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BOOK 208. 1.L1 19 V.4 c. 1
LACORDAIRE # OEUVRES DU R P H D
LACORDAIRE
3 T1.53 DDObSmô ô
ŒUVRES
DU
R. P. H.-D. UCORDMRE
TOME IV
CONFERENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS
TOME TROISIÈME
PARIS
ANCIENNE LIDRAIRIE POUSSIELGUF
J. DE GIGORD, éditeur
15.. RUE CASSETTE
1911
ŒUVRES
DU
R. P. HENRI- DOMINIQUE UCORDAIRE
DE L'ORDRE DES FRERES PRÊCHEURS
TOME IV
PROPRIETE DE
J. DE GIGORD
OEUVRES COMPLETES DU R. P. LACORDAIRE
9 vol. in-S" 50 fr. — Les mêmes, 9 voL in-18 jésus, 11 25.
On vend séparémeyit :
Vie de saint Dominique. In-18 Jésus, avec portrait. . . . 125
Conférences prêchées à Paris (183n-1851) et à Toulouse. 5 vol.
in-18 Jésus (tomes II à VI des OEuvres), chaque vol. . 1 25
Œuvres philosophiques et politiques. In-18 jésus. . . 1 2.5
Notices et panégyriques, ln-18 jésus 1 25
Mélanges. In-lS jésus 1 25
Vie de saint Dominique. Illustrée daprès le P. Besson. In-S»
raisin 12 »
Lettres à un jeune homme. Joli volume in-32 encadré. 0 75
Sainte Marie Madeleine. Joli volume in-32 encadré . . 0 75
Lectures choisies, — UEglise. — Jésus-Christ. — La Vertu.
3 volumes in-32 encadré, chaque volume 1 »
OEUVRES POSTHUMES DU R. P. LACORDAIRE
Conférences de Nancy (1842-1843) publiées par le R. P. Tuipier.
2 vol. in-12 6 »
Lettres à Th. Foisset. 2 volumes in-8» 12 50
Sermons. Instructions et Allocutions. Notices, textes, frag-
ments, analyses. — Sermons (1825-1849). In-S". ... 7 »
— Tome II. Sermons (1850-1856). Instructions données à l'Ecole
de Sorèze (1864-1861). ln-8« 7 »
— Le MÊME OUVRAGE. Tomc I. ln-18 Jésus 3 75
— Tome II. ln-18 jésus 3 75
— Tome III. ln-18 jésus 3 75
CONFÉRENCES ^^
DE
NOTRE-DAME DE PARIS
LE P. HENRI-DOMINIQUE LAGORDAIRE
DES FRÈRE'; PRÊCHEURS
MEMBRE DE l'aOADÉMIE FRANÇAISE
l'^'^
TOME TROISIEME
ANNÉES 1846-1848
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE POUSSIELGUE
J. DE GIGORD, éditeur
15, RUE CASSETTE
1911
CONFÉRENCES
NOTRE-DAME DE PARIS
ANNEE 1846
DE JESUS-CURIST
ÎV. -i
TOENTE-SEPTIEME CONFERENCE
DE LA VIE INTIME DE JESUS-CHRIST
Monseigneur (1),
Messieurs,
Le plan de nos Conférences vous est maintenant
connu. Nous ne sommes point partis, pour établir la
divinité du christianisme, des profondeurs de la mé-
taphysique , ni des régions lointaines de l'histoire ;
nous avons pris pour point de départ un phénomène
vivant, palpable, qui habite avec nous depuis des
siècles ; nous vous avons montré que, sous le rapport
de l'intelligence, sous le rapport des mœurs, sous le
rapport de la société , l'Église catholique présentait
un phénomène unique ici-bas, et par conséquent
0) Me^ Afîre, archevêque de Pans.
— 4 —
divin. Car tout ce qui est humain est multiple, at-
tendu que ce que des hommes ont pu dans un temps
et dans un lieu, d'autres hommes le peuvent dans
d'autres temps et dans d'autres lieux. Nous avons
ainsi changé la tactique : au lieu de partir de la
base, nous sommes partis du sommet; au lieu de
creuser dans les fondements de la pyramide, nous
avons regardé sa tête et sa couronne, commençant
par le plus visible pour redescendre ensuite à ce qui
est plus caché et qui porte toute la masse. Un écri-
vain de ce temps avait dit : « Le christianisme est le
plus grand événement qui ait traversé le monde. »
Nous avons dit autrement, et peut-être mieux : Le
christianisme est le plus grand phénomène qui se
soit naturahsé dans le monde, le plus grand phéno-
mène intellectuel, le plus grand phénomène moral,
le plus grand phénomène social , quelque chose , en
un mot, d'unique, et par conséquent, encore une fois,
de divin.
Mais ce phénomène, quelle en est la cause pre-
mière? Tout phénomène a une cause. Après avoir
considéré ce qui apparaît , il faut évidemment consi-
dérer ce qui a produit le spectacle, ce qui en est la
raison et le soutien. Qui donc a fait l'Éghse catho-
hque? Qui a fondé cette société dominatrice des
esprits par la certitude, régulatrice des âmes par les
plus hautes vertus, bienfaitrice du genre humain
par les éléments nouveaux qu'elle a fournis à la
civiUsation? Qui a formé, sous une hiérarchie toute
spirituelle et désarmée, ce corps où la conviction, la
sainteté, l'unité, l'universaUté, la stabilité et la vie
— 5 —
forment un tissu d'une beauté surhumaine et incon-
testable? Qui en est l'artiste ou l'ouvrier? Est-ce le
temps, le hasard? Est-ce plusieurs, ou serait-ce un
seul? C'est un seul, oui, un seul, un homme, c'est-
à-dire rien; la parole d'un homme, c'est-à-dire un
vent qui passe. Voilà l'artiste! Ainsi, Dieu a voulu
que le fondement de ce grand ouvrage fût quelque
chose comme nous en apparence, et que nous, si
faibles, si vains, nous portassions sur nos épaules,
comme Atlas , le ciel et l'éternité. Quel est cet
homme ? Quel nom a-t-il dans la langue et dans les
souvenirs du genre humain? Je n'ai pas besoin de
vous le dire : son nom va tout seul et résonne de soi.
Tout homme le sait par amour ou par haine, et, en
vous disant Jésus-Christ, je ne suis que l'écho tar-
dif de tous les siècles et de tous les esprits. Jésus-
Christ donc! Jésus -Christ! voilà l'artiste! C'est lui
qui a fondé cette Eglise dont nous avons admiré en-
semble l'ineffable architecture : j'entends l'Église
sous sa forme actuelle ; car l'Église a existé sur la
terre du jour où Dieu a parlé à un homme , et où
un homme a répondu de son cœur à Dieu.
L'artiste trouvé , Messieurs , il nous faut étudier
son histoire , afin de juger si l'ouvrier répond à l'œu-
vre, et si, après avoir vu que l'œuvre était divine en
soi , sa divinité recevra confirmation de la vie même
de l'ouvrier. Or, ici , la première question qui se pré-
sente est de savoir où nous puiserons les éléments
de cette vie. L'embarras n'est pas grand. Comme
tout homme venu dans un âge historique et célèbre
par ses travaux , Jésus -Christ a une histoire, his-
— 6 —
toire dont l'Église et le monde sont en possession , et
qui , entourée de monuments innombrables , a pour
le moins la même authenticité que toute autre his-
toire née sur le même sol, chez les mêmes peuples
et aux mêmes temps. De même donc que, voulant
étudier la vie deBrutus et de Gassius, j'ouvrirais tran-
quillement Plutarque, j'ouvre l'Évangile pourétudier
Jésus-Christ, et je l'ouvre avec la même tranquillité.
Nous verrons plus tard si j'aurai failli en admettant
cette authenticité préalable; je m'en contente pré-
sentement, parce que j'en ai la possession, sauf à
revenir plus tard sur nos pas, à vérifier par nous-
mêmes les monuments, et les asseoir sur une certi-
tude digne, par sa profondeur, du saint objet de
notre curiosité. Je prends donc provisoirement l'É-
vangile pour mon titre historique. Quant à vous,
réservez de votre part, tant que vous le voudrez , la
question de son authenticité et de sa véracité; c'est
un droit que je ne vous conteste pas, comme aussi
je vous sais assez équitables pour respecter, au
moins provisoirement, dans l'Évangile la foi de vingt
siècles et le poids naturel des choses qui se lient
entre elles et à tout.
Seigneur Jésus, depuis dix ans que je parle de
votre Église à cet auditoire, c'est, au fond, toujours
devons que j'ai parlé; mais enfin, aujourd'hui plus
directement, j'arrive à vous-même, à cette divine
figure qui est chaque jour l'objet de ma contempla-
tion , à vos pieds sacrés, que j'ai baisés tant de fois ,
à vos mains aimables, qui m'ont si souvent béni, à
votre chef couronné de gloire et d'épines, à cette vie
— 7 —
dont j'ai respiré le parfum dès ma naissance, que
mon adolescence a méconnue , que ma jeunesse à
reconquise, que mon âge mûr adore et annonce à
toute créature. 0 père! ô maître! ô ami! ô Jésus!
secondez -moi plus que jamais, puisque étant plus
proche de vous, il convient qu'on s'en aperçoive, et
que je tire de ma bouche des paroles qui se sentent
de cet admirable voisinage!
Il y a deux vies , la vie extérieure et la vie intime.
La vie extérieure ne serait rien sans la vie intime.
C'est la vie intime qui est le support de l'autre, et
par conséquent, voulant étudier la vie de Jésus-
Christ, la première chose que je dois faire, c'est
d'étudier sa vie intime. Mais qu'est-ce que la vie
intime? La vie intime est la conversation de soi-
même avec soi-même. Tout homme converse avec
soi , tout homme se parle , et cette parole qu'il se dit
à lui-même, c'est sa vie intime, comme la parole que
Dieu se dit de toute éternité dans le mystère de ses
trois saintes personnes, c'est sa vie intime. Tout
homme, toute intelligence a cette parole du dedans,
cette conversation de soi à soi , qui fait sa vie véri-
table. Le reste n'est qu'une apparence, quand il n'est
pas le produit de cette vie intime. C'est cette vie in-
time qui est tout l'homme, qui fait toute la valeur de
l'homme. Tel porte un manteau de pourpre qui n'est
qu'un misérable, parce que la parole qu'il se dit à
lui-même est la parole d'un misérable; et tel passe
dans la rue, nu-pieds, en haillons, qui est un grand
homme , parce que la parole qu'il se dit à lui-même
est la parole d'un héros ou d'un saint. C'est au jour
du jugement qu'on verra ce volte-face du dehors en
dédans, et que, le colloque mystérieux de chaque
homme étant connu, l'histoire commencera. Quant à
présent, nous marchons comme nous pouvons de la
vie extérieure à la vie intime; car si ce don déjuger
de l'intérieur par l'extérieur ne nous avait pas été
donné, si notre vie extérieure était autre chose qu'une
transpiration permanente de notre vie intime, nous
ne serions pour les uns et les autres que des spec-
tres; nous passerions sans nous voir, comme des
masques qui se croisent dans la nuit. Heureusement,
et grâce à Dieu, il y a des soupiraux par où notre vie
intime s'échappe à tout moment, et l'âme a ses pores
comme le sang a les siens. La bouche est la première
et la plus illustre de ces voies qui amène l'âme hors
de son invisible sanctuaire; c'est en parlant des
lèvres que l'homme communique cette parole secrète
qui est sa véritable vie. Et, bien que tout homme
parle ainsi du dedans au dehors, cependant il est des
hommes en qui cette manifestation d'eux-mêmes est
plus indispensable, plus exigée, plus authentique.
Ce sont ceux qui se présentent au monde avec des
doctrines destinées par eux à devenir des lois. Car
la première réponse que le monde leur fait est celle-
ci : Qui êtes- vous? que dites-vous de vous-mêmes?
Ce que les prêtres de Jérusalem envoyèrent dire à
Jean-Baptiste au désert : Tu quis es? Quid dicis de
ieipso (1)? Avant tout , puisque vous êtes un homme
autre que les autres, dites-nous ce que vous êtes, ce
(1) Saint Jean , chap. i , vers. 22.
i
- 9 —
que vous affirmez de vous-même : Quîd dicîs de
teipso ?
Et ce n'est pas peu de chose, Messieurs, que de
forcer un homme à dire ce qu'il est , ou ce qu'il croit
qu'il est. Car cette parole souveraine de l'homme, ce
seul mot qu'il va dire de lui et sur lui décidera de
tout. Ce sera la base d'où l'on partira pour le juger.
Il faudra que tous les actes de sa vie, dès ce mo-
ment , soient en rapport avec la réponse faite à la
demande : Quid dicis de teipso? Et par conséquent
Jésus -Christ apparaissant au milieu des hommes
pour leur apporter des lois nouvelles , une société
nouvelle, a dû subir cette nécessité de dire ce qu'il
était, et avec cette nécessité l'épreuve immanquable
qui y est attachée. C'est d'abord à ses amis et à ses
disciples qu'il a dû se manifester en leur disant ce
qu'il pensait de lui-même. Que leur a-t-il dit?
Un jour, à Césarée de Philippe, il les interroge en
cette manière : Qu'est-ce que les hommes disent
qu'est le Fils de V homme? Mais, répondent - ils ,
Jean- Baptiste , ou bien Jérémie, ou bien Élie, ou
bien l'un des prophètes. Et vous, reprend Jésus-
Christ , que dites-vous que je sois? Alors Simon-
Pierre lui dit : Vous êtes le Christ , Fils du Dieu
vivant. Jésus-Christ, loin de repousser cette parole
comme un blasphème, l'accepte comme une vérité
qui le ravit, et il répond à Pierre : Tu es bien heu-
reux, Simon pis de Jean, car ce nest pas la chair
ni le sang qui te Va révélé, mais mon Père qui est
aux deux. Il ajoute aussitôt, comme récompense de
la foi de son disciple : Je te dis à mon tour que tu es
- 10 —
Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et
les portes de l'enfer ne 'prévaudront pas contre
elle (1).
Ainsi, à ses disciples Jésus- Christ se présente
comme le Fils de Dieu , non pas comme le Fils de
Dieu dans le sens où nous le sommes tous , mais
comme le Fils de Dieu dans le sens vrai et propre;
sans quoi il n'eût pas témoigné à son apôtre , en
termes aussi singuliers par son énergie, la joie qu'il
ressentait de sa confession. En d'autres circonstances
d'ailleurs, il s'exprime encore plus clairement avec
eux, s'il est possible. Philippe lui dit : Seigneur y
faites -nous voir le Père, et cela nous suffit. Jésus-
Christ s'indigne de sa demande, et lui répond : Quoi!
je suis depuis si longtemps avec vous, et vous ne
me connaissez pas ! Philippe y celui qui me voit, voit
aussi le Père. Coonment peux-tu dire : Faites-nous
voir le Père? Ne croyez-vous pas que je suis dans
le Père, et que le Père est en moi? Et dans une autre
occasion, voulant toujours exprimer davantage sa
filiation divine , il disait à un disciple encore incer-
tain : Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné pour
lui son Fils unique... Celui qui croit en lui n'est pas
condamné , mais celui qui n'y croit pas est con-
damné, parce qu'il ne croit pas au nom du Fils
unique de Dieu (2). Jésus -Christ se posait donc
comme Fils de Dieu sans pareil et sans second , en
un sens si étroit, qu'il était dans son Père, et que
(1) Saint Matthieu, chap. xvi, vers. 13. 14, 15, 16, 17, 18.
(2) Saint Jean, chap. xiv, vers. 8, 9, 10.
-^ 11 -
son Père était en lui, et que le voir, c'était voir son
Père.
Voilà pour les amis et les disciples. Mais au delà
des amis et des disciples , il est un autre tribunal où
il faut que toute doctrine nouvelle se présente : c'est
le peuple. Après avoir parlé en secret à ceux que
Ton a choisis, il faut sortir de sa chambre, paraître
en public, parler à des hommes de tout âge, de tout
sexe , de toutes conditions , à des hommes qui n'ont
pas reposé sur la poitrine du maître, qui n'ont pas reçu
l'éducation de l'amitié, qui ne savent pas ce qu'on
leur veut, qui opposent à la parole doctrinale mille
passions mêlées à mille préjugés. Jésus-Christ l'a fait;
il a entendu mugir la foule autour de lui, et ne s'est
pas étonné du compte qu'il avait à lui rendre. Jus-
ques à quand, lui crie-t-on, tiendrez - vous notre
âme en suspens? Si vous êtes le Christ, dites-nous-
le ouvertement. Jésus -Christ leur répond : Je vous
parle, et vous ne me croyez pas; pourtant les œu-
vres que fai accomplies au nom de mon Père ren-
dent témoignage de moi (1)... Mon Père et moi, nous
ne sommes qu'un (2). A ce mot, qui dit tout, les Juifs
ramassent des pierres pour le lapider ; et Jésus leur
dit : Je vous ai montré beaucoup d'œuvres de non
Père ; pour laquelle de ces œuvres me lapidez-vous?
Les Juifs lui répondirent : Pour aucune de vos
bonnes œuvres, mais à cause du blasphème, et
parce qu'étant homme, vous vous faites Dieu (3). Le
(1) Saint Jean, chap. x, vers. 24, 25.
(2) Ibid., vers. 30.
(3) Ibid., vers. 32, 33.
— 12 -
langage de Jésus-Christ, tel qu'il le tenait au peuple
pour lui apprendre l'origine et la mission de ce nou-
veau maître spirituel, était donc un langage exempt
de toute contrainte et d'obscurité. Il lui dit sans
crainte cette parole terrible : Ego et Pater unum
sumus.
Mais au-dessus du peuple, masse confuse dont
la voix est la voix de Dieu et aussi la voix du néant;
au-dessus du peuple, qui est à la fois la plus grande
et la moindre autorité, s'élève dans le calme, la vigi-
lance et le respect de soi-même, la plus haute re-
présentation du droit et de la vérité. Chaque nation
a quelque part une magistrature suprême qui ras-
semble en elle la gloire et la lumière du pays, et c'est
là que finit par comparaître toute doctrine qui a re-
vendiqué l'empire en faisant une violence apparente
ou réelle aux traditions reçues. Jésus- Christ ne
pouvait échapper à cette loi générale de l'ordre hu-
main. Il est cité devant le conseil des anciens, des
prêtres et des princes de la Judée. Après des témoi-
gnages plus ou moins consistants, enfin le grand
prêtre veut mettre la question où elle est, il se lève
et adresse à l'accusé cette solennelle adjuration : Je
vous adjure par le Dieu vivant de nous dire si vous
êtes le Christ, Fils de Dieu (1). Jésus -Christ, sans
s'émouvoir, lui répond ces deux mots : Ego sum. —
Je le suis. Et il ajoute immédiatement, pour confir-
mer son aveu par la majesté du discours : Je le suis,
et vous verrez le Fils de Vhomme assis à la droite de
(1) Saint Matthieu , ciiap. xxvi , vers. 63,
— 13 —
la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du
ciel (1). Alors le grand prêtre déchire ses vêtements :
Qu'avons-nous besoin de témoi^is? s'écrie-t-il ;
vous venez d'entendre le blasphème ; qu'en pensez-
vous (2) ? Et tous le jugent digne de mort. On le
mène au président romain, qui , ne trouvant pas de
motifs à sa condamnation, veut le renvoyer; mais les
princes du peuple insistent : Nous avons une loi, et
selon la loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait le
Fils de Dieu (3). Pilate entend si bien la chose, que
son oreille romaine , et par conséquent religieuse, se
dresse; il tire à part Jésus -Christ, et lui demande
d'où il est : Unde es tu (4)? Jésus -Christ se lait; il
confirme par son silence tout ce qu'on l'accuse d'a-
voir dit de lui-même, et ce qu'il a dit, en effet. Le
peuple, spectateur de son supplice, comprend sa con-
damnation dans le sens où elle a été portée ; il l'in-
sulte jusque dans la mort par ces dérisions signifi-
catives : Va, toi qui détruis le temple de Dieu, et le
rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même; descends
de la croix, si tu es le Fils de Dieu (5). Et quand les
ténèbres couvrent la terre, quand les rochers se fen-
dent, quand le voile du temple se déchire et que
toute la nature avertit l'humanité que quelque chose
de grand se passe là, les spectateurs et le centurion
(1) Saint Marc, chap. xiv, vers. 62.
(2) Ibid., vers. 63 , 64.
(3) Saint Jean, chap. xix, vers. 7
(4) Ibid., V, 9.
(5) Saint Matthieu, chap. xxvii , vers. 40.
— 14 —
romain se frappent la poitrine en disant: Celui-là
était vraiment le Fils de Dieu (1)! Et saint Jean
Fapôtre termine son Évangile par ces paroles : Ces
choses sont écrites pour que vous croyiez que Jésus
est le Christ, Fils de Dieu (2).
Ainsi , devant ses amis, devant le peuple, devant
les magistrats, dans sa vie, dans sa mort, partout
Jésus -Christ se proclame le Fils de Dieu, Fils uni-
que , Fils égal à son Père , un avec son Père , étant
en son Père et son Père en lui. C'est là le témoi-
gnage qu'il rend de lui-même, sa réponse à la fasti-
que interpellation : Quid dicis de teipso? Et quelle
réponse, Messieurs! Quoi! un homme, un être de
chair et d'os , qui n'a pas seulement devant lui les
faiblesses de la vie, mais les faiblesses de la mort,
un homme ! il ose se dire Dieu ! C'est la première fois
dans l'histoire. Aucun personnage historique, avant
et après, ne s'est posé comme Dieu. L'idolâtrie
avait mille dieux ; mais elle avait un Dieu suprême
dont nul autre n'était l'égal , et lorsque la flatterie la
plus lâche décernait l'apothéose à des empereurs
convaincus de tout crime par leur vie, et de tout
néant par leur mort, nul ne voyait dans l'encens
offert à leurs cendres qu'une figure poétique , une
dernière adulation de la servitude envers la tyrannie,
Mahomet , venu pour remplacer le règne des idoles ,
ne s'est pas dit Dieu, mais un simple envoyé de Dieu.
Et si nous voulons remonter plus haut que l'idolâtrie
(1) Saint Matthieu, chap. xxvii, vers. 54.
(2) Saint Jean, chap. xx, vers. 31.
— 15 —
dans la recherche des plus altières impostures, nous
ne découvrirons au fond de l'Inde que des narrations
sans corps, des siècles sans date, un abîme informe,
où notre œil ne découvrira point un mortel authen-
tique assez hardi pour s'être dit Dieu formellement
et sans phrases , par ces deux ineffables mots : Ego
sum! L'homme n'est pas capable d'un si courageux
mensonge; c'est une trop forte extravagance d'in-
vraisemblance.
C'est aussi une extravagance d'inutilité : car à
quoi bon? Que peut servir de se donner pour Dieu?
Vous voulez asseoir des lois, fonder un empire?
C'est une ambition humaine, et je conçois que vous
ne vous posiez pas comme philosophe ; car quicon-
que connaît l'histoire sait qu'en se posant comme
philosophe on est sûr de rester seul sur son piédes-
tal. Un homme profond dans l'ambition ne se posera
donc jamais ainsi. Dieu est la pierre angulaire de tout
édifice qui doit durer. Son nom , même invoqué par
l'imposture, est un ciment efficace, et il était naturel
qu'avant et après d'autres Jésus -Christ se donnât
pour envoyé de Dieu. Les hommes ont souvent ac-
cepté cette idée; ils croient volontiers à l'interven-
tion de la Divinité dans les affaires humaines, et leur
foi, trompée à cet égard dans l'application, ne l'est
jamais quant à la réalité d'une Providence éternelle-
ment attentive à leur sort. Jésus-Christ, en se disant
l'homme de Dieu , eût donc dit quelque chose de
vraisemblable et d'utile ; mais le titre même de Dieu,
l'apothéose de soi par soi, n'ajoutait rien à ses pro-
jets que des difficultés. Il lui fallait désormais sou-
— 1C —
tenir dans tous ses actes le personnage de l'Infini; il
fallait que dans sa mort même il ménageât des
preuves de sa nature divine, et que son tombeau
parlât de lui comme l'éternité. Était-ce humaine-
ment faisable?
Ajoutez une troisième considération, relative à
l'état des croyances religieuses chez les Juifs. Ce
peuple n'avait dans sa loi qu'un seul dogme explicite ;
tous les autres, quoiqu'il les possédât dans ses tra-
ditions, étaient comme voilés et manquant de relief.
L^'unité de Dieu, gravée en tête des tables du Sinai,
était pour lui le dogme par excellence, celui qui rap-
pelait et renfermait tous les autres, tels que la créa-
tion, la chute de l'homme, l'immortalité de l'âme.
Y toucher, même de loin, c'est toucher à Moïse, au
Sinaï, à tous les souvenirs d'Israël, à toutes ses ha-
bitudes, à tous ses respects. Or Jésus- Christ, en
prenant le titre de Fils de Dieu, même sans rompre
l'unité divine , n'entrait pas naturellement dans les
oreilles de ce peuple, accoutumé par son législateur
et par ses prophètes à ne connaître que le Dieu qui
l'avait tiré de l'Egypte, et qui lui avait répété si sou-
vent : Je suis le seul Dieu, tu n'en adoreras point
d'autre que moi (1).
Si donc Jésus-Christ disait faux en se portant pour
Dieu , il s'était créé sans raison d'inexplicables diffi-
cultés.
Mais enfin laissons ces réflexions préliminaires , et
voyons où nous en sommes de la vie que nous étu-
{!] Exode, chap. xx, vers. 2, 3.
— 17 —
dions. Quelques motifs qu'eût Jésus-Christ de ne pas
se dire Dieu, il s'est dit Dieu : voilà le fait. Avant de
rechercher s'il disait vrai, une question intermé-
diaire se présente, celle de savoir si en se disant
Dieu il croyait ce qu'il disait. Entre l'affirmation et la
réaUté, entre dire et être, se place la question de la
bonne foi et de la sincérité. Jésus-Christ croyait-il à
sa divinité? Était-il convaincu de ce dogme intime
dont il faisait la base de son enseignement, et pour
lequel il est mort? Était-il sincère, ou bien, pardon-
nez-moi l'expression, était-il fourbe? Nous ne pou-
vons plus faire un pas dans sa vie avant que ce doute
soit éclairci. L'humanité tout entière, sans distinc-
tion de temps , de Ueux, de peuples , de lois , de reli-
gions, se partage en deux lignées où chacun marque
lui-même sa place : la lignée des fourbes et la lignée
des sincères. Trop souvent les fourbes ont conduit
les sincères ; mais leur règne se trahit tôt ou tard
lui-même, et la sincérité est pour l'homme un be-
soin qui l'honore , pour l'erreur un arôme qui la rend
moins amère, pour la vérité une couronne qu'on y
recherche d'abord. Sachons donc avant tout si Jé-
sus-Christ porte cette couronne, s'il est oint de cet
arôme, s'il a cet honneur sans lequel il n'y en a point.
Qu'en penser, Messieurs? Faut-il que nous le ran-
gions dans la lignée des fourbes, ou dans la lignée
dessmcères? Était-il de ceux qui ont couvert leur
ambition de voiles sacrés et hypocrites, ou bien de
ceux qui ont préféré à tout, même au succès, l'hon-
neur d'une parole sans tache, et qui ont pris pour
devise la devise des Machabées : Moriamur in sîm-
— 18 —
plicUate nostraf — Mourons plutôt dans notre sim-
plicité (1) !
C'est là la question.
Cette question se décide par le caractère de
l'homme, et, dès lors, je pourrais dire que la cause
est jugée en faveur de Jésus-Christ. Car aucune
figure plus vénérable ne s'est levée sur l'horizon de
l'histoire ; le simple cours du temps l'a mise au-
dessus de tout, en ne laissant rien paraître qui pût
en approcher. De l'aveu de tous, même de ceux qui
ne croient pas en lui , Jésus-Christ est un homme de
bien, un sage, un élu, un incomparable caractère.
Il a fait de si grandes choses , des choses si saintes,
que ses ennemis mêmes rendent à tout moment hom-
mage à son œuvre et à sa personne.
On a pu entendre, il est vrai, au dernier siècle,
un écrivain qui avait pris pour devise en le dési-
gnant : Écrasez l'infâme / Mais cette parole, Mes-
sieurs, n'a pu franchir le siècle qui l'avait pronon-
cée; elle s'est arrêtée , tremblante, aux frontières du
nôtre, et, depuis, aucune bouche humaine, même
parmi celles qui ne sont pas respectées , n'a osé
répéter cette parole d'une guerre impie. Elle est de-
meurée sur la tombe de celui qui l'avait dite le pre-
mier, et elle y attend , après le jugement d'une pos-
térité qui est déjà venue, le jugement plus sévère
encore de la postérité à venir.
Je pourrais donc m'arrêter là, puisque rien n'est
au-dessus d'un jugement universel , et que toute dé-
(IJ Machabées, chap. ii, vers. 37
— 19 —
monstration pâlit devant une appréciation qui fait
partie du sens commun des hommes. Mais je veux
vous donner le plaisir d'analyser le caractère du
Christ, et de rechercher par quelle harmonie de beau-
tés morales cette physionomie surpasse infiniment
les plus illustres figures de tous les temps.
Or le caractère humain se compose de trois élé-
ments : l'intelligence , qui est le siège des pensées ;
le cœur, qui est le siégé des sentiments ; la volonté ,
qui est le siège des résolutions. C'est la fusion de ces
trois éléments qui détermine par sa mesure tout type
moral et lui donne son prix. Il ne nous faut pas cher-
cher ailleurs le secret de la perfection que nous re-
marquons dans le héros de TÉvangile. Sans doute ,
pour ceux qui le croient Dieu , la divinité est par-
dessous et pénètre tout le tissu visible ; mais sans
rien changer à la nature de l'âme pas plus qu'à la
nature du corps. Jésus-Christ n'a en lui, pour con-
stituer sa physionomie, que des pensées, des senti-
ments et des résolutions , mais dans un équilibre et
avec des nuances qui font son charme propre, et
qu'il s'agit précisément de connaître.
Je ne vous tromperai pas , Messieurs , en vous di-
sant de son inteUigence qu'elle avait pour don et pour
signe ce quelque chose que nous appelons le sublime.
Le sublime est l'élévation, la profondeur et la sim-
plicité fondues ensemble d'un seul jet. Quand on
vient annoncer au vieil Horace que son fils a fui du
combat où se décidait la suprématie entre Albe et
Rome, et qu'en voyant son indignation, on lui dit
pour l'apaiser : « Que vouliez-vous qu'il fît contre
— 20 —
trois? » le vieillard répond ce mot si célèbre : « Qu'il
mourût! » Le mot est sublime ; c'est le cri du devoir
sorti instantanément d'une grande âme et nous em-
portant tout d'un coup au-dessus de toutes les fai-
blesses qui parlent en nous contre le sacrifice de
nous-mêmes. Rien n'est plus simple, mais rien n'est
plus élevé ni plus profond. Dieu a donné à l'homme
la faculté d'atteindre au sublime dans ses actes et
dans ses écrits ; mais ce sont des moments rares et
fugitifs. Les plus grands hommes ont été sublimes
quatre ou cinq fois dans leur vie : tels que César di-
sant au batelier qui le conduisait à travers une tem-
pête : « Que crains-tu? tu portes César. » La sim-
plicité manque trop souvent aux plus belles actions ,
ou bien, quand elles sont simples, elles ne nous ra-
vissent pas assez haut, ou encore elles ne renferment
pas dans leur sein une profondeur qui donne suffi-
samment à penser. Il en est de même de nos écrits.
Il n'est pas rare d'y trouver l'harmonie, la grâce, la
beauté , et comme un fleuve qui nous conduit entre
des rivages doux et fleuris. On se laisse ainsi aller
des pages entières. Tout à coup, et comme par ha-
sard, les cheveux se dressent, la respiration devient
étroite , la peau se contracte , et un glaive froid va
jusqu'à l'âme... C'est le sublime qui est apparu.
Mais ce n'est qu'une apparition, et c'est pourquoi il
nous tire de notre état naturel, nous faisant une sorte
de violence abrupte et courte.
Il n'en est pas de même de Jésus-Christ. Ses actes
et ses paroles sont empreints d'une élévation, d'une
profondeur et d'une simplicité continues, qui font
— 21 —
que le sublime y est comme naturalisé et ne nous
cause plus d'étonnement, sans rien perdre toutefois
de son empire sur l'âme. C'est pourquoi, après tant
de chefs-d'œuvre des plus fameuses littératures, l'É-
vangile est demeuré un livre unique au monde, un
livre reconnu inaccessible à Vimiidiiïon. Bienheureux
les pauvres en esprit (1), dit Jésus-Christ. Quoi de
plus simple? Et pourtant comme nous voilà tout de
suite au-dessus de la terre ! L'ange qui saisit Haba-
cuc et l'enleva de son champ jusqu'en Babylonie ne
fut pas plus rapide. Trois mots ont suffi pour boule-
verser nos idées sur la béatitude, sur la valeur des
choses d'ici -bas, sur le but de la vie, pour nous
arracher à la cupidité terrestre et nous faire planer
joyeusement, comme l'aigle, au-dessus des royau-
mes : Bienheureux les pauvres en esprit ! On le re-
dira dans tout le monde; l'âme qui aura entendu
cette parole une fois y reviendra toujours , et elle
y trouvera toujours une main cachée pour l'enle-
ver. La méditation y découvrira, en la creusant,
des trésors de profondeur, une économie sociale
nouvelle, qui changera les rapports des hommes
entre eux , anobUra le travail et la peine , abolira l'es-
clavage et fera de la pauvreté une profession aussi
utile que sainte. Tel est l'Évangile, c'est-à-dire
Jésus-Christ, d'un bout à l'autre, et l'on ne peut
mieux définir cette souveraine inteUigence qu'en di-
sant qu'elle avait reçu de Dieu le don de la sublimité
continue.
(1) Saint Matthieu , chap. v, vers. 3.
22
D'ordinaire les grands esprits épuisent toute leur
force dans leurs pensées , et ils ne peuvent plus don-
ner à leur cœur qu'un branle affaibli et secondaire.
Cela est surtout remarquable dans les fondateurs
d'empires et de doctrines , hommes froids , superbes,
maîtres d'eux-mêmes , voyant l'humanité bien au-
dessous d'eux, et l'agitant dans le secret de leurs
desseins, comme le vent agite un champ de blé qui
est mûr et qui attend la main du moissonneur. La
conception de leurs plans les absorbe ; le succès les
corrompt en justifiant leur orgueil; le revers les ai-
grit, et tout les pousse au mépris du genre humain,
qui n'est pour eux qu'un piédestal debout ou par
terre. Encore même qu'ils ne descendent pas si bas
dans la dégradation du cœur, il ne leur est pas per-
mis d'élever leur faculté d'aimer aussi haut que leur
faculté de concevoir. Le regard de l'aigle n'est pas
donné naturellement à l'œil de la colombe. On re-
marque ces nuances jusque dans les écrivains. Ra-
cine, pardonnez-moi ces comparaisons, Pxacine est
tendre; Corneille l'est beaucoup moins, parce que
son. génie approche davantage du subUme. On sent
en lui quelque chose d'héroïque et de dur, comme
ces Romains dont il a dit lui-même :
Et je rends grâce au ciel de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
Or Jésus-Christ, sous ce rapport, est une excep-
tion à jamais mémorable et sans espérance d'être re-
produite, si ce n'est de loin, en ceux qui le prennent
— 23 —
pour le maître de leur âme. Il a porté la puissance
d'aimer jusqu'à la tendresse, et à une tendresse si
neuve , qu'il a fallu lui créer un nom , et qu'elle forme
un genre à part dans l'analyse des sentiments hu-
mains : je veux dire l'onction évangélique. Jésus-
Christ a été tendre pour tous les hommes ; c'est lui
qui a dit d'eux cette parole : Tout ce que vous ferez^
au plus petit d'entre mes frères , c'est à moi-même
que vous l'aurez fait (1) ; parole qui a mis au monde
la fraternité chrétienne, et qui chaque jour encore
enfante l'amour. Il a été tendre pour les pécheurs ;
il s'asseyait à leur table, et lorsque l'orgueil doctri-
nal lui en faisait le reproche, il répondait : Je ne
suis pas venu pour ceux qui se portent bien, mais
pour ceux qui sont souffrants (2). S'il aperçoit un
publicain monté sur un arbre pour le voir, il lui dit :
Zachée, hâte-toi de descendre, il faut qu'aujour-
d'hui je loge dans ta maison (3). Si une femme pé-
cheresse s'approche et se hasarde jusqu'à verser des
parfums sur sa tête, au grand scandale d'une nom-
breuse assemblée, il la rassure par cette immortelle
allocution : Beaucoup de péchés lui sont remis,
parce qu'elle a beaucoup aimé (4). Si on lui présente
une femme adultère, pour obtenir de lui une sentence
qui le compromette par sa douceur même , il répond :
Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la
(1) Saint Matthieu , chap. xxv, vers. 40.
(2) Ihid., chap. ix, vers. 12.
(3) Saint Luc, chap. xix, vers. 3.
(4) Ibid., chap. vu, vers. 47.
— 24 —
première pierre (1). Il a été tendre pour sa patrie in-
grate et parricide , et, voyant de loin ses murailles, il
pleurait en disant : Jérusalem! Jérusalem! qui tues
les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés
vers toi, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants
comme la poule rassemble ses 'petits sous ses ailes y
et tu ne Vas pas voulu (2) ! Il a été tendre pour ses
amis, jusqu'à laver leurs pieds et permettre à un
tout jeune homme de reposer sur sa poitrine dans un
des moments les plus solennels de sa vie. Même dans
le supplice il a été tendre pour ses bourreaux , et, le-
vant son âme pour eux vers son Père, il disait :
Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils
font (3). Aucune vie d'ici-bas ne présente un tel tissu
de lumière et d'amour. Chaque parole de Jésus-
Christ est un accent de tendresse et une révélation
sublime ; au même moment où il nous ouvre l'infini
par son regard , il nous presse de ses deux bras sur
son sein. On croit s'envoler par la pensée, on est re-
tenu par la charité.
Et, chose qu'il ne faut pas oublier de dire , la ten-
dresse de Jésus-Christ, quoique sans bornes, est
d'une virginité sans tache. Il est difficile à ceux qui
ont reçu une âme propre aux choses de l'amour de
contenir ce don précieux dans une chaste limite;
c'est l'objet d'un combat souverain, où l'on serait
tenté quelquefois de regretter le don , ou de souhai-
^1) Saint Jean, chap. viii, vers. 7.
(2) Saint Matthieu, chap. xxiii, vers. 37.
(3) Saint Luc, chap. xxiii, vers. 34.
— 25 —
ter dans son usage plus de liberté. Jésus-Christ sem^-
bie ne pas connaître cette peine ; il porte son amour
dans un vase si pur, que l'ombre même du doute
n'approche pas de son cœur, et que dix-huit siè-
cles d'une postérité qui a cherché ses fautes, n'ont
pas osé dire une parole de soupçon contre sa vertu.
Le caractère de sa tendresse est d'être in^ffablement
chaste.
Reste une chose, Messieurs, pour achever l'appré-
ciation du caractère de Jésus-Christ, et conclure en-
suite de son caractère à sa sincérité. Une intelligence
sublime, un cœur tendre, ne suffisent pas pour con-
stituer une volonté capable de grandes résolutions.
La volonté est un monde à part, où la faiblesse, en
dépit de nos vues et de nos sentiments , tient trop
souvent le gouvernail. Le caractère de Jésus-Christ,
sous ce rapport, est la certitude absolue de soi-
même. Nul plus que lui ne s'était proposé un difficile
dessein; il voulait être reconnu comme Dieu, aimé
comme Dieu , servi comme Dieu , adoré comme Dieu :
il semble que la volonté dût quelquefois fléchir sous
un si lourd fardeau , et que du moins Jésus-Christ
devait recourir à tous les moyens *h'U'mains capables
d'assurer le succès d'une aussi gigantesque ambi-
tion. Il n'en est rien, Messieurs; Jésus^Christ a mé-
prisé tous les moyens humains, ou plutôt il s'en est
abstenu.
La politique compte au premier rang de ces
moyens. Elle est l'art de saisir dans un moment
donné la tendance des esprits, d'assembler des opi-
nions et des intérêts qui recherchent satisfaction , de
1*
— 26 —
pressentir ce que veut un peuple sans qu'il en ait
toujours lui-même une conscience exacte; de se po-
ser, à l'aide des circonstances, comme son représen-
tant naturel, et de le pousser un jour sur une pente
qui nous emportera avec lui pour cinquante ans.
Telle est la politique, art illustre, dont on peut user
pour le bien et pour le mal, et qui est la source des
vicissitudes heureuses et malheureuses parmi les
nations. Jésus-Christ était admirablement placé pour
se faire l'instrument d'une révolution qui eût servi
ses desseins religieux. Le peuple dont il était issu
avait perdu, sous le joug des Romains , les restes de
son antique nationalité; la haine de Rome y était au
comble, et chaque jour les déserts et les montagnes
de la Judée voyaient se former des bandes libéra-
trices sous le commandement de quelque patriote
pourvu de hardiesse ou de considération. Ces mou-
vements étaient secondés par des prophéties célè-
bres, qui avaient annoncé de longue main au peuple
juif un chef et un sauveur. Le rapport de ces idées
et de ces intérêts avec le nouveau royaume dont Jé-
sus-Christ annonçait la venue prochaine, était ma-
nifeste. Cependant, loin d'y conniver et de s'en
servir, il les foule aux pieds. On lui demande,
pour le sonder, s'il faut payer le tribut à César;
il se fait apporter une pièce de monnaie, et s'in-
formant de qui en est l'image et l'inscription , il ré-
pond ensuite froidement : Rendez donc à César ce
qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (1). Il
(1) Saint Matthieu, chap. xxii, vers. 21.
— 27 —
va plus loin. Il annonce la ruine temporelle de sa
nation ; il parle contre le temple , objet de la vénéra-
tion religieuse et patriotique des Juifs, et il prédit
ouvertement qu'il n'en restera pas pierre sur pierre ;
ce qui fut cause qu'on rangea ce grief parmi les ac-
cusations portées contre lui devant la souveraine
magistrature.
Sa doctrine, très -favorable au peuple et aux
petits , était de nature à lui concilier une grande
popularité, ce qui est un ressort admirable pour
les révolutions. Il obtint, en effet, de l'ascendant sur
le peuple, jusque-là qu'on veut l'élire pour roi d'Is-
raël ; mais il s'enfuit pour éviter cet honneur, et
brise entre ses mains une arme que le vulgaire des
grands homiAes eût estimée un don et un aveu du
Ciel.
Après la politique vient la force , qui en est un
appendice, mais que l'on peut considérer en dehors
des causes qui la communiquent ordinairement.
Jésus -Christ n'a rien tant à cœur que d'éloigner
ses disciples d'y croire et d'en user. 11 les envoie,
dit-il, comme des agneaux; il leur annonce toutes
sortes d'afflictions, sans leur donner d'autres secours
que la patience, la douceur et l'humilité. Si, oublieux
de ces leçons, ils veulent appeler le feu du ciel sur
une ville qui ne les avait pas reçus, il leur reproche
de ne pas connaître encore de quel esprit ils sont (1).
Au moment de son arrestation, lorsqu'il pourrait se
défendre, et qu'un apôtre tire l'épée, Jésus-Çhrist
(1) Saint Luc, chap. xix, vers. 55.
— 28 —
lui dit : Remets ton épée dans le fourreau, car qui^
conque tirera l'épée périra par Vépée (1). Tandis
que d'autres doctrines demanderont à la victoire une
sanction , insensés qui ne savent pas que la victoire
est mobile et la conscience immuable, Jésus-Christ
choisit la croix pour son étendard, et proteste contre
tous les succès de la force par le succès de son sup-
plice.
Il néglige pareillement la science et la philosophie,
ces moyens plus nobles et plus vrais de donner la
conviction. Il s'entoure de bateliers au lieu de s'en-
tourer de savants, et évitant l'apparence même d'une
organisation scientifique et philosophique de sa doc-
trine, il la communique par des paraboles et des
sentences détachées. Il laisse à ses disciples et à son
Eglise le soin futur d'y mêler des raisonnements et
d'en ordonner toutes les parties.
Enfin , l'habileté même la plus vulgaire lui semble
inconnue; il fait de sa mort, du temps où il aura
reçu d'elle un si terrible échec à sa divinité, et où il
ne sera plus là pour soutenir les siens, il fait, dis-je,
de sa mort un piège à la foi de ses disciples en leur
promettant de ressusciter, et en rapportant la confir-
mation de toute sa vie à cette épreuve, qui ne peut
finir, s'il n'est pas Dieu, que par une ignoble super-
cherie ou un éclatant démenti.
Je ne connais pas, Messieurs, d'autres moyens
humains de fonder quelque chose ici-bas que ceux
dont je viens de faire mention : la politique, la force,
(1) Saint Jean , chap. xviii , vers. 11.
— 29 —
la science, la philosophie, l'habileté. Jésus-Christ
s'est abstenu de tous sans exception , et cependant il
n'a pas manqué une seule heure, un seul instant,
de confiance en lui-même, de certitude absolue de
soi. C'est même l'abstention des moyens humains qui
prouve au dernier degré son inébranlable résolution
et l'énergie toute-puissante de sa volonté. Pourtant
on ne fait rien sans moyens, sans instruments. Quel
était donc le moyen ou l'instrument de Jésus-Christ?
Ah ! Messieurs, quel il était? Ne le voyez-vous pas?
C'était lui-même, sa force intime, la conversation
qu'il avait au dedans de lui, la possession sûre de
son essence. Les hommes tremblent, parce qu'ils se
voient; Jésus-Christ ne tremblait pas, parce qu'il se
voyait aussi. Il savait que sa parole toute simple était
la voie, la vérité et la vie (1); il la semait à tout ve-
nant, comme le laboureur sème le blé. Le laboureur
aussi n'a pas besoin de la politique, de la force, de
la science, de la philosophie, de l'habileté; il a le
blé , la terre et le ciel ; il ouvre la main et jette la vie.
Et pendant que la politique humaine va son train,
que la force bat la force, que la science use la science,
que la philosophie d'aujourd'hui enterre la philoso-
phie d'hier, et que l'habile est pris dans ses propres
filets, le froment tombé de la main de Dieu dans la
main de l'homme, et de la main de l'homme dans le
sein de la terre, le froment pousse, croît, verdit,
mûrit; on le cueille, on le mange, et l'humanité vitl
Ainsi faisait Jésus-Christ; ainsi fait quiconque croit
(1) Saint Jean, chap. xiv, vers, G.
— 30 —
fermement tenir de Dieu la vérité : il en vit d'abord ,
il la sème ensuite, et le monde, qui est le champ (1),
le monde en vit à son tour.
Résumons - nous , Messieurs. Voici le caractère
de Jésus-Christ tel que l'Évangile nous l'a révélé :
sous le rapport de l'intelligence, sublimité conti-
nue; sous le rapport du cœur, tendresse chaste et
ineffable; sous le rapport de la volonté, certitude
absolue de soi-même. Or ce caractère est incom-
patible avec le vice ignoble que je ne n'ose plus
même nommer, tant il est loin déjà de votre pensée.
Jésus- Christ était sincère, parce qu'il était un su-
blime esprit; il était sincère, parce que son cœur
s'est ouvert sur les hommes comme un sanctuaire de
tendresse et de chasteté; il était sincère, parce qu'il
avait la certitude absolue de lui-même, parce qu'il
avait foi dans sa parole, parce qu'il croyait en lui.
Jésus- Christ, comme l'Évangile, qui n'est autre
que lui, Jésus-Christ était la sincérité même, et le
charme si fort qu'on éprouve en le regardant et en
l'écoutant, vient de la lucidité intime de sa physio-
nomie, qui le laisse passer tout entier en dehors tel
qu'il est.
Eh bien! me direz -vous, Jésus -Christ était sin-
cère, quoi de plus? tant d'autres l'ont été! Un mo-
ment, Messieurs, vous n'y pensez pas. Jésus-Christ,
étant sincère, croyait ce qu'il disait ; or il disait qu'il
était Dieu; il l'a dit à ses disciples et à ses amis, il
l'a dit au peuple , il l'a dit à la magistrature suprême
(1) Saint Matthieu, chap. XIII, vers 38.
— 31 —
de son pays; il a été condamné et il est mort pour
cette affirmation : donc il croyait qu'il était Dieu.
Mais il ne pouvait pas le croire s'il ne l'était pas ,
parce qu'il est imposible de se tromper sur un fait
de conscience tel que celui de sa propre personnalité,
à moins d'être fou ; or Jésus-Christ n'était pas fou ,
et il était sincère : donc il était Dieu. Ici, par une
exception qui tient à la nature même de la chose , la
question de sincérité se confond avec la question de
la réalité. Et ce n'est point une découverte de ma
part, une vaine recherche de mon esprit. Il y a long-
temps. Messieurs, que l'Évangile, en établissant
dans l'esprit de ceux qui le lisent attentivement la
sincérité de son héros , en persuade la divinité sans
autre argument. Tandis que l'ÉgUsecathoUque, fille
et épouse de Jésus -Christ, démontre la divinité de
son fondateur par la divinité de son propre caractère
à elle, l'Évangile, travaillant autrement, prouve aux
enfants de l'Église la divinité de celui qui l'a fondée.
Et cette impression est commune à des âges bien di-
vers, aux trois âges de l'homme, tant elle est natu-
relle et fondée sur la vérité.
A douze ans , dans la fleur de notre vie , on nous a
lu l'Évangile, on nous a parlé de Jésus-Christ; sa
parole nous a paru très-simple, très- douce, très-
aimable ; nous y avons cru dans la simplicité , la dou-
ceur et ramabilité de notre jeune âme. Mais trop
souvent cette première impression diminue et s'ef-
face ; la raison grandit avec ses droits réels , les pré-
jugés du dehors pénètrent en nous, les passions du
dedans s'échauffent au soleil de nos années , et Jésus-
— 32 —
Christ tombe peu à peu de l'autel où l'avaient placé
nos premières adorations. Ce temps dure son temps.
Les ans passent sur notre servitude, jusqu'au jour où
la raison, devenue plus personnelle et plus forte,
nous fait honte de notre foi à des leçons sans auto-
rité, et où nos passions elles-mêmes, éclairées par
leur domination, nous poussent par lassitude à des
instincts de règle, de devoir et de plus grand respect
de nous. C'est une heure bénie entre les autres ,
l'heure où nous entrons dans l'ordre par la liberté
même, par cette divine liberté de la jeunesse que la
Providence nous a préparée et qu'aucune loi ne peut
nous ravir. Si alors l'Évangile tombe en nos mains et
que nous en fassions la seconde lecture, il n'est pas
rare que Jésus-Christ nous touche de nouveau, et
avec un empire que nous ne lui disputerons plus,
parce que nous le lui aurons donné nous-mêmes dans
un âge où rien ne plaidera plus contre lui que des
passions jugées et des ignorances vaincues. C'est
cette seconde lecture de l'Évangile, Messieurs, que
nous faisons ensemble.
Il en est une troisième, moins heureuse que les
deux premières, parce qu'elle est plus tardive, mais
qui apporte à Jésus-Çhrist le tribut de l'homme dans
sa maturité, et quia produit des aveux dignes d'une
éternelle mémoire. Pendant que le xviu^ siècle ou-
trageait à plaisir le Fils de Dieu , il se trouva dans le
sein même de ce collège qui l'attaquait un homme ne
croyant pas plus que les autres , un homme aussi cé-
lèbre que les autres, plus célèbre que tous, un seul
excepté , et qui eut par-dessus eux le privilège d'à-
— 33 —
voir des moiiTements sincères. Dieu le voulait ainsi
pour ne pas laisser son nom sans témoignage parmi
ceux-là mêmes qui travaillaient à détruire son règne.
Cet homme donc, au comble de sa gloire, initié par
l'étude aux siècles passés , et par sa vie au siècle dont
il était un ornement, eut à parler de Jésus-Qhrist
dans une profession de foi où il voulait résumer tout
ce que ses méditations sur les choses religieuses
avaient laissé de doutes et de certitudes dans son es-
prit. Après avoir traité de Dieu d'une manière digne,
quoique confuse, il en vint à l'Évangile et à Jésus-
Çhrist. Là , cette âme flottante entre l'erreur et la vé-
rité perdit tout à coup son hésitation, et d'une main
ferme comme celle d'un martyr, oubliant son temps
et lui-même, le philosophe écrivit la page d'un théo-
logien , une page qui devait être le contre-poids du
blasphème : Écrasez Vinfâme, et qui se termine par
ces paroles que toutes les voûtes de la chrétienté ré-
péteront jusqu'au dernier avènement du Christ : « Si
la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et
la mort de Jésus sont d'un Dieu. »
On pouvait croire que la force de cette confession
ne serait point surpassée , soit que l'on considérât le
génie de l'homme qui l'avait écrite, l'autorité de son
incroyance, la gloire de son nom et les circonstances
du siècle qui avait été condamné à la subir. On se
trompait. Un autre homme, une autre éloquence,
une autre gloire, une autre incrédulité, un autre
siècle, un autre aveu se sont rencontrés, et plus
grands que tous ensemble , si ce n'est chaque partie
prise à part, que l'homme, l'éloquence, la gloire,
— 34 —
Vincrédulite , le siècle et l'aveu que vous venez d'en-
tendre. Notre âge donc s'ouvrit par un homme qui
surpassa tous nos contemporains, et que nous, ve-
nus après, nous n'avons point égalé. Conquérant,
législateur, fondateur d'empire, il eut un nom et une
pensée qui sont encore présents partout. Après avoir
accompli l'œuvre de Dieu sans y croire, il disparut,
cette œuvre achevée , et se coucha comme un astre
éteint dans les eaux profondes de l'Océan atlanti-
que. Là, sur un rocher, il aimait à ramener devant
lui-même sa propre vie, et, de lui remontant à d'au-
tres auxquels il avait le droit de se comparer, il ne
put éviter, sur ce théâtre illustre dont il faisait partie,
d'entrevoir une figure plus grande que la sienne. Il
la regarda souvent : le malheur ouvre l'âme à des lu-
mières que la prospérité ne discerne pas. La figure
revenait toujours ; il fallut la juger. Un des soirs de
ce long exil qui expiait les fautes du passé et éclai-
rait la route de l'avenir, le conquérant tombé s'en-
quit d'un des rares compagnons de sa captivité s'il
pourrait bien lui dire ce que c'était que Jésus-Christ.
Le soldat s'excusa ; il avait eu trop à faire depuis
qu'il était au monde pour s'occuper de celte ques-
tion. « Quoi! reprit douloureusement l'interlocuteur,
tu as été baptisé dans l'Église catholique , et tu ne
peux pas me dire, à moi, sur ce rocher qui nous dé-
vore , ce que c'était que Jésus-Christ 1 Eh bien ! c'est
moi qui vais te le dire. » Et alors ouvrant l'Évangile,
non pas de la main , mais d'un cœur qui en était rem-
pli, il se mita comparer Jésus-Christ avec lui-même
et tous les plus grands hommes de l'histoire ; il rc-
— 35 —
leva les différences caractéristiques qui mettent Jésus-
Christ à part de toute l'humanité, et, après un tor-
rent d'éloquence qu'aucun Père de l'Église n'aurait
désavoué, il termina par ce mot : « Enfin je me con-
nais en hommes , et je te dis que Jésus-Christ n'était
pas un homme I »
Ce mot, Messieurs, résume tout ce que j'ai voulu
vous dire de la vie intime de Jésus-Christ , et l'im-
pression qu'éprouve tôt ou tard tout homme qui
lit l'Évangile avec l'équité de l'attention. Vous
qui êtes jeunes encore, vous vivrez; vous verrez
les savants , les sages , les princes et leurs ministres ;
vous assisterez aux élévations et aux ruines ; fils
du temps, le temps vous initiera aux secrets de
l'homme, et quand vous les saurez , quand vous au-
rez la mesure de ce qui est humain, un jour peut-
être, redescendant de ces hauteurs auxquelles vous
espériez , vous direz à votre tour : Je me connais en
hommes , et je te dis que Jésus-Christ n'était pas un
homme.
Un jour aussi, sur la tombe de son grand capitaine,
la France gravera ces paroles , et elles y brilleront
d'un plus immortel éclat que le soleil des Pyramides
et d'Austerlitz I
TRENTE-HUITIEME CONFERENCE
DE LA PUISSANCE PUBLIQUE DE JESUS-CHRIST
Monseigneur ,
Messieurs,
Jésus-Christ nous a donné sa parole qu'il était
Dieu , il a prouvé la sincérité de sa parole par son
caractère : donc il était Dieu. Mais est-ce là toute la
preuve de sa divinité? Sans doute la parole, c'est-
à-dire l'affirmation de soi , est la première manifes-
tation des êtres doués d'intelligence; sans doute le
caractère, c'est-à-dire l'expression de soi par la phy-
sionomie morale, est la seconde et naturelle manifes-
tation des mêmes êtres : mais est-ce là tout? n'y
a-t-il rien au delà? Et quand cette démonstration
suffirait pour les rapports vulgaires que les hommes
ont entre eux, serait-elle suffisante lorsqu'il s'agit
IV. — 2
— 38 —
des communications de Dieu avec les hommes? Non,
évidemment non. Car, enfin, il faut une certaine pé-
nétration pour juger d'un caractère; il faut aussi du
temps : ce n'est pas en un jour qu'une physionomie
morale se découvre en entier, et lorsque Dieu paraît,
Messieurs , lorsqu'il fait tant que de venir, il est ma-
nifeste que, du premier coup, il doit y avoir dans
son apparition quelque chose qui exclue le doute,
qui exclue le débat , qui exclue le temps , qui exclue
même la science , quelque chose qui soit reconnais-
sable de tous et à l'instant, quelque chose, en un
mot, qui soit la puissance pubUque de Dieu et révèle
infaiUiblement sa puissance et son action. De môme
qu'il existe pour la souveraineté terrestre une ex-
pression certaine de sa majesté, il doit y avoir pour
Dieu un mode éminent et égal à lui , par lequel , ve-
nant à se montrer, toute intelligence , à moins d'une
révolte insensée, se courbe et dise : C'est lui.
Quel est ce mode de manifestation que j'ai appelé la
puissance publique de Dieu? En quoi consiste-t-il ?
Jésus-Christ l'a-t-il possédé? Quelles senties objec-
tions auxquelles il donne lieu , et la réponse qui les
détruit? Tel est, Messieurs, le vaste champ que nous
allons parcourir aujourd'hui.
Nul être ne peut se manifester que par les élé-
ments qu'il contient en lui et qui constituent sa na-
ture. Or tout être , quel qu'il soit , ne renferme que
trois éléments, la substance, la force et la loi : la
substance, qui est le fond de l'être; la force, qui est
son activité; la loi, qui est la mesure de son action.
Si nous jetons un regard sur le dernier des êtres ,
— 39 —
sur rêtre arrivé aussi proche du néant que possible,
nous y reconnaîtrons ces trois éléments. Ainsi l'atome
a une substance , quelque chose qui se tient , qui se
porte , quelque chose que nous ne pouvons pas ana-
lyser, mais que nous avons appelé d'un nom mysté-
rieux, qui veut dire ce qui est dessous et qui soutient
tout ce qui est dessus. L'atome a une force de résis-
tance; pour le déplacer, encore faut-il un mouve-
ment si léger qu'il soit, et sans ce mouvement il
restera là. 11 a une force de cohésion par laquelle ses
parties se retiennent ensemble, une force d'affinité
par laquelle il attire à lui d'autres atomes; car c'est
sa vocation, comme c'est la vôtre, de s'agrandir. Il a
une force de passivité par laquelle il reçoit la lu-
mière , la chaleur et tous les fluides dont sa vie obs-
cure, mais savante et profonde, a besoin. Enfin sa
substance et sa force sont réglées par une loi; il n'est
pas seul au monde, il est lié à d'autres êtres , il subit
des influences comme on subit la sienne; il a une
mesure dans son action, comme les autres ont une
mesure dans leur action sur lui. Substance , force ,
loi , tout cela est dans un atome , et tout cela est en
Dieu, qui est le père de l'atome. Dieu est la plénitude
de la substance, la plénitude de la force, la pléni-
tude de la loi; il est la substance infinie, la force
absolue , la loi éternelle. Il est plus encore que cela :
il est le centre de toutes les substances, qu'il a créées
et qu'il conserve ; le centre de toutes les forces , qui
partent de lui et reviennent à lui; le centre de toutes
les lois, dont il estle principe, la sanction et la majesté.
Les êtres étant ainsi faits, depuis l'atome jusqu'à
— 40 —
Dieu, tout être peut se manifester triplement, par sa
substance, par sa force ou par sa loi. Par sa sub-
stance : ainsi les corps nous apparaissent- ils; par
sa force : ainsi l'âme se révèle-t-elle à nous ; par sa
loi : ainsi les astres, même invisibles, se font- ils
pressentir de l'astronome à l'aide du mouvement gé-
néral qui les gouverne en les tenant ou en les em-
portant loin de nos regards. Et par conséquent Dieu
lui-même peut se manifester comme substance,
comme force et comme loi , comme centre de toutes
les substances, de toutes les forces et de toutes les
lois. Car si un atome est en cette possession magni-
fique de se révéler, si du fond de sa poudre et de son
néant il heurte nos yeux, il entre dans nos acadé-
mies , il sollicite nos débats , il épuise pendant des
siècles notre science, combien plus Dieu aura-t-il le
droit et la puissance de se montrer? Un être qui ne
se montre pas , il n'est pas. Car la vocation de tous
les êtres sans exception, c'est de paraître, c'est de se
faire un théâtre et d'agir ; et comme on n'agit pas
sans se manifester, se manifester, c'est vivre. Et si
Dieu est la vie, il n'est évidemment occupé qu'aune
chose, qui est de paraître, de rayonner, de conqué-
rir, en un mot, d'être partout ce qu'il est, le roi des
substances, le roi des forces, le roi des lois.
Il est vrai, présentement il nous cache sa sub-
stance, à nous autres hommes, et nous pouvons dire
de lui avec le prophète : Vous êtes vraiment le Dieu
caché [\] ! Mais s'il nous dérobe cette vision directe de
(1) Isaïe, chap. xlv, vers. 15.
— 41 —
lui-même, ce n'est point par impuissanceou par envie,
c'est par respect pour notre liberté et pour le com-
merce même qu'il veut entretenir avec nous. Si nous
eussions vu tout d'abord sa substance, l'éclat irré-
sistible de cette manifestation eût ravi notre âme à
ses libres mouvements; elle eût adoré Dieu malgré
elle, tandis que l'adoration voulue de Dieu, et qu'il
a droit de vouloir, est une adoration de choix et d'a-
mour qui sorte de notre cœur et qui touche le sien.
Il fallait donc que Dieu se manifestât sans nous
éblouir et nous rendre les esclaves de sa beauté ; il
fallait que nous le vissions sans le voir, que nous
fussions certains de sa présence sans en être oppri-
més, et c'est pourquoi il nous a caché sa substance
tout en nous laissant sa lumière , comme il arrive
que le soleil assemble des nuages pour diminuer
sa splendeur, tout en demeurant visible au milieu du
ciel.
Si la manifestation de Dieu par sa substance eût
été trop forte pour notre liberté , il y avait un autre
inconvénient à ce qu'il ne se manifestât que par sa
loi. La loi de Dieu, c'est la vérité, c'est-à-dire l'en-
semble de tous les rapports nécessaires et de tous
les rapports possibles , de tous les rapports incréés
et de tous les rapports créables. En nous révélant la
vérité, Dieu se révèle bien lui-même à nous, mais
sous une forme qui nous permet facilement de le
méconnaître, parce que nous détachons la vérité du
fond vivant qui la porte , et que nous en faisons une
sorte de création et d'idole de notre esprit ; ou bien
encore, parce que, ne pouvant, en certains cas, la
— 42 —
saluer comme le produit de notre intelligence, nous
la mettons dehors ainsi qu'une étrangère qui nous
offense et nous ment. Sans doute , Dieu peut élever
la vérité jusqu'à la prophétie, en annonçant de loin
les rapports qui s'établiront au fond des âges entre
des choses et des empires dont le nom n'existe pas
encore; mais la prophétie a besoin de temps pour
s'accomplir et se vérifier; jusqu'au dernier moment
elle demeure suspendue dans l'histoire comme un
rêve indigne de notre attention , et si elle veut s'atta-
cher à des événements trop voisins , elle perd de sa
force en perdant de son antériorité. Même à l'état
prophétique, la vérité ne saurait donc être le signe
instantané de la présence divine. De la sorte , tandis
que la manifestation de Dieu par sa substance serait
trop absolue, celle qu'il nous donne de lui par sa loi,
c'est-à-dire par la vérité, est trop faible pour nous
convaincre immédiatement.
Reste à Dieu la force pour se révéler avec une
clarté qui ne donne ni trop ni trop peu de jour.
Mais la force elle - même , Dieu la possède et peut
l'exercer dans trois ordres différents : l'ordre phy-
sique , qui renferme tous les règnes de la nature ;
l'ordre moral, qui est l'ensemble des choses de l'âme ;
l'ordre social, qui comprend l'âme et le corps . -^
l'homme, rangés sous les lois de l'unité. Or Dieu a
visiblement appliqué sa force par Jésus -Christ aux
deux derniers ordres, c'est-à-dire à l'âme et à la so-
ciété, ainsi que nous l'avons vu dans nos conférences
antérieures, lorsque nous traitions des vertus réser-
vées à l'action de la doctrine catholique, et des effets
— 43 —
sociaux produits par cette même doctrme, fille de
Jésus -Christ. Toutefois ce signe de divinité ne pou-
vait être l'auréole immédiate et subite de Jésus-
Christ, lorsque, paraissant pour la première fois au
milieu des hommes , il avait à leur présenter ses let-
tres de créance au nom du Père , dont il se disait
l'unique et auguste Fils. La conversion de l'âme, son
élévation aux plus inaccessibles vertus , exigent du
temps et la coopération de l'homme lui-même; la
fondation d'une société visible , douée des privilèges
de l'unité, de l'universalité, de la stabilité, de la
sainteté exige un temps plus grand encore, et la co-
opération d'une multitude innombrable d'hommes
disséminés sur la face des âges et des lieux. Dieu ne
crée pas une société du jour au lendemain; il ne con-
vertit même pas une âme du jour au lendemain ; et
quand par hasard il accomplit ce dernier prodige ,
celui qui en a été l'objet et qui en a l'inébranlable
conscience, ne devient pas tout de suite un flambeau
qui éclaire le monde du spectacle de sa vertu. On
porte longtemps dans l'ombre le mystère de Dieu, on
se retire comme saint Paul dans le désert, et ce dé-
sert, fût -il la foule elle-même, elle passe bien des
jours à côté d'une âme transfigurée avant d'y recon-
naître le signe divin.
Que reste-t-il donc à Dieu, Messieurs, pour être
son mode éminent d'apparition, son cachet propre et
inimitable, le relief public de sa figure dans l'espace
et le temps? Il lui reste sa force physique, ou, en
d'autres termes , sa souveraineté sur la nature , sou-
veraineté qui ne rencontre dans la matière et l'ordre
qui en sont le théâtre, aucune liberté à respecter, et
par conséquent aucune coopération à solliciter et à
attendre, mais seulement une immense énergie dont
la soumission instantanée annonce le maître du ciel
et de la terre atout homme qui n'a pas peur de ren-
contrer Dieu. Le propre de cet acte souverain est de
n'exiger dans le spectateur ni étude, ni science, ni
aucun appareil qui coûte du temps ou de la distinc-
tion, mais seulement de la bonne foi. Il est si étran-
ger à tous les procédés humains , qu'il produit av
moins la confusion s'il ne produit la conviction, et
que le rebelle n'a que le silence contre l'exclamation
de l'homme droit : Digifus Dei est hic (1)! Aussi les
langues humaines, organes mystérieux de la vérité,
ont -elles donné un nom singulier à l'acte par lequel
Dieu exerce sa souveraineté sur la nature et mani-
feste instantanément sa présence aux hommes; elles
l'ont appelé miracle, c'est-à-dire l'acte admirable
par excellence, l'acte qui constitue la puissance pu-
blique de Dieu.
Mais Jésus- Christ porte-t-il sur son front ce
«igné de la force absolue? A-t-il opéré des mi-
racles? A-t-il exercé la puissance publique de
Dieu?
Un jour Jean- Baptiste envoie ses disciples pour
lui demander : Etes -vous celui qui doit venir, ou
bien faut-il que nous en attendions un autre ? Jésus-
Christ leur répond : Allez et annoncez à Jean ce que
vous avez entendu et ce que vous avez vu. Les
(1) Exode, chap. viii , vers. 19
~ 45 —
aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux
sont guéris , les sourds entendent , les morts ressus-
citent, les pauvres sont évangélisés (1). C'est-à-dire
que Jésus -Christ, cet homme en qui nous avons re-
connu le plus admirable caractère qu'ait signalé
l'histoire, ne craint pas de donner pour preuve de
sa mission et de sa divinité toute une suite de faits
miraculeux opérés par lui. Et en effet, d'un bouta
l'autre de ses pages, l'Évangile est un tissu de pa-
roles simples qui vont jusqu'au fond de l'âme, et de
paroles prodigieuses qui bouleversent la nature jus-
que dans ses fondements. En vain veut-on les sépa-
rer, et voir deux œuvres dans une seule œuvre; l'É-
vangile résiste à cette analyse que prétend extraire
de son sein la substance morale au mépris de la
substance miraculeuse, ravir au thaumaturge l'appui
du sage, et au sage l'appui du thaumaturge. Tous
les deux se tiennent étroitement unis contre les sub-
tils efforts de l'incrédulité ; la doctrine appuie le mi-
racle, le miracle justifie la doctrine, et l'Évangife
parcourt le monde avec un caractère invincible
d'unité qui ne souffre et n'obtient pour Jésus-Christ
qu'une haine absolue ou une totale adoration.
Cette unité , pour qui réfléchit avec quelque pro-
fondeur, esta elle seule une démonstration. Pourtant
l'incroyance , étonnée de ne pouvoir diviser Jésus-
Christ, se retourne sur elle-même et se dit avec
anxiété : Est- il donc bien vrai que Jésus -Christ ait
rendu la vue aux aveugles, la marche aux boiteux ,
(1) Saint Luc, chap. vu, vers. 20-22.
— 46 —
la pureté aux lépreux, l'ouïe aux sourds , la vie aux
morts ? Est- il vrai qu'il ait agi en maître de la na-
ture , et que chaque jour, sous les yeux du peuple ,
à la clarté du soleil , son doigt créateur ait prouvé
qu'une vertu divine habitait en lui? Est- il vrai que
cela soit ? N'y a-t-il pas un horrible mensonge greffé
sur la sincérité de cette vie?
Messieurs, l'Évangile est d'un temps historique;
il est une histoire. Les miracles de Jésus-Christ ont
eu lieu sur les places publiques , en présence d'une
foule innombrable de toutes les conditions , devant
des ennemis nombreux et acharnés. Ils étaient la
base d'un enseignement qui partageait tout un pays,
et qui bientôt partagea l'univers. Si , malgré le ca-
ractère de vérité qui fait de l'Évangile un livre à
part, vous suspectez son témoignage, comme étant
l'œuvre de ceux qui croyaient en Jésus-Christ , vous
ne pouvez , par une raison contraire , suspecter les
récits et les impressions de ceux qui ne croyaient
pas au maître nouveau , et qui persécutaient dans
tout le monde ses disciples, ses doctrines et jusqu'à
son nom. Un débat public était engagé; un homme
s'était dit Dieu ; il était mort pour l'avoir dit; sa na-
tion, divisée sur sa tombe, en appelait de ce sang, et
on en appelait d'elle à ce sang répandu, qui trouvait
partout des adorateurs : il y avait là un intérêt su-
prême et une suprême publicité. Or la publicité est
une puissance qui force les ennemis d'une cause à se
prononcer tout haut , et à concourir malgré eux à la
formation authentique d'une histoire qu'ils détestent
et qu'ils voudraient anéantir. C'est en vain, la publi-
— 47 —
cité les presse, il faut qu'ils parlent, et que, même en
calomniant, ils disent assez la vérité pour qu'elle ne
puisse plus périr. C'est là, Messieurs, ce qui sauve
l'histoire. Il n'y a rien à quoi clans le monde on en
veuille plus; les oppresseurs des peuples et les op-
presseurs de Dieu ne travaillent à rien plus ardem-
ment qu'à empêcher l'histoire d'exister ; ils rassem-
blent contre elle le silence des quatre vents du ciel ;
ils renferment leurs victimes dans les murs étroits et
profonds des cachots; ils mettent autour encore des
canons, des lances, tous les appareils de la menace et
de la peur : mais la publicité est plus forte que tout
empire; elle entraîne ceux-là mêmes qui l'ont en
exécration ; elle les contraint de parler ; les canons
se détournent, les lances se baissent, et l'histoire
passe!
Ainsi a passé, Messieurs, l'histoire des miracles
de Jésus - Christ. Elle a passé par ses ennemis
mêmes, par les pharisiens qui avaient crucifié Jésus-
Christ, par les rationalistes païens, qui crucifiaient
sa mémoire. Il fallait bien que les Juifs déicides, de-
vant une pubhcité qui remplissait la terre, s'expli-
quassent sur la vie miraculeuse du Christ; il fallait
qu'ils prononçassent un oui ou un non, et le non, ils
n'ont pas osé le dire, parce que personne au monde,
dès qu'il parle, ne peut dire un mensonge absolu sur
des faits publics. Le mensonge absolu n'est pas plus
possible dans l'ordre de '.'histoire, que l'erreur abso-
lue n'est possible dans l'ordre de la spéculation. Les
Juifs ont dénaturé les miracles du Christ, ils ne les
ont pas niés. Ils ont écrit que Jésus avait dérobé
— 48 —
dans le temple le nom incommunicable de Dieu , et
que c'était à l'aide de ce nom souverain qu'il com-
mandait à la nature. Cette explication est consignée
dans les monuments les plus sérieux de leur tradi-
tion , et c'est tout ce qu'ils ont pu contre la mémoire
accusatrice de Jésus-Christ, contre ce sang que tout
l'univers leur reprochait et leur reproche encore.
Mais que pouvaient-ils de plus? La publicité est la
maîtresse des hommes qui ont vu ; elle se change en
tradition sur leur tombeau , et les poursuit d'âge en
âge, de justice en justice, jusque dans leur dernière
postérité.
Les rationalistes païens sont venus à leur tour
mettre la main dans l'histoire de Jésus-Christ. Sans
doute ils n'avaient pas pris part à son supplice et ce
n'était pas son sang qui leur faisait peur; mais, avec
son sang, Jésus -Christ avait répandu sur le monde
une vérité qui convainquait de néant la raison des
sages : les sages pouvaient-ils lui pardonner? Ils
eurent donc aussi à donner de sa vie un texte cri-
tique, et à user, pour l'amoindrir, de toutes les res-
sources que pouvaient présenter les traditions el les
discussions de leur temps. Qu'ont-ils dit des mira-
cles de Jésus-Christ? Qu'en ont dit Celse, Porphyre,
Julien, hommes à jamais illustres pour avoir été, dès
les premiers siècles de l'ère chrétienne, les hérauts
du Fils de Dieu dans les offices incomparables de
l'inimitié? Ont-ils nié que Jésus -Christ eût fait des
œuvres merveilleuses à l'appui de sa doctrine? Ils ne
l'ont pas plus nié que les Juifs; ils ont fait de lui
seulement un habile magicien. Pourquoi un magi-
- 49 —
cien , et non pas un sage? Quelle nécessité d'une
aussi étrange expression? C'est que l'histoire était
là. On pouvait bien dénaturer le côté miraculeux de
Jésus-Christ, on ne pouvait pas s'en taire.
Il reste donc acquis, Messieurs, par le témoignage
même des ennemis du Christ, que sa prédication a
été accompagnée de prodiges surhumains. Mais il
ne faut pas séparer ces motifs extérieurs de foi, tout
graves qu'ils sont, du caractère intime de l'Évangile
et de Jésus-Christ. Tout se lie dans un édifice de la
base au sommet. Si Jésus- Christ a été une nature
smcère, ainsi que nous l'avons démontré, une nature
marquée au trait d'une supériorité divine, sa sincé-
rité et sa supériorité appellent la confiance sur ses
miracles comme sur les affirmations pures qu'il a
faites de lui. Si Jésus-Christ n'a pas menti en disant
qu'il était Dieu, a plus forte raison n'a-t-il pas menti
en agissant comme Dieu. Car il est plus honteux,
plus contraire à la sincérité d'opérer des prestiges ,
c'est-à-dire, pardonnez-moi l'expression , mais cette
expression même, par sa force, témoigne du mépris
de l'humanité pour les prestiges, il est plus honteux,
dis-je, d'être un jongleur que d'être un fourbe. Le
fourbe n'emploie que sa parole pour tromper ; le jon-
gleur y ajoute de viles manipulations destinées à
éblouir les yeux de spectateurs ignorants. C'est un
mensonge sur un mensonge, une indignité sur une
indignité. Et c'est pourquoi les langues humaines,
habiles à exprimer le mépris , ont créé cet odieux nom
de jongleur pour désigner tout homme qui a l'audace
d'appeler le prestige au secours de l'imposture.
— 50 —
La supériorité de Jésus-Christ n'est pas moins fa-
vorable à la réalité de ses miracles que sa sincérité.
Nul homme grave et profond n'usera jamais de pres-
tige pour appuyer un enseignement doctrinal. Car
qu'est-ce que le prestige? C'est l'emploi d'une force
inconnue à la science du temps où l'on vit. Mais la
science ne tardera pas à venir ; absente un moment ,
elle est inévitable dans le cours de l'humanité ; elle
se lève un jour toute radieuse, et, retournant son
éclat investigateur sur le passé, elle juge tout, elle
pèse tout, elle vérifie tout, et tandis qu'elle donne
aux œuvres véritables du génie ou de la Divinité leur
dernière consécration , elle réduit en poudre les pué-
riles pratiques qui avaient surpris la bonne foi des gé-
nérations inexpérimentées. Aussi, rien de grand sur
la terre ne s'est fondé sur le prestige ; toute œuvre de
quelque force et de quelque dignité , encore même
qu'elle ne fût pas pure de mensonge, a puisé dans
quelque chose d'ancien et de vrai sa portion de soli-
dité. Mahomet vous en est un mémorable exemple.
Auteur d'une révolution religieuse dans un pays que
n'éclairait pas la science , il a employé à son succès
tous les moyens humains , sauf le prestige, parce qi e
le prestige n'est pas un moyen humain. Je viens de
lire le Coran tout entier. De vingt pages en vingt
pages , Mahomet se pose la question des miracles ;
il s'objecte ou on lui objecte qu'il n'en fait pas; pas
une seule fois il ne se hasarde à dire qu'il en a fait
ou qu'il en fera. Il élude constamment la question,
11 invoque Abraham , Moïse , tous les patriarches ,
tel endroit de sa vie où Dieu l'a protégé , telle vie-
- 51 —
toire qui a couronné ses armes et justifié sa doctrine;
il affirme de plus belle que Dieu est Dieu , et que
Mahomet est son prophète : voilà tout. Et ce n'est
pas une petite marque de son habileté , et même de
son génie, que ce mépris du prestige et cette bonne
tenue dans les idées de la Providence et les souvenirs
traditionnels.
Et vous voulez que Jésus-Christ, l'auteur de l'É-
vangile , soit descendu aux plus viles imitations de
la toute- puissance de Dieu, qu'il ait passé le temps
de sa mission pubUque à tromper les yeux de ses con-
temporains par des simulacres aussi honteux qu'im-
puissants ! Vous voulez qu'un si misérable jeu ait ob-
tenu le plus grand succès de foi dont le genre humain
ait encore été l'artisan ! Gela n'est pas possible. Le
sens commun parle aussi haut que l'histoire contre
une telle supposition. La vie publique de Jésus-Christ
correspond à sa vie intime, et sa vie intime confirme
sa vie publique. Il s'est dit Dieu, il s'est cru Dieu, il
a agi comme Dieu , et précisément parce que cette
position est d'une force admirable , il a fallu tenter
contre elle les derniers efforts ; l'histoire comme le
bon sens parlant trop haut en faveur de Jésus-Christ,
il a fallu recourir à la métaphysique et à la physique
pour lui arracher au moins le sceptre des miracles.
Voyons si Ton a réussi.
On. nous a ddt deux choses. On nous a dit d'abord :
Jésus-Christ n'a pas fait de miracles, parce qu'il est
impossible d'en faire. On nous a dit en second lieu :
11 importe peu que Jésus-Christ ait fait des mira-
— 52 —
clés; car tout le monde en peut faire, tout le monde
en a fait, tout le monde en fait.
Premièrement, Jésus-Christ n'a pas fait de mira-
cles, parce qu'il est impossible qu'on en fasse. Et
pourquoi ? Parce que la nature est soumise à des lois
générales qui font de son corps une harmonieuse et
parfaite unité où chaque partie correspond au tout ,
de manière que, violée dans un seul de ses points,
elle périrait tout entière à la fois. L'ordre, même
lorsqu'il vient de Dieu , n'est pas une chose arbitraire
qui se puisse détruire ou changer à volonté ; l'ordre
exclut le désordre nécessairement, et nul plus grand
désordre ne saurait être conçu dans la nature que
cette action souveraine qui aurait la faculté d'en bri-
ser les lois et la constitution. Le miracle est impos-
sible à ces deux titres : impossible comme désordre ,
impossible parce qu'une violation partielle de la na-
ture en serait l'anéantissement.
C'est-à-dire, Messieurs, qu'il est impossible à
Dieu de se manifester par le seul acte qui annonce
publiquement et instantanément sa présence, par
l'acte de souveraineté. Tandis que le dernier des
êtres a le droit de se produire au sein de la nature
par Texercice de la force qui lui est propre, tandis
que le grain de sable, appelé dans le creuset du chi-
miste, répond à ses interrogations par des signes
caractéristiques qui le classent dans les registres de
la science, à Dieu seul il serait interdit de manifester
sa force dans la mesure personnelle qui le distingue
et qui en fait un être à part ! Non-seulement Dieu ne
se serait pas manifesté, mais il lui serait impossible
— 53 —
à tout jamais de se manifester, en vertu même de
l'ordre dont il est le créateur. Agir, c'est vivre ; pa-
raître, c'est vivre; se communiquer, c'est vivre: mais
Dieu ne peut plus agir, paraître, se communiquer;
cela lui est interdit. Relégué au fond de son éternité
sourde et obscure, si nous l'interrogeons, si nous le
supplions, si nous crions vers lui, il ne peut que
nous répondre , supposé toutefois qu'il puisse nous
répondre : « Que voulez-vous! j'ai fait des lois! de-
mandez au soleil et aux étoiles, demandez à la mer
et aux sables de ses rivages ; pour moi , mon sort est
accompli, je ne suis plus rien que le repos et le servi-
teur contemplatif des œuvres de ma droite. »
Ah! Messieurs, ce n'est pas ainsi que jusqu'à pré-
sent l'humanité tout entière a compris Dieu. Elle l'a
compris comme un être libre et souverain ; et encore
qu'elle n'ait pas toujours eu de sa nature une con-
naissance exacte, elle ne lui a du moins jamais refusé
la puissance et la bonté. Partout et toujours, sûre de
ces deux attributs de son Père céleste, elle a fait mon-
ter vers lui son inextinguible prière ; elle lui a tout de-
mandé, et lui demande chaque jour, à deux genoux,
la lumière de l'esprit , la droiture du cœur, la santé
du corps, l'éloignement des fléaux, la victoire dans
la guerre, la prospérité dans la paix , la satisfactiop
de tout besoin au ciel, sur la terre et dans les enfers.
Il y a ici quelque pauvre femme qui entend à peine
ce que je dis. Ce matin elle s'est mise à genoux au
chevet de son enfant malade, et, abandonnée de
tous, n'ayant pas de pain pour la journée, elle a
croisé ses mains , elle a fait appel à Celui qui fait
— 54 —
mûrir le blé et qui crée la charité; elle lui a dit : «Sei-
gneur, venez à mon secours , hâtez-vous de venir ! »
Et, en ce moment même où je parle, des voix in-
nombrables s'élèvent vers Dieu de tous les points de
la terre pour lui demander des choses où la nature
toute seule ne peut rien, et où ces âmes sont persua-
dées que Dieu peut tout. Qu'est-ce donc qui se trompe
ici? Qui se trompe du métaphysicien ou du genre hu-
main ? Et comment la nature nous a-t-elle appris à
mépriser la nature pour nous confier à Dieu ? Car ce
n'est pas la science qui nous enseigne à prier; nous
prions malgré la science, et comme il n'y a ici-bas
que la science, la nature et Dieu, si nous prions
malgré la science , il faut bien que ce soit la nature
ou Dieu qui nous enseigne à prier et à croire de tout
notre cœur aux miracles de la puissance et de la
bonté divines. Après cela, que la nature s'en trouve
mal ou non, qu'elle doive périr chaque fois que Dieu
la touche du doigt, c'est assurément notre moindre
souci. Par égard pourtant pour certaines sortes d'es-
prits , je prouverai que le miracle n'attente en rien à
l'ordre naturel.
La nature, comme je l'ai déjà dit, se réduit à
trois éléments : les substances , les forces et les lois.
Les substances sont essentiellement variables ; elles
changent de forme, de poids, se combinent et se sé-
parent à tout moment. Les forces le sont aussi; elles
augmentent ou diminuent, s'accumulent ou se dé-
tendent. Il n'y a d'immuable que les lois mathéma-
tiques 5 qui gouvernent à la fois les forces et les sub-
stances , et d'où dépend tout l'ordre de l'univers. La
— 55 —
mobilité des forces et des substances répand le mou-
vement et la vie dans la nature ; l'immutabilité des
lois mathématiques y maintient une ordonnance
qui ne faillit jamais. Sans les premières touty serait
mort; sans les secondes tout y serait chaos. Gela
posé , quand Dieu opère un miracle , que fait-il ? Tou-
che-t-il au principe de l'ordre universel , qui est la
loi mathématique? Pas le moins du monde. La loi
mathématique appartient à la région des idées, c'est-
à-dire à la région de l'éternel et de l'absolu ; Dieu
n'y peut rien , car c'est lui-même. Mais il agit sur
les substances et sur les forces : sur les substances ,
qui sont créées ; sur les forces, qui ont leur racine
dans sa suprême volonté. Semblable à nous, qui,
soumis aux combinaisons générales de la nature, ti-
rons cependant de notre vitalité intime des mouve-
ments contraires en apparence aux règles de la
pesanteur, Dieu agit sur l'univers comme nous agis-
sons sur notre corps. Il applique quelque part la
force qui est nécessaire pour y produire un mouve-
ment inaccoutumé : c'est un miracle , parce que lui
seul , dans le réservoir infini de sa volonté , qui est le
centre de toutes les forces créées et créables , peut
puiser assez d'éléments pour agir subitement à ce
degré. S'il lui plaît d'arrêter le soleil, pour me servir
de l'expression vulgaire , il oppose à sa force de pro-
jection une force qui la contre-balance, et qui, en
vertu même de la loi mathématique, produit le re-
pos. Il ne lui est pas plus difficile d'arrêter le mou-
rement total de l'univers.
Ainsi en est-ii de tous les autres miracles ; c'est
— m —
une question de force, dont l'usage, loin de blesser
l'ordre physique, ce qui serait très-peu de chose, y
rentre de soi, et, de plus, maintient sur la terre l'or-
dre moral et religieux , sans lesquels l'ordre physique
n'existerait pas.
Cette objection éclaircie , Messieurs, hâtons-
nous d'épuiser la seconde. On nous dit que le mi-
racle ne prouve rien, parce que toutes les doctri-
nes ont eu des miracles en leur faveur, et qu'à l'aide
d'une certaine science occulte, il est facile d'en opé-
rer.
Je nie hardiment qu'aucune doctrine historique,
c'est-à-dire, fondée au plein jour de l'histoire par
des hommes authentiquement connus , possède pour
base des faits miraculeux. Quant aux temps présents,
nous n'en avons pas d'exemple; personne, sous nos
yeux , parmi tant d'instituteurs du genre humain
dont nous avons le spectacle, n'a encore osé nous
promettre l'exercice d'une puissance supérieure à la
puissance vulgaire dont nous disposons. Personne
de nos contemporains n'a paru sur les places publi-
ques pour guérir des aveugles et ressusciter des
morts. L'extravagance ne s'est montrée que dans les
idées et le style, elle n'a pas passé plus loin. En re-
descendant du siècle présent jusqu'à Jésus-Christ,
personne encore , dans l'innombrable multitude des
hérésiarques fameux , n'a pu se vanter de comman-
der à la nature, et mettre sous la protection du mi-
racle les inspirations de l'orgueil révolté. Mahomet,
hérétique et infidèle tout à la fois, ne l'a pas tenté
plus que les autres; je l'ai déjà dit, et le Coran le
— 57 —
dira mieux à qui voudra prendre la peine de lire ce
plagiat de la Bible fait par un écolier de rhétorique
de la Mecque. Au delà de Jésus- Christ, dans les siè-
cles revendiqués par l'histoire, que reste- 1- il, en
laissant de côté Moïse et les prophètes, c'est-à-dire
les propres ancêtres de Jésus-Christ? Compterons-
nous quelques faits singuliers de la Grèce et de Rome?
Parlerons-nous de cet augure qui coupa , dit Tite-
Live, une pierre avec un rasoir, ou bien de cette ves-
tale qui fît marcher un vaisseau en le tirant par sa
ceinture, ou bien encore de l'aveugle guéri par Ves-
pasien montant à l'empire? Ces faits, quels qu'ils
soient, sont isolés ei ne tiennent à aucune doctrine;
ils n'ont provoqué aucun débat dans le monde et n'y
ont rien établi ; ce ne sont pas des faits doctrinaux.
Or il s'agit ici de miracles fondateurs de doctrines
religieuses, les seuls dont il y ait à s'occuper; car.
évidemment, si Dieu se manifeste par des actes de
souveraineté, ce doit être pour une grande cause,
digne de lui et digne de nous, c'est-à-dire pour une
cause où il s'agisse des destins éternels de l'huma-
nité. C'est ce qui met hors de la discussion tous ieâ
faits isolés , tels que ceux rapportés dans la Vie d'A-
pollonius de Thyane.
Ce personnage est du premier siècle de l'ère chré-
tienne, et sa Vie a été écrite beaucoup plus tard par
un philosophe alexandrin appelé Philostrate, qui a
voulu en faire le pendant de l'Évangile , et d'Apollo-
nius lui-même le calque de Jésus-Christ. Il est sorti
de ce dessein une physionomie très -singulière et
on ne peut plus curieuse; mais c'est tout. Qu'a fait
— 58 —
éoctrinalement Apollonius de Thyane? Où sont sea
écrits, ses œuvres sociales, la trace de son passage
sur la terre? Il est mort le lendemain de sa vie.
Eût-il, au lieu de quelques faits équivoques, remué
les montagnes de son vivant, ce ne serait encore
qu'une curiosité littéraire, un accident, un homme,
rien.
Où sont donc les doctrines fondées au soleil de
rhistoire sur des faits miraculeux? Où est dans le
monde historique une autre toute-puissance que celle
de Jésus-Christ, d'autres miracles que les siens et
ceux des saints qui l'ont pris pour maître, et ont
puisé dans ses cendres la force de continuer ce qu'il
avait commencé? Rien ne paraît à l'horizon; Jésus-
Christ reste seul, et ses ennemis, en l'environnant
d'une attaque immortelle, ne peuvent lui opposer
que des doutes , et pas un fait égal à lui , ou même
analogue à lui.
Mais du moins n'existe-t-il pas dans la nature des
forces occultes qui nous ont été révélées depuis, et
dont Jésus -Christ se serait autrefois emparé? Je
nommerai, Messieurs, ces forces occultes auxquelles
on fait allusion, je les nommerai sans crainte : on les
appelle les forces magnétiques. Et je pourrais m'en
délivrer aisément, puisque la science ne les recon-
naît pas encore, et même les proscrit. Toutefois,
j'aime mieux obéir à ma conscience qu'à la science.
Vous invoquez donc les forces magnétiques : eh
bien! j'y crois sincèrement, fermement; je crois que
leurs efïéts ont été constatés, quoique d'une manière
«fiîi est encore incomplète et qui le sera probable-
- 59 —
ment toujours , par des hommes instruits, sincères
et même chrétiens; je crois que ces effets, dans la
grande généralité des cas , sont purement naturels ;
je crois que le secret n'en a jamais été perdu sur la
terre, qu'il s'est transmis d'âge en âge, qu'il a donné
lieu à une foule d'actions mystérieuses dont la trace
est facile à reconnaître, et qu'aujourd'hui seulement
il a quitté l'ombre des transmissions souterraines,
parce que le siècle présent a été marqué au front du
signe de la publicité : je crois tout cela. Oui, Mes-
sieurs, par une préparation divine contre l'orgueil
du matérialisme , par une insulte à la science qui
date de plus haut qu'on puisse remonter, Dieu a
voulu qu'il y eût dans la nature des forces irrégu-
lières, irréductibles à des formules précises, presque
inconstatables par les procédés scientifiques. Il l'a
voulu , afin de prouver aux hommes tranquilles dans
les ténèbres des sens , qu'en dehors même de la reli-
gion il restait en nous des lueurs d'un ordre supé-
rieur, des demi-jours effrayants sur le monde invi-
sible, une sorte de cratère par où notre âme, échappée
un moment aux liens terribles du corps, s'envole
dans des espaces qu'elle ne peut pas sonder, dont
elle ne rapporte aucune mémoire, mais qui l'avertis-
sent assez que l'ordre présent cache un ordre futur
devant lequel le nôtre n'est que néant.
Tout cela est vrai , je le crois ; mais il est vrai aussi
que ces forces obscures sont renfermées dans des li-
mites qui ne témoignent d'aucune souveraineté sur
l'ordre natorel. Plongé dans un sommeil factice,
rhomme voit à travers des corps opaques à de cer-
— 60 —
taines distances ; il indique des remèdes propres à
soulager et même à guérir les maladies du corps ; il
paraît savoir des choses qu'il ne savait pas , et qu'il
oublie à l'instant du réveil ; il exerce par sa volonté
un grand empire sur ceux avec lesquels il est en com-
munication magnétique : tout cela est pénible, labo-
rieux, mêlé à des incertitudes et des abattements.
C'est un phénomène de vision bien plus que d'opé-
ration , un phénomène qui appartient à l'ordre pro-
phétique, et non à l'ordre miraculeux. On n'a vu
nulle part une guérison subite, un acte évident de
souveraineté. Même dans l'ordre prophétique, rien
n'est plus misérable.
11 semble que cette vision d'un genre extraordi-
naire devrait au moins nous révéler quelque chose
de cet avenir qu'on pourrait appeler l'avenir présent.
Il n'en est rien. Qu'a produit le magnétisme depuis
cinquante ans? Qu'il nous dise, non pas ce qui sera
dans mille ans , non pas même ce qui sera après de-
main, mais ce qui sera demain matin? Tous ceux
qui disposent de nos destinées sont vivants ; ils par-
lent , ils écrivent , ils remuent des ressorts sensibles :
eh bien ! qu'on nous dise le résultat certain de leur
action pour une seule affaire publique. Hélas! le ma-
gnétisme, qui devrait changer le monde, n'a pas
même pu devenir un instrument de poUce ; il confond
l'imagination aussi bien par sa stérilité que par son
étrangeté. Ce n'est pas un principe, c'est une ruine.
Ainsi, sur les bords désolés de l'Euphrate , aux lieux
où fut Babylone et où s'éleva ce monument fameux
qui devait porter jusqu'au ciel, pour parler comme
— 6,1 —
Bossuet, le témoignage de l'antique puissance des
hommes , le voyageur rencontre des débris frappés
de la foudre et comme surhumains par leur gran-
deur. Il se baisse, il prend dans ses mains avides une
brique mutilée; il y discerne des caractères qui fu-
rent sans doute l'écriture primitive du genre humain ;
niais il fait de vains efforts pour la lire ; le débris sa-
cré retombe de ses mains sur le colosse calciné par
le feu : ce n'est plus qu'une tuile cassée, que méprise
la curiosité elle-même.
Je regarde , Messieurs , je ne vois plus rien : Jésus-
Christ est seul.
Pourtant, vous me direz peut-être encore : Si
Jésus-Christ a opéré des miracles durant sa vie , et
même aux premiers temps de son Église, pourquoi
n'en opère- t-il plus? Pourquoi il n'en opère plus?
Hélas ! Messieurs , il en opère encore chaque jour ;
mais vous ne les voyez pas. Il en opère avec moins
de prodigalité , parce que le miracle moral et social ,
le miracle qui demandait du temps, est accompli, et
sous vos yeux. Quand Jésus-Christ posait les fonde-
ments de son Église, il lui fallait obtenir la foi à une
oeuvre qui ne faisait encore que commencer ; aujour-
d'hui elle est faite, quoique pas encore achevée :
vous la voyez, vous la touchez, vous la comparez,
vous la mesurez, vous jugez si c'est une œuvre hu-
maine. Pourquoi donc Dieu prodiguerait-il le miracle
à qui ne voit pas le miracle? Pourquoi, par exem-
ple , vous conduirais-je aux montagnes du Tyrol pour
y voir des prodiges que cent mille de nos contempo-
rains y ont vus depuis quinze ans ? Pourquoi ramas-
2*
— 62 —
serais-je une pierre dans la carrière, quand l'Église est
bâtie? Le monument de Dieu est debout : toute force
y a touché ; toute science l'a scruté ; tout blasphème
l'a maudit; regardez-le, il est là. Il est suspendu de-
puis dix-huit siècles entre le ciel et la terre, comme
dit le comte de Maistre : si vous ne le voyez pas, que
verrez -vous? Dans une parabole célèbre, Jésus-
Christ parle d'un mauvais riche disant à Abraham :
Envoyez à mes frères quelqu'un des morts. Et Abra-
ham répond : S'ils ne croient pas à Moïse et aux
prophètes , ils ne croiront pas à quelqu'un revenu
des morts (1). L'Église est Moïse, l'Église est tous
les prophètes, l'Église est le miraclevivant : qui ne
voit pas les vivants, comment verrait-il les morts?
^1) Saint Luc, chap. xvi, vers, 31.
TRENTE-NEUVIEME CONFERENCE
DE l'Établissement du règne de ji^sus-CHRisT
Monseigneur,
Messieurs ,
Soit que nous ayons considéré la vie intime de
Jésus-Christ, ou bien sa vie publique, il a vécu en
Dieu. Mais vivre, ce n'est que le premier acte de la
vie ; le second acte de la vie , c'est de se survivre. Car
toute vie a un but , et c'est l'accomplissement de ce
but qui juge la vie. Par conséquent, il ne suffît pas
de vous avoir prouvé, même avec évidence, que la vie
intime de Jésus-Christ et sa vie publique ont eu un
caractère divin ; car si cette vie n'a pas atteint son
but, si elle n'a rien laissé derrière soi, quoi que nous
en puissions penser d'ailleurs, elle a été vaine. Il
faut que Jésus-Christ, après avoir vécu en Dieu, se
— 64 —
soit survécu en Dieu ; sinon , tout ce que nous pour-
rons conclure de cette disproportion entre sa vie et
les effets de sa vie , c'est qu'il a été le plus magni-
fique et le plus inexplicable néant qui ait encore
paru. Mais, pour se survivre en Dieu, qu'a dû faire
Jésus-Christ? Rien autre chose que de remplir le
but de sa vie, tel qu'il l'avait publiquement annoncé
et décrit, qui était de fonder ici-bas le royaume de
Dieu. Après que Jean eut été livré, dit l'évangéliste
saint Marc , Jésus vint en Galilée , prêchant l'Évan-
gile du royaume de Dieu en disant : Les temps sont
accom'plis, le royaume de Dieu est proche, faites
pénitence, et croyez en l'Evangile (1). Et, envoyant
ses disciples prendre leur part de l'apostolat, il tra-
çait ainsi leur mission : Dans quelque ville où vous
entrerez et où l'on vous recevra, mangez ce qui vous
sera servi, guérissez les onalades, et dites : Le
royaume de Dieu est proche. Que si l'on ne vous re-
çoit pas , sortez sur les places et dites : Nous se-
couons sur vous la poussière de votre ville qui s'est
attachée à nous; cependant sachez ceci, c'est que le
royaume de Dieu est proche (2). Et quel était ce
royaume de Dieu prêché par Jésus -Christ comme
étant le but de sa venue sur la terre? C'était lui-
même, en tant qu'il devait être reconnu comme Dieu,
aimé comme Dieu , adoré comme Dieu , fondateur et
chef d'une société universelle dont sa divinité serait
la pierre angulaire par la foi , l'amour et l'adoration.
(1) Saint Marc, chap. i, vers. 14 et 15.
(2) Saint Luc, chap. x, vers. 8, 9, 10 et 11.
— 65 —
Eh bien! Messieurs, cet ouvrage s'est-il accompli?
Jésus-Christ, vivant et mort, a-t-il fondé ici-bas un
royaume dont il soit le Dieu ? A-t-il fondé le royaume
des âmes? Est- il parmi nous le seul et unique roi
des âmes? Je n'ai plus besoin de vous le démontrer :
voilà dix ans que je vous en expose les merveilles ,
et, ne Teussé-je pas fait, ce royaume spirituel est
sous vos yeux , un grand nombre d'entre vous en
sont les membres et les sujets ; c'est quelque chose
qui parle de soi et qui est au-dessus de toute démons-
tration. Oui, il existe sur la terre, dans cette terre de
boue et de passage, un royaume des âmes où Dieu
est servi en esprit et en vérité, où l'on combat contre
la chair, le sang et l'orgueil , où rien ne ressemble à
rien de ce qui est ailleurs, et dont Jésus- Christ est
l'auteur, le chef, le roi, le Dieu. Et comme l'ange de
l'Apocalypse, spectateur du dernier triomphe de cet
empire, en a chanté d'avance la gloire par cet unique
mot, jeté au milieu de la stupéfaction des mondes :
Factumest, — C'est fait (i)\ ainsi, dès à présent,
moi, disciple du Christ, enfant du royaume, adora-
teur du roi des âmes, je crie à vous : Factum est, —
C'est fait/
Ce n'est donc plus du fait qu'il s'agit entre nous ;
il est démontré, il est palpable, il est ici, et je puis
conclure : Après avoir vécu en Dieu , Jésus - Ghrisi
s'est survécu en Dieu. Mais il ne saurait être inu-
tile de vous montrer combien cet ouvrage surpas-
sait toute force créée, et j'essaierai d'y réussir en
fl) Apocalypse, chap. xi, vers. 15.
— 66 —
vous exposant la double difficulté que Jésus-Christ
avait à vaincre. J'appellerai l'une la difficulté in-
time, et l'autre la difficulté publique : leur explication
emploiera l'heure que Dieu me permet de vous con-
sacrer.
La première condition du royaume des âmes et de
son établissement, était d'obtenir la foi à son fonda-
teur, c'est-à-dire que Jésus-Christ devînt pour une
innombrable quantité d'hommes la règle de toutes
leurs pensées , et que , s'abdiquant eux-mêmes dans
ce qu'ils ont de plus nécessaire et de plus profond ,
qui est leur intelligence propre, ils acceptassent l'in-
telligence de Jésus -Christ comme la leur, jusqu'à
pouvoir dire avec saint Paul : « Ce n'est plus moi ,
c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » Non pas, Mes-
sieurs , que Jésus-Christ, pour établir son règne par
la foi , nous demandât le sacrifice de notre raison ,
car il est lui-même raison , et c'est lui qui nous donne
la nôtre par un reflet de la sienne, selon qu'il est
expressément écrit dans l'Évangile de saint Jean.
Mais il devait nous demander le sacrifice de notre
esprit propre, ce qui est tout autre chose que le sa-
crifice de notre raison. En effet , la raison n'est pas en
nous à l'état pur ; si elle était à l'état pur, éclairés
que nous serions par une lumière une et égale , nous
marcherions dans la plus parfaite unanimité. Au lieu
de cela, bien que participant à la raison une et uni-
verselle , sans quoi nous ne serions pas des intelli-
gences, nous y mêlons des faiblesses, des obscurités,
des habitudes , des partis pris , mille circonvallations
mystérieuses qui en coupent les grands chemins, en
— 67 —
diminuent la clarté, et font de la raison en nous
quelque chose d'étroit et de personnel que nous ap-
pelons l'esprit propre. C'est l'esprit propre , résultat
de notre servitude et de notre liberté , qui divise les
hommes dans la maison de leur commune mère , et
ne leur permet pas de fonder ici -bas, par eux-
mêmes, la sainte république de la vérité. Nous te-
nons , en effet , doublement à l'esprit propre : nous y
tenons parce que c'est la raison qui en fait le fond ,
et qu'il n'y a rien de plus juste que de tenir à la rai-
son ; nous y tenons peut-être encore bien davantage
par ce quelque chose de particulier qui nous distingue
et qui se compose des innombrables impressions que
le flux et le reflux de l'intelligence ont déposées en
nous depuis le premier jour où nous avons usé de
cette admirable faculté de voir, d'entendre, déjuger,
de raisonner et de sentir. Or par la foi en Jésus-
Christ , nécessaire à la constitution du royaume des
âmes, nous devons abdiquer cet esprit propre qui
nous est si naturel et si cher ; il faut que nous fon-
dions notre raison dans la raison supérieure du Christ,
que nous brisions le moule personnel , plus ou moins
faux et étroit, qui nous fait ce que nous sommes,
pour entrer dans le moule large et profond d'où est
sorti l'Evangile, et qui est l'intelligence même de
Jésus-Christ.
Ce sacrifice, Messieurs, nous est infiniment péni-
ble, parce qu'il choisit, pour nous arracher à nous-
mêmes, la racine de notre être spirituel. Il nous l'est
encore par un autre côté. Non-seulement nous vou-
lons nous garder nous-mêmes tels que la nature et
— 68 —
la liberté nous ont faits , nous voulons de plus nous
imposer aux autres , devenir leurs modèles , leurs
maîtres, et créer un royaume des âmes dont nous
serons les rois. Pour peu que l'homme ait reçu du
Ciel une haute intelligence, c'est là son penchant;
dans l'ordre de l'esprit, comme dans tous les ordres
d'action , l'homme veut régner. S'il a été favorisé de
ce qu'on appelle la naissance, il veut être roi de nais-
sance; si la fortune est son partage, il veut être roi
de fortune ; si le pouvoir lui est échu , il veut être roi
de pouvoir ; enfin , si l'esprit est le don qui lui a été
communiqué, il veut être roi d'esprit. Ce dernier
royaume même est le plus convoité de tous, et les
rois les plus absolus ne sont pas contents s'ils ne for-
cent toute intelligence à s'éclipser devant la leur.
Quand donc Jésus-Christ nous demande de sacrifier
notre esprit propre à sa souveraine raison , il nous
demande l'abdication de la royauté qui nous tient le
plus au cœur; il entre dans une conjuration qui a
pour objet de nous jeter à bas du trône le plus légi-
time où nous puissions aspirer. Car quoi de plus lé-
gitime que de régner par l'esprit, ce don qui ne vient
pas du hasard , de l'élection , du travail des autres ,
mais de notre propre fonds , semé par la nature et
cultivé par nous? Et d'autant plus le possédons-
nous, que ce soit par la science ou par la philo-
sophie, d'autant plus nous sentons -nous irrités
contre cet usurpateur qu'on appelle le Christ, qui
ne prétend pas à moins qu'à mettre son esprit à
la place du nôtre, qu'à nous faire respirer sa pensée
et parler sa parole. Voilà le secret, Messieurs, de
— 69 —
cette aversion de tant de savants et de philosophes
contre Jésus-Christ : ce sont des gens qui ne veulent
pas être détrônés, et naturellement ils ont mille fois
raison.
Cependant il a fallu que tous tant que nous som-
mes depuis dix-huit siècles, enfants du Christ, nous
consentissions à être détrônés , à nous faire petits , à
être enseignés non pas seulement dans notre enfance,
mais jusqu'au bout de notre vie, et que, chargés
d'ans et d'honneurs, ayant gouverné les hommes
sous d'autres aspects que ceux de l'esprit, à nos der-
niers moments, prêts à paraître devant Dieu, nous
abdiquassions encore un fois ce règne de l'entende-
ment, si cher à l'orgueil, pour nous reposer en Jésus-
Christ comme des enfants, et le charger de nous
porter avec ses deux mains bénies au siège de l'es-
prit pur et éternel, qui est Dieu son Père.
Aucun autre sur la terre , Messi'i'.urs , aucun autre
ne l'a obtenue, cette suprême dictature de l'entende-
ment. Les tyrans ont opprimé la pensée humaine en
l'empêchant de se manifester, ils ne l'ont jamais gou-
vernée; elle échappe à tous les ressorts de la plus
savante administration. Les sages ont formé des
écoles, mais des écoles éphémères dont les disciples
eux-mêmes ont renié les lois. Faut-il s'en étonner?
Le disciple du sage est homme comme lui; il adore
la pensée du maître jusqu'au jour où la sienne, mûre
pour une légitime ingratitude , lui permettra d'at-
teindre aux honneurs de l'enseignement , et de mar-
quer sa place dans l'histoire des mobiles dynasties
de la sagesse. Sur un terrain plus solide pourtant,.
— 70 —
les sectes religieuses n'ont guère mieux réussi. L'hé-
résie nous rend l'esprit propre ; le schisme nous
rend l'esprit propre; le protestantisme nous rend
l'esprit propre : toutes ces doctrines , loin d'enchaî-
ner la foi , ont eu pour but de l'affranchir. Le maho-
métisme lui-même, comme autrefois l'idolâtrie, n'a
pas pu constituer une autorité doctrinale , et aban-
donne par conséquent ses fidèles aux chances de leur
propre direction. Tout autre que le Christ ou nous
laisse ou nous rend notre esprit, et c'est là même le
charme éternel de l'erreur. Que nous dit-on aujour-
d'hui? Qu'est-ce que le siècle présent, incertain de
ses voies et presque également incapable de har-
diesse dans le mal et dans le bien , demande du
Christ avec suppUcation? N'est-ce pas de détendre
le faisceau de son empire, de retrancher certains ar-
ticles de l'ancienne constitution chrétienne, de réviser
le pacte primitif de l'Évangile, de signer enfin une
transaction entre le temps et l'éternité? Mais le Christ
se rit de ces désirs fragiles qui ne sortent pas d'une
entière obéissance à son adorable raison; entre lui
et nous il ne peut rien y avoir que lui ou nous, l'ab-
dication de notre esprit propre, ou le règne de notre
esprit propre : c'est à prendre ou à laisser.
Ce n'est pas même assez pour Jésus- Christ de
mettre son esprit à la place du nôtre ; roi de notre
intelligence, il n'est encore qu'au commencement de
son ambition, il veut plus que la pensée, il veut l'af-
fection. Et quelle affection, mon Dieu? un amour qui
soit le comble de l'amour humain , et devant lequel
disparaisse toute histoire d'amour. Et, afin que vous
— 71 —
jugiez du prodige qu'il y a à cela, examinez un peu
de près la difficulté que nous avons nous-mêmes à
être aimés de notre vivant.
A peine la fleur du sentiment point- elle en nous ,
que nous cherchons dans les compagnons de notre
adolescence des sympathies qui s'emparent de notre
cœur et le tirent de sa chère et triste solitude. De là
viennent, dans l'histoire de toutes les vies généreu-
ses, ces premiers temps, ces souvenirs anciens qu'au-
cun autre n'effacera, et qui, jusqu'à la dernière vieil-
lesse, laisseront à notre âme un parfum du passé.
Cependant, malgré la force de ces jeunes liaisons, le
simple cours des années en suspend le progrès ; nos
yeux, en s'affermissant, deviennent moins sensibles
aux beautés de notre âge ; quelque chose qui n'est
plus de l'enfance nous délivre de ce charme premier
qu'aucun autre peut-être n'égalera, mais qui ne nous
suffît plus. L'amitié se refroidit dans une confiance
grave et virile, et à notre âme montée d'un degré sur
le cycle de la vie, il faut un attrait nouveau qui la
subjugue en la remphssant. En dirai-je le nom? Et
pourquoi ne le dirais-je pas? Il est deux choses de-
vant lesquelles, avec l'aide de Dieu, je ne reculerai
jamais : le devoir et la nécessité. C'est une nécessité
de mon discours que je prononce le nom trop profané
du second sentiment de l'homme; je le prononce
donc, et je dis : A l'homme gravitant de l'adoles-
cence vers la maturité , il faut un attrait qui satis-
fasse à la fois sa jeunesse et sa force , son besoin de
renouvellement et d'avenir ; Dieu lui a préparé l'a-
mour, qui doit, s'il est vrai, c'est-à-dire pur, achever
- 72 —
l'éducation de sa vie et le rendre digne d'avoir une
postérité. Mais, ô faiblesse de notre nature! bientôt
les soucis de la virilité plissent notre front, les rides
y creusent à la pensée un honorable témoignage :
que faut-il de plus ? Incapable d'obtenir désormais
la réciprocité d'un enivrement apaisé déjà pour nous,
et qui n'a plus assez d'illusions pour se nourrir, nous
nous reposons dans un attachement plus calme, plus
serein, doux encore, mais qui ne mérite plus d'être
comparé à l'entraînement de cette passion que j'ai
nommée tout à l'heure par son nom propre.
Toutefois les ressources de l'âme humaine ne sont
pas à bout; fille de l'amour éternel, le génie de sa
source l'inspirera jusqu'à la fin. Avec les premières
ombres de la vieillesse, le sentiment de la paternité
descend dans notre cœur et prend possession du vide
qu'y ont laissé ses précédentes affections. Ce n'est
pas une décadence, gardez-vous de le croire; après
le regard de Dieu sur le monde, rien n'est plus beau
que le regard du vieillard sur l'enfant, regard si pur,
si tendre, si désintéressé, et qui marque dans notre
vie le point même de la perfection et de la plus haute
similitude avec Dieu. Le corps baisse avec l'âge,
l'esprit peut-être encore, mais non pas l'âme, par
laquelle nous aimons. La paternité est autant supé-
rieure à l'amour, que l'amour lui-même est supé-
rieur à l'amitié. La paternité couronne la vie. Ce se-
rait l'amour sans tache et plein, si de l'enfant au
père il y avait le retour égal de l'ami à l'ami et de
l'épouse à l'époux. Mais il n'en est rien. Quand
nous étions enfants, on nous aimait plus que nous
— 73 —
n'aimions , et , devenus vieux , nous aimons à notre
tour plus que nous ne sommes aimés. Il ne faut pas
s'en plaindre. Vos enfants reprennent le chemin que
vous avez suivi vous-mêmes , le chemin de l'amitié ,
le chemin de l'amour, traces ardentes qui ne leur
permettent pas de récompenser cette passion à che-
veux blancs que nous appelons la paternité. C'est
l'honneur de l'homme de retrouver dans ses enfants
l'ingratitude qu'il eut pour ses pères, et de finir
ainsi , comme Dieu , par un sentiment désintéressé.
Mais il n'en est pas moins vrai que, poursuivant
l'amour toute notre vie, nous ne l'obtenons jamais
que d'une manière imparfaite, qui fait saigner notre
cœur. Et l'eussions-nous obtenu vivants , que nous
en reste-t-il après la mort? Je le veux, une prière
amie nous suit au delà de ce monde, un souvenir
pieux prononce encore notre nom ; mais bientôt le
ciel et la terre ont fait un pas, l'oubli descend, le
silence nous couvre, aucun rivage n'envoie plus sur
notre tombe la brise étbérée de l'amour. C'est fini,
c'est à jamais fini, et telle est l'histoire de l'homme
dans l'amour.
Je me trompe, Messieurs, il y a un homme dont
l'amour garde la tombe; il y a un homme dont le
sépulcre n'est pas seulement glorieux, comme l'a dit
un prophète, mais dont le sépulcre est aimé. Il y a
un homme dont la cendre, après dix- huit siè-
cles, n'est pas refroidie; qui chaque jour renaît
dans la pensée d'une multitude innombrable d'hom-
mes ; qui est visité dans son berceau par des bergers,
et par les rois lui apportant à l'envi et l'or, et l'en-
IV. — 3
--. 74 —
cens, et la myrrhe. Il y a un homme dont une portion
considérable de l'humanité reprend les pas sans se
lasser jamais, et qui, tout disparu qu'il est, se voit
suivi par cette foule dans tous les heux de son an-
tique pèlerinage, sur les genoux de sa mère, au bord
des lacs, au haut des montagnes, dans les sentiers
des vallées , sous l'ombre des oliviers , dans le secret
des déserts. Il y a un homme mort et enseveli, dont
on épie le sommeil et le réveil, dont chaque mot qu'il
a dit vibre encore et produit plus que l'amour, pro-
duit des vertus fructifiant dans l'amour. Il y a un
homme attaché depuis des siècles à un gibet , et cet
homme, des millions d'adorateurs le détachent cha-
que jour de ce trône de son supplice , se mettent à
genoux devant lui , se prosternant au plus bas qu'ils
peuvent sans en rougir, et là , par terre , lui baisent
avec une indicible ardeur les pieds sanglants. Il y a
un homme flagellé, tué, crucifié, qu'une inénarrable
passion ressuscite de la mort et de l'infamie , pour le
placer dans la gloire d'un amour qui ne défaille ja-
mais, qui trouve en lui la paix, l'honneur, la joie, et
jusqu'à l'extase. Il y a un homme poursuivi dans son
supplice et sa tombe par une inextinguible haine ,
et qui, demandant des apôtres et des martyrs à toute
postérité qui se lève, trouve des apôtres et des mar-
tyrs au sein de toutes les générations. Il y a un
homme enfin, et le seul qui a fondé son amour sur la
terre, et cet homme, c'est vous, ô Jésus! vous qui
avez bien voulu me baptiser, me oindre , me sacrer
dans votre amour, et dont le nom seul, en ce moment,
ouvre mes entrailles et en arrache cet accent qui
— 73 —
me trouble moi-même, et que je ne me connaissai&
pas.
Qui donc est aimé des grands hommes ? Qui dans
la guerre? Est-ce Alexandre, César, Gharlemagne?
Qui dans la sagesse? Est-ce Aristote ou Platon? Qui
est aimé des grands hommes? Qui? Nommez -m'en
un seul; nommez-moi un homme mort qui ait laissé
l'amour sur son tombeau. Mahomet est vénéré des
musulmans; il n'est point aimé. Jamais un senti-
ment d'amour n'a effleuré le cœur du musulman
répétant sa maxime : « Dieu est Dieu , et Mahomet
est son prophète. » Un seul homme a rendu tous les
siècles tributaires envers lui d'un amour qui ne s'é-
teint pas; roi des intelligences, Jésus- Christ est en-
core le roi des cœurs, et, par une grâce confirmatrice
de celle qui n'appartient qu'à lui, il a donné à ses
saints le privilège de produire aussi dans la mémoire
des hommes un souvenir pieux et constant.
Toutefois, ce n'est pas tout, le royaume des âmes
n'est pas encore établi. Jésus- Christ, étant Dieu , ne
devait pas se contenter d'une foi inébranlable et
d'un amour immortel; il devait exiger l'adoration.
L'adoration est l'anéantissement de soi-même devant
un être supérieur, et ce sentiment, Messieurs, est
loin de nous être inconnu. Il gît, comme tous les
autres , au fond de notre nature ; il y joue un plus
grand rôle que peut-être vous ne le pensez. Tous,
plus ou moins , ne nous le dissimulons pas, tous nous
voulons être adorés. C'est ce désir inné de l'adoration
qui a produit toutes les tyrannies. Vous vous éton-
nez quelquefois qu'un prince noue des intrigues infi*
— Te-
rnes pour s'affranchir des lois divines et humaines,
qu'il joigne la violence à la ruse, verse des flots de
sang et marche droit à l'exécration du genre hu-
main : vous vous demandez dans quel but. Eh ! Mes-
sieurs , dans le but très-naturel d'être adoré , de voir
toute pensée soumise à la sienne, toute volonté con-
forme à sa volonté , toute puissance , toute loi , tout
droit, tout devoir émanant de lui, et le corps même
de l'homme courbé comme un esclave devant son
corps mortel. Voilà le fond de notre cœur comme le
fond de Satan. Mais, par un contre-poids qui était
dû à cette affreuse maladie de l'orgueil, nous ne pou-
vons souhaiter l'adoration pour nous qu'en ayant
horreur d'adorer autrui. De là vient l'exécration qui
s'attache au despotisme. L'humanité , abaissée par
une puissance qui méconnaît toute loi , concentre en
soi-même sa sourde indignation : elle attend le jour
inévitable de la faiblesse, et, ce jour venu, elle se
retourne et écrase du talon la vile créature qui l'avait
méprisée jusqu'à lui demander de Tencens. Un grand
orateur a dit à une tribune célèbre : « Il n'y a qu'un
pas du Capitole à la roche Tarpéienne. » Je dirai avec
autant de vérité, quoique avec de moins magnifiques
expressions : 11 n'y a qu'un pas de l'autel à l'égout.
Quiconque a été adoré, tôt ou tard la main populaire
le précipitera du haut de la majesté divine usurpée,
et le traînera , la corde au cou , aux gémonies de la
rue et aux gémonies plus sanglantes encore d'un op-
probre éternel. Ainsi le veut l'histoire , cette puis-
sance chargée de la promulgation des jugements de
Dieu sur l'orgueil de l'homme.
- 77 -
Cependant, malgré l'histoire, Jésus -Christ est
adoré. Homme mortel et mort, il a su conquérir une
adoration qui subsiste, et dont il n'y a pas d'autre
exemple ici-bas. Quel empereur a gardé ses temples
et ses statues? Qu'est devenue toute cette population
de dieux créés par la flatterie? La poussière n'en
existe même plus, et le souvenir qui en survit n'est
qu'une occasion pour la pensée d'admirer l'extrava-
gance des hommes et la justice de Dieu. Jésus-Christ
seul est demeuré debout sur ses autels , non pas dans
un coin du monde, mais par toute la terre et chez
les nations célèbres par la culture de l'esprit. Les
plus grands monuments de l'art abritent ses saintes
images ; les cérémonies les plus magnifiques réunis-
sent les peuples à l'ombre de son nom; la poésie, la
musique, la peinture, la sculpture s'épuisent à par-
ler de lui et à lui faire un encens digne de l'adora-
tion que les siècles lui ont vouée. Et encore sur
quel trône l'adore-t-on? sur une croix. Que dis-je,
sur une croix! On l'adore sous la vile apparence
du pain et du vin. Ici la pensée se confond tout à
fait. Il semble que cet homme ait pris plaisir à
abuser de son étrange puissance et à braver l'hu-
manité tout entière en la courbant éperdue devant
les simulacres les plus vains. Descendu par son
supplice plus bas que la mort, il a fait de la honte
même le siège de sa divinité, et, non content de ce
triomphe , il a voulu que nous reconnussions sa su-
prême essence et son éternelle vie par une adoration
qui donnât à nos sens un affreux démenti. Rien se
peut-il concevoir d'un tel succès dansune telle audace?
— 78 —
Il est vrai , des mains nombreuses ont essayé
de le jeter bas de ses autels ; mais leur impuissance
n'a servi qu'à confirmer sa gloire. A chaque outrage
il a paru grandir ; le génie l'a protégé contre le
génie, la science contre la science, l'empire contre
l'empire; il s'est fait des armes de toutes les armes
qu'on a levées contre lui, et, quand on le croyait à
terre, le monde l'a vu debout, calme, serein, maître,
adoré.
Ainsi a-t-il fondé le royaume des âmes par une foi
qui nous coûte le sacrifice de notre esprit propre,
par un amour qui surpasse tout amour, par une ado-
ration que nous n'avons accordée qu'à lui, triple
mystère d'une force qui nous révèle sa dignité et qui
nous la révélera bien mieux encore après que nous
aurons vu la difficulté publique qui s'opposait à l'éta-
blissement de ce royaume surnaturel.
La place était prise, Messieurs, quand Jésus-Christ
vint au monde; la place était prise, parce qu'elle
n'est jamais vide. Encore qu'il n'eût prétendu établir
entre lui et nous que des rapports secrets, une sorte
de culte obscur, ce dessein eût rencontré tôt ou tard
des craintes et des jalousies qui se fussent manifes-
tées par une résistance publique. Mais Jésus-Christ
était loin de vouloir cacher son règne sous terre ; il
avait dit : Ce que vous entendez à Voreille , prêchez-
le sur les toits (1); et lui-même, ennemi de toute
initiation mystérieuse , avait constamment parlé et
agi sous les yeux de la foule et de l'autorité. Il vou-
(1) Saint Matthieu, chap. x, vers. 27.
— 79 —
lait un règne apparent, une constitution sociale de
sa doctrine, un sacerdoce reconnu, des temples, des
lois , des droits , et par conséquent il était inévitable
qu'il trouvât sur son chemin l'établissement religieux
et politique qui l'avait précédé. Cet établissement
avait deux noms : il s'appelait l'idolâtrie et l'empire
romain. L'idolâtrie était le culte qui rassemblait l'u-
nivers sous une même forme religieuse, l'empire ro-
main était le pouvoir qui gouvernait toute l'humanité
connue, à peu de chose près. L'un et l'autre étaient
incompatibles avec l'établissement du règne de Jé-
sus-Christ , et ce règne ne pouvait commencer qu'en
abolissant l'idolâtrie comme une fausse religion , et
qu'en modifiant l'empire romain pour l'accommoder
aux lois promulguées par l'Évangile.
Jusqu'à présent, peut-être, vous avez considéré
l'idolâtrie comme une organisation religieuse facile à
renverser : vous vous trompiez de beaucoup. De tous
les cultes qui ont pris possession de l'homme , il n'en
est aucun , sauf le christianisme , qui ait eu plus d'é-
tendue et de solidité que l'idolâtrie. Gela tient à ce
que les trois grandes passions de l'homme y étaient
servies à souhait. Quelles sont ces trois passions? La
première, vous allez vous étonner peut-être, la pre-
mière est la passion religieuse, le besoin de com-
mercer avec Dieu. Oui, Messieurs, la passion reli-
gieuse marche en nous avant toutes les autres, même
avant la passion de la volupté. Car la volupté nctou-
che qu'aux sens, qui sont fragiles, qui s'épuisent
vite , qui se lassent d'eux-mêmes , tandis que le be-
soin rehgieux, sorte de faim divine, a sa source au
— 80 —
plus profond de noire être , et s'y nourrit de toutes
les misères qui nous dégoûtent incessamment de la
vie présente. L'orgueil aussi ne vient qu'après ; si
vif qu'il soit, il est sujet, ici-bas, à trop d'humilia-
tions pour ne pas seconder et porter en avant dans
notre âme un sentiment meilleur et plus doux, celui
qui nous rapproche de Dieu et nous fait chercher
dans sa grandeur notre propre dignité. La religion
est la première et la plus vieille amie de l'homme ;
même lorsqu'il la centriste, il la respecte encore, et
se ménage avec elle de secrètes intimités. Que l'état
de notre pays, Messieurs, ne vous fasse pas d'illu-
sion à cet égard ; parce qu'il y a en France quelques
millions d'hommes abrutis dans l'athéisme pratique,
ne croyez pas que ce soit là l'état naturel du genre
humain. C'est la suite de circonstances inouïes, et
cette même France, malgré l'irréligion d'une partie
de ses enfants, n'a pas cessé un seul jour de porter
dans son sein glorieux une multitude d'âmes qui ser-
vent Dieu ardemment et honorent leur foi par des
œuvres connues de toute la terre.
Or l'idolâtrie , malgré ses apparences peu doctri-
nales , donnait satisfaction au besoin rehgieux ; elle
avait des temples, des autels, un sacerdoce, des sa-
crifices, des prières, des cérémonies publiques et
pompeuses, un très-grand état dans le monde, et les
lambeaux de sa mythologie cachaient encore assez
de souvenirs de Dieu pour que l'âme n'y fût pas tout
à fait à jeun et sans aliment.
Mais ce qu'il y avait d'admirable, c'est que l'idolâ-
trie , en donnant satisfaction aux penchants élevés de
*^. ^ h (' A
— 81 —
notre nature , ne dédaignait pas les plus abjects , et
leur jetait avec abondance une pâture sacrée. Je ne
sais quel art profond avait broyé ensemble Dieu et
la matière, la religion et la volupté, et faisait des-
cendre du même autel des pensées graves et de hon-
teuses sollicitations. L'idolâtre avait tout dans ses
dieux; quoi qu'il voulût, le ciel obéissait à ses dé-
sirs. Quel chef-d'œuvre, pour que le ciel à son tour
fût obéi ! Joignez à cela que la troisième passion de
l'homme, l'orgueil de la domination, avait aussi dans
ce culte, savant par sa dégradation même, une am-
ple satisfaction. L'idolâtrie n'était pas distincte de
l'empire ; le prince , ou le sénat , ou le peuple , dispo-
sait de la magistrature sacerdotale, nommait les pon-
tifes, réglait les cérémonies, se donnait le plaisir de
cacher la robe de ses consuls sous le manteau de ses
dieux. La religion était encore la patrie. On voyait
du même pas marcher devant la république les fais-
ceaux et les autels : les faisceaux, symbole de sa jus-
tice et de sa puissance ; les autels , symbole de cette
alliance mystérieuse qui rattachait les destinées de
l'État aux destinées mêmes des dieux.
Non, vous ne vous représenterez jamais assez la
force de cette institution. Ah ! si une cérémonie
païenne ressuscitait sous vos yeux; si vous pouviez
voir Rome entière montant au temple de Jupiter Ga-
pitolin, ce peuple, ces légions, ce sénat, tous les sou-
venirs patriotiques montant avec eux, et tous en-
semble portant aux dieux la nouvelle victoire de
Rome 1 si vous entendiez le silence et le bruit de l'u-
nanimité , ce murmure de toutes les passions con-
Xh'i'^%^
— 82 —
vaincues de leur droit et satisfaites de leur triomphe,
aussi bien l'orgueil que la volupté, aussi bien la vo-
lupté que la religion, le haut et l'abject, le ciel et la
terre, tout à la fois, tout dans un seul jour et dans
une seule action : si vous aviez vu et entendu cela ,
vous-mêmes, peut-être, succombant à ce total eni-
vrement des facultés humaines, vous eussiez un
moment courbé la tête et adoré dans les mains de
Rome les antiques dieux du monde !
Pourtant il ne fallait pas les adorer, il fallait les
briser: c'était l'ordre de Jésus-Christ. Il fallait les
briser par tout l'univers , puisque tout l'univers était
le sujet de l'idolâtrie. Et qu'apportait-on pourmettre
à la place? Un homme humilié jusqu'au supplice des
esclaves; un homme venu d'un pays sur lequel les
Romains versaient à flots le ridicule avec l'oppres-
sion ; un Juif, et un Juif crucifié ! Voilà ce que des
pêcheurs de Judée apportaient à Rome , au Gapitole,
pour remplacer la statue de Jupiter Capitolin ! Vous
jugez ! Ainsi l'ignominie à la place de la grandeur,
la pénitence et la mortification à la place de la vo-
lupté. La pénitence et la mortification, quels mots!
C'est à peine si j'ose, après dix-huit siècles de natu-
ralisation, les prononcer sans déguisement à vos
oreilles nourries pourtant du langage évangélique :
et il fallait les révéler aux Romains. Il fallait leur
dire : Nous vous apportons une religion toute pure
et toute sainte, fondée sur l'immolation du corps par
la chasteté, et non pas seulement par la chasteté,
qui n'est qu'un simple retranchement, mais par la
haine directe des sens. Nous venons, la verge à la
— 83 —
main , vous apprendre à traiter votre corps comme
un esclave, parce qu'il est, en effet, l'esclave des
plus vils penchants , et que vous ne pouvez délivrer
de lui votre âme qu'en le tenant dans le respect et les
châtiments de la servitude. Il fallait dire ces choses
à un peuple tout gonflé de sept siècles d'arrogance
et de domination , plongé dans les sens autant que
dans l'orgueil, et qui était habitué à trouver dans ses
dieux, que l'on prétendait détruire, la justification
de sa splendide ignominie. Mais Jésus-Christ l'avait
ordonné : cela fut dit, cru, adopté, et le règne des ido-
les tomba devant le règne de la croix, malgré l'em-
pire romain.
L'empire romain était solidaire de l'idolâtrie; mais
il avait un autre côté par où il n'était pas moins en-
nemi de l'établissement chrétien. Cet empire s'était
fondé lentement, à force de prudence et de suite dans
ses conseils , de courage dans ses armées , d'abnéga-
tion dans ses chefs, jusqu'au jour où, devenu le
maître du monde , il avait fléchi sous le poids même
de sa grandeur, et perdu dans la corruption toutes
les libertés publiques qui avaient fait sa gloire et son
salut. Rien n'en subsistait quand Jésus-Christ vint
au monde , sinon quelques simulacres déjà déshono-
rés, et, lorsqu'il mourut, l'empire avait passé d'Au-
guste à Tibère, par une décadence qui présageait
Néron. La tribune aux harangues était muette ; le
peuple se consolait du Forum par un morceau de
pain qu'on lui jetait ; le sénat , meurtri et décimé dans
ses derniers hommes illustres, ne savait plus opposer
au despotisme que la promptitude d'une obéissance
— 84 —
qui fatiguait quelquefois le caprice insolent du maî-
tre. Un seul homme était tout, et cet homme pouvait
impunément porter à la servitude tel défi qu'il lui
plaisait. Un jour il lui plut de faire déUbérer le sé-
nat, c'est-à-dire les reliques de toutes les grandes
familles romaines , les descendants de ces pères con-
scrits qui avaient porté si fièrement dans les plis de
leur toge la guerre et la liberté, il lui plut de les faire
délibérer sur la sauce à laquelle on mettrait un pois-
son. Je vous remercie, Messieurs , de n'avoir pas ri :
c'est ici la plus grande insulte qui ait été faite à la
nature humaine dans la personne du plus grand corps
politique qu'elle ait jamais produit. Dieu l'a permis,
Messieurs , pour nous apprendre jusqu'où tombe
l'homme par la corruption de la richesse et par l'apo-
stasie de la liberté, cette gardienne de tous les droits
et de tous les devoirs. Telle était donc Rome au mo-
ment où Jésus-Christ envoyait ses disciples pour la
convertir à lui , et tel était avec Rome le monde en-
tier. La dominatrice universelle, après avoir enchaîné
les nations à sa grandeur, les tenait enchaînées à
ses humiliations, et pour la première fois dans l'his-
toire du genre humain, la liberté n'avait plus d'asile
nulle part.
Je dis que c'était la première fois. Jusque-là, par
une providence digne de toutes nos actions de grâces,
Dieu avait tenu à ce qu'il y eût toujours quelque
terre libre où la vertu et la vérité pussent se défen-
dre contre la conjuration des plus forts. Tandis que
l'Orient était fécond en tyrannies séculaires, l'E-
gypte avait des institutions dignes d'estime, etju-
- 85 —
geait ses rois après leur mort; la Grèce défendait sa
tribune contre l'ambition des rois de Perse ; Rome
protégeait ses citoyens par un droit qui environnait
leur vie d'une foule de remparts sacrés. Si des temps
anciens nous passons aux temps modernes , nous y
remarquerons la même attention de la Providence à
ne point permettre que le despotisme règne partout
à la fois. Le monde actuel se divise en trois zones :
la zone de la tyrannie sans limites, qui n'a rien à en-
vier aux plus sanglantes histoires du passé; une zone
intermédiaire où quelque mouvement est encore per-
mis à la pensée et à la foi ; et enfin cette généreuse
zone occidentale dont nous faisons partie, les grands
royaumes de France, d'Angleterre, des États-Unis
d'Amérique, des Espagnes, où les droits et les de-
voirs ont des garanties, où l'on parle, où l'on écrit',
où l'on débat, où , pendant que la force opprime la
majesté de Dieu et de l'homme dans les régions
lointaines, nous, à la face du monde, nous la dé-
fendons, et nous la défendons sans gloire, parce que
rien ne menace dans cet office notre tête ni notre
honneur !
Un moment unique a été où , prenant la carte du
globe, vous eussiez vainement cherché une mon-
tagne ou un désert pour abriter le cœur de Galon
d'Utique, et où Gaton d'Utique estimait nécessaire
de demander à la mort une liberté qu'aucun point
de la terre ne pouvait plus lui donner. Ge moment
unique et formidable était celui-là même où Jésus-
Christ envoyait ses apôtres annoncer l'Évangile à
toute créature, et fonder dans leur foi, leur amour
— 86 -
et leur adoration, le royaume des âmes et de la vé-
rité.
Voyons ce qu'était ce royaume par rapport à l'em^
pire romain.
C'était d'abord la liberté de l'âme. Jésus -Christ
voulait l'âme ; il la voulait libre de le connaître , de
l'aimer, de l'adorer, de le prier, de s'unir à lui. Il ne
reconnaissait pas que personne que lui eût des droits
sur l'âme , et surtout le droit d'empêcher les commu-
nications de l'âme avec lui. Bien plus , Jésus -Christ
voulait l'union publique des âmes dans son service ;
il n'entendait pas se cacher ; il demandait un culte
patent et social. La liberté de l'âme emportait le droit
de fonder des églises matérielles et spiritublles, de
s'assembler, de prier en commun, d'entendre en
commun la parole de Dieu, cette nourriture substan-
tielle de l'àme, qui est son pain quotidien, et dont
on ne peut la priver sans un sacrilège homicide. La
liberté de l'âme emportait le droit de pratiquer en-
semble toutes les cérémonies du culte, de recevoir
ensemble les sacrements de la vie éternelle , de vivre
ensemble de l'Évangile et de Jésus-Christ. Nul sur
la terre n'avait plus le gouvernement des choses sa-
crées que les oints du Seigneur, les âmes élues , ini-
tiées à une foi et à un amour plus grands, éprouvées
par les successeurs des apôtres, sanctifiées par l'or-
dination. Tout le reste, princes et peuples, étaient
exclus de l'administration du corps et du sang de
Jésus-Christ , centre divin du royaume des âmes , et
qu'il ne fallait pas livrer aux chiens , selon l'expres-
sion énergique du très-doux Évangile.
— 87 —
Mais , comme l'âme est le fondement de Thomme ,
en créant la liberté de l'âme, Jésus- Christ créait en
même temps la liberté de l'homme. L'Évangile , ré-
gulateur des droits et des devoirs de tous, s'élevait à
la puissance d'une charte universelle , qui servait de
mesure à toute autorité légitime, et qui, en la bénis-
sant, la préservait des excès où le pouvoir humain
était tombé partout. Par là , le royaume des âmes
était absolument l'opposé de l'empire romain , et il
était impossible d'imaginer un antagonisme plus
achevé. L'empire romain était la servitude totale ; le
royaume des âmes, la liberté totale ; l'empire romain
était la servitude universelle; le royaume des âmes,
la liberté universelle. Entre eux , c'était la question
d'être ou de ne pas être. La lutte était inévitable,
elle devait être acharnée.
Or de quelle force disposait le royaume des âmes
contre cet empire couvert de légions? D'aucune. Le
Forum? il n'y en avait plus. Le sénat? il n'y en avait
plus. Le peuple? il n'y en avait plus. La parole? il
n'y en avait plus. La pensée? il n'y en avait plus.
Était-il du moins permis aux premiers chrétiens que
le hasard de l'Évangile aurait mis au monde, de se
réunir pour combattre un contre cent mille? Non ,
cela ne leur était pas permis. Quelle était donc leur
force? La même qu'avait eue Jésus -Christ. Ils de-
vaient confesser son nom et mourir après , mourir
aujourd'hui, mourir demain, mourir après-demain,
mourir toujours, c'est-à-dire vaincre la servitude
par l'usage pacifique de la liberté de l'âme ; vaincre
la force , non par la force , mais par la vertu. Il leur
- 88 -
avait été dit : Si pendant trois siècles vous pouvez
dire tout haut : Je crois en Dieu, le Père tout-puis-
sanl, créateur du ciel et de la terre, et en son Fils
unique Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, qui est né de la
Vierge Marie, qui est mort et ressuscité, si pendant
trois siècles vous pouvez dire tout cela tout haut et
mourir tous les jours après l'avoir dit, dans trois siè-
cles vous serez les maîtres, c'est-à-dire libres.
C'est ce qui est arrivé.
C'est ce qui est arrivé malgré la fureur de l'em-
pire romain faisant de l'univers un bourreau, et per-
dant dans l'inanité des supplices sa raison épouvan-
tée. Je ne dirai rien de plus des martyrs; ils ont
vaincu, tout le monde le sait. Et ce royaume des
âmes fondé par leur sang, ce royaume des âmes qui
devait détruire l'idolâtrie et qui l'a détruite , qui de-
vait renverser l'empire romain et qui l'a renversé
dans ce qu'il avait de faux et d'injuste; ce royaume
des âmes, où donc a-t-il établi sa capitale? A Rome!
Au siège de la force fut posé le siège de la vertu ; au
siège de la servitude, le siège de la liberté; au siège
des idoles honteuses, le siège de la croix de Jésus-
Christ; au siège d'où se répandaient partout les
ordres de Néron, le siège du vieillard désarmé qui,
au nom de Jésus -Christ, dont il est le vicaire, ré-
pand sur tout le monde la pureté, la paix et la béné-
diction. 0 triomphe de la foi et de l'amour! 0 spec-
tacle qui ravit l'homme au-dessus de lui-même en
lui montrant ce qu'il peut pour le bien avec le se-
cours de Dieu ! J'ai vu de mes yeux cette terre libéra-
trice des âmes , ce sol fait de la cendre et du sang
— so-
dés martyrs; et pourquoi ne me laisserais -je pas
aller à des souvenirs qui confirmeront ma parole en
rajeunissant ma vie?
Un jour donc , le cœur tout tremblant d'émotion ,
j'entrai par la porte Flaminienne dans cette ville fa-
meuse qui avait conquis le monde par ses armes et
l'avait gouverné par ses lois. Je courus au Gapitole ;
mais le temple de Jupiter Gapitolin n'en couronnait
plus l'héroïque sommet. Je descendis au Forum ;
la tribune aux harangues était brisée , et la voix des
pâtres avait succédé à la voix de Cicéron et d'Hor-
tensius. Je gravis les sentiers escarpés du Palatin;
les Césars étaient absents, et ils n'avaient pas même
laissé à la porte un prétorien pour demander son
nom à l'étranger curieux. Pendant que je pesais en
mon âme ces fortes ruines , à travers l'azur du ciel
italique, j'aperçus dans le lointain un temple dont la
coupole me parut recouvrir toutes les grandeurs pré-
sentes de cette ville dont je foulais la poussière. Je
m'y acheminai, et là , sur une place immense autant
que magnifique, je trouvai l'Europe assemblée dans
la personne de ses ambassadeurs , de ses poètes, de
ses artistes , de ses pèlerins , foule diverse d'origine,
mais unie, me semblait-il, par une attente commune
et profonde. J'attendais moi-même, lorsque, à l'ex-
trémité de la place, un vieillard s'avança, porté
dans une chaise, le front nu , et tenant dans ses deux
mains, sous la forme d'un pain mystérieux, cet
homme de la Judée autrefois crucifié. Toute tête
s'inclina au passage; les larmes coulèrent dans un
silence d'adoration ; et sur aucun visage je ne remar-
— 90 —
quai la protestation du doute, ni l'ombre d'un senti-
ment qui ne fût pas au moins le respect. Pendant
que j'adorais moi-même mon Maître et mon Roi, le
Roi immortel des âmes, prenant ma part du triom-
phe , sans chercher à l'exprimer par aucune parole
même intérieure, l'obélisque de granit qui était au
milieu de la place chanta pour nous tous , muets et
ravis , l'hymne du Dieu victorieux : Christus vincit ,
Christus régnât, Christus imper at, Christus ab
omnimalo plebem suam libérât! Et de peur qu'un
ennemi ne se trouvât dans cette multitude, il se re-
pondit à lui-même un autre chant célèbre qui nous
avertissait de fuir le lion de Juda si nous ne voulions
pas l'adorer dans sa victoire. Après bien des années
qui ont déjà blanchi mon front, je vous répète ces
menaces et ces cris de joie ; heureux si vous ne fuyez
pas, mais si, vous approchant de plus près, vous
redites avec nous tous, enfants du Christ et membres
de son royaume : Christus vincit , Christus régnât,
Christus imperat, Christus ab omni malo plebem
suam libérât!
QUARANTIÈME CONFÉRENCE
©E LA PERPÉTUITÉ ET DU PROGRÈS DU RÈGNE DE JESUS-CHRIST
Monseigneur ,
Messieurs ,
Comme il l'avait voulu , et comme il l'avait an-
noncé, Jésus -Christ a établi sur la terre le royaume
de Dieu , le royaume des âmes dont il est le chef; il
l'a établi, malgré la difficulté de régner sur les hom-
mes par la foi , l'amour et l'adoration , difficulté que
j'ai appelée intime, et malgré la difficulté publique
que lui présentait la société religieuse et politique
telle qu'elle était alors constituée. Mais est-ce assez,
Messieurs, pour affirmer que Jésus-Christ s'est sur-
vécu en Dieu, que son œuvre est marquée d'un
cachet qui ne peut être que celui de la Divinité?
Non : car, bien que son succès , en le regardant au
— 92 —
point où nous l'avons laissé , c'est-à-dire à l'avéne-
ment de Constantin, ait été prodigieux , cependant
c'est le propre de toute puissance qui fait son appa-
rition ici-bas, d'avoir sa lutte et son triomphe, lutte
et triomphe, j'en conviens, qui n'ont pas tous la
même grandeur, mais qui ont enfin cela de commun,
de se produire, de se débattre, et d'arriver à quelque
moment favorable qu'on appellera le succès. Ce qui
est plus difficile et nécessaire pour la confirmation
de la victoire, c'est de résister à la victoire elle-
même. Un diplomate célèbre a dit : « Le temps est
le grand ennemi. » Eh bien! Jésus- Christ a-t-il
vaincu le grand ennemi? Après l'idolâtrie, après
l'empire romain , a-t-il vaincu cette autre puissance
qui n'est que l'éternité déguisée, le temps? Au bout
d'une carrière plus ou moins florissante, n'a-t-il pas,
comme tous, senti cette main glacée qui, tôt ou tard,
déshonore les événements les plus grands , et préci-
pite de leur trône les plus solides dynasties? N'est-il
pas visiblement atteint de cette foudre lente qui n'é-
pargne rien? Telle est la question qui va nous pré-
occuper. Je dépose , en un mot, devant vous le bilan
de Jésus- Christ, et je vous propose d'en examiner
l'actif et le passif.
Pourquoi le temps est-il le grand ennemi? C'est,
Messieurs, qu'il est doué d'une double puissance, la
puissance de détruire et celle d'édifier. Qui a jeté
bas ces empires primitifs de l'Assyrie et de la Chal-
dée? C'est le temps. Qui a jeté Das cet empire de
Cyrus vainement relevé par Alexandre? C'est le
temps. Qui a jeté bas cet empire grossi des ruines
— 93 —
de tous les autres , et qu'on peut appeler du nom de
monde plutôt que du nom d'empire , le monde ro-
main? C'est le temps. Qui a jeté bas toutes ces ré-
publiques du moyen âge dont nous admirons les
débris survivant en marbres et en peintures? C'est
le temps. Et, d'un autre côté, qui a construit ces
royaumes nouveaux dont nous sommes les fils, les
royaumes des Francs, des Germains, des Anglo-
Saxons, et le reste? C'est la même main habile à re-
créer après avoir défait, et qui, de la poussière même
où elle s'est jouée avec orgueil, tire la substance,
l'ordre et la solidité. Le temps détruit de la main
gauche et bâtit de la main droite, également ennemi
dans les deux cas , puisque l'édifice qu'il élève ne
fait qu'enfoncer plus avant l'édifice qu'il renverse ,
et que fonder c'est, pour lui, détruire encore.
Toutefois, Messieurs, ne nous arrêtons pas à ces
splendides images , qui nous révèlent seulement par
le spectacle extérieur la puissance ennemie du temps.
Cherchons à en dérober le secret par l'analyse , afin
que, connaissant mieux d'où vient au temps sa dou-
ble force de destruction et d'édification , nous consi-
dérions si Jésus-Christ n'a pas été soumis à l'exer-
cice de ce formidable jeu, et pourquoi seul il a pu y
échapper, si toutefois nous constatons qu'il y a véri-
tablement échappé.
L'action du temps résulte de cmq causes , dont la
première est la nouveauté. Le temps est toujours
jeune , et pourtant il vieillit tout. A chaque pas qu'il
fait , c'est l'aurore qui s'avance, mais en laissant par
derrière l'ombre et la nuit. Enfant mobile de l'éter-
— 94 —
nité, il lui emprunte une jeunesse qui ne meurt pas,
mais sans pouvoir la communiquer aux choses qu'il
mesure par son cours, si ce n'est pour un moment. Il
passe, il jette la vie; mais cette vie d'aujourd'hui
sera bientôt celle d'hier, celle d'avant -hier, celle
d'autrefois, un souvenir, une antiquité; et toutefois
le temps ne s'est pas appauvri : il est toujours fécond
et jeune, faisant succéder le nouveau à l'ancien. Or
le nouveau a un charme qui séduit l'esprit comme
les sens, et qui permet facilement aux doctrines mar-
quées de son sceau de prévaloir contre les doctrines
devenues surannées par le seul fait de leur perpé-
tuité. Remarquez ce qui se passe. Dès qu'un homme
est capable de nouer des idées sous une nouvelle
forme et de les approprier au cours du temps , il
se fait immanquablement des disciples. Pourquoi?
Parce qu'il a dit quelque chose qui ne s'était pas
encore dit , ou que l'on avait oublié. Nous avons la
passion du nouveau dans les idées comme en tout le
reste, et il n'est pas difficile de nous en expliquer la
raison. Prédestinés que nous sommes à la jouissance
de l'infini, l'infini est notre besoin, et nous le pour-
suivons partout. Or la nouveauté est la seule chose
ici-bas qui nous donne quelque sensation de l'infini.
Dès que nous avons considéré un objet, nous disons :
C'est assez. Qui tournera la page ? La nouveauté la-
tourne, et, en la tournant, elle déguise à notre intelli-
gence sa faiblesse par une fausse lueur de progrès
qui nous ravit.
Plus que personne. Messieurs, Jésus- Christ avait
à redouter cette disposition de notre âme qui arme le
— 95 —
temps d'un si dangereux pouvoir contre la stabilité
doctrinale. Tout miséricordieux qu'est l'Évangile, il
ne devait pas se plier à l'inconstance de notre esprit :
Le ciel et la terre passeront, avait dit Jésus-Christ ,
mais ma parole ne passera point (1). Il fallait qu'elle
traversât tous les âges, perdant chaque jour la force
de la nouveauté sans rien perdre de son comman-
dement, ou plutôt il fallait que, semblable à Dieu ,
dont saint Augustin a dit qu'il était la beauté tou-
jours ancienne et toujours nouvelle , la parole évan-
gélique gardât dans son antiquité progressive une
jeunesse qui charmât le cœur de toutes les généra-
tions nouvelles.
Ce premier avantage remporté sur le temps, un
second restait à obtenir. La seconde force du temps
est dans l'expérience, c'est-à-dire dans la révélation
qui résulte de l'application des doctrines à la vie
positive de l'humanité. Toute doctrine est un corps
de lois qui n'a de valeur qu'autant qu'il est censé
contenir les vrais rapports des êtres; c'est comme la
création d'un monde. Tant que cette création de-
meure dans l'esprit à l'état de pure conception , on
peut se tromper sur son mérite réel , parce qu'il est
difficile de juger un grand ensemble d'idées ; mais il
n'en est plus de même lorsque, entrant dans le do-
maine de la réalité , elles sont chargées de fonder ou
de maintenir un ordre positif; l'expérience manifeste
infailliblement leur faiblesse ou leur fausseté; car
une loi fausse ou impuissante est incapable d'établir
(1) Saint Matthieu , chap. xxiv , vers. 33.
— 96 —
des rapports constants, et, de même qu'une maison
s'écroule si elle a été assise sur des mathématiques
inexactes , un ordre quelconque ne saurait subsister
en ayant pour base des idées qui manquent de l'a-
plomb de la vérité.
Or, qui plus que Jésus-Christ avait à redouter
cette terrible épreuve de l'expérience? Car il n'avait
pas mis au monde avec l'Évangile une société ren-
fermée dans les étroites limites d'une race et d'un
pays, mais une société universelle, où toute âme,
quelque part qu'elle fût née, pouvait prétendre au
droit de cité; et par conséquent, si l'Évangile était
faux , la ruine en devait être aussi grande que l'uni-
vers et aussi rapide que le temps, agissant à la
fois sur une innombrable quantité de lieux et d'es-
prits.
La troisième force du temps est dans la corrup-
tion. Toute chose arrivée à un certain point de pros-
périté se corrompt, parce qu'une fois qu'on est le
maître, on veut jouir, et que la jouissance a pour
résultat inévitable cette décomposition de l'âme et
du corps que nous appelons la corruption. L'his-
toire de tous les succès est l'histoire d'Annibal à
Capoue. On oublie, on s'endort, on s'enivre; le poi-
son lent de la mollesse détend tous les ressorts de
l'activité ; et l'être qui n'est rien que par l'activité, se
dissout peu à peu dans l'ignominie d'un lâche som-
meil. Nemrod commence, Sardanapale finit. C'est le
chemin célèbre des hautes fortunes ; le travail et la
vertu les édifient , la jouissance les anéantit jusque
dans leurs dernières traces. Mieux que tout autre
— 97 —
empire encore, la religion est soumise a cette grande
loi, et par- dessus toute religion , celle du Christ y
était étroitement enchaînée. Car le sang de la croix
lui avait donné la vie; issue du supplice d'un Dieu ,
elle était tenue de se souvenir, aux jours de la pros-
périté, des sanglantes mortifications de son berceau.
Et, d'une autre part, les tentations que lui préparait
son triomphe devaient surpasser de bien loin tout^es
les tentations jusque-là connues. Elle devait, tenant
à ses pieds les rois de la terre , donner des ordres
d'un bout du monde à l'autre , voir des siècles s'in-
cliner devant sa parole et son action , couvrir le sol
de monuments somptueux, se rendre trfbutaire de
tous les besoins d'une puissance et d'une gloire sans
bornes, et, sous le poids de cette fortune montant
jusqu'au ciel, conserver au front comme au cœur le
signe de la pénitence et de Thumilité. Ou bien, si elle
venait à succomber dans un des longs jours de sa
vie, et à ressentir les atteintes de sa corruption, il
fallait que de sa corruption même elle ressuscitât sa
vie, non pas une vie étrangère, comme nous le voyons
dans la nature, mais sa propre vie; et que, sembla-
ble à l'aigle de l'Écriture, renouvelant en elle le
charme de sa jeunesse, elle s'envolât les ailes éten-
dues , rendues légères comme autrefois par sa pau-
vreté et son sang répandu.
La quatrième force du temps, c'est le hasard, c'est-
à-dire certaines conjectures qui ne se lient à rien de
ce que le génie peut combiner et prévoir, et qui tout
d'un coup renversent les desseins les mieux concer-
tés. L'histoire en est remplie. La prudence humaine
3*
— 98 —
échoue à des écueils que rien n'annonce à Toeil le plus
pénétrant. C'est le grain de sable dont parle Pascal ,
qui, un matin, se rencontra dans la vessie de Crom-
well, et fit échouer des plans destinés à changer la
face de l'Europe.
Vous vous étonnez quelquefois, peut-être, d'un
certain équilibre qui se maintient dans le monde, et
qui empêche les plus forts d'anéantir les plus faibles
au gré de leurs secrètes convoitises. Gomment ces
grands empires n'ont-ils pas encore écrasé les petits
États qu'ils ont pour voisins ? C'est que les grands
empires ont contre eux le grain de sable de la vessie
de Gromwell. Au moment où leurs conjurations vont
tout renverser et préparer la rume du droit sur la
terre, je ne sais quel fils de paysan, au coin d'une
baraque, aiguise son couteau sur la meule brisée
d'un moulin. Ce garçon, au bruit de la guerre, en-
fonce sa casquette, fiche son couteau à sa ceinture,
et s'en va voir un peu ce qui se passe entre la Provi-
dence et les rois. La fumée de la poudre lui ouvre
les yeux; le sang l'exalte; Dieu lui met dans les mains
un beau coup d'armes ; le voilà grand capitaine , les
empires reculent d'un pas devant lui : ce couteau et
ce paysan , c'est le hasard.
Or vous jugez combien Jésus-Christ en a eu contre
lui dans le cours d'un règne de dix -huit cents ans.
Consultez seulement l'histoire de la papauté, et voyez
à quel fil léger ont tenu les destinées de ce trône en-
touré d'ennemis et toujours subsistant. Il a presque
toujours contre lui des desseins habilement tissus;
mais ce qui vous effraiera davantage, c'est la conju-
— 99 —
ration du hasard, le je ne sais quoi qui pouvait le
briser à tout moment, et qui a eu la singulière dis-
traction de le respecter toujours.
La cinquième force du temps est dans la guerre.
Aucune puissance ici- bas ne saurait éviter d'être
combattue; elle a nécessairement des ennemis, non-
seulement à cause de ses fautes et de ses abus, mais
par cela seul qu'elle est. Exister, c'est combattre,
parce qu'exister c'est dérober au foyer de la vie com-
mune la substance destinée à tous ; et si cela est vrai
du plus faible des êtres, combien plus d'une collec-
tion d'êtres élevés à l'état de puissance! Aussi Jésus-
Christ déclarait qu'il n'était pas venu apporter la
paix, 7nais la guerre (1), guerre terrible, et sur un
plan dont la grandeur fait reculer l'imagination; car
c'est la guerre de l'esprit contre la chair et de la chair
contre l'esprit, c'est-à-dire deux éléments qui con-
stituent l'homme, et dont l'un ne peut jamais vaincre
l'autre totalement. Quand le corps a le dessus, l'âme
combat contre lui , et quand l'âme est la plus forte ,
le corps épie le moment de briser son joug. Mais
cette lutte intestine ne s'arrête pas là, elle arrive né-
cessairement à une guerre aussi générale qu'elle est
profonde. Les âmes s'unissent aux âmes et les corps
aux corps; ce sont les corps ensemble contre les âmes
ensemble qui font la grande guerre de l'humanité ,
Jésus-Christ à la tête d'une armée , et Satan à la tête
de l'autre : l'armée des passions, de l'orgueil, de la
volupté, de la haine, d'un côté ; de l'autre, l'armée
(1) Saint Matthieu, chap. x, vers. 3i.
- 100 —
dfe l!esprit, de l'humilité, de la chasteté, de l'obéis-
sance, de la mortification, de la charité. Tout cela
se meut dans les formidables régions du fini et de
l'infîni , dans les profondeurs de Dieu , de l'âme et
des sens , au milieu de mille causes secondaires qui
ajoutent aux ténèbres et aux chances du combat ; et
si Jésus-Christ est Dieu, c'est lui qui doit finir par
l'emporter, sa figure restant inaltérable, quoique
toujours insultée, au sommet vénérable des choses
et des temps.
Est-ce là, Messieurs, ce qui s'est passé? Pouvons-
nous rendre à Jésus-Christ le témoignage qu'il a été
plus fort que la nouveauté, que ^l'expérience, que
la corruption, que le hasard, que la guerre, que
toutes ces causes réunies ensemble contre lui du-
rant un cours de dix-huit cents années? le pouvons-
nous?
Oui, Messieurs, je le puis; je puis même vous
marquer trois degrés dans ce triomphe de Jésus-
Christ sur le temps. Car, premièrement, il vit, son
œuvre est devant vous ; encore qu'elle eût souffert
plus ou moins d'atteintes dans ce long pèlerinage
accompli sous la main révoltée des siècles, cependant
elle est debout. Elle reste environnée d'assez d'éclat
pour attirer tous les yeux et être encore l'objet d'une
vénération à laquelle rien n'est comparable, comme
aussi rien n'est comparable à l'acharnement des
ennemis qui n'ont point accepté dans sa durée tem-
porelle la preuve de son origine au sein même de l'é-
ternité. Mais ce n'est pas là tout. Non -seulement
Jésus-Christ est vivant dans son Église et son Église
— 101 —
est vivante en lui , mais depuis l'ère chrétienne ,
aucun établissement religieux ne s'est fondé dans
le monde dont Jésus-Christ n'ait été la base et le
ciment.
Le premier dans l'ordre des temps est l'islamisme.
Or la base de l'islamisme, Grotius l'avait remarqué
bien avant moi, est toute biblique. C'est Abraham,
Isaac, Jacob; c'est Moïse, le mont Sinaï, le peuple
juif dans les faits les plus mémorables de son his-
toire; c'est Jésus-Christ lui-même, venu après tous
les prophètes, et plus grand qu'eux. A chaque page
du Coran, Mahomet insère un récit tiré des anti-
quités chrétiennes, ou y fait quelque allusion. Pour-
quoi cela? Pourquoi, voulant se donner l'honneur de
fonder une religion , Mahomet n'a-t-il pas pris tota-
lement une base à lui? Pourquoi, Messieurs? Parce
qu'il ne le pouvait pas. L'homme ne peut pas plus
bâtir en l'air dans l'ordre des esprits que dans l'ordre
des corps ; il lui faut un fondement. Or, selon le mot
exprès de Fontenelle , « la religion chrétienne est la
seule religion qui ait des preuves, » et partout où
elle s'est une fois produite avec l'autorité de son his-
toire, il est nécessaire que l'erreur y prenne son
point d'appui et se greffe à ce tronc puissant qui seul
pousse des racines dans l'antiquité. Mahomet vivait
dans un siècle et sur un sol déjà tout imprégnés de
la sève du christianisme; il touchait à l'Abyssinie,
siège d'une grande chrétienté; à l'Egypte, qui en
était une métropole; à la Judée, où tous les grands
mystères chrétiens se sont accomplis ; le sang de son
peuple remontait avec une célébrité toute-puissante
— 102 —
au sang d'Abraham : il ne pouvait , dans de telles
conditions, fonder qu'une hérésie, ou, si vous l'ai-
mez mieux, se superposer à Jésus-Christ par une
infidélité qui lui rendait encore un hommage écla-
tant. Voilà pourquoi les musulmans ont toujours
permis aux chrétiens de vivre sur leur territoire et
d'y adorer Jésus-Christ , non par une tolérance qui
venait de la peur, mais par respect pour les tradi-
tions communes des deux religions et pour les re-
commandations formelles du Coran. Il y a eu guerre
entre les chrétiens et les musulmans pour savoir à
qui resterait la suprématie; mais il n'y a pas eu per-
sécution proprement dite des musulmans contre les
chrétiens. Ismaëi réclamait seulement son droit de
primogéniture sur Isaac. Et cela vous explique, Mes-
sieurs , le singulier spectacle que nous présente au-
jourd'hui Constantinople , où , quoiqu'il y ait peine
de mort contre tout chrétien qui convertit un mu-
sulman , néanmoins les chrétiens de toutes les com-
munions ont pleine liberté d'exercer leur culte, même
publiquement.
'■ Après l'islamisme est venu le schisme grec. Or le
schisme grec est toute l'Eglise catholique, sauf deux
points : la primauté du Souverain Pontife et la proces-
sion du Saint-Esprit. Tout le reste, dogmes, morale,
sacrements, hiérarchie, coutumes, a été conservé par
les descendants de Photius. Ils ont rejeté le vicaire de
Jésus-Christ; mais ils n'ont pas rejeté Jésus-Christ.
Jésus-Christ est l'objet de leur foi , de leur amour et
de leur adoration, la pierre angulaire de leur édifice
religieux.
— 103 —
II en est de même , quoiqu'à un moindre degré ,
du protestantisme. Le protestantisme a nié l'Église,
mais non pas le Christ; le Christ est encore pour
lui le docteur et le roi des âmes , et même pour un
grand nombre de protestants il est encore le Fils uni
que de Dieu , digne comme tel d'une suprême ado-
ration.
Aucun autre établissement religieux ne s'est posé
dans le monde depuis l'ère chrétienne. Le brahma-
nisme et le bouddhisme étaient antérieurs à Jésus-
Christ, et si quelque mouvement s'est fait sentir dans
ce dernier à une époque plus rapprochée de nous, il
l'a dû aux communications des chrétiens avec les
régions profondes de l'Inde et de la Tartarie. Ainsi
a-t-on remarqué dans les montagnes du Thibet, depuis
nos célèbres ambassades du moyen âge, une puérile
imitation de la papauté. Une fois Jésus -Christ levé
sur le monde, sa lumière a fait reculer partout les
ténèbres des faux cultes; un très grand nombre a
disparu tout à fait , et nul autre ne s'est formé qui
n'ait pris pour base son histoire et son nom. Il est
devenu le tronc de l'erreur comme celui de la vérité,
et quiconque le nie totalement se creuse un abîme
où rien ne fructifiera que la mort. Son tombeau est
aujourd'hui le centre du monde religieux. Les mu-
sulmans le gardent, les Grecs le gardent, les pro-
testants le gardent, les cathohques le gardent. Tous
ensemble, venus des quatre vents du ciel, s'accordent
à vénérer la pierre inanimée où reposa trois jours et
trois nuits le corps supplicié du Christ. Cent batailles
se sont livrées tout autour; vingt fois les destins du
— 104 —
monde y ont changé d'aspect; mais la fuite ou la vic-
toire n'y ont jamais apporté que l'hommage des na-
tions , et tant de secousses n'ont servi qu'à élever dans
la gloire cette tombe fragile où tout vient se proster-
ner. Si les catholiques seuls en eussent pris la tu-
telle , c'eût été une tutelle vulgaire , comme tout ce
qui est à la longueur de l'épée ; il convenait mieux
aux desseins profonds de Dieu que Jérusalem fût
foulée par les nations (1), ainsi que l'avait an-
noncé l'Évangile, et que le saint sépulcre, suspendu
entre mille mains, apparût au centre de tous les évé-
nements comme le signe indicateur que nul établis-
sement religieux n'est désormais possible qu'à la
condition de participer au Christ par quelque chose
au moins de son sang, de sa doctrine et de sa mé-
moire.
Le temps, Messieurs, vous en donnera de nou-
velles preuves. Vous verrez s'évanouir les débris
honteux des cultes sans fondement, à mesure que
s'avancera la civilisation dont Jésus -Christ est le
créateur et le chef. La fable ne peut pas tenir contre
l'histoire, l'antiquité vide contre l'antiquité pleine,
le monde vague contre le monde certain, la mort
contre la vie. Jésus-Christ poursuit sa course par les
infidélités mêmes que l'orgueil lui fait souffrir; il use
des schismes et des hérésies comme d'une eau cor-
rompue qui le contient encore pour une foule d'âmes
préservées du poison par la simplicité de l'ignorance
et de la bonne foi. Mais aussi, et c'est son troisième
(1) Isaïe, chap. v, vers. 5.
- 105 —
triomphe sur le temps, il maintient incorruptible et
supérieure à tout sa véritable Église, l'Église catho-
lique, apostolique, romaine. Il lui assure même la
supériorité numérique : car l'islamisme ne compte
que cent millions de sectateurs, le schisme grec
soixante millions , le protestantisme un pareil nom-
bre, tandis que l'Église catholique tient cent soixante
millions d'âmes soumises à son gouvernement. La
supériorité hiérarchique : car ni l'islamisme, ni le
schisme grec, ni le protestantisme n'ont pu créer une
papauté. La supériorité d'indépendance : car nulle
autre cité spirituelle n'a pu conserver inviolable le
sanctuaire de l'âme , sauf l'Église catholique , qui , à
force de donner à cette cause son inépuisable sang,
a sauvé du joug sa parole et son action , et mérité
l'honneur d'être ici-bas le boulevard du droit et la
terre vierge d'une sainte liberté.
Je ne m'étendrai pas davantage , Messieurs, sur
les caractères de la véritable Église de Jésus-Christ;
je l'ai fait précédemment, et je ne les rappelle
ici en toute hâte que pour constater la souveraine
providence par laquelle Jésus -Christ les a main-
tenus au front de son Église contre tous les efforts
du temps.
Ainsi donc une triple perpétuité est acquise à Jé-
sus-Christ par l'examen auquel nous venons de le sou-
mettre : perpétuité de la vie , perpétuité d'irradiation
exclusive de la vie, perpétuité de supériorité dans la
vie.
Mais vous me direz : A la bonne heure ! Jésus-
Christ a vécu ; il a infiltré de sa vie dans tous les éta-
— 106 —
blissements religieux postérieurs à lui, et même il a
maintenu son Église au-dessus de tout. Cependant ,
ne discernez -vous pas aujourd'hui dans son œuvre
des signes de décadence ? Une foule d'esprits ne se
sont-ils pas affranchis de son sceptre? Et, lorsque le
signe de la décrépitude commence à paraître, ne
peut-on pas pressentir une prochaine et inévitable
dissolution?
C'est là votre pensée, Messieurs : la mienne est que
Jésus-Christ est à l'apogée de sa gloire et de sa force,
et, s'il plaît à Dieu, je vais avoir l'honneur de vous
le démontrer.
Trois choses constituent la puissance, et le
progrès de ces trois choses constitue le progrès de
la puissance , savoir : l'état territorial , l'état numé-
rique et l'état moral. Or j'affirme que, sous ce triple
rapport, Jésus -Christ n'a jamais atteint un point
plus élevé que celui où nous le contemplons aujour-
d'hui.
Premièrement, quel était le territoire de Jésus-
Christ sous Constantin ? Il était à peu près renfermé
dans les limites mêmes de l'empire, entre le Rhin,
l'Euphrate et l'Atlas. S'il passait au delà, cet excé-
dant se compensait par les nombreuses parties de
l'empire dont l'Évangile n'avait pris qu'une impar-
faite et précaire possession. Or maintenant que voyez-
vous? Jésus-Christ, il est vrai, a perdu quelques-
unes de ses terres primitives , occupées par les mu-
sulmans : encore faut-il remarquer qu'il existe des
chrétientés sur toute la surface du sol islamique, et
que l'islamisme lui-même reconnaît Jésus-Christ et
— 107 -
ses aïeux. Mais jetez vos regards à l'occident, à l'o-
rient, au nord , au midi , et dans toutes les directions
du globe , vous reconnaîtrez les pas conquérants du
Sauveur. Il a franchi le Rhin; il s'est soumis l'Alle-
magne , la Pologne , toutes les Russies , les trois
royaumes Britanniques, et a porté jusqu'au pôle, à
travers les glaces et les montagnes de la Suède, le
soleil de sa domination. L'océan Atlantique s'est
ouvert devant lui ; il a passé le cap de Bonne-Espé-
rance, attaché au sceptre de ses enfants cette fameuse
presqu'île de l'Inde qui était regardée dès l'antiquité
comme le réservoir de tous les trésors de la nature.
Il a fondé des établissements le long des côtes de
l'Afrique, et rejoint par la mer Rouge ses vieilles
possessions de l'Abyssinie. Il a fait le tour des deux
Amériques , et d'un pôle à l'autre , les rangeant sous
ses lois , il y suscite pêle-mêle des républiques , des
missions et des évêchés. Il a repris l'Espagne sur
Mahomet, et il secoue partout la terre de l'Islam.
Tout à l'heure encore, lorsque le chef de la maison
de Bourbon était sur le point de descendre du trône
et d'emporter dans l'exil sa noble vieillesse , nous
avons vu Jésus-Christ, par le bras du vieux roi franc,
qui écrivait ainsi son testament parmi nous, nous
l'avons vu enlever deux royaumes à l'infidélité, le
royaume de la Grèce et le royaume de l'Algérie.
Encore plus récemment, la Chine lui a ouvert ses
ports si longtemps fermés; la Nouvelle -Hollande
se peuple à l'ombre de sa croix ; les îles de l'Océa-
nie transforment leurs sauvages habitants en hum-
èles et doux adorateurs de son Évangile. Il n'y a
— 108 —
plus de mers , plus de solitudes , plus de montagnes ,
plus de lieux inaccessibles où Jésus-Christ n'arbore
les hardis pavillons de ses enfants confondus avec le
sien.
Retournez maintenant en arrière jusqu'à Constan-
tin , pesez le monde chrétien de cette époque avec le
monde chrétien de la nôtre, et jugez du progrès ter-
ritorial qu'a fait Jésus-Christ.
Il en est de même quant à l'état numérique. Je le
disais tout à l'heure , l'Église catholique compte cent
soixante miUions de fidèles , le schisme grec soixante
millions , le protestantisme soixante autres miUions.
C'est un total de deux cent quatre-vingts miUions
d'hommes qui reconnaissent Jésus-Christ pour leur
Sauveur et leur chef spirituel. Sans doute il en est
dans ce nombre qui ne portent pas son joug avec une
conviction actuelle et présente à leur esprit; mais ce
n'est pas à un tel moment de la vie qu'il faut estimer
le chrétien, c'est dans l'ensemble, et surtout à l'heure
de la mort. Parmi tant d'hommes qui se croient in-
crédules, il en est peu qui résistent à Jésus-Christ
jusqu'à la fm, et ne lui demandent pardon de leurs
égarements bien plus que de leur apostasie. Leur
âme , d'ailleurs , fut formée par l'Évangile , et ils en
vivent encore au moment où ils croient le mécon-
naître. A aucune époque l'état numérique de Jésus- ;
Christ ne fut plus florissant, et il tend chaque jour à .
s'accroître par le développement des populations
chrétiennes. Tandis que les races musulmanes s'ap-
pauvrissent et que les restes des peuples idolâtres
végètent dans leur immobilité, le sang chrétien, béni
— 109 —
par Dieu, fleurit outre mesure, et de perpétuelles
émigrations en portent au loin la surabondance, et
avec elles les semences précieuses de la foi.
Si vous remarquez une disproportion entre le ter-
ritoire et la population de Jésus-Christ, il est facile
de se l'expliquer. La puissance des chrétiens va plus
vite encore que leur sang; ils conquièrent et gouver-
nent l'espace avec une poignée d'hommes, et leur
génie le remplit bien avant leur postérité. Je ne pense
pas que cette observation nuise à Jésus-Christ. Mais
il en est une autre où vous m'attendez certainement,
et où je vous attends moi-même. Quoi qu'il en soit,
direz-vous, du progrès territorial et numérique de
Jésus-Christ, phénomène qui s'explique par l'ascen-
dant des races chrétiennes , vous ne pouvez pas nier
l'invasion et le progrès de l'incrédulité au sein du
christianisme. Si Jésus-Christ a renversé les cultes
antérieurs au sien, l'incrédulité, plus puissante que
lui, renverse à son tour l'ouvrage qu'il avait édifié,
et le renverse avec une circonstance plus terrible en-
core, puisque c'est le doute et la négation qui pren-
nent la place de la foi. Gomme ces terres épuisées
par une substance qui a dévoré toute leur sève, et
qui ne peuvent plus rien produire, la terre où a passé
le Christ est une terre maudite , elle ne porte plus
que le doute et la négation. Aussi allons-nous à un
état pire qu'aucun de ceux dont l'humanité a été le
témoin et la victime. Comme ce conquérant qui fît
raser Jérusalem et semer du sel sur ses ruines , le
Christ a épuisé les convictions du genre humain et
semé dans son intelligence le sel de l'incroyance ab-
IV. - 4
— 110 —
solue. Malheur à nous, sansdoule, malheur à nous,
qui ne pouvons plus croire ! Mais à qui sommes-nous
redevables de cette incapacité , sinon à la tyrannie
du Christ, qui n'a pas été assez fort pour courber à
jamais nos esprits sous ses dogmes, et qui l'est assez
pour ne plus nous permettre aucune autre foi que la
sienne ?
J'en conviens, Messieurs, après dix-sept siècles
où Jésus-Christ ne fut pas nié , il l'a été enfin au
siècle dernier ; il l'est encore aujourd'hui. Mais loin
que cet accident menace l'œuvre du Christ, elle en
tire un éclat qu'il vous sera facile de reconnaître et
d'apprécier. Trois pays étaient le siège de la révolte
totale contre Jésus -Christ : l'Angleterre, la France
et l'Allemagne. Quant à l'Angleterre, il y a longtemps
déjà que l'incrédulité n'y possède plus ni puissance
ni renom. Si vos oreilles ont été attentives aux échos
du Parlement britannique , cette expression la plus
haute des pensées nationales , il ne sera pas venu
jusqu'à vous, depuis la naissance du siècle présent ,
une parole qui ait été une injure ou une menace pour
le Christ. L'Angleterre a émancipé les catholiques;
elle a rappelé à la tribune de son Parlement la voix
proscrite des tenants de la papauté ; elle a ouvert ses
campagnes à la charrue des moines, et ses écoles à
la science du clergé romain. Les vieux murs d'Oxfort
ont entendu les plus célèbres docteurs de l'anglica-
nisme y parler de Jésus -Christ comme l'antique
Église ; ils ont vu la retraite de plusieurs d'entre eux
qui ont passé de la chaire dans l'humihté d'une cel-
lule pour y réciter l'office à la façon des religieux ,
— 111 —
et deMander, au pied du crucifix , le retour de leur
âme et de leur pays à la vieille foi des Anglo- Saxons.
Des chapelles catholiques, et même des cathédrales,
sont sorties brillantes de la terre de proscription , et
Jésus-Christ s'est promené triomphalement avec ses
évêques et ses prêtres dans les rues où les pierres
et l'épée l'avaient poursuivi. L'Angleterre enfin est
ravie à l'incrédulité, elle qui, la première, l'avait
couverte de la protection de ses lords et de ses gens
d'esprit.
Si nous regardons ensuite la France , sans doute
nous n'y remarquerons pas avec la même plénitude
les signes d'un retour à la foi. Cependant nul devons,
instruit du passé et du présent , ne comparera en-
semble les deux situations. Au dernier siècle, l'in-
crédulité était maîtresse absolue des esprits ; elle
seule tenait la plume et portait la parole avec élo-
quence; ses livres étaient des événements pubhcs,
ses grands hommes marchaient à l'égal des vieilles
familles de la monarchie, et s'entretenaient fami-
lièrement avec tous les rois de l'Europe; une conju-
ration flagrante et sans contre-poids élevait jusqu'au
ciel toute injure contre Jésus-Christ. En sommes-
nous là, Messieurs, à l'heure où je vous parle? Jé-
sus-Christ n'a-t-il point parmi nous ses écrivains ,
ses orateurs, son parti, sa jeunesse, sa gloire; et si
l'incrédulité subsiste, ne savons-nous pas bien lui
faire baisser la tête, et marcher, dans la force de
notre âme, contre ses succès vieillis et ses espé-
rances si mal justifiées? 11 en est ainsi. Messieurs;
le mot d'ordre de la foi, dans ce qu'elle a de plus
— 112 —
militant, part de la France : nos missionnaires,
nos sœurs de Charité, nos frères des Écoles chré-
tiennes, le portent jusqu'aux extrémités du monde,
et quiconque aime Jésus-Christ sur la terre, tient la
main sur notre cœur pour y reconnaître les pulsa-
tions de la foi, et remercier le Dieu qui frappe et qui
guérit.
Je ne dirai rien de l'Allemagne; elle reste sans
doute, quoique avec quelques modifications, le foyer
de la guerre contre Jésus- Christ. C'est là que nos
incroyants vont demander des armes que le génie de
la France leur refuse de plus en plus ; mais la chute
est grande, et la foudre qui sort des nuages du Rhin
n'est pas destinée à faire les mêmes blessures que
cette double langue de l'Angleterre et de la France ,
dont le grand comte de Maistre prédisait, il y a déjà
plus d'un quart de siècle, la future alliance au profit
de l'ÉgUse et de Jésus-Christ.
Toutefois , Messieurs , ne nous contentons pas de
constater par les faits la diminution progressive des
forces de l'incrédulité; tâchons d'en découvrir les
causes , afin d'arriver à des conclusions qui puissent
embrasser l'avenir autant que le passé.
Dieu donc, témoin de l'obscurcissement des es-
prits, a pris par la main trois soleils et les a fait le-
ver doucement sur l'horizon de l'Église : le soleil de
l'histoire, le soleil de la science et le soleil de la
liberté. L'histoire était mal connue; de grands tra-
vaux, aidés par de grandes révolutions sociales, en
ont éclairci les sombres mystères, et Jésus-Christ,
calomnié dans les œuvres de son Église, a repris
— 113 —
dans les réalités du monde une place qu'on avait
voulu déshonorer. Tandis que l'histoire revenait à
lui par les travaux des protestants et des incrédules
autant que par ceux des catholiques, la science ne
le servait pas avec un moindre retour de justice et
de fidélité. Creusait -elle dans les entrailles de la
t( rre, elle y retrouvait les premières pages de Moïse;
descendait-elle au fond des temples et des nécropoles
de l'Église, elle y découvrait les points de rencontre
de l'histoire égyptienne avec l'histoire du peuple de
Dieu ; parvenait-elle à déchiffer la langue des hié-
roglyphes , ces signes , rappelés à la vie de leur
expression, rendaient témoignage à la nouveauté du
monde compromise par des calculs d'astronomie;
relevait-elle des ruines et des inscriptions, ces ruines
et ces inscriptions parlaient pour nous : la nature ,
interrogée dans tous les sens , renvoyait par tous ses
pores un son chrétien , comme si elle eût été créée
ou séduite par Jésus-Christ.
La liberté nous rendait aussi, dans son emploi, de
signalés services. Elle dénouait en partie les liens
dont l'incréduUté avait chargé l'ÉgHse par les mains
des rois , et permettait à Jésus -Christ de reprendre
le sceptre d'une parole trop longtemps affaiblie par
un respect qui n'était plus mérité.
Cependant, Messieurs, l'incrédulité a reçu un coup
plus profond encore que tous ceux-là. Car les causes
que je viens d'énumérer n'agissent que dans les rangs
élevés du monde ; elles ne frappent pas au cœur du
genre humain, et ce coup du milieu est nécessaire à
toute grande action. Le miUeu du monde, le cœur
— 114 ~
du genre humain, c'est le peuple. Il fallait donc que
le peuple eût un signe contre l'incrédulité , et ce si-
gne lui a été donné , afin qu'il ne manquât rien aux
causes du salut que Dieu nous prépare. Quel signe
donc a eu le peuple? Quel signe? Messieurs, le voici :
l'âme et le corps du peuple n'ont rien gagné à l'incré-
dulité, et le peuple s'en est aperçu. Le peuple avait
un Dieu dans le ciel ; quand la terre, si ingrate pour
lui, le courbait trop bas, il se relevait les mains join-
tes, et, en appelant à Dieu de sa misère présente,
il sentait la dignité et la consolation lui venir. Le
peuple avait un Dieu, non pas seulement dans le
ciel , mais plus proche de lui, un Dieu qui s'était fait
homme et pauvre, qui était né dans une écurie, dont
le corps avait couché sur la paille et qui avait souf-
fert de la vie plus que lui. Le peuple avait un Dieu,
non pas seulement dans le ciel , non pas seulement
dans sa chair et dans sa pauvreté , mais il avait un
Dieu sur cette même croix qui porte le peuple, et
lorsqu'il se regardait , les deux bras étendus dans
son supplice, il trouvait à sa droite son Dieu crucifié
pour lui et lui tenant compagnie. Le peuple avait un
Dieu, non pas seulement dans le ciel, non pas seule-
ment dans sa chair, et dans sa pauvreté , et dans sa
propre croix, mais il avait un Dieu vivant dans l'É-
glise pour l'enseigner, le défendre et le consoler ; il
avait un Dieu vivant dans le prêtre pour recevoir les
secrets pesants de son cœur; il avait un Dieu vivant
dans la sœur de Charité pour panser ses jambes
quand elles lui refusaient le service, pour honorer
son âme dans la détresse de son corps. Le peuple
— 115 -^
avait un Dieu dans le ciel et sur la terre : vous lui
avez ôté le Dieu du ciel , et vous ne lui avez pas
gardé le Dieu de la terre. Qu'avez-vous donc mis à
la place? Quel autre Dieu lui avez -vous fait? Ah!
j'ai tort, vous lui avez donné pour Dieu le doute, et
pour déesse la négation ! Vous lui avez dit : « Peut-
être. » Et, trouvant que c'était trop, vous avez repris
avec autorité , vous avez dit : « Non ! » De quoi se
plaindrait-il? Il n'a plus de Dieu, plus de Christ,
plus d'Évangile, plus d'Église ; mais vous lui restez^
et avec vous les vers qui l'ont mis au monde et les
vers qui mangeront son cadavre. N'est-ce pas assez
pour satisfaire une âme?
Peut-être, ne pouvant supporter vous-mêmes le
spectacle de cette implacable spoliation accomplie
de vos mains , vous vous retournerez vers le corps
du peuple et lui vanterez ce qu'il vous doit de bien-
être en échange du bien-vivre. Ah ! je vous y atten^
dais. Lé corps du peuple ! Mais écoutez donc le bruit
de Manchester, de Birmingham , des Flandres , le
cri non pas de la pauvreté et de la misère, ce sont
des mots et des choses d'autrefois , mais le cri du
paupérisme , c'est-à-dire le cri de la détresse arrivée
à l'état de système et de puissance , et sortant , par
une malédictioQ inattendue, du développement même
de la richesse. L'économie politique de l'incrédulité
a été écrasée par les faits sur tous les théâtres de
l'industrie et de l'activité humaine; elle se débat
contre ces résultats aussi terribles qu'imprévus;
mais cbst l'hydre de Lerne entre les bras d'Her^
cule : le coup qu'elle a reçu est un coup mortel,
— 116 —
parce que c'est la main du peuple qui le lui a
porté!
En un mot, l'âme et le corps du peuple n'ont rien
gagné à l'incrédulité, et aujourd'hui, le vingtième
du mois de décembre de l'année 1846, l'avant-veille
de la naissance commémoralive du Fils de Dieu sur
la terre, le peuple le sait.
Mais si vous n'avez rien fait encore pour l'âme et
le corps du peuple, peut-être le ferez-vous, peut-être
enfin établirez -vous une doctrine à la place de la
doctrine du Christ? Je dois vous ôter cette dernière
espérance, et, sans même appuyer sur l'inanité de
vos efforts antérieurs , vous prouver qu'il vous est
impossible de fonder une doctrine. En effet, l'incré-
dulité repose sur deux principes généraux, dont
voici le premier : l'homme ne doit pas croire à
l'homme, parce que tout homme en vaut un autre et
n'a rien de plus précieux que Tindépendance de son
esprit. Votre second principe est celui-ci : L'homme
ne doit pas croire à Dieu, parce que Dieu ne parle
point à l'homme. Mais si l'homme ne doit croire ni à
l'homme ni à Dieu , à qui donc doit-il croire? Vous
répondez : a A soi-même et à soi seul, w Or là où l'on
ne croit qu'à soi-même, il n'y a pas de disciples; là
où il n'y a pas de disciples , il n'y a pas de maîtres ;
là où il n'y a pas de maîtres , il n'y a pas d'unité; là
où il n'y a pas d'unité, il n'y a pas de doctrine. Vous
ne fonderez donc pas une doctrine, eussiez-vous de-
vant vous mille ans multipliés par mille ans. Que si
vous sortez des principes de l'incrédulité, à l'instant
même vous retombez en Jésus-Christ, le seul maître
— 117 —
possible de quiconque reconnaît une autorité, parce
qu'en dehors de lui il n'y a rien qui se tienne sur un
fondement.
Mais, enfin, admettons que vous fonderez une doc-
trine. Il ne vous suffira pas d'en fonder une pour dé-
trôner Jésus -Christ; il sera nécessaire que cette
doctrine surpasse en perfection celle de Jésus-Christ.
Or écoutez ce qui vient de m'arriver. Il y a trois
mois, je lisais à votre intention l'homme de ce siècle
qui semble avoir eu l'honneur d'écrire contre Jésus-
Christ avec le plus d'audace, sinon avec le plus
d'habileté, le docteur Strauss. Après avoir dévoré, la
sueur au front, quatre gros volumes d'un ennui
transcendental , comme disent les Allemands, j'at-
teignis enfin le dernier chapitre, intitulé : Conclusion.
Là le docteur Strauss, partant de l'idée que Jésus-
Christ est renversé à tout jamais, se demande s'il ne
se présentera pas sur le théâtre vide de l'humanité
quelque homme capable d'égaler et même de sur-
passer Jésus-Christ. Cette question posée, une sorte
de justice tardive et éloquente s'empare de l'écri-
vain, et, dans une page que j'ai relue plus d'une fois,
la seule où l'âme se fasse sentir, il déclare qu'il n'est
pas probable qu'aucun homme puisse un jour égaler
Jésus-Christ ; mais que ce dont il est absolument cer-
tain, c'est qu'aucun homme ne le surpassera jamais.
Tel est l'arrêt du sort.
En me résumant, Messieurs, je remarque en Jé-
sus-Christ une triple perpétuité : perpétuité dans la
vie, perpétuité dans l'irradiation exclusive de la vie ,
perpétuité dans la supériorité de la vie. J'y remar-
— 118 —
que aussi un triple progrès : progrès dans l'état ter-
ritorial, progrès dans l'état numérique, progrès dans
l'état moral. Jésus-Christ a donc vaincu le temps; il
a vaincu le grand ennemi , et , en le voyant au haut
des siècles dans la sérénité de son imperturbable
jeunesse, je me souviens de ce mot que saint Paul
disait de lui dans un autre sens : Le Christ ressuscité
d'entre les morts ne meurt plus (1). Un jour il des-
cendit au tombeau ; mais l'humanité , pour laquelle
il était mort, s'est baissée vers lui , et, le levant avec
un amour qui n'a jamais pu s'éteindre, elle le tient
dans ses deux mains ressuscité. Regardez, Mes-
sieurs , regardez , regardez bien : il est vivant. Re-
gardez encore : il ne meurt plus, il est jeune, il est
roi, il est Dieu. Il a vécu en Dieu, il s'est survécu en
Dieu, demain je vous montrerai qu'il s'est préexisté
en Dieu. En sorte qu'il ne manquera rien dans ce
triple acte de la vie, vivre, se survivre, se préexister,
rien en lui qui ne soit marqué au sceau de la divi-
nité , et qui ne me contraigne de proclamer avec la
souveraineté de la certitude cette autre parole de
saint Paul : Le Christ était hier , il est aujourd'hui,
il est aux siècles des siècles (2) !
(1) Épître aux Romains, chap. vi, vers. 9.
(2) Épître aux Hébreux , chap. xiii , vers. 8.
QUARANTE-UNIEME CONFERENCE
DE LA PREEXISTENCE DE JESUS-CHRIST
Monseigneur ,
Messieurs ,
Vivre et se survivre, ce n'est pas encore toute la
vie; le troisième acte de la vie, qui est le premier
dans l'ordre du temps , c'est de se préexister. Tout
être , excepté Dieu , se préexiste dans son germe ; et
l'homme, en particulier, se préexiste dans ses aïeu:r;.
Nul n'arrive ici-bas sans que son règne ait été pré-
paré de longue main, et plus la destinée que la
Providence Lui ménage est importante, plus est im-
portante elle-même l'action préparatrice de ses an-
cêtres. Jésus-Ghrist, en tant qu'homme, devait donc
se préexister à la manière des hommes ; et en tant
que supérieur à tous les hommes par sa destinée, il
— 120 —
devait se préexister en une forme éminenle propre à
lui seul. Aussi remarqué-je d'abord que, seul entre
tous les grands noms, il possède une généalogie au-
thentique qui remonte de lui jusqu'au père du genre
humain, et qu'il est ainsi, sans contradiction, le pre-
mier gentilhomme du monde. C'est peu de chose, j'en
conviens ; et aussi sa préexistence ne devait pas se
borner là.
Les aïeux, je l'ai déjà dit, sont proportionnés à la
postérité. Quiconque n'a pas d'aïeux n'aura pas de
postérité, et c'est ce qui vous explique la fragilité
des doctrines que vous voyez paraître et disparaître
incessamment. Elles commencent à l'homme qui les
profère, et, commençant à lui, elles meurent avec
lui. Dès qu'un homme sans antécédents dans sa pa-
role, un homme le dernier venu en ce monde, ose
apporter à l'humanité des doctrines qu'il dit nou-
velles, ce mot seul est la prophétie de son impuis-
sance et l'énoncé de sa condamnation. Car si les doc-
trines dont il s'attribue l'honneur avaient de l'impor-
tance, elles lui auraient inévitablement préexisté, il
n'en serait tout au plus que le rénovateur. Dire qu'une
chose importante commence à soi, c'est prendre le
néant pour point de départ, pour horizon et pour fin.
Mais si les aïeux sont proportionnés à la postérité ,
il s'ensuit que Jésus-Christ a dû se préexister dans
ses ancêtres avec une incomparable grandeur. Et
pour arriver à quelque chose de précis, puisque Jé-
sus-Christ a eu pour postérité l'œuvre sociale et re-
ligieuse la plus considérable des temps postérieurs à
lui, il a dû avoir pour ancêtres l'œuvre sociale et re-
- 121 —
ligieuse la plus considérable des temps antérieurs à
lui. L'Église catholique étant le fruit de sa venue, il
faut découvrir avant sa venue quelque chose qui pré-
pare dignement l'Église catholique , et qui renferme
Jésus -Christ entre un passé et un avenir non pas
sans doute égaux l'un à l'autre, mais tellement pon-
dérés, que ce qui a été avant lui soit hors de ligne
avec tout, comme ce qui a été après lui est hors de
ligne avec tout. Le peuple juif, Messieurs, remplit
ces conditions. Il a été l'œuvre sociale et rehgieuse la
plus considérable des temps qui ont précédé Jésus-
Christ, comme l'Église catholique est l'œuvre sociale
et religieuse la plus considérable des temps nou-
veaux; et de même que Jésus -Christ est l'âme de
l'Église catholique , où se perpétue sa vie, il a été
l'âme du peuple juif, en qui il s'est préexisté. Je dois
vous démontrer cette double proposition , et achever
ainsi de rassembler sur la tête du Christ tous les
rayons promulgateurs de sa divinité.
Que le peuple juif soit la plus grande œuvre so-
ciale et religieuse de l'antiquité, je ne pense pas
qu'il m'en coûte beaucoup pour l'établir. Commen-
çons par sa supériorité sous le rapport social. La
législation est le premier élément de la vie d'un
peuple, et, dans la législation, le premier point à
considérer est la constitution même de la loi. Or la
loi hébraïque a deux caractères qui n'appartiennent
qu'à elle et qui la mettent hors de toute comparai-
son : l'universalité et l'immutabilité. Elle a pour
base quelque chose d'universel, savoir : les rapports
généraux de l'homme avec Dieu et avec l'humanité.
— 122 —
Les tables du Sinaï, qui en sont le prologue et la
page fondamentale, subsistent encore aujourd'hui
comme la plus mémorable expression de tous les
grands devoirs; et l'Église catholique, même après
la promulgation de l'Évangile, n'a pu substituer au
Décalogue rien qu'elle ait jugé digne de le faire ou-
blier. Ces dix décrets sont la base de la morale chré-
tienne comme ils étaient la base de la morale hébraï-
que. En second lieu, la loi juive, quoique renfermant
tout l'ordre politique, civil, criminel, commercial,
judiciaire , et même cérémoniel , choses essentielle-
ment variables de leur nature, a été douée d'une
immutabiUté dont il n'y a pas d'autre exemple dans
quelque législation que ce soit. En Moïse, le pou-
voir législatif des Hébreux a commencé et a fini.
Tandis que toute société humaine a dans son sein
un pouvoir législatif permanent qui retranche, ajoute,
corrige selon les temps et les besoins , et un pouvoir
législatif exceptionnel qui va jusqu'à réformer la
constitution même ébranlée par la révolution des
mœurs , le peuple juif, depuis Moïse, s'est contenté
à l'égard de sa loi d'une simple faculté réglemen-
taire. La main qui avait gravé les tables du Sinaï
et écrit cette vaste législation comprise dans le Pen-
tateuque, s'est trouvée assez forte pour asseoir à
jamais tout un peuple, quelque temps qu'il pût du-
rer, et trois. mille ans passés sur son ouvrage ne lui
ont pas donné une seule fois le plus léger démenti.
Nous pouvons mieux que personne, Messieurs, après
les cinquante dernières années de notre histoire)
apprécier le génie surhumain d'une telle fondation.
— 123 —
La constitution de l'autorité suit en importance .
dans une législation, la constitution de la loi ; car c'est
l'autorité qui est la gardienne vivante du texte mort
de la loi. Or quelle était chez les Hébreux la consti-
tution de l'autorité ? On a dit souvent , si je ne me
trompe, qu'elle était théocratique : c'est une erreur.
Dès les premiers temps, Moïse et Aaron partagent le
pouvoir, celui-là chef militaire et civil , celui-ci chef
religieux , et cette distinction entre l'ordre temporel
et spirituel , profondément tracée par le double sou-
venir du législateur et du pontife, se perpétue à tra-
vers toute l'histoire du peuple juif, malgré la réu-
nion accidentelle de toute autorité dans une même
main. Si le pontificat et la suprême judicature se
confondent en Samuel , ils se disjoignent aux temps
de David et des rois; ils se retrouvent réunis après
la captivité, ils se disjoignent encore avant Jésus-
Christ. La société hébraïque, comme la société ca-
tholique, était fondée sur la distinction entre le pou-
voir spirituel et le pouvoir temporel, distinction sans
laquelleun peuple ne saurait conserver dans son sein
ni la vérité ni la liberté : la vérité , parce qu'étant
d'un ordre supérieur, elle ne peut pas tenir sous un
sceptiT-c transmis par un mode purement humain ; la
liberté , parce que toutes les forces sociales et régu-
lières se concentrant sous le sceptre d'une seule
pensée et d'une seule action , il devient impossible à
qui que ce soit de défendre sa faible personnalité
contre la toute -puissante personnalité de l'État. Le
peuple , accablé sous le poids d'une effroyable unité ,
s'agitera sans doute comme le géant sous le poids de
— 124 —
l'Etna ; mais, sa force n'étant pas rassemblée dans
une organisation stable et reconnue, ses mouvements
ne seront que de vaines secousses , ou, s'il parvient
à renverser l'ordre qui l'écrase , sa victoire lui coû-
tera encore sa liberté ; car détruire l'ordre , c'est
aussi détruire la liberté. Par la distinction du pou-
voir en deux branches qui ne sont point ennemies ,
qui ne sont pas même rivales, tant leurs attributions
diiïèrent, la pensée obtient un appui pacifique contre
la force, le droit contre l'oppression, et la société,
malgré ses vicissitudes , une sans violence , accom-
plit régulièrement sa fonction du temps et sa fonction
de l'éternité.
Toutefois cet ordre admirable n'a pu s'établir
nulle part que chez le peuple juif et chez les peuples
totalement chrétiens , c'est-à-dire catholiques. Par-
tout ailleurs, l'État n'a pas manqué d'absorber toute
la nature humaine dans sa dévorante unité. Et il ne
faut pas s'en étonner, Messieurs : le pouvoir spiri-
tuel étant par son essence même un pouvoir dé-
sarmé, Dieu seul est capable de lui communiquer la
force intérieure dont il a besoin pour résister pacifi-
quement au pouvoir temporel. Où Dieu n'est pas ,
l'intrigue , la bassesse , la peur ont bien vite subor-
donné l'esprit à la matière; et l'ordre spirituel, s'il
existe encore, n'est plus qu'un vil fantôme à qui
l'État laisse un roseau pour sceptre, le mépris pour
garde, et quelques deniers pour salaire. En tant
donc que le peuple juif, aussi bien que les nations
catholiques , a possédé la prérogative d'un véritable
pouvoir spirituel , il est marqué d'un caractère de
— 125 —
ftrééminence que nul autre peuple ne peut lui dispu-
ter dans les temps qui ont précédé le Christ.
La constitution de la famille n'était pas moins re-
marquable chez lui que la constitution de la loi et
de l'autorité. Les personnes dont l'union compose la
famille, et qu'on pourrait appeler les personnes do-
mestiques, savoir: le père, la mère, l'enfant et le
serviteur, y étaient dans des relations pleines d'or-
dre et d'équité. Moïse, il est vrai, n'avait pas sub-
stitué formellement l'unité du lien conjugal à la po-
lygamie des Orientaux ; mais il en avait insinué la
pratique en établissant la faculté de la répudiation
pour certains cas, en défendant aux rois à venir
d'Israël d'avoir un grand nombre de femmes à la
manière des princes de l'Orient, et en ne supposant
qu'une seule fois dans toute sa législation qu'un
homme pût avoir deux femmes. Aussi, à part quel-
ques exemples remarqués dans la suite de l'Écri-
ture, la famille hébraïque nous apparaît, sous ce
rapport, dans un état analogue à celui de la famille
chrétienne. L'unité du mariage y prévalut par les
mœurs. L'autorité du père était grande sur l'enfant,
sans aller jusqu'à ce droit de vie et de mort qui fai-
sait trop souvent de la paternité antique un office de
bourreau. Le serviteur appartenait à la famille par
une convention volontaire; aucun Hébreu ne pouvait
être esclave d'un Hébreu, et même l'engagement
d'un service perpétuel n'était permis par la loi
qu'après une épreuve de sept années. L'étranger
seul, par droit de représailles, était passible de l'es-
clavage proprement dit; et encore cet esclavage,
— 126 —
maintenu dans de certaines limites . était loin d'en-
traîner ce mépris et cet abus de l'homme que nous
remarquons chez les peuples antérieurs à Jésus-
Christ. Toutes les familles juives étaient distrilDuées
en douze tribus correspondantes aux douze patriar-
ches enfants de Jacob, et formant de la nation douze
grandes familles unies dans la charité d'un même
sang, d'autant plus fort qu'il coulait d'un même père
par douze sources parfaitement reconnaissables.
Rien dans l'antiquité n'est comparable à cette insti-
tution de la famille hébraïque.
Il en est de même des bases sur lesquelles repo-
sait chez lui le système de la propriété. Les mai-
sons et les terres ne pouvaient s'aliéner que pour
un laps de quarante-neuf ans. Après cela, elles re-
tournaient à l'ancien possesseur ou à ses héritiers.
Cette singulière disposition avait pour but de pré-
venir la ruine des familles et la trop grande iné-
galité des fortunes , sans empêcher , toutefois , le
mouvement nécessaire du commerce et de l'indus-
trie. L'homme riche achetait de l'homme malheu-
reux ou coupable tout ou partie de son patri-
moine , il en jouissait un demi-siècle ; mais le fils
ou le petit-fils du propriétaire dépouillé conservait
dans son cœur l'espérance de se rasseoir sous le
toit et sous l'arbre de ses aïeux. Par une seconde
disposition non moins remarquable, les terres ne
devaient être ensemencées que six années sur sept ,
elles se reposaient la septième année, et tous les
fruits qu'elles portaient naturellement, dans un pays
chargé de vignes et d'oliviers, appartenaient aux
— 127 —
pauvres , comme leur part dans le patrimoine com-
mun d'Israël.
Telle était, dans les choses les plus fondamen-
tales, cette fameuse législation de Moïse, dont les
siècles ont respecté l'invulnérable airain, et quia
placé ce grand homme à la tête de tous ceux qui
ont eu le rare honneur de donner des lois aux na-
tions.
Mais la législation n'est que le premier élément de
la vie d'un peuple; l'art en est le second. La législa-
tion classe un peuple dans l'ordre des actes; l'art
détermine son rang dans l'ordre des pensées et de
leur expression. Plus grande est la pensée, plus
grand est le monument qu'elle se bâtit au dehors, et
qui la fait subs.ister même après qu'elle a péri dans
l'intelligence où elle fut conçue. Or le monument de
la pensée hébraïque est un livre qui fait partie du
livre par excellence, un livre qui sert de préface à
l'Évangile, et qui dans ce voisinage illustre se fait
respecter comme le piédestal accompli d'une statue
sans tache. En tant qu'histoire, la Bible hébraïque
précède toutes les histoires par l'antiquité, la suite
et l'authenticité de la sienne ; seule elle remonte au
berceau du genre humain, et pose la première pierre
de tout l'édifice du passé. En tant que recueil juri-
dique, elle n'a pour égale aucune des collections qui
contiennent les lois des grands corps de peuples. En
tant que philosophie morale , elle oppose ses livres
sapientiaux à toutes les maximes des sages les plus
renommés , et l'on y sent une présence de Dieu qui
élève l'âme au-dessus de la portée naturelle de la
— 128 —
raison. En tant que poésie, elb a les chants de David
et des prophètes , répétés après deux ou trois mille
ans par tous les échos du monde chrétien , et créa-
teurs d'une langue qui s'est infiltrée dans toutes les
langues humaines pour louer et bénir Dieu. Les au-
tres peuples ont eu des historiens, des juriscon-
sultes, des sages, des poètes, mais qui sont à eux
seuls, et forment comme une gloire privée ; le peuple
juif a été l'historien, le jurisconsulte, le sage, le
poëte de l'humanité.
Aussi son territoire même répondait à cette grande
place que nous lui voyons occuper. Il avait reçu ,
pour porter et nourrir son corps , une terre illustre à
l'égal de sa législation et de son art. Si vous jetez un
coup d'œil sur une mappemonde, vous y remarque-
rez sans peine un point qui est comme le centre de
l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe; qui, baigné des
flots de la Méditerranée, touche par eux à ces cli-
mats forts et modérés où s'agite dans la plénitude
de l'activité humaine la race énergique de Japhet,
tandis que, par un autre côté, le fleuve de l'Eu-
phrate et le golfe de la mer Rouge ouvrent à ses
habitants les routes de l'océan Indien, et leur per-
mettent de rechercher sous les zones équatoriales
ces richesses fabuleuses où Salomon puisa , qu'A-
lexandre voulu voir, que les Romains ambition-
naient , que le moyen âge découvrit de nouveau , et
que la puissance britannique garde présentement
avec une si suprême jalousie. Tout proche encore de
ce point favorisé de la terre, vous entreverrez Mem-
phis, le Nil, les pyramides, et des déserts sublimes,
— 129 —
rebelles jusqu'à présent à la plus courageuse curio-
sité , afin que ces rivages , ayant des portes ouvertes
sur tout, eussent aussi des portes fermées à tous.
Là , comme à un rendez-vous inévitable indiqué par
la nature et par Dieu, tous les conquérants ont paru.
Les primitives monarchies d'Assur et de la Chaldée
y ont envoyé sans relâche leurs généraux; Alexandre
y fut arrêté devant Tyr, et vint lire à Jérusalem
l'histoire de ses triomphes, écrits d'avance, comme
ceux de Gyrus ; ses successeurs se disputèrent avec
acharnement les débris de sa couronne ; les Romains
en prirent possession; le moyen âge y poussa toute
sa chevalerie pendant deux cents ans ; Napoléon y
fit luire sur le sable un éclair de son épée ; enfin ,
tout à l'heure, les derniers coups de canon tirés par
l'Europe ont réveillé les vieux échos de cette terre
fastique, et le doigt scrutateur de ceux qui observent
l'avenir l'a marquée comme le champ futur des com-
bats réservés à nos neveux. Nous avez nommé la
Syrie, Messieurs, et avec elle le territoire qui fut
donné au peuple juif comme le complément tempo-
rel des grâces magnifiques qu'il avait reçues dans
l'ordre de Tesprit.
Toutefois, Messieurs, un peuple n'est pas encore
connu lorsqu'on connaît son territoire , son art et sa
législation; il faut, de plus, connaître son histoire.
L'histoire d'un peuple est la suite des actes accom-
plis par lui pour conserver ses lois , ses pensées , ses
mœurs , son sol , tout ce qui constitue enfin sa vie
propre et sa civilisation. Plus il a été loué splendide-
ment, plus il est comptable envers Dieu et les hom-
— 130 --
m^s du dévouement qu'il mettra dans la détese des
dons' q^ii ne sent pas seulement son patrimoine per-
sonnel, mais qui forment une partie de la dotation
générale de l'humanité, et qui entrent dans les plans
par où la Providence conduit toutes choses à leur
fin. Et selon qu'un peuple s'acquitte bien ou mal de
cette grande tâche, il marque dans l'histoire le degré
de sa honte ou le degré de son illustration. Ainsi,
Messieurs, qui est-ce qui fait la dignité de notre his-
toire, à nous Français? C'est qu'ayant reçu de Dieu
Hn territoire qui est le cœur de l'Europe , nous l'a-
vons tenu sous une garde fidèle depuis quatorze
cents ans, ne permettant à personne qu'à nous de
poser le pied entre les Alpes et les Pyrénées ; c'est
qu'ayant reçu , entre toutes les nations barbares, les
prémices de la foi catholique, nous en avons con-
servé le dépôt jusqu'au bout, ne laissant ni corrom-
pre par l'hérésie ni renverser par le doute le royaume
aîné de la chrétienté ; c'est qu'ayant reçu , enfin , la
monarchie la plus ancienne et la plus libre de l'Eu-
rope , nous y avons conservé dans une pondéra ti-on
heureuse, quoique souvent agitée, le double esprit
de l'autorité et de la liberté , incapables également
de supporter l'anarchie ou le pouvoir absolu. Nous
avons, en un mot, maintenu au corps de l'Europe
une terre de foi, d'ordre et de liberté.
Le peuple juif avait de plus grands devoirs encore
et une plus périlleuse position. Faible en nombre et
jeté sur un com de terre qui tentait par sa position
tous les empires voisins, il devait protéger contre
eux, avec son indépendance, des lois et des tradi-
— ^31 —
tions où se rattachaient les destinées de tout l'uni-
vers. Nul peuple, chargé d'un plus précieux dépôt
dans des. conditions plus favorables, n'a monti'é à le
défendre une aussi remarquableet persévérante ma-
gnanimité. Ce serait un aveuglement de ne pas le
voir, une ingratitude de ne pas le dire. Ninive, Ba-
hylone, Memphis, ont tour à tour, et quelquefois
ensemble, conjuré la perte de cette poignée d'Israé-
lites; des armées innombrables, conduites par des
rois puissants, ont envahi leur' territoire et formé le
siège de leur capitale; victorieux souvent, ils ont
souvent payé leur gloire au prix des plus sanglants
revers. Dix de leurs tribus, menées en captivité, ont
disparu de l'histoire; les deux autres ont suivi plus
tard ce même chemin de l'exil d'où les nations ne
reviennent pas. Mais soixante-dix ans d'infortunes
kin de leur patrie n'ont point lassé le cœur des cap-
tifs; ils ont pénétré par la science et la beauté dans
le palais des rois, et gouverné leurs vainqueurs.
Gyrus les délivre, Alexandre les visite, et lorsque,
du fond de l'Asie, une persécution nouvelle et plus
terrible apporte dans leur temple la désolation de
l'impiété, ils suscitent du milieu* d'eiix, pour sauver
la patrie et la religion, cette racedes Machahées dont
le nom est devenu, pour les peuples opprimés par
de plus forts qu'eux, le nom même du courage et du
droit. Et ce spectacle héroïque, Messieurs, il a duré
quinze cents ans! Quinze cents ans de suite Israël
s'est maintenu contre les grands empires du monde,
et lorsque Rome enfin eut tout surmonté et tout sou-
mis, lorsque la terre se taisait devant elle depuis
— 132 —
plus d'un siècle, Israël encore lui disputait dans
les vallées et les montagnes de la Judée les restes
de sa liberté. Il fallut que Rome envoyât ses lé-
gions et ses capitaines contre une aussi mémorable
obstination, et Jérusalem, assiégée encore une fois,
jeta jusqu'au ciel, dans une défense implacable, le
dernier cri généreux que devaient entendre les Ro-
mains.
Était-ce fini, Messieurs? Ce peuple sans territoire
et sans prince n'allait-il pas mourir obscurément sur
la vaste surface où l'avait dispersé la volonté crain-
tive encore de ses vainqueurs? Pour tout autre que
lui, en effet, l'heure de la mort eût été venue. Mais
il se souvint des jours de sa captivité, lorsqu'il sus-
pendait sa harpe aux saules de Babylone pour ne
pas chanter aux étrangers les cantiques de Sion;
comme il avait alors emporté ses lois et ses traditions
pour lui être un éternel principe de vie, il les em-
porta de nouveau par toute la terre. Il demanda sa
subsistance au travail, sa dignité au souvenir de ses
ancêtres, sa consolation au Dieu qui l'avait tiré de
l'Egypte par Moïse, de la Chaldée par Gyrus, et qui
pouvait, du jour au lendemain, le ramener à cette
Jérusalem déjà relevée de ses cendres et devenue
l'objet des combats de toute la chrétienté. Il vit, ce
peuple que son fondateur appelait un peuple dur, et
qui, en effet, a opposé au malheur une âme de gra-
nit ; il vit encore, il vit partout. Déshérité de son sol,
il a cherché dans le commerce cette richesse mobile
qui se cache plus vite que la persécution ne se mon-
tre , et nous voyons les rois , tributaires de son acti-
— 133 —
vite, recourir sans honte, pour Taccomplissementcle
leurs desseins et l'agrandissement de leur gloire, à
la bourse vénérée de quelque Hébreu. Encore une
t'ois, Israël vit; il vit depuis dix- sept siècles sans
chef, sans temple, sans territoire, souvent persé-
cuté, mais ayant avec lui, comme à Jérusalem, ses
antiques et inébranlables pensées, ayant de plus
qu'alors cette gloire unique de subsister par une
force intérieure que rien ne soutient au dehors , et
qui s'alimente à l'autel mystérieux d'un passé surhu-
main. Ne voyez-vous pas qu'il vous brave? que lui
seul entre les nations compte quatre mille ans de
durée? que rien ne présage la fin d'un si grand scan-
dale contre la nature des choses? Creusez sa tombe,
si vous le pouvez ; scellez-la de votre meilleur ci-
ment ; mettez des gardes tout autour : il ne fera que
rire et se lever, vous prouvant une fois de plus qu'il
vit d'un esprit que vous n'avez pas, et que la matière
ne peut rien contre l'esprit.
J'ai le droit de conclure. Messieurs, que le peuple
juif est, sous le rapport social, le plus considérable
monument des temps antérieurs au Christ. Il ne l'est
pas moins sous le rapport religieux, et ici je n'aurai
besoin que de très-courtes observations.
Car, voyez, tandis que tous les peuples étaient
plongés dans les ombres de l'idolâtrie , Grecs , Ro-
mains, Assyriens , Égyptiens, ce petit peuple adorait
un seul Dieu , et l'antiquité parlait avec étonnement
du temple vide de Jérusalem, voulant dire que Dieu
n'y était représenté par aucune image capable de
faire impression sur les sens; non pas que cette
4*
— 134 —
représentation soit un mal en soi lorsqu'elle ne blesse
rien du vrai caractère de la Divinité ; mais les Hé-
breux avaient une telle horreur des idoles, qu'ils
avaient mieux aimé , selon l'ordre de leur législateur,
laisser Dieu dans leur temple à sa totale invisibi-
lité, que d'exposer leur foi au charme saisissant de
quelque simulacre. Car l'idolâtrie ne les assiégeait
pas seulement du dehors , elle les prenait par leur
cœur; et ils y succombèrent souvent. Mais, malgré
cette double tentation, ils finissaient toujours par
revenir à ce Dieu de leurs pères , qui n'avait qu'eux
seuls pour adorateurs.
Ils avaient de lui , par le dogme de la création , une
idée qui les séparait encore totalement des idolâtres.
Ceux-ci ne se rendaient aucun compte de l'existence
de l'univers, ou, s'ils cherchaient à en pénétrer le
secret, ils le croyaient volontiers contemporain de
leurs dieux , leur accordant tout au plus sur la sub-
stance universelle quelque secondaire action. Le
peuple juif avait une tout autre doctrine , exprimée
dès le premier signe de ses Écritures sacrées par
cette étonnante phrase : Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre (1). N'eût-il possédé que cette
seule phrase doctrinale , il eût été plus riche en sa-
voir sur Dieu que toutes les écoles et toutes les reli-
gions de l'antiquité. En un mot, le peuple juif était
le seul peuple avant Jésus-Christ qui eût une notion
claire de la Divinité , et qui lui rendît un culte exem pt
des rêves puérils de l'imagination et des souillures
(1) Genèse, chap. i, vers. \.
l
— 135 —
d'une volupté effrontée. Il m'est donc permis de con-
clure qu'au point de vue religieux, comme au point
de vue social , la nation hébraïque était le plus con-
sidérable monument des temps antérieurs à Jésus-
Christ.
J'ajoute que Jésus-Christ était l'àme de cette na-
tion , et s'y préexistait par une vie que nous allons
constater.
Je devrais être las, Messieurs, de vous signaler
les singularités du peuple juif. Il en est une pourtant
qui surpasse toutes les autres et dont je ne vous ai
encore rien dit : je veux parler de l'idée messianique
qui circulait dans les veines de ce peuple comme son
sang le plus pur, et sans laquelle il est impossible
d'expliquer ni sa foi ni ses destinées. L'idée messia-
nique se composait de quatre éléments. Sous son in-
fluence, le peuple juif croyait en premier lieu qu'un
jour le Dieu un et créateur adoré par lui deviendrait
le Dieu de toute la terre. Il croyait de plus que cette
révolution s'accomphrait par un seul homme, appelé
le Messie, le Saint, le Juste, le Sauveur, le Désiré
des nations. Il croyait que cet homme serait Juif, de
la tribu de Juda et de la maison de David. Il croyait
enfin que cet homme prédestiné souffrirait et mour-
rait pour accomplir l'œuvre de transformation dont
la Providence l'avait chargé.
Que telle fût la loi du peuple juif, il est aisé de s'en
assurer près de lui-même, puisqu'il est vivant, et
que, malgré quatre mille ans d'une attente qui, à ses
yeux, ne s'est pas encore réalisée, il n'a pas cessé de
rendre un imperturbable témoignage à l'espérance de
— 136 -
ses aieux. Mais ne nous contentons pas , Messieurs,
de sa parole présente ; ouvrons les monuments de
son histoire, et suivons-y les progrès de l'idée mes-
sianique à travers les principales phases qui mar-
quent le développement de la nation elle-même, telles
que sa naissance , sa formation en corps de peuple ,
le point de sa maturité, sa décadence, sa captivité,
et sa renaissance au pied du second temple édifié par
Zorobabel.
Nous voici dans les champs de la Chaldée avec
Abraham , et nous allons entendre la première parole
qui fut comme la semence de la race hébraïque. Re-
marquez, Messieurs, qu'il ne s'agit pas de savoir si
cette parole est vraie, si elle a été dite par Dieu ; il
s'agit seulement de constater l'idée que le peuple juif
avait de lui-même et de sa mission ici-bas. Qu'il se
trompât dans cette idée, c'est une autre question à
juger plus tard.
Dieu donc, selon les monuments hébraïques, dit à
Abraham : Sors de ta terre, et de ta parenté, et de
la maison de ton père , et viens dans la terre que je
te montrerai ; et je ferai de toi une grande natio7i ,
et je te bénirai , et je rendrai ton nom magnifique ,
et tu seras béni. Je bénirai ceux qui te béniront , je
maudirai ceux qui te maudiront , et en toi seront
bénies toutes les nations de la terre (1). Ainsi, du
même coup, et d'une manière inséparable, deux
mille ans avant Jésus-Christ, le peuple juif vient au
monde, et avec lui l'idée messianique, l'idée qu'il
(1] Genèse, chap. xii , vers. 1, 2,3.
— 137 —
porte dans son sein une bénédiction qui se répandra
sur tout l'univers.
Abraham sort de la Ghaldée et vient s'établir dans
la terre promise à sa postérité. Il y attend jusqu'à un
âge centenaire le fils auquel il doit transmettre l'hé-
ritage messianique ; ce fils lui est donné ; et lorsque
l'enfant est parvenu à toute la grâce d'une heureuse
jeunesse, Dieu demande au patriarche de lui en faire
un holocauste sur une montagne mystérieuse. Le
vieillard , avec une foi inébranlable en la sagesse et
la bonté de Dieu, lève la main sur son fils unique et
bien-aimé, et il entend cette seconde parole, plus
forte et plus distincte que la première : Je l'ai juré
par moi-même, parce que tu as fait cette chose et
que tu n*as pas épargne' ton fils unique à cause de
moi, je te bénirai et je multiplierai ta semence
comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est
sur le rivage de la mer. Ta semence possédera les
portes de ses ennemis , et en ta semence seront
bénies toutes les nations de la terre (1). Le ser-
ment est ajouté à la force de la promesse, et il est
indiqué plus clairement que la bénédiction mes-
sianique se répandra sur le genre humain tout en-
tier, non par Abraham lui-même, mais par sa pos-
térité.
Isaac, fils d'Abraham, entend la môme promesse
et la même prophétie ; elles sont redites à Jacob , fils
d'Isaac. Les trois premières générations hébraïques,
ainsi confirmées dans l'espérance du Messie , s'épa-
(1) Genèse, chap. xxii. vers. 16, 17, 18.
— 138 —
nouissent en douze patriarches, pères eux-mêmes
de douze tribus, et Jacob, près de mourir, les ras-
semble autour de son lit, pour clore le premier âge
messianique par une prophétie solennelle qui résume
les précédentes , en leur donnant une nouvelle pré-
cision. Ayant donc autour de lui ses douze enfants,
il annonce à chacun d'eux, par quelques traits carac-
téristiques , quel sera leur rôle dans l'avenir. Arrivé
à Juda , il lui dit ces mémorables paroles : Juda , tes
frères te loueront; ta main sey^a sur la tête de tes en-
nemis, et les fils de ton père t'adoreront. Juda est le
petit d^un lion; tu esononté, mon fils , pour saisir ta
proie; tu t'es couché pour le repos comme un lion et
une lionne. Qui Véveillera? Le sceptre ne sera point
ôté de Juda , ni un chef de sa race, jusqu'à ce que
vienne Celui qui doit être envoyé et qui serai' attente
des nations (1). Ainsi, au moment où l'hérédité pa-
triarcale se subdivise en douze branches, la branche
où naîtra le Messie est désignée, ce sera celle de
Juda, et lejour prédestiné de l'apparition messianique
est marqué d'un signe que la postérité reconnaîtra
facilement,
Le sang d'Abraham, d'Isaac et de Jacob est dé-
sormais fécond ; il se multiplie dans une terre qui lui
a donné l'hospitalité, et, devenu bientôt un objet de
crainte et de jalousie, il passe de l'exil à la servitude,
afin de faire dans la tribulation un apprentissage né-
cessaire à ses hautes destinées. On croit le perdre,
on le fortifie , Israël est un peuple. Moïse le tire de
(IJ Genèse, chap. xlix, vers. 8, 9, 10.
— 139 —
rÉgypte et le mène , à travers le désert , au pied du
Sinaï, d'où descendent les lois qui doivent le gou-
verner. Suivez, Messieurs, suivez cette marche pro-
fonde d'un si grand peuple ; vos yeux d'enfant en
ont autrefois vu les merveilles, regardez-les de nou-
veau avec la pensée de l'homme fait. De campe-
ments en campements, Israël arrive en face du Jour-
dain, aux frontières de ce territoire habité par ses
premiers ancêtres et dont la possession est promise
à leur postérité. Il y rencontre tout un peuple en
armes attendant ces aventuriers qui ont spolié l'E-
gypte, et dont la marche a retenti du désert jusqu'aux
collines de la Judée. Moab a rangé ses bataillons; il
a dressé ses autels, convoqué ses chefs; Israël est
debout avec ses femmes, ses enfants, ses soldats,
ses lévites, portant caché sous des peaux d'animaux
le tabernacle du Dieu qui vient de lui parler au Sinaï :
un homme de l'Orient s'avance entre les deux peuples.
Balac , dit- il, Balac , le roi des Moahites , m'a fait
venir d'Arain , des montagnes de VOrient; il m'a
dit : Viens et maudis Jacob ; hâte-toi de venir et dé-
teste Israël. Comment maudirai-je celui que Dieu
ne maudit pas? Comment détesterai- je celui que
le Seigneur ne déteste pas? Je le verrai du haut des
rochers , je le considérerai du haut des collines ; ce
peuple habitera solitaire et ne sera point compté
'parmi les nations. Et pourtant qui pourra compter
la poussière de Jacob , et connaître le nombre de la
descendance d'Israël (1)? Ces bénédictions impré-
1) Nombres, chap. xxin, vers. 7, 8, 9, 10.
— 140 —
vues épouvantent Moab ; on conjure le prophète de
changer de langage ; s'il ne veut pas maudire, on le
conjure au moins de ne pas bénir. Trois fois Balaam
ouvre la bouche, trois fois il bénit le peuple conqué-
rant qu'il a sous les yeux, et enfin la prophétie mes-
sianique s'échappe de son sein comme malgré lui :
Je le verrai, mais non pas maintenant ; je le con-
templerai, mais non pas de près : une étoile se lèvera
de Jacob, et une tige surgira d'Israël ; elle frappera
les chefs de Moab, et soumettra tous les enfants de
Seth... Hélas! qui sera en vie quand Dieu fera ces
choses? Ils viendront de l'Italie sur des trirèmes, ils
subjuguei^ont les Assyriens , ils étendront leur do-
mination sur les Hébreux , et à la fin ils périront
eux-mêmes (1).
Remarquez -le encore une fois, Messieurs, il ne
s'agit pas de savoir si Balaam était ou non prophète,
mais seulement de constater le cours de l'idée
messianique dans la vie monumentale du peuple
juif. Vous voyez cette idée prendre ici un dévelop-
pement nouveau ; ce n'est plus un patriarche Israélite
qui annonce la venue du Messie et l'établissement de
son règne sur tous les enfants de Seth , c'est-à-dire
d'Adam : c'est un étranger. Et il désigne les cir-
constances de son avènement avec une perspicacité
bien étrange, puisqu'il va jusqu'à désigner la do-
mination des Romains sur l'Orient et sur le peupler
juif comme le signe précurseur de l'apparition du
Messie.
(1) Nombres, chap. xxiv, vers. 17, 23 et 24.
1
— 141 —
David et Salomon marquent le point le plus élevé
de la monarchie hébraïque, et avec eux commencent
ces hymnes nationaux et religieux connus sous le
nom de psaumes. Chantés dans le temple de Jéru-
salem aux jours des grandes solennités , ils expri-
maient d'une manière publique le sentiment inté-
rieur, les espérances et les vœux de toute la nation.
Or il est facile d'y reconnaître l'idée messianique se
faisant jour à tout propos dans l'âme du poêle et du
peuple. En les lisant, vous y remarquerez des pas-
sages tels que celui-ci : Toutes les nations de la terre
se ressouviendront du Seigneur, et se convertiront
à lui; toutes les familles des joeuples adoreront en
sa présence, parce que le royaume sera au Sei-
gneur, et que lui-même gouvernera les nations.
Tous les grands de la terre mangeront et adoreront,
tout ce qui descend dans la tombe s'abaissera devant
lui il).
Plus tard encore , aux approches de la décadence
et de la captivité, sept cents ans toutefois avant Jé-
sus-Christ, l'idée messianique prend dans Isaïe une
clarté et une abondance d'expressions qu'il est im-
possible de vous rendre, parce qu'il faudrait vous ci-
ter des pages qui vous fatigueraient par leur nombre
et leur longueur. C'est lui qui voit le Messie sortir
de la race de Jessé, père de David , et qui décrit à la
fois, comme si on était au Calvaire ou au Vatican,
la splendeur des souffrances et des triomphes de Jé-
sus-Christ. Lève-toi, lève-toi, revêts-toi de ta force,
(1) Psaume xxi, vers. 28, 29, 30.
— 142 -
Sion; 2Jvends tes vêtements de gloire , Jérusalem y
cité du Saint; parce que l'immonde et Vincirconcis
ne passent plus dans tes murs (1)... Qu'ils sont
beaux sur les monts les pieds de celui qui annonce et
qui prêche la paix y qui annonce le bien , qui prêche
le salut, qui dit à Sion : Ton Dieu régnera (2)!...
Le Seigneur a préparé son bras saint sous les yeux
de toutes les nations, et toutes les parties de la terre
verront le salut de notre Dieu (3). Mon serviteur
aura V intelligence , il sera exalté, il sera élevé, il
sera sublime outre mesure. Cependant , comme plu-
sieurs se sont étonnés de tes misères , Jérusalem ,
ainsi son visage sera-t-il sans gloire parmi les hom^
mes , et sa figure parmi les enfants des hommes. Il
arrosera la ^multitude des nations ; les rois tiendront
leur bouche fermée devant la sienne , parce que ceux
auxquels il n'avait point été annoncé le verront, et
ceux qui n'en avaient point entendu parler le con-
templeront (4). Et, immédiatement après, Isaïe com-
mence la description des douleurs et des ignominies
du Calvaire, et il l'achève en douze versets consécu-
tifs. Puis il reprend sans s'arrêter ses chants de
triomphe : Celui qui t'a fait, dont le nom est le Sei-
g neur des armées , celui-là régnera sur toi, et ton
Rédempteur, le Saint d'Israël, sera appelé le Dieu
de toute la terre (5) .
(1) Isaïe, chap. lu, vers. 1.
(2) Ihid., vers. 7.
(3) Ibid., vers. 10.
(4) Ihid., vers. 13, 14, 15.
(5) Ibid., chap. liv, vers. 5.
— 143 —
Mais c'est à Babylone, pendant la captivité, six
cents ans avant Jésus-Christ, que l'idée messianique
a revêtu une forme qui va jusqu'à la clarté et la pré-
cision mathématiques. Faut-il vous rappeler la pro-
phétie de Daniel? Écoutez-la donc : Soixante-dix
semaines ont été abrégées sur ton peujjle et sur ta
sainte ville, pour que la prévarication soit coyisom-
mée , et que le péché prenne fin , et que Viniquité soit
détruite, et qu'arrive la justice éternelle , et que la
vision s'accomplisse avec la prophétie, et que le
Saint des saints soit oint. Sache donc et fais atten-
tion : à partir du décret pour le rétablissement de
Jérusalem jusqu'au Christ roi, il s'écoulera sept se-
maines et soixante-deux semaines, et les murs se-
ro7it rebâtis dans l'angoisse des temps. Et, après
soixante-deux semaines , le Christ sera mis à mort,
et il n'aura plus pour peuple celui qui doit le renier.
Et un peuple qui doit venir avec un chef renversera
la ville et le sanctuaire , et la fin sera la dévasta-
tion, et après la fin de la guerre une désolation fixe.
Cependant l'alliance sera confirmée pour la multi-
tude dans une semaine, et, au milieu de la semaine,
l'hostie et le sacrifice cesseront; et Vabomijiation
de la désolation sera dans le temple, et la désola-
tion persévérera jusqu'à la consommation et à la
fin (1).
Je ne m'arrête pas , Messieurs , à faire ressortir les
traits de ce discours, qui ressemble moins à une vue
de l'avenir qu'à une narration du passé. Le cours des
(1) Daniel, chap. ix, vers. 24, 25, 26, 27.
__ 144 —
choses m'emporte et me conduit pour entendre au
pied du second temple, cinq cents ans avant Jésus-
Christ, ce dernier mot du prophète Aggée : Encore
un peu de temps , dit le Seigneur des armées, etfé-
branlerai le ciel et la terre, et la mer et le désert, et
f ébranlerai toutes les nations , et le Désiré de toutes
les nations viendra ; et je remplirai cette maison de
gloire, dit le Seigneur des armées... La gloire de cette
seconde maison sera plus grande que la gloire de la
première, et dans ce lieu- ci je donnerai la paix (1).
Quelle suite, Messieurs, à travers tant de siècles
et d'événements ! Quelle fidélité à une même idée de
la part de tant d'hommes que les âges séparaient !(
Mais l'idée messianique ne s'est pas même renfermée
dans la tradition particulière du peuple juif; elle a
passé le Jourdain, l'Euphrate, l'Indus, la Méditer-
ranée, tous les océans, et, portée sur les ailes invi-'
sibles de la Providence, elle a pénétré chez les peu-'
pies les plus divers et les plus lointains , pour y créer'
une espérance uniforme et un universel souvenir*
Gonfucius, à l'extrémité orientale de l'Asie, parlait
d'un saint qui était, disait-il, le véritable saint, et
qui devait venir à l'Occident. Virgile, traduisant en
vers les oracles de la Sibylle de Gumes, annonçail
au siècle d'Auguste la venue d'un enfant mystérieux,
fils de Jupiter, destiné à bannir du monde les ves-
tiges de l'iniquité, et à commencer un ordre aussi
grand que nouveau. Tacite, à propos du règne de
Vespasien, s'exprimait ainsi : « C'était une persua-
(4) Aggée, chap ii, vers. 7 , 8 et 10.
— 145 —
sion répandue, que, suivant d'antiques écrits sacer-
dotaux, à cette époque-là même, l'Orient devait pré-
valoir, et des hommes sortis de la Judée s'emparer
du gouvernement des choses. » Les rationalistes du
XVIII® siècle, contraints par l'évidence, ont avoué
souvent cette unanimité de l'attente messianique.
Voltaire a dit : « C'était, de temps immémorial, une
maxime chez les Indiens et chez les Chinois, que le
Sage viendrait de l'Occident. L'Europe, au contraire,
disait que le Sage viendrait de l'Orient (1). » Volney
a dit : « Les traditions sacrées et mythologiques des
temps antérieurs avaient répandu dans toute l'Asie
la croyance d'un grand médiateur qui devait venir,
d'un juge final, d'un sauveur futur, roi. Dieu,
conquérant et législateur, qui ramènerait l'âge d'or
sur la terre , et délivrerait les hommes de l'empire
du mal (2). » Boulanger, sous une forme encore plus
générale, a confessé que tous les peuples avaient eu
une expectative de cette espèce, et il ajoute cette
étonnante parole, qu'on pourrait appeler l'Orient le
2)ôle de l'espérance de toutes les nations (3). C'est le
mot même de Jacob à son lit de mort.
Il est donc certain. Messieurs, l'idée messianique
a été l'âme du peuple juif pendant le cours des deux
mille ans qui ont précédé Jésus-Christ, et cette idée
s'était répandue chez tous les peuples du monde avec
une telle unanimité, qu'il n'est pas même possibla
{\) Additions à l'histoire générale, page lo.
(2) Les Ruines, page 228.
{3) Recherches sur l'Origine du despotisme oriental, section x,
IV. —5
— 14G —
de s'en rendre compte par les communications de
l'hébraïsme avec la gentilité, mais qu'il faut sup-
poser une diffusion de cette idée antérieure même à
Abraham. Et cette idée messianique, si extraordi-
naire dans son universalité , son progrès , sa persé-
vérance et sa précision, s'est-elle enfin accomplie?
Oui, elle s'est accomplie : le Dieu un et créateur de
la Bible hébraïque est devenu le Dieu de presque
toute la terre, et les nations mêmes qui ne l'ont pas
encore accepté lui rendent hommage par un certain
nombre d'adorateurs que la Providence éht dans leur
sein. Et cette incroyable révolution, qui l'a donc ac-
complie? Un seul homme, le Christ. Et d'où était-il,
le Christ? Il était Juif, de la tribu de Juda, de la
maison de David. Et comment l'a-t-il accomplie,
cette prodigieuse révolution sociale et religieuse? En
souffrant et mourant, comme David, Isaïe, Daniel,
l'avaient annoncé.
Maintenant, Messieurs, je vous prie, qu'en pensez-
vous? Voici deux faits parallèles et correspondants,
tous les deux certains , tous les deux d'une propor-
tion colossale, l'un qui a duré deux mille ans avant
Jésus-Christ, l'autre qui dure depuis dix-huit cents
après Jésus-Christ; l'un qui annonce une révolution
considérable et impossible à prévoir, l'autre qui en
est l'accomplissement, tous les deux ayant Jésus-
Christ pour principe, pour terme, pour trait d'union.
Encore une fois, qu'en pensez-vous? Prendrez-vous
le parti denier? Mais qu'est-ce que vous nierez?
Sera-ce l'existence de l'idée messianique? Mais elle
est dans le peuple juif, qui est vivant, dans toute la
— 147 —
suite des monuments de son histoire, dans les tradi-
tions universelles du genre humain, dans les aveux
les plus exprès de la plus profonde incrédulité. Sera-
ce l'antériorité des détails prophétiques? Mais le
peuple juif, qui a crucifié Jésus-Christ et qui a un
intérêt national et séculaire à lui ravir les preuves
de sa divinité, vous affirme que ses Écritures étaient
autrefois ce qu'elles sont aujourd'hui, et pour plus
de sûreté, deux cent cinquante ans avant Jésus-
Christ, sous le roi d'Ég-ypte Ptolémée Philadelphe,
et par ses ordres, tout TAncien Testament, traduit en
grec, est tombé en la possession du monde grec, du
monde romain, de tout le monde civilisé. Vous re-
tournerez-vous vers l'autre pôle de la question , et
nierez-vous l'accomphssement de l'idée messianique?
Mais l'Église catholique, fille de cette idée, est sous
vos yeux, elle vous a baptisés. Sera-ce au point de
rencontre de ces deux formidables événements que
vouschercherezvotrepointd'appui? Nierez-vous que
Jésus-Christ ait vérifié dans sa personne l'idée mes-
sianique, qu'il soit Juif, de la tribu de Juda, de la
maison de David, et le fondateur de TÉglise catho-
lique sur la double ruine de la Synagogue et de l'ido-
lâtrie? Mais les deux parties intéressées, et irrécon-
ciliables ennemies, conviennent de tout cela. Le juif
dit : Oui, et le chrétien dit : Oui. Direz-vous que
cette rencontre d'événements colossaux au point pré-
cis de 'Jésus -Christ est l'effet du hasard? Mais le
hasard, s'il y en a, n'est qu'un accident bref et for-
tuit; sa définition exclut l'idée de suite, il n'y a pas
de hasard de deux mille ans et de dix-huit cents ans
— 148 —
par-dessus deux mille ans. Direz-vous enfin que c'est
le résultai d'une longue conspiration par laquelle le
peuple juif, ambitieux et théologien, a cherché à se
créer dans le monde une grande existence? Quoi!
une conspiration de deux mille ans, fondée sur un
chef que soixante générations devront attendre, et
qu'il faudra créer après l'avoir si patiemment at-
tendu ! Hélas ! on a bien de la peine à conspirer en
faveur d'un homme vivant; que sera-ce en faveur
d'un homme qui n'existe pas, et qu'on suppose de-
voir naître à une époque indéterminée ! Et remarquez
que, cet homme venu, les Juifs l'ont crucifié, sans
doute parce que le supplice faisait partie de la con-
spiration. Remarquez de plus qu'ils l'ont nié après
comme avant le supplice, sans doute pour assurer
le succès final de la conspiration et tout le succès
d'ambition et de théologie qu'ils s'en promettaient !
Messieurs, quand Dieu travaille, il n'y a rien à
faire contre lui. Les proportions de Jésus- Christ
dans les temps qui l'ont précédé sont plus frappantes
encore que les proportions toutes divines de sa vie et
de sa survie. Car enfin, quand on vit, on est une
puissance , on a une action ; il est possible de conce-
voir que certaines circonstances ont favorisé un
homme d'un rare génie et lui ont donné sur ses con-
temporains un immense ascendant. Même après la
mort, il reste des amis, des disciples, le souvenir
d'une vie qui a été réelle, et par conséquent un moyeu
survivant d'action. Mais sur ce qui nous a précédés,
sur le passé, que peut-on? Qui de nous, si éminent
qu'il soit, peut se faire un ancêtre? Qui de nous,
— 149 —
voulant établir une doctrine , se créera une avant
garde de générations déjà fidèles à une parole qui
n'était pas encore? Qui de nous présentera au monde
ses aïeux doctrinaux , s'il n'est pas véritablement fils
d'une doctrine antérieure à lui? Ah ! le passé est une
terre close ; le passé n'est pas même un lieu où Dieu
puisse agir, à moins qu'il n'y agisse d'avance en le
préparant. Si Jésus-Christ avait été comme l'un de
nous, tombé sans une préexistence providentielle
entre le passé et l'avenir, il eût vainement demandé
à l'histoire accomplie et fermée un piédestal qui le
reportât de vingt siècles en arrière de son propre
berceau. Au lieu de cela, Abraham, Isaac, Jacob,
David, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Daniel, un peuple
tout entier, le genre humain lui-même, viennent le
reconnaître, le saluer dans les bras du vieillard Si-
méon s'écriant au nom de tout le passé, dont il est
le dernier représentant : Maintenant, Seigneur,
vous laisserez mourir votre serviteur en paix, se-
lon votre parole , parce que mes yeux ont vu Vau^
leur de votre salut que vous avez préparé à la face
de tous les peuples pour être la lumière révélatrice
des nations y et la gloire de votre peuple Israël (1).
C'est ici le comble, Messieurs; Jésus-Christ nous
apparaît le mobile du passé autant que le mobile de
l'avenir, l'âme des temps antérieurs à lui aussi bien
que l'âme des temps postérieurs à lui. Il nous appa-
raît dans ses ancêtres appuyé sur le peuple juif , qui
est le plus grand monument social et religieux des
(1) Saint Luc, chap. ii, vers, 29 , 30, 31 , 32.
- 150 ~
temps anciens; et dans sa postérité, appuyé sur l'É-
glise cathelique, qui est la plus grande œuvre sociales
et religieuse des temps nouveaux. Il nous apparaî'/
tenant dans sa main gauche l'Ancien Testament , le
plus grand livre des temps qui l'ont précédé, et te-'
nant dans sa main droite l'Évangile, le plus grandi
livre des temps qui l'ont suivi. Et cependant, ainsii
précédé et suivi, il est encore plus grand en lui-même
que ses ancêtres et que sa postérité, que les patriar-
ches et les prophètes, que les apôtres elles martyrs.
Porté par tout ce qu'il y a de plus illustre en arrière
et en avant de lui, sa physionomie personnelle se
détache encore sur ce fond sublime , et nous révèle ,
en surpassant ce qui semblait au-dessus de tout,
le Dieu qui n'a point de modèle et qui n'a point d'é-
gal. C'est pourquoi, à la vue de cette triple marque
de la divinité, avant, pendant et après, dans les
ancêtres, dans la postérité, et dans le temps même
de la vie, levons -nous. Messieurs; levons -nous
tous ensemble, qui que nous soyons, croyants ou
non croyants. Levons-nous, croyants, avec le res-
pect, l'admiration, la foi, l'amour pour un Dieu qui
s'est montré à nous avec tant d'évidence, et qui nous
a choisis entre les hommes pour nous faire les dépo-
sitaires de cet éclat splendide de sa vérité ! Et nous ,
qui ne croyons pas, levons-nous aussi, mais avec
crainte, avec anxiété, comme des hommes qui sont
bien petits avec leur puissance, et leur raisonnement,
devant des faits qui remplissent tous les siècles et qui
sont si pleins eux-mêmes de l'empire et de la majesté
de Dieu !
QUARANTE-DEUXIEME CONFÉRENCE
DES EFFORTS DU RATIONALISME POUR ANEANTIR LA VIE
DE JÉSUS-CHRIST
Monseigneur,
Messieurs,
Jésus -Christ a vécu en Dieu, il s'est survécu en
Dieu, il s'est préexisté en Dieu; il s'est préexisté
dans le peuple juif, il a exprimé sa vie dans l'Évan-
gile, il s'est survécu dans l'Église, et c'est ce triple
anneau de sa manifestation qui a rendu sa divinité
maîtresse ici -bas. Une fois que le genre humain en
a eu pleine conscience, il s'est senti comme accablé
par cette démonstration, et de Théodose à Louis XIV,
dans l'espace de treize cents ans, la discussion a paru
impossible contre le Christ, en ce sens du moins que
tout le monde l'a subi ou accepté comme fondement.
— 152 —
Mais, ce temps écoulé, le rationalisme, qui avait été
détrôné par Jésus- Christ, a essayé de revendiquer
l'empire qu'il avait perdu; il a cru que les siècles,
ayant couvert de leurs flots tout ce formidable édi-
fice , quelques chances se rencontreraient en faveur
du doute et de la négation, et qu'on pouvait deman-
der au xviii® siècle de l'ère chrétienne contre une
doctrine vieillie d'heureuses représailles et de nou-
veaux jugements. Le rationalisme s'est ainsi re-
trouvé en face de Jésus- Christ, placé lui-même
entre l'Église catholique et le peuple juif, comme
entre l'aile droite et l'aile gauche de la vérité, et une
triple guerre s'est ourdie pour renverser l'ouvrage
dont l'édification s'était autrefois achevée malgré les
impuissants efforts qu'on allait renouveler. Le peuple
juif fut dépeint comme une race vile, ignoble,
odieuse, indigne de toute croyance autant que de
tout respect ; l'Église catholique comme un instru-
ment de misère pour le peuple, de servitude pour
les esprits , d'asservissement pour les nations et les
rois : j'ai défendu l'Église devant vous. Messieurs,
pendant de longues années ; hier, j'ai rétabli la vé-
ritable physionomie du peuple juif : je ne reviendrai
ni sur l'une ni sur l'autre de ces discussions. Jésus-
Christ m'appelle au cœur même du combat dont il
est le centre et le chef. Au fond , le peuple juif était
composé d'hommes, l'Église catholique aussi; et, si
grands que soient les hommes, ils ne sont pas
exempts , même en portant dans leur cœur l'esprit
de Dieu , de quelque ombre et de quelque infirmité :
il n'en est pas ainsi du Christ. Figure miraculeuse
- 153 —
par sa perfection , il ne souffre, tel que l'Évangile le
montre, aucun doute humain, et s'il reste sur ce pié-
destal sans tache, c'est en vain que le rationalisme
jettera à droite et à gauche sa foudre perdue ; le
Christ, impassible au centre de la vérité catholique,
la protégera tout entière de son inébranlable divi-
nité. 11 était donc nécessaire de détruire Jésus-
Christ, soit en anéantissant sa vie, soit en la déna-
turant, soit, au moins, en l'expliquant. On l'a tenté,
Messieurs, et c'est l'exposition de cette triple tentative
qui terminera nos Conférences de cette année. Com-
mençons par celle qui était la plus décisive des trois,
et qui avait pour objet de mettre à néant la vie du
Christ.
Le Christ est -il une chimère ou une réalité? ap-
partient-il à la fable ou à l'histoire? telle est la
question. Elle peut vous étonner. Messieurs, et pour-
tant elle est sérieuse; car des gens d'esprit ont nié
hardiment l'existence de Jésus- Christ, et d'autres,
sans aller jusqu'à cette extrême audace, ont cher-
ché du moins à diminuer la certitude de sa vie et à
en affaiblir avec art l'éclat historique. Il s'agit donc
de placer ou plutôt de maintenir Jésus-Christ dans
l'histoire, et pour cela nous devons nous enquérir
avant tout de la nature et des lois de l'histoire; car,
tant que nous ne les connaîtrons pas, il nous sera
impossible de décider si Jésus- Christ est ou non une
figure historique. Je vais donc traiter de l'histoire:
après quoi nous verrons si le Christ y est présent ou
s'il en est absent.
L'homme vit dans le temps, c'est-à-dire dans un
— 154 —
élément singulier qui le fait à la fois vivre et mourir;
il s'avance entre un passé qui n'est plus et un avenir
qui n'est pas encore, et s'il n'avait pas la faculté de
rassembler en lui ces trois états de son existence , il
ne ferait que naître incessamment sans jamais par-
venir à posséder la vie. Gara peine aurait -il fait un
pas que l'oubli en aurait emporté la trace , et ainsi
serait -il toujours devant lui-même comme une om-
bre qui sort de terre et qui s'évanouit. Dieu , contre
cette terrible puissance du temps, lui a donné la
mémoire, par laquelle l'homme vit dans ce qui n'est
plus aussi bien qu'il vit dans ce qui est présent, en
sorte que , ressuscitant à toute heure , quand il le
veut, ses jours anciens, il se voit dans la plénitude
ae sa personnalité, semblable à un édifice dont les
assises ont été successivement posées, mais que l'œil
parcourt et découvre tout entier. Or la mémoire
qui suffit à l'homme pour vivre, ne suffit pas à l'hu-
manité ; tandis que l'homme est avec une mémoire
qui subsiste autant que lui, l'humanité est multiple,
et sa mémoire expire à chaque génération, ou du
moins il n'en transmet à la génération suivante
qu'une faible partie. Le père raconte au fils ce qu'il
a vu ; le fils le redit au petit -fils ; mais à chaque de-
gré le souvenir s'obscurcit , et peu à peu la lumière
de cette tradition n'éclaire plus que les sommets
lointains des plus grands événements. Encore finit-
elle par se dégrader; les lignes se confondent aux
yeux d'une postérité qui s'éloigne toujours, et si
Dieu n'intervenait pas pour porter secours au genre
humain perdant la trace de lui-même, on le verrait
— 155 —
demeurer dans une éternelle enfance entre un passé
informe et un avenir inconnu. L'expérience, source
de tous les progrès, lui manquerait constamment. Ni
la vérité ni l'erreur, ni le bien ni le mal , ne se con-
naîtraient que par un combat puéril recommençant
toujours au même point , spectacle indigne de
l'homme , indigne de Dieu , où la vérité et le bien ,
faute d'une carrière aussi grande qu'eux-mêmes , ne
pourraient jamais déployer leurs caractères de sta-
bilité et d'immortalité. Dieu , qui avait pourvu par la
mémoire à l'identité progressive de l'homme, devait
évidemment pourvoir à la perpétuité continue du
genre humain par une mémoire conforme aux desti-
nées de ce vaste corps, c'est-à-dire par une mémoire
une, universelle, certaine, capable de lui donner la
conscience totale de ses œuvres depuis le commen-
cement jusqu'à la fin. En parlant ainsi, Messieurs,
j'ai défini l'histoire.
L'histoire est la vie de l'humanité présente à elle-
même comme notre propre vie nous est présente ;
l'histoire est la mémoire du monde. Mais quelles
difficultés pour la créer ! Dieu allume dans notre in-
telligence un flambeau qui éclaire notre passé, parce
qu'il est notre intelligence même, une et indivisible,
voilà qui est fait ; mais comment donner au genre
humain, multiple et divisé, une semblable lumière ?
comment lui donner une mémoire immortelle , à lui
qui meurt chaque jour? une mémoire immuable, à
lui qui n'est que changement? une mémoire cer-
taine, à lui qui peut douter si facilement de ce qu'il
ne voit pas? Dieu y pourvut en nous donnant l'écrir
- 156 —
ture. Par elle , une chose dite une fois peut être en-
tendue toujours ; un spectacle une fois donné peut
être visible toujours ; elle saisit le flot qui passe et le
rend éternel. C'était déjà l'immortalité et l'immuta-
bilité, ce n'était pas encore la certitude. Carie faux
s'écrit comme le vrai. On a écrit, c'est bien ; mais
qui nous garantit la vérité de ce qui est écrit? Un
homme, il y a deux mille ans, a fait un livre où il
raconte des choses dont il affirme avoir été témoin :
qu'est-ce qui nous prouve qu'il n'a pas menti, et que
la fable ne nous soit pas arrivée sous l'habit appa-
rent de l'histoire ? Évidemment l'écriture toute seule
ne répond pas à cette question; l'histoire commence
avec elle, mais elle n'est pas l'histoire dans la tota-
lité de ses éléments. L'histoire, s'il y en a une, doit
commander à notre esprit avec la même autorité que
toutes les puissances qui ont reçu mission de le gou-
verner. De même qu'il y a au monde une force mo-
rale qui ne nous permet pas de dire qu'il est légitime
à l'enfant de tuer son père, une force mathématique
qui ne nous permet pas de bâtir une maison sur un
plan privé d'équilibre ; de même aussi il doit y avoir
au monde une force historique qui ne nous permette
pas de dire à l'histoire : Tu as menti. Si cette force
n'existe pas, l'histoire n'existe pas non plus.
Quelles sont donc les conditions de l'histoire, ou
plutôt quelles sont les conditions d'une écriture his-
torique? Car l'écriture est l'élément fondamental,
persistant, substantiel de l'histoire. Sans l'écriture,
nous n'avons plus que des traditions plus ou moins
confuses; mais comme l'écriture peut tromper, il
— 157 —
faut que nous connaissions les conditions qui élèvent
l'écriture à l'état d'écriture historique, c'est-à-dire à
l'état d'écriture authentique, certaine, infaillible,
vraie. Ces conditions sont au nombre de trois.
Premièrement, l'écriture doit être publique. Tout
ce qui est secret n'a point d'autorité ; toute écriture
mystérieuse est une écriture vaine, parce qu'elle n'a
pas été contrôlée. Rien n'est puissant en ce genre
que par le contrôle de tous. Le peuple est le seul
notaire capable de certifier sa propre histoire, parce
qu'il est la réunion de tous les âges, de toutes les
pensées, de tous les intérêts, et qu'une conjuration
populaire pour mentir à la postérité est un spectacle
qui, loin de s'être vu, ne peut pas même se conce-
voir. Un homme fabrique l'erreur; un peuple a trop
d'idées et de passions diverses pour s'entendre dans
le but de tromper les siècles futurs. Un peuple, d'ail-
leurs, n'est jamais seul : il vit entre les peuples con-
temporains dont l'histoire est mêlée à la sienne , et
fût-il capable d'un mensonge unanime, il soulève-
rait inévitablement la protestation du siècle même
sous les yeux duquel il aurait inauguré son com-
plot.
La seconde condition de l'écriture pour arriver à
l'état d'histoire est de porter sur des événements
publics. Tout fait qui n'est pas public n'est pas du
domaine de l'histoire, par la raison que je disais tout
à l'heure ; car un fait qui n'est pas pubUc, qui est-ce
qui l'a vu? C'est un homme, c'est trois hommes, si
vous voulez ; mais l'histoire ne peut pas reposer sur
le témoignage d'un homme, ni de trois hommes ; ce
— 158 —
n'est pas là de l'histoire, c'est du mémoire. Le mé-
moire porte sur des faits privés, tandis que l'histoire
porte sur des événements publics. Par exemple, que
Louis XIV ait conquis la Flandre, la Franche-
Comté, l'Alsace, la Lorraine; qu'il ait attaché ces
provinces au royaume de France, d'abord par ses
armes, puis par des traités, voilà de l'histoire, ce
sont des événements qui intéressaient la France et
toutes les nations de l'Europe, et qui ont eu cent mil-
lions d'hommes pour spectateurs. Mais que Louis XIV,
dans sa chambre à coucher de Versailles , ait dit en
présence de M. le duc de Saint-Simon telle parole
qui est rapportée dans les livres de cet homme d'es-
prit , ce n'est plus là que du mémoire. Sans doute ,
cet élément secondaire entre pour beaucoup dans la
composition des annales du genre humain, parce
que nous ne supporterions pas des récits où n'appa-
raîtraient que les grandes lignes de l'architecture
historique; les détails privés nous charment plus
encore que les mouvements généraux du monde; ils
se rapprochent davantage de notre existence person-
nelle, et font descendre jusqu'à nous les plus émi-
nents personnages des temps accomplis. Dénués
d'ailleurs de la solennelle certitude de l'histoire , ils
ne manquent pas toujours d'une sanction grave ,
quoique d'un ordre inférieur ; les actions privées
s'entrelacent aux actions publiques ; des témoigna-
ges nombreux et concordants établissent le rapport
des unes aux autres, et le toutva^d'un pas qui n'est
pas trop inégal. Cependant , dès qu'on aspire à la
certitude historique absolue, il est nécessaire de
— 159 —
séparer les deux éléments , et de rendre au premier,
par cette séparation, toute sa force et tout son éclat.
La troisième condition nécessaire pour élever l'é-
criture à l'état d'histoire , est que les faits se coor-
donnent dans une trame publique et générale. Rien
n'est isolé dans les événements du monde; ils se
lient entre eux par un enchaînement semblable à
celui qui resserre les idées dans le tissu logique
d'un discours. L'histoire doit reproduire cette géné-
ration continue de manière à ce que tous les faits
qu'elle rapporte entrent naturellement dans la suite
des choses dont l'ensemble progressif constitue la vie
du genre humain. Un fait solitaire n'est pas un fait
historique ; il ne se tient pas debout, il est en l'air.
Bien moins encore appellerons -nous de ce nom un
fait qui ne peut prendre place dans la trame géné-
rale de l'histoire sans en troubler toute l'économie ;
c'est le signe infaillible de l'imposture. La force de
l'histoire, comme la force de tout ordre réel, est dans
l'ensemble et la liaison. Quand un homme est seul,
ce n'est rien; quand un fait est seul, ce n'est rien.
Mais qu'un homme entre en société avec d'autres,
c'est une famille, un peuple, c'est le genre humain
tout entier. Et de même, qu'un fait entre en société
historique avec d'autres , et non pas seulement avec
d'autres, mais avec tous les autres, qu'il soit néces-
saire à la trame générale de l'histoire, que l'histoire
ne puisse pas se construire sans cet événement, alors
il n'a pas seulement la force d'un fait historique , il
a la force de l'histoire tout entière ; il faut le subir,
ou nier la vie totale du genre humain.
— 160 —
Ainsi , écriture publique , faits publics , trame pu-
blique , voilà les trois éléments de l'histoire ; et
quand ces trois éléments sont réunis, j'affirme que
l'histoire existe, et qu'on ne saurait y résister sans
résister à la force du sens commun. En effet, Mes-
sieurs, pour que dans ce cas -là l'histoire fût trom-
peuse, voici ce qui devrait être possible : il faudrait
qu'un homme, le premier venu, exposant en public
des événements d'une nature publique, ces événe-
ments supposés faux fussent admis comme vrais, et
rattachés, malgré leur fausseté, à la trame générale
de l'histoire. Or cela est de toute impossibilité, et
rien n'est plus simple que de vous en donner la
preuve. Permettez -moi seulement une supposition.
Je suppose que demain matin il me plaise de publier
un livre dont je résume ainsi la substance : Le
l^'' janvier 1847, la France a déclaré la guerre aux
trois grandes puissances continentales de l'Europe.
Cette guerre avait pour but de rétablir le droit des
gens et la foi des traités compromis par des actes
violents. On s'est rencontré dans les plaines de
Mayence. La France comptait six cent mille hommes
sous les armes , les ennemis en avaient un million.
La bataille a duré dix jours consécutifs ; le dixième
jour, au matin, le sort s'est prononcé en faveur des
Français. Les plénipotentiaires de l'Europe se sont
réunis à Mayence , et ont signé un traité qui a mis fm
à la guerre par un partage nouveau du continent eu-
ropéen.
Je vous le demande. Messieurs, croyez- vous que
ce roman politique eût des chances d'imposer à la
- 161 —
postérité? N'est-il pas manifeste que la France l'ac-
cueillerait avec le plus profond mépris? Si la France
l'acceptait^ n'est-il pas manifeste que toute l'Europe
le livrerait à la dérision ? Et si , par un acte de dé-
mence universelle, la France et l'Europe consentaient
à le revêtir d'une absurde autorité , n'est-il pas ma-
nifeste qu'on ne parviendrait pas à l'introduire dans
le tissu de l'histoire*, puisque l'état de toutes les
affaires contemporaines, et, par suite, de toutes les
affaires à venir, serait en contradiction avec cette
prétendue guerre et ce traité fictif? Le mensonge,
pour se soutenir, exigerait un mensonge perpétuel ,
et la conjuration d'un seul moment contre la vérité,
une conjuration poursuivie jusqu'au dernier jour du
monde. L'impossibilité d'un tel concours et d'une
telle persévérance dans une imposture universelle,
n'est pas seulement une impossibilité morale, c'est
une impossibilité métaphysique et absolue.
Or, Messieurs, à quelque époque de Thumanité
que nous nous reportions, cette impossibilité sera la
même. Partout et toujours , une écriture publique
rapportant des événements publics qui se placent
naturellement dans la suite générale de l'histoire,
sera une écriture authentique et vraie, parce que
partout et toujours il y aura impossibilité , dans de
telles circonstances, de tromper le genre humain sur
sa propre vie, ou d'obtenir de lui de se mentir à lui-
même sans but et contre toute raison. Et, remar-
quez-le bien, Messieurs, l'histoire existant une fois, le
temps n'a pas le privilège d'en diminuer la force : il
la confirme, loin de la diminuer. Je dis d'abord qu'il
— 162 —
ne la diminue pas, et, pour preuve , je vous propose
ceci : Pensez à Gésar, puis pensez à Louis XIV, et
cherchez à discerner si la certitude historique de
Louis XIV et la certitude historique de César diffè-
rent par la plus légère nuance dans votre esprit.
Évidemment elles ne diffèrent pas : et pourtant dix-
sept siècles séparent Louis XIV de César; mais ces
dix-sept siècles s'évanouissent devant votre pensée
par le coup d'œil électrique qui la porte subitement
de l'un à l'autre , et lui fait voir non-seulement que
la base historique de César est la même que la base
historique de Louis XIV, mais encore qu'en doutant
du premier il faudrait douter du second, puisque
sans Gésar l'histoire tout entière perdrait son enchaî-
nement, et avec son enchaînement la principale cause
de sa soHdité. Je dis davantage encore : je dis que le
temps confirme la certitude de l'histoire au lieu de la
diminuer. Pourquoi cela? Parce que le temps, à
chaque pas qu'il fait , développe la toile historique ,
et que chaque point de l'histoire entrant en partici-
pation de la force solidaire du tout , plus cette force
s'accroît par la répercussion des événements les uns
sur les autres, plus chaque point particulier s'assied,
se soutient et s'étend. Ainsi, Moïse a été consolidé
par Jésus-Christ; car, bien que Moïse eût écrit pu-
bliquement sur des événements publics, la trame de
l'histoire était courte de son temps ; elle avait besoin
de gagner de l'ampleur, et lorsque Jésus-Christ s'y
fut placé , sa présence illumina le passé mosaïque ,
comme l'avenir chrétien devait à son tour rejaillir
jusque sur Jésus -Christ. D'où il suit que nous ne
— 163 —
faisons pas un mouvement à l'heure qu'il est , sans
apporter encore à Moïse l'éclat d'une nouvelle con-
firmation, parce que, dans tout ce que nous faisons,
c'est lui qui nous porte, et c'est nous, à notre tour,
qui expliquons tout ce qu'il a fait. Le fil de l'histoire
va et revient sans cesse du passé à l'avenir, de Ta-
vcnir au passé , et ce que nous voyons de nos yeux
sera plus clair à notre postérité qu'à nous -même,
parce qu'elle achèvera sur la toile où nous travail-
lons des dessins qui ne sont pas encore sortis de la
main de l'ouvrier. Comme un édifice dont le faîte
couvre la base, ainsi est l'histoire; comme une terre
qui s'affermit à force d'être foulée aux pieds, ainsi est
encore l'histoire sous les pas des générations. En un
mot, le temps, qui semblait le plus grand ennemi de
l'histoire, une fois qu'elle est fondée, la protège et
l'affermit.
Mais l'histoire existe-t-elle ? Tout ce que nous ve-
nons de dire est-il autre chose qu'une magnifique
spéculation? Le genre humain connaît-il sa vie? Y
a-t-il au monde une histoire du monde? C'est de-
mander, Messieurs, s'il existe des écritures publi-
ques contenant une longue trame d'événements pu-
blics : or ces écritures et cette trame sont sous vos:
yeux. L'humanité connaît sa vie primitive par quel-
ques traditions fondamentales recueillies à temps,
et que confirme leur universalité ; elle connaît sa vie
subséquente depuis Moïse par une histoire ininter-
rompue qui est allée toujours en se développant. De
Moïse à Hérodote, c'est l'aurore de l'histoire; d'Hé-
rodote à Tacite, c'est la matinée de l'histoire; Tacite
— 164 —
en est le midi , et ce midi dure encore. Il est même
devenu plus éclatant depuis trois siècles , par une
invention célèbre qui a augmenté de beaucoup la
publicité et l'immortalité de l'écriture. Comme Dieu
avait donné l'écriture à nos pères quand la tradition
était en péril de s'obscurcir, il leur a donné l'impri-
merie quand l'écriture elle-même était menacée
d'oubli et de confusion par la trop grande quantité
des monuments. L'imprimerie a sauvé l'histoire
quinze cents ans après Jésus-Christ, comme l'écri-
ture avait sauvé la tradition quinze cents ans avant
lui.
Cela étant donc, Messieurs, et l'histoire existant
depuis trente siècles passés, la question est desavoir
si Jésus-Christ est dans l'histoire ou s'il est hors de
l'histoire. J'afQrme qu'il est dans l'histoire, et que
nul au monde n'y occupe une place plus importante
et plus assurée que la sienne.
Qu'ai-je à faire. Messieurs, pour le prouver. Évi-
demment trois choses : montrer que la vie de Jésus-
Christ est contenue dans une écriture pubhque,
qu'elle est un tissu d'événements publics, et qu'elle
entre naturellement dans la trame publique de l'his-
toire.
Or la vie de Jésus-Christ est contenue dans les
Évangiles, et les Évangiles sont une écriture publi-
que, voilà ma première proposition. Mais vous m'ar-
rêtez immédiatement, et vous me dites: Qu'est-ce
qui prouve que les Évangiles étaient une écriture
publique? Ne sont-ce pas les Évangiles eux-mêmes,
et ne prouvez-vous pas ainsi la question par ce qui
— 165 —
est en question? Messieurs, si les Évangiles com-
mençaient ou étaient toute l'histoire, il serait diffi-
cile peut-être de répondre à votre interruption; mais
vous n'avez pas si vite oublié, je le pense, que l'his-
toire préexiste à Jesus-Christ, et Dieu, qui voulait
nous donner la certitude de l'existence et des gestes
de son Fils, avait apparemment préparé le terrain
où nous devions un jour le rencontrer. Ce terrain,
c'est l'histoire, et au temps où se place la vie de
Jésus-Christ, c'est-à-dire vers Auguste, l'histoire
avait dans le monde un état qui ne dépendait pas de
nous. Ce n'est pas nous, catholiques, qui faisions
l'histoire; elle se faisait sans nous et contre nous.
Elle était entre les mains de nos ennemis, et si nous
commencions alors l'histoire de l'Église, celle du
monde se poursuivait sur un plan qui n'était pas le
nôtre, et où aucun pouvoir ne nous était réservé. Or
voilà l'histoire que j'invoque en ce moment pour éta-
blir la publicité des Évangiles, et je m'appuie avant
tout sur une observation que je crois fondamentale :
les Évangiles, dirai-je, étaient une écriture publique,
parce qu'ils appartenaient à une société doctrinale
publique.
Que les premiers chrétiens formassent une société
doctrinale , la chose est claire de soi ; que cette so-
ciété fût publique, cela n'est pas douteux non plus;
et pourtant il importe de l'établir avec la dernière
rigueur, car tout gît là. On conçoit, en effet, que
quelques hommes réunis sous terre et prêchant une
doctrine secrète eussent pu préparer dans l'ombre un
livre mystérieux qui n'eût été l'objet d'aucun contrôle
— 166 —
et qui se fût répandu de main en main, en gagnant
de l'autorité avec le temps. Mais si la société des
chrétiens a été publique tout d'abord ; si , dès le sur-
lendemain de la mort du Christ, ses apôtres ont paru
sur les places de la Judée, et bientôt sur les places
de l'empire romain, provoquant non pas une guerre
occulte, mais une guerre éclatante; s'ils ont dit har-
diment aux Juifs : Jésus de Nazareth, cet homme
approuvé de Dieu parmi vous, puissant par les ver-
tus , les prodiges et les signes que Dieu a faits par lui
au milieu de vous, comme vous le savez ; ce même
Jésus que, suivant les conseils et la prescience de
Dieu, vous avez livré et mis à mort par la main des
méchants , Dieu l'a ressuscité {i) ; si, traînés devant
tous les tribunaux de l'empire , lorsqu'on leur a dit :
Qui êtes-vous ? ils ont répondu : Nous sommes chré-
tiens , c'est-à-dire les enfants du Christ qui a été mis
à mort, mais que le bras de Dieu , plus puissant que
toutes les conjurations de l'homme, a tiré de sa tombe
et a élevé pour être à jamais la tête et le chef de
toutes les nations ; s'ils ont dit cela , s'il est certain
qu'ils l'ont dit, certain non pas seulement par des
écrits venus de nous, mais par des écrits venus des
étrangers, de nos ennemis, par une multitude de
monuments, j'aurai le droit de conclure que la so-
ciété chrétienne, à son commencement, a été une
société publique, et que, à la différence de tant de
choses qui se préparent sous terre, parce qu'elles
n'ont pas foi dans leur force et leur légitimité, l'É-
(1) Actes des Apôtres , chap. i , vers. 22 , 23 , 24.
— 167 --
glise catholique a commencé publiquement, comme
elle a continué publiquement.
Arrivons à la preuve, et écoutez Tacite, le plus
célèbre des historiens , Tacite , chargé par Dieu de
graver dans l'histoire l'acte de naissance et l'acte de
mort de son Fils unique Jésus-Christ. Vingt-sept
ans après ce grand drame du Calvaire, Néron eut la
fantaisie de brûler Rome , et, pour couvrir l'horreur
de cette abominable action, il fit saisir, dit Tacite,
une immense multitude d'hommes, — ingens mul-
tiludo. Quels étaient ces hommes? Tacite va les dé-
finir : c'étaient des hommes que le vulgaire appelait
chrétiens , quos vulgus chrisiianos appellabat... Re-
marquez ce moi vulgus; vingt-sept ans après la mort
de Jésus-Christ , le nom de ses disciples était vul-
gaire à Rome, la capitale du monde. Mais qu'est-ce
que c'était que les chrétiens ? Tacite va nous le dire :
L'auteur de ce nom était le Christ , auctor nominis
hujus Christus. Vous entendez, Messieurs, vous en-
tendez , et la date de ce texte, qui n'a jamais été con-
testé par personne , est authentique ; elle est marquée
par l'incendie de Rome, l'an 64 de l'ère chrétienne,
c'est-à-dire vingt-sept ans après la mort de Jésus-
Christ. Mais est-ce là tout? Non , vous allez entendre
mieux , vous allez entendre le symbole des apôtres
sous la plume et avec l'encre de Tacite. L'historien
avait à dire ce que c'était que le Christ ; il continue
donc : L'auteur de ce nom était le Christ, qui, sous
le règne de Tibère, avait été mis à mort par le pro-
curateur Ponce -Pilate, — auctor nominis hujus
Christus , qui, Tiberio imperitante , per procurato-
— 168 —
remPontium Pilatum supplicio affectus erai. Encore
une fois, est-ce Tacite qui parle, ou est-ce le sym-
bole des apôtres? Le symbole des apôtres dit: Qui
passus est sub Pontio Pilato; Tacite dit : Qui per
\)rocuratore'in Pontium Pilatum supplicio affectus
erat. C'est bien Tacite, un étranger, un profane, un
homme qui , en écrivant ces choses sur un indestruc-
tible airain, ne savait pas même ce qu'il disait. Et
que disait-il des chrétiens, de cette immense multi-
tude que le vulgaire appelait du nom de chrétiens?
Il en disait ce que voici, toujours dans le même
texte : Cette détestable superstition, réprimée pour
le 'moment, faisait une nouvelle irruption, non-
seulement dans la Judée, origine de ce mal, mais
jusque dans Piome, — repressaque iîi prœsens exi-
tialis superstitio rursus erumpehat , non modo per
Judœam originan hujus mali, sedper Urbem etiam.
Quel texte, Messieurs! quelle précision! que de
choses en deux lignes! Ainsi donc, vingt-sept ans
après la mort de Jésus-Christ, les chrétiens formaient
à Rome une immense multitude ; ils étaient connus
du vulgaire sous leur véritable nom ; même avant
cette époque, ils avaient déjà été réprimés par l'au-
torité publique, mais cette répression ne les empê-
chait pas de se propager avec une telle puissance,
que Tacite l'appelle une irruption ; ils comparais-
saient devant les tribunaux et y rendaient témoi-
gnage de leur foi; car Tacite ajoute qu'ils furent
saisis sur leur aveu, — primo correpti qui fateban-
tur. Ils étaient odieux à tous, — invisos, et leurs
mœurs différaient tellement des mœurs générales,.
— 169 —
que, selon la remarque de l'historien, ils furent
inoins convaincus du crime d'incendie que de hcmie
envers le genre humain , — haud perinde in crimine
incendii, quam odio humani generis convicti suni (1 ) .
Et Tacite savait tout cela ; il était au courant de la
vie de Jésus-Christ ; il connaissait Ponce-Pilate ; le
drame du Calvaire lui était présent.
Voulez-vous une autre preuve de la vie publique
des chrétiens dès l'origine du christianisme? Dieu et
l'histoire ne vous la refuseront pas. L'an 98 de Tère
chrétienne, soixante et un ans après la mort de Jé-
sus-Christ, Trajan monte sur le trône, et l'histoire
nous apporte une lettre d'un de ses proconsuls au
sujet des chrétiens, le proconsul de Bithynie el du
Pont, Pline le Jeune, homme célèbre. Car, remar-
quez-le, Messieurs, quand Dieu veut écrire l'his-
toire, il n'est pas malhabile à choisir ses historiens.
Tout à l'heure nous étions avec Tacite, voici mainte-
nant Pline le Jeune dans une lettre officielle adressée
à Trajan. Il écrit à l'empereur pour le consulter sur
la procédure qu'il faut suivre contre les chrétiens ;
car, dit-il , « je n'ai jamais assisté à ce genre de cau-
ses, et je ne sais pas ce que l'on a coutume d'y re-
chercher et d'y punir, ni à quel degré. Mon hésita-
tion n'est donc pas médiocre pour savoir s'il faut
tenir compte de la différence des âges, ou ne s'en pas
préoccuper; s'il faut pardonner au repentir, ou. s- il:
est inutile de cesser d'être chrétien quand une fois
on l'a été; si c'est le nom que l'on poursuit, même
(1) Annales, livre XV.
— 170 —
exempt de crimes, ou si ce sont les crimes attachés
au nom. » Quelles questions, Messieurs, de la part
d'un homme d'esprit et d'un homme de bien ! Un
nom coupable! des crimes attachés à un nom! Mais
que voulez-vous , Pline trouvait sur son chemin des
habitudes déjà invétérées contre une société d'hom-
mes en lutte ouverte avec l'empire romain , et l'on
voit jusque dans les absurdes choses qu'il dit, le
désir d'être le plus doux possible sans déplaire à
l'empereur. Sa lettre se termine par la remarque
(( qu'un grand nombre de personnes de tout âge,
de tout rang et de tout sexe, se trouvaient compro-
mises, et que d'autres le seraient plus tard ; que non-
seulement les villes, mais les bourgs et les campa-
gnes étaient inondés de cette contagieuse superstition ;
qu'enfin les temples désolés, et les cérémonies sa-
crées interrompues depuis longtemps, commençaient
à revivre , grâce aux poursuites exercées contre les
chrétiens. »
Cette peinture, Messieurs, jointe à celle de Tacite,
ne laisse aucun doute sur le point capital qui nous
préoccupe, savoir: que, dès l'origine du christia-
nisme, les chrétiens vivaient dans une société con-
stituée publiquement. Et d'ailleurs , le résultat même
qu'ils ont obtenu dans le court espace de trois siè-
cles, en est une preuve surabondante. Au bout de trois
siècles , les chrétiens ont été les maîtres de l'empire
romain ; ils ont porté au trône le premier César qui
eût embrassé leur foi, et, non contents de ce prodige
de leur puissance, ils ont dit à Constantin : Recule
jusqu'au Bosphore, car ici, à Rome, doit être posée
— 171 —
la chaire de saint Pierre , le pêcheur de Galilée. Et
Constantin , par une obéissance instinctive à ce com
mandement inexprimé de la Providence , alla porter
jusqu'aux bords de l'Euxin une preuve encore sub-
sistante de l'avènement social de Jésus-Christ. Or,
Messieurs, jamais une société secrète n'a été capable
d'un tel succès. Tout ce qui commence dans l'ombre
s'achève dans l'ombre. Quand on vous parle d'une
société secrète, c'est comme si l'on vous disait que
le néant s'est associé. Sans doute ces complots téné-
breux pourront travailler sourdement , ébranler les
fondements des États, préparer des jours de ruines ;
mais ils n'arriveront jamais à la vie réglée et pu-
blique. Tout ce qui commence sous terre est frappé
de l'incapacité de vivre en plein jour et en plein air.
C'est pourquoi l'avènement de la société chrétienne à
l'empire, sous Constantin, est une preuve suffisante
à elle seule que l'œuvre chrétienne a été une œuvre
constamment publique.
Mais si les premiers chrétiens formaient une so-
ciété publique, et en même temps une société doctri-
nale, il s'ensuit nécessairement que leurs écrits étaient
publics. Cherchez à concevoir une société doctrinale
publique qui cache ses écrits, vous n'en viendrez
pas à bout. Car comment serait-elle publique, si elle
ne disait pas hautement ce qu'elle croit? et comment
dirait-elle hautement ce qu'elle croit, si elle cachait
ses écrits, et ceux-là mêmes qui servent de fonde-
ment à sa foi? Encore que les Évangiles n'aient pas
été rédigés à l'instant même qui suivit la mort et la
résurrection de Jésus-Christ, ils se publiaient dans
— 172 —
tout l'univers par les prédications apostoliques, et
lorsqu'ils parurent successivement, la tradition toute
jeune et toute vivante se fondifavec eux dans une
même authenticité. Une lutte de près de trois cents
ans commença sur le texte même des Évangiles entre
les catholiques d'une part, les hérétiques et les phi-
losophes de l'autre part. Cette lutte a laissé des mo-
numents très-nombreux. On y voitCelse et Porphyre
suivre pas à pas, sur les Évangiles, la vie du Sau-
veur. Ils n'en contestent pas la publicité et l'authen-
ticité. Les hérétiques font quelque chose de plus.
Non-seulement ils argumentent du texte consacré
par l'adhésion de l'Église, mais ils se fabriquent des
Évangiles apocryphes pour les opposer aux Évan-
giles approuvés, tant il est vrai que toute la discus-
sion portait sur ces textes fondamentaux. On a eu la
simplicité de se faire une arme contre nous des
Évangiles apocryphes, c'est-à-dire d'invoquer contre
Jésus-Christ des livres où les principaux mystères
de sa vie et de sa mort étaient reconnus , et où l'alté-
ration même de certaines parties prouTait d'autant
plus la vérité de l'ensemble. Il est très - simple
qu'une grande publicité appelle des contrefaçons;
c'est même là le signe par excellence du succès.
Toute idée, tout style, tout mode qui réussit, pro-
voque une nuée d'imitateurs ou de spéculateurs.
Mais qu'est-ce que cela fait à l'homme ou à la
chose qui est l'objet de tout ce travail ? A tout
le moins, ce n'est pas la publicité qui en souffre ; or
la publicité de la vie de Jésus -Christ par les Évan-
giles et les livres primitifs des chrétiens est préci-
— 173 -^
sèment le point que je voulais établir, et je ne crois
pas que vous m'en demandiez davantage en ce mo-
ment.
La vie de Jésus-Christ a été entourée dès l'origine
d'une immense publicité. Ses disciples ont formé
dès l'origine une société publique; leur profession
de foi, leurs écrits, ont rempli tous les tribunaux et
toutes les écoles de la terre, et-fmalement, en trois
siècles, l'empereur était publiquement chrétien, et
le vicaire de Jésus-Christ siégeait publiquement à
Rome. Tout cela est certain par l'histoire profane
autant que par l'histoire chrétienne. Ce premier point
est acquis.
Quant aux événements qui composent la vie même
de Jésus-Christ, leur nature est aussi d'une mani-
feste et éclatante publicité. De quoi s'agit-il? Était-
ce d'un philosophe enseignant quelques disciples
sous un portique ou dans un jardin? N'était-ce
que Socrate, si célèbre soit -il? Non, il s'agissait
d'un homme fondateur d'une religion nouvelle,
chose qui touche à tout, aux traditions, aux lois, aux
mœurs, aux sentiments, aux intérêts les plus sacrés ;
il s'agissait d'un homme fondateur d'une religion
exclusive, et qui ne se proposait rien moins que de
renverser tous les cultes et tous les sacerdoces exis-
tants; il s'agissait d'un homme opérant, disait -on,
en public, des prodiges inouïs, et accompagné par-
tout d'une foule innombrable, attirée par ses œuvres
et sa doctrine; il s'agissait d'un homme appelé au
tribunal suprême de sa nation, condamné, mis à
mort, puis, disait-on, ressuscité, et ayant envoyé ses
— 174 —
disciples à la conquête morale de l'univers ; il s'agis-
sait d'un homme ayant réussi à soulever une foi iné-
branlable dans le cœur d'une multitude d'hommes
de toutes les nations, et devenu par son nom seul le
point de ralliement d'une nouvelle société. Si jamais
il y eut des événements publics, c'étaient assurément
ceux-là.
Et ces événements qui contredisaient toute la vie
passée du genre humain, qui devaient, par consé-
quent , s'ils étaient faux , -être repoussés de la trame
générale de l'histoire par une invincible possibilité
de les y faire cadrer, ont-ils ou non pris leur place
dans cet enchaînement rigoureux de la vie humaine
depuis trois mille ans? Ils ont fait plus qu'y prendre
place , Messieurs; sans eux l'histoire est une énigme
incompréhensible. En effet, de Moïse à Pie IX, ces
deux termes extrême'^ des annales du monde , quelle
est la question principale de l'histoire? Est-ce la
fondation et la chute des empires d'Assyrie, la guerre
de Troie, les conquêtes d'Alexandre, la fortune des
Romains, l'élévation des peuples modernes, la dé-
couverte de l'Amérique, les progrès de la science et
de l'industrie dans les temps nouveaux? Non, au-
cune de ces questions , si vastes quelles soient, n'est
la question principale de l'histoire, celle qui em-
brasse la totaUté des trois mille ans qui vivent dans
la mémoire du genre humain. La question princi-
pale, parce qu'elle contient tout, le passé, le présent
et l'avenir, est celle-ci : Le monde ayant été idolâtre
dans les temps antérieurs à Auguste, comment est-il
devenu chrétien dans les temps postérieurs ? Voilà les
— 175 —
deux versants qui partagent toute l'histoire, le versant
de l'antiquité et le versant des âges nouveaux : l'un est
idolâtre, plongé dans le matérialisme le plus effréné ;
l'autre est chrétien , purifié aux sources d'un spiri-
tualisme accompli. Dans le monde antique, la chair
prévaut publiquement sur l'esprit ; dans le monde
présent, l'esprit prévaut publiquement sur la chair.
Quelle en est la cause? Qui a produit un changement
aussi grand et d'une étendue aussi générale entre les
deux temps de l'humanité? Qui a modifié à ce point
la forme humaine et le cours de l'histoire? Vos pères
adoraient des idoles ; vous , leur postérité , venus
d'eux par un sang corrompu , vous adorez Jésus-
Christ. Vos pères étaient matérialistes jusque dans
leur culte; vous êtes spiritualistes jusque dans vos
passions. Vos pères niaient tout ce que vous croyez;
vous niez tout ce qu'ils croyaient. Encore une fois,
quelle en est la raison? Il n'y a pas dans l'histoire
d'événements sans causes, pas plus qu'en mathéma-
tiques il n'y a de mouvement sans un moteur. Où
est la cause historique qui a fait du monde idolâtre
le monde chrétien , qui a donné Gharlemagne pour
successeur à Néron? Vous êtes obligés de la con-
naître, où du moins de la chercher. Nous, catholi-
ques, nous disons que ce changement prodigieux
correspond à l'apparition sur la terre d'un homme
qui s'est dit le Fils de Dieu , envoyé pour effacer les
péchés du monde; qui a prêché l'humilité, la pureté,
la pénitence, la douceur, la paix; qui a vécu pieu-
sement avec les petits et les simples; qui est mort à
aine croix, les bras étendus sur nous tous, pour nous
— 176 -
bénir ; qui nous a laissé dans l'Évangile sa parole et
son exemple, et qui, ayant ainsi touché l'âme de
plusieurs, pacifié leur orgueil et corrigé leurs sens,
a laissé en eux une joie calme si surprenante , que le
parfum s'en est répandu aux extrémités du monde,
et a séduit jusqu'à la volupté. Nous disons cela. Oui,
un homme, un seul homme a fondé l'empire des
chrétiens sur les ruines de l'empire idolâtrique, et
nous ne nous en étonnons pas, parce que nous avons
remarqué dans l'histoire que tout bien comme tout
mal part toujours d'un principe un, d'un homme
dépositaire de la force cachée du démon ou de la
force invisible de Dieu. Nous disons cela, et nous
appuyons notre parole de monuments ininterrompus
qui commencent à Moïse pour venir jusqu'à nous;
nous en appelons à une publicité de trente- deux
siècles consécutifs; nous lions entre eux le peuple
juif, Jésus-Christ, l'Église catholique, ou plutôt
nous ne les lions pas entre eux, ils se présentent à
nous étroitement, enchaînés dans une suite de choses
qui se soutiennent l'une par l'autre; nous en appe-
lons enfin à toute la trame de l'histoire , et au nom
de cette trame immense qu'il est absolument né-
cessaire d'admettre et d'expliquer, nous vous di-
sons : Jésus-Christ est le mot suprême de l'histoire,
il en est la clef et la révélation. Non -seulement il
entre dans l'histoire, il s'y place au milieu de tous
les événements, sans peine et à l'aise, mais l'his-
toire n'est pas possible sans lui. Essayez, en suivant
la ligne des monuments , de passer du monde ancien
au monde nouveau, et de vous expliquer sans Jésus-
— 177 —
Christ comment le Pape a remplacé les Césars au
Vatican. Le pourrez -vous? Et si une lueur de
bonne foi reste au fond de votre âme, ne serez-
vous pas obligés de dire comme nous : Oui , c'est
au Christ , au Calvaire , à ce sang répandu , que la
rénovation du genre humain a commencé.
Aussi, Messieurs, avant notre âge, personne n'a-
vait osé nié la réalité historique de Jésus -Christ,
personne. Avant vous, bien avant vous, Jésus-Christ
avait des ennemis ; car avant vous l'orgueil existait,
et l'orgueil est le premier ennemi de Jésus- Christ.
Avant vous, Jésus -Christ avait des ennemis; car
avant vous la volupté existait, et la volupté est la
seconde ennemie de Jésus-Christ. Avant vous, Jésus-
Christ avait des ennemis; car avant vous l'égoisme
existait, et l'égoïsme est le troisième ennemi de Jé-
sus-Christ. Et cependant, lorsqu'il a paru pour la
première fois, quand il est venu avec sa croix saper
votre orgueil, insulter vos sens, traîner votre égoïsme
aux gémonies, que lui a-t-on dit? L'orgueil, la vo-
lupté, l'égoïsme, avaient alors, comme aujourd'hui,
à leur service des gens d'esprit, Celse, Porphyre,
toute l'école des Alexandrins , et les gens heureux
qui aiment la vie, et la tourbe des courtisans tou-
jours prête à voir dans la vérité une secrète ennemie
du pouvoir. Qu'ont- ils dit du Christ? Ils l'ont pour-
suivi par le supplice des siens, par la dérision de sa
vie, par la discussion de ses dogmes, par l'oppres-
sion appelée au secours d'une cause qui trahissait la
liberté; mais leurs livres subsistant dans mille dé-
bris, grâce à l'imprimerie, que j'appelais tout à
— 178 —
l'heure le salut de l'histoire , leurs livres en font foi,
pas un d'eux n'a nié la réalité de la vie de Jésus-
Christ. Vous seuls, venus dix-huit siècles après, et
croyant que le temps, qui confirme l'histoire, en est
le destructeur, vous avez osé combattre la clarté
même du soleil , espérant que toute négation est au
moins une ombre, et que l'imbécillité humaine, cher-
chant un refuge contre la sévérité de Jésus-Christ,
accepterait toute arme pour se défendre et tout bou-
clier pour se couvrir. Vous vous êtes trompés. L'his-
toire subsiste malgré la négation, comme le cœur de
l'homme subsiste malgré la débauche des sens, et
Jésus-Christ reste, sous l'abri d'une publicité sans
exemple et d'une nécessité sans contre -poids, au
sommet de l'histoire.
Toutefois vous me jetterez un dernier mot, vous
me direz : S'il ne s'agissait que de faits humains,
tels que ceux dont se composent les annales ordi-
naires des peuples, il est manifeste que la vie de
Jésus-Christ contenue dans les Évangiles serait
hors de toute discussion. Mais il s'agit dans cette vie
d'événements qui n'ont aucune proportion avec ceux
dont nous sommes habituellement les témoins. C'est
un Dieu qui s'est fait homme , qui est mort ,- qui est
ressuscité : comment voulez-vous que nous admet-
tions de si étranges faits sur un ensemble de témoi-
gnages humains? Car enfin des écritures pubhques,
des événements pubUcs , la trame publique et gé-
nérale de l'histoire, tout ce concours de preuves
est purement de l'homme , et c'est sur ce fondement
mortel que vous posez une histoire où tout est sur-
— 179 —
humain. La base croule évidemment sous le far-
deau.
Messieurs , je ne méconnais pas la force de celte
objection. Oui , je comprends que quand il s'agit de
l'histoire d'un Dieu , il y faut une autre encre que
pour l'histoire du plus grand homme du monde ,
c'est vrai. Mais aussi je crois que Dieu a résolu l'ob-
jection en créant pour son Fils unique, Jésus-Christ,
une histoire qui n'est pas humaine, c'est-à-dire qui
est dans des proportions si au-dessus du néant de
l'homme, que la puissance historique ordinaire n'y
aurait évidemment pas suffi. En effet, où trou-
verez-vous l'enchaînement du peuple juif, de Jésus-
Christ et de l'Éghse catholique? Qu'y a-t-il de
pareil nulle part? Et, de plus, sans revenir sur
ce qui est déjà énoncé, dites -moi, je vous prie,
parmi les histoires que vous connaissez, celle qui
a eu pendant trois siècles des témoins morts pour
l'attester? Où sont les témoins qui ont donné leur
vie en faveur de Tauthenticité des plus grands
hommes et des plus grands événements? Qui
est mort pour asssurer l'histoire d'Alexandre? Qui
est mort pour assurer l'histoire de César? Qui?
mais personne. Personne au monde n'a jamais ré-
pandu son sang pour communiquer un degré de plus
d'évidence à la certitude historique de quoi que ce
soit. On laisse l'histoire aller son train. Mais la faire
avec son sang, cimenter le témoignage historique
pendant trois cents ans avec du sang humain , voilà
ce qui ne s'est pas vu, sauf de la part des chrétiens
pour Jésus-Christ. On nous a interrogés trois siècles
— 180 —
durant, pour savoir qui nous étions; nous avons
dit : Çlirétiens. On nous a répondu : Blasphémez
ie nom du Olirist ; et nous avons dit : Nous sommes
chrétiens. On nous a tués pour cela dans des sup-
plices affreux, et, entre les mains des bourreaux,
notre dernier soupir exhalait le nom de Jésus,
comme un baume pour le mourant et un témoignage
pour le vivant au siècle des siècles, Jésus-Christ.
Nous ne sommes pas morts pour des opinions , mais
pour des faits , le nom même de martyrs le prouve ,
et Pascal a dit excellemment : « J'en crois des té-
moins qui se font égorger. » Et, quoiqu'il y ait in-
solence à vouloir mieux dire que Pascal, je dirai
pourtant mieux que lui : J'en crois le genre humain
qui se fait égorger.
Voulez-vous une autre marque par où se révèle
encore l'élévation de Jésus -Christ, dans l'histoire,
par-dessus toute histoire? Dites-moi quel est l'an-
cien peuple du monde, le plus célèbre, à votre choix,
qui ait laissé des gardiens sur son tombeau pour y
garder son histoire? Où sont les survivants des As-
syriens , des Mèdes , des Grecs , des Romains ? où
sont- ils? Quel peuple mort rend témoignage de sa
vie? Un seul peuple, le peuple juif , à la fois mort et
vivant, relique du monde ancien dans le monde
nouveau, et témoin à charge contre lui-même du
Christ par lui crucifié. Dieu nous a conservé cet
irréprochable témoin ; je le produis, il est là. Regar-
dez-le ! le sang est dans ses mains. Et nous aussi,
catholiques, nous, l'Église, nous sommes à côté de
lui, nous parlons avec lui et aussi haut qtie lui
— 181 —
Société vivante et universelle, nous portons dans les
cicatrices de nos martyrs le sang versé par nous
pour rendre témoignage à l'histoire de Jésus-Christ;
et, de son côté, société vivante aussi, universelle
aussi, le peuple juif porte un sang qui n'est pas le
sien , mais qui n'est pas moins éloquent que le nôtre.
Il y a deux témoins ici et deux sangs. Regardez-les!
Regardez à la droite et à la gauche du Christ ; voici
le peuple qui l'a crucifié , voici le peuple qui est né
de sa croix. Ils vous disent t(/js deux la même chose;
tous deux souffrent depuis dix-huit cents ans un
martyre qui ne se ressemble pas, mais qui a la même
source ; tous deux sont ennemis, et ils ne se rencon-
trent que dans une seule chose : Jésus- Christ ! Ah !
vous portez un défi à Dieu! Croyez-moi, quand
l'homme porte des défis à Dieu, sa Providence s'est
inévitablement ménagé une réponse , et vous venez
d'entendre, au sujet de Thistoire de Jésus -Christ y
celle qu'il vous fait.
Je conclus. Messieurs : nier la réalité historique
de la vie de Jésus-Christ est un acte de démence, un
coup désespéré. Et vous ne serez pas peut-être sans
vous demander pourquoi on l'a fait, soit directe-
ment, soit indirectement, avec ou sans précaution.
C'est, Messieurs, que la réaUté historique de Jésus-
Christ une fois admise, même en bloc, le sentiment
de sa divinité se fait jour dans l'esprit , et qu'il est
difficile de ne pas succomber plus ou moins. Des
ténèbres étaient nécessaires autour d'une existence
aussi remarquable , liée d'ailleurs à tant de choses
qui le sont aussi. La négation n'eût-elle pour résul-
IV. — 6
— 182 —
tat que d'exiger la preuve du fait, c'était déjà obte-
nir une discussion, et une diecussion a du prix
sur un terrain inattaquable ; il semble que le pres-
tige en soit diminué. Il vaut mieux enfin tenter quel-
que chose que de ne rien tenter du tout. Puis la
haine aveugle, elle rend les yeux insensibles aux
plus fortes clartés, et, en ce sens, il convenait que
la réalité historique de Jésus-Christ fût attaquée,
comme une preuve de la diminution intellectuelle de
ceux qui se font ses e nnemis. La vérité gagne aux
violences de l'esprit comme aux violences du corps ,
et, tranquille dans l'aire inaccessible où Dieu l'a
placée, sûre d'elle-même par quelque côté qu'on
l'assiège, elle peut dire à l'homme, en imitant un vers
fameux :
Conteste si tu peux , et consens, si tu Foses.
QUARANTE-TROISIÈME CONFÉRENCE
DES EFFORTS DU RATIONALISME POUR DENATURER
LA VIE DF. JESUS-CHRIST
Monseigneur,
Messieurs,
Je vous ai prouvé dans notre dernière Conférence
la réalité historique de Jésus-Christ. Mais qu'est-ce
à dire, que je vous ai prouvé la réalité historique de
Jésus-Christ? Cela veut-il dire qu'il demeure con-
stant qu'à une certaine époque un homme a vécu qui
s'appelait Jésus -Christ? Si nous n'avions prouvé
que cela, nous n'aurions rien prouvé; car un nom
n'est rien. Prouver la réalité historique d'un person-
nage , c'est prouver la réalité du type vivant qui le
constitue. Ainsi, quand je nomme César, je ne nomme
pas un homme tel quel; je nomme le Romain qui,
— 184 —
avant Auguste, a conquis et gouverné les Gaules;
qui, rappelé par le sénat, passa le Rubicon, s'em-
para de la dictature, et succomba enfin sous le poi-
gnard d'une conjuration. Et de même, quand je
nomme Jésus-Christ, je nomme celui qui, au temps
de Tibère, prêcha en Judée une doctrine religieuse,
soutint sa parole par des actes dont vous vous ré-
servez le jugement, mais qui étaient au moins
singuliers, se fit des disciples, et, après une con-
damnation suivie de sa mort, fut présentée tout l'uni-
vers comme vivant , et fonda enfin cette hiérarchie ,
ce dogme, ce culte, cette Église catholique que nous
voyons jusqu'à présent. Et avoir prouvé la réalité
historique de Jésus -Christ, c'est avoir prouvé la
réalité de ce type que je viens de dessiner à grands
traits.
J'ai fait plus. Messieurs, j'ai prouvé en même
temps l'authenticité des Évangiles. Car un livre est
authentique quand il est historique, et j'ai montré
que les Évangiles avaient tous les caractères de
l'histoire, c'est-à-dire qu'ils étaient une écriture pu-
blique , contenant des faits publics adaptés à la trame
générale et pubhque des annales du genre humain.
C'est là la grande authenticité. Il en est une autre ,
secondaire et peu importante, qui consiste à con-
naître la date précise d'un livre et le nom exact de
son auteur. Je la mets au-dessous de l'autre, parce
qu'un livre peut avoir une date certaine et un auteur
certain , sans jouir d'aucune valeur historique, tandis
qu'un livre historique emporte avec soi la date et la
suite des choses authentiquement promulguées par
— 18S —
une invincible publicité. Les Évangiles sont authen-
tiques des deux façons; mais la première et la grande
authenticité suffisant à leur certitude , c'est à l'étabHr
que je me suis attaché.
Peut-être en m'écoutant, Messieurs, vous vous
êtes demandé à qui j'en voulais, et s'il était bien né-
cessaire de se donner tant de peine pour une chose
qui ne semble pas contestée. Vous vous seriez trom-
pés en cela. Non-seulement dans un ouvrage célè-
bre, sur V Origine de tous les cultes, Dupuis a nié la
réalité historique de Jésus-Christ, mais il n'est pas
un incroyant qui à quelque degré ne fasse de même,
et n'ait besoin d'élever des nuages entre son esprit et
cette formidable figure du Fils de Dieu venu dans la
chair. De là vient que vous entendez redire si com-
plaisamment et si faussement qu'aucun témoignage
contemporain, en dehors de Técole chrétienne, n'at-
teste la présence de Jésus-Christ sur le théâtre de
l'histoire. De là vient que le fameux texte de Flavien
Josèphe sur la vie et la mort du Christ a été si vive-
ment frappé de suspicion. Il n'est pas d'incroyant
que la certitude historique des premiers temps du
christianisme ne trouble et n'importune, et qui ne
tienne à haut prix le moindre doute à cet égard. Il
fallait donc leur en ôter la consolation, d'autant plus,
Messieurs, qu'en vous démontrant la divinité de
Josus- Christ, j'avais supposé préalablement l'au-
thonticité de sa personne et de son histoire , et que si
je ne fusse revenu sur mes pas pour l'assurer défini-
tivement, tout l'édifice de ma démonstration eût porté
sur une hypothèse gratuite. Achevons aujourd'hui
— 186 —
de substituer le fait à l'hypothèse en vous entretenant
d'un autre effort du rationalisme, non plus pour
anéantir la vie de Jésus-Christ, mais pour la déna-
turer. Car, après avoir dit ou fait entendre que la
vie du Christ était une fable, le rationalisme lui-
même s'est aperçu que c'était trop demander à la
crédulité humaine ; il a craint la lumière toute-puis-
sante du bon sens , et au commencement de ce siècle,
non pas en Angleterre, non pas en France, mais en
Allemagne , un système nouveau s'est produit. On a
dit : La vie du Christ n'est pas une fable, c'est un
mythe. Qu'est-ce que le mythe? La vie du Christ
est-elle un mythe? Tel est, Messieurs, l'objet de
cette Conférence et de votre attention.
Rendons-nous bien compte d'abord des causes qui
n'ont pas permis au rationalisme de sanctionner de
son adhésion la réalité historique de Jésus-Christ.
Assurément il reste bien des questions à vider, même
lorsqu'on a dit : Jésus- Christ a vécu , son histoire est
authentique , la publicité couvre de la plus décisive
lumière les origines du christianisme et de la chré-
tienté. Cependant, Messieurs, ce pas fait, on se
trouve tout de suite en face d'un dilemme très-
simple : Ou bien Jésus-Christ et ses apôtres ont été
sincères, ou bien ils ont été des imposteurs. Dire
qu'ils ont été sincères, c'est au fond confesser la
divinité de leur œuvre ; car la réalité de la vie du
Christ étant posée d'une part, et de l'autre la sincérité
de cette même vie étant accordée, on ne peut pas,
devant la nature et la suite des événements qui en
forment le tissu , se défendre de cette conclusion :
— 187 —
Jésus-Christ est Dieu. Si, au contraire, on affirme
que Jésus-Christ et ses apôtres ont été des impos-
teurs , on se place dans une position très-dure à l'es-
prit. Pourquoi? Parce que tout Jésus-Christ, tous
les apôtres, tous les martyrs sont la sincérité de
l'homme à son degré le plus sensible ; parce que Dieu
a mis dans la personne de Jésus-Christ, dans la vie
de ses apôtres, dans la mort de ses martyrs, un air
et un parfuQi de bonne foi qui ne laisse pas supposer
que toute cette belle histoire n'est, durant trois siè-
cles, qu'un amas d'impostures plongées dans le sang.
Aujourd'hui d'ailleurs, le christianisme est sincère;
on ne peut pas accuser de mensonge la multitude
d'hommes civilisés qui croient à Jésus-Christ, qui
prétendent avoir la démonstration quotidienne de sa
divinité, qui disent qu'indépendamment de l'histoire
évangéhque , la seule action du Christ sur eux leur
en manifeste la toute-puissante réalité; et c'est la
thèse d'un Allemand célèbre qui , ayant fait le vide
historique autour de lui, et constatant au 'dedans de
son âme l'influence du Sauveur des hommes , disait
à l'Allemagne : Mais moi qui vis, qui sens, qui
pense, je vis avec Jésus-Christ, je sens avec Jésus^
Christ, je pense avec Jésus-Christ; il m'élève au-
dessus de moi, il me purifie, il me donne ce que rien
île ce monde ne m'a jamais donné ; il est donc plus
que moi, plus que le monde, plus que l'âme, il est
Dieu. Oui, nous sommes sincères, et si tous les
chrétiens ne prouvent pas leur sincérité par leurs
vertus , il en est beaucoup du moins qui rendent à
Jésus-Christ ce témoignage de leur foi. Oseriez-vous
— 188 —
les taxer d'hypocrisie? Oseriez-vous flétrir le cœur
et les actions d'un si grand nombre d'hommes liés à
vous par tant de nœuds? Hypocrites, et pourquoi?
dans quel but? Quel plaisir d'être chaste par hypo-
crisie ! Quel singulier dessein , et quel étrange sa-
laire de ce sacrifice ! Nous sommes donc sincères, et
nous pouvons dire de Jésus-Christ, l'époux de nos
âmes , comme Pauline de Polyeucte , et avec le même
accent :
Mon époux , en mourant, m'a laissé ses lumières ,
Je vois, je sais, je crois.
Mais si le christianisme est sincère aujourd'hui,
comment de la plus haute imposture possible , qui
est de se dire Dieu, ce torrent, cette merde sincérité
aurait-elle étendu ses golfes et ses horizons jusqu'à
nous, jusqu'au centre de l'humanité actuelle? Une
cause souillée ne peut pas produire un effet pur, et
si aujourd'hui le christianisme est sincère, il l'était
hier, avant-hier, au jour de sa jeunesse, il l'était en
Jésus-Christ, le premier cœur d'où il est sorti pour
embraser le nôtre et le rendre vrai. Ou du moins, si
vous niez la conséquence sous cette forme, recon-
naissez en Jésus-Christ, dans ses apôtres et ses mar-
tyrs, des signes de sincérité plus grands encore que
ceux du christianisme présent, et comprenez pour-
quoi l'incroyance a besoin de rejeter hors de l'his-
toire les temps primitifs de la chrétienté , de peur
que leur ayant donné une fois droit de bourgeoisie ,
ils ne ceignent trop aisément la couronne d'une in-
— 189 —
contestable divinité. Oui , nos ancêtres , les incroyants
français, ont eu la hardiesse qu'il fallait avoir; ils
ont mis la question là où elle est, et quiconque ne les
imite pas, à tous risques et périls, est un lâche dans
l'ordre de la négation ou un enfant. Nos pères , là
comme ailleurs, allaient droit au fond des choses ;
ils comprenaient, avec l'intrépidité native de leur
esprit, qu'il faut tout nier ou tout accorder. Je les
en loue; car, après tout, quand on aime l'erreur, il
vaut mieux y naviguer comme Colomb que d'y navi-
guer comme ces barques timides qui n'osent pas s'a-
vancer dans l'Océan , et qui se brisent à la pointe
même du rivage. En allant loin, on arrive plus vite
au bout, et le même esprit qui poursuivait l'erreur
a de plus grandes chances de rentrer à pleines voiles
dans la vérité.
Le génie allemand n'est pas doué, semble-t-il, de
cet avantage de lucidité et de rapidité. C'est lui qui
a créé la théorie du mythe, autour de laquelle il
tourne depuis cinquante ans. Mais enfin, qu'est-ce
donc que le mythe ? Écartez de la main les voûtes de
cette cathédrale, et regardez cette autre voûte dont
Pascal a dit : « Le silence éternel de ces espaces in-
connus m'effraie. » Par delà les astres que votre œil
y découvrira sans peine , et comme à l'extrême fron-
tière de l'étendue, vous discernerez je ne sais quelles
étoiles problématiques. Sont-elles le fruit d'une vi-
sion que trompe l'éloignement? Ont-elles une totale
subsistance? ou plutôt leur apparition n'a-t-elle pas
pour cause tout à la fois une illusion d'optique et une
certaine réalité ? Ainsi arrivera-t-il si , au lieu d'ex-
— 190 —
plorer les régions profondes du firmament, vous
plongez un regard curieux jusqu'aux frontières de
l'antiquité. Vous y remarquerez des récits qui in-
quiéteront votre intelligence , incertaine si elle doit
les repousser tout à fait ou les admettre tout à fait.
Je choisis Prométhée pour exemple. Vous connaissez
tous le thème de Prométhée , cet homme audacieux
qui a dérobé le feu du ciel, et que Jupiter, en puni-
tion d'un si grand rapt, a fait clouer sur un roc, où
son cœur est dévoré par un vautour. L'antiquité était
pleine de ce récit, dont Eschyle a fait une des tragé-
dies les plus singulières du théâtre grec. Qu'était-ce
au fond que Prométhée? Était-ce une fable pure? Il
est bien difficile de le penser, Messieurs; l'homme
part toujours dans ses croyances et ses souvenirs de
quelque réalité, et lorsque ses croyances et ses sou-
venirs ont un caractère universel , il n'est pas logique
de les déshonorer par un dédain absolu. Mais, d'un
autre côté, rangerez-vous dans l'histoire le thème
de Prométhée? Nous ne le pouvons pas davantage.
Comment admettre qu'un homme a dérobé le feu du
ciel, que Dieu l'a enchaîné à un roc, et que son
cœur, toujours renaissant, y est la proie d'un vautour
qui ne se rassasie jamais? Nous sommes ici évidem-
ment entre la fable et Thistoire. Un événement relatif
aux destinées religieuses du genre humain s'est passé
au fond des siècles primordiaux ; tous les peuples en
ont emporté la mémoire dans leurs émigrations ;
mais à mesure que l'ombre du passé grandissait sur
le monde, la physionomie véritable de cette tragédie
antique a perdu de sa clarté ; l'imagination a porté
— 191 —
secours à la mémoire, et Prométhée, cloué sur son
roc, est devenu l'expression populaire et impérissable
d'un grand crime suivi d'une grande expiation. C'est
là le mythe. Le mythe est un fait transfiguré par une
idée, et l'antiquité nous apparaît à sa frontière, je
répète l'expression , comme gardée par une légion de
mythes , qui tous sont l'expression altérée de quelque
vérité.
Gela étant, dit le docteur Strauss, l'un des plus
célèbres tenants de l'école mythique , pourquoi
Jésus -Christ ne serait -il pas un mythe? pour-
quoi les Évangiles seraient -ils autre chose qu'un
ensemble de mythes , c'est-à-dire de faits réels
transfigurés par des idées ? Voyons si la chose n'est
pas possible, et, en second lieu, si elle n'est pas
réelle.
Qu'elle soit possible d'abord, l'analogie ne laisse
guère lieu d'en douter. Est-il une religion, soit l'ido-
lâtrie, soit le brahmanisme, ou le bouddhisme, qui
ait une autre subsistance que celle d'un vaste en-
semble de faits et d'idées altérés les uns par les au-
tres? Si vous le niez, chrétiens, vous vous portez à
vous-mêmes un bien grand coup ; car vous affir-
mez par là que l'humanité est capable, tant elle est
dépourvue de sens , d'adorer pendant des siècles des
fables dénuées de toute espèce de fondement, soit
traditionnel, soit idéal. Évidemment, vous ne le
pouvez pas; vous devez convenir, sous peine de vous
blesser vous-mêmes, que partout où l'homme a fléchi
le genou avec quelque universalité et quelque perpé-
tuité , il avait devant lui des faits incrustés dans des
— 192 —
conceptions. Mais si c'est là le phénomène général ,
pourquoi le christianisme ne se serait-il pas produit
sous l'empire de la même loi? Sans doute les chré-
tiens adorent des faits ; Jésus-Christ est un fait ; seu-
lement, comme dans toutes les occasions de cette na-
ture , le fait primordial , quoique certain , a subi dans
la pensée de ses adorateurs , avec le cours du temps
et la fascination d'une idée préconçue , des modifica-
tions qui le tirent de l'histoire pure pour le ranger
dans l'espèce des mythes. Que Jésus-Christ n'ait pas
subi une transformation aussi complète que les faits
plus lointains de la haute antiquité, on peut sans
crainte y consentir ; mais le plus ou le moins n'est
qu'une question secondaire, et il n'en reste pas moins
que la personne du Christ et l'événement chrétien
sont compris dans la loi générale qui rattache au
mythe toutes les religions connues.
On peut d'autant moins en douter que la publica-
tion des Évangiles n'est pas contemporaine du Christ.
De l'aveu même des chrétiens, un assez grand nom-
bre d'années de tradition et de prédication a précédé
l'ère de l'écriture évangélique, et si l'on s'en rapporte
à une critique exacte, ce ne sera pas avant la moilié
du II® siècle qu'il sera permis de placer le règne
assuré du Nouveau Testament. Que d'espace laissé
à l'JTnagination et à la foi pour transformer Jésus-
Christ I
Cette transformation était d'autant plus facile,
remarquez-le bien , que l'idée messianique préexis-
tait à Jésus-Christ. Bien avant qu'il parût, cette
idée courait dans les veines du peuple juif; une foule
— 193 —
d'hommes , attentifs à la voix des prophètes , s'étaient
occupés du Messie à venir, et après que le Christ s'en
fut attribué la mission, il était naturel qu'on lui
en appliquât tous les traits. L'idée messianique était
le moule où se formait depuis des siècles le mythe
de Jésus-Christ; Jésus-Christ n'avait en quelque
sorte qu'à se laisser faire, et lorsqu'il fut mort, sa
vie entra de soi-même, comme une matière en fusion,
dans le moule du messianisme , d'où il sortit enfm
tel qu'il est aujourd'hui sous l'œil étonné des géné-
rations.
L'analogie, le temps, l'idée préconçue du Messie,
toutes ces circonstances nous mènent à conclure que
le christianisme a pu se former, comme toutes les
religions de l'antiquité , par le principe de la transfi-
guration mythique. Mais un examen plus sévère
nous conduira bien au delà de cette conclusion , et
nous fera discerner dans le Nouveau Testament tous
les caractères d'un mythe accompli.
Premièrement, la vie de Jésus-Christ, telle qu'elle
est rapportée dans les Évangiles, est empreinte d'un
merveilleux continuel. Depuis l'ange qui annonça sa
conception au sein de la Vierge Marie, jusqu'à sa
résurrection et son ascension , pas un événement de
cette existence n'est conforme au cours de la nature.
Chaque parole enfante un prodige , chaque pas est
un miracle, et le miracle semble lutter avec lui-
même pour se surpasser de moment en moment et
confondre les dernières espérances de la raison. Or
précisément le merveilleux est l'inséparable compa-
gnon du mythe, et a le même siège que lui. Où trou-
— 194 —
vons-nous, en effet, le merveilleux? Est-ce sous nos
regards, proche de nous, dans le monde moderne
enfin? Jamais. Tout ce que nous voyons est simple
et naturel ; des lois générales , d'où procède un ordre
constant, régissent le monde qui est devant nous;
Dieu n'y intervient en aucune manière par des coups
bizarres et subits ; mais il laisse aux causes secondes
leur indissoluble enchaînement. Où donc trouvons-
nous le merveilleux? Là même où nous découvrons
le mythe , dans l'antiquité. L'antiquité est le siège
de l'un et de l'autre, et le mythe même ne nous est
révélé que par la présence du merveilleux. Car si
rien n'était merveilleux dans l'antiquité , tout serait
histoire. Mais alors, qui est-ce qui distingue le
merveilleux de Jésus-Christ de tout autre merveil-
leux? En soi, rien; quant à la place, rien encore,
puisque cette place est l'antiquité. Pourquoi donc,
s'il vous plaît, coupez-vous en deux l'antiquité, l'une
fausse, l'autre vraie? Pourquoi repoussez-vous dans
le mythe le merveilleux antérieur à Jésus-Christ, et
donnez-vous rang d'histoire au merveilleux qui lui
est contemporain? La raison ne saisit aucun motif
de ce discernement, si ce n'est que vous appelez le
temps de Jésus-Christ un temps historique, par op-
position à d'autres époques que vous appelez des
temps fabuleux. Mais le merveilleux est justement le
trait propre qui distingue les siècles de la fable des
siècles de l'histoire ; car, sans cela , où serait le prin-
cipe de leur distinction?
En second lieu , il est manifeste , à la première
lecture des Évangiles, qu'ils ne présentent aucune
— 195 -
suite chronologique, rien qui annonce l'histoire, mais
que ce sont de simples matériaux ramassés au ha-
sard dans les esprits, sans même que l'on se soit
inquiété d'y mettre la moindre vraisemblance d'har-
monie. Tout y est confusion et contradiction. Le
docteur Strauss n'a eu qu'à laisser courir son regard
et sa plume pour former quatre volumes des in-
croyables méprises dont ils sont remplis. Et il ne
faut pas en accuser les évangélistes ; c'est là même
la preuve de leur sincérité. Ils ont pris le mythe
comme ils l'ont trouvé , flottant , indécis , contradic-
toire à lui-même, comme tout ce qui sort du con-
fluent ténébreux des faits et des idées. Plus d'un
siècle avait passé sur la vie de Jésus -Christ; on en
avait promené les lambeaux de l'Orient à l'Occident,
sous le coup de sentiments et de pensées qui avaient
des origines diverses , et bien que le type eût quel-
que unité, à cause de la force messianique qui était
le point de départ primitif, néanmoins il était im-
possible que l'élaboration finale de tant d'éléments
ne portât pas des cicatrices visibles du désaccord et
de la variété.
Telle est, Messieurs, l'argumentation de l'école
mythique. Je ne crois pas vous en avoir dissimulé la
force, je n'aime pas à amoindrir les ennemis de la
vérité. A quoi cela peut-il servir? Quand j'aurais
abusé un moment de votre pénétration et de votre
souvenir des choses, rentrés chez vous, un coup
d'œil sur le docteur Strauss vous révélerait mon peu
de sincérité , et la cause que je défends , pour avoir
gagné un quart d'heure, perdrait un siècle dans
— 196 —
votre esprit. Non, Messieurs, c'est moins qu'un de-
voir, c'est un plaisir d'être sincère quand on a la
vérité pour soi, et si les arguments de l'école mythi-
que ont manqué de force en passant par ma bouche ,
c'est qu'après trois mois consacrés à leur étude, il ne
m'a pas été possible de leur donner plus d'éclat et
plus d'autorité. Ne vous le dissimulez pas, toutefois
l'œuvre est habile autant qu'elle a pu l'être. Vous le
voyez, la réalité historique de Jésus-Christ n'est pas
niée ; on ne vient plus se briser contre la constitu-
tion même de l'histoire , et néanmoins , tout en de-
meurant un fait, Jésus- Christ est désarmé de la
puissance du fait. D'un autre côté, il n'est plus né-
cessaire de combattre l'impression de bonne foi qui
résulte de sa vie et de la vie des siens. On accorde
cette bonne foi. Jésus croyait en soi , et l'on croyait
en lui. On y croyait devant César, on y croit devant
l'incrédulité. Vos pères donnaient leur sang pour
des faits et des idées; vous donnez le vôtre pour des
faits et des idées. Seulement , vous ne les entendez
pas bien , et il est permis , il est honorable , il est glo-
rieux de vivre et de mourir pour des choses que l'on
n'entend pas bien.
Je crois , Messieurs , l'exposition suffisante , et je
vais aborder de front cette grande machine de guerre
germanique.
Nierai-je l'existence des mythes? Non, Messieurs ;
le mythe me paraît historiquement la chose du
monde la plus véritable. J'admets que l'homme,
abandonné à la tradition pendant un long cours de
siècles, finit par ne plus bien discerner l'encadrement
— 197 —
et le texte primitifs des événements. Comme un ta-
bleau devant lequel le spectateur recule toujours , le
genre humain recule devant le passé, et, si bien qu'il
le regarde, il vient un moment où sa vue s'obscur-
cit. Cependant l'imagination, travaillant sur ce spec-
tacle devenu lointain, y ajoute des traits nouveaux;
ridée domine le fait, et il se produit quelque chose
qui n'est plus ni une histoire ni une fable, mais que
nous appelons un mythe. La mythologie est l'en-
semble de toutes les créations de l'esprit humain
entre l'ombre et la lumière de l'antiquité. Car, re-
marquez-le, quel est le théâtre des mythes? C'est
l'antiquité , ou plutôt c'est la tradition abandonnée
toute seule au cours de l'humanité qui la porte en
avançant et la poussant. C'est la tradition pure qui
est le siège du mythe; mais là où se lève l'écriture ,
là où apparaît le récit immobilisé, là où l'airain
scriptural est posé en face des générations, à l'ins-
tant la puissance mythique de l'homme s'évanouit.
Car alors le fait reste devant lui dans ses propor-
tions véridiques, il reste en commandant à son ima-
gination, et mille ans n'y peuvent pas plus qu'un
jour. Jamais, depuis Hérodote et Tacite, vous a-t-on
signalé des mythes dans l'histoire? Gharlemagne
est-il devenu un mythe au bout de mille ans? Clovis
au bout de treize cents? Auguste, César, en s'en-
fonçant dans le passé, ont-ils pris quelque appa-
rence mythique? Non; le point le plus éloigné où
l'historien moderne cherche à découvrir le mythe,
c'est, par exemple, le commencement de Rome,
Romulus et Remus. Pourquoi? Parce que, bien
:- 198 —
qu'on s'approchât de l'écriture, bien qu'elle pré-
existât dans d'autres pays , elle n'avait pas encore
reçu la garde de l'histoire romaine. Mais , une fois
l'écriture vivante, une fois qu'elle s'est emparée de
la trame générale de l'histoire, à l'instant le moule
mythique est brisé.
Or Jésus-Christ n'appartient pas au règne de la
tradition, mais au règne de l'écriture. Il est né en
pleine écriture, sur un terrain où il est impossible
au mythe de prendre racine et de se développer. La
Providence avait tout prévu et tout préparé de loin ,
et si vous vous êtes demandé quelquefois pourquoi
Jésus-Christ est venu si tard , vous en voyez main-
tenant une raison. Il est venu si tard pour n'être pas
dans l'antiquité, pour être au centre de l'écriture ;
car il n'est pas la première écriture , il s'en est bien
gardé , il n'est pas la première écriture, il est l'écri-
ture après quinze cents ans, et si vous ne voulez
compter que depuis Hérodote, il est encore l'écri-
ture après cinq cents ans. Ainsi il est moderne, et
quand même le monde durerait des siècles sans
nombre, comme au moyen de l'écriture tout est pré-
sent, parce que d'un coup d'oeil et avec la rapidité
de l'éclair nous parcourons toute la chaîne de l'his-
toire, Jésus-Christ est à jamais nouveau, assis dans
la pleine réalité des événements qui composent la
vie connue et certaine du genre humain.
Je pourrais m'arrêter là. Messieurs; car vous
voyez bien que la machine mythique est par terre ,
puisque la condition fondamentale du mythe, qui
est l'absence de l'écriture , manque en Jésus-Christ.
_. 199 —
Le docteur Strauss lui-même convient expressément
que le mythe n'est pas possible avec l'écriture ; aussi
cherche-t-il à dépouiller Jésus-Christ du caractère
scriptural en reculant la publication des Évangiles
aussi tard qu'il peut. Nous verrons bientôt la fai-
blesse de cette ressource , si vous me permettez de
suivre pas à pas la trace de son argumentation.
L'analogie, dit-il, est contre Jésus-Christ, puisque
le mythe est la base de toutes les religions connues.
Je le nie. Le mythe est la base des religions de l'an-
tiquité, sauf le mosaïsme, parce que tous ces cultes
plongeaient leurs racines dans une tradition dont
l'écriture n'avait point arrêté les ombres et prévenu
les écarts. Mais, l'écriture venue, les faux cultes
eux-mêmes, tels que celui de Mahomet, ont pris une
consistance historique qui les sépare manifestement
des sacerdoces et des dogmes corrompus de l'anti-
quité. La différence saute aux yeux. C'est pourquoi,
nous chrétiens, et vous qui combattez le christia-
nisme, il ne vous viendra pas même à l'esprit de
combattre Mahomet en faisant de sa personne un
mythe, et du Coran un recueil mythique. La force
de l'écriture, sous l'empire de laquelle il a vécu, nous
interdit jusqu'à la pensée d'une aussi chimérique
témérité. Nous sommes contraints d'avouer qu'il est
un personnage réel , qu'il a écrit ou dicté le Coran ,
organisé l'islamisme, et notre seule ressource contre
ses prétentions sur nous est de le traiter d'imposteur,
de lui dire énergiquement : Tu as menti. Mais la
chose est plus difficile en ce cas , le succès tout au-
trement coûteux, et voilà pourquoi le rationalisme
— 200 —
dispute avec tant d'art au Christ sa puissante réalité.
Quoi qu'il en soit, l'analogie que l'on invoque pour
étendre le nuage du mythe jusque sur lui est une
analogie sans fondement. Une grande ligne de dé-
marcation sépare en deux hémisphères tous les
cultes connus, l'hémisphère mythique et l'hémi-
sphère réel : celui-là contient les cultes formés dans
les temps primitifs, sous l'empire d'une tradition
mobile ; celui-ci contient les cultes vrais ou faux que
l'écriture a enchaînés dans une histoire et un dogme
déterminés. Pour rejeter les premiers, il suffit de
leur opposer leur nature mythique ; pour rejeter
les seconds , il faut entrer dans la discussion de leur
valeur historique, intellectuelle, morale et sociale.
Il est vrai que l'on conteste à Jésus- Christ son
caractère scriptural ; mais comment? parce que, dit-
on, il est impossible d'établir que la publication des
Évangiles ait eu lieu avant l'an IbO de l'ère; d'où il
suit que le type du Christ a flotté pendant plus d'un
siècle à la merci de la tradition. Messieurs, quand je
l'accorderais! quand j'accorderais que nos Évangiles
n'ont point paru avant l'an 140! Mais avant 150
l'écriture existait en dehors de l'école chrétienne;
elle existait chez les Juifs, chez les Grecs, chez les
Romains, sur tout le théâtre où se débattait la ques-
tion du christianisme ; l'histoire était fondée par la
publicité et l'immutabilité des monuments. Avant
150, on annonçait Jésus-Christ mort et ressuscité
dans toutes les synagogues qui couvraient , et même
au delà, la surface du monde romain ; on l'annonçait
publiquement dans le palais des Césars et au pré-
- 201 —
toire de tous les proconsuls. Avant 150, j'ai cité
Tacite et Pline le Jeune qui attestent qu'il en était
ainsi. Ces prédications, ces témoignages, ces dis-
cussions, cette lutte, ce sang, tout cela était public,
était écrit ; ce n'était pas une tradition morte , livrée
aux chances du temps et de l'imagination pendant
mille ans d'indifférence et de paix. On donnait au
même moment sa parole et sa vie, et trois sociétés
ensemble, souverainement intéressées à ce qui se
passait, la société chrétienne , la société juive et la
société romaine, se rencontraient sur le champ de
bataille dont vous circonscrivez vous-mêmes à un
peu plus d'un siècle la limite traditionnelle. Eh quoi !
ces Juifs à qui l'on disait : Vous avez tué Jésus-
Christ ! ces princes et ces présidents dont on foulait
aux pieds les ordres au nom de Jésus- Christ; quoi!
pas un d'eux ne s'est aperçu qu'il s'agissait d'un
mythe à l'état de formation? Non, tout le monde
était dans le sang, et par conséquent dans la réalité;
tout le monde était dans la discussion, et par consé-
quent dans la force et dans la gloire de la publicité,
qui est le fondement de toute l'histoire. Peu importe
donc la date des Évangiles; car l'histoire porte les
Évangiles. S'ils n'ont paru que cent vingt ans après
Jésus-Christ, ils vivaient avant de naître, ils vivaient
dans la bouche des apôtres , dans le sang des mar-
tyrs , dans la haine du monde , dans la poitrine de
millions d'hommes qui confessaient Jésus- Christ,
mort et ressuscité! Quelle pitié, Messieurs! quelle
faiblesse! Comparer une religion dont les origines
sont aussi publiques et militantes , et dont la tradi-
— 202 -
tion n'aurait précédé l'écriture que de cent vingt ans,
et ces cultes sans histoire, plongés pendant deux^
mille ans dans les eaux mortes d'une tradition qui
n'était confiée à personne, et pour laquelle personne
n'a jamais donné une goutte de son sang!
J'ai à peine besoin de vous dire^ Messieurs, que
nous n'acceptons pas la date qu'on veut bien assi-
gner à la publication des Évangiles. Les Évangiles
sont des écritures publiques, contenant des faits pu-
blics, qui entrent dans la trame publique de l'his-
toire; ils portent le nom de trois apôtres et d'un dis-
ciple célèbres qui étaient des hommes publics dans
une société publique; or il est impossible qu'une
telle attribution , dans de telles circonstances , soit
contraire à la vérité. Les lois mathématiques de la
publicité ne le permettent pas. Les Évangiles sont
des apôtres ; ils ont la valeur de leur témoignage , et
la date de leur vie, c'est-à-dire la date d'une vie
contemporaine et la valeur d'un témoignage contem-
porain. Ce détail d'authenticité se soude à l'authen-
ticité générale des origines chrétiennes et n'en est
pas séparable. Jugez encore une fois du rapport qui
existe entre de tels monuments et les mythes obscurs
sortis de l'abîme sourd et sans lumière de la haute
antiquité.
En vain, pour rejeter Jésus-Christ plus loin que
son temps, appelle-t-on au secours l'idée messia-
nique qui avait préparé sa venue. D'abord l'idée
messianique n'était pas un mythe ; elle appartenait
à un peuple scriptural, à un peuple écrivant et écrit,
et elle-même était une part de son écriture. C'était
~ 203 —
une idée fixe et un fait fixe. Mais quand même pri-
mitivement le messianisme eût été un mythe , il ne
peut plus garder ce caractère dans son application à
Jésus -Christ. Car cette application à Jésus- Christ
est moderne ; elle s'opérait à une époque toute scrip-
turale et publique, et par conséquent, quoi qu'il en
eût été dans le passé, le mythe disparaissait au
grand jour de Jésus -Christ et de son siècle. La
question réelle étouffait la question chimérique.
Restent, Messieurs , les signes mythiques que l'on
prétend découvrir dans l'histoire même de Jésus-
Christ. Le premier de ces signes est le merveilleux.
Le merveilleux, dit- on, est le caractère mythique
proprement dit; partout où il se montre, l'histoire
disparaît; car, le miracle étant impossible en soi,
tout récit qui le contient ne saurait évidemment être
historique. Ainsi, nous dit le docteur Strauss, je
renverse toute votre dogmatisation par ce seul mot :
L'Évangile est un tissu de miracles; or le miracle
€st impossible : donc l'histoire en est impossible
aussi, et, par conséquent, cette histoire n'existe pas.
Ce ne peut être qu'un mythe.
Que le miracle soit impossible ou non , c'est une
question de métaphysique que j'ai déjà traitée et
sur laquelle je ne reviendrai pas. Mais , à tout
le moins, c'est une question. Vous rationalistes,
vous n'admettez pas la possibilité de l'action sou-
veraine de Dieu en ce monde; nous chrétiens,
nous l'admettons. Or nous sommes des hommes
comme vous, des intelligences comme vous; si
vous êtes nombreux, nous le sommes plus que
— 204 —
vous; si vous êtes savants, nous le sommes autant
que vous. Et tandis que vous niez le miracle, nous
en demandons tous les jours à Dieu, persuadés qu'il
manifeste ainsi sa puissance et sa bonté à notre
égard, même encore aujourd'hui. Nous allons plus
loin : nous ne concevons pas l'idée de Dieu sans
l'idée d'une souveraineté qui puisse se manifester
par la toute- puissance de son action: en sorte que
pour nous la négation de la possibilité du miracle
est la négation même de l'idée de Dieu. Dieu, selon
nous, est miraculeux de sa nature, et si l'histoire
cesse par le miracle , nous pensons que Dieu cesse
sans le miracle. Un abîme sépare, vous le voyez, ces
deux sentiments. Que s'ensuit-il? Il s'ensuit que la
possibiUte du miracle est une question , et par con-
séquent que décider de la réalité de l'histoire par la
présence ou l'absence du miracle, c'est décider une
question par une autre question, procédé contraire
aux règles de la logique et du sens commun. Quoi !
des monuments sont authentiques , ils s'enchaînent
les uns aux autres dans un ordre visible et constant,
ils se lient à toute la suite de la vie humaine publi-
que, ils sont inattaquables, certains, consacrés, c'est
folie d'y toucher; mais le doigt de Dieu s'y trouve,
ce doigt qui a créé le monde, et cela suffit, l'histoire
a disparu. Vous me dispenserez, Messieurs, même
en supposant que le miracle soit problématique en
soi , de nier le certain à cause de l'incertain. Nous
autres chrétiens , nous admettons l'incertain sur la
foi du certain : chacun a sa logique.
On insiste en faisant remarquer que le merveil-
— 205 —
leux est le seul caractère qui distingue la fable de
rkistoire. Cela n'est pas, Messieurs; la ligne de
démarcation entre rkistoire et la fâskle'. gît ailleurs;
elle gît dans la différence des choses sans suite et
sans monuments publics avec des choses suivies et
orientées de toutes part par la publicité. Je l'ai dit,
je ne le répète plus.
Le docteur Strauss est-il plus heureux dans ce qui
fait le fond de son livre, le relevé des innombrables
méprises et contradictions de nos évangélistes? Je
ne le crois pas. J'ai lu ce livre avec attention et la-
beur, et voici comment je m'y prenais. Après avoir
étudié un paragraphe, toujours fort long, et il y en
a cent quarante -neuf distribués en quatre volumes,
je fermais le livre pour me remettre un peu de la
fatigue et d'une sorte de frayeur iavotontaire causée
par l'abondance de l'érudition. Puis, ouvrant l'Évan-
gile , que je baisais respectueusement ,. je lisais les
textes qui avaient été l'objet de- la discussion , pour
voir si, par les seules lumières d'une littérature com-
mune et sans le secours d'aucun commentateur, je
ne parviendrais pas à rompre le nœud de la diffi-
culté. Eh bien ! à part trois, ou quatre passages, il ne
m'a jamais fallu plus de dix minutes pour dissiper le
charme d'une vaine science et. sourire au dedans de
moi de l'impuissance à laquelle Dieu a condamné
l'erreur. Je ne puis, Messieurs, vous faire passer en
revue toute cette légion de textes torturés par le
rationalisme ; je me bornerai à deux exemples pris
au hasard.
Saint Luc ayant à raconter la naissance de Jésus-
6*
— 20G —
Christ à Bethléhem , hors du pays de ses parents ,
s'exprime en ces termes : // arriva dans ces jours-
là qu'il parut un édit de César- Auguste pour dé-
nombrer toute la terre; ce premier dénombrement
fut fait par le président de Syrie Cyrinus. Là-
dessus le docteur Strauss, après avoir établi d'abord
très -scientifiquement que le dénombrement n'était
pas possible, ouvre les Antiquités judaïques de
Flavien Josèphe, et montre par un texte formel que
Cyrinus n'avait gouverné la Syrie que dix ans
après la naissance de Jésus-Christ. Vous jugez du
triomphe. Or savez-vous ce qu'il faut pour résoudre
la difficulté ? Vous pensez peut-être qu'il sera néces-
saire de modifier un mot, une lettre? non, ce sera
moins que cela. Vous connaissez tous la valeur d'un
accent dans la langue grecque; changez donc un
accent , et voici quel sera le sens de févangéliste : //
arriva dans ces jours -là qu'il parut un édit de
César-Auguste pour dénombrer toute la terre; c'est
ce même 'premier dénombrement qui fut fait par le
président de Syrie C^n?zws. C'est-à-dire que l'ordre
ayant été donné du dénombrement de l'empire ro-
main, et cet ordre ayant reçu un commencement
d'exécution, il ne fut pourtant accompli que dix
années plus tard, sous le président Cyrinus. Et si
l'historien sacré fait mention de Cyrinus , c'est pré-
cisément pour imprimer un caractère authentique à
sa déclaration ; car s'il s'était contenté de dire : Il
parut un édit de César - Auguste pour dénombrer
toute la terre, on aurait pu lui objecter que le dé-
nombrement ne s'était pas accompli au moment de
— ^207 —
la naissance du Christ. Il prévient donc l'objection
en disant : C'est ce même premier dénombrement
qui fut fait par le président de Syrie Cyrinus.
Voici un autre exemple. Il est dit, à propos de
la résurrection de Notre-Seigneur, que les saintes
femmes allèrent au tombeau, selon saint Marc, le
soleil étant déjà levé, et, selon saint Jean, lorsque
les ténèbres régnaient encore. Le docteur Strauss
remarque cette contradiction parmi un très -grand
nombre d'autres qu'il prétend découvrir dans le fait
de la résurrection, et il ne manque pas d'en tirer
parti. Mais que faut-il donc pour résoudre cette ter-
rible difficulté? Il suffît de comprendre que lorsqu'on
commence une course de grand matin, il est pos-
sible de partir avec les ténèbres, et d'arriver avec le
jour.
Je vous atteste, Messieurs , qu'à part un très-petit
nombre de passages, rien ne m'a causé un embarras
plus sérieux. En sorte qu'après que le livre me fut
souvent tombé des mains par l'ennui , les mains me
tombèrent encore en pensant que c'était là de la
science , la science allemande , cette science au nom
de laquelle, à nous prédicateurs et écrivains catho-
liques de France, on porte de superbes défis, en
nous disant : Vous parlez du Christ et de l'Évangile,
vous les citez; mais à l'heure qu'il est, simples que
vous êtes, l'Allemagne a détruit le Christ et l'Évan-
gile ; elle les a pesés dans la lumière de la critique ,
et tout cela n'est plus qu'une ombre, un rêve, un
mythe 1
Laissons ce triomphe à l'orgueil , et nous , fils du
-^ 2G.8 ^
bon sens, cherchons pourquoi l'histoire de Jésus-
Christ prête au genre d'attaques que je viens de vous
signaler. Si la Providence l'eût voulu, Jésus-Çhrist
n'eût eu qu'un seul historien conduisant d'un hout à
l'autre le fîl de sa vie avec une clarté chronologique
qui eût mis chaque partie dans sa vraie place , et le
tout à l'abri de la plus légère discussion. Mais la
Providence ne l'a pas voulu. Elle souhaitait querÉ-
vangile fût l'œuvre de plusieurs hommes différents
d'âge , de génie , de style et de point de vue , et dont
aucun ne rassemblât sous sa plume tous les maté-
riaux de la vie du Christ, mais de simples fragments
dont le choix même fût arbitraire. La pensée de Dieu
en cela était de faire de la biographie de son Fils un
miracle de vérité intime que l'œil le plus vulgaire pût
discerner, et qu'on ne rencontrât en aucune autre
^âe de quelque homme que ce fût. En effet, dès le
premier regard , la multiplicité des évangélisles est
frappante, non -seulement à cause du frontispice,
qui porte des noms différents, mais par le reflet de
leur nature personnelle en chacun des Évangiles. On
voit, on sent que saint Matthieu, saint Marc, saint
Luc , saint Jean , sont des âmes diverses , et qu'ils
burinent chacun de leur côté la figure de leur maître
bien-aimé, sans prendre le moindre souci de ce que
fait leur voisin, ni même de ce que demande la suite
de la chronologie. De là un choix arbitraire de frag-
ments, un défaut de Maison, des contradictions ap-
parentes, des détails omis dans celui-ci et rappoités
dans celui-là , une multitude de variétés dont an ne
se rend aucune raison. Cela est vrai. Et pourtant
— 209 —
c'est bien dans les quatre évangélistes la même figure
du Christ, la même sublimité, la même tendresse,
la même force, la même parole, le même accent, la
même singularité suprême de physionomie. Ouvrez
saint Matthieu lepublicain, ou saint Jean le jeune
homme vierge et contemplatif ; choisissez telle phrase
que vous voudrez dans l'un et dans l'autre, aussi
différente par l'expression que par le sujet , et pro-
noncez-la devant dix mille hommes assemblés , tous
lèveront la tête, ils ont reconnu Jésus-Christ. Et plus
on montrera le désaccord extérieur des évangélistes,
plus cet accord intime d'où ressort l'unité morale du
Christ deviendra une preuve de leur fîdéhté. Sils
rendent unanimement si bien la figure inimitable de
Jésus-Christ, c'est qu'il est devant eux; ils le voient
tel qu'il fut et tel qu'ils n'ont pu l'oublier. Ils le voient
avec leur sens, avec leur cœur, avec l'exactitude
d'un amour qui va donner son sang; ils sont à la
fois témoins , peintres et martyrs. Cette pose de Dieu
devant l'homme ne s'est vue qu'une fois, et c'est
pourquoi il n'y a qu'un Évangile , bien qu'il y ait
quatre évangéhstes.
Aussi quelle âme y est insensible? quelle âme
n'oublia un jour la science aux pieds de Jésus-Christ
peint par ses apôtres? Écoutez, pour en finir, une
parole française qui nous consolera des fureurs d'une
science que l'Évangile n'a pas désarmée. Elle est
d'un homme dont je vous ai déjà cité le jugement sur
Jésus-Christ, et elle exprime dans une langue claire
et heureuse le sentiment que laisse au profane comme
au chrétien la lecture de l'Évangile: « Dirons-nous
- 210 —
querhistoiredel'Évaagile estinventéeà plaisir? Mon
ami, ce n'est pas ainsi qu'on invemte, et les faits «de
Socrate , dont personne ne doute , sont moins attestés
que ceux de Jésus-Christ. Au fond , c'est reculer la
difficulté sans la détruire ; il serait h\&a plus inconce-
vable que plusieurs hommes d'accord eussent fabri-
qué ce liyre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le
sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ce
ton ni cette morale ; et l'Évangile a des caractères de
vérité si grands , si frappants , si parfaitement inimi-
tables, que l'inventeur en serait plus étonnant que
le héros ! »
Voilà la lang^ue française et le génie français. Et
c'est pourquoi vous ne devez pas être surpris de re-
venir au Christ après l'avoir quitté. La lucidité de
notre in teUigence nationale soutient en vous la lu-
mière de la grâce, et vous fait traverser comme des
géants ces abîmes hérissés de science, mais d'aune
science qui brave l'âme. Soyez fidèles à ce double
don qui vous porte vers Dieu ; jugez de la puissance
de Jésus-Christ par les efforts si contradictoires et si
vains de ses adversaires , et permettez-moi de vous
rappeler, en finissant, un trait célèbre qui peint cette
puissance , et dont quinze siècles ont confirmé l'élo-
quente prophétie.
Quand l'empereur Julien s'attaquait au christia-
nisme par cette ruse de guerre et de violence qui
porte son nom, et qu'absent de l'empire, il était allé
■chercher dans les batailles la consécration d'un pou-
voir et d'une popularité qui devaient, dans sa pensée,
achever la ruine de Jésus-Christ, un de ses fa mi-
— 211 —
liers , le rhéteur Libanius , rencontrant uïa chrélieB ,
lui demaiida , par dérision et avec toute l'iimsulte d'un
succès déjà sûr, ce que faisait le Galiléen ; le chré-
tien répondit : a 11 fait un cercueil. » Quelque temps
après, Libanius prononçait l'oraison funèbre de J ulien
devant son corps meurtri et sa puissance évanouie.
Ce que faisait alors le Galiléen, Messieurs, il le fait
toujours, quels que soient l'arme et l'orgueil qu'on
oppose à sa croix. 11 serait long d'en déduire tous
les fameux exemples ; mais nous en avons quelques-
uns qui nous touchent de près, et par où Jésus-
Christ, à l'extrémité des âges, nous a confirmé le
néant de ses ennemis. Ainsi , quand Voltaire se frot-
tait de joie les mains, vers la fin de sa vie, en disant
à ses fidèles : « Dans vingt ans , Dieu verra beau
jeu, )) le Galiléen faisait un cercueil : c'était le cer-
cueil de la monarchie française. Ainsi, quand une
puissance d'un autre ordre, mais issue de la sienne,
à quelque degré, tenait le Souverain Pontife dans
une captivité qui présageait la chute au moins ter-
ritoriale du vicaire de Jésus-Christ, le Gahléen fai-
sait un cercueil : c'était le cercueil de Sainte-Hélène.
Et aujourd'hui, en regardant l'Allemagne agitée par
les convulsions d'une science qui n'a plus de rives
et dont vous venez de voir un si lamentable travail,
nous pouvons dire avec autant de certitude que d'es-
pérance : Le Galiléen fait un cercueil, et c'est le cer-
cueil du rationahsme. Et vous tous, enfants de ce
siècle, mal instruits par les misères des erreurs pas-
sées, et qui cherchez hors de Jésus-Christ la voie,
la vérité et la vie , le Galiléen fait un cercueil contre
— 212 —
vous, et c'est le cercueil de toutes vos conceptions
les plus chères. Et toujours en sera-t-il ainsi, leGa-
liléen ne faisant jamais que deux choses : vivre de
sa personne, puis, soit avec du sang, soit avec de
l'oubli, soit avec de la honte, mettre au tombeau
tout ce qui n'est pas lui.
QUARANTE-QUATRIÉME CONFÉRENCE
DES EFFORTS DU RATIONALISME POUR EXPLIQUER
LA VIE DE JÉSUS-CHRIST
Monseigneur ,
Messieurs,
C'est donc en vain que le rationalisme a fait effort
pour anéantir et pour dénaturer la vie de Jésus-
Christ. Jésus-Christ est debout, la puissanee de l'his-
toire le protège contre toutes ces attaques, et le
maintient. Aussi a-t-il fallu que le rationalisme ten-
tât un dernier et suprême effort pour expliquer au
moins cette vie qu'il n'avait pu ni détruire ni désho-
norer. Nous catholiques , nous expliquons la vie du
Christ, nous expliquons le succès qu'il a obtenu, le
plus grand de tous, cette formation dans les eseprits
de la certitude ratioBBeMe de la foi, cette formation
— 214 —
dans l'âme de la sainteté par l'humilité, la chasteté
et la charité, cette formation dans le monde de la
société spirituelle, une, universelle et perpétuelle ,
nous l'expliquons par ce seul mot, que Jésus-Christ
est le Fils de Dieu. Mais, quand on ne l'explique pas
ainsi, quand on suppose que le Christ n'est qu'un
homme , il faut cependant se rendre compte à soi-
même de ce plus grand succès qui ait été jamais ob-
tenu, et qui est le sien. Or comme en dehors de la
puissancede Dieu iln'estquela puissance de l'homme,
si Jésus-Christ n'a pas agi par la puissance de Dieu,
il reste qu'il ait agi par la puissance de l'homme.
Mais la puissance de l'homme dans ses résultats
étant manifestement inférieure à ce que Jésus-Christ
a fait, il s'ensuit qu'il faut chercher dans l'homme
une certaine racine de puissance qui, en des cas
rares, peut se montrer tout à coup, et expliquer ce
qu'a été et ce qu'a fait le Christ. C'est-à-dire que
Jésus-Christ n'étant pas le Fils de Dieu , il n'est pas
non plus, comme il le disait, le fils de l'homme, il
n'est ni le Fils de Dieu, ni le fils de l'homme, il est
le fils de l'humanité, le produit illustre de cette
action sourde et progressive qui est la vie de l'huma-
nité , et qui , à de certains moments fastiques, s'ouvre
en quelque sorte, s'épanouit, tire de son sein un
être extraordinaire , et le pose dans une gloire où
tout ce qui viendra après le confirmera , jusqu'à ce
que l'humanité, toujours grosse de l'avenir, se trouve
mal représentée par cet être héroïque et souverain
qu'elle a produit, et un jour, en le saluant encore d'un
dernier aspect, le descende à terre et lui dise: Adieu.
— 215 —
C'est à réfuter ce système que je vais consa
notre dernière Conférence de cette année. Gela fa
tout ce qui est de la constitution et du caractère, tant
de l'Église que du Christ, vous ayant été manifesté
dans notre enseignement, il ne nous restera qu'une
chose : ce sera d'entrer dans la doctrine même de
l'Église et du Christ, pour vous l'exposer dans la
plénitude de son enchaînement ; après quoi nous
n'aurons plus qu'à nous reposer, vous, Messieurs,
de votre attention, et moi du bonheur de vous avoir
enseignés si longtemps.
Trois choses sont à expliquer dans la vie et le
succès de Jésus-Christ : sa doctrine, qui paraît sur-
passer toutes les autres , la foi que le monde a don-
née à cette doctrine , et, en troisième lieu , la réunion
de cette doctrine et de cette foi dans un corps hiérar-
chiquement constitué, qui est l'Église. Or, dit-on,
ce triple phénomène s'explique aisément par l'état
général des doctrines , des esprits et des nations , au
moment où Jésus-Christ a paru. D'abord par l'état
général des doctrines. On se représente ordinairement
celle de Jésus-Christ comme une doctrine neuve , in-
connue, créatrice , comme quelque chose qui n'avait
ni racines ni modèle dans le passé; c'est, au dire
du rationalisme, une très-palpable erreur. Jamais le
genre humain n'a été sans doctrine, c'est une part
nécessaire de sa vie. Que quelque idiot satisfait dans
la débauche de l'orgueil et des sens, passe à travers
le monde sans se soucier de doctrines, comme un
grain de poussière emporté par le vent passe et s'en
va, on n'y contredit point. Mais Thumanité a d'au-
— 216 -
très vouloirs et d'autres destinées. Il faut, qu'elle
connaisse., qu'elle clierche , qu'elle se rende compte
d'elle-même et de l'univers , qu'elle ait une foi , et
jamais, dans la réalité, elle n'a vécu sans cet élé-
ment spirituel. Gomme elle creuse la terre qui la
porte, comme elle fouille le ciel qui la couvre, ainsi
remue- 1- elle incessamment le sol fécond des doc-
trines pour y puiser un aliment qu'elle estime divin.
Ce travail n'est pas moins vif en elle que le tra-
vail extérieur et le travail scientifique, et tous en-
semble forment le tissu d'une action qui ne se décou-
rage jamais. Or trois lieux principaux en avaient
été le théâtre avant Jésus-Christ, l'Orient, l'Occi-
dent, et la Judée, qui était le nœud de l'un et de
l'autre.
L'Orient conservait la doctrine sous cette forme :
que l'homme était déchu , et qu'il avait besoin d'une
expiation pour retourner à un état meilleur; expia-
tion que favorisaient de cycle en cycle des incarna-
tions mystérieuses de Dieu. L'incarnation orientale,
l'expiation orientale, la métempsycose, ou l'épreuve
orientale, rien n'est plus célèbre dans l'histoire des
doctrines, et il suffit de vous poser ces termes devant
l'esprit pour qu'à l'instant même, allant au fond de
l'Inde, vous y retrouviez encore vivant cet ordre
d'idées. Quanta l'Occident, un travail d'une autre
nature s'était accompli dans son sein. Sous l'empire
d'une libre discussion, il s'était dépouillé davantage
des mythes passés ; il cherchait une sagesse qui fû
moins fondée sur la tradition que sur les données de
la raison pure, et Platon avait été le plus mémorable
— 217 —
instrument de ces explorations de l'esprit humain.
Il avait compris que Dieu était en communication
avec riiomme non-seulement par des traditions alté-
rées ou perdues, mais par l'effusion perpétuelle de
son Verbe en nous , le Verbe divin, le Logos éternel,
la raison absolue , dont notre raison et notre verbe
sont l'image transparente, en sorte qu'en regardant
ses propres idées , l'homme voit comme dans un mi-
roir les idées mêmes qui sont en Dieu et y forment le
Verbe premier. Et cette théorie de la manifestation
de Dieu par son Verbe, dont le verbe de l'homme
n'est que le diminutif et le reflet, était devenue le
point le plus élevé des doctrines de la Grèce et de
l'Occident. De son côté, le peuple juif avait main-
tenu avec une fidélité particuhèrele dogme de l'unité
de Dieu , celui de la création , et de plus une certaine
espérance de l'unité fondamentale de l'homme devant
un jour se restituer telle qu'elle était dans la famille
originelle.
Voilà évidemment l'état général des doctrines au
temps du Christ, et ces doctrines, isolées longtemps
chacune en leur lieu, avaient fini par se rencontrer
à la suite des conquêtes d'Alexandre et des envahis-
sements de Rome jusqu'en Asie. L'Orient , l'Occi-
dent, la Judée, et avec eux les brahmanes, les pro-
phètes, les sibylles, les sages, tous les documents
et tous les efforts du passé s'étaient comme donné
rendez-vous au pied du trône d'Auguste, le jour où
il ferma sur le monde les portes prophétiques du
temple de la Guerre. Au même moment naissait
Jésus-Christ. Doué d'un génie qui correspondait aux
IV. — 7
— 218 —
admirables circonstances de son siècle , il vit d'un
coup d'œil sûr le confluent des doctrines; il démêla
dans leur rencontre plus qu'une jonction fortuite, il
y découvrit les germes d'une profonde unité , et se
persuada qu'en leur donnant à toutes satisfaction ,
en greffant l'Orient sur l'Occident, l'Occident et l'O-
rient sur le tronc hébraïque, il arriverait à une doc-
trine qui à tout témoins s'assujettirait, dans les di-
verses parties du monde, un très -grand nombre
d'esprits. Il posa pour fondement le dogme oriental
de la chute, et déclara que lui, incarnation dernière,
supérieure à toutes celles qui avaient précédé, il ve-
nait pour expier définitivement la faute du genre
humain, et restituer aux hommes, avec leur pureté
native, tous leurs droits de naissance. Puis, comme
l'incf rnation orientale était déshonorée par trop d'é-
léments fabuleux , il appuya l'idée de la sienne sur
ce verbe de Platon , qui avait dégagé la communica-
tion de Dieu avec l'homme du mythe traditionnel
pour la réduire à une communication permanente
d'idées au fond même de l'entendement. Il déclara
qu'il était le Verbe de Dieu, la raison de Dieu, Celui
qui, de sa nature, illuminait tout homme venant en
ce monde, et qui, par la présence effective de sa per-
sonnalité, par la lumière extérieure de sa parole,
apportait à l'esprit une vision plus complète de la
vérité. Le Verbe divin était désormais en face du
verbe humain ; l'image n'avait qu'à regarder le mo-
dèle , la conséquence n'avait qu'à consulter le prin-
cipe, et de cette confrontation du dedans au dehors,
de la lumière à la lumière, naîtrait rillumination su-
— 219 —
prême du genre humain. Platon s'alliait ainsi aux
brahmanes de l'Inde, l'Occident à l'Orient; et enfin,
pour donner satisfaction aux idées hébraïques, outre
que Jésus-Christ se posait comme le Messie, il ac-
ceptait encore les dogmes de l'unité de Dieu et de la
création , inscrits à la première page de la Bible, et
qui étaient comme le patrimoine spécial du peuple
hébreu.
Tel fut, Messieurs, selon le rationalisme, le thème
de Jésus-Christ, le mode de formation de sa doc-
trine, et la cause efficiente de son succès doctrinal,
il n'a pas été créateur, mais éclectique ; son succès
n'a pas été un succès de création , mais un succès de
fusion. Avant de chercher ce qui en est par la com-
paraison des doctrines chrétiennes avec les doctrines
de fantiquité , sachons d'abord comment Jésus-
Christ s'est posé. S'est- il posé comme créateur?
A-t-ii dit : Je suis l'inventeur de la vérité? Non,
Messieurs ; il a dit : Je suis la vérité (1). 11 a dit : Je
ne suis pas venudétruire la loi, mais V accomplir (2).
Ce qui signifie : Je suis la vérité de tous les temps et
de tous les lieux ; je suis cette vérité qui était dans
le sein du Père, qui est apparue au premier homme
dans l'innocence du paradis terrestre, que les pa-
triarches ses successeurs ont connue, que Noé, en
descendant de l'arche , reçut et promulgua de nou-
veau , qu'Abraham , aux champs de la Ghaldée et de
la Syrie, vit et entendit, que Moïse, au pied du
(1) Saint Jean, chap. xiv, vers. 6.
(2) Saint Matthieu, chap. v, vers. 17.
— 220 -
Sinaï, recueillit, gravée de la main de Dieu ; je suis
cette vérité qui est la première et la dernière, et dont
jamais l'homme n'a pu totalement se passer. Voilà,
Messieurs , ce que Jésus-Christ a dit de lui , et ce que
l'Église dit encore de lui tous les jours. 11 n'a point
cherché, et nous ne lui cherchons pas un succès de
création ; nous n'avons jamais prétendu que le chris-
tianisme ait commencé avec l'apparition du Christ
sous Auguste. C'eût été perdre le christianisme que
de lui donner un caractère de nouveauté. Dès le pre-
mier jour du monde, dès la première parole de Dieu,
dès la première lueur divine qui fut en notre âme,
c'était le Christ qui agissait, parlait et se révélait, et
cette révélation s'est propagée par toute la terre avec
la dispersion des branches prim.ordiales du genre
humain.
Toutefois , à côté de ce phénomène de la propaga-
tion primitive et universelle du christianisme, com-
prenons qu'il s'en passait un autre bien différent, je
veux dire l'altération et la corruption progressive du
christianisme par l'oubli , le raisonnement et l'infidé-
lité. De la sorte, Jésus-Christ, quoique n'étant pas
nouveau , apportait au monde quelque chose que le
monde ne connaissait plus que par des espérances
mal définies et des souvenirs défigurés. Et, pour
commencer par l'Orient, il est vrai, l'Orient avait
conservé l'idée de la chute, de l'expiation, de l'in-
tervention divine pour réparer l'homme, nul ne le
contestera ; mais l'Orient avait étouffé cette idée
entre deux absurdités, le panthéisme et la métem-
psycose : l'un ^t l'autre affirmant que la purification
— 221 —
de l'homme avait pour but et pour effet le retour de
l'homme à la substance même de la Divinité, d'où il
était sorti , et qu'après des cycles d'épreuves plus ou
moins prolongés, Tétat final de l'humanité serait le
repos éternel et absolu d'une pleine déification. Or
Jésus-Christ a-t-il admis cette doctrine? a-t-il tran-
sigé avec l'Orient sur la métempsycose et le pan-
théisme? Non, Messieurs : il a enseigné tout le con-
traire; il nous a dit : Vous n'êtes qu'un néant qui
avez répondu à la parole créatrice de Dieu, et votre
destinée, bien qu'elle soit grande, ce n'est pas d'ar-
river à Dieu par la confusion de substance avec lui,
mais par la simple vision. Vous le verrez un jour, si
vous avez cru en lui; vous le posséderez présent, si
vous l'avez aimé absent : mais votre nature et votre
personnalité subsisteront devant lui. Le panthéisme
vous porte à la fois trop haut et trop bas : trop haut
en vous promettant d'être un par substance avec
Dieu ; trop bas en vous ravissant votre nature propre
et votre principe de distinction. Ce n'est point là
qu'est votre place et la vérité. Dieu et l'homme sont
deux à jamais , deux par leur essence , deux par leur
personnalité , deux par leur amour ; car Dieu a fait
l'homme par amour, et si l'homme correspond à cet
amour qui l'a cherché le premier, ce même amour
le récompensera éternellement. Si, au contraire,
l'homme est infidèle et ingrat, l'amour le repoussera
éternellement.
Je vous adjure , Messieurs , était - ce là h
dogme oriental, ou bien n'en était-ce pas le ren-
versement?
— 222 —
Et quant à l'Occident, on parle de Platon. Mais
Platon, d'abord, était-il tout TOccident? Résumait-
il en lui l'Occident? Est-ce qu'Aristote, Épicure,
Zenon, Pyrrhon, n'existaient pas au même titre, et
leurs doctrines ne partageaient-elles pas, avec celles
de l'Académie, l'empire des esprits? Vous voulez
que Platon ait été ]a plus haute expression de la sa-
gesse occidentale; ne le contestons pas, et, envoyant
ce qu'il pensait , voyons ce que lui doit Jésus-Christ.
Dans l'ordre métaphysique, Platon croyait à l'éter-
nité de la matière et du chaos, mettant le monde en
face de Dieu comme une substance inférieure, mais
parallèle et incréée ; dans l'ordre moral, il niait
l'existence du libre arbitre, et affirmait en propres
termes que nul n'est volontairement mauvais , parce
que tout mal a pour principe une erreur indélibérée
de l'esprit. Dualisme et fatalisme, voilà ce Platon
tant admiré, que j'ai loué moi-même, que je louerai
encore : homme admirable , en eiïet , qui , étant
plongé comme tous les autres dans la lumière presque
éteinte de l'antiquité, a entrevu çà et là l'ombre du
vrai , lui a jeté de loin des cris pénétrants , comme s'il
l'eût reconnue, et, sans pouvoir l'amènera lui , are-
couvert ses désirs et ses regrets de ce royal vêtement
qui a fait le charme de ses pensées , la beauté de son
discours et la majesté de son renom. Nul sage ne
l'égala jamais dans l'invocation de la vérité ; nul n'en
pressentit mieux l'avenir ; nul n'habilla le demi-jour
de l'erreur d'une pourpre plus étincelante et plus
propre à consoler l'âme de n'étreindre qu'un rêve.
Mais en faire un ancêtre de Jésus-Christ, et le nœud
— 223 ^
par où l'Évangile se rattachait à l'Occident, c'est trop
espérer de sa gloire. Jésus-Christ niait le dualisme et
le fatahsme platoniciens comme il niait le panthéisme
et la métempsycose de l'Inde, et, s'il s'est appelé le
Verbe, Fils de Dieu, cette expression relevait d'un
mystère que Platon ne connaissait pas , celui d'une
triple personnalité dans la substance une et indivi-
sible de Dieu.
Les Juifs, à leur tour, quoique possesseurs du
christianisme primitif et de l'attente du Messie,
avaient corrompu ce dépôt dans leur pensée, en fai-
sant de la vérité chrétienne , qui est le patrimoine de
tous, leur héritage particulier, en substituant l'idée
de la loi à l'idée de la foi, Moïse au Christ, le per-
sonnel à l'universel. C'est ce que saint Paul leur re-
proche dans l'Épître aux Romains , où il se donne
tant de peine pour leur expliquer l'infériorité de la
loi à la foi , comment le Christ était le principe du
salut dès le temps d'Abraham, et comment les œuvres
de la loi , entendues et accomplies en dehors de Jésus-
Christ, étaient une cause de mort. Les Juifs se mon-
traient rebelles à cet énergique langage ; déjà tout
couverts du sang libérateur, et même en communion
avec lui, ils persistaient à vénérer l'idole qui élevait
leur amour-propre national au rang d'un devoir et
d'une vertu, et leur persuadait que le judaïsme allait
subjuguer l'univers. Dans le sens chrétien, cela était
vrai; dans leur sens à eux, cela était faux. Jésus-
Christ avait donc à combattre la Judée, aussi bien
que l'Orient et l'Occident. Et si vous voulez mieux
voir encore que la doctrine chrétienne ne fut pas un
— 224 —
succès de fusion, mais un succès de contradiction,
contradiction à l'Orient, contradiction à l'Occident,
contradiction au peuple hébreu, vous n'avez qu'à
considérer le panthéisme tel que l'a conservé l'Orient,
le judaïsme tel que l'entendent encore les restes d'Is-
raël , et le platonisme tel qu'on l'a ressuscité sous
nos yeux.
Le panthéisme vit dans l'Inde; l'Inde est aujour-
d'hui , comme autrefois, sa terre de prédilection; il y
vit sous les mêmes formes et dans les mêmes doctrines
qu'au temps de Jésus- Christ. Or aucune contrée et
aucun système n'ont opposé plus de résistance à l'a-
postolat chrétien. Voici trois siècles que la grande
péninsule indique nous est ouverte ; plusieurs nations
européennes y ont ensemble et successivement ré-
gné; l'Angleterre en est aujourd'hui la maîtresse;
nous la tenons par nos missionnaires comme par nos
armes sous les serres de notre domination, et nulle
part, pas même dans cette Chine qui nous est fer-
mée, l'action de Jésus-Christ n'a été moins récom-
pensée par le succès. Le brahmanisme a résisté à
l'exemple comme à la discussion ; il a été de granit
pour la vérité , à la manière d'une chose qui est in-
compatible avec une autre, et qui la repousse d'au-
tant plus qu'elle s'approche davantage. On en a donné
plusieurs raisons , telles que le régime des castes et
l'aversion qui en résulte pour nos principes d'égalité.
Peut-être aussi le brahmanisme, à cause des tradi-
tions même qu'il a conservées sur la chute et la ré-
paration , a-t-il été moins sensible au mystère de la
Rédemption par le sang de Jésus-Christ; comme on
— 225 —
voit des âmes en qui la possession d'une certaine me-
sure de vérité sert d'un obstacle invincible à l'acqui-
sition du reste. L'honnête homme en est là souvent,
Messieurs, quand il a le malheur de n'être pas chré-
tien ; sa probité le rassure contre Dieu , tandis que le
misérable, en se regardant, n'a rien qui lui fasse
illusion. C'est pourquoi Jésus-Christ disait : Ces
femmes que vous appelez perdues voies précéderont
dans le royaume du ciel (1). Elles sont, en effet,
proche du bien à force d'en être loin ; elles touchent
parThumiliation aux pieds de Jésus-Christ, et quand
on est aux pieds de Jésus-Christ, on est bien près
de son cœur. Ainsi peut-être en est-il des nations
qui ont perdu toute la vérité; elles sentent le besoin
de la reconquérir, tandis que celles qui en gardent
encore les débris, s'enorgueillissant du peu qu'elles
ont, méprisent le désir et la recherche de ce qu'elles
n'ont pas. Quoi qu'il en soit, le panthéisme indien
n'a pas changé ; il est tel aujourd'hui qu'au siècle
d'Auguste ; et que son insensibilité envers Jésus-
Christ provienne d'une cause ou d'une autre, elle
n'en prouve pas moins combien est chimérique la fu-
sion de doctrines par laquelle on veut expliquer la
formation du dogme chrétien.
Le spectacle de l'hébraïsme vivant nous conduit à
la même conclusion. Et pour ce qui est du platonisme.
Dieu a permis qu'il ressuscitât de nos jours, afin
qu'en le voyant à Toeuvre, nous puissions juger de
sa sympathie doctrinale pour Jésus- Christ. Vous
(1) Saint Matthieu, chap. xxi, vers. 31.
— 226 —
comprenez tous à quelle école je fais allusion; vous
savez comment cette école a remis en honneur le
dualisme platonicien en écartant de sa philosophie le
dogme fondamental de la création du monde par
Dieu , et vous savez aussi ce que tout le reste du
christianisme est entre ses mains. Nous n'avons pas
dans la littérature contemporaine d'ennemis plus
avoués que les amis de Platon. Soit donc que nous
regardions le panthéisme, l'hébraïsme et le plato-
nisme, tous les trois subsistant devant nous comme
au temps de Jésus-Christ, il nous est aisé de juger
que le christianisme n'a pas été le résultat d'une fu-
sion entre toutes les doctrines de l'ancien monde,
mais une œuvre de renouvellement et de contradic-
tion. L'Évangile a tout renouvelé, parce que tout
avait été oublié; il a tout contredit, parce que tout
avait été nié ou défiguré ; il a eu pour adversaires
toutes les doctrines , parce qu'il les a toutes mécon-
nues et repoussées. Et tel il était autrefois, tel il est
encore aujourd'hui sous ce rapport. L'intolérance
dogmatique qu'on lui reproche définit sa nature et
constate son originalité.
Mais le succès de Jésus-Christ n'a pas été seule-
ment dans la formation puissante et autochthone de
sa doctrine, il a été aussi un succès de foi. Une doc-
trine n'est rien encore tant qu'elle n'a pas pris pos-
session des esprits par une foi qui lui donne vie et
action. Comment l'ancien monde a-t-il cru à Jésus -
Christ? Comment les hommes de l'Orient et de l'Oc-
cident, les sages comme les simples, et enfin les na-
tions, ont-ils abdiqué les enseignements qu'ils avaient
— 227 —
reçus du passé pour se faire les disciples d'un Juif
crucifié à Jérusalem ? Le rationalisme l'explique
ainsi. Selon lui, à l'époque d'Auguste, l'esprit im-
main était las. D'une part, il n'acceptait plus l'ido-
lâtrie , qui était la forme populaire des doctrines an-
tiques, et d'une autre part, la philosophie n'ayant
rien fondé, il s'en était suivi une double lassitude de
l'intelligence, lassitude de la religion publique, las-
situde des efforts impuissants de la philosophie. On
errait dans le vide et au hasard, en appelant une foi
nouvelle. Jésus -Christ vint. Il inaugura devant ce
monde épuisé et tout prêt une affirmation qui ne
blessait qu'à demi le sens général ; on Técouta , on
avait besoin de croire , et l'on crut.
Pour moi, Messieurs, je ne crois guère à cette ge-
nèse de la foi chrétienne. Quand une époque a perdu
la foi, il n'est pas si aisé de la lui rendre, et nous en
avons quelque preuve aujourd'hui. Le rationalisme,
en des temps pareils, envahit tous les cœurs, et le
rationaUsme n'est jamais convaincu de son impuis-
sance, ni las de sa personne. Si quatre ou cinq siè-
cles d'efforts inutiles, avant Jésus-Christ, l'eussent
découragé, aujourd'hui qu'il compte dix-huit cents
ans de plus de vaines tentatives , il devrait être à la
veille d'abdiquer. Or y songe-t-il? Ne le voyons-
nous pas plus affîrmatif , plus fier, plus sûr de lui
que jamais ? Ainsi en sera-t-il encore dans mille ans.
Au bout de mille ans, notre postérité verra des maî-
tres monter dans les chaires de ce temps-là et lui
dire avec un imperturbable aplomb : Messieurs, nous
allons créer la philor^ophie , ou du moins , si nous
— 228 —
n'avons pas cet honneur, nous touchons au siècle
fortuné qui en posera les dernières assises. Tel est le
rationalisme. Aucune expérience ne l'a dégoûté et
ne le dégoûtera jamais de lui ; il renaît de ses cen-
dres, ou plutôt il ne vit ni ne meurt, enfant crédule
qui aspire à la maturité sans sortir une fois de son
berceau. Ne nous en étonnons pas : il part d'un prin-
cipe qui exclut la vie, parce qu'il exclut la foi : et
pourtant la foi le tuerait. Il n'a que le choix de la
mort , et il préfère naturellement celle qui lui laisse
l'apparence d'être quelque chose, ne fût-ce qu'un
doute et une négation. Le rationalisme est incor-
rigible , parce que se corriger, pour lui , c'est n'être
plus.
En admettant donc que l'état général des esprits,
au siècle d'Auguste, fût le vide et la lassitude, on
n'aurait point expliqué par cette remarque la propa-
gation de la foi chrétienne qui s'accomplit alors avec
tant de puissance et de rapidité. Mais je n'admets
pas que tel fût, sous Auguste, l'état général des es-
prits. Sans doute l'idolâtrie était tombée dans le mé-
pris d'un grand nombre d'hommes éclairés ; mais 1g
peuple ne la méprisait pas. L'esprit populaire était
sympathique à l'idolâtrie, qui renfermait plus que
jamais tous les souvenirs qu'adorait la multitude, et
tous les spectacles dont elle avait besoin. L'esprit
politique favorisait cette tendance; il soutenait l'ido-
lâtrie comme une nécessité de l'État. Et certes, on
vit bien où en étaient l'esprit populaire et l'esprit
politique à cet égard, lorsque enfin Jésus -Christ
vint demander à Rome ce droit de cité qu'elle n'avait
— 229 -
refusé à aucun des dieux qu'elle avait vaincus. Ne
sait- on pas quelle fut la réponse? Ne sait-on pas qui
répondait aux martyrs du Christ, dans les amphi-
théâtres, par l'insulte et les cris de mort? Tandis
que les empereurs et les proconsuls rendaient des
arrêts contre eux au nom de l'esprit politique, le
peuple rendait aussi les siens dans la forme et la
puissance qui lui sont propres. L'empire versait le
sang, le peuple le réclamait, et, après l'avoir obtenu,
il le jetait à la figure du Christ. Et, par derrière l'em-
pire et le peuple, le rationalisme, formant l'arrière-
garde de l'idolâtrie, retrempait ardemment sa plume
aux sources de l'erreur. L'on voyait ces platoniciens
si vantés pour leur spiritualisme déchirer l'Évangile
phrase à phrase, le torturer, le maudire; on les
voyait se reprendre d'amour pour Jupiter et tous les
vieux dieux , leur faire des généalogies , leur consa-
crer toute une philosophie nouvelle, leur porter des
offrandes; et rien ne leur coûtait, ni science, ni sar-
casmes, ni pratiques, rien de ce qui pouvait être
contre le christianisme un outrage ou un argument.
Est-ce là ce qu'on appelle la lassitude des esprits?
Est-ce là cette conjuration tadte des temps en faveur
du Christ? Ah! lorsqu'il eut enfin conquis la foi du
monde et que les successeurs de ses apôtres parurent
à Nicée, on put voir sur leurs visages mutilés s'ils
venaient de la paix ou de la guerre , s'ils étaient les
enfants de la faveur ou de la persécution , si l'esprit
populaire , l'esprit poUtique', l'esprit rationaliste ,
avaient été leurs serviteurs, et ce que valent ces sys-
tèmes conçus après coup , où l'on explique la vie du
— 230 —
patient par la bonne volonté du bourreau qui n'a fait
que de le tuer. Julien au moins a dit le vrai mot :
(( Galiléen , tu as vaincu ! »
Nous retrouvons ici, comme pour la formation
du dogme chrétien, non pas le principe de la fu-
sion, mais le principe de la contradiction. Jésus-
Christ a contredit tous les esprits comme il avait
contredit toutes les doctrines ; il a vaincu tous les
esprits aussi bien que toutes les doctrines : voilà la
vérité.
Cependant ce n'était pas encore tout pour lui de
fonder une doctrine et d'obtenir la foi ; ce n'était pas
tout de fonder une doctrine en contredisant toutes
les doctrines , de fonder un esprit de foi en contredi-
sant tous les esprits. Il lui fallait de plus fonder l'É-
glise, c'est-à-dire une société d'hommes vivant de
cette doctrine et de cette foi. Ici, le rationalisme in-
voque, pour expliquer le succès, l'état général des
nations. Il expose qu'au temps d'Auguste un double
besoin travaillait les peuples, savoir : un besoin d'af-
franchissement et un besoin d'unité. Les peuples
avaient subi l'un après l'autre le joug des Romains,
et dépouillés de leur indépendance , victimes de la 1
rapacité croissante des proconsuls, ils épiaient d'un
œil attentif le progrès de la corruption romaine,
attendant, comme tous les esclaves, cette heure de j
faiblesse qui suit inévitablement une prospérité sans
limites et sans contre-poids. Elle venait à grands
pas. Jésus-Christ venait de son côté, à la même heure,
à l'heure précise. Et qu'apportait -il? L'élévation
aux petits, dans l'idée d'une commune origine et
~ 23] —
d'une sainte fraternité ; la force aux faibles , aux
femmes, aux enfants, dans l'idée d'un droit domes-
tique nouveau; le secours aux peuples opprimés,
dans l'idée d'une république universelle fondée par
Dieu même et gouvernée par lui. Quoi de plus ma-
gique, de plus sûr de son effet? Quand donc parut
Jésus-Christ, et que du fond de la Judée l'air lui-
même eut porté jusqu'aux extrémités du monde sa
parole libératrice, avec quel saint espoir le genre
humain ne dut-il point tressaillir, se lever et regar-
der ! Quoi d'étonnant si des femmes, des enfants, des
ouvriers, des esclaves, des pauvres, des méprisés
de tout genre et de toute patrie lui firent cortège,
jetant leurs habits sous ses pieds, agitant des ra-
meaux sur son passage , non pas une fois , quand il
entrait à Jérusalem la veille de sa mort, mais après
sa mort même, ne voulant pas qu'il fût mort, et
criant à ses disciples comme à lui : Hosanna au
fils de David , béni soit celui qui vient au nom
du Seigneur (1)! Cet hosanna était le cri de la
délivrance, la réponse à l'homme qui avait entendu
le gémissement de l'homme, et d'où qu'il vînt, quel-
que nom qu'il prît , quels que fussent sa race et son
dessein , homme ou Dieu , il ne pouvait ne pas être
accepté tel qu'il se donnait. Qu'importe au pri-
sonnier qu'on délivre d'où on lui vient? Au malheu-
reux , à l'opprimé , qu'importe d'où vienne le libéra-
teur?
Qui sauve son pays est inspiré des cieuxl
{!) Saint Matthieu, chap. XXI, vers 9.
— 232 —
J'en conviens, Messieurs, ces idées sont belles,
cela nous touche, de penser que quand les peuples
sont esclaves et corrompus, ils aspirent à l'affran-
chissement. Mais, hélas! l'histoire prononce autre-
ment que le cœur de l'homme. On sait par elle que
les nations tombées dans la servitude ne désirent pas
la liberté. De même que l'apostat de la vérité la mau-
dit, de même l'apostat de la liberté, le peuple qui
l'a perdue par sa faute, et on la perd toujours par sa
faute, en prenant un cœur d'esclave, ce peuple-là
n'aspire point à la recouvrer. Il souffre, il est avili ;
mais, pour sentir son malheur et reconquérir le bien
qu'il a perdu , il lui faudrait un cœur d'homme hbre :
il ne l'a point. Il aime les bénéfices de la servitude
et redoute les charges de la liberté, surtout de celle
qu'on n'a plus et qui s'achète si cher. Il lui faudrait
mépriser jusqu'à sa vie, être prêt à la jeter au vent,
pourvu que de sa mort quelque enseignement sortît,
et que son dernier souffle aidât de loin à la délivrance
et à l'honneur. Le peuple esclave ne connaît pas cet
héroïsme, et peut-être il le méprise. Vous en avez
des preuves, Messieurs, ailleurs même que dans
l'histoire, et, sans jeter les yeux aujourd'hui sur le
continent européen, je vous porte de ce pas sur les
rivages de l'Afrique : regardez-y le nègre. Vous lui
envoyez des escadres pour protéger sa liberté contre
la conjuration des marchands ; vous faites bien, sans
doute : c'est un devoir peut-être , un honneur certai-
nement. Mais avez-vous la simplicité de croire que
vous empêcherez la traite? Partout où l'homme veut
se vendre, il trouve des acheteurs ; partout où des
— 233 —
cœurs d'esclaves se rencontrent , ils forment des maî-
tres , quand même il ne s'en trouverait pas de tout
faits. Tant que le nègre vendra la chair de son com-
patriote , toutes les escadres du monde civilisé ne le
relèveront pas des conséquences de cette atroce bas-
sesse de cœur : et il en est de même, plus ou moins,
de tous les peuples assouplis à la servitude et à la
corruption. Ils ne cherchent pas la délivrance, mais
le prix de leur âme et de leur corps , et ils s'estiment
assez payés de l'abjection de l'esclavage par l'abjec-
tion du vice. C'était l'état du monde romain. Jésus-
Christ, il est vrai, lui apportait la liberté, mais avec
la vertu et par la vertu. Le marché était trop lourd
pour lui, il ne l'accepta point. Même après l'Église
fondée , l'empire continua dans la décadence ; il alla
de Dioclétien aux eunuques de Constantinople, et
quand l'Occident, renouvelé parles barbares, vou-
lut lui venir en aide jusqu'au fond de l'Orient,
quand il arma pour lui tous ses chevaliers , le mal-
heureux ne tendit à la main latine qu'une main inca-
pable de sincérité. Il repoussa par la trahison le sang
qu'on lui donnait, ayant peur de voir trop près de
lui des hommes qui savaient porter le fer et s'abdi-
quer.
Jésus-Christ put bien fonder une Église, mais non
pas régénérer l'empire. Il forma des âmes libres en
formant des âmes saintes qu'il attirait à lui du milieu
de la corruption générale ; mais les peuples ne répon-
dirent point à son appel en tant que peuples , afin
qu'il fût manifeste que son œuvre n'était pas le ré-
sultat de circonstances politiques où le cours des
— 234 —
choses avait amené le genre humain. Il eut contre
lui la passion de la servitude , au lieu d'avoir pour
lui le besoin de l'affranchissement. Et telle est encore
la situation de son Église ici-bas. Quoique favorable
à tous les droits légitimes qui composent ensemble
l'honneur et la liberté des nations , elle suscite inces-
samment contre elle , sous le nom même de la Uberté,
les instincts de la servitude. On lui demande la li-
cence , et on lui propose l'oppression : c'est le cri de
la nature dans tous les temps. En les refusant toutes
deux, aujourd'hui comme autrefois , elle répond sans
doute aux vrais besoins de l'homme; mais elle y ré-
pond à la manière de Dieu , par une force qui s'im-
pose , et par un bienfait dont nul ne peut réclamer la
gloire que le bienfaiteur.
Il en est de même de l'unité. Je ne nie pas que
l'empire romain n'eût répandu dans les esprits, par
suite d'une administration commune à une foule de
peuples divers, l'idée d'une vaste organisation so-
ciale. Mais cette idée, au degré où elle existait , ne
sortait pas du cercle fort étroit d'une domination
purement politique. On n'entrevoyait pas , même au
fond de cette unité, la pensée que le genre humain
fût un seul être ou un seul corps. On entendait par
unité qu'une seule nation fût maîtresse des autres ,
qu'un César fût le César de tout le monde; mais
l'unité spirituelle des âmes par la foi, l'espérance et
la charité , sous un seul chef visible, représentant et
vicaire de Dieu , on n'en avait pas même le pressen-
timent le plus confus. Dès que l'Église universelle
eut fait un pas dans le monde et eut ainsi révélé ce
- 235 —
secret de sa destinée, elle ne donna lieu qu'aune peur
immense dont elle subit encore maintenant le du-
rable contre- coup. La passion de la nationalité est
aussi forte aujourd'hui contre l'Église qu'il y a dix-
huit siècles , et ceux-là mêmes qui aspirent à l'unité
sociale du genre humain ne peuvent supporter l'idée
de la république chrétienne, si ce n'est comme un
exemple ou une image dont ils se servent pour re-
présenter leur propre conception. Quel philosophe
ou quel homme d'État songe à l'unité dans le sens
chrétien, si ce n'est pour la craindre ou la haïr?
Vous le voyez, Messieurs, nous nous retrouvons
toujours, par l'examen des faits non-seulement an-
ciens, mais présents, à la même conclusion, savoir:
que le principe du succès de Jésus -Christ, qu'il
s'agisse de la formation de sa doctrine, de la propa-
gation de sa foi ou de l'établissement de son Église ,
n'a pas été un principe de fusion , m.ais un principe
de contradiction. Gomme il avait contredit toutes les
doctrines par la sienne, tous les esprits parle sien,
il a contredit par son Église toutes les nations, c'est-
à-dire qu'il a bravé et qu'il brave encore, dans la
perpétuité de son œuvre, toutes les forces conjurées
du genre humain.
Allons plus loin. Messieurs, et recherchons la
cause suprême de cette contradiction. Recherchons
pourquoi Jésus-Christ contredit tout et est contredit
par tout et par tous, même trop souvent par ceux
qui ont sa foi, qui appartiennent à son Église, qui
mangent sa chair et qui boivent son sang. La cause
n'en est pas dans la région de l'esprit; le rationa-
— 236 —
lisme se trompe en cherchant là l'explication du
mystère chrétien. Jésus- Christ va plus loin que
l'intelligence; il va jusqu'à l'âme, qui est le centre
de tout, pour lui demander le sacrifice de ses plus
chers penchants, pour la convertir du mal au bien,
de l'orgueil à l'humilité, de la convoitise sensuelle à
la chasteté, de la jouissance à la mortification, de
l'égoïsme à la charité, de la corruption à la sainteté.
Et l'homme oppose à cette entreprise une résistance
désespérée; il arme contre Jésus- Christ sa raison,
son cœur, le monde, le genre humain, la terre et le
ciel, et même , vaincu parle sentiment de sa misère
et par la douceur éprouvée du joug de l'Évangile,
il ne laisse pas de sentir au dedans de lui, jusqu'au
dernier moment, une possibilité et une arrière-soif de
révolte. Là est tout le secret. Et si vous voulez com-
prendre la difficulté du triomphe de Jésus-Christ, je
ne vous proposerai pas de convertir le monde, non ,
mais un seul homme. A vous , princes des nations , à
vous qui commandez par l'esprit, ou la richesse, ou
le pouvoir, je vous demande de faire un homme
humble et chaste, un pénitent, une âme qui juge
son orgueil et ses sens, qui se méprise, qui se haïsse,
se combatte, et, soit comme preuve, soit comme
moyen de sa conversion, avoue à vos pieds les er-
reurs de sa vie. Je ne vous demande que cela. Le
pouvez -vous? l'avez-vous jamais fait? Ah! qu'un
roi vous appelle dans son cabinet, tout flamboyant
de la majesté du trône, et vous presse d'avouer vos
fautes à ses pieds ; vous lui direz : Mais, Sire, j'aime-
rais mieux me confesser au cordonnier qui me chausse.
— 237 —
Que le philosophe le plus célèbre de son siècle emploie
toute son éloquence pour vous persuader de vous
mettre à ses genoux et de devenir son pénitent, vous
ne prendrez pas même la peine de tourner les talons
pour lui rire au nez. Pardonnez-moi ces expressions,
Messieurs : elles seraient violentes en une autre oc-
casion; ici elles ne sont que justes et graves. Et
pourtant ce que les rois, les philosophes et les na-
tions ne pourraient obtenir, tous les jours un pauvre
•jrêtre, un homme inconnu, le plus obscur des
nommes l'accomplit au nom de Jésus-Christ. Il voit
des âmes touchées de leur misère venir le cher-
cher, lui qui ne les connaît pas, et lui avouer ingé-
nument les hontes de leurs passions. C'est la porte
par où l'on entre en Jésus- Christ, par où l'on y
reste, par où l'Église entre elle-même; car l'Église
n'est que le monde pénitent, et ce seul mot vous dit
tout le miracle de sa fondation et de sa perpétuité,
aussi bien qu'il vous explique la force de contradic-
tion active et passive qui est en Jésus-Christ. Jésus-
Christ contredit toutes les doctrines , parce que sa
doctrine est sainte , et que le monde est corrompu ; il
contredit tous les esprits, parce que son esprit est
saint, et que le monde est corrompu; il contredit
toutes les nations , parce que son Église est sainte,
et que le monde est corrompu; et, par la même
raison, le monde contredit les doctrines, l'esprit et
l'Eglise de Jésus-Christ.
C'était donc avec justice, en certain sens, que dans
la première procédure dirigée contre les chrétiens
par les ordres de Néron , ils furent convaincus , au
— 238 -
rapport de Tacite, de haine contre le genre humain.
Ils haïssaient, en effet, tout ce que le monde estime,
ils s'en prenaient à toutes ses pensées et à toutes ses
affections pour les renverser de fond en comble, et,
bien que ce fût par amour pour lui, le monde n'était
pas tenu de le comprendre et de leur en savoir gré.
La charité même , tant elle était nouvelle, se revêtait
d'une couleur hostile, et la mort de Jésus- Christ
sur la croix, ce chef-d'œuvre d'amour, paraissait une
insulte plutôt qu'un dévouement. Tout était contra-
diction, parce que tout était Dieu; et, afin qu'il fût
prouvé qu'en effet rien n'était de l'homme, on devait
à tout jamais reconnaître Jésus-Christ à cette mar-
que, selon la parole qui avait été dite de lui, lors de
sa première apparition parmi les hommes : Celui-ci
est posé pour êti^e un signe à qui Von contredira [i).
Et lui-même, rappelant les prophètes, avait dit à
ses ennemis : N'avez -vous jamais lu cette parole:
La pierre que les architectes ont rejetée est devenue
la pierre de l'angle; le Seigneur a fait cela, et la
merveille est sous vos yeux (2)? La prophétie s'ac-
complit encore chaque jour; les princes, les na-
tions , les savants , les sages , les habiles , les archi-
tectes enfin, rejettent la pierre, ils la déclarent
incommode ou usée par le temps ; ils n'en veulent
plus : et cependant c'est encore la pierre de l'angle,
et la merveille est sous vos yeux. Elle porte tout,
quoique tout la repousse; elle a le double caractère
(1) Saint Luc, chap. ii, vers. 34
(2) Saint Matthieu , chap. xxi , \ ors. 42.
— 239 —
de la nécessité et de l'impossibilité. Reconnaissez là,
Messieurs, une lutte entre deux volontés qui ne sont
pas égales, la volonté de l'homme qui se révolte , et
la volonté de Dieu qui se fait obéir de Thomme , en
l'homme et malgré l'homme. Et vous , chrétiens , fils
de cet ouvrage , où Dieu vous a donné une si heu-
reuse place , comprenez la nécessité où vous êtes de
toujours souffrir, de ne pas triompher par le triomphe,
de peur qu'on n'accuse Jésus-Christ de devoir quel-
que chose à l'homme, mais de triompher sur la croix,
afin que votre victoire soit celle de Dieu , et que vous
puissiez redire aujourd'hui, dem.ain et toujours, la
parole qui est le plus haut signe de la divinité de
Jésus-Christ, après tant d'autres signes que vous en
avez vus : La pierre que les architectes ont rejetée
est devenue la pierre de V angle; le Seigneur a fait
cela^ et la merveille est sous vos yeux.
CONFÉRENCES
NOTRE-DAME DE PARIS
ANNÉE 1848
Il E DIEU
7»
QUARANTE-CINQUIÈME CONFÉRENCE
DE l'existence DE DIEU
Monseigneur (1),
Messieurs ,
Nous avons prouvé la divinité de la doctrine ca-
tholique en deux manières : nous l'avons prouvée
par ses résultats, en montrant que la doctrine ca-
tholique produit cette merveille de l'ÉgUse, à quoi
rien n'est comparable, et qui surpasse évidemment
toutes les forces humaines ; nous l'avons prouvée en
établissant qu'elle a eu pour fondateur Jésus-Christ,
envoyé de Dieu et Fils de Dieu. L'effet de la doctrine
étant divin, et sa source l'étant aussi, il est mani-
feste qu'elle porte elle-même le caractère de la divi-
nité, ou , en d'autres termes, qu'elle est divine. Il
(1) Mei AiTre, archevêque de Paris
^ 244 —
semble donc, Messieurs, que notre tâche est accom-
plie, et qu'ayant mis au front de la doctrine dont
nous sommes le ministre, le plus sacré des carac-
tères et le plus certain , nous n'avons plus rien que
deux choses à vous dire , ou plutôt à vous comman-
der : le silence et l'adoration.
Mais l'esprit humain est fait de telle sorte, il a été
si bien trempé dans la lumière, que vît-il de ses
propres yeux la main de Dieu lui apportant la doc-
trine, il ne s'estimerait pas content de la recevoir
s'il ne recevait avec elle le droit et la puissance d'en
sonder les profondeurs. Sans doute la voie d'au-
torité est une voie juste, naturelle, nécessaire à notre
état présent; mais elle ne nous suffît pas, car notre
état présent renferme les prémisses de l'avenir qui
nous est promis , et où rien ne nous rassasiera que
la lumière vue de face dans l'essence même de Dieu.
Nous ne souhaitons pas, Messieurs, de voir dès au-
jourd'hui cette lumière dans sa plénitude infinie ;
nous concevons que des bornes ont été mises à notre
regard et à notre horizon : mais si faible que soit
notre regard, c'est le regard d'un esprit; si étroit
que soit notre horizon , c'est un horizon tracé par
la main de Dieu. Notre regard cherche la lumière ,
et notre horizon en contient des traits. Sitôt donc
qu'une doctrine nous est présentée, de quelque main
qu'elle vienne, nous voulons y descendre, l'inter-
roger par le dedans , nous assurer enfin qu'elle a
d'autres signes de vérité que les signes extérieurs ,
si grands qu'ils soient. Je ne puis, Messieurs, échap-
per à cette loi de votre être , et je ne le veux pas ; je
— 245 —
la respecte en vous comme en moi-même ; j*y reco
nais votre origine et votre prédestination. Il fau.
donc après tant d'années où je vous ai conduits dans
les dehors du christianisme, franchir sous Tœil de
Dieu les portes du temple, et regarder, sans crainte
comme sans présomption, la doctrine elle-même,
fille de Dieu et mère de votre âme.
Je ne vous promets pas de vous en démontrer la
supériorité absolue; nous ne le pourrions qu'en quit-
tant ce monde pour aborder aux clairs rivages de
l'infini. Mais je vous promets qu'en la comparant à
toutes les doctrines qui ont essayé d'expliquer les
mystères du monde , vous y démêlerez sans peine
une incontestable et divine supériorité. Je vous pro-
mets qu'une lumière en jaillira, qui, sans atteindre
toujours jusqu'à l'évidence, en sera du moins un
glorieux crépuscule , et peut-être même quelquefois
une sorte de nuance entre la raison de l'homme et la
raison de Dieu. Votre âme, en s'élevant avec des
vérités obscures, les verra peu à peu blanchir dans
l'aube de la contemplation ; elle s'habituera, dans ce
saint exercice, à des vols qui lui étaient inconnus, et
s'étonnera un jour de la sublime légèreté des plus
grands mystères.
Mais où prendj:'ons-nous donc notre point d'appui
pour fonder la doctrine et nous l'approprier? Où
prendrons -nous des termes de comparaison et des
moyens de vérification? Messieurs, il ne nous sera
pas nécessaire de les chercher au loin. Dieu a mis
proche de nous les instruments destinés par sa Pro-
vidence à nous conduire vers lui; il nous les a don-
— 246 —
nés dans la nature et dans l'intelligence, dans la
conscience et dans la société. C'est là le quadruple
et unique palais qu'il nous a bâti : quadruple par la
diversité de ses constructions , unique par les rap-
ports qu'elles ont les unes avec les autres , et par le
séjour indivisible que nous y faisons. Comme Dieu
est tout entier et toujours présent à toutes les parties
de l'univers, l'homme est tout entier et toujours pré-
sent à la nature , à son intelligence , à sa conscience ,
à la société ; il y puise une vie qui s'éclaire constam-
ment par la réverbération de toutes ses faces , et qui
ne le laisse jamais dans l'ombre solitaire de lui-
même. La nature parle à l'intelligence, Tintelligence
répond à la nature, l'une et l'autre se rencontrent
dans la conscience, et la société met le sceau de ses
épreuves aux révélations de toutes les trois. C'est là
notre vie , et c'est là que toute doctrine rencontre sa
vérification. Une doctrine contraire, soit à la nature,
soit à l'intelligence, soit à la conscience, soit à la
société, est une doctrine fausse, parce qu'elle détruit
notre vie ; une doctrine qui leur est conforme est une
doctrine vraie , parce qu'elle affermit et étend notre
vie, et que notre vie prise dans sa totalité , c'est le
ciel et la terre, la matière et l'esprit, le temps et l'es-
pace, l'homme et l'humanité, tout ce qui vient de
Dieu et porte avec sa trace une démonstration de lui
et de nous.
Je dois donc, Messieurs, vous faire voir la con-
formité de la doctrine catholique avec la nature, l'in-
telligence, la conscience et la société, et tirer de
cette comparaison sans cesse renaissante devant
~ 247 —
vous des éclairs qui nous emportent dans les profon-
deurs de l'invisible et dans l'immensité du surnatu-
rel. Ce sera la dernière partie de nos Conférences; et,
encore qu'elles doivent durer plusieurs années, je ne
puis me défendre d'un sentiment de mélancolie en
pensant que le jour s'approche où il faudra me sé-
parer de vous, et où je ne verrai plus que de loin,
dans l'infirmité des souvenirs, ces belles assemblées
où Dieu était avec nous. Une certaine consolation se
mêle toutefois à la prévision de nos adieux, la conso-
lation de l'homme qui touche à son terme, qui a
accompli une carrière , et qui entrevoit l'heure où il
pourra dire avec saint Paul : J'ai combattu un bon
combat, fai co7isommé ma course (1). Sentez avec
moi , Messieurs , cette tristesse et cette joie ; car nos
Conférences vous appartiennent autant qu'à moi;
c'est un monument qui est sorti de votre cœur et du
mien comme d'un seul principe, et un jour, s'il plaît
à Dieu de nous accorder le repos de la vieillesse, nous
pourrons, aussi bien que les autres, nous dire, en
repassant dans notre esprit les temps que nous
avons aimés : J'étais de ces Conférences de Notre-
Dame qui ont tenu notre jeunesse captive sous la
parole de Dieu.
Monseigneur, l'Église et la patrie vous remercient
ensemble de l'exemple que vous nous avez donné à
tous dans ces jours de grande et mémorable émo-
tion. Vous nous avez appelés dans cette métropole le
lendemain d'une révolution où tout semblait avoir
(1) II* Épître à Timothée, ohap. iv, vers. 7.
— 248 —
venus, nous voici tranquilles
sous ces voûtes séculaires , nous apprenons d'elles à
ne rien craindre pour la religion et pour la France :
toutes les deux poursuivront leur carrière sous la
main de Dieu, qui les protège; toutes les deux vous
rendent grâces d'avoir cru à leur indissoluble al-
liance, et d'avoir discerné des choses qui passent
celles qui demeurent et s'affermissent par la mobilité
même des événements.
La doctrine est la science des destinées. Nous
vivons; mais pourquoi? Nous vivons; mais com-
ment? Nous et tout ce qui est hors de nous se meut
d'un mouvement qui ne s'arrête jamais. Le ciel
marche, la terre est emportée, les flots se succèdent
aux vieux rivages des mers ; la plante pousse, l'arbre
monte, la poussière s'agite, et l'esprit de l'homme,
plus inquiet encore que toute la nature, ne s'accorde
à lui -même aucun repos. D'où vient? Qu'y a-t-il?
Tout mouvement suppose un point de départ, un terme
où il tend , un chemin par où il passe. Quel est donc
notre point de départ? quel notre terme? quel notre
chemin? C'est à la doctrine de répondre ; c'est à elle
de nous dire notre principe , notre fin , notre moyen ,
et de nous révéler aveceuxle secret de nos destinées.
Toute science ne va pas là. Les sciences inférieures
nous apprennent la loi des mouvements particuliers;
elles nous disent comment les corps s'attirent et se
repoussent ; quelle orbite ils suivent dans les espaces
indéfinis de l'univers ; comment ils se décomposent et
se reconstituent; et mille secrets de cette vie agitée
et constante qu'ils mènent au sein fécond de la na-
— 249 —
ture : mais elles ne nous disent pas la loi générale
du mouvement , le principe premier de tout, la fm
dernière de tout, le moyen commun de tout. C'est le
privilège de la doctrine , autant élevée au-dessus de
toutes les sciences que l'universel l'est au-dessus du
particulier.
Or, Messieurs , des trois termes qui comprennent
le système des destinées, celui que la doctrine doit
nous révéler d'abord est sans contredit le principe des
choses ; car nous concevons sans peine que du prin-
cipe dépend la fin , et que de la fm et du principe
découle le moyen. Le principe des êtres renferme
évidemment la raison de la fm qui leur est assignée,
comme leur principe et leur fin déterminent le moyen
qui leur sera donné pour atteindre et remplir leur
vocation.
Je pose donc cette question suprême, je la pose
avec vous et avec tous les siècles : Quel est le prin-
cipe des choses? La doctrine catholique nous répond
par ces premiers mots de son symbole : Credo in
Deum Patrem omnipotentem, — Je crois en Dieu,
Père tout-puissant.
Entendons-la nous expliquer sa réponse.
Il y a un être principe; par cela seul qu'il est prin-
cipe, il n'a pas de commencement, il est éternel,
c'est-à-dire infini par la durée; étant infini parla
durée, il l'est aussi parla perfection; car, si quelque
chose lui manquait en perfection , il ne serait pas
l'être total , il serait limité dans son existence ; il
n'existerait pas par lui-même, il ne serait pas prin-
cipe. Il y a donc un être infini en durée et en per-
— 250 —
feclion. Or l'état de perfection implique l'état per-
sonnel , c'est-à-dire l'état d'un être qui a conscience
et intelligence de soi , qui se rend compte de ce qu'il
est, qui distingue de lui ce qui n'est pas lui, qui
éloigne de lui ce qui est contre lui; en un mot, qui
pense, qui veut , qui agit , qui est libre, qui est sou-
verain. L'être principe est donc un esprit infini à
Vétat personnel. Telle est la doctrine catholique sur
le principe des choses, doctrine renfermée dans
cette courte parole : Credo in Deum. — Je crois en
Dieu.
Entendons maintenant la doctrine contraire ; car
il existe une doctrine contraire, et vous ne verrez
jamais, Messieurs, le christianisme énoncer un
dogme sans rencontrer immédiatement une néga-
tion, négation destinée à le combattre, mais qui doit
servir à le prouver. Car l'erreur est la contre-épreuve
de la vérité , comme les ombres sont le contre-appui
de la lumière. Ne vous effrayez donc pas d'une op-
position si prompte à l'égard d'un dogme si mani-
feste ; appelez -la plutôt de vos vœux, et écoutez la
première parole du rationalisme contre la première
parole du christianisme : Credo in naturam^ matrem
omnipotentem. — Je crois en la nature , mère toute-
puissante.
Vous l'entendez , le rationalisme, comme le chris-
tianisme, admet l'existence d'un principe des choses ;
mais pour lui , c'est la nature même qui est l'être-
principe , l'être nécessaire, l'être éternel, l'être sou-
verain. Or la nature, nous la connaissons, et il est
évident pour tous qu'elle est à l'état impersonnel,
— 251 —
c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience de ce qu'elle
est , qu'elle manque de l'unité intellectuelle par où
chacun de ses membres vivrait de la vie universelle ,
et l'univers de la vie du moindre brin d'herbe com-
pris dans son immensité. Nous sommes plongés dans
la nature, nous y puisons l'aliment de notre exis-
tence; mais, loin que nous y formions une seule vie
par une intelligence commune à tous, nous ignorons
jusqu'aux êtres qui nous touchent de plus près.
Nous passons les uns à côté des autres comme des
étrangers, et l'univers ne répond à nos investiga-
tions douloureuses que par le spectacle muet de
son inanimée splendeur. La nature est privée de
personnalité, et c'est pourquoi le rationalisme , qui
veut qu'elle existe par elle-même, définit le prin-
cipe des choses une force mflnie à l'état imper-
sonnel.
Voilà les deux doctrines.
Et remarquez, Messieurs, que l'esprit humain
ne saurait en concevoir une troisième sur le prin-
cipe des choses. Car ou bien la nature existe par
elle-même et se suffit à elle-même, ou bien il faut
chercher sa cause et son support au-dessus d'elle,
non pas dans une nature analogue douée de la même
infirmité, mais dans un être supérieur répondant
par son essence à l'idée et à la fonction de principe.
C'est l'un ou l'autre. Si l'on choisit la nature, comme
elle manque de personnalité, il faut dire que le prin-
cipe des choses est une force infinie à Vétat imper-
sonnel. Si l'on repousse la nature, il faut dire que le
principe des choses est un être surnaturel, un être
— 252 —
dont la conception logique mène nécessairement à
cette conclusion , que le principe des choses est un
esprit infini à l'état personnel. Ainsi la raison hu-
maine, quant à la première question du mystère
des destinées, la question du principe, est fatale-
ment condamnée à l'une ou l'autre de ces profes-
sions de foi : Je crois en Dieu, — Je crois en la
nature.
C'est pourquoi il n'y a dans le monde que deux
doctrines fondamentales, le théisme et le panthéisme:
la première qui édifie sur l'idée de Dieu, la seconde
sur le fait de la nature ; l'une qui part de l'invisible
et de l'infini, l'autre du visible et de l'indéfini. Qui-
conque n'est pas théiste est logiquement panthéiste ,
et quiconque n'est pas panthéiste est nécessairement
théiste. Tout homme fait son choix entre ces deux
doctrines , et la vie humaine s'enlace à l'une ou à
l'autre comme à l'arbre de vie et à l'arbre de mort.
On vous a donné peut-être le panthéisme comme
une rare découverte des siècles nouveaux , comme
un trésor lentement extrait des champs de la con-
templation par le labeur des sages : le fait est qu'il
est aussi vieux que l'humanité corrompue, et qu'il
suffit d'une tête d'enfant pour concevoir qu'il y a un
Dieu, ou que, s'il n'y en a point, la nature est à elle-
même son principe et son Dieu.
C'est un don de la vérité, Messieurs, que sur une
question aussi capitale que celle du principe des
choses, vous n'ayez à choisir qu'entre deux doc-
trines, et que, l'une rejetée, l'autre se montre avec
le caractère infaillible de la nécessité logique^
— 253 -
A quoi vous attendez-vous maintenant, Messieurs?
Vous pensez peut-être que je vais vous démontrer
l'existence de Dieu? Je vous déclare que pour rien
au monde je ne voudrais vous la démontrer, non
parce que la chose est impossible, mais parce que
telle n'est pas la question. L'existence de Dieu n'est
pas un dogme qui soit par terre , et qu'il faille tirer
de la poudre ; c'est un dogme qui est debout , qui se
tient entre l'Église, dont je vous ai fait voir l'autorilé
divine, et Jésus -Christ, dont je vous ai prouvé la
divinité personnelle. Dieu a été le fond de tout ce
que nous avons vu jusqu'à présent. Il s'est révélé à
nous comme se révèlent tous les êtres , par son ac-
tion. Si Dieu n'avait pas agi sur la terre, et s'il n'y
agissait pas encore tous les jours, nul ne croirait en
lui, quelque démonstration qu'en fissent la métaphy-
sique et l'éloquence. L'humanité croit en Dieu parce
qu'elle le voit agir. La question n'est donc pas de le
démontrer, mais d'en approfondir l'idée, et de la
porter devant l'esprit à tout l'éclat qu'elle y peut
obtenir.
Écartons même ces preuves positives de Dieu;
oublions ces travaux dans le monde , et supposons
que nous ayons devant nous la question toute nue
de son existence. Il ne s'ensuivra pas encore qu'il y
ait nécessité de la démontrer directement. Car notre
esprit porte en lui-même la certitude qu'il y a un
principe des choses, et, en outre, que ce principe est
nécessairement ou Dieu ou la nature. Il ne s'agit
plus que de choisir, et une affaire de choix est toute
autre chose qu'une situation où le raisonnement doit
IV.— 8
- 234 —
tout créer. J'ai à mettre en regard le théisme et le
panthéisme : voilà ma tâche; j'ai à rechercher le-
quel des deux est en harmonie avec la nature,
l'intelligence , la conscience et la société : voilà ma
force.
Avant de commencer cette comparaison, ou plutôt
en la commençant, je ferai une remarque; c'est que
Dieu est ici- bas le plus populaire de tous les êtres,
tandis que le panthéisme est un système purement
scientifique. Au milieu des champs, appuyé sur son
instrument de travail , le laboureur lève les yeux
vers le ciel , et il nomme Dieu à ses enfants par un
mouvement simple comme son âme. Le pauvre l'ap-
pelle, le mourant l'invoque, le pervers le craint,
l'homme de bien le bénit, les rois lui donnent leurs
couronnes à porter, les armées le placent en tête
de leurs bataillons, la victoire lui rend grâces, la
défaite y cherche un secours, les peuples s'arment
de lui contre leurs tyrans ; il n'est pas un lieu , un
temps, une occasion, un sentiment où Dieu ne pa-
raisse et ne soit nommé. L'amour lui-même, si sûr
de son charme , si confiant dans son immortalité
propre, n'ose pas pourtant se passer de lui, et il vient
au pied de ses autels lui demander la confirmation
des promesses qu'il a tant de fois jurées. La colère
croit n'avoir atteint son expression suprême qu'après
avoir maudit cet adorable nom , et le blasphème est
un hommage encore d'une foi qui se révèle en s'ou-
bliant. Que dirai- je du parjure? Voilà un homme
qui est en possession d'un secret d'où dépend sa
fortune, son honneur; lui seul le connaît sur la
— 255 —
terre, lui seul est son juge. Mais la vérité a un com-
plice éternel en Dieu , elle appelle Dieu à son se-
cours, elle met le cœur de l'homme aux prises avec
le serment, et celui-là même qui sera capable d'en
violer la majesté ne le fera pas sans un tremblement
intérieur, comme devant l'action la plus lâche et la
plus forcenée. Et pourtant qu'y a-t-il dans cette pa-
role : Je le jure? Rien qu'un nom , il est vrai, mais
c'est le nom de Dieu. C'est le nom qu'ont adoré tous
les peuples, auquel ils ont bâti des temples, consa-
cré des sacerdoces, adressé des prières ; c'est le nom
le plus grand, le plus saint , le plus efficace, le plus
populaire que les lèvres de l'homme aient reçu la
grâce de prononcer.
En est-il de même du panthéisme? Où le cherche-
rons-nous? Venez avec moi, Messieurs; frappons à
cette porte : elle est illustre, et plus d'une main cé-
lèbre aussi l'a heurtée. Nous voici devant un sage.
Prions- le de nous expliquer le mystère de nos des-
tinées ; car il l'a pénétré. Mais que nous dit-il ? qu'il
n'y a au monde qu'une seule substance. Pourquoi?
Parce que la substance est ce qui est en soi, et que
ce qui est en soi est nécessairement unique , infini ^
éternel , Dieu. Voilà donc tout l'éclaircissement de
notre vie posée sur une définition métaphysique. Je
n'examine pas si elle est vraie ou fausse , si les con-
clusions qu'on en tire sont légitimes , s'il est aisé ou
non de définir autrement la substance, et de renver-
ser par cela même tout l'échafaud de cette doctrine :
je défie seulement l'humanité de la comprendre. Car
vous-mêmes , Messieurs, vous, initiés dès votre en-
— 256 —
fance aux spéculations des mots et des idées , vous
n'en saisiriez le tissu, si je vous l'exposais, qu'avec
une extrême difficulté. Peut-être même beaucoup
d'entre vous n'y réussiraient pas ; car rien n'est plus
rare que la sagacité métaphysique , que cet œil qui
écarte de devant lui toutes les réalités , et pénètre
d'un regard fixe le monde des abstractions. Vous
sentiriez bientôt se gonfler les veines de votre front,
une sorte d'éblouissement saisir votre pensée au fond
de ses plus intimes replis, et tout disparaître devant
vous, le réel et l'idéal , dans une défaillance doulou-
reuse. Et ce serait là, dans ces subtiles et inabor-
dables profondeurs, que la vérité première aurait
caché sa face 1 Ce serait là qu'elle attendrait le genre
humain pour lui dicter son sort! Le croyez -vous?
Pour moi, je ne le crois pas : je crois au Dieu du
pauvre et du simple; je crois au Dieu que la cabane
connaît, que l'enfance écoute, dont le malheur sait
le nom, qui a trouvé des voies pour arriver à tous, si
petits qu'ils soient, et qui n'a d'ennemis que l'orgueil
de la science et la corruption du cœur. Je crois à ce
Dieu-là; j'y crois parce que je suis homme, et, en
répétant avec tous les peuples et à tous les âges le
premier article du symbole de l'Église, je ne fais que
me dire homme et m'inscrire à mon rang dans la
communauté naturelle des âmes.
Vous l'avouerai- je. Messieurs : c'est la première
fois depuis que je suis chargé du ministère de la
parole divine, c'est, dis-je, la première fois que
j'aborde cette question de l'existence de Dieu , si tou-
tefois on peut l'appeler une question. Jusqu'ici je l'ai
— 257 —
dédaignée comme inutile; j'ai cru qu'il ne fallait pas
démontrer à un fils l'existence de son père , et que
qui ne le connaît pas ne mérite pas de le connaître.
Mais le cours de la pensée m'a contraint de vous en
dire quelque chose ; et toutefois , en faisant à l'ordre
logique cette concession, je n'ai pas voulu vous lais-
ser penser que j'eusse pour but de satisfaire au be-
soin de votre cœur, ni du peuple et du siècle où nous
vivons. Grâce à Dieu , nous croyons en Dieu, et si je
doutais de votre foi , vous vous lèveriez pour me re-
pousser du milieu de vous ; les portes de cette mé-
tropolitaine s'ouvriraient d'elles-mêmes sur moi, et
le peuple n'aurait besoin que d'un regard pour me
confondre, lui qui tout à l'heure, au milieu même de
l'enivrement de sa force , après avoir renversé plu-
sieurs générations de rois, portait dans ses mains
soumises , et comme associée à son triomphe , l'i-
mage du Fils de Dieu fait homme ( Applaudisse-
ments. )
N'applaudissons pas, Messieurs, la parole de Dieu ;
croyons-la, aimons-la, pratiquons-la, c'est la seule
acclamation qui monte jusqu'au Ciel et qui soit digne
de lui.
Je devrais finir, Messieurs , puisque vous m'aver-
tissez de l'heureuse inutilité de mon discours. Per-
mettez-moi cependant , avant de le clore , de recher-
cher pourquoi l'idée de Dieu est populaire, et si cette
popularité ne serait qu'une vaine illusion du genre
humain.
Nous avons dit que nous avions en notre pouvoir
quatre moyens de vérification des doctrines : la na-
— 238 —
ture, rintelligence, la conscience et la société. Si
donc l'idée de Dieu est légitime, elle doit puiser sa
force dans ces quatre sources de lumières, tandis
que le panthéisme y rencontrera nécessairement sa
condamnation.
La nature est un grand spectacle, elle épuise aisé-
ment nos yeux et notre imagination : mais a-t-elle le
caractère d'un être sans cause , d'un être qui existe
par soi? Peut-elle dire comme Dieu, dans Moïse :
Ego swm , qui sum , — Je suis Celui qui suis? L'in-
fini est le premier caractère de l'être sans cause : la
nature a-t-elle ce caractère? Regardons-la, tout ce
que nous y voyons a des limites, tout y est figure et
mouvement, figure déterminée, mouvement calculé;
tout y tombe sous l'empire étroit de la mesure,
même les distances qui demeurent inconnues à nos
instruments, mais qui ne le sont point à nos concep-
tions. Nous sentons la borne là même où notre œil ne
la voit pas ; il nous suffit de la saisir dans un point
pour la conclure partout. L'infini est indivisible , et
n'y eût-il dans l'univers qu'un atome soumis à notre
faible main, nous saurions que la nature est finie, et
que son immensité n'est que le voile éclatant de sa
misère.
Si la nature était par soi-même, elle aurait de
plus le caractère de la liberté absolue, c'est-à-dire
de la souveraineté : car, de quoi peut dépendre un
être qui n'a point de cause? Mais est-ce là ce que
nous remarquons dans les opérations qui nous ma-
nifestent sa vie? L'univers est serf ; il roule dans un
cercle où n'apparaît aucune spontanéité; la pierre
^ 259 —
reste où la main l'a mise, et l'astre suit une orbite où
nous le retrouvons toujours. Ces mondes prodigieux
par leur masse et leur mouvement n'ont jamais
révélé à l'observateur qu'un mécanisme sourd et
aveugle, une force esclave, une désespérante im-
puissance de dévier de leur loi. Et l'homme lui-
même, l'homme, en qui seul apparaît sur la terre
cette liberté dont nous cherchons vainement la trace
dans tout le reste, l'homme est-il souverain? Naît-il
à l'heure qu'il a marquée? meurt- il à l'heure qu'il
désignera? Peut -il s'afffranchir de ce qui limite et
meurtrit son existence? Comme la nature dont il fait
partie, il a sa grandeur, mais une grandeur qui
trahit d'autant plus son infirmité. Il est semblable à
ces rois qui suivaient le triomphateur au Capitole ,
et dont l'abaissement s'accroissait des restes mêmes
de leur majesté. Aussi deux sentiments naissent à la
fois du spectacle de l'univers : l'admiration et la
pitié. Et tous les deux, se fortifiant l'un par l'autre ,
concluent ensemble à la vanité de la nature et à la
recherche de son auteur. C'est le langage des
mondes , c'est leur éloquence éternelle , c'est le cri
de leur conscience , si l'on pouvait donner ce nom à
la force qui les contraint de parler pour un plus
grand qu'eux, et de redire à tous les échos du temps
et de l'espace le cantique de la créature au Créateur :
Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo glo-
riam, — Non pas à nous, Seigneur , non pas à nous
la glim^e , mais à votre nom ! Oui , mondes sacrés
qui roulez sur nos têt^s , astres brillants et joyeux
qui menez votre course sous la main du Très-Haut ,
— 260 —
îles fortunées qui dressez vos rivages dans l'océan
du ciel, oui, vous n'avez jamais menti à l'homme!
Il n'importe pas, Messieurs, desavoir si le pan-
théisme essaie ou non de détourner de son sens le
spectacle de la nature. Ce qui importe , c'est que
l'homme pris en général, l'homme de l'humanité,
voie du premier coup d'œil que l'univers n'existe pas
par lui-même.
Jamais la métaphysique ne détruira cette impres-
sion profonde causée à l'homme par la vue des choses
dont se compose la scène où nous vivons. Un enfant
saisit l'incapacité du ciel et de la terre; il la voit, il
la sent, il la touche, il y reviendra toujours comme
à un sentiment invincible qui fait partie de son être.
Vous aurez beau lui dire qu'il est Dieu ; il lui suffit
d'avoir eu la fièvre pour comprendre que vous vous
moquez de lui.
En regardant la nature, l'homme voit des réalités;
en regardant son intelhgence, il voit des vérités. Les
réalités sont finies comme la nature qui les contient;
les vérités sont infinies, éternelles, absolues, c'est-
à-dire plus grandes que l'intelligence où nous les dé-
couvrons. La nature nous montre des figures de
géométrie ; l'intelligence nous révèle la loi mathéma-
tique elle-même, la loi générale et abstraite de tous
les corps. Elle fait plus, elle nous révèle la loi méta-
physique, c'est-à-dire la loi de l'être, quel qu'il soit,
la loi qui s'applique aussi bien aux esprits qu'aux
corps. A cette hauteur et dans cet horizon , l'univers
disparaît aux regards de notre esprit, ou du moins
nous ne le voyons plus que comme le reflet d'un
— 261 —
monde supérieur, comme l'ombre d'une lumière sans
rivages ; le réel s'absorbe dans le vrai , qui est sa ra-
cine ; la réalité se mesure par la vérité.
Mais où est -elle, la vérité? Où est son lieu,
son siège, son essence vivante? Est-ce une pure
abstraction de notre esprit? N'est-ce qu^ l'uni-
vers agrandi par un rêve? S'il en était ainsi, notre
intelligence elle-même serait un songe; la vérité,
qui nous paraît le principe de tout, ne serait que
l'exagération et comme l'extravagance de la réalité
sensible.
Dirons-nous que la vérité a pour siège notre propre
esprit? Mais notre esprit est borné, la vérité ne l'est
pas ; notre esprit a commencé , la vérité est éter-
nelle ; notre esprit est susceptible de plus et de
moins , la vérité est absolue. Dire que notre esprit est
le siège de la vérité , c'est dire en termes obscurs que
notre esprit est la vérité même, la vérité vivante :
qui est assez insensé pour le croire? Outre la con-
tradiction qui existe entre la nature de notre esprit
et la nature de la vérité , ne voyons-nous pas les in-
telligences dont se compose le genre humain dans
uneguerre perpétuelle d'affirmations et de négations?
La vérité serait donc en guerre avec elle-même? Elle
dirait oui et non à la fois, tout en restant absolue.
C'est le comble de la démence.
Si la vérité n'est pas un vain nom , elle n'est dans
l'univers qu'à l'état d'expression, et dans notre esprit
qu'à l'état d'apparition ; elle est dans l'univers comme
l'artiste dans son œuvre, elle est dans notre esprit
comme le soleil dans nos yeux. Mais par delà l'uni-
— 262 —
vers et notre esprit , elle subsiste en elle-même , elle
est une essence réelle, infinie, éternelle, absolue,
existant par soi , ayant conscience et intelligence de
soi; car comment la vérité ne s'entendrait-elle pas
elle-même , puisqu'elle est la source de tout entende-
ment? Or dire cela de la vérité, c'est définir Dieu :
Dieu est le nom propre de la vérité, comme la vérité
est le nom abstrait de Dieu.
11 y a donc un Dieu , s'il y a une vérité. Vous plaît-
il de dire qu'il n'y a pas de vérité? C'est votre affaire,
et je ne vais pas contre.
Peut-être, Messieurs, vous sentirez mieux encore
la force de cette conclusion en l'appliquant à l'ordre
de la conscience. De même que la vérité est l'objet
et la vie de l'esprit, la justice est l'objet et la vie de
la conscience. La conscience aperçoit et approuve
une règle des droits et des devoirs entre les êtres
doués de liberté. Cette règle est la justice. Mais où
est- elle la justice? Est-ce un simple résultat de la
volonté humaine? En ce cas, la justice n'est qu'une
convention, une loi fragile née aujourd'hui, et qui
tombera demain. Est-ce un ordre fondé sur la nature
même de l'homme? Mais cette nature est variable,
corruptible, sujette à des passions qui l'égarent. Ce
qui est l'ordre pour l'un sera le désordre pour l'au-
tre. Il faut donc, si la justice est une réalité, qu'elle
soit une loi éternelle et absolue, réglant les rapports
des volontés libres, comme les mathématiques sont
une loi éternelle et absolue, réglant les rapports des
êtres matériels , et la métaphysique une loi éternelle
et absolue, réglant les rapports des intellig^ences
— 263 —
av6C tous les êtres soil existants, soit possibles. En
dehors de cette notion , la justice n'est qu'un mot qui
arme les forts contre les faibles , les heureux contre
les malheureux. Or cette notion entraîne nécessai-
rement celle de Dieu, puisqu'une loi éternelle et ab-
solue ne saurait être une réahté que dans la personne
d'un être subsistant par soi, ayant une volonté active
et droite, capable de promulguer un ordre, de le sou-
tenir, de récompenser l'obéissance et de punir la ré-
belli-on.
La vérité est le premier nom de Dieu, la justice est
le second.
Or qu'il y ait des hommes pour qui la vérité et la
justice ne soient qu'un jeu de philosophie, qui s'en-
ferment dans la solitude orgueilleuse de leur pensée
pour y bâtir leur gloire sur des systèmes qui portent
leur nom , cela se comprend. Mais l'humanité pauvre
et souffrante n'en est pas là ; elle a besoin de vérité
pour se nourrir, de justice pour se défendre , et elle
sait que le véritable nom de l'une et de l'autre, c'est
le nom de Dieu ; que la véritable force de l'une et de
l'autre, c'est la force de Dieu. Elle ne s'y est jamais
trompée. Quand on l'opprime , elle lève ses mains
vers Dieu, elle en inscrit le nom sur ses drapeaux,
elle dit à l'oppresseur cette dernière et solennelle pa-
role de l'âme qui croit et espère : Je vous cite au tri-
bunal de Dieu 1
Ce tribunal a tôt ou tard son heure, son heure tem-
porelle et visible , outre son heure éternelle. Les rois
y comparaissent dès ici- bas, et les nations aussi.
C'est ce tribunal permanent au sein de l'erreur et de
— 264 —
l'iniquité qui sauve le monde. En vain l'orgueil veut
l'abattre; le peuple sauvé par lui le sauve à son
tour. S'il n'y avait parmi nous que des sages, l'idée
de Dieu pourrait y périr, car un homme seul est
toujours puissant contre Dieu; mais malheureuse-
ment les nations sont faibles contre lui, parce qu'elles
ne peuvent se passer de justice et de vérité. Elles le
protègent contre les savantes chimères d'une fausse
sagesse ; elles en maintiennent la mémoire avec une
fidélité qui n'en conserve pas toujours la parfaite no-
lion, mais qui du moins n'a pas permis jusqu'à pré-
sent que le soleil et l'histoire vissent un peuple athée.
Quoi qu'on ait fait. Dieu est resté la pierre angulaire
de la société humaine ; aucun législateur n'a osé le
bannir, aucun siècle ne l'a ignoré , aucune langue n'a
effacé son nom. Aussi bien sur la terre que dans le
ciel, il est parce qu'il est.
Mais si Dieu a pour lui la nature, l'intelligence,
la conscience et la société, que reste- t-il au pan-
théisme ? où sera son point d'appui ? Il le cherchera ,
Messieurs, dans les ténèbres d'une métaphysique
abstruse : il s'isolera de toutes les réahtés , de tous
les sentiments et de tous les besoins, pour se com-
poser un labyrinthe dont la pensée ne saura plus re-
trouver les issues. Il en perdra lui-même le fil; en-
fermé dans la prison subtile qu'il se sera construite,
il sera pris du rire de l'orgueil qui s'est trompé
lui-même, et appelant à lui, du fond corrompu des
âges , les esprits curieux des doctrines rares, il jettera
sur Dieu et sur le genre humain l'anathème du mé-
pris. Dieu passera sans l'entendre, et le genre hu-
— 265 -
main sans lui répondre. Faisons comme eux, passons
aussi.
Nous avons de Dieu une triple intuition : intuition
négative dans la nature ; intuition directe dans les
idées de vérité et de justice; intuition pratique dans
la société humaine. La nature, en nous montrant des
caractères incompatibles avec un être qui existerait
par soi-même, nous fait remonter jusqu'à sa source ;
les idées de vérité et de justice nous nomment Dieu ,
sans qui elles ne seraient rien ; la société humaine ,
qui ne peut se passer de lui, nous prouve son exis-
tence par sa nécessité. Mais outre ces révélations
constantes et inamissibles, il en est que la divine
Providence sème de loin en loin sur la route des na-
tions; elle frappe des coups de foudre; elle déchire
des voiles , elle donne de sa présence un sentiment si
plein et si profond, que nul ne s'y trompe, et qu'un
peuple entier laisse échapper de son cœur ce cri una-
nime et involontaire : Dieu ! c'est Dieu ! Nous assis-
tons, Messieurs, à une de ces œuvres où Dieu se dé-
couvre; hier il a passé dans nos murs, et toute la
terre l'a vu. Pourrais-je donc me taire devant lui?
Pourrais -je retenir sur mes lèvres tremblantes la
prière de l'homme qui, un jour de sa vie, a vu son
Dieu de plus près?
0 Dieu, qui venez de frapper ces coups terribles,
Dieu, le juge des rois et l'arbitre du monde, regardez
dans une lumière propice ce vieux peuple français ,
le fils aîné de votre droite et de votre Église. Souve-
nez-vous de ses services passés, de vos bénédictions
premières; renouez avec lui l'antique aUiance qui
— 266 —
l'avait fait votre homme ; appelez-en à son cœur qui
fut si plein de vous, et qui tout à l'heure encore, dans
les prémices d'une victoire où rien de royal ne fut
épargné par lui, vous donnait des gages de l'empire
qu'il n'accorde plus qu'à vous. 0 Dieu juste et saint,
par cette croix de votre Fils que leurs mains ont
portée du palais profané des rois au palais sans
tache de votre épouse, veillez sur nous, protégez-
nous, éclairez -nous, prouvez au monde une fois
de plus qu'un peuple qui vous respecte est un peuple
sauvé.
QUARANTE- SIXIEME CONFEP.EINCE
DE LA VIE INTIME DE DIEU
Monseigneur ,
Messieurs,
Dieu existe; mais que tait-il? Quelle est son ac-
tion? Quelle est sa vie? C'est la question qui se pré-
sente immédiatement à l'esprit. Dès que l'esprit a
reconnu l'existence d'un être, il se demande com-
ment il vit; et à plus forte raison se le demandera-
t-il de Dieu , qui, étant le principe des êtres, excite
en nous un besoin de sa connaissance d'autant plus
ardent et juste , que son action est le modèle de toute
action, et sa vie l'exemplaire de toute vie. Qu'est-ce
donc que Dieu fait? A quoi passe-t-il son éternité?
Voilà, certes, une question hardie. Pourtant l'homme
se la fait, et il veut la résoudre. Mais comment la
— 268 —
résoudre? Comment pénétrer dans Tessence divine
pour y entrevoir l'mcompréhensible mouvement d'un
esprit éternel, infini, absolu, immuable?
Trois doctrines se présentent à nous. L'une af-
firme que Dieu est condamné par la souveraine ma-
jesté de sa nature à un épouvantable isolement; que,
seul en lui-même, il se regarde d'un regard qui ne
rencontre que lui, et s'aime d'un amour qui n'a
d'objet que lui ; qu'en ce regard et cet amour à tout
jamais solitaires consistent la nature et la perfection
de sa vie.
Selon la seconde doctrine, l'univers nous mani-
feste la vie de Dieu, ou plutôt il est la vie même de
Dieu. Nous voyons en lui son action permanente,
le théâtre où se réalise sa puissance et où se réflé-
chissent tous ses attributs. Dieu n'est pas sans l'u-
nivers , pas plus que l'univers n'est sans Dieu.
Dieu est le principe, l'univers est la conséquence,
mais une conséquence nécessaire, sans laquelle le
principe serait inerte, infécond, impossible à conce-
voir.
La doctrine catholique réprouve ces deux sys-
tèmes. Elle n'admet pas que Dieu soit un être soli-
taire, éternellement occupé à une contemplation
stérile de lui-même ; elle n'admet pas non plus que
l'univers, bien que l'ouvrage de Dieu, en soit la vie
propre et personnelle. Elle s'élève au-dessus de ces
idées infirmes, et, nous emportant avec la parole de
Dieu par delà toutes les conceptions de l'esprit hu-
main , elle nous apprend que la vie divine consiste
dans l'union coéternelle de trois personnes égales en
— 269 —
qui la pluralité détruit la solitude, et l'unité la divi-
sion ; dont le regard se répond , dont le cœur se com-
prend, et qui, plongées dans ce flux et reflux de
l'une à l'autre, identiques par la substance, dis-
tinctes par la personnalité, forment ensemble une
ineffable société de lumière et d'amour. Telle est l'es-
sence de Dieu, et telle sa vie, l'une et l'autre forte-
ment exprimées par cette parole de l'apôtre saint
Jean : Très sunt qui testimonium dant in cœîo , Pa-
ter, Verbum , et Spirifus sanctiis. — Il y en a trois
gui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le
Fils, et le Saint-Esprit, et ces trois ne sont qu'une
chose (1).
Ici , Messieurs , et bien peu de temps après vous
avoir promis des clartés, il semble que je prenne
plaisir à vous a.ppeler dans un dédale de ténèbres ;
car se peut-il rien concevoir de plus effrayant pour
la pensée que les termes par où je viens d'énoncer,
d'après l'Écriture et l'Église, les rapports qui con-
stituent la vie intime de Dieu? Toutefois, Messieurs ,
ne vous fiez pas à cette impression première ; con-
fiez-vous plutôt à mes promesses, parce qu'elles sont
celles de l'Évangile, où il est écrit : Ego sum lux
mundi, — Je suis la lumière du monde. Et encore :
Qui sequitur me non amhulat in tenebris, sed ha^
bebit lumen vitœ. — Celui qui me suit ne marche pas
dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la
vie (2). Oui, rassurez-vous, comptez sur Dieu, qui
(1) 1" Épître, chap. v, vers. 7.
(2) Saint Jean, chap. vin, vers. 12.
— 270 —
ne vous a rien proposé d'inutile à croire, et qui a ca-
ché des trésors éclatants dans les mystères les plus
obscurs , comme il a caché dans les entrailles de la
terre les feux du diamant. Suivez-moi, passons les
colonnes d'Hercule, et, laissant la vérité enfler nos
voiles , avançons-nous sans crainte jusqu'aux régions
transatlantiques de la lumière.
Nous voulons nous rendre compte de la vie divine;
la première question à nous faire est donc celle-ci :
Qu'est-ce que la vie? Car tant que nous ne saurons
pas ce que c'est que la vie en soi, il est clair que nous
ne pourrons nous former aucune idée de celle de
Dieu. Qu'est-ce donc que la vie? Pour l'entendre, il
faut nous demander ce que c'est que l'être ; car la
vie est évidemment un certain état de l'être. Nous
arrivons ainsi à cette question première et suprême :
Qu'est-ce que l'être ? Et nous la résoudrons en cher-
chant ce qu'il y a de permanent et de commun dans
les êtres infiniment variés dont le spectacle est sous
nos yeux. Or en tous, quels que soient leur nom,
leur forme, leur degré de perfection ou d'infériorité,
nous découvrons une force mystérieuse qui est le
principe de leur subsistance et de leur organisation ,
et que nous appelons l'activité. Tout être, même le
plus inerte en apparence , est une activité ; il se con-
dense en lui-même , il résiste aux efforts étrangers ,
il attire et s'incorpore des éléments qui lui obéissent.
Un grain de sable est en lutte et en harmonie avec
l'univers entier, et il se conserve par cette force qui
est le fond même de son être , et sans quoi il s'abî-
merait dans l'incapacité absolue du néant. L'activité
— 271 —
«tant le caractère permanent et commun de tout ce
qui est, il s'ensuit que l'être et l'activité sont une
seule et même chose, et que nous avons le droit de
poser cette définition : L'être est Factivité. Saint
Tliomas d'Aquin nous en a donné l'exemple, lorsque
ayant à définir Dieu , qui est l'être dans sa réalité
totale , il a dit : Dieu est un acte pur.
Mais l'activité entraîne l'action , et l'action c'est la
vie. La vie est à l'être ce que l'action est à l'activité.
Vivre, c'est agir. Il est vrai que l'action spontanée,
et surtout libre, étant l'action parfaite, on marque
ordinairement la naissance ou l'apparition de la
vie là où se manifeste ce genre d'action. Ainsi l'on
dit que la pierre est, que la plante végète, que l'a-
nimal vit ; mais ces différentes expressions ne signa-
lent que les gradations de l'activité, dont la pré-
sence, si faible qu'elle soit, constitue partout l'être
vivant.
Nous savons ce que c'est que la vie. Faisons un
pas de plus , cherchons-en les lois générales , et ap-
pliquons-les à Dieu.
La première loi générale de la vie est celle-ci :
L'action d'un être est égale à son activité. En eiïet,
l'action d'un être ne saurait être limitée que par une
force étrangère ou par sa propre volonté. Or une
force étrangère ne l'arrête qu'au degré où il manque
lui-même d'énergie, et quant à sa volonté propre,
s'il en est doué, elle le porte nécessairement jus-
qu'où il peut atteindre par sa nature. Une action su-
périeureà son activité lui est impossible; une action
inférieure ne lui suffit pas; une action égale à son
— 272 —
activité est la seule qui le mette d'accord avec lui-
même et avec le reste de l'univers. Aussi, Messieurs,
soit que vous considériez le mouvement général des
mondes ou la tendance de chaque être en particulier,
vous les verrez tous agir selon la quantité de leurs
forces , et ne mettre de bornes à leur ambition que
parce qu'il en existe à leurs facultés. Tous, l'homme
compris, vont jusqu'où ils peuvent; tous, parvenus
au terme qui les épuise et les arrête, écrivent comme
le poëte, en accusant leur impuissance avec or-
gueil :
Sistimus hic tandem nobis ubi defuit orbis.
Cette première loi générale connue, je conclurai
déjà quelque chose touchant la vie de Dieu ; car l'ac-
tion d'un être étant égale à son activité, et Dieu étant
l'activité infinie, il s'ensuit qu'il y a en Dieu une ac-
tion infinie , ou , pour parler plus clairement encore ,
qu'une action infinie constitue en Dieu la vie même
de Dieu. Mais qu'est-ce qu'une action? La nature et
l'humanité ne se composent que d'un tissu d'actions;
nous ne faisons pas autre chose depuis l'instant de
notre naissance jusqu'à celui de notre mort : et pour-
tant savez -vous bien ce que c'est qu'une action?
Avez-vous jamais médité sur le sens de ce mot, qui
renferme à lui seul tout ce qui se passe au ciel et sur
la terre? L'action est un mouvement ; il nous est im-
possible d'en concevoir la nature sous une forme plus
claire et plus générale. Le corps se meut quand il
agit, la pensée se meut quand elle travaille, le cœur
— 273 —
se meut quand il conçoit des affections; de quelque
part que vienne l'acte, la langue n'a qu'un terme
pour l'exprimer, et l'entendement qu'une idée pour
se le représenter. Tout est en mouvement dans l'uni-
vers parce que tout y est action , et tout y est action
parce que depuis Tatome jusqu'à l'astre, depuis la
poussière jusqu'à l'esprit, tout y est activité. Mais le
mouvement suppose un but, un terme où l'être as-
pire. Je m'agite, je cours, j'expose ma vie : pour-
quoi? Qu'est-ce que je veux? Apparemment je cher-
che quelque chose qui me manque et dont j'ai be-
soin : car si rien ne me manquait, mon mouvement
n'aurait pas de cause, le repos serait mon état natu-
rel, l'immobilité mon bonheur. Puisque je me meus,
c'est pour faire : faire est à la fois le motif et le terme
du mouvement, et par conséquent l'action est un
mouvement producteur.
Ne vous lassez pas de me suivre , Messieurs ; il est
vrai , je vous emporte par des voies dont peut-être
vous n'entrevoyez pas encore l'issue; vous êtes pas-
sagers sur le vaisseau de Colomb, vous cherchez
en vain l'étoile qui vous annonce le port ; mais prenez
courage, tout à l'heure vous crierez : Terre ! Nous y
touchons.
L'action est un mouvement producteur, je viens
de le démontrer, et comme l'action est la conséquence
de l'activité, il s'ensuit que la production est la fin
dernière de l'activité, c'est-à-dire de l'être, puisque
l'être et l'activité sont une seule et même chose.
Mais dans quelle proportion l'être produira- 1- il?
Évidemment dans la proportion de son activité,
— 274 —
puisque, selon la première loi générale de la vie,
l'action d'un être est égale à son activité. Ainsi vivre,
c'est agir; agir, c'est produire; produire, c'est tirer
de soi quelque chose d'égal à soi. Sans doute on peut
concevoir une production inférieure à l'être d'où elle
émane ; mais cette production , si elle a lieu , ne sera
pas l'acte principal de la vie , elle n'en sera que l'ac-
cessoire et l'accident. Tout être tend à produire dans
la plénitude de ses facultés , parce qu'il tend à vivre
de la plénitude de sa vie, et il n'atteint ce terme na-
turel de son ambition qu'en tirant de lui quelque
chose d'égal à lui-même. Il est aisé de le constater
par l'observation , après l'avoir établi par le raison-
nement. En quoi consiste, par exemple, le doulou-
reux travail de l'artiste? L'artiste a eu dans son âme
une vision du vrai et du beau ; l'horizon s'est déchiré
sous son regard , et il a saisi dans le lointain lumi-
neux de l'infmi une idée qui est devenue la sienne et
qui le tourmente jour et nuit. Que veut-il, et qu'est-
ce qui le trouble? Il veut rendre ce qu'il a vu ou en-
tendu ; il veut qu'une toile, qu'une pierre ou qu'une
parole exprime sa pensée, comme elle est en lui, avec
la même clarté, la même force, la même poésie, la
même accentuation. Tant qu'il n'obtient pas cette
bienheureuse égalité entre sa conception et son style,
il est sous le poids d'un malheur qui le désespère ;
car il reste au-dessous de lui-même, et il pleure en
larmes ardentes l'inefficacité de son génie, qui lui
paraît comme une insulte et une mort. Celui à qui il
acte donné davantage, dit l'Évangile, on lui de-
mandera davantage. Telle est la loi de la production,
— 275 —
aussi bien dans l'ordre de la nature et de Fart que
dans l'ordre de la vertu.
Mais. Messieurs, pour que la vie produise quel-
que chose d'égal à elle-même, il faut qu'elle pro-
duise la vie; pour que l'être vivant produise quel-
que chose d'égal à lui-même, il faut qu'il produise
son semblable, ou, en d'autres termes, qu'il soit
fécond. La fécondité est le terme extrême et com-
plet de la production, qui est elle-même le terme
nécessaire de l'activité. Nous arrivons de la sorte à
connaître et à poser cette seconde loi générale de
la vie : L'activité d'un être se résume dans sa fécon-
dité.
Ici, Messieurs, le spectacle des choses parle si
haut, qu'il est presque inutile de l'invoquer. Quel
est dans la nature l'être vil et déshérité qui n'ait reçu
de Dieu la grâce de produire son semblable, de se
voir dans un autre lui-même émané de lui? La plante
ne cesse de semer dans la terre le germe qui la mul-
tiplie; l'arbre répand autour de lui et confie aux
vents du ciel les semences mystérieuses qui lui assu-
rent une innombrable filiation ; l'animal rassemble
ses petits sous sa mamelle intarissable; et l'homme,
après tout, l'homme, esprit et matière , réunit dans
sa fragile vie la double fécondité des sens et de la
pensée. Il se lègue tout entier à une postérité qui le
perpétue par l'âme autant que par le corps, père
deux fois béni et deux fois immortel. Oserais-je aller
plus loin , et, passant de l'homme aux frontières op-
posées de la vie, vous faire remarquer le prodige de
la fécondité jusque dans ces êtres à qui la science
— 276 —
refuse l'organisation , et qui pourtant , malgré leur
misère , trouvent encore en eux la force de séduire
la nature et de se perpétuer dans son sein par des
alliances qui accusent leur vitale énergie? Vaine-
ment, d'un pôle à l'autre, de l'homme au ver de
terre, je cherche la stérilité; je ne la découvre qu'en
un lieu et en une chose, dans la mort. En sorte
qu'on peut dire avec une exactitude rigoureuse que
la vie est la fécondité, et que la fécondité est égale à
la vie.
Levons les yeux maintenant, nous le pouvons , le-
vons-les vers Dieu. Si ce que nous avons dit est vrai,
Dieu, étant l'activité infmie, est aussi et par cela
même la fécondité infinie. Car, s'il était actif sans
être fécond , s'il était infiniment actif sans être infi-
niment fécond, il s'ensuivrait de deux choses l'une,
ou bien qu'il aurait une action improductive, ou
bien qu'il ne produirait qu'au dehors de lui-même ,
dans la région du temporaire et du fini. Dire que
l'action de Dieu est improductive, c'est dire qu'il
agit sans cause, et que sa vie se consume dans l'im-
puissance d'une éternelle stérilité ; dire que son ac-
tion n'est productive qu'au dehors, c'est dire que sa
vie ne lui est pas propre, ce qui est absurde ; ou bien
que l'univers est sa vie , ce qui nous ramène au pan-
théisme. Il faut donc conclure que la vie de Dieu
s'exerce au dedans de lui-même par une infinie et
souveraine fécondité. Ne cherchez pas d'avance, Mes-
sieurs, comment s'accomplit cet adorable mystère ;
ne précipitez pas votre curiosité au-devant de la lu-
mière et de l'abîme, soyez maîtres de vous, regardez
— 211 —
le point que vous regardez, entendez le son que vous
entendez, pas davantage. L'infini, dans le ciel, se
voit d'un seul coup; sur la terre, nous soulevons pé-
niblement quelque partie du voile qui le dérobe à
nos yeux.
Dans ce moment, je neveux de vous qu'une chose:
je vous demande si vous pouvez vous faire l'idée de
V.èUe sans l'idée d'activité, l'idée d'activité sans l'idée
de production, l'idée de production sans l'idée de
fécondité. Je vous demande si votre esprit consent à
prononcer ce jugement : Dieu est une activité infinie
qui aboutit à une infinie stérilité. Vous me direz : Il
se regarde et il s'aime, n'est-ce rien? Oui, mais son
regard et son. amour sont stériles ; vous en contente-
riez-vous vous-mêmes? Quoi ! votre regard et votre
amour sont féconds; ils produisent un être vivant,
semblable à vous , égal à vous , en qui vous vous
voyez et vous vous aimez; et Dieu^ le principe et
l'exemplaire des choses, ne posséderait pas, sous
une forme infinie et surnaturelle, le mystère que
vous possédez sons une forme finie et naturelle ! Son
activité extérieure serait assez grande pour donner
la vie à l'univers, tandis que son activité intérieure
et personnelle n'aboutirait qu'au silence d'une imme-
surée solitude ! La fécondité serait-elle donc une
misère , et la stérilité une perfection ? Si elle est une
perfection, ne voyez- vous pas que Dieu lesrenferme
toutes à un degré suréminent? Il faut donc conclure,
avec saint Thomas d'Aquin, dans son merveilleux-
Traité des Personnes divines : Toute action ayant
pour conséquence quelque chose qui pr^ocède de cette
— 278 —
action y de même qu'il y a une procession extérieure
qui suit l'action extérieure , il y a aussi une proces-
sion intérieure qui suit V action intérieure... j et c'est
ainsi que la foi catholique pose en Dieu une proces-
sion (1).
Allons plus loin, Messieurs, demandons - nous
pourquoi la fécondité est le résumé ou le terme de
l'activité des êtres , pourquoi les êtres tendent à pro-
duire leurs semblables et les produisent, en effet. La
raison en est contenue dans l'idée même d'activité et
d'action. Car une action est un mouvement ; un mou-
vement suppose un point de départ, qui est l'être
agissant; un point d'arrivée, qui est l'être désiré;
et une relation entre le principe et le but du mouve-
ment, entre l'être agissant et l'être désiré. Otez cette
relation, il ne reste plus de cause du mouvement,
par conséquent plus d'action, plus d'activité, plus
de vie, plus d'être, rien. La relation est l'essence
même de la vie, et nous n'avons qu'à consulter
notre propre vie pour en avoir une surabondante dé-
monstration. Que faisons-nous, Messieurs, que fai-
sons-nous depuis le premier de nos jours jusqu'au
dernier? Nous entretenons des relations avec Dieu ,
avec la nature, avec les hommes, avec les livres,
avec les morts et les vivants. Le temps même qui
mesure notre âge est une relation , et notre esprit
s'abîmerait en vain à se représenter la vie autrement
que comme un tissu indivisible d'innombrables rap-
ports.
(Ij Question 27, arlicle 1".
— 279 —
Cela étant, qu'est-ce qu'une relation? Il nous im-
porte étrangement de le savoir, puisque là est le
nœud dernier de tout notre être. Une relation con-
siste dans le rapprochement de deux termes distincts.
Le rapprochement parfait est l'unité, la distinction
parfaite est la pluralité , par conséquent la relation
parfaite est l'unité dans la pluralité. Parcourez toute
la trame de vos rapports , vous n'y verrez pas autre
chose. La vie de notre intelligence est une unité d'es-
prit dans une pluralité de pensées ; la vie de votre
corps est une unité d'action dans une pluralité de
membres; votre vie de famille est une unité d'affec-
tion ou d'intérêts dans une pluralité de personnes;
votre vie de citoyen est une unité d'origine, de de-
voirs et de droits , dans une pluralité de familles ;
votre vie catholique est une unité de foi et d'amour
dans une pluralité d'âmes qui tendent vers Dieu :
ainsi de tout le reste. Que fais-je ici? d'où vient que
ma parole s'adresse à vous? Qu'y a-t-il entre elle et
cet auditoire? Rien, sinon que mon âme cherche la
vôtre pour la conduire au foyer d'une lumière qui,
sans détruire la distinction de votre personnalité et
de la mienne, nous rassemblera pourtant dans l'unité
présente d'une même espérance et dans l'unité future
d'une même béatitude.
Or cette merveille de l'unité dans la pluralité ne
saurait s'établir que par la similitude des êtres , et la
similitude des êtres suppose leur égaUté de nature
par leur communauté d'origine. La fécondité, qui
produit des êtres semblables à leur auteur et sem-
blables entre eux , est donc le principe naturel de
— 280 —
l'unité dans la pluralité, c'est-à-dire des relations
qui constituent la vie des êtres par l'ensemble con-
tinu de leurs actes. Il est vrai que nous entretenons
des rapports avec des êtres dont ne nous rapprochent
pas une origine prochaine ni une similitude exacte;
mais aussi ces rapports sont faibles et éloignés; c'est
toujours le degré de la ressemblance déterminé par
le degré de parenté, qui mesure la force et l'intimité
des relations. Ainsi les membres d'une famille se
touchent de plus près que les membres d'une cité;
les peuples de même race s'unissent plus étroitement
que les peuples de race diverse ; et tous les êtres créés
viennent .puiser en Dieu, leur père commun, la rai-
son des similitudes et des rapports plus ou moins di-
rects qui les relient tous ensemble dans la vaste unité
de la nature.
Nous sommes donc en droit de poser celte troi-
sième loi générale de la vie : Le but de la fécondité
est de produire des relations entre les êtres, c'est-
à-dire de donner un objet et une raison à leur acti-
vité.
Déjà , .Messieurs , vous ne vous étonnez plus de ces
prodigieuses paroles par lesquelles l'apôtre saint
Jean nous définissait la vie divine : Il y en a trois
qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le
Fils, et le Saint-Esprit , et ces trois ne sont qu'une
chose (1). Vous entendez que le mystère delà vie est
un mystère de relations, c'est-à-dire un mystère qui
imphque ces deux termes : unité dans la pluralité ,
(1) Chap. VIII, vers. 12.
— 281 -
pluralité dans l'unité. Mais avant de le conclure
d'une manière encore plus formelle, arrêtons-nous
un moment à considérer l'effet des relations dans les
êtres.
La vie n'est pas le seul phénomène qu'ils présen-
tent à nos regards. Par-dessus le mouvement qui les
mêle et qui les emporte, nous découvrons un charme
que nous appelons la beauté. La beauté est le résul-
tat de l'ordre ; partout où l'ordre cesse , la beauté s'é-
vanouit. Mais l'ordre, qu'est-il, sinon l'unité qui brille
en une multitude d'êtres, et qui les ramène tous,
malgré leurs distinctions et leurs variétés , à la splen-
deur d'un seul acte ?
La bonté est la sœur de la beauté. Elle est le don
que les êtres se font réciproquement de leurs avan-
tages, et par conséquent elle est aussi l'effet des re-
lations. Pour se donner et pour recevoir, il faut être
au moins deux.
Ainsi , Messieurs , la vie , le beau et le bien , ont
un même principe, qui est l'unité dans la pluralité,
et refuser à Dieu ce double caractère, c'est lui refu-
ser à la fois la vie, la beauté et la bonté. Les lui re-
fuserez-vous? Encore que vous n'entendissiez pas
comment un même être peut réaliser en lui l'un et le
plusieurs, cette faiblesse de votre intelligence dé-
truirait-elle la chaîne des raisonnements et des ob-
servations qui nous ont initiés aux secrets les plus
profonds de la nature des choses? Mais abordons de
face la difficulté.
Dieu est un; sa substance est indivisible parce
qu'elle est infinie ; cela est hors de doute pour la foi
— 282 —
comme pour la raison. Dieu ne peut donc être plu-
sieurs par la division de sa substance. Mais s'il n'est
pas plusieurs par la division de sa substance , com-
ment le sera-t-il? Comment un être un et indivisible
peut-il en même temps se trouver plusieurs? Mes-
sieurs, je n'ai besoin que d'un mot, et je vous de-
mande à mon tour : Pourquoi Dieu a-t-il besoin
d'être plusieurs? N'est-ce pas pour avoir en lui-
même des relations, ces relations sans lesquelles
nous ne saurions concevoir ni l'activité, ni la vie,
ni l'être? Eh bien! que la substance de Dieu de-
meure ce qu'elle est et ce qu'elle doit être, le siège
de l'unité, et qu'elle produise en elle-même, sans
se diviser, des termes de relation, c'est-à-dire des
termes qui soient le siège de la pluralité en se ré-
férant à l'unité. Car ces deux choses , l'un et le plu-
sieurs, sont également nécessaires pour constituer
des relations , et si la substance de Dieu était divi-
sible, l'unité y manquant, les relations y manque-
;raient aussi.
Je vous comprends, Messieurs : vous voulez me
dire que vous n'entendez pas même les expressions
dont je me sers, et qu'il y a contradiction manifeste
entre l'idée d'une substance unique et l'idée de plu-
sieurs termes de relation qui y seraient contenus
^ans la diviser. Je vais vous montrer le contraire, et
n'eussiez-vous que l'intelligence d'un enfant, elle
vous suffira pour me suivre et pour rendre justice à
la vérité.
J'étends la main : où est-elle, ma main? Elle est
dans l'espace. Qu'est-ce que l'espace? Les philoso-
— 283 -
phes> ont disputé sur sa nature : les uns ont cru que
c'était une substance infiniment délicate et subtile;
les autres que c'était quelque chose de vide, une
simple possibilité de recevoir des corps. Quoi qu'il
en soit, substance ou non , l'espace est manifeste-
ment une capacité constituée par trois termes de re-
lation, la longueur, la largeur et la hauteur, trois
termes parfaitement distincts entre eux, égaux entre
€ux, inséparables entre eux, si ce n'est par une ab-
straction de l'esprit, et pourtant ne formant en-
semble dans leur évidente distinction qu'une seule
et indivisible étendue, qui est l'espace. Je dis que
la longueur, la largeur et la hauteur sont des termes
de relation, c'est-à-dire des termes qui se réfèrent
l'un à l'autre, puisque le sens de la longueur est dé-
terminé par le sens de la largeur, et ainsi du reste.
Je dis que ces termes de relation sont distincts l'un
de l'autre; car il est manifeste que la longueur n'est
pas la largeur, et que la largeur n'est pas la hauteur.
Je dis enfin que ces trois termes, malgré leur réelle
distinction, ne forment qu'une seule et indivisible
étendue, ce qui est encore de la dernière clarté pour
les sens et pour l'esprit. Donc, il n'y a ni obscurité ni
contradiction de langage à émettre cette proposition :
Dieu est une substance unique contenant dans son
indivisible essence des termes de relation réellement
distincts -erïtre eux.
Voulez- vous un exemple plus positif que celui de
l'espace? Car, malgré la réalHté de l'espace, vous
pourriez peut-être l'accuser d'être une sorte d'ab-
straction : eh bien ! ramassez le premier corps venu.
— 284 —
Tout corps , quel qu'il soit , pierre ou diamant,
est renfermé sous les trois formes de longueur, de
largeur et de hauteur. Prisonnier de l'étendue, il la
porte avec lui dans sa forme une et triple, et se l'in-
corpore en entier par une pénétration réciproque
qui fait de l'un et de l'autre une seule chose. Le
corps est espace, et l'espace est corps. La longueur,
la largeur et la hauteur sont le corps en tant que
long, en tant que large, en tant que haut. Divisez le
corps tant que vous voudrez, changez sa matière
intime selon votre plaisir, toujours subsistera le
même phénomène d'unité dans la pluralité; en sorte
qu'il n'y a rien dans la nature, espace et corps, le
contenant et le contenu, qui ne tombe sous cette
définition aussi simple qu'étonnante : une substance
unique en irois termes de relation réellement distincts
l'un de l'autre.
L'univers parle donc comme saint Jean. Non^ seu-
lement rien ne s'y oppose à la légitimité logique des
expressions qui rendent le mystère de la vie divine ;
non- seulement ces expressions y prennent le carac-
tère d'une formule générale et algébrique des êtres ;
mais encore la puissance de l'analogie nous conduit
à appliquer cette formule au principe même des êtres,
à celui qui n'a dû mettre dans ses œuvres qu'une
copie ou un reflet de sa propre nature.
Toutefois , dès qu'on applique à Dieu des expres-
sions ou des lois de l'ordre visible, elles y changent
subitement de proportions, parce qu'elles passent de
la région du fini à celle de l'infini. Vous ne devez
donc pas vous étonner. Messieurs, si la doctrine
— 28o •—
'Catholique vous enseigne que les termes de relation
revêtent en Dieu la forme de la personnalité. Enten-
dons-nous sur ce mot. Tout être , par eela seul qu'il
est lui et mon un autre, possède ee que nous appe-
lons l'individualité. Tant qu'il subsiste, il s'appar-
tient ; il peut croître ou décroître, perdre ou acqué-
rir; il peut communiquer à autrui quelque chose de
soi, mais non pas le soi-même. Il est lui tant qu'il
est; personne autre n'est et ne sera jamais lui, si ce
n'est-lui. Telle est la nature et la force de l'indivi-
dualité. Supposez maintenant que l'être individuel
ait conscience et intelligence de son individualité ,
qu'il se voie vivant et distinct de tout ce qui n'est
pas lui, ce sera une personne. La personnalité n'est
pas autre chose que l'individualité ayant conscience
et intelligence de soi. L'individualité est le propre
des corps, la personnalité est le propre des esprits.
Or Dieu est un esprit inOni ; tout ce qui le constitue,
substance et terme de relation, est esprit. Par con-
■séquent chaque terme des relations divines a con-
science et intelligence de soi ; il se voit distinct des
autres en tant que terme de relation , un avec eux
en tant que substance : sa distinction fait son indivi-
dualité relative; la conscience et l'intelligence de son
individualité relative le font une personne. Imaginez
l'espace devenuun esprit , vous aurez un phénomène
analogue. La longueur, la largeur et lahauteur au-
raient conscience et intelHgence de leur individualité
relative, con^^cience et intelligence de leur unité abso-
lue dans'l'.espare ; elles seraient une parla substance,
plusieurs par la distinction élevée à l'état ..personnel.
— 286 —
Il nous reste à considérer, Messieurs, combien il
y a de personnes en Dieu, comment et en quel ordre
elles s'y produisent.
Jusqu'ici nous ne nous sommes aidés que des-
analogies de la nature extérieure; mais, au point oui
nous sommes parvenus, ayant à nous rendre compte?
du nombre et de la genèse des personnes divines, ill
est nécessaire que nous cherchions dans des pro-
fondeurs plus reculées une lumière plus voisine de»
la lumière de Dieu.
La nature extérieure n'est pas tout notre horizon
et toute notre clarté. Nous la touchons par notre
corps; mais elle est hors de nous , même dans notre
corps, et, de plus, elle n'est que terre et cendre, et
si elle a quelque chose de Dieu , ce n'est qu'un ves-
tige et non pas une image de lui. Sortons de la limite
de la poudre, entrons en nous-mêmes : ne sommes-
nous pas des esprits ? Oui, je suis un esprit. Dans ce
sépulcre matériel que j'habite en voyageur , une
lampe a été allumée, lampe immatérielle et pure qui
éclaire ma vie, qui est ma vraie vie, qui descend de
l'éternité et qui m'y ramène comme à mon origine et
à ma nature. Que parlais-je tout à l'heure du temps
et de l'espace? Qui pouvait m'arrêter dans ces viles
comparaisons? Ah ! je le sens, vous m'en faisiez un
reproche; vous m'accusiez de tenir mon âme et la
vôtre captives dans ces inanités de l'univers, où je ne
voyais que des ombres, où je ne touchais que des
morts, où je ne suscitais que des empreintes froides
et effacées de la vérité. Vous attendiez avec impa- t
lience que j'ouvrisse enfin l'arène d'une vision meil-
— 287 —
îeure : je sens que j'y suis. Je vois ce qui ne se voit
pas , j'entends ce qui ne s'entend pas , je lis ce qui
n'a ni forme ni couleur : la vérité a encore un voile,
mais c'est sa personne; elle a encore des secrets,
mais ce sont les derniers. Arrière la nature, et voyons
Dieu dans l'esprit!
L'esprit vit comme Dieu de la vie immatérielle, et
par conséquent il connaît cette vie où les sens n'ont
point de part , et qui est celle de Dieu. Que fait donc
l'esprit lorsque , renfermé au dedans de lui-même ,
imposant silence à tout le reste, il vit de sa vie
propre? Que fait-il? Ce qu'il fait, Messieurs? deux
choses seulement, deux actes inépuisables, qui re-
viennent toujours, qui ne se lassent jamais, et dont
la trame compose tout son travail avec toute sa joie :
il pense et il aime. Il pense d'abord, c'est-à-dire
qu'il voit et combine des objets dépouillés de ma-
tière, de forme, d'étendue et d'horizon : espèce
d'univers devant lequel celui que nous habitons par
les sens n'est qu'un cachot sourd et étroit. Il se joue
dans cette mer sans rivage des idées. Il appelle à la
vie, pour composer la sienne , des mondes sans nom
et sans fin qui lui obéissent avec la promptitude de
l'éclair. Il peut n'en pas connaître le prix et les dé-
daigner; la contemplation pure lui pèsera d'autant
plus qu'il l'exercera moins et qu'il enchaînera ses
facultés aux abaissements du corps. Mais je ne
parle pas de ces trahisons de l'esprit contre lui-
même; je parle de l'esprit tel qu'il est par sa na-
ture, tel qu'il vit lorsqu'il veut vivre à la hauteur où
Dieu l'a placé. Il pense donc , c'est son premier acte
— 288 —
]Mais la pensée, est-ce l'esprit lui-même, ou quel-
que chose qui est distinct de l'esprit? Gè n'est pas
Tesprit lui-même; car la pensée vient et passe ,
tandis que l'esprit demeure toujours. J'oublie le
lendemain mes idées de la veille ; je les appelle et
je les chasse; quelquefois elles m'obsèdent malgré
moi. Ma pensée et mon esprit sont deux. Je me
parie à moi-même dans la solitude de mon entende-
ment; je m'interroge, je me réponds; ma vie inté-
rieure n'est qu'un colloque continuel et mystéi^ieux.
Et pourtant je suis un. Ma pensée, quoique distincte
de mon esprit, n'en est pas séparée ; quand elle est
présente, mon esprit la voit en lui; quand' elle est
absente, il la cherche en lui. Je suis un et deux à la
fois. Ma vie intellectuelle est une vie de -relation'; j'y
retrouve ce que j'ai remarqué dans la nature exté-
rieure, unité et pluralité, unité résultantde- la- sub-
stance même de l'esprit, pluralité résultant' de son
action. Que serait, en effet, Faction de Tesprit, si
elleétaitinféconde? Quels en seraient la raison, le but
et l'objet? L'esprit, comme toute la nature, mais en
une manière bien autrement élevée, est donc fécond.
Tandisque les corps se divisent pour se multiplier,
l'esprit, créé à la ressemblance de Dieu , demeure
inaccessible à toute division. Il engendre sa pensée
sans rien émettre au dehors de son incorruptible-
substance; il la multiplie sans rien perdre de là per-
fection de l'unité.
Vous le voyez. Messieurs, en nous élevant de la
vie extérieure à la vie intérieure, de la vie des corps'
à la vie de l'esprit , nous avons retrouvé là même
— 289 —
loi; mais nous lavons retrouvée, comme il était
inévitable, avec un accroissement de lumière et de
précision. Les corps, malgré leurs révélations mer-
veilleuses, nous tenaient à une trop grande distance
de Dieu; l'esprit nous a portés jusqu'au sanctuaire
de son essence et de sa vie. Pénétrons -y, ou du
moins , s'il nous est interdit de franchir certaines
limites, allons aussi près que la bonté divine nous le
permettra.
Dieu est un esprit, son premier acte est donc de
penser. Mais sa pensée ne saurait être , comme la
nôtre, multiple, sans cesse naissante pour mourir, et
mourant pour renaître. La nôtre est multiple, parce
qu'étant finis, nous ne pouvons nous représenter
qu'un à un tous les objets susceptibles de connais-
sance ; elle est sujette à périr, parce que nos idées se
pressant l'une après l'autre , la seconde détrône la
première , et la troisième précipite la seconde. En
Dieu, au contraire, dont l'activité est infinie, l'esprit
engendre d'un seul coup une pensée égale à lui-
même, qui le représente tout entier, et qui n'a pas
besoin d'une seconde, parce que la première a épuisé
l'abîme des choses à connaître , c'est-à-dire l'abîme
de l'infini. Cette pensée unique et absolue, premier
et dernier né de l'esprit de Dieu, reste éternellement
en sa présence comme une représentation exacte de
de lui-même, ou, pour parler le langage des livres
saints , comme son image, la splendeur de sa gloire
et la figure de sa substance (1). Elle est sa parole,
(1) Ile Épître aux Corinthiens, chap. iv, vers. 4. — Épître
aux Hébreux, chap. i, vers. 3.
IV. - 9
- 290 —
son verbe intérieur, comme notre pensée est aussi
notre parole ou notre verbe; mais, à la différence du
nôtre , verbe parfait qui dit tout à Dieu en un seul
mot, qui le dit toujours sans se répéter, et que saint
Jean avait entendu dans le ciel lorsqu'il ouvrait
ainsi son sublime Évangile : Au commencement était
le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était
Dieu (1).
Et de même qu'en l'bomme \? pensée est distincte
de l'esprit sans en être séparée, ainsi, en Dieu, la
pensée est distincte, sans être séparée, de l'esprit
divin qui la produit. Le Verbe est consubstantiel au
Père, selon l'expression du concile de Nicée, qui
n'est que l'énergique expression de la vérité. Mais
ici , comme dans le reste , il existe entre Dieu et
l'homme une grande différence. Dans l'homme, la
pensée est distincte de l'esprit d'une distinction im-
parfaite, parce qu'elle est finie ; en Dieu , la pensée
est distincte de l'esprit d'une distinction parfaite,
parce qu'elle est infinie : c'est-à-dire qu'en l'homme
la pensée ne va pas jusqu'à être une personne,
tandis qu'en Dieu elle va jusque-là. Le mystère de
l'unité dans la pluralité ne s'accomplit pas totale-
ment dans notre intelligence, et c'est pourquoi nous
ne pouvons pas vivre de nous seuls. Nous cherchons
au dehors l'aliment de notre vie; nous avons besoin
d'un entretien étranger, d'une pensée qui nous soit
autre et qui pourtant nous soit proche. En Dieu , la
pluralité est absolue aussi bien que l'unité, et c'est
(1) Saint Jean, chap. i, vers. 1.
— 291 —
pourquoi sa vie se passe tout entière au dedans de
lui-même, dans le colloque ineffable d'une personne
divine à une personne divine , du Père sans généra-
tion au Fils éternellement engendré. Dieu pense, et
il se voit dans sa pensée comme dans un autre, mais
comme dans un autre qui lui est proche jusqu'à
n'être qu'un avec lui par la substance; il est père,
puisqu'il a produit à sa ressemblance un terme de
relation réellement et personnellement distinct de
lui; il est un et deux dans toute la force que l'infmi
donne à l'unité et à la dualité ; il peut dire, en con-
templant sa pensée, en regardant son image, en
entendant son Verbe, il peut dire, dans l'extase de la
première et de la plus réelle paternité , cette parole
entendue par David : Tu es mon Fils , je t'ai en-
g endi'é aujourd'hui {!). Autour d'huil dans ce jour
qui n'a ni passé, ni présent, ni futur, dans ce jour
qui est l'éternité, c'est-à-dire la durée indivisible de
l'être sans changement. Aujourd'hui ! car Dieu pense
aujourd'hui, il engendre son Fils aujourd'hui, il le
voit aujourd'hui, il l'entend aujourd'hui, il vit au-
jourd'hui de cet acte inénarrable qui ne commence
ni ne fmit jamais.
Mais est-ce là toute la vie de Dieu? La génération
de son Fils est-elle son seul acte, et consomme-t-elle
avec sa fécondité toute sa béatitude? Non, Mes-
sieurs; car, en nous-mêmes, la génération de la
pensée n'est pas le terme où s'arrête notre vie.
Quand nous avons pensé, un second acte se produite
(1) Psaume ii, vers. 7.
— 292 —
nous aimons. La pensée est un regard qui amène
son objet en nous-mêmes; l'amour est un mouve-
ment qui nous entraîne au dehors vers cet objet
pour l'unir à nous et nous unir à lui , et accomplir
ainsi dans sa plénitude le mystère des relations,
c'est-à-dire le mystère de l'unité dans la pluralité.
L'amour est à la fois distinct de l'esprit et distinct de
la pensée : distinct de l'esprit, où il naît et où il
meurt; distinct de la pensée par sa définition même,
puisqu'il est un mouvement d'étreinte, tandis que la
pensée est une simple vue. Et néanmoins il procède
de l'un et de l'autre , et il ne fait qu'un avec tous les
deux. Il procède de l'esprit, dont il est l'acte, et de
la pensée, sans laquelle l'esprit ne verrait pas l'ob-
jet qu'il doit aimer ; et il reste un avec la pensée et
l'esprit dans le même fond de vie où nous les re-
trouvons tous trois , inséparables toujours , et tou-
jours distincts.
En Dieu , il en est de même. Du regard coéternel
qui s'échange entre le Père et le Fils, naît un troi-
sième terme de relation, procédant de l'un et de
l'autre, réellement distinct de l'un et de l'autre, élevé
par la force de l'infmi jusqu'à la personnalité, et qui
est le Saint-Esprit, c'est-à-dire le saint mouvement,
le mouvement sans mesure et sans tache de l'amour
divin. Gomme le Fils épuise en Dieu la connaissance,
le Saint-Esprit épuise en Dieu l'amour, et par lui
se termine le cycle de la fécondité et de la vie divine.
Car, que voulez-vous que Dieu fasse encore? Esprit
parfait, il pense et il aime; il produit une pensée
égale à lui , et avec sa pensée un amour égal à tous
~ 293 —
les deux. Que lui reste-t-il à désirer et à produire?
Et que vous resterait-il à vous-mêmes si vous aviez
comme lui, dans l'unité de votre substance, une
pensée sans bornes et un amour sans bornes? Mais,
infortunés que nous sommes , la pensée et l'amour
ne sont dans notre âme qu'une vue et une possession
d'un objet étranger; nous sommes obligés de sortir
de nous pour chercher notre vie , pour apaiser notre
soif de connaître, notre faim d'aimer. Et au lieu
d'aller à la source unique de la vérité et de la cha-
rité, qui est Dieu, nous nous attachons à la nature,
qui n'est qu'une ombre; à la vie du temps, qui n'est
qu'une mort. Ou bien, repliés sur nous par un effort
insensé, nous demandons à notre impuissance l'ac-
complissement du mystère un et triple qui est la
félicité divine; nous essayons de nous suffire dans
l'orgueil d'une pensée solitaire, dans la volupté de
r amour personnel, et, comme un sable qui se dévore
lui-même, nous nous desséchons dans les sanglantes
étreintes d'un égoïsme qui serait infini si le néant
pouvait l'être.
Ah ! levez les yeux en haut! c'est là qu'est la vie,
parce que c'est là qu'est la fécondité véritable. C'est
là que vous conduisent le spectacle des lois de la
nature et l'étude des lois de votre propre esprit. Tout
vous apprend que l'être et l'activité sont une même
chose ; que l'activité s'exprime par l'action , que
l'action est nécessairement pro<5uctrice ou féconde;
que le but de la fécondité est d'établir des relations
entre des êtres semblables; que la relation est l'unité
dans la pluralité , d'où résultent la vie , la beauté et
— 294 —
la bonté. Et qu'ainsi, Dieu, l'être infini, l'être bon,
beau et vivant par excellence , est infailliblement le
plus magnifique ensemble de relations , l'unité par-
faite et la pluralité parfaite, l'unité de substance
dans la pluralité de personnes; un esprit principe
une pensée égale à l'esprit qui l'engendre, un amour
égal à l'esprit et à la pensée d'où il procède ; tous les
trois, Père, Fils, Saint-Esprit, aussi anciens que
Téternité, aussi grands que l'infini, aussi un dans la
béatitude que dans la substance où ils puisent leur
divinité identique. Voilà Dieu ! voilà Dieu, la cause
et l'exemplaire de tous les êtres ! Rien n'existe ici-bas
qui n'en soit le vestige ou l'image , selon le degré de
sa perfection. L'espace le révèle dans sa plénitude
une et triple; les corps le font reconnaître dans les
trois dimensions qui constituent leur solidité; l'esprit
nous le montre de plus près dans la production des
deux choses les plus élevées de ce monde , si toute-
fois elles sont de ce monde, la pensée et l'amour;
enfin le tissu même de l'univers , qui n'est partout
que relations, nous est comme une toile où la lu-
mière divine passe , pénètre et nous laisse entrevoir
au-dessus du ciel visible le ciel invisible de la Tri-
nité.
Toutes les lois prennent leur source dans ce foyer
des relations primordiales. La société humaine, si
elle aspire à la perfection , n'a pas d'autre modèle à
contempler et à imiter. Elle y découvrira la première
constitution sociale dans la première cité ; l'égalité
de la nature entre les personnes qui la composent;
l'ordre dans leur égalité, puisque le Père est le prin-
— 295 -
cipe du Fils, et que le Saint-Esprit procède du Père
et du Fils: l'unité cause de la pluralité; la pensée
recevant d'en haut son être et sa lumière ; l'amour
terminant et couronnant toutes les relations. Ces lois
sont assez belles , et les législateurs , s'ils pouvaient
les réaliser sur la terre , feraient un ouvrage dont
l'Église catholique a seule possédé jusqu'aujourd'hui
le privilège et le secret.
Arrêtons- nous. Je ne vous ai pas démontré le
mystère de la sainte Trinité; mais je l'ai mis dans
une perspective où l'orgueil ne la méprisera qu'en
s'insultant lui-même. Pardonnons-lui cette joie, s'il
est jaloux de se la causer. Pour vous, Messieurs,
inspirés d'une sagesse plus humble et plus élevée,
remerciez Dieu, qui, en nous révélant le mystère de
sa vie, n'a pas accablé notre intelligence d'une lu-
mière stéi'ile, mais nous a donné la clef de la nature
et de notre propre esprit.
QUARANTE-SEPTIÈME CONFÉRENCE
DE LA CRÉATION DU MONDE PAR DIEU
Monseigneur,
Messieurs ,
Nous avons pénétré jusque dans la vie intérieure
de Dieu ; nous savons qu'il est, et comment il vit. La
suite des idées nous conduirait maintenant à recher-
cher quel est son caractère ; mais deux mots nous
suffiront sur ce point. Le caractère de Dieu est la
perfection : tout ce qui est renfermé dans l'idée de
perfection, comme l'immutabilité, la sagesse, la jus-
tice, la bonté, doit être attribué à Dieu dans un degré
infini, et constitue son caractère métaphysique et
moral. Les difficultés qui peuvent naître de ces
divers attributs se résoudront naturellement lorsque
nous traiterons des rapports de Dieu avec les êtres
— 298 —
créés. Nous les franchissons donc à pieds joints, et
nous nous trouvons logiquement en présence de
cette question : Étant donné Dieu, le principe des
choses, comment les choses sont -elles émanées de
lui? Par quel procédé, et surtout par quels motifs?
Ici, Messieurs, nous commençons à toucher plus
directement aux secrets de nos destinées; car elles
prennent sans contredit leur source dans le procédé
par lequel nous sommes sortis du sein de notre
cause, et bien plus encore dans les motifs qui ont
porté l'Être existant par lui-même à produire quel-
que chose qui ne fût pas lui. Quel est donc ce pro-
cédé? Quels sont ces motifs ?
Avant de vous le dire, Messieurs, je vous prie de
bien remarquer l'état de la question. Il ne s'agit pas
de savoir si le monde est ou n'est pas un ouvrage :
cette question-là est jugée. Quiconque n'est pas pan-
théiste est contraint d'admettre que le monde a une
cause, qui est l'œuvre d'une intelligence et d'un pou-
voir supérieurs; or nous avons écarté le panthéisme,
nous avons reconnu Dieu dans l'infirmité même de
la nature, et par conséquent nous disons de lui avec
le peuple et avec le poëte :
L'Éternel est son nom , le monde est son ouvrage.
Chose digne d'attention , les philosophes de l'an-
tiquité qui croyaient à l'éternité de la matière , tels
que Platon , ne pouvaient cependant s'empêcher de
reconnaître dans l'ensemble des choses visibles le
caractère d'une œuvre travaillée, et ils appelaient
— 299 —
Dieu le grand architecte de l'univers. C'est qu'en
effet l'univers porte le signe éclatant de son impuis-
sance personnelle, s'il est permis de parler ainsi; et
ceux-là mêmes qui ne s'élèvent pas jusqu'à l'idée de
sa création, y discernent pourtant la main de l'artiste
qui l'a touché et construit. Ils le voient fait, encore
qu'ils ne le voient pas créé , et sans cela la pensée de
Dieu n'aurait aucune raison dans leur esprit. La
production du monde est un dogme qui précède logi-
quement le dogme de l'existence de Dieu ; nous di-
sons : Le monde est produit, donc Dieu est; et non
pas : Dieu est, donc le monde est produit. C'est le
raisonnement des anciens philosophes théistes aussi
bien que celui des philosophes chrétiens ; seulement
il était moins complet dans les premiers que dans les
seconds. Aristote, par exemple, après avoir admis
l'éternité de la matière , ne pouvait plus remonter à
une cause suprême , si ce n'est en découvrant dans la
nature quelque chose dont la présence ne s'expliquait
pas sans un principe plus élevé. Tel était pour lui
le mouvement des corps. L'analyse de ce phénomène
l'avait conduit à reconnaître la nécessité d'un premier
moteur, et il avait écrit cette proposition presque di •
vine par sa profondeur et son originalité : « Il y a
quelque chose d'immobile qui est le principe du mou-
vement. »
Encore une fois , Messieurs , la question n'est donc
pas de savoir si le monde est produit, mais comment
et pourquoi il a été produit.
Deux systèmes se sont partagé les intelligences en
dehors de la doctrine catholique. Le premier affirme
— 300 —
que le monde a été produit par le concours de Dieu
et d'une certaine substance inférieure , coéternelle à
Dieu. Figurez- vous , d'une part, l'être absolu et par-
fait; de l'autre part, une substance vile, informe,
sans mouvement, sans vie, incapable de sortir par
elle-même de cet état d'abjection, et toutefois in-
créée comme Dieu , éternelle comme Dieu , existant
par soi comme Dieu , la matière , en un mot , et encore
la matière dépouillée de cette gloire telle quelle que
nous lui voyons aujourd'hui. Que Dieu l'eût laissée
là , elle y serait encore , espèce de tombeau vide et
éternel, ne recevant ni la vie ni la mort. Mais Dieu
l'a regardée ; il a été saisi de pitié devant l'infinie
grandeur de cette misère. Il a dit une parole , et le
monde, sortant des langes immobiles de sa concep-
tion, a paru tel que nos yeux l'admirent, ancien par
son fond , nouveau par sa forme , père et fils à la fois,
fils d'un plus parfait que lui, père de lui-même par
coopération.
Cette ingénieuse poésie n'a pas satisfait tous les
esprits. Beaucoup lui ont refusé leur consentement.
Ils ont trouvé misérable devant la logique comme en
elle-même cette singulière substance moitié Dieu,
moitié néant, Dieu par l'éternité de son être, néant
par l'incapacité de se donner le mode de son exis-
tence, et ils ont imaginé, pour expliquer la naissance
du monde, le système de l'émanation. Dans ce se-
cond ordre d'idées, Dieu a tiré de sa propre substance
la substance de l'univers, mais sans lui communiquer
ni sa personnalité ni sa divinité.
La doctrine catholique repousse ce système aussi
— 301 —
bien que le premier. Car, de deux choses l'une : ou
bien la substance divine est tout entière et indivisible
dans le monde, et en ce cas le monde est Dieu ; ou
bien la substance divine n'est qu'en partie dans le
monde parla vertu de l'émanation, et alors elle perd
le caractère absolu sans lequel l'esprit ne saurait la
concevoir.
Il n'est pas nécessaire, Messieurs, d'un grand
effort de pensée pour saisir le vice ou plutôt le ridi-
cule de ces théories sur l'origine de l'univers. Nous
rencontrons ici un exemple frappant de la force et de
la faiblesse de l'esprit humain. Il a bien vu que la
nature sensible ne s'expliquait pas sans l'interven-
tion d'une nature plus haute; mais, je ne sais pour-
quoi, il lui a été impossible de déterminer le mode
et la mesure de cette intervention. Frappé de l'indi-
gence de l'univers, il lui refusait l'existence propre
pour en faire une émanation de la Divinité ; puis ,
ne concevant pas ni que Dieu pût sortir de lui-même,
ni que sa substance s'appauvrît par cette émission ,
il attribuait au monde un fonds de vitalité originelle,
mais pauvre et retenue aux plus extrêmes limites de
l'incapacité. C'était toujours la même contradiction.
Il ne fallait, ce semble, qu'un peu de vigueur de
logique pour conclure à fond et dans la plénitude du
vrai; l'homme ne l'a pas pu. Son œil, errant entre
deux abîmes, n'osait accepter ni l'un ni l'autre, et
cherchait au milieu un point d'arrêt chimérique.
Maintenant, ouvrez la Bible, et lisez -en la pre-
mière phrase : Au commencement, Dieu créa le ciel
et la terre. Quelle simplicité. Messieurs, et quelle
— 302 —
fermeté! Moïse n'affirme pas même l'existence de
Dieu ; il le nomme et il le défmit par une action qui
explique en même temps l'univers. L'univers n'est
pas éternel, il n'est pas non plus une émanation de
la substance divine ; il a été fait dans toute la force
de ce mot, il a été fait par un pur acte de volonté.
Dieu a dit, et tout a été fait ; c'est l'expression de
David , et c'est l'idée que l'esprit humain n'avait pu
découvrir, pas même pour la combattre. Il l'ignorait,
quoiqu'elle fût la clef de tout, et depuis qu'elle lui a
été révélée , il la repousse comme une incompréhen-
sible fiction. Qu'est-ce, dit-il, que faire de l'être par
un acte de volonté ? Comment se représenter cette
magique opération? Et qu'est-ce qu'une idée qui
n'offre à l'entendement aucune image saisissable ?
L'homme agit, mais toujours sur une substance pré-
existante à son action; il produit, mais de simples
modifications dans le sujet où s'exerce sa puissance;
la création est un abîme où il ne découvre rien qu'un
mot et un désespoir: un mot au lieu d'une idée, un
désespoir au lieu d'une solution.
Qu'en pensez-vous, Messieurs? Est-il nécessaire
de se représenter un acte pour en avoir l'idée? Ne
suffit-il pas que la force logique nous contraigne d'en
affirmer l'existence? La raison, je le veux pour un
moment, ne saisit sous aucune face l'acte créateur;
oui, mais elle voit que le monde n'est ni éternel, ni
émané de la substance de Dieu, et, poussée à bout,
elle conclut qu'il a été fait par voie de création : car
quelle issue lui reste-t-il, sinon celle-là? Est-il plus
aisé de se représenter la matière sortant par émana-
— 303 —
tion de la substance immatérielle , ou bien existant
de toute éternité par sa propre vertu? Assurément,
si l'esprit aperçoit là quelque chose, il n'aperçoit
qu'une impossibilité , et c'est pourquoi il se jette dans
la seule route qui lui demeure ouverte, route obscure
encore, mais éclairée du moins de la lumière ren-
fermée dans toute nécessité logique. Est-il vrai d'ail-
leurs que le mot de création ne représente rien à
notre entendement? Est-il vrai que nous ne conce-
vions en aucune manière comment la volonté divine
peut prononcer la souveraine parole : Fiat! Je m'en
étonnerais ; car si nous avons démêlé dans notre in-
telligence des images qui nous ont introduits jus-
qu'au sacré vestibule de l'essence incréée, comment
^e mystère de notre volonté personnelle ne nous ap-
prendrait-il rien touchant le mystère de la divine vo-
lonté? La volonté est le siège de la puissance; c'est
par là que l'homme commande, et qu'il est obéi. Com-
mander! Messieurs, quel mot! Y avez-vous jamais
songé? Un homme laisse tomber de ses lèvres une
parole : on écoute, on se presse, on court. Un autre
parle, rien ne se fait. Tous les deux ont prétendu
commander, un seul a réussi. C'est qu'un seul a dit
le mot qui contient la puissance, ce mot : Je veux.
Beaucoup pensent le dire, parce qu'ils le pronon-
cent ; mais il y en a peu qui le disent en effet. C'est le
mot le plus rare qui soit au monde , bien qu'il soit le
plus fréquemment usurpé , et quand un homme en a
le secret terrible , qu'il soit pauvre et le dernier de
tous , soyez sûrs qu'un jour vous le trouverez plus
haut que vous. Ainsi fut César.
- 304 —
Avez-vous remarqué dans les sciences occultes le
rôle qu'y remplit la volonté, et comment nul ne s'y
rend maître d'un autre que par l'énergie d'une sorte
de fluide impératif? Les natures viriles résistent
mieux aux ébranlements de ces arts secrets, et c'est
pourquoi les anciens oracles avaient choisi pour or-
gane la faible bouche des pythonisses. Pardonnez-
moi cette allusion à des mystères contestables ; la vé-
rité perce partout, et jusque dans les choses dont la
nature est voilée et incertaine. C'est ainsi que les
nuages portent le soleil en le cachant.
Quoi qu'il en soit, nul ne contestera que le siège
de la puissance soit dans la volonté. C'est par la vo-
lonté que l'homme exerce l'empire sur ses sembla-
bles , et c'est par elle qu'il meut son propre corps.
Quand donc la doctrine catholique nous enseigne que
le monde est sorti d'un acte de la volonté divine, elle
nous dit quelque chose qui se vérifie par l'expérience
du lieu où gît en nous-mêmes le principe de notre
force. En nous, comme en Dieu, la volonté fait de
la force : mais qu'est-ce que la force? Je suis immo-
bile ; tout à coup, mon bras s'élève, ma main s'étend,
ma tête se dresse , mon regard s'allume : que s'est-il
passé? Une puissance étrangère à moi m'a -t- elle
saisi et soulevé de mon repos? Non, au dedans de
moi , dans un lieu calme et immatériel , un acte s'est
produit ; j'ai dit : Que mon corps se meuve, et il s'est
mû. J'ai porté en même temps à mes membres, dans
une proportion exacte, la quantité de force nécessaire
à leur mouvement; j'ai voulu, et j'ai fait. Prenez
garde! le mouvement n'existait pas. Il n'existait pas
— 305 —
dans mon corps, qui était à l'état d'immobilité ; li
n'existait pas dans mon âme, qui est d'une na-
ture spirituelle : je l'ai fait par un simple acte de
ma volonté, je l'ai créé. La proposition d'Aristote
s'est vérifiée en moi : L'immobile est le principe
du mouvement. Qu'est-ce que cela, sinon une
création ? Direz-vous que la force motrice préexis-
tait dans ma volonté? J'en conviens; mais la force
motrice , qu'est-elle autre chose que le principe pro-
ducteur du mouvement ? La doctrine catholique
n'entend pas que Dieu crée sans une puissance
créatrice dont sa volonté est le siège et l'organe.
Le Fiat divin , comme le Fiat humain , a une cause
efficace sans laquelle il ne serait qu'un mot vide , un
désir infécond.
Remarquez bien, Messieurs, que le mouvement
corporel est extérieur à l'âme qui le produit par un
acte de vouloir intérieur. C'est en cela que gît la dif-
férence de la génération et de la création. Quand l'in-
telligence conçoit une pensée, elle engendre, parce
que la pensée est de même nature qu'elle et demeure
en elle-même; quand la volonté suscite le mouve-
ment du corps , elle crée , parce que le mouvement
n'est pas de même nature qu'elle et naît au dehors.
Ces deux actes n'ont rien de commun. Le premier est
le principe de la vie interne ; le second, de la vie ex-
terne. Le premier est la vie de Dieu et de notre âme ;
le second est la vie du monde et de notre corps. Toute
activité se réduit à ces deux termes : engendrer et
créer, c'est-à-dire produire au dedans et produire
au dehors. Nul être n'existe sans cette double faculté.
- 306 —
Si la première lui manquait, il n'aurait pas de vie
intime et personnelle ; si la seconde lui faisait défaut,
il n'aurait pas de vie hors de soi. La génération con-
centre, la création dilate; elles composent ensemble
le mystère de toute vie.
Jugez maintenant si la raison ne se forme aucune
idée de l'acte créateur. Il est vrai qu'en Dieu cet
acte prend une énergie qui surpasse notre faible por^
tée. Tandis que le mouvement créé par nous s'éteint
et meurt bientôt, les choses créées par Dieu s'affer-
missent dans une subsistance durable. C'est la même
différence que nous avons déjà remarquée entre la
production de la pensée divine et la production de la
pensée humaine; la subsistance est le cachet des ou-
vrages de Dieu , tandis que tout ce que fait l'homme
passe de l'être au néant avec une triste rapidité. Mais
cet évanouissement de nos œuvres ne détruit pas
leur réalité, ni l'analogie qu'elles ont avec les œuvres
de l'infini. Nous engendrons réellement comme Dieu,
nous créons réellement comme lui ; nous d'une ma-
nière incomplète et relative, lui en un mode parfait
et absolu. Et nous entendons les deux mystères de
la génération et de la création, qui composent la vie,
parce que nous sommes réellement, quoique impar-
faitement, générateurs et créateurs.
Gela posé, Messieurs, votre place et votre sort
vous sont dès à présent connus : vous n'êtes pas des
souverains, vous êtes des serviteurs. La souveraineté
est l'existence par soi; vous ne l'avez à aucun degré.
Vous avez été faits, vous avez été tirés du néant,
selon l'énergique expression de la mère des Mâcha-
— 307 —
bées, et tout au plus pourrez-vous prétendre au titre
d'enfants de Dieu. Ce sera là le terme extrême de
votre ambition. Si par hasard la bonté divine a jeté
•dans votre âme et sur votre front des traces de res-
semblance avec lui, vous serez ses enfants, et il vous
permettra , du fond de votre poudre, de faire monter
jusqu'à son trône le nom de Père. Ce sera votre plus
haute gloire. Quant à la souveraineté, n'y prétendez
pas : qu'est-ce que la souveraineté d'un être qui vit
par un autre? On veut pourtant vous la donner. C'est
pour cela que le rationalisme s'épuise à prouver
l'éternité du monde, et à chercher dans les ruines
€t dans la mort les signes de l'indéfectibilité. Car
pensez-vous que l'esprit humain se précipitât si ar-
demment sur ces questions , si elles ne recouvraient
des conséquences pour la direction de l'âme et de la
vie? Tout est là, croyez-le. Dire que le monde est
incréé, c'est dire que l'homme est souverain; dire
que le monde est créé , c'est dire que l'homme est
serviteur, et tout au plus enfant. La première doctrine
nous donne le droit de nous définir comme Dieu : « Je
suis Celui qui suis. » La seconde nous met au cœur
la prière de l'Évangile : « Notre Père qui êtes aux
cieux ! »
Il faut choisir, Messieurs : il faut ici -bas vivre en
dieu ou en créature, dans la modestie de l'obéissance
ou dans l'orgueil de la souveraineté. Lequel choisi-
rez-vous? Des sages vous diront que vous êtes grands ;
ils s'attacheront au côté subUme de votre être, et
vous persuaderont qu'il n'y a rien au-dessus de vous.
D'autres vous présenteront de vous-mêmes une image
— 308 —
basse et flétrie ; ils découvriront dans les régions in-
fimes de votre nature des secrets qui vous feront
rougir, et toutefois ce sera pour vous flatter encore.
Seule, la doctrine catholique vous met à votre place
sans insulte et sans adulation. Elle voit votre gran-
deur et vous la prouve; elle voit votre misère et
vous la montre ; elle vous soutient contre l'orgueil
qui vous enfle, et contre l'orgueil qui vous déshonore;
elle vous donne enfin tout ensemble la raison de votre
grandeur et de votre misère dans cette parole qu'elle
seule a prononcée : L'homme est une créature, mais
c'est la créature d'un Dieu.
La créature d'un Dieu ! Pourquoi? Quel motif a eu
cet être inaccessible de regarder au-dessous de lui et
d'appeler ce qui n'était pas? Il nous importe de le
savoir; car, évidemment, le premier et le dernier
mot de notre destinée est dans le motif de notre créa-
tion. Perdus que nous étions dans les froides ombres
de l'inexistence, incapables de nous éveiller nous-
mêmes au fond de ce tombeau , nous n'avions
d'autre espérance et d'autre germe de vie que dans
la volonté de Dieu , et la volonté de Dieu ne pouvait
elle-même se diriger vers nous, nous plaindre et nous
nommer, qu'en vertu d'un motif qui la déterminât.
Nul être raisonnable, en effet, n'agit sans raison,
sous peine d'agir au hasard et d'ignorer ce qu'il fait
en ignorant pourquoi il le fait. Aussi saint Thomas
d'Aquin , cherchant avant nous le motif de la créa-
tion , commence par poser cette maxime : Tout être
agit pour une fin; et il appelle la fin du nom de
cause finale , pour indiquer qu'étant le mobile des
— 309 —
actes de la volonté, elle est réellement le principe
des choses que la volonté produit. Dieu , en créant
le monde, a donc été mû par unefm, c'est-à-dire
par un but qu'il s'est proposé d'atteindre , et qui était
le terme de sa pensée, de sa volonté et de son action.
Quelle était cette fin? Si, pour le savoir, nous étu-
dions les ressorts de nos propres déterminations,
nous démêlerons aisément parmi eux le mobile de
l'intérêt ou de l'utilité. Nous voulons et nous agis-
sons parce que nous avons des besoins ; nos mouve-
ments sont l'effort d'un être qui ne vit pas de lui-
même, et qui cherche au dehors le soutien ou l'ac-
croissement de sa vie. Mais Dieu n'a pas de besoins;
il vit de lui et en lui ; rien ne manque à la plénitude
de son être et de sa félicité : comment agirait-il par
intérêt? Comment eût- il créé l'homme et le monde
pour combler le vide de sa nature , ou pour ajouter
à l'infini des ressources et des jouissances qui ne s'y
trouvaient point contenues? Manifestement, il les
possédait toutes ; il n'avait rien à gagner et rien à
perdre dans la création de l'univers. Le déploiement
extérieur de sa toute-puissance était un acte souve-
rainement désintéressé.
11 est vrai, Messieurs, j'ai souvent entendu dire,
et vous l'avez entendu vous-mêmes, que Dieu a créé
le monde pour sa gloire. Mais cette expression a deux
sens, l'un qui est exact et que je vous exposerai bien-
tôt, l'autre qui n'est pas admissible, parce qu'il sup-
pose que la volonté divine peut être mue par la rai-
son de l'utilité personnelle. Oublions donc un instant
des termes mal définis, et continuons à chercher
— 310 —
quel a été le motif de Dieu dans la vocation du monde
à Texistence.
L'homme n'agit pas seulement par intérêt ; il est
capable d'agir aussi par devoir, c'est-à-dire de sa-
crifier son propre avantage à l'avantage commun,
au nom d'une loi suprême qui règle les rapports des
êtres et leur impose des actes dont le bénéfice est
pour autrui. Ce motif est infiniment plus noble que
le premier; il ravit l'âme à l'égoïsme, et lui donne
pour mobile une impulsion d'en haut, qui, n'étant
autre chose que la vue et le sentiment de l'éternelle
justice, semble digne de se rencontrer en Dieu et
d'avoir commandé sa résolution quand il créa le
monde. Pourtant, Messieurs, il n'en est rien. Dieu
est la justice même ; dès qu'il agit , il le fait sous
l'empire de cette loi d'équité qui est comprise dans
son essence ; mais avant d'agir au dehors pour la
première fois, avant de fonder l'univers, il ne lui de-
vait rien. Il était libre à son égard de toute la liberté
de l'être en face du néant. Il pouvait lui communi-
quer l'existence ou la lui refuser selon son plaisir,
sans blesser aucun droit, sans méconnaître aucun
devoir. L'homme lui-même ne doit rien au néant, et
en tirant un autre homme de son sein généreux, il
accomplit un acte de pleine et absolue souveraineté.
Il est père, parce qu'il l'a voulu, comme Dieu est créa-
teur, parce qu'il l'a voulu.
Mais quoi! aucun motif n'a-t-il donc inspiré la vo-
lonté créatrice? Gela n'est pas possible. Messieurs,
nous vous l'avons démontré. Le motif existe ; ne nous
— 311 —
lassons pas de le chercher dans le mystère de nos
propres délibérations.
Au-dessus du devoir, s'il est possible, ou du moins
dans une place non moins profonde et sacrée, gît un
autre mobile de nos actions : c'est l'amour. Nous
allons parce que nous aimons ; nous souffrons, nous
vivons, nous mourons, parce que nous aimons. L'a-
mour guide nos actes les plus ardents, et si quel-
quefois nous nous sentons capables de tout , si, pous-
sant la vie et la mort devant nous avec une force
presque sacrilège, nousnouscroyons quelquefois déjà
dans l'énergie de l'immortalité , c'est l'amour assu-
rément, c'est l'amour qui no'is persuade et qui nous
emporte. Nul coursier n'est plus vite, nul ne franchit
plus d'abîmes avec plus de bonheur, nul ne nous
conduit plus loin, plus haut, et ne nous donne mieux
la sensation de l'être qui va créer. Serait-ce donc l'a-
mour qui pousse la volonté divine, et qui lui dit in-
cessamment : Va et crée, va et crée! Serait-ce l'a-
mour que nous aurions pour premier père? Mais,
hélas ! l'amour lui-même a une cause dans la beauté
de son objet; et quelle beauté pouvait avoir devant
Dieu cette ombre morte et glacée qui a précédé l'u-
nivers, et à laquelle nous ne donnons un nom qu'en
trahissant la vérité? Qu'est-ce que le néant pouvait
dire au cœur de Dieu? Gomment aimer ce qui n'est
pas ? Ou même , comment aimer la beauté finie
quand on possède en soi la beauté parfaite et sans
mesure? Déjà l'amour avait produit en Dieu son
ineffable fruit ; déjà le Père, le Fils, le Saint-Esprit,
respirdent coéternellcment dans le colloque et dans
— 312 —
i'étreinte de leur triple et une et infinie beauté. Ils
voyaient , ils touchaient , ils parlaient ensemble leur
béatitude, et, immuables tous trois dans un même
ravissement , ils ne pouvaient plus rien voir, ni rien
sentir, ni rien entendre qui méritât d'eux une goutte
épanchée de leur amour. Le mystère était accompli
tout entier, mon Dieu, et que restait-il pour émouvoir
votre cœur, et pour qu'il nous découvrît de loin dans
yinanité totale où nous ne vous attendions même pas?
11 restait quelque chose, Messieurs, n'en doutez
pas; il restait quelque chose de plus généreux que
l'intérêt, de plus élevé que le devoir, de plus puis-
sant que l'amour. Sondez votre cœur, et si vous avez
peine à m'entendre, si vos propres dons vous sont
inconnus, écoutez Bossuet parlant de vous : «Quand
Dieu, dit-il, fit le cœur de l'homme, il y mit pre-
mièrement la bonté. » Voilà, Messieurs, une pa-
role divine, et Bossuet n'eût -il prononcé que celle-
là , je le tiens pour un grand homme. La bonté! c'est-
à-dire cette vertu qui ne consulte pas l'intérêt, qui
n'attend pas l'ordre du devoir, qui n'a pas besoin
d'être solUcitée par l'attrait du beau, mais qui se
penche d'autant plus vers un objet qu'il est plus pau-
vre, plus misérable, plus abandonné, plus digne de
mépris! Il est vrai, Messieurs, il est vrai, l'homme
possède cette adorable faculté, j'en jure par vous
tous. Ce n'est ni le génie , ni la gloire , ni l'amour qui
mesurent l'élévation de son âme, c'est la bonté. C'est
elle qui donne à la physionomie humaine son premier
et plus invincible charme ; c'est elle qui nous rap-
proche les uns des autres ; c'est elle qui met en com-
— 313 —
munication les biens et les maux, et qui est partout ,
du ciel à la terre , la grande médiatrice des êtres.
Regardez au pied des Alpes ce vil crétin sans yeux,
sans sourire et sans larmes, qui ne connaît pas
même sa dégradation, et qui semble un effort de la
nature pour s'insulter elle-même dans le déshonneur
de ce qu'elle a produit de plus grand : gardez-vous
de croire qu'il n'ait trouvé le chemin d'aucune âme ,
et que son opprobre lui ait ravi l'amitié de l'univers.
Non, il est aimé, il a une mère, il a des frères et des
sœurs, il a une place au foyer de la cabane, il a la
meilleure et la plus sacrée, parce qu'il est le plus
déshérité. Le sein qui l'a nourri le porte encore, et la
superstition de l'amour n'en parle que comme d'une
bénédiction envoyée par Dieu. Voilà l'homme !
Maispuis-je dire : Voilà l'homme, sans dire aussi :
Voilà Dieu? De qui l'homme tiendrait-il sa bonté,
si Dieu n'en était l'océan primordial, et si en formant
notre cœur, il n'y avait pas versé avant tout une
goutte du sien? Oui, Dieu est bon; oui, la bonté est
l'attribut qui recouvre en lui tous les autres, et ce
n'est pas sans raison que l'antiquité gravait au fron-
ton de ses temples cette inscription fameuse où la
bonté précédait la grandeur. Mais toute perfection
suppose un objet où s'appliquer. Il fallait donc à la
bonté divine un objet aussi vaste et profond qu'elle-
même : Dieu l'a découvert. Du sein de sa plénitude,
il a vu cet être sans beauté, sans forme, sans vie,
sans nom, cet être sans être que nous appelons le
néant ; il a entendu le cri des mondes qui n'étaient
pas, le cri d'une misère sans mesure appelant une
9*
— 314 —
bonté sans mesure. L'éternité s'est troublée , et elle
a dit au temps : Commence! Le temps et l'univers
ont obéi à la volonté de Dieu, comme la volonté de
Dieu avait cédé, mais librement, à l'inspiration delà
bonté.
Je dis librement, Messieurs, parce que toutes les
perfections divines s'exercent au dedans d'elles-
mêmes dans le mystère de la sainte Trinité, et que
leur action extérieure n'est plus dès lors nécessaire à
leur dilatation , mais un effet spontané du libre ar-
bitre de Dieu. Dieu était bon avant de créer le monde,
et sa bonté absolue se produisait à l'infini dans la
communication éternelle des trois personnes incréées.
Quand donc il a fait l'univers , il l'a fait par un mou-
vement libre de son cœur, et non par nécessité. Il l'a
fait gratuitement, sans l'impulsion de l'intérêt, sans
la contrainte du devoir, sans l'entraînement d'un
amour qui fût mérité , dans la seule fin de satisfaire
sa bonté en communiquant la vie. C'est pourquoi
saint Thomas d'Aquin traitant cette question dit que
Dieu est le seul être parfaitement libéral, parce que
seul il n'agit po.s pour son utilité, mais à cause de
sa bonté {{).
Cette conclusion, Messieurs, est de la plus haute
importance pour toute la suite du dogme chrétien ,
et il est nécessaire de résoudre les difficultés qu'elle
présente, soit au point de vue théologique, soit au
point de vue rationnel.
Théologiquement, on oppose un texte de l'Écri-
(1) Somme, quest. 44, art. 4.
— 315 —
ture ainsi conçu : Universa propter semetipsum
operatus est Dommus. — Le Seigneur a tout fait
pour lui-même (1). Ces paroles ont un caractère de
précision et de clarté qui obscurcit, ce semble, toutes
les idées que nous venons d'émettre devant vous. Il
est aisé pourtant de vous les expliquer. Dieu , pas
plus qu'aucun être, ne saurait puiser hors de lui les
motifs de ses déterminations ; il les trouve dans sa
nature , et en leur cédant , s'il est permis de parler
ainsi, il est manifeste qu'il agit pour lui-même,
puisqu'il agit sous l'impulsion de quelque chose qui
est lui-même. Mais la bonté a cela d'excellent et de
singulier, qu'elle a le bien des autres pour but , et
qu'en agissant à cause d'elle, on agit cependant
pour autrui et d'une manière désintéressée. Ainsi il
est vrai de dire qu'en créant le monde par bonté,
Dieu l'a créé pour lui , puisque sa bonté c'est lui-
même ; et néanmoins il est parfaitement vrai de dire
qu'il l'a créé libéralement, puisqu'il se proposait le
bien de sa créature, et que ce bien ne pouvait ac-
croître sa propre félicité. Mais l'eût-il même accrue,
le motif de bonté resterait encore pur et sans re-
proche; car il n'y a rien de plus parfait que de
trouver du bonheur à communiquer le sien. Cet
égoïsme-là, si c'en est un, est celui des grandes
âmes, et sans doute, bien que la créature soit inutile
à Dieu , il faut croire que notre amour ne lui est
pas indifférent , et que, sans le rendre plus heureux,
il nous rend au moins chers et précieux devant lui.
(1) Proverbes, chap. xvi, vers. 4.
— 316 —
Il me sera facile encore de voua expliquer cette
autre expression, que Dieu a cmé le monde. pour sa
gloire, ludcgloive intérieure de Dieu est dansisa sou-
veraine perfection; sa gloire extérieure consiste à
être connu et aimé des intelligences libres ; et il est
hors de discussion qu'il a , en effet , donné l'être à
des intelligences pour en être connu et aimé. Mais
pourquoi a-t-il voulu les appeler à le connaître et à
l'aimer? Est-ce pour leur bonheur ou pour son utilité
personnelle, par le motif de la bonté ou par celui de
l'intérêt? Nous avons établi, avec saint Thomas
d'Aquin, que c'était par le motif de la bonté, et
l'expression dont il s'agit ne décide rien à ren-
contre , puisqu'elle ne touche même pas la ques-
tion. Il suffît de définir le mot de gloire pour en être
assuré.
Arrivons donc aux objections du rationalisme.
Loin de convenir que le monde est un ouvrage de
la bonté divine, le rationalisme n'y voit pas même
une œuvre de justice. Est-il juste, dit-il, de disposer
du. sort d'autrui sans sa participation? Lorsqu'il a
plu à Dieu, usant d'une toute-puissance incompré-
hensible, d'appeler à la vie des êtres intelligents, des
êtres capables de juger si l'existence était un don ou
un malheur, avait-il le droit d'agir sans leur consen-
tement? Les Romains l'ont écrit avec autant d'élo-
quence que de raison : Nemini invito henepcium
confertur. — Il n'y a pas de bienfait sans la volonté
qui l'accepte. De quel droit nous a -t-on faits sans
nous ? De quel droit nous a-t-on tirés du néant
pour nous jeter, sans que nous le sussions, dans cet
— 317 —
abîme de maux qu'on appelle la vie? Quoi! nous
dormions tranquilles dans l'éternité de notre som-
meil, et tout à coup une main invisible nous a saisis,
une voix inconnue nous a appelés : elle nous a dit
avec empire : Viens, vois, sens, pense, aime! Et
après qu'obéissant malgré nous à cet ordre impla-
cable , nous avons passé des heures ou des années
entre des réalités confuses et des illusions déçues,
tout à coup encore la main qui nous avait arrachés à
notre première tombe, cette main nous repousse!
Et la voix qui nous avait appelés, la môme voix
nous crie : C'est assez , couche tes membres ,
clos tes yeux, sors de ce monde, va-t'en! Mais si
c'était pour nous qu'on nous a faits, ne devait -on
pas nous consulter pour savoir où, quand, comment,
à quelles conditions on nous donnerait la vie? Nul
n'y a songé; la vie nous est venue comme nous vient
la mort , avec insulte et mépris de nous. Ah ! qu'une
vaine théologie dise ce qu'elle voudra , ce n'est pas
ici la plainte de l'esprit, c'est le gémissement de
lame, c'est la sincérité de la souffrance et l'accu-
sation de tous les mondes. Que du moins on nous
laisse pleurer sur nous, qu'on respecte la désola-
tion des âges, qu'on n'ajoute pas au malheur de
notre destinée cet autre malheur de vouloir le com-
prendre.
Je me tairais. Messieurs, au bruit de ces accents
qui vous ont troublés plus d'une fois, et qui peut-
être troublent encore dans cette assemblée bien des
cœurs brisés; je me tairais, ou plutôt j'abandonne-
rais mes lèvres aux gémissements de la plainte et de
— 318 —
î'ingratilude , si je prenais dans cette question le
même point de départ que vous. Oui , si cette vie
était la vie, si cette lumière était la lumière, si ce
monde était le monde, oui, je couvrirais mon front
de mes mains, et je descendrais avec vous dans
l'abîme d'un désespoir où je ne souffrirais même pas
qu'on voulût me consoler. Mais l'avez-vous cru, et
le christianisme vous i'a-t-il dit? l'avez-vous cru
que cette vie fût la vie , que cette lumière fût la lu-
mière, que ce monde fût le monde? L'avez-vous cru,
et qui est-ce qui vous l'a dit? Je vous le demande
encore une fois : qui est-ce qui vous l'a dit? Vous-
mêmes, personne autre que vous. Eh bien! sachez
une chose, c'est que je ne vous crois pas. Je crois
que cette vie est un chemin, que cette lumière est
une ombre, que ce monde est un prélude; je crois
que la vie c'est Dieu, que la lumière c'est Dieu, que
le monde c'est Dieu. Et je crois de toute mon âme ,
au prix de mon sang, s'il le faut, je crois que Dieu
nous a créés pour vivre de lui , pour nous éclairer
de lui, pour trouver en lui la substance dont tout ce
que nous voyons n'est qu'une image incapable et
douloureuse. C'est ma foi, c'est celle que je vous an-
nonce, et,' pour la combattre, il faut la prendre telle
qu'elle est, et non pas telle que vous la faites dans
les injustices ou les découragements de votre esprit.
Oui, nous souffrons tous : malheur à qui le nierait!
Mais nous souffrons du chemin, et non pas de la vie.
La vie est abondance, paix, joie, plénitude; quand
nous aimons Dieu , nous en recevons quelques
saintes prémices, quelques tressaillements impar-
^ 319 —
faits, qui nous suffisent pour oublier le monde pré-
sent, ou du moins pour en accepter avec courage les
maux passagers. Sied-il, en effet, au voyageur at-
tendu par un amour infaillible , de se plaindre de la
route, de maudire le sable qui le porte et le soleil
qui le conduit? Pour moi, né de la douleur comme
les autres, atteint des deux blessures de mes pères,
le chagrin de l'âme et l'infirmité du corps, je bénis
Dieu qui m'a fait et qui m'attend. Je n'exige pas
qu'il m'ait consulté sur mon sort ; entre le néant où
il m'a pris et l'éternité qu'il m'a promise , le choix
n'était douteux que pour une démence parricide, et
Dieu devait compter sur ma vertu comme il comp-
tait sur sa bonté. La justice éternelle ne permettait
pas de supposer le refus de la béatitude éternelle :
elle avait le droit de stipuler en notre nom la recon-
naissance, l'amour, l'acceptation d'une épreuve sans
laquelle l'amour n'aurait pu se produire, et à tout le
moins dans l'ingratitude elle-même le silence et l'é-
quité du remords.
Vous poursuivez cependant. Messieurs, et vous
me rappelez une pensée qui a longtemps tourmenté
l'adolescence de ma raison. Si tous tant que nous
sonames , créatures intelligentes et libres , nous arri-
vions, en effet, à la vie de l'éternité, il est certain
que les misères de la vie présente s'évanouiraient de
notre esprit, n'ayant, comme le dit saint Paul, au-
cune proportion avec ce poids de gloire qui sera un
jour révélé ennous{\). Mais il n'en est pas de la sorte.
(1) Épître aux Romains, chap. viii, vers. 48.
- 320 —
La doctrine catholique nous apprend qu'une partie
des intelligences créées ne parviennent pas au règne
de Dieu , et qu'ainsi la création, au lieu de tourner
à leur bonheur, tourne finalement à leur malheur
éternel. Il est vrai que c'est par leur faute: mais
qu'importe? Dieu le savait, Dieu l'avait prévu. Était-
ce un acte de bonté de mettre au monde des êtres
qu'une prescience infaillible voyait, que ce fût de leur
faute ou non, exclus du bénéfice de leur vocation pri-
mitive et précipités dans une perte égale aux biens
qui leur étaient destinés? Que si Dieu, dans la créa-
tion, n'avait entendu agir qu'en vertu de sa souve-
raineté, par un acte de puissance et de bon plaisir,
on concevrait peut-être qu'il n'eût pas tenu compte
du résultat, et que la misère finale d'une partie de ses
créatures, causée par leur prévarication, ne lui eût
paru qu'un accident incapable de désarmer le droit
et l'efficacité de son vouloir. Mais vous nous dites
que le Fiat suprême a été prononcé par bonté, par
le désir de communiquer la vie et la gloire aux êtres
possibles que Dieu découvrait dans l'horizon de sa
pensée. Ce but et ce motif sont-ils compatibles avec
la déchéance éternelle des intelligences perdues?
Sans doute, nous en convenons, la doctrine catho-
lique n'enseigne pas, comme article de foi, que c'est
le moindre nombre des hommes qui soit sauvé. Elle
enseigne bien moins encore que, sur la totalité des
hiérarchies intelligentes, ce soit la minorité qui
maintienne ses titres devant la justice de Dieu. Mais
qu'est-ce que cela fait? N'y eût-il qu'un seul
homme, qu'un seul esprit, qui fût deshérité de la
^ 321 —
vie véritable: et à jamais, réprouvé, cto seirait: assez
pour accuser la bonté divine , ou. du moins pour ne
p^s mettre à. sa charge la création, de l'univers.
Cherchez donc un autre mobile à la toute-puissance
de Dieu ; dites qu'il a fait ce qu'il a voulu parce qu'il
l'a voulu , qu'il était le maître, que le crima et l'in-
gratitude ne pouvaient lui ravir se& droits de sou-
verain, on vous entendra peut-être. Mais devant
l'image terrible de la damnation éternelle, ne par-
lez point de la bonté de Dieu; tremblons sous sa
justice, et taisons-nous devant son impénétrable
majesté.
Je ne me tairai pas. Messieurs, car ce que vous
venez de dire suffit pour vous répondre. Vous con-
venez que si la puissance créatrice entre dans les
attributs qui constituent l'essence divine, il est im-
possible que Dieu en soit dépouillé par le mauvais
vouloir de sa créature. Dire, en effet, que Dieu n'a
pas le droit de créer un être qui abusera de ses dons,
c'est dire que le méchant peut anéantir Dieu en
empêchant l'exercice d'un de ses attributs essen-
tiels. Quoi de plus vain et de plus insensé? Or, cela
compris, la difficulté tombe de soi. En effet, lors
même que Dieu agit par bonté, il agit dans la totalité
indivisible de son essence; il agit avec sa puissance,
sa sagesse, sa justice, et tout l'ensemble inaliénable
de ses perfections. C'est la bonté qui le meut, mais
la bonté qui n'abdique rien du reste d^e sa divinité.
La bonté ne saurait lui interdire d'être sage, d'être
juste, d'être puissant, d'être souverain, et s'il dé-
couvre par sa prescience une créature assez ingrate
— 322 —
pour tourner ses dons contre elle-même, il ne lui
retirera pas le bienfait ; car ce serait se retirer en
même temps la puissance de créer dans des condi-
tions équitables, ce qu'il ne doit pas, et ce qu'il ne
ferait qu'en cessant d'exister. Vous direz peut-être :
Autre est la puissance en soi, autre l'exercice de la
puissance ; Dieu ne saurait perdre la puissance ;
mais il est libre de ne pas l'exercer. Assurément ,
Messieurs; seulement comprenez que quiconque est
libre de ne pas exercer une puissance, est libre aussi
de l'exercer, sous peine de ne pas l'avoir. Si donc,
de votre aveu , Dieu est libre , tous ses attributs con-
sidérés, de créer un êlre qui abusera du bienfait de
la vie, pourquoi vous étonner qu'en effet il ait usé
de cette liberté qui lui appartient et que vous lui
reconnaissez ?
Quoi qu'il en soit métaphysiquement, direz-vous
encore, le bon sens du cœur s'oppose à une telle con-
clusion. Quel est le père qui mettrait au monde un
fils, s'il prévoyait que la vie serait pour lui, même
par sa faute, un don fatal? Et Dieu n'est-il pas
notre père? Doit -il avoir pour nous des en*
trailles moins tendres que les entrailles d'un homme
mortel?
Ici, Messieurs, la comparaison manque de force,
parce qu'elle manque de justesse. Dieu n'a pas créé
des individus isolés, ni même des mondes, il a créé
un monde unique où tous les êtres s'enchaînent par
des rapports de dépendance et de services mutuels ,
et dont un seul ne peut être retranché sans que tous
les autres souffrent de ce retranchement. Dans le
— 323 —
genre humain en particulier, chaque homme ren-
ferme en soi une postérité dont le terme n'est pas
assignable, et qui fait des générations un faisceau
solidaire où nul ne perdrait sa place qu'en entraî-
nant avec lui la multitude de ses descendants. Sup-
primer un seul homme, c'est supprimer une race;
supprimer un méchant, c'est supprimer un peuple
de justes qui sortiront de lui. Car le bien et le mal
s'entrelacent dans la suite mobile de l'humanité : un
fils vertueux succède à son père coupable , et l'aïeul
contemple trop souvent dans ses lointains rejetons
des crimes qu'il n'a pas connus. Or, le regard de
Dieu embrassant à la fois toutes les successions de
la vie , toutes les renaissances du bien dans le mal
et du mal dans le bien, aucune destinée ne lui appa-
raissait solitaire , telle qu'en la retranchant du livre
anticipé de la vie, il ne coupât qu'une trame indigne
de se développer. Adam, prévaricateur, renfermait à
ses yeux toute la postérité des saints. Lui refuser
l'être à cause de son crime, ce crime même n'eût-il
jamais obtenu de pardon, c'était anéantir en lui tous
les mérites du genre humain. Comment la bonté de
Dieu lui eût-elle demandé ce sacrifice? Comment
eût-elle exigé que les méchants fussent préférés aux
justes, que la vie fût soustraite à ceux qui devaient
en bien user par égard pour ceux qui en feraient un
anathème au lieu d'une félicité?
Je connais Dieu, je l'aime, j'espère en lui, je le
bénis de ma vie et de ma mort : pourquoi la faute
d'un de mes ancêtres, éternellement prévue de la
bonté divine , eût- elle intercepté ma naissance, et ne
— 324 —
m'eût-elle pas même permis de respirer un seul jour
dans le mystère de liberté d'où pouvait sortir ma
béatitude? Pourquoi eusse -je été condamné au
néant pour qu'un de mes pères n'abusât pas de
l'existence? Où seraient en cela la justice, la sa-
gesse , la bonté ?
Dieu n'avait pas à choisir entre créer ou ne pas
créer un méchant , mais entre créer ou ne pas créer
des générations entremêlées de bien et de mal ; et
comme toutes présentaient ce mélange à son regard
fatidique , il avait à choisir entre créer l'univers ou
ne rien créer du tout. La question est bien différente,
et assurément le père le plus tendre ne se déciderait
pas à mourir sans postérité , si Dieu , lui découvrant
l'avenir de sa race, lui montrait, dans les transfigu-
rations séculaires de son sang, les inévitables alter-
natives de la gloire et de la honte, du bonheur et du
malheur. Que serait-ce si, au heu d'une seule géné-
ration , il s'agissait de toutes les générations hu-
maines? Que serait-ce si on vous donnait le choix à
vous-mêmes d'anéantir l'univers ou de le créer? car
telle est la question qui a été pesée dans les conseils
de Dieu.
Dieu l'a jugée, et le ciel et la terre vous disent
comment il l'a jugée.
Vous pouvez, Messieurs, la juger autrement; vous
pouvez vous plaindre de la vie , et ne pas estimer
qu'elle soit un si grand don. Mais, sachez-le, la vie
dont vous vous plaignez , ce n'est pas celle que Dieu
vous a faite, c'est la vie que vous vous faites à vous-
mêmes. Vous en avez retranché Dieu, et vous vous
— 325 —
étonnez qu'elle ne soit plus rien. Vous avez produit
le vide dans votre âme , et vous vous étonnez que
l'infini vous manque. Vous avez couru après toutes
les misères, et vous vous étonnez de n'être plus que
doutes, ténèbres, amertumes, afflictions. Ah! reve-
nez, revenez à la vie, reprenez vos droits dans la
création par le courage de la foi , par la sainteté de
Tespérance, par la divinité de l'amour, et alors,
reportés à votre place et à votre gloire dans les har-
monies universeUes, vous redirez avec tous les
mondes le témoignage que Dieu s'est rendu à lui-
même après qu'il eut achevé son œuvre : Dieu vit
tout ce qu'il avait fait, et tout était bon (1).
(1) Genèse, chap. i, vers. 31.
IV. — 10
QUARANTE- HUITIEME CONFÉRENCE
DU PLAN GÉNÉRAL DE LA CRÉATION
Monseigneur,
Messieurs ,
Nous avons recherché dans notre dernière Confé-
rence par quel procédé et par quel motif le naonde
était sorti des mains de Dieu; nous avons vu que
c'était par le procédé de la création et par le motif de
la bonté. La bonté est, en effet, le caractère sous le-
quel le genre humain a toujours conçu Dieu de pré-
férence, comme c'est aussi le caractère des hommes
qui ont le plus attiré l'amour et la vénération des
âges. Quiconque n'a pas été marqué de ce signe
auguste n'est point parvenu à la plénitude de la
gloire, et ni l'éclat des conceptions, ni le bonheur
— 328 —
des armes , ni le mépris de la vie , n'ont suffi sans la
bonté pour élever la mémoire d'Alexandre ou de
Marc-Aurèle. Celle de Dieu, à plus forte raison,
repose sur la même base , et rien ne nous est plus
naturel que de répéter avec David : Le Seigneur est
doux en toutes choses, et sa miséricorde est par-
dessus toutes ses œuvres (1).
Dieu donc ayant fait le monde par bonté , c'est-à-
dire dans l'intention de lui communiquer ses biens ,
qui ne sont autres que la perfection et la béatitude, il
nous faut maintenant connaître le plan qu'il a suivi
dans la réalisation de cette généreuse pensée. Or tout
plan se compose de deux éléments nécessaires : les
matériaux qui doivent servir à fonder, et l'ordon-
nance qui leur sera donnée. J'ai donc à vous entre-
tenir aujourd'hui des matériaux de la création, et de
leur ordonnance générale.
Selon la doctrine catholique. Dieu a employé dans
son œuvre , qui est l'univers , deux sortes de maté-
riaux parfaitement dissemblables : la matière et
l'esprit :
Qu'est-ce d'abord que la matière? Si je vous dis
que c'est quelque chose de pesant, vous m'opposerez
les fluides impondérables. Si je vous dis que c'est
quelque chose d'étendu, vous me répondrez que
plusieurs philosophes estiment qu'on peut la réduire
à des atomes, c'est-à-dire à des points indivisibles et
par conséquent inétendus. Si je vous dis que c'est
quelque chose de coloré, vous m'objecterez qu'on
(1) Psaume cxliv, vers. 9.
— 329 -
peut aisément la concevoir dépouillée de toute cou-
leur. Ainsi en serait -il de la saveur et du son. Mais
ce travail de spoliation , par lequel nous enlevons
successivement à la matière ses attributs apparents,
a cependant une limite où s'arrête l'effort critique de
notre esprit. Quoi que nous fassions, il reste en elle
la susceptibilité permanente de recevoir des formes
et des mouvements. Je dis de les recevoir; car nous
voyons clairement qu'elle n'a ni pensée , ni volonté ,
ni liberté , aucune activité personnelle , aucun com-
mandement. Elle est à la fois active et inerte: active,
puisque c'est une force; inerte, parce qu'elle n'agit
pas spontanément, mais sous l'empire d'une irrésis-
tible nécessité.
L'esprit, au contraire, n'a ni forme ni mouvement
de translation d'un lieu à un autre ; il ne tombe pas
sous nos sens. Il pense, il veut, il est libre. Aucune
nécessité n'a de prise sur lui. C'est en vain qu'on lui
commande, s'il ne se commande pas à lui-même, et
tous les assauts de la puissance viennent se briser
contre une seule âme qui se respecte.
Tels sont, Messieurs, les matériaux du monde.
La doctrine catholique n'en connaît pas d'autres; les
sens et la raison ne nous révèlent que ceux-là. Trou-
verons-nous encore ici le rationalisme pour nous ar-
rêter? Oui, Messieurs, nous le trouverons, et je vous
en préviens de nouveau : la doctrine catholique ne
posera pas un seul dogme sans que le rationalisme
pose contre elle une négation. Attendez -vous -y
aujourd'hui, demain, toujours. C'est la nature de
l'erreur de créer des ressources contre toute vérité,
— 330 —
sans quoi la liberté de notre intelligence ne serait
qu'une chimère.
Certes, s'il y a quelque chose d'avéré, c'est la co-
existence dans le monde de la matière et de l'esprit.
Quoi de plus manifeste? La matière est l'objet de
nos sens; ils la voient, ils la touchent, ils la sentent,
ils en disposent à leur gré, selon des lois invariables,
découvertes par la science et vérifiées par l'applica-
tion. Aucun effort de la volonté n'est capable de dé-
truire l'impression causée dans le genre humain tout
entier par le spectacle constant de l'univers. L'esprit
n'est pas moins sensible et éloquent pour nous,
il l'est davantage encore; car l'esprit c'est nous-
mêmes. Nous n'avons pas besoin de nous mettre en
rapport avec lui comme avec un objet étranger; il
nous est présent et intime ; chacun de ses actes nous
le révèle dans ses facultés propres, dans son empire
sur la matière et sur les idées, dans sa spontanéité
et sa liberté. Cependant, qui le croirait? deux doc-
trines contradictoires se sont produites dans l'his-
toire de la raison humaine, l'une qui nie l'existence
de la matière, l'autre qui nie l'existence de l'esprit.
L'idéalisme soutient que tout, dans la nature, est
immatériel; le matériaUsme affirme que tout est
corps.
Et vraiment, si jamais l'erreur pouvait être une
noble et sainte chose , on serait en droit de le dire
de l'idéalisme , qui ne prétend ravir l'existence qu'à
la partie inférieure de la création , et faute de com-
prendre quels rapports entretiendrait avec Dieu une
substance dénuée d'intelligence et de sentiment.
— 331 —
Pourquoi Malebranche , en effet, cet illustre philo-
sophe chrétien, disait-il que, sans l'autorité delà
foi, il ne croirait pas à la réalité de la matière, si ce
n'est parce qu'il ne pouvait se rendre compte du but
de Dieu en la créant? Et n'avons-nous pas établi
nous-même que le but de Dieu dans la création était
de communiquer sa perfection et sa béatitude aux
êtres issus de sa toute-puissante bonté? Or comment
la matière, incapable de connaître et d'aimer, ré-
pondrait-elle à cette vue du Créateur? En quoi lui
serait-il permis d'atteindre à la frontière même de
l'ordre divin, où tout est intelligence, amour, com-
préhension? Que Dieu ait fait des esprits, images de
sa propre nature , doués de l'honneur de scruter le
monde invisible, habitants présomptifs de la gloire
éternelle, vases d'une louange volontaire, compa-
gnons humbles mais possibles de la très-sainte Tri-
nité, on en conçoit le motif et l'exécution. Qui con^
cevra jamais l'office de la matière par rapport à Dieu,
et même par rapport aux esprits créés? Si elle n'est
pas éternelle, à quoi bon la créer pour un jour? Si
elle doit durer au delà des temps, quel rôle rem
plira-t-elle dans l'éternité, c'est-à-dire dans le règne
pur de Dieu?
D'anciens sages. Messieurs, s'efforçant de pénétrer
ce mystère, avaient pensé que la fonction de la sub-
stance matérielle était de hmiter les esprits, qui de
leur nature, croyaient-ils, n'avaient aucune barrière
entre eux et l'infmi. Mais la saine théologie repousse
cette explication. Les esprits créés ont leur mesure
dans la volonté divine qui les produit ; il leur suffit
— 332 —
d'être créés pour être bornés, attendu que l'existence
par soi-même entre dans la notion de l'infini. Sup-
posons toutefois que l'être immatériel et intelligent
ne rencontre dans son essence personnelle aucune
limitation : quoi ! pensez-vous que Dieu s'ingéniera
à lui en donner une par jalousie, de peur qu'il ne
devienne son égal, et l'emprisonnera ainsi dans le
sépulcre d'un corps? Pensez- vous que les hommes
ne soient autre chose que des dieux asservis dans
une organisation sensible? Ah! Messieurs, si Dieu
avait pu créer des esprits infinis, soyez sûrs qu'il
l'eût fait. Il ne demandait pas mieux que d'étendre
l'orbite de la création, et vous verrez bientôt que la
matière elle-même, loin d'avoir été un instrument de
restriction dans sa main , a été l'une des ressources
dont a usé sa sagesse pour agrandir le champ de l'u-
nivers.
La matière, comme l'esprit, a été appelée à jouir
de la perfection et de la béatitude divines ; et plus
elle en était incapable, plus Dieu a voulu se jouer
dans cette difficulté, tenant à honneur, s'il est permis
de parler ainsi, d'imprimer le sceau de sa puissance
et de sa miséricorde sur une substance où le néant
paraîtrait lui disputer l'empire. Que la matière soit
inerte tant qu'elle voudra , qu'elle soit muette ,
sourde, aveugle, insensible, ne lui ménagez pas
l'opprobre , elle y consent : mais écoutez l'apôtre
saint Paul prenant en main sa cause et vous parlant
de sa destinée. Toute chair, dit-il, n'est pas la même
chair... Il y a des corps célestes et des corps terres-
tres; autre est la gloire des célestes, autre est la
— 333 —
gloire des terrestres... Le corps est semé dans la
corruption, il ressuscitera dans V incorruptibilité ,
il est semé dans le déshonneur, il ressuscitera dans
la gloire; il est semé dans la faiblesse^ il ressusci-
tera dans la puissance ; il est semé corps animal ,
il ressuscitera corps spirituel (1). Vous entendez,
Messieurs , saint Paul n'est pas embarrassé du scan-
dale de notre boue; il ne croit pas à sa misère finale,
il la voit transfigurée jusqu'à devenir spirituelle, et
si vous voulez l'ouïr encore prophétiser son avenir,
écoutez de nouveau : Nous savons que toute créature
gémit et enfante jusqu^ aujourd'hui. . . Car toute créa-
ture attend la révélation du jour des enfants de
Dieu. Soumise à la vanité contre son gré, elle y a
été soumise avec espérance, et elle sera elle-même
délivrée de la servitude de la corruption pour être
utile à la liberté de la gloire des enfants de Dieu (2).
Quel langage !" quelle magnificence ! quelles pro-
messes ! Ainsi la plus vile matière est dans l'enfan-
tement de sa future grandeur, aussi bien que l'homme
lui-même; elle attend la révélation dernière, qui
doit discerner les enfants de Dieu et leur marquer
une place dans les siècles qui n'ont plus d'ombre ni
de retour; elle-même prendra part à la délivrance
des esprits , et leur béatitude dépendra de la sienne
à un certain degré, puisque la sienne sera utile
à la liberté de leur gloire. Quelles singulières
(1) 1" Épîlre aux Corinthiens, chap. xv, vers. 39, -40, 42,
43, 44.
(2) Épître aux Romains, chap. viii, vers. 22, 29, 20, 21.
— 334 —
expressions , Messieurs, et que la substance honorée
de telles prophéties peut se tenir en repos contre
les insultes prématurées de l'ignorance et de Ter-
reur !
Le roi de Macédoine disait : « Si je n'étais Alexan-
dre, je voudrais être Diogène. » Me permettez-vous
de dire : Si je n'étais esprit , je voudrais être matière?
Car je serais encore l'œuvre de Dieu, le fruit de sa
pensée et de sa bonté. Son œil serait encore sur moi,
et unie dans l'humanité à une âme immortelle,
après l'avoir ici-bas servie dans ses besoins, je la
servirais un jour dans un bonheur qui rejaillirait sur
moi.
Du reste, Messieurs, en vous exposant tout à
l'heure Tordonnance générale du monde, j'espère
vous mieux faire saisir le rôle que la matière y rem-
plit, et vous donner plus à fond par conséquent la
raison de son existence et de sa création.
L'autre camp du rationalisme nie la réalité de l'es-
prit. Il aspire à nous convaincre qu'il n'y a rien au
monde que la substance palpable, divisible et mal-
heureuse, qui tombe sous nos sens extérieurs; et
s'il reconnaît les phénomènes de la pensée et de la
volonté, il les attribue à l'organisme même du corps
vivant. Vous le voyez , cette doctrine est bien diffé-
rente de l'autre. La première, quoique fausse, ten-
dait à l'élévation de l'homme; celle-ci, à son abaisse-
ment. La première nous portait à mépriser la partie
inférieure de notre être; celle-ci, à en avilir, à en
immoler la partie supérieure. Qui a pu porter des
sages, c'est le nom qu'ils prennent, qui a pu les
— 335 —
porter à ce parricide? Le mouvement naturel des
êtres est de se grandir; tous, même ceux qui n'o-
béissent qu'à l'instinct, ont une pente vers l'orgueil.
Comment l'homme, le chef-d'œuvre visible de la
création, a-t-il employé sa pensée, qui l'élève par-
dessus tous les autres , à détruire la base de sa gran-
deur, et à descendre, par choix, du rang des intelli-
gences immortelles? Messieurs, j'ignore s'il y a des
matérialistes dans cette assemblée, et vous savez
avec quel pieux respect j'ai coutume de traiter non
pas l'erreur, mais les personnes. En cette occasion
toutefois, je ne puis retenir la liberté de mon minis-
tère, et je dirai sans crainte que le matérialisme est
une doctrine contre nature, une doctrine abjecte,
dont l'origine n'est explicable que par la corruption
du cœur humain. Nous sommes trop manifestement
des esprits , il n'y a pas assez de raisons contre la di-
gnité de notre être, pour nous ravaler de nos propres
mains , si des passions d'un ordre inférieur et lâche
ne se soulevaient en nous contre nous-mêmes, afm
d'y détrôner avec notre essence spirituelle les idées
de vérité, de justice, d'ordre, de responsabilité, hôtes
illustres et incorruptibles dont la présence fatigue le
vice et appelle la révolte. Le vice n'a pas la paix, et
il la veut. L'âme lui oppose le remords , cette der-
nière couronne de l'homme corrompu , cette voix do-
mestique et sainte qui rappelle au bien, ce bon génie
de la république qui habite les ruines , et qui appa-
raissait encore à Brutus, dans les champs de Phar-
sale, la veille du jour où Rome devait tomber. Oh I
pardonnez mes doutes ! Mais sii vous n'étiez pas purs ,
— 336 —
si le remords vous troublait de sa sévère voix, de
grâce et par amour pour vous , ne le chassez pas :
tant qu'il sera le compagnon de votre âme, vous
n'aurez pas perdu les reliques de votre grandeur et
de votre espérance; le remords précède la vertu,
comme l'aurore précède le jour, et le vice doit le res-
pecter pour se respecter lui-même.
Mais quand le vice n'a plus l'instinct de sa réha-
bilitation , le remords devient son ennemi capital et
dernier, et rien ne lui coûte pour en extirper jusqu'à
la racine, qui est notre esprit même. Le matériahsme
est le résultat de cette guerre exterminatrice du mal
contre le bien ; il n'est autre chose que la suprême
tentative pour étouffer le remords. Et voilà pourquoi
je l'appelle une doctrine abjecte et contre nature. Si
c'est un emportement, je ne m'en excuse pas. Eh
quoi! vous m'attaquez jusque dans mon essence,
vous me rejetez aux limites de l'animalité, vous me
traitez à l'égal du chien ! Que dis-je ? Vous osez
écrire cette phrase : « L'homme est un tube digestif
percé aux deux bouts. » Ah ! Messieurs, ne riez
pas, je m'en voudrais mortellement d'exciter votre
rire ; écoutez , écoutez ces choses avec le silence de
l'exécration. Quoi! disais -je, on ose écrire que
l'homme est un tube digestif percé aux deux bouts,
et je n'aurais pas le droit, usant de toute la hauteur
de la vérité contre l'imposture, de me retourner avec
mépris , et d'écraser du talon cette canaille de doc-
trine 1
Je n'en devais pas dire davantage, Messieurs; je
ne devrais pas faire au matérialisme l'honneur de lui
— 337 -
demander des comptes. Faisons-le pourtant, si vous
le voulez. Demandons à ces fiers gladiateurs de la
matière ce qu'ils ont vu dans l'homme pour lui con-
tester sa nature intelligente et libre. Nient- ils les
phénomènes de la pensée ? Sont-ils aveugles à ceux
delà volonté? Non, ils les avouent; ils reconnais-
sent qu'il se passe en nous quelque chose d'extraor-
dinaire, qui ne ressemble à rien de ce qui tombe
sous les sens. Mais ils estiment que la terre, par-
venue à un certain degré de perfection, est suscep-
tible de produire le sentiment, la pensée et le vouloir,
comme elle produit des racines, des fleurs et des
fruits. La nature, disent-ils, est dans un travail pro-
gressif qui ne s'interrompt nulle part, et qui se ma-
nifeste à chaque degré par un enfantement plus
parfait. L'homme est le terme de celte progression
féconde; il rassemble en lui tous les perfectionne-
ments antérieurs, et son cerveau, chef-d'œuvre de
la plus savante organisation , fait éclore la pensée
aussi naturellement que l'arbre entr'ouvre ses bour-
geons.
Pourquoi, Messieurs, cette ingénieuse peinture,
car je ne veux pas dire analyse, laisse-t-elle froide
et incrédule la presque totalité du genre humain?
Pourquoi la philosophie spiritualiste a-t-elle toujours
eu la gloire de remuer les entrailles du peuple avec
celles du penseur, tandis que le matérialisme, doc-
trine de décadence, ne séduit que des âmes rares
dans les nations usées? C'est, Messieurs, que l'es-
prit s'affirme lui-même avec une présence si vive ,
que le raisonnement et les analogies périssent devant
— 338 -^
la splendeur de cette affirmation. Que voulez-vous ,
mon esprit, c'est moi; j'en sens la vérité. Je sens la
distinction de mon corps et de mon âme avec un tel
empire, qu'il me semble que ma vie tout entière n'est
qu'une confrontation de l'un à l'autre, et que chaque
instant m'apporte une certitude de leur dualité aussi
grande que la certitude de leur union. Je me vois
deux et un avec une lucidité que rien ne diminue,
parce que rien ne combat contre la présence réelle
des choses. Et que me dit-on d'ailleurs pour la com-
battre? On m'oppose une progression de la matière;
mais une progression n'est que le développement
d'un germe qui ne change jamais de nature en se
développant. Élevez une force, selon l'expression des
mathématiques, à la seconde, à la troisième, à la
dixième puissance, jamais vous ne recueillerez dans
la force doublée, triplée, décuplée, que l'élément
primitif qui s'y trouvait. Pour que la matière, trans-
figurée dans sa forme, produisît le sentiment, la
pensée et le vouloir, il faudrait que la plus faible
particule matérielle fût un être sentant, pensant,
voulant, mais à un degré inférieur susceptible d'ac-
croissement ou de perfection, comme on le voit dans
l'enfance de l'homme comparée à sa maturité. Or en
est-il ainsi? Le matérialisme lui-même ne le prétend
pas ; il ne croit pas qu'un grain de poussière rem-
plisse en miniature les fonctions intellectuelles de
l'homme^ à la manière dont une goutte d'eau remplit
les offices de l'Océan ; le sens commun s'oppose trop
fortement à cette ineptie. Dès lors , la matière élevée
tant que vous le voudrez par l'organisation, à lacen-
— 339 —
lième ou à la millième puissance, ne donnera jamais
que le développement de ce qu'elle est, c'est-à-dire
des formes plus parfaites, des mouvements plus com-
pliqués, une sculpture et une architecture plus dignes
d'admiration.
On s'étonne, et c'est une autre objection contre
le spiritualisme, on s'étonne de l'influence réci-
proque qu'exercent l'un sur l'autre l'âme et le corps.
Pourquoi pas, s'ils sont réellement unis? Cette
union peut paraître bizarre, inexplicable ; mais
qu'importe? c'est un fait. Le fait une fois constaté
par la certitude que nous avons de notre double
nature spirituelle et matérielle dans une seule per-
sonnalité, il est très-simple qu'il y ait action de l'une
sur l'autre, sans quoi elles n'auraient entre elles au-
cune communication , et n'ayant entre elles aucune
communication , elles seraient séparées au lieu d'être
unies.
Ainsi, de même que les objets extérieurs, agissant
sur le cerveau par l'intermédiaire des sens , portent
à l'âme des impressions du dehors, l'âme à son tour
porte au cerveau , et par lui dans le reste de l'orga-
nisation sensible , le contre-coup de sa vie intime et
immatérielle. De là ces habitudes invétérées qui
prennent à la fois leur source dans les deux parties
de notre être , toutes les deux phées en quelque sorte
par la répétition des actes , et devenues les esclaves
de nos volontés dépravées, après n'en avoir été d'a-
bord que les instruments. C'est ce qui a donné lieu
à cette science nouvelle du phrénologisme, qui abuse
des phénomènes de correspondance de l'âme avec le
— 340 —
corps et du corps avec l'âme pour attaquer le libre
arbitre de l'homme. Je n'examine pas si réellement
les aptitudes et les passions ont un signe représen-
tatif dans l'enveloppe extérieure du cerveau : suppo-
sons-le. Qu'est-ce que cela prouve contre la liberté
humaine? Il est manifeste que l'âme et le corps sont
dans une incessante communication, et que tout
acte, même intérieur, de vice ou de vertu, retentit
quelque part dans notre enveloppe mortelle et y
creuse des sillons funestes ou heureux. Ces traces
subtiles, à leur tour, réagissent sur le foyer profond
de notre activité interne , et y sollicitent le retour des
mêmes mouvements, c'est-à-dire des mêmes pensées
et des mêmes vouloirs. La doctrine cathohque en
convient ; elle fait plus qu'en convenir : c'est la base
de sa thérapeutique spirituelle, ou, si vous l'aimez
mieux, du traitement médicinal qu'elle applique aux
maux de notre âme. C'est pour cela que l'Évangile
ordonne aux chrétiens de châtier leur corps pour
affranchir et purifier leur cœur. C'est pour cela que
l'Église impose des abstinences et des jeûnes, qu'elle
commande le travail, et qu'à l'exemple de Jésus-
Christ, son fondateur, elle bénit ceux qui pleurent
et qui souffrent, parce qu'il y a dans les afflictions
du corps, outre le bénéfice d'une expiation acceptée,
l'infaillible efficacité du redressement des sens.
Quelque anciennes, quelque puissantes que soient
les empreintes du péché dans les réduits mystérieux
du corps , l'âme , aidée de la grâce , fortifiée par la
pénitence, peut les effacer lentement et y substituer
les vestiges réparateurs de la vertu. Delà, même
— 341 -
dans la physionomie , ces singulières illuminations
qui se font jour à travers les rides obscures du vice.
L'âme, après avoir ennobli les régions souterraines
qu'avait souillées le crime, arrive un jour au front
de l'homme , et y répand des lueurs sereines et
saintes qui attendrissent les regards de ceux-là
mêmes qui ne connaissent pas Dieu. Les ombres
du péché s'enfuient devant la gloire créatrice de la
vertu, et ce qui en reste encore dans les affais-
sements prématurés de la chair, n'est plus qu'un
signe de la mortalité vaincue par l'éternelle beauté
du Christ.
0 visages des saints , douces et fortes lèvres ac-
coutumées à nommer Dieu et à baiser la croix de
son Fils ; regards bien -aimés qui discernez un
frère dans la plus pauvre des créatures; cheveux
blanchis par la méditation de l'éternité ; couleurs
sacrées de l'âme qui resplendissez dans la vieil-
lesse et dans la mort : heureux qui vous a vus ! plus
heureux qui vous a compris, et qui a reçu de votre
glèbe transfigurée des leçons de sagesse et d'immor-
Valité 1
Mais, Messieurs, qu'est-ce que je fais? est-ce que
je prétends vous démontrer l'existence de l'esprit, la
réalité de la matière? A Dieu ne plaise 1 Je ne me
suis pas posé devant vous comme un philosophe ap-
puyé de sa seule raison et ne se fiant qu'aux décou-
vertes de sa propre sagacité. J'ai paru dans cette
chaire comme envoyé de Dieu , comme portant sa
parole, comme armé de la tradition et de l'autorité
de l'Église, et, après avoir établi les titres de ma
— 342 —
mission, je vous ai promis seulement que jamais le
rationalisme n'opposerait à un seul dogme chrétien
des négations plus vraisemblables que les affirma-
tions de la foi. Je viens encore de tenir ma promesse.
Car, je vous le demande, entre la foi, qui affirme la
présence dans le monde de deux éléments consti-
tutifs, la matière et l'esprit, et le rationalime, qui
nie l'un ou l'autre, où se trouve, même humaine-
ment, la plus grande probabilité du vrai? Je ne veux
pas dire la certitude, parce qu'ayant puisé la certi-
tude dans l'ordre des enseignements divins, il est
inutile que je la cherche encore là même où, en
bien des rencontres, je serais sûr de l'obtenir. Il me
suffit contre le rationalisme de la simple vraisem-
blance, et je crois l'avoir, et bien au delà, dans cette
question de la double nature des choses. Hàtons-
nous de voir maintenant l'ordonnance que Dieu leur
a donnée; nous y recueillerons quelques lumières
sur les motifs qui ont porté le Créateur à ne pas se
contenter, dans la structure du monde, d'un seul
ordre de matériaux.
Dieu, avons-nous dit, en tirant les êtres du néant,
se proposait de leur communiquer sa perfection et sa
béatitude. Or la perfection divine est de trois sortes :
elle est métaphysique, intellectuelle et morale, et,
par conséquent, elle devait se refléter sous ce triple
aspect dans la production et la disposition de l'uni-
vers. Commençons par l'aspect métaphysique, qui
est naturellement le premier.
Dieu est infini, il est un, il est plusieurs; c'est la
réunion de ces trois termes qui constitue sa perfec-
l — 343 —
tion métaphysique. Il est grand, au plus profond de
son essence, par l'infinité , l'unité, et la pluralité, et
ce devait être aussi là le fond de grandeur de l'uni-
vers. Mais, par cela même, la pensée créatrice sem-
blait tout d'abord rencontrer un obstacle impossible
à lever ; car l'infini est incommunicable de sa na-
ture. Dès qu'une chose est créée, si vaste qu'elle
soit, elle n'existe pas d'elle-même, et elle manque
par là de l'attribut radical de l'infini. Pourtant le
monde, ouvrage de l'infini en personne, manifes-
tation de sa gloire , ne pouvait manquer d'une am-
pleur représentative de l'immensité incréée. Il lui
fallait une projection qui rappelât son point de dé-
part , et que tout œil , en le voyant rouler dans la
majesté de son orbite, reconnût la main qui l'avait
lancé sur une route et dans un espace digne d'elle.
Dieu y pourvut. Il avisa , s'il est permis d'animer
par ces expressions humaines l'action divine, il avisa
entre l'infini et le fini quelque chose d'intermédiaire
que nous appelons ici -bas l'indéfini. J'expliquerai
ces termes , si vous y consentez. L'infini est ce qui
n'a ni commencement ni fin ; le fini est ce qui a un
commencement et une fin; l'indéfini est ce qui se
développe entre deux termes infiniment distants , de
manière à s'en rapprocher toujours. Dieu donc ré-
solut de construire le monde sur la projection de
l'indéfini , et de donner ainsi à son œuvre un carac-
tère figuratif de son essence illimitée.
Rien ne s'y opposait. Entre Dieu, qui avait créé, et
[e néant, d'où l'être allait surgir ; entre Dieu, qui est
tout , et le néant , qui n'est rien , une distance infinie
- 344 —
existait de soi-même. Il suffisait de la combler par
une création progressive qui, partant d'un centre
unique, tendrait à la fois , et sur deux routes diffé-
rentes, aux deux extrémités des choses, au néant,
par une diminution graduée, à Dieu par une ascen-
sion constante. Mais ce plan supposait l'existence
de deux éléments tout à fait dissemblables, l'un qui
fût susceptible de s'amoindrir toujours en descen-
dant vers le pôle négatif de la création , l'autre quiii
fût capable de se perfectionner toujours en s'élevant
au pôle positif ou divin. Vous me prévenez , Mes-
sieurs, vous nommez la matière et l'esprit : l'esprit
indivisible, la matière ne se lassant jamais d'être
divisée; l'esprit, élément de l'infiniment grand; la
matière, esprit de l'infîniment petit; tous deux, dans
leur nature diverse , suffisant à combler par leur
élévation et leur dégradation calculées l'intervalle
infini qui sépare le souverainement imparfait du
souverainement parfait. C'est saint Augustin qui
nous a révélé en une seule phrase cette belle loi de
la genèse des choses ; écoutez ce grand homme :
Duo fescisti, Domine, wmm prope nihil, scilicet
maîeriam primam ; alterum prope te , scilicet an-
gelum. — Vous avez fait deux choses, ô mon Dieu,
rime proche du néant, qui est la matière première ;
Vautre proche de vous, qui est V esprit pur. En vertu
de cette conception , qui fut comme l'exorde du
monde, Dieu créa deux lignes ou deux séries d'êtres,
une série descendante du côté du néant, une série
ascendante du côté de lui-même. L'une vous est
connue par vos propres sens et par les instruments
— 345 —
dont la science a doué l'œil de l'homme; l'autre
nous est révélée par la foi, et aussi par les induc-
tions de l'analogie. Car comment croire que la créa-
tion s'arrête à nous, et qu'ayant par notre corps une
parenté inférieure qui s'étend jusque dans la région
de l'imperceptible , nous n'ayons point par notre es-
prit une parenté supérieure qui s'enfonce jusque
dans la région de l'infini substantiel? La foi nous le
dit, la raison nous le confirme, l'ordre de l'univers
l'exige absolument.
Jeté de la terre au ciel sur cette projection infinie,
le monde avait autant que possible un rapport de
grandeur avec Dieu; et par l'innombrable multipli-
cation des êtres appartenant à chaque série, et à
chaque degré de ces séries, il avait aussi le carac-
tère divin de la pluralité. Mais l'unité, troisième
terme de la perfection métaphysique de Dieu , lui
manquait encore. 11 y avait deux mondes , le monde
de la matière et le monde de l'esprit, le monde ter-
restre et le monde céleste : inconvénient suprême,
qui ôtait à la création toute harmonie et toute pos-
sibilité d'être le miroir de son auteur. Mais comment
y remédier ? comment unir réellement deux ordres
aussi distincts, aussi radicalement séparés que
l'ordre matériel et l'ordre spirituel ?
Dieu se recueillit en lui-même ; il prit conseil en
quelque sorte, selon la belle indication de l'Écriture,
et en présence de tout ce qui était achevé , devant le
ciel attentif et la terre émue, il prononça la dernière
parole créatrice, il dit : Faciamus hominem. — Fai~
[: S071S l'homme. L'homme obéit à celte vaix, qui ne
— 346 —
devait plus cesser de lui donner la vie et la lumière.
On vit un être participant de la matière , par où il se
rattachait au monde inférieur, et participant de l'es-
prit, par où il se rattachait au monde supérieur ; tout
à la fois corps et âme , le corps agissant avec i ame
et l'âme avec le corps , non pas comme étant deux ,
mais comme n'étant qu'un ; non pas comme frère et
sœur, mais comme un seul être personnel appelé du
même nom, l'homme. En l'homme fut résolu le
mystère de l'unité universelle; placé au dernier rang
de la ligne ascendante des êtres et au premier éche-
lon de la hgne descendante , rassemblant dans sa
personnalité tous les dons de l'esprit et toutes les
forces de la matière, communiquant par ses besoins
avec le pôle arctique et avec le pôle antarctique des
choses , centre réel de la création , il y mit par sa
présence le sceau de l'unité, et avec l'unité le sceau
de la perfection. Voilà l'homme, Messieurs, voilà sa
place et sa gloire ; voilà pourquoi toutes les grandes
scènes religieuses se sont passées sur la terre qu'il
habite et au sein même de l'humanité. Le rationa-
lisme s'est beaucoup ému de l'importance que
l'homme s'attribue; il n'a pas dédaigné d'appelei
à son secours l'astronomie pour nous arracher du
siège éminent où la Providence nous a élevés, el
comparant la petitesse de notre race et l'infériorité
de notre planète avec tous les soleils fixés dans l'es-
pace , il s'est plu à faire de nous des pygmées , pouî
ne pas dire des avortons de l'univers. Laissons-lui
ces tristes joies de l'apostasie ; et nous qui n'avons
pas peur d'être rois parce que nous n'avons pas peui
— 347 ~
des devoirs du trône , sachons mesurer la grandeur
à l'essence et aux fonctions des êtres , et non pas à
leur masse ou à leur vitesse matérielle. La terre , il
est vrai, n'est pas le centre astronomique du monde;
il lui suffît de porter l'humanité, qui est le centre
réel de la création.
C'est ainsi, Messieurs, que Dieu a communiqué à
son œuvre la perfection métaphysique dont il est
doué. Quant à la perfection intellectuelle, second
terme de sa perfection totale, elle se rencontrait na-
turellement dans l'homme et dans les esprits supé-
rieurs à rhomme, puisque tous, par leur essence
même, étaient capables de connaître. La matière
seule, reléguée aux frontières du néant, semblait
exclue à jamais du glorieux privilège de penser. Car
Dieu lui-même ne peut accomplir ce qui renferme
ane expresse contradiction, et la matière, substance
inerte et divisible, repousse, de toute la force d'une
ncompatibilité absolue, l'idée d'une activité indivi-
sible comme la pensée , libre comme la volonté. Mais
)ieu, sans aller jusqu'à l'impossible, va jusqu'au
niracle. Il voulut donc spiritualiser la matière, selon
'expression de saint Paul , en lui donnant une part
lans les fonctions les plus élevées de l'âme humaine,
Tt c'est ce secret qui fut entrevu par Aristote, lors-
qu'il disait : « Il n'y a rien dans l'intelligence qui
'ait été auparavant dans les sens. » Non pas, Mes-
ieurs, que l'amené reçoive en elle-même, antérieu-
ement à tout commerce de son corps avec la nature ,
ne illumination directe de Dieu , illumination qui
st à son regard intérieur ce que la lumière sensible
— 348 —
est à l'œil extérieur; mais, malgré cette divine com-
munication, la pensée ne prend sa forme, et en quel-
que sorte ses contours, qu'après que les sens, au
moyen des images et de la parole, ont apporté à
l'âme , dans son sanctuaire le plus profond , le tribut
de leur exploration dans le monde visible. L'homme
ne pense qu'au moyen de la totalité de son être ,
comme il ne vit qu'au moyen de la totalité de son
êlre. Tous les systèmes idéalistes ou matérialistes
sont faux , parce qu'ils divisent l'homme en faisant
de lui une intelligence simple ou un corps pur.
L'homme, dans toutes ses opérations, n'est ni un
corps ni un esprit; il est l'homme, c'est-à-dire cette
merveilleuse unité résultant de deux substances
intimement entrelacées, la substance matérielle et
la substance immatérielle. Tout ce qui les sépare
détruit l'homme.
Par là , Messieurs , la matière se trouve élevée i
un incompréhensible état de dignité. Regardez à vos
pieds cette poussière innomée, qui est le derniei
degré d'abaissement où l'être parvienne sous nos
yeux. Regardez-la. Vous l'emporterez tout à l'heun
avec vous sans daigner l'apercevoir; le souffle d(
l'air la jettera dans un champ; l'ombre et la lumièn
l'incorporeront au frêle tissu d'une plante. Déjà c'es
du froment. Le même hasard des choses qui l'avai
mise à vos pieds , la ramènera sur votre table avcf
sa nouvelle forme. Vous ne la reconnaissez menu
pas, et pourtant tout à l'heure ce sera votre propr
chair. La voilà qui court dans vos veines ; elle pé
nètre vos tissus ; elle remonte jusqu'au siège suprême
- 349 —
de votre activité extérieure, à ce trône calme et élevé
où, sous la protection d'un bouclier puissant, s'éla-
borent dans le silence les plus purs éléments de la
vie. Là elle rencontre l'action réciproque de l'âme
et du corps ; elle y intervient ; elle frappe à la porte
auguste de votre intelligence; elle vous aide à
penser, à vouloir; elle est vous-même, et pourtant
c'est le grain de poudre qui est maintenant sous vos
pieds.
J'avais donc raison d'appeler saint Paul en témoi-
gnage de la grandeur du monde jusque dans son
élément le plus vil. Que serait-ce si j'allais plus loin,
si je vous faisais entendre cette parole fameuse : Le
Verbe a été fait chair/ si je vous montrais la poudre
dans son éternel hyménée avec Dieu! Mais ne dé-
pouillons pas l'avenir au profit du présent; laissons
un nuage sur le Thabor de la vérité, et achevons ce
discours en vous montrant comment Dieu a commu-
niqué au monde sa perfection morale.
La perfection morale de Dieu se résume en deux
mots : justice et bonté. Pour que le monde en reçût
communication, il ne suffisait pas que l'homme et
les esprits supérieurs fussent doués de la double
faculté de connaître et de vouloir, de connaître le
bien et de le réaliser ; il leur fallait encore un autre
don ; celui de choisir entre le bien et le mal. Car,
sans ce libre choix , qu'eût été en eux, soit la jus-
tice, soit la bonté? Une perfection nécessaire, dé-
nuée de tout mérite personnel, et qui eût fait de leur
vie un enchaînement d'actes irrésistiblement com-
mandés et accomplis. Or en Dieu, dont il s'agissait de
10*
~ 350 -
reproduire la perfection totale , cette fatalité n'existe
pas. Dieu est un être libre. Retenu naturellement
dans l'ordre immuable de son essence, il agit au
dehors avec une pleine liberté ; il crée ou ne crée
pas, il donne dans le temps et dans la mesure déter-
minés par son souverain vouloir; et lors même qu'il
reste en dedans de ses opérations nécessaires, comme
le sont les rapports des trois personnes divines, il ne
subit le joug de rien qui soit extérieur à lui. Il n'est
ni commandé ni nécessité. Si, au contraire, l'homme
et les esprits purs n'avaient pas de choix enLre Dieu
et eux-mêmes, entre l'infini et le fmi, leur person-
nalité n'existerait pas comme une dépendance abso-
lue de la personnalité divine; ils seraient autrui, et
non pas eux. Ils ne se donneraient pas par justice
ou par bonté , mais par un empire étranger à leur
propre délibération. Ils seraient privés de la per-
fection morale, parce qu'ils auraient une moralité
totalement inamissible, et par conséquent imper-
sonnelle.
En Dieu , il est vrai , la moralité est inamissible ;
mais elle est inamissible sans être impersonnelle,
parce que ce n'est pas l'action d'autrui qui subjugua
la volonté divine, tandis que dans la nature dénuée
de libre arbitre , ce serait l'infini qui opprimerait le
fini. Le vouloir humain s'absorberait dans le vouloir
divin.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, Messieurs , que la
matière elle-même, élevée à l'état d'humanité, jouit
par son concours avec l'âme des honneurs du libre-
arbitre, et qu'elle entre ainsi en participation des
— 351 —
droits et des périls de l'ordre moral. Vous l'aurez
conclu de vous-mêmes, pour peu que ma parole
vous ait éclairés sur les ruses de la sagesse divine
pour communiquer au monde sa triple et adorable
perfection.
La conséquence de la perfection, c'est la béati-
tude. Dieu est infiniment heureux, parce qu'il est
infiniment parfait. Ayant donc appelé le monde à
jouir de sa perfection , il a dû l'appeler aussi à jouir
de sa béatitude ; et la béatitude terminant tout en
Dieu, elle est aussi nécessairement le terme final de
la création , pour tout être qui n'aura pas démérité
de sa destinée. Ici, Messieurs, je touche au nœud
gordien de la vérité , et j'ose croire que déjà vous
l'avez brisé de vous-mêmes. Vous ne me demande-
rez pas pourquoi Dieu n'a pas donné la béatitude
sans conditions de mérite ; ou je me trompe, ou vous
en avez la raison. Si, en effet, Dieu a voulu commu-
niquer au monde tous ses biens, il a dû les lui com-
muniquer dans l'ordre où il les possède lui-même,
et dans le seul ordre où il lui fût possible de les com-
muniquer tous. Or les biens divins se réduisent à la
perfection et à la béatitude: à la perfection, cause de
la béatitude, et à la béatitude, effet de la perfection.
Si Dieu eût changé l'ordre, en nous plongeant, par
l'acte seul de notre naissance, dans la possession de
lui-même, d'où naît sa félicité, il nous eût ravi le
premier de ses biens, qui est la perfection. Car, ainsi
que nous l'avons vu , le libre arbitre en est un élé-
ment nécessaire, que la vue directe et béatifique de
Dieu ne nous eût pas permis de posséder même un
— 352 —
seul instant. Perdus aussitôt que nés dans l'abîme
d'une attraction infinie, nous n'eussions offerte la
bonté divine aucune représentation de sa propre
liberté, aucune vertu, aucun mérite, aucun retour
digne de sa gratuite et libérale dispensation à notre
égard. Dieu nous devait donc et se devait à lui-même
de retarder notre béatitude au profit de notre perfec-
tion. Mais la retarder, c'était se cacher pour un
temps aux êtres créés ; c'était s'envelopper à leurs
yeux dans le voile des choses finies , afin que , le
choix leur étant possible, l'épreuve le fût avec le
choix, et que de l'épreuve naquît en eux une justice
digne d'éloge , une bonté digne d'amour.
Ainsi fut jeté le monde dans la possession d'une
souveraineté qui le mettait avec gloire en présence
de Dieu. Ainsi, ayant Dieu pour principe et pour fin,
devait-il graviter vers lui par une perfection volon-
taire et reconnaissante, jusqu'au jour où, l'orbite
entière de son épreuve étant parcourue, il se serait
reposé au sein de Dieu même dans une béatitude
égale à sa fidélité.
Je vous ai dit, Messieurs, tout le plan de la créa-
tion. Je vous ai dit les matériaux qui y furent em-
ployés, l'ordonnance qu'ils reçurent, les raisons de
cette ordonnance, et connaissant déjà votre principe,
vous avez appris à connaître votre fin. Votre fin et
votre principe ne diffèrent pas : c'est Dieu qui est
votre père, et c'est lui qui est votre but. Il est V alpha
et Y oméga de votre destinée ; vous ne pouvez regar-
der plus bas sans vous perdre, aller moins haut sans
périr. En vain, si vous êtes ingrats, en appellerez-
— 3S3 —
vous à la bonté contre la justice. Je viens de dé-
truire cette espérance en vous montrant dans la
bonté elle-même la racine de vos devoirs. C'est la
bonté sans doute qui a prononcé cette parole: Venez,
les hénis de mon Père , au royaume qui vous a été
préparé dès l'origine du monde (1). Mais c'est aussi
la bonté qui a dit cette autre parole : Soyez parfait
comme voire Père céleste est parfait (2). Car la
bonté a pour mouvement naturel de communiquer
ses biens, et Dieu n'ayant que deux biens, sa perfec-
tion et sa béatitude , l'effet de la bonté divine est de
vous communiquer tous les deux dans le même ordre
où ils sont en lui. Si vous refusez la perfection parce
qu'elle vous coûte, vous refusez en même temps la
béatitude, qui en est la conséquence. Cet ordre ne
dépend pas de Dieu; il est sa propre et rigoureuse
nature, la nature même de sa bonté , dont la justice
n'est que la sanction.
{!] Saint Mallhieu, chap. xxv, vers. 34.
(2) Ihid., chap. v, vers. 48.
QUARANTE-NEUVIÈME CONFÉRENCE
DE L HOMME EX TANT QU ETRE INTELLIGENT
Monseigneur ,
Messieurs,
Nous connaissons déjà deux termes du mystère
des destinées : nous savons quel est notre principe
et notre fin. Mais cette science, tout importante
qu'elle soit, est loin de nous suffire. Que Dieu soit la
source dont nous sortons, que notre but soit d'at-
teindre à sa perfection et d'obtenir sa béatitude, c'est
beaucoup d'en être assurés ; cependant il reste à nous
diriger dans cette route périlleuse dont Dieu occupe
les deux points extrêmes ; car si nous en ignorons les
secrets , nous courons risque de nous égarer dans
nos propres voies, et de descendre vers la mort, au
lieu de nous élever vers Celui d'où procède toute vie,
— 356 —
toute perfection, toute félicité. Quel est doncle chemin
que nous devons suivre? Est-il tracé? Le connaît-on
avec certitude ?
Vous ne pouvez en douter, Messieurs; Dieu, qui
nous a révélé notre principe et notre fin , a dû nous
révéler aussi le moyen d'aller de l'un à l'autre, sans
quoi son but à lui-même, qui était de satisfaire sa
bonté en se communiquant aux créatures , n'eût pas
été réalisé. Ici nous quittons l'univers pour concen-
trer notre application sur l'homme en particulier;
car c'est lui qui nous intéresse d'abord ; et d'ailleurs,
en recherchant les sentiers que Dieu nous a ouverts
pour monter vers lui , nous rencontrerons sans cesse
le reste de la création, nous disputant ou nous
frayant le passage, et la théologie de l'homme, en
vertu de l'unité qui coordonne et rapproche toutes
les parties de l'œuvre divine, se mêlera constamment
à la théologie de l'univers. Mais l'homme lui-même,
au dedans de sa propre nature, est un être infiniment
complexe. Par sa pensée, il appartient à l'ordre in-
tellectuel ; par sa volonté , à l'ordre moral ; par son
union avec ses semblables, à l'ordre social; par son
corps, à l'ordre physique ; par son âme tout entière,
à l'ordre religieux; et, sous tous ces rapports, il a
reçu des moyens d'arriver a sa fin, qui est la perfec-
tion et la béatitude. Il faut donc , pour démêler à
fond le dernier pli de ses destinées , l'envisager lui
même, et successivement, comme être inteUigent,
moral, social, physique, religieux, et nous rendre
compte, sous ces divers aspects, des voies que la
Sagesse éternelle lui a préparées et où il doit mar
— 357 —
cher pour ne pas périr. La carrière sera longue, Mes-
sieurs ; elle embrassera non-seulement les dernières
Conférences de cette année, mais toutes celles qui
suivront jusqu'au dernier jour où Dieu me permettra
de vous instruire. En un mot, le principe et la fm
de l'homme nous étant connus, nous n'avons plus rien
à faire, pour épuiser la doctrine, qu'à vous exposer
dans leur suite historique et dogmatique les moyens
donnés à l'homme pour atteindre sa fm.
Je commence à l'heure même, et c'est l'homme en
tant qu'être intelligent qui me servira d'exorde.
L'intelligence est la faculté de connaître. Con-
naître, c'est voir ce qui est, et voir ce qui est, c'est
posséder la vérité, car la vérité n'est pas autre chose
que ce qui est, en tant qu'il est vu de l'esprit. D'où
il résulte que la vérité est l'objet de l'inteUigence , et
que la fonction de l'intelligence est de rechercher,
de pénétrer, de retenir la vérité; de vivre d'elle et
pour elle ; là est sa perfection et sa béatitude. C'est
d'abord sa perfection : car, en dehors du vrai, l'es-
prit est à l'état d'ignorance ou d'erreur ; il ne voit
pas , ou il voit mal, et dans l'un et l'autre cas il est
privé de son objet et de sa fonction. Il est comme
l'œil qui regarde sans découvrir, ou qui découvre ce
qui n'a pas de réalité : organe inutile et mort dans le
premier cas, instrument faux et dangereux dans le
second.
Mais si la vérité est la perfection de l'intelligence,
on peut affirmer sans autre preuve qu'elle en est
aussi la béatitude. Car celle-ci est une conséquence
inévitable de celle-là. Dès qu'une faculté s'unit à son
-^ 358 —
objet, dès qu'elle accomplit sa mission, elle arrive
au repos parce qu'elle arrive au but, à un repos glo-
rieux parce qu'il est légitime, plein de joie parce
qu'il a été fait de Dieu sur l'exemplaire de ses pro-
pres opérations, où tout se termine au ravissement.
Ainsi l'intelligence, en recevant la lumière de la vé-
rité, s'y repose, s'y complaît, s'y exalte, est heu-
reuse enfin selon la nature de la vision qui l'illumine
et la remplit. Tous les jours. Messieurs, nous éprou-
vons cette béatification de l'entendement. Il n'est pas,
jusque dans les plus basses régions de la nature, un
être ou un phénomène, si imperceptible qu'il soit, si
mdifférent qu'il paraisse, dont la découverte ne nous
cause une sorte de magique éblouissement. Vous sa-
vez tous l'histoire de ce grand géomètre qui, après
avoir lutté de longs jours contre un problème qui ar-
rêtait son génie, en pénétra tout à couple secret pen-
dant qu'il était au bain. Ravi à lui-même, il se leva ,
et, la démence de l'enthousiasme lui ôtant jusqu'à la
pensée de sa nudité, il parcourut Syracuse en s'é-
criant : « Je l'ai trouvé ! j e l'ai trouvé ! » C'est la vive
image des saintes noces de l'esprit avec la lumière
intelligible, lorsque l'homme s'est rendu digne de
cette immatérielle alhance par une vie qui diminue
l'assujettissement de sa double nature à l'ordre infé-
rieur. Ces belles joies dépendent tout ensemble de la
grandeur de l'esprit et de la grandeur des idées qui
l'inondent ; elles croissent avec les rivages de l'in-
telligence et avec le cours lumineux qui y creuse
son lit.
Quelquefois l'esprit est grand sans que la lumière
— 3o9 —
le soit ; alors se produisent ces tristesses mystérieuses
dont vous avez pu remarquer l'empreinte sur le front
généreux de plusieurs de vos contemporains. Vic-
times du doute, ils ont bu à la coupe de la science
sans boire à celle de la vérité. Ils ont étudié les siè-
cles, interrogé les mers, suivi l'orbite des astres;
rien ne s'est soustrait à la perspicacité de leurs mé-
ditations , et pourtant un voile est demeuré devant
eux, qui ne leur permet pas d'aller au fond de ce
qu'ils voient et de se rendre compte des clartés de
leur propre vie. La lumière même leur est ténèbres ;
chaque découverte leur apporte un abîme de plus,
et comme le laboureur qui enfonce le soc dans les
champs de Thèbes ou de Babylone, heurte à tout
moment d'inexplicables ruines , ainsi ces puissants
investigateurs des mondes , à chaque sillon qu'ils
tracent dans l'immensité des choses, soulèvent du
sein même de la science de grandes et doulou-
reuses obscurités. Ils n'ont ni la paix de l'ignorance,
ni la paix de l'erreur ; ils voient trop pour ne pas
savoir, trop peu pour connaître, et, quelque grand
que soit le crime qui leur cache la vérité , ils ont du
moins l'honneur d'être malheureux de ne pas la pos-
séder.
Mais si, après ces longs tourments du doute, le
voile se déchire enfin , alors l'intelligence reçoit un de
ces coups dont aucune langue ne saurait peindre le
voluptueux supplice. Alors Augustin se lève, et,
trouvant pour la première fois l'amitié même impor-
tune , il va répandre son âme dans un torrent de lar-
mes solitaires.' Lui, perdu dans le vain amour de la
— 360 —
gloire et des créatures, voit s'évanouir en un instant
tous les charmes qui ont trompé sa jeunesse. La vé-
rité l'emporte ; rien ne le touche plus dans les plaines
azurées de la Lombardie, dans les promesses de la
renommée , dans les serments plus doux des cœurs
égarés; il part, tenant à la main sa vieille mère, et
déjà, dès le port d'Ostie, il regarde la solitude obs-
cure, croit-il, qui va le dérober pour jamais à l'ad-
miration du monde comme aux songes de sa vie pas-
sée. Pleur des grands hommes, sacrifices héroïques ,
vertus nées d'une seule heure, et que les siècles
ne peuvent plus détruire, vous nous enseignez le
prix de la vérité ! Vous nous prouvez qu'en effet
elle est la perfection et la béatitude de l'intelli-
gence !
C'est pourquoi, Messieurs, l'un de nos plus redou-
tables crimes est de trahir la vérité et de travailler
contre elle ; car c'est trahir notre premier bien , c'est
nous frapper au sommet d'où descend notre gloire et
notre félicité. Qu'est-ce que l'homme sans l'intelli-
gence? et qu'est-ce que l'intelligence sans la vérité?
Si vous lui ravissez l'intelligence, il n'est plus que
le roi découronné du monde animal ; si, lui laissant
l'intelligence, vous lui enviez le don de la vérité,
c'est lui creuser un abîme aussi profond que l'infini,
le tourment d'une faim qui ne sera jamais rassasiée ,
une aspiration qui n'aboutit qu'à saisir les ombres dans
un vide immense et trompeur. Quoi de plus affreux
que ce sort ! quoi de plus criminel que d'en être le vo-
lontaire instrument! Aussi le mensonge fut-il toujours
abhorré du genre humain , et même en choses où la
— 361 —
légèreté paraîtrait excusable, il attire aux lèvres qui
se le permettent un infaillible mépris. Nous ne par-
donnons pas à l'homme qui, possédant le vrai, y
substitue sciemment la parole adultère de l'erreur.
Combien moins Dieu et l'humanité pardonnent-iJs à
ceux qui se lèvent de dessein formé contre les plus
saintes doctrines que nous aietit léguées les âges, et
qui, désespérant de les vaincre par une pacifique
discussion, s'arment contre elles de toutes les res-
sources de la ruse et de la violence ! On l'a vu trop
souvent , et il ne faut jamais perdre l'occasion de
protester contre ces lâches conjurations de la force,
on a vu des pouvoirs institués pour la conservation
de tous les droits et de tous les biens, déclarer une
uerre ouverte au premier des droits, qui est celui
ie connaître, au premier des biens, qui est la vérité.
Jaloux de l'empire qu'elle exerce, et qui est, en
îffet, le plus grand qui soit au monde, ils s'efforcent
le la détrôner pour asseoir à sa place et à leur profit
e règne des intérêts et des passions. Tout leur va
nieux que la vérité ; ils acceptent tout excepté elle ,
Is protègent tout excepté elle, ils donnent la li-
erté à tout excepté à elle. Ils la poursuivent si
xclusivement, avec tant d'art et de persévérance,
u'ils la font reconnaître à cette marque même, et
ue leur persécution devient un signe de certitude
ui la présente aux adorations légitimes de toute la
rre.
Mais aussi, Messieurs, ne vous étonnez pas si la
érité prend de ses oppresseurs , un jour ou l'autre ,
e terribles vengeances. Gomme on n'en peut ruiner
IV. — 11
— 362 —
l'autorité sans frapper dans ses racines l'entende-
ment humain, il arrive tôt ou tard qu'une sorte de
délire pousse les hommes hors de toute crainte et de
tout respect, et les précipite à bras tendus contre
tout ce qui est. C'est le jour des représailles, jour
prophétisé par saint Paul lorsqu'il écrivait aux Ro-
mains : La colère de '"Dieu se révèle du haut du ciel
contre Vimpiéié et l'iniquité de ces hommes qui re-
tiennent la vérité de Dieu dans Vinjustice (1). Alors
pâUssent les rois et se troublent les roy£ urnes; la
nuit se fait dans Babylone ; Balthasar voit la main
qui le condamne, et l'épée de Gyrus n'attend pas au
lendemain. Ce n'est pas de l'histoire que je fais, Mes-
sieurs ; non , ce n'est pas de l'histoire. Ouvrez vos
youx : nous sommes à Babylone, et nous assistom
au festin de Balthasar.
Dois -je vous demander pardon si j'ai laissé aile'
mon âme aux émotions d'un temps si fertile ei
hautes leçons? Ai -je trahi les intérêts de la vérité
en vous montrant dans les catastrophes de notr^
siècle le rôle vengeur qu'elle y joue? Si je l'ai fait
que la vérité et vous me le pardonnent , et remon
tons ensemble aux régions pacifiques où rien de ter
restre ne se mêle à la contemplation des causes etdekp
lois.
La vérité, je viens de l'établir, est la perfection i
la béatitude de l'intelligence, et puisque Dieu, en nouLjjj
créant, a voulu nous communiquer la perfection (jjj
la béatitude, j'en déduis cette conséquence, qu'
(1] Chap. I, vers, xviii. jgj|.
et,c
laire
j.
— 363 —
nous a communiqué la vérité. Et c'est, en effet, ce
que nous enseigne la doctrine catholique. Si nous
l'écoutons , elle nous dira que Dieu , en nous mettant
au monde, n'a pas abandonné notre esprit au hasard
de ses propres découvertes , mais qu'il l'a illuminé
dès le principe d'une connaissance telle, que la vérité
habitait réellement en lui. Quelle était cette connais-
sance primitive qui , sans être infinie , était pourtant
la vérité? Cette question nous ramène à la définition
que je vous ai donnée dès le commencement de cette
Conférence. La vérité , vous ai-je dit, est ce qui est ,
en tant qu'il est vu de l'esprit. Nous nous sommes
arrêtés là sans poser cette autre question, que nous
ne pouvons plus maintenant éviter : Qu'est-ce donc
que ce qui est? Entendons-nous par là le ciel, la
terre et les mers? Est-ce là ce qui est? Mais quoi !
le ciel, la terre, les mers, l'humanité même, tout ce
que nous voyons est empreint d'un tel caractère de
changement et de bornes , que nous n'y reconnais-
sons rien de la grandeur renfermée dans ce mot puis-
sant : être. Les langues humaines ont épuisé leur
énergie pour exprimer le néant des choses visibles,
3t, quelle que soit la bonne volonté de l'orgueil pour
glorifier le théâtre où il s'agite, tout ce qu'il peut
aire de plus en faveur de l'univers , est d'y décou-
mr une ombre de l'Être, et par conséquent une
3ï )mbre de la vérité. Où donc est l'Être? où est ce qui
st? Ah! je le pressens déjà, et même je le sais.
^'Être est l'unité absolue, éternelle, infinie, la plu--
alité sans division, l'Océan sans rivages, le centre
ans circonférence , la plénitude qui se contient elle-
— 364 —
même, la forme sans figure : le tout enfin, hors de
quoi tout ce qui est n'est plus qu'un fait et un don.
Mais en disant cela, Messieurs, qui ai-je nommé?
J'ai nommé Celui qui a dit de lui-même : Ego sum
qui sum. — Je suis celui qui suis (1). J'ai nommé
Celui qui a dit encore : Ego sum veritas. — Je suis
la vérité [Vj. J'ai nommé Dieu. Voilà l'Être, et voilà la
vérité. Dieu seul est la vérité, parce que seul il est
l'Être ; il n'a pas la vérité comme si elle était quelque
chose d'étranger à lui; mais il est substantiellement
et personnellement la vérité, parce qu'il est l'Être se
possédant lui-même, parce qu'il est à la fois et par
un seul acte l'œil qui voit, l'objet qui est vu, et la
vision. Qui le connaît connaît tout; qui ne le connaît
pas ne connaît rien. Que connaîtrez-vous , en effet,
hors de lui? Les phénomènes de ce monde, leurs
lois, la composition et la décomposition des corps, la
science de la poussière. Et que dis-je? la science de
la poussière! vous n'irez même pas jusque-là; car,
pour y atteindre , il vous faudrait pénétrer au moins
la raison dernière d'un atome, et où la trouverez-
vous si vous ignorez Dieu, qui est le principe et la fin
de tout?
Delà partent, Messieurs, ces plaintes des plus
grands esprits sur la misère de la science, plaintes
si éloquemment exprimées par Salomon, l'un d'entre
€ux, lorsqu'il disait : J'ai vu tout ce qui se fait sous
le soleil, et voilà, tout y est vanité, et affliction de
(1) Exode, chap. m, vers. 14.
(2) Évangile de saint Jean , chap. xiv, vers. 6.
— 365 —
'entendement (1). C'est qu'en effet la vérité n'est
pas sous le soleil, elle est au delà ; elle est en Dieu,
sans lequel l'homme ne connaît rien , ni la terre , ni
le ciel, ni le présent, ni l'avenir, ni l'homme, pas
même son propre cœur. Et plus il apprend sans Dieu
et hors de Dieu, plus il agrandit, avec le cercle de
ses investigations, celui de ses doutes et de ses lour-
mcnts. Au contraire, celui à qui Dieu est révélé se
trouve du mêii^e coup au centre et à la circonférence
des choses; il en voit le germe initial, le développe-
ment, le terme, la raison; ne sût-il rien du détail,
il mesure l'ensemble, et sa pensée repose en paix
dans la double joie de la connaissance et de la certi-
tude. En un mot. Dieu, étant la vérité, est l'objet
propre de notre intelligence, il en est la perfection et
la béatitude; et lorsque je vous disais tout à l'heure
que dès l'origine il nous avait fait le don delà vérité,
c'était vous dire que dès l'origine il s'était révélé à
nous.
J'en lis une belle confirmation dans la première
page de l'Évangile selon saint Jean : Il y eut y ditl'é-
vangéliste, un homme envoyé de Dieu qui s'appelait
Jean,.. Il n'était pas la lumière , mais il vint pour
rendre témoignage à la lumière. Celui-là était la
lumière véritable qui illumine tout homme venayit
en ce monde [\]. En effet, s'il existe une lumière sou-
veraine, mère de tous les esprits, son premier acte,
quand ils viennent au monde, doit être de les éclai-
(1) Ecclésiaste, chap. i, vers. 14.
(2) Chap. I, vers. 6, 8 et 9.
— 366 —
rer, et elle ne peut les éclairer qu'en leur faisant con-
naître leur principe, qui est Dieu; leur fin, qui est
Dieu ; la vérité, qui est Dieu. Si elle ne le faisait pas,
quel moyen auraient-ils d'accomplir leur destinée en
tendant à leur fin? Ils n'en auraient aucun. Et ainsi
la vérité ne leur est pas due seulement à titre de per-
fection et de béatitude de l'intelligence, elle leur est
due en outre comme le premier et nécessaire moyen
sans lequel , ignorant le but même de leur vie, il leur
serait impossible d'y marcher, plus impossible encore
d'y parvenir. C'est donc justement que la doctrine
catholique fait de la vérité, c'est-à-dire de la con-
naissance de Dieu, un des dons primitifs de l'homme,
le point de départ, et, je dirais, la colonne milliaire
de sa destinée.
Ici, Messieurs, que nous opposera le rationalisme?
Vous allez l'apprendre.
Il y a dix-huit siècles, un proconsul romain appela
devant lui un accusé, et, après l'avoir regardé atten-
tivement, comme un homme qui avait en sa per-
sonne quelque signe remarquable, il lui adressa ces
brèves paroles : Tu es le roi des Juifs? L'accusé ré-
pondit : Mon royaume n'est pas de ce monde; si
mon royaume était de ce monde, mes ministres eus-
sent combattu pour que je ne fusse pas livré aux
Juifs; mais, maintenant, mon royaume n'est pas
de ce monde. Le proconsul reprit : Donc tu es roi?
L'accusé répondit : Vous dites que je suis roi. Pour
moi, je suis né et venu au monde pour rendre té-
moignage à la vérité. Le proconsul se leva en disant:
— 367 —
-Quesf-ce que la vérité [\)1 Ce mol terrible , Mes-
sieurs, est le même que le rationalisme nous adresse
encore aujourd'hui lorsque nous lui parlons de la
base même de toute foi et de toute connaissance ; il
nous dit comme le Romain : Qu'est-ce que la vérité?
Et il doit nous le dire, sous peine de ne pas protester
contre le fondement même de tout l'édifice religieux,
qui est l'idée du vrai en soi. Or comment ne pro-
testerait-il pas jusqu'à ce point? Gomment accor-
derait-il à la vérité le droit de s'affirmer sans être
contredite? Gomment ne s'efforcerait-il pas de creu-
ser sous elle un abîme aussi profond qu'elle, et de
faire de l'intelligence une faculté sans certitude et
sans autre objet qu'une insaisissable énigme? G'eût
été de sa part trop de faiblesse ou de désintéresse-
ment. Il n'a pas commis cette faute, il est allé droite
la question qui précède toutes les autres, et tandis
que l'univers publie les œuvres de la vérité , que les
siècles redisent son nom , que les esprits la contem-
plent, que son action se perpétue par l'évidence et
par la foi à travers toutes les races humaines , le ra-
tionalisme, opposant à ce triomphe le sang -froid
d'une partie de ses sages , a demandé tout haut et
sans crainte : Qu'est-ce que la vérité? Il n'a pas nié;
car nier fermement , c'est encore affirmer. Il n'a pas
dit : Il n'y a rien; mais : Y a-t-il quelque chose? Il
n'a pas dit : Je ne sais pas ; mais : Que sais-je? En
un mot, il a levé contre la vérité absolue l'arme gla-
cée du scepticisme absolu.
(1) Évangile de saint Jean, chap. xviii, vers. 33, 36, 37 ,38.
— 368 —
Faut-il l'écouter, Messieurs? Faut-il faire à la
raison qui s'abdique l'honneur de l'entendre et de lui
répondre? Oui, écoutons-la ; sachons ce que l'intel-
ligence , effrayée de Dieu , peut faire pour s'anéantir,
de peur de l'adorer. Le scepticisme raisonne ainsi :
L'homme voit dans son esprit quelque chose qu'il
appelle des idées, les unes secondaires et déduites,
les autres primordiales, sans principe générateur,
et qui constituent le fondement inscrutable de sa
raison. Toutes les conclusions ultérieures de l'enten-
dement jaillissent de cette source première, où l'ana-
lyse discerne sans effort les notions de l'être, de l'u-
nité, del'infmi, de l'absolu, de l'ordre, de la justice,
qui toutes ensemble prennent le nom auguste de vé-
rité, et un nom plus auguste encore, celui de Dieu.
Voilà le fait. Mais de ce que l'esprit a dételles idées,
s'ensuit- il qu'il y ait hors de lui des réaUtés qui y
correspondent? Ce n'est pas l'esprit lui-même qui
est l'être, l'unité, l'infmi, l'absolu, l'ordre, la jus-
tice ; ce n'est pas non plus ces choses que l'esprit
aperçoit directement. Il n'en voit que l'ombre, si l'on
peut parler ainsi, et le mot même d'idée, à consi-
dérer son origine, ne veut dire qu'une image. Mais
qui nous répond que l'image soit exacte, ou même
soit produite par un objet réel? Gomment l'intelli-
gence , qui est bornée , serait-elle le miroir de l'in-
fmi? Comment contingente, relative, faillible, serait-
elle le miroir du nécessaire, de l'éternel, du juste,
du parfait? Où est la preuve que la vision idéale ne
nous trompe pas, et quelle soit autre chose que le
songe permanent d'un être passager? Nous croyons
— 369 —
qu'il n'en est rien; mais nous le croyons sans nous le
démontrer, et nous essaierons vainement d'établir
cette démonstration; car toute démonstration sup-
pose des principes d'où elle part, et ce sont les prin-
cipes mêmes de l'entendement qu'il s'agit de vérifier.
L'homme rencontre un obstacle invincible, il peut
bien remonter le Nil de sa pensée jusqu'aux élé-
ments qui en commencent le cours ; plus haut il se
perd dans une contemplation qui ne lui rend que la
répétition stérile des idées qu'il emploie pour s'élever
au delà. L'esprit devient un écho qui se répond ce
qu'il se parle , et sa voix , en paraissant lui revenir
de plus loin, n'ajoute à son impuissance qu'une illu-
sion.
Je ne crois pas, Messieurs, que le scepticisme ait
rien dit de plus fort que ce que vous venez d'enten-
dre; il l'a dit peut-être d'une manière plus scienti-
fique, c'est-à-dire plus obscure, mais non pas avec
plus d'énergie et de sincérité. Et je confesse d'abord
qu'il est impossible de démontrer les idées premières
qui forment comme la substance intime de notre rai-
son. Si on pouvait les démontrer, elles ne seraient
pas premières : il y en aurait d'autres qui le seraient,
et la même difficulté se présenterait pour celles-ci.
.On ne démontre que ce qui est une conséquence, et
non pas ce qui est un principe. Or notre intelligence,
étant la faculté d'un être fini, ne peut être éclairée
que par une lumière dérivée, une lumière qui com-
mence à un certain point et se termine à un autre ,
une lumière qui ait un principe et une fin. A l'état de
principe, la lumière est un axiome; à l'état de fin,
— 370 -
elle est un mystère. Tous les deux, Taxiome et le
mystère, sont indémontrables, mais l'axiome à cause
de sa clarté, le mystère à cause de son obscurité.
De même que l'obscurité du mystère est insurmon-
table, la clarté de l'axiome est irrésistible; et ainsi
l'entendement, aux deux extrémités de l'horizon
qu'il embrasse, rencontre une limite où se brise sa
puissance et où cesse sa liberté. Il ne peut rien contre
la splendeur des vérités premières, et rien contre
l'ombre des vérités dernières ; il s'épuise devant
celles-ci, et cède fatalement à celles-là. C'est pour-
quoi le scepticisme absolu est un effort contre nature,
qui n'aboutit qu'à se mentir à soi-même, et à mettre
les actes de l'homme en contradiction perpétuelle
avec les raisonnements du sage. « S'il y a , dit Pas-
cal, une impuissance de prouver invincible à tout
le dogmatisme, il y a une impuissance de douter in-
vincible à tout le pyrrhonisme. « Nous ne prétendons
pas davantage. Car qu'est-ce que la certitude, sinon
l'impuissance de douter? Qu'est-ce que la certitude
rationnelle, sinon le ravissement d'une évidence qui
enchaîne l'esprit? Le scepticisme, il est vrai, s'élève
contre l'évidence des idées primordiales ; il l'accuse
d'être purement subjective, c'est-à-dire, pour parler
français, de ne pas aller jusqu'à la vision de l'objet
que représentent les idées. Mais qu'importe, si cette
évidence nous persuade naturellement et invincible-
ment de la réahté des choses dont les idées sont la
représentation? Il n'y a que Dieu qui, étant l'être,
l'unité, l'infini, l'absolu, l'ordre, la justice, con-
fonde dans sa vision le sujet et l'objet, le sujet qui
— 371 —
voit, et l'objet qui est vu. Pour nous, Messieurs, qui
possédons la vérité sans être la vérité, nous n'avons
d'autre moyen naturel de la voir et d'être certains de
sa présence que la lumière où elle nous apparaît, lu-
mière médiatrice qui s'identifie avec notre esprit, et
qui, s'imposant à lui comme partie de lui-même,
ne lui laisse pour douter que la ressource d'un sui-
cide d'autant plus impuissant qu'il ne s'accomplit
jamais.
Du reste , on peut avouer qu'il n'y a rien à répon-
dre au scepticisme absolu, parce qu'il n'y a rien à
répondre à qui fait de ses idées , de sa parole, de son
doute même un objet de doute. Répondre, c'est sup-
poser une réalité, ne fût-ce que celle de l'objection ;
or le sceptique détruisant toute réalité, son objection
s'abîme avec lui dans le néant qu'il se creuse. Se
taire est assez devant une ombre; vivre est assez
contre un mort. D'autant plus, Messieurs, que le
scepticisme n'est que la maladie d'un petit nombre
d'esprits dépravés, qui, malgré toute l'énergie de
leur orgueil et toute la gloire de leurs aberrations ,
n'ont jamais pu échapper au châtiment de la solitude.
L'universalité des intelligences a constamment dé-
daigné leurs sophismes ; elle a cru , d'une foi incor-
ruptible, à la réalité du vrai. Que voudriez-vous de
plus? L'erreur n'est quelque chose que par l'adhé-
sion des hommes ; là où l'humanité n'est pas dans
une certaine mesure , il ne reste à l'erreur que du
bruit dans un tombeau. C'est un fantôme qui vou-
drait faire peur, et deux rires en font justice , le rire
de Dieu et le rire du genre humain. Cela suffît à Dieu,
— 372 —
cela suffit au genre humain, et cela me suffit à moi-
même.
Toutefois, Messieurs, si le scepticisme absolu n'est
qu'une chimère sans importance, il n'en est pas de
même d'une autre sorte de scepticisme , qui , s'atta-
quant à la vérité de moins haut et n'en contestant
pas la base première, produit un état sérieux de l'in-
telligence dont il est nécessaire de nous occuper. Le
scepticisme absolu met en doute les notions primi-
tives qui composent le fond de la raison humaine, et
par conséquent l'idée même de Dieu ; le scepticisme
relatif ou imparfait leur donne son adhésion , mais
il refuse sa foi à certaines conséquences qui en déri-
vent , et qui embrassent la nature et les actes divins.
Le scepticisme absolu est l'athéisme sous une forme
négative; le scepticisme imparfait n'implique qu'une
ignorance des attributs et des opérations de Dieu.
Dieu existe pour lui, mais sans qu'il se rende compte
de ce qu'il est, de ce qu'il fait, de ce qu'il veut. C'est
l'incroyance vulgaire ; et ce mot même nous avertit
qu'il ne s'agit plus d'un état rare et chimérique, mais
d'un état trop réel, où l'homme, loin d'abdiquer son
intelligence, puise, au contraire, des forces pour ré-
sister à la vérité, c'est-à-dire à Dieu. Or Dieu, avons-
nous dit, s'est manifesté à l'homme dès son berceau,
non pas en une manière incomplète, mais autant que
le requérait la nécessité où nous étions de connaître
notre principe, notre fin, et les moyens d'y parve-
nir. Gomment donc une partie de l'humanité ignore-
t-elle Dieu, ou est-elle par rapport à lui dans un
doute qui ne lui permet pas d'apprécier et d'accom plir
— 373 —
SCS véritables destinées? Est-ce la faute de l'homme,
ou la faute de Dieu? Il faut que nous le sachions,
sous peine de laisser dans votre esprit des nuages
d'autant plus douloureux que notre but et le vôtre
en ce moment est de vous instruire des voies intellec-
tuelles que Dieu nous a ouvertes pour monter jusqu'à
lui.
Je le répète donc, le scepticisme imparfait, tel que
je l'ai défini, et où languissent tant de créatures rai-
sonnables, est-il l'ouvrage de Dieu où l'ouvrage de
l'homme? Est-ce Dieu qui a été avare de la lumière,
ou l'homme qui s'est retiré d'elle? Cette question,
pour être résolue, exige que nous recherchions
sous quel mode et dans quelle mesure Dieu a pri-
mitivement communiqué la vérité au genre hu-
main.
Dieu sans contredit pouvait se montrer à nous face
à face, dans toute la clarté de son essence, et, en ce
cas, le scepticisme n'eût jamais paru sur la terre.
Tout voile étant abaissé , le vrai , qui n'est que la na-
ture divine, eût pris de notre intelligence une irré-
vocable possession. La lumière intelligible , au lieu
de nous apparaître entre l'axiome et le mystère, c'est-
à-dire avec un principe et une fin , se fût levée pour
nous dans la plénitude ineffable de sa propre immen-
sité. L'évidence eût été de l'extase, la certitude eût
pris le caractère de l'immutabilité , la vérité fût de-
venue la vie éternelle de notre esprit. Mais cet état ,
loin d'être dans le plan divin notre état originel, était
précisément le terme suprême où nous étions appe-
lés. Je vous en ai déjà dit la raison. Je vous ai fait
— 374 —
voir, en vous exposant l'ordonnance générale de l'u-
nivers, que Dieu , conduit par sa bonté , voulait nous
communiquer sa perfection et sa béatitude , et que
la béatitude, donnée sans la condition préalable du
libre arbitre , nous eût ravi le mérite et la gloire de
la perfection. D'où il suit qu'un état d'épreuve devait
précéder l'état final de la béatification , et cet état
d'épreuve fondé sur le libre arbitre renfermait né-
cessairement la possibilité de croire ou de ne pas
croire, d'admettre ou de repousser la vérité, c'est-
à-dire la liberté de l'entendement. Or la liberté de
l'entendement était incompatible avec la vision di-
recte de l'essence divine, et par conséquent il fallait
que Dieu se voilât devant nos regards, et fût tout à
la fois pour nous un Dieu caché et un Dieu connu,
caché sans envie , connu libéralement.
Mais comment voir ce qui ne se voit pas? Com-
ment connaître ce qui ne tombe pas directement
sous l'œil de l'esprit? Si cette difficulté n'eût pu se
résoudre, le plan de Dieu dans la création n'eût pas
été réalisable. Aussi pouvait- elle se résoudre. Dieu
avait dans sa propre nature l'exemplaire d'une
double vision, la vision intuitive et la vision idéale.
Présent à lui-même par la vision intuitive , il décou-
vrait par la vision idéale les choses qu'il devait un
jour créer. Ces choses évidemment ne faisaient point
partie de son essence sous leur forme positive et
réalisée: il ne les voyait donc pas en lui sous cette
forme substantielle ; il ne les voyait pas non plus
hors de lui avant de leur communiquer l'être qui
leur manquait. Où donc et comment les voyait-il,
- 375 —
sinon, ainsi que je viens de le dire, par voie d'image,
de représentation, sous cette forme intelligible et
mystérieuse que nous appelons une idée. Saint
Thomas d'Aquin pose cette question : « Y a-t-il en
Dieu des idées? » Et il répond : « Oui; car le monde
« n'ayant pas été fait au hasard , mais par l'action
« de l'intelligence divine , il est nécessaire qu'il ait
« préexisté dans l'intelligence divine une forme ou
« ressemblance du monde, et cette forme ou ressem-
« blance est l'idée même (1). » Or, si Dieu voyait
le monde sensible par la vision idéale, pourquoi
l'homme n'eût-il pas vu le monde divin par le même
genre de vision? Pourquoi, sans découvrir la sub-'
stance même de l'être, de l'unité, de l'inflni, de l'ab-
solu, de l'ordre, de la justice, toutes choses qui sont
Dieu sous différents aspects et sous différents noms ,
n'en eût-il pas reçu l'idée dans son esprit , et avec
l'idée une connaissance distincte, qui méritât d'être
appelée la vérité? Pouvons-nous dire que nous n'en-
tendons pas ce que c'est que l'être, l'unité, l'infmi,
l'absolu, l'ordre, la justice? Et si nous l'entendons,
si c'est là même le flambeau qui illumine tout le
reste au dedans et au dehors de notre âme , pouvons-
nous accuser Dieu de ne pas nous avoir éclairés , et
de n'avoir jeté au-devant de notre vie que la pâle et
incertaine lueur des choses visibles? Oui, tout on se
cachant , c'est-à-dire en laissant un voile sur le fond
substantiel de son être, Dieu s'est pleinement livré
à nous par l'impression exacte de sa ressemblance
(1) Somme, I" partie, question xv, art, 1.
— 37G —
dans la chair vive de notre entendement. Il y a creusé
des sillons lumineux, et semé d'une main généreuse
ce germe incorruptible du vrai que l'enseignement,
la réflexion , l'expérience et le cours même de l'âge
développent incessamment, jusqu'à ce que nous ar-
rivions , sauf notre faute, à la maturité divine, à ce
moment glorieux où l'image de Dieu , pleinement
formée en nous , brise l'enveloppe qui la recouvre ,
et rejoint dans l'immortalité le type ineffable qui fut
son père et qui reconnaît son fils.
Ce n'est donc pas le défaut de lumière qui préci-
pite dans le scepticisme une partie des hommes, et
les retient hors de la vérité, c'est l'abus de leur libre
arbitre. Les ténèbres où ils perdent Dieu sont des
ténèbres volontaires ; Dieu se montre, et ils le fuient ;
Dieu est l'objet présent de leur intelligence, et ils
aiment mieux faire de leur intelligence un sépulcre
ou un chaos que d'adorer l'astre qui y resplendit. Ils
abandonnent ce soleil intérieur, le seul véritable,
pour courir après la magie obscure et impuissante
de l'univers matériel , auquel ils demandent la joie
de l'apostasie dans l'orgueil d'une fausse science. Et
pourtant l'univers, tout borné qu'il est, tout pâle et
muet qu'il se lève en face de notre pensée , est lui-
même rempli de Dieu. S'il n'en est pas la ressem-
blance, il en contient du moins un vestige, un linéa-
ment; de l'hysope au cèdre, de la rosée du matin à
l'étoile du soir, la nature entière est un reflet de la
puissance, de la bonté et de la beauté divines. Dieu,
qui dans le corps de l'homme a associé la matière
aux plus subtiles opérations de l'esprit, a voulu,
— 377 —
dans le corps du monde , l'associer à la révélation
que son propre esprit fait perpétuellement au nôtre.
A chaque rayon de la lumière idéale correspond un
rayon de la lumière sensible; à chaque vision du
monde incréé, une vision du monde créé; à chaque
voix de l'un, une voix de l'autre. Mais l'homme sé-
pare ce que Dieu a uni; illuminé, à cause de sa
double substance, par une double clarté, il ne re-
marque pas que toutes deux se rassemblent dans un
seul foyer, comme notre double substance se termine
à une personnalité unique, et, scindant la vérité par
un divorce qui la détruit, il oppose la révélation du
dehors à la révélation du dedans, la nature à Dieu ,
la matière à l'esprit. Ou du moins il dédaigne la
lumière supérieure comme une sorte d'apparition
vague dans un horizon mal déterminé , tandis qu'il
s'attache à la lumière inférieure comme à la seule
qui ait un caractère précis et positif. Dès lors, tout
ce qui se rapporte à Dieu, à ses attributs, à ses actes,
s'obscurcit dans cet entendement adultère; encore
qu'il ne descende pas jusqu'au scepticisme absolu,
il ne discerne bien que ce qui frappe les sens , et le
vrai n'est guère à ses yeux que ce qui porte le sceau
d'une palpable et grossière réalité.
Y aurait-il donc , Messieurs ; y aurait-il , en effet,
plus d'ombres dans l'esprit que dans le corps ? Est-ce
le monde sensible qui l'emporte en clarté sur le
monde intelligible? Est-ce la terre qui, de préfé-
rence au ciel, est le grand illuminateur de l'homme ?
et Dieu se serait -il trompé dans la construction
de notre être jusqu'à sacrifier la partie qui se rap-
— 378 —
proche de lui à celle qui se rapproche du néant?
Vous ne le pensez pas; la doctrine catholique nous
affirme le contraire, et la plus simple observation du
jeu de nos facultés nous démontre qu'elle a raison. En
effet, la science même naturelle, c'est-à-dire celle
qui ne s'occupe que de l'ordre visible, ne saurait
subsister sans l'emploi des notions qu'elle puise
dans l'ordre invisible ou métaphysique. Dépouillez
l'homme de ces principes féconds; ôtez-lui les idées
d'être, d'unité, d'étendue, de force, de rapport, que
sera l'univers pour lui? précisément ce qu'il est
pour l'animal, un spectacle. Il le regardera sans
penser à autre chose qu'à le regarder ; loin d'en pé-
nétrer les lois , il n'aura pas même le pressentiment
confus de ce que c'est qu'une loi. Être purement in-
stinctif, ne rendant rien au monde de supérieur au
monde, il restera silencieux devant lui, et jamais sa
main , conduisant de loin les astres , ne leur tracera
d'avance la route inévitable qu'ils suivent sans la
connaître. C'est l'esprit qui répand la lumière sur
l'obscurité de la nature; c'est l'esprit qui découvre
la liaison et la cause des phénomènes ; c'est l'esprit
qui mesure , qui calcule , qui analyse , qui définit,
qui dicte des ordres à la matière , qui démêle enfin
dans ce labyrinthe le fil que Dieu y a laissé, et par
où il le tient encore suspendu à la volonté qui le créa.
Mais l'esprit sans l'idée n'est qu'un flambeau inal-
lumé, et l'idée sans un germe semé d'en haut, plus
grand et plus clair que tous les mondes, n'est elle-
même que le reflet impuissant de la nature sur une
faculté qui n'a rien à lui répondre, parce qu'elle ne
— 379 —
possède rien. Le matérialisme a beau nous dire que
la sensation devient une idée en tombant dans l'in-
telligence : c'est comme si l'on disait que la limite,
en entrant dans le vide, devient l'infmi. La sensa-
tion, à cause de l'union intime de l'âme et du corps,
peut éveiller la semence intelligible qui repose au
fond de l'esprit ; elle peut la tirer d'une sorte d'abs-
traction solitaire qui n'est pas en rapport avec la
constitution d'un être à la fois spirituel et matériel :
mais il lui est impossible de donner à l'esprit ce
qu'elle n'a pas , ni de recevoir de l'esprit ce que lui-
même n'aurait pas non plus. Deux clartés se forti-
fient en s'unissant ; une lueur ne devient pas le soleil
en passant par les ténèbres.
C'est donc par un abus même des forces de l'ordre
intelligible et divin , que l'homme se sépare des
hautes régions de la pensée pour s'ensevelir dans la
science des phénomènes terrestres. Il tire de son in-
telligence des trésors de savoir et d'harmonie ; il les
jette à profusion sur le monde; puis, le contemplant
revêtu de cette beauté sublime qu'il lui a faite, il
croit que c'est le monde qui l'a éclairé , qu'en lui
seul est la pleine certitude, que lui seul mérite l'hon-
neur d'une culture assidue, et reléguant Dieu sur
un trône inaccessible , il ne tarde pas à le perdre de
vue, à l'oublier, à le méconnaître, à ne plus avoir de
lui qu'une notion vague et sans résultat. Ainsi se
forme le scepticisme imparfait de la prédominance
volontaire de l'ordre matériel sur l'ordre idéal.
Mais il en est une autre cause que je ne dois pas
vous taire, et dont l'exposition achèvera de vous
— 380 —
faire connaître les moyens dont Dieu s'est servi pour
initier notre intelligence à la perfection et à la béati-
tude de la vérité.
En déposant en nous la semence idéale ou intel-
ligible, en nous mettant par nos sens en rapport avec
les phénomènes et les lois do l'univers , Dieu nous
avait éclairés par une double révélation , l'une inté-
rieure, l'autre extérieure. C'était beaucoup; mais
enfin il ne s'était pas communiqué à nous personnel-
lement , en tant qu'il est la vérité ; nous ne l'eussions
connu, s'il en fût resté là, que par l'intermédiaire de
la nature et des idées, c'est-à-dire indirectement. Il
voulut aller plus loin, et, sans nous montrer toutefois
son essence , établir entre notre esprit et le sien des
rapports personnels. Il nous parla donc. C'est un
point fondamental de la doctrine catholique, qu'une
parole de Dieu fut, dès l'origine, versée dans l'hu-
manité, et qu'elle n'a cessé d'y vivre et de s'y ré-
pandre, soit pure, soit altérée, comme un écho im-
mortel de la vérité : écho souvent affaibli , souvent
corrompu , mais renaissant de ses ruines à travers
les générations , et nous rappelant avec l'éloquence
de la perpétuité l'existence de Dieu, sa nature, ses
actes ; comment il est le principe , la fin , le moyen ,
la clef de nos destinées. Des traditions communes à
tous les peuples et à tous les siècles attestaient de
tout temps cette révélation orale faite primitivement
au genre humain; la parole humaine elle-même,
constamment transmise par voie héréditaire, et ne
laissant entrevoir ni historiquement ni logiquement
la possibilité d'une origine par voie d'intervention,
— 381 •-
rendait aussi témoignage à la réalité d'une parole
antérieure et divine dont la nôtre était issue. On
avait découvert dans les forêts l'homme descendu à
l'état d'animalité par suite d'un abandon précoce
qui l'avait soustrait à tout enseignement. La parole
n'était plus sur ses lèvres qu'un son vague et inarti-
culé, qu'un cri barbare indiquant la présence des
sensations et incapable de transmettre des idées.
Tous ces faits confirmaient la page de l'Écriture qui
nous montre Dieu parlant avec l'homme, et ache-
vant par l'effusion de la lumière orale ce qu'avait
commencé en lui le don de la lumière intelligible et
de la lumière sensible. Mais il était réservé à notre
époque d'acquérir de cette vérité une démonstration
aussi merveilleuse qu'inattendue.
Vers la fin du dernier siècle, un prêtre français,
touché du malheur de ces pauvres créatures qui
naissent privées de la parole parce qu'elles naissent
privées de l'ouïe, circonstance qui atteste encore
l'étroite liaison du mystère de la parole avec le
mystère d'un enseignement préalable; un prêtre,
dis-je, touché du sort des sourds-muets, consacra sa
vie à les tirer de leur douloureuse solitude, en cher-
chant une expression de la pensée qui pût aller jus-
qu'à la leur, et arracher enfin de leur poitrine si
longtemps fermée le secret de leur état intérieur. Il
y parvint. La charité, plus ingénieuse que l'infor-
tune , eut ce bonheur d'ouvrir les issues que la na-
ture tenait fermées, et de verser en des âmes obscures
et captives la lumière ineffable, quoique imparfaite,
de la parole. Le bienfait était grand, la récompense
— 382 —
le fut davantage. Dès qu'on put pénétrer dans ces
intelligences inconnues, l'investigation n'y décou-
vrit rien qui ressemblât à une idée, je ne dis pas
seulement à une idée morale et religieuse , mais à
une idée métaphysique. Tout y était image de ce qui
tombe sous les sens , rien de ce qui tombe de plus
fiaut dans l'esprit. La sensation y était prise en fla-
grant délit d'impuissance. Que dis-je , la sensation?
L'intelligence elle-même, quoique douée de la se-
mence idéale de la vérité , quoique assistée de la
révélation du monde sensible, l'intelligence appa-
raissait dans les sourds-muets à l'état de stérilité.
Des hommes déjà mûrs d'âge , nés dans notre civili-
sation, qui ne l'avaient jamais quittée, qui avaient
assisté à toutes les scènes de la vie de famille et de
la vie publique , qui avaient vu nos temples , nos
prêtres, nos cérémonies, ces hommes, interrogés sur
le travail intime de leurs convictions, ne savaient
rien de Dieu , rien de l'âme , rien de la loi morale ,
rien de l'ordre métaphysique, rien d'aucun des prin-
cipes généraux de l'esprit humain. Ils étaient à l'état
purement instinctif. L'expérience a été répétée cent
fois; cent fois elle a donné les mêmes résultats ; c'est
à peine si, dans la multitude des documents publiés
jusqu'à ce jour, on aperçoit quelques doutes ou
quelques dissidences sur un fait aussi capital, qui
est la plus grande découverte psychologique dont
puisse se vanter l'histoire de la philosophie. Quoi
donc? la pensée avait -elle reçu dans la parole un
auxiliaire si indispensable que, sans son secours,
l'homme était condamné à ne pouvoir sortir du
-^ 383 —
règne des sensations? La parole était -elle, pour
toutes les opérations de l'intelligence, le point ou le
moyen de jonction entre l'âme et le corps? Notre
double nature exigeait-elle cette sorte d'incarnation
de ce qu'il y a de plus immatériel au monde? où bien
Dieu avait-il voulu nous faire comprendre la dépen-
dance de notre esprit, en le rendant incapable de se fé-
conder sans l'action extérieure del'enseignement oral ?
Quelle qu'en soit l'explication , il était constant
que l'homme ne parle qu'après avoir entendu parler,
et qu'il ne pense qu'après que les idées contenues
dans la parole ont éveillé le germe intelligible déposé
au fond de son entendement. S'il ne possédait pas
ce germe intelligible, c'est en vain que la parole
passant à travers l'ouïe irait solliciter son intelli-
gence ; il ne l'entendrait que comme un son, et non
comme une expression ; comme un son vide , et non
comme une expression vivante de la vérité. Mais la
vérité préexiste en lui, à la manière dont l'arbre pré-
existe dans sa semence, et dont la conséquence pré-
existe dans son principe. De même que l'enseigne-
ment postérieur fait éclore en chacun de nous une
multitude innombrable de déductions renfermées
dans les idées premières, mais dont notre esprit
n'avait pas conscience; de même l'enseignement
initial fait apparaître à notre œil intérieur les idées
premières elles-mêmes. Vous trouvez naturel , Mes-
sieurs , que la parole vous révèle les mathématiques,
bien que vous les possédiez tout entières dans les
notions primordiales d'unité, de nombre, d'étendue,
de pesanteur : pourquoi vous semblerait -il étrange
— 384 —
que la parole vous fît apercevoir aussi les notions
d'unité, de nombre, d'étendue, de pesanteur, qui
sont la base des mathématiques? L'un des phéno-
mènes n'est pas plus singulier que l'autre; peut-
êlre même est -il plus aisé d'entendre le sommeil
intégral et profond d'une faculté que rien d'analogue
à elle n'a encore remuée , que d'entendre pourquoi
cette faculté une fois mise en exercice s'arrête dans
sa voie, et attend que la parole lui manifeste de
simples conséquences de ce qu'elle voit clairement.
Toujours est-il que le lait est incontestable , et que
la parole est le moteur primitif et nécessaire de nos
idées , comme le soleil , en agitant par son action la
vaste étendue de l'air, y produit la scintillation bril-
lante qui éclaire nos yeux.
Il suit de là, Messieurs, que la doctrine catholique
est dans le vrai lorsqu'elle nous montre Dieu ensei-
gnant le premier homme, soit en faisant jaillir la
vérité de son intelligence par la percussion du Verbe,
soit en lui annonçant des mystères qui surpassaient
les forces de l'ordre purement idéal , ainsi que nous
le verrons plus tard. En effet, puisque l'homme ne
pense et ne parle qu'après avoir entendu parler, et que,
d'une autre part, les générations humaines viennent
aboutir à Dieu leur créateur, il s'ensuit que le branle
premier de la parole et de la pensée remonte à
l'heure de la création, et a été donné à l'homme, qui
ne possédait rien , par Celui qui possédait tout et qui
voulait lui tout communiquer. Une fois ce mouve-
ment imprimé, la vie intellectuelle a commencé pour
leg^enre humain, et ne s'est plus arrêtée depuis. La
— 383 —
parole divine, immortalisée sur les lèvres de l'homme,
s'est répandue comme un fleuve intarissable et divisé
en mille rameaux à travers les vicissitudes des nations,
et, conservant sa force aussi bien que son unité dans
le mélange infini des idiomes et des dialectes , elle
perpétue au sein même de l'erreur les idées généra-
trices qui constituent le fonds populaire de la raison
et de la religion. Si la liberté humaine en vicie l'en-
seignement, ce n'est que d'une manière limitée ; ses
efforts ^'atteignent pas jusqu'aux dernières profon-
deurs de la vérité. La parole, par cela seul qu'elle
est prononcée, porte dans son essence une lumière
qui saisit l'âme et se la rend complice , sinon pour
tout, du moins pour les principes fondamentaux sans
lesquels l'homme s'évanouit tout entier. Ainsi, Dieu,
par l'etfusion de son Verbe continué dans le nôtre,
ne cesse de promulguer l'évangile de la raison, et
tout homme, quoi qu'il fasse, est l'organe et le mis-
sionnaire de cet évangile. Dieu parle en nous malgré
nous ; la bouche qui le blasphème contient encore la
vérité , l'apostat qui le renie fait encore un acte de
foi, le sceptique qui se rit de tout se sert de mots qui
affirment tout.
Cependant, Messieurs, si le scepticisme absolu est
impuissant contre la révélation de la parole, il n'en
est pas de même du scepticisme imparfait ou vul-
gaire. Celui-ci ne désavoue pas la raison humaine;
il n'en conteste que certaines applications relatives
à l'ordre supérieur qui ne tombe pas sous nos sens.
Il rejette, en particulier, tout rapport personnel
entre Dieu et nous au moyen de la parole, il veut
11*
— 386 -
que nos idées jaillissent par elles-mêmes des sources
vives de l'entendement, et, en supposant que la
parole soit nécessaire à leur émission intime, il ne
reconnaît à cette merveilleuse opératrice aucun ca-
ractère traditionnel et divin. Dieu n'a point parlé à
l'homme; l'homme s'est parlé tout seul. Il est le
fils de ses œuvres , et tout ce qu'il possède de
vérités, il le doit au bonheur de ses propres inves-
tigations.
Je viens de réfuter ce système , qui est la pierre
angulaire du rationalisme, et qui vous explique l'a-
veuglement où vivent loin de Dieu tant de créatures
destinées à le connaître et à l'aimer. Dieu nous a
do'nné la lumière sous trois formes qui se complè-
tent l'une par l'autre , la forme intelligible , la forme,
sensible , la forme orale ou traditionnelle. Or le ra-
tionalisme n'admet que les deux premières, et re-
pousse avec la tradition la certitude invincible qui
se trouve en des dogmes affirmés par Dieu. Il ouvre
à ses adeptes le champ d'une spéculation sans li-
mites, où les mieux disposés n'apportent cependant
qu'une intelligence imparfaite, obscurcie par des
préjugés de naissance et d'éducation, viciée plus
dangereusement encore par la domination des sens
sur l'esprit. Mais, tous ces obstacles fussent-ils sur-
montables, il resterait encore le plus grand de tous,
qui est l'ordre établi de Dieu dans la communication
qu'il a faite à l'homme de la vérité. Si l'homme était
un esprit pur, il verrait la vérité dans la lumière in-
teUigible sans le secours d'aucun élément sensible.
Si, étant une unité composée de corps et d'âme, il
-- 387 —
n'avait pas été destiné à entretenir des rapports per-
sonnels avec Dieu , il eût vu probablement la vérité
dans la combinaison de la lumière intelligible et
sensible, indépendamment de toute tradition orale.
Mais il est à la fois esprit et matière , et de plus ,
appelé à vivre en société avec Dieu ; c'est pourquoi
la vérité lui a été communiquée sous un mode triple
et un , correspondant à sa nature et à sa vocation.
Veut -il penser comme un ange, il ne le peut; tou-
jours quelque image de l'extérieur intervient dans
ses plus subtiles opérations. Veut-il penser comme
l'animal, il ne le peut non plus; la hauteur de ses
spéculations le relève dans l'acte même où il se dé-
grade, et, tout en concluant qu'il n'est que matière,
il prouve qu'il est esprit. Veut-il enfin penser comme
un être séparé de Dieu, indépendant de tout rapport
personnel avec lui, appuyé sur sa seule raison, il le
peut sans doute, mais ce n'est qu'en perdant aussitôt
l'équilibre de l'intelligence : il cherche , il hésite , il
se trompe, et lors même qu'il met la main sur la
vérité, les nuages qui la couvrent et l'horizon qui la
restreint lui ôtent l'espérance de soulever à lui seul
l'immense fardeau de la terre et du ciel. L'histoire
de l'esprit humain en offre à chaque page une sura-
bondante démonstration. Deux philosophies s'y dis-
putent l'empire : la philosophie religieuse ou tradi-
tionnelle, et la philosophie rationaliste ou critique.
La première, même lorsqu'elle est mêlée d'erreurs,
assoit les esprits et fonde les peuples; la seconde,
même lorsqu'elle affirme une portion du vrai, détruit
ce que l'autre a édifié.
— 388 —
En un mot, Messieurs, Dieu, qui est la vérité,
s'est fait connaître à nous par trois révélations qui
n'en sont qu'une , les idées, l'univers et la parole.
Quiconque brise ce faisceau, trouble et divise la
clarté qui illumine tout homme venant en ce monde ;
il se condamne à une ignorance que le savoir ne fera
qu'agrandir; il vivra au hasard comme un être qui
n'a ni principe ni fm , parce qu'il se sera ôté à lui-
même avec la vérité, c'est-à-dire avec la connais-
sance de Dieu, le premier moyen qui nous ait été
donné pour accomplir notre destinée, laquelle est
de tendre à Dieu, et d'obtenir, en l'imitant, la per-
fection de sa nature et la béatitude de son éternelle
vie.
CINQUANTIEME CONFERENCE
DE L'HOMME EN TANT QU ETRE MORAL
Monseigneur ,
Messieurs ,
L'homme n'est pas seulement une intelligence, il
n'est pas seulement un être contemplatif. Si Dieu ne
lui eût donné que l'activité de la contemplation , sa
vie se fût bornée à un simple et perpétuel regard , à
une adoration impassible delà vérité. Mais l'homme
est aussi un être affectif et opératif ; il est doué d'une
seconde faculté, conséquence de la première, et qui
a deux actes, dont l'un s'exprime par ce mot : J'aime ;
l'autre par ce mot : J'ordonne. C'est la volonté.
Nous avons donc à savoir ce que Dieu a fait pour
la volonté lors de la création de l'homme, et quel
moyen il nous a communiqué en elle et par elle pour
— 390 —
arriver à notre fm, qui est la perfection et la béatitude.
Mais avant d'entrer dans ce grave sujet, Mes-
sieurs, j'ai deux prières à vous adresser. Je vous
prie d'abord , quel que soit le sentiment qui vienne à
remuer vos cœurs, de n'applaudir jamais. Ce n'est
pas que je ne conçoive, même au pied des autels, le
mouvement involontaire qui porte une assemblée à
se lever en quelque sorte dans un témoignage una-
nime de sa sympathie et de sa foi; mais bien qu'en
certaines rencontres ces acclamations puissent pa-
raître excusables, tant elles sortent avec piété de
l'âme des auditeurs, cependant je vous conjure d'o-
béir à la tradition constante de la chrétienté, qui est
de ne répondre à la parole de Dieu que par le silence
de l'amour et l'immobilité du respect. Vous le devez
à Dieu ; vous le devez aussi peut-être à celui qui vous
parle en son nom. Bien qu'il ne fût pas tenté d'orgueil
par vos applaudissements , on peut le soupçonner de
n'y être pas insensible ; on peut croire qu'au lieu de
vous distribuer gratuitement ce qu'il a reçu gratuite-
ment, il vient en chercher le prix dans la gloire delà
popularité : récompense honorable quelquefois, mais
toujours fragile, et plus fragile, plus vaine encore
entre ceux qui reçoivent et celui qui donne les leçons
de l'éternité.
La seconde prière que je veux vous adresser est
en faveur d'une nation à qui plus d'une fois déjà, et
même du haut de cette chaire, j'ai prouvé mon res-
pectueux attachement. Hier se sont présentés à moi
trois nobles enfants de la Pologne; ils m'ont dit que
quatre mille de leurs compagnons, après quinze aûf-
— 391 —
nées d'exil, allaient se rapprocher de leur patrie, du
consentement de la France, qui leur ouvre ses portes,
et de l'Allemagne, qui leur permette chemin. Ils ont
réclamé de moi, après en avoir obtenu la permission
du chef du diocèse, ici présent, que je vous deman-
dasse en leur nom une dernière preuve de votre
pieuse fraternité; car, si le temps a respecté leur
gloire et n'a pas tari leur courage, il ne leur a laissé
que ces dépouilles opimes, et rien de plus. Je me
suis incliné devant leurs vœux comme devant leur
infortune ; je vous les présente ensemble. Vous ne
leur ferez pas l'aumône : car, bien que ce mot soit
cher à votre cœur de chrétien , il est des occasions où
l'héroïsme du malheur vous contraint d'en cher-
cher un plus grand. Vous ne leur paierez pas un
tribut : car, bien que ce mot suppose une dette , et
une dette d'un ordre considérable, cependant il ne
respire pas assez l'onction de la langue chrétienne.
C'est pourquoi , empruntant un mot célèbre du
moyen âge, je vous demanderai pour eux un via-
tique, c'est-à-dire la solde de voyage qu'on donnait
dans ces temps - là aux religieux et aux chevaliers
qui allaient combattre en terre sainte pour l'affran-
chissement de la chrétienté. Vous donnerez un via-
tique à ces enfants d'une autre terre sacrée, à ces
soldats d'une autre cause généreuse ; vous leur don-
nerez le triple viatique de l'honneur, de l'exil et de
l'espérance.
Cela dit, Messieurs, cette double satisfaction pro-
posée à votre cœur et au mien, j'entre hardmient
dans le sujet qui réclame votre attention.
— 392 —
^ De même que la vérité est l'objet de rintelligence ,
le bien est l'objet de la volonté. Mais qu'est-ce que
le bien? Quelle nuance y a-t-il entre le bien et le
vrai? N'est-ce pas la même chose sous deux noms
différents ? J'avoue , Messieurs , que le bien et le vrai
ont la même racine, le même support substantiel,
puisque le vrai c'est l'être , et que le bien c'est l'être
aussi. Mais comme l'unité de l'essence divine n'ex-
clut pas la triplicité des personnes, l'unité de l'être
ne l'empêche pas d'avoir plusieurs aspects. Il est
d'abord lumière , et sous cette forme il se révèle à
l'intelligence, et s'appelle la vérité. Puis il est ordre,
harmonie, beauté, et sous cette forme il saisit la vo-
lonté, et s'appelle le bien. Notre nature correspond
ainsi à la sienne. En tant qu'il est lumière, nous lui
répondons par une faculté qui est destinée à con-
naître le vrai; en tant qu'il est ordre, harmonie,
beauté, nous lui répondons par une faculté qui est
destinée à reproduire le bien en l'aimant et en le fai-
sant. Et de même que la vérité est la perfection et la
béatitude de l'intelligence, le bien est la perfection
et la béatitude de la volonté.
Il en est d'abord la perfection : car en dehors du
bien tout est mal, c'est-à-dire désordre, confusion,
laideur ; et évidemment la volonté qui aime et qui
opère le désordre, la confusion, la laideur, est dans
un état faux ou injuste, comme, au contraire, la vo-
lonté qui aime et qui opère le bien, c'est-à-dire l'or-
dre, l'harmonie, la beauté, est dans un état de jus-
tice ou de perfection.
J'ajoute que le bien est aussi la béatitude de lave-
— 393 —
lonté : car il produit en elle et par elle le sentiment
le plus fort de l'homme, celui qui remue et qui rem-
plit jusqu'au fond la vaste solitude de son âme. Sans
doute la joie de la vérité connue est grande ; il y a
dans le regard qui rencontre la splendeur du vrai un
frémissement immobile qui touche à l'extase ; mais
si l'extase vient, si les pleurs coulent, soyez -en
sûrs, l'intelligence n'a pas été seule atteinte, la vi-
sion a pénétré plus avant, l'homme a reçu le coup
suprême d'en haut, le coup de l'amour qui termine
tout en lui comme en Dieu. Dans l'intuition de la vé-
rité, l'homme ne sortait pas de lui-même, il regar-
dait la lumière présente à son esprit, et en jouissait
comme d'un élément ou d'une partie de sa propre
personnalité. Parle mouvement de l'amour, il s'é-
lance hors de sa personne ou de sa vie; il cherche
un objet étranger, il s'y attache, il l'étreint, il vou-
drait se transformer et se consommer dans un autre
que lui. Ce ravissement de soi-même à soi-même,
qu'on croirait un essai de suicide, lui cause un tres-
saillement d'indicible bonheur, et l'abandon de son
être en devient la plénitude. C'est l'amour. Mais qui
lui a commandé l'amour? Qui a été assez fort pour
se saisir de cet être et se l'assujettir jusqu'à lui faire
de la mort en autrui la meilleure et la première vie?
Une puissance, Messieurs, a opéré ce miracle, la
puissance du bien. Par delà la lumière où l'être lui
est apparu^ ou dans cette lumière même , l'homme a
vu l'ordre , l'harmonie , la beauté , et, ce spectacle
l'arrachant à la contemplation stérile de sa propre
excellence, il s'est senti entraîné à se dépouiller
— 394 —
de lui-même pour vivre dans l'objet de sa vision.
Rien, Messieurs, ne nous est plus familier que ce
mouvement ; de tous ceux de notre nature, il est le
plus universel, le plus vulgaire, et celui que nous
poussons le plus volontiers jusqu'à l'extravagance.
Notre vie se passe à le subir ou à le régler. Tout être
ayant en lui une certaine quantité de bien, c'est-à-
dire étant doué d'ordre, d'harmonie et de beauté dan&
une certaine mesure, il n'en est aucun qui ne soit
capable d'exciter en nous quelque impression d'a-
mour. Mais c'est surtout de l'homme à l'homme que
cette impression se manifeste et s'agrandit. L'homme
est ici-bas le chef-d'œuvre du bien. Il rassemble sur
sa noble figure la magie des deux mondes auxquels
il appartient , le monde des corps et le monde des es-
prits. Supérieur dans la disposition de ses traits à
l'imagination elle-même, qui n'a jamais pu se repré-
senter rien de plus parfait, il y appelle encore du
fond de son âme le reflet de la pensée , et l'expres-
sion de la vertu. S'il ouvre les yeux, c'est un esprit
qui vous regarde ; s'il laisse ses lèvres silencieuses ,
c'est la grâce du cœur qui les anime en les fermant ;
si la sérénité éclaire son front, c'est la paix d'une con-
science droite qui y répand la lumière et le repos ; cha-
que pli de sa chair, chaque mouvement de sa vie ren-
ferme sous une seule beauté le double empire du bien
visible et du bien idéal. De là ces attachements qui
font de la vie humaine une longue suite de sacrifices
récompensés par le bonheur d'aimer et d'être aimé.
Nous ne cherchons pas ailleurs le secret d'être heu-
reux ; nous savons qu'il est là, et lors même que nous
— 395 —
en abusons par des passions coupables, nous rendons
encore dans le crime un témoignage à cette loi de
notre nature. S'il arrive que l'homme nous refuse
l'amour dont nous avons besoin , plutôt que de re-
noncer à ce bien précieux, nous le demanderons à
des êtres placés au-dessous de nous, mais conservant
de loin dans leur instinct quelque similitude capable
de tromper notre cœur. Le pauvre qui n'a plus d'a-
mis s'en fera un de quelque créature plus abandonnée
quel ui-même ; il réchauffera dans son sein cet ani-
mal obscur et pieux qu'un écrivain chrétien a si hier
appelé le chien du pauvre. Il lui sourira de l'ineffable
sourire du délaissement : il lui confiera ces larmes
inconnues qu'aucune tendresse ne recueille ; il parta-
gera avec lui le morceau de pain de sa journée, et ce
sacrifice de la faim à l'amitié lui fera goûter jusque
dans la misère le grand bonheur de la richesse , qui
est de donner.
Ce ne sera pas là , Messieurs , le dernier effort de
l'homme pour verser de l'amour et pour en recevoir.
Le prisonnier ira plus loin encore que le pauvre. Sé-
paré par d'inexorables barrières de la nature et de
l'humanité, il découvrira dans les fentes de son ca-
chot quelque vil insecte , imperceptible compagnon
de sa captivité. Il s'en approchera avec le tremble-
ment de l'espérance et la délicatesse du respect ; il
épiera les mystères de son existence , il étudiera ses
goûts; il emploiera de longs jours à ne pas l'effrayer,
à le faire passer de la crainte à la confiance , à obte-
nir enfin de lui une marque de retour qui diminue la
solitude de son coeur et élargisse les murs de sa pri-
— 396 —
son. Le chien console le pauvre, l'araignée attendrit
le captif; Thomme, enfant du bien, en porte partout
avec lui un amour qui lui fait une ressource et une
félicité des horreurs mêmes de l'abandon.
Ai -je besoin de vous en dire davantage? Votre
âme ne s'est-elle pas élancée au delà de mes pa-
roles , et ne voyez-vous pas que le bien , réel ou ap-
parent , dispose de notre volonté , et en est la béati-
tude?
Mais qu'est-ce donc que le bien? il est vrai, je
vous l'ai dit déjà ; je vous ai dit que le bien est l'or-
dre, l'harmonie, la beauté, que l'intelligence dé-
couvre dans la lumière où l'être lui apparaît. Ce-
pendant cette définition, tout exacte qu'elle est,
n'est pas le terme où s'arrête votre esprit. Vous
souhaitez une explication qui descende plus à fond;
vous me demandez où est l'ordre, l'harmonie, la
beauté?
Gù est-elle, Messieurs? Partout sans doute dans
la nature, partout sous vos yeux. Il n'est pas une
feuille d'arbre, pas un brin d'herbe, pas un nuage
passant dans le ciel, qui ne soit ordre, harmonie,
beauté : mais non pas tout l'ordre, toute l'harmonie,
toute la beauté, non pas tout le bien. Chaque être,
même celui qui est dénaturé par sa faute , en con-
tient une portion reconnaissable qui excite notre
sympathie; il n'en contient pas la totalité. Celui-là
est l'ordre, qui renferme dans son essence la règle
d'où découlent tous les rapports des. êtres ; Celui-là
est l'harmonie , qui a pesé les mondes ,^ etquiieur a
,tracé dans l'espace les routes où ils ne s'égarent ja-
— 397 —
mais; Celui-là est la beauté, qui a fait l'homme, et
qui a mis sur son visage tant de grâce et de majesté;
Celui-là est le bien , d'où tout bien découle, et qui l'a
répandu à profusion dans l'univers, sans pouvoir le
donner tout entier, parce qu'il n'a pu donner l'in-
fini, l'ordre, l'harmonie, la beauté, le bien : en un
mot, c'est Dieu. De même qu'il est l'être et la vérité,
il est aussi le bien. En tant qu'il est l'être, il nous a
communiqué l'existence; en tant qu'il est la vérité,
il éclaire notre entendement ; en tant qu'il est le bien,
il nous inspire l'amour, qui, selon la parole de l'É-
vangile, est toute la loi et toute la justice. Car nous
ne pouvons rien recevoir de plus, rien donner de
plus que l'amour ; il est la créance ou la dette su-
prême, et quiconque est quitte envers lui est quitte
envers tout. Or le premier à qui nous en sommes
comptables, le premier qui a droit à ce trésor uni-
que de notre âme, c'est Dieu, puisque Dieu seul est
le bien, et que le bien seul est la cause de Tamour.
Quiconque n'aime pas Dieu est assuré de ne pas
aimer le bien. Il aimera, je l'avoue, des biens parti-
culiers, sa famille, ses amis, sa patrie, l'honneur, le
devoir même, si nous entendons le devoir dans le
sens étroit qui règle les rapports des hommes entre
eux ; il n'aimera pas le bien universel et absolu d'où
procèdent tous les biens auxquels il a voué son cœur.
Et c'est pourquoi il ne parviendra pas à la perfec-
tion et à la béatitude de la volonté, qui, étant dans
l'amour du bien, ne peut se rencontrer que dans l'a-
mour de Dieu.
Vous le voyez , Messieurs , aussi bien dans le mys-
IV. — 12
— 398 -
tèrc de l'amour que dans le mystère de la vérité,
nous arrivons à la même conclusion, qui est qu'en
Dieu seul gît notre perfection et notre béatitude. Et
il est impossible que vous vous en étonniez, puisque
nous avons établi, comme la base de la doctrine et
comme le nœud de nos destinées, que Dieu est tout
ensemble notre principe et notre fm. Étant notre
principe, il l'est de chacune de nos facultés ; étant
jiotre fm, il l'est aussi de chacune de nos facultés.
Et, cette fin s'identifiant avec la perfection et la béa-
titude divines , il est nécessaire que chacune de nos
facultés, par la voie qui lui est propre, puise en Dien
la vie qui la rend parfaite et qui la rend heureuse.
Toutefois les développements où je vous conduis ne
sont pas une stérile répétition des points de doctrine
que nous avons précédemment émis et démontrés;,
car, outre qu'ils vous en font voir l'application à
chacun des ressorts de l'activité humaine, ils les vé-
rifient surabondamment par l'analyse de nos actes et
de leurs objets. Quelle joie n'est-ce pas pour nous,
par cela seul que nous définissons l'intelligence et la
volonté, de rencontrer Dieu au terme de leurs opéra-
tions ! Quel ravissement de ne pouvoir nommer la vé-
rité, ni le bien, sans nommer Dieu lui-même ! Et de
plus. Messieurs, ces investigations nous mènent droit
aux moyens que nous avons dû recevoir pour attein-
dre à notre fin. Déjà, dans la conférence antérieure,
nous avons constaté que le premier de ces moyens
était la connaissance de Dieu ; nous sommes dès
maintenant en état de conclure que l'amour de Dieu
en est le second.
— 399 —
En effet , cet amour étant la perfection et la béati-
tude de notre volonté, et Dieu s'étant proposé de
nous communiquer l'une et l'autre, comme nous l'a-
vons vu, il s'ensuit qu'il a dû, selon l'ordre de son
dessein , nous créer en état d'amour avec lui ; amour
initial, il est vrai, sujet à l'épreuve de notre libre ar-
bitre, mais nous préparant et nous conduisant, sauf
prévarication de notre part , à l'union finale et béati-
fique de la charité consommée. C'est ce que nous en-
seigne la doctrine catholique, lorsqu'elle nous peint
le premier homme naissant dans la charité ou la
justice originelle. Remarquez, je vous prie, cette
belle alliance d'expression; danslalanguechrétienne,
la charité est synonyme de la justice, et la justice
synonyme de la charité. Je vous en ai dit la raison
tout à l'heure. Sans cette divine justice de l'amoui,
rhomme est séparé de Dieu, même en le connaissant;
et, séparé de lui, il ne peut que descendre vers la
misère et la mort, dans la route directement op-
posée à celle où le convie l'ordre de sa création.
Selon cet ordre , il a reçu Dieu pour terme, la vérité
pour guide, la charité pour moteur. S'il s'égare, ce
ne sont pas les moyens qui lai manquent, mais la
volonté.
Ici , Messieurs , nous retrouvons encore l'interven-
tion du Ubre arbitre dans nos destinées; et, si sa
présence vous inquiète, je pourrais me bornera vous
redire que sans lui les dons de Dieu resteraient en
nous tels que nous les avons reçus, avec un caractère
de fatalité qui ferait de notre perfection un ouvrage
indigne de Dieu et de nous. Mais cette explication ,
— 400 -
toute suffisante qu'elle est, appelle des développe-
ments qui eussent été prématurés lorsque nous expo-
sions le plan général de la création, et qui ne le sont
plus à l'heure où nous touchons, dans la question de
la volonté, aux fondements de l'ordre moral. La vo-
lonté est le siège du libre arbitre en même temps que
de l'amour; nous aimons par le même organe qui
nous donne l'empire de nos actes, et qui nous im-
pose avec cet empire la responsabilité de nous-
mêmes. Et ce sont ces trois choses liées entre elles ,
le libre arbitre , l'amour et la responsabilité , qui
constituent indivisiblement l'ordre moral. Le libre
arbitre présente le choix, l'amour choisit, l'homme
répond. Pourquoi en est-il ainsi? Est-ce une sagesse
arbitraire qui a enchaîné ces trois éléments de notre
activité? ou bien y a-t-il là quelque raison profonde
que nous devions pénétrer, afm d'illuminer d'un der-
nier trait le mystère de Dieu dans la création de ce
monde?
Vous pensez bien que j'adopte le dernier parti; je
l'adopte, en effet, et je pose cette question, qui en-
traîne tout le reste avec elle : Y a-t-il entre l'amour
et le libre arbitre une relation essentielle, qui rende
l'un la condition de l'autre? Pour le savoir, il est né-
cessaire que nous scrutions à fond la nature de l'a-
mour. Il joue d'ailleurs un si grand rôle dans notre
âme et dans le christianisme , que nous ne regrette-
rons pas le regard approfondi que nous aurons jeté
sur son essence.
Rien n'est plus simple, plus un que l'amour; et
cependant il renferme trois actes dans l'unité de son
— 401 —
mouvement. Il est d'abord un acte de préférence.
L'homme, si vaste que soit son cœur, ne peut s'atta-
cher à tout avec la même force; entouré d'objets
qui, à divers degrés, portent l'empreinte du bien, il
éprouve des nuances dans l'attrait qui l'incline vers
eux, nuances sympathiques dont l'ordre ne dépend
pas uniquement de la bonté comparée des êtres, mais
aussi de leurs secrètes ressemblances avec nous.
Souvent même nous ne nous rendons aucun compte
des motifs de notre préférence ; ce qui est certain ,
c'est que nous préférons , et que l'amour commence
en nous par ce coup premier, qui est le choix. Ce qui
est certain encore, c'est que le choix, dans celui qui
en est l'auteur, comme en celui qui en est le terme,
donne le branle aux joies élevées de l'amour. On est
heureux de choisir, on est heureux d'avoir été choisi.
Deux êtres se sont rencontrés dans l'immensité du
temps et de l'espace, à travers les chances innom-
brables de la création ; ils se sont reconnus comme
s'ils se fussent donné rendez-vous de toute éternité,
ils se sont liés par une préférence réciproque qui les
honore tous deux , et qui flatte dans leur orgueil e
côté qui en est pur et vénérable. Rien ne surpasse le
charme virginal de cet instant , qui reste le premier
dans la mémoire, comme il a été le premier dans le
cœur. Quand les années ont affaibli d'autres impres-
sions, celle-là subsiste encore dans sa sereine jeu-
nesse , et nous ramène aux jours heureux où nous
eûmes la gloire de choisir et d'être choisis. Mais le
choix. Messieurs, le choix, où serait-il sans le libre
arbitre? où serait- il sans la faculté de préférer qui
— 402 -
Ton veut? Sans doute les motifs de la préférence
existent dans la perfection de l'être qui en est l'ob-
jet; mais ils existent aussi et parallèlement dans la
volonté qui fait le choix. Elle peut méconnaître , elle
peut rejeter une excellence qui ne lui est pas sympa-
thique pour une autre qui lui correspond, et là est le
prix de son acte, acte souverain qui ne confère un
honneur et ne produit une joie que parce qu'il est
souverain.
L'amour cependant ne s'arrête pas à l'acte de choix,
il exige le dévouement à l'être choisi. Choisir, c'est
préférer un être à tous les autres ; se dévouer, c'est
le préférer à soi-même. Le dévouement est l'immo-
lation de soi à l'objet aimé. Quiconque ne va pas
jusque-là n'aime pas. La préférence toute seule
n'implique, en effet, qu'un goût de l'âme qui a be-
soin de s'épancher dans la cause d'où il sort, goût
honorable et précieux sans doute, mais qui, se bor-
nant là , n'aboutit qu'à se rechercher soi-même dans
un autre que soi. Si beaucoup d'affections s'arrêtent
à ce point, c'est que beaucoup d'affections ne sont
qu'un égoïsme déguisé; on éprouve un attrait, on s'y
abandonne ; on croit aimer, on a peut-être des lueurs
de l'amour véritable ; mais, l'heure du dévouement
arrivée, on reconnaît à l'impuissance du sacrifice la
vanité du sentiment qui nous préoccupait sans nous
posséder. On en voit surtout de fréquents et lamen-
tables exemples dans les passions qui ont pour prin-
cipe la beauté fugitive du corps. Rien d'intelligible
et d'immortel n'intervenant entre les âmes qui se li-
vrent à C6S tristes séductions, le charme en disparaît
— 403 —
bientôt dans l'ardeur même qu'elles produisent, et
elles ne laissent dans le cœur que les dévastations
d'un égoïsme agrandi par des jouissances trom-
peuses. La vertu seule produit l'amour, parce que
seule elle produit le dévouement. Nous en voyons la
preuve dans toutes les affections où elle mêle le
baume divin de sa présence. C'est elle qui inspire la
mère penchée nuit et jour sur le berceau d'un fils;
c'est elle qui inspire la poitrine du soldat, et le con-
duit à la mort au nom de la patrie ; c'est elle qui for-
tifie le martyr contre les menaces des tyrans, et le
couche dans les supplices comme dans le lit nuptial
et joyeux de la vérité. Voilà les traits où le monde,
tout corrompu qu'il est, reconnaît et admire l'amour,
et si l'amour n'a pas en tout temps l'occasion de se
révéler par d'illustres sacrifices, il montre inces-
samment par de moindres immolations qu'il porte
avec lui le germe qui le rend aussi fort que la
mort (1) , pour me servir d'une expression de Salo-
mon.
Mais, Messieurs, le dévouement est- il possible
sans le libre arbitre? Se dévouer, avons-nous dit,
c'est préférer un autre à soi-même, c'est se donner à
autrui pour être sa chose. Or comment se donner, si
l'on n'est pas libre? comment préférer un autre à soi,
si l'on n'a pas la disposition de soi? L'être privé du
libre arbitre est sous l'ascendant fatal d'une domina-
tion étrangère ; il ne pense , il ne se meut que par la
pensée et la volonté qui le retiennent captif, de cette
(4) Cantique des cantiques, chap. viii, vers. 6,
-- 404 —
captivité intérieure où rien n'est plus laissé à l'action
propre de la personnalité. Un tel être, ainsi dépouillé
de lui-même, conserve-t-il le droit de se donner ? Il
peut bien mourir ; mais il meurt comme la pierre
tombe, esclave de la mort, et non pas de l'amour.
De même donc que le libre arbitre est la condition de
l'amour, en tant que l'amour est sentiment de préfé-
rence, il en est aussi la condition, en tant que l'amour
est impulsion de dévouement.
Reste un troisième acte par où se couronne le mer-
veilleux drame dont notre volonté est le théâtre et
l'auteur. Après que nous avons choisi l'objet de notre
préférence, après que nous nous sommes donnés à
lui par le sacrifice, tout n'est pas achevé. Lui-même
doit nous préférer, lui-même doit se donner à nous,
et il résulte de ce choix et de ce dévouement réci-
proques une fusion des deux êtres dans les mêmes
pensées, les mêmes désirs, les mêmes vouloirs, fu-
sion si ardente et si intime qu'elle irait jusqu'à les
consommer dans une substance unique, si cette puis-
sance de joindre l'unité substantielle à la pluralité
personnelle n'était pas le partage exclusif de la très-
sainte et indivisible Trinité. Du moins en sentons-
nous comme les avant-coureurs, et est-ce pour nous
une douloureuse limite que celle où expire avec la
puissance de l'union la puissance de l'amour créé.
L'union, Messieurs, tel est le terme de l'amour, le
terme où il n'a plus rien à produire que la persévé-
rance de ses actes et l'immortalité de son bonheur.
Mais, aussi bien que la préférence et le dévouement,
l'union ne saurait se passer de l'élément du libre ar-
— 405 —
bitre; car, pour s'unir, il faut être deux, et l'on n'est
deux qu'à la condition de conserver de part et d'autre
la plénitude de sa personnalité, ce qui n'a lieu que
par le libre arbitre. L'âme où le libre arbitre n'existe
pas, où il n'a jamais existé, qui, à aucun moment,
n'a été capable d'émettre une pensée propre ni un
vouloir propre, cette âme est absorbée dans autrui;
elle est annihilée par l'impuissance d'être l'égale
d'une âme libre, et de lui rendre dans la réciprocité
de l'amour la préférence, le dévouement st l'union
qu'elle en reçoit.
Je ne sais si c'est une illusion, mais il me semble
que rien n'est plus clair que cette relation essentielle
du libre arbitre et de l'amour; et, par suite, rien n'est
plus clair aussi que les raisons où la sagesse divine a
puisé la résolution de nous mettre au monde avec le
don périlleux de la liberté. Dieu n'avait pas besoin
de nous ; c'est librement qu'il nous a choisis pour
nous communiquer ses biens et nous unir à lui; c'est
librement qu'il nous a aimés. Or, de sa nature, l'a-
mour exige l'amour; il est impossible de préférer
sans vouloir être préféré , de se dévouer sans vouloir
qu'on nous rende le dévouement; et, quant à l'u-
nion , on ne saurait même la concevoir sans l'idée
de la réciprocité. La réciprocité est la loi de l'a-
mour ; elle en est la loi entre deux êtres égaux : com-
bien plus entre deux êtres dont l'un est créateur et
l'autre créature , dont l'un a tout donné , et l'autre a
tout reçu ! Dieu avait un droit infini à être aimé de
l'homme, parce que lui-même l'avait aimé d'un
amour éternel et infini, et, par conséquent, il de-
— 406 —
vait le placer dans la seule condition où l'homme
pouvait lui rendre préférence pour préférence , dé-
vouement pour dévouement , union pour union ,
c'est-à-dire dans la gloire et l'épreuve du libre ar-
bitre. C'était le droit de Dieu ; mais , chose remar-
quable, c'était aussi le droit de l'homme, ou du moins
son honneur, puisque , sans ce don du libre arbitre ,
l'homme n'eût pu ni choisir ni se dévouer, et par con-
séquent aimer dans le sens véritable et généreux de
ce mot.
Ne demandez donc plus pourquoi l'homme est
libre ; ne demandez plus pourquoi il n'est pas né dans
une perfection et dans une béatitude qui fût sans
péril de retour. Il est libre, parce qu'il doit aimer; il
est hbre, parce qu'il doit choisir l'objet de son amour;
il est libre, parce qu'il doit se dévouer à l'être de son
choix ; il est libre , parce que dans l'union qui ter-
mine l'amour, il doit apporter la dot sans tache d'une
personnalité tout entière; il est libre enfin, parce
que Dieu l'a aimé hbrement, et a voulu recevoir
de lui la récompense équitable d'une pleine récipro-
cité.
Je ne me dissimule pas, du reste, la difficulté qui
se présente à votre esprit; elle est grave, et je vais,
Messieurs, m'en faire l'exact interprète.
Selon la doctrine catholique, l'épreuve du libre ar-
bitre cesse avec la vie présente de l'homme : une fois
disparu de ce monde et appelé devant le juge su-
prême, l'homme passe à un état de consommation
heureux ou malheureux qui ne lui laisse plus ni
l'honneur, ni le danger, ni la ressource du choix. Si
— 407 —
donc le libre arbitre est essentiel à la réalité de l'a-
mour, il s'ensuit que les saints, dans la béatitude de
l'éternité, n'aiment plus Dieu que sous la forme d'une
affection incomplète et impersonnelle, ce qu'il est
absurde de penser.
Sans doute, Messieurs, il est absurde de le pen-
ser, et je me garde bien de le croire ni de le dire.
Quand les saints entrent dans le ciel vainqueurs de
la mort et de la vie, ils n'y entrent pas dépouillés
de leur existence antérieure, comme des êtres sans
passé, sans avenir, sans habitudes conquises : ils y
entrent, au contraire, dans la pleine possession d'une
personnalité laborieusement perfectionnée, avec toute
leur âme et toutes leurs œuvres, selon cette belle
prophétie de l'apôtre saint Jean qui, assistant par
l'Esprit de Dieu aux derniers jours du monde, en-
tendit d'en haut une voix qui disait : Bienheureux
tes morts qui r^ieurent dans le Seigneur..., car leurs
œuvres les suivent (1). Leurs œuvres les suivent,
parce qu'elles sont vivantes comme eux et en eux ,
vivantes dans l'amour qui en a été le fruit , et qui
monte avec les saints dans le ciel , non pas pour y
perdre son caractère primitif de choix et de dévoue-
ment, mais pour l'y conserver à jamais dans l'im-
mutabilité de la vision béatifique. Les saints n'ont
pas dans le ciel un autre cœur que celui qu'ils ont
eu sur la terre; le but même de leur pèlerinage était
de former en eux, au moyen de l'épreuve, un amour
qui méritât de plaire à Dieu et de subsister éternel-
(1] Apocalypse, chap. xiv, vers. 13.
— 408 —
lement en face de lui. Loin que cet amour change de
nature, c'est sa nature même, c'est son degré acquis
dans le libre exercice de la volonté qui détermine la
mesure de la béatitude en chaque élu de la grâce et
du jugement. Selon que l'homme apporte à Dieu une
affection plus ardente, il puise dans la vision de l'es-
sence divine une extase plus profonde, une félicité
plus accomplie. C'est le mouvement de son cœur, tel
que la mort l'a saisi, qui règle sa place au sein de
la vie, et c'est la persévérance inaltérable de ce mou-
vement, causée par la vue de Dieu, qui seule dis-
tingue l'amour du temps de l'amour de l'éternité.
Dieu reconnaît, dans ses saints, les apôtres, les mar-
tyrs, les vierges, les docteurs, les solitaires, les hos-
pitaliers, qui l'ont autrefois confessé et servi dans
les tribulations du monde ; les saints à leur tour re-
connaissent en Dieu celui qu'ils ont aimé sans par-
tage au temps de leurs angoisses et de leur liberté.
Rien ne leur est étranger dans le sentiment qu'ils
éprouvent , rien n'est nouveau pour eux dans leur
cœur. Ils aiment celui qu'ils avaient choisi ; ils jouis-
sent de celui auquel ils s'étaient donnés; ils étrei-
gnent celui qu'ils possédaient déjà ; leur amour s'é-
panouit dans la certitude et la joie d'une inamissible
union, mais il n'est point séparé de la tige où il naquit.
Dieu le cueille sans le couper; il le couronne sans le
changer.
C'est ainsi, Messieurs, que cesse l'épreuve du
libre arbitre, et que pourtant l'amour subsiste tout
entier dans l'âme où Dieu le récompense. Mais jus-
que-là il y a lutte dans le cœur de l'homme entre le
— 409 —
bien et le mal , entre sa tendance vers Dieu par la
charité et sa tendance vers lui-même par l'égoïsme
des passions. Le monde extérieur s'arme pour le sub-
juguer de toutes les beautés qu'il a reçues dans un
autre dessein; il oppose le charme visible à l'ordre
éternel qui doit obtenir tous nos regards et régler
tous nos actes. Balancés que nous sommes entre ces
deux attraits , nous avons besoin de force pour nous
tenir attachés à l'étoile polaire du bien véritable, et
cette force, nous l'appelons d'un nom plus illustre
encore que celui de l'amour, nous l'appelons la vertu.
L'amour sans la vertu n'est qu'une faiblesse et un
désordre ; par la vertu , il devient l'accomplissement
de tous les devoirs, le lien qui nous unit à Dieu d'a-
bord, puis à toutes les créatures de Dieu ; il devient
justice et charité, deux choses qui n'en font qu'une,
et qui nous furent données au jour de notre créa-
tion, pour être, après la vérité, le second moyen
de répondre à notre destinée en atteignant notre
fin.
Je n'aurais plus rien à vous dire, Messieurs, si,
aujourd'hui comme précédemment, nous ne devions
chercher dans le rationalisme la contre-épreuve de
la doctrine que je viens de vous exposer. Cette doc-
trine atteste qu'il existe entre le bien et le mal une
différence infinie , puisque le bien c'est Dieu , en tant
qu'il est ordre, et que le mal est l'opposition à l'or-
dre , c'est-à-dire à Dieu ; elle atteste que le bien est
l'objet de la volonté, sa perfection, sa béatitude, et
que la volonté y correspond par l'amour, fruit désin-
téressé du libre arbitre et de la vertu ; elle affirme
— 410 —
enfin que l'homme étant libre d'aimer ou de haïr, de
faire ou de ne pas faire le bien , il est responsable de
ses actes devant la justice suprême de Dieu. Est-ce
là aussi la doctrine du rationalisme? En affirmant le
contraire, je n'ai pas besoin de vous prévenir que je
prends le mot de rationalisme dans son acception gé-
nérale, et non comme représentant telle ou telle classe
de philosophes. Le rationalisme n'a qu'un principe,
qui est la suffisance de la raison toute seule pour
expliquer le mystère des destinées ; mais il a mille
têtes qui se contredisent, et qui par conséquent ne
portent jamais ensemble la responsabilité des mêmes
erreurs. Cette diversité décharge bien tel philosophe
de tel système condamnable ; elle n'en décharge point
le rationahsme, dont le point de départ est la cause
de tous les dogmes qui trompent la pensée en cor-
rompant le vrai.
J'avais besoin de vous donner cette explication au
moment où le rationalisme va vous apparaître dans
sa forme la plus odieuse. Déjà vous l'avez vu nier
Texislence de Dieu, la création du monde par Dieu,
le commerce primitif de Dieu avec l'homme, et mettre
en doute jusqu'à la notion même de la vérité. Après
de telles ruines, pouvait-il respecter la distinction
du bien et du mal? Cette distinction n'est qu'une
conséquence de l'idée de Dieu ; celle-ci jetée à terre,
l'ordre moral s'évanouissait de soi-même. Cependant
iRutre chose est d'attaquer l'ordre moral dans sa
source , autre chose de l'attaquer de front et directe-
ment. N'y eût-il pas de Dieu, ou n'y eût-il qu'un
Dieu indifférent aux actes de l'homme, l'âme peut
— 411 —
encore essayer de se réfugier en elle-même, et de s'y
créer par sa propre force des devoirs sacrés. Elle
peut , malgré la profondeur des négations où elle s'est
assise, ne pas se nier elle-même, mais par une con-
tradiction généreuse se reconnaître des lois et s'im-
poser des dévouements. Si faible que soit cette bar-
rière, elle est un débris de la conscience, un honneur
pour l'homme, une sauvegarde de la société. Quel
crime n'est-ce donc pas de nous en disputer la pos-
session, et de poursuivre l'idée du bien jusque dans
les ruines où nous nous sommes fait ce dernier et
misérable abri? Le rationahsme n'en a pas eu honte;
après avoir attaqué l'ordre moral dans son principe,
qui est Dieu, il s'est jeté sur notre âme comme sur
un reste de proie, et, nous défiant dans ce suprême
asile de nous-mêmes, il nous a contesté la réalité de
l'amour et la réaHté du libre arbitre.
Ingénu que j'étais, je vous parlais tout à l'heure
d'entraînements sympathiques, de préférences dé-
sintéressées , de sacrifices volontaires ; je vous pei-
gnais l'ascendant du bien sur le cœur de l'homme :
je vous trompais, Messieurs, s'il faut en croire le
rationalisme, je vous trompais cruellement, et moi-
même avec vous. Voulez-vous connaître la vérité?
L'homme n'agit que par un seul motif, qui est son
intérêt propre; il appelle bien ce qui lui est utile, mal
ce qui nuit aux choses et aux jouissances dont il est
en possession. Le devoir, s'il l'observe, n'est qu'un
moyen de préserver ses droits ; l'amour, s'il l'éprouve,
n'est qu'un sentiment de plaisir. L'égoïsme est au
fond de tout acte humain , de quelque apparence ou
— 412 —
de quelque nom qu'on veuille le couvrir, et ces ex-
pressions superbes de dévouement, d'abnégation,
d'immolation de soi-même, ne servent qu'à déguiser
nos vrais penchants sous une pompe qui flatte notre
orgueil. La mère s'aime et se recherche dans son en-
fant ; le soldat s'idolâtre dans la gloire de son capi-
taine ou de sa patrie ; la mort est payée par l'admi-
ration qui nous fait revivre , croyons-nous , dans la
postérité. Assurément, s'il était permis d'espérer de
l'homme un sentiment pur d'intérêt personnel, ce se-
rait dans l'âme du chrétien qu'il faudrait le chercher,
puisque le christianisme repose sur le mystère d'un
Dieu mort gratuitement pour nous. Et cependant à
quoi le chrétien dévoue-t-il sa vie? à travailler pour
son salut, c'est-à-dire pour éviter l'enfer et pour ob-
tenir le paradis. Ses œuvres les plus héroïques ne
sont qu'un marché qu'il passe avec Dieu. Il sait que
toutes sont enregistrées, que pas une ne tombe à
terre, et qu'il en retrouvera un jour la moindre par-
celle en accroissement de félicité. Est-ce là l'oubli de
soi-même? Est-ce là cette charité descendue du ciel,
immolée sur une croix, et ressuscitée du tombeau
pour vivre dans le cœur des générations? Hélas ! il
vaudrait mieux nous confesser à nous-mêmes notre
indélébile égoïsme , et reconnaître avec la sincérité
d'une vraie philosophie que tout être , quel qu'il soit,
ne saurait agir et vivre que pour lui.
On nous demande un aveu , Messieurs ; commen-
çons par le faire. Oui, il est impossible à aucun être
doué d'intelligence et de volonté de se séparer com-
plètement de ses actes. Je pense, je veux, j'aime;
— 413 —
en quelque manière que je m'y prenne, c'est moi qui
pense, qui veux, qui aime; il n'est pas en mon pou-
voir d'ôter ce moi du moi. Que je fasse une bonne ou
une mauvaise action, j'y suis présent et j'en jouis.
Je vais plus loin ; je ne la ferais pas si je n'en jouis-
sais pas. Car toute action suppose une fin, et la fm
dernière de l'homme étant la béatitude, pour laquelle
Dieu l'a expressément créé, il est absolument chi-
mérique d'imaginer qu'il agisse jamais sans avoir
devant lui la pensée et le mobile de son bonheur. Et
toutefois, je vous le demande, n'y a-t-il aucune dif-
férence entre Néron et Titus , entre Néron tuant sa
mère, et Titus faisant les délices du genre humain?
N'y a-t-il aucune différence entre le soldat qui tourne
le dos dans une bataille et le soldat qui meurt la face
vers l'ennemi et sa patrie dans le cœur? Léonidas
aux Thermopyles, Démosthènes à Chéronée, est-ce
la même chose? Vous pouvez le dire, je vous défie
de le penser. Vous ne le direz même pas devant une
assemblée d'hommes faisant à votre parole Thonneur
de l'écouter; votre conscience mentît -elle à elle-
même, le courage lui manquerait pour mentir en face
de l'humanité. S'il est ici quelqu'un qui confonde
dans une même estime ou dans un même mépris le
crime et la vertu , qu'il se lève, qu'il parle I Et pour-
tant. Messieurs, il est bien vrai , Titus comme Néron
cherchait son bonheur ; il n'y avait entre eux sous
ce rapport aucune différence , et si l'égoïsme consiste
à vouloir être heureux, Titus était égoïste au même
titre que Néron.
Mais l'éffoïsme consiste-t-il à vouloir être heu-
— 414 —
reiix, c'est là précisément la question. Il serait bien
étrange que le bonheur et l'immoralité fussent une
même chose. Le bonheur est la vocation de l'homme ;
il est le patrimoine naturel et prédestiné de tous les
êtres intelligents. Quiconque d'eux vient au monde ,
y vient pour être heureux. C'est son droit : que dis-
je? c'est son devoir. Car son devoir est d'obéir à
Dieu , et Dieu lui a intimé deux ordres égaux et pa-
rallèles en l'appelant à la vie : l'ordre de la perfection
et l'ordre de la béatitude. Mais remarquez bien ce
que j'ai dit : le bonheur est le patrimoine de tous,
de tous sans exception; il est la terre natale et la
patrie future de tous ceux qui ne l'auront pas répu-
dié volontairement. Et de là il suit une grande chose,
c'est que nul ne doit s'attribuer le bonheur d'autrui,
et que tous, enfants du même père, héritiers du
même royaume , il nous est commandé de vivre en-
semble dans la fraternité divine d'une même béati-
tude. Celui qui usurpe la part d'un autre, qui veut
être heureux aux dépens de ses frères , qui divise
par la ruse ou la violence la tunique sans tache et
sans couture de la félicité , celui-là est coupable du
crime qui renferme tous les autres , il est coupable
d'égoïsme, et dès l'origine du monde il a porté un
nom et un sceau : le nom de Gain et le sceau de la
réprobation. Celui, au contraire, qui veut être heu-
heux avec tous , qui n'ôte rien à personne de son
droit patrimonial au bonheur, qui donne même de
sa part, celui-là, dès l'origine du monde aussi, a
porté un nom et un sceau : le nom d'Abel et le sceau
de la charité. La charité ne consiste pas à être maU
— 415 —
heureux, pas plus que l'égoïsme à être heureux : elle
consiste à ne pas troubler le bien des autres et à leur
communiquer le sien, communication qui, loin d'ap-
pauvrir, enrichit à la fois le donataire et le donateur.
Le bien a reçu de Dieu cette admirable élasticité ,
que le partage multiplie sans l'amoindrir, et que
tombant dans la main droite il rentre dans la main
gauche, semblable à l'Océan qui reçoit toutes les
eaux de la terre parce qu'il les rend toutes au
ciel.
A la bonne heure, me direz-vous, cette explication
justifie le sentiment intime de l'humanité, qui a tou-
jours mis entre le bien et le mal une différence in-
finie , qui a exécré Néron et adoré Titus ; mais , en
accordant que le bonheur personnel est la fin néces-
saire de tous les actes de l'homme, ne détruisez-
vous pas la notion même de l'amour et du dévoue-
ment? Gomment peut-il y avoir sacrifice, préférence
des autres à soi, là où l'on se recherche soi-même?
Messieurs, je n'ai pas dit que le bonheur person-
nel fût la fin nécessaire de tous les actes de l'homme:
car ce mot de personnel exclut du bonheur de chacun
le bonheur de tous, et j'ai prononcé, au contraire,
que le bonheur était un patrimoine universel et in-
divisible, que nul ne s'appropriait exclusivement
sans être coupable du crime d'égoïsme. Entendez
donc que le devoir, l'amour, le dévouement, consiste
à faire de son bonheur celui des autres , et du bon-
heur des autres le sien propre, tandis que l'égoïsme
consiste à faire son bonheur du malheur de tous.
Néron souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une
•— 416 -
tête pour l'abattre d'un seul coup : voilà l'égoïsme.
Titus estimait perdre le jour où il avait manqué de
rendre un homme heureux : voilà l'amour. « Aimer,
a dit Leibnitz , c'est mettre sa félicité dans la félicité
d'un autre. « Cette sublime définition n'a pas besoin
de commentaire ; on l'entend ou on ne l'entend pas.
Celui qui a aimé l'entend ; celui qui n'a pas aimé ne
l'entendra jamiais. Celui qui a aimé sait qu'une
ombre dans le cœur de son choix obscurcissait le
sien; il sait que rien ne lui coûtait, prières, larmes,
veilles, travail, privations, pour créer un sourire sur
des lèvres attristées ; il sait qu'il fût mort pour ra-
cheter une vie compromise; il sait qu'il était heu-
reux d'aulrui , heureux de ses grâces, heureux de
ses vertus, heureux de sa gloire, heureux de son
bonheur, et qu'eût-il fallu son sang pour assurer ou
pour accroître ce bonheur étranger, devenu le sien ,
il en eût donné jusqu'à la dernière goutte, avec le
seul regret de ne pouvoir mourir qu'une fois. Celui
qui a aimé sait cela. Celui qui n'a pas aimé l'ignore;
je le plains, et ne lui réponds pas.
Je le plains, parce qu'il n'a rien connu de la vie
humaine, ni de la vie divine; je ne lui réponds pas ,
parce que le témoignage d'un mort ne prouve rien
contre les vivants. Que nous fait à nous autres chré-
tiens , s'il faut en venir à nous , que nous fait d'être
accusés d'indifférence pour Dieu , par un homme
qui n'a jamais aimé Dieu ? Sait-il ce qui se passe en
nous? Peut-il même le conjecturer? Il croit que,
l'œil fixé sur le ciel et sur l'enfer, nos œuvres dans
une main, la balance dans l'autre, nous marchandons
— 417 —
avec Dieu le prix de notre abnégation. Il ignore que
la crainte et l'espérance ne sont que les prélimi-
naires de l'initiation chrétienne, et qu'en vertu du
premier commandement , qui renferme tous les au-
tres, selon la parole même de Jésus-Christ, le chré-
tien doit aimer Dieu de tout son cœur, de tout son
esprit, de toutes ses forces, par-dessus toutes choses,
sous peine, ajoute saint Paul , de n'être rien (1). Il
ignore qu'au delà du seuil de la foi, l'âme est tou-
chée par la beauté invisible d'un amour que n'éga-
lèrent jamais ni en durée, ni en profondeurs, ni en
sacrifices, les plus héroïques affections de ce monde,
et que cet amour nous entraînant dans l'abîme de
charité où respire Dieu lui-même, nous y puisons le
besoin d'associer toutes les créatures à la perfection
et à la félicité dont nous goûtons les prémices , dont
nous attendons l'ultérieure révélation. Qui peut nier
cet élargissement du cœur de l'homme dans le chris-
tianisme? Qui peut le nier, sauf celui qui ne l'a ja-
mais connu, et qui, abaissé dans les étroites passions
des sens , où tout est égoïsme , mesure par son âme
l'âme du chrétien et l'âme de l'homme ?
J'ai honte, Messieurs, de prouver devant vous la
réalité de l'amour et du dévouement ; le rationa-
lisme m'y a contraint.il me contraint encore devons
dire quelques mots sur le libre arbitre , qui est avec
le désintéressement la principale condition de l'ordre
moral. De même que l'ordre moral est détruit si
l'homme n'agit qu'en vue de son intérêt, il est égale-
Il] P«Épître aux Corinthiens, chap. xiii, vers. 2.
- 418 —
ment détruit si l'homme n'est pas le maître de ses
actes. Aussi, le rationalisme n'a pas assailli notre
liberté avec moins d'ardeur que notre générosité ; il
a besoin de notre servitude autant que de notre
égoïsme: de notre égoïsme pour confondre le bien
avec le mal , de notre servitude pour nous enlever la
responsabilité , soit du mal, soit du bien.
Sommes-nous libres? Votre conscience et la mienne
répondent : Oui. Le rationalisme nous dit : Non. En
donne-t-il quelque preuve? Aucune. Il nous de-
mande, au contraire, de lui prouver que nous sommes
libres, et si nous lui opposons le témoignage de notre
sens intime, qui sait apparemment ce qui en est, il
le récuse comme aveugle et insuffisant. 11 craint
qu'il ne soit le jouet d'une puissance supérieure, qui
en fait, sans qu'il le sache, l'instrument de son irré-
sistible volonté. Pour nous, Messieurs, qui croyons
en Dieu, qui, ployant le genou devant son adorable
suprématie, l'avons reconnu pour le père, le maître,
le principe et la fin des choses, nous n'éprouvons
pas , au sujet de ce qui se passe en nous , les doutes
bizarres du rationalisme. Enfants d'une bonté qui
n'a point d'égale et d'une sagesse qui n'a point de
mesure, nous n'imaginons pas que Dieu torture sa
toute-puissance pour tromper le cœur de son ou-
vrage, et lui donner dans la servitude l'illusion de
la liberté. Nous nous confions à la sincérité divine,
et nous ne recherchons même pas s'il serait en son
pouvoir, le voulût-elle, de nous induire, au sujet de
nous-mêmes et de nos propres actes, en une aussi
contradictoire impression. Les vérités s'enchaînent
— 419 —
comme les erreurs. Une fois Dieu rejeté ou mis en
doute, je permets au rationalisme de méconnaître la
conscience humaine; l'édifice étant détruit par sa
base, comment en soutenir quelque pan délaché, et
quel intérêt d'ailleurs y aurait-il à le faire? Qu'est-ce
que l'homme, si Dieu n'est pas? Qu'est-ce que le
bien et le mal ? Qu'est-ce que le passé et l'avenir? Il
ne vaut pas la peine de s'occuper d'un songe dans
une nuit sans réveil. Mais si Dieu est, si le nom qui
soutient tout est écrit à la voûte de notre intelligence
comme à la voûte du ciel, alors je n'écoute même
plus le rationalisme me suggérant des défiances au
sujet d'une liberté dont je sens en moi la présence
réelle. Je me prends au sérieux, et toutes choses
avec moi. Ma conscience est un sanctuaire qui me
rend des oracles; ma vie est une puissance qui ré-
pond d'elle-même; la solidité divine descend dans
tout mon être , et le doute n'est plus devant mon es-
prit qu'un blasphème et qu'un jeu. Je suis libre ; je
passe du bien au mal, et du mal au bien. Suspendu
entre ces deux termes, que l'infini sépare , captif vo-
lontaire ou rebelle coupable, je choisis et je fais mon
sort à chaque instant. Je choisis de m'aimer ou d'ai-
mer Dieu par-dessus tout ; je m'éloigne , je reviens ,
j'obéis ou je résiste au remords, et jusque dans le
crime je sens ma grandeur par ma souveraineté. Il
ne me faut qu'une larme pour remonter au ciel, il ne
me faut qu'un regard pour retomber dans l'abîme.
Cette lutte est grande, cette responsabilité est ter-
rible ; mais malheur et mépris à celui qui descend
du trône par effroi des devoirs qui y siègent avec lui.
— 420 —
Dois -je, Messieurs, en finissant, éclaircir cette
autre difficulté que le rationalisme oppose à la réa-
lité du libre arbite, et qu'il tire non plus de la
vanité de notre conscience, mais des attributs mêmes
de Dieu? Je le ferai rapidement, avec la crainte de
fatiguer votre attention , avec l'espoir de n'en abuser
que très-peu. La vérité est brève, parce qu'elle est
claire.
La doctrine catholique range parmi les attributs
divins la prescience, c'est-à-dire la connaissance an-
ticipée et infaillible de l'avenir, même de l'avenir
qui dépend des volontés libres. Or comment Dieu
peut- il prévoir ce dernier genre d'avenir, sinon
parce qu'il est le maître de nos actes et qu'il les
dirige comme il lui plaît? Comment sait- il infailli-
blement ce que je ferai demain , sinon parce qu'il l'a
décrété, et qu'il possède dans sa toute- puissance la
certitude de notre détermination?
J'aurai répondu si je découvre dans la nature de
Dieu et dans la nature de l'homme un moyen de
prévoir les effets de causes libres qui ne détruisent
en rien leur liberté.
Or il est manifeste que nul être raisonnable n'agit
sans motif, c'est-à-dire sans quelque chose qui dé-
termine ses actions. De là ces aveux qui nous échap-
pent à tout moment : Voici une raison, un intérêt,
une occasion qui me détermine, en d'autres termes ,
qui me persuade d'agir. Et lorsqu'on examine les
motifs dont l'impression efficace tire l'homme du
repos ou de l'incertitude, on s'assure qu'il n'en existe
que deux : le motif du devoir et celui de la passion.
— 421 —
Ou bien l'homme se décide par la y\\q du vrai , du
bon, du convenable, ou bien il se décide par l'en-
traînement d'une satisfaction personnelle indépen-
dante de toute idée d'ordre. La question seulement
est de savoir qui le décidera de l'un ou de l'autre
motif. S'il n'était pas libre, ce serait l'attrait du plus
fort de sa nature qui l'emporterait , comme c'est le
poids supérieur qui fait pencher l'un des plateaux
de la balance. Mais l'homme est Hbre; entre deux
attraits égaux ou inégaux par eux-mêmes, c'est lui
qui prononce souverainement. Toutefois il se pro-
nonce en vertu d'un motif qui le persuade , et non
pas sans cause ou arbitrairement. Il sait ce qu'il fait,
et pourquoi il le fait : il sait même pourquoi il est
persuadé de le faire. La persuasion ne lui vient pas
seulement du dehors , elle lui vient surtout du de-
dans, de l'état intime de sa volonté, de ses goûts, de
ses vertus , toutes choses qui sont le fruit du libre
arbitre, qui sont le libre arbitre lui-même en acti-
vité, tel qu'il s'est fait, tel qu'il veut être, tel qu'il se
présente aux attraits extérieurs qui viennent le sol-
liciter pour le bien et pour le mal. C'est l'état de la
volonté, siège du libre arbitre, qui détermine le choix
de l'homme entre les deux motifs du devoir et de la
passion. Supposez cet état connu , vous savez ce que
fera l'homme dans un cas donné, et dans tous les
cas où la connaissance de son âme aura précédé pour
vous son action. Telle est la base de la prescience
humaine aussi bien que de la prescience divine.
N'avez-vons jamais, Messieurs, confié votre fortune
ou votre honneur à la parole d'un homme? Vous
12*
— 422 —
l'avez fait , ou , si l'occasion vous a manqué , vous
nommerez au dedans de vous-mêmes ceux à qui
vous donneriez volontiers une aussi haute marque
de votre estime. D"où vous vient cette assurance?
Comment êtes-vous certains que vous n'exposeriez
pas votre vie à une trahison? Vous en êtes certains,
parce que vous connaissez l'âme à qui vous aban-
donnez la vôtre ; cette connaissance vous suffit pour
prévoir qu'en aucun cas, quel que soit le péril
ou la tentation , votre fortune et votre honneur ne
seront lâchement sacrifiés.
Ils peuvent l'être cependant; le cœur à qui vous
donnerez votre foi est faillible , il est sujet à des as-
sauts imprévus; n'importe, vous dormez en paix, et
nul ne vous accusera' d'imprudence ni de crédulité.
S'il arrive que vous soyez trompés par l'événement ,
que direz -vous? Vous direz : Je connaissais mal
cet homme, je le croyais incapable d'une mauvaise
action. Telle est la chance que vous aurez, la chance
de mal connaître, parce que, étant une intelligence
finie, vous ne pouvez lire directement dans l'âme
d'autrui , ni même lire à fond dans la vôtre. D'où il
résulte que vous n'avez de vos jugements qu'une
certitude morale , et de vos prévisions qu'une assu-
rance du même degré.
Il n'en est pas ainsi de Dieu. Dieu, pour me servir
de l'expression de saint Paul, pénètre jusqu'au
point de division de l'âme et de l'esprit, jusqu'aux
racines et à la moelle de notre être, et il discerne
les deryiiers replis de nos pensées et de nos inten-^
— 423 —
fions (1). Nous sommes éternellement à nu devant
lui. Il voit avec une prévision infinie l'état de notre
volonté, et, connaissant dans la même lumière toutes
les circonstances extérieures auxquelles nous serons
en butte , il a une certitude infaillible du choix que
nous ferons entre le bien et le mal, entre le motif du
devoir et celui de la passion. Dès lors il sait notre
histoire, qui n'est qu'une lutte plus ou moins longue
entre deux attractions opposées, l'une qui nous porte
vers notre fin réelle, l'autre qui nous détourne vers
un but bas et faux. Et cette science anticipée de
nous-mêmes n'étant en rien la cause de nos actes ,
elle ne gêne pas plus notre liberté que si elle n'exis-
tait pas.
L'erreur, en cette matière, est de considérer le
libre arbitre comme une sorte de puissance abstraite,
indépendante de son propre état, n'ayant d'autre
mobile qu'un caprice illimité. S'il en était ainsi,
l'homme lui-même ne serait pas capable de prévoir
un instant d'avance ses propres actions. Sa souve-
raineté ne serait qu'une déraison permanente. Il
choisirait entre le bien et le mal sans savoir pour-
quoi , et allant au hasard du crime à la vertu , à
force d'être libre , nous ne trouverions plus en lui
qu'un automate déréglé. Tel n'est point l'homme
ni le libre arbitre; je vous l'ai fait voir, et je n'ai
plus qu'à laisser votre conscience choisir entre la
morale du christianisme et la morale du rationa-
lisme.
(1) Épître aux Hébreux, chap. iv, vers 12.
— 424 —
Le christianisme conclut à la charité et à la liberté ;
le rationalisme conclut à l'égoïsme et à la fatalité. Si
dans les questions précédentes, qui ne s'adressaient
qu'à la raison , quelque reste d'ombre affligeait en-
core votre besoin de lumière , cette ombre vient de
s'enfuir. L'abîme de l'erreur a éclairé l'abîme de
la vérité. De même que les dogmes spéculatifs de
l'existence de Dieu, de la Trinité, de la création, de
la diversité substantielle de la matière et de l'esprit ,
de la vocation de l'homme à la perfection et à la
béatitude, conduisent au dogme pratique de la dis-
tinction du bien et du mal ; de même les dogmes
spéculatifs du panthéisme, du dualisme, du maté-
rialisme, du scepticisme, conduisent au dogme pra-
tique de la confusion du bien avec le mal, terme
suprême qui discerne tout, et où les ténèbres dô
viennent clarté.
CINQUANTE ET UNIÈME CONFÉRENCE
DE l'homme en tant QU'ÈTRE SOCIAL
Monseigneur,
Messieurs,
Quand Dieu eut fait l'homme , et qu'après l'avoir
animé du souffle de la vie, il eut encore répandu
dans son âme la lumière et la justice, la lumière de
la vérité et la justice de la charité, il s'arrêta, s'il est
permis de parler ainsi, pour regarder son ouvrage;
et voyant les yeux de l'homme s'ouvrir, ses oreilles
écouter, ses lèvres trembler du premier frémisse-
ment de la parole , ce limon enfin qu'il avait touché
de sa main puissante, devenu une créature sensible
et raisonnable, il demeura pensif, comme si quelque
chose eût manqué au chef-d'œuvre qu'il venait de
produire. En effet, le mystère de notre création n'é-
— 426 —
tait pas à son terme, Dieu se recueillait une seconde
fois pour mettre à notre nature le sceau d'une per-
fection plus grande, et d'avance il exprima son des-
sein en se disant à lui-même : Non est honum esse
hominem solum, — Il n'est pas bon que Vhomme
soit seul (1).
Pourquoi n'ëtait-il pas bon que l'homme fût seul?
En quelle manière cessa- t-il d'être seul? Tel est,
Messieurs, l'objet que je propose à vos méditations,
et où vous verrez que la société est le troisième don
primitif que Dieu nous a fait, le troisième moyen qui
devait nous servir à l'accomplissement de nos desti-
nées.
Aucun être n'est seul. Soit que nous regardions
au-dessus ou au-dessous de nous, en Dieu ou dans
la nature, nous voyons partout la pluralité et l'asso-
ciation. Dieu , qui est un , n'est pas solitaire ; il ren-
ferme trois personnes dans l'unité de sa substance,
et le monde inférieur, qui est divisé en une multi-
tude innombrable de groupes différents, n'en pré-
sente aucun où la créature ait la solitude pour de-
meure et pour loi. A chaque degré de l'existence,
nous retrouvons le nombre et l'union, c'est-à-dire la
société. Le nombre sans l'union ne serait encore que
l'isolement; mais lorsque des êtres distincts parl'in-
dividualité, semblables par nature, viennent à se
prêter leur vie, à se pénétrer réciproquement , à agir
les uns sur les autres par de mutuelles relations,
alors il y a société , et tel est l'état de toutes les créa-
(1) Genèse, chap. ii, vers. 18.
— 4-27 —
tures inférieures à l'homme; tel est l'état, sous un
mode plus parfait, des persomies divines dans le
ciel. Cherchez, Messieurs, à vous représenter un
être absolument soUtaire, c'est-à-dire n'ayant de res-
semblance et de rapports avec rien , vous ne créerez
dans votre imagination qu'un fantôme abstrait, sorte
de Dieu néant, parce qu'il serait à la fois infini et
vide, infini taute de bornes, vide faute d'activité.
L'isolement est la négation de la vie, puisque la vie
est un mouvement spontané , et que le mouvement
suppose des relations ; bien plus encore est-il la né-
gation de l'ordre, de l'harmonie, de la beauté, de
toute perfection et de toute béatitude, puisque aucune
de ces choses ne saurait se concevoir sans la double
idée de pluralité et d'unité. La pluralité sans TuniLé
est le désordre positif , l'unité sans la pluralité est le
désordre négatif. Dans le premier cas, le lien manque
aux êtres ; dans le second, les êtres manquent au lien.
Or, là où il y a désordre, il est évident que l'harmo-
nie , la beauté , la perfection et la béatitude s'éva-
nouissent en même temps. C'était donc avec justice
que Dieu, regardant l'homme dans la plénitude de
sa création, avait prononcé cette parole : Il n'est pas
bon que l'homme soit seul.
Il est vrai que, par sa position intermédiaire entre
le monde supérieur et le monde inférieur, l'homme,
corps et esprit, se trouvait en relation avec la nature
et avec Dieu ; mais cette double relation ne le laissait
pas moins seul de son espèce, seul dans le rang
qu'il occupait,, sorte de stylite perdu entre la terre et
le ciel. Encore que la nature eût suffi aux besoins
— 428 —
de son corps, et Dieu aux besoins de son esprit, lui ,
privé de rapport avec des êtres de même forme et de
même degré, n'eût pas suffi à la grandeur du poste
qu'il était chargé de remplir. Son histoire eût été
trop courte , ses périls trop bornés , ses vertus trop
restreintes ; comme il avait un monde au-dessus et
au-dessous de lui, il fallait que lui-même fût un
monde, et qu'ainsi toutes les parties de la création,
bien qu'inégales entre elles par leur place et leur es-
sence, se répondissent dans une certaine proportion
d'immensité. L'homme devait s'étendre sans se di-
viser, croître en nombre pour croître en union, et de-
venir dans la majesté du nombre et dans l'harmonie
de l'union un théâtre de vertus tel que l'exigeaient la
perfection de l'univers et la sienne. Circonscrit dans
l'isolement, il n'eût eu que Dieu pour objet de ses
devoirs ; membre d'un corps composé d'êtres sem-
blables à lui , ses offices embrassent avec Dieu l'hu-
manité tout entière. La loi de l'amour, résumé de
toute justice, ne rayonnait plus seulement de la créa-
ture au Créateur; elle animait de sa vie tous les orbes
de la création.
Messieurs , ce grand ouvrage est sous nos yeux :
depuis soixante siècles, la société humaine a couvert
de ses institutions le champ de l'histoire. Plus forte
que le temps , elle a résisté à tous les désastres , et
s'est constamment rajeunie dans les ruines où s'en-
sevelissaient les peuples usés. C'est elle qui a conduit
notre enfance dans les hasards des émigrations pri-
mitives , et qui nous a partagé la terre. C'est elle qui,
après nous avoir dispersés sur tous les rivages habi-
II
— 429 —
tables, nous a rapprochés malgré la jalousie des dé-
serts et les fureurs de l'Océan. C'est elle qui a bâti
les cités célèbres, suscité les arts, fondé les sciences,
propagé les lettres, élevé l'esprit de l'homme à la
perfection, et donné à son cœur avec l'occasion de
tous les sacrifi-ces la gloire de toutes les vertus. Elle
est enfin le mode permanent de notre vie terrestre,
et si le voyageur, au fond des forêts ou sur les bords
escarpés de quelques îles perdues, découvre des peu-
plades privées de toute civilisation , il y remarque
pourtant encore quelques rudiments de l'état social ^
quelques restes ou quelques ébauches de relations ,
qui démontrent l'impuissance où est l'homme de vivre
seul.
Et cependant, qui le croirait? le dogme de la so-
ciété n'a pas subi de moindres atteintes que les au-
tres. Comme il s'est trouvé des sages pour nier Dieu,
la création, la distinction de la matière et de l'esprit,
la vérité, la différence du bien et du mal, il s'en est
trouvé aussi pour soutenir que la société est une in-
stitution purement humaine, bien plus encore, une
institution contre nature. On a voulu nous persuader
qu'elle était la source de tous nos maux, et que notre
décadence avait commencé le même jour que notre
civilisation. Qui de nous, au temps de sa jeunesse,
ne s'est pas représenté qu'il errait librement dans les
solitudes du nouveau monde, n'ayant pour toit que
le ciel, pour breuvage que l'eau des fleuves incon-
nus, pour nourriture que le fruit spontané delà terre
et le gibier tombé sous ses coups , pour loi que sa
volonté, pour plaisir que le sentiment continu de son
— 430 —
indépendance et les hasards d'une vie sans limites
sur un sol sans possesseur? C'étaient là de nos rêves.
Notre cœur frémissait en se reconnaissant, si, dans
un livre célèbre, nous venions à tomber sur ce pas-
sage où l'homme de la civihsation dit à l'homme du
désert : a Ghactas , retourne dans tes forêts ; reprends
« cette sainte indépendance de la nature que Lopès
t( ne veut point te ravir ; moi-même, si j'étais plus
« jeune, je te suivrais. » Il nous semblait, en lisant
ces paroles, les entendre nous-mêmes; notre âme
oppressée s'envolait avec elles dans des régions idéa-
les , et ne revenait qu'avec douleur au fardeau mono-
tone de la réalité.
Étions-nous donc dans le vrai? Ce mouvement de
notre âme hors de la société était-il une aspiration
vers l'état primitif que Dieu nous avait fait, ou bien
une révolte contre l'ordre établi en notre faveur par
sa Providence? C'était une révolte, Messieurs, un
élan de l'égoïsme impatient des bornes que nous im-
pose la communion universelle avec nos semblables,
■ei faisant effort pour livrer l'univers à notre indivi-
dualité toute seule. Tandis que, dans le plan de la
bonté divine , le bonheur est le droit et le patrimoine
de tous, nous cherchions à sortir de l'humanité pour
nous retirer du partage des biens et des maux, et
nous affranchir des devoirs qui résultent inévitable-
ment d'un grand ensemble de relations. Nous haïs-
sions dans la société la dépendance et le travail. La
dépendance d'abord : car la société n'existe que par
l'unité ; l'unité se forme par des liens; les liens,
quand il s'agit d'êtres intelligents , se changent en
— 431 —
lois obligatoires pour la conscience, et maintenue?
par la double autorité de la force publique et de l'o-
pinion. C'est là un joug accepté de la vertu, qui ne
sépare point son sort des autres , mais pesant à l'é-
goïsme , qui ne vit que pour lui ; et c'est pourquoi ^
la solitude étant destructive de toutes les lois, parce
qu'elle l'est de tous les rapports, l'égoïsme aspire à
la solitude pour échapper à la dépendance. Il ne hait
pas moins le travail, autre conséquence de l'état de
civilisation. Quelques hommes perdus sur un terri-
toire immense vivent à peu de frais. La nature aban-
donnée à elle-même fournit à leurs besoins, et, l'iso-
lement diminuant en eux l'attrait qui reproduit la
vie, leur nombre ne s'accroît qu'avec une lenteur qui
n'inquiète jamais leur oisiveté. L'homme social, au
contraire, a une paternité féconde comme son cœur;
il voit, sous la bénédiction de Dieu, la famille se
changer en tribu, la tribu en cité, la cité en nation ;
les tentes s'abritent derrière les murailles ; les ter-
ritoires se déterminent par des bornes; la nature
manque devant les flots de l'humanité. Il faut que
l'art supplée à son défaut d'espace et de vigueur; il
faut qu'un travail assidu seconde les inventions de
l'art. Des métiers innombrables sollicitent les bras
de l'homme, et les bras de l'homme à leur tour solli-
citent les métiers. Nos veines ne se remplissent que
du fruit de nos sueurs. Chaque goutte de notre sang
est achetée de la terre au prix d'une vertu.
C'est plus qu'il n'est nécessaire pour effrayer l'é-
goïsme, et pour lui persuader que l'ordre social n'est
qu'une imposture dans un martyre. Je ne le réfute
— 432 -
pas, Messieurs, je vous explique seulement comment
il se fait que le dogme chrétien de la société ait des
contradicteurs et des ennemis. Dépendance, travail,
ces mots sont durs, je ne puis le nier, et qui ne les
accepte pas est nécessairement en révolte contre la
réalité des choses humaines.
Il y a peu de jours. Messieurs, vous avez gravé
sur les monuments de votre capitale cette inscription
mémorable : Liberté , égalité , fraternité. C'est bien,
en effet, une partie de la charte primitive qui a uni
les hommes entre eux et fondé le genre humain ;
mais ce ne l'est pas tout entière. C'est la charte des
droits, non celle des devoirs. Or l'homme vivant en
société ne peut pas plus se passer de devoirs que de
droits. Si la liberté lui est nécessaire pour rester une
créature morale , pour ne pas être étouffé dans les
étreintes d'une domination exagérée et injuste, l'o-
béissance lui est nécessaire aussi pour se soutenir, à
Taide d'une loi commune et sacrée, au foyer vivant
qui le fait une nation. Si l'égalité lui est nécessaire
pour ne pas déchoir du rang où Dieu l'a placé par
une origine qu'il partage avec tous ses semblables ,
la hiérarchie lui est nécessaire aussi pour ne pas
tomber, faute d'un chef et d'un commandement,
dans l'impuissance de la dissolution individuelle. Si
la fraternité lui est nécessaire pour qu'un sentiment
de confiance et d'amour élargisse les liens étroits
de l'ordre social , pour que l'humanité demeure une
grande famille issue d'un père commun , la vénéra-
tion lui est nécessaire aussi pour reconnaître et affer-
mir l'autorité de l'âge, la magistrature de la vertu,
— 433 —
la puissance des lois en ceux qui en ont le caractère,
soit comme législateurs, soit comme souverains.
Écrivez donc, Messieurs, si vous voulez fonder de
durables institutions , écrivez au - dessus du mot de
liberté le mot d'obéissance, au-dessus du mot d'éga-
lité le mot de hiérarchie, au-dessus du mot de fra-
ternité le mot de vénération , au-dessus du symbole
auguste des droits le symbole divin des devoirs. Je
vous l'ai dit ailleurs, le droit est la face égoïste de la
justice, le devoir en est la face généreuse et dévouée.
Appelez-en au dévouement , afin que le dévouement
vous réponde, et que votre édifice triomphe des pas-
sions ardentes qui , depuis l'origine de la société , ne
cessent d'en conjurer la ruine.
La société humaine n'est pas seulement haïe pour
elle-même, à cause des vertus civiles qu'elle impose,
elle l'est encore par une autre raison qu'il importe que
vous sachiez. Dieu , qui a été le fondateur de la so-
ciété , en est le conservateur. Il la maintient par la
force de son nom, qui s'y est perpétué sous la garde
des traditions dogmatiques et des observances re-
ligieuses. Nul peuple n'a pu vivre sans ce nom vé-
néré ; nulle cité ne s'est bâtie que sur la pierre an-
gulaire du temple. Et c'est en vain que l'impie espère
abolir la mémoire de Dieu tant qu'il n'aura pas aboli
a société, qui en a le dépôt, et qui vit de ce trésor
héréditaire de l'humanité. La société humaine et la
société religieuse sont deux sœurs nées le même
our de la parole divine, l'une regardant le temps ,
autre l'éternité , distinctes par leur domaine et par
eur fin , mais indissolublement unies dans le cœur
IV. — 13
— 434 —
de l'homme, s'y soutenant l'une par l'autre, tombant
ensemble, se relevant ensemble, bravant ensemble
par leur commune immortalité la haine qui les pour-
suit toutes deux. Ne perdez pas ce point de vue,
Messieurs, si vous voulez vous rendre compte du
levain d'anarchie qui soulève le cœur de l'homme
contre la société. La société n'est pas autre chose
que l'ordre , et l'ordre a en Dieu sa racine invulné-
rable. Quiconque n'aime pas Dieu a par cela seul
une cause permanente d'aversion contre l'état social,
qui ne saurait se passer de Dieu.
De là vient que les époques antireligieuses pro-
duisent infailliblement des théories antisociales. Vous
l'avez vu au dernier siècle. Tandis que les docteurs
d'une génération légère livraient au ridicule Jésus-
Christ, la Bible et l'Église, d'autres écrivaient, d'une
plume non moins hardie , contre la société humaine.
On exaltait l'état sauvage comme l'état primitif de
l'homme, et incomparablement le meilleur; on ex-
hortait à y retourner, l'arc et la flèche en main , les
efféminés gentilshommes des délices de Trianon. Or
démontrait pour le moins que la société s'était for-
mée par un contrat volontaire , et l'on recherchait
avec une gravité qui n'était que trop formidable
les clauses de ce fabuleux contrat.
Faut-il , Messieurs , vous prouver que l'ordre so-
cial n'est ni une institution contre nature , ni un(
institution facultative ? Nous sommes loin des tempi
où s'agitaient ces questions puériles en elles-mêmes
mais que rendait considérables la décadence de Lj d
monarchie où elles étaient traitées. Aujourd'hui qu
— 435 —
cette monarchie a disparu dans une tempête, et que
l'époque de reconstruction a succédé à celle des
ruines, les intelligences se préoccupent bien plus
des problèmes économiques de la vie sociale que des
circonstances de son origine et des causes premières
de son établissement. C'est pourquoi je me bornerai
au peu de mots qui sont nécessaires pour confirmer
rationnellement le dogme de la société tel que le
professe la doctrine catholique.
Une chose est naturelle lorsqu'elle est conforme à
la constitution réelle d'un être. Or l'état social est
évidemment conforme à la constitution de l'homme ,
puisque partout et toujours il a vécu en société. On
nous oppose, il est vrai, les peuplades sauvages de
l'Amérique, et d'un grand nombre d'îles semées dans
l'Océan; mais ces peuplades elles-mêmes, quoique
dépourvues de civilisation , vivent encore dans des
rudiments informes de communauté. Ce sont des
branches détachées par accident de la grande souche
humaine , et qui , privées de la sève des traditions ,
soustraites à la loi de l'enseignement oral , végètent
aux confins extrêmes de la sociabilité sans avoir
rompu le dernier anneau qui les y retient. Que la
vérité et la charité les cherchent au bout du monde;
que la parole de l'Évangile , apportée par les nuées
du ciel , vienne à tomber sur la glèbe inculte de leur
âme, vous les verrez tendre la main à l'apostolat,
couvrir leur nudité , enfoncer la charrue dans le sol
de leurs forêts , s'assembler sous l'arbre et le signe
d'une croix , et courber leurs fronts devant la pré-
sence invisible du Dieu dont ils ne connaissaient
- 436 —
plus qu'un souvenir aussi incertain que leur vie.
Vous ne l'ignorez pas, l'Océanie voit aujourd'hui
s'accomplir ces merveilles , et les îles fortunées de
Mangaréva envoient jusqu'à nos vieux continents le
baume virginal d'une civilisation qui retrouve un
berceau dans les ruines du désert.
Je ne veux pas dire que le sauvage passe aisément
ni toujours à l'état de perfectionnement social ; non,
Messieurs : c'est là une œuvre difficile qui coûte du
temps, une suite de circonstances heureuses, et qui,
à cause de cela , est rarement couronnée de succès.
On n'arrache pas en un jour une population tout
entière à la torpeur d'une oisiveté invétérée et au
libre épancheraent des passions. Il suffît qu'on l'ait
fait , ou même qu'on l'ait commencé , pour que l'état
sauvage cesse d'être une objection contre le tempé-
rament social de l'homme. L'Iroquois ou le Huron
n'est pas civilisé ; mais il est apte à le devenir, et s'il
ne le devient pas tout seul à l'aide de ses forces
propres , c'est par la même raison que le sourd et
muet. Nul n'est à lui-même son initiateur; tout
homme ou toute tribu sortie de la société, qui est la
grande et universelle initiatrice, ne saurait y rentrer
que par un législateur qui lui apporte du foyer com-
mun la vérité, la justice, l'ordre et le dévouement.
Il n'est pas besoin de courir à l'océan Pacifique pour
y trouver le sauvage ; quiconque repousse la tradi-
tion sociale par des passions sans frein est un sau-
vage volontaire , d'autant plus dégradé qu'il touche
a là source du vrai et du bien. Vous avez rencontré ,
Messieurs, de ces êtres tombés par leur faute au-
— 437 —
dessous de la civilisation, et assurément vous n'avez
rien conclu de leur misère morale contre la dignité
de notre nature et contre sa sociabilité. L'exception
n'a jamais détruit une règle, et ici il n'y a pas même
d'exception. Le sauvage est à l'homme civilisé ce
qu'un avorton est à une plante qui a reçu un déve-
loppement régulier; il témoigne par sa difformité
même en faveur du type normal dont il n'a pas at-
teint la plénitude.
L'homme vit donc socialement en vertu de sa con-
stitution native ; il est naturellement sociable, et par
suite naturellement social. Ce n'est pas un contrat
facultatif qui l'a mis en société ; il est né en société.
Et s'il arrive qu'il en sorte par un accident funeste
qui le sépare de la souche commune , il lui est im-
possible d'y rentrer de lui-même sous la forme d'un
contrat ou d'une déUbération. Il végète dans cet état
jusqu'à ce que l'homme civiUsé vienne toucher sa
main , et le relève par la souveraineté fraternelle de
la parole au rang d'une intelligence éclairée de Dieu.
Car c'est Dieu qui a été le premier initiateur du
genre humain à la vie sociale, et qui, après avoir
déposé dans ses entrailles avec la vérité et l'amour
le germe du rapprochement mutuel , lui a donné la
première impulsion. La vérité et l'amour sont la
base de l'ordre social ; partout où se rencontrent des
âmes qui en ont reçu le don, le principe de la société
9xiste en elles et tend à les unir. Mais ce principe
peut être assoupi ou dégradé; c'est pourquoi il
exige, tout préexistant qa'il est, une intervention
initiatrice, qui l'éveille s'il est assoupi, qui le purifie
— 438 —
s'il est dégradé. En sorte que ces deux choses sont
également vraies , que la société est naturelle à
l'homme, et que cependant elle est d'institution di-
vine. Elle est naturelle à l'homme, parce que l'homme,
être intelligent et moral, a reçu dans sa création le
germe intelligible de la vérité et de l'amour; elle est
d'institution divine , parce que c'est Dieu qui le pre-
mier a mis directement l'homme en possession ac-
tive de la vérité et de l'amour, et qui , le premier
aussi , lui a donné lieu d'appliquer la vérité et l'a-
mour dans des relations de semblable à semblable ,
d'égal à égal.
Il est temps que nous assistions à ce moment su-
prême du drame de la création, et que nous voyions
la société humaine surgir sous la main bénie à qui
nous devons tout.
Quand Dieu eut prononcé cette belle parole : Il
n'est pas bon que l'homme soit seul , l'Écriture nous
dit qu'il fit descendre sur l'homme, notre premier
père, un sommeil profond et mystérieux. C'est que
Dieu , en quelque sorte , craignait d'être troublé par
le regard de l'homme pendant le travail subUme au-
quel il se préparait ; il ne voulait pas qu'aucune
autre pensée que la sienne intervînt dans l'acte qui
allait donner la pluralité à l'homme sans détruire
son unité. Car telle était l'œuvre que sa souveraine
puissance se proposait d'accomplir. Prenant pour
exemplaire de la société humaine l'ordre éternel de
la société divine, il entendait qu'il n'y eût pas seu-
lement unité morale dans les relations de l'homme à
— 439 —
'homme, mais que ces relations prissent leur source
dans une unité substantielle, imitatrice autant que
possible du lien qui rassemble les trois personnes
incréées dans une ineffable perfection. L'humanité
devait être une par la nature , par l'origine , par le
sang, et ne former de tous ses membres , au moyen
de cette trible unité, qu'une seule âme et qu'un seul
corps. Ce plan était conforme au but général de
Dieu , qui était de nous créer à son image et à sa
ressemblance, afin de nous communiquer tous ses
biens ; il était digne de sa sagesse autant que de sa
bonté : et quand je songe qu'une vulgaire impiété a
pu rire de l'acte magnifique qui en fut la réalisa-
tion, je me sens pris d'une pitié profonde pour l'a-
baissement où tombe l'intelligence qui méconnaît
celle de Dieu.
L'homme était donc aux pieds de son créateur et
de son père , enivré de l'inertie d'un sommeil surhu-
main , ne sachant rien de ce qu'on méditait sur lui ,
et Dieu le regardait en pensant. Fallait -il diviser
cette belle créature pour la multiplier? Fallait -il
créer à côté d'elle une image d'elle-même, sans
autre communauté que la similitude , et faire sortir
le genre humain d'un premier homme associé à un
second? C'eût été détruire l'unité dans la racine
même d'où elle devait fleurir. Il y eût eu deux sangs,
il n'en fallait qu'un. Il fallait que l'humanité tout
entière sortît d'un seul homme, que la plurahté
vivante jaillît de l'unité vivante, et que l'homme,
multiplié sans divisions reconnût dans son sem-
blable , émané de lui , les os de ses os , et la chair
— 440 —
de sa chair (1). C'est avec cette pensée que Dieu
s'incline vers l'homme, et qu'il va le toucher; mais
où le touchera-t-il? Le front de l'homme, où repose
avec son intelligence le siège éminent de sa beauté,
se présentait naturellement à la main créatrice , et
semblait appeler la bénédiction nouvelle qui allait
descendre sur nous. Dieu ne le toucha point. Si belle
faculté que soit l'intelligence, elle n'est pas le terme
de notre perfection ; calme comme la lumière , froide
comme elle , ce n'était pas du point qui lui corres-
pond dans l'architecture extérieure de l'homme,
que Dieu devait susciter le miracle de notre plura-
lité consubstantielle. Il connaissait un endroit meil-
leur; il y posa la main. Il la posa sur la poitrine de
l'homme , là où le cœur marque par son mouvement
le cours de la vie, là où toutes les saintes affections
ont leur retentissement et leur contre- coup. Dieu
écouta un moment ce cœur si pur qu'il venait de
créer, et arrachant par une pensée de sa toute-puis-
sance une partie du bouclier naturel qui le couvre ,
il forma la femme de la chair de l'homme, et son
âme du même souffle qui avait fait l'âme d'Adam.
L'homme vit l'homme. Il se vit dans un autre
avec sa majesté , sa force, sa douceur, et une grâce
de plus, nuance déUcate, qui ne lui présentait une
dissemblance que pour établir entre les deux parties
de lui-même une plus étroite fusion. Premier regard
de l'homme sur l'homme, quel fûtes -vous? Premier
instant nuptial de l'humanité, qui vous dira? Nous
(1) Genèse, chap. ii , vers. 23.
— 441 —
ne chercherons pas à vous le peindre, Messieurs,
nous ne diminuerons pas dans une vaine poésie la
solennité de ces noces dont Dieu fut le consécrateur;
mais imitant l'austère simplicité de l'Écriture, nous
vous dirons ce qu'elle nous a dit.
Après donc que Dieu eut conduit à l'homme sa
compagne, selon l'expression des saintes pages, il
prononça sur eux en ces termes la bénédiction d'une
inépuisable fécondité : Croissez et multipliez -vous ,
et remplissez la terre (1). Et avec ces paroles, effi-
caces comme toutes les paroles de Dieu, l'homme
reçut le don de produire et de perpétuer le miracle
de la diffusion de son être dans des rejetons person-
nellement distincts de lui, mais un avec lui par la
forme et par le sang. L'humanité était fondée, et
l'homme, en qui elle venait de l'être, l'homme roi,
époux, père, portant dans son sein l'innombrable
j^oslérité de ses fils, entonna l'hymne du premier
hyménée, le chant du premier amour, la loi de la
première famille, la prophétie de toutes les généra-
tions. Écoutons- le, Messieurs, écoutons notre an-
cêtre parlant à sa race au nom de Dieu; écoutons la
pi-emière parole de l'homme qui ait traversé les
siècles et qui ait enseigné le genre humain. Voici,
diMl, Vos de mes os et la chair de ma chair; celle-
ci s*appellera vierge parce qu'elle a été tirée de
l'homme : c'est pourquoi l'homme quittera son père
et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront
deux dans vue chair (1). Telle est la loi de la fa-
(1) Genèse, cliap. i, vci*s. 28.
(2) Ihid., chap. ii, vers. 23 et 24.
— 442 —
mille, de la société, de la civilisation ; tel est l'oracle
qui réglera à jamais le sort de l'humanité. Tout lé-
gislateur qui en méprisera le commandement ne
fondera que la barbarie ; tout peuple qui s'en écar-
tera n'atteindra point l'ère de la justice et des
saintes mœurs. C'est de la constitution de la famille
que dépendra dans tous les âges le progrès ou la
décadence de la société , et la constitution de la fa-
mille signée de l'homme et signée de Dieu, est écrite
dans la charte dont vous venez d'entendre la pro-
clamation. La femme ne sera point l'esclave de
rhomme; elle en sera la sœur, l'os de ses os, la
chair de sa chair; partout où on la dégradera de ce
rang, l'homme sera dégradé lui-même; il ne con-
naîtra point les pures joies du véritable amour. As-
sujetti à la domination des sens, la femme ne lui
sera qu'un instrument de volupté ; elle ne lui par-
lera point de Dieu avec l'autorité de la tendresse ,
elle n'adoucira point son cœur par le charme con-
stant du sien, elle ne polira point sa vie par la
délicatesse innée de son geste et de sa voix. Le
seuil domestique, symbole de la servitude, au lieu
de rappeler à l'homme les heures saintes et for-
tunées de son passage terrestre , ne lui rappellera
que l'inconstance de ses plaisirs, que la durée de ses
passions.
Mais la femme ne sera point seulement la sœur de
rhomme en vertu de la communauté d'origine; elle
en sera l'épouse , elle lui apportera dans la virginité
de son corps et de son âme un don inestimable , un
don que l'homme ne pourra plus recevoir d'une
— 443 —
autre, tant que la mort n'aura pas rompu le serment
qui en aura été le prix. La femme, dit Adam , s'ap-
pellera vierge ; c'est pourquoi l'homme quittera son
père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils
seront deux dans une chair. Ils seront deux , et non
davantage ; ils seront deux jusqu'à ne plus être
qu'une chair ; et comme la mort dissout l'unité de la
chair, la mort seule aussi détruira l'unité du ma-
riage , source de la vie. Si la fragilité du cœur hu-
maine oublie cet ordre, s'il ose élever l'adultère jus-
qu'à la sainteté du mariage, en profanant celle-ci,
la femme n'existera plus ni comme épouse ni comme
mère ; l'enfant issu de ses entrailles par une impar-
faite union ne reconnaîtra plus en elle qu'une vic-
time déshonorée , et dans ses propres jours que le
fruit d'une égoïste paternité.
Ainsi , alliance fraternelle de l'homme et de la
femme, alliance exclusive et indissoluble, où l'homme
cependant exerce l'autorité principale, parce qu'il
est la souche d'où sa compagne a été prise, et qu'elle
lui a été donnée par Dieu , selon le langage de l'É-
criture, comme un être semblable à lui (1) : telle est
la constitution régulière de la famille, hors de la-
quelle il n'y a plus qu'oppression de la femme et de
l'enfant , affaiblissement du sens moral , substitution
de la volupté à l'amour, de l'égoïsme au dévouement,
enfin barbarie ou décadence, selon l'âge des nations
où s'est introduit le mépris des lois fondamentales
de la société. La société n'est que le développement
^1) Genèse, chap. ii, vers. 18.
- 444 —
de la famille ; si l'homme sort corrompu de la fa-
mille, il entrera corrompu dans la cité. Si la cité
veut détruire la famille pour se régénérer, elle subs-
tituera un ordre factice et contre la nature à l'ordre
établi de Dieu , et elle tombera dans le double abîme
d'une tyrannie sans mesure et d'une effrénée disso-
lution. Ce sera le grand chemin de la mort.
La société n'étant que le développement de la fa-
mille , les lois générales qui régissent la famille
régissent aussi la société. De même qu'au foyer do-
mestique la femme est sœur de l'homme , le citoyen
au forum est frère du citoyen ; de même que l'homme
n'appartient qu'à une femme, le citoyen n'appar-
tient qu'à une nation ; de même enfin que la femme
et l'enfant doivent au père obéissance et respect , le
citoyen doit obéissance et respect au magistrat de
la cité. Si de la cité nous jetons nos regards sur
le genre humain , nous y reconnaîtrons , malgré la
différence du langage, des mœurs et de la physio-
nomie, le concile dispersé d'une seule race, l'épa-
nouissement d'une seule tige, et nous dirons à cha-
que homme : Tu es mon frère ; à chaque nation : Tu
es ma sœur; à tous, quel que soit leur couleur, leur
histoire et leur nom : Voici l'os de mes os et la chair
de ma chair. Nous no retrouverons plus , il est vrai ,
dans le genre humain l'unité d'un seul père, une
obéissance commune, un respect unanime : cet ordre
a été brisé. Les champs de Babylone ont vu les
branches de l'homme se rompre en éclats, et nos
ancêtres se dire en un langage confus l'adieu d'une
séparation qui subsiste encore. Mais l'heure de
— 445 —
l'unité préparée et commencée par le Christ semble
approcher ; les montagnes s'abaissent ; les mers s'a-
brègent ; l'humanité chrétienne, ayant à sa tête le
vicaire de Dieu , pousse devant elle et éclaire de sa
supériorité désormais assurée les peuples qui n'ont
encore point adoré la parole régénératrice de l'É-
vangile. Le goût de la paix retient l'épée dans le
fourreau ; un langage de fraternité s'échange d'un
bout du monde à l'autre; le nègre siège avec le blanc
dans les grandes assemblées des nations : tout pré-
sage aux esprits attentifs une ère de rapprochement
et le siècle où s'accomplira , sans détruire la variété
ni la liberté des peuples, l'antique prophétie qui nous
annonce un seul pasteur pour un seul troupeau (1).
Je m'arrête, Messieurs, devant cette magnifique
espérance qui doit consoler tous ceux que préoccupe
l'avenir du genre humain. Pourquoi faut -il qu'en-
core ici je rencontre le rationalisme pour adversaire
des vérités qui intéressent à un si haut point la di-
gnité de l'homme et son bonheur? Non content
d'avoir présenté l'état social comme un état contre
nature, le rationalisme en a attaqué la constitution
sous trois rapports considérables : il a nié l'unité de
la race humaine , l'unité du mariage et son indisso-
lubilité. Je ne me préoccuperai point des deux der-
nières erreurs , ayant eu déjà l'occasion d'y toucher
dans la Conférence où nous traitions de l'influence
de la société catholique sur la société naturelle quant
à la famille , et je me bornerai à confirmer en quel-
(1) Évangile de saint Jean, chap. x, vers. 16.
— 446 —
ques mots l'unité substantielle qui fait du genre hu-
main une famille issue d'un seul amour et d'un
même sang.
Il semble, Messieurs, qu'au siècle où nous vivons,
siècle où les idées d'égalité et de fraternité exercent
un empire général, s'il est un dogme qui dût échapper
à la négation , c'était le dogme qui ramène à l'unité
tous les peuples dont se compose le genre humain.
Mais le rationalisme croyait prendre ici la vérité chré-
tienne en flagrant délit contre les documents de la
science, et il ne pouvait manquer cette occasion de la
compromettre dans les esprits qui attachent plus de
poids à l'apparence des faits qu'à l'évidence des lois.
Il s'efforça donc d'établir la diversité absolue des races
humaines par l'étude comparée des dissemblances
profondes qui en distinguent les plus importants
rameaux. Ces dissemblances ne sauraient être niées ;
l'ignorant les découvre comme le savant. Le Malais ,
le Mongol, le nègre ont des traits caractéristiques qui
ne permettent pas de les confondre ni entre eux ni
avec l'homme d'Europe. Gela est vrai. Toute la
question est de savoir si la différence est substan-
tielle , ou n'est qu'un accident , si elle constitue une
nature séparée emportant une origine propre , ou si
elle n'est qu'une nuance causée dans un type pri-
mitivement uniforme dans des circonstances de
temps, de lieux, de mœurs, et même par des événe-
ments fortuits dont l'effet et l'empreinte se sont
ensuite perpétués.
Il est incontestable que des variétés sensibles s'in-
troduisent dans des êtres de même genre et de même
— 447 —
lignée ; c'est le résultat de deux forces qui retien-
nent la vie dans un juste équilibre, la spontanéité
et l'immutabilité. Sans la spontanéité, c'est-à-dire
sans un mouvement propre et original , les êtres de-
meureraient dans le moulemonotoned'uneuniformité
ingrate; sans l'immutabilité, ils perdraient sous le
coup de leur action individuelle le type de leur vraie
organisation. Ils sont donc à la fois libres et con-
tenus ; ils se modifient sans se dénaturer. Telle est
la cause de ces changements de physionomie qui ne
portent aucun nom lorsqu'ils ne se perpétuent pas, et
qui s'appellent des variétés lorsqu'ils sont assez forts
pour se transmettre et se maintenir. Car, de même
que la forme primitive de l'être vivant résiste à toutes
les mutations , la forme secondaire ou acquise peut
participer aussi de ce privilège lorsque les causes
qui l'ont produite se sont invétérées , et ont passé en
quelque sorte jusqu'aux racines de la vie. Le père
ou la mère, et quelquefois tous les deux ensemble,
communiquent à leurs enfants les traits et l'expres-
sion qu'ils ont eux-mêmes reçus de leurs auteurs. Si
ce vestige héréditaire disparaît promptement dans
des familles de peu de distinction , il acquiert une
persistance opiniâtre dans les races plus fortement
trempées , qui veillent davantage sur leur sang. Il
est surtout remarquable dans la physionomie parti-
culière à chaque peuple , quelque rapprochement de
climat et de mœurs qu'il y ait entre eux. Le Fran-
çais, l'Anglais, l'Allemand, l'Italien, l'Espagnol, qui
se touchent sur un sol de peu d'étendue, qui s'a-
breuvent des mêmes eaux et du même soleil , qui
— 448 —
adorent le même Dieu , qui ont été mêlés par une
communion ininterrompue de douze à quatorze siè-
cles, tous ces peuples ont un type de figure qui leur
est personnel , et qui les fait reconnaître à l'instant
par l'observateur le moins attentif. S'il en est ainsi
entre des corps de nation soumis à l'influence d'élé-
ments communs, que sera-ce de ceux que séparent
la distance, la lumière, la chaleur, la nourriture, les
croyances, les habitudes, toutes les causes enfin ma-
térielles et spirituelles qui agissent sur la vie et y
déterminent de profondes modifications? Et si la
dissemblance de deux peuples européens n'accuse
pas la diversité de leur première origine , comment
la dissemblance du nègre et du blanc accuserait^elle
autre chose que la diversité de leur histoire reli-
gieuse, politique et naturelle? Ce qui fait l'homme,
c'est une âme intelligente unie à un corps doué de cer-
taines proportions. Or le nègre n'a-t-il pas l'âme du
blanc j et n'a-t-il pas son corps? Qui dira que l'âme
du nègre n'est pas humaine, et que son corps n'est
pas humain? Et si l'âme du nègre est humaine, si
son corps est humain, n'est-il pas un homme? Et s'il
est un homme, qui l'empêche d'avoir eu le même
père que nous?
Aussi , Messieurs , une loi physiologique promul-
guée par l'illustre Çuvier a décidé la question. Il est
acquis à la science que tous les êtres vivants qui
s'unissent entre eux, et dont la postérité demeure
indéfiniment féconde, appartiennent à la même na-
ture et remontent à une souche primordialement
unique. Dieu n'a pas voulu, afin de maintenir les
— 449 —
grandes lignes de la création, que les êtres d'origine
et de genre divers pussent, au moyen d'alliances
capricieuses, confondre tous les sangs. S'il arrive que
ce fait irrégulier se produise , il obtiendra bien de la
fécondité trompée un premier résultat; mais il n'ira
pas plus loin , l'ordre reprendra immédiatement son
empire, et la stérilité punira le fruit d'un commerce
réprouvé par la volonté du Créateur. Or, Messieurs,
cet anathème n'atteint pas l'union du nègre et du
blanc; leurs serments reçus au pied des mêmes
autels , sous l'invocation du même Dieu , obtiennent
dans une postérité indéfinie la gloire d'un acte légi-
time et saint. Bien plus, les deux sangs se reconnais-
sent; le plus pur élève à sa splendeur celui qui avait
contracté une altération ; de degré en degré, d'al-
liance en alliance, toute disparité s'évanouit, et les
fils d'Adam se retrouvent, comme il y a soixante
siècles , dans les traits fraternels de leur père com-
mun.
Arrière donc ces tentatives honteuses d'une science
fratricide ! arrière les voix qui ne respectent pas l'in-
violable unité du genre humain ! Saluons plutôt ,
chrétiens , saluons de loin , la face tournée vers tous
les vents du ciel, nos frères dispersés par la tempête
sur des rivages si divers. Nous qui avons le mieux
conservé l'incarnat primitif de notre création, qui
avons reçu avec une plus douce influence de la lu-
mière naturelle un meilleur partage de la lumière
incréée , nous les aînés de la vérité et de la civilisa-
tion , saluons nos frères que nous n'avons précédés
que pour les conduire , que nous n'avons surpassés
- 450 —
que pour qu'ils nous égalent un jour. Saluons en
eux notre unité passée et notre unité future, l'unité
que nous avions en Adam, et celle qui nous attend
en Dieu. Touchons la main du Malais et du Mongol;
touchons la main du nègre; touchons la main du
pauvre et du lépreux. Tous ensemble , unissant nos
biens et nos maux dans une immense et sincère fra-
ternité , allons à Dieu , notre premier père. Allons à
Dieu, qui nous a préparés du même Hmon, qui nous
a vivifiés du même souffle, qui nous a pénétrés du
même esprit, qui nous a donnés la même parole, qui
nous a dit à tous : Croissez et multipliez -vous et
remplissez la terre, et soumettez-vous-la, et prési-
dez. Lui seul peut nous bénir, lui seul peut nous
ouvrir une ère véritable de liberté, d'égalité et de
fraternité. Sans lui , c'est en vain que vous gravez
ces mots sublimes sur le front de vos monuments.
Ils avaient été gravés , il y a trente siècles , sur les
tables du Sinaï par un doigt plus puissant que le
vôtre , et cependant les tables du Sinaï sont tombées
des mains qui les portaient , et se sont brisées au
pied de la montagne. C'est que leurs lois étaient
écrites sur la pierre, et non dans le cœur de l'homme.
N'écrivez donc pas les vôtres sur la pierre, écrivez-
les avec le doigt de Dieu dans votre propre cœur,
afin que de là elles parlent au cœur de tous et s'y
assurent une durable immortalité.
CINQUANTE-DEUXIÈME CONFÉRENCE
DU DOUBLE TRAVAIL DE L HOMME
Monseigneur,
Messieurs,
Il me resterait à vous entretenir de l'état où Dieu
créa l'homme en tant qu'être physique , puis en tant
qu'être religieux. Sous le premier rapport, il le doua
d'immortalité ; sous le second , il le prépara au par-
tage de la vie divine elle-même par un don que la
doctrine catholique appelle la grâce , c'est-à-dire le
don par excellence. Ce devrait donc être là l'objet
présent de votre attention. Mais , ayant plus tard à
traiter devant vous du mystère de la résurrection des
corps, je réserve pour ce moment tout ce qui con-
cerne l'immortalité extérieure de l'homme; et quant
à sa vocation au partage de la vie divine par l'effu-
— 452 —
sion de la grâce , c'est une matière trop vaste pour y
toucher dans un jour qui va clore nos Conférences de
cette année. Je la réserve donc aussi, et je suis amené
dès lors à la parole qui termine dans l'Écriture le
récit de la création. Cette parole est singulière ; la
voici : Dieu acheva au septième jour l'œuvre qu'il
avait faite, et il se reposa de cette œuvre au sep-
tième jour; il bénit le septième jour, et le déclara
saint, parce qu'en ce jour-là il avait cessé de créer
et de faire son œuvre (1).
Par où vous voyez , Messieurs , que le monde n'a-
vait pas été l'ouvrage d'un instant, mais que Dieu
l'avait produit dans un ordre progressif et distribué
en six époques que l'Écriture appelle des jours. Je
ne m'arrêterai pas à vous exposer cet ordre , qui est
connu de vous , ni à le justifier. La science s'en est
chargée depuis un demi -siècle; chacune de ses dé-
couvertes est venue à l'improviste constater la pro-
fondeur de la cosmogonie biblique , et enfin les en-
trailles de la terre mises à nu par de tardives
investigations ont révélé dans l'état de leurs couches
superposées la réalité de la formation successive
qui est la base du récit de la Genèse. Il a fallu re-
connaître ou que Moïse était inspiré de Dieu, ou
qu'il possédait quinze siècles avant l'ère chrétienne
une science qui ne devait éclore que trois mille ans
plus tard. J'aborderais volontiers ce magnifique
triomphe de notre foi , si la nature de mes travaux
me permettait d'y ajouter le poids de l'autorité per-
(1) Genèse, chap. ii, vers. 2 et 3.
- 453 —
sonnelle , et s'il n'exigeait pas , pour paraître tout ce
qu'il est, des développements scientifiques mieux
placés dans un livre que dans la chaire sacrée. Je
me borne donc à ce fait incontestable, que la cosmo-
gonie chrétienne est désormais assurée du respect
de quiconque ne méprise pas le témoignage des plus
authentiques réalités. Mais ce témoignage, qui suffit
pour confondre les injures de l'esprit, ne suffit pas
pour satisfaire son désir de savoir. Il se demande
encore pourquoi Dieu a créé le monde graduelle-
ment, pourquoi il a en quelque sorte diminué sa
puissance pour restreindre son action. On conçoit
que le temps soit nécessaire à une cause finie; on ne
conçoit pas le service qu'il rend à une cause qui
peut tout par elle-même. Comment Dieu s'est-il
rabaissé à la mesure d'un ouvrier vulgaire ? Gom-
ment a-t-il pris, quitté, repris son œuvre? Gomment
s'est-il reposé? Toutes ces idées sont étranges, et en
les voyant unies au premier acte qui nous a révélé
Dieu , à l'acte de la création , l'intelligence vacille , et
demeure sous le poids d'un incontestable étonne-
ment.
Messieurs, j'ose vous dire que votre instinct vous
trompe, et qu'il n'y a rien de plus grand en Dieu que
son abaissement. Oui, Dieu s'est abaissé dans la
création, comme nous le verrons plus tard s'abaisser
dans l'incarnation et la rédemption ; il s'est abaissé,
parce qu'il travaillait pour nous, et non pas pour
lui ; parce que la force et la grandeur ne se commu-
niquent jamais mieux qu'en descendant. Oui , Dieu
n'avait pas besoin du temps pour auxiliaire de sort
— 454 —
éternité. Oui, aucun motif tiré de lui-même ne le
portait à diviser en six périodes la formation de l'uni-
vers , et à attendre du concours des siècles ce qui
dépendait d'un acte de sa souveraine pensée. Mais ,
s'il était indifférent pour lui d'agir vite ou lentement,
il ne l'était pas pour l'homme. Destinés, dans notre
passage sur la terre, à un travail qui ne finira
qu'avec elle et avec nous , il nous importait de con-
naître la loi générale du travail , et Dieu , en posant
hors de lui l'opération d'où devait découler toute
opération ultérieure, a voulu que sa manière de pro-
céder contînt et révélât pour toujours la règle de
notre propre activité. Cette règle , en effet , ne s'est
jamais effacée de la mémoire du genre humain. Elle
a survécu au naufrage des plus saintes traditions, et
on en retrouve le vestige dans le partage du temps
usité chez la plupart des peuples anciens et nou-
veaux. Mais afin de comprendre en quoi elle consis-
tait, quel était son but et son importance, il est né-
cessaire de nous rendre compte du travail même de
l'homme.
Ce mot de travail semble éveiller une idée incom-
patible avec l'état primitif où Dieu nous avait placés,
état de perfection et de bonheur que je vous ai dé-
peint, et qui emporte avec soi l'image d'un repos
accompli. Le travail n'est-il pas une fatigue? n'est-
il pas un châtiment imposé à l'homme par suite
d'une prévarication qui l'a fait déchoir des préroga-
tives de son état premier? Et d'ailleurs, avant que
cette catastrophe eût altéré l'harmonie de nos fa-
cultés et attiré sur la terre la malédiction divine,
— 455 -
quel eût été pour nous l'objet d'un travail , soit du
corps, soit de l'esprit? Ces réflexions, Messieurs, me
prouvent d'autant plus la nécessité où je suis de
définir exactement le travail demandé à l'homme par
le vœu de sa création.
Travailler, c'est faire. On peut faire avec peine ;
mais la peine n'est pas de l'essence du travail. Son
essence se résume dans ce mot énergique et glo-
rieux : Faire. Or vous ne pensez pas que Dieu, qui
a tout fait, eût destiné l'homme à une immortelle
oisiveté. L'être le plus infime, en venant au monde,
y apporte une mission qui correspond à la fin pour
laquelle il a été créé , mission ou fonction qu'il ac-
complit par un travail. Lever déterre lui-même fait
quelque chose ; il remplit une tâche, il coopère à un
but; il appartient enfin à la miUce sacrée des créa-
tures utiles. Gomment l'homme, élevé si haut par
ses facultés et par la place qu'il occupe dans l'uni-
vers , n'eût -il reçu d'autre fonction que celle d'un
stérile désœuvrement? Il n'en pouvait être ainsi, et
ce n'était pas le langage d'un repos oisif que Dieu
tenait à l'homme en lui disant, à l'heure de sa nais-
sance : Croissez et multipliez -vous, et remplissez la
terre, et soumettez-vous-la, et comm^andez aux
poissons de la mer, aux oiseaux du ciel , et à tous
les animaux qui se meuvent sur la terre (1). Ce
n'était pas une leçon d'oisiveté qu'il lui donnait en
amenant en sa présence, selon le récit de la Genèse
tous les animaux de la création pour qu'il les nom-
(1) Genèse, chap. i, vers. 28.
— 456 —
mât d'un nom qui exprimât leur nature et qui
demeurât le leur à jamais (1). Enfin, lorsqu'il l'in-
troduisait dans un séjour appelé par l'Écriture le
paradis de volupté , ce n'était pas pour s y endormir
dans le sommeil de l'inaction ; car il est dit que Dieu
l'y plaça pour le travailler et le garder y — ut opera-
retur et custodiret illum (2). N'unissez donc pas
dans votre esprit l'idée de la perfection et du bon-
heur, ni même l'idée du repos , avec celle de Tinoc-
cupation ou de l'oisiveté. Avant que Dieu se fût
donné dans la création et le gouvernement du monde
un emploi digne de tous ses attributs, il était déjà
l'activité infinie ; il produisait en lui-même, par une
éternelle action, le Verbe, qui lui parle toujours,
l'Esprit-Saint, qui répond à tous les deux; il épan-
chait entre trois , par une fécondité aussi ancienne
que lui, l'unité d'une essence dont ce mouvement
intérieur est la perfection , la béatitude et le repos.
Loin que l'idée de faire , qui est celle du travail , soit
incompatible avec la notion d'un état heureux et
parfait, elle est l'élément nécessaire qui constitue
tout ce que nous savons de cet état ; car, penser c'est
faire, vouloir c'est faire, aimer c'est faire, et appa-
remment on ne rejettera aucun de ces actes de la
définition du bonheur et de la perfection.
Placé au centre des choses créées, appartenant par
son âme au monde supérieur des esprits, par son
corps au monde inférieur de la nature, ayant la terre
(1) Genèse, chap. m, vers. 19.
(2) Ibid., vers. 15.
- 457 —
pour passage et Dieu pour fin , l'homme se devait
par un double travail à une double fonction. Sa pre-
mière fonction était de tendre à Dieu , qui lui avait
donné la vérité pour le connaître, la charité pour
l'aimer, la participation de sa propre vie pour per-
spective et pour terme, mais aussi avec tous ces
dons celui de la liberté, qui, en l'élevant à la gloire
d'une personne maîtresse d'elle-même, lui permet-
tait de répudier sa fin légitime, et ouvrait devant lui
la carrière honorable mais périlleuse de la vertu.
Là était son premier travail, le grand travail de
l'homme. Si pur qu'il fût dans son âme et dans son
corps, il était libre, il pouvait s'éloigner de Dieu, et
périr. La prière , la réflexion , la vigilance, un soin
perpétuel de son cœur lui était nécessaire pour ne
pas déchoir de la splendeur virginale où Dieu l'avait
créé.
Notre état présent , Messieurs , renferme d'autres
difficultés qui ne nous laissent aucun doute sur la
grandeur du travail spirituel imposé au genre hu-
main. L'abus de la liberté a couvert de ruines toutes
les parties de notre être ; notre intelligence s'est obs-
curcie; notre amour s'est affaibli; la lutte du bien et
du mal a pris , avec le développement des généra-
tions , un caractère de profondeur effrayant. Dieu ,
sans disparaître du milieu de nous , y a trouvé des
ennemis conjurés contre sa mémoire , et employant
à la détruire toutes les ressources de l'esprit et des
passions. Il n'est pas de tradition qui n'ait été niée ,
pas de devoir qui n'ait été outragé , pas d'établisse-
ment divin qui n'ait subi le siège d'une impiété dé-
13*
— 458 —
sespérée; et si Dieu est demeuré visible dans toute
la suite des âges, s'il règne encore sur la posté-
rité de sa première créature, ce n'est qu'au prix
d'un combat plein de larmes et de sang. Vous as-
sistez, Messieurs, à cette guerre divine, vous en
faites partie, et vainqueurs ou vaincus, je n'ai
rien à vous apprendre sur le prix douloureux de la
vérité.
Encore si nous n'avions que le travail de l'âme ; si
l'homme pouvait tendre vers Dieu un regard libre
de tout autre soin, une main affranchie de tout autre
fardeau! Mais il n'en n'est pas ainsi. Dès l'origine,
une fonction et un travail d'un ordre différent nous
avaient été confiés. Dieu , pour ne pas laisser sans
emploi les forces du corps par qui nous tenons au
monde inférieur, nous avait appelés au partage de
son gouvernement temporel. Il nous avait donné la
terre à garder et à féconder, non pas d'abord au prix
de nos sueurs, mais par une administration qui
tenait de l'empire et ajoutait à nos autres préroga-
tives la gloire d'un utile commandement. La terre
obéissante nous rendait en échange d'une culture
royale et bénie une substance nécessaire au soutien
de notre viagère immortalité. Voilà, nous avait dit
Dieu , je vous donne pour nourriture toute plante
qui porte sa graine, et tout arbre qui porte ses
fruits (4). Ce commerce réciproque de la nature et
de l'homme n'avait rien primitivement qui fût un
obstacle aux rapports de notre âme avec Dieu. L'âme
(1) Genèse, chap. i, vers. 29.
— 459 —
y trouvait plutôt un aliment spirituel , une source de
joie qui rejaillissait sans effort jusqu'à son auteur.
Mais cet état ne dura point, et vous savez ce qu'est
devenu pour la postérité d'Adam le travail temporel.
Une malédiction est descendue sur lui; la terre, qui
s'inclinait sous ses désirs , nous refuse tout ce que
nous ne lui payons pas d'avance en sueurs et en
gémissements ; elle nous mesure ses dons avec une
avarice que rien ne peut fléchir, avec une incerti-
tude que rien ne peut désarmer. La presque totalité
du genre humain, le front courbé vers elle, l'implore
par un dévouement assidu, et n'en recueille pour
récompense que le pain amer d'une étroite pauvreté.
Or la pauvreté du corps entraîne aisément celle de
l'âme ; elle crée des servitudes qui enlacent de leurs
plis et replis toutes les facultés humaines, et les
plongent, en les étouffant, dans un état voisin de la
mort. L'homme descend vers l'instinct de l'animal;
il oublie, sous la préoccupation de ses besoins maté-
riels, son origine et sa fin; il jette au vent la vie
divine dont le germe est en lui , et ne se soucie plus
que de forcer la terre à lui rendre les biens de l'éter-
nité.
N'en accusons que nous-mêmes. Messieurs; Dieu
n'est pas responsable de nos fautes et de nos aveugle-
ments. Il les avait prévus sans doute, et je vous ai dit
pourquoi, malgré cette prévision, il ne nous avait
pas refusé le bienfait de la liberté. Mais, puisqu'il
les avait prévus, sa sagesse et sa bonté lui comman-
daient de venir à notre aide, et de régler par une loi
première , fondamentale et imprescriptible , le rap-
— 460 —
port du travail temporel au travail spirituel , tous les
deux nécessaires à l'humanité, l'un comme le prin-
cipe de sa vie divine , l'autre comme le principe de
sa vie terrestre; tous les deux devant réciproque-
ment se limiter sans se détruire , et se limiter dans
une équitable proportion. Or qui l'aurait découverte
et qui l'aurait posée cette proportion, si Dieu ne l'eût
fait? Qui aurait eu la science pour déterminer le
temps que l'homme devait à son âme et celui qu'il
devait à son corps? Qui aurait eu l'autorité pour
obtenir dans une matière si contestable la sanction
d'un respect universel? Qui aurait arraché l'homme
à la tyrannie de sa propre cupidité , et à la tyrannie
non moins à craindre de la cupidité d'un plus fort
que lui ? C'est dans la question du travail que toute
servitude a sa racine ; c'est la question du travail
qui a fait les maîtres et les serviteurs , les peuples
conquérants et les peuples conquis, les oppresseurs
de tout genre et les opprimés de tout nom. Le travail
n'étant pas autre chose que l'activité humaine, tout
s'y rapporte nécessairement; et selon qu'il est bien
ou mal distribué , la société est bien ou mal ordon-
née, heureuse ou malheureuse, morale ou immorale.
Nous en avons aujourd'hui, Messieurs, une preuve
que les plus aveugles sont obligés de comprendre.
De quoi le monde s'émeut-il depuis vingt ans? Quel
est le mot des guerres civiles auxquelles nous assis-
tons? N'est-ce pas ce mot : Organisation du travail?
N'est-ce pas cet autre mot : Vivre en travaillant ,
ou mourir en combattant? Et si nous remontons la
chaîne des révolutions historiques , leur trouverons-
— 461 —
nous jamais, quel que soil leur nom, une autre
cause première que la question du travail? Les
migrations des peuples, les invasions des barbares,
les guerres serviles, les troubles du forum, tous les
grands mouvements humains se rattachent directe-
ment ou indirectement à cette terrible question qui
renaît de ses cendres avec une opiniâtre immor-
talité. C'est l'axe où tournent les destinées du
monde.
Et, par conséquent, la première loi religieuse et
civile, c'est la loi du travail. Or qui devait, qui pou-
vait la poser? Qui le devait, sinon Celui qui ne doit
rien à personne , mais qui , s'étant fait par amour le
père des esprits , a voulu être la lumière où ils pui-
sent leur direction? Qui le pouvait, sinon Celui qui
a créé l'âme et le corps de l'homme, qui connaît leurs
besoins, qui a pesé leurs forces, et qui seul a le secret
des limites parce qu'il n'en a point? Il était juste
que, dans l'acte de la création, Dieu promulguât
toutes les bases de l'ordre physique , moral et reli-
gieux, et qu'il les promulguât par des faits assez
puissants pour que leur souvenir en portât le com-
mandement jusqu'aux dernières générations. La
parole n'y eût point suffi ; pas plus à l'origine des
choses qu'au Sinaï et au Calvaire, Dieu ne s'est con-
tenté de la parole pour édicter ses lois. Il les a con-
stamment gravées dans des faits d'une éloquence
plus durable que l'airain. La croix du Calvaire, les
tables du Sinaï, les Qots du déluge, les jours de la
création , sont les quatre grands monuments de la
législation divine : monuments impérissables qui
— 462 —
subsistent après tant de siècles aussi vivants que le
premier jour. La croix du Calvaire couvre les cinq
parties du monde; les tables du Sinaï se lisent aux
mêmes lieux que couronne la croix ; les flots du dé-
luge ont laissé leur empreinte des Alpes au Caucase,
du Caucase à l'Himalaya , de l'Himalaya aux som-
mets des Cordillères : et les jours de la création,
religieusement conservés dans les couches du globe,
font revivre sous le choc de nos charrues cette
magnifique loi du travail qui a précédé toutes les
autres et qu'il faut enfin vous montrer de plus
près.
Déjà vous en avez entendu les termes : Dieu, est-il
dit, acheva au septième jour V œuvre qu'il avait faite,
et il se reposa de cette œuvre au septième jour; il
bénit le septième jour et le déclara saint, parce
quen ce jour-là il avait cessé de créer et de faire
son œuvre. Telle est la proportion du travail tem-
porel au travail spirituel, du travail du corps au tra-
vail de l'âme, selon que Dieu l'a déterminée par
l'exemple souverain de sa propre opération. Et
certes, Messieurs, si la question eût dépendu de
l'homme, on peut affirmer qu'elle n'eût pas été ré-
solue de la sorte. Maintenant même que nous con-
naissons la loi , sommes-nous capables de nous l'ex-
pliquer? Pourquoi le nombre sept exprime-t-il la
totalité des deux genres de travaux? Pourquoi \q
travail spirituel ne doit- il s'élever qu'à la septième
partie du travail temporel? Pourquoi celui-ci est-il
de six jours continus , et non pas d'un temps plus
court ou plus long? Y a-t-il dans les forces du corps
— 463 —
rien qui nous indique cette juste mesure? dans les
relations du corps et de l'âme , rien qui nous con-
duise à cette proportion de six à un? Ou bien , est-ce
la nature qui nous la révèle par l'harmonie géné-
rale de ses lois? Non, Messieurs, ni les phénomènes
de la nature, ni les nécessités du corps, ni les be-
soins de l'âme ne nous donnent les éléments d'une
semblable induction. Lorsque les dictateurs ratio-
nalistes de la révolution française, par haine de
toute origine traditionnelle et sacrée, voulurent effa-
cer du calendrier d'un grand peuple l'antique pé-
riode des sept jours, ils ne surent où prendre la
base d'un calcul nouveau , si ce n'est dans la com-
modité d'un système de numération. Ils décrétèrent
que la semaine serait de dix jours, afin d'introduire
dans le travail comme dans les poids et mesures
l'uniformité du mode décimal. Le citoyen français
dut travailler neuf jours et se reposer le dixième,
uniquement parce qu'on avait établi une semblable
division dans toutes choses de nombre, et qu'il est
plus aisé d^aligner des chiffres par ce procédé que
par tout autre. On ne s'inquiéta même pas de savoir
SI le corps de l'homme supporterait une telle aggra-
vation de travail, et, s'en fût- on préoccupé, il est
laianifeste que toute limite précise eût été le résultat
li'uh choix arbitraire, et non le fruit de l'expérience
l)u du raisonnement.
Le nombre sept choisi par Dieu ne se rapporte à
Imcune convenance mathématique. Il ne se justifie
bas non plus par le degré des forces du corps ; car
Imne voit pas clairement, par exemple, que l'homme
I
464 —
n'eût pas pu travailler sept jours et se reposer le
huitième. C'est un nombre pris dans une région plus
élevée que l'ordre physique, et cela devait être,
puisqu'il s'agissait de régler le rapport de deux
sortes de travaux, dont l'un est matériel et l'autre
spirituel. Évidemment, entre deux genres de choses
aussi parfaitement diverses, le médiateur ne pouvait
venir que d'un point qui dominât l'une et l'autre,
c'est-à-dire l'âme et le corps. Or Dieu seul domine
tous les êtres qui composent la hiérarchie de l'uni-
vers ; lui seul a dans son essence universelle et créa-
trice l'exemplaire de la leur, la raison de leur exis-
tence, la loi de leurs relations, le principe de leur
harmonie. C'est donc en lui-même, dans les mathé-
matiques supérieures et mystérieuses de sa propre
nature , que Dieu a choisi le nombre qui convenait
au règlement de notre double activité. Aussi n'est-ce
pas seulement dans l'œuvre de la cosmogonie que
ce nombre apparaît; il joue un rôle considérable
dans tout le reste des opérations divines , telles que
l'Écriture nous les a manifestées. Nous le voyons!
reluire dans les sept semaines d'années du jubilé!
hébraïque , dans les sept branches du chandelier de
Jérusalem , dans les sept dons du Saint-Esprit, dans
les sept sacrements de l'Église, dans les sept sceaux
de l'Apocalypse , et dans une multitude d'occasions
qu'il serait trop long d'énumérer. Presque à chaquf
page des livres saints, son importance nous est mar-
quée par l'emploi que Dieu en fait directement ci
indirectement.
Bref, Messieurs, aux yeux de la raison pure, 1(
J.
— 465 —
nombre sept est un nombre arbitraire ; aux yeux de
la raison éclairée parla foi, c'est un nombre divin; aux
yeux de l'histoire, c'est un nombre traditionnel ; aux
yeux de l'expérience , c'est un nombre qui a concilié
les besoins et les devoirs du corps avec les besoins et
les devoirs de l'âme. Six jours de travail temporel
ont suffi à l'homme dans tous les temps et sous tous
les climats pour gagner sa subsistance sans affaiblir
ses forces, pour féconder la terre sans compromettre
sa santé ni son bonheur; le septième jour, consacré
au repos dans le culte de Dieu , lui a suffi pareille-
ment pour rajeunir son âme, conserver la vérité,
réchauffer son amour, marcher enfin paisiblement
et joyeusement vers le terme auguste d'une créature
bénie de Dieu. Quel que soit le jugement métaphy-
sique que vous portiez sur cette mémorable division
du travail temporel et du travail spirituel, il y a
deux choses que vous ne pouvez nier : son univer-
salité et son efficacité ; universalité et efficacité d'au-
tant plus remarquables , qu'on n'en voit pas ration-
nellement la cause, tout en étant forcé de conclure que
cette cause existe quelque part. Voulez-vous rompre
l'équilibre de l'activité humaine, engendrer l'avilis-
sement des âmes , l'oppression des faibles , la cupi-
dité de tous et la misère du plus grand nombre? Le
voulez-vous? Il vous est facile : touche? à la loi du
travail telle qu'elle a été promulguée par l'œuvre de
la création; augmentez le travail temporel; dimi-
nuez par la violence ou la ruse le travail spirituel;
abandonnez l'homme à l'inspiration de sa convoitise
et à la volonté de ses maîtres ; faites cela , et vous
— 466 —
serez assurés d'en recueillir le fruit dans une géné-
ration qui vous satisfera si vous aimez la dégrada-
tion morale et physique de l'humanité.
Je dis la dégradation physique autant que la
dégradation morale ; car l'observance du septième
jour n'a pas été établie seulement dans une vue de
sanctification religieuse , mais aussi et directement
dans une vue de conservation terrestre. C'est pour-
quoi l'Écriture se sert en même temps de deux ex-
pressions remarquables : elle dit que Dieu s'est reposé
le septième jour, et qu'il l'a sanctifié. Et comme le
but de Dieu était de nous tracer par son exemple la
règle de notre activité , il s'ensuit qu'il nous recom-
mandait deux choses à la fois, le repos et la sanctifi-
cation du septième jour. Et si vous en doutez, si vous
ne croyez pas que Dieu tienne à si haut prix le bien-
être équitable du corps de Thomme, écoutez-le pro-
clamant de nouveau par Moïse au pied du Sinaï la
grande loi du sabbat : Tu travailleras six jours; le
septième jour est le sabbat y c'est-à-dire le repos du
Seigneur ion Dieu. Tu ne feras aucune œuvre en
ce jour-là, toi, et ton fils et ta fille , ton serviteur et
ta servante, et ton bœuf et ton âne, et tous tes ani-
maux domestiques , et l'étranger qui est entre tes
portes (1). Voilà la loi. Or écoutez-en la raison, que
Dieu donne immédiatement: Afin, dit -il, que ton
serviteur et ta servante se reposent commue toi (2).
Et, allant plus loin encore, il disait dans une autre
(1) Deutéronome, chap, v, vers. 13 et 14.
(2] Ihid.
— 467 —
rencontre à tout le peuple assemblé : Tu travailleras
six jours; le septième, tu cesseras de travailler,
afin que ton bœuf et ton âne se reposent , et que se
rafraîchissent le fils de ta servante et V étranger (1).
Ici Dieu stipule en faveur des animaux qui parta-
gent le travail de l'homme ; il les associe au bénéfice
de sa miséricordieuse providence , et , puisqu'ils se
fatiguent avec la créature raisonnable, il veut que
le repos de la créature raisonnable s'étende jusqu'à
eux. Vous reconnaissez là, Messieurs, le cœur de
Dieu , et si votre intelligence doutait encore tout à
l'heure du sens temporellement philanthropique at-
taché par l'Écriture à la loi du septième jour, il ne
vous reste plus d'excuse devant des textes qui défient
l'interprétation par leur clarté. Écoutez cependant
encore. Après que Dieu a recommandé à son peuple
l'observance du sabbat au profit des plus pauvres et
des plus laborieux , il termine par cette solennelle
adjuration : Souviens -toi que tu as servi toi-même
en Egypte, et que le Seigneur ton Dieu fa tiré de là
avec une main puissante et un bras étendu; et c'est
pourquoi il fa ordonné d'observer le jour du sab-
bat (2). Ainsi , c'est en mémoire de la servitude d'E-
gypte, et en la leur rappelant, que Dieu impose à la
postérité de Jacob la charte du repos dans le travail,
c'est -à -dire la charte première et fondamentale de
toute liberté. Car qu'est-ce que la liberté d'un homme
attaché à la glèbe d'un labeur sans rémission? Qu'est-
(1) Exode, chap. xxiii , vers. 12.
(2j Deutéronome, chap. v, vers. 45.
— 468 —
ce que la liberté d'un corps qui ne se relève jamais
vers la voûte du ciel , et la liberté d'une âme qui ne
se relève jamais vers la lumière de Dieu?
C'est à vous , Messieurs , c'est à toutes les généra-
tions des maîtres d'autrui que s'adressent ces formi-
dables jDaroles qui retentissaient, il y a trois mille
ans , dans les déserts de la mer Rouge : Souviens-
toi que tu as servi ioi-mê7ne en Egypte ! Tous , dans
nos aïeux , nous avons servi ; tous , dans notre pos-
térité , nous servirons en Egypte. C'est en vain que
nous portons sur nous les signes de l'affranchisse-
ment , et que nous demandons à l'avenir la fidélité
qu'il refuse aux rois ; nous sommes d'un sang que
le travail servile a pétri, que le travail servile pétrira
de nouveau. Regardez dans vos mains la trace de la
terre ; nous venons de la terre , et nous allons à la
terre. Il n'y a d'exception pour personne, pas plus
pour l'enfant du palais que pour l'enfant de la ca-
bane. Tôt ou tard la longue main de l'infortune nous
ressaisit et nous ramène au travail obscur qui fut
notre berceau. Et s'il était ainsi dans des siècles de
stabilité, combien plus aujourd'hui que toute pierre
angulaire a été détruite , et que nous bâtissons dans
les orages de l'égalité le mouvant édifice de nos des-
tinées ! Ecoutez donc la parole qui vous rappelle la
servitude d'Egypte; respectez dans vos frères vivant
du service le service qui fut le vôtre et qui le rede-
viendra. Ne leur ravissez pas le jour de trêve qui leur
fut préparé dès l'origine pour être la liberté de leur
âme et de leur corps, et qui leur fut préparé avec une
munificence que vous ne soupçonnez peut-être pas.
— 4G9 —
Car, remarquez-le, Dieu n'a pas fait du sabbat une
institution privée, un jour à prendre au hasard par
chacun de nous dans une suite quelconque de jours
occupés. Non , il en a fait l'institution sociale par
excellence; il a convoqué le genre humain au même
jour et à la même heure pour toute la suite des
siècles , en l'invitant à se reposer, à se réjouir et à
s'édifier en lui. Il a fondé, en un mot, une fête pério-
dique, et perpétuelle pour l'humanité. Car l'homme
a besoin de fêtes. Retenu loin de la cité permanente
qui est le terme de son pèlerinage , et portant au
cœur la mélancolie de l'épreuve et de l'absence , il a
besoin de sortir par des secousses de l'ombre mono-
tone de sa vie. Il a besoin , comme Saûl , d'entendr^
le bruit de la harpe , ou , comme David , de marcher
en cadence devant l'arche de Dieu. Mais qui donnera
des fêtes au pauvre peuple de ce monde? qui lui
donnera des palais , des statues , des peintures , des
voix, des flambeaux? qui lui donnera des émotions
dignes de lui , et cette joie rare où la conscience est
ravie comme le cœur? Le peuple est pauvre et sans
art; il n'a rien de grand que lui-même et que Dieu
qui le protège. Le peuple et Dieu se mettront en-
semble, et ce sera la fête de l'humanité. Voilà soixante
siècles que tous deux sont fidèles à ce rendez -vous,
et qu'ils se donnent sans interruption cette fête qui
ne coûte rien au peuple que de s'assembler, et à Dieu
que de le voir.
Les législateurs des nations ont reconnu ce besoin
populaire de jouissances communes et publiques ;
ils ont cherché à le satisfaire par des pompes reli-
ÎV. .- u
— 470 —
gieuses par des spectacles, des triomphes, des jeux,
des combats. Mais, au lieu d'instruire et d'élever
l'homme, rien n'a servi davantage à le dégrader; les
passions les plus honteuses venaient chercher là des
assouvissements applaudis. Le sang et la volupté
s'y donnaient rendez-vous devant les saintes images
de la patrie, et la publicité, mère de la pudeur, n'y
était pour la multitude qu'une débauche de plus.
C'est qu'en effet les plaisirs de la fouie tournent aisé-
ment vers tous les vices. Un politique célèbre a dit :
« Qui assemble le peuple l'émeut. » On pourrait dire
avec non moins de vérité : Qui amuse le peuple le
corrompt. Dans les temps modernes, on a vu des
législateurs rationahstes essayer de créer des fêtes
pour remplacer celle du septième jour qu'ils avaient
abolie. Ils n'ont réussi qu'à inventer des imitations
de l'antiquité , avec le ridicule de plus et le peuple
de moins. Le sens public était devenu trop juste et
trop profond sous l'inspiration du christianisme pour
accueillir ces puériles rénovations. Il a donc fallu,
dans les grandes occasions de la vie civile, se borner
à des divertissements vulgaires , et Dieu seul est de-
meuré en possession de donner au genre humain des
solennités graves , qui le rassemblent , le remuent ,
l'améliorent et le reposent.
En est-il un seul parmi vous, Messieurs, qui n'ait
été quelquefois touché du spectacle que présente
une population chrétienne dans le jour consacré à
Dieu? Les voies pubUques se couvrent d'une multi-
tude ornée de ses meilleurs habits; tous les âges y
paraissent avec leurs espérances et leurs peines , les
— 471 —
unes et les autres tempérées par un sentiment plus
^ haut de la vie. Une joie fraternelle anime les yeux
qui se rencontrent; le serviteur est plus proche de
son maître; le pauvre est moins éloigné du riche;
tous , par la communauté du même devoir accompli
et par la conscience de la même grâce reçue, se
sentent plus étroitement les fils du même Père qui
est au ciel. Le silence des travaux serviles, compensé
par la voix joyeuse et mesurée des cloches , avertit
des milliers d'hommes qu'ils sont libres , et les pré-
pare à supporter pour Dieu les jours où ils ne le
seront pas. Rien d'austère n'obscurcit les visages;
l'idée de l'observance est modérée par celle du repos,
et l'idée du repos est embellie par l'image d'une fête.
L'encens fume dans le temple , la lumière brille sur
l'autel, la musique remplit les voûtes et les cœurs, le
prêtre va du peuple à Dieu et de Dieu au peuple ; la
terre monte, et le ciel descend. Qui ne sortira plus
calme ? Qui ne rentrera meilleur? Oh ! pour moi ,
Messieurs, jamais ce jour ne m'a laissé sans atten-
drissement , et même ici, dans cette capitale où tant
d'âmes ne la respectent pas, je n'en vois jamais l'effet
populaire sans m'élever vers Dieu par une aspiration
de reconnaissance et d'amour.
Tel est donc le sens , tel est le résultat de cette
grande loi du travail que Dieu a voulu promulguer
et consacrer dans l'acte même de la création. Après
vous l'avoir interprétée , pourrais-je retenir un sen-
timent douloureux qui m'oppresse ? Pourrais-je ne
pas me plaindre à vous qu'il y ait un peuple chré-
tien qui méprise cette loi, et que ce peuple soit le
— 472 —
nôtre? Est-ce bien la France qui méconnaît à ce
point les devoirs les plus sacrés de l'homme envers
l'homme? Est-ce elle qui déchire le pacte fondamen-
tal de l'humanité, qui livre au riche l'âme et le corps
du pauvre pour en user à son plaisir, qui foule aux
pieds le jour de la liberté, de l'égalité, de la frater-
nité, le jour sublime du peuple et de Dieu? Je vous
le demande, est-ce bien la France? Ne l'excusez pas
en disant qu'elle permet à chacun le libre exercice
de son culte, et que nul, s'il ne le veut, n'est con-
traint de travailler le septième jour; car c'est ajouter
à la réalité de la servitude l'hypocrisie de l'affran-
chissement. Demandez à l'ouvrier s'il est libre d'a-
bandonner le travail à l'aurore du jour qui lui
commande le repos. Demandez au jeune homme qui
consume sa vie dans un lucre quotidien dont il ne pro-
fite pas, s'il est libre de respirer une fois par semaine
l'air du ciel et l'air plus pur encore de la vérité. De-
mandez à ces êtres flétris qui peuplent les cités de
l'industrie s'ils sont libres de sauver leur âme en
soulageant leur corps. Demandez aux innombrables
victimes de la cupidité personnelle et de la cupidité
d'un maître , s'ils sont libres de devenir meilleurs , et
si le gouffre d'un travail sans réparation physique
ni morale ne les dévore pas vivants. Demandez à
ceux-là mêmes qui se reposent, en effet, mais qui
se reposent dans la bassesse des plaisirs sans règle ,
demandez-leur ce que devient le peuple dans un
repos qui n'est pas donné et protégé par Dieu. Non ,
Messieurs , la liberté de conscience n'est ici que le
voile de l'oppression ; elle couvre d'un manteau d'or
— 473 —
les lâches épaules de la plus vile des tyrannies , la
tyrannie qui abuse des sueurs de l'homme par cupi-
dité etparimpiété. Si la liberté de conscience était ici
pour quelque chose, apparemment l'Angleterre pro-
testante s'en serait aperçue ; apparemment la démo-
cratie des Etats-Unis d'Amérique s'en serait avisée :
et dans quels lieux du monde le droit du septième
jour fut-il plus respecté? Sachent donc ceux qui
l'ignorent , sachent les ennemis de Dieu et du genre
humain, quelque nom qu'ils prennent, qu'entre le
fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre
le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime,
et la loi qui affranchit. Le droit est l'épée des grands,
le devoir est le bouclier des petits.
Il en est temps, Messieurs, arrachons de la France
cette lamentable erreur qui n'a que trop duré. Aussi
bien les tempêtes nous avertissent qu'il n'est pas bon
de violer les commandements qui furent promulgués
avec la création , renouvelés dans les foudres du
Sinaï, et retrempés dans le sang du Calvaire. Qui
est contre Dieu est contre Thumanité, et si quelques
malheureux, armés de ce qu'ils appellent la raison,
ne craignent pas de se faire ces deux ennemis , nous
pouvons nous fier de la vengeance à l'avenir tout
seul, à cet avenir qui est déjà le présent, et qui
nous avertit tous de penser à nos fautes et de les
combattre généreusement dans une salutaire répara-
tion. La France le fera ! Oui , mon Dieu , la France
le fera! Nous en avons l'augure dans le respect
qu'elle vous porte au milieu des ruines qu'elle vient
si soudainement d'accomplir. Elle écoutera les pro-
— 474 -
phéties de l'expérience, elle se relèvera vers vous
par les difficultés de s'asseoir d'elle-même; elle
reconnaîtra pour principe de son salut cette belle
parole que vous avez dite à tous les peuples du
monde par Jésus -Christ, votre Fils unique : Cher-
chez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et
le reste vous sera donné par surcroît (1). Entendez ,
mon Dieu , cette voix qui vous parle de la France ,
et lorsqu'une année descendue de votre éternité sur
notre courte vie nous ramènera dans ce temple,
faites que nous y trouvions debout, plus fortes et
plus glorieuses que jamais, la patrie et la vérité.
(1} Saint Matthieu, chap. vi, vers. 33.
TABLE
ANNEE 1840. — DE JÉSIS-CHRIST
Trente - SEPTIÈME Conférence. — De la vie iulime de
Jésus-Christ 3
Trente-huitième Conférence. — De la puissance publique
de Jésus-Christ . ... 37
Trente-neuvième Conférence. — De l'établissement du
règne de Jésus-Christ 63
Quarantième Conférence. — De la perpétuité et du pro-
grès du règne de Jésus-Christ 91
Quarante et unième Conférence. — De la préexistence
de Jésus-Christ 119
Quarante-deuxième Conférence. — Des efforts du rationa-
lisme pour anéantir la vie de Jésus -Christ 151
Quarante- troisième Conférence. — Des efforts du ra-
tionalisme pour dénaturer la vie de Jésus-Christ. . . 183
Quarante-quatrième Conférence. — Des efforts du ra-
tionalisme pour expliquer la vie de Jésus-Christ. . . . 213
476 —
ANNEE 1848. — DE DIEU
Quarante-cinquième Conférence. — De l'existence de Dieu. 243
Quarante-sixième Conférence. — De la vie intime de
Dieu 267
Quarante-septième Conférence. — De la création du
monde par Dieu 297
Quarante-huitième Conférence. — Du plan général de la
création . 327
Quarante-neuvième Conférence. — De l'homme en tant
qu'être intelligent. 355
Cinquantième Conférence. — De l'homme en tant qu'être
moral 389
Cinquante et unième Conférence. — De l'homme en tant
qu'être social 425
Cinquante- deuxième Conférence. — Du double travail
de l'homme ,,...... 431
ÉVREUX, imprimerie ch. hkrïssey, patl hérissey. succ^