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BOOK 208. 1.L1 19 V.8 c 1
LACORDAIRE # OEUVRES DU R P H D
LACORDAIRE
3 T153 DDObSlO^ ô
ŒUVRES
DU
H.-D. LACORDAIRE
TOME VIll
XOTÏCES ET PAXÉGYRÏOUES
PARIS
LIBRAIRIE V^^ CH. POUSSIELGUE
RUE CASSETTE, 15
ŒUVRES
DU
P. HENRIDOMLMQUE LACORDAIRE
DE L ORDRE DES FRERES PRECHEURS
TOME YIII
PROPRIETE D K
é^^^^i:^^ ^^/^
C^
ŒUVRES COIYIPLETES DU P. LACORDAIRE
Précédées d'une notice sur sa vie.
!i vol. iu-S" : oii Ir. — Les nuMiies, 9 vol. in-12 : 30 fr.
On vinl séparément :
Vie de saint Doniiniquo. hi-12, avec portrait tome I-"- des Œuvres) 3 »
Conférences prèchées à paris (ISoo-i85l) et à Toulouse. .5 vol. in-12
(tomes 11 à VI des Œuvres'' 20 »
Œuvres philosophiques et politiques. Ia-12 (tome VII des Œu-
vres ^ 3 »
IVotices et Panéa'yrl([ue.S. Iu-12 (tome VUl des Œuvres). . . . 3 »
Mélang-es. ln-L2 i lome IX des Œ.u\res) 3 »
Notice sur le P. Lacordaire. 1q-12 0 30
Vie de saint Doaiini(Jue. Belle édition in-S» raisin, illustrée d'après
les peintures du P. Besso?; 12 .50
Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne. Joli volume
in-32 encadré 1 2.5
Sainte 3Iarie-Madeleine. Joli volume ia-32 encadré i 25
Pensées choisies, extraites des œuvres et publiées sous la direction du
P. Chocarne. 10' édit. 2 volumes in-32 encadré 3 »
Lectures choisies : L'Éslise — Jésus-Christ — Les Vertus. — 3 volumes
in-o2 allongé, tex'e encadré. Chacun 2 »
OEUVRES POSTHUxVIES
Lettres à M^Ma baronne de Prailly. hi 8» 7 »
Le même ocvk.age. In-12 3 73
Lettres à Th. Foisset. 2 volumes in-8« 12 30
Lettres inédites. In-S» 7 »
Sermons, Instructions et Allocutions, Notices, Textes, Fragments,
Analyses.
Tome I". Sermons (182.5-1849). hi-S» 7 »
Tome II. Sermons 1830-1856) Instructions données à l'école de Sorèze
(1854-1861!. In-8» . ■ 7 »
Tome m. Allocutions, ln-8" 6 »
Le même ouvrage. Tome {". 4" édition, ln-12 3 73
Tome 11. 4*= étUtion. In-i2 3 73
Tome III. Allocutions et écrits divers. S» édition. In-i2 .... 3 75
Conférences de Nancy (1842-1843) publiées par le P. Tripier
2 A^olumes in-12 .' 6 fr.
NOTICES
ET
PANÉGYRIQUES
13?
t,^
PAR
LE P. HENRI-DOMLMQUE LAGORDAIRE
DES FRÈRES PRÊCHEURS
MEMBRE DE l'aCADÉMIE FRANÇAISE
PARIS
LIBRAIRIE V^« GH. POUSSIELGUE
RUE CASSETTE, 15
1905
NOTICE FUNEBRE
MARC-RENÉ COMTE DE MONTALEiMBEUT
VIU. — i
NOTICE FUNEBRE
MARC- RENÉ COMTE DE MONTALEMBERT
La foule des hommes de ce temps se partage en
deux classes : les esclaves du pouvoir et ceux de la
popularité. Les uns ont dit à la couronne : N'etes-
vous pas Dieu? Les autres ont dit au peuple : C'est
*oi qui es le maître. Et quand les adorateurs de ce
double symbole de la servitude se retirent des af-
faires publiques par ordre de la mort, ils s'en vont
avec un peu de bruit que fait sur leur cercueil la faveur
populaire ou celle des cours. Mais s'il est par hasard
un citoyen qui ait été indépendant des partis dans sa
carrière politique , celui-là meurt sans éloge après
avoir vécu sans honte, et ses restes s'en vont en si-
lence attendre la seule justice qui ne manque jamais.
Tel fui un homme dont lescathoHques ne pourraient
sans ingratitude abandonner la mémoire, puisqu'il
a le premier défendu leur cause à la tribune , en la
— 4 —
mêlant à celle de la liberté. Les catholiques doivenf
trop à deux générations de cette race , pour ne pas
désirer connaître le chevalier chrétien qui vint tout
à coup, après que le trône se fut séparé d'eux , prê-
ter une voix courageuse à leurs droits , et qui voulait
plus que jamais leur consacrer sa vie lorsque Dieu
le rappela. J'acquitterai, si je peux, la délie des ca-
IhoUques.
Marc-René-Anne-Marie, comte de Montalembert,
pair de France, colonel d'infanlerie, né à Paris en
1777, était issu d'une ancienne et illustre maison du
Poitou. C'était d'un de ses ancêtres, célèbre par l'hé-
roïque défense de Landrecies et de Thérouanne , que
François l^^ disait : « Nous sommes quatre gentils-
hommes de la Guienne qui combatlons en lice contre
tous allants et venants de la France : moi , Sansac,
Montalembert et laChâtaigneraye. » L'éclat de cette
maison s'éteignit à l'avènement des Bourbons au
trône, lorsque la noblesse, achevant de perdre la
place qu'elle avait occupée dans la monarchie, se
divisa en deux parts : l'une qui vint chercher à la
cour l'illustration de la faveur, l'autre qui préféra
vivre obscure dans les provinces, et y conserver,
par l'indépendance des mœurs privées , une image
des temps passés. La famille de Montalembert fut
de celles qui aimèrent mieux confier l'honneur de
lei»r nom au toit paternel qu'aux antichambres des
rois, étant plus propre, comme on l'avait dit d'André
de Montalembert, nomir^i premier gentilhomme de
la chambre par François P"", à donner la camisade
à l'ennemi qu'une chemise au roi.
Sous Louis XIV, cependant, les Montalembert
eurent une occasion d'élever leur fortune aussi haut
que leur nom. M°^^ de Maintenon avait eu pour
aïeule Louise de Montalembert, Glle de Jean de Mon-
talembert, tué à la bataille de Coutras, en 1587. On
sait que M"^ de Maintenon désirait ardemment in-
troduire à la cour quelqu'un de sa famille qui pût
l'honorer plus que ne le faisait son frère le marquis
d'Aubigné. Elle songea à la maison de Montalem-
bert, et offrit à celui qui en était alors le chef de
venir à Versailles, où elle se chargeait de sa fortune.
L'offre ne fut pas acceptée , et ce sang généreux con-
tinua à couler pour le pays dans des grades obscurs.
Il reprit de lui-même son éclat par les services mili-
taires et diplomatiques que le marquis de Monta-
lembert, oncle de celui que nous regrettons, rendit
à la France pendant la guerre de Sept ans, et par
l'invention du nouveau système de la fortiflcaiion
perpendiculaire. Il était, en 1802, année de sa mort,
le doyen de l'Académie des sciences et des généraux
français.
La famille de Montalembert n'avait quitté que
très-tard le sol de la France, à l'époque de la révo-
lution; elle ne consentit à ce funeste adieu qu'en
1792. Le jeune René, dont nous esquissons la vie,
avait alors quinze ans. Il suivit sa famille, sans
savoir ce qu'on perd en s'éloignant de la patrie, si
injuste qu'elle soit, et combien sont longs les chemin?:
qui y ramènent, surtout quand on la fuit à un âge ou
le cœur ne discerne pas bien encore ce que c'est
qu'un ciel étranger. Il devait en voir beaucoup avant
— 6 —
de se reposer sous celui de la France. Des arrêts de
mort lui fermèrent le retour pendant plusieurs an-
nées, et, lorsque la gloire impériale rouvrit les portes
de la France, il ne voulut point passer par ces
fourches caudines de l'exil. Son départ avait été in-
nocent ; mais puisque le sort de sa famille en avait
fait un banni, il était bien de ne pas accepter de mi-
séricorde, et de prendre au mot la fortune de ses
pères. Il faut savoir dans le monde, et surtout dans
les temps de révolution, ramasser le gant qui tombe
à nos pieds; il n'en est pas qui ne puisse être relevé
avec honneur. Si vous êtes banni, soyez banni, et
que Dieu vous garde!
René de Montalembert commença par être capi-
taine dans la légion d'émigrés que commandait son
père, dont elle portait le nom. Elle fut licenciée en
1799. 11 obtint alors du service dans l'armée anglaise,
où les connaissances militaires qu'il avait acquises
sous le général français Jarry le firent promptement
distinguer. Attaché à l'élat-major de son régiment,
il fut envoyé avec lui en Egypte, et plus tard aux
grandes Indes, en 1804. Là du moins il ne trouva
pas la gloire de son pays écrite sur le sable et sur
des pyramides, pour lui rappeler à tout moment
quelle patrie il avait perdue. Après quatre années de
séjour dans les Indes, il revint en Europe. Il fut em-
ployé dans l'état-major du duc de Wellington, pen-
dant les campagnes de 1808 et de 1809 , en Portugal
et en Espagne. 11 prit part aussi à l'expédition
de Walcheren, comme chef d'état- major d'une di-
vision.
— 7 —
Vingt-deux ans s'étaient écoulés dans ces fortunes
diverses, mais où l'exil se retrouvait toujours, lors-
que M. de Montalembert alla, de la part du prince
régent, annoncer dans Hartwell, à Louis XVIII, son
rétablissement sur le trône de France. C'était finir
heureusement une longue émigration, que de recou-
vrer en un même jour une patrie, et de porter une
couronne à l'ancienne famille de ses rois. M. de Mon-
talembert , revenu en France après vingt-deux ans
de séjour chez les nations étrangères, se trouva aussi
à l'aise dans l'air de son pays que s'il l'eût toujours
respiré. Il y entra sans haine, sans y retrouver le
moindre débris du patrimoine de ses aïeux, et, quoi-
qu'il semblât que son rôle naturel fut d'y combattre
la liberté, il ne sortit jamais de sa bouche, dès qu'il
put l'ouvrir à la tribune, une parole dont la liberté
eût à se plaindre, et qui ne fût celle d'un homme ini-
tié par l'expérience et par un cœur droit dans une
science où les victimes des révolutions profitent ra-
rement. Sa carrière se ressentit decette indépendance,
qui alla croissant jusqu'à la fin, et qu'on ne devait
pas attendre d'un émigré si opiniâtre, d'un soldat
qui s'était trouvé dans des rangs ennemis de la
France. Mais il était de ce sang qui n'avait pu sup-
porter le joug des cours, et, avec la môme franchise
qu'il avait mené la vie d'un proscrit qui ne connaît
plus que Dieu et son épée , il accepta de toute son
âme les devoirs d'un citoyen, dès qu'il en eut repris
les droits. Louis XVIII lui donna le grade de colonel
dans l'armée française, la croix de Saint-Louis, celle
d'officier delà Légion d'honneur, et le nomma se-
cond secrétaire d'ambassade à Londres. A Tépoque
des Cent-Jours , il fut envoyé deux fois à Bordeaux :
la première, pour veiller au départ de M™® la du-
chesse d'Angoulême; la seconde fois, avec trois fré-
gates et plusieurs transports, pour aider à soumettre
les restes du parti de Napoléon dans le Midi. C'é-
taient de nouveaux liens envers une famille destinée
à mettre encore à l'épreuve de l'infortune ses servi-
teurs. M. de Montalembert retourna à Londres en qua-
lité de premier secrétaire d'ambassade. Louis XVIII,
qui connaissait son attachement et qui aimait ses
opinions constitutionnelles, le fit, au mois de juil-
let 1816, son ministre plénipotentiaire près la cour
de Stuttgard , et l'éleva, le 5 mars 1819, à la dignité
de pair de France. Nous allons le voir dans cette
carrière de la pairie, où il a siégé douze ans au milieu
des vicissitudes de l'opinion , sans cesser un seul
jour d'honorer les siennes, quoiqu'il soit difficile,
en de si grands changements, de rester toujours su-
périeur à la séduction de tout ce qui se passe autour
de nous.
Le début de M. de Montalembert à la Chambre fut
aussi noble qu'heureux. C'était en 1820. Il avait été
nommé ministre plénipotentiaire près la cour de,
Danemark, et se disposait à partir pour Copenhague.
Des lois d'exception gouvernaient alors la France , à
cause du meurtre récent de l'infortuné duc de Berri,
triste épitaphe qu'on avait gravée là sur sa tombe
pour y être un signe de salut, comme si la société
se sauvait par un prétendu bannissement de six mois
imposé au mal. On pensait ainsi dans ce temps-là.
- 9 —
M. de Monlalembert ne partageait pas ces pensées
frivoles, et, étant monté à la tribune pour défendre
les prérogatives de la pairie à l'égard de la contrainte
par corps, il termina ainsi son discours : « Dans peu
de jours je quitterai la France, peut-être pour plu-
sieurs années. Qu'il me soit permis, avant de des-
cendre de cette tribune , de former un vœu, celui de
retrouver à mon retour la pairie intacte dans sa di-
gnité comme dans son honneur, et la France délivrée
des lois d'exception, jouissant enfin de la plénitude
de ses libertés conslitutionnelles (1). » Après ce vœu,
M. de Montalembert descendit de la tribune, où il
avait paru pour la première fois; mais il ne quitta
point la France. Rayé de la liste des ambassadeurs
par le ministère de MM. de Richelieu et Pasquier , il
demeura six années sans emploi : ce sont ces six
années qui forment la première partie de sa carrière
législative.
Nous remarquons principalement les discours qu'il
prononça, dans cet intervalle, sur les questions de
la guerre d'Espagne, de la septennalité, de l'indem-
nité et des substitutions.
Il considéra la. guerre d'Espagne comme nécessaire
pour rétablir la prépondérance de la monarchie fran-
çaise , en ralliant autour de la victoire tous nos vieux
soldats, et nous créant sur le Rhin, pour la sécurité
des Pyrénées, une force capable d'arrêter l'am.bition
du Nord. « Qui vous assure, s'écriait-il , que le suc-
cesseur d'Alexandre héritera de sa modération comme
(1) Séance de la Chambre des pairs, du 10 juillet 1820.
-io-
de sa puissance, de ses vues pacifiques comme de
son empire? Qui vous dit que son génie, au contraire,
ses goûts, ses inclinations, ne le pousseront pas vers
les conquêtes? Qui vous dit surtout que ces huit cent
mille soldats dont nous a parlé M. le ministre des
affaires étrangères, cessant d'être comprimés par
une main également ferme et prudente, ne deman-
deront pas à grands cris et du soleil et des mers ,
bienfaits que la nature a refusés à leurs vastes soli-
tudes, et sans lesquels il n'est pas de jouissances
pour une nation civilisée? Qui pourra alors s'opposer
à ce torrent dévastateur? Sera-ce l'Autriche? la
Prusse? la Confédération germanique? Vain espoir/
Prenez la carte de l'Europe : voyez le bastion me-
naçant que forme la Pologne. Les Russes, dans leur
première attaque , couperont l'Allemagne par le
centre, et ils s'établiront sur le Rhin avant la fin de la
première campagne. Qui pourra donc les arrêter (1)? »
Ce devait être ce bastion menaçant de la Pologne
qui effrayait M. de Montalembert. Il est devenu, en
effet, le bastion de l'Europe contre la Russie, et si la
Providence ne l'eût jeté tout à coup entre le succes-
seur d'Alexandre et le successeur de Charles X, entre
la barbarie et la liberté, ce n'est pas sur le Rhin que
la Russie eût rencontré sa perte, malgré la voix élo-
quente qui nous invitait naguère à prendre un
baptême de gloire dans le fleuve qui baigne la for-
teresse de Mayence (2). Le point de vue de politique
(1) Séance de la Chambre des pairs , du 18 mars 1823.
{2} Discours de M. de Montalembert, le 29 mars 1831.
— Il -
générale où s'élait placé le noble comte pour envisa-
ger la guerre d'Espagne, fut trouvé froid par l'esprit
de parti, quoiqu'il se fût plaint que le ministère n'eût
pas levé une armée assez formidable pour l'accom-
plissement de ses projets, et qu'il eût dit : « Puisque
nous avons passé les Pyrénées, il faut pouvoir aller
jusqu'aux colonnes d'Hercule; quand la France tire
l'épée, elle doit la tirer tout entière (1).» Ce mot peint
le caractère du noble comte ; il ne fut jamais à demi
ce qu'il était, ni gentilhomme, ni émigré, ni pair de
France , et quand le sentiment de la foi , qu'il n'avait
perdu en aucun temps, se fut réchauffé une fois dans
son cœur par le spectacle de la religion abandonnée
des rois, et par de douces sympathies de famille, il
devint si fervent catholique, qu'on l'eût pris pour
un de ses ancêtres ressuscité d'un tombeau des croi-
sades.
Il vota pour le renouvellement septennal de la
Chambre des députés, parce qu'il était persuadé,
d'une part, que les trois pouvoirs avaient le droit de
changer un article de la Charte, et qu'il croyait,
d'une autre part, la septennalité nécessaire pour in-
vestir la seconde Chambre législative d'une autorité
plus stable, moins sujette aux variations produites
par les intrigues électorales. Et veut -on savoir ce
qu'il entendait par les intrigues électorales? Qu'on
écoute ce fier langage tenu en 1824, au temps de la
toute- puissance de M. de Villèle : « Je veux parler
des manœuvres odieuses pratiquées par des agents
(i) Séance de la Chambre des pairs, du 30 avril 1823
— 12 -
subalternes du pouvoir; manœuvres dont tout le
monde a connaissance , et dont l'opinion a déjà fait
justice. Encore deux ou trois élections influencées
d'une pareille manière , et les fonctionnaires publics
tombent dans la dégradation, et le gouvernement re-
présentatif devient une véritable dérision. Ah ! dans
ces jours de dépendance universelle, et de tendance
générale vers la servilité; dans ces jours où l'égoïsme,
la vanité, le besoin de jouissances nous portent sans
cesse à sacrifier les droits les plus nobles, et à déshé-
riter notre postérité des biens les plus précieux, car
en peut-il exister de plus inappréciables que les
droits politiques, éloignons, Messieurs, éloignons
les époques de nos élections; donnons -nous le
temps de former quelque indépendance héréditaire
dans les idées comme dans les fortunes de nos fa-
milles. Laissons passer cette soif de distinctions
éphémères, cette manie de cordons de toutes les
couleurs et de tous les pays : triste héritage du der-
nier gouvernement (1)! » Je ne sais si je me trompe,
mais ce vote me paraît plus honorable que s'il eût
été plus conforme à la Charte. Il y avait là une
triple indépendance : l'indépendance de la popu-
larité, du pouvoir et des idées. Ajoutons que M. de
Montalembert voulait abaisser de dix ans l'âge
des éligibles, et qu'il regardait cette mesure
comme essentiellement liée à celle de la septenna-
lité (2).
(1) Séance de la Chambre des pairs, du 4 mai 1824.
{2j Discours de M. de Montalembert, du 30 mars 182a
— 13 —
M. de Montalembert vota encore en faveur de la
loi tendant à indemniser les anciens propriétaires
de biens -fonds confisqués et vendus au profit de
l'Etat pendant la révolution. Il la jugea propre à
éteindre les haines, et à faire disparaître la distinc-
tion fâcheuse que l'opinion s'obstinait à maintenir
entre les propriétés patrimoniales et nationales. Il
y était d'ailleurs personnellement désintéressé. Si
un amendement qu'il proposa eût été admis, les
héritiers du sang eussent seuls joui du bénéfice de
l'indemnité, et les lois imprescriptibles du droit na-
turel eussent triomphé des règles étroites du droit
civil.
Mais, parmi les projets de loi que soutint le noble
pair, il n'en est aucun qui fut accueilli avec plus de
marques d'impopularité que le projet sur le droit de
primogéniture et les substitutions, et il n'en est au-
cun sur lequel il ait développé des vues plus géné-
rales, plus élevées, avec une mesure aussi supérieure
à l'esprit de parti , qu'il obligea de respecter sa pa-
role, tant elle eut l'accent de la conscience, et sem-
blait inspirée parla hberté. Il établit que nos lois sur
les successions n'étaient compatibles qu'avec le
régime républicain et le régime absolu, et que la
monarchie constitutionnelle périrait si elle n'était
appuyée sur le droit de primogéniture uni au droit
limité des substitutions. « Je ne vois, disait-il, et ne
puis voir dans le morcellement illimité du sol, et
dans ses désastreuses conséquences , que des élé-
ments de servilité ou d'anarchie, de despotisme ou
de républicanisme ; et certes , Messieurs , ce ne sera
— 14 —
point avec de tels éléments que nous pourrons nous
flatter de transmettre à nos enfants les nobles et pré-
cieuses institutions que nous devons au plus sage des
rois. Nous tomberons dans la servitude ou dans le
chaos révolutionnaire; la chute est inévitable. Chose
incompréhensible! nous voulons des libertés, des
institutions, des garanties, des limites au pouvoir
ministériel, et nous conservons bien soigneusement
une législation qui établit parmi nous une quantité
de petits propriétaires, bien indigents, bien exclu-
sivement occupés de leurs nécessités domestiques.
Nous voulons être forts contre l'arbitraire, et nous
chérissons cette désespérante subdivision du sol qui,
pour me servir de la pensée d'un orateur de l'autre
Chambre (M. Royer-GoUard) , relègue tristement
chacun de nous au fond de sa faiblesse indivi-
duelle. Ignorons- nous donc qu'un peuple courbé
sous les exigences du morcellement illimité , dissé-
miné, éparpillé sur des morceaux de terre, n'est et
ne peut être que la propriété des agents du fisc et
des fonctionnaires salariés? Si ce peuple a des
droits, s'il a des institutions, ce sont des simulacres;
car il ne peut ni exercer les uns ni conserver les
autres. Remarquez, Messieurs, une étrange et bi-
garre inconséquence. De toutes parts on entend les
partisans du partage à l'infini de la propriété fon-
cière s'élever en même temps contre la centralisa-
tion; demander, comme l'a fait un noble pair (M. le
comte de Mole), l'organisation des communes, une
loi municipale. Mais un morr.ent de réflexion ne de-
vrait-il pas suffire pour leur démontrer que la cen-
— 15 —
iralisation, ce fléau du gouvernement représentatif,
est la conséquence inévitable du morcellement de le
propriété foncière, de la disparition du patrimoine
des familles? Dans un pays où on ne trouve que des
individus sans consistance politique, des fortunes
temporaires, accidentelles, des existences éphé-
mères et sans influence locale; je le demande , dans
|un tel pays, comment espérer autre chose qu'un
'système de centralisation et de bureaucratie (1)? »
iNous aimons mieux citer ces paroles que de les tra-
iduire; elles initient le lecteur dans le secret d'une
Ivie politique qui n'a été que trop promptement ter-
lOiinée, mais qui, en laissant des regrets, n'a laissé
e souvenir d'aucune contradiction. Il est facile
de voir où le noble comte a puisé les élans vigou-
reux et les principes indépendants qui l'ont re-
commandé à l'attention publique pendant le cours
de la dernière session , lorsque la publicité des
séances de la Chambre des pairs, qu'il avait tou-
jours réclamée , permit au pays d'entendre sa voix.
Un amour si persévérant de la liberté, un langage
si ferme et sincère, ne plurent pas au pouvoir. M. dft
Montalembert s'aperçut souvent qu'on ne se souve-
nait plus de ses services ni de son long exil , et il
laissa un jour s'échapper cette douleur de son âme,
avec l'accent d'une résignation touchante : « Émi-
gré, rentré en France à l'époque delà Restauration,
ayant perdu père et mère dans l'exil, il me semblait
pouvoir espérer que mes opinions politiques seraient
(1} Séance de la Chambre des pairs, du 30 mars 1826.
— lCi —
à l'abri de fausses interprétalions; rexpérience m'a
démontré le contraire. Nous vivons dans un temps
où les antécédents comptent pour peu de chose. Ce
que les passions demandent avant tout , et elles ont
encore un grand empire parmi nous . c'est une abné-
gation complète de son indépendance, une soumis-
sion aveugle aux idées dominantes du moment,
dussent -elles nous pveeipitcr dans Vabnne (1). »
Hélas 1 Tabîme s'est ouvert. Celui qui avait annoncé
à Louis XV 111 son rétablissement sur le trône de
ses aïeux a vu tomber ce trône antique encore une
fois, et, descendu bientôt lui-même au lieu où
tous les exilés se retrouvent , il n'a point porté d'heu-^
reuses nouvelles à la famille de saint Louis.
Soit que ce^i plaintes eussent été entendues,
que le pouvoir de M. de Villèle penchât vers
chute, en iS26 le comte de Montalembert ren
dans la carrière diplomatique par sa nominatio
au poste de ministre plénipotentiaire à Stockholm
11 s'y rendit en 1S27. Un cruel malheur le ramena
sur la terre de France, au mois d'octobre 1829 ; il
n'y revit plus sa tille. 11 lui avait donné, sous le cie
du nord . un baiser que son front ne devait plus re-
cevoir, quoique ce front n'eût encore que quinze
ans. C^e coup accabla le malheureux père. Son âme
accoutumée à prendre tout avec énergie , prit ainsi
la mort dès qu'il l'eut rencontrée sur son chemin, &
il ne sortit du tombeau de sa fille que pour entre
dans le sien. Un changement total s'opéra dans sj
il] SétBC» de îa Clïambre des p*irs. du 14 avril l^S.
— 17 —
vie : la musique, le dessin, les arts, le monde, tout
ce qu'il avait aimé et qui le rendait d'un commerce
infiniment aimable, ne fut plus qu'une distraction
importune jetée çà et là entre lui et sa fille bien-
\ aimée. Il se retira de la société pour ne plus vivr
\ qu'auprès de sa femme et de ses deux fils, avec la
[pensée profonde de la relidon et de la mort: et
quand éclata, comme un coup de foudre, la chute
i d'un trône dont il avait partagé vingt- deux ans la
i longue misère, il sentit ce je ne sais quoi d'un homme
I de forte trempe dont Dieu brise les liens, qui accepte
1 le défi, et se prépare à remplir sans peur la dernière
! part de sa mission. Que les jugements de la foule
' sont insensés! Quand envoyait naguère à la tribune
î cet homme indépendant jeter ses paroles comme
elles lui venaient, hardies, accentuées, toujours
I généreuses, mais avec quelque chose de sauvage ou
d'inculte, avouant sans détour qu'il ne pensait plus
comme il avait pensé autrefois, quoiqu'il y eût au
fond de ses idées politiques une rare harmonie, on
ne savait qu'accuser en lui. ou l'imprudence, ou
l'habileté de l'orateur, moins grande que son âme.
Hélas ! c'étaient les derniers sons de cette âme qui
se sentait brisée avant le temps , et qui , éclairée
d'une lumière nouvelle sur le cercueil de sa fille et
sur les ruines de cinquante ans , parlait sans tenir
compte des hommes , disait la vérité avec une sorte
de désespoir, avec la crainte douloureuse que la pa-
trie ne rendît pas justice aux efforts d'un homme
dont elle n'avait pas connu la jeunesse , et dont la
mort allait lui cacher les dernières intentions. Il ne
— 18 —
découvrit qu'au bout de sa carrière le parti auquel
il avait appartenu toute sa vie. Solitaire jusque-là
dans ses opinions, il ne savait pas se dire à lui-même
dans quelle classe politique il fallait le ranger, lors-
que la bannière de la liberté se leva à côté de celle
de Dieu en Belgique , en France et en Pologne. Il
com,prit alors ce qu'il était, il jugea son existence
tout entière, et s'expliqua le destin des rois. Je n'ai
pas vu vivant l'homme dont je raconte les pensées
aux catholiques. Mais , quoique je ne l'aie pas
connu, je puis raconter ses pensées : je les ai lues
dans une âme qui ne trompa jamais ni Dieu ni les
hommes.
La monarchie avait donc failli : la terre foulée par
tant de rois puissants avait manqué sous les pieds
de leurs pelits-fils. M. de Montalembert, qui n'était
en France qu'en vertu d'un congé, fut révoqué de
ses fonctions d'ambassadeur. Il prêta serment au
nouveau chef de l'État , le 10 août 1830, sans dire
d'autres paroles que celles-ci : « Je le jure. » Depuis
ce moment il ne cessa de paraître à la tribune pour
y défendre par l'énergie de sa parole tous les droits
de la France, ses libertés, son honneur, sa gloire,
tout ce qui était juste et grand. [1 ne laissa passer!
aucune parole honteuse sans la relever, aucune loi
illibérale sans la combattre, aucune réclamation
constitutionnelle sans la soutenir. Il était toujours
là; il parla plusieurs fois seul sur les affaires enle-
vées aux délibérations par la rapidité des scrutins.
Seul il éleva la voix en faveur de la Pologne; il n'est
descendu de la tribune des pairs sur ce malheureux
— 19 —
pays d'autres encouragements que ceux qui tom-
bèrent de sa bouche. Les interruptions fréquentes
qu'il éprouvait, les soulèvements de la Chambre ne
le découragèrent jamais; il reparaissait le lende-
main plus fort que la veille. Tous les organes de
l'opinion s'étonnaient de tant d'activité et de con-
stance dans un homme qui ne s'était montré jusque-
là que de loin en loin à la tribune, et ils ne com-
prenaient pas quel était le ressort secret de cette
subite exaltation. Quoique le souvenir de ses der-
niers travaux soit encore présent à tous les esprits,
du moins à l'esprit des catholiques , qu'il nous
soit permis de rappeler brièvement les plus re-
marquables. L'ordre chronologique n'est pas ce-
lui de l'éloquence , mais c'est quelquefois celui du
cœur.
I Le 11 août 1830, la Chambre s'occupait de Ta-
Idresse au roi. M. de Montalembert, tandis que tout
tremblait encore devant le peuple, demanda qu'on
ine parlât au roi de la France qu'en ces termes : La
\France monarchique et cunstitutyomielle.
Le 18 septembre, il faisait l'éloge de la loi qui
lattribuait au jury la connaissance des délits de la
presse, et rappelait la constance de ses attaques
contre la censure.
Le 29 décembre , il prononçait un excellent dis-
jcours contre la confiscation du fonds commun de
ll'indemnité , et demandait la suspension de cette
mesure jusqu'au moment de la guerre.
Le 24 février 1831 , il voulait que les colonels et
lieutenants - colonoU de la garde nationale fussent
— 20 —
nommés par l'élection, et non par le roi. Il attribuait
la chute de tous les gouvernements passés à la non-
intervention du peuple dans ses affaires.
Le i^^ mars, discours contre la formation d'une
légion étrangère à l'intérieur, dans la crainte qu'elle
ne favorisât le despotisme. — Éloge intrépide de la
conquête d'Alger, reproches énergiques au gouver-
nement sur son ingratitude à l'égard des vainqueurs;
de l'Afrique.
Le 2 mars, M. de Montalembert s'oppose à ce
qu'on discute en séance secrète l'adresse au roi sur
les lamentables événements de février.
Le 3 mars, il attaque seul l'ensemble de la loi
municipale et la centralisation, demande le suffrage
universel et l'élection des maires, a C'est surtout,,
dit -il, dans l'organisation de la commune que l'in-
tervention des masses doit avoir lieu. C'est là où il
faut se hâter de l'établir. C'est là où il faut planter
non l'arbre de la liberté, mais le principe de l'élec-
tion dans toute sa plénitude. » — Le même jour, il
flétrissait les traités de 1815, et parlait pour la pre-
mière fois de la Pologne.
Le 8 mars , il défend la pétition de V Agence gé-
nérale en faveur de la liberté d'enseignement, et
termine ainsi son discours : « Comme Français et
catholiques, nous demandons, nous exigeons même,
puisque tel est notre droit , la hberté de l'enseigne-
ment pour tous. Cette liberté est indispensable au
bonheur de nos familles, au maintien de l'autorité
paternelle, et, pour ma part, je ne cesserai de la
réclamer aussi longtemps que j'aurai un siège et
— 21 —
ine voix dans cette enceinte. » L'infortuné ne s'as-
siéra plus sur ce siège, et sa voix ne s'élèvera plus
in faveur des catholiques ; mais les catholiques n'ou-
Dheront jamais celui qui fut Jeur défenseur, et se
léclara hautement leur frère.
Le 22 mars , à propos de la loi sur les crédits
extraordinaires, le noble comte examine la politique
lu ministère à l'extérieur, qui se réduisait depuis
>ix mois à être fort avec les faibles, et faible avec
es forts. Il s'indigne contre les traités de 1815, les
Drotocoles de Londres, la lâcheté ministérielle à
'égard de la Pologne , et s'écrie : « La Pologne
sanglante, abandonnée, mourante dans les convul-
dons d'une longue agonie, apparaît à mon imagi-
lation... La France connaît ceux qui ont paralysé
>on bras; elle connaît ceux qui ont étouffé la mani-
éstation de ses vœux pour un peuple de guerriers
}ui a partagé toutes ses gloires et toutes ses infor-
unes. Oui, elle les connaît, et elle ne leur pardon-
lera jamais. Je n'hésite point à le dire, la plus
grande faute du cabinet français a été l'abandon de
a Pologne ; faute immense dans ses conséquences ,
rréparable dans ses résultats. En effet, le rétablis-
sement de la Pologne a été reconnu par tous les
partis, par toutes les opinions, comme une des
grandes nécessités de l'époque. Eh bien 1 Dieu lui-
nême relève cette barrière ! Dieu relève cette
grande et généreuse nation polonaise, comme pour
doubler nos forces et protéger l'Europe, et nous
l'abandonnons 1 Et nous ne voyons pas que sa ruine
servira d'un pont de sang pour arriver jusqu'à nous ! »
— 22 —
Le 29 mars , il s'élève avec énergie contre la loi
sur la procédure des délits de la presse qui enlève
aux prévenus la garantie d'une instruction préa-
lable, contre le système général du gouvernement,
et contre la spoliation des lorêLs en particulier.
Le 30 mars, M. de Montalembert discute la loi
électorale, réclame le suffrage universel, et provi-
soirement l'abaissement du cens à cinquante francs,
qui eût au moins donné quinze cent mille électeurs
pour un peuple de trente millions d'hommes.
Le 18 avril, le noble pair parla pour l'avant-der-
nière fois. Son discours roula sur la position géné-
rale delà France en Europe, sur les moyens qu'on
eût pu employer pour obtenir une glorieuse paix,
au lieu de sacrifier l'honneur à la crainte d'une
guerre devenue inévitable, parce qu'on n'arrête pas
ia guerre avec la lâcheté. Le maréchal Mortier, qui
se trouvait au pied de la tribune, lui ayant reproché
d'être trop passionné: « Oui, je le suis, répondit-il,
je suis passionné pour la gloire et l'honneur de mon
pays. » Il ne savait pas encore quelle funèbre preuve
il donnerait bientôt de la sincérité et de l'ardeur de
cette passion.
Le lendemain, il prit encore la parole : ce fut pour-
faire écarter la proposition de mettre hors la loi
française la branche aînée des Bourbons. Après
avoir rendu ce témoignage d'un ancien amour à des
princes malheureux , terminant ainsi sa carrière
comme il l'avait commencée , il tomba bientôt ma-
lade, et ne se releva plus. Sa maladie était, d'après
l'opinion unanime des médecins, le produit d'un
— 23 —
travail excessif et d'une application trop étrangère
à la vie précédente de l'orateur. La complication de
ses ailaires domestiques vint ajouter à toutes ces
agitations. La pensée de l'humiliation de son pays
le dévorait aussi. Son organisation , quelque forte
qu'elle fût, ne put résistera de si rudes épreuves; la
sève de la vie fut épuisée par ce dévouement sans
relâche et sans fruit.
Soit que la mort de sa fille bien- aimée lui eût ré-
vélé la sienne , soit que Dieu éclaire ses serviteurs
aux approches de leur fin, M. de Montalembert an-
nonça, dès le premier jour, que sa maladie était
mortelle, et toute sa pensée se tourna vers l'éter-
nité. 11 ne la ramenait du ciel que pour entretenir
sa famille du sort qu'il lui laissait, se fiant à la
Providence du soin de le remplacer, interrogeant
son fils d'une voix chaque jour plus faible et plus
rare sur les affaires des catholiques; et quand l'es-
pérance de la vie le reprenait, ce qui arriva surtout
quand il n'y avait plus d'espérance , il disait des
choses infiniment touchantes sur la vie chrétienne
qu'il voulait mener avec son fils. Il communia avec
la plus fervente piété. La mort étant proche, il fai-
sait un effort pour demander encore une fois le pain
ie la vie , qu'il ne pouvait déjà plus porter, et un
léger égarement se mêlant à sa pensée, qui errait
parmi tout ce qu'il avait aimé, il priait son fils de
venir communier avec lui. Son âme luttait tous les
jours entre le souvenir de sa fille enlevée à quinze
ans, et famour infini qu'il portait aux débris de sa
famille. Cet amour l'eût sauvé s'il avait pu fêlre.
~ 24 — .
Mais la voix de sa fille fut plus puissante au fond de
sa tombe que la parole de ceux qui étaient restés;
il s'en alla, par une pente naturelle, vers le cer-
cueil : il y avait bientôt deux ans qu'il n'avait em-
brassé sa fille. Pourtant depuis trois jours on avait
conçu un plus grand espoir, la maladie avait sus-
pendu son activité, lorsque le 20 juin, à trois heures
de l'après-midi, une crise violente se manifesta.
Le malade repoussa doucement les remèdes, en di-
sant : (( Je mourrai ce soir par l'ordre de Dieu. »
Sur le soir, il reçut le dernier sacrement des chré-
tiens, et quand l'aurore du lendemain se leva, ses
yeux ne pouvaient plus voir que la lumière de l'é-
ternité. 11 avait vu celle du monde cinquante- trois
ans.
Telle a été la vie du comte René de Montalem-
bert. Longtemps étranger à la France, inconnu du
peuple , ignorant les cours , la solitude aurait envi-
ronné d'un peu d'amertume la fin de sa carrière, si
le malheur et la religion n'avaient élevé son âme
bien au - dessus des illusions de la faveur. Il re-
cueillit en secret, dans les derniers temps, des té-
moignages d'estime dont la vérité touchante l'eût
consolé, s'il avait eu regret aux sympathies éphé-
mères des partis. Un grand nombre de bons citoyens
qui lui étaient inconnus lui adressèrent, des divers
points de la France , des félicitations que sa famille
conservera parmi ses titres de noblesse. Les catho-
liques encouragèrent aussi ses généreux combats
pour leur cause. Ce n'est pas qu'il partageât toutes
nos opinions : il avait conservé pour une famille
— 25 —
exilée un inlérêL encore plus tendre que le nôtre, soil
à cause de notre âge plus jeune, soit parce que la
foi nous retirait davantage des hommes. Il était
aussi profondément attaché aux ruines de l'aristo-
cratie ; il les regardait comme sacrées, comme les
reliques des siècles anciens protégeant les siècles
nouveaux, et il n'avait vu qu'avec peine nos attaques
contre la Chambre des pairs , dont il avait toujours
défendu l'honneur. Si la Chambre avait suivi ses
conseils et imité ses exemples, peut-être aujourd'hui
elle aurait une autre part dans toutes les destinées
de la France. Mais je dois ici m'arrêter, me souve-
nant que j'écris la vie du premier pair catholique
de l'ère nouvelle : c'est le nom que nous lui garde-
rons dans notre mémoire , si nous ne sommes pas
ingrats envers lui ; il renferme l'idée de tout ce
qu'il aima, la religion, la liberté et l'honneur héré-
ditaire.
Avant de quitter sa tombe, je la regarderai encore
une fois, je veux voir l'écusson du chevalier chré-
-ien. C'est la croix des croisades. Longtemps elle
ivait été sans légende, ayant assez de gloire pour
:e taire, jusqu'au jour où, dans l'exil, une noble
modestie y grava ces mots : Cecidi, sed surgam.
Ilette double prophétie commence à s'accomplir :
a croix se relève, et le nom de l'exilé a désormais,
lans le souvenir des catholiques, une durable gran-
leur.
PANEGYRIQUE
DU
B. FOURIER
PRONONCÉ DANS L'ÉGLISE DE MATTAINGOURT
LE 7 JUILLET 1853
PANÉGYRIQUE
OU
B. FOURIER
Lumen ad revelationem gentium.
Une grande lumière pour la révéla-
tion des peuples (1).
Éminence (2) ,
Messeigneurs (3) ,
Mes Frères,
Lorsqu'on ouvre pour la première fois l'histoire
du bienheureux Fourier, l'esprit éprouve une sorte
d'incertitude et de travail. Il ne discerne pas tout
d'abord le véritable caractère de cette belle figure ;
il se demande ce que fut l'homme dont les traits
(1) Saint Luc, chap. ii, vers. 32.
(2) S. E. le cardinal archevêque de Besançon.
(3] Nosseigneurs les Évêques de Saint-Dié, de Langres, dd
Nancy, de Metz, de Strasbourg et de Verdun.
— 30 —
passent devant lui. Car Fourier a touché à tout
dans les choses de Dieu. Pasteur d âmes, fondateur
d'un ordre , réformateur d'un autre , mêlé aux con-
seils de son prince et de son pays, il a rassemblé
dans sa personne des souvenirs qui suffiraient à
plusieurs vies illustres, et l'on ne sait entre tant
d'œuvres et tant de vertus comment distinguer le
dessein principal de la Providence sur lui. Toute-
fois , à mesure que l'on avance dans la contempla-
tion de cette physionomie féconde , on reconnaît où
gît le mystère de son unité. Fourier n'appartient
pas à la rare lignée des grands fondateurs d'ordre ;
demeuré au-dessous de saint Benoît, de saint
Dominique, de saint François d'Assise, il n'égale
pas non plus saint Bernard dans la renaissance d'un
institut tombé : sa prédestination plus vaste ne lui
permit pas de fonder ni de réformer comme eux ,
et sa gloire plus disséminée apparaît moins splen-
dide dans le point où se concentre la leur. Que
fut -il donc? De quel nom propre l'appeler? Quelle
couronne déposer sur ce front qui en porta plu-
sieurs ?
Si je ne me trompe, mes frères, Fourier fut un
saint prêtre : c'est là le mot qui résume sa vie, qui
en explique la variété et en forme l'unité. Il fut un j
saint prêtre, et lorsque la Providence marqua ici
son tombeau , près des âmes dont il avait été qua-
rante ans le pasteur, plutôt qu'en des lieux magni-
fiques, où il eût reposé sous la garde d'autres
prières et d'une autre admiration, elle nous révéla,
ce semble, le vrai caractère de son serviteur. Pour- '
— 31 —
tant ce prêtre modeste, caché tant d'années au pres-
bytère d'un pauvre village, fut initié aux plus hautiî
secrets de son temps; il connut le cœur des princes,
et décida par ses conseils des destinées de son pays.
On le vit même souffrir des maux qui ne sont ré-
servés qu'aux grands de la terre, et mourant dans
l'exil après avoir vécu sous le chaume, on put le
prendre pour un de ces vieux Romains qui pas-
saient de la charrue au consulat, et du commande-
ment à l'adversité. Nous ne saurions , mes frères ,
négliger ce point singulier de sa vie : Fourier fut
à la fois un saint prêtre et un grand citoyen. C'est
sous ce double aspect qu'il nous faut le considérer,
voir d'abord en lui le don de Dieu par excellence,
le sacerdoce, puis de là redescendre peut-être,
mais sans que l'homme ni sa vertu s'abaissent avec
les choses, tous deux, le sacerdoce et la patrie, le
prêtre et le citoyen , se prêtant au sein de Dieu le
secours réciproque, quoique divers, de leur majesté.
Il est difficile d'être un saint, mais il est difficile
aussi de les louer. Je prie Dieu , qui nous a réunis
sur cette tombe , de bénir mes paroles , de les rendre
dignes de l'homme dont nous céJébrons la mémoire,
dignes de cette assemblée et des princes de l'Églis')
qui sont venus la présider.
Si nous voulons savoir ce que c'est que le sacer-
doce dont nous allons étudier un si remarquable
I
— 32 —
exemplaire , il importe que nous en recherchions la
source ; car on ne connaît bien une chose qu'en pé-
nétrant jusqu'au principe d'où elle tire son être et
son cours. Or Dieu seul, qui est le principe de tout,
l'est aussi du sacerdoce : mais en quelle manière ,
à quelle heure, dans quel but? Le sacerdoce est-il
un mystère des temps ou de l'éternité? Est -il ne
de ce premier acte par lequel Dieu s'est donné dans
son propre sein un Fils inséparable de lui ? Non :
car, en se donnant un Fils, Dieu est devenu père
et le principe de toute paternité , mais non pas
prêtre. Est-ce dans cet autre acte par lequel, pos-
sédant déjà son Fils, il évoqua au fond de sa sub-
stance l'expression vivante et distincte de l'amour
qui les unit l'un à l'autre? Non : car, en produisant
au dedans de lui-même le Saint-Esprit, Dieu devint
inspirateur et le père de toute inspiration, mais non
pas prêtre. Est-ce enfin dans ce troisième acte, lors-
que, satisfait de son intime et éternelle fécondité, il
lui plut de la répandre au dehors, dans l'espace et
le temps? Non; car, par la création. Dieu devint
Seigneur et le principe de toute seigneurie ou
domination, mais non pas prêtre. Je vois donc
se révéler dans les trois premiers actes divins le
père et le principe de toute paternité, l'inspirateur
et le principe de toute inspiration , le Seigneur et
le principe de toute domination : mais c'est en
vaii) que j'y cherche l'origine de cette autre chose
mystérieuse et sacrée que nous appelons le sa-
cerdoce.
Or David ouvre ainsi l'un de ses psaumes : Le
— 33 —
Seigneur a dit à mon Seigneur (1). — 0 Prophète,
•ju'est-ce que le Seigneur a dit à ton Seigneur? —
Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-loi à
ma droite y jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis
r escabeau de tes pieds.,. Le Seigneur Va juré, et il
ne s'en repentira jamais (2). — 0 Prophète, qu'est-
ce que le Seigneur a juré, et à qui a-t-il juré? Pour-
quoi cette solennelle allocution, et d'où vient ce ser-
ment, le premier de tous, ce serment tombé delà
bouche de Dieu lui-même? Le Prophète nous l'ap-
prend : c'est à son propre Fils que Dieu parle, à son
Fils engendré de son sein avant V aurore (3) ; c'est
à lui qu'il jure, et ce qu'il lui jure, écoutez -le : Tu
es Sacerdos in œternum : — Tu es Prêtre éternelle-
ment (4). Voilà le commencement du sacerdoce, la
première goutte de ce fleuve d'où devait sortir le
bienheureux Fourier, et si vous me demandez com-
ment s'ouvrit ce mystère entre Dieu et son Fils ,
quelle en fut la cause, David nous le dira encore; il
nous dira la parole qui précéda dans le Fils la pa-
role et le serment du Père. Écoutez celle-ci après
avoir écouté celle-là : Holocaulomala pro peccato
non tihi placuerunt , tune dixi : Ecce venio : — Les
holocaustes offerts par l'homme pour expier S07i
crime ne vous ont pas plu, alors j'ai dit : Me voici,
je viens (5). Le sacerdoce est né de cette parole du
(1) Psaume cix, vers. 1.
(2) Ibid., vers. 1 et 4.
(3) Ibid., vers. 3.
(4) Ibid., vers. 4.
(5) Saint Paul aux Hébreux, chap. x, vers. 6 et 7.
— 34 —
Fils acceptée par le Père; il est né d'un sacrifice
commencé dsins le ciel , achevé dans le monde , per-
pétué en tous ceux qui veulent devenir une portion
de la victime pour obtenir une part dans la puissance
de l'holocauste.
Oui, le sacerdoce est une immolation de l'homme
njoutée à celle de Dieu, et celui-là y est appelé qui
sent dans son cœur le prix et la beauté des âmes.
Quiconque, ici -bas, sous l'enveloppe douloureuse
qui nous presse et nous obscurcit, reconnaît l'image
immortelle de Dieu; quiconque y discerne, malgré
lo péché, la ruine et la désolation, un tel et si cher f
objet d'amour qu'il en voudrait mourir, celui-là porte '
clans un vase fragile un grand trésor. Il est du sang
qui se verse pour le salut; il entend quelque part,
plus haut que toute chose, cette douce et pénétrante
parole : Tu es sacerdos in œternum : — Tu es prêtre
élernellement.
Il n'y a pas d'âge exclu de cet appel des forts ; ve-
nant de l'éternité, l'éternité supplée ce qui manque
à l'enfant pour l'entendre, au vieillard pour y ré-
pondre : mais si aucun âge n'est exclu , il en est un
qui est préféré. La jeunesse plus qu'aucun autre
est sensible à la voix de Dieu ; comme sur une fron-
tière où tout se rencontre , les passions y touchent
aux vertus , et l'abîme du sacrifice y naît souvent ,
comme en Augustin , de l'abîme des voluptés. Il
arrive même que la jeunesse s'épanouit dans l'in-
nocence, et qu'une chair sans tache s'y unit à la vir-
ginité d'une foi qui n'a pas connu d'ombre et d'é-
preuve. L'œil seul de Dieu sait ce qu'il aime le
— 35 —
mieux , du jeune homme qui n'a jamais failli ou du
jeune homme qui a retrouvé l'honneur et l'amour
dans l'expérience du mal.
Né en Lorraine, vers le milieu du xvi^ siècle, en
un temps de discordes civiles et religieuses, Fouricr
fut de ceux dont la jeunesse est un holocauste pré-
maturé. 11 ne connut de l'enfance que le honheur
d'ignorer ce qu'il est douloureux de savoir, et dès
que lâge, sans ôter à son front la beauté de l'ado-
lescent, lui eut apporté la certitude de ne point agir
avec précipitation, il annonça son dessein de consa-
crer sa vie à Dieu dans le sacerdoce.
Mais il ne suffit pas d'être appelé, ni même de ré-
pondre : il faut se rendre digne. Toute grandeur
suppose une préparation initiatrice, et, bien que
chaque année de Fourier, soit dans les langes de la
famille , soit dans la hberté des écoles, eût été mar-
quée d'un progrès qui le conduisait sûrement au
seuil de sa prédestination; cependant, parvenu à ce
vestibule redouté, il s'arrêta pour entrer dans le
sanctuaire avec plus de crainte de lui-même et plus
ide respect pour Dieu. La première épreuve fut de
son choix. 11 pouvait s'ouvrir le chemin du sacer-
doce par la voie ordinaire, c'est-à-dire en s'attachant
au clergé de son diocèse naturel; il ne le voulut pas.
La vie commune lui apparut dans l'Église comme
la grande route des vertus sacerdotales, de même
qu'elle est dans la société humaine, par la famille,
la grande route des vertus de l'homme et du citoyen.
L'isolement nous livre à la merci de nos idées, de
aos goûts, de nos faiblesses; il nous ôte l'occasion de
— 36 —
nous modifier par les autres et de souffrir pour eux;
il concentre enfin sur nous seul l'exercice de nos
facultés, et y attaque d'une manière sourde et persé-
vérante le plus beau don de l'âme, qui est l'expan-
sion. Aussi, dès lorigine, le premier des prêtres,
Jésus -Christ, sut unir dans sa vie la famille et la
virginité, appelant autour de lui des disciples qui
mangeaient à sa table , couchaient sous son toit ,
voyageaient à sa suite, le servaient et en étaient
servis. Le collège apostolique, héritier de ce grand
exemple, n'oublia point de l'imiter. Les évêques pri-
mitifs s'entourèrent aussi d'une communauté qu'on
appela leur Presbyierium , et saint Augustin, l'un
d'entre eux, donna au sien cette fameuse règle qui
porte son nom. Enfin, lorsque l'Église, mutilée par
le protestantisme , voulut relever sa discipline et sa
majesté, elle recourut au remède primordial de la
communauté de vie, et institua sous le nom de sémi-
naires ces belles écoles qui, depuis trois siècles, ont
soutenu la chrétienté conlrei'elTort et l'espérance de
ses ennemis.
Fourier, qui avait eu de bonne heure le génie de
la vertu autant qu'il en avait le courage, aspira donc
à la vie commune dès qu'il eut aspiré au sacerdoce.
Mais où chercher, où prendre cette vie? Des ordres
nouveaux illustraient alors l'Église , et il semblait j
naturel qu'un jeune homme ardent se précipitât de
ce côte : il ne le fit point. Il choisit, à l'étonnementl
général, une congrégalion ancienne déshonorée pari
son relâchement. Fut-ce simplicité d'une âme qui nci
soupçonne pas le mal, ou bien l'erreur d'un dévoue-
— 37 -
ment qui se sacrifiait à une institution perdue? Nous
croyons que Fourier obéiL à un mouvement qui n'é-
tait ni celui de l'ignorance ni celui d'un projet anti-
cipé de réformation : il entra chez les chanoines ré-
guliers de Saint-Augustin, parce que c'était un corps
voué de sa nature au ministère des âmes, et qui lui
représentait le mieux, sous le nom et la règle d'un
grand évêque, la vie du clergé primitif. Il y avait
hardiesse peut-être à confier une vertu de vingt ans
entre des mains qui ne lui promettaient qu'un joug
'sans énergie; mais l'homme de bonne volonté, sous
june règle sainte par elle-même, trouve toujours
'plus d'appui que dans la solitude et la liberté de
:Son propre cœur.
Après que le noviciat eut révélé aux supérieurs du
jeune Fourier le trésor qui s'était donné à eux, il fui
envoyé à l'université de Pont- à -Mousson pour s'y
livrer à l'étude de la science divine, seconde prépa-
ration nécessaire au prêtre, qui est le dépositaire et
'organe des oracles de Dieu. Fourier retrouvait à
Pont-à- Mousson les souvenirs de sa jeunesse , ce
emps écoulé où les lettres l'avaient initié aux beau-
és de la pensée, où il avait appris de l'histoire à
îonnaître les hommes et la Providence, et où sa
aison , mûrie dans les spéculations de la haute sa-
gesse, se délassait ensuite en interrogeant la nature
)our lui dérober ses lois. Il retrouvait encore à Pont-
-Mousson des maîtres et des amis , restes précieux
les beaux jours de la vie, d'autant plus chers à l'âme
[u'on les a mieux mérités. Mais le passé, si pur qu'il
ût , descendait en présence de l'avenir. Fourier s'é-
VIII. — 2
— 38 —
tait séparé du monde : les lettres, l'histoire, la phi-
losophie, l'amitié même, quoique toujours divine,
n'étaient plus que les degrés de cette ascension
mystérieuse qui l'avait porté jusqu'au sommet de
la croix pour y être , avec le Sauveur des hommes ,
victime et rédempteur. Tout devenait grand et
grave : la science de Dieu connu par sa parole rem-
plaçait toute autre science, et demandait au dis-
ciple de plus hautes méditations dans de plus aus-
tères années. Fourier ne s'y méprit pas. Il n'estima
point que son éducation fût accomplie, et que la foi,
'^suffisante au salut du chrétien, fût suffisante au
prêtre qui doit enseigner le salut. Il connut que le
prêtre n'est jamais trop puissant théologien, et il
s'attacha, pour le devenir, à deux livres : la Bible,
qui contient la parole de Dieu, et la Somme de saint
Thomas d'Aquin, qui est la plus profonde expres-
sion du génie théologique de l'Église. Il puisait
dans la Bible l'onction intérieure de la vérité qu'au-
cun autre livre ne peut communiquer aussi ardem-
ment, et la Somme, qui le trouvait embrasé des
feux du Saint-Esprit, lui ouvrait ensuite ces vastes
perspectives où la raison et la foi conjurées lui
expliquaient tout l'ordre des choses divines. C'étai
là qu'il revenait toujours; car le temps manque à
l'homme , et il a besoin de rencontrer quelque
part une flamme qui l'éclairé et ne s'éteigne plus,
une moisson qui le nourrisse et ne se sèche jamais
Fourier rentra dans le cloître au sortir de Pont-à-
Mousson, venant au-devant de la troisième épreuve
qui devait achever en lui l'initiation sacerdotale e
— 39 —
mettre à sa vertu le dernier sceau. Jusque-là on
l'avait aimé. Dans sa famille, au banc de l'école, il
avait obtenu l'affection qu'une jeunesse aimable
appelle naturellement. Mais parvenu à la virilité
de l'âge et du bien, son exemple effraya ceux qu'il
avait choisis pour collègues de sa vie : ils ne purent
supporter la splendeur d'une régularité qui accu-
sait leur dissolution. Fourier devint un ennemi. Il
connut l'envie, la haine, la fureur, d'autant plus
puissantes qu'elles sont davantage contre nature et
qu'elles sortent de cœurs où la charité doit le plus
impérieusement régner. La persécution est presque
toujours le signe d'une grandeur à venir ou le com-
imencement d'une grandeur passée. Elle prépare ou
consomme; elle est à la vie morale ce que la poésie
[est au style. La poésie, en resserrant l'expression
de la pensée dans un champ exact et mesuré , la fait
ijailUr jusqu'aux extrêmes limites du beau ; la per-
sécution, en tombant sur une âme forte, la détache
du monde sans la briser, et la porte vers Dieu.
Fourier avait trente-deux ans, dont près de douze
s'étaient écoulés depuis son entrée aux chanoines
réguliers de Saint -Augustin. Il avait reçu, chemin
faisant, l'onction sacerdotale : il était prêt. C'est une
grande heure que celle où un homme est prêt. Des
âmes inconnues de Fourier attendaient la sienne : la
sienne était prête pour la leur.
Je dis des âmes : car à la différence du Fils de
Dieu qui vint pour toutes les âmes, nul après lui ne
vient que pour un certain nombre , marquées aux
pages secrètes d'une réciproque prédestination.
— 40 —
On offrit le choix à Fourier entre trois béné-
fices : c'était le langage du temps. Le monde croyait
peut-être que par ces bénéfices on entendait l'a-
vantage extérieur attaché à la possession d'une
église, et j'ignore s'il en était ainsi ; mais, devant
Dieu, le bénéfice, ce sont les âmes. Tant qu'il y
aura des âmes données à une autre âme pour les i
bénir et les gouverner dans la vie de Dieu , il y i
aura des bénéfices, et on ne saurait en imaginer j
de plus grands. Les rois de la terre reçoivent des :
empires, ils ne reçoivent pas des âmes; leur béné- |
fice n est rien devant celui du plus pauvre curé de |
village.
On offrit donc à Fourier trois bénéfices , deux ;;
riches de domaines et d'honneurs , le troisième
pauvre, obscur, au fond d'une campagne dont les j
habitants étaient infectés d'hérésie ou plongés dans
cette indifférence qui emprunte des conditions infé-
rieures de l'esprit un caractère aussi obstiné que:
douloureux. Ce troisième bénéfice, vous le devinez,
mes Frères, c'était l'église même où je vous parle,
c'était Mattaincourt, lieu voisin de celui où Fourier
avait reçu la vie, et dont il connaissait à fond la mi--J
sère spirituelle. Il l'accepta de préférence aux deux
autres, parce que c'était un séjour modeste en même
temps qu'une paroisse désolée; il ne crut pas que
trente -deux ans de préparation dans la science et
la vertu fussent de trop pour cette petite part des
âmes que Dieu lui donnait, et il en prit possession
avec une joie que tempérait l'humiUté. Dans ce vaste]
empire dont Jésus- Christ est le chef, il avait un
— 41 —
royaume, petit, il est vrai, mais plus grand encore
qu'il ne convient à un homme; et lorsque du haut
des collines de sa chère paroisse, il en regardait les
toits et les champs, son cœur s'exhalait en tendresse
el en reconnaissance d'avoir élé jugé digne de parler
de Dieu à des âmes. Il les épousait au fond de la
sienne, leur promeltant à voix basse la fidélité, et
de ne plus rien chercher en ce monde qu'elles seules,
elles seules suffisant aux biens et aux maux de sa
vie. 0 beau jour des fiançailles sacerdotales ! Heu-
reux le prêtre qui vous a sincèrement connu ! Heu-
reux le prêtre qui comme Saiil, quand il était petit
à ses propres yeux, comme David paissant les trou-
peaux de son père , comme Rulh ramassant les épis
sous les pieds de Booz, s'est dit avec joie, en consi-
dérant son troupeau : Hœc sors tua joarsque men-
surœ tuœ : — Ceci est ton sort et ton fartage en
Israël pour jamais<»[\) !
Mais une fois passé ce premier moment de ravis-
sement, commence pour le prêtre la douloureuse
:ache de purifier les âmes, de les éclairer, de les
élever, de les tirer de la foi au monde pour leur
lonner celle de Dieu par Jésus-Christ. Tâche pleine
IJl'angoisses et de retours, qui tantôt faisait dire à
haint Paul , qu'il se sentait pris du dégoût de
nvre (2), tantôt le contraignait d'avouer que la coU'
olalion abondait en lui (3), tantôt enfin que la joie
(1) Jérémie, chap. xiii, vers. 25
(2) IP Épître aux Corinthiens, ciiap. i, vers. 8.
(3) Ibid., vers. 5.
i
— 42 —
et la tribulation se surpassaient Vune Vautre dans
son cœur (1). C'est que de tous les travaux de
l'homme, si même c'est un travail de l'homme, le
plus accablant pour ses forces est de convertir les
âmes : les âmes! ce double abîme où les élévations
de l'orgueil appellent les abaissements de la volupté,
où l'esprit se console de la révolte des sens en se ré-
voltant lui-même contre Dieu. Vous jugez bien,
mes Frères, qu'un pauvre prêtre ne peut entrer en
lutte contre une telle puissance sans être armé lui-
même d'une puissance supérieure. Mais quelle sera
t-elle? Il n'y a ici -bas que deux puissances, la vi
et la mort : la vie, parce qu'elle est le principe d
toute activité ; la mort , parce qu'elle brave la vie ,
et qu'acceptée volontairement, elle est dans l'ordre ;
moral l'extrême point de la grandeur. Aussi est-ce
une loi du monde , que ceux qui veulent mourir j
sont les maîtres de ceux qui veulent vivre. Pour- \
tant il se rencontre aussi dans la m.ort une infirmité,
c'est qu'au moment où elle devient maîtresse de la
vie par l'héroïsme, elle demeure, pour me servir
d'une expression fameuse, comme ensevelie dans
son triomphe. Si donc il était possible d'unir en-
semble la vie et la mort, la puissance de l'une à la
puissance de l'autre, l'activité qui fait à la mort qui
défait, on arriverait par là sans doute à une incom-
parable puissance , devant laquelle toute autre flé-
chirait.
Or ce miracle s'est accompli. Jésus - Christ , Dieu
(1} Épîlre aux Corinlhions, chap. vu, vers. 4.
— 43 ^
et homme, le maître cle la vie et de la mort, qui
déposait son âme parce qu'il le v aidait , et non par
nécessité (l), Jésus-Christ a laissé à son Église une
chose fameuse sous un nom nouveau : il lui a laissé
le glaive sanglant et pacifique de la mortification.
Il a dit à nous tous par saint Paul , mais surtout
à ses prêtres, les héritiers les plus directs de sa
croix : Morfifîcate memhra vestra quœ sunt super
terrain : — Mortifiez vos membres qui sont sur la
ferre (2). Et mieux encore : Semper mortifîcationem
Jesu in corpore nostro circumferentes , ut et vita
Jesu manifestetur in corporibus ndstris : — Por-
tons, ne cessons de porter dans notre corps la mor^
lification de Jésus , afin que la vie de Jésus se ma-
nifeste dans notre corps (3). La mortification est
donc une mort qui ne tue pas la vie, mais qui la
manifeste; elle est la réduction de la chair sous la
loi de l'esprit, le sacrifice des sens à la raison, l'es-
clavage du corps pour que l'âme soit libre, enfin le
signe éclatant d'un homme immolé aux hommes et à
Dieu.
Il y en eut même quelque ombre dans l'anti-
quité. On ne fut pas sans y connaître le secret de
puissance que la mortification contient ; l'athlète
s'exerçait aux abstinences pour fortifier son corps ;
le philosophe, pour fortifier s:n esprit. On vit
même dans le destin général des peuples se révéler
(1) Saint Jean, chap. x, vers. 18.
(2) Épître aux Colossiens, chap. m, vers. 5.
(3) Ils Épitre aux Corinthiens, chap. iv, vers. 10.
— 44 —
cette loi, et Rome, en ses beaux jours, ne devint la
maîtresse du monde que pour avoir plus qu'une
autre assujetti ses citoyens et ses soldats au dur ré-
gime d'une rigoureuse pauvreté. Aussi était-ce avec
justice , quoique avec orgueil , que son poëte lui
disait :
Tu regere imperio populos , Romane . mémento.
Fourier n'avait pas attendu l'heure du combat
pour soumettre sa chair à l'esprit; il avait eu tout
jeune un instinct de la mortification , et y avait puisé
le courage d'une chasteté inébranlable avec l'ardeur
d'un amour surhumain. Mais quand il eut un peu-
ple, quand son âme eut des âmes, et qu'il ne fallut
plus seulement lutter contre les illusions de sa propre
jeunesse, mais convaincre des hérétiques ou des in-
différents de la vérité de Dieu et de Jésus -Christ,
alors il s'arma contre ses sens d'un tel empire, qu'il,
ne leur laissa pas même la consolation des vaincus,,!
qui est d'exister. Il les détruisit plutôt qu'il ne les
assujettit. '
Fourier habitait au presbytère de Mattaincourtl]
une chambre sans ornement, qui renfermait une^i
table, deux ou trois chaises de paille, un banc, une;
façon de lit dont il ne se servait jamais, et qui était i
là pour faire croire qu'il y couchait. En quelque?
saison que ce fût, on n'y allumait du feu. Il n'avait L
qu'un vêtement, celui-là même qui couvrait som
corps, et qu'il ne quittait ni jour ni nuit, à moins:
que quelque maladie ne l'y forçât; c'était l'occasion i
— 45 —
que l'on attendait pour lui en donner un autre,
lorsque l'ancien n'était plus guère qu'un débris. II
ne mangeait qu'une fois par jour, vers le soir, ne
voulant pas accorder, de nourriture à son corps
avant qu'il l'eût gagnée par ses sueurs, ni surchar-
ger son esprit avant qu'il eût accompli en pleine
liberté sa tâche de la journée. Du pain, de l'eau,
des légumes composaient son unique repas. Il ne
but un peu de vin que dans une grande vieillesse.
Son sommeil était court , de trois heures à peu près
chaque nuit; il le prenait assis dans une chaise d'o-
sier sans bras, et lorsque sa fatigue était extrême,
il se permettait de s'étendre sur un banc, regret-
ilant cette posture qu'il estimait plus convenable à
un animal qu'à un homme, l'homme seul sur la
terre ayant reçu de Dieu la gloire de se tenir de-
jbout devant lui. Tous ses voyages, et ils devinrent
jfréquents lorsqu'il eut établi la congrégation de
Notre-Dame, se faisaient à pied; vieux el nommé
général des Chanoines réguliers de Saint-Augustin,
il se servit d'une voiture couverte en osier, ne vou-
lant pas qu'un pauvre paysan pût lui reprocher d'a-
voir un équipage plus magnifique que le sien, et
în toute chose, que le plus misérable de sa paroisse
DÛt se dire en lui-même : Mon curé vit mieux que
noi.
A ces mortifications de chaque jour et de chaque
instant il en joignait d'autres plus mystérieuses,
raitant son corps à la manière des esclaves , afin
l'imiter autant qu'il était en lui la passion du Sau-
veur des hommes, et de revêtir quelque peu ces sa-
~ 46 —
crés stigmates dont saint Paul disait : Que personne
ne songe à me molester, car je porte en moi les stig-
mates du Seigneur Jésus (1).
Celte vie austère, ou plutôt cette mort vivante,
Fourier la mena quarante ans. Pendant quarante
ans il offrit à sa paroisse le spectacle d'un homme
détaché de tout, supérieur à tout, ne gardant du
corps humain que la faculté de souffrir, et puisant
dans la souffrance des délices que la paix de son vi-
sage révélait à tous les regards : victime véritable
de l'amour, holocauste fumant devant Dieu , relique
de la première croix, qu'on ne pouvait voir sans que
la réalité et la divinité de Jésus -Christ apparût
aux yeux involontairement. En vain l'hérésie ou
l'incrédulité détournait le visage de ce spectacle; il
leur venait au-devant malgré elles, et une larme
de Fourier , versée tout à coup , leur apprenait
qu'il n'avait qu'une douleur ici -bas, celle de ren-
contrer quelque âme insensible au bonheur d'aimer
Dieu.
Mais Jésus - Christ n'est pas venu seulement en
puissance, il n'est pas venu seulement avec le mi-
racle, le martyre et la mortification ; s'il a dit: Toute
puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre (2),
il a dit aussi : Je suis la lumière du monde (3). La
puissance toute seule étonne et abat; il faut qu'entre
elle et l'homme intervienne un élément plus doux,
(1) Epître aux Galales, chap. vi, vers. 17.
(2) Sainl Matttiieu, cliap. xxviii, vers. 18.
{3} Saint Jean, chap. viii, vers. 12,
— 47 —
plus persuasif, qui dise ce qu'est la puissance elle-
même , d'où elle vient et ce qu'elle veut. Cet élément
c'est la lumière, et la lumière à son plus haut point
de splendeur, ici -bas du moins, c'est la parole de
Dieu. Mais la parole de Dieu est ensevelie dans ce
magnifique sépulcre que nous appelons les saintes
Écritures; Jésus-Christ, en sortant du tombeau, l'y
a laissée sous la garde de son Église, authentique
et muette, scellée et attendant que, comme au jour
de la résurrection, un ange brise les sceaux et en-
lève la pierre qui la retient en silence et en capti-
vité. Cet ange, ô mes Frères, cet ange de la parole
divine ressuscitant glorieuse, c'est l'éloquence du
prêtre : le prêtre est un homme éloquent. Car il
doit rendre la vie sur ses lèvres à la parole de
Dieu, et l'éloquence n'est pas autre chose que la
parole qui vit. Deux tombeaux sont entre les mains
du prêtre, le livre des Écritures et le tabernacle
de l'autel, tous les deux renfermant sous des signes
inanimés l'éternelle vie, tous les deux attendant
qu'on les ouvre et qu'on les jette palpitants à la
multitude affamée du pain de la parole et du pain
de la grâce. Ah! comment le prêtre, possesseur de
ce double trésor et y croyant du fond du cœur,
pourrait-il ne pas être éloquent? Tous les saints
l'ont été; ils l'ont été sans génie, parce que si le
génie est nécessaire à l'éloquence humaine, il ne
l'est pas à l'élcqucnce divine. La foi et l'amour
n'ont pas besoin de génie : ils parlent , et toute la
terre les reconnaît. Heureux l'homme qui a en-
tendu la voix des saints ! Heureux le peuple qui a
— 48 —
entendu l'éloquence rachetée par le sang de Jésus-
Christ !
Fourier la fît entendre à son peuple. C'était un
pauvre peuple dans un bien obscur village; mais il
n'y a pas de petite assemblée parmi les âmes : une
âme est à elle seule un grand peuple. Aussi Fourier
attachait-il au ministère de la parole un intérêt sou-
verain. Rien ne lui coûtait pour ravir ses ouailles.
Il ne se disait pas : A quoi bon y penser d'avance?
ce sont des paysans. Semblable à ces Pères de l'É-
glise qui songeaient toute la semaine à ce qu'ils
diraient le dimanche, et qu'on trouvait dans leur
chambre immobiles sous le poids de cette médita-
tion, Fourier traitait la parole divine comme un sa-
crement, mais comme un sacrement où le prêtre a
plus d'efficacité personnelle que dans les autres, et
qui exige de sa part un plus grand travail dans un
aussi grand respect. Il savait que si l'homme sans
lettres n'est pas capable de discerner dans les œu-
vres d'art le point où gît la beauté, il la sent d'une
manière générale, et que surtout il a reçu de Dieu
le don d'être ému -par un verbe éloquent. Au pied
de l'agora d'Athènes comme au pied de la tribune
de Rome, le peuple écoutait la voix de ses orateurs,
et ses applaudissements avec son silence témoi-
gnaient du goût qui rattache toute âme humaine au
plus simple comme au plus profond des arts. Com-
bien davantage, en des vérités qui le touchent de si
près, le peuple doit-il être sensible à une parole
qu'inspire la foi et qu'anime la charité! Aussi ve-
nait-il entendre Fourier, et après quarante ans
- 49 —
qu'il se fut accoutumé à sa voix , il la trouvait encore
nouvelle et la préférait à toute autre. C'est qu'il
n'y a rien de plus inépuisable et de plus charmant
que l'âme d'un père , et l'on peut dire du père selon
la grâce ce que le poëte a dit du père selon la nature .
On remplace un enfant, une sœur, une épouse;
Mais un père qu'on aime est un bien précieux
Qu'on n'obtient qu'une fois de la bonté des cieux.
Néanmoins Fourier ne se fiait pas à sa seule pa-
role du soin d'évangéliser son peuple ; il eût craint
de donner trop peu à ce besoin sans cesse renais-
sant d'être éclairé et attendri, et, avec une modestie
digne d'un si grand cœur, il appelait souvent à son
secours des voix qu'il estimait plus puissantes que
la sienne. Il chercha même dans les enfants une
éloquence qui pût séduire leurs pères, et élevant
dans son église une sorte de théâtre pieux et ingénu ,
il y amenait devant toute sa paroisse des prédica-
teurs de dix à douze ans qui charmaient la foule
par la grâce de l'enfance unie à la grâce de la vérité.
Enfin il poursuivait jusque dans leurs maisons les
plus rebelles ou ceux qui avaient besoin d'instruc-
tions particulières. Il entrait avec eux dans des
conférences réglées, répondant à leurs difficultés
et élevant la conversation, trop souvent frivole, à
la dignité d'un grand ministère, telle qu'on la lui
voit dans l'Évangile, lorsque Notre - Seigneur
s'entretenait avec les siens ou avec une âme familiè-
rement.
— 50 —
Il restait cependant toujours des cœurs endurcis ;
car il n'a été accordé à personne sur la terre d'exer-
cer une puissance sans limites ni dans le bien ni
dans le mal. Fourier les appelait sa bande perdue.
Quelque chagrin qu'elle lui causât, il la traitait avec
beaucoup de douceur, se souvenant de cette parole
de l'apôtre saint Paul : Reprenez avec modestie ceux
qui résistent à la vérité, de peur que Dieu ne les y
ramène un jour (1) : parole divine qui écarte l'in-
jure par l'espérance. Il arrivait toutefois que Fourier
ne pouvait surmonter sa douleur de sentir à côté de
lui une àmQ perdue. On le vit, dans ces occasions, se
précipiter comme hors de lui-même dans son église ,
monter à lautel, ouvrir le tabernacle d'une main
haletante, puis, se prosternant à terre, y crier vers
Dieu avec une impétuosité et des sanglots qui accu-
saient une sainte démence, lui dire de reprendre sa
vie ou de lui donner cette âme , et mille choses d'une
tendresse et d'une amertume où la foi le disputait à
la charité.
En recherchant les causes de cet endurcissement
des coeurs, Fourier remonta tout le chemin de
l'homme et vint heurter au seuil même de la vie ,
lorsque l'enfant se connaît à peine, et cependant
puise déjà sur le sein de sa mère des germes de sa-
lut ou d'égarement. Il vit de bonne heure l'enfant
abandonné au hasard, l'oisiveté, le jeu, les ren-
contres , agir sur ces frêles natures et y graver de
funestes leçons; il comprit que Dieu parvenait trop
(1) II* Épître à Timothée, chap. ii, vers. 23.
Dl —
tard à l'homme, et que de même que le temple à im
vestibule, le prêtre devait avoir un précurseur. L'É-
glise sans doute n'avait pas avant lui méconnu l'im-
portance des écoles; mais si dans ses cathédrales et
ses cloîtres , dans les universités , plus tard , elle avait
magnifiquement pourvu à l'enseignement des géné-
rations, ce bienfait ne s'était pas étendu au peuple
des campagnes avec la même providence et la même
précocité. Les filles surtout semblaient délaissées à
la merci de leur jeune âge, comme si la mère toute
seule, la mère pauvre et ignorante, eût suffi à ce
grand devoir de préparer des chrétiennes pour la vie
du monde et la vie de Dieu. Fourier résolut d'obvier
dans sa paroisse à ce défaut des institutions pu-
bliques telles qu'elles étaient alors, et comme l'âme
des saints est féconde en saints, il rencontra de
bonne heure quelques filles pieuses de sa paroisse
qui saisirent sa pensée et se dévouèrent à lui pour
l'exécuter. Ainsi commença la congrégation de
Notre-Dame, destinée d'abord aux enfants d'un
village, et qui depuis , par la bénédiction de Dieu et
sous l'œil de Fourier, se répandit en Lorraine, en
France, en Allemagne, et dans presque toute la
chrétienté, où elle possède encore aujourd'hui de flo-
rissantes maisons.
Je me hâte, mes frères , et j'arrive au dernier trait
qui vous montrera dans Fourier le prêtre par excel-
lence , je veux dire la bonté. De même que la lumière
couronne la puissance, la bonté est l'auréole qui ter-
mine la lumière et déifie son éclat.
La bonté est le don gratuit de soi-même, et je
— 52 —
pourrais m'arrêter à ce seul mot : car tout ce que
vous avez entendu vous a fait voir Fourier se don-
nant chaque jour de sa vie, donnant son corps, son
temps, son repos, son esprit, son âme, et ne se ré-
servant rien que de soulïrir. Mais il y a, dans la
bonté, outre le don de soi-même, une manière de se
donner, un charme qui déguise le bienfait, une
transparence qui permet de voir le cœur et de l'ai-
mer, je ne sais quoi de simple, de doux et de préve-
nant qui attire tout l'homme et qui fait préférer au
spectacle même du génie celui de la bonté. Or Fou-
rier mêlait à l'austérité surhumaine de sa vie une
incomparable grâce, et l'on n'eût jamais deviné à son
sourire le supphce continu qu'il s'infligeait; son
corps vaincu et souillé par la pénitence laissait
l'âme maîtresse, et celle-ci, arrivante ses lèvres ei
à ses yeux sans rencontrer d'obstacle, y brillai l
comme un astre pur dans un ciel serein. Le pauvre
venait à lui naturellement; il ne le refusait jamais.
Car n'y eût -il rien, il y avait encore Fourier. Dans
les grandes fêtes de l'année, et tandis que les riches
s'environnaient de leurs amis, lui songeait à ses
pauvres et leur préparait un petit festin qui leur
rappelât avec la joie le mystère du jour. Si quelque
noce avait lieu dans sa paroisse, il allait y chercher
la part de ceux qui n'ont plus de noces ici-bas , et il
les faisait entrer par leurs bénédictions dans la fa-
mille nouvelle que lui-même avait bénie le matin. Il
avait coutume de se tenir chaque jour au-devant do
sa porte pendant quelques heures, si grand froid
qu'il fît, afin qu'on l'abordât sans peine et que les
— 53 —
plus timides ne vinssent pas à craindre de le déran-
ger. Quoi qu'on voulût de lui, sauf le mal , il était
prêt et riant.
Cette bonté l'avait tellement uni à sa paroisse, que
ses besoins et sa maison étaient les besoins et la
maison de tous. Quoique vide, parce qu'il n'y lais-
sait rien, elle se remplissait par enchantement dès
que l'occasion survenait. Savait- on, par exemple,
que des étrangers venaient d'entrer chez le bon Père,
c'était le nom qu'on lui donnait, à l'instant chacun
apportait de quoi faire honneur aux hôtes , du linge ,
du vin, des viandes, des fruits, et l'on ne dînait ja-
mais mieux que chez ce pauvre de Jésus-Christ qui
avait tout donné.
Un homme seul est bien faible contre les maux de
l'humanité. Fourier s'en était aperçu souvent. Il
avait compris que la charité, quelque puissante
qu'elle soit, répare plus qu'elle ne prévient, et en-
core ne répare que des brèches dans un mur qu?
tombe toujours. Il avait été conduit à la pensée
d'institutions durables qui arrêteraient dans leur
source deux des fléaux qui dévorent les campagnes:
l'usure et les procès. Contre l'usure il imagina une
sorte d'assurance mutuelle qu'il appela Bourse de
saint Evre, et qui, composée de dons volontaires,
d'amendes et de legs pieux, devait prêter sans inté-
rêt, à la seule condition pour l'emprunteur de resti-
tuer le capital dès qu'il le pourrait. Cette bourse dura
longtemps, et rendit de grands services à d'hon-
nêtes laboureurs ruinés par une mauvaise année et
à de petits marchands gênés dans leurs affaires par
les accidents inévitables du commerce. Quant aux
procès, il avait dressé les plans d'une association
dont les membres devaient terminer à l'amiable tous
leurs différends; que si l'une des parties refusait l'ar-
bitrage, un fonds commun devait fournir à l'autre les
moyens de suivre l'affaire devant les tribunaux. Les
malheurs qui fondirent sur la Lorraine ne laissèrent
à Fourier que le mérite d'avoir conçu et préparé une
belle institution.
La renommée de Fourier, vous le sentez bien, mes
frères, ne s'arrêta pas entre les collines qui bornent
Mattaincourt; elle déborda de ce vase modeste, et se
répandit à son insu dans la cour des princes et dans
le cœur des peuples de la Lorraine. Le curé de village
vit grandir le bruit de ses vertus et l'influence de
son nom; Rome approuva la congrégation de Notre-
Dame qu'il avait fondée; elle sanctionna la réforme
des chanoines réguliers de Saint-Augu stin dont il
avait été l'instrument , et qui le choisit pour géné-
ral. Les ducs de Lorraine vinrent le cl! ercher sous
le chaume de son presbytère et lui den iander con-
seil. L'âge et la gloire s'unirent de coî .cert sur ce
front qui ne les avait point appelés, et aul homme
en son siècle ne jeta d'un lieu plus étï oit une plus
éclatante ni plus durable lumière. Il semblait alors que,
plein d'oeuvres et d'années, il n'avait plus qu'à mou-
rir en paix au miheu de son peuple, entre les bras de
ses frères de Saint-Augustin , proche de ses filles de
Notre-Dame, au sein de sa patrie du temps et de
l'éternité, patriarche comblé de Dieu et s'éteignant
comme Jacob après avoir vu Joseph. Qui pouvait
— 55 —
troubler dans ses derniers jours ce vieillard modeste?
Quelle main lui présenterait, au moment suprême,
un calice douloureux? Il vint pourtant, il lui fut pré-
senté : Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait
décid-é que son serviteur mourrait dans l'exil et la
misère, séparé des siens, poursuivi, objet de tris-
tesse et de compassion. Vous l'allez voir sur ce nou-
veau théâtre, et, après le saint prêtre, admirer en lui
le grand citoyen.
II
En 1631, dans le temps que Fourier marchait vers
sa soixante et dixième année, l'Europe s'apprêtait à
décider la plus haute question politique et religieuse
qui, depuis Charlemagne, eût été soumise à ses armes
et à ses délibérations. Charlemagne avait fondé en
Europe la république chrétienne, c'est-à-dire un
corps de nations unanimement dévouées à la foi ca-
tholique, acceptant la loi de l'Église comme loi de
l'État, punissant l'hérésie , reconnaissant enfin à la
papauté constituée comme pouvoir féodal un certain
droit sur l a transmission de la couronne dans le saint-
empire romain. Cet ordre d'idées régna jusqu'au
xvi^ siècle, de Charlemagne à Charles- Quint , du
premier au dernier empereur couronné par le succes-
seur de saip* Pierre. Au xvi^ siècle, Luther, succes-
seur d'Aiius et de Photius, et formant avec eux dans
l'Église le grand triumvirat de l'erreur , Luther brisa
l'unité de la république chrétienne; sous son inspi-
— 56 —
ration, une partie de l'Allemagne, la Suède, le
Danemark, l'Angleterre et la Hollande, se séparèrent
du siège apostolique, et perdirent volontairement la
pierre qui est ici-bas le fondement de la cité de Dieu.
La scission était un fait politique et religieux ; elle
entraîna des guerres où l'Europe se divisa en deux
partis : le parti catholique et le parti protestant. Les
nations que j'ai nommées tout à l'heure formaient lo
parti protestant; la maison d'Autriche, réunissant
sous son sceptre la Bohême, la Hongrie, les Pays-
Bas, l'Espagne, la Sicile, Naples et Milan, était à
la tête du parti catholique : la France, incertaine de
sa foi , et plus encore de ses résolutions , combattait
le protestantisme dans son sein , et néanmoins s'op-
posait à la maison d'Autriche, dont elle redoutait
l'aspiration constante à la domination du monde.
Cette circonstance sauva les protestants et leur
permit de conquérir en Europe un droit national.
Cependant, à l'ouverture du xvii® siècle, la for-
tune sembla prendre un autre cours, et le protestan-
tisme se vit à la veille de sa ruine. La France avait
décidément rejeté l'hérésie et triomphé d'elle par
l'abjuration de Henri IV; l'avènement des Stuarts
en Angleterre l'y menaçait d'un pareil sort; en
même temps la maison d'Autriche, dont la Franco
s'était rapprochée sous la minorité de Louis XIII,
reprenait l'ascendant en Allemagne , et douze années
de victoires permettaient à l'empereur Ferdinand II
d'y écraser les restes du parti que ses pères avaient
si longtemps combattu. Les catholiques se tenaient
assurés de la restauration religieuse de l'Occident,
— 57 —
A ce moment même , un homme changea les des-
tinées du monde. 11 s'appelait Richelieu, et je ne
vous dirai de lui que son nom. Appelé à gouverner
la France sous un roi faible, Richelieu regarda l'Eu-
rope et se consulta. Chrétien sincère, prêtre régu-
lier, cardinal de la sainte Église romaine, ennenii
par tempérament comme par principe de toute li-
berté, on eût cru qu'il allait tendre la main à lEm-
pire et aux Stuarts, et consommer le retour de l'unité
en Europe : il fit le contraire. Comme une jeune
fille avait été choisie de Dieu , deux siècles aupara-
vant, pour chasser les Anglais du trône et de la
terre de France, ce fut un cardinal que la Providence
laissa venir au secours du protestantisme aux abois,
et dont l'implacable génie prépara la signature du
premier traité d'où devait sortir l'Europe moderne.
Quelle en fut la cause dans un esprit aussi domina-
teur, et dans une âme aussi dévouée qu'était la sienne
à la vraie foi?
Si la maison d'Autriche eijt été fidèle à sa mis-
sion; si, depuis un siècle qu'elle disposait du plus
magnifique empire que le soleil eût encore éclairé,
elle eût apporté dans les affaires de l'Église et de
l'Europe un désintéressement égal à sa grandeur;
si les trésors du nouveau monde, que Christophe
Colomb lui avait amenés dans ses ports , eussent
servi, en augmentant sa puissance, à augmenter sa
droiture; si elle n'eût pas en Amérique exterminé les
Indiens, arrachée l'Espagne les franchises que cet
héroïque peuple avait gagnées par huit cents ans de
courage et de patience , livré Rome à la brutalité
~ 58 —
d'une soldatesque impie et fait payer au pape prison-
nier sa rançon; si elle n'eût pas profité des maux de
la France pour y accroître l'anarchie au nom de la
religion; si enfin la maison d'Autriche eût été juste,
honnête , généreuse , produisant des saints comme
toutes les maisons souveraines de l'Europe , au lieu
de produire Charles-Quint et Philippe II, Richelieu
n'eût pas écrit en arrivant au ministère : a Le roi a
changé de ministre, et le gouvernement de maxime;»
le traité de Westphalie n'eût pas été signé, et l'Eu-
rope peut-être serait un seul troupeau sous un seul
pasteur.
RicheUeu ne voulut pas être dupe, ni la France
avec lui. Par le même mouvenrtent qui nous fait pré-
férer aujourd'hui la cause des Turcs à celle des
Russes, la cause des infidèles à la cause des chré-
tiens, Richelieu préféra la cause protestante à celle
qui avait pour chef la maison d'Autriche, la maison
qui avait pris pour devise ces fameuses initiales :
A. E. I. 0. U. , qui signifiaient : Austriœ est impe-
rare orbi universo. Il a plu à Dieu, dans sa souve-
raine bonté, de diviser le pouvoir nécessaire à la
paix et au progrès du genre humain entre plusieurs
nations qui se font équilibre, et qui, parla disposi-
tion diverse de leur esprit et de leurs mœurs, assur-
rent au monde, assurent à l'Église, que leur liberté
aura toujours quelque part un asile sûr et puissant.
Voilà le suprême intérêt des peuples chrétiens. In-
térêt si grand aux yeux de Dieu, que Daniel et saint
Jean ont associé aux prophéties du triomphe de
l'Église la prophétie de la chute de Rome et de la
- 59 —
division du monde romain entre un certain nombre
de principautés. C'a été là le salut de l'Occident,
comme la rume morale et religieuse de l'Orient est
venue d'un seul malheur, du malheur irréparable de
n'avoir pu, à côté de Constantinople, élever d'autres
métropoles et d'autres nations. C'est pourquoi tout
prince ou peuple, toute maison ou dynastie, qui as-
pire à un pouvoir prépondérant et absolu, est par ce
seul fait le plus grand ennemi du monde et de l'É-
glise, quel que soit d'ailleurs le prétexte qui colore
son inhumaine ambition. Et Dieu, sauf peut-être à
la fm des temps, ne permettra jamais le triomphe
de cette convoitise babylonienne; il suscitera tou-
jours à rencontre, et quelquefois du point le plus
inattendu , un obstacle qui arrêtera et brisera l'ef-
fort du géant. Nous en avons eu des exemples sous
les yeux; l'avenir en apportera d'autres à notre pos-
térité.
En 1631 , le cardinal de Richelieu fut l'homme qui
devait rétablir l'équilibre chrétien compromis depuis
un siècle par l'agrandissement démesuré de la mai-
son de Habsbourg. Il avisa sur le trône de Suède un
jeune homme qui méprisait l'Autriche ; pressen-
tant en lui l'âme et la fortune d'un héros, il l'ap-
pela sur les champs de bataille de l'Allemagne,
et bientôt, tout mort qu'il fût dans sa victoire
de Lutzen , Gustave - Adolphe laissa de son pas-
sage une trace que Richelieu cultiva , et dont
il fit au cœur de l'Autriche une irrémédiable bles-
sure.
C'est à ce moment que la Lorraine, patrie de Fou-
— 60 —
rier , fut rencontrée par ce regard tout-puissant. La
Lorraine, jetée entre l'Allemagne et la France, était
un reste de l'ancienne Auslrasie, séjour des Francs,
et berceau des Carlovingiens. Elle avait fait partie
d'un royaume créé dans les arrangements des petits-
flls de Charlemagne , et réduite plus tard en duché ,
pays indépendant, elle attirait depuis un siècle par
ses grands hommes et ses hauts faits l'attention de
la chrétienté. Ses ducs avaient à la fois dans leurs
veines le sang de l'empire et le sang de la maison de
France : mais depuis René II, vainqueur de Charles
de Bourgogne , ils étaient moins Germaniques que
Français. Trois générations des Guises , leur branche
cadette, avaient fait l'admiration de la France au
siècle qui venait de s'achever, et le dernier d'entre
eux, Henri de Guise, avait approché si près du
irône par sa popularité , que la peur l'avait étendu
mort dans un guet-apens sur les marbres du château
de Blois. Les ducs régnants, Antoine, Charles III,
Henri II , étaient à la même époque des souve-
rains remarquables par leur courage, leur magni-
ficence et leur bonté, et les uns et les autres, ceux
qui régnaient et ceux qui servaient, s'étaient ac-
quis par leur dévouement à la cause catholique
et par le tour chevaleresque de leurs rares qua-
lités le renom des derniers héros chrétiens de l'Oc-
cident.
Malheureusement Richelieu rencontra sur le trône
ducal de Lorraine un prince moins accompli que
ceux qui l'avaient précédé et que ceux qui devaient
le suivre encore. Charles IV était bon, courageux,
— 61 —
habile dans la guerre, sincèrement religieux , mais
léger dans ses mœurs et inconstant dans ses conseils.
Richelieu voulait la coopération de la Lorraine
contre l'Empire, et l'Empire faisait à Charles IV les
offres les plus brillantes pour Taltirer à son parti.
Leduc, incertain, consulta Fourier, qu'il aimait, et
aux prières duquel il se croyait redevable de la vie.
Fourier ne lui opposa point son ignorance ou son
inaptitude en des matières de si haute portée. Il ne
lui présenta point la maison d'Autriche comme un
drapeau que tout prince fidèle dût suivre nécessai-
rement , ni la France comme ayant une cause assez
pure pour qu'il fût de son devoir de l'embrasser : il
lui conseilla de garder la neutralité, et d'ôter ainsi
tout prétexte plausible aux deux partis contre son
peuple et sa maison. Que s'il n'évitait pas tous les
périls de la guerre , du moins il n'en aurait pas de-
vant Dieu la responsabilité.
Charles IV, malgré la confiance qu'il avait en
Fourier, se prononça pour l'Empire. Richelieu le
souhaitait peut-être , il arriva comme la foudre. Des
traités suivis de ruptures amenèrent le duc au plus
profond découragement, et, se livrant lui-même à
son ennemi qui le trompait , il fut lâchement retenu
dans une derni-captivité. L'abîme était profond. Il
ne restait de celte grande maison de Lorraine qu'un
prince vaincu qui n'avait point d'enfants , le cardi-
nal son frère , évêque de Toul , et une princesse du
nom de Claude , fille de Henri IL Le duc consulta
de nouveau Fourier. C'était durant l'hiver de 1634.
Us demeurèrent enfermés ensemble durant sept
— 62 —
heures. Au sortir de ce long entretien , Charles I\
abdiqua la couronne ducale en faveur de son frère
le cardinal Nicolas-François , et se retira en Franche
Comté , d'où il gagna l'Allemagne : prince infortune
qui ne revit la Lorraine que pour la perdre encore j
et qui ne recueillit de la maison d'Autriche , poui
prix de victoires qui ne le concernaient plus, que
l'ingratitude et l'oubli. Son abdication ne fut pas
même reconnue de la France, qui prétendit que la
couronne appartenait à la princesse Claude, du chef
de son père Henri II , et se proposa de l'unir à un
prince français, qui deviendrait par ce mariage
le souverain naturel et légitime du duché de Lor-
raine.
Le péril était pressant. Si le plan de Richelieu
venait à réussir, c'en était fait de la Lorraine, de
sa dynastie , de sa gloire , de sa nationalité. Le car-
dinal de Lorraine , demeuré seul libre et présent à
cause de sa dignité de prince de l'Église, n'eut pas
de peine à le sentir , et il accourut vers Fourier.
Singulière destinée qui amenait à un pauvre curé
de village tous les malheurs de son pays , comme
à la dernière providence qu'il eût encore, comme
au dernier cœur généreux qui pût en conjurer la
chute!
Le cardinal de Lorraine dépeignit à Fourier la
situation , et lui fit part d'une pensée bien hasar-
deuse , qui était d'abdiquer le cardinalat , et en épou-
sant la princesse Claude, sa cousine, de la ravir à la
France , impuissante désormais à diviser les droits
de leur maison pour les usurper. Le cardinal, il est
— 63 —
|vrai, n'avait pas reçu les ordres sacrés; mais il ne
I pouvait abdiquer la pourpre sans le consentement
du souverain pontife, ni se marier avec sa cousine
j sans une dispense canonique préalablement obte-
|nue; et d'une autre part, recourir à Rome, c'était
j tout perdre : Richelieu ne saurait manquer d'être
instruit , de faire enlever la princesse, et de consom-
mer ses projets. Fourier connut du même coup d'oeil
!e devoir du cardinal, le sien propre, et l'abîme qu'il
allait creuser sous ses pas. Compromis déjà pour
avoir conseillé l'abdication du duc Charles IV contre
'es intérêts de la France , il ne put douter du sort qui
'attendait en prêtant son concours à un acte qui
allait désoler la politique de Richelieu , cet homme
à qui un seul génie avait manqué, celui du par-
don. Que deviendrait la congrégation de Notre-
Dame, celle de Saint-Augustin? Un mot du terrible
ministre, surtout dans un pays de conquête, ne
suffirait -il pas pour ruiner des établissements
qui avaient tant coûté? Et puis Fourier était si
vieux !
Quand un homme est parvenu au terme d'une
longue carrière , qu'il a surmonté les écueils dont
ioule vie humaine est semée , et qu'il n'a plus qu'à
QQOurir dans la gloire de ses vertus et l'affection des
siens , c'est une épreuve où succombent les meil-
eurs, que d'avoir à se perdre dans un dernier de-
voir. On aime mieux sacrifier à la prudence , et les
aisons s'offrent d'elles-mêmes qui persuadent de
soigner sa mort, au lieu de la livrer à la merci d'une
îhance de ruine. Ils sont rares, parmi les plus grands,
— 64 —
ceux qui retrouvent alors dans leurs os consumés une
flamme de jeunesse, et qui consentent à périr comme
on le fait à vingt ans pour une heure de joie dans
une heure d'enthousiasme. Fourier avait des excuses
honorables pour se soustraire aux empressements
du cardinal de Lorraine; il pouvait le conseiller au
point de vue du scrupule, et rejeter sur Rome une
décision délicate qui lui appartenait d'ailleurs : mais
le cardinal était son souverain, la dernière espérance
de son pays, l'étincelle survivante d'une race géné-
reuse qui était aux prises avec la violence et l'ini-
quité. Était-ce l'heure de se souvenir de soi-même?
Fourier connaissait trop ce qu'un chrétien doit à sa
patrie. Il savait par l'Évangile que Jésus-Christ n'a
pleuré que deux fois sur la terre : la première fois
au tombeau de Lazare, quand il le ressuscita; la se-
conde fois , au seuil de sa propre mort, lorsqu'il s'ar-
rêta sur les collines qui font face à Jérusalem , et
que, prévoyant les maux qui l'accableraient en
punition de son déicide, il fut pris d'un attendrisse-
ment dont il est écrit : Et videns civitatem , flevit
super eam : — Et voyant la ville, il pleura sur
elle (1). Larmes sacrées qui ne furent pas répandues
pour notre salut, mais sur les blessures de la patrie!
Larmes de patriotisme et d'amitié, qui devaient
apprendre à tous les siècles que le Fils de Dieu
est aussi le fils de l'homme , et que les vertus qui
ornent la terre sont sœurs des vertus qui peuplent le
ciel!
(1) Saint Luc, chap. xix, vers. 41.
— 6S —
Il n'en est pas d'ailleurs du patriotisme chrétien
comme du patriotisme antique. Celui-ci ne connais-
sait que la cité, murs étroits où le Grec et le Romain
renfermaient l'univers, et auxquels dans leur cœur
ils sacrifiaient le genre humain. Jésus-Christ a toul
élevé et agrandi en même temps qu'il a tout purifié.
Il a fait des peuples ce qu'il a fait des hommes , les
coopérateurs de ses desseins de justice, des instru-
ments plus vastes et plus puissants de la vérité , des
apôtres , des pontifes , des docteurs , des martyrs ;
cl c'est pourquoi il est écrit en David du Fils de
Dieu venant parmi nous : Demande-moi, et je te
donnerai les nations pour héritage, et les frontières
de leur territoire pour possession (1). Le chrétien
aime Jésus- Christ dans sa patrie; il y aime la paix
de l'Évangile, la grâce des sacrements, les temples
où il prie , les œuvres et les reliques des saints qui y
vécurent ou qui y vivent encore avec lui , l'histoire
des choses passées et l'espérance des choses à venir,
enfin un membre vivant de l'Église , et la prédesti-
nation de Dieu qui appelle les peuples et fait leur
destin dans leur devoir.
Or, qui plus que la Lorraine était digne d'être
aimée par le cœur d'un saint prêtre? En quelle terre
l'héroïsme des fortes vertus avait -il mieux pris ra-
cine et donné ses fruits? Quel royaume avait reçu de
Dieu une dynastie plus imperturbablement féconde
en princes justes, bienveillants, hospitaliers, mer-
veilleux dans la guerre et faisant mieux de la paix
(1) Psaume ii, vers. 8.
— 66 —
le repos magnifique d'une nation? Que si l'heure
était venue où Tépée des forts n'avait plus de contre-
poids dans le souvenir des services et l'immortalité
des droits , du moins fallait-il descendre avec hon-
neur du rang des nations , et laisser à la postérité
un de ces tombeaux où elle vient et où elle admire ce
qui se peut pour la gloire quand rien ne se peut pour
le salut.
Fourier répondit au cardinal de Lorraine qu'il de-
vait à son pays et à sa maison de rentrer dans la
vie civile, qu'il pouvait abdiquer l'épiscopat et le
cardinalat sans attendre le consentement du Pontife
romain , et épouser sa cousine , la princesse Claude ,
en se dispensant lui-même, comme évêque de Toul ,
de l'empêchement de parenté. Allant plus loin en-
core, il donna l'ordre à l'un de ses religieux, qui était
à la fois prieur et curé de Luné ville, de bénir le ma-
riage du cardinal.
En vertu de cette consultation , le 17 février 1634 ,
avant l'aube du jour , le cardinal Nicolas-François ,
duc de Lorraine , descendit dans la chapelle du châ-
teau de Lunéville , dépouilla la pourpre cardinalice ,
ceignit l'épée , prit dans sa main droite la main de
la princesse Claude , et , lui promettant une immor-
telle fidélité, il y suscita une étincelle de ce sang
inépuisé qui , en deux générations successives , de-
vait donner à la Lorraine ses deux derniers ducs :
Charles V, le sauveur de Vienne avec Sobieski, le
vainqueur de Barkany, de Gran, de Mohacs, le gé-
néralissime de la chrétienté dans la croisade qui
porta le coup suprême à la puissance ottomane ; et
~ 67 —
Léopold, prince plus qu'excellent, le seul des princes
du xviii^ qui ait excité en Europe l'enthousiasme et
l'amour; l'un et l'autre dignes de terminer l'histoire
d'une grande race et d'un noble pays, l'un et l'autic
dignes de ce nom que le maréchal de Berwick avait
dit de l'un d'eux, que c'était le meilleur des grands
hommes. Dieu voulut bénir ainsi le dévouement de
son vieux serviteur Fourier, et mêler à jamais sa
mémoire à la mémoire des beaux jours réservés en-
core à son pays. La politique de Richelieu était
vaincue, la Lorraine sauvée pour un siècle, sa mai-
son, presque tarie, renouvelée et destinée de Dieu à
s'asseoir un jour sur le trône de l'Empire , où puisse
t-elle inspirer et échauffer les restes du sang de
Hapsbourg! Fourier ne vit pas ce résultat de son pa-
Iriolisme : il eut une consolation plus digne encore
de lui, la consolation d'avoir accompli son devoir en
lui sacrifiant la paix de ses derniers jours et toutes
les œuvres de sa vie. Ah ! pardonnez si je m'émeus î
Quand au milieu des lamentables récits de l'histoire,
ce riche trésor des déshonneurs de l'homme , on ren-
contre enfin une fois la magnanimité, l'àme s'enivre
et se trouble, inaccoutumée qu'elle est au bonheur
de pouvoir admirer. Enfin, que Dieu soit loué! il se
trouva qu'un curé de village avait l'âme d'un consul
romain.
Mais il y a de l'héroïsme un immanquable châti-
ment. L'héroïsme même ne porte ce nom que parce
qu'il méprise un abîme. Fourier avait trop blessé la
France et son ministre pour ne pas être sérieuse-
ment menac^ dans son repos; il erra quelque temps
— 68 —
de l'une à l'aulre de ses maisons, plus ou moins
poursuivi selon les commandants et les ordres, jus-
qu'à ce que ses enfants de Saint- Augustin, cédant à
leurs alarmes , obtinrent qu'il se retirât d'une terre
où il était entouré d'ennemis. 11 franchit les Vosges,
accompagné de quelques-uns des siens. Une troupe
suédoise, envoyée à sa recherche, l'attendit tout un
jour entre Vesoul et Gray. Le saint vieillard, comme
s'il en eût reçu l'avis du ciel, s'arrêta vingt-quatre
heures à Vesoul sans vouloir avancer ni donner au-
cun motif de sa résolution : les Suédois se retirèrent,
et il passa le lendemain.
L'exil est dur même dans la jeunesse, quand l'es-
pérance adoucit tout et que le cœur a une puissance
pour se créer de nouveaux liens; mais dans un
vieillard épuisé de vie, dont la seule consolation est
de jouir du passé, l'exil est un supplice dont l'amer-
tume n'a pas d'adoucissement. Celui do Fourier,
qui dura quatre années jusqu'à sa mort, emprunta
de beaucoup d'autres douleurs le caractère d'une
agonie. Séparé de son ancienne paroisse , poursuivi
parla pensée de ses monastères de Notre-Dame et
de Saint- Augustin, qu'il ne devait plus revoir, il ne
put même se les représenter comme des asiles où lui
seul manquait : la guerre, la peste et la famine, ces
trois grands fléaux de la race humaine, désolaient
son propre pays et n'avaient pas épargné ses en-
fants. Chaque lettre qu'il ouvrait d'une main trem-
blante lui apportait, comme à Job, la nouvelle de
quelque désastre : la mort avait choisi parmi les
siens quelque tête chérie et nécessaire ; une troupe
— 69 —
furieuse avait envahi l'un des sainfs manoirs qu'il
avait édifiés, et n'y avait laissé que des ruines; sa
paroisse manquait de pain , lui qui en avait toujours
eu pour elle. Et que sais -je? Et que dirais -je?
Hélas! le malheur, une fois que Dieu le laisse faire,
est plus ingénieux à frapper qu'aucune bouche à le
raconter. Toutes ces chères pénitences de quarante
ans s'obscurcissaient devant les terribles réalités
de la malédiction divine, et la croix véritable, la
croix sortie du monde par un effet de ses passions,
dressait à Fourier un calvaire aussi grand que ses
vertus.
Un autre exilé , le duc Charles IV, qui promenait
aux quatre coins de l'Europe la vaillance dépos-
sédée de Lorraine, vint une fois visiter le vieil ami
de sa maison. Le saint et le prince s'attendrirent
l'un sur l'autre, vicfimes tous les deux des revers
inouïs de leur patrie. Charles avait le cœur de sa
race : il fit passer plusieurs fois des secours au saint
vieillard , et lui écrivit de sa main des lignes qui
eussent désarmé l'infortune, si l'infortune n'avait
pour mission que de punir les fautes des hommes et
des rois.
Enfin le sacrifice s'acheva, et Fourier apparut à
ceux qui l'aimaient dans la paix de la mort et du
temps, la mort qui commence l'histoire, le temps
qui l'achève. A peine expiré, son corps devint une
relique que Gray, la ville hospitalière, voulut rete-
nir au nom de la Providence qui lui avait confié les
derniers jours de son serviteur. Il fallut un ordre de
la cour d'Espagne sollicité par le duc Charles IV,
— 70 —
pour ouvrir à ces restes précieux les roules bien-
aimées de la Lorraine. Fourier y rentra conduit par
ses enfants les chanoines réformés de Saint- Augus-
tin , et dans cette pensée qu'il reposerait près d'eux
à Pont-à- Mousson, au chef- lieu de leur ordre, là
où deux fois sa jeunesse s'était essayée aux préludes
de la sainteté. Ils ne savaient pas que leur père avait
été par -dessus tout un saint prêtre, l'immortel
exemplaire du pasteur des champs, et que c'était
dans l'enclos de sa modeste église, sous les pieds
de ses chers villageois, qu'il devait passer l'inter-
règne de sa mort à la résurrection. Par quel mys-
tère ce corps si disputé, et qu'une prudence déli-
bérée acheminait sur la route d'Épinal et de Nancy ,
vint-il heurter le seuil du lieu où nous le vénérons
aujourd'hui, on l'ignora toujours. Il vint, quelle
qu'en fût la cause , il vint au lieu de son amour cl
de sa modestie; il toucha mort la terre qui l'avait
possédé vivant , et quand on voulut le conduire au
delà, comme si ce n'était qu'un adieu qu'il avait
voulu dire à ces amis de la vallée, il s'éleva de
toutes ses âmes une tempête et un courage qui ne
permirent jamais à aucune force humaine de Tarra-
cher de son vrai tombeau. Ce tombeau pourtant esL
vide ; une parole de l'Église romaine a transporte
le père du pavé sur l'autel, et sa mémoire plus
divine, sans être plus chère, reçoit aujourd'hui
du temple que vous lui consacrez, Messeigneurs,
un hommage digne du prêtre et digne du peuple,
du prêtre qui fit le bien, et du peuple qui aima le
prêtre.
— 71 —
Pour moi, pèlerin à mon tour à ce sanctuaire, j'y
ai apporté la louange et l'admiration. Mais la prière
aussi n'aura-t-elle pas son heure? Aucune plainte,
aucun gémissement ne s'élèvera- 1 -il de mon sein
vers cette source de grâce et de bénédiction? Oh I
non, je prierai, je dirai au Père: Père bienheu-
reux, vous connaissez nos maux, car vous avez vécu
comme nous dans un siècle plein de troubles et de
vicissitudes; mais, plus heureux que nous, vous
vîtes de grands saints et de grands citoyens, dont
vous faisiez vous-même partie, travailler au réta-
blissement de la cité de Dieu. Obtenez à notre âge,
dans les mêmes ruines, les mêmes dons du ciel. De-
mandez-lui pour nous, par vos mérites, la force, la
lumière, la bonté, de grands saints et de grands
citoyens.
ELOGE FUNEBRE
DE MONSEIGNEUR DE FORBIN - JANSON
Ji — :i
ÉLOGE FUNEBRE
DE MONSEIGNEUR DE FORBIN-JANSON (1)
Monseigneur (2),
Messieurs ,
Parmi les hommes que la Providence de Dieu a
donnés à l'Église de France depuis quarante ans, il
en est peu qui aient attiré l'attention de leurs contem-
porains au même degré que Mgr Charles-Auguste
de Forbin-Janson, évêque de Nancy et de Toul ,
primat de Lorraine, maintenant retourné à Dieu. Il
en est peu surtout qui, avec des qualités de cœur
aussi remarquables , avec les dons d'une intelligence
aussi vive, aient moins triomphé des obstacles de leur
(1) Cet éloge a été lu, dans la cathédrale de Nancy, le 28 août
1844.
(2) Mer Menjaud, évêque de Nancy et de Toul.
P
— 76 —
vie, et moins placé leur personne et leur mémoire à
l'abri des sentiments contraires. Sur les rivages de
l'Asie , aux bords plus lointains des fleuves de l'Amé-
rique, il a vu des populations s'attacher à ses pas,
s'enivrer de sa parole, l'appeler tout haut des noms
les plus chers à l'homme : il en a vu d'autres le re-
pousser de leur sein, et il est mort loin de son siège
épiscopal , après quatorze années d'exil , dans un
âge prématuré. Moins heureux qu'un autre évêque
de son temps dont le palais fut détruit deux fois par
la tempête, il n'a pu mourir au milieu de son trou-
peau , et recevoir dans son cercueil cette dernière
visite des peuples qui leur inspire, quand tout est
fini, un sentiment plus modéré de leur puissance et
une équité plus calme dans leurs jugements. Je
viens, Messieurs, parler sur cette tombe que vous
n'avez pas vue, et que vous ne verrez jamais; j'y
viens parce que la vie de Ms^ de Janson mérite d'être
étudiée dans ses succès et dans ses revers, parce'
qu'elle peut profiter à plusieurs, parce que l'Église
de France lui doit un souvenir : mais j'y viens aussi
par un sentiment qui m'est personnel. Chose singu-
lière ! les deux évêques de France que la foudre de
ce siècle a le plus frappés sont les deux évêques qui
m'ont aimé davantage. Je n'ai pu rendre à l'un les
derniers devoirs de la piété filiale , je viens les rendre
à celui-ci.
Ne croyez pas toutefois que j'abuserai des droits
de la mort ; si la mort favorise la justice, elle ne doit
point favoriser la flatterie; elle m'avertit, au con-
traire , en reportant ma pensée vers les sévères ju-
- 77 -
gements de Dieu, qu'en nulle occasion je ne dois me
sentir plus fort de mon ministère pour remplir en-
vers toute créature les obligations sacrées de la
vérité et de la sincérité. Je serai vrai, Messieurs, je
serai juste; je serai surtout chrétien, c'est-à-dire
que j'honorerai la justice et la vérité par un accent
qui ne blessera le cœur de personne.
Dois-je, Messieurs, vous entretenir des ancêtres
de Mgr de Janson? C'est un penchant naturel à
l'homme de rechercher son origine, de démêler dans
la suite innombrable des générations les canaux par
où lui est arrivée celte goutte de vie qu'il possède,
goutte amère et précieuse , qui a traversé les siècles
pour venir de Dieu à lui, et qui doit sans doute son
originalité propre à toutes les vicissitudes d'un si
extraordinaire chemin. Comme un navigateur échoué,
dans des contrées inconnues , à l'embouchure d'un
fleuve, en remonte le cours, et s'avance de campe-
ments en campements vers les montagnes mysté-
rieuses qui en contiennent la source, ainsi l'homme
voyageur, déposé par l'éternité dans un point du
•temps et de l'espace , se tourne vers sa source , et se
cherche lui-même dans des âges où il n'était pas
'encore. Mais, hélas! les nations elles-mêmes ne
Connaissent pas leur origine; elles se rencontrent
tout à coup dans l'histoire, le lendemain d'un com-
bat, et c'est en vain qu'elles veulent passer plus
haut, pour arracher à l'antiquité le secret de leur
destin primitif. Comment un simple homme pour-
rait-il obtenir du temps ce que les grands peuples
l'ont jamais obtenu de lui? Aussi les plus illustres
— 78 —
familles n'aspirent- elles qu'à des aïeux récents, et
par delà ce terme où commence si près de nous leur
hércdilé constante, elles se perdent avec le reste
de l'humanité dans une commune ignorance de ce
qu'elles furent jadis. Mais si peu loin qu'un homme
puisse atteindre ses pères, c'est toujours pour
lui une consolation d'en regarder le visage, et
nous , spectateurs des vies célèbres , nous som-
mes volontiers curieux de la question de leurs
ancêtres.
Quels étaient donc les ancêtres de Mgr de Jan-
son? Jusqu'où son regard plongeait-il dans le passé,
lorsque, jeune encore, il cherchait à se deviner lui-
même? Ne fût-ce que pour apprécier le cours de
ses idées et la valeur de ses sacrifices, nous avons
besoin de connaître le sang qu'il trouva dans ses
veines. Or, Messieurs, il eut, dans un siècle plé-
béien, l'incomparable malheur de naître d'une race
historique. A toutes les époques , une grande nais-
sance est un fardeau; mais n'ai -je pas le droit de
l'appeler un malheur lorsqu'elle ne rencontre plus
rien autour d'elle qui lui réponde, et que l'élévation
qui en résulte encore n'attire que la défiance, n'ob-
tient que l'exclusion, ne crée que l'impossibilité?
Ah! ceux-là sont heureux qui naissent à la mesure
de leur temps, patriciens dans un siècle patricien,
plébéiens dans un siècle plébéien! Ceux-là sont
heureux, et la moindre justice qu'ils doivent à ceux
qui n'ont pas la môme fortune, c'est de comprendre
combien est dure leur position. L'homme n'est
fort que par sa correspondance au mouvement
— 79 —
réel de l'humanité , et toutes les fois qu'il reste
en dehors de ce mouvement ou qu'il lutte contre
lui , il est semblable au passager laissé dans un
désert par le vaisseau qui le portait, et dont il suit
de l'œil sur les flots l'irréparable fuite. En vous
parlant des ancêtres de Mgr de Janson, Messieurs,
je vous parle donc de son premier malheur, et
plus je vous ferai voir qu'ils étaient grands, plus
vous aurez à conclure que le mérite de leur héritier,
s'il en a eu quelqu'un , a été un rare et difficile
mérite.
Le xii^ siècle avait déjà ouï le nom des Forbin;
l'Angleterre et l'Italie le lui avaient répété. Au
XIII*' siècle, Charles P"" d'Anjou, comte de Pro-
vence, les appela dans ses États et les combla
d'honneurs et de bienfaits. Ils s'allièrent même par
des mariages à cette famille souveraine. Plus tard ,
au XV® siècle , le comte Charles IV étant menacé
de mourir sans héritiers, ce fut Palamède de For-
bin, surnommé le Grand, qui le disposa à faire
son testament en faveur de Louis XI, et qui mé-
nagea ainsi la réunion du comté de Provence à la
couronne. Louis XI le récompensa de cet éminent
service, qui ralliait la France à l'Italie, en lui délé-
guant l'autorité souveraine sur la Provence, et en
lui donnant cette devise, qui est encore celle des
Forbin : J'ai fait le roi comte y et le CDmte m'a fait
roi. Ainsi devint purement française la maison de
Forbin , en apportant à la France une de ses plus
riches et de ses plus ingénieuses provinces, et de-
puis elle ne cessa d'honorer ce premier titre de sa
— 80 -
gloire en produisant dans les armes , dans le gouver-
nement, la n^agistrature et l'Eglise, des hommes
d'un haut talent. Je remarque dans le nombre deux
figures historiques : d'abord Toussaint de Forbin ,
cardinal de Janson, évêque de Digne, de Marseille
et de Beauvais, grand aumônier de France, et am-
bassadeur de Louis XIV en Toscane, en Pologne et
à Rome. Ce fut lui qui, à la diète de Pologne de 1674,
fît élire pour roi le fameux Jean Sobieski , sauveur
de la chrétienté sous les murs de Vienne, et qui
conclut , sous Innocent XII , la réconciliation de la
France et du saint- siège, dont la bonne harmonie
avait été troublée depuis longtemps par la déclaration
de l'assemblée du clergé en 1682. L'autre personnage
que je tenais à vous nommer est le comte de Forbin,
grand amiral du roi de Siam à la fin du xvii^ siècle,
revenu depuis en France, et l'un des officiers qui
honorèrent le plus notre marine sous la vieillesse
de Louis XIV. Dans la seule année de 1707, il battit
cinq fois les flottes anglaises , et rapporta une valeur
de six à sept millions , fruit de ses expéditions na-
vales.
Telle était, Messieurs, la maison de Forbin, divi-
sée en plusieurs branches, qui avaient pour aînée
celle de Forbin- Janson. La Providence ne laissa
guère au jeune Charles- Auguste , dont nous vous
exposons la vie, le temps de s'enorgueillir de sa
naissance. Il n'avait pas encore atteint l'âge du dis-
cernement, que déjà grondait dans sa force l'orage
qui devait abaisser la majesté des rois , ravir la puis-
sance aux familles antiques , appeler tous les en-'
— 81 —
fants de la France aux mêmes devoirs et aux mêmes
droits, et créer dans le court espace de vingt-cinq
ans, sur des ruines colossales, une histoire, une
gloire et une nation toutes nouvelles. Je ne dirai
rien davantage de ce moment, auquel nulle autre
époque du monde ne saurait être comparée, sinon
qu'il convient à nous, générations présentes, de con-
sidérer quelle blessure nous avons faite au passé, et
d'admettre au moins qu'il a pu rester à d'autres des
souvenirs, des regards, quelque chose qui n'est ni
étranger ni ennemi, mais qui seulement n'est pas
aussi jeune que nous. Si les soldats de Clovis ou
les paladins de Charlemagne ressuscitaient de leur
tombe, leur stupeur, en nous voyant, n'accuserait
pas leur patriotisme; elle n'accuserait que le temps
et cette difficulté de l'esprit à suivre assez vile
l'effroyable précipitation des choses humaines. Et
si nous-mêmes, nous avions reçu dans nos veines
le lait du passé , si un quart d'heure seulement
nous avions respiré un air plus vieux que le nôtre,
nous connaîtrions combien les révolutions de l'es-
prit sont plus lentes que les révolutions des em-
pires , et nous jugerions avec plus d'indulgence
cette immutabilité des idées et des mœurs qui
nous semble un obstacle dans les autres , et qui un
jour nous paraîtra dans nous-mêmes fermeté et
vertu.
Charles -Auguste fut emporté en Allemagne par
ses parents qui fuyaient devant la tempête. 11 n'y
resta que peu; sa famille le ramena en France dès
que la société nouvelle commença de surgir à tra-
l-l'kTJ^Z
— 82 —
vers les débris de l'ancienne. Ce fut en France qu'il
accomplit le premier acte solennel de la vie, je veux
parler de la première communion. C'était plus que
jamais alors pour les chrétiens un acte doux et mé-
morable. Ils avaient vu leurs autels profanés, leurs
églises abattues ou fermées, leurs prêtres meurtris
et dispersés; une puissance gigantesque s'était dé-
clarée leur ennemie, et en même temps qu'elle por-
tait aux frontières de la patrie une glorieuse terreur,
elle rapportait au dedans ses triomphes , pour s'en
faire contre Dieu un invincible trophée : mais voilà
qu'encore une fois la parole divine s'était accomplie,
et les chrétiens répétaient, dans la langue de David,
ces chants prophétiques qui, depuis trois mille ans,
accusent d'impuissance leurs persécuteurs : Pour-
quoi les nations ont-elles frémi, et les peuples out-
ils médité des choses vaines? Les dominations de la
terre se sont assemblées contre le Seigneur et contre
son Christ; elles ont dit: Rompons leur joug, et je-
tons-le par-dessus nos têtes ! Mais Celui qui habite
dans les deux se rira de leur dessein, et le Seigneur
s'en moquera (1). La joie des chrétiens était d'aulant
plus pure, que le retour de leur liberté s'était fait
par le dedans, et non par le dehors ; il n'y avait pas
eu émigration de la foi; la foi était demeurée dans
la patrie aux jours des revers comme aux jours de
la prospérité; elle avait embrassé er. pleurant et en
espérant la terre de Clovis et de saint Rémi, el.j
cette terre, fidèle à elle-même aussi bien qu'à Dieu,
(1) Psaume ii, vers. 1,2,3,4.
— 83 —
avait, par une germination insensible, relevé vers
le ciel ses tiges un moment abaissées. Charles-
Auguste s'assit donc pour la première fois à la table
sainte en portant dans son cœur et sur son front
plusieurs joies ensemble : la joie de sa jeunesse,
la joie de sa patrie retrouvée, la joie du christia-
nisme renaissant, la joie des anges qui étaient des-
cendus pour le visiter. L'onction de ce jour -là
demeura dans son âme comme une blessure qui ne
se ferma plus; encore que sa physionomie ressor-
tît entre des lignes fortement accentuées , comme
celles de toutes les vieilles races, il revêtit, par-
dessus leur énergie native, une grâce pieuse qui
lui obtint la première conquête qu'il ait faite pour
Dieu.
D'ordinaire, c'est l'âge mûr qui conduit l'enfance
à Dieu. Il a sur elle le triple empire de l'expérience ,
de la raison et de l'autorité, et cet empire ne lui fut
donné sans doute que pour inspirer le bien et la vé-
rité à l'intelligence ignorante et docile de l'enfant.
C'est surtout la plus sacrée fonction du père. Mais
pour donner Dieu, qui renferme seul tout bien et
toute vérité, il faut le posséder soi-même; il faut le
connaître, l'aimer et le servir. Or le père du jeune
Forbin appartenait au siècle qui venait de s'achever;
son oreille était pleine encore du rire ingénieux et
illustre qui, depuis cinquante ans, poursuivait en
Europe l'ouvrage du Fils de Dieu sur la terre. Il est
vrai que, depuis, le sang et les larmes du monde
avaient fait assez de bruit pour distraire de la mo-
querie les esprits les plus légers ; mais s'il y avait
-. 84 —
stupeur, il n'y avait pas conversion. On s'étonnait
qu'une catastrophe aussi terrible fût sortie de doc-
trines aussi gracieuses; on regrettait le siècle passé
comme un modèle d'esprit, d'élégance, de mœurs
heureuses, d'une société accomplie, et l'on s'en pre-
nait à tout de sa chute, excepté à Dieu et à soi.
Tant il est difficile à l'aveuglement des hommes de
discerner la révélation divine jusque dans les évé-
nements où elle éclate le plus ! Quand Balthasar,
les vases du temple de Jérusalem à la main , re-
gardait sur la muraille le doigt de Dieu qui écrivait
son arrêt, l'infortuné tremblait bien de tous ses
membres , mais il ne comprenait pas encore son
crime.
Le marquis de Janson dut à son fils la lumière
que ne lui avaient point donnée les ruines d'une
société corrompue. Il ne pouvait le voir à l'église
sans attendrissement; la paix de ses traits, l'élé-
vation de son âme qui montait doucement jusqu'à
son visage pour l'illuminer, la joie sereine qui en-
veloppait toute sa personne, ce spectacle du plus
chaste bonheur, renouvelé sans cesse sous les yeux
du père, le plongeait dans une sorte de contempla-
tion en lui faisant de son fils même une apparition
de la vérité. Enfin, un jour il vit Dieu clairement;
l'âme du père et du fils se rencontrèrent dans les
inébranlables certitudes de la foi; ils adorèrent, ils
prièrent, ils aimèrent ensemble, et tel fut, Messieurs,
le premier apostolat de M^ de Janson.
Il y avait alors sur le trône de France un homme
supérieur à tous ses contemporains, non-seulement
— 85 —
par le génie de la guerre et de la législation , mais
surtout par la profondeur de ses instincts religieux.
Aussi grand par la conquête que Cyrus, Alexandre,
César et Charlemagne, il avait eu le mérite de re-
porter sa nation vers Dieu , et, bravant jusque dans
ses généraux les derniers sifflements de l'incroyance
populaire, on l'avait vu saisir d'une main coura-
geuse , et tenir ensemble dans un même faisceau
l'épée, le sceptre et la croix de Jésus -Christ. Ce
grand homme n'avait de haine contre rien : ni contre
Dieu , parce que lui-même était puissant et le créa-
teur d'un monde nouveau ; ni contre la noblesse ,
parce que lui-même descendait en droite ligne de
tous les vieux héros; ni contre le peuple, parce que
lui-même il en était l'enfant; ni contre le passé et
l'avenir, parce qu'il se croyait aussi fort qu'eux.
Homme social , il embrassait dans sa large poitrine
toutes les pensées honnêtes de l'humanité, et n'y
proscrivait rien que la bassesse et l'incapacité. Son
armée, ses palais, ses conseils, sa main s'étaient
ouverts à tous les débris épars de la société fran-
çaise , et l'on rencontrait chez lui le marquis de
l'ancien régime à côté du baron de l'empire,
l'homme de la Convention à la gauche de l'émi-
gré, le soldat de la dernière victoire avec un abbé
de Saint- Sulpice. Napoléon, Messieurs, discerna
le jeune Forbin, et le nomma auditeur au conseil
d'État (i).
(1) Napoléon, sans doute, commit de grandes fautes contre
la religion et contre les libertés publiques; mais un catho-
— 86 -
C'était pour un jeune homme de vingt-deux ans,
liéritier d'un grand nom et d'une grande fortune,
vif, aimable, prompt d'esprit, c'était, dis-je, une
préparation naturelle aux emplois les plus élevés
de l'ordre administratif. Charles de Forbin n'avait
plus qu'à suivre la pente facile du temps et de sa
situation. Mais d'autres pensées roulaient au fond
de son âme. Napoléon avait fait beaucoup pour la
religion en lui rendant de la liberté, une partie de
ses monuments, et en lui assurant une dotation
publique en échange de ses anciennes possessions;
mais alors même qu'il eût fait davantage , il n'eût
apporté à la religion qu'un secours humain, utile
sans être nécessaire , digne de reconnaissance , mais
incapable de lui donner la vie. Dieu seul est la vie
de la religion en la communiquant aux âmes, et il
la communique aux âmes par d'autres âmes qui s'y
dévouent, qui en deviennent l'expression par leur
sainteté, l'organe par leur dévouement, la preuve
vivante et populaire par leur autorité. Donner des
âmes à la rehgion, voilà ce que les conquérants et
les hommes d'État ne sauraient faire, et ce que fait
tous les jours un pauvre prêtre en mettant les mains
sur son cœur pour le sevrer des vaines joies du
monde, et en les reportant purifiées sur le cœur
des autres hommes, après les avoir levées en gé-
missant vers Dieu. De saints prêtres ! tel est dans
lique ne saurait oublier qu'il lira la France du chaos, signa
le concordat, se fit sacrer par le Pape, et mourut dans les bras
do l'Église.
— 87 —
tous les temps le cri de la religion ; mais en quels
temps devait-elle le pousser plus haut qu'au com-
mencement de ce siècle? La mort et l'exil avaient
tari la lignée de ce vieux clergé français qui, par
une tradition ininterrompue de savoir et de vertus,
remontait jusqu'au double et sacré berceau du chris-
tianisme et de la monarchie ; une foule d'églises
abandonnées, beaucoup d'autres dirigées par de tout
jeunes hommes attestaient la misère profonde de
l'Église de France. Les temples étaient rouverts ;
mais les pierres des temples, froides et muettes, ne
répondaient point à la voix des peuples qui venaient
y redemander Dieu.
C'est le propre des grands cœurs, Messieurs, de
découvrir le principal besoin des temps où ils vi-
vent , et de s'y consacrer. Or le premier besoin de
l'empire dans les brillantes années qui l'avaient
inauguré, c'était assurément de relever la religion
en repeuplant le sanctuaire d'âmes choisies. Déjà,
en dehors de l'enceinte sacrée, Dieu avait suscité
d'illustres esprits qui étonnaient la France par la
nouveauté de leur style et de leurs idées, et qui com-
mençaient sur les hauteurs du monde, à travers
l'encens de la poésie , la réédification imprévue de
la cité de Dieu. Ne fallait- il pas que le sanctuaire
s'unît à ce mouvement , et qu'ainsi concourût à la
régénération sociale le triple génie du gouverne-
ment, de la pensée et de la sainteté? Charles de
Forbin se consumait intérieurement dans cette in-
spiration de sa foi. Déjà il s'était uni à plusieurs
jeunes gens de son âge pour s'exercer avec eux aux
œuvres de la charité et aux pratiques d'une piété
plus ardente, et ce fut, dans Paris, les prémices de
cette jeunesse chrétienne qui trente ans plus tard ,
au bruit de nouvelles révolutions , devait fonder la
société de Saint-Vincent-de-Paul. Le troupeau de
ces jeunes gens était petit alors; il avait pour direc-
teur un prêtre dont le nom n'est pas venu jusqu'à
vous, Messieurs, parce que la modestie quelquefois
est plus puissante que le talent, mais qui a laissé
dans le cœur de tous ceux qui l'ont entendu ce lien
immortel que produit l'éloquence entre l'orateur et
son auditoire. Il s'appelait Delpuits; j'ai plaisir à le
nommer. D'autres ont acquis plus de gloire dans
leurs rapports avec la jeunesse de France ; aucun
ne l'a méritée davantage.
Cependant, quel que fijt le zèle de Charles de
Forbin, il n'était pas sans trouver en lui-même des
obstacles à son dessein. Il avait beaucoup à sacri-
fier; son nom, sa fortune, son âge, ses succès dans le
monde, son goût pour tous les exercices du corps,
lui suscitaient à l'envi des raisons de rester ce qu'il
était. Sa mère, issue des princes de Galéan, conspi-
rait aussi contre sa vocation, soit qu'elle considérât
l'abaissement extérieur où était tombé le clergé de
France , soit par cette tendresse inexplicable dans
une femme chrétienne, qui se persuade qu'elle per-
dra quelque chose de son fils s'il devient un homme
de Dieu. Elle employa toutes les ruses du génie ma-
ternel pour le détourner de sa résolution; elle es-
saya de l'arrêter en nouant son cœur par ces liens
purs, mais forts, où la jeunesse s'éprend avec un
— 89 —
abandon si digne d'être récompensé : elle ne put y
parvenir.
Le jeune homme de vingt-quatre ans triompha
de son cœur comme déjà il avait triomphé des illu-
sions du rang, de la richesse et de l'ambition.
L'heure finale du sacriOce était venue; en 1809,
Charles de Forbin entra au séminaire de Saint-
Sulpice, sous la direction du célèbre et vertueux
Émery. Ses contemporains se rappellent encore la
ferveur qu'il y apporta, et qui s'y manifestait par
une sévérité envers lui-même qu'on n'eût pas at-
tendue d'un adolescent élevé dans les délicatesses
du grand monde. Quelque soin qu'il prît à cacher
ses pratiques, ses condisciples en découvrirent quel-
ques-unes; on remarqua qu'en plein hiver il lais-
sait ses fenêtres ouvertes pendant la nuit, afin que
son sommeil, devenu aussi léger que possible, ne
durât que le temps nécessaire à la réparation du
corps. Il préludait de la sorte à l'infatigable ardeur
de son apostolat, sachant que la soumission du corps
à l'âme est la seule voie que Dieu ait ouverte aux
grandes ambitions morales, et que sans l'austérité
extérieure, c'est en vain qu'on aspire à la sainteté
ou au génie.
L'année 1811 fut pour l'abbé de Janson l'année
sacerdotale. Il eût dû en recevoir l'onction des
mains du cardinal Maury; mais le cardinal avait
accepté le siège archiépiscopal de Paris malgré la
volonté du Souverain Pontife prisonnier, et bien
qu'il eût reçu des vicaires généraux légitimes les
pouvoirs nécessaires à l'ordination, l'abbé de Jan-
— 90 —
son ne voulut point lui devoir une grâce aussi pré-
cieuse que celle du sacerdoce. Il prit ses mesures
pour être ordonné à Gliambéry des mains de l'é-
vêque de cette ville, qui le nomma son vicaire
général.
Cette situation dura peu. Les fonctions adminis-
tratives s'adaptaient péniblement au génie de l'abbé
de Janson. Il revint à Paris et s'adonna à l'instruc-
tion des enfants dans la paroisse de Saint-Sulpice.
Vous remarquerez , Messieurs , cette brusque transi-
lion: de la direction d'un diocèse, l'abbé de Janson
passe subitement à l'humble ministère du caté-
chiste; l'apostolat, qui est sa vraie, son unique vo-
cation, le tourmente et l'emporte dès les premiers
jours de son sacerdoce. Déjà il ne se contenait plus
dans Paris; il jetait des yeux avides sur des contrées
lointaines où le christianisme opprimé réclame à
toute heure la parole et le sang apostoliques; il er-
rait en esprit de l'Amérique à la Chine, de la Chine
aux bords du Gange et de l'Euphrate; la main de
Dieu l'avait saisi, et le promenait d'aspiration en
aspiration, à travers tous les lieux désolés de la
terre , pour choisir un poste où son dévouement ne
fût pas à l'étroit.
Tout à coup, au sein même de la patrie, un cri
prodigieux s'élève : le descendant de Cyrus et de
César, le maître du monde avait fui devant ses en-
nemis; les aigles de l'empire, ramenées à plein
vol des bords sanglants du Dnieper et de la Vis-
tule, se repliaient sur leur terre natale, pour la dé-
fendre, et s'étonnaient de ne plus ramasser dans
- 91 —
leurs serres puissantes que des victoires blessées à
moH. Dieu, mais Dieu seul , avait vaincu la France
commandée jusqu'à la fin par le génie, et triom-
phante encore au quart d'heure même qui signa-
lait sa chute. Je ne dirai point les causes de cette
catastrophe; outre qu'elles ne sont pas de mon
sujet, il répugne au fils de la patrie de creuser
trop avant dans les douleurs nationales, et il laisse
volontiers au temps tout le soin d'éclaircir les
leçons renfermées par Dieu même au fond des re-
vers.
Une position nouvelle était sortie pour tout le
monde de la révolution qui venait de s'accomplir;
les desseins de l'abbé de Janson en reçurent néces-
sairement le contre-coup. La France lui apparut
sous un aspect qu'elle n'avait pas eu d'abord à ses
yeux. Il crut que le mouvement d'ascension reli-
gieuse commencé sous l'empire allait continuer son
développement avec une force plus décisive, et il
chercha dans son zèle les moyens d'y concourir et
de le hâter. Il comprit très-bien que l'empire n'a-
vait constitué que la partie administrative et pasto-
rale de l'Église de France, et qu'il manquait à ce
corps tout jeune l'arme de l'apostolat, c'est-à-dire
le service actif et dévoué de la parole. La religion
est une pensée, et la parole est le soleil qui rend la
pensée visible, vivante et communicable : comme
le soleil fait chaque jour le tour du monde pour
éclairer les corps, ainsi la parole, fille aînée de Dieu,
doit chaque jour faire le tour du monde pour éclai-
rer les esprits. Son premier mot, à l'origine des
— 92 —
choses, avait été celui-ci : Fiat lux : — Que la lu-
mière soit faite (1). C'est encore sa devise et sa fonc-
tion; ce sera l'une et l'autre jusqu'au siècle futur
où le Verbe de Dieu lui-même illuminera directe-
ment l'assemblée des esprits dans la Jérusalem éter-
nelle. Et jusque-là le ministère de la parole restera
le premier ministère du monde , le ministère de la
vérité, de la sainteté, de la justice, de l'ordre, de
la création, de la résurrection, de la vie et de la
mort. Parlez, ne vous taisez pas; ne vous taisez ni
devant le glaive qui vous menace, ni devant la ma-
jesté qui vous regarde, ni devant votre sœur qui
vous conjure, ni devant votre mère qui se met à ge-
noux pour vous supplier, ni devant les peuples qui
vous crient : Silence ! ni devant les flots de la mer
qui s'émeuvent pour étouffer votre voix. Parlez î
Tel avait été l'ordre de Jésus -Christ à ses apôtres,
et l'un d'eux, saint Paul, écrivait joyeusement : Je
travaille pour l'Evangile jusqu'à porter des chaînes
comme un malfaiteur ; mais la parole de Dieu n'est
point enchaînée: — Laboro usque ad vincula, quasi
maie operans; sed verbumDei non est alligatum (2).
Tout, en effet, importe peu à l'Église, pourvu qu'elle
parle; mais alors même qu'elle est libre, elle n'exerce
pas toujours et partout cette puissance de la parole
en la même manière ni au même degré. Il est des
temps et des lieux où , tranquille maîtresse des
esprits , n'ayant à combattre que des désordres ,
(Ij Genèse, chap. i, vers. 3.
(2) 11° Épître à Timolhée , chap. ir, vers. 9.
— 93 ~
suite naturelle de l'infirmilé de notre cœur, elle se
borne à une parole d'édification qu'on pourrait
appeler la prédication intérieure et pastorale. Il en
est d'autres où elle trouve des intelligences re-
belles , soit parmi les peuples qui n'ont pas encore
reçu le mystère de la vérité, soit parmi ceux-là
mêmes qui en furent éclairés, mais qui, dégoûtés
de la lumière patrimoniale , en détournent les yeux
pour se faire des astres de leur choix. Alors l'É-
glise appelle à son secours une parole qu'il serait
difficile de définir par des caractères constants , à
cause de la variété des erreurs qu'elle doit com-
battre et des âmes qu'elle veut vaincre , mais
qu'on peut appeler la prédication extérieure ou
apostolique.
M. de Janson crut que l'état des esprits en
France appelait un grand déploiement de la pré-
dication apostolique. 11 le crut avec d'autant plus
de raison qu'il ne s'agissait pas seulement de lutter
contre l'affaiblissement de la foi produit par les
controverses philosophiques du dernier siècle, mais
encore de se tenir au niveau d'un temps où la li-
berté de la parole humaine, étant consacrée par
les institutions publiques , exigeait pour contre-
poids toute l'activité de la parole divine. C'était là ,
Messieurs, une pensée juste, élevée, hbérale. La
parole humaine avait -elle droit de se plaindre si
la parole divine cherchait un lit plus large et plus
profond pour y couler? N'était-ce pas la parole
divine qui, en conquérant sa liberté propre, avait
fini par alïranchir la parole humaine? Ne pou-
— 94 —
vaienl- elles vivre ensemble sur le terrain commun
du droil nouveau , soit qu'elles dussent s'y com-
batlre, soit qu'elles eussent le désir de s'y récon-
cilier?
Il est vrai que, pour juger une pensée, il ne
suffit pas de la considérer dans sa conception in-
time, mais qu'il faut encore en voir la réalisation.
Eh bien ! dira-t-on , qu'élait-il résulté de la pensée
de M. de Janson? Tout à coup une nuée de mis-
sionnaires s'était précipitée du nord au midi dans
les grandes villes du royaume, appelant le peuple
à des cérémonies étranges , inconnues de la tradi-
tion catholique , à des chants qui n'exprimaient
pas seulement les espérances de l'éternité , mais
encore celles de la politique profane, à des pré-
dications où l'excès du sentiment suppléait à la
faiblesse de la doctrine, où l'on s'attaquait moins
au cœur qu'à l'imagination , au risque de ne pro-
duire qu'un ébranlement passager à la place d'une
solide conversion. Était-ce là une œuvre sainte,
une œuvre digne? Suffisait- il pour la justifier de
l'entraînement des populations, et, sans parler des
désordres qui protestèrent contre elle dans plu-
sieurs nobles cités, ne faut-il pas tenir compte de
la répulsion profonde qu'inspirait à une partie de
la nation le peu de gravité de ce prosélytisme re-
ligieux? Ah! ce n'était pas ainsi que les apôtres
avaient conquis le monde; ce n'était pas ainsi
que saint Paul s'était présente dans Athènes et
dans Corinthe; ce n'était pas môme ainsi que les
missionnaires modernes avaient charmé les peu-
— 95 —
pladcs sauvages des deux Amériques. Fallait-il,
après que le monde, élevé et fortifié par le chris-
tianisme , avait acquis plus de délicatesse et de
profondeur, le traiter avec si peu de respect dans
les efforts d'une conquête plus difficile que la pre-
mière?
Ces reproches, Messieurs, ont été dans la bouche
d'un grand nombre de nos contemporains. Était-ce
justice ? Je dirai ce que répondaient les partisans du
nouvel apostolat.
C'était une erreur d'attribuer à M. de Janson la
création des missions de France. Elles existaient
depuis deux siècles , et avaient eu pour premier
auteur l'un des hommes de France dont le nom est
demeuré le plus populaire ; je veux dire saint Vin-
cent de Paul. C'est lui qui , en 1626 , avait posé à
Paris les fondements d'une société religieuse des-
tinée à donner des missions dans l'intérieur môme
du pays, société qui fut approuvée, en 1632, par
une bulle du pape Urbain VIII , sous le nom de
Congrégation des Prêlres de la Mission. Depuis,
soit en France, soit en d'autres contrées catho-
liques, des instituts semblables s'étaient formés;
les missionnaires , conduits par leur zèle et leur
expérience , avaient imaginé de joindre à la pré-
dication des chants et des cérémonies qu'ils ju-
geaient propres à exciter dans les fidèles la foi ,
le repentir et tous les sentiments chrétiens. Une
tradition s'en était formée peu à peu, et, à la fin
du dernier siècle, la voix puissante et célèbre du
Père Brydaine donnait encore à ces règles une
— 96 —
glorieuse confirmation. M. de Janson n'avait fait
que ressusciter une pensée qui commençait à saint
Vincent de Paul, et qui finissait à Brydaine. Il
est vrai que la prédication des missionnaires an-
ciens et nouveaux était souvent moins savante que
populaire; mais était-ce donc un sujet de plainte
dans un temps de démocratie? Ne pouvait -on,
au XIX® siècle, travailler pour le peuple? Si le lan-
gage des missionnaires déplaisait aux hommes de
savoir et de goût, qui les contraignait de venir
l'écouter? Ou plutôt, sous ces plaintes du goût
blessé, ne se cachait -il pas la peur que le chris-
tianisme ne reprît de l'ascendant sur une grande
partie de la société? Ceux qui poursuivaient les
missionnaires n'étaient-ils pas les mêmes qui pour-
suivaient les Frères des Écoles chrétiennes, et la ré-
volution de 1830 n'a-t-elle pas réhabilité et couronné
les Frères des Écoles chrétiennes par la voix de
ses ministres , de ses philosophes , de ses orateurs ,
et par la voix plus significative encore du peuple,
lui-même?
Je n'irai pas plus loin, Messieurs; il me suffit de:
vous avoir montré que la question avait deux faces :
sérieuses, et quand une question a deux faces sé-
rieuses, un homme de bien peut, le devoir et l'hon--
neur étant saufs, choisir l'une ou l'autre. C'est votre^
droit. Messieurs, c'est le mien; c'est aussi le droite
de M. de Janson.
Je n'entrerai pas dans le détail de ses travaux,
apostoliques. Au milieu même de leur cours, il était,
naturellement ramené à la pensée de missions plus '
— 97 —
lointaines, et il voulut du moins visiter la terre qui
avait été le point de départ de tous les apôtres. En
1817, il partit pour l'Orient, évangélisadansSmyrne
plusieurs nations ensemble, et s'étant ainsi préparé
à voir Jérusalem , il y chercha pieusement les traces
du Maître qu'il devait servir avec plus d'ardeur que
jamais.
Tout autre que M. de Janson, Messieurs, n'eût
recueilli de ce voyage que de doux souvenirs per-
sonnels. Pour lui, le cœur tout plein des émotions
qu'il en avait reçues, il conçut le dessein d'en faire
jouir ses frères, non par un récit plus ou moins im-
parfait, mais par une image vivante de la réalité.
A. l'occident de Paris, sur une hauteur embrassée
le trois côtés par les replis de la Seine, et d'où
l'œil regardait tranquillement un immense horizon ,
M. de Janson possédait, avec un simple manoir,
lune chapelle ornée de quelques tombeaux de fa-
nille. Il était venu là souvent comme en un lieu
domestique et solitaire; il y avait réfléchi sur lui-
nême et sur toutes les grandeurs dont le théâtre se
développait à ses pieds. Quelque route qu'il prît,
1.1 arrivait à des lieux célèbres. Un sentier le condui-
jîait à Nantcrre, berceau de sainte Geneviève; un
imtre à la Malmaison, séjour illustré par la fortune
le Napoléon et la disgrâce de Joséphine; plus loin,
nais tout proche encore, c'était Marly, où Louis XIV
/enait se reposer de Versailles; sur le revers opposé,
)n touchait à la forêt de Saint- Cloud et aux îles
ombragées de Neuilly; aux exlrémilés de la plaine,
ipparaissent Saint-Germain, Saint-Denis, et Paris.
3*
— 98 —
Il était impossible de s'asseoir là sans que l'âme y
fût visitée par de bonnes visions, tant la nature
y était belle, l'espace sublime, les souvenirs ra-
dieux. M. de Janson résolut de donner ce lieu désert
à un million d'hommes en y plantant une croix.
Il se rappelait que le Sauveur du monde avait dit :
Quand f aurai été élevé de terre, f attirerai tout à
moi (1). Sa parole était-elle si fort glacée par l'âge,
qu'elle ne pût s'accomplir à la face de Paris? La
croix fut plantée; les fondements d'un hospice et
d'une église se montrèrent de loin au-dessus du sol :
la solitude cessa. On vit chaque année des pèlerins
sans nombre, étrangers et citoyens, se presser aux
portes de Paris , passer le fleuve sur des ponts et des
barques , et gravir joyeux les pentes escarpées ou
sinueuses de la montagne, attirés par cette croix
qui, depuis dix- huit siècles, tient le monde sus-
pendu à ses bras. Sainte montagne, comment vous
aurais-je oubliée dans mon récit? Ne vous ai-je
pas visitée quand ma jeunesse était florissante, et
que la vérité commençait de se révéler à moi? N'ai-je
pas connu tous vos détours? Ne me suis-je pas
assis sur vos pierres pour y parler de Dieu à
l'ombre brillante du soleil couchant? Et plus tard,
après vous avoir vue dans vos jours de fête, je
vous ai revue dans vos jours de désolation; comme
un ami fidèle, qui survit à la fortune, j'ai suiv^
vos sentiers abandonnés, j'ai mangé à la table
du vieux manoir demeurée hospitalière dans le
(1) Évangile de saint Jean, chap. xii, vers. 32.
— 99 —
malheur, j'ai regardé de pieuses mains enlever de
^'oire cimetière des os précieux qu'elles n'osaient
plus vous laisser. Tout était changé pour vous, hor-
(nis le cœur de ceux à qui vous avez fait du bien ,
3t en qui vous revivez par l'immortalité de leur sou-
v^enir.
Nous voici, Messieurs, en l'année 1824. M. de
Janson était dans la force de sa gloire et de sa ma-
:urité. Il avait fondé une société religieuse qui
^emplissait la France de l'éclat de ses œuvres, et
îlevé, à la vue de Paris , un monument qui attestait
'énergie toujours subsistante du christianisme. Sa
/oix, d'une éloquence vive et naturelle, s'était fait
intendre aux principales villes du royaume; Bor-
leaux, Tours, Poitiers, Fontainebleau, Avignon,
vlarseille, Toulon, Nantes honoraient ses prédica-
ions d'un souvenir reconnaissant. Il y avait laissé
ion- seulement la mémoire de son esprit, mais la
némoire plus précieuse du zèle et de la charité. On
'avait vu passer ses journées et une partie de ses
luits à entendre des communications de conscience ;
m l'avait trouvé plus d'une fois dans sa chambre,
itendu par terre, vaincu par le sommeil auquel il
l'avait pas voulu se livrer. On savait que son cœur
l^ït sa bourse étaient ouverts aux pauvres , et qu'il
eur donnait jusqu'à ses vêtements les plus néces-
^' aires. Il existe un billet de sa mère qui est ainsi
onçu : « Je vous envoie, Monsieur, deux dou-
zaines de chemises pour mon fils ; mais je vous
prie de ne pas les lui remettre toutes à la fois ,
car il n'en garderait que deux , et donnerait tout
— 100 —
({ de suite le reste aux pauvres. » Une si belle car-
rière, parvenue comme d'un seul jet à son midi,
semblait présager un soir paisible , une vieillesse
entourée d'hommages unanimes. Il n'en a pas été
ainsi : le terme des succès était arrivé pour M. de
Janson ; il allait descendre avec amertume la seconde
pente de la vie.
Le roi lui offrit, en 1824 , l'évêché de Nancy et de
Toul. Jusque-là les honneurs du commandement
ne l'avaient point tenté; lorsque les missions de
France furent fondées, il en avait refusé le gouver-
nement, et avait appelé les suffrages sur M. l'abbé
Rauzan , qu'il estimait supérieur à lui par son âge ,
son talent et son expérience ; il avait pareillement
repoussé les offres du cardinal de Périgord, grand
aumônier de France, qui, à l'époque du concordat
passé entre le saint-siége et le roi Louis XVIII, lui
avait proposé tel siège épiscopal qu'il lui plairait
de choisir parmi ceux qu'on venait d'ériger. M. dCj
Janson, dans ces deux rencontres, n'avait point
cédé aux instances de ceux qui l'aimaient et qui le
vénéraient; en 1824, il jugea convenable de leur
obéir.
C'était un dévouement, Messieurs, mais un dé--
vouement qu'une amitié tendre et sévère eût pui
appeler une faute. Car la Providence et la nature?
sont tout ensemble prodigues et avares de leurs-
dons ; quand elles ont accordé à un homme des=
qualités extraordinaires, presque toujours elles:
lui refusent certains avantages médiocres , dont':
l'absence doit l'avertir des bornes d^ rbumanité. !
— 101 —
M. de Janson avait reçu de Dieu, dans l'ordre na-
turel, les dons magnifiques de la naissance, de la
fortune et de l'esprit; il en avait reçu, dans l'ordre
surnaturel, les dons plus précieux encore de l'a-
postolat et de la charité : c'était une dotation trop
riche pour qu'elle n'eût pas, quelque part dans sa
personne, un utile contre -poids. TantqueM.de
Janson n'avait pas commandé, tant qu'il avait pu
dire :
Je ne suis qu'un soldat, et je n'ai que du zèle,
la partie moins lumineuse de sa nature était de-
meurée comme ensevelie dans l'auréole de ses rares
mérites. Mais le commandement exige , avec quel-
que chose de très-haut dans l'intelligence et dans le
cœur, certaines habitudes domestiques qui n'ont
point d'éclat , et qui néanmoins, tombant goutte à
goutte dans le commerce de la vie , adoucissent les
relations, diminuent les difficultés, répandent sur
les affaires une heureuse onction. Je nommerai l'exac-
titude, pour me faire comprendre. Qu'est-ce que
l'exactitude'^ N'est-ce pas une vertu du dernier
degré? Ne connaissons -nous pas tous des hommes
sans portée qui sont parfaitement exacts? Et pour-
tant l'exactitude est tellement nécessaire dans ceux
qui commandent, qu'on a dit d'elle, avec autant
de justesse que de grâce, qu'elle est la politesse des
rois.
M. de Janson, Messieurs, n'avait jamais eu l'oc-
casion d'acquérir tous ces ornements de détail qui
— 102 -
achèvent la structure morale d'un homme, et ajou-
tent aux grandes lignes de sa physionomie l'expres-
sion d'un travail flni. Il n'avait jamais gouverné ni
souffert; il avait été libre et heureux depuis qu'il
était au monde; il arrivait à quarante ans face à
face d'un diocèse, avec la stricte obligation d'y vivre
et d'y mourir, lui qui avait eu jusque-là le monde
entier pour horizon, et qui encore s'y trouvait comme
à l'étroit. N'ai-je pas le droit de penser que c'était
mettre son dévouement à une trop forte épreuve?
Je remarque aussi qu'il allait avoir à traiter direc-
tement avec la société moderne, et je doute si sa
naissance et son éducation l'avaient suffisamment
initié à l'esprit de cette société. Mais vous me de-
manderez peut-être : Qu'est-ce que l'esprit de la
société moderne? Bien qu'il soit difficile de parler
de son siècle, et qu'on soit à son égard dans la même
position qu'un sujet vis-à-vis de son souverain, c'est-
à-dire entre la crainte de l'insolence et celle de la
llatterie, je vous en parlerai pourtant, afin de ne
fuir aucun des périls de ma situation, et que, tout
autre mérite m'échappant , celui de la franchise me
reste.
La société moderne est fondée sur deux idées ca-
pitales, qui peuvent bien, si on ne les regarde qu'à
certains moments et dans certaines occasions,
s'obscurcir aux yeux du spectateur, et même dis-
paraître, mais qui remontent toujours à la surface ,
comme ces plantes enracinées au fond d'un fleuve,
nourries de ses eaux et de son limon, et qui , bles-
sées quelquefois par la force du courant, baissent
— 103 —
un moment la tête, mais finissent toujours par
ramener au-dessus des flots leur tige et leur cou-
ronne. La première de ces idées , c'est qu'il n'existe
entre les hommes d'autre distinction sérieuse que la
distinction du mérite personnel, et que ni la nais-
sance, ni la fortune, ni les emplois publics ne font
rien pour élever un homme, s'il ne s'élève lui-même
par sa capacité, ses services et sa vertu. La seconde,
c'est qu'il existe au-dessus de tous, même au-dessus
de la souveraineté, et en faveur de tous, des droits
qui ne peuvent être ni retirés, ni méprisés, ni pres-
crits , et qui ne sont pas seulement protégés par la
force idéale de la nature et de la religion , mais en-
core par la force sociale des lois, des mœurs et de
l'opinion publique. Les limites de ces deux idées
varient dans les esprits ; les uns en étendent le cercle,
les autres le rétrécissent ; mais tous, à part un petit
nombre d'hommes, les vénèrent comme l'arche
sacrée du siècle présent. Ce n'est pas que les adver-
saires de ces principes ne disent rien à leur sujet
qui mérite d'être considéré; ils disent, au contraire,
des choses remarquables, entre autres celles-ci : Que
réduire l'homme à son mérite personnel, l'isoler dans
l'ordre de la gloire, tandis qu'il n'est isolé ni par le
sang, qui se transmet, ni par la fortune, qui se trans-
met aussi, ni par la mémoire, qui le rattache invin-
ciblement à ce qui l'a précédé , c'est violer l'instinct
le plus fort de la nature , attaquer l'esprit de famille
et de tradition, et ne faire plus de l'humanité qu'un
tourbillon de poussière , sans lien et sans nom. Ils
disent que la sohdarité dans le mérite , loin de nuire
— 104 —
au développement du mérile personnel , en est le
plus vif aiguillon , et que de même qu'un père est
excité par la pensée de ses enfants à augmenter son
patrimoine, il l'est pareillement à acc;oîlre la di-
gnilé de son nom, comme aussi les enfants, parle
souvenir de leur père , sont portés à ne pas dégéné-
rer de son rang dans l'opinion des hommes. Ils disent
aussi qu'élever le droit des peuples par-dessus la
souveraineté qui régit l'ensemble du corps social,
c'est élever la liberté plus haut que l'autorité , et les
mettre dans un conflit perpétuel, où, nul n'étant ar-
bitre du débat, chacun sera le maître de couvrir la
tyrannie du nom de l'ordre, et la révolte du nom
de la justice; que, du reste, il suffit de regarder le
monde moderne pour connaître la vanité des idées
sur lesquelles il est assis, puisqu'on ne peut rien
voir à la fois de plus misérable et de plus chance-
lant : la possession de l'or devenue le seul titre à
l'exercice de tous les droits civiques, l'ambition
vendant et achetant les consciences à ciel ouvert,
le commerce déshonoré par une banqueroute qui
n'a plus même la pudeur pour frein et la honte pour
châtiment, l'obéissance sans amour, le pouvoir
sans paternité , des mœurs qui ont l'hypocrisie
de l'égalité et de la liberté plutôt qu'elles n'en
ont le culte, et, par-dessous ce triste spectacle, le
bruit d'une terre qui se remue, qui soupire et qui
attend.
Je n'ai point à répondre, Messieurs, j'ai voulu
seulement vous indiquer comment de nol^lcs esprits
peuvent rester en dehors de la société moderne, et
— 105 —
prolester contre ses principes , ses voies et son ave-
nir. Le temps décidera entre eux et nous , et peut-
être est-il écrit, dans une région plus haute, que la
victoire ne sera ni pour nous ni pour eux, mais pour
Dieu seul. Peut-ê(re sera-t-il établi, par l'inévitable
révélation des choses, que la vieille société a péri
parce que Dieu en avait été chassé , et que la nou-
velle est souffrante parce que Dieu n'y est pas suffi-
samment entré.
Maintenant, Messieurs, je n'ai plus qu'un mol
à dire : la révolution de 1830 sépara Mg'' de Jan-
son de son troupeau et anéantit tous ses travaux
antérieurs; des millions d'hommes se levèrent et
écrasèrent les pensées et les œuvres d'un homme.
Mgï^ de Janson avait quarante-cinq ans. C'est l'âge
de la plénitude, l'âge où tout ce que l'on a semé
dans sa vie lève autour de l'homme ses branches
chargées d'ombres et de fruits, et cet âge-là même
était celui où Mgr de Janson venait de perdre son
passé, et voyait sa vie gisante devant lui comme un
arbre coupé jusqu'à la racine. Il est difficile à ceux
qui ne l'ont pas éprouvée de connaître à fond la dou-
leur de cette situation , et quel courage il faut pour
n'y pas succomber. M?'' de Janson n'y succomba
point. Il ne vit pas sa disgrâce sans émotion ni sans
regret; mais il trouva dans son cœur des ressources
pour la supporter devant Dieu, pour l'honorer de-
vant les hommes et pour la faire servir au bien de
ses frères. Sa fortune devint plus que jamais le pa-
trimoine des pauvres; il prenait part à toutes les
bonnes œuvres de la capitale, et secourait une foule
— 106 —
de misères sans nom qui s'y cachent même à la cha-
rité ; il ouvrait sa main avec la joie d'un évêque et la
libéralité d'un prince. 11 donnait jusqu'à ses vête-
ments pontificaux. Un jour qu'il demandait quelque
ornement dont il avait besoin pour officier , on vint
lui dire qu'on n'en trouvait aucun ; il s'en était dé-
pouillé peu de jours auparavant en faveur d'un
pauvre évêque de l'Océanie.
Neuf années s'écoulèrent dans ces occupations
charitables , dont Dieu seul a tout le secret , et qui ,
de la veille au lendemain , ne laissaient aucune trace
dans le cœur même qui en faisait son aliment. Mais
le nombre des jours mesurés par la Providence à
Mgr de Janson approchait de son terme, et comme
ces lampes qui, avant de s'éteindre, jettent un der-
nier éclat, il sentit renaître en lui les visions loin-
taines de sa première jeunesse. En 1839, il partit
pour l'Amérique, seul, sans serviteurs, accompagné
de quelques missionnaires qu'il établit d'une ma-
nière fixe à la Louisiane, et pour lui , choisissant le
Canada, qui est une terre française, pour le théâtre
principal de ses courses apostoliques , il y déploya
pendant dix-huit mois une infatigable activité. Nous
n'avons pas l'idée des triomphes de la parole dans
ces contrées transatlantiques, et du spectacle qu'y
présentent les populations , lorsqu'elles accourent
se suspendre aux lèvres d'un missionnaire. Mg^ de
Janson prêchait souvent en plein air à des auditoires
de dix et de vingt mille hommes ; le sommet des
montagnes, le bord des fleuves et des lacs lui ser-
vaient de basiliques , à défaut des églises , devenues
- 107 —
trop étroites; il donna ainsi coup sur coup plus de
soixante missions dans les campagnes, sans parler
de ses travaux à la Nouvelle-Orléans , à Montréal, à
Québec , à New- York , et de ses excursions parmi les
tribus sauvages , qui le reçurent avec une naïve
admiration. Les évêques des États-Unis l'appe-
lèrent au concile de leur Église ; il en signa les
actes, ainsi que la lettre adressée par eux aux arche-
vêques de Cologne et de Posen, pour les féliciter
d'avoir opposé un inébranlable courage aux per-
sécutions de la puissance civile. Revenu en Europe
sur la fin de 1841 , Mgr de Janson alla solliciter
de la reine d'Angleterre la grâce de six cents
Canadiens exilés de leur pays par suite de troubles
politiques : peu de temps après, les bannis furent
rappelés.
Ce n'était là que le prélude des desseins de Mgr de
Janson. Une fois rentré dans la vie apostolique, il
reconnut son élément naturel, et sa jeunesse s'y ral-
luma tout entière. Quand on jette un regard sur les
conquêtes du christianisme dans le monde , on le voit
maître de l'Europe et des Amériques, possesseur
d'une grande partie des côtes africaines, s'étendant
par le septentrion de l'Asie jusqu'aux murailles de
la Chine, touchant à la Perse, dominant dans l'Inde,
protecteur ou souverain des îles de toutes les mers ,
et n'ayant plus devant lui, comme point d'arrêt,
depuis la chute de la puissance ottomane, qu'un
seul grand empire, qui est l'empire chinois. Séparé
de nous par de vastes terres sans civilisation et par
plusieurs océans, cet empire a bravé jusqu'ici notre
— 108 —
prosélytisme, et étouffé dans les plus barbares per-
sécutions la semence de l'Évangile, que la Provi-
dence ne cesse d'y verser par des générations de mis-
sionnaires martyrs. Ce fut là que Mgr de Janson
marqua sa tombe, espérant que Dieu lui ferait la
grâce de mêler son sang à tout le sang chrétien qui,
depuis trois siècles , monte de ce pays vers le ciel
pour y appeler la miséricorde et la vérité. Mais il
voulut tenter un effort suprême, et n'arriver en
Chine qu'avec des plans et des ressources que lui
seul était capable de concevoir et de réaUser. Il ré-
suma ses plans et chercha ses ressources dans une
œuvre qu'il appela VŒuvre de la Sainte -Enfance,
laquelle avait pour but l'achat, le baptême et l'édu-
cation des enfants chinois abandonnés par leurs
parents. Car c'est une coutume de cet empire, attes-
tée par tous les voyageurs , d'exposer les enfants
dont la naissance surcharge la pauvreté des familles,
et s'il nous en coûtait de croire à un si grand oubli
des sentiments naturels , il nous suffirait de jeter
les yeux sur les plus célèbres républiques de l'anti-
quité , pour y retrouver plus ou moins cette pratique
dénaturée. Mgr de Janson, ayant mûri son projet,
en fit part au pubhc par des écrits et des prédica-
tions destinés à lui obtenir le concours de toute la
chrétienté. Sa pensée était de visiter successivement
la plupart des royaumes de l'Europe, en y prêchant
cette nouvelle croisade, et, une fois l'œuvre assurée
sur le fondement d'une immense association, de
s'embarquer lui-même pour la Chine. Déjà il avait
parcouru la Belgique et une partie de la France;
- 109 —
le roi et la reine des Belges avaient donné à leurs
enfants le protectorat de l'œuvre dans leurs États;
une multitude d'enfants de toutes les conditions
s'y étaient inscrits sur les listes ; un grand nombre
d'évêques avaient promis leur coopération. Rentré
à Paris pour y passer l'hiver et s'y reposer de ses
voyages , Mgr de Janson y continuait , par ses cor-
respondances et dans des réunions publiques ,
l'exécution de son vaste dessein. C'est là que nous le
vîmes atteint du mal qui devait le ravir à l'Église;
courbé sous la fatigue, oppressé, presque sans
voix, il nous surprit par la sérénité de son visage et
l'ardeur de son entretien. Depuis quatorze ans que
nous approchions de sa personne, nous l'avions
toujours trouvé spirituel, aimable, bienveillant,
laissant dans le cœur une impression qui ramenait
vers lui; mais, pour la première fois, il nous
toucha et nous parut vénérable. La disproportion
de ses forces avec sa pensée était si manifeste ,
son air de sécurité contrastait si fort avec le
ravage de la maladie, que nous crûmes voir un
enfant ou un saint se jouer des atfaires et de la
mort.
Non qu'il s'aveuglât sur sa situation ; il en avait
conscience depuis longtemps , et dès la fin de son
séjour en Amérique, quoique l'exaltation de son zèle
voulût lui cacher les ruines prématurées d'un corps
qu'il avait usé pour Dieu, et auquel il venait de por-
ter le dernier coup, il écrivait ces lignes touchantes :
« Quelquefois il me vient en pensée que je ne résis-
« terai point à cette maladie d'épuisement, et que
YIII. - 4
— 110 —
a je vous enverrai seulement à Nancy quelques
(( restes de moi, ce pauvre cœur, par exemple, qui
« n'a guère été bien connu que de vous et de quel-
« ques amis et enfants dans notre ville épiscopale.
« Je présume cependant que notre cathédrale lui
« accordera bien un dernier lieu de repos et de
« paix. Que la très-sainte volonté de Dieu s'accom-
« plisse (I) ! »
Pourquoi tairais -je comment je vis pour la der-
nière fois Mgr de Janson? J'allais quitter Paris;
quelques jeunes gens m'entouraient dans ma
chambre des cordiales démonstrations de leur
pieuse amitié; le bruit d'une voiture se fit entendre;
un moment après la porte s'ouvrit, et nous vîmes le
vieil évêque de Nancy , le cœur et les mains toutes
jeunes, s'avancer vers nous, en tirant de sa poi-
trine affaissée quelques sons imparfaits, mais si
sincères et si bons, qu'ils nous allèrent au fond de
l'âme.
Cinq mois après, le 11 juillet 1844, aux portes de
Marseille, Ms^ de Janson rendait à Dieu son âme
immortelle.
Ainsi, Monseigneur, disparaissaient tour à tour
par un appel de Dieu trop rapide, les hommes d-
foi qui les premiers ont reconstruit sur le sol renou
vêlé de la France notre antique Église. Aucun,
parmi ces pères de notre âge, n'a porté sur les ruine
du sanctuaire unu main plus illustre que votre pré
décesseur immédiat ; aucun , une main plus dévouée :
Jdû
(1) Lettre du 16 août 1841 , à Us^ iMeujaud. m
— 111 -
plus active, et plus meurtrie. Renversé par une tem-
pête qui a déraciné des rois , il a laissé d'un côté de
sa vie des œuvres détruites, et de l'autre côté des
œuvres inachevées, mais aussi et d'autant plus le
souvenir d'une âme apostolique que le rang et la
fortune ne détournèrent point de sa vocation , que le
travail ne rebuta jamais, que le malheur éprouva
sans l'abattre ni l'aigrir. Vous vivrez longtemps,
Monseigneur, sur ce siège que vous tenez de son
choix, et où votre présence nous rappellera son
3sprit de discernement; vous y vivrez pour faire
aimer et bénir la religion, qui est le premier bien
ies hommes, leur force et leur gloire, et qui pour-
tant reçoit aussi d'eux, parles vertus mêmes qu'elle
[eur donne, la puissance et l'honneur. Et vous, mes
ifrères dans le sacerdoce de Jésus-Christ, qui avez
ideux fois perdu, par l'absence et par la mort, un
iiévêque qui vous était si cher, nous tous, en voyant
.omber si vite les appuis que Dieu avait suscités à
îson Église, nous connaîtrons davantage nos devoirs
Jtît la brièveté du temps qui nous est dispensé pour
es accomplir; nous ferons sur nous-mêmes de plus
jîérieux retours , et nous nous hâterons de cultiver
c:es courtes années qui ont été commises à notre
■ Idélité. Plus riches que nos prédécesseurs, nous
possédons le fruit de leur travail, l'exemple de
[leurs vertus, et un siècle qui a mûri lui-même sous
î- a lumière miséricordieuse des plus grands événe-
jir.ents. Ferons - nous pourtant mieux et plus que
jios pères? Héritiers de Zorobabel, qui releva les
ruines du temple, rebâtirons- nous , comme Néhé-
— 112 —
■ !
mias, les murs et les tours de la sainte cité? Dicuj
seul, qui lit au plus loinlian des âges, Dieu le'
sait. Mais si cette gloire nous est refusée, si la'
truelle et l'épée tombent de nos mains avant d'avoir^
achevé l'enceinte de Jérusalem, puissions-nous duj
moins laisser aux enfants de la captivité une mé--
moire de nous qui les fortifie, un parfum qui s'élève
de notre tombe, et qui porte à leur cœur, avec de
bonnes nouvelles du passé , un présage heureux de :
l'avenir 1
ÉLOGE FUNEBRE
DU
y r
GENERAL DROUOT
ELOGE FUNEBRE
DU
GÉNÉRAL DROIJOT
Monseigneur (l),
Messieurs,
La France venait d'être visitée parles plus grands
revers de son histoire. Tandis que les flols empor-
taient loin d'elle l'homme qui lui avait ouvert dix
fois les capitales du monde, ses propres chemins
lui ramenaient de tous côtés les débris vaincus de
ses légions. On vit alors un jeune général, qui avait
en vain défendu la patrie jusqu'au dernier quart
•d'heure, abdiquer le service militaire et rentrer vo-
lontairement sous le toit de sa famille, où ne le con-
(IJ Mgr Menjaud, évêque de Nancy et de Tout.
— dl6 —
'viaient ni les jouissances de la fortune ni les gran-
deurs du sang. Il rapportait aux siens vingt années
de guerre, des grades obtenus lentement l'un après
l'autre, des titres qui n'effaçaient point l'éclat de
son mérite personnel, un nom connu de la France
et respecté de l'armée. Mais si belle que fût cette
part d'un soldat, elle ne l'avait point conduit au
premier degré de l'illustration. Il n'avait pas, comme
d'autres, présidé au sort des batailles, dirigé des
sièges, conquis et gouverné des royaumes; il avait
toujours eu devant sa gloire une gloire plus haute
que la sienne. Une fois rentré dans la vie domes-
tique, il ne la quitta plus; insensible aux occa-
sions qui venaient tenter sa solitude, il laissa ses
compagnons d'armes poursuivre dans des sentiers
nouveaux une carrière qui n'était point achevée ,
et pour lui, plus modeste que fatigué, il se crut au
terme de tout ce qui pouvait lui donner encore de
l'empire et du renom. L'âge et les maux du corps
semblèrent correspondre à ses pensées de retraite,
et, sans lui ôter jamais la pieuse activité des de-i
voirs obscurs, achevèrent de jeter sur son existence
un voile de plus en plus profond, jusqu'à ce qu'en-
fin, rassasié de jours, mais prêt encore à vivre,
il entendit cette voix qui vient d'en haut , et qui
appelle tout homme, quel qu'il soit, au tribunal de
Dieu.
- La France avait eu le temps d'oublier ce vieux
serviteur. Trente-deux années pleines d'événements
la séparaient de l'époque où il avait cessé de corn--:
battre pour elle, et le bruit de sa fin ne devait, ce^
— 117 —
- uble, éveiller dans les nouvelles générations qu'un
souvenir affaibli et une louange sans caractère. Il
n'en fut pas de la sorte. La mort le ressuscita tel
que les premiers jours du siècle l'avaient vu aux
champs de Wagram, de la Moskowa, de Lulzen et
de Bautzen , de Dresde et de Hanau ; elle le montra
tirant dans Waterloo le dernier coup de canon de la
France; elle fit revivre des mots fameux qui avaient
été dits de lui ; elle amena la France tout entière
visiter son jardin, sa maison, et regarder son visage
encore une fois. La piété publique lui composa de
royales funérailles, et l'opinion, voulant exprimer
la pensée commune , rencontra pour parler de lui
des expressions qui venaient du cœur de tous. Quel
était donc cet homme? Qu'avait-il fait? Quelle avait
été sa vie? Pourquoi, parmi de plus illustres, était-il
plus cher et plus admiré? Je viens vous le dire,
Messieurs, quoique vous le sachiez tous; je viens,
en vous entretenant de cette belle carrière, rendre
au héros que nous avons perdu un honneur reli-
gieux, donner à votre âme une consolation qu'elle
recherche, et peut-être aussi à nos contemporains
des enseignements qui les toucheront , puisqu'ils
sortiront d'une vie honorée de tant d'amour et con-
sacrée par tant de respects. C'est avec cette triple
intention , et sous la garde de Dieu , que je com-
mencerai l'éloge du très-bon , très-grand , très-mé-
morable soldat et citoyen Antoine Drouot, général
d'artillerie, gouverneur de l'île d'Elbe, commandant
de la garde impériale, grand'croix de la Légion
d'honneur, comte de l'Empire et pair de France.
— 118 —
L'homme qui devait un jour porter tous ces titres
et mêler son nom aux plus célèbres événements
de l'histoire moderne, était né à Nancy, le 11 jan-
vier 1774, d'une famille plébéienne et pauvre, qui
vivait honnêtement dans cette ville du rude métier
de la boulangerie. Dieu leur avait donné douze en-
fants; Antoine Drouol était le troisième des douze.
Issu du peuple par des parents chrétiens, il vit de
bonne heure dans la maison paternelle un spectacle
qui ne lui permit de connaître ni l'envie d'un autre
sort, ni le regret d'une plus haute naissance; il y vit
l'ordre, la paix, le contentement, une bonté qui sa-
vait partager avec de plus pauvres, une foi qui en
rapportant tout à Dieu élevait tout jusqu'à lui, la
sim.plicité, la générosité, la noblesse de l'âme, et
il apprit de la joie qu'il goûta lui-même au sein
d'une position estimée si vulgaire, que tout devient
bon pour l'homme quand il demande sa vie au tra-
vail et sa grandeur à la religion. Jamais le souvenir
de ces premiers temps de son âge ne s'effaça de la
pensée du général Drouot; dans la glorieuse fumée
des batailles, aux côtés mêmes de l'homme qui te-
nait toute l'Europe attentive, il revenait par une
vue de cœur et un sentiment d'action de grâces à
l'humble maison qui avaitabrité, avec les vertus de son
père et de sa mère, la féhcité de sa propre enfance.
Peu avant de mourir, comparant ensemble toutes
les phases de sa carrière, il écrivait : « J'ai connu le
(( véritable bonheur dans l'obscurité, l'innocence et
« la pauvreté de mes premières années. » Puisque
tel était le charme qui rappelait le héros vers les
— 119 —
commencements de lui-même, approchons - en de
plus près, et cherchons dans quelques vestiges sub-
sistants ce qu'il y avait donc de si aimable en cette
enfance demeurée si chère.
Le jeune Drouot s'était senti poussé à l'étude des
lettres par un très-précoce instinct. Agé de trois ans,
il allait frapper à la porte des frères des Écoles
chrétiennes, et, comme on lui en refusait l'entrée
parce qu'il était encore trop jeune, il pleurait beau-
coup. On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son
application toute volontaire , lui permirent , avec
l'âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais
sans lui rien épargner des devoirs et des gènes de
leur maison. Rentré de l'école ou du collège, il lui
fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans
la chambre publique avec tous les siens , et subir
dans ses oreilles et son esprit les inconvénients
d'une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la
lumière de bonne heure par économie, et le pauvre
écolier devenait ce qu'il pouvait, heureux lorsque la
lune favorisait par un éclat plus ^^f la prolongation
de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de
ces rares occasions. Dès les deux heures du matin,
quelquefois plus tôt, il était debout; c'était le temps
où le travail domestique recommençait à la lueur
d'une seule et mauvaise lampe. 11 reprenait aussi le
sien; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour,
ne tardait point de lui manquer de nou\Tau; alors il
s'approchait du four ouvorl et enflammé, et conti-
nuait, à ce rude soleil, la lecture de Ti;e-Live ou de
César.
— 120 -
Telle est cette enfance dont la mémoire poursui-
vait le général Drouot jusque dans les splendeurs
des Tuileries. Vous vous en étonnerez peut-être;
vous vous demanderez quel charme il y avait à cela.
11 vous l'a dit lui-même : c'était le charme de l'obs-
curité, de l'innocence et de la pauvreté. 11 croissait
sous la triple garde de ces fortes vertus; il croissait
comme un enfant de Sparte et de Rome, ou, pour
mieux dire encore et pour dire plus vrai, il croissait
comme un enfant chrétien en qui la beauté du natu-
rel et l'effusion de la grâce divine forment une fête
mystérieuse que le cœur qui l'a connue ne peut ou-
blier jamais. Drouot l'avait connue. 11 avait puisé
dans cette expérience de sa jeunesse la souveraine
persuasion qu'il ne faut à l'homme, pour être heu-
reux, ni richesses ni dignités, mais que le strict
nécessaire suffit à la joie du corps, la culture désin-
téressée des lettres à la joie de l'esprit, l'accomphs-
sement du devoir à la joie de la conscience, l'amour
de Dieu et des hommes à la joie surabondante de
lame tout entière. 11 croyait à cela, il y croyait de
toutes les forces de son être; il faisait plus qu'y
croire, il en avait là démonstration, le sentiment,
le goût, la réalité vivante, au dedans de lui. Chaque
mouvement de son cœur prenait sa source dans
cette invincible et stoïque certitude. Ou plutôt, elle
n'était pas stoïque, elle ne lui coûtait nul effort.
Elle était devenue sa nature même, et lui avait
donné cette modestie surhumaine de désirs qu'on
lisait dans tous ses traits comme dans toutes ses
actions.
— 121 —
Il s'en fallut peu que le Ciel ne cachât à la terre
le trésor qu'elle possédait. A seize ou dix- sept ans,
Drouot songeait à revêtir l'habit de Chartreux. Mais
le cours des siècles et de la Providence avait amené
sur le monde une heure célèbre : l'éternité nomma
1792, la France se leva, et avec la destinée des rois
et des nations la destinée de Drouot fut elle-même
changée.
J'ai tort de dire qu'elle fut changée; car elle ne
le fut qu'extérieurement, et non pas dans son fond.
Tel qu'il eût été dans les cloîtres de Saint-Bruno,
calme, simple, vivant du devoir, méprisant la mort
et la pauvreté, tel il le fut dans les camps, sous le
feu de l'ennemi. De toutes les analogies morales,
nulle n'est plus frappante que l'analogie du reli-
gieux et du soldat. C'est la même discipline et le
même dévouement. Mais chez Drouot, à cause de
l'extrême pureté de son âme, la ressemblance était
plus vive et plus remarquable encore. Quoi qu'il
en soit, la France avait besoin de soldats pour dé-
fendre son indépendance contre les conjurations de
l'étranger. Sans alliés au dehors , bouleversée au
dedans par la ruine subite de toutes ses traditions
sociales, privée de la plus grande partie de son
ancienne noblesse militaire, elle avait besoin de
trouver dans les générations plébéiennes le talent,
le courage, la confiance et l'héroïque fortune qui
pouvaient seuls la sauver. Elle les trouva; elle les
trouva non pas une fois et dans une heure d'exalta-
tion, mais pendant vingt-cinq ans. Soit qu'elle pré-
vînt ou qu'elle attendît les desseins de l'Europe,
— d22 —
jamais, durant un quart de siècle, elle ne fut au-
dessous de la tâche d'un peuple qui se défend contre
tous. Il fallut que la nature s'armât contre elle en
moissonnant d'un seul coup toutes ses vieilles ban-
des, et encore n'eût-elle pas succombé, si les circon-
stances intérieures de sa vie lui eussent laissé la
même foi et la même ardeur qu'au commencement
de cette gigantesque lutte. Drouot fut un des hommes
que la Providence lui donna pour en soutenir l'ef-
fort; il parut au premier coup de canon, il tira le
dernier.
C'était durant l'été de 1793. Une nombreuse et
florissante jeunesse se pressait à Ghâlons-sur-Marne
dans une des salles de l'école d'artillerie. Le célèbre
la Place y faisait, au nom du gouvernement, l'exa-
men de cent quatre-vingts candidats au grade
d'élève sous-Heutenant. La porte s'ouvre. On voit
entrer une sorte de paysan, petit de taille, l'air in-
génu , de gros souliers aux pieds et un bâton à la
main. Un rire universel accueille le nouveau venu.
L'examinateur lui fait remarquer ce qu'il croit être
une méprise, et sur sa réponse qu'il vient pour subir
l'examen, il lui permet de s'asseoir. On attendait
avec impatience le tour du petit paysan. Il vient
enfin. Dès les premières questions, la Place recon-
naît une fermeté d'esprit qui le surprend. Il pousse
l'examen au delà de ses limites naturelles; il va
jusqu'à l'entrée du calcul infinitésimal : les ré-
ponses sont toujours claires, précises, marquées au
coin d'une intelligence qui sait et qui sent. La Place
est touché; il embrasse le jeune homme et lui an-
— 123 —
nonce qu'il est le premier de la promotion. L'école
se lève tout entière, et accompagne en triomphe
dans la ville le fils du boulanger de Nancy. Vingt
ans après, la Place disait à l'Empereur: « Un des
« plus beaux examens que j'aie vu passer dans ma
vie est celui de voire aide de camp le général
Drouot. »
Vous ne m'eussiez point pardonné , Messieurs, si,
sous le prétexte d'une certaine dignité de la parole,
j'avais tenu hors de vos regards ces premiers pas de
votre concitoyen dans la vie publique. Vous l'allez
voir paraître sur les champs de bataille; mais quel-
que gloire qu'il doive y acquérir, le triomphe de
Châlons- sur- Marne est un péristyle où vous aurez
aimé à le reconnaître et à le saluer.
Un décret de la Convention nationale qui appe-
lait au service les dix premiers élèves de la promo-
tion où il avait été compris, ne tarda pas d'envoyer
Drouot à l'armée du Nord en qualité de second lieu-
tenant au premier régiment d'artillerie à pied. L'ar-
mée du Nord avait à sauver Dunkerque assiégé
par les Anglais et les Hollandais sous le comman-
dement du duc d'York. Successivement chassé de
toutes ses positions, l'ennemi s'était retranché au
pied de la petite ville d'Hondtschoote, par où il cou-
vrait encore les places de Bergues, de Furnes et de
Dunkerque. Il s'agissait de l'arracher de ce poste,
qui était son dernier point d'appui. L'armée fran-
çaise s'y porta deux fois sans réussir dans son at-
taque, à cause de l'artillerie qui la foudroyait. Dans
une troisième tentative , Drouot , qui commandait
— 124 -
la quatorzième compagnie de son régiment en l'ab-
sence du capitaine et du premier lieutenant, établit
de lui-même une batterie qui assura le succès du
mouvement et le gain de la bataille par la prise de.
la redoute d'Hondtschoote. Un représentant du
peuple vint lui adresser des félicitations. Drouot
remarquant qu'on ne poursuivait pas les Anglais,
dont la retraite était fort périlleuse , on lui fit en-
tendre que les troupes étaient fatiguées : « Des
troupes victorieuses, répondit- il, n'ont pas besoin
de repos. »
Le service que rendit Drouot à la bataille
d'Hondtschoote, il le rendit cent fois dans le cours
de sa vie militaire. Mais tant qu'il occupa des grades
inférieurs, la renommée n'en apprit que peu de
chose. à la France. Doué d'un coup d'œil sûr, d'une
intrépidité égale à sa présence d'esprit, il possédait
l'art d'obtenir du canon dans un moment donné un
effet décisif. C'est ainsi que sur les bords de la
Trebia , en 1799, il couvrit la retraite du général
Macdonald, qui, avec les restes de l'armée de
Naples, avait en vain tenté dans un combat san-
glant de se faire jour à travers les forces russes et
autrichiennes pour rejoindre Moreau dans le Pié-
mont. Le général Macdonald , élevé aux premiers
honneurs de la guerre, n'oublia point l'officier de la
Trebia. Il le retrouva dans une occasion mémorable
où Drouot avait à disputer contre une accusation
capitale sa vie et son honneur, et il lui rendit
un témoignage digne de tous les deux. Ce fut la
source d'une amitié qui s'épancha de longues an-
— 125 -^
nées dans une correspondance d'un intérêt tou-
chant. On n'eût pu croire que tant de délicatesse
,ingénieuse et tendre sortît de l'âme de deux vieux
soldats.
Laissez- moi suivre rapidement, Messieurs, ces
commencements militaires de Drouot.
Avant d'être envoyé à l'armée de Naples, il avait
passé de l'armée du Nord à celle de Sambre-et-
Meuse, et pris part à cette grande bataille de Fleu-
rus qui nous livra la Belgique et la Hollande. De
l'Italie il court au Rhin, sous le commandement de
Moreau, et il assiste à cette autre fameuse bataille
de Hohenlinden qui eut pour couronnement la paix
de Lunéville. Moreau remarque le jeune capitaine.
L'apercevant un jour à sa table, il se prit à dire à
ses officiers : « Une des plus belles compagnies d'ar-
« tillerie que j'aie jamais vues , est la quatorzième
(( du premier régiment. Elle était alors commandée
« par un enfant, et cet enfant, ajouta-t-il, c'est le
« capitaine Drouot que vous voyez là. »
Une expédition navale destinée aux Antilles se
préparait en 1804 dans le port de Toulon. Drouot
partit sur l'escadre comme directeur de l'artillerie
de débarquement. Il souffrait beaucoup en mer, et
sans aucune relâche, si ce n'est quand, à la ren-
contre de vaisseaux ennemis, il entendait le bruit
du canon : alors, reprenant ses sens et sa force
morale comme par enchantement, il paraissait
debout sur le pont, animé et maître de lui, jus-
qu'à ce que le combat étant fini et le péril passé ,
— 126 —
le mal reprenait son empire avec une nouvelle'
énergie.
Dans la campagne de 1808, il assiste à l'attaque
et à la prise de Madrid en qualité de major de l'ar-
lillerie à pied de la garde impériale. L'année sui-
vante, il est à Wagram, et, dans un moment d'hé-
sitation de l'armée, il forme et porte en avant une
batterie qui jette le trouble au j lus fort des batail-
lons autrichiens. Plusieurs fois depuis, l'empereur
manifesta le regret de n'avoir pas rendu à cette
manœuvre toute la part qui lui appartenait dans le
succès de celte grande journée. Il commençait ce-
pendant à connaître Drouot, que le général Lari-
boissière mourant lui légua plus tard comme le pluj
beau présent qu'il pût lui faire. Il le nomma officier
de la Légion d'honneur sur le champ de bataille, et
peu après baron de l'empire.
La campagne de Russie s'ouvrit. Drouot se trouva
aux principales affaires avec la garde impériale. Il
fut nommé commandant de la Légion d'honneur à
la Moskowa, où son artillerie se signala de nou-
veau. Un genre de mérite plus haut et plus rare
allait achever de le rendre cher à l'empereur. Les
éléments s'étaient déclarés contre la France. Ces
héroïques bandes qui, de Lisbonne à Moscou , des
Pyramides à Berlin , n'avaient pu rencontrer de
vainqueurs, s'étonnaient à la fin de sentir leur poi-
trine oppressée et leurs bras hésitants. La Provi-
dence avait fait un signe à la nature, et le cœur de
ces hommes, hardis tant de fois à rencontre de
toutes les fortunes, se voyait pris de faiblesse pour i
- 127 —
la première fois. La science ni le courage militaire
ne suffisaient plus à les sauver; il y fallait une autre
science, un autre courage. Pardonnez, Drouol, si
nous parlons sur votre tombe des désastres de la
pairie; vous vivant, nous n'eussions osé vous en
rappeler le souvenir, ni pour vous plaindre ni pour
vous louer. Votre âme en souffrait encore après
trente ans; elle en comptait chaque année les dou-
loureux anniversaires, et vous n'eussiez pas cru
possible qu'on tirât de nos malheurs quoi que ce soit
qui pût aller à votre gloire et la grandir. Pardonnoz
si tous nos respects vous survivent, excepté celui
qui nous empêcherait de vous reconnaître tout en-
tier I Il fallait, disais-je, aux victorieux fugitifs de
Moscou une autre science et un autre courage que
ceux du soldat; il leur fallait la science de la force
morale, le courage de souffrir et d'espérer toujour-î.
Drouot les avait. Il eût pu croire sans trahison qu'il
les avait pour lui seul, et qu'il ne devait pas prodi-
guer cet incomparable et si opportun trésor. Mais il
n'était pas capable d'une telle avarice de vertu. Sans
s'inquiéter s'il en aurait assez pour tous, il résolut
de la communiquer à ses compagnons d'armes, à
ceux du moins qui lui étaient particulièrement con-
fiés, et qui allaient partager avec lui le sort de celte
formidable aventure. Chaque matin donc , en plein
air, comme s'il eût été sous le ciel de Naples, il ôtait
son uniforme, ouvrait le col de sa chemise, appen-
dait un miroir à l'affût d'un canon, se faisait la barbe
et se lavait le visage devant toute sa troupe. Il n'y
I manqua pas un seul jour, à quelque degré doulou-
— 128 -
reux que la température descendît. La Providence
récompensa son dévouement. Il ramena jusqu'en
Pologne toutes ses batteries, sans avoir perdu un
seul canon. C'est vous dire assez qu'il n'avait pas
seulement sauvé le matériel, mais qu'il avait eu le
bonheur de sauver aussi la plus grande partie de ses
enfants.
L'empereur le nomma immédiatement général de
brigade d'artillerie, et l'attacha à sa personne comme
aide de camp. C'était en janvier 1813.
Tant que la France avait été victorieuse, c'est-à-
dire pendant vingt ans, Drouot, malgré ses services,
était demeuré dans un rang inférieur et comme à
l'arrière -garde de la gloire. 11 avait vu se former
dans les batailles tous nos capitaines renommés, les
Jourdan, les Hoche, les Marceau , génération primi-
tive d'où avait fleuri le rameau plus fécond encore
de l'empire, les Victor, les Macdonald , les Duroc,
les Lannes, les Bessières, et tant d'autres à qui le
discours, pour obéir aux lois de la sobriété , fait bien
plus défaut que la mémoire. Tous, vivants ou morts,
étaient parvenus avant nos revers au comble de la
réputation et des honneurs. Drouot seul était en re-
tard de son immortalité. Comme une plante modeste
et peu hâtive, il s'était caché à l'ombre des grands
noms, et Dieu, se servant de sa vertu même pour
en suspendre l'éclat, l'avait réservé à nos jours de
malheur. La France fut étonnée d'apprendre, au
bruit des campagnes de 1813 et de 1814, qu'elle
possédait depuis longtemps le premier officier d'ar-
tillerie de l'Europe. Elle sut que le coup décisif des
— 129 —
batailles de Liitzen, de Baulzen, de Watchau, avait
été porté par ces immenses batteries de cent et cent-
cinquante bouches à feu, que le général Drouot ras-
semblait et conduisait avec une dextérité fabuleuse ,
et qui suppléaient par leur soudaine action à l'in-
fériorité numérique de nos armées. Elle admira un
mérite si lent à se produire; elle en aima l'à-propos
touchant; elle considéra Drouot comme le dernier
rejeton de cette généreuse lignée qui avait commencé
à Jemmapes , et qui devait fmir à Waterloo. Elle
rattacha son souvenir au souvenir éloquent de ces
combats où la victoire elle-même était mélancolique
et découragée , parce qu'elle donnait la gloire sans
donner le salut. L'empereur en jugea comme la
France. 11 discerna dans son aide de camp un génie
et une intrépidité militaires qui lui faisaient dire à
Sainte -Hélène « qu'il n'existait pas deux officiers
« dans le monde pareils à Murât pour la cavalerie,
« et à Drouot pour l'artillerie ». 11 le reconnut supé-
rieur à un grand nombre de ses maréchaux, et ca-
pable de commander cent mille hommes, ainsi qu'il
l'affirmait encore dans ses entretiens de l'exil. Mais
ce qu'il y remarqua surtout, c'était la simplicité, le
désintéressement, la religion, une trempe d'âme en-
fin qui était comme la résurrection des physiono-
mies les plus pures de l'antiquité. Il l'appela le
Sage de la grande armée. Et à mesure que dé-
croissait sa fortune, voyant croître le dévouement
de Drouot, il sentait mieux le prix de ce dernier
et suprême présent que le Ciel avait fait à sa des-
tinée.
— 130 —
On était à l'automne de 1813. L'armée française,
réduite à quatre-vingt mille hommes par la déroute
de Lcipsick, s'avançait sur le défilé de Hanau pour
s'ouvrir la route de Mayence. Mais un corps de
soixante mille Bavarois l'avait prévenue, et battait
avec une artillerie formidable l'issue du défilé. Le
moment était solennel ; il fallait gagner le Rhin ou
périr. L'empereur dit à Drouot : « Allez voir ce qu'il
y a à faire. » Drouot pousse son cheval , et voit l'a-
vant-garde française rejelée en désordre par le feu
et par la cavalerie de l'ennemi. 11 marque de l'œil
un terrain qu'il croit propice, et retourne chercher
l'ordre de faire avancer cinquante pièces de canon.
L'empereur veut juger par lui-même du lieu et de
l'instant. Mais les boulets sillonnent la terre et bri-
sent les arbres autour de lui. Drouot le fait retirer,
et met en position deux pièces qui sont immédia-
tement démontées. Il persiste; il en établit dix
autres, puis cinquante, et ouvre un feu terrible. A
ce moment, la cavalerie bavaroise arrive à toute
bride sur nos batteries. Drouot, qui était à pied au
milieu de ses canonniers, suspend le feu, attend
l'ennemi, et écrase à propos, par une décharge
simultanée, ces escadrons lancés à pleine course.
Cependant ceux qu'épargne le hasard de la mort se
précipitent de tout leur poids sur nos batteries ; un
officier bavarois lève l'épée sur le général, et tombe
lui-même avant d'avoir frappé. L'armée française
était maîtresse du passage, et l'empereur couche à
Francfort le lendemain.
Hélas! l'héroïsme donnait encore de l'espérance
— 131 —
au jour et au défilé de Honau; il n'en donna bientôt
plus. C'est pourquoi je ne dirai rien de vous, jour-
nées de 1814, où Drouot garda si bien à côté de son
maître la place qu'il y avait conquise, journées de
Vauchamps, de Mormant, deCraone, de Laon! Les
décrets de la Providence avaient décidé que des
journées plus fameuses encore, que Champaubert et
Montmirail ne sauveraient pas l'empire. Mais quand
tout est perdu, c'est l'heure des grandes âmes. Si
l'empire eût élé plus fort que ses fautes et que ses
ennemis, nous eussions vu le général Drouot porter
le bâton de maréchal, siéger au sénat, et gouverner
comme ministre le département de la guerre. C'était
la pensée favorite de Napoléon pour le Fabricius
moderne; il lui disait quelquefois avec une affec-
tueuse prévision : a Vous serez un jour mon ministre
de la guerre. » Mais si haute qu'eût été cette fortune
pour le fils d'un artisan , elle eût pourtant trouvé à
côté d'elle le souvenir et l'exemple d'une égale élé-
vation. La ruine de l'empire, en mettant le général
Drouot aux prises avec le malheur, lui prépara une
illustration qui n'a laissé autour de sa mémoire rien
de semblable à lui. Il aimait l'empereur et l'empire
avec une passion toute chevaleresque : l'empire,
parce qu'il l'estimait le plus haut point de gloire où
la France fût parvenue depuis Charlemagne; l'em-
pereur, parce qu'il avait vécu avec lui pendant deux
années de souffrances et de revers, et qu'il avait
senti le cœur de l'homme à travers l'éclat du prince
et l'orgueil du conquérant. La chute de ces deux
géants, l'empereur et l'empire, fut pour lui un coup
— 132 —
dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, nous
déjà si loin de ces événements, et qui n'y avons pris
d'autre part que d'en lire sur un papier froid et sou-
vent ingrat le pâle récit. Mais ceux qui avaient mis
dans ce prodigieux édifice vingt années de leurs
fatigues et de leur sang, ceux qui avaient vieilli sur
les champs de bataille entre la gloire et la mort à
tout moment présentes et confondues , et qui dans
l'élévation de la France croyaient avoir servi une
cause patriotique et juste , ceux-là devaient éprou-
ver, le jour où tomba cet ouvrage, une angoisse
d'âme que nous aurions vainement l'espoir de pein-
dre ou de ressentir. Drouot l'éprouva d'autant plus
dans son âpre et généreuse amertume, que seul
entre tous il ne perdait rien. L'empereur, si élevé de
caractère que nous le supposions, ne pouvait échap-
per au sentiment profond de sa ruine personnelle;
d'autres avaient à s'inquiéter de leur part dans le
nouveau règne qui s'inaugurait : pour Drouot, s'il
n'eût regardé que lui-même, la fin de l'empire était
une délivrance depuis longtemps souhaitée; il y avait
déjà bien des jours qu'il aspirait à quitter la vie
publique, et qu'interrogé par l'empereur sur ses
projets intimes , il avait répondu : a Sire, je ne désire
« qu'une chose, c'est de me retirer dans ma ville
« natale et d'habiter sur la paroisse où j'ai été bap-
« lise. » L'homme qui disait cela , et qui a prouvé
qu'il disait vrai , était assurément désintéressé quant
à lui-même dans la catastrophe de son prince et de
son pays. Elle ne le touchait que comme un simple
soldat, et c'est pourquoi il en reçut le coup tout entier.
— d33 —
Il y eut à Fontainebleau un dernier lever. L'em-
pereur ne fut pas surpris d'y voir Drouot. Quand il
monta en voiture, après avoir dit adieu aux restes
de la vieille garde, Drouot était encore avec lui.
L'aide de camp du souverain avait résolu de par-
tager la fortune de l'exilé. Vous attendiez cette
conduite, Messieurs, vous en étiez certains, et pour-
tant le sacrifice était plus grand pour votre conci-
toyen que pour aucun autre. Dans un homme qui
aimait tant sa patrie, et qui avait toujours caressé
l'espérance de briser sa carrière pour retourner au
milieu de vous comme le plus obscur des Lorrains , il
avait dû se passer un bien dur combat entre le pen-
chant de la nature et l'appel de la fidélité. Le combat
n'était pas entre l'égoïsme et le dévouement, mais
entre deux héroïsmes. La balance pencha du côté du
malheur. Dans les tristes jours qui précédèrent le
départ, Napoléon demanda au général quelle était
sa fortune, et, sur sa réponse qu'elle s'élevait à deux
mille cinq cents francs de rente environ, il lui dit :
« C'est trop peu , on ne sait pas ce qui peut m'ar-
« river; je ne veux pas qu'après moi vous vous troa-
« viez dans le besoin, je vais vous donner deux cent
« mille francs. » Drouot refusa, et voyant l'empe-
reur peiné, il lui dit : « Si Votre Majesté me donnait
(( de l'argent à l'heure qu'il est, on dirait que l'em-
« pereur Napoléon , dans l'adversité , n'a trouvé des
a amis qu'à prix d'or, et on dirait de moi que j'ai
« suivi Votre Majesté parce que j'étais payé pour
« cela. »
Les dernières grâces reçues par Drouot avant la
— 134 —
chute de son maître étaient sa promotion au titre de
comte de l'empire et au grade de général de divi-
sion. 11 fut nommé gouverneur de l'île d'Elbe. En
cette qualité, il dut présenter, à la fin de 1814, le
budget des dépenses militaires pour l'année sui-
vante. L'empereur lui fit remarquer qu'il s'était
oublié sur la liste des traitements, et lui en demanda
la raison. « Sire, répondit Drouot, Votre Majesté me
<( loge, elle me nourrit, elle me fait donner un che-
(( val de son écurie, lorsque j'ai l'honneur de l'ac-
(( compagner dans ses promenades. Mes dépenses
(( se réduisent donc à mon entretien , à un faible
« traitement pour mon secrétaire et aux gages d'un
« serviteur, et mon revenu , qui est connu de Votre
(( Majesté, est plus que suffisant pour répondre à
« ces besoins. » Le budget lui ayant été rendu deux
jours après, il s'y trouva porté pour une somme
annuelle de six mille francs. C'est au souvenir do
pareils traits que Napoléon disait de lui à Sainte-
Hélène : « Drouot est un homme qui vivrait aussi
« satisfait, pour ce qui le concerne personnellement,
« avec quarante sous par jour qu'avec les revenus
« d'un souverain. Plein de charité et de rehgion , sa
({ morale, sa probité et sa simplicité lui eussent fait
« honneur dans les beaux jours de la république
« romaine. »
Le général Drouot, Messieurs, touchait au mo-
ment le plus difficile de sa carrière. En suivant:
Napoléon dans l'exil , il avait cru n'accepter qu'un
sacrifice, celui de vivre loin de sa patrie et hors de la
retraite qu'il s'était de tout temps préparée dans son i
— 135 —
cœur. Il ne se doutait pas qu'il serait appelé à la
terrible complicité d'un acte qui devait amener sur
la France de nouveaux malheurs et de plus grands
abaissements. Huit jours avant de quitter l'île d'Elbe,
Napoléon s'ouvrit à son fidèle serviteur, en lui fai-
sant entendre que la nation le rappelait et qu'il ren-
contrerait de l'appui même à l'étranger. Malgré ces
assurances, Drouot éprouva un sentiment de cons-
ternation, et n'omit rien de ce qui pouvait fléchir
l'homme inébranlable auquel il s'était dévoué. Tout
fut inutile. Drouot, l'âme candide s'il en fut jamais,
l'âme pour qui le devoir avait toujours été plus que
la vertu et que le bonheur ensemble, parce qu'il
avait été l'essence même de sa vie , Drouot se trouva
en proie à la plus douloureuse des perplexités. Ren-
trer en France les armes à la main comme un aven-
turier, si ce n'était comme un traître, appeler sur
son pays une seconde invasion, sacrifier à l'intérêt
d'un homme l'intérêt de trente millions d'hommes,
c'était là l'un des côtés de la question : mais, d'une
autre part, abandonner l'empereur, son souverain,
son ami, un héros malheureux, un homme seul
contre l'Europe , l'abandonner au moment de l'en-
treprise la plus périlleuse , quand un coup de fusil
peut-être allait lui faire un tombeau que vingt ba-
tailles et cent combats ne lui avaient pas fait : quelle
lâcheté ! quel oubli des lois de l'honneur et de l'ami-
tié ! Le Sage de la grande armée roulait encore de
tristes pressentiments dans son cœur quand les brises
embaumées de la France accueillirent l'esquif de l'île
d'Elbe , et enflèrent ce drapeau qui devait voler de
— 136 —
clocher en clocher jusqu'aux tours de Noire-Dame.
Drouot s'était décidé par l'idée du serment qu'il
avait prêté à l'empereur comme son nouveau sujet,
son sujet de l'exil. Ce n'était pas à lui déjuger les
actions de son souverain, il obéissait en soldat, c'é-
tait son devoir , le devoir de la reconnaissance et de la
fidélité.
Nous ne comprenons plus guère aujourd'hui. Mes-
sieurs, ce pieux et chevaleresque empire de la fidé-
lité. Nous voyons dans nos princes les hommes de la
nation , commis par elle au règlement de ses desti-
nées , et nous estimons qu'il est des cas où le droit
du chef doit succomber devant le droit du peuple,
plus général et plus profond. Il ne semble pas que
cette pensée , contenue dans de certaines bornes ,
soit contraire aux notions de la justice et de la sou-
veraineté. Élever un homme si haut qu'aucun évé-
nement ne doive le précipiter jamais du pouvoir de
commander, c'est une sorte d'idolâtrie qui perd le
prince lui-même en l'exposant à ne plus connaître
de bornes parce qu'il ne connaît plus de péril. Mais
il n'en est pas moins vrai que la fidélité est un des
sentiments les plus généreux de notre nature, un de
ceux à qui le raisonnement pardonne même en le
combattant. Figurez-vous que vous avez vécu dans
l'amitié d'un prince, qu'il a dépouillé pour vous la
plupart des rayons de la majesté , que vous avez tou-
ché sa main, mangé à sa table, vu dans son cœur;
qu'il a été votre compagnon d'armes, et que, côte à
côte avec lui, vous avez cheminé dans les hasards
de la vie. Supposez qu'il ait conquis votre admiration
— 137 —
par des qualités que ia grandeur n'aura pas détruites
en lui, et que même, par une exception du sort com-
mun des rois , il ait appelé sur sa tête une couronne
de gloire plus belle que la couronne de sa naissance.
Ajoutez qu'il soit devenu malheureux, que vous
n'ayez plus rien à espérer de lui que des dangers,
et qu'il réclame enfin votre foi comme le dernier
asile de sa fortune périe. Rassemblez ces traits dans
votre esprit : c'était la position du général Drouot,
l'invincible prestige qui pesait, au retour de lîle
d'Elbe, sur son cœur si pur et si droit. Le mal , s'il
y en avait, était pour lui l'honneur même. Et si plu-
sieurs s'étonnent du soin que je prends de le justi-
fier, c'est qu'ils ne savent point tout ce que lui coûta
cette cruelle position , et que d'en être sorti plus
vénéré de tous, comme il en est sorti, est un
des grands triomphes que l'âme d'un honnête
homme ait jamais remportés sur les jugements du
monde.
Faut-il maintenant vous peindre et même vous
nommer, jour de Waterloo! Vous trompâtes jus-
qu'au dernier moment le cœur des braves. La vic-
toire se faisait un reproche et une douleur de les
abandonner , elle qui s'était accoutumée à les servir
jusque dans leurs revers. La veille, l'avant-veille,
le matin même, le soir encore, elle était avec eux;
l'Anglais et le Prussien, séparés par d'habiles
manœuvres, allaient l'un après l'autre nous ouvrir
sur leurs débris le chemin de Bruxelles. Tout a
coup Dieu retira sa main. C'est en vain que, sous
les ordres de l'empereur, Drouot multiplie son
— 138 —
infatigable intrépidité, tout est perdu. Napoléon,
enseveli dans des réflexions profondes , relève la
tête, et dit encore une fois cette parole qu'il avait
si souvent prononcée : « Où est Drouot? )> Il
ne devait plus la dire. L'air emporta cet adieu
avec les dernières fumées du champ de bataille.
Quelques jours après, le général Drouot, qui avait
été créé pair de France par un décret antérieur , pa-
rut à la tribune; il essaya, quoique l'empereur eût
abdiqué l'avant-veille, de ranimer le patriotisme pu-
blic en exposant à la Chambre toutes les ressources
qui restaient pour préserver la France d'un second
envahissement de l'étranger. Sa voix se perdit dans
le trouble et le découragement universels. Le gou-
vernement provisoire le nomma commandant de la
garde impériale, qui venait d'arriver sous les murs
de Paris, espérant que mieux que personne, par
l'ascendant de son caractère, il y maintiendrait la
discipline et l'obéissance aux nécessités du nioment.
Ce moment était critique. Soixante-dix mille hommes
de l'armée française étaient ralliés entre Paris et
Laon; d'autres troupes s'avançaient pour les soute-
nir: une partie de la garde était devant Paris même;
Paris contenait cinq cents pièces de canon de cam-
pagne. Il ne s'agissait plus des destinées d'un homme,
mais de l'honneur national. La pensée devoir encore
une fois , après une seule bataille, l'étranger maître
de Paris, agitait jusqu'au fond le cœur du soldat. Il
no fallait qu'une heure et qu'un hasard pour qu'un
mouvement militaire éclatât, et que personne ne fût
plus maître de gouverner les événements. Le gêné-
— 139 —
rai Drouol comprit tout le péril, et que c'était un
péril sans issue favorable pour les intérêts de la
France. Un mouvement national sans cloute eût re-
poussé l'étranger; il l'avait dit lui-même à la tri-
bune, en invoquant l'exemple de Rome après la
défaite de Cannes. Mais ce mouvement national
n'existait pas, et nul n'était capable de le créer. Le
commandant de la garde impériale n'avait donc
qu'un devoir à remplir, qui était de maintenir
l'ordre, de calmer les esprits, de leur inspirer la
résignation aux volontés du Ciel, manifestées par
des événements plus forts que tout le courage des
hommes et que tout leur dévouement. Il y réussit.
Le soldat reconnut et respecta la voix de l'homme
qui, après avoir aimé Napoléon jusqu'à l'exil, et
ne l'avoir pas quitté un seul jour depuis 1813 , avait
lui-même entendu la voix de la patrie lui deman-
dant le sacrifice d'une fidélité qui ne pouvait alors
que la desservir. La garde se laissa conduire sur les
bords de la Loire, et entraîna par son exemple le
reste de l'armée. Là Drouot prit sous ses yeux la co-
carde blanche, et signa le premier l'acte de soumis-
sion au roi.
Il en est, Messieurs, qui regretteront peut-être de
voir ce signe au front de Drouot. Ils auraient mieux
aimé ne lui voir jamais d'autres couleurs que les
couleurs de l'empire. Pour nous, qui avons étudié
sa vie, il est peu d'instants où il nous ait paru plus
digne de ce nom de Sa je que Napoléon lui avait
donné. Il montra là sous une nouvelle face ce dis-
cernement et ce courage du devoir qui, en arrachant
— 140 —
à l'homme le sacrifice de ses instincts les plus spé-
cieux, rélèvent à toute la gloire de l'homme de
bien.
Drouot était encore à la tête de la garde lorsqu'il
connut une ordonnance du roi dans laquelle il étail
proscrit avec d'autres comme coupable de haute
trahison. Rien ne lui était plus facile que de fuir.
C'est le conseil de la prudence dans les moments où
les passions politiques ne laissent pas aux hommes
les meilleurs le sang-froid de l'équité. Mais Drouot
n'était pas capable de vivre un quart d'heure sous
le poids d'une accusation qui touchait à l'intégrité
de sa conscience. Il quitta le jour même le comman-
dement de la garde, et vint se présentera Paris,
aux portes de la prison de l'Abbaye. On ne voulut
pas le recevoir. Il lui fallut faire plusieurs dé-
marches pour obtenir son incarcération. Sur quoi
il racontait plus tard avec une grâce parfaite
qu'il n'avait sollicité que deux places dans sa
vie, lesquelles lui avaient d'abord été refusées
toutes deux, l'une chez les frères des Écoles chré-
tiennes étant tout enfant, et l'autre à la prison de
l'Abbaye.
L'instruction de son procès fut longue. Il demanda
plusieurs fois la grâce d'être enfin jugé. Il ne l'ob-
tint qu'après une attente et une captivité de huit
mois. Un puissant intérêt l'avait suivi dans sa pri-
son, et l'accompagna devant le conseil de guerre
qui allait prononcer sur son sort. Il établit toute sa
défense sur ce point, que l'empereur Napoléon
était souverain véritable de l'île d'Elbe, sans aucune
— d41 —
restriction des droils de la souveraineté ; qu'il lui
avait juré fidélité comme à un souverain reconnu
de toutes les puissances de l'Europe, et sur la foi
fl'un traité qui permettait à quatre cents Français
d'unir leur sort au sien. 11 était un de ces Français.
Quoi de plus sacré? Avait-on voulu tendre un piège
à ces soldats qui adoptaient le malheur et la patrie
de leur empereur tombé ? Avaient -ils pu être à
la fois les serviteurs de deux princes et de deux
pays, être liés par deux devoirs contraires, soumis
à deux serments qui se combattaient? Lui, Drouot,
n'en avait prêté qu'un. Il l'avait prêté à l'empereur
Napoléon, son ancien, son nouveau, son unique sou-
verain. En vertu de ce serment, il devait l'obéis-
sance du sujet et du soldat; on l'avait réclamée de
lui; il l'avait rendue en sujet fidèle, en soldat dé-
voué.
Cette défense, si simple et si généreuse qu'elle
fût, avait pourtant quelque chose d'inouï. Une rai-
son froide et impartiale pouvait y rechercher des
défauts; les passions politiques le pouvaient bien
davantage encore. Mais la vie de Drouot s'était as-
sise avec lui au siège de l'accusé; il prouvait son
innocence bien moins par le raisonnement que par
l'impossibilité où l'on était de le croire coupable.
L'esprit résistait peut-être; l'âme était persuadée
que le général Drouot ne s'était pas trompé sur une
question de devoir et d'honneur. Une émotion vi-
fiible gagna les juges et l'assemblée lorsqu'à la fin
a'un discours simple et ferme comme son cœur,
i'accusé prononça ces paroles : « Telle a été ma
— 142 —
« conduite dans les dernières circonstances; je n*ai
« été guidé que par l'honneur et les obligations qui
« m'étaient imposées. Tant que la reconnaissance,
« la fidélité aux serments , l'obéissance et l'attache-
(( ment au souverain seront des vertus parmi les
« hommes, ma conduite sera justifiée aux yeux des
« gens de bien. Quelques-uns trouveront peut-être
« que j'ai mal apprécié ma position, que je me suis
« exagéré les obligations qu'elle m'imposait ; mais
« j'ai suivi la ligne que j'ai crue tracée par l'hon-
« neur, et je serais coupable si je m'en étais écarté.
« Quoique je fasse le plus grand cas de l'opinion
« des hommes , je tiens encore davar.îage au témoi-
« gnage de ma conscience, et mourir plutôt mille
« fois que de résister à ses impulsions. J'attends,
« Messieurs, avec une respectueuse confiance, le
« jugement que vous allez prononcer. Si vous
« croyez que mon sang soit nécessaire pour as-
« surer la trancuillité de la France, mes der-
« niers moments auront encore été utiles à mon
« pays. ))
Tout autre que Drouot eût succombé. Lui-même
ne fut absous qu'à la minorité de trois voix contre
quatre, et après six heures de délibération. Il dor-
mait d'un sommeil paisible dans sa cellule de l'Ab-
baye lorsqu'on vint lui apporter la nouvelle de son
acquittement. C'était déjà beaucoup. Mais Dieu pré-
parait à son serviteur , au soldat chrétien de la ré-
publique et de l'empire, un triomphe plus complet
et digne de sa vertu. Le lendemain, vers le soir,
une voiture vint le prendre à l'Abbaye par les ordres
— 143 —
du roi , et le conduisit au château , où il fut intro-
duit près de Louis XVI II. Le roi le reçut avec
bonté, lui parla de l'attachement qu'il avait monUé
pour Napoléon, loua la reconnaissance comme la
religion des grandes âmes , et ajouta qu'il comptait
désormais sur sa fidélité. Le proscrit de la veille
s'inclina respectueusement. Le roi, en le congé-
diant, lui dit que des ordres étaient donnés pour
qu'il n'y eût point d'appel de la sentence du conseil
de guerre, et que dès ce moment il était libre.
Drouot traversa les appartements des Tuileries,
qu'il ne devait plus revoir ; il descendit cet escalier
par où il avait vu monter tant de grandeurs éva-
nouies, et lui-même, débris de ces grandeurs, lils
d'un temps qui n'était plus, il prit sans regret et
pour toujours le chemin de la solitude et de l'obs-
curité.
Ici, Messieurs, je devrais m'arrêter peut-être. Ce
serait à vous, Lorrains, de vous lever maintenant,
et de raconter au monde les trente années de paix
qui ont achevé sous vos yeux cette vie sublime et
modeste. Tant de qualités rares mais simples, tant
de faits glorieux mais cachés, en composent le tissu,
que la parole s'effraie d'avoir à dire ce que le cœur
de tout le monde sent avec une éloquence qui lui
coûte si peu.
Rien n'est plus difficile , même aux hommes su-
périeurs, que de supporter le repos. Quand fàme
et le corps se sont habitués au travail solennel des
grands événements, ils ne peuvent plus souffrir la
simple et pacifique succession des jours. Cette paix
— 144 -
froide leur est un tombeau. Ils regrettent le bruit ,
l'agilalion, les alternatives des revers avec les suc-
cès, et toute cette tragédie des choses humaines où
ils avaient naguère leur part et leur action. L'hi^s-
toire ne compte qu'un très- petit nombre d'hommes
qui aient passé de la vie publique à la vie privée
en conservant, avec la tranquille possession d'eux-
mêmes , la plénitude de leur grandeur. La plupart
se consument dans un ennui vulgaire; d'autres de-
mandent aux passions des sens l'oubli d'eux-mêmes
et de leur dignité ; les plus élevés succombent au
poison mystérieux du chagrin. A regarder les vicis-
situdes qui avaient enlevé le jeune Drouot de la
boutique de son père pour le porter au pied d'un
trône et aux côtés d'un conquérant, il semble que
nul plus que lui n'aurait dû éprouver, dans l'alTais-
sement subit de sa destinée, le désespoir des souve-
nirs et l'impuissance de vivre avec soi. Qui avait vu
davantage et plus vite? Qui avait passé en moins
de temps par plus de contrastes et d'émotions ? Il
est vrai; mais cette âme était plus grande encore
que les événements dont la Providence lui avait
donné le spectacle; elle revenait, fortifiée et non
pas abattue, donner elle-même au monde un spec-
tacle capable de l'instruire et de le consoler. V'ous
en avez été, Messieurs, les heureux, les plus pro-'
ches témoins, et la France vous rend cette justice'
que vous en avez mérité l'honneur et connu tout le
prix.
Vous avez vu pendant trente années le général
Drouot, volontairement descendu des hautes char-
— 145 —
g-es, oublier lui seul ce qu'il avait cHé, n'en parler
jamais qu'avec l'alarme d'une exquise pudeur, ne se
souvenir enfin du passé que pour élever les services
des autres et honorer la mémoire du héros dont il
avait été le serviteur et l'ami. Vous l'avez vu , con-
tent d'une maison dans un faubourg de votre ville,
réduire ses besoins avec l'austérité d'un Spartiate et
le calcul d'un chrétien qui aime les pauvres avec la
pauvreté. Vous l'avez vu, pénétré d'une foi sincère,
rapporter à Dieu tout le cours de sa vie, et donner
de la vérité de sa religion, par la sainteté de ses
mœurs, une preuve que les camps eux-mêmes n'a-
vaient point affaiblie. Vous l'avez vu se suffire à
lui-même dans une solitude presque constante, non
par éloignement des hommes, mais par une certaine
force intérieure qui lui faisait de la retraite un be-
1 soin et comme un devoir. Vous l'avez vu pendant
; vingt ans assiégé d'infirmités douloureuses, totale-
jment aveugle les quatorze dernières années de sa
jvie, et néanmoins toujours calme et serein, ne par-
liant de son sort que pour le bénir et l'estimer, plus
I heureux qu'aux jours de sa jeunesse et de sa pros-
périté. On n'approchait de sa maison que comme
d'un sanctuaire, pour y chercher les plus saintes
leçons de la vie; on n'y entendit jamais que des ac-
tions de grâces et des louanges pour Dieu. Un par-
fum d'honneur, de sincérité, de justice, de droiture,
de piété et de joie s'en exhalait à toute heure, et y
appelait une gloire que le temps ne diminuait pas.
Vous savez si je dis vrai, xMessieurs, vous savez si
j'abuse de la parole et de l'assentiment de votre cœur.
Vin. - 5
— 146 —
On ne cessa de vous envier le trésor que vous pos-
sédiez. La Restauration voulut rappeler votre con-
citoyen dans les rangs de l'armée avec son grade de
lieutenant général, et en lui restituant les arrérages
de sa solde, qui s'élevaient à plus de quarante-cinq
mille francs. 11 refusa l'une et l'auLre faveur, ne
voulant pas, comme il l'a dit lui-même, se rappro-
cher des honneurs et des emplois penda7it que son
bienfaiteur gémissait dans les fers sur un rocher
de V Atlantique. Louis XVIII ne put s'empêcher de
dire : « Je chercherais vainement dans mon royaume
un second Drouot. » Il refusa pareillement de con-
sentir au vœu de M. le duc d'Orléans, aujourd'hui
roi des Français, qui lui offrait la charge de gouver-
neur des princes ses fils.
Ce n'étaient pas seulement les rois heureux qui
réclamaient ses services. L'exil se souvenait de lui.
Le prisonnier de Sainte-Hélène ne parlait de Drouot
qu'avec tendresse et vénération. Peu avant de mou-
rir, il le désigna pour être demandé de sa part au
gouvernement français. Drouot s'y était préparé
dans la plus intime espérance de son cœur. Arraché
en 1815 des côtés de son maître par le commande-
ment imprévu de la garde impériale et par une cap-
tivité de huit mois , il avait toujours conservé la
volonté active de le revoir et de se dévouer à lui.
En apprenant sa mort, il tomba dans une sorte
d'anéantissement qui dura plusieurs heures sans lui
permettre de prononcer un seul mot. Heureux les
princes tombés qui conservent de tels amis! Heu-
reux les camps où se forment ces admirations et ces
— 147 —
allachements contre quoi ne peuvent rien les injures
de la politique et du sort !
Les événements de 1830 vinrent tenter sous une
autre forme l'abnégation du général Drouot. Appelé
coup sur coup au commandement des troisième et
cinquième divisions militaires, au gouvernement de
l'École polytechnique et à la pairie, il déclina sans
faste ces retours de la fortune et ces preuves d'une
estime qui venaient le chercher avec une si glo-
rieuse opiniâtreté. Mais s'agissait - il de' rendre à
l'État un service impérieusement réclamé par des
circonstances critiques, sa modestie et ses infirmités
ne l'arrêtaient plus. Vous le vîtes bien, Messieurs,
à cette même époque de 1830, lorsqu'il parut dans
votre hôtel de ville, et y siégea deux jours et deux
nuits, malgré de vives douleurs, et maintint le bon
ordre par l'ascendant de sa présence et de ses con-
seils. Metz le vit aussi dans les mêmes jours, et ad-
mira ce que peut sur un vaste peuple la vertu d'un
seul homme.
Si donc le général Drouot vécut trente années
dans le silence et la retraite; si, à l'âge de quarante-
deux ans à peine accompUs , il disparut de la scène
du monde, c'est qu'il le voulut fermement, par un
acte de souveraine élection. Pourquoi le voulut- il,
et quel était le mystérieux aliment de cette vie aupa-
ravant si agitée, tout à coup si calme? C'est, Mes^
sieurs, le secret que je dois vous dire, sous peine
de ne vous avoir montré que le dehors de ce grand
homme, et de trahir à la fois, avec votre admiration,
votre juste et sainte curiosité. Ouvrons donc, il en
— 148 —
csL Icmps, ouvrons ce cœur dont nous venons de
suivre pendant un demi-siècle les actes magnanimes
et jamais démentis; pénétrons jusqu'au sanctuaire,
et cherchons -y la flamme où s'alluma toute cette
généreuse vie. Vous l'avez deviné ou pressenti, un
triple amour en était Tincorruplible et immortel
foyer : l'amour des lettres , l'amour des hommes ,
l'amour de Dieu.
L'amour des lettres! Oh! faut-il que je surprenne
par là peut-être quelqu'un de mes auditeurs?
Sommes -nous si loin déjà du temps où la culture
des lettres pour elles-mêmes était une passion dis-
linctive de toutes les natures noblement trempées?
Le nombre va-t-il diminuant des esprits délicats et
sérieux pour qui les lettres sont autre chose qu'une
vague réminiscence de la jeunesse ou un vulgaire
métier? Je n'ose le croire; je ne me persuade pas,
malgré des signes affligeants, que nous penchions
vers la décadence, et que le bataillon sacré des in-
telligences d'élite soit chaque jour éclairci par des
pertes qui ne se réparent point. Le général Drouot
avait appris dans les laborieuses études de sa jeu-
nesse cet amour antique des lettres humaines. Un
chef-d'œuvre était pour lui un être vivant avec le-
quel il conversait, un ami du soir qu'on admet aux
plus familiers épanchemenli. Penser en lisant un
vrai livre, le prendre, le poser sur la table, s'eni-
vrer de son parfum, en aspirer la substance, c'était
pour lui, comme pour toutes les âmes initiées aux
jouissances de cet ordre, une naïve et pure volupté.
Le temps coule dans ces charmants entretiens de la
— 149 —
pensée avec une pensée supérieure; les larmes vien-
nent aux yeux; on remercie Dieu, qui a élé assez
puissant et assez bon pour donner aux rapides effu-
sions de l'esprit la durée de l'airain et la vie de la
vérité. Ne vous demandez plus ce qui animait la
solitude du vétéran de la grande armée, et lui en-
levait les heures que le cours de son âge lui appor-
tait. Tandis que nous vivions dans le présent, il
vivait dans tous les siècles; tandis que nous vivions
dans la région des intérêts, il vivait dans la sphère
du beau. Vie rare et excellente, parce que le goût
n'y suffit pas, mais qu'il y faut le cœur et la vertu.
Ce n'est pas sans raison que les anciens l'appe-
laient du nom de culte, et comme on dit la religion
de l'honneur, on pouvait dire aussi la religion des
lettres.
Ce premier amour se liait naturellement dans le
général Drouot à un autre amour plus grave et plus
efficace encore : il aimait sincèrement les hommes.
Né et nourri dans la pauvreté, elle ne lui avait pas
été une occasion de jeter des yeux d'envie sur les
hauts rangs du monde. 11 les acceptait sans colère,
sans mépris, sans orgueil, avec une parfaite cordia-
lité. Content de son sort, il n'estimait pas qu'il y en
eût de plus heureux, et il a dit quelquefois, dans les
ouvertures qu'il faisait de son âme , qu'il devait à
Dieu la grâce de n'avoir jamais rien envié. Mais si
la pauvreté ne lui avait point appris la haine des
riches et des grands , elle lui avait profondément
inculqué l'amour des petits. Il redescendait vers eux
comme vers sa source, et dès que la fortune com-
— 150 -
mença à lui sourire , il prit la résolution de partager
avec les pauvres les bénéfices de sa vie. C'est là le
véritable signe de l'amour : quiconque ne partage
pas n'aime pas. Le général Drouot fit son calcul. Il
jugea qu'avec une petite maison, un petit jardin, et
deux fois douze cents francs de rente, il serait, quoi
qu'il advînt, au-dessus de tous ses besoins et de
.tous ses désirs. Il régla d'après ce point de vue sa
dépense et ses économies, et consacra le surplus à
des actes ou à des fondations de charité. Toutes les
dotations et gratifications qu'il reçut sous l'empire
passèrent à de bonnes œuvres, et il leur affecta con-
stamment son traitement de la Légion d'honneur.
Rentré dans la vie privée, son revenu annuel, com-
posé de ses économies, de sa pension de retraite, de
son indemnité comme donataire de l'empire et de
son traitement de la Légion d'honneur, finit par s'é-
lever à environ douze mille francs. Il ne s'en réser-
vait pour lui , infirme et aveugle , que deux mille
quatre cents : c'était la somme qui lui avait paru dès
sa jeunesse pouvoir suffire à toutes les nécessités de
son existence et de sa position. Napoléon lui avait
laissé deux cent mille francs par son testament ; il
n'en reçut que soixante mille, par suite de la réduc-
tion des legs, et il les employa au soulagement d'an-
ciens militaires dénués de secours. « Je suis heu-
« reux, écrivait- il, mille fois heureux d'avoir pu
« reconnaître les bienfaits de l'empereur en les ré-
« pandant sur les soldats qui ont supporté les fati-
« gués de nos longues guerres sans en recevoir la
(( récompense, et surtout sur les braves vétérans de
,i.
— loi —
« a garde qui ont suivi mon bienfaiteur à l'île
« d'Elbe, et qui lui ont donné tant de preuves de
« leur amour et de leur dévouement. »
Le général Drouot n'était point marié. Il s'était
soumis volontairement à cette grande loi du célibat
religieux et militaire qui est un des premiers be-
soins de l'humanité , et sans laquelle l'esprit de sa-
crifice ne peut prendre qu'un essor beaucoup trop
restreint. Il s'était senti capable d'en porter le far-
deau , non comme une lâche abdication des devoirs
de la famille qui se dédommage dans la licence,
mais comme une sainte condition de son noble mé-
tier de soldat , et , l'expérience lui en ayant révélé
tout le fruit et tout l'honneur, il n'avait plus voulu
ôter de son front cette magnanime couronne du cé-
libat pur et dévoué. Libre ainsi d'entraves, la bonté
de son cœur s'exerçait à l'aise à l'égard des siens et
des infortunes d'autrui. Il aimait tendrement ses
frères et ses neveux, et leur en donna des preuves
touchantes jusqu'à la fin de sa vie. Mais cet attache-
ment naturel ne diminuait point ses entrailles pour
les malheureux. Il les assistait bien souvent au
delà de ses forces , et il écrivait un jour : « Lorsque
« mes ressources seront entièrement épuisées, ou
« bien qu'elles viendront à me manquer, je me
« présenterai à l'hospice Saint - Juhen pour oc-
« cuper moi-même un des lits que j'y ai fondés
« en faveur des vieux soldats. Si ce moment arrive,
0 il ne sera certainement pas le moins doux de ma
« vie. »
Quelques mois avant sa mort, n'ayant plus rien à
— 152 —
donner, il se souvint d'un grand uniforme qu'il con-
servait comme une sorte de relique de ses anciens
jours. Il en fit découper et vendre les galons. Un de
ses neveux lui en témoigna du regret, disant qu'il
aurait eu du plaisir à le transmettre à ses enfants.
« Mon neveu, répondit le général, je vous l'aurais
« donné volontiers; mais j'aurais craint que vos en-
ce fants, en voyant l'uniforme de leur oncle, ne fus-
« sent tentés d'oublier une chose qu'ils doivent se
« rappeler toujours, c'est qu'ils senties petits-fils
« d'un boulanger. »
Sans doute , Messieurs , la nature du général
Drouot était une nature admirablement douée. Mais
si droite, si bonne, si grande qu'elle fût de son
fonds , elle n'aurait point atteint le degré de perfec-
tion où elle est parvenue sans un principe supérieur
aux pensées et aux affections de la terre. Lui-même
a confessé hautement qu'il devait tout à Dieu , non
pas au Dieu abstrait de la raison, mais au Dieu des
chrétiens manifesté dans toute l'histoire par un
commerce positif avec le genre humain. La vie en-
tière de l'homme est une révélation de ce Dieu bon
et puissant qui n'a pas voulu nous donner d'autre
fin que lui- même, et qui nous attire incessamment
au propre centre de sa lumière et de sa félicité.
Nous n'entendons pas tous du premier coup cette
voix supérieure qui parle à notre conscience et l'ap-
pelle par tous les événements dont nous sommes les
témoins et les acteurs. Longtemps nous lui résis-
sistons; longtemps nous prenons l'ombre des choses
pour leur corps, et l'éternelle réalité pour une chi-
— 153 —
mère. Quelquefois la mort seule déchire le bandeau
qui couvre nos yeux, el nous fait apparaître, au der-
nier moment de noire liberté, les rivages que nous
avons fuis. Le général Drouot avait été plus heu-
reux. Quoique enfant d'un siècle léger, et avant
d'avoir vu la grande révolution qui en illumina la
fin , il avait sucé avec le lait de sa mère une foi qui
avait été confirmée par la forte éducation du travail
et de la pauvreté. Cette foi ne chancela pas un seul
jour, et ne se cacha pas une seule fois. Sous la tente
du soldat comme dans l'orgueil des palais, Drouot
fut publiquement chrétien. Il lisait la Bible appuyé
sur un canon; il la relisait aux Tuileries dans l'em-
brasure d'une fenêtre. Cette lecture fortifiait son
ame contre les dangers ae la guerre et contre les
faiblesses des cours. Quand Napoléon, sans détour-
ner la tête, prononçait cette brève parole : « Drouot ! »
l'aide de camp recommandait son âme à Dieu, par-
tait à toute bride, et quelques minutes après on le
voyait précipiter au galop cinquante ou cent bouches
à feu, qui, sans paraître s'arrêter, vomissaient la
mort dans les rangs ennemis. Ou bien descendant de
cheval à côté des artilleurs inexpérimentés de .1813
et de 1814, il leur enseignait froidement la manœuvre
à travers une grêle de boulets qui pleuvaienl tout
autour de l'héroïque leçon. Mais aussi , quand
l'heure des hasards était passée, Drouot se retrou-
vait dans la parole ce qu'il avait été dans l'action,
plein de mépris pour le mensonge comme il l'avait
clé pour la mort; après s'être montré l'enfant du
Dieu des batailles, il se montrait l'enfant du Dieu de
— 154 —
la vériLé. Il prenait hardiment l'intérêt du soldat,
trop souvent sacrifié; il méritait que l'empereur l'ap-
pelât le tril)un du soldat aussi justement qu'il l'avait
appelé le Sage de la grande armée.
Ne vous persuadez même pas, Messieurs, que la
foi du général Drouot fût une foi qui ne s'élevât
point jusqu'aux pratiques vulgaires de la religion.
Il croyait à tout, et il accomplissait tout. Vous l'avez
entendu dire à l'empereur qu'il ne désirait qu'une
chose, qui était d'habiter sur la paroisse où il avait
été baptisé. L'idée de son baptême, par lequel il
avait été fait enfant de Dieu, pénétrait son cœur
d'un pieux souvenir, et Téglise où il avait reçu ce
sacrement de la vie véritable formait pour lui , avec
tout son territoire, une patrie spirituelle qui ne lui
était pas moins chère que la patrie temporelle. Il
disait souvent qu'il eût préféré une cabane dans ce
coin sacré de la terre natale à un palais bâti partout
ailleurs. Il y acheta, en effet, la modeste habitation
où il a passé les vingt dernières années de sa vie ,
et où vous l'avez vu mourir. Il ne manquait pas de
faire offrir le sacrifice du corps et du sang de Jésus-
Christ aux jours commémoratifs de la mort de son
père, de sa mère, et de l'empereur Napoléon. Il
communiait plusieurs fois dans l'aanée, et on ne
saurait dire avec quel respect militaire et filial il
recevait dans sa solitude le Dieu qui avait réjoui sa
jeunesse, protégé sa vie de soldat, et qui répandait
sur la fin de ses jours une inénarrable consolation.
La prière jaiUissait de son cœur avec une onction
dont le secret a été plus d'une fois surpris. Un jeune
- 155 —
artiste introduit furtivement dans sa chambre pour
recueillir ses traits vit l'illustre aveugle, qui se
croyait seul avec Dieu , lever à plusieurs reprises
ses mains vers le ciel dans un épanchement reli-
gieux attesté sur sa noble figure par l'illumination
d'une pure et divine joie. Aussi, à la mort du sage,
le peuple ne s'est pas trompé, il est venu vénérer
bien moins le héros que le chrétien, bien moins la
vertu qui donne la gloire du monde que la vertu qui
révèle et qui donne la gloire de Dieu.
0 mon Dieu 1 Dieu de Charlemagne et de Gode-
froy de Bouillon , Dieu des grands capitaines qui ont
fondé ou défendu l'Europe, nous vous remercions
d'avoir montré à notre âge, et surtout à la France,
un exemplaire incontesté de l'homme , du soldat et
du citoyen, tels qu'ils se forment sous l'inspiration
de votre grâce et dans l'imitation de votre Filsl
Nous acceptons ce gage de vos desseins sur nous;
nous y saluons moins une relique qu'un avant-cou-
reur de vos dons , et une certitude de vous voir
jusqu'aux derniers jours du monde fécond et admi-
rable dans vos serviteurs.
Et maintenant, Messieurs , que nous avons achevé
l'éloge du général Drouot en rendant grâces à Dieu
qui nous l'avait donné, que reste-t-il, sinon de lui
dire cette parole suprême, par où doivent se clore
ici -bas toute vie, toute amitié, toute admiration?
Ivecevez-la, général; recevez ce second adieu que
nous avons voulu vous faire en présence des autels
du Dieu véritable , devant les images et les réalités
— loG —
d'une foi qui vous fui commune avec nous. 11 nous
eût été facile d'appeler autour de voire tombeau
les mânes chrétiens de vos anciens frères d'armes,
et de mêler votre gloire avec la leur dans un spec-
tacle solennel. Môme nous eussions appelé le héros
dont vous fûtes l'ami; il n'eût pas dédaigné de ve-
nir à vos funérailles comme vous étiez venu à ses
malheurs. Mais tant de pompe eût alarmé la chaste
modestie de votre âme; vous nous eussiez reproché
de troubler pour vous la paix des morts et des
grands souvenirs. Nous ne le ferons pas; nous vou-
lons obéir à vos vertus jusque dans la tombe qui les
recouvre, et nous ne laisserons approcher de vous,
dans cette heure sacrée, que les pauvres qui sur-
vivent à vos bienfaits, el que nous-mêmes qui sur-
vivons aux leçons de votre vie. Puissent ces leçons
nous servir! Puisse notre génération, incertaine en-
core dans ses voies, apprendre de vous la simplicité,
la pauvreté, le désintéressement! Puisse-t-elle, sur
vos traces, demander très- peu au monde pour son
bonheur, et beaucoup à Dieu ! Et vous qui avez
nourri ce grand homme , vieille terre de France et
de Lorraine, conservez- en avec respect tout ce que
l'éternité n'a pu vous ravir encore, jusqu'au jour où
votre poudre, sanctifiée par la sienne, entendra la
voix de Dieu, et où le général Drouot nous appa-
raîtra tel que nous le connûmes, soldat sans tache,
capitaine habile et intrépide, ami fidèle de son
prince, serviteur ardent et désintéressé de la pa-
trie, solitaire stoïque, chrétien sincère, humble,
chaste, aimant les pauvres jusqu'à se faire pauvre
— 157 —
lui-même; l'homme enfin le plus rare, sinon le
plus accompli, que le xix^ siècle ait présenté au
monde dans la première moitié de son âge et de
sa vocation.
ELOGE FUNEBRE
DANIEL O'CONNELL
ELOGE FUNEBRE
DANIEL OXONNELL
Beati qui esuriunt et sithint justîtiam,
quoniam ipsi saturabuntur.
Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice, parce qu'ils seront rassasiés.
( S. Matthieu , chap. v, vers. 6.)
Monseigneur (1),
Messieurs,
Je ne vous dirai rien des paroles que vous venez
d'entendre, et qui ont été prononcées pour la pre-
mière fois par Celui qui a mis au monde tant de
paroles nouvelles. Je ne vous en dirai rien , parce
qu'elles retentiront dans toute la trame de mon dis-
cours, et qu'à chaque mot, à chaque phrase, à
chaque mouvement, vous vous direz à vous-mêmes,
(1) Mgr l'évêque de Saint-Flour.
— 1G2 -
sons que j'aie besoin de vous le redire : Bienheureux
ceux qui ont faiin et soif de la justice, parce qu'ils
seront rassasiés/ Et déjà, cette foule, cette attente,
cette solennelle préoccupation des cœurs, qu'est-ce
autre chose que la justice qui vient, qui descend du
ciel sur un homme dont la vie agitée n'espérait pas
si vite l'unanime reconnaissance des temps présents,
ni même des temps futurs ? Et cet homme, maître
d'une postérité à peine née sur sa tombe, quel est-
il? Par quel charme a-t-il si prématurément com-
mandé à la justice? Est-ce un roi qui s'est couché
le long de ses ancêtres, après avoir glorieusement
gouverné son peuple? Est-ce un conquérant qui a
porté jusqu'aux extrémités de la terre la puissance
de ses armes? Est-ce un législateur qui a fondé
quelque nation dans le chaos des commencements
ou des ruines? Non, non, ce n'est rien de tout cela,
et c'est plus que cela : c'est un homme qui n'a été
ni prince, ni capitaine, ni fondateur d'empire, et
qui, simple citoyen, a plus gouverné que les rois,
plus gagné de batailles que les conquérants, plus
fait que tous ceux qui ont reçu d'ordinaire la mis-
sion de détruire ou d'édifier. Sa patrie lui a donné
le nom de Libérateur, et à ne prendre ce titre que
dans une acception bornée, il serait encore assez
beau pour justifier les honneurs inaccoutumés que
nous lui rendons, pour nous exphquer d'où vient
que Rome, la maîtresse des gloires augustes, lui a
ouvert ses basiliques, et pourquoi, tout étranger
qu'il était à notre pays, ces voûtes sacrées et patrio-
tiques de Notre-Dame couvrent, à cette heure , i'ad-
— '1G3 —
miration qui est demeurée vivante sur son tombeau.
Ce serait assez, dis-je, qu'il eût été le libérateur
d'un pays opprimé pour justifier tout ce que Rome,
la France et le monde pensent de sa mémoire, et
font pour l'exalter. Mais ce n'est point à ce point
de vue que je m'arrête; il est trop étroit pour lui ,
pour vous, pour votre attente, pour les pensées
qui assiègent mon cœur. Je veux vous faire voir
que cet homme a marqué sa place parmi les plus
grands libérateurs de l'Église et de l'humanité.
Je laisse donc à part , s'il est permis de le faire ,
les idées de la patrie, qui ne vont pas assez loin
ni assez haut pour notre sujet. J'ouvre le plus
vaste théâtre où une mémoire humaine puisse être
posée, le théâtre de l'Église et de l'humanité tout
entière.
0 mon Dieu, père de la justice, je vous rends
grâces de ce qu'en ces temps témoins de trop de
mystères d'iniquité , vous permettez à mes lèvres de
faire ici l'éloge d'un homme de justice, dont la lon-
gue et agitée carrière n'a pas coûté une goutte de
sang, ni même une larme, et qui, après avoir remué
plus d'hommes et plus de peuples que nous ne le
trouvons marqué en aucune histoire, est descendu
au tombeau pur de tout reproche, sans craindre que
jamais âme qui vive puisse soulever sa pierre sépul-
crale pour lui demander compte, dans les cinquante
ans de sa vie publique, je ne dis pas d'une action
coupable, mais d'un malheur. Je vous rends grâces,
ô mon Dieu , que ce soit là l'objet de cette assem-
blée, et grâces aussi de cette justice que vous avez
— 164 —
promise à lous les hommes , et que je vois rendre en
votre Rom et au nom de la chrclienlé à la mémoire
de Daniel O'Connell.
Dès les premiers jours du monde, il y a eu dans
le monde une lumière divine, une charité divine,
une autorité divine, une société divine. Des champs
primitifs de l'Éden au sommet de l'Ararat, del'Ara-
rat au rocher du Sinaï, du Sinaï à la montagne de
Sion et du Calvaire, du Calvaire à la colline du Va-
tican , jamais Dieu n'a cessé d'agir et d'être présent
sur la terre. Et il semble que ce règne de la lumière,
de la charité, de l'autorité venue d'en haut, que cette
union des âmes par Dieu et en Dieu, notre père à
tous, eût dû, s'il était possible, obtenir ici-bas l'una-
nimité, ou du moins ne pas rencontrer d'ennemis et
de combat. Mais nous sommes ici dans la terre du
combat, et Dieu s'y est soumis le premier; il a con-
senti à nous livrer sa vie, en tant qu'elle est mêlée
à la nôtre; à être jugé par nous, et par conséquent
à être accepté des uns et repoussé des autres. Cette
guerre sacrée est aussi ancienne que le monde : elle j
durera autant que lui. Mais dans ses vicissitudes on j
remarque deux moments et deux missions fastiques j
entre tous les autres : le moment de la persécution 1
et le moment de la délivrance; la mission des per- j
sécuteurs et la mission des libérateurs. Lorsque le ■
monde est plus que de coutume fatigué de Dieu ,
qu'il s'ennuie d'en entendre parler ou qu'il l'estime
puissant outre mesure, il fait un effort contre lui, et,
trop faible de raison pour le chasser par les seules
îorces de l'âme, il recourt aux brutalités de l'ordre
— 165 —
matériel. Il renverse, il brûle, il tue tout ce qui porte
le çigne divin, jusqu'à ce que, satisfait du silence et
du désert qu'il a créés , il juge que, à tout le moin?
s'il n'a pas vaincu, il a conquis pourtant quelques
jours de trêve et de triomphe. Mais Dieu n'est
jamais plus puissant qu'en ces jours -là; il sort des
ruines par une germination que personne ne s'ex-
plique, ou plutôt l'humanité, tourmentée de son ab-
sence, retourne vers lui comme un enfant rappelle
son père au foyer domestique dont il l'a banni. La
justice, la vérité, l'ordre éternel, reprennent le des-
sus dans la conscience du genre humain, et le siècle
de la délivrance succède au siècle de la persécution.
Alors apparaît quelqu'un de ces hommes tels que
la Providence en a préparé de loin dans le secret
tout -puissant de ses conseils ; ce sera Moïse tirant
le peuple de Dieu des mains de l'Egypte, Cyrus le
ramenant de Babylone aux champs de la patrie,
Judas Machabée défendant son indépendance contre
les successeurs d'Alexandre, et plus tard les Con-
stantin , les Charlemagne , les Grégoire VII : Con-
stantin, qui donne aux chrétiens la liberté de
conscience ; Charlemagne , qui assure contre les
empereurs grecs et les rois barbares et l'avenir lui-
même l'indépendance du Vicaire de Dieu ; Gré-
goire VII, qui arrache l'Église aux étreintes mor-
telles de la féodalité : noms illustres, les plus rares
et les plus grands de l'histoire! Et peut-être vous
semblera- t-il qu'en les prononçant j'use de peu
d'habileté, et que je m'expose à faire pâlir le nom
même de celui que je dois glorifier. Pour moi, Mes-
— -IGG —
sieurs, je n'en ai pas peur, et vous allez juger si je
me trompe.
Ouvrez la carte du monde, et considérez à ses
deux extrémités ces deux groupes d'îles , les îles du
Japon et les îles Britanniques. Suivez la trace des
peuples sur cette ligne de trois mille lieues; nom-
brez le Japon, la Chine, la Russie, la Suède, la
Prusse, le Danemark, le Hanovre, l'Angleterre,
l'Irlande. Vous comptez en vain; dans ce grand
nombre de royaumes, il n'en est pas un seul où
l'Église de Dieu jouisse de ses inaliénables libertés,
où sa parole, ses sacrements et ses assemblées ne
soient humiliés et captifs. Quoi! tant de peuples à
la fois dépouillés de la sainte indépendance des en-
fants de Dieu! Quoi! parmi ces deux cents millions
d'hommes, il ne s'est pas rencontré des cœurs assez
forts pour maintenir quelque part les droits de la
conscience et la dignité du chrétien! Ah! détrompez--
vous, Messieurs, Dieu n'a jamais laissé la vérité
sans martyrs, c'est-à-dire sans témoins qui la ser-:
vent jusqu'au sang; et comme ici le scandale de
l'oppression était au comble par son étendue, sa.
durée et sa rigueur. Dieu, de son côté, a fait aussii
un miracle nouveau dans l'histoire du martyre. On^
avait vu des hommes et des familles mourir pour
leur foi , et ne laisser après eux de ce grand spec-
tacle que leurs restes mutilés et leur mémoire incor- •
ruptible. Mais un peuple tout entier vivant dans un
martyre continu, des générations d'âmes liées entre
elles par une même patrie terrestre, se transmet-,
tant l'héritage de la foi dans un supplice hérédi-
— 167 —
taire aussi, on ne l'avait pas vu. Dieu l'a voulu , et
l'a fait; il l'a voulu de notre temps, et l'a fait de
notre temps. Parmi ces nations que je montrais tout
à l'heure enchaînées l'une à l'autre dans l'espace et
dans la servitude spirituelle , il en est une qui n'a
point accepté le joug, qui, esclave matériellement,
est demeurée libre par l'âme. Une des plus fières
puissances du monde s'est prise corps à corps avec
elle pour l'entraîner dans l'abîme du schisme et de
l'apostasie. Vouée à une guerre d'extermination ,
elle a succombé sans trahir ni le courage des com-
bats ni le courage de la fidélité à Dieu. Spoliée de
sa terre natale par des confiscations gigantesques ,
elle a cultivé pour ses vainqueurs le champ de ses
aïeux , et trouvé dans ses sueurs le pain qui lui suf-
fisait pour vivre avec honneur et pour mourir avec
foi. La famine lui a disputé ce morceau de pain ,
elle a levé vers la Providence des yeux qui ne l'ac-
cusaient pas. Ni la guerre, ni la spoliation, ni la
famine n'ont réussi à la faire périr ni à la faire
apostasier; ses oppresseurs, si puissants qu'ils fus-
sent, n'ont pu épuiser la vie dans ses entrailles,
et le devoir dans son cœur. Enfin , comme le glaive
le plus hardi et le plus lâche ne saurait luer tou-
jours, la tyrannie a cherché quelque chose de plus
constant que le fer, et l'on a vu se vérifier dans cette
nation victime cette prophétie de la révélation de
saint Jean , qu'il viendra des temps où Von ne
pourra ni vendre ni acheter sans avoir dans la
main ou sur le front le signe de la bête, c'est-à-dire
de l'apostasie.
— 1G8 —
On a donc enlevé à ce peuple d'un seul coup tous
ses droits politiques et civils. Tout être qui naît,
naît avec un droit. La pierre même inanimée ap-
porte avec elle au monde une loi qui la protège et
l'ennoblit; elle est sous la garde de la loi mathéma-
tique, loi éternelle, ne faisant qu'une même chose
avec l'essence de Dieu, et qui ne vous permet pas de
toucher, ne fût-ce qu'un atome, sans le respect de
sa force et de son droit. Tout être naît ainsi, aussi
faible qu'il soit, avec une part de la puissance et de
l'éternité de Dieu, et à plus forte raison l'homme,
créature qui pense et qui veut, fils aîné de l'intelli-
gence et de la volonté divines; en sorte qu'ôter à un
homme son droit natal , c'est un crime si grand , que
la pierre même , si on pouvait lui ôter le sien , accu-
serait le ravisseur de parricide et de sacrilège. Que
sera-ce donc d'enlever le droit d'un peuple? Eh
bien! c'est ce qu'on a fait à ce peuple héroïque dont
je vous dépeins le supplice et la fermeté! On a fait
plus. Messieurs : ce rapt du droit, ce meurtre légal
d'une nation, on ne l'a pas établi d'une manière ab-
solue, mais d'une manière conditionnelle, en sorte
qu'il fût toujours possible à la nation et à chacun de
ses membres de se racheter de la mort pubhque et
civile par l'apostasie. La loi leur disait : Vous n'êtes
rien; apostasiez, et vous serez quelque chose. Vous
êtes esclaves; apostasiez, et vous serez libres. Vous
mourez de faim ; apostasiez , et vous serez riches.
Quelle tentation, Messieurs, et que le calcul était
profond, si la conscience n'était pas plus profonde
encore que l'enfer! Ne craignez rien pour le peuple
- 169 —
martyr; voilà deux siècles qu'il est plus grand que
cette réduction, et qu'il lève vers Dieu ses mains
tranquilles, en disant dans son cœur . u Dieu les voit,
« et il nous voit aussi; ils auront leur récompense,
« et nous la nôtre. »
Je ne le nommerai pas, Messieurs, ce peuple
cher et sacré , ce peuple plus fort que la mort : nos
lèvres ne sont pas assez pures et assez ardentes
pour le nommer; mais le ciel le connaît, la terre
le bénit, tous les cœurs généreux lui ont fait une
patrie, un amour, un asile... 0 ciel qui voyez, ô
terre qui savez , ô vous tous , meilleurs et plus
dignes que moi, nommez -le, nommez -le, dites :
L'Irlande!
L'Irlande, Messieurs, tel était son sort lorsque
le xix'' siècle s'ouvrit et s'inaugura sous la main de
Dieu par deux coups de tonnerre : l'un avait retenti
dans le nouveau monde , sur des plages encore mal
connues; l'autre, au sein de notre propre patrie. Ces
deux éclats de la Providence avertirent les oppres-
seurs de l'Irlande; ils leur firent soupçonner qu'un
règne de justice et de liberté se préparait dans la
conscience des hommes par de si mémorables cata-
strophes, et soit peur, soit commencement de com-
passion, ils dénouèrent un peu les liens qui enchaî-
naient la vie de leur victime. Entre les droits qu'ils
lui rendirent alors, était un droit en apparence bien
peu considérable : celui de défendre des intérêts
privés devant les tribunaux de la juridiction ordi-^
naire. Certes, Messieurs, la concession semblait de
".égère importance et de peu d'avenir; mais l'Angle-
5*
— 170 —
terre n'avait pas réfléchi que c'était délivrer la pa-
role, et que délivrer la parole c'est délivrer Dieu :
car la parole, sur des lèvres inspirées par la foi, est
vérité, charité, autorité. La parole enseigne, la pa-
role fortifie, la parole commande, la parole combat,
la parole est la vraie libératrice des consciences, et
quand les oppresseurs lui ouvrent le champ, on peut
croire, sans leur manquer de respect, qu'ils ne sa-
vent pas ce qu'ils font. La parole était donc libre
en Irlande, et dès son premier jour, à l'heure même
où elle était encore étonnée de n'avoir plus d'en-
traves , elle tomba dans le cœur et sur les lèvres
d'un jeune homme de vingt-cinq ans, et il se trouva
que ces lèvres étaient éloquentes et que ce cœur était
grand.
Tout à coup les lacs d'Irlande retinrent sur leurs
flots les souffles qui les agitaient; ses forêts demeu-
rèrent tremblantes et immobiles; ses montagnes
firent comme un effort d'attention : l'Irlande enten-
dait une parole libre et chrétienne, une parole pleine
de Dieu et de la patrie, habile à soutenir le droit des
faibles, demandant compte des abus de l'autorité ,
ayant conscience de sa force, et la donnant à tout
le peuple. Certes, c'est un jour heureux que celui
où une femme met au monde son premier- né; c'est
un autre jour heureux que celui où le prisonnier
revoit l'ample lumière du ciel; c'est encore un jour
heureux que celui où l'exilé rentre dans sa patrie :
mais aucun de ces bonheurs, les plus grands de
rhomme, ne produit et n'égale le tressaillement
d'un peuple qui, après de longs siècles, enlend
— 171 —
pour la première fois la parole humaine et la pa-
role divine dans la plénitude de leur liberté , et
cette inénarrable joie, l'Irlande la devait à ce jeune
homme de vingt -cinq ans, qui s'appelait Daniel
O'Connell.
En moins de dix ans , O'Connell entrevit qu'il se-
rait un jour le maître de ses concitoyens, et il son-
gea dès lors au plan qu'il devait suivre pour prépa-
rer leur affranchissement. Par où commencer? Quel
était l'anneau de cette lourde chaîne à briser le pre-
mier? Il estima que les droits de la conscience pas-
saient avant tous les autres; que là, dans cette ser-
vitude de l'âme, était le centre et le point d'appui de
toute tyrannie, et que par conséquent il y fallait por-
ter le premier coup. L'émancipation des catholiques
d'Irlande et d'Angleterre devint la préoccupation
de tous ses jours, le rêve constant de son génie. Je
ne vous en raconterai pas toutes les tentatives et
toutes les déceptions. Les unes comme les autres
furent innombrables. Dix années nouvelles s'écou-
lèrent dans ces infructueux essais. Ni l'homme ni le
temps n'étaient mûrs; la Providence est lente, et
une patience égale à la sienne est le don qu'elle
accorde aux hommes dignes de lui servir d'instru-
ment. Enfm l'heure sonna où O'Connell put se flat-
ter d'être le chef moral de sa nation, d'avoir dans
sa main tous les esprits et tous les cœurs , toutes les
idées et tous les intérêts de l'Irlande, et que pas un
mouvement ne s'opérerait que sous sa souveraine
direction. Il lui en avait coûté vingt années de tra-
vaux pour arriver à ce jour mémorable où il put
— 172 ->
se dire sans orgueil : Maintenant je suis le roi de
l'Irlande.
C'est beaucoup, Messieurs, de se faire chef de
parti. Quand un honime a le droit de se dire qu'il
gouverne un parti , il a de quoi satisfaire la plus
immodérée des ambitions : tant il est difficile d'a-
mener à l'obéissance ceux-là mêmes qui partagent
toutes nos pensées et tous nos desseins ! C'est un
chef-d'œuvre d'habileté et de force que de créer
un parti , et pourtant le chef de parti n'est rien en \
comparaison de l'homme qui est devenu le chef
moral d'une nation tout entière, et qui la main-
tient sous ses lois, sans armée, sans police, sans
tribunaux, sans autre ressource que son génie et
son dévouement. Le règne d'O'Connell commença
en 1823. Il établit en cette année-là par toute l'Ir- ]
lande une association qu'il appela l'association ca- i
tholique, et comme aucune association n'a de puis- j
sance sans un revenu constant, O'Connell fonda la
rente de l'émancipation, qu'il fixa à deux sous par
mois.
Gardons- nous de sourire. Messieurs; il y avait
dans ces deux sous par mois un gran<^. calcul d&
finances et un plus grand calcul du cœur. L'Irlande
était pauvre, et un peuple pauvre n'a qu'un moyen
de devenir riche, c'est que chaque main donne à la
patrie du peu qu'elle a. Le sou de l'émancipat
conviait tout enfant d'Erin à prendre part au glo
rieux travail de l'affranchissement; la misère,
profonde qu'elle fût, n'ôtait à aucun l'espéran
— 173 —
d'être assez riche au bout du mois pour faire une
insulle à l'or de l'Angleterre.
L'association catholique et la rente de l'émanci-
pation eurent un succès inouï, et élevèrent l'action
d'O'Connell à la puissance et à la dignité d'un gou-
vernement.
Trois ans après, en 1826, lors des élections géné-
rales de l'empire britannique, on fut étonné de voir
les Irlandais, qui n'avaient apporté jusque-là dans
les scrutins qu'un vote honteux et acquis d'avance à
leurs oppresseurs, on fut, dis-je, étonné de les voir
déposer dans l'urne des noms qui protestaient de
leurs droits et de l'intention où ils étaient de les dé-
fendre désormais.
Ce n'élait rien encore : bientôt O'Gonnell parut
devant les électeurs de Clare, et se porta lui-même
comme candidat au Parlement d'Angleterre. 11 fut
élu , malgré le serment qui mettait entre lui et la lé-
gislature la barrière de l'apostasie; et il osa se pré-
senter, son élection à la main, sa foi dans son cœur,
dans ces murs de Westminster, qui frémirent en
voyant un catholique violer leur majesté et leur in-
tolérance séculaires par l'inouïe prétention de siéger
et de faire siéger dans la personne d'un proscrit,
d'un catholique, d'un Irlandais, la personne même
de tout un peuple.
L'opinion publique était ébranlée jusque dans ses
fondements; toute l'Irlande était debout, fière et
obéissante, agitée et pacifique; des vœux, des accla-
malions, des secours lui venaient de tous les points
de l'Europe, des rivages de l'Amérique et de l'An-
— 174 —
glelerre elle-même, sensible enfin, dans une partie
des siens, au cri d'une justice si éloquemment ré-|
clamée. Ni le ministère anglais ni le roi de la
Grande-Bretagne ne voulaient l'émancipation des
catholiques ; d'ardents préjugés vivaient encore au
sein des deux chambres, qui avaient plusieurs fois
repoussé depuis trente ans des projets de cette na-
ture, quoique adoucis pour l'orgueil protestant par
de dures conditions. Mais c'était en vain que les
restes des passions anciennes opposaient une digue
au sentiment de l'équité générale; le monde était
à une de ces heures magiques où il ne fait pas ce
qu'il veut. Le 13 avril 1829 , l'émancipation des
catholiques fut proclamée par un bill émané du
ministère, accepté de la législature, et signé parle
roi.
Arrêtons -nous un moment, Messieurs, pour ré-
fléchir aux causes d'un si mémorable événement;
car vous comprenez bien qu'un seul homme, quel
que fût son génie, n'eût pas été capable d'opérer
cette révolution si elle n'avait été préparée de loin
et amenée à sa maturité par la force même des
temps. Il faut le reconnaître, sous peine d'excéder
dans la louange la plus juste, et de faire de l'admi-
ration un sentiment aveugle encore plus que géné-
reux. Ce fut parmi nous..., car je ne perds jamais
l'occasion de rentrer dans ma patrie, ce fut parmi
nous, en France, au xviii^ siècle, que le principe des
la liberté de conscience retrouva son cours depuis
longtemps affaibU et détourné. La philosophie de^
cet âge, quoique ennemie du christianisme, lui em--;
— 175 —
prunta le dogme de la liberté des âmes , et le soutint
avec un zèle qui ne faillit jamais, moins sans doute
par amour de la justice et de la vérité qu'avec le
dessein d'ébranler le règne de Jésus -Christ. Mais,
quelle que fût sa pensée, elle fondait dans les esprits
le retour d'une tolérance équitable, et préparait pour
les siècles à venir l'affranchissement de tant de peu-
ples chrétiens opprimés par la main de fer du des-
potisme et de l'hérésie. Ainsi Dieu a-t-il coutume de
tirer le bien du mal, et il ne se produit rien dans le
monde, même contre la vérité et la justice, qui ne
doive, tôt ou tard, par une divine transformation,
servir la cause de la justice et de la vérité. Cette
idée française de la liberté de conscience avait passé
en Angleterre et aux États - Unis d'Amérique , et
O'Connell, qui la rencontra sur sa glorieuse route , la
fit servir sans peine à l'accomplissement de son œuvre.
C'est pourquoi. Messieurs, avant d'insister sur la
reconnaissance que nous lui devons, il est juste que
je vous convie à honorer d'une acclamation sincère et
unanime tous ceux qui ont aidé cette grande œuvre
de l'émancipation des catholiques. C'est la première
fois que dans une assemblée française, au pied des
autels, sous les regards de Dieu et des hommes,
nous avons l'occasion de payer un tribut de recon-
naissance aux coopérateurs de l'affranchissement de
nos frères d'Irlande et d'Angleterre, aux instru-
ments divers , éloignés ou prochains , de ce grand
acte du 13 avril 1829, que tant de cœurs appelaient,
, que tant de souverains pontifes, dans les mysté-
rieuses veilles du Vatican, avaient ardemment im-
— 176 —
ploré, et qui restera à tout jamais dans l'histoire
comme un monument d'une des plus belles heures
que Dieu ait accordées à la conscience du genre
humain. Unissez-vous donc à moi, ô mes frères,
unissez- vous tous à moi du fond du cœur, et, les
mains levées vers Dieu, disons ensemble : Louange,
honneur, gloire et reconnaissance éternels à sir
Robert Peel et à Sa Grâce le duc de Wellington, qui
ont présenté au Parlement anglais le bill d'émanci-
pation des catholiques ! Louange , honneur, gloire
et reconnaissance éternels à la Chambre des Com-
munes et à la Chambre des Pairs d'Angleterre, qui
ont accepté le bill d'émancipation des catholiques !
Louange, honneur, gloire et reconnaissance éter-
nels à Sa Majesté le roi Georges IV, qui a signé et
sanctionné le bill d'émancipation des catholiques 1
Louange, honneur, gloire et reconnaissance éternels
à ces protestants d'Angleterre et d'Irlande, qui, avec
la magnanimité d'un esprit vraiment patriotique et
chrétien, ont favorisé la présentation, la discussion,
l'adoption du bill qui a émancipé les catholiques I
Mais aussi et par -dessus tout, louange, honneur,
gloire et reconnaissance éternels à l'homme qui a
rassemblé dans sa puissante main les éléments épars
de la justice et de la délivrance, et qui, les poussant
au terme avec une patience vigoureuse que trente
ans n'ont pas lassée , a fait luire enfin sur sa patrie
le jour inespéré de la liberté de conscience, et a ainsi
mérité non pas seulement le titre de hbérateur de
son pays, mais le titre œcuménique de libérateur de
l'Église I
— 177 —
Car, n'y eût-il que l'Irlande à qui Témancipation
âût profité, quel est l'homme dans l'Église, après
Constantin , qui ait affranchi d'un seul coup sept
millions d'âmes? Rappelez vos souvenirs; cherchez
dans l'histoire, depuis le premier et fameux édit
qui accorda aux chrétiens la liberté de conscience ,
et voyez s'il s'y rencontrera beaucoup d'actes
comparables par l'étendue des effets à l'acte d'é-
mancipation? Voilà sept millions d'âmes libres de
servir et d'aimer Dieu jusqu'à la consommation
des temps, et chaque fois que ce peuple, avançant
dans sa vie et dans sa liberté , reportera en arrière
le regard de l'homme qui étudie le secret de ses
voies , il rencontrera le nom d'O'Connell à la fm
de sa servitude et au commencement de sa renais-
sance.
Mais l'acte d'émancipation n'a pas atteint la seule
Irlande; il embrassait dans sa plénitude tout l'em-
pire britannique, c'est-à-dire, outre l'Irlande,
l'Ecosse et la Grande-Bretagne, ces îles, ces pénin-
sules et ces continents où l'Angleterre étendait au-
trefois , avec sa domination , l'intolérance de ses
lois. Voilà donc cent millions d'hommes , voilà les
rivages baignés par vingt mers et les mers elles-
mêmes délivrés du joug spirituel. Les vaisseaux de
l'Angleterre voguent désormais sous le pavillon de
la liberté de conscience, et les innombrables peuples
qu'ils touchent de leur proue ne peuvent plus séparer
dans leur pensée la puissance, la civilisation, la li-
berté de Tamo, ces trois choses nées du Christ et
laissées comme son héritage terrestre aux nations qui
— 178 —
embrassent le mystère libérateur de sa croix. Quelles
conséquences, Messieurs, d'un seul acte! quel hori-
zon sans mesure ouvert aux espérances de lÉglise!
Ai -je besoin d'en dire davantage pour que vous ne
regrettiez pas la hardiesse avec laquelle je pronon-
çais le nom d'O'Connell après les noms de Moïse , de
Cyrus, de Judas Machabée, de Constantin, de Char-
lemagne et de Grégoire VII, tous agissant avec la
force de la souveraineté régulière, tandis qu'O'Con-
nell n'avait que la force du citoyen et la souveraineté
du génie?
Et pourtant je n'ai pas tout dit. Il est un péril que
court la société moderne, le plus grand de tous, je
veux dire l'alliance de la servitude spirituelle avec
la liberté civile. Des circonstances qu'il serait trop
long de déduire poussent sur cette pente funeste
les destinées de plus d'un peuple, et l'Angleterre
était là pour les encourager de son exemple, ayant
d'une part des institutions libérales qu'elle garde
avec une suprême jalousie, et de l'autre accablant
une portion de ses sujets sous le sceptre d'un fana-
tisme autocratique et intolérant. O'Connell a brisé
cet enseignement terrible donné par l'Angleterre
au continent européen. Les peuples jeunes encore
dans la liberté civile ne verront plus leur frère aîné
les pousser dans la voie de la servitude religieuse
par le spectacle d'une adultère contradiction. Dé-
sormais toutes les libertés sont sœurs ; elles ent^re-
ront ou elles sortiront le même jour toutes ensemble,
famille, en effet, inséparable et sacrée, dont nul
membre ne peut mourir sans la mort de tous.
— 179 —
Enfin , considérez ceci : que le principe de la
liberté de conscience, d'où dépend l'avenir de la
vérité dans le monde, était déjà appuyé en Europe
par la puissance de l'opinion et par la puissance du
catholicisme; car partout où l'opinion peut s'ex-
primer, elle demande la liberté de conscience, et
dans la plupart des grands États catholiques elle
est établie déjà de droit et de fait. Le protestan-
tisme seul n'avait pas encore donné sa voix à ce
solennel traité des âmes; malgré son principe en
apparence libéral, il gardait au fond l'intolérance
native de l'hérésie. Grâce à O'Connell , l'opinion ,
le catholicisme et le protestantisme, c'est-à-dire
toutes les forces intellectuelles et religieuses de
l'Europe, sont d'avis de poser le travail de l'a-
venir sur l'équitable transaction de la hberté de
conscience.
Et lorsque les résultats en seront acquis au
monde, lorsque nous aurons vu, non pas nous,
mais nos descendants, toutes les erreurs religieuses
vaincues par le développement pacifique du christia-
nisme; lorsque l'islamisme, déjà mourant, se sera
éteint sans retour; que le brahmanisme et le boud-
dhisme, déjà menacés, auront accompli leur cycle
transitoire; qu'il ne restera plus en présence que
l'affirmation totale de la vérité et le néant total de
Terreur, et qu'ainsi le débat des inteUigences tou-
chera au moment suprême de sa consommation,
alors la postérité connaîtra O'Connell tout entier ;
elle jugera quelle était la mission et quelle a été la
vie de l'homme qui a su afi'ranchir, dans le sanc-
luaire du for intérieur, tous les royaumes de l'An-
gleterre, ses colonies, ses flottes, sa puissance, et
les mettre par tout l'univers, d'une manière directe
ou indirecte, au service de la cause de Dieu, de
son Christ et de son Église. Elle jugera s'il n'a
pas mérité , dans le sens chrétien et universel , ce
titre deUbérateur que nous lui décernons dès aujour-
d'hui.
Mais il l'a été encore d'une autre manière , qu'il me
reste à vous dire.
Ce n'est pas seulement l'Église qui est persécutée
ici-bas, l'humanité l'est aussi. L'humanité, comme
l'Église, est tour à tour persécutée et délivrée, et
par la même raison. L'Église est persécutée parce
qu'elle possède des droits et qu'elle impose des
devoirs; l'humanité l'est parce qu'elle a aussi dans
son domaine des devoirs et des droits. La justice
nous pèse, n'importe sur quelle tête elle réside,
et nous cherchons à lui échapper, non-seulement
au détriment de Dieu, mais au détriment de
l'homme. Nous nions les droits de l'homme comme
nous nions les droits de Dieu; et c'est une grande
erreur de croire qu'il n'y a ici-bas qu'un combat,
et que, l'Église ayant sacrifié ses intérêts éternels,
il ne resterait pas d'autres intérêts pour lesquels
il faudrait tirer l'épée. Non, Messieurs, détrompons-
nous, les droits de Dieu et les droits de l'humanité
sont conjoinis; les devoirs envers Dieu et les devoirs
envers l'humanité ont été confondus dans la loi de
l'Évangile aussi bien que dans la loi du Sinaï ; tout
v^ qui se fait pour ou contre Dieu se fait pour ou
— 181 —
contre l'homme. Comme Dieu est persécuté, nous le
sommes aussi; comme Dieu est délivré, nous le
sommes pareillement. L^hisloire du monde, aussi bien
que l'histoire de l'Église , a ses persécuteurs et ses
libérateurs : je pourrais vous en dresser des tables;
mais le temps nous presse, laissons le passé, et
venons de nouveau à ce cher et glorieux O'Connell,
pour le voir fils de l'homme après l'avoir vu fils de
Dieu.
11 avait cinquante-quatre ans le jour où fut con-
quis le bill d'émancipation des catholiques. Cin-
quante-quatre ans, Messieurs, c'est un âge ter-
rible, non parce qu'il approche delà vieillesse, mais
! parce qu'il possède assez de force pour être ambi-
tieux, avec assez de lassitude pour être content
du passé et songer au repos de la gloire. 11 est peu
d'hommes qui, ayant obtenu par trente années de
travaux un triomphe éclatant, et surtout un triomphe
auguste comme celui de l'acte d'émancipation,
aient assez de courage pour commencer une se-
conde carrière, et pour exposer leur renommée
aux coups de la fortune, tandis qu'ils peuvent jouir
d'une vieillesse heureuse et toute couronnée. D'au-
tres se laissent aller au piège d'une vulgaire ambi-
tion. On voit ces tribuns du peuple, après avoir
servi dans leur premier âge la cause de la justice et
de la liberté , se détacher d'elles sous quelque cou-
leur de devoir , se persuader qu'il y a deux manières
de les servir, et, trompés par l'inconstance, faire
de la seconde part de leur vie une insulte à la pre-
mière.
Vill. — 6
- 182 —
O'Connell, Messieurs, sut éviter l'un et l'autre j
écueil; il demeura jeune et ignorant des années
jusqu'à la fin de sa vie. J'aperçois des jeunes gens
dans cet auditoire : O'Connell , Messieurs , fut de
votre âge tant qu'il n'eut pas disparu du milieu de
nous; il a vécu, il est mort dans la sincérité d'une
inaltérable jeunesse. A peine s'était -il donné le
temps devoir son triomphe, à peine avait-il forcé
par une seconde élection les portes du Parlement,
qu'il se leva de son siège, et que , à Tétonnement de
toute l'Angleterre, il courut en Irlande. Qu'y va-l-il
chercher? 11 va dire à sa chère Erin que ce n'est
pas assez d'avoir affranchi la conscience , que Dieu
et l'homme sont inséparables, et qu'après avoir
servi la patrie du ciel, s'il reste quelque chose àj
faire pour la patrie de la terre, c'est n'avoir accom-'
pli que le premier commandement, mais non pas
le second, et que, tous les deux n'en faisant qu'un,
n'avoir pas accompli le second , ce n'est pas même
avoir accompli le premier. Il lui confesse, vieux et|
comblé de gloire, que son intention est de recom-j
mencer sa vie, et de ne pas se reposer un seul jour j
tant qu'il n'aura pas obtenu l'égalité des droits!
entre l'Angleterre et l'Irlande. Car tel était , en cet
qui concerne le droit humain, l'état des deux pays,
que l'un paraissait à peine le satellite de l'autre
L'Angleterre avait diminué la propriété, le com-
merce, l'industrie, tous les droits de l'Irlande, pour
augmenter les siens; et cette odieuse lactique pla-
çait l'Irlande dans un état d'infériorité qui allait
jusqu'à l'impuissance de vivre. Tel est le despo-
^ — 183 —
tismc, Messieurs, et nous en sommes tous cou-
pables à un certain degré; tous, plus ou moins, nous
diminuons les droits d'autrui pour augmenter les
nôtres, et l'homme qui est exempt de cette tache,
si opiniâtre dans notre espèce, peut croire qu'il est
arrivé au dernier point de perfection de la nature
humaine.
O'Gonnell a tenu parole; il n'a pas manqué un
seul jour de réclamer l'égalité des droits entre l'An-
gleterre et l'Irlande, et il a usé dans ce second tra-
vail les dix-sept dernières années de sa vie. 11 obtint
que le ministère présentât plusieurs bills dans le sens
de l'égalité des droits; le Parlement les repoussa
constamment. Le libérateur ne se rebuta point; il
eut le plaisir de voir tomber sous ses coups les mu-
nicipalités d'Irlande exclusivement composées de
prolestants, et, le premier catholique depuis deux
siècles , il vit sur sa poitrine les insignes de lord-maire
de Dublin.
Cette constance à revendiquer les droits humains
de sa patrie, sans jamais se laisser abattre ni par
l'âge ni par l'insuccès, eussent sufO, Messieurs, pour
marquer la place d'O'Gonnell parmi les libérateurs
de l'humanité; car quiconque sert son pays dans le
sens général des droits de tous n'est pas l'homme
d'un temps ni d'un lieu ; il parle pour les peuples
présents et à venir, il leur donne l'exemple et le
courage, il jette dans le monde une semence que le
genre humain moissonnera tôt ou tard. Nous juge-
rons mieux encore l'action civile d'O'Gonnell si nous
examinons les bases où il la plaça, et la doctrine
I
— 184 —
qu'il nous a léguée au sujet de la résistance à l'op-
pression.
Réclamer le droit, tel fut pour O'Connell le prin-
cipe de la force contre la tyrannie. Il y a, en effet,
dans le droit, comme dans tout ce qui est vrai, une
puissance propre, éternelle et indestructible, qui
ne peut disparaître que lorsque le droit n'est plus i
même nommé. La tyrannie serait invincible si elle
réussissait à anéantir l'idée du droit avec son nom,
à créer sur la terre le silence du droit. Elle tâche
du moins d'approcher de ce terme absolu, et de
diminuer par tous les moyens de violence et de cor-
ruption la bouche de la justice. Tant qu'il reste une
âme juste avec des lèvres hardies , le despotisme est
inquiet, il s'agite, il se doute que l'éternité conspire
contre lui. Le reste lui est indifférent, ou du moins
ne l'effraye que peu. En appelez-vous aux armes?
c'est l'affaire d'une bataille. A l'émeute? c'est l'af-
faire de quelques agents de police. La violence est
du temps, le droit est du ciel. Quelle dignité, quelle
force dans le droit qui parle avec calme, avec hon-
nêteté, avec sincérité, par le cœur d'un homme de
bien! Sa nature est contagieuse; dès qu'on l'entend,
l'âme le reconnaît et l'étreint; il suffît quelque-
fois d'un moment pour que tout un peuple le pro-
clame et soit à ses genoux. On oppose, il est vrai,
que la réclamation du droit n'est pas toujours
possible, et qu'il est des temps et des lieux où
l'oppression est déjà si invétérée que la parole
du droit y est aussi chimérique que sa réalité.
11 en peut être ainsi ; mais ce n'était point la posi-
— 185 —
tion d'O'Connell et de sa patrie. O'Connell et
l'Irlande pouvaient parler, écrire, pétitionner, s'as-
socier, élire des magistrats et des députés. Le
droit de l'Irlande était méconnu , mais non pas
désarmé, et, dans cet état de choses, la doctrine
d'O'Connell était celle du christianisme et de la
raison. La liberté est une œuvre de vertu , une
œuvre sainte, et par conséquent une œuvre de
l'esprit.
Mais la réclamation du droit doit être persévé-
ranie. L'affranchissement d'un peuple n'est pas l'af-
faire d'un jour; il rencontre infailliblement dans les
idées, les passions, les intérêts et l'entrelacement
toujours profond des choses humaines, mille obsta-
cles accumulés par le temps et que le temps seul est
capable de soulever, pourvu qu'on aide son cours
par une action parallèle et ininterrompue. Il ne faut
pas, disait O'Connell, parler aujourd'hui et demain,
écrire, pétitionner, s'associer aujourd'hui et de-
main; il faut parler toujours, écrire toujours, pé-
titionner toujours, s'associer toujours, jusqu'à ce
que le but soit atteint et le droit satisfait. Il faut
lasser la patience de l'injustice, et forcer la main de
la Providence. Vous l'entendez , Messieurs , ce n'est
point ici l'école des désirs vains et sans vertu , c'est
l'école des âmes trempées pour le bien , qui en sa-
vent le prix et ne s'étonnent pas qu'il soit grand.
O'Connell, du reste, a donné à ses leçons la sanc-
tion de ses exemples; ce qu'il disait , il le faisait , et
nulle vie n'a été jusqu'au dernier moment plus infa-
tigable et mieux remplie que la sienne. Il travaillait
— 186 —
devant l'avenir avec la certitude qu'inspire le pré-
sent, il n'était jamais surpris ni mécontent de n'être
pas au terme; il savait qu'il ne l'atteindrait pas de
son vivant , il en doutait du moins , et on eût dit , à
la ferveur de ses actes , qu'il n'avait plus qu'un pas
et qu'un jour à franchir. Qui comptera le nombre
des assemblées où il a porté la parole et présidé , les
pétitions qu'il a dictées, ses voyages, ses démarches,
ses triomphes populaires, et cet inexprimable arse-
nal d'idées et de faits qui composent le tissu fabu-
leux de ses soixante-douze ans? C'était l'Hercule de
la liberté.
A la persévérance dans la réclamation du droit,
il ajoutait une condition qui lui parut toujours
d'une souveraine importance, c'était d'en être un
irréprochable organe, et, à expliquer cette maxime
par sa conduite, on voit d'abord qu'il entendait que
tout serviteur de la liberté la voulût également et
efficacement pour tous, non pas seulement pour
son parti, mais pour le parti adverse; non pas seu~
lement pour sa religion, mais pour toutes; non pas
seulement pour son pays , mais pour le monde en-
tier. L'humanité est une, et ses droits sont les mêmes
partout, encore que leur exercice diffère selon l'état
des mœurs et des esprits. Quiconque excepte un
seul homme dans la réclamation du droit, quiconque
consent à la servitude d'un seul homme, blanc ou
noir, ne fût-ce même que par un cheveu de sa tête
injustement lié , celui-là n'est pas un homme sin-
cère, et ne mérite pas de combattre pour la cause
sacrée du genre humain. La conscience publique
— 187 —
repoussera toujours l'homme qui demande une li-
berté exclusive ou même insouciante du droit d'au-
trui; caria liberté exclusive n'est plus qu'un privi-
lège, et la liberté insouciante des autres n'est plus
qu'une trahison. L'on voit tel peuple arrivé à un
certain développement de ses institutions sociales
s'arrêter tout court, ou même retourner en arrière.
Ne vous demandez pas pourquoi. Vous pouvez
êlre sûrs qu'il se passe au sein de ce peuple quel-
que sacritice occulte du droit, et que les défen-
seurs apparents de sa liberté, incapables de la
vouloir pour d'autres que pour eux, ont perdu le
prestige qui la conquiert et qui la sauve , qui la
conserve et qui l'étend. Fils dégénérés des saints
j combats, leur parole énervée roule dans un cercle
j vicieux où il suffit de les écouter pour leur avoir déjî
répondu.
Il n'en fut jamais ainsi d'O'Connell ; jamais , en
cinquante ans, sa parole ne perdit une seule fois le
charme invincible de la sincérité. Elle vibrait pour
jle droit de son ennemi comme pour le sien. On l'en-
tendait flétrir l'oppression de quelque part qu'ell^
vînt et sur quelque tête qu'elle tombât; aussi atti
|rait-il à sa cause , à la cause de l'Irlande, des âme
éloignées de la sienne par l'abîme des dissentiments
les plus profonds; des mains fraternelles cherchaient
sa main de tous les points les plus éloignés du monde.
C'est qu'il y a dans le cœur de l'homme honnête
qui parle pour tous, et qui, en parlant pour tous,
semble même quelquefois parler contre lui; il j a là,
dis-je, une toute-puissance de supériorité logique
— 188 —
et morale qui produit presque infailliblement la réci-
procité.
Oui, catholiques , entendez-le bien , si vous vou-
lez la liberté pour vous, il vous faut la vouloir pour
tous les hommes et sous tous les cieux. Si vous ne la
demandez que pour vous, on ne vous l'accordera ja-
mais; donnez-la où vous êtes les maîtres, afin qu'on
vous la donne où vous êtes esclaves.
O'Connell entendait encore en un autre sens cette
maxime, qu'il fallait être irréprochable dans la ré-
clamation du droit. Il voulait qu'on portât à l'auto-
rité, et à la loi qui en est la plus haute expression,
un respect sincère et religieux. Car l'autorité est
aussi une liberté , et quiconque voulant défendre
celle-ci attaque celle-là ne sait ni ce qu'il dit, ni
ce qu'il fait. L'autorité est une partie intégrante de
la liberté, comme le devoir rentre dans le droit par
une corrélation manifeste , puisque le droit d'un
homme entraîne nécessairement le devoir d'un
autre. C'est pourquoi les chartes civiles, aussi bien
que la grande charte évangélique, consacrent en
même temps le droit et le devoir, la liberté et l'au-
torité. Toute main qui les sépare les anéantit, et
jamais un peuple qui ne les vénère pas au même
titre ne sera capable de devenir un peuple libre.
O'Connell poussait jusqu'à la superstition le respect
de la loi; il se permettait tout jusqu'à la limite où
il rencontrait une loi évidemment en vigueur. Et
pourtant nul homme n'a fait sous des lois, même
persécutrices , un plus surprenant usage de l'espace
qu'elles laissaient à sa disposition. Sa profonde
— 189 —
connaissance du droit servait admirablement la
magie de ses démarches et de ses contre-marches ,
et il a eu l'honneur de mourir, après quarante-
sept ans de luttes civiles , sans avoir encouru une
seule condamnation judiciaire définitive. Une fois,
lors de cette fameuse assemblée de Clontarf, il
eui peur d'avoir été pris dans un piège où il n'au-
rait pas laissé sans tache la robe baptismale de
son tribunat populaire et chrétien. La veille de
l'assemblée, à quatre heures du soir, au moment
où Dublin et l'Irlande regorgeaient de troupes
britanniques , le vice-roi fît proclamer une ordon-
nance d'interdiction. Les cheveux se dressèrent sur
la tête d'O'Çonnell par la pensée d'une collision
inévitable entre le peuple et l'armée. On le vit
pâle et agité expédier toute la nuit avertissements
sur avertissements, courriers sur courriers; et
enfin à l'aube du jour, après une nuit affreuse,
il eut le bonheur que pas une âme ne se trouvât
sur ce champ de Clontarf qui en attendait cinq cent
mille.
Ce fut l'occasion de son dernier triomphe. Vous
savez comment l'Angleterre voulut lui faire expier
une fois cette agitation demi -séculaire où il avait
tenu toute une partie de l'empire ; comment il fut
cité, condamné, emprisonné, et enfin, la sentence
portée devant la Chambre des Pairs d'Angleterre
par l'appel de l'homme qui devait y compter tant
d'ennemis. Moment célèbre où toute l'Irlande vint
visiter dans sa prison le libérateur captif, où les
évèquos assemblés émirent une prière à Dieu pour
— 190 —
que l'homme d'Erin fût conforté dans la tribulation
et en sortît victorieux! Cette prière de tout le peuple
fut exaucée, et après un magnanime arrêt qui dé-
clara qu'O'Connell n'avait point failli , l'Irlande eut
encore une fois l'orgueil et la consolation de porter
son vieux père dans toute la gloire qu'elle lui avait
faite, et qui semblait ne pouvoir plus ni croître ni
finir.
Selon les pensées des hommes , O'Connell eût dû
mourir ce jour-là. Mais l'Arbitre des destinées et
le Juge des cœurs en avait autrement décidé.
O'Connell était chrétien; la foi et l'amour de Dieu
avaient été les principes vivifiants de toute son
existence : toutefois, si vrai fidèle qu'il eût été,
il avait pu n'être pas insensible au magnifique en-
chaînement de ses jours. La gloire est un poison
subtil qui pénètre l'airain des cœurs les mieux
trempés ; O'Connell méritait que Dieu le purifiât
vivement, et mît sur sa tête, après tant de cou-
ronnes qui ne s'y étaient jamais flétries , cette
couronne suprême de l'adversité sans laquelle au-
cune gloire n'est parfaite ni sur la terre ni dans le
ciel.
O'Connell vit une partie des siens se détacher de
lui; son âme fut blessée dans l'orgueil et dans l'a-
mitié; elle le fut aussi dans le peuple, qu'il avait
si tendrement et si efficacement servi. Une famine
horrible moissonna sous ses yeux les enfants d'Erin ;
il vit des maux contre lesquels l'éloquence et le
génie ne pouvaient rien, et sentit jusqu'au fond
toute l'impuissance de la gloire. Mais, pendant
— 191 —
qu'il était en proie a cette douloureuse agonie , tout
à coup, sur les rives sacrées du Tibre, une voix
fut entendue qui fit tressaillir le monde et la chré-
tienté. L'une et l'autre attendaient un père qui
ressentît les besoins des siècles nouveaux , qui les
prît dans sa main pontificale et pacifique, e*^^ les éle-
vât de terre jusqu'à la hauteur môme de la religion.
Cette attente et ces vœux étaient exaucés : O'Gonnell
pouvait mourir, Pie ÏX était au monde; O'Gonnell
pouvait se taire, Pie IX parlait; O'Gonnell pouvait
descendre dans les langes du tombeau, Pie IX
était debout sur la chaire de saint Pierre. Le vieil
et mourant athlète de l'Église et de l'humanité ne
s'y trompa point ; la force et la faiblesse de sa vie
lui furent révélées, il connut qu'il n'avait été que
le précurseur d'un plus grand libérateur que lui, et
comme Jean- Baptiste alla visiter dans le désert
l'envoyé qu'il attendait, et dont il ne se croyait pas
digne de délier la chaussure, O'Gonnell tourna les
yeux vers Rome, et, faisant un dernier effort sur
rage et sur le malheur, il partit dans la simplicité
et dans la joie du pèlerin. Mais il était trop lard;
le souffle lui manqua sur les bords de la Méditerra-
née , lorsqu'il entrevoyait déjà les coupoles et l'ho-
rizon de Rome. Tout Rome l'attendait , et lui prépa-
rait des arcs de triomphe. Son cœur seul arriva dans
la ville, où Pie IX le reçut. Le pontife, posant les
mains sur le fils d'O'Gonnell , lui dit ces mots :
« Puisque je suis privé du bonheur, si longtemps
désiré, d'embrasser le héros de la chrétienté, que
j*aie du moins la consolation d'embrasser son fils! »
— 192 —
Ne cherchons pas ailleurs, Messieurs, le tombeau
d'O'Connell ; il n'esl point en Irlande, si digne qu'elle
fût de le posséder éternellement : le tombeau
d'O'Gonnell est dans les bras et dans l'âme de Pie IX.
C'est là qu'il nous faut le regarder pour dire au libé-
rateur la parole suprême, la parole et la prière de
l'adieu.
Recueillons-nous un moment.
Messieurs, les intérêts de l'Église sont ceux de
l'humanité, et les intérêts de l'humanité sont ceux
de l'Église. Le christianisme, dont l'Église est le
corps vivant, n'est parvenu à un si haut degré de
puissance qu'à cause de la fusion profonde qui existe
entre lui et l'humanité. Or la société moderne est
l'expression des besoins de l'humanité , et par
conséquent elle est aussi l'expression des besoins de
l'Église ; et ce peu de mots vous donne la signifi-
cation intime de la vie d'O'Gonnell. O'Connell a été.
dans notre âge de divisions, le premier médiateur
entre l'Église et la société moderne; ce qui revient
à dire qu'il a été, dans le même âge, le premier
médiateur entre l'Église et l'humanité. 11 faut le
suivre , Messieurs , si nous voulons servir Dieu et
les hommes. Sans doute, c'est le monde qui s'est
séparé de nous, qui a voulu vivre et se gouverner
sans nous; mais qu'importe d'où soit venu le mal,
et en qui ait été l'orgueil de la séparation? Nous
sentons aujourd'hui le besoin que nous avons les
uns des autres; allons au-devant du monde, qui
lui-même nous recherche et nous attend. Cette ad-
miration qu'il verse sur la mémoire d'O'Gonnell, ces
— 193 —
cris d'amour qu'il élève autour de Pie ÏX, c'est un
vœu qu'il épanche à la face du ciel, et une preuve
qu'il n'est pas insensible envers qui comprend ses
maux et ses besoins. Comprenez -les, Messieurs,
marchons de loin, mais avec foi, sur les traces
glorieuses que nous venons de parcourir; et si
déjà vous en sentez le vouloir, si les vaines ombres
du passé diminuent dans votre esprit, si la force
vous vient , et avec elle un pressentiment que vous
ne serez pas inutiles à la cause de l'Église et de
l'humanité, ah! n'en cherchez point la cause,
dites-vous que Dieu vous a parlé une fois par l'âme
d'O'GonneU.
f t
FREDERIC OZANAM
FRÉDÉRIC OZANAM
Tacite commence ainsi la \ie d'Agricola : « C'est
« un antique usage de transmettre à la postérité les
« actes et les mœurs des hommes illustres, et notre
« âge lui-même, quoique peu curieux de ses propres
« gloires, n'a pas failli pourtant à cet exemple,
« toutes les fois qu'une vertu mémorable a su y
« vaincre le défaut habituel aux plus grandes
« comme aux plus médiocres cités, qui est l'igno-
« rance et l'envie du beau. Mais chez nos pères, de
(( même qu'on était porté à accomplir des choses
« dignes de mémoire, on l'était aussi à les rendre
(( célèbres , sans autre ambition que de satisfaire
« dans sa conscience le goût du bien. Même on im-
« putait à une noble assurance, plutôt qu'à l'orgueil,
tt d'écrire sa propre vie, et ni Rutilius, ni Scaurus,
« en publiant la leur, n'encoururent le blâme de leur
« siècle ou ne lui inspirèrent une moindre foi, tant
(t il est facile d'apprécier la vertu dans les temps qui
— 498 —
« sont faciles à la produire. Pour moi, prêt à ra-
« conter la vie d'un homme mort, j'ai dû prendre
« soin de m'en justifier. »
Gomme Tacite, fallût-il m'en justifier, je veux dire
quelque chose de la vie d'un homme mort, d'un
homme qui eut avec Agricola cette ressemblance ,
d'acquérir une gloire qui en présageait une plus
grande, et de s'éteindre tout à coup, sans tache et
inachevé, au seuil d'une commune admiration. Sol-
dats tous les deux, l'un dans les camps de Rome,
l'autre dans les camps du Christ, leur jeunesse fut
sérieuse, leurs services précoces, leur renommée
pure, leur fin prématurée et cependant opportune,
leur mémoire touchante, et ces traits vivants sous
la plume de Tacite me faisaient venir involontaire-
ment à l'esprit que nous avions perdu dans Frédéric
Ozanam l'Agricola chrétien. Perte plus cruelle
objet d'une louange autrement affectueuse et du-
rable, puisque la foi, ce lien souverain des âmes,
élait le principe des vertus et des amitiés que nous
regrettons dans notre Agricola. N'y eût-il eu entre
nous que l'éclat de son dévouement à la cause de
Dieu, c'en serait assez pour que je ressentisse l'en-
vie généreuse dont parle Tacite, et que je fusse
porté vers sa gloire sans autre ambition, en la célé-
brant, que le plaisir de ma conscience. Mais Ozanam,
qui était pour nous tous un chrétien éminent, était
pour moi davantage. Sa main s'était approchée de
la mienne, et son esprit, durant vingt années, avait
été l'hôte fidèle des régions qu'habitait le mien.
Nous vivions dans la même vérité, mais aussi dans
— 499 —
le même siècle, dans les mêmes pressentiments et
les mêmes aspirations, et, en descendant des devoirs
et des sommets éternels, nous nous rencontrions
encore au-dessous, là où les ombres commencent,
où les doutes sont possibles, et où la foi elle-même
ne suffit plus pour tenir les cœurs étroitement em-
brassés.
Je ne suis pas d'ailleurs le seul sensible à cette
destinée si promptement éteinte. Une génération
d'hommes, jeunes alors, aujourd'hui plus mûrs,
avait entendu la voix d'Ozanam et lu ses écrits ; il
était pour elle un guide éloquent, un apôtre sympa-
thique. En parlant de lui, je parlerai d'elle; j'ac-
quitterai sa dette avec la mienne, et peut-être élève-
rons-nous ensemble un monument qui rappellera de
beaux jours et soutiendra plus d'une vertu.
Il me faut traverser bien des années pour retrou-
ver l'heure où je vis Ozanam pour la première fois.
Je n'avais pas encore inauguré l'enseignement qui
bientôt après me donna des disciples et des amis.
Frappé de la foudre à l'entrée de ma vie publique ,
séparé d'un homme illustre en qui j'avais cru
trouver le génie de la conduite avec celui de la pen-
sée, j'errais au dedans de moi dans des incertitudes
douloureuses et de terribles prévisions. De ce peu de
renommée que j'avais acquise en combattant trop
tôt, jaillissaient des amertumes qui eussent brisé
mon existence, si des affections généreuses et à ja-
mais fidèles n'eussent pris leurs racines dans la soli-
tude même où m'avait rejeté la disgrâce. Ozanam
ne fut pas de ces amis premiers que le souvenir du
malheur rend si chers; mais il vint à cette heure-là,
comme l'avant-garde de la jeunesse qui devait bien-
tôt , en entourant ma chaire , me relever de mes
afflictions.
Que me voulait-il? Ce n'était pas la lumière de la
foi qu'il avait à me demander. Le souffle d'un doute
réel n'avait en aucun temps terni la clarté de son
âme. Enfant de la France par le sang qu'il avait
reçu, il l'était aussi de l'Italie par son berceau, et ce
n'était pas en vain que la ville de saint Ambroise et
celle de saint Irénée avaient uni, pour le baptiser,
les grâces de leurs traditions. Il avait en lui l'in-
fluence de deux ciels et de deux sanctuaires. Lyon
lui avait donné l'onction d'une piété grave , Milan
quelque chose d'une flamme plus vive, et ces deux
sources d'ardeur, loin de s'affaiblir avec l'âge, s'é-
taient grossies en chemin de la sève d'une forte édu-
cation. Ozanam avait eu ce bonheur, de rencontrer
au terme de ses études littéraires un maître capable
d'éveiller sa raison. Une philosophie élevée, en lui
ouvrant sur l'homme les mêmes points de vue que
la foi, avait produit dans son intelligence cet accord
tout -puissant des révélations et des facultés, qui
agrandit et fortifle les unes par les autres, fait du
chrétien un sage, du sage une créature qui ne s'en-
orgueillit ni de la science ni de la vertu. Tel était
— 201 -^
Ozanam lorsqu'il entra dans ma chambre et s'assi/
près de mon feu pour la première fois. C'était dans
l'hiver qui liait 1833 à 1834. Il devait avoir vingt
ans.
Je ne me rappelle rien qui m'ait frappé dans sa
personne. Il n'avait pas la beauté de la jeunesse.
Pale comme les Lyonnais, d'une taille médiocre et
sans élégance, sa physionomie jetait des éclairs
par les yeux, et gardait néanmoins dans le reste
une expression de douceur. Il portait, sur un front
qui ne manquait pas de noblesse, une chevelure
noire, épaisse et longue, qui lui donnait cet air un
peu sauvage que les Latins rendaient, si je ne me
trompe, par le mot d'incompius. Sa parole ne m'a
point laissé de souvenir. Mais, soit qu'on me l'eût
fait remarquer comme un jeune homme d'espérance,
soit que la renommée ait depuis ranimé ma mémoire,
je le vois très -bien au lieu où il était , et tel qu'il
était.
Que me voulait-il donc? C'est une grande chose
pour un jeune homme que ses premières visites à
des hommes qui ne sont pas de son âge, qui l'ont
précédé dans la vie, et dont il espère, sans qu'il
sache bien pourquoi, un accueil bienveillant. Jus-
que-là il n'a vécu que des caresses de sa famille et
des familiarités de ses camarades ; il n'a pas vu
l'homme, il n'a pas abordé cette plage douloureuse
où tant de flots déposent des plantes amères et creu-
sent d'âpres sillons. Il ignore, et il croit. Ozanam
ignorait aussi, et il croyait. Je n'étais pas d'ail-
leurs un homme pour lui, j'étais un prêtre. L'en-
— 202 —
fant qui s'est ouvert au prêtre en conserve un in-
stinct de rapprochement, et ce que la femme est
pour le cœur qu'agitent les passions, le prêtre l'est
pour le cœur qui travaille à devenir pur. Ozanam
venait donc à moi parce qu'il était chrétien et parce
que j'étais un ministre et un représentant de sa foi.
dont il avait ouï parler. Mais il y venait aussi, peut-
être, par une sympathie d'un autre ordre, sympa-
thie qui se liait dans son esprit à tout ce qu'il avait
de plus cher au monde, sa foi, sa patrie, la vérité,
le bien, l'avenir du christianisme et l'avenir de la
vérité.
II
Rien sans doute ici-bas ne marche de pair avec
Jésus-Christ et son Église. Les empires se transfor-
ment, les races changent, les opinions s'usent après
un certain cours, et celui qui veut asservir les desti-
nées de l'Évangile à des choses humaines, si saintes
et sacrées qu'elles soient, est semblable au naviga-
teur qui, rencontrant une île assise sur le roc dans
les profondeurs de l'Océan, voudrait l'attacher à son
navire et l'amener de rivage en rivage sous un ciel
nouveau. Mais si la grâce est supérieure à la nature,
elle ne lui est pas étrangère, et la nature elle-même
a des lois qui viennent de Dieu et participent de son
immutabilité. Il ne faut donc pas, à cause que Jésus-
Christ est Dieu et que l'Église est son ouvrage, se
— 203 —
persuader que le monde n'est rien : car le monde
aussi a Dieu pour auteur, il repose aussi sur des
principes éternels, et c'est du mouvem.ent coordonné
de l'un et de l'autre, du monde et de l'Église, que
résultent la paix de tous les deux, l'harmonie de la
création et de la rédemption, enfin la beauté de
l'œuvre qu'éclairent ensemble la lumière du jour et
la lumière du Christ. Le chrétien donc , sachant ces
choses , s'il met la grâce au -dessus de la nature ,
l'Église au-dessus du monde, ne les sépare point
dans ses pensées et ses travaux ; ou , s'il paraît les
séparer dans une certaine mesure et en un certain
sens, c'est encore pour mieux les unir en leur épar-
gnant des chocs dangereux. Ainsi , quand l'empire
romain penchait vers sa ruine, les papes, qui n'igno-
raient pas la caducité des choses humaines , s'em-
ployaient pourtant à sauver ce grand corps, et ils
souffraient des coups qui lui étaient portés, parce
qu'ils voyaient en lui un principe d'ordre , quoique
corrompu, un abri tutélaire, quoique vieilli. D'au-
tres, tels que Salvien, persuadés que la régénéra-
tion de l'empire était impossible, et qu'il n'était plus
qu'un cadavre attaché aux flancs de l'Église, appe-
laient de leurs vœux les enfants du Nord, race bar-
bare, il est vrai, mais toute neuve, et qui permet-
trait au christianisme de fonder avec eux une société
rajeunie dans ses deux sources , la virilité humaine
et l'efficacité divine. L'avenir a justifié Salvien. Car,
en ces matières , où le temps se projette sur l'éter-
nité, l'Église n'a plus la même assurance pour se
soutenir dans une inébranlable conduite , et d'un
— 204 —
pape à l'autre, d'un siècle à un autre siècle, l'aspect
des choses peut apparaître diversement. Le temps
révèle les choses du temps , comme l'éternité révèle
les choses de l'éternité. Mais, malgré la différence
des deux ordres, ils n'en sont pas moins liés entre
eux. Tout ce qui intéresse la société humaine inté-
resse la société divine, et tout ce qui intéresse la so-
ciété divine intéresse aussi la société humaine, l'une
et l'autre étant composées d'hommes, et des mêmes
hommes.
Quand donc Ozanam entra dans le monde , plein
d'ardeur et de foi, il y rencontra, comme ses pères
de tous les âges , une question temporelle à côté de
la question éternelle. S'il fût né deux cents ans plus
tôt, il eût eu à choisir d'être pour la Ligue ou pour
le roi; de suivre le mouvement populaire qui re-
poussait un prince hérétique, ou de s'unir à la
presque totalité des évoques de France , qui de-
meurait fidèle à l'hérédité du sang. Venu plus tard,
il lui fallait choisir aussi. Une révolution avait
changé le monde , et changé dans le monde la si-
tuation de l'Église. Dépouillée de ses biens, bannie
des affaires publiques , privée du bras humain pour
soutenir ses dogmes et ses lois, l'Éghse se voyait
encore refuser des libertés de l'âme et de l'intel-
hgence, tandis que le monde, en la répudiant et
en l'opprimant, proclamait pour lui le règne de la
liberté la plus étendue dans l'égalité la plus par-
faite. C'était là le crime du temps où vivait Ozanam.
Son enfance avait grandi sous le poids de cette san-
glante contradiction, et il arrivait à l'âge d'homme,
- 205 —
à l'âge de la parole et de l'épée, en ayant devant
lui la perversité d'un mensonge public et persévé-
rant contre Dieu. Il n'y avait pas de chrétiens qui
ne le ressentissent, d'autant plus à plaindre tous,
que la gloire des catacombes ne les relevait pas de
la servitude, et qu'un ordre apparent, régulier,
couvrait d'un linceul blanchi cette effroyable sub-
version.
Mais si Ton était d'accord sur le mal, on ne l'était
pas sur le remède.
Les uns pensaient que la société nouvelle, issue
d'une révolution qui avait elle-même pour père un
siècle corrompu, portait dans ses flancs un principe
de mort irréconciliable avec la vérité ; que , quoi
qu'e-Ue fît, malgré elle, par les nécessités de son ori-
gine , elle refuserait éternellement justice à Dieu ,
à l'Évangile, à l'Église, à Jésus-Christ; que d'ail-
leurs , outre sa haine native contre toute institution
de l'ordre divin, elle reposait elle-même sur des fon-
dements caducs, la liberté politique et l'égalité civile
n'étant que l'anarchie cachée sous des rêves déce-
vants. Ils concluaient de là qu'il fallait à tout prix
rétablir l'ancienne société, et que, si cette espérance
était chimérique, il n'y avait qu'à se voiler la tête et
à attendre avec résignation les derniers coups de
Tabîme.
D'autres, plus jeunes, trop confiants peut-être en
des événements qu'ils n'avaient pas vus de près ,
se laissaient aller à de moins tristes et de moins
extrêmes prévisions. Nés dans les ruines, s'ils ne
les aimaient pas, ils les comprenaient mieux. La
— 206 —
révolution, disaient- ils, fut sans doute un châti-
ment, mais le châtiment n'exclut pas le bienfait.
Beaucoup de choses devaient périr, parce que beau-
coup de choses avaient péché. Quand les tombes de
Saint- Denis furent ouvertes et que les os des rois
parurent dans la main des enfants, l'histoire, sans
justifier le crime, pouvait l'expliquer, et Dieu, qui
pèse les rois sur leurs trônes , les pèse aussi dans
leurs tombeaux. Levons les yeux vers lui , et sa-
chons avec lui tirer le bien du mal, et la vie de la
mort. Pourquoi le xix® siècle hériterait- il à jamais
des passions et des erreurs du siècle précédent?
Dieu n'a^t-il pas fait guérissables les nations de la
terre? Est-il même assuré que le xviii^ siècle ait
enfanté le nôtre? Le nôtre veut l'égalité civile, la
liberté politique et la liberté religieuse : sont -ce là
des pensées et des volontés absolument inconcilia-
bles avec le christianisme? N'est-ce pas le christia-
nisme qui a révélé aux hommes leur égalité devant
Dieu, et y a-t-il si loin de l'égalité devant Dieu à
l'égalité devant la loi? La liberté politique, si elle
n'est pas d'origine chrétienne, puisque les anciens
la connaissaient, n'est pourtant pas étrangère à la
chrétienté : le moyen âge l'avait ressuscitée sous
une forme qu'ignorait l'antiquité , et de cette forme
étaient sortis les peuples modernes, avec la monar-
chie tempérée qui faisait leur force et leur honneur.
Quant à la liberté religieuse, elle était le fruit na-
turel et inévitable de la dissidence entre les com-
munions chrétiennes. Du jour où le christianisme
s'était partagé en plusieurs rameaux , il avait fallu |
— 207 —
choisir entre une persécution réciproque, dangereuse
pour tous , tôt ou tard odieuse à tous, et une liberté
honorable aux forts et aux faibles, leur laissant, aux
uns comme aux autres , le prosélytisme de l'intel-
ligence et de la vertu. Ces faits, ajoutait -on , sont
accomplis dans le monde; ils sont le nœud de ce
siècle, et si TÉglise n'en a pas encore profité pour sa
rédemption, c'est-à-dire pour son affranchissement
personnel, c'est que, tardive à se prononcer, enne-
mie des ruines les plus nécessaires, elle attend de
l'expérience une révélation digne de sa profonde et
patiente sagesse. Pour nous, ses enfants, qui de-
vons une moindre prudence à une moindre respon-
sabilité, que tardons -nous à revendiquer notre li-
berté propre au nom de la liberté de tous? Une
société, quelle qu'elle soit, ne peut traiter en amis
ceux qui se font ses ennemis. 11 ne faut jamais, à la
vérité, transiger avec le mal; mais ici le mal n'est
pas dans les principes , il est dans leur fausse ap-
plication. Le jour où l'Église aura sa part de la li-
berté et de l'égalité communes, elle leur apportera sa
mesure avec sa force , et le cours des esprits prendra
tout ensemble et plus de justesse et plus de gravité.
Ozanam , en entrant dans le monde , avait en-
tendu ce langage. Ce langage était contredit; il n'a-
,vait pas toujours eu pour interprètes des esprits
assez sobres, et il était d'ailleurs contre le courant
général. Assurément le choix était difficile pour
un jeune homme. En ce qui est des vérités abso-
lues, l'évidence nous entraîne; en ce qui est de la
foi,, une immense autorité nous guide : mais quand
— 208 --
l'intelligence est en face d'une lumière mêlée d'om-
bres, où les faits s'entrelacent aux idées, soit pour
les combattre, soit pour les soutenir, il reste une ter-
reur jusque dans la conviction, et il faut du temps,
de l'expérience, de grandes lectures dans le passé,
de grandes leçons dans le présent, pour arriver à
des opinions qui honorent et commandent la vie. La
jeunesse devrait donc s'abstenir, et ne pas préparer
à sa pensée des retours pénibles ou des persévé-
rances trompeuses : mais la nature lui a refusé cette
prudence, et peut-être heureusement ; car, si la ma-
turité seule prononçait , les glaces du scepticisme
remplaceraient aisément la fougue de l'enthou-
siasme, et le monde y perdrait en conscience aussi
bien qu'en grandeur C'est dans le cœur du jeune
homme que se creusent et s'assoient les forteresses
de l'âge mûr, et celui qui a trop craint les périls de
l'erreur ne craindra jamais assez les périls de l'in-
différence.
Je ne puis dire s'il y avait dans la tradition do-
mestique d'Ozanam quelque chose qui l'inclinât
plutôt d'un côté que de l'autre. 11 descendait origi-
nairement d'une famille juive de la Bresse , con-
vertie par saint Didier, l'an 600 de l'ère chrétienne.
Un de ses ancêtres, Jacques Ozanam, dont Fonte-
nelle a écrit l'éloge, était au xvii° siècle un mathé-
maticien remarquable et un chrétien fort droit. On
a retenu ce mot que lui avaient inspiré les querelles
théologiques de son temps : « Il appartient aux doc-
« teurs de Sorbonne de disputer, au pape de pro- j
<( noncer, et aux mathématiciens d'aller en paradis '
— 209 -
« parla perpendiculaire. » Le père d'Ozanam, dans
une vie trop tôt tranchée par un accident, fruit de
sa charité, avait connu des situations bien diverses :
tour à tour soldat, négociant, exilé volontaire en
Italie, puis étudiant et médecin; mais autant sa car-
rière avait éprouvé de vicissitudes , autant la foi
chrétienne était demeurée l'ancre immuable où s'ap-
puyait la constance de ses vertus. 11 avait abdiqué
la guerre au moment où elle lui promettait, dans
nos campagnes .d'Italie, le prix du sang qu'il avait
déjà versé pour la France. Lyon, en lui donnant
alors une femme digne de lui, avait imposé à son
amour le sacrifice de ses goûts, et huit années d'un
travail obscur avaient inauguré les commencements
d'un bonheur qui n'excluait pas le désir d'occupa-
tions plus hautes, parce qu'elles sont plus dévouées.
Un changement de fortune le délivra du joug. Milan
le reçut comme dans un asile que la victoire avait
rendu français, mais que la nature et les souvenirs
protégeaient contre une présence trop vive d'un
maître tout-puissant; et là, plus libre qu'il ne l'a-
vait encore été, on le vit, à l'âge de trente-six ans ,
se créer la carrière qui l'avait fui , et obtenir de sa
constance, sur une terre étrangère, le renom de
médecin savant, habile et charitable. Quand l'Au-
triche, après nos revers, eut appliqué à ce sol poé-
tique son sceptre lourd et défiant, le père d'Ozanam
revint demander à la France une meilleure patrie, et
vingt années de séjour à Lyon l'y rattachèrent de
nouveau, en attendant que la mort l'y naturalisât
pour jamais.
— 210 —
Frédéric Ozanam était né de ce père dans le temps
de l'exil, le 23 août 1813. Sa mère, Marie Nanlas,
fille d'un honorable négociant de Lyon, avait aussi
connu dans son enfance les chemins de l'étranger.
Le flot de l'émigration l'avait portée en Suisse, au
bourg d'Échallens, à moitié route de Lausanne et
d'Yverdun, entre ces deux beaux lacs de Genève et
de Neufchâtel. Cinquante ans après, Frédéric y re-
trouvait les traces de sa mère, et déposait dans une
note l'impression qu'il avait reçue de cette pieuse
rencontre :
« Un de mes plus doux moments de ce voyage de
« Suisse, c'est la demi-heure que nous avons passée
({ à Échallens. Nous n'avions ni calculé ni prévu
« cette station de notre pèlerinage; la chose s'était
« arrangée d'elle-même, comme tout ce qui s'ar-
« range bien. Échallens se trouvait à moitié chemin
« du trajet de Lausanne à Yverdun. Je me rappe-
« lais que c'était le lieu où mon grand- père s'était
« retiré pendant les derniers mois de la Terreur,
« et dont ma mère m'avait si souvent parlé. Que
« n'aurais -je pas donné pour connaître la maison
a qu'habita ma famille! Du moins je voyais les pe-
« tits bois et les jolis sentiers où ils allaient, con-
« duits, cueillir des fraises. L'oncle chartreux mar-
te chait le premier en éclaireur, et quand il avait
« découvert un nid de fraises , il appelait ses
« joyeuses nièces : « Venez, Mesdemoiselles, c'est
« tout rouge. » Et l'on revenait avec des paniers
« tout pleins de ces jolis petits fruits, qu'on man-
M geait avec du lait excellent. J'ai visité l'église
— 211 —
'( dans laquelle ma bonne mère a fait sa première
« communion, sous la direction de ce bon curé qui
u lui répétait : « Nous irons les deux, nous irons les
« deux en paradis. « Je l'ai trouvée comme ma
({ mère me l'avait décrite, partagée, hélas! entre
« les deux cultes : le sanctuaire , réservé aux ca-
« tholiques et fermé par une grille de bois; la nef,
« commune aux catholiques et aux protestants;
« d'un côté la chaire du curé et le baptistère, de
« l'autre la chaire du pasteur et la table de la cène.
« Cette chère église est bien misérable : cependant
« j'y ai prié avec plus d'émotion que de coutume;
« j'y ai remercié Dieu des grâces qu'il avait faites
« en ce lieu même à la petite exilée ; j'ai prié pour
« ma bonne mère , parce que c'est un devoir de
« prier pour les morts; mais, comme je la crois
« heureuse et puissante dans le ciel, je lui ai de-
ce mandé de veiller sur nous, de nous aider à finir
« heureusement ce voyage trop long, et surtout
« d'obtenir à ses enfants quelques-unes de ses
« douces vertus. Ma femme et ma belle -mère
« priaient avec moi , et ma petite Marie s'agc-
« nouillait bien sagement devant la grille du sanc-
« tuaire. Amélie a voulu cueillir quelques fleurs
« sur la petite éminence où s'élève l'église : ces
« fleurs ne sont pas celles que notre bonne mère fou-
« lait en allant à la messe; mais elles leur ressem-
« blent, et plaise à Dieu que nous lui ressemblions
« autant! »
Ce fut dans les derniers mois de 1831 qu'Ozanam
apporta dans Paris les souvenirs de son enfance, les
— 212 —
fruits de son éducation et l'ardeur de ses dix- huit
ans.
On n'avait pas voulu, dès sa sortie du collège,
l'exposer si avant dans la pleine mer. Par une dé-
cision peut-être étrange, si l'on considère tout ce
que ce jeune homme avait montré déjà d'élan poé-
tique et de maturité précoce, ses parents le retin-
rent près d'eux, mais en l'attachant aux ingrats la-
beurs d'une étude d'avoué. Il porta cette chaîne avec
une simplicité toute filiale, ne laissant pas d'entre
mêler la poésie aux études de la justice, et d'ajouter
aux langues anciennes, qu'il possédait déjà, quelque
teinture aventurée de l'hébreu et du sanscrit. Tout
fleurissait à la fois , et tout fleurissait vite , dans
cette âme que le temps et l'éternité pressaient de
vivre. Déjà même, et bien auparavant, il s'était
jeté dans les hasards de la publicité. A seize ans
il écrivait dans V Abeille française, recueil pério-
dique de Lyon, et son jeune front de rhétoricien se
couronnait d'espérances qui étonnaient ses maîtres
encore plus que ses condisciples. Ses maîtres l'a-
vaient pressenti. L'un d'eux conservait précieuse-
ment des pièces de vers latins échappées à sa fécon-
dité brillante d'écolier. Un autre, son professeur de
philosophie, aimait à le prendre pour compagnon
de ses promenades dans les sentiers solitaires et
escarpés qui entourent Lyon de toutes parts et ren-
dent cette ville si chère aux esprits touchés d'un
peu de mélancolie méditative. Pourquoi ne nomme-
rais-je pas le maître qui conviait ainsi à sa fami-
liarité un obscur adolescent? Pourquoi ne rappel-
— 213 —
lerais-je pas ces amitiés et ces conversations
fameuses qui, au temps de Socrate, rassemblaient
à une école volontaire l'élite de la jeunesse athé-
nienne? Il est vrai, tant de gloire n'a pas consacré
le souvenir qui me préoccupe : mais si la gloire n'y
était pas, la vérité s'y trouvait, telle que Socrate et
Platon ne la connurent jamais. Pendant vingt ans,
à une époque où la philosophie chrétienne avait
si peu d'organes , un homme modeste et qui n"a
rien écrit, M. l'abbé Noirot, conduisait dans les
chemins sérieux de la raison une foule de jeunes
esprits dont Ozanam a été le plus grand, mais dont
plusieurs ont atteint comme lui la célébrité, et qui
tous, à des points divers de la vie, rapportent à
leur maître commun l'inébranlable lucidité de leur
foi.
III
Cette foi était plus rare qu'elle ne Test devenue.
Quand Ozanam arrivait à Paris , on sortait de la
guerre terrible que l'opposition politique avait faite
à la religion au nom de la liberté. Tout, sous la main
de ce parti , avait été une arme contre le christia-
nisme, la tribune, la prçsse, l'enseignement, la poé-
sie; et, par un malheur digne d'être pleuré, aucune
voix populaire ne s'était élevée pour le Christ du-
rant la tempête; non pas que l'Église de France eût
manqué d'orateurs et d'écrivains , mais parce que
tous avaient marché, bannière déployée, dans le
— 214 —
sens contraire à celui qui emportait la nation. La
voix du comte de Bonald, du comte de Maistre, de
l'abbé de la Mennais, ne parvenait à la foule que
comme l'écho perdu d'un passé sans retour. C'était
la plainte de Cassandre sur les ruines de Troie. C'é-
tait moins encore, parce que c'était davantage, et
que les vainqueurs, n'étant pas sur le trône, gar-
daient dans la victoire les craintes et les passions
des vaincus. Un seul homme , le vicomte de Cha-
teaubriand, avait conservé , malgré sa foi de roya-
liste et de chrétien , un immuable ascendant sur l'o-
pinion. Mais il était seul, sorte de lépreux haï des
siens, et portant au front le Génie du Christianisme
comme une cicatrice immortelle qui ne parlait que
pour lui. A côté de ces grands esprits sans faveur
ou sans puissance, l'Église avait encore eu pour dé-
fenseurs les hommes maladroits, ceux qui outrent
les fautes en croyant les rendre fortes, et qui, avec
les meilleures intentions de tout sauver, perdraient
Dieu lui-même, s'il pouvait être perdu. Que l'on
juge, entre ces deux camps, du sort des jeunes gé-
nérations. Condamnées à un enseignement qui ne
dissimulait même plus son hostilité, elles sortaient
de l'enfance en méprisant l'Évangile, et la liberté,
accourant au-devant d'elles, couvrait de son image
généreuse l'impiété qui les dévorait. Le reste, c'est-
à-dire quelques âmes échappées par hasard, se trou-
vait recueilli dans une association pieuse protégée
par des noms illustres, et où la faveur, qui semblait
promise pour récompense à leur foi , leur attirait le
soupçon, la haine et l'insulte. Encore ce fragile et
— 213 —
douloureux édifice ne subsistait -il plus; la révolu-
tion de 1830 Tavait heurté du pied , et Ozanam arri-
vait pur, sincère, ardent, au milieu d'un abîme vide
et muet.
Il ne se doutait pas que la Providence l'envoyait
pour le combler, et qu'il était l'un des instruments
choisis par elle pour relever devant les hommes l'in-
aliénable honneur de la vérité. C'était là sa mission,
le but de sa vie. Il devait être , au lendemain de la
défaite, l'un des premiers qui en changeraient la si-
gnification, le premier ou le second qui, au nom de
Jésus -Christ, parviendrait à la sainte puissance
d'une popularité sans tache. Ceux qui n'ont pas vécu
dans CCS deux temps ne se représenteront jamais
ce que fut le passage de l'un à l'autre; jamais,
malgré ce que nous avons à dire, ils ne compren-
dront l'intérêt qui s'attache à la mémoire d'Ozanam.
Pour nous , qui avons été de Tune et de l'autre
époque , qui avons vu le mépris et qui avons vu
l'honneur, nos yeux se mouillent, en y pensant, de
larmes involontaires, et nous tombons en actions de
grâces devant Celui qui est inénarrable dans ses
dons.
Ozanam ne se doutait donc pas de la mission qu'il
venait remplir. Comme tout jeune homme chaste,
dont le regard n'a point plongé trop avant dans les
mystères du monde, il était timide, et abordait dif-
ficilement les célébrités, qu'il avait l'ambition de
connaître. Il était porteur d'une lettre de recom-
mandation de M. l'abbé de Bonnevie, chanoine de
Lyon, homme de ce grand air sacerdotal que j'ai vu
— 216 -
à plusieurs membres de l'ancien clergé français, et
qui annonçait tout ensemble la distinction de la
nature et rélévalion de la grâce. M. de Bonnevie
aimait les jeunes gens, il les accueillait bien, et la
mémoire de son cœur lui a survécu plus que ses ser-
mons. La lettre qu'il avait donnée à Ozanam était
pour M. de Chateaubriand. Ozanam la retint plu-
sieurs mois sans en faire usage. Il ne pouvait se
résoudre à franchir un seuil qui lui semblait gardé
par la gloire elle-même. Enfin, au premier jour de
Tan 1832, il se décide, et, à midi précis, sonne en
tremblant à la porte d'une puissance de ce monde,
comme Charles X, à Prague, désignait M. de Cha-
teaubriand. Celui-ci rentrait d'entendre la messe. Il
reçut l'étudiant d'une manière aimable et paternelle,
et, après bien des questions sur ses projets, ses
études, ses goûts, il lui demanda, en le regardant
d'un œil plus attentif, s'il se proposait d'aller au
spectacle. Ozanam surpris hésitait entre la vérité,
qui était la promesse faite à sa mère de ne pas mettre
le pied au théâtre, et la crainte de paraître puéril à
son noble interlocuteur. Il se tut quelque temps, par
suite de la lutte qui se passait dans son âme. M. de
Chateaubriand le regardait toujours, comme s'il eût
attaché à sa réponse un grand prix. A la fm , la vé-
rité l'emporta, et l'auteur du Génie du ChrisLia-
nisme, se penchant vers Ozanam pour l'embras-
ser, lui dit affectueusement : « Je vous conjure de
(( suivre le conseil de votre mère ; vous ne gagneriez
« rien au théâtre, et vous pourriez y perdre beau-
ce coup. »
— 217 —
Cette parole demeura comme un éclair dans la
pensée d'Ozanam, et lorsque quelques-uns de ses
camarades, moins scrupuleux que lui, l'engageaient
à les accompagner au spectacle, il s'en défendait par
3ette phrase décisive : « M. de Chateaubriand m'a
K dit qu'i*l n'était pas bon d'y aller. » Il y fut pour
jla première fois en 1840, à l'âge de vingt-sept ans,
jpour entendre Polyeucte. Son impression fut froide,
jll avait éprouvé, comme tous ceux dont le goût
ist sûr et l'imagination vive , que rien n'égale la
heprésentation que l'esprit se donne à soi-même
lans une lecture silencieuse et solitaire des grands
naîtres.
I Ce ne fut pas le seul fruit qu'il retira de cette vi-
!;ite. Le charme qu'elle avait laissé dans sa mémoire
ui révéla l'importance de l'accueil fait aux jeunes
^ens par des hommes qui leur inspirent de l'admi-
i'ation, et, lorsque lui-même eut franchi les bornes
le l'élévation commune, lorsqu'il fut applaudi d'un
rand auditoire, honoré et recherché, il se souvint
le ses jours obscurs, et se donna généreusement à
a jeunesse qu'on lui recommandait de toutes parts
»u qui venait d'elle-même se présenter à lui. Cinq
ois par semaine, c'est-à-dire tous les jours où il
l'avait point à paraître devant le public , sa porte
eur était ouverte de huit à dix heures du matin. Il
es recevait avec grâce, s'entretenait longtemps avec
lUx, et quoique dévoré souvent par l'ardeur du tra-
vail qu'ils avaient interrompu, rien en lui ne laissait
)ercer l'impatience ou le regret. Il se sentait prêtre
levant ces âmes, et, comme saint Paul, débiteur de
VIII. — 7
— 218 —
toutes. Aussi un grand nombre s'affectionnèrent-'
elles à lui, et son éclat, au lieu de l'isoler, comme il
arrive presque toujours, lui suscita de chaudes ami-
tiés dans ceux-là mêmes que Tâge eût dû retenir
loin de son cœur. La religion seule a le secret de ce
patriciat, le plus haut et le dernier de tous, qui attire }
vers la gloire en la rendant affectueuse , et lui fait .1
des clients qui n'ambitionnent que d'aimer ce qu'ils
admirent. j
Ozanam eut le bonheur d'être lui-même le client
d'un homme illustre, et d'avoir dans Paris pour pre-
mière demeure un toit qui abritait tout ensemble la
vieillesse, la science, la renommée et la religion.
M. Ampère, c'est lui que je veux dire, était en France
comme le patriarche des mathématiques. 11 était de
plus chrétien, et jamais, dans un temps si périlleux,
il n'avait abusé de la science contre la vérité. Je ne
dis pas assez : il était chrélien comme Kepler, New-
ton ou Leibnitz, et qui l'eût rencontré sur les dalles
de Saint-Étienne-du-Mont, agenouillé devant Dieu, ,
n'eût pas vu de prière plus capable d'inspirer la foi
en désarmant l'orgueil. J'ignore comment Ozanam
était devenu l'hôte d'un si grand et si rare esprit ,
soit qu'il le dût à son père, soit à d'autres circon-
stances ménagées par Celui qui rapproche l'hysope
du cèdre, et qui permettait aux petits enfants de
jouer avec la main du Christ. M. Ampère se prit
d'estime et d'affection pour le jeune étudiant que la
Providence lui avait envoyé; il conversait souvent
avec lui, le prenait à part dans son cabinet, et lui
exposait sa philosophie des sciences; il le faisait
~ 219 -
mcmc travailler sous ses yeux, et Ton a conserve des
pages écrilcs à moilié par l'un el par l'autre. Ces
entretiens amenaient dans l'àme du savant, à propos
des merveilles de la nalure, des élans d'admiration
pour leur Auteur; quelquefois, mettant sa large
tête entre ses deux mains , il s'écriait tout trans-
porté : « Que Dieu est grand, Ozanam! que Dieu est
grand! »
Celte cohabitation dura deux années. C'étaient les
premières qu'Ozanam passait à Paris. Elles lui ou-
vrirent de plus larges horizons que ceux où il avait
vécu jusque-là, en lui donnant lieu de connaître et
d'entendre dans le salon de M. Ampère des hommes
éminents. M. Ballanche, son compatriote, fut celui
qui le toucha davantage. C'était un homme doux,
d'une célébrité modeste quoique réelle, parce qu'il
hantait des sphères peu pratiquées de ses contem-
porains, et que son art de dire, si remarquable
qu'il fût, n'atteignait pas non plus le vulgaire des
admirateurs. 11 y avait dans sa gloire comme dans
ses pensées du mystère, et pour entrer dans ses
œuvres il fallait un peu le courage de l'initié aux
portes d'Eleusis. Ozanam s'était ressenti vivement
! d'un de ses écrits , la Vision d'Hébal. Longtemps
! après , lorsque son cœur attristé revenait sur les
faiblesses de ses premiers temps de Paris , il me
parlait encore du bien que lui avait fait ce court
épisode. « Qui nous donnera, disait- il dans nos
derniers entretiens , qui nous donnera une Vision
d'Hébal ? Hélas! c'était Dieu seul qui devait la lui
donner en l'appelant aux spleWeurs de l'autre vie.
— 220 —
Le lecteur se demandera sans doute ce que faisait
enfin ce précoce étudiant, si favorisé de la nature et
de la Providence. 11 faisait ce que sa famille avait
souhaité de lui. Fils obéissant, il portait sur les
bancs de l'école de droit une intelligence docile et
cependant rebelle, parce que tous ses instincts l'en-
traînaient ailleurs, aux grands rivages de la poésie,
de l'histoire, de l'érudition littéraire et philosophique.
Il lisait les anciens et les modernes , et, dans les
intervalles perdus, jetait à son esprit comme une dis-
traction la connaissance de l'italien , de l'espagnol,
de l'anglais et de l'allemand. Des amis de son âge,
presque tous issus de sa ville natale, commençaient
aussi à l'entourer et à lui disputer ses heures. Mais
les joies de l'amitié, ni celles de l'étude et de la reli-
gion, ne parvenaient à le défendre d'une teinte de
mélancolie. Car, si riche qu'il fût par ses dons , il en
avait le contre- poids dans une santé faible et dans
une tendance à s'inquiéter de l'avenir. Quel homme
fut heureux d'ailleurs avec de grands dons ? Quel
vase habité par une âme d'élite n'a pas reçu du ciel
la goutte d'absinthe qui doit le purifier? Ozanam ,
tout jeune encore, sentait vivement les misères de
son siècle. S'il l'eût haï et méprisé, il eût pu deman-
der à l'orgueil l'insouciance de la destinée commune:
mais il aimait cet âge tourmenté du bien et du mal;
il en espérait beaucoup, il le portait dans son sein.:
comme un malade faisant effort vers la vie, et tout
ce qui tendait à l'avilir ou à le détourner de sa roule
lui causait une sensible affliction. Aussi , à peine
âgé de vingt ans. Dieu, qui l'avait prédestiné à une
221 —
existence courte et remplie, lui inspira-t-il un des-
sein qu'on n'eût pas même attendu d'un homme con-
sommé, et qui devait prendre place parmi les œu-
vres les plus fécondes et les plus mémorables de ce
temps.
IV
Quoique Ozanam n'eût jamais éprouvé dans sa
foi de défaillance positive, cependant il ne laissait
pas de sentir combien ce don précieux avait besoin
d'être gardé au milieu de la défaveur publique et de
l'irruption sans mesure des systèmes philosophiques
et religieux. Le xviii® siècle avait détruit, le xix® vou-
lait reconstruire. Mais , ne parlant d'aucune foi et
d'aucune fin surnaturelle, il ne pouvait se donner
pour principe que la raison, pour but le plus élevé
que l'amélioration du genre humain dans le temps.
De là des plans vastes, nouveaux, étrangers à tout
ce qui avait précédé , annonçant avec enthousiasme
le règne indéfini du bien-être sur la terre par une
sainte réhabilitation de tous les plaisirs et une orga-
nisation pacifique de toutes les passions. Les thèmes
étaient divers, le fond ne variait pas. Une foule
d'esprits initiés aux sciences physiques et mathé-
matiques, mais inhabiles à toute conception de
l'ordre moral et religieux, s'étaient jetés dans ces
spéculations, qui avaient une apparence gigan-
tesque sans aucune force vitale, et qui devaient
crouler devant l'impuissance d'une réalisation même
k
— 222 —
éphémère , comme tout ce qui n*a pas en soi le
souffle divin du bon sens. Quiconque n'admet pas
comme un élément du monde le mal de l'âme, qui
est le péché, et le mal du corps, qui est le châtiment
du péché, celui-là bâtit sur le néant : comme il y a
dans l'air respirable un principe mortel , il y a dans
la société humaine un principe de corruption. Il faut
le combattre, mais non pas le nier, et, en le com-
battant, il faut êlre certain qu'on ne le déracinera
jamais du sol où l'homme est semé. L*homme est un
être libre, et chaque pulsation de sa vie produit lo
bien et le mal, comme la contradiction où s'exerce
sa liberté. Mais ce qui est évident pour le chrétien
ne l'est pas toujours pour le génie lui-même, bien
moins encore pour les esprits médiocres qui croient
en eux. Du temps qu'Ozanam fréquentait la poudre
de la jurisprudence, ces systèmes éclos avant la
révolution de 1830 avaient puisé dans le succès de
l'événement politique une nouvelle énergie ; ils
affectaient des prétentions religieuses au nom de
la négation morale, ils se donnaient des costumes
officiels , ils préparaient des temples sur les hau-
teurs de Paris, ils ébranlaient enfin l'opinion, et
l'on pouvait craindre que ce bruit ne fût de la puis-
sance.
Inquiets, mais non troublés, plusieurs jeunes gens
s'étaient réunis avec Ozanam pour traiter toutes ces ]
questions et tenir tête, au nom de l'Évangile et de j
Jésus -Christ, à l'orgueil prophétique des nouveaux
venus. Je dis l'orgueil prophétique, parce que c'était
leur coutume de se donner l'avenir, et, tout en re-
— 223 —
connaissant les bienfaits du christianisme dans le
passé, de le dire impuissant à extirper le mal du
monde, ce à quoi, en effet, le christianisme ne pré-
tend pas. Après nombre de discussions d'histoire et
de philosophie, Dieu , qui est avec ceux qui le cher-
chent, illumina le cœur de ces jeunes gens. Ils étaient
huit , et je ne blesserai le souvenir d'aucun d'eux en
assurant qu'Ozanam, quoique leur condisciple, était
le saint Pierre de leur obscur cénacle. Il n'a jamais
réclamé cet honneur. Peu de mois avant sa mort, à
Florence, il racontait dans une nombreuse assem-
blée de jeunes Toscans les origines de la société de
Saint-Vincent-de-Paul, et il disait seulement qu'il
était des huit à qui la chrétienté est redevable, après
! Dieu , de cette fondation. Il était donc des huit , cela
suffit à sa mémoire, et si Dieu l'a fait le premier
entre ses pairs , il l'a fait aussi le premier dans la
mort.
Ces huit jeunes gens, au mois de mai 1833, eurent
donc cette inspiration, de prouver une fois de plus
que le christianisme peut en faveur des pauvres ce
qu'aucune doctrine n'a pu avec lui et après lui; et,
tandis que les novateurs s'épuisaient en théories
qui devaient changer le monde, eux, plus modestes,
: se prirent à monter les étages où se cachait la mi-
sère de leur quartier. On les vit, dans la fleur de
l'âge, écoliers d'hier, fréquenter sans dégoût les
plus abjects réduits et apporter aux habitants in-
connus de la douleur la vision de la charité. La
charité est belle en quiconque l'accomplit; elle est
belle dans l'homme mûr qui retranche une heure
224
à ses affaires pour la donner aux affaires de la souf-
france; elle est belle dans la femme qui s'éloigne
un moment du bonheur d'être aimée pour porter
l'amour à ceux qui n'en connaissent plus que le
nom ; elle est belle dans le pauvre qui trouve en-
core une parole et un denier pour le pauvre : mais
c'est dans le jeune homme qu'elle apparaît tout
entière, telle que Dieu la voit en lui-même au
printemps de son éternité, telle que Jésus la voyait,
au jour de son pèlerinage , sur le front de saint
Jean. Fille de la foi , Ozanam et ses amis voulu-
rent lui confier la leur comme à une mère, et ce
fut leur intention que la charité servît de média-
trice aux générations de leur siècle et y versât la
lumière que le raisonnement éperdu y répandait en
vain.
Vingt ans après, dans cette réunion de Florence
que je mentionnais tout à l'heure , et où Ozanam,
mourant tirait de sa poitrine les dernières paroles
éloquentes qu'il ait prononcées en public, il pouvait
dire avec l'assurance de l'homme qui a rempli sa
tâche sous l'œil et avec le bras de Dieu : « Au lieu
« de huit, à Paris seulement nous sommes deux
« mille, et nous visitons cinq mille familles, c'est-
« à-dire environ vingt mille individus, c'est-à-dire
« le quart des pauvres que renferme cette immense
« cité. Les conférences , en France seulement, sont
« au nombre de cinq cents, et nous en avons en
« Angleterre, en Espagne, en Belgique, en Amé-
« rique, et jusqu'à Jérusalem. C'est ainsi qu'en
« commençant humblement on peut arriver à faire
— 225 —
« de grandes choses , comme Jésus-Christ , qui de
« l'abaissement de la crèche s'est élevé à la gloire
« du Thabor. »
0 sainte fécondité des œuvres divines ! Société
de Saint-Vincent-de-Paul , que nos yeux ont vue
naître dans Paris de quelques jeunes gens exposés
à tous les prestiges de leur siècle -et à tous les pé-
rils de leur âge, non. vous ne périrez jamais dans
notre mémoire , et jamais non plus n'y périra l'espé-
rance que vous nous avez donnée des bénédictions de
Dieu!
C'était de loin que la Providence s'y était prise
pour préparer l'avènement d'une œuvre qu'elle des-
tinait à une si prompte et si admirable diffusion.
Ozanam en avait puisé le germe dans son propre
sang , et lorsqu'il montait l'escalier des pauvres , il
pouvait y retrouver les pas de son père et de sa
mère. Tous deux, en effet, avaient l'habitude de vi-
siter en personne les indigents : tous deux, déjà
vieillis, se défendaient l'un à l'autre de monter au
delà du quatrième étage; mais, la charité trompant
leur prudence réciproque, il leur arrivait de se ren-
contrer en flagrant délit au même palier. Instruit à
une telle école, Ozanam n'avait point séparé la foi
des œuvres; il avait appris de bonne heure à joindre
aux mouvements de l'âme qui le portaient vers Dieu
les mouvements d'une tendresse plus sûre de ne pas
se faire illusion, et il voyait Jésus-Christ dans les
pauvres pour être certain de le voir et de le possé-
der dans son cœur. Au lieu que , d'ordinaire , le
goût des spéculations de l'esprit incline à oubUer les
— 226 —
douloureuses réalités delà vie, Ozanam avait reçu à
la fois les deux dons, celui d'une ardeur scientifique
extrême et celui d'une sensibilité non moins active
aux maux de ses frères. Il traitait les pauvres avec
le respect le plus affectueux. Venaient-ils chez lui,
il les faisait asseoir dans ses fauteuils, comme des
hôtes de distinction. Allait-il chez eux, après leur
avoir donné son argent, sa parole et son temps,
il ne manquait pas d'ôler son chapeau et de leur dire
avec un salut gracieux qu'il affectionnait : « Je suis
votre serviteur. » Le jour de Pâques, il leur portait
de petits cadeaux, tels qu'un bénitier, une vierge,
un christ, ou un pain plus délicat choisi exprès.
Le matin d'un jour de l'an , celui de 1852, le der-
nier qu'il ait vu à Paris et l'avant-dernier qu'il ait vu
au monde, il dit à sa femme qu'une telle famille était
bien malheureuse, qu'elle avait été obligée de mettre
au mont-de-piété sa commode de mariage, dernier
reste d'une ancienne aisance , et qu'il avait envie de
la leur rendre pour leurs étrennes du premier de l'an.
Sa femme l'en dissuada par des raisons plausibles ,
et il s'y rendit. Le soir venu , au retour des visites
officielles, Ozanam était triste; il jeta un regard
douloureux sur les jouets entassés aux pieds de sa
fille, et ne voulut pas toucher aux bonbons qu'elle lui
présentait. Il était aisé de comprendre qu'il regrettait
la bonne œuvre manquéele matin. Sa femme l'ayant
supplié de suivre sa première pensée, il partit aus-
sitôt pour racheter le meuble, et après l'avoir ac-
compagné lui-même jusque chez ces pauvres gens
il rentra tout heureux.
Comme tous ceux qui font du bien, Ozanam était
I rompe quelquefois. Il avait longtemps secouru un
Italien en lui demandant des traductions dont il n'a-
vait nul besoin. Cet étranger, placé par lui, trahit
la conflance de l'établissement qui l'avait reçu, et,
pressé par la misère, il revint à celui dont il connais-
sait le cœur et la porte. Ozanam , pour la première
fois, l'accueillit durement et lui refusa l'aumône.
Mais à peine était-il seul , que le remords entra dans
sa conscience. Il se disait intérieurement « qu'on ne
« doit jamais réduire un homme au désespoir, et
« qu'on n'a pas le droit de refuser un morceau de
« pain au plus vil scélérat; que lui-même un jour
« aurait besoin que Dieu ne fût pas inexorable pour
« lui , comme il venait de l'être pour une de ses
« créatures rachetées de son sang. » N'y pouvant
plus tenir, il prend son chapeau, court à toutes
jambes à la recherche de ce malheureux, le re-
trouve au milieu du Luxembourg, et lui donne avec
l'aumône une preuve de son repentir et de sa cha-
rité.
Un dernier trait achèvera de le peindre sous ce
rapport. Il avait compris que, sans un budget régu-
lier des pauvres , l'aumône est toujours pesante, in-
certaine, et au-dessous de la part qu'on lui doit. C'est
pourquoi son budget des pauvres était exactement
dressé chaque année, et il s'élevait ordinairement au
dixième de ses dépenses, quelquefois plus haut. En
cette manière, le sacrifice une fois fait, le visage de
personne ne lui étaU importun. 11 savait que le petit
trésor était là. La seule question était la quantité de
— -228 —
bonheur qu'il se donnerait en le distribuant à pro-
pos.
Telle fut donc l'origine de la société de Saint-Vin
cent-de-Paul, telle fut la première œuvre d'Ozanam,
et, je l'ai dit, il n'avait que vingt ans.
Mais, avant de le suivre plus loin, je ne puis
omettre une remarque. Depuis le rétablissement du
culte catholique en France , c'est-à-dire depuis les
premières années du siècle, toutes les associations
intimes fondées au nom de la foi avaient été mêlées
d'un élément étranger. Les affinités politiques étaient
le levain secret qui se cachait plus ou moins sous la
sincérité réelle qu'on y apportait. Ozanam et ses an-
ciens amis rompirent avec cette tradition. Ils décla-
rèrent que dans une œuvre de charité, non moins
qu'à l'église devant Jésus-Christ, il n'y avait plus
de Juif ni de Grec, et que quiconque aimerait les
pauvres serait le bienvenu parmi eux , sans que ja-
mais on s'enquît des opinions qui gouvernaient sa
pensée. Non pas que ce fût de leur part un mépris
des opinions , ou qu'ils voulussent fonder leur ou-
vrage sur l'indifférence des choses du temps. Les
choses du temps sont toujours bonnes ou mauvaises,
vraies ou fausses, utiles ou nuisibles, et par consé-
quent un chrétien en tient le compte qu'il doit : mais
ce ne sont néanmoins que des choses qui passent, et
le don du Christ est de nous élever plus haut, dans
des régions où l'on n'aperçoit plus les contradictions
humaines, mais où on les oublie du moins dans un
rapprochement qui est la grande trêve de Dieu. Saint
Vincent de Paul, choisi par Ozanam et ses coopéra-
— 229 —
leurs pour signe de ralliement, était lui-même un
nom pacifique, un nom cher au monde comme à l'É-
glise, et dont le prestige, tenant du ciel et de la terre,
convenait à toute âme généreuse comme à tout bon
dessein.
Aussi, une fois la barrière ouverte, nul ne resta
dehors de ceux qui étaient capables de donner à
Dieu une heure de leur temps, et la société de Saint-
Vincent-de-Paul est devenue, selon une heureuse
expression de saint Vincent de Paul lui-même, le
parti de Dieu et des pauvres , l'agape universelle , la
résurrection de l'unité entre ceux qui veulent tra-
vailler au salut du monde sans prendre les livrées
d'un apostolat trop fort pour leur vocation ou leur
I vertu. Les révolutions elles-mêmes, qui avaient dé-
I racine tant d'autres œuvres, ont respecté celle-ci.
Le parfum sans tache de la charité a écarté d'elle le
! soupçon ; on a cru à sa sincérité parce qu'elle a été
sincère.
Le lecteur se persuade peut-être que le soin des
pauvres , uni à l'étude de la jurisprudence et à la
culture des langues, épuisait l'activité d'Ozanam;
ce serait une erreur. Il y avait à la Sorbonne et au
Collège de France des tribunes chères à la jeunesse,
mais qui, trop souvent, manquaient envers le chris-
tianisme de justice et de vérité. Ozanam assistait
aux cours les plus célèbres. Appréciateur du mérite,
— 230 —
môme chez les ennemis, il écoutait tout ensemble
avec plaisir et avec réserve. Ses notes prises , il
rentrait chez lui , recherchait les faits à leur source,
les rectifiait; puis , seul le plus souvent, quelque-
fois avec des amis, même avec des jeunes gens
inconnus dont il sollicitait la signature, il adres-
sait au professeur une lettre grave et raisonnée,
où il l'avertissait de ses torts et le conjurait avec
un accent de sainte naïveté de réparer le dom-
mage qu'il avait fait à des intelligences auxquelles
il devait la lumière. M. Jouffroy reçut un jour une
de ces lettres, signée Ozanam, étudiant. Il avait
connu dans son enfance le souffle de Dieu , et ,
même avant de mourir , il en eut des retours qui
ont honoré sa mémoire. La lettre d'Ozanam le tou-
cha. Il y était dit que bien des jeunes gens qui as-
sistaient à son cours étaient chrétiens, et qu'ils souf-
fraient douloureusement de voir un homme comme
lui, éloquent, généreux, et sans doute sincère, se
permettre contre leur foi des attaques auxquelles
ils ne pouvaient pas répondre , puisque le respect
de l'ordre et de sa personne leur commandait un
silence absolu. M. Jouffroy, dans la leçon qui sui-
vit, donna connaissance à son auditoire des obser-
vations qu'il avait reçues, loua l'auteur de la conve-
nance et du savoir dont il avait fait preuve; puis,
avec une droiture qui mérite d'être rappelée , il
désavoua ce qu'il avait dit au préjudice de la vé-
rité. « Messieurs, ajouta-t-il, il y a cinq ans, je
« ne recevais que des objections dictées par le ma-
« térialisme ; les doctrines spiritualistes éprouvaient
— 231 —
« la plus vive résistance : aujourd'hui les esprits
« ont bien changé, l'opposition est toute catho-
« lique. »
Depuis ce jour, et jusqu'à dCG temps où les pas-
sions s'envenimèrent, on remarqua dans les profes-
seurs les plus accrédités une circonspection qu'ils
n'avaient pas montrée d'abord.
Mais ce n'était là qu'un palliatif, une diminution
d'infériorité. Ozanam s'affligeait au'il n'y eût pas à
Paris , en présence de tant de chaires hostiles ou
indifférentes, et devant une jeunesse si nombreuse,
une chaire dont l'éclat fît le contre-poids des gloires
de l'erreur et leur disputât l'ascendant. Sans doute
la vérité ne régnera jamais seule; son sort est de
combattre, et d'avoir par conséquent d'illustres en-
nemis. Mais si son empire, pour être giand et du-
rable, doit être contesté, il ne lui est pas interdit
d'avoir des défenseurs dignes d'elle; et, de fait,
dans toute la suite de son histoire, on voit presque
toujours le Père de l'Église à côté du sophiste élo-
quent, Origène en face de Porphyre , saint Basile
auprès de Libanius. La liste de ces oppositions se-
rait grande; elle a commencé à Lucifer et à l'ar-
change saint Michel , elle ne se clora qu'au dernier
jour du monde. Aussi Ozanam , qui savait les voies
de Dieu, ne désespérait-il pas d'obtenir pour son âge
la consolation donnée à tant d'autres qui avaient
précédé le sien. Seulement la modestie ne lui eût
pas permis de croire qu'il était l'homme élu, et que
bientôt, dans ces mêmes lieux où il allait entendre
des voix qui l'affligeaient, la sienne, la sienne elle-
— 232 —
même , maîtresse des cœurs , ouvrière inlrépide de
la vérité, arracherait à une foule émue douze années
d'applaudissements.
Mais le lever de ces beaux jours était encore dans
l'ombre. En attendant, il plut à la divine Providence
d'accomplir à quelque degré le vœu de son servi-
teur. M. de Quélen, archevêque de Paris , fonda les
Conférences de Notre-Dame, destinées à initier la
jeunesse aux preuves fondamentales du christia-
nisme et à l'attirer vers la lumière par le charme
même de la lumière. Ozanam ne fut pas sans in-
fluence sur cette fondation. Il l'avait sollicitée du
pieux et noble archevêque , de concert avec quelques-
uns de ses amis.
Cependant sa carrière ne se dessinait pas. Elle fut
même un instant sur le point de se tromper elle-
même, tant il est difficile à l'esprit le plus pénétrant
de discerner sa place et de savoir ce que la Provi-
dence lui veut. Ozanam, comme tout écolier de ju-
risprudence, avait subi les épreuves qui terminent
cette étude, et, voulant tendre un peu plus loin par
l'ardeur de son esprit, il avait ambitionné et obtenu
le titre de docteur en droit. Sa thèse est datée du
30 août 1836. Presque aussitôt, changeant son front
de bataille , il avait aspiré au même honneur dans
la faculté des lettres, et, à l'issue d'une double
thèse liatine et française , la première sur la descente
des héros aux enfers dans les poètes de V antiquité ,
la seconde sur le Dante et la Divine Comédie , l'an-
née 1839 avait couronné ses désirs. C'était plus
qu'un succès , c'était une révélation. M. Cousin ,
— 233 -
l'un de ses juges, n'avait pu s'empêcher de lui dire
en l'entendant : « Ah ! monsieur Ozanam , on n'est
pas plus éloquent que cela ! » La sombre figure du
Dante, qu'il avait évoquée du xiii^ siècle avec sa
triste auréole de poëte, de docteur et de proscrit,
avait elle-même éveillé son génie , et à vingt-six
ans, au témoignage d'un maître dans l'art d'écrire
et de parler, au témoignage plus sûr encore de
l'applaudissement public, il avait pu se dire : Ce
n'est pas un songe, l'éloquence m'a visité! Mais ce
fut en vain . Une tentation l'assaillit aux portes mêmes
du temple, quand déjà la destinée le tenait par la
main.
La ville de Lyon avait obtenu du gouvernement
la création d'une chaire de droit commercial , et
elle avait demandé au ministre, pour premier titu-
laire , son jeune et brillant concitoyen, Frédéric
Ozanam. Qui peut être insensible au bonheur de
revoir son pays natal, d'y retrouver sa famille, ses
amis, ses souvenirs, en leur rapportant, après quel-
ques années d'absence , un mérite déjà reconnu et
déjà récompensé? Ozanam ne fut pas assez fort contre
cette subite apparition d'un bonheur honorable et
assuré. Il eut peur des hasards, et, comme un che-
val qui obéit au premier signe qui lui commande
l'arrêt, il se hâta de tourner la tête pour ne pas voir
et ne pas entendre l'autre signal qui lui avait été
donné.
Heureusement que Dieu appelle de nos fautes. Il
ne ratifie pas du premier coup nos timidités et nos
refus. Après avoir professé le droit commercial à
— 234 -
Lyon, pendant une année, avec la solidité d'un
vieux docteur et la verve d'un jeune érudit , Ozanam
se sentit défié par un concours qui s'ouvrait à Paris
pour le titre d'agrégé à la Faculté des lettres. C'était
un titre nouveau, qui ne répondait à rien dans la
classification traditionnelle des grades littéraires et
scientifiques, mais qui conférait des droits et rap-
prochait des hautes chaires de l'enseignement. Pour
la première fois , Ozanam se trouvait en présence
de rivaux, dans une scène animée par le talent
d'autrui. Il y déploya, durant quinze jours, un sa-
voir et une promptitude de ressources qui firent
de ce concours un spectacle émouvant. Le sort
même vint ajouter son angoisse et sa péripétie à
l'intérêt de l'action. Il condamna Ozanam à préparer
en vingt-quatre heures une leçon orale sur les sco-
liastes. Que dire des scoliastes , les eût-on connus?
Le lendemain, tout le monde était tremblant : mais
Ozanam, dans le sujet le plus ingrat du monde, sut
encore être habile, disert, ingénieux, fécond en
rapprochements inattendus , et il charma d'autant
plus qu'on avait douté davantage de son succès. Le
premier rang du concours lui fut donné par le suf-
frage unanime de ses juges, et aux acclamations du
public.
Néanmoins il doutait encore. Vainement M. Fau-
riel , professeur de littérature étrangère à la Sor-
bonne, lui offrait la suppléance de sa chaire : Lyon
et le droit commercial le fascinaient comme un
bien acquis, un port où il était entré. Ce fut
M. Ampère, le fils du mathématicien , qui eut l'hon-
— 23o —
ncur de persuader Ozanam et de l'enchaîner à son
triomphe. Digne fils d'un père illustre , M. Ampère
avait conservé pour le jeune hôte de sa maison
une sorte de tutelle tempérée par l'amitié; il lui
avait ouvert sans jalousie les chemins de l'érudition ,
et, au moment décisif, l'enlevant à des hésitations
qui n'étaient plus qu'un suicide, il lui marqua sa
place avecla sagacité d'un augure et l'autorité d'un
maîlre.
On était à la fin de 1840 : Ozanam avait vingt-sept
ans.
C'est un beau jour que celui où , parvenu à mi-
chemin de la vie , tout voile levé , toutes incertitudes
dissipées, le front serein et le cœur à l'aise, l'homme
a le secret de Dieu sur lui et assoit la tente où il
achèvera de vivre. Jusque-là les plus beaux rêves
sont troublés, le découragement succède à l'exalta-
tion , et plus on a reçu de Dieu , plus ses dons , en
nous ouvrant des perspectives, ajoutent au mélan-
colique tourment de l'avenir. Ozanam en avait souf-
fert : sa nature était inquiète et un peu fébrile.
Aussi dut-il éprouver une grande dilatation lorsque
enfin il connut la volonté de Dieu et y eut acquiescé.
Issu d'une famille honorable , mais médiocre, venu
à Paris simple étudiant , il avait, en neuf années
d'efforts, conquis un rang distingué dans une double
carrière , la jurisprudence et les lettres , occupé une
chaire de droit et mérité la suppléance d'un cours
célèbre à la Sorbonne. M. Ampère lui avait donné
l'hospitalité, M. de Montalembert le recevait ami-
calement; tout ce qu'il y avait parmi les chréî.iens
— 230 —
d'hommes éminents ou en voie de le devenir pres-
sentait en lui un successeur ou un compagnon
d'armes. La possession prématurée d'une si belle'
vie n'enfla point son cœur. Il demeura vrai, ou-
vert, cordial et laborieux : noble effet d'un naturel
que la raison éclairait de toute sa lumière , et que la
foi avait purifié du levain de l'orgueil. Ce point si
envié de l'assiette dans les succès , qui est presque
toujours le signal d'une transformation égoïste
dans le cœur de l'homme, avait laissé Ozanam tel
qu'il était. On l'eût pris encore, allant à sa chaire
de Sorbonne, pour un simple étudiant. Sa tenue
n'avait pas changé, son regard était honnête et
doux; il lisait volontiers en chemin, mais sans que
l'application l'empêchât de voir les marques de
sympathie dont il était l'objet, et il rendait tou-
jours en honneurs plus qu'on ne lui avait accordé.
Pendant vingt ans que je l'ai connu, je l'ai vu
troublé, indigné, mais sans qu'il m'ait été pos-
sible d'y découvrir jamais l'ombre de hauteur ou
d'affectation , ce qui est le signe certain d'une âme
plus grande que la fortune, et qui voit Dieu constam-
ment.
Il y eut un piège qu'Ozanam n'évita point. Dès !
qu'il fut heureux , il voulut donner son bonheur et
augmenter le sien en le partageant. Oserai-je dire,
quoique Dieu l'ait absous en bénissant son union,
qu'il était encore bien jeune pour une félicité si
ennemie des grandes muses? Comme le prêtre,
l'homme de lettres est consacré, et si le ministère
des âmes exige un culte de soi-même, le ministère
de la pensée , quand on est digne de lui , exige aussi
des austérités. Il est difficile, au milieu des joies
domestiques, de conserver l'assiduité du travail et
la liberté de l'intelligence, et plus difQcile encore
de retenir ses besoins dans la modestie de ses
ressources. La pauvreté est la compagne inévitable
de l'homme de lettres qui a résolu de ne vendre
sa plume ni à l'or ni au pouvoir; et la pauvreté
n'est douce qu'à l'homme solitaire qui vit dans l'im-
mortaUté de sa conscience et n'a jamais qu'un mal-
heur à prévoir ou à porter. Mais Ozanam était d'un
siècle où l'on n'attend pas , et il se laissa prendre
à la certitude de rendre heureuse avec lui une chré-
tienne rachetée du même sang que lui. Il ne se
trompait pas. Il avait amassé dans son cœur un
trésor de chasteté qui était le signe d'un trésor de
tendresse , et il pouvait s'exposer sans crainte à ce
flot des ans qui emporte tout amour , excepté l'a-
mour produit et gardé par la vertu. Son mariage
eut lieu dans l'été de 1841. Il épousa M"^ Soula-
croix, fille de M. Soulacroix , recteur de l'Aca-
démie de Lyon. Presque aussitôt il conduisit sa
femme en Italie, pays qu'il avait déjà visité avec
sa mère aux vacances de 1832 , et vers lequel le
rappelait le souvenir des émotions et des révéla-
tions qu'il en avait reçues. C'était à Rome , devant
la fresque du Saint-Sacrement de Raphaël, à Flo-
rence devant les tombeaux de l'église de Sainte-
Croix, que la figure du Dante, l'Homère du
christianisme, lui était apparue, tout illuminée des
obscurités de son siècle et placée par la Providence
— 238 —
entre Virgile et le Tasse, comme le Titan de la poé-
sie. Il revit ces beaux lieux tout peuplés de grands
hommes et de grandes choses, ces lieux qui sont
pour nous des ancêtres, et qui, malgré les ruines du
passé et celles de l'avenir, seront l'éternel pèlerinage
des esprits cultivés. Il les revit, tenant d'une main
sa compagne ravie; lui montrant de l'autre les hori-
zons chers à sa mémoire, les temples, les palais, les
aqueducs, les tombeaux des Romains, les reliques
des martyrs, les marbres couchés et les bronzes
vivants, toute cette antique armée que l'inépuisable
fécondité de l'Italie garde, accroît et tient de-
bout. La Sicile, jetée au seuil extrême de tant de
beautés comme une sentinelle et un phare, lui ou-
vrit aussi ses villes, où le souffle des enfants du
Nord a remué les cendres de l'Etna et recouvert
des inspirations du christianisme les débris du génie
grec.
Au retour de cette course rapide, qui était une
halte entre sa jeunesse finie et son âge mûr com-
mencé, Ozanam parut dans sa chaire, qui ne le
connaissait encore qu'à demi.
VI
Ceux-là seuls qui ont dit leur âme devant un au^
ditoire savent les tourments de la parole publique,
tourments qui arrachaient à Gicéron ce cri plaintif :
« Quel est l'orateur qui, au moment de parler, n'a
« senti ses cheveux se roidir et ses extrémités se
- 239 —
« glacer? » Ozanam, plus qu'un autre, était sujet
au mal d'éloquence , parce que ses organes trop
faibles ne répondaient qu'imparfaitement aux se-
cousses de son inspiration, et qu'une timidité natu-
relle enchaînait aussi sur ses lèvres et dans tout son
être l'éclat de ses facultés. Défiant de lui-même, il
se préparait à chacune de ses leçons avec une fatigue
religieuse, amassant des matériaux sans nombre
autour de sa pensée, les fécondant par ce regard
prolongé de l'intelligence qui les met en ordre , et
enfin leur donnant la vie dans ce colloque mysté-
rieux de l'orateur qui se dit à lui-même ce qu'il
dira demain, ce soir, tout à l'heure, à l'auditoire
qui l'attend. Ainsi armé, tout pâle cependant et
défait, Ozanam montait à sa chaire. 11 n'y avait
rien de bien ferme et de bien accentué dans son
début; sa phrase était laborieuse, son geste embar-
rassé , son regard mal sûr et craignant d'en rencon-
trer un autre; mais peu à peu, par l'entraînement
que la parole se communique à elle-même, par
cette victoire d'une conviction forte sur l'esprit qui
s'en fait l'organe, on voyait de moment en mo-
ment la victime grandir, et lorsque l'auditoire lui-
même était une fois sorti de ce premier et morne
silence si accablant pour l'homme qui doit le sou-
lever, alors l'abîme rompait ses digues, et l'élo-
quence tombait à flots sur une terre émue et fécondée.
Des applaudissements sincères répondaient à l'ora-
teur, et, tout palpitant d'un bonheur acheté par
huit jours de travail et par une heure de verve ,
il retournait chez lui retrouver la peine , qui est
— 240 — j
la condition de tout service et l'instrument de toute
gloire. j
Il n'est pas ordinaire qu'un homme érudit soit un |
homme éloquent. La patience nécessaire à l'inves- \
tigation des livres et des antiquités s'allie mal au feu !
qui jaillit d'une pensée créatrice : on n'aime pas, i
quand on peut jeter des mondes dans l'espace par i
un souffle de sa vie propre , chercher péniblement i
sa route à travers des astres vieillis et trop souvent i
éteints. Ozanam, par un don singulier, possédait à |
la fois l'éloquence et l'érudition. L'une lui était aussi I
naturelle que l'autre. Il pouvait toute une nuit veil- !
1er dans les régions abstruses d'une langue ensevelie '
ou d'une œuvre inconnue, et le lendemain écrire des
vers, préparer un discours, s'échauffer soUtairement i
dans la contemplation directe du vrai et du beau. '\
Non -seulement l'une et l'autre faculté lui apparte-
naient de naissance, mais l'une et l'autre étaient
éminentes chez lui. Il était grand dans la poudre,
avec la pioche du mineur, et grand dans la lumière,
avec le simple regard de l'esprit. Gela lui donnait sa
physionomie, mélange de solidité et d'enthousiasme
jeune et ardent.
Le cours dont il était chargé , au vieux sanctuaire '
des lettres parisiennes, exigeait précisément de lui
l'incomparable souplesse de sa nature. 11 devait ini-
tier son auditoire , non pas aux littératures de la
Grèce et de Rome, mais aux lettres étrangères,
c'est-à-dire aux grands travaux de l'esprit dans les
idiomes contemporains. Ce champ était, pour ainsi
dire, sans mesure; car, tandis que l'antiquité n'a
— 241 —
produit que trois langues dignes de se survivre par
la perfection de leurs monuments et par leurs rap-
ports avec léternelie vie du christianisme, les temps
nouveaux ont réparti la puissance et la fécondité des
lettres à tous les peuples issus de Jésus -Christ. Ce
qu'avait dit saint Paul, qu'il n'y a plus de barbares ,
s'est accompli dans les arts de l'esprit aussi bien
que dans l'ordre des mœurs. Le flambeau de David
et d'Homère a secoué sa flamme sur toutes les na-
tions chrétiennes : toutes ont leurs poètes, leurs
historiens, leurs orateurs, et qui veut s'initier aux
littératures étrangères, loin d'entreprendre une
excursion au dehors, se trouve jeté au centre du
génie universel , dans des voies et des splendeurs
jqui n'ont plus de Umites. Ozanam s'était préparé
toute sa vie, comme s'il en eût reçu l'ordre exprès
de la Providence, à cette infatigable exploration. Il
savait à fond les principales langues modernes, et il
lui fut aisé, dès qu'il en eut mission, de pénétrer
dans les richesses dont il devait la découverte et le
ipartage à ses auditeurs. Mais ce qui n'eût été pour
un autre, moins chrétien et moins profond, qu'une
exposition éloquente des beautés de la pensée hu-
maine sous ces ^ éléments divers, ne pouvait être
pour Ozanam qu'une prédication de la vérité. Tou-
cher aux langues et aux œuvres nouvelles, c'était
rencontrer à chaque pas ce qui en fait lame et la
aouveauté, c'est-à-dire le christianisme, et rencon-
trer le christianisme, c'était pour lui le défendre et
jl'exalter.
I Peut-être, s'il eût consulté la prudence plus que
7*
— 242 —
l'élan de sa foi, eût- il hésité à convertir son ensei-
gnement en une démonstration évangélique. Les
temps étaient émus, et ils devaient s'envenimer.
Une polémique ardente, soutenue dans les jour-
naux et à la tribune contre le monopole de l'en-
seignement par l'État, préparait à TÉglise de
sanglantes et prochaines représailles. Il était na^
turel de craindre que le contre -coup ne s'en fit
sentir dans un auditoire rassemblé sous un pro-
fesseur trop vivement chrétien. Mais cette considé-
ration n'arrêta point Ozanam. Même aux plus mau-
vais jours, lorsqu'une chaire voisine de la sienne et
animée d'un esprit semblable tombait sous l'effort
des passions , il ne diminua rien du courage de seg
lèvres et de la simplicité de son cœur. Dieu bénit
l'une et l'autre. Tout lui fut pardonné pendant
douze années, et 11 mourut populaire comme il avait
vécu.
C'est un rare secret que celui de la popularité,
j'entends la popularité véritable, celle qui ne s'a^
chète point par de lâches concessions aux erreurs
d'un siècle , mais qui entoure d'une auréole préma-
turée l'honnête homme vivant. Autant qu'on peut le
découvrir par l'histoire, la première condition de
cette popularité solide est dans d'Inébranlables cer-
titudes et de persévérantes directions. L'homme qui.
change d'esprit, si son désintéressement est re-
connu, conservera peut-être l'estime; il ne conser-
vera ni la confiance ni l'autorité. Il n'y a que les
convictions Invincibles qui régnent sur les âmes ,
lorsqu'elles sont au service d'ure cause qui inté- '
— 243 —
resse les générations , et que le talent y rehausse
la fermeté de la conduite et Téclat du dévouement.
Même encore , toutes ces conditions remplies , il
n'est pas impossible qu'un homme échappe à la
popularité, si quelque chose de bienveillant ne
tempère en lui la force du caractère et n'abaisse
la hauteur du génie. C'est la bonté qui rend Dieu
populaire, et l'homme à qui elle manque n'obtien-
dra jamais l'amour, sans lequel subsiste bien la
renommée, mais non pas la gloire. C'est l'amour
qui fait de la gloire une si belle chose, qui inspire
au chrétien ce cantique dont le ciel et la terre ne
se lassent point: Gloire au Père, et au Fils, au
Saint-Esprit, maintenant et dans tous les siècles
des siècles.
Or, à regarder Ozanam tel que nous l'avons pos-
sédé vingt ans, il me semble reconnaître dans sa
personne l'ensemble des traits qui expliquent et
justifient la popularité. Dès sa première jeunesse,
on voit poindre en lui une conviction profonde du
christianisme, avec un désir précoce de lui consa-
crer tous les travaux de son esprit. Sa correspon-
dance la plus reculée offre des traces sans nombre
de cette disposition forte et généreuse qui devait
bientôt le présenter au respect des chrétiens de son
âge, et plus tard à leur reconnaissante admiration,
lorsque le succès eut justifié les espérances qu'ils
avaient mises dans les premiers éclairs de son talent.
Nul homme de foi, au moins d'une foi éclatante,
n'avait encore paru dans les chaires qui retentis-
saient chaque jour d'applaudissements donnés à
— 244 —
d'autres doctrines en d'autres orateurs. Quarante
ans d'absence à ces rostres de la littérature signa-
laient au mépris le génie épuisé des chrétiens de
France : Ozanam y monte, il y monte à vingt- sept
ans , et de cette bouche qui depuis déjà longtemps
avait éveillé la charité endormie au sein de la jeu-
nesse et créé la société de Saint-Vincent-de-Paul, il
laisse tomber une parole où l'art le dispute à l'éru-
dition. Rien n'est déguisé, rien n'est affaibli, de ce
qui pourrait blesser les esprits mal accoutumés à la
présence et au courage de la vérité. L'orateur est
jeune, il est sincère, ardent, instruit : Athènes l'é-
coute, comme elle eût écouté Grégoire ou Basile,
si , au lieu de retourner dans les solitudes de leur
patrie, ils eussent, au pied de l'Aréopage où prêchait
saint Paul, ouvert ce trésor de goût et de savoir qui
devait illustrer leurs noms. Ozanam avait encore
un charme, un charme sans lequel il eût sans doute
péri, mais qui, ajouté à ses autres dons, achevait
en sa personne l'ouvrier d'une séduction prédesti-
née : il était doux pour tout le monde et juste envers
l'erreur.
Quand on Ut V Histoire des variations de Bossuet,
une des choses qui frappent le plus dans ce mâle
génie, c'est sa bonté. Il tient sous sa verge, et c'é-
tait la plus terrible qu'une main d'homme ait portée
depuis Moïse, il y tient les premiers auteurs d'un
schisme détestable, qui avait arraché à l'Église une
moitié du monde et créé des maux dont le regard de
Bossuet embrassait avec effroi toute l'immensité.
Cependant nulle part vous ne rencontrez l'injure,
— t>45 —
mais une discussion puissante et calme , un épan-
chement sérieux de la vérité; et, lorsque les per-
sonnes doivent inévitablement paraître avec leurs
faiblesses et leurs crimes, on sent que l'historien est
trop loin dans la paix pour leur insulter. Il montre
ces grands coupables tels qu'ils furent, sans leur
refuser rien de ce qui peut encore exciter l'intérêt;
et, comme pour se reposer d'un spectacle qui lui
est douloureux, il consacre un chapitre tout entier
à pleurer l'âme et le souvenir de Mélanchthon. C'est
que Bossuet était de la race de ceux en qui l'Évan-
gile n'est diminué ni par le défaut de vues ni par les
passions et l'inclémence du cœur : il avait la main
droite sur le Lion de Juda, et la gauche surV Agneau
immolé avant tous les siècles. On ne se fait guère
ainsi, on est fait de Dieu, quand Dieu, pour toucher
le monde, veut unir la tendresse au génie, dans une
même créature.
Ozanam était de ces créatures privilégiées. Au
jour de son baptême invisible, il avait reçu l'huile
avec le vin, et ces deux sources nées en lui le même
jour l'avaient fait croître en grâce devant Dieu et
devant les hommes. On a beau lire les pages qu'il
nous a laissées, on a beau se rappeler ses actes et
ses discours, on n'y découvre ni la colère qui se
v^enge, ni l'amertume qui s'accroît en se répandant,
li le mépris qui brave, ni l'ironie qui se moque sous
prétexte d'instruire ou de corriger. Sans abaisser
amais l'Église devant le monde, il lient d'une main
généreuse, parce que c'est la charité qui la guide,
e sceptre tout -puissant de la vérité. 11 plaint plus
— 246 —
qu'il n'accuse, il pardonne plus qu'il ne condamne,
et, toujours invincible sous le bouclier, il tem-
père dans son épée la force qu'il y sent, de peur
d'achever la mort en quelque âme qui peut encore
revivre.
Ahl combien nous étions consolés, au milieu des
âpres controverses de notre temps, d'écouter si près
de nous une bouche si pure et si cordiale! Combien,
fatigués du bruit des malédictions, ne nous repo-
sions-nous pas à cet autre bruit pacifique et élo-
quent ! Nous ne l'entendons plus que par le souvenir,
par cet écho qui reste dans l'âme après qu'une fois
l'on a joui d'une parole digne de Dieu : encore cet
écho , ce souvenir, accroît-il nos regrets en nous
disant tout ce que nous avons perdu.
Je ne puis le dissimuler, un doute s'est fait jour
sur la tenue d'Ozanam dans les temps périlleux de
son professorat. C'était le moment où les catholiques
de France, pour la seconde fois, réclamaient avec
énergie l'une des grandes libertés de Tâme, la liberté
de l'enseignement. Le comte de Montalembert, du
haut de la tribune pairiale qui l'avait autrefois con-
damné dans cette même cause, présidait à cette
seconde campagne comme général , après avoir fait
la première comme soldat. Sous lui, et chacun à
son poste, on s'animait au devoir, et si toutes les
voix n'étaient pas également dignes du combat, si
l'injure et l'injustice appelaient trop souvent des
représailles qu'il eût mieux valu ne pas mériter, du
moins la trahison n'était nulle part. On pouvait re-
gretter des paroles, on n'avait point à regretter de
- 247 —
silence. Ozanam, par la position môme qu'il tenait
de Dieu, était de nous tous le plus douloureusement
placé. Catholique ardent, ami dévoué des libertés
sociales, de celles de l'âme en particulier, parce
qu'elles sont le fondement de toutes les autres, il
ne pouvait cependant méconnaître qu'il appartenait
au corps dépositaire légal du monopole de l'ensei-
gnement. Fallait-il rompre avec ce corps, qui l'a-
vait reçu si jeune et comblé d'honneurs? Fallait-il,
demeurant dans son sein , prendre une part active-
et nécessairement remarquée à la guerre qui lui
était faite? Dans le premier cas , Ozanam abdiquait
sa chaire : pouvait -on le lui conseiller? Dans le
second cas, il appelait le même résultat en se don-
nant le tort de l'attendre : pouvait-on encore le lui
conseiller? Et cependant le professeur chrétien, le
chrétien libéral , Ozanam, pouvait-il se séparer de-
nous?
Il est rare que, dans les situations les plus déli-
cates et où tout semble impossible, il n'y ait pas un
certain point qui concilie tout, comme en Dieu les
attributs en apparence les plus dissemblables se
i rencontrent quelque part dans l'harmonie d'une
i parfaite unité. Ozanam conserva sa chaire : c'était
I son poste dans le péril de la vérité. Il n'attaqua point
■ expressément le corps auquel il appartenait : c'était
son devoir de collègue et d'homme reconnaissant.
Mais il demeura dans la solidarité la plus entière-
et la plus avérée avec nous tous; je veux dire,
q'Lioique je n'aie pas le droit de m'y compter, avec
ceux qui défendaient de tout leur cœur la cause sa--
— 248 —
crée de la liberté d'enseignement. Aucun des liens
qui l'attachaient aux chefs et aux soldats ne subit
d'atteinte. Il était, et il fut de toutes les assemblées,
de toutes les œuvres, de toutes les inspirations de
ce temps, et ce qu'il ne disait pas dans sa chaire ou
dans ses écrits ressortait de son influence avec une
clarté qui était plus qu'une confession. Aussi pas
un seul moment de défiance ou de froideur ne dimi-
nua-t-il le haut rang qu'il avait parmi nous : il garda^
tout ensemble l'affection des cathohques, l'estime-
du corps dont il était membre, et, au dehors des
deux camps, la sympathie de cette foule mobile et
vague qui est le public, et qui tôt ou tard décide de
tout.
Ozanam avait placé au moyen âge le centre de
son enseignement. Plus haut, c'eût été l'antiquité
plus bas, une littérature trop proche où la science
n'eût pas eu assez d'ombres à soulever. Le moyen
âge est le commencement des nations chrétiennes;
il a tout à la fois le charme et la difficulté des
origines, double attrait qui appelait également ou
l'imagination poétique du professeur, ou la pénétra-
tion laborieuse de ses facultés. Pendant les deux
années qu'il occupa sa clMire , Ozanam poursuivit
tour à tour les premiers développements du génie
chrétien en Allemagne, en Angleterre et en Italie.
Il ne nous reste de cette vaste étude que vingt et
une leçons sur la civilisation au v^ siècle; mais ce
monument inachevé suffit pour donner une idée
de ce qu'étaient l'éloquence et le savoir de son
auleur, et comment l'un et l'autre s'appliquaient
— -249 —
infatigablement à agrandir le christianisme dans
l'esprit de quiconque s'exposait à en subir la puis-
sance.
Je ne donnerai pas l'analyse de ces beaux dis-
cours. Ils resteront parmi les travaux les plus re-
marquables de l'apologétique chrétienne au xix® siè-
cle, et il est inutile que j'essaie de prévenir ou de
suppléer les lecteurs.
Quatre années de succès conduisirent Ozanani
jusqu'à la mort de M. Fauriel, en 1844, et il eut
l'honneur, en obtenant à l'unanimité sa succession ,
de se trouver titulaire à trente -deux ans d'une
chaire de faculté dans l'Académie de Paris. Celle
élévation prématurée n'avait pas d'exemple : M. Gui-
zot, parvenu le plus jeune avant lui aux mêmes fonc-
tions, n'y avait été promu qu'à l'âge de trente-six
ans.
VII
]\Iais ce n'est pas en vain que l'on veut devancer
le temps, le temps se venge de ceux qui se passent
de lui.
Dès l'été deJ846, Ozanam sentit ses forces dé-
croître sous la fièvre continue de ses triomphes. Non
content de la préparation de ses cours, il répondait
ardemment à tous les appels qu'on lui adressait
au nom de la vérité ou de la charité. Il parlait au
Cercle catholique et dans les Conférences de Saint-
Vincent-de -Paul ; il écrivait pour le Correspon-
— 250 -
dant, recueil honorable qui seul, depuis un quart
de siècle, a conservé le drapeau chrétien et libéral
de ses premières années. Toutes ces généreuses
collaborations ne laissaient à Ozanam aucun repos.
Il passait de longues portions de nuits à réparer
dans le travail la brièveté de ses jours, et trop sou-
vent il soulevait le poids des ténèbres par des
moyens qui n'éveillent l'esprit qu'en l'énervant.
Ses mains commençaient à contracter ce tremble-
ment fébrile que nous leur avons vu dans les der-
nières phases de sa vie. Il s'acheminait enfin au
terme avec l'imprudence et la rapidité d'une âme qui
croit trop à l'éternité pour user d'égards envers le
temps.
Peut-être aussi cette première atteinte du mal
n'était- elle qu'une ruse de la Providence pour ame-
ner l'un de ses fils les plus aimés à un spectacle
étonnant qu'elle voulait donner au monde. Le
22 avril 1847, Ozanam se trouvait debout au pied
du Quirinal , perdu dans une multitude immense
armée de flambeaux et attendant sous un ciel étoile,
au bruit de la musique et des acclamations, quel-
qu'un qu'elle bénissait et qu'elle désirait voir. Un
silence unanime se fît. Des lumières passaient der-
rière les fenêtres du palais : l'une de ces fenêtres
s'ouvrit , et une figure parut au balcon , penchée
vers la foule et la saluant. Un frémissement pieux
courut dans les rangs serrés et attentifs de l'assem-
blée. Sur un signe de son pasteur, le peuple s'in-
clina, ses genoux ployèrent sous lui, ses mains se,
tendirent pour exprimer la foi de tous par le signe i
— 251 —
sacré de la rédemption; la voix du Christ se fît en-
tendre dans son vicaire, et Rome pleura d'espérance
et d'amour. Longtemps après que la multitude eut
disparu , Ozanam regardait et écoutait encore. 11
lui semblait que tous les rêves de sa jeunesse ve-
naient de se réaliser dans cette nuit mémorable, et
que, par une hâte et une abréviation des destinées,
la plus souhaitable et la plus difficile des récon-
ciliations s'était accomplie de son vivant. Hélas !
il en était d'elle comme de sa propre vie : le temps
avait manqué à l'une et à l'autre, l'une et l'autre
devaient s'évanouir comme l'arc -en -ciel dans la
tempête.
Ozanam rapporta de ce voyage, qu'une mission
bienveillante avait autorisé, des impressions qui le
confirmèrent dans toutes les pensées qu'il avait
nourries jusque-là. Il en revint rassuré sur son
mal, plus rassuré encore sur l'avenir du monde,
non pas qu'il n'eût découvert sur sa route, à Rome
même, des symptômes alarmants, mais parce que
tout était éclairé et dominé dans son âme par ri-
mage du pontife dont il avait vu le regard. Une
foi surhumaine s était faite en lui au contact de
l'homme et du prêtre. 11 avait aimé, il avait pres-
que adoré, il ne croyait pas possible qu'une telle
créature fût venue sans cause sur le trône de saint
Pierre, et que tant de bonté si pure, tant d'in-
tentions si grandes , ne cachassent au monde
qu'une victime certaine de l'ingratitude et de la
perversité.
A son retour, il exprima ses craintes et ses espé-
— 252 —
ranccs dans un arlicle que le Correspondant publiait
le 10 du mois de février 1848.
Quatorze jours après, le voile qui couvre aux yeux
des hommes les secrets et les opérations de la Pro-
vidence se déchirait, et Pie IX, à qui il n'eût fallu
pour fonder que la reconnaissance de son peuple et
le concours du temps, fut emporté dans une ruine
plus forte que son cœur.
Je ne dirai rien de ces événements, qui sont trop
près de nous. Ozanam, à qui rien n'échappait des
dangers de TÉglise, lut, avec M. l'abbé Maret, l'un
de ses plus chers et de ses plus dignes amis, le pro-
moteur d'un journal qui avait pour but de rassurer
les cathoUques et de les aider à l'acceptation du ré-
gime nouveau , dans lequel il voyait le châtiment de
grandes fautes passées, un moyen d'obtenir pour
l'Église des libertés nécessaires qui lui étaient ob-
stinément refusées depuis cinquante ans , enfm un
acheminement à une meilleure distribution des élé-
ments sociaux, en arrachant à une classe trop pré-
pondérante la domination exclusive des intérêts, des
idées et des mœurs.
Je ne sais pourquoi aucun des amis d Ozanam ,
dans les notices qu'ils ont publiées sur lui et où j'ai
recueiUi tant de pieux souvenirs, n'a mentionné la
part qu'il eut au glorieux marlyre de l'archevêque
de Paris. Pendant ces journées de Juin, où la
guerre civile n'avait plus de cris de raUiement, tant
les vœux étaient obscurs et les ressentiments pro-
fonds, Ozanam songeait avec angoisse à ce que la
religion pourrait tenter pour la paix de la patrie et j
— 233 —
pour son propre honneur. La pensée lui vint d'aller
trouver l'archevêque de Paris et de l'engager à une
démarche conciliatrice près des insurgés. Deux ca-
marades de bivac , chrétiens comme lui , s'asso-
cièrent à sa pensée, et ils se rendirent tous trois
près de l'archevêque. M&i' Affre, après les avoir
écoutés, leur dit tranquillement : « Je me sens
« pressé de cette pensée depuis hier; mais com-
« ment la réaliser? comment parvenir aux insur-
« gés? Et le général Cavaignac permeltra-t-il cette
« démarche? » Sur leur réplique, il s'habilla, mit
sa croix d'or sur sa poitrine, et gagna l'hôlel du
général Cavaignac , accompagné , outre quelques
ecclésiastiques de sa maison, d'Ozanam et de deux
de ses amis, tous trois en habit de garde national.
Au retour, il les congédia, malgré leurs instances ,
sous prétexte qu'il ne voulait point paraître avec
une apparence d'escorte militaire. Le monde sait
le reste, et la postérité n'a pas besoin que je le lui
apprenne.
Ozanam avait repris son cours. Il le continua
jusque dans l'été de 18o2, en y entremêlant des tra-
vaux plus considérables encore que par le passé. Ce
fut dans cet intervalle de cinq ans qu'il pubHa ses
Études germaniques, ouvrage deux fois couronné
par l'Académie française d'un grand prix de dix mille
francs, et cette charmante élude sur les poêles fran-
3iscains de l'Italie au xiii® siècle. Son activité redou-
blait en s'approchant du terme.
Le vendredi saint de l'année 1851 , il prit la plume
3t écrivit cette préface d'une œuvre où il voulait
VIII. — 8
— 254 -
rassembler, à la gloire de Dieu et de son Christ,
tous les travaux de sa vie : « Je me propose d'é-
« crire l'histoire Uttéraire du moyen âge depuis le
« Y® siècle jusqu'à la fm du xiii® et jusqu'à Dante,
« à qui je m'arrête comme au plus digne de rc-
({ présenter cette grande époque. Mais, dans l'his-
« toire des lettres, j'étudie surtout la civilisation
« dont elles sont la fleur, et dans la civilisation
« j'aperçois principalement l'ouvrage du christia
« nisme. Toute la pensée de mon livre est donc
u de montrer comment le christianisme sut tirer
« des ruines romaines et des tribus campées sur
« ces ruines une société nouvelle capable de pos-
« séder le vrai, de faire le bien et de trouver le
« beau.
({ En présence d'un dessein si vaste, je ne me
« dissimule point mon insuffisance : quand les ma-
« tériaux sont innombrables, les questions difficiles,
M la vie courte et le temps plein d'orages, il faut
(( beaucoup de présomption pour commencer un
u livre destiné à l'applaudissement des hommes,
u Mais je ne poursuis point la gloire , qui ne
(( se donne qu'au génie ; je remplis un devoir
u de conscience. Au milieu d'un siècle de scepti-
« cisme , Dieu m'a fait la grâce de naître dans
« la foi. Enfant, il me prit sur les genoux d'un
a père chrétien et d'une sainte mère; il me donna
•( pour première institutrice une sœur inteUigente,
« pieuse comme les anges qu'elle est allée rejoindre.
u Plus tard, les bruits d'un monde qui ne croyait
u point vinrent jusqu'à moi. Je connus toute l'hor-.
— 'IDO —
( reur de ces doutes qui rongent le cœur pendant
( le jour, et qu'on retrouve la nuit sur un chevet
( mouillé de larmes. L'incertitude de ma destinée
( éternelle ne me laissait pas de repos. Je m'alta-
( chais avec désespoir aux dogmes sacrés , et je
( croyais les sentir se briser sous ma main. C'est
( alors que l'enseignement d'un prêtre philosophe
( me sauva. 11 mit dans mes pensées l'ordre et la
( lumière; je crus désormais d'une fois rassurée,
c et, touché d'un bienfait si rare, je promis à Dieu
( de vouer mes jours au service de la vérité qui me
. donnait la paix.
« Depuis lors vingt ans se sont écoulés. A me-
sure que j'ai plus vécu, le foi m'est devenue plus
; chère; j'ai mieux éprouvé ce qu'elle pouvait dans
; les grandes douleurs et dans les périls publics;
j'ai plaint davantage ceux qui ne la connaissaient
point. En même temps la Providence , par des
moyens imprévus et dont j'admire maintenant
l'économie, a tout disposé pour m'arracher aux
affaires et m'attacher au travail d'esprit. Le con-
cours des circonstances m'a fait étudier surtout
la religion, le droit et les lettres, c'est-à-dire les
trois choses les plus nécessaires à mon dessein.
J'ai visité les lieux qui pouvaient m'instruire, de-
puis les catacombes de Rome , où j'ai vu le ber-
ceau tout sanglant de la civilisation chrétienne,
jusqu'à ces basiliques superbes par lesquelles
elle prit possession de la Normandie , de la
Flandre et des bords du Rhin. Le bonheur de
mon temps m'a permis d'entretenir de grands
— 2:jr, —
« chrétiens, des hommes illustres par TaUiance
« des sciences et de la foi, et d'autres qui, sans
« avoir la foi, la servent à leur insu par la droiture
« et la solidité de leur science. La vie s'avance
« cependant , il faut saisir le peu qui reste des rayons
« de la jeunesse. Il est temps d'écrire et de tenir à
« Dieu mes promesses de dix-huit ans.
« Laïque, je n'ai point de mission pour traiter des
« points de théologie, et d'ailleurs Dieu, qui aime'
u à se faire servir par des hommes éloquents , en
« trouve assez de nos jours pour justifier ses dog-
« mes. Mais pendant que les catholiques s'arrê-
c( talent à la défense de la doctrine , les incroyants
« s'emparaient de l'histoire. Ils mettaient la main
(( sur le moyen âge, ils jugeaient l'Église quelque
« fois avec inimitié, quelquefois avec les respects
« dus à une grande ruine, souvent avec une légè-
« reté qu'ils n'auraient pas portée dans les sujets
« profanes. Il faut reconquérir ce domaine qui
« est à nous , puisque nous le trouvons défriché
« de la main de nos moines , de nos bénédictins
« de nos BoUandistes. Ces hommes pieux n'avaien
(( pas cru leur vie mal employée à pâlir sur le
« chartes et les légendes. Plus tard , d'autres écri
« vains sont venus aussi relever une à une et re-,
c( mettre en honneur les images profanées dei
(( grands papes , des docteurs et des saints. J<
;< tente une étude moins profonde, mais plus éten
u due; je veux montrer le bienfait du christianism(
« dans ces siècles mêmes dont on lui impute les mal
u heurs...
- 257 —
« Je ne ferme point les yeux sur les orages des
« temps présents; je sais que j'y peux périr, et
« avec moi cette œuvre à laquelle je ne promets
(( pas de durée. J'écris cependant, parce que,
« Dieu ne m'ayant point donné la force de conduire
« une charrue, il faut néanmoins que j'obéisse à la
« loi du travail et que je fasse ma journée. J'écris
« comme travaillaient ces ouvriers des premiers
« siècles , qui tournaient des vases d'argile ou de
a verre pour les besoins journaliers de l'Église, et
« qui, d'un dessin grossier, y figuraient le bon Pas-
« teur ou la Vierge avec des saints. Ces pauvres
« gens ne songeaient pas à l'avenir; cependant quel-
ce ques débris de leurs vases, trouvés dans les cime-
« tières , sont venus, quinze cents ans après, rendre
« témoignage et prouver l'antiquité d'un dogoie
« contesté.
« Nous sommes tous des serviteurs inutiles; mais
« nous servons un Maître souverainement économe
(( et qui ne laisse rien perdre , pas plus une goutte
« de nos sueurs qu'une goutte de ses rosées. Je ne
« sais quel sort attend ce livre, ni s'il s'achè-
« vera, ni si j'atteindrai la fin de cette page qui
« fuit sous ma plume; mais j'en sais assez pour y
« mettre le reste, quel qu'il soit, de mon ardeur et
« de mes jours. Je continue ainsi d'accomplir les
n devoirs de l'enseignement public; j'étends et je
« perpétue, autant qu'il est en moi, un auditoire
« que je trouvai toujours bienveillant, mais trop
« souvent renouvelé. Je vais chercher ceux qui
« m'écoutèrent un moment, et qui, en sortant de
^ 2o8 —
« l'école, m'ont gardé quelque souvenir. Ce travail
c( résumera , refondra mes leçons et le peu que j'ai
u écrit.
« Je le commence dans un moment solennel et
(( sous de sacrés auspices. Au grand jubilé de l'an
(( 1300, et le vendredi saint, Dante, arrivé, comme
(( il le dit, au milieu de sa vie, désabusé de ses
u passions et de ses erreurs, commença son pèleri-
(( nage en enfer, en purgatoire et en paradis. Au
(( seuil de la carrière, le cœur un moment lui man-
u qua; mais trois femmes bénies veillaient sur lui
« dans la cour du ciel : la Vierge Marie, sainte
(( Lucie et Béatrix. Virgile conduisait ses pas, et,
u sous la foi de ce guide , le poëte s'enfonça coura-
« geusement dans le chemin ténébreux. Ah! je n'ai
« pas sa grande âme; mais j'ai sa foi. Gomme lui,
« dans la maturité de ma vie, j'ai vu l'année sainte,
« l'année qui partage ce siècle orageux et fécond,'
(( l'année qui renouvelle les consciences catholiques.
« Je veux faire aussi le pèlerinage des trois mondes,?
« et m'enfermer d'abord dans cette période des
(( invasions, sombre et sanglante comme l'enfer.
(( J'en sortirai pour visiter les temps qui vont de
« Charlemagne aux croisades , comme un purga-
a toire où pénètrent déjà les rayons de l'espérance.
'( Je trouverai mon paradis dans les splendeurs
'< religieuses du xiii® siècle. Mais, tandis que Virgile
'< abandonne son disciple avant la fin de sa course,
u car il ne lui est pas permis de franchir la porte du
u ciel, Dante, au contraire, m'accompagnera jus-
u qu'aux dernières hauteurs du moyen âge, où il
— 2o9 —
« a marqué sa place. Trois femmes bénies m'assis-
(' teront aussi : la Vierge Marie, ma mère et ma
<< sœur; mais celle qui est pour moi Béatrix m'a été
(< laissée sur la terre pour me soutenir d'un sourire
« et d'un regard, pour m'arrachera mes décourage-
i< ments, et me montrer sous sa plus touchante
« image cette puissance de l'amour chrétien dont je
« vais raconter les œuvres, »
Dieu ne voulut pas que ce grand ouvrage, pré-
paré par vingt ans de recherches , d'éloquence et de
charité, reçût de la main de son auteur le sceau de
la perfection. La mort devait le signer bien avant
qu'il fût fini. Mais ce qui en reste suffît à l'illustra-
tion d'Ozanam , et ce qui en est perdu se retrouvera
au livre où sont écrits les sacrifices des enfants de
Dieu.
On avait franchi la Pâque de 1852. Ozanam était
retenu dans son lit par la fièvre. Il apprend que
son auditoire l'attend à la Sorbonne , et que cette
bouillante jeunesse, sans se préoccuper des causes
[•qui la privent de son professeur, le demande en
criant et en s'agitant. Aussitôt, malgré ses amis,
malgré les pleurs de sa femme et les ordres du mé-
Idecin , il se lève et court à sa chaire : a Je veux ,
'dit-il, honorer ma profession. » Lorsqu'il entra
^ dans la salle de la Sorbonne, pâle, exténué, plu-
tôt comme un mort que comme un vivant , le re-
mords et l'admiration s'emparèrent de la foule, qui
lui prodigua de frénétiques applaudissements. Ces
transports se renouvelèrent à plusieurs reprises dans
Je cours de la leçon, et, ranimant l'infortuné sous
— 2G0 —
le coup mortel , rélevèrent au-dessus de lui-même
une dernière fois. On eût dit que les acclamations
avaient le secret de Dieu , tant elles devinrent
passionnées lorsque le professeur termina ainsi :
« Messieurs , on reproche à notre siècle d'être un
« siècle d'égoïsme, et l'on dit les professeurs at-
« teints de l'épidémie générale. Cependant c'est
« ici que nous altérons nos santés, c'est ici que
K nous usons nos forces ; je ne m'en plains pas :
« notre vie vous appartient, nous vous la devons
« jusqu'au dernier souffle , et vous l'aurez. Quant
« à moi, Messieurs, si je meurs , ce sera à votre ser-
« vice! »
Tels furent les adieux d'Ozanam à un auditoire
qui l'avait aimé et applaudi douze ans. Courtes
âiïinées des orateurs! assemblées éphémères qui se
forment des quatre vents du ciel autour de la parole
d'un homme, et qui se dispersent ensuite pour ne
plus se réunir ! Ozanam avait reçu le don de les émou-
voir, ce grand don de l'éloquence : maintenant encore
la source n'en était pas tarie; mais l'instrument exté-
rieur et terrestre était brisé , il ne restait à l'inspira-
tion que le faible souffle qui suffît au foyer domestique,
aux confidences de l'amitié, à ce chant du cygne
que la poésie célèbre, mais que le monde n'a jamais
entendu , parce qu'il se chante tout bas à une ou deux
âmes aimées.
Ozanam allait jouir, entre la vie et la mort, de
ces tristes et saints débris de lui-même. On le ren-
contra quelque temps encore sous ces belles allées
du Luxembourg, où ses amis et ses disciples lui
— 2GI —
avaient fait tant de fois cortège lorsqu'il les traver-
sait pour se rendre à ses triomphes de la Sorbonne.
11 laissait encore échapper de ses lèvres l'irrésisliblc
sourire qui lui gagnait les cœurs : mais toute sa
personne était couverte d'un voile, et le port, le
geste, la voix, le regard, disaient aux passants
connus de lui qu'ils ne voyaient plus que son ombre.
Il partit pour les Eaux-Bonnes avec sa femme et sa
fille. La Providence, par une attention délicate, lui
amena aussi pour le consoler un de ses plus jeunes
disciples, qu'il aimait particulièrement. Ensemble,
malades tous deux, malades, ils le croyaient, aux
mêmes plis et replis de la vie , ils se promenaient à
l'ombre des hautes montagnes , allant de la nature
à Dieu, et du souvenir des ans perdus à la concep-
tion bienheureuse des ans éternels. La jeunesse , la
foi, la renommée de l'un , l'obscurité de l'autre, les
prévisions tristes et les aurores joyeuses, tout don-
nait à ces entretiens derniers le caractère doux et
divin de la mort acceptée. « Quand le ciel était pur,
a raconte en des pages inconnues celui qui a sur-
« vécu, nous partions de bonne heure, nous ache-
« minant vers l'une des riantes promenades qui en-
« tourent les Eaux- Bonnes, et dont le souvenir
a s'embellit encore par celui de sa chère compagnie,
a C'était souvent la promenade horizontale. Là nous
« aUions chercher le calme du soir; nous la quit-
« lions quand le soleil , abandonnant les cimes em-
« pourprées du pic du Gers, laissait monter vers
« nous les fraîches vapeurs de la vallée de Laruns.
« Lorsqu'au dernier détour de la promenade nous
— 262 —
(( apercevions les toits des Eaux-Bonnes, il était
u nuit : les montagnes se découpaient en arêtes
« vives et sombres sur un ciel encore clair ; la
(( lune, se dégageant des sapins des hautes roches,
« s'élevait silencieuse, et des souffles réguliers
« comme la respiration d'un enfant qui s'endort
(( inclinaient doucement les bois. A cette heure , en
« ce bel endroit, nos âmes montaient naturellement
« vers Dieu : nous causions encore; mais de longs
(( intervalles de silence nous avertissaient plutôt
u que c'était l'heure de prier, profonde prière,
(( non articulée par des mots , et qui consiste seule-
u ment à se taire devant Dieu! 0 Seigneur! ô mon I
« maître! je vous remercie de m'avoir donné ces
(( heures! »
Deux mois s'écoulèrent ainsi, aux Eaux-Bonnes,
d'abord, puis à Biarritz, devant le golfe de Gascogne.
Là il fallut se séparer. Le jeune et aimable disciple
fut rappelé à Paris, et je lui cède de nouveau la
plume pour raconter le départ.
« M. Ozanam voulut m'accompagner jusqu'à
« Bayonne. De Biarritz à Bayonne il n'y a qu'une
« heure de chemin : cette heure est la dernière
« que j'aie passée sur la terre avec lui. Dieu per-
ce mit qu'il en eût le pressentiment. Il m'entretint
« durant la route de choses fort graves , relatives
(( soit à lui , soit à moi, soit aux affaires générales,
« à l'état de l'Église, à la conduite à tenir dans les
« circonstances présentes , aux espérances que pro-
ie mettait l'avenir. Il me parlait comme ne devant
« plus le faire, et moi je l'écoutais religieusement.
— 263 —
« Quand nous eûmes rejoint la grande route d'Es-
« pagne et que les tours de la cathédrale de Bayonne
(( commencèrent à paraître, il changea de langage,
« me dit qu'il se sentait frappé à mort, et que sans
« doute nous ne nous reverrions plus. J'avais toutes
« ses craintes, mais avec plus d'espoir, c'est-à-dire
a plus d'illusions, et je combattais de bonne foi
« ses tristes pensées. Mais il s'y tint, me parla de
« sa mort prochaine avec une assurance qui l'em-
« porta sur tous mes motifs d'espoir; et, quand la
« voiture s'arrêta devant la diligence qui devait me
« ramener à Paris, il me serra la main longtemps.
« Nous descendîmes. Je n'eus que le temps de faire
« placer mon petit bagage et de régler le prix de la
« route. Le moment vint de me séparer de lui;
« il m'embrassa fortement; il me disait : « Henri,
« dites-moi bien adieu. » J'avais le cœur déchiré,
« mais pas une larme. Je le suivis des yeux autant
« que cette consolation fut possible : un détour de
« rue rompit brusquement le dernier fil , et je ne le
« revis plus.
« C'était vers le soir. Quand nous arrivâmes au
« sommet de la colline qui domine Bayonne , le so-
« leil se couchait dans les flots étincelants de la
« mer; toutes choses avaient revêtu un manteau de
« pourpre et d'or; les sables de Biarritz brillaient
« au loin à travers une vapeur embrasée ; une
« flamme artificielle indiquait le phare, et nos yeux
« fixaient ce point perdu dans un océan de lumière.
« Ce spectacle, au lieu de dissiper ma tristesse, la
« jeta en quelque sorte dans l'infini. A travers
- ■ 264 —
« cette éclatante révélation de vie, d'amour et de
« beauté, j'aperçus à la fois tous ces heureux
« jours dont ce soir-là était le déclin, et, le regret
« me ramenant vers celui à qui j'en devais le
(( charme , je le revoyais comme un ami perdu pour
({ jamais. Je m'affligeais de n'avoir point osé lui
« montrer plus d'affection, je lui parlais, je le
« saluais de loin, je lui promettais une fidélité im-
« mortelle : mais l'avenir n'avait rien à me ré-
« pondre pour me consoler. J'entendais toujours
« cette voix me dire adieu. Je tombai dans une mé-
« lancolie si profonde, que mon âme en fut comme
(( submergée.
« Le temps, ce grand maître, a changé mes re-
« grets sans les détruire. Bientôt il ajouta de
« nouvelles inquiétudes à ces regrets, puis des in-
(( quiétudes désespérées, et enfin cette terrible cer-
« titude qu'on a beau attendre et qui surprend tou-
« jours. »
A peine libre des entraves de l'amitié , Ozanam
courut en Espagne, qu'il n'avait jamais vue. Il se
proposait de pousser jusqu'à Saint- Jacques -de-
Compostelle; le froid ne lui permit pas de s'avancer
au delà de Burgos. On touchait presque à la fin de
novembre. 11 revint sur ses pas, mais, comme tou-
jours , avec des notes d'érudit et des souvenirs de
jeune homme, et il ne manqua pas, malgré sa fai-
blesse croissante, de les réunir dans des pages qui ,
loin d'annoncer l'abaissement de sa virilité littéraire,
portent l'empreinte d'un style plus varié, plus souple,
plus ingénieux que jamais. Il leur donna le nom de
— 205 —
Pèlerinage au pays du Cid , comme pour se consoler
peut-être de n'avoir pu accomplir celui de Saint-
Jacques.
Une course suprême lui restait à faire après celle-
là. L'Italie le reçut pour la quatrième fois. On lui
avait indiqué Pise comme le séjour le plus favorable
à son état; mais l'hiver de 18o3 trompa toutes les
illusions de ses amis. Froid et pluvieux, il n'apporta
au malade qu'un long ennui et une aggravation de
souffrances rarement mêlées de quelque lueur de
bien-être. Il s'en consola par une activité héroïque
en faveur delà première œuvre de sa vie, la société
de Saint- Vincent-de-Paul. Elle était connue en Tos-
cane, mais arrêtée au berceau par le gouvernement
du grand-duc, qui ne pouvait croire à sa sincérité.
Heureusement Ozanam était estimé , ou , pour mieux
dire, célèbre dans ce pays. Ses travaux sur le Dante
y avaient été reçus avec applaudissements et tra-
duits plusieurs fois.
Il arriva donc que la grande-duchesse douairière
entendit parler de ce Français et des peines qu'il
se donnait pour introduire en Toscane une charité
suspecte. Un jour qu'elle était à Pise, elle lui en-
voya quelqu'un avec prière de la venir voir dès le
soir même. Ozanam, quoique accablé par la fièvre,
se rendit à l'invitation. La grande-duchesse le reçut
avec bonté. C'était une personne distinguée, aimant
les bonnes œuvres, mais toute pleine de préjugés
contre la société de Saint-Vinccnt-de-Paul , où elle
ne voyait qu'un repaire de libéralisme, et elle af-
firma tout d'abord à Ozanam que jamais le grand-
— 266 ~
duc n'en autoriserait l'établissement, si l'on ne
commençait par en chasser certains hommes qu'elle
lui désigna. Ozanam parla longtemps, et comme
il parlait toujours , c'est-à-dire avec un grand feu;
il s'efforça de justifier l'admission des personnes
que la cour ducale voyait d'un mauvais œil dans la
société, et, remontant à l'origine même des Con-
férences, il raconta comment, à la suite de la ré-
volution de 1830, quelques jeunes gens avaient
résolu de faire de la charité à l'exclusion de toute
politique, que c'était là un des points fondamen-
taux de leur association, et le motif qui leur com-
mandait d'admettre dans leur sein quiconque se
présentait à eux, pourvu qu'il fût honnête homme et
chrétien.
A quelques jours de là, le grand-duc accordait à
la conférence de Florence l'autorisation si longtemps
refusée, et il retendait presque immédiatement aux
conférences de Livourne et de Pise.
Mais Sienne, où une partie de l'université de Pisc
avait été transportée, et avec elle aussi une moitié
de la jeunesse toscane , Sienne n'avait pas suivi le
mouvement. Ozanam en gémissait beaucoup ; cette
jeunesse sans œuvres de charité le tourmentait
comme un remords personnel, et il n'eut pas de
repos qu'il ne se fût rendu à Sienne même pour y
proposer et y établir une conférence. Quoique lié à
des personnages de distinction, et en particulier
avec deux religieux affectionnés des écoles , il eut la
douleur de revenir sans avoir réussi. Cet échec Tat-;
trista profondément. « Dieu, disait-il, ne veut plus
— 267 —
« bénir mes efforts. » Toutefois, malgré le découra-
gement sensible où l'avait jeté ce qu'il croyait un
refus de concours de la Providence, il résolut de
lui faire encore un appel, et, arrivé au bord de
la mer, au petit village de l'Antignano, il écrivit
une lettre de quatre pages à l'un de ses amis de
Sienne , le père Pendola , pour le supplier de tenter
un dernier effort. La réponse se fît attendre quinze
jours. Le quinzième, vers la fin de juillet, il reçut
une lettre qui lui disait : « Mon cher ami, hier,
« jour de saint Vincent de Paul, j'ai fondé deux
« conférences, l'une dans mon collège, l'autre dans
« la ville. »
Si Ozanam eût été sensible encore à d'autres
succès, il eût eu, pendant son séjour en Toscane,
de grandes raisons de regretter la vie. On lui pro-
digua une bienveillance et des honneurs rarement
accordés à un étranger. Il fut nommé membre de
l'Académie de la Crusca en même temps que le
comte César Balbo, l'auteur des Espérances de
V Italie, et enfin il sentit tout autour de lui cette
admiration affectueuse qui révèle la gloire, et qui
en est à la fois le signe le plus certain et le par-
fum le plus doux. Mais la mort éclaire la gloire elle-
même d'un jour qui la fait pâlir, et le 'cœur du
chrétien , à mesure qu'il sent les approches de l'é-
ternité , se déprend de ces faiblesses pardonnables
que la sainteté seule ne connaît pas. Ozanam était
mûr. Il luttait encore, il est vrai, contre le tom-
beau : il songeait encore à ces années trop peu
pleines; mais ce n'était plus par regret de la vie,
— 2{;8 —
c'était par regret du bien. Comme il y a dans une
grande âme unie au monde un besoin d'achever le
monument qu'elle a conçu et qui portera son nom ,
il y a dans une grande âme unie à Dieu le besoin
d'achever l'œuvre qu'elle a commencée pour lui et
où elle pense cacher son nom sous le sien. Quand
Dieu refuse, quand il brise l'ouvrier avant que la|
dernière pierre ait été posée, quand la croix des-
cend à trente ans, comme pour le Fils de l'Homme,!
c'est alors le sacrifice par excellence , celui qui ar-
rache une larme au ciel même et qui fait le martyre
non sanglant. Or, en ces jours-là, tel était le mys-
tère qui se passait au cœur de notre ami. Il nous en
a laissé de sa main même une touchante et pieuse
trace.
Le 23 avril 1853 , il écrivait à Pise les lignes sui-
vantes :
« J'ai dit au milieu de mes jours : J'irai aux portes
u de la mort.
« J'ai cherché le reste de mes années. J'ai dit : Je
« ne verrai plus le Seigneur mon Dieu sur la terre
« des vivants.
(( Ma vie est emportée loin de moi , comme s'est
u repliée la tente des pasteurs.
(( Le fil que j'ourdissais encore est coupé comme
u sous les ciseaux du tisserand. Entre le matin et le
<( soir, vous m'avez conduit à ma fin.
« Mes yeux se sont fatigués à force de monter au
« ciel.
« Seigneur, je souffre violence, répondez-moi. Mais
— 269 —
« que dirais-je , et que me répondra celui qui a fait
« mes douleurs?
« Je repasserai devant vous toutes mes années
« dans l'amertume de mon cœur. »
« C'est le commencement du cantique d'Ézéchias;
a je ne sais si Dieu permettra que je puisse m'en
<( appliquer la fin. Je sais que j'accomplis aujour-
(( d'hui ma quarantième année, plus que la moitié
« du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j'ai
« une femme jeune et bien-aimée, une charmante
« enfant, d'excellents frères, une seconde mère,
« beaucoup d'amis, une carrière honorable, des
« travaux conduits précisément au point où ils pou-
ce vaient servir de fondement à un ouvrage long-
« temps rêvé. Voilà cependant que je suis pris d'un
<( mal grave, opiniâtre, et d'autant plus dangereux
« qu'il cache probablement un épuisement complet,
(f Faut- il donc quitter tous ces biens que vous-
« même, mon Dieu, m'aviez donnés? Ne voulez-
« vous point. Seigneur, vous contenter d'une partie
« du sacrifice? Laquelle faut-il que je vous immole
« de mes affections déréglées? N'accepterez-vous
« point l'holocauste de mon amour -propre litté-
« raire, de mes ambitions académiques, de mes
« projets même d'étude, où se mêlait peut-être
u plus d'orgueil que de zèle pour la vérité? Si je
(( vendais la moitié de mes livres pour en donner le
« prix aux pauvres , et si , me bornant à remplir
« les devoirs de mon emploi , je consacrais le reste
« de ma vie à visiter les indigents, à instruire les
« apprentis et les soldats, Seigneur, seriez -vous
— 270 —
« satisfait, et me laisseriez -vous la douceur de
(( vieillir auprès de ma femme et d'achever l'édu-
« cation de mon enfant? Peut-être, mon Dieu, ne
« le voulez-vous point. Vous n'acceptez point ces
(( offrandes intéressées , vous rejetez mon holocauste
({ et mon sacrifice : c'est moi que vous demandez
« Il est écrit aie commencement du Livre que je
« dois faire votre volonté, et j'ai dit : Je viens,
« Seigneur.
« Je viens si vous m'appelez, et je n'ai pas le
« droit de me plaindre. Vous avez donné quarante
« ans de vie à une créature qui est arrivée sur la
« terre, maladive, frêle, destinée à mourir dix
{( fois, si la tendresse et l'intelligence d'un père et
« d'une mère ne l'avaient dix fois sauvée. Que les
« miens ne se scandalisent point si vous ne voulez
« pas faire aujourd'hui un miracle pour me guérir.
« Mon enfance, heureusement écoulée au milieu
« de tant de périls , n'était-elle pas un premier mi-
« racle? A sept ans, quand la fièvre typhoïde me:
« conduisait jusqu'à l'agonie , ne fut-ce pas à l'in-
« tervention de saint François Régis que ma mère
« attribua ma guérison? Ne m'avez-vous pas déli-
« vré des malaises de l'adolescence qui inquiétaient
« mon père? A l'entrée de ma carrière, quand j'é-
« tais arrêté tout à coup par une cruelle maladie
« de la gorge , ne m'avez-vous pas guéri , ne m'a-
« vez-vous pas donné la joie de publier ce que je
« croyais la vérité? Enfin, il y a cinq ans, ne m'a-
« vez-vous pas ramené de bien loin, et ne m'avez-
« vous pas accordé ce délai pour faire pénitence
— 271 —
« de mes péchés et pour devenir meilleur? Ahî
M toutes les prières qu'alors on vous adressa pour
<( moi furent écoutées. Pourquoi celles qu'on vous
(( fait aujourd'hui , et en bien plus grand nombre,
« seraient -elles perdues? Mais peut-être, Sei-
(( gneur, vous les exaucerez d'une autre manière.
« Vous me donnerez le courage de la résignation ,
« la paix de l'âme, et ces consolations inexprimables
« qui accompagnent votre présence réelle. Vous
K me ferez trouver dans la maladie une source de
u mérites et de bénédictions , et ces bénédictions ,
« vous les ferez retomber sur ma femme, mon en-
« fant, sur tous les miens, à qui mes travaux au-
« raient peut-être moins servi que mes souffrances. »
Ces dernières paroles nous indiquent que le sacri-
fice d'Ozanam était fait : aussi écrivit-il son testa-
ment le même jour, 23 avril, et nous n'avons plus
à le suivre qu'au tombeau.
La veille du mois de septembre, accompagné de
sa femme , de sa fille , de ses deux frères , il sortit
de la maison qu'il occupait au petit village de l'An-
tignano , sur le bord de la mer. En sortant , il ôta
son chapeau, et, les mains levées vers le ciel, il
prononça cette prière : « Mon Dieu , je vous remer-
« oie des souffrances et des afflictions que vous m'a-
« vez envoyées dans cette demeure; acceptez- les
M en expiation de mes péchés. » Puis, se tournant
vers sa femme : « Je veux qu'avec moi tu bénisses
« Dieu de mes douleurs. » Et aussitôt, se jetant dans
ses bras : « Je le bénis aussi des consolations qu'il
« m'a données. »
— 272 —
Dieu lui accorda, pour la dernière fois qu'il tra-
versa la mer, un temps et des flots sereins. Couché
sur le pont du navire qui le rapportait en France ,
il put jouir en paix de l'air, du ciel, des eaux, de
ces poétiques rivages de l'Italie qu'il avait pas-
sionnément aimés, et où il venait de recevoir un
accueil digne de la terre qui a nourri tant de grands
hommes , et qui sait encore les reconnaître de quel-
que part qu'ils abordent à ses ruines. Quand les
côtes de la Provence se levèrent à ses yeux, il
éprouva une grande joie de revoir la patrie et de
la certitude d'y mourir. Le vaisseau ne tarda pas
d'entrer au port de Marseille, où l'attendaient sa
belle-mère et la famille de sa femme. « A présent,
« dit -il, que j'ai remis Amélie entre les mains
(( de qui elle doit être , Dieu fera de moi ce qu'il
« voudra. »
Il eût encore désiré revoir Paris, Paris où tant
de souvenirs l'attachaient, où ses amis et sa gloire
l'eussent si pieusement accueilli. Mais ce vœu du
serviteur ne fut pas exaucé. Seulement Dieu lui re-
tira les angoisses du grand passage; il ne soufl'rit
plus dès qu'il eut touché la terre de ses aïeux et de
ses travaux. Un calme qui n'était ni celui de la vie
ni celui de la mort se répandit dans sa personne, et
il reçut en cet état les derniers sacrements de l'É-
glise dont il avait été le fidèle et le défenseur. Le
prêtre lui ayant dit d'avoir confiance en Dieu : « Ehl
(( pourquoi le craindrais -je? répondit- il, je l'aime
« tant 1 »
Ce devoir rempli, un sommeil précurseur s'em-
— 273 —
para de ses membres épuisés. Il se réveillait çà
et là pour remercier et bénir, pour tendre la main,
pour essuyer une larme, pour sourire encore une
fois. Le matin de sa mort , jour de la Nativité de
la très-sainte Vierge, il ouvrit les yeux, souleva ses
bras , et dit d'une voix forte : « Mon Dieu , mon
« Dieu , ayez pitié de moi ! » Ce fut sur la terre la
dernière parole de celte âme qui en avait eu tant
d'éloquenles.
Ses amis reçurent son cercueil avec vénération.
Lyon voulut le garder, Paris l'obtint. Il repose sous
les pieds de cette jeunesse qu'il a évangélisée par
sa vie, et à laquelle il parle encore du fond de sa
tombe.
i Reviendrai -je maintenant sur des faits ou des
! vertus oubliés au courant de mon récit? Recueille-
rai-je dans cette vie quelques épis épars après la
imoisson? La piété me le permet, si elle ne me le
'commande pas.
[ Ozanam avait une grande tendresse de cœur, une
brande foi aux choses domestiques. Quoiqu'il fût
très-sobre, et que souvent même il ne s'aperçût pas
de ce qui lui était servi, il tenait extrêmement à ce
que, le dimanche et les jours de fête, il y eût sur la
table quelque mets plus délicat que de coutume.
C'était lui qui le commandait d'ordinaire, et quel-
quefois qui l'apportait. Étranger à toute idée de luxe,
peu soigneux de son vêtement, content des plus
simples meubles, il attachait du prix à un bouquet
de fleurs. Il aimait à en avoir près de lui, sur son
bureau. De beaux livres, de belles gravures, le ton-
— 274 —
taient aussi, et il ne résistait pas à l'acquisition de
quelque petit tableau dont le mérite avait captivé
ses yeux. Les voyages aux grands lieux du monde
étaient encore un de ses faibles ; il courait à un ^
lac, à une vallée, et quand les ombres de l'his-l
toire descendaient avec celles de la nature sur un
champ ou sur une ruine, il s'y sentait attiré par
une invincible sympathie. Ce n'était pas, à vrai dire,
une âme austère; la poésie l'avait consacré tout en-
fant , et il n'y avait pas de muse qui n'habitât en
lui.
Le 23 de chaque mois, date chère à sa mémoire
parce que c'était celle de son mariage , il ne man-
quait jamais d'offrir à sa femme quelques plantes
fleuries. Même à la veille de sa mort, il n'oublia
point de le faire, et le 23 août qui la précéda, étant
encore au village de l'Antignano , il envoya chercher
une branche de myrte qu'il avait remarquée au bord
de la mer, pour la donner à celle qui depuis douze
ans charmait et fortifiait sa vie.
11 avait eu pour sa mère vivante un culte qu'il lui
conserva toujours , et j'ai remarqué dans ses lettres
qu'il en parlait sans cesse avec une tendre admira-
tion. Quand il l'eut perdue, sa douleur fut extrême;
mais, le premier déchirement passé, il se fit en lui
un phénomène qu'il appelle quelque part la convie-
lion de la présence réelle de sa mère. Il lui semblait
qu elle le suivait encore, et qu'elle l'inspirait, qu'elle
le récompensait, comme au temps de son enfance,
par ces caresses sensibles.
L'amitié ne fut pas pour Ozanam le sentiment
— 275 —
éphémère d'une jeunesse rapide. Ni les années, m
le mariage, ni la célébrité, ne tarirent en lui le be-
soin d'aimer des égaux. Il les recherchait même au-
dessous de son âge par une condescendance qui fut
récompensée, et, ayant moi-même aimé quelqu'un
de ceux qu'il aimait, j'ai eu de touchantes preuves
de l'affection qu'il savait inspirer.
. Sa piété était vive et douce. Elle prit de bonne
heure le caractère d'un dévouement actif à cette
grande société des âmes que Dieu a fondée sur la
terre par le sang de son Fils, et il se crut même ap-
pelé à quitter le monde pour apprendre à le bénir.
Quelque chose le retint, soit un peu de faiblesse
devant le sacrifice, soit la crainte de perdre une
part de sa liberté, soit plutôt que Dieu voulût en
lui un cœur de prêtre dans une vie d'homme du
siècle. Ce mot le peint tout entier. Nul chrétien en
France, et de notre temps, n'aima davantage l'É-
glise, ne sentit mieux ses besoins, ne pleura plus
amèrement les fautes de ceux qui la servaient, n'eut
enfin dans une existence laïque un plus véritable et
plus profond apostolat. La prière et la méditation
des choses divines le soutenaient à cette hauteur
surnaturelle, malgré la préoccupation incessante de
ses travaux d'esprit. Chaque matin il lisait dans une
Bible grecque quelques versets ou quelques pages
de l'Écriture sainte, suivant que l'onction de Dieu le
retenait plus ou moins sur ce qu'il avait lu. C'était
la première demi - heure de sa journée. Il y avait
puisé une connaissance efficace de la parole de Dieu.
Jamais il ne se rendait à son cours sans avoir prié
~ 27G —
à genoux, pour qu'il ne dît rien de contraire à la
vérité, ou dans le seul but de s'attirer des applau-
dissements. On remarquait dans sa controverse une
attention inflnie à ne pas blesser ceux qui discu-
taient avec lui, quelles que fussent leurs erreurs. Il
lui semblait, dès qu'une intelligence traitait de Dieu,
que déjà elle était sur la voie de le trouver, et qu'un
mot superbe ou trop vif pouvait lui faire une bles-
sure irréparable. Mais cette douceur n'allait jamais
jusqu'au déguisement de sa pensée. Il professait sa
loi avec la courageuse humilité du chrétien qui con-
naît le peu qu'est le monde; et si le respect des
âmes lui inspirait une exquise modération , le res-
pect de la sienne s'élevait au-dessus de toute crainte
humaine.
Un jour qu'il visitait à Londres l'église de West-
minster, mêlé à une foule d'étrangers et d'inconnus,
il arriva derrière le chœur, en face du tombeau de
saint Edouard. La vue de ce monument mutilé par
le protestantisme le saisit de douleur, et, tombant à
genoux devant les reliques telles quelles du saint
Louis de l'Angleterre, il pria seul en expiation de '
tout ce peuple qui ne connaît plus ses saints, et au
mépris de l'assistance, qui le prit sans doute pour
un idolâtre, sinon pour un fou.
Dans une autre occasion, de nature différente, il
avait révélé le même courage , et ceux qui l'ont vu
à côté de M. Lenormant, aux jours où ce regrettable
professeur succomba sous les lâchetés d'une agres-
sion sans cause, ceux-là ne douteront jamais qu'il
ne fût capable de toute confession devant tout péril. '
— 277 —
I Les amis d'Ozanam ont voulu élever à sa mé-
moire un mausolée. Il n'ont choisi ni le marbre ni le
bronze, mais ses propres écrits. Leur main fidèle et
respectueuse a rassemblé ces pages dispersées, et
jleur a donné, malgré la mort, une unité qu'elles
tiennent bien moins de leur disposition posthume
;que du souffle qui les anime d'un bout à l'autre.
iL'érudit, l'homme pieux, l'orateur, s'y révèlent
dans un tissu qui ne faiblit jamais, et cette lecture
inspirera toujours ensemble le regret et l'admira-
tion , le regret d'une vie si rare et sitôt tombée ,
jl'admiration de talents si divers dans un mémo
jesprit.
I Cher monsieur Ozanam ! aucun de nous ne lais-
sera le vide que vous nous avez laissé, aucun n'em-
portera du cœur des hommes ce que vous avez
comporté du nôtre. Vous nous avez précédés dans
la mort , parce que vous nous aviez précédés dans
la vertu : les pauvres ont prié pour vous, et nous
ont ravi votre âme. Agréez ces pages où j'ai voulu
Iretracer quelque ombre de ce que vous nous étiez.
, Je les ai écrites pour vous, pour vous qui fûtes pen-
I pant vingt ans, sinon le plus fort, du moins le plus
, ipur objet de nos regards, et dont les faiblesses, s'il
ly en eut en vous de cachées parce que vous étiez
> iliomme , n'allèrent jamais qu'à vous rendre plus
:hère votre inébranlable constance dans les choses
lue vous aviez aimées et défendues. Vous fûtes le
naître de beaucoup, le consolateur de tous. Choisi
ie Dieu, après de longues années d'humiliations,
pour rappeler la gloire dans les camps de la vérité,
8*
— 278 —
vous accomplîtes fidèlement jusqu'à votre dernier
jour cette mission d'honneur et de paix. Le pauvre
vous vit à son chevet, la tribune littéraire debout
devant une génération, et la presse, cet autre in-
strument du bien et du mal , eut en votre per-
sonne un honnête et religieux artisan. Vous n'avez,
laissé de blessure à aucun, si ce n'est cette bles-
sure qui guérit de la mort, parce que c'est la cha-
rité qui la fait. Demeurés derrière vous , nous n'a-
vons plus la joie de vous voir et de vous entendre;;
mais il nous reste encore celle de vous louer, et,;
quelles que soient les destinées qui nous attendeni;
au seuil extrême de nolro carrière, la joie plas
grande encore de vous imiter de loin, si Dieu k;
ncrmet.
DISCOURS
POUR LA TRANSLATION DU CHEF
DE
SAINT THOMAS D'AQUIN
PRONONCÉ
jjans L'église saint-sernin de Toulouse
LE IS JIJILLLT 1832
DISCOURS
POUR LA TRANSLATION DU CHEF
DE
SAINT THOMAS D'AQUIN
Euntes docete omîtes génies (1).
Allez et enseignez toutes les nations.
Mes Frères ,
C'était une parole bien simple que celle-là : Allez
' et enseignez toutes les nations : et cependant c'était
une parole bien extraordinaire, puisqu'elle était dite
à des gens qui ne savaient rien ; et eussent- ils su
quelque chose, eussent- ils possédé toute la science
dont le genre humain était alors le maître, c'eût été
encore une étonnante et miraculeuse hardiesse que
(1) Saint Mallhieu, chap. xxviii, vers. 19.
— 282 -
de dire à des hommes : Allez et enseignez toutes les
nations. Car, pour enseigner toutes les nations, il
faut que la doctrine ainsi commise à des lèvres mor-
telles se suscite à jamais des apôtres, c'est-à-dire
des âmes qui se dévouent à la porter jusqu'aux
extrémités du monde, abandonnant pour elle leur
patrie, leur famille, leurs amitiés, leur langue na-
tive , tout ce qui fait l'espérance , le cours et l'illu
sion de la vie. Sans quoi le monde ne verra poinv
l'effet de cette parole : Allez et enseignez toutes les
nations, parce que le monde ne va point de lui-
même au-devant de la vérité, heureux lorsqu'il la
reçoit des mains qui la lui portent, et ne répond point
au plus généreux des sacrifices par le mépris et la
persécution.
Aussi faut- il à la doctrine, si elle veut parvenir à
toute la terre et justifier le Maître qui lui en a donné
l'ordre, lui faut- il plus encore que des apôtres : il
lui faut des hommes capables de la défendre contre
cette haine mystérieuse que le monde a vouée à la
vérité, et qui le pousse à la combattre, tantôt par le
raisonnement, tantôt par la ruse, tantôt par la vio-
lence et la proscription. Et comme la vérité est des-
cendue du ciel sans armes , que Dieu l'a envoyée au
milieu de nous ainsi qu'un agneau , selon sa propre
expression , il est nécessaire de la défendre , non pas
en répandant le sang, mais en donnant le sang; non
pas en soldat, mais en martyr. Et, plus ou moins ^
toute chose qui doit vivre ici -bas a besoin do ses
martyrs, parce que toute chose étant sujette à la
discussion et à l'inimitié a besoin d'hommes prêts
— 283 —
à donner leur vie pour elle; et quand parmi nous
une chose ne trouve plus de gens qui veulent mourir
à son profit, cette chose n'existe plus, elle est morte :
mais bien plus la vérité, parce que la vérité, nue et
désarmée de sa nature, n'a de ressource pour se sou
tenir qu'une foi qui aille jusqu'au sang : et ainsi le
sang qui est la vie de l'homme, est aussi la vie de la
vérité.
Encore les apôtres, aidés des martyrs, ne suffi-
ront-ils pas à cette parole : Allez et enseignez toutes
les nations. Il y faudra joindre d'autres hommes
simples et modestes, contents de peu, vivant au
milieu des peuples sans richesse ni puissance, et
cependant avec une autorité constante, respectée,
remarquable par la simplicité même. Ce seront les
pasteurs , hommes de chaque jour, nourrissant
leur troupeau de la vérité qu'auront prêchée les
I apôtres, et que les martyrs auront scellée de leur
sang.
Mais sera-ce tout? Et quand Dieu, le père de la
vérité , l'auteur de cette parole : Allez et enseignez
toutes les nations , aura trouvé parmi nous assez de
héros pour faire des apôtres , des martyrs et des
pasteurs, aura-t-il assuré l'œuvre de l'enseigne-
ment universel? Ne le croyez pas : il lui manque
encore une race particulière d'hommes , sans la-
quelle l'expansion de la vérité ne serait pas pos-
sible, et le règne de la lumière sur tous ne serait
que le songe d'une impuissante bonté : il lui manque
les docteurs. Et ce nom, mes Frères, vous avertit
que nous touchons à l'objet imposant de la solen-
— 284 —
ni'é qui nous rassemble, puisque ce lilre de docteur
est celui-là même qui orne le front et la mémoire
de rhomme vénéré dont les reliques sont sous vos
yeux.
Mais qu'est-ce donc que le docteur? Que fait-il?
<}uelle est sa part dans l'accomplissement de celte
parole souveraine : Allez et enseignez toutes les na-
tions? Étranger aux éloquentes pérégrinations de
l'apôtre , au témoignage sanglant du martyr, aux
paisibles cultures du pasteur, ou ne les connaissant
que par un hasard qui les lui surajoute, quelle est
sa mission dans l'œuvre propagatrice de la vérité ?
Est-ce lui qui la crée? Non, car Dieu lui-même ne
crée pas la vérité; il la voit en lui, et il la donne, et,
encore qu'il en fût le créateur, il n'appartiendraiti
pas à des hommes de la créer après lui ou avec lui :i
mais ni Dieu, ni l'homme, ni personne au mondej
ne crée la vérité, elle est éternelle, elle est de soi par,
soi.
Que fait donc le docteur, puisqu'il ne crée pas la
vérité, qu'il ne la propage point par la parole, qu'il
ne donne pas son sang pour elle, et ne la cultive
point dans l'âme d'un troupeau confié à ses soins de
chaque jour? Ce qu'il fait, mes Frères, je vais vous
le dire : il fait ou développe la théologie, et par con-
séquent, ayant à célébrer devant vous l'un des plus
grands docteurs de l'Église, si ce n'est le plus grand,
je ne puis vous donner une idée de lui qu'en posant
ces deux questions :
Quelle est la place que la théologie occupe dans le
.monde ?
— 283 -
Quelle est la place que saint Thomas d'Aquin oc-
cupe dans la théologie?
Ces deux questions , à en entendre le simple
énoncé , semblent ne vous promettre que des aper-
çus difficiles, austères, peu accessibles à la plupart
de mes auditeurs. Mais qu'ils se rassurent. La vérité
est comme l'univers : si l'univers contient des lois
profondes que les mathématiques n'expriment qu'à
l'aide de calculs incompris de la multitude, il sait
les revêtir sous les yeux de tous de magnificence et
de clarté; la lumière s'échappe de ces ombres abs-
truses, et les plus petits, en regardant le ciel, le com-
prennent et l'admirent aussi bien que Newton. Il en
est de même de la vérité : plus haute encore et plus
profonde que l'univers qui n'en est qu'une pâle ma-
nifestation, elle sait, soit qu'elle apparaisse dans
l'Évangile et sur le visage du Christ, soit qu'elle se
montre sur les lèvres de ses envoyés, mettre en eux
la splendeur qui éclaire et la bonté qui touche. Ainsi
la verrez -vous dans ce discours malgré l'indignité
de son interprète, et, quoi que je lui ôte , il lui
restera toujours assez pour vous instruire et vous
pénétrer.
, Je me demande quelle est la place que la théo-
logie occupe dans le monde : par conséquent c'est
une question de lieu que je pose, car on ne peut
savoir la place ou le rang d'un objet qu'en déter-
Iminant son lieu. Or il n'y a dans les choses que
trois lieux existants : Dieu , l'intelligence, l'uni-
vers : Dieu, qui est le lieu des esprits; l'intelli-
igence, qui est le lieu de la pensée; l'univers, qui est
— 286 —
le lieu des mondes. Dieu contient les esprits , l'in-
telligence contient la pensée, l'univers contient les
mondes.
En laquelle de ces trois régions habile la théo-
logie ? Ce n'est pas en Dieu ; car la théologie rai-
sonne, elle a des ombres, et en Dieu ne se trouvent
ni déduction ni obscurité, mais une pleine et par-
faite lumière. Ce n'est pas non plus l'univers qui
est le lieu de la théologie; car l'univers n'est que
l'ensemble des êtres matériels , et la théologie n'est
point un corps. C'est donc moins haut que Dieu et
plus haut que l'univers qu'il nous faut la chercher,
dans cette région moyenne à laquelle nous appar-
tenons nous-mêmes par la partie la plus élevée
de notre être : c'est l'intelligence qui est le lieu
de la théologie. La théologie est une habitante de
notre esprit , une forme de notre pensée , et à ce
titre elle est déjà quelque chose de grand. Mais
ce n'est pas la connaître et avoir suffisamment
déterminé sa place dans le monde que de s'arrêter
là : il nous faut savoir la fonction qu'elle exerce
dans notre esprit, le rang qu'elle y tient, ses
rapports avec l'ensemble de nos facultés, et con-
clure de là ce qu'elle est entre Dieu, l'homme et
l'univers.
Or le premier acte de l'esprit , son acte le plus
simple , est ce que nous appelons la science. La
science est la connaissance des réalités de la nature
et de l'histoire : elle nous emporte de nous, qui ne
sommes qu'un point et qui n'avons qu'une heure,
aux immensités où se meuvent les mondes , et aux
— 287 —
siècles peuplés des générations qui ne sont plus;
elle nous dit des uns leurs phénomènes et leurs lois
des autres leur liberté, leurs passions, leurs vertus,
leurs monuments. Oui, l'homme armé de sa seul'î
intelligence a sondé les deux abîmes où il est sus-
pendu, l'abîme de l'espace et l'abîme du temps. li
a porté sa main de l'équateur qui partage la terre
aux pôles qui régissent sa course, mesuré leurs dis-
tances , déterminé l'orbite qui soutient sa demeure
autour du soleil, et en fait une nef stable dans un
mouvement qui ne se repose jamais. 11 a de son re-
gard embrassé le ciel, compté les astres, assujetti
à ses calculs leurs influences et leurs relations . vi-
sité les profondeurs où ils se perdent , et là même
où ses yeux ni ses influences ne pouvaient plus at-
teindre , ses sublimes pressentiments l'ont encore
servi. Et pendant qu'il explorait cet océan privé de
rivages, sans quitter le sol étroit qui le retient cap-
tif, il arrachait au passé ses plus impénétrables se-
crets ; il saisissait dans les mystères du langage la
trace des séparations et des transmigrations des
peuples, tirait de la fable des certitudes, évoquait
la vie des nécropoles , et, scrutateur des ruines , en
faisait jaillir l'humanité disparue, tenant ainsi d'une
main le sceptre de la nature , de l'autre celui de
l'histoire, et mêlant la science des actes de l'homme
à la science des actes de Dieu.
Et pourtant, mes Frères, hommes mortels qui
m'écoutez et dont je raconte les dons et la puissance,
pourtant tout ce que je viens de dire, ces explora-
lions , ces découvertes , ce magnifique enchaînement
de faits et de lois soumis à votre génie, tout cela , si
grand qu'if soit, n'est encore que le porlique du
temple et comme le vestibule de votre esprit. Vous
vous étonnez peut-être, vous me demandez ce qui
viendra donc après. Ah! ce qui viendra ! Nous étions
tout à l'heure à l'extrémité des mondes , aux limites
où, les instruments mêmes que nous avons créés per- j
dant leur force, l'homme peut à peine pressentir ce
qu'il ne peut plus calculer: eh bien! là, aux confmsl
des choses finies , et qui , parce qu'elles sont finies ,
demeurent petites dans leur immensité et font de la
science qui les mesure un élément inférieur et initial
de notre esprit, là un horizon nouveau s'est dévoilé
devant nous, l'horizon de l'infini. Prophètes sans ef-
fort, nous avons regardé par delà le ciel, et deux noms:
tombés sur nos lèvres nous ont révélé la lumière
et la loi des êtres intelligents ; nous avons nomnib
la vérité et la justice, nommé Dieu, qui est leur
père, et notre âme, incUnée devant cette première
et inépuisable source de tout vrai, de tout bien,
de tout beau, s'est relevée connaissant dans le Créa-
teur ce qui ne se crée pas , et ayant dans la raison
un reflet des choses que Dieu voit en lui éternelle-
ment.
Ainsi à la science s'est ajoutée la raison , à la con-
naissance des faits celle des causes, à l'obscure;
clarté du fini la clarté plus vaste et plus pure de i
l'infini. Je ne veux pas dire que , selon Tordre des
temps, la science ait précédé la raison ; mais, laissant j
là le mystère de leur génération successive ou si-j
multanée, je mets l'une au-dessus de l'autre, selonij
— 289 —
que l'une voit plus que l'autre. La science fait lo
savant, la raison fait l'homme; la science est de
quelques-uns, la raison est de tous. C'est elle qui,
se propageant et survivant à tout au milieu des peu-
ples, engendre ce bon sens populaire qui, pour me
servir d'une expression célèbre , est le maître de la
vie. En vain une science parricide s'efforcera d'abo-
lir dans l'esprit humain la notion de la justice , le
nom même de la vérité , ou de les séparer de Dieu ,
qui est leur principe et leur siège, pour en faire je
ne sais quelles filles des intérêts de l'homme : la
raison toute simple, abandonnée à son seul cours,
résistera dans l'âme des peuples aux blasphèmes du
génie, et, même avec des erreurs, maintiendra le
nom, l'idée, le règne de la justice et de la vérité.
Mais encore, pour se manifester et se défendre , la
raison n'est pas réduite à cette seule forme , toute
sublime qu'elle est, du bon sens populaire; elle en
a une autre que Dieu lui a donnée, et par où, de-
venue méditative et profonde, habitante illustre de
quelques âmes prévues et préparées, elle impose
sa gloire à toute la terre et se fait un rempart des
plus grands noms que l'homme ait portés. Je veux
dire la philosophie : je veux dire ces hommes , Gon-
jfucius, Zoroastre , Pythagore , Socrate , Platon,
JAristote, Gicéron , Épictote , admirables et bons
génies , dispersés par la Providence le long des siè-
|cles, et qui, même avant le plein midi de l'Évan-
jgile, luttant contre des ténèbres dont ils n'étaient
pas la cause, ont servi de leur éloquence la justice
et la vérité, et obtenu des Pères mômes de l'Église
VUl. - 9
— 21)0 -
d'avoir un nom et un honneur dans leurs écrits ,
comme si nos docteurs eussent voulu les convertir
à la foi malgré leur mort , ou plutôt transformer
leurs travaux en un patrimoine naturel du christia-
nisme. C'est qu'en effet quiconque voue son âme à
la lumière supérieure qui éclaire tout homme venant
en ce monde , et la défend dans son siècle par l'ad-
miration qu'il inspire, celui-là, malgré les ténèbres
involontaires qui lui restent, est un précurseur s'il
n'est un héraut des doctrines plus hautes qu'il n'a
pas connues.
C'est vous dire , mes Frères , que la raison , si
élevée qu'elle soit, ne termine pas pourtant cette
belle hiérarchie de notre esprit. La raison conçoit
l'infini, l'éternel, l'absolu, le nécessaire; elle tire
de cette notion métaphysique la notion morale de la
vérité et de la justice, et de toutes les deux le nom
et la preuve de Dieu. Mais là, à ce faîte des choses,
elle commence à se troubler; elle cherche, elle hé-
site , elle se demande quelle est l'essence divine ,
quelle sa vie, ses conseils, ses volontés. Qui les lui
dira? Gomment une intelligence finie, abordée par
un miracle de sa nature aux rivages qui n'ont point
de bornes, en mesurerait-elle la largeur, la hauteur
et la profondeur ? Un homme ne connaît pas la
pensée d'un autre homme sous le voile de chair qui
la lui cache : comment connaîtrait-il la pensée de
Dieu? Il ne le peut sans doute que si Dieu la lui dit
dans une conversation de son âme avec la nôtre. Et
pourquoi cette conversation n'aurait-elle pas lieu
Pourquoi Celui qui s'est manifesté à nous par l'uni-
— 291 —
vers et la raison ne poursuivrait -il pas cette œuvre
de bonté sous une forme plus simple encore, sous
la forme d'un esprit conversant avec un esprit? Ah !
je le crois, Dieu nous ayant faits comme des fils,
nous a parlé comme à des fils; 6t autant il est im-
possible de concevoir un père qui n'aurait jamais
, parlé à ses enfants, autant il est impossible de con-
jcevoir un Dieu qui n'aurait jamais entretenu sa
créature intelligente pour lui laisser dans le cœur
des secrets de famille. Ces secrets, nous les avons;
'ces secrets sont notre plus précieux héritage, et ils
jont un nom , le dernier que je vais vous dire : on les
appelle la Foi. La raison fait l'homme, la foi fait le
chrétien; la raison nous mène au bord de finfini , la
jtbi nous donne Dieu tout entier.
Mais il y a une chose que j'admire, c'est que la
théologie n'a point encore paru. Où donc est-elle?
D'où vient qu'elle ne se montre point ? Scrutant
avec vous le temple de notre âme , ce lieu que nous
avons dit être le lieu de la théologie, nous y avons
'irencontré et déflni la science, la raison, la foi,
i^hoses grandes, qui s'entr'aident les unes les autres
^ 3t portent ensemble notre esprit jusque dans l'es-
^prit de Dieu: quelle place reste à la théologie?
^l3u'a-t-elle à faire maintenant? Y aurait-il quelque
'ihose au delà de Dieu, et la théologie serait-elle la
^ oorte d'un monde où Dieu lui-même n'aurait plus
''|e premier rang? Non, mes Frères, il n'y a rien au
''delà de Dieu connu par la science, la raison et la
bi, si ce n'est Dieu vu face à face, dans la splendeur
livine de son essence , et la théologie n'a point mis-
— 292 —
sion de nous le faire voir ainsi sur la terre. Quelle
est donc sa mission? Il est temps de vous le dire,
parce qu'à cette heure vous êtes en état de l'en-
tendre.
Chose étonnante, mes Frères, et plus doulou-
reuse encore qu'étonnante, ces trois éléments qui
forment notre intelligence et ne devraient jamais .
s'en séparer, la science, la raison et la foi, ces^
trois éléments non-seulement peuvent s'isoler l'un
de l'autre, mais ils peuvent devenir ennemis. La
science peut dédaigner la raison , ne voir en elle
qu'un songe décoré du nom de métaphysique , un
effort stérile de l'imagination trompée, qui, des
certitudes de la nature , veut s'élever par un élan
conjecturale des régions inaccessibles pour nous;
elle peut, allant plus loin encore, mépriser les no-
tions de vérité et de justice, blasphémer le nom
de Dieu , et réduire tout l'homme à des sens se
débattant sur un peu de boue dans les voluptés
d'une nuit. Cela s'est vu, tantôt dans le mystère
d'obscures initiations , tantôt au plein jour de la
discussion publique , et bien qu'il semble que le
bruit de ces lamentables négations diminue à notre
oreille , cependant il est encore assez terrible pour
qu'en vous parlant des hostilités de la science contre
la raison, je n'aie pas besoin de vous en donner la
preuve. De son côté, la raison peut s'élever contre
la foi: engendrée, et nourrie des mystères les plu?
profonds de l'infini, accoutumée à des lumières qui
s'élèvent des abîmes , elle s'irritera pourtant des
obscurités contenues dans la parole de Dieu. Elle;
I
— 293 —
rejettera, sous prétexte de ne pas les entendre, des
affirmations qui ne sont que réclaircissement de ses
propres mystères , et, fille plus inconséquente encore
que dénaturée , elle préférera la science qui l'insulte
à la foi qui l'honore; elle demandera des armes à la
matière contre le Dieu de l'esprit, et l'on verra les
sages unis aux savants , ennemis en tout le reste ,
conspirer dans une joie commune pour détruire
l'Évangile du Christ et séparer l'homme de Dieu. Ce
sont là , chrétiens , ces guerres plus que civiles dont
parlait Tacite, les guerres que nous ont léguées nos
aïeux et que nous léguerons peut-être à noe des-
cendants, parce que, s'il est difficile de ramener la
paix parmi les nations qui ont une fois tiré l'épée ,
il l'est bien davantage encore de la rétablir entre
Ifcs facultés mêmes de notre entendement.
Or , cette paix de nos trois puissances , cette paix
de la science, de la raison et de la foi, sans laquelle
le monde est voué à un trouble éternel, cette paix
première d'où naissent toutes les autres, vous le
pressentez déjà, c'est la théologie qui la prépare, qui
la signe et la fait. La théologie n'est ni la science,
ni la raison , ni la foi , elle est toutes les trois dans
un accord subUme; elle est le sommet conciliateur
de notre esprit, le repos de l'âme se possédant tout
entière et n'ayant plus qu'une ombre à franchir pour
voir Dieu. Comme l'univers, l'intelligence et la pa-
role de Dieu, ne sont que les degrés d'une même
connaissance, un triple portique d'une seule vérité,
il est aisé d'entendre comment , passant de l'un à
l'autre, puis les tenant embrassées d'un seul regard,
— 294 —
la théologie les ramène à la lumière et à la béati
tude de l'unité. Ainsi, du haut des montagnes, k
voyageur contemple en un indivisible instant les col-
lines , les vallées , les lacs , les forêts , les maisons
habitées par l'homme, les chemins pubUcs et le^
sentiers perdus, et de cette multitude d'objets éparï
et divers il se fait sans peine un seul et ravissant
spectacle. Mais autant le ciell'emporte en grandeur
sur la terre , autant l'infini surpasse l'immensité
autant et plus l'harmonie de la science , de la raison
et de la foi dans la théologie, surpasse les spectacles
que nous nous faisons dans l'ordre étroit et pourtant
magnifique de l'univers. La théologie emprunte à
la science tout ce qu'elle a découvert des lois de la
nature et de celles de l'humanité, non pour les dire
comme elle, mais pour en déduire la connaissance
de Dieu et de l'homme; elle emprunte à la raison,
sous sa forme populaire et sous sa forme philoso-
phique, des vérités qui sont déjà la religion, quoi-
qu'elles ne la soient pas tout entière, et elle les
élève en un fondement et un préambule de plus
hautes vérités; enfin elle emprunte à la foi, fille du
Verbe de Dieu , une vision et une certitude des
choses divines qu'elle reporte ensuite sur les choses
de la nature et de l'humanité , donnant à la science
une plus grande élévation , à la raison une plus
grande étendue, à la foi une plus grande clarté, à'
toutes l'unité qui fait leur force, leur joie, et leur;
efficacité pour le bonheur du genre humain.
Que dirai-je de plus, mes Frères, sinon que celte
science reine et maîtresse existe réellement, qu'elle
1
I — 295 —
^existe sous des noms fameux, dans des ouvrages
innombrables, et que depuis dix-huit siècles accom-
plis elle soutient, avec une éloquence et une éner-
gie que personne ne peut méconnaître, la lutte du
ibien contre le mal. Mais remarquez le, elle n'existe
! qu'en une seule religion, dans le christianisme.
Partout ailleurs, même au sein des nations les plus
ingénieuses, elle n'a pu se former. C'est en vain
que vous en chercherez la trace, soit dans l'idolâtrie,
soit dans l'islamisme, soit dans ces doctrines de
l'Asie que nous réunissons sous le nom commun de
bouddhisme ; et en nommant ces trois grandes formes
religieuses, j'ai nommé toutes celles qui se sont
produites avec éclat et durée en dehors du système
chrétien.
Et certes, ce n'était pas chez des peuples sans
culture que régnait l'idolâtrie. La nommer, c'est
nommer la Grèce et Rome, c'est-à-dire deux pays
demeurés incomparables dans les arts de l'esprit, et
■même dans les spéculations de la sagesse. Nuls
philosophes n'ont surpassé les leurs , et les écoles
chrétiennes, sans craindre de s'abaisser, ont salué
ians Platon et Aristote les princes immortels de la
aison. Mais où était leur théologie? Si voua laissez
ies fêtes de leur culte et les vers de leurs poètes,
vous ne trouvez plus rien ; les Métamorphoses d'Ovide
tsont le traité le plus sérieux de leur religion, et lors-
que nous avons voulu en parler sous un nom qui fût
vrai , nous n'avons pu lui en donner d'autre que celui
de Mythologie.
Plus heureux, l'islamisme a un code écrit, code
— 296 —
à la fois brillant, étrange, raisonnable et insensé,
mais cependant un code : l'homme qui l'a dicté ,
jaloux et plagiaire de la Bible, y a jeté de bonnes
choses, dont l'unité de Dieu est la principale, éle-
vant par là , ce semble , un édifice religieux supé-
rieur à celui des peuples polythéistes. Et cependant,
singulière destinée , nous voyons dans la Grèce et
dans Rome une haute , quoique imparfaite civili-
sation, tandis que l'islamisme n'a produit que la
guerre pour moyen et la barbarie pour terme. Les
faux dieux de l'antiquité païenne ont présidé des
siècles qui furent le crépuscule des nôtres ; le Dieu
unique de Mahomet, inauguré chez des peuples qui
avaient vu la lumière du christianisme , n'a guidé
que des bandes guerrières campées sur des sols
célèbres, où elles n'ont pu créer ni les lois, ni les
sciences, ni le commerce, ni l'industrie, ni la li-
be té civile , et bien moins encore la théologie , qui
est le couronnement de tous les dons et de toutes
les grandeurs de l'esprit. C'est que Mahomet, en
fondant sa doctrine , ne l'avait pas confiée à la foi et
à la vertu, mais à la force toute nue du cimeterre;
il avait dit aux siens : Conquérez le monde, et faites
des croyants du monde conquis par vous ; il ne leur
avait point dit : Allez et enseignez toutes les nations.
Fils de l'imposture et de la guerre, l'imposture et
la guerre lui ont donné la victoire , mais non pas la
conscience.
Que si, après cela, vous jetez les yeux à l'extré-
mité de l'Asie , sur ces vastes empires qui ont tant
d'hommes et si peu de puissance , vous y trouverez
— 297 —
des doctrines religieuses fondées sur des livres sa-
crés , et qui ont donné lieu à de considérables spécu-
lations, mais spéculations semblables à des rêves,
où la connaissance de la nature est aussi étrangère
que la connaissance de l'humanité. Le méditatif de
rinde ou du Tibet ne réfléchit pas , il songe; sa tête
est un monde où l'infmi s'enfle et déborde , mais
sans grandeur, sans harmonie, sans réalité. Et cette
vieille civilisation , dépourvue de vrais sages et de
vrais savants, n'est qu'un enfant qui tourne sur
lui-même et qui attend depuis quarante siècles l'âge
viril.
Le christianisme seul possède une théologie , et il
est aisé d'en entendre la raison : c'est que le chris-
tianisme seul possède la vérité, et avec elle une
force d'analyse, de polémique et de synthèse qui lui
permet de ne rien craindre et de tout s'assimiler.
Que vous touchiez à quoi que soit , au ciel ou à la
terre, à la métaphysique, à l'ordre moral, à l'éco-
nomie des peuples , aux questions d'autorité et de
liberté , à ce qui est ancien ou à ce qui est nouveau ,
le christianisme est prêt : toute vérité l'appuiera,
toute erreur le grandira. Et c'est pourquoi ce pro-
grès magnifique des siècles , en ajoutant chaque
jour aux connaissances du genre humain, ajoute
aussi chaque jour à la solidité du christianisme.
Tout travaille pour lui. Le physicien, qui arrache à
la nature le secret de la lumière, croit ne détrôner
que le soleil : il confirme la parole de Dieu , disant
au ciel avant tous les astres : Que la lumièi^e soit.
Le géologue, en découvrant l'ordre séculaire des
— 298 —
couches du globe , croit faire mentir la nouveauté
de la création : il confirme la lenteur de Dieu dans
son œuvre créatrice et cette succession des époques
décrites par Moïse. Le voyageur, en fouillant les
sables de l'Egypte ou les ruines de Ninive, croit y
rencontrer dans le granit survivant des preuves de
l'infidélité de la Bible : il en rapporte en lettres et
en images une édition authentique de l'histoire
qu'elle a consacrée. La vapeur, en s'attelant à nos
chars et en rapprochant les hommes, croit les éloi-
gner de Dieu : elle prépare le grand règne de la fin,
le règne où la conscience prévaudra sur la force, et
où ces faux cultes dont nous parlions tout à l'heure,
abrités encore contre la vérité par le fer et le feu,
verront s'évanouir au contact de l'Évangile les rem-
parts sanglants qu'ils lui ont opposés jusqu'ici. Car
c'est là l'inévitable résultat où marchent ensemble
la théologie et la civilisation, ces deux choses
sœurs , nées toutes deux du progrès de la science , de
la raison et de la foi, toutes deux invincibles par la
victoire de cette parole : Allez et enseignez toutes les
nations.
Et cette parole divine, si je ne me trompe, vous
la comprenez maintenant tout entière; vous com-
prenez pourquoi elle ne pouvait s'accomplir qu'en
ajoutant aux apôtres, aux martyrs et aux pasteurs
la lignée non moins nécessaire et généreuse des
docteurs. Vous comprenez la place que la théologie
occupe dans le monde, et peut-être aussi, parles
développements où je suis entré sur sa nature,
avez-vous vu tomber de votre esprit ce préjugé,
— 299 -
que le christianisme est l'ennemi de la science et de
la raison. Comment, chrétiens, serions-nous enne-
mis de la science, lorsque Dieu, qui s'est appelé
dans l'Ecriture le Dieu des arme'es, pour montrer
que le sort des batailles et des empires dépend de sa
volonté, s'est appelé aussi, par la bouche de ses
prophètes, le Dieu des sciences : — Deus scientiarum
Dominus est (1)? Gomment serions-nous ennemis de
la raison, lorsque l'apôtre saint Jean en fait la lu-
mière même du Verbe de Dieu qui éclaire tout
homme venant en ce monde : — Erat lux vera quœ
illuminât omnem hominem venientem in huncmun-
dum (2)? La science , la raison, la foi, nous l'avons
toujours cru et professé , sont toutes trois des dons
de Dieu, les éléments de cette puissance souve-
raine que nous appelons la théologie , et qui n'ap-
partient qu'à nous. Nous ne pourrions mépriser
l'une ou l'autre qu'en brisant dans nos mains le
sceptre de la lumière , qu'en nous rejetant nous-
mêmes parmi ces cultes dégradés qui, incapables
de convaincre l'esprit et de toucher la conscience,
n'apportent à leurs sectateurs, au lieu du règne
de Dieu , que les débauches de la force , les délires
de la volupté , ou l'abrulissement d'une enfance éler-
nelle.
Chrétiens, levez la tête, il n'en est pas ainsi :
levez la tête, et sur le front des races dont vous
faites partie lisez l'intelligence, l'honneur, la 11-
(1) I" liv. des Rois, chap. ii, vers. 3.
{2} Saint Jean, chap. i, vers. 9
— 300 —
bèrté, l'empire, la douceur, la beauté de l'âme
dans la beauté de la chair. Donnez -vous à vous-
mêmes ce spectacle, le plus grand qui soit sous
le ciel, et si vous en cherchez la cause, sachez
qu'il n'y en a qu'une, l'accord stable et progressif
au milieu de vous de la science, de la raison et de la
foi.
J'ai clos ma première pensée, j'entre dans la se-
conde.
J'y entre par cette remarque, que la théologie est
à la fois une œuvre humaine et une œuvre divine :
une œuvre humaine, parce que la science et la rai-
son y occupent une place considérable; divine,
parce que la foi est son principal élément. D'où il
suit que la théologie a ce caractère d'être une créa-
tion dans les mains de l'homme, mais une création
d'un ordre tout à fait supérieur, et qui exige en
celui qui en est l'instrument un rare assemblage des
dons de la nature et de la grâce, de l'humain et
du divin. Supposez un homme qui ait une science
éminente dans une raison peu élevée, ce sera un
savant. Imaginez- en un autre qui ait une science
médiocre dans une raison exquise et profonde, ce
sera un philosophe. Concevez une foi vive et un
cœur doué de peu de savoir et d'une intelligence vul-
gaire, ce sera un simple chrétien. Allez plus loin,
mêlez ensemble deux facultés , une vaste science et
une puissante raison, vous aurez plus qu'un savant
et plus qu'un philosophe , vous aurez Descartes ou
Leibnitz; mais vous n'aurez point encore un grand
théologien , parce que la foi , ou du moins une foi
— 301 —
ardente, aura manqué à cette mixtion. Oui, qu'un
homme voie reluire en son esprit comme en un mi-
roir étincelant tout Tordre des choses créées , que
les sohtudes mystérieuses de l'infini lui apparaissent
dans des profondeurs et des clartés qui le ravissent :
si sa foi est faible , s'il hésite devant la parole de
Dieu, ne comptez pas que cet homme inscrive ja-
mais son nom parmi ceux des docteurs que ne as
trouverons à la droite du Verbe , et qui , dès cette
terre, ont dispensé aux générations le flot sacré de
la doctrine qui fait les bienheureux. Je ne sais ce
qu'il faut pour mettre au monde une étoile qui
éclaire le firmament; mais ce qu'il faut pour mettre
au monde un grand théologien, je ne l'ignore pas,
vous ne l'ignorez plus vous-mêmes : il faut dans un
même esprit une science étendue, une raison su-
blime, une foi tranquille et ferme, pour qui la pa-
role de Dieu n'ait point de secrets et point de
douleurs. A ce prix , vous aurez saint Augustin
et l'homme incomparable qui est l'objet de ce dis-
cours.
Qu'ils sont rares , mes Frères , les hommes à qui
le Ciel a dispensé l'éminence ! Qu'ils sont rares les
conquérants devant qui la terre s'est tue comme
Alexandre, les législateurs qui ont tiré les peuples
du néant comme Moïse, les orateurs qui ont ému la
multitude comme Démosthènes , les poètes dont la
postérité a retenu les chants comme Orphée! mais
combien plus rares ces hommes, mortels comme
nous , qui ont entendu la voix de la vérité dans toutes
ses sphères, depuis le murmure qu'elle produit dans
— 302 —
l'alome jusqu'à l'harmonie qu'elle fait tomber des
lèvres de Dieu, et qui, paisibles possesseurs de ce
concert, l'ont redit à noire oreille avec une puis-
sance digne de notre âme, de l'univers et de Dieu lui
même!
Tel fut saint Thomas d'Aquin.
n y avait douze siècles écoulés que le Verbe di-
vin , que l'auteur de la parole : Allez et enseignez
toutes les nations, se suscitait dans son Église des
docteurs. Mais, fils du temps non moins que de
l'éternité, ces grands esprits ne pouvaient aller plus
vite que la vérité elle-même; ils répondaient aux
connaissances et aux besoins de leur âge , et si leur
foi n'avait point de bornes, leur théologie se res-
sentait d'un édifice qui commence, et dont le plan,
conçu par Dieu , devait s'exécuter lentement ,
comme tout ce qui sort de la main de l'homme et de!
sa liberté. Les plus illustres, sans songer à la gloire
d'une construction totale, s'attachaient aux erreurs'
que le vent de leur siècle leur apportait à combattre ;
ils laissaient à l'Église des fragments impérissables ,
mais des fragments, et saint Augustin lui-même, le
plus ingénieux et le plus profond des Pères, ne tra-
çait qu'à demi dans sa Cité de Dieu le monument
doctrinal qu'attendait la chrétienté.
Enfin, après douze siècles de préparation, vint
l'heure naturelle où l'homme, de concert avec Dieu,
pouvait construire et achever. L'Orient avait éclairci
la doctrine par ses hérésies; l'Occident, délivré des
restes du vieux monde, jeune, fort, libre, avait
grandi dans les robustes initiatives de la guerre et
— 303 —
I de la foi, el son intelligence hardie se trouvait en
possession du double héritage des siècles antiques
et des siècles nouveaux. Beaucoup eurent en môme
\ temps la pensée d'élever l'édifice sacré; car une fois
! que les choses sont à leur terme, elles enfantent
d'elles-mêmes les hommes qui doivent les servir.
I Mais entre ces concurrents d'une gloire et d'un ser-
i vice incomparables, un homme seul en avait reçu
[ tous les dons : vous savez qui je veux dire, et celte
[ tête vénérée qui nous écoute du fond de sa poudre
I vous le dit encore mieux que moi.
I Sans doute la science de la nature et de l'huma-
I nité n'avait point atteint, au xiii® siècle, le dévelop-
; pement inouï qu'elle a de nos jours. Mais les tra-
! vaux d'Arislote, ressuscites alors et fécondés par la
subtilité pénétrante du moyen âge, ne laissait pas
le génie dépourvu de tous les secrets de l'univers.
Saint Thomas d'Aquin avait puisé à cette double
source, et ce qui lui manquait encore du côté de la
science , il le retrouvait au dedans de lui par la sou-
I veraineté de la plus sublime raison qui fut jamais.
; Aucune expression ne saurait peindre ce coup d'œil
\ dans l'infini , cette domination de la pensée , qui
i s'empara des lois et de leurs causes, et les réduit à
un tissu palpable que l'œil le plus vulgaire saisit et
f entend. Simple comme l'aigle, vaste comme lui, on
! ne le perd jamais de vue dans son vol , si élevé qu'il
\ soit, et ses serres puissantes écartant tous les nuages,
i il demeure immobile dans la lumière et comme se
i transformant en sa substance.
Mais le génie, si grand soit -il, n'est entier que
— 304 -
par la foi. C'est la foi qui l'emporte au delà de lui-!
même, et lui donne dans le Dieu fait homme la plé-
nitude de la douceur avec la consécration de la|
majesté. Saint Thomas d'Aquin avait reçu dans
l'âme, à son berceau même, ce dernier trait de la
main qui l'avait prédestiné. Il croyait ardemment!
toute la foi, et elle n'avait pour lui, si je dois me
servir d'une expression de Bossuet, aucun épouvan-
tement. Il avait démêlé les nœuds qui font de ses
mystères des mystères d'amour, et la charité , en:
le jetant dans l'abîme , l'avait mis à l'aise pour
tout. Je peux croire, si j'aime, à un Dieu qui s'est
fait homme , parce que c'est un acte d'amour ; je
peux croire, si j'aime, à un Dieu qui est mort pour]
nous, parce que c'est un acte d'amour; je peux
croire, si j'aime, à un Dieu qui a conversé avec
mes pères, qui a mangé et bu avec eux, qui a
dormi dans leur sein, parce que ce sont des actes|
d'amour. Et si un peu d'amour me donne un peu;
de foi , je comprends cette foi qui dévorait saint!
Thomas d'Aquin, et qui, tombée comme une flamme
dans l'immensité de son génie nature, faisait de son
cœurune extase, et de son intelligence une révélation.
Mais qu'est-ce que je dis? Serait - il vrai que je
chercherais à vous peindre ce que fut cet homme
et ce que furent ses œuvres. Autant vaudrait que
j'eusse la pensée de vous montrer les pyramides en
vous disant ce qu'elles avaient de hauteur et de lar-
geur. Laissons là ces vains efforts. Si vous voulez
voir les pyramides, n'écoutez personne : passez la
mer, abordez ce sol où tant de conquérants ont
— 305 —
laissé la trace de leurs pas, avancez dans les sables
de la solitude; voici! voici quelque chose de solen-
nel, de grand, de calme, d'immuable, de profondé-
ment simple : ce sont les pyramides !
Je n'aurais plus rien à vous dire, mes Frères, s'il
ne me restait à vous proposer d'étudier avec moi la
genèse de ce grand homme. Tout homme a une ge-
nèse, c'est-à-dire en sa vie une certaine succession
de faits originels et mystérieux qui ont servi à le
former, et qui sont la clef de la Providence à son
égard. Pouvons-nous, sur la tombe de saint Thomas
d'Aquin, nous livrer aune étude plus instructive,
plus pieuse, et qui achève mieux dans notre âme le
souvenir que nous lui devons?
Le premier acte par où la préparation divine se
montre à son égard est sa naissance même. Il était,
par ses ancêtres paternels, neveu de l'empereur Fré-
déric Barberousse , cousin de l'empereur Henri VI
et de l'empereur Frédéric II; par ses ancêtres ma-
ternels, il appartenait à ces chefs normands qui
avaient produit les Robert Guiscard, les Tancrède,
les Bohémond, noms célèbres, dont les derniers se
rattachent dans la mémoire de la postérité à l'épopée
'des Croisades. C'était donc un descendant des deux
maisons les plus guerrières du moyen âge, la mai-
son de Souabe et la maison normande de Sicile, et
jainsi, dans toute la force du terme, un grand sei-
'»neur, et même un prince.
Or, je vous l'avoue, parmi bien des choses que
(j'ai rencontrées dans l'histoire des hommes fameux ,
'aucune peut-être ne m'a plus étonné que ceUe-là,
- 306 —
que Dieu , ayant voulu donner à son Église le plus
splendide et comme le dernier architecte de la vé-
rité, ait choisi pour cette œuvre un homme de sang
royal. Non pas, mes Frères, vous me rendez justice,
que je veuille flétrir cette illustration qui commence
avec la vie et la déclarer incapable des grandes
choses; ce serait une insinuation peu digne de la
gravité de cette chaire, et que l'histoire démentirait
à chaque pas. Mais s'il est vrai que les races privi-
légiées aient produit en grand nombre des capi-
taines, des magistrats, des ministres, il semble évi-
dent qu'elles ne peuvent s'attribuer la même gloire
dans les lettres et la philosophie, comme si Dieu,
dispensateur équitable de ses dons , n'avait pas
voulu qu'une seule sorte d'hommes eût en partage
toutes les prérogatives de l'humanité. Il a mis dans
la main des uns le sceptre de la guerre et du gou-
vernement, il a confié aux autres le sceptre plus
éclatant peut-être des œuvres de l'esprit. C'est pour-
quoi, rencontrant une si mémorable naissance dans
le suprême artisan de la théologie, j'y ai vu une
exception aux lois ordinaires de la Providence , et
j'en ai cherché la cause au dedans de moi.
Si je ne me trompe, cette cause est dans la fm
même de la théologie, qui, étant l'accord de toutes
nos connaissances et de toutes nos facultés, tend par
sa nature à la paix du genre humain, et prépare
ce siècle à venir qu'ont vu les prophètes lorsqu'ils
disaient : Ils changeront leurs épées en socs de
charrue et leurs lances en faux; un peuple ne ti-
rera plus le glaive contre un peuple, et Von cessera
— 307 —
de s* exercer aux combats (1). La paix, mes Frères,
la paix universelle, il vous est permis d'en douter,
puisque notre histoire est une histoire de six mille
années de guerre; mais, quoi que disent les siècles
passés , j'en crois aux prophéties bien plus qu'à
l'histoire; j'en crois à Dieu bien plus qu'aux mi-
sères de l'humanité, et quand l'Évangile m'assure
qu'î7 n'y aura qu'un troupeau et qu'un pasteur (2),
et qu'un petit enfant nous mènera tous (3), c'est en
vain que vous mettrez la main sur le pommeau de
votre épée et que vous étalerez devant moi tous
ces champs de bataille où dorment nos ancêtres : je
crois à la paix parce que je crois à l'Évangile.
Cela étant de la sorte, je me figure qu'en transfé-
rant des hasards de la guerre aux travaux pacifica-
teurs de la théologie le sang des Tancrède et des
Hohenstaufen , qu'en tirant des fumées de la gloire
impériale et militaire le plus grand docteur de son
Église, Dieu a voulu prophétiser dans sa personne
le règne futur de la paix, et apprendre aux héritiers
des hautes familles chrétiennes quelle doit être un
jour, quand la terre ne boira plus le sang, la noble
occupation qui les maintiendra au rang de leurs
aïeux. Il a voulu nous faire entendre qu'une fois
l'illustration passera du goût et du maniement des
armes aux travaux de la pensée, et déjà, mes
Frères, notre génération, si mal assise pourtant,
(1) Isaïe, chap. ii, vers. 4.
(2) Saint Jean, chap. x, vers. 16.
(3) Isaïe, chap. xi, vers. 6.
— 308 —
voit poindre l'aurore des longs sommeils de l'épée.
Nés que nous sommes au milieu des batailles, nous
n'en respirons plus le feu, et je ne sais quel senti-
ment profond d'humanité, quelle douceur croissante
dans nos âmes, et même dans notre sang, nous
porte à ne plus appeler de loin les causes de la
guerre. Tandis que le poëte romain déplorait la ra-
reté de la jeunesse moissonnée pa? les discordes ci-
viles, la nôtre croît sans mesure, et celle qui porte
le nom des vieux héros de notre histoire, inquiète
de ne pas trouver dans le présent les voies du passé,
s'afflige, en des loisirs qui lui pèsent, du sort inutile
qui la menace. Ah ! si elle voulait m'entendre, je lui
dirais au nom de Dieu des secrets de la gloire; je lui
dirais que la gloire ici -bas ne s'éteint pas plus que
la lumière du ciel , mais qu'elle passe d'un lieu à
l'autre, tantôt à l'orient, tantôt à l'occident, et que
l'art est de la suivre où elle est. Je lui dirais que
l'empire de la force diminue chaque jour dans le
monde, mais que l'autorité de l'inteUigence s'y dé-
veloppe en proportion, et que ceux qui, au con-
traire de la multitude des hommes, ont trouvé dans
leur berceau des loisirs tout faits , sont bien cou-
pables de ne pas comprendre ce grand don accordé
à si peu, le don du temps. Le pauvre n'en est pas
comptable à Dieu et à l'humanité; il vit courbé sous
le poids du travail qui lui mérite son pain de chaque
jour : mais l'homme qui , dans le seul acte de sa
naissance, a reçu un demi-siècle prêt à le servir,
celui-là méconnaît la Providence s'il se plaint de
son sort, et ne sait pas le cultiver. Oui, vous n'avez
j
— 309 —
plus la guerre, mais vous avez la paix; vous n'avez
plus les arts du sang, mais vous avez ceux de l'es-
prit; vous n'avez plus des hommes à tuer, mais vous
avez des erreurs à vaincre et le monde à gouverner
par l'ascendant de l'intelligence et du dévouement.
Qui le fera mieux que vous, si vous le voulez? Les
grandes races de l'Angleterre vous en donnent
l'exemple; elles ont survécu par l'illustration de la
pensée aux ruines des révolutions politiques, et leur
main glorieuse, qui tient à la fois le sceptre des
mers et des libertés, vous apprend que l'aristocratie
ne meurt que quand elle le veut bien. Mais que
parlé-je de l'Angleterre pour vous donner des le-
çons? Vous avez là devant vous le petit-fils de Bar-
berousse, le neveu de Guiscard, le cousin de Tan-
crède et de Bohémond ; c'est lui qui vous dit si ,
quand l'épée est muette, le service cesse et la gloire
se tait.
Il était donc né prince. De là, tout d'un coup et
par un seul bond, il s'élança jeune encore à l'autre
extrémité des choses humaines, il revêtit l'habit de
moine mendiant.
Je ne m'en étonne point. Les âmes généreuses
franchissent sans peine tous les intervalles , elles
aspirent à descendre , comme Ta dit le poëte , non
par lassitude , mais par un goût de la véritable élé-
vation qui ne se trouve que dans le sacrifice; et
d'ailleurs, ici, la solitude et la pauvreté du moine
avaient un rapport manifeste avec la prédestination
doctrinale du jeune comte d'Aquin. La solitude est
Ik demeure naturelle de toutes les pensées; c'est
— 310 —
elle qui inspire les poêles, qui crée les artistes, qui
anime le génie sous toutes ses formes et sous tous
ses noms. La muse antique habitait les sommets
déserts du Pinde, elle conduisait Homère aveugle le
long des rivages nus de l'Ionie; et celle qui chan-
tait en Juda les mystères lointains du Christ se
plaisait aux grottes sacrées du Carmel. Gomment
l'aigle souverain de la science divine n'aurait-il pas
entendu leur voix, la voix qui l'appelait hors du
monde, dans ces cloîtres silencieux où saint Jérôme
l'avait précédé , où saint Augustin avait emporté sa
jeunesse toute frémissante encore des délices de
Carthage et de Rome? Mais la solitude, quand
c'est Dieu qui la fait , a une compagne qui ne se
sépare point d'elle : c'est la pauvreté. Être solitaire
et pauvre , voilà le secret des héros de l'esprit.
Vivre de peu et avec peu de monde , défendre l'in-
tégrité de sa conscience par des besoins bornés
dans le corps et des satisfactions sans bornes dans
l'âme, c'est ainsi que se sont formées toutes les
mâles vertus , et que ce qui était dans l'antiquité
païenne une rare et noble exception est devenu
sous la loi du Christ un exemple donné par les
multitudes.
Toutefois l'éclat du sang uni aux inspirations de
la solitude et de la pauvreté ne suffisait point encore
pour préparer saint Thomas d'Aquin aux destinées
que Dieu lui avait faites dans le secret de ses con-
seils. C'est une loi, que l'intelligence humaine,
et même toute intelligence créée , doit se former
par un enseignement reçu avec respect d'une intelli-
- 311 —
gence supérieure. Nul n'est à lui-même son principe
el son initiation : il faut que le feu de la vérité,
vivant dans un ancêtre spirituel , touche l'âme qui
s'ignore et y allume l'incendie qui ne s'apaisera que
dans la dernière leçon de l'éternité. Jusque-là l'in-
telligence sera comme endormie, ou , si elle s'éveille
par l'action sourde de sa nature, elle n'aura que des
lueurs, des pressentiments, tout au plus de lentes
et imparfaites coordinations. Dieu a été le premier
maître du genre humain; formé sous lui, l'homme a
transmis à sa postérité le dépôt de la parole et de la
science, et ce dépôt mystérieux, sans cesse accru
par le travail des générations , arrive à chacun de
nous dans un enseignement qui le résume et élève
en quelques jours notre esprit à la hauteur où l'es-
prit humain est lui-même parvenu. Là commence en
nous le règne de notre personnalité : enfants de la
lumière, héritiers des âmes, il nous est permis d'a-
jouter à la tradition, sans la détruire, le sable d'or
que nos pieds découvriront en foulant les rivages
inexplorés du vrai. Et quand Dieu prépare au
monde un de ces hommes qui doivent à jamais l'é-
clairer, il lui donne par privilège un maître digne de
lui, afin qu'il ne soit pas dit que le génie sera né de
lui-même, mais qu'il aura été disciple avant d'être
I créateur.
I Ainsi fut donné pour maître à saint Thomas d'A-
quin un homme inférieur à lui, mais à qui pourtant
la postérité a laissé le nom de Grand que ses con-
temporains lui avaient décerné. Albert le Grand
admit au pied de sa chaire celui qui devait un jour
— 312 —
surpasser sa gloire , et le pressentiment qu'il en eut
n'excita que son admiration et sa reconnaissance
pour Dieu.
L'œuvre était achevée. Prince, moine, disciple,
saint Thomas d'Aquin pouvait monter sur le trône
delà science divine; il y monta en effet, et, depuis
six siècles qu'il y est assis, la Providence ne lui
a point encore envoyé de successeur ni de rival. Il
est demeuré prince comme il était né , solitaire
comme il s'était fait, et sa qualité seule de disciple
a disparu en lui, parce qu'il est devenu le maître de
tous.
Il n'eut pas même besoin de la mort pour s'assu-
rer ce titre, et quand vint à s'éteindre sa courte vie,
toutes les universités du monde chrétien se dispu-
tèrent ses os. On envoya, cent années durant, des
prières et des ambassades au Père commun de la
chrétienté pour qu'il prononçât entre ces sublimes
jalousies qui s'enviaient le corps d'un homme. Dieu,
ce semble, s'était résolu d'y pourvoir avec lenteur,
comme pour exprimer l'importance qu'il attachait
à ce tombeau. Il n'y a personne , mes Frères ,
pauvre ou riche, qui ne songe à son tombeau, el,
ne désire reposer dans une terre aimée , sous la
garde de pieux souvenirs. Les anciens eux-mêmes,
moins avertis que nous de la grandeur de nos restes,
esUmaient un malheur d'être privés d'une sépulture
de leur choix; et quand Scipion voulut se venger
de son pays par un reproche éternel, il légua ses
cendres à lexil, et fit graver sur sa tombe cette
amcrc et éloquente parole : Ingrate pairie, tu
— 313 —
n'auras pas mes os ! Le sang de Jésus-Christ tombé
sur nous, et la grâce de l'Esprit- Saint descendue
en notre chair pour la ressusciter un jour , ont
donné à nos reliques un prix nouveau que l'anti-
quité ne connaissait pas. La religion delà mort s'est
accrue sur la terre ; elle est devenue une plus grande
part de l'espérance et de la piété , et c'a été pour
tous une sainte question que celle du tombeau. Il
parut d'abord que Dieu n'avait point songé à celui
de son grand docteur saint Thomas d'Aquin ; il
l'avait laissé mourir sur sa terre natale, il est vrai ,
proche du château de ses aïeux et de ce doux
asile du mont Cassin où il avait passé les premiers
jours de sa jeunesse : mais c'était loin des siens, à
l'ombre d'un cloître étranger, qu'il avait achevé
sa carrière et donné sa dernière leçon. Trahi par
une hospitalité trop admiratrice , son corps n'a-
vait point été rendu aux supplications de son ordre:
il attendait là depuis un siècle les décisions de
l'Église et la gloire paisible d'un tombeau selon son
cœur.
Ici, mes Frères, mes entrailles s'émeuvent: car
ce tombeau si longtemps attendu, ce tombeau envié
de tout un siècle, ces restes que se sont disputés
des villes fameuses et les nations elles-mêmes,
les voici présents! Je les vois, je les touche, j'y
applique mes lèvres enivrées du parfum qui s'en
échappe , et qui ne s'est point épuisé au feu de
ant de vénération ! 0 reliques sacrées dont j'avais
aiit désiré l'approche , c'est bien vous , je vous
^econnais à ces voûtes qui tressaillent de m'en-
9*
— 314 —
tendre vous louer, à ces solennités dont vous êtes
l'objet, aux joies et aux certitudes intérieures que
vous donnez de vous! Mais comment est-ce toi,
Toulouse, qui possèdes ce trésor? Qui t'a choisie?
Qu'avais - tu fait ? Je sais ton nom célèbre par
l'antiquité et par les lettres : mais d'autres pou-
vaient t'égaler, sinon te surpasser, à ces deux titres.
Thomas n'était point ton fils ; il n'était pas né dans
tes murs, au pied de ces belles collines, d'où ton
regard embrasse à la fois la cime des Pyrénées et
ces vastes plaines que ton fleuve remplit de ses
flots. C'était l'Italie, la mère des hommes et des
saints, qui lui avait donné le jour; c'était l'Alle-
magne en la vieille cité d'Agrippine, qui avait nourri ,
son intelligence des premières leçons de l'école ; c'é-
tait Paris, qui avait avant tout autre écouté sa voix
et l'avait nommé docteur. Bologne aussi, Rome,
Naples, Tavaient appelé et admiré. Mais toi, Tou-
louse, qu'avais -tu fait? Qu'est-ce que te devait
l'aigle et l'ange de la doctrine, pour que sa tombe
devînt ton héritage et que ton nom fût éternelle-
ment uni au sien dans la mémoire et la bénédiction
des siècles? Ah ! il faut que je te le dise, non pour
flatter ton orgueil national, mais pour répondre à
ton cœur, non pour m'attirer ta reconnaissance,
mais pour te témoigner celle que tout flls de saint
Dominique et tout frère de saint Thomas te doit à
jamais.
Sachez donc, chrétiens, que quand Dieu, toujours
occupé du salut des hommes, voit en péril celte
grande œuvre qui est tout à la fois celle du temps
— 31b —
3t celle de l'éternité, il fait deux choses insépara-
blement unies, il prédestine un homme et un lieu,
un homme qui doit agir, un lieu qui sera le théâtre
de son action. Ainsi furent prédestinés Adam et
l'Éden, Abraham et la Palestine, Moïse et le Sinaï,
David et Sion, saint Pierre et Rome, saint Antoine
et la Thébaïde, saint Benoît et le mont Cassin, saint
François d'Assise et les montagnes de TOmbrie :
hommes et lieux qui se répondent dans les échos
de l'histoire et se prêtent par la corrélation de la
renommée une mutuelle poésie. Or tels furent saint
Dominique et Toulouse au xiii® siècle , lorsque la
foi, compromise dans l'Occident par les détestables
filtrations des hérésies orientales, vit Dieu venir à
son secours dans une éclatante résurrection de la
parole apostolique et de son dévouement. L'homme
fut saint Dominique, le lieu fut Toulouse. Et il sem-
blait par conséquent que l'homme et le lieu dussent
se confondre dans la mort comme dans la vie, et
que plutôt que de trouver ici les reliques de saint
Thomas d'Aquin, qui n'était que le fils, j'eusse dû
y rencontrer les restes de saint Dominique, qui était
le patriarche. Mais il y eut une raison qui détourna
de vous sa tombe. Il vous aimait; il disait, au milieu
des persécutions dont il était victime ailleurs, qu'il
s'éloignait de vous parce que vous ne le poursuiviez
que de marques d'estime et d'affection ; toutefois le
souvenir de vos belles contrées n'était pas sans
amertume pour lui; la guerre, une guerre juste
dans son principe, qui était la défense de l'Église
contre l'intolérance, le meurtre et la dévastation,
— 316 —
mais enfin une guerre terrible avait ensanglanté les!
jours qu'il avait passés parmi vous , et il aima;
mieux que ses os reposassent dans une terre où son
apostolat n'avait pas eu le regret des batailles.
Bologne fut choisie par la Providence pour être son,
tombeau. Et je pense que, touché cependant de
souvenir pour vous , il obtint que vous eussiez à sa;
place le corps de son enfant le plus illustre , afinï
que ne pérît jamais l'alliance qui s'était formée
enire vous et lui, entre son ordre et votre heureuse
cité.
De plus , mes Frères , vous aviez alors , vousi
eûtes longtemps un autre titre à cette préférence.
Une des remarquables créations du génie chrétien
au moyen âge fut celle de l'enseignement dans ces
écoles où se donnaient rendez-vous toutes les cul-
tures de l'esprit , et qui furent magnifiquement
appelées du nom d'Universités. Dieu avait créé
l'université des choses ; l'Europe , formée par le
christianisme , créa l'université des sciences , et
entre les villes qui eurent l'honneur de donner asile
à ces vastes corps, réunissant autour de Dieu et
de ses ouvrages, pour les expliquer, le monde el
l'Église, le savoir et la vertu, Toulouse n'eut pasi
le dernier nom. Elle brillait, au midi de la France,:
comme la lampe allumée des saintes doctrines dgl
vrai, du bien et du beau, et ce fut littéralement à:
son université que le pape Urbain V envoya et re-j
commanda les reliques du docteur des docteurs.;
Peut-être quelques-uns de vous s'en étonneront, et
l'enthousiasme de ma parole à ce sujet leur paraîlrfiï,
- 317 —
singulier, tant est loin déjà et perdu dans les ruines
ce vieil édifice des lettres et des sciences chré-
tiennes; mais, quoi que vous en pensiez, je ne m'en
repentirai pas. Si le souvenir de votre université
vous laissait insensibles , parce qu'elle n'est plus ,
j'interpellerais les cendres de vos aïeux pour ré-
pondre à mes accents, et, la tempête les eût -elle
aussi dispersées, je ne croirais point encore à leur ab-
Isence d'au milieu de nous. Les cendres de l'homme
'ne s'en vont point avec le vent; elles reviennent par
ia puissance de l'âme au sol qu'elles ont aimé. Et
'ainsi renaissent -elles sous ces dalles en m'enten-
iant rappeler l'heure qu'elles ont connue , l'heure
ide l'aUiance entre toutes les vérités du ciel et de la
terre, quand il n'y avait en Europe qu'une science,
qu'une littérature , qu'une âme et qu'un saint Tho-
|mas d'Aquin , le plus haut représentant de cette
'unité magnifique, venait dans son corps mort pré-
jsider pour toujours aux leçons et à la gloire de votre
université.
Je ne dirai plus qu'un mot , qui achèvera de vous
iessiller les yeux et de vous faire entendre votre
destin.
Elle devait un jour se briser l'unité du christia-
nisme et de l'Europe. Un souffle sorti du fond du
:loître , et passant sur une génération corrompue ,
levait rompre en fragments l'œuvre de Rome, de
lovis, de Charlemagne , de la Providence et des
saints. Mais il était écrit qu'au centre de la chré-
ienté, entre les glaces du Nord et les sables brû-
lants des tropiques, trois nations prédestinées, la
— 318 —
France, l'Espagne, Tltalie, demeureraient fidèles
à Dieu , et comme les ancres où le vaisseau de son
Église se soutiendrait dans sa masse et sa solidité
en attendant le siècle du retour. Une seconde chose
était écrite, c'est qu'au centre de ces trois nations,
entre les Pyrénées et les Alpes, presque à égale
distance de Madrid, de Rome et de Paris, une ville
s'élèverait servant de nœud à cette zone sanctifiée
du monde, et gardant en dépôt, comme le plus pur
et le plus éclatant symbole de la foi , le corps de saint
Thomas d'Aquin. La coupole de Saint- Pierre cou-
ronne le prince de l'unité; le dôme de Saint- Sernin
couronne le prince de l'orthodoxie.
Et maintenant, chrétiens, que nous reste- t-il à
faire, à vous et à moi, sinon de nous tourner vers
cette tête sublime dont vous avez là l'enveloppe
extérieure , cette tête qui en a illuminé tant d'autres,
et qui, quoique séparée de l'intelligence qui l'ani-
mait , cependant ne cesse pas d'en avoir été l'organe
et même le redeviendra un jour, et nous présente
ainsi tout ensemble l'immortalité de sa poussière
avec l'imaiortalité de sa pensée? Ce front qui est là ,
je n'ose pas dire nu et vide , la main de saint Thomas
s'y est posée à l'heure des graves méditations ,
lorsqu'il entendait la voix intérieure de Dieu , et la
rendait sous des signes fragiles à l'Église étonnée et
ravie.
0 Thomas , quand pour la première fois vous
apparûtes au monde dans votre berceau , ce fut le
siècle de saint Louis qui vint à votre rencontre et
qui vous reçut. Aujourd'hui le siècle qui se presse
— 319 —
autour de vous ne pourrait pas vous dire son nom,
car il n'en a point encore. Mélange étonnant d'infor-
tune et de gloire, de décadence et de jeunesse,
d'ignorance et de lumière, d'égoïsme et de dévoue^
ment, il ne sait quel est le terme où il marche , ni
le dessein qui le conduit. Va-t-il, tout chargé de
ruiues et incapable de reconstruire, aux gémonies
de l'histoire? Ou bien, poussé par une main géné-
reuse qui tantôt l'abandonne, tantôt le retient, va-
t-il d'expérience en expérience au repos d'une longue
virilité? Il ne le sait pas. Mais ce qui me rassure,
c'est que je le vois près de vous , et que votre nom ,
un moment obscurci, lui apparaît de nouveau avec
l'auréole du génie dans la sainteté. Ah! ne méprisez
pas ses instincts et ses efforts. Ouvrez-lui les mys-^
lères de cette doctrine où , lors même que vous n'avez
pas prévu, vous avez encore tout dit, et que, fortifié
par elle, ce siècle plein d'espérance et de douleurs
puisse, avant de clore sa course, redire au siècle
qui le suivra la parole où s'exprime tout le but du
christianisme dont vous êtes le premier maître :
Gloire au ciel, paix à la terre! Gloire à Dieu, paix,
aux hommes!
DISCOURS
DE RÉCEPTION
A L'ACADEMIE FRANÇAISE
PRONONCE
LE 24 JANVIER 18Gt
DISCOURS
DE RÉCEPTION
A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Messieurs ,
J'ai à remercier rAcadémie de deux choses : la
première, de m'avoir appelé dans son sein; la se-
conde, de m'avoir donné pour successeur à M. de
Tocqueville.
M. de Tocqueville est mort jeune. Il n'a pas eu le
temps pour complice de sa gloire, et, soit qu'on re-
garde en lui l'écrivain, l'orateur ou l'homme d'État,
il apparaît, à ne consulter que l'âge et l'œuvre,
comme un édifice inachevé. Et cependant, si l'on
s'élève pour écouter le bruit de sa mémoire , il
monte de lui vers l'âme une voix à qui rien ne
manque en éclat, en plénitude, en profondeur, une
voix qui a déjà du souffle de la postérité, et qui fait
— 324 —
à M. de Tocque\ille un de ces noms souverains dont
le règne ne doit pas périr. Homme singulier entre
tous ceux que nous avons vus , il ne dut sa renom-
mée à aucun parti, il n'en servit aucun. Les fautes
de son siècle lui furent étrangères. Tout tomba plu-
sieurs fois autour de lui sans qu'on put le mêler aux
chutes, ou lui faire honneur des victoires; ouvrier
actif pourtant , soldat plein de courage, citoyen ar-
dent jusqu'au dernier jour , mais qui avait pris dans
le combat une place d'où il voyait plus de choses, et
où la passion du bien et du juste le couvrait d'un in-
vulnérable bouclier.
Si je regarde mes contemporains, je dirai de l'un
qu'il fut l'ami constant et généreux de la monarchie ,
une âme antique par la fidélité , se contentant d'elle-
même contre les flots du malheur et de l'opinion.
Je dirai de l'autre qu'il aimait le droit des peuples
à se gouverner par eux-mêmes, et qu'on l'eût pris
pour un Gracque transformant l'univers en une se-
conde Rome et appelant tout le genre humain au
droit de cité. Je dirai de celui-là que, dévoué sur-
tout à la liberté de la pensée, de la parole et de la
conscience, il avait vu dans la tribune d'un parle-
ment le dernier terme de la grandeur humaine et de
la félicité des nations. Je dirai de tous, enfin , qu'ils
servirent une cause victorieuse ou vaincue , aidée ^
des sympathies générales ou \'ictime des aversions
populaires, quelques-uns supérieurs à leur parti,
et pourtant hommes de leur parti ; et , même en ad-
mirant leur génie , leur sincérité , leur foi , leur part
dans la défaite ou dans le succès, je me réserverai
I
— 325 —
de croire que leur vue s'élail trop bornée à 1 horizan
d-e leur temps et n'en avait pas connu tout le mystère
ni presscnli tout le péril. Seul peut-être entre tous,
M. de Tocqueville échappa à ces limites où s'arrêtent
ses contemporains, et c'est vainement que l'esprit
voudrait lui créer parmi eux une place semblable à
la leur.
Dirai-je qu'il fut un serviteur des vieilles monar-
chies de l'Europe, et que l'hérédité inaliénable du
pouvoir était pour lui une affaire de cœur en même
temps qu'un dogme de raison? Je ne le pourrais.
L'antiquité sans doute, la tradition, les ancêtres,
la majesté des siècles, tout cela lui était grand et
vénérable, et il n'insulta jamais aux trônes tombés,
si méritée que lui semblât leur chute. Il s'en attris-
tait plutôt comme d'un naufrage où disparaissait
quelque chose de saint, comme d'une ruine où il li-
sait avec regret la caducité de l'homme et de ses
œuvres. C'était une âme à qui la destrucliun pesait ,
et il ne vit jamais rien périr de ce qui avait été sé-
culaire et glorieux sans l'honorer en lui-même d'un
soupir éloquent. Mais , cette dette payée à sa géné-
reuse nature, il regardait le droit et l'avenir d'un
œil ferme; il cherchait dans ce qui était vivant le
successeur de ce qui était mort, et l'illusion d'une
immutabilité chevaleresque ne pouvait lui cacher le
devoir de semer dans le sillon qui restait ouvert. 11
eut aimé les serments qui ne s'oublient jamais; il
aimait mieux l'action qui espère toujours , ne sauvàt-
. elle qu'une fois.
Dirai-je qu'il appartenait tout entier à celte opi-
Vlll. - le)
— 326 —
nion libérale du xviu^ siècle , grandie dans les pre-
miers enivrements de nos assemblées nationales,
éteinte ou plutôt endormie au souffle oppresseur de
nos immortelles victoires, et qui, réveillée tout à
coup à la parole d'un roi revenu de Texil , remplit la i
France d'une lutte où tous les dévouements eurent l!
leur vie , tous les talents leur liberté , tous les partis «!
leurs jours de grandeur , et tous aussi leurs jours
d'expiation? Je ne le pourrais pas davantage; car il
y avait dans cette opinion, si populaire qu'elle fût,
des côtés faibles trop visibles à l'œil pénétrant de j
M. de Tocqueville ; et même des côtés injustes qui '
affligeaient sa droiture en elïrayant sa perspicacité.
A cause de son origine même au sein d'un âge scep-
tique, l'opinion libérale avait conservé une incli-
nation de jeunesse contraire aux idées et aux choses
religieuses; or rien n'était moins sympathique à
M. de Tocqueville que ce peu de goût à l'endroit de
ce qui s'approche de Dieu. Quand Montesquieu,
devenu homme, avait voulu traiter, pour l'instruc-
tion de son siècle, des lois civiles et politiques, il
avait tout à coup , par le seul efîet de son applica-
tion d'esprit aux fondements et aux besoins de la
société humaine, brisé les Uens qui le rattachaient
à son temps, et de cette même plume qui s'était
jouée autrefois dans les Lettres persanes il avait
écrit ce vingt-quatrième livre de son Esprit des lois,
la plus belle apologie du christianisme au xviii'' siècle,
et le plus haut témoignage de ce que peut la vé-
rité sur une grande âme qui a mis sincèrement sa
pensée au service des hommes. Plus heureux que
— 327 —
Montesquieu, M. de ïocquevillc n'avait point eu
à regretter de Lettres persanes; son mâle espri
n'avait pas connu les défaillances du scepticisme ,
et, s'il y avait eu dans sa foi des jours d'interstice,
il n'y avait jamais eu dans son cœur une impiété,
ni sur ses lèvres un blasphème. Il aimait Dieu na-
turellement, ne Teût-il pas aimé chrétiennement;
il l'aimait en homme de génie, qui se sent porté
vers le père des esprits comme vers sa source. Et
lorsque, plus mûr et plus fort, il se fut pris à
juger son époque, il avait ressenti une douleur de
rencontrer la cause libérale si loin du Dieu qui a
fait l'homme libre. Il ne comprenait pas que la li-
berté de conscience pût être une arme contre le
christianisme, et que l'Évangile fût persécuté ou
enchaîné par le sentiment qui délivrait Mahomet. Il
ne comprenait pas non plus qu'il y eût rien de solide
sans un fondement religieux, et, en voyant la hberté
séparer son nom d'un nom plus haut encore que le
sien, il craignait qu'un jour elle ne fût durement
; avertie d'avoir trop compté sur elle-même et trop peu
sur le secours de Téternité.
Par un autre point, l'opinion libérale blessait en-
core M. de Tocqueville. Il lui semblait qu'elle s'a-
dressait trop à une seule classe d'hommes, à cette
classe riche d'esprit, d'industrie et de fortune, qui
avait conquis le pouvoir en l'arrachant à la noblesse
et au clergé, au trône lui-même, et qui, héritière
unique de tant de grandeurs , oubliait trop peut-
être qu'il restait au-dessous d'elle un immense
i peuple, affranchi de bien des maux, il est vrai,
— 328 —
mais souffrant encore pourtant dans les besoins de
son âme et dans ceux de son corps. N'y avait -il
plus rien à faire pour ce peuple? Lui sufiisait-il de
n'être plus ni esclave ni serf, gouverné, j'en con-
viens, par des lois égales pour tous, mais privé de
droits politiques, serviteur plutôt que concitoyen,
déchaîné plutôt que libre? Pouvait- on croire qu'il
y eût entre lui et la classe régnante une sympathie
véritable? et la division profonde qui mettait autre-
fois un abîme entre la noblesse de naissance et tout
le reste du pays, n'existait-elle pas , sous une autre
forme , entre le nouveau peuple et ses nouveaux
maîtres? L'unité morale de la France était- elle
réellement fondée? M. de Tocqueville ne pouvait
bannir de son esprit ces graves préoccupations. 11
ne voyait pas dans le triomphe éclatant de la
bourgeoisie française le dernier mot de l'avenir,
ou du moins il regardait au-dessous d'elle avec
inquiétude , et dans les rangs pressés de la foule
il interrogeait avec anxiété sa conscience et celle de
tous.
Quoi donc! dirons -nous qu'il avait donné son
âme au flot montant de la démocratie, et que là , au
sein des ébranlements populaires , lui , fils d'une
noble maison, intelligence plus haute encore que
sa race , il avait descendu tous les degrés du monde
pour chercher le plus proche possible de la terre le
berceau sacré des destinées futures? Est-ce là que:
vivait M. de Tocqueville, là qu'étaient ses espé--
rances et son cœur? Le peuple était-il pour lui le;
souverain naturel de l'humanité, le plus parfait lé-
— 329 —
gislateur, le meilleur magistrat, l'honnête homme
par excellence, le maître et le père le plus humain,
capitaine dans les combats, conseiller dans les bons
et mauvais jours, la tête enfin de ce grand corps qui
roule autour de Dieu depuis tant de siècles en cher-
chant et faisant son sort comme il le peut? Le croi-
rai-je et le dirai-je? Certainement M. de Tocque-
ville, comme tout vrai chrétien, aimait le peuple;
il respectait en lui la présence de l'homme, et dans
l'homme la présence de Dieu. Nul ne fut plus cher
à ce qui l'entourait, serviteurs, colons, ouvriers,
paysans, pauvres ou malheureux de tout nom. A
le voir sur ses terres, au sortir de ce cabinet labo-
rieux où il gagnait le pain quotidien de sa gloire ,
on l'eût pris pour un patriarche des temps de la
Bible, alors que l'idée de la première et unique fa-
mille était vivante encore, et que les distinctions de
la société n'étaient autres que celles de la nature,
toutes se réduisant à la beauté de l'âge et de la pa-
ternité. M. de Tocqueville pratiquait à la lettre,
dans ses domaines, la parole de l'Évangile : Que
celui de vous qui veut être le premier soit le servi-
teur de tous. Il servait par l'affable et généreuse
communication de lui-même à tout ce qui était au-
dessous de lui, par la simplicité de ses mœurs qui
n'offensait la médiocrité de personne, par le charme
vrai d'un caractère qui ne manquait pas de fierté,
mais qui savait descendre sans qu'il le remarquât
lui même, tant il lui était naturel d'être homme en-
vers les hommes, a Le peuple aime beaucoup M. de
Tocqueville, disait un homme du peuple à un étran-
— 330 —
ger , mais il faut convenir qu'il en est bien reconnais-
sant. »
Cet amour, si singulièrement exprimé, eut enfm
l'occasion de se produire. Lorsque 1848 inaugura
le suffrage universel et direct, M. de Tocqueville
obtint, dans son canton, le suffrage unanime des
électeurs , et il entra dans l'Assemblée constituante
par la porte sans tache de la plus évidente et de la
plus légitime popularité. Il ne la devait ni à Texcès
des doctrines, ni aux efforts d'un parti puissant, ni
à l'ascendant d'une grande fortune; il la devait à
ses vertus. Heureux le citoyen qui est élu ainsi au
milieu des discordes civiles! Plus heureux le peuple
qui reconnaît et élit de tels citoyens sans se tromper
d'une seule voix ! Mais oublierai-je un trait de cette
élection? Le jour où elle se fit, M. de Tocqueville
s'était rendu à pied au chef-lieu de son canton avec
le curé , le maire et tous les électeurs de sa com-
mune; accablé de fatigue, il se tenait appuyé contre
un des piliers de la halle où le scrutin était ouvert;
un paysan , qu'il ne connaissait pas , s'approcha de
lui avec une familiarité cordiale et lui dit : « Cela
m'étonne bien , monsieur de Tocqueville , que vous
soyez fatigué, car nous vous, avons tous porté dans
notre poche. »
M. de Tocqueville aimait donc le peuple et il en
était aimé. Mais des rois ont eu le même sort, l'on
n'en peut rien conclure à l'égard des doctrines du
publicistô. Quelles étaient-elles?
Tout jeune encore, entre vingt-cinq et trente ans,
et lorsque déjà la révolution de 1830 avait ébranlé
— 331 —
en France les bases du ^gouvernement monarchique
et parlementaire , M. de Tocqueville avait obtenu la
mission d'aller étudier aux États-Unis d'Amérique
les systèmes pénitentiaires qu'on y avait inaugurés.
Mais cette mission, utile et bornée, cachait un piège
de la Providence. Il était impossible que M. de Toc-
queville touchât la terre d'Amérique sans être
frappé de ce monde nouveau , si différent de celui
où il était né. Partout ailleurs, dans l'ancien monde,
qu'il eût visité l'Angleterre, la Russie, la Chine ou
le Japon, il eût rencontré ce qu'il connaissait déjà,
des peuples gouvernés. Pour la première fois un
peuple se montrait à lui, florissant, paciflque, in-
dustrieux, riche, puissant, respecté au dehors,
épanchant chaque jour dans de vastes solitudes le
flot tranquille de sa population, et cependant n'ayant
d'autre maître que lui, ne subissant aucune dis-
tinction de naissance , élisant ses magistrats à tous
les degrés de la hiérarchie civile et politique, libre
comme l'Indien, civilisé comme l'homme d'Europe ,
religieux sans donner à aucun culte ni l'exclusion
ni la prépondérance , et présentant enfin au monde
étonné le drame vivant de la liberté la plus absolue
dans l'égalité la plus entière. M. de Tocqueville
avait bien entendu dans sa patrie ces deux mots :
liberté, égalité; il avait môme vu des révolutions
accomplies pour en établir le règne ; mais ce règne
sincère , ce règne assis , ce règne qui vit de soi-même
sans le secours de personne , parce que c'est la chose
de tous, il ne l'avait encore rencontré nulle part,
pas même chez ces peuples de l'antiquité qui avaient
— 332 —
an forum, et des lois publiquement délibérées, mais
do,nt le bienfait n'appartenait qu'à de rares citoyens
dans les murs étroits d'une ville. Société sans exem-
ple, fondée par des proscrits et émancipée par des
colons, les États-Unis d'Amérique avaient réalisé
sur un immense territoire ce que n'avaient pu faire
Athènes ni Rome, et ce que l'Europe semblait cher-
cher en vain dans die laborieuses et sanglantes révo-
lutions. Quelle en était la cause? quels les ressorts?
Était-ce un accident éphémère, ou la révélation des
siècles à venir?
M. de Tocqueville étudia ces questions en sage
jeune encore, mais éclairé par l'indépendance d'un
esprit qui ne cherchait que le bien et la vérité. Il
n'admira point l'Amérique sans restriction ; il ne
crut pas toutes ses lois applicables à tous les
peuples; il sut distinguer les formes variables des
gouvernements du fonds sacré qui appartient au
genre humain. Il s'éleva au-dessus même de son
admiration pour dire à l'Amérique les périls qui la
menacent, pour flétrir l'esclavage, ce fléau inhu-
main et impie, auquel quinze États sont prêts à sa-
crifier la gloire et l'existence même de leur patrie;
et, enfin, de cette vue impartiale et profonde, où il
avait évité tout ensemble l'adulation, le paradoxe et
l'utopie, il ramena sur l'Europe un regard mûri,
mais ému, qui le remplit, selon sa propre expres-
sion , d'une sorte de terreur religieuse. Il crut voir
que l'Europe, et la France en particulier, s'avançait
à grands pas vers l'égalité absolue des conditions,
et que l'Amérique était la prophétie et comme l'a-
— 333 —
vont- garde de l'état futur des nations chrétiennes.
Je dis des nations chrétiennes, car il rattachait à
l'Évangile ce mouvement progressif du genre hu-
main vers l'égalité ; il pensait que l'égalité devant
Dieu, proclamée par l'Évangile, était le principe
d'où était descendue l'égalité devant la loi, et que
l'une et l'autre, l'égalité divine et l'égaUté civile,
avaient ouvert devant les âmes l'horizon indéfini où
disparaissent toutes les distinctions arbitraires, pour
ne laisser debout, au milieu des hommes, que la
gloire laborieuse du mérite personnel. Mais , mal-
gré cette origine sacrée qu'il attribuait à l'égalité,
malgré le spectacle étonnant dont il avait joui par
elle en Amérique , malgré sa conviction que c'était
là un fait universel, irrésistible et voulu de Dieu,
il n'envisageait qu'avec une sainte épouvante l'a-
venir que préparait au monde un si grand chan-
gement dans les rapports sociaux. Il avait vu chez
les Américains l'égalité agir naturellement comme
une vertu héréditaire : il la retrouvait trop sou-
vent en Europe sous la forme d'une passion, pas-
sion envieuse, ennemie de la supériorité en au-
trui, mais la convoitant pour soi, mélange d'orgueil
et d'hypocrisie, capable de se donner à tout prix
le spectacle de l'abaissement universel, et de se
faire de l'humiliation même un Capitole et un Pan-
théon. Il avait vu l'ordre naître en Amérique d'une
égalité acceptée de tous, entrée dans les mœurs
comme dans les lois, vraie, sincère, cordiale, rap-
prochant lous les citoyens dans les mêmes devoirs
et les mêmes droits ; il la retrouvait en Europe in-
— 334 —
quiète , menaçante , impie , s'attaquant à Dieu même ,
et sa victoire, inévitable pourtant, lui causait tout
ensemble le vertige de la crainte et le calme de la
certitude.
Je remarque une autre vue qui l'accablait plus que
toutes les autres , et qui jusqu'à son dernier jour fut
l'objet de ses poignantes préoccupations.
Aux États-Unis, l'égalité n'est pas seule; elle
s'allie constamment à la liberté civile, politique et
religieuse la plus complète. Ces deux sentiments
sont inséparables dans le cœur de l'Américain, et il
ne conçoit pas plus l'égalité sans la liberté que la
liberté sans l'égalité. Mais , quand on vient à consi-
dérer les choses dans l'histoire et proche de nous,
on s'aperçoit que la démocratie, lorsqu'elle n'est
plus contenue que par elle-même, tombe aisément
dans un excès qui est sa corruption , et qui appelle ,
pour la sauver, le contre- poids d'un despotisme à
qui tout est permis, parce qu'il fait tout au nom du
peuple , idole où la multitude se recherche encore
et croit retrouver tout ce qu'elle a perdu. Or M. de
Tocqueville voyait en France et en Europe la démo-
cratie, toute jeune encore, pencher déjà vers sa dé-
cadence et revêtir ce caractère sans frein qui ne lui
laisse plus d'autre remède que de subir un maître
tout-puissant. Il pressentait que la démagogie por-
terait à la liberté naissante un coup mortel, et que,
chez les nations chrétiennes plus encore que dans
l'antiquité, la licence armerait le pouvoir au nom de
la sécurité commune , mais au préjudice de la liberté
de tous.
— 33o —
Ce pressentiment , que nul n'éprouvait alors ,
M. de Tocqueville l'eut et l'avoua. Dès 1835, à la
première apparition de son livre sur la Démocratie
en Améinqiie, il annonça que la liberté courait en
France et en Europe des périls imminents. Il dé-
clara que l'esprit d'égalité l'emportait chez nous
sur l'esprit de liberté, et que cette disposition, jointe
à d'autres causes, nous menaçait de défaillances et
dje catastrophes qui étonneraient le siècle présent. Ce
siècle ne le crut pas. Il marchait plein de confiance
en lui - même , sûr de son triomphe , dédaignant
les conseils autant que les prophéties , convaincu
comme Pompée, l'avant -veille de Pharsale , qu'il
n'aurait qu'à frapper du pied pour donner à Rome,
au sénat , à la république , d'invincibles légions.
Mais M. de Tocqueville ne devait pas mourir sans
avoir vu ses prévisions justifiées, ni sans avoir pré-
paré à son temps des leçons dignes de ses naalheurs.
« Instruire la démocratie, écrivait -il, ranimer,
a s'il se peut, ses croyances, purifier ses mœurs,
a régler ses mouvements , substituer peu à peu la
« science des affaires à son inexpérience, la con-
« naissance de ses vrais intérêts à ses aveugles
« instincts; adapter son gouvernement aux temps
« et aux lieux; le modifier suivant les circon-
« stances et les hommes : tel est le premier des de-
« voirs imposés de nos jours à ceux qui dirigent la
« société. 11 faut une science politique nouvelle à un
« monde lout nouveau (1). »
(1) De la Démocralie en Amérique, inlroduclion.
— 336 —
Cette science nouvelle, M. de Tocqueville croyait
l'avoir découverte dans les institutions, l'histoire et
les mœurs du premier peuple qui eût vécu sous une
parfaite démocratie. Incapable de voir en simple
spectateur un si grand phénomène , il avait voulu
en pénétrer les causes, en connaître les lois, et,
certain d'instruire sa patrie, peut-être même l'Eu-
rope, il avait écrit de l'Amérique avec la sagacité
d'un philosophe et l'âme d'un citoyen. Son livre fut
illustre en un instant, comme l'éclair. Traduit dans
toutes les langues civilisées, on eût dit que le genre
humain l'attendait, et cependant, de ce côté de l'At-
lantique, il ne répondait à aucune passion, à aucun
parti, à aucune école, à aucun peuple. Il venait
seul avec le génie de l'écrivain , la pureté de son
cœur et la volonté de Dieu. Il apportait à tous les
esprits sensés , au milieu du chaos des doctrines
et des événements, une lumière qu'on pouvait ne
pas goûter, mais qui différait de tout, une lumière
qui tenait de l'avenir sans accabler le présent.
Rien de pareil ne s'était vu depuis le jour où
Montesquieu avait publié son Esprit des lois, livre
sans modèle aussi , supérieur à son siècle par la
religion et la gravité , et qui , malgré sa nature
si profondément sérieuse, eut l'art de séduire et de-
meure encore populaire aujourd'hui qu'il est trop
peu lu.
Votre voix, Messieurs, s'unit aux suffrages des
deux hémisphères. Vous n'attendîtes pas que l'âge
eût mûri la gloire du jeune publiciste, et vous le
fîtes asseoir près de vous , sur ce siège où nous l'a
— 337 —
enlevé une mort aussi prématurée que l'avait été
son illustration. Mais je me reproche d'aller moi-
même trop vite et d'ouvrir un tombeau quand je
ne suis encore qu'au seuil d'une immortalité.
11 y avait dans l'ouvrage de M. de Tocqueville
plus d'un genre d'attrait. L'Amérique était mal
connue; aucun esprit supérieur ne l'avait encore
étudiée. Les uns n'y voyaient de loin qu'une déma-
' gogie grossière et importune; les autres y applau-
dissaient d'avance le succès de leurs utopies person-
nelles. M. de Tocqueville mit la vérité à la place de
la fable, et sa plume sévère répandit sur un tableau
tout neuf le charme infini de la sincère clarté.
Mœurs, histoire, législation, caractère des hommes
et du pays, causes et conséquences, tout prit sous
son burin la puissance de l'investigateur qui dé-
couvre et de l'écrivain qui grave pour les absents
ses propres visions. Mais ce qui frappe et entraîne
surtout, c'est le souffle môme du livre, une ardeur
généreuse qui meut l'auteur et fait sentir en lui
l'homme préoccupé du sort de ses semblables dans
le temps et dans l'avenir. Il remue parce qu'il est
remué, et son austérité même ajoute à l'émotion par
l'éloquence du contraste. Tandis que Montesquieu
met de l'art dans son esprit tout en croyant à une
cause et en voulant la servir, M. de Tocqueville s'a-
bandonne au cours irrésistible de ses tristes pres-
sentiments. Il voit la vérité et il la craint, il la craint
et il la dit, soutenu par cette pensée qu'il y a un re-
mède, qu'il le connaît, et que peut êlre ses contem-
porains et la postérité le recevront de lui. Tantôt
— 338 -
l'espérance prend le pas sur l'inquiétude , tantôt
rinquiétude assombrit l'espérance, et de ce conflit
qui passe sans cesse de l'auteur au livre et du livre
au lecteur, jaillit un intérêt qui attache, élève et
émeut.
Mais quel est donc ce remède où M. de Tocque-
ville tranquillisait sa pensée, et d'où il attendait le
salut des générations? Ce n'était pas, vous le pen-
sez bien, dans l'imitation puérile des institutions
américaines qu'il le trouvait, mais dans l'esprit qui
anime ce peuple et qui a fondé ses lois. Car c'est
l'esprit qui fait la vie des institutions , comme c'est
l'âme qui fait la vie des corps. Or l'esprit américain,
tel qu'il apparaissait à M. de Tocqueville, se résume
dans les qualités ou plutôt dans les vertus que je
vais dire :
L'esprit américain est religieux ;
11 a le respect inné de la loi ;
Il estime la liberté aussi chèrement que l'égalité;
11 place dans la liberté civile le fondement premier
de la liberté politique.
C'est juste le contre-pied de l'esprit qui entraîne
plutôt qu'il ne guide une grande partie de la démo-
cratie européenne. Tandis que l'Américain croit à
son âme, à Dieu qui l'a faite, à Jésus- Christ qui l'a
sauvée, à l'Évangile qui est le livre commun de
l'âme et de Dieu, le démocrate européen, sauf de
nobles exceptions, ne croit qu'à l'humanité, et en-
core à une humanité fictive qu'il a créée dans un
rêve. Ce rêve est à la fois son âme, son Dieu , son
Christ, son Évangile, et il ne pense à aucune autre
i
— 339 —
religion, si ancienne et si invétérée soit -elle, que
pour la persécuter et l'anéantir, s'il le peut. L'Amé-
ricain a eu des pères qui portaient la foi jusqu'à
l'intolérance ; il a oublié leur intolérance et n'a gardé
que leur foi. Le démocrate européen a eu des pères
qui n'avaient point de foi, mais qui prêchaient la
tolérance; il a oublié leur tolérance et ne s'est sou-
venu que de leur incrédulité. L'Américain ne com-
prend pas un homme sans une religion intime, et un
citoyen sans une religion publique. Le démocrate
européen ne comprend pas un homme qui prie dans
son cœur et encore moins un citoyen qui prie en face
du peuple.
Le même différence se retrouve en ce qui con-
cerne la loi. L'Américain , qui respecte la loi de
Dieu, respecte aussi la loi de l'homme, et, s'il la
croit injuste, il se réserve d'en obtenir un jour l'a-
brogation, non parla violence, mais en se faisant
une arme pacifique et sûre de tous les moyens de
persuasion que l'homme porte avec lui dans son in-
telligence, et des moyens plus puissants encore
qu'il peut tenir d'un dévouement éprouvé à la cause
de la justice. Pour le démocrate européen, et je le
dis toujours avec les exceptions nécessaires, la loi
n'est qu'un arrêt rendu par la force et que la force
a le droit de renverser. Fût-ce tout un peuple qui
lui eût donné son assentiment et sa sanction, il pro-
fesse qu'une minorité, ou même un seul homme, a
le droit de lui opposer la protestation du glaive et
de déchirer dans le sang un papier qui n'a d'autre
valeur que l'impuissance où l'on est de le remplacer
— 340 —
])ar un autre. Il proclame hardiment la souverai-
neté du but, c'est-à-dire la légitimité absolue et
supérieure à tout, même au peuple, de ce que
chacun estime au dedans de soi être la cause du
peuple.
L'Américain, venu d'une terre où l'aristocratie
de naissance eut toujours une part considérable
dans les affaires publiques, a rejeté de ses institu-
tions la noblesse héréditaire et réservé au mérite
personnel l'honneur de gouverner. Mais, tout en
étant passionné pour l'égalité des conditions, soit
qu'il la considère au point de vue de Dieu, soit qu'il
la juge au point de vue de l'homme, il n'estime pas
la liberté d'un moindre prix, et, si l'occasion se
présentait de choisir entre l'une et l'autre, il ferait
comme la mère du jugement de Salomon , il dirait à
Dieu et au monde : Ne les séparez pas ; car leur vie
n'en fait qu'une dans mon âme, et je mourrai le jour
où l'une mourra. Le démocrate européen ne l'en-
tend pas ainsi. A ses yeux, l'égalité est la grande et
suprême loi, celle qui prévaut sur toutes les autres
et à quoi tout doit être sacrifié. L'égalité dans la
servitude lui paraît préférable à une liberté sou-
tenue par la hiérarchie des. rangs. Il aime mieux
Tibère commandant à une multitude qui n'a plus de
droits et plus de nom, que le peuple romain gou-
verné par un patriciat séculaire et recevant de lui
l'impulsion qui le fait libre avec le frein qui le rend
fort.
L'Américain ne laisse rien de lui-même à la merci
d'un pouvoir arbitraire. 11 entend qu'à commencer
— 341 —
par son âme, tout soit libre de ce qui lui appartient
et de ce qui l'entoure : famille, commune, province,
association pour les lettres ou pour les sciences ,
pour le culte de son Dieu ou le bien-être de son
corps. Le démocrate européen, idolâtre de ce qu'il
appelle l'État, prend Thomme dès son berceau pour
l'offrir en holocauste à la toute -puissance publique.
Il professe que l'enfant, avant d'être la chose de la
famille , est la chose de la cité , et que la cité , c'est-
à-dire le peuple représenté par ceux qui le gouver-
nent, a le droit de former son intelligence sur un
modèle uniforme et légal. 11 professe que la com-
mune, la province et toute association, même la
plus indifférente, dépendent de l'État, et ne peu-
vent ni agir, ni parler, ni vendre, ni acheter, ni
exister enfin sans l'intervention de l'État et dans la
mesure déterminée par lui, faisant ainsi de la servi-
tude civile la plus absolue le vestibule et le fonde-
ment de la liberté politique. L'Américain ne donne
à l'unité de la patrie que juste ce qu'il lui faut pour
être un corps; le démocrate européen opprime tout
l'homme pour lui créer, sous le nom de pairie, une
étroite prison.
Si enfin, Messieurs, nous comparons les résul-
I tats , la démocratie américaine a fondé un grand
peuple, religieux, puissant, respecté, libre enfin,
quoique non pas sans épreuves et sans périls ; la dé-
mocratie européenne a brisé les nœuds du présent
avec le passé, enseveli des abus dans des ruines,
édifié çà et là une liberté précaire, agité le monde
par des événements bien plus qu'elle ne l'a renou-
— 342 —
vêlé par des institutions , et , maîtresse incontes-
table de l'avenir, elle nous prépare, si elle n'est en-
fin instruite et réglée , l'épouvantable alternative
d'une démagogie sans fond ou d'un despotisme sans
frein.
C'est la certitude de cette alternative qui troublait
incessamment l'âme patriotique de M. de Tocque- i
ville, qui a présidé à tous ses travaux et lui a mérité
la gloire sans tache où il a vécu et où il est mort.
Aucun homme de notre temps ne fut à la fois plus
sincère, plus logique, plus généreux, plus ferme et
plus alarmé. Au fond, ce qu'il aimait par- dessus
tout, sa véritable et seule idole, hélas! puis-je le
dire? ce n'était pas l'Amérique, c'était la France et
sa liberté. Il aimait la liberté en la regardant en
lui-même, au foyer de sa conscience, comme le
principe premier de l'être moral et la source d'où
jaillit, à l'aide du combat, toute force et toute vertu.
Il l'aimait dans l'histoire , présidant aux destinées
des plus grands peuples, formant tous les hommes
qui ont laissé d'eux dans la mémoire du monde une
trace qui l'éclairé et le soutient. Il l'aimait dans le
christianisme, aux prises avec la toute -puissance
d'un empire dégénéré, inspirant l'âme des martyrs
et sauvant par eux , non plus la vérité des sages ,
mais la vérité divine elle-même, non plus la dignité
du genre humain, mais la dignité du Christ, Fils
de Dieu. Il l'aimait dans les souvenirs de la patrie,
dans ces longues générations où la liberté avait fait
l'honneur, où l'honneur avait fait le premier bien
de la vie, et où la vie se donnait pour sauver l'hon-
— 343 -^
neur, pour prouver l'amour, pour défendre la foi ,
pour mourir enfin digne de soi-même et digne de
Dieu. Il l'aimait dans son propre sang, où il avait
puisé, avec la tradition de ses aïeux, la fierté d'une
obéissance qui n'avait jamais été vile, et la gloire
d'un nom qui avait toujours été pur. Il l'aimait
enfin par une autre vue, par la vue des peuples
déchus, des mœurs perverties, des bassesses cou-
ronnées, des talents avilis, des cœurs sans cou-
rage; et, remarquant que toutes ces hontes dont
l'histoire déborde correspondaient aux âges et aux
leçons de la servitude, il se prenait pour la liberté
d'un second amour plus fort que le premier, de cet
amour où l'indignation s'allume et se fait le serment
d'une haine et d'un combat immortels.
Ce serment vivait dans l'âme de M. de Tocque-
ville. Il inspira toutes ses pensées, il commanda
toutes ses actions.
Je devrais ici , Messieurs , vous entretenir des
douze années de sa carrière législative. Mais sur
cette lave encore brûlante je ne rencontrerais plus
seulement des idées et des vertus , je rencontre-
rais les hommes et les événements. Puis -je les
aborder? Du haut de ce banc où il avait été appelé
dès 1839, et d'où il descendit aux derniers jours
de 1831, il vit tomber la monarchie parlementaire,
apparaître la république et se fonder un empire,
chutes et avénemeats qu'il avait prévus et qui ame-
nèrent sa retraite, mais non pas son silence et son
découragement. Il aimait la monarchie parlemen-
taire, et il eût voulu la sauver. Née en 1814 des Ion-
— 344 —
gués méditations de l'exil , elle eût dû réconcilier
tous les Français autour d'un trône qui avait le
prestige de l'antiquité , et qui avait repris dans le
malheur cette jeunesse que lui seul peut rendre aux
rois. Mais l'esprit de la France, même après vingt-
cinq ans de révolutions , n'était pas mûr pour les
secrets et les vertus de la liberté. Il eût fallu à tous,
roi et peuple, clergé et noblesse, chrétiens et in-
croyants, un génie que le temps ne leur avait pas.
encore donné. Le trône premier tomba. Le second
voulut renouer dans un sang royal plus populaire
la chaîne brisée de nos institutions, et il mit à cette
œuvre un courage et une habileté qui méritaient de
réussir; mais cette monarchie diminuée retrouva
devant elle les mêmes difficultés qui avaient ac-
cablé sa devancière. Le trône second tomba. M. de
Tocqueville n'avait compté ni parmi ses adver-
saires ni parmi ses défenseurs. Il demandait, avec
l'opposition victorieuse , une chambre élue plus
indépendante et un corps électoral plus incorrup-
tible ; mais il ne parut qu'à la tribune et jamais
sur la place publique, appelant de sa voix les ré-
formes, et refusant tout signe à la révolution qci se_
préparait.
La république, néanmoins, l'admit dans ses con-
seils, d'abord comme député, puis comme ministre
des affaires étrangères. Il apporta, dans cette nou-
velle phase de son existence politique , un esprit
sans illusions ; car il ne croyait pas que la France ,
qui avait méconnu les conditions de la liberté sous
deux monarchies, fût capable de la servir, ou même
— 345 —
de la sauver, sous une république. Le nom était
nouveau, la situation était la même. Aucun progrès
ne s'était accompli dans la sphère générale des in-
telligences , sauf un petit nombre d'hommes émi-
nents à qui la grandeur du péril avait révélé la gran-
deur des fautes, et qui s'unirent pour donner au pays
la première liberté civile dont il eût joui jusque-là ,
la liberté de l'enseignement. Ce fut un éclair sublime
dans une nuit orageuse.
11 y en eut un autre.
Le rénovateur de la liberté de l'Italie, le prince
qui , dès son avènement au trône , avait promis vo-
lontairement à son peuple des institutions géné-
reuses, et mérité de l'Europe entière un applaudis-
sement qui retentira jusqu'à la dernière postériîé,
le pape Pie IX, avait été chassé de la capitale du
christianisme , après y avoir vu son ministre égorgé
sur les marches de la première assemblée législative
que Rome eût eue depuis le sénat romain. Une in-
gratitude sacrilège avait récompensé les dons du
père commun des âmes, et, trahi, fugitif, il avait
tourné vers Dieu ces regards du malheur et du droit
qui n'émeuvent pas toujours les hommes , mais qui
ne laissent jamais insensible que pour un moment
très-court Celui qui, en créant le monde, lui a pro-
mis une première justice dans le temps, et une se-
conde dans l'éternité. Cette fois , comme bien d'au-
tres, la justice du temps fut remise à l'épée de la
France, et l'on vit nos bataillons ramènera Rome,
sous le drapeau de la république, le prêtre cou-
ronné autrefois par Charlemagne et consacré sur
— 346 —
son trône par le respect dix fois séculaire des gé-
nérations. C'était un prêtre, il est vrai, un vieil-
lard faible et désarmé; mais sous ses cheveux blan-
chis, sous sa toge inconnue des consuls dont il
tenait la place, il portait non plus l'orgueil d'un
peuple maître du monde, mais l'humilité souve-
raine de la croix , et avec elle la paix et la liberté
de l'univers. On pouvait opposer à sa couronne des
raisonnements et des armées : la France opposa
aux raisonnements l'instinct infaillible de son gé-
nie politique et chrétien , et aux armées d'une dé-
mocratie trompeuse elle opposa ce don de vaincre
qui lui fut accordé par Dieu le jour même où
Clovis, son premier roi, courba la tête devant la
vérité.
La liberté de l'enseignement, la restauration du
souverain pontife sur son trône terrestre, ce furent
là les œuvres héroïques de la seconde république
française, et, en lisant ces deux décrets, on eût pu
la croire fondée. M. de Tocqueville prit part, comme
ministre, à ce double acte de sagesse et de force,
et sans doute aujourd'hui, dans son tombeau, il
n'y a rien qui donne à sa conscience un retour
plus consolant vers les choses et les douleurs de ce,
monde.
Bientôt après, le 2 décembre 4851, M. de Toc-
queville rentrait chez lui, dans son village, ai
terme d'une carrière politique qui avait duré douze
ans. Il y rapportait un caractère sans tache, un(
renommée que ne surpassait la gloire d'aucun de
ses contemporains, mais en même temps un corps
— 347 —
affaibli par le travail des affaires et par celui de la
pensée. Il y retrouva ces souvenirs de jeunesse si
chers à l'homme qui décline, ces ombrages qu'il
avait plantés, ces eaux qu'il avait dirigées, le res-
pect et l'amour de tout ce qui avait vieilli là pen-
dant son absence, et, plus près de son cœur encore,
une autre vie consacrée à la sienne et qui eût suffi
sans la gloire à la récompense de tout ce qu'il avait
fait de bien et de tout ce qu'il avait écrit de vrai. De
ce côté aussi on peut dire qu'il avait été meilleur
que son siècle. Tout jeune et peu riche, il n'avait
point cherché dans sa compagne l'éclat du nom ni
celui de la fortune ; mais , confiant sa destinée
à des dons plus parfaits, il n'avait été trompé
que dans la mesure de son bonheur , plus grand
qu'il ne l'avait attendu et qu'on ne le lui avait
promis.
Cependant cette belle retraite, où l'amitié venait
de loin chercher sa présence, n'effaçait point dans
l'âme du publiciste le souvenir de la cause qu'il
avait servie. Les blessures faites à la liberté, quoi-
qu'il les eût prévues, l'avaient pénétré comme un
glaive, et il portait au dedans de lui, sous une ci-
catrice saignante, le deuil profond de tout ce qu'il
avait vu s'accomplir. Il voulut se donner une con-
solation, chercher une espérance, et il conçut ce
livre, le dernier qu'il ait écrit, où, comparant en-
semble la révolution et V ancien régime , il entendait
démontrer à ses contemporains qu'ils vivaient en-
core, sans le savoir, sous ce même régime qu'ils
croyaient avoir détruit, et que là était la prmcipale
~ 348 —
source de leurs élernelles déceptions. Il est vrai,
une tribune avait été debout, une presse avait été
libre; mais derrière ce théâtre éclatant de la vie na-
tionale qu'y avait- il, sinon l'autocratie absolue de
radnriinistration publique, sinon l'obéissance pas-
sive de tout un peuple , le silence de rouages morts
et mus irrésistiblement par une impulsion étrangère
à la famille, à la commune, à la province, enfm la'
vie de tous, jusque dans les plus minimes détails,
livrée à la domination de quelques hommes d'Etat
sous la plume oisive et indifférente de cent mille
scribes? Or, disait l'auteur, savez-vous bien qui a
inventé ce mécanisme, qui a créé cette servitude?
Ce n'est pas la Révolution, c'est l'ancien régime; ce
n'est pas 1789, c'est Louis XIV et Louis XV; ce
n'est pas le présent, c'est le passé. Vous avez seule-
ment recouvert la servitude civile, qui est la pire
de toutes, du voile trompeur de la liberté politique,
donnant à une tête d'or des pieds d'argile, et fai-
sant de la société française une autre statue de
Nabuchodonosor qu'une pierre lancée par une main
inconnue suffit pour briser et réduire en poudre.
Et cette thèse , si neuve quoique si manifeste ,
M. de Tocqueville la développait avec le calme
de l'érudition , après avoir longtemps fouillé dans
les archives administratives des deux derniers
siècles, d'autant plus éloquentes, qu'elles croyaient
garder leur secret pour l'État et non pour le
monde.
Tel fut le testament de M. de Tocqueville, le mot
suprême de sa pensée. Après cela il ne fit plus que
— 349 —
languir. Ouvrier trop sérieux pour ne s'être pas
consumé dans la lumière dont il avait été l'organe,
il s'avança peu à peu, sans y croire, vers une mort
qui devait être la troisième récompense de sa vie.
La gloire avait été la première ; il avait trouvé la
seconde dans un bonheur domestique de vingt-cinq
ans ; sa fin prématurée devait lui apporter la der-
nière et mettre le sceau à la justice de Dieu sur lui.
11 avait toujours été sincère avec Dieu comme avec
les hommes. Un sens juste, une raison mûrie par
la droiture avant de l'être par la réflexion et l'expé-
rience, lui avaient révélé sans peine le Dieu actif,
vivant, personnel, qui régit toutes choses, et de
cette hauteur si simple, quoique si sublime, il était
descendu sans peine encore au Dieu qui respire
dans l'Évangile et par qui l'amour est devenu le
sauveur du monde. Mais sa foi peut-être tenait
de la raison plus que du cœur. Il voyait la vérité
du christianisme, il la servait sans honte, il en
rattachait l'efficacité au salut même temporel de
Ihomme ; cependant il n'avait pas atteint cette
sphère où la religion ne nous laisse plus rien qui ne
prenne sa forme et son ardeur. Ce fut la mort qui lui
fit le don de l'amour. 11 reçut comme un ancien ami
le Dieu qui le visitait, et, touché de sa présence jus-
qu'à répandre des larmes, hbre enfin du monde, il
oublia ce qu'il avait été, son nom, ses services, ses
regrets et ses désirs , et , avant même qu'il nous
eût dit adieu, il ne restait plus en cette âme que
les vertus qu'elle avait acquises sur la terre en y
passant.
10*
— 350 —
Ces vertus, Messieurs, vous appartenaient. Orne-
ment sacré du talent littéraire le plus haut et le plus
vrai, vous jouissiez de leur alliance dans la per-
sonne de M. de Tocqueville, et il tenait lui-même à
grand honneur de compter parmi les membres de
votre illustre compagnie ; car vous étiez à ses yeux
les représentants des lettres françaises , et il voyait
dans les lettres plus que l'épanouissement ingé-
nieux des facultés de l'esprit : il y voyait l'auxi-
liaire puissant de la cause à laquelle il avait dévoué
sa vie, le flambeau de la vérité, l'épée de la justice,
le bouclier généreux où se gravent les pensées qui
ne meurent pas parce qu'elles servent tous les
temps et tous les peuples. Sa jeunesse s'était formée
à ces grandes leçons. Penché vers l'antiquité comme
un fils vers sa mère, il avait entendu Démosthènes
défendre la liberté de la Grèce , et Gicéron plaider
contre les desseins parricides de Catilina : tous les
deux victimes de leur éloquence et de leur patrio-
tisme, le premier se donnant la mort par le poison
pour échapper à la vengeance d'un lieutenant d'A-
lexandre, le second tendant sa tête aux sicaires
d'Antoine, celte tête que le peuple romain devait
voir clouée sur la tribune aux harangues, pour y
être une image éternelle de la crainte qu'inspire
aux tyrans la parole de l'homme sur les lèvres de
l'orateur. Il avait entendu Platon dicter dans sa
République les lois idéales de la société, déclarer
que la justice en est le premier fondement, que le
pouvoir y est institué pour le bien de tous et non
dans l'intérêt de ceux qui gouvernent, qu'il appar-
— 331 —
lient par la nature des choses aux plus éclairés et
aux plus vertueux, et que tous ceux qui l'exercent
en sont responsables ; que les citoyens sont frères ;
qu'ils doivent être élevés par les plus sages de la
république dans le respect des lois, l'amour de la
vertu et la crainte des dieux; que la paix entre les
nations est le devoir de toutes et l'honneur de celles
qui ne tirent l'épée qu'à regret, pour la défense du
droit; il avait admiré, dans Zenon , le père de cette
héroïque postérité qui survécut à toutes les gran-
deurs de Rome, et consola, parle spectacle d'une
force d'àme invincible , tous ceux qui croyaient en-
core à eux-mêmes quand personne ne croyait plus à
rien. Si Horace et Virgile lui avaient présenté sous
des vers admirables l'image douloureuse de poètes
courtisans, il avait retrouvé dans Lucain la trace du
courage et les dieux, non moins que César, sacri-
hés par lui aux vaincus de Pharsale. Enfin , au terme
des lettres anciennes, et comme sur le seuil de leur
tombeau, Tacite lui avait parlé cette langue venge-
resse qui a fait du crime même un monument à la
vertu, et de la plus profonde servitude un chemin à
la liberté.
Ce chemin , d'autres l'ouvraient aussi quand Ta-
cite en creusait, de son implacable burin, l'àpre et
immortel sillon. Car, semblable à ces souffles ré-
guliers qui ne quittent les flots d'une mer que pour
soulever ceux d'une autre, la liberté change de
lieu, de peuple et d'âme, mais elle ne meurt ja-
mais. Quand on la croit éteinte, elle ne fait que
monter ou descendre quelques degrés de l'équaleur.
— 352 —
Elle a délaissé un peuple vieilli pour préparer les
destinées d'un peuple naissant, et tout à coup elle
reparaît au faîte des choses humaines lorsqu'on
la croyait oubliée pour jamais. Il y avait donc, au
temps de Tacite , des hommes nouveaux qui tra-
vaillaient comme lui, mais dans une langue incon-
nue de lui , à la rénovation de la dignité humaine ,
et qui faisaient pour la liberté de la conscience,
principe de toutes les autres, plus que n'avaient
fait les orateurs, les philosophes, les poètes et les
historiens de l'âge écoulé. Ils ne s'appelaient plus
Démosthènes ou Cicéron , Platon ni Zenon , et ils
ne parlaient plus à un seul peuple du haut d'une
tribune illustre, mais isolée : ils s'appelaient Justin
le martyr, TertuUien l'Africain , Athanase l'évêque,
et, soit leur parole, soit leurs écrits, s'adressaient
à toutes les parties du monde connu , httérature
universelle qui présidait à la fondation d'une société
plus vaste que Tempire romain ; Httérature vivante
encore après dix- neuf siècles, et dont vous êtes,
Messieurs, à l'heure présente, un rameau que je
salue , une gloire que je ne méritais pas de voir de si
près.
Les lettres françaises ont eu, depuis trois siècles ,-
une part à jamais mémorable dans les destinées du
monde. Chrétiennes sous Louis XIV , avec la même
éloquence, mais avec un goût plus pur que dans les
Pères de l'Église, elles ont opposé Pascal à Tertul^
lien , Bossuet à saint Augustin , Massillon et Bour-
daloue à saint Jean Chrysostome , Fénelon à saint
.Grégoire de Nazianze, en même temps qu'elles op-
— 3d3 -
posaient Corneille à Euripide et à Sophocle, Racine
à Virgile, la Bruyère à Théophraste, Molière à
Plaûte et à Térence : siècle rare, qui fit de Louis XIV
le successeur immédiat d'Auguste et de Théodose,
et de notre langue l'héritière de la Grèce et la domi-
natrice des esprits.
Le siècle suivant dégénéra du christianisme, mais
non pas par le génie. Père de deux hommes tout à
fait nouveaux dans l'histoire des lettres , il eut en
eux ses astres premiers , l'un qui tenait de Lucien
par l'ironie, l'autre qui ne tenait de personne; tous
les deux puissants pour détruire et pour charmer,
attaquant une société corrompue avec des armes qui
elles-mêmes n'étaient pas pures, et nous préparant
! ces ruines formidables où, depuis soixante ans,
nous essayons de replacer Taxe ébranlé des croyances
et des vertus civiques. Ces deux hommes pourtant
ne furent pas, au xviii° siècle, les seuls représen-
tants de la gloire et de l'efficacité littéraires. Buffon
écrivait de la nature avec majesté , et Montesquieu ,
élevé par trente ans de méditations au-dessus des
erreurs de sa jeunesse, prenait place, dans son
Esprit des lois, à côté d'Aristote et de Platon,
ses prédécesseurs, et les seuls, dans la science
du droit politique. Il eut l'honneur de dégager de
l'irréligion vulgaire les principes d'une saine li-
berté, et on ne peut le lire qu'en rencontrant à
chaque page des traits qui flétrissent le despotisme,
mais sans aucun penchant pour le désordre et
sans aucune solidarité avec la destruction. Il est
juste de dire que, si Jean- Jacques Rousseau a été,
— 354 —
dans son Contrat social, le père de la démagogie
moderne , Montesquieu a été , dans son Esprit des
lois, le père du libéralisme conservateur où nous
espérons un jour asseoir l'honneur et le repos du
monde.
J'ai hâte, Messieurs, d'arriver à ce siècle qui est
le vôtre, et où je vais retrouver M. de Tocqueville
à côté de vous. Aussi chrétien dans ses grands re-
présentants que le siècle de Louis XIV, mais plus
généreux, plus ami des libertés publiques, moins
ébloui par la puissance et l'éclat d'un seul, notre
siècle s'ouvrit par un écrivain dont il semble que la
Providence eût voulu faire le Jean-Jacques Rous-
seau du christianisme. Poëte mélancolique dans
une pi ose dont il eut le premier le secret , M. de Cha-
teaubriand frappa au cœur de sa génération comme
un pèlerin revenu des temps d'Homère et des fo-
rêts inexplorées du nouveau monde. Mais en même
temps qu'il inaugurait ce style où nul ne l'avait
précédé, où nul ne l'a égalé depuis, il nous donnait
aussi l'exemple de la virilité politique du caractère,
et les murs de ce palais n'oublieront jamais qu'il y
entra sans pouvoir prononcer le discours que lui
imposaient vos suffrages et que lui commandait sa
reconnaissance pour vous. D'autres, comme lui,
payaient à leur foi religieuse ou à leur indépendance
personnelle cette dette du courage devant la toute-
puissance. M. de Donald méritait que sa Législa-
tion primitive fût broyée sous le pilon de la censure.
Le vieux Ducis, insensible à la victoire, conser-
vait intacte sous ses rayons la couronne de ses
ÔDO
cheveux blancs. M"^® de bcaëi expiait par dix an-
nées d'exil un silence que rien n'avait séduit. Delille
chantait debout les règnes de la nature, et il lui
était permis de dire dans un mouvement d'orgueil
légitime :
On ne put arracher un mot à ma candeur,
Un mensonge à ma plume , une crainte à mon cœur.
Je m'arrête aux morts, Messieurs ; car le tombeau
souffre la louange, et, en soulevant son linceul, on
ne craint pas de blesser la pudeur de l'immortalité.
Mais ce sacrifice me coûte en présence d'une assem-
blée où je vois siéger les héritiers directs des pre-
mières gloires littéraires de notre âge : des orateurs
qui ont ému trente ans la tribune ou le barreau,
des poëtes qui ont découvert dans l'harmonie des
mots et des pensées de nouvelles vibrations, des
historiens qui ont creusé nos antiquités nationales
ou qui ont redit à la génération présente le courage
de ses pères dans la vie civile et dans la vie des
camps, des publicistes qui ont écrit pour le droit
contre les regrets du despotisme et les rêves de
l'utopie, des hommes d'État qui ont gouverné par
la parole des assemblées orageuses et n'ont rap-
porté du pouvoir que la conscience d'en avoir été
dignes; des philosophes qui ont relevé parmi nous
l'école de Platon et de saint Augustin , de Descartes
et de Bossuet, et inscrit leur nom à la suite de
ceux-là, dans la grande armée de la sagesse élo-
quente; des écrivains qui ont eu l'idolâtrie de la per-
— 356 —
fcction du style, et à qui une vieillesse privilégiée
n'a pu en désapprendre l'art : tous mêlés avec
honneur aux luttes de leur temps, couverts de ses
■cicatrices, et, sans avoir pu le sauver, sûrs de comp-
ter un jour parmi ceux qui ne l'auront ni flatté ni
trahi.
Et vous aussi, Tocqucville, vous étiez parmi eux ;
cette place où je parle était la vôtre. Plus libre avec
vous qu'avec les vivants, j'ai pu vous louer. J'ai pu,
•en dessinant vos pensées , en retraçant vos actes
et votre caractère, louer avec vous tous ceux qui
comme vous cherchaient à éclairer leur siècle sans
le haïr , et à jeter nos générations incertaines dans
la voie où Dieu, l'âme, l'Évangile, l'ordre et l'ac-
lion forment ensemble le citoyen et soutiennent
la société entre les deux périls où elle ne cessera
jamais d'osciller, le péril de se donner un maître
et le péril de se gouverner sans le pouvoir. Nul
mieux que vous n'a connu nos faiblesses et dévoilé
nos erreurs; nul non plus n'en a mieux pénétré
les causes , ni mieux indiqué les remèdes. M. de Cha-
teaubriand disait dans une occasion mémorable :
« Non, je ne croirai point que j'écris sur les ruines
de la monarchie. » Vous eussiez pu dire : Non,
je ne croirai point que j'écris sur les ruines de la
liberté.
C'est aussi votre foi. Messieurs, c'est la foi des
lettres françaises, et ce sera leur ouvrage pour une
-grande part. A voir la suite de nos trois siècles litté-
raires et cette succession continue d'hommes émi-
Jients dans tous les ordres de l'esprit, on ne saurait
— 357 —
méconnaître qu'une prédestination de la Providence
veille sur notre littérature en vue d'une mission
qu'elle doit remplir. Et que cette mission soit sa-
lutaire, qu'elle se rattache aux plans d'un avenir
ordonné et pacifique, où , dans des conditions nou-
velles , seront satisfaits les vrais besoins de l'huma-
nité perfectionnée, je ne saurais non plus en douter.
Il suffit, pour s'en convaincre, de remarquer que,
sauf de rares exceptions , le génie en France conduit
à la vérité et la sert. Tout ce qui s'élève dans les
régions de Tintelligence, tout ce qui demeure vi-
sible à l'admiration , de Pascal au comte de Maistre,
! de Montesquieu à M. de Tocqueville, prend en haut
I le caractère de l'ordre , ce quelque chose de grave
et de saint qui éclaire sans consumer, qui meut
sans détruire, et qui est à la fois le signe et la
puissance même du bien. Tels sont , à ne pouvoir
se le cacher, les grandes lignes de la littérature
française et ces sommets éclatants où la postérité
vient, malgré elle, chercher le bienfait de la lu-
mière dans la splendeur d'un goût sans reproche.
Vous continuez, Messieurs, cette double tradition
du beau et du vrai , de l'indépendance et de la me-
sure , qui sont le cachet séculaire du génie français.
Aussi, pourrais -je ne pas vous l'avouer? quand
vos suffrages m'ont appelé à l'improviste parmi
vous, je n'ai pas cru entendre la simple voix d'un
corps littéraire , mais la voix même de mon pays
m'appelant à prendre place entre ceux qui sont
comme le sénat de sa pensée et la représentation
prophétique de son avenir. J'ai vu les préjugés qui
— 358 —
m'eussent séparé de vous il y a vingt ans , et ces
préjugés vaincus par votre choix m'ont fait en-
tendre les progrès accomplis en soixante ans d'une
expérience pleine de périls , de retours dans la for-
tune, de sagesse trompée, de courages impuissants
mais glorieux. M. de Tocqueville était au milieu
de vous le symbole de la liberté magnifiquement
comprise par un grand esprit; j'y serai, si j'ose le
dire, le symbole de la liberté acceptée et forti-
fiée par la religion. Je ne pouvais recevoir sur la
terre une plus haute récompense que de succéder
à un tel homme pour l'avancement d'une telle cause.
TABLE
Notice funèbre sur MARC-Rexé, comte df, Moxtalem-
BERT 3
Panégyrique du B. Fourier . . 29
Eloge funèbre de M^b de Forbin-Janson. . . . 75
Éloge funèbre du général Drouot 115
Éloge funèbre de Daniel O'Connell 161
Frédéric Ozanam 197
Discours pour la translation du chef de safxt Tho-
mas d'Aquin 28Î
Discours de réception a l'académie française. . . 323.
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ne et décadence. — Abbé Ract. In 8° illustré ,S 50
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ns de collège : Mon crime. — P. Barbier. In-12 3 50
ns et discours. — Abbé Planus. In 12 3 50
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3 (Histoire de saint). — Mgr Baunard. In-8» 5 »
î de Lombez (Vie de P.). — Abbé Bénac. In-12 1 50
de Lombez (Lettres spirituelles du P.). — P. François de
]. ln-12 gravure 1 50
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rétre. — Abbé Rouzaud. In-12 3 »
I Dieu (Traité de 1'). — P. Bouix. In-B» jésus, gravure. ... 12 »
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pold de Chérancé. In-12, gravure
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Antoine du Saint-Sacrement (Œuvres choisies du P.). — R. P.
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Peltier. In- 12
Apôtres Les . — Mgr Drioux. In-8-
Appel De 1'' comme d'abus dans l'ancien droit français. — Abbé
Cagnac. In- 12
Archéologie religieuse. Architecture. — Abbé Mallet. In-8° illustré.
Archéologie religieuse. Mobilier. — Abbé Mallet. In-8^ illustré . .
Archéologie sacrée. — Abbé Godard. In-8Mllustré
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Arsène de Chatel Montagne Le P. . — P. Hilaire de Barenton. In S\
Art chrétien Entretiens suri'.. — Abbé Mallet. In- 12
Art L' du lecteur, du diseur, de l'orateur. — Maurice Castellar. In-i2
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Ascétique chrétienne. — Abbé J. Ribet. In-8^ écu
Assemblée épiscopale de Wurzbourg. — J. B. Sauze. In-8^
Astronomie de Ptolémée L' . — AbbéF.XAU. In-8'' raisin
Au ciel on se reconnaît. — P. Blot. In-18 ■
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Autour de l'histoire : Scènes et récits. — Mgr Baunard. In-8' écu.
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ijstré. . .
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i.oin Vie du Vbie L.-M., . - Abbé Michaud. In-8% portrait ' " * 4 «
]ze ,Eugene\ -M. C. de Coulonge. In-i8 Jésus, portrait . . ■) „
[-diction à travers les temps (De la). - Michel Louene^u In-18
rsin
WTu ^^ Mane-Madeleine-Victoire de), vicomtesse de Bon-
ultdHouet. —P. Stanislas. In-i2 3 ^
lard (Histoire de saint) et de son siècle. -R. p. Théodore Ratis-
i.NE. 2 in-12
;: (La Sainte). — P. Giguet. 4 vol. in-12. ,- „
lothéque religieuse de l'étudiant. In-i8 raisin . . . . 0 30
iventure (Saint). - P. Léopold de Chérancé. In-12 ^ravure l 50
lel de Longchamp (L'Abbé). - R. p. Henri Durand. In-32 Jésus' 1 75
lî(La). — J. GuiBERT. Jn-32 encadré ^ ,,
iiet : Lettres de direction. — Abbé Moïse Cagnac. In- 12 ' " " 3 ^'
laire et la Messe (Le). —P. François de Bénéjac. Tn-16 . 1 50
lux : Sa vie et ses œuvres.- Abbé Lecigne. In-8^ raisin, portrait' 7 50
leres (Œuvres choisies de Mgr Roverié de). — In-8^ 6 »
ies (Les) de famille et les sociétés de secours mutuels - \bbé
aille Ragt. In-18. ... ' . ^^
j 23
drier à l'usage des tertiaires de Saint-Dominique. In-32 raisin. 0 -^0
Lie de l'Enfant-Jésus, née de Soyecourt(Vie de la R. Mère) In-8^
itrait. .... ' - „„
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lAirs notés ' ' ' ^ '^
accompagnement des airs '...........,[[''' jg 5Q
Is mariales. — Dom Poirier. In-16 jésus .... 3 „
accompagnements .^
|:ines de Flandre (Histoire des). 3 in-8\ portraits 10 »
iins en Franche-Comté (Les). — Abbé J. Morey. In-12. ... 3 75
tère (Le). — J. Guibert. In-32 encadré 1 „
téristiques des saints (Les) dans l'art populaire. — P Charles
1ER. 2 gr. in-4% gravures. Xet g4 ,j
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te Sainte de Corbie. — Alph. Germain. ln-12
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je des Bons-Enfants de l'Université de Reims (Histoire du). —
' Cauly. In-8" raisin, illustré
at spirituel. — Abbé Riche. In-32 raisin
lentaire de l'Evangile selon saint Jean. — P. Libermann. In 8»
1
30
2
))
10
))
10
»
1
20
endium constitutionum fratnun Ordinis Prsedicatorum. — In-?)2
an 1 T3
ut ecclésiastique (Précis de), — Al. Montagnoux. ln-18 r. . . 1 »
)rdat (Quatre cents ans de). — Mgr Baudrillart. ln-12. ... 3 50
ren (Lettres et Conférences inédites du R. P. de). — E. Bonnar-
': In-8' raisin l »
rences de Notre-Dame et Retraite de la Semaine Sainte (1891-
î). — Mgr d'HuLST. 6 in-8'' écu avec notes'; chaque 5 »
rences de Notre-Dame (1891-1896). Mgr d'HuLsx. In-8 , sans
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rences de Notre-Dame (1835-1851). — P. Lacordaire. 5 vol.in-12 20 »
rences de Nancy (1842-1843). — P. Lacordaire. 2 in-12 6 »
irences de Notre-Dame (1837-1846 , — P. deRavignan. 4 vol. in-1-2. 12 30
rences (Quatre) sur la Foi chrétienne. — Abbé Désers, ln-12 . 1 25
|rences Cinq sur la thèse de la séparation de l'Eglise et de
at. — Abbé Claraz. In-i2 2 »
l'ègations religieuses devant la Chambre (Les). — Comte A. de
<j. ln-8o raisin
légations religieuses en France (Les). — In-i"
liiller de la jeunesse (Le). — Abbé Lejard. Gr. in-18
liils sur la vocation. — J. Guibert. ln-18 raisin
jdérations sur l'état présent de l'Eglise de France. — Mgr Latty.
;o
itution de l'Univers (La) et le dogme de l'Eucharistie. —
Leray. In-8''
1
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18
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2
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0 60
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rade. In-12
Darboy (Histoire de la vie et des œuvres de Mgr). — S. Em. le car-
dinal Foulon. In-8°, portrait, autographe
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Devoirs des hommes envers les femmes (Les). — Abbé de Gibergues.
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Devoirs d'un séminariste. — J. Guibert. ln-32 raisin (
Devoirs (Nos) envers Dieu. — Abbé Désers. In-i2 i
Devoirs (Nos) envers le prochain. — Abbé Désers. In-42 î
Dévotion du très saint Rosaire (La). — In-32 jésus . (
Diane d'Andalo (Les Bienheureuses Cécile, Aimée et). — R. P. Cor-
mier. In-i2, gravures
Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques. — Abbé J.-B.
ulaîre. 2 in-S" raisin 3î
Diego de Cadix (Le Bienheureux). — P. Damase de Loisey. In-12. . '.
Dieu et l'homme. — Abbé Désers. In-12 !
Direction spirituelle dans les maisons d'éducation (La). — J. Gui-
bert. In-18 raisin (
Directoire à l'usage des novices Dominicaines, ln-32 jésus
Directoire de la confrérie du Rosaire. In-18 (
Directoire des Supérieures. In-18 ^
Directoire spirituel du tertiaire de S. François (Le). — P. Eugène
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lestions sociales. In-12 4 n
[. Discours politiques. 2 in-12 • . . . . 8 »
. Discours et écrits divers (1888-1894). 2 in-12 8 »
II. Discours et écrits divers (1894-1902). 2 in-12 8 »
sion concordataire (La). — S. Em. le cardinal Perraud. In-12 . i »
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le Catholique (Exposé de la) en tableaux synoptiques. — Le
Qe. — AbbéPoEY. ln-8° 1 oO
ae chrétienne (Abrégé de la). — In-18 0 2o
ae chrétienne (Traité de la). — Louis de Grenade. 2 in-12 . . 4 50
ae de l'Amour. — Abbé de Gibergues. In-18 raisin 3 »
ne religieuse. — R. P. Ambroise Potton. In-18 1 75
le socialiste (La). —M. Maisonabe. In-12. 2 50
de la vie future (Le) et la libre-pensée contemporaine. —
escœur. In-12 3 75
ique (Vie de saint). — P. Lacordaire In-12, gravure 3 »
ÊME OUVRAGE. Edition illustrée parle P. Besson. In-8' raisin. 12 50
r (De la) . — Mgr Bougaud. ln-16 carré 3 75
et ses victimes 'Le) dans le siècle présent. — Mgr Baunard.
3 75
me (Histoire de Mme).— Mgr Baunard, In-12 3 »
loup (Vie de Mgr). — Mgr Lagrange. 3 in-8% 2 portraits. . . 22 50
ÊME ouvrage. 3 in-12 10 50
t des Loges (Vie de Mgr). —Abbé F. Klein. In-S» écu 5 »
t des Loges (Œuvres choisies de Mgr). — in-8» écu, portrait. 6 »
spirituels du V. P. Libermann. — ln-12 3 oO
.eur apôtre (L') : Sa préparation, l'exercice de son apostolat.
, GuiBÉRT. In-18 raisin 2 »
ion de la jeunesse par le prêtre (L'). — P. Lambert. In-12. . 2 »
ion et patriotisme. — E. M. Terrade. In-12 3 »
ion nouvelle (L'). — M. J. Chobert. ln-16 0 50
catholique (L'). — Abbé Désers 2 30
(L') de France sous la Troisième république, 1870-1878. —
NUET . ln-8'' écu S »
(L' de France sous la Troisième république pontificat de
. XIII 1878-1894.— Lecanuet. In-S" écu 5 »
(L') et le droit romain. — M. de .Monléon. In-12 3 »
et l'Exposition L'). — P Coubé. In-12 0 30
ons poétiques et religieuses. — Marie Jenna. in-12 3 »
ions sur les grandeurs de Dieu. — R. P. Cormier. In-i8. . 1 »
îth de Hongrie (Sainte). — Abbé Ant. Saubin. ln-12 1 50
)u nombre des). — Dom B. Maréchaux, ln-32 raisin 1 )>
(Histoire de M.) et de l'Église de France pendant la Révolu-
et l'Empire. — Mgr Méric. 2 in-12 portrait 5 »
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Eucologe romain à l'usage des collèges. —Gros in-18, broché. . . .
Évangile (L") au Japon au XX^ siècle. — Alfred Ligneul, abbé S. Ver-
RET. In-12 avec portrait
Évangile du pauvre (L'). —Mgr Baunard. In-12
Évangile du Sacré-Cœur. — Abbé Vaudon. In-i2
Évangiles (Les quatre). — Lemaistre de Sact. Abbé Verret. In- 12
illustre. Broché. 3 fr. — Toile pleine
le POUSSIELGUE — 9 — PARIS
les des Dimanches. — Abbe Bolisson. 2 vol. in-12 7 »
1 de la question de 1 opération césarienne posthume. —
:breyne. fn-8° ^ 25
5 nouvelle (Les doctrines de l'abbé Loisy). — P. Hilaire de
JTON. In-S" 1 y
e mensuel de la préparation à la mort.. — R. des Fourmels.
0 20
es spirituels de saint Ignace de Loyola. — p. Roothaax et
.'NESSEALX. ln-12 3 „
es spirituels de saint Ignace de Loyola. — P. Pierre Jennes-
. In-32 raisin, sans notes 0 80
tion des cérémonies de la Grand'Messe de paroisse. — Olier.
in-32 raisin 1 25
Ition du Pater. — Abbé Gayrard. In-12 2 50
Ion des capucins de Paris, le 5 novembre 1880. — In-8* . . 1 25
Ime ouvrage, édition illustrée. In-S" 4 »
! (Le R. P.) ou le prêtre de l'Eucharistie. — In-32 jésus ... 0 75
jition des substances sacramentelles (De la). — P. F. Pie-
î RouARD DE Gard. In-8* 1 ,)
raisonnable et chrétienne (La). — Abbé Rocher. In-i2 ... 3 50
, directeur de conscience. — Abbé Moïse Cagxac. In-12 . . 3 50
. Lettres de direction. — Abbé Moïse Cagxac. ln-12. ... 3 50
. Lettres à la duchesse de Chevreuse. — Abbé Moïse Cagxac.
1 >
Pensées choisies . — Abbé Moïse Cagxac. In-32 1 «
(Éloge funèbre du docteur , — Abbé J. Foxssagrives. In-8°,
it 1 ,
(La). — M. de Gibergues. In 12 1 50
irétiennes. — Abbé Bouissox. 2 vol. in-12 7 »
e Sigmaringen iSaintj. — P. Fidèle de la Motte-Servolex.
1 50
de S. François d'Assise. — M. Chaulix. ln-12 1 50
le la solitude. — In-32 raisin, avec cantiques 1 »
E des caxtiques des Fleurs de la solitude 0 25
lominicaines. — M. Th. de Bussierre. ln-12 2 »
en Bretagne. Hier et aujourd'hui. — Abbé Millox. In-S*' . 4 »
es victoires La . — Mgr Bauxard. 2 vol. in-12 7 50
(Albéric de . — R. P. Régis de Chazourxes. ln-12 portrait. 3 50
Œuvres pastorales de Mgr. — 2 in-S^ 8 »
catholique en Orient iLa . — P. Hilaire de Barextox. In-S"
gravure et carte 3 »
; d'Assise i L'esprit de saint . — P. Berxardix de Paris. 2 in-18
6 »
d'Assise Histoire populaire de saint . — Anatole de Séglr.
raisin 1 25
Librairie POUSSIELGUE — 10 — 1
François d'Assise (Saint). — P. Léopold de Chérancé. In-18 jésas,
portrait
François d'Assise (Saint). Étude médicale. — D'' Cotelle. In 12 . .
François d'Assise (Opuscules de Saint). — P. Ubald d'Alençon. ln-18.
François d'Assise (Saint) et le bréviaire romain. — P. Hilarin de Lu-
cerne. In-80
François (Vie de Saint). — P. Bernard d'Andermatt. 2 in-12. . . .
François de Sales (Saint). Lettres de direction. — Abbé Moïse Cagnac.
ln-12
Frédéric II ou les derniers Hauhenstaufen. — P. Clinchamp. In-12.
Frères des Écoles chrétiennes. — A. Chevallier. In-S"
Frère (Monsieur) et Félix Dupanloup. — Abbé Daix. In- 12. . .
Gabriel de Dinan (Vie du R. P.). — P. Bernard de Mayenne. In-12,
portrait
Gailhac (Le R. P.). — P. Maymard. In-S», portrait
Généralats du cardinal de Bérulle, des PP. de Condren, Bourgoing,
Senault, de Sainte- Marthe, etc. — P. Cloyseault. 3 vol. in-12, grav.
Géographie de l'Afrique chrétienne. — Mgr Toulotte. In-S" . .
Gerson (Jehan). — Abbé Lafontalne. In-12
Gethsemani et la voie douloureuse. — Mgr Latty. In-12, gravure .
Ghebra-Michaël, Lazariste (Un martyr abyssin). — Coulbeaux.
Gildas (Saint) de Ruis. — Abbé Fonssagrives. In-12, gravures . . .
Gouvernement de l'Eglise (Le). — Abbé Lafarge. 2 in 8".
I. Droit public. — II. Droit privé. Chaque volume
Grand séminaire de Dax. — Chanoine Lahargou. In-8o
Grec et le latin ^Le). — Abbé Cliquennois. In-8°
Grégoire de Nazianze (Saint). — Abbé A. Benoit. 2 in-12 . . .
Gregorii Nazianzeni Carminibus (De D.). — Thesis facultati littera'
rum Parisiensi. In-8° raisin
Grignion de Montfort (Le B"). — Mgr Laveille. In-8'' écu ....
Guibert Vie de S. É. le cardinal . — Abbé J. Paguelle de Follenay,
2 in-8o écu, portraits
Guide du Pèlerin à Saint-Séverin de Paris. — Abbé de Madaune,
In-12
Heure de garde (L'j. — P. Marie-François. In-32 jésus
Heure sainte (L',. — Abbé Louis Gillot. In-18
Heures sérieuses d'une jeune femme. — Ch. Sainte-Foi. In-18 raisin;
Heures sérieuses d'un jeune homme. — Ch. Sainte-Foi. In-32 . .
Heures sérieuses d'une jeune personne. — Ch. Sainte-Foi. In-32 raisii
Histoire de la paroisse de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. — Abl
Casanbianca. In-So. ?iet
Histoire de l'Église. — Abbé Ch. Menuge. In-12
Histoire de la religion catholique. — Abbé Ch. Menuge. In- 12. .
Histoire sainte. — Abbé Ch. Menuge. In-12
Histoire des spirituels dans l'Ordre de saint François. — R. P. Reni
0. M. C. In-8^
'ie POUSSIELGUE — 11 — PARIS
î de Paris (Histoire du Père . — Abbé F. Mazelin. Petit in-S", 4 »
aliéres et des garde-malades (Manuel des). — M. Ch. Vincq.
écu, 2o0 gravures. Toile 6 »
(A la mémoire de Mgr Maurice Lesage d'Hauteroche d';. —
raisin, portrait 1 50
^Apostolat intellectnel de Mgr d' . — Mgr Baudrillart .... 0 50
député Monseigneur d' . — Abbé Emile Gavé. In-12 3 50
Monseigneur d'^ et le P. Lacordaire. — Chanoine Philippet.
raisin 1 50
intime Monseigneur d' . — Louis Thiéblin. In-i2 0 40
'Oraison funèbre de Mgr d'}. — Mgr Touchet. ln-8" raisin. . . 1 »
Lettres de direction de Mgr d'). — Mgr A. Baudrillart. In-S" écu 5 »
îs du bréviaire romain (Les . — Abbé Pimont. In-8° raisin.
SES DOMINICALES ET FÉRIALES dU pSautiCF 7 50
s^Es DU TEMPS Carême, Passion, Temps de Pâques, Ascension,
ntecôte, Trinité, Saint-Sacrement) 5 »
de Virginitate S. Ephraemi\ — Mgr Rahmam. In-S" 17 »
j') ou critique du Kantisme. — Abbé C. Piat. In-S" écu. ... 6 »
de Saint François d'Assise sur la pauvreté (Les). — P. Ubald
oçoN. In-18 raisin 0 30
de Saint François d'Assise sur la science (Les). — P. Ubald
ENÇON. In-18 raisin 0 30
; de Jeanne (Les . — Abbé Paul Barbier, ln-16 raisin 1 25
ion de Jésus-Christ. — Traduction inédite du xvii* siècle. Ad.
feld. Gros in-32 raisin, gravure 1 50
ulée Conception L'; à l'Institut catholique de Paris. 8 dé-
►re 1904. ln-8» . 2 »
tiondes mains dans la consécration des évêques (L'). — M. T.
ACEY. ln-8'' Jésus 1 »
ences du Très Saint Rosaire. —Une feuille (50 x 65). ... . 0 50
ences plénières (Ordo des). — Abbé Grimaud. In-18 jésus. . . 1 75
ive au collège L'). — P. Barbier. In- 12 0 60
t catholique (L' de Paris (1875-1907 . — Mgr P.-L. Péchenard.
, gravures 4 »
tions de Cassien. — M. E. Cartier, ln-12 2 »
action à la vie bienfaisante. — Mgr Bolo. In-12. ....... 3 50
notion à la vie dévote de Saint François de Sales. — Abbé
ENGER. In-12 3 50
ême ouvrage. In-8o 5 »
Dtion concernant les derniers écrits de l'abbé Loisy. — Mgr
Y. In-8' 1 25
ction des novices. — R"' P. H. -M. Cormier, ln-8» 5 »
ction religieuse Cours d'). — Mgr. Cauly. In-12.
AlÉCHISME EXPLIQUÉ 3 »
)IRE DE LA RELIGION ET DE l'ÉGLISE 3 50
ERCHE DE LA VRAIE RELIGION * 2 75
lOGÉTIQUE CHRÉTIENNE 3 »
Librairie POUSSIELGUE — 12 —
Jandel (Vie du Révérendissime Père Alexandre-Vincent). — R""
P. H. M. Cormier. In-8», portrait
Jacquemet (Vie de Mgr A.). — Abbé Victor Martin. In-8*, portrait .
Javouhey Anne-Marie). — Chanoine Chaumont. In-8"
Jean (L'Apôtre saint; . — Mgr Baunard In-12, gravure
Jean Forest (Le B^). — P. Thadée. In-8»
Jeanne d'Arc, sa mission surnaturelle, son martyre.— Mgr Enard. In-S"
Jeanne d'Arc franciscaine. — P. Henri de Grèzes. In-S"
Jeanne d'Arc et la France. — P. Léopold de Chérancé. In-18. . . .
-Jeanne d'Arc Vie intérieure de). — M. Olivier Lefranc. In-16 carré,
encadré bleu
Jeanne d'Arc iLes Béatitudes). — Mgr Lecœur. In-8o . .•
Jeanne d'Arc et la mission de la femme. — Abbé de Gibergi es . . .
Jeanne d'Arc. — Chanoine Lenfant. In-8'
Jeanne d'Arc (La Bienheureuse). Panégyrique. — Mgr Latty. In-S».
Jeanne d'Arc et ses vertus. — P. de Bernard. In-i8
Jeanne d'Arc (Les paroles de). — Préface J. Guibert. — A. Froment.
In 12
Jeanne de France (Histoire de sainte) (1464-1505). — Mgr Hébrard.
In-8'' écu
Jérôme de Corleone (Vie du serviteur de Dieu, Fr.). — P. Arsène dk
Chatel. In-12, portrait
Jérôme (Lettres choisies de saint). — MgrLAGRANCE. In-12
Jésus-Christ. — P. Lescœur. In-12 j
Jésus-Christ. — Mgr Bougaud. In-32, encadré 1
Jésus-Christ ^Vie de N.-S.).— D^ Sepp, M.Charles Sainte-Foi. 3 in-12, J
avec carte I
Jésus-Christ (Vie de Notre-Seigneur). — Abbé Puiseux. In-12, gra-
vures. Broché, 1 50. — Toile pleine
Jésus-Christ et la Femme.— Approuvé par S. G. l'Evêque de Quimper.
ln-1^ "
Jeune fille de demain (La). — Abbé Moïse Cagnac. ln-12
Jeunesse chrétienne (La) . — Ses devoirs — Ses tentations — Ses sauve-
gardes — Au seuil de l'avenir. — Abbé P. B.\rbier. In-16. Chacun.
Je vais à Jésus. — Abbé Casabianca. In-16
Joseph (Le T. H. Frère). — Abbé Paguelle de Follenay. In-8» ....
Joyeux passe-temps de la jeunesse. In-12
Jubilé de l'an 1300 (Le Grand) et la Divine comédie de Dante. — E. M.
Terrade. In 8"
Julien de Spire (Frère) et la légende anonyme de saint François.
— P. Hilarin deLucerne. In-S"
Just de Bretenières (Vie de). — Mgr d'Hulst. In-12, portrait
Lacordaire (Vie intime et religieuse du R. P.). — [P- Chocarne. 2 vol.
ini2
Lacordaire (Lectures choisies du R. P.). — In-32 allongé. Chacun des
3 volumes
L'Eglise. — Jésus-Christ. — Les Vertus.
rie POUSSIELGUE — 13 — PARIS
iaire (Lettres du R. P.) à Théophile Foisset. 2 in-S" 12 50
iaire (Lettres du R. P.) à un jeune homme sur la vie chrétienne.
2 1 25
iaire (Notice sur le R. P.). — In 12 0 50
Iaire (Œuvres du R. P. Henri-Dominique). — 9 in-8° 50 »
;s MÊMES. 9 volumes in-12 30 »
iaire orateur. — Favre. In-S" raisin, portrait 7 50
iaire (Souvenirs i. — J. Cauviêre. In-S" G 25
Iaire (Pensées choisies du R. P.). —P. Chogarne. 2 vol. in-32 . 3 »
es (Quelques) dans les études théologiques. — P. Evaxgéliste de
t-Béat. ln-8° 0 50
nnais (Jean-Marie de). — Mgr Laveille. 2 in 8" écu. 2 portraits,
utographe 10 »
Te (Henri), son testament spirituel. — Chanoine Bruzat. In-12. 4 »
Le) dans les séminaires. — J. Guibert. In-8» 0 30
rie (Le Cardinal). — Mgr Baunard. 2 in-8'' écu, 2 portraits. . . 9 »
irie (Œuvres choisies de S. É. le cardinal). —2 vol. in-8». ... 12 50
rie (Oraison funèbre du cardinal). — Mgr Baunard. In-8» ... 1 »
rie (Oraison funèbre du cardinal). — Mgr Cartuyvels. In 8" rai-
portrait 1 »
stes à Madagascar au XVIIe siècle (Les). — M. Henri Froide-
. In-12, cartes et gravures 2 »
es chrétiennes (Choix de). — In-18 raisin 3 »
es et prières. — Abbé Ch. Danjou. In-18 0 60
es pour chaque jour. — P. Chocarne. 2 in-32 Jésus 5 »
le des trois compagnons : La vie de saint François d'Assise.
1-18 1 ))
le monastique et page d'histoire contemporaine. — Dom Lucien
D. In-4" illustré 2 »
is (Histoire de Mademoiselle). [Louise de Marillac), 1591-1660.
me la comtesse de Richemont. ln-8", autographe 7 50
E MÊME ouvrage. In-i2, autographe 3 50
-e (Ernest) et les fondations des Petites Sœurs des Pauvres.
gr Baunard. In-8'' écu, portrait 4 »
'd de Port-Maurice (Saint). — P. Léopold de Chérancé. In-12 . 1 50
sur l'utilité de l'instruction scientifique dans le clergé. —
Baunard. In-S» raisin 0 75
; de direction de Mgr d'Hulst. — Mgr A. Baudrillart. In-S" écu 5 »
à un ami sur le Tiers Ordre franciscain. — In-32 0 10
à un étudiant en Ecriture Sainte. — P. Cormier, ln-12. . . 0 60
à un jeune bachelier sur les objections modernes contre la
ion. — Abbé Désers. In-12 1 »
à un jeune bachelier sur la virilité chrétienne du caractère.
bbé DÉSERS, ln-12 1 »
à un novice. — In-32, net 0 15
aux élèves de son grand séminaire. — Mgr Latty. In^" . . 1 »
Librairie POUSSIELGUE — 14 —
Lettre aux directeurs de son grand séminaire. — Mgr Latty. In-S»
Lettre sur les dangers de l'hypercritique. — Mgr Latty. In-S» . .
Lettre sur l'usage de la langue latine. — Mgr Latty. In-8o ....
Lettre aux nouveaux directeurs de son grand séminaire. — Mgr Latty.
In-8-^.
Libermann (Vie du vénérable P. F.). — Cardinal Pitra. In-S" . . .
Libermann (Lettres spirituelles du vénérable). — 3 in 12
Liberté de l'enseignement (La) et ses nouveaux adversaires. — In S*»^"
raisin
Litanies (Soixante-quatorze). — Abbé Sauceret. In-18
Litanies de la sainte Vierge. — Mgr Le Courtier. In-32 raisin. . .
Liturgie grecque (La) de saint Jean Chrysostome.— Abbé Dabbous.
In-12, illustré
Livre d'or du Chemin de la Croix. — P. Ubald. In-32, illustré. . .
Livre de Messe (Le premier). — Marie Jenna. In-32, 2 gravures. .
Livre de la première Communion et de la Persévérance (Le). —
Mgr Baunard. Gros in-32 raisin, format carré
Le même ouvrage. Texte orné d'encadrement. Grand in-18 carré .
Livre (Petit) des Congrégations de la Sainte Vierge. — P. Brucker.
In-o^ allongé
Livre de piété pour élèves de l'enseignement secondaire libre. —
Abbé Chabot. In-32 raisin
Livres d'hier et d'autrefois. — M. Clément de Paillette. In- 12 . .
Livret du tertiaire franciscain. — In-18
Louis (Saint), prisonnier en Egypte. — Abbé Nourry. In-12. . . .
Luc (Saint) et les anciennes Facultés de médecine. — D^ H. Dau-
GHEZ. In-8o illustré
Macbeth de Shakespeare, traduction. — Abbé Lalot. In-12
Madagascar. — Histoire et géographie. Texte français et malgache.
— P. P. Cadet et Thomas. In -4" carré, cartes, plans, gravures . .
Maillé (La Bienheureuse Jeanne-Marie). — P. Léopold deChérancé.
In-12, portrait
Maison des Carmes (La). — Abbé Pisani. In-18, plan
Maîtrise de Notre-Dame de Chartres (L'ancienne). — Abbé Clerval.
In^" raisin, chromolithographie
Malebranche (Vie du R. P.). — P. André. In-12
Manuel de dévotion à saint François d'Assise, à l'usage des ter-
tiaires. — In-32 raisin
Manuel de la jeune fille chrétienne. — Abbé Chevojon. In-32 ....
Manuel de la jeunesse chrétienne. — Millaut. In-18 broché
Manuel de l'étudiant chrétien en vacance. — Abbé Courval. In-18 .
Manuel de piété. — Abbé Janel. In-32 raisin
Manuel des Enfants de Marie, à l'usage des élèves des religieuses de
Saint-Maur. In 32 jésus
Manuel des Enfants de Marie Immaculée, à l'usage des réunions diri-
gées par les Filles de la Charité. Gros in-32 jésus avec gravure . .
• ;ie POUSSIELGUE — 15 — PARIS
il des Enfants de Marie. — P. A. Cahour In-32 jésus .... 1 »
il des Frères et Sœurs du Tiers Ordre de saint Dominique. —
■ oussET. In-18 raisin 1 gQ
i-l des mères chrétiennes (Nouveau. — P. Théodore Ratisbonne.
3 raisin 2 50
il des œuvres.— Institutions religieuses et charitables (1900). In-12 4 »
il des ouvriers de saint François-Xavier et de la Sainte-
ille. — In-18 cartonné 0 35
{1 des personnes associées à la confrérie du Rosaire. — In-18. 0 25
ïl du saint Rosaire, sa science doctrinale et pratique. —
atthieu-Joseph Rousset. In-18 raisin 2 »
lE COMPLÉMENTAIRE. — In-i8 paisiu 1 73
il (Petit du très saint Rosaire. — P. M.-J. Rousset. In-18 . . 0 60
erite de***. Une fleur cueillie au printemps de la vie. —
t in-8°, 2 portraits 3 50
.erite de Cortone (Sainte) — P. Léopold de Chérancé. In-12 . . 1 73
erite du Saint-Sacrement (La Vénérable). — Abbé Deberre.
2, 2 gravures 3 50
erite-Marie Histoire de la bienheureuse). — Mgr Bougaud. In-S" 7 »
lÊME OUVRAGE. In-i2 3 75
erite-Marie (Vie de la vénérable mère). — Mgr Jean-Joseph
îUET, Mgr L. Gauthey. In-8"' raisin, portrait 6 »
lÈME ouvrage. In-12 4 ,)
lerite-Marie Alacoque (Vie de la Bienheureuse . — Le monas-
de Paray-le-Monial. — In-12 2 73
Père, Apôtre. — Abbé de Gibergues. In 18 raisin 2 50
de l'Incarnation (Histoire de la vénérable Mère). — Dom
de Martin, Abbé Léon Chapot. 2 in-8° écu, 2 portraits 8 t
Jenna, sa vie et ses œuvres — Jules Lacointa Étude suivie
ûttres de Marie Jenna. In-12 3 50
Jenna (Lettres de) à M. Albin Goudareau. — In-8'' 3 50
•Madeleine (Sainte . — P. Lacordaire. In-32, encadré 1 25
-Térése (Vie de la Mère). -Mgr d'Hulst. In-12, 2 portraits . . 2 50
ac(La Vénérable Louise de). — Mgr Baunard. In-S» écu, portrait 5 »
tte (Le R. P. Dominique), prêtre de l'Oratoire. In-iS 1 »
aengo (Vie de la B^e Sœur Marie-Magdeleine), Comtesse de
30. — P. Ladislas de Vannes. In-S" 3 »
rologe de l'Ordre des Frères Mineurs (Essai de). — P. Edouard
.ENçoN. In-8o 1 25
rologe romain. — Traduction nouvelle, revue et mise à jour jus-
n 1898, avec supplément (1907). In-8° 6 »
rs d'Avignon (Histoire des). — Abbé M.-B. Carrière 0 50
rs français (Deux) au XVII^ siècle. In-12 0 75
rs (Deux) capucins. Les PP. Agathange de Vendôme et Cassien
[antes, Capucins. — P. Ladislas de Vannes. In-i2 2 »
B avec Jésus. — In-32 jésus 0 80
Librairie POUSSIELGUE — 16 — F
Maximes spirituelles du V, F. Jean de Saint-Samson. — P. Sernix-Marie
DE Saint-André. In-12
Mechler iLe Chanoine). — P. Ingold. In-8''
Médaille miraculeuse (La). — M. Alauel, In-12, gravures
Méditation sur la Sainteté et la Vie des Saints. — Henri Bremond. In-16
Méditations ascétiques pour tous les jours de l'année (Courtes)
— Joseph DE Dreux, P. Salvator de Bois-Hubert. In-12
Méditations de la vie du Christ (Les). — Saint Bonaventure, M. H. de
Riancey. In -18 raisin
Méditations pour servir aux retraites. — M. Collet. In-12
Méditations pour tous les jours de l'année sur la vie de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ. — P. Hayneuve, J.-M. Guillemon. 4 in-12. . . .
Méditations pour tous les jours de l'année. — Abbé D. Bouix, 4 in-12.
Méditation quotidienne (Considérations pour la). — Abbé Gatrard.
4 in-12 IJ
Méditations sur les saints des trois ordres. — P. Ladislas de Paris. In-S"
Méditations à l'usage des missionnaires capucins. — P. Ladislas de
Paris. In-18, net
Méditations sur la vie présente et future. — P. Théodore Ratisbonne.
In-18
Méditations sur l'emploi de l'école. — Frère Philippe. In-12
Méditations sur les principales obligations de la vie chrétienne et de |
la vie ecclésiastique. — Abbé Chénart. 2 vol. in-18 ^
Méditations sur tous les Evangiles du Carême et de la semaine de
Pâques. — P. Pététot. In-12
Méditations sur saint Joseph. — F. Philippe. In-12
Mélanges oratoires. — Mgr d'Hulst. 7 in-S" écu, chaque volume . . .
Mélanges philosophiques. — Mgr d'Hulst. In-S" écu
Mélanges. — Mgr d'Hulst, 2 volumes (Tome /// et IV sous presse
Chaque volume
Mélanges Mabillon. — In-8° 1
Melun (Le vicomte Armand de^. — MgrBAUNARD. In-S" écu
Mémoire de la mission des Capucins près la reine d'Angleterre
(1630 à 1669). — P. Cyprien de Gamaches, P. Appolinaire de Va-
lence. In-12
Méthode pour réciter le Rosaire. — D'après le B. Grignion de Mont-
fort, 8 pages in-32. La douzaine
Meysson (Vie intérieure du Frère Marie Raphaël H.). — P. F. Pib
Bernard. In-12
Miettes évangéliques. — P. Théodore Ratisbonne. In-12
Miracle de saint Dominique à Soriano (Le^. — P. Fr. Marie Rouard
DE Gard. In-8°
Mission (Une} en Ethiopie. — P. Alfred de Carrouges In-12. . .
Mois d'avril (Le) consacré à la Sainte Face. — P. Exupère de Prats-
de-Mollo. In-32
Mois de Marie. — Abbé J. Ribet. In-16 raisin
e POUSSIELGUE - 17 — PARIS
î Marie à l'usage des femmes chrétiennes. — M. de Mézange
lnt-André. In-16 carré 2 »
Marie de Notre-Dame de Séez. —Abbé Courval. In-18 . . 1 50
î Marie du clergé. —P. Constant. In-32 raisin 1 50
! Marie et du Rosaire (Entretiens pratiques pour les). — Abbé
î DE Lapparent. In-i6 carré 1 50
! sainte Elisabeth de Hongrie. In-32 raisin 0 60
■■ saint Joseph (Le. — M'"^ Netty du Boys. In-32jésus. ... 1 »
raphique de saint Joseph. — P. Eugène d'Oisy. In-32 .... 0 60
i Sacré-Cœur de Jésus. — A. M. D. G. In-32 0 75
etit) du Sacré-Cœur de Jésus. — A. M. D. G. In-32 .... 0 50
i Sacré-Cœur, extrait des écrits de la Bienheureuse Margue-
larie. — In-32 jésus 1 25
e (Histoire de sainte). — Mgr Bougaud. In-12 4 »
îmbert, d'après ses papiers et sa correspondance. — P. Leca-
3 volumes in-8' écu, portraits. Chacun 5 »
(La) dans ses principes. — Abbé Desers. In-12 2 50
I sociale. — Abbé S. Verret. In-12 1 60
! personnelle. — Abbé S. Ve«ret. In-12 1 60
|i d'aujourd'hui et morale chrétienne. — Abbé Desers. In-i2 . 2 »
I de développer par l'éducation, la dignité et la fermeté du
itère (Des). — Chanoine G. Ginon. In-i8 raisin 1 25
le divine (La). — Abbé J. Ribet. 4 volumes in-S" écu. ... 20 »
i. — Abbé C. Ract. In-8% illustré 4 »
les (Deux) au S.-C. de Jésus. — P. Cormier. In-32 jésus ... 1 »
le en l'honneur de saint Dominique. — Abbé Trichaud. In-32 0 40
le en l'honneur de sainte Catherine de Sienne. — Abbé Tri-
. In-32 0 40
le en l'honneur du Saint-Esprit. — P. Marianus. In-18. . . 0 30
:(Le P.) de la Croixille. — P. Dieudonné. In-8» 1 »
iens dans l'Eglise (Les). — Mgr Baudrillart. In-16 1 »
sur l'association des familles consacrées à la Sainte Famille
izareth. — 6 pages in 32. Les dix exemplaires, net 0 25
lame de la Trappe de Staouéli. — Abbé G. Chollet. In 8» écu, ill . 2 50
eligion. — Abbé H. Delor. In-8'' 4 »
rtyrs (1789-1799). — P. Léopold de Chérancé. In-12, 2 50
Testamentum D. N. J. C. — In-32 raisin, encadré 1 25
ie l'exposition et adoration nocturne (L') du Très Saint-Sa-
int, en France et à l'Etranger. In-18 jésus 3 »
je Saint), considéré au point de vue de la piété. — L. Ba-
tn-12, gravure 3 »
e la Divine Providence (Petit). In-32 0 15
e la Sainte Vierge (Petit) et petit Office de l'Immaculée Con-
D. In-32 encadré 0 30
3 la sainte Vierge, suivant le rit romain (en latin), sans ren-
In-32 0 30
ME. In-18 gros cjidclt'res 1 »
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Office de la sainte Vierge, rit franciscain. In-32
Le même. In-18
Office de la sainte Vierge, rit dominicain. In-32 raisin
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Offices de l'Eglise, complets, expliqués et annotés. — M^deBarberey
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Office du très saint Sacrement suivant le rit romain, en latin et en 1
français, ln-18
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Offices en français (Petits), ln-32, encadré
Olier J.-J. (1607-1657.). — Abbé G. -M. de Fruges. ln-12
Olier (Lettres spirituelles de M.). — 2 in-32 raisin
Oraison (L'). — Abbé Gillot. In-12.
Ouverture de conscience (L'). Texte et commentaire du décret du 17 dé-
cembre 1890. — P. Pie de Langogne. ln-18 raisin
Paedagogus asceticus novitiorum regulariorum instructor singulari-
ter propositus ac praefixus novitiis ordinis. F. Praedicatorum. ln-18
Pages amies : Aux collégiens et à leurs maîtres. — P. Suau. ln-12 .
Pages d'Evangile. — Abbé Planus. 3 in-12. Chacun
Par l'Espérance. — Abbé DE GiBERGUEs. ln-18 raisin.
Paroissien de la jeune fille (Le). — Mlle Juliette Saglio. ln-18. . . .
Pasteur apostolique (Le). — P. Ducos. P. Bion. 2 in-12 .
Pasteur des petits agneaux (Le). — Abbé Laden, ln-18 raisin. . . .
Paul (Vie de saint). — AbbéVix. In-S» raisin
Paule (Histoire de sainte). — Mgr Lagrange. ln-12
Paulin de Noie (Histoire de saint). — Mgr Lagrange. 2 in-12, grav.
Pèlerinage de Claude Albany. —0. RicHEMONT. ln-12
Pensées d'un chrétien sur la vie morale. — M. T. Crépon, ln-12 . .
Pensées d'une croyante. —Marie Jenna. ln-32 raisin, encadré . . . .
Pensées et affections sur la Passion de N. S. Jésus-Christ. —
P. Gaetan-Marie de Bergame. 2 in-32 jésus
Pensées et aflfections sur les mystères et sur les fêtes. — P. Gaetan-
Marie DE Bergame. 2 in-18 raisin
Pères de l'Oratoire (Les) qui ont été èvêques. — ln-12 .
Perfection des jeunes filles (La). — Abbé Chevojon. ln-32 raisin. . .
Perfection chrétienne (De la) et de la perfection religieuse. —
P. Barthier. 2 vol. in-S" .
Péril de la langue française (Le). — Abbé Vincent. ln-18 allongé . .
Perraud (Le Cardinal). — Mgr A. Baudrillart. ln-8''
Pététot (Éloge funèbre du R. P.). — Abbé Le Rebours. ln-8° avec
portrait gravé par M. Henriquel Dupont
Petits-fils (Les) du Grand-Roi. — P. Edouard d'Alençon. ln-8". . . .
Petites Sœurs des Pauvres (Histoire des). — Abbé Leroy. In-S» . . .
Peur de Dieu (De la). — Abbé Cellier, ln-18 Jésus
Pie (Histoire du Cardinal). — Mgr Baunard. 2 in-8% portrait . . .
POUSSIELGUE - 19 — PARIS
3aint-SuIpice. — Mgr Baunard. In-8° 0 40
.— J.GuiBERT. In 32, encadré 1 50
iphique (La) proposée aux âmes de bonne volonté. —
DE Nantes. In-18 1 50
pour les langues mortes. — Th. JoRAN. In-12 1 »
'exil. — Abbé Bonneau. In-18 1 50
saint François (Le). — Anatole de Ségur. In-18 raisin. . . 1 30
(Quelques conseils aux religieuses sur la). In-16 1 50
le (La). — P. Désiré. In-32 0 30
le l'amour de Dieu. — Abbé de Gibergues. In-i8 raisin. . . 5 »
le l'amour envers le Cœur de Jésus. — Gr. in-32 raisin. . 1 50
de la Communion spirituelle. — P. François de Vouillé :
UTES LES AMES PIEUSES. In-18 1 25
s JEUNES FILLES. In-32 jésus 1 25
s GARÇONS. In-32 Jésus 1 25
étape (La). — Comte A, de Mun. In-S" raisin 0 25
oas verslebonDieu. — Mlle DE MoNTGERMONT. Id-32 jés. g" av. 2 50
pompiers de Paris (Les). — P. Edouard d'Alençon. In-8'' . . 2 »
on à la mort. — R. P. Ingold. In-32 1 »
e (La) divine et la liberté humaine. — Siméon. Ic-18 jésus. i 75
jansénisme du P. de Sainte-Marthe (Le).— P. Ingold. In-8». 2 »
3). — Abbé Planus. 3 in-i8 jésus. Chacun 3 »
cérémonies pour la consécration d'un évêque.— In-18 jésus 0 50
cérémonies pour la consécration d'une église. In-18 jésus. 0 60
(Essai sur la) de N.-S. J.-C. — P. Jean-Baptiste du Petit
:>. In^" 5 »
(Dix) de sainte Catherine de Sienne. — In-32 raisin. ... 0 60
ancien, solution nouvelle. — P. Hilairede Barenton. In-8". 1 50
tion normale du latin (Traité de la).— Abbé Meunier. In-18 jés. 0 80
tibus (De) linguae latinœ. — Nomigo. In-8* 3 50
tisme (Du) et de toutes les hérésies dans leur rapport avec
isme. — A. Nicolas. 2 in-S" 7 »
a). — J. Guibert. In-32, encadré 1 »
onseils aux parents et aux maîtres sur l'éducation de la).
Fonssagrives. In-i2 1 25
its ans de concordat. — Mgr A. Baudrillart. ïn-12 .... 3 50
ïiférences sur la foi chrétienne. — Abbé Désers. In-I2 . . 1 25
ievenir les facultés libres. — Mgr d'Hulst. In- 18 raisin. . 0 75
pages du «Livre». Poésies. — M. Ch. Lejard. In-12 ... 1 50
réflexions sur l'Encyclique du 16 février 1892. — Cardinal
». In-12 1 »
Homérique et Variétés littéraires. — Abbé Bertrin. In-12. 3 50
éméraire et mal posée (Une). — MgrLATTV. In-S" .... 0 60
médis du Rosaire (Les). — P. Pradel. In-32 0 40
loge de). — Abbé P. Vignot. In-12 1 »
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Raisons d'espérer une renaissance chrétienne. — Mgr d'Hulst-Ih-I^
Ratisbonne iLe T. R. P. Marie-Théodore), d'après sa Correspondanc
et les documents contemporains. 2 in-S", portraits '
Ravignan R. P.) : Conférences de Notre-Dame de Paris il837-184€'
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Raymond de Capoue (Le BxK — R. P. H. M. Cormier. In-S" ....
Raymond de Capoue (Vie du BxK —P. J. Lafoxt. In-12
Raymundi Capuani iB.). Opuscula et litterae. In-S", portrait, toile .
Rayons de vérité. —P. Théodore Ratisbonne. In-18jésus. ....
Recrutement des instituteurs et des institutrices libres. — J. Gui
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Recueil de prières pour les personnes empêchées d'aller à l'églis»
par l'âge ou la maladie. — P. Ingold. In-18
Recueil de prières et de cantiques à l'usage des associées du Sacré-
Cœur de Jésus et du Saint-Cœur de Marie. In-18
Reflets du passé. Nouvelles études d'àmes. — Em. Terrade. In-12.
Réginald de Saint-Gilles (Vie du Bienheureux). — P. Emmanuel Cesls
Rayonne. In-12
Règlement des Sœurs du T. 0. de saint Dominique. In-18
Règlement et pratiques enrichies d'indulgences. — P. Pradel. In-35
Régula sacerdotum sœcularium ex sacris monumentis deprompta. -
P. François de Bénéjac. In-18
Religieuses dominicaines (Histoire des). — M. Th. deBlssierre. In-12!
Religieuses franciscaines (Notices sur les diverses congrégations de
— P. Norbert. Jn-12, illustré
Reliques (Les) de saint Thomas d'Aquin. — Mgr Douais, ln-8'' écu
Reliques d'histoire : Notices et portraits. — Mgr Baunard. In-8''. .
Le même ouvrage. In- 12
Renouvellement (Le) religieux. —M. J. Guibert. In-18 ,
Réparation! — Abbé de Gibergues. In-18 raisin
Réponses aux questions d'un Israélite de notre temps. — P. Th. R
TISBONNE. In-12
Représentation (La) du Christ à travers les âges. — F. deMely. In
nombreuses gravures
Respect (Le) de l'enfant. — Abbé Moïse Cagnac. In-12
Responsabilités (Nos). — Abbé de Gibergues. In-18 raisin ....
Résurrection (De la) à l'Ascension et du Cénacle à Rome. — In-18 ra
Retraite (La). — P. Pacifique de Saint-Pal. In-12
Retraite ecclésiastique d'après l'Évangile et la vie des saints. — R
P. H. -M. Cormier. In-8^
Retraite fondamentale. — Rme P. H. -M. Cormier. In-8''
Retraite (Une)prêchée aux adoratrices du Sacré-Cœur.— Abbé Gillc
In-i6 carré
Retraite spirituelle. — J. Guibert. In-12
Retraite : De l'Imitation de J. C. par l'Imitation de saint Franco
— P. Eugène d'Oisy. In-32
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>éraphiqiie ou exercices spirituels. — P. Joseph de Dreux.
IsiD 1 23
(Trois) à l'usage des Religieuses.— P. Ratisbonxe. In 12 . 3 50
de N.-D. (1891-92-94-95-96). — Mgr dHulst. In-8°. Chacune. 0 50
5) du Catholicisme en Angleterre au XIX® siècle. — J. Gui-
-12, onze portraits 3 50
lu clergé catholique dans la lutte contre l'alcoolisme.— Abbé
X. In-S" 0 30
Livia (Le Bienheureux). — P. H.- M. Cormier. In-S" .... 0 25
^e). Notice, indulgences, méthode pratique. In-32 0 20
ar semaine (Un). — P. Pradel. In-32 raisin, 16 gravures. . 0 80
srpétuel Le I. Notice et méthode pratique. In-32 0 20
''ie de la Sœuri. — M. de Melun. In- 12 portrait 1 50
'iterbe Sainte). — Abbé Barascud. In-12 1 50
tique effeuillée (La). — P. Marie-Augustin. In-32 raisin . . 0 75
: de saint Jean-Baptiste de) Un ami du peuple]. In-S" ... 2 »
Lej du Chant grégorien, d'après Gui d'Arezzo. — Mgr Fou-
n-S" Jésus 2 »
ts (Les . — Abbé Desers. In-12 2 50
de Loigny ^Le) : La bataille du 2 décembre 1870. — Abbé
AGRIVES. In-18 raisin 1 »
Bux (Le) ou Vie du Bienheureux Crispin de Viterbe. — P. Pie
lOGNE. In-12 1 50
inmunion Lai. — Abbé de Gibergues. In-12 1 oO
ierge (La). Etudes archéologiques et iconographiques. —
r DE Fleury. 2 in-i", 157 planches et 600 sujets 100 »
îrge (La) dans l'art, Conférence. — Abbé Casabianca. In-S" . 0 50
Dur jeunes filles. — Mgr Bolo. In 12 3 50
Drit et vertus du Bienheureux J.-Baptiste de la). — Cha-
LAiN. In^" 6 »
itoire de saint Jean-Baptiste de la). — M. J. Guibert. In-S"
portrait 6 »
E ouvrage. Petit in-4° illustré 15 »
et vertus de saint Jean-Baptiste de la). — M. J. Guibert.
u, portrait 3 50
(Notice sur le P.). — G. Loth. In-12 1 »
le (Jérôme) et la statue de Luther à Worms. — P. Fr. Pie
iouARD DE Card. In-8'' 1 50
fe bleu (Notice sur le). Feuille in-18. Le cent (sans trei-
net 2 50
e de la Passion de Jésus-Christ (Le) et des SS. Cœurs de
i de Marie. — M. Baudrez. In-32 raisin 0 70
le la religion (La). — P. Chabin. ln-8'' 5 »
(Les) pour tous. — J. Leday. In- 12 2 »
t chrétien dans la poésie romantique (Le). — In-8° raisin. 6 »
lâbraîrie FOnSSIELGUE - ±â —
ScntÎMeiits de saint Tkmnas d'Aquin et de saint Alphonse de Uj
fvoii, s»p reatrée «i rellgioo. In-^
Scrapliîa !« de l'^Ecole, — P. Evaxôelisti: de saest Beat. In-8».
S?mrz? f: .-Jl34»tîons a«x hommes seuls. — Abb? Boossos.
Srnz.'is f. tllacstîaBS de ciFceastaBce. — Abtie Bonssox. In-I
Srnzr-î ; .iff-rnces pour le carême. — Abbé Hcl^m
Sem.zî . r . ras et aDeortieBS d« R. P. Henri r.-iLir-if La,
îiiley L-es ou l'Agnoticisme. — Abbé
el da - ht^ raisin piqné
«u
de l'Eglise catholiqne
E:i :>-Vi i — ? zir :i 5 -3.3«»kt. 2 in-li, portrait
f T Vi if . I: îf ir "rsuce 19lO-19CO . — M^ Bauxabb. :
rrations. In-S» éca
-'z-ïz-e. — Paul «jArceEa. net . .
if "rince, d'après la loi dn 11 de
n-3â, ^Tomo
^ loi du i- avrU iSSS. —
:a qiie?tîo« sociale. — Abbé I^xassus.
- ? tsjlMb. InS* éco, portrait .
— Chan. Sooxn». In-8». 8
— Ht Cairaioîï . In-3â raisin .
. i ?cr« céleste est pariait. — Abbé
lins le
rzel — La repréunluii
i-T 'i-! rc^. iHnstré .]
- -_:.:t Zj^mus. In-S».
15 :: -:ii_.:esitede IXden. — P.
.; i^.-re — 'JdTsse RicaiiKwoarT. In-iS
. — M. E. CAMsam.. Ia-12. . .
:=. 50© -lEfflTTc, sfô litres. — Ahbé Pasi
P. SfiajŒs-MAmx ^ S. Asnû. 1
gono. — P. Midiel Hsiu&. 6 in-1
f s médicales. — P. DcBacurc
- In-i*
. ^e In-li
|2 POCSSIELGïïE — 23 — ? - :
mystique Manuel de . — Abbé Lejeuxi, In-12 2 >,
Vlrobabilitatis De . — P. Fr. Maria-Ambr*>5io Pottoît. Iii-ê* . 2 30
(Panégyrique de sainte . — Mgr Bau^abi». In-18 0 75
(Pensées choisies de sainte . — In-l5 0 Gfj
d'Aqnin le saint et le docteur . — Mgr LyAiut. ImS* .... 0 50
é'Aqniin Saint . — Jules Didiot. In-12 2 »
d'Aquin Les reliques de saint . — Mgr Douais. In-*' .... 10 »
i'Aquin S. et l'Encyclique aetemi Patris. — P. Cbocar^îïi. L»-8» 1 25
Le . remède social et sanctification du prêtre. — P. Ai^Bfz»
UGE. In-lâ 1 »
e Le . ou Darwin et son école. — Abbé A. Bt^on. ls-9* 0 30
■ouTeau des Indulgences. In-32 0 05
et Cornélius a Lapide. — Abbé M. Barbier. 4 in->r raisin . . 32 >
e du saint Rosaire Le . on les martyrs dominicains dn Japon.
Iiiidré Marie. In-lî raisin 0 25
lose et hygiène. — Paul Ber>abi>. In-S* jesus 1 .50
stion téméraire et mal posée. — Mgr Latit. Ib-8' 0 60
d'eniant. — Un volume in-16 raisin, cadre bleu 2 a
ités catholiques de France et de 1 étranger (Les). — Mgr Bau-
In-lS raisin 1 -,
e la langue latine De 1' dans renseignement de la théologie.
.' Lattt. In-S . 0-31
îciim du missionnaire capucin. — P. Norbert de la Crocxilu:.
1 S
du tertiaire de saint Dominique. — In-3â raisin. ... 0 40
i Gama. — Abbé Paul Barbieb. In-16 raisin 0 60
Tertos. prières, recueillies des saints Pères et Docteurs catho-
— Mme Ernest Bertrand, ln-32 Jésus broché 2 73
Saint Vemv. Wemer. Garnier . martyr, p^tr^n des vigne-
— P. Hexbi DE Grèzes. In-12 1 5<)
Misse, poésies. — Paul Blaj^chemaeç. In-ii portrait 3 50
çangile! — Abbé S- Verbet. ln-12 2-50
Louis . joumaliste. - Abbé Fo^ràSAôRivEs. 1b-1S 0 75
Le Bx J-B . —A. Germao. In-12- l K
i etsesrisTaes — Abt-é Fo^rssA^^airïs. ln-12 1
ante Introduction à la . — Mgr Bolo. ln-12 3 -5C
îtienne dune dame dans le monde. — P. &e Rati^xa^. . . 3
la tragédie de Racine La . — G. Le Kdous. in-12 3 5i-
deure La . Conférences. — Abbé P. Visxot. In-i2 3 5l'
r les autres La . Conirrencrs. — Abbe P. Vie^or. ln-12- . . 3 50
fiuil La . — Mgr Bôlo. In-li 3 5C*
histoires pour les jeunes. — Aibé P. Barbier. în-16 carre. 2 50
La. et l'Emmanuel cln<^ante!iaire de la définition do^raatiqve
imaculée Conception . — Abbé A. Lexajv^. In-S\ gravure . . 61
arie et le Plan dirin La . — M. Auguste Xioûlas. 4 in-S* . ^ »
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Visitation de Toulouse. — Mgr Douais. In-8° jésus, illustré
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Voix qui prient. Poésies. — P. Serxin-Marie de Saint André. In-12.
Voix qui prient (Nouvelles). Poésies. — P. Sernin-Marie de Saint-
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Voltaire. Lettres philosophiques. — Abbé Bertrin. In-8»
Vrau (Philibert) et les œuvres de Lille. — Mgr Baunard. In-S" écu,
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Yvan (Notice sur le R. P. Antoine). — P. Cloyseault. In-i2
Zèle de la perfection religieuse (Du). — P. J. Bayma, P. Olivaint.
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