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Full text of "Oeuvres du R.P.H.D. Lacordaire"

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3èZ88 


BOOK  208.  1.L1  19  V.8  c  1 
LACORDAIRE  #  OEUVRES  DU  R  P  H  D 
LACORDAIRE 


3  T153  DDObSlO^  ô 


ŒUVRES 


DU 


H.-D.  LACORDAIRE 


TOME   VIll 


XOTÏCES    ET    PAXÉGYRÏOUES 


PARIS 
LIBRAIRIE  V^^  CH.  POUSSIELGUE 

RUE    CASSETTE,     15 


ŒUVRES 


DU 


P.  HENRIDOMLMQUE  LACORDAIRE 


DE  L  ORDRE  DES  FRERES  PRECHEURS 


TOME  YIII 


PROPRIETE     D  K 


é^^^^i:^^  ^^/^ 


C^ 


ŒUVRES  COIYIPLETES  DU  P.  LACORDAIRE 

Précédées    d'une   notice   sur   sa   vie. 

!i   vol.  iu-S"  :   oii  Ir.  —   Les  nuMiies,  9  vol.  in-12  :  30  fr. 

On  vinl  séparément  : 

Vie  de  saint  Doniiniquo.  hi-12,  avec  portrait  tome  I-"-  des  Œuvres)  3     » 

Conférences  prèchées  à  paris   (ISoo-i85l)    et   à  Toulouse.   .5   vol.  in-12 

(tomes  11  à  VI  des  Œuvres'' 20     » 

Œuvres  philosophiques  et  politiques.    Ia-12  (tome   VII  des  Œu- 
vres ^ 3     » 

IVotices  et  Panéa'yrl([ue.S.   Iu-12  (tome  VUl  des  Œuvres).  .    .    .  3     » 

Mélang-es.  ln-L2  i  lome  IX  des  Œ.u\res) 3     » 

Notice  sur  le  P.  Lacordaire.  1q-12 0  30 

Vie  de  saint  Doaiini(Jue.   Belle  édition  in-S»   raisin,   illustrée   d'après 

les  peintures  du  P.  Besso?; 12  .50 

Lettres  à  un  jeune  homme  sur  la  vie  chrétienne.  Joli  volume 

in-32  encadré 1  2.5 

Sainte  3Iarie-Madeleine.  Joli  volume  ia-32  encadré i  25 

Pensées  choisies,  extraites  des  œuvres  et  publiées  sous  la  direction  du 

P.  Chocarne.   10'  édit.  2  volumes  in-32  encadré 3     » 

Lectures  choisies  :  L'Éslise  —  Jésus-Christ  —  Les  Vertus.  —  3  volumes 

in-o2  allongé,  tex'e  encadré.  Chacun 2     » 

OEUVRES  POSTHUxVIES 

Lettres  à  M^Ma  baronne  de  Prailly.  hi  8» 7    » 

Le  même  ocvk.age.  In-12 3  73 

Lettres  à  Th.   Foisset.  2  volumes  in-8« 12  30 

Lettres  inédites.  In-S» 7    » 

Sermons,  Instructions  et  Allocutions,  Notices,  Textes,  Fragments, 
Analyses. 

Tome  I".  Sermons  (182.5-1849).   hi-S» 7     » 

Tome  II.  Sermons    1830-1856)  Instructions  données  à  l'école  de  Sorèze 

(1854-1861!.    In-8»   . ■ 7     » 

Tome  m.  Allocutions,  ln-8" 6     » 

Le  même  ouvrage.  Tome   {".  4"  édition,  ln-12 3  73 

Tome  11.  4*=  étUtion.  In-i2 3  73 

Tome  III.  Allocutions  et  écrits  divers.  S»  édition.  In-i2   ....     3  75 

Conférences     de    Nancy     (1842-1843)    publiées    par    le    P.     Tripier 

2  A^olumes  in-12 .' 6  fr. 


NOTICES 


ET 


PANÉGYRIQUES 


13? 


t,^ 


PAR 


LE   P.    HENRI-DOMLMQUE  LAGORDAIRE 

DES    FRÈRES     PRÊCHEURS 
MEMBRE    DE   l'aCADÉMIE   FRANÇAISE 


PARIS 

LIBRAIRIE   V^«   GH.   POUSSIELGUE 

RUE    CASSETTE,    15 

1905 


NOTICE   FUNEBRE 


MARC-RENÉ  COMTE  DE  MONTALEiMBEUT 


VIU.  —  i 


NOTICE  FUNEBRE 


MARC- RENÉ  COMTE  DE  MONTALEMBERT 


La  foule  des  hommes  de  ce  temps  se  partage  en 
deux  classes  :  les  esclaves  du  pouvoir  et  ceux  de  la 
popularité.  Les  uns  ont  dit  à  la  couronne  :  N'etes- 
vous  pas  Dieu?  Les  autres  ont  dit  au  peuple  :  C'est 
*oi  qui  es  le  maître.  Et  quand  les  adorateurs  de  ce 
double  symbole  de  la  servitude  se  retirent  des  af- 
faires publiques  par  ordre  de  la  mort,  ils  s'en  vont 
avec  un  peu  de  bruit  que  fait  sur  leur  cercueil  la  faveur 
populaire  ou  celle  des  cours.  Mais  s'il  est  par  hasard 
un  citoyen  qui  ait  été  indépendant  des  partis  dans  sa 
carrière  politique ,  celui-là  meurt  sans  éloge  après 
avoir  vécu  sans  honte,  et  ses  restes  s'en  vont  en  si- 
lence attendre  la  seule  justice  qui  ne  manque  jamais. 
Tel  fui  un  homme  dont  lescathoHques  ne  pourraient 
sans  ingratitude  abandonner  la  mémoire,  puisqu'il 
a  le  premier  défendu  leur  cause  à  la  tribune ,  en  la 


—  4  — 

mêlant  à  celle  de  la  liberté.  Les  catholiques  doivenf 
trop  à  deux  générations  de  cette  race ,  pour  ne  pas 
désirer  connaître  le  chevalier  chrétien  qui  vint  tout 
à  coup,  après  que  le  trône  se  fut  séparé  d'eux ,  prê- 
ter une  voix  courageuse  à  leurs  droits ,  et  qui  voulait 
plus  que  jamais  leur  consacrer  sa  vie  lorsque  Dieu 
le  rappela.  J'acquitterai,  si  je  peux,  la  délie  des  ca- 
IhoUques. 

Marc-René-Anne-Marie,  comte  de  Montalembert, 
pair  de  France,  colonel  d'infanlerie,  né  à  Paris  en 
1777,  était  issu  d'une  ancienne  et  illustre  maison  du 
Poitou.  C'était  d'un  de  ses  ancêtres,  célèbre  par  l'hé- 
roïque défense  de  Landrecies  et  de  Thérouanne ,  que 
François  l^^  disait  :  «  Nous  sommes  quatre  gentils- 
hommes de  la  Guienne  qui  combatlons  en  lice  contre 
tous  allants  et  venants  de  la  France  :  moi ,  Sansac, 
Montalembert  et  laChâtaigneraye.  »  L'éclat  de  cette 
maison  s'éteignit  à  l'avènement  des  Bourbons  au 
trône,  lorsque  la  noblesse,  achevant  de  perdre  la 
place  qu'elle  avait  occupée  dans  la  monarchie,  se 
divisa  en  deux  parts  :  l'une  qui  vint  chercher  à  la 
cour  l'illustration  de  la  faveur,  l'autre  qui  préféra 
vivre  obscure  dans  les  provinces,  et  y  conserver, 
par  l'indépendance  des  mœurs  privées ,  une  image 
des  temps  passés.  La  famille  de  Montalembert  fut 
de  celles  qui  aimèrent  mieux  confier  l'honneur  de 
lei»r  nom  au  toit  paternel  qu'aux  antichambres  des 
rois,  étant  plus  propre,  comme  on  l'avait  dit  d'André 
de  Montalembert,  nomir^i  premier  gentilhomme  de 
la  chambre  par  François  P"",  à  donner  la  camisade 
à  l'ennemi  qu'une  chemise  au  roi. 


Sous  Louis  XIV,  cependant,  les  Montalembert 
eurent  une  occasion  d'élever  leur  fortune  aussi  haut 
que  leur  nom.  M°^^  de  Maintenon  avait  eu  pour 
aïeule  Louise  de  Montalembert,  Glle  de  Jean  de  Mon- 
talembert, tué  à  la  bataille  de  Coutras,  en  1587.  On 
sait  que  M"^  de  Maintenon  désirait  ardemment  in- 
troduire à  la  cour  quelqu'un  de  sa  famille  qui  pût 
l'honorer  plus  que  ne  le  faisait  son  frère  le  marquis 
d'Aubigné.  Elle  songea  à  la  maison  de  Montalem- 
bert, et  offrit  à  celui  qui  en  était  alors  le  chef  de 
venir  à  Versailles,  où  elle  se  chargeait  de  sa  fortune. 
L'offre  ne  fut  pas  acceptée ,  et  ce  sang  généreux  con- 
tinua à  couler  pour  le  pays  dans  des  grades  obscurs. 
Il  reprit  de  lui-même  son  éclat  par  les  services  mili- 
taires et  diplomatiques  que  le  marquis  de  Monta- 
lembert, oncle  de  celui  que  nous  regrettons,  rendit 
à  la  France  pendant  la  guerre  de  Sept  ans,  et  par 
l'invention  du  nouveau  système  de  la  fortiflcaiion 
perpendiculaire.  Il  était,  en  1802,  année  de  sa  mort, 
le  doyen  de  l'Académie  des  sciences  et  des  généraux 
français. 

La  famille  de  Montalembert  n'avait  quitté  que 
très-tard  le  sol  de  la  France,  à  l'époque  de  la  révo- 
lution; elle  ne  consentit  à  ce  funeste  adieu  qu'en 
1792.  Le  jeune  René,  dont  nous  esquissons  la  vie, 
avait  alors  quinze  ans.  Il  suivit  sa  famille,  sans 
savoir  ce  qu'on  perd  en  s'éloignant  de  la  patrie,  si 
injuste  qu'elle  soit,  et  combien  sont  longs  les  chemin?: 
qui  y  ramènent,  surtout  quand  on  la  fuit  à  un  âge  ou 
le  cœur  ne  discerne  pas  bien  encore  ce  que  c'est 
qu'un  ciel  étranger.  Il  devait  en  voir  beaucoup  avant 


—  6  — 

de  se  reposer  sous  celui  de  la  France.  Des  arrêts  de 
mort  lui  fermèrent  le  retour  pendant  plusieurs  an- 
nées, et,  lorsque  la  gloire  impériale  rouvrit  les  portes 
de  la  France,  il  ne  voulut  point  passer  par  ces 
fourches  caudines  de  l'exil.  Son  départ  avait  été  in- 
nocent ;  mais  puisque  le  sort  de  sa  famille  en  avait 
fait  un  banni,  il  était  bien  de  ne  pas  accepter  de  mi- 
séricorde, et  de  prendre  au  mot  la  fortune  de  ses 
pères.  Il  faut  savoir  dans  le  monde,  et  surtout  dans 
les  temps  de  révolution,  ramasser  le  gant  qui  tombe 
à  nos  pieds;  il  n'en  est  pas  qui  ne  puisse  être  relevé 
avec  honneur.  Si  vous  êtes  banni,  soyez  banni,  et 
que  Dieu  vous  garde! 

René  de  Montalembert  commença  par  être  capi- 
taine dans  la  légion  d'émigrés  que  commandait  son 
père,  dont  elle  portait  le  nom.  Elle  fut  licenciée  en 
1799.  11  obtint  alors  du  service  dans  l'armée  anglaise, 
où  les  connaissances  militaires  qu'il  avait  acquises 
sous  le  général  français  Jarry  le  firent  promptement 
distinguer.  Attaché  à  l'élat-major  de  son  régiment, 
il  fut  envoyé  avec  lui  en  Egypte,  et  plus  tard  aux 
grandes  Indes,  en  1804.  Là  du  moins  il  ne  trouva 
pas  la  gloire  de  son  pays  écrite  sur  le  sable  et  sur 
des  pyramides,  pour  lui  rappeler  à  tout  moment 
quelle  patrie  il  avait  perdue.  Après  quatre  années  de 
séjour  dans  les  Indes,  il  revint  en  Europe.  Il  fut  em- 
ployé dans  l'état-major  du  duc  de  Wellington,  pen- 
dant les  campagnes  de  1808  et  de  1809 ,  en  Portugal 
et  en  Espagne.  11  prit  part  aussi  à  l'expédition 
de  Walcheren,  comme  chef  d'état- major  d'une  di- 
vision. 


—  7  — 

Vingt-deux  ans  s'étaient  écoulés  dans  ces  fortunes 
diverses,  mais  où  l'exil  se  retrouvait  toujours,  lors- 
que M.  de  Montalembert  alla,  de  la  part  du  prince 
régent,  annoncer  dans  Hartwell,  à  Louis  XVIII,  son 
rétablissement  sur  le  trône  de  France.  C'était  finir 
heureusement  une  longue  émigration,  que  de  recou- 
vrer en  un  même  jour  une  patrie,  et  de  porter  une 
couronne  à  l'ancienne  famille  de  ses  rois.  M.  de  Mon- 
talembert ,  revenu  en  France  après  vingt-deux  ans 
de  séjour  chez  les  nations  étrangères,  se  trouva  aussi 
à  l'aise  dans  l'air  de  son  pays  que  s'il  l'eût  toujours 
respiré.  Il  y  entra  sans  haine,  sans  y  retrouver  le 
moindre  débris  du  patrimoine  de  ses  aïeux,  et,  quoi- 
qu'il semblât  que  son  rôle  naturel  fut  d'y  combattre 
la  liberté,  il  ne  sortit  jamais  de  sa  bouche,  dès  qu'il 
put  l'ouvrir  à  la  tribune,  une  parole  dont  la  liberté 
eût  à  se  plaindre,  et  qui  ne  fût  celle  d'un  homme  ini- 
tié par  l'expérience  et  par  un  cœur  droit  dans  une 
science  où  les  victimes  des  révolutions  profitent  ra- 
rement. Sa  carrière  se  ressentit  decette  indépendance, 
qui  alla  croissant  jusqu'à  la  fin,  et  qu'on  ne  devait 
pas  attendre  d'un  émigré  si  opiniâtre,  d'un  soldat 
qui  s'était  trouvé  dans  des  rangs  ennemis  de  la 
France.  Mais  il  était  de  ce  sang  qui  n'avait  pu  sup- 
porter le  joug  des  cours,  et,  avec  la  môme  franchise 
qu'il  avait  mené  la  vie  d'un  proscrit  qui  ne  connaît 
plus  que  Dieu  et  son  épée ,  il  accepta  de  toute  son 
âme  les  devoirs  d'un  citoyen,  dès  qu'il  en  eut  repris 
les  droits.  Louis  XVIII  lui  donna  le  grade  de  colonel 
dans  l'armée  française,  la  croix  de  Saint-Louis,  celle 
d'officier  delà  Légion  d'honneur,  et  le  nomma  se- 


cond  secrétaire  d'ambassade  à  Londres.  A  Tépoque 
des  Cent-Jours ,  il  fut  envoyé  deux  fois  à  Bordeaux  : 
la  première,  pour  veiller  au  départ  de  M™®  la  du- 
chesse d'Angoulême;  la  seconde  fois,  avec  trois  fré- 
gates et  plusieurs  transports,  pour  aider  à  soumettre 
les  restes  du  parti  de  Napoléon  dans  le  Midi.  C'é- 
taient de  nouveaux  liens  envers  une  famille  destinée 
à  mettre  encore  à  l'épreuve  de  l'infortune  ses  servi- 
teurs. M.  de  Montalembert  retourna  à  Londres  en  qua- 
lité de  premier  secrétaire  d'ambassade.  Louis  XVIII, 
qui  connaissait  son  attachement  et  qui  aimait  ses 
opinions  constitutionnelles,  le  fit,  au  mois  de  juil- 
let 1816,  son  ministre  plénipotentiaire  près  la  cour 
de  Stuttgard  ,  et  l'éleva,  le  5  mars  1819,  à  la  dignité 
de  pair  de  France.  Nous  allons  le  voir  dans  cette 
carrière  de  la  pairie,  où  il  a  siégé  douze  ans  au  milieu 
des  vicissitudes  de  l'opinion ,  sans  cesser  un  seul 
jour  d'honorer  les  siennes,  quoiqu'il  soit  difficile, 
en  de  si  grands  changements,  de  rester  toujours  su- 
périeur à  la  séduction  de  tout  ce  qui  se  passe  autour 
de  nous. 

Le  début  de  M.  de  Montalembert  à  la  Chambre  fut 
aussi  noble  qu'heureux.  C'était  en  1820.  Il  avait  été 
nommé  ministre  plénipotentiaire  près  la  cour  de, 
Danemark,  et  se  disposait  à  partir  pour  Copenhague. 
Des  lois  d'exception  gouvernaient  alors  la  France ,  à 
cause  du  meurtre  récent  de  l'infortuné  duc  de  Berri, 
triste  épitaphe  qu'on  avait  gravée  là  sur  sa  tombe 
pour  y  être  un  signe  de  salut,  comme  si  la  société 
se  sauvait  par  un  prétendu  bannissement  de  six  mois 
imposé  au  mal.  On  pensait  ainsi  dans  ce  temps-là. 


-  9  — 

M.  de  Monlalembert  ne  partageait  pas  ces  pensées 
frivoles,  et,  étant  monté  à  la  tribune  pour  défendre 
les  prérogatives  de  la  pairie  à  l'égard  de  la  contrainte 
par  corps,  il  termina  ainsi  son  discours  :  «  Dans  peu 
de  jours  je  quitterai  la  France,  peut-être  pour  plu- 
sieurs années.  Qu'il  me  soit  permis,  avant  de  des- 
cendre de  cette  tribune ,  de  former  un  vœu,  celui  de 
retrouver  à  mon  retour  la  pairie  intacte  dans  sa  di- 
gnité comme  dans  son  honneur,  et  la  France  délivrée 
des  lois  d'exception,  jouissant  enfin  de  la  plénitude 
de  ses  libertés  conslitutionnelles  (1).  »  Après  ce  vœu, 
M.  de  Montalembert  descendit  de  la  tribune,  où  il 
avait  paru  pour  la  première  fois;  mais  il  ne  quitta 
point  la  France.  Rayé  de  la  liste  des  ambassadeurs 
par  le  ministère  de  MM.  de  Richelieu  et  Pasquier ,  il 
demeura  six  années  sans  emploi  :  ce  sont  ces  six 
années  qui  forment  la  première  partie  de  sa  carrière 
législative. 

Nous  remarquons  principalement  les  discours  qu'il 
prononça,  dans  cet  intervalle,  sur  les  questions  de 
la  guerre  d'Espagne,  de  la  septennalité,  de  l'indem- 
nité et  des  substitutions. 

Il  considéra  la.  guerre  d'Espagne  comme  nécessaire 
pour  rétablir  la  prépondérance  de  la  monarchie  fran- 
çaise ,  en  ralliant  autour  de  la  victoire  tous  nos  vieux 
soldats,  et  nous  créant  sur  le  Rhin,  pour  la  sécurité 
des  Pyrénées,  une  force  capable  d'arrêter  l'am.bition 
du  Nord.  «  Qui  vous  assure,  s'écriait-il ,  que  le  suc- 
cesseur d'Alexandre  héritera  de  sa  modération  comme 

(1)  Séance  de  la  Chambre  des  pairs,  du  10  juillet  1820. 


-io- 
de sa  puissance,  de  ses  vues  pacifiques  comme  de 
son  empire?  Qui  vous  dit  que  son  génie,  au  contraire, 
ses  goûts,  ses  inclinations,  ne  le  pousseront  pas  vers 
les  conquêtes?  Qui  vous  dit  surtout  que  ces  huit  cent 
mille  soldats  dont  nous  a  parlé  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  cessant  d'être  comprimés  par 
une  main  également  ferme  et  prudente,  ne  deman- 
deront pas  à  grands  cris  et  du  soleil  et  des  mers , 
bienfaits  que  la  nature  a  refusés  à  leurs  vastes  soli- 
tudes, et  sans  lesquels  il  n'est  pas  de  jouissances 
pour  une  nation  civilisée?  Qui  pourra  alors  s'opposer 
à  ce  torrent  dévastateur?  Sera-ce  l'Autriche?  la 
Prusse?  la  Confédération  germanique?  Vain  espoir/ 
Prenez  la  carte  de  l'Europe  :  voyez  le  bastion  me- 
naçant que  forme  la  Pologne.  Les  Russes,  dans  leur 
première  attaque  ,  couperont  l'Allemagne  par  le 
centre,  et  ils  s'établiront  sur  le  Rhin  avant  la  fin  de  la 
première  campagne.  Qui  pourra  donc  les  arrêter  (1)?  » 
Ce  devait  être  ce  bastion  menaçant  de  la  Pologne 
qui  effrayait  M.  de  Montalembert.  Il  est  devenu,  en 
effet,  le  bastion  de  l'Europe  contre  la  Russie,  et  si  la 
Providence  ne  l'eût  jeté  tout  à  coup  entre  le  succes- 
seur d'Alexandre  et  le  successeur  de  Charles  X,  entre 
la  barbarie  et  la  liberté,  ce  n'est  pas  sur  le  Rhin  que 
la  Russie  eût  rencontré  sa  perte,  malgré  la  voix  élo- 
quente qui  nous  invitait  naguère  à  prendre  un 
baptême  de  gloire  dans  le  fleuve  qui  baigne  la  for- 
teresse de  Mayence  (2).  Le  point  de  vue  de  politique 


(1)  Séance  de  la  Chambre  des  pairs ,  du  18  mars  1823. 
{2}  Discours  de  M.  de  Montalembert,  le  29  mars  1831. 


—  Il  - 

générale  où  s'élait  placé  le  noble  comte  pour  envisa- 
ger la  guerre  d'Espagne,  fut  trouvé  froid  par  l'esprit 
de  parti,  quoiqu'il  se  fût  plaint  que  le  ministère  n'eût 
pas  levé  une  armée  assez  formidable  pour  l'accom- 
plissement de  ses  projets,  et  qu'il  eût  dit  :  «  Puisque 
nous  avons  passé  les  Pyrénées,  il  faut  pouvoir  aller 
jusqu'aux  colonnes  d'Hercule;  quand  la  France  tire 
l'épée,  elle  doit  la  tirer  tout  entière  (1).»  Ce  mot  peint 
le  caractère  du  noble  comte  ;  il  ne  fut  jamais  à  demi 
ce  qu'il  était,  ni  gentilhomme,  ni  émigré,  ni  pair  de 
France ,  et  quand  le  sentiment  de  la  foi ,  qu'il  n'avait 
perdu  en  aucun  temps,  se  fut  réchauffé  une  fois  dans 
son  cœur  par  le  spectacle  de  la  religion  abandonnée 
des  rois,  et  par  de  douces  sympathies  de  famille,  il 
devint  si  fervent  catholique,  qu'on  l'eût  pris  pour 
un  de  ses  ancêtres  ressuscité  d'un  tombeau  des  croi- 
sades. 

Il  vota  pour  le  renouvellement  septennal  de  la 
Chambre  des  députés,  parce  qu'il  était  persuadé, 
d'une  part,  que  les  trois  pouvoirs  avaient  le  droit  de 
changer  un  article  de  la  Charte,  et  qu'il  croyait, 
d'une  autre  part,  la  septennalité  nécessaire  pour  in- 
vestir la  seconde  Chambre  législative  d'une  autorité 
plus  stable,  moins  sujette  aux  variations  produites 
par  les  intrigues  électorales.  Et  veut -on  savoir  ce 
qu'il  entendait  par  les  intrigues  électorales?  Qu'on 
écoute  ce  fier  langage  tenu  en  1824,  au  temps  de  la 
toute- puissance  de  M.  de  Villèle  :  «  Je  veux  parler 
des  manœuvres  odieuses  pratiquées  par  des  agents 

(i)  Séance  de  la  Chambre  des  pairs,  du  30  avril  1823 


—  12  - 

subalternes  du  pouvoir;  manœuvres  dont  tout  le 
monde  a  connaissance ,  et  dont  l'opinion  a  déjà  fait 
justice.  Encore  deux  ou  trois  élections  influencées 
d'une  pareille  manière ,  et  les  fonctionnaires  publics 
tombent  dans  la  dégradation,  et  le  gouvernement  re- 
présentatif devient  une  véritable  dérision.  Ah  !  dans 
ces  jours  de  dépendance  universelle,  et  de  tendance 
générale  vers  la  servilité;  dans  ces  jours  où  l'égoïsme, 
la  vanité,  le  besoin  de  jouissances  nous  portent  sans 
cesse  à  sacrifier  les  droits  les  plus  nobles,  et  à  déshé- 
riter notre  postérité  des  biens  les  plus  précieux,  car 
en  peut-il  exister  de  plus  inappréciables  que  les 
droits  politiques,  éloignons,  Messieurs,  éloignons 
les  époques  de  nos  élections;  donnons -nous  le 
temps  de  former  quelque  indépendance  héréditaire 
dans  les  idées  comme  dans  les  fortunes  de  nos  fa- 
milles. Laissons  passer  cette  soif  de  distinctions 
éphémères,  cette  manie  de  cordons  de  toutes  les 
couleurs  et  de  tous  les  pays  :  triste  héritage  du  der- 
nier gouvernement  (1)!  »  Je  ne  sais  si  je  me  trompe, 
mais  ce  vote  me  paraît  plus  honorable  que  s'il  eût 
été  plus  conforme  à  la  Charte.  Il  y  avait  là  une 
triple  indépendance  :  l'indépendance  de  la  popu- 
larité, du  pouvoir  et  des  idées.  Ajoutons  que  M.  de 
Montalembert  voulait  abaisser  de  dix  ans  l'âge 
des  éligibles,  et  qu'il  regardait  cette  mesure 
comme  essentiellement  liée  à  celle  de  la  septenna- 
lité  (2). 


(1)  Séance  de  la  Chambre  des  pairs,  du  4  mai  1824. 
{2j  Discours  de  M.  de  Montalembert,  du  30  mars  182a 


—  13  — 

M.  de  Montalembert  vota  encore  en  faveur  de  la 
loi  tendant  à  indemniser  les  anciens  propriétaires 
de  biens -fonds  confisqués  et  vendus  au  profit  de 
l'Etat  pendant  la  révolution.  Il  la  jugea  propre  à 
éteindre  les  haines,  et  à  faire  disparaître  la  distinc- 
tion fâcheuse  que  l'opinion  s'obstinait  à  maintenir 
entre  les  propriétés  patrimoniales  et  nationales.  Il 
y  était  d'ailleurs  personnellement  désintéressé.  Si 
un  amendement  qu'il  proposa  eût  été  admis,  les 
héritiers  du  sang  eussent  seuls  joui  du  bénéfice  de 
l'indemnité,  et  les  lois  imprescriptibles  du  droit  na- 
turel eussent  triomphé  des  règles  étroites  du  droit 
civil. 

Mais,  parmi  les  projets  de  loi  que  soutint  le  noble 
pair,  il  n'en  est  aucun  qui  fut  accueilli  avec  plus  de 
marques  d'impopularité  que  le  projet  sur  le  droit  de 
primogéniture  et  les  substitutions,  et  il  n'en  est  au- 
cun sur  lequel  il  ait  développé  des  vues  plus  géné- 
rales, plus  élevées,  avec  une  mesure  aussi  supérieure 
à  l'esprit  de  parti ,  qu'il  obligea  de  respecter  sa  pa- 
role, tant  elle  eut  l'accent  de  la  conscience,  et  sem- 
blait inspirée  parla  hberté.  Il  établit  que  nos  lois  sur 
les  successions  n'étaient  compatibles  qu'avec  le 
régime  républicain  et  le  régime  absolu,  et  que  la 
monarchie  constitutionnelle  périrait  si  elle  n'était 
appuyée  sur  le  droit  de  primogéniture  uni  au  droit 
limité  des  substitutions.  «  Je  ne  vois,  disait-il,  et  ne 
puis  voir  dans  le  morcellement  illimité  du  sol,  et 
dans  ses  désastreuses  conséquences ,  que  des  élé- 
ments de  servilité  ou  d'anarchie,  de  despotisme  ou 
de  républicanisme  ;  et  certes ,  Messieurs ,  ce  ne  sera 


—  14  — 

point  avec  de  tels  éléments  que  nous  pourrons  nous 
flatter  de  transmettre  à  nos  enfants  les  nobles  et  pré- 
cieuses institutions  que  nous  devons  au  plus  sage  des 
rois.  Nous  tomberons  dans  la  servitude  ou  dans  le 
chaos  révolutionnaire;  la  chute  est  inévitable. Chose 
incompréhensible!  nous  voulons  des  libertés,  des 
institutions,  des  garanties,  des  limites  au  pouvoir 
ministériel,  et  nous  conservons  bien  soigneusement 
une  législation  qui  établit  parmi  nous  une  quantité 
de  petits  propriétaires,  bien  indigents,  bien  exclu- 
sivement occupés  de  leurs  nécessités  domestiques. 
Nous  voulons  être  forts  contre  l'arbitraire,  et  nous 
chérissons  cette  désespérante  subdivision  du  sol  qui, 
pour  me  servir  de  la  pensée  d'un  orateur  de  l'autre 
Chambre  (M.  Royer-GoUard)  ,  relègue  tristement 
chacun  de  nous  au  fond  de  sa  faiblesse  indivi- 
duelle. Ignorons- nous  donc  qu'un  peuple  courbé 
sous  les  exigences  du  morcellement  illimité ,  dissé- 
miné, éparpillé  sur  des  morceaux  de  terre,  n'est  et 
ne  peut  être  que  la  propriété  des  agents  du  fisc  et 
des  fonctionnaires  salariés?  Si  ce  peuple  a  des 
droits,  s'il  a  des  institutions,  ce  sont  des  simulacres; 
car  il  ne  peut  ni  exercer  les  uns  ni  conserver  les 
autres.  Remarquez,  Messieurs,  une  étrange  et  bi- 
garre inconséquence.  De  toutes  parts  on  entend  les 
partisans  du  partage  à  l'infini  de  la  propriété  fon- 
cière s'élever  en  même  temps  contre  la  centralisa- 
tion; demander,  comme  l'a  fait  un  noble  pair  (M.  le 
comte  de  Mole),  l'organisation  des  communes,  une 
loi  municipale.  Mais  un  morr.ent  de  réflexion  ne  de- 
vrait-il pas  suffire  pour  leur  démontrer  que  la  cen- 


—  15  — 

iralisation,  ce  fléau  du  gouvernement  représentatif, 
est  la  conséquence  inévitable  du  morcellement  de  le 
propriété  foncière,  de  la  disparition  du  patrimoine 
des  familles?  Dans  un  pays  où  on  ne  trouve  que  des 
individus  sans  consistance  politique,  des  fortunes 
temporaires,  accidentelles,  des  existences  éphé- 
mères et  sans  influence  locale;  je  le  demande ,  dans 
|un  tel  pays,  comment  espérer  autre  chose  qu'un 
'système  de  centralisation  et  de  bureaucratie  (1)?  » 
iNous  aimons  mieux  citer  ces  paroles  que  de  les  tra- 
iduire;  elles  initient  le  lecteur  dans  le  secret  d'une 
Ivie  politique  qui  n'a  été  que  trop  promptement  ter- 
lOiinée,  mais  qui,  en  laissant  des  regrets,  n'a  laissé 
e  souvenir  d'aucune  contradiction.  Il  est  facile 
de  voir  où  le  noble  comte  a  puisé  les  élans  vigou- 
reux et  les  principes  indépendants  qui  l'ont  re- 
commandé à  l'attention  publique  pendant  le  cours 
de  la  dernière  session  ,  lorsque  la  publicité  des 
séances  de  la  Chambre  des  pairs,  qu'il  avait  tou- 
jours réclamée ,  permit  au  pays  d'entendre  sa  voix. 

Un  amour  si  persévérant  de  la  liberté,  un  langage 
si  ferme  et  sincère,  ne  plurent  pas  au  pouvoir.  M.  dft 
Montalembert  s'aperçut  souvent  qu'on  ne  se  souve- 
nait plus  de  ses  services  ni  de  son  long  exil ,  et  il 
laissa  un  jour  s'échapper  cette  douleur  de  son  âme, 
avec  l'accent  d'une  résignation  touchante  :  «  Émi- 
gré, rentré  en  France  à  l'époque  delà  Restauration, 
ayant  perdu  père  et  mère  dans  l'exil,  il  me  semblait 
pouvoir  espérer  que  mes  opinions  politiques  seraient 

(1}  Séance  de  la  Chambre  des  pairs,  du  30  mars  1826. 


—  lCi  — 

à  l'abri  de  fausses  interprétalions;  rexpérience  m'a 
démontré  le  contraire.  Nous  vivons  dans  un  temps 
où  les  antécédents  comptent  pour  peu  de  chose.  Ce 
que  les  passions  demandent  avant  tout ,  et  elles  ont 
encore  un  grand  empire  parmi  nous .  c'est  une  abné- 
gation complète  de  son  indépendance,  une  soumis- 
sion aveugle  aux  idées  dominantes  du  moment, 
dussent -elles  nous  pveeipitcr  dans  Vabnne  (1).  » 
Hélas  1  Tabîme  s'est  ouvert.  Celui  qui  avait  annoncé 
à  Louis  XV 111  son  rétablissement  sur  le  trône  de 
ses  aïeux  a  vu  tomber  ce  trône  antique  encore  une 
fois,  et,  descendu  bientôt  lui-même  au  lieu  où 
tous  les  exilés  se  retrouvent ,  il  n'a  point  porté  d'heu-^ 
reuses  nouvelles  à  la  famille  de  saint  Louis. 

Soit  que  ce^i  plaintes  eussent  été  entendues, 
que  le  pouvoir  de  M.  de  Villèle  penchât  vers 
chute,  en  iS26  le  comte  de  Montalembert  ren 
dans  la  carrière  diplomatique  par  sa  nominatio 
au  poste  de  ministre  plénipotentiaire  à  Stockholm 
11  s'y  rendit  en  1S27.  Un  cruel  malheur  le  ramena 
sur  la  terre  de  France,  au  mois  d'octobre  1829 ;  il 
n'y  revit  plus  sa  tille.  11  lui  avait  donné,  sous  le  cie 
du  nord .  un  baiser  que  son  front  ne  devait  plus  re- 
cevoir, quoique  ce  front  n'eût  encore  que  quinze 
ans.  C^e  coup  accabla  le  malheureux  père.  Son  âme 
accoutumée  à  prendre  tout  avec  énergie ,  prit  ainsi 
la  mort  dès  qu'il  l'eut  rencontrée  sur  son  chemin,  & 
il  ne  sortit  du  tombeau  de  sa  fille  que  pour  entre 
dans  le  sien.  Un  changement  total  s'opéra  dans  sj 

il]  SétBC»  de  îa  Clïambre  des  p*irs.  du  14  avril  l^S. 


—  17  — 

vie  :  la  musique,  le  dessin,  les  arts,  le  monde,  tout 
ce  qu'il  avait  aimé  et  qui  le  rendait  d'un  commerce 
infiniment  aimable,  ne  fut  plus  qu'une  distraction 
importune  jetée  çà  et  là  entre  lui  et  sa  fille  bien- 
\  aimée.  Il  se  retira  de  la  société  pour  ne  plus  vivr 
\  qu'auprès  de  sa  femme  et  de  ses  deux  fils,  avec  la 
[pensée  profonde  de  la  relidon  et  de  la  mort:  et 
quand  éclata,  comme  un  coup  de  foudre,  la  chute 
i  d'un  trône  dont  il  avait  partagé  vingt- deux  ans  la 
i  longue  misère,  il  sentit  ce  je  ne  sais  quoi  d'un  homme 
I  de  forte  trempe  dont  Dieu  brise  les  liens,  qui  accepte 
1  le  défi,  et  se  prépare  à  remplir  sans  peur  la  dernière 
!  part  de  sa  mission.  Que  les  jugements  de  la  foule 
'  sont  insensés!  Quand  envoyait  naguère  à  la  tribune 
î  cet  homme  indépendant  jeter  ses  paroles  comme 
elles  lui  venaient,   hardies,  accentuées,  toujours 
I  généreuses,  mais  avec  quelque  chose  de  sauvage  ou 
d'inculte,  avouant  sans  détour  qu'il  ne  pensait  plus 
comme  il  avait  pensé  autrefois,  quoiqu'il  y  eût  au 
fond  de  ses  idées  politiques  une  rare  harmonie,  on 
ne  savait  qu'accuser  en  lui.  ou  l'imprudence,  ou 
l'habileté  de  l'orateur,  moins  grande  que  son  âme. 
Hélas  !  c'étaient  les  derniers  sons  de  cette  âme  qui 
se  sentait  brisée  avant  le  temps ,  et  qui ,  éclairée 
d'une  lumière  nouvelle  sur  le  cercueil  de  sa  fille  et 
sur  les  ruines  de  cinquante  ans ,  parlait  sans  tenir 
compte  des  hommes ,  disait  la  vérité  avec  une  sorte 
de  désespoir,  avec  la  crainte  douloureuse  que  la  pa- 
trie ne  rendît  pas  justice  aux  efforts  d'un  homme 
dont  elle  n'avait  pas  connu  la  jeunesse ,  et  dont  la 
mort  allait  lui  cacher  les  dernières  intentions.  Il  ne 


—  18  — 

découvrit  qu'au  bout  de  sa  carrière  le  parti  auquel 
il  avait  appartenu  toute  sa  vie.  Solitaire  jusque-là 
dans  ses  opinions,  il  ne  savait  pas  se  dire  à  lui-même 
dans  quelle  classe  politique  il  fallait  le  ranger,  lors- 
que la  bannière  de  la  liberté  se  leva  à  côté  de  celle 
de  Dieu  en  Belgique ,  en  France  et  en  Pologne.  Il 
com,prit  alors  ce  qu'il  était,  il  jugea  son  existence 
tout  entière,  et  s'expliqua  le  destin  des  rois.  Je  n'ai 
pas  vu  vivant  l'homme  dont  je  raconte  les  pensées 
aux  catholiques.  Mais ,  quoique  je  ne  l'aie  pas 
connu,  je  puis  raconter  ses  pensées  :  je  les  ai  lues 
dans  une  âme  qui  ne  trompa  jamais  ni  Dieu  ni  les 
hommes. 

La  monarchie  avait  donc  failli  :  la  terre  foulée  par 
tant  de  rois  puissants  avait  manqué  sous  les  pieds 
de  leurs  pelits-fils.  M.  de  Montalembert,  qui  n'était 
en  France  qu'en  vertu  d'un  congé,  fut  révoqué  de 
ses  fonctions  d'ambassadeur.  Il  prêta  serment  au 
nouveau  chef  de  l'État ,  le  10  août  1830,  sans  dire 
d'autres  paroles  que  celles-ci  :  «  Je  le  jure.  »  Depuis 
ce  moment  il  ne  cessa  de  paraître  à  la  tribune  pour 
y  défendre  par  l'énergie  de  sa  parole  tous  les  droits 
de  la  France,  ses  libertés,  son  honneur,  sa  gloire, 
tout  ce  qui  était  juste  et  grand.  [1  ne  laissa  passer! 
aucune  parole  honteuse  sans  la  relever,  aucune  loi 
illibérale  sans  la  combattre,  aucune  réclamation 
constitutionnelle  sans  la  soutenir.  Il  était  toujours 
là;  il  parla  plusieurs  fois  seul  sur  les  affaires  enle- 
vées aux  délibérations  par  la  rapidité  des  scrutins. 
Seul  il  éleva  la  voix  en  faveur  de  la  Pologne;  il  n'est 
descendu  de  la  tribune  des  pairs  sur  ce  malheureux 


—  19  — 

pays  d'autres  encouragements  que  ceux  qui  tom- 
bèrent de  sa  bouche.  Les  interruptions  fréquentes 
qu'il  éprouvait,  les  soulèvements  de  la  Chambre  ne 
le  découragèrent  jamais;  il  reparaissait  le  lende- 
main plus  fort  que  la  veille.  Tous  les  organes  de 
l'opinion  s'étonnaient  de  tant  d'activité  et  de  con- 
stance dans  un  homme  qui  ne  s'était  montré  jusque- 
là  que  de  loin  en  loin  à  la  tribune,  et  ils  ne  com- 
prenaient pas  quel  était  le  ressort  secret  de  cette 
subite  exaltation.  Quoique  le  souvenir  de  ses  der- 
niers travaux  soit  encore  présent  à  tous  les  esprits, 
du  moins  à  l'esprit  des  catholiques ,  qu'il  nous 
soit  permis  de  rappeler  brièvement  les  plus  re- 
marquables. L'ordre  chronologique  n'est  pas  ce- 
lui de  l'éloquence ,  mais  c'est  quelquefois  celui  du 
cœur. 

I  Le  11  août  1830,  la  Chambre  s'occupait  de  Ta- 
Idresse  au  roi.  M.  de  Montalembert,  tandis  que  tout 
tremblait  encore  devant  le  peuple,  demanda  qu'on 
ine  parlât  au  roi  de  la  France  qu'en  ces  termes  :  La 
\France  monarchique  et  cunstitutyomielle. 

Le  18  septembre,  il  faisait  l'éloge  de  la  loi  qui 
lattribuait  au  jury  la  connaissance  des  délits  de  la 
presse,  et  rappelait  la  constance  de  ses  attaques 
contre  la  censure. 

Le  29  décembre ,  il  prononçait  un  excellent  dis- 
jcours  contre  la  confiscation  du  fonds  commun  de 
ll'indemnité ,  et  demandait  la  suspension  de  cette 
mesure  jusqu'au  moment  de  la  guerre. 

Le  24  février  1831 ,  il  voulait  que  les  colonels  et 
lieutenants  -  colonoU  de  la  garde  nationale  fussent 


—  20  — 

nommés  par  l'élection,  et  non  par  le  roi.  Il  attribuait 
la  chute  de  tous  les  gouvernements  passés  à  la  non- 
intervention  du  peuple  dans  ses  affaires. 

Le  i^^  mars,  discours  contre  la  formation  d'une 
légion  étrangère  à  l'intérieur,  dans  la  crainte  qu'elle 
ne  favorisât  le  despotisme.  —  Éloge  intrépide  de  la 
conquête  d'Alger,  reproches  énergiques  au  gouver- 
nement sur  son  ingratitude  à  l'égard  des  vainqueurs; 
de  l'Afrique. 

Le  2  mars,  M.  de  Montalembert  s'oppose  à  ce 
qu'on  discute  en  séance  secrète  l'adresse  au  roi  sur 
les  lamentables  événements  de  février. 

Le  3  mars,  il  attaque  seul  l'ensemble  de  la  loi 
municipale  et  la  centralisation,  demande  le  suffrage 
universel  et  l'élection  des  maires,  a  C'est  surtout,, 
dit -il,  dans  l'organisation  de  la  commune  que  l'in- 
tervention des  masses  doit  avoir  lieu.  C'est  là  où  il 
faut  se  hâter  de  l'établir.  C'est  là  où  il  faut  planter 
non  l'arbre  de  la  liberté,  mais  le  principe  de  l'élec- 
tion dans  toute  sa  plénitude.  »  —  Le  même  jour,  il 
flétrissait  les  traités  de  1815,  et  parlait  pour  la  pre- 
mière fois  de  la  Pologne. 

Le  8  mars ,  il  défend  la  pétition  de  V Agence  gé- 
nérale en  faveur  de  la  liberté  d'enseignement,  et 
termine  ainsi  son  discours  :  «  Comme  Français  et 
catholiques,  nous  demandons,  nous  exigeons  même, 
puisque  tel  est  notre  droit ,  la  hberté  de  l'enseigne- 
ment pour  tous.  Cette  liberté  est  indispensable  au 
bonheur  de  nos  familles,  au  maintien  de  l'autorité 
paternelle,  et,  pour  ma  part,  je  ne  cesserai  de  la 
réclamer  aussi  longtemps  que  j'aurai  un  siège  et 


—  21  — 

ine  voix  dans  cette  enceinte.  »  L'infortuné  ne  s'as- 
siéra plus  sur  ce  siège,  et  sa  voix  ne  s'élèvera  plus 
in  faveur  des  catholiques  ;  mais  les  catholiques  n'ou- 
Dheront  jamais  celui  qui  fut  Jeur  défenseur,  et  se 
léclara  hautement  leur  frère. 

Le  22  mars ,  à  propos  de  la  loi  sur  les  crédits 
extraordinaires,  le  noble  comte  examine  la  politique 
lu  ministère  à  l'extérieur,  qui  se  réduisait  depuis 
>ix  mois  à  être  fort  avec  les  faibles,  et  faible  avec 
es  forts.  Il  s'indigne  contre  les  traités  de  1815,  les 
Drotocoles  de  Londres,  la  lâcheté  ministérielle  à 
'égard  de  la  Pologne  ,  et  s'écrie  :  «  La  Pologne 
sanglante,  abandonnée,  mourante  dans  les  convul- 
dons  d'une  longue  agonie,  apparaît  à  mon  imagi- 
lation...  La  France  connaît  ceux  qui  ont  paralysé 
>on  bras;  elle  connaît  ceux  qui  ont  étouffé  la  mani- 
éstation  de  ses  vœux  pour  un  peuple  de  guerriers 
}ui  a  partagé  toutes  ses  gloires  et  toutes  ses  infor- 
unes.  Oui,  elle  les  connaît,  et  elle  ne  leur  pardon- 
lera  jamais.  Je  n'hésite  point  à  le  dire,  la  plus 
grande  faute  du  cabinet  français  a  été  l'abandon  de 
a  Pologne  ;  faute  immense  dans  ses  conséquences , 
rréparable  dans  ses  résultats.  En  effet,  le  rétablis- 
sement de  la  Pologne  a  été  reconnu  par  tous  les 
partis,  par  toutes  les  opinions,  comme  une  des 
grandes  nécessités  de  l'époque.  Eh  bien  1  Dieu  lui- 
nême  relève  cette  barrière  !  Dieu  relève  cette 
grande  et  généreuse  nation  polonaise,  comme  pour 
doubler  nos  forces  et  protéger  l'Europe,  et  nous 
l'abandonnons  1  Et  nous  ne  voyons  pas  que  sa  ruine 
servira  d'un  pont  de  sang  pour  arriver  jusqu'à  nous  !  » 


—  22  — 

Le  29  mars ,  il  s'élève  avec  énergie  contre  la  loi 
sur  la  procédure  des  délits  de  la  presse  qui  enlève 
aux  prévenus  la  garantie  d'une  instruction  préa- 
lable, contre  le  système  général  du  gouvernement, 
et  contre  la  spoliation  des  lorêLs  en  particulier. 

Le  30  mars,  M.  de  Montalembert  discute  la  loi 
électorale,  réclame  le  suffrage  universel,  et  provi- 
soirement l'abaissement  du  cens  à  cinquante  francs, 
qui  eût  au  moins  donné  quinze  cent  mille  électeurs 
pour  un  peuple  de  trente  millions  d'hommes. 

Le  18  avril,  le  noble  pair  parla  pour  l'avant-der- 
nière  fois.  Son  discours  roula  sur  la  position  géné- 
rale delà  France  en  Europe,  sur  les  moyens  qu'on 
eût  pu  employer  pour  obtenir  une  glorieuse  paix, 
au  lieu  de  sacrifier  l'honneur  à  la  crainte  d'une 
guerre  devenue  inévitable,  parce  qu'on  n'arrête  pas 
ia  guerre  avec  la  lâcheté.  Le  maréchal  Mortier,  qui 
se  trouvait  au  pied  de  la  tribune,  lui  ayant  reproché 
d'être  trop  passionné:  «  Oui,  je  le  suis,  répondit-il, 
je  suis  passionné  pour  la  gloire  et  l'honneur  de  mon 
pays.  »  Il  ne  savait  pas  encore  quelle  funèbre  preuve 
il  donnerait  bientôt  de  la  sincérité  et  de  l'ardeur  de 
cette  passion. 

Le  lendemain,  il  prit  encore  la  parole  :  ce  fut  pour- 
faire  écarter  la  proposition  de  mettre  hors  la  loi 
française  la  branche  aînée  des  Bourbons.  Après 
avoir  rendu  ce  témoignage  d'un  ancien  amour  à  des 
princes  malheureux ,  terminant  ainsi  sa  carrière 
comme  il  l'avait  commencée ,  il  tomba  bientôt  ma- 
lade,  et  ne  se  releva  plus.  Sa  maladie  était,  d'après 
l'opinion  unanime  des  médecins,  le  produit  d'un 


—  23  — 

travail  excessif  et  d'une  application  trop  étrangère 
à  la  vie  précédente  de  l'orateur.  La  complication  de 
ses  ailaires  domestiques  vint  ajouter  à  toutes  ces 
agitations.  La  pensée  de  l'humiliation  de  son  pays 
le  dévorait  aussi.  Son  organisation ,  quelque  forte 
qu'elle  fût,  ne  put  résistera  de  si  rudes  épreuves;  la 
sève  de  la  vie  fut  épuisée  par  ce  dévouement  sans 
relâche  et  sans  fruit. 

Soit  que  la  mort  de  sa  fille  bien- aimée  lui  eût  ré- 
vélé la  sienne ,  soit  que  Dieu  éclaire  ses  serviteurs 
aux  approches  de  leur  fin,  M.  de  Montalembert  an- 
nonça, dès  le  premier  jour,  que  sa  maladie  était 
mortelle,  et  toute  sa  pensée  se  tourna  vers  l'éter- 
nité. 11  ne  la  ramenait  du  ciel  que  pour  entretenir 
sa  famille  du  sort  qu'il  lui  laissait,  se  fiant  à  la 
Providence  du  soin  de  le  remplacer,  interrogeant 
son  fils  d'une  voix  chaque  jour  plus  faible  et  plus 
rare  sur  les  affaires  des  catholiques;  et  quand  l'es- 
pérance de  la  vie  le  reprenait,  ce  qui  arriva  surtout 
quand  il  n'y  avait  plus  d'espérance ,  il  disait  des 
choses  infiniment  touchantes  sur  la  vie  chrétienne 
qu'il  voulait  mener  avec  son  fils.  Il  communia  avec 
la  plus  fervente  piété.  La  mort  étant  proche,  il  fai- 
sait un  effort  pour  demander  encore  une  fois  le  pain 
ie  la  vie ,  qu'il  ne  pouvait  déjà  plus  porter,  et  un 
léger  égarement  se  mêlant  à  sa  pensée,  qui  errait 
parmi  tout  ce  qu'il  avait  aimé,  il  priait  son  fils  de 
venir  communier  avec  lui.  Son  âme  luttait  tous  les 
jours  entre  le  souvenir  de  sa  fille  enlevée  à  quinze 
ans,  et  famour  infini  qu'il  portait  aux  débris  de  sa 
famille.  Cet  amour  l'eût  sauvé  s'il  avait  pu  fêlre. 


~  24  — . 

Mais  la  voix  de  sa  fille  fut  plus  puissante  au  fond  de 
sa  tombe  que  la  parole  de  ceux  qui  étaient  restés; 
il  s'en  alla,  par  une  pente  naturelle,  vers  le  cer- 
cueil :  il  y  avait  bientôt  deux  ans  qu'il  n'avait  em- 
brassé sa  fille.  Pourtant  depuis  trois  jours  on  avait 
conçu  un  plus  grand  espoir,  la  maladie  avait  sus- 
pendu son  activité,  lorsque  le  20  juin,  à  trois  heures 
de  l'après-midi,  une  crise  violente  se  manifesta. 
Le  malade  repoussa  doucement  les  remèdes,  en  di- 
sant :  ((  Je  mourrai  ce  soir  par  l'ordre  de  Dieu.  » 
Sur  le  soir,  il  reçut  le  dernier  sacrement  des  chré- 
tiens, et  quand  l'aurore  du  lendemain  se  leva,  ses 
yeux  ne  pouvaient  plus  voir  que  la  lumière  de  l'é- 
ternité. 11  avait  vu  celle  du  monde  cinquante- trois 
ans. 

Telle  a  été  la  vie  du  comte  René  de  Montalem- 
bert.  Longtemps  étranger  à  la  France,  inconnu  du 
peuple ,  ignorant  les  cours ,  la  solitude  aurait  envi- 
ronné d'un  peu  d'amertume  la  fin  de  sa  carrière,  si 
le  malheur  et  la  religion  n'avaient  élevé  son  âme 
bien  au  -  dessus  des  illusions  de  la  faveur.  Il  re- 
cueillit en  secret,  dans  les  derniers  temps,  des  té- 
moignages d'estime  dont  la  vérité  touchante  l'eût 
consolé,  s'il  avait  eu  regret  aux  sympathies  éphé- 
mères des  partis.  Un  grand  nombre  de  bons  citoyens 
qui  lui  étaient  inconnus  lui  adressèrent,  des  divers 
points  de  la  France ,  des  félicitations  que  sa  famille 
conservera  parmi  ses  titres  de  noblesse.  Les  catho- 
liques encouragèrent  aussi  ses  généreux  combats 
pour  leur  cause.  Ce  n'est  pas  qu'il  partageât  toutes 
nos  opinions  :  il  avait  conservé  pour  une  famille 


—  25  — 

exilée  un  inlérêL  encore  plus  tendre  que  le  nôtre,  soil 
à  cause  de  notre  âge  plus  jeune,  soit  parce  que  la 
foi  nous  retirait  davantage  des  hommes.  Il  était 
aussi  profondément  attaché  aux  ruines  de  l'aristo- 
cratie ;  il  les  regardait  comme  sacrées,  comme  les 
reliques  des  siècles  anciens  protégeant  les  siècles 
nouveaux,  et  il  n'avait  vu  qu'avec  peine  nos  attaques 
contre  la  Chambre  des  pairs ,  dont  il  avait  toujours 
défendu  l'honneur.  Si  la  Chambre  avait  suivi  ses 
conseils  et  imité  ses  exemples,  peut-être  aujourd'hui 
elle  aurait  une  autre  part  dans  toutes  les  destinées 
de  la  France.  Mais  je  dois  ici  m'arrêter,  me  souve- 
nant que  j'écris  la  vie  du  premier  pair  catholique 
de  l'ère  nouvelle  :  c'est  le  nom  que  nous  lui  garde- 
rons dans  notre  mémoire ,  si  nous  ne  sommes  pas 
ingrats  envers  lui  ;  il  renferme  l'idée  de  tout  ce 
qu'il  aima,  la  religion,  la  liberté  et  l'honneur  héré- 
ditaire. 

Avant  de  quitter  sa  tombe,  je  la  regarderai  encore 
une  fois,  je  veux  voir  l'écusson  du  chevalier  chré- 
-ien.  C'est  la  croix  des  croisades.  Longtemps  elle 
ivait  été  sans  légende,  ayant  assez  de  gloire  pour 
:e  taire,  jusqu'au  jour  où,  dans  l'exil,  une  noble 
modestie  y  grava  ces  mots  :  Cecidi,  sed  surgam. 
Ilette  double  prophétie  commence  à  s'accomplir  : 
a  croix  se  relève,  et  le  nom  de  l'exilé  a  désormais, 
lans  le  souvenir  des  catholiques,  une  durable gran- 
leur. 


PANEGYRIQUE 

DU 

B.   FOURIER 

PRONONCÉ  DANS  L'ÉGLISE  DE  MATTAINGOURT 
LE  7  JUILLET  1853 


PANÉGYRIQUE 


OU 


B.    FOURIER 


Lumen  ad  revelationem  gentium. 
Une  grande  lumière  pour  la  révéla- 
tion des  peuples  (1). 


Éminence  (2) , 
Messeigneurs  (3) , 
Mes  Frères, 

Lorsqu'on  ouvre  pour  la  première  fois  l'histoire 
du  bienheureux  Fourier,  l'esprit  éprouve  une  sorte 
d'incertitude  et  de  travail.  Il  ne  discerne  pas  tout 
d'abord  le  véritable  caractère  de  cette  belle  figure  ; 
il  se  demande  ce  que  fut  l'homme  dont  les  traits 

(1)  Saint  Luc,  chap.  ii,  vers.  32. 

(2)  S.  E.  le  cardinal  archevêque  de  Besançon. 

(3]  Nosseigneurs  les  Évêques  de  Saint-Dié,  de  Langres,  dd 
Nancy,  de  Metz,  de  Strasbourg  et  de  Verdun. 


—  30  — 

passent  devant  lui.  Car  Fourier  a  touché  à  tout 
dans  les  choses  de  Dieu.  Pasteur  d  âmes,  fondateur 
d'un  ordre ,  réformateur  d'un  autre ,  mêlé  aux  con- 
seils de  son  prince  et  de  son  pays,  il  a  rassemblé 
dans  sa  personne  des  souvenirs  qui  suffiraient  à 
plusieurs  vies  illustres,  et  l'on  ne  sait  entre  tant 
d'œuvres  et  tant  de  vertus  comment  distinguer  le 
dessein  principal  de  la  Providence  sur  lui.  Toute- 
fois ,  à  mesure  que  l'on  avance  dans  la  contempla- 
tion de  cette  physionomie  féconde ,  on  reconnaît  où 
gît  le  mystère  de  son  unité.  Fourier  n'appartient 
pas  à  la  rare  lignée  des  grands  fondateurs  d'ordre  ; 
demeuré  au-dessous  de  saint  Benoît,  de  saint 
Dominique,  de  saint  François  d'Assise,  il  n'égale 
pas  non  plus  saint  Bernard  dans  la  renaissance  d'un 
institut  tombé  :  sa  prédestination  plus  vaste  ne  lui 
permit  pas  de  fonder  ni  de  réformer  comme  eux , 
et  sa  gloire  plus  disséminée  apparaît  moins  splen- 
dide  dans  le  point  où  se  concentre  la  leur.  Que 
fut -il  donc?  De  quel  nom  propre  l'appeler?  Quelle 
couronne  déposer  sur  ce  front  qui  en  porta  plu- 
sieurs ? 

Si  je  ne  me  trompe,  mes  frères,  Fourier  fut  un 
saint  prêtre  :  c'est  là  le  mot  qui  résume  sa  vie,  qui 
en  explique  la  variété  et  en  forme  l'unité.  Il  fut  un  j 
saint  prêtre,  et  lorsque  la  Providence  marqua  ici 
son  tombeau ,  près  des  âmes  dont  il  avait  été  qua- 
rante ans  le  pasteur,  plutôt  qu'en  des  lieux  magni- 
fiques, où  il  eût  reposé  sous  la  garde  d'autres 
prières  et  d'une  autre  admiration,  elle  nous  révéla, 
ce  semble,  le  vrai  caractère  de  son  serviteur.  Pour-  ' 


—  31  — 

tant  ce  prêtre  modeste,  caché  tant  d'années  au  pres- 
bytère d'un  pauvre  village,  fut  initié  aux  plus  hautiî 
secrets  de  son  temps;  il  connut  le  cœur  des  princes, 
et  décida  par  ses  conseils  des  destinées  de  son  pays. 
On  le  vit  même  souffrir  des  maux  qui  ne  sont  ré- 
servés qu'aux  grands  de  la  terre,  et  mourant  dans 
l'exil  après  avoir  vécu  sous  le  chaume,  on  put  le 
prendre  pour  un  de  ces  vieux  Romains  qui  pas- 
saient de  la  charrue  au  consulat,  et  du  commande- 
ment à  l'adversité.  Nous  ne  saurions ,  mes  frères , 
négliger  ce  point  singulier  de  sa  vie  :  Fourier  fut 
à  la  fois  un  saint  prêtre  et  un  grand  citoyen.  C'est 
sous  ce  double  aspect  qu'il  nous  faut  le  considérer, 
voir  d'abord  en  lui  le  don  de  Dieu  par  excellence, 
le  sacerdoce,  puis  de  là  redescendre  peut-être, 
mais  sans  que  l'homme  ni  sa  vertu  s'abaissent  avec 
les  choses,  tous  deux,  le  sacerdoce  et  la  patrie,  le 
prêtre  et  le  citoyen ,  se  prêtant  au  sein  de  Dieu  le 
secours  réciproque,  quoique  divers,  de  leur  majesté. 
Il  est  difficile  d'être  un  saint,  mais  il  est  difficile 
aussi  de  les  louer.  Je  prie  Dieu ,  qui  nous  a  réunis 
sur  cette  tombe ,  de  bénir  mes  paroles ,  de  les  rendre 
dignes  de  l'homme  dont  nous  céJébrons  la  mémoire, 
dignes  de  cette  assemblée  et  des  princes  de  l'Églis') 
qui  sont  venus  la  présider. 


Si  nous  voulons  savoir  ce  que  c'est  que  le  sacer- 
doce dont  nous  allons  étudier  un  si  remarquable 


I 


—  32  — 

exemplaire ,  il  importe  que  nous  en  recherchions  la 
source  ;  car  on  ne  connaît  bien  une  chose  qu'en  pé- 
nétrant jusqu'au  principe  d'où  elle  tire  son  être  et 
son  cours.  Or  Dieu  seul,  qui  est  le  principe  de  tout, 
l'est  aussi  du  sacerdoce  :  mais  en  quelle  manière , 
à  quelle  heure,  dans  quel  but?  Le  sacerdoce  est-il 
un  mystère  des  temps  ou  de  l'éternité?  Est -il  ne 
de  ce  premier  acte  par  lequel  Dieu  s'est  donné  dans 
son  propre  sein  un  Fils  inséparable  de  lui  ?  Non  : 
car,  en  se  donnant  un  Fils,  Dieu  est  devenu  père 
et  le  principe  de  toute  paternité ,  mais  non  pas 
prêtre.  Est-ce  dans  cet  autre  acte  par  lequel,  pos- 
sédant déjà  son  Fils,  il  évoqua  au  fond  de  sa  sub- 
stance l'expression  vivante  et  distincte  de  l'amour 
qui  les  unit  l'un  à  l'autre?  Non  :  car,  en  produisant 
au  dedans  de  lui-même  le  Saint-Esprit,  Dieu  devint 
inspirateur  et  le  père  de  toute  inspiration,  mais  non 
pas  prêtre.  Est-ce  enfin  dans  ce  troisième  acte,  lors- 
que, satisfait  de  son  intime  et  éternelle  fécondité,  il 
lui  plut  de  la  répandre  au  dehors,  dans  l'espace  et 
le  temps?  Non;  car,  par  la  création.  Dieu  devint 
Seigneur  et  le  principe  de  toute  seigneurie  ou 
domination,  mais  non  pas  prêtre.  Je  vois  donc 
se  révéler  dans  les  trois  premiers  actes  divins  le 
père  et  le  principe  de  toute  paternité,  l'inspirateur 
et  le  principe  de  toute  inspiration  ,  le  Seigneur  et 
le  principe  de  toute  domination  :  mais  c'est  en 
vaii)  que  j'y  cherche  l'origine  de  cette  autre  chose 
mystérieuse  et  sacrée  que  nous  appelons  le  sa- 
cerdoce. 
Or  David  ouvre  ainsi  l'un  de  ses  psaumes  :  Le 


—  33  — 

Seigneur  a  dit  à  mon  Seigneur  (1).  —  0  Prophète, 
•ju'est-ce  que  le  Seigneur  a  dit  à  ton  Seigneur?  — 
Le  Seigneur  a  dit  à  mon  Seigneur  :  Assieds-loi  à 
ma  droite  y  jusqu'à  ce  que  je  fasse  de  tes  ennemis 
r escabeau  de  tes  pieds.,.  Le  Seigneur  Va  juré,  et  il 
ne  s'en  repentira  jamais  (2).  —  0  Prophète,  qu'est- 
ce  que  le  Seigneur  a  juré,  et  à  qui  a-t-il  juré?  Pour- 
quoi cette  solennelle  allocution,  et  d'où  vient  ce  ser- 
ment, le  premier  de  tous,  ce  serment  tombé  delà 
bouche  de  Dieu  lui-même?  Le  Prophète  nous  l'ap- 
prend :  c'est  à  son  propre  Fils  que  Dieu  parle,  à  son 
Fils  engendré  de  son  sein  avant  V aurore  (3)  ;  c'est 
à  lui  qu'il  jure,  et  ce  qu'il  lui  jure,  écoutez -le  :  Tu 
es  Sacerdos  in  œternum  :  —  Tu  es  Prêtre  éternelle- 
ment (4).  Voilà  le  commencement  du  sacerdoce,  la 
première  goutte  de  ce  fleuve  d'où  devait  sortir  le 
bienheureux  Fourier,  et  si  vous  me  demandez  com- 
ment s'ouvrit  ce  mystère  entre  Dieu  et  son  Fils , 
quelle  en  fut  la  cause,  David  nous  le  dira  encore;  il 
nous  dira  la  parole  qui  précéda  dans  le  Fils  la  pa- 
role et  le  serment  du  Père.  Écoutez  celle-ci  après 
avoir  écouté  celle-là  :  Holocaulomala  pro  peccato 
non  tihi  placuerunt ,  tune  dixi  :  Ecce  venio  :  —  Les 
holocaustes  offerts  par  l'homme  pour  expier  S07i 
crime  ne  vous  ont  pas  plu,  alors  j'ai  dit  :  Me  voici, 
je  viens  (5).  Le  sacerdoce  est  né  de  cette  parole  du 

(1)  Psaume  cix,  vers.  1. 

(2)  Ibid.,  vers.  1  et  4. 

(3)  Ibid.,  vers.  3. 

(4)  Ibid.,  vers.  4. 

(5)  Saint  Paul  aux  Hébreux,  chap.  x,  vers.  6  et  7. 


—  34  — 

Fils  acceptée  par  le  Père;  il  est  né  d'un  sacrifice 
commencé  dsins  le  ciel ,  achevé  dans  le  monde ,  per- 
pétué en  tous  ceux  qui  veulent  devenir  une  portion 
de  la  victime  pour  obtenir  une  part  dans  la  puissance 
de  l'holocauste. 

Oui,  le  sacerdoce  est  une  immolation  de  l'homme 
njoutée  à  celle  de  Dieu,  et  celui-là  y  est  appelé  qui 
sent  dans  son  cœur  le  prix  et  la  beauté  des  âmes. 
Quiconque,  ici -bas,  sous  l'enveloppe  douloureuse 
qui  nous  presse  et  nous  obscurcit,  reconnaît  l'image 
immortelle  de  Dieu;  quiconque  y  discerne,  malgré 
lo  péché,  la  ruine  et  la  désolation,  un  tel  et  si  cher  f 
objet  d'amour  qu'il  en  voudrait  mourir,  celui-là  porte  ' 
clans  un  vase  fragile  un  grand  trésor.  Il  est  du  sang 
qui  se  verse  pour  le  salut;  il  entend  quelque  part, 
plus  haut  que  toute  chose,  cette  douce  et  pénétrante 
parole  :  Tu  es  sacerdos  in  œternum  : —  Tu  es  prêtre 
élernellement. 

Il  n'y  a  pas  d'âge  exclu  de  cet  appel  des  forts  ;  ve- 
nant de  l'éternité,  l'éternité  supplée  ce  qui  manque 
à  l'enfant  pour  l'entendre,  au  vieillard  pour  y  ré- 
pondre :  mais  si  aucun  âge  n'est  exclu ,  il  en  est  un 
qui  est  préféré.  La  jeunesse  plus  qu'aucun  autre 
est  sensible  à  la  voix  de  Dieu  ;  comme  sur  une  fron- 
tière où  tout  se  rencontre ,  les  passions  y  touchent 
aux  vertus ,  et  l'abîme  du  sacrifice  y  naît  souvent , 
comme  en  Augustin ,  de  l'abîme  des  voluptés.  Il 
arrive  même  que  la  jeunesse  s'épanouit  dans  l'in- 
nocence, et  qu'une  chair  sans  tache  s'y  unit  à  la  vir- 
ginité d'une  foi  qui  n'a  pas  connu  d'ombre  et  d'é- 
preuve. L'œil  seul  de  Dieu  sait  ce  qu'il  aime  le 


—  35  — 

mieux ,  du  jeune  homme  qui  n'a  jamais  failli  ou  du 
jeune  homme  qui  a  retrouvé  l'honneur  et  l'amour 
dans  l'expérience  du  mal. 

Né  en  Lorraine,  vers  le  milieu  du  xvi^  siècle,  en 
un  temps  de  discordes  civiles  et  religieuses,  Fouricr 
fut  de  ceux  dont  la  jeunesse  est  un  holocauste  pré- 
maturé. 11  ne  connut  de  l'enfance  que  le  honheur 
d'ignorer  ce  qu'il  est  douloureux  de  savoir,  et  dès 
que  lâge,  sans  ôter  à  son  front  la  beauté  de  l'ado- 
lescent, lui  eut  apporté  la  certitude  de  ne  point  agir 
avec  précipitation,  il  annonça  son  dessein  de  consa- 
crer sa  vie  à  Dieu  dans  le  sacerdoce. 

Mais  il  ne  suffit  pas  d'être  appelé,  ni  même  de  ré- 
pondre :  il  faut  se  rendre  digne.  Toute  grandeur 
suppose  une  préparation  initiatrice,  et,  bien  que 
chaque  année  de  Fourier,  soit  dans  les  langes  de  la 
famille ,  soit  dans  la  hberté  des  écoles,  eût  été  mar- 
quée d'un  progrès  qui  le  conduisait  sûrement  au 
seuil  de  sa  prédestination;  cependant,  parvenu  à  ce 
vestibule  redouté,  il  s'arrêta  pour  entrer  dans  le 
sanctuaire  avec  plus  de  crainte  de  lui-même  et  plus 
ide  respect  pour  Dieu.  La  première  épreuve  fut  de 
son  choix.  11  pouvait  s'ouvrir  le  chemin  du  sacer- 
doce par  la  voie  ordinaire,  c'est-à-dire  en  s'attachant 
au  clergé  de  son  diocèse  naturel;  il  ne  le  voulut  pas. 
La  vie  commune  lui  apparut  dans  l'Église  comme 
la  grande  route  des  vertus  sacerdotales,  de  même 
qu'elle  est  dans  la  société  humaine,  par  la  famille, 
la  grande  route  des  vertus  de  l'homme  et  du  citoyen. 
L'isolement  nous  livre  à  la  merci  de  nos  idées,  de 
aos  goûts,  de  nos  faiblesses;  il  nous  ôte  l'occasion  de 


—  36  — 
nous  modifier  par  les  autres  et  de  souffrir  pour  eux; 
il  concentre  enfin  sur  nous  seul  l'exercice  de  nos 
facultés,  et  y  attaque  d'une  manière  sourde  et  persé- 
vérante le  plus  beau  don  de  l'âme,  qui  est  l'expan- 
sion. Aussi,  dès  lorigine,  le  premier  des  prêtres, 
Jésus -Christ,  sut  unir  dans  sa  vie  la  famille  et  la 
virginité,  appelant  autour  de  lui  des  disciples  qui 
mangeaient  à  sa  table ,  couchaient  sous  son  toit , 
voyageaient  à  sa  suite,  le  servaient  et  en  étaient 
servis.  Le  collège  apostolique,  héritier  de  ce  grand 
exemple,  n'oublia  point  de  l'imiter.  Les  évêques  pri- 
mitifs s'entourèrent  aussi  d'une  communauté  qu'on 
appela  leur  Presbyierium ,  et  saint  Augustin,  l'un 
d'entre  eux,  donna  au  sien  cette  fameuse  règle  qui 
porte  son  nom.  Enfin,  lorsque  l'Église,  mutilée  par 
le  protestantisme  ,  voulut  relever  sa  discipline  et  sa 
majesté,  elle  recourut  au  remède  primordial  de  la 
communauté  de  vie,  et  institua  sous  le  nom  de  sémi- 
naires ces  belles  écoles  qui,  depuis  trois  siècles,  ont 
soutenu  la  chrétienté  conlrei'elTort  et  l'espérance  de 
ses  ennemis. 

Fourier,  qui  avait  eu  de  bonne  heure  le  génie  de 
la  vertu  autant  qu'il  en  avait  le  courage,  aspira  donc 
à  la  vie  commune  dès  qu'il  eut  aspiré  au  sacerdoce. 
Mais  où  chercher,  où  prendre  cette  vie?  Des  ordres 
nouveaux  illustraient  alors  l'Église ,  et  il  semblait  j 
naturel  qu'un  jeune  homme  ardent  se  précipitât  de 
ce  côte  :  il  ne  le  fit  point.  Il  choisit,  à  l'étonnementl 
général,  une  congrégalion  ancienne  déshonorée  pari 
son  relâchement.  Fut-ce  simplicité  d'une  âme  qui  nci 
soupçonne  pas  le  mal,  ou  bien  l'erreur  d'un  dévoue- 


—  37  - 

ment  qui  se  sacrifiait  à  une  institution  perdue?  Nous 
croyons  que  Fourier  obéiL  à  un  mouvement  qui  n'é- 
tait  ni  celui  de  l'ignorance  ni  celui  d'un  projet  anti- 
cipé de  réformation  :  il  entra  chez  les  chanoines  ré- 
guliers de  Saint-Augustin,  parce  que  c'était  un  corps 
voué  de  sa  nature  au  ministère  des  âmes,  et  qui  lui 
représentait  le  mieux,  sous  le  nom  et  la  règle  d'un 
grand  évêque,  la  vie  du  clergé  primitif.  Il  y  avait 
hardiesse  peut-être  à  confier  une  vertu  de  vingt  ans 
entre  des  mains  qui  ne  lui  promettaient  qu'un  joug 
'sans  énergie;  mais  l'homme  de  bonne  volonté,  sous 
june  règle  sainte  par  elle-même,   trouve  toujours 
'plus  d'appui  que  dans  la  solitude  et  la  liberté  de 
:Son  propre  cœur. 

Après  que  le  noviciat  eut  révélé  aux  supérieurs  du 
jeune  Fourier  le  trésor  qui  s'était  donné  à  eux,  il  fui 
envoyé  à  l'université  de  Pont- à -Mousson  pour  s'y 
livrer  à  l'étude  de  la  science  divine,  seconde  prépa- 
ration nécessaire  au  prêtre,  qui  est  le  dépositaire  et 
'organe  des  oracles  de  Dieu.  Fourier  retrouvait  à 
Pont-à- Mousson  les  souvenirs  de  sa  jeunesse  ,  ce 
emps  écoulé  où  les  lettres  l'avaient  initié  aux  beau- 
és  de  la  pensée,  où  il  avait  appris  de  l'histoire  à 
îonnaître  les  hommes  et  la  Providence,  et  où  sa 
aison ,  mûrie  dans  les  spéculations  de  la  haute  sa- 
gesse, se  délassait  ensuite  en  interrogeant  la  nature 
)our  lui  dérober  ses  lois.  Il  retrouvait  encore  à  Pont- 
-Mousson  des  maîtres  et  des  amis ,  restes  précieux 
les  beaux  jours  de  la  vie,  d'autant  plus  chers  à  l'âme 
[u'on  les  a  mieux  mérités.  Mais  le  passé,  si  pur  qu'il 
ût ,  descendait  en  présence  de  l'avenir.  Fourier  s'é- 

VIII.  —  2 


—  38  — 

tait  séparé  du  monde  :  les  lettres,  l'histoire,  la  phi- 
losophie, l'amitié  même,  quoique  toujours  divine, 
n'étaient  plus  que  les  degrés  de  cette  ascension 
mystérieuse  qui  l'avait  porté  jusqu'au  sommet  de 
la  croix  pour  y  être ,  avec  le  Sauveur  des  hommes , 
victime  et  rédempteur.  Tout  devenait  grand  et 
grave  :  la  science  de  Dieu  connu  par  sa  parole  rem- 
plaçait toute  autre  science,  et  demandait  au  dis- 
ciple de  plus  hautes  méditations  dans  de  plus  aus- 
tères années.  Fourier  ne  s'y  méprit  pas.  Il  n'estima 
point  que  son  éducation  fût  accomplie,  et  que  la  foi, 
'^suffisante  au  salut  du  chrétien,  fût  suffisante  au 
prêtre  qui  doit  enseigner  le  salut.  Il  connut  que  le 
prêtre  n'est  jamais  trop  puissant  théologien,  et  il 
s'attacha,  pour  le  devenir,  à  deux  livres  :  la  Bible, 
qui  contient  la  parole  de  Dieu,  et  la  Somme  de  saint 
Thomas  d'Aquin,  qui  est  la  plus  profonde  expres- 
sion du  génie  théologique  de  l'Église.  Il  puisait 
dans  la  Bible  l'onction  intérieure  de  la  vérité  qu'au- 
cun autre  livre  ne  peut  communiquer  aussi  ardem- 
ment, et  la  Somme,  qui  le  trouvait  embrasé  des 
feux  du  Saint-Esprit,  lui  ouvrait  ensuite  ces  vastes 
perspectives  où  la  raison  et  la  foi  conjurées  lui 
expliquaient  tout  l'ordre  des  choses  divines.  C'étai 
là  qu'il  revenait  toujours;  car  le  temps  manque  à 
l'homme ,  et  il  a  besoin  de  rencontrer  quelque 
part  une  flamme  qui  l'éclairé  et  ne  s'éteigne  plus, 
une  moisson  qui  le  nourrisse  et  ne  se  sèche  jamais 
Fourier  rentra  dans  le  cloître  au  sortir  de  Pont-à- 
Mousson,  venant  au-devant  de  la  troisième  épreuve 
qui  devait  achever  en  lui  l'initiation  sacerdotale  e 


—  39  — 

mettre  à  sa  vertu  le  dernier  sceau.  Jusque-là  on 
l'avait  aimé.  Dans  sa  famille,  au  banc  de  l'école,  il 
avait  obtenu  l'affection  qu'une  jeunesse  aimable 
appelle  naturellement.  Mais  parvenu  à  la  virilité 
de  l'âge  et  du  bien,  son  exemple  effraya  ceux  qu'il 
avait  choisis  pour  collègues  de  sa  vie  :  ils  ne  purent 
supporter  la  splendeur  d'une  régularité  qui  accu- 
sait leur  dissolution.  Fourier  devint  un  ennemi.  Il 
connut  l'envie,  la  haine,  la  fureur,  d'autant  plus 
puissantes  qu'elles  sont  davantage  contre  nature  et 
qu'elles  sortent  de  cœurs  où  la  charité  doit  le  plus 
impérieusement  régner.  La  persécution  est  presque 
toujours  le  signe  d'une  grandeur  à  venir  ou  le  com- 
imencement  d'une  grandeur  passée.  Elle  prépare  ou 
consomme;  elle  est  à  la  vie  morale  ce  que  la  poésie 
[est  au  style.  La  poésie,  en  resserrant  l'expression 
de  la  pensée  dans  un  champ  exact  et  mesuré ,  la  fait 
ijailUr  jusqu'aux  extrêmes  limites  du  beau  ;  la  per- 
sécution, en  tombant  sur  une  âme  forte,  la  détache 
du  monde  sans  la  briser,  et  la  porte  vers  Dieu. 

Fourier  avait  trente-deux  ans,  dont  près  de  douze 
s'étaient  écoulés  depuis  son  entrée  aux  chanoines 
réguliers  de  Saint -Augustin.  Il  avait  reçu,  chemin 
faisant,  l'onction  sacerdotale  :  il  était  prêt.  C'est  une 
grande  heure  que  celle  où  un  homme  est  prêt.  Des 
âmes  inconnues  de  Fourier  attendaient  la  sienne  :  la 
sienne  était  prête  pour  la  leur. 

Je  dis  des  âmes  :  car  à  la  différence  du  Fils  de 
Dieu  qui  vint  pour  toutes  les  âmes,  nul  après  lui  ne 
vient  que  pour  un  certain  nombre ,  marquées  aux 
pages  secrètes  d'une  réciproque  prédestination. 


—  40  — 

On  offrit  le  choix  à  Fourier  entre  trois  béné- 
fices :  c'était  le  langage  du  temps.  Le  monde  croyait 
peut-être  que  par  ces  bénéfices  on  entendait  l'a- 
vantage  extérieur  attaché  à   la   possession  d'une 
église,  et  j'ignore  s'il  en  était  ainsi  ;  mais,  devant 
Dieu,  le  bénéfice,  ce  sont  les  âmes.  Tant  qu'il  y 
aura  des  âmes  données  à  une  autre  âme  pour  les  i 
bénir  et  les  gouverner  dans  la  vie  de   Dieu  ,  il  y  i 
aura  des  bénéfices,  et  on  ne  saurait  en  imaginer  j 
de  plus  grands.  Les  rois  de  la  terre  reçoivent  des  : 
empires,  ils  ne  reçoivent  pas  des  âmes;  leur  béné-  | 
fice  n  est  rien  devant  celui  du  plus  pauvre  curé  de  | 
village. 

On  offrit  donc  à  Fourier  trois  bénéfices ,  deux  ;; 
riches   de    domaines   et  d'honneurs ,    le  troisième 
pauvre,  obscur,  au  fond  d'une  campagne  dont  les  j 
habitants  étaient  infectés  d'hérésie  ou  plongés  dans 
cette  indifférence  qui  emprunte  des  conditions  infé- 
rieures de  l'esprit  un  caractère  aussi  obstiné  que: 
douloureux.  Ce  troisième  bénéfice,  vous  le  devinez, 
mes  Frères,  c'était  l'église  même  où  je  vous  parle, 
c'était  Mattaincourt,  lieu  voisin  de  celui  où  Fourier 
avait  reçu  la  vie,  et  dont  il  connaissait  à  fond  la  mi--J 
sère  spirituelle.  Il  l'accepta  de  préférence  aux  deux 
autres,  parce  que  c'était  un  séjour  modeste  en  même 
temps  qu'une  paroisse  désolée;  il  ne  crut  pas  que 
trente -deux  ans  de  préparation  dans  la  science  et 
la  vertu  fussent  de  trop  pour  cette  petite  part  des 
âmes  que  Dieu  lui  donnait,  et  il  en  prit  possession 
avec  une  joie  que  tempérait  l'humiUté.  Dans  ce  vaste] 
empire  dont  Jésus- Christ  est  le  chef,  il  avait  un 


—  41  — 

royaume,  petit,  il  est  vrai,  mais  plus  grand  encore 
qu'il  ne  convient  à  un  homme;  et  lorsque  du  haut 
des  collines  de  sa  chère  paroisse,  il  en  regardait  les 
toits  et  les  champs,  son  cœur  s'exhalait  en  tendresse 
el  en  reconnaissance  d'avoir  élé  jugé  digne  de  parler 
de  Dieu  à  des  âmes.  Il  les  épousait  au  fond  de  la 
sienne,  leur  promeltant  à  voix  basse  la  fidélité,  et 
de  ne  plus  rien  chercher  en  ce  monde  qu'elles  seules, 
elles  seules  suffisant  aux  biens  et  aux  maux  de  sa 
vie.  0  beau  jour  des  fiançailles  sacerdotales  !  Heu- 
reux le  prêtre  qui  vous  a  sincèrement  connu  !  Heu- 
reux le  prêtre  qui  comme  Saiil,  quand  il  était  petit 
à  ses  propres  yeux,  comme  David  paissant  les  trou- 
peaux de  son  père ,  comme  Rulh  ramassant  les  épis 
sous  les  pieds  de  Booz,  s'est  dit  avec  joie,  en  consi- 
dérant son  troupeau  :  Hœc  sors  tua  joarsque  men- 
surœ  tuœ  :  —  Ceci  est  ton  sort  et  ton  fartage  en 
Israël  pour  jamais<»[\)  ! 

Mais  une  fois  passé  ce  premier  moment  de  ravis- 
sement, commence  pour  le  prêtre  la  douloureuse 
:ache  de  purifier  les  âmes,  de  les  éclairer,  de  les 
élever,  de  les  tirer  de  la  foi  au  monde  pour  leur 
lonner  celle  de  Dieu  par  Jésus-Christ.  Tâche  pleine 
IJl'angoisses  et  de  retours,  qui  tantôt  faisait  dire  à 
haint  Paul ,  qu'il  se  sentait  pris  du  dégoût  de 
nvre  (2),  tantôt  le  contraignait  d'avouer  que  la  coU' 
olalion  abondait  en  lui  (3),  tantôt  enfin  que  la  joie 


(1)  Jérémie,  chap.  xiii,  vers.  25 

(2)  IP  Épître  aux  Corinthiens,  ciiap.  i,  vers.  8. 

(3)  Ibid.,  vers.  5. 


i 


—  42  — 

et  la  tribulation  se  surpassaient  Vune  Vautre  dans 
son  cœur  (1).  C'est  que  de  tous  les  travaux  de 
l'homme,  si  même  c'est  un  travail  de  l'homme,  le 
plus  accablant  pour  ses  forces  est  de  convertir  les 
âmes  :  les  âmes!  ce  double  abîme  où  les  élévations 
de  l'orgueil  appellent  les  abaissements  de  la  volupté, 
où  l'esprit  se  console  de  la  révolte  des  sens  en  se  ré- 
voltant lui-même  contre  Dieu.  Vous  jugez  bien, 
mes  Frères,  qu'un  pauvre  prêtre  ne  peut  entrer  en 
lutte  contre  une  telle  puissance  sans  être  armé  lui- 
même  d'une  puissance  supérieure.  Mais  quelle  sera 
t-elle?  Il  n'y  a  ici -bas  que  deux  puissances,  la  vi 
et  la  mort  :  la  vie,  parce  qu'elle  est  le  principe  d 
toute  activité  ;  la  mort ,  parce  qu'elle  brave  la  vie , 
et  qu'acceptée  volontairement,  elle  est  dans  l'ordre  ; 
moral  l'extrême  point  de  la  grandeur.  Aussi  est-ce 
une  loi  du  monde ,  que  ceux  qui  veulent  mourir  j 
sont  les  maîtres  de  ceux  qui  veulent  vivre.  Pour-  \ 
tant  il  se  rencontre  aussi  dans  la  m.ort  une  infirmité, 
c'est  qu'au  moment  où  elle  devient  maîtresse  de  la 
vie  par  l'héroïsme,  elle  demeure,  pour  me  servir 
d'une  expression  fameuse,  comme  ensevelie  dans 
son  triomphe.  Si  donc  il  était  possible  d'unir  en- 
semble la  vie  et  la  mort,  la  puissance  de  l'une  à  la 
puissance  de  l'autre,  l'activité  qui  fait  à  la  mort  qui 
défait,  on  arriverait  par  là  sans  doute  à  une  incom- 
parable puissance ,  devant  laquelle  toute  autre  flé- 
chirait. 
Or  ce  miracle  s'est  accompli.  Jésus  -  Christ ,  Dieu 

(1}  Épîlre  aux  Corinlhions,  chap.  vu,  vers.  4. 


—  43  ^ 

et  homme,  le  maître  cle  la  vie  et  de  la  mort,  qui 
déposait  son  âme  parce  qu'il  le  v aidait ,  et  non  par 
nécessité  (l),  Jésus-Christ  a  laissé  à  son  Église  une 
chose  fameuse  sous  un  nom  nouveau  :  il  lui  a  laissé 
le  glaive  sanglant  et  pacifique  de  la  mortification. 
Il  a  dit  à  nous  tous  par  saint  Paul ,  mais  surtout 
à  ses  prêtres,  les  héritiers  les  plus  directs  de  sa 
croix  :  Morfifîcate  memhra  vestra  quœ  sunt  super 
terrain  :  —  Mortifiez  vos  membres  qui  sont  sur  la 
ferre  (2).  Et  mieux  encore  :  Semper  mortifîcationem 
Jesu  in  corpore  nostro  circumferentes ,  ut  et  vita 
Jesu  manifestetur  in  corporibus  ndstris  :  —  Por- 
tons, ne  cessons  de  porter  dans  notre  corps  la  mor^ 
lification  de  Jésus ,  afin  que  la  vie  de  Jésus  se  ma- 
nifeste dans  notre  corps  (3).  La  mortification  est 
donc  une  mort  qui  ne  tue  pas  la  vie,  mais  qui  la 
manifeste;  elle  est  la  réduction  de  la  chair  sous  la 
loi  de  l'esprit,  le  sacrifice  des  sens  à  la  raison,  l'es- 
clavage du  corps  pour  que  l'âme  soit  libre,  enfin  le 
signe  éclatant  d'un  homme  immolé  aux  hommes  et  à 
Dieu. 

Il  y  en  eut  même  quelque  ombre  dans  l'anti- 
quité. On  ne  fut  pas  sans  y  connaître  le  secret  de 
puissance  que  la  mortification  contient  ;  l'athlète 
s'exerçait  aux  abstinences  pour  fortifier  son  corps  ; 
le  philosophe,  pour  fortifier  s:n  esprit.  On  vit 
même  dans  le  destin  général  des  peuples  se  révéler 


(1)  Saint  Jean,  chap.  x,  vers.  18. 

(2)  Épître  aux  Colossiens,  chap.  m,  vers.  5. 

(3)  Ils  Épitre  aux  Corinthiens,  chap.  iv,  vers.  10. 


—  44  — 

cette  loi,  et  Rome,  en  ses  beaux  jours,  ne  devint  la 
maîtresse  du  monde  que  pour  avoir  plus  qu'une 
autre  assujetti  ses  citoyens  et  ses  soldats  au  dur  ré- 
gime d'une  rigoureuse  pauvreté.  Aussi  était-ce  avec 
justice ,  quoique  avec  orgueil ,  que  son  poëte  lui 
disait  : 

Tu  regere  imperio  populos ,  Romane .  mémento. 

Fourier  n'avait  pas  attendu  l'heure  du  combat 
pour  soumettre  sa  chair  à  l'esprit;  il  avait  eu  tout 
jeune  un  instinct  de  la  mortification ,  et  y  avait  puisé 
le  courage  d'une  chasteté  inébranlable  avec  l'ardeur 
d'un  amour  surhumain.  Mais  quand  il  eut  un  peu- 
ple, quand  son  âme  eut  des  âmes,  et  qu'il  ne  fallut 
plus  seulement  lutter  contre  les  illusions  de  sa  propre 
jeunesse,  mais  convaincre  des  hérétiques  ou  des  in- 
différents de  la  vérité  de  Dieu  et  de  Jésus -Christ, 
alors  il  s'arma  contre  ses  sens  d'un  tel  empire,  qu'il, 
ne  leur  laissa  pas  même  la  consolation  des  vaincus,,! 
qui  est  d'exister.  Il  les  détruisit  plutôt  qu'il  ne  les 
assujettit.  ' 

Fourier  habitait  au  presbytère  de  Mattaincourtl] 
une  chambre  sans  ornement,  qui  renfermait  une^i 
table,  deux  ou  trois  chaises  de  paille,  un  banc,  une; 
façon  de  lit  dont  il  ne  se  servait  jamais,  et  qui  était i 
là  pour  faire  croire  qu'il  y  couchait.  En  quelque? 
saison  que  ce  fût,  on  n'y  allumait  du  feu.  Il  n'avait L 
qu'un  vêtement,  celui-là  même  qui  couvrait  som 
corps,  et  qu'il  ne  quittait  ni  jour  ni  nuit,  à  moins: 
que  quelque  maladie  ne  l'y  forçât;  c'était  l'occasion i 


—  45  — 

que  l'on  attendait  pour  lui  en  donner  un  autre, 
lorsque  l'ancien  n'était  plus  guère  qu'un  débris.  II 
ne  mangeait  qu'une  fois  par  jour,  vers  le  soir,  ne 
voulant  pas  accorder,  de  nourriture  à  son  corps 
avant  qu'il  l'eût  gagnée  par  ses  sueurs,  ni  surchar- 
ger son  esprit  avant  qu'il  eût  accompli  en  pleine 
liberté  sa  tâche  de  la  journée.  Du  pain,  de  l'eau, 
des  légumes  composaient  son  unique  repas.  Il  ne 
but  un  peu  de  vin  que  dans  une  grande  vieillesse. 
Son  sommeil  était  court ,  de  trois  heures  à  peu  près 
chaque  nuit;  il  le  prenait  assis  dans  une  chaise  d'o- 
sier sans  bras,  et  lorsque  sa  fatigue  était  extrême, 
il  se  permettait  de  s'étendre  sur  un  banc,  regret- 
ilant  cette  posture  qu'il  estimait  plus  convenable  à 
un  animal  qu'à  un  homme,  l'homme  seul  sur  la 
terre  ayant  reçu  de  Dieu  la  gloire  de  se  tenir  de- 
jbout  devant  lui.  Tous  ses  voyages,  et  ils  devinrent 
jfréquents  lorsqu'il  eut  établi  la  congrégation  de 
Notre-Dame,  se  faisaient  à  pied;  vieux  el  nommé 
général  des  Chanoines  réguliers  de  Saint-Augustin, 
il  se  servit  d'une  voiture  couverte  en  osier,  ne  vou- 
lant pas  qu'un  pauvre  paysan  pût  lui  reprocher  d'a- 
voir un  équipage  plus  magnifique  que  le  sien,  et 
în  toute  chose,  que  le  plus  misérable  de  sa  paroisse 
DÛt  se  dire  en  lui-même  :  Mon  curé  vit  mieux  que 
noi. 

A  ces  mortifications  de  chaque  jour  et  de  chaque 
instant  il  en  joignait  d'autres  plus  mystérieuses, 
raitant  son  corps  à  la  manière  des  esclaves  ,  afin 
l'imiter  autant  qu'il  était  en  lui  la  passion  du  Sau- 
veur des  hommes,  et  de  revêtir  quelque  peu  ces  sa- 


~  46  — 

crés  stigmates  dont  saint  Paul  disait  :  Que  personne 
ne  songe  à  me  molester,  car  je  porte  en  moi  les  stig- 
mates du  Seigneur  Jésus  (1). 

Celte  vie  austère,  ou  plutôt  cette  mort  vivante, 
Fourier  la  mena  quarante  ans.  Pendant  quarante 
ans  il  offrit  à  sa  paroisse  le  spectacle  d'un  homme 
détaché  de  tout,  supérieur  à  tout,  ne  gardant  du 
corps  humain  que  la  faculté  de  souffrir,  et  puisant 
dans  la  souffrance  des  délices  que  la  paix  de  son  vi- 
sage révélait  à  tous  les  regards  :  victime  véritable 
de  l'amour,  holocauste  fumant  devant  Dieu ,  relique 
de  la  première  croix,  qu'on  ne  pouvait  voir  sans  que 
la  réalité  et  la  divinité  de  Jésus -Christ  apparût 
aux  yeux  involontairement.  En  vain  l'hérésie  ou 
l'incrédulité  détournait  le  visage  de  ce  spectacle;  il 
leur  venait  au-devant  malgré  elles,  et  une  larme 
de  Fourier ,  versée  tout  à  coup ,  leur  apprenait 
qu'il  n'avait  qu'une  douleur  ici -bas,  celle  de  ren- 
contrer quelque  âme  insensible  au  bonheur  d'aimer 
Dieu. 

Mais  Jésus  -  Christ  n'est  pas  venu  seulement  en 
puissance,  il  n'est  pas  venu  seulement  avec  le  mi- 
racle, le  martyre  et  la  mortification  ;  s'il  a  dit:  Toute 
puissance  m'a  été  donnée  au  ciel  et  sur  la  terre  (2), 
il  a  dit  aussi  :  Je  suis  la  lumière  du  monde  (3).  La 
puissance  toute  seule  étonne  et  abat;  il  faut  qu'entre 
elle  et  l'homme  intervienne  un  élément  plus  doux, 


(1)  Epître  aux  Galales,  chap.  vi,  vers.  17. 

(2)  Sainl  Matttiieu,  cliap.  xxviii,  vers.  18. 
{3}  Saint  Jean,  chap.  viii,  vers.  12, 


—  47  — 

plus  persuasif,  qui  dise  ce  qu'est  la  puissance  elle- 
même  ,  d'où  elle  vient  et  ce  qu'elle  veut.  Cet  élément 
c'est  la  lumière,  et  la  lumière  à  son  plus  haut  point 
de  splendeur,  ici -bas  du  moins,  c'est  la  parole  de 
Dieu.  Mais  la  parole  de  Dieu  est  ensevelie  dans  ce 
magnifique  sépulcre  que  nous  appelons  les  saintes 
Écritures;  Jésus-Christ,  en  sortant  du  tombeau,  l'y 
a  laissée  sous  la  garde  de  son  Église,  authentique 
et  muette,  scellée  et  attendant  que,  comme  au  jour 
de  la  résurrection,  un  ange  brise  les  sceaux  et  en- 
lève la  pierre  qui  la  retient  en  silence  et  en  capti- 
vité. Cet  ange,  ô  mes  Frères,  cet  ange  de  la  parole 
divine  ressuscitant  glorieuse,  c'est  l'éloquence  du 
prêtre  :  le  prêtre  est  un  homme  éloquent.  Car  il 
doit  rendre  la  vie  sur  ses  lèvres  à  la  parole  de 
Dieu,  et  l'éloquence  n'est  pas  autre  chose  que  la 
parole  qui  vit.  Deux  tombeaux  sont  entre  les  mains 
du  prêtre,  le  livre  des  Écritures  et  le  tabernacle 
de  l'autel,  tous  les  deux  renfermant  sous  des  signes 
inanimés  l'éternelle  vie,  tous  les  deux  attendant 
qu'on  les  ouvre  et  qu'on  les  jette  palpitants  à  la 
multitude  affamée  du  pain  de  la  parole  et  du  pain 
de  la  grâce.  Ah!  comment  le  prêtre,  possesseur  de 
ce  double  trésor  et  y  croyant  du  fond  du  cœur, 
pourrait-il  ne  pas  être  éloquent?  Tous  les  saints 
l'ont  été;  ils  l'ont  été  sans  génie,  parce  que  si  le 
génie  est  nécessaire  à  l'éloquence  humaine,  il  ne 
l'est  pas  à  l'élcqucnce  divine.  La  foi  et  l'amour 
n'ont  pas  besoin  de  génie  :  ils  parlent ,  et  toute  la 
terre  les  reconnaît.  Heureux  l'homme  qui  a  en- 
tendu la  voix  des  saints  !  Heureux  le  peuple  qui  a 


—  48  — 

entendu  l'éloquence  rachetée  par  le  sang  de  Jésus- 
Christ  ! 

Fourier  la  fît  entendre  à  son  peuple.  C'était  un 
pauvre  peuple  dans  un  bien  obscur  village;  mais  il 
n'y  a  pas  de  petite  assemblée  parmi  les  âmes  :  une 
âme  est  à  elle  seule  un  grand  peuple.  Aussi  Fourier 
attachait-il  au  ministère  de  la  parole  un  intérêt  sou- 
verain. Rien  ne  lui  coûtait  pour  ravir  ses  ouailles. 
Il  ne  se  disait  pas  :  A  quoi  bon  y  penser  d'avance? 
ce  sont  des  paysans.  Semblable  à  ces  Pères  de  l'É- 
glise qui  songeaient  toute  la  semaine  à  ce  qu'ils 
diraient  le  dimanche,  et  qu'on  trouvait  dans  leur 
chambre  immobiles  sous  le  poids  de  cette  médita- 
tion, Fourier  traitait  la  parole  divine  comme  un  sa- 
crement, mais  comme  un  sacrement  où  le  prêtre  a 
plus  d'efficacité  personnelle  que  dans  les  autres,  et 
qui  exige  de  sa  part  un  plus  grand  travail  dans  un 
aussi  grand  respect.  Il  savait  que  si  l'homme  sans 
lettres  n'est  pas  capable  de  discerner  dans  les  œu- 
vres d'art  le  point  où  gît  la  beauté,  il  la  sent  d'une 
manière  générale,  et  que  surtout  il  a  reçu  de  Dieu 
le  don  d'être  ému  -par  un  verbe  éloquent.  Au  pied 
de  l'agora  d'Athènes  comme  au  pied  de  la  tribune 
de  Rome,  le  peuple  écoutait  la  voix  de  ses  orateurs, 
et  ses  applaudissements  avec  son  silence  témoi- 
gnaient du  goût  qui  rattache  toute  âme  humaine  au 
plus  simple  comme  au  plus  profond  des  arts.  Com- 
bien davantage,  en  des  vérités  qui  le  touchent  de  si 
près,  le  peuple  doit-il  être  sensible  à  une  parole 
qu'inspire  la  foi  et  qu'anime  la  charité!  Aussi  ve- 
nait-il  entendre  Fourier,   et  après  quarante  ans 


-  49  — 

qu'il  se  fut  accoutumé  à  sa  voix ,  il  la  trouvait  encore 
nouvelle  et  la  préférait  à  toute  autre.  C'est  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  inépuisable  et  de  plus  charmant 
que  l'âme  d'un  père ,  et  l'on  peut  dire  du  père  selon 
la  grâce  ce  que  le  poëte  a  dit  du  père  selon  la  nature . 

On  remplace  un  enfant,  une  sœur,  une  épouse; 
Mais  un  père  qu'on  aime  est  un  bien  précieux 
Qu'on  n'obtient  qu'une  fois  de  la  bonté  des  cieux. 

Néanmoins  Fourier  ne  se  fiait  pas  à  sa  seule  pa- 
role du  soin  d'évangéliser  son  peuple  ;  il  eût  craint 
de  donner  trop  peu  à  ce  besoin  sans  cesse  renais- 
sant d'être  éclairé  et  attendri,  et,  avec  une  modestie 
digne  d'un  si  grand  cœur,  il  appelait  souvent  à  son 
secours  des  voix  qu'il  estimait  plus  puissantes  que 
la  sienne.  Il  chercha  même  dans  les  enfants  une 
éloquence  qui  pût  séduire  leurs  pères,  et  élevant 
dans  son  église  une  sorte  de  théâtre  pieux  et  ingénu , 
il  y  amenait  devant  toute  sa  paroisse  des  prédica- 
teurs de  dix  à  douze  ans  qui  charmaient  la  foule 
par  la  grâce  de  l'enfance  unie  à  la  grâce  de  la  vérité. 

Enfin  il  poursuivait  jusque  dans  leurs  maisons  les 
plus  rebelles  ou  ceux  qui  avaient  besoin  d'instruc- 
tions particulières.  Il  entrait  avec  eux  dans  des 
conférences  réglées,  répondant  à  leurs  difficultés 
et  élevant  la  conversation,  trop  souvent  frivole,  à 
la  dignité  d'un  grand  ministère,  telle  qu'on  la  lui 
voit  dans  l'Évangile,  lorsque  Notre  -  Seigneur 
s'entretenait  avec  les  siens  ou  avec  une  âme  familiè- 
rement. 


—  50  — 

Il  restait  cependant  toujours  des  cœurs  endurcis  ; 
car  il  n'a  été  accordé  à  personne  sur  la  terre  d'exer- 
cer une  puissance  sans  limites  ni  dans  le  bien  ni 
dans  le  mal.  Fourier  les  appelait  sa  bande  perdue. 
Quelque  chagrin  qu'elle  lui  causât,  il  la  traitait  avec 
beaucoup  de  douceur,  se  souvenant  de  cette  parole 
de  l'apôtre  saint  Paul  :  Reprenez  avec  modestie  ceux 
qui  résistent  à  la  vérité,  de  peur  que  Dieu  ne  les  y 
ramène  un  jour  (1)  :  parole  divine  qui  écarte  l'in- 
jure par  l'espérance.  Il  arrivait  toutefois  que  Fourier 
ne  pouvait  surmonter  sa  douleur  de  sentir  à  côté  de 
lui  une  àmQ  perdue.  On  le  vit,  dans  ces  occasions,  se 
précipiter  comme  hors  de  lui-même  dans  son  église , 
monter  à  lautel,  ouvrir  le  tabernacle  d'une  main 
haletante,  puis,  se  prosternant  à  terre,  y  crier  vers 
Dieu  avec  une  impétuosité  et  des  sanglots  qui  accu- 
saient une  sainte  démence,  lui  dire  de  reprendre  sa 
vie  ou  de  lui  donner  cette  âme  ,  et  mille  choses  d'une 
tendresse  et  d'une  amertume  où  la  foi  le  disputait  à 
la  charité. 

En  recherchant  les  causes  de  cet  endurcissement 
des  coeurs,  Fourier  remonta  tout  le  chemin  de 
l'homme  et  vint  heurter  au  seuil  même  de  la  vie , 
lorsque  l'enfant  se  connaît  à  peine,  et  cependant 
puise  déjà  sur  le  sein  de  sa  mère  des  germes  de  sa- 
lut ou  d'égarement.  Il  vit  de  bonne  heure  l'enfant 
abandonné  au  hasard,  l'oisiveté,  le  jeu,  les  ren- 
contres ,  agir  sur  ces  frêles  natures  et  y  graver  de 
funestes  leçons;  il  comprit  que  Dieu  parvenait  trop 

(1)  II*  Épître  à  Timothée,  chap.  ii,  vers.  23. 


Dl    — 


tard  à  l'homme,  et  que  de  même  que  le  temple  à  im 
vestibule,  le  prêtre  devait  avoir  un  précurseur.  L'É- 
glise sans  doute  n'avait  pas  avant  lui  méconnu  l'im- 
portance des  écoles;  mais  si  dans  ses  cathédrales  et 
ses  cloîtres ,  dans  les  universités ,  plus  tard ,  elle  avait 
magnifiquement  pourvu  à  l'enseignement  des  géné- 
rations, ce  bienfait  ne  s'était  pas  étendu  au  peuple 
des  campagnes  avec  la  même  providence  et  la  même 
précocité.  Les  filles  surtout  semblaient  délaissées  à 
la  merci  de  leur  jeune  âge,  comme  si  la  mère  toute 
seule,  la  mère  pauvre  et  ignorante,  eût  suffi  à  ce 
grand  devoir  de  préparer  des  chrétiennes  pour  la  vie 
du  monde  et  la  vie  de  Dieu.  Fourier  résolut  d'obvier 
dans  sa  paroisse  à  ce  défaut  des  institutions  pu- 
bliques telles  qu'elles  étaient  alors,  et  comme  l'âme 
des  saints  est  féconde  en  saints,  il  rencontra  de 
bonne  heure  quelques  filles  pieuses  de  sa  paroisse 
qui  saisirent  sa  pensée  et  se  dévouèrent  à  lui  pour 
l'exécuter.  Ainsi  commença  la  congrégation  de 
Notre-Dame,  destinée  d'abord  aux  enfants  d'un 
village,  et  qui  depuis ,  par  la  bénédiction  de  Dieu  et 
sous  l'œil  de  Fourier,  se  répandit  en  Lorraine,  en 
France,  en  Allemagne,  et  dans  presque  toute  la 
chrétienté,  où  elle  possède  encore  aujourd'hui  de  flo- 
rissantes maisons. 

Je  me  hâte,  mes  frères ,  et  j'arrive  au  dernier  trait 
qui  vous  montrera  dans  Fourier  le  prêtre  par  excel- 
lence ,  je  veux  dire  la  bonté.  De  même  que  la  lumière 
couronne  la  puissance,  la  bonté  est  l'auréole  qui  ter- 
mine la  lumière  et  déifie  son  éclat. 

La  bonté  est  le  don  gratuit  de  soi-même,  et  je 


—  52  — 

pourrais  m'arrêter  à  ce  seul  mot  :  car  tout  ce  que 
vous  avez  entendu  vous  a  fait  voir  Fourier  se  don- 
nant chaque  jour  de  sa  vie,  donnant  son  corps,  son 
temps,  son  repos,  son  esprit,  son  âme,  et  ne  se  ré- 
servant rien  que  de  soulïrir.  Mais  il  y  a,  dans  la 
bonté,  outre  le  don  de  soi-même,  une  manière  de  se 
donner,  un  charme  qui  déguise  le  bienfait,  une 
transparence  qui  permet  de  voir  le  cœur  et  de  l'ai- 
mer, je  ne  sais  quoi  de  simple,  de  doux  et  de  préve- 
nant qui  attire  tout  l'homme  et  qui  fait  préférer  au 
spectacle  même  du  génie  celui  de  la  bonté.  Or  Fou- 
rier mêlait  à  l'austérité  surhumaine  de  sa  vie  une 
incomparable  grâce,  et  l'on  n'eût  jamais  deviné  à  son 
sourire  le  supphce  continu  qu'il  s'infligeait;  son 
corps  vaincu  et  souillé  par  la  pénitence  laissait 
l'âme  maîtresse,  et  celle-ci,  arrivante  ses  lèvres  ei 
à  ses  yeux  sans  rencontrer  d'obstacle,  y  brillai l 
comme  un  astre  pur  dans  un  ciel  serein.  Le  pauvre 
venait  à  lui  naturellement;  il  ne  le  refusait  jamais. 
Car  n'y  eût -il  rien,  il  y  avait  encore  Fourier.  Dans 
les  grandes  fêtes  de  l'année,  et  tandis  que  les  riches 
s'environnaient  de  leurs  amis,  lui  songeait  à  ses 
pauvres  et  leur  préparait  un  petit  festin  qui  leur 
rappelât  avec  la  joie  le  mystère  du  jour.  Si  quelque 
noce  avait  lieu  dans  sa  paroisse,  il  allait  y  chercher 
la  part  de  ceux  qui  n'ont  plus  de  noces  ici-bas ,  et  il 
les  faisait  entrer  par  leurs  bénédictions  dans  la  fa- 
mille nouvelle  que  lui-même  avait  bénie  le  matin.  Il 
avait  coutume  de  se  tenir  chaque  jour  au-devant  do 
sa  porte  pendant  quelques  heures,  si  grand  froid 
qu'il  fît,  afin  qu'on  l'abordât  sans  peine  et  que  les 


—  53  — 

plus  timides  ne  vinssent  pas  à  craindre  de  le  déran- 
ger. Quoi  qu'on  voulût  de  lui,  sauf  le  mal ,  il  était 
prêt  et  riant. 

Cette  bonté  l'avait  tellement  uni  à  sa  paroisse,  que 
ses  besoins  et  sa  maison  étaient  les  besoins  et  la 
maison  de  tous.  Quoique  vide,  parce  qu'il  n'y  lais- 
sait rien,  elle  se  remplissait  par  enchantement  dès 
que  l'occasion  survenait.  Savait- on,  par  exemple, 
que  des  étrangers  venaient  d'entrer  chez  le  bon  Père, 
c'était  le  nom  qu'on  lui  donnait,  à  l'instant  chacun 
apportait  de  quoi  faire  honneur  aux  hôtes ,  du  linge , 
du  vin,  des  viandes,  des  fruits,  et  l'on  ne  dînait  ja- 
mais mieux  que  chez  ce  pauvre  de  Jésus-Christ  qui 
avait  tout  donné. 

Un  homme  seul  est  bien  faible  contre  les  maux  de 
l'humanité.  Fourier  s'en  était  aperçu  souvent.  Il 
avait  compris  que  la  charité,  quelque  puissante 
qu'elle  soit,  répare  plus  qu'elle  ne  prévient,  et  en- 
core ne  répare  que  des  brèches  dans  un  mur  qu? 
tombe  toujours.  Il  avait  été  conduit  à  la  pensée 
d'institutions  durables  qui  arrêteraient  dans  leur 
source  deux  des  fléaux  qui  dévorent  les  campagnes: 
l'usure  et  les  procès.  Contre  l'usure  il  imagina  une 
sorte  d'assurance  mutuelle  qu'il  appela  Bourse  de 
saint  Evre,  et  qui,  composée  de  dons  volontaires, 
d'amendes  et  de  legs  pieux,  devait  prêter  sans  inté- 
rêt, à  la  seule  condition  pour  l'emprunteur  de  resti- 
tuer le  capital  dès  qu'il  le  pourrait.  Cette  bourse  dura 
longtemps,  et  rendit  de  grands  services  à  d'hon- 
nêtes laboureurs  ruinés  par  une  mauvaise  année  et 
à  de  petits  marchands  gênés  dans  leurs  affaires  par 


les  accidents  inévitables  du  commerce.  Quant  aux 
procès,  il  avait  dressé  les  plans  d'une  association 
dont  les  membres  devaient  terminer  à  l'amiable  tous 
leurs  différends;  que  si  l'une  des  parties  refusait  l'ar- 
bitrage, un  fonds  commun  devait  fournir  à  l'autre  les 
moyens  de  suivre  l'affaire  devant  les  tribunaux.  Les 
malheurs  qui  fondirent  sur  la  Lorraine  ne  laissèrent 
à  Fourier  que  le  mérite  d'avoir  conçu  et  préparé  une 
belle  institution. 

La  renommée  de  Fourier,  vous  le  sentez  bien,  mes 
frères,  ne  s'arrêta  pas  entre  les  collines  qui  bornent 
Mattaincourt;  elle  déborda  de  ce  vase  modeste,  et  se 
répandit  à  son  insu  dans  la  cour  des  princes  et  dans 
le  cœur  des  peuples  de  la  Lorraine.  Le  curé  de  village 
vit  grandir  le  bruit  de  ses  vertus  et  l'influence  de 
son  nom;  Rome  approuva  la  congrégation  de  Notre- 
Dame  qu'il  avait  fondée;  elle  sanctionna  la  réforme 
des  chanoines  réguliers  de  Saint-Augu  stin  dont  il 
avait  été  l'instrument ,  et  qui  le  choisit  pour  géné- 
ral. Les  ducs  de  Lorraine  vinrent  le  cl!  ercher  sous 
le  chaume  de  son  presbytère  et  lui  den  iander  con- 
seil. L'âge  et  la  gloire  s'unirent  de  coî  .cert  sur  ce 
front  qui  ne  les  avait  point  appelés,  et  aul  homme 
en  son  siècle  ne  jeta  d'un  lieu  plus  étï  oit  une  plus 
éclatante  ni  plus  durable  lumière.  Il  semblait  alors  que, 
plein  d'oeuvres  et  d'années,  il  n'avait  plus  qu'à  mou- 
rir en  paix  au  miheu  de  son  peuple,  entre  les  bras  de 
ses  frères  de  Saint-Augustin ,  proche  de  ses  filles  de 
Notre-Dame,  au  sein  de  sa  patrie  du  temps  et  de 
l'éternité,  patriarche  comblé  de  Dieu  et  s'éteignant 
comme  Jacob  après  avoir  vu  Joseph.  Qui  pouvait 


—  55  — 

troubler  dans  ses  derniers  jours  ce  vieillard  modeste? 
Quelle  main  lui  présenterait,  au  moment  suprême, 
un  calice  douloureux?  Il  vint  pourtant,  il  lui  fut  pré- 
senté :  Dieu,  dans  ses  impénétrables  conseils,  avait 
décid-é  que  son  serviteur  mourrait  dans  l'exil  et  la 
misère,  séparé  des  siens,  poursuivi,  objet  de  tris- 
tesse et  de  compassion.  Vous  l'allez  voir  sur  ce  nou- 
veau théâtre,  et,  après  le  saint  prêtre,  admirer  en  lui 
le  grand  citoyen. 


II 


En  1631,  dans  le  temps  que  Fourier  marchait  vers 
sa  soixante  et  dixième  année,  l'Europe  s'apprêtait  à 
décider  la  plus  haute  question  politique  et  religieuse 
qui,  depuis  Charlemagne,  eût  été  soumise  à  ses  armes 
et  à  ses  délibérations.  Charlemagne  avait  fondé  en 
Europe  la  république  chrétienne,  c'est-à-dire  un 
corps  de  nations  unanimement  dévouées  à  la  foi  ca- 
tholique, acceptant  la  loi  de  l'Église  comme  loi  de 
l'État,  punissant  l'hérésie ,  reconnaissant  enfin  à  la 
papauté  constituée  comme  pouvoir  féodal  un  certain 
droit  sur  l  a  transmission  de  la  couronne  dans  le  saint- 
empire  romain.  Cet  ordre  d'idées  régna  jusqu'au 
xvi^  siècle,  de  Charlemagne  à  Charles- Quint ,  du 
premier  au  dernier  empereur  couronné  par  le  succes- 
seur de  saip*  Pierre.  Au  xvi^  siècle,  Luther,  succes- 
seur d'Aiius  et  de  Photius,  et  formant  avec  eux  dans 
l'Église  le  grand  triumvirat  de  l'erreur ,  Luther  brisa 
l'unité  de  la  république  chrétienne;  sous  son  inspi- 


—  56  — 

ration,  une  partie  de  l'Allemagne,  la  Suède,  le 
Danemark,  l'Angleterre  et  la  Hollande,  se  séparèrent 
du  siège  apostolique,  et  perdirent  volontairement  la 
pierre  qui  est  ici-bas  le  fondement  de  la  cité  de  Dieu. 
La  scission  était  un  fait  politique  et  religieux  ;  elle 
entraîna  des  guerres  où  l'Europe  se  divisa  en  deux 
partis  :  le  parti  catholique  et  le  parti  protestant.  Les 
nations  que  j'ai  nommées  tout  à  l'heure  formaient  lo 
parti  protestant;  la  maison  d'Autriche,  réunissant 
sous  son  sceptre  la  Bohême,  la  Hongrie,  les  Pays- 
Bas,  l'Espagne,  la  Sicile,  Naples  et  Milan,  était  à 
la  tête  du  parti  catholique  :  la  France,  incertaine  de 
sa  foi ,  et  plus  encore  de  ses  résolutions ,  combattait 
le  protestantisme  dans  son  sein ,  et  néanmoins  s'op- 
posait à  la  maison  d'Autriche,  dont  elle  redoutait 
l'aspiration  constante  à  la  domination  du  monde. 
Cette  circonstance  sauva  les  protestants  et  leur 
permit  de  conquérir  en  Europe  un  droit  national. 

Cependant,  à  l'ouverture  du  xvii®  siècle,  la  for- 
tune sembla  prendre  un  autre  cours,  et  le  protestan- 
tisme se  vit  à  la  veille  de  sa  ruine.  La  France  avait 
décidément  rejeté  l'hérésie  et  triomphé  d'elle  par 
l'abjuration  de  Henri  IV;  l'avènement  des  Stuarts 
en  Angleterre  l'y  menaçait  d'un  pareil  sort;  en 
même  temps  la  maison  d'Autriche,  dont  la  Franco 
s'était  rapprochée  sous  la  minorité  de  Louis  XIII, 
reprenait  l'ascendant  en  Allemagne ,  et  douze  années 
de  victoires  permettaient  à  l'empereur  Ferdinand  II 
d'y  écraser  les  restes  du  parti  que  ses  pères  avaient 
si  longtemps  combattu.  Les  catholiques  se  tenaient 
assurés  de  la  restauration  religieuse  de  l'Occident, 


—  57  — 

A  ce  moment  même  ,  un  homme  changea  les  des- 
tinées du  monde.  11  s'appelait  Richelieu,  et  je  ne 
vous  dirai  de  lui  que  son  nom.  Appelé  à  gouverner 
la  France  sous  un  roi  faible,  Richelieu  regarda  l'Eu- 
rope et  se  consulta.  Chrétien  sincère,  prêtre  régu- 
lier, cardinal  de  la  sainte  Église  romaine,  ennenii 
par  tempérament  comme  par  principe  de  toute  li- 
berté, on  eût  cru  qu'il  allait  tendre  la  main  à  lEm- 
pire  et  aux  Stuarts,  et  consommer  le  retour  de  l'unité 
en  Europe  :  il  fit  le  contraire.  Comme  une  jeune 
fille  avait  été  choisie  de  Dieu  ,  deux  siècles  aupara- 
vant, pour  chasser  les  Anglais  du  trône  et  de  la 
terre  de  France,  ce  fut  un  cardinal  que  la  Providence 
laissa  venir  au  secours  du  protestantisme  aux  abois, 
et  dont  l'implacable  génie  prépara  la  signature  du 
premier  traité  d'où  devait  sortir  l'Europe  moderne. 
Quelle  en  fut  la  cause  dans  un  esprit  aussi  domina- 
teur, et  dans  une  âme  aussi  dévouée  qu'était  la  sienne 
à  la  vraie  foi? 

Si  la  maison  d'Autriche  eijt  été  fidèle  à  sa  mis- 
sion; si,  depuis  un  siècle  qu'elle  disposait  du  plus 
magnifique  empire  que  le  soleil  eût  encore  éclairé, 
elle  eût  apporté  dans  les  affaires  de  l'Église  et  de 
l'Europe  un  désintéressement  égal  à  sa  grandeur; 
si  les  trésors  du  nouveau  monde,  que  Christophe 
Colomb  lui  avait  amenés  dans  ses  ports ,  eussent 
servi,  en  augmentant  sa  puissance,  à  augmenter  sa 
droiture;  si  elle  n'eût  pas  en  Amérique  exterminé  les 
Indiens,  arrachée  l'Espagne  les  franchises  que  cet 
héroïque  peuple  avait  gagnées  par  huit  cents  ans  de 
courage  et  de  patience ,  livré  Rome  à  la  brutalité 


~  58  — 

d'une  soldatesque  impie  et  fait  payer  au  pape  prison- 
nier sa  rançon;  si  elle  n'eût  pas  profité  des  maux  de 
la  France  pour  y  accroître  l'anarchie  au  nom  de  la 
religion;  si  enfin  la  maison  d'Autriche  eût  été  juste, 
honnête ,  généreuse ,  produisant  des  saints  comme 
toutes  les  maisons  souveraines  de  l'Europe  ,  au  lieu 
de  produire  Charles-Quint  et  Philippe  II,  Richelieu 
n'eût  pas  écrit  en  arrivant  au  ministère  :  a  Le  roi  a 
changé  de  ministre,  et  le  gouvernement  de  maxime;» 
le  traité  de  Westphalie  n'eût  pas  été  signé,  et  l'Eu- 
rope peut-être  serait  un  seul  troupeau  sous  un  seul 
pasteur. 

RicheUeu  ne  voulut  pas  être  dupe,  ni  la  France 
avec  lui.  Par  le  même  mouvenrtent  qui  nous  fait  pré- 
férer aujourd'hui  la  cause  des  Turcs  à  celle  des 
Russes,  la  cause  des  infidèles  à  la  cause  des  chré- 
tiens, Richelieu  préféra  la  cause  protestante  à  celle 
qui  avait  pour  chef  la  maison  d'Autriche,  la  maison 
qui  avait  pris  pour  devise  ces  fameuses  initiales  : 
A.  E.  I.  0.  U. ,  qui  signifiaient  :  Austriœ  est  impe- 
rare  orbi  universo.  Il  a  plu  à  Dieu,  dans  sa  souve- 
raine bonté,  de  diviser  le  pouvoir  nécessaire  à  la 
paix  et  au  progrès  du  genre  humain  entre  plusieurs 
nations  qui  se  font  équilibre,  et  qui,  parla  disposi- 
tion diverse  de  leur  esprit  et  de  leurs  mœurs,  assur- 
rent  au  monde,  assurent  à  l'Église,  que  leur  liberté 
aura  toujours  quelque  part  un  asile  sûr  et  puissant. 
Voilà  le  suprême  intérêt  des  peuples  chrétiens.  In- 
térêt si  grand  aux  yeux  de  Dieu,  que  Daniel  et  saint 
Jean  ont  associé  aux  prophéties  du  triomphe  de 
l'Église  la  prophétie  de  la  chute  de  Rome  et  de  la 


-  59  — 

division  du  monde  romain  entre  un  certain  nombre 
de  principautés.  C'a  été  là  le  salut  de  l'Occident, 
comme  la  rume  morale  et  religieuse  de  l'Orient  est 
venue  d'un  seul  malheur,  du  malheur  irréparable  de 
n'avoir  pu,  à  côté  de  Constantinople,  élever  d'autres 
métropoles  et  d'autres  nations.  C'est  pourquoi  tout 
prince  ou  peuple,  toute  maison  ou  dynastie,  qui  as- 
pire à  un  pouvoir  prépondérant  et  absolu,  est  par  ce 
seul  fait  le  plus  grand  ennemi  du  monde  et  de  l'É- 
glise, quel  que  soit  d'ailleurs  le  prétexte  qui  colore 
son  inhumaine  ambition.  Et  Dieu,  sauf  peut-être  à 
la  fm  des  temps,  ne  permettra  jamais  le  triomphe 
de  cette  convoitise  babylonienne;  il  suscitera  tou- 
jours à  rencontre,  et  quelquefois  du  point  le  plus 
inattendu ,  un  obstacle  qui  arrêtera  et  brisera  l'ef- 
fort du  géant.  Nous  en  avons  eu  des  exemples  sous 
les  yeux;  l'avenir  en  apportera  d'autres  à  notre  pos- 
térité. 

En  1631 ,  le  cardinal  de  Richelieu  fut  l'homme  qui 
devait  rétablir  l'équilibre  chrétien  compromis  depuis 
un  siècle  par  l'agrandissement  démesuré  de  la  mai- 
son de  Habsbourg.  Il  avisa  sur  le  trône  de  Suède  un 
jeune  homme  qui  méprisait  l'Autriche  ;  pressen- 
tant en  lui  l'âme  et  la  fortune  d'un  héros,  il  l'ap- 
pela sur  les  champs  de  bataille  de  l'Allemagne, 
et  bientôt,  tout  mort  qu'il  fût  dans  sa  victoire 
de  Lutzen ,  Gustave  -  Adolphe  laissa  de  son  pas- 
sage une  trace  que  Richelieu  cultiva ,  et  dont 
il  fit  au  cœur  de  l'Autriche  une  irrémédiable  bles- 
sure. 

C'est  à  ce  moment  que  la  Lorraine,  patrie  de  Fou- 


—  60  — 
rier ,  fut  rencontrée  par  ce  regard  tout-puissant.  La 
Lorraine,  jetée  entre  l'Allemagne  et  la  France,  était 
un  reste  de  l'ancienne  Auslrasie,  séjour  des  Francs, 
et  berceau  des  Carlovingiens.  Elle  avait  fait  partie 
d'un  royaume  créé  dans  les  arrangements  des  petits- 
flls  de  Charlemagne ,  et  réduite  plus  tard  en  duché  , 
pays  indépendant,  elle  attirait  depuis  un  siècle  par 
ses  grands  hommes  et  ses  hauts  faits  l'attention  de 
la  chrétienté.  Ses  ducs  avaient  à  la  fois  dans  leurs 
veines  le  sang  de  l'empire  et  le  sang  de  la  maison  de 
France  :  mais  depuis  René  II,  vainqueur  de  Charles 
de  Bourgogne ,  ils  étaient  moins  Germaniques  que 
Français.  Trois  générations  des  Guises ,  leur  branche 
cadette,  avaient  fait  l'admiration  de  la  France  au 
siècle  qui  venait  de  s'achever,  et  le  dernier  d'entre 
eux,  Henri  de  Guise,  avait  approché  si  près  du 
irône  par  sa  popularité ,  que  la  peur  l'avait  étendu 
mort  dans  un  guet-apens  sur  les  marbres  du  château 
de  Blois.  Les  ducs  régnants,  Antoine,  Charles  III, 
Henri  II ,  étaient  à  la  même  époque  des  souve- 
rains remarquables  par  leur  courage,  leur  magni- 
ficence et  leur  bonté,  et  les  uns  et  les  autres,  ceux 
qui  régnaient  et  ceux  qui  servaient,  s'étaient  ac- 
quis par  leur  dévouement  à  la  cause  catholique 
et  par  le  tour  chevaleresque  de  leurs  rares  qua- 
lités le  renom  des  derniers  héros  chrétiens  de  l'Oc- 
cident. 

Malheureusement  Richelieu  rencontra  sur  le  trône 
ducal  de  Lorraine  un  prince  moins  accompli  que 
ceux  qui  l'avaient  précédé  et  que  ceux  qui  devaient 
le  suivre  encore.  Charles  IV  était  bon,  courageux, 


—  61  — 

habile  dans  la  guerre,  sincèrement  religieux  ,  mais 
léger  dans  ses  mœurs  et  inconstant  dans  ses  conseils. 
Richelieu  voulait  la  coopération  de  la  Lorraine 
contre  l'Empire,  et  l'Empire  faisait  à  Charles  IV  les 
offres  les  plus  brillantes  pour  Taltirer  à  son  parti. 
Leduc,  incertain,  consulta  Fourier,  qu'il  aimait,  et 
aux  prières  duquel  il  se  croyait  redevable  de  la  vie. 
Fourier  ne  lui  opposa  point  son  ignorance  ou  son 
inaptitude  en  des  matières  de  si  haute  portée.  Il  ne 
lui  présenta  point  la  maison  d'Autriche  comme  un 
drapeau  que  tout  prince  fidèle  dût  suivre  nécessai- 
rement ,  ni  la  France  comme  ayant  une  cause  assez 
pure  pour  qu'il  fût  de  son  devoir  de  l'embrasser  :  il 
lui  conseilla  de  garder  la  neutralité,  et  d'ôter  ainsi 
tout  prétexte  plausible  aux  deux  partis  contre  son 
peuple  et  sa  maison.  Que  s'il  n'évitait  pas  tous  les 
périls  de  la  guerre ,  du  moins  il  n'en  aurait  pas  de- 
vant Dieu  la  responsabilité. 

Charles  IV,  malgré  la  confiance  qu'il  avait  en 
Fourier,  se  prononça  pour  l'Empire.  Richelieu  le 
souhaitait  peut-être ,  il  arriva  comme  la  foudre.  Des 
traités  suivis  de  ruptures  amenèrent  le  duc  au  plus 
profond  découragement,  et,  se  livrant  lui-même  à 
son  ennemi  qui  le  trompait ,  il  fut  lâchement  retenu 
dans  une  derni-captivité.  L'abîme  était  profond.  Il 
ne  restait  de  celte  grande  maison  de  Lorraine  qu'un 
prince  vaincu  qui  n'avait  point  d'enfants ,  le  cardi- 
nal son  frère ,  évêque  de  Toul ,  et  une  princesse  du 
nom  de  Claude ,  fille  de  Henri  IL  Le  duc  consulta 
de  nouveau  Fourier.  C'était  durant  l'hiver  de  1634. 
Us  demeurèrent   enfermés    ensemble   durant  sept 


—  62  — 

heures.  Au  sortir  de  ce  long  entretien ,  Charles  I\ 
abdiqua  la  couronne  ducale  en  faveur  de  son  frère 
le  cardinal  Nicolas-François ,  et  se  retira  en  Franche 
Comté ,  d'où  il  gagna  l'Allemagne  :  prince  infortune 
qui  ne  revit  la  Lorraine  que  pour  la  perdre  encore  j 
et  qui  ne  recueillit  de  la  maison  d'Autriche ,  poui 
prix  de  victoires  qui  ne  le  concernaient  plus,  que 
l'ingratitude  et  l'oubli.  Son  abdication  ne  fut  pas 
même  reconnue  de  la  France,  qui  prétendit  que  la 
couronne  appartenait  à  la  princesse  Claude,  du  chef 
de  son  père  Henri  II ,  et  se  proposa  de  l'unir  à  un 
prince  français,   qui  deviendrait    par   ce    mariage 
le  souverain  naturel  et  légitime  du  duché  de  Lor- 
raine. 

Le  péril  était  pressant.  Si  le  plan  de  Richelieu 
venait  à  réussir,  c'en  était  fait  de  la  Lorraine,  de 
sa  dynastie  ,  de  sa  gloire ,  de  sa  nationalité.  Le  car- 
dinal de  Lorraine ,  demeuré  seul  libre  et  présent  à 
cause  de  sa  dignité  de  prince  de  l'Église,  n'eut  pas 
de  peine  à  le  sentir ,  et  il  accourut  vers  Fourier. 
Singulière  destinée  qui  amenait  à  un  pauvre  curé 
de  village  tous  les  malheurs  de  son  pays ,  comme 
à  la  dernière  providence  qu'il  eût  encore,  comme 
au  dernier  cœur  généreux  qui  pût  en  conjurer  la 
chute! 

Le  cardinal  de  Lorraine  dépeignit  à  Fourier  la 
situation ,  et  lui  fit  part  d'une  pensée  bien  hasar- 
deuse ,  qui  était  d'abdiquer  le  cardinalat ,  et  en  épou- 
sant la  princesse  Claude,  sa  cousine,  de  la  ravir  à  la 
France ,  impuissante  désormais  à  diviser  les  droits 
de  leur  maison  pour  les  usurper.  Le  cardinal,  il  est 


—  63  — 

|vrai,  n'avait  pas  reçu  les  ordres  sacrés;  mais  il  ne 
I  pouvait  abdiquer  la  pourpre  sans  le  consentement 
du  souverain  pontife,  ni  se  marier  avec  sa  cousine 
j  sans  une  dispense  canonique  préalablement  obte- 
|nue;  et  d'une  autre  part,  recourir  à  Rome,  c'était 
j  tout  perdre  :  Richelieu  ne  saurait  manquer  d'être 
instruit ,  de  faire  enlever  la  princesse,  et  de  consom- 
mer ses  projets.  Fourier  connut  du  même  coup  d'oeil 
!e  devoir  du  cardinal,  le  sien  propre,  et  l'abîme  qu'il 
allait  creuser  sous  ses  pas.  Compromis  déjà  pour 
avoir  conseillé  l'abdication  du  duc  Charles  IV  contre 
'es  intérêts  de  la  France ,  il  ne  put  douter  du  sort  qui 
'attendait  en  prêtant  son  concours  à  un  acte  qui 
allait  désoler  la  politique  de  Richelieu  ,  cet  homme 
à  qui  un  seul  génie  avait  manqué,  celui   du  par- 
don.  Que    deviendrait  la  congrégation    de    Notre- 
Dame,  celle  de  Saint-Augustin?  Un  mot  du  terrible 
ministre,  surtout  dans  un  pays  de  conquête,   ne 
suffirait -il    pas    pour   ruiner    des    établissements 
qui  avaient  tant  coûté?  Et   puis   Fourier  était  si 
vieux  ! 

Quand  un  homme  est  parvenu  au  terme  d'une 
longue  carrière ,  qu'il  a  surmonté  les  écueils  dont 
ioule  vie  humaine  est  semée ,  et  qu'il  n'a  plus  qu'à 
QQOurir  dans  la  gloire  de  ses  vertus  et  l'affection  des 
siens ,  c'est  une  épreuve  où  succombent  les  meil- 
eurs,  que  d'avoir  à  se  perdre  dans  un  dernier  de- 
voir. On  aime  mieux  sacrifier  à  la  prudence ,  et  les 
aisons  s'offrent  d'elles-mêmes  qui  persuadent  de 
soigner  sa  mort,  au  lieu  de  la  livrer  à  la  merci  d'une 
îhance  de  ruine.  Ils  sont  rares,  parmi  les  plus  grands, 


—  64  — 

ceux  qui  retrouvent  alors  dans  leurs  os  consumés  une 
flamme  de  jeunesse,  et  qui  consentent  à  périr  comme 
on  le  fait  à  vingt  ans  pour  une  heure  de  joie  dans 
une  heure  d'enthousiasme.  Fourier  avait  des  excuses 
honorables  pour  se  soustraire  aux  empressements 
du  cardinal  de  Lorraine;  il  pouvait  le  conseiller  au 
point  de  vue  du  scrupule,  et  rejeter  sur  Rome  une 
décision  délicate  qui  lui  appartenait  d'ailleurs  :  mais 
le  cardinal  était  son  souverain,  la  dernière  espérance 
de  son  pays,  l'étincelle  survivante  d'une  race  géné- 
reuse qui  était  aux  prises  avec  la  violence  et  l'ini- 
quité. Était-ce  l'heure  de  se  souvenir  de  soi-même? 
Fourier  connaissait  trop  ce  qu'un  chrétien  doit  à  sa 
patrie.  Il  savait  par  l'Évangile  que  Jésus-Christ  n'a 
pleuré  que  deux  fois  sur  la  terre  :  la  première  fois 
au  tombeau  de  Lazare,  quand  il  le  ressuscita;  la  se- 
conde fois ,  au  seuil  de  sa  propre  mort,  lorsqu'il  s'ar- 
rêta sur  les  collines  qui  font  face  à  Jérusalem ,  et 
que,  prévoyant  les  maux  qui  l'accableraient  en 
punition  de  son  déicide,  il  fut  pris  d'un  attendrisse- 
ment dont  il  est  écrit  :  Et  videns  civitatem ,  flevit 
super  eam  :  —  Et  voyant  la  ville,  il  pleura  sur 
elle  (1).  Larmes  sacrées  qui  ne  furent  pas  répandues 
pour  notre  salut,  mais  sur  les  blessures  de  la  patrie! 
Larmes  de  patriotisme  et  d'amitié,  qui  devaient 
apprendre  à  tous  les  siècles  que  le  Fils  de  Dieu 
est  aussi  le  fils  de  l'homme ,  et  que  les  vertus  qui 
ornent  la  terre  sont  sœurs  des  vertus  qui  peuplent  le 
ciel! 

(1)  Saint  Luc,  chap.  xix,  vers.  41. 


—  6S  — 

Il  n'en  est  pas  d'ailleurs  du  patriotisme  chrétien 
comme  du  patriotisme  antique.  Celui-ci  ne  connais- 
sait que  la  cité, murs  étroits  où  le  Grec  et  le  Romain 
renfermaient  l'univers,  et  auxquels  dans  leur  cœur 
ils  sacrifiaient  le  genre  humain.  Jésus-Christ  a  toul 
élevé  et  agrandi  en  même  temps  qu'il  a  tout  purifié. 
Il  a  fait  des  peuples  ce  qu'il  a  fait  des  hommes ,  les 
coopérateurs  de  ses  desseins  de  justice,  des  instru- 
ments plus  vastes  et  plus  puissants  de  la  vérité ,  des 
apôtres  ,  des  pontifes ,  des  docteurs  ,  des  martyrs  ; 
cl  c'est  pourquoi  il  est  écrit  en  David  du  Fils  de 
Dieu  venant  parmi  nous  :  Demande-moi,  et  je  te 
donnerai  les  nations  pour  héritage,  et  les  frontières 
de  leur  territoire  pour  possession  (1).  Le  chrétien 
aime  Jésus- Christ  dans  sa  patrie;  il  y  aime  la  paix 
de  l'Évangile,  la  grâce  des  sacrements,  les  temples 
où  il  prie ,  les  œuvres  et  les  reliques  des  saints  qui  y 
vécurent  ou  qui  y  vivent  encore  avec  lui ,  l'histoire 
des  choses  passées  et  l'espérance  des  choses  à  venir, 
enfin  un  membre  vivant  de  l'Église  ,  et  la  prédesti- 
nation de  Dieu  qui  appelle  les  peuples  et  fait  leur 
destin  dans  leur  devoir. 

Or,  qui  plus  que  la  Lorraine  était  digne  d'être 
aimée  par  le  cœur  d'un  saint  prêtre?  En  quelle  terre 
l'héroïsme  des  fortes  vertus  avait -il  mieux  pris  ra- 
cine et  donné  ses  fruits?  Quel  royaume  avait  reçu  de 
Dieu  une  dynastie  plus  imperturbablement  féconde 
en  princes  justes,  bienveillants,  hospitaliers,  mer- 
veilleux dans  la  guerre  et  faisant  mieux  de  la  paix 

(1)  Psaume  ii,  vers.  8. 


—  66  — 
le  repos  magnifique  d'une  nation?  Que  si  l'heure 
était  venue  où  Tépée  des  forts  n'avait  plus  de  contre- 
poids dans  le  souvenir  des  services  et  l'immortalité 
des  droits ,  du  moins  fallait-il  descendre  avec  hon- 
neur du  rang  des  nations ,  et  laisser  à  la  postérité 
un  de  ces  tombeaux  où  elle  vient  et  où  elle  admire  ce 
qui  se  peut  pour  la  gloire  quand  rien  ne  se  peut  pour 
le  salut. 

Fourier  répondit  au  cardinal  de  Lorraine  qu'il  de- 
vait à  son  pays  et  à  sa  maison  de  rentrer  dans  la 
vie  civile,  qu'il  pouvait  abdiquer  l'épiscopat  et  le 
cardinalat  sans  attendre  le  consentement  du  Pontife 
romain  ,  et  épouser  sa  cousine ,  la  princesse  Claude , 
en  se  dispensant  lui-même,  comme  évêque  de  Toul , 
de  l'empêchement  de  parenté.  Allant  plus  loin  en- 
core, il  donna  l'ordre  à  l'un  de  ses  religieux,  qui  était 
à  la  fois  prieur  et  curé  de  Luné  ville,  de  bénir  le  ma- 
riage du  cardinal. 

En  vertu  de  cette  consultation ,  le  17  février  1634  , 
avant  l'aube  du  jour ,  le  cardinal  Nicolas-François , 
duc  de  Lorraine ,  descendit  dans  la  chapelle  du  châ- 
teau de  Lunéville ,  dépouilla  la  pourpre  cardinalice , 
ceignit  l'épée ,  prit  dans  sa  main  droite  la  main  de 
la  princesse  Claude ,  et ,  lui  promettant  une  immor- 
telle fidélité,  il  y  suscita  une  étincelle  de  ce  sang 
inépuisé  qui ,  en  deux  générations  successives ,  de- 
vait donner  à  la  Lorraine  ses  deux  derniers  ducs  : 
Charles  V,  le  sauveur  de  Vienne  avec  Sobieski,  le 
vainqueur  de  Barkany,  de  Gran,  de  Mohacs,  le  gé- 
néralissime de  la  chrétienté  dans  la  croisade  qui 
porta  le  coup  suprême  à  la  puissance  ottomane  ;  et 


~  67  — 

Léopold,  prince  plus  qu'excellent,  le  seul  des  princes 
du  xviii^  qui  ait  excité  en  Europe  l'enthousiasme  et 
l'amour;  l'un  et  l'autre  dignes  de  terminer  l'histoire 
d'une  grande  race  et  d'un  noble  pays,  l'un  et  l'autic 
dignes  de  ce  nom  que  le  maréchal  de  Berwick  avait 
dit  de  l'un  d'eux,  que  c'était  le  meilleur  des  grands 
hommes.  Dieu  voulut  bénir  ainsi  le  dévouement  de 
son  vieux  serviteur  Fourier,  et  mêler  à  jamais  sa 
mémoire  à  la  mémoire  des  beaux  jours  réservés  en- 
core à  son  pays.  La  politique  de  Richelieu  était 
vaincue,  la  Lorraine  sauvée  pour  un  siècle,  sa  mai- 
son, presque  tarie,  renouvelée  et  destinée  de  Dieu  à 
s'asseoir  un  jour  sur  le  trône  de  l'Empire  ,  où  puisse 
t-elle  inspirer  et  échauffer  les  restes  du  sang  de 
Hapsbourg!  Fourier  ne  vit  pas  ce  résultat  de  son  pa- 
Iriolisme  :  il  eut  une  consolation  plus  digne  encore 
de  lui,  la  consolation  d'avoir  accompli  son  devoir  en 
lui  sacrifiant  la  paix  de  ses  derniers  jours  et  toutes 
les  œuvres  de  sa  vie.  Ah  !  pardonnez  si  je  m'émeus  î 
Quand  au  milieu  des  lamentables  récits  de  l'histoire, 
ce  riche  trésor  des  déshonneurs  de  l'homme ,  on  ren- 
contre enfin  une  fois  la  magnanimité,  l'àme  s'enivre 
et  se  trouble,  inaccoutumée  qu'elle  est  au  bonheur 
de  pouvoir  admirer.  Enfin,  que  Dieu  soit  loué!  il  se 
trouva  qu'un  curé  de  village  avait  l'âme  d'un  consul 
romain. 

Mais  il  y  a  de  l'héroïsme  un  immanquable  châti- 
ment. L'héroïsme  même  ne  porte  ce  nom  que  parce 
qu'il  méprise  un  abîme.  Fourier  avait  trop  blessé  la 
France  et  son  ministre  pour  ne  pas  être  sérieuse- 
ment menac^  dans  son  repos;  il  erra  quelque  temps 


—  68  — 

de  l'une  à  l'aulre  de  ses  maisons,  plus  ou  moins 
poursuivi  selon  les  commandants  et  les  ordres,  jus- 
qu'à ce  que  ses  enfants  de  Saint- Augustin,  cédant  à 
leurs  alarmes  ,  obtinrent  qu'il  se  retirât  d'une  terre 
où  il  était  entouré  d'ennemis.  11  franchit  les  Vosges, 
accompagné  de  quelques-uns  des  siens.  Une  troupe 
suédoise,  envoyée  à  sa  recherche,  l'attendit  tout  un 
jour  entre  Vesoul  et  Gray.  Le  saint  vieillard,  comme 
s'il  en  eût  reçu  l'avis  du  ciel,  s'arrêta  vingt-quatre 
heures  à  Vesoul  sans  vouloir  avancer  ni  donner  au- 
cun motif  de  sa  résolution  :  les  Suédois  se  retirèrent, 
et  il  passa  le  lendemain. 

L'exil  est  dur  même  dans  la  jeunesse,  quand  l'es- 
pérance adoucit  tout  et  que  le  cœur  a  une  puissance 
pour  se  créer  de  nouveaux  liens;  mais  dans  un 
vieillard  épuisé  de  vie,  dont  la  seule  consolation  est 
de  jouir  du  passé,  l'exil  est  un  supplice  dont  l'amer- 
tume n'a  pas  d'adoucissement.  Celui  do  Fourier, 
qui  dura  quatre  années  jusqu'à  sa  mort,  emprunta 
de  beaucoup  d'autres  douleurs  le  caractère  d'une 
agonie.  Séparé  de  son  ancienne  paroisse ,  poursuivi 
parla  pensée  de  ses  monastères  de  Notre-Dame  et 
de  Saint- Augustin,  qu'il  ne  devait  plus  revoir,  il  ne 
put  même  se  les  représenter  comme  des  asiles  où  lui 
seul  manquait  :  la  guerre,  la  peste  et  la  famine,  ces 
trois  grands  fléaux  de  la  race  humaine,  désolaient 
son  propre  pays  et  n'avaient  pas  épargné  ses  en- 
fants. Chaque  lettre  qu'il  ouvrait  d'une  main  trem- 
blante lui  apportait,  comme  à  Job,  la  nouvelle  de 
quelque  désastre  :  la  mort  avait  choisi  parmi  les 
siens  quelque  tête  chérie  et  nécessaire  ;  une  troupe 


—  69  — 

furieuse  avait  envahi  l'un  des  sainfs  manoirs  qu'il 
avait  édifiés,  et  n'y  avait  laissé  que  des  ruines;  sa 
paroisse  manquait  de  pain  ,  lui  qui  en  avait  toujours 
eu  pour  elle.  Et  que  sais -je?  Et  que  dirais -je? 
Hélas!  le  malheur,  une  fois  que  Dieu  le  laisse  faire, 
est  plus  ingénieux  à  frapper  qu'aucune  bouche  à  le 
raconter.  Toutes  ces  chères  pénitences  de  quarante 
ans  s'obscurcissaient  devant  les  terribles  réalités 
de  la  malédiction  divine,  et  la  croix  véritable,  la 
croix  sortie  du  monde  par  un  effet  de  ses  passions, 
dressait  à  Fourier  un  calvaire  aussi  grand  que  ses 
vertus. 

Un  autre  exilé ,  le  duc  Charles  IV,  qui  promenait 
aux  quatre  coins  de  l'Europe  la  vaillance  dépos- 
sédée de  Lorraine,  vint  une  fois  visiter  le  vieil  ami 
de  sa  maison.  Le  saint  et  le  prince  s'attendrirent 
l'un  sur  l'autre,  vicfimes  tous  les  deux  des  revers 
inouïs  de  leur  patrie.  Charles  avait  le  cœur  de  sa 
race  :  il  fit  passer  plusieurs  fois  des  secours  au  saint 
vieillard ,  et  lui  écrivit  de  sa  main  des  lignes  qui 
eussent  désarmé  l'infortune,  si  l'infortune  n'avait 
pour  mission  que  de  punir  les  fautes  des  hommes  et 
des  rois. 

Enfin  le  sacrifice  s'acheva,  et  Fourier  apparut  à 
ceux  qui  l'aimaient  dans  la  paix  de  la  mort  et  du 
temps,  la  mort  qui  commence  l'histoire,  le  temps 
qui  l'achève.  A  peine  expiré,  son  corps  devint  une 
relique  que  Gray,  la  ville  hospitalière,  voulut  rete- 
nir au  nom  de  la  Providence  qui  lui  avait  confié  les 
derniers  jours  de  son  serviteur.  Il  fallut  un  ordre  de 
la  cour  d'Espagne  sollicité  par  le  duc  Charles  IV, 


—  70  — 
pour  ouvrir  à  ces  restes  précieux  les  roules  bien- 
aimées  de  la  Lorraine.  Fourier  y  rentra  conduit  par 
ses  enfants  les  chanoines  réformés  de  Saint- Augus- 
tin ,  et  dans  cette  pensée  qu'il  reposerait  près  d'eux 
à  Pont-à- Mousson,  au  chef- lieu  de  leur  ordre,  là 
où  deux  fois  sa  jeunesse  s'était  essayée  aux  préludes 
de  la  sainteté.  Ils  ne  savaient  pas  que  leur  père  avait 
été  par -dessus  tout  un  saint  prêtre,  l'immortel 
exemplaire  du  pasteur  des  champs,  et  que  c'était 
dans  l'enclos  de  sa  modeste  église,  sous  les  pieds 
de  ses  chers  villageois,  qu'il  devait  passer  l'inter- 
règne de  sa  mort  à  la  résurrection.  Par  quel  mys- 
tère ce  corps  si  disputé,  et  qu'une  prudence  déli- 
bérée acheminait  sur  la  route  d'Épinal  et  de  Nancy , 
vint-il  heurter  le  seuil  du  lieu  où  nous  le  vénérons 
aujourd'hui,  on  l'ignora  toujours.  Il  vint,  quelle 
qu'en  fût  la  cause ,  il  vint  au  lieu  de  son  amour  cl 
de  sa  modestie;  il  toucha  mort  la  terre  qui  l'avait 
possédé  vivant ,  et  quand  on  voulut  le  conduire  au 
delà,  comme  si  ce  n'était  qu'un  adieu  qu'il  avait 
voulu  dire  à  ces  amis  de  la  vallée,  il  s'éleva  de 
toutes  ses  âmes  une  tempête  et  un  courage  qui  ne 
permirent  jamais  à  aucune  force  humaine  de  Tarra- 
cher  de  son  vrai  tombeau.  Ce  tombeau  pourtant  esL 
vide  ;  une  parole  de  l'Église  romaine  a  transporte 
le  père  du  pavé  sur  l'autel,  et  sa  mémoire  plus 
divine,  sans  être  plus  chère,  reçoit  aujourd'hui 
du  temple  que  vous  lui  consacrez,  Messeigneurs, 
un  hommage  digne  du  prêtre  et  digne  du  peuple, 
du  prêtre  qui  fit  le  bien,  et  du  peuple  qui  aima  le 
prêtre. 


—  71  — 

Pour  moi,  pèlerin  à  mon  tour  à  ce  sanctuaire,  j'y 
ai  apporté  la  louange  et  l'admiration.  Mais  la  prière 
aussi  n'aura-t-elle  pas  son  heure?  Aucune  plainte, 
aucun  gémissement  ne  s'élèvera- 1 -il  de  mon  sein 
vers  cette  source  de  grâce  et  de  bénédiction?  Oh  I 
non,  je  prierai,  je  dirai  au  Père:  Père  bienheu- 
reux, vous  connaissez  nos  maux,  car  vous  avez  vécu 
comme  nous  dans  un  siècle  plein  de  troubles  et  de 
vicissitudes;  mais,  plus  heureux  que  nous,  vous 
vîtes  de  grands  saints  et  de  grands  citoyens,  dont 
vous  faisiez  vous-même  partie,  travailler  au  réta- 
blissement de  la  cité  de  Dieu.  Obtenez  à  notre  âge, 
dans  les  mêmes  ruines,  les  mêmes  dons  du  ciel.  De- 
mandez-lui pour  nous,  par  vos  mérites,  la  force,  la 
lumière,  la  bonté,  de  grands  saints  et  de  grands 
citoyens. 


ELOGE   FUNEBRE 

DE  MONSEIGNEUR  DE   FORBIN  -  JANSON 


Ji  —  :i 


ÉLOGE  FUNEBRE 

DE  MONSEIGNEUR  DE  FORBIN-JANSON  (1) 


Monseigneur  (2), 

Messieurs  , 

Parmi  les  hommes  que  la  Providence  de  Dieu  a 
donnés  à  l'Église  de  France  depuis  quarante  ans,  il 
en  est  peu  qui  aient  attiré  l'attention  de  leurs  contem- 
porains au  même  degré  que  Mgr  Charles-Auguste 
de  Forbin-Janson,  évêque  de  Nancy  et  de  Toul , 
primat  de  Lorraine,  maintenant  retourné  à  Dieu.  Il 
en  est  peu  surtout  qui,  avec  des  qualités  de  cœur 
aussi  remarquables ,  avec  les  dons  d'une  intelligence 
aussi  vive,  aient  moins  triomphé  des  obstacles  de  leur 

(1)  Cet  éloge  a  été  lu,  dans  la  cathédrale  de  Nancy,  le  28  août 
1844. 

(2)  Mer  Menjaud,  évêque  de  Nancy  et  de  Toul. 


P 


—  76  — 

vie,  et  moins  placé  leur  personne  et  leur  mémoire  à 
l'abri  des  sentiments  contraires.  Sur  les  rivages  de 
l'Asie ,  aux  bords  plus  lointains  des  fleuves  de  l'Amé- 
rique, il  a  vu  des  populations  s'attacher  à  ses  pas, 
s'enivrer  de  sa  parole,  l'appeler  tout  haut  des  noms 
les  plus  chers  à  l'homme  :  il  en  a  vu  d'autres  le  re- 
pousser de  leur  sein,  et  il  est  mort  loin  de  son  siège 
épiscopal ,  après  quatorze  années  d'exil ,  dans  un 
âge  prématuré.  Moins  heureux  qu'un  autre  évêque 
de  son  temps  dont  le  palais  fut  détruit  deux  fois  par 
la  tempête,  il  n'a  pu  mourir  au  milieu  de  son  trou- 
peau ,  et  recevoir  dans  son  cercueil  cette  dernière 
visite  des  peuples  qui  leur  inspire,  quand  tout  est 
fini,  un  sentiment  plus  modéré  de  leur  puissance  et 
une  équité  plus  calme  dans  leurs  jugements.  Je 
viens,  Messieurs,  parler  sur  cette  tombe  que  vous 
n'avez  pas  vue,  et  que  vous  ne  verrez  jamais;  j'y 
viens  parce  que  la  vie  de  Ms^  de  Janson  mérite  d'être 
étudiée  dans  ses  succès  et  dans  ses  revers,  parce' 
qu'elle  peut  profiter  à  plusieurs,  parce  que  l'Église 
de  France  lui  doit  un  souvenir  :  mais  j'y  viens  aussi 
par  un  sentiment  qui  m'est  personnel.  Chose  singu- 
lière !  les  deux  évêques  de  France  que  la  foudre  de 
ce  siècle  a  le  plus  frappés  sont  les  deux  évêques  qui 
m'ont  aimé  davantage.  Je  n'ai  pu  rendre  à  l'un  les 
derniers  devoirs  de  la  piété  filiale ,  je  viens  les  rendre 
à  celui-ci. 

Ne  croyez  pas  toutefois  que  j'abuserai  des  droits 
de  la  mort  ;  si  la  mort  favorise  la  justice,  elle  ne  doit 
point  favoriser  la  flatterie;  elle  m'avertit,  au  con- 
traire ,  en  reportant  ma  pensée  vers  les  sévères  ju- 


-  77  - 

gements  de  Dieu,  qu'en  nulle  occasion  je  ne  dois  me 
sentir  plus  fort  de  mon  ministère  pour  remplir  en- 
vers toute  créature  les  obligations  sacrées  de  la 
vérité  et  de  la  sincérité.  Je  serai  vrai,  Messieurs,  je 
serai  juste;  je  serai  surtout  chrétien,  c'est-à-dire 
que  j'honorerai  la  justice  et  la  vérité  par  un  accent 
qui  ne  blessera  le  cœur  de  personne. 

Dois-je,  Messieurs,  vous  entretenir  des  ancêtres 
de  Mgr  de  Janson?  C'est  un  penchant  naturel  à 
l'homme  de  rechercher  son  origine,  de  démêler  dans 
la  suite  innombrable  des  générations  les  canaux  par 
où  lui  est  arrivée  celte  goutte  de  vie  qu'il  possède, 
goutte  amère  et  précieuse ,  qui  a  traversé  les  siècles 
pour  venir  de  Dieu  à  lui,  et  qui  doit  sans  doute  son 
originalité  propre  à  toutes  les  vicissitudes  d'un  si 
extraordinaire  chemin.  Comme  un  navigateur  échoué, 
dans  des  contrées  inconnues ,  à  l'embouchure  d'un 
fleuve,  en  remonte  le  cours,  et  s'avance  de  campe- 
ments en  campements  vers  les  montagnes  mysté- 
rieuses qui  en  contiennent  la  source,  ainsi  l'homme 
voyageur,  déposé  par  l'éternité  dans  un  point  du 
•temps  et  de  l'espace  ,  se  tourne  vers  sa  source  ,  et  se 
cherche  lui-même  dans  des  âges  où  il  n'était  pas 
'encore.  Mais,  hélas!  les  nations  elles-mêmes  ne 
Connaissent  pas  leur  origine;  elles  se  rencontrent 
tout  à  coup  dans  l'histoire,  le  lendemain  d'un  com- 
bat, et  c'est  en  vain  qu'elles  veulent  passer  plus 
haut,  pour  arracher  à  l'antiquité  le  secret  de  leur 
destin  primitif.  Comment  un  simple  homme  pour- 
rait-il obtenir  du  temps  ce  que  les  grands  peuples 
l'ont  jamais  obtenu  de  lui?  Aussi  les  plus  illustres 


—  78  — 

familles  n'aspirent- elles  qu'à  des  aïeux  récents,  et 
par  delà  ce  terme  où  commence  si  près  de  nous  leur 
hércdilé  constante,  elles  se  perdent  avec  le  reste 
de  l'humanité  dans  une  commune  ignorance  de  ce 
qu'elles  furent  jadis.  Mais  si  peu  loin  qu'un  homme 
puisse  atteindre  ses  pères,  c'est  toujours  pour 
lui  une  consolation  d'en  regarder  le  visage,  et 
nous  ,  spectateurs  des  vies  célèbres ,  nous  som- 
mes volontiers  curieux  de  la  question  de  leurs 
ancêtres. 

Quels  étaient  donc  les  ancêtres  de  Mgr  de  Jan- 
son?  Jusqu'où  son  regard  plongeait-il  dans  le  passé, 
lorsque,  jeune  encore,  il  cherchait  à  se  deviner  lui- 
même?  Ne  fût-ce  que  pour  apprécier  le  cours  de 
ses  idées  et  la  valeur  de  ses  sacrifices,  nous  avons 
besoin  de  connaître  le  sang  qu'il  trouva  dans  ses 
veines.  Or,  Messieurs,  il  eut,  dans  un  siècle  plé- 
béien, l'incomparable  malheur  de  naître  d'une  race 
historique.  A  toutes  les  époques ,  une  grande  nais- 
sance est  un  fardeau;  mais  n'ai -je  pas  le  droit  de 
l'appeler  un  malheur  lorsqu'elle  ne  rencontre  plus 
rien  autour  d'elle  qui  lui  réponde,  et  que  l'élévation 
qui  en  résulte  encore  n'attire  que  la  défiance,  n'ob- 
tient que  l'exclusion,  ne  crée  que  l'impossibilité? 
Ah!  ceux-là  sont  heureux  qui  naissent  à  la  mesure 
de  leur  temps,  patriciens  dans  un  siècle  patricien, 
plébéiens  dans  un  siècle  plébéien!  Ceux-là  sont 
heureux,  et  la  moindre  justice  qu'ils  doivent  à  ceux 
qui  n'ont  pas  la  môme  fortune,  c'est  de  comprendre 
combien  est  dure  leur  position.  L'homme  n'est 
fort  que    par   sa   correspondance    au    mouvement 


—  79  — 

réel  de  l'humanité ,  et  toutes  les  fois  qu'il  reste 
en  dehors  de  ce  mouvement  ou  qu'il  lutte  contre 
lui ,  il  est  semblable  au  passager  laissé  dans  un 
désert  par  le  vaisseau  qui  le  portait,  et  dont  il  suit 
de  l'œil  sur  les  flots  l'irréparable  fuite.  En  vous 
parlant  des  ancêtres  de  Mgr  de  Janson,  Messieurs, 
je  vous  parle  donc  de  son  premier  malheur,  et 
plus  je  vous  ferai  voir  qu'ils  étaient  grands,  plus 
vous  aurez  à  conclure  que  le  mérite  de  leur  héritier, 
s'il  en  a  eu  quelqu'un ,  a  été  un  rare  et  difficile 
mérite. 

Le  xii^  siècle  avait  déjà  ouï  le  nom  des  Forbin; 
l'Angleterre  et  l'Italie  le  lui  avaient  répété.  Au 
XIII*'  siècle,  Charles  P""  d'Anjou,  comte  de  Pro- 
vence, les  appela  dans  ses  États  et  les  combla 
d'honneurs  et  de  bienfaits.  Ils  s'allièrent  même  par 
des  mariages  à  cette  famille  souveraine.  Plus  tard , 
au  XV®  siècle ,  le  comte  Charles  IV  étant  menacé 
de  mourir  sans  héritiers,  ce  fut  Palamède  de  For- 
bin,  surnommé  le  Grand,  qui  le  disposa  à  faire 
son  testament  en  faveur  de  Louis  XI,  et  qui  mé- 
nagea ainsi  la  réunion  du  comté  de  Provence  à  la 
couronne.  Louis  XI  le  récompensa  de  cet  éminent 
service,  qui  ralliait  la  France  à  l'Italie,  en  lui  délé- 
guant l'autorité  souveraine  sur  la  Provence,  et  en 
lui  donnant  cette  devise,  qui  est  encore  celle  des 
Forbin  :  J'ai  fait  le  roi  comte  y  et  le  CDmte  m'a  fait 
roi.  Ainsi  devint  purement  française  la  maison  de 
Forbin ,  en  apportant  à  la  France  une  de  ses  plus 
riches  et  de  ses  plus  ingénieuses  provinces,  et  de- 
puis elle  ne  cessa  d'honorer  ce  premier  titre  de  sa 


—  80  - 

gloire  en  produisant  dans  les  armes ,  dans  le  gouver- 
nement, la  n^agistrature  et  l'Eglise,  des  hommes 
d'un  haut  talent.  Je  remarque  dans  le  nombre  deux 
figures  historiques  :  d'abord  Toussaint  de  Forbin , 
cardinal  de  Janson,  évêque  de  Digne,  de  Marseille 
et  de  Beauvais,  grand  aumônier  de  France,  et  am- 
bassadeur de  Louis  XIV  en  Toscane,  en  Pologne  et 
à  Rome.  Ce  fut  lui  qui,  à  la  diète  de  Pologne  de  1674, 
fît  élire  pour  roi  le  fameux  Jean  Sobieski ,  sauveur 
de  la  chrétienté  sous  les  murs  de  Vienne,  et  qui 
conclut ,  sous  Innocent  XII ,  la  réconciliation  de  la 
France  et  du  saint- siège,  dont  la  bonne  harmonie 
avait  été  troublée  depuis  longtemps  par  la  déclaration 
de  l'assemblée  du  clergé  en  1682.  L'autre  personnage 
que  je  tenais  à  vous  nommer  est  le  comte  de  Forbin, 
grand  amiral  du  roi  de  Siam  à  la  fin  du  xvii^  siècle, 
revenu  depuis  en  France,  et  l'un  des  officiers  qui 
honorèrent  le  plus  notre  marine  sous  la  vieillesse 
de  Louis  XIV.  Dans  la  seule  année  de  1707,  il  battit 
cinq  fois  les  flottes  anglaises ,  et  rapporta  une  valeur 
de  six  à  sept  millions ,  fruit  de  ses  expéditions  na- 
vales. 

Telle  était,  Messieurs,  la  maison  de  Forbin,  divi- 
sée en  plusieurs  branches,  qui  avaient  pour  aînée 
celle  de  Forbin- Janson.  La  Providence  ne  laissa 
guère  au  jeune  Charles- Auguste ,  dont  nous  vous 
exposons  la  vie,  le  temps  de  s'enorgueillir  de  sa 
naissance.  Il  n'avait  pas  encore  atteint  l'âge  du  dis- 
cernement, que  déjà  grondait  dans  sa  force  l'orage 
qui  devait  abaisser  la  majesté  des  rois ,  ravir  la  puis- 
sance aux  familles  antiques ,  appeler  tous  les  en-' 


—  81  — 

fants  de  la  France  aux  mêmes  devoirs  et  aux  mêmes 
droits,  et  créer  dans  le  court  espace  de  vingt-cinq 
ans,  sur  des  ruines  colossales,  une  histoire,  une 
gloire  et  une  nation  toutes  nouvelles.  Je  ne  dirai 
rien  davantage  de  ce  moment,  auquel  nulle  autre 
époque  du  monde  ne  saurait  être  comparée,  sinon 
qu'il  convient  à  nous,  générations  présentes,  de  con- 
sidérer quelle  blessure  nous  avons  faite  au  passé,  et 
d'admettre  au  moins  qu'il  a  pu  rester  à  d'autres  des 
souvenirs,  des  regards,  quelque  chose  qui  n'est  ni 
étranger  ni  ennemi,  mais  qui  seulement  n'est  pas 
aussi  jeune  que  nous.  Si  les  soldats  de  Clovis  ou 
les  paladins  de  Charlemagne  ressuscitaient  de  leur 
tombe,  leur  stupeur,  en  nous  voyant,  n'accuserait 
pas  leur  patriotisme;  elle  n'accuserait  que  le  temps 
et  cette  difficulté  de  l'esprit  à  suivre  assez  vile 
l'effroyable  précipitation  des  choses  humaines.  Et 
si  nous-mêmes,  nous  avions  reçu  dans  nos  veines 
le  lait  du  passé ,  si  un  quart  d'heure  seulement 
nous  avions  respiré  un  air  plus  vieux  que  le  nôtre, 
nous  connaîtrions  combien  les  révolutions  de  l'es- 
prit sont  plus  lentes  que  les  révolutions  des  em- 
pires ,  et  nous  jugerions  avec  plus  d'indulgence 
cette  immutabilité  des  idées  et  des  mœurs  qui 
nous  semble  un  obstacle  dans  les  autres ,  et  qui  un 
jour  nous  paraîtra  dans  nous-mêmes  fermeté  et 
vertu. 

Charles -Auguste  fut  emporté  en  Allemagne  par 
ses  parents  qui  fuyaient  devant  la  tempête.  11  n'y 
resta  que  peu;  sa  famille  le  ramena  en  France  dès 
que  la  société  nouvelle  commença  de  surgir  à  tra- 


l-l'kTJ^Z 


—  82  — 

vers  les  débris  de  l'ancienne.  Ce  fut  en  France  qu'il 
accomplit  le  premier  acte  solennel  de  la  vie,  je  veux 
parler  de  la  première  communion.  C'était  plus  que 
jamais  alors  pour  les  chrétiens  un  acte  doux  et  mé- 
morable. Ils  avaient  vu  leurs  autels  profanés,  leurs 
églises  abattues  ou  fermées,  leurs  prêtres  meurtris 
et  dispersés;  une  puissance  gigantesque  s'était  dé- 
clarée leur  ennemie,  et  en  même  temps  qu'elle  por- 
tait aux  frontières  de  la  patrie  une  glorieuse  terreur, 
elle  rapportait  au  dedans  ses  triomphes  ,  pour  s'en 
faire  contre  Dieu  un  invincible  trophée  :  mais  voilà 
qu'encore  une  fois  la  parole  divine  s'était  accomplie, 
et  les  chrétiens  répétaient,  dans  la  langue  de  David, 
ces  chants  prophétiques  qui,  depuis  trois  mille  ans, 
accusent  d'impuissance  leurs  persécuteurs  :  Pour- 
quoi les  nations  ont-elles  frémi,  et  les  peuples  out- 
ils médité  des  choses  vaines?  Les  dominations  de  la 
terre  se  sont  assemblées  contre  le  Seigneur  et  contre 
son  Christ;  elles  ont  dit:  Rompons  leur  joug,  et  je- 
tons-le par-dessus  nos  têtes  !  Mais  Celui  qui  habite 
dans  les  deux  se  rira  de  leur  dessein,  et  le  Seigneur 
s'en  moquera  (1).  La  joie  des  chrétiens  était  d'aulant 
plus  pure,  que  le  retour  de  leur  liberté  s'était  fait 
par  le  dedans,  et  non  par  le  dehors  ;  il  n'y  avait  pas 
eu  émigration  de  la  foi;  la  foi  était  demeurée  dans 
la  patrie  aux  jours  des  revers  comme  aux  jours  de 
la  prospérité;  elle  avait  embrassé  er.  pleurant  et  en 
espérant  la  terre  de  Clovis  et  de  saint  Rémi,  el.j 
cette  terre,  fidèle  à  elle-même  aussi  bien  qu'à  Dieu, 

(1)  Psaume  ii,  vers.  1,2,3,4. 


—  83  — 

avait,  par  une  germination  insensible,  relevé  vers 
le  ciel  ses  tiges  un  moment  abaissées.  Charles- 
Auguste  s'assit  donc  pour  la  première  fois  à  la  table 
sainte  en  portant  dans  son  cœur  et  sur  son  front 
plusieurs  joies  ensemble  :  la  joie  de  sa  jeunesse, 
la  joie  de  sa  patrie  retrouvée,  la  joie  du  christia- 
nisme renaissant,  la  joie  des  anges  qui  étaient  des- 
cendus pour  le  visiter.  L'onction  de  ce  jour -là 
demeura  dans  son  âme  comme  une  blessure  qui  ne 
se  ferma  plus;  encore  que  sa  physionomie  ressor- 
tît entre  des  lignes  fortement  accentuées ,  comme 
celles  de  toutes  les  vieilles  races,  il  revêtit,  par- 
dessus leur  énergie  native,  une  grâce  pieuse  qui 
lui  obtint  la  première  conquête  qu'il  ait  faite  pour 
Dieu. 

D'ordinaire,  c'est  l'âge  mûr  qui  conduit  l'enfance 
à  Dieu.  Il  a  sur  elle  le  triple  empire  de  l'expérience , 
de  la  raison  et  de  l'autorité,  et  cet  empire  ne  lui  fut 
donné  sans  doute  que  pour  inspirer  le  bien  et  la  vé- 
rité à  l'intelligence  ignorante  et  docile  de  l'enfant. 
C'est  surtout  la  plus  sacrée  fonction  du  père.  Mais 
pour  donner  Dieu,  qui  renferme  seul  tout  bien  et 
toute  vérité,  il  faut  le  posséder  soi-même;  il  faut  le 
connaître,  l'aimer  et  le  servir.  Or  le  père  du  jeune 
Forbin  appartenait  au  siècle  qui  venait  de  s'achever; 
son  oreille  était  pleine  encore  du  rire  ingénieux  et 
illustre  qui,  depuis  cinquante  ans,  poursuivait  en 
Europe  l'ouvrage  du  Fils  de  Dieu  sur  la  terre.  Il  est 
vrai  que,  depuis,  le  sang  et  les  larmes  du  monde 
avaient  fait  assez  de  bruit  pour  distraire  de  la  mo- 
querie les  esprits  les  plus  légers  ;  mais  s'il  y  avait 


-.  84  — 

stupeur,  il  n'y  avait  pas  conversion.  On  s'étonnait 
qu'une  catastrophe  aussi  terrible  fût  sortie  de  doc- 
trines aussi  gracieuses;  on  regrettait  le  siècle  passé 
comme  un  modèle  d'esprit,  d'élégance,  de  mœurs 
heureuses,  d'une  société  accomplie,  et  l'on  s'en  pre- 
nait à  tout  de  sa  chute,  excepté  à  Dieu  et  à  soi. 
Tant  il  est  difficile  à  l'aveuglement  des  hommes  de 
discerner  la  révélation  divine  jusque  dans  les  évé- 
nements où  elle  éclate  le  plus  !  Quand  Balthasar, 
les  vases  du  temple  de  Jérusalem  à  la  main ,  re- 
gardait sur  la  muraille  le  doigt  de  Dieu  qui  écrivait 
son  arrêt,  l'infortuné  tremblait  bien  de  tous  ses 
membres  ,  mais  il  ne  comprenait  pas  encore  son 
crime. 

Le  marquis  de  Janson  dut  à  son  fils  la  lumière 
que  ne  lui  avaient  point  donnée  les  ruines  d'une 
société  corrompue.  Il  ne  pouvait  le  voir  à  l'église 
sans  attendrissement;  la  paix  de  ses  traits,  l'élé- 
vation de  son  âme  qui  montait  doucement  jusqu'à 
son  visage  pour  l'illuminer,  la  joie  sereine  qui  en- 
veloppait toute  sa  personne,  ce  spectacle  du  plus 
chaste  bonheur,  renouvelé  sans  cesse  sous  les  yeux 
du  père,  le  plongeait  dans  une  sorte  de  contempla- 
tion en  lui  faisant  de  son  fils  même  une  apparition 
de  la  vérité.  Enfin,  un  jour  il  vit  Dieu  clairement; 
l'âme  du  père  et  du  fils  se  rencontrèrent  dans  les 
inébranlables  certitudes  de  la  foi;  ils  adorèrent,  ils 
prièrent,  ils  aimèrent  ensemble,  et  tel  fut,  Messieurs, 
le  premier  apostolat  de  M^  de  Janson. 

Il  y  avait  alors  sur  le  trône  de  France  un  homme 
supérieur  à  tous  ses  contemporains,  non-seulement 


—  85  — 

par  le  génie  de  la  guerre  et  de  la  législation ,  mais 
surtout  par  la  profondeur  de  ses  instincts  religieux. 
Aussi  grand  par  la  conquête  que  Cyrus,  Alexandre, 
César  et  Charlemagne,  il  avait  eu  le  mérite  de  re- 
porter sa  nation  vers  Dieu ,  et,  bravant  jusque  dans 
ses  généraux  les  derniers  sifflements  de  l'incroyance 
populaire,  on  l'avait  vu  saisir  d'une  main  coura- 
geuse ,  et  tenir  ensemble  dans  un  même  faisceau 
l'épée,  le  sceptre  et  la  croix  de  Jésus -Christ.  Ce 
grand  homme  n'avait  de  haine  contre  rien  :  ni  contre 
Dieu ,  parce  que  lui-même  était  puissant  et  le  créa- 
teur d'un  monde  nouveau  ;  ni  contre  la  noblesse , 
parce  que  lui-même  descendait  en  droite  ligne  de 
tous  les  vieux  héros;  ni  contre  le  peuple,  parce  que 
lui-même  il  en  était  l'enfant;  ni  contre  le  passé  et 
l'avenir,  parce  qu'il  se  croyait  aussi  fort  qu'eux. 
Homme  social ,  il  embrassait  dans  sa  large  poitrine 
toutes  les  pensées  honnêtes  de  l'humanité,  et  n'y 
proscrivait  rien  que  la  bassesse  et  l'incapacité.  Son 
armée,  ses  palais,  ses  conseils,  sa  main  s'étaient 
ouverts  à  tous  les  débris  épars  de  la  société  fran- 
çaise ,  et  l'on  rencontrait  chez  lui  le  marquis  de 
l'ancien  régime  à  côté  du  baron  de  l'empire, 
l'homme  de  la  Convention  à  la  gauche  de  l'émi- 
gré, le  soldat  de  la  dernière  victoire  avec  un  abbé 
de  Saint- Sulpice.  Napoléon,  Messieurs,  discerna 
le  jeune  Forbin,  et  le  nomma  auditeur  au  conseil 
d'État  (i). 


(1)  Napoléon,  sans  doute,  commit  de  grandes  fautes  contre 
la  religion  et  contre  les  libertés  publiques;   mais  un  catho- 


—  86  - 

C'était  pour  un  jeune  homme  de  vingt-deux  ans, 
liéritier  d'un  grand  nom  et  d'une  grande  fortune, 
vif,  aimable,  prompt  d'esprit,  c'était,  dis-je,  une 
préparation  naturelle  aux  emplois  les  plus  élevés 
de  l'ordre  administratif.  Charles  de  Forbin  n'avait 
plus  qu'à  suivre  la  pente  facile  du  temps  et  de  sa 
situation.  Mais  d'autres  pensées  roulaient  au  fond 
de  son  âme.  Napoléon  avait  fait  beaucoup  pour  la 
religion  en  lui  rendant  de  la  liberté,  une  partie  de 
ses  monuments,  et  en  lui  assurant  une  dotation 
publique  en  échange  de  ses  anciennes  possessions; 
mais  alors  même  qu'il  eût  fait  davantage ,  il  n'eût 
apporté  à  la  religion  qu'un  secours  humain,  utile 
sans  être  nécessaire ,  digne  de  reconnaissance ,  mais 
incapable  de  lui  donner  la  vie.  Dieu  seul  est  la  vie 
de  la  religion  en  la  communiquant  aux  âmes,  et  il 
la  communique  aux  âmes  par  d'autres  âmes  qui  s'y 
dévouent,  qui  en  deviennent  l'expression  par  leur 
sainteté,  l'organe  par  leur  dévouement,  la  preuve 
vivante  et  populaire  par  leur  autorité.  Donner  des 
âmes  à  la  rehgion,  voilà  ce  que  les  conquérants  et 
les  hommes  d'État  ne  sauraient  faire,  et  ce  que  fait 
tous  les  jours  un  pauvre  prêtre  en  mettant  les  mains 
sur  son  cœur  pour  le  sevrer  des  vaines  joies  du 
monde,  et  en  les  reportant  purifiées  sur  le  cœur 
des  autres  hommes,  après  les  avoir  levées  en  gé- 
missant vers  Dieu.  De  saints  prêtres  !  tel  est  dans 


lique  ne  saurait  oublier  qu'il  lira  la  France  du  chaos,  signa 
le  concordat,  se  fit  sacrer  par  le  Pape,  et  mourut  dans  les  bras 
do  l'Église. 


—  87  — 

tous  les  temps  le  cri  de  la  religion  ;  mais  en  quels 
temps  devait-elle  le  pousser  plus  haut  qu'au  com- 
mencement de  ce  siècle?  La  mort  et  l'exil  avaient 
tari  la  lignée  de  ce  vieux  clergé  français  qui,  par 
une  tradition  ininterrompue  de  savoir  et  de  vertus, 
remontait  jusqu'au  double  et  sacré  berceau  du  chris- 
tianisme et  de  la  monarchie  ;  une  foule  d'églises 
abandonnées,  beaucoup  d'autres  dirigées  par  de  tout 
jeunes  hommes  attestaient  la  misère  profonde  de 
l'Église  de  France.  Les  temples  étaient  rouverts  ; 
mais  les  pierres  des  temples,  froides  et  muettes,  ne 
répondaient  point  à  la  voix  des  peuples  qui  venaient 
y  redemander  Dieu. 

C'est  le  propre  des  grands  cœurs,  Messieurs,  de 
découvrir  le  principal  besoin  des  temps  où  ils  vi- 
vent ,  et  de  s'y  consacrer.  Or  le  premier  besoin  de 
l'empire  dans  les  brillantes  années  qui  l'avaient 
inauguré,  c'était  assurément  de  relever  la  religion 
en  repeuplant  le  sanctuaire  d'âmes  choisies.  Déjà, 
en  dehors  de  l'enceinte  sacrée,  Dieu  avait  suscité 
d'illustres  esprits  qui  étonnaient  la  France  par  la 
nouveauté  de  leur  style  et  de  leurs  idées,  et  qui  com- 
mençaient sur  les  hauteurs  du  monde,  à  travers 
l'encens  de  la  poésie ,  la  réédification  imprévue  de 
la  cité  de  Dieu.  Ne  fallait- il  pas  que  le  sanctuaire 
s'unît  à  ce  mouvement ,  et  qu'ainsi  concourût  à  la 
régénération  sociale  le  triple  génie  du  gouverne- 
ment, de  la  pensée  et  de  la  sainteté?  Charles  de 
Forbin  se  consumait  intérieurement  dans  cette  in- 
spiration de  sa  foi.  Déjà  il  s'était  uni  à  plusieurs 
jeunes  gens  de  son  âge  pour  s'exercer  avec  eux  aux 


œuvres  de  la  charité  et  aux  pratiques  d'une  piété 
plus  ardente,  et  ce  fut,  dans  Paris,  les  prémices  de 
cette  jeunesse  chrétienne  qui  trente  ans  plus  tard , 
au  bruit  de  nouvelles  révolutions ,  devait  fonder  la 
société  de  Saint-Vincent-de-Paul.  Le  troupeau  de 
ces  jeunes  gens  était  petit  alors;  il  avait  pour  direc- 
teur un  prêtre  dont  le  nom  n'est  pas  venu  jusqu'à 
vous,  Messieurs,  parce  que  la  modestie  quelquefois 
est  plus  puissante  que  le  talent,  mais  qui  a  laissé 
dans  le  cœur  de  tous  ceux  qui  l'ont  entendu  ce  lien 
immortel  que  produit  l'éloquence  entre  l'orateur  et 
son  auditoire.  Il  s'appelait  Delpuits;  j'ai  plaisir  à  le 
nommer.  D'autres  ont  acquis  plus  de  gloire  dans 
leurs  rapports  avec  la  jeunesse  de  France  ;  aucun 
ne  l'a  méritée  davantage. 

Cependant,  quel  que  fijt  le  zèle  de  Charles  de 
Forbin,  il  n'était  pas  sans  trouver  en  lui-même  des 
obstacles  à  son  dessein.  Il  avait  beaucoup  à  sacri- 
fier; son  nom,  sa  fortune,  son  âge,  ses  succès  dans  le 
monde,  son  goût  pour  tous  les  exercices  du  corps, 
lui  suscitaient  à  l'envi  des  raisons  de  rester  ce  qu'il 
était.  Sa  mère,  issue  des  princes  de  Galéan,  conspi- 
rait aussi  contre  sa  vocation,  soit  qu'elle  considérât 
l'abaissement  extérieur  où  était  tombé  le  clergé  de 
France ,  soit  par  cette  tendresse  inexplicable  dans 
une  femme  chrétienne,  qui  se  persuade  qu'elle  per- 
dra quelque  chose  de  son  fils  s'il  devient  un  homme 
de  Dieu.  Elle  employa  toutes  les  ruses  du  génie  ma- 
ternel pour  le  détourner  de  sa  résolution;  elle  es- 
saya de  l'arrêter  en  nouant  son  cœur  par  ces  liens 
purs,  mais  forts,  où  la  jeunesse  s'éprend  avec  un 


—  89  — 

abandon  si  digne  d'être  récompensé  :  elle  ne  put  y 
parvenir. 

Le  jeune  homme  de  vingt-quatre  ans  triompha 
de  son  cœur  comme  déjà  il  avait  triomphé  des  illu- 
sions du  rang,  de  la  richesse  et  de  l'ambition. 
L'heure  finale  du  sacriOce  était  venue;  en  1809, 
Charles  de  Forbin  entra  au  séminaire  de  Saint- 
Sulpice,  sous  la  direction  du  célèbre  et  vertueux 
Émery.  Ses  contemporains  se  rappellent  encore  la 
ferveur  qu'il  y  apporta,  et  qui  s'y  manifestait  par 
une  sévérité  envers  lui-même  qu'on  n'eût  pas  at- 
tendue d'un  adolescent  élevé  dans  les  délicatesses 
du  grand  monde.  Quelque  soin  qu'il  prît  à  cacher 
ses  pratiques,  ses  condisciples  en  découvrirent  quel- 
ques-unes; on  remarqua  qu'en  plein  hiver  il  lais- 
sait ses  fenêtres  ouvertes  pendant  la  nuit,  afin  que 
son  sommeil,  devenu  aussi  léger  que  possible,  ne 
durât  que  le  temps  nécessaire  à  la  réparation  du 
corps.  Il  préludait  de  la  sorte  à  l'infatigable  ardeur 
de  son  apostolat,  sachant  que  la  soumission  du  corps 
à  l'âme  est  la  seule  voie  que  Dieu  ait  ouverte  aux 
grandes  ambitions  morales,  et  que  sans  l'austérité 
extérieure,  c'est  en  vain  qu'on  aspire  à  la  sainteté 
ou  au  génie. 

L'année  1811  fut  pour  l'abbé  de  Janson  l'année 
sacerdotale.  Il  eût  dû  en  recevoir  l'onction  des 
mains  du  cardinal  Maury;  mais  le  cardinal  avait 
accepté  le  siège  archiépiscopal  de  Paris  malgré  la 
volonté  du  Souverain  Pontife  prisonnier,  et  bien 
qu'il  eût  reçu  des  vicaires  généraux  légitimes  les 
pouvoirs  nécessaires  à  l'ordination,  l'abbé  de  Jan- 


—  90  — 

son  ne  voulut  point  lui  devoir  une  grâce  aussi  pré- 
cieuse que  celle  du  sacerdoce.  Il  prit  ses  mesures 
pour  être  ordonné  à  Gliambéry  des  mains  de  l'é- 
vêque  de  cette  ville,  qui  le  nomma  son  vicaire 
général. 

Cette  situation  dura  peu.  Les  fonctions  adminis- 
tratives s'adaptaient  péniblement  au  génie  de  l'abbé 
de  Janson.  Il  revint  à  Paris  et  s'adonna  à  l'instruc- 
tion des  enfants  dans  la  paroisse  de  Saint-Sulpice. 
Vous  remarquerez ,  Messieurs ,  cette  brusque  transi- 
lion:  de  la  direction  d'un  diocèse,  l'abbé  de  Janson 
passe  subitement  à  l'humble  ministère  du  caté- 
chiste; l'apostolat,  qui  est  sa  vraie,  son  unique  vo- 
cation, le  tourmente  et  l'emporte  dès  les  premiers 
jours  de  son  sacerdoce.  Déjà  il  ne  se  contenait  plus 
dans  Paris;  il  jetait  des  yeux  avides  sur  des  contrées 
lointaines  où  le  christianisme  opprimé  réclame  à 
toute  heure  la  parole  et  le  sang  apostoliques;  il  er- 
rait en  esprit  de  l'Amérique  à  la  Chine,  de  la  Chine 
aux  bords  du  Gange  et  de  l'Euphrate;  la  main  de 
Dieu  l'avait  saisi,  et  le  promenait  d'aspiration  en 
aspiration,  à  travers  tous  les  lieux  désolés  de  la 
terre ,  pour  choisir  un  poste  où  son  dévouement  ne 
fût  pas  à  l'étroit. 

Tout  à  coup,  au  sein  même  de  la  patrie,  un  cri 
prodigieux  s'élève  :  le  descendant  de  Cyrus  et  de 
César,  le  maître  du  monde  avait  fui  devant  ses  en- 
nemis; les  aigles  de  l'empire,  ramenées  à  plein 
vol  des  bords  sanglants  du  Dnieper  et  de  la  Vis- 
tule,  se  repliaient  sur  leur  terre  natale,  pour  la  dé- 
fendre, et  s'étonnaient  de  ne  plus  ramasser  dans 


-  91  — 

leurs  serres  puissantes  que  des  victoires  blessées  à 
moH.  Dieu,  mais  Dieu  seul ,  avait  vaincu  la  France 
commandée  jusqu'à  la  fin  par  le  génie,  et  triom- 
phante encore  au  quart  d'heure  même  qui  signa- 
lait sa  chute.  Je  ne  dirai  point  les  causes  de  cette 
catastrophe;  outre  qu'elles  ne  sont  pas  de  mon 
sujet,  il  répugne  au  fils  de  la  patrie  de  creuser 
trop  avant  dans  les  douleurs  nationales,  et  il  laisse 
volontiers  au  temps  tout  le  soin  d'éclaircir  les 
leçons  renfermées  par  Dieu  même  au  fond  des  re- 
vers. 

Une  position  nouvelle  était  sortie  pour  tout  le 
monde  de  la  révolution  qui  venait  de  s'accomplir; 
les  desseins  de  l'abbé  de  Janson  en  reçurent  néces- 
sairement le  contre-coup.  La  France  lui  apparut 
sous  un  aspect  qu'elle  n'avait  pas  eu  d'abord  à  ses 
yeux.  Il  crut  que  le  mouvement  d'ascension  reli- 
gieuse commencé  sous  l'empire  allait  continuer  son 
développement  avec  une  force  plus  décisive,  et  il 
chercha  dans  son  zèle  les  moyens  d'y  concourir  et 
de  le  hâter.  Il  comprit  très-bien  que  l'empire  n'a- 
vait constitué  que  la  partie  administrative  et  pasto- 
rale de  l'Église  de  France,  et  qu'il  manquait  à  ce 
corps  tout  jeune  l'arme  de  l'apostolat,  c'est-à-dire 
le  service  actif  et  dévoué  de  la  parole.  La  religion 
est  une  pensée,  et  la  parole  est  le  soleil  qui  rend  la 
pensée  visible,  vivante  et  communicable  :  comme 
le  soleil  fait  chaque  jour  le  tour  du  monde  pour 
éclairer  les  corps,  ainsi  la  parole,  fille  aînée  de  Dieu, 
doit  chaque  jour  faire  le  tour  du  monde  pour  éclai- 
rer les  esprits.  Son  premier  mot,  à  l'origine  des 


—  92  — 

choses,  avait  été  celui-ci  :  Fiat  lux  :  —  Que  la  lu- 
mière soit  faite  (1).  C'est  encore  sa  devise  et  sa  fonc- 
tion; ce  sera  l'une  et  l'autre  jusqu'au  siècle  futur 
où  le  Verbe  de  Dieu  lui-même  illuminera  directe- 
ment l'assemblée  des  esprits  dans  la  Jérusalem  éter- 
nelle. Et  jusque-là  le  ministère  de  la  parole  restera 
le  premier  ministère  du  monde ,  le  ministère  de  la 
vérité,  de  la  sainteté,  de  la  justice,  de  l'ordre,  de 
la  création,  de  la  résurrection,  de  la  vie  et  de  la 
mort.  Parlez,  ne  vous  taisez  pas;  ne  vous  taisez  ni 
devant  le  glaive  qui  vous  menace,  ni  devant  la  ma- 
jesté qui  vous  regarde,  ni  devant  votre  sœur  qui 
vous  conjure,  ni  devant  votre  mère  qui  se  met  à  ge- 
noux pour  vous  supplier,  ni  devant  les  peuples  qui 
vous  crient  :  Silence  !  ni  devant  les  flots  de  la  mer 
qui  s'émeuvent  pour  étouffer  votre  voix.  Parlez  î 
Tel  avait  été  l'ordre  de  Jésus -Christ  à  ses  apôtres, 
et  l'un  d'eux,  saint  Paul,  écrivait  joyeusement  :  Je 
travaille  pour  l'Evangile  jusqu'à  porter  des  chaînes 
comme  un  malfaiteur  ;  mais  la  parole  de  Dieu  n'est 
point  enchaînée: — Laboro  usque  ad  vincula,  quasi 
maie  operans;  sed  verbumDei  non  est  alligatum  (2). 
Tout,  en  effet,  importe  peu  à  l'Église,  pourvu  qu'elle 
parle;  mais  alors  même  qu'elle  est  libre,  elle  n'exerce 
pas  toujours  et  partout  cette  puissance  de  la  parole 
en  la  même  manière  ni  au  même  degré.  Il  est  des 
temps  et  des  lieux  où ,  tranquille  maîtresse  des 
esprits ,  n'ayant  à   combattre  que  des  désordres , 

(Ij  Genèse,  chap.  i,  vers.  3. 

(2)  11°  Épître  à  Timolhée ,  chap.  ir,  vers.  9. 


—  93  ~ 

suite  naturelle  de  l'infirmilé  de  notre  cœur,  elle  se 
borne  à  une  parole  d'édification  qu'on  pourrait 
appeler  la  prédication  intérieure  et  pastorale.  Il  en 
est  d'autres  où  elle  trouve  des  intelligences  re- 
belles ,  soit  parmi  les  peuples  qui  n'ont  pas  encore 
reçu  le  mystère  de  la  vérité,  soit  parmi  ceux-là 
mêmes  qui  en  furent  éclairés,  mais  qui,  dégoûtés 
de  la  lumière  patrimoniale  ,  en  détournent  les  yeux 
pour  se  faire  des  astres  de  leur  choix.  Alors  l'É- 
glise appelle  à  son  secours  une  parole  qu'il  serait 
difficile  de  définir  par  des  caractères  constants  ,  à 
cause  de  la  variété  des  erreurs  qu'elle  doit  com- 
battre et  des  âmes  qu'elle  veut  vaincre ,  mais 
qu'on  peut  appeler  la  prédication  extérieure  ou 
apostolique. 

M.  de  Janson  crut  que  l'état  des  esprits  en 
France  appelait  un  grand  déploiement  de  la  pré- 
dication apostolique.  11  le  crut  avec  d'autant  plus 
de  raison  qu'il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  lutter 
contre  l'affaiblissement  de  la  foi  produit  par  les 
controverses  philosophiques  du  dernier  siècle,  mais 
encore  de  se  tenir  au  niveau  d'un  temps  où  la  li- 
berté de  la  parole  humaine,  étant  consacrée  par 
les  institutions  publiques ,  exigeait  pour  contre- 
poids toute  l'activité  de  la  parole  divine.  C'était  là , 
Messieurs,  une  pensée  juste,  élevée,  hbérale.  La 
parole  humaine  avait -elle  droit  de  se  plaindre  si 
la  parole  divine  cherchait  un  lit  plus  large  et  plus 
profond  pour  y  couler?  N'était-ce  pas  la  parole 
divine  qui,  en  conquérant  sa  liberté  propre,  avait 
fini  par  alïranchir  la  parole  humaine?  Ne  pou- 


—  94  — 

vaienl- elles  vivre  ensemble  sur  le  terrain  commun 
du  droil  nouveau  ,  soit  qu'elles  dussent  s'y  com- 
batlre,  soit  qu'elles  eussent  le  désir  de  s'y  récon- 
cilier? 

Il  est  vrai  que,  pour  juger  une  pensée,  il  ne 
suffit  pas  de  la  considérer  dans  sa  conception  in- 
time, mais  qu'il  faut  encore  en  voir  la  réalisation. 
Eh  bien  !  dira-t-on ,  qu'élait-il  résulté  de  la  pensée 
de  M.  de  Janson?  Tout  à  coup  une  nuée  de  mis- 
sionnaires s'était  précipitée  du  nord  au  midi  dans 
les  grandes  villes  du  royaume,  appelant  le  peuple 
à  des  cérémonies  étranges ,  inconnues  de  la  tradi- 
tion catholique ,  à  des  chants  qui  n'exprimaient 
pas  seulement  les  espérances  de  l'éternité ,  mais 
encore  celles  de  la  politique  profane,  à  des  pré- 
dications où  l'excès  du  sentiment  suppléait  à  la 
faiblesse  de  la  doctrine,  où  l'on  s'attaquait  moins 
au  cœur  qu'à  l'imagination ,  au  risque  de  ne  pro- 
duire qu'un  ébranlement  passager  à  la  place  d'une 
solide  conversion.  Était-ce  là  une  œuvre  sainte, 
une  œuvre  digne?  Suffisait- il  pour  la  justifier  de 
l'entraînement  des  populations,  et,  sans  parler  des 
désordres  qui  protestèrent  contre  elle  dans  plu- 
sieurs nobles  cités,  ne  faut-il  pas  tenir  compte  de 
la  répulsion  profonde  qu'inspirait  à  une  partie  de 
la  nation  le  peu  de  gravité  de  ce  prosélytisme  re- 
ligieux? Ah!  ce  n'était  pas  ainsi  que  les  apôtres 
avaient  conquis  le  monde;  ce  n'était  pas  ainsi 
que  saint  Paul  s'était  présente  dans  Athènes  et 
dans  Corinthe;  ce  n'était  pas  môme  ainsi  que  les 
missionnaires   modernes  avaient  charmé  les  peu- 


—  95  — 

pladcs  sauvages  des  deux  Amériques.  Fallait-il, 
après  que  le  monde,  élevé  et  fortifié  par  le  chris- 
tianisme ,  avait  acquis  plus  de  délicatesse  et  de 
profondeur,  le  traiter  avec  si  peu  de  respect  dans 
les  efforts  d'une  conquête  plus  difficile  que  la  pre- 
mière? 

Ces  reproches,  Messieurs,  ont  été  dans  la  bouche 
d'un  grand  nombre  de  nos  contemporains.  Était-ce 
justice  ?  Je  dirai  ce  que  répondaient  les  partisans  du 
nouvel  apostolat. 

C'était  une  erreur  d'attribuer  à  M.  de  Janson  la 
création  des  missions  de  France.  Elles  existaient 
depuis  deux  siècles ,  et  avaient  eu  pour  premier 
auteur  l'un  des  hommes  de  France  dont  le  nom  est 
demeuré  le  plus  populaire  ;  je  veux  dire  saint  Vin- 
cent de  Paul.  C'est  lui  qui ,  en  1626  ,  avait  posé  à 
Paris  les  fondements  d'une  société  religieuse  des- 
tinée à  donner  des  missions  dans  l'intérieur  môme 
du  pays,  société  qui  fut  approuvée,  en  1632,  par 
une  bulle  du  pape  Urbain  VIII ,  sous  le  nom  de 
Congrégation  des  Prêlres  de  la  Mission.  Depuis, 
soit  en  France,  soit  en  d'autres  contrées  catho- 
liques, des  instituts  semblables  s'étaient  formés; 
les  missionnaires ,  conduits  par  leur  zèle  et  leur 
expérience ,  avaient  imaginé  de  joindre  à  la  pré- 
dication des  chants  et  des  cérémonies  qu'ils  ju- 
geaient propres  à  exciter  dans  les  fidèles  la  foi , 
le  repentir  et  tous  les  sentiments  chrétiens.  Une 
tradition  s'en  était  formée  peu  à  peu,  et,  à  la  fin 
du  dernier  siècle,  la  voix  puissante  et  célèbre  du 
Père  Brydaine  donnait    encore  à  ces  règles  une 


—  96  — 

glorieuse  confirmation.  M.  de  Janson  n'avait  fait 
que  ressusciter  une  pensée  qui  commençait  à  saint 
Vincent  de  Paul,  et  qui  finissait  à  Brydaine.  Il 
est  vrai  que  la  prédication  des  missionnaires  an- 
ciens et  nouveaux  était  souvent  moins  savante  que 
populaire;  mais  était-ce  donc  un  sujet  de  plainte 
dans  un  temps  de  démocratie?  Ne  pouvait -on, 
au  XIX®  siècle,  travailler  pour  le  peuple?  Si  le  lan- 
gage des  missionnaires  déplaisait  aux  hommes  de 
savoir  et  de  goût,  qui  les  contraignait  de  venir 
l'écouter?  Ou  plutôt,  sous  ces  plaintes  du  goût 
blessé,  ne  se  cachait -il  pas  la  peur  que  le  chris- 
tianisme ne  reprît  de  l'ascendant  sur  une  grande 
partie  de  la  société?  Ceux  qui  poursuivaient  les 
missionnaires  n'étaient-ils  pas  les  mêmes  qui  pour- 
suivaient les  Frères  des  Écoles  chrétiennes,  et  la  ré- 
volution de  1830  n'a-t-elle  pas  réhabilité  et  couronné 
les  Frères  des  Écoles  chrétiennes  par  la  voix  de 
ses  ministres ,  de  ses  philosophes ,  de  ses  orateurs , 
et  par  la  voix  plus  significative  encore  du  peuple, 
lui-même? 

Je  n'irai  pas  plus  loin,  Messieurs;  il  me  suffit  de: 
vous  avoir  montré  que  la  question  avait  deux  faces  : 
sérieuses,  et  quand  une  question  a  deux  faces  sé- 
rieuses, un  homme  de  bien  peut,  le  devoir  et  l'hon-- 
neur  étant  saufs,  choisir  l'une  ou  l'autre.  C'est  votre^ 
droit.  Messieurs,  c'est  le  mien;  c'est  aussi  le  droite 
de  M.  de  Janson. 

Je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  de  ses  travaux, 
apostoliques.  Au  milieu  même  de  leur  cours,  il  était, 
naturellement  ramené  à  la  pensée  de  missions  plus  ' 


—  97  — 

lointaines,  et  il  voulut  du  moins  visiter  la  terre  qui 
avait  été  le  point  de  départ  de  tous  les  apôtres.  En 
1817,  il  partit  pour  l'Orient,  évangélisadansSmyrne 
plusieurs  nations  ensemble,  et  s'étant  ainsi  préparé 
à  voir  Jérusalem  ,  il  y  chercha  pieusement  les  traces 
du  Maître  qu'il  devait  servir  avec  plus  d'ardeur  que 
jamais. 

Tout  autre  que  M.  de  Janson,  Messieurs,  n'eût 
recueilli  de  ce  voyage  que  de  doux  souvenirs  per- 
sonnels. Pour  lui,  le  cœur  tout  plein  des  émotions 
qu'il  en  avait  reçues,  il  conçut  le  dessein  d'en  faire 
jouir  ses  frères,  non  par  un  récit  plus  ou  moins  im- 
parfait, mais  par  une  image  vivante  de  la  réalité. 
A.  l'occident  de  Paris,  sur  une  hauteur  embrassée 
le  trois  côtés  par  les  replis  de  la  Seine,  et  d'où 
l'œil  regardait  tranquillement  un  immense  horizon  , 
M.  de  Janson  possédait,  avec  un  simple  manoir, 
lune  chapelle  ornée  de  quelques  tombeaux  de  fa- 
nille.  Il  était  venu  là  souvent  comme  en  un  lieu 
domestique  et  solitaire;  il  y  avait  réfléchi  sur  lui- 
nême  et  sur  toutes  les  grandeurs  dont  le  théâtre  se 
développait  à  ses  pieds.  Quelque  route  qu'il  prît, 
1.1  arrivait  à  des  lieux  célèbres.  Un  sentier  le  condui- 
jîait  à  Nantcrre,  berceau  de  sainte  Geneviève;  un 
imtre  à  la  Malmaison,  séjour  illustré  par  la  fortune 
le  Napoléon  et  la  disgrâce  de  Joséphine;  plus  loin, 
nais  tout  proche  encore,  c'était  Marly,  où  Louis  XIV 
/enait  se  reposer  de  Versailles;  sur  le  revers  opposé, 
)n  touchait  à  la  forêt  de  Saint- Cloud  et  aux  îles 
ombragées  de  Neuilly;  aux  exlrémilés  de  la  plaine, 
ipparaissent  Saint-Germain,  Saint-Denis,  et  Paris. 

3* 


—  98  — 

Il  était  impossible  de  s'asseoir  là  sans  que  l'âme  y 
fût  visitée  par  de  bonnes  visions,  tant  la  nature 
y  était  belle,  l'espace  sublime,  les  souvenirs  ra- 
dieux. M.  de  Janson  résolut  de  donner  ce  lieu  désert 
à  un  million  d'hommes  en  y  plantant  une  croix. 
Il  se  rappelait  que  le  Sauveur  du  monde  avait  dit  : 
Quand  f  aurai  été  élevé  de  terre,  f  attirerai  tout  à 
moi  (1).  Sa  parole  était-elle  si  fort  glacée  par  l'âge, 
qu'elle  ne  pût  s'accomplir  à  la  face  de  Paris?  La 
croix  fut  plantée;  les  fondements  d'un  hospice  et 
d'une  église  se  montrèrent  de  loin  au-dessus  du  sol  : 
la  solitude  cessa.  On  vit  chaque  année  des  pèlerins 
sans  nombre,  étrangers  et  citoyens,  se  presser  aux 
portes  de  Paris ,  passer  le  fleuve  sur  des  ponts  et  des 
barques ,  et  gravir  joyeux  les  pentes  escarpées  ou 
sinueuses  de  la  montagne,  attirés  par  cette  croix 
qui,  depuis  dix- huit  siècles,  tient  le  monde  sus- 
pendu à  ses  bras.  Sainte  montagne,  comment  vous 
aurais-je  oubliée  dans  mon  récit?  Ne  vous  ai-je 
pas  visitée  quand  ma  jeunesse  était  florissante,  et 
que  la  vérité  commençait  de  se  révéler  à  moi?  N'ai-je 
pas  connu  tous  vos  détours?  Ne  me  suis-je  pas 
assis  sur  vos  pierres  pour  y  parler  de  Dieu  à 
l'ombre  brillante  du  soleil  couchant?  Et  plus  tard, 
après  vous  avoir  vue  dans  vos  jours  de  fête,  je 
vous  ai  revue  dans  vos  jours  de  désolation;  comme 
un  ami  fidèle,  qui  survit  à  la  fortune,  j'ai  suiv^ 
vos  sentiers  abandonnés,  j'ai  mangé  à  la  table 
du  vieux  manoir   demeurée    hospitalière    dans   le 

(1)  Évangile  de  saint  Jean,  chap.  xii,  vers.  32. 


—  99  — 

malheur,  j'ai  regardé  de  pieuses  mains  enlever  de 
^'oire  cimetière  des  os  précieux  qu'elles  n'osaient 
plus  vous  laisser.  Tout  était  changé  pour  vous,  hor- 
(nis  le  cœur  de  ceux  à  qui  vous  avez  fait  du  bien , 
3t  en  qui  vous  revivez  par  l'immortalité  de  leur  sou- 
v^enir. 

Nous  voici,  Messieurs,  en  l'année  1824.  M.  de 
Janson  était  dans  la  force  de  sa  gloire  et  de  sa  ma- 
:urité.  Il  avait  fondé   une    société   religieuse    qui 
^emplissait  la  France  de  l'éclat  de  ses  œuvres,  et 
îlevé,  à  la  vue  de  Paris ,  un  monument  qui  attestait 
'énergie  toujours  subsistante  du  christianisme.  Sa 
/oix,  d'une  éloquence  vive  et  naturelle,  s'était  fait 
intendre  aux  principales  villes  du  royaume;  Bor- 
leaux,  Tours,  Poitiers,  Fontainebleau,  Avignon, 
vlarseille,  Toulon,  Nantes  honoraient  ses  prédica- 
ions  d'un  souvenir  reconnaissant.  Il  y  avait  laissé 
ion- seulement  la  mémoire  de  son  esprit,  mais  la 
némoire  plus  précieuse  du  zèle  et  de  la  charité.  On 
'avait  vu  passer  ses  journées  et  une  partie  de  ses 
luits  à  entendre  des  communications  de  conscience  ; 
m  l'avait  trouvé  plus  d'une  fois  dans  sa  chambre, 
itendu  par  terre,  vaincu  par  le  sommeil  auquel  il 
l'avait  pas  voulu  se  livrer.  On  savait  que  son  cœur 
l^ït  sa  bourse  étaient  ouverts  aux  pauvres ,  et  qu'il 
eur  donnait  jusqu'à  ses  vêtements  les  plus  néces- 
^'  aires.  Il  existe  un  billet  de  sa  mère  qui  est  ainsi 
onçu  :   «  Je  vous  envoie,   Monsieur,  deux  dou- 
zaines de  chemises  pour  mon  fils  ;  mais  je  vous 
prie  de  ne  pas  les  lui  remettre  toutes  à  la  fois , 
car  il  n'en  garderait  que  deux ,  et  donnerait  tout 


—  100  — 

({  de  suite  le  reste  aux  pauvres.  »  Une  si  belle  car- 
rière, parvenue  comme  d'un  seul  jet  à  son  midi, 
semblait  présager  un  soir  paisible ,  une  vieillesse 
entourée  d'hommages  unanimes.  Il  n'en  a  pas  été 
ainsi  :  le  terme  des  succès  était  arrivé  pour  M.  de 
Janson  ;  il  allait  descendre  avec  amertume  la  seconde 
pente  de  la  vie. 

Le  roi  lui  offrit,  en  1824 ,  l'évêché  de  Nancy  et  de 
Toul.  Jusque-là  les  honneurs  du  commandement 
ne  l'avaient  point  tenté;  lorsque  les  missions  de 
France  furent  fondées,  il  en  avait  refusé  le  gouver- 
nement, et  avait  appelé  les  suffrages  sur  M.  l'abbé 
Rauzan  ,  qu'il  estimait  supérieur  à  lui  par  son  âge , 
son  talent  et  son  expérience  ;  il  avait  pareillement 
repoussé  les  offres  du  cardinal  de  Périgord,  grand 
aumônier  de  France,  qui,  à  l'époque  du  concordat 
passé  entre  le  saint-siége  et  le  roi  Louis  XVIII,  lui 
avait  proposé  tel  siège  épiscopal  qu'il  lui  plairait 
de  choisir  parmi  ceux  qu'on  venait  d'ériger.  M.  dCj 
Janson,  dans  ces  deux  rencontres,  n'avait  point 
cédé  aux  instances  de  ceux  qui  l'aimaient  et  qui  le 
vénéraient;  en  1824,  il  jugea  convenable  de  leur 
obéir. 

C'était  un  dévouement,  Messieurs,  mais  un  dé-- 
vouement  qu'une  amitié  tendre  et  sévère  eût  pui 
appeler  une  faute.  Car  la  Providence  et  la  nature? 
sont  tout  ensemble  prodigues  et  avares  de  leurs- 
dons  ;  quand  elles  ont  accordé  à  un  homme  des= 
qualités  extraordinaires,  presque  toujours  elles: 
lui  refusent  certains  avantages  médiocres ,  dont': 
l'absence  doit  l'avertir  des  bornes  d^  rbumanité.  ! 


—  101  — 

M.  de  Janson  avait  reçu  de  Dieu,  dans  l'ordre  na- 
turel, les  dons  magnifiques  de  la  naissance,  de  la 
fortune  et  de  l'esprit;  il  en  avait  reçu,  dans  l'ordre 
surnaturel,  les  dons  plus  précieux  encore  de  l'a- 
postolat et  de  la  charité  :  c'était  une  dotation  trop 
riche  pour  qu'elle  n'eût  pas,  quelque  part  dans  sa 
personne,  un  utile  contre -poids.  TantqueM.de 
Janson  n'avait  pas  commandé,  tant  qu'il  avait  pu 
dire  : 

Je  ne  suis  qu'un  soldat,  et  je  n'ai  que  du  zèle, 

la  partie  moins  lumineuse  de  sa  nature  était  de- 
meurée comme  ensevelie  dans  l'auréole  de  ses  rares 
mérites.  Mais  le  commandement  exige ,  avec  quel- 
que chose  de  très-haut  dans  l'intelligence  et  dans  le 
cœur,  certaines  habitudes  domestiques  qui  n'ont 
point  d'éclat ,  et  qui  néanmoins,  tombant  goutte  à 
goutte  dans  le  commerce  de  la  vie  ,  adoucissent  les 
relations,  diminuent  les  difficultés,  répandent  sur 
les  affaires  une  heureuse  onction.  Je  nommerai  l'exac- 
titude, pour  me  faire  comprendre.  Qu'est-ce  que 
l'exactitude'^  N'est-ce  pas  une  vertu  du  dernier 
degré?  Ne  connaissons -nous  pas  tous  des  hommes 
sans  portée  qui  sont  parfaitement  exacts?  Et  pour- 
tant l'exactitude  est  tellement  nécessaire  dans  ceux 
qui  commandent,  qu'on  a  dit  d'elle,  avec  autant 
de  justesse  que  de  grâce,  qu'elle  est  la  politesse  des 
rois. 

M.  de  Janson,  Messieurs,  n'avait  jamais  eu  l'oc- 
casion d'acquérir  tous  ces  ornements  de  détail  qui 


—  102  - 

achèvent  la  structure  morale  d'un  homme,  et  ajou- 
tent aux  grandes  lignes  de  sa  physionomie  l'expres- 
sion d'un  travail  flni.  Il  n'avait  jamais  gouverné  ni 
souffert;  il  avait  été  libre  et  heureux  depuis  qu'il 
était  au  monde;  il  arrivait  à  quarante  ans  face  à 
face  d'un  diocèse,  avec  la  stricte  obligation  d'y  vivre 
et  d'y  mourir,  lui  qui  avait  eu  jusque-là  le  monde 
entier  pour  horizon,  et  qui  encore  s'y  trouvait  comme 
à  l'étroit.  N'ai-je  pas  le  droit  de  penser  que  c'était 
mettre  son  dévouement  à  une  trop  forte  épreuve? 
Je  remarque  aussi  qu'il  allait  avoir  à  traiter  direc- 
tement avec  la  société  moderne,  et  je  doute  si  sa 
naissance  et  son  éducation  l'avaient  suffisamment 
initié  à  l'esprit  de  cette  société.  Mais  vous  me  de- 
manderez peut-être  :  Qu'est-ce  que  l'esprit  de  la 
société  moderne?  Bien  qu'il  soit  difficile  de  parler 
de  son  siècle,  et  qu'on  soit  à  son  égard  dans  la  même 
position  qu'un  sujet  vis-à-vis  de  son  souverain,  c'est- 
à-dire  entre  la  crainte  de  l'insolence  et  celle  de  la 
llatterie,  je  vous  en  parlerai  pourtant,  afin  de  ne 
fuir  aucun  des  périls  de  ma  situation,  et  que,  tout 
autre  mérite  m'échappant ,  celui  de  la  franchise  me 
reste. 

La  société  moderne  est  fondée  sur  deux  idées  ca- 
pitales, qui  peuvent  bien,  si  on  ne  les  regarde  qu'à 
certains  moments  et  dans  certaines  occasions, 
s'obscurcir  aux  yeux  du  spectateur,  et  même  dis- 
paraître, mais  qui  remontent  toujours  à  la  surface  , 
comme  ces  plantes  enracinées  au  fond  d'un  fleuve, 
nourries  de  ses  eaux  et  de  son  limon,  et  qui ,  bles- 
sées quelquefois  par  la  force  du  courant,  baissent 


—  103  — 

un  moment  la  tête,  mais  finissent  toujours  par 
ramener  au-dessus  des  flots  leur  tige  et  leur  cou- 
ronne. La  première  de  ces  idées  ,  c'est  qu'il  n'existe 
entre  les  hommes  d'autre  distinction  sérieuse  que  la 
distinction  du  mérite  personnel,  et  que  ni  la  nais- 
sance, ni  la  fortune,  ni  les  emplois  publics  ne  font 
rien  pour  élever  un  homme,  s'il  ne  s'élève  lui-même 
par  sa  capacité,  ses  services  et  sa  vertu.  La  seconde, 
c'est  qu'il  existe  au-dessus  de  tous,  même  au-dessus 
de  la  souveraineté,  et  en  faveur  de  tous,  des  droits 
qui  ne  peuvent  être  ni  retirés,  ni  méprisés,  ni  pres- 
crits ,  et  qui  ne  sont  pas  seulement  protégés  par  la 
force  idéale  de  la  nature  et  de  la  religion ,  mais  en- 
core par  la  force  sociale  des  lois,  des  mœurs  et  de 
l'opinion  publique.  Les  limites  de  ces  deux  idées 
varient  dans  les  esprits  ;  les  uns  en  étendent  le  cercle, 
les  autres  le  rétrécissent  ;  mais  tous,  à  part  un  petit 
nombre  d'hommes,  les  vénèrent  comme  l'arche 
sacrée  du  siècle  présent.  Ce  n'est  pas  que  les  adver- 
saires de  ces  principes  ne  disent  rien  à  leur  sujet 
qui  mérite  d'être  considéré;  ils  disent,  au  contraire, 
des  choses  remarquables,  entre  autres  celles-ci  :  Que 
réduire  l'homme  à  son  mérite  personnel,  l'isoler  dans 
l'ordre  de  la  gloire,  tandis  qu'il  n'est  isolé  ni  par  le 
sang,  qui  se  transmet,  ni  par  la  fortune,  qui  se  trans- 
met aussi,  ni  par  la  mémoire,  qui  le  rattache  invin- 
ciblement à  ce  qui  l'a  précédé ,  c'est  violer  l'instinct 
le  plus  fort  de  la  nature ,  attaquer  l'esprit  de  famille 
et  de  tradition,  et  ne  faire  plus  de  l'humanité  qu'un 
tourbillon  de  poussière ,  sans  lien  et  sans  nom.  Ils 
disent  que  la  sohdarité  dans  le  mérite ,  loin  de  nuire 


—  104  — 

au  développement  du  mérile  personnel ,  en  est  le 
plus  vif  aiguillon  ,  et  que  de  même  qu'un  père  est 
excité  par  la  pensée  de  ses  enfants  à  augmenter  son 
patrimoine,  il  l'est  pareillement  à  acc;oîlre  la  di- 
gnilé  de  son  nom,  comme  aussi  les  enfants,  parle 
souvenir  de  leur  père  ,  sont  portés  à  ne  pas  dégéné- 
rer de  son  rang  dans  l'opinion  des  hommes.  Ils  disent 
aussi  qu'élever  le  droit  des  peuples  par-dessus  la 
souveraineté  qui  régit  l'ensemble  du  corps  social, 
c'est  élever  la  liberté  plus  haut  que  l'autorité ,  et  les 
mettre  dans  un  conflit  perpétuel,  où,  nul  n'étant  ar- 
bitre du  débat,  chacun  sera  le  maître  de  couvrir  la 
tyrannie  du  nom  de  l'ordre,  et  la  révolte  du  nom 
de  la  justice;  que,  du  reste,  il  suffit  de  regarder  le 
monde  moderne  pour  connaître  la  vanité  des  idées 
sur  lesquelles  il  est  assis,  puisqu'on  ne  peut  rien 
voir  à  la  fois  de  plus  misérable  et  de  plus  chance- 
lant :  la  possession  de  l'or  devenue  le  seul  titre  à 
l'exercice  de  tous  les  droits  civiques,  l'ambition 
vendant  et  achetant  les  consciences  à  ciel  ouvert, 
le  commerce  déshonoré  par  une  banqueroute  qui 
n'a  plus  même  la  pudeur  pour  frein  et  la  honte  pour 
châtiment,  l'obéissance  sans  amour,  le  pouvoir 
sans  paternité ,  des  mœurs  qui  ont  l'hypocrisie 
de  l'égalité  et  de  la  liberté  plutôt  qu'elles  n'en 
ont  le  culte,  et,  par-dessous  ce  triste  spectacle,  le 
bruit  d'une  terre  qui  se  remue,  qui  soupire  et  qui 
attend. 

Je  n'ai  point  à  répondre,  Messieurs,  j'ai  voulu 
seulement  vous  indiquer  comment  de  nol^lcs  esprits 
peuvent  rester  en  dehors  de  la  société  moderne,  et 


—  105  — 

prolester  contre  ses  principes ,  ses  voies  et  son  ave- 
nir. Le  temps  décidera  entre  eux  et  nous ,  et  peut- 
être  est-il  écrit,  dans  une  région  plus  haute,  que  la 
victoire  ne  sera  ni  pour  nous  ni  pour  eux,  mais  pour 
Dieu  seul.  Peut-ê(re  sera-t-il  établi,  par  l'inévitable 
révélation  des  choses,  que  la  vieille  société  a  péri 
parce  que  Dieu  en  avait  été  chassé ,  et  que  la  nou- 
velle est  souffrante  parce  que  Dieu  n'y  est  pas  suffi- 
samment entré. 

Maintenant,  Messieurs,  je  n'ai  plus  qu'un  mol 
à  dire  :  la  révolution  de  1830  sépara  Mg''  de  Jan- 
son  de  son  troupeau  et  anéantit  tous  ses  travaux 
antérieurs;  des  millions  d'hommes  se  levèrent  et 
écrasèrent  les  pensées  et  les  œuvres  d'un  homme. 

Mgï^  de  Janson  avait  quarante-cinq  ans.  C'est  l'âge 
de  la  plénitude,  l'âge  où  tout  ce  que  l'on  a  semé 
dans  sa  vie  lève  autour  de  l'homme  ses  branches 
chargées  d'ombres  et  de  fruits,  et  cet  âge-là  même 
était  celui  où  Mgr  de  Janson  venait  de  perdre  son 
passé,  et  voyait  sa  vie  gisante  devant  lui  comme  un 
arbre  coupé  jusqu'à  la  racine.  Il  est  difficile  à  ceux 
qui  ne  l'ont  pas  éprouvée  de  connaître  à  fond  la  dou- 
leur de  cette  situation  ,  et  quel  courage  il  faut  pour 
n'y  pas  succomber.  M?''  de  Janson  n'y  succomba 
point.  Il  ne  vit  pas  sa  disgrâce  sans  émotion  ni  sans 
regret;  mais  il  trouva  dans  son  cœur  des  ressources 
pour  la  supporter  devant  Dieu,  pour  l'honorer  de- 
vant les  hommes  et  pour  la  faire  servir  au  bien  de 
ses  frères.  Sa  fortune  devint  plus  que  jamais  le  pa- 
trimoine des  pauvres;  il  prenait  part  à  toutes  les 
bonnes  œuvres  de  la  capitale,  et  secourait  une  foule 


—  106  — 

de  misères  sans  nom  qui  s'y  cachent  même  à  la  cha- 
rité ;  il  ouvrait  sa  main  avec  la  joie  d'un  évêque  et  la 
libéralité  d'un  prince.  11  donnait  jusqu'à  ses  vête- 
ments pontificaux.  Un  jour  qu'il  demandait  quelque 
ornement  dont  il  avait  besoin  pour  officier ,  on  vint 
lui  dire  qu'on  n'en  trouvait  aucun  ;  il  s'en  était  dé- 
pouillé peu  de  jours  auparavant  en  faveur  d'un 
pauvre  évêque  de  l'Océanie. 

Neuf  années  s'écoulèrent  dans  ces  occupations 
charitables ,  dont  Dieu  seul  a  tout  le  secret ,  et  qui , 
de  la  veille  au  lendemain  ,  ne  laissaient  aucune  trace 
dans  le  cœur  même  qui  en  faisait  son  aliment.  Mais 
le  nombre  des  jours  mesurés  par  la  Providence  à 
Mgr  de  Janson  approchait  de  son  terme,  et  comme 
ces  lampes  qui,  avant  de  s'éteindre,  jettent  un  der- 
nier éclat,  il  sentit  renaître  en  lui  les  visions  loin- 
taines de  sa  première  jeunesse.  En  1839,  il  partit 
pour  l'Amérique,  seul,  sans  serviteurs,  accompagné 
de  quelques  missionnaires  qu'il  établit  d'une  ma- 
nière fixe  à  la  Louisiane,  et  pour  lui ,  choisissant  le 
Canada,  qui  est  une  terre  française,  pour  le  théâtre 
principal  de  ses  courses  apostoliques ,  il  y  déploya 
pendant  dix-huit  mois  une  infatigable  activité.  Nous 
n'avons  pas  l'idée  des  triomphes  de  la  parole  dans 
ces  contrées  transatlantiques,  et  du  spectacle  qu'y 
présentent  les  populations ,  lorsqu'elles  accourent 
se  suspendre  aux  lèvres  d'un  missionnaire.  Mg^  de 
Janson  prêchait  souvent  en  plein  air  à  des  auditoires 
de  dix  et  de  vingt  mille  hommes  ;  le  sommet  des 
montagnes,  le  bord  des  fleuves  et  des  lacs  lui  ser- 
vaient de  basiliques ,  à  défaut  des  églises ,  devenues 


-  107  — 

trop  étroites;  il  donna  ainsi  coup  sur  coup  plus  de 
soixante  missions  dans  les  campagnes,  sans  parler 
de  ses  travaux  à  la  Nouvelle-Orléans ,  à  Montréal,  à 
Québec ,  à  New- York ,  et  de  ses  excursions  parmi  les 
tribus  sauvages ,  qui  le  reçurent  avec  une  naïve 
admiration.  Les  évêques  des  États-Unis  l'appe- 
lèrent au  concile  de  leur  Église  ;  il  en  signa  les 
actes,  ainsi  que  la  lettre  adressée  par  eux  aux  arche- 
vêques de  Cologne  et  de  Posen,  pour  les  féliciter 
d'avoir  opposé  un  inébranlable  courage  aux  per- 
sécutions de  la  puissance  civile.  Revenu  en  Europe 
sur  la  fin  de  1841 ,  Mgr  de  Janson  alla  solliciter 
de  la  reine  d'Angleterre  la  grâce  de  six  cents 
Canadiens  exilés  de  leur  pays  par  suite  de  troubles 
politiques  :  peu  de  temps  après,  les  bannis  furent 
rappelés. 

Ce  n'était  là  que  le  prélude  des  desseins  de  Mgr  de 
Janson.  Une  fois  rentré  dans  la  vie  apostolique,  il 
reconnut  son  élément  naturel,  et  sa  jeunesse  s'y  ral- 
luma tout  entière.  Quand  on  jette  un  regard  sur  les 
conquêtes  du  christianisme  dans  le  monde ,  on  le  voit 
maître  de  l'Europe  et  des  Amériques,  possesseur 
d'une  grande  partie  des  côtes  africaines,  s'étendant 
par  le  septentrion  de  l'Asie  jusqu'aux  murailles  de 
la  Chine,  touchant  à  la  Perse,  dominant  dans  l'Inde, 
protecteur  ou  souverain  des  îles  de  toutes  les  mers , 
et  n'ayant  plus  devant  lui,  comme  point  d'arrêt, 
depuis  la  chute  de  la  puissance  ottomane,  qu'un 
seul  grand  empire,  qui  est  l'empire  chinois.  Séparé 
de  nous  par  de  vastes  terres  sans  civilisation  et  par 
plusieurs  océans,  cet  empire  a  bravé  jusqu'ici  notre 


—  108  — 
prosélytisme,  et  étouffé  dans  les  plus  barbares  per- 
sécutions la  semence  de  l'Évangile,  que  la  Provi- 
dence ne  cesse  d'y  verser  par  des  générations  de  mis- 
sionnaires martyrs.  Ce  fut  là  que  Mgr  de  Janson 
marqua  sa  tombe,  espérant  que  Dieu  lui  ferait  la 
grâce  de  mêler  son  sang  à  tout  le  sang  chrétien  qui, 
depuis  trois  siècles  ,  monte  de  ce  pays  vers  le  ciel 
pour  y  appeler  la  miséricorde  et  la  vérité.  Mais  il 
voulut  tenter  un  effort  suprême,  et  n'arriver  en 
Chine  qu'avec  des  plans  et  des  ressources  que  lui 
seul  était  capable  de  concevoir  et  de  réaUser.  Il  ré- 
suma ses  plans  et  chercha  ses  ressources  dans  une 
œuvre  qu'il  appela  VŒuvre  de  la  Sainte -Enfance, 
laquelle  avait  pour  but  l'achat,  le  baptême  et  l'édu- 
cation   des  enfants  chinois  abandonnés  par  leurs 
parents.  Car  c'est  une  coutume  de  cet  empire,  attes- 
tée par  tous  les  voyageurs ,  d'exposer  les  enfants 
dont  la  naissance  surcharge  la  pauvreté  des  familles, 
et  s'il  nous  en  coûtait  de  croire  à  un  si  grand  oubli 
des  sentiments  naturels ,  il  nous  suffirait  de  jeter 
les  yeux  sur  les  plus  célèbres  républiques  de  l'anti- 
quité ,  pour  y  retrouver  plus  ou  moins  cette  pratique 
dénaturée.  Mgr  de  Janson,  ayant  mûri  son  projet, 
en  fit  part  au  pubhc  par  des  écrits  et  des  prédica- 
tions destinés  à  lui  obtenir  le  concours  de  toute  la 
chrétienté.  Sa  pensée  était  de  visiter  successivement 
la  plupart  des  royaumes  de  l'Europe,  en  y  prêchant 
cette  nouvelle  croisade,  et,  une  fois  l'œuvre  assurée 
sur  le  fondement  d'une  immense  association,  de 
s'embarquer  lui-même  pour  la  Chine.  Déjà  il  avait 
parcouru  la  Belgique  et  une  partie  de  la  France; 


-  109  — 

le  roi  et  la  reine  des  Belges  avaient  donné  à  leurs 
enfants  le  protectorat  de  l'œuvre  dans  leurs  États; 
une  multitude  d'enfants  de  toutes  les  conditions 
s'y  étaient  inscrits  sur  les  listes  ;  un  grand  nombre 
d'évêques  avaient  promis  leur  coopération.  Rentré 
à  Paris  pour  y  passer  l'hiver  et  s'y  reposer  de  ses 
voyages  ,  Mgr  de  Janson  y  continuait ,  par  ses  cor- 
respondances et  dans  des  réunions  publiques , 
l'exécution  de  son  vaste  dessein.  C'est  là  que  nous  le 
vîmes  atteint  du  mal  qui  devait  le  ravir  à  l'Église; 
courbé  sous  la  fatigue,  oppressé,  presque  sans 
voix,  il  nous  surprit  par  la  sérénité  de  son  visage  et 
l'ardeur  de  son  entretien.  Depuis  quatorze  ans  que 
nous  approchions  de  sa  personne,  nous  l'avions 
toujours  trouvé  spirituel,  aimable,  bienveillant, 
laissant  dans  le  cœur  une  impression  qui  ramenait 
vers  lui;  mais,  pour  la  première  fois,  il  nous 
toucha  et  nous  parut  vénérable.  La  disproportion 
de  ses  forces  avec  sa  pensée  était  si  manifeste , 
son  air  de  sécurité  contrastait  si  fort  avec  le 
ravage  de  la  maladie,  que  nous  crûmes  voir  un 
enfant  ou  un  saint  se  jouer  des  atfaires  et  de  la 
mort. 

Non  qu'il  s'aveuglât  sur  sa  situation  ;  il  en  avait 
conscience  depuis  longtemps ,  et  dès  la  fin  de  son 
séjour  en  Amérique,  quoique  l'exaltation  de  son  zèle 
voulût  lui  cacher  les  ruines  prématurées  d'un  corps 
qu'il  avait  usé  pour  Dieu,  et  auquel  il  venait  de  por- 
ter le  dernier  coup,  il  écrivait  ces  lignes  touchantes  : 
«  Quelquefois  il  me  vient  en  pensée  que  je  ne  résis- 
«  terai  point  à  cette  maladie  d'épuisement,  et  que 

YIII.  -  4 


—  110  — 

a  je  vous  enverrai  seulement  à  Nancy  quelques 
((  restes  de  moi,  ce  pauvre  cœur,  par  exemple,  qui 
«  n'a  guère  été  bien  connu  que  de  vous  et  de  quel- 
«  ques  amis  et  enfants  dans  notre  ville  épiscopale. 
«  Je  présume  cependant  que  notre  cathédrale  lui 
«  accordera  bien  un  dernier  lieu  de  repos  et  de 
«  paix.  Que  la  très-sainte  volonté  de  Dieu  s'accom- 
«  plisse  (I)  !  » 

Pourquoi  tairais -je  comment  je  vis  pour  la  der- 
nière fois  Mgr  de  Janson?  J'allais  quitter  Paris; 
quelques  jeunes  gens  m'entouraient  dans  ma 
chambre  des  cordiales  démonstrations  de  leur 
pieuse  amitié;  le  bruit  d'une  voiture  se  fit  entendre; 
un  moment  après  la  porte  s'ouvrit,  et  nous  vîmes  le 
vieil  évêque  de  Nancy ,  le  cœur  et  les  mains  toutes 
jeunes,  s'avancer  vers  nous,  en  tirant  de  sa  poi- 
trine affaissée  quelques  sons  imparfaits,  mais  si 
sincères  et  si  bons,  qu'ils  nous  allèrent  au  fond  de 
l'âme. 

Cinq  mois  après,  le  11  juillet  1844,  aux  portes  de 
Marseille,  Ms^  de  Janson  rendait  à  Dieu  son  âme 
immortelle. 

Ainsi,  Monseigneur,  disparaissaient  tour  à  tour 
par  un  appel  de  Dieu  trop  rapide,  les  hommes  d- 
foi  qui  les  premiers  ont  reconstruit  sur  le  sol  renou 
vêlé  de  la  France  notre  antique  Église.  Aucun, 
parmi  ces  pères  de  notre  âge,  n'a  porté  sur  les  ruine 
du  sanctuaire  unu  main  plus  illustre  que  votre  pré 
décesseur  immédiat  ;  aucun ,  une  main  plus  dévouée  : 

Jdû 
(1)  Lettre  du  16  août  1841 ,  à  Us^  iMeujaud.  m 


—  111  - 

plus  active,  et  plus  meurtrie.  Renversé  par  une  tem- 
pête qui  a  déraciné  des  rois  ,  il  a  laissé  d'un  côté  de 
sa  vie  des  œuvres  détruites,  et  de  l'autre  côté  des 
œuvres  inachevées,  mais  aussi  et  d'autant  plus  le 
souvenir  d'une  âme  apostolique  que  le  rang  et  la 
fortune  ne  détournèrent  point  de  sa  vocation ,  que  le 
travail  ne  rebuta  jamais,  que  le  malheur  éprouva 
sans  l'abattre  ni  l'aigrir.  Vous  vivrez  longtemps, 
Monseigneur,  sur  ce  siège  que  vous  tenez  de  son 
choix,  et  où  votre  présence  nous  rappellera  son 
3sprit  de  discernement;  vous  y  vivrez  pour  faire 
aimer  et  bénir  la  religion,  qui  est  le  premier  bien 
ies  hommes,  leur  force  et  leur  gloire,  et  qui  pour- 
tant reçoit  aussi  d'eux,  parles  vertus  mêmes  qu'elle 
[eur  donne,  la  puissance  et  l'honneur.  Et  vous,  mes 
ifrères  dans  le  sacerdoce  de  Jésus-Christ,  qui  avez 
ideux  fois  perdu,  par  l'absence  et  par  la  mort,  un 
iiévêque  qui  vous  était  si  cher,  nous  tous,  en  voyant 
.omber  si  vite  les  appuis  que  Dieu  avait  suscités  à 
îson  Église,  nous  connaîtrons  davantage  nos  devoirs 
Jtît  la  brièveté  du  temps  qui  nous  est  dispensé  pour 
es  accomplir;  nous  ferons  sur  nous-mêmes  de  plus 
jîérieux  retours ,  et  nous  nous  hâterons  de  cultiver 
c:es  courtes  années  qui  ont  été  commises  à  notre 
■  Idélité.  Plus  riches  que  nos  prédécesseurs,  nous 
possédons  le  fruit  de  leur  travail,  l'exemple  de 
[leurs  vertus,  et  un  siècle  qui  a  mûri  lui-même  sous 
î-  a  lumière  miséricordieuse  des  plus  grands  événe- 
jir.ents.  Ferons  -  nous  pourtant  mieux  et  plus  que 
jios  pères?  Héritiers  de  Zorobabel,  qui  releva  les 
ruines  du  temple,  rebâtirons- nous ,  comme  Néhé- 


—  112  — 

■  ! 
mias,  les  murs  et  les  tours  de  la  sainte  cité?  Dicuj 

seul,  qui  lit  au    plus   loinlian  des  âges,   Dieu  le' 

sait.    Mais   si   cette  gloire  nous  est  refusée,  si  la' 

truelle  et  l'épée  tombent  de  nos  mains  avant  d'avoir^ 

achevé  l'enceinte  de  Jérusalem,  puissions-nous  duj 

moins  laisser  aux  enfants  de  la  captivité  une  mé-- 

moire  de  nous  qui  les  fortifie,  un  parfum  qui  s'élève 

de  notre  tombe,  et  qui  porte  à  leur  cœur,  avec  de 

bonnes  nouvelles  du  passé  ,  un  présage  heureux  de  : 

l'avenir  1 


ÉLOGE   FUNEBRE 


DU 


y  r 


GENERAL   DROUOT 


ELOGE    FUNEBRE 


DU 


GÉNÉRAL  DROIJOT 


Monseigneur  (l), 
Messieurs, 

La  France  venait  d'être  visitée  parles  plus  grands 
revers  de  son  histoire.  Tandis  que  les  flols  empor- 
taient loin  d'elle  l'homme  qui  lui  avait  ouvert  dix 
fois  les  capitales  du  monde,  ses  propres  chemins 
lui  ramenaient  de  tous  côtés  les  débris  vaincus  de 
ses  légions.  On  vit  alors  un  jeune  général,  qui  avait 
en  vain  défendu  la  patrie  jusqu'au  dernier  quart 
•d'heure,  abdiquer  le  service  militaire  et  rentrer  vo- 
lontairement sous  le  toit  de  sa  famille,  où  ne  le  con- 

(IJ  Mgr  Menjaud,  évêque  de  Nancy  et  de  Tout. 


—  dl6  — 
'viaient  ni  les  jouissances  de  la  fortune  ni  les  gran- 
deurs du  sang.  Il  rapportait  aux  siens  vingt  années 
de  guerre,  des  grades  obtenus  lentement  l'un  après 
l'autre,  des  titres  qui  n'effaçaient  point  l'éclat  de 
son  mérite  personnel,  un  nom  connu  de  la  France 
et  respecté  de  l'armée.  Mais  si  belle  que  fût  cette 
part  d'un  soldat,  elle  ne  l'avait  point  conduit  au 
premier  degré  de  l'illustration.  Il  n'avait  pas,  comme 
d'autres,  présidé  au  sort  des  batailles,  dirigé  des 
sièges,  conquis  et  gouverné  des  royaumes;  il  avait 
toujours  eu  devant  sa  gloire  une  gloire  plus  haute 
que  la  sienne.  Une  fois  rentré  dans  la  vie  domes- 
tique, il  ne  la  quitta  plus;  insensible  aux  occa- 
sions qui  venaient  tenter  sa  solitude,  il  laissa  ses 
compagnons  d'armes  poursuivre  dans  des  sentiers 
nouveaux  une  carrière  qui  n'était  point  achevée  , 
et  pour  lui,  plus  modeste  que  fatigué,  il  se  crut  au 
terme  de  tout  ce  qui  pouvait  lui  donner  encore  de 
l'empire  et  du  renom.  L'âge  et  les  maux  du  corps 
semblèrent  correspondre  à  ses  pensées  de  retraite, 
et,  sans  lui  ôter  jamais  la  pieuse  activité  des  de-i 
voirs  obscurs,  achevèrent  de  jeter  sur  son  existence 
un  voile  de  plus  en  plus  profond,  jusqu'à  ce  qu'en- 
fin, rassasié  de  jours,  mais  prêt  encore  à  vivre, 
il  entendit  cette  voix  qui  vient  d'en  haut ,  et  qui 
appelle  tout  homme,  quel  qu'il  soit,  au  tribunal  de 
Dieu. 

-  La  France  avait  eu  le  temps  d'oublier  ce  vieux 
serviteur.  Trente-deux  années  pleines  d'événements 
la  séparaient  de  l'époque  où  il  avait  cessé  de  corn--: 
battre  pour  elle,  et  le  bruit  de  sa  fin  ne  devait,  ce^ 


—  117  — 

-  uble,  éveiller  dans  les  nouvelles  générations  qu'un 
souvenir  affaibli  et  une  louange  sans  caractère.  Il 
n'en  fut  pas  de  la  sorte.  La  mort  le  ressuscita  tel 
que  les  premiers  jours  du  siècle  l'avaient  vu  aux 
champs  de  Wagram,  de  la  Moskowa,  de  Lulzen  et 
de  Bautzen ,  de  Dresde  et  de  Hanau  ;  elle  le  montra 
tirant  dans  Waterloo  le  dernier  coup  de  canon  de  la 
France;  elle  fit  revivre  des  mots  fameux  qui  avaient 
été  dits  de  lui  ;  elle  amena  la  France  tout  entière 
visiter  son  jardin,  sa  maison,  et  regarder  son  visage 
encore  une  fois.  La  piété  publique  lui  composa  de 
royales  funérailles,  et  l'opinion,  voulant  exprimer 
la  pensée  commune ,  rencontra  pour  parler  de  lui 
des  expressions  qui  venaient  du  cœur  de  tous.  Quel 
était  donc  cet  homme?  Qu'avait-il  fait?  Quelle  avait 
été  sa  vie?  Pourquoi,  parmi  de  plus  illustres,  était-il 
plus  cher  et  plus  admiré?  Je  viens  vous  le  dire, 
Messieurs,  quoique  vous  le  sachiez  tous;  je  viens, 
en  vous  entretenant  de  cette  belle  carrière,  rendre 
au  héros  que  nous  avons  perdu  un  honneur  reli- 
gieux, donner  à  votre  âme  une  consolation  qu'elle 
recherche,  et  peut-être  aussi  à  nos  contemporains 
des  enseignements  qui  les  toucheront ,  puisqu'ils 
sortiront  d'une  vie  honorée  de  tant  d'amour  et  con- 
sacrée par  tant  de  respects.  C'est  avec  cette  triple 
intention ,  et  sous  la  garde  de  Dieu ,  que  je  com- 
mencerai l'éloge  du  très-bon  ,  très-grand ,  très-mé- 
morable soldat  et  citoyen  Antoine  Drouot,  général 
d'artillerie,  gouverneur  de  l'île  d'Elbe,  commandant 
de  la  garde  impériale,  grand'croix  de  la  Légion 
d'honneur,  comte  de  l'Empire  et  pair  de  France. 


—  118  — 

L'homme  qui  devait  un  jour  porter  tous  ces  titres 
et  mêler  son  nom  aux  plus  célèbres  événements 
de  l'histoire  moderne,  était  né  à  Nancy,  le  11  jan- 
vier 1774,  d'une  famille  plébéienne  et  pauvre,  qui 
vivait  honnêtement  dans  cette  ville  du  rude  métier 
de  la  boulangerie.  Dieu  leur  avait  donné  douze  en- 
fants; Antoine  Drouol  était  le  troisième  des  douze. 
Issu  du  peuple  par  des  parents  chrétiens,  il  vit  de 
bonne  heure  dans  la  maison  paternelle  un  spectacle 
qui  ne  lui  permit  de  connaître  ni  l'envie  d'un  autre 
sort,  ni  le  regret  d'une  plus  haute  naissance;  il  y  vit 
l'ordre,  la  paix,  le  contentement,  une  bonté  qui  sa- 
vait partager  avec  de  plus  pauvres,  une  foi  qui  en 
rapportant  tout  à  Dieu  élevait  tout  jusqu'à  lui,  la 
sim.plicité,  la  générosité,  la  noblesse  de  l'âme,  et 
il  apprit  de  la  joie  qu'il  goûta  lui-même  au  sein 
d'une  position  estimée  si  vulgaire,  que  tout  devient 
bon  pour  l'homme  quand  il  demande  sa  vie  au  tra- 
vail et  sa  grandeur  à  la  religion.  Jamais  le  souvenir 
de  ces  premiers  temps  de  son  âge  ne  s'effaça  de  la 
pensée  du  général  Drouot;  dans  la  glorieuse  fumée 
des  batailles,  aux  côtés  mêmes  de  l'homme  qui  te- 
nait toute  l'Europe  attentive,  il  revenait  par  une 
vue  de  cœur  et  un  sentiment  d'action  de  grâces  à 
l'humble  maison  qui  avaitabrité,  avec  les  vertus  de  son 
père  et  de  sa  mère,  la  féhcité  de  sa  propre  enfance. 
Peu  avant  de  mourir,  comparant  ensemble  toutes 
les  phases  de  sa  carrière,  il  écrivait  :  «  J'ai  connu  le 
((  véritable  bonheur  dans  l'obscurité,  l'innocence  et 
«  la  pauvreté  de  mes  premières  années.  »  Puisque 
tel  était  le  charme  qui  rappelait  le  héros  vers  les 


—  119  — 

commencements  de  lui-même,  approchons  -  en  de 
plus  près,  et  cherchons  dans  quelques  vestiges  sub- 
sistants ce  qu'il  y  avait  donc  de  si  aimable  en  cette 
enfance  demeurée  si  chère. 

Le  jeune  Drouot  s'était  senti  poussé  à  l'étude  des 
lettres  par  un  très-précoce  instinct.  Agé  de  trois  ans, 
il  allait  frapper  à  la  porte  des  frères  des  Écoles 
chrétiennes,  et,  comme  on  lui  en  refusait  l'entrée 
parce  qu'il  était  encore  trop  jeune,  il  pleurait  beau- 
coup. On  le  reçut  enfin.  Ses  parents,  témoins  de  son 
application  toute  volontaire  ,  lui  permirent ,  avec 
l'âge,  de  fréquenter  des  leçons  plus  élevées,  mais 
sans  lui  rien  épargner  des  devoirs  et  des  gènes  de 
leur  maison.  Rentré  de  l'école  ou  du  collège,  il  lui 
fallait  porter  le  pain  chez  les  clients,  se  tenir  dans 
la  chambre  publique  avec  tous  les  siens ,  et  subir 
dans  ses  oreilles  et  son  esprit  les  inconvénients 
d'une  perpétuelle  distraction.  Le  soir,  on  éteignait  la 
lumière  de  bonne  heure  par  économie,  et  le  pauvre 
écolier  devenait  ce  qu'il  pouvait,  heureux  lorsque  la 
lune  favorisait  par  un  éclat  plus  ^^f  la  prolongation 
de  sa  veillée.  On  le  voyait  profiter  ardemment  de 
ces  rares  occasions.  Dès  les  deux  heures  du  matin, 
quelquefois  plus  tôt,  il  était  debout;  c'était  le  temps 
où  le  travail  domestique  recommençait  à  la  lueur 
d'une  seule  et  mauvaise  lampe.  11  reprenait  aussi  le 
sien;  mais  la  lampe  infidèle,  éteinte  avant  le  jour, 
ne  tardait  point  de  lui  manquer  de  nou\Tau;  alors  il 
s'approchait  du  four  ouvorl  et  enflammé,  et  conti- 
nuait, à  ce  rude  soleil,  la  lecture  de  Ti;e-Live  ou  de 
César. 


—  120  - 

Telle  est  cette  enfance  dont  la  mémoire  poursui- 
vait le  général  Drouot  jusque  dans  les  splendeurs 
des  Tuileries.  Vous  vous  en  étonnerez  peut-être; 
vous  vous  demanderez  quel  charme  il  y  avait  à  cela. 
11  vous  l'a  dit  lui-même  :  c'était  le  charme  de  l'obs- 
curité, de  l'innocence  et  de  la  pauvreté.  11  croissait 
sous  la  triple  garde  de  ces  fortes  vertus;  il  croissait 
comme  un  enfant  de  Sparte  et  de  Rome,  ou,  pour 
mieux  dire  encore  et  pour  dire  plus  vrai,  il  croissait 
comme  un  enfant  chrétien  en  qui  la  beauté  du  natu- 
rel et  l'effusion  de  la  grâce  divine  forment  une  fête 
mystérieuse  que  le  cœur  qui  l'a  connue  ne  peut  ou- 
blier jamais.  Drouot  l'avait  connue.  11  avait  puisé 
dans  cette  expérience  de  sa  jeunesse  la  souveraine 
persuasion  qu'il  ne  faut  à  l'homme,  pour  être  heu- 
reux, ni  richesses  ni  dignités,  mais  que  le  strict 
nécessaire  suffit  à  la  joie  du  corps,  la  culture  désin- 
téressée des  lettres  à  la  joie  de  l'esprit,  l'accomphs- 
sement  du  devoir  à  la  joie  de  la  conscience,  l'amour 
de  Dieu  et  des  hommes  à  la  joie  surabondante  de 
lame  tout  entière.  11  croyait  à  cela,  il  y  croyait  de 
toutes  les  forces  de  son  être;  il  faisait  plus  qu'y 
croire,  il  en  avait  là  démonstration,  le  sentiment, 
le  goût,  la  réalité  vivante,  au  dedans  de  lui.  Chaque 
mouvement  de  son  cœur  prenait  sa  source  dans 
cette  invincible  et  stoïque  certitude.  Ou  plutôt,  elle 
n'était  pas  stoïque,  elle  ne  lui  coûtait  nul  effort. 
Elle  était  devenue  sa  nature  même,  et  lui  avait 
donné  cette  modestie  surhumaine  de  désirs  qu'on 
lisait  dans  tous  ses  traits  comme  dans  toutes  ses 
actions. 


—  121  — 

Il  s'en  fallut  peu  que  le  Ciel  ne  cachât  à  la  terre 
le  trésor  qu'elle  possédait.  A  seize  ou  dix- sept  ans, 
Drouot  songeait  à  revêtir  l'habit  de  Chartreux.  Mais 
le  cours  des  siècles  et  de  la  Providence  avait  amené 
sur  le  monde  une  heure  célèbre  :  l'éternité  nomma 
1792,  la  France  se  leva,  et  avec  la  destinée  des  rois 
et  des  nations  la  destinée  de  Drouot  fut  elle-même 
changée. 

J'ai  tort  de  dire  qu'elle  fut  changée;  car  elle  ne 
le  fut  qu'extérieurement,  et  non  pas  dans  son  fond. 
Tel  qu'il  eût  été  dans  les  cloîtres  de  Saint-Bruno, 
calme,  simple,  vivant  du  devoir,  méprisant  la  mort 
et  la  pauvreté,  tel  il  le  fut  dans  les  camps,  sous  le 
feu  de  l'ennemi.  De  toutes  les  analogies  morales, 
nulle  n'est  plus  frappante  que  l'analogie  du  reli- 
gieux et  du  soldat.  C'est  la  même  discipline  et  le 
même  dévouement.  Mais  chez  Drouot,  à  cause  de 
l'extrême  pureté  de  son  âme,  la  ressemblance  était 
plus  vive  et  plus  remarquable  encore.  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  France  avait  besoin  de  soldats  pour  dé- 
fendre son  indépendance  contre  les  conjurations  de 
l'étranger.  Sans  alliés  au  dehors ,  bouleversée  au 
dedans  par  la  ruine  subite  de  toutes  ses  traditions 
sociales,  privée  de  la  plus  grande  partie  de  son 
ancienne  noblesse  militaire,  elle  avait  besoin  de 
trouver  dans  les  générations  plébéiennes  le  talent, 
le  courage,  la  confiance  et  l'héroïque  fortune  qui 
pouvaient  seuls  la  sauver.  Elle  les  trouva;  elle  les 
trouva  non  pas  une  fois  et  dans  une  heure  d'exalta- 
tion, mais  pendant  vingt-cinq  ans.  Soit  qu'elle  pré- 
vînt ou  qu'elle  attendît  les  desseins  de  l'Europe, 


—  d22  — 

jamais,  durant  un  quart  de  siècle,  elle  ne  fut  au- 
dessous  de  la  tâche  d'un  peuple  qui  se  défend  contre 
tous.  Il  fallut  que  la  nature  s'armât  contre  elle  en 
moissonnant  d'un  seul  coup  toutes  ses  vieilles  ban- 
des, et  encore  n'eût-elle  pas  succombé,  si  les  circon- 
stances intérieures  de  sa  vie  lui  eussent  laissé  la 
même  foi  et  la  même  ardeur  qu'au  commencement 
de  cette  gigantesque  lutte.  Drouot  fut  un  des  hommes 
que  la  Providence  lui  donna  pour  en  soutenir  l'ef- 
fort; il  parut  au  premier  coup  de  canon,  il  tira  le 
dernier. 

C'était  durant  l'été  de  1793.  Une  nombreuse  et 
florissante  jeunesse  se  pressait  à  Ghâlons-sur-Marne 
dans  une  des  salles  de  l'école  d'artillerie.  Le  célèbre 
la  Place  y  faisait,  au  nom  du  gouvernement,  l'exa- 
men de  cent  quatre-vingts  candidats  au  grade 
d'élève  sous-Heutenant.  La  porte  s'ouvre.  On  voit 
entrer  une  sorte  de  paysan,  petit  de  taille,  l'air  in- 
génu ,  de  gros  souliers  aux  pieds  et  un  bâton  à  la 
main.  Un  rire  universel  accueille  le  nouveau  venu. 
L'examinateur  lui  fait  remarquer  ce  qu'il  croit  être 
une  méprise,  et  sur  sa  réponse  qu'il  vient  pour  subir 
l'examen,  il  lui  permet  de  s'asseoir.  On  attendait 
avec  impatience  le  tour  du  petit  paysan.  Il  vient 
enfin.  Dès  les  premières  questions,  la  Place  recon- 
naît une  fermeté  d'esprit  qui  le  surprend.  Il  pousse 
l'examen  au  delà  de  ses  limites  naturelles;  il  va 
jusqu'à  l'entrée  du  calcul  infinitésimal  :  les  ré- 
ponses sont  toujours  claires,  précises,  marquées  au 
coin  d'une  intelligence  qui  sait  et  qui  sent.  La  Place 
est  touché;  il  embrasse  le  jeune  homme  et  lui  an- 


—  123  — 

nonce  qu'il  est  le  premier  de  la  promotion.  L'école 
se  lève  tout  entière,  et  accompagne  en  triomphe 
dans  la  ville  le  fils  du  boulanger  de  Nancy.  Vingt 
ans  après,  la  Place  disait  à  l'Empereur:  «  Un  des 
«  plus  beaux  examens  que  j'aie  vu  passer  dans  ma 

vie  est  celui  de  voire  aide  de  camp  le  général 

Drouot.  » 

Vous  ne  m'eussiez  point  pardonné  ,  Messieurs,  si, 
sous  le  prétexte  d'une  certaine  dignité  de  la  parole, 
j'avais  tenu  hors  de  vos  regards  ces  premiers  pas  de 
votre  concitoyen  dans  la  vie  publique.  Vous  l'allez 
voir  paraître  sur  les  champs  de  bataille;  mais  quel- 
que gloire  qu'il  doive  y  acquérir,  le  triomphe  de 
Châlons- sur- Marne  est  un  péristyle  où  vous  aurez 
aimé  à  le  reconnaître  et  à  le  saluer. 

Un  décret  de  la  Convention  nationale  qui  appe- 
lait au  service  les  dix  premiers  élèves  de  la  promo- 
tion où  il  avait  été  compris,  ne  tarda  pas  d'envoyer 
Drouot  à  l'armée  du  Nord  en  qualité  de  second  lieu- 
tenant au  premier  régiment  d'artillerie  à  pied.  L'ar- 
mée du  Nord  avait  à  sauver  Dunkerque  assiégé 
par  les  Anglais  et  les  Hollandais  sous  le  comman- 
dement du  duc  d'York.  Successivement  chassé  de 
toutes  ses  positions,  l'ennemi  s'était  retranché  au 
pied  de  la  petite  ville  d'Hondtschoote,  par  où  il  cou- 
vrait encore  les  places  de  Bergues,  de  Furnes  et  de 
Dunkerque.  Il  s'agissait  de  l'arracher  de  ce  poste, 
qui  était  son  dernier  point  d'appui.  L'armée  fran- 
çaise s'y  porta  deux  fois  sans  réussir  dans  son  at- 
taque, à  cause  de  l'artillerie  qui  la  foudroyait.  Dans 
une  troisième  tentative ,  Drouot ,  qui  commandait 


—  124  - 

la  quatorzième  compagnie  de  son  régiment  en  l'ab- 
sence du  capitaine  et  du  premier  lieutenant,  établit 
de  lui-même  une  batterie  qui  assura  le  succès  du 
mouvement  et  le  gain  de  la  bataille  par  la  prise  de. 
la  redoute  d'Hondtschoote.  Un  représentant  du 
peuple  vint  lui  adresser  des  félicitations.  Drouot 
remarquant  qu'on  ne  poursuivait  pas  les  Anglais, 
dont  la  retraite  était  fort  périlleuse ,  on  lui  fit  en- 
tendre que  les  troupes  étaient  fatiguées  :  «  Des 
troupes  victorieuses,  répondit- il,  n'ont  pas  besoin 
de  repos.  » 

Le  service  que  rendit  Drouot  à  la  bataille 
d'Hondtschoote,  il  le  rendit  cent  fois  dans  le  cours 
de  sa  vie  militaire.  Mais  tant  qu'il  occupa  des  grades 
inférieurs,  la  renommée  n'en  apprit  que  peu  de 
chose. à  la  France.  Doué  d'un  coup  d'œil  sûr,  d'une 
intrépidité  égale  à  sa  présence  d'esprit,  il  possédait 
l'art  d'obtenir  du  canon  dans  un  moment  donné  un 
effet  décisif.  C'est  ainsi  que  sur  les  bords  de  la 
Trebia ,  en  1799,  il  couvrit  la  retraite  du  général 
Macdonald,  qui,  avec  les  restes  de  l'armée  de 
Naples,  avait  en  vain  tenté  dans  un  combat  san- 
glant de  se  faire  jour  à  travers  les  forces  russes  et 
autrichiennes  pour  rejoindre  Moreau  dans  le  Pié- 
mont. Le  général  Macdonald  ,  élevé  aux  premiers 
honneurs  de  la  guerre,  n'oublia  point  l'officier  de  la 
Trebia.  Il  le  retrouva  dans  une  occasion  mémorable 
où  Drouot  avait  à  disputer  contre  une  accusation 
capitale  sa  vie  et  son  honneur,  et  il  lui  rendit 
un  témoignage  digne  de  tous  les  deux.  Ce  fut  la 
source  d'une  amitié  qui  s'épancha  de  longues  an- 


—  125  -^ 

nées  dans  une  correspondance  d'un  intérêt  tou- 
chant. On  n'eût  pu  croire  que  tant  de  délicatesse 
,ingénieuse  et  tendre  sortît  de  l'âme  de  deux  vieux 
soldats. 

Laissez- moi  suivre  rapidement,  Messieurs,  ces 
commencements  militaires  de  Drouot. 

Avant  d'être  envoyé  à  l'armée  de  Naples,  il  avait 
passé  de  l'armée  du  Nord  à  celle  de  Sambre-et- 
Meuse,  et  pris  part  à  cette  grande  bataille  de  Fleu- 
rus  qui  nous  livra  la  Belgique  et  la  Hollande.  De 
l'Italie  il  court  au  Rhin,  sous  le  commandement  de 
Moreau,  et  il  assiste  à  cette  autre  fameuse  bataille 
de  Hohenlinden  qui  eut  pour  couronnement  la  paix 
de  Lunéville.  Moreau  remarque  le  jeune  capitaine. 
L'apercevant  un  jour  à  sa  table,  il  se  prit  à  dire  à 
ses  officiers  :  «  Une  des  plus  belles  compagnies  d'ar- 
«  tillerie  que  j'aie  jamais  vues ,  est  la  quatorzième 
((  du  premier  régiment.  Elle  était  alors  commandée 
«  par  un  enfant,  et  cet  enfant,  ajouta-t-il,  c'est  le 
«  capitaine  Drouot  que  vous  voyez  là.  » 

Une  expédition  navale  destinée  aux  Antilles  se 
préparait  en  1804  dans  le  port  de  Toulon.  Drouot 
partit  sur  l'escadre  comme  directeur  de  l'artillerie 
de  débarquement.  Il  souffrait  beaucoup  en  mer,  et 
sans  aucune  relâche,  si  ce  n'est  quand,  à  la  ren- 
contre de  vaisseaux  ennemis,  il  entendait  le  bruit 
du  canon  :  alors,  reprenant  ses  sens  et  sa  force 
morale  comme  par  enchantement,  il  paraissait 
debout  sur  le  pont,  animé  et  maître  de  lui,  jus- 
qu'à ce  que  le  combat  étant  fini  et  le  péril  passé , 


—  126  — 

le  mal  reprenait  son    empire  avec  une  nouvelle' 
énergie. 

Dans  la  campagne  de  1808,  il  assiste  à  l'attaque 
et  à  la  prise  de  Madrid  en  qualité  de  major  de  l'ar- 
lillerie  à  pied  de  la  garde  impériale.  L'année  sui- 
vante, il  est  à  Wagram,  et,  dans  un  moment  d'hé- 
sitation de  l'armée,  il  forme  et  porte  en  avant  une 
batterie  qui  jette  le  trouble  au  j  lus  fort  des  batail- 
lons autrichiens.  Plusieurs  fois  depuis,  l'empereur 
manifesta  le  regret  de  n'avoir  pas  rendu  à  cette 
manœuvre  toute  la  part  qui  lui  appartenait  dans  le 
succès  de  celte  grande  journée.  Il  commençait  ce- 
pendant à  connaître  Drouot,  que  le  général  Lari- 
boissière  mourant  lui  légua  plus  tard  comme  le  pluj 
beau  présent  qu'il  pût  lui  faire.  Il  le  nomma  officier 
de  la  Légion  d'honneur  sur  le  champ  de  bataille,  et 
peu  après  baron  de  l'empire. 

La  campagne  de  Russie  s'ouvrit.  Drouot  se  trouva 
aux  principales  affaires  avec  la  garde  impériale.  Il 
fut  nommé  commandant  de  la  Légion  d'honneur  à 
la  Moskowa,  où  son  artillerie  se  signala  de  nou- 
veau. Un  genre  de  mérite  plus  haut  et  plus  rare 
allait  achever  de  le  rendre  cher  à  l'empereur.  Les 
éléments  s'étaient  déclarés  contre  la  France.  Ces 
héroïques  bandes  qui,  de  Lisbonne  à  Moscou ,  des 
Pyramides  à  Berlin  ,  n'avaient  pu  rencontrer  de 
vainqueurs,  s'étonnaient  à  la  fin  de  sentir  leur  poi- 
trine oppressée  et  leurs  bras  hésitants.  La  Provi- 
dence avait  fait  un  signe  à  la  nature,  et  le  cœur  de 
ces  hommes,  hardis  tant  de  fois  à  rencontre  de 
toutes  les  fortunes,  se  voyait  pris  de  faiblesse  pour  i 


-  127  — 

la  première  fois.  La  science  ni  le  courage  militaire 
ne  suffisaient  plus  à  les  sauver;  il  y  fallait  une  autre 
science,  un  autre  courage.  Pardonnez,  Drouol,  si 
nous  parlons  sur  votre  tombe  des  désastres  de  la 
pairie;  vous  vivant,  nous  n'eussions  osé  vous  en 
rappeler  le  souvenir,  ni  pour  vous  plaindre  ni  pour 
vous  louer.  Votre  âme  en  souffrait  encore  après 
trente  ans;  elle  en  comptait  chaque  année  les  dou- 
loureux anniversaires,  et  vous  n'eussiez  pas  cru 
possible  qu'on  tirât  de  nos  malheurs  quoi  que  ce  soit 
qui  pût  aller  à  votre  gloire  et  la  grandir.  Pardonnoz 
si  tous  nos  respects  vous  survivent,  excepté  celui 
qui  nous  empêcherait  de  vous  reconnaître  tout  en- 
tier I  Il  fallait,  disais-je,  aux  victorieux  fugitifs  de 
Moscou  une  autre  science  et  un  autre  courage  que 
ceux  du  soldat;  il  leur  fallait  la  science  de  la  force 
morale,  le  courage  de  souffrir  et  d'espérer  toujour-î. 
Drouot  les  avait.  Il  eût  pu  croire  sans  trahison  qu'il 
les  avait  pour  lui  seul,  et  qu'il  ne  devait  pas  prodi- 
guer cet  incomparable  et  si  opportun  trésor.  Mais  il 
n'était  pas  capable  d'une  telle  avarice  de  vertu.  Sans 
s'inquiéter  s'il  en  aurait  assez  pour  tous,  il  résolut 
de  la  communiquer  à  ses  compagnons  d'armes,  à 
ceux  du  moins  qui  lui  étaient  particulièrement  con- 
fiés, et  qui  allaient  partager  avec  lui  le  sort  de  celte 
formidable  aventure.  Chaque  matin  donc ,  en  plein 
air,  comme  s'il  eût  été  sous  le  ciel  de  Naples,  il  ôtait 
son  uniforme,  ouvrait  le  col  de  sa  chemise,  appen- 
dait  un  miroir  à  l'affût  d'un  canon,  se  faisait  la  barbe 
et  se  lavait  le  visage  devant  toute  sa  troupe.  Il  n'y 
I  manqua  pas  un  seul  jour,  à  quelque  degré  doulou- 


—  128  - 

reux  que  la  température  descendît.  La  Providence 
récompensa  son  dévouement.  Il  ramena  jusqu'en 
Pologne  toutes  ses  batteries,  sans  avoir  perdu  un 
seul  canon.  C'est  vous  dire  assez  qu'il  n'avait  pas 
seulement  sauvé  le  matériel,  mais  qu'il  avait  eu  le 
bonheur  de  sauver  aussi  la  plus  grande  partie  de  ses 
enfants. 

L'empereur  le  nomma  immédiatement  général  de 
brigade  d'artillerie,  et  l'attacha  à  sa  personne  comme 
aide  de  camp.  C'était  en  janvier  1813. 

Tant  que  la  France  avait  été  victorieuse,  c'est-à- 
dire  pendant  vingt  ans,  Drouot,  malgré  ses  services, 
était  demeuré  dans  un  rang  inférieur  et  comme  à 
l'arrière -garde  de  la  gloire.  11  avait  vu  se  former 
dans  les  batailles  tous  nos  capitaines  renommés,  les 
Jourdan,  les  Hoche,  les  Marceau ,  génération  primi- 
tive d'où  avait  fleuri  le  rameau  plus  fécond  encore 
de  l'empire,  les  Victor,  les  Macdonald ,  les  Duroc, 
les  Lannes,  les  Bessières,  et  tant  d'autres  à  qui  le 
discours,  pour  obéir  aux  lois  de  la  sobriété ,  fait  bien 
plus  défaut  que  la  mémoire.  Tous,  vivants  ou  morts, 
étaient  parvenus  avant  nos  revers  au  comble  de  la 
réputation  et  des  honneurs.  Drouot  seul  était  en  re- 
tard de  son  immortalité.  Comme  une  plante  modeste 
et  peu  hâtive,  il  s'était  caché  à  l'ombre  des  grands 
noms,  et  Dieu,  se  servant  de  sa  vertu  même  pour 
en  suspendre  l'éclat,  l'avait  réservé  à  nos  jours  de 
malheur.  La  France  fut  étonnée  d'apprendre,  au 
bruit  des  campagnes  de  1813  et  de  1814,  qu'elle 
possédait  depuis  longtemps  le  premier  officier  d'ar- 
tillerie de  l'Europe.  Elle  sut  que  le  coup  décisif  des 


—  129  — 

batailles  de  Liitzen,  de  Baulzen,  de  Watchau,  avait 
été  porté  par  ces  immenses  batteries  de  cent  et  cent- 
cinquante  bouches  à  feu,  que  le  général  Drouot  ras- 
semblait et  conduisait  avec  une  dextérité  fabuleuse , 
et  qui  suppléaient  par  leur  soudaine  action  à  l'in- 
fériorité numérique  de  nos  armées.  Elle  admira  un 
mérite  si  lent  à  se  produire;  elle  en  aima  l'à-propos 
touchant;  elle  considéra  Drouot  comme  le  dernier 
rejeton  de  cette  généreuse  lignée  qui  avait  commencé 
à  Jemmapes ,  et  qui  devait  fmir  à  Waterloo.  Elle 
rattacha  son  souvenir  au  souvenir  éloquent  de  ces 
combats  où  la  victoire  elle-même  était  mélancolique 
et  découragée ,  parce  qu'elle  donnait  la  gloire  sans 
donner  le  salut.  L'empereur  en  jugea  comme  la 
France.  11  discerna  dans  son  aide  de  camp  un  génie 
et  une  intrépidité  militaires  qui  lui  faisaient  dire  à 
Sainte -Hélène  «  qu'il  n'existait  pas  deux  officiers 
«  dans  le  monde  pareils  à  Murât  pour  la  cavalerie, 
«  et  à  Drouot  pour  l'artillerie  ».  11  le  reconnut  supé- 
rieur à  un  grand  nombre  de  ses  maréchaux,  et  ca- 
pable de  commander  cent  mille  hommes,  ainsi  qu'il 
l'affirmait  encore  dans  ses  entretiens  de  l'exil.  Mais 
ce  qu'il  y  remarqua  surtout,  c'était  la  simplicité,  le 
désintéressement,  la  religion,  une  trempe  d'âme  en- 
fin qui  était  comme  la  résurrection  des  physiono- 
mies les  plus  pures  de  l'antiquité.  Il  l'appela  le 
Sage  de  la  grande  armée.  Et  à  mesure  que  dé- 
croissait sa  fortune,  voyant  croître  le  dévouement 
de  Drouot,  il  sentait  mieux  le  prix  de  ce  dernier 
et  suprême  présent  que  le  Ciel  avait  fait  à  sa  des- 
tinée. 


—  130  — 

On  était  à  l'automne  de  1813.  L'armée  française, 
réduite  à  quatre-vingt  mille  hommes  par  la  déroute 
de  Lcipsick,  s'avançait  sur  le  défilé  de  Hanau  pour 
s'ouvrir  la  route  de  Mayence.  Mais  un  corps  de 
soixante  mille  Bavarois  l'avait  prévenue,  et  battait 
avec  une  artillerie  formidable  l'issue  du  défilé.  Le 
moment  était  solennel  ;  il  fallait  gagner  le  Rhin  ou 
périr.  L'empereur  dit  à  Drouot  :  «  Allez  voir  ce  qu'il 
y  a  à  faire.  »  Drouot  pousse  son  cheval ,  et  voit  l'a- 
vant-garde  française  rejelée  en  désordre  par  le  feu 
et  par  la  cavalerie  de  l'ennemi.  11  marque  de  l'œil 
un  terrain  qu'il  croit  propice,  et  retourne  chercher 
l'ordre  de  faire  avancer  cinquante  pièces  de  canon. 
L'empereur  veut  juger  par  lui-même  du  lieu  et  de 
l'instant.  Mais  les  boulets  sillonnent  la  terre  et  bri- 
sent les  arbres  autour  de  lui.  Drouot  le  fait  retirer, 
et  met  en  position  deux  pièces  qui  sont  immédia- 
tement démontées.  Il  persiste;  il  en  établit  dix 
autres,  puis  cinquante,  et  ouvre  un  feu  terrible.  A 
ce  moment,  la  cavalerie  bavaroise  arrive  à  toute 
bride  sur  nos  batteries.  Drouot,  qui  était  à  pied  au 
milieu  de  ses  canonniers,  suspend  le  feu,  attend 
l'ennemi,  et  écrase  à  propos,  par  une  décharge 
simultanée,  ces  escadrons  lancés  à  pleine  course. 
Cependant  ceux  qu'épargne  le  hasard  de  la  mort  se 
précipitent  de  tout  leur  poids  sur  nos  batteries  ;  un 
officier  bavarois  lève  l'épée  sur  le  général,  et  tombe 
lui-même  avant  d'avoir  frappé.  L'armée  française 
était  maîtresse  du  passage,  et  l'empereur  couche  à 
Francfort  le  lendemain. 

Hélas!  l'héroïsme  donnait  encore  de  l'espérance 


—  131  — 

au  jour  et  au  défilé  de  Honau;  il  n'en  donna  bientôt 
plus.  C'est  pourquoi  je  ne  dirai  rien  de  vous,  jour- 
nées de  1814,  où  Drouot  garda  si  bien  à  côté  de  son 
maître  la  place  qu'il  y  avait  conquise,  journées  de 
Vauchamps,  de  Mormant,  deCraone,  de  Laon!  Les 
décrets  de  la  Providence  avaient  décidé  que  des 
journées  plus  fameuses  encore,  que  Champaubert  et 
Montmirail  ne  sauveraient  pas  l'empire.  Mais  quand 
tout  est  perdu,  c'est  l'heure  des  grandes  âmes.  Si 
l'empire  eût  élé  plus  fort  que  ses  fautes  et  que  ses 
ennemis,  nous  eussions  vu  le  général  Drouot  porter 
le  bâton  de  maréchal,  siéger  au  sénat,  et  gouverner 
comme  ministre  le  département  de  la  guerre.  C'était 
la  pensée  favorite  de  Napoléon  pour  le  Fabricius 
moderne;  il  lui  disait  quelquefois  avec  une  affec- 
tueuse prévision  :  a  Vous  serez  un  jour  mon  ministre 
de  la  guerre.  »  Mais  si  haute  qu'eût  été  cette  fortune 
pour  le  fils  d'un  artisan  ,  elle  eût  pourtant  trouvé  à 
côté  d'elle  le  souvenir  et  l'exemple  d'une  égale  élé- 
vation. La  ruine  de  l'empire,  en  mettant  le  général 
Drouot  aux  prises  avec  le  malheur,  lui  prépara  une 
illustration  qui  n'a  laissé  autour  de  sa  mémoire  rien 
de  semblable  à  lui.  Il  aimait  l'empereur  et  l'empire 
avec  une  passion  toute  chevaleresque  :  l'empire, 
parce  qu'il  l'estimait  le  plus  haut  point  de  gloire  où 
la  France  fût  parvenue  depuis  Charlemagne;  l'em- 
pereur, parce  qu'il  avait  vécu  avec  lui  pendant  deux 
années  de  souffrances  et  de  revers,  et  qu'il  avait 
senti  le  cœur  de  l'homme  à  travers  l'éclat  du  prince 
et  l'orgueil  du  conquérant.  La  chute  de  ces  deux 
géants,  l'empereur  et  l'empire,  fut  pour  lui  un  coup 


—  132  — 

dont  nous  ne  pouvons  nous  faire  aucune  idée,  nous 
déjà  si  loin  de  ces  événements,  et  qui  n'y  avons  pris 
d'autre  part  que  d'en  lire  sur  un  papier  froid  et  sou- 
vent ingrat  le  pâle  récit.  Mais  ceux  qui  avaient  mis 
dans  ce  prodigieux  édifice  vingt  années  de  leurs 
fatigues  et  de  leur  sang,  ceux  qui  avaient  vieilli  sur 
les  champs  de  bataille  entre  la  gloire  et  la  mort  à 
tout  moment  présentes  et  confondues  ,  et  qui  dans 
l'élévation  de  la  France  croyaient  avoir  servi  une 
cause  patriotique  et  juste ,  ceux-là  devaient  éprou- 
ver, le  jour  où  tomba  cet  ouvrage,  une  angoisse 
d'âme  que  nous  aurions  vainement  l'espoir  de  pein- 
dre ou  de  ressentir.  Drouot  l'éprouva  d'autant  plus 
dans  son  âpre  et  généreuse  amertume,  que  seul 
entre  tous  il  ne  perdait  rien.  L'empereur,  si  élevé  de 
caractère  que  nous  le  supposions,  ne  pouvait  échap- 
per au  sentiment  profond  de  sa  ruine  personnelle; 
d'autres  avaient  à  s'inquiéter  de  leur  part  dans  le 
nouveau  règne  qui  s'inaugurait  :  pour  Drouot,  s'il 
n'eût  regardé  que  lui-même,  la  fin  de  l'empire  était 
une  délivrance  depuis  longtemps  souhaitée;  il  y  avait 
déjà  bien  des  jours  qu'il  aspirait  à  quitter  la  vie 
publique,  et  qu'interrogé  par  l'empereur  sur  ses 
projets  intimes ,  il  avait  répondu  :  a  Sire,  je  ne  désire 
«  qu'une  chose,  c'est  de  me  retirer  dans  ma  ville 
«  natale  et  d'habiter  sur  la  paroisse  où  j'ai  été  bap- 
«  lise.  »  L'homme  qui  disait  cela ,  et  qui  a  prouvé 
qu'il  disait  vrai ,  était  assurément  désintéressé  quant 
à  lui-même  dans  la  catastrophe  de  son  prince  et  de 
son  pays.  Elle  ne  le  touchait  que  comme  un  simple 
soldat,  et  c'est  pourquoi  il  en  reçut  le  coup  tout  entier. 


—  d33  — 

Il  y  eut  à  Fontainebleau  un  dernier  lever.  L'em- 
pereur ne  fut  pas  surpris  d'y  voir  Drouot.  Quand  il 
monta  en  voiture,  après  avoir  dit  adieu  aux  restes 
de  la  vieille  garde,  Drouot  était  encore  avec  lui. 
L'aide  de  camp  du  souverain  avait  résolu  de  par- 
tager la  fortune  de  l'exilé.  Vous  attendiez  cette 
conduite,  Messieurs,  vous  en  étiez  certains,  et  pour- 
tant le  sacrifice  était  plus  grand  pour  votre  conci- 
toyen que  pour  aucun  autre.  Dans  un  homme  qui 
aimait  tant  sa  patrie,  et  qui  avait  toujours  caressé 
l'espérance  de  briser  sa  carrière  pour  retourner  au 
milieu  de  vous  comme  le  plus  obscur  des  Lorrains ,  il 
avait  dû  se  passer  un  bien  dur  combat  entre  le  pen- 
chant de  la  nature  et  l'appel  de  la  fidélité.  Le  combat 
n'était  pas  entre  l'égoïsme  et  le  dévouement,  mais 
entre  deux  héroïsmes.  La  balance  pencha  du  côté  du 
malheur.  Dans  les  tristes  jours  qui  précédèrent  le 
départ,  Napoléon  demanda  au  général  quelle  était 
sa  fortune,  et,  sur  sa  réponse  qu'elle  s'élevait  à  deux 
mille  cinq  cents  francs  de  rente  environ,  il  lui  dit  : 
«  C'est  trop  peu ,  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  m'ar- 
«  river;  je  ne  veux  pas  qu'après  moi  vous  vous  troa- 
«  viez  dans  le  besoin,  je  vais  vous  donner  deux  cent 
«  mille  francs.  »  Drouot  refusa,  et  voyant  l'empe- 
reur peiné,  il  lui  dit  :  «  Si  Votre  Majesté  me  donnait 
((  de  l'argent  à  l'heure  qu'il  est,  on  dirait  que  l'em- 
«  pereur  Napoléon  ,  dans  l'adversité ,  n'a  trouvé  des 
a  amis  qu'à  prix  d'or,  et  on  dirait  de  moi  que  j'ai 
«  suivi  Votre  Majesté  parce  que  j'étais  payé  pour 
«  cela.  » 

Les  dernières  grâces  reçues  par  Drouot  avant  la 


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chute  de  son  maître  étaient  sa  promotion  au  titre  de 
comte  de  l'empire  et  au  grade  de  général  de  divi- 
sion. 11  fut  nommé  gouverneur  de  l'île  d'Elbe.  En 
cette  qualité,  il  dut  présenter,  à  la  fin  de  1814,  le 
budget  des  dépenses  militaires  pour  l'année  sui- 
vante. L'empereur  lui  fit  remarquer  qu'il  s'était 
oublié  sur  la  liste  des  traitements,  et  lui  en  demanda 
la  raison.  «  Sire,  répondit  Drouot,  Votre  Majesté  me 
<(  loge,  elle  me  nourrit,  elle  me  fait  donner  un  che- 
((  val  de  son  écurie,  lorsque  j'ai  l'honneur  de  l'ac- 
((  compagner  dans  ses  promenades.  Mes  dépenses 
((  se  réduisent  donc  à  mon  entretien ,  à  un  faible 
«  traitement  pour  mon  secrétaire  et  aux  gages  d'un 
«  serviteur,  et  mon  revenu  ,  qui  est  connu  de  Votre 
((  Majesté,  est  plus  que  suffisant  pour  répondre  à 
«  ces  besoins.  »  Le  budget  lui  ayant  été  rendu  deux 
jours  après,  il  s'y  trouva  porté  pour  une  somme 
annuelle  de  six  mille  francs.  C'est  au  souvenir  do 
pareils  traits  que  Napoléon  disait  de  lui  à  Sainte- 
Hélène  :  «  Drouot  est  un  homme  qui  vivrait  aussi 
«  satisfait,  pour  ce  qui  le  concerne  personnellement, 
«  avec  quarante  sous  par  jour  qu'avec  les  revenus 
«  d'un  souverain.  Plein  de  charité  et  de  rehgion ,  sa 
({  morale,  sa  probité  et  sa  simplicité  lui  eussent  fait 
«  honneur  dans  les  beaux  jours  de  la  république 
«  romaine.  » 

Le  général  Drouot,  Messieurs,  touchait  au  mo- 
ment le  plus  difficile   de    sa  carrière.  En  suivant: 
Napoléon  dans  l'exil ,  il  avait  cru  n'accepter  qu'un 
sacrifice,  celui  de  vivre  loin  de  sa  patrie  et  hors  de  la 
retraite  qu'il  s'était  de  tout  temps  préparée  dans  son  i 


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cœur.  Il  ne  se  doutait  pas  qu'il  serait  appelé  à  la 
terrible  complicité  d'un  acte  qui  devait  amener  sur 
la  France  de  nouveaux  malheurs  et  de  plus  grands 
abaissements.  Huit  jours  avant  de  quitter  l'île  d'Elbe, 
Napoléon  s'ouvrit  à  son  fidèle  serviteur,  en  lui  fai- 
sant entendre  que  la  nation  le  rappelait  et  qu'il  ren- 
contrerait de  l'appui  même  à  l'étranger.  Malgré  ces 
assurances,  Drouot  éprouva  un  sentiment  de  cons- 
ternation, et  n'omit  rien  de  ce  qui  pouvait  fléchir 
l'homme  inébranlable  auquel  il  s'était  dévoué.  Tout 
fut  inutile.  Drouot,  l'âme  candide  s'il  en  fut  jamais, 
l'âme  pour  qui  le  devoir  avait  toujours  été  plus  que 
la  vertu  et  que  le  bonheur  ensemble,  parce  qu'il 
avait  été  l'essence  même  de  sa  vie ,  Drouot  se  trouva 
en  proie  à  la  plus  douloureuse  des  perplexités.  Ren- 
trer en  France  les  armes  à  la  main  comme  un  aven- 
turier, si  ce  n'était  comme  un  traître,  appeler  sur 
son  pays  une  seconde  invasion,  sacrifier  à  l'intérêt 
d'un  homme  l'intérêt  de  trente  millions  d'hommes, 
c'était  là  l'un  des  côtés  de  la  question  :  mais,  d'une 
autre  part,  abandonner  l'empereur,  son  souverain, 
son  ami,  un  héros  malheureux,  un  homme  seul 
contre  l'Europe  ,  l'abandonner  au  moment  de  l'en- 
treprise la  plus  périlleuse ,  quand  un  coup  de  fusil 
peut-être  allait  lui  faire  un  tombeau  que  vingt  ba- 
tailles et  cent  combats  ne  lui  avaient  pas  fait  :  quelle 
lâcheté  !  quel  oubli  des  lois  de  l'honneur  et  de  l'ami- 
tié !  Le  Sage  de  la  grande  armée  roulait  encore  de 
tristes  pressentiments  dans  son  cœur  quand  les  brises 
embaumées  de  la  France  accueillirent  l'esquif  de  l'île 
d'Elbe ,  et  enflèrent  ce  drapeau  qui  devait  voler  de 


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clocher  en  clocher  jusqu'aux  tours  de  Noire-Dame. 
Drouot  s'était  décidé  par  l'idée  du  serment  qu'il 
avait  prêté  à  l'empereur  comme  son  nouveau  sujet, 
son  sujet  de  l'exil.  Ce  n'était  pas  à  lui  déjuger  les 
actions  de  son  souverain,  il  obéissait  en  soldat,  c'é- 
tait son  devoir ,  le  devoir  de  la  reconnaissance  et  de  la 
fidélité. 

Nous  ne  comprenons  plus  guère  aujourd'hui.  Mes- 
sieurs, ce  pieux  et  chevaleresque  empire  de  la  fidé- 
lité. Nous  voyons  dans  nos  princes  les  hommes  de  la 
nation ,  commis  par  elle  au  règlement  de  ses  desti- 
nées ,  et  nous  estimons  qu'il  est  des  cas  où  le  droit 
du  chef  doit  succomber  devant  le  droit  du  peuple, 
plus  général  et  plus  profond.  Il  ne  semble  pas  que 
cette  pensée ,  contenue  dans  de  certaines  bornes , 
soit  contraire  aux  notions  de  la  justice  et  de  la  sou- 
veraineté. Élever  un  homme  si  haut  qu'aucun  évé- 
nement ne  doive  le  précipiter  jamais  du  pouvoir  de 
commander,  c'est  une  sorte  d'idolâtrie  qui  perd  le 
prince  lui-même  en  l'exposant  à  ne  plus  connaître 
de  bornes  parce  qu'il  ne  connaît  plus  de  péril.  Mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  fidélité  est  un  des 
sentiments  les  plus  généreux  de  notre  nature,  un  de 
ceux  à  qui  le  raisonnement  pardonne  même  en  le 
combattant.  Figurez-vous  que  vous  avez  vécu  dans 
l'amitié  d'un  prince,  qu'il  a  dépouillé  pour  vous  la 
plupart  des  rayons  de  la  majesté ,  que  vous  avez  tou- 
ché sa  main,  mangé  à  sa  table,  vu  dans  son  cœur; 
qu'il  a  été  votre  compagnon  d'armes,  et  que,  côte  à 
côte  avec  lui,  vous  avez  cheminé  dans  les  hasards 
de  la  vie.  Supposez  qu'il  ait  conquis  votre  admiration 


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par  des  qualités  que  ia  grandeur  n'aura  pas  détruites 
en  lui,  et  que  même,  par  une  exception  du  sort  com- 
mun des  rois ,  il  ait  appelé  sur  sa  tête  une  couronne 
de  gloire  plus  belle  que  la  couronne  de  sa  naissance. 
Ajoutez  qu'il  soit  devenu  malheureux,  que  vous 
n'ayez  plus  rien  à  espérer  de  lui  que  des  dangers, 
et  qu'il  réclame  enfin  votre  foi  comme  le  dernier 
asile  de  sa  fortune  périe.  Rassemblez  ces  traits  dans 
votre  esprit  :  c'était  la  position  du  général  Drouot, 
l'invincible  prestige  qui  pesait,  au  retour  de  lîle 
d'Elbe,  sur  son  cœur  si  pur  et  si  droit.  Le  mal ,  s'il 
y  en  avait,  était  pour  lui  l'honneur  même.  Et  si  plu- 
sieurs s'étonnent  du  soin  que  je  prends  de  le  justi- 
fier, c'est  qu'ils  ne  savent  point  tout  ce  que  lui  coûta 
cette  cruelle  position ,  et  que  d'en  être  sorti  plus 
vénéré  de  tous,  comme  il  en  est  sorti,  est  un 
des  grands  triomphes  que  l'âme  d'un  honnête 
homme  ait  jamais  remportés  sur  les  jugements  du 
monde. 

Faut-il  maintenant  vous  peindre  et  même  vous 
nommer,  jour  de  Waterloo!  Vous  trompâtes  jus- 
qu'au dernier  moment  le  cœur  des  braves.  La  vic- 
toire se  faisait  un  reproche  et  une  douleur  de  les 
abandonner ,  elle  qui  s'était  accoutumée  à  les  servir 
jusque  dans  leurs  revers.  La  veille,  l'avant-veille, 
le  matin  même,  le  soir  encore,  elle  était  avec  eux; 
l'Anglais  et  le  Prussien,  séparés  par  d'habiles 
manœuvres,  allaient  l'un  après  l'autre  nous  ouvrir 
sur  leurs  débris  le  chemin  de  Bruxelles.  Tout  a 
coup  Dieu  retira  sa  main.  C'est  en  vain  que,  sous 
les    ordres    de    l'empereur,  Drouot  multiplie   son 


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infatigable  intrépidité,  tout  est  perdu.  Napoléon, 
enseveli  dans  des  réflexions  profondes ,  relève  la 
tête,  et  dit  encore  une  fois  cette  parole  qu'il  avait 
si  souvent  prononcée  :  «  Où  est  Drouot?  )>  Il 
ne  devait  plus  la  dire.  L'air  emporta  cet  adieu 
avec  les  dernières  fumées  du  champ  de  bataille. 

Quelques  jours  après,  le  général  Drouot,  qui  avait 
été  créé  pair  de  France  par  un  décret  antérieur ,  pa- 
rut à  la  tribune;  il  essaya,  quoique  l'empereur  eût 
abdiqué  l'avant-veille,  de  ranimer  le  patriotisme  pu- 
blic en  exposant  à  la  Chambre  toutes  les  ressources 
qui  restaient  pour  préserver  la  France  d'un  second 
envahissement  de  l'étranger.  Sa  voix  se  perdit  dans 
le  trouble  et  le  découragement  universels.  Le  gou- 
vernement provisoire  le  nomma  commandant  de  la 
garde  impériale,  qui  venait  d'arriver  sous  les  murs 
de  Paris,  espérant  que  mieux  que  personne,  par 
l'ascendant  de  son  caractère,  il  y  maintiendrait  la 
discipline  et  l'obéissance  aux  nécessités  du  nioment. 
Ce  moment  était  critique.  Soixante-dix  mille  hommes 
de  l'armée  française  étaient  ralliés  entre  Paris  et 
Laon;  d'autres  troupes  s'avançaient  pour  les  soute- 
nir: une  partie  de  la  garde  était  devant  Paris  même; 
Paris  contenait  cinq  cents  pièces  de  canon  de  cam- 
pagne. Il  ne  s'agissait  plus  des  destinées  d'un  homme, 
mais  de  l'honneur  national.  La  pensée  devoir  encore 
une  fois  ,  après  une  seule  bataille,  l'étranger  maître 
de  Paris,  agitait  jusqu'au  fond  le  cœur  du  soldat.  Il 
no  fallait  qu'une  heure  et  qu'un  hasard  pour  qu'un 
mouvement  militaire  éclatât,  et  que  personne  ne  fût 
plus  maître  de  gouverner  les  événements.  Le  gêné- 


—  139  — 

rai  Drouol  comprit  tout  le  péril,  et  que  c'était  un 
péril  sans  issue  favorable  pour  les  intérêts  de  la 
France.  Un  mouvement  national  sans  cloute  eût  re- 
poussé l'étranger;  il  l'avait  dit  lui-même  à  la  tri- 
bune, en  invoquant  l'exemple  de  Rome  après  la 
défaite  de  Cannes.  Mais  ce  mouvement  national 
n'existait  pas,  et  nul  n'était  capable  de  le  créer.  Le 
commandant  de  la  garde  impériale  n'avait  donc 
qu'un  devoir  à  remplir,  qui  était  de  maintenir 
l'ordre,  de  calmer  les  esprits,  de  leur  inspirer  la 
résignation  aux  volontés  du  Ciel,  manifestées  par 
des  événements  plus  forts  que  tout  le  courage  des 
hommes  et  que  tout  leur  dévouement.  Il  y  réussit. 
Le  soldat  reconnut  et  respecta  la  voix  de  l'homme 
qui,  après  avoir  aimé  Napoléon  jusqu'à  l'exil,  et 
ne  l'avoir  pas  quitté  un  seul  jour  depuis  1813  ,  avait 
lui-même  entendu  la  voix  de  la  patrie  lui  deman- 
dant le  sacrifice  d'une  fidélité  qui  ne  pouvait  alors 
que  la  desservir.  La  garde  se  laissa  conduire  sur  les 
bords  de  la  Loire,  et  entraîna  par  son  exemple  le 
reste  de  l'armée.  Là  Drouot  prit  sous  ses  yeux  la  co- 
carde blanche,  et  signa  le  premier  l'acte  de  soumis- 
sion au  roi. 

Il  en  est,  Messieurs,  qui  regretteront  peut-être  de 
voir  ce  signe  au  front  de  Drouot.  Ils  auraient  mieux 
aimé  ne  lui  voir  jamais  d'autres  couleurs  que  les 
couleurs  de  l'empire.  Pour  nous,  qui  avons  étudié 
sa  vie,  il  est  peu  d'instants  où  il  nous  ait  paru  plus 
digne  de  ce  nom  de  Sa  je  que  Napoléon  lui  avait 
donné.  Il  montra  là  sous  une  nouvelle  face  ce  dis- 
cernement et  ce  courage  du  devoir  qui,  en  arrachant 


—  140  — 

à  l'homme  le  sacrifice  de  ses  instincts  les  plus  spé- 
cieux, rélèvent  à  toute  la  gloire  de  l'homme  de 
bien. 

Drouot  était  encore  à  la  tête  de  la  garde  lorsqu'il 
connut  une  ordonnance  du  roi  dans  laquelle  il  étail 
proscrit  avec  d'autres  comme  coupable  de  haute 
trahison.  Rien  ne  lui  était  plus  facile  que  de  fuir. 
C'est  le  conseil  de  la  prudence  dans  les  moments  où 
les  passions  politiques  ne  laissent  pas  aux  hommes 
les  meilleurs  le  sang-froid  de  l'équité.  Mais  Drouot 
n'était  pas  capable  de  vivre  un  quart  d'heure  sous 
le  poids  d'une  accusation  qui  touchait  à  l'intégrité 
de  sa  conscience.  Il  quitta  le  jour  même  le  comman- 
dement de  la  garde,  et  vint  se  présentera  Paris, 
aux  portes  de  la  prison  de  l'Abbaye.  On  ne  voulut 
pas  le  recevoir.  Il  lui  fallut  faire  plusieurs  dé- 
marches pour  obtenir  son  incarcération.  Sur  quoi 
il  racontait  plus  tard  avec  une  grâce  parfaite 
qu'il  n'avait  sollicité  que  deux  places  dans  sa 
vie,  lesquelles  lui  avaient  d'abord  été  refusées 
toutes  deux,  l'une  chez  les  frères  des  Écoles  chré- 
tiennes étant  tout  enfant,  et  l'autre  à  la  prison  de 
l'Abbaye. 

L'instruction  de  son  procès  fut  longue.  Il  demanda 
plusieurs  fois  la  grâce  d'être  enfin  jugé.  Il  ne  l'ob- 
tint qu'après  une  attente  et  une  captivité  de  huit 
mois.  Un  puissant  intérêt  l'avait  suivi  dans  sa  pri- 
son, et  l'accompagna  devant  le  conseil  de  guerre 
qui  allait  prononcer  sur  son  sort.  Il  établit  toute  sa 
défense  sur  ce  point,  que  l'empereur  Napoléon 
était  souverain  véritable  de  l'île  d'Elbe,  sans  aucune 


—  d41  — 
restriction  des  droils  de  la  souveraineté  ;  qu'il  lui 
avait  juré  fidélité  comme  à  un  souverain  reconnu 
de  toutes  les  puissances  de  l'Europe,  et  sur  la  foi 
fl'un  traité  qui  permettait  à  quatre  cents  Français 
d'unir  leur  sort  au  sien.  11  était  un  de  ces  Français. 
Quoi  de  plus  sacré?  Avait-on  voulu  tendre  un  piège 
à  ces  soldats  qui  adoptaient  le  malheur  et  la  patrie 
de  leur  empereur  tombé  ?  Avaient -ils  pu  être  à 
la  fois  les  serviteurs  de  deux  princes  et  de  deux 
pays,  être  liés  par  deux  devoirs  contraires,  soumis 
à  deux  serments  qui  se  combattaient?  Lui,  Drouot, 
n'en  avait  prêté  qu'un.  Il  l'avait  prêté  à  l'empereur 
Napoléon,  son  ancien,  son  nouveau,  son  unique  sou- 
verain. En  vertu  de  ce  serment,  il  devait  l'obéis- 
sance du  sujet  et  du  soldat;  on  l'avait  réclamée  de 
lui;  il  l'avait  rendue  en  sujet  fidèle,  en  soldat  dé- 
voué. 

Cette  défense,  si  simple  et  si  généreuse  qu'elle 
fût,  avait  pourtant  quelque  chose  d'inouï.  Une  rai- 
son froide  et  impartiale  pouvait  y  rechercher  des 
défauts;  les  passions  politiques  le  pouvaient  bien 
davantage  encore.  Mais  la  vie  de  Drouot  s'était  as- 
sise avec  lui  au  siège  de  l'accusé;  il  prouvait  son 
innocence  bien  moins  par  le  raisonnement  que  par 
l'impossibilité  où  l'on  était  de  le  croire  coupable. 
L'esprit  résistait  peut-être;  l'âme  était  persuadée 
que  le  général  Drouot  ne  s'était  pas  trompé  sur  une 
question  de  devoir  et  d'honneur.  Une  émotion  vi- 
fiible  gagna  les  juges  et  l'assemblée  lorsqu'à  la  fin 
a'un  discours  simple  et  ferme  comme  son  cœur, 
i'accusé  prononça  ces  paroles  :  «  Telle  a  été  ma 


—  142  — 

«  conduite  dans  les  dernières  circonstances;  je  n*ai 
«  été  guidé  que  par  l'honneur  et  les  obligations  qui 
«  m'étaient  imposées.  Tant  que  la  reconnaissance, 
«  la  fidélité  aux  serments ,  l'obéissance  et  l'attache- 
((  ment  au  souverain  seront  des  vertus  parmi  les 
«  hommes,  ma  conduite  sera  justifiée  aux  yeux  des 
«  gens  de  bien.  Quelques-uns  trouveront  peut-être 
«  que  j'ai  mal  apprécié  ma  position,  que  je  me  suis 
«  exagéré  les  obligations  qu'elle  m'imposait  ;  mais 
«  j'ai  suivi  la  ligne  que  j'ai  crue  tracée  par  l'hon- 
«  neur,  et  je  serais  coupable  si  je  m'en  étais  écarté. 
«  Quoique  je  fasse  le  plus  grand  cas  de  l'opinion 
«  des  hommes ,  je  tiens  encore  davar.îage  au  témoi- 
«  gnage  de  ma  conscience,  et  mourir  plutôt  mille 
«  fois  que  de  résister  à  ses  impulsions.  J'attends, 
«  Messieurs,  avec  une  respectueuse  confiance,  le 
«  jugement  que  vous  allez  prononcer.  Si  vous 
«  croyez  que  mon  sang  soit  nécessaire  pour  as- 
«  surer  la  trancuillité  de  la  France,  mes  der- 
«  niers  moments  auront  encore  été  utiles  à  mon 
«  pays.  )) 

Tout  autre  que  Drouot  eût  succombé.  Lui-même 
ne  fut  absous  qu'à  la  minorité  de  trois  voix  contre 
quatre,  et  après  six  heures  de  délibération.  Il  dor- 
mait d'un  sommeil  paisible  dans  sa  cellule  de  l'Ab- 
baye lorsqu'on  vint  lui  apporter  la  nouvelle  de  son 
acquittement.  C'était  déjà  beaucoup.  Mais  Dieu  pré- 
parait à  son  serviteur ,  au  soldat  chrétien  de  la  ré- 
publique et  de  l'empire,  un  triomphe  plus  complet 
et  digne  de  sa  vertu.  Le  lendemain,  vers  le  soir, 
une  voiture  vint  le  prendre  à  l'Abbaye  par  les  ordres 


—  143  — 

du  roi ,  et  le  conduisit  au  château ,  où  il  fut  intro- 
duit près  de  Louis  XVI II.  Le  roi  le  reçut  avec 
bonté,  lui  parla  de  l'attachement  qu'il  avait  monUé 
pour  Napoléon,  loua  la  reconnaissance  comme  la 
religion  des  grandes  âmes  ,  et  ajouta  qu'il  comptait 
désormais  sur  sa  fidélité.  Le  proscrit  de  la  veille 
s'inclina  respectueusement.  Le  roi,  en  le  congé- 
diant, lui  dit  que  des  ordres  étaient  donnés  pour 
qu'il  n'y  eût  point  d'appel  de  la  sentence  du  conseil 
de  guerre,  et  que  dès  ce  moment  il  était  libre. 
Drouot  traversa  les  appartements  des  Tuileries, 
qu'il  ne  devait  plus  revoir  ;  il  descendit  cet  escalier 
par  où  il  avait  vu  monter  tant  de  grandeurs  éva- 
nouies, et  lui-même,  débris  de  ces  grandeurs,  lils 
d'un  temps  qui  n'était  plus,  il  prit  sans  regret  et 
pour  toujours  le  chemin  de  la  solitude  et  de  l'obs- 
curité. 

Ici,  Messieurs,  je  devrais  m'arrêter  peut-être.  Ce 
serait  à  vous,  Lorrains,  de  vous  lever  maintenant, 
et  de  raconter  au  monde  les  trente  années  de  paix 
qui  ont  achevé  sous  vos  yeux  cette  vie  sublime  et 
modeste.  Tant  de  qualités  rares  mais  simples,  tant 
de  faits  glorieux  mais  cachés,  en  composent  le  tissu, 
que  la  parole  s'effraie  d'avoir  à  dire  ce  que  le  cœur 
de  tout  le  monde  sent  avec  une  éloquence  qui  lui 
coûte  si  peu. 

Rien  n'est  plus  difficile ,  même  aux  hommes  su- 
périeurs, que  de  supporter  le  repos.  Quand  fàme 
et  le  corps  se  sont  habitués  au  travail  solennel  des 
grands  événements,  ils  ne  peuvent  plus  souffrir  la 
simple  et  pacifique  succession  des  jours.  Cette  paix 


—  144  - 

froide  leur  est  un  tombeau.  Ils  regrettent  le  bruit , 
l'agilalion,  les  alternatives  des  revers  avec  les  suc- 
cès, et  toute  cette  tragédie  des  choses  humaines  où 
ils  avaient  naguère  leur  part  et  leur  action.  L'hi^s- 
toire  ne  compte  qu'un  très- petit  nombre  d'hommes 
qui  aient  passé  de  la  vie  publique  à  la  vie  privée 
en  conservant,  avec  la  tranquille  possession  d'eux- 
mêmes ,  la  plénitude  de  leur  grandeur.  La  plupart 
se  consument  dans  un  ennui  vulgaire;  d'autres  de- 
mandent aux  passions  des  sens  l'oubli  d'eux-mêmes 
et  de  leur  dignité  ;  les  plus  élevés  succombent  au 
poison  mystérieux  du  chagrin.  A  regarder  les  vicis- 
situdes qui  avaient  enlevé  le  jeune  Drouot  de  la 
boutique  de  son  père  pour  le  porter  au  pied  d'un 
trône  et  aux  côtés  d'un  conquérant,  il  semble  que 
nul  plus  que  lui  n'aurait  dû  éprouver,  dans  l'alTais- 
sement  subit  de  sa  destinée,  le  désespoir  des  souve- 
nirs et  l'impuissance  de  vivre  avec  soi.  Qui  avait  vu 
davantage  et  plus  vite?  Qui  avait  passé  en  moins 
de  temps  par  plus  de  contrastes  et  d'émotions  ?  Il 
est  vrai;  mais  cette  âme  était  plus  grande  encore 
que  les  événements  dont  la  Providence  lui  avait 
donné  le  spectacle;  elle  revenait,  fortifiée  et  non 
pas  abattue,  donner  elle-même  au  monde  un  spec- 
tacle capable  de  l'instruire  et  de  le  consoler.  V'ous 
en  avez  été,  Messieurs,  les  heureux,  les  plus  pro-' 
ches  témoins,  et  la  France  vous  rend  cette  justice' 
que  vous  en  avez  mérité  l'honneur  et  connu  tout  le 
prix. 

Vous  avez  vu  pendant  trente  années  le  général 
Drouot,  volontairement  descendu  des  hautes  char- 


—  145  — 

g-es,  oublier  lui  seul  ce  qu'il  avait  cHé,  n'en  parler 
jamais  qu'avec  l'alarme  d'une  exquise  pudeur,  ne  se 
souvenir  enfin  du  passé  que  pour  élever  les  services 
des  autres  et  honorer  la  mémoire  du  héros  dont  il 
avait  été  le  serviteur  et  l'ami.  Vous  l'avez  vu ,  con- 
tent d'une  maison  dans  un  faubourg  de  votre  ville, 
réduire  ses  besoins  avec  l'austérité  d'un  Spartiate  et 
le  calcul  d'un  chrétien  qui  aime  les  pauvres  avec  la 
pauvreté.  Vous  l'avez  vu,  pénétré  d'une  foi  sincère, 
rapporter  à  Dieu  tout  le  cours  de  sa  vie,  et  donner 
de  la  vérité  de  sa  religion,   par  la  sainteté  de  ses 
mœurs,  une  preuve  que  les  camps  eux-mêmes  n'a- 
vaient point  affaiblie.  Vous  l'avez  vu   se  suffire  à 
lui-même  dans  une  solitude  presque  constante,  non 
par  éloignement  des  hommes,  mais  par  une  certaine 
force  intérieure  qui  lui  faisait  de  la  retraite  un  be- 
1  soin  et  comme  un  devoir.  Vous  l'avez  vu  pendant 
;  vingt  ans  assiégé  d'infirmités  douloureuses,  totale- 
jment  aveugle  les  quatorze  dernières  années  de  sa 
jvie,  et  néanmoins  toujours  calme  et  serein,  ne  par- 
liant  de  son  sort  que  pour  le  bénir  et  l'estimer,  plus 
I  heureux  qu'aux  jours  de  sa  jeunesse  et  de  sa  pros- 
périté. On  n'approchait  de  sa  maison  que  comme 
d'un  sanctuaire,  pour  y  chercher  les  plus  saintes 
leçons  de  la  vie;  on  n'y  entendit  jamais  que  des  ac- 
tions de  grâces  et  des  louanges  pour  Dieu.  Un  par- 
fum d'honneur,  de  sincérité,  de  justice,  de  droiture, 
de  piété  et  de  joie  s'en  exhalait  à  toute  heure,  et  y 
appelait  une  gloire  que  le  temps  ne  diminuait  pas. 
Vous  savez  si  je  dis  vrai,  xMessieurs,  vous  savez  si 
j'abuse  de  la  parole  et  de  l'assentiment  de  votre  cœur. 

Vin.  -  5 


—  146  — 

On  ne  cessa  de  vous  envier  le  trésor  que  vous  pos- 
sédiez. La  Restauration  voulut  rappeler  votre  con- 
citoyen dans  les  rangs  de  l'armée  avec  son  grade  de 
lieutenant  général,  et  en  lui  restituant  les  arrérages 
de  sa  solde,  qui  s'élevaient  à  plus  de  quarante-cinq 
mille  francs.  11  refusa  l'une  et  l'auLre  faveur,  ne 
voulant  pas,  comme  il  l'a  dit  lui-même,  se  rappro- 
cher des  honneurs  et  des  emplois  penda7it  que  son 
bienfaiteur  gémissait  dans  les  fers  sur  un  rocher 
de  V Atlantique.  Louis  XVIII  ne  put  s'empêcher  de 
dire  :  «  Je  chercherais  vainement  dans  mon  royaume 
un  second  Drouot.  »  Il  refusa  pareillement  de  con- 
sentir au  vœu  de  M.  le  duc  d'Orléans,  aujourd'hui 
roi  des  Français,  qui  lui  offrait  la  charge  de  gouver- 
neur des  princes  ses  fils. 

Ce  n'étaient  pas  seulement  les  rois  heureux  qui 
réclamaient  ses  services.  L'exil  se  souvenait  de  lui. 
Le  prisonnier  de  Sainte-Hélène  ne  parlait  de  Drouot 
qu'avec  tendresse  et  vénération.  Peu  avant  de  mou- 
rir, il  le  désigna  pour  être  demandé  de  sa  part  au 
gouvernement  français.  Drouot  s'y  était  préparé 
dans  la  plus  intime  espérance  de  son  cœur.  Arraché 
en  1815  des  côtés  de  son  maître  par  le  commande- 
ment imprévu  de  la  garde  impériale  et  par  une  cap- 
tivité de  huit  mois  ,  il  avait  toujours  conservé  la 
volonté  active  de  le  revoir  et  de  se  dévouer  à  lui. 
En  apprenant  sa  mort,  il  tomba  dans  une  sorte 
d'anéantissement  qui  dura  plusieurs  heures  sans  lui 
permettre  de  prononcer  un  seul  mot.  Heureux  les 
princes  tombés  qui  conservent  de  tels  amis!  Heu- 
reux les  camps  où  se  forment  ces  admirations  et  ces 


—  147  — 

allachements  contre  quoi  ne  peuvent  rien  les  injures 
de  la  politique  et  du  sort  ! 

Les  événements  de  1830  vinrent  tenter  sous  une 
autre  forme  l'abnégation  du  général  Drouot.  Appelé 
coup  sur  coup  au  commandement  des  troisième  et 
cinquième  divisions  militaires,  au  gouvernement  de 
l'École  polytechnique  et  à  la  pairie,  il  déclina  sans 
faste  ces  retours  de  la  fortune  et  ces  preuves  d'une 
estime  qui  venaient  le  chercher  avec  une  si  glo- 
rieuse opiniâtreté.  Mais  s'agissait  -  il  de'  rendre  à 
l'État  un  service  impérieusement  réclamé  par  des 
circonstances  critiques,  sa  modestie  et  ses  infirmités 
ne  l'arrêtaient  plus.  Vous  le  vîtes  bien,  Messieurs, 
à  cette  même  époque  de  1830,  lorsqu'il  parut  dans 
votre  hôtel  de  ville,  et  y  siégea  deux  jours  et  deux 
nuits,  malgré  de  vives  douleurs,  et  maintint  le  bon 
ordre  par  l'ascendant  de  sa  présence  et  de  ses  con- 
seils. Metz  le  vit  aussi  dans  les  mêmes  jours,  et  ad- 
mira ce  que  peut  sur  un  vaste  peuple  la  vertu  d'un 
seul  homme. 

Si  donc  le  général  Drouot  vécut  trente  années 
dans  le  silence  et  la  retraite;  si,  à  l'âge  de  quarante- 
deux  ans  à  peine  accompUs ,  il  disparut  de  la  scène 
du  monde,  c'est  qu'il  le  voulut  fermement,  par  un 
acte  de  souveraine  élection.  Pourquoi  le  voulut- il, 
et  quel  était  le  mystérieux  aliment  de  cette  vie  aupa- 
ravant si  agitée,  tout  à  coup  si  calme?  C'est,  Mes^ 
sieurs,  le  secret  que  je  dois  vous  dire,  sous  peine 
de  ne  vous  avoir  montré  que  le  dehors  de  ce  grand 
homme,  et  de  trahir  à  la  fois,  avec  votre  admiration, 
votre  juste  et  sainte  curiosité.  Ouvrons  donc,  il  en 


—  148  — 

csL  Icmps,  ouvrons  ce  cœur  dont  nous  venons  de 
suivre  pendant  un  demi-siècle  les  actes  magnanimes 
et  jamais  démentis;  pénétrons  jusqu'au  sanctuaire, 
et  cherchons -y  la  flamme  où  s'alluma  toute  cette 
généreuse  vie.  Vous  l'avez  deviné  ou  pressenti,  un 
triple  amour  en  était  Tincorruplible  et  immortel 
foyer  :  l'amour  des  lettres ,  l'amour  des  hommes , 
l'amour  de  Dieu. 

L'amour  des  lettres!  Oh!  faut-il  que  je  surprenne 
par  là  peut-être  quelqu'un  de  mes  auditeurs? 
Sommes -nous  si  loin  déjà  du  temps  où  la  culture 
des  lettres  pour  elles-mêmes  était  une  passion  dis- 
linctive  de  toutes  les  natures  noblement  trempées? 
Le  nombre  va-t-il  diminuant  des  esprits  délicats  et 
sérieux  pour  qui  les  lettres  sont  autre  chose  qu'une 
vague  réminiscence  de  la  jeunesse  ou  un  vulgaire 
métier?  Je  n'ose  le  croire;  je  ne  me  persuade  pas, 
malgré  des  signes  affligeants,  que  nous  penchions 
vers  la  décadence,  et  que  le  bataillon  sacré  des  in- 
telligences d'élite  soit  chaque  jour  éclairci  par  des 
pertes  qui  ne  se  réparent  point.  Le  général  Drouot 
avait  appris  dans  les  laborieuses  études  de  sa  jeu- 
nesse cet  amour  antique  des  lettres  humaines.  Un 
chef-d'œuvre  était  pour  lui  un  être  vivant  avec  le- 
quel il  conversait,  un  ami  du  soir  qu'on  admet  aux 
plus  familiers  épanchemenli.  Penser  en  lisant  un 
vrai  livre,  le  prendre,  le  poser  sur  la  table,  s'eni- 
vrer de  son  parfum,  en  aspirer  la  substance,  c'était 
pour  lui,  comme  pour  toutes  les  âmes  initiées  aux 
jouissances  de  cet  ordre,  une  naïve  et  pure  volupté. 
Le  temps  coule  dans  ces  charmants  entretiens  de  la 


—  149  — 

pensée  avec  une  pensée  supérieure;  les  larmes  vien- 
nent aux  yeux;  on  remercie  Dieu,  qui  a  élé  assez 
puissant  et  assez  bon  pour  donner  aux  rapides  effu- 
sions de  l'esprit  la  durée  de  l'airain  et  la  vie  de  la 
vérité.  Ne  vous  demandez  plus  ce  qui  animait  la 
solitude  du  vétéran  de  la  grande  armée,  et  lui  en- 
levait les  heures  que  le  cours  de  son  âge  lui  appor- 
tait. Tandis  que  nous  vivions  dans  le  présent,  il 
vivait  dans  tous  les  siècles;  tandis  que  nous  vivions 
dans  la  région  des  intérêts,  il  vivait  dans  la  sphère 
du  beau.  Vie  rare  et  excellente,  parce  que  le  goût 
n'y  suffit  pas,  mais  qu'il  y  faut  le  cœur  et  la  vertu. 
Ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  anciens  l'appe- 
laient du  nom  de  culte,  et  comme  on  dit  la  religion 
de  l'honneur,  on  pouvait  dire  aussi  la  religion  des 
lettres. 

Ce  premier  amour  se  liait  naturellement  dans  le 
général  Drouot  à  un  autre  amour  plus  grave  et  plus 
efficace  encore  :  il  aimait  sincèrement  les  hommes. 
Né  et  nourri  dans  la  pauvreté,  elle  ne  lui  avait  pas 
été  une  occasion  de  jeter  des  yeux  d'envie  sur  les 
hauts  rangs  du  monde.  11  les  acceptait  sans  colère, 
sans  mépris,  sans  orgueil,  avec  une  parfaite  cordia- 
lité. Content  de  son  sort,  il  n'estimait  pas  qu'il  y  en 
eût  de  plus  heureux,  et  il  a  dit  quelquefois,  dans  les 
ouvertures  qu'il  faisait  de  son  âme ,  qu'il  devait  à 
Dieu  la  grâce  de  n'avoir  jamais  rien  envié.  Mais  si 
la  pauvreté  ne  lui  avait  point  appris  la  haine  des 
riches  et  des  grands ,  elle  lui  avait  profondément 
inculqué  l'amour  des  petits.  Il  redescendait  vers  eux 
comme  vers  sa  source,  et  dès  que  la  fortune  com- 


—  150  - 
mença  à  lui  sourire ,  il  prit  la  résolution  de  partager 
avec  les  pauvres  les  bénéfices  de  sa  vie.  C'est  là  le 
véritable  signe  de  l'amour  :  quiconque  ne  partage 
pas  n'aime  pas.  Le  général  Drouot  fit  son  calcul.  Il 
jugea  qu'avec  une  petite  maison,  un  petit  jardin,  et 
deux  fois  douze  cents  francs  de  rente,  il  serait,  quoi 
qu'il  advînt,  au-dessus  de  tous  ses  besoins  et  de 
.tous  ses  désirs.  Il  régla  d'après  ce  point  de  vue  sa 
dépense  et  ses  économies,  et  consacra  le  surplus  à 
des  actes  ou  à  des  fondations  de  charité.  Toutes  les 
dotations  et  gratifications  qu'il  reçut  sous  l'empire 
passèrent  à  de  bonnes  œuvres,  et  il  leur  affecta  con- 
stamment son  traitement  de  la  Légion  d'honneur. 
Rentré  dans  la  vie  privée,  son  revenu  annuel,  com- 
posé de  ses  économies,  de  sa  pension  de  retraite,  de 
son  indemnité  comme  donataire  de  l'empire  et  de 
son  traitement  de  la  Légion  d'honneur,  finit  par  s'é- 
lever à  environ  douze  mille  francs.  Il  ne  s'en  réser- 
vait pour  lui ,  infirme  et  aveugle ,  que  deux  mille 
quatre  cents  :  c'était  la  somme  qui  lui  avait  paru  dès 
sa  jeunesse  pouvoir  suffire  à  toutes  les  nécessités  de 
son  existence  et  de  sa  position.  Napoléon  lui  avait 
laissé  deux  cent  mille  francs  par  son  testament  ;  il 
n'en  reçut  que  soixante  mille,  par  suite  de  la  réduc- 
tion des  legs,  et  il  les  employa  au  soulagement  d'an- 
ciens militaires  dénués  de  secours.  «  Je  suis  heu- 
«  reux,  écrivait- il,  mille  fois  heureux  d'avoir  pu 
«  reconnaître  les  bienfaits  de  l'empereur  en  les  ré- 
«  pandant  sur  les  soldats  qui  ont  supporté  les  fati- 
«  gués  de  nos  longues  guerres  sans  en  recevoir  la 
((  récompense,  et  surtout  sur  les  braves  vétérans  de 


,i. 


—  loi  — 

«  a  garde  qui  ont  suivi  mon  bienfaiteur  à  l'île 
«  d'Elbe,  et  qui  lui  ont  donné  tant  de  preuves  de 
«  leur  amour  et  de  leur  dévouement.  » 

Le  général  Drouot  n'était  point  marié.  Il  s'était 
soumis  volontairement  à  cette  grande  loi  du  célibat 
religieux  et  militaire  qui  est  un  des  premiers  be- 
soins de  l'humanité ,  et  sans  laquelle  l'esprit  de  sa- 
crifice ne  peut  prendre  qu'un  essor  beaucoup  trop 
restreint.  Il  s'était  senti  capable  d'en  porter  le  far- 
deau ,  non  comme  une  lâche  abdication  des  devoirs 
de  la  famille  qui  se  dédommage  dans  la  licence, 
mais  comme  une  sainte  condition  de  son  noble  mé- 
tier de  soldat ,  et ,  l'expérience  lui  en  ayant  révélé 
tout  le  fruit  et  tout  l'honneur,  il  n'avait  plus  voulu 
ôter  de  son  front  cette  magnanime  couronne  du  cé- 
libat pur  et  dévoué.  Libre  ainsi  d'entraves,  la  bonté 
de  son  cœur  s'exerçait  à  l'aise  à  l'égard  des  siens  et 
des  infortunes  d'autrui.  Il  aimait  tendrement  ses 
frères  et  ses  neveux,  et  leur  en  donna  des  preuves 
touchantes  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Mais  cet  attache- 
ment naturel  ne  diminuait  point  ses  entrailles  pour 
les  malheureux.  Il  les  assistait  bien  souvent  au 
delà  de  ses  forces ,  et  il  écrivait  un  jour  :  «  Lorsque 
«  mes  ressources  seront  entièrement  épuisées,  ou 
«  bien  qu'elles  viendront  à  me  manquer,  je  me 
«  présenterai  à  l'hospice  Saint  -  Juhen  pour  oc- 
«  cuper  moi-même  un  des  lits  que  j'y  ai  fondés 
«  en  faveur  des  vieux  soldats.  Si  ce  moment  arrive, 
0  il  ne  sera  certainement  pas  le  moins  doux  de  ma 
«  vie.  » 

Quelques  mois  avant  sa  mort,  n'ayant  plus  rien  à 


—  152  — 

donner,  il  se  souvint  d'un  grand  uniforme  qu'il  con- 
servait comme  une  sorte  de  relique  de  ses  anciens 
jours.  Il  en  fit  découper  et  vendre  les  galons.  Un  de 
ses  neveux  lui  en  témoigna  du  regret,  disant  qu'il 
aurait  eu  du  plaisir  à  le  transmettre  à  ses  enfants. 
«  Mon  neveu,  répondit  le  général,  je  vous  l'aurais 
«  donné  volontiers;  mais  j'aurais  craint  que  vos  en- 
ce  fants,  en  voyant  l'uniforme  de  leur  oncle,  ne  fus- 
«  sent  tentés  d'oublier  une  chose  qu'ils  doivent  se 
«  rappeler  toujours,  c'est  qu'ils  senties  petits-fils 
«  d'un  boulanger.  » 

Sans  doute ,  Messieurs ,  la  nature  du  général 
Drouot  était  une  nature  admirablement  douée.  Mais 
si  droite,  si  bonne,  si  grande  qu'elle  fût  de  son 
fonds ,  elle  n'aurait  point  atteint  le  degré  de  perfec- 
tion où  elle  est  parvenue  sans  un  principe  supérieur 
aux  pensées  et  aux  affections  de  la  terre.  Lui-même 
a  confessé  hautement  qu'il  devait  tout  à  Dieu  ,  non 
pas  au  Dieu  abstrait  de  la  raison,  mais  au  Dieu  des 
chrétiens  manifesté  dans  toute  l'histoire  par  un 
commerce  positif  avec  le  genre  humain.  La  vie  en- 
tière de  l'homme  est  une  révélation  de  ce  Dieu  bon 
et  puissant  qui  n'a  pas  voulu  nous  donner  d'autre 
fin  que  lui-  même,  et  qui  nous  attire  incessamment 
au  propre  centre  de  sa  lumière  et  de  sa  félicité. 
Nous  n'entendons  pas  tous  du  premier  coup  cette 
voix  supérieure  qui  parle  à  notre  conscience  et  l'ap- 
pelle par  tous  les  événements  dont  nous  sommes  les 
témoins  et  les  acteurs.  Longtemps  nous  lui  résis- 
sistons;  longtemps  nous  prenons  l'ombre  des  choses 
pour  leur  corps,  et  l'éternelle  réalité  pour  une  chi- 


—  153  — 

mère.  Quelquefois  la  mort  seule  déchire  le  bandeau 
qui  couvre  nos  yeux,  el  nous  fait  apparaître,  au  der- 
nier moment  de  noire  liberté,  les  rivages  que  nous 
avons  fuis.  Le  général  Drouot  avait  été  plus  heu- 
reux. Quoique  enfant  d'un  siècle  léger,  et  avant 
d'avoir  vu  la  grande  révolution  qui  en  illumina  la 
fin ,  il  avait  sucé  avec  le  lait  de  sa  mère  une  foi  qui 
avait  été  confirmée  par  la  forte  éducation  du  travail 
et  de  la  pauvreté.  Cette  foi  ne  chancela  pas  un  seul 
jour,  et  ne  se  cacha  pas  une  seule  fois.  Sous  la  tente 
du  soldat  comme  dans  l'orgueil  des  palais,  Drouot 
fut  publiquement  chrétien.  Il  lisait  la  Bible  appuyé 
sur  un  canon;  il  la  relisait  aux  Tuileries  dans  l'em- 
brasure d'une  fenêtre.  Cette  lecture  fortifiait  son 
ame  contre  les  dangers  ae  la  guerre  et  contre  les 
faiblesses  des  cours.  Quand  Napoléon,  sans  détour- 
ner la  tête,  prononçait  cette  brève  parole  :  «  Drouot  !  » 
l'aide  de  camp  recommandait  son  âme  à  Dieu,  par- 
tait à  toute  bride,  et  quelques  minutes  après  on  le 
voyait  précipiter  au  galop  cinquante  ou  cent  bouches 
à  feu,  qui,  sans  paraître  s'arrêter,  vomissaient  la 
mort  dans  les  rangs  ennemis.  Ou  bien  descendant  de 
cheval  à  côté  des  artilleurs  inexpérimentés  de  .1813 
et  de  1814,  il  leur  enseignait  froidement  la  manœuvre 
à  travers  une  grêle  de  boulets  qui  pleuvaienl  tout 
autour  de  l'héroïque  leçon.  Mais  aussi ,  quand 
l'heure  des  hasards  était  passée,  Drouot  se  retrou- 
vait dans  la  parole  ce  qu'il  avait  été  dans  l'action, 
plein  de  mépris  pour  le  mensonge  comme  il  l'avait 
clé  pour  la  mort;  après  s'être  montré  l'enfant  du 
Dieu  des  batailles,  il  se  montrait  l'enfant  du  Dieu  de 


—  154  — 

la  vériLé.  Il  prenait  hardiment  l'intérêt  du  soldat, 
trop  souvent  sacrifié;  il  méritait  que  l'empereur  l'ap- 
pelât le  tril)un  du  soldat  aussi  justement  qu'il  l'avait 
appelé  le  Sage  de  la  grande  armée. 

Ne  vous  persuadez  même  pas,  Messieurs,  que  la 
foi  du  général  Drouot  fût  une  foi  qui  ne  s'élevât 
point  jusqu'aux  pratiques  vulgaires  de  la  religion. 
Il  croyait  à  tout,  et  il  accomplissait  tout.  Vous  l'avez 
entendu  dire  à  l'empereur  qu'il  ne  désirait  qu'une 
chose,  qui  était  d'habiter  sur  la  paroisse  où  il  avait 
été  baptisé.  L'idée  de  son  baptême,  par  lequel  il 
avait  été  fait  enfant  de  Dieu,  pénétrait  son  cœur 
d'un  pieux  souvenir,  et  Téglise  où  il  avait  reçu  ce 
sacrement  de  la  vie  véritable  formait  pour  lui ,  avec 
tout  son  territoire,  une  patrie  spirituelle  qui  ne  lui 
était  pas  moins  chère  que  la  patrie  temporelle.  Il 
disait  souvent  qu'il  eût  préféré  une  cabane  dans  ce 
coin  sacré  de  la  terre  natale  à  un  palais  bâti  partout 
ailleurs.  Il  y  acheta,  en  effet,  la  modeste  habitation 
où  il  a  passé  les  vingt  dernières  années  de  sa  vie , 
et  où  vous  l'avez  vu  mourir.  Il  ne  manquait  pas  de 
faire  offrir  le  sacrifice  du  corps  et  du  sang  de  Jésus- 
Christ  aux  jours  commémoratifs  de  la  mort  de  son 
père,  de  sa  mère,  et  de  l'empereur  Napoléon.  Il 
communiait  plusieurs  fois  dans  l'aanée,  et  on  ne 
saurait  dire  avec  quel  respect  militaire  et  filial  il 
recevait  dans  sa  solitude  le  Dieu  qui  avait  réjoui  sa 
jeunesse,  protégé  sa  vie  de  soldat,  et  qui  répandait 
sur  la  fin  de  ses  jours  une  inénarrable  consolation. 
La  prière  jaiUissait  de  son  cœur  avec  une  onction 
dont  le  secret  a  été  plus  d'une  fois  surpris.  Un  jeune 


-  155  — 

artiste  introduit  furtivement  dans  sa  chambre  pour 
recueillir  ses  traits  vit  l'illustre  aveugle,  qui  se 
croyait  seul  avec  Dieu  ,  lever  à  plusieurs  reprises 
ses  mains  vers  le  ciel  dans  un  épanchement  reli- 
gieux attesté  sur  sa  noble  figure  par  l'illumination 
d'une  pure  et  divine  joie.  Aussi,  à  la  mort  du  sage, 
le  peuple  ne  s'est  pas  trompé,  il  est  venu  vénérer 
bien  moins  le  héros  que  le  chrétien,  bien  moins  la 
vertu  qui  donne  la  gloire  du  monde  que  la  vertu  qui 
révèle  et  qui  donne  la  gloire  de  Dieu. 

0  mon  Dieu  1  Dieu  de  Charlemagne  et  de  Gode- 
froy  de  Bouillon ,  Dieu  des  grands  capitaines  qui  ont 
fondé  ou  défendu  l'Europe,  nous  vous  remercions 
d'avoir  montré  à  notre  âge,  et  surtout  à  la  France, 
un  exemplaire  incontesté  de  l'homme ,  du  soldat  et 
du  citoyen,  tels  qu'ils  se  forment  sous  l'inspiration 
de  votre  grâce  et  dans  l'imitation  de  votre  Filsl 
Nous  acceptons  ce  gage  de  vos  desseins  sur  nous; 
nous  y  saluons  moins  une  relique  qu'un  avant-cou- 
reur de  vos  dons  ,  et  une  certitude  de  vous  voir 
jusqu'aux  derniers  jours  du  monde  fécond  et  admi- 
rable dans  vos  serviteurs. 

Et  maintenant,  Messieurs ,  que  nous  avons  achevé 
l'éloge  du  général  Drouot  en  rendant  grâces  à  Dieu 
qui  nous  l'avait  donné,  que  reste-t-il,  sinon  de  lui 
dire  cette  parole  suprême,  par  où  doivent  se  clore 
ici -bas  toute  vie,  toute  amitié,  toute  admiration? 
Ivecevez-la,  général;  recevez  ce  second  adieu  que 
nous  avons  voulu  vous  faire  en  présence  des  autels 
du  Dieu  véritable ,  devant  les  images  et  les  réalités 


—  loG  — 

d'une  foi  qui  vous  fui  commune  avec  nous.  11  nous 
eût  été  facile  d'appeler  autour  de  voire  tombeau 
les  mânes  chrétiens  de  vos  anciens  frères  d'armes, 
et  de  mêler  votre  gloire  avec  la  leur  dans  un  spec- 
tacle solennel.  Môme  nous  eussions  appelé  le  héros 
dont  vous  fûtes  l'ami;  il  n'eût  pas  dédaigné  de  ve- 
nir à  vos  funérailles  comme  vous  étiez  venu  à  ses 
malheurs.  Mais  tant  de  pompe  eût  alarmé  la  chaste 
modestie  de  votre  âme;  vous  nous  eussiez  reproché 
de  troubler  pour  vous  la  paix  des  morts  et  des 
grands  souvenirs.  Nous  ne  le  ferons  pas;  nous  vou- 
lons obéir  à  vos  vertus  jusque  dans  la  tombe  qui  les 
recouvre,  et  nous  ne  laisserons  approcher  de  vous, 
dans  cette  heure  sacrée,  que  les  pauvres  qui  sur- 
vivent à  vos  bienfaits,  el  que  nous-mêmes  qui  sur- 
vivons aux  leçons  de  votre  vie.  Puissent  ces  leçons 
nous  servir!  Puisse  notre  génération,  incertaine  en- 
core dans  ses  voies,  apprendre  de  vous  la  simplicité, 
la  pauvreté,  le  désintéressement!  Puisse-t-elle,  sur 
vos  traces,  demander  très- peu  au  monde  pour  son 
bonheur,  et  beaucoup  à  Dieu  !  Et  vous  qui  avez 
nourri  ce  grand  homme ,  vieille  terre  de  France  et 
de  Lorraine,  conservez-  en  avec  respect  tout  ce  que 
l'éternité  n'a  pu  vous  ravir  encore,  jusqu'au  jour  où 
votre  poudre,  sanctifiée  par  la  sienne,  entendra  la 
voix  de  Dieu,  et  où  le  général  Drouot  nous  appa- 
raîtra tel  que  nous  le  connûmes,  soldat  sans  tache, 
capitaine  habile  et  intrépide,  ami  fidèle  de  son 
prince,  serviteur  ardent  et  désintéressé  de  la  pa- 
trie, solitaire  stoïque,  chrétien  sincère,  humble, 
chaste,  aimant  les  pauvres  jusqu'à  se  faire  pauvre 


—  157  — 

lui-même;  l'homme  enfin  le  plus  rare,  sinon  le 
plus  accompli,  que  le  xix^  siècle  ait  présenté  au 
monde  dans  la  première  moitié  de  son  âge  et  de 
sa  vocation. 


ELOGE   FUNEBRE 


DANIEL   O'CONNELL 


ELOGE   FUNEBRE 


DANIEL  OXONNELL 


Beati  qui  esuriunt  et  sithint  justîtiam, 
quoniam  ipsi  saturabuntur. 

Bienheureux  ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  la 
justice,  parce  qu'ils  seront  rassasiés. 

(  S.  Matthieu  ,  chap.  v,  vers.  6.) 


Monseigneur  (1), 

Messieurs, 

Je  ne  vous  dirai  rien  des  paroles  que  vous  venez 
d'entendre,  et  qui  ont  été  prononcées  pour  la  pre- 
mière fois  par  Celui  qui  a  mis  au  monde  tant  de 
paroles  nouvelles.  Je  ne  vous  en  dirai  rien ,  parce 
qu'elles  retentiront  dans  toute  la  trame  de  mon  dis- 
cours, et  qu'à  chaque  mot,  à  chaque  phrase,  à 
chaque  mouvement,  vous  vous  direz  à  vous-mêmes, 

(1)  Mgr  l'évêque  de  Saint-Flour. 


—  1G2  - 

sons  que  j'aie  besoin  de  vous  le  redire  :  Bienheureux 
ceux  qui  ont  faiin  et  soif  de  la  justice,  parce  qu'ils 
seront  rassasiés/  Et  déjà,  cette  foule,  cette  attente, 
cette  solennelle  préoccupation  des  cœurs,  qu'est-ce 
autre  chose  que  la  justice  qui  vient,  qui  descend  du 
ciel  sur  un  homme  dont  la  vie  agitée  n'espérait  pas 
si  vite  l'unanime  reconnaissance  des  temps  présents, 
ni  même  des  temps  futurs  ?  Et  cet  homme,  maître 
d'une  postérité  à  peine  née  sur  sa  tombe,  quel  est- 
il?  Par  quel  charme  a-t-il  si  prématurément  com- 
mandé à  la  justice?  Est-ce  un  roi  qui  s'est  couché 
le  long  de  ses  ancêtres,  après  avoir  glorieusement 
gouverné  son  peuple?  Est-ce  un  conquérant  qui  a 
porté  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  la  puissance 
de  ses  armes?  Est-ce  un  législateur  qui  a  fondé 
quelque  nation  dans  le  chaos  des  commencements 
ou  des  ruines?  Non,  non,  ce  n'est  rien  de  tout  cela, 
et  c'est  plus  que  cela  :  c'est  un  homme  qui  n'a  été 
ni  prince,  ni  capitaine,  ni  fondateur  d'empire,  et 
qui,  simple  citoyen,  a  plus  gouverné  que  les  rois, 
plus  gagné  de  batailles  que  les  conquérants,  plus 
fait  que  tous  ceux  qui  ont  reçu  d'ordinaire  la  mis- 
sion de  détruire  ou  d'édifier.  Sa  patrie  lui  a  donné 
le  nom  de  Libérateur,  et  à  ne  prendre  ce  titre  que 
dans  une  acception  bornée,  il  serait  encore  assez 
beau  pour  justifier  les  honneurs  inaccoutumés  que 
nous  lui  rendons,  pour  nous  exphquer  d'où  vient 
que  Rome,  la  maîtresse  des  gloires  augustes,  lui  a 
ouvert  ses  basiliques,  et  pourquoi,  tout  étranger 
qu'il  était  à  notre  pays,  ces  voûtes  sacrées  et  patrio- 
tiques de  Notre-Dame  couvrent,  à  cette  heure ,  i'ad- 


—  '1G3  — 

miration  qui  est  demeurée  vivante  sur  son  tombeau. 
Ce  serait  assez,  dis-je,  qu'il  eût  été  le  libérateur 
d'un  pays  opprimé  pour  justifier  tout  ce  que  Rome, 
la  France  et  le  monde  pensent  de  sa  mémoire,  et 
font  pour  l'exalter.  Mais  ce  n'est  point  à  ce  point 
de  vue  que  je  m'arrête;  il  est  trop  étroit  pour  lui , 
pour  vous,  pour  votre  attente,  pour  les  pensées 
qui  assiègent  mon  cœur.  Je  veux  vous  faire  voir 
que  cet  homme  a  marqué  sa  place  parmi  les  plus 
grands  libérateurs  de  l'Église  et  de  l'humanité. 
Je  laisse  donc  à  part ,  s'il  est  permis  de  le  faire , 
les  idées  de  la  patrie,  qui  ne  vont  pas  assez  loin 
ni  assez  haut  pour  notre  sujet.  J'ouvre  le  plus 
vaste  théâtre  où  une  mémoire  humaine  puisse  être 
posée,  le  théâtre  de  l'Église  et  de  l'humanité  tout 
entière. 

0  mon  Dieu,  père  de  la  justice,  je  vous  rends 
grâces  de  ce  qu'en  ces  temps  témoins  de  trop  de 
mystères  d'iniquité ,  vous  permettez  à  mes  lèvres  de 
faire  ici  l'éloge  d'un  homme  de  justice,  dont  la  lon- 
gue et  agitée  carrière  n'a  pas  coûté  une  goutte  de 
sang,  ni  même  une  larme,  et  qui,  après  avoir  remué 
plus  d'hommes  et  plus  de  peuples  que  nous  ne  le 
trouvons  marqué  en  aucune  histoire,  est  descendu 
au  tombeau  pur  de  tout  reproche,  sans  craindre  que 
jamais  âme  qui  vive  puisse  soulever  sa  pierre  sépul- 
crale pour  lui  demander  compte,  dans  les  cinquante 
ans  de  sa  vie  publique,  je  ne  dis  pas  d'une  action 
coupable,  mais  d'un  malheur.  Je  vous  rends  grâces, 
ô  mon  Dieu ,  que  ce  soit  là  l'objet  de  cette  assem- 
blée, et  grâces  aussi  de  cette  justice  que  vous  avez 


—  164  — 

promise  à  lous  les  hommes ,  et  que  je  vois  rendre  en 
votre  Rom  et  au  nom  de  la  chrclienlé  à  la  mémoire 
de  Daniel  O'Connell. 

Dès  les  premiers  jours  du  monde,  il  y  a  eu  dans 
le  monde  une  lumière  divine,  une  charité  divine, 
une  autorité  divine,  une  société  divine.  Des  champs 
primitifs  de  l'Éden  au  sommet  de  l'Ararat,  del'Ara- 
rat  au  rocher  du  Sinaï,  du  Sinaï  à  la  montagne  de 
Sion  et  du  Calvaire,  du  Calvaire  à  la  colline  du  Va- 
tican ,  jamais  Dieu  n'a  cessé  d'agir  et  d'être  présent 
sur  la  terre.  Et  il  semble  que  ce  règne  de  la  lumière, 
de  la  charité,  de  l'autorité  venue  d'en  haut,  que  cette 
union  des  âmes  par  Dieu  et  en  Dieu,  notre  père  à 
tous,  eût  dû,  s'il  était  possible,  obtenir  ici-bas  l'una- 
nimité, ou  du  moins  ne  pas  rencontrer  d'ennemis  et 
de  combat.  Mais  nous  sommes  ici  dans  la  terre  du 
combat,  et  Dieu  s'y  est  soumis  le  premier;  il  a  con- 
senti à  nous  livrer  sa  vie,  en  tant  qu'elle  est  mêlée 
à  la  nôtre;  à  être  jugé  par  nous,  et  par  conséquent 
à  être  accepté  des  uns  et  repoussé  des  autres.  Cette 
guerre  sacrée  est  aussi  ancienne  que  le  monde  :  elle  j 
durera  autant  que  lui.  Mais  dans  ses  vicissitudes  on  j 
remarque  deux  moments  et  deux  missions  fastiques  j 
entre  tous  les  autres  :  le  moment  de  la  persécution  1 
et  le  moment  de  la  délivrance;  la  mission  des  per-  j 
sécuteurs  et  la  mission  des  libérateurs.  Lorsque  le  ■ 
monde  est  plus  que  de  coutume  fatigué  de  Dieu  , 
qu'il  s'ennuie  d'en  entendre  parler  ou  qu'il  l'estime 
puissant  outre  mesure,  il  fait  un  effort  contre  lui,  et, 
trop  faible  de  raison  pour  le  chasser  par  les  seules 
îorces  de  l'âme,  il  recourt  aux  brutalités  de  l'ordre 


—  165  — 

matériel.  Il  renverse,  il  brûle,  il  tue  tout  ce  qui  porte 
le  çigne  divin,  jusqu'à  ce  que,  satisfait  du  silence  et 
du  désert  qu'il  a  créés ,  il  juge  que,  à  tout  le  moin? 
s'il  n'a  pas  vaincu,  il  a  conquis  pourtant  quelques 
jours  de  trêve  et  de  triomphe.  Mais  Dieu  n'est 
jamais  plus  puissant  qu'en  ces  jours -là;  il  sort  des 
ruines  par  une  germination  que  personne  ne  s'ex- 
plique, ou  plutôt  l'humanité,  tourmentée  de  son  ab- 
sence, retourne  vers  lui  comme  un  enfant  rappelle 
son  père  au  foyer  domestique  dont  il  l'a  banni.  La 
justice,  la  vérité,  l'ordre  éternel,  reprennent  le  des- 
sus dans  la  conscience  du  genre  humain,  et  le  siècle 
de  la  délivrance  succède  au  siècle  de  la  persécution. 
Alors  apparaît  quelqu'un  de  ces  hommes  tels  que 
la  Providence  en  a  préparé  de  loin  dans  le  secret 
tout -puissant  de  ses  conseils  ;  ce  sera  Moïse  tirant 
le  peuple  de  Dieu  des  mains  de  l'Egypte,  Cyrus  le 
ramenant  de  Babylone  aux  champs  de  la  patrie, 
Judas  Machabée  défendant  son  indépendance  contre 
les  successeurs  d'Alexandre,  et  plus  tard  les  Con- 
stantin ,  les  Charlemagne ,  les  Grégoire  VII  :  Con- 
stantin, qui  donne  aux  chrétiens  la  liberté  de 
conscience  ;  Charlemagne ,  qui  assure  contre  les 
empereurs  grecs  et  les  rois  barbares  et  l'avenir  lui- 
même  l'indépendance  du  Vicaire  de  Dieu  ;  Gré- 
goire VII,  qui  arrache  l'Église  aux  étreintes  mor- 
telles de  la  féodalité  :  noms  illustres,  les  plus  rares 
et  les  plus  grands  de  l'histoire!  Et  peut-être  vous 
semblera- t-il  qu'en  les  prononçant  j'use  de  peu 
d'habileté,  et  que  je  m'expose  à  faire  pâlir  le  nom 
même  de  celui  que  je  dois  glorifier.  Pour  moi,  Mes- 


—  -IGG  — 
sieurs,  je  n'en  ai  pas  peur,  et  vous  allez  juger  si  je 
me  trompe. 

Ouvrez  la  carte  du  monde,  et  considérez  à  ses 
deux  extrémités  ces  deux  groupes  d'îles ,  les  îles  du 
Japon  et  les  îles  Britanniques.  Suivez  la  trace  des 
peuples  sur  cette  ligne  de  trois  mille  lieues;  nom- 
brez  le  Japon,  la  Chine,  la  Russie,  la  Suède,  la 
Prusse,  le  Danemark,  le  Hanovre,  l'Angleterre, 
l'Irlande.  Vous  comptez  en  vain;  dans  ce  grand 
nombre  de  royaumes,  il  n'en  est  pas  un  seul  où 
l'Église  de  Dieu  jouisse  de  ses  inaliénables  libertés, 
où  sa  parole,  ses  sacrements  et  ses  assemblées  ne 
soient  humiliés  et  captifs.  Quoi!  tant  de  peuples  à 
la  fois  dépouillés  de  la  sainte  indépendance  des  en- 
fants de  Dieu!  Quoi!  parmi  ces  deux  cents  millions 
d'hommes,  il  ne  s'est  pas  rencontré  des  cœurs  assez 
forts  pour  maintenir  quelque  part  les  droits  de  la 
conscience  et  la  dignité  du  chrétien!  Ah!  détrompez-- 
vous,  Messieurs,  Dieu  n'a  jamais  laissé  la  vérité 
sans  martyrs,  c'est-à-dire  sans  témoins  qui  la  ser-: 
vent  jusqu'au  sang;  et  comme  ici  le  scandale  de 
l'oppression  était  au  comble  par  son  étendue,  sa. 
durée  et  sa  rigueur.  Dieu,  de  son  côté,  a  fait  aussii 
un  miracle  nouveau  dans  l'histoire  du  martyre.  On^ 
avait  vu  des  hommes  et  des  familles  mourir  pour 
leur  foi ,  et  ne  laisser  après  eux  de  ce  grand  spec- 
tacle que  leurs  restes  mutilés  et  leur  mémoire  incor-  • 
ruptible.  Mais  un  peuple  tout  entier  vivant  dans  un 
martyre  continu,  des  générations  d'âmes  liées  entre 
elles  par  une  même  patrie  terrestre,  se  transmet-, 
tant  l'héritage  de  la  foi  dans  un  supplice  hérédi- 


—  167  — 

taire  aussi,  on  ne  l'avait  pas  vu.  Dieu  l'a  voulu ,  et 
l'a  fait;  il  l'a  voulu  de  notre  temps,  et  l'a  fait  de 
notre  temps.  Parmi  ces  nations  que  je  montrais  tout 
à  l'heure  enchaînées  l'une  à  l'autre  dans  l'espace  et 
dans  la  servitude  spirituelle ,  il  en  est  une  qui  n'a 
point  accepté  le  joug,  qui,  esclave  matériellement, 
est  demeurée  libre  par  l'âme.  Une  des  plus  fières 
puissances  du  monde  s'est  prise  corps  à  corps  avec 
elle  pour  l'entraîner  dans  l'abîme  du  schisme  et  de 
l'apostasie.  Vouée  à  une  guerre  d'extermination  , 
elle  a  succombé  sans  trahir  ni  le  courage  des  com- 
bats ni  le  courage  de  la  fidélité  à  Dieu.  Spoliée  de 
sa  terre  natale  par  des  confiscations  gigantesques , 
elle  a  cultivé  pour  ses  vainqueurs  le  champ  de  ses 
aïeux ,  et  trouvé  dans  ses  sueurs  le  pain  qui  lui  suf- 
fisait pour  vivre  avec  honneur  et  pour  mourir  avec 
foi.  La  famine  lui  a  disputé  ce  morceau  de  pain  , 
elle  a  levé  vers  la  Providence  des  yeux  qui  ne  l'ac- 
cusaient pas.  Ni  la  guerre,  ni  la  spoliation,  ni  la 
famine  n'ont  réussi  à  la  faire  périr  ni  à  la  faire 
apostasier;  ses  oppresseurs,  si  puissants  qu'ils  fus- 
sent, n'ont  pu  épuiser  la  vie  dans  ses  entrailles, 
et  le  devoir  dans  son  cœur.  Enfin ,  comme  le  glaive 
le  plus  hardi  et  le  plus  lâche  ne  saurait  luer  tou- 
jours, la  tyrannie  a  cherché  quelque  chose  de  plus 
constant  que  le  fer,  et  l'on  a  vu  se  vérifier  dans  cette 
nation  victime  cette  prophétie  de  la  révélation  de 
saint  Jean ,  qu'il  viendra  des  temps  où  Von  ne 
pourra  ni  vendre  ni  acheter  sans  avoir  dans  la 
main  ou  sur  le  front  le  signe  de  la  bête,  c'est-à-dire 
de  l'apostasie. 


—  1G8  — 

On  a  donc  enlevé  à  ce  peuple  d'un  seul  coup  tous 
ses  droits  politiques  et  civils.  Tout  être  qui  naît, 
naît  avec  un  droit.  La  pierre  même  inanimée  ap- 
porte avec  elle  au  monde  une  loi  qui  la  protège  et 
l'ennoblit;  elle  est  sous  la  garde  de  la  loi  mathéma- 
tique, loi  éternelle,  ne  faisant  qu'une  même  chose 
avec  l'essence  de  Dieu,  et  qui  ne  vous  permet  pas  de 
toucher,  ne  fût-ce  qu'un  atome,  sans  le  respect  de 
sa  force  et  de  son  droit.  Tout  être  naît  ainsi,  aussi 
faible  qu'il  soit,  avec  une  part  de  la  puissance  et  de 
l'éternité  de  Dieu,  et  à  plus  forte  raison  l'homme, 
créature  qui  pense  et  qui  veut,  fils  aîné  de  l'intelli- 
gence et  de  la  volonté  divines;  en  sorte  qu'ôter  à  un 
homme  son  droit  natal ,  c'est  un  crime  si  grand ,  que 
la  pierre  même ,  si  on  pouvait  lui  ôter  le  sien ,  accu- 
serait le  ravisseur  de  parricide  et  de  sacrilège.  Que 
sera-ce  donc  d'enlever  le  droit  d'un  peuple?  Eh 
bien!  c'est  ce  qu'on  a  fait  à  ce  peuple  héroïque  dont 
je  vous  dépeins  le  supplice  et  la  fermeté!  On  a  fait 
plus.  Messieurs  :  ce  rapt  du  droit,  ce  meurtre  légal 
d'une  nation,  on  ne  l'a  pas  établi  d'une  manière  ab- 
solue, mais  d'une  manière  conditionnelle,  en  sorte 
qu'il  fût  toujours  possible  à  la  nation  et  à  chacun  de 
ses  membres  de  se  racheter  de  la  mort  pubhque  et 
civile  par  l'apostasie.  La  loi  leur  disait  :  Vous  n'êtes 
rien;  apostasiez,  et  vous  serez  quelque  chose.  Vous 
êtes  esclaves;  apostasiez,  et  vous  serez  libres.  Vous 
mourez  de  faim  ;  apostasiez ,  et  vous  serez  riches. 
Quelle  tentation,  Messieurs,  et  que  le  calcul  était 
profond,  si  la  conscience  n'était  pas  plus  profonde 
encore  que  l'enfer!  Ne  craignez  rien  pour  le  peuple 


-  169  — 

martyr;  voilà  deux  siècles  qu'il  est  plus  grand  que 
cette  réduction,  et  qu'il  lève  vers  Dieu  ses  mains 
tranquilles,  en  disant  dans  son  cœur .  u  Dieu  les  voit, 
«  et  il  nous  voit  aussi;  ils  auront  leur  récompense, 
«  et  nous  la  nôtre.  » 

Je  ne  le  nommerai  pas,  Messieurs,  ce  peuple 
cher  et  sacré ,  ce  peuple  plus  fort  que  la  mort  :  nos 
lèvres  ne  sont  pas  assez  pures  et  assez  ardentes 
pour  le  nommer;  mais  le  ciel  le  connaît,  la  terre 
le  bénit,  tous  les  cœurs  généreux  lui  ont  fait  une 
patrie,  un  amour,  un  asile...  0  ciel  qui  voyez,  ô 
terre  qui  savez ,  ô  vous  tous ,  meilleurs  et  plus 
dignes  que  moi,  nommez -le,  nommez -le,  dites  : 
L'Irlande! 

L'Irlande,  Messieurs,  tel  était  son  sort  lorsque 
le  xix''  siècle  s'ouvrit  et  s'inaugura  sous  la  main  de 
Dieu  par  deux  coups  de  tonnerre  :  l'un  avait  retenti 
dans  le  nouveau  monde ,  sur  des  plages  encore  mal 
connues;  l'autre,  au  sein  de  notre  propre  patrie.  Ces 
deux  éclats  de  la  Providence  avertirent  les  oppres- 
seurs de  l'Irlande;  ils  leur  firent  soupçonner  qu'un 
règne  de  justice  et  de  liberté  se  préparait  dans  la 
conscience  des  hommes  par  de  si  mémorables  cata- 
strophes, et  soit  peur,  soit  commencement  de  com- 
passion, ils  dénouèrent  un  peu  les  liens  qui  enchaî- 
naient la  vie  de  leur  victime.  Entre  les  droits  qu'ils 
lui  rendirent  alors,  était  un  droit  en  apparence  bien 
peu  considérable  :  celui  de  défendre  des  intérêts 
privés  devant  les  tribunaux  de  la  juridiction  ordi-^ 
naire.  Certes,  Messieurs,  la  concession  semblait  de 
".égère  importance  et  de  peu  d'avenir;  mais  l'Angle- 

5* 


—  170  — 

terre  n'avait  pas  réfléchi  que  c'était  délivrer  la  pa- 
role, et  que  délivrer  la  parole  c'est  délivrer  Dieu  : 
car  la  parole,  sur  des  lèvres  inspirées  par  la  foi,  est 
vérité,  charité,  autorité.  La  parole  enseigne,  la  pa- 
role fortifie,  la  parole  commande,  la  parole  combat, 
la  parole  est  la  vraie  libératrice  des  consciences,  et 
quand  les  oppresseurs  lui  ouvrent  le  champ,  on  peut 
croire,  sans  leur  manquer  de  respect,  qu'ils  ne  sa- 
vent pas  ce  qu'ils  font.  La  parole  était  donc  libre 
en  Irlande,  et  dès  son  premier  jour,  à  l'heure  même 
où  elle  était  encore  étonnée  de  n'avoir  plus  d'en- 
traves ,  elle  tomba  dans  le  cœur  et  sur  les  lèvres 
d'un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  et  il  se  trouva 
que  ces  lèvres  étaient  éloquentes  et  que  ce  cœur  était 
grand. 

Tout  à  coup  les  lacs  d'Irlande  retinrent  sur  leurs 
flots  les  souffles  qui  les  agitaient;  ses  forêts  demeu- 
rèrent tremblantes  et  immobiles;  ses  montagnes 
firent  comme  un  effort  d'attention  :  l'Irlande  enten- 
dait une  parole  libre  et  chrétienne,  une  parole  pleine 
de  Dieu  et  de  la  patrie,  habile  à  soutenir  le  droit  des 
faibles,  demandant  compte  des  abus  de  l'autorité , 
ayant  conscience  de  sa  force,  et  la  donnant  à  tout 
le  peuple.  Certes,  c'est  un  jour  heureux  que  celui 
où  une  femme  met  au  monde  son  premier- né;  c'est 
un  autre  jour  heureux  que  celui  où  le  prisonnier 
revoit  l'ample  lumière  du  ciel;  c'est  encore  un  jour 
heureux  que  celui  où  l'exilé  rentre  dans  sa  patrie  : 
mais  aucun  de  ces  bonheurs,  les  plus  grands  de 
rhomme,  ne  produit  et  n'égale  le  tressaillement 
d'un   peuple  qui,  après  de  longs  siècles,  enlend 


—  171  — 

pour  la  première  fois  la  parole  humaine  et  la  pa- 
role divine  dans  la  plénitude  de  leur  liberté ,  et 
cette  inénarrable  joie,  l'Irlande  la  devait  à  ce  jeune 
homme  de  vingt -cinq  ans,  qui  s'appelait  Daniel 
O'Connell. 

En  moins  de  dix  ans ,  O'Connell  entrevit  qu'il  se- 
rait un  jour  le  maître  de  ses  concitoyens,  et  il  son- 
gea dès  lors  au  plan  qu'il  devait  suivre  pour  prépa- 
rer leur  affranchissement.  Par  où  commencer?  Quel 
était  l'anneau  de  cette  lourde  chaîne  à  briser  le  pre- 
mier? Il  estima  que  les  droits  de  la  conscience  pas- 
saient avant  tous  les  autres;  que  là,  dans  cette  ser- 
vitude de  l'âme,  était  le  centre  et  le  point  d'appui  de 
toute  tyrannie,  et  que  par  conséquent  il  y  fallait  por- 
ter le  premier  coup.  L'émancipation  des  catholiques 
d'Irlande  et  d'Angleterre  devint  la  préoccupation 
de  tous  ses  jours,  le  rêve  constant  de  son  génie.  Je 
ne  vous  en  raconterai  pas  toutes  les  tentatives  et 
toutes  les  déceptions.  Les  unes  comme  les  autres 
furent  innombrables.  Dix  années  nouvelles  s'écou- 
lèrent dans  ces  infructueux  essais.  Ni  l'homme  ni  le 
temps  n'étaient  mûrs;  la  Providence  est  lente,  et 
une  patience  égale  à  la  sienne  est  le  don  qu'elle 
accorde  aux  hommes  dignes  de  lui  servir  d'instru- 
ment. Enfm  l'heure  sonna  où  O'Connell  put  se  flat- 
ter d'être  le  chef  moral  de  sa  nation,  d'avoir  dans 
sa  main  tous  les  esprits  et  tous  les  cœurs ,  toutes  les 
idées  et  tous  les  intérêts  de  l'Irlande,  et  que  pas  un 
mouvement  ne  s'opérerait  que  sous  sa  souveraine 
direction.  Il  lui  en  avait  coûté  vingt  années  de  tra- 
vaux pour  arriver  à  ce  jour  mémorable  où  il  put 


—  172  -> 

se  dire  sans  orgueil  :  Maintenant  je  suis  le  roi  de 
l'Irlande. 

C'est  beaucoup,  Messieurs,  de  se  faire  chef  de 
parti.  Quand  un  honime  a  le  droit  de  se  dire  qu'il 
gouverne  un  parti ,  il  a  de  quoi  satisfaire  la  plus 
immodérée  des  ambitions  :  tant  il  est  difficile  d'a- 
mener à  l'obéissance  ceux-là  mêmes  qui  partagent 
toutes  nos  pensées  et  tous  nos  desseins  !  C'est  un 
chef-d'œuvre  d'habileté  et  de  force  que  de  créer 
un  parti ,  et  pourtant  le  chef  de  parti  n'est  rien  en  \ 
comparaison  de   l'homme  qui  est  devenu  le  chef 
moral  d'une  nation  tout  entière,  et  qui  la  main- 
tient sous  ses  lois,  sans  armée,  sans  police,  sans 
tribunaux,  sans  autre  ressource  que  son  génie  et 
son  dévouement.  Le  règne  d'O'Connell  commença 
en  1823.  Il  établit  en  cette  année-là  par  toute  l'Ir-  ] 
lande  une  association  qu'il  appela  l'association  ca-  i 
tholique,  et  comme  aucune  association  n'a  de  puis-  j 
sance  sans  un  revenu  constant,  O'Connell  fonda  la 
rente  de  l'émancipation,  qu'il  fixa  à  deux  sous  par 
mois. 


Gardons- nous  de  sourire.  Messieurs;  il  y  avait 
dans  ces  deux  sous  par  mois  un  gran<^.  calcul  d& 
finances  et  un  plus  grand  calcul  du  cœur.  L'Irlande 
était  pauvre,  et  un  peuple  pauvre  n'a  qu'un  moyen 
de  devenir  riche,  c'est  que  chaque  main  donne  à  la 
patrie  du  peu  qu'elle  a.  Le  sou  de  l'émancipat 
conviait  tout  enfant  d'Erin  à  prendre  part  au  glo 
rieux  travail  de  l'affranchissement;  la  misère, 
profonde  qu'elle   fût,   n'ôtait  à   aucun  l'espéran 


—  173  — 

d'être  assez  riche  au  bout  du  mois  pour  faire  une 
insulle  à  l'or  de  l'Angleterre. 

L'association  catholique  et  la  rente  de  l'émanci- 
pation eurent  un  succès  inouï,  et  élevèrent  l'action 
d'O'Connell  à  la  puissance  et  à  la  dignité  d'un  gou- 
vernement. 

Trois  ans  après,  en  1826,  lors  des  élections  géné- 
rales de  l'empire  britannique,  on  fut  étonné  de  voir 
les  Irlandais,  qui  n'avaient  apporté  jusque-là  dans 
les  scrutins  qu'un  vote  honteux  et  acquis  d'avance  à 
leurs  oppresseurs,  on  fut,  dis-je,  étonné  de  les  voir 
déposer  dans  l'urne  des  noms  qui  protestaient  de 
leurs  droits  et  de  l'intention  où  ils  étaient  de  les  dé- 
fendre désormais. 

Ce  n'élait  rien  encore  :  bientôt  O'Gonnell  parut 
devant  les  électeurs  de  Clare,  et  se  porta  lui-même 
comme  candidat  au  Parlement  d'Angleterre.  11  fut 
élu ,  malgré  le  serment  qui  mettait  entre  lui  et  la  lé- 
gislature la  barrière  de  l'apostasie;  et  il  osa  se  pré- 
senter, son  élection  à  la  main,  sa  foi  dans  son  cœur, 
dans  ces  murs  de  Westminster,  qui  frémirent  en 
voyant  un  catholique  violer  leur  majesté  et  leur  in- 
tolérance séculaires  par  l'inouïe  prétention  de  siéger 
et  de  faire  siéger  dans  la  personne  d'un  proscrit, 
d'un  catholique,  d'un  Irlandais,  la  personne  même 
de  tout  un  peuple. 

L'opinion  publique  était  ébranlée  jusque  dans  ses 
fondements;  toute  l'Irlande  était  debout,  fière  et 
obéissante,  agitée  et  pacifique;  des  vœux,  des  accla- 
malions,  des  secours  lui  venaient  de  tous  les  points 
de  l'Europe,  des  rivages  de  l'Amérique  et  de  l'An- 


—  174  — 

glelerre  elle-même,  sensible  enfin,  dans  une  partie 
des  siens,  au  cri  d'une  justice  si  éloquemment  ré-| 
clamée.  Ni  le  ministère  anglais  ni  le  roi  de  la 
Grande-Bretagne  ne  voulaient  l'émancipation  des 
catholiques  ;  d'ardents  préjugés  vivaient  encore  au 
sein  des  deux  chambres,  qui  avaient  plusieurs  fois 
repoussé  depuis  trente  ans  des  projets  de  cette  na- 
ture, quoique  adoucis  pour  l'orgueil  protestant  par 
de  dures  conditions.  Mais  c'était  en  vain  que  les 
restes  des  passions  anciennes  opposaient  une  digue 
au  sentiment  de  l'équité  générale;  le  monde  était 
à  une  de  ces  heures  magiques  où  il  ne  fait  pas  ce 
qu'il  veut.  Le  13  avril  1829 ,  l'émancipation  des 
catholiques  fut  proclamée  par  un  bill  émané  du 
ministère,  accepté  de  la  législature,  et  signé  parle 
roi. 

Arrêtons -nous  un  moment,  Messieurs,  pour  ré- 
fléchir aux  causes  d'un  si  mémorable  événement; 
car  vous  comprenez  bien  qu'un  seul  homme,  quel 
que  fût  son  génie,  n'eût  pas  été  capable  d'opérer 
cette  révolution  si  elle  n'avait  été  préparée  de  loin 
et  amenée  à  sa  maturité  par  la  force  même  des 
temps.  Il  faut  le  reconnaître,  sous  peine  d'excéder 
dans  la  louange  la  plus  juste,  et  de  faire  de  l'admi- 
ration un  sentiment  aveugle  encore  plus  que  géné- 
reux. Ce  fut  parmi  nous...,  car  je  ne  perds  jamais 
l'occasion  de  rentrer  dans  ma  patrie,  ce  fut  parmi 
nous,  en  France,  au  xviii^  siècle,  que  le  principe  des 
la  liberté  de  conscience  retrouva  son  cours  depuis 
longtemps  affaibU  et  détourné.  La  philosophie  de^ 
cet  âge,  quoique  ennemie  du  christianisme,  lui  em--; 


—  175  — 

prunta  le  dogme  de  la  liberté  des  âmes ,  et  le  soutint 
avec  un  zèle  qui  ne  faillit  jamais,  moins  sans  doute 
par  amour  de  la  justice  et  de  la  vérité  qu'avec  le 
dessein  d'ébranler  le  règne  de  Jésus -Christ.  Mais, 
quelle  que  fût  sa  pensée,  elle  fondait  dans  les  esprits 
le  retour  d'une  tolérance  équitable,  et  préparait  pour 
les  siècles  à  venir  l'affranchissement  de  tant  de  peu- 
ples chrétiens  opprimés  par  la  main  de  fer  du  des- 
potisme et  de  l'hérésie.  Ainsi  Dieu  a-t-il  coutume  de 
tirer  le  bien  du  mal,  et  il  ne  se  produit  rien  dans  le 
monde,  même  contre  la  vérité  et  la  justice,  qui  ne 
doive,  tôt  ou  tard,  par  une  divine  transformation, 
servir  la  cause  de  la  justice  et  de  la  vérité.  Cette 
idée  française  de  la  liberté  de  conscience  avait  passé 
en  Angleterre  et  aux  États  -  Unis  d'Amérique ,  et 
O'Connell,  qui  la  rencontra  sur  sa  glorieuse  route ,  la 
fit  servir  sans  peine  à  l'accomplissement  de  son  œuvre. 
C'est  pourquoi.  Messieurs,  avant  d'insister  sur  la 
reconnaissance  que  nous  lui  devons,  il  est  juste  que 
je  vous  convie  à  honorer  d'une  acclamation  sincère  et 
unanime  tous  ceux  qui  ont  aidé  cette  grande  œuvre 
de  l'émancipation  des  catholiques.  C'est  la  première 
fois  que  dans  une  assemblée  française,  au  pied  des 
autels,  sous  les  regards  de  Dieu  et  des  hommes, 
nous  avons  l'occasion  de  payer  un  tribut  de  recon- 
naissance aux  coopérateurs  de  l'affranchissement  de 
nos  frères  d'Irlande  et  d'Angleterre,  aux  instru- 
ments divers ,  éloignés  ou  prochains ,  de  ce  grand 
acte  du  13  avril  1829,  que  tant  de  cœurs  appelaient, 
,  que  tant  de  souverains  pontifes,  dans  les  mysté- 
rieuses veilles  du  Vatican,  avaient  ardemment  im- 


—  176  — 

ploré,  et  qui  restera  à  tout  jamais  dans  l'histoire 
comme  un  monument  d'une  des  plus  belles  heures 
que  Dieu  ait  accordées  à  la  conscience  du  genre 
humain.  Unissez-vous  donc  à  moi,  ô  mes  frères, 
unissez- vous  tous  à  moi  du  fond  du  cœur,  et,  les 
mains  levées  vers  Dieu,  disons  ensemble  :  Louange, 
honneur,  gloire  et  reconnaissance  éternels  à  sir 
Robert  Peel  et  à  Sa  Grâce  le  duc  de  Wellington,  qui 
ont  présenté  au  Parlement  anglais  le  bill  d'émanci- 
pation des  catholiques  !  Louange ,  honneur,  gloire 
et  reconnaissance  éternels  à  la  Chambre  des  Com- 
munes et  à  la  Chambre  des  Pairs  d'Angleterre,  qui 
ont  accepté  le  bill  d'émancipation  des  catholiques  ! 
Louange,  honneur,  gloire  et  reconnaissance  éter- 
nels à  Sa  Majesté  le  roi  Georges  IV,  qui  a  signé  et 
sanctionné  le  bill  d'émancipation  des  catholiques  1 
Louange,  honneur,  gloire  et  reconnaissance  éternels 
à  ces  protestants  d'Angleterre  et  d'Irlande,  qui,  avec 
la  magnanimité  d'un  esprit  vraiment  patriotique  et 
chrétien,  ont  favorisé  la  présentation,  la  discussion, 
l'adoption  du  bill  qui  a  émancipé  les  catholiques  I 
Mais  aussi  et  par -dessus  tout,  louange,  honneur, 
gloire  et  reconnaissance  éternels  à  l'homme  qui  a 
rassemblé  dans  sa  puissante  main  les  éléments  épars 
de  la  justice  et  de  la  délivrance,  et  qui,  les  poussant 
au  terme  avec  une  patience  vigoureuse  que  trente 
ans  n'ont  pas  lassée ,  a  fait  luire  enfin  sur  sa  patrie 
le  jour  inespéré  de  la  liberté  de  conscience,  et  a  ainsi 
mérité  non  pas  seulement  le  titre  de  hbérateur  de 
son  pays,  mais  le  titre  œcuménique  de  libérateur  de 
l'Église  I 


—  177  — 

Car,  n'y  eût-il  que  l'Irlande  à  qui  Témancipation 
âût  profité,  quel  est  l'homme  dans  l'Église,  après 
Constantin ,  qui  ait  affranchi  d'un  seul  coup  sept 
millions  d'âmes?  Rappelez  vos  souvenirs;  cherchez 
dans  l'histoire,  depuis  le  premier  et  fameux  édit 
qui  accorda  aux  chrétiens  la  liberté  de  conscience , 
et  voyez  s'il  s'y  rencontrera  beaucoup  d'actes 
comparables  par  l'étendue  des  effets  à  l'acte  d'é- 
mancipation? Voilà  sept  millions  d'âmes  libres  de 
servir  et  d'aimer  Dieu  jusqu'à  la  consommation 
des  temps,  et  chaque  fois  que  ce  peuple,  avançant 
dans  sa  vie  et  dans  sa  liberté ,  reportera  en  arrière 
le  regard  de  l'homme  qui  étudie  le  secret  de  ses 
voies ,  il  rencontrera  le  nom  d'O'Connell  à  la  fm 
de  sa  servitude  et  au  commencement  de  sa  renais- 
sance. 

Mais  l'acte  d'émancipation  n'a  pas  atteint  la  seule 
Irlande;  il  embrassait  dans  sa  plénitude  tout  l'em- 
pire britannique,  c'est-à-dire,  outre  l'Irlande, 
l'Ecosse  et  la  Grande-Bretagne,  ces  îles,  ces  pénin- 
sules et  ces  continents  où  l'Angleterre  étendait  au- 
trefois ,  avec  sa  domination ,  l'intolérance  de  ses 
lois.  Voilà  donc  cent  millions  d'hommes ,  voilà  les 
rivages  baignés  par  vingt  mers  et  les  mers  elles- 
mêmes  délivrés  du  joug  spirituel.  Les  vaisseaux  de 
l'Angleterre  voguent  désormais  sous  le  pavillon  de 
la  liberté  de  conscience,  et  les  innombrables  peuples 
qu'ils  touchent  de  leur  proue  ne  peuvent  plus  séparer 
dans  leur  pensée  la  puissance,  la  civilisation,  la  li- 
berté de  Tamo,  ces  trois  choses  nées  du  Christ  et 
laissées  comme  son  héritage  terrestre  aux  nations  qui 


—  178  — 

embrassent  le  mystère  libérateur  de  sa  croix.  Quelles 
conséquences,  Messieurs,  d'un  seul  acte!  quel  hori- 
zon sans  mesure  ouvert  aux  espérances  de  lÉglise! 
Ai -je  besoin  d'en  dire  davantage  pour  que  vous  ne 
regrettiez  pas  la  hardiesse  avec  laquelle  je  pronon- 
çais le  nom  d'O'Connell  après  les  noms  de  Moïse ,  de 
Cyrus,  de  Judas  Machabée,  de  Constantin,  de  Char- 
lemagne  et  de  Grégoire  VII,  tous  agissant  avec  la 
force  de  la  souveraineté  régulière,  tandis  qu'O'Con- 
nell  n'avait  que  la  force  du  citoyen  et  la  souveraineté 
du  génie? 

Et  pourtant  je  n'ai  pas  tout  dit.  Il  est  un  péril  que 
court  la  société  moderne,  le  plus  grand  de  tous,  je 
veux  dire  l'alliance  de  la  servitude  spirituelle  avec 
la  liberté  civile.  Des  circonstances  qu'il  serait  trop 
long  de  déduire  poussent  sur  cette  pente  funeste 
les  destinées  de  plus  d'un  peuple,  et  l'Angleterre 
était  là  pour  les  encourager  de  son  exemple,  ayant 
d'une  part  des  institutions  libérales  qu'elle  garde 
avec  une  suprême  jalousie,  et  de  l'autre  accablant 
une  portion  de  ses  sujets  sous  le  sceptre  d'un  fana- 
tisme autocratique  et  intolérant.  O'Connell  a  brisé 
cet  enseignement  terrible  donné  par  l'Angleterre 
au  continent  européen.  Les  peuples  jeunes  encore 
dans  la  liberté  civile  ne  verront  plus  leur  frère  aîné 
les  pousser  dans  la  voie  de  la  servitude  religieuse 
par  le  spectacle  d'une  adultère  contradiction.  Dé- 
sormais toutes  les  libertés  sont  sœurs  ;  elles  ent^re- 
ront  ou  elles  sortiront  le  même  jour  toutes  ensemble, 
famille,  en  effet,  inséparable  et  sacrée,  dont  nul 
membre  ne  peut  mourir  sans  la  mort  de  tous. 


—  179  — 

Enfin ,  considérez  ceci  :  que  le  principe  de  la 
liberté  de  conscience,  d'où  dépend  l'avenir  de  la 
vérité  dans  le  monde,  était  déjà  appuyé  en  Europe 
par  la  puissance  de  l'opinion  et  par  la  puissance  du 
catholicisme;  car  partout  où  l'opinion  peut  s'ex- 
primer, elle  demande  la  liberté  de  conscience,  et 
dans  la  plupart  des  grands  États  catholiques  elle 
est  établie  déjà  de  droit  et  de  fait.  Le  protestan- 
tisme seul  n'avait  pas  encore  donné  sa  voix  à  ce 
solennel  traité  des  âmes;  malgré  son  principe  en 
apparence  libéral,  il  gardait  au  fond  l'intolérance 
native  de  l'hérésie.  Grâce  à  O'Connell ,  l'opinion , 
le  catholicisme  et  le  protestantisme,  c'est-à-dire 
toutes  les  forces  intellectuelles  et  religieuses  de 
l'Europe,  sont  d'avis  de  poser  le  travail  de  l'a- 
venir sur  l'équitable  transaction  de  la  hberté  de 
conscience. 

Et  lorsque  les  résultats  en  seront  acquis  au 
monde,  lorsque  nous  aurons  vu,  non  pas  nous, 
mais  nos  descendants,  toutes  les  erreurs  religieuses 
vaincues  par  le  développement  pacifique  du  christia- 
nisme; lorsque  l'islamisme,  déjà  mourant,  se  sera 
éteint  sans  retour;  que  le  brahmanisme  et  le  boud- 
dhisme, déjà  menacés,  auront  accompli  leur  cycle 
transitoire;  qu'il  ne  restera  plus  en  présence  que 
l'affirmation  totale  de  la  vérité  et  le  néant  total  de 
Terreur,  et  qu'ainsi  le  débat  des  inteUigences  tou- 
chera au  moment  suprême  de  sa  consommation, 
alors  la  postérité  connaîtra  O'Connell  tout  entier  ; 
elle  jugera  quelle  était  la  mission  et  quelle  a  été  la 
vie  de  l'homme  qui  a  su  afi'ranchir,  dans  le  sanc- 


luaire  du  for  intérieur,  tous  les  royaumes  de  l'An- 
gleterre, ses  colonies,  ses  flottes,  sa  puissance,  et 
les  mettre  par  tout  l'univers,  d'une  manière  directe 
ou  indirecte,  au  service  de  la  cause  de  Dieu,  de 
son  Christ  et  de  son  Église.  Elle  jugera  s'il  n'a 
pas  mérité ,  dans  le  sens  chrétien  et  universel ,  ce 
titre  deUbérateur  que  nous  lui  décernons  dès  aujour- 
d'hui. 

Mais  il  l'a  été  encore  d'une  autre  manière ,  qu'il  me 
reste  à  vous  dire. 

Ce  n'est  pas  seulement  l'Église  qui  est  persécutée 
ici-bas,  l'humanité  l'est  aussi.  L'humanité,  comme 
l'Église,  est  tour  à  tour  persécutée  et  délivrée,  et 
par  la  même  raison.  L'Église  est  persécutée  parce 
qu'elle  possède  des  droits  et  qu'elle  impose  des 
devoirs;  l'humanité  l'est  parce  qu'elle  a  aussi  dans 
son  domaine  des  devoirs  et  des  droits.  La  justice 
nous  pèse,  n'importe  sur  quelle  tête  elle  réside, 
et  nous  cherchons  à  lui  échapper,  non-seulement 
au  détriment  de  Dieu,  mais  au  détriment  de 
l'homme.  Nous  nions  les  droits  de  l'homme  comme 
nous  nions  les  droits  de  Dieu;  et  c'est  une  grande 
erreur  de  croire  qu'il  n'y  a  ici-bas  qu'un  combat, 
et  que,  l'Église  ayant  sacrifié  ses  intérêts  éternels, 
il  ne  resterait  pas  d'autres  intérêts  pour  lesquels 
il  faudrait  tirer  l'épée.  Non,  Messieurs,  détrompons- 
nous,  les  droits  de  Dieu  et  les  droits  de  l'humanité 
sont  conjoinis;  les  devoirs  envers  Dieu  et  les  devoirs 
envers  l'humanité  ont  été  confondus  dans  la  loi  de 
l'Évangile  aussi  bien  que  dans  la  loi  du  Sinaï  ;  tout 
v^  qui  se  fait  pour  ou  contre  Dieu  se  fait  pour  ou 


—  181  — 

contre  l'homme.  Comme  Dieu  est  persécuté,  nous  le 
sommes  aussi;  comme  Dieu  est  délivré,  nous  le 
sommes  pareillement.  L^hisloire  du  monde,  aussi  bien 
que  l'histoire  de  l'Église ,  a  ses  persécuteurs  et  ses 
libérateurs  :  je  pourrais  vous  en  dresser  des  tables; 
mais  le  temps  nous  presse,  laissons  le  passé,  et 
venons  de  nouveau  à  ce  cher  et  glorieux  O'Connell, 
pour  le  voir  fils  de  l'homme  après  l'avoir  vu  fils  de 
Dieu. 

11  avait  cinquante-quatre  ans  le  jour  où  fut  con- 
quis le  bill  d'émancipation  des  catholiques.  Cin- 
quante-quatre ans,  Messieurs,  c'est  un  âge  ter- 
rible, non  parce  qu'il  approche  delà  vieillesse,  mais 
!  parce  qu'il  possède  assez  de  force  pour  être  ambi- 
tieux, avec  assez  de  lassitude  pour  être  content 
du  passé  et  songer  au  repos  de  la  gloire.  11  est  peu 
d'hommes  qui,  ayant  obtenu  par  trente  années  de 
travaux  un  triomphe  éclatant,  et  surtout  un  triomphe 
auguste  comme  celui  de  l'acte  d'émancipation, 
aient  assez  de  courage  pour  commencer  une  se- 
conde carrière,  et  pour  exposer  leur  renommée 
aux  coups  de  la  fortune,  tandis  qu'ils  peuvent  jouir 
d'une  vieillesse  heureuse  et  toute  couronnée.  D'au- 
tres se  laissent  aller  au  piège  d'une  vulgaire  ambi- 
tion. On  voit  ces  tribuns  du  peuple,  après  avoir 
servi  dans  leur  premier  âge  la  cause  de  la  justice  et 
de  la  liberté ,  se  détacher  d'elles  sous  quelque  cou- 
leur de  devoir ,  se  persuader  qu'il  y  a  deux  manières 
de  les  servir,  et,  trompés  par  l'inconstance,  faire 
de  la  seconde  part  de  leur  vie  une  insulte  à  la  pre- 
mière. 

Vill.  —  6 


-  182  — 

O'Connell,  Messieurs,  sut  éviter  l'un  et  l'autre  j 
écueil;  il  demeura  jeune  et  ignorant   des  années 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  J'aperçois  des  jeunes  gens 
dans  cet  auditoire  :  O'Connell ,  Messieurs ,  fut  de 
votre  âge  tant  qu'il  n'eut  pas  disparu  du  milieu  de 
nous;  il  a  vécu,  il  est  mort  dans  la  sincérité  d'une 
inaltérable   jeunesse.   A    peine  s'était -il   donné  le 
temps  devoir  son  triomphe,  à  peine  avait-il  forcé 
par  une  seconde  élection  les  portes  du  Parlement, 
qu'il  se  leva  de  son  siège,  et  que ,  à  Tétonnement  de 
toute  l'Angleterre,  il  courut  en  Irlande.  Qu'y  va-l-il 
chercher?  11  va  dire  à  sa  chère  Erin  que  ce  n'est 
pas  assez  d'avoir  affranchi  la  conscience ,  que  Dieu 
et  l'homme  sont  inséparables,  et  qu'après  avoir 
servi  la  patrie  du  ciel,  s'il  reste  quelque  chose  àj 
faire  pour  la  patrie  de  la  terre,  c'est  n'avoir  accom-' 
pli  que  le  premier  commandement,  mais  non  pas 
le  second,  et  que,  tous  les  deux  n'en  faisant  qu'un, 
n'avoir  pas  accompli  le  second ,  ce  n'est  pas  même 
avoir  accompli  le  premier.   Il  lui  confesse,  vieux  et| 
comblé  de  gloire,  que  son  intention  est  de  recom-j 
mencer  sa  vie,  et  de  ne  pas  se  reposer  un  seul  jour  j 
tant   qu'il   n'aura    pas  obtenu  l'égalité  des  droits! 
entre  l'Angleterre  et  l'Irlande.  Car  tel  était ,  en  cet 
qui  concerne  le  droit  humain,  l'état  des  deux  pays, 
que  l'un  paraissait  à  peine  le  satellite  de  l'autre 
L'Angleterre  avait  diminué  la  propriété,  le  com- 
merce, l'industrie,  tous  les  droits  de  l'Irlande,  pour 
augmenter  les  siens;  et  cette  odieuse  lactique  pla- 
çait l'Irlande  dans  un  état  d'infériorité  qui  allait 
jusqu'à  l'impuissance   de  vivre.  Tel  est  le  despo- 


^  —  183  — 

tismc,  Messieurs,  et  nous  en  sommes  tous  cou- 
pables à  un  certain  degré;  tous,  plus  ou  moins,  nous 
diminuons  les  droits  d'autrui  pour  augmenter  les 
nôtres,  et  l'homme  qui  est  exempt  de  cette  tache, 
si  opiniâtre  dans  notre  espèce,  peut  croire  qu'il  est 
arrivé  au  dernier  point  de  perfection  de  la  nature 
humaine. 

O'Gonnell  a  tenu  parole;  il  n'a  pas  manqué  un 
seul  jour  de  réclamer  l'égalité  des  droits  entre  l'An- 
gleterre et  l'Irlande,  et  il  a  usé  dans  ce  second  tra- 
vail les  dix-sept  dernières  années  de  sa  vie.  11  obtint 
que  le  ministère  présentât  plusieurs  bills  dans  le  sens 
de  l'égalité  des  droits;  le  Parlement  les  repoussa 
constamment.  Le  libérateur  ne  se  rebuta  point;  il 
eut  le  plaisir  de  voir  tomber  sous  ses  coups  les  mu- 
nicipalités d'Irlande  exclusivement  composées  de 
prolestants,  et,  le  premier  catholique  depuis  deux 
siècles ,  il  vit  sur  sa  poitrine  les  insignes  de  lord-maire 
de  Dublin. 

Cette  constance  à  revendiquer  les  droits  humains 
de  sa  patrie,  sans  jamais  se  laisser  abattre  ni  par 
l'âge  ni  par  l'insuccès,  eussent  sufO,  Messieurs,  pour 
marquer  la  place  d'O'Gonnell  parmi  les  libérateurs 
de  l'humanité;  car  quiconque  sert  son  pays  dans  le 
sens  général  des  droits  de  tous  n'est  pas  l'homme 
d'un  temps  ni  d'un  lieu  ;  il  parle  pour  les  peuples 
présents  et  à  venir,  il  leur  donne  l'exemple  et  le 
courage,  il  jette  dans  le  monde  une  semence  que  le 
genre  humain  moissonnera  tôt  ou  tard.  Nous  juge- 
rons mieux  encore  l'action  civile  d'O'Gonnell  si  nous 
examinons  les  bases  où  il  la  plaça,  et  la  doctrine 


I 


—  184  — 

qu'il  nous  a  léguée  au  sujet  de  la  résistance  à  l'op- 
pression. 

Réclamer  le  droit,  tel  fut  pour  O'Connell  le  prin- 
cipe de  la  force  contre  la  tyrannie.  Il  y  a,  en  effet, 
dans  le  droit,  comme  dans  tout  ce  qui  est  vrai,  une 
puissance  propre,  éternelle  et  indestructible,  qui 
ne  peut  disparaître  que  lorsque  le  droit  n'est  plus  i 
même  nommé.  La  tyrannie  serait  invincible  si  elle 
réussissait  à  anéantir  l'idée  du  droit  avec  son  nom, 
à  créer  sur  la  terre  le  silence  du  droit.  Elle  tâche 
du  moins  d'approcher  de  ce  terme  absolu,  et  de 
diminuer  par  tous  les  moyens  de  violence  et  de  cor- 
ruption la  bouche  de  la  justice.  Tant  qu'il  reste  une 
âme  juste  avec  des  lèvres  hardies ,  le  despotisme  est 
inquiet,  il  s'agite,  il  se  doute  que  l'éternité  conspire 
contre  lui.  Le  reste  lui  est  indifférent,  ou  du  moins 
ne  l'effraye  que  peu.  En  appelez-vous  aux  armes? 
c'est  l'affaire  d'une  bataille.  A  l'émeute?  c'est  l'af- 
faire de  quelques  agents  de  police.  La  violence  est 
du  temps,  le  droit  est  du  ciel.  Quelle  dignité,  quelle 
force  dans  le  droit  qui  parle  avec  calme,  avec  hon- 
nêteté, avec  sincérité,  par  le  cœur  d'un  homme  de 
bien!  Sa  nature  est  contagieuse;  dès  qu'on  l'entend, 
l'âme  le  reconnaît  et  l'étreint;  il  suffît  quelque- 
fois d'un  moment  pour  que  tout  un  peuple  le  pro- 
clame et  soit  à  ses  genoux.  On  oppose,  il  est  vrai, 
que  la  réclamation  du  droit  n'est  pas  toujours 
possible,  et  qu'il  est  des  temps  et  des  lieux  où 
l'oppression  est  déjà  si  invétérée  que  la  parole 
du  droit  y  est  aussi  chimérique  que  sa  réalité. 
11  en  peut  être  ainsi  ;  mais  ce  n'était  point  la  posi- 


—  185  — 

tion  d'O'Connell  et  de  sa  patrie.  O'Connell  et 
l'Irlande  pouvaient  parler,  écrire,  pétitionner,  s'as- 
socier, élire  des  magistrats  et  des  députés.  Le 
droit  de  l'Irlande  était  méconnu ,  mais  non  pas 
désarmé,  et,  dans  cet  état  de  choses,  la  doctrine 
d'O'Connell  était  celle  du  christianisme  et  de  la 
raison.  La  liberté  est  une  œuvre  de  vertu ,  une 
œuvre  sainte,  et  par  conséquent  une  œuvre  de 
l'esprit. 

Mais  la  réclamation  du  droit  doit  être  persévé- 
ranie.  L'affranchissement  d'un  peuple  n'est  pas  l'af- 
faire d'un  jour;  il  rencontre  infailliblement  dans  les 
idées,  les  passions,  les  intérêts  et  l'entrelacement 
toujours  profond  des  choses  humaines,  mille  obsta- 
cles accumulés  par  le  temps  et  que  le  temps  seul  est 
capable  de  soulever,  pourvu  qu'on  aide  son  cours 
par  une  action  parallèle  et  ininterrompue.  Il  ne  faut 
pas,  disait  O'Connell,  parler  aujourd'hui  et  demain, 
écrire,  pétitionner,  s'associer  aujourd'hui  et  de- 
main; il  faut  parler  toujours,  écrire  toujours,  pé- 
titionner toujours,  s'associer  toujours,  jusqu'à  ce 
que  le  but  soit  atteint  et  le  droit  satisfait.  Il  faut 
lasser  la  patience  de  l'injustice,  et  forcer  la  main  de 
la  Providence.  Vous  l'entendez ,  Messieurs ,  ce  n'est 
point  ici  l'école  des  désirs  vains  et  sans  vertu  ,  c'est 
l'école  des  âmes  trempées  pour  le  bien ,  qui  en  sa- 
vent le  prix  et  ne  s'étonnent  pas  qu'il  soit  grand. 
O'Connell,  du  reste,  a  donné  à  ses  leçons  la  sanc- 
tion de  ses  exemples;  ce  qu'il  disait ,  il  le  faisait ,  et 
nulle  vie  n'a  été  jusqu'au  dernier  moment  plus  infa- 
tigable et  mieux  remplie  que  la  sienne.  Il  travaillait 


—  186  — 

devant  l'avenir  avec  la  certitude  qu'inspire  le  pré- 
sent, il  n'était  jamais  surpris  ni  mécontent  de  n'être 
pas  au  terme;  il  savait  qu'il  ne  l'atteindrait  pas  de 
son  vivant ,  il  en  doutait  du  moins ,  et  on  eût  dit ,  à 
la  ferveur  de  ses  actes ,  qu'il  n'avait  plus  qu'un  pas 
et  qu'un  jour  à  franchir.  Qui  comptera  le  nombre 
des  assemblées  où  il  a  porté  la  parole  et  présidé  ,  les 
pétitions  qu'il  a  dictées,  ses  voyages,  ses  démarches, 
ses  triomphes  populaires,  et  cet  inexprimable  arse- 
nal d'idées  et  de  faits  qui  composent  le  tissu  fabu- 
leux de  ses  soixante-douze  ans?  C'était  l'Hercule  de 
la  liberté. 

A  la  persévérance  dans  la  réclamation  du  droit, 
il  ajoutait  une  condition  qui  lui  parut  toujours 
d'une  souveraine  importance,  c'était  d'en  être  un 
irréprochable  organe,  et,  à  expliquer  cette  maxime 
par  sa  conduite,  on  voit  d'abord  qu'il  entendait  que 
tout  serviteur  de  la  liberté  la  voulût  également  et 
efficacement  pour  tous,  non  pas  seulement  pour 
son  parti,  mais  pour  le  parti  adverse;  non  pas  seu~ 
lement  pour  sa  religion,  mais  pour  toutes;  non  pas 
seulement  pour  son  pays ,  mais  pour  le  monde  en- 
tier. L'humanité  est  une,  et  ses  droits  sont  les  mêmes 
partout,  encore  que  leur  exercice  diffère  selon  l'état 
des  mœurs  et  des  esprits.  Quiconque  excepte  un 
seul  homme  dans  la  réclamation  du  droit,  quiconque 
consent  à  la  servitude  d'un  seul  homme,  blanc  ou 
noir,  ne  fût-ce  même  que  par  un  cheveu  de  sa  tête 
injustement  lié ,  celui-là  n'est  pas  un  homme  sin- 
cère, et  ne  mérite  pas  de  combattre  pour  la  cause 
sacrée  du  genre  humain.   La  conscience  publique 


—  187  — 

repoussera  toujours  l'homme  qui  demande  une  li- 
berté exclusive  ou  même  insouciante  du  droit  d'au- 
trui;  caria  liberté  exclusive  n'est  plus  qu'un  privi- 
lège, et  la  liberté  insouciante  des  autres  n'est  plus 
qu'une  trahison.  L'on  voit  tel  peuple  arrivé  à  un 
certain  développement  de  ses  institutions  sociales 
s'arrêter  tout  court,  ou  même  retourner  en  arrière. 
Ne  vous  demandez  pas  pourquoi.  Vous  pouvez 
êlre  sûrs  qu'il  se  passe  au  sein  de  ce  peuple  quel- 
que sacritice  occulte  du  droit,  et  que  les  défen- 
seurs apparents  de  sa  liberté,  incapables  de  la 
vouloir  pour  d'autres  que  pour  eux,  ont  perdu  le 
prestige  qui  la  conquiert  et  qui  la  sauve ,  qui  la 
conserve  et  qui  l'étend.  Fils  dégénérés  des  saints 
j combats,  leur  parole  énervée  roule  dans  un  cercle 
j  vicieux  où  il  suffit  de  les  écouter  pour  leur  avoir  déjî 
répondu. 

Il  n'en  fut  jamais  ainsi  d'O'Connell  ;  jamais ,  en 
cinquante  ans,  sa  parole  ne  perdit  une  seule  fois  le 
charme  invincible  de  la  sincérité.  Elle  vibrait  pour 
jle  droit  de  son  ennemi  comme  pour  le  sien.  On  l'en- 
tendait flétrir  l'oppression  de  quelque  part  qu'ell^ 
vînt  et  sur  quelque  tête  qu'elle  tombât;  aussi  atti 
|rait-il  à  sa  cause ,  à  la  cause  de  l'Irlande,  des  âme 
éloignées  de  la  sienne  par  l'abîme  des  dissentiments 
les  plus  profonds;  des  mains  fraternelles  cherchaient 
sa  main  de  tous  les  points  les  plus  éloignés  du  monde. 
C'est  qu'il  y  a  dans  le  cœur  de  l'homme  honnête 
qui  parle  pour  tous,  et  qui,  en  parlant  pour  tous, 
semble  même  quelquefois  parler  contre  lui;  il  j  a  là, 
dis-je,  une  toute-puissance  de  supériorité  logique 


—  188  — 
et  morale  qui  produit  presque  infailliblement  la  réci- 
procité. 

Oui,  catholiques ,  entendez-le  bien  ,  si  vous  vou- 
lez la  liberté  pour  vous,  il  vous  faut  la  vouloir  pour 
tous  les  hommes  et  sous  tous  les  cieux.  Si  vous  ne  la 
demandez  que  pour  vous,  on  ne  vous  l'accordera  ja- 
mais; donnez-la  où  vous  êtes  les  maîtres,  afin  qu'on 
vous  la  donne  où  vous  êtes  esclaves. 

O'Connell  entendait  encore  en  un  autre  sens  cette 
maxime,  qu'il  fallait  être  irréprochable  dans  la  ré- 
clamation du  droit.  Il  voulait  qu'on  portât  à  l'auto- 
rité, et  à  la  loi  qui  en  est  la  plus  haute  expression, 
un  respect  sincère  et  religieux.  Car  l'autorité  est 
aussi  une  liberté ,  et  quiconque  voulant  défendre 
celle-ci  attaque  celle-là  ne  sait  ni  ce  qu'il  dit,  ni 
ce  qu'il  fait.  L'autorité  est  une  partie  intégrante  de 
la  liberté,  comme  le  devoir  rentre  dans  le  droit  par 
une  corrélation  manifeste  ,  puisque  le  droit  d'un 
homme  entraîne  nécessairement  le  devoir  d'un 
autre.  C'est  pourquoi  les  chartes  civiles,  aussi  bien 
que  la  grande  charte  évangélique,  consacrent  en 
même  temps  le  droit  et  le  devoir,  la  liberté  et  l'au- 
torité. Toute  main  qui  les  sépare  les  anéantit,  et 
jamais  un  peuple  qui  ne  les  vénère  pas  au  même 
titre  ne  sera  capable  de  devenir  un  peuple  libre. 
O'Connell  poussait  jusqu'à  la  superstition  le  respect 
de  la  loi;  il  se  permettait  tout  jusqu'à  la  limite  où 
il  rencontrait  une  loi  évidemment  en  vigueur.  Et 
pourtant  nul  homme  n'a  fait  sous  des  lois,  même 
persécutrices ,  un  plus  surprenant  usage  de  l'espace 
qu'elles  laissaient   à  sa   disposition.  Sa  profonde 


—  189  — 
connaissance  du  droit  servait  admirablement  la 
magie  de  ses  démarches  et  de  ses  contre-marches  , 
et  il  a  eu  l'honneur  de  mourir,  après  quarante- 
sept  ans  de  luttes  civiles ,  sans  avoir  encouru  une 
seule  condamnation  judiciaire  définitive.  Une  fois, 
lors  de  cette  fameuse  assemblée  de  Clontarf,  il 
eui  peur  d'avoir  été  pris  dans  un  piège  où  il  n'au- 
rait pas  laissé  sans  tache  la  robe  baptismale  de 
son  tribunat  populaire  et  chrétien.  La  veille  de 
l'assemblée,  à  quatre  heures  du  soir,  au  moment 
où  Dublin  et  l'Irlande  regorgeaient  de  troupes 
britanniques ,  le  vice-roi  fît  proclamer  une  ordon- 
nance d'interdiction.  Les  cheveux  se  dressèrent  sur 
la  tête  d'O'Çonnell  par  la  pensée  d'une  collision 
inévitable  entre  le  peuple  et  l'armée.  On  le  vit 
pâle  et  agité  expédier  toute  la  nuit  avertissements 
sur  avertissements,  courriers  sur  courriers;  et 
enfin  à  l'aube  du  jour,  après  une  nuit  affreuse, 
il  eut  le  bonheur  que  pas  une  âme  ne  se  trouvât 
sur  ce  champ  de  Clontarf  qui  en  attendait  cinq  cent 
mille. 

Ce  fut  l'occasion  de  son  dernier  triomphe.  Vous 
savez  comment  l'Angleterre  voulut  lui  faire  expier 
une  fois  cette  agitation  demi -séculaire  où  il  avait 
tenu  toute  une  partie  de  l'empire  ;  comment  il  fut 
cité,  condamné,  emprisonné,  et  enfin,  la  sentence 
portée  devant  la  Chambre  des  Pairs  d'Angleterre 
par  l'appel  de  l'homme  qui  devait  y  compter  tant 
d'ennemis.  Moment  célèbre  où  toute  l'Irlande  vint 
visiter  dans  sa  prison  le  libérateur  captif,  où  les 
évèquos  assemblés  émirent  une  prière  à  Dieu  pour 


—  190  — 

que  l'homme  d'Erin  fût  conforté  dans  la  tribulation 
et  en  sortît  victorieux!  Cette  prière  de  tout  le  peuple 
fut  exaucée,  et  après  un  magnanime  arrêt  qui  dé- 
clara qu'O'Connell  n'avait  point  failli ,  l'Irlande  eut 
encore  une  fois  l'orgueil  et  la  consolation  de  porter 
son  vieux  père  dans  toute  la  gloire  qu'elle  lui  avait 
faite,  et  qui  semblait  ne  pouvoir  plus  ni  croître  ni 
finir. 

Selon  les  pensées  des  hommes  ,  O'Connell  eût  dû 
mourir  ce  jour-là.  Mais  l'Arbitre  des  destinées  et 
le  Juge  des  cœurs  en  avait  autrement  décidé. 
O'Connell  était  chrétien;  la  foi  et  l'amour  de  Dieu 
avaient  été  les  principes  vivifiants  de  toute  son 
existence  :  toutefois,  si  vrai  fidèle  qu'il  eût  été, 
il  avait  pu  n'être  pas  insensible  au  magnifique  en- 
chaînement de  ses  jours.  La  gloire  est  un  poison 
subtil  qui  pénètre  l'airain  des  cœurs  les  mieux 
trempés  ;  O'Connell  méritait  que  Dieu  le  purifiât 
vivement,  et  mît  sur  sa  tête,  après  tant  de  cou- 
ronnes qui  ne  s'y  étaient  jamais  flétries ,  cette 
couronne  suprême  de  l'adversité  sans  laquelle  au- 
cune gloire  n'est  parfaite  ni  sur  la  terre  ni  dans  le 
ciel. 

O'Connell  vit  une  partie  des  siens  se  détacher  de 
lui;  son  âme  fut  blessée  dans  l'orgueil  et  dans  l'a- 
mitié; elle  le  fut  aussi  dans  le  peuple,  qu'il  avait 
si  tendrement  et  si  efficacement  servi.  Une  famine 
horrible  moissonna  sous  ses  yeux  les  enfants  d'Erin  ; 
il  vit  des  maux  contre  lesquels  l'éloquence  et  le 
génie  ne  pouvaient  rien,  et  sentit  jusqu'au  fond 
toute  l'impuissance    de   la    gloire.   Mais,  pendant 


—  191  — 

qu'il  était  en  proie  a  cette  douloureuse  agonie  ,  tout 
à  coup,  sur  les  rives  sacrées  du  Tibre,  une  voix 
fut  entendue  qui  fit  tressaillir  le  monde  et  la  chré- 
tienté. L'une  et  l'autre  attendaient  un  père  qui 
ressentît  les  besoins  des  siècles  nouveaux ,  qui  les 
prît  dans  sa  main  pontificale  et  pacifique,  e*^^  les  éle- 
vât de  terre  jusqu'à  la  hauteur  môme  de  la  religion. 
Cette  attente  et  ces  vœux  étaient  exaucés  :  O'Gonnell 
pouvait  mourir,  Pie  ÏX  était  au  monde;  O'Gonnell 
pouvait  se  taire,  Pie  IX  parlait;  O'Gonnell  pouvait 
descendre  dans  les  langes  du  tombeau,  Pie  IX 
était  debout  sur  la  chaire  de  saint  Pierre.  Le  vieil 
et  mourant  athlète  de  l'Église  et  de  l'humanité  ne 
s'y  trompa  point  ;  la  force  et  la  faiblesse  de  sa  vie 
lui  furent  révélées,  il  connut  qu'il  n'avait  été  que 
le  précurseur  d'un  plus  grand  libérateur  que  lui,  et 
comme  Jean- Baptiste  alla  visiter  dans  le  désert 
l'envoyé  qu'il  attendait,  et  dont  il  ne  se  croyait  pas 
digne  de  délier  la  chaussure,  O'Gonnell  tourna  les 
yeux  vers  Rome,  et,  faisant  un  dernier  effort  sur 
rage  et  sur  le  malheur,  il  partit  dans  la  simplicité 
et  dans  la  joie  du  pèlerin.  Mais  il  était  trop  lard; 
le  souffle  lui  manqua  sur  les  bords  de  la  Méditerra- 
née ,  lorsqu'il  entrevoyait  déjà  les  coupoles  et  l'ho- 
rizon de  Rome.  Tout  Rome  l'attendait ,  et  lui  prépa- 
rait des  arcs  de  triomphe.  Son  cœur  seul  arriva  dans 
la  ville,  où  Pie  IX  le  reçut.  Le  pontife,  posant  les 
mains  sur  le  fils  d'O'Gonnell ,  lui  dit  ces  mots  : 
«  Puisque  je  suis  privé  du  bonheur,  si  longtemps 
désiré,  d'embrasser  le  héros  de  la  chrétienté,  que 
j*aie  du  moins  la  consolation  d'embrasser  son  fils!  » 


—  192  — 

Ne  cherchons  pas  ailleurs,  Messieurs,  le  tombeau 
d'O'Connell  ;  il  n'esl  point  en  Irlande,  si  digne  qu'elle 
fût  de  le  posséder  éternellement  :  le  tombeau 
d'O'Gonnell  est  dans  les  bras  et  dans  l'âme  de  Pie  IX. 
C'est  là  qu'il  nous  faut  le  regarder  pour  dire  au  libé- 
rateur la  parole  suprême,  la  parole  et  la  prière  de 
l'adieu. 

Recueillons-nous  un  moment. 

Messieurs,  les  intérêts  de  l'Église  sont  ceux  de 
l'humanité,  et  les  intérêts  de  l'humanité  sont  ceux 
de  l'Église.  Le  christianisme,  dont  l'Église  est  le 
corps  vivant,  n'est  parvenu  à  un  si  haut  degré  de 
puissance  qu'à  cause  de  la  fusion  profonde  qui  existe 
entre  lui  et  l'humanité.  Or  la  société  moderne  est 
l'expression  des  besoins  de  l'humanité ,  et  par 
conséquent  elle  est  aussi  l'expression  des  besoins  de 
l'Église  ;  et  ce  peu  de  mots  vous  donne  la  signifi- 
cation intime  de  la  vie  d'O'Gonnell.  O'Connell  a  été. 
dans  notre  âge  de  divisions,  le  premier  médiateur 
entre  l'Église  et  la  société  moderne;  ce  qui  revient 
à  dire  qu'il  a  été,  dans  le  même  âge,  le  premier 
médiateur  entre  l'Église  et  l'humanité.  11  faut  le 
suivre ,  Messieurs ,  si  nous  voulons  servir  Dieu  et 
les  hommes.  Sans  doute,  c'est  le  monde  qui  s'est 
séparé  de  nous,  qui  a  voulu  vivre  et  se  gouverner 
sans  nous;  mais  qu'importe  d'où  soit  venu  le  mal, 
et  en  qui  ait  été  l'orgueil  de  la  séparation?  Nous 
sentons  aujourd'hui  le  besoin  que  nous  avons  les 
uns  des  autres;  allons  au-devant  du  monde,  qui 
lui-même  nous  recherche  et  nous  attend.  Cette  ad- 
miration qu'il  verse  sur  la  mémoire  d'O'Gonnell,  ces 


—  193  — 

cris  d'amour  qu'il  élève  autour  de  Pie  ÏX,  c'est  un 
vœu  qu'il  épanche  à  la  face  du  ciel,  et  une  preuve 
qu'il  n'est  pas  insensible  envers  qui  comprend  ses 
maux  et  ses  besoins.  Comprenez -les,  Messieurs, 
marchons  de  loin,  mais  avec  foi,  sur  les  traces 
glorieuses  que  nous  venons  de  parcourir;  et  si 
déjà  vous  en  sentez  le  vouloir,  si  les  vaines  ombres 
du  passé  diminuent  dans  votre  esprit,  si  la  force 
vous  vient ,  et  avec  elle  un  pressentiment  que  vous 
ne  serez  pas  inutiles  à  la  cause  de  l'Église  et  de 
l'humanité,  ah!  n'en  cherchez  point  la  cause, 
dites-vous  que  Dieu  vous  a  parlé  une  fois  par  l'âme 
d'O'GonneU. 


f  t 


FREDERIC   OZANAM 


FRÉDÉRIC   OZANAM 


Tacite  commence  ainsi  la  \ie  d'Agricola  :  «  C'est 
«  un  antique  usage  de  transmettre  à  la  postérité  les 
«  actes  et  les  mœurs  des  hommes  illustres,  et  notre 
«  âge  lui-même,  quoique  peu  curieux  de  ses  propres 
«  gloires,  n'a  pas  failli  pourtant  à  cet  exemple, 
«  toutes  les  fois  qu'une  vertu  mémorable  a  su  y 
«  vaincre  le  défaut  habituel  aux  plus  grandes 
«  comme  aux  plus  médiocres  cités,  qui  est  l'igno- 
«  rance  et  l'envie  du  beau.  Mais  chez  nos  pères,  de 
((  même  qu'on  était  porté  à  accomplir  des  choses 
«  dignes  de  mémoire,  on  l'était  aussi  à  les  rendre 
((  célèbres ,  sans  autre  ambition  que  de  satisfaire 
«  dans  sa  conscience  le  goût  du  bien.  Même  on  im- 
«  putait  à  une  noble  assurance,  plutôt  qu'à  l'orgueil, 
tt  d'écrire  sa  propre  vie,  et  ni  Rutilius,  ni  Scaurus, 
«  en  publiant  la  leur,  n'encoururent  le  blâme  de  leur 
«  siècle  ou  ne  lui  inspirèrent  une  moindre  foi,  tant 
(t  il  est  facile  d'apprécier  la  vertu  dans  les  temps  qui 


—  498  — 

«  sont  faciles  à  la  produire.  Pour  moi,  prêt  à  ra- 
«  conter  la  vie  d'un  homme  mort,  j'ai  dû  prendre 
«  soin  de  m'en  justifier.  » 

Gomme  Tacite,  fallût-il  m'en  justifier,  je  veux  dire 
quelque  chose  de  la  vie  d'un  homme  mort,  d'un 
homme  qui  eut  avec  Agricola  cette  ressemblance , 
d'acquérir  une  gloire  qui  en  présageait  une  plus 
grande,  et  de  s'éteindre  tout  à  coup,  sans  tache  et 
inachevé,  au  seuil  d'une  commune  admiration.  Sol- 
dats tous  les  deux,  l'un  dans  les  camps  de  Rome, 
l'autre  dans  les  camps  du  Christ,  leur  jeunesse  fut 
sérieuse,  leurs  services  précoces,  leur  renommée 
pure,  leur  fin  prématurée  et  cependant  opportune, 
leur  mémoire  touchante,  et  ces  traits  vivants  sous 
la  plume  de  Tacite  me  faisaient  venir  involontaire- 
ment à  l'esprit  que  nous  avions  perdu  dans  Frédéric 
Ozanam  l'Agricola  chrétien.  Perte  plus  cruelle 
objet  d'une  louange  autrement  affectueuse  et  du- 
rable, puisque  la  foi,  ce  lien  souverain  des  âmes, 
élait  le  principe  des  vertus  et  des  amitiés  que  nous 
regrettons  dans  notre  Agricola.  N'y  eût-il  eu  entre 
nous  que  l'éclat  de  son  dévouement  à  la  cause  de 
Dieu,  c'en  serait  assez  pour  que  je  ressentisse  l'en- 
vie généreuse  dont  parle  Tacite,  et  que  je  fusse 
porté  vers  sa  gloire  sans  autre  ambition,  en  la  célé- 
brant, que  le  plaisir  de  ma  conscience.  Mais  Ozanam, 
qui  était  pour  nous  tous  un  chrétien  éminent,  était 
pour  moi  davantage.  Sa  main  s'était  approchée  de 
la  mienne,  et  son  esprit,  durant  vingt  années,  avait 
été  l'hôte  fidèle  des  régions  qu'habitait  le  mien. 
Nous  vivions  dans  la  même  vérité,  mais  aussi  dans 


—  499  — 

le  même  siècle,  dans  les  mêmes  pressentiments  et 
les  mêmes  aspirations,  et,  en  descendant  des  devoirs 
et  des  sommets  éternels,  nous  nous  rencontrions 
encore  au-dessous,  là  où  les  ombres  commencent, 
où  les  doutes  sont  possibles,  et  où  la  foi  elle-même 
ne  suffit  plus  pour  tenir  les  cœurs  étroitement  em- 
brassés. 

Je  ne  suis  pas  d'ailleurs  le  seul  sensible  à  cette 
destinée  si  promptement  éteinte.  Une  génération 
d'hommes,  jeunes  alors,  aujourd'hui  plus  mûrs, 
avait  entendu  la  voix  d'Ozanam  et  lu  ses  écrits  ;  il 
était  pour  elle  un  guide  éloquent,  un  apôtre  sympa- 
thique. En  parlant  de  lui,  je  parlerai  d'elle;  j'ac- 
quitterai sa  dette  avec  la  mienne,  et  peut-être  élève- 
rons-nous ensemble  un  monument  qui  rappellera  de 
beaux  jours  et  soutiendra  plus  d'une  vertu. 


Il  me  faut  traverser  bien  des  années  pour  retrou- 
ver l'heure  où  je  vis  Ozanam  pour  la  première  fois. 
Je  n'avais  pas  encore  inauguré  l'enseignement  qui 
bientôt  après  me  donna  des  disciples  et  des  amis. 
Frappé  de  la  foudre  à  l'entrée  de  ma  vie  publique , 
séparé  d'un  homme  illustre  en  qui  j'avais  cru 
trouver  le  génie  de  la  conduite  avec  celui  de  la  pen- 
sée, j'errais  au  dedans  de  moi  dans  des  incertitudes 
douloureuses  et  de  terribles  prévisions.  De  ce  peu  de 
renommée  que  j'avais  acquise  en  combattant  trop 


tôt,  jaillissaient  des  amertumes  qui  eussent  brisé 
mon  existence,  si  des  affections  généreuses  et  à  ja- 
mais fidèles  n'eussent  pris  leurs  racines  dans  la  soli- 
tude même  où  m'avait  rejeté  la  disgrâce.  Ozanam 
ne  fut  pas  de  ces  amis  premiers  que  le  souvenir  du 
malheur  rend  si  chers;  mais  il  vint  à  cette  heure-là, 
comme  l'avant-garde  de  la  jeunesse  qui  devait  bien- 
tôt ,  en  entourant  ma  chaire  ,  me  relever  de  mes 
afflictions. 

Que  me  voulait-il?  Ce  n'était  pas  la  lumière  de  la 
foi  qu'il  avait  à  me  demander.  Le  souffle  d'un  doute 
réel  n'avait  en  aucun  temps  terni  la  clarté  de  son 
âme.  Enfant  de  la  France  par  le  sang  qu'il  avait 
reçu,  il  l'était  aussi  de  l'Italie  par  son  berceau,  et  ce 
n'était  pas  en  vain  que  la  ville  de  saint  Ambroise  et 
celle  de  saint  Irénée  avaient  uni,  pour  le  baptiser, 
les  grâces  de  leurs  traditions.  Il  avait  en  lui  l'in- 
fluence de  deux  ciels  et  de  deux  sanctuaires.  Lyon 
lui  avait  donné  l'onction  d'une  piété  grave ,  Milan 
quelque  chose  d'une  flamme  plus  vive,  et  ces  deux 
sources  d'ardeur,  loin  de  s'affaiblir  avec  l'âge,  s'é- 
taient grossies  en  chemin  de  la  sève  d'une  forte  édu- 
cation. Ozanam  avait  eu  ce  bonheur,  de  rencontrer 
au  terme  de  ses  études  littéraires  un  maître  capable 
d'éveiller  sa  raison.  Une  philosophie  élevée,  en  lui 
ouvrant  sur  l'homme  les  mêmes  points  de  vue  que 
la  foi,  avait  produit  dans  son  intelligence  cet  accord 
tout -puissant  des  révélations  et  des  facultés,  qui 
agrandit  et  fortifle  les  unes  par  les  autres,  fait  du 
chrétien  un  sage,  du  sage  une  créature  qui  ne  s'en- 
orgueillit ni  de  la  science  ni  de  la  vertu.  Tel  était 


—  201  -^ 

Ozanam  lorsqu'il  entra  dans  ma  chambre  et  s'assi/ 
près  de  mon  feu  pour  la  première  fois.  C'était  dans 
l'hiver  qui  liait  1833  à  1834.  Il  devait  avoir  vingt 
ans. 

Je  ne  me  rappelle  rien  qui  m'ait  frappé  dans  sa 
personne.  Il  n'avait  pas  la  beauté  de  la  jeunesse. 
Pale  comme  les  Lyonnais,  d'une  taille  médiocre  et 
sans  élégance,  sa  physionomie  jetait  des  éclairs 
par  les  yeux,  et  gardait  néanmoins  dans  le  reste 
une  expression  de  douceur.  Il  portait,  sur  un  front 
qui  ne  manquait  pas  de  noblesse,  une  chevelure 
noire,  épaisse  et  longue,  qui  lui  donnait  cet  air  un 
peu  sauvage  que  les  Latins  rendaient,  si  je  ne  me 
trompe,  par  le  mot  d'incompius.  Sa  parole  ne  m'a 
point  laissé  de  souvenir.  Mais,  soit  qu'on  me  l'eût 
fait  remarquer  comme  un  jeune  homme  d'espérance, 
soit  que  la  renommée  ait  depuis  ranimé  ma  mémoire, 
je  le  vois  très -bien  au  lieu  où  il  était ,  et  tel  qu'il 
était. 

Que  me  voulait-il  donc?  C'est  une  grande  chose 
pour  un  jeune  homme  que  ses  premières  visites  à 
des  hommes  qui  ne  sont  pas  de  son  âge,  qui  l'ont 
précédé  dans  la  vie,  et  dont  il  espère,  sans  qu'il 
sache  bien  pourquoi,  un  accueil  bienveillant.  Jus- 
que-là il  n'a  vécu  que  des  caresses  de  sa  famille  et 
des  familiarités  de  ses  camarades  ;  il  n'a  pas  vu 
l'homme,  il  n'a  pas  abordé  cette  plage  douloureuse 
où  tant  de  flots  déposent  des  plantes  amères  et  creu- 
sent d'âpres  sillons.  Il  ignore,  et  il  croit.  Ozanam 
ignorait  aussi,  et  il  croyait.  Je  n'étais  pas  d'ail- 
leurs un  homme  pour  lui,  j'étais  un  prêtre.  L'en- 


—  202  — 

fant  qui  s'est  ouvert  au  prêtre  en  conserve  un  in- 
stinct de  rapprochement,  et  ce  que  la  femme  est 
pour  le  cœur  qu'agitent  les  passions,  le  prêtre  l'est 
pour  le  cœur  qui  travaille  à  devenir  pur.  Ozanam 
venait  donc  à  moi  parce  qu'il  était  chrétien  et  parce 
que  j'étais  un  ministre  et  un  représentant  de  sa  foi. 
dont  il  avait  ouï  parler.  Mais  il  y  venait  aussi,  peut- 
être,  par  une  sympathie  d'un  autre  ordre,  sympa- 
thie qui  se  liait  dans  son  esprit  à  tout  ce  qu'il  avait 
de  plus  cher  au  monde,  sa  foi,  sa  patrie,  la  vérité, 
le  bien,  l'avenir  du  christianisme  et  l'avenir  de  la 
vérité. 


II 


Rien  sans  doute  ici-bas  ne  marche  de  pair  avec 
Jésus-Christ  et  son  Église.  Les  empires  se  transfor- 
ment, les  races  changent,  les  opinions  s'usent  après 
un  certain  cours,  et  celui  qui  veut  asservir  les  desti- 
nées de  l'Évangile  à  des  choses  humaines,  si  saintes 
et  sacrées  qu'elles  soient,  est  semblable  au  naviga- 
teur qui,  rencontrant  une  île  assise  sur  le  roc  dans 
les  profondeurs  de  l'Océan,  voudrait  l'attacher  à  son 
navire  et  l'amener  de  rivage  en  rivage  sous  un  ciel 
nouveau.  Mais  si  la  grâce  est  supérieure  à  la  nature, 
elle  ne  lui  est  pas  étrangère,  et  la  nature  elle-même 
a  des  lois  qui  viennent  de  Dieu  et  participent  de  son 
immutabilité.  Il  ne  faut  donc  pas,  à  cause  que  Jésus- 
Christ  est  Dieu  et  que  l'Église  est  son  ouvrage,  se 


—  203  — 

persuader  que  le  monde  n'est  rien  :  car  le  monde 
aussi  a  Dieu  pour  auteur,  il  repose  aussi  sur  des 
principes  éternels,  et  c'est  du  mouvem.ent  coordonné 
de  l'un  et  de  l'autre,  du  monde  et  de  l'Église,  que 
résultent  la  paix  de  tous  les  deux,  l'harmonie  de  la 
création  et  de  la  rédemption,  enfin  la  beauté  de 
l'œuvre  qu'éclairent  ensemble  la  lumière  du  jour  et 
la  lumière  du  Christ.  Le  chrétien  donc ,  sachant  ces 
choses  ,  s'il  met  la  grâce  au  -dessus  de  la  nature  , 
l'Église  au-dessus  du  monde,  ne  les  sépare  point 
dans  ses  pensées  et  ses  travaux  ;  ou ,  s'il  paraît  les 
séparer  dans  une  certaine  mesure  et  en  un  certain 
sens,  c'est  encore  pour  mieux  les  unir  en  leur  épar- 
gnant des  chocs  dangereux.  Ainsi ,  quand  l'empire 
romain  penchait  vers  sa  ruine,  les  papes,  qui  n'igno- 
raient pas  la  caducité  des  choses  humaines ,  s'em- 
ployaient pourtant  à  sauver  ce  grand  corps,  et  ils 
souffraient  des  coups  qui  lui  étaient  portés,  parce 
qu'ils  voyaient  en  lui  un  principe  d'ordre ,  quoique 
corrompu,  un  abri  tutélaire,  quoique  vieilli.  D'au- 
tres, tels  que  Salvien,  persuadés  que  la  régénéra- 
tion de  l'empire  était  impossible,  et  qu'il  n'était  plus 
qu'un  cadavre  attaché  aux  flancs  de  l'Église,  appe- 
laient de  leurs  vœux  les  enfants  du  Nord,  race  bar- 
bare, il  est  vrai,  mais  toute  neuve,  et  qui  permet- 
trait au  christianisme  de  fonder  avec  eux  une  société 
rajeunie  dans  ses  deux  sources ,  la  virilité  humaine 
et  l'efficacité  divine.  L'avenir  a  justifié  Salvien.  Car, 
en  ces  matières ,  où  le  temps  se  projette  sur  l'éter- 
nité, l'Église  n'a  plus  la  même  assurance  pour  se 
soutenir  dans  une  inébranlable  conduite ,  et  d'un 


—  204  — 
pape  à  l'autre,  d'un  siècle  à  un  autre  siècle,  l'aspect 
des  choses  peut  apparaître  diversement.  Le  temps 
révèle  les  choses  du  temps ,  comme  l'éternité  révèle 
les  choses  de  l'éternité.  Mais,  malgré  la  différence 
des  deux  ordres,  ils  n'en  sont  pas  moins  liés  entre 
eux.  Tout  ce  qui  intéresse  la  société  humaine  inté- 
resse la  société  divine,  et  tout  ce  qui  intéresse  la  so- 
ciété divine  intéresse  aussi  la  société  humaine,  l'une 
et  l'autre  étant  composées  d'hommes,  et  des  mêmes 
hommes. 

Quand  donc  Ozanam  entra  dans  le  monde ,  plein 
d'ardeur  et  de  foi,  il  y  rencontra,  comme  ses  pères 
de  tous  les  âges ,  une  question  temporelle  à  côté  de 
la  question  éternelle.  S'il  fût  né  deux  cents  ans  plus 
tôt,  il  eût  eu  à  choisir  d'être  pour  la  Ligue  ou  pour 
le  roi;  de  suivre  le  mouvement  populaire  qui  re- 
poussait un  prince  hérétique,  ou  de  s'unir  à  la 
presque  totalité  des  évoques  de  France ,  qui  de- 
meurait fidèle  à  l'hérédité  du  sang.  Venu  plus  tard, 
il  lui  fallait  choisir  aussi.  Une  révolution  avait 
changé  le  monde ,  et  changé  dans  le  monde  la  si- 
tuation de  l'Église.  Dépouillée  de  ses  biens,  bannie 
des  affaires  publiques ,  privée  du  bras  humain  pour 
soutenir  ses  dogmes  et  ses  lois,  l'Éghse  se  voyait 
encore  refuser  des  libertés  de  l'âme  et  de  l'intel- 
hgence,  tandis  que  le  monde,  en  la  répudiant  et 
en  l'opprimant,  proclamait  pour  lui  le  règne  de  la 
liberté  la  plus  étendue  dans  l'égalité  la  plus  par- 
faite. C'était  là  le  crime  du  temps  où  vivait  Ozanam. 
Son  enfance  avait  grandi  sous  le  poids  de  cette  san- 
glante contradiction,  et  il  arrivait  à  l'âge  d'homme, 


-   205  — 

à  l'âge  de  la  parole  et  de  l'épée,  en  ayant  devant 
lui  la  perversité  d'un  mensonge  public  et  persévé- 
rant contre  Dieu.  Il  n'y  avait  pas  de  chrétiens  qui 
ne  le  ressentissent,  d'autant  plus  à  plaindre  tous, 
que  la  gloire  des  catacombes  ne  les  relevait  pas  de 
la  servitude,  et  qu'un  ordre  apparent,  régulier, 
couvrait  d'un  linceul  blanchi  cette  effroyable  sub- 
version. 

Mais  si  Ton  était  d'accord  sur  le  mal,  on  ne  l'était 
pas  sur  le  remède. 

Les  uns  pensaient  que  la  société  nouvelle,  issue 
d'une  révolution  qui  avait  elle-même  pour  père  un 
siècle  corrompu,  portait  dans  ses  flancs  un  principe 
de  mort  irréconciliable  avec  la  vérité  ;  que ,  quoi 
qu'e-Ue  fît,  malgré  elle,  par  les  nécessités  de  son  ori- 
gine ,  elle  refuserait  éternellement  justice  à  Dieu , 
à  l'Évangile,  à  l'Église,  à  Jésus-Christ;  que  d'ail- 
leurs ,  outre  sa  haine  native  contre  toute  institution 
de  l'ordre  divin,  elle  reposait  elle-même  sur  des  fon- 
dements caducs,  la  liberté  politique  et  l'égalité  civile 
n'étant  que  l'anarchie  cachée  sous  des  rêves  déce- 
vants. Ils  concluaient  de  là  qu'il  fallait  à  tout  prix 
rétablir  l'ancienne  société,  et  que,  si  cette  espérance 
était  chimérique,  il  n'y  avait  qu'à  se  voiler  la  tête  et 
à  attendre  avec  résignation  les  derniers  coups  de 
Tabîme. 

D'autres,  plus  jeunes,  trop  confiants  peut-être  en 
des  événements  qu'ils  n'avaient  pas  vus  de  près , 
se  laissaient  aller  à  de  moins  tristes  et  de  moins 
extrêmes  prévisions.  Nés  dans  les  ruines,  s'ils  ne 
les  aimaient  pas,  ils  les  comprenaient  mieux.  La 


—  206  — 

révolution,  disaient- ils,  fut  sans  doute  un  châti- 
ment, mais  le  châtiment  n'exclut  pas  le  bienfait. 
Beaucoup  de  choses  devaient  périr,  parce  que  beau- 
coup de  choses  avaient  péché.  Quand  les  tombes  de 
Saint- Denis  furent  ouvertes  et  que  les  os  des  rois 
parurent  dans  la  main  des  enfants,  l'histoire,  sans 
justifier  le  crime,  pouvait  l'expliquer,  et  Dieu,  qui 
pèse  les  rois  sur  leurs  trônes ,  les  pèse  aussi  dans 
leurs  tombeaux.  Levons  les  yeux  vers  lui ,  et  sa- 
chons avec  lui  tirer  le  bien  du  mal,  et  la  vie  de  la 
mort.  Pourquoi  le  xix®  siècle  hériterait- il  à  jamais 
des  passions  et  des  erreurs  du  siècle  précédent? 
Dieu  n'a^t-il  pas  fait  guérissables  les  nations  de  la 
terre?  Est-il  même  assuré  que  le  xviii^  siècle  ait 
enfanté  le  nôtre?  Le  nôtre  veut  l'égalité  civile,  la 
liberté  politique  et  la  liberté  religieuse  :  sont -ce  là 
des  pensées  et  des  volontés  absolument  inconcilia- 
bles avec  le  christianisme?  N'est-ce  pas  le  christia- 
nisme qui  a  révélé  aux  hommes  leur  égalité  devant 
Dieu,  et  y  a-t-il  si  loin  de  l'égalité  devant  Dieu  à 
l'égalité  devant  la  loi?  La  liberté  politique,  si  elle 
n'est  pas  d'origine  chrétienne,  puisque  les  anciens 
la  connaissaient,  n'est  pourtant  pas  étrangère  à  la 
chrétienté  :  le  moyen  âge  l'avait  ressuscitée  sous 
une  forme  qu'ignorait  l'antiquité ,  et  de  cette  forme 
étaient  sortis  les  peuples  modernes,  avec  la  monar- 
chie tempérée  qui  faisait  leur  force  et  leur  honneur. 
Quant  à  la  liberté  religieuse,  elle  était  le  fruit  na- 
turel et  inévitable  de  la  dissidence  entre  les  com- 
munions chrétiennes.  Du  jour  où  le  christianisme 
s'était  partagé  en  plusieurs  rameaux ,  il  avait  fallu  | 


—  207  — 

choisir  entre  une  persécution  réciproque,  dangereuse 
pour  tous  ,  tôt  ou  tard  odieuse  à  tous,  et  une  liberté 
honorable  aux  forts  et  aux  faibles,  leur  laissant,  aux 
uns  comme  aux  autres ,  le  prosélytisme  de  l'intel- 
ligence et  de  la  vertu.  Ces  faits,  ajoutait -on  ,  sont 
accomplis  dans  le  monde;  ils  sont  le  nœud  de  ce 
siècle,  et  si  TÉglise  n'en  a  pas  encore  profité  pour  sa 
rédemption,  c'est-à-dire  pour  son  affranchissement 
personnel,  c'est  que,  tardive  à  se  prononcer,  enne- 
mie des  ruines  les  plus  nécessaires,  elle  attend  de 
l'expérience  une  révélation  digne  de  sa  profonde  et 
patiente  sagesse.  Pour  nous,  ses  enfants,  qui  de- 
vons une  moindre  prudence  à  une  moindre  respon- 
sabilité, que  tardons -nous  à  revendiquer  notre  li- 
berté propre  au  nom  de  la  liberté  de  tous?  Une 
société,  quelle  qu'elle  soit,  ne  peut  traiter  en  amis 
ceux  qui  se  font  ses  ennemis.  11  ne  faut  jamais,  à  la 
vérité,  transiger  avec  le  mal;  mais  ici  le  mal  n'est 
pas  dans  les  principes ,  il  est  dans  leur  fausse  ap- 
plication. Le  jour  où  l'Église  aura  sa  part  de  la  li- 
berté et  de  l'égalité  communes,  elle  leur  apportera  sa 
mesure  avec  sa  force  ,  et  le  cours  des  esprits  prendra 
tout  ensemble  et  plus  de  justesse  et  plus  de  gravité. 
Ozanam ,  en  entrant  dans  le  monde  ,  avait  en- 
tendu ce  langage.  Ce  langage  était  contredit;  il  n'a- 
,vait  pas  toujours  eu  pour  interprètes  des  esprits 
assez  sobres,  et  il  était  d'ailleurs  contre  le  courant 
général.  Assurément  le  choix  était  difficile  pour 
un  jeune  homme.  En  ce  qui  est  des  vérités  abso- 
lues, l'évidence  nous  entraîne;  en  ce  qui  est  de  la 
foi,,  une  immense  autorité  nous  guide  :  mais  quand 


—  208  -- 

l'intelligence  est  en  face  d'une  lumière  mêlée  d'om- 
bres, où  les  faits  s'entrelacent  aux  idées,  soit  pour 
les  combattre,  soit  pour  les  soutenir,  il  reste  une  ter- 
reur jusque  dans  la  conviction,  et  il  faut  du  temps, 
de  l'expérience,  de  grandes  lectures  dans  le  passé, 
de  grandes  leçons  dans  le  présent,  pour  arriver  à 
des  opinions  qui  honorent  et  commandent  la  vie.  La 
jeunesse  devrait  donc  s'abstenir,  et  ne  pas  préparer 
à  sa  pensée  des  retours  pénibles  ou  des  persévé- 
rances trompeuses  :  mais  la  nature  lui  a  refusé  cette 
prudence,  et  peut-être  heureusement  ;  car,  si  la  ma- 
turité seule  prononçait ,  les  glaces  du  scepticisme 
remplaceraient  aisément  la  fougue  de  l'enthou- 
siasme, et  le  monde  y  perdrait  en  conscience  aussi 
bien  qu'en  grandeur  C'est  dans  le  cœur  du  jeune 
homme  que  se  creusent  et  s'assoient  les  forteresses 
de  l'âge  mûr,  et  celui  qui  a  trop  craint  les  périls  de 
l'erreur  ne  craindra  jamais  assez  les  périls  de  l'in- 
différence. 

Je  ne  puis  dire  s'il  y  avait  dans  la  tradition  do- 
mestique d'Ozanam  quelque  chose  qui  l'inclinât 
plutôt  d'un  côté  que  de  l'autre.  11  descendait  origi- 
nairement d'une  famille  juive  de  la  Bresse ,  con- 
vertie par  saint  Didier,  l'an  600  de  l'ère  chrétienne. 
Un  de  ses  ancêtres,  Jacques  Ozanam,  dont  Fonte- 
nelle  a  écrit  l'éloge,  était  au  xvii°  siècle  un  mathé- 
maticien remarquable  et  un  chrétien  fort  droit.  On 
a  retenu  ce  mot  que  lui  avaient  inspiré  les  querelles 
théologiques  de  son  temps  :  «  Il  appartient  aux  doc- 
«  teurs  de  Sorbonne  de  disputer,  au  pape  de  pro-  j 
<(  noncer,  et  aux  mathématiciens  d'aller  en  paradis  ' 


—  209  - 

«  parla  perpendiculaire.  »  Le  père  d'Ozanam,  dans 
une  vie  trop  tôt  tranchée  par  un  accident,  fruit  de 
sa  charité,  avait  connu  des  situations  bien  diverses  : 
tour  à  tour  soldat,  négociant,  exilé  volontaire  en 
Italie,  puis  étudiant  et  médecin;  mais  autant  sa  car- 
rière avait  éprouvé  de  vicissitudes ,  autant  la  foi 
chrétienne  était  demeurée  l'ancre  immuable  où  s'ap- 
puyait la  constance  de  ses  vertus.  11  avait  abdiqué 
la  guerre  au  moment  où  elle  lui  promettait,  dans 
nos  campagnes  .d'Italie,  le  prix  du  sang  qu'il  avait 
déjà  versé  pour  la  France.  Lyon,  en  lui  donnant 
alors  une  femme  digne  de  lui,  avait  imposé  à  son 
amour  le  sacrifice  de  ses  goûts,  et  huit  années  d'un 
travail  obscur  avaient  inauguré  les  commencements 
d'un  bonheur  qui  n'excluait  pas  le  désir  d'occupa- 
tions plus  hautes,  parce  qu'elles  sont  plus  dévouées. 
Un  changement  de  fortune  le  délivra  du  joug.  Milan 
le  reçut  comme  dans  un  asile  que  la  victoire  avait 
rendu  français,  mais  que  la  nature  et  les  souvenirs 
protégeaient  contre  une  présence  trop  vive  d'un 
maître  tout-puissant;  et  là,  plus  libre  qu'il  ne  l'a- 
vait encore  été,  on  le  vit,  à  l'âge  de  trente-six  ans  , 
se  créer  la  carrière  qui  l'avait  fui ,  et  obtenir  de  sa 
constance,  sur  une  terre  étrangère,  le  renom  de 
médecin  savant,  habile  et  charitable.  Quand  l'Au- 
triche, après  nos  revers,  eut  appliqué  à  ce  sol  poé- 
tique son  sceptre  lourd  et  défiant,  le  père  d'Ozanam 
revint  demander  à  la  France  une  meilleure  patrie,  et 
vingt  années  de  séjour  à  Lyon  l'y  rattachèrent  de 
nouveau,  en  attendant  que  la  mort  l'y  naturalisât 
pour  jamais. 


—  210  — 

Frédéric  Ozanam  était  né  de  ce  père  dans  le  temps 
de  l'exil,  le  23  août  1813.  Sa  mère,  Marie  Nanlas, 
fille  d'un  honorable  négociant  de  Lyon,  avait  aussi 
connu  dans  son  enfance  les  chemins  de  l'étranger. 
Le  flot  de  l'émigration  l'avait  portée  en  Suisse,  au 
bourg  d'Échallens,  à  moitié  route  de  Lausanne  et 
d'Yverdun,  entre  ces  deux  beaux  lacs  de  Genève  et 
de  Neufchâtel.  Cinquante  ans  après,  Frédéric  y  re- 
trouvait les  traces  de  sa  mère,  et  déposait  dans  une 
note  l'impression  qu'il  avait  reçue  de  cette  pieuse 
rencontre  : 

«  Un  de  mes  plus  doux  moments  de  ce  voyage  de 
«  Suisse,  c'est  la  demi-heure  que  nous  avons  passée 
({  à  Échallens.  Nous  n'avions  ni  calculé  ni  prévu 
«  cette  station  de  notre  pèlerinage;  la  chose  s'était 
«  arrangée  d'elle-même,  comme  tout  ce  qui  s'ar- 
«  range  bien.  Échallens  se  trouvait  à  moitié  chemin 
«  du  trajet  de  Lausanne  à  Yverdun.  Je  me  rappe- 
«  lais  que  c'était  le  lieu  où  mon  grand- père  s'était 
«  retiré  pendant  les  derniers  mois  de  la  Terreur, 
«  et  dont  ma  mère  m'avait  si  souvent  parlé.  Que 
«  n'aurais -je  pas  donné  pour  connaître  la  maison 
a  qu'habita  ma  famille!  Du  moins  je  voyais  les  pe- 
«  tits  bois  et  les  jolis  sentiers  où  ils  allaient,  con- 
«  duits,  cueillir  des  fraises.  L'oncle  chartreux  mar- 
te chait  le  premier  en  éclaireur,  et  quand  il  avait 
«  découvert  un  nid  de  fraises ,  il  appelait  ses 
«  joyeuses  nièces  :  «  Venez,  Mesdemoiselles,  c'est 
«  tout  rouge.  »  Et  l'on  revenait  avec  des  paniers 
«  tout  pleins  de  ces  jolis  petits  fruits,  qu'on  man- 
M  geait  avec  du  lait  excellent.  J'ai  visité  l'église 


—  211  — 

'(  dans  laquelle  ma  bonne  mère  a  fait  sa  première 
«  communion,  sous  la  direction  de  ce  bon  curé  qui 
u  lui  répétait  :  «  Nous  irons  les  deux,  nous  irons  les 
«  deux  en  paradis.  «  Je  l'ai  trouvée  comme  ma 
({  mère  me  l'avait  décrite,  partagée,  hélas!  entre 
«  les  deux  cultes  :  le  sanctuaire ,  réservé  aux  ca- 
«  tholiques  et  fermé  par  une  grille  de  bois;  la  nef, 
«  commune  aux  catholiques  et  aux  protestants; 
«  d'un  côté  la  chaire  du  curé  et  le  baptistère,  de 
«  l'autre  la  chaire  du  pasteur  et  la  table  de  la  cène. 
«  Cette  chère  église  est  bien  misérable  :  cependant 
«  j'y  ai  prié  avec  plus  d'émotion  que  de  coutume; 
«  j'y  ai  remercié  Dieu  des  grâces  qu'il  avait  faites 
«  en  ce  lieu  même  à  la  petite  exilée  ;  j'ai  prié  pour 
«  ma  bonne  mère ,  parce  que  c'est  un  devoir  de 
«  prier  pour  les  morts;  mais,  comme  je  la  crois 
«  heureuse  et  puissante  dans  le  ciel,  je  lui  ai  de- 
ce  mandé  de  veiller  sur  nous,  de  nous  aider  à  finir 
«  heureusement  ce  voyage  trop  long,  et  surtout 
«  d'obtenir  à  ses  enfants  quelques-unes  de  ses 
«  douces  vertus.  Ma  femme  et  ma  belle -mère 
«  priaient  avec  moi ,  et  ma  petite  Marie  s'agc- 
«  nouillait  bien  sagement  devant  la  grille  du  sanc- 
«  tuaire.  Amélie  a  voulu  cueillir  quelques  fleurs 
«  sur  la  petite  éminence  où  s'élève  l'église  :  ces 
«  fleurs  ne  sont  pas  celles  que  notre  bonne  mère  fou- 
«  lait  en  allant  à  la  messe;  mais  elles  leur  ressem- 
«  blent,  et  plaise  à  Dieu  que  nous  lui  ressemblions 
«  autant!  » 

Ce  fut  dans  les  derniers  mois  de  1831  qu'Ozanam 
apporta  dans  Paris  les  souvenirs  de  son  enfance,  les 


—  212  — 

fruits  de  son  éducation  et  l'ardeur  de  ses  dix- huit 
ans. 

On  n'avait  pas  voulu,  dès  sa  sortie  du  collège, 
l'exposer  si  avant  dans  la  pleine  mer.  Par  une  dé- 
cision peut-être  étrange,  si  l'on  considère  tout  ce 
que  ce  jeune  homme  avait  montré  déjà  d'élan  poé- 
tique et  de  maturité  précoce,  ses  parents  le  retin- 
rent près  d'eux,  mais  en  l'attachant  aux  ingrats  la- 
beurs d'une  étude  d'avoué.  Il  porta  cette  chaîne  avec 
une  simplicité  toute  filiale,  ne  laissant  pas  d'entre 
mêler  la  poésie  aux  études  de  la  justice,  et  d'ajouter 
aux  langues  anciennes,  qu'il  possédait  déjà,  quelque 
teinture  aventurée  de  l'hébreu  et  du  sanscrit.  Tout 
fleurissait  à  la  fois ,  et  tout  fleurissait  vite ,  dans 
cette  âme  que  le  temps  et  l'éternité  pressaient  de 
vivre.  Déjà  même,  et  bien  auparavant,  il  s'était 
jeté  dans  les  hasards  de  la  publicité.  A  seize  ans 
il  écrivait  dans  V Abeille  française,  recueil  pério- 
dique de  Lyon,  et  son  jeune  front  de  rhétoricien  se 
couronnait  d'espérances  qui  étonnaient  ses  maîtres 
encore  plus  que  ses  condisciples.  Ses  maîtres  l'a- 
vaient pressenti.  L'un  d'eux  conservait  précieuse- 
ment des  pièces  de  vers  latins  échappées  à  sa  fécon- 
dité brillante  d'écolier.  Un  autre,  son  professeur  de 
philosophie,  aimait  à  le  prendre  pour  compagnon 
de  ses  promenades  dans  les  sentiers  solitaires  et 
escarpés  qui  entourent  Lyon  de  toutes  parts  et  ren- 
dent cette  ville  si  chère  aux  esprits  touchés  d'un 
peu  de  mélancolie  méditative.  Pourquoi  ne  nomme- 
rais-je  pas  le  maître  qui  conviait  ainsi  à  sa  fami- 
liarité un  obscur  adolescent?  Pourquoi  ne  rappel- 


—  213  — 

lerais-je  pas  ces  amitiés  et  ces  conversations 
fameuses  qui,  au  temps  de  Socrate,  rassemblaient 
à  une  école  volontaire  l'élite  de  la  jeunesse  athé- 
nienne? Il  est  vrai,  tant  de  gloire  n'a  pas  consacré 
le  souvenir  qui  me  préoccupe  :  mais  si  la  gloire  n'y 
était  pas,  la  vérité  s'y  trouvait,  telle  que  Socrate  et 
Platon  ne  la  connurent  jamais.  Pendant  vingt  ans, 
à  une  époque  où  la  philosophie  chrétienne  avait 
si  peu  d'organes  ,  un  homme  modeste  et  qui  n"a 
rien  écrit,  M.  l'abbé  Noirot,  conduisait  dans  les 
chemins  sérieux  de  la  raison  une  foule  de  jeunes 
esprits  dont  Ozanam  a  été  le  plus  grand,  mais  dont 
plusieurs  ont  atteint  comme  lui  la  célébrité,  et  qui 
tous,  à  des  points  divers  de  la  vie,  rapportent  à 
leur  maître  commun  l'inébranlable  lucidité  de  leur 
foi. 


III 


Cette  foi  était  plus  rare  qu'elle  ne  Test  devenue. 
Quand  Ozanam  arrivait  à  Paris ,  on  sortait  de  la 
guerre  terrible  que  l'opposition  politique  avait  faite 
à  la  religion  au  nom  de  la  liberté.  Tout,  sous  la  main 
de  ce  parti ,  avait  été  une  arme  contre  le  christia- 
nisme, la  tribune,  la  prçsse,  l'enseignement,  la  poé- 
sie; et,  par  un  malheur  digne  d'être  pleuré,  aucune 
voix  populaire  ne  s'était  élevée  pour  le  Christ  du- 
rant la  tempête;  non  pas  que  l'Église  de  France  eût 
manqué  d'orateurs  et  d'écrivains ,  mais  parce  que 
tous  avaient  marché,  bannière  déployée,  dans  le 


—  214  — 

sens  contraire  à  celui  qui  emportait  la  nation.  La 
voix  du  comte  de  Bonald,  du  comte  de  Maistre,  de 
l'abbé  de  la  Mennais,  ne  parvenait  à  la  foule  que 
comme  l'écho  perdu  d'un  passé  sans  retour.  C'était 
la  plainte  de  Cassandre  sur  les  ruines  de  Troie.  C'é- 
tait moins  encore,  parce  que  c'était  davantage,  et 
que  les  vainqueurs,  n'étant  pas  sur  le  trône,  gar- 
daient dans  la  victoire  les  craintes  et  les  passions 
des  vaincus.  Un  seul  homme ,  le  vicomte  de  Cha- 
teaubriand, avait  conservé ,  malgré  sa  foi  de  roya- 
liste et  de  chrétien ,  un  immuable  ascendant  sur  l'o- 
pinion. Mais  il  était  seul,  sorte  de  lépreux  haï  des 
siens,  et  portant  au  front  le  Génie  du  Christianisme 
comme  une  cicatrice  immortelle  qui  ne  parlait  que 
pour  lui.  A  côté  de  ces  grands  esprits  sans  faveur 
ou  sans  puissance,  l'Église  avait  encore  eu  pour  dé- 
fenseurs les  hommes  maladroits,  ceux  qui  outrent 
les  fautes  en  croyant  les  rendre  fortes,  et  qui,  avec 
les  meilleures  intentions  de  tout  sauver,  perdraient 
Dieu  lui-même,  s'il  pouvait  être  perdu.  Que  l'on 
juge,  entre  ces  deux  camps,  du  sort  des  jeunes  gé- 
nérations. Condamnées  à  un  enseignement  qui  ne 
dissimulait  même  plus  son  hostilité,  elles  sortaient 
de  l'enfance  en  méprisant  l'Évangile,  et  la  liberté, 
accourant  au-devant  d'elles,  couvrait  de  son  image 
généreuse  l'impiété  qui  les  dévorait.  Le  reste,  c'est- 
à-dire  quelques  âmes  échappées  par  hasard,  se  trou- 
vait recueilli  dans  une  association  pieuse  protégée 
par  des  noms  illustres,  et  où  la  faveur,  qui  semblait 
promise  pour  récompense  à  leur  foi ,  leur  attirait  le 
soupçon,  la  haine  et  l'insulte.  Encore  ce  fragile  et 


—  213  — 

douloureux  édifice  ne  subsistait -il  plus;  la  révolu- 
tion de  1830  Tavait  heurté  du  pied ,  et  Ozanam  arri- 
vait pur,  sincère,  ardent,  au  milieu  d'un  abîme  vide 
et  muet. 

Il  ne  se  doutait  pas  que  la  Providence  l'envoyait 
pour  le  combler,  et  qu'il  était  l'un  des  instruments 
choisis  par  elle  pour  relever  devant  les  hommes  l'in- 
aliénable honneur  de  la  vérité.  C'était  là  sa  mission, 
le  but  de  sa  vie.  Il  devait  être ,  au  lendemain  de  la 
défaite,  l'un  des  premiers  qui  en  changeraient  la  si- 
gnification, le  premier  ou  le  second  qui,  au  nom  de 
Jésus -Christ,  parviendrait  à  la  sainte  puissance 
d'une  popularité  sans  tache.  Ceux  qui  n'ont  pas  vécu 
dans  CCS  deux  temps  ne  se  représenteront  jamais 
ce  que  fut  le  passage  de  l'un  à  l'autre;  jamais, 
malgré  ce  que  nous  avons  à  dire,  ils  ne  compren- 
dront l'intérêt  qui  s'attache  à  la  mémoire  d'Ozanam. 
Pour  nous ,  qui  avons  été  de  Tune  et  de  l'autre 
époque  ,  qui  avons  vu  le  mépris  et  qui  avons  vu 
l'honneur,  nos  yeux  se  mouillent,  en  y  pensant,  de 
larmes  involontaires,  et  nous  tombons  en  actions  de 
grâces  devant  Celui  qui  est  inénarrable  dans  ses 
dons. 

Ozanam  ne  se  doutait  donc  pas  de  la  mission  qu'il 
venait  remplir.  Comme  tout  jeune  homme  chaste, 
dont  le  regard  n'a  point  plongé  trop  avant  dans  les 
mystères  du  monde,  il  était  timide,  et  abordait  dif- 
ficilement les  célébrités,  qu'il  avait  l'ambition  de 
connaître.  Il  était  porteur  d'une  lettre  de  recom- 
mandation de  M.  l'abbé  de  Bonnevie,  chanoine  de 
Lyon,  homme  de  ce  grand  air  sacerdotal  que  j'ai  vu 


—  216  - 

à  plusieurs  membres  de  l'ancien  clergé  français,  et 
qui  annonçait  tout  ensemble  la  distinction  de  la 
nature  et  rélévalion  de  la  grâce.  M.  de  Bonnevie 
aimait  les  jeunes  gens,  il  les  accueillait  bien,  et  la 
mémoire  de  son  cœur  lui  a  survécu  plus  que  ses  ser- 
mons. La  lettre  qu'il  avait  donnée  à  Ozanam  était 
pour  M.  de  Chateaubriand.  Ozanam  la  retint  plu- 
sieurs mois  sans  en  faire  usage.  Il  ne  pouvait  se 
résoudre  à  franchir  un  seuil  qui  lui  semblait  gardé 
par  la  gloire  elle-même.  Enfin,  au  premier  jour  de 
Tan  1832,  il  se  décide,  et,  à  midi  précis,  sonne  en 
tremblant  à  la  porte  d'une  puissance  de  ce  monde, 
comme  Charles  X,  à  Prague,  désignait  M.  de  Cha- 
teaubriand. Celui-ci  rentrait  d'entendre  la  messe.  Il 
reçut  l'étudiant  d'une  manière  aimable  et  paternelle, 
et,  après  bien  des  questions  sur  ses  projets,  ses 
études,  ses  goûts,  il  lui  demanda,  en  le  regardant 
d'un  œil  plus  attentif,  s'il  se  proposait  d'aller  au 
spectacle.  Ozanam  surpris  hésitait  entre  la  vérité, 
qui  était  la  promesse  faite  à  sa  mère  de  ne  pas  mettre 
le  pied  au  théâtre,  et  la  crainte  de  paraître  puéril  à 
son  noble  interlocuteur.  Il  se  tut  quelque  temps,  par 
suite  de  la  lutte  qui  se  passait  dans  son  âme.  M.  de 
Chateaubriand  le  regardait  toujours,  comme  s'il  eût 
attaché  à  sa  réponse  un  grand  prix.  A  la  fm ,  la  vé- 
rité l'emporta,  et  l'auteur  du  Génie  du  ChrisLia- 
nisme,  se  penchant  vers  Ozanam  pour  l'embras- 
ser, lui  dit  affectueusement  :  «  Je  vous  conjure  de 
((  suivre  le  conseil  de  votre  mère  ;  vous  ne  gagneriez 
«  rien  au  théâtre,  et  vous  pourriez  y  perdre  beau- 
ce  coup.  » 


—  217  — 

Cette  parole  demeura  comme  un  éclair  dans  la 
pensée  d'Ozanam,  et  lorsque  quelques-uns  de  ses 
camarades,  moins  scrupuleux  que  lui,  l'engageaient 
à  les  accompagner  au  spectacle,  il  s'en  défendait  par 
3ette  phrase  décisive  :  «  M.  de  Chateaubriand  m'a 
K  dit  qu'i*l  n'était  pas  bon  d'y  aller.  »  Il  y  fut  pour 
jla  première  fois  en  1840,  à  l'âge  de  vingt-sept  ans, 
jpour  entendre  Polyeucte.  Son  impression  fut  froide, 
jll  avait  éprouvé,  comme  tous  ceux  dont  le  goût 
ist  sûr  et  l'imagination  vive ,  que  rien  n'égale  la 
heprésentation  que  l'esprit  se  donne  à  soi-même 
lans  une  lecture  silencieuse  et  solitaire  des  grands 
naîtres. 

I  Ce  ne  fut  pas  le  seul  fruit  qu'il  retira  de  cette  vi- 
!;ite.  Le  charme  qu'elle  avait  laissé  dans  sa  mémoire 
ui  révéla  l'importance  de  l'accueil  fait  aux  jeunes 
^ens  par  des  hommes  qui  leur  inspirent  de  l'admi- 
i'ation,  et,  lorsque  lui-même  eut  franchi  les  bornes 
le  l'élévation  commune,  lorsqu'il  fut  applaudi  d'un 
rand  auditoire,  honoré  et  recherché,  il  se  souvint 
le  ses  jours  obscurs,  et  se  donna  généreusement  à 
a  jeunesse  qu'on  lui  recommandait  de  toutes  parts 
»u  qui  venait  d'elle-même  se  présenter  à  lui.  Cinq 
ois  par  semaine,  c'est-à-dire  tous  les  jours  où  il 
l'avait  point  à  paraître  devant  le  public ,  sa  porte 
eur  était  ouverte  de  huit  à  dix  heures  du  matin.  Il 
es  recevait  avec  grâce,  s'entretenait  longtemps  avec 
lUx,  et  quoique  dévoré  souvent  par  l'ardeur  du  tra- 
vail qu'ils  avaient  interrompu,  rien  en  lui  ne  laissait 
)ercer  l'impatience  ou  le  regret.  Il  se  sentait  prêtre 
levant  ces  âmes,  et,  comme  saint  Paul,  débiteur  de 

VIII.  —  7 


—  218  — 

toutes.  Aussi  un  grand  nombre  s'affectionnèrent-' 
elles  à  lui,  et  son  éclat,  au  lieu  de  l'isoler,  comme  il 
arrive  presque  toujours,  lui  suscita  de  chaudes  ami- 
tiés dans  ceux-là  mêmes  que  Tâge  eût  dû  retenir 
loin  de  son  cœur.  La  religion  seule  a  le  secret  de  ce 
patriciat,  le  plus  haut  et  le  dernier  de  tous,  qui  attire  } 
vers  la  gloire  en  la  rendant  affectueuse ,  et  lui  fait  .1 
des  clients  qui  n'ambitionnent  que  d'aimer  ce  qu'ils 
admirent.  j 

Ozanam  eut  le  bonheur  d'être  lui-même  le  client 
d'un  homme  illustre,  et  d'avoir  dans  Paris  pour  pre- 
mière demeure  un  toit  qui  abritait  tout  ensemble  la 
vieillesse,  la  science,  la  renommée  et  la  religion. 
M.  Ampère,  c'est  lui  que  je  veux  dire,  était  en  France 
comme  le  patriarche  des  mathématiques.  11  était  de 
plus  chrétien,  et  jamais,  dans  un  temps  si  périlleux, 
il  n'avait  abusé  de  la  science  contre  la  vérité.  Je  ne 
dis  pas  assez  :  il  était  chrélien  comme  Kepler,  New- 
ton ou  Leibnitz,  et  qui  l'eût  rencontré  sur  les  dalles 
de  Saint-Étienne-du-Mont,  agenouillé  devant  Dieu, , 
n'eût  pas  vu  de  prière  plus  capable  d'inspirer  la  foi 
en  désarmant  l'orgueil.  J'ignore  comment  Ozanam 
était  devenu  l'hôte  d'un  si  grand  et  si  rare  esprit , 
soit  qu'il  le  dût  à  son  père,  soit  à  d'autres  circon- 
stances ménagées  par  Celui  qui  rapproche  l'hysope 
du  cèdre,  et  qui  permettait  aux  petits  enfants  de 
jouer  avec  la  main  du  Christ.  M.  Ampère  se  prit 
d'estime  et  d'affection  pour  le  jeune  étudiant  que  la 
Providence  lui  avait  envoyé;  il  conversait  souvent 
avec  lui,  le  prenait  à  part  dans  son  cabinet,  et  lui 
exposait  sa  philosophie  des  sciences;  il  le  faisait 


~  219    - 

mcmc  travailler  sous  ses  yeux,  et  Ton  a  conserve  des 
pages  écrilcs  à  moilié  par  l'un  el  par  l'autre.  Ces 
entretiens  amenaient  dans  l'àme  du  savant,  à  propos 
des  merveilles  de  la  nalure,  des  élans  d'admiration 
pour  leur  Auteur;  quelquefois,  mettant  sa  large 
tête  entre  ses  deux  mains  ,  il  s'écriait  tout  trans- 
porté :  «  Que  Dieu  est  grand,  Ozanam!  que  Dieu  est 
grand!  » 

Celte  cohabitation  dura  deux  années.  C'étaient  les 
premières  qu'Ozanam  passait  à  Paris.  Elles  lui  ou- 
vrirent de  plus  larges  horizons  que  ceux  où  il  avait 
vécu  jusque-là,  en  lui  donnant  lieu  de  connaître  et 
d'entendre  dans  le  salon  de  M.  Ampère  des  hommes 
éminents.  M.  Ballanche,  son  compatriote,  fut  celui 
qui  le  toucha  davantage.  C'était  un  homme  doux, 
d'une  célébrité  modeste  quoique  réelle,  parce  qu'il 
hantait  des  sphères  peu  pratiquées  de  ses  contem- 
porains, et  que  son  art  de  dire,   si  remarquable 
qu'il  fût,  n'atteignait  pas  non  plus  le  vulgaire  des 
admirateurs.  11  y  avait  dans  sa  gloire  comme  dans 
ses  pensées  du  mystère,  et  pour  entrer  dans  ses 
œuvres  il  fallait  un  peu  le  courage  de  l'initié  aux 
portes  d'Eleusis.  Ozanam  s'était  ressenti  vivement 
!  d'un  de  ses  écrits ,  la  Vision  d'Hébal.  Longtemps 
!  après ,  lorsque  son  cœur  attristé  revenait  sur  les 
faiblesses  de  ses  premiers  temps  de  Paris  ,  il  me 
parlait  encore  du  bien  que  lui  avait  fait  ce  court 
épisode.  «  Qui  nous  donnera,  disait- il   dans  nos 
derniers  entretiens ,  qui  nous  donnera  une  Vision 
d'Hébal  ?     Hélas!  c'était  Dieu  seul  qui  devait  la  lui 
donner  en  l'appelant  aux  spleWeurs  de  l'autre  vie. 


—  220  — 

Le  lecteur  se  demandera  sans  doute  ce  que  faisait 
enfin  ce  précoce  étudiant,  si  favorisé  de  la  nature  et 
de  la  Providence.  11  faisait  ce  que  sa  famille  avait 
souhaité  de  lui.  Fils  obéissant,  il  portait  sur  les 
bancs  de  l'école  de  droit  une  intelligence  docile  et 
cependant  rebelle,  parce  que  tous  ses  instincts  l'en- 
traînaient ailleurs,  aux  grands  rivages  de  la  poésie, 
de  l'histoire,  de  l'érudition  littéraire  et  philosophique. 
Il  lisait  les  anciens  et  les  modernes ,  et,  dans  les 
intervalles  perdus,  jetait  à  son  esprit  comme  une  dis- 
traction la  connaissance  de  l'italien  ,  de  l'espagnol, 
de  l'anglais  et  de  l'allemand.  Des  amis  de  son  âge, 
presque  tous  issus  de  sa  ville  natale,  commençaient 
aussi  à  l'entourer  et  à  lui  disputer  ses  heures.  Mais 
les  joies  de  l'amitié,  ni  celles  de  l'étude  et  de  la  reli- 
gion, ne  parvenaient  à  le  défendre  d'une  teinte  de 
mélancolie.  Car,  si  riche  qu'il  fût  par  ses  dons ,  il  en 
avait  le  contre- poids  dans  une  santé  faible  et  dans 
une  tendance  à  s'inquiéter  de  l'avenir.  Quel  homme 
fut  heureux  d'ailleurs  avec  de  grands  dons  ?  Quel 
vase  habité  par  une  âme  d'élite  n'a  pas  reçu  du  ciel 
la  goutte  d'absinthe  qui  doit  le  purifier?  Ozanam  , 
tout  jeune  encore,  sentait  vivement  les  misères  de 
son  siècle.  S'il  l'eût  haï  et  méprisé,  il  eût  pu  deman- 
der à  l'orgueil  l'insouciance  de  la  destinée  commune: 
mais  il  aimait  cet  âge  tourmenté  du  bien  et  du  mal; 
il  en  espérait  beaucoup,  il  le  portait  dans  son  sein.: 
comme  un  malade  faisant  effort  vers  la  vie,  et  tout 
ce  qui  tendait  à  l'avilir  ou  à  le  détourner  de  sa  roule 
lui  causait  une  sensible  affliction.  Aussi ,  à  peine 
âgé  de  vingt  ans.  Dieu,  qui  l'avait  prédestiné  à  une 


221  — 

existence  courte  et  remplie,  lui  inspira-t-il  un  des- 
sein qu'on  n'eût  pas  même  attendu  d'un  homme  con- 
sommé, et  qui  devait  prendre  place  parmi  les  œu- 
vres les  plus  fécondes  et  les  plus  mémorables  de  ce 
temps. 


IV 


Quoique  Ozanam  n'eût  jamais  éprouvé  dans  sa 
foi  de  défaillance  positive,  cependant  il  ne  laissait 
pas  de  sentir  combien  ce  don  précieux  avait  besoin 
d'être  gardé  au  milieu  de  la  défaveur  publique  et  de 
l'irruption  sans  mesure  des  systèmes  philosophiques 
et  religieux.  Le  xviii®  siècle  avait  détruit,  le  xix®  vou- 
lait reconstruire.  Mais ,  ne  parlant  d'aucune  foi  et 
d'aucune  fin  surnaturelle,  il  ne  pouvait  se  donner 
pour  principe  que  la  raison,  pour  but  le  plus  élevé 
que  l'amélioration  du  genre  humain  dans  le  temps. 
De  là  des  plans  vastes,  nouveaux,  étrangers  à  tout 
ce  qui  avait  précédé ,  annonçant  avec  enthousiasme 
le  règne  indéfini  du  bien-être  sur  la  terre  par  une 
sainte  réhabilitation  de  tous  les  plaisirs  et  une  orga- 
nisation pacifique  de  toutes  les  passions.  Les  thèmes 
étaient  divers,  le  fond  ne  variait  pas.  Une  foule 
d'esprits  initiés  aux  sciences  physiques  et  mathé- 
matiques, mais  inhabiles  à  toute  conception  de 
l'ordre  moral  et  religieux,  s'étaient  jetés  dans  ces 
spéculations,  qui  avaient  une  apparence  gigan- 
tesque sans  aucune  force  vitale,  et  qui  devaient 
crouler  devant  l'impuissance  d'une  réalisation  même 


k 


—  222  — 

éphémère ,  comme  tout  ce  qui  n*a  pas  en  soi  le 
souffle  divin  du  bon  sens.  Quiconque  n'admet  pas 
comme  un  élément  du  monde  le  mal  de  l'âme,  qui 
est  le  péché,  et  le  mal  du  corps,  qui  est  le  châtiment 
du  péché,  celui-là  bâtit  sur  le  néant  :  comme  il  y  a 
dans  l'air  respirable  un  principe  mortel ,  il  y  a  dans 
la  société  humaine  un  principe  de  corruption.  Il  faut 
le  combattre,  mais  non  pas  le  nier,  et,  en  le  com- 
battant, il  faut  êlre  certain  qu'on  ne  le  déracinera 
jamais  du  sol  où  l'homme  est  semé.  L*homme  est  un 
être  libre,  et  chaque  pulsation  de  sa  vie  produit  lo 
bien  et  le  mal,  comme  la  contradiction  où  s'exerce 
sa  liberté.  Mais  ce  qui  est  évident  pour  le  chrétien 
ne  l'est  pas  toujours  pour  le  génie  lui-même,  bien 
moins  encore  pour  les  esprits  médiocres  qui  croient 
en  eux.  Du  temps  qu'Ozanam  fréquentait  la  poudre 
de  la  jurisprudence,  ces  systèmes  éclos  avant  la 
révolution  de  1830  avaient  puisé  dans  le  succès  de 
l'événement  politique  une  nouvelle  énergie  ;  ils 
affectaient  des  prétentions  religieuses  au  nom  de 
la  négation  morale,  ils  se  donnaient  des  costumes 
officiels ,  ils  préparaient  des  temples  sur  les  hau- 
teurs de  Paris,  ils  ébranlaient  enfin  l'opinion,  et 
l'on  pouvait  craindre  que  ce  bruit  ne  fût  de  la  puis- 
sance. 

Inquiets,  mais  non  troublés,  plusieurs  jeunes  gens 
s'étaient  réunis  avec  Ozanam  pour  traiter  toutes  ces  ] 
questions  et  tenir  tête,  au  nom  de  l'Évangile  et  de  j 
Jésus -Christ,  à  l'orgueil  prophétique  des  nouveaux 
venus.  Je  dis  l'orgueil  prophétique,  parce  que  c'était 
leur  coutume  de  se  donner  l'avenir,  et,  tout  en  re- 


—  223  — 

connaissant  les  bienfaits  du  christianisme  dans  le 
passé,  de  le  dire  impuissant  à  extirper  le  mal  du 
monde,  ce  à  quoi,  en  effet,  le  christianisme  ne  pré- 
tend pas.  Après  nombre  de  discussions  d'histoire  et 
de  philosophie,  Dieu ,  qui  est  avec  ceux  qui  le  cher- 
chent, illumina  le  cœur  de  ces  jeunes  gens.  Ils  étaient 
huit ,  et  je  ne  blesserai  le  souvenir  d'aucun  d'eux  en 
assurant  qu'Ozanam,  quoique  leur  condisciple,  était 
le  saint  Pierre  de  leur  obscur  cénacle.  Il  n'a  jamais 
réclamé  cet  honneur.  Peu  de  mois  avant  sa  mort,  à 
Florence,  il  racontait  dans  une  nombreuse  assem- 
blée de  jeunes  Toscans  les  origines  de  la  société  de 
Saint-Vincent-de-Paul,  et  il  disait  seulement  qu'il 
était  des  huit  à  qui  la  chrétienté  est  redevable,  après 

!  Dieu  ,  de  cette  fondation.  Il  était  donc  des  huit ,  cela 
suffit  à  sa  mémoire,  et  si  Dieu  l'a  fait  le  premier 
entre  ses  pairs ,  il  l'a  fait  aussi  le  premier  dans  la 
mort. 

Ces  huit  jeunes  gens,  au  mois  de  mai  1833,  eurent 
donc  cette  inspiration,  de  prouver  une  fois  de  plus 
que  le  christianisme  peut  en  faveur  des  pauvres  ce 
qu'aucune  doctrine  n'a  pu  avec  lui  et  après  lui;  et, 
tandis  que  les  novateurs  s'épuisaient  en  théories 
qui  devaient  changer  le  monde,  eux,  plus  modestes, 

:  se  prirent  à  monter  les  étages  où  se  cachait  la  mi- 
sère de  leur  quartier.  On  les  vit,  dans  la  fleur  de 
l'âge,  écoliers  d'hier,  fréquenter  sans  dégoût  les 
plus  abjects  réduits  et  apporter  aux  habitants  in- 
connus de  la  douleur  la  vision  de  la  charité.  La 
charité  est  belle  en  quiconque  l'accomplit;  elle  est 
belle  dans  l'homme  mûr  qui  retranche  une  heure 


224  

à  ses  affaires  pour  la  donner  aux  affaires  de  la  souf- 
france; elle  est  belle  dans  la  femme  qui  s'éloigne 
un  moment  du  bonheur  d'être  aimée  pour  porter 
l'amour  à  ceux  qui  n'en  connaissent  plus  que  le 
nom  ;  elle  est  belle  dans  le  pauvre  qui  trouve  en- 
core une  parole  et  un  denier  pour  le  pauvre  :  mais 
c'est  dans  le  jeune  homme  qu'elle  apparaît  tout 
entière,  telle  que  Dieu  la  voit  en  lui-même  au 
printemps  de  son  éternité,  telle  que  Jésus  la  voyait, 
au  jour  de  son  pèlerinage ,  sur  le  front  de  saint 
Jean.  Fille  de  la  foi ,  Ozanam  et  ses  amis  voulu- 
rent lui  confier  la  leur  comme  à  une  mère,  et  ce 
fut  leur  intention  que  la  charité  servît  de  média- 
trice aux  générations  de  leur  siècle  et  y  versât  la 
lumière  que  le  raisonnement  éperdu  y  répandait  en 
vain. 

Vingt  ans  après,  dans  cette  réunion  de  Florence 
que  je  mentionnais  tout  à  l'heure ,  et  où  Ozanam, 
mourant  tirait  de  sa  poitrine  les  dernières  paroles 
éloquentes  qu'il  ait  prononcées  en  public,  il  pouvait 
dire  avec  l'assurance  de  l'homme  qui  a  rempli  sa 
tâche  sous  l'œil  et  avec  le  bras  de  Dieu  :  «  Au  lieu 
«  de  huit,  à  Paris  seulement  nous  sommes  deux 
«  mille,  et  nous  visitons  cinq  mille  familles,  c'est- 
«  à-dire  environ  vingt  mille  individus,  c'est-à-dire 
«  le  quart  des  pauvres  que  renferme  cette  immense 
«  cité.  Les  conférences ,  en  France  seulement,  sont 
«  au  nombre  de  cinq  cents,  et  nous  en  avons  en 
«  Angleterre,  en  Espagne,  en  Belgique,  en  Amé- 
«  rique,  et  jusqu'à  Jérusalem.  C'est  ainsi  qu'en 
«  commençant  humblement  on  peut  arriver  à  faire 


—  225  — 

«  de  grandes  choses ,  comme  Jésus-Christ ,  qui  de 
«  l'abaissement  de  la  crèche  s'est  élevé  à  la  gloire 
«  du  Thabor.  » 

0  sainte  fécondité  des  œuvres  divines  !  Société 
de  Saint-Vincent-de-Paul ,  que  nos  yeux  ont  vue 
naître  dans  Paris  de  quelques  jeunes  gens  exposés 
à  tous  les  prestiges  de  leur  siècle  -et  à  tous  les  pé- 
rils de  leur  âge,  non.  vous  ne  périrez  jamais  dans 
notre  mémoire ,  et  jamais  non  plus  n'y  périra  l'espé- 
rance que  vous  nous  avez  donnée  des  bénédictions  de 
Dieu! 

C'était  de  loin  que  la  Providence  s'y  était  prise 
pour  préparer  l'avènement  d'une  œuvre  qu'elle  des- 
tinait à  une  si  prompte  et  si  admirable  diffusion. 
Ozanam  en  avait  puisé  le  germe  dans  son  propre 
sang ,  et  lorsqu'il  montait  l'escalier  des  pauvres ,  il 
pouvait  y  retrouver  les  pas  de  son  père  et  de  sa 
mère.  Tous  deux,  en  effet,  avaient  l'habitude  de  vi- 
siter en  personne  les  indigents  :  tous  deux,  déjà 
vieillis,  se  défendaient  l'un  à  l'autre  de  monter  au 
delà  du  quatrième  étage;  mais,  la  charité  trompant 
leur  prudence  réciproque,  il  leur  arrivait  de  se  ren- 
contrer en  flagrant  délit  au  même  palier.  Instruit  à 
une  telle  école,  Ozanam  n'avait  point  séparé  la  foi 
des  œuvres;  il  avait  appris  de  bonne  heure  à  joindre 
aux  mouvements  de  l'âme  qui  le  portaient  vers  Dieu 
les  mouvements  d'une  tendresse  plus  sûre  de  ne  pas 
se  faire  illusion,  et  il  voyait  Jésus-Christ  dans  les 
pauvres  pour  être  certain  de  le  voir  et  de  le  possé- 
der dans  son  cœur.  Au  lieu  que  ,  d'ordinaire ,  le 
goût  des  spéculations  de  l'esprit  incline  à  oubUer  les 


—  226  — 

douloureuses  réalités  delà  vie,  Ozanam  avait  reçu  à 
la  fois  les  deux  dons,  celui  d'une  ardeur  scientifique 
extrême  et  celui  d'une  sensibilité  non  moins  active 
aux  maux  de  ses  frères.  Il  traitait  les  pauvres  avec 
le  respect  le  plus  affectueux.  Venaient-ils  chez  lui, 
il  les  faisait  asseoir  dans  ses  fauteuils,  comme  des 
hôtes  de  distinction.  Allait-il  chez  eux,  après  leur 
avoir  donné  son  argent,  sa  parole  et  son  temps, 
il  ne  manquait  pas  d'ôler  son  chapeau  et  de  leur  dire 
avec  un  salut  gracieux  qu'il  affectionnait  :  «  Je  suis 
votre  serviteur.  »  Le  jour  de  Pâques,  il  leur  portait 
de  petits  cadeaux,  tels  qu'un  bénitier,  une  vierge, 
un  christ,  ou  un  pain  plus  délicat  choisi  exprès. 

Le  matin  d'un  jour  de  l'an  ,  celui  de  1852,  le  der- 
nier qu'il  ait  vu  à  Paris  et  l'avant-dernier  qu'il  ait  vu 
au  monde,  il  dit  à  sa  femme  qu'une  telle  famille  était 
bien  malheureuse,  qu'elle  avait  été  obligée  de  mettre 
au  mont-de-piété  sa  commode  de  mariage,  dernier 
reste  d'une  ancienne  aisance  ,  et  qu'il  avait  envie  de 
la  leur  rendre  pour  leurs  étrennes  du  premier  de  l'an. 
Sa  femme  l'en  dissuada  par  des  raisons  plausibles , 
et  il  s'y  rendit.  Le  soir  venu ,  au  retour  des  visites 
officielles,  Ozanam  était  triste;  il  jeta  un  regard 
douloureux  sur  les  jouets  entassés  aux  pieds  de  sa 
fille,  et  ne  voulut  pas  toucher  aux  bonbons  qu'elle  lui 
présentait.  Il  était  aisé  de  comprendre  qu'il  regrettait 
la  bonne  œuvre  manquéele  matin.  Sa  femme  l'ayant 
supplié  de  suivre  sa  première  pensée,  il  partit  aus- 
sitôt pour  racheter  le  meuble,  et  après  l'avoir  ac- 
compagné lui-même  jusque  chez  ces  pauvres  gens 
il  rentra  tout  heureux. 


Comme  tous  ceux  qui  font  du  bien,  Ozanam  était 
I rompe  quelquefois.  Il  avait  longtemps  secouru  un 
Italien  en  lui  demandant  des  traductions  dont  il  n'a- 
vait nul  besoin.  Cet  étranger,  placé  par  lui,  trahit 
la  conflance  de  l'établissement  qui  l'avait  reçu,  et, 
pressé  par  la  misère,  il  revint  à  celui  dont  il  connais- 
sait le  cœur  et  la  porte.  Ozanam  ,  pour  la  première 
fois,  l'accueillit  durement  et  lui  refusa  l'aumône. 
Mais  à  peine  était-il  seul ,  que  le  remords  entra  dans 
sa  conscience.  Il  se  disait  intérieurement  «  qu'on  ne 
«  doit  jamais  réduire  un  homme  au  désespoir,  et 
«  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  refuser  un  morceau  de 
«  pain  au  plus  vil  scélérat;  que  lui-même  un  jour 
«  aurait  besoin  que  Dieu  ne  fût  pas  inexorable  pour 
«  lui ,  comme  il  venait  de  l'être  pour  une  de  ses 
«  créatures  rachetées  de  son  sang.  »  N'y  pouvant 
plus  tenir,  il  prend  son  chapeau,  court  à  toutes 
jambes  à  la  recherche  de  ce  malheureux,  le  re- 
trouve au  milieu  du  Luxembourg,  et  lui  donne  avec 
l'aumône  une  preuve  de  son  repentir  et  de  sa  cha- 
rité. 

Un  dernier  trait  achèvera  de  le  peindre  sous  ce 
rapport.  Il  avait  compris  que,  sans  un  budget  régu- 
lier des  pauvres  ,  l'aumône  est  toujours  pesante,  in- 
certaine, et  au-dessous  de  la  part  qu'on  lui  doit.  C'est 
pourquoi  son  budget  des  pauvres  était  exactement 
dressé  chaque  année,  et  il  s'élevait  ordinairement  au 
dixième  de  ses  dépenses,  quelquefois  plus  haut.  En 
cette  manière,  le  sacrifice  une  fois  fait,  le  visage  de 
personne  ne  lui  étaU  importun.  11  savait  que  le  petit 
trésor  était  là.  La  seule  question  était  la  quantité  de 


—  -228  — 

bonheur  qu'il  se  donnerait  en  le  distribuant  à  pro- 
pos. 

Telle  fut  donc  l'origine  de  la  société  de  Saint-Vin 
cent-de-Paul,  telle  fut  la  première  œuvre  d'Ozanam, 
et,  je  l'ai  dit,  il  n'avait  que  vingt  ans. 

Mais,  avant  de  le  suivre  plus  loin,  je  ne  puis 
omettre  une  remarque.  Depuis  le  rétablissement  du 
culte  catholique  en  France ,  c'est-à-dire  depuis  les 
premières  années  du  siècle,  toutes  les  associations 
intimes  fondées  au  nom  de  la  foi  avaient  été  mêlées 
d'un  élément  étranger.  Les  affinités  politiques  étaient 
le  levain  secret  qui  se  cachait  plus  ou  moins  sous  la 
sincérité  réelle  qu'on  y  apportait.  Ozanam  et  ses  an- 
ciens amis  rompirent  avec  cette  tradition.  Ils  décla- 
rèrent que  dans  une  œuvre  de  charité,  non  moins 
qu'à  l'église  devant  Jésus-Christ,  il  n'y  avait  plus 
de  Juif  ni  de  Grec,  et  que  quiconque  aimerait  les 
pauvres  serait  le  bienvenu  parmi  eux ,  sans  que  ja- 
mais on  s'enquît  des  opinions  qui  gouvernaient  sa 
pensée.  Non  pas  que  ce  fût  de  leur  part  un  mépris 
des  opinions ,  ou  qu'ils  voulussent  fonder  leur  ou- 
vrage sur  l'indifférence  des  choses  du  temps.  Les 
choses  du  temps  sont  toujours  bonnes  ou  mauvaises, 
vraies  ou  fausses,  utiles  ou  nuisibles,  et  par  consé- 
quent un  chrétien  en  tient  le  compte  qu'il  doit  :  mais 
ce  ne  sont  néanmoins  que  des  choses  qui  passent,  et 
le  don  du  Christ  est  de  nous  élever  plus  haut,  dans 
des  régions  où  l'on  n'aperçoit  plus  les  contradictions 
humaines,  mais  où  on  les  oublie  du  moins  dans  un 
rapprochement  qui  est  la  grande  trêve  de  Dieu.  Saint 
Vincent  de  Paul,  choisi  par  Ozanam  et  ses  coopéra- 


—  229  — 

leurs  pour  signe  de  ralliement,  était  lui-même  un 
nom  pacifique,  un  nom  cher  au  monde  comme  à  l'É- 
glise, et  dont  le  prestige,  tenant  du  ciel  et  de  la  terre, 
convenait  à  toute  âme  généreuse  comme  à  tout  bon 
dessein. 

Aussi,  une  fois  la  barrière  ouverte,  nul  ne  resta 
dehors  de  ceux  qui  étaient  capables  de  donner  à 
Dieu  une  heure  de  leur  temps,  et  la  société  de  Saint- 
Vincent-de-Paul  est  devenue,   selon  une  heureuse 
expression  de  saint  Vincent  de  Paul  lui-même,   le 
parti  de  Dieu  et  des  pauvres ,  l'agape  universelle ,  la 
résurrection  de  l'unité  entre  ceux  qui  veulent  tra- 
vailler au  salut  du  monde  sans  prendre  les  livrées 
d'un  apostolat  trop  fort  pour  leur  vocation  ou  leur 
I  vertu.  Les  révolutions  elles-mêmes,  qui  avaient  dé- 
I  racine   tant  d'autres  œuvres,  ont  respecté  celle-ci. 
Le  parfum  sans  tache  de  la  charité  a  écarté  d'elle  le 
!  soupçon  ;  on  a  cru  à  sa  sincérité  parce  qu'elle  a  été 
sincère. 


Le  lecteur  se  persuade  peut-être  que  le  soin  des 
pauvres ,  uni  à  l'étude  de  la  jurisprudence  et  à  la 
culture  des  langues,  épuisait  l'activité  d'Ozanam; 
ce  serait  une  erreur.  Il  y  avait  à  la  Sorbonne  et  au 
Collège  de  France  des  tribunes  chères  à  la  jeunesse, 
mais  qui,  trop  souvent,  manquaient  envers  le  chris- 
tianisme de  justice  et  de  vérité.  Ozanam  assistait 
aux  cours  les  plus  célèbres.  Appréciateur  du  mérite, 


—  230  — 

môme  chez  les  ennemis,  il  écoutait  tout  ensemble 
avec  plaisir  et  avec  réserve.  Ses  notes  prises ,  il 
rentrait  chez  lui ,  recherchait  les  faits  à  leur  source, 
les  rectifiait;  puis  ,  seul  le  plus  souvent,  quelque- 
fois avec  des  amis,  même  avec  des  jeunes  gens 
inconnus  dont  il  sollicitait  la  signature,  il  adres- 
sait au  professeur  une  lettre  grave  et  raisonnée, 
où  il  l'avertissait  de  ses  torts  et  le  conjurait  avec 
un  accent  de  sainte  naïveté  de  réparer  le  dom- 
mage qu'il  avait  fait  à  des  intelligences  auxquelles 
il  devait  la  lumière.  M.  Jouffroy  reçut  un  jour  une 
de  ces  lettres,  signée  Ozanam,  étudiant.  Il  avait 
connu  dans  son  enfance  le  souffle  de  Dieu ,  et , 
même  avant  de  mourir ,  il  en  eut  des  retours  qui 
ont  honoré  sa  mémoire.  La  lettre  d'Ozanam  le  tou- 
cha. Il  y  était  dit  que  bien  des  jeunes  gens  qui  as- 
sistaient à  son  cours  étaient  chrétiens,  et  qu'ils  souf- 
fraient douloureusement  de  voir  un  homme  comme 
lui,  éloquent,  généreux,  et  sans  doute  sincère,  se 
permettre  contre  leur  foi  des  attaques  auxquelles 
ils  ne  pouvaient  pas  répondre ,  puisque  le  respect 
de  l'ordre  et  de  sa  personne  leur  commandait  un 
silence  absolu.  M.  Jouffroy,  dans  la  leçon  qui  sui- 
vit, donna  connaissance  à  son  auditoire  des  obser- 
vations qu'il  avait  reçues,  loua  l'auteur  de  la  conve- 
nance et  du  savoir  dont  il  avait  fait  preuve;  puis, 
avec  une  droiture  qui  mérite  d'être  rappelée ,  il 
désavoua  ce  qu'il  avait  dit  au  préjudice  de  la  vé- 
rité. «  Messieurs,  ajouta-t-il,  il  y  a  cinq  ans,  je 
«  ne  recevais  que  des  objections  dictées  par  le  ma- 
«  térialisme  ;  les  doctrines  spiritualistes  éprouvaient 


—  231  — 

«  la  plus  vive  résistance  :  aujourd'hui  les  esprits 
«  ont  bien  changé,  l'opposition  est  toute  catho- 
«  lique.  » 

Depuis  ce  jour,  et  jusqu'à  dCG  temps  où  les  pas- 
sions s'envenimèrent,  on  remarqua  dans  les  profes- 
seurs les  plus  accrédités  une  circonspection  qu'ils 
n'avaient  pas  montrée  d'abord. 

Mais  ce  n'était  là  qu'un  palliatif,  une  diminution 
d'infériorité.  Ozanam  s'affligeait  au'il  n'y  eût  pas  à 
Paris ,  en  présence  de  tant  de  chaires  hostiles  ou 
indifférentes,  et  devant  une  jeunesse  si  nombreuse, 
une  chaire  dont  l'éclat  fît  le  contre-poids  des  gloires 
de  l'erreur  et  leur  disputât  l'ascendant.  Sans  doute 
la  vérité  ne  régnera  jamais  seule;  son  sort  est  de 
combattre,  et  d'avoir  par  conséquent  d'illustres  en- 
nemis. Mais  si  son  empire,  pour  être  giand  et  du- 
rable, doit  être  contesté,  il  ne  lui  est  pas  interdit 
d'avoir  des  défenseurs  dignes  d'elle;  et,  de  fait, 
dans  toute  la  suite  de  son  histoire,  on  voit  presque 
toujours  le  Père  de  l'Église  à  côté  du  sophiste  élo- 
quent, Origène  en  face  de  Porphyre ,  saint  Basile 
auprès  de  Libanius.  La  liste  de  ces  oppositions  se- 
rait grande;  elle  a  commencé  à  Lucifer  et  à  l'ar- 
change saint  Michel ,  elle  ne  se  clora  qu'au  dernier 
jour  du  monde.  Aussi  Ozanam ,  qui  savait  les  voies 
de  Dieu,  ne  désespérait-il  pas  d'obtenir  pour  son  âge 
la  consolation  donnée  à  tant  d'autres  qui  avaient 
précédé  le  sien.  Seulement  la  modestie  ne  lui  eût 
pas  permis  de  croire  qu'il  était  l'homme  élu,  et  que 
bientôt,  dans  ces  mêmes  lieux  où  il  allait  entendre 
des  voix  qui  l'affligeaient,  la  sienne,  la  sienne  elle- 


—  232  — 

même ,  maîtresse  des  cœurs ,  ouvrière  inlrépide  de 
la  vérité,  arracherait  à  une  foule  émue  douze  années 
d'applaudissements. 

Mais  le  lever  de  ces  beaux  jours  était  encore  dans 
l'ombre.  En  attendant,  il  plut  à  la  divine  Providence 
d'accomplir  à  quelque  degré  le  vœu  de  son  servi- 
teur. M.  de  Quélen,  archevêque  de  Paris  ,  fonda  les 
Conférences  de  Notre-Dame,  destinées  à  initier  la 
jeunesse  aux  preuves  fondamentales  du  christia- 
nisme et  à  l'attirer  vers  la  lumière  par  le  charme 
même  de  la  lumière.  Ozanam  ne  fut  pas  sans  in- 
fluence sur  cette  fondation.  Il  l'avait  sollicitée  du 
pieux  et  noble  archevêque ,  de  concert  avec  quelques- 
uns  de  ses  amis. 

Cependant  sa  carrière  ne  se  dessinait  pas.  Elle  fut 
même  un  instant  sur  le  point  de  se  tromper  elle- 
même,  tant  il  est  difficile  à  l'esprit  le  plus  pénétrant 
de  discerner  sa  place  et  de  savoir  ce  que  la  Provi- 
dence lui  veut.  Ozanam,  comme  tout  écolier  de  ju- 
risprudence, avait  subi  les  épreuves  qui  terminent 
cette  étude,  et,  voulant  tendre  un  peu  plus  loin  par 
l'ardeur  de  son  esprit,  il  avait  ambitionné  et  obtenu 
le  titre  de  docteur  en  droit.  Sa  thèse  est  datée  du 
30  août  1836.  Presque  aussitôt,  changeant  son  front 
de  bataille ,  il  avait  aspiré  au  même  honneur  dans 
la  faculté  des  lettres,  et,  à  l'issue  d'une  double 
thèse  liatine  et  française  ,  la  première  sur  la  descente 
des  héros  aux  enfers  dans  les  poètes  de  V antiquité , 
la  seconde  sur  le  Dante  et  la  Divine  Comédie ,  l'an- 
née 1839  avait  couronné  ses  désirs.  C'était  plus 
qu'un   succès  ,   c'était  une  révélation.   M.  Cousin , 


—  233  - 

l'un  de  ses  juges,  n'avait  pu  s'empêcher  de  lui  dire 
en  l'entendant  :  «  Ah  !  monsieur  Ozanam  ,  on  n'est 
pas  plus  éloquent  que  cela  !  »  La  sombre  figure  du 
Dante,  qu'il  avait  évoquée  du  xiii^  siècle  avec  sa 
triste  auréole  de  poëte,  de  docteur  et  de  proscrit, 
avait  elle-même  éveillé  son  génie ,  et  à  vingt-six 
ans,  au  témoignage  d'un  maître  dans  l'art  d'écrire 
et  de  parler,  au  témoignage  plus  sûr  encore  de 
l'applaudissement  public,  il  avait  pu  se  dire  :  Ce 
n'est  pas  un  songe,  l'éloquence  m'a  visité!  Mais  ce 
fut  en  vain .  Une  tentation  l'assaillit  aux  portes  mêmes 
du  temple,  quand  déjà  la  destinée  le  tenait  par  la 
main. 

La  ville  de  Lyon  avait  obtenu  du  gouvernement 
la  création  d'une  chaire  de  droit  commercial ,  et 
elle  avait  demandé  au  ministre,  pour  premier  titu- 
laire ,  son  jeune  et  brillant  concitoyen,  Frédéric 
Ozanam.  Qui  peut  être  insensible  au  bonheur  de 
revoir  son  pays  natal,  d'y  retrouver  sa  famille,  ses 
amis,  ses  souvenirs,  en  leur  rapportant,  après  quel- 
ques années  d'absence ,  un  mérite  déjà  reconnu  et 
déjà  récompensé?  Ozanam  ne  fut  pas  assez  fort  contre 
cette  subite  apparition  d'un  bonheur  honorable  et 
assuré.  Il  eut  peur  des  hasards,  et,  comme  un  che- 
val qui  obéit  au  premier  signe  qui  lui  commande 
l'arrêt,  il  se  hâta  de  tourner  la  tête  pour  ne  pas  voir 
et  ne  pas  entendre  l'autre  signal  qui  lui  avait  été 
donné. 

Heureusement  que  Dieu  appelle  de  nos  fautes.  Il 
ne  ratifie  pas  du  premier  coup  nos  timidités  et  nos 
refus.  Après  avoir  professé  le  droit  commercial  à 


—  234  - 

Lyon,  pendant  une  année,  avec  la  solidité  d'un 
vieux  docteur  et  la  verve  d'un  jeune  érudit ,  Ozanam 
se  sentit  défié  par  un  concours  qui  s'ouvrait  à  Paris 
pour  le  titre  d'agrégé  à  la  Faculté  des  lettres.  C'était 
un  titre  nouveau,  qui  ne  répondait  à  rien  dans  la 
classification  traditionnelle  des  grades  littéraires  et 
scientifiques,  mais  qui  conférait  des  droits  et  rap- 
prochait des  hautes  chaires  de  l'enseignement.  Pour 
la  première  fois  ,  Ozanam  se  trouvait  en  présence 
de  rivaux,  dans  une  scène  animée  par  le  talent 
d'autrui.  Il  y  déploya,  durant  quinze  jours,  un  sa- 
voir et  une  promptitude  de  ressources  qui  firent 
de  ce  concours  un  spectacle  émouvant.  Le  sort 
même  vint  ajouter  son  angoisse  et  sa  péripétie  à 
l'intérêt  de  l'action.  Il  condamna  Ozanam  à  préparer 
en  vingt-quatre  heures  une  leçon  orale  sur  les  sco- 
liastes.  Que  dire  des  scoliastes ,  les  eût-on  connus? 
Le  lendemain,  tout  le  monde  était  tremblant  :  mais 
Ozanam,  dans  le  sujet  le  plus  ingrat  du  monde,  sut 
encore  être  habile,  disert,  ingénieux,  fécond  en 
rapprochements  inattendus ,  et  il  charma  d'autant 
plus  qu'on  avait  douté  davantage  de  son  succès.  Le 
premier  rang  du  concours  lui  fut  donné  par  le  suf- 
frage unanime  de  ses  juges,  et  aux  acclamations  du 
public. 

Néanmoins  il  doutait  encore.  Vainement  M.  Fau- 
riel ,  professeur  de  littérature  étrangère  à  la  Sor- 
bonne,  lui  offrait  la  suppléance  de  sa  chaire  :  Lyon 
et  le  droit  commercial  le  fascinaient  comme  un 
bien  acquis,  un  port  où  il  était  entré.  Ce  fut 
M.  Ampère,  le  fils  du  mathématicien ,  qui  eut  l'hon- 


—  23o  — 

ncur  de  persuader  Ozanam  et  de  l'enchaîner  à  son 
triomphe.  Digne  fils  d'un  père  illustre ,  M.  Ampère 
avait  conservé  pour  le  jeune  hôte  de  sa  maison 
une  sorte  de  tutelle  tempérée  par  l'amitié;  il  lui 
avait  ouvert  sans  jalousie  les  chemins  de  l'érudition  , 
et,  au  moment  décisif,  l'enlevant  à  des  hésitations 
qui  n'étaient  plus  qu'un  suicide,  il  lui  marqua  sa 
place  avecla  sagacité  d'un  augure  et  l'autorité  d'un 
maîlre. 

On  était  à  la  fin  de  1840  :  Ozanam  avait  vingt-sept 
ans. 

C'est  un  beau  jour  que  celui  où ,  parvenu  à  mi- 
chemin  de  la  vie ,  tout  voile  levé ,  toutes  incertitudes 
dissipées,  le  front  serein  et  le  cœur  à  l'aise,  l'homme 
a  le  secret  de  Dieu  sur  lui  et  assoit  la  tente  où  il 
achèvera  de  vivre.  Jusque-là  les  plus  beaux  rêves 
sont  troublés,  le  découragement  succède  à  l'exalta- 
tion ,  et  plus  on  a  reçu  de  Dieu ,  plus  ses  dons ,  en 
nous  ouvrant  des  perspectives,  ajoutent  au  mélan- 
colique tourment  de  l'avenir.  Ozanam  en  avait  souf- 
fert :  sa  nature  était  inquiète  et  un  peu  fébrile. 
Aussi  dut-il  éprouver  une  grande  dilatation  lorsque 
enfin  il  connut  la  volonté  de  Dieu  et  y  eut  acquiescé. 
Issu  d'une  famille  honorable ,  mais  médiocre,  venu 
à  Paris  simple  étudiant ,  il  avait,  en  neuf  années 
d'efforts,  conquis  un  rang  distingué  dans  une  double 
carrière  ,  la  jurisprudence  et  les  lettres  ,  occupé  une 
chaire  de  droit  et  mérité  la  suppléance  d'un  cours 
célèbre  à  la  Sorbonne.  M.  Ampère  lui  avait  donné 
l'hospitalité,  M.  de  Montalembert  le  recevait  ami- 
calement; tout  ce  qu'il  y  avait  parmi  les  chréî.iens 


—  230  — 

d'hommes  éminents  ou  en  voie  de  le  devenir  pres- 
sentait en  lui  un  successeur  ou  un  compagnon 
d'armes.  La  possession  prématurée  d'une  si  belle' 
vie  n'enfla  point  son  cœur.  Il  demeura  vrai,  ou- 
vert, cordial  et  laborieux  :  noble  effet  d'un  naturel 
que  la  raison  éclairait  de  toute  sa  lumière ,  et  que  la 
foi  avait  purifié  du  levain  de  l'orgueil.  Ce  point  si 
envié  de  l'assiette  dans  les  succès  ,  qui  est  presque 
toujours  le  signal  d'une  transformation  égoïste 
dans  le  cœur  de  l'homme,  avait  laissé  Ozanam  tel 
qu'il  était.  On  l'eût  pris  encore,  allant  à  sa  chaire 
de  Sorbonne,  pour  un  simple  étudiant.  Sa  tenue 
n'avait  pas  changé,  son  regard  était  honnête  et 
doux;  il  lisait  volontiers  en  chemin,  mais  sans  que 
l'application  l'empêchât  de  voir  les  marques  de 
sympathie  dont  il  était  l'objet,  et  il  rendait  tou- 
jours en  honneurs  plus  qu'on  ne  lui  avait  accordé. 
Pendant  vingt  ans  que  je  l'ai  connu,  je  l'ai  vu 
troublé,  indigné,  mais  sans  qu'il  m'ait  été  pos- 
sible d'y  découvrir  jamais  l'ombre  de  hauteur  ou 
d'affectation ,  ce  qui  est  le  signe  certain  d'une  âme 
plus  grande  que  la  fortune,  et  qui  voit  Dieu  constam- 
ment. 

Il  y  eut  un  piège  qu'Ozanam  n'évita  point.  Dès  ! 
qu'il  fut  heureux  ,  il  voulut  donner  son  bonheur  et 
augmenter  le  sien  en  le  partageant.  Oserai-je  dire, 
quoique  Dieu  l'ait  absous  en  bénissant  son  union, 
qu'il  était  encore  bien  jeune  pour  une  félicité  si 
ennemie  des  grandes  muses?  Comme  le  prêtre, 
l'homme  de  lettres  est  consacré,  et  si  le  ministère 
des  âmes  exige  un  culte  de  soi-même,  le  ministère 


de  la  pensée  ,  quand  on  est  digne  de  lui ,  exige  aussi 
des  austérités.  Il  est  difficile,  au  milieu  des  joies 
domestiques,  de  conserver  l'assiduité  du  travail  et 
la  liberté  de  l'intelligence,  et  plus  difQcile  encore 
de  retenir  ses  besoins  dans  la  modestie  de  ses 
ressources.  La  pauvreté  est  la  compagne  inévitable 
de  l'homme  de  lettres  qui  a  résolu  de  ne  vendre 
sa  plume  ni  à  l'or  ni  au  pouvoir;  et  la  pauvreté 
n'est  douce  qu'à  l'homme  solitaire  qui  vit  dans  l'im- 
mortaUté  de  sa  conscience  et  n'a  jamais  qu'un  mal- 
heur à  prévoir  ou  à  porter.  Mais  Ozanam  était  d'un 
siècle  où  l'on  n'attend  pas ,  et  il  se  laissa  prendre 
à  la  certitude  de  rendre  heureuse  avec  lui  une  chré- 
tienne rachetée  du  même  sang  que  lui.  Il  ne  se 
trompait  pas.  Il  avait  amassé  dans  son  cœur  un 
trésor  de  chasteté  qui  était  le  signe  d'un  trésor  de 
tendresse ,  et  il  pouvait  s'exposer  sans  crainte  à  ce 
flot  des  ans  qui  emporte  tout  amour ,  excepté  l'a- 
mour produit  et  gardé  par  la  vertu.  Son  mariage 
eut  lieu  dans  l'été  de  1841.  Il  épousa  M"^  Soula- 
croix,  fille  de  M.  Soulacroix  ,  recteur  de  l'Aca- 
démie de  Lyon.  Presque  aussitôt  il  conduisit  sa 
femme  en  Italie,  pays  qu'il  avait  déjà  visité  avec 
sa  mère  aux  vacances  de  1832  ,  et  vers  lequel  le 
rappelait  le  souvenir  des  émotions  et  des  révéla- 
tions qu'il  en  avait  reçues.  C'était  à  Rome  ,  devant 
la  fresque  du  Saint-Sacrement  de  Raphaël,  à  Flo- 
rence devant  les  tombeaux  de  l'église  de  Sainte- 
Croix,  que  la  figure  du  Dante,  l'Homère  du 
christianisme,  lui  était  apparue,  tout  illuminée  des 
obscurités  de  son  siècle  et  placée  par  la  Providence 


—  238  — 

entre  Virgile  et  le  Tasse,  comme  le  Titan  de  la  poé- 
sie. Il  revit  ces  beaux  lieux  tout  peuplés  de  grands 
hommes  et  de  grandes  choses,  ces  lieux  qui  sont 
pour  nous  des  ancêtres,  et  qui,  malgré  les  ruines  du 
passé  et  celles  de  l'avenir,  seront  l'éternel  pèlerinage 
des  esprits  cultivés.  Il  les  revit,  tenant  d'une  main 
sa  compagne  ravie;  lui  montrant  de  l'autre  les  hori- 
zons chers  à  sa  mémoire,  les  temples,  les  palais,  les 
aqueducs,  les  tombeaux  des  Romains,  les  reliques 
des  martyrs,  les  marbres  couchés  et  les  bronzes 
vivants,  toute  cette  antique  armée  que  l'inépuisable 
fécondité  de  l'Italie  garde,  accroît  et  tient  de- 
bout. La  Sicile,  jetée  au  seuil  extrême  de  tant  de 
beautés  comme  une  sentinelle  et  un  phare,  lui  ou- 
vrit aussi  ses  villes,  où  le  souffle  des  enfants  du 
Nord  a  remué  les  cendres  de  l'Etna  et  recouvert 
des  inspirations  du  christianisme  les  débris  du  génie 
grec. 

Au  retour  de  cette  course  rapide,  qui  était  une 
halte  entre  sa  jeunesse  finie  et  son  âge  mûr  com- 
mencé, Ozanam  parut  dans  sa  chaire,  qui  ne  le 
connaissait  encore  qu'à  demi. 


VI 


Ceux-là  seuls  qui  ont  dit  leur  âme  devant  un  au^ 
ditoire  savent  les  tourments  de  la  parole  publique, 
tourments  qui  arrachaient  à  Gicéron  ce  cri  plaintif  : 
«  Quel  est  l'orateur  qui,  au  moment  de  parler,  n'a 
«  senti  ses  cheveux  se  roidir  et  ses  extrémités  se 


-  239  — 

«  glacer?  »  Ozanam,  plus  qu'un  autre,  était  sujet 
au  mal  d'éloquence ,  parce  que  ses  organes  trop 
faibles  ne  répondaient  qu'imparfaitement  aux  se- 
cousses de  son  inspiration,  et  qu'une  timidité  natu- 
relle enchaînait  aussi  sur  ses  lèvres  et  dans  tout  son 
être  l'éclat  de  ses  facultés.  Défiant  de  lui-même,  il 
se  préparait  à  chacune  de  ses  leçons  avec  une  fatigue 
religieuse,  amassant  des  matériaux  sans  nombre 
autour  de  sa  pensée,  les  fécondant  par  ce  regard 
prolongé  de  l'intelligence  qui  les  met  en  ordre ,  et 
enfin  leur  donnant  la  vie  dans  ce  colloque  mysté- 
rieux de  l'orateur  qui  se  dit  à  lui-même  ce  qu'il 
dira  demain,  ce  soir,  tout  à  l'heure,  à  l'auditoire 
qui  l'attend.  Ainsi  armé,  tout  pâle  cependant  et 
défait,  Ozanam  montait  à  sa  chaire.  11  n'y  avait 
rien  de  bien  ferme  et  de  bien  accentué  dans  son 
début;  sa  phrase  était  laborieuse,  son  geste  embar- 
rassé ,  son  regard  mal  sûr  et  craignant  d'en  rencon- 
trer un  autre;  mais  peu  à  peu,  par  l'entraînement 
que  la  parole  se  communique  à  elle-même,  par 
cette  victoire  d'une  conviction  forte  sur  l'esprit  qui 
s'en  fait  l'organe,  on  voyait  de  moment  en  mo- 
ment la  victime  grandir,  et  lorsque  l'auditoire  lui- 
même  était  une  fois  sorti  de  ce  premier  et  morne 
silence  si  accablant  pour  l'homme  qui  doit  le  sou- 
lever, alors  l'abîme  rompait  ses  digues,  et  l'élo- 
quence tombait  à  flots  sur  une  terre  émue  et  fécondée. 
Des  applaudissements  sincères  répondaient  à  l'ora- 
teur, et,  tout  palpitant  d'un  bonheur  acheté  par 
huit  jours  de  travail  et  par  une  heure  de  verve , 
il  retournait  chez  lui  retrouver  la  peine ,  qui   est 


—  240  —  j 

la  condition  de  tout  service  et  l'instrument  de  toute 
gloire.  j 

Il  n'est  pas  ordinaire  qu'un  homme  érudit  soit  un  | 
homme  éloquent.  La  patience  nécessaire  à   l'inves-  \ 
tigation  des  livres  et  des  antiquités  s'allie  mal  au  feu  ! 
qui  jaillit  d'une  pensée  créatrice  :  on  n'aime  pas,  i 
quand  on  peut  jeter  des  mondes  dans  l'espace  par  i 
un  souffle  de  sa  vie  propre ,  chercher  péniblement  i 
sa  route  à  travers  des  astres  vieillis  et  trop  souvent  i 
éteints.  Ozanam,  par  un  don  singulier,  possédait  à  | 
la  fois  l'éloquence  et  l'érudition.  L'une  lui  était  aussi  I 
naturelle  que  l'autre.  Il  pouvait  toute  une  nuit  veil-  ! 
1er  dans  les  régions  abstruses  d'une  langue  ensevelie  ' 
ou  d'une  œuvre  inconnue,  et  le  lendemain  écrire  des 
vers,  préparer  un  discours,  s'échauffer  soUtairement  i 
dans  la  contemplation  directe  du  vrai  et  du  beau.  '\ 
Non -seulement  l'une  et  l'autre  faculté  lui  apparte- 
naient de  naissance,   mais  l'une  et  l'autre  étaient 
éminentes  chez  lui.  Il  était  grand  dans  la  poudre, 
avec  la  pioche  du  mineur,  et  grand  dans  la  lumière, 
avec  le  simple  regard  de  l'esprit.  Gela  lui  donnait  sa 
physionomie,  mélange  de  solidité  et  d'enthousiasme 
jeune  et  ardent. 

Le  cours  dont  il  était  chargé ,  au  vieux  sanctuaire  ' 
des  lettres  parisiennes,  exigeait  précisément  de  lui 
l'incomparable  souplesse  de  sa  nature.  11  devait  ini- 
tier son  auditoire ,  non  pas  aux  littératures  de  la 
Grèce  et  de  Rome,  mais  aux  lettres  étrangères, 
c'est-à-dire  aux  grands  travaux  de  l'esprit  dans  les 
idiomes  contemporains.  Ce  champ  était,  pour  ainsi 
dire,  sans  mesure;  car,  tandis  que  l'antiquité  n'a 


—  241  — 

produit  que  trois  langues  dignes  de  se  survivre  par 
la  perfection  de  leurs  monuments  et  par  leurs  rap- 
ports avec  léternelie  vie  du  christianisme,  les  temps 
nouveaux  ont  réparti  la  puissance  et  la  fécondité  des 
lettres  à  tous  les  peuples  issus  de  Jésus -Christ.  Ce 
qu'avait  dit  saint  Paul,  qu'il  n'y  a  plus  de  barbares , 
s'est  accompli  dans  les  arts  de  l'esprit  aussi  bien 
que  dans  l'ordre  des  mœurs.  Le  flambeau  de  David 
et  d'Homère  a  secoué  sa  flamme  sur  toutes  les  na- 
tions chrétiennes  :  toutes  ont  leurs  poètes,  leurs 
historiens,  leurs  orateurs,  et  qui  veut  s'initier  aux 
littératures    étrangères,    loin    d'entreprendre    une 
excursion  au  dehors,  se  trouve  jeté  au  centre  du 
génie  universel ,  dans  des  voies  et  des  splendeurs 
jqui  n'ont  plus  de  Umites.  Ozanam  s'était  préparé 
toute  sa  vie,  comme  s'il  en  eût  reçu  l'ordre  exprès 
de  la  Providence,  à  cette  infatigable  exploration.  Il 
savait  à  fond  les  principales  langues  modernes,  et  il 
lui  fut  aisé,  dès  qu'il  en  eut  mission,  de  pénétrer 
dans  les  richesses  dont  il  devait  la  découverte  et  le 
ipartage  à  ses  auditeurs.  Mais  ce  qui  n'eût  été  pour 
un  autre,  moins  chrétien  et  moins  profond,  qu'une 
exposition  éloquente  des  beautés  de  la  pensée  hu- 
maine sous  ces  ^ éléments  divers,  ne  pouvait  être 
pour  Ozanam  qu'une  prédication  de  la  vérité.  Tou- 
cher aux  langues  et  aux  œuvres  nouvelles,  c'était 
rencontrer  à  chaque  pas  ce  qui  en  fait  lame  et  la 
aouveauté,  c'est-à-dire  le  christianisme,  et  rencon- 
trer le  christianisme,  c'était  pour  lui  le  défendre  et 
jl'exalter. 

I    Peut-être,  s'il  eût  consulté  la  prudence  plus  que 

7* 


—  242  — 

l'élan  de  sa  foi,  eût- il  hésité  à  convertir  son  ensei- 
gnement en  une  démonstration  évangélique.  Les 
temps  étaient  émus,  et  ils  devaient  s'envenimer. 
Une  polémique  ardente,  soutenue  dans  les  jour- 
naux et  à  la  tribune  contre  le  monopole  de  l'en- 
seignement par  l'État,  préparait  à  TÉglise  de 
sanglantes  et  prochaines  représailles.  Il  était  na^ 
turel  de  craindre  que  le  contre -coup  ne  s'en  fit 
sentir  dans  un  auditoire  rassemblé  sous  un  pro- 
fesseur trop  vivement  chrétien.  Mais  cette  considé- 
ration n'arrêta  point  Ozanam.  Même  aux  plus  mau- 
vais jours,  lorsqu'une  chaire  voisine  de  la  sienne  et 
animée  d'un  esprit  semblable  tombait  sous  l'effort 
des  passions ,  il  ne  diminua  rien  du  courage  de  seg 
lèvres  et  de  la  simplicité  de  son  cœur.  Dieu  bénit 
l'une  et  l'autre.  Tout  lui  fut  pardonné  pendant 
douze  années,  et  11  mourut  populaire  comme  il  avait 
vécu. 

C'est  un  rare  secret  que  celui  de  la  popularité, 
j'entends  la  popularité  véritable,  celle  qui  ne  s'a^ 
chète  point  par  de  lâches  concessions  aux  erreurs 
d'un  siècle ,  mais  qui  entoure  d'une  auréole  préma- 
turée l'honnête  homme  vivant.  Autant  qu'on  peut  le 
découvrir  par  l'histoire,  la  première  condition  de 
cette  popularité  solide  est  dans  d'Inébranlables  cer- 
titudes et  de  persévérantes  directions.  L'homme  qui. 
change  d'esprit,  si  son  désintéressement  est  re- 
connu, conservera  peut-être  l'estime;  il  ne  conser- 
vera ni  la  confiance  ni  l'autorité.  Il  n'y  a  que  les 
convictions  Invincibles  qui  régnent  sur  les  âmes , 
lorsqu'elles  sont  au  service  d'ure  cause  qui  inté-  ' 


—  243  — 

resse  les  générations ,  et  que  le  talent  y  rehausse 
la  fermeté  de  la  conduite  et  Téclat  du  dévouement. 
Même  encore ,  toutes  ces  conditions  remplies  ,  il 
n'est  pas  impossible  qu'un  homme  échappe  à  la 
popularité,  si  quelque  chose  de  bienveillant  ne 
tempère  en  lui  la  force  du  caractère  et  n'abaisse 
la  hauteur  du  génie.  C'est  la  bonté  qui  rend  Dieu 
populaire,  et  l'homme  à  qui  elle  manque  n'obtien- 
dra jamais  l'amour,  sans  lequel  subsiste  bien  la 
renommée,  mais  non  pas  la  gloire.  C'est  l'amour 
qui  fait  de  la  gloire  une  si  belle  chose,  qui  inspire 
au  chrétien  ce  cantique  dont  le  ciel  et  la  terre  ne 
se  lassent  point:  Gloire  au  Père,  et  au  Fils,  au 
Saint-Esprit,  maintenant  et  dans  tous  les  siècles 
des  siècles. 

Or,  à  regarder  Ozanam  tel  que  nous  l'avons  pos- 
sédé vingt  ans,  il  me  semble  reconnaître  dans  sa 
personne  l'ensemble  des  traits  qui  expliquent  et 
justifient  la  popularité.  Dès  sa  première  jeunesse, 
on  voit  poindre  en  lui  une  conviction  profonde  du 
christianisme,  avec  un  désir  précoce  de  lui  consa- 
crer tous  les  travaux  de  son  esprit.  Sa  correspon- 
dance la  plus  reculée  offre  des  traces  sans  nombre 
de  cette  disposition  forte  et  généreuse  qui  devait 
bientôt  le  présenter  au  respect  des  chrétiens  de  son 
âge,  et  plus  tard  à  leur  reconnaissante  admiration, 
lorsque  le  succès  eut  justifié  les  espérances  qu'ils 
avaient  mises  dans  les  premiers  éclairs  de  son  talent. 
Nul  homme  de  foi,  au  moins  d'une  foi  éclatante, 
n'avait  encore  paru  dans  les  chaires  qui  retentis- 
saient chaque  jour  d'applaudissements  donnés  à 


—  244  — 

d'autres  doctrines  en  d'autres  orateurs.  Quarante 
ans  d'absence  à  ces  rostres  de  la  littérature  signa- 
laient au  mépris  le  génie  épuisé  des  chrétiens  de 
France  :  Ozanam  y  monte,  il  y  monte  à  vingt- sept 
ans ,  et  de  cette  bouche  qui  depuis  déjà  longtemps 
avait  éveillé  la  charité  endormie  au  sein  de  la  jeu- 
nesse et  créé  la  société  de  Saint-Vincent-de-Paul,  il 
laisse  tomber  une  parole  où  l'art  le  dispute  à  l'éru- 
dition. Rien  n'est  déguisé,  rien  n'est  affaibli,  de  ce 
qui  pourrait  blesser  les  esprits  mal  accoutumés  à  la 
présence  et  au  courage  de  la  vérité.  L'orateur  est 
jeune,  il  est  sincère,  ardent,  instruit  :  Athènes  l'é- 
coute, comme  elle  eût  écouté  Grégoire  ou  Basile, 
si ,  au  lieu  de  retourner  dans  les  solitudes  de  leur 
patrie,  ils  eussent,  au  pied  de  l'Aréopage  où  prêchait 
saint  Paul,  ouvert  ce  trésor  de  goût  et  de  savoir  qui 
devait  illustrer  leurs  noms.  Ozanam  avait  encore 
un  charme,  un  charme  sans  lequel  il  eût  sans  doute 
péri,  mais  qui,  ajouté  à  ses  autres  dons,  achevait 
en  sa  personne  l'ouvrier  d'une  séduction  prédesti- 
née :  il  était  doux  pour  tout  le  monde  et  juste  envers 
l'erreur. 

Quand  on  Ut  V Histoire  des  variations  de  Bossuet, 
une  des  choses  qui  frappent  le  plus  dans  ce  mâle 
génie,  c'est  sa  bonté.  Il  tient  sous  sa  verge,  et  c'é- 
tait la  plus  terrible  qu'une  main  d'homme  ait  portée 
depuis  Moïse,  il  y  tient  les  premiers  auteurs  d'un 
schisme  détestable,  qui  avait  arraché  à  l'Église  une 
moitié  du  monde  et  créé  des  maux  dont  le  regard  de 
Bossuet  embrassait  avec  effroi  toute  l'immensité. 
Cependant  nulle  part  vous  ne  rencontrez  l'injure, 


—  t>45  — 

mais  une  discussion  puissante  et  calme ,  un  épan- 
chement  sérieux  de  la  vérité;  et,  lorsque  les  per- 
sonnes doivent  inévitablement  paraître  avec  leurs 
faiblesses  et  leurs  crimes,  on  sent  que  l'historien  est 
trop  loin  dans  la  paix  pour  leur  insulter.  Il  montre 
ces  grands  coupables  tels  qu'ils  furent,  sans  leur 
refuser  rien  de  ce  qui  peut  encore  exciter  l'intérêt; 
et,  comme  pour  se  reposer  d'un  spectacle  qui  lui 
est  douloureux,  il  consacre  un  chapitre  tout  entier 
à  pleurer  l'âme  et  le  souvenir  de  Mélanchthon.  C'est 
que  Bossuet  était  de  la  race  de  ceux  en  qui  l'Évan- 
gile n'est  diminué  ni  par  le  défaut  de  vues  ni  par  les 
passions  et  l'inclémence  du  cœur  :  il  avait  la  main 
droite  sur  le  Lion  de  Juda,  et  la  gauche  surV Agneau 
immolé  avant  tous  les  siècles.  On  ne  se  fait  guère 
ainsi,  on  est  fait  de  Dieu,  quand  Dieu,  pour  toucher 
le  monde,  veut  unir  la  tendresse  au  génie,  dans  une 
même  créature. 

Ozanam  était  de  ces  créatures  privilégiées.  Au 
jour  de  son  baptême  invisible,  il  avait  reçu  l'huile 
avec  le  vin,  et  ces  deux  sources  nées  en  lui  le  même 
jour  l'avaient  fait  croître  en  grâce  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes.  On  a  beau  lire  les  pages  qu'il 
nous  a  laissées,  on  a  beau  se  rappeler  ses  actes  et 
ses  discours,  on  n'y  découvre  ni  la  colère  qui  se 
v^enge,  ni  l'amertume  qui  s'accroît  en  se  répandant, 
li  le  mépris  qui  brave,  ni  l'ironie  qui  se  moque  sous 
prétexte  d'instruire  ou  de  corriger.  Sans  abaisser 

amais  l'Église  devant  le  monde,  il  lient  d'une  main 
généreuse,  parce  que  c'est  la  charité  qui  la  guide, 

e  sceptre  tout -puissant  de  la  vérité.  11  plaint  plus 


—  246  — 

qu'il  n'accuse,  il  pardonne  plus  qu'il  ne  condamne, 
et,  toujours  invincible  sous  le  bouclier,  il  tem- 
père dans  son  épée  la  force  qu'il  y  sent,  de  peur 
d'achever  la  mort  en  quelque  âme  qui  peut  encore 
revivre. 

Ahl  combien  nous  étions  consolés,  au  milieu  des 
âpres  controverses  de  notre  temps,  d'écouter  si  près 
de  nous  une  bouche  si  pure  et  si  cordiale!  Combien, 
fatigués  du  bruit  des  malédictions,  ne  nous  repo- 
sions-nous pas  à  cet  autre  bruit  pacifique  et  élo- 
quent !  Nous  ne  l'entendons  plus  que  par  le  souvenir, 
par  cet  écho  qui  reste  dans  l'âme  après  qu'une  fois 
l'on  a  joui  d'une  parole  digne  de  Dieu  :  encore  cet 
écho  ,  ce  souvenir,  accroît-il  nos  regrets  en  nous 
disant  tout  ce  que  nous  avons  perdu. 

Je  ne  puis  le  dissimuler,  un  doute  s'est  fait  jour 
sur  la  tenue  d'Ozanam  dans  les  temps  périlleux  de 
son  professorat.  C'était  le  moment  où  les  catholiques 
de  France,  pour  la  seconde  fois,  réclamaient  avec 
énergie  l'une  des  grandes  libertés  de  Tâme,  la  liberté 
de  l'enseignement.  Le  comte  de  Montalembert,  du 
haut  de  la  tribune  pairiale  qui  l'avait  autrefois  con- 
damné dans  cette  même  cause,  présidait  à  cette 
seconde  campagne  comme  général ,  après  avoir  fait 
la  première  comme  soldat.  Sous  lui,  et  chacun  à 
son  poste,  on  s'animait  au  devoir,  et  si  toutes  les 
voix  n'étaient  pas  également  dignes  du  combat,  si 
l'injure  et  l'injustice  appelaient  trop  souvent  des 
représailles  qu'il  eût  mieux  valu  ne  pas  mériter,  du 
moins  la  trahison  n'était  nulle  part.  On  pouvait  re- 
gretter des  paroles,  on  n'avait  point  à  regretter  de 


-  247  — 

silence.  Ozanam,  par  la  position  môme  qu'il  tenait 
de  Dieu,  était  de  nous  tous  le  plus  douloureusement 
placé.  Catholique  ardent,  ami  dévoué  des  libertés 
sociales,  de  celles  de  l'âme  en  particulier,  parce 
qu'elles  sont  le  fondement  de  toutes  les  autres,  il 
ne  pouvait  cependant  méconnaître  qu'il  appartenait 
au  corps  dépositaire  légal  du  monopole  de  l'ensei- 
gnement. Fallait-il  rompre  avec  ce  corps,  qui  l'a- 
vait reçu  si  jeune  et  comblé  d'honneurs?  Fallait-il, 
demeurant  dans  son  sein ,  prendre  une  part  active- 
et  nécessairement  remarquée  à  la  guerre  qui  lui 
était  faite?  Dans  le  premier  cas  ,  Ozanam  abdiquait 
sa  chaire  :  pouvait -on  le  lui  conseiller?  Dans  le 
second  cas,  il  appelait  le  même  résultat  en  se  don- 
nant le  tort  de  l'attendre  :  pouvait-on  encore  le  lui 
conseiller?  Et  cependant  le  professeur  chrétien,  le 
chrétien  libéral ,  Ozanam,  pouvait-il  se  séparer  de- 
nous? 

Il  est  rare  que,  dans  les  situations  les  plus  déli- 
cates et  où  tout  semble  impossible,  il  n'y  ait  pas  un 
certain  point  qui  concilie  tout,  comme  en  Dieu  les 
attributs  en  apparence  les  plus  dissemblables  se 
i  rencontrent   quelque   part  dans  l'harmonie    d'une 
i  parfaite  unité.  Ozanam  conserva  sa  chaire  :  c'était 
I  son  poste  dans  le  péril  de  la  vérité.  Il  n'attaqua  point 
■  expressément  le  corps  auquel  il  appartenait  :  c'était 
son  devoir  de  collègue  et  d'homme  reconnaissant. 
Mais  il  demeura  dans  la  solidarité  la  plus  entière- 
et  la  plus   avérée  avec  nous  tous;   je  veux  dire, 
q'Lioique  je  n'aie  pas  le  droit  de  m'y  compter,  avec 
ceux  qui  défendaient  de  tout  leur  cœur  la  cause  sa-- 


—  248  — 

crée  de  la  liberté  d'enseignement.  Aucun  des  liens 
qui  l'attachaient  aux  chefs  et  aux  soldats  ne  subit 
d'atteinte.  Il  était,  et  il  fut  de  toutes  les  assemblées, 
de  toutes  les  œuvres,  de  toutes  les  inspirations  de 
ce  temps,  et  ce  qu'il  ne  disait  pas  dans  sa  chaire  ou 
dans  ses  écrits  ressortait  de  son  influence  avec  une 
clarté  qui  était  plus  qu'une  confession.  Aussi  pas 
un  seul  moment  de  défiance  ou  de  froideur  ne  dimi- 
nua-t-il  le  haut  rang  qu'il  avait  parmi  nous  :  il  garda^ 
tout  ensemble  l'affection  des  cathohques,  l'estime- 
du  corps  dont  il  était  membre,  et,  au  dehors  des 
deux  camps,  la  sympathie  de  cette  foule  mobile  et 
vague  qui  est  le  public,  et  qui  tôt  ou  tard  décide  de 
tout. 

Ozanam  avait  placé  au  moyen  âge  le  centre  de 
son  enseignement.  Plus  haut,  c'eût  été  l'antiquité 
plus  bas,  une  littérature  trop  proche  où  la  science 
n'eût  pas  eu  assez  d'ombres  à  soulever.  Le  moyen 
âge  est  le  commencement  des  nations  chrétiennes; 
il  a  tout  à  la  fois  le  charme  et  la  difficulté  des 
origines,  double  attrait  qui  appelait  également  ou 
l'imagination  poétique  du  professeur,  ou  la  pénétra- 
tion laborieuse  de  ses  facultés.  Pendant  les  deux 
années  qu'il  occupa  sa  clMire ,  Ozanam  poursuivit 
tour  à  tour  les  premiers  développements  du  génie 
chrétien  en  Allemagne,  en  Angleterre  et  en  Italie. 
Il  ne  nous  reste  de  cette  vaste  étude  que  vingt  et 
une  leçons  sur  la  civilisation  au  v^  siècle;  mais  ce 
monument  inachevé  suffit  pour  donner  une  idée 
de  ce  qu'étaient  l'éloquence  et  le  savoir  de  son 
auleur,  et  comment  l'un  et  l'autre   s'appliquaient 


—  -249  — 

infatigablement  à  agrandir  le  christianisme  dans 
l'esprit  de  quiconque  s'exposait  à  en  subir  la  puis- 
sance. 

Je  ne  donnerai  pas  l'analyse  de  ces  beaux  dis- 
cours. Ils  resteront  parmi  les  travaux  les  plus  re- 
marquables de  l'apologétique  chrétienne  au  xix®  siè- 
cle, et  il  est  inutile  que  j'essaie  de  prévenir  ou  de 
suppléer  les  lecteurs. 

Quatre  années  de  succès  conduisirent  Ozanani 
jusqu'à  la  mort  de  M.  Fauriel,  en  1844,  et  il  eut 
l'honneur,  en  obtenant  à  l'unanimité  sa  succession , 
de  se  trouver  titulaire  à  trente -deux  ans  d'une 
chaire  de  faculté  dans  l'Académie  de  Paris.  Celle 
élévation  prématurée  n'avait  pas  d'exemple  :  M.  Gui- 
zot,  parvenu  le  plus  jeune  avant  lui  aux  mêmes  fonc- 
tions, n'y  avait  été  promu  qu'à  l'âge  de  trente-six 
ans. 


VII 


]\Iais  ce  n'est  pas  en  vain  que  l'on  veut  devancer 
le  temps,  le  temps  se  venge  de  ceux  qui  se  passent 
de  lui. 

Dès  l'été  deJ846,  Ozanam  sentit  ses  forces  dé- 
croître sous  la  fièvre  continue  de  ses  triomphes.  Non 
content  de  la  préparation  de  ses  cours,  il  répondait 
ardemment  à  tous  les  appels  qu'on  lui  adressait 
au  nom  de  la  vérité  ou  de  la  charité.  Il  parlait  au 
Cercle  catholique  et  dans  les  Conférences  de  Saint- 
Vincent-de -Paul  ;  il  écrivait  pour  le  Correspon- 


—  250  - 

dant,  recueil  honorable  qui  seul,  depuis  un  quart 
de  siècle,  a  conservé  le  drapeau  chrétien  et  libéral 
de  ses  premières  années.  Toutes  ces  généreuses 
collaborations  ne  laissaient  à  Ozanam  aucun  repos. 
Il  passait  de  longues  portions  de  nuits  à  réparer 
dans  le  travail  la  brièveté  de  ses  jours,  et  trop  sou- 
vent il  soulevait  le  poids  des  ténèbres  par  des 
moyens  qui  n'éveillent  l'esprit  qu'en  l'énervant. 
Ses  mains  commençaient  à  contracter  ce  tremble- 
ment fébrile  que  nous  leur  avons  vu  dans  les  der- 
nières phases  de  sa  vie.  Il  s'acheminait  enfin  au 
terme  avec  l'imprudence  et  la  rapidité  d'une  âme  qui 
croit  trop  à  l'éternité  pour  user  d'égards  envers  le 
temps. 

Peut-être  aussi  cette  première  atteinte  du  mal 
n'était- elle  qu'une  ruse  de  la  Providence  pour  ame- 
ner l'un  de  ses  fils  les  plus  aimés  à  un  spectacle 
étonnant  qu'elle  voulait  donner  au  monde.  Le 
22  avril  1847,  Ozanam  se  trouvait  debout  au  pied 
du  Quirinal ,  perdu  dans  une  multitude  immense 
armée  de  flambeaux  et  attendant  sous  un  ciel  étoile, 
au  bruit  de  la  musique  et  des  acclamations,  quel- 
qu'un qu'elle  bénissait  et  qu'elle  désirait  voir.  Un 
silence  unanime  se  fît.  Des  lumières  passaient  der- 
rière les  fenêtres  du  palais  :  l'une  de  ces  fenêtres 
s'ouvrit ,  et  une  figure  parut  au  balcon ,  penchée 
vers  la  foule  et  la  saluant.  Un  frémissement  pieux 
courut  dans  les  rangs  serrés  et  attentifs  de  l'assem- 
blée. Sur  un  signe  de  son  pasteur,  le  peuple  s'in- 
clina, ses  genoux  ployèrent  sous  lui,  ses  mains  se, 
tendirent  pour  exprimer  la  foi  de  tous  par  le  signe  i 


—  251  — 

sacré  de  la  rédemption;  la  voix  du  Christ  se  fît  en- 
tendre dans  son  vicaire,  et  Rome  pleura  d'espérance 
et  d'amour.  Longtemps  après  que  la  multitude  eut 
disparu ,  Ozanam  regardait  et  écoutait  encore.  11 
lui  semblait  que  tous  les  rêves  de  sa  jeunesse  ve- 
naient de  se  réaliser  dans  cette  nuit  mémorable,  et 
que,  par  une  hâte  et  une  abréviation  des  destinées, 
la  plus  souhaitable  et  la  plus  difficile  des  récon- 
ciliations s'était  accomplie  de  son  vivant.  Hélas  ! 
il  en  était  d'elle  comme  de  sa  propre  vie  :  le  temps 
avait  manqué  à  l'une  et  à  l'autre,  l'une  et  l'autre 
devaient  s'évanouir  comme  l'arc -en -ciel  dans  la 
tempête. 

Ozanam  rapporta  de  ce  voyage,  qu'une  mission 
bienveillante  avait  autorisé,  des  impressions  qui  le 
confirmèrent  dans  toutes  les  pensées  qu'il  avait 
nourries  jusque-là.  Il  en  revint  rassuré  sur  son 
mal,  plus  rassuré  encore  sur  l'avenir  du  monde, 
non  pas  qu'il  n'eût  découvert  sur  sa  route,  à  Rome 
même,  des  symptômes  alarmants,  mais  parce  que 
tout  était  éclairé  et  dominé  dans  son  âme  par  ri- 
mage  du  pontife  dont  il  avait  vu  le  regard.  Une 
foi  surhumaine  s  était  faite  en  lui  au  contact  de 
l'homme  et  du  prêtre.  11  avait  aimé,  il  avait  pres- 
que adoré,  il  ne  croyait  pas  possible  qu'une  telle 
créature  fût  venue  sans  cause  sur  le  trône  de  saint 
Pierre,  et  que  tant  de  bonté  si  pure,  tant  d'in- 
tentions si  grandes ,  ne  cachassent  au  monde 
qu'une  victime  certaine  de  l'ingratitude  et  de  la 
perversité. 

A  son  retour,  il  exprima  ses  craintes  et  ses  espé- 


—  252  — 

ranccs  dans  un  arlicle  que  le  Correspondant  publiait 
le  10  du  mois  de  février  1848. 

Quatorze  jours  après,  le  voile  qui  couvre  aux  yeux 
des  hommes  les  secrets  et  les  opérations  de  la  Pro- 
vidence se  déchirait,  et  Pie  IX,  à  qui  il  n'eût  fallu 
pour  fonder  que  la  reconnaissance  de  son  peuple  et 
le  concours  du  temps,  fut  emporté  dans  une  ruine 
plus  forte  que  son  cœur. 

Je  ne  dirai  rien  de  ces  événements,  qui  sont  trop 
près  de  nous.  Ozanam,  à  qui  rien  n'échappait  des 
dangers  de  TÉglise,  lut,  avec  M.  l'abbé  Maret,  l'un 
de  ses  plus  chers  et  de  ses  plus  dignes  amis,  le  pro- 
moteur d'un  journal  qui  avait  pour  but  de  rassurer 
les  cathoUques  et  de  les  aider  à  l'acceptation  du  ré- 
gime nouveau ,  dans  lequel  il  voyait  le  châtiment  de 
grandes  fautes  passées,  un  moyen  d'obtenir  pour 
l'Église  des  libertés  nécessaires  qui  lui  étaient  ob- 
stinément refusées  depuis  cinquante  ans ,  enfm  un 
acheminement  à  une  meilleure  distribution  des  élé- 
ments sociaux,  en  arrachant  à  une  classe  trop  pré- 
pondérante la  domination  exclusive  des  intérêts,  des 
idées  et  des  mœurs. 

Je  ne  sais  pourquoi  aucun  des  amis  d  Ozanam , 
dans  les  notices  qu'ils  ont  publiées  sur  lui  et  où  j'ai 
recueiUi  tant  de  pieux  souvenirs,  n'a  mentionné  la 
part  qu'il  eut  au  glorieux  marlyre  de  l'archevêque 
de  Paris.  Pendant  ces  journées  de  Juin,  où  la 
guerre  civile  n'avait  plus  de  cris  de  raUiement,  tant 
les  vœux  étaient  obscurs  et  les  ressentiments  pro- 
fonds, Ozanam  songeait  avec  angoisse  à  ce  que  la 
religion  pourrait  tenter  pour  la  paix  de  la  patrie  et  j 


—  233  — 

pour  son  propre  honneur.  La  pensée  lui  vint  d'aller 
trouver  l'archevêque  de  Paris  et  de  l'engager  à  une 
démarche  conciliatrice  près  des  insurgés.  Deux  ca- 
marades de  bivac ,  chrétiens  comme  lui ,  s'asso- 
cièrent à  sa  pensée,  et  ils  se  rendirent  tous  trois 
près  de  l'archevêque.  M&i'  Affre,  après  les  avoir 
écoutés,  leur  dit  tranquillement  :  «  Je  me  sens 
«  pressé  de  cette  pensée  depuis  hier;  mais  com- 
«  ment  la  réaliser?  comment  parvenir  aux  insur- 
«  gés?  Et  le  général  Cavaignac  permeltra-t-il  cette 
«  démarche?  »  Sur  leur  réplique,  il  s'habilla,  mit 
sa  croix  d'or  sur  sa  poitrine,  et  gagna  l'hôlel  du 
général  Cavaignac ,  accompagné ,  outre  quelques 
ecclésiastiques  de  sa  maison,  d'Ozanam  et  de  deux 
de  ses  amis,  tous  trois  en  habit  de  garde  national. 
Au  retour,  il  les  congédia,  malgré  leurs  instances  , 
sous  prétexte  qu'il  ne  voulait  point  paraître  avec 
une  apparence  d'escorte  militaire.  Le  monde  sait 
le  reste,  et  la  postérité  n'a  pas  besoin  que  je  le  lui 
apprenne. 

Ozanam  avait  repris  son  cours.  Il  le  continua 
jusque  dans  l'été  de  18o2,  en  y  entremêlant  des  tra- 
vaux plus  considérables  encore  que  par  le  passé.  Ce 
fut  dans  cet  intervalle  de  cinq  ans  qu'il  pubHa  ses 
Études  germaniques,  ouvrage  deux  fois  couronné 
par  l'Académie  française  d'un  grand  prix  de  dix  mille 
francs,  et  cette  charmante  élude  sur  les  poêles  fran- 
3iscains  de  l'Italie  au  xiii®  siècle.  Son  activité  redou- 
blait en  s'approchant  du  terme. 

Le  vendredi  saint  de  l'année  1851 ,  il  prit  la  plume 
3t  écrivit  cette  préface  d'une  œuvre  où  il  voulait 

VIII.  —  8 


—  254  - 

rassembler,  à  la  gloire  de  Dieu  et  de  son  Christ, 
tous  les  travaux  de  sa  vie  :  «  Je  me  propose  d'é- 
«  crire  l'histoire  Uttéraire  du  moyen  âge  depuis  le 
«  Y®  siècle  jusqu'à  la  fm  du  xiii®  et  jusqu'à  Dante, 
«  à  qui  je  m'arrête  comme  au  plus  digne  de  rc- 
({  présenter  cette  grande  époque.  Mais,  dans  l'his- 
«  toire  des  lettres,  j'étudie  surtout  la  civilisation 
«  dont  elles  sont  la  fleur,  et  dans  la  civilisation 
«  j'aperçois  principalement  l'ouvrage  du  christia 
«  nisme.  Toute  la  pensée  de  mon  livre  est  donc 
u  de  montrer  comment  le  christianisme  sut  tirer 
«  des  ruines  romaines  et  des  tribus  campées  sur 
«  ces  ruines  une  société  nouvelle  capable  de  pos- 
«  séder  le  vrai,  de  faire  le  bien  et  de  trouver  le 
«  beau. 

({  En  présence  d'un  dessein  si  vaste,  je  ne  me 
«  dissimule  point  mon  insuffisance  :  quand  les  ma- 
«  tériaux  sont  innombrables,  les  questions  difficiles, 
M  la  vie  courte  et  le  temps  plein  d'orages,  il  faut 
((  beaucoup  de  présomption  pour  commencer  un 
u  livre  destiné  à  l'applaudissement  des  hommes, 
u  Mais  je  ne  poursuis  point  la  gloire ,  qui  ne 
((  se  donne  qu'au  génie  ;  je  remplis  un  devoir 
u  de  conscience.  Au  milieu  d'un  siècle  de  scepti- 
«  cisme ,  Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  naître  dans 
«  la  foi.  Enfant,  il  me  prit  sur  les  genoux  d'un 
a  père  chrétien  et  d'une  sainte  mère;  il  me  donna 
•(  pour  première  institutrice  une  sœur  inteUigente, 
«  pieuse  comme  les  anges  qu'elle  est  allée  rejoindre. 
u  Plus  tard,  les  bruits  d'un  monde  qui  ne  croyait 
u  point  vinrent  jusqu'à  moi.  Je  connus  toute  l'hor-. 


—    'IDO    — 

(  reur  de  ces  doutes  qui  rongent  le  cœur  pendant 
(  le  jour,  et  qu'on  retrouve  la  nuit  sur  un  chevet 
(  mouillé  de  larmes.  L'incertitude  de  ma  destinée 
(  éternelle  ne  me  laissait  pas  de  repos.  Je  m'alta- 
(  chais  avec  désespoir  aux  dogmes  sacrés ,  et  je 
(  croyais  les  sentir  se  briser  sous  ma  main.  C'est 
(  alors  que  l'enseignement  d'un  prêtre  philosophe 
(  me  sauva.  11  mit  dans  mes  pensées  l'ordre  et  la 
(  lumière;  je  crus  désormais  d'une  fois  rassurée, 
c  et,  touché  d'un  bienfait  si  rare,  je  promis  à  Dieu 
(  de  vouer  mes  jours  au  service  de  la  vérité  qui  me 
.  donnait  la  paix. 
«  Depuis  lors  vingt  ans  se  sont  écoulés.  A  me- 
sure que  j'ai  plus  vécu,  le  foi  m'est  devenue  plus 
;  chère;  j'ai  mieux  éprouvé  ce  qu'elle  pouvait  dans 
;  les  grandes  douleurs  et  dans  les  périls  publics; 
j'ai  plaint  davantage  ceux  qui  ne  la  connaissaient 
point.  En  même  temps  la  Providence  ,  par  des 
moyens   imprévus  et  dont  j'admire   maintenant 
l'économie,  a  tout  disposé  pour  m'arracher  aux 
affaires  et  m'attacher  au  travail  d'esprit.  Le  con- 
cours des  circonstances  m'a  fait  étudier  surtout 
la  religion,  le  droit  et  les  lettres,  c'est-à-dire  les 
trois  choses  les  plus  nécessaires  à  mon  dessein. 
J'ai  visité  les  lieux  qui  pouvaient  m'instruire,  de- 
puis les  catacombes  de  Rome ,  où  j'ai  vu  le  ber- 
ceau tout  sanglant  de  la  civilisation  chrétienne, 
jusqu'à    ces    basiliques   superbes   par  lesquelles 
elle    prit   possession   de  la    Normandie ,    de  la 
Flandre  et  des  bords  du  Rhin.   Le  bonheur  de 
mon  temps  m'a  permis  d'entretenir  de  grands 


—  2:jr,  — 

«  chrétiens,  des  hommes  illustres  par  TaUiance 
«  des  sciences  et  de  la  foi,  et  d'autres  qui,  sans 
«  avoir  la  foi,  la  servent  à  leur  insu  par  la  droiture 
«  et  la  solidité  de  leur  science.  La  vie  s'avance 
«  cependant ,  il  faut  saisir  le  peu  qui  reste  des  rayons 
«  de  la  jeunesse.  Il  est  temps  d'écrire  et  de  tenir  à 
«  Dieu  mes  promesses  de  dix-huit  ans. 

«  Laïque,  je  n'ai  point  de  mission  pour  traiter  des 
«  points  de  théologie,  et  d'ailleurs  Dieu,  qui  aime' 
u  à  se  faire  servir  par  des  hommes  éloquents ,  en 
«  trouve  assez  de  nos  jours  pour  justifier  ses  dog- 
«  mes.  Mais  pendant  que  les  catholiques  s'arrê- 
c(  talent  à  la  défense  de  la  doctrine ,  les  incroyants 
«  s'emparaient  de  l'histoire.  Ils  mettaient  la  main 
((  sur  le  moyen  âge,  ils  jugeaient  l'Église  quelque 
«  fois  avec  inimitié,  quelquefois  avec  les  respects 
«  dus  à  une  grande  ruine,  souvent  avec  une  légè- 
«  reté  qu'ils  n'auraient  pas  portée  dans  les  sujets 
«  profanes.   Il   faut    reconquérir  ce  domaine   qui 
«  est  à  nous ,  puisque  nous  le  trouvons  défriché 
«  de  la  main  de  nos  moines ,  de  nos  bénédictins 
«  de  nos  BoUandistes.  Ces  hommes  pieux  n'avaien 
((  pas  cru  leur  vie  mal  employée  à  pâlir  sur  le 
«  chartes  et  les  légendes.  Plus  tard ,  d'autres  écri 
«  vains  sont  venus  aussi  relever  une  à  une  et  re-, 
c(  mettre   en  honneur   les    images    profanées   dei 
((  grands  papes ,  des  docteurs    et   des    saints.  J< 
;<  tente  une  étude  moins  profonde,  mais  plus  éten 
u  due;  je  veux  montrer  le  bienfait  du  christianism( 
«  dans  ces  siècles  mêmes  dont  on  lui  impute  les  mal 
u  heurs... 


-  257  — 

«  Je  ne  ferme  point  les  yeux  sur  les  orages  des 
«  temps  présents;  je  sais  que  j'y  peux  périr,  et 
«  avec  moi  cette  œuvre  à  laquelle  je  ne  promets 
((  pas  de  durée.  J'écris  cependant,  parce  que, 
«  Dieu  ne  m'ayant  point  donné  la  force  de  conduire 
«  une  charrue,  il  faut  néanmoins  que  j'obéisse  à  la 
«  loi  du  travail  et  que  je  fasse  ma  journée.  J'écris 
«  comme  travaillaient  ces  ouvriers  des  premiers 
«  siècles ,  qui  tournaient  des  vases  d'argile  ou  de 
a  verre  pour  les  besoins  journaliers  de  l'Église,  et 
«  qui,  d'un  dessin  grossier,  y  figuraient  le  bon  Pas- 
«  teur  ou  la  Vierge  avec  des  saints.  Ces  pauvres 
«  gens  ne  songeaient  pas  à  l'avenir;  cependant  quel- 
ce  ques  débris  de  leurs  vases,  trouvés  dans  les  cime- 
«  tières  ,  sont  venus,  quinze  cents  ans  après,  rendre 
«  témoignage  et  prouver  l'antiquité  d'un  dogoie 
«  contesté. 

«  Nous  sommes  tous  des  serviteurs  inutiles;  mais 
«  nous  servons  un  Maître  souverainement  économe 
((  et  qui  ne  laisse  rien  perdre ,  pas  plus  une  goutte 
«  de  nos  sueurs  qu'une  goutte  de  ses  rosées.  Je  ne 
«  sais  quel  sort  attend  ce  livre,  ni  s'il  s'achè- 
«  vera,  ni  si  j'atteindrai  la  fin  de  cette  page  qui 
«  fuit  sous  ma  plume;  mais  j'en  sais  assez  pour  y 
«  mettre  le  reste,  quel  qu'il  soit,  de  mon  ardeur  et 
«  de  mes  jours.  Je  continue  ainsi  d'accomplir  les 
n  devoirs  de  l'enseignement  public;  j'étends  et  je 
«  perpétue,  autant  qu'il  est  en  moi,  un  auditoire 
«  que  je  trouvai  toujours  bienveillant,  mais  trop 
«  souvent  renouvelé.  Je  vais  chercher  ceux  qui 
«  m'écoutèrent  un   moment,  et  qui,  en  sortant  de 


^  2o8  — 

«  l'école,  m'ont  gardé  quelque  souvenir.  Ce  travail 
c(  résumera ,  refondra  mes  leçons  et  le  peu  que  j'ai 
u  écrit. 

«  Je  le  commence  dans  un  moment  solennel  et 
((  sous  de  sacrés  auspices.  Au  grand  jubilé  de  l'an 
((  1300,  et  le  vendredi  saint,  Dante,  arrivé,  comme 
((  il  le  dit,  au  milieu  de  sa  vie,  désabusé  de  ses 
u  passions  et  de  ses  erreurs,  commença  son  pèleri- 
((  nage  en  enfer,  en  purgatoire  et  en  paradis.  Au 
((  seuil  de  la  carrière,  le  cœur  un  moment  lui  man- 
u  qua;  mais  trois  femmes  bénies  veillaient  sur  lui 
«  dans  la  cour  du  ciel  :  la  Vierge  Marie,  sainte 
((  Lucie  et  Béatrix.  Virgile  conduisait  ses  pas,  et, 
u  sous  la  foi  de  ce  guide ,  le  poëte  s'enfonça  coura- 
«  geusement  dans  le  chemin  ténébreux.  Ah!  je  n'ai 
«  pas  sa  grande  âme;  mais  j'ai  sa  foi.  Gomme  lui, 
«  dans  la  maturité  de  ma  vie,  j'ai  vu  l'année  sainte, 
«  l'année  qui  partage  ce  siècle  orageux  et  fécond,' 
((  l'année  qui  renouvelle  les  consciences  catholiques. 
«  Je  veux  faire  aussi  le  pèlerinage  des  trois  mondes,? 
«  et  m'enfermer  d'abord  dans  cette  période  des 
((  invasions,  sombre  et  sanglante  comme  l'enfer. 
((  J'en  sortirai  pour  visiter  les  temps  qui  vont  de 
«  Charlemagne  aux  croisades ,  comme  un  purga- 
a  toire  où  pénètrent  déjà  les  rayons  de  l'espérance. 
'(  Je  trouverai  mon  paradis  dans  les  splendeurs 
'<  religieuses  du  xiii®  siècle.  Mais,  tandis  que  Virgile 
'<  abandonne  son  disciple  avant  la  fin  de  sa  course, 
u  car  il  ne  lui  est  pas  permis  de  franchir  la  porte  du 
u  ciel,  Dante,  au  contraire,  m'accompagnera jus- 
u  qu'aux  dernières  hauteurs  du  moyen  âge,  où  il 


—  2o9  — 

«  a  marqué  sa  place.  Trois  femmes  bénies  m'assis- 
('  teront  aussi  :  la  Vierge  Marie,  ma  mère  et  ma 
<<  sœur;  mais  celle  qui  est  pour  moi  Béatrix  m'a  été 
(<  laissée  sur  la  terre  pour  me  soutenir  d'un  sourire 
«  et  d'un  regard,  pour  m'arrachera  mes  décourage- 
i<  ments,  et  me  montrer  sous  sa  plus  touchante 
«  image  cette  puissance  de  l'amour  chrétien  dont  je 
«  vais  raconter  les  œuvres,  » 

Dieu  ne  voulut  pas  que  ce  grand  ouvrage,  pré- 
paré par  vingt  ans  de  recherches ,  d'éloquence  et  de 
charité,  reçût  de  la  main  de  son  auteur  le  sceau  de 
la  perfection.  La  mort  devait  le  signer  bien  avant 
qu'il  fût  fini.  Mais  ce  qui  en  reste  suffît  à  l'illustra- 
tion d'Ozanam ,  et  ce  qui  en  est  perdu  se  retrouvera 
au  livre  où  sont  écrits  les  sacrifices  des  enfants  de 
Dieu. 

On  avait  franchi  la  Pâque  de  1852.  Ozanam  était 
retenu  dans  son  lit  par  la  fièvre.  Il  apprend  que 
son  auditoire  l'attend  à  la  Sorbonne ,  et  que  cette 
bouillante  jeunesse,  sans  se  préoccuper  des  causes 
[•qui  la  privent  de  son  professeur,  le  demande  en 
criant  et  en  s'agitant.  Aussitôt,  malgré  ses  amis, 
malgré  les  pleurs  de  sa  femme  et  les  ordres  du  mé- 
Idecin ,  il  se  lève  et  court  à  sa  chaire  :  a  Je  veux , 
'dit-il,  honorer  ma  profession.  »  Lorsqu'il  entra 
^ dans  la  salle  de  la  Sorbonne,  pâle,  exténué,  plu- 
tôt comme  un  mort  que  comme  un  vivant ,  le  re- 
mords et  l'admiration  s'emparèrent  de  la  foule,  qui 
lui  prodigua  de  frénétiques  applaudissements.  Ces 
transports  se  renouvelèrent  à  plusieurs  reprises  dans 
Je  cours  de  la  leçon,  et,  ranimant  l'infortuné  sous 


—  2G0  — 

le  coup  mortel ,  rélevèrent  au-dessus  de  lui-même 
une  dernière  fois.  On  eût  dit  que  les  acclamations 
avaient  le  secret  de  Dieu ,  tant  elles  devinrent 
passionnées  lorsque  le  professeur  termina  ainsi  : 
«  Messieurs  ,  on  reproche  à  notre  siècle  d'être  un 
«  siècle  d'égoïsme,  et  l'on  dit  les  professeurs  at- 
«  teints  de  l'épidémie  générale.  Cependant  c'est 
«  ici  que  nous  altérons  nos  santés,  c'est  ici  que 
K  nous  usons  nos  forces  ;  je  ne  m'en  plains  pas  : 
«  notre  vie  vous  appartient,  nous  vous  la  devons 
«  jusqu'au  dernier  souffle ,  et  vous  l'aurez.  Quant 
«  à  moi,  Messieurs,  si  je  meurs ,  ce  sera  à  votre  ser- 
«  vice!  » 

Tels  furent  les  adieux  d'Ozanam  à  un  auditoire 
qui  l'avait  aimé  et  applaudi  douze  ans.  Courtes 
âiïinées  des  orateurs!  assemblées  éphémères  qui  se 
forment  des  quatre  vents  du  ciel  autour  de  la  parole 
d'un  homme,  et  qui  se  dispersent  ensuite  pour  ne 
plus  se  réunir  !  Ozanam  avait  reçu  le  don  de  les  émou- 
voir, ce  grand  don  de  l'éloquence  :  maintenant  encore 
la  source  n'en  était  pas  tarie;  mais  l'instrument  exté- 
rieur et  terrestre  était  brisé ,  il  ne  restait  à  l'inspira- 
tion que  le  faible  souffle  qui  suffît  au  foyer  domestique, 
aux  confidences  de  l'amitié,  à  ce  chant  du  cygne 
que  la  poésie  célèbre,  mais  que  le  monde  n'a  jamais 
entendu ,  parce  qu'il  se  chante  tout  bas  à  une  ou  deux 
âmes  aimées. 

Ozanam  allait  jouir,  entre  la  vie  et  la  mort,  de 
ces  tristes  et  saints  débris  de  lui-même.  On  le  ren- 
contra quelque  temps  encore  sous  ces  belles  allées 
du  Luxembourg,  où  ses  amis  et  ses  disciples  lui 


—  2GI  — 

avaient  fait  tant  de  fois  cortège  lorsqu'il  les  traver- 
sait pour  se  rendre  à  ses  triomphes  de  la  Sorbonne. 
11  laissait  encore  échapper  de  ses  lèvres  l'irrésisliblc 
sourire  qui  lui  gagnait  les  cœurs  :  mais  toute  sa 
personne  était  couverte  d'un  voile,  et  le  port,  le 
geste,  la  voix,  le  regard,  disaient  aux  passants 
connus  de  lui  qu'ils  ne  voyaient  plus  que  son  ombre. 
Il  partit  pour  les  Eaux-Bonnes  avec  sa  femme  et  sa 
fille.  La  Providence,  par  une  attention  délicate,  lui 
amena  aussi  pour  le  consoler  un  de  ses  plus  jeunes 
disciples,  qu'il  aimait  particulièrement.  Ensemble, 
malades  tous  deux,  malades,  ils  le  croyaient,  aux 
mêmes  plis  et  replis  de  la  vie ,  ils  se  promenaient  à 
l'ombre  des  hautes  montagnes ,  allant  de  la  nature 
à  Dieu,  et  du  souvenir  des  ans  perdus  à  la  concep- 
tion bienheureuse  des  ans  éternels.  La  jeunesse  ,  la 
foi,  la  renommée  de  l'un ,  l'obscurité  de  l'autre,  les 
prévisions  tristes  et  les  aurores  joyeuses,  tout  don- 
nait à  ces  entretiens  derniers  le  caractère  doux  et 
divin  de  la  mort  acceptée.  «  Quand  le  ciel  était  pur, 
a  raconte  en  des  pages  inconnues  celui  qui  a  sur- 
«  vécu,  nous  partions  de  bonne  heure,  nous  ache- 
«  minant  vers  l'une  des  riantes  promenades  qui  en- 
«  tourent  les  Eaux- Bonnes,  et  dont  le  souvenir 
a  s'embellit  encore  par  celui  de  sa  chère  compagnie, 
a  C'était  souvent  la  promenade  horizontale.  Là  nous 
«  aUions  chercher  le  calme  du  soir;  nous  la  quit- 
«  lions  quand  le  soleil ,  abandonnant  les  cimes  em- 
«  pourprées  du  pic  du  Gers,  laissait  monter  vers 
«  nous  les  fraîches  vapeurs  de  la  vallée  de  Laruns. 
«  Lorsqu'au  dernier  détour  de  la  promenade  nous 


—  262  — 

((  apercevions  les  toits  des  Eaux-Bonnes,  il  était 
u  nuit  :  les  montagnes  se  découpaient  en  arêtes 
«  vives  et  sombres  sur  un  ciel  encore  clair  ;  la 
((  lune,  se  dégageant  des  sapins  des  hautes  roches, 
«  s'élevait  silencieuse,  et  des  souffles  réguliers 
«  comme  la  respiration  d'un  enfant  qui  s'endort 
((  inclinaient  doucement  les  bois.  A  cette  heure ,  en 
«  ce  bel  endroit,  nos  âmes  montaient  naturellement 
«  vers  Dieu  :  nous  causions  encore;  mais  de  longs 
((  intervalles  de  silence  nous  avertissaient  plutôt 
u  que  c'était  l'heure  de  prier,  profonde  prière, 
((  non  articulée  par  des  mots ,  et  qui  consiste  seule- 
u  ment  à  se  taire  devant  Dieu!  0  Seigneur!  ô  mon  I 
«  maître!  je  vous  remercie  de  m'avoir  donné  ces 
((  heures!  » 

Deux  mois  s'écoulèrent  ainsi,  aux  Eaux-Bonnes, 
d'abord,  puis  à  Biarritz,  devant  le  golfe  de  Gascogne. 
Là  il  fallut  se  séparer.  Le  jeune  et  aimable  disciple 
fut  rappelé  à  Paris,  et  je  lui  cède  de  nouveau  la 
plume  pour  raconter  le  départ. 

«  M.  Ozanam  voulut  m'accompagner  jusqu'à 
«  Bayonne.  De  Biarritz  à  Bayonne  il  n'y  a  qu'une 
«  heure  de  chemin  :  cette  heure  est  la  dernière 
«  que  j'aie  passée  sur  la  terre  avec  lui.  Dieu  per- 
ce mit  qu'il  en  eût  le  pressentiment.  Il  m'entretint 
«  durant  la  route  de  choses  fort  graves ,  relatives 
((  soit  à  lui ,  soit  à  moi,  soit  aux  affaires  générales, 
«  à  l'état  de  l'Église,  à  la  conduite  à  tenir  dans  les 
«  circonstances  présentes  ,  aux  espérances  que  pro- 
ie mettait  l'avenir.  Il  me  parlait  comme  ne  devant 
«  plus  le  faire,  et  moi  je  l'écoutais  religieusement. 


—  263  — 

«  Quand  nous  eûmes  rejoint  la  grande  route  d'Es- 
«  pagne  et  que  les  tours  de  la  cathédrale  de  Bayonne 
((  commencèrent  à  paraître,  il  changea  de  langage, 
«  me  dit  qu'il  se  sentait  frappé  à  mort,  et  que  sans 
«  doute  nous  ne  nous  reverrions  plus.  J'avais  toutes 
«  ses  craintes,  mais  avec  plus  d'espoir,  c'est-à-dire 
a  plus  d'illusions,  et  je  combattais  de  bonne  foi 
«  ses  tristes  pensées.  Mais  il  s'y  tint,  me  parla  de 
«  sa  mort  prochaine  avec  une  assurance  qui  l'em- 
«  porta  sur  tous  mes  motifs  d'espoir;  et,  quand  la 
«  voiture  s'arrêta  devant  la  diligence  qui  devait  me 
«  ramener  à  Paris,  il  me  serra  la  main  longtemps. 
«  Nous  descendîmes.  Je  n'eus  que  le  temps  de  faire 
«  placer  mon  petit  bagage  et  de  régler  le  prix  de  la 
«  route.  Le  moment  vint  de  me  séparer  de  lui; 
«  il  m'embrassa  fortement;  il  me  disait  :  «  Henri, 
«  dites-moi  bien  adieu.  »  J'avais  le  cœur  déchiré, 
«  mais  pas  une  larme.  Je  le  suivis  des  yeux  autant 
«  que  cette  consolation  fut  possible  :  un  détour  de 
«  rue  rompit  brusquement  le  dernier  fil ,  et  je  ne  le 
«  revis  plus. 

«  C'était  vers  le  soir.  Quand  nous  arrivâmes  au 
«  sommet  de  la  colline  qui  domine  Bayonne ,  le  so- 
«  leil  se  couchait  dans  les  flots  étincelants  de  la 
«  mer;  toutes  choses  avaient  revêtu  un  manteau  de 
«  pourpre  et  d'or;  les  sables  de  Biarritz  brillaient 
«  au  loin  à  travers  une  vapeur  embrasée  ;  une 
«  flamme  artificielle  indiquait  le  phare,  et  nos  yeux 
«  fixaient  ce  point  perdu  dans  un  océan  de  lumière. 
«  Ce  spectacle,  au  lieu  de  dissiper  ma  tristesse,  la 
«  jeta    en    quelque    sorte  dans  l'infini.  A  travers 


-  ■  264  — 

«  cette  éclatante  révélation  de  vie,  d'amour  et  de 
«  beauté,  j'aperçus  à  la  fois  tous  ces  heureux 
«  jours  dont  ce  soir-là  était  le  déclin,  et,  le  regret 
«  me  ramenant  vers  celui  à  qui  j'en  devais  le 
((  charme ,  je  le  revoyais  comme  un  ami  perdu  pour 
({  jamais.  Je  m'affligeais  de  n'avoir  point  osé  lui 
«  montrer  plus  d'affection,  je  lui  parlais,  je  le 
«  saluais  de  loin,  je  lui  promettais  une  fidélité  im- 
«  mortelle  :  mais  l'avenir  n'avait  rien  à  me  ré- 
«  pondre  pour  me  consoler.  J'entendais  toujours 
«  cette  voix  me  dire  adieu.  Je  tombai  dans  une  mé- 
«  lancolie  si  profonde,  que  mon  âme  en  fut  comme 
((  submergée. 

«  Le  temps,  ce  grand  maître,  a  changé  mes  re- 
«  grets  sans  les  détruire.  Bientôt  il  ajouta  de 
«  nouvelles  inquiétudes  à  ces  regrets,  puis  des  in- 
((  quiétudes  désespérées,  et  enfin  cette  terrible  cer- 
«  titude  qu'on  a  beau  attendre  et  qui  surprend  tou- 
«  jours.  » 

A  peine  libre  des  entraves  de  l'amitié  ,  Ozanam 
courut  en  Espagne,  qu'il  n'avait  jamais  vue.  Il  se 
proposait  de  pousser  jusqu'à  Saint- Jacques -de- 
Compostelle;  le  froid  ne  lui  permit  pas  de  s'avancer 
au  delà  de  Burgos.  On  touchait  presque  à  la  fin  de 
novembre.  11  revint  sur  ses  pas,  mais,  comme  tou- 
jours ,  avec  des  notes  d'érudit  et  des  souvenirs  de 
jeune  homme,  et  il  ne  manqua  pas,  malgré  sa  fai- 
blesse croissante,  de  les  réunir  dans  des  pages  qui , 
loin  d'annoncer  l'abaissement  de  sa  virilité  littéraire, 
portent  l'empreinte  d'un  style  plus  varié,  plus  souple, 
plus  ingénieux  que  jamais.  Il  leur  donna  le  nom  de 


—  205  — 

Pèlerinage  au  pays  du  Cid ,  comme  pour  se  consoler 
peut-être  de  n'avoir  pu  accomplir  celui  de  Saint- 
Jacques. 

Une  course  suprême  lui  restait  à  faire  après  celle- 
là.  L'Italie  le  reçut  pour  la  quatrième  fois.  On  lui 
avait  indiqué  Pise  comme  le  séjour  le  plus  favorable 
à  son  état;  mais  l'hiver  de  18o3  trompa  toutes  les 
illusions  de  ses  amis.  Froid  et  pluvieux,  il  n'apporta 
au  malade  qu'un  long  ennui  et  une  aggravation  de 
souffrances  rarement  mêlées  de  quelque  lueur  de 
bien-être.  Il  s'en  consola  par  une  activité  héroïque 
en  faveur  delà  première  œuvre  de  sa  vie,  la  société 
de  Saint- Vincent-de-Paul.  Elle  était  connue  en  Tos- 
cane, mais  arrêtée  au  berceau  par  le  gouvernement 
du  grand-duc,  qui  ne  pouvait  croire  à  sa  sincérité. 
Heureusement  Ozanam  était  estimé ,  ou ,  pour  mieux 
dire,  célèbre  dans  ce  pays.  Ses  travaux  sur  le  Dante 
y  avaient  été  reçus  avec  applaudissements  et  tra- 
duits plusieurs  fois. 

Il  arriva  donc  que  la  grande-duchesse  douairière 
entendit  parler  de  ce  Français  et  des  peines  qu'il 
se  donnait  pour  introduire  en  Toscane  une  charité 
suspecte.  Un  jour  qu'elle  était  à  Pise,  elle  lui  en- 
voya quelqu'un  avec  prière  de  la  venir  voir  dès  le 
soir  même.  Ozanam,  quoique  accablé  par  la  fièvre, 
se  rendit  à  l'invitation.  La  grande-duchesse  le  reçut 
avec  bonté.  C'était  une  personne  distinguée,  aimant 
les  bonnes  œuvres,  mais  toute  pleine  de  préjugés 
contre  la  société  de  Saint-Vinccnt-de-Paul ,  où  elle 
ne  voyait  qu'un  repaire  de  libéralisme,  et  elle  af- 
firma tout  d'abord  à  Ozanam  que  jamais  le  grand- 


—  266  ~ 

duc  n'en  autoriserait  l'établissement,  si  l'on  ne 
commençait  par  en  chasser  certains  hommes  qu'elle 
lui  désigna.  Ozanam  parla  longtemps,  et  comme 
il  parlait  toujours  ,  c'est-à-dire  avec  un  grand  feu; 
il  s'efforça  de  justifier  l'admission  des  personnes 
que  la  cour  ducale  voyait  d'un  mauvais  œil  dans  la 
société,  et,  remontant  à  l'origine  même  des  Con- 
férences, il  raconta  comment,  à  la  suite  de  la  ré- 
volution de  1830,  quelques  jeunes  gens  avaient 
résolu  de  faire  de  la  charité  à  l'exclusion  de  toute 
politique,  que  c'était  là  un  des  points  fondamen- 
taux de  leur  association,  et  le  motif  qui  leur  com- 
mandait d'admettre  dans  leur  sein  quiconque  se 
présentait  à  eux,  pourvu  qu'il  fût  honnête  homme  et 
chrétien. 

A  quelques  jours  de  là,  le  grand-duc  accordait  à 
la  conférence  de  Florence  l'autorisation  si  longtemps 
refusée,  et  il  retendait  presque  immédiatement  aux 
conférences  de  Livourne  et  de  Pise. 

Mais  Sienne,  où  une  partie  de  l'université  de  Pisc 
avait  été  transportée,  et  avec  elle  aussi  une  moitié 
de  la  jeunesse  toscane ,  Sienne  n'avait  pas  suivi  le 
mouvement.  Ozanam  en  gémissait  beaucoup  ;  cette 
jeunesse  sans  œuvres  de  charité  le  tourmentait 
comme  un  remords  personnel,  et  il  n'eut  pas  de 
repos  qu'il  ne  se  fût  rendu  à  Sienne  même  pour  y 
proposer  et  y  établir  une  conférence.  Quoique  lié  à 
des  personnages  de  distinction,  et  en  particulier 
avec  deux  religieux  affectionnés  des  écoles ,  il  eut  la 
douleur  de  revenir  sans  avoir  réussi.  Cet  échec  Tat-; 
trista  profondément.  «  Dieu,  disait-il,  ne  veut  plus 


—  267  — 

«  bénir  mes  efforts.  »  Toutefois,  malgré  le  découra- 
gement sensible  où  l'avait  jeté  ce  qu'il  croyait  un 
refus  de  concours  de  la  Providence,  il  résolut  de 
lui  faire  encore  un  appel,  et,  arrivé  au  bord  de 
la  mer,  au  petit  village  de  l'Antignano,  il  écrivit 
une  lettre  de  quatre  pages  à  l'un  de  ses  amis  de 
Sienne ,  le  père  Pendola ,  pour  le  supplier  de  tenter 
un  dernier  effort.  La  réponse  se  fît  attendre  quinze 
jours.  Le  quinzième,  vers  la  fin  de  juillet,  il  reçut 
une  lettre  qui  lui  disait  :  «  Mon  cher  ami,  hier, 
«  jour  de  saint  Vincent  de  Paul,  j'ai  fondé  deux 
«  conférences,  l'une  dans  mon  collège,  l'autre  dans 
«  la  ville.  » 

Si  Ozanam  eût  été  sensible  encore  à  d'autres 
succès,  il  eût  eu,  pendant  son  séjour  en  Toscane, 
de  grandes  raisons  de  regretter  la  vie.  On  lui  pro- 
digua une  bienveillance  et  des  honneurs  rarement 
accordés  à  un  étranger.  Il  fut  nommé  membre  de 
l'Académie  de  la  Crusca  en  même  temps  que  le 
comte  César  Balbo,  l'auteur  des  Espérances  de 
V Italie,  et  enfin  il  sentit  tout  autour  de  lui  cette 
admiration  affectueuse  qui  révèle  la  gloire,  et  qui 
en  est  à  la  fois  le  signe  le  plus  certain  et  le  par- 
fum le  plus  doux.  Mais  la  mort  éclaire  la  gloire  elle- 
même  d'un  jour  qui  la  fait  pâlir,  et  le 'cœur  du 
chrétien ,  à  mesure  qu'il  sent  les  approches  de  l'é- 
ternité ,  se  déprend  de  ces  faiblesses  pardonnables 
que  la  sainteté  seule  ne  connaît  pas.  Ozanam  était 
mûr.  Il  luttait  encore,  il  est  vrai,  contre  le  tom- 
beau :  il  songeait  encore  à  ces  années  trop  peu 
pleines;  mais  ce  n'était  plus  par  regret  de  la  vie, 


—  2{;8  — 

c'était  par  regret  du  bien.  Comme  il  y  a  dans  une 
grande  âme  unie  au  monde  un  besoin  d'achever  le 
monument  qu'elle  a  conçu  et  qui  portera  son  nom , 
il  y  a  dans  une  grande  âme  unie  à  Dieu  le  besoin 
d'achever  l'œuvre  qu'elle  a  commencée  pour  lui  et 
où  elle  pense  cacher  son  nom  sous  le  sien.  Quand 
Dieu  refuse,  quand  il  brise  l'ouvrier  avant  que  la| 
dernière  pierre  ait  été  posée,  quand  la  croix  des- 
cend à  trente  ans,  comme  pour  le  Fils  de  l'Homme,! 
c'est  alors  le  sacrifice  par  excellence ,  celui  qui  ar- 
rache une  larme  au  ciel  même  et  qui  fait  le  martyre 
non  sanglant.  Or,  en  ces  jours-là,  tel  était  le  mys- 
tère qui  se  passait  au  cœur  de  notre  ami.  Il  nous  en 
a  laissé  de  sa  main  même  une  touchante  et  pieuse 
trace. 

Le  23  avril  1853 ,  il  écrivait  à  Pise  les  lignes  sui- 
vantes : 

«  J'ai  dit  au  milieu  de  mes  jours  :  J'irai  aux  portes 
u  de  la  mort. 

«  J'ai  cherché  le  reste  de  mes  années.  J'ai  dit  :  Je 
«  ne  verrai  plus  le  Seigneur  mon  Dieu  sur  la  terre 
«  des  vivants. 

((  Ma  vie  est  emportée  loin  de  moi ,  comme  s'est 
u  repliée  la  tente  des  pasteurs. 

((  Le  fil  que  j'ourdissais  encore  est  coupé  comme 
u  sous  les  ciseaux  du  tisserand.  Entre  le  matin  et  le 
<(  soir,  vous  m'avez  conduit  à  ma  fin. 

«  Mes  yeux  se  sont  fatigués  à  force  de  monter  au 
«  ciel. 

«  Seigneur,  je  souffre  violence,  répondez-moi.  Mais 


—  269  — 

«  que  dirais-je ,  et  que  me  répondra  celui  qui  a  fait 
«  mes  douleurs? 

«  Je  repasserai  devant  vous  toutes  mes  années 
«  dans  l'amertume  de  mon  cœur.  » 

«  C'est  le  commencement  du  cantique  d'Ézéchias; 
a  je  ne  sais  si  Dieu  permettra  que  je  puisse  m'en 
<(  appliquer  la  fin.  Je  sais  que  j'accomplis  aujour- 
((  d'hui  ma  quarantième  année,  plus  que  la  moitié 
«  du  chemin  ordinaire  de  la  vie.  Je  sais  que  j'ai 
«  une  femme  jeune  et  bien-aimée,  une  charmante 
«  enfant,  d'excellents  frères,  une  seconde  mère, 
«  beaucoup  d'amis,  une  carrière  honorable,  des 
«  travaux  conduits  précisément  au  point  où  ils  pou- 
ce vaient  servir  de  fondement  à  un  ouvrage  long- 
«  temps  rêvé.  Voilà  cependant  que  je  suis  pris  d'un 
<(  mal  grave,  opiniâtre,  et  d'autant  plus  dangereux 
«  qu'il  cache  probablement  un  épuisement  complet, 
(f  Faut- il  donc  quitter  tous  ces  biens  que  vous- 
«  même,  mon  Dieu,  m'aviez  donnés?  Ne  voulez- 
«  vous  point.  Seigneur,  vous  contenter  d'une  partie 
«  du  sacrifice?  Laquelle  faut-il  que  je  vous  immole 
«  de  mes  affections  déréglées?  N'accepterez-vous 
«  point  l'holocauste  de  mon  amour -propre  litté- 
«  raire,  de  mes  ambitions  académiques,  de  mes 
«  projets  même  d'étude,  où  se  mêlait  peut-être 
u  plus  d'orgueil  que  de  zèle  pour  la  vérité?  Si  je 
((  vendais  la  moitié  de  mes  livres  pour  en  donner  le 
«  prix  aux  pauvres ,  et  si ,  me  bornant  à  remplir 
«  les  devoirs  de  mon  emploi ,  je  consacrais  le  reste 
«  de  ma  vie  à  visiter  les  indigents,  à  instruire  les 
«  apprentis  et  les  soldats,  Seigneur,  seriez -vous 


—  270  — 

«  satisfait,  et  me  laisseriez -vous  la  douceur  de 
((  vieillir  auprès  de  ma  femme  et  d'achever  l'édu- 
«  cation  de  mon  enfant?  Peut-être,  mon  Dieu,  ne 
«  le  voulez-vous  point.  Vous  n'acceptez  point  ces 
((  offrandes  intéressées ,  vous  rejetez  mon  holocauste 
({  et  mon  sacrifice  :  c'est  moi  que  vous  demandez 
«  Il  est  écrit  aie  commencement  du  Livre  que  je 
«  dois  faire  votre  volonté,  et  j'ai  dit  :  Je  viens, 
«  Seigneur. 

«  Je  viens  si  vous  m'appelez,  et  je  n'ai  pas  le 
«  droit  de  me  plaindre.  Vous  avez  donné  quarante 
«  ans  de  vie  à  une  créature  qui  est  arrivée  sur  la 
«  terre,  maladive,  frêle,  destinée  à  mourir  dix 
{(  fois,  si  la  tendresse  et  l'intelligence  d'un  père  et 
«  d'une  mère  ne  l'avaient  dix  fois  sauvée.  Que  les 
«  miens  ne  se  scandalisent  point  si  vous  ne  voulez 
«  pas  faire  aujourd'hui  un  miracle  pour  me  guérir. 
«  Mon  enfance,  heureusement  écoulée  au  milieu 
«  de  tant  de  périls ,  n'était-elle  pas  un  premier  mi- 
«  racle?  A  sept  ans,  quand  la  fièvre  typhoïde  me: 
«  conduisait  jusqu'à  l'agonie ,  ne  fut-ce  pas  à  l'in- 
«  tervention  de  saint  François  Régis  que  ma  mère 
«  attribua  ma  guérison?  Ne  m'avez-vous  pas  déli- 
«  vré  des  malaises  de  l'adolescence  qui  inquiétaient 
«  mon  père?  A  l'entrée  de  ma  carrière,  quand  j'é- 
«  tais  arrêté  tout  à  coup  par  une  cruelle  maladie 
«  de  la  gorge ,  ne  m'avez-vous  pas  guéri ,  ne  m'a- 
«  vez-vous  pas  donné  la  joie  de  publier  ce  que  je 
«  croyais  la  vérité?  Enfin,  il  y  a  cinq  ans,  ne  m'a- 
«  vez-vous  pas  ramené  de  bien  loin,  et  ne  m'avez- 
«  vous  pas  accordé  ce  délai  pour  faire  pénitence 


—  271  — 

«  de  mes  péchés  et  pour  devenir  meilleur?  Ahî 
M  toutes  les  prières  qu'alors  on  vous  adressa  pour 
<(  moi  furent  écoutées.  Pourquoi  celles  qu'on  vous 
((  fait  aujourd'hui ,  et  en  bien  plus  grand  nombre, 
«  seraient -elles  perdues?  Mais  peut-être,  Sei- 
((  gneur,  vous  les  exaucerez  d'une  autre  manière. 
«  Vous  me  donnerez  le  courage  de  la  résignation , 
«  la  paix  de  l'âme,  et  ces  consolations  inexprimables 
«  qui  accompagnent  votre  présence  réelle.  Vous 
K  me  ferez  trouver  dans  la  maladie  une  source  de 
u  mérites  et  de  bénédictions ,  et  ces  bénédictions , 
«  vous  les  ferez  retomber  sur  ma  femme,  mon  en- 
«  fant,  sur  tous  les  miens,  à  qui  mes  travaux  au- 
«  raient  peut-être  moins  servi  que  mes  souffrances.  » 

Ces  dernières  paroles  nous  indiquent  que  le  sacri- 
fice d'Ozanam  était  fait  :  aussi  écrivit-il  son  testa- 
ment le  même  jour,  23  avril,  et  nous  n'avons  plus 
à  le  suivre  qu'au  tombeau. 

La  veille  du  mois  de  septembre,  accompagné  de 
sa  femme ,  de  sa  fille ,  de  ses  deux  frères ,  il  sortit 
de  la  maison  qu'il  occupait  au  petit  village  de  l'An- 
tignano ,  sur  le  bord  de  la  mer.  En  sortant ,  il  ôta 
son  chapeau,  et,  les  mains  levées  vers  le  ciel,  il 
prononça  cette  prière  :  «  Mon  Dieu ,  je  vous  remer- 
«  oie  des  souffrances  et  des  afflictions  que  vous  m'a- 
«  vez  envoyées  dans  cette  demeure;  acceptez- les 
M  en  expiation  de  mes  péchés.  »  Puis,  se  tournant 
vers  sa  femme  :  «  Je  veux  qu'avec  moi  tu  bénisses 
«  Dieu  de  mes  douleurs.  »  Et  aussitôt,  se  jetant  dans 
ses  bras  :  «  Je  le  bénis  aussi  des  consolations  qu'il 
«  m'a  données.  » 


—  272  — 
Dieu  lui  accorda,  pour  la  dernière  fois  qu'il  tra- 
versa la  mer,  un  temps  et  des  flots  sereins.  Couché 
sur  le  pont  du  navire  qui  le  rapportait  en  France , 
il  put  jouir  en  paix  de  l'air,  du  ciel,  des  eaux,  de 
ces  poétiques  rivages  de  l'Italie  qu'il  avait  pas- 
sionnément aimés,  et  où  il  venait  de  recevoir  un 
accueil  digne  de  la  terre  qui  a  nourri  tant  de  grands 
hommes ,  et  qui  sait  encore  les  reconnaître  de  quel- 
que part  qu'ils  abordent  à  ses  ruines.  Quand  les 
côtes  de  la  Provence  se  levèrent  à  ses  yeux,  il 
éprouva  une  grande  joie  de  revoir  la  patrie  et  de 
la  certitude  d'y  mourir.  Le  vaisseau  ne  tarda  pas 
d'entrer  au  port  de  Marseille,  où  l'attendaient  sa 
belle-mère  et  la  famille  de  sa  femme.  «  A  présent, 
«  dit -il,  que  j'ai  remis  Amélie  entre  les  mains 
((  de  qui  elle  doit  être ,  Dieu  fera  de  moi  ce  qu'il 
«  voudra.  » 

Il  eût  encore  désiré  revoir  Paris,  Paris  où  tant 
de  souvenirs  l'attachaient,  où  ses  amis  et  sa  gloire 
l'eussent  si  pieusement  accueilli.  Mais  ce  vœu  du 
serviteur  ne  fut  pas  exaucé.  Seulement  Dieu  lui  re- 
tira les  angoisses  du  grand  passage;  il  ne  soufl'rit 
plus  dès  qu'il  eut  touché  la  terre  de  ses  aïeux  et  de 
ses  travaux.  Un  calme  qui  n'était  ni  celui  de  la  vie 
ni  celui  de  la  mort  se  répandit  dans  sa  personne,  et 
il  reçut  en  cet  état  les  derniers  sacrements  de  l'É- 
glise dont  il  avait  été  le  fidèle  et  le  défenseur.  Le 
prêtre  lui  ayant  dit  d'avoir  confiance  en  Dieu  :  «  Ehl 
((  pourquoi  le  craindrais -je?  répondit- il,  je  l'aime 
«  tant  1  » 

Ce  devoir  rempli,  un  sommeil  précurseur  s'em- 


—  273  — 

para  de  ses  membres  épuisés.  Il  se  réveillait  çà 
et  là  pour  remercier  et  bénir,  pour  tendre  la  main, 
pour  essuyer  une  larme,  pour  sourire  encore  une 
fois.  Le  matin  de  sa  mort ,  jour  de  la  Nativité  de 
la  très-sainte  Vierge,  il  ouvrit  les  yeux,  souleva  ses 
bras ,  et  dit  d'une  voix  forte  :  «  Mon  Dieu  ,  mon 
«  Dieu ,  ayez  pitié  de  moi  !  »  Ce  fut  sur  la  terre  la 
dernière  parole  de  celte  âme  qui  en  avait  eu  tant 
d'éloquenles. 

Ses  amis  reçurent  son  cercueil  avec  vénération. 
Lyon  voulut  le  garder,  Paris  l'obtint.  Il  repose  sous 
les  pieds  de  cette  jeunesse  qu'il  a  évangélisée  par 
sa  vie,  et  à  laquelle  il  parle  encore  du  fond  de  sa 
tombe. 

i  Reviendrai -je  maintenant  sur  des  faits  ou  des 
!  vertus  oubliés  au  courant  de  mon  récit?  Recueille- 
rai-je  dans  cette  vie  quelques  épis  épars  après  la 
imoisson?  La  piété  me  le  permet,  si  elle  ne  me  le 
'commande  pas. 

[  Ozanam  avait  une  grande  tendresse  de  cœur,  une 
brande  foi  aux  choses  domestiques.  Quoiqu'il  fût 
très-sobre,  et  que  souvent  même  il  ne  s'aperçût  pas 
de  ce  qui  lui  était  servi,  il  tenait  extrêmement  à  ce 
que,  le  dimanche  et  les  jours  de  fête,  il  y  eût  sur  la 
table  quelque  mets  plus  délicat  que  de  coutume. 
C'était  lui  qui  le  commandait  d'ordinaire,  et  quel- 
quefois qui  l'apportait.  Étranger  à  toute  idée  de  luxe, 
peu  soigneux  de  son  vêtement,  content  des  plus 
simples  meubles,  il  attachait  du  prix  à  un  bouquet 
de  fleurs.  Il  aimait  à  en  avoir  près  de  lui,  sur  son 
bureau.  De  beaux  livres,  de  belles  gravures,  le  ton- 


—  274  — 

taient  aussi,  et  il  ne  résistait  pas  à  l'acquisition  de 
quelque  petit  tableau  dont  le  mérite  avait  captivé 
ses  yeux.  Les  voyages  aux  grands  lieux  du  monde 
étaient  encore  un  de  ses  faibles  ;  il  courait  à  un  ^ 
lac,  à  une  vallée,  et  quand  les  ombres  de  l'his-l 
toire  descendaient  avec  celles  de  la  nature  sur  un 
champ  ou  sur  une  ruine,  il  s'y  sentait  attiré  par 
une  invincible  sympathie.  Ce  n'était  pas,  à  vrai  dire, 
une  âme  austère;  la  poésie  l'avait  consacré  tout  en- 
fant ,  et  il  n'y  avait  pas  de  muse  qui  n'habitât  en 
lui. 

Le  23  de  chaque  mois,  date  chère  à  sa  mémoire 
parce  que  c'était  celle  de  son  mariage ,  il  ne  man- 
quait jamais  d'offrir  à  sa  femme  quelques  plantes 
fleuries.  Même  à  la  veille  de  sa  mort,  il  n'oublia 
point  de  le  faire,  et  le  23  août  qui  la  précéda,  étant 
encore  au  village  de  l'Antignano ,  il  envoya  chercher 
une  branche  de  myrte  qu'il  avait  remarquée  au  bord 
de  la  mer,  pour  la  donner  à  celle  qui  depuis  douze 
ans  charmait  et  fortifiait  sa  vie. 

11  avait  eu  pour  sa  mère  vivante  un  culte  qu'il  lui 
conserva  toujours  ,  et  j'ai  remarqué  dans  ses  lettres 
qu'il  en  parlait  sans  cesse  avec  une  tendre  admira- 
tion. Quand  il  l'eut  perdue,  sa  douleur  fut  extrême; 
mais,  le  premier  déchirement  passé,  il  se  fit  en  lui 
un  phénomène  qu'il  appelle  quelque  part  la  convie- 
lion  de  la  présence  réelle  de  sa  mère.  Il  lui  semblait 
qu  elle  le  suivait  encore,  et  qu'elle  l'inspirait,  qu'elle 
le  récompensait,  comme  au  temps  de  son  enfance, 
par  ces  caresses  sensibles. 

L'amitié  ne  fut  pas  pour  Ozanam  le  sentiment 


—  275  — 

éphémère  d'une  jeunesse  rapide.  Ni  les  années,  m 
le  mariage,  ni  la  célébrité,  ne  tarirent  en  lui  le  be- 
soin d'aimer  des  égaux.  Il  les  recherchait  même  au- 
dessous  de  son  âge  par  une  condescendance  qui  fut 
récompensée,  et,  ayant  moi-même  aimé  quelqu'un 
de  ceux  qu'il  aimait,  j'ai  eu  de  touchantes  preuves 
de  l'affection  qu'il  savait  inspirer. 
.  Sa  piété  était  vive  et  douce.  Elle  prit  de  bonne 
heure  le  caractère  d'un  dévouement  actif  à  cette 
grande  société  des  âmes  que  Dieu  a  fondée  sur  la 
terre  par  le  sang  de  son  Fils,  et  il  se  crut  même  ap- 
pelé à  quitter  le  monde  pour  apprendre  à  le  bénir. 
Quelque  chose  le  retint,  soit  un  peu  de  faiblesse 
devant  le  sacrifice,  soit  la  crainte  de  perdre  une 
part  de  sa  liberté,  soit  plutôt  que  Dieu  voulût  en 
lui  un  cœur  de  prêtre  dans  une  vie  d'homme  du 
siècle.  Ce  mot  le  peint  tout  entier.  Nul  chrétien  en 
France,  et  de  notre  temps,  n'aima  davantage  l'É- 
glise, ne  sentit  mieux  ses  besoins,  ne  pleura  plus 
amèrement  les  fautes  de  ceux  qui  la  servaient,  n'eut 
enfin  dans  une  existence  laïque  un  plus  véritable  et 
plus  profond  apostolat.  La  prière  et  la  méditation 
des  choses  divines  le  soutenaient  à  cette  hauteur 
surnaturelle,  malgré  la  préoccupation  incessante  de 
ses  travaux  d'esprit.  Chaque  matin  il  lisait  dans  une 
Bible  grecque  quelques  versets  ou  quelques  pages 
de  l'Écriture  sainte,  suivant  que  l'onction  de  Dieu  le 
retenait  plus  ou  moins  sur  ce  qu'il  avait  lu.  C'était 
la  première  demi  -  heure  de  sa  journée.  Il  y  avait 
puisé  une  connaissance  efficace  de  la  parole  de  Dieu. 
Jamais  il  ne  se  rendait  à  son  cours  sans  avoir  prié 


~  27G  — 

à  genoux,  pour  qu'il  ne  dît  rien  de  contraire  à  la 
vérité,  ou  dans  le  seul  but  de  s'attirer  des  applau- 
dissements. On  remarquait  dans  sa  controverse  une 
attention  inflnie  à  ne  pas  blesser  ceux  qui  discu- 
taient avec  lui,  quelles  que  fussent  leurs  erreurs.  Il 
lui  semblait,  dès  qu'une  intelligence  traitait  de  Dieu, 
que  déjà  elle  était  sur  la  voie  de  le  trouver,  et  qu'un 
mot  superbe  ou  trop  vif  pouvait  lui  faire  une  bles- 
sure irréparable.  Mais  cette  douceur  n'allait  jamais 
jusqu'au  déguisement  de  sa  pensée.  Il  professait  sa 
loi  avec  la  courageuse  humilité  du  chrétien  qui  con- 
naît le  peu  qu'est  le  monde;  et  si  le  respect  des 
âmes  lui  inspirait  une  exquise  modération ,  le  res- 
pect de  la  sienne  s'élevait  au-dessus  de  toute  crainte 
humaine. 

Un  jour  qu'il  visitait  à  Londres  l'église  de  West- 
minster, mêlé  à  une  foule  d'étrangers  et  d'inconnus, 
il  arriva  derrière  le  chœur,  en  face  du  tombeau  de 
saint  Edouard.  La  vue  de  ce  monument  mutilé  par 
le  protestantisme  le  saisit  de  douleur,  et,  tombant  à 
genoux  devant  les  reliques  telles  quelles  du  saint 
Louis  de  l'Angleterre,  il  pria  seul  en  expiation  de  ' 
tout  ce  peuple  qui  ne  connaît  plus  ses  saints,  et  au 
mépris  de  l'assistance,  qui  le  prit  sans  doute  pour 
un  idolâtre,  sinon  pour  un  fou. 

Dans  une  autre  occasion,  de  nature  différente,  il 
avait  révélé  le  même  courage ,  et  ceux  qui  l'ont  vu 
à  côté  de  M.  Lenormant,  aux  jours  où  ce  regrettable 
professeur  succomba  sous  les  lâchetés  d'une  agres- 
sion sans  cause,  ceux-là  ne  douteront  jamais  qu'il 
ne  fût  capable  de  toute  confession  devant  tout  péril.  ' 


—  277  — 

I  Les  amis  d'Ozanam  ont  voulu  élever  à  sa  mé- 
moire un  mausolée.  Il  n'ont  choisi  ni  le  marbre  ni  le 
bronze,  mais  ses  propres  écrits.  Leur  main  fidèle  et 
respectueuse  a  rassemblé  ces  pages  dispersées,  et 

jleur  a  donné,  malgré  la  mort,  une  unité  qu'elles 
tiennent  bien  moins  de  leur  disposition  posthume 

;que  du  souffle  qui  les  anime  d'un  bout  à  l'autre. 

iL'érudit,  l'homme  pieux,  l'orateur,  s'y  révèlent 
dans  un  tissu  qui  ne  faiblit  jamais,  et  cette  lecture 
inspirera  toujours  ensemble  le  regret  et  l'admira- 
tion ,  le  regret  d'une  vie  si  rare  et  sitôt  tombée , 

jl'admiration   de  talents  si  divers   dans  un  mémo 

jesprit. 

I  Cher  monsieur  Ozanam  !  aucun  de  nous  ne  lais- 
sera le  vide  que  vous  nous  avez  laissé,  aucun  n'em- 
portera du  cœur  des  hommes  ce  que  vous  avez 
comporté  du  nôtre.  Vous  nous  avez  précédés  dans 
la  mort ,  parce  que  vous  nous  aviez  précédés  dans 
la  vertu  :  les  pauvres  ont  prié  pour  vous,  et  nous 
ont  ravi  votre  âme.  Agréez  ces  pages  où  j'ai  voulu 
Iretracer  quelque  ombre  de  ce  que  vous  nous  étiez. 

,  Je  les  ai  écrites  pour  vous,  pour  vous  qui  fûtes  pen- 

I  pant  vingt  ans,  sinon  le  plus  fort,  du  moins  le  plus 

,  ipur  objet  de  nos  regards,  et  dont  les  faiblesses,  s'il 
ly  en  eut  en  vous  de  cachées  parce  que  vous  étiez 

>  iliomme ,  n'allèrent  jamais  qu'à  vous  rendre  plus 
:hère  votre  inébranlable  constance  dans  les  choses 
lue  vous  aviez  aimées  et  défendues.  Vous  fûtes  le 
naître  de  beaucoup,  le  consolateur  de  tous.  Choisi 
ie  Dieu,  après  de  longues  années  d'humiliations, 
pour  rappeler  la  gloire  dans  les  camps  de  la  vérité, 

8* 


—  278  — 

vous  accomplîtes  fidèlement  jusqu'à  votre  dernier 
jour  cette  mission  d'honneur  et  de  paix.  Le  pauvre 
vous  vit  à  son  chevet,  la  tribune  littéraire  debout 
devant  une  génération,  et  la  presse,  cet  autre  in- 
strument du  bien  et  du  mal ,  eut  en  votre  per- 
sonne un  honnête  et  religieux  artisan.  Vous  n'avez, 
laissé  de  blessure  à  aucun,  si  ce  n'est  cette  bles- 
sure qui  guérit  de  la  mort,  parce  que  c'est  la  cha- 
rité qui  la  fait.  Demeurés  derrière  vous ,  nous  n'a- 
vons plus  la  joie  de  vous  voir  et  de  vous  entendre;; 
mais  il  nous  reste  encore  celle  de  vous  louer,  et,; 
quelles  que  soient  les  destinées  qui  nous  attendeni; 
au  seuil  extrême  de  nolro  carrière,  la  joie  plas 
grande  encore  de  vous  imiter  de  loin,  si  Dieu  k; 
ncrmet. 


DISCOURS 

POUR  LA  TRANSLATION  DU  CHEF 

DE 

SAINT  THOMAS  D'AQUIN 

PRONONCÉ 

jjans  L'église  saint-sernin  de  Toulouse 

LE  IS  JIJILLLT  1832 


DISCOURS 

POUR  LA  TRANSLATION  DU  CHEF 


DE 


SAINT  THOMAS  D'AQUIN 


Euntes  docete  omîtes  génies  (1). 
Allez  et  enseignez  toutes  les  nations. 


Mes  Frères  , 


C'était  une  parole  bien  simple  que  celle-là  :  Allez 
'  et  enseignez  toutes  les  nations  :  et  cependant  c'était 
une  parole  bien  extraordinaire,  puisqu'elle  était  dite 
à  des  gens  qui  ne  savaient  rien  ;  et  eussent- ils  su 
quelque  chose,  eussent- ils  possédé  toute  la  science 
dont  le  genre  humain  était  alors  le  maître,  c'eût  été 
encore  une  étonnante  et  miraculeuse  hardiesse  que 

(1)  Saint  Mallhieu,  chap.  xxviii,  vers.  19. 


—  282  - 

de  dire  à  des  hommes  :  Allez  et  enseignez  toutes  les 
nations.  Car,  pour  enseigner  toutes  les  nations,  il 
faut  que  la  doctrine  ainsi  commise  à  des  lèvres  mor- 
telles se  suscite  à  jamais  des  apôtres,  c'est-à-dire 
des  âmes  qui  se  dévouent  à  la  porter  jusqu'aux 
extrémités  du  monde,  abandonnant  pour  elle  leur 
patrie,  leur  famille,  leurs  amitiés,  leur  langue  na- 
tive ,  tout  ce  qui  fait  l'espérance ,  le  cours  et  l'illu 
sion  de  la  vie.  Sans  quoi  le  monde  ne  verra  poinv 
l'effet  de  cette  parole  :  Allez  et  enseignez  toutes  les 
nations,  parce  que  le  monde  ne  va  point  de  lui- 
même  au-devant  de  la  vérité,  heureux  lorsqu'il  la 
reçoit  des  mains  qui  la  lui  portent,  et  ne  répond  point 
au  plus  généreux  des  sacrifices  par  le  mépris  et  la 
persécution. 

Aussi  faut- il  à  la  doctrine,  si  elle  veut  parvenir  à 
toute  la  terre  et  justifier  le  Maître  qui  lui  en  a  donné 
l'ordre,  lui  faut- il  plus  encore  que  des  apôtres  :  il 
lui  faut  des  hommes  capables  de  la  défendre  contre 
cette  haine  mystérieuse  que  le  monde  a  vouée  à  la 
vérité,  et  qui  le  pousse  à  la  combattre,  tantôt  par  le 
raisonnement,  tantôt  par  la  ruse,  tantôt  par  la  vio- 
lence et  la  proscription.  Et  comme  la  vérité  est  des- 
cendue du  ciel  sans  armes ,  que  Dieu  l'a  envoyée  au 
milieu  de  nous  ainsi  qu'un  agneau ,  selon  sa  propre 
expression ,  il  est  nécessaire  de  la  défendre ,  non  pas 
en  répandant  le  sang,  mais  en  donnant  le  sang;  non 
pas  en  soldat,  mais  en  martyr.  Et,  plus  ou  moins ^ 
toute  chose  qui  doit  vivre  ici -bas  a  besoin  do  ses 
martyrs,  parce  que  toute  chose  étant  sujette  à  la 
discussion  et  à  l'inimitié  a  besoin  d'hommes  prêts 


—  283  — 

à  donner  leur  vie  pour  elle;  et  quand  parmi  nous 
une  chose  ne  trouve  plus  de  gens  qui  veulent  mourir 
à  son  profit,  cette  chose  n'existe  plus,  elle  est  morte  : 
mais  bien  plus  la  vérité,  parce  que  la  vérité,  nue  et 
désarmée  de  sa  nature,  n'a  de  ressource  pour  se  sou 
tenir  qu'une  foi  qui  aille  jusqu'au  sang  :  et  ainsi  le 
sang  qui  est  la  vie  de  l'homme,  est  aussi  la  vie  de  la 
vérité. 

Encore  les  apôtres,  aidés  des  martyrs,  ne  suffi- 
ront-ils pas  à  cette  parole  :  Allez  et  enseignez  toutes 
les  nations.  Il  y  faudra  joindre  d'autres  hommes 
simples  et  modestes,  contents  de  peu,  vivant  au 
milieu  des  peuples  sans  richesse  ni  puissance,  et 
cependant  avec  une  autorité  constante,  respectée, 
remarquable  par  la  simplicité  même.  Ce  seront  les 
pasteurs  ,  hommes  de  chaque  jour,  nourrissant 
leur  troupeau  de  la  vérité  qu'auront  prêchée  les 
I  apôtres,  et  que  les  martyrs  auront  scellée  de  leur 
sang. 

Mais  sera-ce  tout?  Et  quand  Dieu,  le  père  de  la 
vérité ,  l'auteur  de  cette  parole  :  Allez  et  enseignez 
toutes  les  nations ,  aura  trouvé  parmi  nous  assez  de 
héros  pour  faire  des  apôtres ,  des  martyrs  et  des 
pasteurs,  aura-t-il  assuré  l'œuvre  de  l'enseigne- 
ment universel?  Ne  le  croyez  pas  :  il  lui  manque 
encore  une  race  particulière  d'hommes ,  sans  la- 
quelle l'expansion  de  la  vérité  ne  serait  pas  pos- 
sible, et  le  règne  de  la  lumière  sur  tous  ne  serait 
que  le  songe  d'une  impuissante  bonté  :  il  lui  manque 
les  docteurs.  Et  ce  nom,  mes  Frères,  vous  avertit 
que  nous  touchons  à  l'objet  imposant  de  la  solen- 


—  284  — 

ni'é  qui  nous  rassemble,  puisque  ce  lilre  de  docteur 
est  celui-là  même  qui  orne  le  front  et  la  mémoire 
de  rhomme  vénéré  dont  les  reliques  sont  sous  vos 
yeux. 

Mais  qu'est-ce  donc  que  le  docteur?  Que  fait-il? 
<}uelle  est  sa  part  dans  l'accomplissement  de  celte 
parole  souveraine  :  Allez  et  enseignez  toutes  les  na- 
tions? Étranger  aux  éloquentes  pérégrinations  de 
l'apôtre  ,  au  témoignage  sanglant  du  martyr,  aux 
paisibles  cultures  du  pasteur,  ou  ne  les  connaissant 
que  par  un  hasard  qui  les  lui  surajoute,  quelle  est 
sa  mission  dans  l'œuvre  propagatrice  de  la  vérité  ? 
Est-ce  lui  qui  la  crée?  Non,  car  Dieu  lui-même  ne 
crée  pas  la  vérité;  il  la  voit  en  lui,  et  il  la  donne,  et, 
encore  qu'il  en  fût  le  créateur,  il  n'appartiendraiti 
pas  à  des  hommes  de  la  créer  après  lui  ou  avec  lui  :i 
mais  ni  Dieu,  ni  l'homme,  ni  personne  au  mondej 
ne  crée  la  vérité,  elle  est  éternelle,  elle  est  de  soi  par, 
soi. 

Que  fait  donc  le  docteur,  puisqu'il  ne  crée  pas  la 
vérité,  qu'il  ne  la  propage  point  par  la  parole,  qu'il 
ne  donne  pas  son  sang  pour  elle,  et  ne  la  cultive 
point  dans  l'âme  d'un  troupeau  confié  à  ses  soins  de 
chaque  jour?  Ce  qu'il  fait,  mes  Frères,  je  vais  vous 
le  dire  :  il  fait  ou  développe  la  théologie,  et  par  con- 
séquent, ayant  à  célébrer  devant  vous  l'un  des  plus 
grands  docteurs  de  l'Église,  si  ce  n'est  le  plus  grand, 
je  ne  puis  vous  donner  une  idée  de  lui  qu'en  posant 
ces  deux  questions  : 

Quelle  est  la  place  que  la  théologie  occupe  dans  le 
.monde  ? 


—  283  - 

Quelle  est  la  place  que  saint  Thomas  d'Aquin  oc- 
cupe dans  la  théologie? 

Ces  deux  questions ,  à  en  entendre  le  simple 
énoncé ,  semblent  ne  vous  promettre  que  des  aper- 
çus difficiles,  austères,  peu  accessibles  à  la  plupart 
de  mes  auditeurs.  Mais  qu'ils  se  rassurent.  La  vérité 
est  comme  l'univers  :  si  l'univers  contient  des  lois 
profondes  que  les  mathématiques  n'expriment  qu'à 
l'aide  de  calculs  incompris  de  la  multitude,  il  sait 
les  revêtir  sous  les  yeux  de  tous  de  magnificence  et 
de  clarté;  la  lumière  s'échappe  de  ces  ombres  abs- 
truses, et  les  plus  petits,  en  regardant  le  ciel,  le  com- 
prennent et  l'admirent  aussi  bien  que  Newton.  Il  en 
est  de  même  de  la  vérité  :  plus  haute  encore  et  plus 
profonde  que  l'univers  qui  n'en  est  qu'une  pâle  ma- 
nifestation, elle  sait,  soit  qu'elle  apparaisse  dans 
l'Évangile  et  sur  le  visage  du  Christ,  soit  qu'elle  se 
montre  sur  les  lèvres  de  ses  envoyés,  mettre  en  eux 
la  splendeur  qui  éclaire  et  la  bonté  qui  touche.  Ainsi 
la  verrez -vous  dans  ce  discours  malgré  l'indignité 
de  son  interprète,  et,  quoi  que  je  lui  ôte ,  il  lui 
restera  toujours  assez  pour  vous  instruire  et  vous 
pénétrer. 

,  Je  me  demande  quelle  est  la  place  que  la  théo- 
logie occupe  dans  le  monde  :  par  conséquent  c'est 
une  question  de  lieu  que  je  pose,  car  on  ne  peut 
savoir  la  place  ou  le  rang  d'un  objet  qu'en  déter- 
Iminant  son  lieu.  Or  il  n'y  a  dans  les  choses  que 
trois  lieux  existants  :  Dieu  ,  l'intelligence,  l'uni- 
vers :  Dieu,  qui  est  le  lieu  des  esprits;  l'intelli- 
igence,  qui  est  le  lieu  de  la  pensée;  l'univers,  qui  est 


—  286  — 

le  lieu  des  mondes.  Dieu  contient  les  esprits  ,  l'in- 
telligence contient  la  pensée,  l'univers  contient  les 
mondes. 

En  laquelle  de  ces  trois  régions  habile  la  théo- 
logie ?  Ce  n'est  pas  en  Dieu  ;  car  la  théologie  rai- 
sonne, elle  a  des  ombres,  et  en  Dieu  ne  se  trouvent 
ni  déduction  ni  obscurité,  mais  une  pleine  et  par- 
faite lumière.  Ce  n'est  pas  non  plus  l'univers  qui 
est  le  lieu  de  la  théologie;  car  l'univers  n'est  que 
l'ensemble  des  êtres  matériels ,  et  la  théologie  n'est 
point  un  corps.  C'est  donc  moins  haut  que  Dieu  et 
plus  haut  que  l'univers  qu'il  nous  faut  la  chercher, 
dans  cette  région  moyenne  à  laquelle  nous  appar- 
tenons nous-mêmes  par  la  partie  la  plus  élevée 
de  notre  être  :  c'est  l'intelligence  qui  est  le  lieu 
de  la  théologie.  La  théologie  est  une  habitante  de 
notre  esprit ,  une  forme  de  notre  pensée ,  et  à  ce 
titre  elle  est  déjà  quelque  chose  de  grand.  Mais 
ce  n'est  pas  la  connaître  et  avoir  suffisamment 
déterminé  sa  place  dans  le  monde  que  de  s'arrêter 
là  :  il  nous  faut  savoir  la  fonction  qu'elle  exerce 
dans  notre  esprit,  le  rang  qu'elle  y  tient,  ses 
rapports  avec  l'ensemble  de  nos  facultés,  et  con- 
clure de  là  ce  qu'elle  est  entre  Dieu,  l'homme  et 
l'univers. 

Or  le  premier  acte  de  l'esprit ,  son  acte  le  plus 
simple  ,  est  ce  que  nous  appelons  la  science.  La 
science  est  la  connaissance  des  réalités  de  la  nature 
et  de  l'histoire  :  elle  nous  emporte  de  nous,  qui  ne 
sommes  qu'un  point  et  qui  n'avons  qu'une  heure, 
aux  immensités  où  se  meuvent  les  mondes ,  et  aux 


—  287  — 

siècles  peuplés  des  générations  qui  ne  sont  plus; 
elle  nous  dit  des  uns  leurs  phénomènes  et  leurs  lois 
des  autres  leur  liberté,  leurs  passions,  leurs  vertus, 
leurs  monuments.  Oui,  l'homme  armé  de  sa  seul'î 
intelligence  a  sondé  les  deux  abîmes  où  il  est  sus- 
pendu, l'abîme  de  l'espace  et  l'abîme  du  temps.  li 
a  porté  sa  main  de  l'équateur  qui  partage  la  terre 
aux  pôles  qui  régissent  sa  course,  mesuré  leurs  dis- 
tances ,  déterminé  l'orbite  qui  soutient  sa  demeure 
autour  du  soleil,  et  en  fait  une  nef  stable  dans  un 
mouvement  qui  ne  se  repose  jamais.  11  a  de  son  re- 
gard embrassé  le  ciel,  compté  les  astres,  assujetti 
à  ses  calculs  leurs  influences  et  leurs  relations .  vi- 
sité les  profondeurs  où  ils  se  perdent ,  et  là  même 
où  ses  yeux  ni  ses  influences  ne  pouvaient  plus  at- 
teindre ,  ses  sublimes  pressentiments  l'ont  encore 
servi.  Et  pendant  qu'il  explorait  cet  océan  privé  de 
rivages,  sans  quitter  le  sol  étroit  qui  le  retient  cap- 
tif, il  arrachait  au  passé  ses  plus  impénétrables  se- 
crets ;  il  saisissait  dans  les  mystères  du  langage  la 
trace  des  séparations  et  des  transmigrations  des 
peuples,  tirait  de  la  fable  des  certitudes,  évoquait 
la  vie  des  nécropoles  ,  et,  scrutateur  des  ruines ,  en 
faisait  jaillir  l'humanité  disparue,  tenant  ainsi  d'une 
main  le  sceptre  de  la  nature ,  de  l'autre  celui  de 
l'histoire,  et  mêlant  la  science  des  actes  de  l'homme 
à  la  science  des  actes  de  Dieu. 

Et  pourtant,  mes  Frères,  hommes  mortels  qui 
m'écoutez  et  dont  je  raconte  les  dons  et  la  puissance, 
pourtant  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  ces  explora- 
lions  ,  ces  découvertes ,  ce  magnifique  enchaînement 


de  faits  et  de  lois  soumis  à  votre  génie,  tout  cela  ,  si 
grand  qu'if  soit,  n'est  encore  que  le  porlique  du 
temple  et  comme  le  vestibule  de  votre  esprit.  Vous 
vous  étonnez  peut-être,  vous  me  demandez  ce  qui 
viendra  donc  après.  Ah!  ce  qui  viendra  !  Nous  étions 
tout  à  l'heure  à  l'extrémité  des  mondes ,  aux  limites 
où,  les  instruments  mêmes  que  nous  avons  créés  per- j 
dant  leur  force,  l'homme  peut  à  peine  pressentir  ce 
qu'il  ne  peut  plus  calculer:  eh  bien!  là,  aux  confmsl 
des  choses  finies ,  et  qui ,  parce  qu'elles  sont  finies , 
demeurent  petites  dans  leur  immensité  et  font  de  la 
science  qui  les  mesure  un  élément  inférieur  et  initial 
de  notre  esprit,  là  un  horizon  nouveau  s'est  dévoilé 
devant  nous,  l'horizon  de  l'infini.  Prophètes  sans  ef- 
fort, nous  avons  regardé  par  delà  le  ciel,  et  deux  noms: 
tombés  sur  nos  lèvres  nous  ont  révélé  la  lumière 
et  la  loi  des  êtres  intelligents  ;  nous  avons  nomnib 
la  vérité  et  la  justice,  nommé  Dieu,  qui  est  leur 
père,  et  notre  âme,  incUnée  devant  cette  première 
et  inépuisable  source  de  tout  vrai,  de  tout  bien, 
de  tout  beau,  s'est  relevée  connaissant  dans  le  Créa- 
teur ce  qui  ne  se  crée  pas ,  et  ayant  dans  la  raison 
un  reflet  des  choses  que  Dieu  voit  en  lui  éternelle- 
ment. 

Ainsi  à  la  science  s'est  ajoutée  la  raison ,  à  la  con- 
naissance  des  faits  celle  des  causes,  à  l'obscure; 
clarté  du  fini  la  clarté  plus  vaste  et  plus  pure  de  i 
l'infini.  Je  ne  veux  pas  dire  que ,  selon  Tordre  des 
temps,  la  science  ait  précédé  la  raison  ;  mais,  laissant  j 
là  le  mystère  de  leur  génération  successive  ou  si-j 
multanée,  je  mets  l'une  au-dessus  de  l'autre,  selonij 


—  289  — 

que  l'une  voit  plus  que  l'autre.  La  science  fait  lo 
savant,  la  raison  fait  l'homme;  la  science  est  de 
quelques-uns,  la  raison  est  de  tous.  C'est  elle  qui, 
se  propageant  et  survivant  à  tout  au  milieu  des  peu- 
ples, engendre  ce  bon  sens  populaire  qui,  pour  me 
servir  d'une  expression  célèbre ,  est  le  maître  de  la 
vie.  En  vain  une  science  parricide  s'efforcera  d'abo- 
lir dans  l'esprit  humain  la  notion  de  la  justice ,  le 
nom  même  de  la  vérité ,  ou  de  les  séparer  de  Dieu , 
qui  est  leur  principe  et  leur  siège,  pour  en  faire  je 
ne  sais  quelles  filles  des  intérêts  de  l'homme  :  la 
raison  toute  simple,  abandonnée  à  son  seul  cours, 
résistera  dans  l'âme  des  peuples  aux  blasphèmes  du 
génie,  et,  même  avec  des  erreurs,  maintiendra  le 
nom,  l'idée,  le  règne  de  la  justice  et  de  la  vérité. 
Mais  encore,  pour  se  manifester  et  se  défendre  ,  la 
raison  n'est  pas  réduite  à  cette  seule  forme ,  toute 
sublime  qu'elle  est,  du  bon  sens  populaire;  elle  en 
a  une  autre  que  Dieu  lui  a  donnée,  et  par  où,  de- 
venue méditative  et  profonde,  habitante  illustre  de 
quelques  âmes  prévues  et  préparées,  elle  impose 
sa  gloire  à  toute  la  terre  et  se  fait  un  rempart  des 
plus  grands  noms  que  l'homme  ait  portés.  Je  veux 
dire  la  philosophie  :  je  veux  dire  ces  hommes ,  Gon- 
jfucius,  Zoroastre  ,  Pythagore  ,  Socrate  ,  Platon, 
JAristote,  Gicéron ,  Épictote  ,  admirables  et  bons 
génies ,  dispersés  par  la  Providence  le  long  des  siè- 
|cles,  et  qui,  même  avant  le  plein  midi  de  l'Évan- 
jgile,  luttant  contre  des  ténèbres  dont  ils  n'étaient 
pas  la  cause,  ont  servi  de  leur  éloquence  la  justice 
et  la  vérité,  et  obtenu  des  Pères  mômes  de  l'Église 

VUl.   -  9 


—  21)0  - 

d'avoir  un  nom  et  un  honneur  dans  leurs  écrits  , 
comme  si  nos  docteurs  eussent  voulu  les  convertir 
à  la  foi  malgré  leur  mort ,  ou  plutôt  transformer 
leurs  travaux  en  un  patrimoine  naturel  du  christia- 
nisme. C'est  qu'en  effet  quiconque  voue  son  âme  à 
la  lumière  supérieure  qui  éclaire  tout  homme  venant 
en  ce  monde ,  et  la  défend  dans  son  siècle  par  l'ad- 
miration qu'il  inspire,  celui-là,  malgré  les  ténèbres 
involontaires  qui  lui  restent,  est  un  précurseur  s'il 
n'est  un  héraut  des  doctrines  plus  hautes  qu'il  n'a 
pas  connues. 

C'est  vous  dire ,  mes  Frères ,  que  la  raison ,  si 
élevée  qu'elle  soit,  ne  termine  pas  pourtant  cette 
belle  hiérarchie  de  notre  esprit.  La  raison  conçoit 
l'infini,  l'éternel,  l'absolu,  le  nécessaire;  elle  tire 
de  cette  notion  métaphysique  la  notion  morale  de  la 
vérité  et  de  la  justice,  et  de  toutes  les  deux  le  nom 
et  la  preuve  de  Dieu.  Mais  là,  à  ce  faîte  des  choses, 
elle  commence  à  se  troubler;  elle  cherche,  elle  hé- 
site ,  elle  se  demande  quelle  est  l'essence  divine , 
quelle  sa  vie,  ses  conseils,  ses  volontés.  Qui  les  lui 
dira?  Gomment  une  intelligence  finie,  abordée  par 
un  miracle  de  sa  nature  aux  rivages  qui  n'ont  point 
de  bornes,  en  mesurerait-elle  la  largeur,  la  hauteur 
et  la  profondeur  ?  Un  homme  ne  connaît  pas  la 
pensée  d'un  autre  homme  sous  le  voile  de  chair  qui 
la  lui  cache  :  comment  connaîtrait-il  la  pensée  de 
Dieu?  Il  ne  le  peut  sans  doute  que  si  Dieu  la  lui  dit 
dans  une  conversation  de  son  âme  avec  la  nôtre.  Et 
pourquoi  cette  conversation  n'aurait-elle  pas  lieu 
Pourquoi  Celui  qui  s'est  manifesté  à  nous  par  l'uni- 


—  291  — 

vers  et  la  raison  ne  poursuivrait -il  pas  cette  œuvre 
de  bonté  sous  une  forme  plus  simple  encore,  sous 
la  forme  d'un  esprit  conversant  avec  un  esprit?  Ah  ! 
je  le  crois,  Dieu  nous  ayant  faits  comme  des  fils, 
nous  a  parlé  comme  à  des  fils;  6t  autant  il  est  im- 
possible de  concevoir  un  père  qui  n'aurait  jamais 
, parlé  à  ses  enfants,  autant  il  est  impossible  de  con- 
jcevoir  un  Dieu  qui  n'aurait  jamais  entretenu  sa 
créature  intelligente  pour  lui  laisser  dans  le  cœur 
des  secrets  de  famille.  Ces  secrets,  nous  les  avons; 
'ces  secrets  sont  notre  plus  précieux  héritage,  et  ils 
jont  un  nom ,  le  dernier  que  je  vais  vous  dire  :  on  les 
appelle  la  Foi.  La  raison  fait  l'homme,  la  foi  fait  le 
chrétien;  la  raison  nous  mène  au  bord  de  finfini ,  la 
jtbi  nous  donne  Dieu  tout  entier. 

Mais  il  y  a  une  chose  que  j'admire,  c'est  que  la 

théologie  n'a  point  encore  paru.  Où  donc  est-elle? 

D'où  vient  qu'elle   ne  se  montre  point  ?  Scrutant 

avec  vous  le  temple  de  notre  âme ,  ce  lieu  que  nous 

avons  dit  être  le  lieu  de  la  théologie,  nous  y  avons 

'irencontré  et  déflni  la  science,  la  raison,  la  foi, 

i^hoses  grandes,  qui  s'entr'aident  les  unes  les  autres 

^  3t  portent  ensemble  notre  esprit  jusque  dans  l'es- 

^prit  de  Dieu:   quelle  place  reste  à  la  théologie? 

^l3u'a-t-elle  à  faire  maintenant?  Y  aurait-il  quelque 

'ihose  au  delà  de  Dieu,  et  la  théologie  serait-elle  la 

^  oorte  d'un  monde  où  Dieu  lui-même  n'aurait  plus 

''|e  premier  rang?  Non,  mes  Frères,  il  n'y  a  rien  au 

''delà  de  Dieu  connu  par  la  science,  la  raison  et  la 

bi,  si  ce  n'est  Dieu  vu  face  à  face,  dans  la  splendeur 

livine  de  son  essence ,  et  la  théologie  n'a  point  mis- 


—  292  — 

sion  de  nous  le  faire  voir  ainsi  sur  la  terre.  Quelle 
est  donc  sa  mission?  Il  est  temps  de  vous  le  dire, 
parce  qu'à  cette  heure  vous  êtes  en  état  de  l'en- 
tendre. 

Chose  étonnante,  mes  Frères,  et  plus  doulou- 
reuse encore  qu'étonnante,  ces  trois  éléments  qui 
forment  notre  intelligence  et  ne  devraient  jamais  . 
s'en  séparer,  la  science,  la  raison  et  la  foi,  ces^ 
trois  éléments  non-seulement  peuvent  s'isoler  l'un 
de  l'autre,  mais  ils  peuvent  devenir  ennemis.  La 
science  peut  dédaigner  la  raison ,  ne  voir  en  elle 
qu'un  songe  décoré  du  nom  de  métaphysique ,  un 
effort  stérile  de  l'imagination  trompée,  qui,  des 
certitudes  de  la  nature  ,  veut  s'élever  par  un  élan 
conjecturale  des  régions  inaccessibles  pour  nous; 
elle  peut,  allant  plus  loin  encore,  mépriser  les  no- 
tions de  vérité  et  de  justice,  blasphémer  le  nom 
de  Dieu ,  et  réduire  tout  l'homme  à  des  sens  se 
débattant  sur  un  peu  de  boue  dans  les  voluptés 
d'une  nuit.  Cela  s'est  vu,  tantôt  dans  le  mystère 
d'obscures  initiations  ,  tantôt  au  plein  jour  de  la 
discussion  publique  ,  et  bien  qu'il  semble  que  le 
bruit  de  ces  lamentables  négations  diminue  à  notre 
oreille ,  cependant  il  est  encore  assez  terrible  pour 
qu'en  vous  parlant  des  hostilités  de  la  science  contre 
la  raison,  je  n'aie  pas  besoin  de  vous  en  donner  la 
preuve.  De  son  côté,  la  raison  peut  s'élever  contre 
la  foi:  engendrée,  et  nourrie  des  mystères  les  plu? 
profonds  de  l'infini,  accoutumée  à  des  lumières  qui 
s'élèvent  des  abîmes ,  elle  s'irritera  pourtant  des 
obscurités  contenues  dans  la  parole  de  Dieu.  Elle; 


I 


—  293  — 

rejettera,  sous  prétexte  de  ne  pas  les  entendre,  des 
affirmations  qui  ne  sont  que  réclaircissement  de  ses 
propres  mystères  ,  et,  fille  plus  inconséquente  encore 
que  dénaturée ,  elle  préférera  la  science  qui  l'insulte 
à  la  foi  qui  l'honore;  elle  demandera  des  armes  à  la 
matière  contre  le  Dieu  de  l'esprit,  et  l'on  verra  les 
sages  unis  aux  savants ,  ennemis  en  tout  le  reste , 
conspirer  dans  une  joie  commune  pour  détruire 
l'Évangile  du  Christ  et  séparer  l'homme  de  Dieu.  Ce 
sont  là  ,  chrétiens ,  ces  guerres  plus  que  civiles  dont 
parlait  Tacite,  les  guerres  que  nous  ont  léguées  nos 
aïeux  et  que  nous  léguerons  peut-être  à  noe  des- 
cendants, parce  que,  s'il  est  difficile  de  ramener  la 
paix  parmi  les  nations  qui  ont  une  fois  tiré  l'épée , 
il  l'est  bien  davantage  encore  de  la  rétablir  entre 
Ifcs  facultés  mêmes  de  notre  entendement. 

Or ,  cette  paix  de  nos  trois  puissances ,  cette  paix 
de  la  science,  de  la  raison  et  de  la  foi,  sans  laquelle 
le  monde  est  voué  à  un  trouble  éternel,  cette  paix 
première  d'où  naissent  toutes  les  autres,  vous  le 
pressentez  déjà,  c'est  la  théologie  qui  la  prépare,  qui 
la  signe  et  la  fait.  La  théologie  n'est  ni  la  science, 
ni  la  raison ,  ni  la  foi ,  elle  est  toutes  les  trois  dans 
un  accord  subUme;  elle  est  le  sommet  conciliateur 
de  notre  esprit,  le  repos  de  l'âme  se  possédant  tout 
entière  et  n'ayant  plus  qu'une  ombre  à  franchir  pour 
voir  Dieu.  Comme  l'univers,  l'intelligence  et  la  pa- 
role de  Dieu,  ne  sont  que  les  degrés  d'une  même 
connaissance,  un  triple  portique  d'une  seule  vérité, 
il  est  aisé  d'entendre  comment ,  passant  de  l'un  à 
l'autre,  puis  les  tenant  embrassées  d'un  seul  regard, 


—  294  — 

la  théologie  les  ramène  à  la  lumière  et  à  la  béati 
tude  de  l'unité.  Ainsi,  du  haut  des  montagnes,  k 
voyageur  contemple  en  un  indivisible  instant  les  col- 
lines ,  les  vallées ,  les  lacs ,  les  forêts ,  les  maisons 
habitées  par  l'homme,  les  chemins  pubUcs  et  le^ 
sentiers  perdus,  et  de  cette  multitude  d'objets  éparï 
et  divers  il  se  fait  sans  peine  un  seul  et  ravissant 
spectacle.  Mais  autant  le  ciell'emporte  en  grandeur 
sur  la  terre ,  autant  l'infini  surpasse  l'immensité 
autant  et  plus  l'harmonie  de  la  science ,  de  la  raison 
et  de  la  foi  dans  la  théologie,  surpasse  les  spectacles 
que  nous  nous  faisons  dans  l'ordre  étroit  et  pourtant 
magnifique  de  l'univers.  La  théologie  emprunte  à 
la  science  tout  ce  qu'elle  a  découvert  des  lois  de  la 
nature  et  de  celles  de  l'humanité,  non  pour  les  dire 
comme  elle,  mais  pour  en  déduire  la  connaissance 
de  Dieu  et  de  l'homme;  elle  emprunte  à  la  raison, 
sous  sa  forme  populaire  et  sous  sa  forme  philoso- 
phique, des  vérités  qui  sont  déjà  la  religion,  quoi- 
qu'elles ne  la  soient  pas  tout  entière,  et  elle  les 
élève  en  un  fondement  et  un  préambule  de  plus 
hautes  vérités;  enfin  elle  emprunte  à  la  foi,  fille  du 
Verbe  de  Dieu ,  une  vision  et  une  certitude  des 
choses  divines  qu'elle  reporte  ensuite  sur  les  choses 
de  la  nature  et  de  l'humanité ,  donnant  à  la  science 
une  plus  grande  élévation ,  à  la  raison  une  plus 
grande  étendue,  à  la  foi  une  plus  grande  clarté,  à' 
toutes  l'unité  qui  fait  leur  force,  leur  joie,  et  leur; 
efficacité  pour  le  bonheur  du  genre  humain. 

Que  dirai-je  de  plus,  mes  Frères,  sinon  que  celte 
science  reine  et  maîtresse  existe  réellement,  qu'elle 


1 


I  —  295  — 

^existe  sous  des  noms  fameux,  dans  des  ouvrages 
innombrables,  et  que  depuis  dix-huit  siècles  accom- 
plis elle  soutient,  avec  une  éloquence  et  une  éner- 
gie que  personne  ne  peut  méconnaître,  la  lutte  du 
ibien  contre  le  mal.  Mais  remarquez  le,  elle  n'existe 
!  qu'en  une  seule  religion,  dans  le  christianisme. 
Partout  ailleurs,  même  au  sein  des  nations  les  plus 
ingénieuses,  elle  n'a  pu  se  former.  C'est  en  vain 
que  vous  en  chercherez  la  trace,  soit  dans  l'idolâtrie, 
soit  dans  l'islamisme,  soit  dans  ces  doctrines  de 
l'Asie  que  nous  réunissons  sous  le  nom  commun  de 
bouddhisme  ;  et  en  nommant  ces  trois  grandes  formes 
religieuses,  j'ai  nommé  toutes  celles  qui  se  sont 
produites  avec  éclat  et  durée  en  dehors  du  système 
chrétien. 

Et  certes,  ce  n'était  pas  chez  des  peuples  sans 
culture  que  régnait  l'idolâtrie.  La  nommer,  c'est 
nommer  la  Grèce  et  Rome,  c'est-à-dire  deux  pays 
demeurés  incomparables  dans  les  arts  de  l'esprit,  et 
■même  dans  les  spéculations  de  la  sagesse.  Nuls 
philosophes  n'ont  surpassé  les  leurs ,  et  les  écoles 
chrétiennes,  sans  craindre  de  s'abaisser,  ont  salué 
ians  Platon  et  Aristote  les  princes  immortels  de  la 
aison.  Mais  où  était  leur  théologie?  Si  voua  laissez 
ies  fêtes  de  leur  culte  et  les  vers  de  leurs  poètes, 
vous  ne  trouvez  plus  rien  ;  les  Métamorphoses  d'Ovide 
tsont  le  traité  le  plus  sérieux  de  leur  religion,  et  lors- 
que nous  avons  voulu  en  parler  sous  un  nom  qui  fût 
vrai ,  nous  n'avons  pu  lui  en  donner  d'autre  que  celui 
de  Mythologie. 

Plus  heureux,  l'islamisme  a  un  code  écrit,  code 


—  296  — 

à  la  fois  brillant,  étrange,  raisonnable  et  insensé, 
mais  cependant  un  code  :  l'homme  qui  l'a  dicté , 
jaloux  et  plagiaire  de  la  Bible,  y  a  jeté  de  bonnes 
choses,  dont  l'unité  de  Dieu  est  la  principale,  éle- 
vant par  là ,  ce  semble ,  un  édifice  religieux  supé- 
rieur à  celui  des  peuples  polythéistes.  Et  cependant, 
singulière  destinée ,  nous  voyons  dans  la  Grèce  et 
dans  Rome  une  haute ,  quoique  imparfaite  civili- 
sation, tandis  que  l'islamisme  n'a  produit  que  la 
guerre  pour  moyen  et  la  barbarie  pour  terme.  Les 
faux  dieux  de  l'antiquité  païenne  ont  présidé  des 
siècles  qui  furent  le  crépuscule  des  nôtres  ;  le  Dieu 
unique  de  Mahomet,  inauguré  chez  des  peuples  qui 
avaient  vu  la  lumière  du  christianisme ,  n'a  guidé 
que  des  bandes  guerrières  campées  sur  des  sols 
célèbres,  où  elles  n'ont  pu  créer  ni  les  lois,  ni  les 
sciences,  ni  le  commerce,  ni  l'industrie,  ni  la  li- 
be  té  civile  ,  et  bien  moins  encore  la  théologie  ,  qui 
est  le  couronnement  de  tous  les  dons  et  de  toutes 
les  grandeurs  de  l'esprit.  C'est  que  Mahomet,  en 
fondant  sa  doctrine  ,  ne  l'avait  pas  confiée  à  la  foi  et 
à  la  vertu,  mais  à  la  force  toute  nue  du  cimeterre; 
il  avait  dit  aux  siens  :  Conquérez  le  monde,  et  faites 
des  croyants  du  monde  conquis  par  vous  ;  il  ne  leur 
avait  point  dit  :  Allez  et  enseignez  toutes  les  nations. 
Fils  de  l'imposture  et  de  la  guerre,  l'imposture  et 
la  guerre  lui  ont  donné  la  victoire ,  mais  non  pas  la 
conscience. 

Que  si,  après  cela,  vous  jetez  les  yeux  à  l'extré- 
mité de  l'Asie ,  sur  ces  vastes  empires  qui  ont  tant 
d'hommes  et  si  peu  de  puissance ,  vous  y  trouverez 


—  297  — 

des  doctrines  religieuses  fondées  sur  des  livres  sa- 
crés ,  et  qui  ont  donné  lieu  à  de  considérables  spécu- 
lations, mais  spéculations  semblables  à  des  rêves, 
où  la  connaissance  de  la  nature  est  aussi  étrangère 
que  la  connaissance  de  l'humanité.  Le  méditatif  de 
rinde  ou  du  Tibet  ne  réfléchit  pas ,  il  songe;  sa  tête 
est  un  monde  où  l'infmi  s'enfle  et  déborde ,  mais 
sans  grandeur,  sans  harmonie,  sans  réalité.  Et  cette 
vieille  civilisation ,  dépourvue  de  vrais  sages  et  de 
vrais  savants,  n'est  qu'un  enfant  qui  tourne  sur 
lui-même  et  qui  attend  depuis  quarante  siècles  l'âge 
viril. 

Le  christianisme  seul  possède  une  théologie ,  et  il 
est  aisé  d'en  entendre  la  raison  :  c'est  que  le  chris- 
tianisme seul  possède  la  vérité,  et  avec  elle  une 
force  d'analyse,  de  polémique  et  de  synthèse  qui  lui 
permet  de  ne  rien  craindre  et  de  tout  s'assimiler. 
Que  vous  touchiez  à  quoi  que  soit ,  au  ciel  ou  à  la 
terre,  à  la  métaphysique,  à  l'ordre  moral,  à  l'éco- 
nomie des  peuples ,  aux  questions  d'autorité  et  de 
liberté ,  à  ce  qui  est  ancien  ou  à  ce  qui  est  nouveau  , 
le  christianisme  est  prêt  :  toute  vérité  l'appuiera, 
toute  erreur  le  grandira.  Et  c'est  pourquoi  ce  pro- 
grès magnifique  des  siècles ,  en  ajoutant  chaque 
jour  aux  connaissances  du  genre  humain,  ajoute 
aussi  chaque  jour  à  la  solidité  du  christianisme. 
Tout  travaille  pour  lui.  Le  physicien,  qui  arrache  à 
la  nature  le  secret  de  la  lumière,  croit  ne  détrôner 
que  le  soleil  :  il  confirme  la  parole  de  Dieu ,  disant 
au  ciel  avant  tous  les  astres  :  Que  la  lumièi^e  soit. 
Le  géologue,  en  découvrant  l'ordre  séculaire  des 


—  298  — 

couches  du  globe ,  croit  faire  mentir  la  nouveauté 
de  la  création  :  il  confirme  la  lenteur  de  Dieu  dans 
son  œuvre  créatrice  et  cette  succession  des  époques 
décrites  par  Moïse.  Le  voyageur,  en  fouillant  les 
sables  de  l'Egypte  ou  les  ruines  de  Ninive,  croit  y 
rencontrer  dans  le  granit  survivant  des  preuves  de 
l'infidélité  de  la  Bible  :  il  en  rapporte  en  lettres  et 
en  images  une  édition  authentique  de  l'histoire 
qu'elle  a  consacrée.  La  vapeur,  en  s'attelant  à  nos 
chars  et  en  rapprochant  les  hommes,  croit  les  éloi- 
gner de  Dieu  :  elle  prépare  le  grand  règne  de  la  fin, 
le  règne  où  la  conscience  prévaudra  sur  la  force,  et 
où  ces  faux  cultes  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
abrités  encore  contre  la  vérité  par  le  fer  et  le  feu, 
verront  s'évanouir  au  contact  de  l'Évangile  les  rem- 
parts sanglants  qu'ils  lui  ont  opposés  jusqu'ici.  Car 
c'est  là  l'inévitable  résultat  où  marchent  ensemble 
la  théologie  et  la  civilisation,  ces  deux  choses 
sœurs ,  nées  toutes  deux  du  progrès  de  la  science ,  de 
la  raison  et  de  la  foi,  toutes  deux  invincibles  par  la 
victoire  de  cette  parole  :  Allez  et  enseignez  toutes  les 
nations. 

Et  cette  parole  divine,  si  je  ne  me  trompe,  vous 
la  comprenez  maintenant  tout  entière;  vous  com- 
prenez pourquoi  elle  ne  pouvait  s'accomplir  qu'en 
ajoutant  aux  apôtres,  aux  martyrs  et  aux  pasteurs 
la  lignée  non  moins  nécessaire  et  généreuse  des 
docteurs.  Vous  comprenez  la  place  que  la  théologie 
occupe  dans  le  monde,  et  peut-être  aussi,  parles 
développements  où  je  suis  entré  sur  sa  nature, 
avez-vous  vu  tomber  de  votre  esprit  ce  préjugé, 


—  299  - 

que  le  christianisme  est  l'ennemi  de  la  science  et  de 
la  raison.  Comment,  chrétiens,  serions-nous  enne- 
mis de  la  science,  lorsque  Dieu,  qui  s'est  appelé 
dans  l'Ecriture  le  Dieu  des  arme'es,  pour  montrer 
que  le  sort  des  batailles  et  des  empires  dépend  de  sa 
volonté,  s'est  appelé  aussi,  par  la  bouche  de  ses 
prophètes,  le  Dieu  des  sciences  : — Deus  scientiarum 
Dominus  est  (1)?  Gomment  serions-nous  ennemis  de 
la  raison,  lorsque  l'apôtre  saint  Jean  en  fait  la  lu- 
mière même  du  Verbe  de  Dieu  qui  éclaire  tout 
homme  venant  en  ce  monde  :  —  Erat  lux  vera  quœ 
illuminât omnem  hominem  venientem  in  huncmun- 
dum  (2)?  La  science ,  la  raison,  la  foi,  nous  l'avons 
toujours  cru  et  professé ,  sont  toutes  trois  des  dons 
de  Dieu,  les  éléments  de  cette  puissance  souve- 
raine que  nous  appelons  la  théologie ,  et  qui  n'ap- 
partient qu'à  nous.  Nous  ne  pourrions  mépriser 
l'une  ou  l'autre  qu'en  brisant  dans  nos  mains  le 
sceptre  de  la  lumière ,  qu'en  nous  rejetant  nous- 
mêmes  parmi  ces  cultes  dégradés  qui,  incapables 
de  convaincre  l'esprit  et  de  toucher  la  conscience, 
n'apportent  à  leurs  sectateurs,  au  lieu  du  règne 
de  Dieu ,  que  les  débauches  de  la  force  ,  les  délires 
de  la  volupté  ,  ou  l'abrulissement  d'une  enfance  éler- 
nelle. 

Chrétiens,  levez  la  tête,  il  n'en  est  pas  ainsi  : 
levez  la  tête,  et  sur  le  front  des  races  dont  vous 
faites  partie  lisez  l'intelligence,  l'honneur,   la  11- 

(1)  I"  liv.  des  Rois,  chap.  ii,  vers.  3. 
{2}  Saint  Jean,  chap.  i,  vers.  9 


—  300  — 

bèrté,  l'empire,  la  douceur,  la  beauté  de  l'âme 
dans  la  beauté  de  la  chair.  Donnez -vous  à  vous- 
mêmes  ce  spectacle,  le  plus  grand  qui  soit  sous 
le  ciel,  et  si  vous  en  cherchez  la  cause,  sachez 
qu'il  n'y  en  a  qu'une,  l'accord  stable  et  progressif 
au  milieu  de  vous  de  la  science,  de  la  raison  et  de  la 
foi. 

J'ai  clos  ma  première  pensée,  j'entre  dans  la  se- 
conde. 

J'y  entre  par  cette  remarque,  que  la  théologie  est 
à  la  fois  une  œuvre  humaine  et  une  œuvre  divine  : 
une  œuvre  humaine,  parce  que  la  science  et  la  rai- 
son y  occupent  une  place  considérable;  divine, 
parce  que  la  foi  est  son  principal  élément.  D'où  il 
suit  que  la  théologie  a  ce  caractère  d'être  une  créa- 
tion dans  les  mains  de  l'homme,  mais  une  création 
d'un  ordre  tout  à  fait  supérieur,  et  qui  exige  en 
celui  qui  en  est  l'instrument  un  rare  assemblage  des 
dons  de  la  nature  et  de  la  grâce,  de  l'humain  et 
du  divin.  Supposez  un  homme  qui  ait  une  science 
éminente  dans  une  raison  peu  élevée,  ce  sera  un 
savant.  Imaginez- en  un  autre  qui  ait  une  science 
médiocre  dans  une  raison  exquise  et  profonde,  ce 
sera  un  philosophe.  Concevez  une  foi  vive  et  un 
cœur  doué  de  peu  de  savoir  et  d'une  intelligence  vul- 
gaire, ce  sera  un  simple  chrétien.  Allez  plus  loin, 
mêlez  ensemble  deux  facultés ,  une  vaste  science  et 
une  puissante  raison,  vous  aurez  plus  qu'un  savant 
et  plus  qu'un  philosophe ,  vous  aurez  Descartes  ou 
Leibnitz;  mais  vous  n'aurez  point  encore  un  grand 
théologien ,  parce  que  la  foi ,  ou  du  moins  une  foi 


—  301  — 

ardente,  aura  manqué  à  cette  mixtion.  Oui,  qu'un 
homme  voie  reluire  en  son  esprit  comme  en  un  mi- 
roir étincelant  tout  Tordre  des  choses  créées ,  que 
les  sohtudes  mystérieuses  de  l'infini  lui  apparaissent 
dans  des  profondeurs  et  des  clartés  qui  le  ravissent  : 
si  sa  foi  est  faible ,  s'il  hésite  devant  la  parole  de 
Dieu,  ne  comptez  pas  que  cet  homme  inscrive  ja- 
mais son  nom  parmi  ceux  des  docteurs  que  ne  as 
trouverons  à  la  droite  du  Verbe ,  et  qui ,  dès  cette 
terre,  ont  dispensé  aux  générations  le  flot  sacré  de 
la  doctrine  qui  fait  les  bienheureux.  Je  ne  sais  ce 
qu'il  faut  pour  mettre  au  monde  une  étoile  qui 
éclaire  le  firmament;  mais  ce  qu'il  faut  pour  mettre 
au  monde  un  grand  théologien,  je  ne  l'ignore  pas, 
vous  ne  l'ignorez  plus  vous-mêmes  :  il  faut  dans  un 
même  esprit  une  science  étendue,  une  raison  su- 
blime, une  foi  tranquille  et  ferme,  pour  qui  la  pa- 
role de  Dieu  n'ait  point  de  secrets  et  point  de 
douleurs.  A  ce  prix  ,  vous  aurez  saint  Augustin 
et  l'homme  incomparable  qui  est  l'objet  de  ce  dis- 
cours. 

Qu'ils  sont  rares ,  mes  Frères ,  les  hommes  à  qui 
le  Ciel  a  dispensé  l'éminence  !  Qu'ils  sont  rares  les 
conquérants  devant  qui  la  terre  s'est  tue  comme 
Alexandre,  les  législateurs  qui  ont  tiré  les  peuples 
du  néant  comme  Moïse,  les  orateurs  qui  ont  ému  la 
multitude  comme  Démosthènes ,  les  poètes  dont  la 
postérité  a  retenu  les  chants  comme  Orphée!  mais 
combien  plus  rares  ces  hommes,  mortels  comme 
nous ,  qui  ont  entendu  la  voix  de  la  vérité  dans  toutes 
ses  sphères,  depuis  le  murmure  qu'elle  produit  dans 


—  302  — 

l'alome  jusqu'à  l'harmonie  qu'elle  fait  tomber  des 
lèvres  de  Dieu,  et  qui,  paisibles  possesseurs  de  ce 
concert,  l'ont  redit  à  noire  oreille  avec  une  puis- 
sance digne  de  notre  âme,  de  l'univers  et  de  Dieu  lui 
même! 

Tel  fut  saint  Thomas  d'Aquin. 

n  y  avait  douze  siècles  écoulés  que  le  Verbe  di- 
vin ,  que  l'auteur  de  la  parole  :  Allez  et  enseignez 
toutes  les  nations,  se  suscitait  dans  son  Église  des 
docteurs.  Mais,  fils  du  temps  non  moins  que  de 
l'éternité,  ces  grands  esprits  ne  pouvaient  aller  plus 
vite  que  la  vérité  elle-même;  ils  répondaient  aux 
connaissances  et  aux  besoins  de  leur  âge ,  et  si  leur 
foi  n'avait  point  de  bornes,  leur  théologie  se  res- 
sentait d'un  édifice  qui  commence,  et  dont  le  plan, 
conçu  par  Dieu  ,  devait  s'exécuter  lentement , 
comme  tout  ce  qui  sort  de  la  main  de  l'homme  et  de! 
sa  liberté.  Les  plus  illustres,  sans  songer  à  la  gloire 
d'une  construction  totale,  s'attachaient  aux  erreurs' 
que  le  vent  de  leur  siècle  leur  apportait  à  combattre  ; 
ils  laissaient  à  l'Église  des  fragments  impérissables , 
mais  des  fragments,  et  saint  Augustin  lui-même,  le 
plus  ingénieux  et  le  plus  profond  des  Pères,  ne  tra- 
çait qu'à  demi  dans  sa  Cité  de  Dieu  le  monument 
doctrinal  qu'attendait  la  chrétienté. 

Enfin,  après  douze  siècles  de  préparation,  vint 
l'heure  naturelle  où  l'homme,  de  concert  avec  Dieu, 
pouvait  construire  et  achever.  L'Orient  avait  éclairci 
la  doctrine  par  ses  hérésies;  l'Occident,  délivré  des 
restes  du  vieux  monde,  jeune,  fort,  libre,  avait 
grandi  dans  les  robustes  initiatives  de  la  guerre  et 


—  303  — 

I  de  la  foi,  el  son  intelligence  hardie  se  trouvait  en 

possession  du  double  héritage  des  siècles  antiques 

et  des  siècles  nouveaux.  Beaucoup  eurent  en  môme 

\  temps  la  pensée  d'élever  l'édifice  sacré;  car  une  fois 

!  que  les  choses  sont  à  leur  terme,  elles  enfantent 

d'elles-mêmes  les  hommes  qui  doivent  les  servir. 

I  Mais  entre  ces  concurrents  d'une  gloire  et  d'un  ser- 

i  vice  incomparables,  un  homme  seul  en  avait  reçu 

[  tous  les  dons  :  vous  savez  qui  je  veux  dire,  et  celte 

[  tête  vénérée  qui  nous  écoute  du  fond  de  sa  poudre 

I  vous  le  dit  encore  mieux  que  moi. 

I      Sans  doute  la  science  de  la  nature  et  de  l'huma- 

I  nité  n'avait  point  atteint,  au  xiii®  siècle,  le  dévelop- 

;  pement  inouï  qu'elle  a  de  nos  jours.  Mais  les  tra- 

!  vaux  d'Arislote,  ressuscites  alors  et  fécondés  par  la 

subtilité  pénétrante  du  moyen  âge,  ne  laissait  pas 

le  génie  dépourvu  de  tous  les  secrets  de  l'univers. 

Saint  Thomas  d'Aquin  avait  puisé  à  cette  double 

source,  et  ce  qui  lui  manquait  encore  du  côté  de  la 

science ,  il  le  retrouvait  au  dedans  de  lui  par  la  sou- 

I  veraineté  de  la  plus  sublime  raison  qui  fut  jamais. 

;  Aucune  expression  ne  saurait  peindre  ce  coup  d'œil 

\  dans  l'infini ,  cette  domination  de  la  pensée ,  qui 

i  s'empara  des  lois  et  de  leurs  causes,  et  les  réduit  à 

un  tissu  palpable  que  l'œil  le  plus  vulgaire  saisit  et 

f  entend.  Simple  comme  l'aigle,  vaste  comme  lui,  on 

!  ne  le  perd  jamais  de  vue  dans  son  vol ,  si  élevé  qu'il 

\  soit,  et  ses  serres  puissantes  écartant  tous  les  nuages, 

i  il  demeure  immobile  dans  la  lumière  et  comme  se 

i  transformant  en  sa  substance. 

Mais  le  génie,  si  grand  soit -il,  n'est  entier  que 


—  304  - 

par  la  foi.  C'est  la  foi  qui  l'emporte  au  delà  de  lui-! 
même,  et  lui  donne  dans  le  Dieu  fait  homme  la  plé- 
nitude de  la  douceur  avec  la  consécration  de  la| 
majesté.  Saint  Thomas  d'Aquin  avait  reçu  dans 
l'âme,  à  son  berceau  même,  ce  dernier  trait  de  la 
main  qui  l'avait  prédestiné.  Il  croyait  ardemment! 
toute  la  foi,  et  elle  n'avait  pour  lui,  si  je  dois  me 
servir  d'une  expression  de  Bossuet,  aucun  épouvan- 
tement.  Il  avait  démêlé  les  nœuds  qui  font  de  ses 
mystères  des  mystères  d'amour,  et  la  charité ,  en: 
le  jetant  dans  l'abîme ,  l'avait  mis  à  l'aise  pour 
tout.  Je  peux  croire,  si  j'aime,  à  un  Dieu  qui  s'est 
fait  homme ,  parce  que  c'est  un  acte  d'amour  ;  je 
peux  croire,  si  j'aime,  à  un  Dieu  qui  est  mort  pour] 
nous,  parce  que  c'est  un  acte  d'amour;  je  peux 
croire,  si  j'aime,  à  un  Dieu  qui  a  conversé  avec 
mes  pères,  qui  a  mangé  et  bu  avec  eux,  qui  a 
dormi  dans  leur  sein,  parce  que  ce  sont  des  actes| 
d'amour.  Et  si  un  peu  d'amour  me  donne  un  peu; 
de  foi ,  je  comprends  cette  foi  qui  dévorait  saint! 
Thomas  d'Aquin,  et  qui,  tombée  comme  une  flamme 
dans  l'immensité  de  son  génie  nature,  faisait  de  son 
cœurune  extase,  et  de  son  intelligence  une  révélation. 
Mais  qu'est-ce  que  je  dis?  Serait  -  il  vrai  que  je 
chercherais  à  vous  peindre  ce  que  fut  cet  homme 
et  ce  que  furent  ses  œuvres.  Autant  vaudrait  que 
j'eusse  la  pensée  de  vous  montrer  les  pyramides  en 
vous  disant  ce  qu'elles  avaient  de  hauteur  et  de  lar- 
geur. Laissons  là  ces  vains  efforts.  Si  vous  voulez 
voir  les  pyramides,  n'écoutez  personne  :  passez  la 
mer,  abordez   ce  sol   où  tant  de  conquérants  ont 


—  305  — 

laissé  la  trace  de  leurs  pas,  avancez  dans  les  sables 
de  la  solitude;  voici!  voici  quelque  chose  de  solen- 
nel, de  grand,  de  calme,  d'immuable,  de  profondé- 
ment simple  :  ce  sont  les  pyramides  ! 

Je  n'aurais  plus  rien  à  vous  dire,  mes  Frères,  s'il 
ne  me  restait  à  vous  proposer  d'étudier  avec  moi  la 
genèse  de  ce  grand  homme.  Tout  homme  a  une  ge- 
nèse, c'est-à-dire  en  sa  vie  une  certaine  succession 
de  faits  originels  et  mystérieux  qui  ont  servi  à  le 
former,  et  qui  sont  la  clef  de  la  Providence  à  son 
égard.  Pouvons-nous,  sur  la  tombe  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  nous  livrer  aune  étude  plus  instructive, 
plus  pieuse,  et  qui  achève  mieux  dans  notre  âme  le 
souvenir  que  nous  lui  devons? 

Le  premier  acte  par  où  la  préparation  divine  se 
montre  à  son  égard  est  sa  naissance  même.  Il  était, 
par  ses  ancêtres  paternels,  neveu  de  l'empereur  Fré- 
déric Barberousse ,  cousin  de  l'empereur  Henri  VI 
et  de  l'empereur  Frédéric  II;  par  ses  ancêtres  ma- 
ternels, il  appartenait  à  ces  chefs  normands  qui 
avaient  produit  les  Robert  Guiscard,  les  Tancrède, 
les  Bohémond,  noms  célèbres,  dont  les  derniers  se 
rattachent  dans  la  mémoire  de  la  postérité  à  l'épopée 
'des  Croisades.  C'était  donc  un  descendant  des  deux 
maisons  les  plus  guerrières  du  moyen  âge,  la  mai- 
son de  Souabe  et  la  maison  normande  de  Sicile,  et 
jainsi,  dans  toute  la  force  du  terme,  un  grand  sei- 
'»neur,  et  même  un  prince. 

Or,  je  vous  l'avoue,  parmi  bien  des  choses  que 
(j'ai  rencontrées  dans  l'histoire  des  hommes  fameux , 
'aucune  peut-être  ne  m'a  plus  étonné  que  ceUe-là, 


-  306  — 

que  Dieu ,  ayant  voulu  donner  à  son  Église  le  plus 
splendide  et  comme  le  dernier  architecte  de  la  vé- 
rité, ait  choisi  pour  cette  œuvre  un  homme  de  sang 
royal.  Non  pas,  mes  Frères,  vous  me  rendez  justice, 
que  je  veuille  flétrir  cette  illustration  qui  commence 
avec  la  vie  et  la  déclarer  incapable  des  grandes 
choses;  ce  serait  une  insinuation  peu  digne  de  la 
gravité  de  cette  chaire,  et  que  l'histoire  démentirait 
à  chaque  pas.  Mais  s'il  est  vrai  que  les  races  privi- 
légiées aient  produit  en  grand  nombre  des  capi- 
taines, des  magistrats,  des  ministres,  il  semble  évi- 
dent qu'elles  ne  peuvent  s'attribuer  la  même  gloire 
dans  les  lettres  et  la  philosophie,  comme  si  Dieu, 
dispensateur  équitable  de  ses  dons ,  n'avait  pas 
voulu  qu'une  seule  sorte  d'hommes  eût  en  partage 
toutes  les  prérogatives  de  l'humanité.  Il  a  mis  dans 
la  main  des  uns  le  sceptre  de  la  guerre  et  du  gou- 
vernement, il  a  confié  aux  autres  le  sceptre  plus 
éclatant  peut-être  des  œuvres  de  l'esprit.  C'est  pour- 
quoi, rencontrant  une  si  mémorable  naissance  dans 
le  suprême  artisan  de  la  théologie,  j'y  ai  vu  une 
exception  aux  lois  ordinaires  de  la  Providence ,  et 
j'en  ai  cherché  la  cause  au  dedans  de  moi. 

Si  je  ne  me  trompe,  cette  cause  est  dans  la  fm 
même  de  la  théologie,  qui,  étant  l'accord  de  toutes 
nos  connaissances  et  de  toutes  nos  facultés,  tend  par 
sa  nature  à  la  paix  du  genre  humain,  et  prépare 
ce  siècle  à  venir  qu'ont  vu  les  prophètes  lorsqu'ils 
disaient  :  Ils  changeront  leurs  épées  en  socs  de 
charrue  et  leurs  lances  en  faux;  un  peuple  ne  ti- 
rera plus  le  glaive  contre  un  peuple,  et  Von  cessera 


—  307  — 
de  s* exercer  aux  combats  (1).  La  paix,  mes  Frères, 
la  paix  universelle,  il  vous  est  permis  d'en  douter, 
puisque  notre  histoire  est  une  histoire  de  six  mille 
années  de  guerre;  mais,  quoi  que  disent  les  siècles 
passés ,  j'en  crois  aux  prophéties  bien  plus  qu'à 
l'histoire;  j'en  crois  à  Dieu  bien  plus  qu'aux  mi- 
sères de  l'humanité,  et  quand  l'Évangile  m'assure 
qu'î7  n'y  aura  qu'un  troupeau  et  qu'un  pasteur  (2), 
et  qu'un  petit  enfant  nous  mènera  tous  (3),  c'est  en 
vain  que  vous  mettrez  la  main  sur  le  pommeau  de 
votre  épée  et  que  vous  étalerez  devant  moi  tous 
ces  champs  de  bataille  où  dorment  nos  ancêtres  :  je 
crois  à  la  paix  parce  que  je  crois  à  l'Évangile. 

Cela  étant  de  la  sorte,  je  me  figure  qu'en  transfé- 
rant des  hasards  de  la  guerre  aux  travaux  pacifica- 
teurs de  la  théologie  le  sang  des  Tancrède  et  des 
Hohenstaufen ,  qu'en  tirant  des  fumées  de  la  gloire 
impériale  et  militaire  le  plus  grand  docteur  de  son 
Église,  Dieu  a  voulu  prophétiser  dans  sa  personne 
le  règne  futur  de  la  paix,  et  apprendre  aux  héritiers 
des  hautes  familles  chrétiennes  quelle  doit  être  un 
jour,  quand  la  terre  ne  boira  plus  le  sang,  la  noble 
occupation  qui  les  maintiendra  au  rang  de  leurs 
aïeux.  Il  a  voulu  nous  faire  entendre  qu'une  fois 
l'illustration  passera  du  goût  et  du  maniement  des 
armes  aux  travaux  de  la  pensée,  et  déjà,  mes 
Frères,  notre  génération,  si  mal  assise  pourtant, 


(1)  Isaïe,  chap.  ii,  vers.  4. 

(2)  Saint  Jean,  chap.  x,  vers.  16. 

(3)  Isaïe,  chap.  xi,  vers.  6. 


—  308  — 

voit  poindre  l'aurore  des  longs  sommeils  de  l'épée. 
Nés  que  nous  sommes  au  milieu  des  batailles,  nous 
n'en  respirons  plus  le  feu,  et  je  ne  sais  quel  senti- 
ment profond  d'humanité,  quelle  douceur  croissante 
dans  nos  âmes,  et  même  dans  notre  sang,  nous 
porte  à  ne  plus  appeler  de  loin  les  causes  de  la 
guerre.  Tandis  que  le  poëte  romain  déplorait  la  ra- 
reté de  la  jeunesse  moissonnée  pa?  les  discordes  ci- 
viles, la  nôtre  croît  sans  mesure,  et  celle  qui  porte 
le  nom  des  vieux  héros  de  notre  histoire,  inquiète 
de  ne  pas  trouver  dans  le  présent  les  voies  du  passé, 
s'afflige,  en  des  loisirs  qui  lui  pèsent,  du  sort  inutile 
qui  la  menace.  Ah  !  si  elle  voulait  m'entendre,  je  lui 
dirais  au  nom  de  Dieu  des  secrets  de  la  gloire;  je  lui 
dirais  que  la  gloire  ici -bas  ne  s'éteint  pas  plus  que 
la  lumière  du  ciel ,  mais  qu'elle  passe  d'un  lieu  à 
l'autre,  tantôt  à  l'orient,  tantôt  à  l'occident,  et  que 
l'art  est  de  la  suivre  où  elle  est.  Je  lui  dirais  que 
l'empire  de  la  force  diminue  chaque  jour  dans  le 
monde,  mais  que  l'autorité  de  l'inteUigence  s'y  dé- 
veloppe en  proportion,  et  que  ceux  qui,  au  con- 
traire de  la  multitude  des  hommes,  ont  trouvé  dans 
leur  berceau  des  loisirs  tout  faits ,  sont  bien  cou- 
pables de  ne  pas  comprendre  ce  grand  don  accordé 
à  si  peu,  le  don  du  temps.  Le  pauvre  n'en  est  pas 
comptable  à  Dieu  et  à  l'humanité;  il  vit  courbé  sous 
le  poids  du  travail  qui  lui  mérite  son  pain  de  chaque 
jour  :  mais  l'homme  qui ,  dans  le  seul  acte  de  sa 
naissance,  a  reçu  un  demi-siècle  prêt  à  le  servir, 
celui-là  méconnaît  la  Providence  s'il  se  plaint  de 
son  sort,  et  ne  sait  pas  le  cultiver.  Oui,  vous  n'avez 


j 


—  309  — 
plus  la  guerre,  mais  vous  avez  la  paix;  vous  n'avez 
plus  les  arts  du  sang,  mais  vous  avez  ceux  de  l'es- 
prit; vous  n'avez  plus  des  hommes  à  tuer,  mais  vous 
avez  des  erreurs  à  vaincre  et  le  monde  à  gouverner 
par  l'ascendant  de  l'intelligence  et  du  dévouement. 
Qui  le  fera  mieux  que  vous,  si  vous  le  voulez?  Les 
grandes  races  de  l'Angleterre  vous  en  donnent 
l'exemple;  elles  ont  survécu  par  l'illustration  de  la 
pensée  aux  ruines  des  révolutions  politiques,  et  leur 
main  glorieuse,  qui  tient  à  la  fois  le  sceptre  des 
mers  et  des  libertés,  vous  apprend  que  l'aristocratie 
ne  meurt  que  quand  elle  le  veut  bien.  Mais  que 
parlé-je  de  l'Angleterre  pour  vous  donner  des  le- 
çons? Vous  avez  là  devant  vous  le  petit-fils  de  Bar- 
berousse,  le  neveu  de  Guiscard,  le  cousin  de  Tan- 
crède  et  de  Bohémond  ;  c'est  lui  qui  vous  dit  si , 
quand  l'épée  est  muette,  le  service  cesse  et  la  gloire 
se  tait. 

Il  était  donc  né  prince.  De  là,  tout  d'un  coup  et 
par  un  seul  bond,  il  s'élança  jeune  encore  à  l'autre 
extrémité  des  choses  humaines,  il  revêtit  l'habit  de 
moine  mendiant. 

Je  ne  m'en  étonne  point.  Les  âmes  généreuses 
franchissent  sans  peine  tous  les  intervalles ,  elles 
aspirent  à  descendre ,  comme  Ta  dit  le  poëte  ,  non 
par  lassitude ,  mais  par  un  goût  de  la  véritable  élé- 
vation qui  ne  se  trouve  que  dans  le  sacrifice;  et 
d'ailleurs,  ici,  la  solitude  et  la  pauvreté  du  moine 
avaient  un  rapport  manifeste  avec  la  prédestination 
doctrinale  du  jeune  comte  d'Aquin.  La  solitude  est 
Ik  demeure  naturelle  de  toutes  les  pensées;  c'est 


—  310  — 

elle  qui  inspire  les  poêles,  qui  crée  les  artistes,  qui 
anime  le  génie  sous  toutes  ses  formes  et  sous  tous 
ses  noms.  La  muse  antique  habitait  les  sommets 
déserts  du  Pinde,  elle  conduisait  Homère  aveugle  le 
long  des  rivages  nus  de  l'Ionie;  et  celle  qui  chan- 
tait en  Juda  les  mystères  lointains  du  Christ  se 
plaisait  aux  grottes  sacrées  du  Carmel.  Gomment 
l'aigle  souverain  de  la  science  divine  n'aurait-il  pas 
entendu  leur  voix,  la  voix  qui  l'appelait  hors  du 
monde,  dans  ces  cloîtres  silencieux  où  saint  Jérôme 
l'avait  précédé ,  où  saint  Augustin  avait  emporté  sa 
jeunesse  toute  frémissante  encore  des  délices  de 
Carthage  et  de  Rome?  Mais  la  solitude,  quand 
c'est  Dieu  qui  la  fait ,  a  une  compagne  qui  ne  se 
sépare  point  d'elle  :  c'est  la  pauvreté.  Être  solitaire 
et  pauvre ,  voilà  le  secret  des  héros  de  l'esprit. 
Vivre  de  peu  et  avec  peu  de  monde ,  défendre  l'in- 
tégrité de  sa  conscience  par  des  besoins  bornés 
dans  le  corps  et  des  satisfactions  sans  bornes  dans 
l'âme,  c'est  ainsi  que  se  sont  formées  toutes  les 
mâles  vertus ,  et  que  ce  qui  était  dans  l'antiquité 
païenne  une  rare  et  noble  exception  est  devenu 
sous  la  loi  du  Christ  un  exemple  donné  par  les 
multitudes. 

Toutefois  l'éclat  du  sang  uni  aux  inspirations  de 
la  solitude  et  de  la  pauvreté  ne  suffisait  point  encore 
pour  préparer  saint  Thomas  d'Aquin  aux  destinées 
que  Dieu  lui  avait  faites  dans  le  secret  de  ses  con- 
seils. C'est  une  loi,  que  l'intelligence  humaine, 
et  même  toute  intelligence  créée ,  doit  se  former 
par  un  enseignement  reçu  avec  respect  d'une  intelli- 


-  311  — 

gence  supérieure.  Nul  n'est  à  lui-même  son  principe 
el  son  initiation  :  il  faut  que  le  feu  de  la  vérité, 
vivant  dans  un  ancêtre  spirituel ,  touche  l'âme  qui 
s'ignore  et  y  allume  l'incendie  qui  ne  s'apaisera  que 
dans  la  dernière  leçon  de  l'éternité.  Jusque-là  l'in- 
telligence sera  comme  endormie,  ou  ,  si  elle  s'éveille 
par  l'action  sourde  de  sa  nature,  elle  n'aura  que  des 
lueurs,  des  pressentiments,  tout  au  plus  de  lentes 
et  imparfaites  coordinations.  Dieu  a  été  le  premier 
maître  du  genre  humain;  formé  sous  lui,  l'homme  a 
transmis  à  sa  postérité  le  dépôt  de  la  parole  et  de  la 
science,  et  ce  dépôt  mystérieux,  sans  cesse  accru 
par  le  travail  des  générations ,  arrive  à  chacun  de 
nous  dans  un  enseignement  qui  le  résume  et  élève 
en  quelques  jours  notre  esprit  à  la  hauteur  où  l'es- 
prit humain  est  lui-même  parvenu.  Là  commence  en 
nous  le  règne  de  notre  personnalité  :  enfants  de  la 
lumière,  héritiers  des  âmes,  il  nous  est  permis  d'a- 
jouter à  la  tradition,  sans  la  détruire,  le  sable  d'or 
que  nos  pieds  découvriront  en  foulant  les  rivages 
inexplorés  du  vrai.  Et  quand  Dieu  prépare  au 
monde  un  de  ces  hommes  qui  doivent  à  jamais  l'é- 
clairer, il  lui  donne  par  privilège  un  maître  digne  de 
lui,  afin  qu'il  ne  soit  pas  dit  que  le  génie  sera  né  de 
lui-même,  mais  qu'il  aura  été  disciple  avant  d'être 
I  créateur. 

I  Ainsi  fut  donné  pour  maître  à  saint  Thomas  d'A- 
quin  un  homme  inférieur  à  lui,  mais  à  qui  pourtant 
la  postérité  a  laissé  le  nom  de  Grand  que  ses  con- 
temporains lui  avaient  décerné.  Albert  le  Grand 
admit  au  pied  de  sa  chaire  celui  qui  devait  un  jour 


—  312  — 

surpasser  sa  gloire ,  et  le  pressentiment  qu'il  en  eut 
n'excita  que  son  admiration  et  sa  reconnaissance 
pour  Dieu. 

L'œuvre  était  achevée.  Prince,  moine,  disciple, 
saint  Thomas  d'Aquin  pouvait  monter  sur  le  trône 
delà  science  divine;  il  y  monta  en  effet,  et,  depuis 
six  siècles  qu'il  y  est  assis,  la  Providence  ne  lui 
a  point  encore  envoyé  de  successeur  ni  de  rival.  Il 
est  demeuré  prince  comme  il  était  né ,  solitaire 
comme  il  s'était  fait,  et  sa  qualité  seule  de  disciple 
a  disparu  en  lui,  parce  qu'il  est  devenu  le  maître  de 
tous. 

Il  n'eut  pas  même  besoin  de  la  mort  pour  s'assu- 
rer ce  titre,  et  quand  vint  à  s'éteindre  sa  courte  vie, 
toutes  les  universités  du  monde  chrétien  se  dispu- 
tèrent ses  os.  On  envoya,  cent  années  durant,  des 
prières  et  des  ambassades  au  Père  commun  de  la 
chrétienté  pour  qu'il  prononçât  entre  ces  sublimes 
jalousies  qui  s'enviaient  le  corps  d'un  homme.  Dieu, 
ce  semble,  s'était  résolu  d'y  pourvoir  avec  lenteur, 
comme  pour  exprimer  l'importance  qu'il  attachait 
à  ce  tombeau.  Il  n'y  a  personne ,  mes  Frères  , 
pauvre  ou  riche,  qui  ne  songe  à  son  tombeau,  el, 
ne  désire  reposer  dans  une  terre  aimée ,  sous  la 
garde  de  pieux  souvenirs.  Les  anciens  eux-mêmes, 
moins  avertis  que  nous  de  la  grandeur  de  nos  restes, 
esUmaient  un  malheur  d'être  privés  d'une  sépulture 
de  leur  choix;  et  quand  Scipion  voulut  se  venger 
de  son  pays  par  un  reproche  éternel,  il  légua  ses 
cendres  à  lexil,  et  fit  graver  sur  sa  tombe  cette 
amcrc   et    éloquente   parole  :    Ingrate  pairie,   tu 


—  313  — 

n'auras  pas  mes  os  !  Le  sang  de  Jésus-Christ  tombé 
sur  nous,  et  la  grâce  de  l'Esprit- Saint  descendue 
en  notre  chair  pour  la  ressusciter  un  jour ,  ont 
donné  à  nos  reliques  un  prix  nouveau  que  l'anti- 
quité ne  connaissait  pas.  La  religion  delà  mort  s'est 
accrue  sur  la  terre  ;  elle  est  devenue  une  plus  grande 
part  de  l'espérance  et  de  la  piété ,  et  c'a  été  pour 
tous  une  sainte  question  que  celle  du  tombeau.  Il 
parut  d'abord  que  Dieu  n'avait  point  songé  à  celui 
de  son  grand  docteur  saint  Thomas  d'Aquin  ;  il 
l'avait  laissé  mourir  sur  sa  terre  natale,  il  est  vrai , 
proche  du  château  de  ses  aïeux  et  de  ce  doux 
asile  du  mont  Cassin  où  il  avait  passé  les  premiers 
jours  de  sa  jeunesse  :  mais  c'était  loin  des  siens,  à 
l'ombre  d'un  cloître  étranger,  qu'il  avait  achevé 
sa  carrière  et  donné  sa  dernière  leçon.  Trahi  par 
une  hospitalité  trop  admiratrice ,  son  corps  n'a- 
vait point  été  rendu  aux  supplications  de  son  ordre: 
il  attendait  là  depuis  un  siècle  les  décisions  de 
l'Église  et  la  gloire  paisible  d'un  tombeau  selon  son 
cœur. 

Ici,  mes  Frères,  mes  entrailles  s'émeuvent:  car 
ce  tombeau  si  longtemps  attendu,  ce  tombeau  envié 
de  tout  un  siècle,  ces  restes  que  se  sont  disputés 
des  villes  fameuses  et  les  nations  elles-mêmes, 
les  voici  présents!  Je  les  vois,  je  les  touche,  j'y 
applique  mes  lèvres  enivrées  du  parfum  qui  s'en 
échappe  ,  et  qui  ne  s'est  point  épuisé  au  feu  de 
ant  de  vénération  !  0  reliques  sacrées  dont  j'avais 
aiit  désiré  l'approche  ,  c'est  bien  vous ,  je  vous 
^econnais   à  ces  voûtes  qui   tressaillent  de  m'en- 

9* 


—  314  — 

tendre  vous  louer,  à  ces  solennités  dont  vous  êtes 
l'objet,  aux  joies  et  aux  certitudes  intérieures  que 
vous  donnez  de  vous!  Mais  comment  est-ce  toi, 
Toulouse,  qui  possèdes  ce  trésor?  Qui  t'a  choisie? 
Qu'avais  -  tu  fait  ?  Je  sais  ton  nom  célèbre  par 
l'antiquité  et  par  les  lettres  :  mais  d'autres  pou- 
vaient t'égaler,  sinon  te  surpasser,  à  ces  deux  titres. 
Thomas  n'était  point  ton  fils  ;  il  n'était  pas  né  dans 
tes  murs,  au  pied  de  ces  belles  collines,  d'où  ton 
regard  embrasse  à  la  fois  la  cime  des  Pyrénées  et 
ces  vastes  plaines  que  ton  fleuve  remplit  de  ses 
flots.  C'était  l'Italie,  la  mère  des  hommes  et  des 
saints,  qui  lui  avait  donné  le  jour;  c'était  l'Alle- 
magne en  la  vieille  cité  d'Agrippine,  qui  avait  nourri , 
son  intelligence  des  premières  leçons  de  l'école  ;  c'é- 
tait Paris,  qui  avait  avant  tout  autre  écouté  sa  voix 
et  l'avait  nommé  docteur.  Bologne  aussi,  Rome, 
Naples,  Tavaient  appelé  et  admiré.  Mais  toi,  Tou- 
louse, qu'avais -tu  fait?  Qu'est-ce  que  te  devait 
l'aigle  et  l'ange  de  la  doctrine,  pour  que  sa  tombe 
devînt  ton  héritage  et  que  ton  nom  fût  éternelle- 
ment uni  au  sien  dans  la  mémoire  et  la  bénédiction 
des  siècles?  Ah  !  il  faut  que  je  te  le  dise,  non  pour 
flatter  ton  orgueil  national,  mais  pour  répondre  à 
ton  cœur,  non  pour  m'attirer  ta  reconnaissance, 
mais  pour  te  témoigner  celle  que  tout  flls  de  saint 
Dominique  et  tout  frère  de  saint  Thomas  te  doit  à 
jamais. 

Sachez  donc,  chrétiens,  que  quand  Dieu,  toujours 
occupé  du  salut  des  hommes,  voit  en  péril  celte 
grande  œuvre  qui  est  tout  à  la  fois  celle  du  temps 


—  31b  — 

3t  celle  de  l'éternité,  il  fait  deux  choses  insépara- 
blement unies,  il  prédestine  un  homme  et  un  lieu, 
un  homme  qui  doit  agir,  un  lieu  qui  sera  le  théâtre 
de  son  action.  Ainsi  furent  prédestinés  Adam  et 
l'Éden,  Abraham  et  la  Palestine,  Moïse  et  le  Sinaï, 
David  et  Sion,  saint  Pierre  et  Rome,  saint  Antoine 
et  la  Thébaïde,  saint  Benoît  et  le  mont  Cassin,  saint 
François  d'Assise  et  les  montagnes  de  TOmbrie  : 
hommes  et  lieux  qui  se  répondent  dans  les  échos 
de  l'histoire  et  se  prêtent  par  la  corrélation  de  la 
renommée  une  mutuelle  poésie.  Or  tels  furent  saint 
Dominique  et  Toulouse  au  xiii®  siècle ,  lorsque  la 
foi,  compromise  dans  l'Occident  par  les  détestables 
filtrations  des  hérésies  orientales,  vit  Dieu  venir  à 
son  secours  dans  une  éclatante  résurrection  de  la 
parole  apostolique  et  de  son  dévouement.  L'homme 
fut  saint  Dominique,  le  lieu  fut  Toulouse.  Et  il  sem- 
blait par  conséquent  que  l'homme  et  le  lieu  dussent 
se  confondre  dans  la  mort  comme  dans  la  vie,  et 
que  plutôt  que  de  trouver  ici  les  reliques  de  saint 
Thomas  d'Aquin,  qui  n'était  que  le  fils,  j'eusse  dû 
y  rencontrer  les  restes  de  saint  Dominique,  qui  était 
le  patriarche.  Mais  il  y  eut  une  raison  qui  détourna 
de  vous  sa  tombe.  Il  vous  aimait;  il  disait,  au  milieu 
des  persécutions  dont  il  était  victime  ailleurs,  qu'il 
s'éloignait  de  vous  parce  que  vous  ne  le  poursuiviez 
que  de  marques  d'estime  et  d'affection  ;  toutefois  le 
souvenir  de  vos  belles  contrées  n'était  pas  sans 
amertume  pour  lui;  la  guerre,  une  guerre  juste 
dans  son  principe,  qui  était  la  défense  de  l'Église 
contre  l'intolérance,  le  meurtre  et  la  dévastation, 


—  316  — 

mais  enfin  une  guerre  terrible  avait  ensanglanté  les! 
jours  qu'il  avait  passés  parmi  vous  ,  et  il  aima; 
mieux  que  ses  os  reposassent  dans  une  terre  où  son 
apostolat  n'avait  pas  eu  le  regret  des  batailles. 
Bologne  fut  choisie  par  la  Providence  pour  être  son, 
tombeau.  Et  je  pense  que,  touché  cependant  de 
souvenir  pour  vous  ,  il  obtint  que  vous  eussiez  à  sa; 
place  le  corps  de  son  enfant  le  plus  illustre ,  afinï 
que  ne  pérît  jamais  l'alliance  qui  s'était  formée 
enire  vous  et  lui,  entre  son  ordre  et  votre  heureuse 
cité. 

De  plus ,  mes  Frères ,  vous  aviez  alors ,  vousi 
eûtes  longtemps  un  autre  titre  à  cette  préférence. 
Une  des  remarquables  créations  du  génie  chrétien 
au  moyen  âge  fut  celle  de  l'enseignement  dans  ces 
écoles  où  se  donnaient  rendez-vous  toutes  les  cul- 
tures de  l'esprit ,  et  qui  furent  magnifiquement 
appelées  du  nom  d'Universités.  Dieu  avait  créé 
l'université  des  choses  ;  l'Europe ,  formée  par  le 
christianisme ,  créa  l'université  des  sciences ,  et 
entre  les  villes  qui  eurent  l'honneur  de  donner  asile 
à  ces  vastes  corps,  réunissant  autour  de  Dieu  et 
de  ses  ouvrages,  pour  les  expliquer,  le  monde  el 
l'Église,  le  savoir  et  la  vertu,  Toulouse  n'eut  pasi 
le  dernier  nom.  Elle  brillait,  au  midi  de  la  France,: 
comme  la  lampe  allumée  des  saintes  doctrines  dgl 
vrai,  du  bien  et  du  beau,  et  ce  fut  littéralement  à: 
son  université  que  le  pape  Urbain  V  envoya  et  re-j 
commanda  les  reliques  du  docteur  des  docteurs.; 
Peut-être  quelques-uns  de  vous  s'en  étonneront,  et 
l'enthousiasme  de  ma  parole  à  ce  sujet  leur  paraîlrfiï, 


-  317  — 

singulier,  tant  est  loin  déjà  et  perdu  dans  les  ruines 
ce  vieil  édifice  des  lettres  et  des  sciences  chré- 
tiennes; mais,  quoi  que  vous  en  pensiez,  je  ne  m'en 
repentirai  pas.  Si  le  souvenir  de  votre  université 
vous  laissait  insensibles ,  parce  qu'elle  n'est  plus , 
j'interpellerais  les  cendres  de  vos  aïeux  pour  ré- 
pondre à  mes  accents,  et,  la  tempête  les  eût -elle 
aussi  dispersées,  je  ne  croirais  point  encore  à  leur  ab- 
Isence  d'au  milieu  de  nous.  Les  cendres  de  l'homme 
'ne  s'en  vont  point  avec  le  vent;  elles  reviennent  par 
ia  puissance  de  l'âme  au  sol  qu'elles  ont  aimé.  Et 
'ainsi  renaissent -elles  sous  ces  dalles  en  m'enten- 
iant  rappeler  l'heure  qu'elles  ont  connue ,  l'heure 
ide  l'aUiance  entre  toutes  les  vérités  du  ciel  et  de  la 
terre,  quand  il  n'y  avait  en  Europe  qu'une  science, 
qu'une  littérature ,  qu'une  âme  et  qu'un  saint  Tho- 
|mas  d'Aquin  ,  le  plus  haut  représentant  de  cette 
'unité  magnifique,  venait  dans  son  corps  mort  pré- 
jsider  pour  toujours  aux  leçons  et  à  la  gloire  de  votre 
université. 

Je  ne  dirai  plus  qu'un  mot ,  qui  achèvera  de  vous 
iessiller  les  yeux  et  de  vous  faire  entendre  votre 
destin. 

Elle  devait  un  jour  se  briser  l'unité  du  christia- 
nisme et  de  l'Europe.  Un  souffle  sorti  du  fond  du 
:loître ,  et  passant  sur  une  génération  corrompue , 
levait  rompre  en  fragments  l'œuvre  de  Rome,  de 

lovis,  de  Charlemagne ,  de  la  Providence  et  des 
saints.  Mais  il  était  écrit  qu'au  centre  de  la  chré- 
ienté,  entre  les  glaces  du  Nord  et  les  sables  brû- 
lants des  tropiques,  trois  nations  prédestinées,  la 


—  318  — 

France,  l'Espagne,  Tltalie,  demeureraient  fidèles 
à  Dieu  ,  et  comme  les  ancres  où  le  vaisseau  de  son 
Église  se  soutiendrait  dans  sa  masse  et  sa  solidité 
en  attendant  le  siècle  du  retour.  Une  seconde  chose 
était  écrite,  c'est  qu'au  centre  de  ces  trois  nations, 
entre  les  Pyrénées  et  les  Alpes,  presque  à  égale 
distance  de  Madrid,  de  Rome  et  de  Paris,  une  ville 
s'élèverait  servant  de  nœud  à  cette  zone  sanctifiée 
du  monde,  et  gardant  en  dépôt,  comme  le  plus  pur 
et  le  plus  éclatant  symbole  de  la  foi ,  le  corps  de  saint 
Thomas  d'Aquin.  La  coupole  de  Saint- Pierre  cou- 
ronne le  prince  de  l'unité;  le  dôme  de  Saint- Sernin 
couronne  le  prince  de  l'orthodoxie. 

Et  maintenant,  chrétiens,  que  nous  reste- t-il  à 
faire,  à  vous  et  à  moi,  sinon  de  nous  tourner  vers 
cette  tête  sublime  dont  vous  avez  là  l'enveloppe 
extérieure ,  cette  tête  qui  en  a  illuminé  tant  d'autres, 
et  qui,  quoique  séparée  de  l'intelligence  qui  l'ani- 
mait ,  cependant  ne  cesse  pas  d'en  avoir  été  l'organe 
et  même  le  redeviendra  un  jour,  et  nous  présente 
ainsi  tout  ensemble  l'immortalité  de  sa  poussière 
avec  l'imaiortalité  de  sa  pensée?  Ce  front  qui  est  là  , 
je  n'ose  pas  dire  nu  et  vide ,  la  main  de  saint  Thomas 
s'y  est  posée  à  l'heure  des  graves  méditations , 
lorsqu'il  entendait  la  voix  intérieure  de  Dieu ,  et  la 
rendait  sous  des  signes  fragiles  à  l'Église  étonnée  et 
ravie. 

0  Thomas ,  quand  pour  la  première  fois  vous 
apparûtes  au  monde  dans  votre  berceau ,  ce  fut  le 
siècle  de  saint  Louis  qui  vint  à  votre  rencontre  et 
qui  vous  reçut.  Aujourd'hui  le  siècle  qui  se  presse 


—  319  — 

autour  de  vous  ne  pourrait  pas  vous  dire  son  nom, 
car  il  n'en  a  point  encore.  Mélange  étonnant  d'infor- 
tune et  de  gloire,  de  décadence  et  de  jeunesse, 
d'ignorance  et  de  lumière,  d'égoïsme  et  de  dévoue^ 
ment,  il  ne  sait  quel  est  le  terme  où  il  marche ,  ni 
le  dessein  qui  le  conduit.  Va-t-il,  tout  chargé  de 
ruiues  et  incapable  de  reconstruire,  aux  gémonies 
de  l'histoire?  Ou  bien,  poussé  par  une  main  géné- 
reuse qui  tantôt  l'abandonne,  tantôt  le  retient,  va- 
t-il  d'expérience  en  expérience  au  repos  d'une  longue 
virilité?  Il  ne  le  sait  pas.  Mais  ce  qui  me  rassure, 
c'est  que  je  le  vois  près  de  vous ,  et  que  votre  nom  , 
un  moment  obscurci,  lui  apparaît  de  nouveau  avec 
l'auréole  du  génie  dans  la  sainteté.  Ah!  ne  méprisez 
pas  ses  instincts  et  ses  efforts.  Ouvrez-lui  les  mys-^ 
lères  de  cette  doctrine  où ,  lors  même  que  vous  n'avez 
pas  prévu,  vous  avez  encore  tout  dit,  et  que,  fortifié 
par  elle,  ce  siècle  plein  d'espérance  et  de  douleurs 
puisse,  avant  de  clore  sa  course,  redire  au  siècle 
qui  le  suivra  la  parole  où  s'exprime  tout  le  but  du 
christianisme  dont  vous  êtes  le  premier  maître  : 
Gloire  au  ciel,  paix  à  la  terre!  Gloire  à  Dieu,  paix, 
aux  hommes! 


DISCOURS 


DE    RÉCEPTION 


A  L'ACADEMIE  FRANÇAISE 


PRONONCE 


LE   24  JANVIER    18Gt 


DISCOURS 

DE   RÉCEPTION 

A   L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 


Messieurs  , 

J'ai  à  remercier  rAcadémie  de  deux  choses  :  la 
première,  de  m'avoir  appelé  dans  son  sein;  la  se- 
conde, de  m'avoir  donné  pour  successeur  à  M.  de 
Tocqueville. 

M.  de  Tocqueville  est  mort  jeune.  Il  n'a  pas  eu  le 
temps  pour  complice  de  sa  gloire,  et,  soit  qu'on  re- 
garde en  lui  l'écrivain,  l'orateur  ou  l'homme  d'État, 
il  apparaît,  à  ne  consulter  que  l'âge  et  l'œuvre, 
comme  un  édifice  inachevé.  Et  cependant,  si  l'on 
s'élève  pour  écouter  le  bruit  de  sa  mémoire ,  il 
monte  de  lui  vers  l'âme  une  voix  à  qui  rien  ne 
manque  en  éclat,  en  plénitude,  en  profondeur,  une 
voix  qui  a  déjà  du  souffle  de  la  postérité,  et  qui  fait 


—  324  — 

à  M.  de  Tocque\ille  un  de  ces  noms  souverains  dont 
le  règne  ne  doit  pas  périr.  Homme  singulier  entre 
tous  ceux  que  nous  avons  vus  ,  il  ne  dut  sa  renom- 
mée à  aucun  parti,  il  n'en  servit  aucun.  Les  fautes 
de  son  siècle  lui  furent  étrangères.  Tout  tomba  plu- 
sieurs fois  autour  de  lui  sans  qu'on  put  le  mêler  aux 
chutes,  ou  lui  faire  honneur  des  victoires;  ouvrier 
actif  pourtant ,  soldat  plein  de  courage,  citoyen  ar- 
dent jusqu'au  dernier  jour ,  mais  qui  avait  pris  dans 
le  combat  une  place  d'où  il  voyait  plus  de  choses,  et 
où  la  passion  du  bien  et  du  juste  le  couvrait  d'un  in- 
vulnérable bouclier. 

Si  je  regarde  mes  contemporains,  je  dirai  de  l'un 
qu'il  fut  l'ami  constant  et  généreux  de  la  monarchie , 
une  âme  antique  par  la  fidélité ,  se  contentant  d'elle- 
même  contre  les  flots  du  malheur  et  de  l'opinion. 
Je  dirai  de  l'autre  qu'il  aimait  le  droit  des  peuples 
à  se  gouverner  par  eux-mêmes,  et  qu'on  l'eût  pris 
pour  un  Gracque  transformant  l'univers  en  une  se- 
conde Rome  et  appelant  tout  le  genre  humain  au 
droit  de  cité.  Je  dirai  de  celui-là  que,  dévoué  sur- 
tout à  la  liberté  de  la  pensée,  de  la  parole  et  de  la 
conscience,  il  avait  vu  dans  la  tribune  d'un  parle- 
ment le  dernier  terme  de  la  grandeur  humaine  et  de 
la  félicité  des  nations.  Je  dirai  de  tous,  enfin ,  qu'ils 
servirent  une  cause  victorieuse  ou  vaincue ,  aidée  ^ 
des  sympathies  générales  ou  \'ictime  des  aversions 
populaires,  quelques-uns  supérieurs  à  leur  parti, 
et  pourtant  hommes  de  leur  parti  ;  et ,  même  en  ad- 
mirant leur  génie ,  leur  sincérité ,  leur  foi ,  leur  part 
dans  la  défaite  ou  dans  le  succès,  je  me  réserverai 


I 


—  325  — 

de  croire  que  leur  vue  s'élail  trop  bornée  à  1  horizan 
d-e  leur  temps  et  n'en  avait  pas  connu  tout  le  mystère 
ni  presscnli  tout  le  péril.  Seul  peut-être  entre  tous, 
M.  de  Tocqueville  échappa  à  ces  limites  où  s'arrêtent 
ses  contemporains,  et  c'est  vainement  que  l'esprit 
voudrait  lui  créer  parmi  eux  une  place  semblable  à 
la  leur. 

Dirai-je  qu'il  fut  un  serviteur  des  vieilles  monar- 
chies de  l'Europe,  et  que  l'hérédité  inaliénable  du 
pouvoir  était  pour  lui  une  affaire  de  cœur  en  même 
temps  qu'un  dogme  de  raison?  Je  ne  le  pourrais. 
L'antiquité  sans  doute,  la  tradition,  les  ancêtres, 
la  majesté  des  siècles,  tout  cela  lui  était  grand  et 
vénérable,  et  il  n'insulta  jamais  aux  trônes  tombés, 
si  méritée  que  lui  semblât  leur  chute.  Il  s'en  attris- 
tait plutôt  comme  d'un  naufrage  où  disparaissait 
quelque  chose  de  saint,  comme  d'une  ruine  où  il  li- 
sait avec  regret  la  caducité  de  l'homme  et  de  ses 
œuvres.  C'était  une  âme  à  qui  la  destrucliun  pesait , 
et  il  ne  vit  jamais  rien  périr  de  ce  qui  avait  été  sé- 
culaire et  glorieux  sans  l'honorer  en  lui-même  d'un 
soupir  éloquent.  Mais  ,  cette  dette  payée  à  sa  géné- 
reuse nature,  il  regardait  le  droit  et  l'avenir  d'un 
œil  ferme;  il  cherchait  dans  ce  qui  était  vivant  le 
successeur  de  ce  qui  était  mort,  et  l'illusion  d'une 
immutabilité  chevaleresque  ne  pouvait  lui  cacher  le 
devoir  de  semer  dans  le  sillon  qui  restait  ouvert.  11 
eut  aimé  les  serments  qui  ne  s'oublient  jamais;  il 
aimait  mieux  l'action  qui  espère  toujours ,  ne  sauvàt- 
.  elle  qu'une  fois. 

Dirai-je  qu'il  appartenait  tout  entier  à  celte  opi- 

Vlll.  -  le) 


—  326  — 

nion  libérale  du  xviu^  siècle ,  grandie  dans  les  pre- 
miers enivrements  de  nos  assemblées  nationales, 
éteinte  ou  plutôt  endormie  au  souffle  oppresseur  de 
nos  immortelles  victoires,  et  qui,  réveillée  tout  à 
coup  à  la  parole  d'un  roi  revenu  de  Texil ,  remplit  la  i 
France  d'une  lutte  où  tous  les  dévouements  eurent  l! 
leur  vie ,  tous  les  talents  leur  liberté ,  tous  les  partis  «! 
leurs  jours  de  grandeur ,  et  tous  aussi  leurs  jours 
d'expiation?  Je  ne  le  pourrais  pas  davantage;  car  il 
y  avait  dans  cette  opinion,  si  populaire  qu'elle  fût, 
des  côtés  faibles  trop  visibles  à  l'œil  pénétrant  de  j 
M.  de  Tocqueville  ;  et  même  des  côtés  injustes  qui  ' 
affligeaient  sa  droiture  en  elïrayant  sa  perspicacité. 
A  cause  de  son  origine  même  au  sein  d'un  âge  scep- 
tique, l'opinion  libérale  avait  conservé  une  incli- 
nation de  jeunesse  contraire  aux  idées  et  aux  choses 
religieuses;  or  rien  n'était  moins  sympathique  à 
M.  de  Tocqueville  que  ce  peu  de  goût  à  l'endroit  de 
ce  qui  s'approche  de  Dieu.  Quand  Montesquieu, 
devenu  homme,  avait  voulu  traiter,  pour  l'instruc- 
tion de  son  siècle,  des  lois  civiles  et  politiques,  il 
avait  tout  à  coup ,  par  le  seul  efîet  de  son  applica- 
tion d'esprit  aux  fondements  et  aux  besoins  de  la 
société  humaine,  brisé  les  Uens  qui  le  rattachaient 
à  son  temps,  et  de  cette  même  plume  qui  s'était 
jouée  autrefois  dans  les  Lettres  persanes  il  avait 
écrit  ce  vingt-quatrième  livre  de  son  Esprit  des  lois, 
la  plus  belle  apologie  du  christianisme  au  xviii'' siècle, 
et  le  plus  haut  témoignage  de  ce  que  peut  la  vé- 
rité sur  une  grande  âme  qui  a  mis  sincèrement  sa 
pensée  au  service  des  hommes.   Plus  heureux  que 


—  327  — 

Montesquieu,  M.  de  ïocquevillc  n'avait  point  eu 
à  regretter  de  Lettres  persanes;  son  mâle  espri 
n'avait  pas  connu  les  défaillances  du  scepticisme , 
et,  s'il  y  avait  eu  dans  sa  foi  des  jours  d'interstice, 
il  n'y  avait  jamais  eu  dans  son  cœur  une  impiété, 
ni  sur  ses  lèvres  un  blasphème.  Il  aimait  Dieu  na- 
turellement, ne  Teût-il  pas  aimé  chrétiennement; 
il  l'aimait  en  homme  de  génie,  qui  se  sent  porté 
vers  le  père  des  esprits  comme  vers  sa  source.  Et 
lorsque,  plus  mûr  et  plus  fort,  il  se  fut  pris  à 
juger  son  époque,  il  avait  ressenti  une  douleur  de 
rencontrer  la  cause  libérale  si  loin  du  Dieu  qui  a 
fait  l'homme  libre.  Il  ne  comprenait  pas  que  la  li- 
berté de  conscience  pût  être  une  arme  contre  le 
christianisme,  et  que  l'Évangile  fût  persécuté  ou 
enchaîné  par  le  sentiment  qui  délivrait  Mahomet.  Il 
ne  comprenait  pas  non  plus  qu'il  y  eût  rien  de  solide 
sans  un  fondement  religieux,  et,  en  voyant  la  hberté 
séparer  son  nom  d'un  nom  plus  haut  encore  que  le 
sien,  il  craignait  qu'un  jour  elle  ne  fût  durement 
;  avertie  d'avoir  trop  compté  sur  elle-même  et  trop  peu 
sur  le  secours  de  Téternité. 

Par  un  autre  point,  l'opinion  libérale  blessait  en- 
core M.  de  Tocqueville.  Il  lui  semblait  qu'elle  s'a- 
dressait trop  à  une  seule  classe  d'hommes,  à  cette 
classe  riche  d'esprit,  d'industrie  et  de  fortune,  qui 
avait  conquis  le  pouvoir  en  l'arrachant  à  la  noblesse 
et  au  clergé,  au  trône  lui-même,  et  qui,  héritière 
unique  de  tant  de  grandeurs ,  oubliait  trop  peut- 
être  qu'il  restait  au-dessous  d'elle  un  immense 
i  peuple,  affranchi  de  bien  des  maux,  il  est  vrai, 


—  328  — 

mais  souffrant  encore  pourtant  dans  les  besoins  de 
son  âme  et  dans  ceux  de  son  corps.  N'y  avait -il 
plus  rien  à  faire  pour  ce  peuple?  Lui  sufiisait-il  de 
n'être  plus  ni  esclave  ni  serf,  gouverné,  j'en  con- 
viens, par  des  lois  égales  pour  tous,  mais  privé  de 
droits  politiques,  serviteur  plutôt  que  concitoyen, 
déchaîné  plutôt  que  libre?  Pouvait- on  croire  qu'il 
y  eût  entre  lui  et  la  classe  régnante  une  sympathie 
véritable?  et  la  division  profonde  qui  mettait  autre- 
fois un  abîme  entre  la  noblesse  de  naissance  et  tout 
le  reste  du  pays,  n'existait-elle  pas  ,  sous  une  autre 
forme ,  entre  le  nouveau  peuple  et  ses  nouveaux 
maîtres?  L'unité  morale  de  la  France  était- elle 
réellement  fondée?  M.  de  Tocqueville  ne  pouvait 
bannir  de  son  esprit  ces  graves  préoccupations.  11 
ne  voyait  pas  dans  le  triomphe  éclatant  de  la 
bourgeoisie  française  le  dernier  mot  de  l'avenir, 
ou  du  moins  il  regardait  au-dessous  d'elle  avec 
inquiétude ,  et  dans  les  rangs  pressés  de  la  foule 
il  interrogeait  avec  anxiété  sa  conscience  et  celle  de 
tous. 

Quoi  donc!  dirons -nous  qu'il  avait  donné  son 
âme  au  flot  montant  de  la  démocratie,  et  que  là ,  au 
sein  des  ébranlements   populaires ,   lui ,   fils  d'une 
noble  maison,   intelligence  plus  haute  encore  que 
sa  race ,  il  avait  descendu  tous  les  degrés  du  monde 
pour  chercher  le  plus  proche  possible  de  la  terre  le 
berceau  sacré  des  destinées  futures?  Est-ce  là  que: 
vivait  M.  de  Tocqueville,    là  qu'étaient  ses  espé-- 
rances  et  son  cœur?  Le  peuple  était-il  pour  lui  le; 
souverain  naturel  de  l'humanité,  le  plus  parfait  lé- 


—  329  — 

gislateur,  le  meilleur  magistrat,  l'honnête  homme 
par  excellence,  le  maître  et  le  père  le  plus  humain, 
capitaine  dans  les  combats,  conseiller  dans  les  bons 
et  mauvais  jours,  la  tête  enfin  de  ce  grand  corps  qui 
roule  autour  de  Dieu  depuis  tant  de  siècles  en  cher- 
chant et  faisant  son  sort  comme  il  le  peut?  Le  croi- 
rai-je  et  le  dirai-je?  Certainement  M.  de  Tocque- 
ville,  comme  tout  vrai  chrétien,  aimait  le  peuple; 
il  respectait  en  lui  la  présence  de  l'homme,  et  dans 
l'homme  la  présence  de  Dieu.  Nul  ne  fut  plus  cher 
à  ce  qui  l'entourait,  serviteurs,  colons,  ouvriers, 
paysans,  pauvres  ou  malheureux  de  tout  nom.  A 
le  voir  sur  ses  terres,  au  sortir  de  ce  cabinet  labo- 
rieux où  il  gagnait  le  pain  quotidien  de  sa  gloire , 
on  l'eût  pris  pour  un  patriarche  des  temps  de  la 
Bible,  alors  que  l'idée  de  la  première  et  unique  fa- 
mille était  vivante  encore,  et  que  les  distinctions  de 
la  société  n'étaient  autres  que  celles  de  la  nature, 
toutes  se  réduisant  à  la  beauté  de  l'âge  et  de  la  pa- 
ternité. M.  de  Tocqueville  pratiquait  à  la  lettre, 
dans  ses  domaines,  la  parole  de  l'Évangile  :  Que 
celui  de  vous  qui  veut  être  le  premier  soit  le  servi- 
teur de  tous.  Il  servait  par  l'affable  et  généreuse 
communication  de  lui-même  à  tout  ce  qui  était  au- 
dessous  de  lui,  par  la  simplicité  de  ses  mœurs  qui 
n'offensait  la  médiocrité  de  personne,  par  le  charme 
vrai  d'un  caractère  qui  ne  manquait  pas  de  fierté, 
mais  qui  savait  descendre  sans  qu'il  le  remarquât 
lui  même,  tant  il  lui  était  naturel  d'être  homme  en- 
vers les  hommes,  a  Le  peuple  aime  beaucoup  M.  de 
Tocqueville,  disait  un  homme  du  peuple  à  un  étran- 


—  330  — 
ger ,  mais  il  faut  convenir  qu'il  en  est  bien  reconnais- 
sant. » 

Cet  amour,  si  singulièrement  exprimé,  eut  enfm 
l'occasion  de  se  produire.  Lorsque  1848  inaugura 
le  suffrage  universel  et  direct,  M.  de  Tocqueville 
obtint,  dans  son  canton,  le  suffrage  unanime  des 
électeurs ,  et  il  entra  dans  l'Assemblée  constituante 
par  la  porte  sans  tache  de  la  plus  évidente  et  de  la 
plus  légitime  popularité.  Il  ne  la  devait  ni  à  Texcès 
des  doctrines,  ni  aux  efforts  d'un  parti  puissant,  ni 
à  l'ascendant  d'une  grande  fortune;  il  la  devait  à 
ses  vertus.  Heureux  le  citoyen  qui  est  élu  ainsi  au 
milieu  des  discordes  civiles!  Plus  heureux  le  peuple 
qui  reconnaît  et  élit  de  tels  citoyens  sans  se  tromper 
d'une  seule  voix  !  Mais  oublierai-je  un  trait  de  cette 
élection?  Le  jour  où  elle  se  fit,  M.  de  Tocqueville 
s'était  rendu  à  pied  au  chef-lieu  de  son  canton  avec 
le  curé ,  le  maire  et  tous  les  électeurs  de  sa  com- 
mune; accablé  de  fatigue,  il  se  tenait  appuyé  contre 
un  des  piliers  de  la  halle  où  le  scrutin  était  ouvert; 
un  paysan ,  qu'il  ne  connaissait  pas ,  s'approcha  de 
lui  avec  une  familiarité  cordiale  et  lui  dit  :  «  Cela 
m'étonne  bien ,  monsieur  de  Tocqueville ,  que  vous 
soyez  fatigué,  car  nous  vous,  avons  tous  porté  dans 
notre  poche.  » 

M.  de  Tocqueville  aimait  donc  le  peuple  et  il  en 
était  aimé.  Mais  des  rois  ont  eu  le  même  sort,  l'on 
n'en  peut  rien  conclure  à  l'égard  des  doctrines  du 
publicistô.  Quelles  étaient-elles? 

Tout  jeune  encore,  entre  vingt-cinq  et  trente  ans, 
et  lorsque  déjà  la  révolution  de  1830  avait  ébranlé 


—  331  — 

en  France  les  bases  du  ^gouvernement  monarchique 
et  parlementaire  ,  M.  de  Tocqueville  avait  obtenu  la 
mission  d'aller  étudier  aux  États-Unis  d'Amérique 
les  systèmes  pénitentiaires  qu'on  y  avait  inaugurés. 
Mais  cette  mission,  utile  et  bornée,  cachait  un  piège 
de  la  Providence.  Il  était  impossible  que  M.  de  Toc- 
queville touchât  la  terre  d'Amérique  sans  être 
frappé  de  ce  monde  nouveau ,  si  différent  de  celui 
où  il  était  né.  Partout  ailleurs,  dans  l'ancien  monde, 
qu'il  eût  visité  l'Angleterre,  la  Russie,  la  Chine  ou 
le  Japon,  il  eût  rencontré  ce  qu'il  connaissait  déjà, 
des  peuples  gouvernés.  Pour  la  première  fois  un 
peuple  se  montrait  à  lui,  florissant,  paciflque,  in- 
dustrieux, riche,  puissant,  respecté  au  dehors, 
épanchant  chaque  jour  dans  de  vastes  solitudes  le 
flot  tranquille  de  sa  population,  et  cependant  n'ayant 
d'autre  maître  que  lui,  ne  subissant  aucune  dis- 
tinction de  naissance ,  élisant  ses  magistrats  à  tous 
les  degrés  de  la  hiérarchie  civile  et  politique,  libre 
comme  l'Indien,  civilisé  comme  l'homme  d'Europe  , 
religieux  sans  donner  à  aucun  culte  ni  l'exclusion 
ni  la  prépondérance  ,  et  présentant  enfin  au  monde 
étonné  le  drame  vivant  de  la  liberté  la  plus  absolue 
dans  l'égalité  la  plus  entière.  M.  de  Tocqueville 
avait  bien  entendu  dans  sa  patrie  ces  deux  mots  : 
liberté,  égalité;  il  avait  môme  vu  des  révolutions 
accomplies  pour  en  établir  le  règne  ;  mais  ce  règne 
sincère ,  ce  règne  assis ,  ce  règne  qui  vit  de  soi-même 
sans  le  secours  de  personne ,  parce  que  c'est  la  chose 
de  tous,  il  ne  l'avait  encore  rencontré  nulle  part, 
pas  même  chez  ces  peuples  de  l'antiquité  qui  avaient 


—  332  — 

an  forum,  et  des  lois  publiquement  délibérées,  mais 
do,nt  le  bienfait  n'appartenait  qu'à  de  rares  citoyens 
dans  les  murs  étroits  d'une  ville.  Société  sans  exem- 
ple, fondée  par  des  proscrits  et  émancipée  par  des 
colons,  les  États-Unis  d'Amérique  avaient  réalisé 
sur  un  immense  territoire  ce  que  n'avaient  pu  faire 
Athènes  ni  Rome,  et  ce  que  l'Europe  semblait  cher- 
cher en  vain  dans  die  laborieuses  et  sanglantes  révo- 
lutions. Quelle  en  était  la  cause?  quels  les  ressorts? 
Était-ce  un  accident  éphémère,  ou  la  révélation  des 
siècles  à  venir? 

M.  de  Tocqueville  étudia  ces  questions  en  sage 
jeune  encore,  mais  éclairé  par  l'indépendance  d'un 
esprit  qui  ne  cherchait  que  le  bien  et  la  vérité.  Il 
n'admira  point  l'Amérique  sans  restriction  ;  il  ne 
crut  pas  toutes  ses  lois  applicables  à  tous  les 
peuples;  il  sut  distinguer  les  formes  variables  des 
gouvernements  du  fonds  sacré  qui  appartient  au 
genre  humain.  Il  s'éleva  au-dessus  même  de  son 
admiration  pour  dire  à  l'Amérique  les  périls  qui  la 
menacent,  pour  flétrir  l'esclavage,  ce  fléau  inhu- 
main et  impie,  auquel  quinze  États  sont  prêts  à  sa- 
crifier la  gloire  et  l'existence  même  de  leur  patrie; 
et,  enfin,  de  cette  vue  impartiale  et  profonde,  où  il 
avait  évité  tout  ensemble  l'adulation,  le  paradoxe  et 
l'utopie,  il  ramena  sur  l'Europe  un  regard  mûri, 
mais  ému,  qui  le  remplit,  selon  sa  propre  expres- 
sion ,  d'une  sorte  de  terreur  religieuse.  Il  crut  voir 
que  l'Europe,  et  la  France  en  particulier,  s'avançait 
à  grands  pas  vers  l'égalité  absolue  des  conditions, 
et  que  l'Amérique  était  la  prophétie  et  comme  l'a- 


—  333  — 

vont- garde  de  l'état  futur  des  nations  chrétiennes. 
Je  dis  des  nations  chrétiennes,  car  il  rattachait  à 
l'Évangile  ce  mouvement  progressif  du  genre  hu- 
main vers  l'égalité  ;  il  pensait  que  l'égalité  devant 
Dieu,  proclamée  par  l'Évangile,  était  le  principe 
d'où  était  descendue  l'égalité  devant  la  loi,  et  que 
l'une  et  l'autre,  l'égalité  divine  et  l'égaUté  civile, 
avaient  ouvert  devant  les  âmes  l'horizon  indéfini  où 
disparaissent  toutes  les  distinctions  arbitraires,  pour 
ne  laisser  debout,  au  milieu  des  hommes,  que  la 
gloire  laborieuse  du  mérite  personnel.  Mais  ,  mal- 
gré cette  origine  sacrée  qu'il  attribuait  à  l'égalité, 
malgré  le  spectacle  étonnant  dont  il  avait  joui  par 
elle  en  Amérique ,  malgré  sa  conviction  que  c'était 
là  un  fait  universel,  irrésistible  et  voulu  de  Dieu, 
il  n'envisageait  qu'avec  une  sainte  épouvante  l'a- 
venir que  préparait  au  monde  un  si  grand  chan- 
gement dans  les  rapports  sociaux.  Il  avait  vu  chez 
les  Américains  l'égalité  agir  naturellement  comme 
une  vertu  héréditaire  :  il  la  retrouvait  trop  sou- 
vent en  Europe  sous  la  forme  d'une  passion,  pas- 
sion envieuse,  ennemie  de  la  supériorité  en  au- 
trui, mais  la  convoitant  pour  soi,  mélange  d'orgueil 
et  d'hypocrisie,  capable  de  se  donner  à  tout  prix 
le  spectacle  de  l'abaissement  universel,  et  de  se 
faire  de  l'humiliation  même  un  Capitole  et  un  Pan- 
théon. Il  avait  vu  l'ordre  naître  en  Amérique  d'une 
égalité  acceptée  de  tous,  entrée  dans  les  mœurs 
comme  dans  les  lois,  vraie,  sincère,  cordiale,  rap- 
prochant lous  les  citoyens  dans  les  mêmes  devoirs 
et  les  mêmes  droits  ;  il  la  retrouvait  en  Europe  in- 


—  334  — 

quiète ,  menaçante ,  impie ,  s'attaquant  à  Dieu  même , 
et  sa  victoire,  inévitable  pourtant,  lui  causait  tout 
ensemble  le  vertige  de  la  crainte  et  le  calme  de  la 
certitude. 

Je  remarque  une  autre  vue  qui  l'accablait  plus  que 
toutes  les  autres  ,  et  qui  jusqu'à  son  dernier  jour  fut 
l'objet  de  ses  poignantes  préoccupations. 

Aux  États-Unis,  l'égalité  n'est  pas  seule;  elle 
s'allie  constamment  à  la  liberté  civile,  politique  et 
religieuse  la  plus  complète.  Ces  deux  sentiments 
sont  inséparables  dans  le  cœur  de  l'Américain,  et  il 
ne  conçoit  pas  plus  l'égalité  sans  la  liberté  que  la 
liberté  sans  l'égalité.  Mais ,  quand  on  vient  à  consi- 
dérer les  choses  dans  l'histoire  et  proche  de  nous, 
on  s'aperçoit  que  la  démocratie,  lorsqu'elle  n'est 
plus  contenue  que  par  elle-même,  tombe  aisément 
dans  un  excès  qui  est  sa  corruption  ,  et  qui  appelle , 
pour  la  sauver,  le  contre- poids  d'un  despotisme  à 
qui  tout  est  permis,  parce  qu'il  fait  tout  au  nom  du 
peuple ,  idole  où  la  multitude  se  recherche  encore 
et  croit  retrouver  tout  ce  qu'elle  a  perdu.  Or  M.  de 
Tocqueville  voyait  en  France  et  en  Europe  la  démo- 
cratie, toute  jeune  encore,  pencher  déjà  vers  sa  dé- 
cadence et  revêtir  ce  caractère  sans  frein  qui  ne  lui 
laisse  plus  d'autre  remède  que  de  subir  un  maître 
tout-puissant.  Il  pressentait  que  la  démagogie  por- 
terait à  la  liberté  naissante  un  coup  mortel,  et  que, 
chez  les  nations  chrétiennes  plus  encore  que  dans 
l'antiquité,  la  licence  armerait  le  pouvoir  au  nom  de 
la  sécurité  commune ,  mais  au  préjudice  de  la  liberté 
de  tous. 


—  33o  — 

Ce  pressentiment ,  que  nul  n'éprouvait  alors , 
M.  de  Tocqueville  l'eut  et  l'avoua.  Dès  1835,  à  la 
première  apparition  de  son  livre  sur  la  Démocratie 
en  Améinqiie,  il  annonça  que  la  liberté  courait  en 
France  et  en  Europe  des  périls  imminents.  Il  dé- 
clara que  l'esprit  d'égalité  l'emportait  chez  nous 
sur  l'esprit  de  liberté,  et  que  cette  disposition,  jointe 
à  d'autres  causes,  nous  menaçait  de  défaillances  et 
dje  catastrophes  qui  étonneraient  le  siècle  présent.  Ce 
siècle  ne  le  crut  pas.  Il  marchait  plein  de  confiance 
en  lui  -  même  ,  sûr  de  son  triomphe ,  dédaignant 
les  conseils  autant  que  les  prophéties  ,  convaincu 
comme  Pompée,  l'avant -veille  de  Pharsale ,  qu'il 
n'aurait  qu'à  frapper  du  pied  pour  donner  à  Rome, 
au  sénat ,  à  la  république  ,  d'invincibles  légions. 
Mais  M.  de  Tocqueville  ne  devait  pas  mourir  sans 
avoir  vu  ses  prévisions  justifiées,  ni  sans  avoir  pré- 
paré à  son  temps  des  leçons  dignes  de  ses  naalheurs. 
«  Instruire  la  démocratie,  écrivait -il,  ranimer, 
a  s'il  se  peut,  ses  croyances,  purifier  ses  mœurs, 
a  régler  ses  mouvements ,  substituer  peu  à  peu  la 
«  science  des  affaires  à  son  inexpérience,  la  con- 
«  naissance  de  ses  vrais  intérêts  à  ses  aveugles 
«  instincts;  adapter  son  gouvernement  aux  temps 
«  et  aux  lieux;  le  modifier  suivant  les  circon- 
«  stances  et  les  hommes  :  tel  est  le  premier  des  de- 
«  voirs  imposés  de  nos  jours  à  ceux  qui  dirigent  la 
«  société.  11  faut  une  science  politique  nouvelle  à  un 
«  monde lout  nouveau  (1).  » 

(1)  De  la  Démocralie  en  Amérique,  inlroduclion. 


—  336  — 

Cette  science  nouvelle,  M.  de  Tocqueville  croyait 
l'avoir  découverte  dans  les  institutions,  l'histoire  et 
les  mœurs  du  premier  peuple  qui  eût  vécu  sous  une 
parfaite  démocratie.  Incapable  de  voir  en  simple 
spectateur  un  si  grand  phénomène  ,  il  avait  voulu 
en  pénétrer  les  causes,  en  connaître  les  lois,  et, 
certain  d'instruire  sa  patrie,  peut-être  même  l'Eu- 
rope, il  avait  écrit  de  l'Amérique  avec  la  sagacité 
d'un  philosophe  et  l'âme  d'un  citoyen.  Son  livre  fut 
illustre  en  un  instant,  comme  l'éclair.  Traduit  dans 
toutes  les  langues  civilisées,  on  eût  dit  que  le  genre 
humain  l'attendait,  et  cependant,  de  ce  côté  de  l'At- 
lantique, il  ne  répondait  à  aucune  passion,  à  aucun 
parti,  à  aucune  école,  à  aucun  peuple.  Il  venait 
seul  avec  le  génie  de  l'écrivain ,  la  pureté  de  son 
cœur  et  la  volonté  de  Dieu.  Il  apportait  à  tous  les 
esprits  sensés ,  au  milieu  du  chaos  des  doctrines 
et  des  événements,  une  lumière  qu'on  pouvait  ne 
pas  goûter,  mais  qui  différait  de  tout,  une  lumière 
qui  tenait  de  l'avenir  sans  accabler  le  présent. 
Rien  de  pareil  ne  s'était  vu  depuis  le  jour  où 
Montesquieu  avait  publié  son  Esprit  des  lois,  livre 
sans  modèle  aussi ,  supérieur  à  son  siècle  par  la 
religion  et  la  gravité  ,  et  qui ,  malgré  sa  nature 
si  profondément  sérieuse,  eut  l'art  de  séduire  et  de- 
meure encore  populaire  aujourd'hui  qu'il  est  trop 
peu  lu. 

Votre  voix,  Messieurs,  s'unit  aux  suffrages  des 
deux  hémisphères.  Vous  n'attendîtes  pas  que  l'âge 
eût  mûri  la  gloire  du  jeune  publiciste,  et  vous  le 
fîtes  asseoir  près  de  vous ,  sur  ce  siège  où  nous  l'a 


—  337  — 

enlevé  une  mort  aussi  prématurée  que  l'avait  été 
son  illustration.  Mais  je  me  reproche  d'aller  moi- 
même  trop  vite  et  d'ouvrir  un  tombeau  quand  je 
ne  suis  encore  qu'au  seuil  d'une  immortalité. 

11  y  avait  dans  l'ouvrage  de  M.  de  Tocqueville 
plus  d'un  genre  d'attrait.  L'Amérique  était  mal 
connue;  aucun  esprit  supérieur  ne  l'avait  encore 
étudiée.  Les  uns  n'y  voyaient  de  loin  qu'une  déma- 
'  gogie  grossière  et  importune;  les  autres  y  applau- 
dissaient d'avance  le  succès  de  leurs  utopies  person- 
nelles. M.  de  Tocqueville  mit  la  vérité  à  la  place  de 
la  fable,  et  sa  plume  sévère  répandit  sur  un  tableau 
tout  neuf  le  charme  infini  de  la  sincère  clarté. 
Mœurs,  histoire,  législation,  caractère  des  hommes 
et  du  pays,  causes  et  conséquences,  tout  prit  sous 
son  burin  la  puissance  de  l'investigateur  qui  dé- 
couvre et  de  l'écrivain  qui  grave  pour  les  absents 
ses  propres  visions.  Mais  ce  qui  frappe  et  entraîne 
surtout,  c'est  le  souffle  môme  du  livre,  une  ardeur 
généreuse  qui  meut  l'auteur  et  fait  sentir  en  lui 
l'homme  préoccupé  du  sort  de  ses  semblables  dans 
le  temps  et  dans  l'avenir.  Il  remue  parce  qu'il  est 
remué,  et  son  austérité  même  ajoute  à  l'émotion  par 
l'éloquence  du  contraste.  Tandis  que  Montesquieu 
met  de  l'art  dans  son  esprit  tout  en  croyant  à  une 
cause  et  en  voulant  la  servir,  M.  de  Tocqueville  s'a- 
bandonne au  cours  irrésistible  de  ses  tristes  pres- 
sentiments. Il  voit  la  vérité  et  il  la  craint,  il  la  craint 
et  il  la  dit,  soutenu  par  cette  pensée  qu'il  y  a  un  re- 
mède, qu'il  le  connaît,  et  que  peut  êlre  ses  contem- 
porains et  la  postérité  le  recevront  de  lui.  Tantôt 


—  338  - 

l'espérance  prend  le  pas  sur  l'inquiétude ,  tantôt 
rinquiétude  assombrit  l'espérance,  et  de  ce  conflit 
qui  passe  sans  cesse  de  l'auteur  au  livre  et  du  livre 
au  lecteur,  jaillit  un  intérêt  qui  attache,  élève  et 
émeut. 

Mais  quel  est  donc  ce  remède  où  M.  de  Tocque- 
ville  tranquillisait  sa  pensée,  et  d'où  il  attendait  le 
salut  des  générations?  Ce  n'était  pas,  vous  le  pen- 
sez bien,  dans  l'imitation  puérile  des  institutions 
américaines  qu'il  le  trouvait,  mais  dans  l'esprit  qui 
anime  ce  peuple  et  qui  a  fondé  ses  lois.  Car  c'est 
l'esprit  qui  fait  la  vie  des  institutions ,  comme  c'est 
l'âme  qui  fait  la  vie  des  corps.  Or  l'esprit  américain, 
tel  qu'il  apparaissait  à  M.  de  Tocqueville,  se  résume 
dans  les  qualités  ou  plutôt  dans  les  vertus  que  je 
vais  dire  : 

L'esprit  américain  est  religieux  ; 

11  a  le  respect  inné  de  la  loi  ; 

Il  estime  la  liberté  aussi  chèrement  que  l'égalité; 

11  place  dans  la  liberté  civile  le  fondement  premier 
de  la  liberté  politique. 

C'est  juste  le  contre-pied  de  l'esprit  qui  entraîne 
plutôt  qu'il  ne  guide  une  grande  partie  de  la  démo- 
cratie européenne.  Tandis  que  l'Américain  croit  à 
son  âme,  à  Dieu  qui  l'a  faite,  à  Jésus- Christ  qui  l'a 
sauvée,  à  l'Évangile  qui  est  le  livre  commun  de 
l'âme  et  de  Dieu,  le  démocrate  européen,  sauf  de 
nobles  exceptions,  ne  croit  qu'à  l'humanité,  et  en- 
core à  une  humanité  fictive  qu'il  a  créée  dans  un 
rêve.  Ce  rêve  est  à  la  fois  son  âme,  son  Dieu ,  son 
Christ,  son  Évangile,  et  il  ne  pense  à  aucune  autre 


i 


—  339  — 

religion,  si  ancienne  et  si  invétérée  soit -elle,  que 
pour  la  persécuter  et  l'anéantir,  s'il  le  peut.  L'Amé- 
ricain a  eu  des  pères  qui  portaient  la  foi  jusqu'à 
l'intolérance  ;  il  a  oublié  leur  intolérance  et  n'a  gardé 
que  leur  foi.  Le  démocrate  européen  a  eu  des  pères 
qui  n'avaient  point  de  foi,  mais  qui  prêchaient  la 
tolérance;  il  a  oublié  leur  tolérance  et  ne  s'est  sou- 
venu que  de  leur  incrédulité.  L'Américain  ne  com- 
prend pas  un  homme  sans  une  religion  intime,  et  un 
citoyen  sans  une  religion  publique.  Le  démocrate 
européen  ne  comprend  pas  un  homme  qui  prie  dans 
son  cœur  et  encore  moins  un  citoyen  qui  prie  en  face 
du  peuple. 

Le  même  différence  se  retrouve  en  ce  qui  con- 
cerne la  loi.  L'Américain ,  qui  respecte  la  loi  de 
Dieu,  respecte  aussi  la  loi  de  l'homme,  et,  s'il  la 
croit  injuste,  il  se  réserve  d'en  obtenir  un  jour  l'a- 
brogation, non  parla  violence,  mais  en  se  faisant 
une  arme  pacifique  et  sûre  de  tous  les  moyens  de 
persuasion  que  l'homme  porte  avec  lui  dans  son  in- 
telligence, et  des  moyens  plus  puissants  encore 
qu'il  peut  tenir  d'un  dévouement  éprouvé  à  la  cause 
de  la  justice.  Pour  le  démocrate  européen,  et  je  le 
dis  toujours  avec  les  exceptions  nécessaires,  la  loi 
n'est  qu'un  arrêt  rendu  par  la  force  et  que  la  force 
a  le  droit  de  renverser.  Fût-ce  tout  un  peuple  qui 
lui  eût  donné  son  assentiment  et  sa  sanction,  il  pro- 
fesse qu'une  minorité,  ou  même  un  seul  homme,  a 
le  droit  de  lui  opposer  la  protestation  du  glaive  et 
de  déchirer  dans  le  sang  un  papier  qui  n'a  d'autre 
valeur  que  l'impuissance  où  l'on  est  de  le  remplacer 


—  340  — 

])ar  un  autre.  Il  proclame  hardiment  la  souverai- 
neté du  but,  c'est-à-dire  la  légitimité  absolue  et 
supérieure  à  tout,  même  au  peuple,  de  ce  que 
chacun  estime  au  dedans  de  soi  être  la  cause  du 
peuple. 

L'Américain,  venu  d'une  terre  où  l'aristocratie 
de  naissance  eut  toujours  une  part  considérable 
dans  les  affaires  publiques,  a  rejeté  de  ses  institu- 
tions la  noblesse  héréditaire  et  réservé  au  mérite 
personnel  l'honneur  de  gouverner.  Mais,  tout  en 
étant  passionné  pour  l'égalité  des  conditions,  soit 
qu'il  la  considère  au  point  de  vue  de  Dieu,  soit  qu'il 
la  juge  au  point  de  vue  de  l'homme,  il  n'estime  pas 
la  liberté  d'un  moindre  prix,  et,  si  l'occasion  se 
présentait  de  choisir  entre  l'une  et  l'autre,  il  ferait 
comme  la  mère  du  jugement  de  Salomon ,  il  dirait  à 
Dieu  et  au  monde  :  Ne  les  séparez  pas  ;  car  leur  vie 
n'en  fait  qu'une  dans  mon  âme,  et  je  mourrai  le  jour 
où  l'une  mourra.  Le  démocrate  européen  ne  l'en- 
tend pas  ainsi.  A  ses  yeux,  l'égalité  est  la  grande  et 
suprême  loi,  celle  qui  prévaut  sur  toutes  les  autres 
et  à  quoi  tout  doit  être  sacrifié.  L'égalité  dans  la 
servitude  lui  paraît  préférable  à  une  liberté  sou- 
tenue par  la  hiérarchie  des.  rangs.  Il  aime  mieux 
Tibère  commandant  à  une  multitude  qui  n'a  plus  de 
droits  et  plus  de  nom,  que  le  peuple  romain  gou- 
verné par  un  patriciat  séculaire  et  recevant  de  lui 
l'impulsion  qui  le  fait  libre  avec  le  frein  qui  le  rend 
fort. 

L'Américain  ne  laisse  rien  de  lui-même  à  la  merci 
d'un  pouvoir  arbitraire.  11  entend  qu'à  commencer 


—  341  — 

par  son  âme,  tout  soit  libre  de  ce  qui  lui  appartient 
et  de  ce  qui  l'entoure  :  famille,  commune,  province, 
association  pour  les  lettres  ou  pour  les  sciences  , 
pour  le  culte  de  son  Dieu  ou  le  bien-être  de  son 
corps.  Le  démocrate  européen,  idolâtre  de  ce  qu'il 
appelle  l'État,  prend Thomme  dès  son  berceau  pour 
l'offrir  en  holocauste  à  la  toute -puissance  publique. 
Il  professe  que  l'enfant,  avant  d'être  la  chose  de  la 
famille ,  est  la  chose  de  la  cité ,  et  que  la  cité ,  c'est- 
à-dire  le  peuple  représenté  par  ceux  qui  le  gouver- 
nent, a  le  droit  de  former  son  intelligence  sur  un 
modèle  uniforme  et  légal.  11  professe  que  la  com- 
mune, la  province  et  toute  association,  même  la 
plus  indifférente,  dépendent  de  l'État,  et  ne  peu- 
vent ni  agir,  ni  parler,  ni  vendre,  ni  acheter,  ni 
exister  enfin  sans  l'intervention  de  l'État  et  dans  la 
mesure  déterminée  par  lui,  faisant  ainsi  de  la  servi- 
tude civile  la  plus  absolue  le  vestibule  et  le  fonde- 
ment de  la  liberté  politique.  L'Américain  ne  donne 
à  l'unité  de  la  patrie  que  juste  ce  qu'il  lui  faut  pour 
être  un  corps;  le  démocrate  européen  opprime  tout 
l'homme  pour  lui  créer,  sous  le  nom  de  pairie,  une 
étroite  prison. 

Si  enfin,  Messieurs,  nous  comparons  les  résul- 
I  tats ,  la  démocratie  américaine  a  fondé  un  grand 
peuple,  religieux,  puissant,  respecté,  libre  enfin, 
quoique  non  pas  sans  épreuves  et  sans  périls  ;  la  dé- 
mocratie européenne  a  brisé  les  nœuds  du  présent 
avec  le  passé,  enseveli  des  abus  dans  des  ruines, 
édifié  çà  et  là  une  liberté  précaire,  agité  le  monde 
par  des  événements  bien  plus  qu'elle  ne  l'a  renou- 


—  342  — 

vêlé  par  des  institutions ,  et ,  maîtresse  incontes- 
table de  l'avenir,  elle  nous  prépare,  si  elle  n'est  en- 
fin instruite  et  réglée ,  l'épouvantable  alternative 
d'une  démagogie  sans  fond  ou  d'un  despotisme  sans 
frein. 

C'est  la  certitude  de  cette  alternative  qui  troublait 
incessamment  l'âme  patriotique  de  M.  de  Tocque-  i 
ville,  qui  a  présidé  à  tous  ses  travaux  et  lui  a  mérité 
la  gloire  sans  tache  où  il  a  vécu  et  où  il  est  mort. 
Aucun  homme  de  notre  temps  ne  fut  à  la  fois  plus 
sincère,  plus  logique,  plus  généreux,  plus  ferme  et 
plus  alarmé.  Au  fond,  ce  qu'il  aimait  par- dessus 
tout,  sa  véritable  et  seule  idole,  hélas!  puis-je  le 
dire?  ce  n'était  pas  l'Amérique,  c'était  la  France  et 
sa  liberté.  Il  aimait  la  liberté  en  la  regardant  en 
lui-même,  au  foyer  de  sa  conscience,  comme  le 
principe  premier  de  l'être  moral  et  la  source  d'où 
jaillit,  à  l'aide  du  combat,  toute  force  et  toute  vertu. 
Il  l'aimait  dans  l'histoire ,  présidant  aux  destinées 
des  plus  grands  peuples,  formant  tous  les  hommes 
qui  ont  laissé  d'eux  dans  la  mémoire  du  monde  une 
trace  qui  l'éclairé  et  le  soutient.  Il  l'aimait  dans  le 
christianisme,  aux  prises  avec  la  toute -puissance 
d'un  empire  dégénéré,  inspirant  l'âme  des  martyrs 
et  sauvant  par  eux ,  non  plus  la  vérité  des  sages , 
mais  la  vérité  divine  elle-même,  non  plus  la  dignité 
du  genre  humain,  mais  la  dignité  du  Christ,  Fils 
de  Dieu.  Il  l'aimait  dans  les  souvenirs  de  la  patrie, 
dans  ces  longues  générations  où  la  liberté  avait  fait 
l'honneur,  où  l'honneur  avait  fait  le  premier  bien 
de  la  vie,  et  où  la  vie  se  donnait  pour  sauver  l'hon- 


—  343  -^ 

neur,  pour  prouver  l'amour,  pour  défendre  la  foi , 
pour  mourir  enfin  digne  de  soi-même  et  digne  de 
Dieu.  Il  l'aimait  dans  son  propre  sang,  où  il  avait 
puisé,  avec  la  tradition  de  ses  aïeux,  la  fierté  d'une 
obéissance  qui  n'avait  jamais  été  vile,  et  la  gloire 
d'un  nom  qui  avait  toujours  été  pur.  Il  l'aimait 
enfin  par  une  autre  vue,  par  la  vue  des  peuples 
déchus,  des  mœurs  perverties,  des  bassesses  cou- 
ronnées, des  talents  avilis,  des  cœurs  sans  cou- 
rage; et,  remarquant  que  toutes  ces  hontes  dont 
l'histoire  déborde  correspondaient  aux  âges  et  aux 
leçons  de  la  servitude,  il  se  prenait  pour  la  liberté 
d'un  second  amour  plus  fort  que  le  premier,  de  cet 
amour  où  l'indignation  s'allume  et  se  fait  le  serment 
d'une  haine  et  d'un  combat  immortels. 

Ce  serment  vivait  dans  l'âme  de  M.  de  Tocque- 
ville.  Il  inspira  toutes  ses  pensées,  il  commanda 
toutes  ses  actions. 

Je  devrais  ici ,  Messieurs ,  vous  entretenir  des 
douze  années  de  sa  carrière  législative.  Mais  sur 
cette  lave  encore  brûlante  je  ne  rencontrerais  plus 
seulement  des  idées  et  des  vertus  ,  je  rencontre- 
rais les  hommes  et  les  événements.  Puis -je  les 
aborder?  Du  haut  de  ce  banc  où  il  avait  été  appelé 
dès  1839,  et  d'où  il  descendit  aux  derniers  jours 
de  1831,  il  vit  tomber  la  monarchie  parlementaire, 
apparaître  la  république  et  se  fonder  un  empire, 
chutes  et  avénemeats  qu'il  avait  prévus  et  qui  ame- 
nèrent sa  retraite,  mais  non  pas  son  silence  et  son 
découragement.  Il  aimait  la  monarchie  parlemen- 
taire, et  il  eût  voulu  la  sauver.  Née  en  1814  des  Ion- 


—  344  — 
gués  méditations  de  l'exil ,  elle  eût  dû  réconcilier 
tous  les  Français  autour  d'un  trône  qui  avait  le 
prestige  de  l'antiquité  ,  et  qui  avait  repris  dans  le 
malheur  cette  jeunesse  que  lui  seul  peut  rendre  aux 
rois.  Mais  l'esprit  de  la  France,  même  après  vingt- 
cinq  ans  de  révolutions ,  n'était  pas  mûr  pour  les 
secrets  et  les  vertus  de  la  liberté.  Il  eût  fallu  à  tous, 
roi  et  peuple,  clergé  et  noblesse,  chrétiens  et  in- 
croyants, un  génie  que  le  temps  ne  leur  avait  pas. 
encore  donné.  Le  trône  premier  tomba.  Le  second 
voulut  renouer  dans  un  sang  royal  plus  populaire 
la  chaîne  brisée  de  nos  institutions,  et  il  mit  à  cette 
œuvre  un  courage  et  une  habileté  qui  méritaient  de 
réussir;  mais  cette  monarchie  diminuée  retrouva 
devant  elle  les  mêmes  difficultés  qui  avaient  ac- 
cablé sa  devancière.  Le  trône  second  tomba.  M.  de 
Tocqueville  n'avait  compté  ni  parmi  ses  adver- 
saires ni  parmi  ses  défenseurs.  Il  demandait,  avec 
l'opposition  victorieuse  ,  une  chambre  élue  plus 
indépendante  et  un  corps  électoral  plus  incorrup- 
tible ;  mais  il  ne  parut  qu'à  la  tribune  et  jamais 
sur  la  place  publique,  appelant  de  sa  voix  les  ré- 
formes, et  refusant  tout  signe  à  la  révolution  qci  se_ 
préparait. 

La  république,  néanmoins,  l'admit  dans  ses  con- 
seils, d'abord  comme  député,  puis  comme  ministre 
des  affaires  étrangères.  Il  apporta,  dans  cette  nou- 
velle phase  de  son  existence  politique ,  un  esprit 
sans  illusions  ;  car  il  ne  croyait  pas  que  la  France  , 
qui  avait  méconnu  les  conditions  de  la  liberté  sous 
deux  monarchies,  fût  capable  de  la  servir,  ou  même 


—  345  — 

de  la  sauver,  sous  une  république.  Le  nom  était 
nouveau,  la  situation  était  la  même.  Aucun  progrès 
ne  s'était  accompli  dans  la  sphère  générale  des  in- 
telligences ,  sauf  un  petit  nombre  d'hommes  émi- 
nents  à  qui  la  grandeur  du  péril  avait  révélé  la  gran- 
deur des  fautes,  et  qui  s'unirent  pour  donner  au  pays 
la  première  liberté  civile  dont  il  eût  joui  jusque-là , 
la  liberté  de  l'enseignement.  Ce  fut  un  éclair  sublime 
dans  une  nuit  orageuse. 

11  y  en  eut  un  autre. 

Le  rénovateur  de  la  liberté  de  l'Italie,  le  prince 
qui ,  dès  son  avènement  au  trône ,  avait  promis  vo- 
lontairement à  son  peuple  des  institutions  géné- 
reuses, et  mérité  de  l'Europe  entière  un  applaudis- 
sement qui  retentira  jusqu'à  la  dernière  postériîé, 
le  pape  Pie  IX,  avait  été  chassé  de  la  capitale  du 
christianisme ,  après  y  avoir  vu  son  ministre  égorgé 
sur  les  marches  de  la  première  assemblée  législative 
que  Rome  eût  eue  depuis  le  sénat  romain.  Une  in- 
gratitude sacrilège  avait  récompensé  les  dons  du 
père  commun  des  âmes,  et,  trahi,  fugitif,  il  avait 
tourné  vers  Dieu  ces  regards  du  malheur  et  du  droit 
qui  n'émeuvent  pas  toujours  les  hommes ,  mais  qui 
ne  laissent  jamais  insensible  que  pour  un  moment 
très-court  Celui  qui,  en  créant  le  monde,  lui  a  pro- 
mis une  première  justice  dans  le  temps,  et  une  se- 
conde dans  l'éternité.  Cette  fois ,  comme  bien  d'au- 
tres, la  justice  du  temps  fut  remise  à  l'épée  de  la 
France,  et  l'on  vit  nos  bataillons  ramènera  Rome, 
sous  le  drapeau  de  la  république,  le  prêtre  cou- 
ronné autrefois  par  Charlemagne  et  consacré  sur 


—  346  — 

son  trône  par  le  respect  dix  fois  séculaire  des  gé- 
nérations. C'était  un  prêtre,  il  est  vrai,  un  vieil- 
lard faible  et  désarmé;  mais  sous  ses  cheveux  blan- 
chis, sous  sa  toge  inconnue  des  consuls  dont  il 
tenait  la  place,  il  portait  non  plus  l'orgueil  d'un 
peuple  maître  du  monde,  mais  l'humilité  souve- 
raine de  la  croix ,  et  avec  elle  la  paix  et  la  liberté 
de  l'univers.  On  pouvait  opposer  à  sa  couronne  des 
raisonnements  et  des  armées  :  la  France  opposa 
aux  raisonnements  l'instinct  infaillible  de  son  gé- 
nie politique  et  chrétien ,  et  aux  armées  d'une  dé- 
mocratie trompeuse  elle  opposa  ce  don  de  vaincre 
qui  lui  fut  accordé  par  Dieu  le  jour  même  où 
Clovis,  son  premier  roi,  courba  la  tête  devant  la 
vérité. 

La  liberté  de  l'enseignement,  la  restauration  du 
souverain  pontife  sur  son  trône  terrestre,  ce  furent 
là  les  œuvres  héroïques  de  la  seconde  république 
française,  et,  en  lisant  ces  deux  décrets,  on  eût  pu 
la  croire  fondée.  M.  de  Tocqueville  prit  part,  comme 
ministre,  à  ce  double  acte  de  sagesse  et  de  force, 
et  sans  doute  aujourd'hui,  dans  son  tombeau,  il 
n'y  a  rien  qui  donne  à  sa  conscience  un  retour 
plus  consolant  vers  les  choses  et  les  douleurs  de  ce, 
monde. 

Bientôt  après,  le  2  décembre  4851,  M.  de  Toc- 
queville rentrait  chez  lui,  dans  son  village,  ai 
terme  d'une  carrière  politique  qui  avait  duré  douze 
ans.  Il  y  rapportait  un  caractère  sans  tache,  un( 
renommée  que  ne  surpassait  la  gloire  d'aucun  de 
ses  contemporains,  mais  en  même  temps  un  corps 


—  347  — 

affaibli  par  le  travail  des  affaires  et  par  celui  de  la 
pensée.  Il  y  retrouva  ces  souvenirs  de  jeunesse  si 
chers  à  l'homme  qui  décline,  ces  ombrages  qu'il 
avait  plantés,  ces  eaux  qu'il  avait  dirigées,  le  res- 
pect et  l'amour  de  tout  ce  qui  avait  vieilli  là  pen- 
dant son  absence,  et,  plus  près  de  son  cœur  encore, 
une  autre  vie  consacrée  à  la  sienne  et  qui  eût  suffi 
sans  la  gloire  à  la  récompense  de  tout  ce  qu'il  avait 
fait  de  bien  et  de  tout  ce  qu'il  avait  écrit  de  vrai.  De 
ce  côté  aussi  on  peut  dire  qu'il  avait  été  meilleur 
que  son  siècle.  Tout  jeune  et  peu  riche,  il  n'avait 
point  cherché  dans  sa  compagne  l'éclat  du  nom  ni 
celui  de  la  fortune  ;  mais ,  confiant  sa  destinée 
à  des  dons  plus  parfaits,  il  n'avait  été  trompé 
que  dans  la  mesure  de  son  bonheur ,  plus  grand 
qu'il  ne  l'avait  attendu  et  qu'on  ne  le  lui  avait 
promis. 

Cependant  cette  belle  retraite,  où  l'amitié  venait 
de  loin  chercher  sa  présence,  n'effaçait  point  dans 
l'âme  du  publiciste  le  souvenir  de  la  cause  qu'il 
avait  servie.  Les  blessures  faites  à  la  liberté,  quoi- 
qu'il les  eût  prévues,  l'avaient  pénétré  comme  un 
glaive,  et  il  portait  au  dedans  de  lui,  sous  une  ci- 
catrice saignante,  le  deuil  profond  de  tout  ce  qu'il 
avait  vu  s'accomplir.  Il  voulut  se  donner  une  con- 
solation, chercher  une  espérance,  et  il  conçut  ce 
livre,  le  dernier  qu'il  ait  écrit,  où,  comparant  en- 
semble la  révolution  et  V ancien  régime ,  il  entendait 
démontrer  à  ses  contemporains  qu'ils  vivaient  en- 
core,  sans  le  savoir,  sous  ce  même  régime  qu'ils 
croyaient  avoir  détruit,  et  que  là  était  la  prmcipale 


~  348  — 

source  de  leurs  élernelles  déceptions.  Il  est  vrai, 
une  tribune  avait  été  debout,  une  presse  avait  été 
libre;  mais  derrière  ce  théâtre  éclatant  de  la  vie  na- 
tionale qu'y  avait- il,  sinon  l'autocratie  absolue  de 
radnriinistration  publique,  sinon  l'obéissance  pas- 
sive de  tout  un  peuple ,  le  silence  de  rouages  morts 
et  mus  irrésistiblement  par  une  impulsion  étrangère 
à  la  famille,  à  la  commune,  à  la  province,  enfm  la' 
vie  de  tous,  jusque  dans  les  plus  minimes  détails, 
livrée  à  la  domination  de  quelques  hommes  d'Etat 
sous  la  plume  oisive  et  indifférente  de  cent  mille 
scribes?  Or,  disait  l'auteur,  savez-vous  bien  qui  a 
inventé  ce  mécanisme,  qui  a  créé  cette  servitude? 
Ce  n'est  pas  la  Révolution,  c'est  l'ancien  régime;  ce 
n'est  pas  1789,  c'est  Louis  XIV  et  Louis  XV;  ce 
n'est  pas  le  présent,  c'est  le  passé.  Vous  avez  seule- 
ment recouvert  la  servitude  civile,  qui  est  la  pire 
de  toutes,  du  voile  trompeur  de  la  liberté  politique, 
donnant  à  une  tête  d'or  des  pieds  d'argile,  et  fai- 
sant de  la  société  française  une  autre  statue  de 
Nabuchodonosor  qu'une  pierre  lancée  par  une  main 
inconnue  suffit  pour  briser  et  réduire  en  poudre. 
Et  cette  thèse ,  si  neuve  quoique  si  manifeste , 
M.  de  Tocqueville  la  développait  avec  le  calme 
de  l'érudition ,  après  avoir  longtemps  fouillé  dans 
les  archives  administratives  des  deux  derniers 
siècles,  d'autant  plus  éloquentes,  qu'elles  croyaient 
garder  leur  secret  pour  l'État  et  non  pour  le 
monde. 

Tel  fut  le  testament  de  M.  de  Tocqueville,  le  mot 
suprême  de  sa  pensée.  Après  cela  il  ne  fit  plus  que 


—  349  — 

languir.  Ouvrier  trop  sérieux  pour  ne  s'être  pas 
consumé  dans  la  lumière  dont  il  avait  été  l'organe, 
il  s'avança  peu  à  peu,  sans  y  croire,  vers  une  mort 
qui  devait  être  la  troisième  récompense  de  sa  vie. 
La  gloire  avait  été  la  première  ;  il  avait  trouvé  la 
seconde  dans  un  bonheur  domestique  de  vingt-cinq 
ans  ;  sa  fin  prématurée  devait  lui  apporter  la  der- 
nière et  mettre  le  sceau  à  la  justice  de  Dieu  sur  lui. 
11  avait  toujours  été  sincère  avec  Dieu  comme  avec 
les  hommes.  Un  sens  juste,  une  raison  mûrie  par 
la  droiture  avant  de  l'être  par  la  réflexion  et  l'expé- 
rience, lui  avaient  révélé  sans  peine  le  Dieu  actif, 
vivant,  personnel,  qui  régit  toutes  choses,  et  de 
cette  hauteur  si  simple,  quoique  si  sublime,  il  était 
descendu  sans  peine  encore  au  Dieu  qui  respire 
dans  l'Évangile  et  par  qui  l'amour  est  devenu  le 
sauveur  du  monde.  Mais  sa  foi  peut-être  tenait 
de  la  raison  plus  que  du  cœur.  Il  voyait  la  vérité 
du  christianisme,  il  la  servait  sans  honte,  il  en 
rattachait  l'efficacité  au  salut  même  temporel  de 
Ihomme  ;  cependant  il  n'avait  pas  atteint  cette 
sphère  où  la  religion  ne  nous  laisse  plus  rien  qui  ne 
prenne  sa  forme  et  son  ardeur.  Ce  fut  la  mort  qui  lui 
fit  le  don  de  l'amour.  11  reçut  comme  un  ancien  ami 
le  Dieu  qui  le  visitait,  et,  touché  de  sa  présence  jus- 
qu'à répandre  des  larmes,  hbre  enfin  du  monde,  il 
oublia  ce  qu'il  avait  été,  son  nom,  ses  services,  ses 
regrets  et  ses  désirs  ,  et ,  avant  même  qu'il  nous 
eût  dit  adieu,  il  ne  restait  plus  en  cette  âme  que 
les  vertus  qu'elle  avait  acquises  sur  la  terre  en  y 
passant. 

10* 


—  350  — 

Ces  vertus,  Messieurs,  vous  appartenaient.  Orne- 
ment sacré  du  talent  littéraire  le  plus  haut  et  le  plus 
vrai,  vous  jouissiez  de  leur  alliance  dans  la  per- 
sonne de  M.  de  Tocqueville,  et  il  tenait  lui-même  à 
grand  honneur  de  compter  parmi  les  membres  de 
votre  illustre  compagnie  ;  car  vous  étiez  à  ses  yeux 
les  représentants  des  lettres  françaises ,  et  il  voyait 
dans  les  lettres  plus  que  l'épanouissement  ingé- 
nieux des  facultés  de  l'esprit  :  il  y  voyait  l'auxi- 
liaire puissant  de  la  cause  à  laquelle  il  avait  dévoué 
sa  vie,  le  flambeau  de  la  vérité,  l'épée  de  la  justice, 
le  bouclier  généreux  où  se  gravent  les  pensées  qui 
ne  meurent  pas  parce  qu'elles  servent  tous  les 
temps  et  tous  les  peuples.  Sa  jeunesse  s'était  formée 
à  ces  grandes  leçons.  Penché  vers  l'antiquité  comme 
un  fils  vers  sa  mère,  il  avait  entendu  Démosthènes 
défendre  la  liberté  de  la  Grèce ,  et  Gicéron  plaider 
contre  les  desseins  parricides  de  Catilina  :  tous  les 
deux  victimes  de  leur  éloquence  et  de  leur  patrio- 
tisme, le  premier  se  donnant  la  mort  par  le  poison 
pour  échapper  à  la  vengeance  d'un  lieutenant  d'A- 
lexandre, le  second  tendant  sa  tête  aux  sicaires 
d'Antoine,  celte  tête  que  le  peuple  romain  devait 
voir  clouée  sur  la  tribune  aux  harangues,  pour  y 
être  une  image  éternelle  de  la  crainte  qu'inspire 
aux  tyrans  la  parole  de  l'homme  sur  les  lèvres  de 
l'orateur.  Il  avait  entendu  Platon  dicter  dans  sa 
République  les  lois  idéales  de  la  société,  déclarer 
que  la  justice  en  est  le  premier  fondement,  que  le 
pouvoir  y  est  institué  pour  le  bien  de  tous  et  non 
dans  l'intérêt  de  ceux  qui  gouvernent,  qu'il  appar- 


—  331  — 
lient  par  la  nature  des  choses  aux  plus  éclairés  et 
aux  plus  vertueux,  et  que  tous  ceux  qui  l'exercent 
en  sont  responsables  ;  que  les  citoyens  sont  frères  ; 
qu'ils  doivent  être  élevés  par  les  plus  sages  de  la 
république  dans  le  respect  des  lois,  l'amour  de  la 
vertu  et  la  crainte  des  dieux;  que  la  paix  entre  les 
nations  est  le  devoir  de  toutes  et  l'honneur  de  celles 
qui  ne  tirent  l'épée  qu'à  regret,  pour  la  défense  du 
droit;  il  avait  admiré,  dans  Zenon  ,  le  père  de  cette 
héroïque  postérité  qui  survécut  à  toutes  les  gran- 
deurs de  Rome,  et  consola,  parle  spectacle  d'une 
force  d'àme  invincible ,  tous  ceux  qui  croyaient  en- 
core à  eux-mêmes  quand  personne  ne  croyait  plus  à 
rien.  Si  Horace  et  Virgile  lui  avaient  présenté  sous 
des  vers  admirables  l'image  douloureuse  de  poètes 
courtisans,  il  avait  retrouvé  dans  Lucain  la  trace  du 
courage  et  les  dieux,  non  moins  que  César,  sacri- 
hés  par  lui  aux  vaincus  de  Pharsale.  Enfin ,  au  terme 
des  lettres  anciennes,  et  comme  sur  le  seuil  de  leur 
tombeau,  Tacite  lui  avait  parlé  cette  langue  venge- 
resse qui  a  fait  du  crime  même  un  monument  à  la 
vertu,  et  de  la  plus  profonde  servitude  un  chemin  à 
la  liberté. 

Ce  chemin ,  d'autres  l'ouvraient  aussi  quand  Ta- 
cite en  creusait,  de  son  implacable  burin,  l'àpre  et 
immortel  sillon.  Car,  semblable  à  ces  souffles  ré- 
guliers qui  ne  quittent  les  flots  d'une  mer  que  pour 
soulever  ceux  d'une  autre,  la  liberté  change  de 
lieu,  de  peuple  et  d'âme,  mais  elle  ne  meurt  ja- 
mais. Quand  on  la  croit  éteinte,  elle  ne  fait  que 
monter  ou  descendre  quelques  degrés  de  l'équaleur. 


—  352  — 

Elle  a  délaissé  un  peuple  vieilli  pour  préparer  les 
destinées  d'un  peuple  naissant,  et  tout  à  coup  elle 
reparaît  au  faîte  des  choses  humaines  lorsqu'on 
la  croyait  oubliée  pour  jamais.  Il  y  avait  donc,  au 
temps  de  Tacite ,  des  hommes  nouveaux  qui  tra- 
vaillaient comme  lui,  mais  dans  une  langue  incon- 
nue de  lui ,  à  la  rénovation  de  la  dignité  humaine , 
et  qui  faisaient  pour  la  liberté  de  la  conscience, 
principe  de  toutes  les  autres,  plus  que  n'avaient 
fait  les  orateurs,  les  philosophes,  les  poètes  et  les 
historiens  de  l'âge  écoulé.  Ils  ne  s'appelaient  plus 
Démosthènes  ou  Cicéron ,  Platon  ni  Zenon ,  et  ils 
ne  parlaient  plus  à  un  seul  peuple  du  haut  d'une 
tribune  illustre,  mais  isolée  :  ils  s'appelaient  Justin 
le  martyr,  TertuUien  l'Africain ,  Athanase  l'évêque, 
et,  soit  leur  parole,  soit  leurs  écrits,  s'adressaient 
à  toutes  les  parties  du  monde  connu ,  httérature 
universelle  qui  présidait  à  la  fondation  d'une  société 
plus  vaste  que  Tempire  romain  ;  Httérature  vivante 
encore  après  dix- neuf  siècles,  et  dont  vous  êtes, 
Messieurs,  à  l'heure  présente,  un  rameau  que  je 
salue ,  une  gloire  que  je  ne  méritais  pas  de  voir  de  si 
près. 

Les  lettres  françaises  ont  eu,  depuis  trois  siècles ,- 
une  part  à  jamais  mémorable  dans  les  destinées  du 
monde.  Chrétiennes  sous  Louis  XIV ,  avec  la  même 
éloquence,  mais  avec  un  goût  plus  pur  que  dans  les 
Pères  de  l'Église,  elles  ont  opposé  Pascal  à  Tertul^ 
lien ,  Bossuet  à  saint  Augustin ,  Massillon  et  Bour- 
daloue  à  saint  Jean  Chrysostome ,  Fénelon  à  saint 
.Grégoire  de  Nazianze,  en  même  temps  qu'elles  op- 


—  3d3  - 

posaient  Corneille  à  Euripide  et  à  Sophocle,  Racine 
à  Virgile,  la  Bruyère  à  Théophraste,  Molière  à 
Plaûte  et  à  Térence  :  siècle  rare,  qui  fit  de  Louis  XIV 
le  successeur  immédiat  d'Auguste  et  de  Théodose, 
et  de  notre  langue  l'héritière  de  la  Grèce  et  la  domi- 
natrice des  esprits. 

Le  siècle  suivant  dégénéra  du  christianisme,  mais 
non  pas  par  le  génie.  Père  de  deux  hommes  tout  à 
fait  nouveaux  dans  l'histoire  des  lettres ,  il  eut  en 
eux  ses  astres  premiers ,  l'un  qui  tenait  de  Lucien 
par  l'ironie,  l'autre  qui  ne  tenait  de  personne;  tous 
les  deux  puissants  pour  détruire  et  pour  charmer, 
attaquant  une  société  corrompue  avec  des  armes  qui 
elles-mêmes  n'étaient  pas  pures,  et  nous  préparant 
!  ces  ruines  formidables  où,  depuis  soixante  ans, 
nous  essayons  de  replacer  Taxe  ébranlé  des  croyances 
et  des  vertus  civiques.  Ces  deux  hommes  pourtant 
ne  furent  pas,  au  xviii°  siècle,  les  seuls  représen- 
tants de  la  gloire  et  de  l'efficacité  littéraires.  Buffon 
écrivait  de  la  nature  avec  majesté ,  et  Montesquieu  , 
élevé  par  trente  ans  de  méditations  au-dessus  des 
erreurs  de  sa  jeunesse,  prenait  place,  dans  son 
Esprit  des  lois,  à  côté  d'Aristote  et  de  Platon, 
ses  prédécesseurs,  et  les  seuls,  dans  la  science 
du  droit  politique.  Il  eut  l'honneur  de  dégager  de 
l'irréligion  vulgaire  les  principes  d'une  saine  li- 
berté, et  on  ne  peut  le  lire  qu'en  rencontrant  à 
chaque  page  des  traits  qui  flétrissent  le  despotisme, 
mais  sans  aucun  penchant  pour  le  désordre  et 
sans  aucune  solidarité  avec  la  destruction.  Il  est 
juste  de  dire  que,  si  Jean- Jacques  Rousseau  a  été, 


—  354  — 

dans  son  Contrat  social,  le  père  de  la  démagogie 
moderne ,  Montesquieu  a  été ,  dans  son  Esprit  des 
lois,  le  père  du  libéralisme  conservateur  où  nous 
espérons  un  jour  asseoir  l'honneur  et  le  repos  du 
monde. 

J'ai  hâte,  Messieurs,  d'arriver  à  ce  siècle  qui  est 
le  vôtre,  et  où  je  vais  retrouver  M.  de  Tocqueville 
à  côté  de  vous.  Aussi  chrétien  dans  ses  grands  re- 
présentants que  le  siècle  de  Louis  XIV,  mais  plus 
généreux,  plus  ami  des  libertés  publiques,  moins 
ébloui  par  la  puissance  et  l'éclat  d'un  seul,  notre 
siècle  s'ouvrit  par  un  écrivain  dont  il  semble  que  la 
Providence  eût  voulu  faire  le  Jean-Jacques  Rous- 
seau du  christianisme.  Poëte  mélancolique  dans 
une  pi  ose  dont  il  eut  le  premier  le  secret ,  M.  de  Cha- 
teaubriand frappa  au  cœur  de  sa  génération  comme 
un  pèlerin  revenu  des  temps  d'Homère  et  des  fo- 
rêts inexplorées  du  nouveau  monde.  Mais  en  même 
temps  qu'il  inaugurait  ce  style  où  nul  ne  l'avait 
précédé,  où  nul  ne  l'a  égalé  depuis,  il  nous  donnait 
aussi  l'exemple  de  la  virilité  politique  du  caractère, 
et  les  murs  de  ce  palais  n'oublieront  jamais  qu'il  y 
entra  sans  pouvoir  prononcer  le  discours  que  lui 
imposaient  vos  suffrages  et  que  lui  commandait  sa 
reconnaissance  pour  vous.  D'autres,  comme  lui, 
payaient  à  leur  foi  religieuse  ou  à  leur  indépendance 
personnelle  cette  dette  du  courage  devant  la  toute- 
puissance.  M.  de  Donald  méritait  que  sa  Législa- 
tion primitive  fût  broyée  sous  le  pilon  de  la  censure. 
Le  vieux  Ducis,  insensible  à  la  victoire,  conser- 
vait intacte   sous  ses  rayons   la  couronne  de  ses 


ÔDO    

cheveux  blancs.  M"^®  de  bcaëi  expiait  par  dix  an- 
nées d'exil  un  silence  que  rien  n'avait  séduit.  Delille 
chantait  debout  les  règnes  de  la  nature,  et  il  lui 
était  permis  de  dire  dans  un  mouvement  d'orgueil 
légitime  : 

On  ne  put  arracher  un  mot  à  ma  candeur, 

Un  mensonge  à  ma  plume ,  une  crainte  à  mon  cœur. 

Je  m'arrête  aux  morts,  Messieurs  ;  car  le  tombeau 
souffre  la  louange,  et,  en  soulevant  son  linceul,  on 
ne  craint  pas  de  blesser  la  pudeur  de  l'immortalité. 
Mais  ce  sacrifice  me  coûte  en  présence  d'une  assem- 
blée où  je  vois  siéger  les  héritiers  directs  des  pre- 
mières gloires  littéraires  de  notre  âge  :  des  orateurs 
qui  ont  ému  trente  ans  la  tribune  ou  le  barreau, 
des  poëtes  qui  ont  découvert  dans  l'harmonie  des 
mots  et  des  pensées  de  nouvelles  vibrations,  des 
historiens  qui  ont  creusé  nos  antiquités  nationales 
ou  qui  ont  redit  à  la  génération  présente  le  courage 
de  ses  pères  dans  la  vie  civile  et  dans  la  vie  des 
camps,  des  publicistes  qui  ont  écrit  pour  le  droit 
contre  les  regrets  du  despotisme  et  les  rêves  de 
l'utopie,  des  hommes  d'État  qui  ont  gouverné  par 
la  parole  des  assemblées  orageuses  et  n'ont  rap- 
porté du  pouvoir  que  la  conscience  d'en  avoir  été 
dignes;  des  philosophes  qui  ont  relevé  parmi  nous 
l'école  de  Platon  et  de  saint  Augustin ,  de  Descartes 
et  de  Bossuet,  et  inscrit  leur  nom  à  la  suite  de 
ceux-là,  dans  la  grande  armée  de  la  sagesse  élo- 
quente; des  écrivains  qui  ont  eu  l'idolâtrie  de  la  per- 


—  356  — 

fcction  du  style,  et  à  qui  une  vieillesse  privilégiée 
n'a  pu  en  désapprendre  l'art  :  tous  mêlés  avec 
honneur  aux  luttes  de  leur  temps,  couverts  de  ses 
■cicatrices,  et,  sans  avoir  pu  le  sauver,  sûrs  de  comp- 
ter un  jour  parmi  ceux  qui  ne  l'auront  ni  flatté  ni 
trahi. 

Et  vous  aussi,  Tocqucville,  vous  étiez  parmi  eux  ; 
cette  place  où  je  parle  était  la  vôtre.  Plus  libre  avec 
vous  qu'avec  les  vivants,  j'ai  pu  vous  louer.  J'ai  pu, 
•en  dessinant  vos  pensées ,  en  retraçant  vos  actes 
et  votre  caractère,  louer  avec  vous  tous  ceux  qui 
comme  vous  cherchaient  à  éclairer  leur  siècle  sans 
le  haïr ,  et  à  jeter  nos  générations  incertaines  dans 
la  voie  où  Dieu,  l'âme,  l'Évangile,  l'ordre  et  l'ac- 
lion  forment  ensemble  le  citoyen  et  soutiennent 
la  société  entre  les  deux  périls  où  elle  ne  cessera 
jamais  d'osciller,  le  péril  de  se  donner  un  maître 
et  le  péril  de  se  gouverner  sans  le  pouvoir.  Nul 
mieux  que  vous  n'a  connu  nos  faiblesses  et  dévoilé 
nos  erreurs;  nul  non  plus  n'en  a  mieux  pénétré 
les  causes ,  ni  mieux  indiqué  les  remèdes.  M.  de  Cha- 
teaubriand disait  dans  une  occasion  mémorable  : 
«  Non,  je  ne  croirai  point  que  j'écris  sur  les  ruines 
de  la  monarchie.  »  Vous  eussiez  pu  dire  :  Non, 
je  ne  croirai  point  que  j'écris  sur  les  ruines  de  la 
liberté. 

C'est  aussi  votre  foi.  Messieurs,  c'est  la  foi  des 
lettres  françaises,  et  ce  sera  leur  ouvrage  pour  une 
-grande  part.  A  voir  la  suite  de  nos  trois  siècles  litté- 
raires et  cette  succession  continue  d'hommes  émi- 
Jients  dans  tous  les  ordres  de  l'esprit,  on  ne  saurait 


—  357  — 

méconnaître  qu'une  prédestination  de  la  Providence 
veille  sur  notre  littérature  en  vue  d'une  mission 
qu'elle  doit  remplir.  Et  que  cette  mission  soit  sa- 
lutaire, qu'elle  se  rattache  aux  plans  d'un  avenir 
ordonné  et  pacifique,  où  ,  dans  des  conditions  nou- 
velles ,  seront  satisfaits  les  vrais  besoins  de  l'huma- 
nité perfectionnée,  je  ne  saurais  non  plus  en  douter. 
Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  remarquer  que, 
sauf  de  rares  exceptions ,  le  génie  en  France  conduit 
à  la  vérité  et  la  sert.  Tout  ce  qui  s'élève  dans  les 
régions  de  Tintelligence,  tout  ce  qui  demeure  vi- 
sible à  l'admiration ,  de  Pascal  au  comte  de  Maistre, 
!  de  Montesquieu  à  M.  de  Tocqueville,  prend  en  haut 
I  le  caractère  de  l'ordre ,  ce  quelque  chose  de  grave 
et  de  saint  qui  éclaire  sans  consumer,  qui  meut 
sans  détruire,  et  qui  est  à  la  fois  le  signe  et  la 
puissance  même  du  bien.  Tels  sont ,  à  ne  pouvoir 
se  le  cacher,  les  grandes  lignes  de  la  littérature 
française  et  ces  sommets  éclatants  où  la  postérité 
vient,  malgré  elle,  chercher  le  bienfait  de  la  lu- 
mière dans  la  splendeur  d'un  goût  sans  reproche. 
Vous  continuez,  Messieurs,  cette  double  tradition 
du  beau  et  du  vrai ,  de  l'indépendance  et  de  la  me- 
sure ,  qui  sont  le  cachet  séculaire  du  génie  français. 
Aussi,  pourrais -je  ne  pas  vous  l'avouer?  quand 
vos  suffrages  m'ont  appelé  à  l'improviste  parmi 
vous,  je  n'ai  pas  cru  entendre  la  simple  voix  d'un 
corps  littéraire ,  mais  la  voix  même  de  mon  pays 
m'appelant  à  prendre  place  entre  ceux  qui  sont 
comme  le  sénat  de  sa  pensée  et  la  représentation 
prophétique  de  son  avenir.  J'ai  vu  les  préjugés  qui 


—  358  — 

m'eussent  séparé  de  vous  il  y  a  vingt  ans ,  et  ces 
préjugés  vaincus  par  votre  choix  m'ont  fait  en- 
tendre les  progrès  accomplis  en  soixante  ans  d'une 
expérience  pleine  de  périls ,  de  retours  dans  la  for- 
tune, de  sagesse  trompée,  de  courages  impuissants 
mais  glorieux.  M.  de  Tocqueville  était  au  milieu 
de  vous  le  symbole  de  la  liberté  magnifiquement 
comprise  par  un  grand  esprit;  j'y  serai,  si  j'ose  le 
dire,  le  symbole  de  la  liberté  acceptée  et  forti- 
fiée par  la  religion.  Je  ne  pouvais  recevoir  sur  la 
terre  une  plus  haute  récompense  que  de  succéder 
à  un  tel  homme  pour  l'avancement  d'une  telle  cause. 


TABLE 


Notice  funèbre  sur  MARC-Rexé,  comte  df,  Moxtalem- 

BERT 3 

Panégyrique  du  B.  Fourier .    .  29 

Eloge  funèbre  de  M^b  de  Forbin-Janson.     .              .     .  75 

Éloge  funèbre  du  général  Drouot 115 

Éloge  funèbre  de  Daniel  O'Connell 161 

Frédéric  Ozanam 197 

Discours  pour  la  translation  du  chef  de  safxt  Tho- 
mas d'Aquin 28Î 

Discours  de  réception  a  l'académie  française.    .         .  323. 


IVREUX,    imprimerie     DE    CHARLES    HÉRISSE  Y 


\\C1ENNE  LLBRAIRIE  POUSSIELGUE 

DE   GIGORD,   ÉDITEUR 

15,  Rue  Cassette,  PARIS 


LIVRES    DE    FONDS 


ire  du  plain-chant.  —  Abbé  Sabouret.  In-18 0  15 

(Le  Bx  André).  —  R""^  P.  Cormier.  In-S"  illustré 2    » 

le  ce  que  tout  chrétien  doit  savoir,  croire  et  pratiquer.  In-32  .  0  10 

1  familiale  des  orphelins,  —  Abbé  Toiton.  In-S" 0  60 

•nréparatrice  et  nationale. —iMgr  d'Hulst.  In-42 0  50 

oge  funèbre  de  Mgr).  —  Mgr  TouciiET.  In-S»  raisin 1     » 

ge    de    Vendôme   et    Cassien  de  Nantes.   Panégyrique.    — 

ANGE   DE   LiSLE   EN   RiGAULT.   ln-8° 0   50 

ge  de  Vendôme  et  Cassien  de  Nantes  (Les  Bx).—  P.  Ladislas 

VNES.  In-12 2    » 

Jésus  (Vie  de  la  Vénérable  Mère).  —  Abbés  de  Langeac  et 

2  in-8°  illustré.    . 12  oO 

rai  et  pratique  des  directrices  de  patronages. —  >P'^  de  Mont- 
ât. In-12 2    » 

e  de  la  Vie.  —  J.  Guibert.  In-3!2 .  i     » 

ne  et  décadence.  —  Abbé  Ract.  In  8°  illustré ,S  50 

—  R.  p.  Ratisbonne.  ln-8°  illustré 6    » 

ns  de  collège  :  Mon  crime.  —  P.  Barbier.  In-12 3  50 

ns  et  discours.  — Abbé  Planus.  In  12       3  50 

î  de  Liguori  (Histoire  de  saint).  —  In-8" 4    » 

3  (Histoire  de  saint).  —  Mgr  Baunard.  In-8» 5    » 

î  de  Lombez  (Vie  de  P.).  —  Abbé  Bénac.  In-12 1  50 

de  Lombez  (Lettres  spirituelles  du  P.).  —  P.  François  de 

].  ln-12  gravure 1  50 

î)  royale  et  chrétienne.  —  Mgr  d'Hulst.  In  8°  raisin  ....  1     » 

Purgatoire  (Pour  les).  Indulgences.  — P.  Ingold.  In  32  .   .  0  50 

rétre.  — Abbé  Rouzaud.  In-12 3    » 

I  Dieu  (Traité  de  1').  —  P.  Bouix.  In-B»  jésus,  gravure.    ...  12    » 

Uiards  (Mgr).  Une  sainte  figure.  In-12 2  50 

charistique.  Gros  in-18 3  50 

îxil(Une),  par  les  Capucins  de  Toulouse.  In-18  raisin  .   ...  175 

etite)  dominicaine.  —  In-18  raisin 1     a 


lihrairie  POUSSIELGUE  —  2  — 

Année  franciscaine,  méditations.  2  ln-12 .   . 

Année  sainte  (L)  des  trois  ordres  de  saint  François.  In-32 

Anne-Marie  Javouhey  La  Vénérable  .—  Abbé  Chaumont.  In-8\  illustré 
Antigone  de  Sophocle.  Traduction  en  vers  français.  —  Abbé  A.  Mou- 
chard. In-S 

Antoine  le  Grand  (Vie  de  saint).  —  Abbé  Verger.  In-S" 

Antoine  de  Padone  (Saint).— R.  P.  Léopold  de  Chérancé.  In- 12  gravure 
Antoine  de  Padoue  (Saint)  d'après  des  documents  inédits.  —  P.  Léo- 
pold de  Chérancé.  In-12,  gravure 

Antoine  de  Padoue   Saint»  et  l'art  italien.  —  G.    de   Mandach.,  In-4» 

illustré 

Antoine    du   Saint-Sacrement   (Œuvres    choisies  du    P.).   —  R.    P. 

POTTON.  In-i2         

Apollinaire  Morel  (Notice  sur  le  P.  .  —  P.  Gumy    ln-8^ 

Apologie   scientifique  de  la  foi  chrétienne.  —  Mgr  Duilhé  de  Saint- 
Projet.  In- 12.  portrait   

Apôtre  de  la  tempérance    (L'     ou  vie  du  P.  Théobald  Mathieu.  — 

Peltier.  In- 12 

Apôtres   Les  .  — Mgr  Drioux.  In-8- 

Appel    De  1''  comme  d'abus  dans  l'ancien  droit  français.  —  Abbé 

Cagnac.  In- 12 

Archéologie  religieuse.  Architecture.  —  Abbé  Mallet.  In-8°  illustré. 
Archéologie  religieuse.  Mobilier.  —  Abbé  Mallet.  In-8^  illustré     .   . 

Archéologie  sacrée.  —  Abbé  Godard.  In-8Mllustré 

Archéologie 'Mélanges  d"),  d'histoire  et  de  littérature.  —  P.  P.  Cahier 

et  Martin.  3  vol.  in-f°  illustrés 

Archives  capucines.  Couvent  de  Tarascon  —  P.    Henri  de   Grèzes   .  . 

—  Couvent  de  Saint-Tropez,  ln-8' 

Arsène  de  Chatel  Montagne   Le  P.  .  —  P.  Hilaire  de  Barenton.  In  S\ 

Art  chrétien    Entretiens  suri'..  —  Abbé  Mallet.  In- 12 

Art  L'  du  lecteur,  du  diseur,  de  l'orateur.  —  Maurice  Castellar.  In-i2 

illustré 

Ascétique  chrétienne.  —  Abbé  J.  Ribet.  In-8^  écu 

Assemblée  épiscopale  de  Wurzbourg.  —  J.  B.  Sauze.  In-8^ 

Astronomie  de  Ptolémée    L' .  —  AbbéF.XAU.  In-8'' raisin 

Au  ciel  on  se  reconnaît.  —  P.  Blot.  In-18 ■ 

Au  pays  des  Rajahs.  —  P.  Fortunat    In-S'' illustré 

Aurore    L'    indienne  de  la  Genèse.  In-8' 

Autour  de  l'histoire  :  Scènes  et  récits.  —  Mgr  Baunard.  In-8'  écu. 

Le  même  ouvrage.  In- 12 

Aux  Enfants  de  Marie.  Règles  de  conduite.  In-32 

Auxiliaire  de  l'office  divin    L' .  — R.  P.  Pradel 

Avant  et  après  la  sainte  communion.  —  P.  Ingold.  In-32  jésus  .    .   .  i 

Avenir  de  Jérusalem   L''.  —  Abbé  Augustin  Lémann.  [n-12 

Barat   Histoire  de  la  vénérable  Mère  Madeleine-Sophie  .  —Mgr  Bau- 
•  nard,  2  vol.  in-4'  illustré 


iairie  POUSSIELGUE  —3—  „.«,„ 

rAKIS 

1 1  Panégyrique  de  la  Bienheureuse  i.  —  Mgr  L^tty   In  S  0  '5 

léme  de  Clovis    Le  .  -  Abbé  A.  Mouchard.  In-12  ......'      i   'l 

.ique  de  l'Immaculée-Conception  de  Séez.  -  Abbé  Hugot    In-8^ 
ijstré.    .    .       

■ille  des  bergers  La  .  -  Abbé  P.  Barbier.  In-16  raisin 0  50 

i.oin    Vie  du  Vbie  L.-M., .  -  Abbé  Michaud.  In-8%  portrait        '    "    *       4    « 
]ze  ,Eugene\  -M.  C.  de  Coulonge.  In-i8  Jésus,  portrait  .   .  ■)    „ 

[-diction  à  travers  les  temps  (De  la).  -  Michel  Louene^u   In-18 
rsin 

WTu  ^^  Mane-Madeleine-Victoire  de),  vicomtesse    de  Bon- 
ultdHouet.  —P.  Stanislas.  In-i2 3    ^ 

lard  (Histoire  de  saint)  et  de  son  siècle.  -R.  p.  Théodore  Ratis- 
i.NE.  2  in-12 

;:  (La  Sainte).  —  P.  Giguet.  4  vol.  in-12. ,-     „ 

lothéque  religieuse  de  l'étudiant.  In-i8  raisin  .   .   .       .  0  30 

iventure  (Saint).  -  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12  ^ravure  l  50 

lel  de  Longchamp  (L'Abbé).  -  R.   p.  Henri  Durand.  In-32  Jésus'  1  75 

lî(La).  —  J.  GuiBERT.  Jn-32  encadré ^     ,, 

iiet  :  Lettres  de  direction.  —  Abbé  Moïse  Cagnac.  In- 12  '    "       "  3  ^' 

laire  et  la  Messe  (Le).  —P.  François  de  Bénéjac.  Tn-16     .  1  50 

lux  :  Sa  vie  et  ses  œuvres.-  Abbé  Lecigne.  In-8^  raisin, portrait'  7  50 

leres  (Œuvres  choisies  de  Mgr  Roverié  de).  —  In-8^  6    » 
ies  (Les)  de  famille  et  les  sociétés  de  secours  mutuels   -  \bbé 

aille  Ragt.  In-18.       ...                                               '  .  ^^ 
j  23 

drier  à  l'usage  des  tertiaires  de  Saint-Dominique.  In-32  raisin.      0  -^0 
Lie  de  l'Enfant-Jésus,  née  de  Soyecourt(Vie  de  la  R.  Mère)  In-8^ 
itrait.   ....  '      -  „„ 

~    KQ 

^îues  de  Saint-Sulpice.  In-18  cartonné  a  ^k 

lAirs  notés '    '    ' ^  '^ 

accompagnement  des  airs  '...........,[['''  jg  5Q 

Is  mariales.  —  Dom  Poirier.  In-16  jésus  ....  3    „ 

accompagnements .^ 

|:ines  de  Flandre  (Histoire  des).  3  in-8\  portraits 10    » 

iins  en  Franche-Comté  (Les).  —  Abbé  J.  Morey.  In-12.   ...  3  75 

tère  (Le).  —  J.  Guibert.  In-32  encadré 1     „ 

téristiques  des  saints  (Les)  dans  l'art  populaire.  —  P    Charles 

1ER.  2  gr.  in-4%  gravures.  Xet g4     ,j 

ire  indépendante  (Du  choix  d'une).  —V.  Bettencourt.   .   .   .  .  3    „ 

lisme  du  diocèse  de  Paris.  In-18  cartonné.  Net 0  35 

ME,  abrégé,  pour  les  petits  enfants.  In-i8.  Net.    .          0  10 

JE.  Edition  illustrée.  In-18  cartonné.  Net .       .    '  0  70 

lisme  de  Paris  (Commentaire  littéral  du).  -  Abbé  G^yrard 

S.  Broché,  1  fr.  50.  —  Cartonné '  j  ~ 

lisme  de  Paris  (Guide  pour  l'explication  du).  -Abbé  Gxtrard 

i.  Broché,  1  fr.  —  Cartonné '  ,35 


Librairie  POUSSIELGUE  _  4  —  ?A 

Catéchisme  de  persévérance  (Plans  d'instructions  pour  un).  —  Abbé 

Le  Rebours.  In-8".  Chaque  fascicule i 

Catéchisme  du  Tiers  Ordre  dominicain.— R.  P.  H. -M.  Cormier.  In-32  j. 
Catéchisme  expliqué  et  illustré.—  Abbé  Adam.  In-12,  illustré.    ...      i 

Catéchisme  simplifié.  In-32  raisin i 

Catéchisme  spirituel  du  Tiers  Ordre  de  S.  François.  —  P.  Eugène 

d'Oisy.  In-32  raisin 

Catechismus  théologiens.  —  R.  P.  Matth.ï;o  Joseph.  In-i2 ; 

Catherine  de  Sienne  (Histoire  de  S^e).  —  Cardinal  Capecelatro.  In-1^ 

Catholiques,  défendons  notre  foi! — H.  Morice.  In-i2 

Catholiques   (Les)    et    l'Action    libérale    populaire.    —    Comte    A. 

de  Mun.  In-8» I 

Causeries  pédagogiques.  —  P.  Bainvel.  In-12 ; 

Centenaire    Le     des   massacres    de   septembre    à    l'église  des  Car- 
mes; 2,  3,  4  septembre    1792-1892;.    In-8°  raisin 

Ce  qu'est  saint  Bonaventure.  —  P.  Evangéliste  de  S.   Beat.  In^"  .    .      i 

Cérémonial  du  Tiers  Ordre  de  S.  François  d'Assise.  In-18 i 

Cérémonial  et  office  du  Tiers  Ordre  de  S.  François  d'Assise.  In-18  . 
Chaînes  de  saint  Pierre   Histoire  des).  —  Edmond  Lafond.  In-18  .   .      i 
Chantai    Histoire  de  sainte  .  —  Mgr    Bougaud.    2    in^",    portraits,     li 

Le  même  ouvrage.   2  in-l2,  portraits ! 

Chant  de  la  Ste  Eglise  Le).  Histoire,  Théorie,  Pratique—  L.  D.  S.  Jn-8 

Chant  liturgique  à  Paris  (Histoire  du).  —  Amédée  Gastoué 

Chants  à  Marie.  —  P.  Lambillotte.  Paroles.  In- 18  cartonné 

—  Musique.  In-18 '.    .      i 

—  Accompagnement.  In-S"  jésus,  gravure 1' 

Charles  Borromée   Panégyrique  de  saint).  —  Mgr  Lagrange    ....      i 

Chasteté    Laj.   —  Abbé  de  Gibergues.  In-12 

Chemin  de  la  Croix.  —  Mgr  Latty.  In-S"  Net 

Chemin  de  la  Croix  des  femmes  chrétiennes.  In-32  raisin 

Choix  de  cantiques.  —  P.  Lambillotte.  Paroles.  In-18 

—  Musique.  In-18 

—  Accompagnement.  In-8''  jésus,  gravure 1 

Chrétienne  à  Rome  (Une).  In- 12,  gravures 

Christ-Jésus    Le  .  — Abbé  Désers.  In-12 

Christianisme  et  les  temps  présents  (Le).  -^  Mgr  Bougaud.  5  in-S°.     3 

Le  même  ouvrage.  5  in-12 2 

Christophe  Colomb  (Glorification religieuse  de).  —Abbé  Casablanca. 

In-12 j 

Christophe  de  C-ahors  (Le  Bx  .  —P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12  .    . 

Chronicon  civile  et  ecclesiasticum.  —  Mgr  Rahmani.  in-8'' 

Chrysostome  Saint  Jean,  :Antioche.  —  Abbé  G.  Marchal.  ln-12.  , 
Claire  d'Assise  Saintej.  — R.  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12.  .  .  . 
Claude  de  La  Colombière  (Histoire  du  P.).  —  P.  E.  Séguin.   In-J2, 

portrait 


lirie  POUSSIELGUE  —  o  —  PARIS 

de  la  somme  théologique    de    S.  Thomas  d'Aquin    (La  .  Abbé 

RiBET.  ln-12 0  75 

du  Purgatoire  (Les  .  Recueil  de  prières.  In-32  jésus,  gravure.  2    » 
viére  (Histoire  du  P.  de).  —P.  J.  Terrien.   In-8"  écu,  portrait.      5    » 

■  agonisant    Le;.  —  P.  Blot.  In-18 1     » 

(Le    et  ses  richesses.  —  Abbé  Lenfant.  10  Vol.  in-16;  chaque.  2  30 


eur. 

(piir   vaillant    ou    le  courage 

étieii. 

lyauté  du  cœur  ou  la  douceur 

étienne. 

eur  à  Gethsémani. 


La  Pureté  du  cœur. 

Le  Cœur  d'or  et  la  bonté  chrétienne. 

La  Flamme  de  l'apostolat . 

La  Paix. 

La  Foi,  ses  conditions  morales. 

L'Amour  de  Dieu. 


ît  de  papa  Daguenet  (Le). — P.  Clinchamp.  ln-12 

te    Sainte    de  Corbie.  —  Alph.  Germain.  ln-12 

go  chrétien    Le. —  Mgr  Baunard.  2  ln-8°  écu 

je  des  Bons-Enfants  de  l'Université  de  Reims  (Histoire  du).  — 

'  Cauly.  In-8"  raisin,  illustré 

at  spirituel.  —  Abbé  Riche.  In-32  raisin 

lentaire  de  l'Evangile  selon  saint  Jean.  —  P.  Libermann.  In  8» 


1 

30 

2 

)) 

10 

)) 

10 

» 

1 

20 

endium  constitutionum  fratnun  Ordinis  Prsedicatorum.  —  In-?)2 

an 1  T3 

ut  ecclésiastique  (Précis  de),  —  Al.  Montagnoux.  ln-18  r.  .  .  1  » 
)rdat  (Quatre  cents  ans  de).  —  Mgr  Baudrillart.  ln-12.  ...  3  50 
ren  (Lettres  et  Conférences  inédites  du  R.  P.  de).  —  E.  Bonnar- 

':  In-8'  raisin l     » 

rences  de  Notre-Dame  et  Retraite  de  la  Semaine  Sainte  (1891- 

î).  —  Mgr  d'HuLST.  6  in-8''  écu  avec  notes';  chaque 5    » 

rences    de  Notre-Dame    (1891-1896).   Mgr   d'HuLsx.    In-8  ,  sans 

38.   Chaque  année 1  25 

rences  de  Notre-Dame  (1835-1851).  —  P.  Lacordaire.  5  vol.in-12    20    » 

rences  de  Nancy  (1842-1843).  —  P.  Lacordaire.  2  in-12 6    » 

irences  de  Notre-Dame  (1837-1846  ,  — P.  deRavignan.  4  vol.  in-1-2.  12  30 
rences  (Quatre)  sur  la  Foi  chrétienne.  —  Abbé  Désers,  ln-12  .  1  25 
|rences    Cinq    sur  la  thèse   de  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 

at.  — Abbé  Claraz.   In-i2 2    » 

l'ègations  religieuses  devant  la  Chambre  (Les).  —  Comte  A.  de 

<j.  ln-8o  raisin 

légations  religieuses  en  France  (Les).  —  In-i" 

liiller  de  la  jeunesse  (Le).  —  Abbé  Lejard.  Gr.  in-18 

liils  sur  la  vocation. —  J.  Guibert.  ln-18  raisin 

jdérations  sur  l'état  présent  de  l'Eglise  de  France.  —  Mgr  Latty. 
;o 

itution   de   l'Univers   (La)   et   le  dogme    de    l'Eucharistie.  — 
Leray.  In-8'' 


1 

» 

18 

» 

2 

» 

0  60 

2 

)) 

Librairie  POUSSIELGUE  —  6  —  Pi! 

Gonstitutiones  Fratrum  S.  Ordinis  Prasdicatorum.  In-8o 

Contes  de  Bellébat.  —  Paul  Barbier.  In-16  carré 

Contre  la  séparation.  De  la  rupture  à  l'Encyclique.  —  Comte  A.  de  Mun. 
In-12 

Conversion  La)  d'un  maréchal  de  France  (maréchal  Randon).  In-12, 
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Corpus  Scriptorum  christianorum  orientalium  sous  la  direction  de 
M.  J.-B.  Chabot,  —  Collection  orientale,  analogue  aux  Patrologies 
latine  et  grecque  de  Migne  {Voir  le  catalogue  spécial). 

Courson  (Vie  de  M.  de),  ln-12  avec  portrait 

Croire.  —  Abbé  de  Gibergues.   In  18  raisin 

Culture  des  vocations  (La).  —  J.Guibert.  ln-18  raisin  ....... 

Curé  d'autrefois  Un)  :  1  abbé  de  Talhouët  (1736-1802;.—  M.  Ch. 
Geoffroy  DE  GrandmaisOxN.  In-12 ; 

Cyprien  (Le  Frère).  —  Mgr  Laveille.  In-8o 

Damas  (Amédée  de),  S.  J.  —  P.  Burnichon.  In-S"  écu  avec  portrait.   .   .      i 

Dante  et  la  Divine  Comédie  (Etudes  comparées  sur).  —  E.  M.  Ter- 
rade.  In-12  

Darboy  (Histoire  de  la  vie  et  des  œuvres  de  Mgr).  —  S.  Em.  le  car- 
dinal Foulon.   In-8°,  portrait,  autographe 

Décret  de  la  Sainte  Inquisition  romaine,  jn-8 i 

Devoirs  des  hommes  envers  les  femmes  (Les).  —  Abbé  de  Gibergues. 
In-i8  raisin i 

Devoirs  d'un  séminariste.  —  J.  Guibert.  ln-32  raisin ( 

Devoirs  (Nos)  envers  Dieu.  — Abbé  Désers.  In-i2 i 

Devoirs  (Nos)  envers  le  prochain.  —  Abbé  Désers.  In-42 î 

Dévotion  du  très  saint  Rosaire  (La).  —  In-32  jésus .      ( 

Diane  d'Andalo  (Les  Bienheureuses  Cécile,  Aimée  et).  —  R.  P.  Cor- 
mier. In-i2,  gravures  

Dictionnaire  universel  des  sciences  ecclésiastiques.  —  Abbé  J.-B. 
ulaîre.  2  in-S"  raisin 3î 

Diego  de  Cadix   (Le  Bienheureux).  —  P.  Damase  de  Loisey.  In-12.    .      '. 

Dieu  et  l'homme.  —  Abbé  Désers.  In-12 ! 

Direction  spirituelle  dans  les  maisons  d'éducation  (La).  —  J.  Gui- 
bert. In-18  raisin ( 

Directoire  à  l'usage  des  novices  Dominicaines,  ln-32  jésus 

Directoire  de  la  confrérie  du  Rosaire.  In-18 ( 

Directoire  des  Supérieures.  In-18 ^ 

Directoire  spirituel  du  tertiaire  de  S.  François  (Le).  —  P.  Eugène 
dOisy.  In-i8  raisin  illustré ^ 

Discipline  (La)  dans  les  écoles  secondaires  libres.  —  P.  Emmanuel 
Barbier     In-12 ' 

Discours  de  Monseigneur  Bougaud.  ln-8  avec  portrait ' 

Le  même  ouvrage.  3"  f'dition.  In-12  avec  portrait i 

Discours  de  Mgr  d'Hulst  pour  le  repos  de  l'âme  de  l'abbé  Le  Rebours. 
ln-8''  raisin ' 


ne  POUSSIELGUE               —  7  —  PARIS 

rs  du  comte  Albert  de  Mun. 

lestions  sociales.  In-12 4    n 

[.  Discours  politiques.  2  in-12 •    .    .   .    .  8    » 

.  Discours  et  écrits  divers  (1888-1894).  2  in-12 8    » 

II.  Discours  et  écrits  divers  (1894-1902).  2  in-12 8    » 

sion  concordataire  (La). —  S.  Em.  le  cardinal  Perraud.  In-12  .  i     » 
tation  sur  l'indulgence  de  la   Portioncule.  —  R.  P.  Laurent. 

I 0  80 

le  Catholique   (Exposé  de  la)  en  tableaux  synoptiques.  —  Le 

Qe.  —  AbbéPoEY.  ln-8° 1  oO 

ae  chrétienne  (Abrégé  de  la).  —  In-18 0  2o 

ae  chrétienne  (Traité  de  la).  —  Louis  de  Grenade.  2  in-12  .   .  4  50 

ae  de  l'Amour. —  Abbé  de  Gibergues.  In-18  raisin 3    » 

ne  religieuse.  —  R.  P.  Ambroise  Potton.  In-18 1  75 

le  socialiste  (La).  —M.  Maisonabe.  In-12. 2  50 

de  la  vie  future  (Le)  et  la  libre-pensée  contemporaine.  — 

escœur.    In-12 3  75 

ique  (Vie  de  saint).  —  P.  Lacordaire  In-12,  gravure 3    » 

ÊME  OUVRAGE.  Edition  illustrée  parle  P.  Besson.  In-8'  raisin.  12  50 

r  (De  la)  .  — Mgr  Bougaud.  ln-16  carré 3  75 

et  ses  victimes  'Le)  dans  le  siècle  présent.  —  Mgr  Baunard. 

3  75 

me  (Histoire  de  Mme).— Mgr  Baunard,  In-12 3    » 

loup  (Vie  de  Mgr).  —  Mgr  Lagrange.  3  in-8%  2  portraits.   .   .  22  50 

ÊME  ouvrage.  3  in-12 10  50 

t  des  Loges  (Vie  de  Mgr).  —Abbé  F.  Klein.  In-S»  écu 5    » 

t  des  Loges  (Œuvres  choisies  de  Mgr).  —  in-8»  écu,  portrait.  6    » 

spirituels  du  V.  P.  Libermann.  —  ln-12 3  oO 

.eur  apôtre  (L')  :  Sa  préparation,  l'exercice  de  son  apostolat. 

,  GuiBÉRT.  In-18  raisin 2    » 

ion  de  la  jeunesse  par  le  prêtre  (L').  —  P.  Lambert.  In-12.  .  2    » 

ion  et  patriotisme.  —  E.  M.  Terrade.  In-12 3    » 

ion  nouvelle  (L').  —  M.  J.  Chobert.  ln-16 0  50 

catholique  (L').  —  Abbé  Désers 2  30 

(L')  de  France  sous  la  Troisième  république,  1870-1878.  — 

NUET .  ln-8''  écu S    » 

(L'    de  France  sous  la  Troisième  république    pontificat  de 

.  XIII    1878-1894.— Lecanuet.  In-S"  écu 5     » 

(L')  et  le  droit  romain.  —  M.  de  .Monléon.  In-12 3    » 

et  l'Exposition  L').  —  P    Coubé.  In-12 0  30 

ons  poétiques  et  religieuses.  —  Marie  Jenna.  in-12 3    » 

ions  sur  les  grandeurs  de  Dieu.  —  R.  P.  Cormier.  In-i8.   .  1     » 

îth  de  Hongrie  (Sainte).  —  Abbé  Ant.  Saubin.  ln-12 1  50 

)u  nombre  des).  — Dom  B.  Maréchaux,  ln-32  raisin 1    )> 

(Histoire  de  M.)  et  de  l'Église  de  France  pendant  la  Révolu- 

et  l'Empire.  — Mgr  Méric.  2  in-12  portrait 5    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  8  — 

Enard   Souvenirs  de  deuil  de  Mgr  .  —  in-8'^  illustré 

Encycliques  de  N.  T.    S.    P.  le  Pape  Léon  XIIL  Texte  et  traduction 

française.  ln-S\ 

Sur  les  principaux  devoirs  des  chrétiens  Sapientiœ  christianœ  .   . 

Sur  l'abolition  de  l'esclavage    Catholicœ  Eccleaiœ 

Sur  LA  CONDITION  des  ouvriers    Rerum  novaruin". 

Aux  Catholiques  de  France.  Texte  français 

Aux  PRINCES  ET  AUX  PEUPLES  DE  l'univers   PrŒclara  gratulationis  . 

Sur  le  rosaire  de  marie   Jucunda  semper] 

Sur  LA  PROPAGATION  de  i  A  FOI    Christï  iioineyi] 

Del  UNITÉ  de  L'ÉGLisE    Satis  cognitiniV 

Sur  l'interdiction  ET  LA  censure  des  livres  (0/^ciorin/i  acmunerum). 

Sur  le  Saint-Esprit  Divinum  illud  mujius] 

Encycliques  de  N.  T.  S.  P.  le  Pape  Pie  X.  Traduction  française  seule. 
In-8'. 

Pour  annoncer  son  avènement    Ex  supremi  apostolatus  calhedra). 
Sur  l'Immaculée  CONCEPTION  [Ad  Diem  illum  lœîissimum^ 

A  L  OCCASION  DU  CENTENAIRE   DE  S-    GRÉGOIRE  LE  GraND 

Sur  LA  SÉPARATION    Vehemeuter 

Gravissimo 

Une  FOIS  encore 

Lamentabili 

Sur  les  doctrines  des  modernistes 

Enfant  prodigrie  (L').  —  Abbé  P.  Barbier.  In-12 

Epitoma   ordinationum  editarum    pro   provincia   Tolosana    Ordinis 

praedicatorum.  —  In-32  raisin 

Épîtres  et  Évangiles  des  Dimanches  et  Fêtes.  —  In-lS 

Epreuves  d'un  évéque  français   Mgr  de  Gain-Montaignac  pendant  1; 

Révolution.  —  Abbé  Duffau.  In-So 

Espérance.  —  Mgr  Baunard.  In-12 

Essai  sur  l'organisation   des   études   dans   l'ordre  des  Frères  Pré 

cheurs    1216-1342  .  —Mgr  Douais.  In-S^ 

État  des  Études  théologiques.  —Mgr  Douais.  In  12 

État  et  ses  rivaux  dans  l'enseignement  secondaire  (L').  —  P.  Burm- 

CHON.    In-12 

Études  philosophiques    et    religieuses   sur  les  écrivains   latins.  — 

Abbé  M.  MORL.US.    In-12 

Études  musicales    Deux  .  —  P.  Placide.  In-8° 

Eucharistie  et  le  mystère  du  Christ  (L').  —  P.   Marie  Bonaventure 

de  Segré.  In-4',  gravure 

Eucologe  romain  à  l'usage  des  collèges.  —Gros  in-18,  broché.   .   .    . 
Évangile  (L")  au  Japon  au  XX^  siècle.  —  Alfred  Ligneul,  abbé  S.  Ver- 

RET.  In-12  avec  portrait 

Évangile  du  pauvre  (L').  —Mgr  Baunard.  In-12 

Évangile  du  Sacré-Cœur.  —  Abbé  Vaudon.  In-i2 

Évangiles  (Les  quatre).  —  Lemaistre  de  Sact.   Abbé  Verret.    In- 12 

illustre.  Broché.  3  fr.  —  Toile  pleine 


le  POUSSIELGUE                  —  9  —  PARIS 

les  des  Dimanches.  —  Abbe  Bolisson.  2  vol.  in-12 7    » 

1  de  la    question  de  1  opération    césarienne   posthume.    — 

:breyne.   fn-8° ^  25 

5  nouvelle  (Les  doctrines  de  l'abbé  Loisy).  —  P.  Hilaire  de 

JTON.   In-S" 1     y 

e  mensuel  de  la  préparation  à  la  mort..  —  R.  des  Fourmels. 

0  20 

es  spirituels  de  saint  Ignace  de  Loyola.  —  p.  Roothaax  et 

.'NESSEALX.  ln-12 3     „ 

es  spirituels  de  saint  Ignace  de  Loyola.  —  P.  Pierre  Jennes- 

.  In-32  raisin,  sans  notes 0  80 

tion  des  cérémonies  de  la  Grand'Messe  de  paroisse.  —  Olier. 

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Ition  du  Pater.  —  Abbé  Gayrard.   In-12 2  50 

Ion  des  capucins  de  Paris,  le  5  novembre  1880.  —  In-8*    .    .  1  25 

Ime  ouvrage,  édition  illustrée.  In-S" 4    » 

!  (Le  R.  P.)  ou  le  prêtre  de  l'Eucharistie.  —  In-32  jésus  ...  0  75 
jition  des  substances  sacramentelles  (De  la).  —  P.   F.  Pie- 

î  RouARD  DE  Gard.  In-8* 1     ,) 

raisonnable  et  chrétienne  (La).  —  Abbé  Rocher.  In-i2  ...  3  50 
,  directeur  de  conscience.  —  Abbé  Moïse  Cagxac.  In-12  .   .  3  50 
.  Lettres  de  direction.  —  Abbé  Moïse  Cagxac.  ln-12.    ...  3  50 
.  Lettres  à  la  duchesse  de  Chevreuse.  —  Abbé  Moïse  Cagxac. 
1     > 

Pensées  choisies  .  —  Abbé  Moïse  Cagxac.  In-32 1     « 

(Éloge  funèbre  du  docteur  ,  —  Abbé  J.  Foxssagrives.  In-8°, 

it 1     , 

(La).  —  M.  de  Gibergues.  In  12 1  50 

irétiennes.  —  Abbé  Bouissox.  2  vol.  in-12 7    » 

e  Sigmaringen  iSaintj.  —  P.  Fidèle  de  la  Motte-Servolex. 

1  50 

de  S.  François  d'Assise.  —  M.  Chaulix.  ln-12 1  50 

le  la  solitude.  —  In-32  raisin,  avec  cantiques 1     » 

E  des  caxtiques  des  Fleurs  de  la  solitude 0  25 

lominicaines.  —  M.  Th.  de  Bussierre.   ln-12 2    » 

en  Bretagne.  Hier  et  aujourd'hui.  —  Abbé  Millox.  In-S*'  .  4    » 

es  victoires    La  .  —  Mgr  Bauxard.  2  vol.  in-12 7  50 

(Albéric  de  .  —  R.  P.  Régis  de  Chazourxes.  ln-12  portrait.  3  50 

Œuvres  pastorales  de  Mgr.  —  2  in-S^ 8    » 

catholique  en  Orient  iLa  .  —  P.  Hilaire  de  Barextox.  In-S" 

gravure  et  carte 3     » 

;  d'Assise  i  L'esprit  de  saint  .  —  P.  Berxardix  de  Paris.  2  in-18 

6    » 

d'Assise   Histoire  populaire  de  saint  .  —  Anatole  de  Séglr. 

raisin 1  25 


Librairie  POUSSIELGUE  —  10  —  1 

François  d'Assise  (Saint).  —  P.  Léopold   de  Chérancé.  In-18  jésas, 

portrait 

François  d'Assise  (Saint).  Étude  médicale.  —  D''  Cotelle.  In  12  .    . 
François  d'Assise  (Opuscules  de  Saint).  —  P.  Ubald  d'Alençon.  ln-18. 
François  d'Assise  (Saint)  et  le  bréviaire  romain.  —  P.  Hilarin  de  Lu- 
cerne.  In-80 

François  (Vie  de  Saint).  —  P.  Bernard  d'Andermatt.  2  in-12.    .    .    . 
François  de  Sales  (Saint).  Lettres  de  direction.  —  Abbé  Moïse  Cagnac. 

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Frédéric  II  ou  les  derniers  Hauhenstaufen.  —  P.  Clinchamp.  In-12. 

Frères  des  Écoles  chrétiennes.  —  A.  Chevallier.  In-S" 

Frère  (Monsieur)  et  Félix  Dupanloup.  —  Abbé  Daix.  In- 12.   .   . 
Gabriel  de  Dinan  (Vie  du  R.  P.).  —  P.  Bernard  de  Mayenne.  In-12, 

portrait 

Gailhac  (Le  R.  P.).  —  P.  Maymard.  In-S»,  portrait 

Généralats  du  cardinal  de  Bérulle,  des   PP.  de  Condren,  Bourgoing, 

Senault,  de  Sainte- Marthe,  etc.  —  P.  Cloyseault.  3  vol.  in-12,  grav. 
Géographie  de  l'Afrique  chrétienne.  —  Mgr  Toulotte.  In-S"  .   . 

Gerson  (Jehan).  —  Abbé  Lafontalne.  In-12 

Gethsemani  et  la  voie  douloureuse.  —  Mgr  Latty.  In-12,  gravure  . 
Ghebra-Michaël,  Lazariste  (Un  martyr  abyssin).  —  Coulbeaux. 
Gildas  (Saint)  de  Ruis.  —  Abbé  Fonssagrives.  In-12,  gravures  .  .  . 
Gouvernement  de  l'Eglise  (Le).  —  Abbé  Lafarge.  2  in  8". 

I.  Droit  public.  —  II.   Droit  privé.  Chaque  volume 

Grand  séminaire  de  Dax.  —  Chanoine  Lahargou.  In-8o 

Grec  et  le  latin  ^Le).  —  Abbé  Cliquennois.  In-8° 

Grégoire  de  Nazianze  (Saint).  —  Abbé  A.  Benoit.  2  in-12  .    .    . 
Gregorii  Nazianzeni  Carminibus  (De  D.).  —  Thesis  facultati   littera' 

rum  Parisiensi.  In-8°  raisin 

Grignion  de  Montfort  (Le  B").  —  Mgr  Laveille.  In-8''  écu  .... 
Guibert   Vie  de  S.  É.  le  cardinal  .  —  Abbé  J.  Paguelle  de  Follenay, 

2  in-8o  écu,  portraits 

Guide  du  Pèlerin  à  Saint-Séverin  de  Paris.  —  Abbé  de  Madaune, 

In-12 

Heure  de  garde  (L'j.  —  P.  Marie-François.  In-32  jésus 

Heure  sainte  (L',.  — Abbé  Louis  Gillot.  In-18 

Heures  sérieuses  d'une  jeune  femme.  —  Ch.  Sainte-Foi.  In-18  raisin; 
Heures  sérieuses  d'un  jeune  homme.  —  Ch.  Sainte-Foi.  In-32  .  . 
Heures  sérieuses  d'une  jeune  personne. —  Ch.  Sainte-Foi.  In-32  raisii 
Histoire  de  la  paroisse  de  Notre-Dame  de  Bonne-Nouvelle.  —  Abl 

Casanbianca.  In-So.  ?iet 

Histoire  de  l'Église.  —  Abbé  Ch.  Menuge.  In-12 

Histoire  de  la  religion  catholique.  —  Abbé  Ch.  Menuge.  In- 12.    . 

Histoire  sainte.  —  Abbé  Ch.  Menuge.  In-12 

Histoire  des  spirituels  dans  l'Ordre  de  saint  François.  —  R.  P.  Reni 

0.  M.  C.  In-8^ 


'ie  POUSSIELGUE  —  11  —  PARIS 

î  de  Paris  (Histoire  du  Père  .  —  Abbé  F.  Mazelin.  Petit  in-S",  4     » 
aliéres  et  des  garde-malades  (Manuel  des).  —  M.  Ch.  Vincq. 

écu,  2o0  gravures.  Toile 6    » 

(A  la  mémoire  de  Mgr  Maurice  Lesage  d'Hauteroche  d';.  — 

raisin,  portrait 1  50 

^Apostolat  intellectnel  de  Mgr  d'  .  —  Mgr  Baudrillart  ....  0  50 

député    Monseigneur  d'  .  —  Abbé  Emile  Gavé.  In-12 3  50 

Monseigneur  d'^   et  le  P.  Lacordaire.  —  Chanoine  Philippet. 

raisin 1  50 

intime   Monseigneur  d' .  —  Louis  Thiéblin.  In-i2 0  40 

'Oraison  funèbre  de  Mgr  d'}.  —  Mgr  Touchet.  ln-8"  raisin.    .    .  1     » 

Lettres  de  direction  de  Mgr  d'). —  Mgr  A.  Baudrillart.  In-S"  écu  5    » 
îs  du  bréviaire  romain  (Les  .  —  Abbé   Pimont.    In-8°  raisin. 

SES  DOMINICALES  ET  FÉRIALES    dU   pSautiCF 7    50 

s^Es  DU  TEMPS    Carême,  Passion,  Temps  de  Pâques,  Ascension, 

ntecôte,  Trinité,  Saint-Sacrement) 5    » 

de  Virginitate   S.  Ephraemi\  —  Mgr  Rahmam.  In-S" 17    » 

j')  ou  critique  du  Kantisme.  —  Abbé  C.  Piat.   In-S"  écu.    ...  6     » 
de  Saint  François  d'Assise  sur  la  pauvreté  (Les).  —  P.  Ubald 

oçoN.  In-18  raisin 0  30 

de  Saint  François  d'Assise  sur  la  science  (Les).  —  P.  Ubald 

ENÇON.  In-18  raisin 0  30 

;  de  Jeanne  (Les  .  —  Abbé  Paul  Barbier,  ln-16  raisin 1  25 

ion  de  Jésus-Christ.  —  Traduction  inédite  du  xvii*  siècle.  Ad. 

feld.  Gros  in-32  raisin,  gravure 1  50 

ulée  Conception    L';  à  l'Institut  catholique  de  Paris.    8  dé- 

►re  1904.  ln-8»  . 2     » 

tiondes  mains  dans  la  consécration  des  évêques  (L').  —  M.  T. 

ACEY.  ln-8''  Jésus 1     » 

ences  du  Très  Saint  Rosaire.  —Une  feuille  (50  x  65).   ...   .  0  50 

ences  plénières  (Ordo  des).  —  Abbé  Grimaud.  In-18  jésus.   .   .  1  75 

ive  au  collège   L').  —  P.  Barbier.  In- 12 0  60 

t  catholique  (L'  de  Paris  (1875-1907  .  —  Mgr  P.-L.  Péchenard. 

,  gravures 4     » 

tions  de  Cassien. — M.  E.  Cartier,  ln-12 2    » 

action  à  la  vie  bienfaisante.  —  Mgr  Bolo.  In-12.    .......  3  50 

notion  à  la  vie  dévote  de  Saint  François  de  Sales.  —  Abbé 

ENGER.  In-12 3  50 

ême  ouvrage.  In-8o 5     » 

Dtion  concernant  les  derniers  écrits  de  l'abbé  Loisy.  —  Mgr 

Y.  In-8' 1  25 

ction  des  novices.  —  R"' P.  H. -M.  Cormier,  ln-8» 5    » 

ction  religieuse    Cours  d').  —  Mgr.  Cauly.  In-12. 

AlÉCHISME   EXPLIQUÉ 3      » 

)IRE   DE   LA  RELIGION    ET   DE  l'ÉGLISE 3   50 

ERCHE  DE  LA  VRAIE  RELIGION * 2   75 

lOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE 3      » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  12  — 

Jandel  (Vie  du   Révérendissime    Père    Alexandre-Vincent).   —  R"" 
P.  H.  M.  Cormier.  In-8»,  portrait 

Jacquemet  (Vie  de  Mgr  A.).  —  Abbé  Victor  Martin.  In-8*,  portrait  . 

Javouhey   Anne-Marie).  —  Chanoine  Chaumont.  In-8" 

Jean  (L'Apôtre  saint; .  —  Mgr  Baunard    In-12,  gravure 

Jean  Forest  (Le  B^).  —  P.  Thadée.  In-8» 

Jeanne  d'Arc,  sa  mission  surnaturelle,  son  martyre.— Mgr  Enard.  In-S" 

Jeanne  d'Arc  franciscaine.  —  P.  Henri  de  Grèzes.  In-S" 

Jeanne  d'Arc  et  la  France.  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-18.   .   .   . 

-Jeanne  d'Arc   Vie  intérieure  de).  —  M.  Olivier  Lefranc.  In-16  carré, 
encadré  bleu 

Jeanne  d'Arc  iLes  Béatitudes).  —  Mgr  Lecœur.  In-8o  .   .• 

Jeanne  d'Arc  et  la  mission  de  la  femme.  —  Abbé  de  Gibergi  es   .    .   . 

Jeanne  d'Arc.  —  Chanoine  Lenfant.  In-8' 

Jeanne  d'Arc  (La  Bienheureuse).  Panégyrique.  —  Mgr  Latty.  In-S». 

Jeanne  d'Arc  et  ses  vertus.  —  P.  de  Bernard.  In-i8 

Jeanne  d'Arc  (Les  paroles  de).  —  Préface  J.  Guibert.  —  A.  Froment. 
In  12 

Jeanne  de  France  (Histoire  de  sainte)  (1464-1505).  —  Mgr  Hébrard. 
In-8''  écu 

Jérôme  de  Corleone  (Vie  du  serviteur  de  Dieu,  Fr.).  —  P.  Arsène  dk 
Chatel.  In-12,   portrait 

Jérôme  (Lettres  choisies  de  saint).  —  MgrLAGRANCE.  In-12 

Jésus-Christ.  —  P.  Lescœur.  In-12 j 

Jésus-Christ.  —  Mgr  Bougaud.  In-32,  encadré 1 

Jésus-Christ  ^Vie  de  N.-S.).—  D^  Sepp,  M.Charles  Sainte-Foi.  3 in-12,  J 
avec  carte I 

Jésus-Christ  (Vie  de  Notre-Seigneur).  —  Abbé  Puiseux.  In-12,  gra- 
vures. Broché,  1  50.  —  Toile  pleine 

Jésus-Christ  et  la  Femme.—  Approuvé  par  S.  G.  l'Evêque  de  Quimper. 
ln-1^ " 

Jeune  fille  de  demain  (La). —  Abbé  Moïse  Cagnac.  ln-12 

Jeunesse  chrétienne  (La) .  —  Ses  devoirs  —  Ses  tentations  —  Ses  sauve- 
gardes —  Au  seuil  de  l'avenir.  —  Abbé  P.  B.\rbier.  In-16.  Chacun. 

Je  vais  à  Jésus.  —  Abbé  Casabianca.  In-16 

Joseph  (Le  T.  H.  Frère).  —  Abbé  Paguelle  de  Follenay.  In-8»  .... 

Joyeux  passe-temps  de  la  jeunesse.  In-12 

Jubilé  de  l'an  1300  (Le  Grand)  et  la  Divine  comédie  de  Dante.  —  E.  M. 
Terrade.  In  8" 

Julien  de  Spire  (Frère)  et  la  légende  anonyme  de  saint   François. 
—  P.  Hilarin  deLucerne.  In-S" 

Just  de  Bretenières  (Vie  de).  —  Mgr  d'Hulst.  In-12,  portrait 

Lacordaire  (Vie  intime  et  religieuse  du  R.  P.).  — [P-  Chocarne.  2  vol. 
ini2 

Lacordaire  (Lectures  choisies  du  R.  P.).  —  In-32  allongé.  Chacun  des 

3  volumes 

L'Eglise.  —  Jésus-Christ.  —  Les  Vertus. 


rie  POUSSIELGUE                  —  13  —  PARIS 

iaire  (Lettres  du  R.  P.)  à  Théophile  Foisset.  2  in-S" 12  50 

iaire  (Lettres  du  R.  P.)  à  un  jeune  homme  sur  la  vie  chrétienne. 

2 1  25 

iaire  (Notice  sur  le  R.  P.).  —  In  12 0  50 

Iaire  (Œuvres  du  R.  P.  Henri-Dominique).  —  9  in-8° 50    » 

;s  MÊMES.  9  volumes  in-12 30    » 

iaire  orateur.  —  Favre.  In-S"  raisin,  portrait 7  50 

iaire  (Souvenirs  i.  —  J.  Cauviêre.  In-S" G  25 

Iaire  (Pensées  choisies  du  R.  P.).  —P.  Chogarne.  2  vol.  in-32  .  3    » 
es  (Quelques)  dans  les  études  théologiques.  —  P.  Evaxgéliste  de 

t-Béat.  ln-8° 0  50 

nnais  (Jean-Marie  de).  —  Mgr  Laveille.  2  in  8"  écu.  2  portraits, 

utographe 10    » 

Te  (Henri),  son  testament  spirituel.  —  Chanoine  Bruzat.  In-12.  4    » 

Le)  dans  les  séminaires.  —  J.  Guibert.  In-8» 0  30 

rie  (Le  Cardinal).  —  Mgr  Baunard.  2  in-8''  écu,  2  portraits.   .   .  9    » 
irie  (Œuvres  choisies  de  S.  É.  le  cardinal).  —2  vol.  in-8».   ...  12  50 
rie  (Oraison  funèbre  du  cardinal).  —  Mgr  Baunard.  In-8»  ...  1     » 
rie  (Oraison  funèbre  du  cardinal).  —  Mgr  Cartuyvels.  In  8"  rai- 
portrait  1    » 

stes  à  Madagascar  au  XVIIe  siècle  (Les).  —  M.  Henri  Froide- 

.  In-12,  cartes  et  gravures 2    » 

es  chrétiennes  (Choix  de).  —  In-18  raisin 3    » 

es  et  prières.  —  Abbé  Ch.  Danjou.  In-18 0  60 

es  pour  chaque  jour.  —  P.  Chocarne.  2  in-32  Jésus 5    » 

le  des  trois   compagnons  :  La  vie  de  saint   François  d'Assise. 

1-18 1     )) 

le  monastique  et  page  d'histoire  contemporaine. —  Dom  Lucien 

D.  In-4"  illustré 2    » 

is  (Histoire  de  Mademoiselle).  [Louise  de  Marillac),  1591-1660. 

me  la  comtesse  de  Richemont.  ln-8",  autographe 7  50 

E  MÊME  ouvrage.  In-i2,  autographe 3  50 

-e  (Ernest)  et  les  fondations  des  Petites  Sœurs   des  Pauvres. 

gr  Baunard.  In-8''  écu,  portrait 4    » 

'd  de  Port-Maurice  (Saint).  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12  .  1  50 
sur  l'utilité  de  l'instruction  scientifique  dans  le  clergé.  — 

Baunard.  In-S»  raisin 0  75 

;  de  direction  de  Mgr  d'Hulst.  —  Mgr  A.  Baudrillart.  In-S"  écu  5    » 

à  un  ami  sur  le  Tiers  Ordre  franciscain.  —  In-32 0  10 

à  un  étudiant  en  Ecriture  Sainte.  —  P.  Cormier,  ln-12.   .   .  0  60 
à  un  jeune  bachelier  sur  les  objections  modernes  contre  la 

ion.  —  Abbé  Désers.  In-12 1     » 

à  un  jeune  bachelier  sur  la  virilité  chrétienne  du  caractère. 

bbé  DÉSERS,  ln-12 1     » 

à  un  novice.  —  In-32,  net 0  15 

aux  élèves  de  son  grand  séminaire.  —  Mgr  Latty.  In^"  .   .  1     » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  14  — 

Lettre  aux  directeurs  de  son  grand  séminaire.  —  Mgr  Latty.  In-S» 
Lettre  sur  les  dangers  de  l'hypercritique.  —  Mgr  Latty.  In-S»  .  . 
Lettre  sur  l'usage  de  la  langue  latine.  —  Mgr  Latty.  In-8o  .... 
Lettre  aux  nouveaux  directeurs  de  son  grand  séminaire.  —  Mgr  Latty. 

In-8-^. 

Libermann  (Vie  du  vénérable  P.  F.).  —  Cardinal  Pitra.  In-S"  .   .   . 

Libermann  (Lettres  spirituelles  du  vénérable).  —  3  in  12 

Liberté  de  l'enseignement  (La)  et  ses  nouveaux  adversaires.  —  In  S*»^" 

raisin 

Litanies  (Soixante-quatorze).  —  Abbé  Sauceret.  In-18 

Litanies  de  la  sainte  Vierge.  —  Mgr  Le  Courtier.  In-32  raisin.  .  . 
Liturgie  grecque  (La)  de  saint  Jean  Chrysostome.—  Abbé  Dabbous. 

In-12,  illustré 

Livre  d'or  du  Chemin  de  la  Croix.  —  P.  Ubald.  In-32,  illustré.  .  . 
Livre  de  Messe  (Le  premier).  —  Marie  Jenna.  In-32,  2  gravures.  . 
Livre  de  la  première  Communion  et  de  la   Persévérance   (Le).   — 

Mgr  Baunard.  Gros  in-32  raisin,  format  carré 

Le  même  ouvrage.  Texte  orné  d'encadrement.  Grand  in-18  carré  . 
Livre  (Petit)  des  Congrégations  de  la  Sainte  Vierge.  —  P.  Brucker. 

In-o^  allongé 

Livre  de  piété  pour  élèves  de  l'enseignement  secondaire  libre.  — 

Abbé  Chabot.  In-32  raisin 

Livres  d'hier  et  d'autrefois.  —  M.  Clément  de  Paillette.  In- 12  .    . 

Livret  du  tertiaire  franciscain.  —  In-18 

Louis  (Saint),  prisonnier  en  Egypte.  —  Abbé  Nourry.  In-12.  .  .  . 
Luc  (Saint)  et  les  anciennes  Facultés  de  médecine.  —  D^  H.  Dau- 

GHEZ.   In-8o  illustré 

Macbeth  de  Shakespeare,  traduction.  —  Abbé  Lalot.  In-12 

Madagascar. —  Histoire  et  géographie.  Texte  français  et   malgache. 

—  P.   P.  Cadet  et  Thomas.  In -4"  carré,  cartes,  plans,  gravures  .    . 
Maillé  (La  Bienheureuse  Jeanne-Marie).  —  P.  Léopold  deChérancé. 

In-12,  portrait 

Maison  des  Carmes  (La).  —  Abbé  Pisani.  In-18,  plan 

Maîtrise  de  Notre-Dame  de  Chartres  (L'ancienne). —  Abbé  Clerval. 

In^"  raisin,  chromolithographie 

Malebranche  (Vie  du  R.  P.).  —  P.  André.  In-12 

Manuel  de  dévotion  à  saint  François   d'Assise,  à  l'usage   des  ter- 
tiaires.  —  In-32  raisin 

Manuel  de  la  jeune  fille  chrétienne.  —  Abbé  Chevojon.  In-32  .... 

Manuel  de  la  jeunesse  chrétienne.  —  Millaut.  In-18  broché 

Manuel  de  l'étudiant  chrétien  en  vacance.  —  Abbé  Courval.  In-18    . 

Manuel  de  piété.  —  Abbé  Janel.  In-32  raisin 

Manuel  des  Enfants  de  Marie,  à  l'usage  des  élèves  des  religieuses  de 

Saint-Maur.  In  32  jésus 

Manuel  des  Enfants  de  Marie  Immaculée,  à  l'usage  des  réunions  diri- 
gées par  les  Filles  de  la  Charité.  Gros  in-32  jésus  avec  gravure  .    . 


•  ;ie  POUSSIELGUE  —  15  —  PARIS 

il  des  Enfants  de  Marie.  —  P.  A.  Cahour    In-32  jésus  ....  1     » 
il  des  Frères  et  Sœurs  du  Tiers  Ordre  de  saint  Dominique.  — 

■  oussET.   In-18  raisin 1  gQ 

i-l  des  mères  chrétiennes  (Nouveau.  —  P.  Théodore  Ratisbonne. 

3  raisin 2  50 

il  des  œuvres.—  Institutions  religieuses  et  charitables  (1900).  In-12  4    » 
il  des    ouvriers  de   saint  François-Xavier  et  de    la    Sainte- 

ille.  —  In-18  cartonné 0  35 

{1  des  personnes  associées  à  la  confrérie  du  Rosaire.  —  In-18.  0  25 
ïl  du    saint  Rosaire,   sa  science    doctrinale  et  pratique.  — 

atthieu-Joseph  Rousset.  In-18  raisin 2    » 

lE  COMPLÉMENTAIRE.  —  In-i8  paisiu 1  73 

il  (Petit   du  très  saint  Rosaire.  —  P.  M.-J.  Rousset.  In-18  .   .  0  60 
erite  de***.   Une  fleur  cueillie  au  printemps  de  la  vie.   — 

t  in-8°,  2  portraits 3  50 

.erite  de  Cortone  (Sainte)  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12  .   .  1  73 
erite    du   Saint-Sacrement  (La  Vénérable).  —  Abbé  Deberre. 

2,  2  gravures 3  50 

erite-Marie  Histoire  de  la  bienheureuse).  — Mgr  Bougaud.  In-S"  7    » 

lÊME  OUVRAGE.   In-i2 3  75 

erite-Marie  (Vie  de  la  vénérable   mère).  —  Mgr  Jean-Joseph 

îUET,  Mgr  L.  Gauthey.  In-8"'  raisin,  portrait 6     » 

lÈME  ouvrage.  In-12 4    ,) 

lerite-Marie  Alacoque  (Vie  de  la  Bienheureuse  .  —  Le  monas- 

de  Paray-le-Monial.  —  In-12 2  73 

Père,  Apôtre.  —  Abbé  de  Gibergues.  In  18  raisin 2  50 

de  l'Incarnation  (Histoire   de  la  vénérable    Mère).  —  Dom 

de  Martin,  Abbé  Léon  Chapot.  2  in-8°  écu,  2  portraits 8     t 

Jenna,  sa  vie  et  ses  œuvres    —  Jules  Lacointa    Étude  suivie 

ûttres  de  Marie  Jenna.  In-12 3  50 

Jenna  (Lettres  de)  à  M.  Albin  Goudareau.  —  In-8'' 3  50 

•Madeleine  (Sainte  .  —  P.  Lacordaire.  In-32,  encadré 1  25 

-Térése  (Vie  de  la  Mère).  -Mgr  d'Hulst.  In-12,  2  portraits  .    .  2  50 

ac(La  Vénérable  Louise  de).  —  Mgr  Baunard.  In-S»  écu,  portrait  5     » 

tte  (Le  R.  P.  Dominique),  prêtre  de  l'Oratoire.  In-iS 1     » 

aengo  (Vie  de  la   B^e    Sœur  Marie-Magdeleine),  Comtesse  de 

30.  —  P.  Ladislas  de  Vannes.  In-S" 3     » 

rologe  de  l'Ordre  des  Frères  Mineurs  (Essai  de).  —  P.  Edouard 

.ENçoN.  In-8o 1  25 

rologe  romain.  —  Traduction  nouvelle,  revue  et  mise  à  jour  jus- 

n  1898,  avec  supplément  (1907).  In-8° 6     » 

rs  d'Avignon  (Histoire  des).  —  Abbé  M.-B.  Carrière 0  50 

rs  français  (Deux)  au  XVII^  siècle.  In-12 0  75 

rs  (Deux)  capucins.  Les  PP.  Agathange  de  Vendôme  et  Cassien 

[antes,  Capucins.  —  P.  Ladislas  de  Vannes.  In-i2 2     » 

B  avec  Jésus.  —  In-32  jésus 0  80 


Librairie  POUSSIELGUE  —  16  —  F 

Maximes  spirituelles  du  V,  F.  Jean  de  Saint-Samson.  —  P.  Sernix-Marie 
DE  Saint-André.   In-12 

Mechler  iLe  Chanoine).  —  P.  Ingold.  In-8'' 

Médaille  miraculeuse  (La).  —  M.  Alauel,  In-12,  gravures 

Méditation  sur  la  Sainteté  et  la  Vie  des  Saints.  —  Henri  Bremond.  In-16 

Méditations   ascétiques   pour  tous   les  jours   de  l'année   (Courtes) 
—  Joseph  DE  Dreux,  P.  Salvator  de  Bois-Hubert.  In-12 

Méditations  de  la  vie  du  Christ  (Les).  —  Saint  Bonaventure,  M.  H.  de 
Riancey.  In -18  raisin 

Méditations  pour  servir  aux  retraites.  —  M.  Collet.  In-12 

Méditations  pour  tous  les  jours  de  l'année  sur  la  vie  de  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ.  —  P.  Hayneuve,  J.-M.  Guillemon.  4  in-12.   .   .   . 

Méditations  pour  tous  les  jours  de  l'année.  —  Abbé  D.  Bouix,  4  in-12. 

Méditation  quotidienne  (Considérations  pour  la).  —  Abbé  Gatrard. 
4  in-12 IJ 

Méditations  sur  les  saints  des  trois  ordres.  —  P.  Ladislas  de  Paris.  In-S" 

Méditations  à  l'usage  des  missionnaires  capucins.  —  P.  Ladislas  de 
Paris.  In-18,  net 

Méditations  sur  la  vie  présente  et  future.  —  P.  Théodore  Ratisbonne. 
In-18 

Méditations  sur  l'emploi  de  l'école.  —  Frère  Philippe.  In-12 

Méditations  sur  les  principales  obligations  de  la  vie  chrétienne  et  de   | 
la  vie  ecclésiastique.  —  Abbé  Chénart.  2  vol.  in-18 ^ 

Méditations  sur  tous  les  Evangiles  du  Carême  et  de  la  semaine  de 
Pâques.  —  P.  Pététot.  In-12 

Méditations  sur  saint  Joseph.  —  F.  Philippe.  In-12 

Mélanges  oratoires.  —  Mgr  d'Hulst.  7  in-S"  écu,  chaque  volume  .   .   . 

Mélanges  philosophiques.  —  Mgr  d'Hulst.  In-S"  écu 

Mélanges.  —  Mgr  d'Hulst,  2  volumes  (Tome  ///  et  IV  sous  presse 
Chaque  volume 

Mélanges  Mabillon.  —  In-8° 1 

Melun  (Le  vicomte  Armand  de^.  —  MgrBAUNARD.  In-S"  écu 

Mémoire  de  la  mission  des  Capucins  près  la  reine  d'Angleterre 
(1630  à  1669).  —  P.  Cyprien  de  Gamaches,  P.  Appolinaire  de  Va- 
lence. In-12  

Méthode  pour  réciter  le  Rosaire. —  D'après  le  B.  Grignion  de  Mont- 
fort,  8  pages  in-32.   La  douzaine 

Meysson  (Vie  intérieure  du  Frère  Marie  Raphaël  H.).  —  P.  F.  Pib 
Bernard.   In-12 

Miettes  évangéliques.  —  P.  Théodore  Ratisbonne.  In-12 

Miracle  de  saint  Dominique  à  Soriano  (Le^.  —  P.  Fr.  Marie  Rouard 
DE  Gard.  In-8° 

Mission  (Une}  en  Ethiopie.  —  P.  Alfred  de  Carrouges    In-12.   .   . 

Mois  d'avril  (Le)  consacré  à  la  Sainte  Face.  —  P.  Exupère  de  Prats- 
de-Mollo.  In-32 

Mois  de  Marie.  —  Abbé  J.  Ribet.  In-16  raisin 


e  POUSSIELGUE  -  17  —  PARIS 

î  Marie  à  l'usage  des  femmes  chrétiennes.  —  M.  de  Mézange 

lnt-André.   In-16  carré 2    » 

Marie  de  Notre-Dame  de  Séez.  —Abbé  Courval.  In-18  .   .  1  50 

î  Marie  du  clergé.  —P.  Constant.  In-32  raisin 1  50 

!  Marie  et  du  Rosaire  (Entretiens  pratiques  pour  les).  —  Abbé 

î  DE  Lapparent.  In-i6  carré 1  50 

!  sainte  Elisabeth  de  Hongrie.  In-32  raisin 0  60 

■■  saint  Joseph  (Le.  —  M'"^  Netty  du  Boys.  In-32jésus.    ...  1     » 

raphique  de  saint  Joseph.  —  P.  Eugène  d'Oisy.  In-32  ....  0  60 

i  Sacré-Cœur  de  Jésus.  —  A.  M.  D.  G.  In-32 0  75 

etit)  du  Sacré-Cœur  de  Jésus.  —  A.  M.  D.  G.  In-32  ....  0  50 
i  Sacré-Cœur,  extrait  des  écrits  de  la  Bienheureuse  Margue- 

larie.  —  In-32  jésus 1  25 

e  (Histoire  de  sainte).  —  Mgr  Bougaud.  In-12 4    » 

îmbert,  d'après  ses  papiers  et  sa  correspondance.  —  P.  Leca- 

3  volumes  in-8'  écu,  portraits.  Chacun 5    » 

(La)  dans  ses  principes.  —  Abbé  Desers.  In-12 2  50 

I  sociale.  —  Abbé  S.  Verret.  In-12 1  60 

!  personnelle.  —  Abbé  S.  Ve«ret.  In-12 1  60 

|i  d'aujourd'hui  et  morale  chrétienne.  —  Abbé  Desers.  In-i2  .  2    » 
I  de  développer  par  l'éducation,  la  dignité  et  la  fermeté  du 

itère  (Des).  —  Chanoine  G.  Ginon.  In-i8  raisin 1  25 

le  divine  (La).  —  Abbé  J.  Ribet.  4  volumes  in-S"  écu.   ...  20    » 

i.  —  Abbé  C.   Ract.  In-8%  illustré 4    » 

les  (Deux)  au  S.-C.  de  Jésus.  —  P.  Cormier.  In-32  jésus  ...  1     » 

le  en  l'honneur  de  saint  Dominique.  —  Abbé  Trichaud.  In-32  0  40 
le  en  l'honneur  de  sainte  Catherine  de  Sienne.  —  Abbé  Tri- 

.    In-32 0  40 

le  en  l'honneur  du  Saint-Esprit.  —  P.  Marianus.  In-18.   .   .  0  30 

:(Le  P.)  de  la  Croixille.  —  P.  Dieudonné.  In-8» 1     » 

iens  dans  l'Eglise  (Les).  —  Mgr  Baudrillart.  In-16 1     » 

sur  l'association  des  familles  consacrées  à  la  Sainte  Famille 

izareth.  —  6  pages  in  32.  Les  dix  exemplaires,  net 0  25 

lame  de  la  Trappe  de  Staouéli.  —  Abbé  G.  Chollet.  In  8»  écu,  ill .  2  50 

eligion.  —  Abbé  H.  Delor.  In-8'' 4    » 

rtyrs  (1789-1799).  —  P.  Léopold  de  Chérancé.  In-12, 2  50 

Testamentum  D.  N.  J.  C.  —  In-32  raisin,  encadré 1  25 

ie  l'exposition  et  adoration  nocturne  (L')  du  Très  Saint-Sa- 
int, en  France  et  à  l'Etranger.  In-18  jésus 3    » 

je  Saint),  considéré  au  point  de  vue  de  la  piété.  —  L.  Ba- 

tn-12,  gravure 3    » 

e  la  Divine  Providence  (Petit).  In-32 0  15 

e  la  Sainte  Vierge  (Petit)  et  petit  Office  de  l'Immaculée  Con- 

D.  In-32  encadré 0  30 

3  la  sainte  Vierge,  suivant  le  rit  romain  (en  latin),  sans  ren- 

In-32 0  30 

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Office  de  la  sainte  Vierge,  rit  franciscain.  In-32 

Le  même.  In-18 

Office  de  la  sainte  Vierge,  rit  dominicain.  In-32  raisin 

Le  même,  ln-18  gros  caractères 1 

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Gros  in-32  Jésus  (900  pages) 

Office  du  très  saint  Sacrement  suivant  le  rit  romain,  en  latin  et  en  1 

français,   ln-18 

Le  même.  In-8»  Jésus,  gros  caractères 

Offices  en  français  (Petits),  ln-32,  encadré 

Olier  J.-J.  (1607-1657.).  —  Abbé  G. -M.  de  Fruges.  ln-12 

Olier  (Lettres  spirituelles  de  M.).  —  2  in-32  raisin 

Oraison  (L').  —  Abbé  Gillot.  In-12. 

Ouverture  de  conscience  (L').  Texte  et  commentaire  du  décret  du  17  dé- 
cembre 1890.  —  P.   Pie  de  Langogne.   ln-18  raisin 

Paedagogus  asceticus  novitiorum  regulariorum  instructor  singulari- 
ter  propositus  ac  praefixus  novitiis  ordinis.  F.  Praedicatorum.  ln-18 

Pages  amies  :  Aux  collégiens  et  à  leurs  maîtres.  —  P.  Suau.  ln-12  . 

Pages  d'Evangile.  —  Abbé  Planus.  3  in-12.  Chacun 

Par  l'Espérance.  —  Abbé  DE  GiBERGUEs.  ln-18  raisin. 

Paroissien  de  la  jeune  fille  (Le).  —  Mlle  Juliette  Saglio.  ln-18.   .   .   . 

Pasteur  apostolique  (Le).  —  P.  Ducos.  P.  Bion.  2  in-12 . 

Pasteur  des  petits  agneaux  (Le).  —  Abbé  Laden,  ln-18  raisin.   .   .   . 

Paul  (Vie  de  saint).  —  AbbéVix.  In-S»  raisin 

Paule  (Histoire  de  sainte).  —  Mgr  Lagrange.  ln-12 

Paulin  de  Noie  (Histoire  de  saint).  —  Mgr  Lagrange.  2  in-12,  grav. 

Pèlerinage  de  Claude  Albany. —0.  RicHEMONT.  ln-12 

Pensées  d'un  chrétien  sur  la  vie  morale.  —  M.  T.  Crépon,  ln-12  .   . 

Pensées  d'une  croyante. —Marie  Jenna.  ln-32  raisin,  encadré  .   .   .   . 

Pensées   et   affections  sur   la  Passion    de   N.  S.   Jésus-Christ.  — 
P.  Gaetan-Marie  de  Bergame.  2  in-32  jésus 

Pensées  et  aflfections  sur  les  mystères  et  sur  les  fêtes.  —  P.  Gaetan- 
Marie  DE  Bergame.  2  in-18  raisin 

Pères  de  l'Oratoire  (Les)  qui  ont  été  èvêques.  —  ln-12 . 

Perfection  des  jeunes  filles  (La).  —  Abbé  Chevojon.  ln-32  raisin.  .   . 

Perfection  chrétienne  (De  la)   et    de   la  perfection  religieuse.   — 
P.  Barthier.  2  vol.  in-S" . 

Péril  de  la  langue  française  (Le).  —  Abbé  Vincent.  ln-18  allongé  .   . 

Perraud  (Le  Cardinal).  —  Mgr  A.  Baudrillart.  ln-8'' 

Pététot  (Éloge  funèbre  du  R.  P.).  —  Abbé  Le  Rebours.   ln-8°  avec 
portrait  gravé  par  M.  Henriquel  Dupont 

Petits-fils  (Les)  du  Grand-Roi.  —  P.  Edouard  d'Alençon.  ln-8".  .   .   . 

Petites  Sœurs  des  Pauvres  (Histoire  des).  —  Abbé  Leroy.  In-S»  .   .   . 

Peur  de  Dieu  (De  la).  —  Abbé  Cellier,  ln-18  Jésus 

Pie  (Histoire  du  Cardinal).  —  Mgr  Baunard.  2  in-8%  portrait   .   .   . 


POUSSIELGUE  -  19  —  PARIS 

3aint-SuIpice.  —  Mgr  Baunard.  In-8° 0  40 

.— J.GuiBERT.  In  32,  encadré 1  50 

iphique  (La)   proposée   aux   âmes  de  bonne   volonté.    — 

DE  Nantes.  In-18 1  50 

pour  les  langues  mortes.  —  Th.  JoRAN.  In-12 1     » 

'exil.  —  Abbé  Bonneau.  In-18 1  50 

saint  François  (Le).  —  Anatole  de  Ségur.  In-18  raisin.   .   .  1  30 

(Quelques  conseils  aux  religieuses  sur  la).  In-16 1  50 

le  (La).  —  P.  Désiré.  In-32 0  30 

le  l'amour  de  Dieu.  —  Abbé  de  Gibergues.  In-i8  raisin.  .   .  5     » 

le  l'amour  envers  le  Cœur  de  Jésus.  —  Gr.  in-32  raisin.   .  1  50 
de  la   Communion  spirituelle.  —   P.  François  de  Vouillé  : 

UTES  LES  AMES  PIEUSES.   In-18 1    25 

s  JEUNES  FILLES.  In-32  jésus 1  25 

s  GARÇONS.  In-32  Jésus 1  25 

étape  (La).  —  Comte  A,  de  Mun.  In-S"  raisin 0  25 

oas  verslebonDieu.  — Mlle  DE  MoNTGERMONT.  Id-32  jés.  g"  av.  2  50 

pompiers  de  Paris  (Les).  — P.  Edouard  d'Alençon.  In-8''  .   .  2    » 

on  à  la  mort.  —  R.  P.  Ingold.  In-32 1     » 

e  (La)  divine  et  la  liberté  humaine.  —  Siméon.  Ic-18  jésus.  i  75 

jansénisme  du  P.  de  Sainte-Marthe  (Le).—  P.  Ingold.  In-8».  2    » 

3). —  Abbé  Planus.  3  in-i8  jésus.  Chacun 3    » 

cérémonies  pour  la  consécration  d'un  évêque.—  In-18  jésus  0  50 

cérémonies  pour  la  consécration  d'une  église.  In-18  jésus.  0  60 
(Essai  sur  la)  de    N.-S.  J.-C.  —  P.  Jean-Baptiste  du   Petit 

:>.  In^" 5    » 

(Dix)  de  sainte  Catherine  de  Sienne.  —  In-32  raisin.   ...  0  60 

ancien,  solution  nouvelle.  —  P.  Hilairede  Barenton.  In-8".  1  50 

tion  normale  du  latin  (Traité  de  la).— Abbé  Meunier.  In-18  jés.  0  80 

tibus  (De)  linguae  latinœ.  —  Nomigo.  In-8* 3  50 

tisme  (Du)  et  de  toutes  les  hérésies  dans  leur  rapport  avec 

isme.  —  A.  Nicolas.  2  in-S" 7     » 

a).  —  J.  Guibert.  In-32,  encadré 1     » 

onseils  aux  parents  et  aux  maîtres  sur  l'éducation  de  la). 

Fonssagrives.  In-i2 1  25 

its  ans  de  concordat.  —  Mgr  A.  Baudrillart.  ïn-12  ....  3  50 

ïiférences  sur  la  foi  chrétienne.  —  Abbé  Désers.  In-I2  .   .  1  25 

ievenir  les  facultés  libres.  —  Mgr  d'Hulst.  In- 18  raisin.   .  0  75 

pages  du  «Livre».  Poésies.  — M.  Ch.  Lejard.  In-12  ...  1  50 
réflexions  sur  l'Encyclique  du  16  février  1892.  —  Cardinal 

».  In-12 1     » 

Homérique  et  Variétés  littéraires.  — Abbé  Bertrin.  In-12.  3  50 

éméraire  et  mal  posée  (Une).  —  MgrLATTV.  In-S"  ....  0  60 

médis  du  Rosaire  (Les).  —  P.  Pradel.  In-32 0  40 

loge  de).  —  Abbé  P.   Vignot.  In-12 1     » 


Librairie  POUSSIELGUE  -  20  - 

Raisons  d'espérer  une  renaissance  chrétienne.  —  Mgr  d'Hulst-Ih-I^ 
Ratisbonne  iLe  T.  R.  P.  Marie-Théodore),  d'après  sa  Correspondanc 

et  les  documents  contemporains.  2  in-S",  portraits ' 

Ravignan    R.  P.)  :  Conférences  de  Notre-Dame  de  Paris  il837-184€' 

—  4  vol.  in- 12 ' 

Raymond  de  Capoue  (Le  BxK  —  R.  P.  H.  M.  Cormier.  In-S"  .... 

Raymond  de  Capoue  (Vie  du  BxK  —P.  J.  Lafoxt.  In-12 

Raymundi  Capuani  iB.).  Opuscula  et  litterae.  In-S",  portrait,  toile  . 
Rayons  de  vérité.  —P.  Théodore  Ratisbonne.  In-18jésus.  .... 
Recrutement  des  instituteurs  et  des  institutrices  libres.  —  J.  Gui 

BERT.  ln-18 ■ 

Recueil  de  prières  pour  les  personnes  empêchées  d'aller  à  l'églis» 
par  l'âge  ou  la  maladie.  — P.  Ingold.  In-18 

Recueil  de  prières  et  de  cantiques  à  l'usage  des  associées  du  Sacré- 
Cœur  de  Jésus  et  du  Saint-Cœur  de  Marie.  In-18 

Reflets  du  passé.  Nouvelles  études  d'àmes.  —  Em.  Terrade.  In-12. 

Réginald  de  Saint-Gilles  (Vie  du  Bienheureux).  —  P.  Emmanuel  Cesls 
Rayonne.   In-12 

Règlement  des  Sœurs  du  T.  0.  de  saint  Dominique.  In-18 

Règlement  et  pratiques  enrichies  d'indulgences.  —  P.  Pradel.  In-35 

Régula  sacerdotum  sœcularium  ex  sacris  monumentis  deprompta.  - 
P.  François  de  Bénéjac.   In-18 

Religieuses  dominicaines  (Histoire  des).  — M.  Th.  deBlssierre.  In-12! 

Religieuses  franciscaines  (Notices  sur  les  diverses  congrégations  de 

—  P.  Norbert.  Jn-12,  illustré 

Reliques  (Les)  de  saint  Thomas  d'Aquin.  —  Mgr  Douais,  ln-8''  écu 
Reliques  d'histoire  :  Notices  et  portraits.  —  Mgr  Baunard.  In-8''.   . 

Le  même  ouvrage.  In- 12 

Renouvellement  (Le)  religieux.  —M.  J.  Guibert.  In-18 , 

Réparation!  —  Abbé  de  Gibergues.  In-18  raisin 

Réponses  aux  questions  d'un  Israélite  de  notre  temps.  —  P.  Th.  R 

TISBONNE.  In-12 

Représentation  (La)  du  Christ  à  travers  les  âges.  —  F.  deMely.  In 

nombreuses  gravures 

Respect  (Le)  de  l'enfant.  —  Abbé  Moïse  Cagnac.  In-12 

Responsabilités  (Nos).  —  Abbé  de  Gibergues.  In-18  raisin   .... 
Résurrection  (De  la)  à  l'Ascension  et  du  Cénacle  à  Rome.  —  In-18  ra 

Retraite  (La).  —  P.  Pacifique  de  Saint-Pal.  In-12 

Retraite  ecclésiastique  d'après  l'Évangile  et  la  vie  des  saints.  —  R 

P.  H. -M.  Cormier.  In-8^ 

Retraite  fondamentale.  —  Rme  P.  H. -M.  Cormier.  In-8'' 

Retraite  (Une)prêchée  aux  adoratrices  du  Sacré-Cœur.—  Abbé  Gillc 

In-i6  carré 

Retraite  spirituelle.  —  J.  Guibert.  In-12 

Retraite  :  De  l'Imitation  de  J.  C.  par  l'Imitation  de   saint  Franco 

—  P.  Eugène  d'Oisy.  In-32 


POUSSIELGUE                   —  21  —  PARIS 

>éraphiqiie  ou  exercices  spirituels.  —  P.  Joseph  de  Dreux. 

IsiD 1  23 

(Trois)  à  l'usage  des  Religieuses.—  P.  Ratisbonxe.  In  12  .  3  50 

de  N.-D.  (1891-92-94-95-96).  —  Mgr  dHulst.  In-8°.  Chacune.  0  50 
5)  du  Catholicisme  en  Angleterre  au  XIX®  siècle.  —  J.  Gui- 

-12,  onze  portraits 3  50 

lu  clergé  catholique  dans  la  lutte  contre  l'alcoolisme.—  Abbé 

X.  In-S" 0  30 

Livia  (Le  Bienheureux).  —  P.  H.- M.  Cormier.  In-S"  ....  0  25 

^e).  Notice,  indulgences,  méthode  pratique.  In-32 0  20 

ar  semaine  (Un).  —  P.  Pradel.  In-32  raisin,  16  gravures.   .  0  80 

srpétuel  Le I.  Notice  et  méthode  pratique.  In-32 0  20 

''ie  de  la  Sœuri.  —  M.  de  Melun.  In- 12  portrait 1  50 

'iterbe    Sainte).  —  Abbé  Barascud.  In-12 1  50 

tique  effeuillée  (La).  —  P.  Marie-Augustin.  In-32  raisin  .    .  0  75 

:  de  saint  Jean-Baptiste  de)    Un  ami  du  peuple].  In-S"  ...  2    » 
Lej  du  Chant  grégorien,  d'après  Gui  d'Arezzo.  —  Mgr  Fou- 

n-S"  Jésus 2    » 

ts  (Les  .  —  Abbé  Desers.  In-12 2  50 

de  Loigny  ^Le)  :  La  bataille  du  2  décembre  1870.  —  Abbé 

AGRIVES.  In-18  raisin 1     » 

Bux  (Le)  ou  Vie  du  Bienheureux  Crispin  de  Viterbe.  —  P.  Pie 

lOGNE.  In-12 1  50 

inmunion    Lai.  —  Abbé  de  Gibergues.  In-12 1  oO 

ierge    (La).    Etudes    archéologiques    et    iconographiques.  — 

r  DE  Fleury.  2  in-i",  157  planches  et  600  sujets 100  » 

îrge  (La)  dans  l'art,  Conférence. —  Abbé  Casabianca.  In-S"    .  0  50 

Dur  jeunes  filles. — Mgr  Bolo.  In  12 3  50 

Drit  et  vertus  du  Bienheureux  J.-Baptiste  de  la).  —  Cha- 

LAiN.  In^" 6     » 

itoire  de  saint  Jean-Baptiste  de  la). —  M.  J.  Guibert.  In-S" 

portrait 6     » 

E  ouvrage.   Petit  in-4°  illustré 15    » 

et  vertus  de  saint  Jean-Baptiste  de  la).  —  M.  J.  Guibert. 

u,  portrait 3  50 

(Notice  sur  le  P.).  —  G.  Loth.  In-12 1     » 

le  (Jérôme)  et  la  statue  de  Luther  à  Worms.  —  P.  Fr.  Pie 

iouARD  DE  Card.  In-8'' 1  50 

fe  bleu  (Notice   sur  le).    Feuille  in-18.  Le   cent  (sans   trei- 

net 2  50 

e  de  la  Passion  de  Jésus-Christ  (Le)  et  des  SS.  Cœurs  de 

i  de  Marie.  —  M.  Baudrez.  In-32  raisin 0  70 

le  la  religion  (La).  —  P.  Chabin.  ln-8'' 5    » 

(Les)  pour  tous.  —  J.  Leday.  In- 12 2    » 

t  chrétien  dans  la  poésie  romantique  (Le).  —  In-8°  raisin.  6     » 


lâbraîrie  FOnSSIELGUE  -  ±â  — 


ScntÎMeiits  de  saint  Tkmnas  d'Aquin  et  de  saint  Alphonse  de  Uj 

fvoii,  s»p  reatrée  «i  rellgioo.  In-^ 

Scrapliîa  !«  de  l'^Ecole, —  P.  Evaxôelisti:  de  saest  Beat.  In-8». 
S?mrz?  f:  .-Jl34»tîons  a«x  hommes  seuls.  —  Abb?  Boossos. 
Srnz.'is  f.   tllacstîaBS  de  ciFceastaBce.  —  Abtie  Bonssox.  In-I 
Srnzr-î  ;       .iff-rnces  pour  le  carême.  —  Abbé  Hcl^m 
Sem.zî    .    r      .    ras  et  aDeortieBS  d«  R.  P.  Henri  r.-iLir-if  La, 


îiiley  L-es   ou  l'Agnoticisme.  —  Abbé 
el  da  -  ht^  raisin  piqné 


«u 


de  l'Eglise  catholiqne 

E:i :>-Vi  i    —  ?  zir  :i  5  -3.3«»kt.  2  in-li,  portrait 

f     T     Vi     if   .  I:    îf  ir  "rsuce   19lO-19CO  .  —  M^  Bauxabb.  : 


rrations.   In-S»  éca 

-'z-ïz-e.  —  Paul  «jArceEa.  net  .   . 
if  "rince,  d'après  la  loi  dn  11  de 


n-3â,  ^Tomo 

^  loi  du  i-  avrU  iSSS.  — 


:a  qiie?tîo«  sociale. —  Abbé  I^xassus. 
-     ?    tsjlMb.  InS*  éco,  portrait   . 
—  Chan.  Sooxn».  In-8».  8 
—      Ht  Cairaioîï .  In-3â  raisin . 
.  i  ?cr«  céleste  est  pariait.  —  Abbé 


lins  le 


rzel  —  La  repréunluii 
i-T    'i-!    rc^.  iHnstré  .] 

-    -_:.:t  Zj^mus.  In-S». 


15  ::  -:ii_.:esitede  IXden.  — P. 

.;  i^.-re    —  'JdTsse  RicaiiKwoarT.  In-iS 

.  —  M.  E.  CAMsam..  Ia-12.  .  . 

:=.  50©  -lEfflTTc,  sfô  litres. —  Ahbé  Pasi 


P.  SfiajŒs-MAmx  ^  S.  Asnû.  1 
gono.  — P.  Midiel  Hsiu&.  6  in-1 
f  s  médicales.  —  P.  DcBacurc 

-       In-i* 

.   ^e  In-li 


|2  POCSSIELGïïE                  —  23  —  ?    -    : 

mystique    Manuel  de  .  —  Abbé  Lejeuxi,  In-12 2  >, 

Vlrobabilitatis    De  .  —  P.  Fr.  Maria-Ambr*>5io  Pottoît.  Iii-ê* .  2  30 

(Panégyrique  de  sainte  .  —  Mgr  Bau^abi».  In-18 0  75 

(Pensées  choisies  de  sainte  .  —  In-l5 0  Gfj 

d'Aqnin   le  saint  et  le  docteur  .  —  Mgr  LyAiut.  ImS*  ....  0  50 

é'Aqniin  Saint  .  —  Jules  Didiot.  In-12      2    » 

d'Aquin   Les  reliques  de  saint  .  —  Mgr  Douais.  In-*' ....  10    » 

i'Aquin  S.  et  l'Encyclique  aetemi  Patris. —  P.  Cbocar^îïi.  L»-8»  1  25 
Le  .  remède  social  et  sanctification  du  prêtre.  —  P.  Ai^Bfz» 

UGE.  In-lâ 1     » 

e   Le  .  ou  Darwin  et  son  école.  —  Abbé  A.  Bt^on.  ls-9*  0  30 

■ouTeau   des  Indulgences.  In-32 0  05 

et  Cornélius  a  Lapide.  —  Abbé  M.  Barbier.  4  in->r  raisin  .  .  32    > 
e  du  saint  Rosaire  Le  .  on  les  martyrs  dominicains  dn  Japon. 

Iiiidré  Marie.  In-lî  raisin 0  25 

lose  et  hygiène.  —  Paul  Ber>abi>.  In-S*  jesus 1  .50 

stion  téméraire  et  mal  posée.  —  Mgr  Latit.  Ib-8' 0  60 

d'eniant.  —  Un  volume  in-16  raisin,  cadre  bleu 2    a 

ités  catholiques  de  France  et  de  1  étranger  (Les).  —  Mgr  Bau- 

In-lS  raisin 1     -, 

e  la  langue  latine  De  1'  dans  renseignement  de  la  théologie. 

.'  Lattt.  In-S     . 0-31 

îciim  du  missionnaire  capucin.  —  P.  Norbert  de  la  Crocxilu:. 

1  S 

du  tertiaire  de  saint  Dominique.  —  In-3â  raisin.  ...  0  40 

i  Gama.  —  Abbé  Paul  Barbieb.  In-16  raisin 0  60 

Tertos.  prières,  recueillies  des  saints  Pères  et  Docteurs  catho- 

—  Mme  Ernest  Bertrand,  ln-32  Jésus  broché 2  73 

Saint     Vemv.  Wemer.  Garnier  .  martyr,  p^tr^n  des  vigne- 

—  P.  Hexbi  DE  Grèzes.  In-12 1  5<) 

Misse,  poésies.  — Paul  Blaj^chemaeç.  In-ii  portrait 3  50 

çangile!  —  Abbé  S- Verbet.  ln-12 2-50 

Louis  .  joumaliste.   -  Abbé  Fo^ràSAôRivEs.  1b-1S 0  75 

Le  Bx  J-B    .  —A.  Germao.  In-12- l  K 

i  etsesrisTaes    —  Abt-é  Fo^rssA^^airïs.  ln-12 1 

ante  Introduction  à  la  .  —  Mgr  Bolo.  ln-12 3  -5C 

îtienne  dune  dame  dans  le  monde.  —  P.  &e  Rati^xa^.   .  .  3 

la  tragédie  de  Racine    La  .  —  G.  Le  Kdous.  in-12 3  5i- 

deure    La  .  Conférences.  —  Abbé  P.  Visxot.  In-i2 3  5l' 

r  les  autres    La  .  Conirrencrs.  —  Abbe  P.  Vie^or.  ln-12-   .   .  3  50 

fiuil    La  .  —  Mgr  Bôlo.  In-li 3  5C* 

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La.  et  l'Emmanuel  cln<^ante!iaire  de  la  définition  do^raatiqve 

imaculée  Conception  .  —  Abbé  A.  Lexajv^.  In-S\  gravure  .   .  61 

arie  et  le  Plan  dirin    La  .  —  M.  Auguste  Xioûlas.   4  in-S*  .  ^    » 

E  OUVRAGE,  i  volumes  in-12 16    » 


Librairie  POUSSIELGUE  —  24  — 

Vies  de  quatre  des  premières  Mères  de  l  Ordre  de  la  Visitation  Sainte- 
Marie.  —  R.   M.   F. -M.  DE  Chaugy.  In-S" 

Vincent  de  Paul  (Histoire  de  saint).  —  MgrBouGAUD.  2  in-8",  2 portraits 
Le  même  ouvRAtrE.  2  in-12,  2  portraits 

Vingt  années  de  rectorat.  —  Mgr  Baunard.  In-8°  écu 

Visitation  de  Toulouse.  —  Mgr  Douais.  In-8°  jésus,  illustré 

Vocation  (La  question  de  la)  :  Instruction  religieuse  au  Collège.  — 
P.  Delbrel.  In-8°  raisin 

Vocations  sacerdotales  et  religieuses  dans  les  collèges  ecclésiasti- 
ques (Des).  —  P.  Delbrel.  In-i8  Jésus 

Voies  du  salut  aplanies  (Les).  —P.  Fr.  André  Pradel.  In-32  .... 

Voix  qui  prient.  Poésies.  —  P.  Serxin-Marie  de  Saint  André.  In-12. 

Voix  qui  prient  (Nouvelles).  Poésies.  — P.  Sernin-Marie  de  Saint- 
André.   In-12 

Vollot  (Souvenirs  de  l'abbé  H.).  —  Abbé  Alexis  Crosnier.  In-8°  jésus. 

Voltaire.  Lettres  philosophiques.  —  Abbé  Bertrin.  In-8» 

Vrau  (Philibert)  et  les  œuvres  de  Lille.  —  Mgr  Baunard.  In-S"  écu, 
net 

Yvan  (Notice  sur  le  R.  P.  Antoine).  —  P.  Cloyseault.  In-i2 

Zèle  de  la  perfection  religieuse  (Du).  —  P.  J.  Bayma,  P.  Olivaint. 


Paris,  le  /e^-  août  j^u 


Paris.  —  Imp.  Levé,  rue  Cassette,  17. —  S.