  solitudes ,  plus  de  montagnes , 
plus  de  lieux  inaccessibles  où  Jésus-Christ  n'arbore 
les  hardis  pavillons  de  ses  enfants  confondus  avec  le 
sien. 

Retournez  maintenant  en  arrière  jusqu'à  Constan- 
tin ,  pesez  le  monde  chrétien  de  cette  époque  avec  le 
monde  chrétien  de  la  nôtre,  et  jugez  du  progrès  ter- 
ritorial qu'a  fait  Jésus-Christ. 

Il  en  est  de  même  quant  à  l'état  numérique.  Je  le 
disais  tout  à  l'heure ,  l'Église  catholique  compte  cent 
soixante  miUions  de  fidèles ,  le  schisme  grec  soixante 
millions  ,  le  protestantisme  soixante  autres  miUions. 
C'est  un  total  de  deux  cent  quatre-vingts  miUions 
d'hommes  qui  reconnaissent  Jésus-Christ  pour  leur 
Sauveur  et  leur  chef  spirituel.  Sans  doute  il  en  est 
dans  ce  nombre  qui  ne  portent  pas  son  joug  avec  une 
conviction  actuelle  et  présente  à  leur  esprit;  mais  ce 
n'est  pas  à  un  tel  moment  de  la  vie  qu'il  faut  estimer 
le  chrétien,  c'est  dans  l'ensemble,  et  surtout  à  l'heure 
de  la  mort.  Parmi  tant  d'hommes  qui  se  croient  in- 
crédules, il  en  est  peu  qui  résistent  à  Jésus-Christ 
jusqu'à  la  fm,  et  ne  lui  demandent  pardon  de  leurs 
égarements  bien  plus  que  de  leur  apostasie.  Leur 
âme ,  d'ailleurs ,  fut  formée  par  l'Évangile ,  et  ils  en 
vivent  encore  au  moment  où  ils  croient  le  mécon- 
naître. A  aucune  époque  l'état  numérique  de  Jésus-  ; 
Christ  ne  fut  plus  florissant,  et  il  tend  chaque  jour  à . 
s'accroître  par  le  développement  des  populations 
chrétiennes.  Tandis  que  les  races  musulmanes  s'ap- 
pauvrissent et  que  les  restes  des  peuples  idolâtres 
végètent  dans  leur  immobilité,  le  sang  chrétien,  béni 


—  109  — 

par  Dieu,  fleurit  outre  mesure,  et  de  perpétuelles 
émigrations  en  portent  au  loin  la  surabondance,  et 
avec  elles  les  semences  précieuses  de  la  foi. 

Si  vous  remarquez  une  disproportion  entre  le  ter- 
ritoire et  la  population  de  Jésus-Christ,  il  est  facile 
de  se  l'expliquer.  La  puissance  des  chrétiens  va  plus 
vite  encore  que  leur  sang;  ils  conquièrent  et  gouver- 
nent l'espace  avec  une  poignée  d'hommes,  et  leur 
génie  le  remplit  bien  avant  leur  postérité.  Je  ne  pense 
pas  que  cette  observation  nuise  à  Jésus-Christ.  Mais 
il  en  est  une  autre  où  vous  m'attendez  certainement, 
et  où  je  vous  attends  moi-même.  Quoi  qu'il  en  soit, 
direz-vous,  du  progrès  territorial  et  numérique  de 
Jésus-Christ,  phénomène  qui  s'explique  par  l'ascen- 
dant des  races  chrétiennes ,  vous  ne  pouvez  pas  nier 
l'invasion  et  le  progrès  de  l'incrédulité  au  sein  du 
christianisme.  Si  Jésus-Christ  a  renversé  les  cultes 
antérieurs  au  sien,  l'incrédulité,  plus  puissante  que 
lui,  renverse  à  son  tour  l'ouvrage  qu'il  avait  édifié, 
et  le  renverse  avec  une  circonstance  plus  terrible  en- 
core, puisque  c'est  le  doute  et  la  négation  qui  pren- 
nent la  place  de  la  foi.  Gomme  ces  terres  épuisées 
par  une  substance  qui  a  dévoré  toute  leur  sève,  et 
qui  ne  peuvent  plus  rien  produire,  la  terre  où  a  passé 
le  Christ  est  une  terre  maudite ,  elle  ne  porte  plus 
que  le  doute  et  la  négation.  Aussi  allons-nous  à  un 
état  pire  qu'aucun  de  ceux  dont  l'humanité  a  été  le 
témoin  et  la  victime.  Comme  ce  conquérant  qui  fît 
raser  Jérusalem  et  semer  du  sel  sur  ses  ruines ,  le 
Christ  a  épuisé  les  convictions  du  genre  humain  et 
semé  dans  son  intelligence  le  sel  de  l'incroyance  ab- 

IV.  -  4 


—  110  — 

solue.  Malheur  à  nous,  sansdoule,  malheur  à  nous, 
qui  ne  pouvons  plus  croire  !  Mais  à  qui  sommes-nous 
redevables  de  cette  incapacité ,  sinon  à  la  tyrannie 
du  Christ,  qui  n'a  pas  été  assez  fort  pour  courber  à 
jamais  nos  esprits  sous  ses  dogmes,  et  qui  l'est  assez 
pour  ne  plus  nous  permettre  aucune  autre  foi  que  la 
sienne  ? 

J'en  conviens,  Messieurs,  après  dix-sept  siècles 
où  Jésus-Christ  ne  fut  pas  nié ,  il  l'a  été  enfin  au 
siècle  dernier  ;  il  l'est  encore  aujourd'hui.  Mais  loin 
que  cet  accident  menace  l'œuvre  du  Christ,  elle  en 
tire  un  éclat  qu'il  vous  sera  facile  de  reconnaître  et 
d'apprécier.  Trois  pays  étaient  le  siège  de  la  révolte 
totale  contre  Jésus -Christ  :  l'Angleterre,  la  France 
et  l'Allemagne.  Quant  à  l'Angleterre,  il  y  a  longtemps 
déjà  que  l'incrédulité  n'y  possède  plus  ni  puissance 
ni  renom.  Si  vos  oreilles  ont  été  attentives  aux  échos 
du  Parlement  britannique ,  cette  expression  la  plus 
haute  des  pensées  nationales ,  il  ne  sera  pas  venu 
jusqu'à  vous,  depuis  la  naissance  du  siècle  présent , 
une  parole  qui  ait  été  une  injure  ou  une  menace  pour 
le  Christ.  L'Angleterre  a  émancipé  les  catholiques; 
elle  a  rappelé  à  la  tribune  de  son  Parlement  la  voix 
proscrite  des  tenants  de  la  papauté  ;  elle  a  ouvert  ses 
campagnes  à  la  charrue  des  moines,  et  ses  écoles  à 
la  science  du  clergé  romain.  Les  vieux  murs  d'Oxfort 
ont  entendu  les  plus  célèbres  docteurs  de  l'anglica- 
nisme y  parler  de  Jésus -Christ  comme  l'antique 
Église  ;  ils  ont  vu  la  retraite  de  plusieurs  d'entre  eux 
qui  ont  passé  de  la  chaire  dans  l'humihté  d'une  cel- 
lule pour  y  réciter  l'office  à  la  façon  des  religieux , 


—  111  — 

et  deMander,  au  pied  du  crucifix ,  le  retour  de  leur 
âme  et  de  leur  pays  à  la  vieille  foi  des  Anglo- Saxons. 
Des  chapelles  catholiques,  et  même  des  cathédrales, 
sont  sorties  brillantes  de  la  terre  de  proscription ,  et 
Jésus-Christ  s'est  promené  triomphalement  avec  ses 
évêques  et  ses  prêtres  dans  les  rues  où  les  pierres 
et  l'épée  l'avaient  poursuivi.  L'Angleterre  enfin  est 
ravie  à  l'incrédulité,  elle  qui,  la  première,  l'avait 
couverte  de  la  protection  de  ses  lords  et  de  ses  gens 
d'esprit. 

Si  nous  regardons  ensuite  la  France ,  sans  doute 
nous  n'y  remarquerons  pas  avec  la  même  plénitude 
les  signes  d'un  retour  à  la  foi.  Cependant  nul  devons, 
instruit  du  passé  et  du  présent ,  ne  comparera  en- 
semble les  deux  situations.  Au  dernier  siècle,  l'in- 
crédulité était  maîtresse  absolue  des  esprits  ;  elle 
seule  tenait  la  plume  et  portait  la  parole  avec  élo- 
quence; ses  livres  étaient  des  événements  pubhcs, 
ses  grands  hommes  marchaient  à  l'égal  des  vieilles 
familles  de  la  monarchie,  et  s'entretenaient  fami- 
lièrement avec  tous  les  rois  de  l'Europe;  une  conju- 
ration flagrante  et  sans  contre-poids  élevait  jusqu'au 
ciel  toute  injure  contre  Jésus-Christ.  En  sommes- 
nous  là,  Messieurs,  à  l'heure  où  je  vous  parle?  Jé- 
sus-Christ n'a-t-il  point  parmi  nous  ses  écrivains , 
ses  orateurs,  son  parti,  sa  jeunesse,  sa  gloire;  et  si 
l'incrédulité  subsiste,  ne  savons-nous  pas  bien  lui 
faire  baisser  la  tête,  et  marcher,  dans  la  force  de 
notre  âme,  contre  ses  succès  vieillis  et  ses  espé- 
rances si  mal  justifiées?  11  en  est  ainsi.  Messieurs; 
le  mot  d'ordre  de  la  foi,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 


—  112  — 

militant,  part  de  la  France  :  nos  missionnaires, 
nos  sœurs  de  Charité,  nos  frères  des  Écoles  chré- 
tiennes, le  portent  jusqu'aux  extrémités  du  monde, 
et  quiconque  aime  Jésus-Christ  sur  la  terre,  tient  la 
main  sur  notre  cœur  pour  y  reconnaître  les  pulsa- 
tions de  la  foi,  et  remercier  le  Dieu  qui  frappe  et  qui 
guérit. 

Je  ne  dirai  rien  de  l'Allemagne;  elle  reste  sans 
doute,  quoique  avec  quelques  modifications,  le  foyer 
de  la  guerre  contre  Jésus- Christ.  C'est  là  que  nos 
incroyants  vont  demander  des  armes  que  le  génie  de 
la  France  leur  refuse  de  plus  en  plus  ;  mais  la  chute 
est  grande,  et  la  foudre  qui  sort  des  nuages  du  Rhin 
n'est  pas  destinée  à  faire  les  mêmes  blessures  que 
cette  double  langue  de  l'Angleterre  et  de  la  France , 
dont  le  grand  comte  de  Maistre  prédisait,  il  y  a  déjà 
plus  d'un  quart  de  siècle,  la  future  alliance  au  profit 
de  l'ÉgUse  et  de  Jésus-Christ. 

Toutefois ,  Messieurs ,  ne  nous  contentons  pas  de 
constater  par  les  faits  la  diminution  progressive  des 
forces  de  l'incrédulité;  tâchons  d'en  découvrir  les 
causes ,  afin  d'arriver  à  des  conclusions  qui  puissent 
embrasser  l'avenir  autant  que  le  passé. 

Dieu  donc,  témoin  de  l'obscurcissement  des  es- 
prits, a  pris  par  la  main  trois  soleils  et  les  a  fait  le- 
ver doucement  sur  l'horizon  de  l'Église  :  le  soleil  de 
l'histoire,  le  soleil  de  la  science  et  le  soleil  de  la 
liberté.  L'histoire  était  mal  connue;  de  grands  tra- 
vaux, aidés  par  de  grandes  révolutions  sociales,  en 
ont  éclairci  les  sombres  mystères,  et  Jésus-Christ, 
calomnié  dans  les  œuvres  de  son  Église,  a  repris 


—  113  — 

dans  les  réalités  du  monde  une  place  qu'on  avait 
voulu  déshonorer.  Tandis  que  l'histoire  revenait  à 
lui  par  les  travaux  des  protestants  et  des  incrédules 
autant  que  par  ceux  des  catholiques,  la  science  ne 
le  servait  pas  avec  un  moindre  retour  de  justice  et 
de  fidélité.  Creusait -elle  dans  les  entrailles  de  la 
t(  rre,  elle  y  retrouvait  les  premières  pages  de  Moïse; 
descendait-elle  au  fond  des  temples  et  des  nécropoles 
de  l'Église,  elle  y  découvrait  les  points  de  rencontre 
de  l'histoire  égyptienne  avec  l'histoire  du  peuple  de 
Dieu  ;  parvenait-elle  à  déchiffer  la  langue  des  hié- 
roglyphes ,  ces  signes ,  rappelés  à  la  vie  de  leur 
expression,  rendaient  témoignage  à  la  nouveauté  du 
monde  compromise  par  des  calculs  d'astronomie; 
relevait-elle  des  ruines  et  des  inscriptions,  ces  ruines 
et  ces  inscriptions  parlaient  pour  nous  :  la  nature , 
interrogée  dans  tous  les  sens ,  renvoyait  par  tous  ses 
pores  un  son  chrétien ,  comme  si  elle  eût  été  créée 
ou  séduite  par  Jésus-Christ. 

La  liberté  nous  rendait  aussi,  dans  son  emploi,  de 
signalés  services.  Elle  dénouait  en  partie  les  liens 
dont  l'incréduUté  avait  chargé  l'ÉgHse  par  les  mains 
des  rois  ,  et  permettait  à  Jésus -Christ  de  reprendre 
le  sceptre  d'une  parole  trop  longtemps  affaiblie  par 
un  respect  qui  n'était  plus  mérité. 

Cependant,  Messieurs,  l'incrédulité  a  reçu  un  coup 
plus  profond  encore  que  tous  ceux-là.  Car  les  causes 
que  je  viens  d'énumérer  n'agissent  que  dans  les  rangs 
élevés  du  monde  ;  elles  ne  frappent  pas  au  cœur  du 
genre  humain,  et  ce  coup  du  milieu  est  nécessaire  à 
toute  grande  action.  Le  miUeu  du  monde,  le  cœur 


—  114  ~ 

du  genre  humain,  c'est  le  peuple.  Il  fallait  donc  que 
le  peuple  eût  un  signe  contre  l'incrédulité ,  et  ce  si- 
gne lui  a  été  donné ,  afin  qu'il  ne  manquât  rien  aux 
causes  du  salut  que  Dieu  nous  prépare.  Quel  signe 
donc  a  eu  le  peuple?  Quel  signe?  Messieurs,  le  voici  : 
l'âme  et  le  corps  du  peuple  n'ont  rien  gagné  à  l'incré- 
dulité, et  le  peuple  s'en  est  aperçu.  Le  peuple  avait 
un  Dieu  dans  le  ciel  ;  quand  la  terre,  si  ingrate  pour 
lui,  le  courbait  trop  bas,  il  se  relevait  les  mains  join- 
tes, et,  en  appelant  à  Dieu  de  sa  misère  présente, 
il  sentait  la  dignité  et  la  consolation  lui  venir.  Le 
peuple  avait  un  Dieu,  non  pas  seulement  dans  le 
ciel ,  mais  plus  proche  de  lui,  un  Dieu  qui  s'était  fait 
homme  et  pauvre,  qui  était  né  dans  une  écurie,  dont 
le  corps  avait  couché  sur  la  paille  et  qui  avait  souf- 
fert de  la  vie  plus  que  lui.  Le  peuple  avait  un  Dieu, 
non  pas  seulement  dans  le  ciel ,  non  pas  seulement 
dans  sa  chair  et  dans  sa  pauvreté  ,  mais  il  avait  un 
Dieu  sur  cette  même  croix  qui  porte  le  peuple, et 
lorsqu'il  se  regardait ,  les  deux  bras  étendus  dans 
son  supplice,  il  trouvait  à  sa  droite  son  Dieu  crucifié 
pour  lui  et  lui  tenant  compagnie.  Le  peuple  avait  un 
Dieu,  non  pas  seulement  dans  le  ciel,  non  pas  seule- 
ment dans  sa  chair,  et  dans  sa  pauvreté ,  et  dans  sa 
propre  croix,  mais  il  avait  un  Dieu  vivant  dans  l'É- 
glise pour  l'enseigner,  le  défendre  et  le  consoler  ;  il 
avait  un  Dieu  vivant  dans  le  prêtre  pour  recevoir  les 
secrets  pesants  de  son  cœur;  il  avait  un  Dieu  vivant 
dans  la  sœur  de  Charité  pour  panser  ses  jambes 
quand  elles  lui  refusaient  le  service,  pour  honorer 
son  âme  dans  la  détresse  de  son  corps.  Le  peuple 


—  115  -^ 

avait  un  Dieu  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  :  vous  lui 
avez  ôté  le  Dieu  du  ciel ,  et  vous  ne  lui  avez  pas 
gardé  le  Dieu  de  la  terre.  Qu'avez-vous  donc  mis  à 
la  place?  Quel  autre  Dieu  lui  avez -vous  fait?  Ah! 
j'ai  tort,  vous  lui  avez  donné  pour  Dieu  le  doute,  et 
pour  déesse  la  négation  !  Vous  lui  avez  dit  :  «  Peut- 
être.  »  Et,  trouvant  que  c'était  trop,  vous  avez  repris 
avec  autorité ,  vous  avez  dit  :  «  Non  !  »  De  quoi  se 
plaindrait-il?  Il  n'a  plus  de  Dieu,  plus  de  Christ, 
plus  d'Évangile,  plus  d'Église  ;  mais  vous  lui  restez^ 
et  avec  vous  les  vers  qui  l'ont  mis  au  monde  et  les 
vers  qui  mangeront  son  cadavre.  N'est-ce  pas  assez 
pour  satisfaire  une  âme? 

Peut-être,  ne  pouvant  supporter  vous-mêmes  le 
spectacle  de  cette  implacable  spoliation  accomplie 
de  vos  mains ,  vous  vous  retournerez  vers  le  corps 
du  peuple  et  lui  vanterez  ce  qu'il  vous  doit  de  bien- 
être  en  échange  du  bien-vivre.  Ah  !  je  vous  y  atten^ 
dais.  Lé  corps  du  peuple  !  Mais  écoutez  donc  le  bruit 
de  Manchester,  de  Birmingham ,  des  Flandres ,  le 
cri  non  pas  de  la  pauvreté  et  de  la  misère,  ce  sont 
des  mots  et  des  choses  d'autrefois ,  mais  le  cri  du 
paupérisme ,  c'est-à-dire  le  cri  de  la  détresse  arrivée 
à  l'état  de  système  et  de  puissance ,  et  sortant ,  par 
une  malédictioQ  inattendue,  du  développement  même 
de  la  richesse.  L'économie  politique  de  l'incrédulité 
a  été  écrasée  par  les  faits  sur  tous  les  théâtres  de 
l'industrie  et  de  l'activité  humaine;  elle  se  débat 
contre  ces  résultats  aussi  terribles  qu'imprévus; 
mais  cbst  l'hydre  de  Lerne  entre  les  bras  d'Her^ 
cule  :  le  coup  qu'elle  a  reçu  est  un  coup  mortel, 


—  116  — 

parce   que  c'est  la  main  du  peuple  qui  le  lui  a 
porté! 

En  un  mot,  l'âme  et  le  corps  du  peuple  n'ont  rien 
gagné  à  l'incrédulité,  et  aujourd'hui,  le  vingtième 
du  mois  de  décembre  de  l'année  1846,  l'avant-veille 
de  la  naissance  commémoralive  du  Fils  de  Dieu  sur 
la  terre,  le  peuple  le  sait. 

Mais  si  vous  n'avez  rien  fait  encore  pour  l'âme  et 
le  corps  du  peuple,  peut-être  le  ferez-vous,  peut-être 
enfin  établirez -vous  une  doctrine  à  la  place  de  la 
doctrine  du  Christ?  Je  dois  vous  ôter  cette  dernière 
espérance,  et,  sans  même  appuyer  sur  l'inanité  de 
vos  efforts  antérieurs ,  vous  prouver  qu'il  vous  est 
impossible  de  fonder  une  doctrine.  En  effet,  l'incré- 
dulité repose  sur  deux  principes  généraux,  dont 
voici  le  premier  :  l'homme  ne  doit  pas  croire  à 
l'homme,  parce  que  tout  homme  en  vaut  un  autre  et 
n'a  rien  de  plus  précieux  que  Tindépendance  de  son 
esprit.  Votre  second  principe  est  celui-ci  :  L'homme 
ne  doit  pas  croire  à  Dieu,  parce  que  Dieu  ne  parle 
point  à  l'homme.  Mais  si  l'homme  ne  doit  croire  ni  à 
l'homme  ni  à  Dieu ,  à  qui  donc  doit-il  croire?  Vous 
répondez  :  a  A  soi-même  et  à  soi  seul,  w  Or  là  où  l'on 
ne  croit  qu'à  soi-même,  il  n'y  a  pas  de  disciples;  là 
où  il  n'y  a  pas  de  disciples ,  il  n'y  a  pas  de  maîtres  ; 
là  où  il  n'y  a  pas  de  maîtres ,  il  n'y  a  pas  d'unité;  là 
où  il  n'y  a  pas  d'unité,  il  n'y  a  pas  de  doctrine.  Vous 
ne  fonderez  donc  pas  une  doctrine,  eussiez-vous  de- 
vant vous  mille  ans  multipliés  par  mille  ans.  Que  si 
vous  sortez  des  principes  de  l'incrédulité,  à  l'instant 
même  vous  retombez  en  Jésus-Christ,  le  seul  maître 


—  117  — 

possible  de  quiconque  reconnaît  une  autorité,  parce 
qu'en  dehors  de  lui  il  n'y  a  rien  qui  se  tienne  sur  un 
fondement. 

Mais,  enfin,  admettons  que  vous  fonderez  une  doc- 
trine. Il  ne  vous  suffira  pas  d'en  fonder  une  pour  dé- 
trôner Jésus -Christ;  il  sera  nécessaire  que  cette 
doctrine  surpasse  en  perfection  celle  de  Jésus-Christ. 
Or  écoutez  ce  qui  vient  de  m'arriver.  Il  y  a  trois 
mois,  je  lisais  à  votre  intention  l'homme  de  ce  siècle 
qui  semble  avoir  eu  l'honneur  d'écrire  contre  Jésus- 
Christ  avec  le  plus  d'audace,  sinon  avec  le  plus 
d'habileté,  le  docteur  Strauss.  Après  avoir  dévoré,  la 
sueur  au  front,  quatre  gros  volumes  d'un  ennui 
transcendental ,  comme  disent  les  Allemands,  j'at- 
teignis enfin  le  dernier  chapitre,  intitulé  :  Conclusion. 
Là  le  docteur  Strauss,  partant  de  l'idée  que  Jésus- 
Christ  est  renversé  à  tout  jamais,  se  demande  s'il  ne 
se  présentera  pas  sur  le  théâtre  vide  de  l'humanité 
quelque  homme  capable  d'égaler  et  même  de  sur- 
passer Jésus-Christ.  Cette  question  posée,  une  sorte 
de  justice  tardive  et  éloquente  s'empare  de  l'écri- 
vain, et,  dans  une  page  que  j'ai  relue  plus  d'une  fois, 
la  seule  où  l'âme  se  fasse  sentir,  il  déclare  qu'il  n'est 
pas  probable  qu'aucun  homme  puisse  un  jour  égaler 
Jésus-Christ  ;  mais  que  ce  dont  il  est  absolument  cer- 
tain, c'est  qu'aucun  homme  ne  le  surpassera  jamais. 

Tel  est  l'arrêt  du  sort. 

En  me  résumant,  Messieurs,  je  remarque  en  Jé- 
sus-Christ une  triple  perpétuité  :  perpétuité  dans  la 
vie,  perpétuité  dans  l'irradiation  exclusive  de  la  vie , 
perpétuité  dans  la  supériorité  de  la  vie.  J'y  remar- 


—  118  — 

que  aussi  un  triple  progrès  :  progrès  dans  l'état  ter- 
ritorial, progrès  dans  l'état  numérique,  progrès  dans 
l'état  moral.  Jésus-Christ  a  donc  vaincu  le  temps;  il 
a  vaincu  le  grand  ennemi ,  et ,  en  le  voyant  au  haut 
des  siècles  dans  la  sérénité  de  son  imperturbable 
jeunesse,  je  me  souviens  de  ce  mot  que  saint  Paul 
disait  de  lui  dans  un  autre  sens  :  Le  Christ  ressuscité 
d'entre  les  morts  ne  meurt  plus  (1).  Un  jour  il  des- 
cendit au  tombeau  ;  mais  l'humanité ,  pour  laquelle 
il  était  mort,  s'est  baissée  vers  lui ,  et,  le  levant  avec 
un  amour  qui  n'a  jamais  pu  s'éteindre,  elle  le  tient 
dans  ses  deux  mains  ressuscité.  Regardez,  Mes- 
sieurs ,  regardez ,  regardez  bien  :  il  est  vivant.  Re- 
gardez encore  :  il  ne  meurt  plus,  il  est  jeune,  il  est 
roi,  il  est  Dieu.  Il  a  vécu  en  Dieu,  il  s'est  survécu  en 
Dieu,  demain  je  vous  montrerai  qu'il  s'est  préexisté 
en  Dieu.  En  sorte  qu'il  ne  manquera  rien  dans  ce 
triple  acte  de  la  vie,  vivre,  se  survivre,  se  préexister, 
rien  en  lui  qui  ne  soit  marqué  au  sceau  de  la  divi- 
nité ,  et  qui  ne  me  contraigne  de  proclamer  avec  la 
souveraineté  de  la  certitude  cette  autre  parole  de 
saint  Paul  :  Le  Christ  était  hier ,  il  est  aujourd'hui, 
il  est  aux  siècles  des  siècles  (2)  ! 

(1)  Épître  aux  Romains,  chap.  vi,  vers.  9. 

(2)  Épître  aux  Hébreux ,  chap.  xiii ,  vers.  8. 


QUARANTE-UNIEME  CONFERENCE 


DE   LA   PREEXISTENCE   DE   JESUS-CHRIST 


Monseigneur  , 
Messieurs  , 

Vivre  et  se  survivre,  ce  n'est  pas  encore  toute  la 
vie;  le  troisième  acte  de  la  vie,  qui  est  le  premier 
dans  l'ordre  du  temps ,  c'est  de  se  préexister.  Tout 
être ,  excepté  Dieu ,  se  préexiste  dans  son  germe  ;  et 
l'homme,  en  particulier,  se  préexiste  dans  ses  aïeu:r;. 
Nul  n'arrive  ici-bas  sans  que  son  règne  ait  été  pré- 
paré de  longue  main,  et  plus  la  destinée  que  la 
Providence  Lui  ménage  est  importante,  plus  est  im- 
portante elle-même  l'action  préparatrice  de  ses  an- 
cêtres. Jésus-Ghrist,  en  tant  qu'homme,  devait  donc 
se  préexister  à  la  manière  des  hommes  ;  et  en  tant 
que  supérieur  à  tous  les  hommes  par  sa  destinée,  il 


—  120  — 

devait  se  préexister  en  une  forme  éminenle  propre  à 
lui  seul.  Aussi  remarqué-je  d'abord  que,  seul  entre 
tous  les  grands  noms,  il  possède  une  généalogie  au- 
thentique qui  remonte  de  lui  jusqu'au  père  du  genre 
humain,  et  qu'il  est  ainsi,  sans  contradiction,  le  pre- 
mier gentilhomme  du  monde.  C'est  peu  de  chose,  j'en 
conviens  ;  et  aussi  sa  préexistence  ne  devait  pas  se 
borner  là. 

Les  aïeux,  je  l'ai  déjà  dit,  sont  proportionnés  à  la 
postérité.  Quiconque  n'a  pas  d'aïeux  n'aura  pas  de 
postérité,  et  c'est  ce  qui  vous  explique  la  fragilité 
des  doctrines  que  vous  voyez  paraître  et  disparaître 
incessamment.  Elles  commencent  à  l'homme  qui  les 
profère,  et,  commençant  à  lui,  elles  meurent  avec 
lui.  Dès  qu'un  homme  sans  antécédents  dans  sa  pa- 
role, un  homme  le  dernier  venu  en  ce  monde,  ose 
apporter  à  l'humanité  des  doctrines  qu'il  dit  nou- 
velles, ce  mot  seul  est  la  prophétie  de  son  impuis- 
sance et  l'énoncé  de  sa  condamnation.  Car  si  les  doc- 
trines dont  il  s'attribue  l'honneur  avaient  de  l'impor- 
tance, elles  lui  auraient  inévitablement  préexisté,  il 
n'en  serait  tout  au  plus  que  le  rénovateur.  Dire  qu'une 
chose  importante  commence  à  soi,  c'est  prendre  le 
néant  pour  point  de  départ,  pour  horizon  et  pour  fin. 

Mais  si  les  aïeux  sont  proportionnés  à  la  postérité , 
il  s'ensuit  que  Jésus-Christ  a  dû  se  préexister  dans 
ses  ancêtres  avec  une  incomparable  grandeur.  Et 
pour  arriver  à  quelque  chose  de  précis,  puisque  Jé- 
sus-Christ a  eu  pour  postérité  l'œuvre  sociale  et  re- 
ligieuse la  plus  considérable  des  temps  postérieurs  à 
lui,  il  a  dû  avoir  pour  ancêtres  l'œuvre  sociale  et  re- 


-  121  — 

ligieuse  la  plus  considérable  des  temps  antérieurs  à 
lui.  L'Église  catholique  étant  le  fruit  de  sa  venue,  il 
faut  découvrir  avant  sa  venue  quelque  chose  qui  pré- 
pare dignement  l'Église  catholique ,  et  qui  renferme 
Jésus -Christ  entre  un  passé  et  un  avenir  non  pas 
sans  doute  égaux  l'un  à  l'autre,  mais  tellement  pon- 
dérés, que  ce  qui  a  été  avant  lui  soit  hors  de  ligne 
avec  tout,  comme  ce  qui  a  été  après  lui  est  hors  de 
ligne  avec  tout.  Le  peuple  juif,  Messieurs,  remplit 
ces  conditions.  Il  a  été  l'œuvre  sociale  et  rehgieuse  la 
plus  considérable  des  temps  qui  ont  précédé  Jésus- 
Christ,  comme  l'Église  catholique  est  l'œuvre  sociale 
et  religieuse  la  plus  considérable  des  temps  nou- 
veaux; et  de  même  que  Jésus -Christ  est  l'âme  de 
l'Église  catholique ,  où  se  perpétue  sa  vie,  il  a  été 
l'âme  du  peuple  juif,  en  qui  il  s'est  préexisté.  Je  dois 
vous  démontrer  cette  double  proposition ,  et  achever 
ainsi  de  rassembler  sur  la  tête  du  Christ  tous  les 
rayons  promulgateurs  de  sa  divinité. 

Que  le  peuple  juif  soit  la  plus  grande  œuvre  so- 
ciale et  religieuse  de  l'antiquité,  je  ne  pense  pas 
qu'il  m'en  coûte  beaucoup  pour  l'établir.  Commen- 
çons par  sa  supériorité  sous  le  rapport  social.  La 
législation  est  le  premier  élément  de  la  vie  d'un 
peuple,  et,  dans  la  législation,  le  premier  point  à 
considérer  est  la  constitution  même  de  la  loi.  Or  la 
loi  hébraïque  a  deux  caractères  qui  n'appartiennent 
qu'à  elle  et  qui  la  mettent  hors  de  toute  comparai- 
son :  l'universalité  et  l'immutabilité.  Elle  a  pour 
base  quelque  chose  d'universel,  savoir  :  les  rapports 
généraux  de  l'homme  avec  Dieu  et  avec  l'humanité. 


—  122  — 

Les  tables  du  Sinaï,  qui  en  sont  le  prologue  et  la 
page  fondamentale,  subsistent  encore  aujourd'hui 
comme  la  plus  mémorable  expression  de  tous  les 
grands  devoirs;  et  l'Église  catholique,  même  après 
la  promulgation  de  l'Évangile,  n'a  pu  substituer  au 
Décalogue  rien  qu'elle  ait  jugé  digne  de  le  faire  ou- 
blier. Ces  dix  décrets  sont  la  base  de  la  morale  chré- 
tienne comme  ils  étaient  la  base  de  la  morale  hébraï- 
que. En  second  lieu,  la  loi  juive,  quoique  renfermant 
tout  l'ordre  politique,  civil,  criminel,  commercial, 
judiciaire ,  et  même  cérémoniel ,  choses  essentielle- 
ment variables  de  leur  nature,  a  été  douée  d'une 
immutabiUté  dont  il  n'y  a  pas  d'autre  exemple  dans 
quelque  législation  que  ce  soit.  En  Moïse,  le  pou- 
voir législatif  des  Hébreux  a  commencé  et  a  fini. 
Tandis  que  toute  société  humaine  a  dans  son  sein 
un  pouvoir  législatif  permanent  qui  retranche,  ajoute, 
corrige  selon  les  temps  et  les  besoins ,  et  un  pouvoir 
législatif  exceptionnel  qui  va  jusqu'à  réformer  la 
constitution  même  ébranlée  par  la  révolution  des 
mœurs  ,  le  peuple  juif,  depuis  Moïse,  s'est  contenté 
à  l'égard  de  sa  loi  d'une  simple  faculté  réglemen- 
taire. La  main  qui  avait  gravé  les  tables  du  Sinaï 
et  écrit  cette  vaste  législation  comprise  dans  le  Pen- 
tateuque,  s'est  trouvée  assez  forte  pour  asseoir  à 
jamais  tout  un  peuple,  quelque  temps  qu'il  pût  du- 
rer, et  trois. mille  ans  passés  sur  son  ouvrage  ne  lui 
ont  pas  donné  une  seule  fois  le  plus  léger  démenti. 
Nous  pouvons  mieux  que  personne,  Messieurs,  après 
les  cinquante  dernières  années  de  notre  histoire) 
apprécier  le  génie  surhumain  d'une  telle  fondation. 


—  123  — 

La  constitution  de  l'autorité  suit  en  importance . 
dans  une  législation,  la  constitution  de  la  loi  ;  car  c'est 
l'autorité  qui  est  la  gardienne  vivante  du  texte  mort 
de  la  loi.  Or  quelle  était  chez  les  Hébreux  la  consti- 
tution de  l'autorité  ?  On  a  dit  souvent ,  si  je  ne  me 
trompe,  qu'elle  était  théocratique  :  c'est  une  erreur. 
Dès  les  premiers  temps,  Moïse  et  Aaron  partagent  le 
pouvoir,  celui-là  chef  militaire  et  civil ,  celui-ci  chef 
religieux ,  et  cette  distinction  entre  l'ordre  temporel 
et  spirituel ,  profondément  tracée  par  le  double  sou- 
venir du  législateur  et  du  pontife,  se  perpétue  à  tra- 
vers toute  l'histoire  du  peuple  juif,  malgré  la  réu- 
nion accidentelle  de  toute  autorité  dans  une  même 
main.  Si  le  pontificat  et  la  suprême  judicature  se 
confondent  en  Samuel ,  ils  se  disjoignent  aux  temps 
de  David  et  des  rois;  ils  se  retrouvent  réunis  après 
la  captivité,  ils  se  disjoignent  encore  avant  Jésus- 
Christ.  La  société  hébraïque,  comme  la  société  ca- 
tholique, était  fondée  sur  la  distinction  entre  le  pou- 
voir spirituel  et  le  pouvoir  temporel,  distinction  sans 
laquelleun  peuple  ne  saurait  conserver  dans  son  sein 
ni  la  vérité  ni  la  liberté  :  la  vérité ,  parce  qu'étant 
d'un  ordre  supérieur,  elle  ne  peut  pas  tenir  sous  un 
sceptiT-c  transmis  par  un  mode  purement  humain  ;  la 
liberté ,  parce  que  toutes  les  forces  sociales  et  régu- 
lières se  concentrant  sous  le  sceptre  d'une  seule 
pensée  et  d'une  seule  action ,  il  devient  impossible  à 
qui  que  ce  soit  de  défendre  sa  faible  personnalité 
contre  la  toute -puissante  personnalité  de  l'État.  Le 
peuple ,  accablé  sous  le  poids  d'une  effroyable  unité , 
s'agitera  sans  doute  comme  le  géant  sous  le  poids  de 


—  124  — 

l'Etna  ;  mais,  sa  force  n'étant  pas  rassemblée  dans 
une  organisation  stable  et  reconnue,  ses  mouvements 
ne  seront  que  de  vaines  secousses ,  ou,  s'il  parvient 
à  renverser  l'ordre  qui  l'écrase ,  sa  victoire  lui  coû- 
tera encore  sa  liberté  ;  car  détruire  l'ordre ,  c'est 
aussi  détruire  la  liberté.  Par  la  distinction  du  pou- 
voir en  deux  branches  qui  ne  sont  point  ennemies  , 
qui  ne  sont  pas  même  rivales,  tant  leurs  attributions 
diiïèrent,  la  pensée  obtient  un  appui  pacifique  contre 
la  force,  le  droit  contre  l'oppression,  et  la  société, 
malgré  ses  vicissitudes ,  une  sans  violence ,  accom- 
plit régulièrement  sa  fonction  du  temps  et  sa  fonction 
de  l'éternité. 

Toutefois  cet  ordre  admirable  n'a  pu  s'établir 
nulle  part  que  chez  le  peuple  juif  et  chez  les  peuples 
totalement  chrétiens ,  c'est-à-dire  catholiques.  Par- 
tout ailleurs,  l'État  n'a  pas  manqué  d'absorber  toute 
la  nature  humaine  dans  sa  dévorante  unité.  Et  il  ne 
faut  pas  s'en  étonner,  Messieurs  :  le  pouvoir  spiri- 
tuel étant  par  son  essence  même  un  pouvoir  dé- 
sarmé, Dieu  seul  est  capable  de  lui  communiquer  la 
force  intérieure  dont  il  a  besoin  pour  résister  pacifi- 
quement au  pouvoir  temporel.  Où  Dieu  n'est  pas , 
l'intrigue ,  la  bassesse ,  la  peur  ont  bien  vite  subor- 
donné l'esprit  à  la  matière;  et  l'ordre  spirituel,  s'il 
existe  encore,  n'est  plus  qu'un  vil  fantôme  à  qui 
l'État  laisse  un  roseau  pour  sceptre,  le  mépris  pour 
garde,  et  quelques  deniers  pour  salaire.  En  tant 
donc  que  le  peuple  juif,  aussi  bien  que  les  nations 
catholiques ,  a  possédé  la  prérogative  d'un  véritable 
pouvoir  spirituel ,  il  est  marqué  d'un  caractère  de 


—  125  — 

ftrééminence  que  nul  autre  peuple  ne  peut  lui  dispu- 
ter dans  les  temps  qui  ont  précédé  le  Christ. 

La  constitution  de  la  famille  n'était  pas  moins  re- 
marquable chez  lui  que  la  constitution  de  la  loi  et 
de  l'autorité.  Les  personnes  dont  l'union  compose  la 
famille,  et  qu'on  pourrait  appeler  les  personnes  do- 
mestiques, savoir:  le  père,  la  mère,  l'enfant  et  le 
serviteur,  y  étaient  dans  des  relations  pleines  d'or- 
dre et  d'équité.  Moïse,  il  est  vrai,  n'avait  pas  sub- 
stitué formellement  l'unité  du  lien  conjugal  à  la  po- 
lygamie des  Orientaux  ;  mais  il  en  avait  insinué  la 
pratique  en  établissant  la  faculté  de  la  répudiation 
pour  certains  cas,  en  défendant  aux  rois  à  venir 
d'Israël  d'avoir  un  grand  nombre  de  femmes  à  la 
manière  des  princes  de  l'Orient,  et  en  ne  supposant 
qu'une  seule  fois  dans  toute  sa  législation  qu'un 
homme  pût  avoir  deux  femmes.  Aussi,  à  part  quel- 
ques exemples  remarqués  dans  la  suite  de  l'Écri- 
ture, la  famille  hébraïque  nous  apparaît,  sous  ce 
rapport,  dans  un  état  analogue  à  celui  de  la  famille 
chrétienne.  L'unité  du  mariage  y  prévalut  par  les 
mœurs.  L'autorité  du  père  était  grande  sur  l'enfant, 
sans  aller  jusqu'à  ce  droit  de  vie  et  de  mort  qui  fai- 
sait trop  souvent  de  la  paternité  antique  un  office  de 
bourreau.  Le  serviteur  appartenait  à  la  famille  par 
une  convention  volontaire;  aucun  Hébreu  ne  pouvait 
être  esclave  d'un  Hébreu,  et  même  l'engagement 
d'un  service  perpétuel  n'était  permis  par  la  loi 
qu'après  une  épreuve  de  sept  années.  L'étranger 
seul,  par  droit  de  représailles,  était  passible  de  l'es- 
clavage proprement  dit;  et  encore  cet  esclavage, 


—  126  — 

maintenu  dans  de  certaines  limites  .  était  loin  d'en- 
traîner ce  mépris  et  cet  abus  de  l'homme  que  nous 
remarquons  chez  les  peuples  antérieurs  à  Jésus- 
Christ.  Toutes  les  familles  juives  étaient  distrilDuées 
en  douze  tribus  correspondantes  aux  douze  patriar- 
ches enfants  de  Jacob,  et  formant  de  la  nation  douze 
grandes  familles  unies  dans  la  charité  d'un  même 
sang,  d'autant  plus  fort  qu'il  coulait  d'un  même  père 
par  douze  sources  parfaitement  reconnaissables. 
Rien  dans  l'antiquité  n'est  comparable  à  cette  insti- 
tution de  la  famille  hébraïque. 

Il  en  est  de  même  des  bases  sur  lesquelles  repo- 
sait chez  lui  le  système  de  la  propriété.  Les  mai- 
sons et  les  terres  ne  pouvaient  s'aliéner  que  pour 
un  laps  de  quarante-neuf  ans.  Après  cela,  elles  re- 
tournaient à  l'ancien  possesseur  ou  à  ses  héritiers. 
Cette  singulière  disposition  avait  pour  but  de  pré- 
venir la  ruine  des  familles  et  la  trop  grande  iné- 
galité des  fortunes  ,  sans  empêcher ,  toutefois ,  le 
mouvement  nécessaire  du  commerce  et  de  l'indus- 
trie. L'homme  riche  achetait  de  l'homme  malheu- 
reux ou  coupable  tout  ou  partie  de  son  patri- 
moine ,  il  en  jouissait  un  demi-siècle  ;  mais  le  fils 
ou  le  petit-fils  du  propriétaire  dépouillé  conservait 
dans  son  cœur  l'espérance  de  se  rasseoir  sous  le 
toit  et  sous  l'arbre  de  ses  aïeux.  Par  une  seconde 
disposition  non  moins  remarquable,  les  terres  ne 
devaient  être  ensemencées  que  six  années  sur  sept , 
elles  se  reposaient  la  septième  année,  et  tous  les 
fruits  qu'elles  portaient  naturellement,  dans  un  pays 
chargé  de  vignes  et  d'oliviers,  appartenaient  aux 


—  127  — 

pauvres ,  comme  leur  part  dans  le  patrimoine  com- 
mun d'Israël. 

Telle  était,  dans  les  choses  les  plus  fondamen- 
tales, cette  fameuse  législation  de  Moïse,  dont  les 
siècles  ont  respecté  l'invulnérable  airain,  et  quia 
placé  ce  grand  homme  à  la  tête  de  tous  ceux  qui 
ont  eu  le  rare  honneur  de  donner  des  lois  aux  na- 
tions. 

Mais  la  législation  n'est  que  le  premier  élément  de 
la  vie  d'un  peuple;  l'art  en  est  le  second.  La  législa- 
tion classe  un  peuple  dans  l'ordre  des  actes;  l'art 
détermine  son  rang  dans  l'ordre  des  pensées  et  de 
leur  expression.  Plus  grande  est  la  pensée,  plus 
grand  est  le  monument  qu'elle  se  bâtit  au  dehors,  et 
qui  la  fait  subs.ister  même  après  qu'elle  a  péri  dans 
l'intelligence  où  elle  fut  conçue.  Or  le  monument  de 
la  pensée  hébraïque  est  un  livre  qui  fait  partie  du 
livre  par  excellence,  un  livre  qui  sert  de  préface  à 
l'Évangile,  et  qui  dans  ce  voisinage  illustre  se  fait 
respecter  comme  le  piédestal  accompli  d'une  statue 
sans  tache.  En  tant  qu'histoire,  la  Bible  hébraïque 
précède  toutes  les  histoires  par  l'antiquité,  la  suite 
et  l'authenticité  de  la  sienne  ;  seule  elle  remonte  au 
berceau  du  genre  humain,  et  pose  la  première  pierre 
de  tout  l'édifice  du  passé.  En  tant  que  recueil  juri- 
dique, elle  n'a  pour  égale  aucune  des  collections  qui 
contiennent  les  lois  des  grands  corps  de  peuples.  En 
tant  que  philosophie  morale ,  elle  oppose  ses  livres 
sapientiaux  à  toutes  les  maximes  des  sages  les  plus 
renommés ,  et  l'on  y  sent  une  présence  de  Dieu  qui 
élève  l'âme  au-dessus  de  la  portée  naturelle  de  la 


—  128  — 

raison.  En  tant  que  poésie,  elb  a  les  chants  de  David 
et  des  prophètes ,  répétés  après  deux  ou  trois  mille 
ans  par  tous  les  échos  du  monde  chrétien ,  et  créa- 
teurs d'une  langue  qui  s'est  infiltrée  dans  toutes  les 
langues  humaines  pour  louer  et  bénir  Dieu.  Les  au- 
tres peuples  ont  eu  des  historiens,  des  juriscon- 
sultes, des  sages,  des  poètes,  mais  qui  sont  à  eux 
seuls,  et  forment  comme  une  gloire  privée  ;  le  peuple 
juif  a  été  l'historien,  le  jurisconsulte,  le  sage,  le 
poëte  de  l'humanité. 

Aussi  son  territoire  même  répondait  à  cette  grande 
place  que  nous  lui  voyons  occuper.  Il  avait  reçu , 
pour  porter  et  nourrir  son  corps ,  une  terre  illustre  à 
l'égal  de  sa  législation  et  de  son  art.  Si  vous  jetez  un 
coup  d'œil  sur  une  mappemonde,  vous  y  remarque- 
rez sans  peine  un  point  qui  est  comme  le  centre  de 
l'Asie,  de  l'Afrique  et  de  l'Europe;  qui,  baigné  des 
flots  de  la  Méditerranée,  touche  par  eux  à  ces  cli- 
mats forts  et  modérés  où  s'agite  dans  la  plénitude 
de  l'activité  humaine  la  race  énergique  de  Japhet, 
tandis  que,  par  un  autre  côté,  le  fleuve  de  l'Eu- 
phrate  et  le  golfe  de  la  mer  Rouge  ouvrent  à  ses 
habitants  les  routes  de  l'océan  Indien,  et  leur  per- 
mettent de  rechercher  sous  les  zones  équatoriales 
ces  richesses  fabuleuses  où  Salomon  puisa ,  qu'A- 
lexandre voulu  voir,  que  les  Romains  ambition- 
naient ,  que  le  moyen  âge  découvrit  de  nouveau ,  et 
que  la  puissance  britannique  garde  présentement 
avec  une  si  suprême  jalousie.  Tout  proche  encore  de 
ce  point  favorisé  de  la  terre,  vous  entreverrez  Mem- 
phis,  le  Nil,  les  pyramides,  et  des  déserts  sublimes, 


—  129  — 

rebelles  jusqu'à  présent  à  la  plus  courageuse  curio- 
sité ,  afin  que  ces  rivages  ,  ayant  des  portes  ouvertes 
sur  tout,  eussent  aussi  des  portes  fermées  à  tous. 
Là ,  comme  à  un  rendez-vous  inévitable  indiqué  par 
la  nature  et  par  Dieu,  tous  les  conquérants  ont  paru. 
Les  primitives  monarchies  d'Assur  et  de  la  Chaldée 
y  ont  envoyé  sans  relâche  leurs  généraux;  Alexandre 
y  fut  arrêté  devant  Tyr,  et  vint  lire  à  Jérusalem 
l'histoire  de  ses  triomphes,  écrits  d'avance,  comme 
ceux  de  Gyrus  ;  ses  successeurs  se  disputèrent  avec 
acharnement  les  débris  de  sa  couronne  ;  les  Romains 
en  prirent  possession;  le  moyen  âge  y  poussa  toute 
sa  chevalerie  pendant  deux  cents  ans  ;  Napoléon  y 
fit  luire  sur  le  sable  un  éclair  de  son  épée  ;  enfin , 
tout  à  l'heure,  les  derniers  coups  de  canon  tirés  par 
l'Europe  ont  réveillé  les  vieux  échos  de  cette  terre 
fastique,  et  le  doigt  scrutateur  de  ceux  qui  observent 
l'avenir  l'a  marquée  comme  le  champ  futur  des  com- 
bats réservés  à  nos  neveux.  Nous  avez  nommé  la 
Syrie,  Messieurs,  et  avec  elle  le  territoire  qui  fut 
donné  au  peuple  juif  comme  le  complément  tempo- 
rel des  grâces  magnifiques  qu'il  avait  reçues  dans 
l'ordre  de  Tesprit. 

Toutefois,  Messieurs,  un  peuple  n'est  pas  encore 
connu  lorsqu'on  connaît  son  territoire ,  son  art  et  sa 
législation;  il  faut,  de  plus,  connaître  son  histoire. 
L'histoire  d'un  peuple  est  la  suite  des  actes  accom- 
plis par  lui  pour  conserver  ses  lois ,  ses  pensées ,  ses 
mœurs ,  son  sol ,  tout  ce  qui  constitue  enfin  sa  vie 
propre  et  sa  civilisation.  Plus  il  a  été  loué  splendide- 
ment, plus  il  est  comptable  envers  Dieu  et  les  hom- 


—  130  -- 

m^s  du  dévouement  qu'il  mettra  dans  la  détese  des 
dons'  q^ii  ne  sent  pas  seulement  son  patrimoine  per- 
sonnel, mais  qui  forment  une  partie  de  la  dotation 
générale  de  l'humanité,  et  qui  entrent  dans  les  plans 
par  où  la  Providence  conduit  toutes  choses  à  leur 
fin.  Et  selon  qu'un  peuple  s'acquitte  bien  ou  mal  de 
cette  grande  tâche,  il  marque  dans  l'histoire  le  degré 
de  sa  honte  ou  le  degré  de  son  illustration.  Ainsi, 
Messieurs,  qui  est-ce  qui  fait  la  dignité  de  notre  his- 
toire, à  nous  Français?  C'est  qu'ayant  reçu  de  Dieu 
Hn  territoire  qui  est  le  cœur  de  l'Europe ,  nous  l'a- 
vons tenu  sous  une  garde  fidèle  depuis  quatorze 
cents  ans,  ne  permettant  à  personne  qu'à  nous  de 
poser  le  pied  entre  les  Alpes  et  les  Pyrénées  ;  c'est 
qu'ayant  reçu ,  entre  toutes  les  nations  barbares,  les 
prémices  de  la  foi  catholique,  nous  en  avons  con- 
servé le  dépôt  jusqu'au  bout,  ne  laissant  ni  corrom- 
pre par  l'hérésie  ni  renverser  par  le  doute  le  royaume 
aîné  de  la  chrétienté  ;  c'est  qu'ayant  reçu  ,  enfin ,  la 
monarchie  la  plus  ancienne  et  la  plus  libre  de  l'Eu- 
rope ,  nous  y  avons  conservé  dans  une  pondéra ti-on 
heureuse,  quoique  souvent  agitée,  le  double  esprit 
de  l'autorité  et  de  la  liberté ,  incapables  également 
de  supporter  l'anarchie  ou  le  pouvoir  absolu.  Nous 
avons,  en  un  mot,  maintenu  au  corps  de  l'Europe 
une  terre  de  foi,  d'ordre  et  de  liberté. 

Le  peuple  juif  avait  de  plus  grands  devoirs  encore 
et  une  plus  périlleuse  position.  Faible  en  nombre  et 
jeté  sur  un  com  de  terre  qui  tentait  par  sa  position 
tous  les  empires  voisins,  il  devait  protéger  contre 
eux,  avec  son  indépendance,  des  lois  et  des  tradi- 


—  ^31  — 

tions  où  se  rattachaient  les  destinées  de  tout  l'uni- 
vers. Nul  peuple,  chargé  d'un  plus  précieux  dépôt 
dans  des. conditions  plus  favorables,  n'a  monti'é  à  le 
défendre  une  aussi  remarquableet  persévérante  ma- 
gnanimité. Ce  serait  un  aveuglement  de  ne  pas  le 
voir,  une  ingratitude  de  ne  pas  le  dire.  Ninive,  Ba- 
hylone,  Memphis,  ont  tour  à  tour,  et  quelquefois 
ensemble,  conjuré  la  perte  de  cette  poignée  d'Israé- 
lites; des  armées  innombrables,  conduites  par  des 
rois  puissants,  ont  envahi  leur' territoire  et  formé  le 
siège  de  leur  capitale;  victorieux  souvent,  ils  ont 
souvent  payé  leur  gloire  au  prix  des  plus  sanglants 
revers.  Dix  de  leurs  tribus,  menées  en  captivité,  ont 
disparu  de  l'histoire;  les  deux  autres  ont  suivi  plus 
tard  ce  même  chemin  de  l'exil  d'où  les  nations  ne 
reviennent  pas.  Mais  soixante-dix  ans  d'infortunes 
kin  de  leur  patrie  n'ont  point  lassé  le  cœur  des  cap- 
tifs; ils  ont  pénétré  par  la  science  et  la  beauté  dans 
le  palais  des  rois,  et  gouverné  leurs  vainqueurs. 
Gyrus  les  délivre,  Alexandre  les  visite,  et  lorsque, 
du  fond  de  l'Asie,  une  persécution  nouvelle  et  plus 
terrible  apporte  dans  leur  temple  la  désolation  de 
l'impiété,  ils  suscitent  du  milieu*  d'eiix,  pour  sauver 
la  patrie  et  la  religion,  cette  racedes  Machahées  dont 
le  nom  est  devenu,  pour  les  peuples  opprimés  par 
de  plus  forts  qu'eux,  le  nom  même  du  courage  et  du 
droit.  Et  ce  spectacle  héroïque,  Messieurs,  il  a  duré 
quinze  cents  ans!  Quinze  cents  ans  de  suite  Israël 
s'est  maintenu  contre  les  grands  empires  du  monde, 
et  lorsque  Rome  enfin  eut  tout  surmonté  et  tout  sou- 
mis, lorsque  la  terre  se  taisait  devant  elle  depuis 


—  132  — 

plus  d'un  siècle,  Israël  encore  lui  disputait  dans 
les  vallées  et  les  montagnes  de  la  Judée  les  restes 
de  sa  liberté.  Il  fallut  que  Rome  envoyât  ses  lé- 
gions et  ses  capitaines  contre  une  aussi  mémorable 
obstination,  et  Jérusalem,  assiégée  encore  une  fois, 
jeta  jusqu'au  ciel,  dans  une  défense  implacable,  le 
dernier  cri  généreux  que  devaient  entendre  les  Ro- 
mains. 

Était-ce  fini,  Messieurs?  Ce  peuple  sans  territoire 
et  sans  prince  n'allait-il  pas  mourir  obscurément  sur 
la  vaste  surface  où  l'avait  dispersé  la  volonté  crain- 
tive encore  de  ses  vainqueurs?  Pour  tout  autre  que 
lui,  en  effet,  l'heure  de  la  mort  eût  été  venue.  Mais 
il  se  souvint  des  jours  de  sa  captivité,  lorsqu'il  sus- 
pendait sa  harpe  aux  saules  de  Babylone  pour  ne 
pas  chanter  aux  étrangers  les  cantiques  de  Sion; 
comme  il  avait  alors  emporté  ses  lois  et  ses  traditions 
pour  lui  être  un  éternel  principe  de  vie,  il  les  em- 
porta de  nouveau  par  toute  la  terre.  Il  demanda  sa 
subsistance  au  travail,  sa  dignité  au  souvenir  de  ses 
ancêtres,  sa  consolation  au  Dieu  qui  l'avait  tiré  de 
l'Egypte  par  Moïse,  de  la  Chaldée  par  Gyrus,  et  qui 
pouvait,  du  jour  au  lendemain,  le  ramener  à  cette 
Jérusalem  déjà  relevée  de  ses  cendres  et  devenue 
l'objet  des  combats  de  toute  la  chrétienté.  Il  vit,  ce 
peuple  que  son  fondateur  appelait  un  peuple  dur,  et 
qui,  en  effet,  a  opposé  au  malheur  une  âme  de  gra- 
nit ;  il  vit  encore,  il  vit  partout.  Déshérité  de  son  sol, 
il  a  cherché  dans  le  commerce  cette  richesse  mobile 
qui  se  cache  plus  vite  que  la  persécution  ne  se  mon- 
tre ,  et  nous  voyons  les  rois ,  tributaires  de  son  acti- 


—  133  — 

vite,  recourir  sans  honte,  pour  Taccomplissementcle 
leurs  desseins  et  l'agrandissement  de  leur  gloire,  à 
la  bourse  vénérée  de  quelque  Hébreu.  Encore  une 
t'ois,  Israël  vit;  il  vit  depuis  dix- sept  siècles  sans 
chef,  sans  temple,  sans  territoire,  souvent  persé- 
cuté, mais  ayant  avec  lui,  comme  à  Jérusalem,  ses 
antiques  et  inébranlables  pensées,  ayant  de  plus 
qu'alors  cette  gloire  unique  de  subsister  par  une 
force  intérieure  que  rien  ne  soutient  au  dehors ,  et 
qui  s'alimente  à  l'autel  mystérieux  d'un  passé  surhu- 
main. Ne  voyez-vous  pas  qu'il  vous  brave?  que  lui 
seul  entre  les  nations  compte  quatre  mille  ans  de 
durée?  que  rien  ne  présage  la  fin  d'un  si  grand  scan- 
dale contre  la  nature  des  choses?  Creusez  sa  tombe, 
si  vous  le  pouvez  ;  scellez-la  de  votre  meilleur  ci- 
ment ;  mettez  des  gardes  tout  autour  :  il  ne  fera  que 
rire  et  se  lever,  vous  prouvant  une  fois  de  plus  qu'il 
vit  d'un  esprit  que  vous  n'avez  pas,  et  que  la  matière 
ne  peut  rien  contre  l'esprit. 

J'ai  le  droit  de  conclure.  Messieurs,  que  le  peuple 
juif  est,  sous  le  rapport  social,  le  plus  considérable 
monument  des  temps  antérieurs  au  Christ.  Il  ne  l'est 
pas  moins  sous  le  rapport  religieux,  et  ici  je  n'aurai 
besoin  que  de  très-courtes  observations. 

Car,  voyez,  tandis  que  tous  les  peuples  étaient 
plongés  dans  les  ombres  de  l'idolâtrie ,  Grecs ,  Ro- 
mains,  Assyriens ,  Égyptiens,  ce  petit  peuple  adorait 
un  seul  Dieu ,  et  l'antiquité  parlait  avec  étonnement 
du  temple  vide  de  Jérusalem,  voulant  dire  que  Dieu 
n'y  était  représenté  par  aucune  image  capable  de 
faire  impression  sur  les  sens;  non  pas  que  cette 

4* 


—  134  — 

représentation  soit  un  mal  en  soi  lorsqu'elle  ne  blesse 
rien  du  vrai  caractère  de  la  Divinité  ;  mais  les  Hé- 
breux avaient  une  telle  horreur  des  idoles,  qu'ils 
avaient  mieux  aimé ,  selon  l'ordre  de  leur  législateur, 
laisser  Dieu  dans  leur  temple  à  sa  totale  invisibi- 
lité, que  d'exposer  leur  foi  au  charme  saisissant  de 
quelque  simulacre.  Car  l'idolâtrie  ne  les  assiégeait 
pas  seulement  du  dehors ,  elle  les  prenait  par  leur 
cœur;  et  ils  y  succombèrent  souvent.  Mais,  malgré 
cette  double  tentation,  ils  finissaient  toujours  par 
revenir  à  ce  Dieu  de  leurs  pères ,  qui  n'avait  qu'eux 
seuls  pour  adorateurs. 

Ils  avaient  de  lui ,  par  le  dogme  de  la  création ,  une 
idée  qui  les  séparait  encore  totalement  des  idolâtres. 
Ceux-ci  ne  se  rendaient  aucun  compte  de  l'existence 
de  l'univers,  ou,  s'ils  cherchaient  à  en  pénétrer  le 
secret,  ils  le  croyaient  volontiers  contemporain  de 
leurs  dieux ,  leur  accordant  tout  au  plus  sur  la  sub- 
stance universelle  quelque  secondaire  action.  Le 
peuple  juif  avait  une  tout  autre  doctrine ,  exprimée 
dès  le  premier  signe  de  ses  Écritures  sacrées  par 
cette  étonnante  phrase  :  Au  commencement,  Dieu 
créa  le  ciel  et  la  terre  (1).  N'eût-il  possédé  que  cette 
seule  phrase  doctrinale ,  il  eût  été  plus  riche  en  sa- 
voir sur  Dieu  que  toutes  les  écoles  et  toutes  les  reli- 
gions de  l'antiquité.  En  un  mot,  le  peuple  juif  était 
le  seul  peuple  avant  Jésus-Christ  qui  eût  une  notion 
claire  de  la  Divinité ,  et  qui  lui  rendît  un  culte  exem  pt 
des  rêves  puérils  de  l'imagination  et  des  souillures 

(1)  Genèse,  chap.  i,  vers.  \. 


l 


—  135  — 

d'une  volupté  effrontée.  Il  m'est  donc  permis  de  con- 
clure qu'au  point  de  vue  religieux,  comme  au  point 
de  vue  social ,  la  nation  hébraïque  était  le  plus  con- 
sidérable monument  des  temps  antérieurs  à  Jésus- 
Christ. 

J'ajoute  que  Jésus-Christ  était  l'àme  de  cette  na- 
tion ,  et  s'y  préexistait  par  une  vie  que  nous  allons 
constater. 

Je  devrais  être  las,  Messieurs,  de  vous  signaler 
les  singularités  du  peuple  juif.  Il  en  est  une  pourtant 
qui  surpasse  toutes  les  autres  et  dont  je  ne  vous  ai 
encore  rien  dit  :  je  veux  parler  de  l'idée  messianique 
qui  circulait  dans  les  veines  de  ce  peuple  comme  son 
sang  le  plus  pur,  et  sans  laquelle  il  est  impossible 
d'expliquer  ni  sa  foi  ni  ses  destinées.  L'idée  messia- 
nique se  composait  de  quatre  éléments.  Sous  son  in- 
fluence, le  peuple  juif  croyait  en  premier  lieu  qu'un 
jour  le  Dieu  un  et  créateur  adoré  par  lui  deviendrait 
le  Dieu  de  toute  la  terre.  Il  croyait  de  plus  que  cette 
révolution  s'accomphrait  par  un  seul  homme,  appelé 
le  Messie,  le  Saint,  le  Juste,  le  Sauveur,  le  Désiré 
des  nations.  Il  croyait  que  cet  homme  serait  Juif,  de 
la  tribu  de  Juda  et  de  la  maison  de  David.  Il  croyait 
enfin  que  cet  homme  prédestiné  souffrirait  et  mour- 
rait pour  accomplir  l'œuvre  de  transformation  dont 
la  Providence  l'avait  chargé. 

Que  telle  fût  la  loi  du  peuple  juif,  il  est  aisé  de  s'en 
assurer  près  de  lui-même,  puisqu'il  est  vivant,  et 
que,  malgré  quatre  mille  ans  d'une  attente  qui,  à  ses 
yeux,  ne  s'est  pas  encore  réalisée,  il  n'a  pas  cessé  de 
rendre  un  imperturbable  témoignage  à  l'espérance  de 


—  136  - 

ses  aieux.  Mais  ne  nous  contentons  pas ,  Messieurs, 
de  sa  parole  présente  ;  ouvrons  les  monuments  de 
son  histoire,  et  suivons-y  les  progrès  de  l'idée  mes- 
sianique à  travers  les  principales  phases  qui  mar- 
quent le  développement  de  la  nation  elle-même,  telles 
que  sa  naissance ,  sa  formation  en  corps  de  peuple , 
le  point  de  sa  maturité,  sa  décadence,  sa  captivité, 
et  sa  renaissance  au  pied  du  second  temple  édifié  par 
Zorobabel. 

Nous  voici  dans  les  champs  de  la  Chaldée  avec 
Abraham ,  et  nous  allons  entendre  la  première  parole 
qui  fut  comme  la  semence  de  la  race  hébraïque.  Re- 
marquez, Messieurs,  qu'il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si 
cette  parole  est  vraie,  si  elle  a  été  dite  par  Dieu  ;  il 
s'agit  seulement  de  constater  l'idée  que  le  peuple  juif 
avait  de  lui-même  et  de  sa  mission  ici-bas.  Qu'il  se 
trompât  dans  cette  idée,  c'est  une  autre  question  à 
juger  plus  tard. 

Dieu  donc,  selon  les  monuments  hébraïques,  dit  à 
Abraham  :  Sors  de  ta  terre,  et  de  ta  parenté,  et  de 
la  maison  de  ton  père ,  et  viens  dans  la  terre  que  je 
te  montrerai  ;  et  je  ferai  de  toi  une  grande  natio7i , 
et  je  te  bénirai ,  et  je  rendrai  ton  nom  magnifique , 
et  tu  seras  béni.  Je  bénirai  ceux  qui  te  béniront ,  je 
maudirai  ceux  qui  te  maudiront ,  et  en  toi  seront 
bénies  toutes  les  nations  de  la  terre  (1).  Ainsi,  du 
même  coup,  et  d'une  manière  inséparable,  deux 
mille  ans  avant  Jésus-Christ,  le  peuple  juif  vient  au 
monde,  et  avec  lui  l'idée  messianique,  l'idée  qu'il 

(1]  Genèse,  chap.  xii ,  vers.  1,  2,3. 


—  137  — 

porte  dans  son  sein  une  bénédiction  qui  se  répandra 
sur  tout  l'univers. 

Abraham  sort  de  la  Ghaldée  et  vient  s'établir  dans 
la  terre  promise  à  sa  postérité.  Il  y  attend  jusqu'à  un 
âge  centenaire  le  fils  auquel  il  doit  transmettre  l'hé- 
ritage messianique  ;  ce  fils  lui  est  donné  ;  et  lorsque 
l'enfant  est  parvenu  à  toute  la  grâce  d'une  heureuse 
jeunesse,  Dieu  demande  au  patriarche  de  lui  en  faire 
un  holocauste  sur  une  montagne  mystérieuse.  Le 
vieillard ,  avec  une  foi  inébranlable  en  la  sagesse  et 
la  bonté  de  Dieu,  lève  la  main  sur  son  fils  unique  et 
bien-aimé,  et  il  entend  cette  seconde  parole,  plus 
forte  et  plus  distincte  que  la  première  :  Je  l'ai  juré 
par  moi-même,  parce  que  tu  as  fait  cette  chose  et 
que  tu  n*as  pas  épargne'  ton  fils  unique  à  cause  de 
moi,  je  te  bénirai  et  je  multiplierai  ta  semence 
comme  les  étoiles  du  ciel  et  comme  le  sable  qui  est 
sur  le  rivage  de  la  mer.  Ta  semence  possédera  les 
portes  de  ses  ennemis ,  et  en  ta  semence  seront 
bénies  toutes  les  nations  de  la  terre  (1).  Le  ser- 
ment est  ajouté  à  la  force  de  la  promesse,  et  il  est 
indiqué  plus  clairement  que  la  bénédiction  mes- 
sianique se  répandra  sur  le  genre  humain  tout  en- 
tier, non  par  Abraham  lui-même,  mais  par  sa  pos- 
térité. 

Isaac,  fils  d'Abraham,  entend  la  môme  promesse 
et  la  même  prophétie  ;  elles  sont  redites  à  Jacob  ,  fils 
d'Isaac.  Les  trois  premières  générations  hébraïques, 
ainsi  confirmées  dans  l'espérance  du  Messie ,  s'épa- 

(1)  Genèse,  chap.  xxii.  vers.  16,  17, 18. 


—  138  — 

nouissent  en  douze  patriarches,  pères  eux-mêmes 
de  douze  tribus,  et  Jacob,  près  de  mourir,  les  ras- 
semble autour  de  son  lit,  pour  clore  le  premier  âge 
messianique  par  une  prophétie  solennelle  qui  résume 
les  précédentes ,  en  leur  donnant  une  nouvelle  pré- 
cision. Ayant  donc  autour  de  lui  ses  douze  enfants, 
il  annonce  à  chacun  d'eux,  par  quelques  traits  carac- 
téristiques ,  quel  sera  leur  rôle  dans  l'avenir.  Arrivé 
à  Juda ,  il  lui  dit  ces  mémorables  paroles  :  Juda ,  tes 
frères  te  loueront;  ta  main  sey^a  sur  la  tête  de  tes  en- 
nemis, et  les  fils  de  ton  père  t'adoreront.  Juda  est  le 
petit  d^un  lion;  tu  esononté,  mon  fils ,  pour  saisir  ta 
proie;  tu  t'es  couché  pour  le  repos  comme  un  lion  et 
une  lionne.  Qui  Véveillera?  Le  sceptre  ne  sera  point 
ôté  de  Juda ,  ni  un  chef  de  sa  race,  jusqu'à  ce  que 
vienne  Celui  qui  doit  être  envoyé  et  qui  serai' attente 
des  nations  (1).  Ainsi,  au  moment  où  l'hérédité  pa- 
triarcale se  subdivise  en  douze  branches,  la  branche 
où  naîtra  le  Messie  est  désignée,  ce  sera  celle  de 
Juda,  et  lejour  prédestiné  de  l'apparition  messianique 
est  marqué  d'un  signe  que  la  postérité  reconnaîtra 
facilement, 

Le  sang  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob  est  dé- 
sormais fécond  ;  il  se  multiplie  dans  une  terre  qui  lui 
a  donné  l'hospitalité,  et,  devenu  bientôt  un  objet  de 
crainte  et  de  jalousie,  il  passe  de  l'exil  à  la  servitude, 
afin  de  faire  dans  la  tribulation  un  apprentissage  né- 
cessaire à  ses  hautes  destinées.  On  croit  le  perdre, 
on  le  fortifie ,  Israël  est  un  peuple.  Moïse  le  tire  de 


(IJ  Genèse,  chap.  xlix,  vers.  8,  9, 10. 


—  139  — 

rÉgypte  et  le  mène ,  à  travers  le  désert ,  au  pied  du 
Sinaï,  d'où  descendent  les  lois  qui  doivent  le  gou- 
verner. Suivez,  Messieurs,  suivez  cette  marche  pro- 
fonde d'un  si  grand  peuple  ;  vos  yeux  d'enfant  en 
ont  autrefois  vu  les  merveilles,  regardez-les  de  nou- 
veau avec  la  pensée  de  l'homme  fait.  De  campe- 
ments en  campements,  Israël  arrive  en  face  du  Jour- 
dain, aux  frontières  de  ce  territoire  habité  par  ses 
premiers  ancêtres  et  dont  la  possession  est  promise 
à  leur  postérité.  Il  y  rencontre  tout  un  peuple  en 
armes  attendant  ces  aventuriers  qui  ont  spolié  l'E- 
gypte, et  dont  la  marche  a  retenti  du  désert  jusqu'aux 
collines  de  la  Judée.  Moab  a  rangé  ses  bataillons;  il 
a  dressé  ses  autels,  convoqué  ses  chefs;  Israël  est 
debout  avec  ses  femmes,  ses  enfants,  ses  soldats, 
ses  lévites,  portant  caché  sous  des  peaux  d'animaux 
le  tabernacle  du  Dieu  qui  vient  de  lui  parler  au  Sinaï  : 
un  homme  de  l'Orient  s'avance  entre  les  deux  peuples. 
Balac ,  dit- il,  Balac ,  le  roi  des  Moahites ,  m'a  fait 
venir  d'Arain ,  des  montagnes  de  VOrient;  il  m'a 
dit  :  Viens  et  maudis  Jacob  ;  hâte-toi  de  venir  et  dé- 
teste Israël.  Comment  maudirai-je  celui  que  Dieu 
ne  maudit  pas?  Comment  détesterai- je  celui  que 
le  Seigneur  ne  déteste  pas?  Je  le  verrai  du  haut  des 
rochers ,  je  le  considérerai  du  haut  des  collines  ;  ce 
peuple  habitera  solitaire  et  ne  sera  point  compté 
'parmi  les  nations.  Et  pourtant  qui  pourra  compter 
la  poussière  de  Jacob ,  et  connaître  le  nombre  de  la 
descendance  d'Israël  (1)?  Ces  bénédictions  impré- 

1)  Nombres,  chap.  xxin,  vers.  7,  8,  9,  10. 


—  140  — 

vues  épouvantent  Moab  ;  on  conjure  le  prophète  de 
changer  de  langage  ;  s'il  ne  veut  pas  maudire,  on  le 
conjure  au  moins  de  ne  pas  bénir.  Trois  fois  Balaam 
ouvre  la  bouche,  trois  fois  il  bénit  le  peuple  conqué- 
rant qu'il  a  sous  les  yeux,  et  enfin  la  prophétie  mes- 
sianique s'échappe  de  son  sein  comme  malgré  lui  : 
Je  le  verrai,  mais  non  pas  maintenant  ;  je  le  con- 
templerai, mais  non  pas  de  près  :  une  étoile  se  lèvera 
de  Jacob,  et  une  tige  surgira  d'Israël  ;  elle  frappera 
les  chefs  de  Moab,  et  soumettra  tous  les  enfants  de 
Seth...  Hélas!  qui  sera  en  vie  quand  Dieu  fera  ces 
choses?  Ils  viendront  de  l'Italie  sur  des  trirèmes,  ils 
subjuguei^ont  les  Assyriens ,  ils  étendront  leur  do- 
mination sur  les  Hébreux ,  et  à  la  fin  ils  périront 
eux-mêmes  (1). 

Remarquez -le  encore  une  fois,  Messieurs,  il  ne 
s'agit  pas  de  savoir  si  Balaam  était  ou  non  prophète, 
mais  seulement  de  constater  le  cours  de  l'idée 
messianique  dans  la  vie  monumentale  du  peuple 
juif.  Vous  voyez  cette  idée  prendre  ici  un  dévelop- 
pement nouveau  ;  ce  n'est  plus  un  patriarche  Israélite 
qui  annonce  la  venue  du  Messie  et  l'établissement  de 
son  règne  sur  tous  les  enfants  de  Seth ,  c'est-à-dire 
d'Adam  :  c'est  un  étranger.  Et  il  désigne  les  cir- 
constances de  son  avènement  avec  une  perspicacité 
bien  étrange,  puisqu'il  va  jusqu'à  désigner  la  do- 
mination des  Romains  sur  l'Orient  et  sur  le  peupler 
juif  comme  le  signe  précurseur  de  l'apparition  du 
Messie. 


(1)  Nombres,  chap.  xxiv,  vers.  17,  23  et  24. 


1 


—  141  — 

David  et  Salomon  marquent  le  point  le  plus  élevé 
de  la  monarchie  hébraïque,  et  avec  eux  commencent 
ces  hymnes  nationaux  et  religieux  connus  sous  le 
nom  de  psaumes.  Chantés  dans  le  temple  de  Jéru- 
salem aux  jours  des  grandes  solennités ,  ils  expri- 
maient d'une  manière  publique  le  sentiment  inté- 
rieur, les  espérances  et  les  vœux  de  toute  la  nation. 
Or  il  est  facile  d'y  reconnaître  l'idée  messianique  se 
faisant  jour  à  tout  propos  dans  l'âme  du  poêle  et  du 
peuple.  En  les  lisant,  vous  y  remarquerez  des  pas- 
sages tels  que  celui-ci  :  Toutes  les  nations  de  la  terre 
se  ressouviendront  du  Seigneur,  et  se  convertiront 
à  lui;  toutes  les  familles  des  joeuples  adoreront  en 
sa  présence,  parce  que  le  royaume  sera  au  Sei- 
gneur, et  que  lui-même  gouvernera  les  nations. 
Tous  les  grands  de  la  terre  mangeront  et  adoreront, 
tout  ce  qui  descend  dans  la  tombe  s'abaissera  devant 
lui  il). 

Plus  tard  encore ,  aux  approches  de  la  décadence 
et  de  la  captivité,  sept  cents  ans  toutefois  avant  Jé- 
sus-Christ, l'idée  messianique  prend  dans  Isaïe  une 
clarté  et  une  abondance  d'expressions  qu'il  est  im- 
possible de  vous  rendre,  parce  qu'il  faudrait  vous  ci- 
ter des  pages  qui  vous  fatigueraient  par  leur  nombre 
et  leur  longueur.  C'est  lui  qui  voit  le  Messie  sortir 
de  la  race  de  Jessé,  père  de  David ,  et  qui  décrit  à  la 
fois,  comme  si  on  était  au  Calvaire  ou  au  Vatican, 
la  splendeur  des  souffrances  et  des  triomphes  de  Jé- 
sus-Christ. Lève-toi,  lève-toi,  revêts-toi  de  ta  force, 

(1)  Psaume  xxi,  vers.  28,  29,  30. 


—  142  - 

Sion;  2Jvends  tes  vêtements  de  gloire ,  Jérusalem  y 
cité  du  Saint;  parce  que  l'immonde  et  Vincirconcis 
ne  passent  plus  dans  tes  murs  (1)...  Qu'ils  sont 
beaux  sur  les  monts  les  pieds  de  celui  qui  annonce  et 
qui  prêche  la  paix  y  qui  annonce  le  bien ,  qui  prêche 
le  salut,  qui  dit  à  Sion  :  Ton  Dieu  régnera  (2)!... 
Le  Seigneur  a  préparé  son  bras  saint  sous  les  yeux 
de  toutes  les  nations,  et  toutes  les  parties  de  la  terre 
verront  le  salut  de  notre  Dieu  (3).  Mon  serviteur 
aura  V intelligence ,  il  sera  exalté,  il  sera  élevé,  il 
sera  sublime  outre  mesure.  Cependant ,  comme  plu- 
sieurs se  sont  étonnés  de  tes  misères ,  Jérusalem , 
ainsi  son  visage  sera-t-il  sans  gloire  parmi  les  hom^ 
mes ,  et  sa  figure  parmi  les  enfants  des  hommes.  Il 
arrosera  la  ^multitude  des  nations  ;  les  rois  tiendront 
leur  bouche  fermée  devant  la  sienne ,  parce  que  ceux 
auxquels  il  n'avait  point  été  annoncé  le  verront,  et 
ceux  qui  n'en  avaient  point  entendu  parler  le  con- 
templeront (4).  Et,  immédiatement  après,  Isaïe  com- 
mence la  description  des  douleurs  et  des  ignominies 
du  Calvaire,  et  il  l'achève  en  douze  versets  consécu- 
tifs. Puis  il  reprend  sans  s'arrêter  ses  chants  de 
triomphe  :  Celui  qui  t'a  fait,  dont  le  nom  est  le  Sei- 
g neur  des  armées ,  celui-là  régnera  sur  toi,  et  ton 
Rédempteur,  le  Saint  d'Israël,  sera  appelé  le  Dieu 
de  toute  la  terre  (5) . 

(1)  Isaïe,  chap.  lu,  vers.  1. 

(2)  Ihid.,  vers.  7. 

(3)  Ibid.,  vers.  10. 

(4)  Ihid.,  vers.  13,  14,  15. 

(5)  Ibid.,  chap.  liv,  vers.  5. 


—  143  — 

Mais  c'est  à  Babylone,  pendant  la  captivité,  six 
cents  ans  avant  Jésus-Christ,  que  l'idée  messianique 
a  revêtu  une  forme  qui  va  jusqu'à  la  clarté  et  la  pré- 
cision mathématiques.  Faut-il  vous  rappeler  la  pro- 
phétie de  Daniel?  Écoutez-la  donc  :  Soixante-dix 
semaines  ont  été  abrégées  sur  ton  peujjle  et  sur  ta 
sainte  ville,  pour  que  la  prévarication  soit  coyisom- 
mée ,  et  que  le  péché  prenne  fin ,  et  que  Viniquité  soit 
détruite,  et  qu'arrive  la  justice  éternelle ,  et  que  la 
vision  s'accomplisse  avec  la  prophétie,  et  que  le 
Saint  des  saints  soit  oint.  Sache  donc  et  fais  atten- 
tion :  à  partir  du  décret  pour  le  rétablissement  de 
Jérusalem  jusqu'au  Christ  roi,  il  s'écoulera  sept  se- 
maines et  soixante-deux  semaines,  et  les  murs  se- 
ro7it  rebâtis  dans  l'angoisse  des  temps.  Et,  après 
soixante-deux  semaines ,  le  Christ  sera  mis  à  mort, 
et  il  n'aura  plus  pour  peuple  celui  qui  doit  le  renier. 
Et  un  peuple  qui  doit  venir  avec  un  chef  renversera 
la  ville  et  le  sanctuaire ,  et  la  fin  sera  la  dévasta- 
tion, et  après  la  fin  de  la  guerre  une  désolation  fixe. 
Cependant  l'alliance  sera  confirmée  pour  la  multi- 
tude dans  une  semaine,  et,  au  milieu  de  la  semaine, 
l'hostie  et  le  sacrifice  cesseront;  et  Vabomijiation 
de  la  désolation  sera  dans  le  temple,  et  la  désola- 
tion persévérera  jusqu'à  la  consommation  et  à  la 
fin  (1). 

Je  ne  m'arrête  pas ,  Messieurs ,  à  faire  ressortir  les 
traits  de  ce  discours,  qui  ressemble  moins  à  une  vue 
de  l'avenir  qu'à  une  narration  du  passé.  Le  cours  des 

(1)  Daniel,  chap.  ix,  vers.  24,  25,  26,  27. 


__  144  — 

choses  m'emporte  et  me  conduit  pour  entendre  au 
pied  du  second  temple,  cinq  cents  ans  avant  Jésus- 
Christ,  ce  dernier  mot  du  prophète  Aggée  :  Encore 
un  peu  de  temps ,  dit  le  Seigneur  des  armées,  etfé- 
branlerai  le  ciel  et  la  terre,  et  la  mer  et  le  désert,  et 
f  ébranlerai  toutes  les  nations ,  et  le  Désiré  de  toutes 
les  nations  viendra  ;  et  je  remplirai  cette  maison  de 
gloire,  dit  le  Seigneur  des  armées...  La  gloire  de  cette 
seconde  maison  sera  plus  grande  que  la  gloire  de  la 
première,  et  dans  ce  lieu- ci  je  donnerai  la  paix  (1). 
Quelle  suite,  Messieurs,  à  travers  tant  de  siècles 
et  d'événements  !  Quelle  fidélité  à  une  même  idée  de 
la  part  de  tant  d'hommes  que  les  âges  séparaient  !( 
Mais  l'idée  messianique  ne  s'est  pas  même  renfermée 
dans  la  tradition  particulière  du  peuple  juif;  elle  a 
passé  le  Jourdain,  l'Euphrate,  l'Indus,  la  Méditer- 
ranée, tous  les  océans,  et,  portée  sur  les  ailes  invi-' 
sibles  de  la  Providence,  elle  a  pénétré  chez  les  peu-' 
pies  les  plus  divers  et  les  plus  lointains ,  pour  y  créer' 
une  espérance  uniforme  et  un  universel  souvenir* 
Gonfucius,  à  l'extrémité  orientale  de  l'Asie,  parlait 
d'un  saint  qui  était,  disait-il,  le  véritable  saint,  et 
qui  devait  venir  à  l'Occident.  Virgile,  traduisant  en 
vers  les  oracles  de  la  Sibylle  de  Gumes,  annonçail 
au  siècle  d'Auguste  la  venue  d'un  enfant  mystérieux, 
fils  de  Jupiter,  destiné  à  bannir  du  monde  les  ves- 
tiges de  l'iniquité,  et  à  commencer  un  ordre  aussi 
grand  que  nouveau.  Tacite,  à  propos  du  règne  de 
Vespasien,  s'exprimait  ainsi  :  «  C'était  une  persua- 

(4)  Aggée,  chap  ii,  vers.  7 ,  8  et  10. 


—  145  — 

sion  répandue,  que,  suivant  d'antiques  écrits  sacer- 
dotaux, à  cette  époque-là  même,  l'Orient  devait  pré- 
valoir, et  des  hommes  sortis  de  la  Judée  s'emparer 
du  gouvernement  des  choses.  »  Les  rationalistes  du 
XVIII®  siècle,  contraints  par  l'évidence,  ont  avoué 
souvent  cette  unanimité  de  l'attente  messianique. 
Voltaire  a  dit  :  «  C'était,  de  temps  immémorial,  une 
maxime  chez  les  Indiens  et  chez  les  Chinois,  que  le 
Sage  viendrait  de  l'Occident.  L'Europe,  au  contraire, 
disait  que  le  Sage  viendrait  de  l'Orient  (1).  »  Volney 
a  dit  :  «  Les  traditions  sacrées  et  mythologiques  des 
temps  antérieurs  avaient  répandu  dans  toute  l'Asie 
la  croyance  d'un  grand  médiateur  qui  devait  venir, 
d'un  juge  final,  d'un  sauveur  futur,  roi.  Dieu, 
conquérant  et  législateur,  qui  ramènerait  l'âge  d'or 
sur  la  terre ,  et  délivrerait  les  hommes  de  l'empire 
du  mal  (2).  »  Boulanger,  sous  une  forme  encore  plus 
générale,  a  confessé  que  tous  les  peuples  avaient  eu 
une  expectative  de  cette  espèce,  et  il  ajoute  cette 
étonnante  parole,  qu'on  pourrait  appeler  l'Orient  le 
2)ôle  de  l'espérance  de  toutes  les  nations  (3).  C'est  le 
mot  même  de  Jacob  à  son  lit  de  mort. 

Il  est  donc  certain.  Messieurs,  l'idée  messianique 
a  été  l'âme  du  peuple  juif  pendant  le  cours  des  deux 
mille  ans  qui  ont  précédé  Jésus-Christ,  et  cette  idée 
s'était  répandue  chez  tous  les  peuples  du  monde  avec 
une  telle  unanimité,  qu'il  n'est  pas  même  possibla 


{\)  Additions  à  l'histoire  générale,  page  lo. 
(2)  Les  Ruines,  page  228. 

{3)  Recherches  sur  l'Origine  du  despotisme  oriental,  section  x, 

IV.  —5 


—  14G  — 
de  s'en  rendre  compte  par  les  communications  de 
l'hébraïsme  avec  la  gentilité,  mais  qu'il  faut  sup- 
poser une  diffusion  de  cette  idée  antérieure  même  à 
Abraham.  Et  cette  idée  messianique,  si  extraordi- 
naire dans  son  universalité ,  son  progrès ,  sa  persé- 
vérance et  sa  précision,  s'est-elle  enfin  accomplie? 
Oui,  elle  s'est  accomplie  :  le  Dieu  un  et  créateur  de 
la  Bible  hébraïque  est  devenu  le  Dieu  de  presque 
toute  la  terre,  et  les  nations  mêmes  qui  ne  l'ont  pas 
encore  accepté  lui  rendent  hommage  par  un  certain 
nombre  d'adorateurs  que  la  Providence  éht  dans  leur 
sein.  Et  cette  incroyable  révolution,  qui  l'a  donc  ac- 
complie? Un  seul  homme,  le  Christ.  Et  d'où  était-il, 
le  Christ?  Il  était  Juif,  de  la  tribu  de  Juda,  de  la 
maison  de  David.  Et  comment  l'a-t-il  accomplie, 
cette  prodigieuse  révolution  sociale  et  religieuse?  En 
souffrant  et  mourant,  comme  David,  Isaïe,  Daniel, 
l'avaient  annoncé. 

Maintenant,  Messieurs,  je  vous  prie,  qu'en  pensez- 
vous?  Voici  deux  faits  parallèles  et  correspondants, 
tous  les  deux  certains ,  tous  les  deux  d'une  propor- 
tion colossale,  l'un  qui  a  duré  deux  mille  ans  avant 
Jésus-Christ,  l'autre  qui  dure  depuis  dix-huit  cents 
après  Jésus-Christ;  l'un  qui  annonce  une  révolution 
considérable  et  impossible  à  prévoir,  l'autre  qui  en 
est  l'accomplissement,  tous  les  deux  ayant  Jésus- 
Christ  pour  principe,  pour  terme,  pour  trait  d'union. 
Encore  une  fois,  qu'en  pensez-vous?  Prendrez-vous 
le  parti  denier?  Mais  qu'est-ce  que  vous  nierez? 
Sera-ce  l'existence  de  l'idée  messianique?  Mais  elle 
est  dans  le  peuple  juif,  qui  est  vivant,  dans  toute  la 


—  147  — 

suite  des  monuments  de  son  histoire,  dans  les  tradi- 
tions universelles  du  genre  humain,  dans  les  aveux 
les  plus  exprès  de  la  plus  profonde  incrédulité.  Sera- 
ce  l'antériorité  des  détails  prophétiques?  Mais  le 
peuple  juif,  qui  a  crucifié  Jésus-Christ  et  qui  a  un 
intérêt  national  et  séculaire  à  lui  ravir  les  preuves 
de  sa  divinité,  vous  affirme  que  ses  Écritures  étaient 
autrefois  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui,  et  pour  plus 
de  sûreté,  deux  cent  cinquante  ans  avant  Jésus- 
Christ,  sous  le  roi  d'Ég-ypte  Ptolémée  Philadelphe, 
et  par  ses  ordres,  tout  TAncien  Testament,  traduit  en 
grec,  est  tombé  en  la  possession  du  monde  grec,  du 
monde  romain,  de  tout  le  monde  civilisé.  Vous  re- 
tournerez-vous  vers  l'autre  pôle  de  la  question ,  et 
nierez-vous  l'accomphssement  de  l'idée  messianique? 
Mais  l'Église  catholique,  fille  de  cette  idée,  est  sous 
vos  yeux,  elle  vous  a  baptisés.  Sera-ce  au  point  de 
rencontre  de  ces  deux  formidables  événements  que 
vouschercherezvotrepointd'appui?  Nierez-vous  que 
Jésus-Christ  ait  vérifié  dans  sa  personne  l'idée  mes- 
sianique, qu'il  soit  Juif,  de  la  tribu  de  Juda,  de  la 
maison  de  David,  et  le  fondateur  de  TÉglise  catho- 
lique sur  la  double  ruine  de  la  Synagogue  et  de  l'ido- 
lâtrie? Mais  les  deux  parties  intéressées,  et  irrécon- 
ciliables ennemies,  conviennent  de  tout  cela.  Le  juif 
dit  :  Oui,  et  le  chrétien  dit  :  Oui.  Direz-vous  que 
cette  rencontre  d'événements  colossaux  au  point  pré- 
cis de 'Jésus -Christ  est  l'effet  du  hasard?  Mais  le 
hasard,  s'il  y  en  a,  n'est  qu'un  accident  bref  et  for- 
tuit; sa  définition  exclut  l'idée  de  suite,  il  n'y  a  pas 
de  hasard  de  deux  mille  ans  et  de  dix-huit  cents  ans 


—  148  — 

par-dessus  deux  mille  ans.  Direz-vous  enfin  que  c'est 
le  résultai  d'une  longue  conspiration  par  laquelle  le 
peuple  juif,  ambitieux  et  théologien,  a  cherché  à  se 
créer  dans  le  monde  une  grande  existence?  Quoi! 
une  conspiration  de  deux  mille  ans,  fondée  sur  un 
chef  que  soixante  générations  devront  attendre,  et 
qu'il  faudra  créer  après  l'avoir  si  patiemment  at- 
tendu !  Hélas  !  on  a  bien  de  la  peine  à  conspirer  en 
faveur  d'un  homme  vivant;  que  sera-ce  en  faveur 
d'un  homme  qui  n'existe  pas,  et  qu'on  suppose  de- 
voir naître  à  une  époque  indéterminée  !  Et  remarquez 
que,  cet  homme  venu,  les  Juifs  l'ont  crucifié,  sans 
doute  parce  que  le  supplice  faisait  partie  de  la  con- 
spiration. Remarquez  de  plus  qu'ils  l'ont  nié  après 
comme  avant  le  supplice,  sans  doute  pour  assurer 
le  succès  final  de  la  conspiration  et  tout  le  succès 
d'ambition  et  de  théologie  qu'ils  s'en  promettaient  ! 
Messieurs,  quand  Dieu  travaille,  il  n'y  a  rien  à 
faire  contre  lui.  Les  proportions  de  Jésus- Christ 
dans  les  temps  qui  l'ont  précédé  sont  plus  frappantes 
encore  que  les  proportions  toutes  divines  de  sa  vie  et 
de  sa  survie.  Car  enfin,  quand  on  vit,  on  est  une 
puissance ,  on  a  une  action  ;  il  est  possible  de  conce- 
voir que  certaines  circonstances  ont  favorisé  un 
homme  d'un  rare  génie  et  lui  ont  donné  sur  ses  con- 
temporains un  immense  ascendant.  Même  après  la 
mort,  il  reste  des  amis,  des  disciples,  le  souvenir 
d'une  vie  qui  a  été  réelle,  et  par  conséquent  un  moyeu 
survivant  d'action.  Mais  sur  ce  qui  nous  a  précédés, 
sur  le  passé,  que  peut-on?  Qui  de  nous,  si  éminent 
qu'il  soit,  peut  se  faire  un  ancêtre?  Qui  de  nous, 


—  149  — 

voulant  établir  une  doctrine ,  se  créera  une  avant 
garde  de  générations  déjà  fidèles  à  une  parole  qui 
n'était  pas  encore?  Qui  de  nous  présentera  au  monde 
ses  aïeux  doctrinaux ,  s'il  n'est  pas  véritablement  fils 
d'une  doctrine  antérieure  à  lui?  Ah  !  le  passé  est  une 
terre  close  ;  le  passé  n'est  pas  même  un  lieu  où  Dieu 
puisse  agir,  à  moins  qu'il  n'y  agisse  d'avance  en  le 
préparant.  Si  Jésus-Christ  avait  été  comme  l'un  de 
nous,  tombé  sans  une  préexistence  providentielle 
entre  le  passé  et  l'avenir,  il  eût  vainement  demandé 
à  l'histoire  accomplie  et  fermée  un  piédestal  qui  le 
reportât  de  vingt  siècles  en  arrière  de  son  propre 
berceau.  Au  lieu  de  cela,  Abraham,  Isaac,  Jacob, 
David,  Isaïe,  Jérémie,  Ézéchiel,  Daniel,  un  peuple 
tout  entier,  le  genre  humain  lui-même,  viennent  le 
reconnaître,  le  saluer  dans  les  bras  du  vieillard  Si- 
méon  s'écriant  au  nom  de  tout  le  passé,  dont  il  est 
le  dernier  représentant  :  Maintenant,  Seigneur, 
vous  laisserez  mourir  votre  serviteur  en  paix,  se- 
lon votre  parole ,  parce  que  mes  yeux  ont  vu  Vau^ 
leur  de  votre  salut  que  vous  avez  préparé  à  la  face 
de  tous  les  peuples  pour  être  la  lumière  révélatrice 
des  nations  y  et  la  gloire  de  votre  peuple  Israël  (1). 
C'est  ici  le  comble,  Messieurs;  Jésus-Christ  nous 
apparaît  le  mobile  du  passé  autant  que  le  mobile  de 
l'avenir,  l'âme  des  temps  antérieurs  à  lui  aussi  bien 
que  l'âme  des  temps  postérieurs  à  lui.  Il  nous  appa- 
raît dans  ses  ancêtres  appuyé  sur  le  peuple  juif ,  qui 
est  le  plus  grand  monument  social  et  religieux  des 

(1)  Saint  Luc,  chap.  ii,  vers,  29 ,  30,  31 ,  32. 


-  150  ~ 

temps  anciens;  et  dans  sa  postérité,  appuyé  sur  l'É- 
glise cathelique,  qui  est  la  plus  grande  œuvre  sociales 
et  religieuse  des  temps  nouveaux.  Il  nous  apparaî'/ 
tenant  dans  sa  main  gauche  l'Ancien  Testament ,  le 
plus  grand  livre  des  temps  qui  l'ont  précédé,  et  te-' 
nant  dans  sa  main  droite  l'Évangile,  le  plus  grandi 
livre  des  temps  qui  l'ont  suivi.  Et  cependant,  ainsii 
précédé  et  suivi,  il  est  encore  plus  grand  en  lui-même 
que  ses  ancêtres  et  que  sa  postérité,  que  les  patriar- 
ches et  les  prophètes,  que  les  apôtres  elles  martyrs. 
Porté  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  illustre  en  arrière 
et  en  avant  de  lui,  sa  physionomie  personnelle  se 
détache  encore  sur  ce  fond  sublime ,  et  nous  révèle , 
en  surpassant  ce  qui  semblait  au-dessus  de  tout, 
le  Dieu  qui  n'a  point  de  modèle  et  qui  n'a  point  d'é- 
gal. C'est  pourquoi,  à  la  vue  de  cette  triple  marque 
de  la  divinité,  avant,  pendant  et  après,  dans  les 
ancêtres,  dans  la  postérité,  et  dans  le  temps  même 
de  la  vie,  levons -nous.  Messieurs;  levons -nous 
tous  ensemble,  qui  que  nous  soyons,  croyants  ou 
non  croyants.  Levons-nous,  croyants,  avec  le  res- 
pect, l'admiration,  la  foi,  l'amour  pour  un  Dieu  qui 
s'est  montré  à  nous  avec  tant  d'évidence,  et  qui  nous 
a  choisis  entre  les  hommes  pour  nous  faire  les  dépo- 
sitaires de  cet  éclat  splendide  de  sa  vérité  !  Et  nous , 
qui  ne  croyons  pas,  levons-nous  aussi,  mais  avec 
crainte,  avec  anxiété,  comme  des  hommes  qui  sont 
bien  petits  avec  leur  puissance,  et  leur  raisonnement, 
devant  des  faits  qui  remplissent  tous  les  siècles  et  qui 
sont  si  pleins  eux-mêmes  de  l'empire  et  de  la  majesté 
de  Dieu  ! 


QUARANTE-DEUXIEME  CONFÉRENCE 


DES   EFFORTS    DU   RATIONALISME   POUR  ANEANTIR   LA   VIE 
DE   JÉSUS-CHRIST 


Monseigneur, 

Messieurs, 

Jésus -Christ  a  vécu  en  Dieu,  il  s'est  survécu  en 
Dieu,  il  s'est  préexisté  en  Dieu;  il  s'est  préexisté 
dans  le  peuple  juif,  il  a  exprimé  sa  vie  dans  l'Évan- 
gile, il  s'est  survécu  dans  l'Église,  et  c'est  ce  triple 
anneau  de  sa  manifestation  qui  a  rendu  sa  divinité 
maîtresse  ici -bas.  Une  fois  que  le  genre  humain  en 
a  eu  pleine  conscience,  il  s'est  senti  comme  accablé 
par  cette  démonstration,  et  de  Théodose  à  Louis  XIV, 
dans  l'espace  de  treize  cents  ans,  la  discussion  a  paru 
impossible  contre  le  Christ,  en  ce  sens  du  moins  que 
tout  le  monde  l'a  subi  ou  accepté  comme  fondement. 


—  152  — 

Mais,  ce  temps  écoulé,  le  rationalisme,  qui  avait  été 
détrôné  par  Jésus- Christ,  a  essayé  de  revendiquer 
l'empire  qu'il  avait  perdu;  il  a  cru  que  les  siècles, 
ayant  couvert  de  leurs  flots  tout  ce  formidable  édi- 
fice ,  quelques  chances  se  rencontreraient  en  faveur 
du  doute  et  de  la  négation,  et  qu'on  pouvait  deman- 
der au  xviii®  siècle  de  l'ère  chrétienne  contre  une 
doctrine  vieillie  d'heureuses  représailles  et  de  nou- 
veaux jugements.  Le  rationalisme  s'est  ainsi  re- 
trouvé en  face  de  Jésus- Christ,  placé  lui-même 
entre  l'Église  catholique  et  le  peuple  juif,  comme 
entre  l'aile  droite  et  l'aile  gauche  de  la  vérité,  et  une 
triple  guerre  s'est  ourdie  pour  renverser  l'ouvrage 
dont  l'édification  s'était  autrefois  achevée  malgré  les 
impuissants  efforts  qu'on  allait  renouveler.  Le  peuple 
juif  fut  dépeint  comme  une  race  vile,  ignoble, 
odieuse,  indigne  de  toute  croyance  autant  que  de 
tout  respect  ;  l'Église  catholique  comme  un  instru- 
ment de  misère  pour  le  peuple,  de  servitude  pour 
les  esprits ,  d'asservissement  pour  les  nations  et  les 
rois  :  j'ai  défendu  l'Église  devant  vous.  Messieurs, 
pendant  de  longues  années  ;  hier,  j'ai  rétabli  la  vé- 
ritable physionomie  du  peuple  juif  :  je  ne  reviendrai 
ni  sur  l'une  ni  sur  l'autre  de  ces  discussions.  Jésus- 
Christ  m'appelle  au  cœur  même  du  combat  dont  il 
est  le  centre  et  le  chef.  Au  fond ,  le  peuple  juif  était 
composé  d'hommes,  l'Église  catholique  aussi;  et,  si 
grands  que  soient  les  hommes,  ils  ne  sont  pas 
exempts ,  même  en  portant  dans  leur  cœur  l'esprit 
de  Dieu ,  de  quelque  ombre  et  de  quelque  infirmité  : 
il  n'en  est  pas  ainsi  du  Christ.  Figure  miraculeuse 


-  153  — 

par  sa  perfection ,  il  ne  souffre,  tel  que  l'Évangile  le 
montre,  aucun  doute  humain,  et  s'il  reste  sur  ce  pié- 
destal sans  tache,  c'est  en  vain  que  le  rationalisme 
jettera  à  droite  et  à  gauche  sa  foudre  perdue  ;  le 
Christ,  impassible  au  centre  de  la  vérité  catholique, 
la  protégera  tout  entière  de  son  inébranlable  divi- 
nité. 11  était  donc  nécessaire  de  détruire  Jésus- 
Christ,  soit  en  anéantissant  sa  vie,  soit  en  la  déna- 
turant, soit,  au  moins,  en  l'expliquant.  On  l'a  tenté, 
Messieurs,  et  c'est  l'exposition  de  cette  triple  tentative 
qui  terminera  nos  Conférences  de  cette  année.  Com- 
mençons par  celle  qui  était  la  plus  décisive  des  trois, 
et  qui  avait  pour  objet  de  mettre  à  néant  la  vie  du 
Christ. 

Le  Christ  est -il  une  chimère  ou  une  réalité?  ap- 
partient-il à  la  fable  ou  à  l'histoire?  telle  est  la 
question.  Elle  peut  vous  étonner.  Messieurs,  et  pour- 
tant elle  est  sérieuse;  car  des  gens  d'esprit  ont  nié 
hardiment  l'existence  de  Jésus- Christ,  et  d'autres, 
sans  aller  jusqu'à  cette  extrême  audace,  ont  cher- 
ché du  moins  à  diminuer  la  certitude  de  sa  vie  et  à 
en  affaiblir  avec  art  l'éclat  historique.  Il  s'agit  donc 
de  placer  ou  plutôt  de  maintenir  Jésus-Christ  dans 
l'histoire,  et  pour  cela  nous  devons  nous  enquérir 
avant  tout  de  la  nature  et  des  lois  de  l'histoire;  car, 
tant  que  nous  ne  les  connaîtrons  pas,  il  nous  sera 
impossible  de  décider  si  Jésus- Christ  est  ou  non  une 
figure  historique.  Je  vais  donc  traiter  de  l'histoire: 
après  quoi  nous  verrons  si  le  Christ  y  est  présent  ou 
s'il  en  est  absent. 

L'homme  vit  dans  le  temps,  c'est-à-dire  dans  un 


—  154  — 

élément  singulier  qui  le  fait  à  la  fois  vivre  et  mourir; 
il  s'avance  entre  un  passé  qui  n'est  plus  et  un  avenir 
qui  n'est  pas  encore,  et  s'il  n'avait  pas  la  faculté  de 
rassembler  en  lui  ces  trois  états  de  son  existence ,  il 
ne  ferait  que  naître  incessamment  sans  jamais  par- 
venir à  posséder  la  vie.  Gara  peine  aurait -il  fait  un 
pas  que  l'oubli  en  aurait  emporté  la  trace ,  et  ainsi 
serait -il  toujours  devant  lui-même  comme  une  om- 
bre qui  sort  de  terre  et  qui  s'évanouit.  Dieu ,  contre 
cette  terrible  puissance  du  temps,  lui  a  donné  la 
mémoire,  par  laquelle  l'homme  vit  dans  ce  qui  n'est 
plus  aussi  bien  qu'il  vit  dans  ce  qui  est  présent,  en 
sorte  que ,  ressuscitant  à  toute  heure ,  quand  il  le 
veut,  ses  jours  anciens,  il  se  voit  dans  la  plénitude 
ae  sa  personnalité,  semblable  à  un  édifice  dont  les 
assises  ont  été  successivement  posées,  mais  que  l'œil 
parcourt  et  découvre  tout  entier.  Or  la  mémoire 
qui  suffit  à  l'homme  pour  vivre,  ne  suffit  pas  à  l'hu- 
manité ;  tandis  que  l'homme  est  avec  une  mémoire 
qui  subsiste  autant  que  lui,  l'humanité  est  multiple, 
et  sa  mémoire  expire  à  chaque  génération,  ou  du 
moins  il  n'en  transmet  à  la  génération  suivante 
qu'une  faible  partie.  Le  père  raconte  au  fils  ce  qu'il 
a  vu  ;  le  fils  le  redit  au  petit -fils  ;  mais  à  chaque  de- 
gré le  souvenir  s'obscurcit ,  et  peu  à  peu  la  lumière 
de  cette  tradition  n'éclaire  plus  que  les  sommets 
lointains  des  plus  grands  événements.  Encore  finit- 
elle  par  se  dégrader;  les  lignes  se  confondent  aux 
yeux  d'une  postérité  qui  s'éloigne  toujours,  et  si 
Dieu  n'intervenait  pas  pour  porter  secours  au  genre 
humain  perdant  la  trace  de  lui-même,  on  le  verrait 


—  155  — 

demeurer  dans  une  éternelle  enfance  entre  un  passé 
informe  et  un  avenir  inconnu.  L'expérience,  source 
de  tous  les  progrès,  lui  manquerait  constamment.  Ni 
la  vérité  ni  l'erreur,  ni  le  bien  ni  le  mal ,  ne  se  con- 
naîtraient que  par  un  combat  puéril  recommençant 
toujours  au  même  point ,  spectacle  indigne  de 
l'homme ,  indigne  de  Dieu ,  où  la  vérité  et  le  bien , 
faute  d'une  carrière  aussi  grande  qu'eux-mêmes ,  ne 
pourraient  jamais  déployer  leurs  caractères  de  sta- 
bilité et  d'immortalité.  Dieu ,  qui  avait  pourvu  par  la 
mémoire  à  l'identité  progressive  de  l'homme,  devait 
évidemment  pourvoir  à  la  perpétuité  continue  du 
genre  humain  par  une  mémoire  conforme  aux  desti- 
nées de  ce  vaste  corps,  c'est-à-dire  par  une  mémoire 
une,  universelle,  certaine,  capable  de  lui  donner  la 
conscience  totale  de  ses  œuvres  depuis  le  commen- 
cement jusqu'à  la  fin.  En  parlant  ainsi,  Messieurs, 
j'ai  défini  l'histoire. 

L'histoire  est  la  vie  de  l'humanité  présente  à  elle- 
même  comme  notre  propre  vie  nous  est  présente  ; 
l'histoire  est  la  mémoire  du  monde.  Mais  quelles 
difficultés  pour  la  créer  !  Dieu  allume  dans  notre  in- 
telligence un  flambeau  qui  éclaire  notre  passé,  parce 
qu'il  est  notre  intelligence  même,  une  et  indivisible, 
voilà  qui  est  fait  ;  mais  comment  donner  au  genre 
humain,  multiple  et  divisé,  une  semblable  lumière  ? 
comment  lui  donner  une  mémoire  immortelle ,  à  lui 
qui  meurt  chaque  jour?  une  mémoire  immuable,  à 
lui  qui  n'est  que  changement?  une  mémoire  cer- 
taine, à  lui  qui  peut  douter  si  facilement  de  ce  qu'il 
ne  voit  pas?  Dieu  y  pourvut  en  nous  donnant  l'écrir 


-  156  — 

ture.  Par  elle ,  une  chose  dite  une  fois  peut  être  en- 
tendue toujours  ;  un  spectacle  une  fois  donné  peut 
être  visible  toujours  ;  elle  saisit  le  flot  qui  passe  et  le 
rend  éternel.  C'était  déjà  l'immortalité  et  l'immuta- 
bilité, ce  n'était  pas  encore  la  certitude.  Carie  faux 
s'écrit  comme  le  vrai.  On  a  écrit,  c'est  bien  ;  mais 
qui  nous  garantit  la  vérité  de  ce  qui  est  écrit?  Un 
homme,  il  y  a  deux  mille  ans,  a  fait  un  livre  où  il 
raconte  des  choses  dont  il  affirme  avoir  été  témoin  : 
qu'est-ce  qui  nous  prouve  qu'il  n'a  pas  menti,  et  que 
la  fable  ne  nous  soit  pas  arrivée  sous  l'habit  appa- 
rent de  l'histoire  ?  Évidemment  l'écriture  toute  seule 
ne  répond  pas  à  cette  question;  l'histoire  commence 
avec  elle,  mais  elle  n'est  pas  l'histoire  dans  la  tota- 
lité de  ses  éléments.  L'histoire,  s'il  y  en  a  une,  doit 
commander  à  notre  esprit  avec  la  même  autorité  que 
toutes  les  puissances  qui  ont  reçu  mission  de  le  gou- 
verner. De  même  qu'il  y  a  au  monde  une  force  mo- 
rale qui  ne  nous  permet  pas  de  dire  qu'il  est  légitime 
à  l'enfant  de  tuer  son  père,  une  force  mathématique 
qui  ne  nous  permet  pas  de  bâtir  une  maison  sur  un 
plan  privé  d'équilibre  ;  de  même  aussi  il  doit  y  avoir 
au  monde  une  force  historique  qui  ne  nous  permette 
pas  de  dire  à  l'histoire  :  Tu  as  menti.  Si  cette  force 
n'existe  pas,  l'histoire  n'existe  pas  non  plus. 

Quelles  sont  donc  les  conditions  de  l'histoire,  ou 
plutôt  quelles  sont  les  conditions  d'une  écriture  his- 
torique? Car  l'écriture  est  l'élément  fondamental, 
persistant,  substantiel  de  l'histoire.  Sans  l'écriture, 
nous  n'avons  plus  que  des  traditions  plus  ou  moins 
confuses;  mais  comme  l'écriture  peut  tromper,  il 


—  157  — 

faut  que  nous  connaissions  les  conditions  qui  élèvent 
l'écriture  à  l'état  d'écriture  historique,  c'est-à-dire  à 
l'état  d'écriture  authentique,  certaine,  infaillible, 
vraie.  Ces  conditions  sont  au  nombre  de  trois. 

Premièrement,  l'écriture  doit  être  publique.  Tout 
ce  qui  est  secret  n'a  point  d'autorité  ;  toute  écriture 
mystérieuse  est  une  écriture  vaine,  parce  qu'elle  n'a 
pas  été  contrôlée.  Rien  n'est  puissant  en  ce  genre 
que  par  le  contrôle  de  tous.  Le  peuple  est  le  seul 
notaire  capable  de  certifier  sa  propre  histoire,  parce 
qu'il  est  la  réunion  de  tous  les  âges,  de  toutes  les 
pensées,  de  tous  les  intérêts,  et  qu'une  conjuration 
populaire  pour  mentir  à  la  postérité  est  un  spectacle 
qui,  loin  de  s'être  vu,  ne  peut  pas  même  se  conce- 
voir. Un  homme  fabrique  l'erreur;  un  peuple  a  trop 
d'idées  et  de  passions  diverses  pour  s'entendre  dans 
le  but  de  tromper  les  siècles  futurs.  Un  peuple,  d'ail- 
leurs, n'est  jamais  seul  :  il  vit  entre  les  peuples  con- 
temporains dont  l'histoire  est  mêlée  à  la  sienne  ,  et 
fût-il  capable  d'un  mensonge  unanime,  il  soulève- 
rait inévitablement  la  protestation  du  siècle  même 
sous  les  yeux  duquel  il  aurait  inauguré  son  com- 
plot. 

La  seconde  condition  de  l'écriture  pour  arriver  à 
l'état  d'histoire  est  de  porter  sur  des  événements 
publics.  Tout  fait  qui  n'est  pas  public  n'est  pas  du 
domaine  de  l'histoire,  par  la  raison  que  je  disais  tout 
à  l'heure  ;  car  un  fait  qui  n'est  pas  pubUc,  qui  est-ce 
qui  l'a  vu?  C'est  un  homme,  c'est  trois  hommes,  si 
vous  voulez  ;  mais  l'histoire  ne  peut  pas  reposer  sur 
le  témoignage  d'un  homme,  ni  de  trois  hommes  ;  ce 


—  158  — 

n'est  pas  là  de  l'histoire,  c'est  du  mémoire.  Le  mé- 
moire porte  sur  des  faits  privés,  tandis  que  l'histoire 
porte  sur  des  événements  publics.  Par  exemple,  que 
Louis  XIV  ait  conquis  la  Flandre,  la  Franche- 
Comté,  l'Alsace,  la  Lorraine;  qu'il  ait  attaché  ces 
provinces  au  royaume  de  France,  d'abord  par  ses 
armes,  puis  par  des  traités,  voilà  de  l'histoire,  ce 
sont  des  événements  qui  intéressaient  la  France  et 
toutes  les  nations  de  l'Europe,  et  qui  ont  eu  cent  mil- 
lions d'hommes  pour  spectateurs.  Mais  que  Louis  XIV, 
dans  sa  chambre  à  coucher  de  Versailles ,  ait  dit  en 
présence  de  M.  le  duc  de  Saint-Simon  telle  parole 
qui  est  rapportée  dans  les  livres  de  cet  homme  d'es- 
prit ,  ce  n'est  plus  là  que  du  mémoire.  Sans  doute , 
cet  élément  secondaire  entre  pour  beaucoup  dans  la 
composition  des  annales  du  genre  humain,  parce 
que  nous  ne  supporterions  pas  des  récits  où  n'appa- 
raîtraient que  les  grandes  lignes  de  l'architecture 
historique;  les  détails  privés  nous  charment  plus 
encore  que  les  mouvements  généraux  du  monde;  ils 
se  rapprochent  davantage  de  notre  existence  person- 
nelle, et  font  descendre  jusqu'à  nous  les  plus  émi- 
nents  personnages  des  temps  accomplis.  Dénués 
d'ailleurs  de  la  solennelle  certitude  de  l'histoire ,  ils 
ne  manquent  pas  toujours  d'une  sanction  grave , 
quoique  d'un  ordre  inférieur  ;  les  actions  privées 
s'entrelacent  aux  actions  publiques  ;  des  témoigna- 
ges nombreux  et  concordants  établissent  le  rapport 
des  unes  aux  autres,  et  le  toutva^d'un  pas  qui  n'est 
pas  trop  inégal.  Cependant ,  dès  qu'on  aspire  à  la 
certitude  historique  absolue,  il  est  nécessaire  de 


—  159  — 

séparer  les  deux  éléments ,  et  de  rendre  au  premier, 
par  cette  séparation,  toute  sa  force  et  tout  son  éclat. 
La  troisième  condition  nécessaire  pour  élever  l'é- 
criture à  l'état  d'histoire ,  est  que  les  faits  se  coor- 
donnent dans  une  trame  publique  et  générale.  Rien 
n'est  isolé  dans  les  événements  du  monde;  ils  se 
lient  entre  eux  par  un  enchaînement  semblable  à 
celui  qui  resserre  les  idées  dans  le  tissu  logique 
d'un  discours.  L'histoire  doit  reproduire  cette  géné- 
ration continue  de  manière  à  ce  que  tous  les  faits 
qu'elle  rapporte  entrent  naturellement  dans  la  suite 
des  choses  dont  l'ensemble  progressif  constitue  la  vie 
du  genre  humain.  Un  fait  solitaire  n'est  pas  un  fait 
historique  ;  il  ne  se  tient  pas  debout,  il  est  en  l'air. 
Bien  moins  encore  appellerons -nous  de  ce  nom  un 
fait  qui  ne  peut  prendre  place  dans  la  trame  géné- 
rale de  l'histoire  sans  en  troubler  toute  l'économie  ; 
c'est  le  signe  infaillible  de  l'imposture.  La  force  de 
l'histoire,  comme  la  force  de  tout  ordre  réel,  est  dans 
l'ensemble  et  la  liaison.  Quand  un  homme  est  seul, 
ce  n'est  rien;  quand  un  fait  est  seul,  ce  n'est  rien. 
Mais  qu'un  homme  entre  en  société  avec  d'autres, 
c'est  une  famille,  un  peuple,  c'est  le  genre  humain 
tout  entier.  Et  de  même,  qu'un  fait  entre  en  société 
historique  avec  d'autres ,  et  non  pas  seulement  avec 
d'autres,  mais  avec  tous  les  autres,  qu'il  soit  néces- 
saire à  la  trame  générale  de  l'histoire,  que  l'histoire 
ne  puisse  pas  se  construire  sans  cet  événement,  alors 
il  n'a  pas  seulement  la  force  d'un  fait  historique ,  il 
a  la  force  de  l'histoire  tout  entière  ;  il  faut  le  subir, 
ou  nier  la  vie  totale  du  genre  humain. 


—  160  — 

Ainsi ,  écriture  publique ,  faits  publics ,  trame  pu- 
blique ,  voilà  les  trois  éléments  de  l'histoire  ;  et 
quand  ces  trois  éléments  sont  réunis,  j'affirme  que 
l'histoire  existe,  et  qu'on  ne  saurait  y  résister  sans 
résister  à  la  force  du  sens  commun.  En  effet,  Mes- 
sieurs, pour  que  dans  ce  cas -là  l'histoire  fût  trom- 
peuse, voici  ce  qui  devrait  être  possible  :  il  faudrait 
qu'un  homme,  le  premier  venu,  exposant  en  public 
des  événements  d'une  nature  publique,  ces  événe- 
ments supposés  faux  fussent  admis  comme  vrais,  et 
rattachés,  malgré  leur  fausseté,  à  la  trame  générale 
de  l'histoire.  Or  cela  est  de  toute  impossibilité,  et 
rien  n'est  plus  simple  que  de  vous  en  donner  la 
preuve.  Permettez -moi  seulement  une  supposition. 
Je  suppose  que  demain  matin  il  me  plaise  de  publier 
un  livre  dont  je  résume  ainsi  la  substance  :  Le 
l^'' janvier  1847,  la  France  a  déclaré  la  guerre  aux 
trois  grandes  puissances  continentales  de  l'Europe. 
Cette  guerre  avait  pour  but  de  rétablir  le  droit  des 
gens  et  la  foi  des  traités  compromis  par  des  actes 
violents.  On  s'est  rencontré  dans  les  plaines  de 
Mayence.  La  France  comptait  six  cent  mille  hommes 
sous  les  armes ,  les  ennemis  en  avaient  un  million. 
La  bataille  a  duré  dix  jours  consécutifs  ;  le  dixième 
jour,  au  matin,  le  sort  s'est  prononcé  en  faveur  des 
Français.  Les  plénipotentiaires  de  l'Europe  se  sont 
réunis  à  Mayence ,  et  ont  signé  un  traité  qui  a  mis  fm 
à  la  guerre  par  un  partage  nouveau  du  continent  eu- 
ropéen. 

Je  vous  le  demande.  Messieurs,  croyez- vous  que 
ce  roman  politique  eût  des  chances  d'imposer  à  la 


-  161  — 

postérité?  N'est-il  pas  manifeste  que  la  France  l'ac- 
cueillerait avec  le  plus  profond  mépris?  Si  la  France 
l'acceptait^  n'est-il  pas  manifeste  que  toute  l'Europe 
le  livrerait  à  la  dérision  ?  Et  si ,  par  un  acte  de  dé- 
mence universelle,  la  France  et  l'Europe  consentaient 
à  le  revêtir  d'une  absurde  autorité  ,  n'est-il  pas  ma- 
nifeste qu'on  ne  parviendrait  pas  à  l'introduire  dans 
le  tissu  de  l'histoire*,  puisque  l'état  de  toutes  les 
affaires  contemporaines,  et,  par  suite,  de  toutes  les 
affaires  à  venir,  serait  en  contradiction  avec  cette 
prétendue  guerre  et  ce  traité  fictif?  Le  mensonge, 
pour  se  soutenir,  exigerait  un  mensonge  perpétuel , 
et  la  conjuration  d'un  seul  moment  contre  la  vérité, 
une  conjuration  poursuivie  jusqu'au  dernier  jour  du 
monde.  L'impossibilité  d'un  tel  concours  et  d'une 
telle  persévérance  dans  une  imposture  universelle, 
n'est  pas  seulement  une  impossibilité  morale,  c'est 
une  impossibilité  métaphysique  et  absolue. 

Or,  Messieurs,  à  quelque  époque  de  Thumanité 
que  nous  nous  reportions,  cette  impossibilité  sera  la 
même.  Partout  et  toujours ,  une  écriture  publique 
rapportant  des  événements  publics  qui  se  placent 
naturellement  dans  la  suite  générale  de  l'histoire, 
sera  une  écriture  authentique  et  vraie,  parce  que 
partout  et  toujours  il  y  aura  impossibilité ,  dans  de 
telles  circonstances,  de  tromper  le  genre  humain  sur 
sa  propre  vie,  ou  d'obtenir  de  lui  de  se  mentir  à  lui- 
même  sans  but  et  contre  toute  raison.  Et,  remar- 
quez-le bien,  Messieurs,  l'histoire  existant  une  fois,  le 
temps  n'a  pas  le  privilège  d'en  diminuer  la  force  :  il 
la  confirme,  loin  de  la  diminuer.  Je  dis  d'abord  qu'il 


—  162  — 

ne  la  diminue  pas,  et,  pour  preuve ,  je  vous  propose 
ceci  :  Pensez  à  Gésar,  puis  pensez  à  Louis  XIV,  et 
cherchez  à  discerner  si  la  certitude  historique  de 
Louis  XIV  et  la  certitude  historique  de  César  diffè- 
rent par  la  plus  légère  nuance  dans  votre  esprit. 
Évidemment  elles  ne  diffèrent  pas  :  et  pourtant  dix- 
sept  siècles  séparent  Louis  XIV  de  César;  mais  ces 
dix-sept  siècles  s'évanouissent  devant  votre  pensée 
par  le  coup  d'œil  électrique  qui  la  porte  subitement 
de  l'un  à  l'autre ,  et  lui  fait  voir  non-seulement  que 
la  base  historique  de  César  est  la  même  que  la  base 
historique  de  Louis  XIV,  mais  encore  qu'en  doutant 
du  premier  il  faudrait  douter  du  second,  puisque 
sans  Gésar  l'histoire  tout  entière  perdrait  son  enchaî- 
nement, et  avec  son  enchaînement  la  principale  cause 
de  sa  soHdité.  Je  dis  davantage  encore  :  je  dis  que  le 
temps  confirme  la  certitude  de  l'histoire  au  lieu  de  la 
diminuer.  Pourquoi  cela?  Parce  que  le  temps,  à 
chaque  pas  qu'il  fait ,  développe  la  toile  historique , 
et  que  chaque  point  de  l'histoire  entrant  en  partici- 
pation de  la  force  solidaire  du  tout ,  plus  cette  force 
s'accroît  par  la  répercussion  des  événements  les  uns 
sur  les  autres,  plus  chaque  point  particulier  s'assied, 
se  soutient  et  s'étend.  Ainsi,  Moïse  a  été  consolidé 
par  Jésus-Christ;  car,  bien  que  Moïse  eût  écrit  pu- 
bliquement sur  des  événements  publics,  la  trame  de 
l'histoire  était  courte  de  son  temps  ;  elle  avait  besoin 
de  gagner  de  l'ampleur,  et  lorsque  Jésus-Christ  s'y 
fut  placé ,  sa  présence  illumina  le  passé  mosaïque , 
comme  l'avenir  chrétien  devait  à  son  tour  rejaillir 
jusque  sur  Jésus -Christ.  D'où  il  suit  que  nous  ne 


—  163  — 

faisons  pas  un  mouvement  à  l'heure  qu'il  est ,  sans 
apporter  encore  à  Moïse  l'éclat  d'une  nouvelle  con- 
firmation, parce  que,  dans  tout  ce  que  nous  faisons, 
c'est  lui  qui  nous  porte,  et  c'est  nous,  à  notre  tour, 
qui  expliquons  tout  ce  qu'il  a  fait.  Le  fil  de  l'histoire 
va  et  revient  sans  cesse  du  passé  à  l'avenir,  de  Ta- 
vcnir  au  passé ,  et  ce  que  nous  voyons  de  nos  yeux 
sera  plus  clair  à  notre  postérité  qu'à  nous -même, 
parce  qu'elle  achèvera  sur  la  toile  où  nous  travail- 
lons des  dessins  qui  ne  sont  pas  encore  sortis  de  la 
main  de  l'ouvrier.  Comme  un  édifice  dont  le  faîte 
couvre  la  base,  ainsi  est  l'histoire;  comme  une  terre 
qui  s'affermit  à  force  d'être  foulée  aux  pieds,  ainsi  est 
encore  l'histoire  sous  les  pas  des  générations.  En  un 
mot,  le  temps,  qui  semblait  le  plus  grand  ennemi  de 
l'histoire,  une  fois  qu'elle  est  fondée,  la  protège  et 
l'affermit. 

Mais  l'histoire  existe-t-elle  ?  Tout  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire  est-il  autre  chose  qu'une  magnifique 
spéculation?  Le  genre  humain  connaît-il  sa  vie?  Y 
a-t-il  au  monde  une  histoire  du  monde?  C'est  de- 
mander, Messieurs,  s'il  existe  des  écritures  publi- 
ques contenant  une  longue  trame  d'événements  pu- 
blics :  or  ces  écritures  et  cette  trame  sont  sous  vos: 
yeux.  L'humanité  connaît  sa  vie  primitive  par  quel- 
ques traditions  fondamentales  recueillies  à  temps, 
et  que  confirme  leur  universalité  ;  elle  connaît  sa  vie 
subséquente  depuis  Moïse  par  une  histoire  ininter- 
rompue qui  est  allée  toujours  en  se  développant.  De 
Moïse  à  Hérodote,  c'est  l'aurore  de  l'histoire;  d'Hé- 
rodote à  Tacite,  c'est  la  matinée  de  l'histoire;  Tacite 


—  164  — 

en  est  le  midi ,  et  ce  midi  dure  encore.  Il  est  même 
devenu  plus  éclatant  depuis  trois  siècles ,  par  une 
invention  célèbre  qui  a  augmenté  de  beaucoup  la 
publicité  et  l'immortalité  de  l'écriture.  Comme  Dieu 
avait  donné  l'écriture  à  nos  pères  quand  la  tradition 
était  en  péril  de  s'obscurcir,  il  leur  a  donné  l'impri- 
merie quand  l'écriture  elle-même  était  menacée 
d'oubli  et  de  confusion  par  la  trop  grande  quantité 
des  monuments.  L'imprimerie  a  sauvé  l'histoire 
quinze  cents  ans  après  Jésus-Christ,  comme  l'écri- 
ture avait  sauvé  la  tradition  quinze  cents  ans  avant 
lui. 

Cela  étant  donc,  Messieurs,  et  l'histoire  existant 
depuis  trente  siècles  passés,  la  question  est  desavoir 
si  Jésus-Christ  est  dans  l'histoire  ou  s'il  est  hors  de 
l'histoire.  J'afQrme  qu'il  est  dans  l'histoire,  et  que 
nul  au  monde  n'y  occupe  une  place  plus  importante 
et  plus  assurée  que  la  sienne. 

Qu'ai-je  à  faire.  Messieurs,  pour  le  prouver.  Évi- 
demment trois  choses  :  montrer  que  la  vie  de  Jésus- 
Christ  est  contenue  dans  une  écriture  pubhque, 
qu'elle  est  un  tissu  d'événements  publics,  et  qu'elle 
entre  naturellement  dans  la  trame  publique  de  l'his- 
toire. 

Or  la  vie  de  Jésus-Christ  est  contenue  dans  les 
Évangiles,  et  les  Évangiles  sont  une  écriture  publi- 
que, voilà  ma  première  proposition.  Mais  vous  m'ar- 
rêtez immédiatement,  et  vous  me  dites:  Qu'est-ce 
qui  prouve  que  les  Évangiles  étaient  une  écriture 
publique?  Ne  sont-ce  pas  les  Évangiles  eux-mêmes, 
et  ne  prouvez-vous  pas  ainsi  la  question  par  ce  qui 


—  165  — 

est  en  question?  Messieurs,  si  les  Évangiles  com- 
mençaient ou  étaient  toute  l'histoire,  il  serait  diffi- 
cile peut-être  de  répondre  à  votre  interruption;  mais 
vous  n'avez  pas  si  vite  oublié,  je  le  pense,  que  l'his- 
toire préexiste  à  Jesus-Christ,  et  Dieu,  qui  voulait 
nous  donner  la  certitude  de  l'existence  et  des  gestes 
de  son  Fils,  avait  apparemment  préparé  le  terrain 
où  nous  devions  un  jour  le  rencontrer.  Ce  terrain, 
c'est  l'histoire,  et  au  temps  où  se  place  la  vie  de 
Jésus-Christ,  c'est-à-dire  vers  Auguste,  l'histoire 
avait  dans  le  monde  un  état  qui  ne  dépendait  pas  de 
nous.  Ce  n'est  pas  nous,  catholiques,  qui  faisions 
l'histoire;  elle  se  faisait  sans  nous  et  contre  nous. 
Elle  était  entre  les  mains  de  nos  ennemis,  et  si  nous 
commencions  alors  l'histoire  de  l'Église,  celle  du 
monde  se  poursuivait  sur  un  plan  qui  n'était  pas  le 
nôtre,  et  où  aucun  pouvoir  ne  nous  était  réservé.  Or 
voilà  l'histoire  que  j'invoque  en  ce  moment  pour  éta- 
blir la  publicité  des  Évangiles,  et  je  m'appuie  avant 
tout  sur  une  observation  que  je  crois  fondamentale  : 
les  Évangiles,  dirai-je,  étaient  une  écriture  publique, 
parce  qu'ils  appartenaient  à  une  société  doctrinale 
publique. 

Que  les  premiers  chrétiens  formassent  une  société 
doctrinale ,  la  chose  est  claire  de  soi  ;  que  cette  so- 
ciété fût  publique,  cela  n'est  pas  douteux  non  plus; 
et  pourtant  il  importe  de  l'établir  avec  la  dernière 
rigueur,  car  tout  gît  là.  On  conçoit,  en  effet,  que 
quelques  hommes  réunis  sous  terre  et  prêchant  une 
doctrine  secrète  eussent  pu  préparer  dans  l'ombre  un 
livre  mystérieux  qui  n'eût  été  l'objet  d'aucun  contrôle 


—  166  — 
et  qui  se  fût  répandu  de  main  en  main,  en  gagnant 
de  l'autorité  avec  le  temps.  Mais  si  la  société  des 
chrétiens  a  été  publique  tout  d'abord  ;  si ,  dès  le  sur- 
lendemain de  la  mort  du  Christ,  ses  apôtres  ont  paru 
sur  les  places  de  la  Judée,  et  bientôt  sur  les  places 
de  l'empire  romain,  provoquant  non  pas  une  guerre 
occulte,  mais  une  guerre  éclatante;  s'ils  ont  dit  har- 
diment aux  Juifs  :  Jésus  de  Nazareth,  cet  homme 
approuvé  de  Dieu  parmi  vous,  puissant  par  les  ver- 
tus ,  les  prodiges  et  les  signes  que  Dieu  a  faits  par  lui 
au  milieu  de  vous,  comme  vous  le  savez  ;  ce  même 
Jésus  que,  suivant  les  conseils  et  la  prescience  de 
Dieu,  vous  avez  livré  et  mis  à  mort  par  la  main  des 
méchants ,  Dieu  l'a  ressuscité {i)  ;  si,  traînés  devant 
tous  les  tribunaux  de  l'empire  ,  lorsqu'on  leur  a  dit  : 
Qui  êtes-vous  ?  ils  ont  répondu  :  Nous  sommes  chré- 
tiens ,  c'est-à-dire  les  enfants  du  Christ  qui  a  été  mis 
à  mort,  mais  que  le  bras  de  Dieu ,  plus  puissant  que 
toutes  les  conjurations  de  l'homme,  a  tiré  de  sa  tombe 
et  a  élevé  pour  être  à  jamais  la  tête  et  le  chef  de 
toutes  les  nations  ;  s'ils  ont  dit  cela ,  s'il  est  certain 
qu'ils  l'ont  dit,  certain  non  pas  seulement  par  des 
écrits  venus  de  nous,  mais  par  des  écrits  venus  des 
étrangers,  de  nos  ennemis,  par  une  multitude  de 
monuments,  j'aurai  le  droit  de  conclure  que  la  so- 
ciété chrétienne,  à  son  commencement,  a  été  une 
société  publique,  et  que,  à  la  différence  de  tant  de 
choses  qui  se  préparent  sous  terre,  parce  qu'elles 
n'ont  pas  foi  dans  leur  force  et  leur  légitimité,  l'É- 

(1)  Actes  des  Apôtres  ,  chap.  i ,  vers.  22 ,  23 ,  24. 


—  167  -- 

glise  catholique  a  commencé  publiquement,  comme 
elle  a  continué  publiquement. 

Arrivons  à  la  preuve,  et  écoutez  Tacite,  le  plus 
célèbre  des  historiens ,  Tacite ,  chargé  par  Dieu  de 
graver  dans  l'histoire  l'acte  de  naissance  et  l'acte  de 
mort  de  son  Fils  unique  Jésus-Christ.  Vingt-sept 
ans  après  ce  grand  drame  du  Calvaire,  Néron  eut  la 
fantaisie  de  brûler  Rome ,  et,  pour  couvrir  l'horreur 
de  cette  abominable  action,  il  fit  saisir,  dit  Tacite, 
une  immense  multitude  d'hommes,  —  ingens  mul- 
tiludo.  Quels  étaient  ces  hommes?  Tacite  va  les  dé- 
finir :  c'étaient  des  hommes  que  le  vulgaire  appelait 
chrétiens ,  quos  vulgus  chrisiianos  appellabat...  Re- 
marquez ce  moi  vulgus;  vingt-sept  ans  après  la  mort 
de  Jésus-Christ ,  le  nom  de  ses  disciples  était  vul- 
gaire à  Rome,  la  capitale  du  monde.  Mais  qu'est-ce 
que  c'était  que  les  chrétiens  ?  Tacite  va  nous  le  dire  : 
L'auteur  de  ce  nom  était  le  Christ ,  auctor  nominis 
hujus  Christus.  Vous  entendez,  Messieurs,  vous  en- 
tendez ,  et  la  date  de  ce  texte,  qui  n'a  jamais  été  con- 
testé par  personne ,  est  authentique  ;  elle  est  marquée 
par  l'incendie  de  Rome,  l'an  64  de  l'ère  chrétienne, 
c'est-à-dire  vingt-sept  ans  après  la  mort  de  Jésus- 
Christ.  Mais  est-ce  là  tout?  Non ,  vous  allez  entendre 
mieux ,  vous  allez  entendre  le  symbole  des  apôtres 
sous  la  plume  et  avec  l'encre  de  Tacite.  L'historien 
avait  à  dire  ce  que  c'était  que  le  Christ  ;  il  continue 
donc  :  L'auteur  de  ce  nom  était  le  Christ,  qui,  sous 
le  règne  de  Tibère,  avait  été  mis  à  mort  par  le  pro- 
curateur Ponce -Pilate,  —  auctor  nominis  hujus 
Christus ,  qui,  Tiberio  imperitante ,  per  procurato- 


—  168  — 

remPontium  Pilatum  supplicio  affectus  erai.  Encore 
une  fois,  est-ce  Tacite  qui  parle,  ou  est-ce  le  sym- 
bole des  apôtres?  Le  symbole  des  apôtres  dit:  Qui 
passus  est  sub  Pontio  Pilato;  Tacite  dit  :  Qui  per 
\)rocuratore'in  Pontium  Pilatum  supplicio  affectus 
erat.  C'est  bien  Tacite,  un  étranger,  un  profane,  un 
homme  qui ,  en  écrivant  ces  choses  sur  un  indestruc- 
tible airain,  ne  savait  pas  même  ce  qu'il  disait.  Et 
que  disait-il  des  chrétiens,  de  cette  immense  multi- 
tude que  le  vulgaire  appelait  du  nom  de  chrétiens? 
Il  en  disait  ce  que  voici,  toujours  dans  le  même 
texte  :  Cette  détestable  superstition,  réprimée  pour 
le  'moment,  faisait  une  nouvelle  irruption,  non- 
seulement  dans  la  Judée,  origine  de  ce  mal,  mais 
jusque  dans  Piome,  —  repressaque  iîi  prœsens  exi- 
tialis  superstitio  rursus  erumpehat ,  non  modo  per 
Judœam  originan  hujus  mali,  sedper  Urbem  etiam. 
Quel  texte,  Messieurs!  quelle  précision!  que  de 
choses  en  deux  lignes!  Ainsi  donc,  vingt-sept  ans 
après  la  mort  de  Jésus-Christ,  les  chrétiens  formaient 
à  Rome  une  immense  multitude  ;  ils  étaient  connus 
du  vulgaire  sous  leur  véritable  nom  ;  même  avant 
cette  époque,  ils  avaient  déjà  été  réprimés  par  l'au- 
torité publique,  mais  cette  répression  ne  les  empê- 
chait pas  de  se  propager  avec  une  telle  puissance, 
que  Tacite  l'appelle  une  irruption  ;  ils  comparais- 
saient devant  les  tribunaux  et  y  rendaient  témoi- 
gnage de  leur  foi;  car  Tacite  ajoute  qu'ils  furent 
saisis  sur  leur  aveu,  —  primo  correpti  qui  fateban- 
tur.  Ils  étaient  odieux  à  tous,  —  invisos,  et  leurs 
mœurs  différaient  tellement  des  mœurs  générales,. 


—  169  — 

que,  selon  la  remarque  de  l'historien,  ils  furent 
inoins  convaincus  du  crime  d'incendie  que  de  hcmie 
envers  le  genre  humain ,  —  haud  perinde  in  crimine 
incendii,  quam  odio  humani generis  convicti suni  (1  ) . 
Et  Tacite  savait  tout  cela  ;  il  était  au  courant  de  la 
vie  de  Jésus-Christ  ;  il  connaissait  Ponce-Pilate  ;  le 
drame  du  Calvaire  lui  était  présent. 

Voulez-vous  une  autre  preuve  de  la  vie  publique 
des  chrétiens  dès  l'origine  du  christianisme?  Dieu  et 
l'histoire  ne  vous  la  refuseront  pas.  L'an  98  de  Tère 
chrétienne,  soixante  et  un  ans  après  la  mort  de  Jé- 
sus-Christ, Trajan  monte  sur  le  trône,  et  l'histoire 
nous  apporte  une  lettre  d'un  de  ses  proconsuls  au 
sujet  des  chrétiens,  le  proconsul  de  Bithynie  el  du 
Pont,  Pline  le  Jeune,  homme  célèbre.  Car,  remar- 
quez-le, Messieurs,  quand  Dieu  veut  écrire  l'his- 
toire, il  n'est  pas  malhabile  à  choisir  ses  historiens. 
Tout  à  l'heure  nous  étions  avec  Tacite,  voici  mainte- 
nant Pline  le  Jeune  dans  une  lettre  officielle  adressée 
à  Trajan.  Il  écrit  à  l'empereur  pour  le  consulter  sur 
la  procédure  qu'il  faut  suivre  contre  les  chrétiens  ; 
car,  dit-il ,  «  je  n'ai  jamais  assisté  à  ce  genre  de  cau- 
ses, et  je  ne  sais  pas  ce  que  l'on  a  coutume  d'y  re- 
chercher et  d'y  punir,  ni  à  quel  degré.  Mon  hésita- 
tion n'est  donc  pas  médiocre  pour  savoir  s'il  faut 
tenir  compte  de  la  différence  des  âges,  ou  ne  s'en  pas 
préoccuper;  s'il  faut  pardonner  au  repentir,  ou. s- il: 
est  inutile  de  cesser  d'être  chrétien  quand  une  fois 
on  l'a  été;  si  c'est  le  nom  que  l'on  poursuit,  même 

(1)  Annales,  livre  XV. 


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exempt  de  crimes,  ou  si  ce  sont  les  crimes  attachés 
au  nom.  »  Quelles  questions,  Messieurs,  de  la  part 
d'un  homme  d'esprit  et  d'un  homme  de  bien  !  Un 
nom  coupable!  des  crimes  attachés  à  un  nom!  Mais 
que  voulez-vous  ,  Pline  trouvait  sur  son  chemin  des 
habitudes  déjà  invétérées  contre  une  société  d'hom- 
mes en  lutte  ouverte  avec  l'empire  romain ,  et  l'on 
voit  jusque  dans  les  absurdes  choses  qu'il  dit,  le 
désir  d'être  le  plus  doux  possible  sans  déplaire  à 
l'empereur.  Sa  lettre  se  termine  par  la  remarque 
((  qu'un  grand  nombre  de  personnes  de  tout  âge, 
de  tout  rang  et  de  tout  sexe,  se  trouvaient  compro- 
mises, et  que  d'autres  le  seraient  plus  tard  ;  que  non- 
seulement  les  villes,  mais  les  bourgs  et  les  campa- 
gnes étaient  inondés  de  cette  contagieuse  superstition  ; 
qu'enfin  les  temples  désolés,  et  les  cérémonies  sa- 
crées interrompues  depuis  longtemps,  commençaient 
à  revivre ,  grâce  aux  poursuites  exercées  contre  les 
chrétiens.  » 

Cette  peinture,  Messieurs,  jointe  à  celle  de  Tacite, 
ne  laisse  aucun  doute  sur  le  point  capital  qui  nous 
préoccupe,  savoir:  que,  dès  l'origine  du  christia- 
nisme, les  chrétiens  vivaient  dans  une  société  con- 
stituée publiquement.  Et  d'ailleurs ,  le  résultat  même 
qu'ils  ont  obtenu  dans  le  court  espace  de  trois  siè- 
cles, en  est  une  preuve  surabondante.  Au  bout  de  trois 
siècles ,  les  chrétiens  ont  été  les  maîtres  de  l'empire 
romain  ;  ils  ont  porté  au  trône  le  premier  César  qui 
eût  embrassé  leur  foi,  et,  non  contents  de  ce  prodige 
de  leur  puissance,  ils  ont  dit  à  Constantin  :  Recule 
jusqu'au  Bosphore,  car  ici,  à  Rome,  doit  être  posée 


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la  chaire  de  saint  Pierre ,  le  pêcheur  de  Galilée.  Et 
Constantin ,  par  une  obéissance  instinctive  à  ce  com 
mandement  inexprimé  de  la  Providence ,  alla  porter 
jusqu'aux  bords  de  l'Euxin  une  preuve  encore  sub- 
sistante de  l'avènement  social  de  Jésus-Christ.  Or, 
Messieurs,  jamais  une  société  secrète  n'a  été  capable 
d'un  tel  succès.  Tout  ce  qui  commence  dans  l'ombre 
s'achève  dans  l'ombre.  Quand  on  vous  parle  d'une 
société  secrète,  c'est  comme  si  l'on  vous  disait  que 
le  néant  s'est  associé.  Sans  doute  ces  complots  téné- 
breux pourront  travailler  sourdement ,  ébranler  les 
fondements  des  États,  préparer  des  jours  de  ruines  ; 
mais  ils  n'arriveront  jamais  à  la  vie  réglée  et  pu- 
blique. Tout  ce  qui  commence  sous  terre  est  frappé 
de  l'incapacité  de  vivre  en  plein  jour  et  en  plein  air. 
C'est  pourquoi  l'avènement  de  la  société  chrétienne  à 
l'empire,  sous  Constantin,  est  une  preuve  suffisante 
à  elle  seule  que  l'œuvre  chrétienne  a  été  une  œuvre 
constamment  publique. 

Mais  si  les  premiers  chrétiens  formaient  une  so- 
ciété publique,  et  en  même  temps  une  société  doctri- 
nale, il  s'ensuit  nécessairement  que  leurs  écrits  étaient 
publics.  Cherchez  à  concevoir  une  société  doctrinale 
publique  qui  cache  ses  écrits,  vous  n'en  viendrez 
pas  à  bout.  Car  comment  serait-elle  publique,  si  elle 
ne  disait  pas  hautement  ce  qu'elle  croit?  et  comment 
dirait-elle  hautement  ce  qu'elle  croit,  si  elle  cachait 
ses  écrits,  et  ceux-là  mêmes  qui  servent  de  fonde- 
ment à  sa  foi?  Encore  que  les  Évangiles  n'aient  pas 
été  rédigés  à  l'instant  même  qui  suivit  la  mort  et  la 
résurrection  de  Jésus-Christ,  ils  se  publiaient  dans 


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tout  l'univers  par  les  prédications  apostoliques,  et 
lorsqu'ils  parurent  successivement,  la  tradition  toute 
jeune  et  toute  vivante  se  fondifavec  eux  dans  une 
même  authenticité.  Une  lutte  de  près  de  trois  cents 
ans  commença  sur  le  texte  même  des  Évangiles  entre 
les  catholiques  d'une  part,  les  hérétiques  et  les  phi- 
losophes de  l'autre  part.  Cette  lutte  a  laissé  des  mo- 
numents très-nombreux.  On  y  voitCelse  et  Porphyre 
suivre  pas  à  pas,  sur  les  Évangiles,  la  vie  du  Sau- 
veur. Ils  n'en  contestent  pas  la  publicité  et  l'authen- 
ticité. Les  hérétiques  font  quelque  chose  de  plus. 
Non-seulement  ils  argumentent  du  texte  consacré 
par  l'adhésion  de  l'Église,  mais  ils  se  fabriquent  des 
Évangiles  apocryphes  pour  les  opposer  aux  Évan- 
giles approuvés,  tant  il  est  vrai  que  toute  la  discus- 
sion portait  sur  ces  textes  fondamentaux.  On  a  eu  la 
simplicité  de  se  faire  une  arme  contre  nous  des 
Évangiles  apocryphes,  c'est-à-dire  d'invoquer  contre 
Jésus-Christ  des  livres  où  les  principaux  mystères 
de  sa  vie  et  de  sa  mort  étaient  reconnus ,  et  où  l'alté- 
ration même  de  certaines  parties  prouTait  d'autant 
plus  la  vérité  de  l'ensemble.  Il  est  très  -  simple 
qu'une  grande  publicité  appelle  des  contrefaçons; 
c'est  même  là  le  signe  par  excellence  du  succès. 
Toute  idée,  tout  style,  tout  mode  qui  réussit,  pro- 
voque une  nuée  d'imitateurs  ou  de  spéculateurs. 
Mais  qu'est-ce  que  cela  fait  à  l'homme  ou  à  la 
chose  qui  est  l'objet  de  tout  ce  travail  ?  A  tout 
le  moins,  ce  n'est  pas  la  publicité  qui  en  souffre  ;  or 
la  publicité  de  la  vie  de  Jésus -Christ  par  les  Évan- 
giles et  les  livres  primitifs  des  chrétiens  est  préci- 


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sèment  le  point  que  je  voulais  établir,  et  je  ne  crois 
pas  que  vous  m'en  demandiez  davantage  en  ce  mo- 
ment. 

La  vie  de  Jésus-Christ  a  été  entourée  dès  l'origine 
d'une  immense  publicité.  Ses  disciples  ont  formé 
dès  l'origine  une  société  publique;  leur  profession 
de  foi,  leurs  écrits,  ont  rempli  tous  les  tribunaux  et 
toutes  les  écoles  de  la  terre,  et-fmalement,  en  trois 
siècles,  l'empereur  était  publiquement  chrétien,  et 
le  vicaire  de  Jésus-Christ  siégeait  publiquement  à 
Rome.  Tout  cela  est  certain  par  l'histoire  profane 
autant  que  par  l'histoire  chrétienne.  Ce  premier  point 
est  acquis. 

Quant  aux  événements  qui  composent  la  vie  même 
de  Jésus-Christ,  leur  nature  est  aussi  d'une  mani- 
feste et  éclatante  publicité.  De  quoi  s'agit-il?  Était- 
ce  d'un  philosophe  enseignant  quelques  disciples 
sous  un  portique  ou  dans  un  jardin?  N'était-ce 
que  Socrate,  si  célèbre  soit -il?  Non,  il  s'agissait 
d'un  homme  fondateur  d'une  religion  nouvelle, 
chose  qui  touche  à  tout,  aux  traditions,  aux  lois,  aux 
mœurs,  aux  sentiments,  aux  intérêts  les  plus  sacrés  ; 
il  s'agissait  d'un  homme  fondateur  d'une  religion 
exclusive,  et  qui  ne  se  proposait  rien  moins  que  de 
renverser  tous  les  cultes  et  tous  les  sacerdoces  exis- 
tants; il  s'agissait  d'un  homme  opérant,  disait -on, 
en  public,  des  prodiges  inouïs,  et  accompagné  par- 
tout d'une  foule  innombrable,  attirée  par  ses  œuvres 
et  sa  doctrine;  il  s'agissait  d'un  homme  appelé  au 
tribunal  suprême  de  sa  nation,  condamné,  mis  à 
mort,  puis,  disait-on,  ressuscité,  et  ayant  envoyé  ses 


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disciples  à  la  conquête  morale  de  l'univers  ;  il  s'agis- 
sait d'un  homme  ayant  réussi  à  soulever  une  foi  iné- 
branlable dans  le  cœur  d'une  multitude  d'hommes 
de  toutes  les  nations,  et  devenu  par  son  nom  seul  le 
point  de  ralliement  d'une  nouvelle  société.  Si  jamais 
il  y  eut  des  événements  publics,  c'étaient  assurément 
ceux-là. 

Et  ces  événements  qui  contredisaient  toute  la  vie 
passée  du  genre  humain,  qui  devaient,  par  consé- 
quent ,  s'ils  étaient  faux ,  -être  repoussés  de  la  trame 
générale  de  l'histoire  par  une  invincible  possibilité 
de  les  y  faire  cadrer,  ont-ils  ou  non  pris  leur  place 
dans  cet  enchaînement  rigoureux  de  la  vie  humaine 
depuis  trois  mille  ans?  Ils  ont  fait  plus  qu'y  prendre 
place  ,  Messieurs;  sans  eux  l'histoire  est  une  énigme 
incompréhensible.  En  effet,  de  Moïse  à  Pie  IX,  ces 
deux  termes  extrême'^  des  annales  du  monde ,  quelle 
est  la  question  principale  de  l'histoire?  Est-ce  la 
fondation  et  la  chute  des  empires  d'Assyrie,  la  guerre 
de  Troie,  les  conquêtes  d'Alexandre,  la  fortune  des 
Romains,  l'élévation  des  peuples  modernes,  la  dé- 
couverte de  l'Amérique,  les  progrès  de  la  science  et 
de  l'industrie  dans  les  temps  nouveaux?  Non,  au- 
cune de  ces  questions  ,  si  vastes  quelles  soient,  n'est 
la  question  principale  de  l'histoire,  celle  qui  em- 
brasse la  totaUté  des  trois  mille  ans  qui  vivent  dans 
la  mémoire  du  genre  humain.  La  question  princi- 
pale, parce  qu'elle  contient  tout,  le  passé,  le  présent 
et  l'avenir,  est  celle-ci  :  Le  monde  ayant  été  idolâtre 
dans  les  temps  antérieurs  à  Auguste,  comment  est-il 
devenu  chrétien  dans  les  temps  postérieurs  ?  Voilà  les 


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deux  versants  qui  partagent  toute  l'histoire,  le  versant 
de  l'antiquité  et  le  versant  des  âges  nouveaux  :  l'un  est 
idolâtre,  plongé  dans  le  matérialisme  le  plus  effréné  ; 
l'autre  est  chrétien ,  purifié  aux  sources  d'un  spiri- 
tualisme accompli.  Dans  le  monde  antique,  la  chair 
prévaut  publiquement  sur  l'esprit  ;  dans  le  monde 
présent,  l'esprit  prévaut  publiquement  sur  la  chair. 
Quelle  en  est  la  cause?  Qui  a  produit  un  changement 
aussi  grand  et  d'une  étendue  aussi  générale  entre  les 
deux  temps  de  l'humanité?  Qui  a  modifié  à  ce  point 
la  forme  humaine  et  le  cours  de  l'histoire?  Vos  pères 
adoraient  des  idoles  ;  vous ,  leur  postérité ,  venus 
d'eux  par  un  sang  corrompu ,  vous  adorez  Jésus- 
Christ.  Vos  pères  étaient  matérialistes  jusque  dans 
leur  culte;  vous  êtes  spiritualistes  jusque  dans  vos 
passions.  Vos  pères  niaient  tout  ce  que  vous  croyez; 
vous  niez  tout  ce  qu'ils  croyaient.  Encore  une  fois, 
quelle  en  est  la  raison?  Il  n'y  a  pas  dans  l'histoire 
d'événements  sans  causes,  pas  plus  qu'en  mathéma- 
tiques il  n'y  a  de  mouvement  sans  un  moteur.  Où 
est  la  cause  historique  qui  a  fait  du  monde  idolâtre 
le  monde  chrétien ,  qui  a  donné  Gharlemagne  pour 
successeur  à  Néron?  Vous  êtes  obligés  de  la  con- 
naître, où  du  moins  de  la  chercher.  Nous,  catholi- 
ques, nous  disons  que  ce  changement  prodigieux 
correspond  à  l'apparition  sur  la  terre  d'un  homme 
qui  s'est  dit  le  Fils  de  Dieu ,  envoyé  pour  effacer  les 
péchés  du  monde;  qui  a  prêché  l'humilité,  la  pureté, 
la  pénitence,  la  douceur,  la  paix;  qui  a  vécu  pieu- 
sement avec  les  petits  et  les  simples;  qui  est  mort  à 
aine  croix,  les  bras  étendus  sur  nous  tous,  pour  nous 


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bénir  ;  qui  nous  a  laissé  dans  l'Évangile  sa  parole  et 
son  exemple,  et  qui,  ayant  ainsi  touché  l'âme  de 
plusieurs,  pacifié  leur  orgueil  et  corrigé  leurs  sens, 
a  laissé  en  eux  une  joie  calme  si  surprenante ,  que  le 
parfum  s'en  est  répandu  aux  extrémités  du  monde, 
et  a  séduit  jusqu'à  la  volupté.  Nous  disons  cela.  Oui, 
un  homme,  un  seul  homme  a  fondé  l'empire  des 
chrétiens  sur  les  ruines  de  l'empire  idolâtrique,  et 
nous  ne  nous  en  étonnons  pas,  parce  que  nous  avons 
remarqué  dans  l'histoire  que  tout  bien  comme  tout 
mal  part  toujours  d'un  principe  un,  d'un  homme 
dépositaire  de  la  force  cachée  du  démon  ou  de  la 
force  invisible  de  Dieu.  Nous  disons  cela,  et  nous 
appuyons  notre  parole  de  monuments  ininterrompus 
qui  commencent  à  Moïse  pour  venir  jusqu'à  nous; 
nous  en  appelons  à  une  publicité  de  trente- deux 
siècles  consécutifs;  nous  lions  entre  eux  le  peuple 
juif,  Jésus-Christ,  l'Église  catholique,  ou  plutôt 
nous  ne  les  lions  pas  entre  eux,  ils  se  présentent  à 
nous  étroitement,  enchaînés  dans  une  suite  de  choses 
qui  se  soutiennent  l'une  par  l'autre;  nous  en  appe- 
lons enfin  à  toute  la  trame  de  l'histoire ,  et  au  nom 
de  cette  trame  immense  qu'il  est  absolument  né- 
cessaire d'admettre  et  d'expliquer,  nous  vous  di- 
sons :  Jésus-Christ  est  le  mot  suprême  de  l'histoire, 
il  en  est  la  clef  et  la  révélation.  Non -seulement  il 
entre  dans  l'histoire,  il  s'y  place  au  milieu  de  tous 
les  événements,  sans  peine  et  à  l'aise,  mais  l'his- 
toire n'est  pas  possible  sans  lui.  Essayez,  en  suivant 
la  ligne  des  monuments ,  de  passer  du  monde  ancien 
au  monde  nouveau,  et  de  vous  expliquer  sans  Jésus- 


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Christ  comment  le  Pape  a  remplacé  les  Césars  au 
Vatican.  Le  pourrez -vous?  Et  si  une  lueur  de 
bonne  foi  reste  au  fond  de  votre  âme,  ne  serez- 
vous  pas  obligés  de  dire  comme  nous  :  Oui ,  c'est 
au  Christ ,  au  Calvaire ,  à  ce  sang  répandu  ,  que  la 
rénovation  du  genre  humain  a  commencé. 

Aussi,  Messieurs,  avant  notre  âge,  personne  n'a- 
vait osé  nié  la  réalité  historique  de  Jésus -Christ, 
personne.  Avant  vous,  bien  avant  vous,  Jésus-Christ 
avait  des  ennemis  ;  car  avant  vous  l'orgueil  existait, 
et  l'orgueil  est  le  premier  ennemi  de  Jésus- Christ. 
Avant  vous,  Jésus -Christ  avait  des  ennemis;  car 
avant  vous  la  volupté  existait,  et  la  volupté  est  la 
seconde  ennemie  de  Jésus-Christ.  Avant  vous,  Jésus- 
Christ  avait  des  ennemis;  car  avant  vous  l'égoisme 
existait,  et  l'égoïsme  est  le  troisième  ennemi  de  Jé- 
sus-Christ. Et  cependant,  lorsqu'il  a  paru  pour  la 
première  fois,  quand  il  est  venu  avec  sa  croix  saper 
votre  orgueil,  insulter  vos  sens,  traîner  votre  égoïsme 
aux  gémonies,  que  lui  a-t-on  dit?  L'orgueil,  la  vo- 
lupté, l'égoïsme,  avaient  alors,  comme  aujourd'hui, 
à  leur  service  des  gens  d'esprit,  Celse,  Porphyre, 
toute  l'école  des  Alexandrins ,  et  les  gens  heureux 
qui  aiment  la  vie,  et  la  tourbe  des  courtisans  tou- 
jours prête  à  voir  dans  la  vérité  une  secrète  ennemie 
du  pouvoir.  Qu'ont- ils  dit  du  Christ?  Ils  l'ont  pour- 
suivi par  le  supplice  des  siens,  par  la  dérision  de  sa 
vie,  par  la  discussion  de  ses  dogmes,  par  l'oppres- 
sion appelée  au  secours  d'une  cause  qui  trahissait  la 
liberté;  mais  leurs  livres  subsistant  dans  mille  dé- 
bris, grâce  à  l'imprimerie,  que  j'appelais  tout  à 


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l'heure  le  salut  de  l'histoire ,  leurs  livres  en  font  foi, 
pas  un  d'eux  n'a  nié  la  réalité  de  la  vie  de  Jésus- 
Christ.  Vous  seuls,  venus  dix-huit  siècles  après,  et 
croyant  que  le  temps,  qui  confirme  l'histoire,  en  est 
le  destructeur,  vous  avez  osé  combattre  la  clarté 
même  du  soleil ,  espérant  que  toute  négation  est  au 
moins  une  ombre,  et  que  l'imbécillité  humaine,  cher- 
chant un  refuge  contre  la  sévérité  de  Jésus-Christ, 
accepterait  toute  arme  pour  se  défendre  et  tout  bou- 
clier pour  se  couvrir.  Vous  vous  êtes  trompés.  L'his- 
toire subsiste  malgré  la  négation,  comme  le  cœur  de 
l'homme  subsiste  malgré  la  débauche  des  sens,  et 
Jésus-Christ  reste,  sous  l'abri  d'une  publicité  sans 
exemple  et  d'une  nécessité  sans  contre -poids,  au 
sommet  de  l'histoire. 

Toutefois  vous  me  jetterez  un  dernier  mot,  vous 
me  direz  :  S'il  ne  s'agissait  que  de  faits  humains, 
tels  que  ceux  dont  se  composent  les  annales  ordi- 
naires des  peuples,  il  est  manifeste  que  la  vie  de 
Jésus-Christ  contenue  dans  les  Évangiles  serait 
hors  de  toute  discussion.  Mais  il  s'agit  dans  cette  vie 
d'événements  qui  n'ont  aucune  proportion  avec  ceux 
dont  nous  sommes  habituellement  les  témoins.  C'est 
un  Dieu  qui  s'est  fait  homme ,  qui  est  mort ,-  qui  est 
ressuscité  :  comment  voulez-vous  que  nous  admet- 
tions de  si  étranges  faits  sur  un  ensemble  de  témoi- 
gnages humains?  Car  enfin  des  écritures  pubhques, 
des  événements  pubUcs ,  la  trame  publique  et  gé- 
nérale de  l'histoire,  tout  ce  concours  de  preuves 
est  purement  de  l'homme ,  et  c'est  sur  ce  fondement 
mortel  que  vous  posez  une  histoire  où  tout  est  sur- 


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humain.  La  base  croule  évidemment  sous  le  far- 
deau. 

Messieurs ,  je  ne  méconnais  pas  la  force  de  celte 
objection.  Oui ,  je  comprends  que  quand  il  s'agit  de 
l'histoire  d'un  Dieu ,  il  y  faut  une  autre  encre  que 
pour  l'histoire  du  plus  grand  homme  du  monde  , 
c'est  vrai.  Mais  aussi  je  crois  que  Dieu  a  résolu  l'ob- 
jection en  créant  pour  son  Fils  unique,  Jésus-Christ, 
une  histoire  qui  n'est  pas  humaine,  c'est-à-dire  qui 
est  dans  des  proportions  si  au-dessus  du  néant  de 
l'homme,  que  la  puissance  historique  ordinaire  n'y 
aurait  évidemment  pas  suffi.  En  effet,  où  trou- 
verez-vous  l'enchaînement  du  peuple  juif,  de  Jésus- 
Christ  et  de  l'Éghse  catholique?  Qu'y  a-t-il  de 
pareil  nulle  part?  Et,  de  plus,  sans  revenir  sur 
ce  qui  est  déjà  énoncé,  dites -moi,  je  vous  prie, 
parmi  les  histoires  que  vous  connaissez,  celle  qui 
a  eu  pendant  trois  siècles  des  témoins  morts  pour 
l'attester?  Où  sont  les  témoins  qui  ont  donné  leur 
vie  en  faveur  de  Tauthenticité  des  plus  grands 
hommes  et  des  plus  grands  événements?  Qui 
est  mort  pour  asssurer  l'histoire  d'Alexandre?  Qui 
est  mort  pour  assurer  l'histoire  de  César?  Qui? 
mais  personne.  Personne  au  monde  n'a  jamais  ré- 
pandu son  sang  pour  communiquer  un  degré  de  plus 
d'évidence  à  la  certitude  historique  de  quoi  que  ce 
soit.  On  laisse  l'histoire  aller  son  train.  Mais  la  faire 
avec  son  sang,  cimenter  le  témoignage  historique 
pendant  trois  cents  ans  avec  du  sang  humain  ,  voilà 
ce  qui  ne  s'est  pas  vu,  sauf  de  la  part  des  chrétiens 
pour  Jésus-Christ.  On  nous  a  interrogés  trois  siècles 


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durant,  pour  savoir  qui  nous  étions;  nous  avons 
dit  :  Çlirétiens.  On  nous  a  répondu  :  Blasphémez 
ie  nom  du  Olirist  ;  et  nous  avons  dit  :  Nous  sommes 
chrétiens.  On  nous  a  tués  pour  cela  dans  des  sup- 
plices affreux,  et,  entre  les  mains  des  bourreaux, 
notre  dernier  soupir  exhalait  le  nom  de  Jésus, 
comme  un  baume  pour  le  mourant  et  un  témoignage 
pour  le  vivant  au  siècle  des  siècles,  Jésus-Christ. 
Nous  ne  sommes  pas  morts  pour  des  opinions ,  mais 
pour  des  faits ,  le  nom  même  de  martyrs  le  prouve , 
et  Pascal  a  dit  excellemment  :  «  J'en  crois  des  té- 
moins qui  se  font  égorger.  »  Et,  quoiqu'il  y  ait  in- 
solence à  vouloir  mieux  dire  que  Pascal,  je  dirai 
pourtant  mieux  que  lui  :  J'en  crois  le  genre  humain 
qui  se  fait  égorger. 

Voulez-vous  une  autre  marque  par  où  se  révèle 
encore  l'élévation  de  Jésus -Christ,  dans  l'histoire, 
par-dessus  toute  histoire?  Dites-moi  quel  est  l'an- 
cien peuple  du  monde,  le  plus  célèbre,  à  votre  choix, 
qui  ait  laissé  des  gardiens  sur  son  tombeau  pour  y 
garder  son  histoire?  Où  sont  les  survivants  des  As- 
syriens ,  des  Mèdes ,  des  Grecs ,  des  Romains  ?  où 
sont- ils?  Quel  peuple  mort  rend  témoignage  de  sa 
vie?  Un  seul  peuple,  le  peuple  juif ,  à  la  fois  mort  et 
vivant,  relique  du  monde  ancien  dans  le  monde 
nouveau,  et  témoin  à  charge  contre  lui-même  du 
Christ  par  lui  crucifié.  Dieu  nous  a  conservé  cet 
irréprochable  témoin  ;  je  le  produis,  il  est  là.  Regar- 
dez-le !  le  sang  est  dans  ses  mains.  Et  nous  aussi, 
catholiques,  nous,  l'Église,  nous  sommes  à  côté  de 
lui,  nous  parlons  avec  lui  et  aussi  haut  qtie  lui 


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Société  vivante  et  universelle,  nous  portons  dans  les 
cicatrices  de  nos  martyrs  le  sang  versé  par  nous 
pour  rendre  témoignage  à  l'histoire  de  Jésus-Christ; 
et,  de  son  côté,  société  vivante  aussi,  universelle 
aussi,  le  peuple  juif  porte  un  sang  qui  n'est  pas  le 
sien ,  mais  qui  n'est  pas  moins  éloquent  que  le  nôtre. 
Il  y  a  deux  témoins  ici  et  deux  sangs.  Regardez-les! 
Regardez  à  la  droite  et  à  la  gauche  du  Christ  ;  voici 
le  peuple  qui  l'a  crucifié  ,  voici  le  peuple  qui  est  né 
de  sa  croix.  Ils  vous  disent  t(/js  deux  la  même  chose; 
tous  deux  souffrent  depuis  dix-huit  cents  ans  un 
martyre  qui  ne  se  ressemble  pas,  mais  qui  a  la  même 
source  ;  tous  deux  sont  ennemis,  et  ils  ne  se  rencon- 
trent que  dans  une  seule  chose  :  Jésus- Christ  !  Ah  ! 
vous  portez  un  défi  à  Dieu!  Croyez-moi,  quand 
l'homme  porte  des  défis  à  Dieu,  sa  Providence  s'est 
inévitablement  ménagé  une  réponse ,  et  vous  venez 
d'entendre,  au  sujet  de  Thistoire  de  Jésus -Christ  y 
celle  qu'il  vous  fait. 

Je  conclus.  Messieurs  :  nier  la  réalité  historique 
de  la  vie  de  Jésus-Christ  est  un  acte  de  démence,  un 
coup  désespéré.  Et  vous  ne  serez  pas  peut-être  sans 
vous  demander  pourquoi  on  l'a  fait,  soit  directe- 
ment, soit  indirectement,  avec  ou  sans  précaution. 
C'est,  Messieurs,  que  la  réaUté  historique  de  Jésus- 
Christ  une  fois  admise,  même  en  bloc,  le  sentiment 
de  sa  divinité  se  fait  jour  dans  l'esprit ,  et  qu'il  est 
difficile  de  ne  pas  succomber  plus  ou  moins.  Des 
ténèbres  étaient  nécessaires  autour  d'une  existence 
aussi  remarquable ,  liée  d'ailleurs  à  tant  de  choses 
qui  le  sont  aussi.  La  négation  n'eût-elle  pour  résul- 

IV. —  6 


—  182  — 

tat  que  d'exiger  la  preuve  du  fait,  c'était  déjà  obte- 
nir une  discussion,  et  une  diecussion  a  du  prix 
sur  un  terrain  inattaquable  ;  il  semble  que  le  pres- 
tige en  soit  diminué.  Il  vaut  mieux  enfin  tenter  quel- 
que chose  que  de  ne  rien  tenter  du  tout.  Puis  la 
haine  aveugle,  elle  rend  les  yeux  insensibles  aux 
plus  fortes  clartés,  et,  en  ce  sens,  il  convenait  que 
la  réalité  historique  de  Jésus-Christ  fût  attaquée, 
comme  une  preuve  de  la  diminution  intellectuelle  de 
ceux  qui  se  font  ses  e  nnemis.  La  vérité  gagne  aux 
violences  de  l'esprit  comme  aux  violences  du  corps  , 
et,  tranquille  dans  l'aire  inaccessible  où  Dieu  l'a 
placée,  sûre  d'elle-même  par  quelque  côté  qu'on 
l'assiège,  elle  peut  dire  à  l'homme,  en  imitant  un  vers 
fameux  : 

Conteste  si  tu  peux ,  et  consens,  si  tu  Foses. 


QUARANTE-TROISIÈME   CONFÉRENCE 


DES   EFFORTS   DU   RATIONALISME   POUR    DENATURER 
LA  VIE   DF.  JESUS-CHRIST 


Monseigneur, 

Messieurs, 

Je  vous  ai  prouvé  dans  notre  dernière  Conférence 
la  réalité  historique  de  Jésus-Christ.  Mais  qu'est-ce 
à  dire,  que  je  vous  ai  prouvé  la  réalité  historique  de 
Jésus-Christ?  Cela  veut-il  dire  qu'il  demeure  con- 
stant qu'à  une  certaine  époque  un  homme  a  vécu  qui 
s'appelait  Jésus -Christ?  Si  nous  n'avions  prouvé 
que  cela,  nous  n'aurions  rien  prouvé;  car  un  nom 
n'est  rien.  Prouver  la  réalité  historique  d'un  person- 
nage ,  c'est  prouver  la  réalité  du  type  vivant  qui  le 
constitue.  Ainsi,  quand  je  nomme  César,  je  ne  nomme 
pas  un  homme  tel  quel;  je  nomme  le  Romain  qui, 


—  184  — 

avant  Auguste,  a  conquis  et  gouverné  les  Gaules; 
qui,  rappelé  par  le  sénat,  passa  le  Rubicon,  s'em- 
para de  la  dictature,  et  succomba  enfin  sous  le  poi- 
gnard d'une  conjuration.  Et  de  même,  quand  je 
nomme  Jésus-Christ,  je  nomme  celui  qui,  au  temps 
de  Tibère,  prêcha  en  Judée  une  doctrine  religieuse, 
soutint  sa  parole  par  des  actes  dont  vous  vous  ré- 
servez le  jugement,  mais  qui  étaient  au  moins 
singuliers,  se  fit  des  disciples,  et,  après  une  con- 
damnation suivie  de  sa  mort,  fut  présentée  tout  l'uni- 
vers comme  vivant ,  et  fonda  enfin  cette  hiérarchie , 
ce  dogme,  ce  culte,  cette  Église  catholique  que  nous 
voyons  jusqu'à  présent.  Et  avoir  prouvé  la  réalité 
historique  de  Jésus -Christ,  c'est  avoir  prouvé  la 
réalité  de  ce  type  que  je  viens  de  dessiner  à  grands 
traits. 

J'ai  fait  plus.  Messieurs,  j'ai  prouvé  en  même 
temps  l'authenticité  des  Évangiles.  Car  un  livre  est 
authentique  quand  il  est  historique,  et  j'ai  montré 
que  les  Évangiles  avaient  tous  les  caractères  de 
l'histoire,  c'est-à-dire  qu'ils  étaient  une  écriture  pu- 
blique ,  contenant  des  faits  publics  adaptés  à  la  trame 
générale  et  pubhque  des  annales  du  genre  humain. 
C'est  là  la  grande  authenticité.  Il  en  est  une  autre , 
secondaire  et  peu  importante,  qui  consiste  à  con- 
naître la  date  précise  d'un  livre  et  le  nom  exact  de 
son  auteur.  Je  la  mets  au-dessous  de  l'autre,  parce 
qu'un  livre  peut  avoir  une  date  certaine  et  un  auteur 
certain ,  sans  jouir  d'aucune  valeur  historique,  tandis 
qu'un  livre  historique  emporte  avec  soi  la  date  et  la 
suite  des  choses  authentiquement  promulguées  par 


—  18S  — 

une  invincible  publicité.  Les  Évangiles  sont  authen- 
tiques des  deux  façons;  mais  la  première  et  la  grande 
authenticité  suffisant  à  leur  certitude ,  c'est  à  l'étabHr 
que  je  me  suis  attaché. 

Peut-être  en  m'écoutant,  Messieurs,  vous  vous 
êtes  demandé  à  qui  j'en  voulais,  et  s'il  était  bien  né- 
cessaire de  se  donner  tant  de  peine  pour  une  chose 
qui  ne  semble  pas  contestée.  Vous  vous  seriez  trom- 
pés en  cela.  Non-seulement  dans  un  ouvrage  célè- 
bre, sur  V Origine  de  tous  les  cultes,  Dupuis  a  nié  la 
réalité  historique  de  Jésus-Christ,  mais  il  n'est  pas 
un  incroyant  qui  à  quelque  degré  ne  fasse  de  même, 
et  n'ait  besoin  d'élever  des  nuages  entre  son  esprit  et 
cette  formidable  figure  du  Fils  de  Dieu  venu  dans  la 
chair.  De  là  vient  que  vous  entendez  redire  si  com- 
plaisamment  et  si  faussement  qu'aucun  témoignage 
contemporain,  en  dehors  de  Técole  chrétienne,  n'at- 
teste la  présence  de  Jésus-Christ  sur  le  théâtre  de 
l'histoire.  De  là  vient  que  le  fameux  texte  de  Flavien 
Josèphe  sur  la  vie  et  la  mort  du  Christ  a  été  si  vive- 
ment frappé  de  suspicion.  Il  n'est  pas  d'incroyant 
que  la  certitude  historique  des  premiers  temps  du 
christianisme  ne  trouble  et  n'importune,  et  qui  ne 
tienne  à  haut  prix  le  moindre  doute  à  cet  égard.  Il 
fallait  donc  leur  en  ôter  la  consolation,  d'autant  plus, 
Messieurs,  qu'en  vous  démontrant  la  divinité  de 
Josus- Christ,  j'avais  supposé  préalablement  l'au- 
thonticité  de  sa  personne  et  de  son  histoire ,  et  que  si 
je  ne  fusse  revenu  sur  mes  pas  pour  l'assurer  défini- 
tivement, tout  l'édifice  de  ma  démonstration  eût  porté 
sur  une  hypothèse  gratuite.  Achevons  aujourd'hui 


—  186  — 

de  substituer  le  fait  à  l'hypothèse  en  vous  entretenant 
d'un  autre  effort  du  rationalisme,  non  plus  pour 
anéantir  la  vie  de  Jésus-Christ,  mais  pour  la  déna- 
turer. Car,  après  avoir  dit  ou  fait  entendre  que  la 
vie  du  Christ  était  une  fable,  le  rationalisme  lui- 
même  s'est  aperçu  que  c'était  trop  demander  à  la 
crédulité  humaine  ;  il  a  craint  la  lumière  toute-puis- 
sante du  bon  sens ,  et  au  commencement  de  ce  siècle, 
non  pas  en  Angleterre,  non  pas  en  France,  mais  en 
Allemagne ,  un  système  nouveau  s'est  produit.  On  a 
dit  :  La  vie  du  Christ  n'est  pas  une  fable,  c'est  un 
mythe.  Qu'est-ce  que  le  mythe?  La  vie  du  Christ 
est-elle  un  mythe?  Tel  est,  Messieurs,  l'objet  de 
cette  Conférence  et  de  votre  attention. 

Rendons-nous  bien  compte  d'abord  des  causes  qui 
n'ont  pas  permis  au  rationalisme  de  sanctionner  de 
son  adhésion  la  réalité  historique  de  Jésus-Christ. 
Assurément  il  reste  bien  des  questions  à  vider,  même 
lorsqu'on  a  dit  :  Jésus- Christ  a  vécu ,  son  histoire  est 
authentique ,  la  publicité  couvre  de  la  plus  décisive 
lumière  les  origines  du  christianisme  et  de  la  chré- 
tienté. Cependant,  Messieurs,  ce  pas  fait,  on  se 
trouve  tout  de  suite  en  face  d'un  dilemme  très- 
simple  :  Ou  bien  Jésus-Christ  et  ses  apôtres  ont  été 
sincères,  ou  bien  ils  ont  été  des  imposteurs.  Dire 
qu'ils  ont  été  sincères,  c'est  au  fond  confesser  la 
divinité  de  leur  œuvre  ;  car  la  réalité  de  la  vie  du 
Christ  étant  posée  d'une  part,  et  de  l'autre  la  sincérité 
de  cette  même  vie  étant  accordée,  on  ne  peut  pas, 
devant  la  nature  et  la  suite  des  événements  qui  en 
forment  le  tissu ,  se  défendre  de  cette  conclusion  : 


—  187  — 

Jésus-Christ  est  Dieu.  Si,  au  contraire,  on  affirme 
que  Jésus-Christ  et  ses  apôtres  ont  été  des  impos- 
teurs ,  on  se  place  dans  une  position  très-dure  à  l'es- 
prit. Pourquoi?  Parce  que  tout  Jésus-Christ,  tous 
les  apôtres,  tous  les  martyrs  sont  la  sincérité  de 
l'homme  à  son  degré  le  plus  sensible  ;  parce  que  Dieu 
a  mis  dans  la  personne  de  Jésus-Christ,  dans  la  vie 
de  ses  apôtres,  dans  la  mort  de  ses  martyrs,  un  air 
et  un  parfuQi  de  bonne  foi  qui  ne  laisse  pas  supposer 
que  toute  cette  belle  histoire  n'est,  durant  trois  siè- 
cles, qu'un  amas  d'impostures  plongées  dans  le  sang. 
Aujourd'hui  d'ailleurs,  le  christianisme  est  sincère; 
on  ne  peut  pas  accuser  de  mensonge  la  multitude 
d'hommes  civilisés  qui  croient  à  Jésus-Christ,  qui 
prétendent  avoir  la  démonstration  quotidienne  de  sa 
divinité,  qui  disent  qu'indépendamment  de  l'histoire 
évangéhque ,  la  seule  action  du  Christ  sur  eux  leur 
en  manifeste  la  toute-puissante  réalité;  et  c'est  la 
thèse  d'un  Allemand  célèbre  qui ,  ayant  fait  le  vide 
historique  autour  de  lui,  et  constatant  au  'dedans  de 
son  âme  l'influence  du  Sauveur  des  hommes ,  disait 
à  l'Allemagne  :  Mais  moi  qui  vis,  qui  sens,  qui 
pense,  je  vis  avec  Jésus-Christ,  je  sens  avec  Jésus^ 
Christ,  je  pense  avec  Jésus-Christ;  il  m'élève  au- 
dessus  de  moi,  il  me  purifie,  il  me  donne  ce  que  rien 
île  ce  monde  ne  m'a  jamais  donné  ;  il  est  donc  plus 
que  moi,  plus  que  le  monde,  plus  que  l'âme,  il  est 
Dieu.  Oui,  nous  sommes  sincères,  et  si  tous  les 
chrétiens  ne  prouvent  pas  leur  sincérité  par  leurs 
vertus ,  il  en  est  beaucoup  du  moins  qui  rendent  à 
Jésus-Christ  ce  témoignage  de  leur  foi.  Oseriez-vous 


—  188  — 

les  taxer  d'hypocrisie?  Oseriez-vous  flétrir  le  cœur 
et  les  actions  d'un  si  grand  nombre  d'hommes  liés  à 
vous  par  tant  de  nœuds?  Hypocrites,  et  pourquoi? 
dans  quel  but?  Quel  plaisir  d'être  chaste  par  hypo- 
crisie !  Quel  singulier  dessein ,  et  quel  étrange  sa- 
laire de  ce  sacrifice  !  Nous  sommes  donc  sincères,  et 
nous  pouvons  dire  de  Jésus-Christ,  l'époux  de  nos 
âmes ,  comme  Pauline  de  Polyeucte ,  et  avec  le  même 
accent  : 

Mon  époux ,  en  mourant,  m'a  laissé  ses  lumières , 
Je  vois,  je  sais,  je  crois. 

Mais  si  le  christianisme  est  sincère  aujourd'hui, 
comment  de  la  plus  haute  imposture  possible ,  qui 
est  de  se  dire  Dieu,  ce  torrent,  cette  merde  sincérité 
aurait-elle  étendu  ses  golfes  et  ses  horizons  jusqu'à 
nous,  jusqu'au  centre  de  l'humanité  actuelle?  Une 
cause  souillée  ne  peut  pas  produire  un  effet  pur,  et 
si  aujourd'hui  le  christianisme  est  sincère,  il  l'était 
hier,  avant-hier,  au  jour  de  sa  jeunesse,  il  l'était  en 
Jésus-Christ,  le  premier  cœur  d'où  il  est  sorti  pour 
embraser  le  nôtre  et  le  rendre  vrai.  Ou  du  moins,  si 
vous  niez  la  conséquence  sous  cette  forme,  recon- 
naissez en  Jésus-Christ,  dans  ses  apôtres  et  ses  mar- 
tyrs, des  signes  de  sincérité  plus  grands  encore  que 
ceux  du  christianisme  présent,  et  comprenez  pour- 
quoi l'incroyance  a  besoin  de  rejeter  hors  de  l'his- 
toire les  temps  primitifs  de  la  chrétienté ,  de  peur 
que  leur  ayant  donné  une  fois  droit  de  bourgeoisie , 
ils  ne  ceignent  trop  aisément  la  couronne  d'une  in- 


—  189  — 

contestable  divinité.  Oui ,  nos  ancêtres ,  les  incroyants 
français,  ont  eu  la  hardiesse  qu'il  fallait  avoir;  ils 
ont  mis  la  question  là  où  elle  est,  et  quiconque  ne  les 
imite  pas,  à  tous  risques  et  périls,  est  un  lâche  dans 
l'ordre  de  la  négation  ou  un  enfant.  Nos  pères ,  là 
comme  ailleurs,  allaient  droit  au  fond  des  choses  ; 
ils  comprenaient,  avec  l'intrépidité  native  de  leur 
esprit,  qu'il  faut  tout  nier  ou  tout  accorder.  Je  les 
en  loue;  car,  après  tout,  quand  on  aime  l'erreur,  il 
vaut  mieux  y  naviguer  comme  Colomb  que  d'y  navi- 
guer comme  ces  barques  timides  qui  n'osent  pas  s'a- 
vancer dans  l'Océan ,  et  qui  se  brisent  à  la  pointe 
même  du  rivage.  En  allant  loin,  on  arrive  plus  vite 
au  bout,  et  le  même  esprit  qui  poursuivait  l'erreur 
a  de  plus  grandes  chances  de  rentrer  à  pleines  voiles 
dans  la  vérité. 

Le  génie  allemand  n'est  pas  doué,  semble-t-il,  de 
cet  avantage  de  lucidité  et  de  rapidité.  C'est  lui  qui 
a  créé  la  théorie  du  mythe,  autour  de  laquelle  il 
tourne  depuis  cinquante  ans.  Mais  enfin,  qu'est-ce 
donc  que  le  mythe  ?  Écartez  de  la  main  les  voûtes  de 
cette  cathédrale,  et  regardez  cette  autre  voûte  dont 
Pascal  a  dit  :  «  Le  silence  éternel  de  ces  espaces  in- 
connus m'effraie.  »  Par  delà  les  astres  que  votre  œil 
y  découvrira  sans  peine ,  et  comme  à  l'extrême  fron- 
tière de  l'étendue,  vous  discernerez  je  ne  sais  quelles 
étoiles  problématiques.  Sont-elles  le  fruit  d'une  vi- 
sion que  trompe  l'éloignement?  Ont-elles  une  totale 
subsistance?  ou  plutôt  leur  apparition  n'a-t-elle  pas 
pour  cause  tout  à  la  fois  une  illusion  d'optique  et  une 
certaine  réalité  ?  Ainsi  arrivera-t-il  si ,  au  lieu  d'ex- 


—  190  — 

plorer  les  régions  profondes  du  firmament,  vous 
plongez  un  regard  curieux  jusqu'aux  frontières  de 
l'antiquité.  Vous  y  remarquerez  des  récits  qui  in- 
quiéteront votre  intelligence ,  incertaine  si  elle  doit 
les  repousser  tout  à  fait  ou  les  admettre  tout  à  fait. 
Je  choisis  Prométhée  pour  exemple.  Vous  connaissez 
tous  le  thème  de  Prométhée ,  cet  homme  audacieux 
qui  a  dérobé  le  feu  du  ciel,  et  que  Jupiter,  en  puni- 
tion d'un  si  grand  rapt,  a  fait  clouer  sur  un  roc,  où 
son  cœur  est  dévoré  par  un  vautour.  L'antiquité  était 
pleine  de  ce  récit,  dont  Eschyle  a  fait  une  des  tragé- 
dies les  plus  singulières  du  théâtre  grec.  Qu'était-ce 
au  fond  que  Prométhée?  Était-ce  une  fable  pure?  Il 
est  bien  difficile  de  le  penser,  Messieurs;  l'homme 
part  toujours  dans  ses  croyances  et  ses  souvenirs  de 
quelque  réalité,  et  lorsque  ses  croyances  et  ses  sou- 
venirs ont  un  caractère  universel ,  il  n'est  pas  logique 
de  les  déshonorer  par  un  dédain  absolu.  Mais,  d'un 
autre  côté,  rangerez-vous  dans  l'histoire  le  thème 
de  Prométhée?  Nous  ne  le  pouvons  pas  davantage. 
Comment  admettre  qu'un  homme  a  dérobé  le  feu  du 
ciel,  que  Dieu  l'a  enchaîné  à  un  roc,  et  que  son 
cœur,  toujours  renaissant,  y  est  la  proie  d'un  vautour 
qui  ne  se  rassasie  jamais?  Nous  sommes  ici  évidem- 
ment entre  la  fable  et  Thistoire.  Un  événement  relatif 
aux  destinées  religieuses  du  genre  humain  s'est  passé 
au  fond  des  siècles  primordiaux  ;  tous  les  peuples  en 
ont  emporté  la  mémoire  dans  leurs  émigrations  ; 
mais  à  mesure  que  l'ombre  du  passé  grandissait  sur 
le  monde,  la  physionomie  véritable  de  cette  tragédie 
antique  a  perdu  de  sa  clarté  ;  l'imagination  a  porté 


—  191  — 

secours  à  la  mémoire,  et  Prométhée,  cloué  sur  son 
roc,  est  devenu  l'expression  populaire  et  impérissable 
d'un  grand  crime  suivi  d'une  grande  expiation.  C'est 
là  le  mythe.  Le  mythe  est  un  fait  transfiguré  par  une 
idée,  et  l'antiquité  nous  apparaît  à  sa  frontière,  je 
répète  l'expression ,  comme  gardée  par  une  légion  de 
mythes ,  qui  tous  sont  l'expression  altérée  de  quelque 
vérité. 

Gela  étant,  dit  le  docteur  Strauss,  l'un  des  plus 
célèbres  tenants  de  l'école  mythique  ,  pourquoi 
Jésus -Christ  ne  serait -il  pas  un  mythe?  pour- 
quoi les  Évangiles  seraient -ils  autre  chose  qu'un 
ensemble  de  mythes  ,  c'est-à-dire  de  faits  réels 
transfigurés  par  des  idées  ?  Voyons  si  la  chose  n'est 
pas  possible,  et,  en  second  lieu,  si  elle  n'est  pas 
réelle. 

Qu'elle  soit  possible  d'abord,  l'analogie  ne  laisse 
guère  lieu  d'en  douter.  Est-il  une  religion,  soit  l'ido- 
lâtrie, soit  le  brahmanisme,  ou  le  bouddhisme,  qui 
ait  une  autre  subsistance  que  celle  d'un  vaste  en- 
semble de  faits  et  d'idées  altérés  les  uns  par  les  au- 
tres? Si  vous  le  niez,  chrétiens,  vous  vous  portez  à 
vous-mêmes  un  bien  grand  coup  ;  car  vous  affir- 
mez par  là  que  l'humanité  est  capable,  tant  elle  est 
dépourvue  de  sens  ,  d'adorer  pendant  des  siècles  des 
fables  dénuées  de  toute  espèce  de  fondement,  soit 
traditionnel,  soit  idéal.  Évidemment,  vous  ne  le 
pouvez  pas;  vous  devez  convenir,  sous  peine  de  vous 
blesser  vous-mêmes,  que  partout  où  l'homme  a  fléchi 
le  genou  avec  quelque  universalité  et  quelque  perpé- 
tuité ,  il  avait  devant  lui  des  faits  incrustés  dans  des 


—  192  — 

conceptions.  Mais  si  c'est  là  le  phénomène  général , 
pourquoi  le  christianisme  ne  se  serait-il  pas  produit 
sous  l'empire  de  la  même  loi?  Sans  doute  les  chré- 
tiens adorent  des  faits  ;  Jésus-Christ  est  un  fait  ;  seu- 
lement, comme  dans  toutes  les  occasions  de  cette  na- 
ture ,  le  fait  primordial ,  quoique  certain ,  a  subi  dans 
la  pensée  de  ses  adorateurs ,  avec  le  cours  du  temps 
et  la  fascination  d'une  idée  préconçue ,  des  modifica- 
tions qui  le  tirent  de  l'histoire  pure  pour  le  ranger 
dans  l'espèce  des  mythes.  Que  Jésus-Christ  n'ait  pas 
subi  une  transformation  aussi  complète  que  les  faits 
plus  lointains  de  la  haute  antiquité,  on  peut  sans 
crainte  y  consentir  ;  mais  le  plus  ou  le  moins  n'est 
qu'une  question  secondaire,  et  il  n'en  reste  pas  moins 
que  la  personne  du  Christ  et  l'événement  chrétien 
sont  compris  dans  la  loi  générale  qui  rattache  au 
mythe  toutes  les  religions  connues. 

On  peut  d'autant  moins  en  douter  que  la  publica- 
tion des  Évangiles  n'est  pas  contemporaine  du  Christ. 
De  l'aveu  même  des  chrétiens,  un  assez  grand  nom- 
bre d'années  de  tradition  et  de  prédication  a  précédé 
l'ère  de  l'écriture  évangélique,  et  si  l'on  s'en  rapporte 
à  une  critique  exacte,  ce  ne  sera  pas  avant  la  moilié 
du  II®  siècle  qu'il  sera  permis  de  placer  le  règne 
assuré  du  Nouveau  Testament.  Que  d'espace  laissé 
à  l'JTnagination  et  à  la  foi  pour  transformer  Jésus- 
Christ  I 

Cette  transformation  était  d'autant  plus  facile, 
remarquez-le  bien ,  que  l'idée  messianique  préexis- 
tait à  Jésus-Christ.  Bien  avant  qu'il  parût,  cette 
idée  courait  dans  les  veines  du  peuple  juif;  une  foule 


—  193  — 

d'hommes ,  attentifs  à  la  voix  des  prophètes ,  s'étaient 
occupés  du  Messie  à  venir,  et  après  que  le  Christ  s'en 
fut  attribué  la  mission,  il  était  naturel  qu'on  lui 
en  appliquât  tous  les  traits.  L'idée  messianique  était 
le  moule  où  se  formait  depuis  des  siècles  le  mythe 
de  Jésus-Christ;  Jésus-Christ  n'avait  en  quelque 
sorte  qu'à  se  laisser  faire,  et  lorsqu'il  fut  mort,  sa 
vie  entra  de  soi-même,  comme  une  matière  en  fusion, 
dans  le  moule  du  messianisme ,  d'où  il  sortit  enfm 
tel  qu'il  est  aujourd'hui  sous  l'œil  étonné  des  géné- 
rations. 

L'analogie,  le  temps,  l'idée  préconçue  du  Messie, 
toutes  ces  circonstances  nous  mènent  à  conclure  que 
le  christianisme  a  pu  se  former,  comme  toutes  les 
religions  de  l'antiquité ,  par  le  principe  de  la  transfi- 
guration mythique.  Mais  un  examen  plus  sévère 
nous  conduira  bien  au  delà  de  cette  conclusion ,  et 
nous  fera  discerner  dans  le  Nouveau  Testament  tous 
les  caractères  d'un  mythe  accompli. 

Premièrement,  la  vie  de  Jésus-Christ,  telle  qu'elle 
est  rapportée  dans  les  Évangiles,  est  empreinte  d'un 
merveilleux  continuel.  Depuis  l'ange  qui  annonça  sa 
conception  au  sein  de  la  Vierge  Marie,  jusqu'à  sa 
résurrection  et  son  ascension ,  pas  un  événement  de 
cette  existence  n'est  conforme  au  cours  de  la  nature. 
Chaque  parole  enfante  un  prodige ,  chaque  pas  est 
un  miracle,  et  le  miracle  semble  lutter  avec  lui- 
même  pour  se  surpasser  de  moment  en  moment  et 
confondre  les  dernières  espérances  de  la  raison.  Or 
précisément  le  merveilleux  est  l'inséparable  compa- 
gnon du  mythe,  et  a  le  même  siège  que  lui.  Où  trou- 


—  194  — 

vons-nous,  en  effet,  le  merveilleux?  Est-ce  sous  nos 
regards,  proche  de  nous,  dans  le  monde  moderne 
enfin?  Jamais.  Tout  ce  que  nous  voyons  est  simple 
et  naturel  ;  des  lois  générales ,  d'où  procède  un  ordre 
constant,  régissent  le  monde  qui  est  devant  nous; 
Dieu  n'y  intervient  en  aucune  manière  par  des  coups 
bizarres  et  subits  ;  mais  il  laisse  aux  causes  secondes 
leur  indissoluble  enchaînement.  Où  donc  trouvons- 
nous  le  merveilleux?  Là  même  où  nous  découvrons 
le  mythe ,  dans  l'antiquité.  L'antiquité  est  le  siège 
de  l'un  et  de  l'autre,  et  le  mythe  même  ne  nous  est 
révélé  que  par  la  présence  du  merveilleux.  Car  si 
rien  n'était  merveilleux  dans  l'antiquité ,  tout  serait 
histoire.  Mais  alors,  qui  est-ce  qui  distingue  le 
merveilleux  de  Jésus-Christ  de  tout  autre  merveil- 
leux? En  soi,  rien;  quant  à  la  place,  rien  encore, 
puisque  cette  place  est  l'antiquité.  Pourquoi  donc, 
s'il  vous  plaît,  coupez-vous  en  deux  l'antiquité,  l'une 
fausse,  l'autre  vraie?  Pourquoi  repoussez-vous  dans 
le  mythe  le  merveilleux  antérieur  à  Jésus-Christ,  et 
donnez-vous  rang  d'histoire  au  merveilleux  qui  lui 
est  contemporain?  La  raison  ne  saisit  aucun  motif 
de  ce  discernement,  si  ce  n'est  que  vous  appelez  le 
temps  de  Jésus-Christ  un  temps  historique,  par  op- 
position à  d'autres  époques  que  vous  appelez  des 
temps  fabuleux.  Mais  le  merveilleux  est  justement  le 
trait  propre  qui  distingue  les  siècles  de  la  fable  des 
siècles  de  l'histoire  ;  car,  sans  cela ,  où  serait  le  prin- 
cipe de  leur  distinction? 

En  second  lieu ,  il  est  manifeste ,  à  la  première 
lecture  des  Évangiles,  qu'ils  ne  présentent  aucune 


—  195  - 

suite  chronologique,  rien  qui  annonce  l'histoire,  mais 
que  ce  sont  de  simples  matériaux  ramassés  au  ha- 
sard dans  les  esprits,  sans  même  que  l'on  se  soit 
inquiété  d'y  mettre  la  moindre  vraisemblance  d'har- 
monie. Tout  y  est  confusion  et  contradiction.  Le 
docteur  Strauss  n'a  eu  qu'à  laisser  courir  son  regard 
et  sa  plume  pour  former  quatre  volumes  des  in- 
croyables méprises  dont  ils  sont  remplis.  Et  il  ne 
faut  pas  en  accuser  les  évangélistes  ;  c'est  là  même 
la  preuve  de  leur  sincérité.  Ils  ont  pris  le  mythe 
comme  ils  l'ont  trouvé ,  flottant ,  indécis ,  contradic- 
toire à  lui-même,  comme  tout  ce  qui  sort  du  con- 
fluent ténébreux  des  faits  et  des  idées.  Plus  d'un 
siècle  avait  passé  sur  la  vie  de  Jésus -Christ;  on  en 
avait  promené  les  lambeaux  de  l'Orient  à  l'Occident, 
sous  le  coup  de  sentiments  et  de  pensées  qui  avaient 
des  origines  diverses ,  et  bien  que  le  type  eût  quel- 
que unité,  à  cause  de  la  force  messianique  qui  était 
le  point  de  départ  primitif,  néanmoins  il  était  im- 
possible que  l'élaboration  finale  de  tant  d'éléments 
ne  portât  pas  des  cicatrices  visibles  du  désaccord  et 
de  la  variété. 

Telle  est,  Messieurs,  l'argumentation  de  l'école 
mythique.  Je  ne  crois  pas  vous  en  avoir  dissimulé  la 
force,  je  n'aime  pas  à  amoindrir  les  ennemis  de  la 
vérité.  A  quoi  cela  peut-il  servir?  Quand  j'aurais 
abusé  un  moment  de  votre  pénétration  et  de  votre 
souvenir  des  choses,  rentrés  chez  vous,  un  coup 
d'œil  sur  le  docteur  Strauss  vous  révélerait  mon  peu 
de  sincérité ,  et  la  cause  que  je  défends ,  pour  avoir 
gagné  un  quart  d'heure,  perdrait  un  siècle  dans 


—  196  — 

votre  esprit.  Non,  Messieurs,  c'est  moins  qu'un  de- 
voir, c'est  un  plaisir  d'être  sincère  quand  on  a  la 
vérité  pour  soi,  et  si  les  arguments  de  l'école  mythi- 
que ont  manqué  de  force  en  passant  par  ma  bouche  , 
c'est  qu'après  trois  mois  consacrés  à  leur  étude,  il  ne 
m'a  pas  été  possible  de  leur  donner  plus  d'éclat  et 
plus  d'autorité.  Ne  vous  le  dissimulez  pas,  toutefois 
l'œuvre  est  habile  autant  qu'elle  a  pu  l'être.  Vous  le 
voyez,  la  réalité  historique  de  Jésus-Christ  n'est  pas 
niée  ;  on  ne  vient  plus  se  briser  contre  la  constitu- 
tion même  de  l'histoire ,  et  néanmoins ,  tout  en  de- 
meurant un  fait,  Jésus- Christ  est  désarmé  de  la 
puissance  du  fait.  D'un  autre  côté,  il  n'est  plus  né- 
cessaire de  combattre  l'impression  de  bonne  foi  qui 
résulte  de  sa  vie  et  de  la  vie  des  siens.  On  accorde 
cette  bonne  foi.  Jésus  croyait  en  soi ,  et  l'on  croyait 
en  lui.  On  y  croyait  devant  César,  on  y  croit  devant 
l'incrédulité.  Vos  pères  donnaient  leur  sang  pour 
des  faits  et  des  idées;  vous  donnez  le  vôtre  pour  des 
faits  et  des  idées.  Seulement ,  vous  ne  les  entendez 
pas  bien  ,  et  il  est  permis ,  il  est  honorable ,  il  est  glo- 
rieux de  vivre  et  de  mourir  pour  des  choses  que  l'on 
n'entend  pas  bien. 

Je  crois ,  Messieurs  ,  l'exposition  suffisante ,  et  je 
vais  aborder  de  front  cette  grande  machine  de  guerre 
germanique. 

Nierai-je  l'existence  des  mythes?  Non,  Messieurs  ; 
le  mythe  me  paraît  historiquement  la  chose  du 
monde  la  plus  véritable.  J'admets  que  l'homme, 
abandonné  à  la  tradition  pendant  un  long  cours  de 
siècles,  finit  par  ne  plus  bien  discerner  l'encadrement 


—  197  — 

et  le  texte  primitifs  des  événements.  Comme  un  ta- 
bleau devant  lequel  le  spectateur  recule  toujours ,  le 
genre  humain  recule  devant  le  passé,  et,  si  bien  qu'il 
le  regarde,  il  vient  un  moment  où  sa  vue  s'obscur- 
cit. Cependant  l'imagination,  travaillant  sur  ce  spec- 
tacle devenu  lointain,  y  ajoute  des  traits  nouveaux; 
ridée  domine  le  fait,  et  il  se  produit  quelque  chose 
qui  n'est  plus  ni  une  histoire  ni  une  fable,  mais  que 
nous  appelons  un  mythe.  La  mythologie  est  l'en- 
semble de  toutes  les  créations  de  l'esprit  humain 
entre  l'ombre  et  la  lumière  de  l'antiquité.  Car,  re- 
marquez-le, quel  est  le  théâtre  des  mythes?  C'est 
l'antiquité ,  ou  plutôt  c'est  la  tradition  abandonnée 
toute  seule  au  cours  de  l'humanité  qui  la  porte  en 
avançant  et  la  poussant.  C'est  la  tradition  pure  qui 
est  le  siège  du  mythe;  mais  là  où  se  lève  l'écriture , 
là  où  apparaît  le  récit  immobilisé,  là  où  l'airain 
scriptural  est  posé  en  face  des  générations,  à  l'ins- 
tant la  puissance  mythique  de  l'homme  s'évanouit. 
Car  alors  le  fait  reste  devant  lui  dans  ses  propor- 
tions véridiques,  il  reste  en  commandant  à  son  ima- 
gination, et  mille  ans  n'y  peuvent  pas  plus  qu'un 
jour.  Jamais,  depuis  Hérodote  et  Tacite,  vous  a-t-on 
signalé  des  mythes  dans  l'histoire?  Gharlemagne 
est-il  devenu  un  mythe  au  bout  de  mille  ans?  Clovis 
au  bout  de  treize  cents?  Auguste,  César,  en  s'en- 
fonçant  dans  le  passé,  ont-ils  pris  quelque  appa- 
rence mythique?  Non;  le  point  le  plus  éloigné  où 
l'historien  moderne  cherche  à  découvrir  le  mythe, 
c'est,  par  exemple,  le  commencement  de  Rome, 
Romulus  et  Remus.   Pourquoi?  Parce  que,  bien 


:-    198    — 

qu'on  s'approchât  de  l'écriture,  bien  qu'elle  pré- 
existât dans  d'autres  pays ,  elle  n'avait  pas  encore 
reçu  la  garde  de  l'histoire  romaine.  Mais ,  une  fois 
l'écriture  vivante,  une  fois  qu'elle  s'est  emparée  de 
la  trame  générale  de  l'histoire,  à  l'instant  le  moule 
mythique  est  brisé. 

Or  Jésus-Christ  n'appartient  pas  au  règne  de  la 
tradition,  mais  au  règne  de  l'écriture.  Il  est  né  en 
pleine  écriture,  sur  un  terrain  où  il  est  impossible 
au  mythe  de  prendre  racine  et  de  se  développer.  La 
Providence  avait  tout  prévu  et  tout  préparé  de  loin , 
et  si  vous  vous  êtes  demandé  quelquefois  pourquoi 
Jésus-Christ  est  venu  si  tard ,  vous  en  voyez  main- 
tenant une  raison.  Il  est  venu  si  tard  pour  n'être  pas 
dans  l'antiquité,  pour  être  au  centre  de  l'écriture  ; 
car  il  n'est  pas  la  première  écriture ,  il  s'en  est  bien 
gardé ,  il  n'est  pas  la  première  écriture,  il  est  l'écri- 
ture après  quinze  cents  ans,  et  si  vous  ne  voulez 
compter  que  depuis  Hérodote,  il  est  encore  l'écri- 
ture après  cinq  cents  ans.  Ainsi  il  est  moderne,  et 
quand  même  le  monde  durerait  des  siècles  sans 
nombre,  comme  au  moyen  de  l'écriture  tout  est  pré- 
sent, parce  que  d'un  coup  d'oeil  et  avec  la  rapidité 
de  l'éclair  nous  parcourons  toute  la  chaîne  de  l'his- 
toire, Jésus-Christ  est  à  jamais  nouveau,  assis  dans 
la  pleine  réalité  des  événements  qui  composent  la 
vie  connue  et  certaine  du  genre  humain. 

Je  pourrais  m'arrêter  là.  Messieurs;  car  vous 
voyez  bien  que  la  machine  mythique  est  par  terre , 
puisque  la  condition  fondamentale  du  mythe,  qui 
est  l'absence  de  l'écriture ,  manque  en  Jésus-Christ. 


_.  199  — 

Le  docteur  Strauss  lui-même  convient  expressément 
que  le  mythe  n'est  pas  possible  avec  l'écriture  ;  aussi 
cherche-t-il  à  dépouiller  Jésus-Christ  du  caractère 
scriptural  en  reculant  la  publication  des  Évangiles 
aussi  tard  qu'il  peut.  Nous  verrons  bientôt  la  fai- 
blesse de  cette  ressource ,  si  vous  me  permettez  de 
suivre  pas  à  pas  la  trace  de  son  argumentation. 

L'analogie,  dit-il,  est  contre  Jésus-Christ,  puisque 
le  mythe  est  la  base  de  toutes  les  religions  connues. 
Je  le  nie.  Le  mythe  est  la  base  des  religions  de  l'an- 
tiquité, sauf  le  mosaïsme,  parce  que  tous  ces  cultes 
plongeaient  leurs  racines  dans  une  tradition  dont 
l'écriture  n'avait  point  arrêté  les  ombres  et  prévenu 
les  écarts.  Mais,  l'écriture  venue,  les  faux  cultes 
eux-mêmes,  tels  que  celui  de  Mahomet,  ont  pris  une 
consistance  historique  qui  les  sépare  manifestement 
des  sacerdoces  et  des  dogmes  corrompus  de  l'anti- 
quité. La  différence  saute  aux  yeux.  C'est  pourquoi, 
nous  chrétiens,  et  vous  qui  combattez  le  christia- 
nisme, il  ne  vous  viendra  pas  même  à  l'esprit  de 
combattre  Mahomet  en  faisant  de  sa  personne  un 
mythe,  et  du  Coran  un  recueil  mythique.  La  force 
de  l'écriture,  sous  l'empire  de  laquelle  il  a  vécu,  nous 
interdit  jusqu'à  la  pensée  d'une  aussi  chimérique 
témérité.  Nous  sommes  contraints  d'avouer  qu'il  est 
un  personnage  réel ,  qu'il  a  écrit  ou  dicté  le  Coran , 
organisé  l'islamisme,  et  notre  seule  ressource  contre 
ses  prétentions  sur  nous  est  de  le  traiter  d'imposteur, 
de  lui  dire  énergiquement  :  Tu  as  menti.  Mais  la 
chose  est  plus  difficile  en  ce  cas ,  le  succès  tout  au- 
trement coûteux,  et  voilà  pourquoi  le  rationalisme 


—  200  — 

dispute  avec  tant  d'art  au  Christ  sa  puissante  réalité. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'analogie  que  l'on  invoque  pour 
étendre  le  nuage  du  mythe  jusque  sur  lui  est  une 
analogie  sans  fondement.  Une  grande  ligne  de  dé- 
marcation sépare  en  deux  hémisphères  tous  les 
cultes  connus,  l'hémisphère  mythique  et  l'hémi- 
sphère réel  :  celui-là  contient  les  cultes  formés  dans 
les  temps  primitifs,  sous  l'empire  d'une  tradition 
mobile  ;  celui-ci  contient  les  cultes  vrais  ou  faux  que 
l'écriture  a  enchaînés  dans  une  histoire  et  un  dogme 
déterminés.  Pour  rejeter  les  premiers,  il  suffit  de 
leur  opposer  leur  nature  mythique  ;  pour  rejeter 
les  seconds ,  il  faut  entrer  dans  la  discussion  de  leur 
valeur  historique,  intellectuelle,  morale  et  sociale. 
Il  est  vrai  que  l'on  conteste  à  Jésus- Christ  son 
caractère  scriptural  ;  mais  comment?  parce  que,  dit- 
on,  il  est  impossible  d'établir  que  la  publication  des 
Évangiles  ait  eu  lieu  avant  l'an  IbO  de  l'ère;  d'où  il 
suit  que  le  type  du  Christ  a  flotté  pendant  plus  d'un 
siècle  à  la  merci  de  la  tradition.  Messieurs,  quand  je 
l'accorderais!  quand  j'accorderais  que  nos  Évangiles 
n'ont  point  paru  avant  l'an  140!  Mais  avant  150 
l'écriture  existait  en  dehors  de  l'école  chrétienne; 
elle  existait  chez  les  Juifs,  chez  les  Grecs,  chez  les 
Romains,  sur  tout  le  théâtre  où  se  débattait  la  ques- 
tion du  christianisme  ;  l'histoire  était  fondée  par  la 
publicité  et  l'immutabilité  des  monuments.  Avant 
150,  on  annonçait  Jésus-Christ  mort  et  ressuscité 
dans  toutes  les  synagogues  qui  couvraient ,  et  même 
au  delà,  la  surface  du  monde  romain  ;  on  l'annonçait 
publiquement  dans  le  palais  des  Césars  et  au  pré- 


-  201  — 

toire  de  tous  les  proconsuls.  Avant  150,  j'ai  cité 
Tacite  et  Pline  le  Jeune  qui  attestent  qu'il  en  était 
ainsi.  Ces  prédications,  ces  témoignages,  ces  dis- 
cussions, cette  lutte,  ce  sang,  tout  cela  était  public, 
était  écrit  ;  ce  n'était  pas  une  tradition  morte ,  livrée 
aux  chances  du  temps  et  de  l'imagination  pendant 
mille  ans  d'indifférence  et  de  paix.  On  donnait  au 
même  moment  sa  parole  et  sa  vie,  et  trois  sociétés 
ensemble,  souverainement  intéressées  à  ce  qui  se 
passait,  la  société  chrétienne ,  la  société  juive  et  la 
société  romaine,  se  rencontraient  sur  le  champ  de 
bataille  dont  vous  circonscrivez  vous-mêmes  à  un 
peu  plus  d'un  siècle  la  limite  traditionnelle.  Eh  quoi  ! 
ces  Juifs  à  qui  l'on  disait  :  Vous  avez  tué  Jésus- 
Christ  !  ces  princes  et  ces  présidents  dont  on  foulait 
aux  pieds  les  ordres  au  nom  de  Jésus- Christ;  quoi! 
pas  un  d'eux  ne  s'est  aperçu  qu'il  s'agissait  d'un 
mythe  à  l'état  de  formation?  Non,  tout  le  monde 
était  dans  le  sang,  et  par  conséquent  dans  la  réalité; 
tout  le  monde  était  dans  la  discussion,  et  par  consé- 
quent dans  la  force  et  dans  la  gloire  de  la  publicité, 
qui  est  le  fondement  de  toute  l'histoire.  Peu  importe 
donc  la  date  des  Évangiles;  car  l'histoire  porte  les 
Évangiles.  S'ils  n'ont  paru  que  cent  vingt  ans  après 
Jésus-Christ,  ils  vivaient  avant  de  naître,  ils  vivaient 
dans  la  bouche  des  apôtres ,  dans  le  sang  des  mar- 
tyrs ,  dans  la  haine  du  monde ,  dans  la  poitrine  de 
millions  d'hommes  qui  confessaient  Jésus- Christ, 
mort  et  ressuscité!  Quelle  pitié,  Messieurs!  quelle 
faiblesse!  Comparer  une  religion  dont  les  origines 
sont  aussi  publiques  et  militantes ,  et  dont  la  tradi- 


—  202  - 

tion  n'aurait  précédé  l'écriture  que  de  cent  vingt  ans, 
et  ces  cultes  sans  histoire,  plongés  pendant  deux^ 
mille  ans  dans  les  eaux  mortes  d'une  tradition  qui 
n'était  confiée  à  personne,  et  pour  laquelle  personne 
n'a  jamais  donné  une  goutte  de  son  sang! 

J'ai  à  peine  besoin  de  vous  dire^  Messieurs,  que 
nous  n'acceptons  pas  la  date  qu'on  veut  bien  assi- 
gner à  la  publication  des  Évangiles.  Les  Évangiles 
sont  des  écritures  publiques,  contenant  des  faits  pu- 
blics, qui  entrent  dans  la  trame  publique  de  l'his- 
toire; ils  portent  le  nom  de  trois  apôtres  et  d'un  dis- 
ciple célèbres  qui  étaient  des  hommes  publics  dans 
une  société  publique;  or  il  est  impossible  qu'une 
telle  attribution ,  dans  de  telles  circonstances ,  soit 
contraire  à  la  vérité.  Les  lois  mathématiques  de  la 
publicité  ne  le  permettent  pas.  Les  Évangiles  sont 
des  apôtres  ;  ils  ont  la  valeur  de  leur  témoignage ,  et 
la  date  de  leur  vie,  c'est-à-dire  la  date  d'une  vie 
contemporaine  et  la  valeur  d'un  témoignage  contem- 
porain. Ce  détail  d'authenticité  se  soude  à  l'authen- 
ticité générale  des  origines  chrétiennes  et  n'en  est 
pas  séparable.  Jugez  encore  une  fois  du  rapport  qui 
existe  entre  de  tels  monuments  et  les  mythes  obscurs 
sortis  de  l'abîme  sourd  et  sans  lumière  de  la  haute 
antiquité. 

En  vain,  pour  rejeter  Jésus-Christ  plus  loin  que 
son  temps,  appelle-t-on  au  secours  l'idée  messia- 
nique qui  avait  préparé  sa  venue.  D'abord  l'idée 
messianique  n'était  pas  un  mythe  ;  elle  appartenait 
à  un  peuple  scriptural,  à  un  peuple  écrivant  et  écrit, 
et  elle-même  était  une  part  de  son  écriture.  C'était 


~  203  — 

une  idée  fixe  et  un  fait  fixe.  Mais  quand  même  pri- 
mitivement le  messianisme  eût  été  un  mythe ,  il  ne 
peut  plus  garder  ce  caractère  dans  son  application  à 
Jésus -Christ.  Car  cette  application  à  Jésus- Christ 
est  moderne  ;  elle  s'opérait  à  une  époque  toute  scrip- 
turale et  publique,  et  par  conséquent,  quoi  qu'il  en 
eût  été  dans  le  passé,  le  mythe  disparaissait  au 
grand  jour  de  Jésus -Christ  et  de  son  siècle.  La 
question  réelle  étouffait  la  question  chimérique. 

Restent,  Messieurs  ,  les  signes  mythiques  que  l'on 
prétend  découvrir  dans  l'histoire  même  de  Jésus- 
Christ.  Le  premier  de  ces  signes  est  le  merveilleux. 
Le  merveilleux,  dit- on,  est  le  caractère  mythique 
proprement  dit;  partout  où  il  se  montre,  l'histoire 
disparaît;  car,  le  miracle  étant  impossible  en  soi, 
tout  récit  qui  le  contient  ne  saurait  évidemment  être 
historique.  Ainsi,  nous  dit  le  docteur  Strauss,  je 
renverse  toute  votre  dogmatisation  par  ce  seul  mot  : 
L'Évangile  est  un  tissu  de  miracles;  or  le  miracle 
€st  impossible  :  donc  l'histoire  en  est  impossible 
aussi,  et,  par  conséquent,  cette  histoire  n'existe  pas. 
Ce  ne  peut  être  qu'un  mythe. 

Que  le  miracle  soit  impossible  ou  non ,  c'est  une 
question  de  métaphysique  que  j'ai  déjà  traitée  et 
sur  laquelle  je  ne  reviendrai  pas.  Mais ,  à  tout 
le  moins,  c'est  une  question.  Vous  rationalistes, 
vous  n'admettez  pas  la  possibilité  de  l'action  sou- 
veraine de  Dieu  en  ce  monde;  nous  chrétiens, 
nous  l'admettons.  Or  nous  sommes  des  hommes 
comme  vous,  des  intelligences  comme  vous;  si 
vous   êtes   nombreux,   nous  le    sommes  plus  que 


—  204  — 

vous;  si  vous  êtes  savants,  nous  le  sommes  autant 
que  vous.  Et  tandis  que  vous  niez  le  miracle,  nous 
en  demandons  tous  les  jours  à  Dieu,  persuadés  qu'il 
manifeste  ainsi  sa  puissance  et  sa  bonté  à  notre 
égard,  même  encore  aujourd'hui.  Nous  allons  plus 
loin  :  nous  ne  concevons  pas  l'idée  de  Dieu  sans 
l'idée  d'une  souveraineté  qui  puisse  se  manifester 
par  la  toute- puissance  de  son  action:  en  sorte  que 
pour  nous  la  négation  de  la  possibilité  du  miracle 
est  la  négation  même  de  l'idée  de  Dieu.  Dieu,  selon 
nous,  est  miraculeux  de  sa  nature,  et  si  l'histoire 
cesse  par  le  miracle ,  nous  pensons  que  Dieu  cesse 
sans  le  miracle.  Un  abîme  sépare,  vous  le  voyez,  ces 
deux  sentiments.  Que  s'ensuit-il?  Il  s'ensuit  que  la 
possibiUte  du  miracle  est  une  question ,  et  par  con- 
séquent que  décider  de  la  réalité  de  l'histoire  par  la 
présence  ou  l'absence  du  miracle,  c'est  décider  une 
question  par  une  autre  question,  procédé  contraire 
aux  règles  de  la  logique  et  du  sens  commun.  Quoi  ! 
des  monuments  sont  authentiques ,  ils  s'enchaînent 
les  uns  aux  autres  dans  un  ordre  visible  et  constant, 
ils  se  lient  à  toute  la  suite  de  la  vie  humaine  publi- 
que, ils  sont  inattaquables,  certains,  consacrés,  c'est 
folie  d'y  toucher;  mais  le  doigt  de  Dieu  s'y  trouve, 
ce  doigt  qui  a  créé  le  monde,  et  cela  suffit,  l'histoire 
a  disparu.  Vous  me  dispenserez,  Messieurs,  même 
en  supposant  que  le  miracle  soit  problématique  en 
soi ,  de  nier  le  certain  à  cause  de  l'incertain.  Nous 
autres  chrétiens ,  nous  admettons  l'incertain  sur  la 
foi  du  certain  :  chacun  a  sa  logique. 

On  insiste  en  faisant  remarquer  que  le  merveil- 


—  205  — 

leux  est  le  seul  caractère  qui  distingue  la  fable  de 
rkistoire.  Cela  n'est  pas,  Messieurs;  la  ligne  de 
démarcation  entre  rkistoire  et  la  fâskle'.  gît  ailleurs; 
elle  gît  dans  la  différence  des  choses  sans  suite  et 
sans  monuments  publics  avec  des  choses  suivies  et 
orientées  de  toutes  part  par  la  publicité.  Je  l'ai  dit, 
je  ne  le  répète  plus. 

Le  docteur  Strauss  est-il  plus  heureux  dans  ce  qui 
fait  le  fond  de  son  livre,  le  relevé  des  innombrables 
méprises  et  contradictions  de  nos  évangélistes?  Je 
ne  le  crois  pas.  J'ai  lu  ce  livre  avec  attention  et  la- 
beur, et  voici  comment  je  m'y  prenais.  Après  avoir 
étudié  un  paragraphe,  toujours  fort  long,  et  il  y  en 
a  cent  quarante -neuf  distribués  en  quatre  volumes, 
je  fermais  le  livre  pour  me  remettre  un  peu  de  la 
fatigue  et  d'une  sorte  de  frayeur  iavotontaire  causée 
par  l'abondance  de  l'érudition.  Puis,  ouvrant  l'Évan- 
gile ,  que  je  baisais  respectueusement ,.  je  lisais  les 
textes  qui  avaient  été  l'objet  de-  la  discussion ,  pour 
voir  si,  par  les  seules  lumières  d'une  littérature  com- 
mune et  sans  le  secours  d'aucun  commentateur,  je 
ne  parviendrais  pas  à  rompre  le  nœud  de  la  diffi- 
culté. Eh  bien  !  à  part  trois,  ou  quatre  passages,  il  ne 
m'a  jamais  fallu  plus  de  dix  minutes  pour  dissiper  le 
charme  d'une  vaine  science  et.  sourire  au  dedans  de 
moi  de  l'impuissance  à  laquelle  Dieu  a  condamné 
l'erreur.  Je  ne  puis,  Messieurs,  vous  faire  passer  en 
revue  toute  cette  légion  de  textes  torturés  par  le 
rationalisme  ;  je  me  bornerai  à  deux  exemples  pris 
au  hasard. 

Saint  Luc  ayant  à  raconter  la  naissance  de  Jésus- 

6* 


—  20G  — 

Christ  à  Bethléhem ,  hors  du  pays  de  ses  parents , 
s'exprime  en  ces  termes  :  //  arriva  dans  ces  jours- 
là  qu'il  parut  un  édit  de  César- Auguste  pour  dé- 
nombrer toute  la  terre;  ce  premier  dénombrement 
fut  fait  par  le  président  de  Syrie  Cyrinus.  Là- 
dessus  le  docteur  Strauss,  après  avoir  établi  d'abord 
très -scientifiquement  que  le  dénombrement  n'était 
pas  possible,  ouvre  les  Antiquités  judaïques  de 
Flavien  Josèphe,  et  montre  par  un  texte  formel  que 
Cyrinus  n'avait  gouverné  la  Syrie  que  dix  ans 
après  la  naissance  de  Jésus-Christ.  Vous  jugez  du 
triomphe.  Or  savez-vous  ce  qu'il  faut  pour  résoudre 
la  difficulté  ?  Vous  pensez  peut-être  qu'il  sera  néces- 
saire de  modifier  un  mot,  une  lettre?  non,  ce  sera 
moins  que  cela.  Vous  connaissez  tous  la  valeur  d'un 
accent  dans  la  langue  grecque;  changez  donc  un 
accent ,  et  voici  quel  sera  le  sens  de  févangéliste  :  // 
arriva  dans  ces  jours -là  qu'il  parut  un  édit  de 
César-Auguste  pour  dénombrer  toute  la  terre;  c'est 
ce  même  'premier  dénombrement  qui  fut  fait  par  le 
président  de  Syrie  C^n?zws.  C'est-à-dire  que  l'ordre 
ayant  été  donné  du  dénombrement  de  l'empire  ro- 
main, et  cet  ordre  ayant  reçu  un  commencement 
d'exécution,  il  ne  fut  pourtant  accompli  que  dix 
années  plus  tard,  sous  le  président  Cyrinus.  Et  si 
l'historien  sacré  fait  mention  de  Cyrinus ,  c'est  pré- 
cisément pour  imprimer  un  caractère  authentique  à 
sa  déclaration  ;  car  s'il  s'était  contenté  de  dire  :  Il 
parut  un  édit  de  César  -  Auguste  pour  dénombrer 
toute  la  terre,  on  aurait  pu  lui  objecter  que  le  dé- 
nombrement ne  s'était  pas  accompli  au  moment  de 


—  ^207  — 

la  naissance  du  Christ.  Il  prévient  donc  l'objection 
en  disant  :  C'est  ce  même  premier  dénombrement 
qui  fut  fait  par  le  président  de  Syrie  Cyrinus. 

Voici  un  autre  exemple.  Il  est  dit,  à  propos  de 
la  résurrection  de  Notre-Seigneur,  que  les  saintes 
femmes  allèrent  au  tombeau,  selon  saint  Marc,  le 
soleil  étant  déjà  levé,  et,  selon  saint  Jean,  lorsque 
les  ténèbres  régnaient  encore.  Le  docteur  Strauss 
remarque  cette  contradiction  parmi  un  très -grand 
nombre  d'autres  qu'il  prétend  découvrir  dans  le  fait 
de  la  résurrection,  et  il  ne  manque  pas  d'en  tirer 
parti.  Mais  que  faut-il  donc  pour  résoudre  cette  ter- 
rible difficulté?  Il  suffît  de  comprendre  que  lorsqu'on 
commence  une  course  de  grand  matin,  il  est  pos- 
sible de  partir  avec  les  ténèbres,  et  d'arriver  avec  le 
jour. 

Je  vous  atteste,  Messieurs ,  qu'à  part  un  très-petit 
nombre  de  passages,  rien  ne  m'a  causé  un  embarras 
plus  sérieux.  En  sorte  qu'après  que  le  livre  me  fut 
souvent  tombé  des  mains  par  l'ennui ,  les  mains  me 
tombèrent  encore  en  pensant  que  c'était  là  de  la 
science ,  la  science  allemande ,  cette  science  au  nom 
de  laquelle,  à  nous  prédicateurs  et  écrivains  catho- 
liques de  France,  on  porte  de  superbes  défis,  en 
nous  disant  :  Vous  parlez  du  Christ  et  de  l'Évangile, 
vous  les  citez;  mais  à  l'heure  qu'il  est,  simples  que 
vous  êtes,  l'Allemagne  a  détruit  le  Christ  et  l'Évan- 
gile ;  elle  les  a  pesés  dans  la  lumière  de  la  critique , 
et  tout  cela  n'est  plus  qu'une  ombre,  un  rêve,  un 
mythe  1 

Laissons  ce  triomphe  à  l'orgueil ,  et  nous ,  fils  du 


-^  2G.8  ^ 

bon  sens,  cherchons  pourquoi  l'histoire  de  Jésus- 
Christ  prête  au  genre  d'attaques  que  je  viens  de  vous 
signaler.  Si  la  Providence  l'eût  voulu,  Jésus-Çhrist 
n'eût  eu  qu'un  seul  historien  conduisant  d'un  hout  à 
l'autre  le  fîl  de  sa  vie  avec  une  clarté  chronologique 
qui  eût  mis  chaque  partie  dans  sa  vraie  place ,  et  le 
tout  à  l'abri  de  la  plus  légère  discussion.  Mais  la 
Providence  ne  l'a  pas  voulu.  Elle  souhaitait  querÉ- 
vangile  fût  l'œuvre  de  plusieurs  hommes  différents 
d'âge ,  de  génie ,  de  style  et  de  point  de  vue ,  et  dont 
aucun  ne  rassemblât  sous  sa  plume  tous  les  maté- 
riaux de  la  vie  du  Christ,  mais  de  simples  fragments 
dont  le  choix  même  fût  arbitraire.  La  pensée  de  Dieu 
en  cela  était  de  faire  de  la  biographie  de  son  Fils  un 
miracle  de  vérité  intime  que  l'œil  le  plus  vulgaire  pût 
discerner,  et  qu'on  ne  rencontrât  en  aucune  autre 
^âe  de  quelque  homme  que  ce  fût.  En  effet,  dès  le 
premier  regard ,  la  multiplicité  des  évangélisles  est 
frappante,  non -seulement  à  cause  du  frontispice, 
qui  porte  des  noms  différents,  mais  par  le  reflet  de 
leur  nature  personnelle  en  chacun  des  Évangiles.  On 
voit,  on  sent  que  saint  Matthieu,  saint  Marc,  saint 
Luc ,  saint  Jean ,  sont  des  âmes  diverses ,  et  qu'ils 
burinent  chacun  de  leur  côté  la  figure  de  leur  maître 
bien-aimé,  sans  prendre  le  moindre  souci  de  ce  que 
fait  leur  voisin,  ni  même  de  ce  que  demande  la  suite 
de  la  chronologie.  De  là  un  choix  arbitraire  de  frag- 
ments, un  défaut  de  Maison,  des  contradictions  ap- 
parentes, des  détails  omis  dans  celui-ci  et  rappoités 
dans  celui-là ,  une  multitude  de  variétés  dont  an  ne 
se  rend  aucune  raison.  Cela  est  vrai.  Et  pourtant 


—  209  — 

c'est  bien  dans  les  quatre  évangélistes  la  même  figure 
du  Christ,  la  même  sublimité,  la  même  tendresse, 
la  même  force,  la  même  parole,  le  même  accent,  la 
même  singularité  suprême  de  physionomie.  Ouvrez 
saint  Matthieu  lepublicain,  ou  saint  Jean  le  jeune 
homme  vierge  et  contemplatif  ;  choisissez  telle  phrase 
que  vous  voudrez  dans  l'un  et  dans  l'autre,  aussi 
différente  par  l'expression  que  par  le  sujet ,  et  pro- 
noncez-la devant  dix  mille  hommes  assemblés ,  tous 
lèveront  la  tête,  ils  ont  reconnu  Jésus-Christ.  Et  plus 
on  montrera  le  désaccord  extérieur  des  évangélistes, 
plus  cet  accord  intime  d'où  ressort  l'unité  morale  du 
Christ  deviendra  une  preuve  de  leur  fîdéhté.  Sils 
rendent  unanimement  si  bien  la  figure  inimitable  de 
Jésus-Christ,  c'est  qu'il  est  devant  eux;  ils  le  voient 
tel  qu'il  fut  et  tel  qu'ils  n'ont  pu  l'oublier.  Ils  le  voient 
avec  leur  sens,  avec  leur  cœur,  avec  l'exactitude 
d'un  amour  qui  va  donner  son  sang;  ils  sont  à  la 
fois  témoins ,  peintres  et  martyrs.  Cette  pose  de  Dieu 
devant  l'homme  ne  s'est  vue  qu'une  fois,  et  c'est 
pourquoi  il  n'y  a  qu'un  Évangile ,  bien  qu'il  y  ait 
quatre  évangéhstes. 

Aussi  quelle  âme  y  est  insensible?  quelle  âme 
n'oublia  un  jour  la  science  aux  pieds  de  Jésus-Christ 
peint  par  ses  apôtres?  Écoutez,  pour  en  finir,  une 
parole  française  qui  nous  consolera  des  fureurs  d'une 
science  que  l'Évangile  n'a  pas  désarmée.  Elle  est 
d'un  homme  dont  je  vous  ai  déjà  cité  le  jugement  sur 
Jésus-Christ,  et  elle  exprime  dans  une  langue  claire 
et  heureuse  le  sentiment  que  laisse  au  profane  comme 
au  chrétien  la  lecture  de  l'Évangile:  «  Dirons-nous 


-  210  — 

querhistoiredel'Évaagile  estinventéeà  plaisir?  Mon 
ami,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  invemte,  et  les  faits  «de 
Socrate ,  dont  personne  ne  doute ,  sont  moins  attestés 
que  ceux  de  Jésus-Christ.  Au  fond ,  c'est  reculer  la 
difficulté  sans  la  détruire  ;  il  serait  h\&a  plus  inconce- 
vable que  plusieurs  hommes  d'accord  eussent  fabri- 
qué ce  liyre,  qu'il  ne  l'est  qu'un  seul  en  ait  fourni  le 
sujet.  Jamais  des  auteurs  juifs  n'eussent  trouvé  ce 
ton  ni  cette  morale  ;  et  l'Évangile  a  des  caractères  de 
vérité  si  grands ,  si  frappants ,  si  parfaitement  inimi- 
tables, que  l'inventeur  en  serait  plus  étonnant  que 
le  héros  !  » 

Voilà  la  lang^ue  française  et  le  génie  français.  Et 
c'est  pourquoi  vous  ne  devez  pas  être  surpris  de  re- 
venir au  Christ  après  l'avoir  quitté.  La  lucidité  de 
notre  in teUigence  nationale  soutient  en  vous  la  lu- 
mière de  la  grâce,  et  vous  fait  traverser  comme  des 
géants  ces  abîmes  hérissés  de  science,  mais  d'aune 
science  qui  brave  l'âme.  Soyez  fidèles  à  ce  double 
don  qui  vous  porte  vers  Dieu  ;  jugez  de  la  puissance 
de  Jésus-Christ  par  les  efforts  si  contradictoires  et  si 
vains  de  ses  adversaires ,  et  permettez-moi  de  vous 
rappeler,  en  finissant,  un  trait  célèbre  qui  peint  cette 
puissance ,  et  dont  quinze  siècles  ont  confirmé  l'élo- 
quente prophétie. 

Quand  l'empereur  Julien  s'attaquait  au  christia- 
nisme par  cette  ruse  de  guerre  et  de  violence  qui 
porte  son  nom,  et  qu'absent  de  l'empire,  il  était  allé 
■chercher  dans  les  batailles  la  consécration  d'un  pou- 
voir et  d'une  popularité  qui  devaient,  dans  sa  pensée, 
achever  la  ruine  de  Jésus-Christ,  un  de  ses  fa  mi- 


—  211  — 

liers ,  le  rhéteur  Libanius ,  rencontrant  uïa  chrélieB , 
lui  demaiida  ,  par  dérision  et  avec  toute  l'iimsulte  d'un 
succès  déjà  sûr,  ce  que  faisait  le  Galiléen  ;  le  chré- 
tien répondit  :  a  11  fait  un  cercueil.  »  Quelque  temps 
après,  Libanius  prononçait  l'oraison  funèbre  de  J  ulien 
devant  son  corps  meurtri  et  sa  puissance  évanouie. 
Ce  que  faisait  alors  le  Galiléen,  Messieurs,  il  le  fait 
toujours,  quels  que  soient  l'arme  et  l'orgueil  qu'on 
oppose  à  sa  croix.  11  serait  long  d'en  déduire  tous 
les  fameux  exemples  ;  mais  nous  en  avons  quelques- 
uns  qui  nous  touchent  de  près,  et  par  où  Jésus- 
Christ,  à  l'extrémité  des  âges,  nous  a  confirmé  le 
néant  de  ses  ennemis.  Ainsi ,  quand  Voltaire  se  frot- 
tait de  joie  les  mains,  vers  la  fin  de  sa  vie,  en  disant 
à  ses  fidèles  :  «  Dans  vingt  ans ,  Dieu  verra  beau 
jeu,  ))  le  Galiléen  faisait  un  cercueil  :  c'était  le  cer- 
cueil de  la  monarchie  française.  Ainsi,  quand  une 
puissance  d'un  autre  ordre,  mais  issue  de  la  sienne, 
à  quelque  degré,  tenait  le  Souverain  Pontife  dans 
une  captivité  qui  présageait  la  chute  au  moins  ter- 
ritoriale du  vicaire  de  Jésus-Christ,  le  Gahléen  fai- 
sait un  cercueil  :  c'était  le  cercueil  de  Sainte-Hélène. 
Et  aujourd'hui,  en  regardant  l'Allemagne  agitée  par 
les  convulsions  d'une  science  qui  n'a  plus  de  rives 
et  dont  vous  venez  de  voir  un  si  lamentable  travail, 
nous  pouvons  dire  avec  autant  de  certitude  que  d'es- 
pérance :  Le  Galiléen  fait  un  cercueil,  et  c'est  le  cer- 
cueil du  rationahsme.  Et  vous  tous,  enfants  de  ce 
siècle,  mal  instruits  par  les  misères  des  erreurs  pas- 
sées, et  qui  cherchez  hors  de  Jésus-Christ  la  voie, 
la  vérité  et  la  vie ,  le  Galiléen  fait  un  cercueil  contre 


—  212  — 

vous,  et  c'est  le  cercueil  de  toutes  vos  conceptions 
les  plus  chères.  Et  toujours  en  sera-t-il  ainsi,  leGa- 
liléen  ne  faisant  jamais  que  deux  choses  :  vivre  de 
sa  personne,  puis,  soit  avec  du  sang,  soit  avec  de 
l'oubli,  soit  avec  de  la  honte,  mettre  au  tombeau 
tout  ce  qui  n'est  pas  lui. 


QUARANTE-QUATRIÉME  CONFÉRENCE 


DES   EFFORTS   DU  RATIONALISME    POUR    EXPLIQUER 
LA   VIE   DE  JÉSUS-CHRIST 


Monseigneur  , 
Messieurs, 

C'est  donc  en  vain  que  le  rationalisme  a  fait  effort 
pour  anéantir  et  pour  dénaturer  la  vie  de  Jésus- 
Christ.  Jésus-Christ  est  debout,  la  puissanee  de  l'his- 
toire le  protège  contre  toutes  ces  attaques,  et  le 
maintient.  Aussi  a-t-il  fallu  que  le  rationalisme  ten- 
tât un  dernier  et  suprême  effort  pour  expliquer  au 
moins  cette  vie  qu'il  n'avait  pu  ni  détruire  ni  désho- 
norer. Nous  catholiques ,  nous  expliquons  la  vie  du 
Christ,  nous  expliquons  le  succès  qu'il  a  obtenu,  le 
plus  grand  de  tous,  cette  formation  dans  les  eseprits 
de  la  certitude  ratioBBeMe  de  la  foi,  cette  formation 


—  214  — 

dans  l'âme  de  la  sainteté  par  l'humilité,  la  chasteté 
et  la  charité,  cette  formation  dans  le  monde  de  la 
société  spirituelle,  une,  universelle  et  perpétuelle , 
nous  l'expliquons  par  ce  seul  mot,  que  Jésus-Christ 
est  le  Fils  de  Dieu.  Mais,  quand  on  ne  l'explique  pas 
ainsi,  quand  on  suppose  que  le  Christ  n'est  qu'un 
homme ,  il  faut  cependant  se  rendre  compte  à  soi- 
même  de  ce  plus  grand  succès  qui  ait  été  jamais  ob- 
tenu, et  qui  est  le  sien.  Or  comme  en  dehors  de  la 
puissancede  Dieu  iln'estquela  puissance  de  l'homme, 
si  Jésus-Christ  n'a  pas  agi  par  la  puissance  de  Dieu, 
il  reste  qu'il  ait  agi  par  la  puissance  de  l'homme. 
Mais  la  puissance  de  l'homme  dans  ses  résultats 
étant  manifestement  inférieure  à  ce  que  Jésus-Christ 
a  fait,  il  s'ensuit  qu'il  faut  chercher  dans  l'homme 
une  certaine  racine  de  puissance  qui,  en  des  cas 
rares,  peut  se  montrer  tout  à  coup,  et  expliquer  ce 
qu'a  été  et  ce  qu'a  fait  le  Christ.  C'est-à-dire  que 
Jésus-Christ  n'étant  pas  le  Fils  de  Dieu ,  il  n'est  pas 
non  plus,  comme  il  le  disait,  le  fils  de  l'homme,  il 
n'est  ni  le  Fils  de  Dieu,  ni  le  fils  de  l'homme,  il  est 
le  fils  de  l'humanité,  le  produit  illustre  de  cette 
action  sourde  et  progressive  qui  est  la  vie  de  l'huma- 
nité ,  et  qui ,  à  de  certains  moments  fastiques,  s'ouvre 
en  quelque  sorte,  s'épanouit,  tire  de  son  sein  un 
être  extraordinaire ,  et  le  pose  dans  une  gloire  où 
tout  ce  qui  viendra  après  le  confirmera ,  jusqu'à  ce 
que  l'humanité,  toujours  grosse  de  l'avenir,  se  trouve 
mal  représentée  par  cet  être  héroïque  et  souverain 
qu'elle  a  produit,  et  un  jour,  en  le  saluant  encore  d'un 
dernier  aspect,  le  descende  à  terre  et  lui  dise:  Adieu. 


—  215  — 

C'est  à  réfuter  ce  système  que  je  vais  consa 
notre  dernière  Conférence  de  cette  année.  Gela  fa 
tout  ce  qui  est  de  la  constitution  et  du  caractère,  tant 
de  l'Église  que  du  Christ,  vous  ayant  été  manifesté 
dans  notre  enseignement,  il  ne  nous  restera  qu'une 
chose  :  ce  sera  d'entrer  dans  la  doctrine  même  de 
l'Église  et  du  Christ,  pour  vous  l'exposer  dans  la 
plénitude  de  son  enchaînement  ;  après  quoi  nous 
n'aurons  plus  qu'à  nous  reposer,  vous,  Messieurs, 
de  votre  attention,  et  moi  du  bonheur  de  vous  avoir 
enseignés  si  longtemps. 

Trois  choses  sont  à  expliquer  dans  la  vie  et  le 
succès  de  Jésus-Christ  :  sa  doctrine,  qui  paraît  sur- 
passer toutes  les  autres ,  la  foi  que  le  monde  a  don- 
née à  cette  doctrine ,  et,  en  troisième  lieu ,  la  réunion 
de  cette  doctrine  et  de  cette  foi  dans  un  corps  hiérar- 
chiquement constitué,  qui  est  l'Église.  Or,  dit-on, 
ce  triple  phénomène  s'explique  aisément  par  l'état 
général  des  doctrines ,  des  esprits  et  des  nations ,  au 
moment  où  Jésus-Christ  a  paru.  D'abord  par  l'état 
général  des  doctrines.  On  se  représente  ordinairement 
celle  de  Jésus-Christ  comme  une  doctrine  neuve ,  in- 
connue,  créatrice ,  comme  quelque  chose  qui  n'avait 
ni  racines  ni  modèle  dans  le  passé;  c'est,  au  dire 
du  rationalisme,  une  très-palpable  erreur.  Jamais  le 
genre  humain  n'a  été  sans  doctrine,  c'est  une  part 
nécessaire  de  sa  vie.  Que  quelque  idiot  satisfait  dans 
la  débauche  de  l'orgueil  et  des  sens,  passe  à  travers 
le  monde  sans  se  soucier  de  doctrines,  comme  un 
grain  de  poussière  emporté  par  le  vent  passe  et  s'en 
va,  on  n'y  contredit  point.  Mais  Thumanité  a  d'au- 


—  216  - 

très  vouloirs  et  d'autres  destinées.  Il  faut,  qu'elle 
connaisse.,  qu'elle  clierche ,  qu'elle  se  rende  compte 
d'elle-même  et  de  l'univers ,  qu'elle  ait  une  foi ,  et 
jamais,  dans  la  réalité,  elle  n'a  vécu  sans  cet  élé- 
ment spirituel.  Gomme  elle  creuse  la  terre  qui  la 
porte,  comme  elle  fouille  le  ciel  qui  la  couvre,  ainsi 
remue- 1- elle  incessamment  le  sol  fécond  des  doc- 
trines pour  y  puiser  un  aliment  qu'elle  estime  divin. 
Ce  travail  n'est  pas  moins  vif  en  elle  que  le  tra- 
vail extérieur  et  le  travail  scientifique,  et  tous  en- 
semble forment  le  tissu  d'une  action  qui  ne  se  décou- 
rage jamais.  Or  trois  lieux  principaux  en  avaient 
été  le  théâtre  avant  Jésus-Christ,  l'Orient,  l'Occi- 
dent, et  la  Judée,  qui  était  le  nœud  de  l'un  et  de 
l'autre. 

L'Orient  conservait  la  doctrine  sous  cette  forme  : 
que  l'homme  était  déchu ,  et  qu'il  avait  besoin  d'une 
expiation  pour  retourner  à  un  état  meilleur;  expia- 
tion que  favorisaient  de  cycle  en  cycle  des  incarna- 
tions mystérieuses  de  Dieu.  L'incarnation  orientale, 
l'expiation  orientale,  la  métempsycose,  ou  l'épreuve 
orientale,  rien  n'est  plus  célèbre  dans  l'histoire  des 
doctrines,  et  il  suffit  de  vous  poser  ces  termes  devant 
l'esprit  pour  qu'à  l'instant  même,  allant  au  fond  de 
l'Inde,  vous  y  retrouviez  encore  vivant  cet  ordre 
d'idées.  Quanta  l'Occident,  un  travail  d'une  autre 
nature  s'était  accompli  dans  son  sein.  Sous  l'empire 
d'une  libre  discussion,  il  s'était  dépouillé  davantage 
des  mythes  passés  ;  il  cherchait  une  sagesse  qui  fû 
moins  fondée  sur  la  tradition  que  sur  les  données  de 
la  raison  pure,  et  Platon  avait  été  le  plus  mémorable 


—  217  — 

instrument  de  ces  explorations  de  l'esprit  humain. 
Il  avait  compris  que  Dieu  était  en  communication 
avec  riiomme  non-seulement  par  des  traditions  alté- 
rées ou  perdues,  mais  par  l'effusion  perpétuelle  de 
son  Verbe  en  nous ,  le  Verbe  divin,  le  Logos  éternel, 
la  raison  absolue ,  dont  notre  raison  et  notre  verbe 
sont  l'image  transparente,  en  sorte  qu'en  regardant 
ses  propres  idées ,  l'homme  voit  comme  dans  un  mi- 
roir les  idées  mêmes  qui  sont  en  Dieu  et  y  forment  le 
Verbe  premier.  Et  cette  théorie  de  la  manifestation 
de  Dieu  par  son  Verbe,  dont  le  verbe  de  l'homme 
n'est  que  le  diminutif  et  le  reflet,  était  devenue  le 
point  le  plus  élevé  des  doctrines  de  la  Grèce  et  de 
l'Occident.  De  son  côté,  le  peuple  juif  avait  main- 
tenu avec  une  fidélité  particuhèrele  dogme  de  l'unité 
de  Dieu ,  celui  de  la  création ,  et  de  plus  une  certaine 
espérance  de  l'unité  fondamentale  de  l'homme  devant 
un  jour  se  restituer  telle  qu'elle  était  dans  la  famille 
originelle. 

Voilà  évidemment  l'état  général  des  doctrines  au 
temps  du  Christ,  et  ces  doctrines,  isolées  longtemps 
chacune  en  leur  lieu,  avaient  fini  par  se  rencontrer 
à  la  suite  des  conquêtes  d'Alexandre  et  des  envahis- 
sements de  Rome  jusqu'en  Asie.  L'Orient ,  l'Occi- 
dent, la  Judée,  et  avec  eux  les  brahmanes,  les  pro- 
phètes, les  sibylles,  les  sages,  tous  les  documents 
et  tous  les  efforts  du  passé  s'étaient  comme  donné 
rendez-vous  au  pied  du  trône  d'Auguste,  le  jour  où 
il  ferma  sur  le  monde  les  portes  prophétiques  du 
temple  de  la  Guerre.  Au  même  moment  naissait 
Jésus-Christ.  Doué  d'un  génie  qui  correspondait  aux 

IV.  —  7 


—  218  — 

admirables  circonstances  de  son  siècle ,  il  vit  d'un 
coup  d'œil  sûr  le  confluent  des  doctrines;  il  démêla 
dans  leur  rencontre  plus  qu'une  jonction  fortuite,  il 
y  découvrit  les  germes  d'une  profonde  unité ,  et  se 
persuada  qu'en  leur  donnant  à  toutes  satisfaction , 
en  greffant  l'Orient  sur  l'Occident,  l'Occident  et  l'O- 
rient sur  le  tronc  hébraïque,  il  arriverait  à  une  doc- 
trine qui  à  tout  témoins  s'assujettirait,  dans  les  di- 
verses parties  du  monde,  un  très -grand  nombre 
d'esprits.  Il  posa  pour  fondement  le  dogme  oriental 
de  la  chute,  et  déclara  que  lui,  incarnation  dernière, 
supérieure  à  toutes  celles  qui  avaient  précédé,  il  ve- 
nait pour  expier  définitivement  la  faute  du  genre 
humain,  et  restituer  aux  hommes,  avec  leur  pureté 
native,  tous  leurs  droits  de  naissance.  Puis,  comme 
l'incf  rnation  orientale  était  déshonorée  par  trop  d'é- 
léments fabuleux ,  il  appuya  l'idée  de  la  sienne  sur 
ce  verbe  de  Platon ,  qui  avait  dégagé  la  communica- 
tion de  Dieu  avec  l'homme  du  mythe  traditionnel 
pour  la  réduire  à  une  communication  permanente 
d'idées  au  fond  même  de  l'entendement.  Il  déclara 
qu'il  était  le  Verbe  de  Dieu,  la  raison  de  Dieu,  Celui 
qui,  de  sa  nature,  illuminait  tout  homme  venant  en 
ce  monde,  et  qui,  par  la  présence  effective  de  sa  per- 
sonnalité, par  la  lumière  extérieure  de  sa  parole, 
apportait  à  l'esprit  une  vision  plus  complète  de  la 
vérité.  Le  Verbe  divin  était  désormais  en  face  du 
verbe  humain  ;  l'image  n'avait  qu'à  regarder  le  mo- 
dèle ,  la  conséquence  n'avait  qu'à  consulter  le  prin- 
cipe, et  de  cette  confrontation  du  dedans  au  dehors, 
de  la  lumière  à  la  lumière,  naîtrait  rillumination  su- 


—  219  — 

prême  du  genre  humain.  Platon  s'alliait  ainsi  aux 
brahmanes  de  l'Inde,  l'Occident  à  l'Orient;  et  enfin, 
pour  donner  satisfaction  aux  idées  hébraïques,  outre 
que  Jésus-Christ  se  posait  comme  le  Messie,  il  ac- 
ceptait encore  les  dogmes  de  l'unité  de  Dieu  et  de  la 
création ,  inscrits  à  la  première  page  de  la  Bible,  et 
qui  étaient  comme  le  patrimoine  spécial  du  peuple 
hébreu. 

Tel  fut,  Messieurs,  selon  le  rationalisme,  le  thème 
de  Jésus-Christ,  le  mode  de  formation  de  sa  doc- 
trine, et  la  cause  efficiente  de  son  succès  doctrinal, 
il  n'a  pas  été  créateur,  mais  éclectique  ;  son  succès 
n'a  pas  été  un  succès  de  création ,  mais  un  succès  de 
fusion.  Avant  de  chercher  ce  qui  en  est  par  la  com- 
paraison des  doctrines  chrétiennes  avec  les  doctrines 
de  fantiquité ,  sachons  d'abord  comment  Jésus- 
Christ  s'est  posé.  S'est- il  posé  comme  créateur? 
A-t-ii  dit  :  Je  suis  l'inventeur  de  la  vérité?  Non, 
Messieurs  ;  il  a  dit  :  Je  suis  la  vérité  (1).  11  a  dit  :  Je 
ne  suis  pas  venudétruire  la  loi,  mais  V accomplir  (2). 
Ce  qui  signifie  :  Je  suis  la  vérité  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  lieux  ;  je  suis  cette  vérité  qui  était  dans 
le  sein  du  Père,  qui  est  apparue  au  premier  homme 
dans  l'innocence  du  paradis  terrestre,  que  les  pa- 
triarches ses  successeurs  ont  connue,  que  Noé,  en 
descendant  de  l'arche  ,  reçut  et  promulgua  de  nou- 
veau ,  qu'Abraham ,  aux  champs  de  la  Ghaldée  et  de 
la  Syrie,  vit  et  entendit,  que  Moïse,  au  pied  du 


(1)  Saint  Jean,  chap.  xiv,  vers.  6. 

(2)  Saint  Matthieu,  chap.  v,  vers.  17. 


—  220  - 

Sinaï,  recueillit,  gravée  de  la  main  de  Dieu  ;  je  suis 
cette  vérité  qui  est  la  première  et  la  dernière,  et  dont 
jamais  l'homme  n'a  pu  totalement  se  passer.  Voilà, 
Messieurs ,  ce  que  Jésus-Christ  a  dit  de  lui ,  et  ce  que 
l'Église  dit  encore  de  lui  tous  les  jours.  11  n'a  point 
cherché,  et  nous  ne  lui  cherchons  pas  un  succès  de 
création  ;  nous  n'avons  jamais  prétendu  que  le  chris- 
tianisme ait  commencé  avec  l'apparition  du  Christ 
sous  Auguste.  C'eût  été  perdre  le  christianisme  que 
de  lui  donner  un  caractère  de  nouveauté.  Dès  le  pre- 
mier jour  du  monde,  dès  la  première  parole  de  Dieu, 
dès  la  première  lueur  divine  qui  fut  en  notre  âme, 
c'était  le  Christ  qui  agissait,  parlait  et  se  révélait,  et 
cette  révélation  s'est  propagée  par  toute  la  terre  avec 
la  dispersion  des  branches  prim.ordiales  du  genre 
humain. 

Toutefois ,  à  côté  de  ce  phénomène  de  la  propaga- 
tion primitive  et  universelle  du  christianisme,  com- 
prenons qu'il  s'en  passait  un  autre  bien  différent,  je 
veux  dire  l'altération  et  la  corruption  progressive  du 
christianisme  par  l'oubli ,  le  raisonnement  et  l'infidé- 
lité. De  la  sorte,  Jésus-Christ,  quoique  n'étant  pas 
nouveau ,  apportait  au  monde  quelque  chose  que  le 
monde  ne  connaissait  plus  que  par  des  espérances 
mal  définies  et  des  souvenirs  défigurés.  Et,  pour 
commencer  par  l'Orient,  il  est  vrai,  l'Orient  avait 
conservé  l'idée  de  la  chute,  de  l'expiation,  de  l'in- 
tervention divine  pour  réparer  l'homme,  nul  ne  le 
contestera  ;  mais  l'Orient  avait  étouffé  cette  idée 
entre  deux  absurdités,  le  panthéisme  et  la  métem- 
psycose :  l'un  ^t  l'autre  affirmant  que  la  purification 


—  221  — 

de  l'homme  avait  pour  but  et  pour  effet  le  retour  de 
l'homme  à  la  substance  même  de  la  Divinité,  d'où  il 
était  sorti ,  et  qu'après  des  cycles  d'épreuves  plus  ou 
moins  prolongés,  Tétat  final  de  l'humanité  serait  le 
repos  éternel  et  absolu  d'une  pleine  déification.  Or 
Jésus-Christ  a-t-il  admis  cette  doctrine?  a-t-il  tran- 
sigé avec  l'Orient  sur  la  métempsycose  et  le  pan- 
théisme? Non,  Messieurs  :  il  a  enseigné  tout  le  con- 
traire; il  nous  a  dit  :  Vous  n'êtes  qu'un  néant  qui 
avez  répondu  à  la  parole  créatrice  de  Dieu,  et  votre 
destinée,  bien  qu'elle  soit  grande,  ce  n'est  pas  d'ar- 
river à  Dieu  par  la  confusion  de  substance  avec  lui, 
mais  par  la  simple  vision.  Vous  le  verrez  un  jour,  si 
vous  avez  cru  en  lui;  vous  le  posséderez  présent,  si 
vous  l'avez  aimé  absent  :  mais  votre  nature  et  votre 
personnalité  subsisteront  devant  lui.  Le  panthéisme 
vous  porte  à  la  fois  trop  haut  et  trop  bas  :  trop  haut 
en  vous  promettant  d'être  un  par  substance  avec 
Dieu  ;  trop  bas  en  vous  ravissant  votre  nature  propre 
et  votre  principe  de  distinction.  Ce  n'est  point  là 
qu'est  votre  place  et  la  vérité.  Dieu  et  l'homme  sont 
deux  à  jamais ,  deux  par  leur  essence ,  deux  par  leur 
personnalité ,  deux  par  leur  amour  ;  car  Dieu  a  fait 
l'homme  par  amour,  et  si  l'homme  correspond  à  cet 
amour  qui  l'a  cherché  le  premier,  ce  même  amour 
le  récompensera  éternellement.  Si,  au  contraire, 
l'homme  est  infidèle  et  ingrat,  l'amour  le  repoussera 
éternellement. 

Je  vous  adjure ,  Messieurs  ,  était  -  ce  là  h 
dogme  oriental,  ou  bien  n'en  était-ce  pas  le  ren- 
versement? 


—  222  — 

Et  quant  à  l'Occident,  on  parle  de  Platon.  Mais 
Platon,  d'abord,  était-il  tout  TOccident?  Résumait- 
il  en  lui  l'Occident?  Est-ce  qu'Aristote,  Épicure, 
Zenon,  Pyrrhon,  n'existaient  pas  au  même  titre,  et 
leurs  doctrines  ne  partageaient-elles  pas,  avec  celles 
de  l'Académie,  l'empire  des  esprits?  Vous  voulez 
que  Platon  ait  été  ]a  plus  haute  expression  de  la  sa- 
gesse occidentale;  ne  le  contestons  pas,  et,  envoyant 
ce  qu'il  pensait ,  voyons  ce  que  lui  doit  Jésus-Christ. 
Dans  l'ordre  métaphysique,  Platon  croyait  à  l'éter- 
nité de  la  matière  et  du  chaos,  mettant  le  monde  en 
face  de  Dieu  comme  une  substance  inférieure,  mais 
parallèle  et  incréée  ;  dans  l'ordre  moral,  il  niait 
l'existence  du  libre  arbitre,  et  affirmait  en  propres 
termes  que  nul  n'est  volontairement  mauvais ,  parce 
que  tout  mal  a  pour  principe  une  erreur  indélibérée 
de  l'esprit.  Dualisme  et  fatalisme,  voilà  ce  Platon 
tant  admiré,  que  j'ai  loué  moi-même,  que  je  louerai 
encore  :  homme  admirable ,  en  eiïet ,  qui ,  étant 
plongé  comme  tous  les  autres  dans  la  lumière  presque 
éteinte  de  l'antiquité,  a  entrevu  çà  et  là  l'ombre  du 
vrai ,  lui  a  jeté  de  loin  des  cris  pénétrants ,  comme  s'il 
l'eût  reconnue,  et,  sans  pouvoir  l'amènera  lui ,  are- 
couvert  ses  désirs  et  ses  regrets  de  ce  royal  vêtement 
qui  a  fait  le  charme  de  ses  pensées ,  la  beauté  de  son 
discours  et  la  majesté  de  son  renom.  Nul  sage  ne 
l'égala  jamais  dans  l'invocation  de  la  vérité  ;  nul  n'en 
pressentit  mieux  l'avenir  ;  nul  n'habilla  le  demi-jour 
de  l'erreur  d'une  pourpre  plus  étincelante  et  plus 
propre  à  consoler  l'âme  de  n'étreindre  qu'un  rêve. 
Mais  en  faire  un  ancêtre  de  Jésus-Christ,  et  le  nœud 


—  223  ^ 

par  où  l'Évangile  se  rattachait  à  l'Occident,  c'est  trop 
espérer  de  sa  gloire.  Jésus-Christ  niait  le  dualisme  et 
le  fatahsme  platoniciens  comme  il  niait  le  panthéisme 
et  la  métempsycose  de  l'Inde,  et,  s'il  s'est  appelé  le 
Verbe,  Fils  de  Dieu,  cette  expression  relevait  d'un 
mystère  que  Platon  ne  connaissait  pas ,  celui  d'une 
triple  personnalité  dans  la  substance  une  et  indivi- 
sible de  Dieu. 

Les  Juifs,  à  leur  tour,  quoique  possesseurs  du 
christianisme  primitif  et  de  l'attente  du  Messie, 
avaient  corrompu  ce  dépôt  dans  leur  pensée,  en  fai- 
sant de  la  vérité  chrétienne ,  qui  est  le  patrimoine  de 
tous,  leur  héritage  particulier,  en  substituant  l'idée 
de  la  loi  à  l'idée  de  la  foi,  Moïse  au  Christ,  le  per- 
sonnel à  l'universel.  C'est  ce  que  saint  Paul  leur  re- 
proche dans  l'Épître  aux  Romains ,  où  il  se  donne 
tant  de  peine  pour  leur  expliquer  l'infériorité  de  la 
loi  à  la  foi ,  comment  le  Christ  était  le  principe  du 
salut  dès  le  temps  d'Abraham,  et  comment  les  œuvres 
de  la  loi ,  entendues  et  accomplies  en  dehors  de  Jésus- 
Christ,  étaient  une  cause  de  mort.  Les  Juifs  se  mon- 
traient rebelles  à  cet  énergique  langage  ;  déjà  tout 
couverts  du  sang  libérateur,  et  même  en  communion 
avec  lui,  ils  persistaient  à  vénérer  l'idole  qui  élevait 
leur  amour-propre  national  au  rang  d'un  devoir  et 
d'une  vertu,  et  leur  persuadait  que  le  judaïsme  allait 
subjuguer  l'univers.  Dans  le  sens  chrétien,  cela  était 
vrai;  dans  leur  sens  à  eux,  cela  était  faux.  Jésus- 
Christ  avait  donc  à  combattre  la  Judée,  aussi  bien 
que  l'Orient  et  l'Occident.  Et  si  vous  voulez  mieux 
voir  encore  que  la  doctrine  chrétienne  ne  fut  pas  un 


—  224  — 

succès  de  fusion,  mais  un  succès  de  contradiction, 
contradiction  à  l'Orient,  contradiction  à  l'Occident, 
contradiction  au  peuple  hébreu,  vous  n'avez  qu'à 
considérer  le  panthéisme  tel  que  l'a  conservé  l'Orient, 
le  judaïsme  tel  que  l'entendent  encore  les  restes  d'Is- 
raël ,  et  le  platonisme  tel  qu'on  l'a  ressuscité  sous 
nos  yeux. 

Le  panthéisme  vit  dans  l'Inde;  l'Inde  est  aujour- 
d'hui ,  comme  autrefois,  sa  terre  de  prédilection;  il  y 
vit  sous  les  mêmes  formes  et  dans  les  mêmes  doctrines 
qu'au  temps  de  Jésus- Christ.  Or  aucune  contrée  et 
aucun  système  n'ont  opposé  plus  de  résistance  à  l'a- 
postolat chrétien.  Voici  trois  siècles  que  la  grande 
péninsule  indique  nous  est  ouverte  ;  plusieurs  nations 
européennes  y  ont  ensemble  et  successivement  ré- 
gné; l'Angleterre  en  est  aujourd'hui  la  maîtresse; 
nous  la  tenons  par  nos  missionnaires  comme  par  nos 
armes  sous  les  serres  de  notre  domination,  et  nulle 
part,  pas  même  dans  cette  Chine  qui  nous  est  fer- 
mée, l'action  de  Jésus-Christ  n'a  été  moins  récom- 
pensée par  le  succès.  Le  brahmanisme  a  résisté  à 
l'exemple  comme  à  la  discussion  ;  il  a  été  de  granit 
pour  la  vérité ,  à  la  manière  d'une  chose  qui  est  in- 
compatible avec  une  autre,  et  qui  la  repousse  d'au- 
tant plus  qu'elle  s'approche  davantage.  On  en  a  donné 
plusieurs  raisons ,  telles  que  le  régime  des  castes  et 
l'aversion  qui  en  résulte  pour  nos  principes  d'égalité. 
Peut-être  aussi  le  brahmanisme,  à  cause  des  tradi- 
tions même  qu'il  a  conservées  sur  la  chute  et  la  ré- 
paration ,  a-t-il  été  moins  sensible  au  mystère  de  la 
Rédemption  par  le  sang  de  Jésus-Christ;  comme  on 


—  225  — 

voit  des  âmes  en  qui  la  possession  d'une  certaine  me- 
sure de  vérité  sert  d'un  obstacle  invincible  à  l'acqui- 
sition du  reste.  L'honnête  homme  en  est  là  souvent, 
Messieurs,  quand  il  a  le  malheur  de  n'être  pas  chré- 
tien ;  sa  probité  le  rassure  contre  Dieu ,  tandis  que  le 
misérable,  en  se  regardant,  n'a  rien  qui  lui  fasse 
illusion.  C'est  pourquoi  Jésus-Christ  disait  :  Ces 
femmes  que  vous  appelez  perdues  voies  précéderont 
dans  le  royaume  du  ciel  (1).  Elles  sont,  en  effet, 
proche  du  bien  à  force  d'en  être  loin  ;  elles  touchent 
parThumiliation  aux  pieds  de  Jésus-Christ,  et  quand 
on  est  aux  pieds  de  Jésus-Christ,  on  est  bien  près 
de  son  cœur.  Ainsi  peut-être  en  est-il  des  nations 
qui  ont  perdu  toute  la  vérité;  elles  sentent  le  besoin 
de  la  reconquérir,  tandis  que  celles  qui  en  gardent 
encore  les  débris,  s'enorgueillissant  du  peu  qu'elles 
ont,  méprisent  le  désir  et  la  recherche  de  ce  qu'elles 
n'ont  pas.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  panthéisme  indien 
n'a  pas  changé  ;  il  est  tel  aujourd'hui  qu'au  siècle 
d'Auguste  ;  et  que  son  insensibilité  envers  Jésus- 
Christ  provienne  d'une  cause  ou  d'une  autre,  elle 
n'en  prouve  pas  moins  combien  est  chimérique  la  fu- 
sion de  doctrines  par  laquelle  on  veut  expliquer  la 
formation  du  dogme  chrétien. 

Le  spectacle  de  l'hébraïsme  vivant  nous  conduit  à 
la  même  conclusion.  Et  pour  ce  qui  est  du  platonisme. 
Dieu  a  permis  qu'il  ressuscitât  de  nos  jours,  afin 
qu'en  le  voyant  à  Toeuvre,  nous  puissions  juger  de 
sa  sympathie  doctrinale  pour  Jésus- Christ.  Vous 

(1)  Saint  Matthieu,  chap.  xxi,  vers.  31. 


—  226  — 

comprenez  tous  à  quelle  école  je  fais  allusion;  vous 
savez  comment  cette  école  a  remis  en  honneur  le 
dualisme  platonicien  en  écartant  de  sa  philosophie  le 
dogme  fondamental  de  la  création  du  monde  par 
Dieu ,  et  vous  savez  aussi  ce  que  tout  le  reste  du 
christianisme  est  entre  ses  mains.  Nous  n'avons  pas 
dans  la  littérature  contemporaine  d'ennemis  plus 
avoués  que  les  amis  de  Platon.  Soit  donc  que  nous 
regardions  le  panthéisme,  l'hébraïsme  et  le  plato- 
nisme, tous  les  trois  subsistant  devant  nous  comme 
au  temps  de  Jésus-Christ,  il  nous  est  aisé  de  juger 
que  le  christianisme  n'a  pas  été  le  résultat  d'une  fu- 
sion entre  toutes  les  doctrines  de  l'ancien  monde, 
mais  une  œuvre  de  renouvellement  et  de  contradic- 
tion. L'Évangile  a  tout  renouvelé,  parce  que  tout 
avait  été  oublié;  il  a  tout  contredit,  parce  que  tout 
avait  été  nié  ou  défiguré  ;  il  a  eu  pour  adversaires 
toutes  les  doctrines ,  parce  qu'il  les  a  toutes  mécon- 
nues et  repoussées.  Et  tel  il  était  autrefois,  tel  il  est 
encore  aujourd'hui  sous  ce  rapport.  L'intolérance 
dogmatique  qu'on  lui  reproche  définit  sa  nature  et 
constate  son  originalité. 

Mais  le  succès  de  Jésus-Christ  n'a  pas  été  seule- 
ment dans  la  formation  puissante  et  autochthone  de 
sa  doctrine,  il  a  été  aussi  un  succès  de  foi.  Une  doc- 
trine n'est  rien  encore  tant  qu'elle  n'a  pas  pris  pos- 
session des  esprits  par  une  foi  qui  lui  donne  vie  et 
action.  Comment  l'ancien  monde  a-t-il  cru  à  Jésus - 
Christ?  Comment  les  hommes  de  l'Orient  et  de  l'Oc- 
cident, les  sages  comme  les  simples,  et  enfin  les  na- 
tions, ont-ils  abdiqué  les  enseignements  qu'ils  avaient 


—  227  — 

reçus  du  passé  pour  se  faire  les  disciples  d'un  Juif 
crucifié  à  Jérusalem  ?  Le  rationalisme  l'explique 
ainsi.  Selon  lui,  à  l'époque  d'Auguste,  l'esprit  im- 
main était  las.  D'une  part,  il  n'acceptait  plus  l'ido- 
lâtrie ,  qui  était  la  forme  populaire  des  doctrines  an- 
tiques, et  d'une  autre  part,  la  philosophie  n'ayant 
rien  fondé,  il  s'en  était  suivi  une  double  lassitude  de 
l'intelligence,  lassitude  de  la  religion  publique,  las- 
situde des  efforts  impuissants  de  la  philosophie.  On 
errait  dans  le  vide  et  au  hasard,  en  appelant  une  foi 
nouvelle.  Jésus -Christ  vint.  Il  inaugura  devant  ce 
monde  épuisé  et  tout  prêt  une  affirmation  qui  ne 
blessait  qu'à  demi  le  sens  général  ;  on  Técouta ,  on 
avait  besoin  de  croire ,  et  l'on  crut. 

Pour  moi,  Messieurs,  je  ne  crois  guère  à  cette  ge- 
nèse de  la  foi  chrétienne.  Quand  une  époque  a  perdu 
la  foi,  il  n'est  pas  si  aisé  de  la  lui  rendre,  et  nous  en 
avons  quelque  preuve  aujourd'hui.  Le  rationalisme, 
en  des  temps  pareils,  envahit  tous  les  cœurs,  et  le 
rationaUsme  n'est  jamais  convaincu  de  son  impuis- 
sance, ni  las  de  sa  personne.  Si  quatre  ou  cinq  siè- 
cles d'efforts  inutiles,  avant  Jésus-Christ,  l'eussent 
découragé,  aujourd'hui  qu'il  compte  dix-huit  cents 
ans  de  plus  de  vaines  tentatives ,  il  devrait  être  à  la 
veille  d'abdiquer.  Or  y  songe-t-il?  Ne  le  voyons- 
nous  pas  plus  affîrmatif ,  plus  fier,  plus  sûr  de  lui 
que  jamais  ?  Ainsi  en  sera-t-il  encore  dans  mille  ans. 
Au  bout  de  mille  ans,  notre  postérité  verra  des  maî- 
tres monter  dans  les  chaires  de  ce  temps-là  et  lui 
dire  avec  un  imperturbable  aplomb  :  Messieurs,  nous 
allons  créer  la  philor^ophie ,  ou  du  moins ,  si  nous 


—  228  — 

n'avons  pas  cet  honneur,  nous  touchons  au  siècle 
fortuné  qui  en  posera  les  dernières  assises.  Tel  est  le 
rationalisme.  Aucune  expérience  ne  l'a  dégoûté  et 
ne  le  dégoûtera  jamais  de  lui  ;  il  renaît  de  ses  cen- 
dres, ou  plutôt  il  ne  vit  ni  ne  meurt,  enfant  crédule 
qui  aspire  à  la  maturité  sans  sortir  une  fois  de  son 
berceau.  Ne  nous  en  étonnons  pas  :  il  part  d'un  prin- 
cipe qui  exclut  la  vie,  parce  qu'il  exclut  la  foi  :  et 
pourtant  la  foi  le  tuerait.  Il  n'a  que  le  choix  de  la 
mort ,  et  il  préfère  naturellement  celle  qui  lui  laisse 
l'apparence  d'être  quelque  chose,  ne  fût-ce  qu'un 
doute  et  une  négation.  Le  rationalisme  est  incor- 
rigible ,  parce  que  se  corriger,  pour  lui ,  c'est  n'être 
plus. 

En  admettant  donc  que  l'état  général  des  esprits, 
au  siècle  d'Auguste,  fût  le  vide  et  la  lassitude,  on 
n'aurait  point  expliqué  par  cette  remarque  la  propa- 
gation de  la  foi  chrétienne  qui  s'accomplit  alors  avec 
tant  de  puissance  et  de  rapidité.  Mais  je  n'admets 
pas  que  tel  fût,  sous  Auguste,  l'état  général  des  es- 
prits. Sans  doute  l'idolâtrie  était  tombée  dans  le  mé- 
pris d'un  grand  nombre  d'hommes  éclairés  ;  mais  1g 
peuple  ne  la  méprisait  pas.  L'esprit  populaire  était 
sympathique  à  l'idolâtrie,  qui  renfermait  plus  que 
jamais  tous  les  souvenirs  qu'adorait  la  multitude,  et 
tous  les  spectacles  dont  elle  avait  besoin.  L'esprit 
politique  favorisait  cette  tendance;  il  soutenait  l'ido- 
lâtrie comme  une  nécessité  de  l'État.  Et  certes,  on 
vit  bien  où  en  étaient  l'esprit  populaire  et  l'esprit 
politique  à  cet  égard,  lorsque  enfin  Jésus -Christ 
vint  demander  à  Rome  ce  droit  de  cité  qu'elle  n'avait 


—  229  - 

refusé  à  aucun  des  dieux  qu'elle  avait  vaincus.  Ne 
sait-  on  pas  quelle  fut  la  réponse?  Ne  sait-on  pas  qui 
répondait  aux  martyrs  du  Christ,  dans  les  amphi- 
théâtres, par  l'insulte  et  les  cris  de  mort?  Tandis 
que  les  empereurs  et  les  proconsuls  rendaient  des 
arrêts  contre  eux  au  nom  de  l'esprit  politique,  le 
peuple  rendait  aussi  les  siens  dans  la  forme  et  la 
puissance  qui  lui  sont  propres.  L'empire  versait  le 
sang,  le  peuple  le  réclamait,  et,  après  l'avoir  obtenu, 
il  le  jetait  à  la  figure  du  Christ.  Et,  par  derrière  l'em- 
pire et  le  peuple,  le  rationalisme,  formant  l'arrière- 
garde  de  l'idolâtrie,  retrempait  ardemment  sa  plume 
aux  sources  de  l'erreur.  L'on  voyait  ces  platoniciens 
si  vantés  pour  leur  spiritualisme  déchirer  l'Évangile 
phrase  à  phrase,  le  torturer,  le  maudire;  on  les 
voyait  se  reprendre  d'amour  pour  Jupiter  et  tous  les 
vieux  dieux ,  leur  faire  des  généalogies ,  leur  consa- 
crer toute  une  philosophie  nouvelle,  leur  porter  des 
offrandes;  et  rien  ne  leur  coûtait,  ni  science,  ni  sar- 
casmes, ni  pratiques,  rien  de  ce  qui  pouvait  être 
contre  le  christianisme  un  outrage  ou  un  argument. 
Est-ce  là  ce  qu'on  appelle  la  lassitude  des  esprits? 
Est-ce  là  cette  conjuration  tadte  des  temps  en  faveur 
du  Christ?  Ah!  lorsqu'il  eut  enfin  conquis  la  foi  du 
monde  et  que  les  successeurs  de  ses  apôtres  parurent 
à  Nicée,  on  put  voir  sur  leurs  visages  mutilés  s'ils 
venaient  de  la  paix  ou  de  la  guerre ,  s'ils  étaient  les 
enfants  de  la  faveur  ou  de  la  persécution ,  si  l'esprit 
populaire  ,  l'esprit  poUtique',  l'esprit  rationaliste , 
avaient  été  leurs  serviteurs,  et  ce  que  valent  ces  sys- 
tèmes conçus  après  coup ,  où  l'on  explique  la  vie  du 


—  230  — 

patient  par  la  bonne  volonté  du  bourreau  qui  n'a  fait 
que  de  le  tuer.  Julien  au  moins  a  dit  le  vrai  mot  : 
((  Galiléen ,  tu  as  vaincu  !  » 

Nous  retrouvons  ici,  comme  pour  la  formation 
du  dogme  chrétien,  non  pas  le  principe  de  la  fu- 
sion, mais  le  principe  de  la  contradiction.  Jésus- 
Christ  a  contredit  tous  les  esprits  comme  il  avait 
contredit  toutes  les  doctrines  ;  il  a  vaincu  tous  les 
esprits  aussi  bien  que  toutes  les  doctrines  :  voilà  la 
vérité. 

Cependant  ce  n'était  pas  encore  tout  pour  lui  de 
fonder  une  doctrine  et  d'obtenir  la  foi  ;  ce  n'était  pas 
tout  de  fonder  une  doctrine  en  contredisant  toutes 
les  doctrines ,  de  fonder  un  esprit  de  foi  en  contredi- 
sant tous  les  esprits.  Il  lui  fallait  de  plus  fonder  l'É- 
glise, c'est-à-dire  une  société  d'hommes  vivant  de 
cette  doctrine  et  de  cette  foi.  Ici,  le  rationalisme  in- 
voque, pour  expliquer  le  succès,  l'état  général  des 
nations.  Il  expose  qu'au  temps  d'Auguste  un  double 
besoin  travaillait  les  peuples,  savoir  :  un  besoin  d'af- 
franchissement et  un  besoin  d'unité.  Les  peuples 
avaient  subi  l'un  après  l'autre  le  joug  des  Romains, 
et  dépouillés  de  leur  indépendance ,  victimes  de  la  1 
rapacité  croissante  des  proconsuls,  ils  épiaient  d'un 
œil  attentif  le  progrès  de  la  corruption  romaine, 
attendant,  comme  tous  les  esclaves,  cette  heure  de  j 
faiblesse  qui  suit  inévitablement  une  prospérité  sans 
limites  et  sans  contre-poids.  Elle  venait  à  grands 
pas.  Jésus-Christ  venait  de  son  côté,  à  la  même  heure, 
à  l'heure  précise.  Et  qu'apportait -il?  L'élévation 
aux  petits,  dans  l'idée  d'une  commune  origine  et 


~  23]   — 

d'une  sainte  fraternité  ;  la  force  aux  faibles ,  aux 
femmes,  aux  enfants,  dans  l'idée  d'un  droit  domes- 
tique nouveau;  le  secours  aux  peuples  opprimés, 
dans  l'idée  d'une  république  universelle  fondée  par 
Dieu  même  et  gouvernée  par  lui.  Quoi  de  plus  ma- 
gique, de  plus  sûr  de  son  effet?  Quand  donc  parut 
Jésus-Christ,  et  que  du  fond  de  la  Judée  l'air  lui- 
même  eut  porté  jusqu'aux  extrémités  du  monde  sa 
parole  libératrice,  avec  quel  saint  espoir  le  genre 
humain  ne  dut-il  point  tressaillir,  se  lever  et  regar- 
der !  Quoi  d'étonnant  si  des  femmes,  des  enfants,  des 
ouvriers,  des  esclaves,  des  pauvres,  des  méprisés 
de  tout  genre  et  de  toute  patrie  lui  firent  cortège, 
jetant  leurs  habits  sous  ses  pieds,  agitant  des  ra- 
meaux sur  son  passage ,  non  pas  une  fois ,  quand  il 
entrait  à  Jérusalem  la  veille  de  sa  mort,  mais  après 
sa  mort  même,  ne  voulant  pas  qu'il  fût  mort,  et 
criant  à  ses  disciples  comme  à  lui  :  Hosanna  au 
fils  de  David ,  béni  soit  celui  qui  vient  au  nom 
du  Seigneur  (1)!  Cet  hosanna  était  le  cri  de  la 
délivrance,  la  réponse  à  l'homme  qui  avait  entendu 
le  gémissement  de  l'homme,  et  d'où  qu'il  vînt,  quel- 
que nom  qu'il  prît ,  quels  que  fussent  sa  race  et  son 
dessein ,  homme  ou  Dieu ,  il  ne  pouvait  ne  pas  être 
accepté  tel  qu'il  se  donnait.  Qu'importe  au  pri- 
sonnier qu'on  délivre  d'où  on  lui  vient?  Au  malheu- 
reux ,  à  l'opprimé ,  qu'importe  d'où  vienne  le  libéra- 
teur? 

Qui  sauve  son  pays  est  inspiré  des  cieuxl 

{!)  Saint  Matthieu,  chap.  XXI,  vers  9. 


—  232  — 

J'en  conviens,  Messieurs,  ces  idées  sont  belles, 
cela  nous  touche,  de  penser  que  quand  les  peuples 
sont  esclaves  et  corrompus,  ils  aspirent  à  l'affran- 
chissement. Mais,  hélas!  l'histoire  prononce  autre- 
ment que  le  cœur  de  l'homme.  On  sait  par  elle  que 
les  nations  tombées  dans  la  servitude  ne  désirent  pas 
la  liberté.  De  même  que  l'apostat  de  la  vérité  la  mau- 
dit, de  même  l'apostat  de  la  liberté,  le  peuple  qui 
l'a  perdue  par  sa  faute,  et  on  la  perd  toujours  par  sa 
faute,  en  prenant  un  cœur  d'esclave,  ce  peuple-là 
n'aspire  point  à  la  recouvrer.  Il  souffre,  il  est  avili  ; 
mais,  pour  sentir  son  malheur  et  reconquérir  le  bien 
qu'il  a  perdu ,  il  lui  faudrait  un  cœur  d'homme  hbre  : 
il  ne  l'a  point.  Il  aime  les  bénéfices  de  la  servitude 
et  redoute  les  charges  de  la  liberté,  surtout  de  celle 
qu'on  n'a  plus  et  qui  s'achète  si  cher.  Il  lui  faudrait 
mépriser  jusqu'à  sa  vie,  être  prêt  à  la  jeter  au  vent, 
pourvu  que  de  sa  mort  quelque  enseignement  sortît, 
et  que  son  dernier  souffle  aidât  de  loin  à  la  délivrance 
et  à  l'honneur.  Le  peuple  esclave  ne  connaît  pas  cet 
héroïsme,  et  peut-être  il  le  méprise.  Vous  en  avez 
des  preuves,  Messieurs,  ailleurs  même  que  dans 
l'histoire,  et,  sans  jeter  les  yeux  aujourd'hui  sur  le 
continent  européen,  je  vous  porte  de  ce  pas  sur  les 
rivages  de  l'Afrique  :  regardez-y  le  nègre.  Vous  lui 
envoyez  des  escadres  pour  protéger  sa  liberté  contre 
la  conjuration  des  marchands  ;  vous  faites  bien,  sans 
doute  :  c'est  un  devoir  peut-être ,  un  honneur  certai- 
nement. Mais  avez-vous  la  simplicité  de  croire  que 
vous  empêcherez  la  traite?  Partout  où  l'homme  veut 
se  vendre,  il  trouve  des  acheteurs  ;  partout  où  des 


—  233  — 

cœurs  d'esclaves  se  rencontrent ,  ils  forment  des  maî- 
tres ,  quand  même  il  ne  s'en  trouverait  pas  de  tout 
faits.  Tant  que  le  nègre  vendra  la  chair  de  son  com- 
patriote ,  toutes  les  escadres  du  monde  civilisé  ne  le 
relèveront  pas  des  conséquences  de  cette  atroce  bas- 
sesse de  cœur  :  et  il  en  est  de  même,  plus  ou  moins, 
de  tous  les  peuples  assouplis  à  la  servitude  et  à  la 
corruption.  Ils  ne  cherchent  pas  la  délivrance,  mais 
le  prix  de  leur  âme  et  de  leur  corps ,  et  ils  s'estiment 
assez  payés  de  l'abjection  de  l'esclavage  par  l'abjec- 
tion du  vice.  C'était  l'état  du  monde  romain.  Jésus- 
Christ,  il  est  vrai,  lui  apportait  la  liberté,  mais  avec 
la  vertu  et  par  la  vertu.  Le  marché  était  trop  lourd 
pour  lui,  il  ne  l'accepta  point.  Même  après  l'Église 
fondée ,  l'empire  continua  dans  la  décadence  ;  il  alla 
de  Dioclétien  aux  eunuques  de  Constantinople,  et 
quand  l'Occident,  renouvelé  parles  barbares,  vou- 
lut lui  venir  en  aide  jusqu'au  fond  de  l'Orient, 
quand  il  arma  pour  lui  tous  ses  chevaliers ,  le  mal- 
heureux ne  tendit  à  la  main  latine  qu'une  main  inca- 
pable de  sincérité.  Il  repoussa  par  la  trahison  le  sang 
qu'on  lui  donnait,  ayant  peur  de  voir  trop  près  de 
lui  des  hommes  qui  savaient  porter  le  fer  et  s'abdi- 
quer. 

Jésus-Christ  put  bien  fonder  une  Église,  mais  non 
pas  régénérer  l'empire.  Il  forma  des  âmes  libres  en 
formant  des  âmes  saintes  qu'il  attirait  à  lui  du  milieu 
de  la  corruption  générale  ;  mais  les  peuples  ne  répon- 
dirent point  à  son  appel  en  tant  que  peuples ,  afin 
qu'il  fût  manifeste  que  son  œuvre  n'était  pas  le  ré- 
sultat de  circonstances  politiques  où  le  cours  des 


—  234  — 

choses  avait  amené  le  genre  humain.  Il  eut  contre 
lui  la  passion  de  la  servitude ,  au  lieu  d'avoir  pour 
lui  le  besoin  de  l'affranchissement.  Et  telle  est  encore 
la  situation  de  son  Église  ici-bas.  Quoique  favorable 
à  tous  les  droits  légitimes  qui  composent  ensemble 
l'honneur  et  la  liberté  des  nations ,  elle  suscite  inces- 
samment contre  elle ,  sous  le  nom  même  de  la  Uberté, 
les  instincts  de  la  servitude.  On  lui  demande  la  li- 
cence ,  et  on  lui  propose  l'oppression  :  c'est  le  cri  de 
la  nature  dans  tous  les  temps.  En  les  refusant  toutes 
deux,  aujourd'hui  comme  autrefois ,  elle  répond  sans 
doute  aux  vrais  besoins  de  l'homme;  mais  elle  y  ré- 
pond à  la  manière  de  Dieu ,  par  une  force  qui  s'im- 
pose ,  et  par  un  bienfait  dont  nul  ne  peut  réclamer  la 
gloire  que  le  bienfaiteur. 

Il  en  est  de  même  de  l'unité.  Je  ne  nie  pas  que 
l'empire  romain  n'eût  répandu  dans  les  esprits,  par 
suite  d'une  administration  commune  à  une  foule  de 
peuples  divers,  l'idée  d'une  vaste  organisation  so- 
ciale. Mais  cette  idée,  au  degré  où  elle  existait ,  ne 
sortait  pas  du  cercle  fort  étroit  d'une  domination 
purement  politique.  On  n'entrevoyait  pas ,  même  au 
fond  de  cette  unité,  la  pensée  que  le  genre  humain 
fût  un  seul  être  ou  un  seul  corps.  On  entendait  par 
unité  qu'une  seule  nation  fût  maîtresse  des  autres , 
qu'un  César  fût  le  César  de  tout  le  monde;  mais 
l'unité  spirituelle  des  âmes  par  la  foi,  l'espérance  et 
la  charité ,  sous  un  seul  chef  visible,  représentant  et 
vicaire  de  Dieu  ,  on  n'en  avait  pas  même  le  pressen- 
timent le  plus  confus.  Dès  que  l'Église  universelle 
eut  fait  un  pas  dans  le  monde  et  eut  ainsi  révélé  ce 


-  235  — 

secret  de  sa  destinée,  elle  ne  donna  lieu  qu'aune  peur 
immense  dont  elle  subit  encore  maintenant  le  du- 
rable contre- coup.  La  passion  de  la  nationalité  est 
aussi  forte  aujourd'hui  contre  l'Église  qu'il  y  a  dix- 
huit  siècles ,  et  ceux-là  mêmes  qui  aspirent  à  l'unité 
sociale  du  genre  humain  ne  peuvent  supporter  l'idée 
de  la  république  chrétienne,  si  ce  n'est  comme  un 
exemple  ou  une  image  dont  ils  se  servent  pour  re- 
présenter leur  propre  conception.  Quel  philosophe 
ou  quel  homme  d'État  songe  à  l'unité  dans  le  sens 
chrétien,  si  ce  n'est  pour  la  craindre  ou  la  haïr? 
Vous  le  voyez,  Messieurs,  nous  nous  retrouvons 
toujours,  par  l'examen  des  faits  non-seulement  an- 
ciens, mais  présents,  à  la  même  conclusion,  savoir: 
que  le  principe  du  succès  de  Jésus -Christ,  qu'il 
s'agisse  de  la  formation  de  sa  doctrine,  de  la  propa- 
gation de  sa  foi  ou  de  l'établissement  de  son  Église , 
n'a  pas  été  un  principe  de  fusion  ,  m.ais  un  principe 
de  contradiction.  Gomme  il  avait  contredit  toutes  les 
doctrines  par  la  sienne,  tous  les  esprits  parle  sien, 
il  a  contredit  par  son  Église  toutes  les  nations,  c'est- 
à-dire  qu'il  a  bravé  et  qu'il  brave  encore,  dans  la 
perpétuité  de  son  œuvre,  toutes  les  forces  conjurées 
du  genre  humain. 

Allons  plus  loin.  Messieurs,  et  recherchons  la 
cause  suprême  de  cette  contradiction.  Recherchons 
pourquoi  Jésus-Christ  contredit  tout  et  est  contredit 
par  tout  et  par  tous,  même  trop  souvent  par  ceux 
qui  ont  sa  foi,  qui  appartiennent  à  son  Église,  qui 
mangent  sa  chair  et  qui  boivent  son  sang.  La  cause 
n'en  est  pas  dans  la  région  de  l'esprit;  le  rationa- 


—  236  — 

lisme  se  trompe  en  cherchant  là  l'explication  du 
mystère  chrétien.  Jésus- Christ  va  plus  loin  que 
l'intelligence;  il  va  jusqu'à  l'âme,  qui  est  le  centre 
de  tout,  pour  lui  demander  le  sacrifice  de  ses  plus 
chers  penchants,  pour  la  convertir  du  mal  au  bien, 
de  l'orgueil  à  l'humilité,  de  la  convoitise  sensuelle  à 
la  chasteté,  de  la  jouissance  à  la  mortification,  de 
l'égoïsme  à  la  charité,  de  la  corruption  à  la  sainteté. 
Et  l'homme  oppose  à  cette  entreprise  une  résistance 
désespérée;  il  arme  contre  Jésus- Christ  sa  raison, 
son  cœur,  le  monde,  le  genre  humain,  la  terre  et  le 
ciel,  et  même ,  vaincu  parle  sentiment  de  sa  misère 
et  par  la  douceur  éprouvée  du  joug  de  l'Évangile, 
il  ne  laisse  pas  de  sentir  au  dedans  de  lui,  jusqu'au 
dernier  moment,  une  possibilité  et  une  arrière-soif  de 
révolte.  Là  est  tout  le  secret.  Et  si  vous  voulez  com- 
prendre la  difficulté  du  triomphe  de  Jésus-Christ,  je 
ne  vous  proposerai  pas  de  convertir  le  monde,  non  , 
mais  un  seul  homme.  A  vous ,  princes  des  nations ,  à 
vous  qui  commandez  par  l'esprit,  ou  la  richesse,  ou 
le  pouvoir,  je  vous  demande  de  faire  un  homme 
humble  et  chaste,  un  pénitent,  une  âme  qui  juge 
son  orgueil  et  ses  sens,  qui  se  méprise,  qui  se  haïsse, 
se  combatte,  et,  soit  comme  preuve,  soit  comme 
moyen  de  sa  conversion,  avoue  à  vos  pieds  les  er- 
reurs de  sa  vie.  Je  ne  vous  demande  que  cela.  Le 
pouvez -vous?  l'avez-vous  jamais  fait?  Ah!  qu'un 
roi  vous  appelle  dans  son  cabinet,  tout  flamboyant 
de  la  majesté  du  trône,  et  vous  presse  d'avouer  vos 
fautes  à  ses  pieds  ;  vous  lui  direz  :  Mais,  Sire,  j'aime- 
rais mieux  me  confesser  au  cordonnier  qui  me  chausse. 


—  237  — 

Que  le  philosophe  le  plus  célèbre  de  son  siècle  emploie 
toute  son  éloquence  pour  vous  persuader  de  vous 
mettre  à  ses  genoux  et  de  devenir  son  pénitent,  vous 
ne  prendrez  pas  même  la  peine  de  tourner  les  talons 
pour  lui  rire  au  nez.  Pardonnez-moi  ces  expressions, 
Messieurs  :  elles  seraient  violentes  en  une  autre  oc- 
casion; ici  elles  ne  sont  que  justes  et  graves.  Et 
pourtant  ce  que  les  rois,  les  philosophes  et  les  na- 
tions ne  pourraient  obtenir,  tous  les  jours  un  pauvre 
•jrêtre,  un  homme  inconnu,  le  plus  obscur  des 
nommes  l'accomplit  au  nom  de  Jésus-Christ.  Il  voit 
des  âmes  touchées  de  leur  misère  venir  le  cher- 
cher, lui  qui  ne  les  connaît  pas,  et  lui  avouer  ingé- 
nument les  hontes  de  leurs  passions.  C'est  la  porte 
par  où  l'on  entre  en  Jésus- Christ,  par  où  l'on  y 
reste,  par  où  l'Église  entre  elle-même;  car  l'Église 
n'est  que  le  monde  pénitent,  et  ce  seul  mot  vous  dit 
tout  le  miracle  de  sa  fondation  et  de  sa  perpétuité, 
aussi  bien  qu'il  vous  explique  la  force  de  contradic- 
tion active  et  passive  qui  est  en  Jésus-Christ.  Jésus- 
Christ  contredit  toutes  les  doctrines ,  parce  que  sa 
doctrine  est  sainte ,  et  que  le  monde  est  corrompu  ;  il 
contredit  tous  les  esprits,  parce  que  son  esprit  est 
saint,  et  que  le  monde  est  corrompu;  il  contredit 
toutes  les  nations  ,  parce  que  son  Église  est  sainte, 
et  que  le  monde  est  corrompu;  et,  par  la  même 
raison,  le  monde  contredit  les  doctrines,  l'esprit  et 
l'Eglise  de  Jésus-Christ. 

C'était  donc  avec  justice,  en  certain  sens,  que  dans 
la  première  procédure  dirigée  contre  les  chrétiens 
par  les  ordres  de  Néron ,  ils  furent  convaincus ,  au 


—  238  - 

rapport  de  Tacite,  de  haine  contre  le  genre  humain. 
Ils  haïssaient,  en  effet,  tout  ce  que  le  monde  estime, 
ils  s'en  prenaient  à  toutes  ses  pensées  et  à  toutes  ses 
affections  pour  les  renverser  de  fond  en  comble,  et, 
bien  que  ce  fût  par  amour  pour  lui,  le  monde  n'était 
pas  tenu  de  le  comprendre  et  de  leur  en  savoir  gré. 
La  charité  même ,  tant  elle  était  nouvelle,  se  revêtait 
d'une  couleur  hostile,  et  la  mort  de  Jésus- Christ 
sur  la  croix,  ce  chef-d'œuvre  d'amour,  paraissait  une 
insulte  plutôt  qu'un  dévouement.  Tout  était  contra- 
diction, parce  que  tout  était  Dieu;  et,  afin  qu'il  fût 
prouvé  qu'en  effet  rien  n'était  de  l'homme,  on  devait 
à  tout  jamais  reconnaître  Jésus-Christ  à  cette  mar- 
que, selon  la  parole  qui  avait  été  dite  de  lui,  lors  de 
sa  première  apparition  parmi  les  hommes  :  Celui-ci 
est  posé  pour  êti^e  un  signe  à  qui  Von  contredira  [i). 
Et  lui-même,  rappelant  les  prophètes,  avait  dit  à 
ses  ennemis  :  N'avez -vous  jamais  lu  cette  parole: 
La  pierre  que  les  architectes  ont  rejetée  est  devenue 
la  pierre  de  l'angle;  le  Seigneur  a  fait  cela,  et  la 
merveille  est  sous  vos  yeux  (2)?  La  prophétie  s'ac- 
complit encore  chaque  jour;  les  princes,  les  na- 
tions ,  les  savants ,  les  sages ,  les  habiles ,  les  archi- 
tectes enfin,  rejettent  la  pierre,  ils  la  déclarent 
incommode  ou  usée  par  le  temps  ;  ils  n'en  veulent 
plus  :  et  cependant  c'est  encore  la  pierre  de  l'angle, 
et  la  merveille  est  sous  vos  yeux.  Elle  porte  tout, 
quoique  tout  la  repousse;  elle  a  le  double  caractère 

(1)  Saint  Luc,  chap.  ii,  vers.  34 

(2)  Saint  Matthieu  ,  chap.  xxi ,  \  ors.  42. 


—  239  — 

de  la  nécessité  et  de  l'impossibilité.  Reconnaissez  là, 
Messieurs,  une  lutte  entre  deux  volontés  qui  ne  sont 
pas  égales,  la  volonté  de  l'homme  qui  se  révolte ,  et 
la  volonté  de  Dieu  qui  se  fait  obéir  de  Thomme ,  en 
l'homme  et  malgré  l'homme.  Et  vous ,  chrétiens ,  fils 
de  cet  ouvrage ,  où  Dieu  vous  a  donné  une  si  heu- 
reuse place ,  comprenez  la  nécessité  où  vous  êtes  de 
toujours  souffrir,  de  ne  pas  triompher  par  le  triomphe, 
de  peur  qu'on  n'accuse  Jésus-Christ  de  devoir  quel- 
que chose  à  l'homme,  mais  de  triompher  sur  la  croix, 
afin  que  votre  victoire  soit  celle  de  Dieu  ,  et  que  vous 
puissiez  redire  aujourd'hui,  dem.ain  et  toujours,  la 
parole  qui  est  le  plus  haut  signe  de  la  divinité  de 
Jésus-Christ,  après  tant  d'autres  signes  que  vous  en 
avez  vus  :  La  pierre  que  les  architectes  ont  rejetée 
est  devenue  la  pierre  de  V angle;  le  Seigneur  a  fait 
cela^  et  la  merveille  est  sous  vos  yeux. 


CONFÉRENCES 


NOTRE-DAME   DE   PARIS 


ANNÉE  1848 


Il  E     DIEU 


7» 


QUARANTE-CINQUIÈME  CONFÉRENCE 


DE    l'existence    DE    DIEU 


Monseigneur  (1), 
Messieurs  , 

Nous  avons  prouvé  la  divinité  de  la  doctrine  ca- 
tholique en  deux  manières  :  nous  l'avons  prouvée 
par  ses  résultats,  en  montrant  que  la  doctrine  ca- 
tholique produit  cette  merveille  de  l'ÉgUse,  à  quoi 
rien  n'est  comparable,  et  qui  surpasse  évidemment 
toutes  les  forces  humaines  ;  nous  l'avons  prouvée  en 
établissant  qu'elle  a  eu  pour  fondateur  Jésus-Christ, 
envoyé  de  Dieu  et  Fils  de  Dieu.  L'effet  de  la  doctrine 
étant  divin,  et  sa  source  l'étant  aussi,  il  est  mani- 
feste qu'elle  porte  elle-même  le  caractère  de  la  divi- 
nité, ou ,  en  d'autres  termes,  qu'elle  est  divine.  Il 

(1)  Mei  AiTre,  archevêque  de  Paris 


^  244  — 

semble  donc,  Messieurs,  que  notre  tâche  est  accom- 
plie, et  qu'ayant  mis  au  front  de  la  doctrine  dont 
nous  sommes  le  ministre,  le  plus  sacré  des  carac- 
tères et  le  plus  certain ,  nous  n'avons  plus  rien  que 
deux  choses  à  vous  dire ,  ou  plutôt  à  vous  comman- 
der :  le  silence  et  l'adoration. 

Mais  l'esprit  humain  est  fait  de  telle  sorte,  il  a  été 
si  bien  trempé  dans  la  lumière,  que  vît-il  de  ses 
propres  yeux  la  main  de  Dieu  lui  apportant  la  doc- 
trine, il  ne  s'estimerait  pas  content  de  la  recevoir 
s'il  ne  recevait  avec  elle  le  droit  et  la  puissance  d'en 
sonder  les  profondeurs.  Sans  doute  la  voie  d'au- 
torité est  une  voie  juste,  naturelle,  nécessaire  à  notre 
état  présent;  mais  elle  ne  nous  suffît  pas,  car  notre 
état  présent  renferme  les  prémisses  de  l'avenir  qui 
nous  est  promis ,  et  où  rien  ne  nous  rassasiera  que 
la  lumière  vue  de  face  dans  l'essence  même  de  Dieu. 
Nous  ne  souhaitons  pas,  Messieurs,  de  voir  dès  au- 
jourd'hui cette  lumière  dans  sa  plénitude  infinie  ; 
nous  concevons  que  des  bornes  ont  été  mises  à  notre 
regard  et  à  notre  horizon  :  mais  si  faible  que  soit 
notre  regard,  c'est  le  regard  d'un  esprit;  si  étroit 
que  soit  notre  horizon  ,  c'est  un  horizon  tracé  par 
la  main  de  Dieu.  Notre  regard  cherche  la  lumière , 
et  notre  horizon  en  contient  des  traits.  Sitôt  donc 
qu'une  doctrine  nous  est  présentée,  de  quelque  main 
qu'elle  vienne,  nous  voulons  y  descendre,  l'inter- 
roger par  le  dedans ,  nous  assurer  enfin  qu'elle  a 
d'autres  signes  de  vérité  que  les  signes  extérieurs , 
si  grands  qu'ils  soient.  Je  ne  puis,  Messieurs,  échap- 
per à  cette  loi  de  votre  être ,  et  je  ne  le  veux  pas  ;  je 


—  245  — 

la  respecte  en  vous  comme  en  moi-même  ;  j*y  reco 
nais  votre  origine  et  votre  prédestination.  Il  fau. 
donc  après  tant  d'années  où  je  vous  ai  conduits  dans 
les  dehors  du  christianisme,  franchir  sous  Tœil  de 
Dieu  les  portes  du  temple,  et  regarder,  sans  crainte 
comme  sans  présomption,  la  doctrine  elle-même, 
fille  de  Dieu  et  mère  de  votre  âme. 

Je  ne  vous  promets  pas  de  vous  en  démontrer  la 
supériorité  absolue;  nous  ne  le  pourrions  qu'en  quit- 
tant ce  monde  pour  aborder  aux  clairs  rivages  de 
l'infini.  Mais  je  vous  promets  qu'en  la  comparant  à 
toutes  les  doctrines  qui  ont  essayé  d'expliquer  les 
mystères  du  monde ,  vous  y  démêlerez  sans  peine 
une  incontestable  et  divine  supériorité.  Je  vous  pro- 
mets qu'une  lumière  en  jaillira,  qui,  sans  atteindre 
toujours  jusqu'à  l'évidence,  en  sera  du  moins  un 
glorieux  crépuscule ,  et  peut-être  même  quelquefois 
une  sorte  de  nuance  entre  la  raison  de  l'homme  et  la 
raison  de  Dieu.  Votre  âme,  en  s'élevant  avec  des 
vérités  obscures,  les  verra  peu  à  peu  blanchir  dans 
l'aube  de  la  contemplation  ;  elle  s'habituera,  dans  ce 
saint  exercice,  à  des  vols  qui  lui  étaient  inconnus,  et 
s'étonnera  un  jour  de  la  sublime  légèreté  des  plus 
grands  mystères. 

Mais  où  prendj:'ons-nous  donc  notre  point  d'appui 
pour  fonder  la  doctrine  et  nous  l'approprier?  Où 
prendrons -nous  des  termes  de  comparaison  et  des 
moyens  de  vérification?  Messieurs,  il  ne  nous  sera 
pas  nécessaire  de  les  chercher  au  loin.  Dieu  a  mis 
proche  de  nous  les  instruments  destinés  par  sa  Pro- 
vidence à  nous  conduire  vers  lui;  il  nous  les  a  don- 


—  246  — 

nés  dans  la  nature  et  dans  l'intelligence,  dans  la 
conscience  et  dans  la  société.  C'est  là  le  quadruple 
et  unique  palais  qu'il  nous  a  bâti  :  quadruple  par  la 
diversité  de  ses  constructions ,  unique  par  les  rap- 
ports qu'elles  ont  les  unes  avec  les  autres ,  et  par  le 
séjour  indivisible  que  nous  y  faisons.  Comme  Dieu 
est  tout  entier  et  toujours  présent  à  toutes  les  parties 
de  l'univers,  l'homme  est  tout  entier  et  toujours  pré- 
sent à  la  nature ,  à  son  intelligence ,  à  sa  conscience , 
à  la  société  ;  il  y  puise  une  vie  qui  s'éclaire  constam- 
ment par  la  réverbération  de  toutes  ses  faces ,  et  qui 
ne  le  laisse  jamais  dans  l'ombre  solitaire  de  lui- 
même.  La  nature  parle  à  l'intelligence,  Tintelligence 
répond  à  la  nature,  l'une  et  l'autre  se  rencontrent 
dans  la  conscience,  et  la  société  met  le  sceau  de  ses 
épreuves  aux  révélations  de  toutes  les  trois.  C'est  là 
notre  vie ,  et  c'est  là  que  toute  doctrine  rencontre  sa 
vérification.  Une  doctrine  contraire,  soit  à  la  nature, 
soit  à  l'intelligence,  soit  à  la  conscience,  soit  à  la 
société,  est  une  doctrine  fausse,  parce  qu'elle  détruit 
notre  vie  ;  une  doctrine  qui  leur  est  conforme  est  une 
doctrine  vraie ,  parce  qu'elle  affermit  et  étend  notre 
vie,  et  que  notre  vie  prise  dans  sa  totalité ,  c'est  le 
ciel  et  la  terre,  la  matière  et  l'esprit,  le  temps  et  l'es- 
pace, l'homme  et  l'humanité,  tout  ce  qui  vient  de 
Dieu  et  porte  avec  sa  trace  une  démonstration  de  lui 
et  de  nous. 

Je  dois  donc,  Messieurs,  vous  faire  voir  la  con- 
formité de  la  doctrine  catholique  avec  la  nature,  l'in- 
telligence, la  conscience  et  la  société,  et  tirer  de 
cette   comparaison   sans  cesse  renaissante  devant 


~  247  — 

vous  des  éclairs  qui  nous  emportent  dans  les  profon- 
deurs de  l'invisible  et  dans  l'immensité  du  surnatu- 
rel. Ce  sera  la  dernière  partie  de  nos  Conférences;  et, 
encore  qu'elles  doivent  durer  plusieurs  années,  je  ne 
puis  me  défendre  d'un  sentiment  de  mélancolie  en 
pensant  que  le  jour  s'approche  où  il  faudra  me  sé- 
parer de  vous,  et  où  je  ne  verrai  plus  que  de  loin, 
dans  l'infirmité  des  souvenirs,  ces  belles  assemblées 
où  Dieu  était  avec  nous.  Une  certaine  consolation  se 
mêle  toutefois  à  la  prévision  de  nos  adieux,  la  conso- 
lation de  l'homme  qui  touche  à  son  terme,  qui  a 
accompli  une  carrière ,  et  qui  entrevoit  l'heure  où  il 
pourra  dire  avec  saint  Paul  :  J'ai  combattu  un  bon 
combat,  fai  co7isommé  ma  course  (1).  Sentez  avec 
moi ,  Messieurs ,  cette  tristesse  et  cette  joie  ;  car  nos 
Conférences  vous  appartiennent  autant  qu'à  moi; 
c'est  un  monument  qui  est  sorti  de  votre  cœur  et  du 
mien  comme  d'un  seul  principe,  et  un  jour,  s'il  plaît 
à  Dieu  de  nous  accorder  le  repos  de  la  vieillesse,  nous 
pourrons,  aussi  bien  que  les  autres,  nous  dire,  en 
repassant  dans  notre  esprit  les  temps  que  nous 
avons  aimés  :  J'étais  de  ces  Conférences  de  Notre- 
Dame  qui  ont  tenu  notre  jeunesse  captive  sous  la 
parole  de  Dieu. 

Monseigneur,  l'Église  et  la  patrie  vous  remercient 
ensemble  de  l'exemple  que  vous  nous  avez  donné  à 
tous  dans  ces  jours  de  grande  et  mémorable  émo- 
tion. Vous  nous  avez  appelés  dans  cette  métropole  le 
lendemain  d'une  révolution  où  tout  semblait  avoir 

(1)  II*  Épître  à  Timothée,  ohap.  iv,  vers.  7. 


—  248  — 

venus,  nous  voici  tranquilles 
sous  ces  voûtes  séculaires ,  nous  apprenons  d'elles  à 
ne  rien  craindre  pour  la  religion  et  pour  la  France  : 
toutes  les  deux  poursuivront  leur  carrière  sous  la 
main  de  Dieu,  qui  les  protège;  toutes  les  deux  vous 
rendent  grâces  d'avoir  cru  à  leur  indissoluble  al- 
liance, et  d'avoir  discerné  des  choses  qui  passent 
celles  qui  demeurent  et  s'affermissent  par  la  mobilité 
même  des  événements. 

La  doctrine  est  la  science  des  destinées.  Nous 
vivons;  mais  pourquoi?  Nous  vivons;  mais  com- 
ment? Nous  et  tout  ce  qui  est  hors  de  nous  se  meut 
d'un  mouvement  qui  ne  s'arrête  jamais.  Le  ciel 
marche,  la  terre  est  emportée,  les  flots  se  succèdent 
aux  vieux  rivages  des  mers  ;  la  plante  pousse,  l'arbre 
monte,  la  poussière  s'agite,  et  l'esprit  de  l'homme, 
plus  inquiet  encore  que  toute  la  nature,  ne  s'accorde 
à  lui -même  aucun  repos.  D'où  vient?  Qu'y  a-t-il? 
Tout  mouvement  suppose  un  point  de  départ,  un  terme 
où  il  tend  ,  un  chemin  par  où  il  passe.  Quel  est  donc 
notre  point  de  départ?  quel  notre  terme?  quel  notre 
chemin?  C'est  à  la  doctrine  de  répondre  ;  c'est  à  elle 
de  nous  dire  notre  principe ,  notre  fin ,  notre  moyen , 
et  de  nous  révéler  aveceuxle  secret  de  nos  destinées. 
Toute  science  ne  va  pas  là.  Les  sciences  inférieures 
nous  apprennent  la  loi  des  mouvements  particuliers; 
elles  nous  disent  comment  les  corps  s'attirent  et  se 
repoussent  ;  quelle  orbite  ils  suivent  dans  les  espaces 
indéfinis  de  l'univers  ;  comment  ils  se  décomposent  et 
se  reconstituent;  et  mille  secrets  de  cette  vie  agitée 
et  constante  qu'ils  mènent  au  sein  fécond  de  la  na- 


—  249  — 

ture  :  mais  elles  ne  nous  disent  pas  la  loi  générale 
du  mouvement ,  le  principe  premier  de  tout,  la  fm 
dernière  de  tout,  le  moyen  commun  de  tout.  C'est  le 
privilège  de  la  doctrine ,  autant  élevée  au-dessus  de 
toutes  les  sciences  que  l'universel  l'est  au-dessus  du 
particulier. 

Or,  Messieurs ,  des  trois  termes  qui  comprennent 
le  système  des  destinées,  celui  que  la  doctrine  doit 
nous  révéler  d'abord  est  sans  contredit  le  principe  des 
choses  ;  car  nous  concevons  sans  peine  que  du  prin- 
cipe dépend  la  fin ,  et  que  de  la  fm  et  du  principe 
découle  le  moyen.  Le  principe  des  êtres  renferme 
évidemment  la  raison  de  la  fm  qui  leur  est  assignée, 
comme  leur  principe  et  leur  fin  déterminent  le  moyen 
qui  leur  sera  donné  pour  atteindre  et  remplir  leur 
vocation. 

Je  pose  donc  cette  question  suprême,  je  la  pose 
avec  vous  et  avec  tous  les  siècles  :  Quel  est  le  prin- 
cipe des  choses?  La  doctrine  catholique  nous  répond 
par  ces  premiers  mots  de  son  symbole  :  Credo  in 
Deum  Patrem  omnipotentem,  —  Je  crois  en  Dieu, 
Père  tout-puissant. 

Entendons-la  nous  expliquer  sa  réponse. 

Il  y  a  un  être  principe;  par  cela  seul  qu'il  est  prin- 
cipe, il  n'a  pas  de  commencement,  il  est  éternel, 
c'est-à-dire  infini  par  la  durée;  étant  infini  parla 
durée,  il  l'est  aussi  parla  perfection;  car,  si  quelque 
chose  lui  manquait  en  perfection ,  il  ne  serait  pas 
l'être  total ,  il  serait  limité  dans  son  existence  ;  il 
n'existerait  pas  par  lui-même,  il  ne  serait  pas  prin- 
cipe. Il  y  a  donc  un  être  infini  en  durée  et  en  per- 


—  250  — 

feclion.  Or  l'état  de  perfection  implique  l'état  per- 
sonnel ,  c'est-à-dire  l'état  d'un  être  qui  a  conscience 
et  intelligence  de  soi ,  qui  se  rend  compte  de  ce  qu'il 
est,  qui  distingue  de  lui  ce  qui  n'est  pas  lui,  qui 
éloigne  de  lui  ce  qui  est  contre  lui;  en  un  mot,  qui 
pense,  qui  veut ,  qui  agit ,  qui  est  libre,  qui  est  sou- 
verain. L'être  principe  est  donc  un  esprit  infini  à 
Vétat  personnel.  Telle  est  la  doctrine  catholique  sur 
le  principe  des  choses,  doctrine  renfermée  dans 
cette  courte  parole  :  Credo  in  Deum.  —  Je  crois  en 
Dieu. 

Entendons  maintenant  la  doctrine  contraire  ;  car 
il  existe  une  doctrine  contraire,  et  vous  ne  verrez 
jamais,  Messieurs,  le  christianisme  énoncer  un 
dogme  sans  rencontrer  immédiatement  une  néga- 
tion, négation  destinée  à  le  combattre,  mais  qui  doit 
servir  à  le  prouver.  Car  l'erreur  est  la  contre-épreuve 
de  la  vérité  ,  comme  les  ombres  sont  le  contre-appui 
de  la  lumière.  Ne  vous  effrayez  donc  pas  d'une  op- 
position si  prompte  à  l'égard  d'un  dogme  si  mani- 
feste ;  appelez -la  plutôt  de  vos  vœux,  et  écoutez  la 
première  parole  du  rationalisme  contre  la  première 
parole  du  christianisme  :  Credo  in  naturam^  matrem 
omnipotentem.  —  Je  crois  en  la  nature ,  mère  toute- 
puissante. 

Vous  l'entendez ,  le  rationalisme,  comme  le  chris- 
tianisme, admet  l'existence  d'un  principe  des  choses  ; 
mais  pour  lui ,  c'est  la  nature  même  qui  est  l'être- 
principe ,  l'être  nécessaire,  l'être  éternel,  l'être  sou- 
verain. Or  la  nature,  nous  la  connaissons,  et  il  est 
évident  pour  tous  qu'elle  est  à  l'état  impersonnel, 


—  251  — 

c'est-à-dire  qu'elle  n'a  pas  conscience  de  ce  qu'elle 
est ,  qu'elle  manque  de  l'unité  intellectuelle  par  où 
chacun  de  ses  membres  vivrait  de  la  vie  universelle , 
et  l'univers  de  la  vie  du  moindre  brin  d'herbe  com- 
pris dans  son  immensité.  Nous  sommes  plongés  dans 
la  nature,  nous  y  puisons  l'aliment  de  notre  exis- 
tence; mais,  loin  que  nous  y  formions  une  seule  vie 
par  une  intelligence  commune  à  tous,  nous  ignorons 
jusqu'aux  êtres  qui  nous  touchent  de  plus  près. 
Nous  passons  les  uns  à  côté  des  autres  comme  des 
étrangers,  et  l'univers  ne  répond  à  nos  investiga- 
tions douloureuses  que  par  le  spectacle  muet  de 
son  inanimée  splendeur.  La  nature  est  privée  de 
personnalité,  et  c'est  pourquoi  le  rationalisme ,  qui 
veut  qu'elle  existe  par  elle-même,  définit  le  prin- 
cipe des  choses  une  force  mflnie  à  l'état  imper- 
sonnel. 

Voilà  les  deux  doctrines. 

Et  remarquez,  Messieurs,  que  l'esprit  humain 
ne  saurait  en  concevoir  une  troisième  sur  le  prin- 
cipe des  choses.  Car  ou  bien  la  nature  existe  par 
elle-même  et  se  suffit  à  elle-même,  ou  bien  il  faut 
chercher  sa  cause  et  son  support  au-dessus  d'elle, 
non  pas  dans  une  nature  analogue  douée  de  la  même 
infirmité,  mais  dans  un  être  supérieur  répondant 
par  son  essence  à  l'idée  et  à  la  fonction  de  principe. 
C'est  l'un  ou  l'autre.  Si  l'on  choisit  la  nature,  comme 
elle  manque  de  personnalité,  il  faut  dire  que  le  prin- 
cipe des  choses  est  une  force  infinie  à  Vétat  imper- 
sonnel. Si  l'on  repousse  la  nature,  il  faut  dire  que  le 
principe  des  choses  est  un  être  surnaturel,  un  être 


—  252  — 

dont  la  conception  logique  mène  nécessairement  à 
cette  conclusion ,  que  le  principe  des  choses  est  un 
esprit  infini  à  l'état  personnel.  Ainsi  la  raison  hu- 
maine, quant  à  la  première  question  du  mystère 
des  destinées,  la  question  du  principe,  est  fatale- 
ment condamnée  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  profes- 
sions de  foi  :  Je  crois  en  Dieu,  —  Je  crois  en  la 
nature. 

C'est  pourquoi  il  n'y  a  dans  le  monde  que  deux 
doctrines  fondamentales,  le  théisme  et  le  panthéisme: 
la  première  qui  édifie  sur  l'idée  de  Dieu,  la  seconde 
sur  le  fait  de  la  nature  ;  l'une  qui  part  de  l'invisible 
et  de  l'infini,  l'autre  du  visible  et  de  l'indéfini.  Qui- 
conque n'est  pas  théiste  est  logiquement  panthéiste , 
et  quiconque  n'est  pas  panthéiste  est  nécessairement 
théiste.  Tout  homme  fait  son  choix  entre  ces  deux 
doctrines ,  et  la  vie  humaine  s'enlace  à  l'une  ou  à 
l'autre  comme  à  l'arbre  de  vie  et  à  l'arbre  de  mort. 
On  vous  a  donné  peut-être  le  panthéisme  comme 
une  rare  découverte  des  siècles  nouveaux ,  comme 
un  trésor  lentement  extrait  des  champs  de  la  con- 
templation par  le  labeur  des  sages  :  le  fait  est  qu'il 
est  aussi  vieux  que  l'humanité  corrompue,  et  qu'il 
suffit  d'une  tête  d'enfant  pour  concevoir  qu'il  y  a  un 
Dieu,  ou  que,  s'il  n'y  en  a  point,  la  nature  est  à  elle- 
même  son  principe  et  son  Dieu. 

C'est  un  don  de  la  vérité,  Messieurs,  que  sur  une 
question  aussi  capitale  que  celle  du  principe  des 
choses,  vous  n'ayez  à  choisir  qu'entre  deux  doc- 
trines, et  que,  l'une  rejetée,  l'autre  se  montre  avec 
le  caractère  infaillible  de  la  nécessité  logique^ 


—  253  - 

A  quoi  vous  attendez-vous  maintenant,  Messieurs? 
Vous  pensez  peut-être  que  je  vais  vous  démontrer 
l'existence  de  Dieu?  Je  vous  déclare  que  pour  rien 
au  monde  je  ne  voudrais  vous  la  démontrer,  non 
parce  que  la  chose  est  impossible,  mais  parce  que 
telle  n'est  pas  la  question.  L'existence  de  Dieu  n'est 
pas  un  dogme  qui  soit  par  terre ,  et  qu'il  faille  tirer 
de  la  poudre  ;  c'est  un  dogme  qui  est  debout ,  qui  se 
tient  entre  l'Église,  dont  je  vous  ai  fait  voir  l'autorilé 
divine,  et  Jésus -Christ,  dont  je  vous  ai  prouvé  la 
divinité  personnelle.  Dieu  a  été  le  fond  de  tout  ce 
que  nous  avons  vu  jusqu'à  présent.  Il  s'est  révélé  à 
nous  comme  se  révèlent  tous  les  êtres ,  par  son  ac- 
tion. Si  Dieu  n'avait  pas  agi  sur  la  terre,  et  s'il  n'y 
agissait  pas  encore  tous  les  jours,  nul  ne  croirait  en 
lui,  quelque  démonstration  qu'en  fissent  la  métaphy- 
sique et  l'éloquence.  L'humanité  croit  en  Dieu  parce 
qu'elle  le  voit  agir.  La  question  n'est  donc  pas  de  le 
démontrer,  mais  d'en  approfondir  l'idée,  et  de  la 
porter  devant  l'esprit  à  tout  l'éclat  qu'elle  y  peut 
obtenir. 

Écartons  même  ces  preuves  positives  de  Dieu; 
oublions  ces  travaux  dans  le  monde ,  et  supposons 
que  nous  ayons  devant  nous  la  question  toute  nue 
de  son  existence.  Il  ne  s'ensuivra  pas  encore  qu'il  y 
ait  nécessité  de  la  démontrer  directement.  Car  notre 
esprit  porte  en  lui-même  la  certitude  qu'il  y  a  un 
principe  des  choses,  et,  en  outre,  que  ce  principe  est 
nécessairement  ou  Dieu  ou  la  nature.  Il  ne  s'agit 
plus  que  de  choisir,  et  une  affaire  de  choix  est  toute 
autre  chose  qu'une  situation  où  le  raisonnement  doit 

IV.—  8 


-  234  — 

tout  créer.  J'ai  à  mettre  en  regard  le  théisme  et  le 
panthéisme  :  voilà  ma  tâche;  j'ai  à  rechercher  le- 
quel des  deux  est  en  harmonie  avec  la  nature, 
l'intelligence ,  la  conscience  et  la  société  :  voilà  ma 
force. 

Avant  de  commencer  cette  comparaison,  ou  plutôt 
en  la  commençant,  je  ferai  une  remarque;  c'est  que 
Dieu  est  ici- bas  le  plus  populaire  de  tous  les  êtres, 
tandis  que  le  panthéisme  est  un  système  purement 
scientifique.  Au  milieu  des  champs,  appuyé  sur  son 
instrument  de  travail ,  le  laboureur  lève  les  yeux 
vers  le  ciel ,  et  il  nomme  Dieu  à  ses  enfants  par  un 
mouvement  simple  comme  son  âme.  Le  pauvre  l'ap- 
pelle, le  mourant  l'invoque,  le  pervers  le  craint, 
l'homme  de  bien  le  bénit,  les  rois  lui  donnent  leurs 
couronnes  à  porter,  les  armées  le  placent  en  tête 
de  leurs  bataillons,  la  victoire  lui  rend  grâces,  la 
défaite  y  cherche  un  secours,  les  peuples  s'arment 
de  lui  contre  leurs  tyrans  ;  il  n'est  pas  un  lieu ,  un 
temps,  une  occasion,  un  sentiment  où  Dieu  ne  pa- 
raisse et  ne  soit  nommé.  L'amour  lui-même,  si  sûr 
de  son  charme ,  si  confiant  dans  son  immortalité 
propre,  n'ose  pas  pourtant  se  passer  de  lui,  et  il  vient 
au  pied  de  ses  autels  lui  demander  la  confirmation 
des  promesses  qu'il  a  tant  de  fois  jurées.  La  colère 
croit  n'avoir  atteint  son  expression  suprême  qu'après 
avoir  maudit  cet  adorable  nom ,  et  le  blasphème  est 
un  hommage  encore  d'une  foi  qui  se  révèle  en  s'ou- 
bliant.  Que  dirai- je  du  parjure?  Voilà  un  homme 
qui  est  en  possession  d'un  secret  d'où  dépend  sa 
fortune,  son   honneur;  lui  seul  le  connaît  sur  la 


—  255  — 

terre,  lui  seul  est  son  juge.  Mais  la  vérité  a  un  com- 
plice éternel  en  Dieu ,  elle  appelle  Dieu  à  son  se- 
cours, elle  met  le  cœur  de  l'homme  aux  prises  avec 
le  serment,  et  celui-là  même  qui  sera  capable  d'en 
violer  la  majesté  ne  le  fera  pas  sans  un  tremblement 
intérieur,  comme  devant  l'action  la  plus  lâche  et  la 
plus  forcenée.  Et  pourtant  qu'y  a-t-il  dans  cette  pa- 
role :  Je  le  jure?  Rien  qu'un  nom  ,  il  est  vrai,  mais 
c'est  le  nom  de  Dieu.  C'est  le  nom  qu'ont  adoré  tous 
les  peuples,  auquel  ils  ont  bâti  des  temples,  consa- 
cré des  sacerdoces,  adressé  des  prières  ;  c'est  le  nom 
le  plus  grand,  le  plus  saint ,  le  plus  efficace,  le  plus 
populaire  que  les  lèvres  de  l'homme  aient  reçu  la 
grâce  de  prononcer. 

En  est-il  de  même  du  panthéisme?  Où  le  cherche- 
rons-nous? Venez  avec  moi,  Messieurs;  frappons  à 
cette  porte  :  elle  est  illustre,  et  plus  d'une  main  cé- 
lèbre aussi  l'a  heurtée.  Nous  voici  devant  un  sage. 
Prions- le  de  nous  expliquer  le  mystère  de  nos  des- 
tinées ;  car  il  l'a  pénétré.  Mais  que  nous  dit-il  ?  qu'il 
n'y  a  au  monde  qu'une  seule  substance.  Pourquoi? 
Parce  que  la  substance  est  ce  qui  est  en  soi,  et  que 
ce  qui  est  en  soi  est  nécessairement  unique ,  infini  ^ 
éternel ,  Dieu.  Voilà  donc  tout  l'éclaircissement  de 
notre  vie  posée  sur  une  définition  métaphysique.  Je 
n'examine  pas  si  elle  est  vraie  ou  fausse ,  si  les  con- 
clusions qu'on  en  tire  sont  légitimes ,  s'il  est  aisé  ou 
non  de  définir  autrement  la  substance,  et  de  renver- 
ser par  cela  même  tout  l'échafaud  de  cette  doctrine  : 
je  défie  seulement  l'humanité  de  la  comprendre.  Car 
vous-mêmes ,  Messieurs,  vous,  initiés  dès  votre  en- 


—  256  — 

fance  aux  spéculations  des  mots  et  des  idées ,  vous 
n'en  saisiriez  le  tissu,  si  je  vous  l'exposais,  qu'avec 
une  extrême  difficulté.  Peut-être  même  beaucoup 
d'entre  vous  n'y  réussiraient  pas  ;  car  rien  n'est  plus 
rare  que  la  sagacité  métaphysique ,  que  cet  œil  qui 
écarte  de  devant  lui  toutes  les  réalités ,  et  pénètre 
d'un  regard  fixe  le  monde  des  abstractions.  Vous 
sentiriez  bientôt  se  gonfler  les  veines  de  votre  front, 
une  sorte  d'éblouissement  saisir  votre  pensée  au  fond 
de  ses  plus  intimes  replis,  et  tout  disparaître  devant 
vous,  le  réel  et  l'idéal ,  dans  une  défaillance  doulou- 
reuse. Et  ce  serait  là,  dans  ces  subtiles  et  inabor- 
dables profondeurs,  que  la  vérité  première  aurait 
caché  sa  face  1  Ce  serait  là  qu'elle  attendrait  le  genre 
humain  pour  lui  dicter  son  sort!  Le  croyez -vous? 
Pour  moi,  je  ne  le  crois  pas  :  je  crois  au  Dieu  du 
pauvre  et  du  simple;  je  crois  au  Dieu  que  la  cabane 
connaît,  que  l'enfance  écoute,  dont  le  malheur  sait 
le  nom,  qui  a  trouvé  des  voies  pour  arriver  à  tous,  si 
petits  qu'ils  soient,  et  qui  n'a  d'ennemis  que  l'orgueil 
de  la  science  et  la  corruption  du  cœur.  Je  crois  à  ce 
Dieu-là;  j'y  crois  parce  que  je  suis  homme,  et,  en 
répétant  avec  tous  les  peuples  et  à  tous  les  âges  le 
premier  article  du  symbole  de  l'Église,  je  ne  fais  que 
me  dire  homme  et  m'inscrire  à  mon  rang  dans  la 
communauté  naturelle  des  âmes. 

Vous  l'avouerai- je.  Messieurs  :  c'est  la  première 
fois  depuis  que  je  suis  chargé  du  ministère  de  la 
parole  divine,  c'est,  dis-je,  la  première  fois  que 
j'aborde  cette  question  de  l'existence  de  Dieu ,  si  tou- 
tefois on  peut  l'appeler  une  question.  Jusqu'ici  je  l'ai 


—  257  — 

dédaignée  comme  inutile;  j'ai  cru  qu'il  ne  fallait  pas 
démontrer  à  un  fils  l'existence  de  son  père ,  et  que 
qui  ne  le  connaît  pas  ne  mérite  pas  de  le  connaître. 
Mais  le  cours  de  la  pensée  m'a  contraint  de  vous  en 
dire  quelque  chose  ;  et  toutefois  ,  en  faisant  à  l'ordre 
logique  cette  concession,  je  n'ai  pas  voulu  vous  lais- 
ser penser  que  j'eusse  pour  but  de  satisfaire  au  be- 
soin de  votre  cœur,  ni  du  peuple  et  du  siècle  où  nous 
vivons.  Grâce  à  Dieu ,  nous  croyons  en  Dieu,  et  si  je 
doutais  de  votre  foi ,  vous  vous  lèveriez  pour  me  re- 
pousser du  milieu  de  vous  ;  les  portes  de  cette  mé- 
tropolitaine s'ouvriraient  d'elles-mêmes  sur  moi,  et 
le  peuple  n'aurait  besoin  que  d'un  regard  pour  me 
confondre,  lui  qui  tout  à  l'heure,  au  milieu  même  de 
l'enivrement  de  sa  force ,  après  avoir  renversé  plu- 
sieurs générations  de  rois,  portait  dans  ses  mains 
soumises ,  et  comme  associée  à  son  triomphe ,  l'i- 
mage du  Fils  de  Dieu  fait  homme (  Applaudisse- 
ments. ) 

N'applaudissons  pas,  Messieurs,  la  parole  de  Dieu  ; 
croyons-la,  aimons-la,  pratiquons-la,  c'est  la  seule 
acclamation  qui  monte  jusqu'au  Ciel  et  qui  soit  digne 
de  lui. 

Je  devrais  finir,  Messieurs ,  puisque  vous  m'aver- 
tissez de  l'heureuse  inutilité  de  mon  discours.  Per- 
mettez-moi cependant ,  avant  de  le  clore ,  de  recher- 
cher pourquoi  l'idée  de  Dieu  est  populaire,  et  si  cette 
popularité  ne  serait  qu'une  vaine  illusion  du  genre 
humain. 

Nous  avons  dit  que  nous  avions  en  notre  pouvoir 
quatre  moyens  de  vérification  des  doctrines  :  la  na- 


—  238  — 

ture,  rintelligence,  la  conscience  et  la  société.  Si 
donc  l'idée  de  Dieu  est  légitime,  elle  doit  puiser  sa 
force  dans  ces  quatre  sources  de  lumières,  tandis 
que  le  panthéisme  y  rencontrera  nécessairement  sa 
condamnation. 

La  nature  est  un  grand  spectacle,  elle  épuise  aisé- 
ment nos  yeux  et  notre  imagination  :  mais  a-t-elle  le 
caractère  d'un  être  sans  cause ,  d'un  être  qui  existe 
par  soi?  Peut-elle  dire  comme  Dieu,  dans  Moïse  : 
Ego  swm ,  qui  sum ,  —  Je  suis  Celui  qui  suis?  L'in- 
fini est  le  premier  caractère  de  l'être  sans  cause  :  la 
nature  a-t-elle  ce  caractère?  Regardons-la,  tout  ce 
que  nous  y  voyons  a  des  limites,  tout  y  est  figure  et 
mouvement,  figure  déterminée,  mouvement  calculé; 
tout  y  tombe  sous  l'empire  étroit  de  la  mesure, 
même  les  distances  qui  demeurent  inconnues  à  nos 
instruments,  mais  qui  ne  le  sont  point  à  nos  concep- 
tions. Nous  sentons  la  borne  là  même  où  notre  œil  ne 
la  voit  pas  ;  il  nous  suffit  de  la  saisir  dans  un  point 
pour  la  conclure  partout.  L'infini  est  indivisible ,  et 
n'y  eût-il  dans  l'univers  qu'un  atome  soumis  à  notre 
faible  main,  nous  saurions  que  la  nature  est  finie,  et 
que  son  immensité  n'est  que  le  voile  éclatant  de  sa 
misère. 

Si  la  nature  était  par  soi-même,  elle  aurait  de 
plus  le  caractère  de  la  liberté  absolue,  c'est-à-dire 
de  la  souveraineté  :  car,  de  quoi  peut  dépendre  un 
être  qui  n'a  point  de  cause?  Mais  est-ce  là  ce  que 
nous  remarquons  dans  les  opérations  qui  nous  ma- 
nifestent sa  vie?  L'univers  est  serf  ;  il  roule  dans  un 
cercle  où  n'apparaît  aucune  spontanéité;  la  pierre 


^  259  — 

reste  où  la  main  l'a  mise,  et  l'astre  suit  une  orbite  où 
nous  le  retrouvons  toujours.  Ces  mondes  prodigieux 
par  leur  masse  et  leur  mouvement  n'ont  jamais 
révélé  à  l'observateur  qu'un  mécanisme  sourd  et 
aveugle,  une  force  esclave,  une  désespérante  im- 
puissance de  dévier  de  leur  loi.  Et  l'homme  lui- 
même,  l'homme,  en  qui  seul  apparaît  sur  la  terre 
cette  liberté  dont  nous  cherchons  vainement  la  trace 
dans  tout  le  reste,  l'homme  est-il  souverain? Naît-il 
à  l'heure  qu'il  a  marquée?  meurt- il  à  l'heure  qu'il 
désignera?  Peut -il  s'afffranchir  de  ce  qui  limite  et 
meurtrit  son  existence?  Comme  la  nature  dont  il  fait 
partie,  il  a  sa  grandeur,  mais  une  grandeur  qui 
trahit  d'autant  plus  son  infirmité.  Il  est  semblable  à 
ces  rois  qui  suivaient  le  triomphateur  au  Capitole , 
et  dont  l'abaissement  s'accroissait  des  restes  mêmes 
de  leur  majesté.  Aussi  deux  sentiments  naissent  à  la 
fois  du  spectacle  de  l'univers  :  l'admiration  et  la 
pitié.  Et  tous  les  deux,  se  fortifiant  l'un  par  l'autre , 
concluent  ensemble  à  la  vanité  de  la  nature  et  à  la 
recherche  de  son  auteur.  C'est  le  langage  des 
mondes ,  c'est  leur  éloquence  éternelle ,  c'est  le  cri 
de  leur  conscience ,  si  l'on  pouvait  donner  ce  nom  à 
la  force  qui  les  contraint  de  parler  pour  un  plus 
grand  qu'eux,  et  de  redire  à  tous  les  échos  du  temps 
et  de  l'espace  le  cantique  de  la  créature  au  Créateur  : 
Non  nobis,  Domine,  non  nobis,  sed  nomini  tuo  glo- 
riam,  —  Non  pas  à  nous,  Seigneur ,  non  pas  à  nous 
la  glim^e ,  mais  à  votre  nom  !  Oui ,  mondes  sacrés 
qui  roulez  sur  nos  têt^s ,  astres  brillants  et  joyeux 
qui  menez  votre  course  sous  la  main  du  Très-Haut , 


—  260  — 

îles  fortunées  qui  dressez  vos  rivages  dans  l'océan 
du  ciel,  oui,  vous  n'avez  jamais  menti  à  l'homme! 

Il  n'importe  pas,  Messieurs,  desavoir  si  le  pan- 
théisme essaie  ou  non  de  détourner  de  son  sens  le 
spectacle  de  la  nature.  Ce  qui  importe ,  c'est  que 
l'homme  pris  en  général,  l'homme  de  l'humanité, 
voie  du  premier  coup  d'œil  que  l'univers  n'existe  pas 
par  lui-même. 

Jamais  la  métaphysique  ne  détruira  cette  impres- 
sion profonde  causée  à  l'homme  par  la  vue  des  choses 
dont  se  compose  la  scène  où  nous  vivons.  Un  enfant 
saisit  l'incapacité  du  ciel  et  de  la  terre;  il  la  voit,  il 
la  sent,  il  la  touche,  il  y  reviendra  toujours  comme 
à  un  sentiment  invincible  qui  fait  partie  de  son  être. 
Vous  aurez  beau  lui  dire  qu'il  est  Dieu  ;  il  lui  suffit 
d'avoir  eu  la  fièvre  pour  comprendre  que  vous  vous 
moquez  de  lui. 

En  regardant  la  nature,  l'homme  voit  des  réalités; 
en  regardant  son  intelhgence,  il  voit  des  vérités.  Les 
réalités  sont  finies  comme  la  nature  qui  les  contient; 
les  vérités  sont  infinies,  éternelles,  absolues,  c'est- 
à-dire  plus  grandes  que  l'intelligence  où  nous  les  dé- 
couvrons. La  nature  nous  montre  des  figures  de 
géométrie  ;  l'intelligence  nous  révèle  la  loi  mathéma- 
tique elle-même,  la  loi  générale  et  abstraite  de  tous 
les  corps.  Elle  fait  plus,  elle  nous  révèle  la  loi  méta- 
physique, c'est-à-dire  la  loi  de  l'être,  quel  qu'il  soit, 
la  loi  qui  s'applique  aussi  bien  aux  esprits  qu'aux 
corps.  A  cette  hauteur  et  dans  cet  horizon ,  l'univers 
disparaît  aux  regards  de  notre  esprit,  ou  du  moins 
nous  ne  le  voyons  plus  que  comme  le  reflet  d'un 


—  261  — 

monde  supérieur,  comme  l'ombre  d'une  lumière  sans 
rivages  ;  le  réel  s'absorbe  dans  le  vrai ,  qui  est  sa  ra- 
cine ;  la  réalité  se  mesure  par  la  vérité. 

Mais  où  est -elle,  la  vérité?  Où  est  son  lieu, 
son  siège,  son  essence  vivante?  Est-ce  une  pure 
abstraction  de  notre  esprit?  N'est-ce  qu^  l'uni- 
vers agrandi  par  un  rêve?  S'il  en  était  ainsi,  notre 
intelligence  elle-même  serait  un  songe;  la  vérité, 
qui  nous  paraît  le  principe  de  tout,  ne  serait  que 
l'exagération  et  comme  l'extravagance  de  la  réalité 
sensible. 

Dirons-nous  que  la  vérité  a  pour  siège  notre  propre 
esprit?  Mais  notre  esprit  est  borné,  la  vérité  ne  l'est 
pas  ;  notre  esprit  a  commencé ,  la  vérité  est  éter- 
nelle ;  notre  esprit  est  susceptible  de  plus  et  de 
moins ,  la  vérité  est  absolue.  Dire  que  notre  esprit  est 
le  siège  de  la  vérité ,  c'est  dire  en  termes  obscurs  que 
notre  esprit  est  la  vérité  même,  la  vérité  vivante  : 
qui  est  assez  insensé  pour  le  croire?  Outre  la  con- 
tradiction qui  existe  entre  la  nature  de  notre  esprit 
et  la  nature  de  la  vérité ,  ne  voyons-nous  pas  les  in- 
telligences dont  se  compose  le  genre  humain  dans 
uneguerre  perpétuelle  d'affirmations  et  de  négations? 
La  vérité  serait  donc  en  guerre  avec  elle-même?  Elle 
dirait  oui  et  non  à  la  fois,  tout  en  restant  absolue. 
C'est  le  comble  de  la  démence. 

Si  la  vérité  n'est  pas  un  vain  nom ,  elle  n'est  dans 
l'univers  qu'à  l'état  d'expression,  et  dans  notre  esprit 
qu'à  l'état  d'apparition  ;  elle  est  dans  l'univers  comme 
l'artiste  dans  son  œuvre,  elle  est  dans  notre  esprit 
comme  le  soleil  dans  nos  yeux.  Mais  par  delà  l'uni- 


—  262  — 

vers  et  notre  esprit ,  elle  subsiste  en  elle-même ,  elle 
est  une  essence  réelle,  infinie,  éternelle,  absolue, 
existant  par  soi ,  ayant  conscience  et  intelligence  de 
soi;  car  comment  la  vérité  ne  s'entendrait-elle  pas 
elle-même ,  puisqu'elle  est  la  source  de  tout  entende- 
ment? Or  dire  cela  de  la  vérité,  c'est  définir  Dieu  : 
Dieu  est  le  nom  propre  de  la  vérité,  comme  la  vérité 
est  le  nom  abstrait  de  Dieu. 

11  y  a  donc  un  Dieu ,  s'il  y  a  une  vérité.  Vous  plaît- 
il  de  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  vérité?  C'est  votre  affaire, 
et  je  ne  vais  pas  contre. 

Peut-être,  Messieurs,  vous  sentirez  mieux  encore 
la  force  de  cette  conclusion  en  l'appliquant  à  l'ordre 
de  la  conscience.  De  même  que  la  vérité  est  l'objet 
et  la  vie  de  l'esprit,  la  justice  est  l'objet  et  la  vie  de 
la  conscience.  La  conscience  aperçoit  et  approuve 
une  règle  des  droits  et  des  devoirs  entre  les  êtres 
doués  de  liberté.  Cette  règle  est  la  justice.  Mais  où 
est- elle  la  justice?  Est-ce  un  simple  résultat  de  la 
volonté  humaine?  En  ce  cas,  la  justice  n'est  qu'une 
convention,  une  loi  fragile  née  aujourd'hui,  et  qui 
tombera  demain.  Est-ce  un  ordre  fondé  sur  la  nature 
même  de  l'homme?  Mais  cette  nature  est  variable, 
corruptible,  sujette  à  des  passions  qui  l'égarent.  Ce 
qui  est  l'ordre  pour  l'un  sera  le  désordre  pour  l'au- 
tre. Il  faut  donc,  si  la  justice  est  une  réalité,  qu'elle 
soit  une  loi  éternelle  et  absolue,  réglant  les  rapports 
des  volontés  libres,  comme  les  mathématiques  sont 
une  loi  éternelle  et  absolue,  réglant  les  rapports  des 
êtres  matériels ,  et  la  métaphysique  une  loi  éternelle 
et  absolue,  réglant  les  rapports  des  intellig^ences 


—  263  — 

av6C  tous  les  êtres  soil  existants,  soit  possibles.  En 
dehors  de  cette  notion ,  la  justice  n'est  qu'un  mot  qui 
arme  les  forts  contre  les  faibles ,  les  heureux  contre 
les  malheureux.  Or  cette  notion  entraîne  nécessai- 
rement celle  de  Dieu,  puisqu'une  loi  éternelle  et  ab- 
solue ne  saurait  être  une  réahté  que  dans  la  personne 
d'un  être  subsistant  par  soi,  ayant  une  volonté  active 
et  droite,  capable  de  promulguer  un  ordre,  de  le  sou- 
tenir, de  récompenser  l'obéissance  et  de  punir  la  ré- 
belli-on. 

La  vérité  est  le  premier  nom  de  Dieu,  la  justice  est 
le  second. 

Or  qu'il  y  ait  des  hommes  pour  qui  la  vérité  et  la 
justice  ne  soient  qu'un  jeu  de  philosophie,  qui  s'en- 
ferment dans  la  solitude  orgueilleuse  de  leur  pensée 
pour  y  bâtir  leur  gloire  sur  des  systèmes  qui  portent 
leur  nom ,  cela  se  comprend.  Mais  l'humanité  pauvre 
et  souffrante  n'en  est  pas  là  ;  elle  a  besoin  de  vérité 
pour  se  nourrir,  de  justice  pour  se  défendre ,  et  elle 
sait  que  le  véritable  nom  de  l'une  et  de  l'autre,  c'est 
le  nom  de  Dieu  ;  que  la  véritable  force  de  l'une  et  de 
l'autre,  c'est  la  force  de  Dieu.  Elle  ne  s'y  est  jamais 
trompée.  Quand  on  l'opprime ,  elle  lève  ses  mains 
vers  Dieu,  elle  en  inscrit  le  nom  sur  ses  drapeaux, 
elle  dit  à  l'oppresseur  cette  dernière  et  solennelle  pa- 
role de  l'âme  qui  croit  et  espère  :  Je  vous  cite  au  tri- 
bunal de  Dieu  1 

Ce  tribunal  a  tôt  ou  tard  son  heure,  son  heure  tem- 
porelle et  visible ,  outre  son  heure  éternelle.  Les  rois 
y  comparaissent  dès  ici- bas,  et  les  nations  aussi. 
C'est  ce  tribunal  permanent  au  sein  de  l'erreur  et  de 


—  264  — 

l'iniquité  qui  sauve  le  monde.  En  vain  l'orgueil  veut 
l'abattre;  le  peuple  sauvé  par  lui  le  sauve  à  son 
tour.  S'il  n'y  avait  parmi  nous  que  des  sages,  l'idée 
de  Dieu  pourrait  y  périr,  car  un  homme  seul  est 
toujours  puissant  contre  Dieu;  mais  malheureuse- 
ment les  nations  sont  faibles  contre  lui,  parce  qu'elles 
ne  peuvent  se  passer  de  justice  et  de  vérité.  Elles  le 
protègent  contre  les  savantes  chimères  d'une  fausse 
sagesse  ;  elles  en  maintiennent  la  mémoire  avec  une 
fidélité  qui  n'en  conserve  pas  toujours  la  parfaite  no- 
lion,  mais  qui  du  moins  n'a  pas  permis  jusqu'à  pré- 
sent que  le  soleil  et  l'histoire  vissent  un  peuple  athée. 
Quoi  qu'on  ait  fait.  Dieu  est  resté  la  pierre  angulaire 
de  la  société  humaine  ;  aucun  législateur  n'a  osé  le 
bannir,  aucun  siècle  ne  l'a  ignoré ,  aucune  langue  n'a 
effacé  son  nom.  Aussi  bien  sur  la  terre  que  dans  le 
ciel,  il  est  parce  qu'il  est. 

Mais  si  Dieu  a  pour  lui  la  nature,  l'intelligence, 
la  conscience  et  la  société,  que  reste- t-il  au  pan- 
théisme ?  où  sera  son  point  d'appui  ?  Il  le  cherchera , 
Messieurs,  dans  les  ténèbres  d'une  métaphysique 
abstruse  :  il  s'isolera  de  toutes  les  réahtés ,  de  tous 
les  sentiments  et  de  tous  les  besoins,  pour  se  com- 
poser un  labyrinthe  dont  la  pensée  ne  saura  plus  re- 
trouver les  issues.  Il  en  perdra  lui-même  le  fil;  en- 
fermé dans  la  prison  subtile  qu'il  se  sera  construite, 
il  sera  pris  du  rire  de  l'orgueil  qui  s'est  trompé 
lui-même,  et  appelant  à  lui,  du  fond  corrompu  des 
âges ,  les  esprits  curieux  des  doctrines  rares,  il  jettera 
sur  Dieu  et  sur  le  genre  humain  l'anathème  du  mé- 
pris. Dieu  passera  sans  l'entendre,  et  le  genre  hu- 


—  265  - 

main  sans  lui  répondre.  Faisons  comme  eux,  passons 
aussi. 

Nous  avons  de  Dieu  une  triple  intuition  :  intuition 
négative  dans  la  nature  ;  intuition  directe  dans  les 
idées  de  vérité  et  de  justice;  intuition  pratique  dans 
la  société  humaine.  La  nature,  en  nous  montrant  des 
caractères  incompatibles  avec  un  être  qui  existerait 
par  soi-même,  nous  fait  remonter  jusqu'à  sa  source  ; 
les  idées  de  vérité  et  de  justice  nous  nomment  Dieu , 
sans  qui  elles  ne  seraient  rien  ;  la  société  humaine , 
qui  ne  peut  se  passer  de  lui,  nous  prouve  son  exis- 
tence par  sa  nécessité.  Mais  outre  ces  révélations 
constantes  et  inamissibles,  il  en  est  que  la  divine 
Providence  sème  de  loin  en  loin  sur  la  route  des  na- 
tions; elle  frappe  des  coups  de  foudre;  elle  déchire 
des  voiles ,  elle  donne  de  sa  présence  un  sentiment  si 
plein  et  si  profond,  que  nul  ne  s'y  trompe,  et  qu'un 
peuple  entier  laisse  échapper  de  son  cœur  ce  cri  una- 
nime et  involontaire  :  Dieu  !  c'est  Dieu  !  Nous  assis- 
tons, Messieurs,  à  une  de  ces  œuvres  où  Dieu  se  dé- 
couvre; hier  il  a  passé  dans  nos  murs,  et  toute  la 
terre  l'a  vu.  Pourrais-je  donc  me  taire  devant  lui? 
Pourrais -je  retenir  sur  mes  lèvres  tremblantes  la 
prière  de  l'homme  qui,  un  jour  de  sa  vie,  a  vu  son 
Dieu  de  plus  près? 

0  Dieu,  qui  venez  de  frapper  ces  coups  terribles, 
Dieu,  le  juge  des  rois  et  l'arbitre  du  monde,  regardez 
dans  une  lumière  propice  ce  vieux  peuple  français , 
le  fils  aîné  de  votre  droite  et  de  votre  Église.  Souve- 
nez-vous de  ses  services  passés,  de  vos  bénédictions 
premières;  renouez  avec  lui  l'antique  aUiance  qui 


—  266  — 

l'avait  fait  votre  homme  ;  appelez-en  à  son  cœur  qui 
fut  si  plein  de  vous,  et  qui  tout  à  l'heure  encore,  dans 
les  prémices  d'une  victoire  où  rien  de  royal  ne  fut 
épargné  par  lui,  vous  donnait  des  gages  de  l'empire 
qu'il  n'accorde  plus  qu'à  vous.  0  Dieu  juste  et  saint, 
par  cette  croix  de  votre  Fils  que  leurs  mains  ont 
portée  du  palais  profané  des  rois  au  palais  sans 
tache  de  votre  épouse,  veillez  sur  nous,  protégez- 
nous,  éclairez -nous,  prouvez  au  monde  une  fois 
de  plus  qu'un  peuple  qui  vous  respecte  est  un  peuple 
sauvé. 


QUARANTE- SIXIEME  CONFEP.EINCE 


DE   LA   VIE    INTIME   DE   DIEU 


Monseigneur  , 

Messieurs, 

Dieu  existe;  mais  que  tait-il?  Quelle  est  son  ac- 
tion? Quelle  est  sa  vie?  C'est  la  question  qui  se  pré- 
sente immédiatement  à  l'esprit.  Dès  que  l'esprit  a 
reconnu  l'existence  d'un  être,  il  se  demande  com- 
ment il  vit;  et  à  plus  forte  raison  se  le  demandera- 
t-il  de  Dieu ,  qui,  étant  le  principe  des  êtres,  excite 
en  nous  un  besoin  de  sa  connaissance  d'autant  plus 
ardent  et  juste ,  que  son  action  est  le  modèle  de  toute 
action,  et  sa  vie  l'exemplaire  de  toute  vie.  Qu'est-ce 
donc  que  Dieu  fait?  A  quoi  passe-t-il  son  éternité? 
Voilà,  certes,  une  question  hardie.  Pourtant  l'homme 
se  la  fait,  et  il  veut  la  résoudre.  Mais  comment  la 


—  268  — 

résoudre?  Comment  pénétrer  dans  Tessence  divine 
pour  y  entrevoir  l'mcompréhensible  mouvement  d'un 
esprit  éternel,  infini,  absolu,  immuable? 

Trois  doctrines  se  présentent  à  nous.  L'une  af- 
firme que  Dieu  est  condamné  par  la  souveraine  ma- 
jesté de  sa  nature  à  un  épouvantable  isolement;  que, 
seul  en  lui-même,  il  se  regarde  d'un  regard  qui  ne 
rencontre  que  lui,  et  s'aime  d'un  amour  qui  n'a 
d'objet  que  lui  ;  qu'en  ce  regard  et  cet  amour  à  tout 
jamais  solitaires  consistent  la  nature  et  la  perfection 
de  sa  vie. 

Selon  la  seconde  doctrine,  l'univers  nous  mani- 
feste la  vie  de  Dieu,  ou  plutôt  il  est  la  vie  même  de 
Dieu.  Nous  voyons  en  lui  son  action  permanente, 
le  théâtre  où  se  réalise  sa  puissance  et  où  se  réflé- 
chissent tous  ses  attributs.  Dieu  n'est  pas  sans  l'u- 
nivers ,  pas  plus  que  l'univers  n'est  sans  Dieu. 
Dieu  est  le  principe,  l'univers  est  la  conséquence, 
mais  une  conséquence  nécessaire,  sans  laquelle  le 
principe  serait  inerte,  infécond,  impossible  à  conce- 
voir. 

La  doctrine  catholique  réprouve  ces  deux  sys- 
tèmes. Elle  n'admet  pas  que  Dieu  soit  un  être  soli- 
taire, éternellement  occupé  à  une  contemplation 
stérile  de  lui-même  ;  elle  n'admet  pas  non  plus  que 
l'univers,  bien  que  l'ouvrage  de  Dieu,  en  soit  la  vie 
propre  et  personnelle.  Elle  s'élève  au-dessus  de  ces 
idées  infirmes,  et,  nous  emportant  avec  la  parole  de 
Dieu  par  delà  toutes  les  conceptions  de  l'esprit  hu- 
main ,  elle  nous  apprend  que  la  vie  divine  consiste 
dans  l'union  coéternelle  de  trois  personnes  égales  en 


—  269  — 

qui  la  pluralité  détruit  la  solitude,  et  l'unité  la  divi- 
sion ;  dont  le  regard  se  répond ,  dont  le  cœur  se  com- 
prend, et  qui,  plongées  dans  ce  flux  et  reflux  de 
l'une  à  l'autre,  identiques  par  la  substance,  dis- 
tinctes par  la  personnalité,  forment  ensemble  une 
ineffable  société  de  lumière  et  d'amour.  Telle  est  l'es- 
sence de  Dieu,  et  telle  sa  vie,  l'une  et  l'autre  forte- 
ment exprimées  par  cette  parole  de  l'apôtre  saint 
Jean  :  Très  sunt  qui  testimonium  dant  in  cœîo ,  Pa- 
ter, Verbum ,  et  Spirifus  sanctiis.  —  Il  y  en  a  trois 
gui  rendent  témoignage  dans  le  ciel,  le  Père,  le 
Fils,  et  le  Saint-Esprit,  et  ces  trois  ne  sont  qu'une 
chose  (1). 

Ici ,  Messieurs ,  et  bien  peu  de  temps  après  vous 
avoir  promis  des  clartés,  il  semble  que  je  prenne 
plaisir  à  vous  a.ppeler  dans  un  dédale  de  ténèbres  ; 
car  se  peut-il  rien  concevoir  de  plus  effrayant  pour 
la  pensée  que  les  termes  par  où  je  viens  d'énoncer, 
d'après  l'Écriture  et  l'Église,  les  rapports  qui  con- 
stituent la  vie  intime  de  Dieu?  Toutefois,  Messieurs , 
ne  vous  fiez  pas  à  cette  impression  première  ;  con- 
fiez-vous plutôt  à  mes  promesses,  parce  qu'elles  sont 
celles  de  l'Évangile,  où  il  est  écrit  :  Ego  sum  lux 
mundi,  —  Je  suis  la  lumière  du  monde.  Et  encore  : 
Qui  sequitur  me  non  amhulat  in  tenebris,  sed  ha^ 
bebit  lumen  vitœ.  —  Celui  qui  me  suit  ne  marche  pas 
dans  les  ténèbres,  mais  il  aura  la  lumière  de  la 
vie  (2).  Oui,  rassurez-vous,  comptez  sur  Dieu,  qui 

(1)  1"  Épître,  chap.  v,  vers.  7. 

(2)  Saint  Jean,  chap.  vin,  vers.  12. 


—  270  — 

ne  vous  a  rien  proposé  d'inutile  à  croire,  et  qui  a  ca- 
ché des  trésors  éclatants  dans  les  mystères  les  plus 
obscurs ,  comme  il  a  caché  dans  les  entrailles  de  la 
terre  les  feux  du  diamant.  Suivez-moi,  passons  les 
colonnes  d'Hercule,  et,  laissant  la  vérité  enfler  nos 
voiles ,  avançons-nous  sans  crainte  jusqu'aux  régions 
transatlantiques  de  la  lumière. 

Nous  voulons  nous  rendre  compte  de  la  vie  divine; 
la  première  question  à  nous  faire  est  donc  celle-ci  : 
Qu'est-ce  que  la  vie?  Car  tant  que  nous  ne  saurons 
pas  ce  que  c'est  que  la  vie  en  soi,  il  est  clair  que  nous 
ne  pourrons  nous  former  aucune  idée  de  celle  de 
Dieu.  Qu'est-ce  donc  que  la  vie?  Pour  l'entendre,  il 
faut  nous  demander  ce  que  c'est  que  l'être  ;  car  la 
vie  est  évidemment  un  certain  état  de  l'être.  Nous 
arrivons  ainsi  à  cette  question  première  et  suprême  : 
Qu'est-ce  que  l'être  ?  Et  nous  la  résoudrons  en  cher- 
chant ce  qu'il  y  a  de  permanent  et  de  commun  dans 
les  êtres  infiniment  variés  dont  le  spectacle  est  sous 
nos  yeux.  Or  en  tous,  quels  que  soient  leur  nom, 
leur  forme,  leur  degré  de  perfection  ou  d'infériorité, 
nous  découvrons  une  force  mystérieuse  qui  est  le 
principe  de  leur  subsistance  et  de  leur  organisation , 
et  que  nous  appelons  l'activité.  Tout  être,  même  le 
plus  inerte  en  apparence ,  est  une  activité  ;  il  se  con- 
dense en  lui-même ,  il  résiste  aux  efforts  étrangers , 
il  attire  et  s'incorpore  des  éléments  qui  lui  obéissent. 
Un  grain  de  sable  est  en  lutte  et  en  harmonie  avec 
l'univers  entier,  et  il  se  conserve  par  cette  force  qui 
est  le  fond  même  de  son  être ,  et  sans  quoi  il  s'abî- 
merait dans  l'incapacité  absolue  du  néant.  L'activité 


—  271  — 

«tant  le  caractère  permanent  et  commun  de  tout  ce 
qui  est,  il  s'ensuit  que  l'être  et  l'activité  sont  une 
seule  et  même  chose,  et  que  nous  avons  le  droit  de 
poser  cette  définition  :  L'être  est  Factivité.  Saint 
Tliomas  d'Aquin  nous  en  a  donné  l'exemple,  lorsque 
ayant  à  définir  Dieu ,  qui  est  l'être  dans  sa  réalité 
totale ,  il  a  dit  :  Dieu  est  un  acte  pur. 

Mais  l'activité  entraîne  l'action ,  et  l'action  c'est  la 
vie.  La  vie  est  à  l'être  ce  que  l'action  est  à  l'activité. 
Vivre,  c'est  agir.  Il  est  vrai  que  l'action  spontanée, 
et  surtout  libre,  étant  l'action  parfaite,  on  marque 
ordinairement  la  naissance  ou  l'apparition  de  la 
vie  là  où  se  manifeste  ce  genre  d'action.  Ainsi  l'on 
dit  que  la  pierre  est,  que  la  plante  végète,  que  l'a- 
nimal vit  ;  mais  ces  différentes  expressions  ne  signa- 
lent que  les  gradations  de  l'activité,  dont  la  pré- 
sence, si  faible  qu'elle  soit,  constitue  partout  l'être 
vivant. 

Nous  savons  ce  que  c'est  que  la  vie.  Faisons  un 
pas  de  plus ,  cherchons-en  les  lois  générales ,  et  ap- 
pliquons-les à  Dieu. 

La  première  loi  générale  de  la  vie  est  celle-ci  : 
L'action  d'un  être  est  égale  à  son  activité.  En  eiïet, 
l'action  d'un  être  ne  saurait  être  limitée  que  par  une 
force  étrangère  ou  par  sa  propre  volonté.  Or  une 
force  étrangère  ne  l'arrête  qu'au  degré  où  il  manque 
lui-même  d'énergie,  et  quant  à  sa  volonté  propre, 
s'il  en  est  doué,  elle  le  porte  nécessairement  jus- 
qu'où il  peut  atteindre  par  sa  nature.  Une  action  su- 
périeureà  son  activité  lui  est  impossible;  une  action 
inférieure  ne  lui  suffit  pas;  une  action  égale  à  son 


—  272  — 

activité  est  la  seule  qui  le  mette  d'accord  avec  lui- 
même  et  avec  le  reste  de  l'univers.  Aussi,  Messieurs, 
soit  que  vous  considériez  le  mouvement  général  des 
mondes  ou  la  tendance  de  chaque  être  en  particulier, 
vous  les  verrez  tous  agir  selon  la  quantité  de  leurs 
forces ,  et  ne  mettre  de  bornes  à  leur  ambition  que 
parce  qu'il  en  existe  à  leurs  facultés.  Tous,  l'homme 
compris,  vont  jusqu'où  ils  peuvent;  tous,  parvenus 
au  terme  qui  les  épuise  et  les  arrête,  écrivent  comme 
le  poëte,  en  accusant  leur  impuissance  avec  or- 
gueil : 

Sistimus  hic  tandem  nobis  ubi  defuit  orbis. 

Cette  première  loi  générale  connue,  je  conclurai 
déjà  quelque  chose  touchant  la  vie  de  Dieu  ;  car  l'ac- 
tion d'un  être  étant  égale  à  son  activité,  et  Dieu  étant 
l'activité  infinie,  il  s'ensuit  qu'il  y  a  en  Dieu  une  ac- 
tion infinie ,  ou ,  pour  parler  plus  clairement  encore , 
qu'une  action  infinie  constitue  en  Dieu  la  vie  même 
de  Dieu.  Mais  qu'est-ce  qu'une  action?  La  nature  et 
l'humanité  ne  se  composent  que  d'un  tissu  d'actions; 
nous  ne  faisons  pas  autre  chose  depuis  l'instant  de 
notre  naissance  jusqu'à  celui  de  notre  mort  :  et  pour- 
tant savez -vous  bien  ce  que  c'est  qu'une  action? 
Avez-vous  jamais  médité  sur  le  sens  de  ce  mot,  qui 
renferme  à  lui  seul  tout  ce  qui  se  passe  au  ciel  et  sur 
la  terre?  L'action  est  un  mouvement  ;  il  nous  est  im- 
possible d'en  concevoir  la  nature  sous  une  forme  plus 
claire  et  plus  générale.  Le  corps  se  meut  quand  il 
agit,  la  pensée  se  meut  quand  elle  travaille,  le  cœur 


—  273  — 

se  meut  quand  il  conçoit  des  affections;  de  quelque 
part  que  vienne  l'acte,  la  langue  n'a  qu'un  terme 
pour  l'exprimer,  et  l'entendement  qu'une  idée  pour 
se  le  représenter.  Tout  est  en  mouvement  dans  l'uni- 
vers parce  que  tout  y  est  action ,  et  tout  y  est  action 
parce  que  depuis  Tatome  jusqu'à  l'astre,  depuis  la 
poussière  jusqu'à  l'esprit,  tout  y  est  activité.  Mais  le 
mouvement  suppose  un  but,  un  terme  où  l'être  as- 
pire. Je  m'agite,  je  cours,  j'expose  ma  vie  :  pour- 
quoi? Qu'est-ce  que  je  veux?  Apparemment  je  cher- 
che quelque  chose  qui  me  manque  et  dont  j'ai  be- 
soin :  car  si  rien  ne  me  manquait,  mon  mouvement 
n'aurait  pas  de  cause,  le  repos  serait  mon  état  natu- 
rel, l'immobilité  mon  bonheur.  Puisque  je  me  meus, 
c'est  pour  faire  :  faire  est  à  la  fois  le  motif  et  le  terme 
du  mouvement,  et  par  conséquent  l'action  est  un 
mouvement  producteur. 

Ne  vous  lassez  pas  de  me  suivre ,  Messieurs  ;  il  est 
vrai ,  je  vous  emporte  par  des  voies  dont  peut-être 
vous  n'entrevoyez  pas  encore  l'issue;  vous  êtes  pas- 
sagers sur  le  vaisseau  de  Colomb,  vous  cherchez 
en  vain  l'étoile  qui  vous  annonce  le  port  ;  mais  prenez 
courage,  tout  à  l'heure  vous  crierez  :  Terre  !  Nous  y 
touchons. 

L'action  est  un  mouvement  producteur,  je  viens 
de  le  démontrer,  et  comme  l'action  est  la  conséquence 
de  l'activité,  il  s'ensuit  que  la  production  est  la  fin 
dernière  de  l'activité,  c'est-à-dire  de  l'être,  puisque 
l'être  et  l'activité  sont  une  seule  et  même  chose. 
Mais  dans  quelle  proportion  l'être  produira- 1- il? 
Évidemment  dans  la  proportion  de  son  activité, 


—  274  — 

puisque,  selon  la  première  loi  générale  de  la  vie, 
l'action  d'un  être  est  égale  à  son  activité.  Ainsi  vivre, 
c'est  agir;  agir,  c'est  produire;  produire,  c'est  tirer 
de  soi  quelque  chose  d'égal  à  soi.  Sans  doute  on  peut 
concevoir  une  production  inférieure  à  l'être  d'où  elle 
émane  ;  mais  cette  production ,  si  elle  a  lieu ,  ne  sera 
pas  l'acte  principal  de  la  vie ,  elle  n'en  sera  que  l'ac- 
cessoire et  l'accident.  Tout  être  tend  à  produire  dans 
la  plénitude  de  ses  facultés ,  parce  qu'il  tend  à  vivre 
de  la  plénitude  de  sa  vie,  et  il  n'atteint  ce  terme  na- 
turel de  son  ambition  qu'en  tirant  de  lui  quelque 
chose  d'égal  à  lui-même.  Il  est  aisé  de  le  constater 
par  l'observation ,  après  l'avoir  établi  par  le  raison- 
nement. En  quoi  consiste,  par  exemple,  le  doulou- 
reux travail  de  l'artiste?  L'artiste  a  eu  dans  son  âme 
une  vision  du  vrai  et  du  beau  ;  l'horizon  s'est  déchiré 
sous  son  regard ,  et  il  a  saisi  dans  le  lointain  lumi- 
neux de  l'infmi  une  idée  qui  est  devenue  la  sienne  et 
qui  le  tourmente  jour  et  nuit.  Que  veut-il,  et  qu'est- 
ce  qui  le  trouble?  Il  veut  rendre  ce  qu'il  a  vu  ou  en- 
tendu ;  il  veut  qu'une  toile,  qu'une  pierre  ou  qu'une 
parole  exprime  sa  pensée,  comme  elle  est  en  lui,  avec 
la  même  clarté,  la  même  force,  la  même  poésie,  la 
même  accentuation.  Tant  qu'il  n'obtient  pas  cette 
bienheureuse  égalité  entre  sa  conception  et  son  style, 
il  est  sous  le  poids  d'un  malheur  qui  le  désespère  ; 
car  il  reste  au-dessous  de  lui-même,  et  il  pleure  en 
larmes  ardentes  l'inefficacité  de  son  génie,  qui  lui 
paraît  comme  une  insulte  et  une  mort.  Celui  à  qui  il 
acte  donné  davantage,  dit  l'Évangile,  on  lui  de- 
mandera davantage.  Telle  est  la  loi  de  la  production, 


—  275  — 

aussi  bien  dans  l'ordre  de  la  nature  et  de  Fart  que 
dans  l'ordre  de  la  vertu. 

Mais.  Messieurs,  pour  que  la  vie  produise  quel- 
que chose  d'égal  à  elle-même,  il  faut  qu'elle  pro- 
duise la  vie;  pour  que  l'être  vivant  produise  quel- 
que chose  d'égal  à  lui-même,  il  faut  qu'il  produise 
son  semblable,  ou,  en  d'autres  termes,  qu'il  soit 
fécond.  La  fécondité  est  le  terme  extrême  et  com- 
plet de  la  production,  qui  est  elle-même  le  terme 
nécessaire  de  l'activité.  Nous  arrivons  de  la  sorte  à 
connaître  et  à  poser  cette  seconde  loi  générale  de 
la  vie  :  L'activité  d'un  être  se  résume  dans  sa  fécon- 
dité. 

Ici,  Messieurs,  le  spectacle  des  choses  parle  si 
haut,  qu'il  est  presque  inutile  de  l'invoquer.  Quel 
est  dans  la  nature  l'être  vil  et  déshérité  qui  n'ait  reçu 
de  Dieu  la  grâce  de  produire  son  semblable,  de  se 
voir  dans  un  autre  lui-même  émané  de  lui?  La  plante 
ne  cesse  de  semer  dans  la  terre  le  germe  qui  la  mul- 
tiplie; l'arbre  répand  autour  de  lui  et  confie  aux 
vents  du  ciel  les  semences  mystérieuses  qui  lui  assu- 
rent une  innombrable  filiation  ;  l'animal  rassemble 
ses  petits  sous  sa  mamelle  intarissable;  et  l'homme, 
après  tout,  l'homme,  esprit  et  matière ,  réunit  dans 
sa  fragile  vie  la  double  fécondité  des  sens  et  de  la 
pensée.  Il  se  lègue  tout  entier  à  une  postérité  qui  le 
perpétue  par  l'âme  autant  que  par  le  corps,  père 
deux  fois  béni  et  deux  fois  immortel.  Oserais-je  aller 
plus  loin ,  et,  passant  de  l'homme  aux  frontières  op- 
posées de  la  vie,  vous  faire  remarquer  le  prodige  de 
la  fécondité  jusque  dans  ces  êtres  à  qui  la  science 


—  276  — 

refuse  l'organisation ,  et  qui  pourtant ,  malgré  leur 
misère ,  trouvent  encore  en  eux  la  force  de  séduire 
la  nature  et  de  se  perpétuer  dans  son  sein  par  des 
alliances  qui  accusent  leur  vitale  énergie?  Vaine- 
ment, d'un  pôle  à  l'autre,  de  l'homme  au  ver  de 
terre,  je  cherche  la  stérilité;  je  ne  la  découvre  qu'en 
un  lieu  et  en  une  chose,  dans  la  mort.  En  sorte 
qu'on  peut  dire  avec  une  exactitude  rigoureuse  que 
la  vie  est  la  fécondité,  et  que  la  fécondité  est  égale  à 
la  vie. 

Levons  les  yeux  maintenant,  nous  le  pouvons ,  le- 
vons-les vers  Dieu.  Si  ce  que  nous  avons  dit  est  vrai, 
Dieu,  étant  l'activité  infmie,  est  aussi  et  par  cela 
même  la  fécondité  infinie.  Car,  s'il  était  actif  sans 
être  fécond  ,  s'il  était  infiniment  actif  sans  être  infi- 
niment fécond,  il  s'ensuivrait  de  deux  choses  l'une, 
ou  bien  qu'il  aurait  une  action  improductive,  ou 
bien  qu'il  ne  produirait  qu'au  dehors  de  lui-même  , 
dans  la  région  du  temporaire  et  du  fini.  Dire  que 
l'action  de  Dieu  est  improductive,  c'est  dire  qu'il 
agit  sans  cause,  et  que  sa  vie  se  consume  dans  l'im- 
puissance d'une  éternelle  stérilité  ;  dire  que  son  ac- 
tion n'est  productive  qu'au  dehors,  c'est  dire  que  sa 
vie  ne  lui  est  pas  propre,  ce  qui  est  absurde  ;  ou  bien 
que  l'univers  est  sa  vie ,  ce  qui  nous  ramène  au  pan- 
théisme. Il  faut  donc  conclure  que  la  vie  de  Dieu 
s'exerce  au  dedans  de  lui-même  par  une  infinie  et 
souveraine  fécondité.  Ne  cherchez  pas  d'avance,  Mes- 
sieurs, comment  s'accomplit  cet  adorable  mystère  ; 
ne  précipitez  pas  votre  curiosité  au-devant  de  la  lu- 
mière et  de  l'abîme,  soyez  maîtres  de  vous,  regardez 


—  211  — 

le  point  que  vous  regardez,  entendez  le  son  que  vous 
entendez,  pas  davantage.  L'infini,  dans  le  ciel,  se 
voit  d'un  seul  coup;  sur  la  terre,  nous  soulevons  pé- 
niblement quelque  partie  du  voile  qui  le  dérobe  à 
nos  yeux. 

Dans  ce  moment,  je  neveux  de  vous  qu'une  chose: 
je  vous  demande  si  vous  pouvez  vous  faire  l'idée  de 
V.èUe  sans  l'idée  d'activité,  l'idée  d'activité  sans  l'idée 
de  production,  l'idée  de  production  sans  l'idée  de 
fécondité.  Je  vous  demande  si  votre  esprit  consent  à 
prononcer  ce  jugement  :  Dieu  est  une  activité  infinie 
qui  aboutit  à  une  infinie  stérilité.  Vous  me  direz  :  Il 
se  regarde  et  il  s'aime,  n'est-ce  rien?  Oui,  mais  son 
regard  et  son. amour  sont  stériles  ;  vous  en  contente- 
riez-vous  vous-mêmes?  Quoi  !  votre  regard  et  votre 
amour  sont  féconds;  ils  produisent  un  être  vivant, 
semblable  à  vous ,  égal  à  vous ,  en  qui  vous  vous 
voyez  et  vous  vous  aimez;  et  Dieu^  le  principe  et 
l'exemplaire  des  choses,  ne  posséderait  pas,  sous 
une  forme  infinie  et  surnaturelle,  le  mystère  que 
vous  possédez  sons  une  forme  finie  et  naturelle  !  Son 
activité  extérieure  serait  assez  grande  pour  donner 
la  vie  à  l'univers,  tandis  que  son  activité  intérieure 
et  personnelle  n'aboutirait  qu'au  silence  d'une  imme- 
surée solitude  !  La  fécondité  serait-elle  donc  une 
misère ,  et  la  stérilité  une  perfection  ?  Si  elle  est  une 
perfection,  ne  voyez- vous  pas  que  Dieu  lesrenferme 
toutes  à  un  degré  suréminent?  Il  faut  donc  conclure, 
avec  saint  Thomas  d'Aquin,  dans  son  merveilleux- 
Traité  des  Personnes  divines  :  Toute  action  ayant 
pour  conséquence  quelque  chose  qui pr^ocède  de  cette 


—  278  — 

action  y  de  même  qu'il  y  a  une  procession  extérieure 
qui  suit  l'action  extérieure ,  il  y  a  aussi  une  proces- 
sion intérieure  qui  suit  V action  intérieure... j  et  c'est 
ainsi  que  la  foi  catholique  pose  en  Dieu  une  proces- 
sion (1). 

Allons  plus  loin,  Messieurs,  demandons  -  nous 
pourquoi  la  fécondité  est  le  résumé  ou  le  terme  de 
l'activité  des  êtres ,  pourquoi  les  êtres  tendent  à  pro- 
duire leurs  semblables  et  les  produisent,  en  effet.  La 
raison  en  est  contenue  dans  l'idée  même  d'activité  et 
d'action.  Car  une  action  est  un  mouvement  ;  un  mou- 
vement suppose  un  point  de  départ,  qui  est  l'être 
agissant;  un  point  d'arrivée,  qui  est  l'être  désiré; 
et  une  relation  entre  le  principe  et  le  but  du  mouve- 
ment, entre  l'être  agissant  et  l'être  désiré.  Otez  cette 
relation,  il  ne  reste  plus  de  cause  du  mouvement, 
par  conséquent  plus  d'action,  plus  d'activité,  plus 
de  vie,  plus  d'être,  rien.  La  relation  est  l'essence 
même  de  la  vie,  et  nous  n'avons  qu'à  consulter 
notre  propre  vie  pour  en  avoir  une  surabondante  dé- 
monstration. Que  faisons-nous,  Messieurs,  que  fai- 
sons-nous depuis  le  premier  de  nos  jours  jusqu'au 
dernier?  Nous  entretenons  des  relations  avec  Dieu , 
avec  la  nature,  avec  les  hommes,  avec  les  livres, 
avec  les  morts  et  les  vivants.  Le  temps  même  qui 
mesure  notre  âge  est  une  relation ,  et  notre  esprit 
s'abîmerait  en  vain  à  se  représenter  la  vie  autrement 
que  comme  un  tissu  indivisible  d'innombrables  rap- 
ports. 

(Ij  Question  27,  arlicle  1". 


—  279  — 

Cela  étant,  qu'est-ce  qu'une  relation?  Il  nous  im- 
porte étrangement  de  le  savoir,  puisque  là  est  le 
nœud  dernier  de  tout  notre  être.  Une  relation  con- 
siste dans  le  rapprochement  de  deux  termes  distincts. 
Le  rapprochement  parfait  est  l'unité,  la  distinction 
parfaite  est  la  pluralité ,  par  conséquent  la  relation 
parfaite  est  l'unité  dans  la  pluralité.  Parcourez  toute 
la  trame  de  vos  rapports ,  vous  n'y  verrez  pas  autre 
chose.  La  vie  de  notre  intelligence  est  une  unité  d'es- 
prit dans  une  pluralité  de  pensées  ;  la  vie  de  votre 
corps  est  une  unité  d'action  dans  une  pluralité  de 
membres;  votre  vie  de  famille  est  une  unité  d'affec- 
tion ou  d'intérêts  dans  une  pluralité  de  personnes; 
votre  vie  de  citoyen  est  une  unité  d'origine,  de  de- 
voirs et  de  droits ,  dans  une  pluralité  de  familles  ; 
votre  vie  catholique  est  une  unité  de  foi  et  d'amour 
dans  une  pluralité  d'âmes  qui  tendent  vers  Dieu  : 
ainsi  de  tout  le  reste.  Que  fais-je  ici?  d'où  vient  que 
ma  parole  s'adresse  à  vous?  Qu'y  a-t-il  entre  elle  et 
cet  auditoire?  Rien,  sinon  que  mon  âme  cherche  la 
vôtre  pour  la  conduire  au  foyer  d'une  lumière  qui, 
sans  détruire  la  distinction  de  votre  personnalité  et 
de  la  mienne,  nous  rassemblera  pourtant  dans  l'unité 
présente  d'une  même  espérance  et  dans  l'unité  future 
d'une  même  béatitude. 

Or  cette  merveille  de  l'unité  dans  la  pluralité  ne 
saurait  s'établir  que  par  la  similitude  des  êtres ,  et  la 
similitude  des  êtres  suppose  leur  égaUté  de  nature 
par  leur  communauté  d'origine.  La  fécondité,  qui 
produit  des  êtres  semblables  à  leur  auteur  et  sem- 
blables entre  eux ,  est  donc  le  principe  naturel  de 


—  280  — 

l'unité  dans  la  pluralité,  c'est-à-dire  des  relations 
qui  constituent  la  vie  des  êtres  par  l'ensemble  con- 
tinu de  leurs  actes.  Il  est  vrai  que  nous  entretenons 
des  rapports  avec  des  êtres  dont  ne  nous  rapprochent 
pas  une  origine  prochaine  ni  une  similitude  exacte; 
mais  aussi  ces  rapports  sont  faibles  et  éloignés;  c'est 
toujours  le  degré  de  la  ressemblance  déterminé  par 
le  degré  de  parenté,  qui  mesure  la  force  et  l'intimité 
des  relations.  Ainsi  les  membres  d'une  famille  se 
touchent  de  plus  près  que  les  membres  d'une  cité; 
les  peuples  de  même  race  s'unissent  plus  étroitement 
que  les  peuples  de  race  diverse  ;  et  tous  les  êtres  créés 
viennent  .puiser  en  Dieu,  leur  père  commun,  la  rai- 
son des  similitudes  et  des  rapports  plus  ou  moins  di- 
rects qui  les  relient  tous  ensemble  dans  la  vaste  unité 
de  la  nature. 

Nous  sommes  donc  en  droit  de  poser  celte  troi- 
sième loi  générale  de  la  vie  :  Le  but  de  la  fécondité 
est  de  produire  des  relations  entre  les  êtres,  c'est- 
à-dire  de  donner  un  objet  et  une  raison  à  leur  acti- 
vité. 

Déjà ,  .Messieurs ,  vous  ne  vous  étonnez  plus  de  ces 
prodigieuses  paroles  par  lesquelles  l'apôtre  saint 
Jean  nous  définissait  la  vie  divine  :  Il  y  en  a  trois 
qui  rendent  témoignage  dans  le  ciel,  le  Père,  le 
Fils,  et  le  Saint-Esprit ,  et  ces  trois  ne  sont  qu'une 
chose  (1).  Vous  entendez  que  le  mystère  delà  vie  est 
un  mystère  de  relations,  c'est-à-dire  un  mystère  qui 
imphque  ces  deux  termes  :  unité  dans  la  pluralité , 

(1)  Chap.  VIII,  vers.  12. 


—  281  - 

pluralité  dans  l'unité.  Mais  avant  de  le  conclure 
d'une  manière  encore  plus  formelle,  arrêtons-nous 
un  moment  à  considérer  l'effet  des  relations  dans  les 
êtres. 

La  vie  n'est  pas  le  seul  phénomène  qu'ils  présen- 
tent à  nos  regards.  Par-dessus  le  mouvement  qui  les 
mêle  et  qui  les  emporte,  nous  découvrons  un  charme 
que  nous  appelons  la  beauté.  La  beauté  est  le  résul- 
tat de  l'ordre  ;  partout  où  l'ordre  cesse ,  la  beauté  s'é- 
vanouit. Mais  l'ordre,  qu'est-il,  sinon  l'unité  qui  brille 
en  une  multitude  d'êtres,  et  qui  les  ramène  tous, 
malgré  leurs  distinctions  et  leurs  variétés ,  à  la  splen- 
deur d'un  seul  acte  ? 

La  bonté  est  la  sœur  de  la  beauté.  Elle  est  le  don 
que  les  êtres  se  font  réciproquement  de  leurs  avan- 
tages, et  par  conséquent  elle  est  aussi  l'effet  des  re- 
lations. Pour  se  donner  et  pour  recevoir,  il  faut  être 
au  moins  deux. 

Ainsi ,  Messieurs ,  la  vie ,  le  beau  et  le  bien ,  ont 
un  même  principe,  qui  est  l'unité  dans  la  pluralité, 
et  refuser  à  Dieu  ce  double  caractère,  c'est  lui  refu- 
ser à  la  fois  la  vie,  la  beauté  et  la  bonté.  Les  lui  re- 
fuserez-vous?  Encore  que  vous  n'entendissiez  pas 
comment  un  même  être  peut  réaliser  en  lui  l'un  et  le 
plusieurs,  cette  faiblesse  de  votre  intelligence  dé- 
truirait-elle la  chaîne  des  raisonnements  et  des  ob- 
servations qui  nous  ont  initiés  aux  secrets  les  plus 
profonds  de  la  nature  des  choses?  Mais  abordons  de 
face  la  difficulté. 

Dieu  est  un;  sa  substance  est  indivisible  parce 
qu'elle  est  infinie  ;  cela  est  hors  de  doute  pour  la  foi 


—  282  — 

comme  pour  la  raison.  Dieu  ne  peut  donc  être  plu- 
sieurs par  la  division  de  sa  substance.  Mais  s'il  n'est 
pas  plusieurs  par  la  division  de  sa  substance ,  com- 
ment le  sera-t-il?  Comment  un  être  un  et  indivisible 
peut-il  en  même  temps  se  trouver  plusieurs?  Mes- 
sieurs, je  n'ai  besoin  que  d'un  mot,  et  je  vous  de- 
mande à  mon  tour  :  Pourquoi  Dieu  a-t-il  besoin 
d'être  plusieurs?  N'est-ce  pas  pour  avoir  en  lui- 
même  des  relations,  ces  relations  sans  lesquelles 
nous  ne  saurions  concevoir  ni  l'activité,  ni  la  vie, 
ni  l'être?  Eh  bien!  que  la  substance  de  Dieu  de- 
meure ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  doit  être,  le  siège 
de  l'unité,  et  qu'elle  produise  en  elle-même,  sans 
se  diviser,  des  termes  de  relation,  c'est-à-dire  des 
termes  qui  soient  le  siège  de  la  pluralité  en  se  ré- 
férant à  l'unité.  Car  ces  deux  choses ,  l'un  et  le  plu- 
sieurs, sont  également  nécessaires  pour  constituer 
des  relations ,  et  si  la  substance  de  Dieu  était  divi- 
sible, l'unité  y  manquant,  les  relations  y  manque- 
;raient  aussi. 

Je  vous  comprends,  Messieurs  :  vous  voulez  me 
dire  que  vous  n'entendez  pas  même  les  expressions 
dont  je  me  sers,  et  qu'il  y  a  contradiction  manifeste 
entre  l'idée  d'une  substance  unique  et  l'idée  de  plu- 
sieurs termes  de  relation  qui  y  seraient  contenus 
^ans  la  diviser.  Je  vais  vous  montrer  le  contraire,  et 
n'eussiez-vous  que  l'intelligence  d'un  enfant,  elle 
vous  suffira  pour  me  suivre  et  pour  rendre  justice  à 
la  vérité. 

J'étends  la  main  :  où  est-elle,  ma  main?  Elle  est 
dans  l'espace.  Qu'est-ce  que  l'espace?  Les  philoso- 


—  283  - 

phes> ont  disputé  sur  sa  nature  :  les  uns  ont  cru  que 
c'était  une  substance  infiniment  délicate  et  subtile; 
les  autres  que  c'était  quelque  chose  de  vide,  une 
simple  possibilité  de  recevoir  des  corps.  Quoi  qu'il 
en  soit,  substance  ou  non ,  l'espace  est  manifeste- 
ment une  capacité  constituée  par  trois  termes  de  re- 
lation, la  longueur,  la  largeur  et  la  hauteur,  trois 
termes  parfaitement  distincts  entre  eux,  égaux  entre 
€ux,  inséparables  entre  eux,  si  ce  n'est  par  une  ab- 
straction de  l'esprit,  et  pourtant  ne  formant  en- 
semble dans  leur  évidente  distinction  qu'une  seule 
et  indivisible  étendue,  qui  est  l'espace.  Je  dis  que 
la  longueur,  la  largeur  et  la  hauteur  sont  des  termes 
de  relation,  c'est-à-dire  des  termes  qui  se  réfèrent 
l'un  à  l'autre,  puisque  le  sens  de  la  longueur  est  dé- 
terminé par  le  sens  de  la  largeur,  et  ainsi  du  reste. 
Je  dis  que  ces  termes  de  relation  sont  distincts  l'un 
de  l'autre;  car  il  est  manifeste  que  la  longueur  n'est 
pas  la  largeur,  et  que  la  largeur  n'est  pas  la  hauteur. 
Je  dis  enfin  que  ces  trois  termes,  malgré  leur  réelle 
distinction,  ne  forment  qu'une  seule  et  indivisible 
étendue,  ce  qui  est  encore  de  la  dernière  clarté  pour 
les  sens  et  pour  l'esprit.  Donc,  il  n'y  a  ni  obscurité  ni 
contradiction  de  langage  à  émettre  cette  proposition  : 
Dieu  est  une  substance  unique  contenant  dans  son 
indivisible  essence  des  termes  de  relation  réellement 
distincts -erïtre  eux. 

Voulez- vous  un  exemple  plus  positif  que  celui  de 
l'espace?  Car,  malgré  la  réalHté  de  l'espace,  vous 
pourriez  peut-être  l'accuser  d'être  une  sorte  d'ab- 
straction :  eh  bien  !  ramassez  le  premier  corps  venu. 


—  284  — 

Tout  corps ,  quel  qu'il  soit ,  pierre  ou  diamant, 
est  renfermé  sous  les  trois  formes  de  longueur,  de 
largeur  et  de  hauteur.  Prisonnier  de  l'étendue,  il  la 
porte  avec  lui  dans  sa  forme  une  et  triple,  et  se  l'in- 
corpore en  entier  par  une  pénétration  réciproque 
qui  fait  de  l'un  et  de  l'autre  une  seule  chose.  Le 
corps  est  espace,  et  l'espace  est  corps.  La  longueur, 
la  largeur  et  la  hauteur  sont  le  corps  en  tant  que 
long,  en  tant  que  large,  en  tant  que  haut.  Divisez  le 
corps  tant  que  vous  voudrez,  changez  sa  matière 
intime  selon  votre  plaisir,  toujours  subsistera  le 
même  phénomène  d'unité  dans  la  pluralité;  en  sorte 
qu'il  n'y  a  rien  dans  la  nature,  espace  et  corps,  le 
contenant  et  le  contenu,  qui  ne  tombe  sous  cette 
définition  aussi  simple  qu'étonnante  :  une  substance 
unique  en  irois  termes  de  relation  réellement  distincts 
l'un  de  l'autre. 

L'univers  parle  donc  comme  saint  Jean.  Non^  seu- 
lement rien  ne  s'y  oppose  à  la  légitimité  logique  des 
expressions  qui  rendent  le  mystère  de  la  vie  divine  ; 
non- seulement  ces  expressions  y  prennent  le  carac- 
tère d'une  formule  générale  et  algébrique  des  êtres  ; 
mais  encore  la  puissance  de  l'analogie  nous  conduit 
à  appliquer  cette  formule  au  principe  même  des  êtres, 
à  celui  qui  n'a  dû  mettre  dans  ses  œuvres  qu'une 
copie  ou  un  reflet  de  sa  propre  nature. 

Toutefois ,  dès  qu'on  applique  à  Dieu  des  expres- 
sions ou  des  lois  de  l'ordre  visible,  elles  y  changent 
subitement  de  proportions,  parce  qu'elles  passent  de 
la  région  du  fini  à  celle  de  l'infini.  Vous  ne  devez 
donc  pas  vous  étonner.  Messieurs,  si  la  doctrine 


—  28o  •— 

'Catholique  vous  enseigne  que  les  termes  de  relation 
revêtent  en  Dieu  la  forme  de  la  personnalité.  Enten- 
dons-nous sur  ce  mot.  Tout  être ,  par  eela  seul  qu'il 
est  lui  et  mon  un  autre,  possède  ee  que  nous  appe- 
lons l'individualité.  Tant  qu'il  subsiste,  il  s'appar- 
tient ;  il  peut  croître  ou  décroître,  perdre  ou  acqué- 
rir; il  peut  communiquer  à  autrui  quelque  chose  de 
soi,  mais  non  pas  le  soi-même.  Il  est  lui  tant  qu'il 
est;  personne  autre  n'est  et  ne  sera  jamais  lui,  si  ce 
n'est-lui.  Telle  est  la  nature  et  la  force  de  l'indivi- 
dualité. Supposez  maintenant  que  l'être  individuel 
ait  conscience  et  intelligence  de  son  individualité , 
qu'il  se  voie  vivant  et  distinct  de  tout  ce  qui  n'est 
pas  lui,  ce  sera  une  personne.  La  personnalité  n'est 
pas  autre  chose  que  l'individualité  ayant  conscience 
et  intelligence  de  soi.  L'individualité  est  le  propre 
des  corps,  la  personnalité  est  le  propre  des  esprits. 
Or  Dieu  est  un  esprit  inOni  ;  tout  ce  qui  le  constitue, 
substance  et  terme  de  relation,  est  esprit.  Par  con- 
■séquent  chaque  terme  des  relations  divines  a  con- 
science et  intelligence  de  soi  ;  il  se  voit  distinct  des 
autres  en  tant  que  terme  de  relation ,  un  avec  eux 
en  tant  que  substance  :  sa  distinction  fait  son  indivi- 
dualité relative;  la  conscience  et  l'intelligence  de  son 
individualité  relative  le  font  une  personne.  Imaginez 
l'espace  devenuun  esprit ,  vous  aurez  un  phénomène 
analogue.  La  longueur,  la  largeur  et  lahauteur  au- 
raient conscience  et  intelHgence  de  leur  individualité 
relative,  con^^cience  et  intelligence  de  leur  unité  abso- 
lue dans'l'.espare  ;  elles  seraient  une  parla  substance, 
plusieurs  par  la  distinction  élevée  à  l'état  ..personnel. 


—  286  — 

Il  nous  reste  à  considérer,  Messieurs,  combien  il 
y  a  de  personnes  en  Dieu,  comment  et  en  quel  ordre 
elles  s'y  produisent. 

Jusqu'ici  nous  ne  nous  sommes  aidés  que  des- 
analogies  de  la  nature  extérieure;  mais,  au  point  oui 
nous  sommes  parvenus,  ayant  à  nous  rendre  compte? 
du  nombre  et  de  la  genèse  des  personnes  divines,  ill 
est  nécessaire  que  nous  cherchions  dans  des  pro- 
fondeurs plus  reculées  une  lumière  plus  voisine  de» 
la  lumière  de  Dieu. 

La  nature  extérieure  n'est  pas  tout  notre  horizon 
et  toute  notre  clarté.  Nous  la  touchons  par  notre 
corps;  mais  elle  est  hors  de  nous ,  même  dans  notre 
corps,  et,  de  plus,  elle  n'est  que  terre  et  cendre,  et 
si  elle  a  quelque  chose  de  Dieu ,  ce  n'est  qu'un  ves- 
tige et  non  pas  une  image  de  lui.  Sortons  de  la  limite 
de  la  poudre,  entrons  en  nous-mêmes  :  ne  sommes- 
nous  pas  des  esprits  ?  Oui,  je  suis  un  esprit.  Dans  ce 
sépulcre  matériel  que  j'habite  en  voyageur ,  une 
lampe  a  été  allumée,  lampe  immatérielle  et  pure  qui 
éclaire  ma  vie,  qui  est  ma  vraie  vie,  qui  descend  de 
l'éternité  et  qui  m'y  ramène  comme  à  mon  origine  et 
à  ma  nature.  Que  parlais-je  tout  à  l'heure  du  temps 
et  de  l'espace?  Qui  pouvait  m'arrêter  dans  ces  viles 
comparaisons?  Ah  !  je  le  sens,  vous  m'en  faisiez  un 
reproche;  vous  m'accusiez  de  tenir  mon  âme  et  la 
vôtre  captives  dans  ces  inanités  de  l'univers,  où  je  ne 
voyais  que  des  ombres,  où  je  ne  touchais  que  des 
morts,  où  je  ne  suscitais  que  des  empreintes  froides 
et  effacées  de  la  vérité.  Vous  attendiez  avec  impa-  t 
lience  que  j'ouvrisse  enfin  l'arène  d'une  vision  meil- 


—  287  — 

îeure  :  je  sens  que  j'y  suis.  Je  vois  ce  qui  ne  se  voit 
pas ,  j'entends  ce  qui  ne  s'entend  pas ,  je  lis  ce  qui 
n'a  ni  forme  ni  couleur  :  la  vérité  a  encore  un  voile, 
mais  c'est  sa  personne;  elle  a  encore  des  secrets, 
mais  ce  sont  les  derniers.  Arrière  la  nature,  et  voyons 
Dieu  dans  l'esprit! 

L'esprit  vit  comme  Dieu  de  la  vie  immatérielle,  et 
par  conséquent  il  connaît  cette  vie  où  les  sens  n'ont 
point  de  part ,  et  qui  est  celle  de  Dieu.  Que  fait  donc 
l'esprit  lorsque ,  renfermé  au  dedans  de  lui-même  , 
imposant  silence  à  tout  le  reste,  il  vit  de  sa  vie 
propre?  Que  fait-il?  Ce  qu'il  fait,  Messieurs?  deux 
choses  seulement,  deux  actes  inépuisables,  qui  re- 
viennent toujours,  qui  ne  se  lassent  jamais,  et  dont 
la  trame  compose  tout  son  travail  avec  toute  sa  joie  : 
il  pense  et  il  aime.  Il  pense  d'abord,  c'est-à-dire 
qu'il  voit  et  combine  des  objets  dépouillés  de  ma- 
tière, de  forme,  d'étendue  et  d'horizon  :  espèce 
d'univers  devant  lequel  celui  que  nous  habitons  par 
les  sens  n'est  qu'un  cachot  sourd  et  étroit.  Il  se  joue 
dans  cette  mer  sans  rivage  des  idées.  Il  appelle  à  la 
vie,  pour  composer  la  sienne ,  des  mondes  sans  nom 
et  sans  fin  qui  lui  obéissent  avec  la  promptitude  de 
l'éclair.  Il  peut  n'en  pas  connaître  le  prix  et  les  dé- 
daigner; la  contemplation  pure  lui  pèsera  d'autant 
plus  qu'il  l'exercera  moins  et  qu'il  enchaînera  ses 
facultés  aux  abaissements  du  corps.  Mais  je  ne 
parle  pas  de  ces  trahisons  de  l'esprit  contre  lui- 
même;  je  parle  de  l'esprit  tel  qu'il  est  par  sa  na- 
ture, tel  qu'il  vit  lorsqu'il  veut  vivre  à  la  hauteur  où 
Dieu  l'a  placé.  Il  pense  donc ,  c'est  son  premier  acte 


—  288  — 

]Mais  la  pensée,  est-ce  l'esprit  lui-même,  ou  quel- 
que chose  qui  est  distinct  de  l'esprit?  Gè  n'est  pas 
Tesprit  lui-même;  car  la  pensée  vient  et  passe , 
tandis  que  l'esprit  demeure  toujours.  J'oublie  le 
lendemain  mes  idées  de  la  veille  ;  je  les  appelle  et 
je  les  chasse;  quelquefois  elles  m'obsèdent  malgré 
moi.  Ma  pensée  et  mon  esprit  sont  deux.  Je  me 
parie  à  moi-même  dans  la  solitude  de  mon  entende- 
ment; je  m'interroge,  je  me  réponds;  ma  vie  inté- 
rieure n'est  qu'un  colloque  continuel  et  mystéi^ieux. 
Et  pourtant  je  suis  un.  Ma  pensée,  quoique  distincte 
de  mon  esprit,  n'en  est  pas  séparée  ;  quand  elle  est 
présente,  mon  esprit  la  voit  en  lui;  quand' elle  est 
absente,  il  la  cherche  en  lui.  Je  suis  un  et  deux  à  la 
fois.  Ma  vie  intellectuelle  est  une  vie  de -relation';  j'y 
retrouve  ce  que  j'ai  remarqué  dans  la  nature  exté- 
rieure, unité  et  pluralité,  unité  résultantde- la- sub- 
stance même  de  l'esprit,  pluralité  résultant'  de  son 
action.  Que  serait,  en  effet,  Faction  de  Tesprit,  si 
elleétaitinféconde?  Quels  en  seraient  la  raison,  le  but 
et  l'objet?  L'esprit,  comme  toute  la  nature,  mais  en 
une  manière  bien  autrement  élevée,  est  donc  fécond. 
Tandisque  les  corps  se  divisent  pour  se  multiplier, 
l'esprit,  créé  à  la  ressemblance  de  Dieu ,  demeure 
inaccessible  à  toute  division.  Il  engendre  sa  pensée 
sans  rien  émettre  au  dehors  de  son  incorruptible- 
substance;  il  la  multiplie  sans  rien  perdre  de  là  per- 
fection de  l'unité. 

Vous  le  voyez.  Messieurs,  en  nous  élevant  de  la 
vie  extérieure  à  la  vie  intérieure,  de  la  vie  des  corps' 
à  la  vie  de  l'esprit ,  nous  avons  retrouvé  là  même 


—  289  — 

loi;  mais  nous  lavons  retrouvée,  comme  il  était 
inévitable,  avec  un  accroissement  de  lumière  et  de 
précision.  Les  corps,  malgré  leurs  révélations  mer- 
veilleuses, nous  tenaient  à  une  trop  grande  distance 
de  Dieu;  l'esprit  nous  a  portés  jusqu'au  sanctuaire 
de  son  essence  et  de  sa  vie.  Pénétrons -y,  ou  du 
moins ,  s'il  nous  est  interdit  de  franchir  certaines 
limites,  allons  aussi  près  que  la  bonté  divine  nous  le 
permettra. 

Dieu  est  un  esprit,  son  premier  acte  est  donc  de 
penser.  Mais  sa  pensée  ne  saurait  être ,  comme  la 
nôtre,  multiple,  sans  cesse  naissante  pour  mourir,  et 
mourant  pour  renaître.  La  nôtre  est  multiple,  parce 
qu'étant  finis,  nous  ne  pouvons  nous  représenter 
qu'un  à  un  tous  les  objets  susceptibles  de  connais- 
sance ;  elle  est  sujette  à  périr,  parce  que  nos  idées  se 
pressant  l'une  après  l'autre ,  la  seconde  détrône  la 
première ,  et  la  troisième  précipite  la  seconde.  En 
Dieu,  au  contraire,  dont  l'activité  est  infinie,  l'esprit 
engendre  d'un  seul  coup  une  pensée  égale  à  lui- 
même,  qui  le  représente  tout  entier,  et  qui  n'a  pas 
besoin  d'une  seconde,  parce  que  la  première  a  épuisé 
l'abîme  des  choses  à  connaître ,  c'est-à-dire  l'abîme 
de  l'infini.  Cette  pensée  unique  et  absolue,  premier 
et  dernier  né  de  l'esprit  de  Dieu,  reste  éternellement 
en  sa  présence  comme  une  représentation  exacte  de 
de  lui-même,  ou,  pour  parler  le  langage  des  livres 
saints ,  comme  son  image,  la  splendeur  de  sa  gloire 
et  la  figure  de  sa  substance  (1).  Elle  est  sa  parole, 

(1)  Ile  Épître  aux  Corinthiens,  chap.  iv,  vers.  4.  —  Épître 
aux  Hébreux,  chap.  i,  vers.  3. 

IV.  -  9 


-  290  — 

son  verbe  intérieur,  comme  notre  pensée  est  aussi 
notre  parole  ou  notre  verbe;  mais,  à  la  différence  du 
nôtre ,  verbe  parfait  qui  dit  tout  à  Dieu  en  un  seul 
mot,  qui  le  dit  toujours  sans  se  répéter,  et  que  saint 
Jean  avait  entendu  dans  le  ciel  lorsqu'il  ouvrait 
ainsi  son  sublime  Évangile  :  Au  commencement  était 
le  Verbe,  et  le  Verbe  était  en  Dieu,  et  le  Verbe  était 
Dieu  (1). 

Et  de  même  qu'en  l'bomme  \?  pensée  est  distincte 
de  l'esprit  sans  en  être  séparée,  ainsi,  en  Dieu,  la 
pensée  est  distincte,  sans  être  séparée,  de  l'esprit 
divin  qui  la  produit.  Le  Verbe  est  consubstantiel  au 
Père,  selon  l'expression  du  concile  de  Nicée,  qui 
n'est  que  l'énergique  expression  de  la  vérité.  Mais 
ici ,  comme  dans  le  reste ,  il  existe  entre  Dieu  et 
l'homme  une  grande  différence.  Dans  l'homme,  la 
pensée  est  distincte  de  l'esprit  d'une  distinction  im- 
parfaite, parce  qu'elle  est  finie  ;  en  Dieu  ,  la  pensée 
est  distincte  de  l'esprit  d'une  distinction  parfaite, 
parce  qu'elle  est  infinie  :  c'est-à-dire  qu'en  l'homme 
la  pensée  ne  va  pas  jusqu'à  être  une  personne, 
tandis  qu'en  Dieu  elle  va  jusque-là.  Le  mystère  de 
l'unité  dans  la  pluralité  ne  s'accomplit  pas  totale- 
ment dans  notre  intelligence,  et  c'est  pourquoi  nous 
ne  pouvons  pas  vivre  de  nous  seuls.  Nous  cherchons 
au  dehors  l'aliment  de  notre  vie;  nous  avons  besoin 
d'un  entretien  étranger,  d'une  pensée  qui  nous  soit 
autre  et  qui  pourtant  nous  soit  proche.  En  Dieu ,  la 
pluralité  est  absolue  aussi  bien  que  l'unité,  et  c'est 

(1)  Saint  Jean,  chap.  i,  vers.  1. 


—  291  — 

pourquoi  sa  vie  se  passe  tout  entière  au  dedans  de 
lui-même,  dans  le  colloque  ineffable  d'une  personne 
divine  à  une  personne  divine ,  du  Père  sans  généra- 
tion au  Fils  éternellement  engendré.  Dieu  pense,  et 
il  se  voit  dans  sa  pensée  comme  dans  un  autre,  mais 
comme  dans  un  autre  qui  lui  est  proche  jusqu'à 
n'être  qu'un  avec  lui  par  la  substance;  il  est  père, 
puisqu'il  a  produit  à  sa  ressemblance  un  terme  de 
relation  réellement  et  personnellement  distinct  de 
lui;  il  est  un  et  deux  dans  toute  la  force  que  l'infmi 
donne  à  l'unité  et  à  la  dualité  ;  il  peut  dire,  en  con- 
templant sa  pensée,  en  regardant  son  image,  en 
entendant  son  Verbe,  il  peut  dire,  dans  l'extase  de  la 
première  et  de  la  plus  réelle  paternité ,  cette  parole 
entendue  par  David  :  Tu  es  mon  Fils ,  je  t'ai  en- 
g endi'é  aujourd'hui  {!).  Autour d'huil  dans  ce  jour 
qui  n'a  ni  passé,  ni  présent,  ni  futur,  dans  ce  jour 
qui  est  l'éternité,  c'est-à-dire  la  durée  indivisible  de 
l'être  sans  changement.  Aujourd'hui  !  car  Dieu  pense 
aujourd'hui,  il  engendre  son  Fils  aujourd'hui,  il  le 
voit  aujourd'hui,  il  l'entend  aujourd'hui,  il  vit  au- 
jourd'hui de  cet  acte  inénarrable  qui  ne  commence 
ni  ne  fmit  jamais. 

Mais  est-ce  là  toute  la  vie  de  Dieu?  La  génération 
de  son  Fils  est-elle  son  seul  acte,  et  consomme-t-elle 
avec  sa  fécondité  toute  sa  béatitude?  Non,  Mes- 
sieurs; car,  en  nous-mêmes,  la  génération  de  la 
pensée  n'est  pas  le  terme  où  s'arrête  notre  vie. 
Quand  nous  avons  pensé,  un  second  acte  se  produite 

(1)  Psaume  ii,  vers.  7. 


—  292  — 

nous  aimons.  La  pensée  est  un  regard  qui  amène 
son  objet  en  nous-mêmes;  l'amour  est  un  mouve- 
ment qui  nous  entraîne  au  dehors  vers  cet  objet 
pour  l'unir  à  nous  et  nous  unir  à  lui ,  et  accomplir 
ainsi  dans  sa  plénitude  le  mystère  des  relations, 
c'est-à-dire  le  mystère  de  l'unité  dans  la  pluralité. 
L'amour  est  à  la  fois  distinct  de  l'esprit  et  distinct  de 
la  pensée  :  distinct  de  l'esprit,  où  il  naît  et  où  il 
meurt;  distinct  de  la  pensée  par  sa  définition  même, 
puisqu'il  est  un  mouvement  d'étreinte,  tandis  que  la 
pensée  est  une  simple  vue.  Et  néanmoins  il  procède 
de  l'un  et  de  l'autre ,  et  il  ne  fait  qu'un  avec  tous  les 
deux.  Il  procède  de  l'esprit,  dont  il  est  l'acte,  et  de 
la  pensée,  sans  laquelle  l'esprit  ne  verrait  pas  l'ob- 
jet qu'il  doit  aimer  ;  et  il  reste  un  avec  la  pensée  et 
l'esprit  dans  le  même  fond  de  vie  où  nous  les  re- 
trouvons tous  trois ,  inséparables  toujours ,  et  tou- 
jours distincts. 

En  Dieu ,  il  en  est  de  même.  Du  regard  coéternel 
qui  s'échange  entre  le  Père  et  le  Fils,  naît  un  troi- 
sième terme  de  relation,  procédant  de  l'un  et  de 
l'autre,  réellement  distinct  de  l'un  et  de  l'autre,  élevé 
par  la  force  de  l'infmi  jusqu'à  la  personnalité,  et  qui 
est  le  Saint-Esprit,  c'est-à-dire  le  saint  mouvement, 
le  mouvement  sans  mesure  et  sans  tache  de  l'amour 
divin.  Gomme  le  Fils  épuise  en  Dieu  la  connaissance, 
le  Saint-Esprit  épuise  en  Dieu  l'amour,  et  par  lui 
se  termine  le  cycle  de  la  fécondité  et  de  la  vie  divine. 
Car,  que  voulez-vous  que  Dieu  fasse  encore?  Esprit 
parfait,  il  pense  et  il  aime;  il  produit  une  pensée 
égale  à  lui ,  et  avec  sa  pensée  un  amour  égal  à  tous 


~  293  — 

les  deux.  Que  lui  reste-t-il  à  désirer  et  à  produire? 
Et  que  vous  resterait-il  à  vous-mêmes  si  vous  aviez 
comme  lui,  dans  l'unité  de  votre  substance,  une 
pensée  sans  bornes  et  un  amour  sans  bornes?  Mais, 
infortunés  que  nous  sommes ,  la  pensée  et  l'amour 
ne  sont  dans  notre  âme  qu'une  vue  et  une  possession 
d'un  objet  étranger;  nous  sommes  obligés  de  sortir 
de  nous  pour  chercher  notre  vie ,  pour  apaiser  notre 
soif  de  connaître,  notre  faim  d'aimer.  Et  au  lieu 
d'aller  à  la  source  unique  de  la  vérité  et  de  la  cha- 
rité, qui  est  Dieu,  nous  nous  attachons  à  la  nature, 
qui  n'est  qu'une  ombre;  à  la  vie  du  temps,  qui  n'est 
qu'une  mort.  Ou  bien,  repliés  sur  nous  par  un  effort 
insensé,  nous  demandons  à  notre  impuissance  l'ac- 
complissement du  mystère  un  et  triple  qui  est  la 
félicité  divine;  nous  essayons  de  nous  suffire  dans 
l'orgueil  d'une  pensée  solitaire,  dans  la  volupté  de 
r amour  personnel,  et,  comme  un  sable  qui  se  dévore 
lui-même,  nous  nous  desséchons  dans  les  sanglantes 
étreintes  d'un  égoïsme  qui  serait  infini  si  le  néant 
pouvait  l'être. 

Ah  !  levez  les  yeux  en  haut!  c'est  là  qu'est  la  vie, 
parce  que  c'est  là  qu'est  la  fécondité  véritable.  C'est 
là  que  vous  conduisent  le  spectacle  des  lois  de  la 
nature  et  l'étude  des  lois  de  votre  propre  esprit.  Tout 
vous  apprend  que  l'être  et  l'activité  sont  une  même 
chose  ;  que  l'activité  s'exprime  par  l'action ,  que 
l'action  est  nécessairement  pro<5uctrice  ou  féconde; 
que  le  but  de  la  fécondité  est  d'établir  des  relations 
entre  des  êtres  semblables;  que  la  relation  est  l'unité 
dans  la  pluralité ,  d'où  résultent  la  vie ,  la  beauté  et 


—  294  — 

la  bonté.  Et  qu'ainsi,  Dieu,  l'être  infini,  l'être  bon, 
beau  et  vivant  par  excellence ,  est  infailliblement  le 
plus  magnifique  ensemble  de  relations  ,  l'unité  par- 
faite et  la  pluralité  parfaite,  l'unité  de  substance 
dans  la  pluralité  de  personnes;  un  esprit  principe 
une  pensée  égale  à  l'esprit  qui  l'engendre,  un  amour 
égal  à  l'esprit  et  à  la  pensée  d'où  il  procède  ;  tous  les 
trois,  Père,  Fils,  Saint-Esprit,  aussi  anciens  que 
Téternité,  aussi  grands  que  l'infini,  aussi  un  dans  la 
béatitude  que  dans  la  substance  où  ils  puisent  leur 
divinité  identique.  Voilà  Dieu  !  voilà  Dieu,  la  cause 
et  l'exemplaire  de  tous  les  êtres  !  Rien  n'existe  ici-bas 
qui  n'en  soit  le  vestige  ou  l'image ,  selon  le  degré  de 
sa  perfection.  L'espace  le  révèle  dans  sa  plénitude 
une  et  triple;  les  corps  le  font  reconnaître  dans  les 
trois  dimensions  qui  constituent  leur  solidité;  l'esprit 
nous  le  montre  de  plus  près  dans  la  production  des 
deux  choses  les  plus  élevées  de  ce  monde ,  si  toute- 
fois elles  sont  de  ce  monde,  la  pensée  et  l'amour; 
enfin  le  tissu  même  de  l'univers ,  qui  n'est  partout 
que  relations,  nous  est  comme  une  toile  où  la  lu- 
mière divine  passe ,  pénètre  et  nous  laisse  entrevoir 
au-dessus  du  ciel  visible  le  ciel  invisible  de  la  Tri- 
nité. 

Toutes  les  lois  prennent  leur  source  dans  ce  foyer 
des  relations  primordiales.  La  société  humaine,  si 
elle  aspire  à  la  perfection ,  n'a  pas  d'autre  modèle  à 
contempler  et  à  imiter.  Elle  y  découvrira  la  première 
constitution  sociale  dans  la  première  cité  ;  l'égalité 
de  la  nature  entre  les  personnes  qui  la  composent; 
l'ordre  dans  leur  égalité,  puisque  le  Père  est  le  prin- 


—  295  - 

cipe  du  Fils,  et  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père 
et  du  Fils:  l'unité  cause  de  la  pluralité;  la  pensée 
recevant  d'en  haut  son  être  et  sa  lumière  ;  l'amour 
terminant  et  couronnant  toutes  les  relations.  Ces  lois 
sont  assez  belles ,  et  les  législateurs ,  s'ils  pouvaient 
les  réaliser  sur  la  terre ,  feraient  un  ouvrage  dont 
l'Église  catholique  a  seule  possédé  jusqu'aujourd'hui 
le  privilège  et  le  secret. 

Arrêtons- nous.  Je  ne  vous  ai  pas  démontré  le 
mystère  de  la  sainte  Trinité;  mais  je  l'ai  mis  dans 
une  perspective  où  l'orgueil  ne  la  méprisera  qu'en 
s'insultant  lui-même.  Pardonnons-lui  cette  joie,  s'il 
est  jaloux  de  se  la  causer.  Pour  vous,  Messieurs, 
inspirés  d'une  sagesse  plus  humble  et  plus  élevée, 
remerciez  Dieu,  qui,  en  nous  révélant  le  mystère  de 
sa  vie,  n'a  pas  accablé  notre  intelligence  d'une  lu- 
mière stéi'ile,  mais  nous  a  donné  la  clef  de  la  nature 
et  de  notre  propre  esprit. 


QUARANTE-SEPTIÈME  CONFÉRENCE 


DE  LA  CRÉATION   DU  MONDE   PAR  DIEU 


Monseigneur, 

Messieurs  , 

Nous  avons  pénétré  jusque  dans  la  vie  intérieure 
de  Dieu  ;  nous  savons  qu'il  est,  et  comment  il  vit.  La 
suite  des  idées  nous  conduirait  maintenant  à  recher- 
cher quel  est  son  caractère  ;  mais  deux  mots  nous 
suffiront  sur  ce  point.  Le  caractère  de  Dieu  est  la 
perfection  :  tout  ce  qui  est  renfermé  dans  l'idée  de 
perfection,  comme  l'immutabilité,  la  sagesse,  la  jus- 
tice, la  bonté,  doit  être  attribué  à  Dieu  dans  un  degré 
infini,  et  constitue  son  caractère  métaphysique  et 
moral.  Les  difficultés  qui  peuvent  naître  de  ces 
divers  attributs  se  résoudront  naturellement  lorsque 
nous  traiterons  des  rapports  de  Dieu  avec  les  êtres 


—  298  — 

créés.  Nous  les  franchissons  donc  à  pieds  joints,  et 
nous  nous  trouvons  logiquement  en  présence  de 
cette  question  :  Étant  donné  Dieu,  le  principe  des 
choses,  comment  les  choses  sont -elles  émanées  de 
lui?  Par  quel  procédé,  et  surtout  par  quels  motifs? 

Ici,  Messieurs,  nous  commençons  à  toucher  plus 
directement  aux  secrets  de  nos  destinées;  car  elles 
prennent  sans  contredit  leur  source  dans  le  procédé 
par  lequel  nous  sommes  sortis  du  sein  de  notre 
cause,  et  bien  plus  encore  dans  les  motifs  qui  ont 
porté  l'Être  existant  par  lui-même  à  produire  quel- 
que chose  qui  ne  fût  pas  lui.  Quel  est  donc  ce  pro- 
cédé? Quels  sont  ces  motifs  ? 

Avant  de  vous  le  dire,  Messieurs,  je  vous  prie  de 
bien  remarquer  l'état  de  la  question.  Il  ne  s'agit  pas 
de  savoir  si  le  monde  est  ou  n'est  pas  un  ouvrage  : 
cette  question-là  est  jugée.  Quiconque  n'est  pas  pan- 
théiste est  contraint  d'admettre  que  le  monde  a  une 
cause,  qui  est  l'œuvre  d'une  intelligence  et  d'un  pou- 
voir supérieurs;  or  nous  avons  écarté  le  panthéisme, 
nous  avons  reconnu  Dieu  dans  l'infirmité  même  de 
la  nature,  et  par  conséquent  nous  disons  de  lui  avec 
le  peuple  et  avec  le  poëte  : 

L'Éternel  est  son  nom ,  le  monde  est  son  ouvrage. 

Chose  digne  d'attention ,  les  philosophes  de  l'an- 
tiquité qui  croyaient  à  l'éternité  de  la  matière ,  tels 
que  Platon ,  ne  pouvaient  cependant  s'empêcher  de 
reconnaître  dans  l'ensemble  des  choses  visibles  le 
caractère  d'une  œuvre  travaillée,  et  ils  appelaient 


—  299  — 

Dieu  le  grand  architecte  de  l'univers.  C'est  qu'en 
effet  l'univers  porte  le  signe  éclatant  de  son  impuis- 
sance personnelle,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi;  et 
ceux-là  mêmes  qui  ne  s'élèvent  pas  jusqu'à  l'idée  de 
sa  création,  y  discernent  pourtant  la  main  de  l'artiste 
qui  l'a  touché  et  construit.  Ils  le  voient  fait,  encore 
qu'ils  ne  le  voient  pas  créé ,  et  sans  cela  la  pensée  de 
Dieu  n'aurait  aucune  raison  dans  leur  esprit.  La 
production  du  monde  est  un  dogme  qui  précède  logi- 
quement le  dogme  de  l'existence  de  Dieu  ;  nous  di- 
sons :  Le  monde  est  produit,  donc  Dieu  est;  et  non 
pas  :  Dieu  est,  donc  le  monde  est  produit.  C'est  le 
raisonnement  des  anciens  philosophes  théistes  aussi 
bien  que  celui  des  philosophes  chrétiens  ;  seulement 
il  était  moins  complet  dans  les  premiers  que  dans  les 
seconds.  Aristote,  par  exemple,  après  avoir  admis 
l'éternité  de  la  matière ,  ne  pouvait  plus  remonter  à 
une  cause  suprême ,  si  ce  n'est  en  découvrant  dans  la 
nature  quelque  chose  dont  la  présence  ne  s'expliquait 
pas  sans  un  principe  plus  élevé.  Tel  était  pour  lui 
le  mouvement  des  corps.  L'analyse  de  ce  phénomène 
l'avait  conduit  à  reconnaître  la  nécessité  d'un  premier 
moteur,  et  il  avait  écrit  cette  proposition  presque  di  • 
vine  par  sa  profondeur  et  son  originalité  :  «  Il  y  a 
quelque  chose  d'immobile  qui  est  le  principe  du  mou- 
vement. » 

Encore  une  fois ,  Messieurs ,  la  question  n'est  donc 
pas  de  savoir  si  le  monde  est  produit,  mais  comment 
et  pourquoi  il  a  été  produit. 

Deux  systèmes  se  sont  partagé  les  intelligences  en 
dehors  de  la  doctrine  catholique.  Le  premier  affirme 


—  300  — 

que  le  monde  a  été  produit  par  le  concours  de  Dieu 
et  d'une  certaine  substance  inférieure ,  coéternelle  à 
Dieu.  Figurez- vous ,  d'une  part,  l'être  absolu  et  par- 
fait; de  l'autre  part,  une  substance  vile,  informe, 
sans  mouvement,  sans  vie,  incapable  de  sortir  par 
elle-même  de  cet  état  d'abjection,  et  toutefois  in- 
créée comme  Dieu ,  éternelle  comme  Dieu ,  existant 
par  soi  comme  Dieu ,  la  matière ,  en  un  mot ,  et  encore 
la  matière  dépouillée  de  cette  gloire  telle  quelle  que 
nous  lui  voyons  aujourd'hui.  Que  Dieu  l'eût  laissée 
là ,  elle  y  serait  encore ,  espèce  de  tombeau  vide  et 
éternel,  ne  recevant  ni  la  vie  ni  la  mort.  Mais  Dieu 
l'a  regardée  ;  il  a  été  saisi  de  pitié  devant  l'infinie 
grandeur  de  cette  misère.  Il  a  dit  une  parole ,  et  le 
monde,  sortant  des  langes  immobiles  de  sa  concep- 
tion, a  paru  tel  que  nos  yeux  l'admirent,  ancien  par 
son  fond ,  nouveau  par  sa  forme ,  père  et  fils  à  la  fois, 
fils  d'un  plus  parfait  que  lui,  père  de  lui-même  par 
coopération. 

Cette  ingénieuse  poésie  n'a  pas  satisfait  tous  les 
esprits.  Beaucoup  lui  ont  refusé  leur  consentement. 
Ils  ont  trouvé  misérable  devant  la  logique  comme  en 
elle-même  cette  singulière  substance  moitié  Dieu, 
moitié  néant,  Dieu  par  l'éternité  de  son  être,  néant 
par  l'incapacité  de  se  donner  le  mode  de  son  exis- 
tence, et  ils  ont  imaginé,  pour  expliquer  la  naissance 
du  monde,  le  système  de  l'émanation.  Dans  ce  se- 
cond ordre  d'idées,  Dieu  a  tiré  de  sa  propre  substance 
la  substance  de  l'univers,  mais  sans  lui  communiquer 
ni  sa  personnalité  ni  sa  divinité. 

La  doctrine  catholique  repousse  ce  système  aussi 


—  301  — 

bien  que  le  premier.  Car,  de  deux  choses  l'une  :  ou 
bien  la  substance  divine  est  tout  entière  et  indivisible 
dans  le  monde,  et  en  ce  cas  le  monde  est  Dieu  ;  ou 
bien  la  substance  divine  n'est  qu'en  partie  dans  le 
monde  parla  vertu  de  l'émanation,  et  alors  elle  perd 
le  caractère  absolu  sans  lequel  l'esprit  ne  saurait  la 
concevoir. 

Il  n'est  pas  nécessaire,  Messieurs,  d'un  grand 
effort  de  pensée  pour  saisir  le  vice  ou  plutôt  le  ridi- 
cule de  ces  théories  sur  l'origine  de  l'univers.  Nous 
rencontrons  ici  un  exemple  frappant  de  la  force  et  de 
la  faiblesse  de  l'esprit  humain.  Il  a  bien  vu  que  la 
nature  sensible  ne  s'expliquait  pas  sans  l'interven- 
tion d'une  nature  plus  haute;  mais,  je  ne  sais  pour- 
quoi, il  lui  a  été  impossible  de  déterminer  le  mode 
et  la  mesure  de  cette  intervention.  Frappé  de  l'indi- 
gence de  l'univers,  il  lui  refusait  l'existence  propre 
pour  en  faire  une  émanation  de  la  Divinité  ;  puis , 
ne  concevant  pas  ni  que  Dieu  pût  sortir  de  lui-même, 
ni  que  sa  substance  s'appauvrît  par  cette  émission , 
il  attribuait  au  monde  un  fonds  de  vitalité  originelle, 
mais  pauvre  et  retenue  aux  plus  extrêmes  limites  de 
l'incapacité.  C'était  toujours  la  même  contradiction. 
Il  ne  fallait,  ce  semble,  qu'un  peu  de  vigueur  de 
logique  pour  conclure  à  fond  et  dans  la  plénitude  du 
vrai;  l'homme  ne  l'a  pas  pu.  Son  œil,  errant  entre 
deux  abîmes,  n'osait  accepter  ni  l'un  ni  l'autre,  et 
cherchait  au  milieu  un  point  d'arrêt  chimérique. 

Maintenant,  ouvrez  la  Bible,  et  lisez -en  la  pre- 
mière phrase  :  Au  commencement,  Dieu  créa  le  ciel 
et  la  terre.  Quelle  simplicité.  Messieurs,  et  quelle 


—  302  — 

fermeté!  Moïse  n'affirme  pas  même  l'existence  de 
Dieu  ;  il  le  nomme  et  il  le  défmit  par  une  action  qui 
explique  en  même  temps  l'univers.  L'univers  n'est 
pas  éternel,  il  n'est  pas  non  plus  une  émanation  de 
la  substance  divine  ;  il  a  été  fait  dans  toute  la  force 
de  ce  mot,  il  a  été  fait  par  un  pur  acte  de  volonté. 
Dieu  a  dit,  et  tout  a  été  fait  ;  c'est  l'expression  de 
David ,  et  c'est  l'idée  que  l'esprit  humain  n'avait  pu 
découvrir,  pas  même  pour  la  combattre.  Il  l'ignorait, 
quoiqu'elle  fût  la  clef  de  tout,  et  depuis  qu'elle  lui  a 
été  révélée ,  il  la  repousse  comme  une  incompréhen- 
sible fiction.  Qu'est-ce,  dit-il,  que  faire  de  l'être  par 
un  acte  de  volonté  ?  Comment  se  représenter  cette 
magique  opération?  Et  qu'est-ce  qu'une  idée  qui 
n'offre  à  l'entendement  aucune  image  saisissable  ? 
L'homme  agit,  mais  toujours  sur  une  substance  pré- 
existante à  son  action;  il  produit,  mais  de  simples 
modifications  dans  le  sujet  où  s'exerce  sa  puissance; 
la  création  est  un  abîme  où  il  ne  découvre  rien  qu'un 
mot  et  un  désespoir:  un  mot  au  lieu  d'une  idée,  un 
désespoir  au  lieu  d'une  solution. 

Qu'en  pensez-vous,  Messieurs?  Est-il  nécessaire 
de  se  représenter  un  acte  pour  en  avoir  l'idée?  Ne 
suffit-il  pas  que  la  force  logique  nous  contraigne  d'en 
affirmer  l'existence?  La  raison,  je  le  veux  pour  un 
moment,  ne  saisit  sous  aucune  face  l'acte  créateur; 
oui,  mais  elle  voit  que  le  monde  n'est  ni  éternel,  ni 
émané  de  la  substance  de  Dieu,  et,  poussée  à  bout, 
elle  conclut  qu'il  a  été  fait  par  voie  de  création  :  car 
quelle  issue  lui  reste-t-il,  sinon  celle-là?  Est-il  plus 
aisé  de  se  représenter  la  matière  sortant  par  émana- 


—  303  — 

tion  de  la  substance  immatérielle ,  ou  bien  existant 
de  toute  éternité  par  sa  propre  vertu?  Assurément, 
si  l'esprit  aperçoit  là  quelque  chose,  il  n'aperçoit 
qu'une  impossibilité ,  et  c'est  pourquoi  il  se  jette  dans 
la  seule  route  qui  lui  demeure  ouverte,  route  obscure 
encore,  mais  éclairée  du  moins  de  la  lumière  ren- 
fermée dans  toute  nécessité  logique.  Est-il  vrai  d'ail- 
leurs que  le  mot  de  création  ne  représente  rien  à 
notre  entendement?  Est-il  vrai  que  nous  ne  conce- 
vions en  aucune  manière  comment  la  volonté  divine 
peut  prononcer  la  souveraine  parole  :  Fiat!  Je  m'en 
étonnerais  ;  car  si  nous  avons  démêlé  dans  notre  in- 
telligence des  images  qui  nous  ont  introduits  jus- 
qu'au sacré  vestibule  de  l'essence  incréée,  comment 
^e  mystère  de  notre  volonté  personnelle  ne  nous  ap- 
prendrait-il rien  touchant  le  mystère  de  la  divine  vo- 
lonté? La  volonté  est  le  siège  de  la  puissance;  c'est 
par  là  que  l'homme  commande,  et  qu'il  est  obéi.  Com- 
mander! Messieurs,  quel  mot!  Y  avez-vous  jamais 
songé?  Un  homme  laisse  tomber  de  ses  lèvres  une 
parole  :  on  écoute,  on  se  presse,  on  court.  Un  autre 
parle,  rien  ne  se  fait.  Tous  les  deux  ont  prétendu 
commander,  un  seul  a  réussi.  C'est  qu'un  seul  a  dit 
le  mot  qui  contient  la  puissance,  ce  mot  :  Je  veux. 
Beaucoup  pensent  le  dire,  parce  qu'ils  le  pronon- 
cent ;  mais  il  y  en  a  peu  qui  le  disent  en  effet.  C'est  le 
mot  le  plus  rare  qui  soit  au  monde ,  bien  qu'il  soit  le 
plus  fréquemment  usurpé ,  et  quand  un  homme  en  a 
le  secret  terrible ,  qu'il  soit  pauvre  et  le  dernier  de 
tous ,  soyez  sûrs  qu'un  jour  vous  le  trouverez  plus 
haut  que  vous.  Ainsi  fut  César. 


-  304  — 

Avez-vous  remarqué  dans  les  sciences  occultes  le 
rôle  qu'y  remplit  la  volonté,  et  comment  nul  ne  s'y 
rend  maître  d'un  autre  que  par  l'énergie  d'une  sorte 
de  fluide  impératif?  Les  natures  viriles  résistent 
mieux  aux  ébranlements  de  ces  arts  secrets,  et  c'est 
pourquoi  les  anciens  oracles  avaient  choisi  pour  or- 
gane la  faible  bouche  des  pythonisses.  Pardonnez- 
moi  cette  allusion  à  des  mystères  contestables  ;  la  vé- 
rité perce  partout,  et  jusque  dans  les  choses  dont  la 
nature  est  voilée  et  incertaine.  C'est  ainsi  que  les 
nuages  portent  le  soleil  en  le  cachant. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nul  ne  contestera  que  le  siège 
de  la  puissance  soit  dans  la  volonté.  C'est  par  la  vo- 
lonté que  l'homme  exerce  l'empire  sur  ses  sembla- 
bles ,  et  c'est  par  elle  qu'il  meut  son  propre  corps. 
Quand  donc  la  doctrine  catholique  nous  enseigne  que 
le  monde  est  sorti  d'un  acte  de  la  volonté  divine,  elle 
nous  dit  quelque  chose  qui  se  vérifie  par  l'expérience 
du  lieu  où  gît  en  nous-mêmes  le  principe  de  notre 
force.  En  nous,  comme  en  Dieu,  la  volonté  fait  de 
la  force  :  mais  qu'est-ce  que  la  force?  Je  suis  immo- 
bile ;  tout  à  coup,  mon  bras  s'élève,  ma  main  s'étend, 
ma  tête  se  dresse ,  mon  regard  s'allume  :  que  s'est-il 
passé?  Une  puissance  étrangère  à  moi  m'a -t- elle 
saisi  et  soulevé  de  mon  repos?  Non,  au  dedans  de 
moi ,  dans  un  lieu  calme  et  immatériel ,  un  acte  s'est 
produit  ;  j'ai  dit  :  Que  mon  corps  se  meuve,  et  il  s'est 
mû.  J'ai  porté  en  même  temps  à  mes  membres,  dans 
une  proportion  exacte,  la  quantité  de  force  nécessaire 
à  leur  mouvement;  j'ai  voulu,  et  j'ai  fait.  Prenez 
garde!  le  mouvement  n'existait  pas.  Il  n'existait  pas 


—  305  — 

dans  mon  corps,  qui  était  à  l'état  d'immobilité  ;  li 
n'existait  pas  dans  mon  âme,  qui  est  d'une  na- 
ture spirituelle  :  je  l'ai  fait  par  un  simple  acte  de 
ma  volonté,  je  l'ai  créé.  La  proposition  d'Aristote 
s'est  vérifiée  en  moi  :  L'immobile  est  le  principe 
du  mouvement.  Qu'est-ce  que  cela,  sinon  une 
création  ?  Direz-vous  que  la  force  motrice  préexis- 
tait dans  ma  volonté?  J'en  conviens;  mais  la  force 
motrice ,  qu'est-elle  autre  chose  que  le  principe  pro- 
ducteur du  mouvement  ?  La  doctrine  catholique 
n'entend  pas  que  Dieu  crée  sans  une  puissance 
créatrice  dont  sa  volonté  est  le  siège  et  l'organe. 
Le  Fiat  divin ,  comme  le  Fiat  humain ,  a  une  cause 
efficace  sans  laquelle  il  ne  serait  qu'un  mot  vide ,  un 
désir  infécond. 

Remarquez  bien,  Messieurs,  que  le  mouvement 
corporel  est  extérieur  à  l'âme  qui  le  produit  par  un 
acte  de  vouloir  intérieur.  C'est  en  cela  que  gît  la  dif- 
férence de  la  génération  et  de  la  création.  Quand  l'in- 
telligence  conçoit  une  pensée,  elle  engendre,  parce 
que  la  pensée  est  de  même  nature  qu'elle  et  demeure 
en  elle-même;  quand  la  volonté  suscite  le  mouve- 
ment du  corps ,  elle  crée ,  parce  que  le  mouvement 
n'est  pas  de  même  nature  qu'elle  et  naît  au  dehors. 
Ces  deux  actes  n'ont  rien  de  commun.  Le  premier  est 
le  principe  de  la  vie  interne  ;  le  second,  de  la  vie  ex- 
terne. Le  premier  est  la  vie  de  Dieu  et  de  notre  âme  ; 
le  second  est  la  vie  du  monde  et  de  notre  corps.  Toute 
activité  se  réduit  à  ces  deux  termes  :  engendrer  et 
créer,  c'est-à-dire  produire  au  dedans  et  produire 
au  dehors.  Nul  être  n'existe  sans  cette  double  faculté. 


-  306  — 

Si  la  première  lui  manquait,  il  n'aurait  pas  de  vie 
intime  et  personnelle  ;  si  la  seconde  lui  faisait  défaut, 
il  n'aurait  pas  de  vie  hors  de  soi.  La  génération  con- 
centre, la  création  dilate;  elles  composent  ensemble 
le  mystère  de  toute  vie. 

Jugez  maintenant  si  la  raison  ne  se  forme  aucune 
idée  de  l'acte  créateur.  Il  est  vrai  qu'en  Dieu  cet 
acte  prend  une  énergie  qui  surpasse  notre  faible  por^ 
tée.  Tandis  que  le  mouvement  créé  par  nous  s'éteint 
et  meurt  bientôt,  les  choses  créées  par  Dieu  s'affer- 
missent dans  une  subsistance  durable.  C'est  la  même 
différence  que  nous  avons  déjà  remarquée  entre  la 
production  de  la  pensée  divine  et  la  production  de  la 
pensée  humaine;  la  subsistance  est  le  cachet  des  ou- 
vrages de  Dieu ,  tandis  que  tout  ce  que  fait  l'homme 
passe  de  l'être  au  néant  avec  une  triste  rapidité.  Mais 
cet  évanouissement  de  nos  œuvres  ne  détruit  pas 
leur  réalité,  ni  l'analogie  qu'elles  ont  avec  les  œuvres 
de  l'infini.  Nous  engendrons  réellement  comme  Dieu, 
nous  créons  réellement  comme  lui  ;  nous  d'une  ma- 
nière incomplète  et  relative,  lui  en  un  mode  parfait 
et  absolu.  Et  nous  entendons  les  deux  mystères  de 
la  génération  et  de  la  création,  qui  composent  la  vie, 
parce  que  nous  sommes  réellement,  quoique  impar- 
faitement, générateurs  et  créateurs. 

Gela  posé,  Messieurs,  votre  place  et  votre  sort 
vous  sont  dès  à  présent  connus  :  vous  n'êtes  pas  des 
souverains,  vous  êtes  des  serviteurs.  La  souveraineté 
est  l'existence  par  soi;  vous  ne  l'avez  à  aucun  degré. 
Vous  avez  été  faits,  vous  avez  été  tirés  du  néant, 
selon  l'énergique  expression  de  la  mère  des  Mâcha- 


—  307  — 

bées,  et  tout  au  plus  pourrez-vous  prétendre  au  titre 
d'enfants  de  Dieu.  Ce  sera  là  le  terme  extrême  de 
votre  ambition.  Si  par  hasard  la  bonté  divine  a  jeté 
•dans  votre  âme  et  sur  votre  front  des  traces  de  res- 
semblance avec  lui,  vous  serez  ses  enfants,  et  il  vous 
permettra ,  du  fond  de  votre  poudre,  de  faire  monter 
jusqu'à  son  trône  le  nom  de  Père.  Ce  sera  votre  plus 
haute  gloire.  Quant  à  la  souveraineté,  n'y  prétendez 
pas  :  qu'est-ce  que  la  souveraineté  d'un  être  qui  vit 
par  un  autre?  On  veut  pourtant  vous  la  donner.  C'est 
pour  cela  que  le  rationalisme  s'épuise  à  prouver 
l'éternité  du  monde,  et  à  chercher  dans  les  ruines 
€t  dans  la  mort  les  signes  de  l'indéfectibilité.  Car 
pensez-vous  que  l'esprit  humain  se  précipitât  si  ar- 
demment sur  ces  questions ,  si  elles  ne  recouvraient 
des  conséquences  pour  la  direction  de  l'âme  et  de  la 
vie?  Tout  est  là,  croyez-le.  Dire  que  le  monde  est 
incréé,  c'est  dire  que  l'homme  est  souverain;  dire 
que  le  monde  est  créé ,  c'est  dire  que  l'homme  est 
serviteur,  et  tout  au  plus  enfant.  La  première  doctrine 
nous  donne  le  droit  de  nous  définir  comme  Dieu  :  «  Je 
suis  Celui  qui  suis.  »  La  seconde  nous  met  au  cœur 
la  prière  de  l'Évangile  :  «  Notre  Père  qui  êtes  aux 
cieux  !  » 

Il  faut  choisir,  Messieurs  :  il  faut  ici -bas  vivre  en 
dieu  ou  en  créature,  dans  la  modestie  de  l'obéissance 
ou  dans  l'orgueil  de  la  souveraineté.  Lequel  choisi- 
rez-vous?  Des  sages  vous  diront  que  vous  êtes  grands  ; 
ils  s'attacheront  au  côté  subUme  de  votre  être,  et 
vous  persuaderont  qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  de  vous. 
D'autres  vous  présenteront  de  vous-mêmes  une  image 


—  308  — 

basse  et  flétrie  ;  ils  découvriront  dans  les  régions  in- 
fimes de  votre  nature  des  secrets  qui  vous  feront 
rougir,  et  toutefois  ce  sera  pour  vous  flatter  encore. 
Seule,  la  doctrine  catholique  vous  met  à  votre  place 
sans  insulte  et  sans  adulation.  Elle  voit  votre  gran- 
deur et  vous  la  prouve;  elle  voit  votre  misère  et 
vous  la  montre  ;  elle  vous  soutient  contre  l'orgueil 
qui  vous  enfle,  et  contre  l'orgueil  qui  vous  déshonore; 
elle  vous  donne  enfin  tout  ensemble  la  raison  de  votre 
grandeur  et  de  votre  misère  dans  cette  parole  qu'elle 
seule  a  prononcée  :  L'homme  est  une  créature,  mais 
c'est  la  créature  d'un  Dieu. 

La  créature  d'un  Dieu  !  Pourquoi?  Quel  motif  a  eu 
cet  être  inaccessible  de  regarder  au-dessous  de  lui  et 
d'appeler  ce  qui  n'était  pas?  Il  nous  importe  de  le 
savoir;  car,  évidemment,  le  premier  et  le  dernier 
mot  de  notre  destinée  est  dans  le  motif  de  notre  créa- 
tion. Perdus  que  nous  étions  dans  les  froides  ombres 
de  l'inexistence,  incapables  de  nous  éveiller  nous- 
mêmes  au  fond  de  ce  tombeau ,  nous  n'avions 
d'autre  espérance  et  d'autre  germe  de  vie  que  dans 
la  volonté  de  Dieu ,  et  la  volonté  de  Dieu  ne  pouvait 
elle-même  se  diriger  vers  nous,  nous  plaindre  et  nous 
nommer,  qu'en  vertu  d'un  motif  qui  la  déterminât. 
Nul  être  raisonnable,  en  effet,  n'agit  sans  raison, 
sous  peine  d'agir  au  hasard  et  d'ignorer  ce  qu'il  fait 
en  ignorant  pourquoi  il  le  fait.  Aussi  saint  Thomas 
d'Aquin ,  cherchant  avant  nous  le  motif  de  la  créa- 
tion ,  commence  par  poser  cette  maxime  :  Tout  être 
agit  pour  une  fin;  et  il  appelle  la  fin  du  nom  de 
cause  finale ,  pour  indiquer  qu'étant  le  mobile  des 


—  309  — 

actes  de  la  volonté,  elle  est  réellement  le  principe 
des  choses  que  la  volonté  produit.  Dieu ,  en  créant 
le  monde,  a  donc  été  mû  par  unefm,  c'est-à-dire 
par  un  but  qu'il  s'est  proposé  d'atteindre ,  et  qui  était 
le  terme  de  sa  pensée,  de  sa  volonté  et  de  son  action. 
Quelle  était  cette  fin?  Si,  pour  le  savoir,  nous  étu- 
dions les  ressorts  de  nos  propres  déterminations, 
nous  démêlerons  aisément  parmi  eux  le  mobile  de 
l'intérêt  ou  de  l'utilité.  Nous  voulons  et  nous  agis- 
sons parce  que  nous  avons  des  besoins  ;  nos  mouve- 
ments sont  l'effort  d'un  être  qui  ne  vit  pas  de  lui- 
même,  et  qui  cherche  au  dehors  le  soutien  ou  l'ac- 
croissement de  sa  vie.  Mais  Dieu  n'a  pas  de  besoins; 
il  vit  de  lui  et  en  lui  ;  rien  ne  manque  à  la  plénitude 
de  son  être  et  de  sa  félicité  :  comment  agirait-il  par 
intérêt?  Comment  eût- il  créé  l'homme  et  le  monde 
pour  combler  le  vide  de  sa  nature ,  ou  pour  ajouter 
à  l'infini  des  ressources  et  des  jouissances  qui  ne  s'y 
trouvaient  point  contenues?  Manifestement,  il  les 
possédait  toutes  ;  il  n'avait  rien  à  gagner  et  rien  à 
perdre  dans  la  création  de  l'univers.  Le  déploiement 
extérieur  de  sa  toute-puissance  était  un  acte  souve- 
rainement désintéressé. 

11  est  vrai,  Messieurs,  j'ai  souvent  entendu  dire, 
et  vous  l'avez  entendu  vous-mêmes,  que  Dieu  a  créé 
le  monde  pour  sa  gloire.  Mais  cette  expression  a  deux 
sens,  l'un  qui  est  exact  et  que  je  vous  exposerai  bien- 
tôt, l'autre  qui  n'est  pas  admissible,  parce  qu'il  sup- 
pose que  la  volonté  divine  peut  être  mue  par  la  rai- 
son de  l'utilité  personnelle.  Oublions  donc  un  instant 
des  termes  mal  définis,  et  continuons  à  chercher 


—  310  — 
quel  a  été  le  motif  de  Dieu  dans  la  vocation  du  monde 
à  Texistence. 

L'homme  n'agit  pas  seulement  par  intérêt  ;  il  est 
capable  d'agir  aussi  par  devoir,  c'est-à-dire  de  sa- 
crifier son  propre  avantage  à  l'avantage  commun, 
au  nom  d'une  loi  suprême  qui  règle  les  rapports  des 
êtres  et  leur  impose  des  actes  dont  le  bénéfice  est 
pour  autrui.  Ce  motif  est  infiniment  plus  noble  que 
le  premier;  il  ravit  l'âme  à  l'égoïsme,  et  lui  donne 
pour  mobile  une  impulsion  d'en  haut,  qui,  n'étant 
autre  chose  que  la  vue  et  le  sentiment  de  l'éternelle 
justice,  semble  digne  de  se  rencontrer  en  Dieu  et 
d'avoir  commandé  sa  résolution  quand  il  créa  le 
monde.  Pourtant,  Messieurs,  il  n'en  est  rien.  Dieu 
est  la  justice  même  ;  dès  qu'il  agit ,  il  le  fait  sous 
l'empire  de  cette  loi  d'équité  qui  est  comprise  dans 
son  essence  ;  mais  avant  d'agir  au  dehors  pour  la 
première  fois,  avant  de  fonder  l'univers,  il  ne  lui  de- 
vait rien.  Il  était  libre  à  son  égard  de  toute  la  liberté 
de  l'être  en  face  du  néant.  Il  pouvait  lui  communi- 
quer l'existence  ou  la  lui  refuser  selon  son  plaisir, 
sans  blesser  aucun  droit,  sans  méconnaître  aucun 
devoir.  L'homme  lui-même  ne  doit  rien  au  néant,  et 
en  tirant  un  autre  homme  de  son  sein  généreux,  il 
accomplit  un  acte  de  pleine  et  absolue  souveraineté. 
Il  est  père,  parce  qu'il  l'a  voulu,  comme  Dieu  est  créa- 
teur, parce  qu'il  l'a  voulu. 

Mais  quoi!  aucun  motif  n'a-t-il  donc  inspiré  la  vo- 
lonté créatrice?  Gela  n'est  pas  possible.  Messieurs, 
nous  vous  l'avons  démontré.  Le  motif  existe  ;  ne  nous 


—  311  — 

lassons  pas  de  le  chercher  dans  le  mystère  de  nos 
propres  délibérations. 

Au-dessus  du  devoir,  s'il  est  possible,  ou  du  moins 
dans  une  place  non  moins  profonde  et  sacrée,  gît  un 
autre  mobile  de  nos  actions  :  c'est  l'amour.  Nous 
allons  parce  que  nous  aimons  ;  nous  souffrons,  nous 
vivons,  nous  mourons,  parce  que  nous  aimons.  L'a- 
mour guide  nos  actes  les  plus  ardents,  et  si  quel- 
quefois nous  nous  sentons  capables  de  tout ,  si,  pous- 
sant la  vie  et  la  mort  devant  nous  avec  une  force 
presque  sacrilège,  nousnouscroyons  quelquefois  déjà 
dans  l'énergie  de  l'immortalité ,  c'est  l'amour  assu- 
rément, c'est  l'amour  qui  no'is  persuade  et  qui  nous 
emporte.  Nul  coursier  n'est  plus  vite,  nul  ne  franchit 
plus  d'abîmes  avec  plus  de  bonheur,  nul  ne  nous 
conduit  plus  loin,  plus  haut,  et  ne  nous  donne  mieux 
la  sensation  de  l'être  qui  va  créer.  Serait-ce  donc  l'a- 
mour qui  pousse  la  volonté  divine,  et  qui  lui  dit  in- 
cessamment :  Va  et  crée,  va  et  crée!  Serait-ce  l'a- 
mour que  nous  aurions  pour  premier  père?  Mais, 
hélas  !  l'amour  lui-même  a  une  cause  dans  la  beauté 
de  son  objet;  et  quelle  beauté  pouvait  avoir  devant 
Dieu  cette  ombre  morte  et  glacée  qui  a  précédé  l'u- 
nivers, et  à  laquelle  nous  ne  donnons  un  nom  qu'en 
trahissant  la  vérité?  Qu'est-ce  que  le  néant  pouvait 
dire  au  cœur  de  Dieu?  Gomment  aimer  ce  qui  n'est 
pas  ?  Ou  même ,  comment  aimer  la  beauté  finie 
quand  on  possède  en  soi  la  beauté  parfaite  et  sans 
mesure?  Déjà  l'amour  avait  produit  en  Dieu  son 
ineffable  fruit  ;  déjà  le  Père,  le  Fils,  le  Saint-Esprit, 
respirdent  coéternellcment  dans  le  colloque  et  dans 


—  312  — 

i'étreinte  de  leur  triple  et  une  et  infinie  beauté.  Ils 
voyaient ,  ils  touchaient ,  ils  parlaient  ensemble  leur 
béatitude,  et,  immuables  tous  trois  dans  un  même 
ravissement ,  ils  ne  pouvaient  plus  rien  voir,  ni  rien 
sentir,  ni  rien  entendre  qui  méritât  d'eux  une  goutte 
épanchée  de  leur  amour.  Le  mystère  était  accompli 
tout  entier,  mon  Dieu,  et  que  restait-il  pour  émouvoir 
votre  cœur,  et  pour  qu'il  nous  découvrît  de  loin  dans 
yinanité  totale  où  nous  ne  vous  attendions  même  pas? 
11  restait  quelque  chose,  Messieurs,  n'en  doutez 
pas;  il  restait  quelque  chose  de  plus  généreux  que 
l'intérêt,  de  plus  élevé  que  le  devoir,  de  plus  puis- 
sant que  l'amour.  Sondez  votre  cœur,  et  si  vous  avez 
peine  à  m'entendre,  si  vos  propres  dons  vous  sont 
inconnus,  écoutez  Bossuet  parlant  de  vous  :  «Quand 
Dieu,  dit-il,  fit  le  cœur  de  l'homme,  il  y  mit  pre- 
mièrement la  bonté.  »  Voilà,  Messieurs,  une  pa- 
role divine,  et  Bossuet  n'eût -il  prononcé  que  celle- 
là ,  je  le  tiens  pour  un  grand  homme.  La  bonté!  c'est- 
à-dire  cette  vertu  qui  ne  consulte  pas  l'intérêt,  qui 
n'attend  pas  l'ordre  du  devoir,  qui  n'a  pas  besoin 
d'être  solUcitée  par  l'attrait  du  beau,  mais  qui  se 
penche  d'autant  plus  vers  un  objet  qu'il  est  plus  pau- 
vre, plus  misérable,  plus  abandonné,  plus  digne  de 
mépris!  Il  est  vrai,  Messieurs,  il  est  vrai,  l'homme 
possède  cette  adorable  faculté,  j'en  jure  par  vous 
tous.  Ce  n'est  ni  le  génie ,  ni  la  gloire ,  ni  l'amour  qui 
mesurent  l'élévation  de  son  âme,  c'est  la  bonté.  C'est 
elle  qui  donne  à  la  physionomie  humaine  son  premier 
et  plus  invincible  charme  ;  c'est  elle  qui  nous  rap- 
proche les  uns  des  autres  ;  c'est  elle  qui  met  en  com- 


—  313  — 

munication  les  biens  et  les  maux,  et  qui  est  partout , 
du  ciel  à  la  terre ,  la  grande  médiatrice  des  êtres. 
Regardez  au  pied  des  Alpes  ce  vil  crétin  sans  yeux, 
sans  sourire  et  sans  larmes,  qui  ne  connaît  pas 
même  sa  dégradation,  et  qui  semble  un  effort  de  la 
nature  pour  s'insulter  elle-même  dans  le  déshonneur 
de  ce  qu'elle  a  produit  de  plus  grand  :  gardez-vous 
de  croire  qu'il  n'ait  trouvé  le  chemin  d'aucune  âme , 
et  que  son  opprobre  lui  ait  ravi  l'amitié  de  l'univers. 
Non,  il  est  aimé,  il  a  une  mère,  il  a  des  frères  et  des 
sœurs,  il  a  une  place  au  foyer  de  la  cabane,  il  a  la 
meilleure  et  la  plus  sacrée,  parce  qu'il  est  le  plus 
déshérité.  Le  sein  qui  l'a  nourri  le  porte  encore,  et  la 
superstition  de  l'amour  n'en  parle  que  comme  d'une 
bénédiction  envoyée  par  Dieu.  Voilà  l'homme  ! 

Maispuis-je  dire  :  Voilà  l'homme,  sans  dire  aussi  : 
Voilà  Dieu?  De  qui  l'homme  tiendrait-il  sa  bonté, 
si  Dieu  n'en  était  l'océan  primordial,  et  si  en  formant 
notre  cœur,  il  n'y  avait  pas  versé  avant  tout  une 
goutte  du  sien?  Oui,  Dieu  est  bon;  oui,  la  bonté  est 
l'attribut  qui  recouvre  en  lui  tous  les  autres,  et  ce 
n'est  pas  sans  raison  que  l'antiquité  gravait  au  fron- 
ton de  ses  temples  cette  inscription  fameuse  où  la 
bonté  précédait  la  grandeur.  Mais  toute  perfection 
suppose  un  objet  où  s'appliquer.  Il  fallait  donc  à  la 
bonté  divine  un  objet  aussi  vaste  et  profond  qu'elle- 
même  :  Dieu  l'a  découvert.  Du  sein  de  sa  plénitude, 
il  a  vu  cet  être  sans  beauté,  sans  forme,  sans  vie, 
sans  nom,  cet  être  sans  être  que  nous  appelons  le 
néant  ;  il  a  entendu  le  cri  des  mondes  qui  n'étaient 
pas,  le  cri  d'une  misère  sans  mesure  appelant  une 

9* 


—  314  — 

bonté  sans  mesure.  L'éternité  s'est  troublée ,  et  elle 
a  dit  au  temps  :  Commence!  Le  temps  et  l'univers 
ont  obéi  à  la  volonté  de  Dieu,  comme  la  volonté  de 
Dieu  avait  cédé,  mais  librement,  à  l'inspiration  delà 
bonté. 

Je  dis  librement,  Messieurs,  parce  que  toutes  les 
perfections  divines  s'exercent  au  dedans  d'elles- 
mêmes  dans  le  mystère  de  la  sainte  Trinité,  et  que 
leur  action  extérieure  n'est  plus  dès  lors  nécessaire  à 
leur  dilatation ,  mais  un  effet  spontané  du  libre  ar- 
bitre de  Dieu.  Dieu  était  bon  avant  de  créer  le  monde, 
et  sa  bonté  absolue  se  produisait  à  l'infini  dans  la 
communication  éternelle  des  trois  personnes  incréées. 
Quand  donc  il  a  fait  l'univers ,  il  l'a  fait  par  un  mou- 
vement libre  de  son  cœur,  et  non  par  nécessité.  Il  l'a 
fait  gratuitement,  sans  l'impulsion  de  l'intérêt,  sans 
la  contrainte  du  devoir,  sans  l'entraînement  d'un 
amour  qui  fût  mérité ,  dans  la  seule  fin  de  satisfaire 
sa  bonté  en  communiquant  la  vie.  C'est  pourquoi 
saint  Thomas  d'Aquin  traitant  cette  question  dit  que 
Dieu  est  le  seul  être  parfaitement  libéral,  parce  que 
seul  il  n'agit  po.s  pour  son  utilité,  mais  à  cause  de 
sa  bonté  {{). 

Cette  conclusion,  Messieurs,  est  de  la  plus  haute 
importance  pour  toute  la  suite  du  dogme  chrétien , 
et  il  est  nécessaire  de  résoudre  les  difficultés  qu'elle 
présente,  soit  au  point  de  vue  théologique,  soit  au 
point  de  vue  rationnel. 

Théologiquement,  on  oppose  un  texte  de  l'Écri- 

(1)  Somme,  quest.  44,  art.  4. 


—  315  — 

ture  ainsi  conçu  :  Universa  propter  semetipsum 
operatus  est  Dommus.  —  Le  Seigneur  a  tout  fait 
pour  lui-même  (1).  Ces  paroles  ont  un  caractère  de 
précision  et  de  clarté  qui  obscurcit,  ce  semble,  toutes 
les  idées  que  nous  venons  d'émettre  devant  vous.  Il 
est  aisé  pourtant  de  vous  les  expliquer.  Dieu ,  pas 
plus  qu'aucun  être,  ne  saurait  puiser  hors  de  lui  les 
motifs  de  ses  déterminations  ;  il  les  trouve  dans  sa 
nature ,  et  en  leur  cédant ,  s'il  est  permis  de  parler 
ainsi,  il  est  manifeste  qu'il  agit  pour  lui-même, 
puisqu'il  agit  sous  l'impulsion  de  quelque  chose  qui 
est  lui-même.  Mais  la  bonté  a  cela  d'excellent  et  de 
singulier,  qu'elle  a  le  bien  des  autres  pour  but ,  et 
qu'en  agissant  à  cause  d'elle,  on  agit  cependant 
pour  autrui  et  d'une  manière  désintéressée.  Ainsi  il 
est  vrai  de  dire  qu'en  créant  le  monde  par  bonté, 
Dieu  l'a  créé  pour  lui ,  puisque  sa  bonté  c'est  lui- 
même  ;  et  néanmoins  il  est  parfaitement  vrai  de  dire 
qu'il  l'a  créé  libéralement,  puisqu'il  se  proposait  le 
bien  de  sa  créature,  et  que  ce  bien  ne  pouvait  ac- 
croître sa  propre  félicité.  Mais  l'eût-il  même  accrue, 
le  motif  de  bonté  resterait  encore  pur  et  sans  re- 
proche; car  il  n'y  a  rien  de  plus  parfait  que  de 
trouver  du  bonheur  à  communiquer  le  sien.  Cet 
égoïsme-là,  si  c'en  est  un,  est  celui  des  grandes 
âmes,  et  sans  doute,  bien  que  la  créature  soit  inutile 
à  Dieu ,  il  faut  croire  que  notre  amour  ne  lui  est 
pas  indifférent ,  et  que,  sans  le  rendre  plus  heureux, 
il  nous  rend  au  moins  chers  et  précieux  devant  lui. 

(1)  Proverbes,  chap.  xvi,  vers.  4. 


—  316  — 

Il  me  sera  facile  encore  de  voua  expliquer  cette 
autre  expression,  que  Dieu  a  cmé  le  monde. pour  sa 
gloire,  ludcgloive  intérieure  de  Dieu  est  dansisa  sou- 
veraine perfection;  sa  gloire  extérieure  consiste  à 
être  connu  et  aimé  des  intelligences  libres  ;  et  il  est 
hors  de  discussion  qu'il  a ,  en  effet ,  donné  l'être  à 
des  intelligences  pour  en  être  connu  et  aimé.  Mais 
pourquoi  a-t-il  voulu  les  appeler  à  le  connaître  et  à 
l'aimer?  Est-ce  pour  leur  bonheur  ou  pour  son  utilité 
personnelle,  par  le  motif  de  la  bonté  ou  par  celui  de 
l'intérêt?  Nous  avons  établi,  avec  saint  Thomas 
d'Aquin,  que  c'était  par  le  motif  de  la  bonté,  et 
l'expression  dont  il  s'agit  ne  décide  rien  à  ren- 
contre ,  puisqu'elle  ne  touche  même  pas  la  ques- 
tion. Il  suffît  de  définir  le  mot  de  gloire  pour  en  être 
assuré. 

Arrivons  donc  aux  objections  du  rationalisme. 

Loin  de  convenir  que  le  monde  est  un  ouvrage  de 
la  bonté  divine,  le  rationalisme  n'y  voit  pas  même 
une  œuvre  de  justice.  Est-il  juste,  dit-il,  de  disposer 
du.  sort  d'autrui  sans  sa  participation?  Lorsqu'il  a 
plu  à  Dieu,  usant  d'une  toute-puissance  incompré- 
hensible, d'appeler  à  la  vie  des  êtres  intelligents,  des 
êtres  capables  de  juger  si  l'existence  était  un  don  ou 
un  malheur,  avait-il  le  droit  d'agir  sans  leur  consen- 
tement? Les  Romains  l'ont  écrit  avec  autant  d'élo- 
quence que  de  raison  :  Nemini  invito  henepcium 
confertur.  —  Il  n'y  a  pas  de  bienfait  sans  la  volonté 
qui  l'accepte.  De  quel  droit  nous  a -t-on  faits  sans 
nous  ?  De  quel  droit  nous  a-t-on  tirés  du  néant 
pour  nous  jeter,  sans  que  nous  le  sussions,  dans  cet 


—  317  — 

abîme  de  maux  qu'on  appelle  la  vie?  Quoi!  nous 
dormions  tranquilles  dans  l'éternité  de  notre  som- 
meil, et  tout  à  coup  une  main  invisible  nous  a  saisis, 
une  voix  inconnue  nous  a  appelés  :  elle  nous  a  dit 
avec  empire  :  Viens,  vois,  sens,  pense,  aime!  Et 
après  qu'obéissant  malgré  nous  à  cet  ordre  impla- 
cable ,  nous  avons  passé  des  heures  ou  des  années 
entre  des  réalités  confuses  et  des  illusions  déçues, 
tout  à  coup  encore  la  main  qui  nous  avait  arrachés  à 
notre  première  tombe,  cette  main  nous  repousse! 
Et  la  voix  qui  nous  avait  appelés,  la  môme  voix 
nous  crie  :  C'est  assez ,  couche  tes  membres , 
clos  tes  yeux,  sors  de  ce  monde,  va-t'en!  Mais  si 
c'était  pour  nous  qu'on  nous  a  faits,  ne  devait -on 
pas  nous  consulter  pour  savoir  où,  quand,  comment, 
à  quelles  conditions  on  nous  donnerait  la  vie?  Nul 
n'y  a  songé;  la  vie  nous  est  venue  comme  nous  vient 
la  mort ,  avec  insulte  et  mépris  de  nous.  Ah  !  qu'une 
vaine  théologie  dise  ce  qu'elle  voudra ,  ce  n'est  pas 
ici  la  plainte  de  l'esprit,  c'est  le  gémissement  de 
lame,  c'est  la  sincérité  de  la  souffrance  et  l'accu- 
sation de  tous  les  mondes.  Que  du  moins  on  nous 
laisse  pleurer  sur  nous,  qu'on  respecte  la  désola- 
tion des  âges,  qu'on  n'ajoute  pas  au  malheur  de 
notre  destinée  cet  autre  malheur  de  vouloir  le  com- 
prendre. 

Je  me  tairais.  Messieurs,  au  bruit  de  ces  accents 
qui  vous  ont  troublés  plus  d'une  fois,  et  qui  peut- 
être  troublent  encore  dans  cette  assemblée  bien  des 
cœurs  brisés;  je  me  tairais,  ou  plutôt  j'abandonne- 
rais mes  lèvres  aux  gémissements  de  la  plainte  et  de 


—  318  — 

î'ingratilude ,  si  je  prenais  dans  cette  question  le 
même  point  de  départ  que  vous.  Oui ,  si  cette  vie 
était  la  vie,  si  cette  lumière  était  la  lumière,  si  ce 
monde  était  le  monde,  oui,  je  couvrirais  mon  front 
de  mes  mains,  et  je  descendrais  avec  vous  dans 
l'abîme  d'un  désespoir  où  je  ne  souffrirais  même  pas 
qu'on  voulût  me  consoler.  Mais  l'avez-vous  cru,  et 
le  christianisme  vous  i'a-t-il  dit?  l'avez-vous  cru 
que  cette  vie  fût  la  vie ,  que  cette  lumière  fût  la  lu- 
mière, que  ce  monde  fût  le  monde?  L'avez-vous  cru, 
et  qui  est-ce  qui  vous  l'a  dit?  Je  vous  le  demande 
encore  une  fois  :  qui  est-ce  qui  vous  l'a  dit?  Vous- 
mêmes,  personne  autre  que  vous.  Eh  bien!  sachez 
une  chose,  c'est  que  je  ne  vous  crois  pas.  Je  crois 
que  cette  vie  est  un  chemin,  que  cette  lumière  est 
une  ombre,  que  ce  monde  est  un  prélude;  je  crois 
que  la  vie  c'est  Dieu,  que  la  lumière  c'est  Dieu,  que 
le  monde  c'est  Dieu.  Et  je  crois  de  toute  mon  âme , 
au  prix  de  mon  sang,  s'il  le  faut,  je  crois  que  Dieu 
nous  a  créés  pour  vivre  de  lui ,  pour  nous  éclairer 
de  lui,  pour  trouver  en  lui  la  substance  dont  tout  ce 
que  nous  voyons  n'est  qu'une  image  incapable  et 
douloureuse.  C'est  ma  foi,  c'est  celle  que  je  vous  an- 
nonce, et,'  pour  la  combattre,  il  faut  la  prendre  telle 
qu'elle  est,  et  non  pas  telle  que  vous  la  faites  dans 
les  injustices  ou  les  découragements  de  votre  esprit. 
Oui,  nous  souffrons  tous  :  malheur  à  qui  le  nierait! 
Mais  nous  souffrons  du  chemin,  et  non  pas  de  la  vie. 
La  vie  est  abondance,  paix,  joie,  plénitude;  quand 
nous  aimons  Dieu ,  nous  en  recevons  quelques 
saintes  prémices,  quelques  tressaillements  impar- 


^  319  — 

faits,  qui  nous  suffisent  pour  oublier  le  monde  pré- 
sent, ou  du  moins  pour  en  accepter  avec  courage  les 
maux  passagers.  Sied-il,  en  effet,  au  voyageur  at- 
tendu par  un  amour  infaillible ,  de  se  plaindre  de  la 
route,  de  maudire  le  sable  qui  le  porte  et  le  soleil 
qui  le  conduit?  Pour  moi,  né  de  la  douleur  comme 
les  autres,  atteint  des  deux  blessures  de  mes  pères, 
le  chagrin  de  l'âme  et  l'infirmité  du  corps,  je  bénis 
Dieu  qui  m'a  fait  et  qui  m'attend.  Je  n'exige  pas 
qu'il  m'ait  consulté  sur  mon  sort  ;  entre  le  néant  où 
il  m'a  pris  et  l'éternité  qu'il  m'a  promise ,  le  choix 
n'était  douteux  que  pour  une  démence  parricide,  et 
Dieu  devait  compter  sur  ma  vertu  comme  il  comp- 
tait sur  sa  bonté.  La  justice  éternelle  ne  permettait 
pas  de  supposer  le  refus  de  la  béatitude  éternelle  : 
elle  avait  le  droit  de  stipuler  en  notre  nom  la  recon- 
naissance, l'amour,  l'acceptation  d'une  épreuve  sans 
laquelle  l'amour  n'aurait  pu  se  produire,  et  à  tout  le 
moins  dans  l'ingratitude  elle-même  le  silence  et  l'é- 
quité du  remords. 

Vous  poursuivez  cependant.  Messieurs,  et  vous 
me  rappelez  une  pensée  qui  a  longtemps  tourmenté 
l'adolescence  de  ma  raison.  Si  tous  tant  que  nous 
sonames ,  créatures  intelligentes  et  libres ,  nous  arri- 
vions, en  effet,  à  la  vie  de  l'éternité,  il  est  certain 
que  les  misères  de  la  vie  présente  s'évanouiraient  de 
notre  esprit,  n'ayant,  comme  le  dit  saint  Paul,  au- 
cune proportion  avec  ce  poids  de  gloire  qui  sera  un 
jour  révélé  ennous{\).  Mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte. 

(1)  Épître  aux  Romains,  chap.  viii,  vers.  48. 


-  320  — 

La  doctrine  catholique  nous  apprend  qu'une  partie 
des  intelligences  créées  ne  parviennent  pas  au  règne 
de  Dieu ,  et  qu'ainsi  la  création,  au  lieu  de  tourner 
à  leur  bonheur,  tourne  finalement  à  leur  malheur 
éternel.  Il  est  vrai  que  c'est  par  leur  faute:  mais 
qu'importe?  Dieu  le  savait,  Dieu  l'avait  prévu.  Était- 
ce  un  acte  de  bonté  de  mettre  au  monde  des  êtres 
qu'une  prescience  infaillible  voyait,  que  ce  fût  de  leur 
faute  ou  non,  exclus  du  bénéfice  de  leur  vocation  pri- 
mitive et  précipités  dans  une  perte  égale  aux  biens 
qui  leur  étaient  destinés?  Que  si  Dieu,  dans  la  créa- 
tion, n'avait  entendu  agir  qu'en  vertu  de  sa  souve- 
raineté, par  un  acte  de  puissance  et  de  bon  plaisir, 
on  concevrait  peut-être  qu'il  n'eût  pas  tenu  compte 
du  résultat,  et  que  la  misère  finale  d'une  partie  de  ses 
créatures,  causée  par  leur  prévarication,  ne  lui  eût 
paru  qu'un  accident  incapable  de  désarmer  le  droit 
et  l'efficacité  de  son  vouloir.  Mais  vous  nous  dites 
que  le  Fiat  suprême  a  été  prononcé  par  bonté,  par 
le  désir  de  communiquer  la  vie  et  la  gloire  aux  êtres 
possibles  que  Dieu  découvrait  dans  l'horizon  de  sa 
pensée.  Ce  but  et  ce  motif  sont-ils  compatibles  avec 
la  déchéance  éternelle  des  intelligences  perdues? 
Sans  doute,  nous  en  convenons,  la  doctrine  catho- 
lique n'enseigne  pas,  comme  article  de  foi,  que  c'est 
le  moindre  nombre  des  hommes  qui  soit  sauvé.  Elle 
enseigne  bien  moins  encore  que,  sur  la  totalité  des 
hiérarchies  intelligentes,  ce  soit  la  minorité  qui 
maintienne  ses  titres  devant  la  justice  de  Dieu.  Mais 
qu'est-ce  que  cela  fait?  N'y  eût-il  qu'un  seul 
homme,  qu'un  seul  esprit,  qui  fût  deshérité  de  la 


^  321  — 
vie  véritable:  et  à  jamais,  réprouvé,  cto  seirait: assez 
pour  accuser  la  bonté  divine ,  ou.  du  moins  pour  ne 
p^s  mettre  à.  sa  charge  la  création,  de  l'univers. 
Cherchez  donc  un  autre  mobile  à  la  toute-puissance 
de  Dieu  ;  dites  qu'il  a  fait  ce  qu'il  a  voulu  parce  qu'il 
l'a  voulu ,  qu'il  était  le  maître,  que  le  crima  et  l'in- 
gratitude ne  pouvaient  lui  ravir  se&  droits  de  sou- 
verain, on  vous  entendra  peut-être.  Mais  devant 
l'image  terrible  de  la  damnation  éternelle,  ne  par- 
lez point  de  la  bonté  de  Dieu;  tremblons  sous  sa 
justice,  et  taisons-nous  devant  son  impénétrable 
majesté. 

Je  ne  me  tairai  pas.  Messieurs,  car  ce  que  vous 
venez  de  dire  suffit  pour  vous  répondre.  Vous  con- 
venez que  si  la  puissance  créatrice  entre  dans  les 
attributs  qui  constituent  l'essence  divine,  il  est  im- 
possible que  Dieu  en  soit  dépouillé  par  le  mauvais 
vouloir  de  sa  créature.  Dire,  en  effet,  que  Dieu  n'a 
pas  le  droit  de  créer  un  être  qui  abusera  de  ses  dons, 
c'est  dire  que  le  méchant  peut  anéantir  Dieu  en 
empêchant  l'exercice  d'un  de  ses  attributs  essen- 
tiels. Quoi  de  plus  vain  et  de  plus  insensé?  Or,  cela 
compris,  la  difficulté  tombe  de  soi.  En  effet,  lors 
même  que  Dieu  agit  par  bonté,  il  agit  dans  la  totalité 
indivisible  de  son  essence;  il  agit  avec  sa  puissance, 
sa  sagesse,  sa  justice,  et  tout  l'ensemble  inaliénable 
de  ses  perfections.  C'est  la  bonté  qui  le  meut,  mais 
la  bonté  qui  n'abdique  rien  du  reste  d^e  sa  divinité. 
La  bonté  ne  saurait  lui  interdire  d'être  sage,  d'être 
juste,  d'être  puissant,  d'être  souverain,  et  s'il  dé- 
couvre par  sa  prescience  une  créature  assez  ingrate 


—  322  — 

pour  tourner  ses  dons  contre  elle-même,  il  ne  lui 
retirera  pas  le  bienfait  ;  car  ce  serait  se  retirer  en 
même  temps  la  puissance  de  créer  dans  des  condi- 
tions équitables,  ce  qu'il  ne  doit  pas,  et  ce  qu'il  ne 
ferait  qu'en  cessant  d'exister.  Vous  direz  peut-être  : 
Autre  est  la  puissance  en  soi,  autre  l'exercice  de  la 
puissance  ;  Dieu  ne  saurait  perdre  la  puissance  ; 
mais  il  est  libre  de  ne  pas  l'exercer.  Assurément , 
Messieurs;  seulement  comprenez  que  quiconque  est 
libre  de  ne  pas  exercer  une  puissance,  est  libre  aussi 
de  l'exercer,  sous  peine  de  ne  pas  l'avoir.  Si  donc, 
de  votre  aveu ,  Dieu  est  libre ,  tous  ses  attributs  con- 
sidérés, de  créer  un  êlre  qui  abusera  du  bienfait  de 
la  vie,  pourquoi  vous  étonner  qu'en  effet  il  ait  usé 
de  cette  liberté  qui  lui  appartient  et  que  vous  lui 
reconnaissez  ? 

Quoi  qu'il  en  soit  métaphysiquement,  direz-vous 
encore,  le  bon  sens  du  cœur  s'oppose  à  une  telle  con- 
clusion. Quel  est  le  père  qui  mettrait  au  monde  un 
fils,  s'il  prévoyait  que  la  vie  serait  pour  lui,  même 
par  sa  faute,  un  don  fatal?  Et  Dieu  n'est-il  pas 
notre  père?  Doit -il  avoir  pour  nous  des  en* 
trailles  moins  tendres  que  les  entrailles  d'un  homme 
mortel? 

Ici,  Messieurs,  la  comparaison  manque  de  force, 
parce  qu'elle  manque  de  justesse.  Dieu  n'a  pas  créé 
des  individus  isolés,  ni  même  des  mondes,  il  a  créé 
un  monde  unique  où  tous  les  êtres  s'enchaînent  par 
des  rapports  de  dépendance  et  de  services  mutuels , 
et  dont  un  seul  ne  peut  être  retranché  sans  que  tous 
les  autres  souffrent  de  ce  retranchement.  Dans  le 


—  323  — 

genre  humain  en  particulier,  chaque  homme  ren- 
ferme en  soi  une  postérité  dont  le  terme  n'est  pas 
assignable,  et  qui  fait  des  générations  un  faisceau 
solidaire  où  nul  ne  perdrait  sa  place  qu'en  entraî- 
nant avec  lui  la  multitude  de  ses  descendants.  Sup- 
primer un  seul  homme,  c'est  supprimer  une  race; 
supprimer  un  méchant,  c'est  supprimer  un  peuple 
de  justes  qui  sortiront  de  lui.  Car  le  bien  et  le  mal 
s'entrelacent  dans  la  suite  mobile  de  l'humanité  :  un 
fils  vertueux  succède  à  son  père  coupable ,  et  l'aïeul 
contemple  trop  souvent  dans  ses  lointains  rejetons 
des  crimes  qu'il  n'a  pas  connus.  Or,  le  regard  de 
Dieu  embrassant  à  la  fois  toutes  les  successions  de 
la  vie ,  toutes  les  renaissances  du  bien  dans  le  mal 
et  du  mal  dans  le  bien,  aucune  destinée  ne  lui  appa- 
raissait solitaire ,  telle  qu'en  la  retranchant  du  livre 
anticipé  de  la  vie,  il  ne  coupât  qu'une  trame  indigne 
de  se  développer.  Adam,  prévaricateur,  renfermait  à 
ses  yeux  toute  la  postérité  des  saints.  Lui  refuser 
l'être  à  cause  de  son  crime,  ce  crime  même  n'eût-il 
jamais  obtenu  de  pardon,  c'était  anéantir  en  lui  tous 
les  mérites  du  genre  humain.  Comment  la  bonté  de 
Dieu  lui  eût-elle  demandé  ce  sacrifice?  Comment 
eût-elle  exigé  que  les  méchants  fussent  préférés  aux 
justes,  que  la  vie  fût  soustraite  à  ceux  qui  devaient 
en  bien  user  par  égard  pour  ceux  qui  en  feraient  un 
anathème  au  lieu  d'une  félicité? 

Je  connais  Dieu,  je  l'aime,  j'espère  en  lui,  je  le 
bénis  de  ma  vie  et  de  ma  mort  :  pourquoi  la  faute 
d'un  de  mes  ancêtres,  éternellement  prévue  de  la 
bonté  divine ,  eût- elle  intercepté  ma  naissance,  et  ne 


—  324  — 

m'eût-elle  pas  même  permis  de  respirer  un  seul  jour 
dans  le  mystère  de  liberté  d'où  pouvait  sortir  ma 
béatitude?  Pourquoi  eusse -je  été  condamné  au 
néant  pour  qu'un  de  mes  pères  n'abusât  pas  de 
l'existence?  Où  seraient  en  cela  la  justice,  la  sa- 
gesse ,  la  bonté  ? 

Dieu  n'avait  pas  à  choisir  entre  créer  ou  ne  pas 
créer  un  méchant ,  mais  entre  créer  ou  ne  pas  créer 
des  générations  entremêlées  de  bien  et  de  mal  ;  et 
comme  toutes  présentaient  ce  mélange  à  son  regard 
fatidique ,  il  avait  à  choisir  entre  créer  l'univers  ou 
ne  rien  créer  du  tout.  La  question  est  bien  différente, 
et  assurément  le  père  le  plus  tendre  ne  se  déciderait 
pas  à  mourir  sans  postérité ,  si  Dieu ,  lui  découvrant 
l'avenir  de  sa  race,  lui  montrait,  dans  les  transfigu- 
rations séculaires  de  son  sang,  les  inévitables  alter- 
natives de  la  gloire  et  de  la  honte,  du  bonheur  et  du 
malheur.  Que  serait-ce  si,  au  heu  d'une  seule  géné- 
ration ,  il  s'agissait  de  toutes  les  générations  hu- 
maines? Que  serait-ce  si  on  vous  donnait  le  choix  à 
vous-mêmes  d'anéantir  l'univers  ou  de  le  créer?  car 
telle  est  la  question  qui  a  été  pesée  dans  les  conseils 
de  Dieu. 

Dieu  l'a  jugée,  et  le  ciel  et  la  terre  vous  disent 
comment  il  l'a  jugée. 

Vous  pouvez,  Messieurs,  la  juger  autrement;  vous 
pouvez  vous  plaindre  de  la  vie ,  et  ne  pas  estimer 
qu'elle  soit  un  si  grand  don.  Mais,  sachez-le,  la  vie 
dont  vous  vous  plaignez ,  ce  n'est  pas  celle  que  Dieu 
vous  a  faite,  c'est  la  vie  que  vous  vous  faites  à  vous- 
mêmes.  Vous  en  avez  retranché  Dieu,  et  vous  vous 


—  325  — 

étonnez  qu'elle  ne  soit  plus  rien.  Vous  avez  produit 
le  vide  dans  votre  âme ,  et  vous  vous  étonnez  que 
l'infini  vous  manque.  Vous  avez  couru  après  toutes 
les  misères,  et  vous  vous  étonnez  de  n'être  plus  que 
doutes,  ténèbres,  amertumes,  afflictions.  Ah!  reve- 
nez, revenez  à  la  vie,  reprenez  vos  droits  dans  la 
création  par  le  courage  de  la  foi ,  par  la  sainteté  de 
Tespérance,  par  la  divinité  de  l'amour,  et  alors, 
reportés  à  votre  place  et  à  votre  gloire  dans  les  har- 
monies universeUes,  vous  redirez  avec  tous  les 
mondes  le  témoignage  que  Dieu  s'est  rendu  à  lui- 
même  après  qu'il  eut  achevé  son  œuvre  :  Dieu  vit 
tout  ce  qu'il  avait  fait,  et  tout  était  bon  (1). 

(1)  Genèse,  chap.  i,  vers.  31. 


IV.  —  10 


QUARANTE- HUITIEME  CONFÉRENCE 


DU  PLAN  GÉNÉRAL  DE  LA  CRÉATION 


Monseigneur, 

Messieurs  , 

Nous  avons  recherché  dans  notre  dernière  Confé- 
rence par  quel  procédé  et  par  quel  motif  le  naonde 
était  sorti  des  mains  de  Dieu;  nous  avons  vu  que 
c'était  par  le  procédé  de  la  création  et  par  le  motif  de 
la  bonté.  La  bonté  est,  en  effet,  le  caractère  sous  le- 
quel le  genre  humain  a  toujours  conçu  Dieu  de  pré- 
férence, comme  c'est  aussi  le  caractère  des  hommes 
qui  ont  le  plus  attiré  l'amour  et  la  vénération  des 
âges.  Quiconque  n'a  pas  été  marqué  de  ce  signe 
auguste  n'est  point  parvenu  à  la  plénitude  de  la 
gloire,  et  ni  l'éclat  des  conceptions,  ni  le  bonheur 


—  328  — 

des  armes ,  ni  le  mépris  de  la  vie ,  n'ont  suffi  sans  la 
bonté  pour  élever  la  mémoire  d'Alexandre  ou  de 
Marc-Aurèle.  Celle  de  Dieu,  à  plus  forte  raison, 
repose  sur  la  même  base ,  et  rien  ne  nous  est  plus 
naturel  que  de  répéter  avec  David  :  Le  Seigneur  est 
doux  en  toutes  choses,  et  sa  miséricorde  est  par- 
dessus toutes  ses  œuvres  (1). 

Dieu  donc  ayant  fait  le  monde  par  bonté ,  c'est-à- 
dire  dans  l'intention  de  lui  communiquer  ses  biens , 
qui  ne  sont  autres  que  la  perfection  et  la  béatitude,  il 
nous  faut  maintenant  connaître  le  plan  qu'il  a  suivi 
dans  la  réalisation  de  cette  généreuse  pensée.  Or  tout 
plan  se  compose  de  deux  éléments  nécessaires  :  les 
matériaux  qui  doivent  servir  à  fonder,  et  l'ordon- 
nance qui  leur  sera  donnée.  J'ai  donc  à  vous  entre- 
tenir aujourd'hui  des  matériaux  de  la  création,  et  de 
leur  ordonnance  générale. 

Selon  la  doctrine  catholique.  Dieu  a  employé  dans 
son  œuvre ,  qui  est  l'univers ,  deux  sortes  de  maté- 
riaux parfaitement  dissemblables  :  la  matière  et 
l'esprit  : 

Qu'est-ce  d'abord  que  la  matière?  Si  je  vous  dis 
que  c'est  quelque  chose  de  pesant, vous  m'opposerez 
les  fluides  impondérables.  Si  je  vous  dis  que  c'est 
quelque  chose  d'étendu,  vous  me  répondrez  que 
plusieurs  philosophes  estiment  qu'on  peut  la  réduire 
à  des  atomes,  c'est-à-dire  à  des  points  indivisibles  et 
par  conséquent  inétendus.  Si  je  vous  dis  que  c'est 
quelque  chose  de  coloré,  vous  m'objecterez  qu'on 

(1)  Psaume  cxliv,  vers.  9. 


—  329  - 

peut  aisément  la  concevoir  dépouillée  de  toute  cou- 
leur. Ainsi  en  serait -il  de  la  saveur  et  du  son.  Mais 
ce  travail  de  spoliation ,  par  lequel  nous  enlevons 
successivement  à  la  matière  ses  attributs  apparents, 
a  cependant  une  limite  où  s'arrête  l'effort  critique  de 
notre  esprit.  Quoi  que  nous  fassions,  il  reste  en  elle 
la  susceptibilité  permanente  de  recevoir  des  formes 
et  des  mouvements.  Je  dis  de  les  recevoir;  car  nous 
voyons  clairement  qu'elle  n'a  ni  pensée  ,  ni  volonté , 
ni  liberté ,  aucune  activité  personnelle ,  aucun  com- 
mandement. Elle  est  à  la  fois  active  et  inerte:  active, 
puisque  c'est  une  force;  inerte,  parce  qu'elle  n'agit 
pas  spontanément,  mais  sous  l'empire  d'une  irrésis- 
tible nécessité. 

L'esprit,  au  contraire,  n'a  ni  forme  ni  mouvement 
de  translation  d'un  lieu  à  un  autre  ;  il  ne  tombe  pas 
sous  nos  sens.  Il  pense,  il  veut,  il  est  libre.  Aucune 
nécessité  n'a  de  prise  sur  lui.  C'est  en  vain  qu'on  lui 
commande,  s'il  ne  se  commande  pas  à  lui-même,  et 
tous  les  assauts  de  la  puissance  viennent  se  briser 
contre  une  seule  âme  qui  se  respecte. 

Tels  sont,  Messieurs,  les  matériaux  du  monde. 
La  doctrine  catholique  n'en  connaît  pas  d'autres;  les 
sens  et  la  raison  ne  nous  révèlent  que  ceux-là.  Trou- 
verons-nous encore  ici  le  rationalisme  pour  nous  ar- 
rêter? Oui,  Messieurs,  nous  le  trouverons,  et  je  vous 
en  préviens  de  nouveau  :  la  doctrine  catholique  ne 
posera  pas  un  seul  dogme  sans  que  le  rationalisme 
pose  contre  elle  une  négation.  Attendez -vous -y 
aujourd'hui,  demain,  toujours.  C'est  la  nature  de 
l'erreur  de  créer  des  ressources  contre  toute  vérité, 


—  330  — 

sans  quoi  la  liberté  de  notre  intelligence  ne  serait 
qu'une  chimère. 

Certes,  s'il  y  a  quelque  chose  d'avéré,  c'est  la  co- 
existence dans  le  monde  de  la  matière  et  de  l'esprit. 
Quoi  de  plus  manifeste?  La  matière  est  l'objet  de 
nos  sens;  ils  la  voient,  ils  la  touchent,  ils  la  sentent, 
ils  en  disposent  à  leur  gré,  selon  des  lois  invariables, 
découvertes  par  la  science  et  vérifiées  par  l'applica- 
tion. Aucun  effort  de  la  volonté  n'est  capable  de  dé- 
truire l'impression  causée  dans  le  genre  humain  tout 
entier  par  le  spectacle  constant  de  l'univers.  L'esprit 
n'est  pas  moins  sensible  et  éloquent  pour  nous, 
il  l'est  davantage  encore;  car  l'esprit  c'est  nous- 
mêmes.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  nous  mettre  en 
rapport  avec  lui  comme  avec  un  objet  étranger;  il 
nous  est  présent  et  intime  ;  chacun  de  ses  actes  nous 
le  révèle  dans  ses  facultés  propres,  dans  son  empire 
sur  la  matière  et  sur  les  idées,  dans  sa  spontanéité 
et  sa  liberté.  Cependant,  qui  le  croirait?  deux  doc- 
trines contradictoires  se  sont  produites  dans  l'his- 
toire de  la  raison  humaine,  l'une  qui  nie  l'existence 
de  la  matière,  l'autre  qui  nie  l'existence  de  l'esprit. 
L'idéalisme  soutient  que  tout,  dans  la  nature,  est 
immatériel;  le  matériaUsme  affirme  que  tout  est 
corps. 

Et  vraiment,  si  jamais  l'erreur  pouvait  être  une 
noble  et  sainte  chose ,  on  serait  en  droit  de  le  dire 
de  l'idéalisme ,  qui  ne  prétend  ravir  l'existence  qu'à 
la  partie  inférieure  de  la  création ,  et  faute  de  com- 
prendre quels  rapports  entretiendrait  avec  Dieu  une 
substance  dénuée  d'intelligence   et  de   sentiment. 


—  331  — 

Pourquoi  Malebranche ,  en  effet,  cet  illustre  philo- 
sophe chrétien,  disait-il  que,  sans  l'autorité  delà 
foi,  il  ne  croirait  pas  à  la  réalité  de  la  matière,  si  ce 
n'est  parce  qu'il  ne  pouvait  se  rendre  compte  du  but 
de  Dieu  en  la  créant?  Et  n'avons-nous  pas  établi 
nous-même  que  le  but  de  Dieu  dans  la  création  était 
de  communiquer  sa  perfection  et  sa  béatitude  aux 
êtres  issus  de  sa  toute-puissante  bonté?  Or  comment 
la  matière,  incapable  de  connaître  et  d'aimer,  ré- 
pondrait-elle à  cette  vue  du  Créateur?  En  quoi  lui 
serait-il  permis  d'atteindre  à  la  frontière  même  de 
l'ordre  divin,  où  tout  est  intelligence,  amour,  com- 
préhension? Que  Dieu  ait  fait  des  esprits,  images  de 
sa  propre  nature ,  doués  de  l'honneur  de  scruter  le 
monde  invisible,  habitants  présomptifs  de  la  gloire 
éternelle,  vases  d'une  louange  volontaire,  compa- 
gnons humbles  mais  possibles  de  la  très-sainte  Tri- 
nité, on  en  conçoit  le  motif  et  l'exécution.  Qui  con^ 
cevra  jamais  l'office  de  la  matière  par  rapport  à  Dieu, 
et  même  par  rapport  aux  esprits  créés?  Si  elle  n'est 
pas  éternelle,  à  quoi  bon  la  créer  pour  un  jour?  Si 
elle  doit  durer  au  delà  des  temps,  quel  rôle  rem 
plira-t-elle  dans  l'éternité,  c'est-à-dire  dans  le  règne 
pur  de  Dieu? 

D'anciens  sages.  Messieurs,  s'efforçant  de  pénétrer 
ce  mystère,  avaient  pensé  que  la  fonction  de  la  sub- 
stance matérielle  était  de  hmiter  les  esprits,  qui  de 
leur  nature,  croyaient-ils,  n'avaient  aucune  barrière 
entre  eux  et  l'infmi.  Mais  la  saine  théologie  repousse 
cette  explication.  Les  esprits  créés  ont  leur  mesure 
dans  la  volonté  divine  qui  les  produit  ;  il  leur  suffit 


—  332  — 

d'être  créés  pour  être  bornés,  attendu  que  l'existence 
par  soi-même  entre  dans  la  notion  de  l'infini.  Sup- 
posons toutefois  que  l'être  immatériel  et  intelligent 
ne  rencontre  dans  son  essence  personnelle  aucune 
limitation  :  quoi  !  pensez-vous  que  Dieu  s'ingéniera 
à  lui  en  donner  une  par  jalousie,  de  peur  qu'il  ne 
devienne  son  égal,  et  l'emprisonnera  ainsi  dans  le 
sépulcre  d'un  corps?  Pensez- vous  que  les  hommes 
ne  soient  autre  chose  que  des  dieux  asservis  dans 
une  organisation  sensible?  Ah!  Messieurs,  si  Dieu 
avait  pu  créer  des  esprits  infinis,  soyez  sûrs  qu'il 
l'eût  fait.  Il  ne  demandait  pas  mieux  que  d'étendre 
l'orbite  de  la  création,  et  vous  verrez  bientôt  que  la 
matière  elle-même,  loin  d'avoir  été  un  instrument  de 
restriction  dans  sa  main ,  a  été  l'une  des  ressources 
dont  a  usé  sa  sagesse  pour  agrandir  le  champ  de  l'u- 
nivers. 

La  matière,  comme  l'esprit,  a  été  appelée  à  jouir 
de  la  perfection  et  de  la  béatitude  divines  ;  et  plus 
elle  en  était  incapable,  plus  Dieu  a  voulu  se  jouer 
dans  cette  difficulté,  tenant  à  honneur,  s'il  est  permis 
de  parler  ainsi,  d'imprimer  le  sceau  de  sa  puissance 
et  de  sa  miséricorde  sur  une  substance  où  le  néant 
paraîtrait  lui  disputer  l'empire.  Que  la  matière  soit 
inerte  tant  qu'elle  voudra ,  qu'elle  soit  muette , 
sourde,  aveugle,  insensible,  ne  lui  ménagez  pas 
l'opprobre ,  elle  y  consent  :  mais  écoutez  l'apôtre 
saint  Paul  prenant  en  main  sa  cause  et  vous  parlant 
de  sa  destinée.  Toute  chair,  dit-il,  n'est  pas  la  même 
chair...  Il  y  a  des  corps  célestes  et  des  corps  terres- 
tres; autre  est  la  gloire  des  célestes,  autre  est  la 


—  333  — 

gloire  des  terrestres...  Le  corps  est  semé  dans  la 
corruption,  il  ressuscitera  dans  V incorruptibilité , 
il  est  semé  dans  le  déshonneur,  il  ressuscitera  dans 
la  gloire;  il  est  semé  dans  la  faiblesse^  il  ressusci- 
tera dans  la  puissance  ;  il  est  semé  corps  animal , 
il  ressuscitera  corps  spirituel  (1).  Vous  entendez, 
Messieurs ,  saint  Paul  n'est  pas  embarrassé  du  scan- 
dale de  notre  boue;  il  ne  croit  pas  à  sa  misère  finale, 
il  la  voit  transfigurée  jusqu'à  devenir  spirituelle,  et 
si  vous  voulez  l'ouïr  encore  prophétiser  son  avenir, 
écoutez  de  nouveau  :  Nous  savons  que  toute  créature 
gémit  et  enfante  jusqu^ aujourd'hui. . .  Car  toute  créa- 
ture attend  la  révélation  du  jour  des  enfants  de 
Dieu.  Soumise  à  la  vanité  contre  son  gré,  elle  y  a 
été  soumise  avec  espérance,  et  elle  sera  elle-même 
délivrée  de  la  servitude  de  la  corruption  pour  être 
utile  à  la  liberté  de  la  gloire  des  enfants  de  Dieu  (2). 
Quel  langage  !"  quelle  magnificence  !  quelles  pro- 
messes !  Ainsi  la  plus  vile  matière  est  dans  l'enfan- 
tement de  sa  future  grandeur,  aussi  bien  que  l'homme 
lui-même;  elle  attend  la  révélation  dernière,  qui 
doit  discerner  les  enfants  de  Dieu  et  leur  marquer 
une  place  dans  les  siècles  qui  n'ont  plus  d'ombre  ni 
de  retour;  elle-même  prendra  part  à  la  délivrance 
des  esprits ,  et  leur  béatitude  dépendra  de  la  sienne 
à  un  certain  degré,  puisque  la  sienne  sera  utile 
à   la  liberté   de    leur   gloire.    Quelles    singulières 


(1)  1"  Épîlre  aux  Corinthiens,  chap.  xv,  vers.  39,  -40,  42, 
43,  44. 

(2)  Épître  aux  Romains,  chap.  viii,  vers.  22,  29,  20,  21. 


—  334  — 

expressions ,  Messieurs,  et  que  la  substance  honorée 
de  telles  prophéties  peut  se  tenir  en  repos  contre 
les  insultes  prématurées  de  l'ignorance  et  de  Ter- 
reur ! 

Le  roi  de  Macédoine  disait  :  «  Si  je  n'étais  Alexan- 
dre, je  voudrais  être  Diogène.  »  Me  permettez-vous 
de  dire  :  Si  je  n'étais  esprit ,  je  voudrais  être  matière? 
Car  je  serais  encore  l'œuvre  de  Dieu,  le  fruit  de  sa 
pensée  et  de  sa  bonté.  Son  œil  serait  encore  sur  moi, 
et  unie  dans  l'humanité  à  une  âme  immortelle, 
après  l'avoir  ici-bas  servie  dans  ses  besoins,  je  la 
servirais  un  jour  dans  un  bonheur  qui  rejaillirait  sur 
moi. 

Du  reste,  Messieurs,  en  vous  exposant  tout  à 
l'heure  Tordonnance  générale  du  monde,  j'espère 
vous  mieux  faire  saisir  le  rôle  que  la  matière  y  rem- 
plit, et  vous  donner  plus  à  fond  par  conséquent  la 
raison  de  son  existence  et  de  sa  création. 

L'autre  camp  du  rationalisme  nie  la  réalité  de  l'es- 
prit. Il  aspire  à  nous  convaincre  qu'il  n'y  a  rien  au 
monde  que  la  substance  palpable,  divisible  et  mal- 
heureuse, qui  tombe  sous  nos  sens  extérieurs;  et 
s'il  reconnaît  les  phénomènes  de  la  pensée  et  de  la 
volonté,  il  les  attribue  à  l'organisme  même  du  corps 
vivant.  Vous  le  voyez ,  cette  doctrine  est  bien  diffé- 
rente de  l'autre.  La  première,  quoique  fausse,  ten- 
dait à  l'élévation  de  l'homme;  celle-ci,  à  son  abaisse- 
ment. La  première  nous  portait  à  mépriser  la  partie 
inférieure  de  notre  être;  celle-ci,  à  en  avilir,  à  en 
immoler  la  partie  supérieure.  Qui  a  pu  porter  des 
sages,  c'est  le  nom  qu'ils  prennent,  qui  a  pu  les 


—  335  — 

porter  à  ce  parricide?  Le  mouvement  naturel  des 
êtres  est  de  se  grandir;  tous,  même  ceux  qui  n'o- 
béissent qu'à  l'instinct,  ont  une  pente  vers  l'orgueil. 
Comment  l'homme,  le  chef-d'œuvre  visible  de  la 
création,  a-t-il  employé  sa  pensée,  qui  l'élève  par- 
dessus tous  les  autres ,  à  détruire  la  base  de  sa  gran- 
deur, et  à  descendre,  par  choix,  du  rang  des  intelli- 
gences immortelles?  Messieurs,  j'ignore  s'il  y  a  des 
matérialistes  dans  cette  assemblée,  et  vous  savez 
avec  quel  pieux  respect  j'ai  coutume  de  traiter  non 
pas  l'erreur,  mais  les  personnes.  En  cette  occasion 
toutefois,  je  ne  puis  retenir  la  liberté  de  mon  minis- 
tère, et  je  dirai  sans  crainte  que  le  matérialisme  est 
une  doctrine  contre  nature,  une  doctrine  abjecte, 
dont  l'origine  n'est  explicable  que  par  la  corruption 
du  cœur  humain.  Nous  sommes  trop  manifestement 
des  esprits ,  il  n'y  a  pas  assez  de  raisons  contre  la  di- 
gnité de  notre  être,  pour  nous  ravaler  de  nos  propres 
mains ,  si  des  passions  d'un  ordre  inférieur  et  lâche 
ne  se  soulevaient  en  nous  contre  nous-mêmes,  afm 
d'y  détrôner  avec  notre  essence  spirituelle  les  idées 
de  vérité,  de  justice,  d'ordre,  de  responsabilité,  hôtes 
illustres  et  incorruptibles  dont  la  présence  fatigue  le 
vice  et  appelle  la  révolte.  Le  vice  n'a  pas  la  paix,  et 
il  la  veut.  L'âme  lui  oppose  le  remords ,  cette  der- 
nière couronne  de  l'homme  corrompu ,  cette  voix  do- 
mestique et  sainte  qui  rappelle  au  bien,  ce  bon  génie 
de  la  république  qui  habite  les  ruines ,  et  qui  appa- 
raissait encore  à  Brutus,  dans  les  champs  de  Phar- 
sale,  la  veille  du  jour  où  Rome  devait  tomber.  Oh  I 
pardonnez  mes  doutes  !  Mais  sii  vous  n'étiez  pas  purs , 


—  336  — 
si  le  remords  vous  troublait  de  sa  sévère  voix,  de 
grâce  et  par  amour  pour  vous ,  ne  le  chassez  pas  : 
tant  qu'il  sera  le  compagnon  de  votre  âme,  vous 
n'aurez  pas  perdu  les  reliques  de  votre  grandeur  et 
de  votre  espérance;  le  remords  précède  la  vertu, 
comme  l'aurore  précède  le  jour,  et  le  vice  doit  le  res- 
pecter pour  se  respecter  lui-même. 

Mais  quand  le  vice  n'a  plus  l'instinct  de  sa  réha- 
bilitation ,  le  remords  devient  son  ennemi  capital  et 
dernier,  et  rien  ne  lui  coûte  pour  en  extirper  jusqu'à 
la  racine,  qui  est  notre  esprit  même.  Le  matériahsme 
est  le  résultat  de  cette  guerre  exterminatrice  du  mal 
contre  le  bien  ;  il  n'est  autre  chose  que  la  suprême 
tentative  pour  étouffer  le  remords.  Et  voilà  pourquoi 
je  l'appelle  une  doctrine  abjecte  et  contre  nature.  Si 
c'est  un  emportement,  je  ne  m'en  excuse  pas.  Eh 
quoi!  vous  m'attaquez  jusque  dans  mon  essence, 
vous  me  rejetez  aux  limites  de  l'animalité,  vous  me 
traitez  à  l'égal  du  chien  !  Que  dis-je  ?  Vous  osez 
écrire  cette  phrase  :  «  L'homme  est  un  tube  digestif 

percé  aux  deux  bouts.  » Ah  !  Messieurs,  ne  riez 

pas,  je  m'en  voudrais  mortellement  d'exciter  votre 
rire  ;  écoutez ,  écoutez  ces  choses  avec  le  silence  de 
l'exécration.  Quoi!  disais -je,  on  ose  écrire  que 
l'homme  est  un  tube  digestif  percé  aux  deux  bouts, 
et  je  n'aurais  pas  le  droit,  usant  de  toute  la  hauteur 
de  la  vérité  contre  l'imposture,  de  me  retourner  avec 
mépris ,  et  d'écraser  du  talon  cette  canaille  de  doc- 
trine 1 

Je  n'en  devais  pas  dire  davantage,  Messieurs;  je 
ne  devrais  pas  faire  au  matérialisme  l'honneur  de  lui 


—  337  - 

demander  des  comptes.  Faisons-le  pourtant,  si  vous 
le  voulez.  Demandons  à  ces  fiers  gladiateurs  de  la 
matière  ce  qu'ils  ont  vu  dans  l'homme  pour  lui  con- 
tester sa  nature  intelligente  et  libre.  Nient- ils  les 
phénomènes  de  la  pensée  ?  Sont-ils  aveugles  à  ceux 
delà  volonté?  Non,  ils  les  avouent;  ils  reconnais- 
sent qu'il  se  passe  en  nous  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire, qui  ne  ressemble  à  rien  de  ce  qui  tombe 
sous  les  sens.  Mais  ils  estiment  que  la  terre,  par- 
venue à  un  certain  degré  de  perfection,  est  suscep- 
tible de  produire  le  sentiment,  la  pensée  et  le  vouloir, 
comme  elle  produit  des  racines,  des  fleurs  et  des 
fruits.  La  nature,  disent-ils,  est  dans  un  travail  pro- 
gressif qui  ne  s'interrompt  nulle  part,  et  qui  se  ma- 
nifeste à  chaque  degré  par  un  enfantement  plus 
parfait.  L'homme  est  le  terme  de  celte  progression 
féconde;  il  rassemble  en  lui  tous  les  perfectionne- 
ments antérieurs,  et  son  cerveau,  chef-d'œuvre  de 
la  plus  savante  organisation ,  fait  éclore  la  pensée 
aussi  naturellement  que  l'arbre  entr'ouvre  ses  bour- 
geons. 

Pourquoi,  Messieurs,  cette  ingénieuse  peinture, 
car  je  ne  veux  pas  dire  analyse,  laisse-t-elle  froide 
et  incrédule  la  presque  totalité  du  genre  humain? 
Pourquoi  la  philosophie  spiritualiste  a-t-elle  toujours 
eu  la  gloire  de  remuer  les  entrailles  du  peuple  avec 
celles  du  penseur,  tandis  que  le  matérialisme,  doc- 
trine de  décadence,  ne  séduit  que  des  âmes  rares 
dans  les  nations  usées?  C'est,  Messieurs,  que  l'es- 
prit s'affirme  lui-même  avec  une  présence  si  vive , 
que  le  raisonnement  et  les  analogies  périssent  devant 


—  338  -^ 

la  splendeur  de  cette  affirmation.  Que  voulez-vous  , 
mon  esprit,  c'est  moi;  j'en  sens  la  vérité.  Je  sens  la 
distinction  de  mon  corps  et  de  mon  âme  avec  un  tel 
empire,  qu'il  me  semble  que  ma  vie  tout  entière  n'est 
qu'une  confrontation  de  l'un  à  l'autre,  et  que  chaque 
instant  m'apporte  une  certitude  de  leur  dualité  aussi 
grande  que  la  certitude  de  leur  union.  Je  me  vois 
deux  et  un  avec  une  lucidité  que  rien  ne  diminue, 
parce  que  rien  ne  combat  contre  la  présence  réelle 
des  choses.  Et  que  me  dit-on  d'ailleurs  pour  la  com- 
battre? On  m'oppose  une  progression  de  la  matière; 
mais  une  progression  n'est  que  le  développement 
d'un  germe  qui  ne  change  jamais  de  nature  en  se 
développant.  Élevez  une  force,  selon  l'expression  des 
mathématiques,  à  la  seconde,  à  la  troisième,  à  la 
dixième  puissance,  jamais  vous  ne  recueillerez  dans 
la  force  doublée,  triplée,  décuplée,  que  l'élément 
primitif  qui  s'y  trouvait.  Pour  que  la  matière,  trans- 
figurée dans  sa  forme,  produisît  le  sentiment,  la 
pensée  et  le  vouloir,  il  faudrait  que  la  plus  faible 
particule  matérielle  fût  un  être  sentant,  pensant, 
voulant,  mais  à  un  degré  inférieur  susceptible  d'ac- 
croissement ou  de  perfection,  comme  on  le  voit  dans 
l'enfance  de  l'homme  comparée  à  sa  maturité.  Or  en 
est-il  ainsi?  Le  matérialisme  lui-même  ne  le  prétend 
pas  ;  il  ne  croit  pas  qu'un  grain  de  poussière  rem- 
plisse en  miniature  les  fonctions  intellectuelles  de 
l'homme^  à  la  manière  dont  une  goutte  d'eau  remplit 
les  offices  de  l'Océan  ;  le  sens  commun  s'oppose  trop 
fortement  à  cette  ineptie.  Dès  lors ,  la  matière  élevée 
tant  que  vous  le  voudrez  par  l'organisation,  à  lacen- 


—  339  — 

lième  ou  à  la  millième  puissance,  ne  donnera  jamais 
que  le  développement  de  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire 
des  formes  plus  parfaites,  des  mouvements  plus  com- 
pliqués, une  sculpture  et  une  architecture  plus  dignes 
d'admiration. 

On  s'étonne,  et  c'est  une  autre  objection  contre 
le  spiritualisme,  on  s'étonne  de  l'influence  réci- 
proque qu'exercent  l'un  sur  l'autre  l'âme  et  le  corps. 
Pourquoi  pas,  s'ils  sont  réellement  unis?  Cette 
union  peut  paraître  bizarre,  inexplicable  ;  mais 
qu'importe?  c'est  un  fait.  Le  fait  une  fois  constaté 
par  la  certitude  que  nous  avons  de  notre  double 
nature  spirituelle  et  matérielle  dans  une  seule  per- 
sonnalité, il  est  très-simple  qu'il  y  ait  action  de  l'une 
sur  l'autre,  sans  quoi  elles  n'auraient  entre  elles  au- 
cune communication ,  et  n'ayant  entre  elles  aucune 
communication ,  elles  seraient  séparées  au  lieu  d'être 
unies. 

Ainsi,  de  même  que  les  objets  extérieurs,  agissant 
sur  le  cerveau  par  l'intermédiaire  des  sens ,  portent 
à  l'âme  des  impressions  du  dehors,  l'âme  à  son  tour 
porte  au  cerveau ,  et  par  lui  dans  le  reste  de  l'orga- 
nisation sensible ,  le  contre-coup  de  sa  vie  intime  et 
immatérielle.  De  là  ces  habitudes  invétérées  qui 
prennent  à  la  fois  leur  source  dans  les  deux  parties 
de  notre  être ,  toutes  les  deux  phées  en  quelque  sorte 
par  la  répétition  des  actes ,  et  devenues  les  esclaves 
de  nos  volontés  dépravées,  après  n'en  avoir  été  d'a- 
bord que  les  instruments.  C'est  ce  qui  a  donné  lieu 
à  cette  science  nouvelle  du  phrénologisme,  qui  abuse 
des  phénomènes  de  correspondance  de  l'âme  avec  le 


—  340  — 

corps  et  du  corps  avec  l'âme  pour  attaquer  le  libre 
arbitre  de  l'homme.  Je  n'examine  pas  si  réellement 
les  aptitudes  et  les  passions  ont  un  signe  représen- 
tatif dans  l'enveloppe  extérieure  du  cerveau  :  suppo- 
sons-le. Qu'est-ce  que  cela  prouve  contre  la  liberté 
humaine?  Il  est  manifeste  que  l'âme  et  le  corps  sont 
dans  une  incessante  communication,  et  que  tout 
acte,  même  intérieur,  de  vice  ou  de  vertu,  retentit 
quelque  part  dans  notre  enveloppe  mortelle  et  y 
creuse  des  sillons  funestes  ou  heureux.  Ces  traces 
subtiles,  à  leur  tour,  réagissent  sur  le  foyer  profond 
de  notre  activité  interne ,  et  y  sollicitent  le  retour  des 
mêmes  mouvements,  c'est-à-dire  des  mêmes  pensées 
et  des  mêmes  vouloirs.  La  doctrine  cathohque  en 
convient  ;  elle  fait  plus  qu'en  convenir  :  c'est  la  base 
de  sa  thérapeutique  spirituelle,  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  du  traitement  médicinal  qu'elle  applique  aux 
maux  de  notre  âme.  C'est  pour  cela  que  l'Évangile 
ordonne  aux  chrétiens  de  châtier  leur  corps  pour 
affranchir  et  purifier  leur  cœur.  C'est  pour  cela  que 
l'Église  impose  des  abstinences  et  des  jeûnes,  qu'elle 
commande  le  travail,  et  qu'à  l'exemple  de  Jésus- 
Christ,  son  fondateur,  elle  bénit  ceux  qui  pleurent 
et  qui  souffrent,  parce  qu'il  y  a  dans  les  afflictions 
du  corps,  outre  le  bénéfice  d'une  expiation  acceptée, 
l'infaillible  efficacité  du  redressement  des  sens. 
Quelque  anciennes,  quelque  puissantes  que  soient 
les  empreintes  du  péché  dans  les  réduits  mystérieux 
du  corps ,  l'âme ,  aidée  de  la  grâce ,  fortifiée  par  la 
pénitence,  peut  les  effacer  lentement  et  y  substituer 
les  vestiges  réparateurs  de  la  vertu.  Delà,  même 


—  341  - 

dans  la  physionomie ,  ces  singulières  illuminations 
qui  se  font  jour  à  travers  les  rides  obscures  du  vice. 
L'âme,  après  avoir  ennobli  les  régions  souterraines 
qu'avait  souillées  le  crime,  arrive  un  jour  au  front 
de  l'homme ,  et  y  répand  des  lueurs  sereines  et 
saintes  qui  attendrissent  les  regards  de  ceux-là 
mêmes  qui  ne  connaissent  pas  Dieu.  Les  ombres 
du  péché  s'enfuient  devant  la  gloire  créatrice  de  la 
vertu,  et  ce  qui  en  reste  encore  dans  les  affais- 
sements prématurés  de  la  chair,  n'est  plus  qu'un 
signe  de  la  mortalité  vaincue  par  l'éternelle  beauté 
du  Christ. 

0  visages  des  saints ,  douces  et  fortes  lèvres  ac- 
coutumées à  nommer  Dieu  et  à  baiser  la  croix  de 
son  Fils  ;  regards  bien -aimés  qui  discernez  un 
frère  dans  la  plus  pauvre  des  créatures;  cheveux 
blanchis  par  la  méditation  de  l'éternité  ;  couleurs 
sacrées  de  l'âme  qui  resplendissez  dans  la  vieil- 
lesse et  dans  la  mort  :  heureux  qui  vous  a  vus  !  plus 
heureux  qui  vous  a  compris,  et  qui  a  reçu  de  votre 
glèbe  transfigurée  des  leçons  de  sagesse  et  d'immor- 
Valité  1 

Mais,  Messieurs,  qu'est-ce  que  je  fais?  est-ce  que 
je  prétends  vous  démontrer  l'existence  de  l'esprit,  la 
réalité  de  la  matière?  A  Dieu  ne  plaise  1  Je  ne  me 
suis  pas  posé  devant  vous  comme  un  philosophe  ap- 
puyé de  sa  seule  raison  et  ne  se  fiant  qu'aux  décou- 
vertes de  sa  propre  sagacité.  J'ai  paru  dans  cette 
chaire  comme  envoyé  de  Dieu ,  comme  portant  sa 
parole,  comme  armé  de  la  tradition  et  de  l'autorité 
de  l'Église,  et,  après  avoir  établi  les  titres  de  ma 


—  342  — 

mission,  je  vous  ai  promis  seulement  que  jamais  le 
rationalisme  n'opposerait  à  un  seul  dogme  chrétien 
des  négations  plus  vraisemblables  que  les  affirma- 
tions de  la  foi.  Je  viens  encore  de  tenir  ma  promesse. 
Car,  je  vous  le  demande,  entre  la  foi,  qui  affirme  la 
présence  dans  le  monde  de  deux  éléments  consti- 
tutifs, la  matière  et  l'esprit,  et  le  rationalime,  qui 
nie  l'un  ou  l'autre,  où  se  trouve,  même  humaine- 
ment, la  plus  grande  probabilité  du  vrai?  Je  ne  veux 
pas  dire  la  certitude,  parce  qu'ayant  puisé  la  certi- 
tude dans  l'ordre  des  enseignements  divins,  il  est 
inutile  que  je  la  cherche  encore  là  même  où,  en 
bien  des  rencontres,  je  serais  sûr  de  l'obtenir.  Il  me 
suffit  contre  le  rationalisme  de  la  simple  vraisem- 
blance, et  je  crois  l'avoir,  et  bien  au  delà,  dans  cette 
question  de  la  double  nature  des  choses.  Hàtons- 
nous  de  voir  maintenant  l'ordonnance  que  Dieu  leur 
a  donnée;  nous  y  recueillerons  quelques  lumières 
sur  les  motifs  qui  ont  porté  le  Créateur  à  ne  pas  se 
contenter,  dans  la  structure  du  monde,  d'un  seul 
ordre  de  matériaux. 

Dieu,  avons-nous  dit,  en  tirant  les  êtres  du  néant, 
se  proposait  de  leur  communiquer  sa  perfection  et  sa 
béatitude.  Or  la  perfection  divine  est  de  trois  sortes  : 
elle  est  métaphysique,  intellectuelle  et  morale,  et, 
par  conséquent,  elle  devait  se  refléter  sous  ce  triple 
aspect  dans  la  production  et  la  disposition  de  l'uni- 
vers. Commençons  par  l'aspect  métaphysique,  qui 
est  naturellement  le  premier. 

Dieu  est  infini,  il  est  un,  il  est  plusieurs;  c'est  la 
réunion  de  ces  trois  termes  qui  constitue  sa  perfec- 


l  —  343  — 

tion  métaphysique.  Il  est  grand,  au  plus  profond  de 
son  essence,  par  l'infinité ,  l'unité,  et  la  pluralité,  et 
ce  devait  être  aussi  là  le  fond  de  grandeur  de  l'uni- 
vers. Mais,  par  cela  même,  la  pensée  créatrice  sem- 
blait tout  d'abord  rencontrer  un  obstacle  impossible 
à  lever  ;  car  l'infini  est  incommunicable  de  sa  na- 
ture. Dès  qu'une  chose  est  créée,  si  vaste  qu'elle 
soit,  elle  n'existe  pas  d'elle-même,  et  elle  manque 
par  là  de  l'attribut  radical  de  l'infini.  Pourtant  le 
monde,  ouvrage  de  l'infini  en  personne,  manifes- 
tation de  sa  gloire ,  ne  pouvait  manquer  d'une  am- 
pleur représentative  de  l'immensité  incréée.  Il  lui 
fallait  une  projection  qui  rappelât  son  point  de  dé- 
part ,  et  que  tout  œil ,  en  le  voyant  rouler  dans  la 
majesté  de  son  orbite,  reconnût  la  main  qui  l'avait 
lancé  sur  une  route  et  dans  un  espace  digne  d'elle. 
Dieu  y  pourvut.  Il  avisa ,  s'il  est  permis  d'animer 
par  ces  expressions  humaines  l'action  divine,  il  avisa 
entre  l'infini  et  le  fini  quelque  chose  d'intermédiaire 
que  nous  appelons  ici -bas  l'indéfini.  J'expliquerai 
ces  termes ,  si  vous  y  consentez.  L'infini  est  ce  qui 
n'a  ni  commencement  ni  fin  ;  le  fini  est  ce  qui  a  un 
commencement  et  une  fin;  l'indéfini  est  ce  qui  se 
développe  entre  deux  termes  infiniment  distants ,  de 
manière  à  s'en  rapprocher  toujours.  Dieu  donc  ré- 
solut de  construire  le  monde  sur  la  projection  de 
l'indéfini ,  et  de  donner  ainsi  à  son  œuvre  un  carac- 
tère figuratif  de  son  essence  illimitée. 

Rien  ne  s'y  opposait.  Entre  Dieu,  qui  avait  créé,  et 
[e  néant,  d'où  l'être  allait  surgir  ;  entre  Dieu,  qui  est 
tout ,  et  le  néant ,  qui  n'est  rien ,  une  distance  infinie 


-  344  — 

existait  de  soi-même.  Il  suffisait  de  la  combler  par 
une  création  progressive  qui,  partant  d'un  centre 
unique,  tendrait  à  la  fois  ,  et  sur  deux  routes  diffé- 
rentes, aux  deux  extrémités  des  choses,  au  néant, 
par  une  diminution  graduée,  à  Dieu  par  une  ascen- 
sion constante.  Mais  ce  plan  supposait  l'existence 
de  deux  éléments  tout  à  fait  dissemblables,  l'un  qui 
fût  susceptible  de  s'amoindrir  toujours  en  descen- 
dant vers  le  pôle  négatif  de  la  création ,  l'autre  quiii 
fût  capable  de  se  perfectionner  toujours  en  s'élevant 
au  pôle  positif  ou  divin.  Vous  me  prévenez ,  Mes- 
sieurs, vous  nommez  la  matière  et  l'esprit  :  l'esprit 
indivisible,  la  matière  ne  se  lassant  jamais  d'être 
divisée;  l'esprit,  élément  de  l'infiniment  grand;  la 
matière,  esprit  de  l'infîniment  petit;  tous  deux,  dans 
leur  nature  diverse ,  suffisant  à  combler  par  leur 
élévation  et  leur  dégradation  calculées  l'intervalle 
infini  qui  sépare  le  souverainement  imparfait  du 
souverainement  parfait.  C'est  saint  Augustin  qui 
nous  a  révélé  en  une  seule  phrase  cette  belle  loi  de 
la  genèse  des  choses  ;  écoutez  ce  grand  homme  : 
Duo  fescisti,  Domine,  wmm  prope  nihil,  scilicet 
maîeriam  primam  ;  alterum  prope  te ,  scilicet  an- 
gelum.  —  Vous  avez  fait  deux  choses,  ô  mon  Dieu, 
rime  proche  du  néant,  qui  est  la  matière  première  ; 
Vautre  proche  de  vous,  qui  est  V esprit  pur.  En  vertu 
de  cette  conception  ,  qui  fut  comme  l'exorde  du 
monde,  Dieu  créa  deux  lignes  ou  deux  séries  d'êtres, 
une  série  descendante  du  côté  du  néant,  une  série 
ascendante  du  côté  de  lui-même.  L'une  vous  est 
connue  par  vos  propres  sens  et  par  les  instruments 


—  345  — 

dont  la  science  a  doué  l'œil  de  l'homme;  l'autre 
nous  est  révélée  par  la  foi,  et  aussi  par  les  induc- 
tions de  l'analogie.  Car  comment  croire  que  la  créa- 
tion s'arrête  à  nous,  et  qu'ayant  par  notre  corps  une 
parenté  inférieure  qui  s'étend  jusque  dans  la  région 
de  l'imperceptible ,  nous  n'ayons  point  par  notre  es- 
prit une  parenté  supérieure  qui  s'enfonce  jusque 
dans  la  région  de  l'infini  substantiel?  La  foi  nous  le 
dit,  la  raison  nous  le  confirme,  l'ordre  de  l'univers 
l'exige  absolument. 

Jeté  de  la  terre  au  ciel  sur  cette  projection  infinie, 
le  monde  avait  autant  que  possible  un  rapport  de 
grandeur  avec  Dieu;  et  par  l'innombrable  multipli- 
cation des  êtres  appartenant  à  chaque  série,  et  à 
chaque  degré  de  ces  séries,  il  avait  aussi  le  carac- 
tère divin  de  la  pluralité.  Mais  l'unité,  troisième 
terme  de  la  perfection  métaphysique  de  Dieu ,  lui 
manquait  encore.  11  y  avait  deux  mondes ,  le  monde 
de  la  matière  et  le  monde  de  l'esprit,  le  monde  ter- 
restre et  le  monde  céleste  :  inconvénient  suprême, 
qui  ôtait  à  la  création  toute  harmonie  et  toute  pos- 
sibilité d'être  le  miroir  de  son  auteur.  Mais  comment 
y  remédier  ?  comment  unir  réellement  deux  ordres 
aussi  distincts,  aussi  radicalement  séparés  que 
l'ordre  matériel  et  l'ordre  spirituel  ? 

Dieu  se  recueillit  en  lui-même  ;  il  prit  conseil  en 
quelque  sorte,  selon  la  belle  indication  de  l'Écriture, 
et  en  présence  de  tout  ce  qui  était  achevé ,  devant  le 
ciel  attentif  et  la  terre  émue,  il  prononça  la  dernière 
parole  créatrice,  il  dit  :  Faciamus  hominem.  —  Fai~ 
[:  S071S  l'homme.  L'homme  obéit  à  celte  vaix,  qui  ne 


—  346  — 

devait  plus  cesser  de  lui  donner  la  vie  et  la  lumière. 
On  vit  un  être  participant  de  la  matière ,  par  où  il  se 
rattachait  au  monde  inférieur,  et  participant  de  l'es- 
prit, par  où  il  se  rattachait  au  monde  supérieur  ;  tout 
à  la  fois  corps  et  âme ,  le  corps  agissant  avec  i  ame 
et  l'âme  avec  le  corps ,  non  pas  comme  étant  deux , 
mais  comme  n'étant  qu'un  ;  non  pas  comme  frère  et 
sœur,  mais  comme  un  seul  être  personnel  appelé  du 
même  nom,  l'homme.  En  l'homme  fut  résolu  le 
mystère  de  l'unité  universelle;  placé  au  dernier  rang 
de  la  ligne  ascendante  des  êtres  et  au  premier  éche- 
lon de  la  hgne  descendante ,  rassemblant  dans  sa 
personnalité  tous  les  dons  de  l'esprit  et  toutes  les 
forces  de  la  matière,  communiquant  par  ses  besoins 
avec  le  pôle  arctique  et  avec  le  pôle  antarctique  des 
choses ,  centre  réel  de  la  création ,  il  y  mit  par  sa 
présence  le  sceau  de  l'unité,  et  avec  l'unité  le  sceau 
de  la  perfection.  Voilà  l'homme,  Messieurs,  voilà  sa 
place  et  sa  gloire  ;  voilà  pourquoi  toutes  les  grandes 
scènes  religieuses  se  sont  passées  sur  la  terre  qu'il 
habite  et  au  sein  même  de  l'humanité.  Le  rationa- 
lisme s'est  beaucoup  ému  de  l'importance  que 
l'homme  s'attribue;  il  n'a  pas  dédaigné  d'appelei 
à  son  secours  l'astronomie  pour  nous  arracher  du 
siège  éminent  où  la  Providence  nous  a  élevés,  el 
comparant  la  petitesse  de  notre  race  et  l'infériorité 
de  notre  planète  avec  tous  les  soleils  fixés  dans  l'es- 
pace ,  il  s'est  plu  à  faire  de  nous  des  pygmées  ,  pouî 
ne  pas  dire  des  avortons  de  l'univers.  Laissons-lui 
ces  tristes  joies  de  l'apostasie  ;  et  nous  qui  n'avons 
pas  peur  d'être  rois  parce  que  nous  n'avons  pas  peui 


—  347  ~ 

des  devoirs  du  trône ,  sachons  mesurer  la  grandeur 
à  l'essence  et  aux  fonctions  des  êtres ,  et  non  pas  à 
leur  masse  ou  à  leur  vitesse  matérielle.  La  terre ,  il 
est  vrai,  n'est  pas  le  centre  astronomique  du  monde; 
il  lui  suffît  de  porter  l'humanité,  qui  est  le  centre 
réel  de  la  création. 

C'est  ainsi,  Messieurs,  que  Dieu  a  communiqué  à 
son  œuvre  la  perfection  métaphysique  dont  il  est 
doué.  Quant  à  la  perfection  intellectuelle,  second 
terme  de  sa  perfection  totale,  elle  se  rencontrait  na- 
turellement dans  l'homme  et  dans  les  esprits  supé- 
rieurs à  rhomme,  puisque  tous,  par  leur  essence 
même,  étaient  capables  de  connaître.  La  matière 
seule,  reléguée  aux  frontières  du  néant,  semblait 
exclue  à  jamais  du  glorieux  privilège  de  penser.  Car 
Dieu  lui-même  ne  peut  accomplir  ce  qui  renferme 
ane  expresse  contradiction,  et  la  matière,  substance 
inerte  et  divisible,  repousse,  de  toute  la  force  d'une 
ncompatibilité  absolue,  l'idée  d'une  activité  indivi- 
sible comme  la  pensée ,  libre  comme  la  volonté.  Mais 
)ieu,  sans  aller  jusqu'à  l'impossible,  va  jusqu'au 
niracle.  Il  voulut  donc  spiritualiser  la  matière,  selon 
'expression  de  saint  Paul ,  en  lui  donnant  une  part 
lans  les  fonctions  les  plus  élevées  de  l'âme  humaine, 
Tt  c'est  ce  secret  qui  fut  entrevu  par  Aristote,  lors- 
qu'il disait  :  «  Il  n'y  a  rien  dans  l'intelligence  qui 
'ait  été  auparavant  dans  les  sens.  »  Non  pas,  Mes- 
ieurs,  que  l'amené  reçoive  en  elle-même,  antérieu- 
ement  à  tout  commerce  de  son  corps  avec  la  nature , 
ne  illumination  directe  de  Dieu ,  illumination  qui 
st  à  son  regard  intérieur  ce  que  la  lumière  sensible 


—  348  — 

est  à  l'œil  extérieur;  mais,  malgré  cette  divine  com- 
munication, la  pensée  ne  prend  sa  forme,  et  en  quel- 
que sorte  ses  contours,  qu'après  que  les  sens,  au 
moyen  des  images  et  de  la  parole,  ont  apporté  à 
l'âme ,  dans  son  sanctuaire  le  plus  profond  ,  le  tribut 
de  leur  exploration  dans  le  monde  visible.  L'homme 
ne  pense  qu'au  moyen  de  la  totalité  de  son  être , 
comme  il  ne  vit  qu'au  moyen  de  la  totalité  de  son 
êlre.  Tous  les  systèmes  idéalistes  ou  matérialistes 
sont  faux ,  parce  qu'ils  divisent  l'homme  en  faisant 
de  lui  une  intelligence  simple  ou  un  corps  pur. 
L'homme,  dans  toutes  ses  opérations,  n'est  ni  un 
corps  ni  un  esprit;  il  est  l'homme,  c'est-à-dire  cette 
merveilleuse  unité  résultant  de  deux  substances 
intimement  entrelacées,  la  substance  matérielle  et 
la  substance  immatérielle.  Tout  ce  qui  les  sépare 
détruit  l'homme. 

Par  là ,  Messieurs  ,  la  matière  se  trouve  élevée  i 
un  incompréhensible  état  de  dignité.  Regardez  à  vos 
pieds  cette  poussière  innomée,  qui  est  le  derniei 
degré  d'abaissement  où  l'être  parvienne  sous  nos 
yeux.  Regardez-la.  Vous  l'emporterez  tout  à  l'heun 
avec  vous  sans  daigner  l'apercevoir;  le  souffle  d( 
l'air  la  jettera  dans  un  champ;  l'ombre  et  la  lumièn 
l'incorporeront  au  frêle  tissu  d'une  plante.  Déjà  c'es 
du  froment.  Le  même  hasard  des  choses  qui  l'avai 
mise  à  vos  pieds ,  la  ramènera  sur  votre  table  avcf 
sa  nouvelle  forme.  Vous  ne  la  reconnaissez  menu 
pas,  et  pourtant  tout  à  l'heure  ce  sera  votre  propr 
chair.  La  voilà  qui  court  dans  vos  veines  ;  elle  pé 
nètre  vos  tissus  ;  elle  remonte  jusqu'au  siège  suprême 


-  349  — 

de  votre  activité  extérieure,  à  ce  trône  calme  et  élevé 
où,  sous  la  protection  d'un  bouclier  puissant,  s'éla- 
borent dans  le  silence  les  plus  purs  éléments  de  la 
vie.  Là  elle  rencontre  l'action  réciproque  de  l'âme 
et  du  corps  ;  elle  y  intervient  ;  elle  frappe  à  la  porte 
auguste  de  votre  intelligence;  elle  vous  aide  à 
penser,  à  vouloir;  elle  est  vous-même,  et  pourtant 
c'est  le  grain  de  poudre  qui  est  maintenant  sous  vos 
pieds. 

J'avais  donc  raison  d'appeler  saint  Paul  en  témoi- 
gnage de  la  grandeur  du  monde  jusque  dans  son 
élément  le  plus  vil.  Que  serait-ce  si  j'allais  plus  loin, 
si  je  vous  faisais  entendre  cette  parole  fameuse  :  Le 
Verbe  a  été  fait  chair/  si  je  vous  montrais  la  poudre 
dans  son  éternel  hyménée  avec  Dieu!  Mais  ne  dé- 
pouillons pas  l'avenir  au  profit  du  présent;  laissons 
un  nuage  sur  le  Thabor  de  la  vérité,  et  achevons  ce 
discours  en  vous  montrant  comment  Dieu  a  commu- 
niqué au  monde  sa  perfection  morale. 

La  perfection  morale  de  Dieu  se  résume  en  deux 
mots  :  justice  et  bonté.  Pour  que  le  monde  en  reçût 
communication,  il  ne  suffisait  pas  que  l'homme  et 
les  esprits  supérieurs  fussent  doués  de  la  double 
faculté  de  connaître  et  de  vouloir,  de  connaître  le 
bien  et  de  le  réaliser  ;  il  leur  fallait  encore  un  autre 
don  ;  celui  de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal.  Car, 
sans  ce  libre  choix ,  qu'eût  été  en  eux,  soit  la  jus- 
tice, soit  la  bonté?  Une  perfection  nécessaire,  dé- 
nuée de  tout  mérite  personnel,  et  qui  eût  fait  de  leur 
vie  un  enchaînement  d'actes  irrésistiblement  com- 
mandés et  accomplis.  Or  en  Dieu,  dont  il  s'agissait  de 

10* 


~  350  - 
reproduire  la  perfection  totale ,  cette  fatalité  n'existe 
pas.  Dieu  est  un  être  libre.  Retenu  naturellement 
dans  l'ordre  immuable  de  son  essence,  il  agit  au 
dehors  avec  une  pleine  liberté  ;  il  crée  ou  ne  crée 
pas,  il  donne  dans  le  temps  et  dans  la  mesure  déter- 
minés par  son  souverain  vouloir;  et  lors  même  qu'il 
reste  en  dedans  de  ses  opérations  nécessaires,  comme 
le  sont  les  rapports  des  trois  personnes  divines,  il  ne 
subit  le  joug  de  rien  qui  soit  extérieur  à  lui.  Il  n'est 
ni  commandé  ni  nécessité.  Si,  au  contraire,  l'homme 
et  les  esprits  purs  n'avaient  pas  de  choix  enLre  Dieu 
et  eux-mêmes,  entre  l'infini  et  le  fmi,  leur  person- 
nalité n'existerait  pas  comme  une  dépendance  abso- 
lue de  la  personnalité  divine;  ils  seraient  autrui,  et 
non  pas  eux.  Ils  ne  se  donneraient  pas  par  justice 
ou  par  bonté ,  mais  par  un  empire  étranger  à  leur 
propre  délibération.  Ils  seraient  privés  de  la  per- 
fection morale,  parce  qu'ils  auraient  une  moralité 
totalement  inamissible,  et  par  conséquent  imper- 
sonnelle. 

En  Dieu ,  il  est  vrai ,  la  moralité  est  inamissible  ; 
mais  elle  est  inamissible  sans  être  impersonnelle, 
parce  que  ce  n'est  pas  l'action  d'autrui  qui  subjugua 
la  volonté  divine,  tandis  que  dans  la  nature  dénuée 
de  libre  arbitre ,  ce  serait  l'infini  qui  opprimerait  le 
fini.  Le  vouloir  humain  s'absorberait  dans  le  vouloir 
divin. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter,  Messieurs ,  que  la 
matière  elle-même,  élevée  à  l'état  d'humanité,  jouit 
par  son  concours  avec  l'âme  des  honneurs  du  libre- 
arbitre,  et  qu'elle  entre  ainsi  en  participation  des 


—  351  — 

droits  et  des  périls  de  l'ordre  moral.  Vous  l'aurez 
conclu  de  vous-mêmes,  pour  peu  que  ma  parole 
vous  ait  éclairés  sur  les  ruses  de  la  sagesse  divine 
pour  communiquer  au  monde  sa  triple  et  adorable 
perfection. 

La  conséquence  de  la  perfection,  c'est  la  béati- 
tude. Dieu  est  infiniment  heureux,  parce  qu'il  est 
infiniment  parfait.  Ayant  donc  appelé  le  monde  à 
jouir  de  sa  perfection ,  il  a  dû  l'appeler  aussi  à  jouir 
de  sa  béatitude  ;  et  la  béatitude  terminant  tout  en 
Dieu,  elle  est  aussi  nécessairement  le  terme  final  de 
la  création ,  pour  tout  être  qui  n'aura  pas  démérité 
de  sa  destinée.  Ici,  Messieurs,  je  touche  au  nœud 
gordien  de  la  vérité ,  et  j'ose  croire  que  déjà  vous 
l'avez  brisé  de  vous-mêmes.  Vous  ne  me  demande- 
rez pas  pourquoi  Dieu  n'a  pas  donné  la  béatitude 
sans  conditions  de  mérite  ;  ou  je  me  trompe,  ou  vous 
en  avez  la  raison.  Si,  en  effet,  Dieu  a  voulu  commu- 
niquer au  monde  tous  ses  biens,  il  a  dû  les  lui  com- 
muniquer dans  l'ordre  où  il  les  possède  lui-même, 
et  dans  le  seul  ordre  où  il  lui  fût  possible  de  les  com- 
muniquer tous.  Or  les  biens  divins  se  réduisent  à  la 
perfection  et  à  la  béatitude:  à  la  perfection,  cause  de 
la  béatitude,  et  à  la  béatitude,  effet  de  la  perfection. 
Si  Dieu  eût  changé  l'ordre,  en  nous  plongeant,  par 
l'acte  seul  de  notre  naissance,  dans  la  possession  de 
lui-même,  d'où  naît  sa  félicité,  il  nous  eût  ravi  le 
premier  de  ses  biens,  qui  est  la  perfection.  Car,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu ,  le  libre  arbitre  en  est  un  élé- 
ment nécessaire,  que  la  vue  directe  et  béatifique  de 
Dieu  ne  nous  eût  pas  permis  de  posséder  même  un 


—  352  — 

seul  instant.  Perdus  aussitôt  que  nés  dans  l'abîme 
d'une  attraction  infinie,  nous  n'eussions  offerte  la 
bonté  divine  aucune  représentation  de  sa  propre 
liberté,  aucune  vertu,  aucun  mérite,  aucun  retour 
digne  de  sa  gratuite  et  libérale  dispensation  à  notre 
égard.  Dieu  nous  devait  donc  et  se  devait  à  lui-même 
de  retarder  notre  béatitude  au  profit  de  notre  perfec- 
tion. Mais  la  retarder,  c'était  se  cacher  pour  un 
temps  aux  êtres  créés  ;  c'était  s'envelopper  à  leurs 
yeux  dans  le  voile  des  choses  finies ,  afin  que  ,  le 
choix  leur  étant  possible,  l'épreuve  le  fût  avec  le 
choix,  et  que  de  l'épreuve  naquît  en  eux  une  justice 
digne  d'éloge  ,  une  bonté  digne  d'amour. 

Ainsi  fut  jeté  le  monde  dans  la  possession  d'une 
souveraineté  qui  le  mettait  avec  gloire  en  présence 
de  Dieu.  Ainsi,  ayant  Dieu  pour  principe  et  pour  fin, 
devait-il  graviter  vers  lui  par  une  perfection  volon- 
taire et  reconnaissante,  jusqu'au  jour  où,  l'orbite 
entière  de  son  épreuve  étant  parcourue,  il  se  serait 
reposé  au  sein  de  Dieu  même  dans  une  béatitude 
égale  à  sa  fidélité. 

Je  vous  ai  dit,  Messieurs,  tout  le  plan  de  la  créa- 
tion. Je  vous  ai  dit  les  matériaux  qui  y  furent  em- 
ployés, l'ordonnance  qu'ils  reçurent,  les  raisons  de 
cette  ordonnance,  et  connaissant  déjà  votre  principe, 
vous  avez  appris  à  connaître  votre  fin.  Votre  fin  et 
votre  principe  ne  diffèrent  pas  :  c'est  Dieu  qui  est 
votre  père,  et  c'est  lui  qui  est  votre  but.  Il  est  V alpha 
et  Y  oméga  de  votre  destinée  ;  vous  ne  pouvez  regar- 
der plus  bas  sans  vous  perdre,  aller  moins  haut  sans 
périr.  En  vain,  si  vous  êtes  ingrats,  en  appellerez- 


—  3S3  — 

vous  à  la  bonté  contre  la  justice.  Je  viens  de  dé- 
truire cette  espérance  en  vous  montrant  dans  la 
bonté  elle-même  la  racine  de  vos  devoirs.  C'est  la 
bonté  sans  doute  qui  a  prononcé  cette  parole:  Venez, 
les  hénis  de  mon  Père ,  au  royaume  qui  vous  a  été 
préparé  dès  l'origine  du  monde  (1).  Mais  c'est  aussi 
la  bonté  qui  a  dit  cette  autre  parole  :  Soyez  parfait 
comme  voire  Père  céleste  est  parfait  (2).  Car  la 
bonté  a  pour  mouvement  naturel  de  communiquer 
ses  biens,  et  Dieu  n'ayant  que  deux  biens,  sa  perfec- 
tion et  sa  béatitude ,  l'effet  de  la  bonté  divine  est  de 
vous  communiquer  tous  les  deux  dans  le  même  ordre 
où  ils  sont  en  lui.  Si  vous  refusez  la  perfection  parce 
qu'elle  vous  coûte,  vous  refusez  en  même  temps  la 
béatitude,  qui  en  est  la  conséquence.  Cet  ordre  ne 
dépend  pas  de  Dieu;  il  est  sa  propre  et  rigoureuse 
nature,  la  nature  même  de  sa  bonté  ,  dont  la  justice 
n'est  que  la  sanction. 

{!]  Saint  Mallhieu,  chap.  xxv,  vers.  34. 
(2)  Ihid.,  chap.  v,  vers.  48. 


QUARANTE-NEUVIÈME  CONFÉRENCE 


DE   L  HOMME   EX   TANT   QU  ETRE   INTELLIGENT 


Monseigneur  , 

Messieurs, 

Nous  connaissons  déjà  deux  termes  du  mystère 
des  destinées  :  nous  savons  quel  est  notre  principe 
et  notre  fin.  Mais  cette  science,  tout  importante 
qu'elle  soit,  est  loin  de  nous  suffire.  Que  Dieu  soit  la 
source  dont  nous  sortons,  que  notre  but  soit  d'at- 
teindre à  sa  perfection  et  d'obtenir  sa  béatitude,  c'est 
beaucoup  d'en  être  assurés  ;  cependant  il  reste  à  nous 
diriger  dans  cette  route  périlleuse  dont  Dieu  occupe 
les  deux  points  extrêmes  ;  car  si  nous  en  ignorons  les 
secrets ,  nous  courons  risque  de  nous  égarer  dans 
nos  propres  voies,  et  de  descendre  vers  la  mort,  au 
lieu  de  nous  élever  vers  Celui  d'où  procède  toute  vie, 


—  356  — 

toute  perfection,  toute  félicité.  Quel  est  doncle  chemin 
que  nous  devons  suivre?  Est-il  tracé?  Le  connaît-on 
avec  certitude  ? 

Vous  ne  pouvez  en  douter,  Messieurs;  Dieu,  qui 
nous  a  révélé  notre  principe  et  notre  fin ,  a  dû  nous 
révéler  aussi  le  moyen  d'aller  de  l'un  à  l'autre,  sans 
quoi  son  but  à  lui-même,  qui  était  de  satisfaire  sa 
bonté  en  se  communiquant  aux  créatures ,  n'eût  pas 
été  réalisé.  Ici  nous  quittons  l'univers  pour  concen- 
trer notre  application  sur  l'homme  en  particulier; 
car  c'est  lui  qui  nous  intéresse  d'abord  ;  et  d'ailleurs, 
en  recherchant  les  sentiers  que  Dieu  nous  a  ouverts 
pour  monter  vers  lui ,  nous  rencontrerons  sans  cesse 
le  reste  de  la  création,  nous  disputant  ou  nous 
frayant  le  passage,  et  la  théologie  de  l'homme,  en 
vertu  de  l'unité  qui  coordonne  et  rapproche  toutes 
les  parties  de  l'œuvre  divine,  se  mêlera  constamment 
à  la  théologie  de  l'univers.  Mais  l'homme  lui-même, 
au  dedans  de  sa  propre  nature,  est  un  être  infiniment 
complexe.  Par  sa  pensée,  il  appartient  à  l'ordre  in- 
tellectuel ;  par  sa  volonté ,  à  l'ordre  moral  ;  par  son 
union  avec  ses  semblables,  à  l'ordre  social;  par  son 
corps,  à  l'ordre  physique  ;  par  son  âme  tout  entière, 
à  l'ordre  religieux;  et,  sous  tous  ces  rapports,  il  a 
reçu  des  moyens  d'arriver  a  sa  fin,  qui  est  la  perfec- 
tion et  la  béatitude.  Il  faut  donc ,  pour  démêler  à 
fond  le  dernier  pli  de  ses  destinées ,  l'envisager  lui 
même,  et  successivement,  comme  être  inteUigent, 
moral,  social,  physique,  religieux,  et  nous  rendre 
compte,  sous  ces  divers  aspects,  des  voies  que  la 
Sagesse  éternelle  lui  a  préparées  et  où  il  doit  mar 


—  357  — 

cher  pour  ne  pas  périr.  La  carrière  sera  longue,  Mes- 
sieurs ;  elle  embrassera  non-seulement  les  dernières 
Conférences  de  cette  année,  mais  toutes  celles  qui 
suivront  jusqu'au  dernier  jour  où  Dieu  me  permettra 
de  vous  instruire.  En  un  mot,  le  principe  et  la  fm 
de  l'homme  nous  étant  connus,  nous  n'avons  plus  rien 
à  faire,  pour  épuiser  la  doctrine,  qu'à  vous  exposer 
dans  leur  suite  historique  et  dogmatique  les  moyens 
donnés  à  l'homme  pour  atteindre  sa  fm. 

Je  commence  à  l'heure  même,  et  c'est  l'homme  en 
tant  qu'être  intelligent  qui  me  servira  d'exorde. 

L'intelligence  est  la  faculté  de  connaître.  Con- 
naître, c'est  voir  ce  qui  est,  et  voir  ce  qui  est,  c'est 
posséder  la  vérité,  car  la  vérité  n'est  pas  autre  chose 
que  ce  qui  est,  en  tant  qu'il  est  vu  de  l'esprit.  D'où 
il  résulte  que  la  vérité  est  l'objet  de  l'inteUigence ,  et 
que  la  fonction  de  l'intelligence  est  de  rechercher, 
de  pénétrer,  de  retenir  la  vérité;  de  vivre  d'elle  et 
pour  elle  ;  là  est  sa  perfection  et  sa  béatitude.  C'est 
d'abord  sa  perfection  :  car,  en  dehors  du  vrai,  l'es- 
prit est  à  l'état  d'ignorance  ou  d'erreur  ;  il  ne  voit 
pas ,  ou  il  voit  mal,  et  dans  l'un  et  l'autre  cas  il  est 
privé  de  son  objet  et  de  sa  fonction.  Il  est  comme 
l'œil  qui  regarde  sans  découvrir,  ou  qui  découvre  ce 
qui  n'a  pas  de  réalité  :  organe  inutile  et  mort  dans  le 
premier  cas,  instrument  faux  et  dangereux  dans  le 
second. 

Mais  si  la  vérité  est  la  perfection  de  l'intelligence, 
on  peut  affirmer  sans  autre  preuve  qu'elle  en  est 
aussi  la  béatitude.  Car  celle-ci  est  une  conséquence 
inévitable  de  celle-là.  Dès  qu'une  faculté  s'unit  à  son 


-^  358  — 

objet,  dès  qu'elle  accomplit  sa  mission,  elle  arrive 
au  repos  parce  qu'elle  arrive  au  but,  à  un  repos  glo- 
rieux parce  qu'il  est  légitime,  plein  de  joie  parce 
qu'il  a  été  fait  de  Dieu  sur  l'exemplaire  de  ses  pro- 
pres opérations,  où  tout  se  termine  au  ravissement. 
Ainsi  l'intelligence,  en  recevant  la  lumière  de  la  vé- 
rité, s'y  repose,  s'y  complaît,  s'y  exalte,  est  heu- 
reuse enfin  selon  la  nature  de  la  vision  qui  l'illumine 
et  la  remplit.  Tous  les  jours.  Messieurs,  nous  éprou- 
vons cette  béatification  de  l'entendement.  Il  n'est  pas, 
jusque  dans  les  plus  basses  régions  de  la  nature,  un 
être  ou  un  phénomène,  si  imperceptible  qu'il  soit,  si 
mdifférent  qu'il  paraisse,  dont  la  découverte  ne  nous 
cause  une  sorte  de  magique  éblouissement.  Vous  sa- 
vez tous  l'histoire  de  ce  grand  géomètre  qui,  après 
avoir  lutté  de  longs  jours  contre  un  problème  qui  ar- 
rêtait son  génie,  en  pénétra  tout  à  couple  secret  pen- 
dant qu'il  était  au  bain.  Ravi  à  lui-même,  il  se  leva , 
et,  la  démence  de  l'enthousiasme  lui  ôtant  jusqu'à  la 
pensée  de  sa  nudité,  il  parcourut  Syracuse  en  s'é- 
criant  :  «  Je  l'ai  trouvé  !  j  e  l'ai  trouvé  !  »  C'est  la  vive 
image  des  saintes  noces  de  l'esprit  avec  la  lumière 
intelligible,  lorsque  l'homme  s'est  rendu  digne  de 
cette  immatérielle  alhance  par  une  vie  qui  diminue 
l'assujettissement  de  sa  double  nature  à  l'ordre  infé- 
rieur. Ces  belles  joies  dépendent  tout  ensemble  de  la 
grandeur  de  l'esprit  et  de  la  grandeur  des  idées  qui 
l'inondent  ;  elles  croissent  avec  les  rivages  de  l'in- 
telligence et  avec  le  cours  lumineux  qui  y  creuse 
son  lit. 

Quelquefois  l'esprit  est  grand  sans  que  la  lumière 


—  3o9  — 

le  soit  ;  alors  se  produisent  ces  tristesses  mystérieuses 
dont  vous  avez  pu  remarquer  l'empreinte  sur  le  front 
généreux  de  plusieurs  de  vos  contemporains.  Vic- 
times du  doute,  ils  ont  bu  à  la  coupe  de  la  science 
sans  boire  à  celle  de  la  vérité.  Ils  ont  étudié  les  siè- 
cles, interrogé  les  mers,  suivi  l'orbite  des  astres; 
rien  ne  s'est  soustrait  à  la  perspicacité  de  leurs  mé- 
ditations ,  et  pourtant  un  voile  est  demeuré  devant 
eux,  qui  ne  leur  permet  pas  d'aller  au  fond  de  ce 
qu'ils  voient  et  de  se  rendre  compte  des  clartés  de 
leur  propre  vie.  La  lumière  même  leur  est  ténèbres  ; 
chaque  découverte  leur  apporte  un  abîme  de  plus, 
et  comme  le  laboureur  qui  enfonce  le  soc  dans  les 
champs  de  Thèbes  ou  de  Babylone,  heurte  à  tout 
moment  d'inexplicables  ruines ,  ainsi  ces  puissants 
investigateurs  des  mondes ,  à  chaque  sillon  qu'ils 
tracent  dans  l'immensité  des  choses,  soulèvent  du 
sein  même  de  la  science  de  grandes  et  doulou- 
reuses obscurités.  Ils  n'ont  ni  la  paix  de  l'ignorance, 
ni  la  paix  de  l'erreur  ;  ils  voient  trop  pour  ne  pas 
savoir,  trop  peu  pour  connaître,  et,  quelque  grand 
que  soit  le  crime  qui  leur  cache  la  vérité ,  ils  ont  du 
moins  l'honneur  d'être  malheureux  de  ne  pas  la  pos- 
séder. 

Mais  si,  après  ces  longs  tourments  du  doute,  le 
voile  se  déchire  enfin ,  alors  l'intelligence  reçoit  un  de 
ces  coups  dont  aucune  langue  ne  saurait  peindre  le 
voluptueux  supplice.  Alors  Augustin  se  lève,  et, 
trouvant  pour  la  première  fois  l'amitié  même  impor- 
tune ,  il  va  répandre  son  âme  dans  un  torrent  de  lar- 
mes solitaires.'  Lui,  perdu  dans  le  vain  amour  de  la 


—  360  — 

gloire  et  des  créatures,  voit  s'évanouir  en  un  instant 
tous  les  charmes  qui  ont  trompé  sa  jeunesse.  La  vé- 
rité l'emporte  ;  rien  ne  le  touche  plus  dans  les  plaines 
azurées  de  la  Lombardie,  dans  les  promesses  de  la 
renommée ,  dans  les  serments  plus  doux  des  cœurs 
égarés;  il  part,  tenant  à  la  main  sa  vieille  mère,  et 
déjà,  dès  le  port  d'Ostie,  il  regarde  la  solitude  obs- 
cure, croit-il,  qui  va  le  dérober  pour  jamais  à  l'ad- 
miration du  monde  comme  aux  songes  de  sa  vie  pas- 
sée. Pleur  des  grands  hommes,  sacrifices  héroïques , 
vertus  nées  d'une  seule  heure,  et  que  les  siècles 
ne  peuvent  plus  détruire,  vous  nous  enseignez  le 
prix  de  la  vérité  !  Vous  nous  prouvez  qu'en  effet 
elle  est  la  perfection  et  la  béatitude  de  l'intelli- 
gence ! 

C'est  pourquoi,  Messieurs,  l'un  de  nos  plus  redou- 
tables crimes  est  de  trahir  la  vérité  et  de  travailler 
contre  elle  ;  car  c'est  trahir  notre  premier  bien ,  c'est 
nous  frapper  au  sommet  d'où  descend  notre  gloire  et 
notre  félicité.  Qu'est-ce  que  l'homme  sans  l'intelli- 
gence? et  qu'est-ce  que  l'intelligence  sans  la  vérité? 
Si  vous  lui  ravissez  l'intelligence,  il  n'est  plus  que 
le  roi  découronné  du  monde  animal  ;  si,  lui  laissant 
l'intelligence,  vous  lui  enviez  le  don  de  la  vérité, 
c'est  lui  creuser  un  abîme  aussi  profond  que  l'infini, 
le  tourment  d'une  faim  qui  ne  sera  jamais  rassasiée , 
une  aspiration  qui  n'aboutit  qu'à  saisir  les  ombres  dans 
un  vide  immense  et  trompeur.  Quoi  de  plus  affreux 
que  ce  sort  !  quoi  de  plus  criminel  que  d'en  être  le  vo- 
lontaire instrument!  Aussi  le  mensonge  fut-il  toujours 
abhorré  du  genre  humain ,  et  même  en  choses  où  la 


—  361  — 

légèreté  paraîtrait  excusable,  il  attire  aux  lèvres  qui 
se  le  permettent  un  infaillible  mépris.  Nous  ne  par- 
donnons pas  à  l'homme  qui,  possédant  le  vrai,  y 
substitue  sciemment  la  parole  adultère  de  l'erreur. 
Combien  moins  Dieu  et  l'humanité  pardonnent-iJs  à 
ceux  qui  se  lèvent  de  dessein  formé  contre  les  plus 
saintes  doctrines  que  nous  aietit  léguées  les  âges,  et 
qui,  désespérant  de  les  vaincre  par  une  pacifique 
discussion,  s'arment  contre  elles  de  toutes  les  res- 
sources de  la  ruse  et  de  la  violence  !  On  l'a  vu  trop 
souvent ,  et  il  ne  faut  jamais  perdre  l'occasion  de 
protester  contre  ces  lâches  conjurations  de  la  force, 
on  a  vu  des  pouvoirs  institués  pour  la  conservation 
de  tous  les  droits  et  de  tous  les  biens,  déclarer  une 
uerre  ouverte  au  premier  des  droits,  qui  est  celui 
ie  connaître,  au  premier  des  biens,  qui  est  la  vérité. 
Jaloux  de  l'empire  qu'elle  exerce,  et   qui  est,  en 
îffet,  le  plus  grand  qui  soit  au  monde,  ils  s'efforcent 
le  la  détrôner  pour  asseoir  à  sa  place  et  à  leur  profit 
e  règne  des  intérêts  et  des  passions.  Tout  leur  va 
nieux  que  la  vérité  ;  ils  acceptent  tout  excepté  elle , 
Is  protègent  tout  excepté  elle,  ils  donnent  la  li- 
erté  à  tout  excepté  à  elle.  Ils  la  poursuivent  si 
xclusivement,  avec  tant  d'art  et  de  persévérance, 
u'ils  la  font  reconnaître  à  cette  marque  même,  et 
ue  leur  persécution  devient  un  signe  de  certitude 
ui  la  présente  aux  adorations  légitimes  de  toute  la 
rre. 

Mais  aussi,  Messieurs,  ne  vous  étonnez  pas  si  la 
érité  prend  de  ses  oppresseurs ,  un  jour  ou  l'autre , 
e  terribles  vengeances.  Gomme  on  n'en  peut  ruiner 

IV. —  11 


—  362  — 

l'autorité  sans  frapper  dans  ses  racines  l'entende- 
ment humain,  il  arrive  tôt  ou  tard  qu'une  sorte  de 
délire  pousse  les  hommes  hors  de  toute  crainte  et  de 
tout  respect,  et  les  précipite  à  bras  tendus  contre 
tout  ce  qui  est.  C'est  le  jour  des  représailles,  jour 
prophétisé  par  saint  Paul  lorsqu'il  écrivait  aux  Ro- 
mains :  La  colère  de  '"Dieu  se  révèle  du  haut  du  ciel 
contre  Vimpiéié  et  l'iniquité  de  ces  hommes  qui  re- 
tiennent  la  vérité  de  Dieu  dans  Vinjustice  (1).  Alors 
pâUssent  les  rois  et  se  troublent  les  roy£ urnes;  la 
nuit  se  fait  dans  Babylone  ;  Balthasar  voit  la  main 
qui  le  condamne,  et  l'épée  de  Gyrus  n'attend  pas  au 
lendemain.  Ce  n'est  pas  de  l'histoire  que  je  fais,  Mes- 
sieurs ;  non ,  ce  n'est  pas  de  l'histoire.  Ouvrez  vos 
youx  :  nous  sommes  à  Babylone,  et  nous  assistom 
au  festin  de  Balthasar. 

Dois -je  vous  demander  pardon  si  j'ai  laissé  aile' 
mon  âme  aux  émotions  d'un  temps  si  fertile  ei 
hautes  leçons?  Ai -je  trahi  les  intérêts  de  la  vérité 
en  vous  montrant  dans  les  catastrophes  de  notr^ 
siècle  le  rôle  vengeur  qu'elle  y  joue?  Si  je  l'ai  fait 
que  la  vérité  et  vous  me  le  pardonnent ,  et  remon 
tons  ensemble  aux  régions  pacifiques  où  rien  de  ter 
restre  ne  se  mêle  à  la  contemplation  des  causes  etdekp 
lois. 

La  vérité,  je  viens  de  l'établir,  est  la  perfection  i 
la  béatitude  de  l'intelligence,  et  puisque  Dieu,  en  nouLjjj 
créant,  a  voulu  nous  communiquer  la  perfection  (jjj 
la  béatitude,  j'en  déduis  cette  conséquence,  qu' 

(1]  Chap.  I,  vers,  xviii.  jgj|. 


et,c 


laire 


j. 


—  363  — 

nous  a  communiqué  la  vérité.  Et  c'est,  en  effet,  ce 
que  nous  enseigne  la  doctrine  catholique.  Si  nous 
l'écoutons ,  elle  nous  dira  que  Dieu ,  en  nous  mettant 
au  monde,  n'a  pas  abandonné  notre  esprit  au  hasard 
de  ses  propres  découvertes ,  mais  qu'il  l'a  illuminé 
dès  le  principe  d'une  connaissance  telle,  que  la  vérité 
habitait  réellement  en  lui.  Quelle  était  cette  connais- 
sance primitive  qui ,  sans  être  infinie ,  était  pourtant 
la  vérité?  Cette  question  nous  ramène  à  la  définition 
que  je  vous  ai  donnée  dès  le  commencement  de  cette 
Conférence.  La  vérité ,  vous  ai-je  dit,  est  ce  qui  est , 
en  tant  qu'il  est  vu  de  l'esprit.  Nous  nous  sommes 
arrêtés  là  sans  poser  cette  autre  question,  que  nous 
ne  pouvons  plus  maintenant  éviter  :  Qu'est-ce  donc 
que  ce  qui  est?  Entendons-nous  par  là  le  ciel,  la 
terre  et  les  mers?  Est-ce  là  ce  qui  est?  Mais  quoi  ! 
le  ciel,  la  terre,  les  mers,  l'humanité  même, tout  ce 
que  nous  voyons  est  empreint  d'un  tel  caractère  de 
changement  et  de  bornes ,  que  nous  n'y  reconnais- 
sons rien  de  la  grandeur  renfermée  dans  ce  mot  puis- 
sant :  être.  Les  langues  humaines  ont  épuisé  leur 
énergie  pour  exprimer  le  néant  des  choses  visibles, 
3t,  quelle  que  soit  la  bonne  volonté  de  l'orgueil  pour 

glorifier  le  théâtre  où  il  s'agite,  tout  ce  qu'il  peut 
aire  de  plus  en  faveur  de  l'univers ,  est  d'y  décou- 
mr  une  ombre  de  l'Être,  et  par  conséquent  une 

3ï  )mbre  de  la  vérité.  Où  donc  est  l'Être?  où  est  ce  qui 
st?  Ah!  je  le  pressens  déjà,  et  même  je  le  sais. 
^'Être  est  l'unité  absolue,  éternelle,  infinie,  la  plu-- 
alité  sans  division,  l'Océan  sans  rivages,  le  centre 
ans  circonférence ,  la  plénitude  qui  se  contient  elle- 


—  364  — 

même,  la  forme  sans  figure  :  le  tout  enfin,  hors  de 
quoi  tout  ce  qui  est  n'est  plus  qu'un  fait  et  un  don. 
Mais  en  disant  cela,  Messieurs,  qui  ai-je  nommé? 
J'ai  nommé  Celui  qui  a  dit  de  lui-même  :  Ego  sum 
qui  sum.  —  Je  suis  celui  qui  suis  (1).  J'ai  nommé 
Celui  qui  a  dit  encore  :  Ego  sum  veritas.  —  Je  suis 
la  vérité  [Vj.  J'ai  nommé  Dieu.  Voilà  l'Être,  et  voilà  la 
vérité.  Dieu  seul  est  la  vérité,  parce  que  seul  il  est 
l'Être  ;  il  n'a  pas  la  vérité  comme  si  elle  était  quelque 
chose  d'étranger  à  lui;  mais  il  est  substantiellement 
et  personnellement  la  vérité,  parce  qu'il  est  l'Être  se 
possédant  lui-même,  parce  qu'il  est  à  la  fois  et  par 
un  seul  acte  l'œil  qui  voit,  l'objet  qui  est  vu,  et  la 
vision.  Qui  le  connaît  connaît  tout;  qui  ne  le  connaît 
pas  ne  connaît  rien.  Que  connaîtrez-vous  ,  en  effet, 
hors  de  lui?  Les  phénomènes  de  ce  monde,  leurs 
lois,  la  composition  et  la  décomposition  des  corps,  la 
science  de  la  poussière.  Et  que  dis-je?  la  science  de 
la  poussière!  vous  n'irez  même  pas  jusque-là;  car, 
pour  y  atteindre ,  il  vous  faudrait  pénétrer  au  moins 
la  raison  dernière  d'un  atome,  et  où  la  trouverez- 
vous  si  vous  ignorez  Dieu,  qui  est  le  principe  et  la  fin 
de  tout? 

Delà  partent,  Messieurs,  ces  plaintes  des  plus 
grands  esprits  sur  la  misère  de  la  science,  plaintes 
si  éloquemment  exprimées  par  Salomon,  l'un  d'entre 
€ux,  lorsqu'il  disait  :  J'ai  vu  tout  ce  qui  se  fait  sous 
le  soleil,  et  voilà,  tout  y  est  vanité,  et  affliction  de 


(1)  Exode,  chap.  m,  vers.  14. 

(2)  Évangile  de  saint  Jean ,  chap.  xiv,  vers.  6. 


—  365  — 

'entendement  (1).  C'est  qu'en  effet  la  vérité  n'est 
pas  sous  le  soleil,  elle  est  au  delà  ;  elle  est  en  Dieu, 
sans  lequel  l'homme  ne  connaît  rien ,  ni  la  terre ,  ni 
le  ciel,  ni  le  présent,  ni  l'avenir,  ni  l'homme,  pas 
même  son  propre  cœur.  Et  plus  il  apprend  sans  Dieu 
et  hors  de  Dieu,  plus  il  agrandit,  avec  le  cercle  de 
ses  investigations,  celui  de  ses  doutes  et  de  ses  lour- 
mcnts.  Au  contraire,  celui  à  qui  Dieu  est  révélé  se 
trouve  du  mêii^e  coup  au  centre  et  à  la  circonférence 
des  choses;  il  en  voit  le  germe  initial,  le  développe- 
ment, le  terme,  la  raison;  ne  sût-il  rien  du  détail, 
il  mesure  l'ensemble,  et  sa  pensée  repose  en  paix 
dans  la  double  joie  de  la  connaissance  et  de  la  certi- 
tude. En  un  mot.  Dieu,  étant  la  vérité,  est  l'objet 
propre  de  notre  intelligence,  il  en  est  la  perfection  et 
la  béatitude;  et  lorsque  je  vous  disais  tout  à  l'heure 
que  dès  l'origine  il  nous  avait  fait  le  don  delà  vérité, 
c'était  vous  dire  que  dès  l'origine  il  s'était  révélé  à 
nous. 

J'en  lis  une  belle  confirmation  dans  la  première 
page  de  l'Évangile  selon  saint  Jean  :  Il  y  eut  y  ditl'é- 
vangéliste,  un  homme  envoyé  de  Dieu  qui  s'appelait 
Jean,..  Il  n'était  pas  la  lumière ,  mais  il  vint  pour 
rendre  témoignage  à  la  lumière.  Celui-là  était  la 
lumière  véritable  qui  illumine  tout  homme  venayit 
en  ce  monde  [\].  En  effet,  s'il  existe  une  lumière  sou- 
veraine, mère  de  tous  les  esprits,  son  premier  acte, 
quand  ils  viennent  au  monde,  doit  être  de  les  éclai- 

(1)  Ecclésiaste,  chap.  i,  vers.  14. 

(2)  Chap.  I,  vers.  6,  8  et  9. 


—  366  — 

rer,  et  elle  ne  peut  les  éclairer  qu'en  leur  faisant  con- 
naître leur  principe,  qui  est  Dieu;  leur  fin,  qui  est 
Dieu  ;  la  vérité,  qui  est  Dieu.  Si  elle  ne  le  faisait  pas, 
quel  moyen  auraient-ils  d'accomplir  leur  destinée  en 
tendant  à  leur  fin?  Ils  n'en  auraient  aucun.  Et  ainsi 
la  vérité  ne  leur  est  pas  due  seulement  à  titre  de  per- 
fection et  de  béatitude  de  l'intelligence,  elle  leur  est 
due  en  outre  comme  le  premier  et  nécessaire  moyen 
sans  lequel ,  ignorant  le  but  même  de  leur  vie,  il  leur 
serait  impossible  d'y  marcher,  plus  impossible  encore 
d'y  parvenir.  C'est  donc  justement  que  la  doctrine 
catholique  fait  de  la  vérité,  c'est-à-dire  de  la  con- 
naissance de  Dieu,  un  des  dons  primitifs  de  l'homme, 
le  point  de  départ,  et,  je  dirais,  la  colonne  milliaire 
de  sa  destinée. 

Ici,  Messieurs,  que  nous  opposera  le  rationalisme? 
Vous  allez  l'apprendre. 

Il  y  a  dix-huit  siècles,  un  proconsul  romain  appela 
devant  lui  un  accusé,  et,  après  l'avoir  regardé  atten- 
tivement, comme  un  homme  qui  avait  en  sa  per- 
sonne quelque  signe  remarquable,  il  lui  adressa  ces 
brèves  paroles  :  Tu  es  le  roi  des  Juifs?  L'accusé  ré- 
pondit :  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde;  si 
mon  royaume  était  de  ce  monde,  mes  ministres  eus- 
sent combattu  pour  que  je  ne  fusse  pas  livré  aux 
Juifs;  mais,  maintenant,  mon  royaume  n'est  pas 
de  ce  monde.  Le  proconsul  reprit  :  Donc  tu  es  roi? 
L'accusé  répondit  :  Vous  dites  que  je  suis  roi.  Pour 
moi,  je  suis  né  et  venu  au  monde  pour  rendre  té- 
moignage à  la  vérité.  Le  proconsul  se  leva  en  disant: 


—  367  — 

-Quesf-ce  que  la  vérité  [\)1  Ce  mol  terrible ,  Mes- 
sieurs, est  le  même  que  le  rationalisme  nous  adresse 
encore  aujourd'hui  lorsque  nous  lui  parlons  de  la 
base  même  de  toute  foi  et  de  toute  connaissance  ;  il 
nous  dit  comme  le  Romain  :  Qu'est-ce  que  la  vérité? 
Et  il  doit  nous  le  dire,  sous  peine  de  ne  pas  protester 
contre  le  fondement  même  de  tout  l'édifice  religieux, 
qui  est  l'idée  du  vrai  en  soi.  Or  comment  ne  pro- 
testerait-il pas  jusqu'à  ce  point?  Gomment  accor- 
derait-il à  la  vérité  le  droit  de  s'affirmer  sans  être 
contredite?  Gomment  ne  s'efforcerait-il  pas  de  creu- 
ser sous  elle  un  abîme  aussi  profond  qu'elle,  et  de 
faire  de  l'intelligence  une  faculté  sans  certitude  et 
sans  autre  objet  qu'une  insaisissable  énigme?  G'eût 
été  de  sa  part  trop  de  faiblesse  ou  de  désintéresse- 
ment. Il  n'a  pas  commis  cette  faute,  il  est  allé  droite 
la  question  qui  précède  toutes  les  autres,  et  tandis 
que  l'univers  publie  les  œuvres  de  la  vérité ,  que  les 
siècles  redisent  son  nom ,  que  les  esprits  la  contem- 
plent, que  son  action  se  perpétue  par  l'évidence  et 
par  la  foi  à  travers  toutes  les  races  humaines ,  le  ra- 
tionalisme, opposant  à  ce  triomphe  le  sang -froid 
d'une  partie  de  ses  sages ,  a  demandé  tout  haut  et 
sans  crainte  :  Qu'est-ce  que  la  vérité?  Il  n'a  pas  nié; 
car  nier  fermement ,  c'est  encore  affirmer.  Il  n'a  pas 
dit  :  Il  n'y  a  rien;  mais  :  Y  a-t-il  quelque  chose?  Il 
n'a  pas  dit  :  Je  ne  sais  pas  ;  mais  :  Que  sais-je?  En 
un  mot,  il  a  levé  contre  la  vérité  absolue  l'arme  gla- 
cée du  scepticisme  absolu. 

(1)  Évangile  de  saint  Jean,  chap.  xviii,  vers.  33,  36,  37  ,38. 


—  368  — 
Faut-il  l'écouter,  Messieurs?  Faut-il  faire  à  la 
raison  qui  s'abdique  l'honneur  de  l'entendre  et  de  lui 
répondre?  Oui,  écoutons-la  ;  sachons  ce  que  l'intel- 
ligence ,  effrayée  de  Dieu ,  peut  faire  pour  s'anéantir, 
de  peur  de  l'adorer.  Le  scepticisme  raisonne  ainsi  : 
L'homme  voit  dans  son  esprit  quelque  chose  qu'il 
appelle  des  idées,  les  unes  secondaires  et  déduites, 
les  autres  primordiales,  sans  principe  générateur, 
et  qui  constituent  le  fondement  inscrutable  de  sa 
raison.  Toutes  les  conclusions  ultérieures  de  l'enten- 
dement jaillissent  de  cette  source  première,  où  l'ana- 
lyse discerne  sans  effort  les  notions  de  l'être,  de  l'u- 
nité, del'infmi,  de  l'absolu,  de  l'ordre,  de  la  justice, 
qui  toutes  ensemble  prennent  le  nom  auguste  de  vé- 
rité, et  un  nom  plus  auguste  encore,  celui  de  Dieu. 
Voilà  le  fait.  Mais  de  ce  que  l'esprit  a  dételles  idées, 
s'ensuit- il  qu'il  y  ait  hors  de  lui  des  réaUtés  qui  y 
correspondent?  Ce  n'est  pas  l'esprit  lui-même  qui 
est  l'être,  l'unité,  l'infmi,  l'absolu,  l'ordre,  la  jus- 
tice ;  ce  n'est  pas  non  plus  ces  choses  que  l'esprit 
aperçoit  directement.  Il  n'en  voit  que  l'ombre,  si  l'on 
peut  parler  ainsi,  et  le  mot  même  d'idée,  à  consi- 
dérer son  origine,  ne  veut  dire  qu'une  image.  Mais 
qui  nous  répond  que  l'image  soit  exacte,  ou  même 
soit  produite  par  un  objet  réel?  Gomment  l'intelli- 
gence ,  qui  est  bornée ,  serait-elle  le  miroir  de  l'in- 
fmi? Comment  contingente,  relative,  faillible,  serait- 
elle  le  miroir  du  nécessaire,  de  l'éternel,  du  juste, 
du  parfait?  Où  est  la  preuve  que  la  vision  idéale  ne 
nous  trompe  pas,  et  quelle  soit  autre  chose  que  le 
songe  permanent  d'un  être  passager?  Nous  croyons 


—  369  — 
qu'il  n'en  est  rien;  mais  nous  le  croyons  sans  nous  le 
démontrer,  et  nous  essaierons  vainement  d'établir 
cette  démonstration;  car  toute  démonstration  sup- 
pose des  principes  d'où  elle  part,  et  ce  sont  les  prin- 
cipes mêmes  de  l'entendement  qu'il  s'agit  de  vérifier. 
L'homme  rencontre  un  obstacle  invincible,  il  peut 
bien  remonter  le  Nil  de  sa  pensée  jusqu'aux  élé- 
ments qui  en  commencent  le  cours  ;  plus  haut  il  se 
perd  dans  une  contemplation  qui  ne  lui  rend  que  la 
répétition  stérile  des  idées  qu'il  emploie  pour  s'élever 
au  delà.  L'esprit  devient  un  écho  qui  se  répond  ce 
qu'il  se  parle ,  et  sa  voix ,  en  paraissant  lui  revenir 
de  plus  loin,  n'ajoute  à  son  impuissance  qu'une  illu- 
sion. 

Je  ne  crois  pas,  Messieurs,  que  le  scepticisme  ait 
rien  dit  de  plus  fort  que  ce  que  vous  venez  d'enten- 
dre; il  l'a  dit  peut-être  d'une  manière  plus  scienti- 
fique, c'est-à-dire  plus  obscure,  mais  non  pas  avec 
plus  d'énergie  et  de  sincérité.  Et  je  confesse  d'abord 
qu'il  est  impossible  de  démontrer  les  idées  premières 
qui  forment  comme  la  substance  intime  de  notre  rai- 
son. Si  on  pouvait  les  démontrer,  elles  ne  seraient 
pas  premières  :  il  y  en  aurait  d'autres  qui  le  seraient, 
et  la  même  difficulté  se  présenterait  pour  celles-ci. 
.On  ne  démontre  que  ce  qui  est  une  conséquence,  et 
non  pas  ce  qui  est  un  principe.  Or  notre  intelligence, 
étant  la  faculté  d'un  être  fini,  ne  peut  être  éclairée 
que  par  une  lumière  dérivée,  une  lumière  qui  com- 
mence à  un  certain  point  et  se  termine  à  un  autre , 
une  lumière  qui  ait  un  principe  et  une  fin.  A  l'état  de 
principe,  la  lumière  est  un  axiome;  à  l'état  de  fin, 


—  370  - 

elle  est  un  mystère.  Tous  les  deux,  Taxiome  et  le 
mystère,  sont  indémontrables,  mais  l'axiome  à  cause 
de  sa  clarté,  le  mystère  à  cause  de  son  obscurité. 
De  même  que  l'obscurité  du  mystère  est  insurmon- 
table, la  clarté  de  l'axiome  est  irrésistible;  et  ainsi 
l'entendement,  aux  deux  extrémités  de  l'horizon 
qu'il  embrasse,  rencontre  une  limite  où  se  brise  sa 
puissance  et  où  cesse  sa  liberté.  Il  ne  peut  rien  contre 
la  splendeur  des  vérités  premières,  et  rien  contre 
l'ombre  des  vérités  dernières  ;  il  s'épuise  devant 
celles-ci,  et  cède  fatalement  à  celles-là.  C'est  pour- 
quoi le  scepticisme  absolu  est  un  effort  contre  nature, 
qui  n'aboutit  qu'à  se  mentir  à  soi-même,  et  à  mettre 
les  actes  de  l'homme  en  contradiction  perpétuelle 
avec  les  raisonnements  du  sage.  «  S'il  y  a ,  dit  Pas- 
cal, une  impuissance  de  prouver  invincible  à  tout 
le  dogmatisme,  il  y  a  une  impuissance  de  douter  in- 
vincible à  tout  le  pyrrhonisme.  «  Nous  ne  prétendons 
pas  davantage.  Car  qu'est-ce  que  la  certitude,  sinon 
l'impuissance  de  douter?  Qu'est-ce  que  la  certitude 
rationnelle,  sinon  le  ravissement  d'une  évidence  qui 
enchaîne  l'esprit?  Le  scepticisme,  il  est  vrai,  s'élève 
contre  l'évidence  des  idées  primordiales  ;  il  l'accuse 
d'être  purement  subjective,  c'est-à-dire,  pour  parler 
français,  de  ne  pas  aller  jusqu'à  la  vision  de  l'objet 
que  représentent  les  idées.  Mais  qu'importe,  si  cette 
évidence  nous  persuade  naturellement  et  invincible- 
ment de  la  réahté  des  choses  dont  les  idées  sont  la 
représentation?  Il  n'y  a  que  Dieu  qui,  étant  l'être, 
l'unité,  l'infini,  l'absolu,  l'ordre,  la  justice,  con- 
fonde dans  sa  vision  le  sujet  et  l'objet,  le  sujet  qui 


—  371  — 

voit,  et  l'objet  qui  est  vu.  Pour  nous,  Messieurs,  qui 
possédons  la  vérité  sans  être  la  vérité,  nous  n'avons 
d'autre  moyen  naturel  de  la  voir  et  d'être  certains  de 
sa  présence  que  la  lumière  où  elle  nous  apparaît,  lu- 
mière médiatrice  qui  s'identifie  avec  notre  esprit,  et 
qui,  s'imposant  à  lui  comme  partie  de  lui-même, 
ne  lui  laisse  pour  douter  que  la  ressource  d'un  sui- 
cide d'autant  plus  impuissant  qu'il  ne  s'accomplit 
jamais. 

Du  reste ,  on  peut  avouer  qu'il  n'y  a  rien  à  répon- 
dre au  scepticisme  absolu,  parce  qu'il  n'y  a  rien  à 
répondre  à  qui  fait  de  ses  idées ,  de  sa  parole,  de  son 
doute  même  un  objet  de  doute.  Répondre,  c'est  sup- 
poser une  réalité,  ne  fût-ce  que  celle  de  l'objection  ; 
or  le  sceptique  détruisant  toute  réalité,  son  objection 
s'abîme  avec  lui  dans  le  néant  qu'il  se  creuse.  Se 
taire  est  assez  devant  une  ombre;  vivre  est  assez 
contre  un  mort.  D'autant  plus,  Messieurs,  que  le 
scepticisme  n'est  que  la  maladie  d'un  petit  nombre 
d'esprits  dépravés,  qui,  malgré  toute  l'énergie  de 
leur  orgueil  et  toute  la  gloire  de  leurs  aberrations , 
n'ont  jamais  pu  échapper  au  châtiment  de  la  solitude. 
L'universalité  des  intelligences  a  constamment  dé- 
daigné leurs  sophismes  ;  elle  a  cru ,  d'une  foi  incor- 
ruptible, à  la  réalité  du  vrai.  Que  voudriez-vous  de 
plus?  L'erreur  n'est  quelque  chose  que  par  l'adhé- 
sion des  hommes  ;  là  où  l'humanité  n'est  pas  dans 
une  certaine  mesure ,  il  ne  reste  à  l'erreur  que  du 
bruit  dans  un  tombeau.  C'est  un  fantôme  qui  vou- 
drait faire  peur,  et  deux  rires  en  font  justice ,  le  rire 
de  Dieu  et  le  rire  du  genre  humain.  Cela  suffît  à  Dieu, 


—  372  — 

cela  suffit  au  genre  humain,  et  cela  me  suffit  à  moi- 
même. 

Toutefois,  Messieurs,  si  le  scepticisme  absolu  n'est 
qu'une  chimère  sans  importance,  il  n'en  est  pas  de 
même  d'une  autre  sorte  de  scepticisme ,  qui ,  s'atta- 
quant  à  la  vérité  de  moins  haut  et  n'en  contestant 
pas  la  base  première,  produit  un  état  sérieux  de  l'in- 
telligence dont  il  est  nécessaire  de  nous  occuper.  Le 
scepticisme  absolu  met  en  doute  les  notions  primi- 
tives qui  composent  le  fond  de  la  raison  humaine,  et 
par  conséquent  l'idée  même  de  Dieu  ;  le  scepticisme 
relatif  ou  imparfait  leur  donne  son  adhésion ,  mais 
il  refuse  sa  foi  à  certaines  conséquences  qui  en  déri- 
vent ,  et  qui  embrassent  la  nature  et  les  actes  divins. 
Le  scepticisme  absolu  est  l'athéisme  sous  une  forme 
négative;  le  scepticisme  imparfait  n'implique  qu'une 
ignorance  des  attributs  et  des  opérations  de  Dieu. 
Dieu  existe  pour  lui,  mais  sans  qu'il  se  rende  compte 
de  ce  qu'il  est,  de  ce  qu'il  fait,  de  ce  qu'il  veut.  C'est 
l'incroyance  vulgaire  ;  et  ce  mot  même  nous  avertit 
qu'il  ne  s'agit  plus  d'un  état  rare  et  chimérique,  mais 
d'un  état  trop  réel,  où  l'homme,  loin  d'abdiquer  son 
intelligence,  puise,  au  contraire,  des  forces  pour  ré- 
sister à  la  vérité,  c'est-à-dire  à  Dieu.  Or  Dieu,  avons- 
nous  dit,  s'est  manifesté  à  l'homme  dès  son  berceau, 
non  pas  en  une  manière  incomplète,  mais  autant  que 
le  requérait  la  nécessité  où  nous  étions  de  connaître 
notre  principe,  notre  fin,  et  les  moyens  d'y  parve- 
nir. Gomment  donc  une  partie  de  l'humanité  ignore- 
t-elle  Dieu,  ou  est-elle  par  rapport  à  lui  dans  un 
doute  qui  ne  lui  permet  pas  d'apprécier  et  d'accom  plir 


—  373  — 

SCS  véritables  destinées?  Est-ce  la  faute  de  l'homme, 
ou  la  faute  de  Dieu?  Il  faut  que  nous  le  sachions, 
sous  peine  de  laisser  dans  votre  esprit  des  nuages 
d'autant  plus  douloureux  que  notre  but  et  le  vôtre 
en  ce  moment  est  de  vous  instruire  des  voies  intellec- 
tuelles que  Dieu  nous  a  ouvertes  pour  monter  jusqu'à 
lui. 

Je  le  répète  donc,  le  scepticisme  imparfait,  tel  que 
je  l'ai  défini,  et  où  languissent  tant  de  créatures  rai- 
sonnables, est-il  l'ouvrage  de  Dieu  où  l'ouvrage  de 
l'homme?  Est-ce  Dieu  qui  a  été  avare  de  la  lumière, 
ou  l'homme  qui  s'est  retiré  d'elle?  Cette  question, 
pour  être  résolue,  exige  que  nous  recherchions 
sous  quel  mode  et  dans  quelle  mesure  Dieu  a  pri- 
mitivement communiqué  la  vérité  au  genre  hu- 
main. 

Dieu  sans  contredit  pouvait  se  montrer  à  nous  face 
à  face,  dans  toute  la  clarté  de  son  essence,  et,  en  ce 
cas,  le  scepticisme  n'eût  jamais  paru  sur  la  terre. 
Tout  voile  étant  abaissé ,  le  vrai ,  qui  n'est  que  la  na- 
ture divine,  eût  pris  de  notre  intelligence  une  irré- 
vocable possession.  La  lumière  intelligible ,  au  lieu 
de  nous  apparaître  entre  l'axiome  et  le  mystère,  c'est- 
à-dire  avec  un  principe  et  une  fin ,  se  fût  levée  pour 
nous  dans  la  plénitude  ineffable  de  sa  propre  immen- 
sité. L'évidence  eût  été  de  l'extase,  la  certitude  eût 
pris  le  caractère  de  l'immutabilité ,  la  vérité  fût  de- 
venue la  vie  éternelle  de  notre  esprit.  Mais  cet  état , 
loin  d'être  dans  le  plan  divin  notre  état  originel,  était 
précisément  le  terme  suprême  où  nous  étions  appe- 
lés. Je  vous  en  ai  déjà  dit  la  raison.  Je  vous  ai  fait 


—  374  — 

voir,  en  vous  exposant  l'ordonnance  générale  de  l'u- 
nivers, que  Dieu ,  conduit  par  sa  bonté ,  voulait  nous 
communiquer  sa  perfection  et  sa  béatitude ,  et  que 
la  béatitude,  donnée  sans  la  condition  préalable  du 
libre  arbitre ,  nous  eût  ravi  le  mérite  et  la  gloire  de 
la  perfection.  D'où  il  suit  qu'un  état  d'épreuve  devait 
précéder  l'état  final  de  la  béatification ,  et  cet  état 
d'épreuve  fondé  sur  le  libre  arbitre  renfermait  né- 
cessairement la  possibilité  de  croire  ou  de  ne  pas 
croire,  d'admettre  ou  de  repousser  la  vérité,  c'est- 
à-dire  la  liberté  de  l'entendement.  Or  la  liberté  de 
l'entendement  était  incompatible  avec  la  vision  di- 
recte de  l'essence  divine,  et  par  conséquent  il  fallait 
que  Dieu  se  voilât  devant  nos  regards,  et  fût  tout  à 
la  fois  pour  nous  un  Dieu  caché  et  un  Dieu  connu, 
caché  sans  envie ,  connu  libéralement. 

Mais  comment  voir  ce  qui  ne  se  voit  pas?  Com- 
ment connaître  ce  qui  ne  tombe  pas  directement 
sous  l'œil  de  l'esprit?  Si  cette  difficulté  n'eût  pu  se 
résoudre,  le  plan  de  Dieu  dans  la  création  n'eût  pas 
été  réalisable.  Aussi  pouvait- elle  se  résoudre.  Dieu 
avait  dans  sa  propre  nature  l'exemplaire  d'une 
double  vision,  la  vision  intuitive  et  la  vision  idéale. 
Présent  à  lui-même  par  la  vision  intuitive ,  il  décou- 
vrait par  la  vision  idéale  les  choses  qu'il  devait  un 
jour  créer.  Ces  choses  évidemment  ne  faisaient  point 
partie  de  son  essence  sous  leur  forme  positive  et 
réalisée:  il  ne  les  voyait  donc  pas  en  lui  sous  cette 
forme  substantielle  ;  il  ne  les  voyait  pas  non  plus 
hors  de  lui  avant  de  leur  communiquer  l'être  qui 
leur  manquait.  Où  donc  et  comment  les  voyait-il, 


-  375  — 

sinon,  ainsi  que  je  viens  de  le  dire,  par  voie  d'image, 
de  représentation,  sous  cette  forme  intelligible  et 
mystérieuse  que  nous  appelons  une  idée.  Saint 
Thomas  d'Aquin  pose  cette  question  :  «  Y  a-t-il  en 
Dieu  des  idées?  »  Et  il  répond  :  «  Oui;  car  le  monde 
«  n'ayant  pas  été  fait  au  hasard ,  mais  par  l'action 
«  de  l'intelligence  divine  ,  il  est  nécessaire  qu'il  ait 
«  préexisté  dans  l'intelligence  divine  une  forme  ou 
«  ressemblance  du  monde,  et  cette  forme  ou  ressem- 
«  blance  est  l'idée  même  (1).  »  Or,  si  Dieu  voyait 
le  monde  sensible  par  la  vision  idéale,  pourquoi 
l'homme  n'eût-il  pas  vu  le  monde  divin  par  le  même 
genre  de  vision?  Pourquoi,  sans  découvrir  la  sub-' 
stance  même  de  l'être,  de  l'unité,  de  l'inflni,  de  l'ab- 
solu, de  l'ordre,  de  la  justice,  toutes  choses  qui  sont 
Dieu  sous  différents  aspects  et  sous  différents  noms , 
n'en  eût-il  pas  reçu  l'idée  dans  son  esprit ,  et  avec 
l'idée  une  connaissance  distincte,  qui  méritât  d'être 
appelée  la  vérité?  Pouvons-nous  dire  que  nous  n'en- 
tendons pas  ce  que  c'est  que  l'être,  l'unité,  l'infmi, 
l'absolu,  l'ordre,  la  justice?  Et  si  nous  l'entendons, 
si  c'est  là  même  le  flambeau  qui  illumine  tout  le 
reste  au  dedans  et  au  dehors  de  notre  âme ,  pouvons- 
nous  accuser  Dieu  de  ne  pas  nous  avoir  éclairés ,  et 
de  n'avoir  jeté  au-devant  de  notre  vie  que  la  pâle  et 
incertaine  lueur  des  choses  visibles?  Oui,  tout  on  se 
cachant ,  c'est-à-dire  en  laissant  un  voile  sur  le  fond 
substantiel  de  son  être,  Dieu  s'est  pleinement  livré 
à  nous  par  l'impression  exacte  de  sa  ressemblance 

(1)  Somme,  I"  partie,  question  xv,  art,  1. 


—  37G  — 

dans  la  chair  vive  de  notre  entendement.  Il  y  a  creusé 
des  sillons  lumineux,  et  semé  d'une  main  généreuse 
ce  germe  incorruptible  du  vrai  que  l'enseignement, 
la  réflexion ,  l'expérience  et  le  cours  même  de  l'âge 
développent  incessamment,  jusqu'à  ce  que  nous  ar- 
rivions ,  sauf  notre  faute,  à  la  maturité  divine,  à  ce 
moment  glorieux  où  l'image  de  Dieu ,  pleinement 
formée  en  nous ,  brise  l'enveloppe  qui  la  recouvre , 
et  rejoint  dans  l'immortalité  le  type  ineffable  qui  fut 
son  père  et  qui  reconnaît  son  fils. 

Ce  n'est  donc  pas  le  défaut  de  lumière  qui  préci- 
pite dans  le  scepticisme  une  partie  des  hommes,  et 
les  retient  hors  de  la  vérité,  c'est  l'abus  de  leur  libre 
arbitre.  Les  ténèbres  où  ils  perdent  Dieu  sont  des 
ténèbres  volontaires  ;  Dieu  se  montre,  et  ils  le  fuient  ; 
Dieu  est  l'objet  présent  de  leur  intelligence,  et  ils 
aiment  mieux  faire  de  leur  intelligence  un  sépulcre 
ou  un  chaos  que  d'adorer  l'astre  qui  y  resplendit.  Ils 
abandonnent  ce  soleil  intérieur,  le  seul  véritable, 
pour  courir  après  la  magie  obscure  et  impuissante 
de  l'univers  matériel ,  auquel  ils  demandent  la  joie 
de  l'apostasie  dans  l'orgueil  d'une  fausse  science.  Et 
pourtant  l'univers,  tout  borné  qu'il  est,  tout  pâle  et 
muet  qu'il  se  lève  en  face  de  notre  pensée ,  est  lui- 
même  rempli  de  Dieu.  S'il  n'en  est  pas  la  ressem- 
blance, il  en  contient  du  moins  un  vestige,  un  linéa- 
ment; de  l'hysope  au  cèdre,  de  la  rosée  du  matin  à 
l'étoile  du  soir,  la  nature  entière  est  un  reflet  de  la 
puissance,  de  la  bonté  et  de  la  beauté  divines.  Dieu, 
qui  dans  le  corps  de  l'homme  a  associé  la  matière 
aux  plus  subtiles  opérations  de  l'esprit,  a  voulu, 


—  377  — 

dans  le  corps  du  monde ,  l'associer  à  la  révélation 
que  son  propre  esprit  fait  perpétuellement  au  nôtre. 
A  chaque  rayon  de  la  lumière  idéale  correspond  un 
rayon  de  la  lumière  sensible;  à  chaque  vision  du 
monde  incréé,  une  vision  du  monde  créé;  à  chaque 
voix  de  l'un,  une  voix  de  l'autre.  Mais  l'homme  sé- 
pare ce  que  Dieu  a  uni;  illuminé,  à  cause  de  sa 
double  substance,  par  une  double  clarté,  il  ne  re- 
marque pas  que  toutes  deux  se  rassemblent  dans  un 
seul  foyer,  comme  notre  double  substance  se  termine 
à  une  personnalité  unique,  et,  scindant  la  vérité  par 
un  divorce  qui  la  détruit,  il  oppose  la  révélation  du 
dehors  à  la  révélation  du  dedans,  la  nature  à  Dieu , 
la  matière  à  l'esprit.  Ou  du  moins  il  dédaigne  la 
lumière  supérieure  comme  une  sorte  d'apparition 
vague  dans  un  horizon  mal  déterminé ,  tandis  qu'il 
s'attache  à  la  lumière  inférieure  comme  à  la  seule 
qui  ait  un  caractère  précis  et  positif.  Dès  lors,  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  Dieu,  à  ses  attributs,  à  ses  actes, 
s'obscurcit  dans  cet  entendement  adultère;  encore 
qu'il  ne  descende  pas  jusqu'au  scepticisme  absolu, 
il  ne  discerne  bien  que  ce  qui  frappe  les  sens ,  et  le 
vrai  n'est  guère  à  ses  yeux  que  ce  qui  porte  le  sceau 
d'une  palpable  et  grossière  réalité. 

Y  aurait-il  donc  ,  Messieurs  ;  y  aurait-il ,  en  effet, 
plus  d'ombres  dans  l'esprit  que  dans  le  corps  ?  Est-ce 
le  monde  sensible  qui  l'emporte  en  clarté  sur  le 
monde  intelligible?  Est-ce  la  terre  qui,  de  préfé- 
rence au  ciel,  est  le  grand  illuminateur  de  l'homme  ? 
et  Dieu  se  serait -il  trompé  dans  la  construction 
de  notre  être  jusqu'à  sacrifier  la  partie  qui  se  rap- 


—  378  — 

proche  de  lui  à  celle  qui  se  rapproche  du  néant? 
Vous  ne  le  pensez  pas;  la  doctrine  catholique  nous 
affirme  le  contraire,  et  la  plus  simple  observation  du 
jeu  de  nos  facultés  nous  démontre  qu'elle  a  raison. En 
effet,  la  science  même  naturelle,  c'est-à-dire  celle 
qui  ne  s'occupe  que  de  l'ordre  visible,  ne  saurait 
subsister  sans  l'emploi  des  notions  qu'elle  puise 
dans  l'ordre  invisible  ou  métaphysique.  Dépouillez 
l'homme  de  ces  principes  féconds;  ôtez-lui  les  idées 
d'être,  d'unité,  d'étendue,  de  force,  de  rapport,  que 
sera  l'univers  pour  lui?  précisément  ce  qu'il  est 
pour  l'animal,  un  spectacle.  Il  le  regardera  sans 
penser  à  autre  chose  qu'à  le  regarder  ;  loin  d'en  pé- 
nétrer les  lois ,  il  n'aura  pas  même  le  pressentiment 
confus  de  ce  que  c'est  qu'une  loi.  Être  purement  in- 
stinctif, ne  rendant  rien  au  monde  de  supérieur  au 
monde,  il  restera  silencieux  devant  lui,  et  jamais  sa 
main ,  conduisant  de  loin  les  astres ,  ne  leur  tracera 
d'avance  la  route  inévitable  qu'ils  suivent  sans  la 
connaître.  C'est  l'esprit  qui  répand  la  lumière  sur 
l'obscurité  de  la  nature;  c'est  l'esprit  qui  découvre 
la  liaison  et  la  cause  des  phénomènes  ;  c'est  l'esprit 
qui  mesure ,  qui  calcule ,  qui  analyse ,  qui  définit, 
qui  dicte  des  ordres  à  la  matière ,  qui  démêle  enfin 
dans  ce  labyrinthe  le  fil  que  Dieu  y  a  laissé,  et  par 
où  il  le  tient  encore  suspendu  à  la  volonté  qui  le  créa. 
Mais  l'esprit  sans  l'idée  n'est  qu'un  flambeau  inal- 
lumé, et  l'idée  sans  un  germe  semé  d'en  haut,  plus 
grand  et  plus  clair  que  tous  les  mondes,  n'est  elle- 
même  que  le  reflet  impuissant  de  la  nature  sur  une 
faculté  qui  n'a  rien  à  lui  répondre,  parce  qu'elle  ne 


—  379  — 

possède  rien.  Le  matérialisme  a  beau  nous  dire  que 
la  sensation  devient  une  idée  en  tombant  dans  l'in- 
telligence :  c'est  comme  si  l'on  disait  que  la  limite, 
en  entrant  dans  le  vide,  devient  l'infmi.  La  sensa- 
tion, à  cause  de  l'union  intime  de  l'âme  et  du  corps, 
peut  éveiller  la  semence  intelligible  qui  repose  au 
fond  de  l'esprit  ;  elle  peut  la  tirer  d'une  sorte  d'abs- 
traction solitaire  qui  n'est  pas  en  rapport  avec  la 
constitution  d'un  être  à  la  fois  spirituel  et  matériel  : 
mais  il  lui  est  impossible  de  donner  à  l'esprit  ce 
qu'elle  n'a  pas  ,  ni  de  recevoir  de  l'esprit  ce  que  lui- 
même  n'aurait  pas  non  plus.  Deux  clartés  se  forti- 
fient en  s'unissant  ;  une  lueur  ne  devient  pas  le  soleil 
en  passant  par  les  ténèbres. 

C'est  donc  par  un  abus  même  des  forces  de  l'ordre 
intelligible  et  divin  ,  que  l'homme  se  sépare  des 
hautes  régions  de  la  pensée  pour  s'ensevelir  dans  la 
science  des  phénomènes  terrestres.  Il  tire  de  son  in- 
telligence des  trésors  de  savoir  et  d'harmonie  ;  il  les 
jette  à  profusion  sur  le  monde;  puis,  le  contemplant 
revêtu  de  cette  beauté  sublime  qu'il  lui  a  faite,  il 
croit  que  c'est  le  monde  qui  l'a  éclairé ,  qu'en  lui 
seul  est  la  pleine  certitude,  que  lui  seul  mérite  l'hon- 
neur d'une  culture  assidue,  et  reléguant  Dieu  sur 
un  trône  inaccessible ,  il  ne  tarde  pas  à  le  perdre  de 
vue,  à  l'oublier,  à  le  méconnaître,  à  ne  plus  avoir  de 
lui  qu'une  notion  vague  et  sans  résultat.  Ainsi  se 
forme  le  scepticisme  imparfait  de  la  prédominance 
volontaire  de  l'ordre  matériel  sur  l'ordre  idéal. 

Mais  il  en  est  une  autre  cause  que  je  ne  dois  pas 
vous  taire,  et  dont  l'exposition  achèvera  de  vous 


—  380  — 
faire  connaître  les  moyens  dont  Dieu  s'est  servi  pour 
initier  notre  intelligence  à  la  perfection  et  à  la  béati- 
tude de  la  vérité. 

En  déposant  en  nous  la  semence  idéale  ou  intel- 
ligible, en  nous  mettant  par  nos  sens  en  rapport  avec 
les  phénomènes  et  les  lois  do  l'univers ,  Dieu  nous 
avait  éclairés  par  une  double  révélation  ,  l'une  inté- 
rieure, l'autre  extérieure.  C'était  beaucoup;  mais 
enfin  il  ne  s'était  pas  communiqué  à  nous  personnel- 
lement ,  en  tant  qu'il  est  la  vérité  ;  nous  ne  l'eussions 
connu,  s'il  en  fût  resté  là,  que  par  l'intermédiaire  de 
la  nature  et  des  idées,  c'est-à-dire  indirectement.  Il 
voulut  aller  plus  loin,  et,  sans  nous  montrer  toutefois 
son  essence ,  établir  entre  notre  esprit  et  le  sien  des 
rapports  personnels.  Il  nous  parla  donc.  C'est  un 
point  fondamental  de  la  doctrine  catholique,  qu'une 
parole  de  Dieu  fut,  dès  l'origine,  versée  dans  l'hu- 
manité, et  qu'elle  n'a  cessé  d'y  vivre  et  de  s'y  ré- 
pandre, soit  pure,  soit  altérée,  comme  un  écho  im- 
mortel de  la  vérité  :  écho  souvent  affaibli ,  souvent 
corrompu ,  mais  renaissant  de  ses  ruines  à  travers 
les  générations ,  et  nous  rappelant  avec  l'éloquence 
de  la  perpétuité  l'existence  de  Dieu,  sa  nature,  ses 
actes  ;  comment  il  est  le  principe ,  la  fin ,  le  moyen , 
la  clef  de  nos  destinées.  Des  traditions  communes  à 
tous  les  peuples  et  à  tous  les  siècles  attestaient  de 
tout  temps  cette  révélation  orale  faite  primitivement 
au  genre  humain;  la  parole  humaine  elle-même, 
constamment  transmise  par  voie  héréditaire,  et  ne 
laissant  entrevoir  ni  historiquement  ni  logiquement 
la  possibilité  d'une  origine  par  voie  d'intervention, 


—  381  •- 

rendait  aussi  témoignage  à  la  réalité  d'une  parole 
antérieure  et  divine  dont  la  nôtre  était  issue.  On 
avait  découvert  dans  les  forêts  l'homme  descendu  à 
l'état  d'animalité  par  suite  d'un  abandon  précoce 
qui  l'avait  soustrait  à  tout  enseignement.  La  parole 
n'était  plus  sur  ses  lèvres  qu'un  son  vague  et  inarti- 
culé, qu'un  cri  barbare  indiquant  la  présence  des 
sensations  et  incapable  de  transmettre  des  idées. 
Tous  ces  faits  confirmaient  la  page  de  l'Écriture  qui 
nous  montre  Dieu  parlant  avec  l'homme,  et  ache- 
vant par  l'effusion  de  la  lumière  orale  ce  qu'avait 
commencé  en  lui  le  don  de  la  lumière  intelligible  et 
de  la  lumière  sensible.  Mais  il  était  réservé  à  notre 
époque  d'acquérir  de  cette  vérité  une  démonstration 
aussi  merveilleuse  qu'inattendue. 

Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  un  prêtre  français, 
touché  du  malheur  de  ces  pauvres  créatures  qui 
naissent  privées  de  la  parole  parce  qu'elles  naissent 
privées  de  l'ouïe,  circonstance  qui  atteste  encore 
l'étroite  liaison  du  mystère  de  la  parole  avec  le 
mystère  d'un  enseignement  préalable;  un  prêtre, 
dis-je,  touché  du  sort  des  sourds-muets,  consacra  sa 
vie  à  les  tirer  de  leur  douloureuse  solitude,  en  cher- 
chant une  expression  de  la  pensée  qui  pût  aller  jus- 
qu'à la  leur,  et  arracher  enfin  de  leur  poitrine  si 
longtemps  fermée  le  secret  de  leur  état  intérieur.  Il 
y  parvint.  La  charité,  plus  ingénieuse  que  l'infor- 
tune ,  eut  ce  bonheur  d'ouvrir  les  issues  que  la  na- 
ture tenait  fermées,  et  de  verser  en  des  âmes  obscures 
et  captives  la  lumière  ineffable,  quoique  imparfaite, 
de  la  parole.  Le  bienfait  était  grand,  la  récompense 


—  382  — 

le  fut  davantage.  Dès  qu'on  put  pénétrer  dans  ces 
intelligences  inconnues,  l'investigation  n'y  décou- 
vrit rien  qui  ressemblât  à  une  idée,  je  ne  dis  pas 
seulement  à  une  idée  morale  et  religieuse ,  mais  à 
une  idée  métaphysique.  Tout  y  était  image  de  ce  qui 
tombe  sous  les  sens ,  rien  de  ce  qui  tombe  de  plus 
fiaut  dans  l'esprit.  La  sensation  y  était  prise  en  fla- 
grant délit  d'impuissance.  Que  dis-je ,  la  sensation? 
L'intelligence  elle-même,  quoique  douée  de  la  se- 
mence idéale  de  la  vérité ,  quoique  assistée  de  la 
révélation  du  monde  sensible,  l'intelligence  appa- 
raissait dans  les  sourds-muets  à  l'état  de  stérilité. 
Des  hommes  déjà  mûrs  d'âge ,  nés  dans  notre  civili- 
sation, qui  ne  l'avaient  jamais  quittée,  qui  avaient 
assisté  à  toutes  les  scènes  de  la  vie  de  famille  et  de 
la  vie  publique ,  qui  avaient  vu  nos  temples ,  nos 
prêtres,  nos  cérémonies,  ces  hommes,  interrogés  sur 
le  travail  intime  de  leurs  convictions,  ne  savaient 
rien  de  Dieu ,  rien  de  l'âme ,  rien  de  la  loi  morale , 
rien  de  l'ordre  métaphysique,  rien  d'aucun  des  prin- 
cipes généraux  de  l'esprit  humain.  Ils  étaient  à  l'état 
purement  instinctif.  L'expérience  a  été  répétée  cent 
fois;  cent  fois  elle  a  donné  les  mêmes  résultats  ;  c'est 
à  peine  si,  dans  la  multitude  des  documents  publiés 
jusqu'à  ce  jour,  on  aperçoit  quelques  doutes  ou 
quelques  dissidences  sur  un  fait  aussi  capital,  qui 
est  la  plus  grande  découverte  psychologique  dont 
puisse  se  vanter  l'histoire  de  la  philosophie.  Quoi 
donc?  la  pensée  avait -elle  reçu  dans  la  parole  un 
auxiliaire  si  indispensable  que,  sans  son  secours, 
l'homme  était  condamné   à  ne  pouvoir  sortir  du 


-^  383  — 

règne  des  sensations?  La  parole  était -elle,  pour 
toutes  les  opérations  de  l'intelligence,  le  point  ou  le 
moyen  de  jonction  entre  l'âme  et  le  corps?  Notre 
double  nature  exigeait-elle  cette  sorte  d'incarnation 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  immatériel  au  monde?  où  bien 
Dieu  avait-il  voulu  nous  faire  comprendre  la  dépen- 
dance de  notre  esprit,  en  le  rendant  incapable  de  se  fé- 
conder sans  l'action  extérieure  del'enseignement  oral  ? 
Quelle  qu'en  soit  l'explication ,  il  était  constant 
que  l'homme  ne  parle  qu'après  avoir  entendu  parler, 
et  qu'il  ne  pense  qu'après  que  les  idées  contenues 
dans  la  parole  ont  éveillé  le  germe  intelligible  déposé 
au  fond  de  son  entendement.  S'il  ne  possédait  pas 
ce  germe  intelligible,  c'est  en  vain  que  la  parole 
passant  à  travers  l'ouïe  irait  solliciter  son  intelli- 
gence ;  il  ne  l'entendrait  que  comme  un  son,  et  non 
comme  une  expression  ;  comme  un  son  vide ,  et  non 
comme  une  expression  vivante  de  la  vérité.  Mais  la 
vérité  préexiste  en  lui,  à  la  manière  dont  l'arbre  pré- 
existe dans  sa  semence,  et  dont  la  conséquence  pré- 
existe dans  son  principe.  De  même  que  l'enseigne- 
ment postérieur  fait  éclore  en  chacun  de  nous  une 
multitude  innombrable  de  déductions  renfermées 
dans  les  idées  premières,  mais  dont  notre  esprit 
n'avait  pas  conscience;  de  même  l'enseignement 
initial  fait  apparaître  à  notre  œil  intérieur  les  idées 
premières  elles-mêmes.  Vous  trouvez  naturel ,  Mes- 
sieurs ,  que  la  parole  vous  révèle  les  mathématiques, 
bien  que  vous  les  possédiez  tout  entières  dans  les 
notions  primordiales  d'unité,  de  nombre,  d'étendue, 
de  pesanteur  :  pourquoi  vous  semblerait -il  étrange 


—  384  — 
que  la  parole  vous  fît  apercevoir  aussi  les  notions 
d'unité,  de  nombre,  d'étendue,  de  pesanteur,  qui 
sont  la  base  des  mathématiques?  L'un  des  phéno- 
mènes n'est  pas  plus  singulier  que  l'autre;  peut- 
êlre  même  est -il  plus  aisé  d'entendre  le  sommeil 
intégral  et  profond  d'une  faculté  que  rien  d'analogue 
à  elle  n'a  encore  remuée ,  que  d'entendre  pourquoi 
cette  faculté  une  fois  mise  en  exercice  s'arrête  dans 
sa  voie,  et  attend  que  la  parole  lui  manifeste  de 
simples  conséquences  de  ce  qu'elle  voit  clairement. 
Toujours  est-il  que  le  lait  est  incontestable ,  et  que 
la  parole  est  le  moteur  primitif  et  nécessaire  de  nos 
idées ,  comme  le  soleil ,  en  agitant  par  son  action  la 
vaste  étendue  de  l'air,  y  produit  la  scintillation  bril- 
lante qui  éclaire  nos  yeux. 

Il  suit  de  là,  Messieurs,  que  la  doctrine  catholique 
est  dans  le  vrai  lorsqu'elle  nous  montre  Dieu  ensei- 
gnant le  premier  homme,  soit  en  faisant  jaillir  la 
vérité  de  son  intelligence  par  la  percussion  du  Verbe, 
soit  en  lui  annonçant  des  mystères  qui  surpassaient 
les  forces  de  l'ordre  purement  idéal ,  ainsi  que  nous 
le  verrons  plus  tard.  En  effet,  puisque  l'homme  ne 
pense  et  ne  parle  qu'après  avoir  entendu  parler,  et  que, 
d'une  autre  part,  les  générations  humaines  viennent 
aboutir  à  Dieu  leur  créateur,  il  s'ensuit  que  le  branle 
premier  de  la  parole  et  de  la  pensée  remonte  à 
l'heure  de  la  création,  et  a  été  donné  à  l'homme,  qui 
ne  possédait  rien ,  par  Celui  qui  possédait  tout  et  qui 
voulait  lui  tout  communiquer.  Une  fois  ce  mouve- 
ment imprimé,  la  vie  intellectuelle  a  commencé  pour 
leg^enre  humain,  et  ne  s'est  plus  arrêtée  depuis.  La 


—  383  — 

parole  divine,  immortalisée  sur  les  lèvres  de  l'homme, 
s'est  répandue  comme  un  fleuve  intarissable  et  divisé 
en  mille  rameaux  à  travers  les  vicissitudes  des  nations, 
et,  conservant  sa  force  aussi  bien  que  son  unité  dans 
le  mélange  infini  des  idiomes  et  des  dialectes ,  elle 
perpétue  au  sein  même  de  l'erreur  les  idées  généra- 
trices qui  constituent  le  fonds  populaire  de  la  raison 
et  de  la  religion.  Si  la  liberté  humaine  en  vicie  l'en- 
seignement, ce  n'est  que  d'une  manière  limitée  ;  ses 
efforts  ^'atteignent  pas  jusqu'aux  dernières  profon- 
deurs de  la  vérité.  La  parole,  par  cela  seul  qu'elle 
est  prononcée,  porte  dans  son  essence  une  lumière 
qui  saisit  l'âme  et  se  la  rend  complice ,  sinon  pour 
tout,  du  moins  pour  les  principes  fondamentaux  sans 
lesquels  l'homme  s'évanouit  tout  entier.  Ainsi,  Dieu, 
par  l'etfusion  de  son  Verbe  continué  dans  le  nôtre, 
ne  cesse  de  promulguer  l'évangile  de  la  raison,  et 
tout  homme,  quoi  qu'il  fasse,  est  l'organe  et  le  mis- 
sionnaire de  cet  évangile.  Dieu  parle  en  nous  malgré 
nous  ;  la  bouche  qui  le  blasphème  contient  encore  la 
vérité ,  l'apostat  qui  le  renie  fait  encore  un  acte  de 
foi,  le  sceptique  qui  se  rit  de  tout  se  sert  de  mots  qui 
affirment  tout. 

Cependant,  Messieurs,  si  le  scepticisme  absolu  est 
impuissant  contre  la  révélation  de  la  parole,  il  n'en 
est  pas  de  même  du  scepticisme  imparfait  ou  vul- 
gaire. Celui-ci  ne  désavoue  pas  la  raison  humaine; 
il  n'en  conteste  que  certaines  applications  relatives 
à  l'ordre  supérieur  qui  ne  tombe  pas  sous  nos  sens. 
Il  rejette,  en  particulier,  tout  rapport  personnel 
entre  Dieu  et  nous  au  moyen  de  la  parole,  il  veut 

11* 


—  386  - 

que  nos  idées  jaillissent  par  elles-mêmes  des  sources 
vives  de  l'entendement,  et,  en  supposant  que  la 
parole  soit  nécessaire  à  leur  émission  intime,  il  ne 
reconnaît  à  cette  merveilleuse  opératrice  aucun  ca- 
ractère traditionnel  et  divin.  Dieu  n'a  point  parlé  à 
l'homme;  l'homme  s'est  parlé  tout  seul.  Il  est  le 
fils  de  ses  œuvres ,  et  tout  ce  qu'il  possède  de 
vérités,  il  le  doit  au  bonheur  de  ses  propres  inves- 
tigations. 

Je  viens  de  réfuter  ce  système ,  qui  est  la  pierre 
angulaire  du  rationalisme,  et  qui  vous  explique  l'a- 
veuglement où  vivent  loin  de  Dieu  tant  de  créatures 
destinées  à  le  connaître  et  à  l'aimer.  Dieu  nous  a 
do'nné  la  lumière  sous  trois  formes  qui  se  complè- 
tent l'une  par  l'autre ,  la  forme  intelligible ,  la  forme, 
sensible ,  la  forme  orale  ou  traditionnelle.  Or  le  ra- 
tionalisme n'admet  que  les  deux  premières,  et  re- 
pousse avec  la  tradition  la  certitude  invincible  qui 
se  trouve  en  des  dogmes  affirmés  par  Dieu.  Il  ouvre 
à  ses  adeptes  le  champ  d'une  spéculation  sans  li- 
mites, où  les  mieux  disposés  n'apportent  cependant 
qu'une  intelligence  imparfaite,  obscurcie  par  des 
préjugés  de  naissance  et  d'éducation,  viciée  plus 
dangereusement  encore  par  la  domination  des  sens 
sur  l'esprit.  Mais,  tous  ces  obstacles  fussent-ils  sur- 
montables,  il  resterait  encore  le  plus  grand  de  tous, 
qui  est  l'ordre  établi  de  Dieu  dans  la  communication 
qu'il  a  faite  à  l'homme  de  la  vérité.  Si  l'homme  était 
un  esprit  pur,  il  verrait  la  vérité  dans  la  lumière  in- 
teUigible  sans  le  secours  d'aucun  élément  sensible. 
Si,  étant  une  unité  composée  de  corps  et  d'âme,  il 


--  387  — 

n'avait  pas  été  destiné  à  entretenir  des  rapports  per- 
sonnels avec  Dieu ,  il  eût  vu  probablement  la  vérité 
dans  la  combinaison  de  la  lumière  intelligible  et 
sensible,  indépendamment  de  toute  tradition  orale. 
Mais  il  est  à  la  fois  esprit  et  matière ,  et  de  plus , 
appelé  à  vivre  en  société  avec  Dieu  ;  c'est  pourquoi 
la  vérité  lui  a  été  communiquée  sous  un  mode  triple 
et  un ,  correspondant  à  sa  nature  et  à  sa  vocation. 
Veut -il  penser  comme  un  ange,  il  ne  le  peut;  tou- 
jours quelque  image  de  l'extérieur  intervient  dans 
ses  plus  subtiles  opérations.  Veut-il  penser  comme 
l'animal,  il  ne  le  peut  non  plus;  la  hauteur  de  ses 
spéculations  le  relève  dans  l'acte  même  où  il  se  dé- 
grade, et,  tout  en  concluant  qu'il  n'est  que  matière, 
il  prouve  qu'il  est  esprit.  Veut-il  enfin  penser  comme 
un  être  séparé  de  Dieu,  indépendant  de  tout  rapport 
personnel  avec  lui,  appuyé  sur  sa  seule  raison,  il  le 
peut  sans  doute,  mais  ce  n'est  qu'en  perdant  aussitôt 
l'équilibre  de  l'intelligence  :  il  cherche ,  il  hésite ,  il 
se  trompe,  et  lors  même  qu'il  met  la  main  sur  la 
vérité,  les  nuages  qui  la  couvrent  et  l'horizon  qui  la 
restreint  lui  ôtent  l'espérance  de  soulever  à  lui  seul 
l'immense  fardeau  de  la  terre  et  du  ciel.  L'histoire 
de  l'esprit  humain  en  offre  à  chaque  page  une  sura- 
bondante démonstration.  Deux  philosophies  s'y  dis- 
putent l'empire  :  la  philosophie  religieuse  ou  tradi- 
tionnelle, et  la  philosophie  rationaliste  ou  critique. 
La  première,  même  lorsqu'elle  est  mêlée  d'erreurs, 
assoit  les  esprits  et  fonde  les  peuples;  la  seconde, 
même  lorsqu'elle  affirme  une  portion  du  vrai,  détruit 
ce  que  l'autre  a  édifié. 


—  388  — 

En  un  mot,  Messieurs,  Dieu,  qui  est  la  vérité, 
s'est  fait  connaître  à  nous  par  trois  révélations  qui 
n'en  sont  qu'une ,  les  idées,  l'univers  et  la  parole. 
Quiconque  brise  ce  faisceau,  trouble  et  divise  la 
clarté  qui  illumine  tout  homme  venant  en  ce  monde  ; 
il  se  condamne  à  une  ignorance  que  le  savoir  ne  fera 
qu'agrandir;  il  vivra  au  hasard  comme  un  être  qui 
n'a  ni  principe  ni  fm ,  parce  qu'il  se  sera  ôté  à  lui- 
même  avec  la  vérité,  c'est-à-dire  avec  la  connais- 
sance de  Dieu,  le  premier  moyen  qui  nous  ait  été 
donné  pour  accomplir  notre  destinée,  laquelle  est 
de  tendre  à  Dieu,  et  d'obtenir,  en  l'imitant,  la  per- 
fection de  sa  nature  et  la  béatitude  de  son  éternelle 
vie. 


CINQUANTIEME  CONFERENCE 


DE  L'HOMME  EN   TANT   QU  ETRE  MORAL 


Monseigneur  , 
Messieurs  , 

L'homme  n'est  pas  seulement  une  intelligence,  il 
n'est  pas  seulement  un  être  contemplatif.  Si  Dieu  ne 
lui  eût  donné  que  l'activité  de  la  contemplation ,  sa 
vie  se  fût  bornée  à  un  simple  et  perpétuel  regard ,  à 
une  adoration  impassible  delà  vérité.  Mais  l'homme 
est  aussi  un  être  affectif  et  opératif  ;  il  est  doué  d'une 
seconde  faculté,  conséquence  de  la  première,  et  qui 
a  deux  actes,  dont  l'un  s'exprime  par  ce  mot  :  J'aime  ; 
l'autre  par  ce  mot  :  J'ordonne.  C'est  la  volonté. 
Nous  avons  donc  à  savoir  ce  que  Dieu  a  fait  pour 
la  volonté  lors  de  la  création  de  l'homme,  et  quel 
moyen  il  nous  a  communiqué  en  elle  et  par  elle  pour 


—  390  — 

arriver  à  notre  fm,  qui  est  la  perfection  et  la  béatitude. 

Mais  avant  d'entrer  dans  ce  grave  sujet,  Mes- 
sieurs, j'ai  deux  prières  à  vous  adresser.  Je  vous 
prie  d'abord ,  quel  que  soit  le  sentiment  qui  vienne  à 
remuer  vos  cœurs,  de  n'applaudir  jamais.  Ce  n'est 
pas  que  je  ne  conçoive,  même  au  pied  des  autels,  le 
mouvement  involontaire  qui  porte  une  assemblée  à 
se  lever  en  quelque  sorte  dans  un  témoignage  una- 
nime de  sa  sympathie  et  de  sa  foi;  mais  bien  qu'en 
certaines  rencontres  ces  acclamations  puissent  pa- 
raître excusables,  tant  elles  sortent  avec  piété  de 
l'âme  des  auditeurs,  cependant  je  vous  conjure  d'o- 
béir à  la  tradition  constante  de  la  chrétienté,  qui  est 
de  ne  répondre  à  la  parole  de  Dieu  que  par  le  silence 
de  l'amour  et  l'immobilité  du  respect.  Vous  le  devez 
à  Dieu  ;  vous  le  devez  aussi  peut-être  à  celui  qui  vous 
parle  en  son  nom.  Bien  qu'il  ne  fût  pas  tenté  d'orgueil 
par  vos  applaudissements ,  on  peut  le  soupçonner  de 
n'y  être  pas  insensible  ;  on  peut  croire  qu'au  lieu  de 
vous  distribuer  gratuitement  ce  qu'il  a  reçu  gratuite- 
ment, il  vient  en  chercher  le  prix  dans  la  gloire  delà 
popularité  :  récompense  honorable  quelquefois,  mais 
toujours  fragile,  et  plus  fragile,  plus  vaine  encore 
entre  ceux  qui  reçoivent  et  celui  qui  donne  les  leçons 
de  l'éternité. 

La  seconde  prière  que  je  veux  vous  adresser  est 
en  faveur  d'une  nation  à  qui  plus  d'une  fois  déjà,  et 
même  du  haut  de  cette  chaire,  j'ai  prouvé  mon  res- 
pectueux attachement.  Hier  se  sont  présentés  à  moi 
trois  nobles  enfants  de  la  Pologne;  ils  m'ont  dit  que 
quatre  mille  de  leurs  compagnons,  après  quinze  aûf- 


—  391  — 

nées  d'exil,  allaient  se  rapprocher  de  leur  patrie,  du 
consentement  de  la  France,  qui  leur  ouvre  ses  portes, 
et  de  l'Allemagne,  qui  leur  permette  chemin.  Ils  ont 
réclamé  de  moi,  après  en  avoir  obtenu  la  permission 
du  chef  du  diocèse,  ici  présent,  que  je  vous  deman- 
dasse en  leur  nom  une  dernière  preuve  de  votre 
pieuse  fraternité;  car,  si  le  temps  a  respecté  leur 
gloire  et  n'a  pas  tari  leur  courage,  il  ne  leur  a  laissé 
que  ces  dépouilles  opimes,  et  rien  de  plus.  Je  me 
suis  incliné  devant  leurs  vœux  comme  devant  leur 
infortune  ;  je  vous  les  présente  ensemble.  Vous  ne 
leur  ferez  pas  l'aumône  :  car,  bien  que  ce  mot  soit 
cher  à  votre  cœur  de  chrétien ,  il  est  des  occasions  où 
l'héroïsme  du  malheur  vous  contraint  d'en  cher- 
cher un  plus  grand.  Vous  ne  leur  paierez  pas  un 
tribut  :  car,  bien  que  ce  mot  suppose  une  dette ,  et 
une  dette  d'un  ordre  considérable,  cependant  il  ne 
respire  pas  assez  l'onction  de  la  langue  chrétienne. 
C'est  pourquoi ,  empruntant  un  mot  célèbre  du 
moyen  âge,  je  vous  demanderai  pour  eux  un  via- 
tique, c'est-à-dire  la  solde  de  voyage  qu'on  donnait 
dans  ces  temps  -  là  aux  religieux  et  aux  chevaliers 
qui  allaient  combattre  en  terre  sainte  pour  l'affran- 
chissement de  la  chrétienté.  Vous  donnerez  un  via- 
tique à  ces  enfants  d'une  autre  terre  sacrée,  à  ces 
soldats  d'une  autre  cause  généreuse  ;  vous  leur  don- 
nerez le  triple  viatique  de  l'honneur,  de  l'exil  et  de 
l'espérance. 

Cela  dit,  Messieurs,  cette  double  satisfaction  pro- 
posée à  votre  cœur  et  au  mien,  j'entre  hardmient 
dans  le  sujet  qui  réclame  votre  attention. 


—  392  — 

^  De  même  que  la  vérité  est  l'objet  de  rintelligence , 
le  bien  est  l'objet  de  la  volonté.  Mais  qu'est-ce  que 
le  bien?  Quelle  nuance  y  a-t-il  entre  le  bien  et  le 
vrai?  N'est-ce  pas  la  même  chose  sous  deux  noms 
différents  ?  J'avoue ,  Messieurs ,  que  le  bien  et  le  vrai 
ont  la  même  racine,  le  même  support  substantiel, 
puisque  le  vrai  c'est  l'être ,  et  que  le  bien  c'est  l'être 
aussi.  Mais  comme  l'unité  de  l'essence  divine  n'ex- 
clut pas  la  triplicité  des  personnes,  l'unité  de  l'être 
ne  l'empêche  pas  d'avoir  plusieurs  aspects.  Il  est 
d'abord  lumière ,  et  sous  cette  forme  il  se  révèle  à 
l'intelligence,  et  s'appelle  la  vérité.  Puis  il  est  ordre, 
harmonie,  beauté,  et  sous  cette  forme  il  saisit  la  vo- 
lonté, et  s'appelle  le  bien.  Notre  nature  correspond 
ainsi  à  la  sienne.  En  tant  qu'il  est  lumière,  nous  lui 
répondons  par  une  faculté  qui  est  destinée  à  con- 
naître le  vrai;  en  tant  qu'il  est  ordre,  harmonie, 
beauté,  nous  lui  répondons  par  une  faculté  qui  est 
destinée  à  reproduire  le  bien  en  l'aimant  et  en  le  fai- 
sant. Et  de  même  que  la  vérité  est  la  perfection  et  la 
béatitude  de  l'intelligence,  le  bien  est  la  perfection 
et  la  béatitude  de  la  volonté. 

Il  en  est  d'abord  la  perfection  :  car  en  dehors  du 
bien  tout  est  mal,  c'est-à-dire  désordre,  confusion, 
laideur  ;  et  évidemment  la  volonté  qui  aime  et  qui 
opère  le  désordre,  la  confusion,  la  laideur,  est  dans 
un  état  faux  ou  injuste,  comme,  au  contraire,  la  vo- 
lonté qui  aime  et  qui  opère  le  bien,  c'est-à-dire  l'or- 
dre, l'harmonie,  la  beauté,  est  dans  un  état  de  jus- 
tice ou  de  perfection. 

J'ajoute  que  le  bien  est  aussi  la  béatitude  de  lave- 


—  393  — 

lonté  :  car  il  produit  en  elle  et  par  elle  le  sentiment 
le  plus  fort  de  l'homme,  celui  qui  remue  et  qui  rem- 
plit jusqu'au  fond  la  vaste  solitude  de  son  âme.  Sans 
doute  la  joie  de  la  vérité  connue  est  grande  ;  il  y  a 
dans  le  regard  qui  rencontre  la  splendeur  du  vrai  un 
frémissement  immobile  qui  touche  à  l'extase  ;  mais 
si  l'extase  vient,  si  les  pleurs  coulent,  soyez -en 
sûrs,  l'intelligence  n'a  pas  été  seule  atteinte,  la  vi- 
sion a  pénétré  plus  avant,  l'homme  a  reçu  le  coup 
suprême  d'en  haut,  le  coup  de  l'amour  qui  termine 
tout  en  lui  comme  en  Dieu.  Dans  l'intuition  de  la  vé- 
rité, l'homme  ne  sortait  pas  de  lui-même,  il  regar- 
dait la  lumière  présente  à  son  esprit,  et  en  jouissait 
comme  d'un  élément  ou  d'une  partie  de  sa  propre 
personnalité.  Parle  mouvement  de  l'amour,  il  s'é- 
lance hors  de  sa  personne  ou  de  sa  vie;  il  cherche 
un  objet  étranger,  il  s'y  attache,  il  l'étreint,  il  vou- 
drait se  transformer  et  se  consommer  dans  un  autre 
que  lui.  Ce  ravissement  de  soi-même  à  soi-même, 
qu'on  croirait  un  essai  de  suicide,  lui  cause  un  tres- 
saillement d'indicible  bonheur,  et  l'abandon  de  son 
être  en  devient  la  plénitude.  C'est  l'amour.  Mais  qui 
lui  a  commandé  l'amour?  Qui  a  été  assez  fort  pour 
se  saisir  de  cet  être  et  se  l'assujettir  jusqu'à  lui  faire 
de  la  mort  en  autrui  la  meilleure  et  la  première  vie? 
Une  puissance,  Messieurs,  a  opéré  ce  miracle,  la 
puissance  du  bien.  Par  delà  la  lumière  où  l'être  lui 
est  apparu^  ou  dans  cette  lumière  même ,  l'homme  a 
vu  l'ordre ,  l'harmonie ,  la  beauté ,  et,  ce  spectacle 
l'arrachant  à  la  contemplation  stérile  de  sa  propre 
excellence,  il  s'est  senti  entraîné  à  se  dépouiller 


—  394  — 

de  lui-même  pour  vivre  dans  l'objet  de  sa  vision. 
Rien,  Messieurs,  ne  nous  est  plus  familier  que  ce 
mouvement  ;  de  tous  ceux  de  notre  nature,  il  est  le 
plus  universel,  le  plus  vulgaire,  et  celui  que  nous 
poussons  le  plus  volontiers  jusqu'à  l'extravagance. 
Notre  vie  se  passe  à  le  subir  ou  à  le  régler.  Tout  être 
ayant  en  lui  une  certaine  quantité  de  bien,  c'est-à- 
dire  étant  doué  d'ordre,  d'harmonie  et  de  beauté  dan& 
une  certaine  mesure,  il  n'en  est  aucun  qui  ne  soit 
capable  d'exciter  en  nous  quelque  impression  d'a- 
mour. Mais  c'est  surtout  de  l'homme  à  l'homme  que 
cette  impression  se  manifeste  et  s'agrandit.  L'homme 
est  ici-bas  le  chef-d'œuvre  du  bien.  Il  rassemble  sur 
sa  noble  figure  la  magie  des  deux  mondes  auxquels 
il  appartient ,  le  monde  des  corps  et  le  monde  des  es- 
prits. Supérieur  dans  la  disposition  de  ses  traits  à 
l'imagination  elle-même,  qui  n'a  jamais  pu  se  repré- 
senter rien  de  plus  parfait,  il  y  appelle  encore  du 
fond  de  son  âme  le  reflet  de  la  pensée ,  et  l'expres- 
sion de  la  vertu.  S'il  ouvre  les  yeux,  c'est  un  esprit 
qui  vous  regarde  ;  s'il  laisse  ses  lèvres  silencieuses , 
c'est  la  grâce  du  cœur  qui  les  anime  en  les  fermant  ; 
si  la  sérénité  éclaire  son  front,  c'est  la  paix  d'une  con- 
science droite  qui  y  répand  la  lumière  et  le  repos  ;  cha- 
que pli  de  sa  chair,  chaque  mouvement  de  sa  vie  ren- 
ferme sous  une  seule  beauté  le  double  empire  du  bien 
visible  et  du  bien  idéal.  De  là  ces  attachements  qui 
font  de  la  vie  humaine  une  longue  suite  de  sacrifices 
récompensés  par  le  bonheur  d'aimer  et  d'être  aimé. 
Nous  ne  cherchons  pas  ailleurs  le  secret  d'être  heu- 
reux ;  nous  savons  qu'il  est  là,  et  lors  même  que  nous 


—  395  — 

en  abusons  par  des  passions  coupables,  nous  rendons 
encore  dans  le  crime  un  témoignage  à  cette  loi  de 
notre  nature.  S'il  arrive  que  l'homme  nous  refuse 
l'amour  dont  nous  avons  besoin ,  plutôt  que  de  re- 
noncer à  ce  bien  précieux,  nous  le  demanderons  à 
des  êtres  placés  au-dessous  de  nous,  mais  conservant 
de  loin  dans  leur  instinct  quelque  similitude  capable 
de  tromper  notre  cœur.  Le  pauvre  qui  n'a  plus  d'a- 
mis s'en  fera  un  de  quelque  créature  plus  abandonnée 
quel  ui-même  ;  il  réchauffera  dans  son  sein  cet  ani- 
mal obscur  et  pieux  qu'un  écrivain  chrétien  a  si  hier 
appelé  le  chien  du  pauvre.  Il  lui  sourira  de  l'ineffable 
sourire  du  délaissement  :  il  lui  confiera  ces  larmes 
inconnues  qu'aucune  tendresse  ne  recueille  ;  il  parta- 
gera avec  lui  le  morceau  de  pain  de  sa  journée,  et  ce 
sacrifice  de  la  faim  à  l'amitié  lui  fera  goûter  jusque 
dans  la  misère  le  grand  bonheur  de  la  richesse ,  qui 
est  de  donner. 

Ce  ne  sera  pas  là ,  Messieurs ,  le  dernier  effort  de 
l'homme  pour  verser  de  l'amour  et  pour  en  recevoir. 
Le  prisonnier  ira  plus  loin  encore  que  le  pauvre.  Sé- 
paré par  d'inexorables  barrières  de  la  nature  et  de 
l'humanité,  il  découvrira  dans  les  fentes  de  son  ca- 
chot quelque  vil  insecte ,  imperceptible  compagnon 
de  sa  captivité.  Il  s'en  approchera  avec  le  tremble- 
ment de  l'espérance  et  la  délicatesse  du  respect  ;  il 
épiera  les  mystères  de  son  existence ,  il  étudiera  ses 
goûts;  il  emploiera  de  longs  jours  à  ne  pas  l'effrayer, 
à  le  faire  passer  de  la  crainte  à  la  confiance ,  à  obte- 
nir enfin  de  lui  une  marque  de  retour  qui  diminue  la 
solitude  de  son  coeur  et  élargisse  les  murs  de  sa  pri- 


—  396  — 

son.  Le  chien  console  le  pauvre,  l'araignée  attendrit 
le  captif;  Thomme,  enfant  du  bien,  en  porte  partout 
avec  lui  un  amour  qui  lui  fait  une  ressource  et  une 
félicité  des  horreurs  mêmes  de  l'abandon. 

Ai -je  besoin  de  vous  en  dire  davantage?  Votre 
âme  ne  s'est-elle  pas  élancée  au  delà  de  mes  pa- 
roles ,  et  ne  voyez-vous  pas  que  le  bien ,  réel  ou  ap- 
parent ,  dispose  de  notre  volonté ,  et  en  est  la  béati- 
tude? 

Mais  qu'est-ce  donc  que  le  bien?  il  est  vrai,  je 
vous  l'ai  dit  déjà  ;  je  vous  ai  dit  que  le  bien  est  l'or- 
dre, l'harmonie,  la  beauté,  que  l'intelligence  dé- 
couvre dans  la  lumière  où  l'être  lui  apparaît.  Ce- 
pendant cette  définition,  tout  exacte  qu'elle  est, 
n'est  pas  le  terme  où  s'arrête  votre  esprit.  Vous 
souhaitez  une  explication  qui  descende  plus  à  fond; 
vous  me  demandez  où  est  l'ordre,  l'harmonie,  la 
beauté? 

Gù  est-elle,  Messieurs?  Partout  sans  doute  dans 
la  nature,  partout  sous  vos  yeux.  Il  n'est  pas  une 
feuille  d'arbre,  pas  un  brin  d'herbe,  pas  un  nuage 
passant  dans  le  ciel,  qui  ne  soit  ordre,  harmonie, 
beauté  :  mais  non  pas  tout  l'ordre,  toute  l'harmonie, 
toute  la  beauté,  non  pas  tout  le  bien.  Chaque  être, 
même  celui  qui  est  dénaturé  par  sa  faute ,  en  con- 
tient une  portion  reconnaissable  qui  excite  notre 
sympathie;  il  n'en  contient  pas  la  totalité.  Celui-là 
est  l'ordre,  qui  renferme  dans  son  essence  la  règle 
d'où  découlent  tous  les  rapports  des.  êtres  ;  Celui-là 
est  l'harmonie ,  qui  a  pesé  les  mondes  ,^  etquiieur  a 
,tracé  dans  l'espace  les  routes  où  ils  ne  s'égarent  ja- 


—  397  — 

mais;  Celui-là  est  la  beauté,  qui  a  fait  l'homme,  et 
qui  a  mis  sur  son  visage  tant  de  grâce  et  de  majesté; 
Celui-là  est  le  bien ,  d'où  tout  bien  découle,  et  qui  l'a 
répandu  à  profusion  dans  l'univers,  sans  pouvoir  le 
donner  tout  entier,  parce  qu'il  n'a  pu  donner  l'in- 
fini, l'ordre,  l'harmonie,  la  beauté,  le  bien  :  en  un 
mot,  c'est  Dieu.  De  même  qu'il  est  l'être  et  la  vérité, 
il  est  aussi  le  bien.  En  tant  qu'il  est  l'être,  il  nous  a 
communiqué  l'existence;  en  tant  qu'il  est  la  vérité, 
il  éclaire  notre  entendement  ;  en  tant  qu'il  est  le  bien, 
il  nous  inspire  l'amour,  qui,  selon  la  parole  de  l'É- 
vangile, est  toute  la  loi  et  toute  la  justice.  Car  nous 
ne  pouvons  rien  recevoir  de  plus,  rien  donner  de 
plus  que  l'amour  ;  il  est  la  créance  ou  la  dette  su- 
prême, et  quiconque  est  quitte  envers  lui  est  quitte 
envers  tout.  Or  le  premier  à  qui  nous  en  sommes 
comptables,  le  premier  qui  a  droit  à  ce  trésor  uni- 
que  de  notre  âme,  c'est  Dieu,  puisque  Dieu  seul  est 
le  bien,  et  que  le  bien  seul  est  la  cause  de  Tamour. 

Quiconque  n'aime  pas  Dieu  est  assuré  de  ne  pas 
aimer  le  bien.  Il  aimera,  je  l'avoue,  des  biens  parti- 
culiers, sa  famille,  ses  amis,  sa  patrie,  l'honneur,  le 
devoir  même,  si  nous  entendons  le  devoir  dans  le 
sens  étroit  qui  règle  les  rapports  des  hommes  entre 
eux  ;  il  n'aimera  pas  le  bien  universel  et  absolu  d'où 
procèdent  tous  les  biens  auxquels  il  a  voué  son  cœur. 
Et  c'est  pourquoi  il  ne  parviendra  pas  à  la  perfec- 
tion et  à  la  béatitude  de  la  volonté,  qui,  étant  dans 
l'amour  du  bien,  ne  peut  se  rencontrer  que  dans  l'a- 
mour de  Dieu. 

Vous  le  voyez ,  Messieurs ,  aussi  bien  dans  le  mys- 

IV.  —  12 


—  398  - 

tèrc  de  l'amour  que  dans  le  mystère  de  la  vérité, 
nous  arrivons  à  la  même  conclusion,  qui  est  qu'en 
Dieu  seul  gît  notre  perfection  et  notre  béatitude.  Et 
il  est  impossible  que  vous  vous  en  étonniez,  puisque 
nous  avons  établi,  comme  la  base  de  la  doctrine  et 
comme  le  nœud  de  nos  destinées,  que  Dieu  est  tout 
ensemble  notre  principe  et  notre  fm.  Étant  notre 
principe,  il  l'est  de  chacune  de  nos  facultés  ;  étant 
jiotre  fm,  il  l'est  aussi  de  chacune  de  nos  facultés. 
Et,  cette  fin  s'identifiant  avec  la  perfection  et  la  béa- 
titude divines ,  il  est  nécessaire  que  chacune  de  nos 
facultés,  par  la  voie  qui  lui  est  propre,  puise  en  Dien 
la  vie  qui  la  rend  parfaite  et  qui  la  rend  heureuse. 
Toutefois  les  développements  où  je  vous  conduis  ne 
sont  pas  une  stérile  répétition  des  points  de  doctrine 
que  nous  avons  précédemment  émis  et  démontrés;, 
car,  outre  qu'ils  vous  en  font  voir  l'application  à 
chacun  des  ressorts  de  l'activité  humaine,  ils  les  vé- 
rifient surabondamment  par  l'analyse  de  nos  actes  et 
de  leurs  objets.  Quelle  joie  n'est-ce  pas  pour  nous, 
par  cela  seul  que  nous  définissons  l'intelligence  et  la 
volonté,  de  rencontrer  Dieu  au  terme  de  leurs  opéra- 
tions !  Quel  ravissement  de  ne  pouvoir  nommer  la  vé- 
rité, ni  le  bien,  sans  nommer  Dieu  lui-même  !  Et  de 
plus.  Messieurs,  ces  investigations  nous  mènent  droit 
aux  moyens  que  nous  avons  dû  recevoir  pour  attein- 
dre à  notre  fin.  Déjà,  dans  la  conférence  antérieure, 
nous  avons  constaté  que  le  premier  de  ces  moyens 
était  la  connaissance  de  Dieu  ;  nous  sommes  dès 
maintenant  en  état  de  conclure  que  l'amour  de  Dieu 
en  est  le  second. 


—  399  — 

En  effet ,  cet  amour  étant  la  perfection  et  la  béati- 
tude de  notre  volonté,  et  Dieu  s'étant  proposé  de 
nous  communiquer  l'une  et  l'autre,  comme  nous  l'a- 
vons vu,  il  s'ensuit  qu'il  a  dû,  selon  l'ordre  de  son 
dessein ,  nous  créer  en  état  d'amour  avec  lui  ;  amour 
initial,  il  est  vrai,  sujet  à  l'épreuve  de  notre  libre  ar- 
bitre, mais  nous  préparant  et  nous  conduisant,  sauf 
prévarication  de  notre  part ,  à  l'union  finale  et  béati- 
fique  de  la  charité  consommée.  C'est  ce  que  nous  en- 
seigne la  doctrine  catholique,  lorsqu'elle  nous  peint 
le  premier  homme  naissant  dans  la  charité  ou  la 
justice  originelle.  Remarquez,  je  vous  prie,  cette 
belle  alliance  d'expression;  danslalanguechrétienne, 
la  charité  est  synonyme  de  la  justice,  et  la  justice 
synonyme  de  la  charité.  Je  vous  en  ai  dit  la  raison 
tout  à  l'heure.  Sans  cette  divine  justice  de  l'amoui, 
rhomme  est  séparé  de  Dieu,  même  en  le  connaissant; 
et,  séparé  de  lui,  il  ne  peut  que  descendre  vers  la 
misère  et  la  mort,  dans  la  route  directement  op- 
posée à  celle  où  le  convie  l'ordre  de  sa  création. 
Selon  cet  ordre ,  il  a  reçu  Dieu  pour  terme,  la  vérité 
pour  guide,  la  charité  pour  moteur.  S'il  s'égare,  ce 
ne  sont  pas  les  moyens  qui  lai  manquent,  mais  la 
volonté. 

Ici ,  Messieurs ,  nous  retrouvons  encore  l'interven- 
tion du  Ubre  arbitre  dans  nos  destinées;  et,  si  sa 
présence  vous  inquiète,  je  pourrais  me  bornera  vous 
redire  que  sans  lui  les  dons  de  Dieu  resteraient  en 
nous  tels  que  nous  les  avons  reçus,  avec  un  caractère 
de  fatalité  qui  ferait  de  notre  perfection  un  ouvrage 
indigne  de  Dieu  et  de  nous.  Mais  cette  explication , 


—  400  - 

toute  suffisante  qu'elle  est,  appelle  des  développe- 
ments qui  eussent  été  prématurés  lorsque  nous  expo- 
sions le  plan  général  de  la  création,  et  qui  ne  le  sont 
plus  à  l'heure  où  nous  touchons,  dans  la  question  de 
la  volonté,  aux  fondements  de  l'ordre  moral.  La  vo- 
lonté est  le  siège  du  libre  arbitre  en  même  temps  que 
de  l'amour;  nous  aimons  par  le  même  organe  qui 
nous  donne  l'empire  de  nos  actes,  et  qui  nous  im- 
pose avec  cet  empire  la  responsabilité  de  nous- 
mêmes.  Et  ce  sont  ces  trois  choses  liées  entre  elles , 
le  libre  arbitre ,  l'amour  et  la  responsabilité ,  qui 
constituent  indivisiblement  l'ordre  moral.  Le  libre 
arbitre  présente  le  choix,  l'amour  choisit,  l'homme 
répond.  Pourquoi  en  est-il  ainsi?  Est-ce  une  sagesse 
arbitraire  qui  a  enchaîné  ces  trois  éléments  de  notre 
activité?  ou  bien  y  a-t-il  là  quelque  raison  profonde 
que  nous  devions  pénétrer,  afm  d'illuminer  d'un  der- 
nier trait  le  mystère  de  Dieu  dans  la  création  de  ce 
monde? 

Vous  pensez  bien  que  j'adopte  le  dernier  parti;  je 
l'adopte,  en  effet,  et  je  pose  cette  question,  qui  en- 
traîne tout  le  reste  avec  elle  :  Y  a-t-il  entre  l'amour 
et  le  libre  arbitre  une  relation  essentielle,  qui  rende 
l'un  la  condition  de  l'autre?  Pour  le  savoir,  il  est  né- 
cessaire que  nous  scrutions  à  fond  la  nature  de  l'a- 
mour. Il  joue  d'ailleurs  un  si  grand  rôle  dans  notre 
âme  et  dans  le  christianisme ,  que  nous  ne  regrette- 
rons pas  le  regard  approfondi  que  nous  aurons  jeté 
sur  son  essence. 

Rien  n'est  plus  simple,  plus  un  que  l'amour;  et 
cependant  il  renferme  trois  actes  dans  l'unité  de  son 


—  401  — 

mouvement.  Il  est  d'abord  un  acte  de  préférence. 
L'homme,  si  vaste  que  soit  son  cœur,  ne  peut  s'atta- 
cher à  tout  avec  la  même  force;  entouré  d'objets 
qui,  à  divers  degrés,  portent  l'empreinte  du  bien,  il 
éprouve  des  nuances  dans  l'attrait  qui  l'incline  vers 
eux,  nuances  sympathiques  dont  l'ordre  ne  dépend 
pas  uniquement  de  la  bonté  comparée  des  êtres,  mais 
aussi  de  leurs  secrètes  ressemblances  avec  nous. 
Souvent  même  nous  ne  nous  rendons  aucun  compte 
des  motifs  de  notre  préférence  ;  ce  qui  est  certain , 
c'est  que  nous  préférons ,  et  que  l'amour  commence 
en  nous  par  ce  coup  premier,  qui  est  le  choix.  Ce  qui 
est  certain  encore,  c'est  que  le  choix,  dans  celui  qui 
en  est  l'auteur,  comme  en  celui  qui  en  est  le  terme, 
donne  le  branle  aux  joies  élevées  de  l'amour.  On  est 
heureux  de  choisir,  on  est  heureux  d'avoir  été  choisi. 
Deux  êtres  se  sont  rencontrés  dans  l'immensité  du 
temps  et  de  l'espace,  à  travers  les  chances  innom- 
brables de  la  création  ;  ils  se  sont  reconnus  comme 
s'ils  se  fussent  donné  rendez-vous  de  toute  éternité, 
ils  se  sont  liés  par  une  préférence  réciproque  qui  les 
honore  tous  deux ,  et  qui  flatte  dans  leur  orgueil  e 
côté  qui  en  est  pur  et  vénérable.  Rien  ne  surpasse  le 
charme  virginal  de  cet  instant ,  qui  reste  le  premier 
dans  la  mémoire,  comme  il  a  été  le  premier  dans  le 
cœur.  Quand  les  années  ont  affaibli  d'autres  impres- 
sions, celle-là  subsiste  encore  dans  sa  sereine  jeu- 
nesse ,  et  nous  ramène  aux  jours  heureux  où  nous 
eûmes  la  gloire  de  choisir  et  d'être  choisis.  Mais  le 
choix.  Messieurs,  le  choix,  où  serait-il  sans  le  libre 
arbitre?  où  serait- il  sans  la  faculté  de  préférer  qui 


—  402  - 

Ton  veut?  Sans  doute  les  motifs  de  la  préférence 
existent  dans  la  perfection  de  l'être  qui  en  est  l'ob- 
jet; mais  ils  existent  aussi  et  parallèlement  dans  la 
volonté  qui  fait  le  choix.  Elle  peut  méconnaître ,  elle 
peut  rejeter  une  excellence  qui  ne  lui  est  pas  sympa- 
thique pour  une  autre  qui  lui  correspond,  et  là  est  le 
prix  de  son  acte,  acte  souverain  qui  ne  confère  un 
honneur  et  ne  produit  une  joie  que  parce  qu'il  est 
souverain. 

L'amour  cependant  ne  s'arrête  pas  à  l'acte  de  choix, 
il  exige  le  dévouement  à  l'être  choisi.  Choisir,  c'est 
préférer  un  être  à  tous  les  autres  ;  se  dévouer,  c'est 
le  préférer  à  soi-même.  Le  dévouement  est  l'immo- 
lation de  soi  à  l'objet  aimé.  Quiconque  ne  va  pas 
jusque-là  n'aime  pas.  La  préférence  toute  seule 
n'implique,  en  effet,  qu'un  goût  de  l'âme  qui  a  be- 
soin de  s'épancher  dans  la  cause  d'où  il  sort,  goût 
honorable  et  précieux  sans  doute,  mais  qui,  se  bor- 
nant là ,  n'aboutit  qu'à  se  rechercher  soi-même  dans 
un  autre  que  soi.  Si  beaucoup  d'affections  s'arrêtent 
à  ce  point,  c'est  que  beaucoup  d'affections  ne  sont 
qu'un  égoïsme  déguisé;  on  éprouve  un  attrait,  on  s'y 
abandonne  ;  on  croit  aimer,  on  a  peut-être  des  lueurs 
de  l'amour  véritable  ;  mais,  l'heure  du  dévouement 
arrivée,  on  reconnaît  à  l'impuissance  du  sacrifice  la 
vanité  du  sentiment  qui  nous  préoccupait  sans  nous 
posséder.  On  en  voit  surtout  de  fréquents  et  lamen- 
tables exemples  dans  les  passions  qui  ont  pour  prin- 
cipe la  beauté  fugitive  du  corps.  Rien  d'intelligible 
et  d'immortel  n'intervenant  entre  les  âmes  qui  se  li- 
vrent à  C6S  tristes  séductions,  le  charme  en  disparaît 


—  403  — 

bientôt  dans  l'ardeur  même  qu'elles  produisent,  et 
elles  ne  laissent  dans  le  cœur  que  les  dévastations 
d'un  égoïsme  agrandi  par  des  jouissances  trom- 
peuses. La  vertu  seule  produit  l'amour,  parce  que 
seule  elle  produit  le  dévouement.  Nous  en  voyons  la 
preuve  dans  toutes  les  affections  où  elle  mêle  le 
baume  divin  de  sa  présence.  C'est  elle  qui  inspire  la 
mère  penchée  nuit  et  jour  sur  le  berceau  d'un  fils; 
c'est  elle  qui  inspire  la  poitrine  du  soldat,  et  le  con- 
duit à  la  mort  au  nom  de  la  patrie  ;  c'est  elle  qui  for- 
tifie le  martyr  contre  les  menaces  des  tyrans,  et  le 
couche  dans  les  supplices  comme  dans  le  lit  nuptial 
et  joyeux  de  la  vérité.  Voilà  les  traits  où  le  monde, 
tout  corrompu  qu'il  est,  reconnaît  et  admire  l'amour, 
et  si  l'amour  n'a  pas  en  tout  temps  l'occasion  de  se 
révéler  par  d'illustres  sacrifices,  il  montre  inces- 
samment par  de  moindres  immolations  qu'il  porte 
avec  lui  le  germe  qui  le  rend  aussi  fort  que  la 
mort  (1) ,  pour  me  servir  d'une  expression  de  Salo- 
mon. 

Mais,  Messieurs,  le  dévouement  est- il  possible 
sans  le  libre  arbitre?  Se  dévouer,  avons-nous  dit, 
c'est  préférer  un  autre  à  soi-même,  c'est  se  donner  à 
autrui  pour  être  sa  chose.  Or  comment  se  donner,  si 
l'on  n'est  pas  libre?  comment  préférer  un  autre  à  soi, 
si  l'on  n'a  pas  la  disposition  de  soi?  L'être  privé  du 
libre  arbitre  est  sous  l'ascendant  fatal  d'une  domina- 
tion étrangère  ;  il  ne  pense ,  il  ne  se  meut  que  par  la 
pensée  et  la  volonté  qui  le  retiennent  captif,  de  cette 

(4)  Cantique  des  cantiques,  chap.  viii,  vers.  6, 


--  404  — 

captivité  intérieure  où  rien  n'est  plus  laissé  à  l'action 
propre  de  la  personnalité.  Un  tel  être,  ainsi  dépouillé 
de  lui-même,  conserve-t-il  le  droit  de  se  donner  ?  Il 
peut  bien  mourir  ;  mais  il  meurt  comme  la  pierre 
tombe,  esclave  de  la  mort,  et  non  pas  de  l'amour. 
De  même  donc  que  le  libre  arbitre  est  la  condition  de 
l'amour,  en  tant  que  l'amour  est  sentiment  de  préfé- 
rence, il  en  est  aussi  la  condition,  en  tant  que  l'amour 
est  impulsion  de  dévouement. 

Reste  un  troisième  acte  par  où  se  couronne  le  mer- 
veilleux drame  dont  notre  volonté  est  le  théâtre  et 
l'auteur.  Après  que  nous  avons  choisi  l'objet  de  notre 
préférence,  après  que  nous  nous  sommes  donnés  à 
lui  par  le  sacrifice,  tout  n'est  pas  achevé.  Lui-même 
doit  nous  préférer,  lui-même  doit  se  donner  à  nous, 
et  il  résulte  de  ce  choix  et  de  ce  dévouement  réci- 
proques une  fusion  des  deux  êtres  dans  les  mêmes 
pensées,  les  mêmes  désirs,  les  mêmes  vouloirs,  fu- 
sion si  ardente  et  si  intime  qu'elle  irait  jusqu'à  les 
consommer  dans  une  substance  unique,  si  cette  puis- 
sance de  joindre  l'unité  substantielle  à  la  pluralité 
personnelle  n'était  pas  le  partage  exclusif  de  la  très- 
sainte  et  indivisible  Trinité.  Du  moins  en  sentons- 
nous  comme  les  avant-coureurs,  et  est-ce  pour  nous 
une  douloureuse  limite  que  celle  où  expire  avec  la 
puissance  de  l'union  la  puissance  de  l'amour  créé. 
L'union,  Messieurs,  tel  est  le  terme  de  l'amour,  le 
terme  où  il  n'a  plus  rien  à  produire  que  la  persévé- 
rance de  ses  actes  et  l'immortalité  de  son  bonheur. 
Mais,  aussi  bien  que  la  préférence  et  le  dévouement, 
l'union  ne  saurait  se  passer  de  l'élément  du  libre  ar- 


—  405  — 

bitre;  car,  pour  s'unir,  il  faut  être  deux,  et  l'on  n'est 
deux  qu'à  la  condition  de  conserver  de  part  et  d'autre 
la  plénitude  de  sa  personnalité,  ce  qui  n'a  lieu  que 
par  le  libre  arbitre.  L'âme  où  le  libre  arbitre  n'existe 
pas,  où  il  n'a  jamais  existé,  qui,  à  aucun  moment, 
n'a  été  capable  d'émettre  une  pensée  propre  ni  un 
vouloir  propre,  cette  âme  est  absorbée  dans  autrui; 
elle  est  annihilée  par  l'impuissance  d'être  l'égale 
d'une  âme  libre,  et  de  lui  rendre  dans  la  réciprocité 
de  l'amour  la  préférence,  le  dévouement  st  l'union 
qu'elle  en  reçoit. 

Je  ne  sais  si  c'est  une  illusion,  mais  il  me  semble 
que  rien  n'est  plus  clair  que  cette  relation  essentielle 
du  libre  arbitre  et  de  l'amour;  et,  par  suite,  rien  n'est 
plus  clair  aussi  que  les  raisons  où  la  sagesse  divine  a 
puisé  la  résolution  de  nous  mettre  au  monde  avec  le 
don  périlleux  de  la  liberté.  Dieu  n'avait  pas  besoin 
de  nous  ;  c'est  librement  qu'il  nous  a  choisis  pour 
nous  communiquer  ses  biens  et  nous  unir  à  lui;  c'est 
librement  qu'il  nous  a  aimés.  Or,  de  sa  nature,  l'a- 
mour exige  l'amour;  il  est  impossible  de  préférer 
sans  vouloir  être  préféré ,  de  se  dévouer  sans  vouloir 
qu'on  nous  rende  le  dévouement;  et,  quant  à  l'u- 
nion ,  on  ne  saurait  même  la  concevoir  sans  l'idée 
de  la  réciprocité.  La  réciprocité  est  la  loi  de  l'a- 
mour ;  elle  en  est  la  loi  entre  deux  êtres  égaux  :  com- 
bien plus  entre  deux  êtres  dont  l'un  est  créateur  et 
l'autre  créature ,  dont  l'un  a  tout  donné ,  et  l'autre  a 
tout  reçu  !  Dieu  avait  un  droit  infini  à  être  aimé  de 
l'homme,  parce  que  lui-même  l'avait  aimé  d'un 
amour  éternel  et  infini,  et,  par  conséquent,  il  de- 


—  406  — 

vait  le  placer  dans  la  seule  condition  où  l'homme 
pouvait  lui  rendre  préférence  pour  préférence ,  dé- 
vouement pour  dévouement ,  union  pour  union  , 
c'est-à-dire  dans  la  gloire  et  l'épreuve  du  libre  ar- 
bitre. C'était  le  droit  de  Dieu  ;  mais ,  chose  remar- 
quable, c'était  aussi  le  droit  de  l'homme,  ou  du  moins 
son  honneur,  puisque ,  sans  ce  don  du  libre  arbitre , 
l'homme  n'eût  pu  ni  choisir  ni  se  dévouer,  et  par  con- 
séquent aimer  dans  le  sens  véritable  et  généreux  de 
ce  mot. 

Ne  demandez  donc  plus  pourquoi  l'homme  est 
libre  ;  ne  demandez  plus  pourquoi  il  n'est  pas  né  dans 
une  perfection  et  dans  une  béatitude  qui  fût  sans 
péril  de  retour.  Il  est  libre,  parce  qu'il  doit  aimer;  il 
est  hbre,  parce  qu'il  doit  choisir  l'objet  de  son  amour; 
il  est  libre,  parce  qu'il  doit  se  dévouer  à  l'être  de  son 
choix  ;  il  est  libre ,  parce  que  dans  l'union  qui  ter- 
mine l'amour,  il  doit  apporter  la  dot  sans  tache  d'une 
personnalité  tout  entière;  il  est  libre  enfin,  parce 
que  Dieu  l'a  aimé  hbrement,  et  a  voulu  recevoir 
de  lui  la  récompense  équitable  d'une  pleine  récipro- 
cité. 

Je  ne  me  dissimule  pas,  du  reste,  la  difficulté  qui 
se  présente  à  votre  esprit;  elle  est  grave,  et  je  vais, 
Messieurs,  m'en  faire  l'exact  interprète. 

Selon  la  doctrine  catholique,  l'épreuve  du  libre  ar- 
bitre cesse  avec  la  vie  présente  de  l'homme  :  une  fois 
disparu  de  ce  monde  et  appelé  devant  le  juge  su- 
prême, l'homme  passe  à  un  état  de  consommation 
heureux  ou  malheureux  qui  ne  lui  laisse  plus  ni 
l'honneur,  ni  le  danger,  ni  la  ressource  du  choix.  Si 


—  407  — 

donc  le  libre  arbitre  est  essentiel  à  la  réalité  de  l'a- 
mour, il  s'ensuit  que  les  saints,  dans  la  béatitude  de 
l'éternité,  n'aiment  plus  Dieu  que  sous  la  forme  d'une 
affection  incomplète  et  impersonnelle,  ce  qu'il  est 
absurde  de  penser. 

Sans  doute,  Messieurs,  il  est  absurde  de  le  pen- 
ser, et  je  me  garde  bien  de  le  croire  ni  de  le  dire. 
Quand  les  saints  entrent  dans  le  ciel  vainqueurs  de 
la  mort  et  de  la  vie,  ils  n'y  entrent  pas  dépouillés 
de  leur  existence  antérieure,  comme  des  êtres  sans 
passé,  sans  avenir,  sans  habitudes  conquises  :  ils  y 
entrent,  au  contraire,  dans  la  pleine  possession  d'une 
personnalité  laborieusement  perfectionnée,  avec  toute 
leur  âme  et  toutes  leurs  œuvres,  selon  cette  belle 
prophétie  de  l'apôtre  saint  Jean  qui,  assistant  par 
l'Esprit  de  Dieu  aux  derniers  jours  du  monde,  en- 
tendit d'en  haut  une  voix  qui  disait  :  Bienheureux 
tes  morts  qui  r^ieurent  dans  le  Seigneur...,  car  leurs 
œuvres  les  suivent  (1).  Leurs  œuvres  les  suivent, 
parce  qu'elles  sont  vivantes  comme  eux  et  en  eux , 
vivantes  dans  l'amour  qui  en  a  été  le  fruit ,  et  qui 
monte  avec  les  saints  dans  le  ciel ,  non  pas  pour  y 
perdre  son  caractère  primitif  de  choix  et  de  dévoue- 
ment, mais  pour  l'y  conserver  à  jamais  dans  l'im- 
mutabilité de  la  vision  béatifique.  Les  saints  n'ont 
pas  dans  le  ciel  un  autre  cœur  que  celui  qu'ils  ont 
eu  sur  la  terre;  le  but  même  de  leur  pèlerinage  était 
de  former  en  eux,  au  moyen  de  l'épreuve,  un  amour 
qui  méritât  de  plaire  à  Dieu  et  de  subsister  éternel- 

(1]  Apocalypse,  chap.  xiv,  vers.  13. 


—  408  — 

lement  en  face  de  lui.  Loin  que  cet  amour  change  de 
nature,  c'est  sa  nature  même,  c'est  son  degré  acquis 
dans  le  libre  exercice  de  la  volonté  qui  détermine  la 
mesure  de  la  béatitude  en  chaque  élu  de  la  grâce  et 
du  jugement.  Selon  que  l'homme  apporte  à  Dieu  une 
affection  plus  ardente,  il  puise  dans  la  vision  de  l'es- 
sence divine  une  extase  plus  profonde,  une  félicité 
plus  accomplie.  C'est  le  mouvement  de  son  cœur,  tel 
que  la  mort  l'a  saisi,  qui  règle  sa  place  au  sein  de 
la  vie,  et  c'est  la  persévérance  inaltérable  de  ce  mou- 
vement, causée  par  la  vue  de  Dieu,  qui  seule  dis- 
tingue l'amour  du  temps  de  l'amour  de  l'éternité. 
Dieu  reconnaît,  dans  ses  saints,  les  apôtres,  les  mar- 
tyrs, les  vierges,  les  docteurs,  les  solitaires,  les  hos- 
pitaliers, qui  l'ont  autrefois  confessé  et  servi  dans 
les  tribulations  du  monde  ;  les  saints  à  leur  tour  re- 
connaissent en  Dieu  celui  qu'ils  ont  aimé  sans  par- 
tage au  temps  de  leurs  angoisses  et  de  leur  liberté. 
Rien  ne  leur  est  étranger  dans  le  sentiment  qu'ils 
éprouvent ,  rien  n'est  nouveau  pour  eux  dans  leur 
cœur.  Ils  aiment  celui  qu'ils  avaient  choisi  ;  ils  jouis- 
sent de  celui  auquel  ils  s'étaient  donnés;  ils  étrei- 
gnent  celui  qu'ils  possédaient  déjà  ;  leur  amour  s'é- 
panouit dans  la  certitude  et  la  joie  d'une  inamissible 
union,  mais  il  n'est  point  séparé  de  la  tige  où  il  naquit. 
Dieu  le  cueille  sans  le  couper;  il  le  couronne  sans  le 
changer. 

C'est  ainsi,  Messieurs,  que  cesse  l'épreuve  du 
libre  arbitre,  et  que  pourtant  l'amour  subsiste  tout 
entier  dans  l'âme  où  Dieu  le  récompense.  Mais  jus- 
que-là il  y  a  lutte  dans  le  cœur  de  l'homme  entre  le 


—  409  — 

bien  et  le  mal ,  entre  sa  tendance  vers  Dieu  par  la 
charité  et  sa  tendance  vers  lui-même  par  l'égoïsme 
des  passions.  Le  monde  extérieur  s'arme  pour  le  sub- 
juguer de  toutes  les  beautés  qu'il  a  reçues  dans  un 
autre  dessein;  il  oppose  le  charme  visible  à  l'ordre 
éternel  qui  doit  obtenir  tous  nos  regards  et  régler 
tous  nos  actes.  Balancés  que  nous  sommes  entre  ces 
deux  attraits ,  nous  avons  besoin  de  force  pour  nous 
tenir  attachés  à  l'étoile  polaire  du  bien  véritable,  et 
cette  force,  nous  l'appelons  d'un  nom  plus  illustre 
encore  que  celui  de  l'amour,  nous  l'appelons  la  vertu. 
L'amour  sans  la  vertu  n'est  qu'une  faiblesse  et  un 
désordre  ;  par  la  vertu ,  il  devient  l'accomplissement 
de  tous  les  devoirs,  le  lien  qui  nous  unit  à  Dieu  d'a- 
bord, puis  à  toutes  les  créatures  de  Dieu  ;  il  devient 
justice  et  charité,  deux  choses  qui  n'en  font  qu'une, 
et  qui  nous  furent  données  au  jour  de  notre  créa- 
tion, pour  être,  après  la  vérité,  le  second  moyen 
de  répondre  à  notre  destinée  en  atteignant  notre 
fin. 

Je  n'aurais  plus  rien  à  vous  dire,  Messieurs,  si, 
aujourd'hui  comme  précédemment,  nous  ne  devions 
chercher  dans  le  rationalisme  la  contre-épreuve  de 
la  doctrine  que  je  viens  de  vous  exposer.  Cette  doc- 
trine atteste  qu'il  existe  entre  le  bien  et  le  mal  une 
différence  infinie ,  puisque  le  bien  c'est  Dieu ,  en  tant 
qu'il  est  ordre,  et  que  le  mal  est  l'opposition  à  l'or- 
dre ,  c'est-à-dire  à  Dieu  ;  elle  atteste  que  le  bien  est 
l'objet  de  la  volonté,  sa  perfection,  sa  béatitude,  et 
que  la  volonté  y  correspond  par  l'amour,  fruit  désin- 
téressé du  libre  arbitre  et  de  la  vertu  ;  elle  affirme 


—  410  — 

enfin  que  l'homme  étant  libre  d'aimer  ou  de  haïr,  de 
faire  ou  de  ne  pas  faire  le  bien ,  il  est  responsable  de 
ses  actes  devant  la  justice  suprême  de  Dieu.  Est-ce 
là  aussi  la  doctrine  du  rationalisme?  En  affirmant  le 
contraire,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  prévenir  que  je 
prends  le  mot  de  rationalisme  dans  son  acception  gé- 
nérale, et  non  comme  représentant  telle  ou  telle  classe 
de  philosophes.  Le  rationalisme  n'a  qu'un  principe, 
qui  est  la  suffisance  de  la  raison  toute  seule  pour 
expliquer  le  mystère  des  destinées  ;  mais  il  a  mille 
têtes  qui  se  contredisent,  et  qui  par  conséquent  ne 
portent  jamais  ensemble  la  responsabilité  des  mêmes 
erreurs.  Cette  diversité  décharge  bien  tel  philosophe 
de  tel  système  condamnable  ;  elle  n'en  décharge  point 
le  rationahsme,  dont  le  point  de  départ  est  la  cause 
de  tous  les  dogmes  qui  trompent  la  pensée  en  cor- 
rompant le  vrai. 

J'avais  besoin  de  vous  donner  cette  explication  au 
moment  où  le  rationalisme  va  vous  apparaître  dans 
sa  forme  la  plus  odieuse.  Déjà  vous  l'avez  vu  nier 
Texislence  de  Dieu,  la  création  du  monde  par  Dieu, 
le  commerce  primitif  de  Dieu  avec  l'homme,  et  mettre 
en  doute  jusqu'à  la  notion  même  de  la  vérité.  Après 
de  telles  ruines,  pouvait-il  respecter  la  distinction 
du  bien  et  du  mal?  Cette  distinction  n'est  qu'une 
conséquence  de  l'idée  de  Dieu  ;  celle-ci  jetée  à  terre, 
l'ordre  moral  s'évanouissait  de  soi-même.  Cependant 
iRutre  chose  est  d'attaquer  l'ordre  moral  dans  sa 
source ,  autre  chose  de  l'attaquer  de  front  et  directe- 
ment. N'y  eût-il  pas  de  Dieu,  ou  n'y  eût-il  qu'un 
Dieu  indifférent  aux  actes  de  l'homme,  l'âme  peut 


—  411  — 

encore  essayer  de  se  réfugier  en  elle-même,  et  de  s'y 
créer  par  sa  propre  force  des  devoirs  sacrés.  Elle 
peut ,  malgré  la  profondeur  des  négations  où  elle  s'est 
assise,  ne  pas  se  nier  elle-même,  mais  par  une  con- 
tradiction généreuse  se  reconnaître  des  lois  et  s'im- 
poser des  dévouements.  Si  faible  que  soit  cette  bar- 
rière, elle  est  un  débris  de  la  conscience,  un  honneur 
pour  l'homme,  une  sauvegarde  de  la  société.  Quel 
crime  n'est-ce  donc  pas  de  nous  en  disputer  la  pos- 
session, et  de  poursuivre  l'idée  du  bien  jusque  dans 
les  ruines  où  nous  nous  sommes  fait  ce  dernier  et 
misérable  abri?  Le  rationahsme  n'en  a  pas  eu  honte; 
après  avoir  attaqué  l'ordre  moral  dans  son  principe, 
qui  est  Dieu,  il  s'est  jeté  sur  notre  âme  comme  sur 
un  reste  de  proie,  et,  nous  défiant  dans  ce  suprême 
asile  de  nous-mêmes,  il  nous  a  contesté  la  réalité  de 
l'amour  et  la  réaHté  du  libre  arbitre. 

Ingénu  que  j'étais,  je  vous  parlais  tout  à  l'heure 
d'entraînements  sympathiques,  de  préférences  dé- 
sintéressées ,  de  sacrifices  volontaires  ;  je  vous  pei- 
gnais l'ascendant  du  bien  sur  le  cœur  de  l'homme  : 
je  vous  trompais,  Messieurs,  s'il  faut  en  croire  le 
rationalisme,  je  vous  trompais  cruellement,  et  moi- 
même  avec  vous.  Voulez-vous  connaître  la  vérité? 
L'homme  n'agit  que  par  un  seul  motif,  qui  est  son 
intérêt  propre;  il  appelle  bien  ce  qui  lui  est  utile,  mal 
ce  qui  nuit  aux  choses  et  aux  jouissances  dont  il  est 
en  possession.  Le  devoir,  s'il  l'observe,  n'est  qu'un 
moyen  de  préserver  ses  droits  ;  l'amour,  s'il  l'éprouve, 
n'est  qu'un  sentiment  de  plaisir.  L'égoïsme  est  au 
fond  de  tout  acte  humain ,  de  quelque  apparence  ou 


—  412  — 

de  quelque  nom  qu'on  veuille  le  couvrir,  et  ces  ex- 
pressions superbes  de  dévouement,  d'abnégation, 
d'immolation  de  soi-même,  ne  servent  qu'à  déguiser 
nos  vrais  penchants  sous  une  pompe  qui  flatte  notre 
orgueil.  La  mère  s'aime  et  se  recherche  dans  son  en- 
fant ;  le  soldat  s'idolâtre  dans  la  gloire  de  son  capi- 
taine ou  de  sa  patrie  ;  la  mort  est  payée  par  l'admi- 
ration qui  nous  fait  revivre ,  croyons-nous ,  dans  la 
postérité.  Assurément,  s'il  était  permis  d'espérer  de 
l'homme  un  sentiment  pur  d'intérêt  personnel,  ce  se- 
rait dans  l'âme  du  chrétien  qu'il  faudrait  le  chercher, 
puisque  le  christianisme  repose  sur  le  mystère  d'un 
Dieu  mort  gratuitement  pour  nous.  Et  cependant  à 
quoi  le  chrétien  dévoue-t-il  sa  vie?  à  travailler  pour 
son  salut,  c'est-à-dire  pour  éviter  l'enfer  et  pour  ob- 
tenir le  paradis.  Ses  œuvres  les  plus  héroïques  ne 
sont  qu'un  marché  qu'il  passe  avec  Dieu.  Il  sait  que 
toutes  sont  enregistrées,  que  pas  une  ne  tombe  à 
terre,  et  qu'il  en  retrouvera  un  jour  la  moindre  par- 
celle en  accroissement  de  félicité.  Est-ce  là  l'oubli  de 
soi-même?  Est-ce  là  cette  charité  descendue  du  ciel, 
immolée  sur  une  croix,  et  ressuscitée  du  tombeau 
pour  vivre  dans  le  cœur  des  générations?  Hélas  !  il 
vaudrait  mieux  nous  confesser  à  nous-mêmes  notre 
indélébile  égoïsme ,  et  reconnaître  avec  la  sincérité 
d'une  vraie  philosophie  que  tout  être ,  quel  qu'il  soit, 
ne  saurait  agir  et  vivre  que  pour  lui. 

On  nous  demande  un  aveu ,  Messieurs  ;  commen- 
çons par  le  faire.  Oui,  il  est  impossible  à  aucun  être 
doué  d'intelligence  et  de  volonté  de  se  séparer  com- 
plètement de  ses  actes.  Je  pense,  je  veux,  j'aime; 


—  413  — 

en  quelque  manière  que  je  m'y  prenne,  c'est  moi  qui 
pense,  qui  veux,  qui  aime;  il  n'est  pas  en  mon  pou- 
voir d'ôter  ce  moi  du  moi.  Que  je  fasse  une  bonne  ou 
une  mauvaise  action,  j'y  suis  présent  et  j'en  jouis. 
Je  vais  plus  loin  ;  je  ne  la  ferais  pas  si  je  n'en  jouis- 
sais pas.  Car  toute  action  suppose  une  fin,  et  la  fm 
dernière  de  l'homme  étant  la  béatitude,  pour  laquelle 
Dieu  l'a  expressément  créé,  il  est  absolument  chi- 
mérique d'imaginer  qu'il  agisse  jamais  sans  avoir 
devant  lui  la  pensée  et  le  mobile  de  son  bonheur.  Et 
toutefois,  je  vous  le  demande,  n'y  a-t-il  aucune  dif- 
férence entre  Néron  et  Titus ,  entre  Néron  tuant  sa 
mère,  et  Titus  faisant  les  délices  du  genre  humain? 
N'y  a-t-il  aucune  différence  entre  le  soldat  qui  tourne 
le  dos  dans  une  bataille  et  le  soldat  qui  meurt  la  face 
vers  l'ennemi  et  sa  patrie  dans  le  cœur?  Léonidas 
aux  Thermopyles,  Démosthènes  à  Chéronée,  est-ce 
la  même  chose?  Vous  pouvez  le  dire,  je  vous  défie 
de  le  penser.  Vous  ne  le  direz  même  pas  devant  une 
assemblée  d'hommes  faisant  à  votre  parole  Thonneur 
de  l'écouter;  votre  conscience  mentît -elle  à  elle- 
même,  le  courage  lui  manquerait  pour  mentir  en  face 
de  l'humanité.  S'il  est  ici  quelqu'un  qui  confonde 
dans  une  même  estime  ou  dans  un  même  mépris  le 
crime  et  la  vertu ,  qu'il  se  lève,  qu'il  parle  I  Et  pour- 
tant. Messieurs,  il  est  bien  vrai ,  Titus  comme  Néron 
cherchait  son  bonheur  ;  il  n'y  avait  entre  eux  sous 
ce  rapport  aucune  différence ,  et  si  l'égoïsme  consiste 
à  vouloir  être  heureux,  Titus  était  égoïste  au  même 
titre  que  Néron. 
Mais  l'éffoïsme  consiste-t-il  à  vouloir  être  heu- 


—  414  — 

reiix,  c'est  là  précisément  la  question.  Il  serait  bien 
étrange  que  le  bonheur  et  l'immoralité  fussent  une 
même  chose.  Le  bonheur  est  la  vocation  de  l'homme  ; 
il  est  le  patrimoine  naturel  et  prédestiné  de  tous  les 
êtres  intelligents.  Quiconque  d'eux  vient  au  monde  , 
y  vient  pour  être  heureux.  C'est  son  droit  :  que  dis- 
je?  c'est  son  devoir.  Car  son  devoir  est  d'obéir  à 
Dieu ,  et  Dieu  lui  a  intimé  deux  ordres  égaux  et  pa- 
rallèles en  l'appelant  à  la  vie  :  l'ordre  de  la  perfection 
et  l'ordre  de  la  béatitude.  Mais  remarquez  bien  ce 
que  j'ai  dit  :  le  bonheur  est  le  patrimoine  de  tous, 
de  tous  sans  exception;  il  est  la  terre  natale  et  la 
patrie  future  de  tous  ceux  qui  ne  l'auront  pas  répu- 
dié volontairement.  Et  de  là  il  suit  une  grande  chose, 
c'est  que  nul  ne  doit  s'attribuer  le  bonheur  d'autrui, 
et  que  tous,  enfants  du  même  père,  héritiers  du 
même  royaume ,  il  nous  est  commandé  de  vivre  en- 
semble dans  la  fraternité  divine  d'une  même  béati- 
tude. Celui  qui  usurpe  la  part  d'un  autre,  qui  veut 
être  heureux  aux  dépens  de  ses  frères ,  qui  divise 
par  la  ruse  ou  la  violence  la  tunique  sans  tache  et 
sans  couture  de  la  félicité ,  celui-là  est  coupable  du 
crime  qui  renferme  tous  les  autres ,  il  est  coupable 
d'égoïsme,  et  dès  l'origine  du  monde  il  a  porté  un 
nom  et  un  sceau  :  le  nom  de  Gain  et  le  sceau  de  la 
réprobation.  Celui,  au  contraire,  qui  veut  être  heu- 
heux  avec  tous ,  qui  n'ôte  rien  à  personne  de  son 
droit  patrimonial  au  bonheur,  qui  donne  même  de 
sa  part,  celui-là,  dès  l'origine  du  monde  aussi,  a 
porté  un  nom  et  un  sceau  :  le  nom  d'Abel  et  le  sceau 
de  la  charité.  La  charité  ne  consiste  pas  à  être  maU 


—  415  — 

heureux,  pas  plus  que  l'égoïsme  à  être  heureux  :  elle 
consiste  à  ne  pas  troubler  le  bien  des  autres  et  à  leur 
communiquer  le  sien,  communication  qui,  loin  d'ap- 
pauvrir, enrichit  à  la  fois  le  donataire  et  le  donateur. 
Le  bien  a  reçu  de  Dieu  cette  admirable  élasticité , 
que  le  partage  multiplie  sans  l'amoindrir,  et  que 
tombant  dans  la  main  droite  il  rentre  dans  la  main 
gauche,  semblable  à  l'Océan  qui  reçoit  toutes  les 
eaux  de  la  terre  parce  qu'il  les  rend  toutes  au 
ciel. 

A  la  bonne  heure,  me  direz-vous,  cette  explication 
justifie  le  sentiment  intime  de  l'humanité,  qui  a  tou- 
jours mis  entre  le  bien  et  le  mal  une  différence  in- 
finie ,  qui  a  exécré  Néron  et  adoré  Titus  ;  mais ,  en 
accordant  que  le  bonheur  personnel  est  la  fin  néces- 
saire de  tous  les  actes  de  l'homme,  ne  détruisez- 
vous  pas  la  notion  même  de  l'amour  et  du  dévoue- 
ment? Gomment  peut-il  y  avoir  sacrifice,  préférence 
des  autres  à  soi,  là  où  l'on  se  recherche  soi-même? 

Messieurs,  je  n'ai  pas  dit  que  le  bonheur  person- 
nel fût  la  fin  nécessaire  de  tous  les  actes  de  l'homme: 
car  ce  mot  de  personnel  exclut  du  bonheur  de  chacun 
le  bonheur  de  tous,  et  j'ai  prononcé,  au  contraire, 
que  le  bonheur  était  un  patrimoine  universel  et  in- 
divisible, que  nul  ne  s'appropriait  exclusivement 
sans  être  coupable  du  crime  d'égoïsme.  Entendez 
donc  que  le  devoir,  l'amour,  le  dévouement,  consiste 
à  faire  de  son  bonheur  celui  des  autres ,  et  du  bon- 
heur des  autres  le  sien  propre,  tandis  que  l'égoïsme 
consiste  à  faire  son  bonheur  du  malheur  de  tous. 
Néron  souhaitait  que  le  peuple  romain  n'eût  qu'une 


•—  416  - 

tête  pour  l'abattre  d'un  seul  coup  :  voilà  l'égoïsme. 
Titus  estimait  perdre  le  jour  où  il  avait  manqué  de 
rendre  un  homme  heureux  :  voilà  l'amour.  «  Aimer, 
a  dit  Leibnitz ,  c'est  mettre  sa  félicité  dans  la  félicité 
d'un  autre.  «  Cette  sublime  définition  n'a  pas  besoin 
de  commentaire  ;  on  l'entend  ou  on  ne  l'entend  pas. 
Celui  qui  a  aimé  l'entend  ;  celui  qui  n'a  pas  aimé  ne 
l'entendra  jamiais.  Celui  qui  a  aimé  sait  qu'une 
ombre  dans  le  cœur  de  son  choix  obscurcissait  le 
sien;  il  sait  que  rien  ne  lui  coûtait,  prières,  larmes, 
veilles,  travail,  privations,  pour  créer  un  sourire  sur 
des  lèvres  attristées  ;  il  sait  qu'il  fût  mort  pour  ra- 
cheter une  vie  compromise;  il  sait  qu'il  était  heu- 
reux d'aulrui ,  heureux  de  ses  grâces,  heureux  de 
ses  vertus,  heureux  de  sa  gloire,  heureux  de  son 
bonheur,  et  qu'eût-il  fallu  son  sang  pour  assurer  ou 
pour  accroître  ce  bonheur  étranger,  devenu  le  sien , 
il  en  eût  donné  jusqu'à  la  dernière  goutte,  avec  le 
seul  regret  de  ne  pouvoir  mourir  qu'une  fois.  Celui 
qui  a  aimé  sait  cela.  Celui  qui  n'a  pas  aimé  l'ignore; 
je  le  plains,  et  ne  lui  réponds  pas. 

Je  le  plains,  parce  qu'il  n'a  rien  connu  de  la  vie 
humaine,  ni  de  la  vie  divine;  je  ne  lui  réponds  pas , 
parce  que  le  témoignage  d'un  mort  ne  prouve  rien 
contre  les  vivants.  Que  nous  fait  à  nous  autres  chré- 
tiens ,  s'il  faut  en  venir  à  nous ,  que  nous  fait  d'être 
accusés  d'indifférence  pour  Dieu  ,  par  un  homme 
qui  n'a  jamais  aimé  Dieu  ?  Sait-il  ce  qui  se  passe  en 
nous?  Peut-il  même  le  conjecturer?  Il  croit  que, 
l'œil  fixé  sur  le  ciel  et  sur  l'enfer,  nos  œuvres  dans 
une  main,  la  balance  dans  l'autre,  nous  marchandons 


—  417  — 

avec  Dieu  le  prix  de  notre  abnégation.  Il  ignore  que 
la  crainte  et  l'espérance  ne  sont  que  les  prélimi- 
naires de  l'initiation  chrétienne,  et  qu'en  vertu  du 
premier  commandement ,  qui  renferme  tous  les  au- 
tres, selon  la  parole  même  de  Jésus-Christ,  le  chré- 
tien doit  aimer  Dieu  de  tout  son  cœur,  de  tout  son 
esprit,  de  toutes  ses  forces,  par-dessus  toutes  choses, 
sous  peine,  ajoute  saint  Paul ,  de  n'être  rien  (1).  Il 
ignore  qu'au  delà  du  seuil  de  la  foi,  l'âme  est  tou- 
chée par  la  beauté  invisible  d'un  amour  que  n'éga- 
lèrent jamais  ni  en  durée,  ni  en  profondeurs,  ni  en 
sacrifices,  les  plus  héroïques  affections  de  ce  monde, 
et  que  cet  amour  nous  entraînant  dans  l'abîme  de 
charité  où  respire  Dieu  lui-même,  nous  y  puisons  le 
besoin  d'associer  toutes  les  créatures  à  la  perfection 
et  à  la  félicité  dont  nous  goûtons  les  prémices ,  dont 
nous  attendons  l'ultérieure  révélation.  Qui  peut  nier 
cet  élargissement  du  cœur  de  l'homme  dans  le  chris- 
tianisme? Qui  peut  le  nier,  sauf  celui  qui  ne  l'a  ja- 
mais connu,  et  qui,  abaissé  dans  les  étroites  passions 
des  sens ,  où  tout  est  égoïsme ,  mesure  par  son  âme 
l'âme  du  chrétien  et  l'âme  de  l'homme  ? 

J'ai  honte,  Messieurs,  de  prouver  devant  vous  la 
réalité  de  l'amour  et  du  dévouement  ;  le  rationa- 
lisme m'y  a  contraint.il  me  contraint  encore  devons 
dire  quelques  mots  sur  le  libre  arbitre ,  qui  est  avec 
le  désintéressement  la  principale  condition  de  l'ordre 
moral.  De  même  que  l'ordre  moral  est  détruit  si 
l'homme  n'agit  qu'en  vue  de  son  intérêt,  il  est  égale- 
Il]  P«Épître  aux  Corinthiens,  chap.  xiii,  vers.  2. 


-  418  — 

ment  détruit  si  l'homme  n'est  pas  le  maître  de  ses 
actes.  Aussi,  le  rationalisme  n'a  pas  assailli  notre 
liberté  avec  moins  d'ardeur  que  notre  générosité  ;  il 
a  besoin  de  notre  servitude  autant  que  de  notre 
égoïsme:  de  notre  égoïsme  pour  confondre  le  bien 
avec  le  mal ,  de  notre  servitude  pour  nous  enlever  la 
responsabilité  ,  soit  du  mal,  soit  du  bien. 

Sommes-nous  libres?  Votre  conscience  et  la  mienne 
répondent  :  Oui.  Le  rationalisme  nous  dit  :  Non.  En 
donne-t-il  quelque  preuve?  Aucune.  Il  nous  de- 
mande, au  contraire,  de  lui  prouver  que  nous  sommes 
libres,  et  si  nous  lui  opposons  le  témoignage  de  notre 
sens  intime,  qui  sait  apparemment  ce  qui  en  est,  il 
le  récuse  comme  aveugle  et  insuffisant.  11  craint 
qu'il  ne  soit  le  jouet  d'une  puissance  supérieure,  qui 
en  fait,  sans  qu'il  le  sache,  l'instrument  de  son  irré- 
sistible volonté.  Pour  nous,  Messieurs,  qui  croyons 
en  Dieu,  qui,  ployant  le  genou  devant  son  adorable 
suprématie,  l'avons  reconnu  pour  le  père,  le  maître, 
le  principe  et  la  fin  des  choses,  nous  n'éprouvons 
pas ,  au  sujet  de  ce  qui  se  passe  en  nous ,  les  doutes 
bizarres  du  rationalisme.  Enfants  d'une  bonté  qui 
n'a  point  d'égale  et  d'une  sagesse  qui  n'a  point  de 
mesure,  nous  n'imaginons  pas  que  Dieu  torture  sa 
toute-puissance  pour  tromper  le  cœur  de  son  ou- 
vrage, et  lui  donner  dans  la  servitude  l'illusion  de 
la  liberté.  Nous  nous  confions  à  la  sincérité  divine, 
et  nous  ne  recherchons  même  pas  s'il  serait  en  son 
pouvoir,  le  voulût-elle,  de  nous  induire,  au  sujet  de 
nous-mêmes  et  de  nos  propres  actes,  en  une  aussi 
contradictoire  impression.  Les  vérités  s'enchaînent 


—  419  — 
comme  les  erreurs.  Une  fois  Dieu  rejeté  ou  mis  en 
doute,  je  permets  au  rationalisme  de  méconnaître  la 
conscience  humaine;  l'édifice  étant  détruit  par  sa 
base,  comment  en  soutenir  quelque  pan  délaché,  et 
quel  intérêt  d'ailleurs  y  aurait-il  à  le  faire?  Qu'est-ce 
que  l'homme,  si  Dieu  n'est  pas?  Qu'est-ce  que  le 
bien  et  le  mal  ?  Qu'est-ce  que  le  passé  et  l'avenir?  Il 
ne  vaut  pas  la  peine  de  s'occuper  d'un  songe  dans 
une  nuit  sans  réveil.  Mais  si  Dieu  est,  si  le  nom  qui 
soutient  tout  est  écrit  à  la  voûte  de  notre  intelligence 
comme  à  la  voûte  du  ciel,  alors  je  n'écoute  même 
plus  le  rationalisme  me  suggérant  des  défiances  au 
sujet  d'une  liberté  dont  je  sens  en  moi  la  présence 
réelle.  Je  me  prends  au  sérieux,  et  toutes  choses 
avec  moi.  Ma  conscience  est  un  sanctuaire  qui  me 
rend  des  oracles;  ma  vie  est  une  puissance  qui  ré- 
pond d'elle-même;  la  solidité  divine  descend  dans 
tout  mon  être ,  et  le  doute  n'est  plus  devant  mon  es- 
prit qu'un  blasphème  et  qu'un  jeu.  Je  suis  libre  ;  je 
passe  du  bien  au  mal,  et  du  mal  au  bien.  Suspendu 
entre  ces  deux  termes,  que  l'infini  sépare  ,  captif  vo- 
lontaire ou  rebelle  coupable,  je  choisis  et  je  fais  mon 
sort  à  chaque  instant.  Je  choisis  de  m'aimer  ou  d'ai- 
mer Dieu  par-dessus  tout  ;  je  m'éloigne ,  je  reviens , 
j'obéis  ou  je  résiste  au  remords,  et  jusque  dans  le 
crime  je  sens  ma  grandeur  par  ma  souveraineté.  Il 
ne  me  faut  qu'une  larme  pour  remonter  au  ciel,  il  ne 
me  faut  qu'un  regard  pour  retomber  dans  l'abîme. 
Cette  lutte  est  grande,  cette  responsabilité  est  ter- 
rible ;  mais  malheur  et  mépris  à  celui  qui  descend 
du  trône  par  effroi  des  devoirs  qui  y  siègent  avec  lui. 


—  420  — 

Dois -je,  Messieurs,  en  finissant,  éclaircir  cette 
autre  difficulté  que  le  rationalisme  oppose  à  la  réa- 
lité du  libre  arbite,  et  qu'il  tire  non  plus  de  la 
vanité  de  notre  conscience,  mais  des  attributs  mêmes 
de  Dieu?  Je  le  ferai  rapidement,  avec  la  crainte  de 
fatiguer  votre  attention ,  avec  l'espoir  de  n'en  abuser 
que  très-peu.  La  vérité  est  brève,  parce  qu'elle  est 
claire. 

La  doctrine  catholique  range  parmi  les  attributs 
divins  la  prescience,  c'est-à-dire  la  connaissance  an- 
ticipée et  infaillible  de  l'avenir,  même  de  l'avenir 
qui  dépend  des  volontés  libres.  Or  comment  Dieu 
peut- il  prévoir  ce  dernier  genre  d'avenir,  sinon 
parce  qu'il  est  le  maître  de  nos  actes  et  qu'il  les 
dirige  comme  il  lui  plaît?  Comment  sait- il  infailli- 
blement ce  que  je  ferai  demain ,  sinon  parce  qu'il  l'a 
décrété,  et  qu'il  possède  dans  sa  toute- puissance  la 
certitude  de  notre  détermination? 

J'aurai  répondu  si  je  découvre  dans  la  nature  de 
Dieu  et  dans  la  nature  de  l'homme  un  moyen  de 
prévoir  les  effets  de  causes  libres  qui  ne  détruisent 
en  rien  leur  liberté. 

Or  il  est  manifeste  que  nul  être  raisonnable  n'agit 
sans  motif,  c'est-à-dire  sans  quelque  chose  qui  dé- 
termine ses  actions.  De  là  ces  aveux  qui  nous  échap- 
pent à  tout  moment  :  Voici  une  raison,  un  intérêt, 
une  occasion  qui  me  détermine,  en  d'autres  termes , 
qui  me  persuade  d'agir.  Et  lorsqu'on  examine  les 
motifs  dont  l'impression  efficace  tire  l'homme  du 
repos  ou  de  l'incertitude,  on  s'assure  qu'il  n'en  existe 
que  deux  :  le  motif  du  devoir  et  celui  de  la  passion. 


—  421  — 

Ou  bien  l'homme  se  décide  par  la  y\\q  du  vrai ,  du 
bon,  du  convenable,  ou  bien  il  se  décide  par  l'en- 
traînement d'une  satisfaction  personnelle  indépen- 
dante de  toute  idée  d'ordre.  La  question  seulement 
est  de  savoir  qui  le  décidera  de  l'un  ou  de  l'autre 
motif.  S'il  n'était  pas  libre,  ce  serait  l'attrait  du  plus 
fort  de  sa  nature  qui  l'emporterait ,  comme  c'est  le 
poids  supérieur  qui  fait  pencher  l'un  des  plateaux 
de  la  balance.  Mais  l'homme  est  Hbre;  entre  deux 
attraits  égaux  ou  inégaux  par  eux-mêmes,  c'est  lui 
qui  prononce  souverainement.  Toutefois  il  se  pro- 
nonce en  vertu  d'un  motif  qui  le  persuade ,  et  non 
pas  sans  cause  ou  arbitrairement.  Il  sait  ce  qu'il  fait, 
et  pourquoi  il  le  fait  :  il  sait  même  pourquoi  il  est 
persuadé  de  le  faire.  La  persuasion  ne  lui  vient  pas 
seulement  du  dehors ,  elle  lui  vient  surtout  du  de- 
dans, de  l'état  intime  de  sa  volonté,  de  ses  goûts,  de 
ses  vertus ,  toutes  choses  qui  sont  le  fruit  du  libre 
arbitre,  qui  sont  le  libre  arbitre  lui-même  en  acti- 
vité, tel  qu'il  s'est  fait,  tel  qu'il  veut  être,  tel  qu'il  se 
présente  aux  attraits  extérieurs  qui  viennent  le  sol- 
liciter pour  le  bien  et  pour  le  mal.  C'est  l'état  de  la 
volonté,  siège  du  libre  arbitre,  qui  détermine  le  choix 
de  l'homme  entre  les  deux  motifs  du  devoir  et  de  la 
passion.  Supposez  cet  état  connu  ,  vous  savez  ce  que 
fera  l'homme  dans  un  cas  donné,  et  dans  tous  les 
cas  où  la  connaissance  de  son  âme  aura  précédé  pour 
vous  son  action.  Telle  est  la  base  de  la  prescience 
humaine  aussi  bien  que  de  la  prescience  divine. 
N'avez-vons  jamais,  Messieurs,  confié  votre  fortune 
ou  votre  honneur  à  la  parole  d'un  homme?  Vous 

12* 


—  422  — 

l'avez  fait ,  ou ,  si  l'occasion  vous  a  manqué ,  vous 
nommerez  au  dedans  de  vous-mêmes  ceux  à  qui 
vous  donneriez  volontiers  une  aussi  haute  marque 
de  votre  estime.  D"où  vous  vient  cette  assurance? 
Comment  êtes-vous  certains  que  vous  n'exposeriez 
pas  votre  vie  à  une  trahison?  Vous  en  êtes  certains, 
parce  que  vous  connaissez  l'âme  à  qui  vous  aban- 
donnez la  vôtre  ;  cette  connaissance  vous  suffit  pour 
prévoir  qu'en  aucun  cas,  quel  que  soit  le  péril 
ou  la  tentation ,  votre  fortune  et  votre  honneur  ne 
seront  lâchement  sacrifiés. 

Ils  peuvent  l'être  cependant;  le  cœur  à  qui  vous 
donnerez  votre  foi  est  faillible ,  il  est  sujet  à  des  as- 
sauts imprévus;  n'importe,  vous  dormez  en  paix,  et 
nul  ne  vous  accusera' d'imprudence  ni  de  crédulité. 
S'il  arrive  que  vous  soyez  trompés  par  l'événement , 
que  direz -vous?  Vous  direz  :  Je  connaissais  mal 
cet  homme,  je  le  croyais  incapable  d'une  mauvaise 
action.  Telle  est  la  chance  que  vous  aurez,  la  chance 
de  mal  connaître,  parce  que,  étant  une  intelligence 
finie,  vous  ne  pouvez  lire  directement  dans  l'âme 
d'autrui ,  ni  même  lire  à  fond  dans  la  vôtre.  D'où  il 
résulte  que  vous  n'avez  de  vos  jugements  qu'une 
certitude  morale ,  et  de  vos  prévisions  qu'une  assu- 
rance du  même  degré. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  Dieu.  Dieu,  pour  me  servir 
de  l'expression  de  saint  Paul,  pénètre  jusqu'au 
point  de  division  de  l'âme  et  de  l'esprit,  jusqu'aux 
racines  et  à  la  moelle  de  notre  être,  et  il  discerne 
les  deryiiers  replis  de  nos  pensées  et  de  nos  inten-^ 


—  423  — 

fions  (1).  Nous  sommes  éternellement  à  nu  devant 
lui.  Il  voit  avec  une  prévision  infinie  l'état  de  notre 
volonté,  et,  connaissant  dans  la  même  lumière  toutes 
les  circonstances  extérieures  auxquelles  nous  serons 
en  butte ,  il  a  une  certitude  infaillible  du  choix  que 
nous  ferons  entre  le  bien  et  le  mal, entre  le  motif  du 
devoir  et  celui  de  la  passion.  Dès  lors  il  sait  notre 
histoire,  qui  n'est  qu'une  lutte  plus  ou  moins  longue 
entre  deux  attractions  opposées,  l'une  qui  nous  porte 
vers  notre  fin  réelle,  l'autre  qui  nous  détourne  vers 
un  but  bas  et  faux.  Et  cette  science  anticipée  de 
nous-mêmes  n'étant  en  rien  la  cause  de  nos  actes , 
elle  ne  gêne  pas  plus  notre  liberté  que  si  elle  n'exis- 
tait pas. 

L'erreur,  en  cette  matière,  est  de  considérer  le 
libre  arbitre  comme  une  sorte  de  puissance  abstraite, 
indépendante  de  son  propre  état,  n'ayant  d'autre 
mobile  qu'un  caprice  illimité.  S'il  en  était  ainsi, 
l'homme  lui-même  ne  serait  pas  capable  de  prévoir 
un  instant  d'avance  ses  propres  actions.  Sa  souve- 
raineté ne  serait  qu'une  déraison  permanente.  Il 
choisirait  entre  le  bien  et  le  mal  sans  savoir  pour- 
quoi ,  et  allant  au  hasard  du  crime  à  la  vertu ,  à 
force  d'être  libre ,  nous  ne  trouverions  plus  en  lui 
qu'un  automate  déréglé.  Tel  n'est  point  l'homme 
ni  le  libre  arbitre;  je  vous  l'ai  fait  voir,  et  je  n'ai 
plus  qu'à  laisser  votre  conscience  choisir  entre  la 
morale  du  christianisme  et  la  morale  du  rationa- 
lisme. 

(1)  Épître  aux  Hébreux,  chap.  iv,  vers  12. 


—  424  — 

Le  christianisme  conclut  à  la  charité  et  à  la  liberté  ; 
le  rationalisme  conclut  à  l'égoïsme  et  à  la  fatalité.  Si 
dans  les  questions  précédentes,  qui  ne  s'adressaient 
qu'à  la  raison ,  quelque  reste  d'ombre  affligeait  en- 
core votre  besoin  de  lumière ,  cette  ombre  vient  de 
s'enfuir.  L'abîme  de  l'erreur  a  éclairé  l'abîme  de 
la  vérité.  De  même  que  les  dogmes  spéculatifs  de 
l'existence  de  Dieu,  de  la  Trinité,  de  la  création,  de 
la  diversité  substantielle  de  la  matière  et  de  l'esprit , 
de  la  vocation  de  l'homme  à  la  perfection  et  à  la 
béatitude,  conduisent  au  dogme  pratique  de  la  dis- 
tinction du  bien  et  du  mal  ;  de  même  les  dogmes 
spéculatifs  du  panthéisme,  du  dualisme,  du  maté- 
rialisme, du  scepticisme,  conduisent  au  dogme  pra- 
tique de  la  confusion  du  bien  avec  le  mal,  terme 
suprême  qui  discerne  tout,  et  où  les  ténèbres  dô 
viennent  clarté. 


CINQUANTE  ET  UNIÈME  CONFÉRENCE 


DE  l'homme  en  tant  QU'ÈTRE  SOCIAL 


Monseigneur, 

Messieurs, 

Quand  Dieu  eut  fait  l'homme ,  et  qu'après  l'avoir 
animé  du  souffle  de  la  vie,  il  eut  encore  répandu 
dans  son  âme  la  lumière  et  la  justice,  la  lumière  de 
la  vérité  et  la  justice  de  la  charité,  il  s'arrêta,  s'il  est 
permis  de  parler  ainsi,  pour  regarder  son  ouvrage; 
et  voyant  les  yeux  de  l'homme  s'ouvrir,  ses  oreilles 
écouter,  ses  lèvres  trembler  du  premier  frémisse- 
ment de  la  parole ,  ce  limon  enfin  qu'il  avait  touché 
de  sa  main  puissante,  devenu  une  créature  sensible 
et  raisonnable,  il  demeura  pensif,  comme  si  quelque 
chose  eût  manqué  au  chef-d'œuvre  qu'il  venait  de 
produire.  En  effet,  le  mystère  de  notre  création  n'é- 


—  426  — 

tait  pas  à  son  terme,  Dieu  se  recueillait  une  seconde 
fois  pour  mettre  à  notre  nature  le  sceau  d'une  per- 
fection plus  grande,  et  d'avance  il  exprima  son  des- 
sein en  se  disant  à  lui-même  :  Non  est  honum  esse 
hominem  solum,  —  Il  n'est  pas  bon  que  Vhomme 
soit  seul  (1). 

Pourquoi  n'ëtait-il  pas  bon  que  l'homme  fût  seul? 
En  quelle  manière  cessa- t-il  d'être  seul?  Tel  est, 
Messieurs,  l'objet  que  je  propose  à  vos  méditations, 
et  où  vous  verrez  que  la  société  est  le  troisième  don 
primitif  que  Dieu  nous  a  fait,  le  troisième  moyen  qui 
devait  nous  servir  à  l'accomplissement  de  nos  desti- 
nées. 

Aucun  être  n'est  seul.  Soit  que  nous  regardions 
au-dessus  ou  au-dessous  de  nous,  en  Dieu  ou  dans 
la  nature,  nous  voyons  partout  la  pluralité  et  l'asso- 
ciation. Dieu ,  qui  est  un ,  n'est  pas  solitaire  ;  il  ren- 
ferme trois  personnes  dans  l'unité  de  sa  substance, 
et  le  monde  inférieur,  qui  est  divisé  en  une  multi- 
tude innombrable  de  groupes  différents,  n'en  pré- 
sente aucun  où  la  créature  ait  la  solitude  pour  de- 
meure et  pour  loi.  A  chaque  degré  de  l'existence, 
nous  retrouvons  le  nombre  et  l'union,  c'est-à-dire  la 
société.  Le  nombre  sans  l'union  ne  serait  encore  que 
l'isolement;  mais  lorsque  des  êtres  distincts  parl'in- 
dividualité,  semblables  par  nature,  viennent  à  se 
prêter  leur  vie,  à  se  pénétrer  réciproquement ,  à  agir 
les  uns  sur  les  autres  par  de  mutuelles  relations, 
alors  il  y  a  société ,  et  tel  est  l'état  de  toutes  les  créa- 

(1)  Genèse,  chap.  ii,  vers.  18. 


—  4-27  — 

tures  inférieures  à  l'homme;  tel  est  l'état,  sous  un 
mode  plus  parfait,  des  persomies  divines  dans  le 
ciel.  Cherchez,  Messieurs,  à  vous  représenter  un 
être  absolument  soUtaire,  c'est-à-dire  n'ayant  de  res- 
semblance et  de  rapports  avec  rien ,  vous  ne  créerez 
dans  votre  imagination  qu'un  fantôme  abstrait,  sorte 
de  Dieu  néant,  parce  qu'il  serait  à  la  fois  infini  et 
vide,  infini  taute  de  bornes,  vide  faute  d'activité. 
L'isolement  est  la  négation  de  la  vie,  puisque  la  vie 
est  un  mouvement  spontané ,  et  que  le  mouvement 
suppose  des  relations  ;  bien  plus  encore  est-il  la  né- 
gation de  l'ordre,  de  l'harmonie,  de  la  beauté,  de 
toute  perfection  et  de  toute  béatitude,  puisque  aucune 
de  ces  choses  ne  saurait  se  concevoir  sans  la  double 
idée  de  pluralité  et  d'unité.  La  pluralité  sans  TuniLé 
est  le  désordre  positif ,  l'unité  sans  la  pluralité  est  le 
désordre  négatif.  Dans  le  premier  cas,  le  lien  manque 
aux  êtres  ;  dans  le  second,  les  êtres  manquent  au  lien. 
Or,  là  où  il  y  a  désordre,  il  est  évident  que  l'harmo- 
nie ,  la  beauté ,  la  perfection  et  la  béatitude  s'éva- 
nouissent en  même  temps.  C'était  donc  avec  justice 
que  Dieu,  regardant  l'homme  dans  la  plénitude  de 
sa  création,  avait  prononcé  cette  parole  :  Il  n'est  pas 
bon  que  l'homme  soit  seul. 

Il  est  vrai  que,  par  sa  position  intermédiaire  entre 
le  monde  supérieur  et  le  monde  inférieur,  l'homme, 
corps  et  esprit,  se  trouvait  en  relation  avec  la  nature 
et  avec  Dieu  ;  mais  cette  double  relation  ne  le  laissait 
pas  moins  seul  de  son  espèce,  seul  dans  le  rang 
qu'il  occupait,,  sorte  de  stylite  perdu  entre  la  terre  et 
le  ciel.  Encore  que  la  nature  eût  suffi  aux  besoins 


—  428  — 
de  son  corps,  et  Dieu  aux  besoins  de  son  esprit,  lui , 
privé  de  rapport  avec  des  êtres  de  même  forme  et  de 
même  degré,  n'eût  pas  suffi  à  la  grandeur  du  poste 
qu'il  était  chargé  de  remplir.  Son  histoire  eût  été 
trop  courte ,  ses  périls  trop  bornés ,  ses  vertus  trop 
restreintes  ;  comme  il  avait  un  monde  au-dessus  et 
au-dessous  de  lui,  il  fallait  que  lui-même  fût  un 
monde,  et  qu'ainsi  toutes  les  parties  de  la  création, 
bien  qu'inégales  entre  elles  par  leur  place  et  leur  es- 
sence, se  répondissent  dans  une  certaine  proportion 
d'immensité.  L'homme  devait  s'étendre  sans  se  di- 
viser, croître  en  nombre  pour  croître  en  union,  et  de- 
venir dans  la  majesté  du  nombre  et  dans  l'harmonie 
de  l'union  un  théâtre  de  vertus  tel  que  l'exigeaient  la 
perfection  de  l'univers  et  la  sienne.  Circonscrit  dans 
l'isolement,  il  n'eût  eu  que  Dieu  pour  objet  de  ses 
devoirs  ;  membre  d'un  corps  composé  d'êtres  sem- 
blables à  lui ,  ses  offices  embrassent  avec  Dieu  l'hu- 
manité tout  entière.  La  loi  de  l'amour,  résumé  de 
toute  justice,  ne  rayonnait  plus  seulement  de  la  créa- 
ture au  Créateur;  elle  animait  de  sa  vie  tous  les  orbes 
de  la  création. 

Messieurs ,  ce  grand  ouvrage  est  sous  nos  yeux  : 
depuis  soixante  siècles,  la  société  humaine  a  couvert 
de  ses  institutions  le  champ  de  l'histoire.  Plus  forte 
que  le  temps ,  elle  a  résisté  à  tous  les  désastres ,  et 
s'est  constamment  rajeunie  dans  les  ruines  où  s'en- 
sevelissaient les  peuples  usés.  C'est  elle  qui  a  conduit 
notre  enfance  dans  les  hasards  des  émigrations  pri- 
mitives ,  et  qui  nous  a  partagé  la  terre.  C'est  elle  qui, 
après  nous  avoir  dispersés  sur  tous  les  rivages  habi- 


II 


—  429  — 

tables,  nous  a  rapprochés  malgré  la  jalousie  des  dé- 
serts et  les  fureurs  de  l'Océan.  C'est  elle  qui  a  bâti 
les  cités  célèbres,  suscité  les  arts,  fondé  les  sciences, 
propagé  les  lettres,  élevé  l'esprit  de  l'homme  à  la 
perfection,  et  donné  à  son  cœur  avec  l'occasion  de 
tous  les  sacrifi-ces  la  gloire  de  toutes  les  vertus.  Elle 
est  enfin  le  mode  permanent  de  notre  vie  terrestre, 
et  si  le  voyageur,  au  fond  des  forêts  ou  sur  les  bords 
escarpés  de  quelques  îles  perdues,  découvre  des  peu- 
plades privées  de  toute  civilisation ,  il  y  remarque 
pourtant  encore  quelques  rudiments  de  l'état  social ^ 
quelques  restes  ou  quelques  ébauches  de  relations , 
qui  démontrent  l'impuissance  où  est  l'homme  de  vivre 
seul. 

Et  cependant,  qui  le  croirait?  le  dogme  de  la  so- 
ciété n'a  pas  subi  de  moindres  atteintes  que  les  au- 
tres. Comme  il  s'est  trouvé  des  sages  pour  nier  Dieu, 
la  création,  la  distinction  de  la  matière  et  de  l'esprit, 
la  vérité,  la  différence  du  bien  et  du  mal,  il  s'en  est 
trouvé  aussi  pour  soutenir  que  la  société  est  une  in- 
stitution purement  humaine,  bien  plus  encore,  une 
institution  contre  nature.  On  a  voulu  nous  persuader 
qu'elle  était  la  source  de  tous  nos  maux,  et  que  notre 
décadence  avait  commencé  le  même  jour  que  notre 
civilisation.  Qui  de  nous,  au  temps  de  sa  jeunesse, 
ne  s'est  pas  représenté  qu'il  errait  librement  dans  les 
solitudes  du  nouveau  monde,  n'ayant  pour  toit  que 
le  ciel,  pour  breuvage  que  l'eau  des  fleuves  incon- 
nus, pour  nourriture  que  le  fruit  spontané  delà  terre 
et  le  gibier  tombé  sous  ses  coups ,  pour  loi  que  sa 
volonté,  pour  plaisir  que  le  sentiment  continu  de  son 


—  430  — 

indépendance  et  les  hasards  d'une  vie  sans  limites 
sur  un  sol  sans  possesseur?  C'étaient  là  de  nos  rêves. 
Notre  cœur  frémissait  en  se  reconnaissant,  si,  dans 
un  livre  célèbre,  nous  venions  à  tomber  sur  ce  pas- 
sage où  l'homme  de  la  civihsation  dit  à  l'homme  du 
désert  :  a  Ghactas ,  retourne  dans  tes  forêts  ;  reprends 
«  cette  sainte  indépendance  de  la  nature  que  Lopès 
t(  ne  veut  point  te  ravir  ;  moi-même,  si  j'étais  plus 
«  jeune,  je  te  suivrais.  »  Il  nous  semblait,  en  lisant 
ces  paroles,  les  entendre  nous-mêmes;  notre  âme 
oppressée  s'envolait  avec  elles  dans  des  régions  idéa- 
les ,  et  ne  revenait  qu'avec  douleur  au  fardeau  mono- 
tone de  la  réalité. 

Étions-nous  donc  dans  le  vrai?  Ce  mouvement  de 
notre  âme  hors  de  la  société  était-il  une  aspiration 
vers  l'état  primitif  que  Dieu  nous  avait  fait,  ou  bien 
une  révolte  contre  l'ordre  établi  en  notre  faveur  par 
sa  Providence?  C'était  une  révolte,  Messieurs,  un 
élan  de  l'égoïsme  impatient  des  bornes  que  nous  im- 
pose la  communion  universelle  avec  nos  semblables, 
■ei  faisant  effort  pour  livrer  l'univers  à  notre  indivi- 
dualité toute  seule.  Tandis  que,  dans  le  plan  de  la 
bonté  divine ,  le  bonheur  est  le  droit  et  le  patrimoine 
de  tous,  nous  cherchions  à  sortir  de  l'humanité  pour 
nous  retirer  du  partage  des  biens  et  des  maux,  et 
nous  affranchir  des  devoirs  qui  résultent  inévitable- 
ment d'un  grand  ensemble  de  relations.  Nous  haïs- 
sions dans  la  société  la  dépendance  et  le  travail.  La 
dépendance  d'abord  :  car  la  société  n'existe  que  par 
l'unité  ;  l'unité  se  forme  par  des  liens;  les  liens, 
quand  il  s'agit  d'êtres  intelligents ,  se  changent  en 


—  431  — 

lois  obligatoires  pour  la  conscience,  et  maintenue? 
par  la  double  autorité  de  la  force  publique  et  de  l'o- 
pinion. C'est  là  un  joug  accepté  de  la  vertu,  qui  ne 
sépare  point  son  sort  des  autres ,  mais  pesant  à  l'é- 
goïsme ,  qui  ne  vit  que  pour  lui  ;  et  c'est  pourquoi  ^ 
la  solitude  étant  destructive  de  toutes  les  lois,  parce 
qu'elle  l'est  de  tous  les  rapports,  l'égoïsme  aspire  à 
la  solitude  pour  échapper  à  la  dépendance.  Il  ne  hait 
pas  moins  le  travail,  autre  conséquence  de  l'état  de 
civilisation.  Quelques  hommes  perdus  sur  un  terri- 
toire immense  vivent  à  peu  de  frais.  La  nature  aban- 
donnée à  elle-même  fournit  à  leurs  besoins,  et,  l'iso- 
lement diminuant  en  eux  l'attrait  qui  reproduit  la 
vie,  leur  nombre  ne  s'accroît  qu'avec  une  lenteur  qui 
n'inquiète  jamais  leur  oisiveté.  L'homme  social,  au 
contraire,  a  une  paternité  féconde  comme  son  cœur; 
il  voit,  sous  la  bénédiction  de  Dieu,  la  famille  se 
changer  en  tribu,  la  tribu  en  cité,  la  cité  en  nation  ; 
les  tentes  s'abritent  derrière  les  murailles  ;  les  ter- 
ritoires se  déterminent  par  des  bornes;  la  nature 
manque  devant  les  flots  de  l'humanité.  Il  faut  que 
l'art  supplée  à  son  défaut  d'espace  et  de  vigueur;  il 
faut  qu'un  travail  assidu  seconde  les  inventions  de 
l'art.  Des  métiers  innombrables  sollicitent  les  bras 
de  l'homme,  et  les  bras  de  l'homme  à  leur  tour  solli- 
citent les  métiers.  Nos  veines  ne  se  remplissent  que 
du  fruit  de  nos  sueurs.  Chaque  goutte  de  notre  sang 
est  achetée  de  la  terre  au  prix  d'une  vertu. 

C'est  plus  qu'il  n'est  nécessaire  pour  effrayer  l'é- 
goïsme, et  pour  lui  persuader  que  l'ordre  social  n'est 
qu'une  imposture  dans  un  martyre.  Je  ne  le  réfute 


—  432  - 

pas,  Messieurs,  je  vous  explique  seulement  comment 
il  se  fait  que  le  dogme  chrétien  de  la  société  ait  des 
contradicteurs  et  des  ennemis.  Dépendance,  travail, 
ces  mots  sont  durs,  je  ne  puis  le  nier,  et  qui  ne  les 
accepte  pas  est  nécessairement  en  révolte  contre  la 
réalité  des  choses  humaines. 

Il  y  a  peu  de  jours.  Messieurs,  vous  avez  gravé 
sur  les  monuments  de  votre  capitale  cette  inscription 
mémorable  :  Liberté ,  égalité ,  fraternité.  C'est  bien, 
en  effet,  une  partie  de  la  charte  primitive  qui  a  uni 
les  hommes  entre  eux  et  fondé  le  genre  humain  ; 
mais  ce  ne  l'est  pas  tout  entière.  C'est  la  charte  des 
droits,  non  celle  des  devoirs.  Or  l'homme  vivant  en 
société  ne  peut  pas  plus  se  passer  de  devoirs  que  de 
droits.  Si  la  liberté  lui  est  nécessaire  pour  rester  une 
créature  morale ,  pour  ne  pas  être  étouffé  dans  les 
étreintes  d'une  domination  exagérée  et  injuste,  l'o- 
béissance lui  est  nécessaire  aussi  pour  se  soutenir,  à 
Taide  d'une  loi  commune  et  sacrée,  au  foyer  vivant 
qui  le  fait  une  nation.  Si  l'égalité  lui  est  nécessaire 
pour  ne  pas  déchoir  du  rang  où  Dieu  l'a  placé  par 
une  origine  qu'il  partage  avec  tous  ses  semblables , 
la  hiérarchie  lui  est  nécessaire  aussi  pour  ne  pas 
tomber,  faute  d'un  chef  et  d'un  commandement, 
dans  l'impuissance  de  la  dissolution  individuelle.  Si 
la  fraternité  lui  est  nécessaire  pour  qu'un  sentiment 
de  confiance  et  d'amour  élargisse  les  liens  étroits 
de  l'ordre  social ,  pour  que  l'humanité  demeure  une 
grande  famille  issue  d'un  père  commun ,  la  vénéra- 
tion lui  est  nécessaire  aussi  pour  reconnaître  et  affer- 
mir l'autorité  de  l'âge,  la  magistrature  de  la  vertu, 


—  433  — 

la  puissance  des  lois  en  ceux  qui  en  ont  le  caractère, 
soit  comme  législateurs,  soit  comme  souverains. 
Écrivez  donc,  Messieurs,  si  vous  voulez  fonder  de 
durables  institutions ,  écrivez  au  -  dessus  du  mot  de 
liberté  le  mot  d'obéissance,  au-dessus  du  mot  d'éga- 
lité le  mot  de  hiérarchie,  au-dessus  du  mot  de  fra- 
ternité le  mot  de  vénération ,  au-dessus  du  symbole 
auguste  des  droits  le  symbole  divin  des  devoirs.  Je 
vous  l'ai  dit  ailleurs,  le  droit  est  la  face  égoïste  de  la 
justice,  le  devoir  en  est  la  face  généreuse  et  dévouée. 
Appelez-en  au  dévouement ,  afin  que  le  dévouement 
vous  réponde,  et  que  votre  édifice  triomphe  des  pas- 
sions ardentes  qui ,  depuis  l'origine  de  la  société ,  ne 
cessent  d'en  conjurer  la  ruine. 

La  société  humaine  n'est  pas  seulement  haïe  pour 
elle-même,  à  cause  des  vertus  civiles  qu'elle  impose, 
elle  l'est  encore  par  une  autre  raison  qu'il  importe  que 
vous  sachiez.  Dieu ,  qui  a  été  le  fondateur  de  la  so- 
ciété ,  en  est  le  conservateur.  Il  la  maintient  par  la 
force  de  son  nom,  qui  s'y  est  perpétué  sous  la  garde 
des  traditions  dogmatiques  et  des  observances  re- 
ligieuses. Nul  peuple  n'a  pu  vivre  sans  ce  nom  vé- 
néré ;  nulle  cité  ne  s'est  bâtie  que  sur  la  pierre  an- 
gulaire du  temple.  Et  c'est  en  vain  que  l'impie  espère 
abolir  la  mémoire  de  Dieu  tant  qu'il  n'aura  pas  aboli 
a  société,  qui  en  a  le  dépôt,  et  qui  vit  de  ce  trésor 
héréditaire  de  l'humanité.  La  société  humaine  et  la 
société  religieuse  sont  deux  sœurs  nées  le  même 
our  de  la  parole  divine,  l'une  regardant  le  temps  , 

autre  l'éternité ,  distinctes  par  leur  domaine  et  par 
eur  fin ,  mais  indissolublement  unies  dans  le  cœur 

IV.  —  13 


—  434  — 

de  l'homme,  s'y  soutenant  l'une  par  l'autre,  tombant 
ensemble,  se  relevant  ensemble,  bravant  ensemble 
par  leur  commune  immortalité  la  haine  qui  les  pour- 
suit toutes  deux.  Ne  perdez  pas  ce  point  de  vue, 
Messieurs,  si  vous  voulez  vous  rendre  compte  du 
levain  d'anarchie  qui  soulève  le  cœur  de  l'homme 
contre  la  société.  La  société  n'est  pas  autre  chose 
que  l'ordre ,  et  l'ordre  a  en  Dieu  sa  racine  invulné- 
rable. Quiconque  n'aime  pas  Dieu  a  par  cela  seul 
une  cause  permanente  d'aversion  contre  l'état  social, 
qui  ne  saurait  se  passer  de  Dieu. 

De  là  vient  que  les  époques  antireligieuses  pro- 
duisent infailliblement  des  théories  antisociales.  Vous 
l'avez  vu  au  dernier  siècle.  Tandis  que  les  docteurs 
d'une  génération  légère  livraient  au  ridicule  Jésus- 
Christ,  la  Bible  et  l'Église,  d'autres  écrivaient,  d'une 
plume  non  moins  hardie ,  contre  la  société  humaine. 
On  exaltait  l'état  sauvage  comme  l'état  primitif  de 
l'homme,  et  incomparablement  le  meilleur;  on  ex- 
hortait à  y  retourner,  l'arc  et  la  flèche  en  main ,  les 
efféminés  gentilshommes  des  délices  de  Trianon.  Or 
démontrait  pour  le  moins  que  la  société  s'était  for- 
mée par  un  contrat  volontaire ,  et  l'on  recherchait 
avec  une  gravité  qui  n'était  que  trop  formidable 
les  clauses  de  ce  fabuleux  contrat. 

Faut-il ,  Messieurs ,  vous  prouver  que  l'ordre  so- 
cial n'est  ni  une  institution  contre  nature ,  ni  un( 
institution  facultative  ?  Nous  sommes  loin  des  tempi 
où  s'agitaient  ces  questions  puériles  en  elles-mêmes 
mais  que  rendait  considérables  la  décadence  de  Lj  d 
monarchie  où  elles  étaient  traitées.  Aujourd'hui  qu 


—  435  — 

cette  monarchie  a  disparu  dans  une  tempête,  et  que 
l'époque  de  reconstruction  a  succédé  à  celle  des 
ruines,  les  intelligences  se  préoccupent  bien  plus 
des  problèmes  économiques  de  la  vie  sociale  que  des 
circonstances  de  son  origine  et  des  causes  premières 
de  son  établissement.  C'est  pourquoi  je  me  bornerai 
au  peu  de  mots  qui  sont  nécessaires  pour  confirmer 
rationnellement  le  dogme  de  la  société  tel  que  le 
professe  la  doctrine  catholique. 

Une  chose  est  naturelle  lorsqu'elle  est  conforme  à 
la  constitution  réelle  d'un  être.  Or  l'état  social  est 
évidemment  conforme  à  la  constitution  de  l'homme , 
puisque  partout  et  toujours  il  a  vécu  en  société.  On 
nous  oppose,  il  est  vrai,  les  peuplades  sauvages  de 
l'Amérique,  et  d'un  grand  nombre  d'îles  semées  dans 
l'Océan;  mais  ces  peuplades  elles-mêmes,  quoique 
dépourvues  de  civilisation ,  vivent  encore  dans  des 
rudiments  informes  de  communauté.  Ce  sont  des 
branches  détachées  par  accident  de  la  grande  souche 
humaine ,  et  qui ,  privées  de  la  sève  des  traditions , 
soustraites  à  la  loi  de  l'enseignement  oral ,  végètent 
aux  confins  extrêmes  de  la  sociabilité  sans  avoir 
rompu  le  dernier  anneau  qui  les  y  retient.  Que  la 
vérité  et  la  charité  les  cherchent  au  bout  du  monde; 
que  la  parole  de  l'Évangile ,  apportée  par  les  nuées 
du  ciel ,  vienne  à  tomber  sur  la  glèbe  inculte  de  leur 
âme,  vous  les  verrez  tendre  la  main  à  l'apostolat, 
couvrir  leur  nudité ,  enfoncer  la  charrue  dans  le  sol 
de  leurs  forêts ,  s'assembler  sous  l'arbre  et  le  signe 
d'une  croix ,  et  courber  leurs  fronts  devant  la  pré- 
sence invisible  du  Dieu  dont  ils  ne  connaissaient 


-  436  — 

plus  qu'un  souvenir  aussi  incertain  que  leur  vie. 
Vous  ne  l'ignorez  pas,  l'Océanie  voit  aujourd'hui 
s'accomplir  ces  merveilles ,  et  les  îles  fortunées  de 
Mangaréva  envoient  jusqu'à  nos  vieux  continents  le 
baume  virginal  d'une  civilisation  qui  retrouve  un 
berceau  dans  les  ruines  du  désert. 

Je  ne  veux  pas  dire  que  le  sauvage  passe  aisément 
ni  toujours  à  l'état  de  perfectionnement  social  ;  non, 
Messieurs  :  c'est  là  une  œuvre  difficile  qui  coûte  du 
temps,  une  suite  de  circonstances  heureuses,  et  qui, 
à  cause  de  cela ,  est  rarement  couronnée  de  succès. 
On  n'arrache  pas  en  un  jour  une  population  tout 
entière  à  la  torpeur  d'une  oisiveté  invétérée  et  au 
libre  épancheraent  des  passions.  Il  suffît  qu'on  l'ait 
fait ,  ou  même  qu'on  l'ait  commencé ,  pour  que  l'état 
sauvage  cesse  d'être  une  objection  contre  le  tempé- 
rament social  de  l'homme.  L'Iroquois  ou  le  Huron 
n'est  pas  civilisé  ;  mais  il  est  apte  à  le  devenir,  et  s'il 
ne  le  devient  pas  tout  seul  à  l'aide  de  ses  forces 
propres ,  c'est  par  la  même  raison  que  le  sourd  et 
muet.  Nul  n'est  à  lui-même  son  initiateur;  tout 
homme  ou  toute  tribu  sortie  de  la  société,  qui  est  la 
grande  et  universelle  initiatrice,  ne  saurait  y  rentrer 
que  par  un  législateur  qui  lui  apporte  du  foyer  com- 
mun la  vérité,  la  justice,  l'ordre  et  le  dévouement. 
Il  n'est  pas  besoin  de  courir  à  l'océan  Pacifique  pour 
y  trouver  le  sauvage  ;  quiconque  repousse  la  tradi- 
tion sociale  par  des  passions  sans  frein  est  un  sau- 
vage volontaire ,  d'autant  plus  dégradé  qu'il  touche 
a  là  source  du  vrai  et  du  bien.  Vous  avez  rencontré , 
Messieurs,  de  ces  êtres  tombés  par  leur  faute  au- 


—  437  — 

dessous  de  la  civilisation,  et  assurément  vous  n'avez 
rien  conclu  de  leur  misère  morale  contre  la  dignité 
de  notre  nature  et  contre  sa  sociabilité.  L'exception 
n'a  jamais  détruit  une  règle,  et  ici  il  n'y  a  pas  même 
d'exception.  Le  sauvage  est  à  l'homme  civilisé  ce 
qu'un  avorton  est  à  une  plante  qui  a  reçu  un  déve- 
loppement régulier;  il  témoigne  par  sa  difformité 
même  en  faveur  du  type  normal  dont  il  n'a  pas  at- 
teint la  plénitude. 

L'homme  vit  donc  socialement  en  vertu  de  sa  con- 
stitution native  ;  il  est  naturellement  sociable,  et  par 
suite  naturellement  social.  Ce  n'est  pas  un  contrat 
facultatif  qui  l'a  mis  en  société  ;  il  est  né  en  société. 
Et  s'il  arrive  qu'il  en  sorte  par  un  accident  funeste 
qui  le  sépare  de  la  souche  commune  ,  il  lui  est  im- 
possible d'y  rentrer  de  lui-même  sous  la  forme  d'un 
contrat  ou  d'une  déUbération.  Il  végète  dans  cet  état 
jusqu'à  ce  que  l'homme  civiUsé  vienne  toucher  sa 
main ,  et  le  relève  par  la  souveraineté  fraternelle  de 
la  parole  au  rang  d'une  intelligence  éclairée  de  Dieu. 
Car  c'est  Dieu  qui  a  été  le  premier  initiateur  du 
genre  humain  à  la  vie  sociale,  et  qui,  après  avoir 
déposé  dans  ses  entrailles  avec  la  vérité  et  l'amour 
le  germe  du  rapprochement  mutuel ,  lui  a  donné  la 
première  impulsion.  La  vérité  et  l'amour  sont  la 
base  de  l'ordre  social  ;  partout  où  se  rencontrent  des 
âmes  qui  en  ont  reçu  le  don,  le  principe  de  la  société 
9xiste  en  elles  et  tend  à  les  unir.  Mais  ce  principe 
peut  être  assoupi  ou  dégradé;  c'est  pourquoi  il 
exige,  tout  préexistant  qa'il  est,  une  intervention 
initiatrice,  qui  l'éveille  s'il  est  assoupi,  qui  le  purifie 


—  438  — 

s'il  est  dégradé.  En  sorte  que  ces  deux  choses  sont 
également  vraies ,  que  la  société  est  naturelle  à 
l'homme,  et  que  cependant  elle  est  d'institution  di- 
vine. Elle  est  naturelle  à  l'homme,  parce  que  l'homme, 
être  intelligent  et  moral,  a  reçu  dans  sa  création  le 
germe  intelligible  de  la  vérité  et  de  l'amour;  elle  est 
d'institution  divine ,  parce  que  c'est  Dieu  qui  le  pre- 
mier a  mis  directement  l'homme  en  possession  ac- 
tive de  la  vérité  et  de  l'amour,  et  qui ,  le  premier 
aussi ,  lui  a  donné  lieu  d'appliquer  la  vérité  et  l'a- 
mour dans  des  relations  de  semblable  à  semblable , 
d'égal  à  égal. 

Il  est  temps  que  nous  assistions  à  ce  moment  su- 
prême du  drame  de  la  création,  et  que  nous  voyions 
la  société  humaine  surgir  sous  la  main  bénie  à  qui 
nous  devons  tout. 

Quand  Dieu  eut  prononcé  cette  belle  parole  :  Il 
n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul ,  l'Écriture  nous 
dit  qu'il  fit  descendre  sur  l'homme,  notre  premier 
père,  un  sommeil  profond  et  mystérieux.  C'est  que 
Dieu  ,  en  quelque  sorte ,  craignait  d'être  troublé  par 
le  regard  de  l'homme  pendant  le  travail  subUme  au- 
quel il  se  préparait  ;  il  ne  voulait  pas  qu'aucune 
autre  pensée  que  la  sienne  intervînt  dans  l'acte  qui 
allait  donner  la  pluralité  à  l'homme  sans  détruire 
son  unité.  Car  telle  était  l'œuvre  que  sa  souveraine 
puissance  se  proposait  d'accomplir.  Prenant  pour 
exemplaire  de  la  société  humaine  l'ordre  éternel  de 
la  société  divine,  il  entendait  qu'il  n'y  eût  pas  seu- 
lement unité  morale  dans  les  relations  de  l'homme  à 


—  439  — 
'homme,  mais  que  ces  relations  prissent  leur  source 
dans  une  unité  substantielle,  imitatrice  autant  que 
possible  du  lien  qui  rassemble  les  trois  personnes 
incréées  dans  une  ineffable  perfection.  L'humanité 
devait  être  une  par  la  nature ,  par  l'origine  ,  par  le 
sang,  et  ne  former  de  tous  ses  membres  ,  au  moyen 
de  cette  trible  unité,  qu'une  seule  âme  et  qu'un  seul 
corps.  Ce  plan  était  conforme  au  but  général  de 
Dieu ,  qui  était  de  nous  créer  à  son  image  et  à  sa 
ressemblance,  afin  de  nous  communiquer  tous  ses 
biens  ;  il  était  digne  de  sa  sagesse  autant  que  de  sa 
bonté  :  et  quand  je  songe  qu'une  vulgaire  impiété  a 
pu  rire  de  l'acte  magnifique  qui  en  fut  la  réalisa- 
tion, je  me  sens  pris  d'une  pitié  profonde  pour  l'a- 
baissement où  tombe  l'intelligence  qui  méconnaît 
celle  de  Dieu. 

L'homme  était  donc  aux  pieds  de  son  créateur  et 
de  son  père ,  enivré  de  l'inertie  d'un  sommeil  surhu- 
main ,  ne  sachant  rien  de  ce  qu'on  méditait  sur  lui , 
et  Dieu  le  regardait  en  pensant.  Fallait -il  diviser 
cette  belle  créature  pour  la  multiplier?  Fallait -il 
créer  à  côté  d'elle  une  image  d'elle-même,  sans 
autre  communauté  que  la  similitude ,  et  faire  sortir 
le  genre  humain  d'un  premier  homme  associé  à  un 
second?  C'eût  été  détruire  l'unité  dans  la  racine 
même  d'où  elle  devait  fleurir.  Il  y  eût  eu  deux  sangs, 
il  n'en  fallait  qu'un.  Il  fallait  que  l'humanité  tout 
entière  sortît  d'un  seul  homme,  que  la  plurahté 
vivante  jaillît  de  l'unité  vivante,  et  que  l'homme, 
multiplié  sans  divisions  reconnût  dans  son  sem- 
blable ,  émané  de  lui ,  les  os  de  ses  os ,  et  la  chair 


—  440  — 

de  sa  chair  (1).  C'est  avec  cette  pensée  que  Dieu 
s'incline  vers  l'homme,  et  qu'il  va  le  toucher;  mais 
où  le  touchera-t-il?  Le  front  de  l'homme,  où  repose 
avec  son  intelligence  le  siège  éminent  de  sa  beauté, 
se  présentait  naturellement  à  la  main  créatrice ,  et 
semblait  appeler  la  bénédiction  nouvelle  qui  allait 
descendre  sur  nous.  Dieu  ne  le  toucha  point.  Si  belle 
faculté  que  soit  l'intelligence,  elle  n'est  pas  le  terme 
de  notre  perfection  ;  calme  comme  la  lumière ,  froide 
comme  elle ,  ce  n'était  pas  du  point  qui  lui  corres- 
pond dans  l'architecture  extérieure  de  l'homme, 
que  Dieu  devait  susciter  le  miracle  de  notre  plura- 
lité consubstantielle.  Il  connaissait  un  endroit  meil- 
leur; il  y  posa  la  main.  Il  la  posa  sur  la  poitrine  de 
l'homme ,  là  où  le  cœur  marque  par  son  mouvement 
le  cours  de  la  vie,  là  où  toutes  les  saintes  affections 
ont  leur  retentissement  et  leur  contre- coup.  Dieu 
écouta  un  moment  ce  cœur  si  pur  qu'il  venait  de 
créer,  et  arrachant  par  une  pensée  de  sa  toute-puis- 
sance une  partie  du  bouclier  naturel  qui  le  couvre , 
il  forma  la  femme  de  la  chair  de  l'homme,  et  son 
âme  du  même  souffle  qui  avait  fait  l'âme  d'Adam. 

L'homme  vit  l'homme.  Il  se  vit  dans  un  autre 
avec  sa  majesté ,  sa  force,  sa  douceur,  et  une  grâce 
de  plus,  nuance  déUcate,  qui  ne  lui  présentait  une 
dissemblance  que  pour  établir  entre  les  deux  parties 
de  lui-même  une  plus  étroite  fusion.  Premier  regard 
de  l'homme  sur  l'homme,  quel  fûtes -vous?  Premier 
instant  nuptial  de  l'humanité,  qui  vous  dira?  Nous 

(1)  Genèse,  chap.  ii ,  vers.  23. 


—  441  — 

ne  chercherons  pas  à  vous  le  peindre,  Messieurs, 
nous  ne  diminuerons  pas  dans  une  vaine  poésie  la 
solennité  de  ces  noces  dont  Dieu  fut  le  consécrateur; 
mais  imitant  l'austère  simplicité  de  l'Écriture,  nous 
vous  dirons  ce  qu'elle  nous  a  dit. 

Après  donc  que  Dieu  eut  conduit  à  l'homme  sa 
compagne,  selon  l'expression  des  saintes  pages,  il 
prononça  sur  eux  en  ces  termes  la  bénédiction  d'une 
inépuisable  fécondité  :  Croissez  et  multipliez -vous , 
et  remplissez  la  terre  (1).  Et  avec  ces  paroles,  effi- 
caces comme  toutes  les  paroles  de  Dieu,  l'homme 
reçut  le  don  de  produire  et  de  perpétuer  le  miracle 
de  la  diffusion  de  son  être  dans  des  rejetons  person- 
nellement distincts  de  lui,  mais  un  avec  lui  par  la 
forme  et  par  le  sang.  L'humanité  était  fondée,  et 
l'homme,  en  qui  elle  venait  de  l'être,  l'homme  roi, 
époux,  père,  portant  dans  son  sein  l'innombrable 
j^oslérité  de  ses  fils,  entonna  l'hymne  du  premier 
hyménée,  le  chant  du  premier  amour,  la  loi  de  la 
première  famille,  la  prophétie  de  toutes  les  généra- 
tions. Écoutons- le,  Messieurs,  écoutons  notre  an- 
cêtre parlant  à  sa  race  au  nom  de  Dieu;  écoutons  la 
pi-emière  parole  de  l'homme  qui  ait  traversé  les 
siècles  et  qui  ait  enseigné  le  genre  humain.  Voici, 
diMl,  Vos  de  mes  os  et  la  chair  de  ma  chair;  celle- 
ci  s*appellera  vierge  parce  qu'elle  a  été  tirée  de 
l'homme  :  c'est  pourquoi  l'homme  quittera  son  père 
et  sa  mère  et  s'attachera  à  son  épouse,  et  ils  seront 
deux  dans  vue  chair  (1).  Telle  est  la  loi  de  la  fa- 

(1)  Genèse,  cliap.  i,  vci*s.  28. 

(2)  Ihid.,  chap.  ii,  vers.  23  et  24. 


—  442  — 

mille,  de  la  société,  de  la  civilisation  ;  tel  est  l'oracle 
qui  réglera  à  jamais  le  sort  de  l'humanité.  Tout  lé- 
gislateur qui  en  méprisera  le  commandement  ne 
fondera  que  la  barbarie  ;  tout  peuple  qui  s'en  écar- 
tera n'atteindra  point  l'ère  de  la  justice  et  des 
saintes  mœurs.  C'est  de  la  constitution  de  la  famille 
que  dépendra  dans  tous  les  âges  le  progrès  ou  la 
décadence  de  la  société ,  et  la  constitution  de  la  fa- 
mille signée  de  l'homme  et  signée  de  Dieu,  est  écrite 
dans  la  charte  dont  vous  venez  d'entendre  la  pro- 
clamation. La  femme  ne  sera  point  l'esclave  de 
rhomme;  elle  en  sera  la  sœur,  l'os  de  ses  os,  la 
chair  de  sa  chair;  partout  où  on  la  dégradera  de  ce 
rang,  l'homme  sera  dégradé  lui-même;  il  ne  con- 
naîtra point  les  pures  joies  du  véritable  amour.  As- 
sujetti à  la  domination  des  sens,  la  femme  ne  lui 
sera  qu'un  instrument  de  volupté  ;  elle  ne  lui  par- 
lera point  de  Dieu  avec  l'autorité  de  la  tendresse , 
elle  n'adoucira  point  son  cœur  par  le  charme  con- 
stant du  sien,  elle  ne  polira  point  sa  vie  par  la 
délicatesse  innée  de  son  geste  et  de  sa  voix.  Le 
seuil  domestique,  symbole  de  la  servitude,  au  lieu 
de  rappeler  à  l'homme  les  heures  saintes  et  for- 
tunées de  son  passage  terrestre ,  ne  lui  rappellera 
que  l'inconstance  de  ses  plaisirs,  que  la  durée  de  ses 
passions. 

Mais  la  femme  ne  sera  point  seulement  la  sœur  de 
rhomme  en  vertu  de  la  communauté  d'origine;  elle 
en  sera  l'épouse ,  elle  lui  apportera  dans  la  virginité 
de  son  corps  et  de  son  âme  un  don  inestimable ,  un 
don  que  l'homme  ne  pourra  plus  recevoir  d'une 


—  443  — 

autre,  tant  que  la  mort  n'aura  pas  rompu  le  serment 
qui  en  aura  été  le  prix.  La  femme,  dit  Adam  ,  s'ap- 
pellera vierge  ;  c'est  pourquoi  l'homme  quittera  son 
père  et  sa  mère  et  s'attachera  à  son  épouse,  et  ils 
seront  deux  dans  une  chair.  Ils  seront  deux  ,  et  non 
davantage  ;  ils  seront  deux  jusqu'à  ne  plus  être 
qu'une  chair  ;  et  comme  la  mort  dissout  l'unité  de  la 
chair,  la  mort  seule  aussi  détruira  l'unité  du  ma- 
riage ,  source  de  la  vie.  Si  la  fragilité  du  cœur  hu- 
maine oublie  cet  ordre,  s'il  ose  élever  l'adultère  jus- 
qu'à la  sainteté  du  mariage,  en  profanant  celle-ci, 
la  femme  n'existera  plus  ni  comme  épouse  ni  comme 
mère  ;  l'enfant  issu  de  ses  entrailles  par  une  impar- 
faite union  ne  reconnaîtra  plus  en  elle  qu'une  vic- 
time déshonorée ,  et  dans  ses  propres  jours  que  le 
fruit  d'une  égoïste  paternité. 

Ainsi ,  alliance  fraternelle  de  l'homme  et  de  la 
femme,  alliance  exclusive  et  indissoluble,  où  l'homme 
cependant  exerce  l'autorité  principale,  parce  qu'il 
est  la  souche  d'où  sa  compagne  a  été  prise,  et  qu'elle 
lui  a  été  donnée  par  Dieu ,  selon  le  langage  de  l'É- 
criture, comme  un  être  semblable  à  lui  (1)  :  telle  est 
la  constitution  régulière  de  la  famille,  hors  de  la- 
quelle il  n'y  a  plus  qu'oppression  de  la  femme  et  de 
l'enfant ,  affaiblissement  du  sens  moral ,  substitution 
de  la  volupté  à  l'amour,  de  l'égoïsme  au  dévouement, 
enfin  barbarie  ou  décadence,  selon  l'âge  des  nations 
où  s'est  introduit  le  mépris  des  lois  fondamentales 
de  la  société.  La  société  n'est  que  le  développement 

^1)  Genèse,  chap.  ii,  vers.  18. 


-  444  — 

de  la  famille  ;  si  l'homme  sort  corrompu  de  la  fa- 
mille, il  entrera  corrompu  dans  la  cité.  Si  la  cité 
veut  détruire  la  famille  pour  se  régénérer,  elle  subs- 
tituera un  ordre  factice  et  contre  la  nature  à  l'ordre 
établi  de  Dieu ,  et  elle  tombera  dans  le  double  abîme 
d'une  tyrannie  sans  mesure  et  d'une  effrénée  disso- 
lution. Ce  sera  le  grand  chemin  de  la  mort. 

La  société  n'étant  que  le  développement  de  la  fa- 
mille ,  les  lois  générales  qui  régissent  la  famille 
régissent  aussi  la  société.  De  même  qu'au  foyer  do- 
mestique la  femme  est  sœur  de  l'homme ,  le  citoyen 
au  forum  est  frère  du  citoyen  ;  de  même  que  l'homme 
n'appartient  qu'à  une  femme,  le  citoyen  n'appar- 
tient qu'à  une  nation  ;  de  même  enfin  que  la  femme 
et  l'enfant  doivent  au  père  obéissance  et  respect ,  le 
citoyen  doit  obéissance  et  respect  au  magistrat  de 
la  cité.  Si  de  la  cité  nous  jetons  nos  regards  sur 
le  genre  humain ,  nous  y  reconnaîtrons ,  malgré  la 
différence  du  langage,  des  mœurs  et  de  la  physio- 
nomie, le  concile  dispersé  d'une  seule  race,  l'épa- 
nouissement d'une  seule  tige,  et  nous  dirons  à  cha- 
que homme  :  Tu  es  mon  frère  ;  à  chaque  nation  :  Tu 
es  ma  sœur;  à  tous,  quel  que  soit  leur  couleur,  leur 
histoire  et  leur  nom  :  Voici  l'os  de  mes  os  et  la  chair 
de  ma  chair.  Nous  no  retrouverons  plus ,  il  est  vrai , 
dans  le  genre  humain  l'unité  d'un  seul  père,  une 
obéissance  commune,  un  respect  unanime  :  cet  ordre 
a  été  brisé.  Les  champs  de  Babylone  ont  vu  les 
branches  de  l'homme  se  rompre  en  éclats,  et  nos 
ancêtres  se  dire  en  un  langage  confus  l'adieu  d'une 
séparation  qui  subsiste   encore.    Mais  l'heure  de 


—  445  — 

l'unité  préparée  et  commencée  par  le  Christ  semble 
approcher  ;  les  montagnes  s'abaissent  ;  les  mers  s'a- 
brègent ;  l'humanité  chrétienne,  ayant  à  sa  tête  le 
vicaire  de  Dieu ,  pousse  devant  elle  et  éclaire  de  sa 
supériorité  désormais  assurée  les  peuples  qui  n'ont 
encore  point  adoré  la  parole  régénératrice  de  l'É- 
vangile. Le  goût  de  la  paix  retient  l'épée  dans  le 
fourreau  ;  un  langage  de  fraternité  s'échange  d'un 
bout  du  monde  à  l'autre;  le  nègre  siège  avec  le  blanc 
dans  les  grandes  assemblées  des  nations  :  tout  pré- 
sage aux  esprits  attentifs  une  ère  de  rapprochement 
et  le  siècle  où  s'accomplira ,  sans  détruire  la  variété 
ni  la  liberté  des  peuples,  l'antique  prophétie  qui  nous 
annonce  un  seul  pasteur  pour  un  seul  troupeau  (1). 
Je  m'arrête,  Messieurs,  devant  cette  magnifique 
espérance  qui  doit  consoler  tous  ceux  que  préoccupe 
l'avenir  du  genre  humain.  Pourquoi  faut -il  qu'en- 
core ici  je  rencontre  le  rationalisme  pour  adversaire 
des  vérités  qui  intéressent  à  un  si  haut  point  la  di- 
gnité de  l'homme  et  son  bonheur?  Non  content 
d'avoir  présenté  l'état  social  comme  un  état  contre 
nature,  le  rationalisme  en  a  attaqué  la  constitution 
sous  trois  rapports  considérables  :  il  a  nié  l'unité  de 
la  race  humaine ,  l'unité  du  mariage  et  son  indisso- 
lubilité. Je  ne  me  préoccuperai  point  des  deux  der- 
nières erreurs ,  ayant  eu  déjà  l'occasion  d'y  toucher 
dans  la  Conférence  où  nous  traitions  de  l'influence 
de  la  société  catholique  sur  la  société  naturelle  quant 
à  la  famille ,  et  je  me  bornerai  à  confirmer  en  quel- 

(1)  Évangile  de  saint  Jean,  chap.  x,  vers.  16. 


—  446  — 

ques  mots  l'unité  substantielle  qui  fait  du  genre  hu- 
main une  famille  issue  d'un  seul  amour  et  d'un 
même  sang. 

Il  semble,  Messieurs,  qu'au  siècle  où  nous  vivons, 
siècle  où  les  idées  d'égalité  et  de  fraternité  exercent 
un  empire  général,  s'il  est  un  dogme  qui  dût  échapper 
à  la  négation ,  c'était  le  dogme  qui  ramène  à  l'unité 
tous  les  peuples  dont  se  compose  le  genre  humain. 
Mais  le  rationalisme  croyait  prendre  ici  la  vérité  chré- 
tienne en  flagrant  délit  contre  les  documents  de  la 
science,  et  il  ne  pouvait  manquer  cette  occasion  de  la 
compromettre  dans  les  esprits  qui  attachent  plus  de 
poids  à  l'apparence  des  faits  qu'à  l'évidence  des  lois. 
Il  s'efforça  donc  d'établir  la  diversité  absolue  des  races 
humaines  par  l'étude  comparée  des  dissemblances 
profondes  qui  en  distinguent  les  plus  importants 
rameaux.  Ces  dissemblances  ne  sauraient  être  niées  ; 
l'ignorant  les  découvre  comme  le  savant.  Le  Malais , 
le  Mongol,  le  nègre  ont  des  traits  caractéristiques  qui 
ne  permettent  pas  de  les  confondre  ni  entre  eux  ni 
avec  l'homme  d'Europe.  Gela  est  vrai.  Toute  la 
question  est  de  savoir  si  la  différence  est  substan- 
tielle ,  ou  n'est  qu'un  accident ,  si  elle  constitue  une 
nature  séparée  emportant  une  origine  propre ,  ou  si 
elle  n'est  qu'une  nuance  causée  dans  un  type  pri- 
mitivement uniforme  dans  des  circonstances  de 
temps,  de  lieux,  de  mœurs,  et  même  par  des  événe- 
ments fortuits  dont  l'effet  et  l'empreinte  se  sont 
ensuite  perpétués. 

Il  est  incontestable  que  des  variétés  sensibles  s'in- 
troduisent dans  des  êtres  de  même  genre  et  de  même 


—  447  — 

lignée  ;  c'est  le  résultat  de  deux  forces  qui  retien- 
nent la  vie  dans  un  juste  équilibre,  la  spontanéité 
et  l'immutabilité.  Sans  la  spontanéité,  c'est-à-dire 
sans  un  mouvement  propre  et  original ,  les  êtres  de- 
meureraient dans  le  moulemonotoned'uneuniformité 
ingrate;  sans  l'immutabilité,  ils  perdraient  sous  le 
coup  de  leur  action  individuelle  le  type  de  leur  vraie 
organisation.  Ils  sont  donc  à  la  fois  libres  et  con- 
tenus ;  ils  se  modifient  sans  se  dénaturer.  Telle  est 
la  cause  de  ces  changements  de  physionomie  qui  ne 
portent  aucun  nom  lorsqu'ils  ne  se  perpétuent  pas,  et 
qui  s'appellent  des  variétés  lorsqu'ils  sont  assez  forts 
pour  se  transmettre  et  se  maintenir.  Car,  de  même 
que  la  forme  primitive  de  l'être  vivant  résiste  à  toutes 
les  mutations ,  la  forme  secondaire  ou  acquise  peut 
participer  aussi  de  ce  privilège  lorsque  les  causes 
qui  l'ont  produite  se  sont  invétérées ,  et  ont  passé  en 
quelque  sorte  jusqu'aux  racines  de  la  vie.  Le  père 
ou  la  mère,  et  quelquefois  tous  les  deux  ensemble, 
communiquent  à  leurs  enfants  les  traits  et  l'expres- 
sion qu'ils  ont  eux-mêmes  reçus  de  leurs  auteurs.  Si 
ce  vestige  héréditaire  disparaît  promptement  dans 
des  familles  de  peu  de  distinction ,  il  acquiert  une 
persistance  opiniâtre  dans  les  races  plus  fortement 
trempées ,  qui  veillent  davantage  sur  leur  sang.  Il 
est  surtout  remarquable  dans  la  physionomie  parti- 
culière à  chaque  peuple ,  quelque  rapprochement  de 
climat  et  de  mœurs  qu'il  y  ait  entre  eux.  Le  Fran- 
çais, l'Anglais,  l'Allemand,  l'Italien,  l'Espagnol,  qui 
se  touchent  sur  un  sol  de  peu  d'étendue,  qui  s'a- 
breuvent des  mêmes  eaux  et  du  même  soleil ,  qui 


—  448  — 

adorent  le  même  Dieu ,  qui  ont  été  mêlés  par  une 
communion  ininterrompue  de  douze  à  quatorze  siè- 
cles, tous  ces  peuples  ont  un  type  de  figure  qui  leur 
est  personnel ,  et  qui  les  fait  reconnaître  à  l'instant 
par  l'observateur  le  moins  attentif.  S'il  en  est  ainsi 
entre  des  corps  de  nation  soumis  à  l'influence  d'élé- 
ments communs,  que  sera-ce  de  ceux  que  séparent 
la  distance,  la  lumière,  la  chaleur,  la  nourriture,  les 
croyances,  les  habitudes,  toutes  les  causes  enfin  ma- 
térielles et  spirituelles  qui  agissent  sur  la  vie  et  y 
déterminent  de  profondes  modifications?  Et  si  la 
dissemblance  de  deux  peuples  européens  n'accuse 
pas  la  diversité  de  leur  première  origine ,  comment 
la  dissemblance  du  nègre  et  du  blanc  accuserait^elle 
autre  chose  que  la  diversité  de  leur  histoire  reli- 
gieuse, politique  et  naturelle?  Ce  qui  fait  l'homme, 
c'est  une  âme  intelligente  unie  à  un  corps  doué  de  cer- 
taines proportions.  Or  le  nègre  n'a-t-il  pas  l'âme  du 
blanc  j  et  n'a-t-il  pas  son  corps?  Qui  dira  que  l'âme 
du  nègre  n'est  pas  humaine,  et  que  son  corps  n'est 
pas  humain?  Et  si  l'âme  du  nègre  est  humaine,  si 
son  corps  est  humain,  n'est-il  pas  un  homme?  Et  s'il 
est  un  homme,  qui  l'empêche  d'avoir  eu  le  même 
père  que  nous? 

Aussi ,  Messieurs ,  une  loi  physiologique  promul- 
guée par  l'illustre  Çuvier  a  décidé  la  question.  Il  est 
acquis  à  la  science  que  tous  les  êtres  vivants  qui 
s'unissent  entre  eux,  et  dont  la  postérité  demeure 
indéfiniment  féconde,  appartiennent  à  la  même  na- 
ture et  remontent  à  une  souche  primordialement 
unique.  Dieu  n'a  pas  voulu,  afin  de  maintenir  les 


—  449  — 

grandes  lignes  de  la  création,  que  les  êtres  d'origine 
et  de  genre  divers  pussent,  au  moyen  d'alliances 
capricieuses,  confondre  tous  les  sangs.  S'il  arrive  que 
ce  fait  irrégulier  se  produise ,  il  obtiendra  bien  de  la 
fécondité  trompée  un  premier  résultat;  mais  il  n'ira 
pas  plus  loin  ,  l'ordre  reprendra  immédiatement  son 
empire,  et  la  stérilité  punira  le  fruit  d'un  commerce 
réprouvé  par  la  volonté  du  Créateur.  Or,  Messieurs, 
cet  anathème  n'atteint  pas  l'union  du  nègre  et  du 
blanc;  leurs  serments  reçus  au  pied  des  mêmes 
autels ,  sous  l'invocation  du  même  Dieu  ,  obtiennent 
dans  une  postérité  indéfinie  la  gloire  d'un  acte  légi- 
time et  saint.  Bien  plus,  les  deux  sangs  se  reconnais- 
sent; le  plus  pur  élève  à  sa  splendeur  celui  qui  avait 
contracté  une  altération  ;  de  degré  en  degré,  d'al- 
liance en  alliance,  toute  disparité  s'évanouit,  et  les 
fils  d'Adam  se  retrouvent,  comme  il  y  a  soixante 
siècles ,  dans  les  traits  fraternels  de  leur  père  com- 
mun. 

Arrière  donc  ces  tentatives  honteuses  d'une  science 
fratricide  !  arrière  les  voix  qui  ne  respectent  pas  l'in- 
violable unité  du  genre  humain  !  Saluons  plutôt , 
chrétiens ,  saluons  de  loin ,  la  face  tournée  vers  tous 
les  vents  du  ciel,  nos  frères  dispersés  par  la  tempête 
sur  des  rivages  si  divers.  Nous  qui  avons  le  mieux 
conservé  l'incarnat  primitif  de  notre  création,  qui 
avons  reçu  avec  une  plus  douce  influence  de  la  lu- 
mière naturelle  un  meilleur  partage  de  la  lumière 
incréée ,  nous  les  aînés  de  la  vérité  et  de  la  civilisa- 
tion ,  saluons  nos  frères  que  nous  n'avons  précédés 
que  pour  les  conduire ,  que  nous  n'avons  surpassés 


-  450  — 

que  pour  qu'ils  nous  égalent  un  jour.  Saluons  en 
eux  notre  unité  passée  et  notre  unité  future,  l'unité 
que  nous  avions  en  Adam,  et  celle  qui  nous  attend 
en  Dieu.  Touchons  la  main  du  Malais  et  du  Mongol; 
touchons  la  main  du  nègre;  touchons  la  main  du 
pauvre  et  du  lépreux.  Tous  ensemble ,  unissant  nos 
biens  et  nos  maux  dans  une  immense  et  sincère  fra- 
ternité ,  allons  à  Dieu ,  notre  premier  père.  Allons  à 
Dieu,  qui  nous  a  préparés  du  même  Hmon,  qui  nous 
a  vivifiés  du  même  souffle,  qui  nous  a  pénétrés  du 
même  esprit,  qui  nous  a  donnés  la  même  parole,  qui 
nous  a  dit  à  tous  :  Croissez  et  multipliez -vous  et 
remplissez  la  terre,  et  soumettez-vous-la,  et  prési- 
dez. Lui  seul  peut  nous  bénir,  lui  seul  peut  nous 
ouvrir  une  ère  véritable  de  liberté,  d'égalité  et  de 
fraternité.  Sans  lui ,  c'est  en  vain  que  vous  gravez 
ces  mots  sublimes  sur  le  front  de  vos  monuments. 
Ils  avaient  été  gravés ,  il  y  a  trente  siècles ,  sur  les 
tables  du  Sinaï  par  un  doigt  plus  puissant  que  le 
vôtre ,  et  cependant  les  tables  du  Sinaï  sont  tombées 
des  mains  qui  les  portaient ,  et  se  sont  brisées  au 
pied  de  la  montagne.  C'est  que  leurs  lois  étaient 
écrites  sur  la  pierre,  et  non  dans  le  cœur  de  l'homme. 
N'écrivez  donc  pas  les  vôtres  sur  la  pierre,  écrivez- 
les  avec  le  doigt  de  Dieu  dans  votre  propre  cœur, 
afin  que  de  là  elles  parlent  au  cœur  de  tous  et  s'y 
assurent  une  durable  immortalité. 


CINQUANTE-DEUXIÈME  CONFÉRENCE 


DU  DOUBLE  TRAVAIL  DE  L  HOMME 


Monseigneur, 
Messieurs, 

Il  me  resterait  à  vous  entretenir  de  l'état  où  Dieu 
créa  l'homme  en  tant  qu'être  physique ,  puis  en  tant 
qu'être  religieux.  Sous  le  premier  rapport,  il  le  doua 
d'immortalité  ;  sous  le  second  ,  il  le  prépara  au  par- 
tage de  la  vie  divine  elle-même  par  un  don  que  la 
doctrine  catholique  appelle  la  grâce ,  c'est-à-dire  le 
don  par  excellence.  Ce  devrait  donc  être  là  l'objet 
présent  de  votre  attention.  Mais ,  ayant  plus  tard  à 
traiter  devant  vous  du  mystère  de  la  résurrection  des 
corps,  je  réserve  pour  ce  moment  tout  ce  qui  con- 
cerne l'immortalité  extérieure  de  l'homme;  et  quant 
à  sa  vocation  au  partage  de  la  vie  divine  par  l'effu- 


—  452  — 

sion  de  la  grâce ,  c'est  une  matière  trop  vaste  pour  y 
toucher  dans  un  jour  qui  va  clore  nos  Conférences  de 
cette  année.  Je  la  réserve  donc  aussi,  et  je  suis  amené 
dès  lors  à  la  parole  qui  termine  dans  l'Écriture  le 
récit  de  la  création.  Cette  parole  est  singulière  ;  la 
voici  :  Dieu  acheva  au  septième  jour  l'œuvre  qu'il 
avait  faite,  et  il  se  reposa  de  cette  œuvre  au  sep- 
tième jour;  il  bénit  le  septième  jour,  et  le  déclara 
saint,  parce  qu'en  ce  jour-là  il  avait  cessé  de  créer 
et  de  faire  son  œuvre  (1). 

Par  où  vous  voyez  ,  Messieurs ,  que  le  monde  n'a- 
vait pas  été  l'ouvrage  d'un  instant,  mais  que  Dieu 
l'avait  produit  dans  un  ordre  progressif  et  distribué 
en  six  époques  que  l'Écriture  appelle  des  jours.  Je 
ne  m'arrêterai  pas  à  vous  exposer  cet  ordre ,  qui  est 
connu  de  vous ,  ni  à  le  justifier.  La  science  s'en  est 
chargée  depuis  un  demi -siècle;  chacune  de  ses  dé- 
couvertes est  venue  à  l'improviste  constater  la  pro- 
fondeur de  la  cosmogonie  biblique ,  et  enfin  les  en- 
trailles de  la  terre  mises  à  nu  par  de  tardives 
investigations  ont  révélé  dans  l'état  de  leurs  couches 
superposées  la  réalité  de  la  formation  successive 
qui  est  la  base  du  récit  de  la  Genèse.  Il  a  fallu  re- 
connaître ou  que  Moïse  était  inspiré  de  Dieu,  ou 
qu'il  possédait  quinze  siècles  avant  l'ère  chrétienne 
une  science  qui  ne  devait  éclore  que  trois  mille  ans 
plus  tard.  J'aborderais  volontiers  ce  magnifique 
triomphe  de  notre  foi ,  si  la  nature  de  mes  travaux 
me  permettait  d'y  ajouter  le  poids  de  l'autorité  per- 

(1)  Genèse,  chap.  ii,  vers.  2  et  3. 


-  453  — 

sonnelle ,  et  s'il  n'exigeait  pas ,  pour  paraître  tout  ce 
qu'il  est,  des  développements  scientifiques  mieux 
placés  dans  un  livre  que  dans  la  chaire  sacrée.  Je 
me  borne  donc  à  ce  fait  incontestable,  que  la  cosmo- 
gonie chrétienne  est  désormais  assurée  du  respect 
de  quiconque  ne  méprise  pas  le  témoignage  des  plus 
authentiques  réalités.  Mais  ce  témoignage,  qui  suffit 
pour  confondre  les  injures  de  l'esprit,  ne  suffit  pas 
pour  satisfaire  son  désir  de  savoir.  Il  se  demande 
encore  pourquoi  Dieu  a  créé  le  monde  graduelle- 
ment, pourquoi  il  a  en  quelque  sorte  diminué  sa 
puissance  pour  restreindre  son  action.  On  conçoit 
que  le  temps  soit  nécessaire  à  une  cause  finie;  on  ne 
conçoit  pas  le  service  qu'il  rend  à  une  cause  qui 
peut  tout  par  elle-même.  Comment  Dieu  s'est-il 
rabaissé  à  la  mesure  d'un  ouvrier  vulgaire  ?  Gom- 
ment a-t-il  pris,  quitté,  repris  son  œuvre?  Gomment 
s'est-il  reposé?  Toutes  ces  idées  sont  étranges,  et  en 
les  voyant  unies  au  premier  acte  qui  nous  a  révélé 
Dieu ,  à  l'acte  de  la  création ,  l'intelligence  vacille ,  et 
demeure  sous  le  poids  d'un  incontestable  étonne- 
ment. 

Messieurs,  j'ose  vous  dire  que  votre  instinct  vous 
trompe,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  grand  en  Dieu  que 
son  abaissement.  Oui,  Dieu  s'est  abaissé  dans  la 
création,  comme  nous  le  verrons  plus  tard  s'abaisser 
dans  l'incarnation  et  la  rédemption  ;  il  s'est  abaissé, 
parce  qu'il  travaillait  pour  nous,  et  non  pas  pour 
lui  ;  parce  que  la  force  et  la  grandeur  ne  se  commu- 
niquent jamais  mieux  qu'en  descendant.  Oui ,  Dieu 
n'avait  pas  besoin  du  temps  pour  auxiliaire  de  sort 


—  454  — 

éternité.  Oui,  aucun  motif  tiré  de  lui-même  ne  le 
portait  à  diviser  en  six  périodes  la  formation  de  l'uni- 
vers ,  et  à  attendre  du  concours  des  siècles  ce  qui 
dépendait  d'un  acte  de  sa  souveraine  pensée.  Mais  , 
s'il  était  indifférent  pour  lui  d'agir  vite  ou  lentement, 
il  ne  l'était  pas  pour  l'homme.  Destinés,  dans  notre 
passage  sur  la  terre,  à  un  travail  qui  ne  finira 
qu'avec  elle  et  avec  nous ,  il  nous  importait  de  con- 
naître la  loi  générale  du  travail ,  et  Dieu ,  en  posant 
hors  de  lui  l'opération  d'où  devait  découler  toute 
opération  ultérieure,  a  voulu  que  sa  manière  de  pro- 
céder contînt  et  révélât  pour  toujours  la  règle  de 
notre  propre  activité.  Cette  règle ,  en  effet ,  ne  s'est 
jamais  effacée  de  la  mémoire  du  genre  humain.  Elle 
a  survécu  au  naufrage  des  plus  saintes  traditions,  et 
on  en  retrouve  le  vestige  dans  le  partage  du  temps 
usité  chez  la  plupart  des  peuples  anciens  et  nou- 
veaux. Mais  afin  de  comprendre  en  quoi  elle  consis- 
tait, quel  était  son  but  et  son  importance,  il  est  né- 
cessaire de  nous  rendre  compte  du  travail  même  de 
l'homme. 

Ce  mot  de  travail  semble  éveiller  une  idée  incom- 
patible avec  l'état  primitif  où  Dieu  nous  avait  placés, 
état  de  perfection  et  de  bonheur  que  je  vous  ai  dé- 
peint, et  qui  emporte  avec  soi  l'image  d'un  repos 
accompli.  Le  travail  n'est-il  pas  une  fatigue?  n'est- 
il  pas  un  châtiment  imposé  à  l'homme  par  suite 
d'une  prévarication  qui  l'a  fait  déchoir  des  préroga- 
tives de  son  état  premier?  Et  d'ailleurs,  avant  que 
cette  catastrophe  eût  altéré  l'harmonie  de  nos  fa- 
cultés et  attiré  sur  la  terre  la  malédiction  divine, 


—  455  - 

quel  eût  été  pour  nous  l'objet  d'un  travail ,  soit  du 
corps,  soit  de  l'esprit?  Ces  réflexions,  Messieurs,  me 
prouvent  d'autant  plus  la  nécessité  où  je  suis  de 
définir  exactement  le  travail  demandé  à  l'homme  par 
le  vœu  de  sa  création. 

Travailler,  c'est  faire.  On  peut  faire  avec  peine  ; 
mais  la  peine  n'est  pas  de  l'essence  du  travail.  Son 
essence  se  résume  dans  ce  mot  énergique  et  glo- 
rieux :  Faire.  Or  vous  ne  pensez  pas  que  Dieu,  qui 
a  tout  fait,  eût  destiné  l'homme  à  une  immortelle 
oisiveté.  L'être  le  plus  infime,  en  venant  au  monde, 
y  apporte  une  mission  qui  correspond  à  la  fin  pour 
laquelle  il  a  été  créé ,  mission  ou  fonction  qu'il  ac- 
complit par  un  travail.  Lever  déterre  lui-même  fait 
quelque  chose  ;  il  remplit  une  tâche,  il  coopère  à  un 
but;  il  appartient  enfin  à  la  miUce  sacrée  des  créa- 
tures utiles.  Gomment  l'homme,  élevé  si  haut  par 
ses  facultés  et  par  la  place  qu'il  occupe  dans  l'uni- 
vers ,  n'eût -il  reçu  d'autre  fonction  que  celle  d'un 
stérile  désœuvrement?  Il  n'en  pouvait  être  ainsi,  et 
ce  n'était  pas  le  langage  d'un  repos  oisif  que  Dieu 
tenait  à  l'homme  en  lui  disant,  à  l'heure  de  sa  nais- 
sance :  Croissez  et  multipliez -vous,  et  remplissez  la 
terre,  et  soumettez-vous-la,  et  comm^andez  aux 
poissons  de  la  mer,  aux  oiseaux  du  ciel ,  et  à  tous 
les  animaux  qui  se  meuvent  sur  la  terre  (1).  Ce 
n'était  pas  une  leçon  d'oisiveté  qu'il  lui  donnait  en 
amenant  en  sa  présence,  selon  le  récit  de  la  Genèse 
tous  les  animaux  de  la  création  pour  qu'il  les  nom- 

(1)  Genèse,  chap.  i,  vers.  28. 


—  456  — 
mât  d'un  nom  qui  exprimât  leur  nature  et  qui 
demeurât  le  leur  à  jamais  (1).  Enfin,  lorsqu'il  l'in- 
troduisait dans  un  séjour  appelé  par  l'Écriture  le 
paradis  de  volupté ,  ce  n'était  pas  pour  s  y  endormir 
dans  le  sommeil  de  l'inaction  ;  car  il  est  dit  que  Dieu 
l'y  plaça  pour  le  travailler  et  le  garder  y  —  ut  opera- 
retur  et  custodiret  illum  (2).  N'unissez  donc  pas 
dans  votre  esprit  l'idée  de  la  perfection  et  du  bon- 
heur, ni  même  l'idée  du  repos ,  avec  celle  de  Tinoc- 
cupation  ou  de  l'oisiveté.  Avant  que  Dieu  se  fût 
donné  dans  la  création  et  le  gouvernement  du  monde 
un  emploi  digne  de  tous  ses  attributs,  il  était  déjà 
l'activité  infinie  ;  il  produisait  en  lui-même,  par  une 
éternelle  action,  le  Verbe,  qui  lui  parle  toujours, 
l'Esprit-Saint,  qui  répond  à  tous  les  deux;  il  épan- 
chait entre  trois ,  par  une  fécondité  aussi  ancienne 
que  lui,  l'unité  d'une  essence  dont  ce  mouvement 
intérieur  est  la  perfection ,  la  béatitude  et  le  repos. 
Loin  que  l'idée  de  faire ,  qui  est  celle  du  travail ,  soit 
incompatible  avec  la  notion  d'un  état  heureux  et 
parfait,  elle  est  l'élément  nécessaire  qui  constitue 
tout  ce  que  nous  savons  de  cet  état  ;  car,  penser  c'est 
faire,  vouloir  c'est  faire,  aimer  c'est  faire,  et  appa- 
remment on  ne  rejettera  aucun  de  ces  actes  de  la 
définition  du  bonheur  et  de  la  perfection. 

Placé  au  centre  des  choses  créées,  appartenant  par 
son  âme  au  monde  supérieur  des  esprits,  par  son 
corps  au  monde  inférieur  de  la  nature,  ayant  la  terre 


(1)  Genèse,  chap.  m,  vers.  19. 

(2)  Ibid.,  vers.  15. 


-  457  — 

pour  passage  et  Dieu  pour  fin ,  l'homme  se  devait 
par  un  double  travail  à  une  double  fonction.  Sa  pre- 
mière fonction  était  de  tendre  à  Dieu ,  qui  lui  avait 
donné  la  vérité  pour  le  connaître,  la  charité  pour 
l'aimer,  la  participation  de  sa  propre  vie  pour  per- 
spective et  pour  terme,  mais  aussi  avec  tous  ces 
dons  celui  de  la  liberté,  qui,  en  l'élevant  à  la  gloire 
d'une  personne  maîtresse  d'elle-même,  lui  permet- 
tait de  répudier  sa  fin  légitime,  et  ouvrait  devant  lui 
la  carrière  honorable  mais  périlleuse  de  la  vertu. 
Là  était  son  premier  travail,  le  grand  travail  de 
l'homme.  Si  pur  qu'il  fût  dans  son  âme  et  dans  son 
corps,  il  était  libre,  il  pouvait  s'éloigner  de  Dieu,  et 
périr.  La  prière ,  la  réflexion ,  la  vigilance,  un  soin 
perpétuel  de  son  cœur  lui  était  nécessaire  pour  ne 
pas  déchoir  de  la  splendeur  virginale  où  Dieu  l'avait 
créé. 

Notre  état  présent ,  Messieurs ,  renferme  d'autres 
difficultés  qui  ne  nous  laissent  aucun  doute  sur  la 
grandeur  du  travail  spirituel  imposé  au  genre  hu- 
main. L'abus  de  la  liberté  a  couvert  de  ruines  toutes 
les  parties  de  notre  être  ;  notre  intelligence  s'est  obs- 
curcie; notre  amour  s'est  affaibli;  la  lutte  du  bien  et 
du  mal  a  pris ,  avec  le  développement  des  généra- 
tions ,  un  caractère  de  profondeur  effrayant.  Dieu , 
sans  disparaître  du  milieu  de  nous ,  y  a  trouvé  des 
ennemis  conjurés  contre  sa  mémoire ,  et  employant 
à  la  détruire  toutes  les  ressources  de  l'esprit  et  des 
passions.  Il  n'est  pas  de  tradition  qui  n'ait  été  niée , 
pas  de  devoir  qui  n'ait  été  outragé ,  pas  d'établisse- 
ment divin  qui  n'ait  subi  le  siège  d'une  impiété  dé- 

13* 


—  458  — 

sespérée;  et  si  Dieu  est  demeuré  visible  dans  toute 
la  suite  des  âges,  s'il  règne  encore  sur  la  posté- 
rité de  sa  première  créature,  ce  n'est  qu'au  prix 
d'un  combat  plein  de  larmes  et  de  sang.  Vous  as- 
sistez, Messieurs,  à  cette  guerre  divine,  vous  en 
faites  partie,  et  vainqueurs  ou  vaincus,  je  n'ai 
rien  à  vous  apprendre  sur  le  prix  douloureux  de  la 
vérité. 

Encore  si  nous  n'avions  que  le  travail  de  l'âme  ;  si 
l'homme  pouvait  tendre  vers  Dieu  un  regard  libre 
de  tout  autre  soin,  une  main  affranchie  de  tout  autre 
fardeau!  Mais  il  n'en  n'est  pas  ainsi.  Dès  l'origine, 
une  fonction  et  un  travail  d'un  ordre  différent  nous 
avaient  été  confiés.  Dieu ,  pour  ne  pas  laisser  sans 
emploi  les  forces  du  corps  par  qui  nous  tenons  au 
monde  inférieur,  nous  avait  appelés  au  partage  de 
son  gouvernement  temporel.  Il  nous  avait  donné  la 
terre  à  garder  et  à  féconder,  non  pas  d'abord  au  prix 
de  nos  sueurs,  mais  par  une  administration  qui 
tenait  de  l'empire  et  ajoutait  à  nos  autres  préroga- 
tives la  gloire  d'un  utile  commandement.  La  terre 
obéissante  nous  rendait  en  échange  d'une  culture 
royale  et  bénie  une  substance  nécessaire  au  soutien 
de  notre  viagère  immortalité.  Voilà,  nous  avait  dit 
Dieu ,  je  vous  donne  pour  nourriture  toute  plante 
qui  porte  sa  graine,  et  tout  arbre  qui  porte  ses 
fruits  (4).  Ce  commerce  réciproque  de  la  nature  et 
de  l'homme  n'avait  rien  primitivement  qui  fût  un 
obstacle  aux  rapports  de  notre  âme  avec  Dieu.  L'âme 

(1)  Genèse,  chap.  i,  vers.  29. 


—  459  — 

y  trouvait  plutôt  un  aliment  spirituel ,  une  source  de 
joie  qui  rejaillissait  sans  effort  jusqu'à  son  auteur. 
Mais  cet  état  ne  dura  point,  et  vous  savez  ce  qu'est 
devenu  pour  la  postérité  d'Adam  le  travail  temporel. 
Une  malédiction  est  descendue  sur  lui;  la  terre,  qui 
s'inclinait  sous  ses  désirs ,  nous  refuse  tout  ce  que 
nous  ne  lui  payons  pas  d'avance  en  sueurs  et  en 
gémissements  ;  elle  nous  mesure  ses  dons  avec  une 
avarice  que  rien  ne  peut  fléchir,  avec  une  incerti- 
tude que  rien  ne  peut  désarmer.  La  presque  totalité 
du  genre  humain,  le  front  courbé  vers  elle,  l'implore 
par  un  dévouement  assidu,  et  n'en  recueille  pour 
récompense  que  le  pain  amer  d'une  étroite  pauvreté. 
Or  la  pauvreté  du  corps  entraîne  aisément  celle  de 
l'âme  ;  elle  crée  des  servitudes  qui  enlacent  de  leurs 
plis  et  replis  toutes  les  facultés  humaines,  et  les 
plongent,  en  les  étouffant,  dans  un  état  voisin  de  la 
mort.  L'homme  descend  vers  l'instinct  de  l'animal; 
il  oublie,  sous  la  préoccupation  de  ses  besoins  maté- 
riels, son  origine  et  sa  fin;  il  jette  au  vent  la  vie 
divine  dont  le  germe  est  en  lui ,  et  ne  se  soucie  plus 
que  de  forcer  la  terre  à  lui  rendre  les  biens  de  l'éter- 
nité. 

N'en  accusons  que  nous-mêmes.  Messieurs;  Dieu 
n'est  pas  responsable  de  nos  fautes  et  de  nos  aveugle- 
ments. Il  les  avait  prévus  sans  doute,  et  je  vous  ai  dit 
pourquoi,  malgré  cette  prévision,  il  ne  nous  avait 
pas  refusé  le  bienfait  de  la  liberté.  Mais,  puisqu'il 
les  avait  prévus,  sa  sagesse  et  sa  bonté  lui  comman- 
daient de  venir  à  notre  aide,  et  de  régler  par  une  loi 
première ,  fondamentale  et  imprescriptible ,  le  rap- 


—  460  — 

port  du  travail  temporel  au  travail  spirituel ,  tous  les 
deux  nécessaires  à  l'humanité,  l'un  comme  le  prin- 
cipe de  sa  vie  divine ,  l'autre  comme  le  principe  de 
sa  vie  terrestre;  tous  les  deux  devant  réciproque- 
ment se  limiter  sans  se  détruire ,  et  se  limiter  dans 
une  équitable  proportion.  Or  qui  l'aurait  découverte 
et  qui  l'aurait  posée  cette  proportion,  si  Dieu  ne  l'eût 
fait?  Qui  aurait  eu  la  science  pour  déterminer  le 
temps  que  l'homme  devait  à  son  âme  et  celui  qu'il 
devait  à  son  corps?  Qui  aurait  eu  l'autorité  pour 
obtenir  dans  une  matière  si  contestable  la  sanction 
d'un  respect  universel?  Qui  aurait  arraché  l'homme 
à  la  tyrannie  de  sa  propre  cupidité ,  et  à  la  tyrannie 
non  moins  à  craindre  de  la  cupidité  d'un  plus  fort 
que  lui  ?  C'est  dans  la  question  du  travail  que  toute 
servitude  a  sa  racine  ;  c'est  la  question  du  travail 
qui  a  fait  les  maîtres  et  les  serviteurs ,  les  peuples 
conquérants  et  les  peuples  conquis,  les  oppresseurs 
de  tout  genre  et  les  opprimés  de  tout  nom.  Le  travail 
n'étant  pas  autre  chose  que  l'activité  humaine,  tout 
s'y  rapporte  nécessairement;  et  selon  qu'il  est  bien 
ou  mal  distribué ,  la  société  est  bien  ou  mal  ordon- 
née, heureuse  ou  malheureuse,  morale  ou  immorale. 
Nous  en  avons  aujourd'hui,  Messieurs,  une  preuve 
que  les  plus  aveugles  sont  obligés  de  comprendre. 
De  quoi  le  monde  s'émeut-il  depuis  vingt  ans?  Quel 
est  le  mot  des  guerres  civiles  auxquelles  nous  assis- 
tons? N'est-ce  pas  ce  mot  :  Organisation  du  travail? 
N'est-ce  pas  cet  autre  mot  :  Vivre  en  travaillant , 
ou  mourir  en  combattant?  Et  si  nous  remontons  la 
chaîne  des  révolutions  historiques ,  leur  trouverons- 


—  461  — 
nous  jamais,  quel  que  soil  leur  nom,  une  autre 
cause  première  que  la  question  du  travail?  Les 
migrations  des  peuples,  les  invasions  des  barbares, 
les  guerres  serviles,  les  troubles  du  forum,  tous  les 
grands  mouvements  humains  se  rattachent  directe- 
ment ou  indirectement  à  cette  terrible  question  qui 
renaît  de  ses  cendres  avec  une  opiniâtre  immor- 
talité. C'est  l'axe  où  tournent  les  destinées  du 
monde. 

Et,  par  conséquent,  la  première  loi  religieuse  et 
civile,  c'est  la  loi  du  travail.  Or  qui  devait,  qui  pou- 
vait la  poser?  Qui  le  devait,  sinon  Celui  qui  ne  doit 
rien  à  personne ,  mais  qui ,  s'étant  fait  par  amour  le 
père  des  esprits ,  a  voulu  être  la  lumière  où  ils  pui- 
sent leur  direction?  Qui  le  pouvait,  sinon  Celui  qui 
a  créé  l'âme  et  le  corps  de  l'homme,  qui  connaît  leurs 
besoins,  qui  a  pesé  leurs  forces,  et  qui  seul  a  le  secret 
des  limites  parce  qu'il  n'en  a  point?  Il  était  juste 
que,  dans  l'acte  de  la  création,  Dieu  promulguât 
toutes  les  bases  de  l'ordre  physique ,  moral  et  reli- 
gieux, et  qu'il  les  promulguât  par  des  faits  assez 
puissants  pour  que  leur  souvenir  en  portât  le  com- 
mandement jusqu'aux  dernières  générations.  La 
parole  n'y  eût  point  suffi  ;  pas  plus  à  l'origine  des 
choses  qu'au  Sinaï  et  au  Calvaire,  Dieu  ne  s'est  con- 
tenté de  la  parole  pour  édicter  ses  lois.  Il  les  a  con- 
stamment  gravées  dans  des  faits  d'une  éloquence 
plus  durable  que  l'airain.  La  croix  du  Calvaire,  les 
tables  du  Sinaï,  les  Qots  du  déluge,  les  jours  de  la 
création ,  sont  les  quatre  grands  monuments  de  la 
législation  divine  :  monuments  impérissables  qui 


—  462  — 

subsistent  après  tant  de  siècles  aussi  vivants  que  le 
premier  jour.  La  croix  du  Calvaire  couvre  les  cinq 
parties  du  monde;  les  tables  du  Sinaï  se  lisent  aux 
mêmes  lieux  que  couronne  la  croix  ;  les  flots  du  dé- 
luge ont  laissé  leur  empreinte  des  Alpes  au  Caucase, 
du  Caucase  à  l'Himalaya ,  de  l'Himalaya  aux  som- 
mets des  Cordillères  :  et  les  jours  de  la  création, 
religieusement  conservés  dans  les  couches  du  globe, 
font  revivre  sous  le  choc  de  nos  charrues  cette 
magnifique  loi  du  travail  qui  a  précédé  toutes  les 
autres  et  qu'il  faut  enfin  vous  montrer  de  plus 
près. 

Déjà  vous  en  avez  entendu  les  termes  :  Dieu,  est-il 
dit,  acheva  au  septième  jour  V œuvre  qu'il  avait  faite, 
et  il  se  reposa  de  cette  œuvre  au  septième  jour;  il 
bénit  le  septième  jour  et  le  déclara  saint,  parce 
quen  ce  jour-là  il  avait  cessé  de  créer  et  de  faire 
son  œuvre.  Telle  est  la  proportion  du  travail  tem- 
porel au  travail  spirituel,  du  travail  du  corps  au  tra- 
vail de  l'âme,  selon  que  Dieu  l'a  déterminée  par 
l'exemple  souverain  de  sa  propre  opération.  Et 
certes,  Messieurs,  si  la  question  eût  dépendu  de 
l'homme,  on  peut  affirmer  qu'elle  n'eût  pas  été  ré- 
solue de  la  sorte.  Maintenant  même  que  nous  con- 
naissons la  loi ,  sommes-nous  capables  de  nous  l'ex- 
pliquer? Pourquoi  le  nombre  sept  exprime-t-il  la 
totalité  des  deux  genres  de  travaux?  Pourquoi  \q 
travail  spirituel  ne  doit- il  s'élever  qu'à  la  septième 
partie  du  travail  temporel?  Pourquoi  celui-ci  est-il 
de  six  jours  continus ,  et  non  pas  d'un  temps  plus 
court  ou  plus  long?  Y  a-t-il  dans  les  forces  du  corps 


—  463  — 

rien  qui  nous  indique  cette  juste  mesure?  dans  les 
relations  du  corps  et  de  l'âme ,  rien  qui  nous  con- 
duise à  cette  proportion  de  six  à  un?  Ou  bien ,  est-ce 
la  nature  qui  nous  la  révèle  par  l'harmonie  géné- 
rale de  ses  lois?  Non,  Messieurs,  ni  les  phénomènes 
de  la  nature,  ni  les  nécessités  du  corps,  ni  les  be- 
soins de  l'âme  ne  nous  donnent  les  éléments  d'une 
semblable  induction.  Lorsque  les  dictateurs  ratio- 
nalistes de  la  révolution  française,  par  haine  de 
toute  origine  traditionnelle  et  sacrée,  voulurent  effa- 
cer du  calendrier  d'un  grand  peuple  l'antique  pé- 
riode des  sept  jours,  ils  ne  surent  où  prendre  la 
base  d'un  calcul  nouveau ,  si  ce  n'est  dans  la  com- 
modité d'un  système  de  numération.  Ils  décrétèrent 
que  la  semaine  serait  de  dix  jours,  afin  d'introduire 
dans  le  travail  comme  dans  les  poids  et  mesures 
l'uniformité  du  mode  décimal.  Le  citoyen  français 
dut  travailler  neuf  jours  et  se  reposer  le  dixième, 
uniquement  parce  qu'on  avait  établi  une  semblable 
division  dans  toutes  choses  de  nombre,  et  qu'il  est 
plus  aisé  d^aligner  des  chiffres  par  ce  procédé  que 
par  tout  autre.  On  ne  s'inquiéta  même  pas  de  savoir 
SI  le  corps  de  l'homme  supporterait  une  telle  aggra- 
vation de  travail,  et,  s'en  fût- on  préoccupé,  il  est 
laianifeste  que  toute  limite  précise  eût  été  le  résultat 
li'uh  choix  arbitraire,  et  non  le  fruit  de  l'expérience 
l)u  du  raisonnement. 

Le  nombre  sept  choisi  par  Dieu  ne  se  rapporte  à 
Imcune  convenance  mathématique.  Il  ne  se  justifie 
bas  non  plus  par  le  degré  des  forces  du  corps  ;  car 
Imne  voit  pas  clairement,  par  exemple,  que  l'homme 


I 


464  — 


n'eût  pas  pu  travailler  sept  jours  et  se  reposer  le 
huitième.  C'est  un  nombre  pris  dans  une  région  plus 
élevée  que  l'ordre  physique,  et  cela  devait  être, 
puisqu'il  s'agissait  de  régler  le  rapport  de  deux 
sortes  de  travaux,  dont  l'un  est  matériel  et  l'autre 
spirituel.  Évidemment,  entre  deux  genres  de  choses 
aussi  parfaitement  diverses,  le  médiateur  ne  pouvait 
venir  que  d'un  point  qui  dominât  l'une  et  l'autre, 
c'est-à-dire  l'âme  et  le  corps.  Or  Dieu  seul  domine 
tous  les  êtres  qui  composent  la  hiérarchie  de  l'uni- 
vers ;  lui  seul  a  dans  son  essence  universelle  et  créa- 
trice l'exemplaire  de  la  leur,  la  raison  de  leur  exis- 
tence, la  loi  de  leurs  relations,  le  principe  de  leur 
harmonie.  C'est  donc  en  lui-même,  dans  les  mathé- 
matiques supérieures  et  mystérieuses  de  sa  propre 
nature ,  que  Dieu  a  choisi  le  nombre  qui  convenait 
au  règlement  de  notre  double  activité.  Aussi  n'est-ce 
pas  seulement  dans  l'œuvre  de  la  cosmogonie  que 
ce  nombre  apparaît;  il  joue  un  rôle  considérable 
dans  tout  le  reste  des  opérations  divines ,  telles  que 
l'Écriture  nous  les  a  manifestées.  Nous  le  voyons! 
reluire  dans  les  sept  semaines  d'années  du  jubilé! 
hébraïque ,  dans  les  sept  branches  du  chandelier  de 
Jérusalem ,  dans  les  sept  dons  du  Saint-Esprit,  dans 
les  sept  sacrements  de  l'Église,  dans  les  sept  sceaux 
de  l'Apocalypse ,  et  dans  une  multitude  d'occasions 
qu'il  serait  trop  long  d'énumérer.  Presque  à  chaquf 
page  des  livres  saints,  son  importance  nous  est  mar- 
quée par  l'emploi  que  Dieu  en  fait  directement  ci 
indirectement. 

Bref,  Messieurs,  aux  yeux  de  la  raison  pure,  1( 


J. 


—  465  — 

nombre  sept  est  un  nombre  arbitraire  ;  aux  yeux  de 
la  raison  éclairée  parla  foi,  c'est  un  nombre  divin;  aux 
yeux  de  l'histoire,  c'est  un  nombre  traditionnel  ;  aux 
yeux  de  l'expérience ,  c'est  un  nombre  qui  a  concilié 
les  besoins  et  les  devoirs  du  corps  avec  les  besoins  et 
les  devoirs  de  l'âme.  Six  jours  de  travail  temporel 
ont  suffi  à  l'homme  dans  tous  les  temps  et  sous  tous 
les  climats  pour  gagner  sa  subsistance  sans  affaiblir 
ses  forces,  pour  féconder  la  terre  sans  compromettre 
sa  santé  ni  son  bonheur;  le  septième  jour,  consacré 
au  repos  dans  le  culte  de  Dieu ,  lui  a  suffi  pareille- 
ment pour  rajeunir  son  âme,  conserver  la  vérité, 
réchauffer  son  amour,  marcher  enfin  paisiblement 
et  joyeusement  vers  le  terme  auguste  d'une  créature 
bénie  de  Dieu.  Quel  que  soit  le  jugement  métaphy- 
sique que  vous  portiez  sur  cette  mémorable  division 
du  travail  temporel  et  du  travail  spirituel,  il  y  a 
deux  choses  que  vous  ne  pouvez  nier  :  son  univer- 
salité et  son  efficacité  ;  universalité  et  efficacité  d'au- 
tant plus  remarquables ,  qu'on  n'en  voit  pas  ration- 
nellement la  cause,  tout  en  étant  forcé  de  conclure  que 
cette  cause  existe  quelque  part.  Voulez-vous  rompre 
l'équilibre  de  l'activité  humaine,  engendrer  l'avilis- 
sement des  âmes ,  l'oppression  des  faibles ,  la  cupi- 
dité de  tous  et  la  misère  du  plus  grand  nombre?  Le 
voulez-vous?  Il  vous  est  facile  :  touche?  à  la  loi  du 
travail  telle  qu'elle  a  été  promulguée  par  l'œuvre  de 
la  création;  augmentez  le  travail  temporel;  dimi- 
nuez par  la  violence  ou  la  ruse  le  travail  spirituel; 
abandonnez  l'homme  à  l'inspiration  de  sa  convoitise 
et  à  la  volonté  de  ses  maîtres  ;  faites  cela ,  et  vous 


—  466  — 

serez  assurés  d'en  recueillir  le  fruit  dans  une  géné- 
ration qui  vous  satisfera  si  vous  aimez  la  dégrada- 
tion morale  et  physique  de  l'humanité. 

Je  dis  la  dégradation  physique  autant  que  la 
dégradation  morale  ;  car  l'observance  du  septième 
jour  n'a  pas  été  établie  seulement  dans  une  vue  de 
sanctification  religieuse ,  mais  aussi  et  directement 
dans  une  vue  de  conservation  terrestre.  C'est  pour- 
quoi l'Écriture  se  sert  en  même  temps  de  deux  ex- 
pressions remarquables  :  elle  dit  que  Dieu  s'est  reposé 
le  septième  jour,  et  qu'il  l'a  sanctifié.  Et  comme  le 
but  de  Dieu  était  de  nous  tracer  par  son  exemple  la 
règle  de  notre  activité ,  il  s'ensuit  qu'il  nous  recom- 
mandait deux  choses  à  la  fois,  le  repos  et  la  sanctifi- 
cation du  septième  jour.  Et  si  vous  en  doutez,  si  vous 
ne  croyez  pas  que  Dieu  tienne  à  si  haut  prix  le  bien- 
être  équitable  du  corps  de  Thomme,  écoutez-le  pro- 
clamant de  nouveau  par  Moïse  au  pied  du  Sinaï  la 
grande  loi  du  sabbat  :  Tu  travailleras  six  jours;  le 
septième  jour  est  le  sabbat  y  c'est-à-dire  le  repos  du 
Seigneur  ion  Dieu.  Tu  ne  feras  aucune  œuvre  en 
ce  jour-là,  toi,  et  ton  fils  et  ta  fille ,  ton  serviteur  et 
ta  servante,  et  ton  bœuf  et  ton  âne,  et  tous  tes  ani- 
maux domestiques ,  et  l'étranger  qui  est  entre  tes 
portes  (1).  Voilà  la  loi.  Or  écoutez-en  la  raison,  que 
Dieu  donne  immédiatement:  Afin,  dit -il,  que  ton 
serviteur  et  ta  servante  se  reposent  commue  toi  (2). 
Et,  allant  plus  loin  encore,  il  disait  dans  une  autre 


(1)  Deutéronome,  chap,  v,  vers.  13  et  14. 
(2]  Ihid. 


—  467  — 

rencontre  à  tout  le  peuple  assemblé  :  Tu  travailleras 
six  jours;  le  septième,  tu  cesseras  de  travailler, 
afin  que  ton  bœuf  et  ton  âne  se  reposent ,  et  que  se 
rafraîchissent  le  fils  de  ta  servante  et  V étranger  (1). 
Ici  Dieu  stipule  en  faveur  des  animaux  qui  parta- 
gent le  travail  de  l'homme  ;  il  les  associe  au  bénéfice 
de  sa  miséricordieuse  providence ,  et ,  puisqu'ils  se 
fatiguent  avec  la  créature  raisonnable,  il  veut  que 
le  repos  de  la  créature  raisonnable  s'étende  jusqu'à 
eux.  Vous  reconnaissez  là,  Messieurs,  le  cœur  de 
Dieu ,  et  si  votre  intelligence  doutait  encore  tout  à 
l'heure  du  sens  temporellement  philanthropique  at- 
taché par  l'Écriture  à  la  loi  du  septième  jour,  il  ne 
vous  reste  plus  d'excuse  devant  des  textes  qui  défient 
l'interprétation  par  leur  clarté.  Écoutez  cependant 
encore.  Après  que  Dieu  a  recommandé  à  son  peuple 
l'observance  du  sabbat  au  profit  des  plus  pauvres  et 
des  plus  laborieux ,  il  termine  par  cette  solennelle 
adjuration  :  Souviens -toi  que  tu  as  servi  toi-même 
en  Egypte,  et  que  le  Seigneur  ton  Dieu  fa  tiré  de  là 
avec  une  main  puissante  et  un  bras  étendu;  et  c'est 
pourquoi  il  fa  ordonné  d'observer  le  jour  du  sab- 
bat (2).  Ainsi ,  c'est  en  mémoire  de  la  servitude  d'E- 
gypte, et  en  la  leur  rappelant,  que  Dieu  impose  à  la 
postérité  de  Jacob  la  charte  du  repos  dans  le  travail, 
c'est  -à -dire  la  charte  première  et  fondamentale  de 
toute  liberté.  Car  qu'est-ce  que  la  liberté  d'un  homme 
attaché  à  la  glèbe  d'un  labeur  sans  rémission?  Qu'est- 

(1)  Exode,  chap.  xxiii ,  vers.  12. 
(2j  Deutéronome,  chap.  v,  vers.  45. 


—  468  — 

ce  que  la  liberté  d'un  corps  qui  ne  se  relève  jamais 
vers  la  voûte  du  ciel ,  et  la  liberté  d'une  âme  qui  ne 
se  relève  jamais  vers  la  lumière  de  Dieu? 

C'est  à  vous ,  Messieurs ,  c'est  à  toutes  les  généra- 
tions des  maîtres  d'autrui  que  s'adressent  ces  formi- 
dables jDaroles  qui  retentissaient,  il  y  a  trois  mille 
ans ,  dans  les  déserts  de  la  mer  Rouge  :  Souviens- 
toi  que  tu  as  servi  ioi-mê7ne  en  Egypte  !  Tous ,  dans 
nos  aïeux ,  nous  avons  servi  ;  tous ,  dans  notre  pos- 
térité ,  nous  servirons  en  Egypte.  C'est  en  vain  que 
nous  portons  sur  nous  les  signes  de  l'affranchisse- 
ment ,  et  que  nous  demandons  à  l'avenir  la  fidélité 
qu'il  refuse  aux  rois  ;  nous  sommes  d'un  sang  que 
le  travail  servile  a  pétri,  que  le  travail  servile  pétrira 
de  nouveau.  Regardez  dans  vos  mains  la  trace  de  la 
terre  ;  nous  venons  de  la  terre ,  et  nous  allons  à  la 
terre.  Il  n'y  a  d'exception  pour  personne,  pas  plus 
pour  l'enfant  du  palais  que  pour  l'enfant  de  la  ca- 
bane. Tôt  ou  tard  la  longue  main  de  l'infortune  nous 
ressaisit  et  nous  ramène  au  travail  obscur  qui  fut 
notre  berceau.  Et  s'il  était  ainsi  dans  des  siècles  de 
stabilité,  combien  plus  aujourd'hui  que  toute  pierre 
angulaire  a  été  détruite ,  et  que  nous  bâtissons  dans 
les  orages  de  l'égalité  le  mouvant  édifice  de  nos  des- 
tinées !  Ecoutez  donc  la  parole  qui  vous  rappelle  la 
servitude  d'Egypte;  respectez  dans  vos  frères  vivant 
du  service  le  service  qui  fut  le  vôtre  et  qui  le  rede- 
viendra. Ne  leur  ravissez  pas  le  jour  de  trêve  qui  leur 
fut  préparé  dès  l'origine  pour  être  la  liberté  de  leur 
âme  et  de  leur  corps,  et  qui  leur  fut  préparé  avec  une 
munificence  que  vous  ne  soupçonnez  peut-être  pas. 


—  4G9  — 

Car,  remarquez-le,  Dieu  n'a  pas  fait  du  sabbat  une 
institution  privée,  un  jour  à  prendre  au  hasard  par 
chacun  de  nous  dans  une  suite  quelconque  de  jours 
occupés.  Non ,  il  en  a  fait  l'institution  sociale  par 
excellence;  il  a  convoqué  le  genre  humain  au  même 
jour  et  à  la  même  heure  pour  toute  la  suite  des 
siècles ,  en  l'invitant  à  se  reposer,  à  se  réjouir  et  à 
s'édifier  en  lui.  Il  a  fondé,  en  un  mot,  une  fête  pério- 
dique, et  perpétuelle  pour  l'humanité.  Car  l'homme 
a  besoin  de  fêtes.  Retenu  loin  de  la  cité  permanente 
qui  est  le  terme  de  son  pèlerinage ,  et  portant  au 
cœur  la  mélancolie  de  l'épreuve  et  de  l'absence ,  il  a 
besoin  de  sortir  par  des  secousses  de  l'ombre  mono- 
tone de  sa  vie.  Il  a  besoin ,  comme  Saûl ,  d'entendr^ 
le  bruit  de  la  harpe ,  ou ,  comme  David ,  de  marcher 
en  cadence  devant  l'arche  de  Dieu.  Mais  qui  donnera 
des  fêtes  au  pauvre  peuple  de  ce  monde?  qui  lui 
donnera  des  palais ,  des  statues ,  des  peintures ,  des 
voix,  des  flambeaux?  qui  lui  donnera  des  émotions 
dignes  de  lui ,  et  cette  joie  rare  où  la  conscience  est 
ravie  comme  le  cœur?  Le  peuple  est  pauvre  et  sans 
art;  il  n'a  rien  de  grand  que  lui-même  et  que  Dieu 
qui  le  protège.  Le  peuple  et  Dieu  se  mettront  en- 
semble, et  ce  sera  la  fête  de  l'humanité.  Voilà  soixante 
siècles  que  tous  deux  sont  fidèles  à  ce  rendez -vous, 
et  qu'ils  se  donnent  sans  interruption  cette  fête  qui 
ne  coûte  rien  au  peuple  que  de  s'assembler,  et  à  Dieu 
que  de  le  voir. 

Les  législateurs  des  nations  ont  reconnu  ce  besoin 
populaire  de  jouissances  communes  et  publiques  ; 
ils  ont  cherché  à  le  satisfaire  par  des  pompes  reli- 

ÎV.  .-  u 


—  470  — 

gieuses  par  des  spectacles,  des  triomphes,  des  jeux, 
des  combats.  Mais,  au  lieu  d'instruire  et  d'élever 
l'homme,  rien  n'a  servi  davantage  à  le  dégrader;  les 
passions  les  plus  honteuses  venaient  chercher  là  des 
assouvissements  applaudis.  Le  sang  et  la  volupté 
s'y  donnaient  rendez-vous  devant  les  saintes  images 
de  la  patrie,  et  la  publicité,  mère  de  la  pudeur,  n'y 
était  pour  la  multitude  qu'une  débauche  de  plus. 
C'est  qu'en  effet  les  plaisirs  de  la  fouie  tournent  aisé- 
ment vers  tous  les  vices.  Un  politique  célèbre  a  dit  : 
«  Qui  assemble  le  peuple  l'émeut.  »  On  pourrait  dire 
avec  non  moins  de  vérité  :  Qui  amuse  le  peuple  le 
corrompt.  Dans  les  temps  modernes,  on  a  vu  des 
législateurs  rationahstes  essayer  de  créer  des  fêtes 
pour  remplacer  celle  du  septième  jour  qu'ils  avaient 
abolie.  Ils  n'ont  réussi  qu'à  inventer  des  imitations 
de  l'antiquité ,  avec  le  ridicule  de  plus  et  le  peuple 
de  moins.  Le  sens  public  était  devenu  trop  juste  et 
trop  profond  sous  l'inspiration  du  christianisme  pour 
accueillir  ces  puériles  rénovations.  Il  a  donc  fallu, 
dans  les  grandes  occasions  de  la  vie  civile,  se  borner 
à  des  divertissements  vulgaires ,  et  Dieu  seul  est  de- 
meuré en  possession  de  donner  au  genre  humain  des 
solennités  graves ,  qui  le  rassemblent ,  le  remuent , 
l'améliorent  et  le  reposent. 

En  est-il  un  seul  parmi  vous,  Messieurs,  qui  n'ait 
été  quelquefois  touché  du  spectacle  que  présente 
une  population  chrétienne  dans  le  jour  consacré  à 
Dieu?  Les  voies  pubUques  se  couvrent  d'une  multi- 
tude ornée  de  ses  meilleurs  habits;  tous  les  âges  y 
paraissent  avec  leurs  espérances  et  leurs  peines ,  les 


—  471  — 

unes  et  les  autres  tempérées  par  un  sentiment  plus 
^  haut  de  la  vie.  Une  joie  fraternelle  anime  les  yeux 
qui  se  rencontrent;  le  serviteur  est  plus  proche  de 
son  maître;  le  pauvre  est  moins  éloigné  du  riche; 
tous ,  par  la  communauté  du  même  devoir  accompli 
et  par  la  conscience  de  la  même  grâce  reçue,  se 
sentent  plus  étroitement  les  fils  du  même  Père  qui 
est  au  ciel.  Le  silence  des  travaux  serviles,  compensé 
par  la  voix  joyeuse  et  mesurée  des  cloches ,  avertit 
des  milliers  d'hommes  qu'ils  sont  libres ,  et  les  pré- 
pare à  supporter  pour  Dieu  les  jours  où  ils  ne  le 
seront  pas.  Rien  d'austère  n'obscurcit  les  visages; 
l'idée  de  l'observance  est  modérée  par  celle  du  repos, 
et  l'idée  du  repos  est  embellie  par  l'image  d'une  fête. 
L'encens  fume  dans  le  temple ,  la  lumière  brille  sur 
l'autel,  la  musique  remplit  les  voûtes  et  les  cœurs,  le 
prêtre  va  du  peuple  à  Dieu  et  de  Dieu  au  peuple  ;  la 
terre  monte,  et  le  ciel  descend.  Qui  ne  sortira  plus 
calme  ?  Qui  ne  rentrera  meilleur?  Oh  !  pour  moi , 
Messieurs,  jamais  ce  jour  ne  m'a  laissé  sans  atten- 
drissement ,  et  même  ici,  dans  cette  capitale  où  tant 
d'âmes  ne  la  respectent  pas,  je  n'en  vois  jamais  l'effet 
populaire  sans  m'élever  vers  Dieu  par  une  aspiration 
de  reconnaissance  et  d'amour. 

Tel  est  donc  le  sens ,  tel  est  le  résultat  de  cette 
grande  loi  du  travail  que  Dieu  a  voulu  promulguer 
et  consacrer  dans  l'acte  même  de  la  création.  Après 
vous  l'avoir  interprétée  ,  pourrais-je  retenir  un  sen- 
timent douloureux  qui  m'oppresse  ?  Pourrais-je  ne 
pas  me  plaindre  à  vous  qu'il  y  ait  un  peuple  chré- 
tien qui  méprise  cette  loi,  et  que  ce  peuple  soit  le 


—  472  — 

nôtre?  Est-ce  bien  la  France  qui  méconnaît  à  ce 
point  les  devoirs  les  plus  sacrés  de  l'homme  envers 
l'homme?  Est-ce  elle  qui  déchire  le  pacte  fondamen- 
tal de  l'humanité,  qui  livre  au  riche  l'âme  et  le  corps 
du  pauvre  pour  en  user  à  son  plaisir,  qui  foule  aux 
pieds  le  jour  de  la  liberté,  de  l'égalité,  de  la  frater- 
nité, le  jour  sublime  du  peuple  et  de  Dieu?  Je  vous 
le  demande,  est-ce  bien  la  France?  Ne  l'excusez  pas 
en  disant  qu'elle  permet  à  chacun  le  libre  exercice 
de  son  culte,  et  que  nul,  s'il  ne  le  veut,  n'est  con- 
traint de  travailler  le  septième  jour;  car  c'est  ajouter 
à  la  réalité  de  la  servitude  l'hypocrisie  de  l'affran- 
chissement. Demandez  à  l'ouvrier  s'il  est  libre  d'a- 
bandonner le  travail  à  l'aurore  du  jour  qui  lui 
commande  le  repos.  Demandez  au  jeune  homme  qui 
consume  sa  vie  dans  un  lucre  quotidien  dont  il  ne  pro- 
fite pas,  s'il  est  libre  de  respirer  une  fois  par  semaine 
l'air  du  ciel  et  l'air  plus  pur  encore  de  la  vérité.  De- 
mandez à  ces  êtres  flétris  qui  peuplent  les  cités  de 
l'industrie  s'ils  sont  libres  de  sauver  leur  âme  en 
soulageant  leur  corps.  Demandez  aux  innombrables 
victimes  de  la  cupidité  personnelle  et  de  la  cupidité 
d'un  maître ,  s'ils  sont  libres  de  devenir  meilleurs ,  et 
si  le  gouffre  d'un  travail  sans  réparation  physique 
ni  morale  ne  les  dévore  pas  vivants.  Demandez  à 
ceux-là  mêmes  qui  se  reposent,  en  effet,  mais  qui 
se  reposent  dans  la  bassesse  des  plaisirs  sans  règle , 
demandez-leur  ce  que  devient  le  peuple  dans  un 
repos  qui  n'est  pas  donné  et  protégé  par  Dieu.  Non , 
Messieurs ,  la  liberté  de  conscience  n'est  ici  que  le 
voile  de  l'oppression  ;  elle  couvre  d'un  manteau  d'or 


—  473  — 

les  lâches  épaules  de  la  plus  vile  des  tyrannies ,  la 
tyrannie  qui  abuse  des  sueurs  de  l'homme  par  cupi- 
dité etparimpiété.  Si  la  liberté  de  conscience  était  ici 
pour  quelque  chose,  apparemment  l'Angleterre  pro- 
testante s'en  serait  aperçue  ;  apparemment  la  démo- 
cratie des  Etats-Unis  d'Amérique  s'en  serait  avisée  : 
et  dans  quels  lieux  du  monde  le  droit  du  septième 
jour  fut-il  plus  respecté?  Sachent  donc  ceux  qui 
l'ignorent ,  sachent  les  ennemis  de  Dieu  et  du  genre 
humain,  quelque  nom  qu'ils  prennent,  qu'entre  le 
fort  et  le  faible,  entre  le  riche  et  le  pauvre,  entre 
le  maître  et  le  serviteur,  c'est  la  liberté  qui  opprime, 
et  la  loi  qui  affranchit.  Le  droit  est  l'épée  des  grands, 
le  devoir  est  le  bouclier  des  petits. 

Il  en  est  temps,  Messieurs,  arrachons  de  la  France 
cette  lamentable  erreur  qui  n'a  que  trop  duré.  Aussi 
bien  les  tempêtes  nous  avertissent  qu'il  n'est  pas  bon 
de  violer  les  commandements  qui  furent  promulgués 
avec  la  création ,  renouvelés  dans  les  foudres  du 
Sinaï,  et  retrempés  dans  le  sang  du  Calvaire.  Qui 
est  contre  Dieu  est  contre  Thumanité,  et  si  quelques 
malheureux,  armés  de  ce  qu'ils  appellent  la  raison, 
ne  craignent  pas  de  se  faire  ces  deux  ennemis ,  nous 
pouvons  nous  fier  de  la  vengeance  à  l'avenir  tout 
seul,  à  cet  avenir  qui  est  déjà  le  présent,  et  qui 
nous  avertit  tous  de  penser  à  nos  fautes  et  de  les 
combattre  généreusement  dans  une  salutaire  répara- 
tion. La  France  le  fera  !  Oui ,  mon  Dieu ,  la  France 
le  fera!  Nous  en  avons  l'augure  dans  le  respect 
qu'elle  vous  porte  au  milieu  des  ruines  qu'elle  vient 
si  soudainement  d'accomplir.  Elle  écoutera  les  pro- 


—  474  - 

phéties  de  l'expérience,  elle  se  relèvera  vers  vous 
par  les  difficultés  de  s'asseoir  d'elle-même;  elle 
reconnaîtra  pour  principe  de  son  salut  cette  belle 
parole  que  vous  avez  dite  à  tous  les  peuples  du 
monde  par  Jésus -Christ,  votre  Fils  unique  :  Cher- 
chez d'abord  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et 
le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît  (1).  Entendez , 
mon  Dieu ,  cette  voix  qui  vous  parle  de  la  France , 
et  lorsqu'une  année  descendue  de  votre  éternité  sur 
notre  courte  vie  nous  ramènera  dans  ce  temple, 
faites  que  nous  y  trouvions  debout,  plus  fortes  et 
plus  glorieuses  que  jamais,  la  patrie  et  la  vérité. 

(1}  Saint  Matthieu,  chap.  vi,  vers.  33. 


TABLE 


ANNEE  1840.  —  DE  JÉSIS-CHRIST 

Trente  -  SEPTIÈME  Conférence.  —  De  la  vie  iulime  de 
Jésus-Christ 3 

Trente-huitième  Conférence.  —  De  la  puissance  publique 
de  Jésus-Christ .  ...      37 

Trente-neuvième  Conférence.  —  De  l'établissement  du 
règne  de  Jésus-Christ 63 

Quarantième  Conférence.  —  De  la  perpétuité  et  du  pro- 
grès du  règne  de  Jésus-Christ 91 

Quarante  et  unième  Conférence.  —  De  la  préexistence 
de  Jésus-Christ 119 

Quarante-deuxième  Conférence.  —  Des  efforts  du  rationa- 
lisme pour  anéantir  la  vie  de  Jésus -Christ 151 

Quarante- troisième  Conférence.  —  Des  efforts  du  ra- 
tionalisme pour  dénaturer  la  vie  de  Jésus-Christ.     .    .    183 

Quarante-quatrième  Conférence.  —  Des  efforts  du  ra- 
tionalisme pour  expliquer  la  vie  de  Jésus-Christ.  .    .     .    213 


476  — 


ANNEE  1848.  —  DE  DIEU 

Quarante-cinquième  Conférence.  —  De  l'existence  de  Dieu.  243 
Quarante-sixième  Conférence.  —  De    la  vie  intime  de 

Dieu 267 

Quarante-septième   Conférence.   —  De   la  création  du 

monde  par  Dieu 297 

Quarante-huitième  Conférence.  —  Du  plan  général  de  la 

création .    327 

Quarante-neuvième  Conférence.  —  De  l'homme  en  tant 

qu'être  intelligent. 355 

Cinquantième  Conférence.  —  De  l'homme  en  tant  qu'être 

moral 389 

Cinquante  et  unième  Conférence.  —  De  l'homme  en  tant 

qu'être  social 425 

Cinquante- deuxième  Conférence.  —  Du  double  travail 

de  l'homme ,,......    431 


ÉVREUX,  imprimerie  ch.  hkrïssey,  patl  hérissey.  succ^