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Full text of "Oeuvres du R. P. Henri-Dominique Lacordaire"

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OEUVRES 

DU 

R.P.  HENRI-DOMINIQUE  LACORDAIRE 

DE  L'ORDRE  DES    FRÈRES   PRÊCHEURS 

TOME    I 


PROPRIÉTÉ     DE 


7trr^^ 


./u<^^ 


TOURS.   —  mPRIMERIB   MAMK. 


VIE 

DE 

SAINT  DOMINIQUE 

PRÉCÉDÉE  DU   MÉMOIRE 

PODR 

LE  RÉTABLISSEMENT  EN  FRANCE 

DE   l'ordre   des   frères   PRÊCHEURS 

PA  R 

LE  R.  P.  HENRI-DOMINIQUE  LACORDAIRE 

DD    HÉHE    ORDRE 
MEMBRE    DE    l'aCADÉMIE    FRANÇAISE 

SIXIÈME    ÉDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  M'"»  ¥«  POUSSIELGUE-RUSAND 

RUE  SAINT -SDLPICC,    2'i 

18  00 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/oeuvresdurplienri01laco 


AVIS 


L'éditeur  croit  devoir  prévenir  le  public  que 
les  deux  éditions  qu'il  publie  aujourd'hui  ren- 
ferment tous  les  Discours,  Conférences  et  Opuscules 
dont  le  R.  P.  Lacordaire  permet  la  publication. 
U  est  autorisé  par  l'auteur  à  poursuivre  tous  les 
Discours  et  Conférences  publiés  sans  son  aveu, 
et  notamment  ceux  dont  la  reproduction  a  été 
condamnée,  en  1845,  par  un  arrêt  de  la  cour 
de  Lyon. 


MÉMOIRE 

POUK 

LE  RÉTABLISSEMENT  EN   FP.ANCE   DE   L'OIIDUE 

DES  FRÈRES  PRÊCHEURS 


Mo\  Pays, 

Pendant  que  vous  poursuivez  avec  joie  et  dou- 
leur la  formation  de  la  société  moderne,  un  de 
vos  enfants  nouveaux,  chrétien  par  la  foi,  prêtre 
par  l'onction  traditionnelle  de  rÉgiise  catholique , 
vient  réclamer  de  vous  sa  part  dans  les  libertés  que 
vous  avez  conquises,  et  que  lui-même  a  pavées. 
ïl  vous  prie  de  lire  le  Mémoire  qu'il  vous  adresse 
ici,  et,  connaissant  ses  vœux,  ses  droits,  son  cœur 
même,  de  lui  accorder  la  protection  que  vous  don- 

1 


2  

nerez  toujours  ù  ce  qui  est  utile  et  sincère.  Puis- 
siez-vous,  mon  Pavs,  ne  jamais  désespérer  de 
votre  cause ,  vaincre  la  mauvaise  fortune  par  la 
patience,  et  la  bonne  par  Téquité  envers  vos  en- 
nemis; aimer  Dieu,  qui  est  le  père  de  tout  ce  que 
vous  aimez,  vous  agenouiller  devant  son  fils  Jésus- 
Christ,  le  libérateur  du  monde  ;  ne  laisser  passer 
à  personpe  roiBce  émineo't  (jue  voijs  reraplissez 
dans  la  création;  et  trouver  de  meilleurs  servi- 
teurs que  moi ,  mais  non  pas  de  plus  dévoués  î 


CHAPITRE  I 


DE    LA   LEGITIMITE    DES   ORDRES   RELIGIEUX   DANS   L  ETAT. 


Si  j'eusse  vécu  dans  les  temps  qui  ont  précédé  le 
nôtre,  et  que  la  grâce  divine  m'eût  inspiré  la  pensée  de 
servir  dans  un  ordre  religieux ,  me  donnant  à  celui  qui 
aurait  le  plus  satisfait  ma  nature  intime,  et  le  mieux 
répondu  à  ma  vocation ,  j'y  serais  entré  sans  en  rien  dire 
à  personne  qu'à  Dieu  et  à  mes  amis.  Cette  simplicité 
était  possible  alors,  elle  était  mémo  un  devoir;  car  rien 
ne  va  moins  à  tout  ce  qui  est  chiétien  que  le  bruit  et  l'é- 
clat; mais  ce  qui  était  possible  alors  ne  l'est  plus  aujour- 
d'hui. Nous  vivons  dans  un  temps  où  un  homme  qui 
veut  devenir  pauvre  et  le  serviteur  de  tous,  a  plus  de 
peine  à  accomplir  sa  volonté  qu'à  se  bâtir  une  fortune 
et  à  se  faire  un  nom.  Presque  toutes  les  puissances  euro- 
péennes ,  rois  et  journalistes ,  partisans  de  la  monarchie 
absolue  ou  de  la  liberté ,  sont  ligués  contre  le  sacritice  vo- 
lontaire de  soi ,  et  jamais  dans  le  monde  on  n'eut  tant 
do  [)nir  d'un  homme  allant  pieds  nus  et  le  dos  couvert 
d'une  cas;u]ue  de  mécliante  laine.  Si  les  ordres  religieux 
étaient,  conmie  autrefois,  possesseurs  de  vastes  patri- 
moines, les  conservant  et  les  augmentant  par  des  pri- 


—  4  _ 

viléges  civils  ;  si  leurs  vcnux ,  reconnus  de  l'autorité  pu- 
blique, leur  donnaient  une  autre  force  que  celle  qui 
naît  d'un  consentementcliaque  jour  renouvelé ,  un  autre 
caractère  que  celui  de  la  lilierté  la  plus  absolue ,  on 
concevrait  les  alarmes  de  tous  les  pouvoirs  et  de  tous  les 
partis.  Les  uns  repousseraient  le  privilège  par  cela  seul 
qu'il  est  pi^ivilègc;  d'autres  craindraient  pour  le  fisc, 
privé  des  avantages  qu'il  retire  du  passage  rapide  des 
propriétés  de  main  en  main;  d'autres  réclameraient  la 
liberté  individuelle  et  la  liberté  de  conscience  mena- 
cées par  des  engagements  religieux  n'ayant  pas  pour 
seule  garantie  la  persévérance  intérieure  de  l'âme  dans 
les  mêmes  dispositions  ;  d'autres  ne  supporteraient  pas 
(les  établissements  auxquels  la  société  moderne  n'aurait 
pas  olè,  par  quelque  importante  modification  ,  le  sceau 
du  passé.  Toutes  ces  pensées  sont  comprébensibles. 

Ce  qui  est  inexplicable,  c'est  que  quelques  bommes 
las  des  passions  du  sang  et  de  l'orgueil ,  pris  pour  Dieu 
et  pour  les  hommes  d'un  amour  qui  les  détache  d'eux- 
mêmes,  ne  puissent  se  réunir  dans  une  maison  à  eux , 
et  là,  sans  privilège,  sans  vœux  l'econnus  de  l'Etat, 
uniquement  liés  par  leur  conscience ,  y  vivre  à  cinq 
cents  francs  par  tête,  occupés  de  ces  services  que  l'hu- 
manité peut  bien  ne  pas  concevoir  toujours,  mais  qui, 
dans  tous  les  cas,  ne  fout  de  mal  à  personne.  Cela  est 
inexplicable,  pourtant  cela  est.  Et  quand  nous,  ami 
passionné  de  ce  siècle ,  né  au  plus  profond  de  ses  en- 
trailles, nous  lui  avons  demandé  la  liberté  de  ne  croire 
à  rien ,  il  nous  l'a  permis.  Quand  nous  lui  avons  de- 
mandé la  liberté  d'aspirer  à  toutes  les  charges  et  à  tous 


les  honneurs,  il  nous  l'a  permis.  Quand  nous  lui  avons 
demandé  la  liberté  d'influer  sur  ses  destinées  en  trai- 
tant, tout  jeune  encore,  les  plus  graves  questions,  il 
nous  l'a  permis.  Quand  nous  lui  avons  demandé  de  quoi 
vivre  avec  toutes  nos  aises,  il  l'a  trouvé  bon.  ^tlais  au- 
jourd'hui que  ,  pénétré  des  éléments  divins  qui  remuent 
aussi  ce  siècle,  nous  lui  demandons  le  liberté  de  suivre 
les  inspirations  de  notre  foi ,  de  ne  plus  prétendre  à 
rien ,  de  vivTe  pauvrement  avec  quelques  amis  touchés 
des  mêmes  désirs  que  nous ,  aujourd'hui  nous  nous  sen- 
tons arrêté  tout  court,  mis  au  ban  de  je  ne  sais  combien 
de  lois,  et  l'Europe  presque  entière  se  réunirait  pour 
nous  accabler,  s'il  le  fallait. 

Cependant  nous  ne  désespérons  pas  de  nous -même 
en  face  de  tous  ces  obstacles  extérieurs.  Nous  nous 
confions  à  Dieu,  qui  nous  appelle,  et  à  notre  pays. 

On  a  dit  que  les  communautés  religieuses  étaient 
interdites  en  France  par  les  lois  :  plusieurs  l'ont  nié  ; 
d'autres  ont  soutenu  que  ces  lois,  supposé  qu'elles 
existent,  avaient  été  abrogées  par  la  charte.  Je  n'exa- 
minerai aucune  de  ces  questions;  car  je  ne  me  pré- 
sente, en  ce  moment,  ni  à  la  tribune  ni  à  la  barre  d'une 
cour  de  justice.  Je  m'adresse  à  une  autorité  qui  est  la 
reine  du  monde,  qui,  de  temps  immémorial,  a  proscrit 
des  lois,  en  a  fait  d'autres,  de  qui  les  chartes  elles- 
mêmes  dépendent,  et  dont  les  arrêts,  méconnus  un 
jour,  finissent  tôt  ou  tard  par  s'exécuter.  C'est  à  l'opi- 
nion publique  que  je  demande  protection,  et  je  la  lui 
demande  contre  elle-même,  s'il  en  est  besoin.  Car  il  y 
a  en  elle  des  ressources  infinies,  et  sa  puissance  n'est 


—  G  — 

si  haute  que  parce  qu'elle  sait  changer  sans  se  vendre 
jamais. 

Quoi  qu'il  en  soit  donc  de  la  législation  positive ,  il 
est  certain  que  les  communautés  religieuses  existent 
en  France.  Malgré  l'incertitude  et  la  contradiction  des 
lois,  malgré  des  passions  encore  chaudes,  elles  se  sont 
fondées  et  accrues  sous  tous  les  régimes ,  aussi  bien 
sous  la  révolution  de  -1830  que  sous  l'Empire  et  la 
Restauration.  Sans  secours  de  l'État  qu'une  simple  to- 
lérance ,  elles  ont  vécu  de  leur  travail  uni  à  la  coopé- 
ration de  la  charité ,  et  bien  qu'on  les  ait  fréquemment 
attaquées  de  loin,  jamais  une  insulte  n'a  frappé  à  leur 
porte  depuis  quarante  ans ,  comme  pas  un  scandale  n'en 
a  passé  le  seuil.  Une  stabilité  si  extraordinaire  sur  un 
sol  si  mouvant  doit  avoir  des  causes  :  quelles  sont-elles? 
Il  est  évident  d'abord  que ,  dans  notre  état  social ,  au- 
cune contrainte,  aucune  séduction,  de  quelque  nature 
qu'elle  soit,  ne  peut  déterminer  un  si  grand  nombre  de 
personnes  à  préférer  la  vie  commune  à  la  vie  indivi- 
duelle. L'acte  par  lequel  on  se  dévoue  aujourd'hui  à  ce 
genre  d'existence  est  un  acte  de  choix,  un  acte  essen- 
tiellement libre ,  et  la  quantité  d'hommes  et  de  femmes 
qui  mettent  là  tout  leur  avenir ,  sans  crainte  comme 
sans  regret,  est  une  preuve  que  la  vie  commune  est  la 
vocation  d'un  certain  nombre  d'âmes.  En  tout  temps, 
cette  disposition  s'est  manifestée;  mais  elle  est  plus 
frappante  aujourd'hui ,  si  l'on  considère  à  la  fois  l'état 
précaire  des  communautés  religieuses  et  la  passion  d'in- 
dividualité qui  dévore  le  cœur  des  hommes.  Il  faut  que, 
malgré  des  conditions  si  défavorables,  il  y  ait  aussi 


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<lans  la  nature  humaine  d'autres  goûts ,  d'autres  pen- 
cliants  plus  forts  que  les  instincts  de  l'égoïsme  même 
légitime.  De  quel  droit  les  empêcherait-on  de  se  satis- 
faire, s'ils  ne  nuisent  à  personne?  Et  en  quoi  nuisent- 
ils?  Quel  mal  font  au  monde  ces  filles  pauvres  qui  se 
sont  formé  un  abri  pour  letu-  jeunesse  et  leurs  vieux 
jours  à  force  de  vertus  ?  Quel  rnal  lui  font  ces  solitaires 
laborieux  qui  ne  demandent  à  la  liberté  de  leur  pays 
que  l'avantage  de  mêler  leurs  sueurs?  Quel  mal  lui  font 
ces  sœurs  et  ces  frères  des  hôpitaux,  ces  prêtres  qui  se 
destinent  en  commun  à  porter  le  Christianisme  et  la  ci- 
vilisation aux  peuples  encore  barbares ,  ou  à  évangéliser 
leur  propre  pays ,  ou  à  élever  la  jeunesse  que  leur  con- 
fiera la  volonté  des  pères  de  famille?  Quel  mal  y  a-t-il  à 
tout  cela?  Si  ce  ne  sont  point  des  mérites,  ce  sont  au 
moins  des  goûts  innocents.  Et  se  pourrait-il  concevoir 
qu'un  pays  où  l'on  proclame  depuis  cinquante  ans  la 
liberté,  c'est-à-dire  le  droit  de  faire  ce  qui  ne  nuit  pas 
à  autrui ,  poursuivit  à  outrance  un  genre  de  vie  qui  plaît 
à  beaucoup ,  et  qui  ne  nuit  à  aucun  ?  A  quoi  bon  verser 
tant  de  sang  pour  /rs  droits  de  l'homme? Est-ce  que  la 
vie  commune  n'est  pas  un  droit  de  l'homme,  quand 
même  elle  ne  serait  pas  un  besoin  de  Thumanité?  Cette 
jiauvrc  tille  (pii  ne  peut  pas  se  marier,  qui  ne  peut  pas 
trouver  un  ami  sur  la  terre,  n'a-t-elle  pas  le  droit  de 
porter  sa  dot  de  mille  écus  à  une  famille  dont  elle  de- 
viendra la  fille  et  la  sœur ,  qui  la  logera ,  la  nourrira , 
la  consolera,  et  lui  donnera,  pour  plus  grande  sûreté, 
l'amour  de  Dieu,  qui  ne  trompe  jamais?  Si  quelques 
hommes  n'aiment  pas  ce  genre  de  vie ,  personne  ne  les 


force  de  le  prendre.  Si,  riches  et  contents,  ils  n'ont 
pas  senti  les  misères  de  l'âme  et  du  corps ,  ù  la  bonne 
heure;  mais  il  leur  sied  mal  d'ôter  aux  autres  un  asile 
qui  serait  encore  sacré,  quand  il  ne  servirait  qu'à  sa- 
tisfaire un  caprice  de  la  nature. 

Ce  qui  trompe  là-dessus  quelques  hommes  droits, 
c'est  la  pensée  toujours  présente  des  anciens  couvents. 
Autrefois  les  couvents  faisaient  partie  de  Tor^anisation 
civile.  Objets  d'envie  par  leurs  richesses  ,  ils  débarras- 
saient les  familles  nobles  du  souci  de  leurs  cadets  et  de 
la  nécessité  de  doter  leurs  filles.  Une  foule  de  voca- 
tions aidées  par  une  industrie  domestique  peuplaient 
d'âmes  ennuyées  et  médiocres  les  longs  corridors  des 
monastères.  Le  peuple  aussi  se  laissait  prendre  au  bon- 
heur de  vivre  derrière  ces  hautes  murailles  qui  ca- 
chaient ,  croyait-il ,  une  existence  molle,  devenue  telle , 
en  ellet,  bien  souvent  par  la  convoitise  des  gens  du 
siècle.  Tout  cela  est  vrai,  quoique  peut-être  exagéré  : 
mais  on  oublie  que  cet  ordre  de  choses  est  complètement 
détruit  par  le  fait  seul  que  l'Etat  ne  reconnaît  plus  les 
Tœux  religieux ,  et  tel  est  l'objet  véritable  de  la  législa- 
tion que  l'on  invoque  contre  les  communautés.  Elles 
ont  cessé  d'être  des  institutions  civiles ,  et  n'ayant  plus 
dès  lors  d'autres  liens  que  la  conscience ,  la  conscience 
les  protège  contre  les  abus  qu'introduit  toujours  dans 
les  choses  saintes  la  main  de  la  force.  Aussi  les  com- 
munautés religieuses  présentent  en  France  depuis  qua- 
rante ans  un  spectacle  si  pur  et  si  parfait ,  qu'il  fuit 
un  souvenir  bien  ingrat  pour  leur  opposer  le?  fuites 
d'un  temps  qui  n'existe  plus.  La  gloire  de  la  France, 


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dans  ces  quarante  ans,  est  d'avoir  reproduit  toujours 
les  choses  qui  ne  doivent  mourir  jamais.  Elle  a  été 
comme  la  nature,  qui  renverse  les  vieux  arbres  où 
s'abritèrent  les  générations,  mais  qui  en  conserve  le 
germe ,  et  en  tire  des  troncs  nouveaux  où  la  postérité 
cherchera  de  l'ombre  et  des  fruits.  Il  ne  faut  donc  pas 
dire  :  La  France  est  foulée  aux  pieds ,  puisque  tout  ce 
qu'elle  a  détruit  reparaît  ;  il  faut  dire ,  au  contraire  :  La 
France  est  victorieuse,  puisqu'elle  a  conservé  les  germes 
dont  l'anéantissement  ne  serait  que  l'acquisition  de  la 
stérilité ,  et  qu'ils  se  développent  avec  des  conditions 
nouvelles  dans  son  sein  rajeuni.  Quiconque  aspire  à  la 
destruction  d'un  germe ,  aspire  à  constituer  la  mort , 
et  son  labeur  sera  certainement  vain,  parce  que  Diou^ 
qui  a  livré  à  la  volonté  de  l'homme  les  existences  in- 
dividuelles, ne  lui  a  pas  donné  puissance  sm^  leur 
source.  La  nature  et  la  société,  par  leur  inaltérable 
sève,  se  riront  toujours  de  ces  spéculateurs  qui  croient 
changer  les  essences ,  et  qu'une  loi  peut  mettre  à  mort 
les  chênes  et  les  moines  :  les  chênes  et  les  moines  sont 
éternels. 

Si  l'on  regarde  de  plus  près  à  la  constitution  présente 
des  communautés  religieuses,  on  comprendra  mieux 
encore  le  principe  de  force  qui  les  fait  lutter  avec  avan- 
tage contre  tous  les  préjugés.  Une  communauté  reli- 
gieuse se  compose  de  trois  parties ,  l'élément  matériel , 
l'élément  spirituel  et  l'élément  d'action.  J'entends  par 
l'élément  matériel  le  mécanisme  extérieur  de  la  vie, 
c'est-à-dire  les  règles  qui  déterminent  le  logement,  le 
vêtement,  la  nourriture,  le  lever  et  le  coucher,  enfui 


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tous  les  actes  relatifs  au  soutien  du  corps.  L'élément 
spirituel  consiste  dans  les  trois  vœux  de  pauvreté,  de 
chasteté  et  d'obéissance ,  d'où  découlent  et  auxquels  se 
joignent  tous  les  rapports  avec  Dieu.  L'élément  d'action 
est  le  moyen  par  lequel  une  communauté  religieuse 
influe  sur  la  société.  Il  est  facile  de  voir  que  ces  trois 
élémentséchappentnécessairementàtonte  atteinte  dans 
un  pays  où  la  force  brutale  n'est  pas  Tunique  raison 
des  choses. 

En  effet,  pour  commencer  par  l'élément  matériel, 
en  quoi  consisteraient  le  droit  et  la  liberté ,  s'il  n'est 
pas  permis  à  des  citoyens  d'habiter  une  même  maison , 
de  s'y  lever  et  de  s'y  coucher  à  la  même  heure,  de 
manger  à  la  même  table ,  et  de  porter  le  même  vête- 
ment ?  Que  devient  la  propriété ,  que  deviennent  la 
liberté  du  domicile  et  la  liberté  individuelle,  si  l'on 
peut  chasser  de  chez  eux  des  citoyens  parce  qu'ils  y 
accomplissent  en  commun  les  actes  de  la  vie  domes- 
tique? Il  faudrait  au  moins  déterminer  le  nombre  où 
commencerait  le  délit,  et  au-dessous  de  ce  nombre, 
la  communauté  restant  possible,  la  loi  serait  impuis- 
sante jusqu'à  ce  quelle  eût  déclaré  qu'un  citoyen  fran- 
çais n'est  apte  à  loger  avec  un  autre  citoyen  français 
que  sous  le  bon  plaisir  du  roi  et  des  chambres.  Dans 
les  associations  ordinaires ,  le  droit  de  se  réunir  est 
bien  moins  évident,  les  garanties  d'ordre  beaucoup 
moins  complètes,  et  cependant  la  loi  les  permet  dès 
qu'elle  n'excèdent  pas  le  nombre  de  vingt  personnes. 
Pourquoi  ôterait-on  aux  communautés  religieuses  le 
bénéfice  de  cette  disposition ,  qui  n'est  pas  même  une 


—  4d  — 

disposition  libérale?  On  respectera  la  liberté  de  vingt 
individus  se  réunissant  à  des  jours  fixes  dans  un  lieu 
qui  n'est  pas  leur  propriété  ni  leur  vrai  domicile,  et 
l'on  traitera  d'attentat  aux  lois  la  réunion  de  vingt  in- 
dividus dans  leur  propre  maison  où  ils  vivent  paisible- 
ment! Car,  et  ceci  est  digne  de  remarque,  aucune 
association  ne  donne  à  l'État  des  garanties  d'ordre  aussi 
étendues  que  les  communautés  religieuses.  La  vie  com- 
mune exige  tant  do  vertus ,  qu'un  monastère  où  elle  est 
observée  sans  le  secours  des  lois  civiles  et  par  la  seule 
force  de  la  conscience,  est  une  merveille  digne  d'admi- 
ration. On  pourrait  même  dire  qu'ime  communauté 
n'est  pas  une  association ,  mais  une  simple  famille ,  en 
ayant  tous  les  droits  et  tous  les  caractères;  et  pour 
montrer  la  différence  qui  existe  entre  ces  deux  choses, 
l'association  et  la  communauté ,  il  suffît  de  faire  observer 
que  si  l'on  assujettissait  les  associations  à  se  transfor- 
mer en  communautés,  elles  seraient  dissoutes  à  l'instant 
même  par  l'impuissance  de  remplir  cette  condition. 

Il  est  vrai  que  l'élément  spirituel  qui  constitue  la 
famille  religieuse  est  un  vœu.  Si  elle  n'était  constituée 
que  par  un  consentement  quotidien ,  il  faudrait  avoir 
perdu  le  sens  pour  s'y  opposer  :  mais  un  voiu  !  un  acte 
irrévocable  !  une  tyrannie  d'un  moment  sur  tout  l'ave- 
nir !  C'est  la  même  objection  que  les  partisans  du 
divorce  présentent  contre  l'indissolubilité  du  mariage  : 
on  aime  un  jour,  et  ce  jour  vous  lie  à  jamais!  La 
famille  naturelle  comme  la  famille  religieuse  est  sujette 
à  la  loi  de  perpétuité,  de  la  domination  du  passé  sur 
l'avenir,  et  il  faut  bien  que  cette  objection  ne  soit  pas 


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si  formidable ,  puisque ,  malgré  elle ,  le  mariage  n'a  pas 
cessé  d'être  généralement  indissoluble  depuis  Adam. 
Quel  est  d'ailleurs  le  passé  qui  n'engage  pas  l'avenir  ? 
Quel  est  dans  la  vie  bumaine  le  moment  qui  soit  vrai- 
ment irrévocable  ?  On  se  persuade  qu'on  échappe  à  ce 
qui  est  derrière  soi  ;  mais  libre  qu'on  est  de  s'en  re- 
pentir, on  n'est  pas  libre  des  devoirs  qui  en  découlent, 
et  le  repentir  même  les  consacre.  Quoique  cette  parité 
entre  la  famille  naturelle  et  la  famille  religieuse  suffise 
pour  légitimer  la  dernière ,  toutefois  nous  sommes  loin 
d'accepter  ce  moyen  de  défense  ;  car  le  vœu  des  époux 
est  sous  la  protection  du  code  pénal,  tandis  que  le  vœu 
du  religieux  est  sous  la  protection  de  sa  conscience  ; 
c'est-à-dire  que  la  force  maintient  l'indissolubilité  du 
mariage,  tandis  que  la  liberté  seule  maintient  l'indis- 
solubilité du  nœud  claustral.  Si  le  religieux  s'ennuie, 
il  peut  s'en  aller  :  qui  le  retient?  Sa  volonté  seule,  sou 
adhésion  renouvelée  chaque  jour  ù  sa  promesse,  son 
amour  persévérant  pour  Dieu.  Il  est  vrai  que  son  vœu 
est  une  loi  qui  l'oblige  :  mais  cette  loi  est  son  propre 
ouvrage,  et  il  ne  lui  obéit  qu'autant  qu'il  le  veut.  Faire 
la  loi  et  lui  obéir  volontairement,  n'est-ce  pas  là  la 
plus  haute  expression  de  la  liberté  ? 

Si  le  vœu  est  sacré  parce  que  c'est  un  acte  libre 
dans  son  principe  et  dans  son  exécution ,  il  l'est  bien 
davantage  encore  considéré  dans  son  essence  ;  car,  sous 
ce  point  de  vue,  c'est  un  rapport  intime  de  l'àme  avec 
Dieu,  un  acte  de  religion.  Ici  la  conscience  réclame 
son  inviolabilité.  Elle  demande  qui  a  le  droit  de  lui 
interdire  sous  une  peine  quelconque  une  relation  de 


—  13  — 

son  choix  avec  Dieu.  Le  vœu  n'est  qu'un  acte  de  foi 
par  lequel  l'àme,  promettant  quelque  chose  à  Dieu, 
croit  que  sa  promesse  est  acceptée  de  lui.  Otez  la  foi, 
toujours  révocable  parce  qu'elle  est  une  vertu ,  le  vœu 
cesse  d'être  un  lien  pour  l'homme.  La  proscription  du 
vœu  est  donc  la  proscription  d'un  acte  de  foi.  De  telle 
sorte  qu'un  contrat  ainsi  conçu  serait  valable  :  «  Nous 
soussignés,  mettons  notre  fortune  en  commun  :  nous 
nous  engaiieons  à  vivre  ensemble  tant  qu'il  nous  plaira , 
avec  accroissement  de  la  part  de  ceux  qui  sortent  à  ceux 
qui  restent,  de  ceux  qui  meurent  à  ceux  qui  vivent.  » 
Mais  ajoutez-y  un  seul  mot,  dites  :  «  Nous  nous  en- 
gageons dcruut  Dieu ,  etc.,  »  le  contrat  devient  illégi- 
time ,  parce  qu'il  e^t  placé  sous  la  sauvegarde  d'un  acte 
de  foi ,  parce  que  la  pensée  de  Dieu  intervient  entre  les 
contractants,  et  qu'il  y  a  vœu.  Sans  cet  acte  de  foi, 
vous  eussiez  vécu  tranquille  dans  votre  maison  avec  vos 
amis  :  cet  acte  de  foi  change  tout.  On  vous  enverra  des 
gendarmes  à  votre  porte  et  dans  votre  intéi'ieur;  vous 
aurez  beau  invoquer  la  propriété ,  le  domicile ,  la  liberté 
individuelle  :  on  vous  répondra  que  toutes  ces  choses 
sont  sacro-saintes,  mais  que,  la  liberté  do  conscience 
l'étant  bien  davantage ,  on  est  obligé ,  au  prix  de  tous 
les  sacrifices ,  de  vous  ôter  malgré  vous  le  poids  insup- 
portable de  votre  vœu,  lequel,  il  est  vrai,  vous  liera 
encore  après  que  vous  aurez  été  chassé,  mais  ce  sera 
votre  affaire.  On  se  garde  de  vous  enlever  la  foi  qui  fait 
la  force  de  notre  vœu ,  on  ne  vous  prive  que  de  la  con- 
solation de  le  remplir.  On  vous  laisse  la  liberté  de  la 
servitude  intérieure  :  qui  peut  vous  la  ravir?  On  ne 


—  u  — 

vous  ôte  que  la  servitude  de  la  liberté  extérieure  :  de 
quoi  vous  plaignez-vous? 

Ce  n'eût  pas  été  une  dérision  si  la  révolution  fran- 
çaise avait  dit  aux  religieux  :  «  Peut-être  il  y  en  a  parmi 
vous  qui  ne  sont  point  entrés  librement  dans  ces  cloîtres; 
qu'ils  sachent  que  d'aujourd'hui  les  portes  sont  ouvertes, 
et  qu'ils  restent  sous  la  garde  de  leur  conscience.  »  Ce 
n'eût  pas  été  non  plus  une  dérision  d'ajouter  :  «  La 
nation  vous  retire  les  biens  que  vos  ancêtres  et  les 
nôtres  vous  ont  autrefois  donnés;  elle  croit  ce  sacrifice 
nécessaire  au  salut  de  la  patrie,  et  vous  laissant  du  reste 
de  quoi  soutenir  votre  existence,  elle  vous  invite  à 
porter  le  coup  qui  vous  frappe  avec  la  dignité  d'hommes 
qui  ont  renoncé  à,  la  terre  par  amour  de  Dieu  et  des 
hommes.  Maintenant  que  l'ordre  ancien  est  aboli  par 
cet  acte  extraordinaire  et  terrible,  allez  où  vous  vou- 
drez; bàtissez-vous  de  nouvelles  demeures  sous  la  pro- 
tection du  droit  commun  ,  par  la  force  de  vos  vertus, 
et  confiez-vous  sans  crainte  au  long  avenir  qui  s'ouvre 
pour  tous.  La  Providence  n'envoie  pas  les  révolutions 
sur  la  terre  pour  détruire,  mais  pour  purifier.  »  Ce  lan- 
gage eût  été  une  injustice  sans  être  une  dérision.  Ce 
qui  est  une  dérision,  c'est  de  prétendre,  au  nom  de  la 
liberté ,  dénouer  des  noeuds  qu'on  ne  dénoue  pas ,  parce 
qu'ils  tiennent  aux  sentiments  intérieurs  de  l'homme , 
et  donner  pour  sanction  à  cette  étrange  délivrance  la 
spoliation  des  droits  les  plus  respectés.  Quand  les  trap- 
pistes furent  chassés  de  l'abbaye  de  Melleray ,  n'empor- 
tèrent-ils pas  leurs  vœux  avec  leur  foi?  et  que  leur 
avait-on  été,  sinon  la  paix,  la  patrie,  le  fruit  de  leurs 


—  15  — 

travaux ,  et  toutes  les  libertés  arrosées  du  sang-  de  leurs 
pères  et  de  leurs  contemporains? 

Légitime  comme  acte  libre  et  comme  acte  de  foi ,  le 
vœu  religieux  ne  l'est  pas  moins  comme  acte  de  dévoue- 
ment. Il  engage  celui  qui  le  fait  à  la  pauvreté,  à  la  chas- 
teté ,  à  l'obéissance ,  c'est-à-dire  à  réaliser  sur  la  terre , 
autant  qu'il  dépend  de  lui ,  les  ardents  désirs  des  meil- 
leurs amis  de  l'humanité  et  les  rêves  des  politiques  les 
plus  hardis.  Que  désire  l'homme  qui  aime  son  sem- 
blable, sinon  que  tous  ses  frères  gagnent  parleur  tra- 
vail un  pain  suffisant ,  que  le  mariage  ne  leur  apporte 
pas  la  misère  et  la  honte  pour  postérité ,  et  qu'un  sage 
gouvernement  leur  procure  la  paix  sans  la  leur  faire 
payer  de  la  servitude?  Que  rêve  le  politique  le  plus  spé- 
culatif, sinon  une  fédération  universelle  qui  assure  à  tous 
les  hommes  l'égalité  morale  d'éducation  et  de  fortune , 
qui,  à  cet  effet,  maintienne  la  population  en  harmonie 
avec  la  fécondité  du  globe ,  qui  donne  enfin  le  pouvoir 
aux  plus  dignes  par  l'élection ,  et  l'obéissance  aux  moins 
dignes  par  la  conviction?  Ces  désirs  et  ces  rêves,  le 
possible  et  l'improbable ,  sont  accomplis  par  la  com- 
munauté religieuse. 

Au  moyen  du  vœu  de  pauvreté ,  tous  les  frères  qui 
s'y  sont  assujettis  deviennent  égaux ,  quels  qu'aient  été 
dans  le  monde  leur  naissance  et  leur  mérite.  La  cellule 
du  prince  est  la  même  que  celle  du  gardeur  de  pour- 
ceaux. Et  cette  égalité  n'a  pas  pour  bornes  les  murs 
étroits  du  monastère ,  elle  s'étend  à  toute  l'humanité. 
De  même  que  Dieu  en  prenant  la  forme  humaine  s'est 
fait  l'égal  de  tous  les  hommes,  le  religieux  en  prenant 


—  16  — 

la  forme  de  la  pauvreté  s'est  fait  l'égal  de  tous  les  petits. 
Par  le  sacrifice  do  la  chasteté,  il  rend  dans  le  monde 
un  mariage  possible  à  la  place  du  sien;  il  encourage 
ceux  à  qui  leur  fortune  ne  permet  pas  ce  lien  séduisant 
et  onéreux.  Car  le  célibat  comme  la  pauvreté  ne  sont 
pas  de  la  création  du  moine  :  ils  existaient  tous  deux 
avant  lui ,  et  il  n'a  fait  que  les  élever  à  la  dignité  d'une 
vertu.  Le  soldat ,  le  domestique,  l'ouvrier  nécessiteux, 
la  fille  sans  dot,  sont  condamnés  au  célibat.  Mais  quoi  ! 
nous  renvoyons  nos  serviteurs loi^squ'ils  se  marient,  et 
nous  chassons  les  moines  parce  qu'ils  ne  se  marient 
pas  ! 

Que  dirai-je  en  faveur  de  l'obéissance  religieuse? 
Tout  l'univers  ne  sait-il  pas  que  c'est  une  obéissance 
passive?  J'oserais  pomiant  affirmer  le  contraire,  et 
soutenir  qu'au  monde  il  n'y  a  cju'une  seule  obéissance 
parfaitement  libérale ,  qui  est  l'obéissance  religieuse. 
Personne  jusqu'ici  n'a  méconnu  la  nécessité  où  est 
l'homme  d'obéir ,  mais  on  a  cherché  avec  raison  à  pré- 
server l'obéissance  de  la  bassesse  et  de  l'injustice.  Deux 
moyens  ont  été  imaginés  :  l'un  est  l'élection,  l'autre 
est  la  loi.  L'élection  est  destinée  à  donner  le  pouvoir 
au  plus  digne,  la  loi  à  donner  des  bornes  au  comman- 
dement. Mais,  par  une  infirmité  des  choses  humaines, 
l'élection  est  toujours  entre  les  mains  du  pelit  nombre; 
de  sorte  que  la  minorité  peut  opprimer  la  majorité, 
et,  au  contraire ,  la  loi  étant  le  résultat  du  consentement 
du  plus  grand  nombre,  la  majorité  peut  opprimer 
la  minorité.  C'est  là  le  cercle  fatal  où  tournent  tous  les 
politiques  qui  ne  connaissent  d'autre  loi  que  la  volonté 


—  17  — 

htimaine,  d'autre  élection  que  le  clioix  de  l'homme.  La 
majorité  privée  du  droit  d'élection  demandant  sans 
cesse  la  réforme  électorale  ,  et  la  minorité  qui  n'a  pas 
consenti  la  loi  réclamant  la  réforme  législative  ,  toutes 
deux  se  disant  opprimées ,  et  toutes  deux  se  soumettant 
à  la  force  :  voilà  où  est  l'obéissance  passive ,  c'est-à- 
dire  la  soumisf^ion  involoittaire  à  un  ordre  que  la  rai- 
son 'u  approuve  pas.  L'obéissance  n'est  active,  libérale, 
glorieuse,  que  lorsqu'elle  est  un  acquiescement  de  l'in- 
telligence et  de  la  volonté ,  et  elle  ne  saurait  avoir  pour 
tous  ce  caractère  que  dans  un  gouvernement  où  l'élec- 
tion et  la  loi  n'impliquent  ni  majorité  ni  minorité.  C'est 
ce  qui  arrive  dans  les  communautés  religieuses  telles 
qu'elles  sont  généralement  constituées.  Tous  les  reli- 
gieux élisent  directement  leur  supérieur  immédiat,  et 
indirectement  leur  supérieur  médiat  :  et ,  de  plus  ,  ils 
no  regardent  pas  l'élection  comme  le  résultat  de  leur 
volonté  propre,  mais  de  Tinlluence  invisible  de  l'Esprit 
saint,  qui  a  dirigé  leurs  cœurs.  L'universalité  du  vote 
et  la  conviction  profonde  de  l'intervention  divine  élèvent 
leur  obéissance  au  plus  haut  degré  d'honneur  qui  soit 
possible  ici-bas.  L'élu  commande  aux  électeurs,  parce 
que  Dieu  et  eux  l'ont  voulu  en  même  temps.  Mais  ce 
qui  suffit  pour  assurer  l'honneur  de  l'obéissance ,  ne 
suffit  pas  encore  pour  en  assurer  la  justice.  Au-dessus 
de  celui  qui  gouverne  et  de  ceux  qui  sont  gouvernés 
est  une  loi  éternelle,  immuable,  universelle,  reconnue 
de  tous  pour  être  dans  son  principe  l'essence  divine 
elle-même;  loi  manifestée  depuis  l'origine  du  monde, 
renouvelée  et  dévoilée  de  plus  en  plus  par  le  Dieu  fait 


—  -18  — 

homme  ,  loi  d'amour  qui  se  résume  ainsi  :  Tu  aimeras 
le  Seigneur  ton  Bhu  de  tout  ton  cœur,  de  tout  ton  es- 
prit,  de  toute  ton  cïme ,  et  le  prochain  comme  toi- 
même.  Et  encore  :  Celui  qui  veut  être  le  premier  parmi 
xùu$ ,  qu'il  soit  h  dernier,  et  celui  c^m  veut  être  le  plus 
grand,  qu'il  soit  le  serviteur  de  tous.  Et,  outre  cette 
loi  suprême  qui  règle  tous  les  rapports  des  fi'ères  avec 
les  frères ,  il  en  est  encore  une  autre  ,  également  au- 
dessus  de  tous,  la  règle  particulière  de  l'ordre  établie 
par  son  fondateur  et  ses  patriarches ,  où  tous  les  offices 
avec  tous  les  devoirs  sont  prévus  dans  un  tel  détail ,  que 
rien  ne  reste  à  l'arbitraire  de  ce  qu'il  a  été  possible  de 
lui  ôter. 

Quand  on  parle  de  l'obéissance  passive  des  reli- 
gieux ,  il  est  évident  qu'on  ne  s'entend  pas.  Si  l'on  veut 
dire  que  les  religieux  promettent  d'obéir  à  tout  ce  qui 
tombera  dans  la  tète  de  leur  supérieur,  c'est  une  erreur 
de  fait  ridicule  :  ils  promettent  d'obéir  à  un  supérieur 
de  leur  choix  en  tout  ce  qui  est  conforme  à  la  loi  divine 
et  aux  statuts  de  leur  ordre.  Si  l'on  veut  dire  qu'ils 
obéissent  avec  un  parfait  acquiescement  de  leur  intel- 
ligence et  de  leur  volonté  ,  c'est  précisément  ce  qui 
affranchit  leur  soumission  de  tout  caractère  passif.  Dans 
aucune  société  il  n'existe  d'aussi  fortes  barrières  contre 
les  abus  du  pouvoir,  et  d'aussi  grandes  garanties  on 
faveur  des  citoyens. 

Quant  à  l'élément  d'action  ,  qui  est  le  troisième  élé- 
ment constitutif  des  ordres  religieux,  par  ce  côté -là , 
comme  par  tous  les  autres ,  ils  rentrent  dans  le  droit 
commun ,  et  même  encore  davantage ,  s'il  est  possible. 


—  19  — 

Dès  que  l'homme  du  monastère  en  a  franchi  le  seuil 
pour  agir  sur  le  monde  ,  il  rencontre  à  la  porte  la 
loi  qui  règle  les  actes,  les  droits  et  les  devoirs  de  tous. 
Veut-il  prêcher,  il  a  besoin  du  consentement  de  l'é- 
vêque.  Veut-il  enseigner  la  jeunesse  dans  les  écoles ,  il 
doit  établir  sa  capacité  devant  l'autorité  chargée  de  la 
surveillance  de  l'enseignement.  Veut-il  labourer  la  terre 
de  ses  mains ,  il  doit  observer  les  règlements  de  l'agri- 
culture. La  seule  différence  entre  lui  et  les  travailleurs 
ordinaires,  c'est  de  faire  plus  et  d'exiger  moins. 

Celui  qui  méditera  sans  passion  ces  caractères  des 
ordres  religieux  comprendra  pourquoi  ils  renaissent  de 
leurs  cendres  avec  tant  de  facilité,  malgré  tant  d'ob- 
stacles extérieurs.  Dans  l'automne  de  1838,  j'étais  sur 
le  lac  de  Genève  ;  un  Genevois  poussa  du  coude  son 
voisin ,  et  lui  dit  tout  haut  en  me  regardant  :  «  Cette 
race  renaît  de  ses  cendres  !  »  il  ne  savait  pas  que  la 
résurrection  est  le  signe  le  plus  éclatant  de  la  divinité , 
et  que  Jésus-Christ  donna  cette  marque  à  ses  disciples 
comme  la  marque  souveraine  et  finale  de  la  vérité  de  sa 
révélation.  Puen  n'a  vécu  qui  n'ait  été  vrai ,  naturel,  utile 
à  quelque  degré  ;  mais  rien  ne  renaît  qui  no  soit  né- 
cessaire, et  qui  n'ait  en  soi-même  les  conditions  de 
l'immortalité.  La  mort  est  un  assaut  trop  rude  pour  en 
revenir  quand  on  n'est  pas  immortel.  Et  nous  voilà  re- 
venus, nous,  moines,  religieuses  ,  frères  et  sœurs  de 
tout  nom;  nous  couvrons  ce  sol  d'où  nous  fûmes  chas- 
sés il  y  a  (piarante  ans  par  un  siècle  admirablement 
puissant  en  ruines ,  qui ,  après  avoir  enfanté  pour  les 
faire  les  plus  beaux  génies  du  monde ,  enfanta  pour  les 


—  20  — 
défendre  tant  d'illustres  capitaines.  C'a  été  vainement  : 
rien  n'a  pu  prévaloir  contre  la  force  de  la  nécessité. 
Nous  voilà  revenus ,  comme  la  moisson  couvre  un 
champ  que  la  charrue  a  bouleversé ,  et  où  le  vent  du 
ciel  a  jeté  la  semence.  Nous  ne  le  disons  pas  avec  or- 
gueil :  l'orgueil  n'est  pas  le  sentiment  du  voyageur  qui 
est  de  retour  dans  sa  patrie ,  et  qui  frappe  à  la  porte 
pour  demander  du  secours.  Nous  voilà  revenus  parce 
que  nous  n'avons  pu  faire  autrement ,  parce  que  nous 
sommes  les  premiers  vaincus  par  la  vie  qui  est  en  nous  ; 
nous  sommes  innocents  de  notre  immortalité ,  comme 
le  gland  qui  croît  au  pied  d'un  vieux  chêne  mort  est 
innocent  de  la  sève  qui  le  pousse  vers  le  ciel.  Ce  n'est 
ni  l'or  ni  l'argent  qui  nous  ont  ressuscites ,  mais  une 
germination  spirituelle  déposée  dans  le  monde  par  la 
main  du  Créateur,  et  qui  est  aussi  indestructible  que 
la  germination  naturelle.  Ce  n'est  ni  la  faveur  du  gou- 
vernement ni  celle  de  l'opinion  qui  ont  protégé  notre 
existence ,  mais  une  force  secrète  qui  soutient  tout  ce 
qui  est  vrai. 

Et  nous  le  demandons  à  ceux  -  là  mêmes  que  notre 
présence  étonne  ou  irrite  :  est-il  juste  ,  dans  un  pays  où 
la  liberté  individuelle  est  un  principe ,  de  poursuivre  un 
genre  de  vie  qui  ne  fait  de  mal  à  personne ,  et  qui  est 
tellement  propre  à  rhumanilé,  que  les  cliances  les  plus 
dures  ne  l'empêchent  pas  de  so  reproduire  ?  Est-il  juste , 
dans  un  pays  où  la  propriété  et  le  domicile  sont  sacrés, 
d'arracher  de  chez  eux  ,  par  la  violence  ,  des  gens  qui 
y  vivent  en  paix  ,  sans  offenser  qui  que  ce  soit  ?  Est- 
il  juste  ,  dans  un  pays  où  la  liberté  de  conscience  a 


—  21  — 

été  achetée  par  le  sang,  de  proscrire  toute  une  race 
d'hommes  parce  qu'ils  font  un  acte  de  foi  qu'on  appelle 
vœu?  Est-il  juste ,  dans  un  pays  où  l'idée  de  la  frater- 
nité universelle  domine  tous  les  esprits  généreux  ,  de 
réprouver  de  saintes  républiques  où  l'on  se  consacre 
à  la  pauvreté  et  à  la  chasteté  par  un  amour  immense 
d'égalité  avec  les  petits?  Est-il  juste ,  dans  un  pays  où 
l'élection  et  la  loi  sont  la  base  de  l'obéissance  civile ,  de 
flétrir  des  corps  constitués  par  une  élection  plus  large 
et  une  loi  plus  protectrice  ?  Ei^t-il  juste ,  dans  un  pays 
où  tout  le  monde  est  admissible  aux  fonctions  sociales, 
de  les  interdire  à  des  citoyens  qui  n'ont  d'autre  tort 
que  d'apporter  dans  la  concurrence  générale  un  plus 
grand  esprit  de  sacrifice  ?  Nous  le  demandons  au  ciel 
et  à  la  terre  :  tout  cela  est-il  juste ,  et  n'est-ce  pas  créer 
parmi  nous  une  classe  de  parias? 

Je  ne  sais  à  ces  demandes  qu'une  réponse ,  et  la 
voici  : 

«  Il  est  vrai ,  tout  ce  que  vous  nous  reprochez  est  le 
comble  de  l'injustice  et  une  contradiction  sociale  ma- 
nifeste. Mais  nous  sommes  les  ennemis  de  votre  doc- 
trine religieuse  ;  clic  est  trop  puissante  pour  que  nous 
la  combattions  à  armes  égales.  Vous  puisez  dans  votre 
foi  une  si  grande  abnégation  de  vous-mêmes  ,  que 
nous  autres ,  gens  du  monde ,  mariés ,  ambitieux ,  inca- 
pables d'avenir  parce  que  le  présent  nous  étouffe,  nous 
ne  pouvons  vous  disputer  l'ascendant.  Il  fout  pourtant 
vous  vaincre  ,  puisque  nous  vous  haïssons.  Nous  n'em- 
ploierons pas  contre  vous  le  fer  et  le  feu  ;  mais  nous 
vous  mettrons  par  la  loi  hoi's  de  la  loi  ;  nous  ferons 


oo  

considérer  votre  dévouement  comme  un  privilège  dan- 
gereux dont  il  faut  purger  l'État  par  un  ostracisme  : 
vous  serez  hors  de  la  liberté  ,  parce  fiiravec  vos  vertus 
vous  êtes  hors  de  l'égalité.  » 

Ces  pensées  pevivent  être  celles  de  quelques  hommes, 
nous  ne  croyons  pas  que  ce  soient  les  pensées  de  la 
France.  Ceux-là  mêmes  qui  s'en  entretiennent  n'en 
comprennent  pas  toute  la  portée  ;  car  ils  aiment  sans 
doute  leur  pays,  et  le  plus  grand  malheur  de  notre 
pays  serait  que  de  tels  sentiments  y  exerçassent  une 
véritable  action.  Certes,  il  n'est  pas  difficile  d'entendi'e 
qu'un  peuple  où  deux  principes  fondamentaux  de 
l'existence  sociale  seraient  en  guerre  ouverte ,  tous  les 
deux  appuyés  par  une  partie  des  citoyens  ,  tous  les 
deux  radicalement  indestructibles  par  leur  histoire 
comme  par  leur  essence,  serait  un  peuple  infiniment  à 
plaindre.  La  religion  catholique  est  la  religion  du 
peuple  français.  Né  d'un  acte  de  foi  sur  un  chanq")  de 
bataille  ,  il  s'est  toujours  souvenu  de  son  origine ,  et  n'a 
cessé  de  combattre  pour  l'Eglise  depuis  quatorze  cents 
ans.  C'est  lui  qui ,  dans  les  plaines  de  la  Bourgogne  et  de 
l'Aquitaine,  vainquit  l'Arianisme,  presque  maître  du 
monde  entier;  c'est  lui  qui,  par  l'épée  de  Charles 
Martel,  arrêta  l'invasion  de  l'Islamisme  en  Europe,  et 
donna  sa  dernière  et  solide  assiette  à  la  papauté  par  le 
génie  de  Charlemagne  ;  c'est  lui  qui  ouvrit  les  croi- 
sades ,  vastes  guerres  de  la  civilisation  chrétienne 
contre  l'abrutissement  oriental ,  et  y  parut  toujours  au 
premier  rang  ;  c'est  lui  qui ,  au  seizième  siècle ,  quand 
J'Églifee  craquait  de  toutes  parts,  se  jeta  entre  l'Angle- 


—  23  — 

terre  et  l'Allemagne ,  devenues  infidèles ,  et  arrêta  par  sa 
masse  toute-puissante  le  débordement  du  scepticisme  et 
de  la  servitude  ;  c'est  lui  enfin  qui ,  durant  ces  quarante 
années ,  malgré  tant  de  violences  exercées  en  son  nom 
sur  l'Église ,  a  sauvé  sa  foi  contre  l'attente  universelle. 
La  France  est  catholique  par  la  triple  force  de  son 
histoire ,  de  son  esprit  de  dévouement ,  et  de  la  clarté 
de  son  génie  :  elle  ne  cessera  do  l'être  qu'au  tom- 
beau. Mais,  en  même  temps,  la  France  est  un  pays 
do  liberté,  c'est-à-dire  un  pays  où,  selon  l'expres- 
sion de  Bossuet,  il  a  toujours  existé  certaines  lois 
fondamentales  contre  lesquelles  tout  ce  qui  se  fait  est 
nul  de  soi.  On  sent  dans  la  poitrine  de  ce  peuple  ,  à 
quelque  époque  qu'on  la  touche,  le  battement  de 
cœur  du  Germain  né  et  grandi  dans  les  forêts.  Espé- 
rer qu'il  perdra  ce  caractère  primitif,  c'est  espérer 
sa  mort.  Tant  qu'un  peu  de  sang  français  subsistei'a , 
la  justice  aura  sur  la  terre  un  soldat  armé.  Que  con- 
clure de  ces  deux  principes  fondamentaux  de  la  natio- 
nalité française,  sinon  qu'ils  doivent  s'unir  et  se  per- 
fectionner l'un  par  l'autre?  Que  conclure  encore ,  sinon 
que  leur  lutte  oljstinéo  attaque  dans  sa  source  même 
l'existence  du  pays? 

Le  passé  devrait  nous  instruire.  Depuis  cinquant(^ 
ans,  la  foi  et  la  liberté  de  la  France  ont  subi  de  grands 
revers  :  l'une  ou  l'autre  a-t-elle  été  vaincue  ?  Elles  sont 
là  comme  au  premier  jour.  La  France  est  à  la  tête  des 
pays  catholiques  conmie  elle  est  à  la  tête  des  pays  de 
liberté.  Déclarer  que  l'un  ùe  ces  principes  est  ennemi 
(le  l'autre  à  jamais,  c'est  signer  l'arrêt  d'une  discorde 


éternelle ,  c'est  se  donner  rendez-vous  pour  creuser  un 
tombeau  où  les  cendres  des  générations  se  repousse- 
ront encore.  Comment  accepter  une  liberté  qui  n'est 
pas  pour  soi,  mais  seulement  pour  ses  ennemis?  Le 
despotisme  lui-même  ne  peut  pas  se  passer  de  justice  : 
comment  la  liberté  s'en  passerait  -  elle ,  elle  qui  n'est 
que  la  justice? 

Pour  nous ,  catholiques ,  nous  ne  sommes  pas  cou- 
pables d'une  inimitié  si  aveugle  et  si  funeste.  Aux  trois 
grandes  époques  de  formation  de  la  société  moderne  , 
nous  lui  avons  tendu  la  main.  En  1789,  ce  fut  la  majo- 
rité de  la  chambre  du  clergé  qui  se  réunit  la  première 
au  tiers  état  et  qui  entraîna  la  substitution  du  vote  par 
tète  au  vote  par  ordre ,  ce  qui  était  briser  les  restes  de 
l'institution  féodale.  Malgré  l'ingratitude  dont  la  Ré- 
I)ublique  paya  l'Église ,  à  peine  un  homme  se  fut-il  pré- 
senté pour  semer  l'ordre  avec  la  gloire  ,  que  le  souve- 
rain pontife  se  prêta  à  ses  vues  par  des  actes  inouïs.  On 
vit  un  concordat  qui  détruisait  une  Église  ancienne ,  le 
renversement  de  tout  un  épiscopat ,  représentant  de  la 
société  passée  ,  et  le  successeur  de  saint  Pierre  traver- 
sant l'Europe  pour  venir  poser  la  couronne  sur  le  front 
de  cet  homme  nouveau.  En  1830,  le  prêtre  le  plus  re- 
marquable qu'eût  produit  l'Église  de  France  depuis 
Bossuet ,  courut  dans  la  tempête  au-devant  de  la  nation , 
et,  s'il  a  péri,  c'est  bien  moins  pour  avoir  outre-passé  le 
luit  que  pour  n'avoir  pas  compris  toute  la  justice  qui 
lui  était  rendue. 

Qu'avons-nous  reçu  en  échange  de  tous  nos  bons 
vouloirs?  La  République  nous  réponditpar  la  spoliation, 


Texiloula  mort?  Napoléon  emprisonna  l'tlglisc  dans  les 
articles  organiques  du  concordat,  et  le  souverain  pon- 
tife dans  Savone  et  Fontainebleau  :  1830  seul  a  eu  un 
commencement  de  justice.  Nous  en  bénissons  le  Ciel, 
et  nous  supplions  nos  concitoyens  de  ne  pas  dédaigner 
les  fruits  de  ce  premier  pas  dans  une  voie  de  réconcilia- 
lion.  Le  monde  est  profondément  ébranlé ,  il  a  besoin  de 
toutes  ses  ressources.  Et  puiscju'au  travers  de  l'égoïsme 
qui  menace  l'honneur  et  la  sécurité  de  la  société  mo- 
derne ,  il  se  trouve  des  âmes  pour  donner  l'exemple 
de  l'abnégation  volontaire,  respectons  du  moins  leurs 
œuvres.  Accordons  à  la  vertu  le  droit  d'asile  que  le 
crime  avait  autrefois.  Il  y  a  toujours  sur  la  terre  des 
voyageurs  fatigués  du  chemin ,  et  nul  de  nous  ne  peut 
se  flatter  de  n'être  pas  du  nombre  un  jour. 

Les  Frères  Prêcheurs  ont  un  droit  particulier  à  la 
tolérance  du  pays ,  car  ils  ont  donné  à  la  France  une 
de  ses  belles  provinces ,  le  Dauphiné.  Humbert ,  qui  en 
fut  le  dernier  pi^ince,  la  céda  à  Philippe  de  Valois  la 
veille  du  jour  où  il  prit  Thabit  de  Saint-Dominique. 
Nous  demandons  aujourd'hui,  en  échange,  quelques 
pieds  de  terre  française  pour  y  vivre  en  paix. 


r 


CHAPITRE  II 


IDEE  GENERALE  DE  LORDUE   DES  FRERES   PRECHEURS,   ET  DES   RAISONS 
DE    LE    RÉTABLIR    EX    FRANCE. 


L'Église  catholique  ,  considérée  sous  le  rapport  de 
la  hiérarchie  qui  gouverne  le  corps  des  chrétiens ,  s'ap- 
pelle VÉijlisc  cii>^d{j liante.  C'est  le  nom  que  la  tradition 
lui  donne ,  et  dont  Jésus-Christ  l'a  lui  -même  appelée 
dans  ces  fameuses  et  dernières  paroles  qu'il  adres- 
sait à  ses  apôtres  :  Allez  et  emcvjtiez  toutes  les  luttions, 
les  haptisairt  au  nom  du  Vère ,  et  du  Fils,  et  du  Saint- 
Esprit  ,  les  enseignant  à  ijarder  tout  œ  que  je  vous  ai 
dit.  Son  titre  même  avertit  l'Eglise  hiérarchique  que 
son  principal  ministère  est  d'enseigner,  parce  que  de 
l'enseignement  découle  la  foi ,  qui  est  la  source  des 
autres  vertus  chrétiennes.  Les  sacrements  eux-mêmes 
sont  destinés  à  illuminer  l'âme  en  môme  temps  qu'à 
l'échautrer.  Or,  l'enseignement  catho]i([ue,  pour  être 
complet-,  a  Lcsoin  d'apôtres,  de  pasteurs  et  de  doc- 
teurs. L'apôtre  porte  la  vérité  à  ceux  qui  ne  la  con- 
naissent pas  encore  :  il  est  voyageui",  allant  connue 
Jésus-tïhrist  lui-même  par  les  villes  et  les  bourgades, 
conversant  et  prêchant,  annonçant  que  le  royaume  de 


—  27  — 

Dieu  est  proche,  employant  un  langage  proportionné 
aux  idées  des  peuples  auxquels  il  se  dévoue.  Le  pasteur 
enseigne  le  troupeau  déjà  formé  :  il  est  sédentaire, 
jour  et  nuit  à  la  disposition  de  ses  brebis  ;  son  langage 
est  celui  d'un  homme  parfaitement  sûr  de  la  commu- 
nauté de  pensées  qui  le  lie  à  l'assemblée  des  fidèles  ;  il 
n'invoque  pas ,  comme  saint  Paul  devant  l'aréopage , 
les  traditions  païennes  et  le  témoignage  des  poètes  pro- 
fanes, mais  seulement  Jésus-Christ,  autenr  et  rn/ifiom- 
mateur  de  la  foi.  Le  docteur  est  préposé  à  l'enseigne- 
ment du  sacerdoce  et  à  la  défense  de  la  vérité  par  la 
controverse  scientifique  ;  il  est  homme  d'étude  ,  passant 
sa  vie  au  milieu  du  dépôt  de  la  tradition,  et  contem- 
plant, du  point  de  vue  le  plus  élevé  où  l'esprit  humain 
puisse  atteindre ,  la  liaison  divine  de  tous  les  phéno- 
mènes et  de  toutes  les  idées  qui  composent  le  mouve- 
ment de  l'univers. 

Ces  trois  modes  d'enseignement ,  divers  dans  leurs 
moyens  et  un  dans  leur  but,  nous  sont  représentés  par 
les  trois  grands  apôtres  saint  Pierre ,  saint  Paul  et  saint 
Jean.  Saint  Pierre,  le  prince  des  apôtres,  n'est  ni  un 
homme  éloquent ,  ni  un  écrivain.  Simple  pêcheur  sur 
les  bords  d'un  lac  où  il  gagne  sa  vie  avec  ses  filets  ,  il 
(^st  appelé  par  Jésus- Christ ,  qui  lui  donne  une  foi 
surabondante  sans  élever  son  génie  naturel,  et,  quoi- 
que destiné  à  être  la  pierre  de  l'Église,  il  renie  trois 
fois  son  maître,  afin  d'apprendre  par  sa  propre  fai- 
blesse à  avoir  compassion  des  faiblesses  de  ses  frères  : 
il  a  pour  symbole  les  clefs.  Saint  Paul ,  le  prince  des 
prédicateurs  ,  est  élevé  dans  la  connaissance  de  la  loi 


—  28  — 

aux  pieds  des  docteurs  de  sou  temps  ;  il  ignore  Jésus- 
Christ  pendant  sa  vie  et  le  persécute  après  sa  mort ,  afin 
qu'initié  par  sa  propre  expérience  aux  mystères  de 
l'erreur,  il  en  connaisse  le  fort  et  le  faible  ,  et  qu'un 
jour,  lorsqu'il  annoncera  l'Evangile  à  toutes  les  nations , 
il  ne  désespère  jamais  du  retour  d'aucune  àme,  si  fer- 
mée qu'elle  paraisse  à  la  vérité.  Son  génie  est  hardi 
comme  ses  voyages  ;  il  sait  les  idées  des  peuples  où  il 
passe,  cite  aux  Athéniens  leurs  poètes,  interprète  leurs 
inscriptions  sacrées  ;  il  se  fait  toutes  choses  à  tous  , 
comme  il  le  dit  lui-même  :  son  symbole,  c'est  l'épée. 
Saint  Jean,  le  prince  des  docteurs,  apparaît  couché  sur 
la  poitrine  de  son  maître ,  et  lui  adresse  des  questions 
qui  font  peur  aux  autres  ;  il  est  vierge ,  parce  que  les 
sens  sont  la  principale  cause  qui  nous  empêche  de  voir 
la  vérité;  il  est  le  disciple  bien -aimé.  Étranger  aux 
embarras  du  gouvernement  général  de  l'Église  et  aux 
fatigues  des  courses  apostoliques ,  il  ne  meurt  pas 
comme  saint  Pierre  par  la  croix ,  ni  comme  saint  Paul 
par  le  glaive  ;  il  meurt  dans  son  lit ,  au  bout  d'une 
divine  vieillesse,  n'ayant  plus  de  force  que  pour  répé- 
ter ces  mots  ,  qui  sont  les  premiers  et  les  derniers  de 
tout  enseignement  vrai  :  Mes  enfants,  aimez- vous.  Son 
symbole,  c'est  l'aigle. 

Dans  l'origine  de  l'Eglise ,  ces  trois  grandes  fonc- 
tions de  l'enseignement  apostolique ,  pastoral  et  scien- 
tifique ,  n'étaient  pas  ordinairement  séparées.  Un  prêtre 
envoyé  par  son  supérieur  légitime  partait  pour  quelque 
pays  qui  n'avait  pas  encore  reçu  la  lumière  de  l'Evan- 
gile ;  il  le  parcourait  en  apôtre,  se  fixait  ensuite  dans 


—  29  — 

une  ville  principale  de  la  contrée,  et  devenait  à  la 
fois  le  pasteur  et  le  docteur  d'une  chrétienté  qu'il  avait 
formée  par  ses  prédications,  heureux  s'il  pouvait  en 
être  aussi  le  martyr,  et  déposer  dans  ses  fondements 
les  restes  féconds  d'un  sang  épuisé  au  service  de  Dieu. 
Ainsi  se  fondèrent  les  Églises  d'Orient  ;  ainsi  les  Églises 
des  Gaules.  Mais  avec  le  temps,  le  ministère  pastoral 
se  compliqua  ;  une  multitude  d'affaires  vint  surcharger 
les  évèques,  telles  que  l'assistance  aux  conciles  géné- 
raux et  particuliers,  les  relations  avec  l'autorité  civile, 
les  arbitrages ,  le  soin  des  domaines  temporels  de  TÉ- 
glise.  Et  parallèlement  à  cet  immense  développement 
d'action  extérieure ,  la  science  catholique  prenait  aussi 
une  marche  progressive.  Ce  n'étaient  plus  seulement 
l'Écriture  sainte  et  la  tradition  orale  qui  en  faisaient 
le  fond ,  les  livres  s'accumulaient  par  les  controverses. 
Il  devenait  nécessaire  de  connaître  ce  qu'avaient  écrit 
les  docteurs  précédents,  les  décisions  des  conciles, 
l'histoire  des  hérésies,  les  doctrines  philosophiques 
passées  et  présentes ,  les  antiquités  chrétiennes  et  pro- 
fanes ,  enfin  cet  énorme  ensemble  de  faits  et  de  débats 
qui  compose  la  science  ecclésiastique.  Les  difficultés  de 
l'apostolat  s'étaient  pareillement  accrues  par  les  besoins 
du  ministère  pastoral,  qui,  borné  d'abord  aux  grandes 
villes,  avait  ensuite  couvert  les  campagnes  d'Églises 
régulièrement  constituées.  Cette  vaste  organisation  ab- 
sorbait toutes  les  pensées  de  l'évêque ,  dont  le  devoir 
n'était  plus  d'envoyer  au  loin  des  ouvriers  évangé- 
liques,  mais  d'en  donner  à  son  propre  troupeau.  La 
division  des  travaux  pouvait  seule  désormais  pourvoir 


—  30  — 

aux  nécessités  de  l'enseignement  catholique.  Mais  elle 
n'eut  pas  lieu  tout  d'un  coup  par  une  décision  à  priori  : 
jamais  rien  ne  s'est  fait  de  la  sorte  dans  l'Église,  parce 
que  tout  s'y  fait  naturellement.  Les  ressources  y  naissent 
à  côté  des  besoins  dans  une  gradation  lente  et  presque 
insensible,  qui  est  cause  que  l'homme  disparaît  dans 
leur  établissement,  et  qu'on  n'y  voit  plus  que  la  main 
de  Dieu  manifestée  par  le  mouvement  général  des 
choses  et  des  âges. 

Dès  le  sixième  siècle,  saint  Benoît  avait  fondé  la  vie 
monastique  en  Occident.  Son  but  n'avait  été  ni  l'apo- 
stolat ni  la  science  divine,  mais  la  sanctification  des 
âmes  par  la  prière ,  le  travail  et  la  solitude.  Cependant 
les  papes  eurent  occasion  de  se  servir  des  Bénédictins 
pour  la  propagation  de  l'Évangile.  C'est  ainsi  que  saint 
Grégoire  le  Grand  envoya  en  Angleterre  le  moine  Au- 
gustin, qui  la  convertit  au  Christianisme,  et  érigea 
l'archevêché  de  Cantorbéry.  D'un  autre  cùlé,  par  suite 
de  l'invasion  des  barbares,  les  monastères  devinrent 
l'asile  des  lettres  et  des  sciences,  dont  ils  sauvèrent  les 
débris.  Mais  ces  deux  grands  faits  n'avaient  pas  inspiré 
la  pensée  d'appliquer  les  ordres  religieux,  par  une 
organisation  nouvelle,  à  l'enseignement  apostolique  et 
scientifique.  On  les  laissa  ce  qu'ils  étaient,  sauf  à  se 
servir  d'eux  par  exception  pour  un  autre  but  que  le 
leur. 

Au  commenconient  du  treizième  siècle,  l'Église  d'Oc- 
cident se  vit  menacée  pour  la  première  fois  par  des 
hérésies  sérieuses.  Ce  n'étaient  plus  ces  hérésies  que 
l'imagination  légère  et  subtile  des  Grecs  avait  opposées 


—  31  — 

à  la  foi  catholique ,  erreurs  de  spéculation  qui  n'étaient 
qu'une  sorte  de  défaillance  ou  de  mal  caduc  en  présence 
de  rinfini.  Dès  ses  premiers  pas  dans  le  mal,  le  génie 
pratique  de  l'Occident  se  manifesta.  Il  alla  droit  au  but 
en  attaquant  l'Église ,  c'est-à-dire  la  société  religieuse, 
et  depuis  six  cents  ans,  qu'il  ait  eu  pour  organe  les 
Vaudois,  ou  AViclef,  ou  Jean  Huss,  ou  Luther,  il  n'a 
pas  lâché  cette  proie  qu'il  avait  fortement  saisie,  et  la 
question  du  treizième  siècle  est  encore  aujourd'hui  la 
nôtre.  Cette  question  sociale  s'agitait  alors  dans  le  midi 
delà  France,  soit  que  les  ennemis  de  l'Église  s'y  fussent 
rassemblés  par  hasard,  soit  qu'ils  eussent  choisi  à  des- 
sein cette  position.  Innocent  III  occupait  la  chaire  de 
saint  Pierre.  Pasteur  vigilant,  il  avait  envoyé  contre 
l'hérésie  trois  légats  apostolicfues,  tirés  de  ce  fameux 
ordre  de  Cîteaux  que  saint  Bernard  illuminait  encore 
du  fond  de  sa  tombe.  L'ambassade,  ou  la  mission, 
comme  on  voudra  l'appeler,  était  composée  de  gens  de 
bien,  mais  entourés  de  l'éclat  d'une  religion  victorieuse. 
Ce  n'était  pas  le  compte  de  la  Providence ,  qui  savait 
l'avenir. 

Vers  le  commencement  de  l'an  1205 ,  les  légats  apo- 
stoliques se  trouvaient  à  Montpellier,  las  et  découragés 
de  leur  peu  de  succès ,  lorsqu'un  évèque  espagnol  qui 
retournait  dans  son  pays  après  un  long  voyage,  vint  à 
passer.  L'évèque  alla  voiries  légats.  On  parla  des  héré- 
tiques et  des  difficultés  de  la  mission  qu'on  avait  com- 
mencée. Sur  quoi  l'évùque  dit  aux  légats  que,  si  l'on 
voulait  réussir,  il  fallait  laisser  là  tonte  pompe  exté- 
rieure, se  mettre  à  pied,  et  joindre  à  la  prédication 


—  32  — 

l'exemple  d'une  vie  pauvre  et  dure.  Quelque  inattendu 
que  fût  ce  conseil ,  il  alla  au  cœur  de  ceux  à  qui  il  était 
adressé  ;  car  c'étaient  de  vrais  chrétiens ,  et  quand  une 
âme  est  chrétienne ,  tout  accent  magnanime  la  remue. 
Il  était  trop  visible  d'ailleurs  que  sur  ces  populations 
profondément  blessées ,  qui  ne  cessaient  de  reproclier  à 
l'Église  sa  richesse  et  sa  puissance,  il  ne  restait  d'autre 
moyen  d'agir  que  l'enseignement  appuyé  du  spectacle 
d'un  dévouement  sans  bornes.  Les  légats  suivirentdonc 
le  conseil  que  leur  avait  donné  dom  Diego  de  Azévédo , 
cetévêque  espagnol;  et  lui-même,  renvoyant  ses  équi- 
pages en  Espagne,  se  joignit  à  eux ,  ainsi  que  d'autres 
abbés  de  Cîteaux  qui  arrivèrentbientùt  après.  On  les  vit 
se  répandre  dans  les  villes  et  les  villages,  allant  à  pied , 
demandant  l'aumône,  prêchant,  conversant,  disputant, 
soutenus  dans  leurs  discours  et  leurs  souffrances  parla 
vérité,  qui  est  la  mère  de  toute  force  et  de  toute  joie. 
Néanmoins  leurs  succès,  quoique  i)lus  grands  que  parle 
passé,  ne  répondirent  pas  à  leur  zèle.  Au  bout  de  deux 
ans,  fatigués,  ou  rappelés  par  d'autres  devoirs,  ils  quit- 
tèrent ce  sol  assez  vainement  trempé  de  leurs  sueurs. 
Un  seul  homme  demeura.  Cet  homme,  né  en  Espagne, 
d'une  famille  illustre  ,  avait  été  amené  en  France  par 
l'évêque  Diego,  dont  il  était  l'ami,  et  qui  l'avait  foit 
chanoine  de  sa  cathédrale  d'Osma  :  il  s'appelait  Domi- 
nique de  Gusman. 

Il  est  digne  de  remarque  que  la  plupart  des  fonda- 
teurs des  grands  ordres  religieux,  bien  qu'étrangers  à 
la  France ,  y  sont  venus  poser  les  fondements  de  leurs 
institutions.  C'est  ainsi  que  saint  Colomban,  auteur 


—  33  — 

d'une  règle  monastique  fort  célèbre ,  passa  d'Irlande  en 
France,  ets'étaLlità  Luxeuil.  Saint  Bruno  quitta  les 
bords  du  Rhin  pour  demander  aux  montagnes  du  Dau- 
phiné  une  retraite  qui  donna  son  nom  aux  Chartreux , 
dont  il  fut  le  père.  Saint  Norbert ,  autre  Allemand,  ob- 
tint de  l'évèque  de  Laon  un  marais  où  il  éleva  l'abbaye 
et  l'ordre  de  Prémontré.  Plus  tard,  la  colline  de  Mont- 
martre, au-dessus  de  Paris,  vit  une  troupe  d'écoliers 
espagnols  y  commencer  par  un  vœu  cette  compagnie  de 
Jésus,  qui  s'est  de  là  répandue  par  tout  le  monde. 

Dominique ,  poussé  en  France  parla  même  main  que 
ses  devanciers  et  ses  successeurs,  ne  savait  pas  lui- 
même  encore  pourquoi  il  était  venu.  Bientôt  le  bruit  des 
armes  entoura  ses  paisibles  prédications.  La  croisade 
avait  été  publiée  contre  les  Albigeois,  et  les  barons 
chrétiens  arrivaient  en  foule  se  ranger  sous  les  ban- 
nières de  leur  général,  le  comte  Simon  de  Montfort. 
«  Ils  commirent  en  Languedoc ,  sous  sa  conduite ,  dit 
((  l'abbé  Godescard,  des  cruautés  et  des  injustices 
«  qu'on  ne  justifiera  jamais;  on  ne  punit  point  des 
((  crimes  par  d'autres  crimes.  Un  zèle  apparent  pour  la 
«  foi  couvrait  en  plusieurs  un  fonds  secret  d'avarice, 
«  d'ambition  et  de  vengeance  (1).  »  Mais,  quel  que  soit  le 
jugement  qu'on  porte  de  cette  guerre,  Dominique  eut 
la  gloire  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  de  faire 
contre-poids  au  sang  qui  fut  versé.  Jamais,  à  côté  du 
chevalic-r  armé  pour  la  défense  de  la  foi,  et  portant 


(1)  Vies  des  Pères,  Martyi-s  et  autres  principaux  Saints,  t.  V, 
p.  457,  en  note. 


—  34  — 

dans  la  même  poilrine  l'onction  du  chrétien  et  F^'ipreté 
de  l'homme,  jamais  la  religion  n'eut  im  représentant 
plus  pur  que  Dornim'quo.  L'histoire  contemporaine  le 
montre  si  absent  de  cette  guerre,  si  étranger  aux  dé- 
libérations des  chefs,  aux  traités  des  partis,  aux  conciles 
des  évêques  ,  que  le  lecteur,  prévenu  par  tout  ce  qu'il  a 
entendu  dire,  en  est  constamment  étonné.  Tandis  que 
les  légats  et  le  comte  de  Montforl,  loin  de  l'œil  d'Inno- 
cent III,  outrepassaient  leurs  pouvoirs  et  obligeaient 
ce  pontife  à  protester  plus  tard  contre  eux  devant  toute 
la  chrétienté  assemblée  à  Saint-Jean-de-Latran,  Do- 
minique, plus  heureux,  forçait  les  certes  espagnoles, 
réunies  dans  l'ile  de  Léon  en  1812,  de  déclarer  qu'il 
n'opposa  jamais  à  l'hérésie  d'atifrefi  anncs  que  la  prière, 
la  patience  et  l'iiistniction  (1).  Six  cents  ans  après  sa 
mort ,  sa  patrie  déposa  sur  sa  tombe  ce  glorieux  té- 
moignage. 

Un  écrivain  protestant,  M.  Hurter,  président  du 
consistoire  de  Schaffhouse,  vient  d'écrire  la  vie  d'Inno- 
cent III ,  et  il  a  consacré  presque  tout  un  volume  au 
récit  de  la  croisade  contre  les  Albigeois.  Le  nom  de 
Dominique  y  est  à  peine  prononcé.  Ainsi,  dans  ce 
siècle  destiné  au  redressement  de  tant  d'erreurs  accré- 
ditées ,  du  sein  de  la  science  protestante  comme  du  sein 
des  cortès  espagnoles,  des  voix  impartiales  ont  rendu 
justice  à  riiomme  que  la  Providence  avait  jeté  au  milieu 

(1)  Rapport  sur  le  tribunal  de  l'iiupiisition,  «ivoc  le  projet  do 
décret  sur  les  tribunaux  protecteurs  de  la  religion,  présenté  aux 
cortès  générales  et  extraordinaires  parle  comité  de  Constitution. 
Cadix,  1 S 12. 


(le  ces  renconlres  sanglantes  comme  un  exemplaire  de 
l'esprit  chrétien  (1). 

La  pricre,  la  puticfic;  ci  Vlni^trndion  continuaient  ù 
être  les  seules  armes  de  Dominique  après  comme  avant 
la  guerre.  Il  prèchaitelconférait  sans  cesse,  insensible 
aux  outrages  dont  on  l'accablait  jusque  dans  les  rues, 
insouciant  de  sa  vie  souvent  menacée.  Un  jour  qu'il 
avait  échappé  à  la  mort,  quelfju'un  des  hérétiques  lui 
dem.audait  par  bravade  ce  qu'il  eût  fait  s'il  était  tombé 
dans  le  piège  :  «  Je  vous  aurais  prié ,  répondit-il ,  de 
«  ne  pas  m'acbever  d'un  seul  coup,  mais  de  me  cou- 
ce  per  tous  les  mem.bres  un  à  un,  et,  après  m'avoir 
«  laissé  quelque  temps  baigné  dans  mon  sang,  de 
«  m'enlever  la  tète  la  dernière.  »  Ses  courses  aposto- 
liques ne  l'empêchaient  pas  de  veiller  sur  un  monastère 
de  jeunes  ilUes  qu'il  avait  fondé  à  Prouille,  non  loin  de 
Garcassonne.  Car,  comme  il  eut  remarqué  qu'unedes 
causes  de  la  destruction  de  la  foi  catiiolique  dans  ces 
contrées  était  le  mariage  des  demoiselles  pauvres  avec 
les  héréliques,  il  ne  voulut  pas  les  laisser  dans  cette 
alternative  de  la  misère  et  de  l'apostasie  ,  et  leur  ouvrit 
un  asile  à  Pi'ouille.  Il  venait  là  quel(|uefois  se  reposer 
quelques  heures,  et  regardait  avec  amour  cette  maison 
qui  florissuit  dans  les  horreurs  de  la  guerre  comme 
un  nid  de  colombes  entre  les  aires  formidables  des 
grands  aigles. 

Sept  nouvelles  années  passèrent  ainsi  sur  la  tète  de 


(1)  J'éiah'.irai  à  fond  ce  poi.it  (f'.ù-t^iro  daas  le  cbnpitre  qui 
U'iiilcra  de  i'iii'iuisitioii. 


—  36  — 

Dominique,  sans  lasser  par  leurs  sueurs  ce  serviteur 
laborieux.  Cependant  quelques  prêtres  zélés  s'étaient 
joints  volontairement  à  lui,  et  lui-même,  parvenu  au 
point  de  partage  de  la  vie ,  voyant  d'un  côté  toute  sa 
jeunesse  écoulée ,  et  de  l'autre  la  pente  rapide  qui  allait 
emporter  le  reste  de  ses  ans,  il  commença  de  songera 
l'établissement  d'un  ordre  apostolique  destiné  à  dé- 
fendre l'Église  par  la  parole  et  par  la  science.  On  dit 
que  sa  mère,  le  portant  dans  son  sein,  avait  rêvé  qu'elle 
mettait  au  monde  un  chien  qui  tenait  dans  sa  gueule  un 
flambeau.  C'est  la  vive  peinture  d'un  ordre  que  nul  n'a 
surpassé  dans  l'éloquence  et  la  doctrine. 

Dominique  s'étant  affermi  dans  sa  pensée ,  partit  à 
pied,  en  l'année  d^lS,  pour  la  communiquer  au  sou- 
verain pontife ,  tant  ce  grand  homme  se  défiait  de  lui- 
même  au  plus  fort  de  sa  maturité,  et  tant  la  bénédiction 
du  Saint-Siège  lui  paraissait  nécessaire  à  la  solidité  de 
tout  pieux  dessein.  C'était  toujours  Innocent  III  qui 
occupait  la  chaire  de  saint  Pierre.  Il  écouta  l'homme 
apostolique  avec  peu  de  fiiveur,  et  lui  refusa  son  appro- 
bation. Maislanuit,  cette  divine  conseillèredeshommes, 
lui  apporta  de  meilleures  pensées.  Comme  il  était  plongé 
dans  le  sommeil,  il  lui  sembla  voir  Téglise  de  Saint- 
Jean-de-Latran  près  de  tomber  en  ruines,  et  Dominique 
appuyé  contre  elle  qui  en  soutenait  sur  ses  épaules  les 
murailles  chancelantes.  C'est  pourquoi ,  ayant  fait  venir 
l'iiomme  de  Dieu,  il  lui  ordonna  de  retourner  en  France 
auprès  de  ses  compagnons,  et  de  s'entendre  avec  eux 
sur  la  règle  qu'ils  voulaient  suivre ,  lui  promettant  de 
lui  donner  ensuite  toute  satisfaction. 


—  '37  — 
Jusque-là ,  comme  nous  l'avons  dit ,  les  ordres  reli- 
gieux n'avaient  pas  eu  l'apostolat  ni  la  science  divine 
pour  Lut.  C'étaient  de  saintes  républiques,  où  les  âmes 
qui  avaient  faim  et  soif  de  la  justice ,  en  quelque  rang- 
qu'elles  fussent  nées ,  allaient  cherclier  dans  la  solitude 
le  travail,  la  prière  et  l'obéissance,  des  vertus  trop 
pures  pour  le  monde.  Le  monde  les  apercevait  de  loin, 
comme  ces  châteaux  que  le  voyageur  qui  passe  dans 
la  plaine  entrevoit  au  haut  des  montagnes.  Piarement 
l'anachorète  ou  le  cénobite  prenait  son  bâton  pour 
descendre  visiter  les  hommes.  Saint  Antoine  n'avait 
quitté  qu'une  fois  son  désert  deKolsim,  pour  soutenir 
dans  Alexandrie  la  foi  catholique  opprimée  parles  em- 
pereurs. Saint  Bernard ,  après  avoir  réglé  en  gémissant 
les  affaires  de  l'Europe ,  se  hâtait  de  rentrer  à  Clairvaux. 
Dominique,  choisi  de  Dieu  pour  donner  à  l'Église  une 
nouvelle  forme  de  milice ,  conçut  le  dessein  d'unir  en- 
semble la  vie  du  cloître  et  la  vie  du  siècle ,  le  moine  et 
le  prêtre,  dessein  chimérique ,  ce  semble  ;  mais,  quel- 
ijues  vertus  qu'on  demande  aux  hommes,  il  ne  faut 
jamais  désespérer  d'eux.  La  nature  humaine  n'est  pas 
comme  le  Nil ,  on  n'a  pas  découvert  le  plus  haut  point 
de  son  élévation.  Et  certes ,  saint  Vincent  de  Paul  fit 
une  chose  plus  hardie  que  saint  Dominique,  lorsque  , 
sous  le  nom  de  Sœurs  de  la  Chanté,  il  destina  de 
jeunes  iillcs  à  la  libre  recherche  de  la  misère,  au  soin 
des  malades  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  dans  le  lit  des 
hôpitaux,  etque,  quelqu'un s'étonnant  qu'il  ne  leur  eût 
pas  donné  de  voile ,  il  répondit  cette  simple  et  adorable 
parole  :  <.<  Elles  auront  leurs  vertus  pour  voile.  » 

2 


—  38  — 

L'ordre  créé  par  saint  Dominique  n'est  donc  pas  un 
ordre  monastique,  mais  une  association  de  F; nr.s  joi- 
gnant la  force  de  la  vie  commune  à  la  liberté  de  l'action 
extérieure ,  l'apostolat  à  la  sanctification  personnelle.  Le 
salut  des  âmes  est  son  premier  but ,  l'enseignement  son 
moyen  principal.  Allez  et  enseignez,  avait  dit  Jésus- 
Christ  à  ses  apôtres  :  Allez  et  enseignez  ,  répéta  Domi- 
nique. Une  année  de  noviciat  spirituel  est  imposée  à  ses 
disciples ,  et  neuf  années  d'études  philosophiques  et 
théologiques  les  préparentà  paraître  dignementdans  les 
chaires  des  églises  et  dans  les  chaires  des  universités. 
Mais  quoique  la  prédication  et  le  doctorat  soient  leurs 
deux  armes  favorites,  néanmoins  aucune  œuvre  utile 
au  prochain  n'est  hors  de  leur  vocation.  Dans  l'ordre  de 
Saint-Dominique  ,  comme  dans  la  république  romaine , 
le  salut  du  ycwple  est  la  suprùmc  loi.  C'est  pourquoi , 
sauf  les  trois  vœux  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéis- 
sance ,  lien  nécessaire  de  ton  le  association  religieuse, 
les  règles  de  l'ordre  n'obligent  pas  par  elles-mêmes 
sous  peine  de  péché,  et  les  supérieurs  ont  le  droit  per- 
manent d'en  donner  dispense ,  afin  que  le  joug  de  la  vie 
commune  ne  gêne  jamais  la  liberté  du  bien. 

Un  chef  unique,  sous  le  nom  de  maître  ijéncral,  gou- 
verne tout  l'ordre,  qui  est  divisé  en  provinces.  Chaque 
province,  composée  de  plusieurs  couvents,  a  à  sa  tête 
un  prieur  provincial,  et  chaque  couvent  un  prieur 
conventuel.  Le  prieur  conventuel  est  élu  par  les  frères 
du  couvent  ,  et  confirmé  par  le  prieur  provincial.  Le 
prieur  provincial  est  élu  par  les  prieurs  conventuels  de 
la  province  assistés  d'un  député  de  chacjue  couvent,  et 


—  39  — 

il  est  confirmé  par  le  maître  général.  Le  maître  général 
est  élu  par  les  prieurs  provinciaux  assistés  de  deux  dé- 
putés de  chaque  province.  Ainsi  l'élection  est  tempérée 
par  la  nécessité  de  la  confirmation,  et  à  son  tour  l'au- 
torité de  la  hiérarchie  est  tempérée  par  la  liberté  du 
vote.  On  remarque  une  conciliation  analogue  entre  le 
principe  de  l'unité,  si  nécessaire  au  pouvoir,  et  l'élé- 
ment de  la  multiplicité ,  nécessaire  aussi  pour  une  autre 
raison.  Car  le  chapitre  général ,  qui  s'assemble  tous  les 
trois  ans,  fait  le  contre -poids  du  maître  général, 
comme  le  chapitre  provincial ,  qui  s'assemble  tous  les 
deux  ans,  fait  le  contre-poids  du  prieur  provincial. 
Et  enfin  le  commandement,  tout  modéré  qu'il  est  par 
l'élection  et  par  les  assemblées  ,  n'est  confié  aux  mêmes 
mains  que  pour  un  temps  fort  limité  ,  sauf  le  maître 
général,  qui  autrefois  était  à  vie,  et  qui  aujourd'hui  est 
élu  pour  six  ans.  Voilà  les  constitutions  qu'un  chrétien 
du  treizième  siècle  donnait  à  d'autres  chrétiens ,  et 
assurément  toutes  les  chartes  modernes,  comparées  à 
celle-là ,  paraîtraient  étrangement  despotiques.  Des 
milliers  d'hommes,  dispersés  par  toute  la  terre,  ont 
vécu  six  cents  ans  sous  ce  réginae  ,  unis  et  pacifiques , 
les  plus  laborieux,  les  plus  obéissants  ,  les  plus  libres 
des  hommes. 

Restait  à  savoir  comment  les  frères  pourvoiraient 
à  leur  subsistance,  et  ici  encore  le  génie  de  Dominique 
parut  tout  entier.  S'il  consultait  les  ordres  religieux 
existants,  il  les  voyait  possesseurs  de  riches  domaines , 
dégagés  par  là  des  soucis  qui  reportent  sans  cesse  vers 
la  terre  l'àme  prévoyante  du  père  de  famille.  Et  il  est 


—  40  — 

certain  que  pour  des  corps  monastiques  qui  ne  sont  pas 
destinés  à  l'action,  il  est  difficile  de  concevoir  un  autre 
mode  d'existence  que  la  propriété.  Mais  Dominique 
créait  des  apôtres  et  non  des  contemplatifs.  Il  enten- 
dait au  dedans  de  lui  ces  paroles  du  Seigneur  en- 
voyant aux  nations  ses  premiers  apôtres  :  N'ayez  7n 
or,  ni  argent ,  ni  monnaie  dans  vos  ceintures  ;  ne  portez 
pas  une  besace  par  le  chemin,  ni  deux  tuniques,  ni  des 
chaussures,   ni   une  baguette;  car  l'ouvrier  est  digne  de 
sa  nourriture  ;  et  cette  autre  parole  :  Cherchez  d'abord 
le  royaume  de  Dieu,   et  sa  justice  ;  et  le  reste  vous  sera 
donné  par  surcroît  ;  et  celle-ci  :  Les  renards  ont    leurs 
tanières  et  les  oiseaux  du  ciel  leurs  7iids  ;  mais  le  Fils 
de  l'Homme  n'a  pas  oit  reposer  sa  tête;  et  celle-ci  de 
l'apôtre  saint  Paul    :   Votis  savez  rpie  ces  mains  m'ont 
suffi.  Pour  le  chrétien ,  et  même  pour  l'homme  que  l'or- 
gueil n'aveugle  pas ,  le  premier  des  titres  est  de  gagner 
sa  vie ,  c'est-à-dire  de  donner  pour  recevoir.  Quiconque 
reçoit  sans  donner  est  en  dehors  de  la  loi  d'amour  et  de 
sacrifice  par  laquelle  les  êtres  s'engendrent ,  se  con- 
servent et  se  perpétuent  ;  et ,  au  contraire  ,  celui  qui 
donne  beaucoup  et  qui  reçoit  peu,  tel  que  le  soldat, 
fait  manifestement  honneur  à  l'humanité,  parce  qu'il 
est  plus  près  de  ressembler  à  Dieu,  qui  donne  tout,  et 
ne  reçoit  rien.  Gagner  sa  vie  ,  la  gagner  au  jour  h>  jour, 
donner  en  échange  de  son  pain  quotidien  la  parole  et 
l'exempleévangéliques  constamment  reproduits,  c'était 
la  pensée  qui  séduisait  Dominique.  Il  remarquait  encore 
un  autre  avantage  à  se  priver  du  droit  commun  de  pos- 
séder. Lorsqu'un  ordre  religieux  n'a  pas  de  revenus 


—  41  — 

assurés ,  il  est  dans  une  dépendance  étroite  de  l'opinion 
publique ,  il  ne  vit  qu'autant  qu'il  est  utile  ;  il  est  à  la  solde 
du  peuple ,  qui  ne  paie  jamais  volontairement  que  ceux 
dont  il  est  bien  servi.  Un  couvent  perd-il  l'estime,  il  est 
à  l'instant  frappé  de  mort  sans  bruit  et  sans  révolutions. 
Dominique  se  déclara  donc  mendiant,  lui  et  les  siens, 
dans  le  premier  chapitre  général,  tenu  à  Bologne 
en  1220  ;  il  crut  à  la  vertu  de  ses  successeurs  comme 
à  l'équité  du  peuple  chrétien ,  et  légua  sans  crainte  aux 
générations  futures  cette  perpétuelle  substitution  d'un 
dévouement  réciproque;  on  y  fut  fidèle  de  part  et 
d'autre  durant  deux  cent  cinquante  ans  :  de  quelque 
côté  qu'ait  été  la  faute ,  le  pape  Sixte  IV ,  sur  la  fin  du 
quinzième  siècle,  permit  à  l'ordre  d'acquérir  et  de 
posséder. 

Cependant  Dominique  n'était  pas  encore  retourné  à 
Piome  pour  y  porter  ses  constitutions ,  et  réclamer  l'ap- 
probation que  le  souverain  pontife  lui  avait  promise, 
lorsque  celui-ci ,  qui  était  encore  Innocent  III,  eut  occa- 
sion de  lui  écrire.  Ayant  fait  venir  un  secrétaire  ,  il  lui 
dit  :  ((  Asseyez-vous  et  écrivez  sur  telles  choses  au  frère 
«  Dominique  et  à  ses  compagnons.  »  Et  s'arrétant  un 
peu,  il  dit  :  «  N'écrivez  pas  en  cette  manière,  mais 
«  comme  ceci  :  Au  frère  Dominique  et  à  ceux  qui 
«  prêchent  avec  lui  dans  le  pays  do  Toulouse.  y>  Et 
réfléchissant  de  nouveau ,  il  dit  :  «  Écrivez  de  la  sorte  : 
«  A  maître  Dominique  et  aux  Frères  Prêcheurs.  »  Ce 
fut  en  cette  façon  que  l'Esprit-Saint  dicta  le  nom  que 
devait  porter  le  nouvel  ordre,  et  qu'on  commença  de 
lui  donner  à  Rome  et  ailleurs. 


—  42  — 

Enfin  ,  Tan  du  Seigneur  -]21G,  le  22  décembre,  le 
lendemain  de  la  fête  de  l'apôtre  saint  Thomas ,  Tordre 
des  Frères  Prêcheurs  fut  approuvé  à  Rome  ,  au  palais 
de  Sainte- Sabine,  par  le  pape  Honorius  III,  dans  deux 
bulles,  dont  la  plus  courte  est  ainsi  conçue  :  «  Hono- 
i<  rius  ,  évoque  ,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu  ,  ù 
«  noire  cher  fils  ûvre  Dominique,  prieur  de  Saint- 
ce  Romain  de  Toulouse,  et  à  vos  frères  qui  ont  fait  et 
«  feront  profession  de  la  vie  régulière ,  salut  et  béné- 
«  diction  apostolique.  Nous ,  considérant  que  les  frères 
«  de  votre  ordre  seront  des  champions  de  la  foi  et  de 
«  vraies  lumières  du  monde ,  nous  confirmons  votre 
«  ordre  avec  toutes  ses  terres  et  possessions  présentes 
ce  et  à  venir  (1) ,  et  nous  prenons  sous  notre  gouverne- 
ce  ment  et  notre  protection  l'ordre  lui-même ,  ses  pos- 
te sessions  et  ses  droits.  Donné  à  Rome ,  près  de  Sainte- 
ee  Sabine',  le  onzième  des  calendes  de  janvier,  première 
<e  année  de  notre  pontificat.  •» 

Cinq  ans  après ,  en  1221,  le  G  du  mois  d'août ,  Domi- 
nique mourut,  laissant  son  ordre  partagé  en  huit  pro- 
vinces ,  qui  renfermaient  soixante  maisons.  Il  mourut 
à  cinquante  et  un  ans. 

C'est  ainsi  qu'eut  lieu  dans  l'Église  catholique  la 
division  des  trois  grandes  branches  de  l'enseignement. 
Les  évêques  ,  avec  leur  clergé  ,  demeurèrent  chargés 
de  l'enseignement  pastoral  et  de  toutes  les  fonctions 
qui  s'y  rattachent  ;  les  ordres  religieux  devinrent  les 


(1)  Saint  Dominique  no  renonça  qu'en  1220  au  droit  de  pos- 
séder. 


—  43  — 

ministres  ordinaires  de  l'apostolat  et  de  la  science  di- 
vine sous  la  juridiction  de  l'épiscopat.  Aux  Frères  Prê- 
clieurs  se  joignirent  les  Frères  Mineurs  de  Saint-Fran- 
çois, que  suivirent  plus  tard  d'autres  congrégations, 
selon  les  temps  et  les  besoins.  L'histoire  a  raconté  leurs 
travaux.  Des  hérésies  formidables  s'élevèrent,  des 
mondes  nouveaux  se  découvrirent  ;  mais ,  dans  les 
régions  de  la  pensée  comme  sur  les  flots  de  la  mer , 
nul  navigateur  ne  put  aller  plus  loin  que  le  dévouement 
ou  la  doctrine  des  ordres  religieux.  Tous  les  rivages 
ont  gardé  la  trace  de  leur  sang ,  et  tous  les  échos  le  son. 
de  leur  voix.  L'Indien ,  poursuivi  commeune  bête  fauve, 
a  trouvé  un  asile  sous  leur  froc  ;  le  Nègre  a  encore  sur 
son  cou  la  marque  de  leurs  embrassements  ;  le  Japonais 
et  le  Chinois  ,  séparés  du  reste  de  la  terre  par  la  cou- 
tume et  l'orgueil  encore  plus  que  par  le  chemin ,  se  sont 
assis  pour  entendre  ces  merveilleux  étrangers  ;  le  Gange 
les  a  vus  communiquer  aux  parias  la  sagesse  divine  ;  les 
ruines  do  Babylone  leur  ont  prèle  une  pierre  pour  se 
reposer  et  songer  un  moment ,  en  s'essuyant  le  front  ^ 
aux  jours  anciens.  Quels  sables  ou  quelles  forêts  les  ont 
ignorés?  Quelle  langue  est-ce  qu'ils  n'ont  pas  parlée? 
Quelle  plaie  de  Fàme  ou  du  corps  n'a  senti  leur  main  ? 
Et  pendant  qu'ils  faisaient  et  refaisaient  le  tour  du 
monde  sous  tous  les  pavillons ,  leurs  frères  portaient  la 
parole  dans  les  conciles  et  sur  les  places  publiques  de 
l'Europe  ;  ils  écrivaient  de  Dieu  en  mêlant  le  génie  des 
Pères  de  l'Église  à  celui  d'Aristote  et  de  Platon,  le 
pinceau  à  la  plume,  le  ciseau  du  sculpteur  au  compas 
de  rarchilecte  ,  élevant  sous  toutes  les  formes  ces  fa- 


_  44  — 

meiises  sommes  tJif-oIogiques,  diverses  par  leurs  maté- 
riaux, uniques  par  la  pensée,  que  notre  siècle  se 
reprend  à  lire  et  à  aimer.  De  quelque  côté  que  Ton 
regarde,  les  ordres  religieux  ont  rempli  de  leur  action 
les  six  derniers  siècles  de  l'Église,  et  sauvé  sa  puis- 
sance en  butte  à  des  événements  que  l'épiscop'at  tout 
seul  n'aurait  pas  conjurés. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'histoire  qui  témoigne 
de  cette  nécessité  des  ordres  religieux;  il  suffit  de  re- 
garder autour  de  soi  pour  s'en  convaincre.  Quelles 
ressources  possède  aujourd'hui  l'Église  de  France  pour 
former  les  prédicateurs  et  les  docteurs  dont  elle  a  be- 
soin? Si  rare  talent  qu'un  jeune  homme  ait  reçu  de 
Dieu ,  y  a-t-il  en  France  un  évèque  qui  puisse  lui  donner 
du  temps ,  le  temps ,  qui  est  le  père  nourricier  de  tout 
progrès?  A  peine  sorti  du  séminaire  ,  le  besoin  de  sa 
subsistance  le  jette  dans  une  paroisse  ,  où  il  devient  ce 
qu'il  peut,  tourmenté  par  de  secrets  instincts  de  sa  vraie 
vocation ,  incertain  entre  ce  qu'il  fait  et  ce  qu'il  voudrait 
faille ,  jusqu'au  jour  où  la  maturité  survenue  lui  enseigne 
la  résignation  parfaite  à  la  volonté  de  Dieu  ,  et  où  il  ne 
songe  plus  qu'aux  bonnes  œuvres  qui  sont  en  son  pou- 
voir. Si,  au  contraire,  il  s'abandonne  à  son  attrait, 
attrait  peu  sûr  d'ailleurs ,  s'il  sort  de  la  voie  commune  , 
à  l'instant  commence  pour  lui  une  carrière  hérissée  do 
difficultés.  Le  besoin  l'oblige  à  se  produire  beaucoup 
trop  jeune  ;  il  n'a  point  de  maître  pour  le  former  et 
l'encourager.  Un  revers  l'abat ,  un  succès  lui  fait  des  en- 
vieux. La  mélancolie  et  la  présomption  se  le  ren\  oient 
Tune  à  l'autre  comme  un  enfant  qui  n'a  point  de  famille. 


—  45  — 

et  qui  tantôt  se  met  à  courir  à  travers  les  illuminations 
des  boutiques,  tantôt  s'arrête  triste  au  coin  d'une  rue 
pour  entendre  si  personne  ne  prononce  son  nom. 

Combien  mène  une  autre  vie  le  jeune  homme  sincère 
qui  a  donné  à  Dieu  dans  un  ordre  religieux  son  cœur 
et  son  talent!  Il  est  pauvre,  mais  la  pauvreté  le  met 
à  l'abri  de  la  misère.  La  misère  est  un  châtiment,  la 
pauvreté  une  bénédiction.  Il  est  soumis  à  une  règle 
assez  dure  pour  le  corps,  mais  il  acquieii  en  revanche 
une  grande  liberté  d'esprit.  Il  a  des  maîtres  qui  l'ont 
précédé  dans  la  carrière  et  qui  ne  sont  point  ses  rivaux. 
Il  paraît  à  temps,  lorsque  sa  pensée  est  mûrie  sans 
avoir  encore  perdu  la  surabondance  de  la  jeunesse.  Ses 
revers  sont  consolés ,  ses  succès  préservés  de  l'orgueil 
qui  flétrit  toute  gloire.  Il  coule  comme  un  fleuve  qui 
aime  ses  rives  et  qui  n'est  point  inquiet  de  son  cours. 
Que  de  fois,  dans  les  rudes  années  qui  viennent  de 
s'écouler  pour  nous,  nous  avons  habité  en  désir  ces 
forteresses  paisibles  qui  ont  calmé  tant  de  passions  et 
protégé  tant  de  vies  !  Aujourd'hui  que  nous  avons  passé 
l'âge  des  tempêtes,  c'est  moins  à  nous  qu'aux  autres 
que  nous  voulons  préparer  un  asile.  Notre  existence 
est  faite,  nous  avons  touclié  le  rivage:  ceux  que  nous 
laissons  en  pleine  mer  sous  des  vents  moins  favorables 
que  les  nôtres,  ceux-là  comprendront  nos  vœux,  et 
peut-être  y  répondront. 

Si  Ton  nous  demande  pourquoi  nous  avons  clioisi  de 
préférence  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  nous  répon- 
drons que  c'est  celui  qui  va  le  mieux  à  notre  nature,  à 
notre  esprit,  à  notre  but;  à  notre  nature,  par  son  gou- 


—  46  — 

vernement  ;  ù  noire  esprit ,  par  ses  doctrines  ;  à  notre 
Lut ,  par  ses  moyens  d'action ,  qui  sont  principalement 
la  prédication  et  la  science  divine.  Nous  n'entendons 
pas,  du  reste  ,  faire  de  ce  choix  un  reproche  à  aucun 
autre  ordre;  nous  les  estimons  tous,  et  avons  présente 
à  l'esprit  cette  lettre  du  pape  Clément  IV  à  un  chevalier 
qui  l'avait  consulté  pour  savoir  s'il  devait  prendre  l'habit 
des  Frères  Prêcheurs  ou  celui  des  Frères  Mineurs  : 
((  Clément,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu, 
«  à  notre  cher  fds,  chevalier,  salut  et  bénédiction 
c(  apostolique.  Vous  nous  demandez  un  conseil  que 
<(  vous  pouviez  aussi  bien  puiser  en  vous-même.  Car  si 
«  le  Seigneur  vous  a  inspiré  de  quitter  le  siècle  pour 
«  mener  une  vie  meilleure,  nous  ne  voulons  ni  ne 
<(  pouvons  mettre  obstacle  à  l'esprit  de  Dieu,  considé- 
«  rant  surtout  que  vous  avez  un  fils  bien  élevé,  comme 
«  nous  le  croyons,  et  qui  saura  pourvoir  à  votre  mai- 
«  son.  Que  si,  persévérant  dans  votre  dessein,  vous 
«  nous  demandez  lequel  de  l'ordre  des  Frères  Prê- 
«  cheurs  ou  de  l'ordre  des  Frères  Mineurs  vous  devez 
«  choisir,  nous  laissons  cela  à  votre  conscience.  Car 
«  vous  pouvez  connaître  par  vous  -  même  les  obser- 
«  vances  des  deux  ordres ,  qui  ne  sont  pas  égales  en 
((  toutes  choses ,  et  qui  en  divers  points  se  surpassent 
<(  l'une  l'autre.  En  efTet,  dans  l'un  de  ces  ordres,  le 
«  lit  est  plus  dur,  la  nudité  plus  incommode,  et,  à  ce 
<(  que  pensent  quelques-uns,  la  pauvreté  plus  pro- 
((  fonde  ;  mais  chez  l'autre  la  nourriture  est  plus  fru- 
«  gale,  les  jeûnes  plus  longs,  et,  ù  ce  que  plusieurs  se 
«  persuadent,  la  discipline  plus  sainte.  Nous  n'aimons 


—  -47  — 

«  donc  pas  l'un  de  préférence  à  l'autre ,  mais  nous 
«  croyons  que  tous  les  deux,  fondés  sur  une  stricte 
«  pauvreté,  tendent  au  môme  but,  qui  est  le  salut  des 
«  âmes.  C'est  pourquoi ,  que  vous  embrassiez  celui-ci 
«  ou  celui-là,  vous  prendrez  la  voie  étroite,  et  vous 
c(  entrerez  par  la  petite  porte  dans  la  terre  du  miel  et 
c(  de  l'espace.  Pesez  donc  attentivement,  examinez 
c<  avec  soin  quel  est  celui  qui  plaît  le  mieux  à  votre 
«  esprit  et  où  vous  espérez  mieux  faire,  et  attachez- 
«  vous  à  lui  de  manière  à  ne  pas  retirer  votre  amour 
«  à  l'autre.  Car  le  Frère  Prêcheur  qui  n'aime  pas  les 
«  Mineurs  est  exécrable ,  et  le  Frère  Mineur  qui  hait  ou 
«  méprise  l'ordre  des  Prêcheurs  est  exécrable  et  dam- 
«.  nable.  Donné  à  Pérouse ,  le  13  des  calendes  de  mai, 
c(  la  seconde  année  de  notre  pontificat.  » 

Ces  sentiments  du  pape  Clément  IV  senties  nôtres. 
Nous  avons  choisi  l'ordre  qui  i>la'd  le  mieux  à  notre 
esprit ,  et  où  nous  espérons  mieux  faire ,  sans  retirer  à  au- 
cun l'amour  et  le  respect  que  nous  devons  à  tous. 

On  nous  demandera  peut-être  encore  pourquoi  nous 
avons  préféré  rétablir  un  ordre  ancien  plutôt  que  d'en 
fonder  un  nouveau.  Nous  répondrons  deux  choses  : 
premièrement,  la  grâce  d'être  fondateur  d'ordre  est 
la  plus  haute  et  la  plus  rare  que  Dieu  accorde  à  ses 
saints,  et  nous  ne  l'avons  pas  reçue.  En  second  lieu  , 
si  Dieu  nous  accordait  la  puissance  de  créer  un  ordre 
religieux,  nous  sommes  sûr  qu'après  beaucoup  de 
réflexions ,  nous  ne  découvririons  rien  de  plus  nou- 
veau ,  de  plus  adapté  à  notre  temps  et  à  ses  besoins, 
que  la  règle  de  Saint-Dominique.  Elle  n'a  d'ancien  que 


—  48  — 

son  histoire,  et  nous  ne  verrions  pas  la  nécessité  de 
nous  mettre  l'esprit  à  la  torture  pour  le  seul  plaisir  de 
dater  d'hier.  Saint  Dominique,  saint  François  d'Assise 
et  saint  Ignace,  en  appliquant  l'institut  religieux  à  la 
propagation  de  l'Evangile  par  l'enseignement,  ont 
épuisé  toutes  les  comhinaisons  fondamentales  de  cette 
transformation.  On  changera  les  habits  et  les  noms , 
on  ne  changera  pas  la  nature  réelle  de  ces  trois  fa- 
meuses sociétés.  Si  l'histoire  des  Frères  Prêcheurs  est 
sujette  à  des  objections  dans  l'esprit  de  nos  contempo- 
rains ,  il  en  est  de  même  de  l'histoire  générale  de 
l'Église.  Il  suffît  de  traverser  deux  époques  pour  être 
atteint  par  ces  sortes  d'objections,  et  ce  qui  ne  dure 
pas  demandera  toujours  compte  à  ce  qui  dure  d'une 
foule  de  choses  auxquelles  la  meilleure  réponse  sera 
de  continuer  à  durer.  Car  on  ne  continue  à  durer  que 
par  des  modifications  sourdes  qui  laissent  le  passé 
dans  le  passé,  et  vont  à  l'avenir  par  l'harmonie  avec  le 
présent.  Il  en  est  de  l'Église  et  des  ordres  religieux 
comme  de  tous  les  corps  vivants ,  qui  conservent  une 
immuable  identité,  tout  en  subissant,  par  le  progrès 
même  de  la  vie ,  un  mouvement  qui  les  renouvelle  sans 
cesse.  L'Église  d'aujourd'hui  est  identiquement  la 
même  que  celle  du  moyen  âge  par  sa  hiérarchie,  ses 
dogmes  ,  son  culte ,  sa  morale  ;  cependant  quelle  diffé- 
rence! Il  en  est  de  même  des  ordres  religieux,  et  en 
particulier  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  ;  objecter 
le  passé  à  qui  que  ce  soit,  c'est  objecter  à  l'homme  son 
berceau ,  la  vie  à  la  vie. 


CHAPITRE  î!l 


TRAVAl'X    DES    FRERES    PRECHEURS    COMME    PREDICATEURS. 
MISSIONS   DANS    l'aNCIEN    ET    LE    NOUVEAU    MONDE. 


L'éloquence  étant  le  plus  difficile  de  tous  les  arts ,  et 
la  prédication  étant  de  tous  les  genres  d'éloquence  le 
plus  élevé,  ce  n'est  pas  un  petit  phénomène  que  de 
voir  un  seul  homme  susciter  tout  à  coup  une  armée  de 
prédicateurs  qui ,  de  l'Espagne  à  la  Moscovie ,  de  la 
Suède  à  la  Perse,  ébranlent  les  populations.  Pour 
s'expliquer  ce  fait  merveilleux ,  il  suffit  de  réfléchir  que 
l'éloquence  est  fille  de  la  passion.  Créez  une  passion 
dans  une  ùme,  et  l'éloquence  en  jaillira  par  flots  : 
l'éloquence  est  le  son  que  rend  une  àme  passionnée. 
Aussi ,  dans  les  temps  d'agitation  publique,  lorsque  les 
peuples  sont  remués  par  de  grands  intérêts,  les  ora- 
teurs naissent  en  foule,  et  quiconque  a  aimé  violem- 
ment quelque  chose  dans  sa  vie  a  été  immanquablement 
éloquent,  ne  fût-ce  qu'une  fois.  Saint  Dominique, 
pour  mettre  au  monde  des  légions  de  prédicateurs , 
n'avait  donc  pas  eu  besoin  de  fonder  des  écoles  de  rhé- 
torique; il  lui  suffisait  d'avoir  frappé  juste  au  cœur  de 
son  siècle,  et  d'y  avoir  trouvé  ou  fait  naître  une  passion. 

Au  treizième  siècle,  la  foi   était  profonde;  l'Église 


—  50  — 

régnait  encore  sur  la  société  qu'elle  avait  conquise. 
Cependant  la  raison  européenne,  lentement  travaillée 
parle  temps  et  parle  Christianisme,  touchait  à  la  crise 
de  l'adolescence.  Ce  qu'Innocent  III  avait  vu  de  son  lit, 
dans  un  songe ,  c'est-à-dire  l'Église  chancelante ,  saint 
Dominique  le  révéla  à  toute  la  terre  ;  et  lorsque  toute 
la  terre  la  croyait  reine  et  maîtresse,  il  déclara  qu'il  ne 
fallait  pas  moins  pour  la  sauver  que  la  résurrection  de 
l'apostolat  primitif.  On  répondit  à  saint  Dominique 
comme  on  avait  répondu  à  Pierre  l'Ermite ,  on  se  fit 
Frère  Prêcheur  comme  on  s'était  fait  croisé.  Toutes  les 
universités  de  l'Europe  fournirent  leur  contingent  en 
maîtres  eten  écoliers.  FrèreJourdaindeSaxe,  deuxième 
général  de  l'ordre,  donna  l'habit  à  plus  de  mille 
hommes,  que ,  pour  sa  seule  part ,  il  avait  gagnés  à  ce 
nouveau  genre  de  vie.  On  disait  de  lui  :  «  N'allez  pas 
((  aux  sermons  de  Frère  Jourdain  ,  car  c'est  une  cour- 
ce  tisane  qui  prend  les  hommes.  »  En  un  moment,  ou, 
pour  parler  sans  figure ,  car  ici  la  vérité  est  au-dessus 
de  la  figure,  en  cinq  années,  saint  Dominique,  (jui 
avant  la  bulle  d'Honorius  n'avait  que  seize  collabora- 
teurs, huit  Français,  sept  Espagnols  et  un  Anglais, 
fauda  soixante  couvents  peuplés  d'hommes  d'élite  et 
d'une  jeunesse  llorissanle. 

Commentleur  parole  eût-elle  été  froide  à  ces  hommes 
qu'avait  émus  et  réunis  la  seule  idée  de  l'apostolat  an- 
tique? Comment  ces  savants  qui  abandonnaient  leurs 
chaires  pour  devenir  novices  dans  un  ordre  sans  for- 
tune et  sans  gloire,  n'auraient-ils  pas  créé  sur  leurs 
lèvres  des    expressions    égales    à  leur   dévouement? 


—  51  — 

Comment  la  jeunesse  des  universités,  qui  s'était  jetée, 
sans  y  regarder,  dans  les  hasards  de  cette  chevalerie  de 
rÉvangile ,  eût-elle  perdu  sous  le  froc  l'ardeur  de  ses 
années,  l'entraînement  de  sa  conviction?  Quand  une 
fois  les  âmes  généreuses,  dispersées  et  enfouies  au 
fond  d'un  siècle,  se  sont  rencontrées  et  manifestées , 
elles  portent  dans  leur  effusion  la  force  qui  les  a  ravies 
à  leur  repos.  En  tout  temps  ces  âmes  existent;  en  tout 
temps  l'humanité  les  recèle  dans  son  sein  profond, 
glorieux  contre-poids  qu'elle  oppose  à  la  dégradation 
dont  le  ferment  l'agite  aussi;  et,  selon  que  l'un  ou 
l'autre  élément  prévaut  dans  le  monde,  le  destin  d'une 
époque  se  décide,  illustre  ou  indigne.  Or,  saint  Domi- 
nique avait  fait  pencher  la  balance  du  côté  magnanime: 
ses  disciples  n'étaient  autre  chose  que  la  Lonne  portion 
de  la  nature  humaine  en  ces  temps-là  qui  triomphait 
tout  à  coup.  Tous,  comme  leur  maître,  dans  un  mo- 
ment où  l'Église  était  riche,  voulaient  être  pauvres,  et 
pauvres  jusqu'à  la  mendicité.  Tous,  comme  lui,  dans 
un  moment  où  FÉglise  était  souveraine,  ne  voulaient 
devoir  leur  influence  qu'à  la  soumission  volontaire  des 
esprits  à  leurs  vertus.  Ils  ne  disaient  pas  comme  les 
liérétiques  :  Il  faut  dépouiller  î'Église;  mais  la  dépouil- 
lant dans  leurs  personnes ,  ils  la  montraient  aux  peuples 
avec  sa  nudité  originelle.  En  un  mot,  ils  aimaient  Dieu; 
ils  l'aimaient  vraiment,  ils  l'aimaient  par-dessus  toutes 
choses  ;  ils  aimaient  le  prochain  comme  eux-mêmes  et 
plus  qu'eux-mêmes  :  ils  avaient  reçu  à  la  poitrine  la 
large  blessure  qui  a  rendu  tous  les  saints  éloquents. 
Outre  ce  mérite  d'une  àme  passionnée,  sans  lequel 


—  52  — 

nul  orateur  n'exista  jamais,  les  Frères  Prêcheurs 
eurent  une  grande  habileté  à  saisir  le  genre  de  prédi- 
cation qui  convenait  à  leur  temps. 

La  vérité  est  une  sans  doute ,  et  dans  le  ciel  son 
langage  est  un  comme  elle-même.  Mais  ici-bas  elle 
parle  des  langues  diverses,  selon  la  disposition  des 
esprits  qu'elle  veut  persuader.  Elle  ne  parle  pas  à  l'en- 
fant comme  à  l'homme  fait,  aux  barbares  comme  aux 
peuples  civilisés ,  à  un  siècle  rationaliste  comme  à  un 
siècle  plein  de  foi  ;  et  pour  mieux  en  entendre  la  rai- 
son ,  il  faut  remarquer  deux  points  principaux  dans  les 
intelligences  :  l'un  par  où  elles  s'éloignent  de  la  vérité, 
l'autre  par  où  elles  y  tiennent  encore,  si  faiblement 
que  ce  soit.  Ces  deux  points  varient  d'esprit  à  esprit. 
Cependant  à  chaque  époque  caractéristique  de  la  vie 
des  peuples ,  c'est  à  peu  près  par  les  mêmes  endroits 
que  les  intelligences  s'écartent  et  s'approchent  de  la  vé- 
rité. Un  mouvement  commun  les  emporte,  et  leur  fait 
subir  des  révolutions  semblables.  Or,  de  même  que 
le  navigateur  doit  connaître  la  position  variable  de  la 
terre  par  rapport  au  ciel,  quiconque  a  mission  de  ré- 
pandre la  vérité,  doit  savoir  quel  est  le  pôle  que  l'es- 
prit humain  penche  vers  Dieu,  quel  est  celui  qu'il  en 
détourne;  quelle  est,  dans  cette  situation  commune, 
l'inclinaison  particulière  de  chaque  intelligence.  Autre- 
ment la  vérité  y  tombe  à  faux,  et  n'y  produit  rien. 

Après  avoir  exposé  les  deux  causes  principales  du 
succès  des  Frères  Prêcheurs  dans  leurs  travaux  aposto- 
liques ,  je  voudrais  donner  quelque  idée  de  l'immensité 
de  ces  travaux.  Les  faire  connaître  un  à  un  serait  impos- 


—  53  — 

sible.  Tin  mémoire  n'est  pas  une  histoire.  Je  rne  bor- 
nerai donc  à  en  présenter  le  cadre  on  la  circonférence, 
comme  un  voyageur  qui  veut  juger  d'un  coup  d'oeil 
l'étendue  d'un  pays,  tâche  d'en  embrasser  de  haut  les 
horizons  les  plus  lointains. 

L'apostolat  des  Frères  Prêcheurs  a  deux  horizons. 
L'un  s'arrête  aux  limites  du  monde  ancien  ;  l'autre  s'é- 
tend ,  avec  la  découverte  des  Indes  et  des  Amériques , 
jusqu'aux  extrémités  du  monde  nouveau.  Le  moment 
où  l'un  de  ces  points  de  vue  finit  et  où  l'autre  commence, 
partage  leur  durée  en  deux  phases  égales ,  chacune  de 
trois  siècles  pleins. 

Pendant  la  première  période ,  de  la  naissance  du 
treizième  à  la  naissance  du  seizième  siècle,  voici  les 
grandes  lignes  qui  circonscrivent  l'action  des  Frères 
Prêcheurs.  Au  Midi ,  les  missions  chez  les  Maures  et  les 
Arabes ,  possesseurs  d'une  grande  partie  de  l'Espagne,' 
maîtres  del'Afrique,  menaçant  l'Europe  de  leurs  armes, 
et  la  corrompant  par  l'infiltration  de  l'islamisme.  En 
Orient,  les  missions  chez  les  Grecs,  séparés  de  l'Église 
par  un  schisme  qu'on  ne  croyait  pas  alors  irrémédiable , 
et  chez  les  Tartares ,  qui ,  pendant  le  treizième  et  le 
quatorzième  siècle,  tenaient  l'Europe  en  alarmes  au 
bruit  de  leurs  expéditions.  En  Orient  encore,  les  mis- 
sions de  Perso,  d'Arménie,  des  bords  de  la  mer  Noire 
et  du  Danube.  Au  Nord,  les  missions  en  Irlande,  en 
Ecosse,  en  Danemark,  en  Suède,  en  Prusse,  en  Po- 
logne ,  dans  les  Russies ,  nations  à  qui  la  vraie  foi  avait 
déjà  été  portée ,  mais  qui ,  plus  ou  moins  récemment 
converties ,  gardaient  dans  leur  sein  une  foule  d'infi- 


—  04  — 

dèles,  et  un  reste  confus  de  leurs  anciennes  supersti- 
tions. Le  Groenland  même  vit  arriver  les  Frères  Prê- 
cheurs sur  les  premiers  vaisseaux  que  les  vents  y 
poussèrent,  et  au  commencement  du  dix-septième  siècle 
les  Hollandais  furent  étonnés  d'y  découvrir  un  couvent 
dominicain  dont  la  fondation  remontait  au  moyen  âge, 
et  dont  le  capitaine  Nicolas  Zani  avait  déjàsignalél'exis- 
tence  en  1380.  Le  nombre  des  missionnaires  que  les 
Frères  Prêcheurs  entretinrent  dans  ces  diverses  contrées 
durant  trois  siècles  surpasse  tout  ce  qu'on  pourrait  croire. 

LmocentlV  leur  écrivait  en  ces  termes  le  23  juillet 
1253  :  ((  A  nos  chers  Fils  les  Frères  Prêcheurs  qui  prè- 
«  chent  dans  les  terres  des  Sarrazins ,  des  Grecs ,  des 
«  Bulgares ,  des  Cumans ,  des  Éthiopiens ,  des  Syriens, 
«  desGoths,  des  Jacobites,  des  Arméniens,  des  Indiens, 
«  des  ïartares,  des  Hongrois  et  autres  nations  infidèles 
((  de  l'Orient,  salut  et  bénédiction  apostolique,  etc.  » 

On  fut  obligé  de  créer  dans  Tordre  une  congrégation 
particulière  de  religieux  voyageurs  pour  Jcsun-Christ  chez 
/t. s  iufidcle!>,  et  le  pape  Jean  XXH,  en  1325,  ayant 
donné  à  tous  les  frères  la  permission  générale  d'en  faire 
partie ,  il  s'en  présenta  une  si  grande  multitude,  que  le 
souverain  pontife  ne  put  en  contenir  son  étonnement, 
et  que,  de  peur  de  dépeupler  les  couvents  d'Europe, 
il  restreignit  la  fticulté  qu'il  avait  d'abord  accordée  sans 
limites.  C'était  le  même  spectacle  qu'on  avait  vu  dès  le 
chapitre  général  tenu  à  Paris  en  1222 ,  lorsque  le  bien- 
heureux Jourdain  de  Saxe  ayant  demandé  à  ses  frères 
qui  d'entre  eux  voulait  partir  pour  les  missions  étran- 
gères, tous,   hormis  quelques  vieillards  cassés  par 


l'âge,  toiiibcrent  à  genoux  et  s'écrièrent  avec  larmes  : 
«  Père ,  envoyez-moi  !  » 

Il  suffit  de  parcourir  les  chroniques  de  Tordre  pour  y 
rencontrer  à  chaque  pas  des  faits  semblables  qui  témoi- 
gnent d'une  activité  et  d'un  dévouement  prodigieux.  Et 
ces  apôtres  envoyés  à  toutes  les  nations  alors  connues 
n'étaient  pas  seulement  des  hommes  d'une  foi  ardente, 
mais  deshommes  instruits, qui  connaissaient  les  langues, 
les  usages  et  la  religion  des  peuples  rjiTils  se  proposaient 
d'évangéliser.  Saint  Raymond  de  Pennafort,  l'un  des 
premiers  maîtres  généraux  de  Tordre ,  de  concert  avec 
les  rois  d'Aragon  et  de  Castille,  avait  fondé  à  Murcie  et 
Tunis  deux  collèges  pourTétude  des  langues  orientales. 
Saint  Thomas  d'Aquin ,  sur  l'invitation  du  même  maître 
général,  avait  écrit  sa  célèbre  Somme  contre  les  nations. 
Frère  Accold  de  Florence  publiait  sur  les  erreurs  des 
Arabes  un  traité  dans  leur  langue  ;  frère  Raymond 
Martin ,  une  Somme  spéciale  contre  le  Koran. 

Le  passage  du  cloître  aux  voyages ,  des  voyages  au 
cloître,  donnait  aux  Frères  Prêcheurs  un  caractère  par- 
ticulier et  merveilleux.  Savants,  solitaires,  aventuriers, 
ils  portaient  dans  toute  leur  personne  le  sceau  de  Thomme 
qui  a  tout  vu  du  côté  de  Dieu  et  du  côté  de  la  teiTe.  Ce 
Frère  que  vous  rencontriez  cheminant  à  pied  sur  quel- 
que route  triviale  de  votre  pays ,  il  avait  campé  cliez  les 
Tartares,  le  long  des  fleuves  de  la  haute  Asie;  il  avait 
habité  un  couvent  de  l'Arménie,  au  pied  du  mont  Ara- 
rat;  il  avait  prêché  dans  la  capitale  du  royaume  de  Fez 
ou  de  Maroc  ;  il  allait  maintenant  en  Scandinavie,  peut- 
être  de  là  dans  la  Russie-Rouge  :  il  avait  bien  des  ro- 


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saires  à  dire  avant  d'èlre  arrivé.  Si,  comme  l'eunuque 
des  Actes  des  apôtres,  vous  lui  donniez  occasion  de  vous 
parler  de  Dieu,  vous  sentiez  s'ouvrir  un  autre  abîme, 
le  trésor  des  choses  anciennes  et  nouvelles  dont  parle  l'É- 
criture ,  le  cœur  formé  dans  la  solitude  ;  et ,  à  une  cer- 
taine éloquence  inimitable  tombant  de  cette  ànie  dans 
la  vôtre ,  vous  compreniez  que  le  plus  grand  bonlieur  de 
l'homme  terrestre  est  de  rencontrer  une  fois  dans  sa  vie 
un  véritable  homme  de  Dieu.  Rarement  ces  Frùts  pé- 
régrinants,  comme  on  les  appelait,  revenaient  mourir 
au  couvent  natal  qui  avait  reçu  leurs  premières  larmes 
d'amour.  Beaucoup ,  épuisés  de  fatigues,  s'endormaient 
loin  de  leurs  frères;  beaucoup  finissaient  par  le  mar- 
tyre. Car  ce  n'étaient  pas  de  faciles  disciples  que  les 
Arabes ,  les  Tartares,  et  les  hommes  du  Nord,  et  tout 
Frère  en  partant  avait  fait  le  sacrifice  de  sa  vie.  Mèmecn 
pleine  chrétienté  la  mort  sanglante  fut  souvent  leur  par- 
tage, tant  les  hérésies  et  les  passions,  qu'ils  combattaient 
aussi  de  toutes  leurs  forces,  avaient  alors  d'énergie. 

Si  l'on  nous  demande  les  noms  de  ces  prédicateurs 
qui  ont  rempli  trois  siècles  de  leur  parole,  nous  ne 
pourrons  pas  les  dire  :  ils  existent  dans  lesé})ulcrc  des 
chroniques;  mais  les  prononcer  ne  serait  pas  les  faire 
revivre.  Voilà  le  sort  de  Toraleur.  Cet  honimc^  qui  a  ravi 
desmultitudes  descentl  avec  elles  dausuunjèmesilence. 
En  vain  la  postérité  fait  ellortpour  entendre  sa  voix  et 
celle  du  peuple  (pii  rapplauilissait  ;  TniK^  et  l'autre  vont 
s'évanouissant  dans  le  temjJS  comme  le  son  s'évanouit 
dans  l'espace.  L'orateur  et  l'auditoire  sont  deux  frères 
qui  naissent  et  mçurent  le  même  jour,  et  l'on  peut  ap- 


—  57  — 

pliquer  à  toute  la  destinée  qui  les  lie  ce  que  Cicéron 
disait  dans  un  autre  sens  très-profond  :  «  Il  n'y  a  pas 
«  de  grand  orateur  sans  la  multitude  qui  l'écoute.  » 

Toutefois  je  citerai  quelques-uns  des  noms  les  mieux 
préservés  de  l'oubli. 

C'était  saint  Hyacinthe,  Tapolre  du  Nord  au  treizième 
siècle,  qui  prêcha  Jésus -Christ  dans  la  Polo|?ne,  la 
Bohème,  la  grande  et  la  petite  Piussie,  la  Livonie,  la 
Suède,  le  Danemark ,  sur  les  rivages  de  la  mer  Noire, 
dans  les  îles  de  l'archipel  grec,  le  long  des  côtes  de 
l'Asie  Mineure,  et  dont  on  pouvait  suivre  la  marche 
aux  couvents  qu'il  semait  sur  sa  route. 

C'était  saint  Pierre  de  Vérone,  tombé  sous  le  fer  des 
assassins  après  une  longue  carrière  apostolique,  et  écri- 
vant sur  le  sable  avec  le  sang  de  ses  blessures  les  pre- 
mières paroles  du  Symbole  des  apôtres  4  Je  crois  en 
Dieu. 

C'était  Henri  Suzon,  cet  aimable  jeune  homme  de 
Sûuabc  au  quatorzième  siècle,  dont  la  prédication  avait 
un  tel  succès,  que  sa  tête  fut  mise  à  prix.  Traité  de  no- 
vateur, d'hérétique,  de  visionnaire,  d'homme  infàrne, 
il  se  contenta  de  répondre  à  ceux  qui  l'engageaient  à 
demander  justice  aux  magistrats  :  «  Je  suivrais  votre 
«  conseil  si  les  mauvais  traitements  qu'on  fait  au  pré- 
«  dicateur  empêchaient  le  fruit  de  la  prédication.  » 

A  la  même  époque,  frère  Jean  Taulère  était  applaudi 
dans  Cologne  et  danstoute  l'Allemagne.  Mais  après  avoir 
brillé  dans  la  chaire  pendant  plusieurs  années,  il  en  des- 
cendit tout  à  coup,  et  se  retira  dans  sa  cellule,  laissant 
le  peuple  étonné  de  sa  disparition.  Or,  un  inconnu  était 


—  58  — 

venu  le  trouver  au  sortir  d'un  de  ses  discours,  et  lui 
avait  demandé  la  permission  de  lui  dire  à  lui-même  ce 
qu'il  pensait  de  lui.  Taulère  la  lui  ayant  accordée,  l'in- 
connu lui  dit  :  «  Il  y  a  encore  dans  votre  nature  un 
orgueil  secret;  vous  vous  confiez  à  votre  grande  science 
et  à  votre  titre  de  docteur  ;  vous  ne  cherchez  pas  Dieu 
avec  une  intention  pure,  ni  seulement  sa  gloire  dans 
l'étude  des  lettres;  mais  vous  vous  cherchez  vous-même 
dans  la  faveur  passagère  des  créatures.  C'est  pourquoi 
le  vin  de  la  doctrine  céleste  et  de  la  parole  divine, 
quoique  pur  et  excellent  par  lui-même,  perd  de  sa 
force  en  passant  par  votre  cœur,  et  il  tombe  sans  saveur 
et  sans  grâce  dans  l'àme  qui  aime  Dieu  (1).  »  Taulère 
était  assez  grand  pour  entendre  ce  langage,  et  nul  assu- 
rément ne  le  lui  aurait  tenu  s'il  n'avait  été  digne  de 
l'entendre.  Il  se  tut.  La  vanité  de  sa  vie  présente  lui 
apparaissait.  Retiré  de  tout  commerce  pendant  deux 
ans,  il  s'abstint  de  prêcher  et  d'entendre  les  confessions, 
assidu ,  le  jour  et  la  nuit,  à  tous  les  offices  du  couvent , 
et  passant  le  reste  du  temps  dans  sa  cellule  à  pleurer 
ses  péchés  et  à  étudier  Jésus-Christ.  Au  bout  de  deux 
ans,  Cologne  apprit  que  le  docteur  Taulère  prêcherait 
de  nouveau.  Toute  la  ville  se  rendit  à  l'église,  curieuse 
de  pénétrer  le  mystère  d'une  retraite  qui  avait  été  fort 
diversement  interprétée.  Mais,  arrivé  en  chaire,  Tau- 
lère fit  de  vains  ellorts  pour  parler  ;  il  ne  put  tirer  de 
son  cœur  autre  chose  que  des  larmes.  Ce  n'était  plus 
seulement  un  orateur,  c'était  un  saint. 

(1)  Histoire  de  la  Vie  du  suMime  et  illumiiu';  tliéolopieii  Je;ui 
Taulère,  par  Surius^p.  G. 


—  59  — 

Je  nommerai  encore  saint  Vincent  Ferricr,  qui,  au 
quinzième  siècle,  évangélisa  l'Espagne,  la  France,  l'Ita- 
lie, l'Allemagne,  les  royaumes  d'Angleterre ,  d'Ecosse 
et  d'Irlande,  et  parvint  à  un  si  haut  degré  d'estime, 
qu'il  fut  choisi  parmi  les  arbitres  qui  décidèrent  de  la 
succession  au  trône  d'Aragon,  et  que  le  concile  de  Con- 
stance lui  envoya  des  députés  pour  le  supplier  de  venir 
s'asseoir  dans  son  sein.  Et  ce  Jérôme  Savonarole,  l'ami 
constant  des  Français  en  Italie,  l'idole  de  Florence,  dont 
il  défendit  les  libertés  et  voulut  réformer  les  mœurs, 
vainement  brûlé  vif  au  milieu  d'un  peuple  ingrat,  puis- 
que sa  vertu  et  sa  gloire  s'élevèrent  plus  haut  que  les 
flammes  du  bûcher.  Le  pape  Paul  III  déclara  qii  il  re- 
ganlcrait  comme  suspect  d'hérésie  qinconqtœ  oserait  en  accu- 
ser Saronarok  ;  et  saint  Philippe  de  Néri  conserva  tou- 
jours dans  sa  chambre  l'image  de  ce  grand  homme. 

Sur  la  fin  du  quinzième  siècle,  un  théâtre  nouveau 
s'ouvrit  à  l'ambition  des  Frères  Prêcheurs  par  la  décou- 
verte des  deux  Indes ,  et  il  ne  faut  pas  oublier  de  dire 
que  la  moitié  de  cette  découverte  leur  est  duo.  Car, 
après  que  Christophe  Colomb  eut  essuyé  les  rebuts  des 
cours  de  Portugal,  d'Angleterre  et  de  Castille,  ce  fut 
un  dominicain,  frère  Diego  Déza,  précepteur  de  l'in- 
fant don  Juan  de  Castille  et  confesseur  de  Ferdinand 
le  Catholique,  qui  aflérmit  dans  son  dessein  l'illustre 
Génois,  et  lui  promit  le  succès.  En  effet,  dans  le  temps 
que  Ferdinand  achevait  la  conquête  du  royaume  de 
Grenade,  en  1492,  Diego  obtint  de  lui  qu'on  équipe- 
rait trois  vaisseaux  dont  le  commandement  serait  donné 
à  Christophe  Colomb,  et  ce  fut  du  haut  de  cette  flotte 


—  co- 
que l'heureux  navigateur  aperçut  pour  la  première  fois 
la  terre  que  son  génie  lui  avait  révélée. 

A  peine  le  bruit  de  ces  nouveaux  mondes  eut-il  frappé 
l'oreille  de  l'Europe ,  qu'une  foule  d'hommes  aposto- 
liques s'élancèrent  sur  les  traces  des  conquérants. 

Dès  1503 ,  douze  Frères  Prêcheurs  partent  pour  les 
Indes  orientales. 

En  1510,  d'autres  arrivent  à  l'île  de  Saint-Domingue. 

En  1513,  frère  Thomas  Ortitz  fonde  au  Mexique  le 
premier  couvent  dominicain. 

En  1526 ,  douze  Frères  Prêcheurs  se  répandent  dans 
toute  la  Nouvelle-Espagne,  et  y  bâtissent  cent  maisons 
et  couvents. 

En  1529,  quatorze  Frères  Prêcheurs  descendent  au 
Pérou ,  ayant  parmi  eux  le  fameux  Bartiiélemy  de  Las 
Casas,  qui  avait  pris  l'habit  de  Saint-Dominique. 

En  1540,  il  y  avait  dans  la  Nouvelle-Grenade  treize 
couvents  et  soixante  maisons  avec  église. 

En  1541 ,  le  Chili  possédait  quarante  maisons  et  cou- 
vents. 

En  1542,  les  Florides  sont  évangélisées  par  frère 
Louis  Cancéri. 

En  1549,  on  comptait  dans  la  presqu'île  de  Malacca 
et  dans  les  îles  voisines  dix-luiit  couvents  et  soixante 
mille  chrétiens. 

En  1550,  les  Dominicains  fondent  une  université  à 
Lima. 

En  1550,  ils  entrent  dans  le  royaume  de  Siam,  et 
frère  Gaspard  de  la  Croix  a  la  gloire  de  mettre  le  pied 
à  la  Chine,  où  nul  missionnaire  ne  Tavait  précédé. 


—  61  — 

En  i575,  frère  Michel  Bénavidès  pénètre  aussi  en 
Chine  avec  deux  compagnons,  et  y  élève  la  première 
église  catliolique  sous  l'invocation  de  l'archange  Ga- 
Lriel.  Il  fait  un  travail  sur  la  langue  chinoise,  et  crée 
un  collège  pour  l'éducation  des  enfants  dans  la  religion 
chrétienne. 

En  1576,  vingt-cinq  Frères  Prêcheurs  se  mettent  en 
roule  pour  les  îles  Philippines,  dont  l'un  d'eux,  frère 
Dominique  Salazar,  devient  le  premier  évêque. 

En  1584,  les  dominicains  évangélisent  Tile  de  Mo- 
zambique et  la  côte  orientale  de  l'Afrique. 

En  1602,  ils  ont  une  maison  au  Japon. 

En  1616,  ils  érigent  une  université  à  Manille  (-1). 

Toutes  ces  missions,  et  beaucoup  d'autres  dont  l'énu- 
mération  serait  fatigante,  furent  arrosées  du  sang  le  plus 
pur  et  le  plus  généreux.  Il  y  avait  alors  entre  les  deux 
mondes  une  lutte  à  qui  répandrait  le  plus  largement  le 
sang  dominicain.  Les  prolestants  le  versaient  par  flots 
en  Europe;  l'Amérique,  l'Asie  et  l'Afrique  l'offraient 
en  sacrifice  à  d'autres  erreurs  :  jamais  l'ordre  de  Saint- 
Dominique  n'avait  présenté  un  si  grand  spectacle.  Qui 
l'eût  vu  d'en  liant  et  d'un  seul  regard,  comme  Dieu, 
n'eût  pas  cru  possible  qu'un  si  petit  nombre  d'hommes 
pût  parler  tant  de  langues,  occuper  tant  de  lieux,  diriger 
tant  d'affaires  et  donner  tant  de  sang.  Mais  ce  qui  porta 
leur  gloire  plus  loin  que  tout  le  reste  fut  leur  courageuse 
résistanceaux  oppresseurs  des  indigènes  de  l'Amérique. 


(1)  Ces  faits  et  ces  dates  sont  tirés  des  Monumenla  Domini- 
caiia,  i^v  le  pfre  Yinc^^nt- Marie  Fontana. 


—  62  — 

Cette  terre  tranquille,  qui  avait  reçu  avec  tant  de  naï- 
veté les  premiers  vaisseaux  de  l'Europe,  ne  tarda  pas 
à  être  inondée  d'une  race  d'hommes  qui  se  disaient  Es- 
pagnols et  chrétiens,  mais  que  personne  n'aurait  pu  en 
croire  sur  parole.  Ils  traitèrent  l'Amérique  et  ses  ha- 
bitants comme  un  tigre  qui  est  tombé  sur  une  proie. 
Quatre  traits  de  plume  sur  une  carte  géographique  don- 
naient au  premier  venu  un  morceau  de  terre  améri- 
caine avec  les  Indiens  qui  en  étaient  possesseurs.  Leur 
possession  devenait  le  titre  de  leur  servitude,  si  l'on 
peut  appeler  servitude  un  travail  où  la  vie  d'esclave  ne 
semblait  plus  même  une  chose,  tant  on  la  ménageait  peu. 
Les  conquérants  croyaient  avoir  découvert  d'inépui- 
sables mines  d'or  et  d'hommes.  Ils  tuaient  un  Indien 
sans  y  penser.  Lorsqu'ils  s'aperçurent  que  le  nombre 
en  diminuait,  ils  allèrent  à  leur  chasse  avec  des  meules 
de  chiens.  L'Indien  libre  encore  était  une  pièce  de  gi- 
bier ;  esclave,  il  n'était  pas  même  un  animal  domes- 
tique. Bientôt  le  sang  versé  simplement  finit  par  en- 
nuyer ces  hommes  :  ils  le  versèrent  avec  des  circon- 
stances amusantes.  Us  ouvraient  le  ventre  aux  femmes 
enceintes,  f^usaient  des  gageures  à  qui  fendrait  le  plus 
adroitement  un  Indien  en  deux,  arrachaient  les  enfants 
des  mamelles  de  leur  juère  et  leur  brisaient  la  tète 
contre  un  mm*,  ou  bien  ils  les  jetaient  à  la  rivière,  en 
leur  disant  :  «  Nage,  mon  petit,  nage.  »  Enfin  quelque 
chose  qui  semblait  un  remords  les  prit.  Ils  eurer.t  un 
jour  la  pensée  que  peut-être  ils  avaient  besoin  de  se  jus- 
tifier, et  ils  écrivirent  la  théorie  de  leurs  actions.  Selon 
eux,  le  Dieu  tout-puissant,  maître  du  ciel  et  de  la  terre, 


—  63  — 

leur  avait  donné  l'Amérique,  vu  la  supériorité  d'eux, 
Espagnols,  sur  les  Indiens.  De  plus,  Jésus-Christ  la 
leur  avait  donnée  par  leur  baptême  ;  et  comme  on  pou- 
vait leur  obj  ecter  qu'il  n'y  avait  qu'à  baptiser  les  Indiens, 
ils  soutenaient  que  les  Indiens  en  étaient  incapables,  et 
que  pour  être  chrétien  il  fallait  d'abord  être  homme  ! 
La  question  était  de  savoir  si  nul  ne  se  présentei^ait 
au  nom  de  la  justice  dans  ces  contrées  malheureuses; 
si  nul  n'y  vengerait  l'humanité,  l'Europe  et  la  religion. 
La  gloire  en  était  réservée  à  l'ordre  de  Saint-Domi- 
nique. Tous  ses  missionnaires  sans  exception  se  por- 
tèrent défenseurs  des  Indiens  avec  une  héroïque  intré- 
pidité. Ils  attaquèrent  leurs  oppresseurs  du  haut  de  la 
chaire,  dans  des  écrits,  au  conseil  de  Castille,  devant 
le  Saint-Siège,  par  tous  les  moyens  dont  on  pouvait 
alors  disposer  pour  créer  l'opinion  et  en  accabler  la 
tyrannie.  En  1537,  frère  Julien,  évêque  de  Tlascala, 
et  frère  Dominique  Bétanzos,  prieur  delà  province, 
établirent  dans  un  ouvrage  le  droit  des  Indiens  à  la 
liberté,  à  la  propriété  et  au  christianisme,  et  ils  l'en- 
voyèrent au  pape  Paul  III  par  des  députés ,  le  suppliant 
de  rendre  un  décret  conforme  à  la  doctrine  qu'ils  y 
exposaient.  Paul  III  ne  fit  pas  attendre  sa  décision, 
déclara  solennellement  que  les  Indiens  étaient  des 
hommes  capables  de  la  foi  chrétienne ,  dignes  des  sa- 
crements de  l'Eglise,  et  qu'on  ne  pouvait  sans  injustice 
les  priver  de  leurs  biens  et  de  leur  liberté.  Beaucoup  de 
Frères  Prêcheurs  se  firent  alors  un  nom  vénéré.  Mais 
l'un  de  ces  noms  a  surpassé  tous  les  autres,  et  renferipé 
dans  sa  mémoire  inmiortelle  la  gloire  de  tous. 


—  64  — 

Barthélémy  de  Las  Casas,  gentilhomme  originaire 
de  Séville,  était  passé  en  Amérique  en  1502,  à  Fàge 
de  vingt-huit  ans.  Il  y  eut  à  peine  mis  le  pied ,  que  ses 
entrailles  s'émurent  de  compassion  et  d'horreur  au 
spectacle  dont  il  était  témoin.  Au  lieu  de  songer  à  sa 
fortune,  il  résolut  de  consacrer  sa  vie  à  la  défense  de 
l'Amérique,  et  il  s'y  prépara  en  se  faisant  initier  par 
la  communication  du  sacerdoce  aux  secrets  les  plus  in- 
times de  la  rédemption  du  monde.  Jusqu'à  soixante- 
dix-sept  ans,  tant  qu'un  peu  do  force  coula  dans  ses 
veines ,  il  ne  cessa  d'agir  pour  cette  sainte  cause.  On 
le  vit  traverser  huit  fois  l'Océan  pour  aller  de  l'Amé- 
rique à  la  cour  d'Espagne  et  de  la  cour  d'Espagne  à 
l'Amérique ,  portant  des  plaintes  et  rapportant  de  vains 
décrets.  On  l'entendit  s'écrier  en  pi'ésence  d'un  con- 
seil qui  méditait  l'établissement  de  la  monarchie  uni- 
verselle :  ((  Toutes  les  nations  sont  également  libres,  et 
«  il  n'est  pernnis  à  aucune  d'entreprendre  sur  la  liberté 
«  des  autres.  »  Il  osa  présenter  à  Charles-Quint,  sous 
le  titre  de  la  Destruction  des  I/tdcfi  imr  les  Esparj/tols ,  un 
mémoire  où  les  crimes  de  ses  compatriotes  étaient  re- 
tracés avec  un  stylo  d'une  vérité  sanglante,  sacrifiant 
ainsi  à  la  justice  sa  sûreté  personnelle  et  l'honneur  de 
sa  nation.  Charles-Quint  fut  assez  grand  pour  le  nom- 
mer protecteur  général  des  Indes.  Mais  cette  qualification 
magnifique,  malgré  les  pouvoirs  étendus  qui  y  étaient 
joints ,  ne  servit  qu'à  montrer  à  Las  Casas  le  peu  de 
bien  qui  est  au  pouvoir  des  rois  lorsque  l'ambition  est 
leur  pensée  principale,  et  l'équité  un  simple  accident 
de  leur  conscience.  Un  moment,  au  milieu  de  sa  car- 


—  65 

rière,  Las  Casas  tourna  tristement  ses  regards  sur  lui- 
même  et  sur  son  temps  :  il  ne  put  continuer  à  porter 
tout  seul  le  poids  de  son  cœur,  et  revèlil  à  quarante- 
huit  ans  l'habit  de  Saint-Dominique,  comme  celui  qui 
couvrait  alors  tout  ce  qui  restait  de  plus  généreux  sur 
la  teire.  Il  sembla  y  puiser  de  nouvelles  forces  avec  de 
nouvelles  vertus,  et  sa  soixante-dixième  année  le  trouva 
sollicitant  la  cour  d'Espagne  pour  les  Indiens.  Ce  n'é- 
tait pas  la  fin.  Ce  vieillard  blanchi  dans  l'apostolat, 
qui  avait  refusé  plus  jeune  l'évêché  de  Cusco,  crut  que 
l'épiscopat  siérait  à  son  âge,  comme  un  bâton  sied  au 
voyageur  qui  n'en  peut  plus  du  chemin  et  des  années  ; 
il  accepta  l'évêché  de  Chiapa ,  et  l'Océan  le  ramena  en- 
core une  fois  au  secours  de  l'Amérique.  Cette  fois  fut  la 
dernière.  Soit  tendresse  d'un  honmie  de  soixante-dix- 
sept  ans  à  qui  le  pays  de  son  enfance  revient  en  mé- 
moire, soit  pour  ne  pas  entendre  de  son  lit  de  mort 
les  derniers  gémissements  des  populations  indiennes 
moissonnées  par  un  demi-siècle  de  barbaries,  il  voulut 
mourir  en  Espagne.  Mais  pendant  (pie  sa  patrie  le  re- 
gardait avec  vénération  comme  une  flamme  d'en  haut 
qui  va  s'éteindre,  comme  une  relique  que  la  mort  n'a 
pas  encore  tout  à  fait  consacrée ,  lui ,  ranimant  sa  vie 
dans  la  charité,  y  glana  quinze  ans  d'une  arrière-vieil- 
lesse admirable.  Sa  voix  presque  séculaire  se  fit  encore 
entendre  au  conseil  de  Castille  en  faveur  des  Indiens, 
et  sa  main  qu'on  eût  crue  glacée  écrivit  ce  fameux  traité 
de  la  Turannie  des  Espagnuh  dans  les  Indes.  Enfin,  ras- 
sasié de  jours,  comblé  de  mérites  et  de  gloire,  victo- 
rieux de  tous  ses  détracteurs,  Las  Casas  mourut  ù 


—  66  — 

quatre-vingt-douze  ans  au  couvent  des  Frères  Prèclieurs 
de  Valladolid ,  laissant  à  la  postérité  un  nom  religieux 
et  populaire. 

L'Amérique  espagnole  s'est  montrée  sensible  à  tous 
ces  pieux  souvenirs.  Elle  n'a  pas  oublié  ceux  qui  furent 
ses  apôtres,  ses  amis,  ses  pères,  ses  tuteurs,  les  mar- 
tyrs de  ses  droits.  Vingt  révolutions  l'ont  bouleversée, 
du  détroit  de  Magellan  au  golfe  de  la  Californie  ;  ses 
anciens  souverains,  qui  s'intitulaient  fastueusementles 
rois  des  Espagnes  et  des  Indes ,  ont  été  chassés  de  tous 
leurs  domaines  transatlantiques  :  mais  l'humble  frère 
de  Saint-Dominique  et  de  Saint-François  prie  tranquil- 
lement sur  cette  terre  reconnaissante,  ne  craignant 
rien  du  passé  et  rien  de  l'avenir.  L'Église  catholique, 
qui  avait  été  fidèle  à  ces  régions  infortunées  au  temps 
de  leur  oppression,  leur  a  été  fidèle  encore  au  temps  de 
leur  liberté,  et,  malgré  les  réclamations  de  la  cour 
d'Espagne,  elle  a  continué  de  pourvoir  à  la  succession 
de  leur  épiscopat.  C'a  été  l'une  des  actions  illustres  du 
souverain  Pontife  Grégoire  XVI,  actuellement  régnant, 
de  ce  vieillard  auguste  qui,  en  si  peu  d'années,  s'est 
fait  dans  le  cœur  des  chrétiens  une  gloire  antique,  une 
mémoire  qui  a  déjà  le  poids  des  siècles.  De  son  côté, 
l'Amérique  a  donné  à  l'Église  et  aux  ordres  religieux 
des  marques  nouvelles  de  son  inviolable  attachement  : 
elle  a  proclamé  dans  ses  chartes  les  droits  éternels  de 
la  religion ,  et  récemment ,  lorsque  l'Espagne  eut  brisé 
la  porte  des  vieux  cloîtixs  contemporains  de  sa  natio- 
nalité ,  le  gouvernement  du  Mexique  envoya  des  ordres 
à  ses  consuls  pour  oflrir  un  asile  aux  religieux  dis- 


—  67  — 

perses.  On  devait  leur  donner  trois  cents  écus  pour 
les  frais  de  route,  un  passage  à  bord  des  bâtiments  de 
l'État ,  et  une  pension  viagère  sur  le  trésor  public,  avec 
la  condition,  tout  à  fait  noble  et  chrétienne,  de  travail- 
ler dans  les  missions.  En  effet ,  beaucoup  ont  profité 
de  ces  offres  généreuses  ,  et,  réunis  de  divers  ports  de 
l'Italie  dans  le  port  de  Gênes,  s'y  sont  embarqués 
pour  chercher  au  Mexique  les  traces  de  leurs  glorieux 
ancêtres.  Ainsi ,  pendant  que  la  plupart  des  monarchies 
de  TEurope  persécutent  les  ordres  religieux  ou  leur 
disputent  avec  avarice  l'eau  et  le  feu ,  les  républiques 
du  nouveau  monde  les  transportent  chez  elles  au  prix 
de  l'or.  Vanité  des  vamtcs,  et  tout  est  vanité,  hormis 
d'aimer  Dieu  et  de  h  servir. 


CHAPITRE  IV 


TEAVAUX   DES   FRERES   PRECHEURS    COMME    DOCTEURS. 
—    SAINT    THOMAS    DAQUIN. 


A  l'extrémité  occidentale  de  Bologne  ,  du  côté  où 
expirent  au  pied  de  la  ville  les  dernières  pentes  des 
Apennins,  le  voyageur  rencontre  une  église  sur  une 
place  solitaire.  J'entrai  dans  l'église  avec  l'anxiété  d'un 
homme  qui  cherche  tendrement  quelque  chose.  Accou- 
tumé que  j'étais  aux  tomheaux  gigantesques  de  l'art 
moderne,  je  fus  ému  par  le  doux  monument  qui  s'offrait 
à  ma  vue.  Là,  sous  cet  albâtre  si  pur,  repose  le  corps  de 
saint  Dominique,  auprès  de  cette  fameuse  université  de 
Bologne,  qui  n'avait  d'égale  que  l'université  de  Paris, 
toutes  deux  grandement  aimées  du  saint ,  toutes  deux 
choisies  par  lui  pour  être  le  principal  séjour  des  siens. 
L'université  de  Paris  reconnaissante  lui  donna  une 
partie  du  couvent  de  Saint -Jacques,  et  Bologne  son 
tombeau.  Il  convenait,  en  effet,  qu'une  ville  savante  fût 
le  dernier  et  suprême  séjour  sur  la  terre  de  l'homme 
étonnant  qui  avait  réuni  dans  une  même  pensée  l'apo- 
stolat et  la  science  divine ,  et  confié  à  un  seul  ordre  cette 
double  mission.  L'événement  justifia  la  hardiesse  de 
l'entreprise ,  et  prouva  sans  réplique  qu'elle  avait  été 


—  C9  — 

inspirée  de  Dieu.  On  a  déjà  vu  avec  quelle  fidélité  les 
Frères  Prêcheursaccomplirent  dans  Fapostolat  les  espé- 
rances de  leur  saint  patriarche  :  on  va  voir  du  coté  de 
la  science  un  succès  bien  autrement  miraculeux  ;  car, 
après  tout,  le  dévouement  suffit  pour  mettre  au  monde 
un  missionnaire  ;  mais  la  science  exige ,  outre  le  dévoue- 
ment, une  intelligence  toujours  très  -rare. 

La  science  est  la  vue  des  rapports  qui  constituent  et 
enchaînent  tous  les  êtres ,  de  Dieu  jusqu'à  l'alome ,  de 
l'infiniment  petit  jusqu'à  l'infîniment  grand.  Chaque 
degré,  sur  cette  vaste  échelle  ,  éclaire  le  degré  qui  le 
précède  et  le  degré  qui  "le  suit,  parce  que  tout  rapport 
pénétré ,  de  quelque  manière  que  celte  pénétration  ait 
lieu,  de  bas  en  haut  ou  de  haut  en  bas  ,  est  une  révé- 
lation de  ce  qui  est.  En  d'autres  termes,  le  fait  indique 
la  cause,  parce  qu'il  en  est  l'image  ;  la  cause  explique 
refi'et,  parce  qu'elle  en  est  le  principe.  Néanmoins  celle 
réciprocité  n'est  pas  égale  :  la  lumière  véritable  descend 
d'en  haut  ;  le  bas  n'en  donne  qu'un  simple  rcfiet.  «.  Main- 
o:  tenant,  dit  saint  Paul,  nous  voyons  en  reflet  et  en 
c  énigme,  un  jour  nous  verronsfaceà  face.  »  La  science, 
dans  notre  état  présent ,  est  donc  nécessairem.ent  im- 
parliiite  ,  parce  que  nous  ne  voyons  pas  face  à  face  le 
point  de  départ  et  le  point  de  retour,  qui  est  Dieu.  Mais, 
tout  voilé  qu'il  demeure  à  notre  vue ,  cependant  il  nous 
est  déjà  possible  de  le  connaître  autrement  que  par 
le  reflet  qui  en  est  contenu  dans  les  êtres  inférieurs. 
Avant  de  se  montrer,  Dieu  s'est  afflrmé;  avant  de  pa- 
raître, il  a  dit  son  nom.  L'acceptation  volontaire  de 
cette  parole  souveraine  s'appelle  la  foi.  La  foi  fait  le 


—  70  — 

chrétien.  Quand  le  chrétien  est  en  possession  de  ce 
nouvel  élément  de  connaissance,  de  ce  point  de  vue  d'en 
haut ,  il  peutredescendrejusqu'aux  extrémités  de  l'uni- 
vers ,  interpréter  par  les  rapports  qui  constituent  l'es- 
sence divine  ceux  qui  constituent  les  choses  de  l'homme 
et  de  la  nature ,  puis ,  à  l'aide  d'un  mouvement  contraire, 
vérifier  parles  lois  des  êtres  finis  les  lois  de  l'être  infini. 
Cette  comparaison  des  deux  mondes  ;  l'illumination  du 
second ,  qui  est  efîet ,  par  le  premier,  qui  est  cause ,  et 
la  vérification  du  premier,  qui  est  cause,  par  le  second, 
qui  est  eflét  ;  ce  flux  et  reflux  de  lumières ,  cette  marée 
qui  va  de  l'Océan  au  rivage,  et  du  rivage  à  l'Océan,  la 
foi  dans  la  science,  et  la  science  dans  la  foi,  c'est  le 
chrétien  devenu  théologien. 

Il  suit  de  là  que  le  docteur  catholique  est  un  homme 
presque  impossihle;  car  il  doit  connaître,  d'une  part, 
tout  le  dépôt  de  la  foi,  les  Écritures ,  la  tradition  écrite 
et  non  écrite,  les  conciles,  les  actes  de  la  papauté;  et, 
d'une  autre  part,  ce  que  saint  Paul  appelle  les  clcments 
du  monde,  c'est-à-dire  tout  et  tout.  Qu'on  ouvre  le  pre- 
mier venu  des  Pères  de  l'Eglise ,  la  Préparation  évan- 
yéliqiœ  d'Eusèho,  V Explication  de  l'Œuvre  des  six 
jours,  i^av  saint  Basile,  les  Tapisseries  de  Clément  d'A- 
lexandrie ,  la  Cité  de  Dieu  de  saint  Augustin  ;  on  les 
verra  tous  d'un  moment  à  l'autre  passer  du  ciel  à  la 
terre,  puis  de  la  découverte  à  la  révélation,  mêlant  et 
broyant  Dieu  avec  l'univers,  pour  en  tirer  la  science  de 
l'un  et  de  l'autre.  Toutefois,  nul  (rentre  eux  n'était  pai'- 
venu  à  élever  l'édifice  total  de  la  théologie.  Après  douze 
cents  ans  de  travaux ,  leurs  écrits  épars  dans  le  passé 


—  71  — 

ressemblaient  aux  ruines  d'un  temple  qui  n'a  pas  été 
bâti ,  mais  à  des  ruines  sublimes ,  attendant  avec  la  pa- 
tience de  l'immortalité  la  main  de  l'architecte.  L'archi- 
tecte devait  sortir  des  cendres  de  saint  Dominique  ,  et 
ce  que  nul  n'aurait  jamais  prévu ,  l'homme  de  la  Provi- 
dence, dans  cette  œuvre  incomparable,  fut  un  grand 
seigneur. 

Il  y  avait  à  Cologne,  l'an  1245,  un  licencié  domi- 
nicain d'un  génie  si  remarquable,  que  son  siècle  lui  a 
donné  le  nom  de  Grand.  Quoique  particulièrement 
exercé  dans  les  mathématiques,  la  physique  et  la  méde- 
cine ,  il  enseignait  alors  la  théologie,  d'où  s'étant  élevé 
dans  la  suite  jusqu'aux  plus  hautes  dignités, il  les  abdi- 
qua volontairement  pour  retourner  à  son  école.  Sa  fin  fat 
extraordinaire.  Un  jourqu'il  faisait  une  leçon  publique, 
il  s'arrêta  tout  à  coup  comme  un  homme  qui  cherche 
péniblement  sa  pensée  ,  et  après  quelque  temps  d'un 
silence  qui  étonnait  et  troublait  tout  le  monde  ,  il  parla 
ainsi  :  «Quand  j'étais  jeune,  j'avais  une  si  grande  diffi- 
culté d'apprendre,  que  je  désespérais  de  jamais  rien 
savoir,  et  c'est  pourquoi  je  résolus  de  quitter  l'ordre  de 
Saint-Dominique,  afin  de  m'épargner  la  honte  d'être 
sans  cesse  comparé  à  des  hommes  plus  instruits  que  moi , 
Commejem'entretenaisjouretnuitdece  projet,je  crus 
voir  en  songe  la  Mère  de  Dieu  qui  me  demandait  dans 
quelle  science  je  voulais  devenir  habile,  si  c'était  dans 
la  tliéologie,  ou  dans  la  connaissance  de  la  nature.  Je 
répondis  que  c'était  dans  la  connaissance  de  la  nature. 
Elle  me  dit  alors  :  Tu  seras  ce  que  tu  désires,  et  le 
plus  grand  des  philosophes  ;  mais,  parce  que  tu  n'a  pas 


préféré  la  science  de  mon  Fils ,  un  jour  viendra  où , 
perdant  même  la  science  de  la  nature ,  tu  te  retrouveras 
comme  tu  es  aujourd'hui.  Or,  mes  enfants,  ce  jour 
qui  m'a  été  prédit  est  arrivé.  Désormais  je  ne  vous  en- 
seignerai plus.  Mais  je  confesse  une  dernière  fois  devant 
A'ous  que  je  crois  tous  les  articles  du  Symbole ,  et  je  sup- 
plie qu'on  m'apporte  les  sacrements  de  TÉglise  quand 
mon  heure  sera  venue.  Si  j'ai  dit  ou  écrit  quelque  chose 
de  contraire  à  la  foi ,  je  le  rétracte ,  et  soumets  toute  ma 
doctrine  à  ma  sainte  mère ,  l'Église  romaine.  »  Ayant 
achevé  ce  discours,  il  descendit  de  sa  chaire  ,  et  ses 
disciples  pleurant  et  l'embrassant  le  reconduisirent  jus- 
qu'à sa  maison ,  où  il  vécut  encore  trois  années  dans 
une  extrême  simplicité  ,  lui  qui  avait  été  appelé  le  ml- 
■racle  de  la  nature,  la  stupeur  de  sou  siècle,  et  auquel 
la  postérité  conserve  le  nom  d'Albert  le  Grand. 

Mais  ce  n'était  point  Albert  le  Grand  qui  avait  été 
choisi  pour  élever  l'édifice  de  la  théologie  catholique.  Il 
avait  préfère  la  science  de  la  nature  à  la  science  du  Fils 
de  Dieu. 

Vers  la  fin  de  '12i i  ou  au  commencement  de  12-15  , 
Jean  le  Teutonique ,  quatrième  maître  général  de  Tordre 
des  Frères  Prêcheurs,  vint  à  Cologne,  accompagné  d'un 
jeune  Napolitain,  qu'il  présenta  à  frère  Albert  pour  être 
son  disciple.  L'Europe  était ,  en  ces  temps-là ,  un  pays 
delibcrté,  chacun  allait  s'instruire  où  il  voulait,  et  toutes 
les  nations  sedonnaicnlla  main  dans  les  universités.  Le 
jeune  homme  que  Jean  le  Teutonique  venait  d'attacher 
à  l'école  d'Albert  le  Grand  était,  par  son  père,  petit- 
neveu  de  l'empereur  Frédéric  I'^'',  cousin  de  l'empeieur 


—  73  — 

Henri  VI,  arrière -cousin  de  l'empereur  Frédéric  II , 
alors  régnant  ;  et ,  par  sa  mère ,  il  descendait  des  princes 
normands  qui  avaient  chassé  les  Arabes  et  les  Grecs  de 
ritalie ,  et  conquis  les  Deux-Siciles.  Il  n'avait  que  dix- 
sept  ans.  On  racontait  de  lui  que  ses  parents  l'avaient 
enlevé  et  enfermé  dans  un  château  pour  le  détourner  de 
sa  vocation,  mais  qu'ils  n'avaient  pu  réussir  ;  qu'une 
femme  ayant  été  introduite  dans  sa  chambre  ,  il  l'avait 
poursuivie  avec  un  tison  enflammé  à  la  main  ;  qu'il  avait 
gagné  ses  deux  sœurs  à  la  vie  religieuse  dans  des  con- 
versations où  elles  voulaient  l'en  détourner  lui-même; 
que  le  pape  Innocent  IV,  sollicité  de  rompre  les  liens  qui 
l'enchainaient  déjà  à  l'ordre  de  Saint-Dominique,  l'avait 
entendu  avec  admiration ,  et  lui  avait  offert  l'abbaye  du 
Mont-Gassin.  Arrivé  avec  de  tels  bruits ,  le  jeune  comte 
d'Aquin,  qui  n'était  plus  que  frère  Thomas,  fut  beau- 
coup regardé  de  ses  condisciples.  Mais  rien  ne  répondit 
en  lui  à  leur  attente  :  ils  virent  un  jeune  homme  simple, 
qui  ne  parlait  presque  pas ,  et  dont  les  yeux  mêmes  sem- 
blaient obscurs.  On  finit  par  croire  qu'il  n'avait  d'élevé 
que  la  naissance ,  et  ses  camarades  rappelaient  eu  riant 
le  rjraïul  bœuf  muet  de  la  Sidlc  Son  maître  Albert ,  ne 
sachant  lui-même  qu'en  penser,  prit  l'occasion  d'une 
grande  assemblée  pour  l'interroger  sur  une  suite  de 
«luestions très-épineuses.  Le  disciple  y  répondit  avec  une 
sagacité  si  surprenante,  qu'Albert  fui  saisi  de  cette  joie 
rare  et  divine  qu'éprouvent  les  hommes  supérieurs  lors- 
qu'ils rencontrent  un  autre  homme  qui  doit  les  égaler  ou 
les  surpasser;  il  se  tourna  tout  ému  vers  la  jeunesse  qui 
était  là,  et  leur  dit  :  «  Nous  appelons  fi'èrc  Thomas  un 

3 


—  74  — 

«  bœuf  muet ,  mais  un  jour  les  mugissements  desadoc- 
«  trine  s'entendront  par  tout  le  monde.  » 

La  prophétie  ne  tarda  pas  à  s'accomplir;  Thomas 
d'Aquin  devint  en  peu  de  temps  le  docteur  le  plus  célèbre 
de  l'Église  catholique ,  et  sa  naissance  même ,  si  royale 
qu'elle  était ,  a  disparu  dans  la  magnificence  de  sa  re- 
nommée personnelle. 

A  l'âge  de  quarante  et  un  ans^,  et  n'en  ayant  plus  que- 
neuf  à  vivre,  saint  Thomas  songea  au  monument  qui 
était  le  but  encore  inconnu  de  sa  destinée.  Il  se  pro- 
posa de  rassembler  dans  un  corps  unique  les  matériaux 
épars  de  la  théologie ,  et  ce  qui  pouvait  n'être  (ju'une 
compilation ,  il  en  fit  un  chef-d'œuvre  donttout  le  monde 
parle ,  même  ceux  qui  ne  le  lisent  pas ,  comme  t  ont  le 
monde  parle  des  pyramides  d'Egypte ,  que  presque  per- 
sonne ne  voit.  Cette  popularité ,  plus  forte  que  l'igno- 
rance, est  le  dernier  terme  de  la  gloire  ici-bas  :  Dieu 
seul  en  obtient  une  plus  haute ,  parce  que  seul  il  est  à  la 
portée  de  tous  ceux  qui  l'adorent. 

La  théologie,  comme  nous  l'avons  dit,  est  la  science 
des  affirmations  divines.  Lorsque  l'homme  accepte  sim- 
plement ces  affirmations,  il  est  à  l'état  de  foi;  lorsqu'il 
établit  le  rapport  de  ces  affirmations  entre  elles  et  avec 
tous  les  faits  intérieurs  et  extéiieurs  de  l'univers ,  sa  foi 
est  à  l'état  théologique  ou  scientifique.  Par  conséquent 
la  théologie  résulte  du  mélange  d'un  élément  humain 
avec  un  élément  divin ,  et ,  s'il  est  vrai  que  ce  mélange 
éclaire  la  foi ,  il  est  néanmoins  sujet  à  un  grand  danger. 
Car,  pour  peu  qu'on  se  donne  carrière  dans  les  choses 
de  l'ordre  visible ,  on  a  bien  vite  atteint  la  limite  extrême 


—  75  — 

de  la  certitude  qui  leur  appartient;  et  si  l'on  pousse  plus 
loin ,  l'esprit  ne  rapporte  de  ces  régions  mal  explorées 
que  des  opinions  capables  quelquefois  d'altérer  la  pu- 
reté et  la  solidité  de  la  foi.  Une  des  premières  qualités  du 
docteur  catholique  est  donc  l'esprit  de  discernement  dans 
l'emploi  derélémenthumain,Or,saint  Thomas  possédait 
ce  tact  à  un  illustre  degré. 

Toute  la  science  humaine  de  son  temps  était  renfermée 
dans  les  écrits  d'Aristote  :  logique,  métaphysique,  mo- 
rale, politique,  physique,  histoire  naturelle,  Aristote 
enseignait  tout ,  et  était  regardé  comme  ayant  dit  sur 
tout  le  dernier  mot  de  la  nature.  Cependant,  il  suffisait 
de  parcourir  quelques-uns  de  ses  ouvrages  pour  s'aper- 
cevoir combien  peu  ce  philosophe  avait  eu  le  génie 
chrétien ,  et  déjà  l'étude  assidue  qu'on  faisait  de  lui  avait 
porté  des  fruits  déplorables.  II  n'était  pas  extraordinaire 
d'entendre  des  maîtres  es  arts,  par  exemple,  soutenir 
qu'une  proposition  était  vraie  selon  l'Évangile,  et  fausse 
selon  le  Philosophe.  En  4277,  Etienne  II,  évoque  de 
Paris ,  fut  obligé  de  porter  une  censure  contre  deux  cent 
vingt-deux  articles  dont  l'erreur  avait  été  puisée  dans 
les  livresd'Aristote.  Voilà  les  éléments  scientifirpiesdont 
disposait  saint  Thomas.  Il  fallait  avec  cela  créer  une 
psychologie ,  une  ontologie ,  une  morale  et  une  politique 
dignes  de.s'uniraux  dogmes  de  lafoi.  Saint  Thomas  lefit. 
Laissant  de  côté  les  chimères  et  les  aberrations  du  Sta- 
gyrite  ,  il  tira  de  ses  écrits  ce  qui  pouvait  s'y  glaner  de 
vrai,  éleva  et  transforma  ces  matériaux ,  et ,  sans  abattre 
m  adorer  l'idole  de  son  siècle ,  il  ourdit  une  philosophie 
t[ui  avait  encore  dans  les  veines  du  sang  d'Aristote   mais 


—  7G  — 

purifié  par  le  sien  e  t  par  celui  de  tous  ses  grands  prédé- 
cesseurs dans  la  doctrine. 

A  l'esprit  de  discernement  dans  l'emploi  de  l'élément 
humain  oufmi,  saint  Thomas  joignit  une  vue  pénétrante 
de  l'élément  divin.  Il  eut,  en  considérant  les  mystères 
de  Dieu ,  ce  regard  ferme  représenté  par  l'aigle  de  saint 
Jean,  ce  trait  de  l'œil  difficile  à  définir,  mais  que  l'on 
reconnaît  si  bien  lorsque  ,  après  avoir  médité  soi-même 
sur  une  vérité  du  christianisme ,  on  interroge  un  homme 
qui  a  été  plus  loin  que  soi  dans  l'abîme ,  ou  mieux  écouté 
le  son  de  l'infini.  Il  en  est  d'un  grand  théologien  comme 
d'un  grand  artiste  :  l'un  et  l'autre  voient  ce  que  l'œil 
vulgaire  ne  voit  pas  ;  ils  entendent  ce  que  l'oreille  de  la 
foule  ne  soupçonne  pas  ;  et  quand  ,  avec  les  faibles  or- 
ganes dont  l'homme  dispose ,  ils  viennent  à  rendre  un 
reflet  ou  un  écho  de  ce  qu'ils  ont  vu  et  entendu ,  le  pâtre 
même  s'éveille  et  se  croit  du  génie.  Cette  puissance  de 
découverte  dans  l'infini  étonnera  ceux  qui  tiennent  un 
mystère  pour  une  affirmation  dont  les  termes  mêmes  ne 
sont  pas  distincts;  mais  ceux  qui  savent  que  l'incom- 
préhensible n'est  autre  chose  qu'une  lumière  sans  bor- 
nes ,  qui  fait  qu'au  jour  même  où  nous  verrons  Dieu  face 
à  face  nous  ne  le  comprendrons  pas  encore  ,  ceux-là  se 
persuaderont  aisément  que  plus  l'horizon  est  immense, 
plus  la  vivacité  du  regard  a  de  quoi  s'exercer.  Et  la  théo- 
logie a  ce  rare  avantage ,  que  les  affirmations  divines ,  qui 
lui  ouvrent  l'infini  de  ])art  en  part,  lui  sontuneboussole 
en  même  temps  qu'une  mer.  La  parole  de  Dieu  forme 
dans  l'infini  des  lignes  saisissables  qui  encadrent  la  pen- 
sée sans  la  restreindre,  et  qui  fuient  devant  elle  en  l'em- 


—  11  — 

portant.  Jamais  riiomme  arrêté  dans  les  liens  et  les  té- 
nèbres du  fini  n'aura  l'idée  de  la  félicité  du  théologien 
nageant  dans  l'espace  sans  bornes  de  la  vérité,  et  trou- 
vant dans  la  cause  même  qui  le  contient  l'étendue  qui 
le  ravit.  Cette  union,  au  même  endroit,  de  la  sécurité 
la  plus  parfaite  avec  le  vol  le  plus  hardi ,  cause  à  l'àme 
une  aise  indicible  qui  fait  mépriser  tout  le  reste  à  qui  l'a 
une  fois  sentie.  Or,  nul  ne  la  fait  sentir  plus  souvent 
que  la  lecture  de  saint  Thomas.  Quand  on  a  étudié 
une  question  môme  dans  de  grands  hommes ,  et  qu'on 
recourt  ensuite  à  cet  homme-là ,  on  sent  qu'on  a  franchi 
plusieurs  orbes  d'un  seul  coup,  et  que  la  pensée  ne  pèse 
plus. 

Il  faudrait  parler  encore  de  la  force  d'enchaînement 
qui  lie  l'un  à  l'autre  dans  saint  Thomas  l'élément  natu- 
rel et  l'élément  divin ,  en  subordonnant  toujours  le  pre- 
mier au  second.  Il  faudrait  dire  cette  unité  puissante 
qui ,  dans  le  cours  d'un  ouvrage  énorme,  ne  se  dément 
jamais ,  ramasse  à  droite  et  à  gauche  toutes  les  eaux  du 
ciel  et  de  la  terre ,  et  les  pousse  en  avant  par  un  mou- 
vement qui  vient  de  la  source  et  que  le  leur  accroît 
sans  le  changer.  Il  faudrait  enfin  donner  une  idée  de 
ce  style  qui  fait  voir  la  vérité  dans  les  plus  grandes  pro- 
fondeurs ,  comme  on  voit  les  poissons  au  fond  des  lacs 
limpides  ,  ou  les  étoiles  au  travers  d'un  ciel  pur,  style 
aussi  calme  qu'il  est  transparent,  où  l'imagination  ne 
parait  pas  plus  que  la  passion,  et  qui  cependant  en- 
trahie  l'intelligence.  Mais  le  temps  nous  presse,  et  saint 
Thomas  d'ailleurs  n'a  plus  besoin  de  louanges.  Les 
souverains  pontifes ,  les  conciles,  les  ordres  religieux, 


—  78  — 
les  universités,  mille  écrivains  Font  porté  trop  haut 
pourque  la  louangepuisse  l'atteindre  désormais.  Quand 
les  ambassadeurs  du  royaum.e  de  Naples  vinrent  de- 
mander sa  canonisation  à  Jean  XXII ,  le  pape ,  qui  les 
reçut  en  plein  consistoire  ,  leur  dit  :  «  Saint  Thomas  a 
plus  éclairé  l'Église  que  tous  les  docteurs  ensemble ,  et 
l'on  profitera  plus  en  une  année  avec  ses  livres  que 
pendant  toute  une  vie  avec  les  livres  des  autres.  »  Et 
comme  quelqu'un ,  dans  le  cours  du  procès  de  canonisa- 
tion, remarquait  qu'il  n'avait  point  opéré  de  miracles, 
le  souverain  pontife  répondit  :  «  Il  a  fait  autant  de  mi- 
rales  qu'il  a  écrit  d'articles.  »  Dans  le  concile  de 
Trente ,  une  table  était  placée  au  milieu  de  la  salle  où 
siégeaient  les  Pères  du  concile ,  et  sur  cette  table 
étaient  l'Écriture  sainte ,  les  décrets  des  papes ,  et  la 
Somme  de  saint  Thomas,  Après  cela ,  Dieu  seul  pourra 
louer  ce  grand  homme  dans  le  concile  éternel  de  ses 
saints. 

Saint  Thomas  mourut  à  Fosse-Neuve,  monastère  de 
l'ordre  de  Cîteaux ,  presque  à  moitié  chemin  de  Naples 
et  de  Rome ,  entre  sa  patrie  naturelle  et  sa  patrie  spi- 
rituelle ,  non  loin  du  château  de  Roche-Sèche ,  où  il  est 
probable  qu'il  naquit,  et  proche  du  Mont-Cassin,  où  il 
avait  passé  une  partie  de  son  enfance.  La  mort  le  sur- 
])rit  là  pendant  (|u'il  était  en  route  pour  obéir  aux 
ordres  du  pape  Grégoire  X ,  qui  l'avait  appelé  au 
deuxième  concile  général  de  Lyon,  dans  lequel  on 
devait  traiter  de  la  réunion  de  l'Eglise  grecque  avec 
l'Église  latine.  Les  religieux ,  pressés  autour  de  son  lit, 
le  prièrent  de  leur  faire  une  courte  exposition  du  Gan- 


—  79  — 
tique  des  Cantiques,  et  ce  fut  sur  ce  chant  de  l'amour 
divin  qu'il  donna  sa  dernière  leçon.  A  son  tour,  il  de- 
manda aux  religieux  de  le  mettre  sur  la  cendre  pour 
recevoir  le  saint  viatique ,  et  quand  il  vit  l'hostie  entre 
les  mains  du  prêtre ,  il  dit  avec  larmes  :  «  Je  crois  fer- 
mement que  Jésus-Christ,  vrai  Dieu  et  vrai  homme, 
fils  unique  du  Père  éternel  et  d'une  Vierge  mère,  est 
dans  cet  auguste  sacrement.  Je  te  reçois,  prix  de  la 
rédemption  de  mon  âme  ;  je  te  reçois,  viatique  du  pè 
lerinage  de  mon  âme,  pour  l'amour  duquel  j'ai  étudié, 
j'ai  veillé  et  travaillé,  prêché  et  enseigné.  Jamais  je 
n'ai  rien  dit  contre  toi  ;  mais  si  j'avais  dit  quelque 
chose  sans  le  savoir,  je  ne  suis  point  opiniâtre  dans 
mon  sens  :  je  laisse  tout  à  la  correction  de  la  sainte 
Église  romaine,  dans  l'obéissance  de  laquelle  je  m'en 
vais  de  cette  vie.  »  Ainsi  mourut  saint  Thomas  d'Aquin, 
à  l'âge  de  cinquante  ans,  le  7  mars  1274,  quelques 
heures  après  minuit ,  au  lever  de  l'aurore. 

L'ordre  religieux  qui,  presque  à  sa  naissance,  avait 
]iroduit  une  si  vive  lumière  de  l'Église ,  ne  cessa  de 
nourrir  des  savants  et  des  écrivains  de  mérite.  Mais  la 
liste  en  serait  plus  que  fastidieuse  :  on  en  compte  envi- 
ron quatre  à  cinq  mille.  Il  suffira  d'ajouter  que,  moins 
d'un  siècle  après  la  mort  de  saint  Dominique,  son  in- 
stitut fut  honoré  par  les  contemporains  du  titre  singu- 
lier d'Ordre  de  la  Vcrité.  Ainsi  fut  accomplie  dans 
toute  son  étendue  la  double  pensée  qui  avait  présidé  à 
sa  formation.  Des  générations  d'apôtres  et  de  savants 
sorties  de  ce  germe  ont  répandu  la  vérité  jusqu'en  des 
mondes  que  saint  Dominique  ignorait ,  et ,  après  six 


—  80  — 

cents  ans  révolus ,  les  rejetons  en  fleurissent  encore  de 
Manille  à  Rome,  de  Saint-Pétersbourg  à  Lima.  Quand 
le  jeune  Gusman  passait  les  Pyrénées  avec  l'évèque 
dom  Diego ,  rien  de  tout  cela  n'existait ,  n'était  attendu, 
ni  cru  possible  :  mais  la  pensée  qui  découvre  un  besoin, 
la  vertu  qui  s'y  dévoue,  et  le  l)esoin  qui  vient  en  aide 
à  la  pensée  et  à  la  vertu  ,  ces  trois  clioses  peuvent  tout. 
Heureux  le  siècle  où  elles  se  rencontrent  ! 


CHAPITRE  V 


DES    ARTISTES,    EVKQCES,    CARDINAUX,     PAPES,    SAINTS    ET     SAISIES 
DO.NNÉS   A   l'église    PAR    L'oRDRE   DES   FRÈRES   PRÊCHEURS. 


Bien  que  l'apostolat  et  la  science  divine  fussent  le 
but  principal  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs ,  néan- 
moins saint  Dominique  n'avait  exclu  de  son  œuvre 
aucun  travail  utile  au  salut  des  âmes.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  de  rencontrer  le  nom  de  ses  disciples  dans 
les  arts  ,  dans  le  ministère  pastoral,  dans  le  gouverne- 
ment général  de  l'Église  ,  et  dans  une  foule  de  situa- 
tions particulières  qui  ne  se  lient  entre  elles  que  par  le 
dévouement. 

Si  Ton  s'étonnait,  par  exemple ,  de  voir  des  artistes, 
et  même  de  grands  artistes,  parmi  les  Frères  Prêcheurs, 
on  n'aurait  pas  de  l'art  l'idée  religieuse  qui  lui  con- 
vient. L'art,  n'étant,  comme  la  parole  et  l'écriture ,  que 
l'expression  du  vrai  et  du  beau ,  a  droit  d'être  cultivé 
par  tous  ceux  qui  s'occupent  d'élever  l'âme  de  leurs 
semblables  à  la  contemplation  de  l'invisible,  et  Dieu 
lui-même ,  en  même  temps  qu'il  donnait  à  Moïse  les 
tables  de  la  loi,  lui  montrait  sur  le  Sinaï  la  forme  du 
tabernacle  et  de  l'arche  sainte.  C'était  nous  apprendre 
que  Tarchitecte  des  mondes  est  l'artiste  par  excellence, 
et  que,  plus  l'homme  reçoit  de  son  esprit ,  plus  il  est 


—  82  — 

capable  et  digne  d'aspirer  lui-même  aux  saintes  fonc- 
tions de  l'art.  Les  religieux  du  moyen  âge  n'ignoraient 
pas  cette  vérité.  Les  cloîtres  cachaient  des  architectes , 
des  sculpteurs,  des  peintres,  des  musiciens,  de  la  même 
manière  qu'il  s'y  formait  des  écrivains  et  des  orateurs. 
Le  chrétien ,  en  entrant  sous  le  doux  ombrage  de  leurs 
voûtes,  offrait  à  Dieu  avec  son  âme  et  son  corps  le  ta- 
lent qu'il  avait  reçu  de  lui ,  et ,  quel  que  fût  ce  talent , 
il  ne  manquait  pas  de  prédécesseurs  et  de  maîtres.  Pi-ès 
de  l'autel ,  tous  les  frères  se  ressemblaient  par  la  prière  ; 
rentrés  dans  leurs  cellules  ,1e  prisme  était  décomposé  , 
et  chacun  d'eux  exprimait  à  sa  manière  un  rayon  de  la 
beauté  divine.  0  temps  fortunés  !  Paradis  terrestres 
<létruils  par  le  despotisme  et  la  barbarie  !  Toute  la  ci- 
vilisation moderne  ensemble  ne  peut  bâtir  aujourd'lmi 
une  église  chrétienne ,  et  de  pauvres  Frères  Prêcheurs 
du  treizième  siècle  tout  à  fait  inconnus,  Fra  Sisto  ,  Fra 
Ristoro  et  Fra  Giovanni ,  élevaient  dans  Florence  cette 
église  de  Santa-M  aria-Novell  a  que  Michel- Ange  allait 
voir  tous  les  jours  ,  et  dont  il  disait  qu'elle  était  belle , 
pure  et  simple  comme  une  fiancée  ;  d'où  lui  est  venu  le 
nom  que  lui  donne  encore  le  peuple  florentin  ,  le  doux 
nom  de  la  Sposa.  A.  chaque  instant  le  citoyen  et  l'élran- 
ger  répètent  cette  louange  en  pas.?ant  sur  la  place  de  lu 
Sposa ,  mais  nul  ne  parle  des  artistes  :  la  gloire  les 
respecte  jusque  dans  leurs  tombeaux ,  et  craint  d'alar- 
mer ces  chastes  cœurs  ,  où  riiumilité  surpassait  legénie. 
Quelquefois  pourtant  elle  a  fait  violoi  ice  à  leurs  h'ères 
d'art  et  de  rehgion.  Quel  nom  est  i)lus  célèbre  dans  la 
peinture  que  le  nom  du  dominicain  Fra  Angelico  de 


—  83  — 

Fiesole  ?  «  Fra  Angelico ,  dit  Vasari ,  eût  pu  mener  une 
<(  vie  heureuse  dans  le  monde  ;  mais  comme  il  voulait 
«  avant  tout  le  salut  de  l'âme ,  il  embrassa  la  vie  reli- 
«  gieuse  dans  l'ordre  de  Saint-Dominique,  sans  aban- 
«  donner  la  peinture ,  unissant  au  soin  de  son  bonheur 
«  éternel  l'acquisition  d'une  éternelle  renommée  parmi 
«  les  hommes.  »  Jamais  Fra  Angelico  ne  peignait  qu'à 
genoux  les  imagos  de  Jésus-Christ  et  de  sa  sainte  Mère, 
et  souvent  des  larmes  attestaient  le  long  de  ses  joues  la 
sensibilité  de  l'artiste  et  la  piété  du  chrétien.  Quand 
Michel-Ange  vit  dans  l'église  de  Saint-Dominique,  à 
Fiesole  ,  le  tableau  de  l'Annonciation  qu'y  avait  peint 
notre  Frère  Prêcheur,  il  témoigna  son  admiration  par 
ces  paroles  :  «  Un  homme  n'a  pu  faire  ces  figures-là 
qu'après  les  avoir  vues  dans  le  ciel.  »  Appelé  à  Rome 
par  le  pape  Eugène  IV,  Fra  Angelico  peignit  dans  les 
appartements  du  Vatican  les  grandes  fresques  qui  repré- 
sentent l'histoire  de  saint  Laurent  et  de  saint  Etienne, 
et  le  pape,  encore  plus  ravi  de  son  âme  que  de  son  pin- 
ceau, lui  olîVit  l'archevêché  de  Florence,  sa  patrie. 
C'était  une  récompense  quelquefois  accordée  dans  ces 
temps-lù  et  dans  les  temps  antérieurs  à  de  semblables 
mérites  :  on  ne  croyait  pas  qu'un  peintre  ou  un  archi- 
tecte chrétien  fût  moins  digne  de  Fépiscopat  qu'un  pré- 
dicateur, les  uns  et  les  autres  disant  les  mêmes  choses 
avec  laméme  foi  dans  des  arts  différents.  MaisFraAnge- 
lico  refusa  obstinément  la  crosse  archiépiscopale ,  et  dé- 
signa au  souverain  [)ontife ,  comme  étant  plus  digne  que 
lui ,  le  frère  Antonin ,  que  Nicolas  V  éleva  depuis  sur  le 
siège  de  Florence,  et  qui  devint  saint  Antonin. 


—  84  — 

Les  annales  do  la  peinture  comptent  encore  avec  or- 
gueil Fra  Bartolomeo ,  qui  s'était  aj)polé  dans  le  monde 
Baccio  délia  Porta.  Un  peu  avant  Vàge  de  vingt  ans  „ 
lorsque  déjà  son  talent  se  révélait  à  lui-même  et  aux 
autres  ,  il  entendit  les  prédications  de  Jérôme  Savona- 
role,  et  prit  parti  pour  la  réforme  que  ce  grand  orateur 
s'efforçait  d'introduire  à  Florence.  Au  moment  où  son 
maître  fut  arrêté ,  il  était  dans  le  cloître  de  Saint-Marc , 
parmi  les  cinq  cents  citoyens  venus  pour  défendre  Savo- 
narole,  et  il  fut  tellement  accablé  de  sa  mort,  qu'il  alla 
prendrel'habit  de  Saint-Dominique  au  couvent  de  Prato, 
résolu  d'y  ensevelir  à  jamais  sa  vie,  et  de  ne  plus  tou- 
cher une  toile  avec  un  pinceau.  Beaucoup  d'hommes 
illustres  de  cette  époque  éprouvèrent  le  même  découra- 
gement, et ,  Savonarole  mort ,  estimèrent  que  ce  n'était 
plus  la  peine  d'écrire,  de  parler,  ni  de  peindre,  ni  de 
se  donner  un  autre  but  dans  le  monde  que  le  sentiment 
éternel  de  sa  vanité.  En  effet,  le  paganisme  moderne 
l'emportait.  Luther  était  aux  portes;  et  Savonarole, 
après  avoir  souvent  prédit  cette  prochaine  catastrophe , 
avait  été  sur  son  bûcher  le  dernier  jet  d'une  flamme  que 
ses  contemporains  ne  devaient  plus  revoir.  Fra  Barto- 
lomeo porta  toute  sa  vie  dans  sa  poitrine  l'inconsolable 
deuil  de  celte  mort ,  et  l'amitié  même  de  Raphaël  ne  put 
voiler  dans  son  cœur  la  prés(>nce  triste  de  son  premier 
ami.  Cependant,  au  bout  de  quatre  années,  il  fut  vaincu 
par  les  sollicitations  de  ses  frères,  et  consentit  à  pro- 
duire de  nouveaux  chefs-d'œuvre  avec  un  regret  que  le 
succès  ne  tarissait  point. 

N'oublions  pas  non  plus  Fra  Benedetto ,  peintre  en 


—  85  — 

miniature  au  couvent  de  Saint- Marc ,  inconnu  pour  son 
talent,  mais  éternellement  connu,  parce  qu'au  jour  où 
Savonarole  fut  arrêté,  il  s'était  armé  de  pied  en  cap 
pour  le  défendre,  et  ne  retint  l'épée  dans  le  fourreau 
que  sur  les  remontrances  de  son  maître ,  qui  lui  dit 
qu'un  religieux  ne  devait  avoir  d'autres  armes  que  les 
armes  de  l'esprit.  Il  voulut  du  moins  l'accompagner  au 
supplice  et  souffrir  avec  lui ,  et  il  fallut  que  Savonarole 
l'arrèUit  en  lui  disant  :  «  Frère  Benedetto ,  au  nom  de 
l'obéissance,  ne  venez  pas,  parce  que  j'ai  aujourd'hui 
à  mourir  pour  l'amour  du  Christ.  »  Je  ne  me  lasserais 
pas  d'errer  dans  ces  souvenirs ,  car  nous  ne  sommes 
plus  que  des  ombres ,  et  c'est  la  consolation  des  morts 
de  retourner  parmi  les  vivants. 

L'ordre  des  Frères  Prêcheurs  a  donné  à  l'Église  un 
grand  nombre  d'évèques  dont  plusieurs  ont  joué  un 
rôle  considérable.  Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  bio- 
graphique à  leur  sujet,  ni  sur  ceux  qui  ont  été  revêtus 
du  cardinalat,  la  ijrcmii-rc  diijnité  du  vionde  après  la  su- 
prême, écrivait  à  Louis  XIV  le  cardinal  de  Bouillon. 
Je  me  bornerai  à  dire  qu'en  18'25 ,  six  cents  ans  après 
la  mort  de  saint  Dominique,  il  y  avait  eu  sous  son  habit 
soixante-dix  cardinaux,  quatre  cent  soixante  arche- 
vêques ,  deux  mille  cent  trente-six  évêques,  quatre  pré- 
sidents de  conciles  généraux ,  vingt-cinq  légats  a  httcn, 
quatre-vingts  nonces  apostoliques  et  un  prince  électeur 
du  saint -empire  romain.  La  plupart  des  Frères  Prê- 
cheurs qui  furent  élevés  à  ces  hautes  dignités  étaient 
de  simples  religieux ,  sans  naissance  et  sans  fortune,  ne 
devant  qu'à  leursvertusle  choix  que  faisaient  d'eux  les 


—  86  — 

souverains  pontifes  et  les  princes  temporels.  L'Église 
romaine  a  toujours  conservé  cet  usage  de  tirer  de  la 
poussière  des  cloîtres  de  pauvres  moines  pour  les 
mettre  à  la  tète  des  peuples ,  en  même  temps  qu'elle 
y  place  aussi  des  hommes  d'une  éminente  condition. 
Cette  Église ,  7nère  et  maîtresse,  n'a  d'ostracisme  contre 
aucune  supériorité  :  elle  accepte  le  gentilhomme  et 
Thomme  du  peuple ,  et  quand  on  assiste  à  ses  saintes 
cérémonies,  l'œil  y  découvre  sous  la  même  bure  ou  sous 
la  même  pourpre  tous  les  rangs  confondus  dans  l'égalité 
du  mérite  ou  de  l'ahnégation.  La  papauté  porte  la  pre- 
mière à  son  front  cette  auréole.  La  tiare  va,  sans  rougir, 
du  prince  au  pâtre ,  et  le  souverain  pontife  qui  lutte  au- 
jourd'hui contre  la  maison  de  Brandebourg  est  à  peine 
le  fils  d'un  bourgeois  deBellune.  La  robe  blanche  quile 
couvre  était  sa  robe  de  camaldule,  et,  en  passant  du 
cloître  au  Vatican ,  il  n'a  pas  môme  eu  la  peine  de  chan- 
ger d'habit ,  pas  plus  qu'il  n'avait  à  changer  de  cœur. 

Plus  d'un  Frère  Prêcheur  reçut  aussi  et  honora  la 
tiare.  Le  premier  fut  Pierre  deTarentaise,  archevêque 
de  Lyon ,  transféré  ensuite  au  siège  de  Tarcntaise,  car- 
dinal-évêque  d'Ostie  et  de  Velletri ,  grand  pénitencier, 
et  enfin  pape,  en  1276 ,  sous  le  nom  d'Innocent  V.  Quoi- 
que son  pontificat  n'ait  duré  que  cinq  mois,  il  eut  le 
temps  de  réconcilier  les  l'épubliques  de  Lucques  et  de 
Pise ,  et  de  donner  la  paix  à  Florence. 

La  papauté  du  frère  Nicolas  Boccasini,  élu  en  1303, 
et  qui  prit  le  nom  de  Benoît  XI,  fut  courte  aussi  ;  mais 
elle  est  célèbre  par  la  gravité  des  circonstances  où  il  la 
reçut,  et  qui  ne  sui^passèrent  point  ses  forces.  Ce  fut 


—  87  — 

lui ,  en  effet,  qui  succéda  à  Boniface  VIII.  Le  conclave 
le  choisit  pourle  récompenser  de  sa  courageuse  conduite 
dans  la  journée  d'Agnani ,  lorsque,  tout  le  monde  ayant, 
abandonné  le  souverain  pontife ,  il  resta  seul  à  ses  côtés 
avec  un  autre  cardinal ,  et  soutint  la  majesté  du  Saint- 
Siège  contre  le  soufflet  de  Nogaret,  Dès  que  son  élec- 
tion fut  consommée,  il  travailla  à  la  paix  de  l'Église 
avec  autant  de  douceur  qu'il  avait  eu  de  fermeté  dans 
le  péril ,  et  la  France  lui  doit  de  l'avoir  sauvée  d'une 
situation  très-critique  sans  une  goutte  de  sang  versé. 

En  '156G,  frère  Michel  Ghisleri,  appelé  le  cardinal 
Alexandrin  parce  qu'il  était  né  proche  d'Alexandrie  de 
Piémont ,  fut  élu  pape ,  et  prit  le  nom  de  Pie  V.  Il  avait 
donné  sous  les  pontificats  précédents  de  si  grandes 
preuves  d'indépendance  etdefermeté,  que  le  peuple  ro- 
main fut  alarmé  de  son  avènement.  Le  nouveau  pape  le 
sut,  et  répondit  à  ceux  qui  lui  en  parlaient:  «  Je  ferai 
en  sorte  que  le  peuple  romain  ait  plus  de  douleur  de  ma 
mort  que  de  mon  élection.  »  Ce  fut  ce  qui  arriva.  Il 
sema  tant  d'illustres  actions  dans  un  règne  de  six  ans, 
qu'un  deuil  universel  accompagna  ses  funérailles.  Per- 
sonne n'ignore  qu'en  1571  il  conclut  avec  Venise  et 
l'Espagne  une  ligue  contre  les  Turcs,  laquelle  eut  pour 
résultatcelte  fameuse  bataille  navale  deLépante,  où  les 
armes  chrétiennes  obtinrent  un  des  plus  mémorables 
et  des  plus  nécessaires  succès  qui  les  aient  signalées  à 
la  reconnaissance  de  l'Europe. 

De  saint  Pie  V  à  Benoît  XIII ,  dernier  pape  domini- 
cain, il  s'écoula  cent  cinquante  années.  Le  rôle  du  pon- 
tificat était  bien  changé  :  mis  en  dehors  des  affaires  gé- 


nérales  de  l'Europe  par  le  traité  de  Westphalie  et  parle 
despotisme  qui  s'installait  sur  tous  les  trônes  chrétiens, 
il  ne  pouvait  plus  offrir  au  monde  que  le  spectacle  de  la 
vertu  désarmée ,  en  attendant  l'heure  des  révolutions  et 
du  martyre.  C'est  le  destin  de  la  vérité  sur  la  terre  de 
puiser,  dans  quelque  situation  qu'on  lui  fasse,  uneillus- 
tration  qui  lui  est  propre.  Si  les  hommes  lui  accordent 
un  grand  pouvoir,  elle  leur  imprime  un  grand  mouve- 
ment, change  leurs  guerres  d'ambition  en  croisades 
civilisatrices,  s'interpose  entre  l'injustice  des  grands  et 
la  violencedes  petits,  fonde  des  universités,  abolit  l'es- 
clavage ,  ouvre  à  la  misère  et  au  malheur  d'innombra- 
bles asiles ,  contraint  le  sol  à  porter  le  poids  d'éternels 
chefs-d'œuvre,  élève,  étend ,  affermit  l'humanité.  Si  les 
hommes  lui  retirent  le  pouvoir,  elle  se  retire  elle-même 
en  arrière,  et  se  tient  sur  sa  porte  comme  un  vieillard, 
cassé  par  le  temps  et  dépouillé  de  ses  offices,  s'asseoit 
sur  la  fin  du  jour  au  devant  de  sa  maison,  et  présente 
encoreàses  concitoyens  qui  passent  en  le  saluant  une 
image  vénérable  de  tout  ce  qui  est  bien.  Si  les  hommes 
vont  plus  loin  et  persécutent  la  vérité,  alors,  usée  qu'on 
la  croit,  elle  tire  de  son  antiquité  même  des  forces  ca- 
pables de  vaincre  tous  les  mondes;  elle  ouvre  ses  tré- 
sors :  elle  y  ceint  l'épée  qui  tua  ses  apôtres,  les  chaînes 
oùfarentmeurtrislesreinsdesjeunes filles  mortes  pour 
Dieu  ;  elle  met  à  son  cou  les  os  des  enfants  qui ,  déchirés 
sur  les  chevalets,  ont  ri  des  proconsuls  et  des  empe- 
reurs; elle  prend  le  bâton  qui  assommait  ses  fidèles  par 
milliers,  et,  ainsi  parée,  elle  attend  debout  sur  la  place 
publique,  sachant  que  Dieu  est  derrière  elle,  et  que  tout 


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est  sauvé  quand  tout  est  perdu.  Quoi  que  fassent  donc 
les  hommes ,  la  vérité  ne  fait  que  changer  de  gloire  : 
elle  quitte  une  couronne  pour  en  prendre  une  autre,  et, 
d'or  ou  de  fer,  cette  couronne  est  toujours  maîtresse. 

Or,  tel  le  sort  de  la  vérité,  tel  le  sort  de  la  papauté, 
qui  en  est  l'organe.  Il  ne  dépend  pas  d'un  pape  de 
choisir  son  mode  de  puissance,  pas  plus  qu'il  ne  dé- 
pend de  lui  de  choisir  son  heure  ;  mais  toujom^s  il 
dispose  d'une  puissance,  s'il  est  digne  de  son  rang. 
Benoît  XIII,  élu  en  •1724,  ne  pouvait  ])as,  comme  Inno- 
cent V,  jouer  le  rôle  de  médiateur  enire  les  républiques 
d'Italie;  ni,  comme  Benoît  XI,  donner  la  paix  à  la 
France;  ni ,  comme  saint  Pie  V,  gagner  la  bataille  de 
Lépante;  il  ne  pouvait  pas  davantage  souflrir  la  prison 
et  l'exil  comme  ses  futurs  successeurs  Pie  VI  et  Pie  VII  : 
son  jour  avait  été  marqué  entre  les  deux  époques,  et  il 
fut  tout  ce  qu'un  pape  devait  être  au  dix-huitième  siècle, 
un  homme  de  bien,  un  saint.  Issu  de  l'illustre  famille 
des  Gravina-Orsini ,  il  quitta  le  monde  dès  sa  première 
jeunesse,  donna  toute  sa  vie  l'exemple  d'une  simplicité 
qui  couvrait  d'un  voile  aimable  ses  autres  vertus  ;  et 
lorsque  enfin  la  tiare  tomba  d'elle-même  sur  son  front , 
il  se  plut  à  la  cacher  souvent  aux  regards,  allant  à  pied 
visiter  les  églises  et  les  hôpitaux  de  Bome ,  et  préférant 
aux  traditions  solennelles  de  la  cour  apostolique  les  in- 
spirations d'un  cœur  parfaitement  digne  d'avoir  échangé 
autrefois  le  palais  de  ses  pères  contre  la  cellule  du 
Frère  Prêcheur. 

Dans  ces  quatre  papes  dominicains  reluit  le  carac- 
tère de  l'ordre  entier.   Chacun  d'eux  répondit  à  son 


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temps  par  un  côté  flexible,  sans  que  le  tact  de  leur 
siècle  leur  ôtât  rien  du  courage  militant  qui  fut  tou- 
jours dans  la  nature  dominicaine,  et  qui  a  fait  de  sa 
longue  histoire  une  ligne  droite.  Piien  ne  ressemble 
plus  au  génie  français  que  le  génie  dominicain.  C'est 
pourquoi,  dans  la  liste  des  maîtres  généraux  que  j'ai 
sous  les  yeux,  et  qui  ne  va  que  jus({u'en  1720,  sur 
soixante  maîtres  généraux ,  dix-sept  ont  été  Français , 
c'est-à-dire  presque  le  tiers  :  aucun  autre  ordre  ayant 
son  centre  à  Rome  ne  présente  ce  phénomène. 

Mais  tous  les  ordres  religieux ,  quels  que  soient  leur 
caractère  particulier,  leur  origine,  leur  but  et  leurs 
moyens,  doivent  se  rencontrer  dans  un  point  commun, 
qui  est  la  sainteté.  Là  est  le  conlluent  de  tout  ce  qui 
fut  atteint  du  souffle  de  Dieu.  Là  se  rejoignent  tous  ceux 
qui  donnèrent  à  Dieu  et  aux  hommes  leur  vie ,  quelle 
qu'ait  été  la  forme  de  la  donation  :  les  vierges  sans 
tache,  les  mères  chrétiennes;  les  apôtres,  les  docteurs, 
les  martyrs  de  la  vérité  ;  l'ouvrier  gagnant  son  pain 
dans  un  travail  vulgaire  en  soi ,  mais  élevé  par  l'inten- 
tion; le  soldat  tombé  avec  le  sentiment  de  la  justice;  le 
criminel  transformant  son  supplice  en  immolation  vo- 
lontaire par  le  repentir  ;  le  religieux  ceint  de  la  corde 
de  saint  François  ou  du  cilice  de  saint  Bruno ,  pourvu 
qu'il  y  ait  en  dessous  une  chair  dévouée  ;  tout  corps  et 
toute  âme  enfin  qui  n'a  pas  vécu  pour  soi ,  mais  pour 
Dieu  dans  les  hommes,  et  pour  les  hommes  en  Dieu.  La 
sainteté ,  lien  de  tous  les  êtres  moraux ,  n'est  que  le  dé- 
vouement puisé  à  sa  source  la  plus  haute.  C'est  pour 
cela  que  le  sacrifice  est  l'action  religieuse  par  excel- 


—  91  — 

lence,  et  que  la  croix,  symbole  présent  et  futur  du 
Christianisme,  paraîtra  au  dernier  jour  pour  juger  les 
vivants  et  les  morts.  Quiconquepourra  être  mesuré  àla 
taille  de  la  croix  sera  sauvé;  quiconque  n'aura  rien  dans 
ses  membres  et  son  cœur  qui  s'adapte  à  la  croix  sera 
perdu  :  les  uns  iront  au  royaume  de  l'amour,  les  autres 
au  royaume  de  l'égoïsme.  Ici-bas,  ces  deux  royaumes 
sont  mêlés.  L'Église,  foyer  de  l'amour,  et  le  monde, 
foyer  de  l'égoïsme,  se  pénètrent  et  se  repoussent  sans 
cesse,  et,  dans  ce  combat  inépuisable,  les  ordres  reli- 
gieux sont  l'efibrt  le  plus  extrême  de  l'Église  pour 
vaincre  le  monde  à  force  de  dévouement ,  et  par  consé- 
quent de  sainteté.  Or,  tout  ce  qui  précède  a  fait  voir  si 
l'ordre  de  Saint-Dominique  avait  accompli  sa  tâche  en 
ce  genre.  De  siècle  en  siècle  il  a  grossi  d'une  foule  de 
noms  la  liste  vénérable  des  hommes  que  la  voix  des 
peuples  et  celle  de  l'Église  ont  proclamés,  dès  cette 
terre,  les  concitoyens  du  ciel.  Chaque  jour,  en  mille 
lieux ,  le  pauvre  croise  ses  mains  fatiguées  sur  le  ba- 
lustre  qui  entoure  la  châsse  ou  l'image  de  quelque  Frère 
Prêcheur,  et  repose  son  âme  dans  le  souvenir  popu- 
laire d'une  créature  qui  préféra  la  pauvreté  à  tous  les 
biens.  Laissons  à  la  garde  de  ceux  qui  les  savent  et  les 
invoquent  ces  noms  révérés,  et  terminons  cette  légère 
esquisse  d'un  ordre  immense  par  l'éloge  qu'en  faisait , 
au  quatorzième  siècle,  un  des  plus  grands  poètes  chré- 
tiens, le  chantre  indépendant  de  la  Diiiiw  Comédie: 

«  En  cette  partie  du  monde  d'où  le  Zéphire  part , 
et  vient  ouvrir  les  feuilles  nouvelles  de  l'Europe; 


—  92  — 

«  Non  loin  du  bruit  des  flots  qui  cachent  le  soleil  à 
tout  homme  derrière  leur  immensité  ; 

«  Est  assise  la  fortunée  Calaroga ,  sous  la  protection 
du  grand  écu  où  le  Lion  domine  la  Tour,  et  la  Tour  le 
Lion. 

((  Là  naquit  Tamoureux  serviteur  de  Dieu,  le  saint 
champion  de  la  foi  chrétienne ,  doux  aux  siens  et  rude 
aux  ennemis. 

«  A  peine  était  créée  son  âme,  que,  remplie  d'une 
vive  vertu ,  elle  fit  prophétiser  sa  mère. 

«  Lorsqu'au  sacré  haptème  la  foi  et  lui  se  fiancèrent 
ensemble,  et  ])romirent  de  se  sauver  Fun  par  l'auti'e, 

((  La  marraine  qui  donnait  pour  lui  le  consentement 
vit  en  songe  le  fruit  merveilleux  qui  devait  sortir  de  lui 
et  de  ses  héritiers. 

<(  Et  pour  que  son  nom  répondît  à  sa  nature,  un 
ange  vint  le  nommer  du  nom  même  du  Seigneur,  au- 
quel il  était  tout  entier. 

((  Il  fut  appelé  Domini(pie  :  et  c'est  de  lui  que  je 
parle  comme  du  jardinier  choisi  par  le  Christ  pour 
l'aider  dans  son  jardin. 

«  Bien  parut-il  qu'il  était  l'envoyé  et  l'ami  du  Christ, 
puisque  son  premier  amour  futpour  le  premier  conseil 
que  donne  le  Christ. 

«  Souvent  sa  nourrice  le  trouva  couché  parterre ,  si- 
lencieux et  éveillé,  comme  s'il  (;ùt  dit:  Je  suis  venu 
pour  cela. 

((  Oh!  vraiment  heureux  son  pèri'!  Oh!  vrainicul. 
pleine  de  grâces  sa  mère!  comme  le  dit  leur  nom  même 
de  Félix  et  de  Jeanne. 


—  93  — 

«  En  peu  de  temps,  non  pour  le  vain  amour  du 
monde,  mais  par  amour  de  la  manne  véritable, 

((  Il  devint  yrand  docteur,  et  se  mit  à  travailler  la 
vigne  qui  blanchit  et  se  dessèche  lorsque  le  vigneron 
n'est  pas  digne  d'elle. 

«  Et  il  ne  demanda  pas  au  siège  suprême,  meilleur 
autrefois  aux  pauvres  chrétiens  qu'il  ne  l'est  aujour- 
d'hui (non  par  la  faute  du  siège,  mais  de  celui  qui  est 
assis  dessus), 

((  Il  ne  demanda  pas  de  donner  moins  au  lieu  de 
«lonner  plus,  ni  le  premier  bénéfice  vacant,  ni  les 
dîmes  qui  api)artiennent  aux  pauvres  de  Dieu; 

((  Mais  seulement  la  liberté  de  combattre  pour  l'É- 
vangile contre  les  erreurs  du  monde  (1).  » 

Ainsi  débordait  de  l'âme  mélancolique  et  forte  du 
Dante  l'admiration  que  lui  avait  inspirée  l'ordre  de 
Saint-Dominique.  Ce  proscritdontla plume n"a  épargné 
aucune  grandeur  coupable,  traita  toujours  les  Frères 
Prêcheurs  et  les  Frères  Mineurs  comme  les  héros  de 
son  siècle;  et  sa  pensée,  après  avoir  fait  tristement  le 
tour  du  monde  dans  les  longs  jours  de  l'exil ,  revenait 
à  eux  avec  le  difficile  plaisir  de  pouvoir  respecter.  Tels 
furent  aussi  les  sentiments  des  plus  grands  hommes  du 
moyen  Age.  L'apparition  simultanée  de  saint  Domi- 
nique et  de  saint  François  fit  sur  tous  ceux  qui  jouaient 
alors  un  rôle  dans  les  aflaires  du  monde  l'efiet  d'un  mi- 
racle de  la  Providence ,  et  le  tressaillement  unanime 
qu'ils  en  eurent  est  un  éloge  que  les  siècles  nouveaux 

(1)  II  Païadiso,  chap.  xii. 


—  94  — 

n'infirmeront  jamais.  C'est  aux  contemporains  à  juger 
les  choses  et  les  hommes  de  leur  tem.ps.  C'est  à  ceux 
qui  ont  mangé  le  même  pain  à  savoir  ce  qu'il  valait  :  et 
de  même  que  l'avenir  ne  comprendra  pas  les  idées  les 
plus  généreuses  d'aujourd'hui,  accordons  au  passé 
d'avoir  connu  ceux  qui  lui  firent  du  bien  et  ceux  qui 
lui  firent  du  mal.  Le  malade  retourné  à  gauche  de- 
mande ensuite  qu'on  le  retourne  à  droite  ;  mais  en  bé- 
nissant la  seconde  main  qui  le  touche  à  son  gré ,  il  ne 
doit  pas  maudire  la  première  :  toutes  les  deux  sont 
sacrées. 


CHAPITRE  VI 


DE   L  INQUISITION. 


L'inquisition  est  un  tribunal  établi  autrefois  dans 
quelques  pays  de  la  chrétienté  par  le  concours  de  l'au- 
torité ecclésiastique  et  de  l'autorité  civile,  pour  la  re- 
cherche et  la  répression  des  actes  qui  tendent  au  ren- 
versement de  la  religion. 

On  accuse  saint  Dominique  d'avoir  été  l'inventeur  de 
ce  tribunal  ; 

On  accuse  les  dominicains  d'en  avoir  été  les  promo- 
teurs et  les  principaux  instruments  ; 

On  les  rend  comptables  particulièrement  des  excès 
de  l'inquisition  espagnole. 

Or,  saint  Dominique  n'a  point  été  l'inventeur  de  l'in- 
quisition, et  n'a  jamais  fait  aucun  acte  d'inquisiteur; 

Les  dominicains  n'ont  point  été  les  promoteurs  et 
les  principaux  instruments  de  l'inquisition; 

Et,  quant  à  Finquisilion  espagnole,  loin  d'en  être  res- 
ponsables, ils  en  furent  éloignés  par  les  rois  d'Espagne, 
dès  que  les  rois  d'Espagne,  à  la  fin  du  quinzième  et  au 
commencement  du  seizième  siècle,  transformèrent  ce 
tribunal  en  une  institution  nouvelle  et  politiquequi  exi- 
geait des  serviteurs  plus  dépendants  que  des  religieux. 


«=  96  — 

Ces  assertions  peuvent  étonner  ceux  qui  croient  à 
riiistoire  telle  que  les  protestants  etles  rationalistes  Font 
faite;  mais  elles  ne  surprendront  point  ceux  qui  savent 
que  l'histoire,  depuis  trois  siècles,  est  un  mensonge 
perpétuel  et  flagrant,  que  les  savants  de  France ,  d'Alle- 
magne et  d'Angleterre  ont  déjà  démoli  en  partie.  Dans 
tous  les  cas,  je  donnerai  mes  preuves. 

En  1812,  les  Certes  espagnoles  assemblées  dans  l'île 
de  Léon  nommèrent  un  comité  de  constitution  qui  fut 
chargé,  entre  autres  travaux,  de  présenter  un  rapport 
et  un  projet  do  décret  sur  le  tribunal  de  l'inquisition.  Le 
comité  fit  dans  son  rapport  un  exposé  de  l'origine  et  du 
développement  de  ce  tribunal ,  et  conclut  à  ce  qu'il  fût 
aboli  en  Espagne.  Cette  pièce ,  de  fabrique  rationaliste , 
libérale  et  espagnole ,  et  qui ,  à  tous  ces  titres ,  ne  sau- 
rait être  suspecte  de  partialité  en  faveur  de  l'inquisi- 
tion ,  sera  mon  premier  moyen  justificatif. 

Un  autre  document  non  moins  précieux  est  l'Histoire 
de  l'Inquisition  publiéeàAmsterdam.  en  1662,  par  Phi- 
lippe de  Lymborch,  professeur  de  théologie  dans  le 
parti  calviniste  des  hcinontrant!^.  Cette  histoire,  aussi 
hostile  quepossible  à  l'Église  catholique,  à  l'inquisition 
et  aux  dominicains,  sera  mon  second  moyen  justificatif. 

Je  ne  dirai  rien  qui  ne  soit  appuyé  sur  l'un  ou  l'autre 
de  ces  monuments  ennemis,  et  quelquefois  sur  tous  les 
deux  ensemble.  Ils  me  serviront  de  texte,  et  le  reste 
de  mes  preuves  n'en  sera  que  le  commentaire. 

Voici,  pour  commencer,  la  manière  dont  le  comité 
des  Cortès  s'exprime  sur  saint  Dominique  :  «  Les  prê- 
te miers  inquisiteurs  n'opposèrent  jamais  à  l'hérésie 


—  97  — 

«  d'autres  armes  que  la  prière,  la  patience  et  l'in- 
«  struction,  et  saint  Dominique  surtout,  comme  l'as- 
«  surent  les  Bollandistes,  et  les  Pères  Eckhard  et  Tou- 
«.  ron  (4).  »  Et  plus  bas  :  «  Philippe  II,  le  plus  absurde 
(c  des  princes,  fut  le  véritable  fondateur  de  l'inquisition  ; 
«  ce  fut  sa  politique  raffinée  qui  la  porta  à  ce  point  de 
«  hauteur  où  elle  était  montée.  Toujours  les  rois  ont 
«  repoussé  les  conseils  et  les  soupçons  qui  leur  ont  été 
«  adressés  contre  ce  tribunal,  parce  qu'ils  sont  dans 
«  tous  les  cas  maîtres  absolus  de  nommer,  de  suspendre 
«  ou  de  renvoyer  les  inquisiteurs,  et  qu'ils  n'ont  d'ail- 
«  leurs  rien  à  craindre  de  l'inquisition,  qui  n'est  ter- 
«  rible  que  pour  leurs  sujets  (2).  » 

Ainsi  le  com.ité  des  Certes  distingue  dans  l'inquisition 
deux  termes  extrêmes,  saint  Dominique  et  Philippe  II  : 
le  premier,  n'ayant  d'autres  armes  que  la  •prière,  la  pa- 
tience et  l'instmction  ;  le  second,  véritable  fondateur  de 
l'inquisition ,  la  transformant  en  un  tribunal  terrible 
dont  les  rois  sont  les  maîtres  absolus.  Je  pourrais  m'ar- 
rètor  là  :  car  quoi  de  plus  décisif  pour  qui  sait  lire  ? 
Qu'importe  que  le  comité  range  saint  Dominique  parmi 
les  premiers  inquisiteurs,  si  les  premiers  inquisiteurs 
n'employèrent  jamais  que  la  prière,  la  patience  et  l'in- 
stmction  ?  Que  reste-t-il  de  commun  entre  l'œuvre  de 
saint  Dominique  et  celle  de  Philippe  II,  séparées  par 

(1)  Rajiport  sur  le  tribunal  de  l'inquisition,  avec  le  projet  de 
décret  concernant  les  tribunaux  protecteurs  de  la  religion,  pré- 
henté  aux  Coi  tes  (.'énérales  et  extraordinaires  par  la  commission 
de  constitution.  Cadix,  18 IS. 

(2)  Ripport,etc.,  p.  80. 

3' 


—  98  — 

trois  siècles  d'intervalle  ;  l'une  religieuse,  et  l'autre  poli- 
tique ;  l'une  confiée  à  des  hommes  qui  prient  et  instrui- 
sent avec  patience,  l'autre  à  des  rois  qui  repoussent  les 
conseils  et  les  soupçons  contre  un  tribunal  dont  ils  sont 
les  maîtres  absolus?  Mais  en  matière  si  grave,  on  ne  peut 
pardonnerau  comitémême  une  erreur  inofTensive.  Bien 
qu'il  n'impute  pas  à  saint  Dominique  d'avoir  inventé 
l'inquisition,  ni  de  l'avoir  exercée  avec  dureté,  il  le 
nomme  toutefois  parmi  les  premiers  inquisiteurs,  et  ce 
fait  est  absolument  inadmissible,  comme  on  va  le  voir. 

Faisons-nous  d'abord  une  juste  idée  de  l'inquisition. 

L'inquisition  ne  consiste  pas  dans  les  lois  pénales  éta- 
blies contre  la  profession  publique  de  l'hérésie,  et,  en 
général,  contre  les  actes  extérieurs  destructifs  de  la 
religion.  Depuis  mille  ans,  des  lois  semblables  étaient 
en  vigueur  dans  la  société  chrétienne.  Constantin  et  ses 
successeurs  en  avaient  publié  un  grand  nombre  qu'on 
peut  lire  dans  le  Gode  Théodosien,  toutes  appuyées  sur 
cette  maxime,  que,  la  religion  étant  le  premier  bien 
des  peuples,  les  peuples  ont  droit  de  la  pincer  sous  la 
môme  protection  que  les  biens ,  la  vie  et  riionnour  des 
citoyens.  Je  n'examine  pas  la  valeur  de  cette  maxime, 
je  ne  fais  que  l'énoncer.  Avant  les  temps  modernes, 
elle  passait  pour  incontestable  ;  toutes  les  nations  de  la 
terre  l'avaient  mise  en  pratique,  et  aujourd'hui  même 
la  liberté  religieuse  n'existe  qu'en  deux  pays,  aux 
États-Unis  et  en  Belgique.  Partout  ailleurs,  sans  en 
excepter  la  France,  l'ancien  principe  domine,  quoique 
affaibli  dans  son  application.  On  croyait,  et  presque 
tout  l'univers  croit  encore  que  la  société  civile  doit 


—  99  — 

empêcher  les  actes  extérieurs  contraires  à  la  religion 
qu'elle  })rofesse,  et  qu'il  n'est  pas  raisonnable  de  l'a- 
bandonner aux  attaques  du  premier  venu  qui  a  assez 
d'esprit  pour  soutenir  un  dogme  nouveau.  C'est  en  ce 
sens  qu'a  jugé  la  cour  de  cassation,  même  après  1830, 
lorsqu'elle  a  décidé  que  la  charte  ne  donnait  pas  droit  à 
qui  voulait  d'ouvrir  un  temple  et  de  fonder  une  chaire 
religieuse.  Le  principe  ancien  subsiste  donc  dans  la 
jurisprudence  interprète  de  nos  lois  ;  la  magistrature 
française  juge  aujourd'hui,  en  ces  matières,  comme 
jugeait  la  magistrature  du  Bas-Empire  et  du  moyen 
âge,  comme  jugent  les  mandarins  chinois  qui  font 
étrangler  nos  missionnaires  ;  et  peu  importe  que  la  pé- 
nalité soit  adoucie ,  car  elle  l'est  également  pour  tous 
les  autres  crimes.  Adoucir  une  pénalité,  ce  n'est  pas 
déclarer  innocent  le  fait  qui  en  est  atteint  ;  ce  n'est  pas 
surtout  le  déclarer  libre.  Pœste  donc  à  la  France  la  soli- 
darité du  principe  d'où  est  née  l'inquisition. 

Jusqu'à  la  fin  du  douzième  siècle ,  les  attentats  reli- 
gieux étaient  poursuivis  et  jugés  par  les  magistrats  ordi- 
naires. L'Eglise  frappait  une  doctrine  d'anathème  :  ceux 
qui  la  propageaient  opiniâtrement  dans  les  assemblées 
publiques  ou  secrètes,  au  moyen  d'écrits  ou  de  prédica- 
tions, étaient  recherchés  et  condamnés  par  les  tribu- 
naux de  droit  commun.  Tout  au  plus  l'autorité  ecclé- 
siastique inten'enait-elle  quelquefois  dans  la  procédure 
par  voie  de  plainte.  Mais  à  côté  de  ce  fait  social  de  la 
répression  des  hérétiques  se  développait  un  autre  élé- 
ment d'origine  toute  clirétienne,  l'éléinent  de  la  dou- 
ceur à  l'égard  des  criminels,  et  surtout  à  l'égard  des 


—  100  — 

criminels  d'idées.  Tous  les  chrétiens  étaient  convaincus 
que  la  foi  est  un  acte  libre,  dont  la  persuasion  et  la 
grâce  sont  la  source  unique  ;  tous  disaient  avec  saint 
Athanase  :  «  Le  propre  d'une  religion  d'amour  est  de 
«  persuader,  non  de  contraindre  (1).  »  Mais  ils  n'étaient 
pas  d'accord  sur  le  degré  de  liberté  qu'il  tldlait  accorder 
à  l'erreur.  Cette  seconde  question  leur  paraissait  toute 
diflerente  de  la  première  ;  car  autre  chose  est  de  ne  pas 
violenterles  consciences,  autre  chose  deles  abandonner 
à  l'action  arbitraire  d'une  force  intellectuelle  mauvaise. 
Ceux  qui  souhaitaient  la  liberté  absolue  parlaient  ainsi 
par  la  bouche  de  saint  Hilaire,  évèque  de  Poitiers  : 
«  Qu'il  nous  soit  permis  do  déplorer  la  misère  de  notre 
(.(.  âge ,  et  les  folles  opinions  d'un  temps  où  l'on  croit 
((  protéger  Dieu  par  l'homme ,  et  l'Eglise  du  Christ  par 
«  la  puissance  du  siècle.  Je  vous  prie  ,  ô  évèqucs  qui 
«  croyez  cela  ,  de  quels  suflrages  se  sont  appuyés  les 
«  apôtres  pour  prêcher  l'Évangile?  Quelles  armes  ont- 
((  ils  appelées  à  leur  secours  pour  prêcher  Jésus- Christ? 
((  Comment  ont-ils  converti  les  nations  du  culte  dos 
((  idoles  à  celui  du  vrai  Dieu?  Est-ce  qu'ils  avaient 
«  obtenu  leur  dignité  du  palais,  ceux  qui  chantaient 
(.(.  Dieu  après  avoir  reçu  des  chaînes  et  des  coups  de 
(.(.  fouet?  Était-ce  avec  des  édits  du  prince  que  Paul, 
((  donné  en  spectacle  comme  un  malfaiteur,  assemblait 
((  l'Église  du  Christ?  ou  bien  était-ce  sous  le  patronage 
«  de  Néron ,  de  Vespasien ,  de  Décius ,  de  tous  ces  enne- 
((  mis  dont  la  haine  a  fait  fleurir  la  parole  divine?  Ceux 

(1)  Lettre  aux  Solitaires. 


—  101  — 

«  qui  se  nourrissaient  du  travail  de  leurs  mains,  qui 
«  tenaient  des  assemblées  secrètes ,  qui  parcouraient 
((  les  Lourgs  ,  les  villes ,  les  nations ,  la  terre  et  la  mer, 
<(  malgré  les  sénatus-consultes  et  les  édits  des  princes, 
«  ceux-là  n'avaient-ils  point  les  clefs  du  royaume  des 
«  cieux?  et  le  Christ  n'a-t-il  pas  été  d'autantplus  prêché 
«  qu'on  défendait  davantage  de  le  prêcher?  Mais  main- 
«  tenant ,  ô  douleur!  des  suffrages  terrestres  servent  de 
«  recommandation  à  la  foi  divine ,  et  le  Christ  est  accusé 
«  d'indigence  de  pouvoir  par  des  intrigues  faites  en  sa 
«  faveur  !  Que  l'Église  donc  répande  la  terreur  par 
((  l'exil  et  la  prison ,  elle  qui  avait  été  confiée  à  la  garde 
«  de  l'exil  et  de  la  prison  !  Qu'elle  attende  son  sort  de 
«  ceux  qui  veulent  bien  accepter  sa  communion ,  elle 
«  qui  avait  été  consacrée  de  la  main  des  persécu- 
«  teurs  (1)  !  » 

Saint  Augustin ,  qui  avait  appartenu  d'abord  à  cette 
école ,  s'adressait  dans  le  même  esprit  aux  Manichéens  : 
«  Que  ceux-là  sévissent  contre  vous  qui  ne  savent  pas 
«  avec  quel  labeur  la  vérité  se  découvre,  et  combien 
«  péniblement  on  échappe  à  l'erreur.  Que  ceux-là  sé- 
«  vissent  contre  vous  qui  ne  savent  pas  combien  il  est 
«  rare  et  difficile  de  vaincre  les  fantômes  du  corps  par 
«  la  sérénité  d'une  pieuse  intelligence.  Que  ceux-là 
«  sévissent  contre  vous  qui  ne  savent  pas  avec  quelle 
«  peine  on  guérit  l'œil  intérieur  de  l'homme  pour  le 
«  rendre  capable  de  voir  son  soleil ,  non  pas  ce  soleil 
«  que  vous  adorez,  et  qui  brille  aux  yeux  charnels  de 

(I)  Contre  Auxencc. 


—  102  — 

«  l'homme  et  de  la  bète ,  mais  celui  dont  il  est  écrit  par 
((  le  Prophète  :  Le  soleil  de  la  justice  s'est  levéïwur  moi; 
((  et  dont  l'Évangile  dit  qu'iV  es^  la  lumière  qui  illumine 
«  tout  }wmme  venant  en  ce  monde.  Que  ceux-là  sévissent 
«  contre  vous  qui  ne  savent  pas  par  quels  soupirs 
«  et  quels  gémissements  il  arrive  qu'on  comprend 
«  Dieu  tant  soit  peu.  Enfin  que  ceux-là  sévissent 
«  contre  vous  que  n'a  jamais  trompés  l'erreur  qui  vous 
«  trompe  (4)  !  » 

Saint  Augustin  passa  plus  tard  à  l'école  opposée.  Les 
fureurs  des  Donatistes  d'Afrique  contre  l'Église  en 
furent  la  cause.  Il  crut  être  redevable  à  l'expérience  de 
deux  vérités  que  la  méditation  de  l'Évangile  ne  lui 
avait  point  apprises ,  savoir  :  que  l'erreur  est  essen- 
tiellement persécutrice ,  et  n'accorde  jamais  à  la  vérité 
que  le  moins  de  liberté  i)0ssible;  et,  en  second  lieu, 
qu'il  y  a  une  oppression  des  intelligences  faibles  par 
les  intelligences  fortes ,  comme  il  y  a  une  oppression 
des  corps  débiles  par  les  corps  robustes.  D'où  il  con- 
cluait que  la  répression  de  l'erreur  est  une  défense 
légitime  contre  deux  tyrannies  ,  la  tyrannie  de  la  per- 
sécution et  la  tj'rannie  de  la  séduction. 

Je  ne  suis  toujours  qu'historien. 

Néanmoins  cette  seconde  école  étaittravailléo  comme 
la  première,  quoique  à  un  moindre  degré,  par  le  besoin 
ineffaçable  de  la  mansuétude  chrélienne,  et  saint  Au- 
gustin écrivait  à  Donat,  proconsul  d'Afrique,  ces  pa- 
roles bien  remarquables,  au  sujet  des  hérétiques  les 

(1)  Contre  riqiitre  du  l'oiulemcut. 


—  i03  — 

plus  atroces  qui  fussent  jamais  :  «  Nous  désirons  qu'ils 
«  soient  corrigés,  mais  non  mis  à  mort;  qu'on  ne 
<(  néglige  pas  à  leur  égard  vue  répression  disciplinaire, 
((  mais  aussi  qu'on  ne  les  livre  pas  aux  supplices  qu'ils 

«  ont  mérités Si  vous  ôtez  la  vie  à  ces  hommes 

«  pour  leurs  crimes,  vous  nous  détournerez  de  porter 
<(  à  votre  tribunal  des  causes  semblables ,  et  alors  l'au- 
((  dace  de  nos  ennemis ,  portée  à  son  comble ,  achè- 
«  vera  notre  ruine  ,  par  la  nécessité  où  vous  nous  au- 
«  rez  mis  d'aimer  mieux  mourir  de  leurs  mains  que 
«  de  les  déférer  à  votre  jugement  (1).  » 

C'était  en  vertu  de  ces  maximes  que  saint  Martin 
de  Tours  refusa  constamment  sa  communion  aux 
évoques  qui  avaient  pris  part  à  la  condamnation  san- 
glante des  Priscillianistes   d'Espagne. 

On  voit  donc  l'Église  placée  dans  cette  question  entre 
deux  extrémités,  la  liberté  absolue  de  l'erreur,  ou  sa 
poursuite  à  outrance  par  le  glaive  inexorable  de  la  loi 
civile.  Quelques-uns  de  ses  docteurs  penchent  pour 
le  premier  parti ,  aucun  pour  le  second  :  quelques-uns 
pour  la  douceur  sans  bornes,  aucun  pour  la  pénalité 
impassible  et  illimitée.  L'Église  est  crucifiée  là  entre 
deux  appréhensions  également  terribles.  Si  elle  laisse  à 
l'erreur  toute  latitude ,  elle  craint  l'oppression  de  ses 
enfants;  si  elle  réprime  TeiTCur  par  l'épée  de  Vévéque 
du  dehors ,  elle  craint  d'opprimer  elle-même  :  il  y  a  du 
sang  partout.  Le  cours  des  événements  augmentait  en- 
core cette  angoisse;  car  les  lois  portées  contre  les  hé- 

(1)  CXXVII«  lettre. 


—  404.  — 

rétiques  retombaient  sans  cesse  sur  les  catholiques ,  et 
d'Arius  aux  Iconoclastes ,  ce  n'étaient  qu'évoques  et 
prêtres  emprisonnés  ,  exilés,  meurtris,  refoulés  aux 
catacombes  par  des  empereurs  qui  ne  se  lassaient  pas 
d'ofîrir  à  l'Église  le  choix  entre  leurs  idées  et  leurs 
bourreaux. 

Dès  que  l'Église  le  put,  elle  songea  sérieusement  à 
sortir  de  cette  situation.  La  phrase  de  saint  Augustin 
avait  eu  le  temps  de  mûrir  :  «  Nous  désirons  qu'ils  soient 
«  corrigés ,  mais  non  mis  à  mort  ;  qu'on  ne  néglige  pas 
ce  à  leur  égard  une  répression  disciplinaire ,  mais  aussi 
ce  qu'on  ne  les  livre  pas  aux  supplices  qu'ils  ont  méri- 
«  tés.  »  Le  pontificat  conçut  un  dessein  dont  le  xix'' 
siècle  se  glorifie  beaucoup ,  mais  dont  les  papes  s'occu- 
paient déjà  il  y  a  six  cents  ans,  celui  d'un  système  ^K'iii- 
tentiaire.  Il  n'y  avait  pour  les  fautes  des  hommes  que 
deuxsortes  de  tribunaux  en  vigueur,  les  tribunaux  civils 
et  les  tribunaux  de  la  pénitence  chrétienne.  L'inconvé- 
nient de  ceux-ci  était  de  n'atteindre  que  les  pécheurs 
apportant  volontairement  l'aveu  de  leurs  crimes  ;  l'in- 
convénient de  ceux-là,  qui  avaient  la  force  en  main,  était 
de  ne  posséder  aucune  puissance  sur  le  cœur  des  cou- 
pables, de  les  frapper  d'une  vindicte  sans  miséricorde, 
d'une  plaie  extérieure  incapable  de  guérir  la  plaie  inté- 
rieure. Entre  ces  deux  tribunaux  les  papes  voulurent 
établir  un  tribunal  intermédiaire,  un  tribunal  de  juste 
milieu,  un  tribunal  qui  pût  pardonner,  modifier  la  peine 
même  prononcée,  engendrer  le  remords  dans  le  crimi- 
nel ,  et  faire  suivre  pas  à  pas  le  remords  par  la  bonté, 
un  tribunal  qui  changeât  le  stipplivc  eni'vnitencv,  l'écha- 


—  i05  — 

faud  en  éducation,  et  n'abandonnât  ses  justiciables  au 
bras  fatal  de  la  justice  bumaine  qu'à  la  dernière  extré- 
mité :  ce  tribunal  exécrable,  c'est  l'inquisition  ;  non  pas 
l'inquisition  espagnole,  corrompue  par  le  despotisme 
des  rois  d'Espagne  et  le  caractère  particulier  de  cette 
nation;  mais  l'inquisition  telle  que  les  papes  l'avaient 
conçue,  telle  qu'après  beaucoup  d'essais  et  d'eflbrts  ils 
l'ont  enfin  réalisée ,  en  1542 ,  dans  la  comirégation  ro- 
maine du  Saint  Office,  le  tribunal  le  plus  doux  qu'il  y 
ait  au  monde ,  le  seul  qui  en  trois  cents  ans  de  durée 
n'ait  peut-être  pas  versé  une  goutte  de  sang. 

Je  ne  suis  pas  le  premier,  du  reste ,  à  m'ètre  aperçu 
de  la  nature  pénitentiaire  et  i^roçjrcssivc  de  l'inquisition  ; 
\e  Journal  des  Débats  l'avait  vue  bien  avant  moi  :  ce  Quel 
«  est  cependant,  dit-il ,  quel  est  le  tribunal  en  Europe, 
«  autre  que  celui  de  l'inquisition,  qui  absout  le  coupable 
«  lorsqu'il  se  repent  et  confesse  son  repentir?  Quel  est 
((  l'individu  tenant  des  propos ,  affectant  une  conduite 
«  irréligieuse ,  et  professant  des  principes  contraires  à 
(.(  ceux  que  les  lois  ont  établis  pour  le  maintien  de  l'ordre 
((  social,  quel  est  cet  individu  qui  n'ait  pas  été  averti 
a  deux  fois  parles  membres  de  ce  tribunal  ?  S'il  récidive, 
«  si,  malgré  les  avis  qu'on  lui  donne,  il  persiste  dans 
«  sa  conduite,  on  l'arrête;  'et ,  s'il  se  repent,  on  le  met 
«  en  liberté.  M.  Bourgoing,  dont  les  opinions  ne  pou- 
ce vaient  être  suspectées  lorsqu'il  écrivait  son  Tableau 
«  de  l'Espagne  moderne,  en  parlant  du  saint  office  ,  dit  : 
((  — J'avouerai ,  pour  rendre  bommage  à  la  vérité,  que 
«  l'inquisition  pourrait  être  citée  de  nos  jours  comme 
«  un  modèle  d'équité. — Quel  aveu  !  Et  commentscrait- 


—  106  — 

«  il  reçu  si  c'était  nous  qui  le  faisions?  Mais  M.  Bour- 
«  going  n'a  vu  dans  le  tribunal  de  Finquisition  que  ce 
«  qui  est  réellement,  un  moyen  de  haute  police  (1).» 

C'est  à  propos  de  Finquisition  espagnole  que  le  Jour- 
nal des  Débats  s'exprimait  de  la  sorte  :  que  serait-ce 
donc  si,  au  lieu  d'arrêter  ses  regards  sur  une  inquisition 
dénaturée,  il  eût  considéré  la  donnée  primitive  de  ce 
tribunal  et  sa  réalisation  complète  dans  la  congrégation 
romaine  du  Saint  Office?  C'est  pourquoi,  si  j'établis  que 
saint  Dominique  n'a  été  ni  l'inventeur  de  Finquisition 
nile  premier  inquisiteur,  ce  n'estpas  pour  décharger  ses 
glorieuses  épaules  d'un  fardeau  trop  inexplicable,  c'est 
parce  que  le  fait  n'estpas  vrai.  Le  germe  de  l'inquisition 
a  précédé  saint  Dominique,  saint  Dominique  n'a  rien 
fait  pour  son  développement,  et  ce  n'est  que  longtemps 
après  sa  mort  que  ce  tribunal  a  acquis  une  forme  arrêtée 
et  une  puissance  réelle. 

En  effet,  les  difficultés  à  vaincre  étaient  énormes  du 
côté  de  la  pensée  et  du  côté  de  la  réalisation.  Il  fallait 
tirer  des  cloîtres  le  système  pénitentiaire,  et  l'appliquer 
à  la  société  extérieure  par  un  tribunal  qui  ne  pouvait 
pas  être  laïque ,  tout  en  ayant  besoin  du  concours  des 
laïques,  et  qui  ne  pouvait  pas  non  plus  être  épiscopal, 
tout  en  ayant  besoin  du  concours  des  évêques.  Ce  tribu- 
nal no  pouvait  pas  être  laïque,  parce  ({ue  la  réforme  in- 
térieure des  coupables  et  la  proportion  de  la  miséricorde 

(1)  Journal  des  Débuis  du  17  septcmliie  ISOo,  sons  le  nom  de 
Journal  de  l'Empire,  lendaUt  compte  du  Tahleav.  de  l' Espar/ne 
moderne,  par  M.  Bnurjroiug,  aucicu  ministre  pléuipotciitiaive 
de  la  république  franc  aise  près  de  la  cour  d'Espagne. 


—  107  — 

au  degré  de  la  réforme  obtenue,  exigent  nécessairement 
l'intervention  du  prêtre,  une  conscience  consacrée  pour 
recevoir  des  aveux  :  cependant  le  concours  des  laïques 
était  nécessaire ,  puisque  l'Église  ne  possède  par  elle- 
même  aucun  moyen  de  contrainte.  Ce  tribunal  ne  pou- 
vait pas  non  plus  être  épiscopal ,  parce  que  les  évêques, 
accablés  du  fardeau  de  leurs  diocèses ,  auraient  plié 
sous  cette  nouvelle  charge,  et  que  d'ailleurs  la  direction 
de  procédures  criminelles  leur  eût  ôté  devant  les 
peuples  quelque  chose  de  la  majesté  tendre  qu'ils  ne 
doivent  jamais  abdiquer.  Cependant  leur  concours  était 
nécessaire,  parce  qu'ils  sont  juges-nés  de  toutes  les 
questions  de  doctrine.  C'était  d'ailleurs  un  élément  si 
nouveau  à  introduire  dans  la  marche  générale  des 
aflaires  humaines,  que  jamais  l'incomiu  n'a  dû  exiger 
plus  de  tâtonnements. 

En  1185 ,  le  pape  Lucius  III,  chassé  de  Rome  par  les 
insultes  répétées  des  Romains,  était  à  Vérone.  L'empe- 
reur Frédéric  1°''  y  vint  accompagné  d'un  grand  nom- 
bre d'évèques  et  de  seigneurs.  Ils  tinrent  ensemble  un 
grand  concile,  sur  lequel  Fleury  fait  la  remarque 
suivante  dans  son  Histoire  ecdcsiastiquc  :  «  Je  crois  y 
«  voir,  dit-il ,  l'origine  de  l'inquisition  contre  les  héré- 
«  tiques ,  en  ce  que  l'on  ordonne  aux  évêques  de  s'in- 
«  former  par  eux-mêmes  ou  par  commissaires  des  per- 
«  sonnes  suspectes  d'hérésie,  suivant  la  commune 
«  renommée  et  les  dénonciations  particulières;  que 
«  l'on  distingue  les  degrés  de  suspects,  convaincus, 
«  pénitents  et  reîc^ps ,  suivant  lesquels  les  peines  sont 
«  différentes;  enfin,  qu'après  que  l'Église  a  employé 


—  108  — 

«  contre  les  coupables  les  peines  spirituelles ,  elle  les 
«  abandonne  au  bras  séculier  (1).  » 

Il  n'est  pas  douteux ,  en  effet ,  que  les  premiers  linéa- 
ments de  l'inquisition  ne  soient  là  tout  entiers,  quoique 
informes  :  recherche  des  hérétiques  par  commissaires, 
application  de  peines  spirituelles  graduées,  abandon  au 
bras  séculier  en  cas  d'impénitence  manifeste,  concours 
des  laïques  et  des  évêques.  Il  n'y  manque  qu'une 
forme  définitive,  c'est-à-dire  l'élection  d'un  tribunal 
particulier  qui  exerce  ce  nouveau  mode  de  justice  ; 
mais  on  n'en  vint  là  que  beaucoup  plus  tard. 

Douze  ans  après  le  concile  de  Vérone  ,  en  i'198,  ap- 
paraissent les  premiers  commissaires  inquisiteurs  dont 
l'histoire  ait  conservé  le  nom.  C'étaient  deux  moines  de 
l'ordre  de  Cîteaux ,  Rainier  et  Guy.  Ils  furent  envoyés 
dans  le  Languedoc  par  le  pape  Innocent  III,  pour  la 
recherche  et  la  conversion  des  hérétiques  albigeois. 
Fleury,  dans  son  Histoire  ecclésiastique ,  et  dom  Vais- 
sette,  dans  V Histoire  du  Languedoc,  leur  donnent  éga- 
lement la  qualification  d'inquisiteurs  (2). 

Les  trois  légats  de  l'ordre  de  Cîteaux  que  saint  Do- 
minique et  l'évêque  d'Osma  rencontrèrent  à  Montpel- 
lier vers  la  fin  de  l'an  1205,  étaient  pareillement  des 
commissaires  inquisiteurs. 

Ainsi ,  au  moment  où  saint  Dominique  arrive  sur  la 
scène,  il  y  avait  vingt  et  un  ans  que  les  bases  de  Tin- 
quisition  avaient  été  posées  au  concile  de  Vérone ,  et 

(1)  Hist.  Eccl.,  liv.  Lxxiii,  n"  54. 

(2)  Hist.  Eccl.,  liv.  lxxv,  u»  8.  —  Histoire  du  Languedoc, 
.  III,  liv.  XXI,  p.  13. 


—  109  — 

c'était  l'ordre  de  Cîteaux  qui  exerçait  ce  nouvel  emploi 
sous  sa  forme  primitive  et  encore  inconsistante.  Et 
comment  saint  Dominique  se  présente-t-il  aux  légats? 
«  Laissez,  leur  dit-il,  ces  équipages,  ces  valets,  ces 
insignes ,  ce  luxo,  qui  n'est  bon  qu'à  endurcir  les  héré- 
tiques ;  allons  à  pied  les  chercher  et  leur  parler,  allons 
souflrir  et  mourir  pour  eux.  »  Chose  inouïe!  lerationa-. 
lisme  a  pris  juste  le  contre-pied  do  l'histoire.  Dans 
cette  terrible  guerre  des  Albigeois,  ce  sont  les  abbés  de 
Cîteaux  qui  conduisent  tout ,  qui  président  les  assem- 
blées des  évèques  et  des  chevaliers,  qui  déploient  contre 
les  hérétiques  toutes  les  forces  du  siècle  et  de  l'Église  ; 
saint  Dominique,  au  contraire ,  se  montre  ce  que  nous 
appellerions  aujourd'hui  un  homme  nouveau.  11  ne  paraît 
pas  plus  dans  les  conseils  que  dans  les  combats;  il 
prie,  il  jeûne,  il  prêche  ;  il  arrache  un  jeune  homme 
au  dernier  supplice  en  aflîrmant  qu'il  sera  un  jour  un 
grand  f<aiiit.  Une  pauvi'o  f(niinie  hérétique  lui  déclare 
ffu'ellenepeut  pas  quitter  l'iiérésie,  qui  ki  fait  vivre; 
saint  Doiiiinique  veut  se  vendre  comme  esclave  pour 
lui  procurer  du  pain.  Il  l'assemble  des  jeunes  fdles  en 
communauté,  afin  de  les  arracher  à  la  tentation  de  la 
misère.  11  fonde  un  nouvel  ordre  religieux,  pour  agir 
sur  les  hérétiques  non  par  la  contrainte ,  mais  par  la 
prédication  et  la  science  divine.  De  tous  les  contempo- 
rains qui  ont  écrit  sa  vie  :  Thierry  d'Apolda;  Constan- 
tin, évoque  d'Orvieto  ;  Barthélémy,  évéque  de  Trente; 
le  Père  Ilumbert;  Nicolas  Trevet,  aucun  ne  lui  attribue 
un  seul  acte  l'elatif  à  l'inquisition  ;  tous  le  représentent 
comme  les  Corlès  espagnoles  de  1812,  n'ayant. d'autres 

à 


—  110  — 

armes  que  la  frière,  la  patience  et  l'instruction,  sauf 
qu'ils  ajoutent  les  miracles,  ce  qui  ne  fait  de  mal  ù 
personne.  Il  assiste  en  1215  au  quatrième  concile  œcu- 
ménique de  Latran  :  c'était  une  belle  occasion  d'avancer 
les  affaires  de  l'inquisition,  s'il  eût  voulu  s'en  mêler; 
elles  y  restent  stationnaires.  En  1216,  son  ordre  est 
approuvé  par  deux  bulles  du  pape  Honorius  III;  dans 
aucune  de  ces  bulles  il  n'est  parlé  de  ses  services  comme 
inquisiteur.  Pendant  les  cinq  années  qu'il  vécut  encore, 
il  reçut  du  Saint-Siège  des  brefs  etdesdiplômes:  aucun 
ne  lui  donne  le  titre  d'inquisiteur.  Huit  ans  après  sa 
mort,  un  concile  est  assemblé  à  Toulouse  sous  la  prési- 
dence d'un  délégué  apostolique;  on  y  renouvelle  d'une 
manière  plus  complète  les  décrets  du  concile  de  Vérone 
relatifs  à  l'inquisition  :  eh  bien  !  dans  cette  ville  de  Tou- 
louse ,  où  saint  Dominique  était  si  connu,  où  son  ordre 
avait  commencé,  où  il  avait  un  établissement,  ce  n'est 
pas  aux  Frères  Prêcheurs  que  le  concile  confie  la 
charge  d'inquisiteurs. 

«  Les  évêques,  dit  le  concile,  choisiront  en  chaque 
«  paroisse  un  frétrc  et  deux  ou  trois  laïques  de  bonne 
«  réputation,  auxquels  ils  feront  faire  serment  de  re- 
«  chercher  exactement  et  fréquemment  les  hérétiques, 
((  etc.  (1).  » 

Ce  décret  eût-il  été  i)Ossible  si  saint  Dominique  avait 
été  le  fondateur  et  le  promoteur  de  l'inquisition,  s'il 
l'eût  laissée  auxsiens  comme  une  part  de  leur  héritage? 
Le  nom  même  de  Frères  Preclieurs  est  une  immortelle 

(1)  Fleury,  Hist.  Eccl.,  liv  i.ixix,  n»  58,  à  l'an  1229. 


—  m  — 

protestation  du  but  que  s'est  proposé  saint  Dominique, 
comme  le  nom  de  Frères  Mineurs  est  une  immortelle 
protestation  du  but  que  s'est  proposé  saint  François 
d'Assise.  Tous  les  deux  ont  été  les  hommes  nouveaux 
de  leur  temps.  Ils  ont  arboré,  pour  sauver  l'Église ,  un 
autre  étendard  que  celui  de  la  puissance  humaine,  et 
c'est  pourquoi  les  esprits  les  plus  indépendants  de  ces 
siècles-là  ont  exalté  leur  commune  mémoire.  Quand 
saint  Dominique  et  saint  François  se  rencontrèrent  à 
Rome,  se  reconnurent  sans  s'être  jamais  vus,  se  jetèrent 
au  cou  l'un  de  l'autre,  c'étaient  les  deux  éternelles  forces 
de  l'Église  qui  s'embrassaient  :  la  pauvreté  et  la  parole. 

J'ajouterai  à  ces  preuves  l'examen  des  raisons  de  nos 
adversaires,  consignées  dans  Vllistoire  de  l'Inqvùùion 
de  Pliilippe  de  Lymborch ,  au  chapitre  "10  du  livre  l"". 
Lymborch  avait  un  moyen  fort  simple  d'établir  sa  thèse 
contre  saint  Dominique  :  il  n'avait  qu'à  citer  les  auteurs 
contemporains;  mais  pas  un  auteur  contemporain  n'at- 
tribuant à  saint  Dominique  les  faits  que  Ini  imputent 
les  protestants  et  les  rationalistes,  Lymborch  s'est 
borné  aux  étranges  preuves  qu'on  va  voir. 

Premièrement  :  la  maison  de  l'inquisition ,  à  Tou- 
louse, est  une  maison  qui  avait  été  donnée  à  saint  Do- 
minique :  donc  saint  Dominique  a  été  le  premier  inqui- 
siteur. La  maison  dont  parle  Lymborch  fut  donnée, 
l'an  '12'ir),  à  saint  Dominique  par  Pierre  Cellani,  et  cette 
maison  devint  celle  de  l'inquisition  en  1233,  c'est-à-dire 
douze  ans  après  la  mort  de  saint  Dominique,  lorsque 
Pierre  Cellani,  à  qui  elle  avait  d'abord  appartenu,  et 
qui  était  alors  Frère  Prêcheur,  fut  nommé  inquisiteur 


—  142  — 

•le  Toulouse  par  le  pape  Grégoire  IX.  Ces  faits  sont 
rapportés  dans  la  chronique  contemporaine  de  Guil- 
laume de  Puy-Laurens,  chapelain  de  Raymond  VII, 
comte  de  Toulouse. 

Deuxièmement:  Louis  de  Param,  qui  a  écrit  sur  l'ori- 
gine et  les  progrès  de  l'inquisition,  dit  que  saint  Domi- 
nique s'ouvrit  à  un  légat  du  pape  en  France  de  la  pensée 
qu'il  avait  d'introduire  l' inquisition  ,  et  qu'il  fut  en  effet 
nommé  inquisiteur  après  le  concile  de  Lalran,  dans  des 
lettres  pontificales  que  quelques  auteurs  témoignent  avoir 
vues.  Or,  Louis  de  Param  écrivait  son  traité  à  la  fin  du 
seizième  siècle,  près  de  quatre  cents  ans  après  la  mort 
de  saint  Dominique,  et  il  ne  cite  aucun  auteur  con- 
temporain à  l'appui  de  son  assertion.  Lymborcli  attache 
si  peu  de  foi  lui-même  à  son  témoignage,  qu'il  ajoute 
immédiatement  :  (C  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  constant  que 
«:  saint  Dominique  fut  un  liomme  cruel  et  sangui- 
«  naire.  »  Puis,  en  preuve  de  cette  cruauté,  il  cite 
l'acte  d'une  pénitence  publique  imposée  par  saint  Do- 
minique à  un  nommé  Ponce  Roger  pour  le  réconcilier 
ù  l'Église,  pénitence  en  usage  alors,  et  qui  était  pour 
ce  temps-là  aussi  simple  que  les  pénitences  canoniques 
de  l'Église  primitive. 

Ceux  qui  prendront  la  peine  d'ouvrir  Lymborch  s'as- 
sureront par  leurs  propres  yeux  qu'il  ne  donne  pas 
d'autre  raison  de  la  qualité  de  premier  inquisiteur  par 
lui  attribuée  à  saint  Dominique. 

Or,  les  Frères  Prèclicurs  ne  furent  pas  plus  les  pro- 
moteurs de  l'inquisition  que  leur  patriarche  n'en  avai^ 
été  l'inventeur.  Les  papes,  les  évèques,  les  rois,  voilà 


—  dl3  — 

quels  furentles  promoteurs  de  l'inquisition  :  «Le  pape, 
«  dit  Lyrnborch ,  faisait  tous  ses  efforts  pour  qu'une 
«  puissance  plus  grande  fût  conférée  aux  inquisiteurs, 
«  et  pour  qu'ils  eussent  un  tribunal  ou  ils  siégeassent 
((  comme  juges  délégués  du  souverain  pontife,  et  re- 
«  présentant  sa  personne  dans  toutes  les  causes  d'hé- 
«  résie  (i).  » 

Quant  aux  évoques ,  nous  avons  déjà  vu  leur  action 
dans  le  concile  de  Toulouse  en  1229;  et  ce  furent  encore 
eux  qui,  dans  d'autres  conciles,  l'un  tenu  à  Narbonne 
en  1235,  l'autre  à  Béziers  en  1246 ,  dressèrent  les  pre- 
miers règlements  de  l'inquisition ,  de  concert  avec  les 
légats  du  Saint-Siège  (2). 

Les  princes  s'en  mêlèrent  aussi,  et  plus  que  personne. 
«  L'empereur  Frédéric  II,  dit  Lymborch,  promulgua 
«  à  Padoue  quelques  lois  contre  les  hérétiques ,  leurs 
«  complices  et  leurs  fauteurs,  qui  avancèrent  beaucoup 
«  Taflaire  de  l'inquisition  (3).  »  Saint  Louis,  en  1255, 
pria  le  pape  Alexantlre  IV  d'établir  des  inquisiteurs  de 
la  foi  dans  le  royaume  de  France  (4).  A  peu  près  à  cette 
même  époque,  le  sénat  de  Venise,  de  son  propre  mouve- 
ment et  de  sa  propre  autorité,  nomma  quelques  laïques 
inquisiteurs  de  la  foi,  chargea  le  patriarche  de  Grade  et 
les  autres  évoques  vénitiens  de  jugerla  question  de  doc- 
trine, et  se  réserva  de  prononcer  la  peine  capitale  contre 

(1)  Ilist.  (le  rini[uisition,  liv.  i,  chap.  xii. 

(2)  Fleuiv,  Ilist.  Eccl.,  liv.  lxxx,  ii»  51 ,  et  liv.  lx.xxii,  h»  41. 
—  Lymborcli,  Hist.  «le  l'Inquisition,  liv.  ijCh.ip.  xu. 

(3)  Hist.  de  l'Iuquisit.,  liv.  i ,  chap.  xii. 

(4)  Ibid.,liv.  I,  ch.ip.  xvi. 


—  114  — 

ceux  qui  auraient  été  convaincus  d'hérésie  (1).  En  1  il9, 
Alphonse,  roi  d'Aragon,  demanda  au  pape  Martin  V  d'é- 
tendre l'inquisition  au  royaume  de  Valence  (2).  Vers  la 
fin  du  quinzième  siècle,  c(  les  rois  catholiques  (Isabelle 
«  et  Ferdinand)  sollicitèrent  instamment  le  pontife  ro- 
te main  de  leur  donner  le  pouvoir  de  créer  des  inquisi- 
«  teurs  dans  les  royaumes  de  Castille  et  de  Léon...  et, 
((  afin  qu'aucune  nation  ne  les  surpassât  dans  le  zèle 
«  contre  les  adversaires  de  la  foi  romaine,  ou  plutôt 
«  afin  de  les  surpasser  toutes,  ils  introduisirent  l'in- 
«  quisition  dans  leurs  royaumes  par  l'autorité  du  pape 
«  Sixte  IV,  avec  une  pompe  plus  grande,  un  appareil 
«  plus  auguste  et  un  pouvoir  plus  ample  (3).  Les 
Certes  de  1812  s'exprim.ent  comme  Lymborch  sur  ce 
point  :  «  L'inquisition  fut ,  dans  son  principe ,  une  ins- 
«  titution  demandée  et  établie  imr  les  rois  d'Espagne  dans 
<(  des  circonstances  difficiles  et  extraordinaires  (4).  » 
En  1519,  lesAragonais  ayant  obtenu  du  pape  Léon  X 
un  adoucissement  aux  procédures  de  l'inquisition  telles 
que  les  avaient  réglées  Isabelle  et  Ferdinand,  Charles- 
Quint  s'opposa  à  l'exécution  des  bulles,  et  obtint,  à 
forces  d'instances,  que  les  choses  resteraient  sur  le  même 
pied  (5).  En  1543,  l'inquisition  étant  tombée  en  désué- 
tude dans  la  Sicile,  <i  Charles-Quint,  par  un  décret  de 
«  son  conseil,  la  renouvela,  et  voulut  qu'elle  jouit  de 


(1)  Ilist  (le  riaquisit.,  liv.  i,  cliap.  xvii. 

(2)  Ibid.,  liv.  I,  chap.  xxiii. 

(3)  Ibid.,  liv.  I ,  chap.  xxiv,  alinéas  3  et  4. 

('»)  Rapport  sur  le  tribunal  de  llnquisitiou,  etc.,  p.  3' 
(5)  liàd.,  p.  52. 


—  115  — 

«  tous  ses  privilèges  antérieurs  (1)  .n — «  En  1521 ,  le  roi 
«  de  Portugal ,  Jean  III,  supplia  vivement  le  souverain 
«  pontife  Clément  VII  d'accorder  à  ses  royaumes  le  tri- 
«  bunal  de  l'inquisition.  Et  quoique  ce  pape,  à  cause 
«  des  sollicitations  des  Juifs  qui  s'opposaient  aux  désirs 
«(  du  roi ,  eût  résisté  longtemps  et  souvent,  il  finit ,  àrcf/rel, 
«  par  donner  son  consentement  dans  la  forme  du 
<(  droit,  le  46  des  calendes  de  janvier  de  l'an  1531... 
«  Cependant,  le  même  seigneur  roi  Jean  III,  voyant 
«  que  les  affaires  de  la  foi  allaient  de  plus  en  plus  à  leur 
«  ruine,  et  que  le  souverain,  pontife  ne  pnraissait  pas  en 
M  quelque  sorte  s'en  soucier,  employa  le  remède  de  Tin- 
«  quisition,  sous  tine  forme  plus  convenable  à  l'cfat  des 
«  choses,  et  il  en  écrivit  au  souverain  pontife  dans  des 
«  lettres  tout  à  fait  dignes  de  son  zèle ,  où  il  lui  disait 
«  que,  soit  près  de  lui,  soit  près  de  son  prédécesseur 
«  Clément  VIII,  il  avait  postulé  à  ce  sujet  pendant 
«  quinze  années  avec  une  extrême  sollicitude.  Le  pape, 
«  touché  de  ces  lettres  et  des  raisons  qu'elles  conte- 
«  naient,  céda  enfin,  l'an  du  Seigneur  1536  (2).  » 
Après  tous  ces  princes  arriva  Philippe  II,  le  véritable 
fondateur  de  l'inquisition  en  Espagne ,  selon  les  Certes 
de  1812. 

Ces  faits  ne  laissent  aucun  doute  sur  les  vrais  promo- 
teurs de  l'inquisition  :  ce  furent  les  papes,  les  évêques 
de  France,  l'empereur  d'Allemagne,le  sénat  de  Venise, 

(1)  Lyraborch,  Hist.  de  l'Iuquisit.,  liv.  i,  chap.  xsvir. 

(2)  Antonio  Souz.i,  de  V Origine  du  saint  office  de  l'Inquisi- 
tion dans  le  royaume  de  Poriurjal.  cité  par  Lyinborch,  Hist.  de 
riiKjuisit.,  liv.  i,chap.  xxv. 


—  116  — 

les  rois  d'Espagne  el  do  Portugal.  On  aura  même  re- 
marqué, en  avançant,  l'ardeur  croissante  des  princes, 
et  la  répugnance  marquée  des  souverains  pontifes  à  se 
mêler  du  développement  que  la  politique  veut  donner 
à  l'inquisition.  Nous  en  veiTons  tout  à  l'heure  de 
nouvelles  preuves. 

Les  Frères  Prêcheurs  ne  furent  pas  davantage  les 
principaux  instruments  de  l'inquisition,  ils  y  eurent 
part  comme  tout  le  monde.  Il  n'existe  aucune  bulle ,  au- 
cun acte  pontifical ,  épiscopal  ou  royal ,  qui  ait  jamais 
attribué  exclusivement  ni  généralement  aux  dominicains 
l'office  de  l'inquisition.  L'ordre  de  Cîteaux  en  fut  chargé 
le  premier,  et  le  concile  de  Toulouse  de  1229  ne  songea 
même  pas  à  en  investir  les  Frères  Prêcheurs  dans  le  lieu 
de  leur  origine.  Ce  n'est  qu'en  1232  qu'un  diplôme  do 
Grégoire  IX,  adressé  à  l'archevêque  de  Tarragone,  lui 
recommanda  de  choisir  pour  l'office  de  l'inquisition  des 
Frères  Prêcheurs  et  d'autres  qu'il  jugern  capnfdesi  (1). 
En  1233,  le  même  pape  nomma  deux  dorninicainsinqui- 
siteurs  à  Toulouse  (2).  En  1238,  il  donne  pouvoir  au 
provincial  des  Frères  Prêcheurs  de  Lombardie  de  créer 
des  inquisiteurs  dans  son  arrondissement  (3).  Cepen- 
dant les  Frères  Mineurs  sont  appelés  au  partage  de  ces 
fonctions.  Dès  1233,  l'histoire  désigne  un  Frère  Mineur 
comme  inquisiteur  à  Toulouse;  et  en  1238,  le  pape  écrit 
en  commun   au  ministre  des  Frères  Mineurs  et  au 

(1)  LjTûhorcli ,  Hist.  de  l'inquisit.,  liv.  i ,  chap.  xxm. 
(9)  Chroiii(Xiics  do  Beniaid  Giiidouis  et  de  riuill;uime  de  Piij'- 
Laurens. 
[i]  Lyniliorch  ,  Hist.  de  l'inquisit.,  liv.  i,  chap.  xiii. 


—  117  — 

maître  des  Frères  Prêcheurs  de  la  Navarre ,  pour  leur 
confier  le  ministère  de  l'inquisition  (1).  En  1254,  Inno- 
cent IV  partagea  l'Italie,  sous  ce  rapport,  entre  les 
Frère  Mineurs  et  les  Frères  Prêcheurs  :  il  donna  aux 
premiers  la  ville  de  Rome,  le  patrimoine  de  Saint- 
Pierre  ,  le  duché  de  Spolète,  le  reste  des  États  romains 
jusqu'à  Bologne,  et  de  plus  la  Toscane;  aux  seconds, 
la  Lombardie,  le  Bolonais,  la  Marche  de  Trévise  et 
'Gênes  (2).  Ainsi  les  Frères  Prêcheurs  n'eurent  pas 
Rome  ni  les  États  romains  dans  leur  juridiction;  ce  qui 
prouve  évidemment  que  le  pape  n'avait  à  leur  égard 
aucune  intention  de  préférence.  En  1254,  à  la  prière 
de  saint  Louis,  Alexandre  IV  partagea  l'inquisition  de 
France  entre  les  Frères  Prèclieurs  et  les  Frères  Mi- 
neurs (3) .  En  1285,  l'inquisition  de  la  Sardaigne  est  con- 
fiée aux  Frères  Mineurs  par  le  pape  Honorius  IV  (4). 
A  la  fin  du  même  siècle,  ils  remplissaient  ce  ministère 
en  Syrie  el  en  Palestine  (5). 

D'ailleurs,  il  est  bon  de  se  souvenir  que  pendant 
longtemps  les  inquisiteurs  n'eurent  pas  le  pouvoir  de 
juger  les  causes  d'hérésie.  Ce  ne  fut  que  sous  Inno- 
cent IV,  environ  soixante-dix  ans  après  le  concile  de 
Vérone,  que  ce  droit  leur  fut  dévolu,  et  qu'ils  eurent 
un  tribunal  proprement  dit  (G).  Jusque-là  les  évoques 

(1)  L>mliorch,  Hist.  de  l'Inquisit.,  liv.  i,  chap.  xiii.  —  Et 
Lucas  Wadin.çr,  Hist.  des  Frères  Mineurs,  à  l'an  1228. 

(2)  Hist.  de  l'Tnquisit.,  liv.  i,cliap.  xv. 

(3)  Bor^'iur,  Dict.  deTbéolog.,  au  mot  Inquisition. 
CO  Hist.  dn  I'lniiuisit.,Iiv.  i,  chap.  xvi. 

(b)  Ibid.,  liv.  I,  chap.  xvi. 
(G)  Ibid.,  liv.  ijChap.  xv. 


—  118  — 

demeuraient  seuls  juges  des  affaires  qui  leur  étaient 
déférées  par  les  inquisiteurs;  et  même  après  la  consti- 
tution définitive  des  tribunaux  de  l'inquisition,  nul 
jugement  de  condamnation  ne  devait  être  rendu  sans 
le  concours  épiscopal.  «  Quand  l'évêque  et  l'inquisiteur, 
<(  dit  Lymborch,  ne  sont  pas  d'accord,  ils  ne  peuvent 
«  procéder  à  une  sentence  définitive;  mais  ils  sont 
<(  tenus  d'envoyer  l'instruction  au  pape  ,  ou  bien ,  en 
<r  Espagne,  à  la  cour  suprême  de  l'inquisition  (1).  » 
Par  conséquent  les  évèques  ont  été  constamment  les 
principaux  et  ordinaires  juges  de  l'inquisition,  tandis 
qu'aucun  ordrereligieux  n'y  était  exclusivement  appelé; 
et  cela  est  encore  plus  vrai  de  l'inquisition  espagnole 
que  d'aucune  autre. 

Il  y  a  eu  dans  l'inquisition  espagnole  deux  moments 
solennels  qu'il  ne  faut  pas  confondre  :  l'un  à  la  fin  du 
quinzième  siècle,  sous  Isabelle  et  Ferdinand,  avant  que 
les  Maures  fussent  chassés  de  Grenade,  leur  dernier 
asile;  l'autre  au  milieu  du  seizième  siècle,  sous  Phi- 
lippe II ,  lorsque  le  protestantisme  menaçait  de  se  pro- 
pager en  Espagne.  Le  comité  des  Cortès  a  parfaitement 
distingué  ces  deux  époques ,  et,  autant  il  flétrit  l'inqui- 
sition de  Philippe  II,  autant  il  s'exprime  avec  modé- 
ration sur  l'inquisition  d'Isabelle  et  de  Ferdinand.  Il  dit 
de  celle-là  :  «.  Philippe  II,  le  plus  absurde  des  princes , 
a  fut  le  véritable  fondateur  de  l'inquisition  ;  ce  fut  sa 
«  politique  raffinée  qui  la  porta  à  ce  point  de  hauteur 
«  où  elle  était  montée  (^'2).  »  Il  dit  de  celle-ci  :  «  L'in- 

(1)  Hist.  de  riiiquisit.,  liv.  ii ,  ch.  xvii. 

(2)  Rapport  sur  le  tribunal  de  l'Iuquisit.,  etc.,  p.  C9. 


—  119  — 

((  quisition  fut,  dans  son  principe,  une  institution 
((  demandée  et  établie  par  les  rois  d'Espagne  dans  des 
«  circonstances  difficiles  et  extraordinaires  (1).  »  En 
effet,  la  prise  de  Grenade  n'avait  pas  encore  décidé 
entre  les  Maures  et  les  Espagnols  la  question  de  savoir 
qui  resterait  maître  du  territoire  espagnol,  cette  ques- 
tion qui  avait  déjà  huit  siècles.  Les  Maures  unis  aux 
Juifs ,  et  cachés  sous  de  fausses  apparences  de  conver- 
sion chrétienne,  l'emplissaientFEspagne.cc  Les  richesses 
«  dos  judaïsants,  leur  influence,  leurs  alliances  avec  les 
((  familles  les  plus  illustres  de  la  monarchie  ,  les  ren- 
«  daient  infiniment  redoutables;  c'était  véritablement 
«  une  nation  renfermée  dans  une  autre  (^2) .  »  Les  Cortès 
demandèrent  contre  ces  ennemis  abhorrés  des  mesures 
sévères ,  et  Ferdinand  crut  que  l'inquisition ,  mais  une 
inquisition  nouvelle  et  terrible,  était  le  seul  moyen  d'en 
finir  avec  eux.  Toute  l'Europe  le  comprit  ainsi ,  et  lors- 
que plus  tard  Philippe  voulut  introduire  à  Milan  l'in- 
quisition espagnole,  le  peuple  se  souleva,  et  l'on  en- 
tendit crier  dans  les  rues  :  «  C'est  une  tyrannie  d'impo- 
«  ser  à  une  ville  chrétienne  une  forme  d'inquisition 
<(  imaginée  contre  les  Maures  et  les  Juifs  (3)!  » 

Isabelle  et  Ferdinand,  ayant  pris  leur  parti,  «  con- 
«  fièrent  les  affaires  de  la  foi  à  l'archevêque  de  Séville, 
«  GonzalvedeMendoza,  etlui  donnèrent  pour  assistant 
«  le  dominicain  Thomas  de  Torquémada  (-4),  »  Après 

(1)  Rapport  sur  le  tribunal  de  rinqnisit.,  etc.,  p.  37. 

(2)  Ibid.,p.  33. 

(3)  LymLorch,  Hist.  de  l'Inqiiisit.,  liv.  i ,  chap.  xxvii. 

(4)  Ibid.,  chap.  ixiv. 


—  120  — 

plusieurs  démarches  qui  durèrent  quelques  années, 
en  1584,  «  il  fut  tenu  à  Séville  une  illustre  assemblée 
«  d'hommes  instruits  dans  les  deux  droits  et  dans  la 
«  sacrée  théologie ,  et  l'on  y  régla  l'ordre  qu'il  faudrait 
«  suivre  dans  les  procédures  contre  les  hérétiques.  Ce 
«  sont  encore  ces  lois  qu'observent  aujourd'hui  les  in- 
«  quisiteurs,  mais  augmentées  plus  tard  de  nouvelle? 
«  instructions  (1).  » 

Charles-Quint  mourant  recommanda  l'inquisition  à 
son  fils  Philippe  II  par  uneclause  de  son  testament  ainsi 
conçue  :  Je  lui  recommande  par-dessus  tout  de  combler 
((  de  faveurs  et  d'honneurs  l'office  de  la  sainte  inqui- 
<c  sition,  divinement  instituée  contre  les  hérétiques.  » 
Et  il  ajouta  dans  un  codicille:  «Je  lui  demande  instam- 
<(  ment,  de  la  manière  la  plus  forte  que  je  puis,  et  je 
ce  lui  ordonne  comme  un  père  bien-aimé ,  au  nom  do 
«  son  amour  respectueux  pour  moi,  de  se  souvenir 
<c  ardemment  d'une  chose  d'où  dépend  le  salut  de  toute 
<(  l'Espagne,  savoir:  de  ne  jamais  laisser  les  hérétiques 
((  impunis ,  et,  pour  cela,  de  combler  de  grâces  l'office 
«  de  la  sainte  inquisition,  dont  la  vigilance  accroît  ki 
«  foi  catholique  dans  ces  royaumes  et  y  conserve  la 
«  religion  chrétienne  (2).  » 

Philippe  II  n'oublia  jamais  le  testament  et  le  codicille 
de  son  père.  Comme  lui,  il  appliqua  aux  })rotestants 
l'inquisition  qu'Isabelle  et  Ferdhiand ,  de  concert  avec 
tous  les  ordres  de  l'Espagne,  avaient  créée  contre  les 


(1)  T.ymliorch,  Hist.  de  l'Iaquisit.,  liv,  i,  chap.  xxiv. 

(2)  Ibid,,  chap.  xxx. 


—  121  — 

Juifs  et  les  Maures.  Il  la  rendit  plus  dure  encore  ;  il  in- 
venta, pour  effrayer  l'hérésie,  ces  fameux  actes  connus 
sous  le  nom  à'auto-da-fé,  où  le  supplice  devenait  une 
sorte  de  fête  aussi  extraordinaire  par  les  spectateurs 
que  par  les  patients.  Le  premier  eut  lieu  à  Séville, 
l'an  1559.  Do  ce  moment  l'inquisition  espagnole,  ou- 
vrage de  la  politique,  aflaire  nationale  et  royale,  appela 
sur  le  but  et  l'histoire  générale  de  l'inquisition  une 
facile  calomnie.  Ses  procédés  étranges  se  gravèrent 
dans  les  imaginations,  et  le  peuple  espagnol  lui-même, 
qui  voyait  et  souffrait  tout  cela,  apparut  au  monde  sous 
des  couleurs  odieuses.  Je  ne  me  charge  pas  de  le  jus- 
tifier. Le  comte  Joseph  de  Maistre ,  dans  ses  Ldtns  sur 
l'inquisition  esparjnole,  a  essayé  de  le  faire;  pour  moi, 
ma  tâche  est  tout  autre. 

Voici  notre  part  dans  l'inquisition  espagnole,  telle 
que  nous  l'enseigne  le  jurisconsulte  Pegna  dans  ses 
commentaires  sur  le  Directoire  des  inquisiteurs.  «  En 
«  Espagne ,  Ferdinand ,  roi  d'Aragon  et  de  Castille , 
«  cinquième  du  nom,  vers  l'an  du  Seigneur  1476, 
«  ainsi  que  le  témoignent  nos  histoires ,  enleva  aux 
«  Frères  Dominicains  l'office  de  l'inquisition,  et  le  donna. 
«  aux  clercs  séculiers.  Il  chargea  en  même  temps,  par 
«  raulorilé  pontificale,  le  très-illustre  cardinal  Men- 
«  doza  de  reconstituer  cet  office.  Celui-ci ,  de  concert 
«  avec  un  grand  nombre  d'iiommes  savants,  établit 
«  les  lois  et  prescrivit  l'ordre  que  les  inquisiteurs 
«  doivent  suivre  en  Espagne  (1).  » 

(1)  Pegna,  CciTiineiitaire  sur  le  Directoire  des  Inquisiteurs  de 
Nicolas  Eymeric,  3°  partie,  scholie  43. 


—  122  — 

Lymborch  dit  expressément  la  même  chose  :  ce  Cet 
«  office  n'est  plus  comme  autrefois  confié  aux  Frères 
«  Prêcheurs  ou  Dominicains;  mais  on  commença  d'en 
«  remettre  la  charge  aux  rlcrcs  smdiers  habilci^  dant^  hs 
«  canoiu  et  /(,s  lois,  et  peu  à  peu  il  leur  fut  dévolu  tout 
«  entier,  de  sorte  que  les  Frères  Dominicaùis  n'y  o)it  plus 
«  aucune  part,  sinon  qu'on  se  sert  souvent  d'eux  pour 
«  qualifier  les  propositions  qu'il  s'agit  de  juger,  et 
«    faire  le  devoir  de  consulteurs  (1).  » 

Ce  ne  fut  qu'en  1618  que  Philippe  III  donna  une 
place  aux  dominicains  dans  le  conseil  suprême  de  l'in- 
quisition ,  composé  de  onze  ou  treize  membres. 

Un  faitinouï  fera  juger  du  crédit  qu'avaient  dans  l'in- 
quisition d'Espagne  les  Frères  Prêcheurs.  L'un  d'eux  , 
Barthélémy  Caranza ,  était  archevêque  de  Tolède , 
homme  vénérable ,  qui  avait  été  honoré  de  la  confiance 
de  ses  souverains  ,  et  qui  jouissait  de  l'estime  univer- 
selle sur  le  premier  siège  épiscopal  de  la  monarchie. 
Il  fut  tout  à  coup  arrêté  par  ordre  de  l'inquisition. 
Vainement  le  pape  Pie  IV  le  réclama  ;  vainement  le 
concile  de  Trente,  qui  était  assemblé,  intervint  on  sa 
faveur;  vainement  la  congrégation  chargée  ])ar  le  concile 
<le  l'examen  des  livres  déclara  orthodoxe  le  catéchisme 
lie  Caranza,  qui  servait  de  prétexte  à  son  arrestation  : 
l'inquisition  fut  inexorable.  Elle  le  retint  huit  années 
dans  ses  prisons,  et  ne  consentit  à  l'envoyer  à  Rome, 
pour  y  être  jugé,  que  sur  un  ordre  de  Philippe  II.  Telle 
était  la   puissance  des  dominicains  sur  l'inquisition 

(1)  Ilist.  de  rimiuisil.,  liv.  i,  cliap.  xxiv. 


—  123  — 

d'Espagne;  telle  aussi  celle  du  pape  et  d'un  concile 
œcuménique,  même  dans  une  occasion  où  l'injustice 
paraissait  manifeste .  et  où  toute  la  cause  se  réduisait 
à  ce  mot  spirituel  de  Caranza  entrant  au  château 
Saint-Ange  :  «  Je  suis  toujours  entre  mon  plus  grand 
«  ami  et  mon  plus  grand  ennemi,  entre  ma  cons- 
«  cience  et  mon  archevêché  de  Tolède  (i).  » 

Bref,  l'inquisition  espagnole  était  un  trihunal  royal , 
dont  aucune  ordonnance  ne  pouvait  être  publiée  sans 
le  consentement  préalable  du  roi  (2)  :  «  tribunal  qu'on 
avait  bien  cherché  à  élever  sous  le  nom  des  souverains 
pontifes,  mais  qui ,  au  fond,  ne  dépendait  en  rien  de 
leur  direction.  Aussi  les  papes  s'opposèrent-ils  toujours 
à  ce  qu'il  fût  introduit  à  Naples,  dans  leur  voisinage  , 
et  toutes  les  négociations  do  la  cour  d'Espagne  n'ont  pu 
parvenir  à  vaincre  sur  ce  point  leur  insurmontable  ré- 
})ugnance  (3).  Bien  loin  d'augmenter  les  rigueurs  de 
l'inquisition ,  ils  furent  avertis,  par  l'abus  qu'on  en  fai- 
sait, quele  momentélait  venu  de  mettre  à  couvertdevant 
Dieu  et  devant  les  hommes  leur  auguste  responsabilité. 
Paul  III  fonda ,  en  '1542 ,  la  congrégation  romaine  du 
Saint  Office,  qui  ne  fut  d'abord  composée  que  de  six 
cardinaux,  et  révoqua  tous  les  pouvoirs  inquisitoriaux 
précédemment  accordés.  C'est  cette  congrégation,  dont 
personne  ne  sait  rien ,  tant  elle  a  été  douce,  si  ce  n'est 
que,  Galilée  voulant  à  toute  force  appuyer  un  système 

(1)  Vie.  di^s  linmmes  iUustrcs  do  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs, 
\)iir  le  Père  Touroii. 

(2)  Uapiiort  sut-  le  tiibunal  de  rinquisit.,  etc.,  p.  89. 

(3)  Lymborch,  Ilist.  de  l'Inquisit.,  liv.  i,  cliap.  xivi. 


—  d24  — 

d'astronomie  sur  les  livres  saints,  elle  le  traita  par  deux 
fois  avec  la  plus  magnifique  délicatesse  (1).  EtBergier 
a  pu  dire  d'elle  sans  crainte  d'être  démenti  par  tout  le 
dix -huitième  siècle  attentif,  qu'elle  n'avait  jamais  signé 
une  condamnation  capitale  (2). 

Ainsi,  pendant  que  l'Espagne  et  le  Portugal  accou- 
raient aux  auto-da-fe,  que  la  France  créait  ses  chambres 
ardentes  contre  l'hérésie,  que  Henri  VIII  suppliciait 
soixante-dix  mille  hommes  clans  le  cours  de  son  règne, 
et  que  la  bonne  reine  Elisabeth  faisait  manger  les  che- 
vaux anglais  dans  le  ventre  ouvert  des  catholiques ,  à 
cette  époque  de  sang,  Rome  n'en  versait  pas  unegoutte  ! 
Rome,  aux  pieds  de  laquelle  venaient  de  fleurir  les  trois 
plus  beaux  siècles  de  l'Italie!  Rome,  qui  avait  vu  naître 
autour  d'elle  le  Dante ,  l'Arioste ,  le  Tasse ,  Machiavel , 
Bembo,  Galilée,  Guicliardin,  et  tant  d'autres  dont  le 
nom  n'a  pas  besoin  d'être  prononcé  pour  être  entendu  ! 
Rome,  se  surpassant  elle-même  au  plus  fort  du  danger, 
conférait  au  vicaire  de  Dieu  le  titre  inaliénable  (['in- 
quisiteur universel,  et,  par  une  magie  dont  elle  seule  a  le 
secret,  elle  rendait  ce  titre  invisible  sur  le  front  du  pon- 
tife, comme  l'épée  l'est  dans  le  fourreau.  On  dira  peut- 
être  que  cela  n'était  guère  difficile,  puisqu'il  n'y  avait 
point  d'hérétiques  à  Rome  :  mais  le  but  de  l'inquisition 

(1)  Lettres  de  Guicliardin  et  du  uiari[uis  Nicolini,  ambassa- 
deur de  Florence  à  Rome,  citées  par  lîergier  dans  son  Diction- 
naire de  Théologie,  article  Sriciiccs  humaines. 

(2)  Dictionnaire  de  Théologie,  au  mot  Inquisitio/i.  Voici  la 
phrase  exacte  :  «  Les  exécutions  à  mort  sont  très-rares,  soit  en 
«  Espagne,  soit  en  Portugal,  et  l'on  n'en  connaît  aucun  exempte 
«  «  Rome..  » 


—  125  — 

avait  été  précisément  qu'//  n'y  eût  pas  d'hnrétiques  à  punir, 
et  Dieu  n'a  pas  permis  que  cette  honorable  pensée  fût 
tout  à  fait  dépourvue  de  succès.  On  a  vu  constamment 
Rome  être  à  la  fois  la  cité  de  l'orthodoxie  et  la  cité  de  la 
douceur,  pure  comme  une  vierge  et  faible  comme  elle. 
Je  crois  avoir  prouvé  par  tout  ce  qui  précède  que  les 
dominicains  ne  furent  ni  les  inventeurs ,  ni  les  promo- 
teurs, ni  les  principaux  instruments  de  l'inquisition,  et 
que  personne  moins  qu'eux  n'est  responsable  des  excès 
de  l'Espagne  en  ce  genre.  Il  reste  sans  doute  qu'ils 
prirent  part  à  l'inquisition  ;  mais  qui  n'y  a  point  pris 
part  en  Europe  ?  L'inquisition  était  un  progrès  véritable, 
comparée  à  tout  ce  qui  avait  eu  lieu  dans  le  passé.  A  la 
place  d'un  tribunal  sans  droit  de  grâce,  assujetti  à  la 
lettre  inexorable  de  la  loi ,  on  avait  un  tribunal  flexible, 
duquel  on  pouvait  exiger  le  pardon  par  le  repentir,  et 
qui  ne  renvoya  jamais  au  bras  séculier  que  l'immense 
minorité  des  accusés.  L'inquisition  a  sauvé  des  milliers 
d'hommes  qui  eussent  péri  par  les  tribunaux  ordinaires; 
les  Templiers  réclamèrent  sa  juridiction,  sachant  bien, 
disent  les  historiens,  que  ,  s'ils  obtenaient  de  tels  juges , 
ils  ne  pouvaient  jj/fts  être  condamnés  à  mort  (1).  Est-ce 
bien  d'ailleurs  à  notre  siècle  à  se  plaindre  de  l'inquisi- 
tion? A-t-il  fondé  la  liberté  des  cultes,  dont  il  parle 
tant,  et  ne  vivons-nous  pas  en  plein  régime  d'inquisi- 
tion, avec  un  mensonge  de  plus*?  On  recherche  de 
pauvres  fdles  qui  couchent  sur  la  dure  {1)  ;  on  les  re- 


(1)  M.  de  Maistre,  1"  lettre  sur  l'Inquisition  espagnole. 

(2)  Affaire  des  Camiêlites  de  Libourne. 


—  126  — 

cherclie  parce  qu'elles  vivent  sous  une  pensée  de  foi , 
et  qu'au  lieu  de  s'associer  pour  quelque  besogne  indus- 
trielle, elles  s'associent  pour  prier  en  travaillant;  on  les 
traîne  devantles  tribunaux  ;  on  y  sollicite  leur  expulsion 
de  leur  propre  foyer;  on  Tobtiendra  peut-être:  qu'eût 
fait  de  plus  l'inquisition  ?  On  entend  des  orateurs  dé- 
noncer à  la  triliune  le  moindre  bruit  religieux,  et  l'on 
croirait  qu'ils  passent  leur  vie  à  écouter  si  quelque  poi- 
trine française  ne  bat  pas  chrétiennement  contre  une 
autre  poitrine  :  qu'eut  fait  de  plus  l'inquisition?  Ces 
hommes  si  âpres  à  persécuter  devraient  au  moins 
comprendre  pourquoi,  de  tout  temps,  le  geni'e  humain 
a  pris  des  précautions  contre  l'erreur  ;  ils  devraient 
savoir  par  leurs  propres  passions  que  l'erreur  et  la 
tyrannie  sont  inséparables.  Laissons  là  le  passé,  sur 
lequel  il  est  aisé  de  se  méprendre,  et  voyons  le  présent. 
Qui  persécute  en  Europe?  Qui  persécute  après  cent 
ans  de  déclamations  en  prose  et  en  vers  contre  la  persé- 
cution? Est-ce  donc  qu'il  est  besoin  de  le  dii'e?  Tout 
l'univers  entend  les  gémissements  de  l'Irlande  catho- 
lique opprimée  par  l'Église  anglicane.  Il  a  vu  la  Hol- 
lande calviniste  pousser  à  bout  les  catholiques  belges, 
sans  que  l'intérêt  de  la  conservation  ait  pu  prévaloir 
un  moment  contre  l'instinct  de  la  tyrannie  nfunncv.  Il 
voit  la  Prusse  protestante,  ayant  à  sa  tête  un  roi  que  le 
malheur  et  la  prospérité  ont  vainement  instruit,  jeter 
dans  les  prisons  un  archevêque  en  lui  refusant  des 
juges,  traiter  la  conscience  de  crime  d'État,  violer  pour 
une  question  de  bénédiction  spirituelle  la  foi  promise  à 
la  moitié  d'un  peuple,  et  révéler,  par  un  mélange  per- 


—  d27  — 

pétuel  de  violence  et  d'hypocrisie ,  le  caractère  d'un 
pouvoir  à  qui  plus  rien  n'est  sacré  que  ce  que  la  peur 
déclare  tel.  Tout  l'univers  connaît  le  martyre  de  l'Église 
de  Pologne,  martyre  atroce  qui  dure  depuis  sept  ans,  et 
qui  paraît  ne  devoir  cesser  qu'après  l'entière  extinction 
de  la  nation  polonaise  et  de  sa  foi.  Il  a  été  témoin,  à 
l'autre  extrémité  de  l'Europe,  de  spectacles  non  moins 
barbares,  et  cette  fois  ce  n'étaient  pas  les  rois  qui 
étaient  les  bourreaux,  mais  le  libéralisme  rationaliste, 
qui  cherchait  apparemment  dans  les  entrailles  des 
moines  espagnols  et  portugais  le  secret  de  la  liberté  de 
conscience.  Et,  au  milieu  de  ces  scènes  sauvages  d'op- 
pression, où  est-elle  en  Europe,  la  liberté  de  conscience? 
Un  seul  peuple  l'a  vraiment  établie ,  et  c'est  un  peuple 
catholique.  Les  Belges ,  victorieux  de  la  Hollande  par 
le  secours  de  Dieu,  maîtres  de  se  donner  la  constitu- 
tion qu'il  leur  plaisait,  ont  proclamé  dans  leur  charte 
une  vérité  qui  deviendra  plus  visible  de  jour  en  jour, 
c'est  que  l'Église  catholique  n'a  besoin,  pour  être  souve- 
raine, que  de  sa  libre  action  sur  les  intelligences  et  les 
volontés,  et  qu'elle  n'a  jamais  recours  au  bras  séculier 
que  par  la  voie  de  défense  contre  les  persécuteurs. 
Voilà  la  vérité,  la  vérité  qui  justifiera  l'tlglise  au  tribu- 
nal de  Dieu  et  du  genre  humain  assemblés  un  jour  en 
face  l'un  do  l'autre.  Oui,  rois  ,  peuples,  majestés  de  la 
terre,  l'Église  catholique  ne  réclame  devons  ici-bas 
que  le  passage,  comme  disait  Bossuct,  mais  le  pcmsagc 
libre.  Il  ne  lui  en  faut  pas  davantage  pour  être  plus 
forte  que  vous  tous  ,  non  d'une  force  dominatrice  qui 
s'adresse  à  vos  affaires  temporelles,  mais  d'une  force 


—  428  — 

persuasive  qui  vous  entraîne,  âme  et  corps,  à  l'éter- 
nité. Vous  le  savez  bien,  et  parce  que  vous  ne  voulez 
pas  subir  cette  attraction  spirituelle ,  vous  en  tarissez 
la  source  autant  que  possible  :  à  la  bonne  lieure ,  vous 
en  êtes  les  maîtres ,  mais  du  moins  avouez  vos  (inivres. 
Et  s'il  ari'ive  qu'un  peuple  entier,  devenu  catholique, 
prenne  des  mesures  unanimes  contre  le  retour  de  votre 
iniquité ,  ne  l'accusez  pas  d'être  persécuteur,  à  moins 
que  l'esclave  qui  enferme  son  geôlier  ne  soit  un  persé- 
cuteur, et  que  la  victime  qui  fait  reculer  l'assassin  ne 
soit  un  bourreau. 

Soyons  généreux  :  accordons ,  si  vous  le  voulez ,  que 
la  vérité  et  l'erreur  furent  également  intolérantes.  Eh 
bien  !  qu'a  gagné  le  monde  à  cette  lutte  funeste?  La  vé- 
rité n'a  pas  détruit  l'erreur,  et  l'erreur  n'a  pas  détruit 
la  vérité  ;  victorieux  sur  un  point,  on  a  succombé  sur  un 
autre.  N'est-il  pas  temps  de  sortir  de  voies  si  maliiou- 
reuses?  Soixante  siècles  de  vicissitudes  sanglantes  ne 
suffisent-ils  pas  à  notre  instruction?  Posons  enfin  la 
borne  aux  maux  du  passé,  et  que  cette  pierre  pacifique, 
plantée  d'un  commun  accord  entre  ce  qui  fut  et  ce  qui 
sera,  présage  à  nos  descendants  une  meilleure  solution 
des  problèmes  humains  que  celle  qu'on  avait  espérée 
du  glaive ,  et  que  le  glaive  n'a  point  donnée. 


CilAPITRE  VII 


CONCLUSION. 


J'ai  (lit  sans  crainte  à  mon  pays  ce  que  je  me  propose 
et  ce  que  je  pense.  Je  crois  qu'il  a  des  raisons  de  m'être 
favorable.  A  toutes  celles  que  je  lui  ai  données,  je  n'en 
ajouterai  plus  qu'une.  Une  des  hases  de  la  société  mo- 
derne est  la  division  illimitée  des  propriétés  par  le 
partaf,fe  égal  entre  les  enfants  ,  et  l'admission  de  tous 
les  citoyens  aux  fonctions  sociales  par  voie  de  con- 
currence; CCS  deux  principes  ne  sauraient  fléchir 
sans  ({lie  la  société  moderne  fût  aUaquée  dans  son  es- 
sence. Or,  tout  justes  et  nécessaires  qu'ils  sont,  ils 
ont  leurs  inconvénients,  parce  que  rien  sur  la  terre  n'est 
exempt  d'une  certaine  infirmité,  qui  est  le  germe  de  la 
mort  mêlé  à  la  vie.  De  la  division  des  propriétés  résulte, 
avec  un  accroissement  de  la  population,  uneatténuation 
(le  la  fortune  des  familles.  Presque  personne  naissant  en 
Franco  n'a  une  existence  assurée  par  ce  seul  fait;  et, 
d'un  autre  côté ,  l'Etat  n'est  pas  assez  riche  pour  ac- 


—  130  — 

corder  à  toutes  les  ambitions  qu'engendrent  le  besoin  et 
la  libre  concurrence  une  part  honorable  de  la  fortune 
publique.  Il  est  impossible  que  cet  état  de  choses  n'a- 
mène de  grandes  souffrances  morales.  Rien  n'est  beau 
comme  le  testament  d'Alexandre  :  Au  plus  dUjne;  mais 
rien  n'est  triste  comme  le  partage  réel  de  sa  succession 
entre  ses  capitaines.  Nous  assistons  à  un  spectacle  pa- 
reil. Il  suffit  d'avoir  vécu  parmi  la  jeunesse  pour  savoir 
les  angoisses  qui  assiègent  ces  cœurs  à  qui  tout  est  ou- 
vei^t,  et  dont  beaucoup  pourtant  n'entreront  pas.  La 
paix  générale,  destinée  à  être  un  jour  plus  solide  qu'elle 
ne  l'est  aujourd'hui ,  augmente  encore  ces  causes  de 
malaise.  Pourquoi,  lorsqu'il  en  est  ainsi,  fermerait-on 
à  la  jeunesse  l'issue  de  la  vie  commune?  Nous  avons 
des  fortunes  trop  petites ,  unissons-les.  Nous  souffrons 
de  la  lutte  sociale,  sortons-en.  Personne  jusqu'ici  n'a 
paru  s'opposer  aux  associations  de  simple  travail  :  pour- 
quoi s'opposerait-on  à  des  associations  où  la  religion 
serait  unie  au  travail?  Serait-ce  donc  que  les  choses 
les  plus  naturelles  deviennent  illégitimes  dès  que  le 
Christianisme  y  entre  comme  élément? 

On  ferait  de  vains  efforts  pour  se  le  dissimuler  :  les 
associations  religieuses ,  agricoles,  industrielles,  sont 
les  seules  ressources  de  l'avenir  contrela  perpétuité  des 
révolutions.  Jamais  le  genre  humain  ne  reculera  vers  le 
passé  ;  jamais  il  ne  demandera  secours  aux  vieilles  con- 
stitutions aristocratiques,  quelle  que  soit  la  pesanteur 
de  ses  maux  ;  mais  il  cherchera  dans  les  associations 
volontaires  fondées  sur  le  travail  et  la  religion ,  le  re- 
mède à  la  plaie  de  V individualisme.  J'en  appelle  aux 


—  431  — 

tendances  qui  se  manifestent  déjà  de  toutes  parts.  Si  le 
gouvernement  laisse  à  ces  tendances  généreuses ,  tout 
en  les  surveillant,  l'essor  qu'elles  sollicitent,  il  pré- 
viendra de  grandes  catastrophes.  La  nature  humaine 
a  cela  d'admirahle ,  qu'elle  porte  en  elle-même  le  re- 
mède avec  la  maladie.  Laissons-la  faire  un  peu,  et  ne 
repoussons  pas  cette  parole  de  l'Écriture  :  Dieu  a  crée 
ijuérissahles  les  7iations  de  la  terre. 

Je  crois  donc  faire  acte  de  bon  citoyen  ^  autant 
qu'acte  de  bon  catholique,  en  rétablissant  en  France  les 
Frères  Prêcheurs.  Si  mon  pays  le  souffre,  il  ne  sera  pas 
dix  années  peut-être  avant  d'avoir  à  s'en  louer.  S'il  ne 
le  veut  pas,  nous  irons  nous  établir  à  ses  frontières,  sur 
quelque  terre  plus  avancée  vers  le  pôle  de  l'avenir,  et 
nous  y  attendrons  patiemment  le  jour  de  Dieu  et  de  la 
France.  L'important  est  qu'il  y  ait  des  Frères  Prêcheurs 
français ,  qu'un  peu  de  ce  sang  généreux  coule  sous  le 
vieil  habit  de  Saint-Dominique.  Quant  au  sol ,  il  aura 
son  tour;  car  la  France  arrivera  tôt  ou  tard  au  rendez- 
vous  prédestiné  où  la  Providence  l'attend.  Ce  qu'a  pré- 
dit M.  de  Maistre  s'accomplira  :  La  France  sera  chré- 
tienne, l'Angleterre  catholique,  et  l'Europe  chantera 
la  messe  à  Sainte-Sophie.  J'y  crois,  et  je  ne  suis  pas 
])ressé. 

Quel  que  soit  le  traitement  que  me  réserve  ma  patrie, 
je  ne  m'en  plaindrai  donc  pas.  J'espérerai  en  elle  jus- 
qu'à mon  dernier  soupir.  Je  comprends  même  ses  in- 
justices, je  respecte  même  ses  erreurs,  non  comme  le 
courtisan  qui  adore  son  maître ,  mais  conmie  l'ami  qui 
sait  par  quels  nœuds  le  mal  s'enchahie  au  bien  dans 


—  132  — 

le  plus  profond  du  cœur  de  son  ami.  Ces  sentiments 
sont  trop  anciens  en  moi  pour  y  périr  jamais ,  et  dus- 
sé-je  n'en  pas  recueillir  le  fruit,  ils  seront  jusqu'à  la 
fin  mes  hôtes  et  mes  consolateurs. 


FIN   DU   MEMOIRE. 


VIE 


SAINT  DOMINIQUE 


APPROBATION  DE  L'ORDRE 


Par  commission  du  Révérendissime  Père  Ange  Ancarani, 
maître  général  de  tout  Tordre  des  Frères  Prêcheurs ,  ayant 
examiné  un  livre  qui  a  pour  litre  :  VIE  DE  SAINT  DOMI- 
NIQUE, par  le  Révérend  Père  Frère  Henri-Dominique  Lacor- 
daire ,  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  je  n'y  ai  rien  trouvé 
qui  fût  contraire  h  la  foi  et  à  la  morale  de  Jésus-Christ  ; 
mais  j'y  ai  reconnu  un  grand  mérite  de  pureté  dans  le 
style,  de  rectitude  dans  les  idées,  en  même  temps  que  j'ad- 
mirais réloquence  d'or  et  Tonclion  sainte  qui  caractérisent 
si  particulièrement  le  génie  propre  de  l'écrivain  ;  c'est  pour- 
quoi je  juge  qu'en  rendant  ce  livre  public,  ce  sera  faire 
une  chose  agréable  à  tous,  surtout  à  la  France,  où  l'ordre 
de  Saint-Dominique  a  été  autrefois  si  florissant  et  si  utile. 

Rome,  Saintc-Marifî-sur-Min'Tve,  Ï6  jiiiUpt  1840. 


Fr.  Thomas -Hyacinthe  CIPOLETTI, 

Ancien  main-e  iténéral  de  rordre  des  Fri'res  Prêch«urs,  th<^olOR:ien  de  la  Casanatc, 
consultoiirdo  la  Congrcgation  do  l'Index  et  de  celle  des  Kvfques  et  Réguliers. 


PREFACE 


DE   LA   PREMIERE  ÉDITION. 


£n  publiant  le  Mémoire  pour  le  rétablissement  en 
France  de  V ordre  des  Frères  Prêcheurs ,  mon  but 
était  de  placer  une  œuvre  utile ,  mais  hardie  peut- 
être,  sous  la  protection  de  l'opinion.  J'ai  eu  à  me 
féliciter  d'avoir  agi  de  la  sorte.  Aucun  organe  de 
ropinion  n'a  signalé  le  livre  et  l'œuvre  à  Tani- 
madversion  du  pays,  aucune  bouche  publique  ne 
les  a  dénoncés  du  haut  de  la  tribune ,  aucun  fait 
n'a  révélé  du  mépris ,  de  la  haine ,  de  la  préven- 
tion; et  jiourtant  il  s'agissait  de  saint  Dominique 
et  des  dominicains  !  il  s'agissait  de  replanter  sur 
le  sol  français  une  institution  longtemps  calom- 
niée dans  son  fondateur  et  dans  sa  postérité  !  filais 
nous  appartenons  à  un  siècle  placé  à  un  point  de 
vue  tout  nouveau ,  et  qui ,  du  haut  des  ruines  où 
la  Providence  l'a  fait  naitre ,  peut  découvrir  des 


—  138  — 
choses  cachées  aux  âges  intermédiaires  et  aux  pas- 
sions qui  les  gouvernaient.  Les  temps  de  vicissi- 
tudes politiques  permettent  tout  bien  comme  tout 
mal,  ils  déracinent  avec  le  passé  les  haines  du 
passé  ;  ils  font  du  monde  un  cliamp  de  bataille  où 
la  vérité  bivouaque  avec  Terreur,  où  Dieu  descend 
dans  la  mêlée,  et  se  reconnaît  au  besoin  qu'on  a 
de  lui. 

Mais  quoique  j'aie  à  me  louer  de  l'opinion  au 
sujet  de  l'accueil  dont  elle  a  honoré  mon  Mémoire 
et  mon  dessein ,  je  sens  bien  cependant  que  je  ne 
suis  pas  quitte  envers  elle.  La  grande  figure  de 
saint  Dominique  ne  pouvait  être  que  largement 
ébauchée  dans  un  écrit  destiné  à  donner  un  aperçu 
général  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs ,  et  c'est 
pourquoi  je  me  suis  immédiatement  appliqué ,  au- 
tant que  les  devoirs  du  cloître  me  l'ont  permis ,  à 
tracer  d'une  main  plus  décisive  la  vie  du  saint  pa- 
triarche. Peu  de  Français  en  ont  quelque  notion  ; 
la  plupart  ignorent  tout  de  lui.  sauf  qu'il  a  inventé 
l'inquisition  et  dirigé  la  guerre  des  Albigeois,  deux 
choses  si  parfaitement  fausses,  qu'une  question 
curieuse  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  est  de 
savoir  comment  on  les  a  crues,  l^eut-êtrc  un  jour, 
si  je  rencontre  des  adversaires  sérieux ,  sera-t-il 
nécessaire  que  j'entre  dans  rcxamen  de  cette  qucs- 


—  d39  — 
tion ,  et  que  je  montre  l'origine  et  le  progrès  des 
causes  qui  ont  changé  dans  roreille  de  la  postérité 
l'harmonie  du  nom  de  saint  Dominique.  Quant  à 
présent ,  je  me  suis  borné  à  décrire  les  faits  de  sa 
vie  tels  que  les  monuments  contemporains  me  les 
ont  fournis,  et  pour  toute  polémique  je  me  re- 
tranche derrière  ces  invincibles  monuments.  A 
quiconque  parlera  de  saint  Dominique  autrement 
que  je  n'en  parle ,  je  lui  demanderai  une  ligne  du 
treizième  siècle,  et,  s'il  nie  trouve  trop  exigeant, 
je  me  contenterai  d'un  seul  mot. 

Voilà  pour  le  livre  ;  parlons  de  l'œuvre. 

J'étais  parti  de  France,  le  7  mars  1839,  avec 
deux  compagnons.  Nous  allions  à  Rome  prendre 
l'habit  de  Frères  Prêcheurs ,  et  nous  soumettre  à 
Tannée  de  noviciat  qui  précède  les  vœux.  L'année 
finie,  nous  nous  agenouillâmes,  deux  Français 
seulement ,  aux  pieds  de  Notre-Dame  de  la  Quer- 
cia,  et,  pour  la  première  fois  depuis  cinquante 
ans,  saint  Dominique  revit  la  France  au  banquet 
de  sa  famille.  Aujourd'hui  nous  ha])itons  le  cou- 
vent de  Sainte -Sabine  au  mont  Aventin.  Nous 
sommes  six  Français,  tous  tirés  de  ce  monde  par 
des  voies  diverses ,  tous  ayant  vécu  d'une  autre  vie 
que  celle  que  Dieu  nous  fait  présentement.  Nous 
passerons  là  i)lusieurs  années ,  s'il  plaît  à  Dieu  , 


—  140  — 
non  pour  éloigner  le  moment  du  combat,  mais 
pour  nous  préparer  gravement  à  mie  mission  dif- 
ficile, et  rapporter  en  France ,  outre  nos  droits  de 
citoyens,  les  droits  qui  résultent  toujours  d'un 
dévouement  éprouvé  par  le  temps.  Il  nous  est  dur 
sans  doute  d'être  séparés  de  notre  patrie ,  et  de 
manquer  au  bien  qui  nous  y  serait  possible  ;  mais 
Celui  qui  demandait  à  Abraham  le  sang  de  son  fils 
unique  a  fait  du  renoncement  à  un  bien  immédiat 
la  condition  d'un  bien  plus  grand.  Il  faut  que  quel- 
qu'un sème  pour  que  quelqu'un  moissonne.  Nous 
prions  donc  ceux  qui  espèrent  quelque  chose  de 
nous ,  de  nous  pardonner  une  absence  nécessaire , 
et  de  ne  point  nous  retirer  le  souvenir  de  leur 
cœur,  ni  leur  intercession  auprès  de  Dieu.  Les 
années  passent  vite;  quand  nous  nous  retrouve- 
rons ensemble  dans  les  camps  d'Israël  et  de  la 
France,  il  ne  sei'a  pas  mal  pour  tous  d'avoir  un 
peu  vieilli ,  et  la  Providence  sans  doute  aura  fait 
du  chemin  de  son  côté. 


CHAPITRE  I 


SITUATION  DE   l'ÉGLISE   A   LA   PIN   DU  XIl'   SIÈCLE. 


Le  douzième  siècle  de  l'ère  chrétienne  s'était  levé 
sous  de  magnifiques  auspices.  La  foi  et  l'opinion,  forte- 
ment unies ,  gouvernaient  ensemble  l'Occident ,  et  y 
formaient  d'une  multitude  de  peuples  obéissants  et 
libres  une  seule  communauté.  Au  faîte  de  l'ordre  social 
était  assis  le  pontife  universel,  sur  un  trône  d'où  la  ma- 
jesté descendait  au  secours  du  commandementtrahi  par 
l'infirmité  de  la  nature,  et  la  justice  au  secoiu's  de  l'obéis- 
sance devenue  intolérable  par  les  excès  du  pouvoir.  Tout 
à  la  fois  vicaire  de  Dieu  et  de  l'humanité ,  le  bras  droit 
sur  Jésus-Christ  et  le  bras  gauche  sur  l'Europe,  le  pon- 
tife romain  poussait  les  générations  dans  des  voies 
droites,  ayant  en  lui-même  contre  les  abus  de  sa  pléni- 
tude la  ressource  d'une  faiblesse  personnelle  infinie. 
Jamais  la  foi ,  la  raison ,  la  justice  ne  s'étaient  étreintes 
sur  un  plus  haut  piédestal  ;  jamais  le  rétablissement  de 
l'unité  dans  les  entrailles  déchirées  du  genre  humain 
n'avait  paru  plus  probable  et  plus  proche.  Déjà  le  dra- 
peau de  la  chrétienté  flottait  à  Jérusalem  sur  le  tombeau 


—  142  — 

du  Sauveur  des  hommes ,  et  conviail  l'Eglise  grecque 
à  une  réconciliation  glorieuse  avec  l'Église  latine.  L'is- 
lamisme, vaincu  en  Espagne  et  chassé  des  côtes  d'Italie, 
se  voyait  attaqué  au  centre  de  sa  puissance ,  et  vingt 
peuples,  marchant  ensemhle  aux  frontières  de  l'huma- 
nité régénérée  pour  y  défendre  contre  la  brutalité  de 
l'ignorance  et  l'orgueil  de  la  force  l'Évangile  de  Jésus- 
Christ  ,  promettaient  à  l'Europe  le  terme  de  ces  migra- 
tions sanglantes  dont  l'Asie  était  le  foyer.  Qui  pouvait 
dire  où  s'arrêteraient  les  voies  triomphales  que  venait 
d'ouvrir  en  Orient  la  chevalerie  chrétienne?  Qui  pou- 
vait prévoir  ce  qu'allait  devenir  le  monde  sous  la  direc- 
tion d'un  pontificat  qui  avait  su  créer  au  dedans  une  si 
vaste  unité,  au  dehors  un  si  grand  mouvement? 

Mais  le  douzième  siècle  n'acheva  pas  sa  course  comme 
il  l'avait  commencée ,  et  quand,  le  soir  venu ,  il  pencha 
vers  l'horizon  pour  se  coucher  dans  l'éternité,  l'Église 
parut  s'incliner  avec  lui,  le  front  chargé  d'un  pesant 
avenir.  La  croix  de  Jésus-Christ  ne  brillait  plus  sur  les 
minarets  de  Jérusalem  ;  nos  chevaliers,  vaincus  par  Sa- 
ladin  ,  conservaient  à  peine  quelques  pieds  de  terre  en 
Syrie;  l'Église  grecque,  loin  de  s'être  rapprochée  de 
l'Église  romaine ,  avait  été  confirmée  dans  le  schisme 
par  l'ingratitude  et  la  déloyauté  des  siens  à  l'égard  des 
croisés.  C'en  était  fait  de  l'Orient.  L'histoire  a  montré 
depuis  les  conséquences  de  ce  désastre  :  la  chute  de 
Constantinople ,  et  l'occupation  d'une  partie  du  terri- 
toire européen  par  les  Turcs  ottomans;  une  dure  servi- 
tude imposée  à  des  millions  de  chrétiens  sous  leur  domi- 
nation, et  leurs  armes  menaçant  le  reste  de  la  chrétienté 


—  143  — 

jusqu'au  temps  de  Louis  XIV  ;  trois  siècles  d'incursions 
par  les  Tartares  au  cœur  de  l'Europe  ;  la  Russie  adop- 
tant le  schisme  grec  et  prête  à  se  ruer  sur  l'Occident 
pour  y  détruire  toute  foi  et  toute  liberté;  l'Europe  trou- 
LléeparrafTaiblissement  des  races  musulmanes,  comme 
elle  l'avait  été  par  leur  élévation,  et  le  partage  de  l'Asie 
aussi  difficile  que  l'était  auparavant  sa  conquête.  Mon- 
taigne a  dit ,  qu'il  y  a  des  défaites  triomphœites  à  l'envi 
d"s  victoires  :  on  peut  dire  que  le  mauvais  succès  du 
plan  de  Grégoire  VII  et  de  ses  successeurs,  par  rapport 
à  l'Orient ,  a  mieux  révélé  leur  génie  que  ne  l'eût  fait 
le  plus  victorieux  accomplissement  de  leurs  desseins. 
Le  spectacle  intérieur  de  l'Église  n'était  pas  moins 
triste.  Tous  les  efforts  de  saint  Bernard  pour  le  réta- 
blissement de  la  saine  discipline  n'avaient  servi  que  peu 
contre  le  débordement  de  la  simonie  ,  du  faste  et  de 
l'avarice  dans  le  clergé.  La  source  de  tous  ces  maux, 
peints  aveo  tant  d'éloquence  par  saint  Bernard  lui- 
môme,  étaient  les  richesses  de  l'Église,  devenues  l'objet 
de  la  convoitise  universelle.  Aux  investitures  violentes 
par  la  crosse  et  l'anneau  avait  succédé  une  usurpation 
sourde,  une  simonie  lâche  et  rampante.  «  0  vaine  gloire  I 
«  s'écrie  Pierre  de  Blois;  ô  aveugle  ambition!  ô  faim 
«.  insatiable  des  honneurs  de  la  terre  !  ô  désir  des  digni- 
«  tés ,  qui  est  le  ver  rongeur  des  cœurs  et  le  naufrage 
<[  des  âmes  !  D'où  nous  est  venue  cette  peste  ?  Comment 
«  s'est  enhardie  cette  exécrable  présomption  qui  pousse 
«  les  indignes  à  la  recherche  des  dignités,  d'autant  plus 
a  Apresàlespoursuivrequ'ilslcsméritentmoins?  C'est 
a  par  toutes  les  portes ,  c'est  sans  souci  de  leur  âme  et 


—  144  — 

«  de  leur  corps ,  que  les  malheureux  se  précipitent  sur 
«  la  chaire  pastorale,  devenue  pour  eux  une  chaire  em- 
flc  poisonnée,  et  pour  tous  une  cause  de  perdition  (1) .  » 
Trente  années  auparavant,  saint  Bernard  disait  avec  une 
amère  ironie  :  «  Des  écoliers  enfants ,  des  adolescents 
«  impubères  sont  promus  aux  dignités  ecclésiastiques  à 
«  cause  de  la  dignité  de  leur  sang,  et  passent  de  dessous 
«  la  férule  au  gouvernement  du  clergé;  plus  joyeux 
«  quelquefois  d'être  soustraits  aux  verges  que  d'avoir 
«  obtenu  un  commandement, plus  ilattés  de  l'empire  au- 
«  quel  ils  échappentque  de  celui  qu'ils  acquièrent  (2).  » 
Tel  est  le  malheur  de  l'Église.  Vous  la  voyez,  au  prix  de 
son  sang,  convertir  à  Jésus-Christ  des  nations  infidèles, 
adoucir  leurs  mœurs,  façonner  leur  intelligence,  défri- 
cher leurs  forêts ,  peupler  les  villes  et  les  solitudes  de 
maisons  de  prières  :  puis,  quand  vingt  générations  de 
saints  ont  attiré  sur  ces  pieux  caravansérails  les  béné- 
dictions du  ciel  et  de  la  terre ,  alors,  au  lieu  du  riche, 
touché  de  Dieu ,  qui  venait  y  pleurer  ses  fautes  ;  au  lieu 
du  pauvre,  content  de  Dieu ,  qui  y  ployait  ses  forts  ge- 
noux avec  le  vœu  d'être  jilus  pauvre  encore  ;  au  lieu  des 
saints,  hériliers  des  saints,  vous  y  voyez  paraître  le 
pauvre  qui  veut  devenir  riche,  le  riche  qui  veut  devenir 
puissant ,  les  âmes  médiocres  qui  ne  connaissent  pas 
môme  leurs  désirs.  Bientôt  Tintrigue  fait  tomber  la 
crosse  épiscopale  ou  abbatiale  en  des  mains  qu'une 
intention  pure  n'a  point  bénies;  le  monde  a  le  plaisir  de 
voir  ses  favoris  gouverner  l'Eglise  de  Dieu,  et  changer 

(1)  Lettre  au  c.iriliiial  Octavien. 

(2)  Lettre  xlii,  à  Ih'nri,  archevé'iuo  de  Sens. 


—  145  — 

le  joug  aimable  de  Jésus -Christ  en  une  domination 
séculière.  Les  cloîtres  retentissent  de  l'aboiement  des 
chiens  de  meute,  du  hennissement  des  chevaux.  Qui 
discernera  les  vocations  vraies  des  vocations  fausses? 
Qui  en  aura  la  science?  qui  en  aura  même  le  temps  ou 
la  pensée?  On  ne  s'inquiète  plus  de  savoir  comment  les 
âmes  ont  été  engendrées  à  Jésus-Christ,  mais  seule- 
ment de  connaître  leur  naissance  selon  la  chair.  La 
prière,  l'iiumilité,  la  pénitence,  le  dévouement  s'en- 
fuient comme  des  oiseaux  timides  troublés  dans  leur 
nid  :  les  tombeaux  des  saints  sont  étrangers  dans  leur 
propre  maison. 

Voilà  l'état  misérable  où  une  ambition  sacrilège  avait 
réduit  un  trop  grand  nombre  d'églises  et  de  monastères 
d'Occident  à  la  fin  du  douzième  siècle;  et  en  bien  des 
lieux  où  le  mal  n'était  pas  si  profond ,  il  était  encore 
grand.  Le  Saint-Siège,  quoique  troublé  lui-même  par 
les  schismes  <jii'av;ut  fomentés  et  soutenus  contnî  lui 
l'empereur  Frédéric  T'"",  n'avait  cessé  d'apporter  les 
remèdes  à  de  si  graves  désordres  :  il  leur  avait  opposé 
trois  concilesœcuméniques  en  cinquante-six  ans,  mais 
sans  jiouvoir  réaliser  qu'imj)arfaitement  une  réforme 
qu'étaient  pourtant  si  dignes  d'obtenir  les  illustres 
pontifes  qui  naissaient  presque  sans  interruption  des 
cendres  de  Grégoire  VIT. 

Un  jour,  vers  liCO,  un  riche  habitant  de  I^yon 
nommé  Pierre  Valdo  vit  un  de  ses  concitoyens  frappé 
de  la  foudre  à  ses  côtés.  Cet  accidentle  fît  réfléchir;  il 
distribua  ses  biens  aux  pauvres,  et  se  consacra  tout 
entier  au  service  de  Dieu.  Comme  la  réforme  de  l'Église 

5 


—  146  — 

préoccupait  les  esprits,  il  lui  fut  aisé,  par  son  dévoue- 
ment même,  decroire  qu'il  était  appelé  à  cette  mission, 
et  il  réunit  un  certain  nombre  d'iiommes  auxquels  il 
persuada  d'embrasser  avec  lui  une  vie  apostolique.  De 
combien  peu  diffèrent  souvent  les  pensées  qui  font  les- 
grands  hommes ,  et  celles  qui  ne  font  que  les  perturba- 
teurs publics  !  Si  Pierre  Yaldo  eût  eu  plus  de  vertu  et 
de  génie,  il  eût  été  saint  Dominique  ou  saint  François 
d'Assise.  Mais  il  succomba  à  une  tentation  qui  a  perdu, 
dans  tous  les  temps,  des  hommes  d'une  assez  liante 
intelligence.  Il  crut  impossible  de  sauver  l'Eglise  par 
l'Eglise.  Il  déclara  que  la  véritable  épouse  de  Jésus- 
Christ  avait  défailli  sous  Constantin ,  en  acceptant  le 
poison  des  possessionstemporelles;  que  l'Église  romaine 
était  la  grande  prostituée  décrite  dans  l'Apocalypse ,  la 
mère  et  la  maîtresse  de  toutes  les  erreurs;  que  les  pré- 
lats étaient  des  scribes,  et  les  religieux  des  pharisiens; 
que  le  pontife  romain  et  tous  les  évéques  étaient  des 
homicides;  que  le  clergé  ne  devait  avoir  ni  dîmes  ni 
terres;  que  c'était  un  péché  de  doter  les  églises  et  les 
couvents,  et  cjue  tous  les  clercs  devaient  gagner  leur 
vie  du  travail  de  leurs  mains,  à  l'exemple  dos  apôtres; 
enfin  que  lui,  Pierre  Valdo ,  venait  rétablir  sur  ses  fon- 
dements primitifs  la  vraie  société  des  enfants  de  Dieu. 
Je  laisse  de  côté  les  erreurs  secondaires  qui  devaie'nt 
nécessairement  sortir  de  celles-là.  Toute  la  force  des 
Yaudois  était  dans  leur  attaque  directe  contre  l'Église 
et  dans  le  contraste  réel  ou  apparent  de  leurs  mœurs 
avec  les  mœurs  mal  réglées  du  clergé  de  leur  temps. 
Arnaud  de  Bresse ,  mort  à  Rome  sur  un  bûcher,  avait 


—  147  — 

été  leur  précurseur.  C'est  un  homme  dont  la  figure 
personnelle  ressort  bien  plus  dans  l'histoire  que  celle  de 
Pierre  Valdo;  mais  Pierre  Valdo  avait  l'avantage  de 
venir  après  lui,  quand  le  scandale  était  niia%  et  il  eut 
un  succès  très-alarmant.Il  fut  le  véritable  patriarche  des 
hérésies  occidentales,  et  leur  donna  l'un  des  grands 
caractères  qui  les  distinguent  des  hérésies  grecques,  je 
veux  dire  vm  caractère  plus  pratique  que  métaphysique. 
A  la  faveur  des  mêmes  circonstances  qui  protégeaient 
les  A'^audois,  ime  hérésie  d'origine  orientale  s'était  intro- 
duite en  Allemage  et  en  Italie ,  et  vint  asseoir  son  camp 
principal  dans  le  midi  de  la  France.  Cette  hérésie,  tou- 
jours combattue  et  toujours  vivace,  remontait  jusqu'à 
fin  du  troisième  siècle.  Elle  s'était  formée  sur  les  fron- 
tières de  la  Perse  et  de  l'empire  romain  par  le  mélange 
des  idées  chrétiennes  avec  la  vieille  doctrine  persane, 
qui  attribuait  le  mystère  de  ce  monde  à  la  lutte  de  deux 
principes  coéternels,  Fun  bon,  l'autre  mauvais.  Ces 
sortes  d'alliances  entre  des  religions  et  des  philosophies 
diverses  étaient  alors  très-coinmimes;  c'est  la  tendance 
des  esprits  faibles  de  vouloir  unir  ce  qui  est  incompa- 
tible. Un  Persan  nommé  Manès  donna  sa  dernière  forme 
à  la  mixtion  monstrueuse  dont  nous  parlons.  Moins  heu- 
reux que  les  autres  hérésiarques,  sa  secte  ne  put  jamais 
arriver  à  l'état  de  société  publique ,  c'est-à-dire  avoir 
des  temples,  un  sacerdoce  et  un  peuple  reconnus.  Les 
lois  des  empereurs,  appuyées  de  l'opinion,  la  poursui- 
virent avec  une  infatigable  persévérance  :  ce  fut  ce  qui 
prolongea  sa  vie.  L'état  de  société  publique  est  une 
épreuve  cpje  l'erreurne  soutient  jamais  quepeude  temps 


—  148  — 

et  ce  temps  est  d'autant  plus  court  que  l'erreur  repose 
sur  des  fondements  plus  contradictoires ,  et  entraîne  des 
conséquencesplus  immorales.  Les  Manichéens,  repous- 
sés de  dessous  le  soleil,  se  réfugièrent  dans  les  ténèbres  ; 
ils  formèrent  mie  société  secrète,  seul  état  qui  permette 
à  l'erreur  de  se  perpétuer  longtemps.  L'avantage  de  ces 
associations  mystérieuses  est  moins  la  facilité  d'échapper 
aux  lois  que  la  facilité  d'échapper  à  la  raison  publique. 
Rien  n'empêche  quelques  hommes  unis  par  les  dogmes 
les  plus  pervers  et  les  pratiques  les  plus  ridicules,  de 
recruter  dans  l'ombre  les  esprits  mal  faits,  d'attirer  les 
esprits  aventureux  par  le  charme  des  initiations,  de  les 
persuader  au  moyen  d'un  enseignement  sans  contrôle, 
de  les  saisir  par  un  but  grand  et  éloigné,  dont  cent  gé- 
nérations se  sont  transmis,  croient-ils,  le  culte  profond; 
enfin  de  les  lier  par  les  parties  basses  du  cœur  de 
l'homme  en  consacrant  leurs  passions  sur  des  autels 
inconnus  du  reste  de  l'humanité.  II  y  a  aujourd'hui  dans 
le  monde  telle  société  secrète  qui  no  compte  peut-être 
pas  trois  initiés,  et  qui  remonte  par  une  succession  invi- 
sible] usqu'à  l'antre  deTrophonius  ou  aux  souterrains  des 
templesderÉgypte.Ceshommes,  tout  pleins  dcTorgueil 
d'un  si  rare  dépôt,  traversent  imperturbablement  les 
siècles  avec  un  profond  mépris  de  ce  qui  s'y  fait,  jugeant 
de  tout  par  la  doctrine  privilégiée  qui  leur  est  échue,  et 
préoccupés  du  seul  désir  d'engendrer  une  âme  qui  soit, 
à  leur  mort,  l'héritière  do  leur  occulte  félicité.  Ce  sont 
les  Juifs  de  l'erreur.  Ainsi  vécurent  les  Manichéens, 
apparaissant  rà  et  là  dans  l'hisfoire  comme  ces  monstres 
(]ui  suivent  au  fond  de  l'Océan  des  routes  ignorées,  et 


—  149  — 

qui  quelquefois  élèvent  leur  tète  séculaire  au-dessus  des 
flots.  Mais  il  y  eut  cela  de  merveilleux  dans  leur  appari- 
tion du  douzième  siècle,  quepour  la  première  foisilsarri- 
vèrent  à  un  commencement  de  société  publique.  Spec- 
tacle vraiment  inouï!  ces  sectaires,  que  le  Bas-Empire 
avait  tenus  constamment  à  ses  pieds,  s'établissaient 
ouvertement  en  France,  sous  les  yeux  de  ces  pontifes 
qui  étaient  assez  puissants  pour  contraindre  l'em- 
pereur môme  à  respecter  la  loi  divine  et  la  volonté  des 
nations  chrétiennes.  Aucun  fait  ne  révèle  plus  sûrement 
la  réaction  sourde  qui  travaillait  l'Europe.  Raymond  IV, 
comte  de  Toulouse,  était  à  la  tète  des  Manichéens  de 
France,vulgairement  appelés  Albigeois.  C'était  l'arrière- 
neveu  de  ce  fameux  Raymond,  comte  de  Saint-Gilles, 
dont  le  nom  est  mêle  aux  plus  grands  noms  de  la  pre- 
mière croisade,  aux  noms  des  Godefroy  de  Bouillon,  des 
Baudouin,  des  Robert,  des  Hugues,  des  Boëmond.  Il 
abdiqua  l'héritage  de  gloire  et  de  vertu  que  lui  avaient 
transmis  ses  ancêtres ,  pour  se  faire  chef  de  la  plus 
détestable  hérésie  qu'eût  enfantée  l'Orient,  subjugué 
tout  ensemble  par  les  mystères  propres  des  Manichéens 
et  par  le  masque  vaudois  qu'ils  avaient  pris  pour  mieux 
entrer  dans  les  pensées  de  l'Occident. 

Ce  n'était  pas  tout.  L'enseignement  des  écoles  catho- 
liques, renouvelé  après  un  long  interrègne,  se  dévelop- 
pait sous  l'influence  de  la  philosophie  d'Aristote ,  et  la 
tendance  de  ce  mouvement  était  de  faire  prévaloir  la 
raison  sur  la  foi  dans  l'exposition  des  dogmes  chrétiens. 
Abailard,  honmie  célèbre  par  ses  fautes  encore  plus  que 
par  ses  erreurs,  avait  été  l'une  des  victimes  de  cet  esprit 


—  150  — 

appliqué  à  la  théologie.  Saint  Bernard  l'accusa  de  trans- 
former la  foi,  fondée  sur  la  parole  de  Dieu,  en  mie  pure 
opinion,  assise  sur  des  principes  et  des  conclusions  de 
l'ordre  humain.  Mais  bien  qu'il  eût  remporté  une  facile 
victoire,  honorée  par  la  soumission  réelle  de  son  adver- 
.saire  et  par  un  rare  exemple  de  réconciliation,  néan- 
moins le  mal  avait  poursuivi  son  cours.  Il  est  difficile, 
dans  tous  les  temps ,  de  résister  à  de  certaines  impul- 
sions dont  la  force  vient  de  loin  et  de  haut.  L'époque 
grecque  était  restée  dans  la  mémoire  des  gens  instruits 
comme  le  point  le  plus  élevé  où  le  génie  de  l'homme  eût 
atteint.  Le  Christianisme  n'avait  pas  eu  le  loisir  de  créer 
une  littérature  qui  fût  comparable  à  celle-là,  ni  de  se 
faire  une  philosophie  et  une  science  propres.  Le  germe 
en  existait  sans  doute  dans  les  écrits  des  Pères  de  TÉ- 
glise  ;  mais  il  était  beaucoup  plus  commode  d'accepter 
un  corps  philosophique  et  scientifique  tout  fait.  On  ac- 
cepta donc  Aristote  comme  le  représentant  de  lasagesse. 
Malheureusement  Aristote  et  l'Évangile  n'étaient  pas 
toujours  d'accord  :  de  là  trois  partis.  L'un  sacrifiait  le 
philosophe  à  Jésus-Christ,  selon  cette  parole  :  Voua 
n'avez  qu'un  seul  maître,  qui  est  le  Christ  (1).  L'autre 
sacrifiait  Jesus-Christ  au  philosophe,  sur  ce  fondement 
qu.*  la  raison  étant  la  lumière  première  de  l'homme , 
elle  devait  conserver  partout  la  primauté.  Le  troisième 
admettait  qu'il  y  avait  deux  ordres  de  vérités,  l'ordre  de 
raison  et  l'ordre  de  foi ,  et  que  ce  qui  était  vrai  dans 
Fun  pouvait  être  faux  dans  l'autre. 

(1)  Saint  Maltliicu,  xxiii,  10. 


—  151  — 

En  résumé,  le  schisme  et  l'hérésie,  favorisés  par  le 
mauvais  état  de  la  discipline  ecclésiastique  et  par  la  ré- 
surrection des  sciences  païennes ,  ébranlaient  en  Occi- 
dent l'œuvre  du  Christ,  pendant  que  la  mauvaise  issue 
des  croisades  achevait  sa  ruine  en  Orient,  etouvrait  aux 
Barbares  les  portes  de  la  chrétienté.  Les  papes,  il  est 
vrai ,  résistaient  avec  une  immense  vertu  aux  dangers 
croissants  de  cette  situation.  Ils  domptaient  l'empereur 
Frédéric  l""",  animaient  les  peuples  à  de  nouvelles  croi- 
sades, tenaient  des  conciles  contre  l'erreur  et  la  corrup- 
tion, veillaient  à  la  pureté  de  la  doctrine  dans  les  écoles, 
resserraient  dans  leurs  puissantes  mains  l'alliance  de  la 
foi  et  de  l'opinion  européenne,  et  du  sang  ému  de  ce 
vieux  tronc  pontifical  on  voyait  naître  Innocent  III.  Mais 
nul  ne  peut  soutenir  tout  seul  le  poids  des  choses  divines 
et  humaines  ;  les  plus  grands  hommes  ont  besoin  du  con- 
cours de  mille  forces,  et  celles  que  la  Providence  avait 
accordées  au  passé  semblaient  plier  sous  le  poids  de 
l'avenir.  L'ouvrage  de  Clovis,  de  saint  Benoît,  de  Char- 
lemagne  et  de  Grégoire  VII,  debout  encore  etvivant  des 
restes  de  leur  génie,  appelait  à  son  secours  une  nouvelle 
effusion  dcl'Esprit  en  qui  seul  cstrimmortalité.  C'csten 
ces  moments  suprêmes  qu'il  faut  être  attentif  auxconseils 
dcDieu.  Troiscents  anspluslai'd  il abandonncrala moi- 
tié de  l'Europe  à  l'erreur,  pour  tirer  un  jour  de  l'erreur 
<les  triomphes  dont  nous  commençons  à  entrevoir  le  se- 
cret :  mais  alors  il  lui  plut  d'aider  son  Église  par  la 
voie  directe  de  la  miséricorde.  Jésus-Christ  regarda  ses 
])ieds  et  ses  mains  percés  pour  nous,  et  de  ce  regard 
d'amour  naquirent  deux  honnnes  :  saint  Dominique  et 


-=  im  — 

saint  François  d'Assise.  L'histoii^e  de  ces  d  eux  hommes, 
si  semblables  et  si  divers ,  ne  devrait  jamais  être  sé- 
parée ;  mais  ce  que  Dieu  crée  en  une  seule  fois ,  une 
seule  plume  n'est  pas  capable  de  l'écrire.  Ce  sera  déjà 
beaucoup  pour  nous  si  nous  pouvons  donner  quelque 
idée  du  saint  patriarche  Dominique  à  ceux  qui  n'ont 
point  étudié  ses  actes. 


CHAPITRE  II 


GENÈSE    DE    SAIÎ^T     DOMINIQUE    (l). 


Dans  une  vallée  de  la  Yieille-Castille  qu'arrose  le 
Duéro,  presque  à  égale  distance  d'Aranda  et  d'Osma, 
est  un  simple  village  appelé  Calaruéga  dans  la  langue 
du  pays,  et  Calaroga  dans  la  langue  plus  douce  d'un 
grand  nombre  d'historiens.  C'est  là  que  naquit  saint 
Dominique,  l'an  1170  de  l'ère  chrétienne.  Il  dut  la  vie, 
après  Dieu,  à  Félix  de  Gusman  et  à  Jeanne  d'Aza.  Ces 
pieux  seigneurs  avaient  à  Calaruéga  une  habitation 
dans  laquelle  saint  Dominique  vuit  au  monde,  et  qui 
jusqu'à  présent  n'a  point  péri  tout  entière.  Alphonse  le 
Sage,  roi  de  Castille,  y  fonda  en  l'2G6  un  monastère  de 
religieuses  dominicaines,  de  concert  avec  sa  femme, 
ses  lils,  et  les  principaux  grands  d'Espagne.  On  voit  dans 
ce  monastère  des  appartements  plus  anciens  que  le 

(1)  Ou  trouvera  à  l'i  fin  iln  volume  l.i  liste  des  auteurs  contem- 
porains où  j'ai  puisé  les  faits  qui  composent  la  vie  de  saint  Domi- 
nique. Je  ne  les  nomme  en  note  que  lorsque  je  cite  leur  texte 
même.  Pour  la  vcrilicalion,  facile  du  leste,  on  peut  recourir  au 
premier  volume  des  Annales  de  Vordrc  des  Frères  Prêcheurs. 
par  le  père  Mamachi.  Son  travail,  imprimé  à  Home  en  1750, 
est  le  plus  complet  (pii  existe  sur  la  vie  de  saint  Domiuiiiue. 


—  154  — 

corp?  de  Fédifice,  et  étrangers  à  l'architecture  d'un 
couvent;  une  tour  de  guerre  du  moyen  âge  où  sont  in- 
crustées les  armes  des  Gusmans,  une  fontaine  qui  porte 
leur  nom,  et  beaucoup  d'autres  vestiges  appelés  par  le 
peuple,  organe  de  la  tradition,  le  Palais  des  Gusmans. 
La  branche  castillane  de  cette  illustre,  famille  avait  sa 
demeure  principale  à  quelques  lieues  de  là,  au  château 
de  Gusman  ;  le  lieu  de  sa  sépulture,  pareillement  voisin 
de  Calaruéga,  était  à  Gumiel  d'Izan,  dans  la  chapelle 
d'une  église  appartenant  à  l'ordre  de  Citeaux.  Félix  de 
Gusman  et  Jeanne  d'Aza  furent  portés  à  cette  chapelle 
après  leur  mort ,  et  couchés  sous  deux  cryptes  l'un  à 
côté  de  l'autre.  Mais  la  vénération  même  dont  ils 
étaient  l'objet  ne  tarda  pas  de  les  séparer.  Vers  1318, 
l'infant  de  Castille  Jean-Emmanuel  transféra  le  corps  de 
Jeanne  d'Aza  au  couvent  des  dominicains  dePennafiel, 
qu'il  avait  bâti.  Félix  resta  seul  dans  le  tombeau  de  ses 
ancêtres,  pour  y  être  un  témoin  fidèle  de  la  splendeur 
du  sang  qu'il  avait  transmis  à  saint  Dominique,  et  Jeanne 
alla  rejoindre  la  postérité  spirituelle  de  son  fils,  pour 
jouir  de  la  gloire  qu'il  avait  acquise  eu  préférant  la  fé- 
condité qui  vient  de  Jésus- Christ  à  la  fécondité  de  la 
chair  et  du  sang  (i). 
Un  signe  célèbre  précéda  la  naissance  de  saint  Domi- 

(1)  Voir  une  disscrtiitiou  latiiiu  du  iièiv  l?n''niûiul  tiui  a  peur 
titre:  De  Gumuina  stirpe  sancii  Doininoi,  Romœ,  1740.  Los 
coutiiuuiteurs  des  Actes  des  Saints  de  BoUaudus  avaient  uiis  eu 
doute  si  réellemeut  saint  Dominique  était  issu  des  Gusmans;  le 
père  Brémond  leur  réijoudit  dans  cet  ouvrage.  Les  monuments 
dont  il  abonde  ont  décidé  par  voie  de  critique  mie  question  qui 
l'était  déjà  par  une  tradition  immémoriale. 


—  155  — 
nique.  Sa  mère  vit  en  songe  le  fruit  de  ses  entrailles 
sous  la  forme  d'un  chien  qui  tenait  dans  sa  gueule  un 
flambeau,  et  qui  s'échappait  de  son  sein  pour  embraser 
toute  la  terre.  Inquiète  d'un  présage  dont  le  sens  était 
obscur,  elle  allait  souvent  prier  sur  la  tombe  de  saint 
Dominique  de  Silos,  autrefois  abbé  d'un  monastère  de 
ce  nom,  qui  n'était  pas  loin  de  Calaruéga ,  et  en  re- 
connaissance des  consolations  qu'elle  y  avait  obtenues, 
elle  donna  le  nom  de  Dominique  à  l'enfant  qui  avait  été 
l'objet  de  ses  prières.  C'était  le  troisième  qui  sortait 
de  ses  flancs  bénis.  L'aîné,  Antoine,  consacra  sa  vie 
au  service  des  pauvres,  et  honora  par  une  grande  charité 
le  sacerdoce  dont  il  était  revêtu;  le  second,  Mannes, 
mourut  sous  l'habit  de  Frère  Prêcheur. 

Quand  Dominique  fut  présenté  à  l'église  pour  y  re- 
cevoir le  baptême,  un  nouveau  signe  manifesta  la  gran- 
deur de  sa  prédestination.  Sa  marraine,  que  les  histo- 
riens ne  désignent  qu'en  l'appelant  une  noble  dame,  vit 
en  songe  sur  le  front  du  baptisé  une  étoile  radieuse. 
Quelque  vestige  en  demeura  toujours  depuis  sur  le  vi- 
sage de  Dominique,  et  l'on  a  remarqué,  comme  un  trait 
singidier  de  sa  physionomie,  qu'une  certaine  splendeur 
jaillissait  de  son  front,  et  attirait  à  lui  le  cœur  de  ceux 
qui  le  regardaient.  Le  vase  de  marbre  blanc  où  il  avait 
été  lavé  de  l'eau  sainte  fut  transporté  en  1005  au  cou- 
vent des  Frères  Prêcheurs  de  ValladoUd  par  les  ordres 
de  Philippe  III,  qui  voulut  que  son  fds  y  fût  baptisé.  Il 
est  aujourd'hui  à  Saint-Dominique  de  Madrid,  et  plu- 
sieurs infants  d'Espagne  y  ont  été  initiés  à  la  vie  qui 
est  en  Jésus-Christ,  notre  bien-aimé  Seigneur. 


—  156  — 

Dominique  ne  fut  point  nourri  d'un  lait  étranger;  sa 
mère  ne  permit  pas  qu'un  autre  sang  que  le  sien  coulât 
dans  ses  veines  ;  elle  le  garda  sur  un  sein  où  il  ne  pou- 
vait puiser  qu'une  nourriture  chaste,  et  sur  des  lèvres 
où  il  ne  pouvait  entendre  qu'une  parole  vraie.  Tout  au 
plus,  dans  ce  commerce  maternel,  avait-il  à  redouter 
la  mollesseinvolontaire  de  ses  langes,  etcelte  abondance 
de  soins  que  la  tendresse  la  plus  chrétienne  ne  sait  pas 
toujours  contenir.  Mais  la  grâce  qui  était  en  lui  se  ré- 
volta de  bonne  heure  contre  ce  joug.  Dès  qu'il  put  re- 
muer ses  membres  de  lui-même,  il  sortait  en  secret  de 
son  berceau  et  se  couchait  par  terre.  On  eût  dit  qu'il 
connaissait  déjà  la  misère  des  hommes,  la  différence  de 
leur  sort  ici-bas;  et  que,  prévenu  d'amour  pour  eux,  il 
souffrait  d'avoir  un  lit  meilleur  que  le  dernier  d'entre 
ses  frères;  ou  bien  qu'initié  aux  secrets  du  berceau  de 
Jésus-Christ,  il  voulait  se  faire  une  couche  semblable 
à  la  sienne.  On  ne  sait  rien  de  plus  des  six  premières 
années  de  sa  vie. 

A  sept  ans  commencés  il  quitta  la  maison  paternelle, 
et  fat  enyoyé  à  Gumiel  d'Izan  ,  chez  un  oncle  qui  rem- 
plissait dans  cette  église  les  fonctions  d'archiprêtre.  Ce 
fut  là,  près  de  la  sépulture  de  ses  aïeux,  et  sous  la 
double  autorité  du  sang  et  du  sacerdoce ,  (jue  Domi- 
nique passa  la  seconde  partie  de  son  enfance.  «  Avant 
«  que  le  monde,  dit  un  historien,  eut  touché  cet  en- 
«.  faut,  il  fut  confié,  comme  Samuel,  aux  leçons  de 
«  l'Eglise,  afin  qu'une  discipline  salutaire  prît  posses- 
«  sion  de  son  cœur  encore  tendre;  et  il  arriva,  en 
«   effet,  que,  posé  sur  ce  fondement  solide,  il  croissait 


—  157  — 

«  en  âge  et  en  esprit,  s'élevant  chaque  jour,  par  un 
((  progrès  heureux,  à  une  plus  haute  vertu  (1). 

L'université  de  Palencia  au  royaume  de  Léon ,  la 
seule  que  possédait  alors  l'Espagne,  fut  la  troisième 
école  où  se  forma  Dominique.  Il  y  vint  à  quinze  ans,  et 
se  trouva  pour  la  première  fois  abandonne  à  lui-même, 
loin  de  l'heureuse  vallée  où,  sous  les  murs  de  Calaruéga 
et  de  Gumiel  d'Izan,  il  avait  laissé  tous  ces  doux  sou- 
venirs qui  rappellent  l'àme  au  lieu  natal.  Le  séjour  qu'il 
fit  à  Palencia  fut  de  dix  années.  Il  consacra  les  six  pre- 
mières à  l'étude  des  lettres  et  de  la  philosophie  ;  telles 
qu'on  les  enseignait  alors.  «  Mais,  dit  un  historien  , 
«  l'angélique  jeune  homme  Dominique,  bien  qu'il  pé- 
c(  nétràt  facilement  dans  les  choses  humaines,  n'en 
a  était  cependant  pas  ravi ,  parce  qu'il  y  cherchait  vai- 
((.  nemont  la  sagesse  de  Dieu  ,  qui  est  le  Christ.  Nul 
((.  des  pliilosoplies,  en  effet,  ne  l'a  communiquée  aux 
((  hommes;  nul  des  princes  de  ce  monde  ne  l'a  connue. 
((  C'est  pour(paoi,  de  pour  de  consumer  en  d'inutiles 
«  travaux  la  fleur  et  la  force  de  sa  jeunesse,  et  pour 
a  éteindre  la  soif  qui  le  dévorait,  il  alla  puiser  aux 
((  sources  profondes  de  la  théologie.  Invoquant  et 
((  priant  le  Christ,  qui  est  la  sagesse  du  Père,  il  ouvrit 
«  son  cœur  à  la  vraie  science,  ses  oreilles  aux  docteurs 
«  des  saintes  Écritures:  et  cette  parole  divine  lui  pa- 
«  rut  si  douce ,  il  la  reçut  avec  tant  d'avidité  et  de  si 
«  ardents  désirs,  que,  pendant  quatre  années  qu'il 
«•  l'éLiidia,  il  passait  d«:s  nuits  presque  sans  sommeil, 

(1)  Const;intin  d'Orvieto,   \'ie  de  saint  Dominique,  u.  3. 


—  458  — 
<(  donnant  à  l'étude  le  temps  du  repos.  Afin  de  boire  à 
<(  ce  fleuve  de  la  sagesse  avec  une  chasteté  plus  digne 
«  encore  d'elle ,  il  fut  dix  ans  à  s'abstenir  de  vin.  G'é- 
«  tait  une  chose  merveilleuse  et  aimable  à  voir  que  cet 
((  homme  en  qui  le  petit  nombre  de  ses  jours  accusait 
((  la  jeunesse,  mais  qui  parla  maturité  de  sa  conversa- 
«  tion  et  la  force  de  ses  moeurs  révélait  le  vieillard.  Su- 
ce perieur  aux  plaisirs  de  son  âge,  il  ne  recherchait  que 
«c  la  justice  ;  attentif  à  ne  rien  perdre  du  temps,  il  préfé- 
«  raitaux  courses  sans  but  le  sein  de  TEglise  sa  mèi'e, 
«  le  repos  sacré  de  ses  tabernacles,  et  toute  sa  vio 
«  s'écoulait  entre  une  prière  et  un  travail  également 
«  assidus.  Dieu  le  récompensa  de  ce  fervent  amour 
ce  avec  lequel  il  gardait  ses  commandements ,  en  lui 
((  inspirant  un  esprit  de  sagesse  et  d'intelligence  qui 
«  lui  faisait  résoudre  sans  peine  les  plus  difficiles 
«  questions  (i).  » 

Deux  traits  nous  sont  restés  de  ces  dix  années  de 
Palencia.  Pendant  une  famine  qui  désolait  l'Espagne, 
Dominique  ,  non  content  de  donner  aux  pauvres  tout 
ce  qu'il  avait,  mémo  ses  vêtements,  vendit  encore  ses 
livres  annotés  de  sa  main ,  pour  leur  en  distribuer  le 
prix,  et,  comme  on  s'étonnait  qu'il  se  privât  des  moyens 
d'étudier,  il  prononça  cette  parole,  la  première  de  lui 
qui  soit  arrivée  à  la  postérité  :  «  Pourrais-je  étudier  sur 
((  des  peaux  mortes,  quand  il  y  a  des  hommes  qui 
«  meurent  de  faim  ('2)  ?  »  Son  [exemple  engagea  les 

(1)  Tliicrry  d'Aiiolda,  Vie  de  mint  Dominiqw.  ch.i,  ii.  17 
«t  18. 

(2)  Actes  de  Boloyne,  dépositiou  Je  frère  Etienne,  u.  J. 


—  d59  — 

maîtres  et  les  élèves  de  l'université  à  venir  abondam- 
ment au  secours  des  malheureux.  Une  autrefois,  voyant 
une  femme  dont  le  frère  était  captif  chez  les  Maures , 
pleurer  amèrement  de  ne  pouvoir  payer  sa  rançon ,  il 
lui  oflVit  do  se  vendre  pour  le  racheter;  mais  Dieu,  qui 
le  réservait  pour  la  rédemption  spirituelle  d'un  grand 
nombre  d'hommes,  ne  le  permit  pas. 

Quand  le  voyageur  passe,  à  la  lin  de  l'automne,  dans 
un  pays  dépouillé  de  toutes  ses  moissons,  il  rencontre 
quelquefois  pendant  aux  arbres  un  fruit  échappé  à  la 
main  du  laboureur,  et  ce  reste  d'une  fertilité  disparue 
lui  suffit  pour  juger  les  champs  incoimus  qu'il  traverse. 
Ainsi  la  Providence,  en  laissant  dans  l'ombre  du  passé 
la  jeunesse  de  son  serviteur  Dominique,  a  voulu  cepen- 
dant que  l'histoire  en  sauvât  quelques  traits ,  révéla- 
tions incomplètes,  mais  touchantes,  d'une  âme  où  la 
pureté,  la  grâce,  l'intelligence,  la  vérité  et  toutes  les 
vertus  étaient  l'effet  d'un  amour  de  Dieu  et  des  hommes 
mûr  avant  le  temps. 

Dominique  touchait  à  sa  vingt-cinquième  année  sans 
que  Dieu  lui  eût  encore  manifesté  ce  qu'il  souhaitait  de 
lui.  Pour  l'homme  du  monde  ,  la  vie  n'est  qu'un  espace 
à  franchir  le  plus  lentement  possible  par  le  chemin  le 
plus  doux;  mais  le  chrétien  ne  la  considère  point  ainsi, 
lisait  que  tout  homme  est  vicaire  de  Jésus-Christ  pour 
travailler  par  le  sacrifice  de  soi-même  à  la  rédemption 
del'humanité,  et  que,  dans  le  plan  de  cette  grande  œuvre, 
chacun  a  une  place  éternellement  marquée  qu'il  est  libre 
d'accepter  ou  de  refuser.  Il  sait  que  ,  s'il  déserte  volon- 
tairement cette  place  que  la  Providence  lui  oflrait  dans 


—  1G0  — 

la  milice  des  créatures  utiles,  elle  sera  transportée  à  un 
meilleur  que  lui ,  et  lui  abandonné  à  sa  propre  direction 
dans  la  voie  large  et  courte  de  l'égoïsme.  Ces  pensées 
occupent  le  chrétien  à  qui  sa  prédestination  n'est  pas 
encore  révélée ,  et ,  convaincu  que  le  plus  sûr  moyen  de 
la  connaître  est  de  désii^er  l'accomplir,  quelle  qu'elle 
soit,  il  se  tient  prêt  pour  tout  ce  que  Dieu  voudra.  Il  ne 
méprise  aucune  des  fonctions  nécessaires  à  la  république 
chrétienne,  parce  qu'en  toutes  peuvent  se  rencontrer 
ti'ois  choses  d'où  dépend  leur  valeur  réelle  :  la  volonté 
de  Dieu  qui  les  impose ,  le  bien  qui  résulte  de  leur  fidèle 
exercice,  et  le  dévouement  du  cœur  qui  en  est  chargé. 
Il  croit  même  fermement  que  les  moins  honorées  ne  sont 
pas  les  moins  hautes,  et  que  la  couronne  des  saints  ne 
tombe  jamais  plus  droit  du  ciel  que  sur  un  firent  pauvre, 
blanchi  dans  l'humilité  acceptée  d'un  dur  service.  Peu 
lui  importe  donc  où  Dieu  marquei'a  saplace;  il  lui  suffit 
d'apprendre  quelle  est  sa  volonté.  Or,  Dieu  avait  préparé 
au  jeune  Dominique  un  médiateur  digne  de  lui,  qui  de- 
vait non-seulement  lui  manifester  sa  vocation,  mais  lui 
ouvrir  les  portes  de  sa  carrière  future,  et  le  conduire 
par  des  voies  imprévues  sur  le  théâtre  où  l'attendait  la 
Providence. 

Parmi  les  moyens  de  réforme  auxquels  avaient  re- 
cours ceux  qui  s'efforçaient  de  relever  la  discipline  ecclé- 
siastique, il  en  était  un  particulièrement  recommandé 
par  les  souverains  pontifes,  je  veux  dire  l'établissement 
de  la  vie  commune  dans  le  clergé.  Les  apôtres  avaient 
ainsi  vécu,  et  saint  Augustin,  leur  imitateur,  avait 
laissé,  ù  ce  sujet,  la  fameuse  règle  qui  porte  son  nom. 


—  IGl  — 

La  vie  commune  n'est  autre  chose  que  la  vie  de  famille 
et  d'amour  à  son  plus  haut  degré  de  perfection,  et  il  est 
impossible  qu'elle  soit  fidèlementpratiquéesansinspircr 
à  ceux  qui  s'y  dévouent  les  sentiments  de  fraternité,  de 
pauvreté,  de  patience,  d'abnégation,  qui  sontTàme  du 
Christianisme.  Depuis  un  siècle  et  demi  environ,  on 
donnait  aux  prêtres  qui  se  soumettaient  à  ce  genre  de 
vie  le  nom  de  chanoines  réguliers.  Ils  ne  formaient  pas 
un  seul  corps  sous  un  môme  chef;  mais  chaque  maison 
avait  son  prieur,  qui  ne  relevait  que  derévèque.  Il  faut 
excepter  toutefois  l'ordre  des  chanoines  réguliers  de 
Prémontré,  fondé  en  1120  par  saint  Norbert.  Or,  l'é- 
vèque  d'Osma ,  Martin  de  Bazan ,  jaloux  de  contribuer 
à  la  restauration  de  l'Église ,  avait  récemment  converti 
les  chanoines  de  sa  cathédrale  en  chanoines  réguliers  , 
et,  instruit  qu'il  y  avait  à  l'université  de  Palencia  un 
jeune  homme  d'un  rare  mérite,  originaire  de  son  dio- 
cèse ,  il  avait  couru  l'espérance  de  rattacher  à  son  cha- 
pitre ainsi  qu'à  ses  desseins  de  réformation.  Il  chargea 
de  cette  aflaire  l'homme  qui  avait  été  son  principal  ap- 
pui dansl'œuvre  difficile  ([u'il  venait  d'accomplir, homme 
illustre  dès  lors  par  sa  naissance,  son  génie,  sa  science 
et  la  beauté  vénérable  de  sa  vie,  mais  qui  joignit  plus 
tard  à  ces  qualités,  communes  à  d'auti^cs,  un  titre  que 
nul  ne  partage  avec  lui.  Il  y  a  six  siècles  que  l'Espagnol 
dom  Diego  de  Azévédo  est  couché  sous  une  pierre  que  je 
n'ai  pas  même  vue,  et  pourtant  je  ne  prononce  son  nom 
qu'avec  un  respect  qui  m'émeut.  Car  ce  fut  le  médiateur 
choisi  de  Di(>u  pour  éclairer  et  conduire  le  patriarche 
d'unedynastie  dont  je  suis  l'enfant,  et  quand  je  remonte 


—  -162  — 

la  longue  chaîne  Je  mes  aïeux  spirituels,  jele  rencontre 
entre  saint  Dominique  et  Jésus-Christ. 

L'histoire  ne  nous  a  pas  conservé  les  premiers  entre- 
tiens de  dom  Diego  avec  le  jeune  Gusman;  mais  il  est 
facile  de  les  deviner  par  leur  résultat.  A  vingt-cinq  ans, 
imeàme  généreuse  ne  cherche  qu'à  donner  sa  vie.  Elle 
ne  demande  au  ciel  et  à  la  ferre  qu'une  grande  cause  à 
servir  par  un  grand  dévouement;  l'amour  y  surabonde 
avec  la  force.  Et  si  cela  est  vrai  d'une  ùme  qui  n'a  reçu 
sa  trempe  que  d'une  nature  heureuse,  combien  j)lusde 
celle  où  le  Christianisme  et  la  nature  coulent  ensemble 
comme  deux  fleuves  vierges  dont  pas  une  goutte  ne  s'est 
épanchée  en  devaines  passions!  Je  me  i^eprésente  donc 
sans  peine  l'entretien  de  dom  Diego  avec  le  noble  étu- 
diant de  Palencia.  Il  lui  apprit  en  peu  de  moments  ce 
qui  ne  s'apprend  pas  dans  les  livres  et  les  universités  : 
l'état  de  la  lutte  du  bien  et  du  mal  dans  le  monde,  les 
plaies  profondes  faites  à  l'Eglise,  la  pente  générale  des 
affaires,  et  enfin  tout  ce  qui  forme  le  nœud  secret  d'un 
siècle.  Dominique ,  initié  aux  maux  de  son  temps  par  un 
homme  qui  les  comprenait,  éprouva  sans  doute  le  be- 
soin d'apporter  le  tribut  de  son  corps  et  de  son  àme  à 
la  chrétienté  souffrante.  Il  vit  d'un  seul  trait  sa  place 
et  son  devoir:  il  les  vit  dans  le  sacerdoce  selon  l'ordre 
de  Melchisédech ,  à  la  suite  de  Jésus-Christ,  seul  Sau- 
veur du  monde,  source  unique  de  toute  vérité,  de  tout 
bien,  de  toute  grâce,  de  toute  paix,  de  tout  dévoue- 
ment, et  dont  les  ennemis  sont  les  éternels  ennemis  du 
genre  humain,  quelque  nom  qu'ils  prennent.  H  vit  que 
ce  divin  sacerdoce,  avili  par  trop  de  mains  indignes  de 


—  163  — 

sa  consécration,  avait  besoin  d'être  relevé  devant  Dieu 
et  devant  les  peuples,  et  qu'il  ne  pouvait  l'être  que  par 
la  résurrection  des  vertus  apostoliqvies  en  ceux  qui  en 
étaient  ornés  et  chargés.  Et  le  premier  pas  de  toute  ré- 
novation étant  de  faire  soi-même  ce  qu'on  veut  voir 
faire  aux  autres,  l'héritier  des  Gusmans  voua  sa  vie  à 
Dieu  dans  le  chapitre  réformé  d'Osma,  sous  la  direc- 
tion de  dom  Diego,  qui  en  était  le  prieur. 

«  Alors,  dit  le  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  il 
«  commença  de  paraître  entre  les  chanoines,  ses  frères, 
«  comme  un  flambeau  qui  brûle ,  le  premier  par  la 
«  sainteté,  le  dernier  de  tous  par  Thumilité  de  son 
«  cœur,  répandant  autour  de  lui  une  odeur  de  vie  qui 
oc  donnait  la  vie ,  et  un  parfum  semblable  à  l'encens 
«  dans  les  jours  d'été.  Ses  frères  admirent  une  si  su- 
ce blime  religion  :  ils  l'établissent  leur  sous-prieur,  afin 
«  que,  placé  plus  haut,  ses  exemples  soient  plus  vi- 
«  sibles  et  plus  puissants.  Pour  lui ,  comme  un  olivier 
«  qui  pousse  des  rejetons ,  comme  un  cyprès  qui  gran- 
de dit ,  il  demeurait  jour  et  nuit  dans  l'église,  vaquant 
<(  sans  relâche  à  la  prière ,  et  se  montrant  à  peine  hors 
«  du  cloître  ;  de  peur  d'ôter  du  loisir  à  sa  contempla- 
«  tion.  Dieu  lui  avait  donné  une  grâce  de  pleurer  pour 
c  les  pécheurs,  pour  les  malheureux  et  les  affligés;  il 
«  portait  leurs  maux  dans  un  sanctuaire  intérieur  de 
«  compassion  ,  et  cet  amour  douloureux ,  lui  pressant 
«  le  cœur,  s'échappait  au  dehors  par  des  larmes.  G'é- 
«  tait  sa  coutume ,  rarement  interrompue,  de  passer  la 
«  nuit  en  prière,  et  de  s'entretenir  avec  Dieu,  sa  porte 
<(  fermée.  Quelquefois  alors  on  entendait  des  voix,  et 


—  164  — 

a:  comme  des  rugissements,  sortii*  de  ses  entrailles 
<(  émues,  qu'il  ne  pouvait  contenir.  Il  y  avait  une  de- 
<(  mande  qu'il  adressait  souvent  et  spécialement  ù  Dieu, 
«c  c'était  de  lui  donner  une  vraie  charité,  un  amour  à 
«  qui  rien  ne  coûtât  pour  le  salut  des  hommes ,  per- 
ce suadé  qu'il  ne  serait  vraiment  un  membre  du  Christ 
<(  que  lorsqu'il  se  consacrerait  tout  entier,  selon  ses 
«  forces  5  à  gagner  des  âmes ,  à  l'exemple  du  Sauveur 
«  de  tous,  le  Seigneur  Jésus-Christ,  qui  s'est  immolé 
<(  sans  réserve  à  notre  rédemption.  Il  lisait  un  livre  qui 
«  a  pour  titre  :  Conférences  rfes  Vèrcs ,  lequel  traite  à  la 
((  fois  des  vices  et  de  la  perfection  spirituelle,  et  il  s'cf- 
(C  forçait,  en  le  lisant,  de  connaître  et  de  suivre  tous 
((  les  sentiers  du  bien.  Ce  livre,  avec  le  secours  de  la 
«  grâce ,  l'éleva  à  une  difficile  pureté  de  conscience,  à 
«  une  abondante  lumière  dans  la  contemplation  ,  et  à 
«  un  degré  de  perfection  fort  grand  (1).  » 

La  Providence  ne  se  pressait  pas  à  l'égard  de  Do- 
minique, quoique  sa  vie  dût  être  courte.  Elle  le  laissa 
pendant  neuf  années ,  à  Osma ,  se  préparer  à  la  mission 
encore  inconnue  qu'il  devait  remplir.  Dans  cet  inter- 
valle, en  1201 ,  dom  Diego  de  Azévédo  succéda  sur  le 
siège  épiscopal  à  Martin  de  Bazan.  A  peu  près  à  la 
même  époque,  Dominique  commença  d'annoncer  au 
peuple  la  parole  déDieu,  mais  sans  s'éloigner  beaucoup 
d'Osma,  et  il  continua  vraisemblablement  ce  ministère, 
sur  lequel  on  ne  possède  aucun  détail,  jusqu'en  1203, 
moment  solennel  où  il  ([uitta  l'Espagne,  et  s'achemina, 

(1)  Vie  de  saint  Donnnique ,  ch.  i,  n.  S  et  suiv. 


—  165  — 

sans  le  savoir,  ù  l'âge  de  trente-quatre  ans ,  vers  le  lieu 
de  ses  destinées. 

Ici  finit  la  genèse  de  saint  Dominique ,  c'est-à-dire , 
la  suite  des  choses  qui  ont  formé  son  corps  et  son  âme, 
et  l'ont  préparé  pour  la  fin  providentielle  qu'il  devait 
librement  accomplir.  Tout  homme  a  sa  genèse  particu- 
lière, proportionnée  à  son  service  futur  dans  le  monde, 
et  dont  la  connaissance  seule  peut  bien  expliquer  ce 
qu'il  est.  L'amitié  nous  ouvre  ces  replis  profonds  où 
sont  ensevelis  les  mystères  du  passé  et  de  l'avenir;  la 
confession  nous  les  révèle  dans  un  autre  but  ;  l'histoire 
cherche  à  y  descendre  ,  afin  de  saisir  les  événements 
dans  leurs  sources  premières ,  et  d'en  rattacher  le  fil  à 
la  main  de  Celui  qui  crée  les  germes,  et  y  dépose  le 
l)ien  sous  des  formes  sans  nombre.  Dominique ,  appelé 
de  Dieu  à  fonder  un  ordre  nouveau  qui  édifiera  l'Église 
par  la  pauvreté,  la  prédication  et  la  science  divine, 
eut  une  genèse  dont  le  rapport  est  manifeste  avec  cette 
prédestination.  Il  naît  d'une  famille  illustre,  parce  que 
la  pauvreté  volontaire  est  plus  frappante  en  celui  qui 
méprise  ime  fortune  et  un  rang  tout  acquis.  Il  naît  en 
Espagne,  hors  du  pays  qui  sera  le  théâtre  de  son  apos- 
tolat, parce  qu'un  des  plus  grands  sacrifices  de  l'apôtre 
est  d'abandonner  sa  patrie  pour  porter  la  lumière  à  des 
nations  dont  la  langue  même  est  ignorée  de  lui.  Il  passe 
au  sein  d'une  université  les  dix  premières  années  de  sa 
jeunesse,  afin  d'y  acquéi'ir  la  science  nécessaire  aux 
fonctions  évangéliques,  et  d'en  transmellre  l'estime  et 
la  culture  à  son  ordre.  Pendant  neuf  autres  années  ,  il 
se  plie  aux  })raliques  de  la  \ir  connnuiic,  afin  d'en 


—  -166  — 

connaître  les  ressorts,  les  difficultés  et  les  vertus,  et  de 
n'imposer  un  jour  à  ses  frères  que  le  joug  qu'il  aura 
lui-même  longtemps  porté.  Dès  son  berceau,  Dieu  lui 
donne  l'instinct  et  la  grâce  de  ] 'assuj  ettissement  du  corps 
à  une  vie  dure  :  car  comment  l'apôtre  supportera-t-il 
la  fatigue  des  voyages ,  le  chaud ,  le  froid ,  la  faim ,  la 
prison ,  les  coups ,  la  misère ,  s'il  n'a  de  bonne  heure 
soumis  son  corps  au  plus  rude  apprentissage  ?  Dieu  lui 
donne  aussi  un  goiit  précoce  et  ardent  de  la  prière  :  car 
la  prière  est  l'acte  tout-puissant  qui  met  les  forces  du 
Ciel  à  la  disposition  de  Thomme.  Le  Ciel  est  inacces- 
sible à  la  violence;  la  prière  le  fait  descendre  jusqu'à 
nous.  Mais,  par-dessus  tout,  Dominique  reçoit  le  don 
sans  lequel  les  autres  ne  sont  rien ,  le  don  d'une  im- 
mense charité  qui  le  presse  nuit  et  jour  de  se  dévouer 
au  salut  de  ses  frères,  et  le  rend  sensible  jusqu'aux 
larmes  à  toutes  leurs  afflictions.  Enfin  Dieu  lui  en- 
voie, pour  l'initier  aux  mystères  de  son  siècle,  un 
homme  de  forte  trempe,  qui  devient  son  ami,  son 
évèque ,  et ,  comme  nous  Talions  voir,  son  introduc- 
teur en  France  et  à  Rome.  Ces  faits  peu  nombreux, 
mais  suivis  et  profonds ,  s'entrelacent  lentement  dans 
un  cercle  de  trente -quatre  années,  et  Dominique, 
formé  par  eux ,  arrive  sans  tache  ù  la  plus  belle  virilité 
que  puisse  souhaiter  un  homme  qui  connaît  Dieu. 


CHAPITRE  iïl 


ARRIVEE   DE   SAINT   DOMIXIQIE   EX   FRANCE.    —     SOiX   PREMIER   VOYAGE 
A    ROME.    —    ENTREVUE  DE   MONTPELLIER. 


En  ce  temps-là,  le  roi  de  Castille  Alphonse  YIII  eut 
la  pensée  de  marier  son  fils  à  une  princesse  de  Dane- 
mark. Il  choisit  pour  négociateur  révêqued'Osma,  qui, 
prenant  avec  lui  Dominique ,  partit  à  la  fin  de  l'an  1203 
pour  le  nord  de  l'Allemagne.  Tous  deux,  en  traversant 
le  Languedoc,  y  furent  témoins  du  progrès  effrayant  des 
Albigeois,  et  leur  cœur  en  conçut  une  amère  affliction. 
Arrivés  à  Toulouse,  où  ils  ne  devaient  demeurer  qu'une 
nuit,  Dominique  s'aperçut  que  leur  hôte  était  héré- 
tique. Quoique  le  temps  fût  coiu't,  il  ne  voulut  pas  que 
son  passage  fût  inutile  à  l'homme  égaré  qui  les  rece- 
vait. Jésus-Christ  avait  dit  à  ses  apôtres  :  Quand  voui> 
entrerez  dans  une  maison,  sahicz-hi  en  disa)it  :  Paix  à  cette 
maison.  Et  si  cette  maison  en  est  dirjne ,  votre  paix  descen- 
dra sur  elle  ;  si  elle  n'en  est  pas  di<jne  ,  votre  piaix  retour- 
nera sur  vous  (i).  Les  saints,  à  qui  toutes  les  paroles 
de  Jésus-Christ  sont  présentes,  et  qui  savent  la  puis- 
sance d'une  bénédiction  donnée  même  à  qui  l'ignore, 

(1)  Saint  .'tîatthicu,  \,  1-2,  13. 


—  168  — 

f?e  regardent  comme  envoyés  de  Dieu  vers  toute  créa- 
ture qu'ils  rencontrent,  et  ils  s'efforcent  de  ne  pas  la 
quitter  sans  avoir  déposé  dans  son  sein  quelque  germe 
de  miséricorde.  Dominique  ne  se  contenta  pas  de  prier 
en  secret  pour  sonliôte  infidèle;  il  passa  la  nuit  à  l'en- 
tretenir, et  l'éloquence  imprévue  de  cet  étranger  tou- 
cha tellement  le  cœur  de  l'hérétique ,  qu'il  revint  à  la 
foi  avant  que  le  jour  se  fût  levé.  Alors  une  autre  mer- 
veille s'accomplit  :  Dominique,  ému  par  la  conquête 
qu'il  venait  de  faire  à  la  vérité,  et  par  le  triste  spectacle 
des  ravages  de  l'erreur ,  eut  pour  la  première  fois  la 
pensée  de  créer  un  ordre  consacré  à  la  défense  de  l'E- 
glise par  la  prédication.  Celte  vue  soudaine  prit  pos- 
session do  lui  et  no  l'ahandonna  plus.  Il  (juitia  la 
France  avec  le  secret  éclairci  de  sa  carrière  future, 
comme  si  la  Finance,  jalouse  de  n'avoir  pas  produit  ce 
grand  liomme,  eût  obtenu  de  Dieu  qu'il  ne  touchât  pas 
vainement  son  sol,  et  que  ce  fût  elle  au  moins  qui  lui 
donnât  le  conseil  décisif  do  sa  vie. 

Dom  Diego  et  Dominique,  parvenus  après  beaucoup 
de  fatigues  au  terme  de  leur  voyage,  trouvèrent  la  cour 
de  Danemark  disposée  à  l'alliance  que  souhaitait  la 
Gastille.  Ils  revinrent  incontinent  en  porter  la  nouvelle 
au  roi  Alphonse,  et  repartirent  ensuite  dans  un  plus 
grand  appareil  pour  ramener  la  princesse  en  Espagne. 
Mais  elle  était  morte  dans  ces  entrefaites.  Dom  Diego, 
dégagé  de  sa  mission,  envoya  un  courrier  au  roi,  et 
.se  dirigea  vers  Rome. 

Il  n'y  avaitpas  de  chrétien  alors  qui  consentît  à  mourir 
sans  avoir  posé  ses  lèvres  sur  le  seuil  des  bienheureux 


—  169  — 

apôtres  Pierre  ot  Paul,  Le  pauvre  lui-même  venait  à  pied 
visiter  leurs  lointaines  reliques,  et  recevoir  au  moins 
ime  fois  sur  ses  épaules  joyeuses  la  bénédiction  du 
vicaire  de  Jésus-Christ.  Dom  Diego  et  Dominique  s'a- 
genouillèrent ensemble  à  ce  tombeau  qui  gouverne  le 
monde ,  et  en  relevant  leur  front  de  la  poussière  ,  ils 
eurent  un  second  bonheur,  le  plus  grand  qu'un  chré- 
tien puisse  éprouver  ici-bas,  celui  de  voir  au  trône  pon- 
tifical un  homme  digne  de  l'occuper  :  c'était  Inno- 
cent III.  Quels  furent,  du  reste,  les  sentiments  dont 
remplit  leur  âme  le  spectacle  de  la  ville  universelle, 
riiistoire  ne  nous  en  dit  rien.  Ceux  qui  viennent  à 
Piomo  une  première  fois  en  y  apportant  l'onction  du 
Christianisme  et  la  grâce  de  la  jeunesse ,  savent  l'émo- 
lion  qu'elle  produit:  les  autres  le  comprendraient  dif- 
ficilement, et  j'aime  la  sobriété  de  ces  vieux  historiens 
(jui  s'arrêtaient  où  finit  le  pouvoir  de  la  parole. 

L'évêque  d'Osma  s'était  proposé  de  demander  une 
grâce  au  souverain  Pontife.  Il  avait  résolu  d'abdiquer 
l'épiscopat ,  et  de  consacrer  le  reste  de  sa  vie  à  prêcher 
la  foi  aux  Cumans,  peuplade  barbare  campée  sur  les 
confinsde  la  Hongrie,  et  qui  était  célèbre  pour  la  cruauté 
de  ses  mœurs.  Iimocent  III  refusa  d'accéder  à  cet  hé- 
roïque désir.  Dom  Diego  insista  pour  qu'il  lui  fût  permis 
du  moins ,  tout  en  conservant  son  évêché  ,  d'aller  évan- 
géliser  les  infidèles  ;  mais  le  pape  persista  dans  son 
refus,  et  lui  ordonna  de  retourner  à  sou  siège.  Les  doux 
pèlerins  repassèrent  donc  les  Alpesau  prinlempsdel'an- 
néc  1205,  avec  l'intention  de  se  rendre  immédiatement 
en  Espagne.  Ils  cédèrent  toutefois  à  la  pieuse  envie  de 

5' 


—  170  — 

visiter  en  passant  un  des  plus  célèbres  monastères  de  la 
chrétienté,  et,  prenant  un  long  détour,  ils  vinrent  frap- 
per à  la  porte  de  l'abbaye  de  Citeaux.  L'ombre  de  saint 
Bernard  y  habitait  encore.  Si  ce  n'était  plus  la  même 
pauvreté ,  c'étaient  pourtant  des  restes  de  vertu  assez 
beaux  pour  que  l'évèque  d'Osma  en  fût  épris  d'amoiu\ 
Il  témoigna  aux  religieux  le  plaisir  qu'il  aurait  de  revêtir 
leur  illustre  habit.  On  le  lui  accorda  sans  peine,  et  il  se 
consola  un  peu  sous  ces  livrées  monastiques  de  la  dou- 
leur qu'il  avait  eue  de  ne  pouvoir  devenir  un  pauvre 
missionnaire  chez  les  Barbares.  Dominique  s'abstint 
d'imiter  en  cela  son  ami  ;  mais  il  remporta  de  Citeaux 
beaucoup  d'estime  et  d'afiectiou  pour  les  religieux  de 
cet  ordre.  Tous  deux,  après  un  bref  séjour  à  l'ab- 
baye, se  remirent  en  route,  et  descendant,  comme  il 
est  probable ,  le  long  des  rivages  de  la  Saône  et  du 
llhône,  ils  arrivèrent  aux  faubourgs  de  Montpellier. 

Trois  hommes  qui  ont  joué  un  grand  rôle  dans  les 
affaires  de  l'Eglise  à  cette  époque  étaient  alors  réuiîis 
sous  les  murs  de  Montpellier  :  Arnault,  abbé  de  Citeaux, 
Baoul  et  Pierre  de  Castelnau  ,  moines  du  même  ordre. 
Le  pape  Lmocent  III  les  avait  nommés  légats  aposto- 
liques dans  les  provinces  d'Aix,  d'Arles  et  de  Narboniie, 
avec  plein  pouvoird'y  faire  toutcc  qu'ils  jugeraient  utile 
à  la  répression  de  l'hérésie.  Mais  leur  légation,  qui  re- 
montait déjà  à  plus  d'une  année ,  avait  été  sans  succès. 
Le  comte  de  Toulouse ,  maître  de  ces  provinces ,  y  sou- 
tenait ouvertement  les  hérétiques;  les  évoques  refu- 
saient d'aider  les  légats ,  l'un  par  lâcheté ,  l'autre  par 
indilférence ,  celui-là  parce  qu'il  était  hérétique  lui- 


—  171  — 

munie;  le  clergé  avait  encouru  le  mépris  des  peuples , 
«jusque-là,  remarque  Guillaume  clu  Puy-Laurens, 
«  que  le  nom  d'ecclésiastique  était  passé  en  proverbe 
((  comme  celui  do  juif,  et  qu'au  lieu  de  dire  :  J'aimerais 
«  mieux  être  juif  que  de  faire  cela,  beaucoup  disaient  : 
«  J'aimerais  mieux  être  ecclésiastique.  Lorsque  les 
oc  clercs  paraissaient  en  public ,  ils  avaient  soin  de  ra- 
«  mener  leurs  cheveux  de  derrière  sur  le  front  pour 
«  cacher  leur  tonsure,  qu'ils  faisaient  la  plus  petite 
«  ])ossible.  Rarement  les  chevaliers  destinaient  leurs 
<r  fils  à  la  cléricature,  mais  ils  présentaient  les  fils  de 
«  leurs  gens  aux  églises  dont  ils  percevaient  les  dîmes, 
«  et  les  évoques  conféraient  les  ordres  à  qui  ils  pou- 
«  vaient  (1).  »  Innocent  III  n'avait  pas  dissimulé  la 
grandeur  du  mal  à  ses  légats.  Dans  ime  lettre  du  31  mai 
•l^Oi' ,  il  leur  disait  :  «  Ceux  que  saint  Pierre  a  appelés 
«  au  partage  de  sa  sollicitude  pour  garder  le  peuple 
«  d'Israël  ne  veillent  pas  la  nuit  sur  le  troupeau  :  ils 
«  dorment,  au  contraire  ,  et  tiennent  leurs  mains  reti- 
«  rées  du  combat  pendant  qu'Israël  est  aux  prises  avec 
«  Madian.  Le  pasteur  est  dégénéré  en  mercenaire;  il 
«  ne  paît  plus  le  troupeau,  mais  lui-même  ;  il  cherche 
«  le  lait  et  la  laine  des  brebis  ;  il  laisse  faire  les  loups  , 
«  ([ui  entrent  dans  le  bercail,  et  ne  s'oppose  pas  comme 
((  un  mur  aux  ennemis  de  la  maison  du  Seigneur. 
«  Mercenaire  qu'il  est ,  il  fuit  devant  la  perversité  qu'il 
«  pouriMit  détruire,  et  en  devient  le  protecteur  par  sa 
((  trahison.  Presque  tous  ont  déserté  la  cause  de  Dieu? 

(1)  C/ironiquc^  au  prologue. 


—  172  — 

«  et  beaucoup  parmi  le  reste  lui  sont  inutiles  (i).  » 
Les  trois  légats  étaient  des  hommes  d'une  grande  foi 
et  d'un  grand  caractère  ;  mais,  abandonnés  de  tous ,  ils 
n'avaient  pu  agir  m  par  voie  d'autorité,  ni  par  voie  do 
persuasion.  Aucun  évèque  deces  provinces  n'avait  voulu 
se  joindre  à  eux  pour  exhorter  le  comte  Piaymond  YI  à 
se  souvenir  du  rôle  glorieux  de  ses  ancêtres.  Leurs  con- 
férences avec  les  hérétiques  n'avaient  pas  réussi  davan- 
tage ,  ceux-ci  leur  opposant  toujours  la  vie  déplorable 
du  clergé,  et  leur  rappelant  la  pai'ole  du  Seigneur  :  Voua 
les  connaîtrez  à  leurs  fruits  (2).  Ils  étaient  donc  abattus 
malgré  la  vigoureuse  trempe  de  leur  âme ,  et  sentaient 
amèrement  qu'il  y  a  des  fardeaux  impossibles  à  soulever 
pour  l'homme ,  quand  les  fautes  accumulées  ont  donné 
aux  passions  une  prise  trop  forte  contre  la  vérité.  C'était 
sous  le  poids  de  cette  impression  qu'ils  délibéraient  à 
Montpellier.  Leur  avis  unanime  était  de  rendre  au  sou- 
verain Pontife  un  compte  exact  de  l'état  des  choses,  et 
de  résigner  en  même  temps  dans  ses  mains  une  charge 
qu'ils  ne  pouvaient  remplir  avec  fruit  ni  avec  honneur. 
Mais  ce  qui  est  désespéré  pour  les  hommes  ne  l'est  pas 
pour  Dieu.  Depuis  trente  ans  passés  la  Providence  pré- 
parait une  réponse  aux  plaintes  de  ses  serviteurs  et  aux 
injures  de  ses  ennemis,  et  l'heure  était  venue  où  elle 
devait  être  donnée.  Au  moment  où  les  légats  prenaient 
de  si  tristes  résolutions ,  ils  apprirent  que  dom  Diego 
de  Azévédo ,  évèque  d'Osma ,  arrivait  à  Montpellier. 


(1)  Lettre  d'Innocent  III,  liv.  vu,  lettre  lxxv. 

(2)  Saint  Matthieu,  vu,  16. 


—  d73  — 

Ils  le  firent  aussitôt  prier  de  venir  les  voir  :  dom  Diego 
se  rendit  à  leur  invitation. 

Je  laisserai  parler  le  bienheureux  Jourdain  de  Saxe. 
«  Les  légats  le  reçoivent  avec  honneur  et  lui  demandent 
((  conseil,  sachant  que  c'était  un  homme  saint,  mûr, 
«  et  plein  de  zèle  pour  la  foi.  Lui,  doué  qu'il  était  de 
«  circonspection  ,  et  instruit  dans  les  voies  de  Dieu  , 
«  commence  à  s'enquérir  des  usages  et  des  mœurs  des 
«:  hérétiques.  Il  remarque  qu'ils  attiraient  à  leur  secte 
«  par  des  voies  persuasives ,  par  la  prédication  et  les 
«  dehors  de  la  sainteté,  tandis  que  les  légats  étaient 
«  entourés  d'un  grand  et  fastueux  appareil  de  servi- 
ce teurs,  de  chevaux  et  d'habits.  Il  leur  dit  alors  :  «  Ce 
«  n'est  pas  ainsi,  mes  frères,  qu'il  fout  vous  y  prendre. 
((  Il  me  paraît  impossible  de  ramener  ces  hommes  par 
«  des  paroles ,  eux  qui  s'appuient  sur  des  exemples. 
((  C'est  avec  le  simulacre  de  la  pauvreté  et  de  l'austérité 
((  évangéliques  qu'ils  séduisent  les  âmes  simples;  en  leur 
«  présentant  un  spectacle  contraire,  vous  édifierez  peu, 
«  vous  détruirez  beaucoup ,  et  jamais  leur  cœur  ne  sera 
<(  touché.  Combattez  l'exemple  par  l'exemple;  opposez 
«  ù  une  feinte  sainteté  la  vraie  religion  :  on  ne  triomphe 
«  du  faste  menteur  des  faux  apôtres  que  par  une  écla- 
«  tante  humilité.  C'est  ainsi  quesaint  Paul  fut  contraint 
«  de  montrer  sa  vertu  ,  ses  austérités  et  les  périls  con- 
«  tinuels  de  sa  vie  à  ceux  qui  s'enflaient  contre  lui  du 
«  mérite  de  leurs  travaux .  »  Les  légats  lui  dirent  :  «.  Père 
«  excellent,  quel  conseil  nous  donnez-vous  donc?  »  Il 
«  leur  répondit  :  a.  Faites  ce  que  je  vais  faire.  »  Et  aus- 
«  sitôt  l'esprit  de  Dieu  s'emparant  de  lui ,  il  appela  les 


—  174  — 

«  gens  de  sa  suite ,  et  leur  donna  l'ordre  de  retourner 
«  à  Osnia  avec  ses  équipages  et  tout  l'appareil  dont  il 
c(  était  accompagné.  Il  ne  retint  avec  lui  qu'un  petit 
«  nombre  d'ecclésiastiques ,  et  déclara  que  son  inten- 
se tion  était  de  s'arrêter  dans  ces  contrées  pour  le  service 
((  de  la  foi.  Il  retint  aussi  près  de  sa  personne  le  sous- 
«  prieur  Dominique,  qu'il  estimait  grandementet  aimait 
c:  d'une  égale  aflection;  c'est  là  le  frère  Dominique,  le 
«  premier  instituteur  de  l'ordre  des  Prêcheurs,  et  qui, 
«  à  partir  de  ce  moment ,  ne  s'appela  plus  le  sous- 
«  prieur,  mais  le  frère  Dominique  ;  homme  vraiment  du 
«  Seigneur  par  l'innocence  de  la  vie  et  le  zèle  qu'il  avait 
«  pour  ses  commandements.  Les  légats,  touchés  du  con- 
((  seil  et  de  l'exemple  qui  leur  étaient  donnés,  y  acquies- 
«  cèrent  sur-le-champ.  Ils  renvoyèrent  leurs  bagages  et 
«  leurs  serviteurs ,  et ,  ne  conservant  que  les  livres  né- 
cc  cessaires  à  la  controverse ,  ils  s'en  allèrent  à  pied , 
«  dans  un  état  de  pauvreté  volontaire,  et  sous  la  con- 
te duite  de  l'évêque  d'Osma ,  prêcher  la  vraie  foi  (1).  » 
Avec  quel  art  et  quelle  patience  Dieu  avait  travaillé 
à  ce  dénoûment!.  Au  bord  d'un  fleuve  espagnol,  deux 
hommes  diflérents  d'âge  reçoivent  avec  abondance 
l'esprit  de  Dieu.  Ils  se  rencontrent  un  jour,  attirés  l'un 
vers  l'autre  par  le  parfum  de  leurs  vertus,  comme  deux 
arbres  précieux  plantés  dans  une  même  forêt  se 
cherchent  et  s'inclinent  pour  se  toucher.  Quand  une 
longue  amitié  a  confondu  leurs  jours  et  leurs  pensées , 
une  volonté  imprévue  les  tire  de  leur  pays ,  les  pro- 

(1)  Vie  de  saint  Dominique,  ch.  i,  n.  IG  et  suiv. 


—  175  — 

mène  en  Europe,  des  Pyrénées  à  la  mer  Baltique,  du 
Tibre  aux  collines  de  la  Bourf^ogne,  et  ils  arrivent 
juste ,  sans  y  avoir  songé,  pour  donner  à  des  hommes 
abattus  malgi'é  leur  grand  cœur  un  conseil  qui  change 
la  face  des  affaires ,  sauve  l'honneur  de  l'Eglise,  et  lui 
prépare  pour  un  avenir  prochain  des  légions  d'apôtres  ! 
Les  ennemis  de  l'Église  n'ont  jamais  lu  attentivement 
son  histoire  :  ils  y  auraient  remarqué  la  fécondité  in- 
vincible de  ses  ressources,  et  l'a  -propos  merveilleux  de 
cette  fécondité.  L'Église  est  semblable  à  ce  géant  fds 
de  la  terre  qui  puisait  dans  sa  chute  même  une  nou- 
velle force  :  elle  retourne  par  le  malheur  aux  vertus  de 
son  berceau,  et  recouvre  sa  puissance  naturelle  en  per- 
dant la  puissance  empruntée  qu'elle  tenait  du  monde. 
Le  monde  ne  saurait  lui  enlever  que  ce  qu'elle  en  a 
reçu,  c'est-à-dire  la  richesse,  l'illustration  du  sang, 
une  part  dans  le  gouvernement  temporel,  des  privilèges 
d'honneur  et  de  protection  :  vêtements  tissus  par  une 
main  qui  n'est  pas  pure,  tunique  de  Déjanireque  l'É- 
glise ne  doit  point  porter  sur  sa  chair  sacrée,  mais  seu- 
lement par-dessus  le  sac  de  sa  pauvreté  native.  Si  l'or, 
au  lieu  d'être  l'instrument  de  la  charité  et  l'ornement 
do  la  vérité ,  altère  l'une  et  l'autre,  il  faut  qu'il  périsse, 
et  le  monde  alors,  en  dépouillant  l'Église,  ne  fait  que 
lui  rendre  la  robe  nuptiale  qu'elle  tient  de  son  divin 
époux ,  et  que  nul  ne  peut  lui  ravir.  Car  comment  ravir 
la  nudité  à  qui  la  veut?  Comment  ôter  le  rien  à  qui  en 
fait  son  trésor?  C'est  dans  le  dépouillement  volontaire 
que  Dieu  a  mis  la  force  de  son  Église,  et  nulle  main 
vivante  ne  peut  pénétrer  dans  cet  abîme  pour  y  prendre 


—  476  — 

quelque  chose.  Aussi  les  persécuteurs  habiles  n'ont  pas 
tant  cherché  à  spolier  l'Église  qu'à  la  corrompre.  C'est 
là  le  dernier  degré  de  la  profondeur  dans  le  mal ,  et 
tout  serait  perdu  par  cette  ruse,  si  Dieu  permettait  ja- 
mais quela  corruption  fût  universelle.  Mais  la  corrup- 
tion enfante  la  vie,  et  la  conscience  renaît  de  ses  ruines 
mêmes  :  cercle  vicieux  dont  Dieu  a  le  secret,  et  par 
quoi  il  domine  tout. 

Qu'y  avait-il  de  plus  désespéré  en  1205  que  l'état 
religieux  du  Languedoc?  Le  prince  était  un  hérétique 
passionné;  la  plupart  des  barons  favorisaient  l'hérésie  ; 
les  évèques  ne  montraient  aucun  souci  de  leurs  de- 
voirs, et  quelques-uns,  tel  que  l'évèque  de  Toulouse 
et  l'archevêque  d'Auch ,  étaient  souillés  de  crimes  pu- 
blics; le  clergé  avait  perdu  l'estime;  les  catholiques 
demeurés  fidèles  n'étaieiit  plus  qu'en  petit  nombre; 
l'erreur  insultait  par  le  spectacle  d'une  vertu  factice 
aux  désordres  de  l'Eglise,  et  le  découragement  avait 
atteint  ceux-là  mêmes  qui  perlaient  une  foi  inébran- 
lable dans  un  cœur  chaste  et  fort.  !Mais  deux  chrétiens 
qui  passent  suffisent  pour  tout  changer.  Ils  relèveront 
le  courage  des  légats  du  Saint-Siège,  ils  confondront  les 
hérétiques  par  un  apostolat  pauvre  et  austère,  aller- 
mii'ont  les  âmes  chancelantes,  consolei'ont  les  âmes 
fermes,  arracheront  l'épiscopat  à  son  apathie  ;  un  grand 
évèque  montera  sur  le  siège  de  Toulouse ,  et  si  le  suc- 
cès n'est  pas  décisif,  il  sera  toujours  assez  remar- 
quable pour  manifester  de  quel  côté  est  la  raison ,  la 
droiture,  le  dévouement,  et  la  certitude  d'une  cause 
divine. 


CHAPITRE  IV 


APOSTOLAT  DE  SAINT  DOMINIQUE  DEPIIS  l'eNTREVUE  DE  MONTPELLIER 
jusqu'au  COMMEXCEUENT  de  la  guerre  des  albigeois.  —  FON- 
DATION  DU   COUVENT   DE   NOTRE  -  DAME- Dt-PROUILLE. 


Ce  qui  venait  d'être  convenu  entre  les  légats  apos- 
toliques et  l'évoque  d'Osma  fut  exécuté  sans  retard. 
L'abbé  de  Citeaux  partit  pour  la  Bourgogne,  où  il  devait 
présider  le  chapitre  général  de  son  ordre ,  et  promit  de 
ramener  avec  lui  un  certain  nombre  d'ouvriers  évangô- 
liques.  Les  deux  autres  légats  ,  dom  Diego,  Dominique 
et  quelques  prêtres  espagnols ,  prirent  à  pied  la  route 
deNarbonne  et  de  Toulouse.  Ils  s'arrêtaient  en  chemin 
dans  les  villes  et  les  bourgs ,  selon  que  l'esprit  de  Dieu 
le  leur  inspii^ait ,  ou  que  les  circonstances  extérieures 
leur  faisaient  juger  que  leur  prédication  serait  utile. 
Quand  ils  avaient  résolu  d'évangéliser  quelque  part,  ils 
y  demeuraient  un  temps  proportionné  à  l'importance  du 
lieu  et  à  l'impression  qu'ils  produisaient.  Ils  prêchaient 
aux  catholiques  dans  les  églises ,  et  tenaient  des  confé- 
rences avec  les  hérétiques  dans  les  maisons  particu- 
lières. L'usage  de  ces  conférences  remonte  à  une  haute 
antiquité  :  saint  Paul  en  avait  de  fréquentes  avec  les 
Juifs,  saint  Augustin  avec  les  Donatisles  et  les  Mani- 


—  i78  — 

chéens  d'Afrique.  En  effet,  si  l'obstination  de  la  volonté 
est  une  des  causes  de  l'erreur,  l'ignorance  en  est  peut- 
être  la  cause  la  plus  générale.  La  plupart  des  hommes 
ne  repoussent  la  vérité  que  faute  de  la  connaître  ,  parce 
qu'ils  se  la  représentent  sous  des  images  qui  n'ont  rien 
de  réel.  Une  des  fonctions  de  l'apostolat  est  donc  d'ex- 
poser nettement  la  vraie  foi  en  la  dégageant  des  opi- 
nions particulières  qui  l'obscurcissent,  et  en  laissant  à 
l'esprit  de  l'homme  toute  la  liberté  que  laparole  de  Dieu 
et  l'Église ,  son  interprète ,  lui  ont  donnée.  Mais  cette 
exposition  n'est  possible  qu'autant  qu'elle  attire  ceux 
qui  en  ont  besoin,  et  elle  n'est  complète  qu'autant  qu'on 
leur  cède  le  droit  de  la  discuter,  comme  on  se  réserve 
le  droit  de  discuter  leur  propre  doctrine.  C'est  le  but 
qu'atteignent  les  conférences,  champ  clos  honorable, 
où  des  hommes  de  bonne  foi  appellent  des  hommes  de 
bonne  foi,  où  la  parole  est  une  arme  égale  pour  tous, 
et  la  conscience  le  seul  juge. 

Mais  si  l'usage  des  conférences  est  ancien,  il  y  eut 
pourtant  dans  celles  qui  se  tinrent  alors  avec  les  Albi- 
geois quelque  chose  de  nouveau  et  de  hardi.  Les  ca- 
tholiques ne  craignirent  pas  de  choisir  souvent  pour 
arbitres  de  la  discussion  leurs  adversaii'es  mêmes,  et  de 
s'en  rapporter  à  leur  jugement.  Ils  priaient  quelques- 
uns  des  hérétiques  les  plus  notables  de  présider  l'as- 
semblée, déclarant  d'avance  qu'ils  accepteraient  leur 
décision  sur  la  valeur  des  choses  qui  seraient  dites  de 
part  et  d'autro.  Cette  confiance  héroïque  leur  réussit. 
Ils  eurent  phisieui^s  fois  la  consolation  de  n'avoir  pas 
trop  présumé  du  cœur  de  riiommc  ,  et  acquirent  une 


—  179  — 

preuve  remarquable  de  toutes  les  ressources  qui  y  sont 
cachées  pour  le  bien. 

L'un  des  premiers  bourgs  où  ils  s'arrêtèrent  fut  Cara- 
man,  non  loin  de  Toulouse.  Ils  y  annoncèrent  la  vérité 
avec  tant  de  succès  pendant  huitjours,  que  les  habitants 
voulaient  en  chasser  les  hérétiques,  et  reconduisirent 
fort  loin  nos  missionnaires  à  leur  départ.  Béziers  les  re- 
tint quinze  jours.  Leur  petite  armée  y  subit  une  diminu- 
tion par  la  retraite  du  légat  Pierre  de  Castelnau,  que  ses 
amis  supplièrent  de  s'éloigner,  à  cause  de  la  haine  par- 
ticulière que  lui  portaient  les  hérétiques.  Une  troisième 
station  eut  lieu  à  Carcassonne,  une  autre  à  Yerfeil,  dans 
le  voisinage  de  Toulouse ,  une  autre  à  Fanjeaux,  petite 
ville  située  sur  une  hauteur  entre  Carcassonne  etPa- 
miers.  Celle-ci  est  célèbre  par  un  fait  miraculeux  qui  s'y 
passa,  et  que  raconte  ainsi  le  bienheureux  Jourdain  de 
Saxe  :  «  Il  arriva  qu'une  grande  conférence  fut  tenue  à 
«  Fanjeaux ,  en  présence  d'une  multitude  de  fidèles  et 
«  d'infidèles  qui  y  avaient  été  convoqués.  Les  catho- 
«  liques  avaient  préparé  plusieurs  mémoires  qui  conte- 
«  naient  des  raisons  et  des  autorités  à  l'appui  de  leur 
c  foi  :  mais,  après  les  avoir  comparés  ensemble,  ils 
c  préférèrent  celui  que  le  bienheureux  homme  de  Dieu 
€  Dominique  avait  écrit,  et  résolurent  de  l'opposer  au 
«  mémoire  que  les  hérétiques  présentaient  de  leur  côté. 
«  Trois  arbitres  furent  choisis  d'un  commun  accord 
c  pour  juger  quel  était  le  parii  dont  les  raisons  étaient 
«  les  meilleures,  et  par  conséquent  la  foi  plus  solide. 
«  Or,  après  beaucoup  de  discours,  ces  arbitres  ne  pou- 
«  vant  s'entendre  sur  une  décision,  la  pensée  leur  vint 


—  480  — 

c  de  jeter  les  deux  mémoires  au  feu,  afai  que,  si  l'un 
«(  des  deux  était  épargné  par  les  flammes,  il  fût  certain 
«  qu'il  contenait  la  vraie  doctrine  de  la  foi.  On  allume 
K  donc  un  grand  feu,  on  y  jette  les  deux  volumes  :  aus- 
«  sitôt  celui  des  hérétiques  est  consumé  ;  l'autre,  qu'a- 
«  vait  écrit  le  bienheureux  homme  de  Dieu  Dominique, 
«  non-seulement  demeure  intact,  mais  il  est  repoussé 
«  au  loin  par  les  flammes ,  en  présence  de  toute  l'assem- 
«  Liée.  On  le  rejette  au  feu  une  seconde  et  une  troisième 
«  fois  ;  autant  de  fois  l'événement  qui  se  reproduit  ma- 
te nifeste  clairement  où  est  la  vraie  foi,',  et  quelle  est 
«  la  sainteté  de  celui  qui  avait  écrit  ce  livre  (1).  » 

Le  souvenir  de  ce  prodige,  conservé  par  les  histo- 
riens ,  l'était  encore  à  Fanjeaux  même  par  la  tradition , 
et,  en  1325 ,  les  habitants  de  ce  bourg  obtinrent  du  roi 
Charles  le  Bel  la  permission  d'acheter  la  maison  où  le 
fait  s'était  passé,  et  d'y  élever  une  chapelle  que  les  sou- 
verains Pontifes  ont  enrichie  de  plusieurs  grâces.  Un 
miracle  semblable  eut  lieu  plus  tard  à  Montréal,  mais 
en  secret ,  entre  les  hérétiques  assemblés  la  nuit  pour 
examiner  un  autre  mémoire  du  serviteur  de  Dieu.  Ils 
s'étaient  promis  de  cacher  ce  prodige;  l'un  d'eux  qui 
se  convertit  le  rendit  public. 

Cependant  Dominique  s'était  aperçu  qu'une  des  causes 
du  progrès  de  l'hérésie  était  l'adresse  avec  laquelle  les 
hérétiques  s'emparaient  de  l'éducation  des  jeunes  fdles 
nobles  lorsque  leurs  familles  étaient  trop  pauvres  y.ouv 
leur  donner  une  éducation  convenable  à  leur  rani;.  11 

(1)  Vie  de  saint  Dominique,  cli.  i,  ii.  20. 


—  181  — 

songea  devant  Dieu  aux  moyens  de  remédier  à  cette  sé- 
duction, et  crut  qu'il  y  parviendrait  par  la  fondation 
d'un  monastère  destiné  à  recueillir  les  jeunes  filles  ca- 
tholiques que  la  naissance  et  la  pauvreté  exposaient  aux 
pièges  de  l'erreur.  Il  y  avait  à  Prouille ,  village  situé 
dans  une  plaine  entre  Fanjeaux  et  Montréal,auxpieds  des 
Pyrénées,  une  église  dédiée  à  la  sainte  Vierge,  et  célèbre 
depuis  longtemps  par  la  vénération  des  peuples.  Domi- 
nique afTectionnait Notre-Dame-de-Prouille;  il  y  avait 
souvent  prié  dans  ses  courses  apostoliques.  Soit  qu'il 
montât  les  premières  collines  des  Pyrénées  ,  ou  qu'il  en 
descendit,  riiumble  sanctuaire  de  Prouille  lui  apparais- 
sait, à  l'entrée  du  Languedoc ,  comme  un  lieu  d'espé- 
rance et  de  consolation.  Ce  fut  donc  là ,  tout  à  côté  de 
l'église,  qu'il  établit  son  monastère,  avec  le  consente- 
ment et  l'appui  de  l'évèque  Foulques,  tout  récemment 
monté  sur  le  siège  de  Toulouse.  Foulques  étaitun  moine 
de  l'ordre  de  Citeaux  connu  par  la  pureté  de  sa  vie  et 
l'ardeur  de  sa  foi;  les  catholiques  de  Toulouse  l'avaient 
élu  pour  évoque  après  que  son  prédécesseur,  Raymond 
de  Rabcnstens,  eut  été  privé  de  l'épiscopat  par  un  dé- 
cret du  souverain  Pontife.  Son  élévation  sur  un  siège  si 
important  causa  une  joie  universelle  dans  TÉgliso,  et 
lorsque  le  légat  Pierre  de  Castelnau,  qui  était  gravement 
malade,  en  eut  connaissance,  il  se  souleva  de  son  lit, 
les  deux  mains  jointes,  pour  en  remercier  Dieu.  Foulques 
ne  tarda  pas  ù  être  l'ami  de  Dominique  et  de  dom  Diego. 
Il  favorica  de  tout  son  pouvoir  l'érection  du  monastère 
de  Prouille,  auquel  il  accorda  la  jouissance,  et  plus 
tard  la  propriété  de  l'église  Sainte-Marie,  à  côté  de  la- 

6 


—  182  — 

quelle  saint  Dominique  l'avait  Làti.  Bérenger,  arche- 
vêque de  Narhonne ,  l'avait  précédé  dans  cette  géné- 
reuse protection  en  donnant  aux  religieuses,  quatre 
mois  après  leur  clôture,  l'église  Saint-Martin  de  Li- 
moux,  avec  tous  les  revenus  qui  en  dépendaient.  Dans 
la  suite,  le  comte  Simon  de  Montfort  et  d'autres  catho- 
liques de  distinction  firent  de  grands  dons  à  Prouille  , 
qui  devint  une  maison  florissante  et  célèbre.  Une  grâce 
particulière  y  sembla  toujours  attacliée.  La  guerre  civile 
et  religieuse,  qui  éclata  bientôt  après,  n'approclia  de 
ses  murs  que  pour  les  respecter, et  tandis  que  les  églises 
étaient  spoliées,  les  monastères  détruits ,  l'hérésie  ar- 
mée et  souvent  victorieuse,  de  pauvres  filles  sans  dé- 
fense priaient  tranquillement  à  Prouille  sous  l'ombre 
toute  jeune  de  leur  cloître.  C'est  que  les  premiers  ou- 
vrages des  saints  ont  une  virginité  qui  touche  le  cœur 
de  Dieu,  et  Celui  qui  protège  le  biùn  d'herbe  contre  lu 
tempête  veille  sur  le  berceau  des  grandes  choses. 

Quels  furent  l'habit  etles  règles  des  Sœurs  de  Prouille 
dans  ces  premiers  temps,  on  ne  le  sait  pas  d'une  manière 
certaine.  Elles  avaient  une  prieure  à  leur  tête,  mais  sous 
l'autorité  de  Dominique,  qui  retint  l'administration  spi- 
rituelle et  temporelle  du  monastère,  alin  de  ne  pas  sé- 
parer ses  chères  filles  de  l'ordre  futur  (ju'il  méditait,  et 
qu'elles  n'en  fussent  que  le  pi'emier  rameau.  Néanmoins 
ses  travaux  apostoliipies  ne  lui  permettant  pas  derésider 
à  Prouille,  il  se  déchargea  de  l'adiDiiiistration  tempo- 
relle sur  un  habitant  de  Pamiers  qui  s'était  attaché  à  lui, 
et  qui  se  nommait  Guillaume  Clarel.  11  appela  aussi  au 
partage  de  l'administration  spirituelle  un  ou  deuxecclé  - 


—  d83  — 

siastiques,  soit  Français,  soit  Espagnols,  dont  les  noms 
sont  ignorés.  Une  portion  du  monastère ,  en  dehors  de 
la  clôtin^e,  contenait  le  logement  de  Dominiqueet  de  ses 
coadjuteurs,  afin  que  cette  habitation,  distincte  sous  un 
même  toit ,  fût  un  garant  de  l'unité  qui  existerait  un 
jour  entre  les  Frères  Prêcheurs  et  les  Sœurs  Prèche- 
resses,  ces  deux  branches  sorties  dumêmetronc.  Quand 
tous  les  préparatifs  furent  terminés,  le  27  décembre 
1206,  jour  de  saint  Jean  l'Evangéliste,  Dominique  eut 
la  joie  d'ouvrir  les  portes  de  Notre-Dame-de-Prouille 
à  plusieurs  dames  et  demoiselles  qui  avaient  souhaité 
se  consacrer  à  Dieu  entre  ses  mains. 

Telles  furent  les  prémices  des  institutions  domini- 
caines. Elles  commencèrent  par  un  asile  en  faveur  delà 
triple  foiblessedu  sexe,  de  la  naissance  et  do  la  pauvreté, 
comme  la  rédemption  du  monde  commença  dans  le  sein 
d'une  Vierge  pauvre  et  fille  de  David.  Notre-Dame-de- 
Prouille,  solitaire  et  modeste,  attendit  longtemps  encore 
au  pied  des  montagnes  les  Frères  et  les  Sœurs  qui  de- 
vaient lui  être  donnés  sans  mesure,  et  porter  son  nom 
jusqu'aux  extrémités  de  la  terre.  Fille  aînée  d'un  père 
qui  s'élevait  lentement  sous  la  direction  patiente  de 
Dieu,  elle  croissait  elle-même  en  silence,  honorée  de 
l'amitié  de  plusieurs  grands  hommes  et  comme  bercée 
sur  leurs  genoux.  Dominique,  qui,  après  l'entrevue  de 
Montpellier,  avait  quitté  le  titre  de  sous-prieur  d'Osma 
pour  prendre  celui  de  frère  Dominique,  ajouta  pour 
lors  à  cette  humble  et  douce  qualification  celle  de  prieur 
de  Prouillc;  en  sorte  qu'on  l'appelait  le  frère  Domi- 
ttiquc,  2)rimr  de  Prouille. 


—  184  — 

Quelque  temps  après  cette  fondation ,  Dominique 
ayant  prêché  à  Fangeanx ,  et  étant  resté  dans  l'église 
pour  y  prier  selon  sa  coutume,  neuf  dames  nobles 
vinrent  se  jeter  à  ses  pieds ,  en  lui  disant  :  ce  Serviteur 
«  de  Dieu,  soyez -nous  en  aide.  Si  ce  que  vous  avez 
((  prêché  aujourd'hui  est  vrai,  voilà  bien  du  temps  que 
«  notre  esprit  est  aveuglé  par  l'erreur;  car  ceux  que 
«  vous  appelez  hérétiques ,  et  que  nous  appelons  bons 
«  hommcii ,  nous  avons  cru  en  eux  jusqu'à  présent,  et 
<(.  nous  leur  étions  attachées  de  tout  notre  cœur.  Main- 
te tenant  nous  ne  savons  plus  que  penser.  Serviteur  de 
«  Dieu,  ayez  donc  pitié  de  nous,  et  priez  le  Seigneur 
(.(  votre  Dieu  qu'il  nous  fasse  connaître  la  foi  dans 
«  laquelle  nous  vivions,  nous  mourions  et  nous  soyons 
<(  sauvées.  »  Dominique,  s'arrètant  de  prier  en  lui- 
même,  leur  dit  au  bout  de  quelque  temps  :  ((  Ayez  pa- 
((  tience,  et  attendez  sans  crainte;  je  crois  que  leSei- 
«  gneur,  qui  ne  veut  la  perte  de  personne,  va  vous 
«  montrer  quel  maître  vousavez  servi  jusqu'à  présent.» 
En  etfet,  elles  virent  tout  à  coup,  sous  la  forme  d'un 
animal  immonde,  l'esprit  d'erreur  et  de  haine;  et  Do- 
minique leur  dit  en  les  rassurant  :  «Vous  pouvez  juger 
«  à  cette  figure,  que  Dieu  a  fait  apparaître  devant  vous, 
«  quel  est  celui  que  vous  suiviez  en  suivant  les  liéréti- 
«  ques  (1).  »  Ces  femmes,  rendant  grâces  à  Dieu,  se 
convertirent  sur  l'heure,  et  fermem.cnt,  à  la  foi  catlio- 
lique;  plusieurs  même  d'entre  elles  se  consacrèrent  à 
Dieu  dans  le  monastère  de  Prouillc. 

{l)Le  B.  Huinbertj  Vie  de  suint  Dominique ,  n.  hk. 


—  185  — 

Au  printemps  de  l'année  4207,  une  conférence  eut 
lieu  à  Montréal  entre  les  Albigeois  et  les  catholiques. 
Ceux-ci  choisirent  parmi  leurs  adversaires  quatre  ar- 
bitres, auxquels  on  remit  de  part  et  d'autre  des  mé- 
moires sur  les  {[uestions  controversées.  La  discussion 
publique  dura  quinze  jours,  après  quoi  les  arbitres  se 
retirèrent  sans  vouloir  prononcer.  La  conscience  leur 
faisait  sentir  la  supériorité  des  catholiques,  mais  ne  leur 
donnait  pas  le  courage  de  se  déclarer  contre  leur  parti. 
Néanmoins,  cent  cinquante  hommes,  abjui^antl'hérésie, 
retournèrent  dans  le  sein  de  l'Église.  Le  légat  Pierre  de 
Gastelnau  assistait  à  cette  conférence.  Bientôt  arrivèrent 
aussi  à  Montréal  l'abbé  de  Citeaux,  douze  autres  abbés 
du  même  ordre ,  et  environ  vingt  religieux  ,  tous  gens 
de  cœur,  instruits  dans  les  choses  divines,  et  d'une  sain- 
teté de  vie  digne  de  la  mission  qu'ils  venaient  remplir. 
Ils  avaient  quitté  Citeaux  à  l'issue  du  chapitre  général, 
et  s'étaient  mis  en  route  sans  rien  emporter  que  le  strict 
nécessaire,selon  la  recommandation  de  l'évêque  d'Osma. 
Ce  renfort  exalta  le  courage  des  catholiques.  Après  deux 
laborieuses  années,  ils  voyaient  enfin  le  fruit  de  leurs 
sueurs,  et  qu'ils  n'avaient  pas  vainement  compté  sur 
l'assistancepromiseà  tous  ceux  qui  travaillent  pour  Dieu 
dans  la  sincérité  du  dévouement.  La  province  de  Nar- 
bonne  avait  été  évangélisée  d'un  bout  à  l'autre,  des 
conversions  obtenues,  Forgueil  des  béréticjues  humilié 
par  des  vertus  qui  surpassaient  leurs  forces  ;  et  les 
peuplosatlenlifs  àcc  mouvement  pouvaient  comprendre 
que  l'Eglise  catholique  n'était  pas  au  tombeau.  L'épis- 
copat  s'était  relevé  dans  ki  personne  de  Foulques;  Na- 


—  186  — 

varre,  évêqne  de  Consei\ins,  l'imitait;  ceux  de  leurs 
collè|,aies  qui  n'avaient  été  que  faibles  sortaient  de  leur 
torpeur.  L'érection  du  monastère  de  Prouille  avait  en- 
couragé la  noblesse  pauvre  et  catholique.  Mais  le  plus 
grand  résultat  était  d'avoir  réuni  tant  d'hommes  émi- 
nents  par  leurs  vertus,  leur  science  et  leur  caractère, 
dans  une  pensée  commune,  celle  de  l'apostolat,  et  d'a- 
voir donné  à  cet  apostolat  naissant  une  consistance  ines- 
pérée. Toutefois  l'unité  manquait  encore  à  ces  éléments 
régis  par  quatre  autorités  différentes  :  celle  des  légats, 
des  évêques,  des  abbés  de  Cifeaux  et  des  Espagnols.  On 
traitait  donc  souvent  de  la  nécessité  d'établir  un  ordre 
religieux  dont  l'office  propre  serait  la  prédication ,  et 
l'arrivée  des  cisterciens  à  Montréal ,  en  confirmant  tout 
ce  qui  s'était  fait,  inspira  le  désir  plus  ferme  d'aller  au 
delà.  C'était,  au  fond,  l'évèque  d'Osmaqui  était  le  chef 
de  l'entreprise,  bien  qu'en  sa  qualité  desimpie  évêque 
il  fût  inférieur  aux  légats ,  et  que,  comme  évoque  étran- 
ger, il  dépendît  dans  son  action  spirituelle  des  prélats 
français.  Mais  il  avait  donné  le  branle  par  ses  conseils 
au  moment  où  tout  était  désespéré  ;  il  avait  mis  le  pre- 
mier lamainàl'œuvre,  sans  jamais  regarder  en  arrière; 
il  avait  même  conquis  rafiection  dos  hérétiques,  qui  di- 
saient de  lui  «  qu'il  était  impossible  qu'un  tel  homme 
«  n'eût  pas  été  prédestiné  à  la  vie,  et  que  sans  doute 
«  il  n'avait  été  envoyé  parmi  eux  que  pour  apprendre 
((  la  vraie  doctrine  (1).  »  Enfin  cette  force  secrète  qui 


(1)  Le  B.  .Tourdan  de  S;ixp,  Vie  de  saint  Dominique,  cli.  i, 
n.  1. 


—  187  — 

place  les  hommes,  Favait  élevé  au-dessus  de  tous.  Il 
pensa  donc  à  retourner  en  Espagne  pour  régler  les  af- 
faires de  son  diocèse,  rassembler  des  ressources  en  fa- 
veur du  couvent  de  Prouille,  qui  en  avaitbesoin,  rame- 
ner de  nouveaux  ouvriers  en  France,  et  mettre  à  profit 
l'état  où  les  choses  étaient  parvenues.  Cette  résolution 
arrêtée,  il  prit  à  pied  la  route  d'Espagne. 

En  entrant  à  Pamiers,  dom  Diego  y  trouva  l'évêque 
de  Toulouse,  celui  de  Conserans,  et  un  grand  nombre 
d'abbés  de  divers  monastères  qui,  avertis  de  son  départ, 
étaient  venus  pour  le  saluer.  Leur  présence  donna  lieu 
à  une  célèbre  dispute  avec  les  Vaudois,  qui  dominaient 
dans  Pami(n-s  sous  la  protection  du  comte  de  Foix.  Le 
comte  invita  tour  à  tour  les  hérétiques  et  les  catholiques 
à  dîner,  et  leur  offrit  son  palais  pour  tenir  la  conférence. 
Les  catholiques  choisirent  pour  arbitre  un  de  leurs  ad- 
versaires les  plus  déclarés,  qui  était  aussi  de  la  première 
noblesse  de  la  ville.  L'issue  dépassa  de  beaucoup  leur 
attente.  Arnaud  de  Carnpraham,  l'arbitre  désigné,  ren- 
dit sa  sentence  en  faveur  des  catholiques,  et  abjura 
l'hérésie;  un  autre  hérétique  de  distinction,  Durand  de 
Iluosca,  non  content  de  se  convertir  àla vraie  foi,  em- 
brassa la  vie  religieuse  en  Catalogne,  où  il  s'était  retiré, 
et  fut  le  père  d'une  congrégation  nouvelle  sous  le  nom  de 
Itnuvveti  cathoh'qvfF.  Ces  deux  abjurations,  qui  no  furent 
pas  les  seules,  remuèrent  profondement  la  ville  de  Pa- 
miers, et  attirèrent  aux  catholiques  de  grandes  manjues 
de  joie  et  d'estime  de  la  part  du  peuple.  Après  ce 
triomphe,  qui  couronnait  dignement  son  apostolat,  dom 
Diego  dit  adieu  à  tous  ceux  qui  s'étaient  réunis  pour  lui 


—  188  — 

rendre  honneur  à  sasortie  de  France.  On  ignore  .^i  Do- 
minique l'avait  accompagné  jusque-là;  peut-être  leur 
séparation  avait-elle  eu  lieu  à  Prouille,  et  fut-ce  sous  son 
toit  bien-aimé  que  leurs  yeux  se  virent  une  dernière 
fois;  car  Dieu,  dans  ses  inpénétrables  conseils,  avait 
décidé  que  ce  regard  ne  se  renouvellerait  plus  entre 
eux  sur  la  terre. 

Dom  Diego  traversâmes  Pyrénées  etl'Aragon  toujours 
à  pied.  Il  revit  Osma,  s'assit  dans  sa  chaire ,  veuve  de 
lui  depuis  trois  ans,  et  comme  il  se  préparait  à  quitter 
de  nouveau  sa  patrie,  Dieu  l'appela  à  la  cité  permanente 
des  anges  et  des  hommes.  Son  corps  fut  enseveli  dans 
une  église  de  sa  ville  épiscopale  sous  cette  brève  inscrip- 
tion :  Ci-gît  Diego  de  Azévédo,  évêque  d'Ostna;  il  moiimt 
Vére  1245  (i).  Cette  mort,  annoncée  à  la  postérité  avec 
si  peu  de  faste,  eut  pourtant  un  efi'et  qui  révéla  claire- 
ment la  fin  d'un  grand  homme.  A  peine  le  bruit  en 
fut-il  parvenu  au  delà  des  Pyrénées,  que  l'œuvre  hé- 
roïque dont  il  avait  assemblé  les  éléments  se  dissipa.  Les 
abbés  et  les  religieux  de  Cîteaux  reprirent  le  chemin  de 
leurs  monastères;  la  plupart  des  Espagnols  que  dom 
Diego  avait  laissés  sous  la  conduite  de  Dominique  re- 
tournèrenten  Espagne;  des  trois  légats,  P>aoul  venait  de 
mourir,  Arnault  ne  s'était  montré  qu'un  instant,  Pierre 
de  Castelnau  était  en  Provence,  à  la  veille  d'y  périr  sous 
les  coups  d'un  assassin.  Restait  un  seul  homme  avec 
l'ancienne  pensée  de  Toulouse  et  de  Montpellier,  homme 


(1)  L'ù'e  d'EspHgnc  avait  coiiimeacé  trontc-liuit  ans  avant  l'ère 
clirétieimo. 


—  189  — 

jeune  encore,  étranger,  sans  juridiction,  qui  n'avait 
paru  qu'en  seconde  ligne,  et  ne  pouvait  tout  d'un  coup 
tenir  la  place  d'un  homme  tel  qu'Azévédo,  en  qui  l'épis- 
copat ,  l'antiquité  et  la  renommée  soutenaient  le  génie 
et  la  vertu.  Tout  ce  que  put  faire  Dominique  fut  de  ne  pas; 
succomber  au  poids  aflreux  de  cette  perte,  et  de  demeu- 
rer ferme  dans  la  privation  d'un  tel  ami.  Il  lui  fallut  huit 
années  de  travaux  pour  en  réparer  le  vide,  et  jamais 
homme  ne  gravita  plus  péniblement  vers  son  Lut  pour 
l'atteindre  ensuite  avec  une  rapidité  plus  merveilleuse. 
Des  miracles  honorèrent  la  tombe  d'Azévédo.  Plus 
tard,  dans  la  même  église  où  reposaient  ses  restes,  on 
érigea  une  chapelle  à  saint  Dominique,  et  la  piété  les 
rapprocha  tous  deux  en  transportant  le  corps  de  l'un 
sous  l'image  de  l'autre.  Mais  comme  si  Dominique  n'eût 
pu  soufirir  de  voir  à  ses  pieds  celui  qui  avait  été  son 
médiateur  sur  la  terre,  une  main  respectueuse  enleva  le 
chef  vénérable  qu'avait  habité  la  pensée  de  son  ami,  et 
le  donna  au  couvent  des  Frères  Pi'ècheurs  de  Malaga. 
Malgré  ces  hommages,  la  mémoire  d'Azévédo  n'a  point 
égalé  son  mérite.  La  France  ne  l'avait  vu  ({u'en  passant , 
l'Espagne  le  vit  trop  peu  ,  et  il  mourut  sans  avoir  rien 
consommé.  Dieu  ne  l'avait  destiné  qu'à  être  le  précur- 
seur d'un  homme  plus  saint  encore  et  plus  extraordi- 
naire que  lui  :  tâche  difficile,  qui  suppose  un  cœur  par- 
faitementdésintéressé.  Azévédo  remplit  cette  tâche  avec 
la  même  simplicité  qui  lui  faisait  passera  pied  les  Pyré- 
rées  :  il  s'oublia  toujours  lui-même  ;  mais  la  postérité 
de  saint  Doniinicjue  lui  garde  un  souvenir  aussi  grand, 
que  l'était  son   humilité,  et  je  ne  me  sépare  de  lu' 


—  490  — 

qu'avec  la  piété  d'un  fils  qui  vient  de  fermer  les  yeux 
de  son  père. 

Tout  était  donc  dispersé  par  la  mort  de  l'évêquc 
d'Osma;  Dominique  sévit  presque  seul.  Les  deux  ou 
trois  coopérateurs  qui  ne  TaLandonnèrent  pas  n'étaient 
liés  à  sa  personne  que  par  leur  bon  vouloir,  et  pouvaient 
le  quitter  d'un  moment  à  Tautre.  Encore  la  solitude 
cessa  bientôt  d'être  l'unique  malheur  de  sa  situation; 
une  guerre  terrible  vint  en  accroître  l'amertume  et 
les  difficultés. 

Le  légat  Pierre  de  Castelnau  avait  dit  souvent  que 
jamais  la  religion  ne  refleurirait  dans  le  Languedoc 
qu'après  que  ce  pays  aurait  été  arrosé  du  sang  d'un 
martyr,  et  il  priait  Dieu  ardemment  de  lui  faire  la  grâce 
d'être  la  victime.  Ses  vœux  furent  exaucés.  Il  s'était 
rendu  à  Saint-Gilles  surl'inviîation  pressante  du  comte 
de  Toulouse,  qu'il  avait  naguère  excommunié,  et  qui 
voulait,  disait-il,  se  réconcilier  sincèrement  avec  l'É- 
glise. L'abbé  de  Cîteaux  s'était  joint  à  son  collègue  pour 
aller  à  cette  entrevue,  où  tous  deux  apportaient  un  ex- 
trême désir  de  la  paix.  j\Iais  le  comte  no  fit  que  sejoucr 
d'eux,  et  il  parut  que  son  dessein  avait  été  d'obtenir  par 
la  terreur  la  levée  de  l'excommunication  ;  car  il  menaça 
les  légats  de  la  mort,  s'ils  osaient  sortir  de  Saint-Gilles 
sans  l'avoir  absous.  Les  légats  méprisèrent  ses  empor- 
tements, et  se  retirèrent  avec  une  escorte  que  les  ma- 
gistrats de  la  ville  leur  avaient  donnée.  Ils  couchèrent 
le  soir  au  bord  du  Rhône,  etlelendemain  matin,  ayant 
congédié  les  gens  qui  les  accompagnaient,  ils  se  dispo- 
saient à  passer  le  fleuve.  Ce  fut  alors  que  deux  hommes 


—  191  — 

s'approchèrent,  et  l'un  d'eux  plongea  une  lance  dans  le 
corps  de  Pierre  de  Castelnau.  Le  légat  blessé  à  mort  dit 
à  son  meurtrier  :  ((  Que  Dieu  vous  pardonne;  pour  moi, 
«  je  vous  pardonne  (1)!»  Il  répéta  cette  parole  plusieurs 
fois,  eut  encore  le  temps  d'exhorter  ses  compagnons  à 
servir  l'Église  sans  crainte  et  sans  relâche,  et  rendit  le 
dernier  soupir.  Son  corps  fut  transporté  à  l'abbaye  de 
Saint-Gilles  :  il  avait  été  frappé  le  15  janvier  1208. 

Ce  meurtre  fut  le  signal  d'une  guerre  à  laquelle  Do- 
minique ne  prit  aucune  part,  et  qui  ne  fut  pour  lui 
qu'une  source  do  tribulations  dans  l'exercice  de  son 
ajiostolat.  Toutefois  les  événements  de  cette  guerre 
étant  liés  à  ceux  de  sa  vie,  il  est  nécessaire  que  j'en 
trace  rapidement  l'histoire. 

(I)  Pierre  de  "S'aulx-Ceruay,  Histoire  des  AVÀrjeois.  cli.ip.  viii. 


CBAFITRE  V 

GUERRE    DES    ALBIGEOIS    (1) 

La  guerre  est  l'acte  par  lequel  ua  peuple  résiste  à 
l'injustice  au  prix  de  son  sang.  Partout  où  il  y  a  injus- 
tice, il  y  a  cause  légitime  de  guerre  jusqu'à  satisfaction. 
La  guerre  est  donc,  après  la  religion,  le  premier  des 
offices  humains  :  l'une  enseigne  le  droit,  l'autre  le  dé- 
fend; l'une  est  la  parole  de  Dieu,  l'autre  son  bras. 
Saint,  saint,  saint,  est  le  Seigneur,  le  Lieu  dea  armées: 
c'est-à-dire,  le  Dieu  de  la  justice,  le  Dieu  qui  envoie 
le  fort  au  secours  du  faible  opprimé,  le  Dieu  qui  ren- 
verse les  dominations  superbes,  qui  crée  Cyrus  contre 
Babylone,  brise  en  faveur  des  peuples  les  portes  d'ai- 
rain, change  le  bourreau  en  soldat  et  le  soldai  en 
hostie.  Mais  la  guerre,  comme  les  j)lus  saintes  choses, 
peut  être  retournée  contre  son  but,  et  devenir  l'inslru- 

(1)  Les  iirincip.ii.ix  historiens  contemporains  de  la  guerre  des 
Albigeois  sont  Pierre  de  Vaulx-Cernay,  moine  de  Citcaux,  et 
Guillaimie  de  Puy-Laurcns,  chapelain  du  comte  Raymond  VIT. 
Le  Recueil  des  Lettres  d'Innocent  III  contient  sur  ce  sujet  des 
renseignements  précieux.  On  peut  voir  aussi  l'Histoire  gc'nénile 
du  Lnnr/uedoc,  par  les  Ijénodictins  de  Saiut-Maur ,  et  l'Histoire 
du  pnpe  Innocent  III  et  de  ses  contemporains,  par  Hurter,  pré- 
sident du  consistoh-e  de  Schaffhouse. 


—  193  — 

ment  de  l'oppression.  C'est  pourquoi,  pour  juger  do  sa 
valeur  dans  un  cas  particulier,  il  faut  connaître  quel 
fut  son  objet.  Toute  i^uerre  de  délivrance  est  sacrée, 
toute  guerre  d'oppression  est  maudite. 

Jusqu'aux  croisades ,  la  défense  du  territoire  et  du 
gouvernement  légitime  de  chaque  peuple  occupa  presque 
seule  et  retrempa  la  sainteté  du  glaive.  Le  soldat  mourait 
aux  frontières  de  la  patrie,  et  ce  nom  était  le  plus  élevé 
qui  inspirai]:  son  cœur  au  moment  des  batailles.  Mais 
quand  Grégoire  VII  eut  éveillé  dans  l'esprit  de  ses  con- 
temporains l'idée  de  la  république  chrétienne,  l'horizon 
du  dévouement  s'étendit  avec  celui  de  la  fraternité. 
L'Europe,  confédérée  i)ar  la  foi,  comprit  que  tout 
pru])le  catholique  opprimé,  quel  que  fût  l'oppresseur, 
avait  droit  à  son  assistance,  et  pouvait  mettre  la  main 
sur  le  pommeau  de  son  épée.  La  chevalerie  naquit;  la 
guerre  devint  non-seulement  un  service  chrétien,  mais 
encore  un  service  monastique ,  et  l'on  vit  des  bataillons 
de  moines  couvrir  de  la  haire  et  du  bouclier  les  postes 
avancés  de  l'Occident.  Il  fut  clair  à  toute  àme  baptisée 
qu'elle  était  la  servante  du  droit  contre  la  force,  et 
qu'ouvrage  de  Dieu  ,  qui  entend  la  moindre  plainte  de 
ses  créatures,  elle  devait  être  prête  au  premier  cri  de 
détresse.  Comme  un  chasseur  debout  et  armé  écoute  au 
pied  d'un  arbre  (lequel  côté  vient  le  vent,  l'Europe  en 
ces  temps-là,  la  lance  au  poing  et  le  pied  dans  l'étrier, 
écoutait  attentivement  de  quel  côté  venait  le  bruit  de 
l'injure.  Qu'elle  tombât  du  trône  ou  do  la  tour  d'un 
sim])le  château,  qu'il  fallût  passer  les  mers  pour  l'at- 
teindre, ou  ne  fournir  que  la  course  d'un  cheval,  le 


—  194  — 

temps,  le  lieu,  le  péril,  la  dignité  n'arrêtaient  per- 
sonne. On  ne  calculait  pas  s'il  y  avait  profit  ou  perte  : 
le  sang  se  donne  pour  rien  ou  ne  se  donne  pas.  La 
conscience  le  paie  ici -bas,  et  Dieu  là -haut. 

Parmi  les  faiblesses  que  la  chevalerie  chrétienne 
avait  prises  sous  sa  garde ,  il  y  en  avait  une  sacrée 
entre  toutes,  c'était  celle  de  l'Église.  L'Église,  n'ayant 
ni  soldats  ni  remparts  pour  se  défendre ,  avait  été  tou- 
jours à  la  merci  des  persécuteurs.  Dès  qu'un  prince  lu^ 
voulait  du  mal,  il  pouvait  tout  contre  elle.  Mais  quand 
la  chevalerie  se  fut  formée,  elle  prit  sous  sa  protection 
la  cité  de  Dieu,  d'abord  parce  que  la  cité  de  Dieu  était 
faible ,  ensuite  parce  que  la  cause  de  sa  liberté  était 
la  cause  môme  du  genre  humain.  A  titre  d'opprimée, 
l'Église  avait  droit  comme  tout  autre  à  l'assistance  du 
chevalier;  à  titre  d'institution  fondée  par  Jésus-Christ 
pour  perpétuer  l'œuvre  de  l'afiTranchissoment  terrestre 
et  du  salut  éternel  des  hommes,  l'Église  était  la  mère, 
l'épouse,  la  sœur  de  quiconque  avait  un  bon  sang  e 
une  bonne  épée.  Je  me  persuade  qu'il  n'est  personne 
aujourd'hui  qui  soit  incapable  d'apprécier  cet  ordre  de 
sentiments  ;  la  gloire  de  notre  siècle ,  parmi  bien  des 
nnisèrcs ,  est  de  connaître  qu'il  est  des  intérêts  plus 
hauts,  plus  universels  que  les  intérêts  de  famille  et  de 
nation.  La  sympathie  des  peuples  franchit  de  nouveau 
leurs  frontières ,  et  la  voix  des  opprimés  retrouve  dans 
le  monde  un  écho.  Quel  est  le  Français  qui  n'accompa- 
gnerait de  ses  vœux,  sinon  de  sa  ])ersoime,  une  armée 
de  chevaliers  marchant  à  travers  l'Europe  au  secours 
delà  Pologne?  Quel  est  le  Français,  même  incroyant, 


—  195  — 

qui  ne  compte  parmi  les  crimes  dont  souffre  cet  illustre 
pays  la  violence  foite  à  sa  religion  ,  l'exil  de  ses  prêtres 
et  de  ses  évêques,  la  spoliation  des  monastères,  le  rapt 
des  églises,  la  torture  des  consciences?  Si  l'arrestation 
arbitraire  et  l'emprisonnement  de  l'archevêque  de  Co- 
logne ont  causé  à  l'Europe  moderne  une  si  vive  émo- 
tion ,  que  dut-ce  être  de  l'Europe  du  treizième  siècle 
apprenant  qu'un  ambassadeur  apostolique  venait  d'être 
tué  en  trahison  par  un  coup  de  lance  ? 

Ce  n'était  pas  d'ailleurs  le  premier  acte  oppressif 
dont  la  chrétienté  avait  à  demander  raison  au  comte 
de  Toulouse.  Depuis  longtemps  nulle  sécurité  n'existait 
plus  pour  les  catholiques  dans  les  pays  dépendants  de 
sa  domination.  Les  monastères  étaient  dévastés,  les 
églises  pillées;  il  en  avait  transformé  plusieurs  en  for- 
teresses; il  avait  chassé  de  leurs  sièges  les  évêques  de 
Carpentras  et  de  Vaison  ;  un  catholique  ne  pouvait  ob- 
tenir de  lui  justice  contre  un  hérétique  ;  toutes  les  entre- 
])rises  de  l'erreur  étaient  placées  sous  sa  sauvegarde,  et 
il  affectait  pour  la  religion  ce  mépris  éclatant  qui  dans 
un  prince  est  déjà  une  tyrannie.  Un  jour  que  l'évêque 
d'Orange  était  venu  le  supplier  d'épargner  les  lieux 
saints ,  et  de  s'abstenir,  au  moins  le  dimanche  et  les 
fêtes ,  des  maux  dont  il  accablait  alors  la  province 
d'Arles,  il  prit  la  main  droite  du  prélat,  et  lui  dit  :  «  Je 
«  jure  par  cette  main  de  ne  tenir  aucun  compte  du 
«  dimanche  et  des  fêtes,  et  de  ne  faire  merci  ni  aux 
«  personnes  ni  aux  choses  ecclésiastiques    (1).»  La 

(1)  Letlies  d'Innocent  III,  Ijv.  x,  lettre  lx'.x. 


—  49G  — 

France,  à  cette  époque ,  était  infestée  de  gens  de  guerre 
sans  service,  qui,  réunis  par  bandes  nombreuses,  rem- 
plissaient les  chemins  de  brigandages  et  de  meurtres. 
Poursuivis  par  Philippe-Auguste  ,  ils  trouvaient  sur  les 
terres  du  comte  de  Toulouse,  son  vassal,  une  sûre  im- 
punité, qui  était  due  à  l'ardeur  avec  laquelle  ils  coopé- 
raient à  ses  desseins  par  leurs  déprédations  et  leurs 
cruautés  sacrilèges.  Ils  enlevaient  des  tabernacles  les 
vases  sacrés,  profanaient  le  corps  de  Jésus-Christ,  ar- 
rachaient aux  images  dos  saints  leurs  ornements  pour 
en  couvrir  des  femmes  perdues;  ils  détruisaient  des 
églises  de  fond  en  comble  ;  les  prêtres  étaient  meurtris 
à  coups  de  verges  ou  de  bâton  ;  plusieurs  furent  écor- 
chés  vifs.  Une  exécrable  trahison  du  prince  laissait  ses 
sujets  sans  défense  contre  une  persécution  d'assassins. 
Quand  donc,  après  tant  de  crimes,  dont  il  était  l'auteur 
ou  le  complice ,  le  comte  de  Toulouse  eut  reçu  au 
nombre  de  ses  amis  et  comblé  de  faveurs  le  meurtrier 
de  Pierre  de  Castelnau,  la  mesure  fat  pleine;  il  était 
arrivé  à  ce  moment  de  la  tyrannie  où  elle  s'affaisse  par 
son  propre  excès. 

On  se  tromperait  toutefois  beaucoup  en  croyant  qu'il 
était  facile  à  la  chrétienté  d'avoir  raison  du  comte  de 
Toulouse.  Sa  position  était  formidable,  et  l'événement 
l'a  bien  prouvé.  Raymond  YI  mourut  victorieux  de  ses 
ennemis  ;  après  quatorze  années  de  guerre  il  transmit  à 
son  fils,  qui  en  jouit  jusqu'à  sa  mort,  h^  patrimoine  de 
ses  ancêtres,  et  ce  grand  (ief  ne  fut  réuni  à  la  couronne 
de  France  que  par  suite  du  mariage  d'un  frère  île  saint 
Louis  avec  la  fille  unique  du  comte  Piaymond  VII.  La 


—  197  — 

force  de  cette  maison  tenait  ùLiendes  causes.  Elle  avait 
de  longues  racines  dans  le  pays  par  l'antiquité,  et  une 
illustration  méritée  la  recommandait  à  l'amour   des 
peuples.  L'hérésie,  devenue  presque  générale,  avait 
formé  entre  le  prince  et  ses  sujets  un  nouveau  lien  qui, 
en  les  séparant  du  reste  de  la  chrétienté,  donnait  à  leurs 
rapports  le  nerf  d'une  ligue  religieuse.  Les  vassaux  de 
tout  rang  partageaient  les  erreurs  de  leur  suzerain  ,  et 
la  convoitise  des  biens  du  clergé  ajoutait  en  eux  à  la 
communauté  des  idées  celle  des  intérêts.  Ce  qui  restait 
de  catlioliques  n'était  ni  assez  fervent  ni  assez  nombreux 
pour  affaiblir  beaucoup  le  faisceau  si  bien  serré  dont 
le  comte  de  Toulouse  était  le  nœud.  Il  avait  en  outre 
pour  alliés  fidèles  de  sa  cause  les  comtes  de  Foix  et 
de  Comminges,  le  vicomte  de  Béarn,  le  roi  d'Aragon 
Pierre  II ,  dont  il  avait  épousé  la  sœur;  et  il  était  tran- 
quille du  côté  de  la  Guienne,  possédée  par  les  Anglais. 
Philippe -Auguste,  son  suzerain,  occupé  chez  lui  par 
ses  querelles  avec  l'Angleterre  et  l'Empire ,  ne  pouvait 
être  le  chef  de  la  croisade ,  et  sans  ce  chef,  le  seul  à 
craindre,  l'armée  des  croisés,  composée  de  bandes  mal 
unies,  n'avait  guère  à  se  promettre  que  de  fragiles  vic- 
toires, et  une  dissolution  naturelle  plus  prompte  encore 
que  les  revers.  Maître  de  toute  la  ligne  des  Pyrénées  , 
ayant  dcrrièn^  lui  l'Aragon  pour  le  soutenir,  à  droite 
et  à  gauche  deux  mers  inolfensives,  autour  de  lui  une 
multitude  de  villes  fortes  défendues  par  des  vassaux 
dévoués,  le  comte  Raymond  avait  mille  chances  d'être 
supérieur  à  ses  ennemis.  La  guerre  des  Albigeois  était 
donc  une  guerre  sérieuse,  où  les  difficultés  morales  sur- 


—  198  — 

passaient  encore  les  difficultés  stratégiques.  Car  que 
faire  de  ce  pays  une  fois  qu'on  en  serait  maître?  Nous 
verrons  le  sens  exquis  et  généreux  d'Innocent  III,  sans 
cesse  averti  qu'il  y  avait  là  un  abîme,  et  un  grand  capi- 
taine,  victorieux  d'abord,  tomber  sous  le  poids  de  ses 
afflictions  avant  d'être  atteint  de  la  mort  du  soldat. 

Dès  qu'Innocent  III  eut  appris  le  meurtre  de  Pierre 
de  Gastelnau,  il  écrivit  une  lettre  aux  nobles  bonnnes, 
comtes,  barons,  cbevaliers  des  provinces  de  Narbonne, 
Arles,  Embrun,  Aix  et  Vienne,  dans  laquelle ,  après 
avoir  dépeint  avec  éloquence  la  mort  de  son  légat,  il 
déclarait  le  comte  de  Toulouse  excommunié ,  ses  vas- 
saux et  ses  sujets  déliés  de  leur  serment  d'obéissance, 
sa  personne  et  ses  terres  mises  au  ban  de  la  cbréticnté. 
Il  prévoyait  néanmoins  le  cas  où  le  comte  se  rcpeni  irait 
de  ses  crimes,  et  lui  laissait  mie  porto  ouverte  pour 
rentrer  en  paix  avec  l'Église.  Cette  lettre  est  du  dO  mars 
■1208.  Le  souverain  Pontife  écrivit  dans  des  termes  sem- 
blables aux  arclievèques  et  évèques  des  mêmes  pro- 
vinces, à  l'archevêque  de  Lyon,  à  celui  de  Tours,  et  au 
roi  de  France  (1).  Il  adjoignit  à  l'abbé  de  Cîteaux,  le 
seul  de  ses  légats  qui  eût  survécu,  Navarre,  évêquc  de 
Conserans,  et  Hugues,  évêque  de  Riez,  et  chargea  par- 
ticulièrement l'abbé  de  Cîteaux  de  prêcher  la  croisade 
avec  ses  religieux.  Les  préparatifs  s'en  firent  pendant  le 
reste  de  l'année  et  le  printemps  de  l'année  suivante. 

Cependant,  effrayé  de  tout  ce  qui  se  passait,  et  sa- 
chant que  les  évê([ues  do  la  province  de  Narbonne 

(1)  Liv.  XI,  lettres  xxvi,  xxvii  et  xxviii. 


—  199  — 

avaient  député  vers  le  pape  leurs  collègues  de  Toulouse 
et  de  Conserans  pour  l'informer  en  détail  des  maux  de 
leurs  Églises,  le  comte  Raymond  envoya  de  son  côté  à 
Rome  l'archevêque  d'Auch  et  l'ancien  évêquo  de  Tou- 
louse, Rabenstens.  Ils  devaient  se  plaindre  amèrement 
de  l'abbé  de  Citeaux,  et  dire  au  souverain  Pontife  que 
leur  maître  était  prêt  à  se  soumettre  et  à  donner  au 
Saint-Siège  toute  satisfaction,  si  on  luiaccordait  déplus 
équitables  légats.  Innocent  III  y  consentit,  et  fit  partir 
pour  la  France  le  notaire  apostolique  Milon ,  homme 
d'une  prudence  consommée,  avec  la  mission  spéciale 
d'entendre  et  déjuger  la  cause  du  comte.  Milon  convo- 
qua à  Valence  une  assemblée  d'évèques,  où  Raymond, 
s'étant  présenté,  accepta  les  conditions  de  paix  qui  lui 
furent  proposées.  C'étaient  celles-ci:  qu'il  chasseraitles 
hérétiques  de  ses  terres,  ôterait  aux  Juifs  tout  emploi 
public,  réparerait  les  dommages  qu'il  avait  causés  aux 
monastères  et  aux  églises,  rétablirait  dans  leurs  sièges 
les  évoques  de  Carpentras  et  de  Vaison  ,  veillerait  à  la 
sûreté  des  routes,  n'exigerait  plus  d'impôts  contraires 
aux  usages  anciens  du  pays,  et  purgerait  ses  domaines 
des  bandes  armées  qui  les  infestaient.  En  gage  de  sa 
sincérité,  Raymond  mit  entre  les  mains  du  légat  le 
comté  de  Melgueil  et  sept  villes  de  Provence  qui  lui 
appartenaient,  sous  la  condition  d'en  perdre  la  souve- 
raineté s'il  manquait  à  sa  parole.  On  convint  que  sa 
réconciliation  solennelle  avec  l'Église  aurait  lieu  à  Saint- 
Gilles,  selon  les  formes  usitées  dans  ces  temps-là.  Si  le 
comte  de  Toulouse  avait  été  de  bonne  foi,  la  pénitence 
publique  à  laquelle  il  se  soumettait,  loin  de  l'abaisser 


—  200  — 

devant  ses  contemporains  et  devant  la  postérilé,  eût  été 
pour  lui  un  titre  au  respect  de  tous  les  chrétiens.  Théo- 
dose ne  perdit  rien  de  sa  gloire  pour  s'être  laissé  arrêter 
par  saint  Ambroise  aux  portes  de  lacathédi\ale  de  Milan; 
le  crime  seul  déshonore  ;  l'expiation  volontaire  ,  dans 
un  souverain  surtout,  est  un  hommage  rendu  à  Dieu  et 
à  l'humanité,  qui  relève  celui  qui  en  est  capable,  et  le 
rend  participant  de  l'honneur  invincible  qui  est  en  Jé- 
sus-Christ crucifié.  L'orgueil  peut-être  ne  comprend 
point  ce  que  je  dis  là;  mais  qu'importe?  Il  y  a  longtemps 
que  la  croix  est  maîtresse  du  monde,  sans  que  l'orgueil 
ait  encore  deviné  pourquoi.  Laissons  cet  aveugle-né,  et 
répétons  à  qui  peut  l'entendre  la  parole  de  Celui  qui  a 
conquis  la  terre  et  le  ciel  par  un  supplice  volontaire- 
ment souffert  :  Quiconque  s'élévc  sera  abaissé,  quiconque 
s'abaisse  sera  exalté  (1).  Si  donc  le  comte  de  Toulouse 
eût  été  de  bonne  foi ,  la  pénitence  qu'il  avait  acceptée 
eût  ramené  l'intérêt  sur  sa  tête  par  tous  les  côtés.  Les 
hommes  malheureux  ne  sauront  jamais  assez  la  puis- 
sance de  l'arme  qui  est  dans  leurs  mains.  Mais  le 
comte  de  Toulouse  n'était  pas  de  bonne  foi;  la  poli- 
tique seule  lui  avait  arraché  des  promesses  qu'il  n'avait 
pas  la  volonté  d'accomplir,  et  lorsque,  aux  portes  do 
l'abbaye  de  Saint-Gilles,  après  avoir  juré  sur  les  re- 
liques des  saints  et  sur  le  corps  même  du  Seigneur,  de 
tenir  tout  ce  qu'il  avait  promis,  il  présenta  ses  épaules 
nues  aux  verges  du  légat,  ce  n'était  plus  qu'une  indigne 
scène  de  parjure  et  d'ignominie.  Ce  qu'il  n'eût  pas  dû 

(1)  Saint  Matthieu,  xxiii,  12. 


—  204  — 

soulTrir  à  la  deruièrc  extrémité,  cet  homme  le  souffrait 
sans  avoir  tiré  l'épée.  Une  circonstance  mémorable  vint 
aggraver  son  châtiment  et  lui  donner  un  grand  carac- 
tère. Quand  il  voulut  sortir  de  Téglise,  la  foule  était  si 
pressée,  qu'il  ne  put  faire  un  pas;  on  lui  ouvrit  une 
issue  secrète  à  travers  les  souterrains  consacrés  aux 
sépultures,  et  il  passa  nu  et  meurtri  devant  la  tombe 
de  Pierre  de  Castelnau. 

Quelques  jours  après  cette  scène,  qui  avait  eu  lieu  le 
iSjuin  1209,  le  légat  Milon  alla  rejoindre  à  Lyon  l'ar- 
mée des  croisés.  Elle  avait  à  sa  tète  le  duc  de  Bour- 
gogne, les  comtes  de  Nevers,  de  Saint-Paul,  de  Bar,  de 
Montfort,  plusieurs  autres  seigneurs  de  marque  et 
quelques  prélats.  Innocent  III  avait  ordonné,  en  cas 
d'absolution  du  comte  de  Toulouse,  qu'on  respectât  son 
domaine  direct,  mais  qu'on  marchât  contre  ses  vassaux 
et  ses  alliés  pour  obtenir  leur  soumission.  L'armée  s'a- 
vança donc  vers  le  Languedoc,  et  à  peine  avait-elle 
atteint  Valence,  que  le  comte  Raymond  vint  au-devant 
d'elle  revêtu  lui-même  de  la  croix.  On  mit  le  siège  de- 
vant Béziers ,  qui ,  emporté  d'assaut  à  l'improviste ,  fut 
victime  do  la  fureur  du  soldat,  sans  distinction  d'âge,  de 
sexe,  ni  même  de  religion.  Les  légats,  dans  leurs  lettres 
au  souverain  Pontife,  estimèrent  le  nombre  des  morts  à 
}irès  de  vingt  mille.  Ce  carnage,  qui  n'avait  été  ni  voulu 
ni  prévu,  est  un  des  événements  qui  ont  jeté  sur  la 
guerre  des  ^Vlbigeois  une  couleur  qu'il  n'est  au  pouvoir 
d'aucun  historien  d'effacer.  La  prise  de  Carcassonne 
suivit  de  près  celle  de  Béziers.  Les  habitants  se  ren- 
dirent et  eurent  la  vie  sauve;  la  ville  fui  abandonnée 


—  202  — 

au  pillage ,  de  dessein  prémédité.  Il  était  difficile  d'ou- 
vrir plus  mal  une  guerre  plus  juste  dans  son  principe. 
Jusque-là  la  croisade  n'avait  eu  pour  âme  et  pour  chef 
que  Tabbé  de  Citeaux.  Après  le  succès  de  Béziers  et  de 
Carcassonne,  les  croisés,  dont  beaucoup  songeaient  à  la 
retraite,  crurent  utile  d'élire  un  chef  militaire.  Le  choix 
futremis  à  un  conseil  composé  de  l'abbé  de  Cîteaux,  de 
deux  évoques  et  de  quatre  chevaliers,  qui  ne  jugèrent 
personne  plus  digne  du  commandement  que  le  comte 
Simon  de  Montfort.  Cet  homme  de  guerre  descendait  de 
la  maison  de  Hainaut  ;  il  était  né  du  mariage  de  Simon  III, 
comte  de  Montfort  et  d'Évreux,  avecunefdledePiobert, 
comte  de  Leicester,  et  il  avait  épousé  Alice  de  Montmo- 
rency, femme  héroïque  comme  son  nom.  On  ne  pouvait 
voir  un  plus  hardi  capitaine  ni  un  plus  religieux  cheva- 
lier que  le  comte  de  Montfort,  et  s'il  eût  j  oint  aux  qualités 
éminentes  qui  resplendissaient  en  sa  personne  un  meil- 
leur fonds  de  désintéressement  et  de  douceur,  nul  des 
croisés  d'Orient  n'aurait  surpassé  sa  gloire.  A  peine  eut- 
il  été  nommé  au  commandement  général,  qu'il  se  vit 
presque  abandonné  do  tous.  Le  comte  deNevers,  celui 
de  Toulouse,  le  duc  de  Bourgogne  se  retirèrent  l'un 
aprèsl'autrOjlaissantavecMontfortunc  trentaine  do  clie- 
valiers  et  un  petit  nombre  de  soldats.  C'était  un  chan- 
gement de  fortune  ordinaire  à  ces  sortes  d'expé(Htions, 
où  chacun  venait  librement  et  s'en  retournait  de  même. 
Je  ne  veux  tracer,  on  le  sent  bien,  que  le  dessein  gé- 
néral de  la  guerre  et  des  négociations.  Le  nœud  n'en  est 
pas  facile  à  saisir,  parce  que  deux  plans  s'en  disputaient 
la  direction,  celui  de  Fabbé  de  Citeaux  et  celui  du  pape. 


—  203  — 

Le  plan  de  l'abljé  de  Cîteaux ,  de  concert  avec  les 
principaux  évêques  du  Languedoc  et  des  pays  voisins , 
était  de  renverser  de  fond  en  comble  la  maison  de  Tou- 
louse. Ce  plan  était  injuste  et  impolitique.  Il  était  in- 
juste :  car  si  Raymond  VI  méritait  sa  ruine ,  et  s'il  était 
impossible  de  se  fier  à  lui  pour  l'avenir,  il  n'en  était  pas 
de  même  de  son  fils  ,  enfant  de  douze  ans  ,  qui  n'était 
point  complice  des  crimes  de  son  père,  ni  incapable 
d'une  éducation  chrétienne  sous  une  tutelle  désintéres- 
sée. Il  était  impolitique  :  car  c'était  mêler  à  la  question 
religieuse,  sur  laquelle  la  chrétienté  était  d'accord,  une 
question  de  famille  qui  pouvait  la  diviser  ;  c'était  aussi 
donner  une  couleur  d'ambition  à  une  guerre  entreprise 
pour  des  motifs  plus  purs.  Il  est  vrai  que  l'abbé  de  Cî- 
l<;aux  avait  eu  1g  rare  bonheur  de  rencontrer  dans  le 
comte  de  Montfort  un  homme  f;iitex])rès  pour  son  plan, 
et  peut-être  n'était-ce  qu'après  l'avoir  vu  agir  qu'il  s'é- 
tait arrêté  à  la  pensée  d'anéantir  la  maison  do  Toulouse. 
Mais  les  qualités  guerrières  du  comte  de  Montfort  n'é- 
taient pour  les  sujets  et  les  vassaux  de  cette  maison  que 
les  qualités  d'un  ennemi,  et  l'abbé  de  Citcaux,  qui  vou- 
lait aller  vite,  de  peur  de  ne  pas  disposer  toujours  des 
forces  d'une  croisade,  aurait  dû  savoir  que  le  temps  , 
dont  il  se  défiait,  était  nécessaire  pour  substituer  dans 
le  gouvernement  d'un  pays  une  f;imille  nouvelle  à  une 
ancienne  famille  ;  il  eût  dû  craindre  de  transformer  une 
guerre  catholique  en  une  guerre  personnelle  entre  les 
Raymond  et  les  Montfort.  C'est  à  l'abus  qu'il  fit  de  son 
autorité  pour  soutenir  un  plan  mauvais,  que  sont  dues 
les  fautes  et  les  violences  qui  ont  Ole  à  lu  croisade  conti"c 


—  204  — 
les  Albigeois  le  caractère  de  sainteté  qu'elle  avait  sous 
d'autres  rapports. 

Innocent  III  était  un  tout  autre  homme  que  l'abbé 
de  Cîteaux.  Il  était  d'ailleurs  assis  sur  cette  cliaire  pri- 
vilégiée qui,  outre  l'assistance  éternelle  de  l'Esprit  saint, 
a  encore  l'avantage  d'être  étrangère  ,  par  son  élévation 
même,  aux  passions  qui  s'insinuentjusque  dans  les  meil- 
leures causes.  Tandis  que  trop  souvent  un  zèle  inconsi- 
déré veut  perdre  les  hommes  avec  les  erreurs,  la  pa- 
pauté s'efTorça  touj  ours  de  sauver  les  hommes  en  perdant 
les  erreurs.  Innocent  III  n'avait  nul  désir  d'abattre  la 
maison  de  Toulouse;  il  ne  désespérait  même  pas  de  ra- 
mener le  vieuxRaymondà  des  sentiments  dignes  de  ses 
aïeux.  Dans  les  lettres  d'excommunication  qu'il  avait 
fulminées  contre  lui ,  il  avait  formellement  prévu  le  cas 
deson  repentir, etaussitôtaprèsiesactesde  Saint-Gilles, 
il  s'était  hâté  d'enjoindre  qu'on  ne  touchât  point  à  ses 
terres.  Mais  le  pape  n'avait  personne  en  France  pour  le 
seconder  dans  ses  intentions  généreuses;  il  ne  put  lutter 
contre  la  force  des  événements,  et  ses  vains  efiorts  n'ont 
servi  qu'à  honorer  sa  mémoire.  Le  comte  Raymond  lui- 
même,  en  abandonnant  le  système  pacifique  qu'il  avait 
(l'abord  adopté  ,  contribua  au  trioniplie  des  ennemis 
de  sa  famille ,  et  il  fallut  qu'une  main  suprême  inter- 
vint pour  changer  tout  à  coup  la  face  dos  affaires. 

Quoique  Montfort  fùl  resté  avec  peu  de  monde  ,  il 
n'avait  pas  laissé  d'aller  en  avant,  de  prendre  des  villes, 
do  les  perdre  et  de  les  reprendre ,  pendant  que  le  comte 
de  Toulouse,  tranquille  sur  sa  réconciliation  avec  l'É- 
glise, ne  paraissait  pas  s'inquiéter  de  la  chute  de  ses 


—  205  — 

alliés  et  de  ses  vassaux.  Mais  un  concile  tenu  à  Avignon 
par  les  métropolitains  de  Vienne,  d'Arles,  d'Embrun  et 
d'Aix,  sous  la  présidence  des  deux  légats  Hugues  et  Mi- 
Ion  ,  vint  le  tirer  de  sa  sécurité.  Le  concile,  qui  s'était 
ouvert  le  16  septembre  1209,  lui  donnait  un  délaide  six 
semaines  pour  accomplir  les  promesses  qu'il  avait  faites 
à  Saint-Gilles,  faute  de  quoi  il  serait  excommunié.  Ray- 
mond, à  cette  nouvelle,  partit  pour  Rome.  Admis  à  l'au- 
dience du  Saint-Père,  qui  le  reçut  avec  des  témoignages 
d'aflection ,  il  se  plaignit  de  la  rigueur  des  légats  à  son 
égard ,  produisit  les  attestations  authentiques  de  plu- 
sieurs églises  qu'il  avait  indemnisées,  et  se  déclara  prêt 
à  exécuter  le  reste  de  ses  serments,  demandant  aussi 
à  se  justifier  du  meurtre  do  Pierre  de  Castelnau,  et  des 
intelligences  qu'on  Taccusait  d'entretenir  avec  les  héré- 
tiques. Le  pape  l'encouragea  dans  ces  sentiments,  et  or- 
donna qu'un  nouveau  concile  d'évêques  s'assemblât  en 
France  pour  entendre  sa  justification ,  avec  cette  clause 
expresse  que,  s'il  était  trouvé  coupable,  on  réservât  la 
sentence  au  Saint-Siège.  Raymond,  en  quittant  Rome, 
visita  la  cour  de  l'Empereur  et  celle  du  roi  de  France , 
dans  l'espoir  d'en  obtenir  quelque  appui  ;  mais  ce  fut 
sans  succès.  Tl  lui  fallut  donc  se  présenter  au  concile 
où  sa  cause  avait  été  renvoyée,  et  qui  devait  se  tenir  à 
Saint-Gilles  vers  la  mi-septembre  del'an  1210.  Il  voulut 
s'y  justifier  (les  deux  accusations  d'intelligence  avec  les 
hérétiques  et  de  complicité  dans  le  meurtre  de  Pierre  de 
Castelnau  :  le  concile  refusa  de  l'entendre  sur  ces  deux 
points,  et  lui  demanda  simplement  d'exécuter  sa  parole 
en  purgeant  ses  domaines  des  hérétiques  et  des  gens 


—  206  — 

perdus  dont  ils  étaient  pleins.  Soit  que  Raymond  ne  i)rit 
satisfaire  à  cette  exigence,  ou  qu'il  n'en  exu  pas  la  vo- 
lonté, il  revint  à  Toulouse,  persuadé  que  l'artifice  était 
inutile,  et  que  désormais  il  n'avait  rien  à  attendre  que 
du  sort  des  armes.  Le  concile  s'abstint  néanmoins  de 
l'excommunier,  parce  que  le  souverain  Pontife  s'était 
réservé  la  sentence,  et  Innocent  III  se  contenta  de  lui 
écrire  une  lettre  pressante  et  affectueuse,  où  il  l'exhor- 
tait, sans  aucune  menace,  à  faire  ce  qu'il  avait  lui- 
même  promis  (1). 

Le  roi  d'Aragon  intervint  de  son  côté  pour  empêcher 
une  rupture  définitive,  et  deux  conférences  se  tinrent  à 
ce  sujet  dans  l'hiver  de  1211,  l'une  àNarbonne,  l'autre 
à  Montpellier.  Dans  la  première ,  le  comte  de  Toulouse 
rejeta  ouvertement  les  conditions  qui  lui  avaient  déjà 
été  proposées  à  Saint-Gilles;  dans  la  seconde,  il  parut 
d'abord  y  consentir,  puis  se  retira  tout  à  coup  sans 
prendre  congé.  Le  roi  d'Aragon,  irrité  de  cette  con- 
duite, fiança  son  fils  ,  âgé  de  trois  ans,  à  une  fille  du 
comte  de  Montfort  qui  avait  le  même  âge ,  et  remit  l'en- 
fant aux  mains  du  comte  pour  être  élevé  sous  sa  direc- 
tion. Mais  peu  après  il  s'en  repentit,  et  donna  sa  sœur 
en  mariage  au  fils  unique  de  Pxaymond ,  resserrant  par 
cette  alliance  les  liens  déjà  trop  étroits  qui  l'attachaient 
à  la  cause  de  l'hérésie. 

Enfin  l'abbé  de  Cîteaux  lance  l'excommunication , 
et  envoie  au  pape  un  député  pour  obtenir  qu'elle  soit 
confirmée.  Innocent  III  la  confirme.  Piaymond  se  pré- 

(1)  Liv.  5111,  lettre  lxxxvui. 


—  207  — 

parc  à  la  guerre  en  s'assurant  de  la  fidélité  de  ses  su- 
jets et  du  secours  des  divers  seigneurs,  particulière- 
ment des  comtes  de  Foix  et  de  Comminges.  Il  repousse 
^Montfort,  qui  s'était  présenté  sous  les  murs  de  Tou- 
louse, et  l'armée  albigeoise  va  camper  elle-même  de- 
vant Casteinaudary.  Une  bataille  sanglante  la  contraint 
d'en  lever  le  siège.  Les  croisés  l'emportent  :  ils  pren- 
nent villes  sur  villes;  le  pays  de  Foixetde  Comminges 
est  envahi;  Raymond  va  en  Espagne  implorer  le  se- 
cours du  roi  d'Aragon. 

Ce  qui  se  passa  alors  montre  combien  le  pape  était 
incertain  et  combattu.  Le  roi  d'Aragon,  avant  de  recou- 
rir aux  armes  pour  proléger  son  beau-frère  ,  jugea  à 
propos  de  tenter  encore  la  voie  des  négociations ,  et  il 
envoya  une  ambassade  au  souverain  Pontife  pour  se 
plaindre  à  la  fois  du  comte  de  Montfort  qui  s'emparait 
des  fiefs  relevant  de  sa  couronne,  et  des  légats  aposto- 
liques qui  refusaient  absolument  d'admettre  à  pénitence 
le  comte  de  Toulouse.  Innocent  III,  prévenu  par  ces 
plaintes,  écrivit  des  reproches  à  ses  légats,  et  leur  en- 
joignit d'assembler  un  concile  composé  d'évêques  et  de 
seigneurs  du  pays,  pour  aviser  aux  moyens  d'asseoir  la 
paix  (I) .  Il  ordonna  au  comtede  Montfort  de  restituer  au 
roi  d'Aragon  et  à  ses  vassauxles  fiefsdontil  les  avait  dé- 
pouillés ,  €  de  peur,  disait-il ,  qu'on  ne  vînt  à  croire  qu'il 
o:  avait  combattu  plutôt  jiour  ses  intérêts  que  pour  la 
«  cause  de  la  foi  (2).  »  Enfin  il  résolut  de  suspendre  la 


(1)  Liv.  XV,  lettre  ccxu. 

[2)  Ibid.,  lettre  ccsiii. 


—  208  — 

croisade ,  et  en  manifesîa  rintention  dans  une  leLtre 
particulièrement  adressée  à  l'abbé  de  Citeaux  ,  devenu 
depuis  quelque  temps  archevêque  de  Narbonne  (i). 

Mais  pendant  que  ces  lettres,  datées  du  commence- 
ment de  l'année  4213,  étaient  en  chemin,  un  concile 
s'était  réuni  à  Lavaur,  sur  la  demande  du  roi  d'Aragon, 
qui,  dans  une  requête  écrite ,  avait  supplié  les  légats  et 
les  évoques  de  rendre  aux  comtes  de  Toulouse,  de  Com- 
minges  et  de  Foix ,  ainsi  qu'au  vicomte  de  Béarn ,  les 
terres  qu'on  leur  avait  enlevées,  et  de  les  rétablir  dans 
la  communion  de  l'Eglise  au  prix  de  telle  satisfaction 
que  l'on  voudrait.  En  cas  de  refus  à  l'égard  du  vieux 
Raymond,  le  roi  sollicitait  pour  le  fils  la  justice  du 
concile.  Le  concile  décida  qu'on  ne  devait  plus  admettre 
le  comte  de  Toulouse  à  aucune  justilication,  parce  qu'il 
avait  constamment  violé  sa  parole,  mais  qu'on  recevrait 
à  pénitence  les  comtes  de  Foix  et  de  Comminges,  et  le 
vicomte  de  Béarn,  dès  qu'ils  le  souhaiterciient.  Le  roi 
d'x\ragon,  jugeant,  à  cette  réponse,  qu'il  y  avait  im 
dessein  arrêté  contre  la  maison  de  Toulouse ,  déclara 
hautement  qu'il  en  appelait  de  l'inexorable  rigueur  des 
légats  et  des  évoques  à  la  clémence  du  Saint-Siège,  et 
qu'il  prenait  sous  sa  royale  protection  le  comte  Raymond 
et  son  fils.  Ce  prince  ne  pouvait  être  suspect  d'hérésie; 
il  avait  soumis  son  royaume  à  l'Église  romaine  on  qua- 
lité de  fief  apostolique ,  et  avait  vaillamment  servi  la 
chrétienté  contre  les  Maures  d'Espagne.  Le  poids  de  son 
nom  et  de  son  épée  mettait  donc  tout  en  péril.  Aussi  le 

(1)  Liv.  XV,  lettre  ccxv. 


—  209  — 

concile  de  Lavaiir  ^:e  hàla  d'expédier  quatre  députés  au 
souverain  Pontife ,  avec  une  lettre  dont  le  but  était  de 
lui  persuader  que  la  cause  catholique  était  perdue  ,  si 
le  comte  de  Toulouse  n'était  privé  à  jamais  de  ses  do- 
maines, lui  et  ses  héritiers.  Les  archevêques  d'Arles, 
d'Aix  et  de  Bordeaux  ;  les  évêques  de  Maguelonne ,  de 
Carpentras,  d'Orani^e,  deSaint-Paul-Trois-Chàteaux, 
de  Cavaillon,  de  Vaison,  de  Bazas,  de  Béziers  et  de  Péri- 
gueux  ,  écrivirent  dans  le  même  sens  au  Saint-Père. 
Innocent  III  se  plaignit  d'avoir  été  trompé  par  le  roi 
d'Aragon  ;  il  lui  manda  de  se  désister  de  son  entreprise, 
de  conclure  une  trêve  avec  le  comte  de  Montfort,  et 
d'attendre  la  venue  d'un  cardinal  qu'il  allait  envoyer 
sur  les  lieux  (-1).  Mais  le  sort  en  était  jeté,  le  roi  rassem- 
blait une  armée  en  Catalogne  et  en  Aragon ,  et ,  repas- 
sant les  Pyrénées,  il  vint  joindre  ses  troupes  à  celles 
des  comtes  de  Toulouse ,  do  Foix  et  de  Comminges. 

Montfort  étaità  Fanjeaux  lorsqu'il  apprit  que  l'armée 
confédérée,  grosse  de  quarante  mille  fantassins  et  de 
deux  mille  chevaux,  s'était  avancée  vers  Muret ,  place 
importante  située  sur  la  Garonne, à  trois  lieues  au-dessus 
de  Toulouse.  Ce  fut  le  moment  sublime  de  sa  vie.  Il  n'a- 
vait à  son  service  qu'environ  huit  cents  chevaux  et  un 
petit  nombre  de  gens  de  pied  :  il  partit  aussitôt  pour 
Muret,  un  matin,  accompagné  de  ses  hommes  d'armes, 
et  des  évêques  de  Toulouse,  de  Nîmes  et  d'Uzès,  de  Lo- 
dève,  de  Béziers,  d'Agde,  do  Comminges,  et  de  trois 
abbés  de  Citeaux.  Arrivé  le  même  jour  au  monastère  de 

(1)  Liv.  xTt,  lettre  xlviii. 


—  210  — 

Bolbonne ,  qui  appartenait  à  l'ordre  de  Citeaux,  il  entra 
dans  l'église,  y  pria  longtemps,  et  ayant  posé  son  épée 
sur  l'autel ,  il  la  reprit  en  disant  à  Dieu  :  «  0  Seigneur, 
«  qui  m'avez  choisi,  tout  indigne  que  j'en  étais,  pour 
c(  faire  la  guerre  en  votre  nom,  je  prends  aujourd'hui 
«  mon  épée  sur  votre  autel,  afin  de  recevoir  mes  armes 
«  de  vous ,  puisque  c'est  pour  vous  que  je  vais  com- 
€  battre  (i).  »  Il  marcha  ensuite  à  Saverdun,  et  y  passa 
la  nuit.  Le  lendemain  il  se  confessa,  écrivit  son  testa- 
ment, et  l'envoya  à  l'abbé  de  Bolbonne,  avec  prière  de 
le  transmettre  au  souverain  Pontife  s'il  venait  à  périr. 
Le  soir,  il  franchit  la  Garonne  sur  un  pont  sans  être 
inquiété  ,  et  se  trouva  derrière  les  tours  de  Muret,  gar- 
dées par  une  trentaine  de  chevaliers.  C'était  le  mer- 
credi 12  septembre  1213.  Avant  de  mettre  le  pied  dans 
la  ville,  il  avait  été  rejoint  par  les  évoques,  qui  l'avaient 
im  moment  quitté  pour  aller  au  camp  des  ennemis  de- 
mander la  paix;  mais  le  roi  d'Aragon  leur  avait  répondu 
que  ce  n'était  pas  la  peine  qu'un  roi  et  des  évoques 
entrassent  en  conférence  pour  une  poignée  de  gladia- 
teurs. Malgré  le  mauvais  succès  de  cette  tentative, 
quand  l'aurore  se  fut  levée ,  les  évèques  chargèrent  un 
religieux  de  prévenir  le  roi  qu'eux  et  tous  les  ordres 
ecclésiastiques  viendraient  nu -pieds  le  conjurer  de 
prendre  de  meilleures  résolutions.  Combien  alors  le 
comte  de  Toulouse  dut  regretter  ses  résolutions  et  ses 
humiliations  sans  fruit  !  Combien  il  dut  s'accuser  de 
n'avoir  pas  recouru,  dès  l'origine,  à  une  guerre  loyale 

(1)  Pierre  de  Vaulx-Gernay,  Histoire  des  Albigeois, 'ch3i\:i.  lxxi. 


—  211  — 

et  courageuse,  au  lieu  de  laisser  écraser  ses  amis  et 
déshonorer  sa  cause  !  Mais  il  se  trompait  :  la  guerre , 
comme  l'artifice ,  devait  lui  être  funeste.  Dieu  voyait 
le  cœur  de  ce  prince,  et  n'était  pas  touché  de  son  sort. 

Les  évêques  se  disposaient  à  sortir  de  Muret  en  équi- 
page de  suppliants,  lorsqu'un  corps  de  chevaliers  enne- 
mis se  précipita  vers  les  portes.  Montfort  donna  l'ordre 
aux  siens  de  se  ranger  en  bataille  dans  la  partie  basse 
de  la  ville  ;  lui-même  revêtit  son  armure ,  après  avoir 
prié  dans  une  église  où  l'évêque  d'Uzès  offrait  le  saint 
sacrifice.  Il  y  retourna  de  nouveau  quand  il  se  fut  armé, 
et'en  ployant  le  genou,  les  liens  qui  attachaient  la  partie 
Lasse  de  son  armure  se  rompirent.  On  remarqua  aussi 
qu'au  moment  où  il  posait  le  pied  dans  l'étrier,  son 
cheval  releva  la  tète  et  le  blessa.  Ces  présages  n'é- 
murent point  le  cœur  du  clievalier,  quoique  d'ordinaire 
les  hommes  de  cette  trempe  y  soient  sensibles.  Il  des- 
cendit vers  ses  troupes ,  suivi  de  Foulques ,  évèque  de 
Toulouse,  qui  portait  dans  ses  mains  le  crucifix.  Les 
cavaHers  mirent  pied  à  terre  pour  adorer  leur  Sauveur 
et  en  baiser  l'image.  Mais  l'évêque  de  Commingcs , 
voyant  que  le  temps  s'écoulait,  prit  le  crucifix  des  mains 
de  Foulques ,  et ,  d'un  lieu  élevé ,  harangua  l'armée  en 
peu  de  mots,  et  la  bénit.  Après  quoi  tous  les  ecclésias- 
tiques qui  étaient  présents  se  retirèrent  dans  l'église 
pour  y  prier,  et  Montfort  sortit  de  la  ville  à  la  tête  de 
huit  cents  chevaux  ,  sans  infanterie. 

Le  front  des  confédérés  s'étendait  dans  une  plaine 
à  l'occident  de  la  ville.  Montfort,  qui  était  sorti  par  une 
porte  opposée ,  comme  s'il  eût  voulu  fuir,  divisa  son 


212  

monde  en  trois  escadrons  et  alla  droit  au  centre  de  l'en- 
nemi. Son  espérance,  après  celle  qu'il  mettait  en  Dieu, 
était  de  couper  de  part  en  part  les  lignes  confédérées, 
d'y  jeter  le  désordre  et  l'épouvante  par  la  hardiesse  de 
l'attaque,  et  de  profiter  de  tous  ces  hasards  que  l'œil 
des  grands  capitaines  découvre  dans  l'horreur  d'une 
mêlée.  Cefut  ce  qui  arriva.  Le  premier  escadron  rompit 
l'avant-garde  ennemie  ;  le  second  pénétra  jusque  dans 
les  derniers  rangs,  où  le  roi  d'Aragon  était  entouré  de 
l'élite  des  siens;  Montfort,  qui  suivait  de  près  avec  le 
troisième,  prit  en  flanc  les  Aragonais  déjà  troublés.  La 
fortune  hésita  là  quelque  temps ,  et  le  temps  était  pré- 
cieux, car  les  bataillons  si  heureusement  traversés 
étaient  plutôt  éblouis  que  défaits,  et  pouvaient  accabler 
Montfort  par  derrière.  Un  coup  qui  renversa  mort  le  roi 
d'Aragon  décida  de  la  journée.  Le  cri  et  la  fuite  des 
Aragonais  entraînent  tout  le  reste.  Les  évêques,  qui 
priaient  avec  angoisse  dans  l'église  de  Muret,  les  uns 
prosternés  sur  le  pavé,  les  autres  levant  leurs  mains 
vers  Dieu  ,  sont  bientôt  attirés  sur  les  murs  par  le  re- 
tentissement de  la  victoire,  et  voient  la  plaine  toute  cou- 
verte de  fuyards  sous  la  main  terrible  des  croisés.  Un 
corps  de  troupes  qui  essayait  d'emporter  la  ville  d'as- 
saut jette  les  armes  bas ,  et  est  détruit  dans  sa  fuite. 
Cependant  Montfort  revenait  de  la  poursuite  des  vain- 
cus ;  en  traversant  le  champ  de  bataille,  il  rencontra 
gisant  par  terre  le  corps  du  roi  d'Aragon,  déjà  dé- 
pouillé et  nu.  Il  descendit  de  cheval  et  baisa  en  pleu- 
rantlesrcstes  meurtris  de  ceprince  infortuné.  Pierrell, 
roi  d'Aragon,  était  un  brave  chevalier,  aimé  de  ses 


—  213  — 

sujets,  catholique  sincère,  et  digne  de  ne  pas  mourir 
ainsi.  Les  liens  qui  unissaient  ses  deux  sœurs  aux  deux 
Raymond  l'avaient  engagé  au  soutien  d'une  cause  qu'il 
estimait  n'être  plus  celle  de  l'hérésie ,  mais  celle  de  la 
justice  et  de  la  parenté.  11  y  succomba  par  un  secret 
jugement  de  Dieu,  peut-être  pour  avoir  méprisé  les 
supplications  des  évêques,  et  abusé  dans  son  cœur 
d'une  victoire  qu'il  regardait  comme  assurée.  Montfort, 
après  avoir  pourvu  à  sa  sépulture,  entra  dans  Muret 
pieds  nus,  monta  à  l'église  remercier  Dieu  de  sa  protec- 
tion ,  et  donna  aux  pauvres  le  cheval  et  l'armure  avec 
lesquels  il  avait  combattu.  Cette  bataille  mémorable, 
fruit  d'une  conscience  qui  se  croyait  certaine  de  com- 
battre pour  Dieu  ,  comptera  toujours  parmi  les  beaux 
actes  de  foi  qu'aient  faits  les  hommes  sur  la  terre, 

Dominique  était  à  Muret  avec  les  sept  évêques  que 
nous  avons  nommés,  et  les  trois  abbés  de  Cîteaux.  Des 
historiens  modernes  ont  écrit  qu'il  marcha  en  tête  des 
combattants,  la  croix  à  la  main  ;  on  montrait  même  à 
Toulouse,  dans  la  maison  de  l'inquisition,  un  crucifix 
percé  de  flèches  qu'on  disait  être  celui  qu'il  avait  ainsi 
porté  à  la  bataille  de  Muret.  Mais  les  historiens  contem- 
porains ne  disent  rien  de  semblable  :  ils  affirment,  au 
contraire ,  que  Dominique  resta  dans  la  ville  à'prier,  de 
concert  avec  les  évêques  et  les  religieux.  Bernard  Gui- 
donis,  l'un  des  auteurs  de  sa  vie,  qui  habita  l'inquisi- 
tion de  Toulouse  de  1308  à -1322,  ne  fait  aucune  men- 
tion du  crucifix ,  qu'on  y  a  vu  plus  tard. 

La  bataille  de  Muret  porta  un  coup  mortel  aux  aflaires 
du  comte  de  Toulouse.  Ses  alliés  et  les  habitants  de  sa 


—  2U  — 

capitale  offrirent  leur  soumission  au  souverain  Pontife, 
quichargeale  cardinal  Pierre  de  Bénévent  de  les  récon- 
cilier avec  l'Église,  et  d'obliger  le  comte  de  Montfort  à 
renvoyer  en  Espagne  le  nouveau  roi  d'Aragon,  jeune 
enfant  qu'il  retenait  en  otage  depuis  qu'on  l'avait  liancé 
à  sa  fdle.  Le  cardinal  accomplit  sa  double  mission  dans 
l'hiver  de  1214.  Il  donna  même ,  chose  remarquable , 
l'absolution  au  comte  de  Toulouse;  mais  cet  acte  de 
miséricorde  ne  servit  point  au  vaincu  pour  ses  intérêts 
temporels.  Un  concile  s'assembla  à  Montpellier,  au 
mois  de  décembre  suivant,  pour  décider  à  qui  appar- 
tiendrait la  souveraineté  du  pays  conquis.  Le  concile 
fut  unanime  en  faveur  du  comte  de  Montfort ,  dont  la 
brillante  et  forte  épée  avait  fait  le  destin  de  la  guerre  : 
toutefois  le  souverain  Pontife,  par  une  lettn;  du  17 
avril  1215  (1) ,  déclara  que  Montfort  n'aurait  que  la 
garde  de  sa  conquête  jusqu'à  ce  que  le  concile  œcumé- 
nique de  Latran,  auquel  il  avait  réservé  cette  question, 
eût  prononcé  une  sentence  définitive.  C'était  un  der- 
nier effort  d'Innocent  III  pour  sauver  la  maison  de 
Toulouse.  Le  comte  Raymond,  abandonné  de  tous,  s'é- 
tait retiré  à  la  cour  du  roi  d'Angleterre  avec  son  fds. 

Le  11  novembre  1215,  le  soleil ,  en  s'élevant  au-des- 
sus des  Appennins ,  rencontra  dans  l'église  solitaire  de 
Saint -Jean -de -Latran  la  plus  auguste  assemblée  du 
monde.  On  y  voyait  assis  soixante  et  onze  primats  et 
métropolitains,  quatre  cent  douze  évoques,  plus  de  huit 
cents  abbés  et  prieurs  de  monastères,  une  multitude  de 

(1)  Voir  aux  Conciles  de  Labbe,  t.  XIIJ,  p.  8SS. 


—  215  — 

procureurs,  d'abbés  et  d'évèques  absents;  les  ambassa- 
deurs du  roi  des  Ptomains,  de  l'empereur  de  Constanti- 
riople,  des  rois  de  France,  d'Angleterre,  de  Hongrie, 
d'Aragon,  de  Jérusalem  et  de  Chypre;  les  députés  d'une 
foule  innombrable  de  princes,  de  villes  et  de  seigneurs, 
et  au-dessus  d'eux  la  vénérable  figure  d'Innocent  III. 
L'abbé  do  Citeaux,  archevêque  de  Narbonne,  se  remar- 
quait parmi  les  assistants  ;  le  comte  Simon  de  Montfort 
était  représenté  par  son  frère ,  Guy  de  Montfort  ;  les 
deux  Raymond  étaient  venus  en  personne,  ainsi  que 
les  comtes  de  Foix  et  de  Connninges.  Au  jour  marqué 
pour  juger  cette  grande  cause  do  la  croisade  albigeoise, 
les  deux  Raymond  entrèrent  dans  l'assemblée  avec  les 
comtes  de  Foy  et  de  Commingcs,  et  tous  quatre  se 
prosternèrent  au  pied  du  trône  apostolique.  S'étant  re- 
levés, ils  exposèrent  comment  ils  avaient  été  dépouillés 
de  leurs  fiefs,  malgré  leur  soumission  entière  à  l'Église 
romaine,  et  l'absolution  qui  leur  avait  été  donnée  par  le 
légat  Pierre  de  Rénévent.  Un  cardinal  prit  la  parole  en 
leur  faveur  avec  beaucoup  de  force  et  d'éloquence  ;  l'abbé 
de  Saint-Tibère  et  le  chantre  de  l'église  de  Lyon  firent 
de  môme  :  ce  dernier  surtout  parut  émouvoir  le  pape. 
Mais  la  plus  grande  partie  des  évoques,  surtout  les 
é vè({ues  français,  se  prononcèrent  contre  les  suppliants, 
])roteslant  que  c'en  était  fait  de  la  religion  catholique 
dans  le  Languedoc  si  on  leur  restituait  leurs  posses- 
sions, et  que  tout  le  sang  répandu  dans  cette  cause  se- 
rait du  sang  et  du  dévouement  perdus.  Le  concile  dé- 
clara donc  le  comte  Raymond  VI  déchu  de  ses  fiefs,  qui 
étaient  définitivement  transférés  au  comte  de  Montfort , 


—  216  — 

et  lui  assigna  une  pension  de  quatre  cents  marcs  d'ar- 
gent ,  à  condition  qu'il  vivrait  hors  de  ses  anciens  do- 
maines; sa  femme  Eléonore  devait  conserver  les  biens 
qui  formaient  sa  dot;  le  marquisat  de  Provence  était 
réservé  au  jeune  Raymond ,  leur  fils,  pour  lui  être  re- 
mis à  sa  majorité ,  s'il  était  fidèle  à  l'Église,  Quant  aux 
comtes  de  Foix  et  de  Comrainges ,  leur  cause  fut  ren- 
voyée à  un  plus  mûr  examen.  Il  est  digne  de  remarque 
que  le  marquisat  de  Provence ,  destiné  au  jeune  Ray- 
mond, était  composé  des  villes  que  son  père  avait 
abandonnées  au  Saint-Siège  en  cas  qu'il  vînt  à  man- 
quer aux  conventions  de  Saint-Gilles  :  on  avait  plu- 
sieurs fois  proposé  au  souverain  Pontife  de  le  réunir  au 
domaine  apostolique;  mais  il  ne  voulut  jamais  y  con- 
sentir, et  ne  se  prévalut  des  droits  c[u'il  y  avait  acquis 
que  pour  le  conserver  à  la  maison  de  Toulouse. 

Après  la  clôture  du  concile ,  le  jeune  Raymond ,  qui 
s'était  attiré  l'estime  de  tous  par  sa  noble  conduite,  alla 
prendre  congé  du  pape.  Il  ne  lui  cacha  pas  qu'il  se 
croyait  injustement  privé  du  patrimoine  de  ses  ancêtres, 
et  lui  dit,  avec  une  fermeté  naïve  et  respectueuse ,  qu'il 
saisirait  toutes  les  occasions  de  recouvrer  avec  gloire 
ce  qu'il  avait  perdu  sans  faute.  Innocent  III,  touché  du 
malheur,  de  l'innocence  et  du  courage  de  ce  jeune 
homme  de  dix-huit  ans,  lui  donna  cette  bénédiction 
prophétique  :  «  Mon  fils,  dans  toutes  vos  actions,  puis- 
«  siez-vousbien  commencer,  etmicux  finir  encore(I)!  » 

Montfort,  investi  par  Philippe-Auguste  des  titres  de 

(1)  Histoire  générale  du  Lan/juedoc,  t.  III. 


._  2d7  — 

duc  de  Narbonne  et  de  comte  de  Toulouse,  ne  jouit  pas 
longtemps  de  la  puissance  qu'il  avait  si  laborieusement 
acquise.  L'année  1216  n'avait  pas  encore  achevé  sa 
course,  que  déjà  le  jeune  Raymond  était  maître  d'une 
partie  de  la  Provence.  Toulouse,  d'un  autre  côté ,  fati- 
guée du  joug  de  son  nouveau  comte,  rappela  le  vieux 
Raymond  de  la  cour  d'Angleterre,  où  il  s'était  réfugié , 
et  lui  ouvrit  ses  portes.  Un  grand  nombre  de  seigneurs, 
au  premier  bruit  de  ce  changement  de  fortune,  se  hâ- 
tèrent de  prêter  serment  de  fidélité  à  leur  ancien  suze- 
rain. Le  vainqueur  de  Muret  put  comprendre  alors  qu'il 
ne  suffisait  pas  de  gagner  des  batailles  ni  d'emporter  des 
villes  d'assaut  pour  acquérir  le  prestige  qui  gouverne 
les  peuples  ;  il  avait  rencontré,  pour  son  malheur,  cette 
force  honorable  qui  est  dans  l'humanité ,  et  qui  fait 
qu'on  ne  peut  pas  régner  sur  les  hommes  quand  on  ne 
règne  pas  sur  leurs  cœurs.  Chassé  de  Toulouse,  qu'il 
avait  en  vain  désarmée  et  effrayée  par  des  supplices,  il 
mit  tristement  le  siège  devant  ses  murs,  où  il  ne  devait 
plus  rentrer.  La  longueur  du  siège,  l'incertitude  de  l'a- 
venir, les  reproches  que  lui  adressait  sur  son  inaction  le 
cardinal  Bertrand,  légat  apostolique,  et  aussi  cet  affais- 
sement que  causent  les  revers  quand  ils  viennent  tard, 
jetèrent  le  preux  chevalier  dans  une  mélancolie  qui  lui 
faisait  demander  la  mort  à  Dieu.  Le  25  juin  1218,  on 
vint  lui  dire,  de  grand  malin,  que  les  ennemis  étaient 
en  embuscade  dans  les  fossés  du  château.  Il  demanda  ses 
armes,  et ,  s'en  étant  revêtu ,  il  alla  entendre  la  messe. 
Elle  était  déjà  commencée,  lorsqu'on  l'avertit  que  les 
machines  de  guerre  étaient  assaillies  et  en  danger  d'être 

7 


—  248  — 
détruites  :  «  Laissez-moi,  dit-il,  que  je  voie  le  sacre- 
ment de  notre  rédemption.  »  Un  autre  messager  survint 
qui  lui  annonça  que  ses  troupes  ne  pouvaient  plus  tenir  : 
«  Je  n'irai  pas,  dit-il,  que  je  n'aie  vu  mon  Sauveur  (1) .  )> 
Enfin ,  le  prêtre  ayant  élevé  l'hostie ,  Montfort,  à  ge- 
noux par  teri'e  et  les  mains  au  ciel,  prononça  ces  mots  : 
Nunc  dimittia. ,  et  sortit.  Sa  présence  sur  le  champ  de 
bataille  fit  reculer  l'ennemi  jusqu'aux  fossés  de  la  place; 
mais  c'était  sa  dernière  victoire.  Une  pierre  l'atteignit  à 
la  tête  :  il  se  frappa  la  poitrine,  se  recommanda  à  Dieu 
et  à  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  et  tomba  mort. 

La  fortune  continua  d'être  favorable  aux  Raymond . 
De  deux  fils  qu'avait  laissés  le  comte  de  Montfort ,  le 
plus  j  eune  fut  tué  sous  les  murs  de  Castelnaudary .  Quatre 
années  de  mauvais  succès  persuadèrent  à  l'aîné  qu'il  n'é- 
tait pas  capable  de  porter  l'héritage  de  son  père,  et  il 
céda  tous  ses  droits  au  roi  de  France.  Le  vieux  Raymond, 
tranquille  à  Toulouse,  sous  la  protection  des  victoires 
de  son  fils,  eut  le  temps  de  tourner  ses  regards  vers  le 
Dieu  qui  l'avait  frappé, et  qui  l'avait  rétabli.  Le  i^  juil- 
let 1222,  en  revenant  de  prier  à  la  porte  d'une  église, 
cai'il  était  toujours  excommunié,  il  se  sentit  mal,  et  en- 
voya chercher  en  toute  hâte  l'abbé  de  Saint-Sernin  pour 
qu'il  le  réconciliât  à  l'Église.  L'abbé  le  trouva  déjà  sans 
voix.  Le  vieux  comte,  en  le  voyant,  leva  les  yeux  au 
ciel,  et  lui  prit  les  deux  mains,  qu'il  garda  dans  les 
siennes  jusqu'à  son  dernier  soupir.  Son  corps  fut  trans- 
porté à  l'église  des  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusa- 

(1)  Pierre  Je  Vaulx-CL-riKiy ,  Histuiredes  AlLigeoia,  ch.  lxxxvi. 


—  219  — 

lem,  où  il  avait  choisi  sa  sépulture;  mais  on  n'osa  pas 
l'ensevelir,  à  cause  de  l'excommunication.  Il  fut  laissé 
dans  un  cercueil  ouvert,  et  trois  siècles  après  on  l'yre- 
gardaitencorecouché,  sans  qu'aucunemaineût  été  assez 
hardie  pour  clouer  une  planche  sur  ce  hois  consacré  par 
la  mort  et  par  le  temps.  La  question  de  sa  sépulture  fut 
agitée  sous  les  pontificats  de  Grégoire  IX  et  d'Inno- 
cent IV,  à  la  demande  de  son  fils.  De  nombreux  témoi- 
gnages attestèrent  qu'avant  de  mourir  il  avait  donné  des 
signes  réels  de  repentance  :  toutefois ,  on  craignit  de 
remuer  cette  cendre  par  des  honneurs  tardifs. 

Raymond  VII  survécut  vingt -six  ans  à  son  père.  II 
sut  se  défendre  contre  les  armes  mêmes  de  la  France; 
mais,  trop  faible  pour  en  soutenir  toujours  l'effort,  il 
conclut  avec  saint  Louis,  en  1228,  le  traité  qui  termina 
cette  longue  guerre.  Le  mariage  de  sa  fille  unique  au 
comte  de  Poitiers,  l'un  des  frères  du  roi,  avec  la  réver- 
sion du  comté  de  Toulouse  pour  dot;  l'abandon  de 
quelques  territoires  ;  la  promesse  d'être  fidèle  à  l'Église, 
et  de  se  servir  de  son  autorité  contre  les  hérétiques  : 
telles  furent  les  conditions  principales  de  la  paix.  L'É- 
glise la  confirma  en  rendant  sa  communion  au  jeune 
comte,  qui,  pour  pénitence,  s'engagea  à  servir  la  chré- 
tienté en  Palestine  pendant  cinq  années.  Vingt  ans 
après,  il  songea  sérieusement  à  s'acquitter  de  ce  devoir, 
et  partit  pour  la  terre  sainte.  Mais  Dieu  l'arrêta  en  che- 
min. Il  tomba  malade  à  Pris,  non  loin  de  Rodez,  d'où 
s'étant  fait  transporter  à  Milhaud ,  il  y  mourut  le  27 
septembre  1248,  entouré  des  évèques  de  Toulouse , 
d'Agen,  de  Cahors  et  de  Rodez,  des  consuls  de  Ton- 


—  220  — 
louse,  et  d'une  foule  de  seigneurs,  tous  venus  pour 
recevoir  les  adieux  d'un  prince  qu'ils  aimaient,  et  en 
qui  s'éteignait,  dans  la  ligne  masculine,  la  branche 
aînée  d'une  illustre  race.  Quand  le  saint  viatique 
fut  apporté  au  comte,  il  se  leva  de  son  lit  et  se  mif 
à  genoux  par  terre  devant  le  corps  de  son  Seigneur, 
réalisant  dans  sa  mort,  comme  dans  sa  vie,  le  vœu 
qu'Innocent  III  avait  autrefois  formé  pour  lui  en 
bénissant  sa  jeunesse  :  oc  Mon  fils,  dans  toutes  vos 
«  actions,  puissiez-vous  bien  commencer,  et  mieux 
«  finir  encore  1  » 


CHAPITRE   Vi 


APOSTOLAT  DE  SAINT  DOMINIQUE  DEPUIS  LE  COMMENCEMENT  DE  LA 
GUERRE  DES  ALBIGEOIS  JUSQd'aU  QUATRIÈME  CONCILE  DE  LATRAK. 
—  INSTITUTION  DU  ROSAIRE.  —  REUNION  DE  SAINT  DOMINIQUE  ET 
DE   SES    PREMIERS    DISCIPLES   DANS   UNE    MAISON   DE   TOULOUSE. 


Le  moment  où  éclata  la  guerre  des  Albigeois  fut  celui 
qui  révéla  toute  la  vertu  et  tout  le  génie  de  Dominique. 
Il  avait  deux  écueils  également  à  craindre  :  ou  d'aban- 
donner sa  mission  dans  un  pays  plein  de  sang  et  d'a- 
larmes, ou  de  prendre  à  la  guerre  la  même  part  que 
les  religieux  de  Gîteaux.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  c'en 
était  fait  de  sa  destinée.  Enfuyant,  il  eût  déserté  l'apo- 
stolat; en  se  mêlant  de  la  croisade,  il  eût  ôté  à  sa  vie  et 
à  sa  parole  le  caractère  apostolique.  Il  ne  fit  ni  l'un  ni 
l'autre.  Toulouse  était ,  en  Europe,  la  capitale  de  l'hé- 
résie :  c'était  à  Toulouse  qu'il  devait  s'attacher  de  pré- 
férence, à  l'imitation  des  premiers  apôtres,  qui,  loin 
de  fuir  le  mal,  allèrent  toujours  le  chercher  au  centre 
de  sa  puissance.  Saint  Pierre  avait  posé  d'abord  son 
siège  à  Antioche,  la  reine  de  l'Orient ,  et  il  avait  envoyé 
son  disciple  saint  Marc  à  Alexandrie,  l'une  des  plus 
commerçantes  et  des  plus  riches  cités  du  monde;  saint 
Paul  habita  longtemps  Corinthe,  renommée  entre  les 


—  222  — 

villes  grecques  par  la  splendeur  de  sa  corruption;  tous 
deux,  sans  s'être  donné  rendez-vous,  vinrent  mourir  à 
Rome.  Il  ne  sied  f  as,  disait  Jésus-Christ,  qu'un  prophète 
périsse  hors  de  Jérusalem  {\).  C'était  donc  à  Toulouse, 
le  foyer  et  le  phare  de  toutes  les  erreurs,  qu'il  convenait 
à  Dominique  de  planter  sa  tente,  quelle  que  fût  la  face 
des  affaires.  Les  hommes  de  peu  de  foi  attendent  la 
paix ,  disent-ils,  pour  agir  ;  l'apôtre  sème  dans  la  tem- 
pête pour  recueillir  dans  le  beau  temps.  Il  se  souvient 
de  la  parole  de  son  maître  :  Vous  entendrez  des  batailles 
et  des  bruits  de  batailles  :  prenez  garde  d'en  être  troublés  (2). 
Mais  en  persévérant  dans  sa  mission  malgréles  terreurs 
de  la  guerre,  Dominique  comprit  qu'il  devait  moins  que 
jamais  en  altérer  la  physionomie  pacifique  et  dévouée. 
Quelque  juste  qu'il  soit  de  tirer  le  glaive  contre  ceux 
qui  oppriment  la  vérité  par  la  violence ,  il  est  difficile 
que  la  vérité  ne  souffre  pas  de  cette  protection ,  et  qu'on 
ne  la  rende  pas  complice  des  excès  inséparables  de  tout 
conflit  sanglant.  L'épée  ne  s'arrête  pas  juste  à  la  limite 
du  droit;  il  est  de  sa  nature  de  rentrer  malaisément 
dans  le  fourreau  quand  elle  s'est  une  fois  échauffée 
dans  la  main  de  l'homme.  Il  faudrait  des  anges  pour 
combattre  en  faveur  de  la  justice,  et  encore  l'esprit 
humain  a  des  retours  si  prompts,  que  les  oppresseurs 
vaincus  pourraient  ne  pas  désespérer  de  trouver  un 
asile  dans  la  partialité  de  la  compassion.  Il  importait 
donc  souverainement  que  Dominique  restât  fidèle  au 


(1)  Saint  Luc,  xiii ,  23. 

(2)  Saint  Matthieu,  xxiv,  6. 


—  223  — 

plan  magnanime  d'Azévédo,  et  qu'à  côté  de  la  cheva- 
lerie armée  pour  défendre  la  liberté  de  l'Église ,  parût 
l'homme  évangélique  se  fiant  dans  la  seule  force  de  la 
grâce  et  de  la  persuasion.  En  Pologne,  quand  le  prêtre 
récitait  l'Évangile  à  l'autel ,  le  chevalier  tirait  à  moitié 
son  épée ,  et  écoutait  dans  cette  posture  militaire  la 
douce  parole  du  Christ.  Voilà  les  vrais  rapports  de  la 
cité  du  monde  et  de  la  cité  de  Dieu.  La  cité  de  Dieu, 
représentée  par  le  prêtre,  parle ,  prie ,  bénit  et  s'offre 
en  sacrifice  ;  la  cité  du  monde,  représentée  par  le  che- 
valier, écoute  en  silence,  unie  à  tous  les  actes  du  prêtre , 
et  tient  son  épée  attentive,  non  pour  imposer  la  foi, 
mais  pour  en  assurer  la  liberté.  Le  prêtre  et  le  chevalier 
remplissent  dans  le  mystère  du  christianisme  deux  fonc- 
tions qui  ne  doivent  jamais  se  confondre ,  et  dont  la 
première  doit  toujours  être  j)Ius  visible  que  la  seconde. 
Tandis  que  le  prêtre  chante  tout  haut  l'Évangile  à  la 
face  du  peuple  et  à  la  lueur  des  cierges,  le  chevalier 
retient  à  moitié  son  épée  dans  le  fourreau ,  parce  que 
la  miséricorde  lui  parle  en  même  temps  que  la  justice, 
et  que  l'Évangile  même,  pour  lequel  il  se  tient  prêt, 
lui  dit  à  l'oreille  :  Bienheureux  les  hommes  doux ,  car  ils 
posséderont  la  terre  (1). 

Dominique  et  Montfort  furent  les  deux  héros  de  la 
guerre  des  Albigeois,  l'un  comme  chevalier,  l'autre 
comme  prêtre.  Nous  avons  vu  la  manière  dont  Mont- 
fort  remplit  sa  tâche  ;  voyons  comment  Dominique  ac- 
complit la  sienne. 

(1)  Saint  M;Utliieu,  V,  4. 


—  224  

On  aura  remarqué  sans  doute  qu'il  n'est  nommé 
nulle  part  dans  les  actes  de  cette  guerre.  Il  est  absent 
des  conciles,  des  conférences,  des  réconciliations,  des 
sièges,  des  triomphes  ;  il  n'est  fait  mention  de  lui  dans 
aucune  lettre  allant  à  Rome  ou  venant  de  Rome.  Nous 
ne  l'avons  rencontré  qu'une  fois,  à  Muret,  priant  dans 
une  église  aumoment  d'une  bataille.  Ce  silence  unanime 
des  historiens  est  d'autant  plus  significatif  qu'ils  appar- 
tiennent à  des  écoles  différentes,  les  uns  religieux ,  les 
autres  laïques:  les  uns  favorables  aux  croisés,  les  autres 
amis  de  Raymond!  Il  n'est  pas  possible  de  croire  que, 
si  Dominique  eût  joué  un  rôle  quelconque  dans  les  né- 
gociations et  les  faits-militaires  de  la  croisade,  tous  ces 
historiens  l'eussent  tu  comme  à  l'envi.  Ils  ont  rapporté 
de  lui  des  actions  d'un  autre  ordre  :  pourquoi  auraient- 
ils  caché  celles-là?  Or,  voici  les  fragments  qu'ils  nous 
ont  conservés  de  sa  vie  à  cette  époque. 

«  Après  le  retour  de  l'évêque  Diego  à  son  diocèse , 
«  dit  le  bienheureux  Humbert,  saint  Dominique  ,  de- 
«  meure  presque  seul  avec  quelques  compagnons  qui 
c(  ne  lui  étaient  attachés  par  aucun  vœu ,  soutint  pen- 
te dant  dix  années  la  foi  catholique  en  divers  lieux  de 
«  la  province  de  Narbonne,  particulièrement  à  Garcas- 
c(  sonne  et  à  Fanjeaux.  Il  s'était  donné  tout  entier  au 
«  salut  des  âmes  par  l'office  de  la  prédication,  et  il 
«  souffrit  de  grand  cœur  beaucoup  d'alTronts ,  d'igno- 
((  minies  et  d'angoisses,  pour  le  nom  de  notre  Seigneur 
«  Jésus-Christ  (1).  » 

(1)  {Jlironique.  u.  t. 


—  225  — 

Dominique  avait  choisi  Fanjeaux  pour  résidence , 
parce  que  de  cette  ville ,  située  sur  une  hauteur,  on 
décou\Tait  dans  la  plaine  le  monastère  de  Notre-Dame- 
de-Prouille.  Quanta  Carcassonne,  qui  n'était  pas  non 
plus  éloigné  de  cette  chère  retraite,  il  a  donné  lui- 
même  une  autre  raison  de  sa  préférence.  Interrogé  un 
jour  pourquoi  il  ne  demeurait  pas  volontiers  à  Toulouse 
et  dans  son  diocèse  :  «  C'est ,  répondit-il,  que ,  dans  le 
diocèse  de  Toulouse,  je  rencontre  beaucoup  de  gens  qui 
m'honorent,  tandis  qu'à  Carcassonne  tout  le  monde 
m'est  contraire  (1).  »  En  eflet,  les  ennemis  de  la  foi  in- 
sultaient en  toutes  manières  au  serviteur  de  Dieu  :  on 
lui  crachait  au  visage,  on  lui  jetait  de  la  boue,  on  atta- 
chait des  pailles  à  son  manteau  par  dérision.  Mais  lui, 
supérieur  à  tout ,  comme  l'Apôtre ,  s'estimait  heureux 
d'être  jugé  digne  de  souffrir  des  opprobres  pour  le  nom 
de  Jésus.  Les  hérétiques  songèrent  même  à  lui  ôter  la 
vie.  Une  fois  qu'ils  lui  en  faisaient  la  menace ,  il  leur 
répondit  :  «  Je  ne  suis  pas  digne  du  mart^Te ,  je  n'ai 
«  pas  encore  mérité  cette  mort  (2).  »  C'est  pourquoi, 
ayant  à  passer  dans  un  lieu  où  il  savait  que  des  em- 
bûches lui  avaient  été  préparées,  non -seulement  il  s'y 
hasarda  avec  intrépidité,  mais  gaiement  et  en  chantant. 
Étonnés  de  sa  constance,  les  hérétiques  lui  demandèrent 
une  autre  fois ,  pour  le  tenter,  ce  qu'il  eût  fait  s'il  fût 
tombé  dans  leurs  mains  :  «  Je  vous  aurais  priés,  répon- 
de dit -il,  de  ne  pas  me  tuer  d'un  seul  coup,  mais  de  me 


(1)  Constantin  d'Orvieto,   Vie  de  saint  D'>mini(iut;,  n.  4*. 

(2)  Ibid.,  n.  12. 


—  226  — 

«c  couper  les  membres  un  à  un,  et,  après  en  avoir  mis 
<K  les  morceaux  devant  moi, de  finir  par  m'arracher  les 
e.  yeux,  en  me  laissant  à  demi  mort  dans  mon  sang,  ou 
«  en  m'achevant  à  votre  plaisir  (1) .  » 

Thierry  d'Apolda  raconte  le  trait  suivant  :  «  Il  arriva 
«  qu'une  conférence  solennelle  devant  avoir  lieu  avec 
«  les  hérétiques ,  un  évêque  se  disposait  à  s'y  rendre 
«  en  grande  pompe.  Alors  l'humble  héraut  du  Christ 
((  lui  dit  :  —  Ce  n'est  pas  ainsi,  seigneur  mon  père,  ce 
«  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  agir  contre  les  enfants  de 
«  l'orgueil.  Les  adversaires  de  la  vérité  doivent  être 
«  convaincus  par  des  exemples  d'humilité,  de  patience, 
«  de  religion  et  de  toutes  les  vertus ,  non  par  le  faste 
«  de  la  grandeur  et  le  déploiement  de  la  gloire  du  siècle. 
«  Armons-nous  de  la  prière,  et,  faisant  reluire  en 
((  notre  personne  des  signes  d'humilité,  avanoons-nous 
«  nu-pieds  au-devant  des  Goliaths. — L'évêque  se  ren- 
((  dit  à  ce  pieux  conseil,  et  tous  se  déchaussèrent.  Or, 
((  comme  ils  n'étaient  pas  sûrs  de  leur  chemin,  ils  ren- 
«  contrèrent  un  hérétique  qu'ils  croyaient  orthodoxe, 
«  et  qui  promit  de  les  conduire  droit  à  leur  but.  Mais  il 
«  les  engagea  par  malice  dans  un  bois  plein  de  ronces 
«  et  d'épines,  où  leurs  pieds  se  blessèrent,  et  bientôt 
€  le  sang  coula  tout  le  long  de  leurs  jambes.  Alors 
«  l'athlète  de  Dieu,  patient  et  joyeux,  exhorta  sescom- 
«  pagnons  à  rendre  grâces  de  ce  qu'ils  souffraient ,  en 
«  leur  disant  :  —  Confiez-vous  dans  le  Seigneur,  mes 
«  très-chers,  la  victoire  nous  est  assurée,  puisque  voilà 

(1)  Constantin  d'Ovvieto  ,  Vie  de  saint  Dominique ,  n.  M. 


—  227  — 

«  nos  péchés  qui  s'expient  par  le  sang.  —  L'hérétique, 
«  touché  de  cette  admirable  patience  et  des  discours 
«  du  saint,  avoua  sa  malice  et  abjura  l'hérésie  (1).  » 

Il  y  avait  aux  environs  de  Toulouse  quelques  femmes 
nobles  que  l'austérité  des  hérétiques  avait  détachées  de 
la  foi.  Dominique,  au  commencement  d'un  carême, 
alla  leur  demander  l'hospitalité  avec  l'intention  de  les 
ramener  dans  le  sein  de  l'Église.  Il  n'entra  avec  elles 
dans  aucune  controverse  ;  mais ,  pendant  tout  le  ca- 
rême ,  il  ne  mangea  que  du  pain  et  ne  but  que  de  l'eau, 
lui  et  son  compagnon.  Quand,  le  premier  soir,  on  vou- 
lut leur  apprêter  des  lits,  ils  demandèrent  deux  planches 
pour  se  coucher,  et  jusqu'à  Pâques  ils  n'eurent  pas 
d'autre  lieu  de  repos,  se  contentant  chaque  nuit  d'un 
court  sommeil  qu'ils  interrompaient  pour  prier.  Cette 
éloquence  muette  fut  toute-puissante  sur  l'esprit  de  ces 
femmes;  elles  reconnurent  l'amour  dans  le  sacrifice, 
et  la  vérité  dans  l'amour. 

On  se  rappelle  qu'à  Palencia  Dominique  avait  voulu 
se  vendre  pour  racheter  de  l'esclavage  le  frère  d'une 
pauvre  femme.  Il  eut  en  Languedoc  le  même  mouve- 
ment d'entrailles  à  l'égard  d'un  hérétique  qui  lui  avouait 
ne  tenir  à  l'erreur  que  par  la  misère;  il  résolut  de  se 
vendre  pour  lui  donner  de  quoi  vivre,  et  il  l'eût  fait  si 
la  Providence  divine  n'eût  pourvu  d'une  autre  manière 
à  l'existence  de  ce  malheureux. 

Un  fait  encore  plus  singulier  nous  atteste  les  ruses 
de  sa  bonté.  «  Quelques  hérétiques,  dit  Thierry  d'A- 

(1)  Vie  de  saint  Dominique,  chap.  ii,  n.  35. 


—  228  — 

«  polda,  ayant  été  pris  et  convaincus  dans  le  pays  de 
«  Toulouse,  furent  remis  au  jugement  séculier,  parce 
«  qu'ils  refusaient  de  retourner  à  la  foi,  et  condamnés 
«  au  feu.  Dominique  regarda  Tun  d'eux  avec  un  cœur 
«  initié  aux  secrets  de  Dieu  ,  et  il  dit  aux  officiers  de 
«  la  cour  :  — Mettez  à  part  celui-ci ,  et  gardez-vous  de 
«  le  brûler.  — Puis,  se  tournant  vers  l'hérétique  avec 
«  une  grande  douceur  :  —  Je  sais,  mon  fils,  qu'il  vous 
«  faudra  du  temps,  mais  qu'enfin  vous  deviendrez  bon 
((  et  un  saint.  —  Chose  aimable  autant  que  merveil- 
«  leuse  !  cet  homme  demeura  vingt  ans  encore  dans 
«  l'aveuglement  de  l'hérésie;  après  quoi,  touché  de  la 
«  grâce  ,  il  demanda  l'habit  de  Frère  Prêcheur,  sous 
«  lequel  il  vécut  bien  et  mourut  dans  la  fidélité  (1).  » 
Constantin  d'Orvieto  et  le  bienheureux  Humbert,  en 
rapportant  le  même  trait,  y  ajoutent  une  circonstance 
qui  exige  quelque  explication.  Ils  disent  que  les  héré- 
tiques dont  il  s'agit  avaient  été  convaincus  par  Domi- 
nique avant  d'être  livrés  au  bras  séculier.  C'est  le  seul 
mot  du  treizième  siècle  d'où  l'on  ait  cru  pouvoir  induire 
la  participation  du  saint  à  des  procédures  criminelles. 
Mais  les  historiens  de  la  guerre  des  Albigeois  nous  ap- 
prennent très-clairement  ce  que  c'était  que  cette  to/n/r- 
tion  des  hérétiques.  Les  hérétiques  n'étaient  point  à 
l'état  de  société  secrète  en  Languedoc;  ils  étaient  ar- 
més et  combattaient  pour  leurs  erreurs  à  la  face  du 
soleil.  Lorsque  le  sort  de  la  guerre  avait  mis  quelques- 
uns  d'entre  eux  au  jtouvoir  des  croisés,  on  leur  en- 

(l;  Vie  de  saint  Dominique,  chap.  iv,  n.  54. 


—  229  — 

voyait  des  gens  d'Église  pour  leur  exposer  les  dogmes 
catholiques  et  leur  faire  sentir  l'extravagance  des  leurs. 
C'était  ce  qu'on  appelait  les  convaincre,  non  pas  d'être 
hérétiques ,  car  ils  ne  le  cachaient  pas  le  moins  du 
monde,  mais  d'être  dans  une  fausse  voie,  contredite  par 
les  Écritures,  la  tradition  et  la  raison.  On  les  suppliait 
de  la  manière  la  plus  pressante  d'abdiquer  leur  hérésie, 
en  leur  promettant  à  ce  prix  leur  pardon.  Ceux  qui  se 
rendaient  à  ces  instances  étaient  en  effet  épargnés; 
ceux  qui  résistaient  jusqu'au  bout  étaient  livrés  au  bras 
séculier.  La  conviction  des  hérétiques  était  donc  un 
office  de  dévouement ,  où  la  force  de  l'esprit  et  l'élo- 
quence de  la  charité  s'animaient  de  l'espoir  d'arracher 
des  malheureux  à  la  mort.  Que  saint  Dominique  ait 
rempli  cet  office  au  moins  une  fois ,  il  n'est  pas  possible 
d'en  douter,  puisque  deux  historiens  contemporains 
l'affirment  :  mais  prendre  texte  de  là  pour  l'accuser  de 
rigueurs  envers  les  hérétiques,  c'est  confondre  le  prêtre 
qui  assiste  un  criminel  avec  le  juge  qui  le  condamne  ou 
le  bourreau  qui  le  tue. 

On  s'étonnera  peut-être  que  Dominique  eût  assez 
d'autorité  pour  arracher  un  hérétique  au  supplice  par 
une  simple  prédiction.  Mais,  outre  la  renommée  de  sa 
sainteté,  qui  devait  attirer  toute  confiance  à  sa  parole, 
il  avait  été  investi  par  les  légats  du  Saint-Siège  du  pou- 
voir de  réconcilier  les  hérétiques  à  l'Église.  On  en  pos- 
sède la  preuve  dans  deux  diplômes,  tous  les  deux  sans 
date,  mais  qui  ne  sauraient  appartenir  qu'à  cette  époque 
de  sa  vie. 

L'un  est  ainsi  conçu  :  «  A  tous  les  fidèles  du  Christ  à 


—  230  — 

«:  qui  les  présentes  lettres  parviendront,  frère  Domi- 

«  nique,  chanoine  d'Osma,  humble  ministre  de  lapré- 

«  dication,  salut  et  sincère  charité  dans  le  Seigneur. 

«  Nous  faisons  connaître  à  votre  discrétion  ]que  nous 

«  avons  permis  à  Raymond-Guillaume  d'Hauterive  Pé- 

«  lagianire  de  recevoir  dans  sa  maison  de  Toulouse, 

«  pour  y  vivre  de  la  vie  ordinaire,  Guillaume  Hugue- 

((  cion,  qu'il  nous  a  dit  avoir  autrefois  porté  l'habit  des 

((  hérétiques.  Nous  le  lui  permettons  jusqu'à  ce  qu'il  en 

«  soit  autrement  ordonné  à  nous  ou  à  lui  par  le  seigneur 

<(  cardinal;  et  cette  cohabitation  ne  devra  tourner  en 

«  rien  à  son  préjudice  ou  déshonneur  (1).  » 

L'autre  diplôme  porte  ce  qui  suit  :  «  A  tous  les  fidèles 

«  du  Christ  à  qui  les  présentes  lettres  parviendront , 

((  frère  Dominique ,  chanoine  d'Osma ,  salut  dans  le 

((  Christ.  Par  l'autorité  du  seigneur  abbé  de  Cîteaux , 

«  qui  noiis  a  enjoint  cet  office ,   nous  avons  réconcilié  à 

«  l'Église  le  porteur  des  présentes,  Ponce  Roger,  con- 

«  verti  par  la  grâce  de  Dieu  de  l'hérésie  à  la  foi,  et  nous 

«  ordonnons,  en  vertu  du  serment  qu'il  nous  a  prêté, 

«  que,  pendant  trois  dimanches  ou  jours  de  fête,  il  ira 

«  de  l'entrée  du  village  à  l'église  nu  jusqu'à  la  ceinture 

«  et  frappé  de  verges  par  le  prêtre.  Nous  lui  ordonnons 

«  aussi  de  s'abstenir  en  tout  temps  de  chair,  d'œufs,  de 

«  fromage  et  de  tout  ce  qui  tire  son  origine  de  la  chair, 

«  excepté  les  jours  de  Pâques,  de  la  Pentecôte  et  de 

«  Noël ,  où  il  en  mangera  pour  protester  contre  ses  an- 


(1)  D.ins  Échard,  Ecrivains  de  l'ordre  des  Prêcheurs,  t.  I, 
p.  9,  en  note. 


—  234  — 

«  ciennes  erreurs.  Il  fera  trois  carêmes  chaque  année 
(f  en  jeûnant  et  en  s'abstenanl  de  poisson,  à  moins  que 
((  l'infirmité  du  corps  ou  les  chaleurs  de  l'été  n'exigent 
a.  une  dispense.  Il  se  vêtira  d'habits  religieux  tant  dans 
«  la  forme  que  dans  la  couleur,  auxquels  il  attachera 
«  aux  extrémités  extérieures  deux  petites  croix .  Chaque 
ce  jour,  s'il  le  peut,  il  entendra  la  messe,  et  il  ira  à 
((  vêpres  les  jours  de  fête.  Sept  fois  par  jour  il  récitera 
((  dix  Pater  noster,  et  il  en  dira  vingt  au  milieu  de  la 
«  nuit.  Il  observera  la  chasteté ,  et  une  fois  par  mois , 
«  dans  la  matinée,  il  présentera  le  présent  diplôme  au 
((  chapelain  du  village  de  Céré.  Nous  ordonnons  à  ce 
i(  chapelain  d'avoir  grand  soin  que  son  pénitent  mène 
«  une  bonne  vie,  et  celui-ci  observera  tout  ce  qui  vient 
«  d'être  dit  jusqu'à  ce  que  le  seigneur  légat  en  aitau- 
«  trement  ordonné.  Que  s'il  néglige  avec  mépris  de 
«  l'observer,  nous  voulons  qu'il  soit  tenu  pour  excom- 
«  munie,  comme  parjure  et  hérétique,  et  séparé  de  la 
«  société  des  fidèles  (1).  » 

Je  renvoie  ceux  qui  trouveraient  ces  prescriptions 
excessives  et  étranges,  aux  pénitences  canoniques  de 
l'Eglise  primitive,  aux  usages  pénitentiaux  des  cloîtres, 
et  aux  pratiques  que  s'imposaient  volontairement  et  pu- 
bliquement beaucoup  de  chrétiens  du  moyen  âge  pour 
expier  leurs  fautes.  Tout  le  monde  sait,  pour  n'en  citer 
([u'un  exemple ,  que  Henri  II,  roi  d'Angleterre,  se  fit 
battre  de  verges  par  des  moines  sur  le  tombeau  de  Tho- 


(1)  Dans  Écliard ,   Écrivains  de  l'ordre  des  Prêcheurs,  t.  1, 
p.  8,  en  note. 


—  232  — 

mas  Becket,  archevêque  de  Cantorbéry,  à  l'assassinat 
duquel  il  avait  donné  lieu.  Aujourd'hui  même  encore, 
dans  les  grandes  basiliques  de  Rome, le  prêtre,  après 
avoir  absous  le  pénitent,  lui  donne  uncoup  d'une  longue 
baguette  sur  les  épaules.  SaintDominique  se  conformait 
naturellement  aux  coutumes  de  son  siècle,  et,  pour  qui- 
conque les  connaît,  il  y  a  dans  les  actes  qu'on  vient  de 
lire  un  remarquable  esprit  de  bonté. 

Son  désintéressement  n'était  pas  moindre  que  sa  cha- 
rité et  sa  douceur.  Il  refusa  les  évêchés  de  Béziers ,  de 
Conserans  et  de  Comminges,  qui  lui  avaient  été  ofl'erts, 
et  dit  une  fois  qu'il  s'enfuirait  la  nuit  avec  son  bâton 
plutôt  que  d'accepter  l'épiscopat  ou  toute  autre  dignité. 

Voici,  du  reste,  le  portrait  qu'en  a  tracé  Guillaume 
de  Pierre,  abbé  d'un  monastère  de  Saint- Paul,  en 
France,  l'un  de  ceux  qui  l'avaient  particulièrement 
connu  pendant  les  douze  années  de  son  apostolat  en  Lan- 
guedoc, et  qui  fut  entendu  comme  témoin,  à  Toulouse, 
dans  le  procès  de  sa  canonisation.  «  Le  bienheureux  Do- 
«  minique  avait  une  soif  ardente  du  salut  des  âmes  et 
«  un  zèle  sans  bornes  à  leur  égard.  Il  était  si  fervent 
«  prédicateur,  que,  le  jour,  la  nuit,  dans  les  églises. 
{(  dans  les  maisons,  aux  champs ,  sur  les  routes,  il  ne 
«  cessait  d'annoncer  la  parole  de  Dieu,  recommandant 
«:  à  ses  frères  d'agir  de  môme  et  de  ne  jamais  parler  que 
((  de  Dieu.  Il  fut  l'adversaire  des  hérétiques,  auxquels 
«  il  s'opposait  par  la  prédication  et  la  controverse,  et 
«  en  toutes  les  choses  qu'il  pouvait.  Il  aima  la  pauvreté 
«  jusqu'à  renoncer  aux  possessions,  fermes,  châteaux  et 
«  revenus  dont  son  ordre  avait  été  enrichi  en  plusieurs 


—  233  — 

«c  lieux.  Il  était  d'une  frugalité  si  austère,  qu'il  ne  irian- 
«  geait  qu'un  pain  et  un  potage,  sauf  en  de  rares  occa- 
«  sions,  par  égard  pour  les  frères  et  les  personnes  qui 
c(  étaient  à  table  ;  car  il  voulait  que  les  autres  eussent 
(f  tout  en  abondance,  selon  qu'il  était  possible.  J'ai  ouï 
«  dire  à  beaucoup  qu'il  était  vierge.  Il  refusa  l'évêché 
((  de  Conserans,  et  ne  voulut  point  gouverner  cette 
«  Eglise,  quoiqu'il  eût  été  légitimement  élu  pour  pas- 
«  leur  et  prélat.  Je  n'ai  pas  vu  d'homme  aussi  humble, 
«  qui  méprisât  davantage  la  gloire  du  monde  et  tout  ce 
«  qui  s'y  rapporte.  Il  recevait  les  injures,  les  malédic- 
c(  tions,  les  opprobres  avec  patience  et  joie,  comme  des 
c(  dons  d'un  grand  prix.  Les  persécutions  ne  le  trou- 
«  blaient  point;  il  marchait  souvent  au  milieu  des  dan- 
«  gers  avec  une  sécurité  intrépide ,  et  la  peur  ne  le 
«  détourna  pas  une  fois  de  sa  route.  Bien  mieux,  quand 
«  il  était  pris  de  sommeil,  il  s'étendait  le  long  du  che- 
<(  min  ou  proche  du  chemin,  et  dormait.  Il  surpassait 
«  en  religion  tous  ceux  que  j'ai  connus.  Il  se  méprisait 
«  grandement  et  se  comptait  pour  rien.  Il  consolait  avec 
«  une  bonté  tendre  les  frères  malades,  supportant  d'une 
«  manière  admirable  leurs  infirmités.  Savait-il  quel- 
«  qu'un  d'entre  eax  pressé  sous  le  poids  des  tribula- 
«  tions,  il  l'exhortait  à  la  patience  et  l'encourageait  de 
«  son  mieux.  Il  aimait  la  règle,  et  reprenait  paternelle- 
«  ment  ceux  qui  étaient  en  faute.  Il  était  l'exemple  des 
«  frères  en  toutes  choses,  dans  la  parole,  les  gestes,  la 
((.  nourriture,  le  vêtement  et  les  bonnes  mœurs.  Je  n'ai 
«  jamais  vu  un  homme  en  qui  la  prière  fût  sihabituelle. 
If.  ni  (jui  eût  une  si  grande  abondance  de  larmes.  Quand 


—  234  — 

«  il  était  en  prière,  il  poussait  des  cris  qu'on  entendait 
«  au  loin,  et  il  disait  à  Dieu  dans  ces  cris  :  Seigneur, 
<f.  ayez  pitié  du  peuple,  et  qu'est-ce  que  deviendront  les 
«r  pécheurs?  Il  passait  ainsi  les  nuits  sans  sommeil, 
(c  pleurant  et  gémissant  pour  les  péchés  des  autres.  Il 
«  était  généreux ,  hospitalier,  donnait  volontiers  aux 
«  pauvres  tout  ce  qu'il  avait.  Il  aimait  et  honorait  les 
«  religieux  et  tous  les  amis  de  la  religion.  Je  n'ai  pas 
«  ouï  dire  ni  su  qu'il  eût  un  autre  lit  que  l'église,  quand 
«  il  trouvait  une  église  à  sa  portée;  si  l'église  lui  man- 
((  quait,  il  se  couchait  sur  un  banc  ou  par  terre,  ou  bien 
«  encore  il  s'étendait  sur  les  cordes  du  lit  qu'on  lui  avait 
(.<  préparé,  après  en  avoir  ôté  le  linge  et  les  couches.  Je 
«  ne  l'ai  jamais  vu  qu'avec  une  tunique,  et  encore  toute 
K  rapiécée.  Il  portait  toujours  des  habits  plus  vils  que 
((  ceux  des  autres  frères.  Il  fut  amateur  des  affaires  de 
«  la  foi  et  de  la  paix,  et,  autant  qu'il  le  put,  un  très- 
ce  fidèle  promoteur  de  l'une  et  de  l'autre  (1).  » 

Le  don  des  miracles  se  développait  en  Dominique  à 
côté  de  si  nobles  vertus.  Un  jour  qu'il  passait  un  fleuve 
dans  une  barque ,  le  batelier,  quand  on  fut  à  l'autre 
bord,  lui  demanda  un  denier  pour  sa  peine.  «  Je  suis, 
répondit  Dominique ,  un  disciple  et  un  serviteur  du 
Christ,  je  ne  porte  sur  moi  ni  or  ni  argent;  Dieu  vous 
paiera  plus  tard  le  prix  de  mon  passage.  »  Le  batelier, 
mécontent,  se  met  à  le  tirer  par  sa  chape,  en  lui  disant: 
«  Ou  vous  laisserez  la  chape,  ou  j'aurai  mon  denier.  » 
Dominique ,  levant  les  yeux  au  ciel ,  se  recueillit  un 

(1)  Actes  de  Toulouse ,  ii.  15. 


—  235  — 

momenten  lui-même,  puis  regardant  la  terre,  ilmontra 
au  batelier  une  pièce  d'argent  que  la  Providence  venait 
de  lui  envoyer,  et  lui  dit  :  «  Mon  frère,  voilà  ce  que  vous 
demandez,  prenez-le,  et  laissez-moi  aller  en  paix  (1).  » 

Dans  le  temps  que  les  croisés  étaient  devant  Tou- 
louse, l'an  1211,  des  pèlerins  anglais  qui  se  rendaient  à 
Saint-Jacques  de  Compostelle,  et  qui  voulaient  éviter 
d'entrer  dans  la  ville,  à  cause  de  l'excommunication  dont 
elle  était  frappée,  prirent  une  barque  pour  traverser  la 
Garonne.  Mais  la  barque  trop  pleine  chavira  ;  ils  étaient 
environ  quarante.  Aux  cris  des  pèlerins  et  de  l'armée, 
Dominique  sortit  d'une  église  voisine,  et  se  jeta  tout  de 
son  long  par  terre,  les  mains  étendues  en  croix ,  implo- 
rant Dieu  en  faveur  des  pèlerins  déjà  submergés.  Sa 
prière  finie  ,  il  se  leva,  et,  tourné  du  côté  du  fleuve,  il 
(lit  àhautevoix:  «Je  vous  ordonne,  au  nom  du  Christ,  de 
venir  tous  au  rivage  (2) .  »  Aussitôt  les  naufragés  apparu- 
i-ent  au-dessus  des  eaux,  et  saisissant  de  longuespiques 
que  leur  tendaient  les  soldats,  ils  gagnèrent  le  bord. 

Le  premier  prieur  du  couvent  de  Saint-Jacques  de 
Paris,  appelé  par  les  historiens  Matthieu  de  France, 
devint  le  coopérateur  de  Dominique  par  suite  d'un  autre 
miracle  dont  il  avait  été  témoin.  Il  était  prieur  d'une 
collégiale  de  chanoines  dans  la  ville  de  Castres.  Domi- 
nique venait  souvent  visiter  son  église,  parce  qu'elle 
renfermait  les  reliques  du  martyr  saint  Vincent,  et  il  y 
restait  ordinairement  en  prière  jusqu'à  l'heure  de  midi. 


(1)  Le  B.  llumbert,  Vie  de  saint  Dominique,  n.  39. 

(-2)  Thierry  d'Apolda,  Vie  de  saint  Dominique ,  c\\.  m,  n.  48. 


—  236  — 

Un  jour  il  laissa  passer  cette  heure,  qui  était  celle  du 
repas,  et  le  prieur  envoya  un  de  ses  clercs  le  chercher. 
Le  clerc  vit  Dominique  élevé  déterre  d'une  demi-coudée 
en  face  de  l'autel  ;  il  courut  avertir  le  prieur,  qui  trouva 
Dominique  en  cet  état  d'extase.  Ce  spectacle  lui  causa 
une  si  vive  impression,  que  peu  de  temps  après  il  se  joi- 
gnit au  serviteur  de  Dieu ,  lequel ,  selon  sa  coutume  à 
l'égard  de  tous  ceux  qu'il  admettait  au  partage  de  son 
apostolat ,  lui  promit  k  pain  de  la  vie  et  l'eau  du  ciel. 

Les  historiens  racontent  encore  brièvement  qu'il 
chassa  le  démon  du  corps  d'un  homme  ;  que ,  voulant 
prier  dans  une  église  dont  les  portes  étaient  fermées , 
il  s'y  trouva  transporté  tout  à  coup  ;  que,  voyageant  avec 
un  religieux  dont  il  n'entendait  pas  la  langue,  et  qui 
n'entendait  pas  la  sienne  ,  ils  s'entretinrent  ensemble 
pendant  trois  jours,  comme  s'ils  eussent  parlé  le  même 
idiome  ;  qu'ayant  laissé  tomber  dans  l'Ariége  les  livres 
qu'il  portait  avec  lui ,  un  pêcheur  les  en  retira  quelque 
temps  après,  sans  qu'ils  eussent  souffert  du  contact 
de  l'eau.  Tous  ces  faits  flottent  épars  et  sans  liaison 
dans  l'histoire,  et  nous  les  recueillons  au  rivage  comme 
de  saints  débris. 

Dieu  avait  aussi  communiqué  à  son  serviteur  l'esprit 
de  prophétie.  Pendant  le  carême  de  l'année  1213,  qu'il 
passa  à  Carcassonne  en  prêchant  et  en  exerçant  les  fonc- 
tions de  vicaire  général ,  que  l'évêque  absent  lui  avait 
confiées,  il  fut  interroge  par  un  religieux  deCîteaux  sur 
l'issue  de  la  guerre,  a.  Maître  Dominique,  lui  dit  ce  re- 
ligieux, est-ce  que  ces  maux  n'auront  pas  de  fin?  »  El 
comme  Dominique  se  taisait ,  le  religieux  le  pressa  de 


—  237  — 

nouveau,  sachant  que  Dieu  lui  révélait  beaucoup  de 
choses.  Dominique  lui  dit  à  la  fin  :  «Oui,  cesmauxfini- 
ront,  mais  non  pas  de  sitôt  ;  le  sang  d'un  grand  nombre 
sera  encore  versé,  et  un  roi  périra  dans  une  bataille.  » 
Ceux  qui  entendirent  cette  prédiction  craignirent  qu'il 
ne  voulût  parler  du  fils  aîné  de  Philippe- Auguste ,  qui 
avait  fait  vœu  de  se  croiser  contre  les  Albigeois;  mais 
Dominique  les  rassura  en  leur  disant  :  «  Ne  craignez  pas 
pour  le  roi  de  France,  c'est  un  autre  roi,  et  bientôt,  qui 
succombera  dans  les  vicissitudes  de  cette  guerre  (1).  » 
Peu  après  le  roi  d'Aragon  fut  tué ,  à  Muret. 

La  guerre,  par  sa  durée  et  ses  chances  diverses,  sem- 
blait mettre  un  obstacle  presque  invincible  au  dessein 
constant  de  Dominique,  qui  était  defonder  un  ordre  re- 
ligieux consacré  au  ministère  de  la  prédication.  Aussi 
ne  cessait-il  de  demander  à  Dieu  l'établissement  de  la 
paix ,  et  ce  fut  dans  le  but  de  l'obtenir  et  de  hâter  le 
triomphe  de  la  foi  qu'il  institua,  non  sans  une  secrète 
inspiration,  cette  manière  de  prier  qui  s'est  depuis  ré- 
pandue dans  l'Église  universelle  sous  le  nom  de  Rosaire. 
Lorsque  l'archange  Gabriel  fut  envoyé  de  Dieu  à  la  bien- 
heureuse Vierge  Marie  pour  lui  annoncer  le  mystère  de 
l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu  dans  son  chaste  sein,  il  la 
salua  en  ces  termes  :  Je  vous  salue,  pleine  de  grâce;  le 
Seigneur  est  auec  vous  ,  vous  êtes  bénie  entre  les  femmes  (2). 
Ces  paroles,  les  plus  heureuses  qu'aucune  créature 
ait  entendues ,  se  sont  répétées  d'âge  en  âge  sur  les 


(1)  Le  B.  Humbert,  Vie  de  saint  Dominique .  n.  48. 

(2)  S.  Luc,  1,  28, 


—  238  — 

lèvres  des  chrétiens,  et  du  fond  de  cette  vallée  de 
larmes,  ils  ne  cessent  de  redire  à  la  Mère  de  leur  Sau- 
veur :  Je  vous  salue,  Marie.  Les  hiérarchies  du  ciel 
avaient  député  un  de  leurs  chefs  à  l'humble  fille  de 
David  pour  lui  adresser  cette  glorieuse  salutation  ;  et 
maintenant  qu'elle  est  assise  au-dessus  des  anges  et  de 
tous  les  chœurs  célestes,  le  genre  humain,  qui  l'eut 
pour  fille  etpour  sœur,  lui  renvoie  d'ici-bas  la  salutation 
angélique  :  Je  vous  salue,  Marie.  Quand  elle  l'entendit 
pour  la  première  fois  de  la  bouche  de  Gabriel,  elle  con- 
çut aussitôt  dans  ses  flancs  très-purs  le  Verbe  de  Dieu  ; 
et  maintenant,  chaque  fois  qu'une  bouche  humaine  lui 
répète  ces  mots,  qui  furent  le  signal  de  sa  maternité, 
ses  entrailles  s'émeuvent  au  souvenir  d'un  moment  qui 
n'eut  point  de  semblable  au  ciel  et  sur  la  terre,  et  toute 
l'éternité  se  remplit  du  bonheur  qu'elle  en  ressent. 

Or,  quoique  les  chrétiens  eussent  coutume  de  tourner 
ainsi  leurs  cœurs  vers  Marie,  cependant  l'usage  immé- 
morial de  cette  salutation  n'avait  rien  de  réglé  et  de 
solennel.  Les  fidèles  ne  se  réunissaient  pas  pour  l'adres- 
ser à  leur  bien-aimée  protectrice  ;  chacun  suivait  pour 
elle  l'élan  privé  de  son  amour.  Dominique,  qui  n'igno- 
rait pas  la  puissance  de  l'association  dans  la  prière,  crut 
qu'il  serait  utile  de  l'appliquer  à  la  Salutation  angélique, 
et  que  cette  clameur  commune  de  tout  un  peuple  assem- 
blé monterait  jusqu'au  ciel  avec  un  grand  empire.  La 
brièveté  même  des  paroles  de  l'ange  exigeait  qu'elles 
fussent  répétées  un  certain  nombre  de  fois,  comme  ces 
acclamations  uniformes  que  la  reconnaissance  des  na- 
tionsjettesur  le  passage  des  souverains.  Mais  la  répéli- 


—  239  — 
tion  pouvait  engendrer  la  distraction  de  l'esprit.  Domi- 
nique y  pourvut  en  distribuant  les  salutations  orales  en 
plusieurs  séries,  à  chacune  desquelles  il  attacha  la  pensée 
d'un  des  mystères  de  notre  rédemption,  qui  furent  tour 
à  tour  pour  la  bienheureuse  Marie  un  sujet  de  joie,  de 
douleur  et  de  triomphe.  De  cette  manière,  la  méditation 
intime  s'unissait  à  la  prière  publique ,  et  le  peuple  ,  en 
saluant  sa  mère  et  sa  reine ,  la  suivait  au  fond  du  cœur 
en  chacun  des  événements  principaux  de  sa  vie.  Domi- 
nique forma  une  confrérie  pour  mieux  assurer  la  durée 
et  la  solennité  de  ce  mode  de  supplication. 

Sa  pieuse  pensée  fut  bénie  par  le  plus  grand  de  tous 
les  succès,  par  un  succès  populaire.  Le  peuple  chrétien 
s'y  est  attaché  de  siècle  en  siècle  avec  une  incroyable 
fidélité.  Les  confréries  du  Rosaire  se  sont  multipliées  à 
l'infini;  il  n'est  presque  pas  de  chrétien  au  monde  qui 
ne  possède,  sous  le  nom  de  chapelet ,  une  fraction  du 
rosaire.  Qui  n'a  entendu,  le  soir,  dans  les  églises  de  cam- 
pagne, la  voix  grave  des  paysans  récitant  à  deux  chœurs 
la  Salutation  angélique?  Qui  n'a  rencontré  des  proces- 
sions de  pèlerins  roulant  dans  leurs  doigts  les  grains  du 
losaire,  et  charmant  la  longueur  de  la  route  par  la  ré- 
pétition alternative  du  nom  de  Marie?  Toutes  les  fois 
qu'une  chose  arrive  à  la  perpétuité  et  à  l'universalité, 
elle  renferme  nécessairement  une  mystérieuse  harmonie 
avec  les  besoins  et  les  destinées  de  l'homme.  Le  ratio- 
naliste sourit  en  voyant  passer  des  files  de  gens  qui 
redisent  une  même  parole  :  celui  qui  est  éclairé  d'une 
meilleure  lumière  comprend  que  l'amour  n'a  qu'un 
mot ,  et  qu'en  le  disant  toujours  il  ne  le  répète  jamais. 


—  240  — 

La  dévotion  du  Rosaire,  interrompue  au  quatorzième 
siècle  par  la  peste  terrible  qui  ravagea  l'Europe,  fut 
renouvelée  au  siècle  suivant  par  Alain  de  la  Roche , 
dominicain  breton.  En  1573,  le  souverain  pontife 
Grégoire  XIII ,  en  mémoire  de  la  fameuse  bataille  de 
Lépante ,  gagnée  contre  les  Turcs  sous  un  pape  domi- 
nicain ,  le  jour  même  où  les  confréries  du  Rosaire  fai- 
saient à  Rome  et  dans  le  monde  chrétien  des  proces- 
sions publiques,  institua  la  fête  que  toute  l'Eglise 
célèbre  chaque  année  le  premier  dimanche  d'octobre, 
sous  le  nom  de  fête  du  Rosaire  (1). 

Telles  étaient  les  armes  auxquelles  Dominique  avait 
recours  contre  l'hérésie  et  contre  les  maux  de  la  guerre  : 
la  prédication  dans  les  injures  ,  la  controverse ,  la  pa- 
tience ,  la  pauvreté  volontaire ,  une  vie  dure  pour  lui- 
même,  une  charité  sans  bornes  pour  les  autres ,  le  don 
des  miracles ,  et  enfin  la  promotion  du  culte  de  la  sainte 
Viergepar  l'institutionduRosaire.  Dix  années  passèrent 
ainsi  sur  sa  tête  depuis  l'entrevue  de  Montpellier  jus- 
qu'au concile  de  Latran,  avec  une  telle  uniformité, 
que  les  historiens  contemporains  n'ont  saisi  qu'un  petit 
nombre  d'actes  dans  cette  humble  et  héroïque  persévé- 
rance des  mêmes  vertus.  La  crainte  de  la  monotonie  a 
arrêté  leur  plume ,  et  dire  quelques  jours  de  Dominique 


(1)  Voir,  sur  les  origines  du  Rosaire,  la  dissertation  du  P.  M.t- 
maclii,  dans  les  Annales  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs ,  t.  I , 
p.  316  et  suivantes.  Les  BoUandistes  avaient  mis  en  doute  si  réel- 
lement saint  Dominique  était  l'auteur  du  Rosaire;  Mamachi 
expose  les  monuments  qui,  outre  la  tradition  constante,  main- 
tiennent le  saint  patriarche  en  possession  do  cet  honneur. 


—  241  — 

c'était  avoir  dit  ses  années.  Cette  absence  d'événements 
dans  la  vie  d'un  grand  homme  à  une  époque  si  pleine 
de  mouvement ,  est  le  trait  qui  dessine  la  figure  de  Do- 
minique à  côté  de  celle  de  Montfort.  Unis  entre  eux  par 
une  amitié  sincère  et  par  unbutcommun,  leur  caractère 
futaussi  dissemblable  quel'armure  d'un  chevalier  diffère 
du  sac  d'un  religieux.  Le  soleil  de  l'histoire  resplendit 
sur  la  cuirasse  de  Montfort,  et  y  éclaire  de  belles  actions 
mêlées  d'ombres;  à  peine  jette-t-il  un  rayon  sur  la  chape 
de  Dominique,  mais  si  pur  et  si  saint,  que  son  peu  de 
splendeurmême  estun  éclatant  témoignage.  Lalumière 
manque  parceque  l'homme  de  Dieu  s'est  retiré  du  bruit 
et  du  sang ,  parce  que ,  fidèle  à  sa  misson ,  il  n'a  ouvert 
la  bouche  que  pour  bénir,  son  cœur  que  pour  prier, 
sa  main  que  pour  un  office  d'amour,  et  que  la  vertu  , 
quand  elle  est  toute  seule ,  n'a  son  soleil  qu'en  Dieu. 

Dominique  était  dans  sa  quarante-sixième  année  lors- 
qu'il commença  de  recueillir  le  fruit  de  ses  longs  mé- 
rites. Les  croisés  triomphants  lui  ouvrirent  en  1215  les 
portes  de  Toulouse,  et  la  Providence,  qui  donne  rendez- 
vous  à  la  même  heure  aux  éléments  les  plus  divers,  lui 
envoya  deux  hommes  dont  il  avait  besoin  pour  asseoir 
les  premiers  fondements  de  l'ordre  des  Frères  Prê- 
cheurs. Tous  deux  étaient  citoyens  de  Toulouse ,  d'une 
naissance  distinguée  et  d'un  mérite  personnel  remar- 
quable. L'un,  qui  se  nommait  Pierre  Cellani ,  ornait 
une  grande  fortune  par  une  grande  vertu;  l'autre,  qui 
ne  nous  est  connu  que  sous  le  nom  de  Thomas ,  était 
éloquentet  de  mœurs  singulicrementaimables.  Poussés 
par  une  même  inspiration  de  l'Esprit  saint,  ils  se  don- 

7* 


—  242  — 

nèrent  ensemble  à  Dominique,  et  Pierre  Cellani  lui  fit 
présent  de  sa  propre  maison,  qui  était  belle  et  située  près 
du  château  des  comtes  de  Toulouse,  qu'on  appelait  le 
château  de  Narbonne.  Dominique  rassembla  dans  cette 
maison  ceux  qui  s'étaient  attachés  à  lui  :  ils  étaient  au 
nombredesix,  Pierre  Cellani,  Thomas,  et  quatre  autres. 
C'était  un  bien  petit  troupeau,  et  pourtant  il  avait  coûté 
dix  années  d'apostolat  et  quarante-cinq  ans  d'une  vie 
toutimmolée  à  Dieu.  Combien  connaissent  peu  les  con- 
ditions des  choses  durables  ceux  qui  sont  pressés  dans 
leurs  voies!  et  combien  peu  les  connaissent  aussi  ceux 
que  rebute  un  siècle  chargé  d'orages!  Depuis  que  Do- 
minique, passantpour  la  première  fois  à  Toulouse, avait, 
dansuneveille  employée  àla conversion  d'un  hérétique, 
entrevu  la  pensée  de  son  ordre,  le  temps  s'était  montré 
inexorable  pour  lui.  La  mort  prématurée  de  son  ami  et 
de  son  maître  Azévédo  l'avait  laissé  orphelin  sur  un  sol 
étranger;  une  guerre  sanglante  l'avait  enveloppé  de 
toutes  parts  ;  la  haine  des  hérétiques,  auparavant  conte- 
nue par  la  certitude  même  de  leur  domination ,  s'était 
exaltée  ;  l'attention  des  catholiques  et  leur  dévouement 
ayant  pris  un  autre  cours  que  celui  de  l'apostolat,  Do- 
minique s'était  vu  réduit  à  une  solitude  désespérante. 
Cependant  Dieu  souffle  sur  les  nuées;  le  comte  de 
Toulouse,  qui  doit  mourir  chez  lui  tranquille  et  victo- 
rieux, est  brisé  pour  un  temps  par  une  bataille  aussi 
décisive  qu'imprévue;  Dieu  donne  à  son  serviteur  quel- 
ques mois  de  paix,  et  Tordre  des  Frères  Prêcheurs  s'é- 
tablit entre  deux  tempêtes  dans  la  capitale  de  l'hérésie. 
Dominique  revêtit  ses  compagnons  de  l'habit  (pi'il 


—  243  — 

portait  lui-même,  c'est-à-dire  d'une  tunique  de  laine 
blanche,  d'un  surplis  de  lin,  d'une  chape  et  d'un  capuce 
de  laine  noire.  C'était  l'habit  des  chanoines  réguliers, 
dont  il  avait  gardé  l'usage  depuis  son  entrée  au  chapitre 
d'Osma.  Lui  et  les  siens  s'en  servirentjusqu'à  un  événe- 
ment mémorable  dont  nous  parlerons  en  son  lieu,  et  qui 
fut  la  cause  d'un  changement  dans  ce  costume.  Ils  com- 
mencèrent aussi  à  mener  une  vie  uniforme  sous  une 
certaine  règle.  Cet  établissement  se  fondait  avec  la  coo- 
pération et  par  l'autorité  de  l'évèque  de  Toulouse ,  qui 
était  toujours  Foulques,  ce  généreux  moine  de  Citeaux 
que  nous  avons  vu  dès  l'origine  attaché  aux  projets 
d'Azévédo  et  de  Dominique.  Il  ne  se  contenta  pas  d'en 
favoriser  spirituellement  la  réalisation  ;  nous  avons  de 
sa  libéralité  à  leur  égard  un  monument  insigne  que  la 
reconnaissance  des  Frères  Prêcheurs  doit  éterniser 
autant  qu'il  est  en  eux.  «  Au  nom  de  notre  Seigneur 
«  Jésus-Christ.  Nous  faisons  savoir  à  tous  présents  et  à 
«  venir,quenous,Foulques,parlagrâcede  Dieu  humble 
if.  ministre  du  siège  de  Toulouse,  voulant  extirper  l'hé- 
«  résie,  bannir  les  vices,  enseigner  aux  hommes  larègle 
«(  de  la  foi  et  les  former  aux  bonnes  mœurs,  nous  ins- 
«  tituons  pour  prédicateurs  dans  notre  diocèse  le  frère 
«  Dominique  et  ses  compagnons ,  lesquels  se  sont  pro- 
«  posé  de  marcher  dans  la  pauvreté  évangélique,  à  pied 
«  et  en  religieux,  en  annonçant  la  vraie  parole.  Et  parce 
((  que  l'ouvrier  est  digne  de  sa  nourriture ,  et  qu'il  ne 
«  faut  pas  fermer  la  bouche  au  bumf  qui  foule  le  grain , 
a:  mais  qu'au  contraire  celui  qui  prêche  l'Évangile  doit 
((  vivre  de  l'Evangile ,  nous  voulons  que  le  Frère  Demi- 


—  244  — 

«  nique  et  ses  compagnons ,  en  semant  la  vérité  dans 
«  notre  diocèse,  y  recueillent  aussi  de  quoi  soutenir 
«  leur  vie.  C'est  pourquoi ,  du  consentement  du  cha- 
«  pitre  de  l'église  Saint-Étienne  et  de  tout  le  clergé  de 
«  notre  diocèse,  nous  leur  assignons  à  perpétuité,  ainsi 
«  qu'à  tous  ceux  que  le  zèle  du  Seigneur  et  le  salut  des 
«  âmes  attacheront  de  la  même  manière  à  l'office  de  la 
«  prédication,  la  sixième  partie  des  dîmes  dont  jouissent 
«  les  fabriques  de  nos  églises  paroissiales,  afin  de  servir 
«  à  leurs  besoins,  et  qu'ils  puissent  se  reposer  de  temps 
<(  en  temps  de  leurs  fatigues.  S'il  reste  quelque  chose 
((  àla  fin  de  l'année,  nous  voulons  et  ordonnons  qu'on 
«  l'emploie  à  l'ornement  de  nos  églises  paroissiales  ou 
a  au  secours  des  pauvres  ,  selon  qu'il  paraîtra  conve- 
«  nable  à  l'évêque.  Car,  puisqu'il  est  réglé  par  le  droit 
«  qu'une  certaine  portion  des  dîmes  doit  être  consacrée 
«  aux  pauvres ,  nous  sommes  tenus  sans  doute  d'ad- 
«  mettre  au  partage  ceux  qui  embrassent  la  pauvreté 
«  pour  Jésus-Christ,  dans  le  but  d'enrichir  le  monde 
«  de  leur  exemple  et  du  don  céleste  de  la  doctrine  :  de 
«  telle  sorte  que  ceux  de  qui  nous  recevons  les  choses 
«  temporelles  reçoivent  de  nous  directement  ou  indi- 
«  rectementles  choses  spirituelles.  Donné  l'an  1215  du 
«  Verbe  incarné,  le  roi  Philippe  régnant  sur  les  Fran- 
ce çais,  et  le  comte  de  Montfort  tenant  la  principauté 
«  de  Toulouse  (1).  » 
Cet  acte  de  munificence  ne  fut  pas  le  seul  à  venir  en 

(1)  DansÉchard,  Écrivains  de  l'ordre  des   Prêcheurs,  t.  I. 
]'.  12,  en  note. 


—  245  — 

aide  à  l'ordre  naissant  des  Frères  Prêcheurs.  «  En  ce 
«  temps-là,  disent  les  historiens,  le  seigneur  Simon, 
«  comte  deMontfort,  prince  illustre,  qui  combattit  les 
<f  hérétiques  avec  le  glaive  inatéricl ,  et  le  bienheureux 
<ir  Dominique,  qui  les  combattait  avec  le  glaive  de  la 
*(  jjarole  de  Dieu ,  se  lièrent  d'une  grande  familiarité 
«  et  amitié  (1).  »  Montfort  fit  don  à  son  ami  du  château 
et  de  la  terre  de  Cassanel ,  dans  le  diocèse  d'Agen.  D 
avait  déjà  précédemment  confirmé  plusieurs  donations 
en  faveur  du  monastère  de  Prouille,  dont  il  avait  lui- 
même  augmenté  les  possessions.  Son  estime  et  son 
attachement  pour  Dominique  ne  s'étaient  pas  bornés  à 
ce  genre  de  témoignages  :  il  l'avait  prié  de  baptiser  sa 
fille,  un  instant  fiancée  à  l'héritier  du  royaume  d'Ara- 
gon ,  et  de  bénir  le  mariage  de  son  fils  aîné ,  le  comte 
Amaury,  avec  Béatrice,  fille  du  dauphin  de  Vienne. 

Nous  verrons  un  jour  Dominique,  vieilli  et  près  de 
retourner  à  Dieu ,  se  repentir  d'avoir  accepté  des  pos- 
sessions temporelles;  il  s'en  débarrassera  comme  d'un 
fardeau  avant  d'entrer  dans  la  tombe,  laissant  pour 
patrimoine  à  ses  enfants  cette  Providence  quotidienne 
qui  soutient  toute  créature  laborieuse ,  et  dont  il  est 
écrit  :  Charge  le  Seigneur  du  souci  de  ta  vie,  et  lui-mémr 
te  nourrira  (2). 

(1)  Le  B.  Humbert,  Chronique,  n.  3;  Thierry  d'Apolda,  J» 
de  saint  Dominique .  chap.  m,  n.  45;  Nicolas  de  Treveth,  Chro- 
nique. 

(2)  Psaumes,  liv,  23. 


CHAPITRE  VU 


SECOND  VOYAGE  DE  SAINT  DOMIMQI'E  A  ROME.  —  APPROBATION  PRO- 
VISOIRE DE  l'ordre  DES  FRÈRES  PRÊCHEURS  PAR  INNOCENT  III.  — 
RENCONTRE    DE   SAINT    DOMINIQUE    ET    DE  SAINT   FRANÇOIS  d'aSSISE. 


Au  point  de  la  réalisation  où  la  pensée  de  Dominique 
était  parvenue,  il  lui  était  permis  d'espérer  pour  son 
œuvre  l'approbation  du  Siège  apostolique.  C'est  pour- 
quoi, saisissant  l'occasion  de  la  prochaine  tenue  du 
concile  de  Latran,  il  partit  pour  Rome  avec  l'évèque  de 
Toulouse,  dans  l'automne  de  l'an  4215.  Mais,  avant  de 
dire  adieu  à  ses  disciples,  il  fit  une  action  remarquable 
qui  traçait  pour  jamais  à  son  ordre  une  des  grandes 
voies  où  il  devait  marcher.  Toulouse  possédait  alors  un 
docteur  célèbre  qui  y  occupait  avec  beaucoup  d'éclat 
une  chaire  de  théologie.  Alexandre ,  c'était  son  nom  , 
travaillant  un  jour,  de  grand  matin  ,  dans  son  cabinet, 
lut  peu  à  peu  distrait  de  l'étude  par  le  sommeil ,  et 
s'endormit  profondément.  Pendant  ce  repos,  il  vit  sept 
étoiles  se  présenter  à  lui,  petites  d'abord,  mais  qui, 
croissant  en  grandeur  et  en  lumière,  finissaient  p;ir 
éclairer  la  France  et  le  monde.  Éveillé  sur  ce  songe,  au 
point  du  jour  il  appela  ses  serviteurs  qui  avaient  cou- 
tume de  porter  ses  livres,  et  se  rendit  à  son  école.  Au 


—  247  — 

momentoù  il  y  entrait,  Dominique  s'offrit  à  lui  accom- 
pagné de  ses  disciples,  tous  vêtus  de  la  tunique  blanche 
et  de  la  chape  noire  des  chanoines  réguliers.  Ils  lui 
dirent  qu'ils  étaient  des  frères  prêchant  l'Évangile  aux 
fidèles  et  aux  infidèles  dans  le  pays  de  Toulouse ,  et 
qu'ils  souhaitaient  ardemment  d'entendre  ses  leçons. 
Alexandre  comprit  que  c'étaient  là  les  sept  étoiles  qu'il 
venait  de  voir  en  songe ,  et  étant  plus  tard  à  la  cour  du 
roi  d'Angleterre,  lorsque  déjà  l'ordre  des  Frères  Prê- 
cheurs avait  acquis  une  immense  renommée,  il  raconta 
lui-même  comment  il  avait  eu  pour  écoliers  les  pre- 
miers enfants  de  cette  nouvelle  religion. 

Dominique,  après  avoir  confié  ses  disciples  à  la  garde 
de  la  prière  et  de  l'étude ,  s'était  acheminé  vers  Rome. 
Il  y  avait  onze  ans  que  dom  Diego  et  lui  la  visitaient 
ensemble  pour  la  première  fois,  pèlerins  tous  les  deux, 
et  ne  sachant  pas  encore  pourquoi  Dieu  les  avait  amenés 
de  si  loin  aux  pieds  de  son  vicaire.  Maintenant  Domi- 
nique rapportait  au  père  commun  de  la  chrétienté  le 
fruit  de  sa  bénédiction ,  et  malgré  la  mort  qui  lui  avait 
retiré  le  compagnon  de  son  ancien  pèlerinage,  il  ne  re- 
venait pas  seul.  C'était  sa  destinée  de  rencontrera  pro- 
pos d'illustres  amitiés.  Tandis  que  l'Espagne,  sa  patrie 
de  naissance,  retenait  dans  le  tombeau  l'ami  et  le  pro- 
tecteur de  sa  jeunesse,  la  France,  sa  patrie  adoptive, 
lui  avait  donné  un  autre  protecteur  et  un  autre  ami  dans 
la  personne  de  Foulques.  Il  eut  aussi  le  bonheur  de  re- 
trouver Innocent  III  sur  le  siège  de  saint  Pierre.  Toute- 
fois, ce  grand  pontife  ne  se  montra  point  d'abord  favo- 
rable à  ses  vœux.  Il  avait  consenti  sans  peine  à  prendre 


—  248  — 

sous  la  tutelle  de  l'Église  romaine  le  monastère  de 
Prouille,  et  il  en  avait  fait  dresser  des  lettres  datées  du 
8  octobre  1215;  mais  il  ne  pouvait  se  décider  à  approu- 
ver un  ordre  nouveau  consacré  à  édifier  l'Église  par  la 
prédication. 

Les  historiens  exposent  deux  raisons  de  sa  répu- 
gnance. En  premier  lieu,  la  prédication  étant  un  office 
transmis  des  apôtres  aux  évêques,  il  semblait  contraire 
à  l'antiquité  d'en  faire  la  fonction  d'un  autre  ordre  que 
l'ordre  épiscopal.  Il  est  vrai  que  depuis  longtemps  les 
évêques  s'abstenaient  volontiers  de  l'honneur  d'annon- 
cer la  parole  de  Dieu ,  et  que  le  quatrième  concile  de 
Latran ,  tout  récemment  célébré,  leur  avait  enjoint  de 
placer  dans  la  chaire  chrétienne  des  prêtres  capables 
de  les  représenter.  Mais  autre  chose  était  que  chaque 
évêque  pourvût  à  la  prédication  dans  son  diocèse  par  le 
choix  de  vicaires  révocables,  autre  chose  de  confier  à  un 
ordre  vivant  de  sa  vie  propre  la  fonction  perpétuelle  et 
universelle  d'enseigner  l'Évangile.  N'était-ce  pas  fonder 
dans  l'Église  un  ordre  apostolique,  et  pouvait-il  y  avoir 
dans  l'Église unautre  ordre  apostoliquequel'épiscopat? 
Telle  était  la  question  soulevée  par  le  zèle  de  Domi- 
nique ,  question  capable  de  tenir  en  suspens  le  génie 
d'Innocent  III.  Car,  à  côté  des  raisons  prises  du  point 
de  vue  traditionnel ,  il  en  était  d'autres  puisées  dans 
l'expérience  et  la  nécessité.  Il  était  certain  que  l'aposto- 
lat périssait  dans  l'Église,  et  que  les  progrès  croissants 
de  l'erreur  étaient  dus  à  l'absence  d'un  enseignement 
habile  et  dévoué.  Les  conciles  réunis  en  Languedoc 
pendant  la  guerre  des  Albigeois  avaient  été  unanimes 


—  249  — 

à  rappeler  aux  évoques  cette  partie  de  leurs  devoirs. 
Mais  c'est  la  grâce  de  Dieu  qui  fait  les  apôtres ,  et  non 
les  ordonnances  des  conciles.  Les  évêques,  retournés 
dans  leurs  palais  au  sortir  de  ces  assemblées,  y  retrou- 
vaient pour  excuse  à  leur  inertie  évangélique  le  fardeau 
de  l'administration  diocésaine ,  les  affaires  d'État  aux- 
quelles ils  avaient  part,  et  cette  puissance  des  choses 
établies  que  les  plus  forts  caractères  ont  de  la  peine  à 
surmonter.  Il  ne  leur  était  pas  facile  davantage  de  créer 
des  lieutenants  de  leur  parole.  On  ne  dit  pas  tout  d'un 
coup  à  un  prêtre  :  Sois  apôtre!  Les  habitudes  aposto- 
liques sont  le  fruit  d'un  genre  de  vie  particulier.  Elles 
étaientcommunes  dans  l'Église  primitive,  parce  que,  le 
monde  étant  à  conquérir,  tous  les  esprits  se  tournaient 
vers  le  seul  genre  d'action  qui  pouvait  atteindre  ce  but. 
Mais  depuis  que  l'Église  était  la  maîtresse  des  nations, 
le  ministère  pastoral  avait  prévalu  sur  l'apostolat;  on 
cherchait  plutôt  à  conserver  qu'à  étendre  le  royaume  de 
Jésus-Christ.  Or,  par  une  loi  qui  assujettit  toutes  les 
choses  créées,  là  où  cesse  le  progrès ,  la  mort  commence 
à  s'introduire.  Le  régime  de  conservation ,  qui  suffit  au 
plus  grand  nombre  des  intelligences,  est  incapable  de 
retenir  certaines  âmes  ardentes;  elles  échappent  à  une 
fidélité  qui  ne  les  pousse  pas  en  avant ,  comme  les  sol- 
dats se  lassent  dans  un  camp  retranché  d'où  on  ne  les 
mène  jamais  à  l'ennemi.  Ces  âmes,  isolées  d'abord,  se 
rallient  dans  l'ombre;  elles  se  forment  au  hasard  le 
mouvement  qui  leur  manque,  jusqu'à  ce  qu'un  jour,  se 
croyantassez  fortes  contre  l'Église,  elles  lui  apprennent, 
par  une  soudaine  irruption,  que  la  vérité  ne  gouverne 


-_  250  — 

ici-bas  les  esprits  qu'à  la  condition  de  les  conquérir 
sans  cesse.  L'état  de  l'Europe  ne  révélait  que  trop  à 
Innocent  III  cette  loi  de  l'humanité.  Devait-il  repousser 
le  secours  qui  lui  venait  si  à  propos?  devait-il  résister 
au  souffle  de  Dieu,  parce  que,  tout  en  suscitant  plus 
d'un  digne  évèque  à  son  Église,  il  leur  donnait  pour 
coopérateurs  un  corps  de  religieux? 

Néanmoins  un  décret  promulgué  au  sein  du  concile 
de  Latran  apportait  dans  cette  qiiestion  un  obstacle 
à  la  liberté  de  sa  pensée.  Le  concile  avait  décidé,  en 
effet ,  que ,  pour  éviter  la  confusion  et  tous  les  incon- 
vénients qui  naissaient  de  la  multiplication  des  ordres 
monastiques,  on  ne  permettrait  plus  qu'il  s'en  établit 
de  nouveaux.  Était-il  possible  de  violer  si  vite  une  réso- 
lution si  solennelle? 

Dieu,  qui  prête  à  l'Église  romaine  une  assistance 
dont  la  perpétuité  est  une  des  merveilles  visibles  de  sa 
sagesse,  et  qui  n'avait  voulu  qu'éprouver  son  serviteur 
Dominique  par  une  dernière  tribulation,  mit  un  terme 
aux  anxiétés  d'Innocent  III.  Une  nuit  que  ce  pontife 
dormait  dans  le  palais  de  Saint-Jean-de-Latran ,  il  vit 
en  songe  la  basilique  près  de  tomber,  et  Dominique  qui 
en  soutenait  sur  ses  épaules  les  murailles  chancelantes. 
Averti  de  la  volonté  de  Dieu  par  cette  inspiration,  il 
manda  l'homme  apostolique,  et  lui  ordonna  de  retour- 
ner en  Languedoc  pour  y  choisir,  de  concert  avec  ses 
compagnons ,  celle  des  règles  anciennes  qui  lui  paraî- 
trait la  plus  propre  à  former  la  nouvelle  milice  dont  il 
souhaitait  enrichir  l'Église.  C'était  un  moyen  de  sauver 
le  décret  du  concile  de  Latran,  et  de  donner  à  un  des- 


—  251  — 

sein  tout  neuf  le  sceau  et  la  protection  de  l'antiquité. 
Dominique  eut  à  Rome  une  autre  joie  bien  vive.  Il 
n'était  pas  le  seul  que  la  Providence  eût  élu,  dans  ces 
temps  critiques,  pour  arrêter  la  décadence  de  l'Église. 
Pendant  qu'il  ravivait  aux  saintes  et  profondes  sources 
de  son  cœur  le  fleuve  de  la  parole  apostolique ,  un  autre 
homme  avait  reçu  la  vocation  de  ressusciter  au  milieu 
d'une  opulence  corruptrice  des  âmes  l'estime  et  la  pra- 
tique de  la  pauvreté.  Ce  sublime  amoureux  de  Jésus- 
Christ  était  né  sur  le  penchant  des  montagnes  de 
l'Ombrie ,  dans  la  ville  d'Assise ,  d'un  riche  et  avare 
marchand.  La  langue  française,  qu'il  avait  apprise  dans 
l'intérêt  du  négoce  de  son  père,  fut  cause  qu'on  lui 
donna  le  nom  do  François,  qui  n'était  point  le  nom  de 
sa  naissance  ni  celui  de  son  baptême.  A  l'âge  de  vingt- 
quatre  ans,  au  retour  d'un  voyage  de  Rome ,  l'esprit  de 
Dieu,  qui  l'avait  déjà  souvent  sollicité,  s'empara  de  lui 
tout  à  fait.  Conduit  par  son  père  devant  l'évêque  d'As- 
sise pour  qu'il  renonçât  à  tous  ses  droits  de  famille , 
l'héroïque  jeune  homme  se  dépouilla  des  vêtements 
qu'il  portait,  et  les  mit  aux  pieds  de  l'évêque,  en  disant  : 
«  Maintenant  je  pourrai  dire  avec  plus  de  vérité  que 
«  jamais,  Notre  Père  quiètes  aux  deux  (l)!  «A  quelque 
temps  de  là,  assistant  au  saint  sacrifice  de  la  messe,  il 
entendit  hre  l'évangile  où  Jésus -Christ  recommande  à 
ses  apôtres  de  ne  posséder  ni  or  ni  argent,  de  ne  point 
porter  de  monnaie  dans  leurs  ceintures ,  ni  une  besace 
par  le  chemin ,  ni  deux  tuniques ,  ni  des  souliers ,  ni 

(1)  Saint  Honaventure,  Vie  de  saint  François,  chap.  it. 


—  252  - 

une  baguette.  Une  joie  indicible  se  répandit  en  lui  à  ces 
paroles;  il  ôta  ses  souliers  de  ses  pieds,  déposa  son  bâ- 
ton, jeta  avec  horreur  le  peu  d'argent  qu'il  avait,  et  tout 
le  reste  de  sa  vie  il  n'eut  plus  pour  couvrir  et  ceindre 
sa  nudité  qu'un  caleçon ,  une  tunique  et  une  corde. 
Encore  eut-il  peur  de  cette  richesse,  et,  avant  de  mou- 
rir, il  se  fit  mettre  nu  sur  le  pavé  devant  ses  frères,  de 
même  qu'au  commencement  de  sa  parfaite  conversion 
à  Dieu  il  s'était  mis  nu  devant  l'évêque  d'Assise.  Tout 
cela  se  passait  pendant  que  Dominique  évangélisait  le 
Languedoc  au  péril  de  sa  vie ,  et  accablait  l'hérésie  du 
spectacle  de  son  apostolat.  Une  merveilleuse  correspon- 
dance avait  été  établie ,  à  leur  insu ,  entre  ces  deux 
hommes,  et  la  fraternité  de  leur  carrière  subsista  jus- 
qu'en des  événements  qui  suivirent  leur  mort.  Domi- 
nique était  l'aîné  de  douze  ans  ;  mais ,  préparé  d'une 
manière  plus  savante  à  sa  mission ,  il  fut  rejoint  à  temps 
par  son  jeune  frère,  qui  n'avait  pas  eu  besoin  d'aller 
aux  universités  pour  y  apprendre  la  science  de  la  pau- 
vreté et  de  l'amour.  Presque  à  la  même  époque  où  Do- 
minique posait  à  Notre-Dame-de-Prouille,  au  pied  des 
Pyrénées ,  les  fondem.ents  de  son  ordre,  François  jetait 
les  fondements  du  sien  à  Notre-Dame-des-Anges,  au 
pied  des  Apennins.  Un  sanctuaire  antique  de  la  bien- 
heureuse Vierge ,  Mère  de  Dieu ,  avait  été  pour  tous 
deux  l'humble  et  douce  pierre  angulaire  de  leur  édifice. 
Notre-Dame-de-Prouille  était  le  lieu  chéri  entre  tous 
par  Dominique;  Notre-Dame-des-Anges  était  le  coin  de 
terre  auquel  François  avait  réservé  une  place  d'aflec- 
lion  dans  l'immensité  de  son  cœur  détaché  de  toute 


—  253  — 

chose  visible.  L'un  et  l'autre  avaient  commencé  leur 
vie  publique  par  un  pèlerinage  à  Rome  ;  l'un  et  l'autre 
y  retournèrent  pour  solliciter  du  souverain  Pontife  l'ap- 
probation de  leurs  ordres.  Innocent  III  les  rebuta  d'a- 
bord tous  les  deux,  et  la  même  vision  le  contraignit  de 
donner  à  tous  deux  une  approbation  verbale  et  provi- 
soire. Dominique,  comme  François,  renferma  sous  la 
flexibilité  austère  de  sa  règle  les  hommes ,  les  femmes 
et  les  gens  du  monde,  faisant  de  trois  ordres  une  seule 
puissance  combattant  pour  Jésus-Christ  par  toutes  les 
armes  de  la  nature  et  de  la  grâce  :  seulement  Dominique 
commença, par  les  femmes ,  François  par  les  hommes. 
Le  même  souverain  pontife  ,  Honorius  III ,  confirma 
leurs  instituts  par  des  bulles  apostoliques  ;  le  même 
encore,  Grégoire  IX,  les  canonisa.  Enfin  les  deux  plus 
grands  docteurs  de  tous  les  siècles' fleurirent  ensemble 
sur  leurs  tombeaux ,  saint  Thomas  sur  celui  de  Domi- 
nique, saint  Bonaventure  sur  celui  de  François. 

Cependant  ces  deux  hommes,  dont  les  destinées  of- 
fraient au  ciel  et  à  la  terre  de  si  admirables  harmonies , 
ne  se  connaissaient  pas.  Tous  deux  habitaient  Rome^au 
temps  du  quatrième  concile  de  Latran,  et  il  ne  paraît 
pas  que  le  nom  de  l'un  eût  jamais  frappé  l'oreille  de 
l'autre.  Une  nuit,  Dominique  étant  en  prière  selon  sa 
coutume,  vit  Jésus-Christ  irrité  contre  le  monde,  et  sa 
Mère  qui  lui  présentait  deux  hommes  pour  l'apaiser.  Il 
se  reconnut  pour  l'un  des  deux  ;  mais  il  ne  savait  qui 
était  l'autre,  et  le  regardant  attentivement,  Timage  lui 
en  demeura  présente.  Le  lendemain,  dans  une  église  , 
on  ignore  laquelle,  il  aperçut  sous  un  froc  de  mendiant 

8 


—  254.  — 

]a  figui'e  qui  lui  avait  été  montrée  la  nuit  précédente,  et 
courant  à  ce  pauvre ,  il  le  serra  dans  ses  bras  avec  une 
sainte  effusion,  entrecoupée  de  ces  paroles  :  «  Vous  êtes 
*  mon  compagnon ,  vous  marcherez  avec  moi ,  tenons- 
«  nous  ensemble ,  et  nul  ne  pourra  prévaloir  contre 
<.(  nous  (1).  »  Il  lui  raconta  ensuite  la  vision  qu'il  avait 
eue ,  et  leur  cœur  se  fondit  l'un  dans  l'autre  entre  ces 
embrassements  et  ces  discours. 

Le  baiser  de  Dominique  et  de  François  s'est  transmis 
de  génération  en  génération  sur  les  lèvres  de  leur  posté- 
rité. Unejeune  amitité  unit  encore  auj  ourd'hui  les  Frères 
Prêcheurs  aux  Frères  Mineurs.  Ils  se  sont  rencontrés 
dans  des  offices  semblables  et  sur  tous  les  points  du 
inonde  ;  ils  ont  bâti  leurs  couvents  aux  mêmes  lieux  ;  ils 
ont  mendié  aux  mêmes  portes;  leur  sang,  répandu  pour 
Jésus-Christ,  s'est  mêlé  mille  fois  dans  le  même  sacrifice 
f  t  la  même  gloire  ;  ils  ont  couvert  de  leurs  livrées  les 
épaules  des  princes  et  des  princesses  ;  ils  ont  peuplé  à 
l'envi  le  ciel  de  leurs  saints  ;  leurs  vertus ,  leur  puis- 
sance ,  leur  renommée,  leurs  besoins  se  sont  touchés 
sang  cesse  et  partout  :  et  jamais  un  souffle  de  jalousie  n'a 
terni  le  cristal  sans  tache  de  leur  amitié  six  fois  sécu- 
laire. Ils  se  sont  répandus  ensemble  dans  le  monde, 
comme  s'étendent  et  s'entrelacentlesrameauxjoyeux  de 
deux  troncs  pareils  en  âge  et  en  force  ;  ils  se  sont  acquis 
et  partagé  l'affection  des  peuples,  comme  deux  frères 
jumeaux  reposent  sur  le  sein  de  leur  unique  mère;  ils 
sont  allés  à  Dieu  par  les  mêmes  chemins ,  comme  deux 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  îles  Frères,  liv.  i,  chap.  I. 


—  255  — 

parfums  précieux  montent  à  l'aise  au  même  point  du 
ciel.  Chaque  année,  lorsque  le  temps  ramène  à  Rome 
la  fête  de  saint  Dominique,  des  voitures  partent  du  cou- 
vent de  Sainte-Marie-sur-Minerve,  où  réside  le  général 
des  dominicains,  et  vont  chercher  au  couvent  d'An;- 
("fsU  le  général  des  franciscains.  Il  arrive  accompagné 
d'un  grand  nombre  de  ses  frères.  Les  dominicains  et  les 
franciscains ,  réunis  sur  deux  lignes  parallèles ,  se  ren- 
dent au  maître-autel  de  la  Minerve ,  et ,  après  s'être 
salués  réciproquement,  les  premiers  vont  au  chœur,  les 
seconds  restent  à  l'autel  pour  y  célébrer  l'office  de  l'ami 
de  leur  père.  Assis  ensuite  à  la  même  table,  ils  rompent 
ensemble  le  pain  qui  ne  leur  a  jamais  manqué  depuis  six 
siècles,  et,  le  repas  terminé,  le  chantre  des  Frères  Mi- 
neurs et  celui  des  Frères  Prêcheurs  chantent  de  con- 
cert au  milieu  du  réfectoire  cette  antienne  :  «  Le  séra- 
((  phique  François  et  l'apostolique  Dominique  nous  ont 
«  enseigné  votre  loi,  ô  Seigneur!  »  L'échange  de  ces 
cérémonies  se  fait  au  couvent  d'Ara-Cœ/t  pour  la  fête 
de  saint  François,  et  quelque  chose  de  pareil  a  lieu 
par  toute  la  terre ,  là  où  un  couvent  de  dominicains  et 
un  couvent  de  franciscains  s'élèvent  assez  proche  l'un 
de  l'autre  pour  permettre  à  leurs  habitants  de  se  don- 
ner un  signe  visible  du  pieux  et  héréditaire  amour  qui 
les  unit. 


CHAPITRE  VIII 


ASSEMBLÉE  DE  SAINT  DOMINIQUE  ET  DE  SES  DISCIPLES  A  NOTRE-DAME- 
DE-PHOl'ILLE.  —  RÈGLE  ET  CONSTITUTION  DES  FRÈRES  PRÊCHEURS. 
—  FONDATION    DU    COUVENT   DE    SAINT-ROMAIN   DE   TOULOUSE. 


Dieu,  pendant  l'absence  de  Dominique,  avait  béni  et 
multiplié  son  troupeau.  Au  lieu  de  six  disciples  qu'il 
avaitlaissésàToulousedanslamaison  de  Pierre  Cellani, 
il  en  retrouva  quinze  ou  seize.  Après  les  premiers  épan- 
chements,illeur  donna  rendez-vous  à  Notre-Dame -de- 
Prouille ,  pour  y  délibérer,  conformément  aux  ordres 
du  pape,  sur  le  choix  d'une  règle.  Jusque-là,  c'est-à-dire 
jusqu'au  printemps  de  l'année  1216,  leur  communauté 
n'avait  eu  qu'une  forme  provisoire  et  indéterminée , 
Dominique  s'étant  plus  occupé  d'agir  que  d'écrire ,  à 
l'imitation  de  Jésus-Christ,  qui  avait  préparé  ses  apôtres 
à  leur  mission  par  la  parole  et  l'exemple ,  non  par  des 
règlements  écrits.  Mais  l'heure  était  venue  de  créer  la 
législation  de  la  famille  dominicaine;  car  il  est  néces- 
saire que  les  lois  secondent  les  mœurs,  afin  d'en  perpé- 
tuer la  tradition.  Dominique,  déjà  père,  allait  devenir 
législateur.  Après  avoir  tiré  de  son  sein  une  génératioji 
d'hommes  seml)lables  à  lui ,  il  allait  pourvoir  à  leur 
propre  fécondité,  et  les  armer  contre  l'avenir  de  la  force 


—  257  — 

mystérieuse  qui  donne  la  durée.  Si  la  perpétuité  d'une 
race  par  la  chair  et  le  sangestun  chef-d'œuvre  de  vertus 
et  d'habileté  ;  si  la  fondation  des  empires  est  le  dernier 
degré  du  génie  humain ,  que  doit-ce  être  d'établir  une 
société  purement  spirituelle,  qui  ne  puise  point  sa  vie 
dans  les  affections  de  la  nature ,  ni  ne  met  sa  défense 
dans  le  glaive  et  le  bouclier?  Les  anciens  législateurs, 
effrayés  de  leur  tâche ,  avaient  assis  les  nations ,  par  un 
mensonge  qui  n'était  qu'apparent,  sur  le  piédestal  de 
la  Divinité.  Venu  au  temps  de  Jésus-Christ ,  lorsque  la 
plénitude  de  la  réalité  avait  pris  la  place  des  ruines  et 
des  fictions,  Dominique  n'avait  pas  eu  besoin  de  tromper 
pour  être  vrai.  Avant  d'oser  tracer  une  loi  de  sa  main 
mortelle ,  il  était  allé  se  mettre  aux  pieds  du  représen- 
tant de  Dieu ,  et  implorer  de  la  plus  haute  paternité 
visible  la  bénédiction  qui  est  le  germe  de  longues  posté- 
rités. Relire  ensuite  dans  la  solitude,  sous  la  protec- 
tion de  Celle  qui  fut  mère  sans  cesser  d'être  vierge ,  il 
priait  Dieu  ardemment  de  lui  communiquer  une  part 
de  cet  esprit  qui  a  creusé  à  l'Église  catholique  d'iné- 
branlables fondements. 

«  Deux  hommes  nés  à  un  siècle  d'intervalle,  saint  Au- 
gustin et  saint  Benoit ,  avaient  été  en  Occident  les  pa- 
triarches de  la  vie  religieuse;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
s'étaient  proposé  le  même  but  que  Dominique.  Saint 
Augustin  ,  encore  nouveau  converti ,  s'était  renfermé 
dans  une  maison  de  Tagaste,  sa  ville  natale ,  pour  y  va- 
quer, avec  quelques  amis,  à  l'étude  età  la  contemplation 
des  choses  divines.  Élevé  plus  tard  au  sacerdoce,  il 
s'était  fait  dansHipponeun  autre  monastère,  qui  n'était. 


—  258  — 

comme  le  premier,  qu'une  réminiscence  de  ces  fameux 
instituts  cénobitiques  de  l'Orient  dont  saint  Antoine  et 
saint  Basile  avaient  été  les  architectes.  Quand  il  eut  suc- 
cédé au  vieux  Valère  sur  le  siège  d'Hippone,  son  point  de 
vue  changea ,  sans  changer  l'ardent  amour  qui  le  por- 
tait à  enchaîner  sa  vie  dans  les  liens  de  la  fraternité. 
11  ouvrit  sa  maison  au  clergé  d'Hippone,  et  forma  de 
ses  coopérateurs  une  seule  communauté,  à  l'exemple  de 
saint  Athanase  et  de  saint  Eusèbede  Verceil,  imitateurs 
eux-mêmes  des  apôtres.  C'était  ce  monastère  épiscopal 
qui  avait  servi  de  modèle  et  de  point  de  départ  aux 
ehanoines  réguliers,  comme  celui  de  Tagaste  aux  reli- 
gieux connus  sous  le  nom  d'ermites  de  Saint -Augustin. 
Quanta  saint  Benoît,  son  œuvre  étaitencore  plus  ma- 
nifestement étrangère  au  but  de  Dominique ,  puisqu'il 
n'avait  fait  que  ressusciter  la  pure  vie  claustrale,  par- 
tagée entre  le  chant  du  chœur  et  le  travail  des  mains. 

Obligé  néanmoins  de  se  choisir  pour  ancêtre  l'un  de 
ces  deux  grands  hommes,  Dominique  préféra  saint  Au- 
gustin. Les  raisons  en  sont  faciles  à  pénétrer.  Quoique 
l'illustre  évêque  n'eût  pas  eu  l'idée  d'instituer  un  ordre 
apostolique ,  il  avait  été  lui-même  apôtre  et  docteur  > 
ses  jours  s'étaient  usés  à  annoncer  la  parole  de  Dieu,  cl 
à  en  défendre  l'intégrité  contre  tous  les  hérétiques  de 
son  temps.  Sous  quel  plus  naturel  patronage  pouvait-on 
placer  l'ordre  naissant  des  Frères  Prêcheurs?  Ce  n'était 
pas  d'ailleurs  pour  Dominique  un  patronage  nouveau  ; 
il  y  avait  été  accoutumé  pendant  de  longues  années  au 
chapitre  régulier  d'Osma,  et  les  traditions  de  sa  carrière 
passée  s'accordaient  pour  co  choix  avec  les  convenances 


—  259  — 

présentes  de  sa  vocation .  La  règle  de  Saint-Augustin ,  il 
faut  aussi  le  remarquer,  avait  sur  toute  autre  l'avantage 
inappréciable  de  n'être  qu'un  simple  exposé  des  devoirs 
fondamentaux  de  la  vie  religieuse.  Aucune  forme  de  gou- 
vernement n'y  était  tracée  ;  aucune  observance  n'y  était 
prescrite,  sauf  la  communauté  des  biens,  la  prière,  la 
frugalité ,  la  vigilance  des  frères  sur  leurs  sens,  la  cor- 
rection mutuelle  de  leurs  défauts,  l'obéissance  aux  su- 
périeurs du  monastère  ,  et  par-dessus  tout  la  charité, 
dont  le  nom  et  l'onction  remplissent  ces  admirables  et 
trop  courtes  pages.  Dominique,  en  se  soumettant  à 
leurs  prescriptions,  n'acceptait  donc,  à  proprement 
parler,  que  le  joug  des  conseils  évangéliques;  .sa  pen- 
sée était  à  l'aise  dans  ce  cadre  hospitalier  dessiné  par 
une  main  qui  semblait  avoir  voulu  créer  une  cité  plu- 
tôt qu'un  cloître.  Il  restait  à  bâtir,  dans  cette  cité  com- 
mune ,  sous  la  protection  de  ses  vieux  remparts ,  l'édi- 
fice particulier  des  Frères  Prêcheurs. 

Or,  une  première  question  se  présentait  :  Un  ordre 
destiné  à  l'apostolat  devait -il  adopter  la  tradition  des 
mœurs  monastiques,  ou  bien  se  rapprocher  de  l'exis- 
lence  plus  libre  du  sacerdoce  séculier,  en  abandonnant 
lu  plupart  des  usages  claustraux?  On  ne  pouvait  faire 
entrer  dans  ce  doute  les  trois  vœux  de  pauvreté,  de 
chasteté  et  d'obéissance ,  sans  lesquels  aucune  société 
spirituelle  ne  se  conçoit ,  pas  plus  qu'on  ne  conçoit  un 
peuple  sans  la  pauvreté  de  l'impôt,  la  chasteté  du  ma- 
riage ,  et  l'obéissance  aux  mêmes  lois  sous  les  mêmes 
chefs.  Mais  convenait-il  au  but  de  l'apostolat  de  con- 
server des  coutumes  telles  que  la  l'écitation  publique  de 


—  260  — 

l'office  divin,  l'abstinence  perpétuelle  de  chair,  les  longs 
jeûnes,  le  silence,  le  chapitre  appelé  de  la  coulpe,  les 
pénitences  pour  les  manquements  à  la  règle,  et  le  travail 
des  mains.  Toute  cette  discipline  rigoureuse,  propre 
à  former  le  cœur  solitaire  du  moine  et  à  sanctifier  le 
loisir  de  ses  jours,  était-elle  compatible  avec  l'héroïque 
liberté  d'un  apôtre  qui  s'en  va  devant  lui  semantàdroite 
et  à  gauche  le  bon  grain  de  la  vérité?  Dominique  le  crut. 
11  crut  qu'en  remplaçante  travail  des  mains  par  l'étude 
de  la  science  divine,  en  mitigeant  certaines  pratiques, 
en  usant  de  dispenses  à  l'égard  desreligieux  plus  stricte- 
ment occupés  à  l'enseignement  et  à  la  prédication,  il 
serait  possible  de  concilier  l'action  apostolique  avec  l'ob- 
servance monastique.  Peut-être  même  l'idée  de  leur 
séparation  ne  se  présenta-t-elle  point  à  son  esprit.  Car 
l'apôtre  n'est  pas  seulement  un  homme  qui  sait,  et  qui 
enseigne  au  moyen  de  la  parole  ;  c'est  un  homme  qui 
prêche  le  christianisme  partout  son  être,  et  dont  la  pré- 
sence seule  est  déjà  une  apparition  de  Jésus-Christ.  Or, 
quoi  de  plus  propre  à  lui  imprimeries  sacrés  stigmates 
de  cette  ressemblance  que  les  austérités  du  cloître?  Domi- 
nique lui-même  était-il  autre  chose  qu'un  mélange  intime 
du  moine  et  de  l'apôtre?  Étudier,  prier,  prêcher,  jeûner, 
dormir  par  teiTC  ,  marcher  nu-pieds,  passer  de  Facte 
pénitent  à  l'acte  de  prosélytisme,  n'était-ce  pas  sa  vie 
de  chaque  jour?  et  qui  mieux  que  lui  pouvait  connaître 
toutes  les  affinités  du  désert  et  de  l'apostolat? 

Les  traditions  monastiques  furent  donc  reçues  à 
Prouille  avec  des  modifications  dont  la  première  et  la 
plus  générale  était  celle-ci  :  a.  Que  chaque  prélat  ait  dans 


—  261  — 

«  son  couvent  la  puissance  de  dispenser  les  Frères  des 
«  assujettissements  communs ,  lorsqu'il  le  jugera  utile , 
«  surtout  dans  les  choses  qui  entraveraient  l'étude, 
«  ou  la  prédication  ,  ou  le  bien  des  âmes ,  notre  ordre 
«  ayant  été  spécialement  et  dès  l'origine  institué  pour 
(f  la  prédication  et  le  salut  des  âmes ,  et  tous  nos  efforts 
V  devant  tendre  sans  cesse  à  l'avantage  spirituel  du 
«  prochain  (1).  »    . 

C'est  pourquoi  il  fut  statué  que  l'office  divin  se  dirait 
dans  l'église  brièvement  et  succinctement,  pour  ne  pas 
diminuer  la  dévotion  des  Frères ,  ni  empêcher  l'étude; 
que  les  Frères  en  voyage  seraient  exempts  des  jeûnes 
réguliers,  si  ce  n'est  pendant  l'Avent,  à  certaines  vigiles, 
et  le  vendredi  de  chaque  semaine  ;  qu'ils  pourraient 
manger  de  la  chair  hors  des  couvents  de  l'ordre  ;  que 
le  silence  ne  serait  point  absolu  ;  que  la  communication 
avec  les  étrangers  serait  permise  même  dans  l'intérieur 
des  couvents,  à  l'exception  des  femmes  ;  qu'un  certain 
nombre  d'étudiants  seraient  envoyés  aux  plus  fameuses 
universités  ;  qu'on  recevrait  des  grades  scientifiques  ; 
qu'on  tiendrait  des  écoles  :  toutes  constitutions  qui, 
sans  détruire  dans  le  Frère  Prêcheur  l'homme  monas- 
tique ,  relevaient  au  rang  d'homme  apostolique. 

Sous  le  rapport  administratif,  chaque  couvent  devait 
être  gouverné  par  un  prieur  conventuel  ;  chaque  pro- 
vince ,  composée  d'un  certain  nombre  de  couvents ,  par 
un  prieur  provincial  ;  l'ordre  tout  entier  par  un  chef 


(1)  Constitutions  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  Prologue, 
11.3. 


—  262  — 

unique  qui  eut  depuis  le  nom  de  maître  général.  L'au- 
torité, descendue  d'en  haut  et  se  rattachant  au  trône 
même  du  souverain  Pontife,  devait  affermir  tous  les  de- 
grés de  cette  hiérarchie,  pendant  que  l'élection,  remon- 
tant du  Las  au  faîte,  maintiendrait  entre  l'obéissance  et 
le  commandement  l'espritde  fraternité.  Undouble  signe 
brillerait  ainsi  sur  le  front  de  tout  dépositaire  du  pou- 
voir, le  choix  de  ses  Frères  et  la  confirmation  du  pouvoir 
supérieur.  Au  couvent  appartiendrait  l'élection  de  son 
prieur  ;  à  la  province ,  représentée  par  les  prieurs  et  un 
député  de  chaque  couvent ,  celle  du  provincial  ;  à  l'ordre 
entier,  représenté  par  les  provinciaux  et  deux  députés 
de  chaque  province  ,  celle  du  maître  général ,  et ,  par 
une  progression  contraire,  le  maître  général  confir- 
merait le  prieur  de  la  province,  et  celui-ci  le  prieur 
du  couvent.  Toutes  ces  fonctions  étaient  temporaires  , 
excepté  la  suprême,  afin  que  la  providence  de  la  stabi- 
lité s'unît  à  l'émulation  du  changement.  Des  chapitres 
généraux,  tenus  à  des  intervalles  rapprocliés,  devaient 
contre -balancer  le  pouvoir  du  maître  général ,  et  des 
chapitres  provinciaux  celui  du  prieur  provincial  ;  nu 
conseil  était  donné  au  prieur  conventuel  pour  l'assister 
dans  les  devoirs  les  plus  importants  de  sa  charge.  L'ex- 
périence a  prouvé  la  sagesse  de  ce  mode  de  gouverne- 
ment. Par  lui  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  a  librement 
accompli  ses  destinées ,  aussi  bien  préservé  de  la  licence 
que  de  l'oppression.  Un  respect  sincère  de  l'autorité  s'y 
allie  à  quelque  chose  de  franc  et  de  naturel ,  qui  révèle 
dès  la  première  vue  le  chrétien  affranchi  de  la  crainte 
par  Tamour.  La  plupart  des  ordres  religieux  ont  subi 


—  263  — 

des  réformes  qui  les  ont  partagés  en  divers  rameaux  : 
celui  des  Frères  Prêcheurs  a  traversé,  toujours  un,  les 
vicissitudes  de  six  siècles  d'existence.  Il  a  poussé  dans 
tout  l'univers  ses  branches  vigoureuses,  sans  qu'une 
seule  se  soit  jamais  séparée  du  tronc  qui  l'avait  nourrie. 

Restait  la  question  de  savoir  comment  l'ordre  pour- 
voirait à  sa  subsistance.  Dominique,  depuis  le  premier 
jour  de  son  apostolat,  s'était  reposé  de  ce  soin  .sur  la 
bonté  de  Dieu.  Il  avait  vécu  d'aumônes  quotidiennes , 
et  détourné  sur  le  monastère  de  Prouille  toutes  les  libé- 
ralités qui  outre-passaient  les  bornes  de  ses  besoins  du 
moment.  Ce  n'était  qu'à  la  fm  ,  après  avoir  vu  croître 
sa  famille  spirituelle ,  qu'il  avait  accepté  de  Foulques  la 
sixième  partie  des  dîmes  du  diocèse  de  Toulouse ,  et  du 
comte  de  Montfort  la  terre  de  Cassanel.  Mais  tous  ses 
souvenirs  et  tout  son  cœur  étaient  pour  la  pauvreté.  M» 
voyait  trop  les  plaies  que  l'opulence  avait  faites  à  l'É- 
glise ,  pour  souhaiter  à  son  ordre  une  autre  richesse  que 
celle  de  la  vertu.  Toutefois  l'assemblée  de  Prouille  s'en 
remit  à  l'avenir  pour  l'établissement  du  statut  de  la  men- 
Hicité.  Dominique  craignait  sans  doute  quelque  obstacle 
de  Rome  à  une  aussi  hardie  pensée ,  et  il  aima  mieux  en 
réserver  l'exécution  pour  un  temps  moins  critique. 

Telles  furent  les  lois  fondamentales  consacrées  par 
les  patriarches  de  l'institut  dominicain.  En  les  compa- 
rant à  celles  des  chanoines  réguliers  de  Prémontré .  on 
y  voit,  malgré  la  diversité  du  but ,  des  ressemblances 
qui  attestent  que  Dominique  avait  soigneusement  étudié 
l'œuvre  de  saint  Norbert.  11  est  probable  qu'il  en  avait 
eu  l'occasion  au  chapitre  d'Osma ,  et  que  la  réforme  de 


—  264  — 

Prémontré  avait  servi  de  modèle  à  la  réforme  de  ce 
chapitre. 

Cependant  Foulques  ,  dont  la  main  ne  se  lassait  pas 
de  s'ouvrir  en  faveur  des  desseins  de  Dominique,  lui 
donna  trois  églises  en  une  seule  fois  :  l'une  à  Toulouse , 
sous  l'invocation  de  saint  Romain  martyr;  l'autre  à 
Pamiers  ;  la  troisième,  située  entre  Sorèze  et  Puy- 
Laurens ,  et  connue  sous  le  nom  de  Notre-Dame-de-Les- 
cure.  Chacune  de  ces  églises  était  destinée  à  recevoir 
un  couvent  de  Frères  Prêcheurs.  Mais  la  dernière  n'en 
posséda  jamais ,  et  celle  de  Pamiers  n'en  eut  un  que 
très  -  tard ,  en  1269.  Il  convenait,  nous  l'avons  déjà  dit , 
que  la  grande  et  hérétique  Toulouse  vît  fonder  dans  ses 
murs  le  premier  couvent  dominicain  de  la  ligne  mas- 
culine. Quoique  les  Frères  y  fussent  réunris  dès  l'année 
précédente  dans  une  même  maison ,  cette  maison  n'a- 
vait rien  d'un  monastère  proprement  dit ,  sinon  la  vie 
qu'on  y  menait,  et  il  était  nécessaire  de  mettre  d'accord 
la  vie  et  l'habitation.  On  éleva  donc  rapidement  sur  le 
flanc  de  l'église  de  Saint -Romain  un  cloître  modeste. 
Un  cloître  est  une  cour  entourée  d'un  portique.  Au 
milieu  de  la  cour,  selon  les  traditions  anciennes ,  devait 
être  un  puits ,  sym.bole  de  cette  eau  vive  de  l'Écriture 
qui  rejaillit  dans  la  vie  éternelle.  Sous  les  dalles  du  por- 
tique, on  creusait  des  tombeaux;  le  long  des  murs,  on 
gravait  des  inscriptions  funéraires;  dans  l'arc  formé 
par  la  naissance  des  voûtes  ,  on  peignait  les  actes  des 
saints  de  l'ordre  ou  du  monastère.  Ce  lieu  était  sacré  ; 
les  religieux  mêmes  ne  s'y  promenaient  qu'en  silence, 
ayant  à  l'esprit  la  pensée  de  la  mort  et  la  mémoire  des 


—  265  — 

ancêtres.  La  sacristie ,  le  réfectoire  ,  de  grandes  salles 
communes  régnaient  autour  de  cette  galerie  sérieuse , 
qui  communiquait  aussi  à  l'église  par  deux  portes, 
l'une  introduisant  dans  le  chœur,  l'autre  dans  les  nefs. 
Un  escalier  menait  aux  étages  supérieurs  construits 
au-dessus  du  portique  et  sur  le  même  plan.  Quatre 
fenêtres  ouvertes  aux  quatre  angles  des  corridors  y 
répandaient  une  abondante  lumière;  quatre  lampes 
y  projetaient  leurs  rayons  pendant  la  nuit.  Le  long  de 
ces  corridors  hauts  et  larges ,  dont  la  propreté  était  le 
seul  luxe ,  l'œil  ravi  découvrait  à  droite  et  à  gauche  une 
file  symétrique  de  portes  exactement  pareilles.  Dans 
l'espace  qui  les  séparait  pendaient  de  vieux  cadres ,  des 
cartes  de  géographie ,  des  plans  de  villes  et  de  vieux 
châteaux ,  la  table  des  monastères  de  l'ordre ,  mille 
souvenirs  simples  du  ciel  et  de  la  terre.  Au  son  d'une 
cloche ,  toutes  ces  portes  s'ouvraient  avec  une  sorte  de 
douceur  et  de  respect.  Des  vieillards  blanchis  et  se- 
reins ,  des  hommes  d'une  maturité  précoce,  des  ado- 
lescents en  qui  la  pénitence  et  la  jeunesse  faisaient  une 
nuance  de  beauté  inconnue  du  monde,  tous  les  temps  de 
la  vie  apparaissaient  ensemble  sous  un  même  vêtement. 
La  cellule  des  cénobites  était  pauvre,  assez  grande  pour 
contenir  une  couche  de  paille  ou  de  crins,  une  table  et 
deux  chaises;  un  crucifix  et  quelques  images  pieuses  en 
étaient  tout  l'ornement.  De  ce  tombeau  ,  qu'il  habitait 
pendant  ses  années  mortelles,  le  religieux  passait  au 
tombeau  qui  précède  l'immortalité.  Là  même  il  n'était 
point  séparé  de  ses  frères  vivants  et  morts.  On  le  cou- 
chait ,  enveloppé  de  ses  habits ,  sous  le  pavé  du  chœur; 


—  266  — 

sa  poussière  se  mêlait  à  la  poussière  de  ses  aïeux  ,  pen- 
dant que  les  louanges  du  Seigneur,  chantées  par  ses 
contemporains  et  ses  descendants  du  cloître ,  remuaient 
encore  ce  qui  restait  de  sensible  dans  ces  reliques. 
0  maisons  aimables  et  saintes  !  On  a  bâti  sur  la  terre 
d'augustes  palais  ;  on  a  élevé  de  sublimes  sépultures  ; 
on  a  fait  à  Dieu  des  demeures  presque  divines  :  mais 
l'art  et  le  cœur  de  l'homme  ne  sont  jamais  allés  plus 
loin  que  dans  la  création  du  monastère. 

Celui  de  Saint-Romain  était  habitable  à  la  lin  du  mois 
d'août  de  l'année  1216.  Il  était  d'une  humble  structure. 
Les  cellules  avaient  six  pieds  en  largeur  et  un  peu  moins 
en  longueur  ;  leurs  cloisons  ne  s'élevaient  pas  jusqu';') 
hauteur  d'homme ,  afin  que  les  Frères ,  tout  en  vaquant 
avec  liberté  à  leurs  offices ,  fussent  toujours  en  une 
demi-présence  les  uns  des  autres.  Tous  les  meubles  en 
étaient  vils.  L'ordre  ne  conserva  ce  couvent  que  jus- 
qu'en 1232.  A  cette  époque ,  les  dominicains  de  Tou- 
l(puse  se  transportèrent  dans  une  maison  et  une  église 
plus  vastes ,  dont  la  révolution  française  les  a  dépouillés, 
et  dont  les  restes  magnifiques  servent  aujourd'hui  de 
caserne  et  de  magasins. 


CHAPITRE  IX 


TROISIEME  VOYAGE  DE  b^AINT  DOMINIQUE  A  ROME.  —  CONFIIIMATION 
DE  l'ordre  des  FRÈRES  PRÊCHEURS  PAR  H0^0R1US  III.  —  ENSEI- 
GNEMENT   DE    SAINT    DOMINIQUE   DANS    LE    l'AI.AlS   DU    PAl'E. 


Tandis  que  le  couvent  de  Saint-Romain  s'édifiait 
avec  rapidité  sous  les  yeux  de  Dominique,  une  nou- 
velle imprévue  vint  attrister  le  cœur  du  saint  patriarche. 
Innocent  III  était  mort  à  Pérouse  le  16  juillet ,  et  deu.v 
jours  après,  le  cardinal  Gonti ,  de  l'antique  race  des 
Sabelli ,  était  monté  ,  par  une  élection  précipitée ,  sur 
le  siège  pontifical,  en  prenant  le  nom  d'Honorius  IIJ. 
Cette  mort  enlevait  aux  affaires  dominicaines  un  pro- 
tecteur assuré  ,  et  les  livrait  à  toutes  les  chances  d'une 
cour  nouvelle.  Innocent  III  était  de  la  famille  de  ces 
hommes  rares  que  la  Providence  avait  donnés  pour 
appréciateurs  et  pour  soutiens  à  Dominique  ;  il  était  du 
sang  d'Azévédo ,  de  Foulques  etdeMontfort,  généreu.se 
constellation  dont  les  astres  s'éteignaient  l'un  après 
l'autre.  Azévédo  avait  disparu  le  premier,  emportant 
avec  lui  le  tissu  brisé  de  ses  héroïques  desseins  ;  et 
maintenant  que  Dominique  en  avait  laborieusement 
rassemblé  les  fils  sous  les  auspices  d'Innocent  III ,  ce 
grand  pape  s'éclipsait  à  son  tour,  sans  avoir  consommé 


—  268  — 

l'œuvre  à  laquelle  il  s'était  promis  de  mettre  le  dernier 
sceau.  Mais  cette  épreuve  fut  de  courte  durée.  Domi- 
,  nique  ,  ayant  passé  les  Alpes  une  troisième  fois,  obtint 
promptement  du  nouveau  pontife ,  malgré  les  embarras 
d'une  nouvelle  administration ,  le  prix  qui  était  dû  à  ses 
longs  travaux.  Le  22  décembre  de  l'an  1216 ,  son  ordre 
fut  solennellement  confirmé  par  deux  bulles  dont  voici 
le  glorieux  texte. 

((  Honorius,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de 
«  Dieu ,  à  ses  chers  fils  Dominique ,  prieur  de  Saint- 
«  Romain  de  Toulouse ,  et  les  Frères  présents  et  à 
«  venir  faisant  profession  de  la  vie  régulière,  salut  et 
«  bénédiction  apostolique.  Il  convient  de  placer  sous 
«  la  sauvegarde  apostolique  ceux  qui  embrassent  la  vie 
«  religieuse,  de  peur  que  des  attaques  téméraires  ne  les 
«  détournent  de  leur  dessein ,  ou  ne  brisent ,  ce  qu'à 
«  Dieu  ne  plaise ,  la  force  sacrée  de  la  religion.  C'est 
«  pourquoi ,  cher  fils  dans  le  Seigneur,  nous  accédons 
«  sans  peine  à  vos  justes  demandes ,  et ,  par  le  présent 
cf  privilège,  nous  recevons  sous  la  protection  du  bien- 
«  heureux  apôtre  Pierre,  et  sous  la  nôtre,  l'église  de 
(.(  Saint-Romain  de  Toulouse ,  dans  laquelle  vous  vous 
((  êtes  consacrés  au  service  divin.  Nous  statuons,  en 
«  premier  lieu ,  que  l'ordre  canonique  établi  dans  cotte 
«  église  selon  Dieu  et  la  règle  de  Saint-Augustin  y  soit 
«  perpétuellement  et  inviolableraent  observé;  et,  en 
«  outre  ,  que  les  biens  acquis  justement  à  cette  église, 
('  ou  qui  pourraient  lui  survenir  par  la  concession  des 
«  pontifes,  la  largesse  des  rois  et  des  princes,  les  obla- 
«  tiens  des  fidèles,  et  de  quelque  manière  légitime  que 


—  269  — 

c(  ce  soit,  demeurent  fermes  et  intacts  dans  vos  mains 
ec  et  dans  celles  de  vos  successeurs.  Nous  avons  même 
((  jugé  utile  de  désigner  nommément  les  possessions 
«  suivantes ,  savoir  :  le  lieu  même  où  est  située  l'église 
«  de  Saint -Romain  avec  toutes  ses  dépendances,  l'é- 
«  glise  de  Prouille  avec  toutes  ses  dépendances,  la 
«  terre  de  Cassanel ,  l'église  de  Notre-Dame-de-Les- 
«  cure  avec  toutes  ses  dépendances  ,  l'hôpital  de  Tou- 
«  louse  appelé  Arnaud-Bérard  avec  toutes  ses  dépen- 
«  dances,  l'église  delà  Sainte-Trinité  de  Lobens  avec 
«  toutes  ses  dépendances ,  et  les  dîmes  que  notre  véné- 
((  rable  frère  Foulques ,  évêque  de  Toulouse  ,  dans  sa 
«  pieuse  et  prévoyante  libéralité ,  vous  a  cédées  du 
((  consentement  de  son  chapitre  ,  comme  on  le  voit  par 
«  les  actes.  Que  personne  non  plus  ne  présume  d'exiger 
«  de  vous  les  dîmes,  soit  à  l'occasion  des  champs  que 
«  vous  cultivez  de  vos  propres  mains  ou  à  vos  frais,  soit 
<(  à  propos  du  produit  de  vos  bestiaux.  Nous  vous  per- 
ce mettons  de  recevoir  et  de  retenir  parmi  vous,  sans 
«  crainte  de  contradictions,  les  clercs  et  les  laïques 
K.  désireux  de  quitter  le  siècle ,  pourvu  qu'ils  ne  soient 
((  point  liés  par  d'autres  engagements.  Nous  interdi- 
«  sons  à  vos  Frères ,  après  leur  profession ,  de  passer 
«  à  un  autre  lieu  sans  la  licence  de  leur  prieur,  si  ce 
((  n'est  pour  embrasser  une  religion  plus  austère,  et  à 
«  qui  que  ce  soit  d'admettre  ces  transfuges  sans  votre 
<(  consentement.  Vous  pourvoirez  au  service  des  églises 
«  paroissiales  qui  vous  appartiennent,  en  choisissant 
«  et  en  présentant  à  l'évèque  diocésain  des  prêtres 
«  dignes  d'obtenir  de  lui  le  gouvernement  des  âmes. 


—  270  — 

et  qui  seront  responsables  envers  lui  des  choses  spi- 
rituelles ,  envers  vous  des  choses  temporelles.  Nous 
défendons  qu'on  impose  à  votre  église  des  charges 
nouvelles  et  inusitées ,  ni  qu'on  la  frappe ,  elle  ou 
vous ,  de  sentence  d'excommunication  et  d'interdit . 
à  moins  d'une  cause  manifeste  et  raisonnable.  Si  un 
interdit  général  était  fulminé ,  vous  pourrez  célébrer 
l'office  divin  à  voix  basse ,  sans  cloches  ,  et  les  portes 
closes ,  après  avoir  fait  sortir  les  excommuniés  et  les 
interdits.  Pour  le  chrême,  l'huile  sainte,  la  consé- 
cration des  autels  ou  des  basiliques  ,  l'ordination  de 
vos  clercs ,  vous  les  recevrez  de  l'évèque  diocésain  , 
si  toutefois  il  est  catholique,  dans  la  grâce  et  commu- 
nion du  Saint-Siège,  et  qu'il  consente  à  vous  les  donner 
sans  conditions  injustes;  dans  le  cas  contraire,  vous 
vous  adresserez  à  tel  évêque  catholique  qu'il  vous 
plaira  de  choisir,  pourvu  qu'il  soit  en  grâce  et  commu- 
nion avec  le  Saint-Siège,  et  il  satisferai  vos  demandes 
en  vertu  de  notre  autorité.  Nous  vous  accordons 
la  liberté  de  sépulture  dans  votre  église,  ordonnant 
que  nul  ne  s'oppose  à  la  dévotion  et  dernière  volonté 
de  ceux  qui  voudront  y  être  ensevelis ,  à  moins  qu'ils 
ne  soient  interdits  ou  excommuniés,  et  sauf  le  droit 
des  églises  auxquelles  appartient  la  levée  des  corps 
des  défunts.  A  votre  mort  et  à  celle  de  vos  succes- 
seurs dans  la  charge  de  prieur  du  même  lieu ,  que 
nul  ne  prétende  au  gouvernement  par  la  ruse  ou  la 
violence,  mais  celui-là  seul  qui  aura  été  élu  du  con- 
sentement de  tous  ou  de  la  plus  grande  et  meilleure 
<i  partie  des  Frères  ,  selon  Dieu  et  la  règle  de  Saint- 


—  27d  — 

«r  Augustin.  Nous  ratifions  aussiles  libertés,  immunités 
i(  et  coutumes  raisonnables  anciennement  introduites 
«  dans  votre  église  et  conservées  jusque  aujourd'hui, 
«  voulant  qu'elles  soient  à  jamais  inviolables.  Que  nul 
«  donc  d'entre  les  hommes  n'ose  troubler  cette  église, 
«  enlever  et  retenir  ses  biens,  les  diminuer  ou  en  faire 
<(  un  sujet  de  vexations  ;  mais  qu'ils  demeurent  intacts 
«  pour  l'usage  et  le  soutien  de  ceux  à  qui  ils  ont  été 
«  concédés,  sauf  l'autorité  apostolique  et  la  justice  ca- 
(f  noniquede  Févèque  diocésain.  Si  quelque  personne, 
«  ecclésiastique  ou  séculière,  connaissant  cette  consti- 
(f  tution  que  nous  venons  d'écrire,  ne  craint  pas  de 
«  l'enfreindre,  et  qu'avertie  une  seconde  et  une  troi- 
«  sième  fois,  elle  refuse  de  donner  satisfaction,  qu'elle 
((  soit  privée  de  tout  pouvoir  et  honneur,  et  sache 
«  qu'elle  s'est  rendue  coupable  au  jugement  divin 
«  d'une  iniquité  ;  qu'elle  soit  séparée  de  la  communion 
«  du  corps  et  du  sang  de  notre  Dieu ,  Seigneur  et  Ré- 
«  dompteur  Jésus-Christ,  et  qu'au  jugement  final  elle 
«  subisse  une  sévère  peine.  Ceux,  au  contraire,  qui 
«  conserveront  à  ce  lieu  ses  droits,  que  la  paix  de  notre 
«  Seigneur  Jésus-Christ  soit  sur  eux,  qu'ils  reçoivent 
«  ici-bas  le  fruit  d'une  bonne  action,  et  du  juge  souve- 
«  rain  une  récompense  éternelle.  Ainsi  soit-il  (1).  » 

La  seconde  bulle,  monument  aussi  court  que  prophé- 
tique, est  ainsi  conçue  : 

((  Honorius,  évèque,  serviteur  des  serviteurs  de 
«  Dieu,  au  cher  fils  Dominique,  prieur  de  Saint-Romain 

(l)  Rullaii'e  de  Tordre  dos  Frères  Prêcheurs,  p.  2. 


—  272  — 

V  de  Toulouse,  et  à  vos  Frères  qui  ont  fait  et  feront 
«  profession  de  la  vie  régulière,  salut  et  bénédiction 
«  apostolique  .Nous,  considérant  que  les  Frères  de  votre 
((  ordre  seront  les  champions  de  la  foi  rt  de  vraies  lumières 
«  du  monde ,  nous  confirmons  votre  ordre  avec  toutes 
«  ses  terres  et  possessions  présentes  et  à  venir,  et  nous 
«  prenons  sous  notre  gouvernement  et  protection 
«  l'ordre  lui-même  avec  tous  ses  biens  et  tous  ses 
«  droits  (1).  » 

Ces  deuxbuUes  furent  données  le  mêmejour  à  Sainte- 
Sabine.  La  première ,  outre  la  signature  d'Honorius , 
est  revêtue  de  la  souscription  de  di-x-huit  cardinaux. 
Quelque  favorable  qu'en  fût  le  style ,  cependant  les 
vœux  de  Dominique  n'étaient  pas  tous  comblés;  car  il 
souhaitait  que  le  nom  même  de  son  ordre  fût  un  témoi- 
gnage perpétuel  du  but  qu'il  s'était  proposé  en  l'insti- 
tuant. Dès  l'origine  de  son  apostolat,  il  s'était  complu 
dans  le  nom  de  Prêcheur.  On  voit  par  un  acte  d'hom- 
mage auquel  il  avait  assisté  le  21  juin  1241,  qu'il  se 
servait  d'un  sceau  où  ces  mots  étaient  gravés  :  Sceau  de 
Frère  Dominique,  Prêcheur.  Lorsqu'il  vint  à  Rome  au 
temps  du  concile  de  Latran ,  il  se  proposait ,  dit  le 
bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  d'obtenir  du  pape  un 
ordre  d'hommes  qui  eussent  l'office  et  le  nom  de  Prêcheurs. 
II  se  passa  même  à  cette  époque  un  fait  remarquable. 
Innocent  III,  qui  venait  d'encourager  Dominique  }>ar 
une  approbation  verbale,  eut  besoin  de  lui  écrire.  Il 
appela  un  secrétaire  et  lui  dit  :  «  Écrivez  sur  telles 

(Ij  Bullairc  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  p.  4. 


—  273  — 

choses  au ^rère  Dominique  et  à  ses  compagnons  ;  »  ets'ar- 
rètant  un  peu ,  il  lui  dit  :  «  N'écrivez  pas  ainsi ,  mais 
en  cette  manière  :  Ait  frère  Dominique  et  à  ceux  qui  prê- 
chent avec  lui  dans  le  pays  de  Toulouse;  »  puis,  s'arrêtant 
de  nouveau,  il  dit  :  «  Écrivez  commme  ceci  :  A  Maître 
Dominique  et  aux  frères  Prêcheurs  {\) .  »  Néanmoins  Ho- 
norius,  dans  ses  bulles,  s'était  abstenu  de  donner  au 
nouvel  ordre  aucune  dénomination. 

Ce  fut  sans  doute  pour  réparer  ce  silence  qu'un  mois 
après,  le  26  janvier  1217,  il  dicta  les  lettres  suivantes  : 
«  Honorius,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu, 
«  à  ses  chers  fils  le  Prieur  et  les  Frères  de  Saint- 
«  Romain,  Prêcheurs  dans  le  pays  de  Toulouse ,  salut 
((  et  bénédiction  apostolique.  Nous  rendons  de  dignes 
«  actions  de  grâces  au  dispensateur  de  tous  les  dons 
«  pour  celui  qu'il  vous  a  fait,  et  dans  lequel  nous 
«  espérons  vous  voir  persévérer  jusqu'à  la  fin.  Dévorés 
«  au  dedans  du  feu  de  la  charité,  vous  répandez  au 
«  dehors  un  parfum  célèbre  qui  réjouit  les  cœurs  sains 
(.(.  etrétablitceuxquisont malades. Vousleurprésentez, 
«  en  habiles  médecins,  des  mandragores  spirituelles  qui 
«  les  préservent  de  la  stérilité,  c'est-à-dire  la  semence 
<(  de  la  parole  de  Dieu  échauffée  par  une  salutaire  élo- 
«  quence.  Serviteurs  fidèles,  le  talent  qui  vous  a  été 
«  confié  fructifie  dans  vos  mains,  et  vous  le  restituerez 
«  au  Seigneur  avec  surabondance.  Athlètes  invincibles 
a  du  Christ,  vous  portez  le  bouclier  de  la  foi  et  le 


(1)  Etienne  de  Salanhac,  des  Quatre  Choses  en  quoi  Dieu  a 
hoiiO.é  l'ordre  lies  Frères  l'rérheurs. 


—  274  — 

«  casque  du  salut ,  sans  crainte  de  ceux  qui  peuvent 
<(  tuerie  corps,  employant  avec  magnanimité  contre  les 
ennemis  de  la  foi  cette  parole  de  Dieu  qui  va  plus 
loin  que  le  glaive  le  plus  aigu ,  et  haïssant  vos  âmes 
en  ce  monde  pour  les  retrouver  dans  la  vie  éternelle. 
Mais  parce  que  c'est  la  fin  et  non  le  combat  qui  cou- 
ronne, et  que  la  persévérance  seule  recueille  le  fruit 
de  toutes  les  vertus,  nous  prions  et  exhortons  sérieu- 
sement votre  charité  par  ces  lettres  apostoliques ,  et 
pour  la  rémission  de  vos  péchés,  de  vous  fortifier  de 
plus  en  plus  dans  le  Seigneur,  de  répandre  l'Évangile 
à  temps  et  à  contre-temps,  d'accomplir  enfin  pleine- 
ment le  devoir  d^éi:(uiçiélistes.  Si  vous  souffrez  pour 
cette  cause  quelqu  es  tribulations,  non-seulement  su  p- 
portez-les  avec  égalité  d'âme,  mais  réjouissez-vous  et 
triomphez  avec  l'Apôtre  d'avoir  été  jugés  dignes  de 
souffrir  des  opprobres  pourlenom  de  Jésus.  Car  ces 
légères  et  courtes  afflictions  sont  en  travail  d'un 
poids  immense  de  gloire,  à  quoi  ne  sont  pas  compa- 
rables les  maux  de  ce  temps.  Nous  vous  demandons 
aussi,  nous  qui  vous  tenons  sur  notre  sein  comme  des 
fils  plus  particulièrement  aimés,  d'intercéder  pour 
nous  auprès  de  Dieu  par  le  sacrifice  de  vos  prières , 
afin  que  peut-être  il  accorde  à  vos  suffrages  ce  que 
nous  n'obtiendrions  pas  par  nos  propres  mérites('l  ) .  » 
C'est  ainsi  que  l'office  et  le  nom  de  Frères  Prêcheurs 
irent  attribués  pontificalement  aux  religieux  domini- 
cains. La  gradation  des  trois  actes  que  nous  venons  de 

(1)  Bullaire  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  p.  4. 


—  275  — 

citer  est  très-remarquable.  Dans  la  grande  bulle,  déli- 
bérée en  consistoire  et  signée  par  les  cardinaux,  il  n'est 
question  en  aucune  manière  du  but  de  l'ordre.  On  le 
désigne  simplement  comme  un  ordre  canonique  sous  ht 
régie  de  Saint-Anijustùi.  La  seconde  bulle  est  plus  claire 
dans  sa  brièveté  ;  elle  appelle  les  enfants  de  Dominique 
des  champions  de  la  foi  et  de  vraies  lumières  du  monde. 
Enfin  le  troisième  diplôme  les  qualifie  ouvertement  de 
Prêcheurs,  les  loue  pour  le  passé  de  leurs  travaux  apos- 
toliques, et  les  y  encourage  pour  l'avenir.  Le  mystère 
de  ces  actes  a  exercé  la  pénétration  des  historiens.  Usent 
cherché  surtout  par  quelles  raisons  le  souverain  Pontife 
avait  donné  deux  bulles  en  un  même  jour  sur  le  même 
objet  :  ils  ont  conjecturé  que  la  première  était  destinée  à 
rester  dans  les  archives  de  l'ordre ,  la  seconde  à  lui  ser- 
vir comme  d'une  sorte  de  passe-port  quotidien.  Mais  un 
ordre  solennellement  approuvé  par  le  Saint-Siège  a-t-il 
besoin  de  présenter  une  bulle  à  tous  venants?  ne  porte- 
t-il  pas  son  authenticité  avec  lui-même?  et  en  cas  de 
contestation,  n'est-il  pas  évident  que  l'acte  nécessaire 
est  celui  qui  contient  ses  libertés  et  ses  privilèges,  plutôt 
qu'un  acte  de  quelques  lignes  qui  ne  détermine  point  sa 
.situation  canonique  ?  Il  y  a  d'ailleurs  dans  la  reconnais- 
sance progressive  des  Frères  Prêcheurs  une  singularité 
qui  met  sur  la  voie  d'une  autre  explication.  Il  nous  paraît 
probable  qu'il  existait  dans  la  cour  pontificale  une  oppo- 
sition à  l'établissement  d'un  ordre  aipostolique,  et  que  ce 
fut  la  cause  du  silence  absolu  de  la  bulle  principale  sur 
le  but  de  la  nouvelle  religion  qu'elle  autorisait.  Mais, 
pressé  par  Dominique  et  inspiré  de  Dieu ,  le  souverain 


—  276  — 

Pontife  signa  le  même  jour  une  déclaration  du  motif 
spécial  qui  l'avait  dirigé,  et,  un  mois  plus  tard,  il  crut 
convenable  de  ne  plus  garder  de  ménagement  dans 
l'expression  de  sa  pensée  et  de  sa  volonté. 

Le  7  février  suivant,  Honorius  confirma  par  un  bref 
exprès  une  disposition  de  sa  première  bulle  :  c'était  celle 
qui  interdisait  aux  Frères  Prêcheurs  d'abandonner  leur 
religion  pour  une  autre ,  à  moins  qu'elle  ne  fût  plus 
austère. 

Dominique,  ayant  ainsi  obtenu  de  Rometoutce  qu'il 
en  avait  espéré,  devait  avoir  hâte  de  retourner  vers  les 
siens.  Mais  le  carême,  qui  était  à  la  veille  de  s'ouvrir,  le 
retint.  Il  en  prit  occasion  d'exercer  dans  la  capitale  du 
monde  chrétien  le  ministère  apostolique  qui  venait  de 
lui  être  confié.  Son  succès  fut  très-grand.  Il  expliqua 
dans  le  palais  même  du  pape  les  Épîtres  de  saint  Paul 
en  présence  d'un  auditoire  considérable.  Ce  fait  nous 
apprend  qu'à  part  la  controverse  avec  les  hérétiques,  il 
suivait  dans  sa  prédication  la  méthode  des  Pères  de  l'E- 
glise, expliquant  au  peuple  les  saintes  Ecritures,  non 
par  phrases  détachées  prises  çà  et  là ,  mais  avec  ordre, 
de  manière  à  ce  que  l'histoire ,  le  dogme  et  la  morale  se 
soutinssent  l'un  par  l'autre,  et  que  l'enseignement  fût  le 
fond  de  l'éloquence.  La  chaire  est  en  effet  une  école 
de  théologie  populaire  ;  c'est  elle  qui ,  des  lèvres  du 
prêtre  initié  à  tous  les  mystères  de  la  science  divine, 
doit  faire  couler  sur  le  monde  les  flots  de  la  doctrine 
éternelle  avec  la  tradition  du  passé  et  les  espérances  de 
l'avenir.  Selon  que  ce  fleuve  monte  ou  décroît ,  la  foi 
s'élève  ou  diminue  sur  la  terre.  Dominique ,  choisi  de 


—  277  — 

Dieu  pour  ranimer  l'apostolat  dans  l'Église ,  avait  sans 
doute  réfléchi  aux  conditions  de  la  parole  évangélique , 
et,  à  en  juger  par  le  premier  essai  qu'il  fit  à  Rome  au 
plus  fort  de  sa  maturité,  nous  devons  croire  qu'il  atta- 
chait un  grand  prix  à  l'exposition  suivie  des  saintes 
lettres.  Une  création  mémorable  attesta  le  fruit  de  son 
enseignement.  Le  pape,  jaloux  que  ce  ne  fût  point  un 
avantage  passager  pour  le  peuple  romain,  ni  surtout  pour 
les  gens  de  sa  cour,  auxquels  il  avait  été  principalement 
destiné,  l'érigea  en  un  office  perpétuel  dont  le  titulaire 
devait  s'appeler  maître  du  sacré  palais.  Dominique  fut 
revêtu  le  premier  de  cette  charge ,  que  ses  descendants 
ont  remplie  avec  honneur  jusque  aujourd'hui.  Le  temps 
en  a  beaucoup  accru  les  droits  et  les  devoirs.  De  prédi- 
cateur et  de  docteur  tenant  au  Vatican  une  école  spiri- 
tuelle, le  maître  du  sacré  palais  est  devenu  le  théologien 
dupape,  le  censeur  universel  des  livres  qui  s'impriment 
ou  s'introduisent  à  Rome ,  le  seul  qui  ait  puissance  d'é- 
lever au  doctorat  dans  l'université  romaine ,  l'électeur 
de  ceux  qui  prêchent  devant  le  saint-père  dans  les  solen- 
nités, fonctions  relevées  encore  par  un  grand  nombre 
de  privilèges  honorables,  et  dont  l'héritage  s'est  juste- 
ment et  inviolablement  transmis  d'un  fils  de  Dominique 
à  un  autre  de  ses  fils. 

Dans  le  même  temps  que  le  saint  patriarche  se  faisait 
connaître  à  Rome  par  ses  prédications,  il  fréquentait  la 
maison  du  cardinal  Ugolin,  évêque  d'Ostie.  Ugolin,  de 
la  noble  famille  des  Conti,  était  un  vieillard  vénérable 
décoré  de  vingt  aimées  de  pourpre  et  de  soixante-treize 
années  de  vie.  Il  était  l'ami  de  saint  François  d'Assise, 

8* 


—  278  — 

qui  lui  avait  prédit  la  tiare,  et  lui  écrivit  plusieurs  fois 
en  ces  termes  :  Au  trés-i'évérend  Père  et  seigneur  Ugolin , 
futur  cvêque  de  tout  le  monde  et  père  des  nations.  Malgré 
le  poids  de  son  âge ,  il  se  sentit  attiré  vers  Dominique 
comme  il  l'avait  été  vers  François ,  et  son  cœur  encore 
jeune  se  trouva  capable  de  les  aimer  tous  les  deux  d'une 
pareille  amitié.  C'est  le  privilège  de  certaines  âmes  d'être 
fécondes  en  chauds  mouvements  jusquà  leur  dernier 
jour,  et  c'était  celui  de  Dominique  de  ne  perdre  des 
affections  que  pour  en  conquérir  d'autres.  Le  vieux  car- 
dinal Ugolin,  destiné  à  mourir  presque  centenaire  sur  le 
trône  pontifical ,  lui  était  donné  de  Dieu  pour  être  son 
introducteur  dans  la  tombe  et  le  protecteur  de  sa  mé- 
moire ,  pour  célébrer  ses  funérailles  avec  la  piété  de 
l'ami,  et  graver  son  nom  au  livre  des  saints  avec  l'in- 
faillibilité du  pontife.  Ce  ne  fut  pas  le  seul  fruit  de  cet 
illustre  commerce. 

Il  y  avait  dans  la  maison  du  cardinal  un  jeune  Italien 
appelé  Guillaume  de  Montferrat ,  qui  était  venu  à  Rome 
pour  y  célébrer  les  fêtes  de  Pâques.  La  vue  et  les  entre- 
tiens de  Dominique  touchaient  singulièrement  ce  jeune 
homme,  et  finirent  par  lui  inspirer  des  résolutions  qu'il 
nous  raconte  ainsi  lui-môme  :  «  Voilà  environ  seize  ans 
«  que  je  vins  à  Rome  pour  y  passer  le  temps  du  carême, 
«  et  le  pape  aujourd'hui  régnant,  qui  était  alors  évèque 
«;  d'Ostie,  me  reçut  dans  sa  maison.  En  ce  temps-là, 
»^  le  frère  Dominique,  fondateur  et  premier  maître  de 
*  l'ordre  des  Prêcheurs,  était  à  la  cour  romaine,  et  il 
«  visitait  souvent  le  seigneur  évèque  d'Ostie.  Cela  me 
«  donna  lieu  de  le  connaître  :  sa  conversation  me  plut , 


—  279  — 

i<  et  je  commençai  à  l'aimer.  Bien  des  fois  nous  nous 
«  entretenions  des  choses  qui  regardaient  notre  salut  et 
«  le  salut  des  autres,  et  il  me  semblait  que  je  n'avais 
«:  jamais  vu  d'homme  plus  religieux,  quoique  j'eusse 
«  parlé  dans  ma  vie  à  beaucoup  d'hommes  qui  l'étaient. 
«  Mais  aucun  ne  m'avait  paru  animé  d'un  si  grand  zèle 
«  pour  le  salut  du  genre  humain.  J'allai  la  même  année 
«  étudier  la  théologie  à  Paris,  parce  que  j'étais  convenu 
«  avec  lui  qu'après  l'avoir  étudiée  deux  ans,  et  lorsque 
«  lui-même  aurait  achevé  l'établissement  de  son  ordre, 
«  nous  irions  ensemble  travailler  à  la  conversion  des 
«  païens  qui  sont  en  Perse  et  dans  les  contrées  du  sep- 
«  tentrion  (1).  »  Ainsi  Dominique  séduisait  à  la  fois  le 
cœur  du  vieillard  et  le  cœur  du  jeune  homme,  et  son 
ordre  était  à  peine  confirmé,  que  déjà  il  songeait  à  lui 
ouvrir  en  personne  les  portes  du  Nord  et  de  l'Orient. 
Son  âme,  àl'étroitdansl'Europe  civilisée,  s'élançait  vers 
les  peuples  que  le  christianisme  n'avait  point  encore 
éclairés;  il  souhaitait  d'y  achever  sa  course,  et  de  mettre 
à  son  apostolat  le  sceau  du  martyre. 

Une  vision  l'encouragea  dans  ses  ardents  desseins.  Un 
jour  (ju'il  priait  à  Saint-Pierre  pour  la  conservation  et  la 
(lilataiionde  son  ordre,  il  fut  ravi  à  lui-même.  Les  deu.x 
apôtres  Pierre  et  Paul  lui  apparurent,  Pierre  lui  pré- 
sentant un  bâton,  Paul  un  livre;  et  il  entendit  une  voix 
qui  lui  disait  :  «  Va  et  prêche,  car  c'est  pour  cela  que  lu 
«  es  élu  (2).  »  En  même  temps  il  voyait  ses  disciples  se 


(1)  Actrs  r/^ /{()/()7«/',  deuxièmfî  déposition. 

(i)  Lu  1).  Unintiort,  IVe  de  saint  lh>,niitiipie,  ii.  26. 


—  280  — 

répandant  deux  à  deux  par  tout  le  monde  pour  l'évan- 
géliser.  Depuis  ce  jour,  il  porta  constamment  avec  lui 
les  Épîtres  de  saint  Paul  et  l'Évangile  de  saint  Matthieu, 
et  soit  qu'il  fût  en  voyage,  soit  qu'il  habitât  la  ville,  il 
ne  marchait  qu'un  bâton  à  la  main. 


CHAPITRE   X 


NOUVELLE    ASSEMBLEE  DES    FRÈRES    PRÉCHEIRS    A    NOTRE-DAME- 
DE-PROUILLE,    ET  LEliR    DISPERSION    EN    EUROPE. 


Dominique,  parti  de  Rome  après  les  fêtes  de  Pâques 
de  l'an  1217,  ne  tarda  pas  d'être  réuni  à  ses  Frères.  Ils 
étaient  alors  au  nombre  de  seize,  savoir,  huit  Français, 
sept  Espagnols  et  un  Anglais. 

Les  Français  étaient  Guillaume  Claret,  Matthieu  de 
France,  Bertrand  de  Garrigue,  Thomas,  Pierre  Cellani, 
Etienne  de  Metz ,  Noël  de  Prouille ,  et  Odéric  de  Nor- 
mandie. L'histoire  nous  a  conservé  avec  leurs  noms 
quelques  traits  qui  dessinent  la  physionomie  de  la  plu- 
part d'entre  eux. 

Guillaume  Claret  était  originaire  dePamiers,  etl'un 
(les  plus  anciens  compagnons  de  Dominique.  L'évèque 
d'Osma,  en  quittant  la  France,  l'avait  préposé  au  gou- 
vernementtemporel  de  la  mission  du  Languedoc.  On  dit 
qu'après  avoir  consacré  à  l'ordre  plus  de  vingt  années 
de  sa  vie,  il  fit  de  nouveaux  vœux  dans  l'abbaye  de  Bol- 
bonne,  chez  les  cisterciens,  et  voulut  même  leur  trans- 
férer le  monastère  de  Prouille. 

Matthieu  de  France  avait  passé  sa  jeunesse  dans  les 
écoles  de  Paris.  Le  comte  de  Monttbrt  l'établit  prieur 


—  282  — 

d'une  collégiale  de  chanoines, àSaint-Vincentde  Castres. 
Ce  fut  là  que  Matthieu  connutDominique,  et  que,  l'ayant 
vu  un  jour  élevé  de  terre  durant  une  extase,  il  se  donna 
pleinement  à  lui.  Il  fut  le  fondateur  du  fameux  couvent 
de  Saint-Jacques  de  Paris.  Son  corps  y  reposait  dans  le 
chœur,  au  pied  de  la  stalle  qu'il  avait  occupée  comme 
prieur  du  monastère. 

Bertrand  de  Garrigue,  ainsi  nommé  du  lieu  de  sa  nais- 
sance, petit  bourg  de  Languedoc,  proche  d'Alais,  était 
un  homme  d'une  admirable  austérité.  Dominique  lui 
conseilla  un  jour  de  pleurer  peu  ses  péchés  et  beaucoup 
ceux  des  autres.  Il  lui  avait  confié  le  gouvernement  de 
Saint-Romain  pendant  son  dernier  voyage  d'Italie.  Ber- 
trand mourut  en  42.30,  et  fut  inhumé  à  Orange,  dans 
une  maison  de  religieuses  où  ses  reliques  opérèrent  des 
miracles.  Elles  furent  transportées  en  1427,  par  les 
ordres  du  pape  Martin  V,  au  couvent  des  Frères  Prê- 
cheurs de  la  même  ville. 

Thomas  était  un  habitant  distingué  de  Toulouse .  .Ton  i- 
dain  de  Saxe  l'appelle  iin  homme  rempli  de  (jrâces  et  d'é- 
loquence {i).  Il  s'était  fait  disciple  de  Dominique,  l'an 
4215,  en  même  temps  que  Pierre  Cellani,  son  con- 
citoyen. 

Pierre  Cellani,  jeune ,  riche,  honoré,  encore  plus 
noble  de  cœur  que  de  naissance,  donna  le  même  jour  à 
Dominique  sa  personne  et  sa  maison.  Il  fut  le  fondateur 
du  couvent  de  Limoges.  Une  grande  vénération  l'accom- 
pagna jusqu'au  tombeau,  où  il  descendit  l'an  1259, 

(1)  Vie  de  saint  Domiidqup ,  rtiap.  i. 


—  283  — 

après  qu  il  eut  rempli  dans  les  temps  les  plus  difficiles  la 
charge  d'inquisiteur  que  lui  avait  imposée  Grégoire  IX. 

Etienne  de  Metz  habitait  Carcassonne  avec  Dominique 
dès  l'an  1213.  11  fut  le  fondateur  du  couvent  de  Metz  , 
et  c'est  de  là  que  lui  est  venu  le  surnom  qui  le  distingue 
dans  l'histoire. 

On  ne  sait  rien  de  remarquable  sur  Noël  de  Prouille. 

Odéric  de  Normandie  n'était  point  prêtre  ;  il  fut  le 
premier  frère  convers  de  l'ordre. 

Voilà  quels  étaient ,  à  cette  époque ,  les  éléments  fran- 
çais de  la  famille  dominicaine.  Faibles  en  nombre  ,  ils 
eurent  une  action  si  rapide  et  si  étendue ,  qu'on  peut  dire 
de  la  France  avec  vérité  qu'elle  fut  la  mine  et  le  creuset 
d'où  sortirent  les  Frères  Prêcheurs.  C'est  avec  des  filles 
de  France  que  Dominique  institue  Notre -Dame- de- 
Prouille ,  le  berceau  de  son  ordre  ;  ce  sont  deux  Fran- 
çrais  qui ,  en  se  dévouant  à  lui ,  donnent  lieu  aux  com- 
mencements de  Saint- Romain  de  Toulouse  ;  ce  sera 
Matthieu  de  France  que  nous  verrons  créer  Saint-Jac- 
ques de  Paris ,  et  un  autre  Français ,  qui  nous  est  encore 
inconnu',  Saint-Nicolas  de  Bologne.  En  étudiant  la  pré- 
destination de  la  France,  telle  que  nous  la  révèlent  sa 
situation  territoriale,  son  histoire  et  son  génie,  il  est 
aisé  de  comprendre  la  large  part  que  Dieu  lui  donnait 
dans  la  formation  d'un  ordre  apostolique.  On  a  dit  de  ce 
peuple  que  c'est  un  soldat  :  c'est  surtout  un  mission- 
naire, car  son  épée  même  est  prosélytique.  Nul  plus  que 
hii  n'avait  contribué  à  étendre  en  Occident  le  règne  de 
.1  ésus-Clirisl,  et  depuis  les.croisades,  son  nom  n'était  pas 
ilistinctdu  nom  de  chrétien  dans  la  langue  des  royaumes 


—  284  — 

de  l'Orient.  Il  avait  reçu  au  baptême  le  don  de  croire  et 
d'aimer  avec  une  égale  puissance ,  et  une  situation  mer- 
veilleuse ,  correspondante  à  son  caractère ,  ouvrait  à  ses 
conquêtes  tous  les  continents  du  monde.  La  France  est 
un  vaisseau  dont  l'Europe  est  le  port,  et  qui  a  ses  ancres 
dans  toutes  les  mers.  Faut-il  s'étonner  que  Dieu  l'eût 
choisie  pour  être,  sous  la  main  de  Dominique,  le  prin- 
cipal instrument  d'un  ordre  destiné  à  une  action  univer- 
selle? Cependant  l'Espagne  n'était  pas  infidèle  au  grand 
homme  qu'elle  avait  nourri  dans  ses  entrailles ,  et,  quoi- 
que tout  occupée  de  sa  patiente  et  glorieuse  lutte  contre 
les  anciens  dominateurs  de  son  sol ,  elle  avait  envoyé 
plus  d'un  soldat  à  l'armée  spirituelle  de  son  Gusman. 

C'étaient  ceux-ci  :  Dominique  de  Ségovie  ,  Suéro 
Gomez ,  le  bienheureux  Mannes ,  Michel  de  Fabra  , 
Michel  de  Uséro ,  Pierre  de  Madrid  ,  Jean  de  Navarre. 

Dominique  de  Ségovie  était  l'un  des  plus  vieux  com- 
pagnons de  l'apôtre  du  Languedoc;  Jourdain  de  Saxe 
l'appelle  homme  d'une  humilité  accomplie,  petit  par  la 
f^cience,  mais  magnifique  par  la  vertu  (1).  On  raconte  de 
lui  qu'une  femme  sans  pudeur  étant  venue  pour  mettre 
à  l'épreuve  sa  sainteté ,  il  se  coucha  dans  sa  chambre 
entre  des  tisons  brûlants ,  et  dit  à  la  tentatrice  :  «  S'il  est 
«  vrai  que  vous  m'aimiez ,  voici  le  lieu  et  l'heure  (2).» 

Suéro  Gomez  était  un  des  principaux  seigneurs  de  la 
cour  de  Sanche  I*"",  roi  de  Portugal.  Le  bruit  de  la  croi- 
sade contre  les  Albigeois  l'avait  attiré  en  Languedoc ,  où 


(1)  Vie  de  saint  Dominique ,  chap.  i. 

(2)  Ibid. 


—  285  — 

il  servit  comme  chevalier  la  cause  catholique.  Mais,  tou- 
ché de  Dieu ,  il  connut  qu'il  y  avait  une  milice  meilleure, 
et  abandonna  toutes  choses  pour  prêcher  Jésus -Christ 
parla  pauvreté  et  la  parole.  Il  fut  le  fondateur  du  couvent 
de  Santarem,  à  quelques  lieues  au-dessus  de  Lisbonne, 
sur  le  Tage.  Le  roi  Alphonse  II  lui  donna  de  grandes 
marques  de  confiance.  Il  mourut  en  1233 ,  honoré  du 
titre  de  saint  par  plusieurs  historiens. 

Le  bienheureux  Mannes  était  frère  de  saint  Domi- 
nique. On  ignore  à  quelle  époque  et  comment  il  prit 
l'habit  de  l'ordre.  Il  mourut  vers  1230,  et  fut  inhumé 
à  Gumiel-d'Izan  dans  le  tombeau  de  ses  ancêtres. 

Michel  de  Fabra  fut  le  premier  lecteur  ou  professeur 
en  théologie  qu'ait  eu  l'ordre.  Il  enseigna  au  couvent 
de  Paris ,  fut  confesseur  et  prédicateur  de  Jacques ,  roi 
d'Aragon ,  et  fonda  les  couvents  espagnols  de  Majorque 
et  de  Valence.  D'anciens  écrivains  vantent  son  zèle  apo- 
stolique ,  ses  services  dans  la  guerre  contre  les  Maures , 
son  assiduité  à  la  prière  et  à  la  contemplation ,  et  ses 
miracles.  On  avait  d'abord  placé  ses  restes  dans  la  sépul- 
ture commune  des  Frères  de  Valence  ;  mais  le  prieur, 
averti  par  un  prodige  de  les  transporter  dans  un  lieu 
plus  honorable,  les  déposa  en  grande  pompe  dans  une 
chapelle  du  couvent  dédiée  à  saint  Pierre  martvT. 

La  tradition  ne  nous  a  rien  transmis  de  notable  sur 
Michel  de  Uzéro  et  sur  Pierre  de  Madrid. 

Jean  de  Navarre  était  né  à  Saint-Jean-Pied-de-Port. 
Il  reçut  l'habit  de  l'ordre  le  28  août  1216,  jour  de  la 
lète  de  saint  Augustin.  Il  est  le  seul  des  premiers  com- 
pagnons de  Dominique  qui  ait  été  témoin  dans  le  procès 


—  286  — 

de  sa  caMonisation  ,  et  on  apprend  de  sa  déposition 
même  qu'il  avait  souvent  habité  et  voyagé  avec  lui. 

Enfin  l'Angleterre  mêla  une  goutte  de  son  sang  au 
sang  français  et  espagnol  de  cette  première  génération 
de  la  dynastie  dominicaine  ,  comme  si  tous  les  peuples 
maritimes  de  l'Europe  eussent  dû  lui  apporter  leur  tri- 
but. L'Anglais  attaché  à  Dominique  s'appelait  Laurent. 

Si  la  joie  fut  grande  à  l'arrivée  du  père  de  famille, 
l'étonnement  ne  fut  pas  moindre  lorsqu'on  sut  la  réso  • 
lution  qu'il  avait  apportée  de  disperser  immédiatement 
son  troupeau.  Tout  le  monde  s'était  persuadé  qu'il  le 
retiendrait  longtemps  dans  la  sainte  et  studieuse  obscu- 
rité du  cloître.  Quelle  apparence  de  rompre  l'unité  d'un 
corps  déjà  si  faible?  et  qu'attendre  de  quelques  hommes 
épars  sur  les  chemins  de  l'Europe  avant  même  que  le 
renom  du  nouvel  ordre  les  eût  précédés?  L'archevêque 
de  Narbonne ,  l'évèque  de  Toulouse,  le  comte  de  Mont- 
fort  ,  tous  ceux  qui  s'intéressaient  à  l'œuvre  naissante 
conjuraient  Dominique  de  ne  point  en  exposer  le  succès 
par  une  ambition  prématurée  du  bien.  Mais  lui,  tran- 
quille et  inébranlable  dans  son  dessein ,  leur  répondait  : 
«  Mes  seigneurs  et  mes  pères ,  ne  vous  opposez  point  à 
((  moi ,  car  je  sais  bien  ce  que  je  fais  (1).  »  Il  songeait 
à  la  vision  de  la  basilique  de  Saint-Pierre,  et  entendait 
à  son  oreille  le  mot  des  deux  apôtres  :  «  Va  et  prêche.» 
Un  autre  avertissement  lui  avait  été  donné  sur  la  ruine 
prochaine  du  comte  de  Montfort.  11  voyait  en  songe  un 
grand  arbre  qui  couvrait  la  terre  de  .ses  rameaux  et 

(1)  Actes  (le  liolorjne,  dùposilioii  de  Juan  de  Navane  ,  u.  i. 


—  287  — 

abritait  les  oiseaux  du  ciel ,  lorsqu'un  coup  imprévu  le 
faisant  tomber,  dissipa  tout  ce  qui  s'était  confié  à  l'asile 
de  son  ombre.  Quand  c'est  Dieu  qui  envoie  ces  présages 
mystérieux ,  il  y  joint  une  certaine  lumière  qui  en  donne 
le  sens.  Dominique  comprit  que  Montfort  était  l'arbre 
dont  la  chute  allait  renverser  les  espérances  des  catho- 
liques, et  qu'il  n'était  pas  prudent  de  bâtir  sur  un  tom- 
beau. Une  vue  supérieure  de  l'homme  s'ajoutait  encore 
à  ces  révélations  pour  le  détourner  du  conseil  de  ses 
amis.  Il  pensait  que  l'apôtre  se  forme  plutôt  dans  l'ac- 
tion que  dans  la  contemplation,  et  que  le  plus  sûr  moyen 
de  recruter  son  ordre  était  de  le  planter  hardiment  au 
centre  des  agitations  de  l'esprit  humain.  Il  donna  lui- 
même  à  ses  disciples  celte  raison  mémorable  sous  une 
figure  aussi  ingénieuse  que  solide  :  ce  Le  grain,  leur 
«c  dit-il ,  fructifie  quand  on  le  sème  ;  il  se  corrompt  lors- 
«  qu'on  le  tient  entassé  (1).  » 

Trois  villes  gouvernaient  alors  l'Europe,  Rome,  Paris 
et  Bologne  :  Rome  par  son  pontife ,  Paris  et  Bologne 
par  leurs  universités  ,  qui  étaient  le  rendez-vous  de  la 
jeunesse  de  toutes  les  nations.  Ce  furent  ces  trois  villes 
que  Dominique  choisit  pour  être  les  capitales  de  son 
ordre  et  en  recevoir  sur-le-champ  des  essaims.  Mais  il 
ne  pouvait  non  plus  oublier  sa  patrie,  bien  qu'elle  ne  fût 
pointencore  entrée  dans  le  mouvement  général  de  l'Eu- 
rope ,  ni  abandonner  le  Languedoc ,  qui  avait  eu  les  pré- 
mices de  ses  travaux.  On  voit  donc  quelle  tâche  il  se  pro- 
posait d'accomplir  à  la  fois  et  avec  quels  éléments.  Seize 

(l)Cnnstaiitiu  (i'Orvieto,  n.  il;  —  1.'  lî.  Humbprf ,  n.  2(5, 


—  288  — 

hommes  lui  paraissaient  suffire  pour  conserver  Prouille 
et  Toulouse,  pour  occuper  Rome,  Paris,  Bologne  et 
l'Espagne.  Encore  ne  bornait  -  il  pas  là  .ses  projets  :  il 
aspirait ,  comme  nous  l'avons  vu ,  à  évangéliser  les  infi- 
dèles d'outre-mer,  et  déjà  il  laissait  croître  sa  barbe  à  la 
manière  des  Orientaux,  afin  d'être  prêt  au  premier 
vent  favorable.  Par  un  effet  de  la  même  prévoyance,  il 
souhaitait  que  ses  Frères  élussent  canoniquement  l'un 
d'entre  eux  pour  tenir  sa  place  à  son  départ.  Tout  étant 
ainsi  réglé  dans  sa  pensée ,  et  après  avoir  goûté  quel- 
que temps  le  bonheur  de  vivre  en  commun  avec  tous 
les  siens ,  il  les  convoqua  au  monastère  de  Prouille  pour 
le  jour  prochain  de  l'Assomption. 

Ce  jour-là,  une  nombreuse  multitude  d'hommes  se 
pressait  aux  portes  de  l'église  de  Prouille.  L'antique  dé- 
votion du  lieu  en  avait  attiré  une  partie  ;  d'autres  y 
avaient  été  conduits  par  la  curiosité  ;  l'aftectiou  et  le  dé- 
vouement avaient  amené  des  évéques ,  des  chevaliers  et 
le  comte  de  Montfort.  Dominique  offrit  le  saint  sacrifice 
à  cet  autel  si  souvent  témoin  de  ses  larmes  secrètes  ;  il 
reçut  les  vœux  solennels  de  ses  Frères ,  qui  jusque-  là. 
n'étaient  liés  que  par  la  constance  de  leur  cœur,  ou  qui 
du  moins  n'avaient  fait  que  des  vœux  simples,  et  à  la 
lin  du  discours  qu'il  leur  adressait,  se  tournant  vers  le 
peuple  ,  il  lui  parla  en  ces  termes  :  «  Depuis  bien  des 
K  années  je  vous  exhorte  inutilement  avec  douceur,  en 
H  vous  prêchant ,  en  priant  et  en  pleurant  ;  mais  ,  selon 
«  le  proverbe  de  mon  pays ,  là  où  la  bénédiction  ne 
((,  peut  rien,  le  bâton  peut  quelque  chose.  Voilà  que 
«  nous  exciterons  contre  vous  les  princes  et  les  prélats , 


—  289  — 

«  qui ,  hélas  !  armeront  contre  cette  terre  les  nations  et 
«  les  royaumes ,  et  beaucoup  périront  par  le  glaive  ;  les 
i<  terres  seront  ravagées,  les  murs  renversés,  et  vous 
«  tous,  ô  douleur!  ils  vous  réduiront  en  servitude. 
«  Ainsi  pourra  le  bâton  où  n'ont  rien  pu  la  bénédiction 
«.  et  la  douceur  (1) .  »  Ces  adieux  de  Dominique  à  la  terre 
ingrate  qu'il  avait  arrosée  douze  ans  de  ses  sueurs, 
semblent  un  testament  exprès  contre  ceux  qui  devaient 
un  jour  profaner  sa  mémoire.  Ils  fixent  à  jamais  le  ca- 
ractère de  son  apostolat ,  dont  toute  la  puissance  avait 
été  dans  la  douceur,  la  prédication ,  la  prière  et  les 
larmes.  La  menace  prophétique  qui  y  est  contenue  rap- 
pelle par  son  accent  cette  célèbre  lamentation  de  Jésus- 
Christ  sur  Jérusalem  :  Ah!  si  tu  avais  connu,  toi  aussi , 
et  même  en  ce  jour  qui  est  encore  le  tien ,  ce  qui  peut  te 
donner  la  paix  !  Mais  maintenant  ces  choses  sont  cachées 
a  tes  yeux.  Des  jours  viendront  sur  toi  où  tes  ennemis  f  en- 
toureront de  fossés ,  et  te  ceindront  et  te  presseront  de  toutes 
parts  ;  et  ils  te  coucheront  par  terre ,  toi  et  les  enfants  qui 
sont  en  toi,  et  ils  ne  laisseront  pas  de  toi  pierre  sur  pierre , 
parce  que  tu  n'auras  pas  connu  le  temps  où  le  Seigneur  te 
visitait  (2).  Dominique  ne  dit  point  qu'il  excitera  per- 
sonnellement les  princes  et  les  prélats  ;  mais,  ne  sépa- 
rant point  sa  personne  de  la  chrétienté  tout  entière ,  il 
ilit,  sous  une  forme  qui  n'implique  qu'une  solidarité 
générale  :  Voilà  que  nou^  exciterons  contre  vou-s  les  princes 
et  les  prélats  !  Pour  lui ,  étranger  à  tout  ce  qui  s'est 

(1)  Manuscrit  de  Prouille,  dans  les  monuments  du  couvent  de 
Toulouse,  par  le  Père  Percin  ,  p.  20,  n.  47. 
(%)S.  Lwc.  XIX.  ',i.  \Z,  .',',. 

9 


—  290  — 

fait  dans  l'ordre  de  la  guerre  et  de  la  justice,  gémis- 
sant sur  les  malheurs  à  venir,  il  s'en  va  pur  de  sang  ; 
il  quitte  la  France  et  avec  elle  le  théâtre  des  affaires  et 
des  batailles;  il  va  fonder  des  couvents  en  Italie,  en 
France,  en  Espagne,  et,  le  bâton  de  voyageur  à  la 
main,  le  sac  sur  le  dos,  user  dans  ces  créations  pacifi- 
ques les  restes  d'une  vie  que  le  sacrifice  a  déjà  dévorée. 

La  cérémonie  publique  finie,  Dominique  déclara  à  ses 
Frères  ses  intentions  sur  chacun  d'eux.  Guillaume  Glaret 
et  Noël  de  Prouille  devaient  rester  au  monastère  de 
Notre-Dame-de-Prouille  ,  Thomas  et  Pierre  Cellani ,  à 
Saint-Romain  de  Toulouse.  Il  avait  destiné  pour  l'Es- 
pagne Dominique  de  Ségovie ,  Suéro  Gomez ,  Michel  de 
Uzéro  et  Pierre  de  Madrid.  Paris  avait  trois  Français, 
Matthieu  de  France,  Bernard  de  Garrigue  et  Odéric  de 
Normandie;  trois  Espagnols  ,  le  bienheureux  Mannes, 
Michel  de  Fabra  et  Jean  de  Navarre ,  et  de  plus  l'Anglais 
Laurent.  Dominique  s'était  réservé  le  seul  Etienne  de 
Metz  pour  la  fondation  des  couvents  de  Rome  et  de  Bo- 
logne. Les  Frères,  avant  de  se  séparer,  élurent  Matthieu 
de  France  pour  abbé ,  c'est-à-dire  pour  supérieur  géné- 
ral de  l'ordre  sous  l'autorité  suprême  de  Dominique.  Ce 
titre,  qui  emportait  avec  lui  quelque  choses  de  magni- 
fique ,  à  cause  du  grand  état  où  s'étaient  élevés  les  chefs 
d'ordre  desanciennesreligions ,  ne  fut  décerné  que  cette 
l'ois,  et  s'éteignit  pour  jamais  dans  la  personne  de  Mat- 
thieu de  France.  On  convint  de  donner  le  nom  plus 
humble  de  maitre  à  celui  qui  serait  appelé  au  gouverne- 
ment général  des  Frères  Prêcheurs. 

Ce  partage  du  monde  entre  quelques  lioinmes  était 


—  291  — 

déjà  en  lui-même  un  spectacle  extraordinaire  ;  mais  il 
le  fut  davantage  encore  par  ses  circonstances.  Les  nou- 
veaux apôtres  partirent  à  pied ,  sans  argent,  dénués  de 
toutes  ressources  humaines,  avec  la  mission  non-seu- 
lement de  prêcher,  mais  de  fonder  des  couvents.  Un 
seul  d'entre  eux ,  Jean  de  Navarre ,  refusa  de  se  mettre 
en  route  à  de  telles  conditions  ,  et  demanda  de  l'argent. 
Dominique ,  voyant  un  Frère  Prêcheur  qui  ne  se  con- 
fiait pas  pour  vivre  à  la  Providence ,  se  prit  à  pleurer 
et  se  jeta  aux  pieds  de  cet  enfant  de  peu  de  foi.  Mais , 
comme  il  ne  pouvait  vaincre  sa  défiance  envers  Dieu  , 
il  ordonna  qu'en  lui  remît  douze  deniers. 

Quand  toutes  ces  choses  furent  consommées ,  le  13 
septembre  1217,  quatre  annéesjour  pour  jour  après  la 
bataille  de  Muret ,  le  vieux  comte  Raymond  rentra  dans 
Toulouse  :  l'œuvre  de  l'abbé  de  Giteaux  était  détruite, 
celle  de  Dieu  était  achevée. 


CHAPITRE  XI 


ÇIATRIÈME  VOYAGE  DE  SAINT  DOMINIQUE  A  ROME.  —  FONDATION 
DES  COUVENTS  EE  SAINT-SIXTE  ET  DE  SAIXTE-SABINE.  —  MIBACLKS 
yi'I   ACCOMPAGNENT   CES    DEUX    FONDATIONS. 


Dominique  ne  quitta  point  le  Languedoc  immédiate- 
ment après  la  dispersion  des  Frères.  On  en  a  la  preuve 
dans  un  traité  qu'il  conclut  le  11  septembre  suivant,  au 
sujet  des  dîmes  que  Foulques  lui  avait  précédemment  ac- 
cordées. Il  s'agissait  de  savoir  jusqu'où  s'étendait  ce 
droit.  On  convint  qu'il  ne  serait  point  e.vigé  des  paroisses 
dont  la  population  serait  au-dessous  de  dix  familles ,  et 
l'on  choisit  des  arbitres  pour  régler  toutes  les  difficultés 
qui  pourraient  naître  à  l'avenir.  Cela  fait ,  Dominique 
gravit  à  pied ,  selon  sa  coutume ,  les  sentiers  des  Alpes. 
Il  n'était  accompagné  que  d'Etienne  de  Metz.  L'histoire 
le  perd  de  vue  jusqu'à  Milan  ,  où  elle  le  retrouve  aux 
portes  de  la  collégiale  de  Saint -Nazaire,  demandant 
aux  chanoines  l'hospitalité.  Ceux-ci  le  reçurent  comme 
un  des  leurs ,  à  cause  de  l'habit  canonial  dont  il  était 
revêtu. 

Son  premier  soin,  en  arrivant  à  Rome,  fut  de  cher- 
cher un  lieu  convenable  pour  la  fondation  d'un  couvent. 
Au  pied  méridional  du  mont  Cœlius ,  le  long  de  la  voie 
Appienne ,  et  en  face  des  ruines  gigantesques  des  Ther- 


—  293  — 

mes  de  Caracalla ,  s'élevait  une  ancienne  église  dédiée  à 
saint  Sixte  II,  pape  et  martyr.  Cinq  autres  papes,  mar- 
tyrs comme  lui ,  reposaient  à  ses  côtés  dans  cette  sépul- 
ture. A  l'un  des  flancs  de  l'église ,  nouvellement  réédi- 
fiée ,  était  attaché  un  cloître  presque  achevé.  La  solitude 
profonde  de  l'église  et  du  cloître  contrastait  avec  les  tra- 
vaux récents  dont  l'empreinte  y  était  partout  sensible. 
On  voyait  qu'un  événement  subit  avait  interrompu  là 
l'exécution  d'une  pensée.  En  effet,  c'était  la  mort  d'In- 
nocent III  qui  avait  suspendu  cette  rénovation  d'un  lieu 
antique  et  célèbre.  Le  cloître  avait  été  destiné  par  lui  à 
réunir  sous  une  même  règle  diverses  religieuses  vivant 
à  Rome  dans  une  trop  grande  liberté.  Dominique ,  qui 
ignorait  cette  cii'constance,  s'empressa  de  demander  l'é- 
glise et  le  monastère  au  souverain  Pontife;  Honorius  III 
lui  en  fit  la  concession  verbale. 

En  trois  à  quatre  mois ,  Dominique  eut  rassemblé  à 
Saint-Sixte  jusqu'à  cent  religieux.  Une  fécondité  rapide 
et  prodigieuse  succédait  en  lui  à  la  lenteur  qui  avait  tou- 
jours été  le  caractère  de  sa  destinée.  Cet  homme  qui 
n'avait  commencé  sa  carrière  véritable  qu'à  trente-cinq 
ans ,  et  qui  avait  mis  douze  années  à  se  former  seize  dis- 
ciples ,  les  voyait  maintenant  tomber  à  ses  pieds  comme 
les  épis  mûrs  tombent  en  été  sous  la  faucille  du  moisson- 
neur. Il  ne  faut  pas  s'en  étonner  :  c'est  uneloi  de  la  grâce 
et  de  la  nature ,  qu'une  puissance  longtemps  comprimée 
agisse  avec  impétuosité  lorsqu'elle  vient  à  rompre  ses 
langes  ou  ses  digues.  Il  y  a  d'ailleurs  en  toutes  choses  un 
point  de  maturité  qui  en  rend  le  succès  aussi  prompt 
qu'inévitable.  Saint-Sixte,  placé  sur  la  route  que  sui- 


—  294  — 

valent  autrefois  les  triomphateurs  romains  pour  monter 
au  Capitule ,  fut  témoin  pendant  une  année  de  scènes 
plus  merveilleuses  que  les  spectacles  auxquels  les  gé- 
néraux de  Rome  avaient  accoutumé  la  voie  Appienne. 
En  aucun  lieu  et  en  aucun  temps  Dominique  ne  mani- 
festa davantage  l'autorité  que  Dieu  lui  avait  donnée  sur 
les  âmes ,  et  jamais  la  nature  ne  lui  obéit  avec  un  em- 
pressement plus  respectueux.  C'est  le  moment  triom- 
phal de  sa  vie. 

Il  fallut  d'abord  achever  le  monastère.  Pendant 
qu'on  y  travaillait,  Dominique  reprit  le  cours  de  ses 
prédications  dans  les  églises ,  et  de  son  enseignement  au 
palais  du  pape.  Sa  parole  lui  créait  chaque  jour  quelque 
nouveau  disciple  dont  il  peuplait  la  partie  habitable  du 
couvent;  sorti  le  matin  avec  son  bâton ,  il  revenait  le 
soir  avec  sa  proie,  et  l'édifice  spirituel  de  Saint -Sixte 
s'avançait  de  concert  avec  l'édifice  matériel.  Le  démon, 
jaloux  de  si  heureux  progrès ,  voulut  en  troubler  la  joie. 
Un  jour  que  les  Frères  avaient  conduit  un  architecte 
sous  une  voûte  qu'il  était  question  d'abattre  ou  de  répa- 
rer, la  voûte  s'écroula  et  ensevelit  l'ouvrier  sous  ses 
ruines.  Une  grande  désolation  s'empare  des  Frères 
assemblés  autour  des  débris  qui  couvrent  le  corps  du 
malheureux  ;  ils  gémissent  sur  l'état  incertain  où  son 
âme  aura  été  surprise ,  sur  les  bruits  défavorables  qui 
vont  courir  dans  le  peuple ,  et  la  consternation  les  rend 
longtemps  incapables  de  conseil.  Cependant  Dominique 
arrive;  il  fait  retirer  le  corps  du  mojiceau  de  pierres  où 
il  était  caché  et  brisé  ;  on  le  lui  apporte  ;  il  prie  Celui 
qui  a  promis  de  ne  rien  refuser  à  la  foi ,  et  la  vie ,  obéis- 


—  295  — 

.-arit  à  sa  prière ,  ranime  les  restes  sanglants  qui  gisaient 
devant  lui. 

Une  autre  fois  le  procureur  du  couvent ,  Jacques  de 
Melle,  était  tombé  si  gravement  malade ,  qu'on  lui  avdt 
apporté  les  derniers  sacrements.  Les  Frères  attendaient 
autour  de  son  lit,  protégeant  de  leurs  prières  la  sortie 
de  son  âme ,  et  tristes  de  perdre  un  homme  qui  leur  était 
alors  tout  à  fait  nécessaire  ,  parce  que  nul  d'entre  eux 
n'était  aussi  connu  que  lui  à  Rome.  Dominique,  qui 
voyait  la  peine  de  ses  enfants  ,  ordonne  que  tout  le 
monde  quitte  la  chambre  ;  il  ferme  la  porte,  et,  seul 
avec  le  malade  ,  il  se  répand  en  une  si  fervente  prière, 
qu'elle  retient  la  vie  sur  les  lèvres  du  mourant.  Il 
appelle  ensuite  les  Frères ,  et  le  leur  rend  sain  et  sauf. 

L'office  de  procureur ,  dont  était  investi  Jacques  de 
Melle ,  consistait  à  pourvoir  avec  l'aide  de  la  Providence 
aux  nécessités  extrêmes  de  Saint-Sixte  :  car  le  couvent 
n'avait  aucun  revenu;  on  y  vivait  d'aumônes  quoti- 
«liennes  recueillies  de  rue  en  rue  par  les  Frères.  Un 
matin  Jacques  de  Melle  vint  prévenir  Dominique  qu'il 
n'y  avait  rien  à  la  maison  pour  le  dîner,  si  ce  n'est  deux 
ou  trois  pains.  A  cette  nouvelle ,  Dominique  parut  ravi  ; 
il  ordonna  au  procureur  de  partager  le  peu  qu'il  y  avait 
f'n  quarante  portions,  selon  le  nombre  des  religieux,  et 
defairesonnerlerepasàl'heure  accoutumée.  En  entrant 
au  réfectoire,  chacun  trouva  à  sa  place  une  boucliée  de 
pain  ;  on  récita  les  prières  de  la  bénédiction  avec  encore 
plus  de  joie  que  de  coutume,  et  l'on  s'assit.  Domi- 
nique était  à  la  table  priorale,  les  yeux  du  cœur  levés 
vers  Dieu.  Après  un  moment  d'attente,  deux  jeunes 


—  296  — 

hommes  \ètus  de  blanc  parurentau  réfectoire,  et  s'avan- 
çant  jusqu'à  la  table  où  était  Dominique,  y  déposèrent 
des  pains  qu'ils  avaient  apportés  dans  leurs  manteaux. 
Le  même  miracle  se  renouvela  plus  tard  avec  des  cir- 
constances qu'il  faut  entendre  de  la  bouche  même  de 
l'antiquité.  «  Lorsque  les  Frères  habitaient  encore  au- 
«  près  de  l'église  de  Saint-Sixte,  et  étaient  au  nombre 
«  de  cent ,  un  certain  jour  le  bienheureux  Dominique 
«  commanda  à  frère  Jean  de  Calabre  et  à  frère  Albert 
«  le  Romain  d'aller  parla  ville  chercher  des  aumônes. 
«  Mais  ils  s'y  employèrent  inutilement  depuis  le  matin 
«  jusqu'à  la  troisième  heure  du  jour.  Ils  revenaient 
«  donc  à  la  maison,  et  déjà  ils  atteignaient  l'église  de 
«  Sainte-Anastasie ,  quand  une  femme  qui  avait  une 
t<  grande  dévotion  à  l'ordre  les  rencontra,  et  voyant 
*  qu'ils  ne  rapportaient  rien ,  leur  donna  un  pain  :  —  Je 
(<  ne  veux  pas,  leur  dit-elle ,  que  vous  retourniez  tout  à 
«  fait  à  vide.  —  Un  peu  plus  loin,  ils  furent  accostés 
«  par  un  homme  qui  leur  demanda  instamment  la  cha- 
('  rite.  Ils  s'excusèrent  de  lui  donner,  parce  qu'ils 
^(  n'avaient  rien  pour  eux-mêmes.  Mais  Thomnie  in- 
cc  sistant  toujours  davantage,  ils  se  dirent  l'un  à  l'autre  : 
«  —  Que  ferons-nous  d'un  pain?  Donnons-le-lui  pour 
<x  l'amour  de  Dieu.  —  Ils  lui  donnèrent  donc  le  pain, 
«  et  aussitôt  ils  le  perdirent  de  vue.  Or,  comme  ils 
«  rentraient  au  couvent ,  le  pieux  père ,  à  qui  le  Saint- 
ce  Esprit  avait  déjà  révélé  tout  ce  qui  s'était  passé,  vint 
('  à  leur  rencontre ,  et  leur  dit  d'un  air  joyeux  :  —  En- 
ce  fants,  vous  n'avez  rien?  —  Non,  Père,  répondirent- 
«  ils.  —  Et  ils  lui  racontèrent  ce  qui  était  arrivé ,  et 


—  297  — 

<r  comment  ils  avaient  donné  le  pain  au  pauvre.  Il  leur 
«  dit:  — C'était  un  ange  du  Seigneur;  le  Seigneur  saura 
«  bien  nourrir  les  siens  ;  allons  prier.  —  Là-dessus  il 
«  entra  àana  l'église,  et  en  étant  sorti  au  bout  de  peu 
ce  de  temps ,  il  dit  aux  Frères  d'appeler  la  communauté 
«  au  réfectoire.  Ceux-ci  lui  répondirent  :  —  Mais ,  Père 
«  saint ,  comment  voulez-vous  que  nous  les  appelions , 
«  puisqu'il  n'y  a  rien  à  leur  servir?  —  Et  ils  tardaient 
«:  exprès  d'accomplir  l'ordre  qui  leur  avait  été  donné. 
a  C'est  pourquoi  le  bienheureux  père  fit  venir  frère 
<»  Roger,  le  cellerier ,  et  lui  conmianda  de  rassembler 
«  les  Frères  pour  le  dîner ,  parce  que  le  Seigneur  pour- 
«  voirait  à  leurs  besoins.  On  couvrit  donc  les  tables  ; 
«  on  posa  les  coupes,  et  à  un  signal  donné,  tout  le 
«  couvent  entra  au  réfectoire.  Le  bienhenreux  père 
«  prononça  la  bénédiction ,  et  tout  le  monde  s'étant 
«  assis ,  frère  Henri  le  Romain  commença  la  lecture. 
«  Cependant  le  bienheureux  Dominique  priait ,  les 
ff  mains  jointes  sur  la  table  :  et  voilà  que  tout  à  coup, 
«  selon  qu'il  l'avait  promis  par  l'inspiration  de  l'Esprit 
«  saint ,  deux  beaux  jeunes  hommes  ministres  de  la 
«  divine  Providence  apparurent  au  milieu  du  réfec- 
«  toire  ,  portant  de?  pains  dans  deux  nappes  blanches 
«  qui  leur  pendaient  de  l'épaule  devant  et  derrière.  Ils 
«  commencèrent  la  distribution  par  les  rangs  inférieurs, 
«  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche,  et  mirent  devant 
«:  chaque  frère  un  pain  entier  d'une  admirable  beauté. 
«  Puis,  lorsqu'ilsfurentparvenusjusqu'aubienheureux 
«  Dominique,  et  qu'ils  eurent  mis  semblablement  de- 
«  vaut  lui  un  pain  entier,  ils  inclinèi'ent  la  tête  et  dis- 


—  298  — 
or  parurent,  sans  qu'on  ait  jamais  su  jusque  aujourd'hui 
«  où  ils  allaient  ni  d'où  ils  venaient.  Le  bienheureux 
«  Dominique  dit  aux  Frères  :  —  Mes  frères ,  mangez  le 
«  pain  que  le  Seigneur  vous  a  envoyé.  —  Il  dit  ensuite 
«  aux  frères  servants  de  verser  du  vin.  Mais  ceux-ci 
«  répondirent  :  —  Père  saint ,  il  n'y  en  a  pas.  —  Alors 
€  le  bienheureux  Dominique,  plein  de  l'esprit  de  pro- 
«  phétie ,  leur  dit  :  —  Allez  au  muid  ,  et  versez  aux 
«  Frères  le  vin  que  le  Seigneur  leur  a  envoyé.  —  Ils  y 
«  allèrent  en  effet,  et  trouvèrent  le  muid  plein  jus- 
te qu'au  bord  d'un  vin  excellent,  qu'ils  s'empressèrent 
«  d'apporter.  Et  le  bienheureux  Dominique  dit  :  — 
«  Buvez ,  mes  frères  ,  du  vin  que  le  Seigneur  vous  a 
«  envoyé.  —  Ils  mangèrent  donc  et  burent  tant  qu'il 
«  leur  plut  ce  jour-là ,  le  lendemain  et  le  surlendemain . 
«  Mais  après  le  repas  du  troisième  jour ,  il  fit  donner 
«  aux  pauvres  tout  ce  qui  restait  du  pain  et  du  vin ,  et 
€  ne  voulut  pas  qu'on  en  conservât  davantage  à  la  mai- 
«  son.  Pendant  ces  trois  jours  personne  n'était  allé  de- 
«  mander  l'aumône,  parce  que  le  Seigneur  avait  envoyé 
«  du  pain  et  du  vin  en  abondance.  Le  bienheureux  père 
«  fit  ensuite  un  très-beau  sermon  aux  Frères ,  pour  les 
«(  avertir  de  ne  jamais  se  défier  de  la  divine  Providence, 
«  même  dans  la  plus  grande  pénurie.  Frère  Tancrède , 
«  prieur  du  couvent ,  frère  Odon  le  Romain,  frère  Henri 
«  du  même  lieu,  frère  Laurent  d'Angleterre,  frère  Gau  - 
«  dion  et  frère  Jean  le  Romain  ,  et  plusieurs  autres 
«  étaient  présents  à  ce  miracle ,  qu'ils  racontèrent  à  la 
«  sœur  Cécile  et  aux  autres  sœurs  qui  demeuraient  en- 
«c  core  au  monastère  de  Sainte-Marie  au  delà  du  Tibre. 


—  299  — 

«:  Ils  leur  apportèrent  même  de  ce  pain  et  de  ce  vin ,  et 
c  elles  le  conservèrent  longtemps  comme  des  reliques. 
«  Or,  le  frère  Albert ,  que  le  bienheureux  Dominique 
«  avait  envoyé  quêter  avec  un  compagnon ,  fut  l'un  des 
«  deux  frères  dont  le  bienheureux  Dominique  prédit  la 
«  mort  à  Rome.  L'autre  était  le  frère  Grégoire  ,  homme 
«  d'une  grande  beauté  et  d'une  grâce  parfaite.  Frère 
(ï  Grégoire  fut  le  premier  à  s'en  retourner  au  Seigneur, 
«  après  avoir  reçu  pieusement  les  sacrements.  Le  troi- 
((  sième  jour  d'après,  frère  Albert,  ayant  aussi  reçu 
«  pieusement  les  sacrements,  s'en  alla  de  cette  prison 
«  ténébreuse  au  palais  du  ciel  (1).  » 

Ce  récit  ingénu  nous  fait  pénétrer  dans  l'intérieur  de 
la  famille  de  Saint-Sixte ,  et  nous  transporte  mieux  que 
toutes  les  descriptions  aux  temps  primitifs  de  l'ordre. 
On  y  voit  comment  s'élevaient  sans  or  ni  argent  de 
populeux  monastères  ;  comment  la  foi  suppléait  à  la  for- 
tune ,  et  quelle  exquise  simplicité  était  en  ces  hommes 
dont  plusieurs  avaient  habité  des  palais .  Frère  Tancrède, 
le  prieur  de  Saint-Sixte ,  était  un  chevalier  de  grande 
naissance  ,  attaché  à  la  cour  de  l'empereur  Frédéric  IL 
Il  se  trouvait  à  Bologne  au  commencement  de  l'année 
1218,  lorsque  Dominique  y  envoya  quelques  frères, 
ainsi  que  nous  le  verrons  en  son  lieu,  et  un  jour,  sans 
qu'il  sût  pourquoi ,  il  se  prit  à  considérer  le  danger  que 
courait  son  salut  éternel.  Troublé  de  cette  pensée  subite, 
il  adressa  une  prière  à  la  sainte  Vierge;  la  nuit  suivante 
la  sainte  Vierge  lui  apparut  en  songe  et  lui  dit  :  «  Entre 

(I)  Relation  de  la  .sœur  Cécile,  ii.  'i. 


—  300  — 

dans  inon  ordre.  »  11  s'éveilla  et  se  rendormit.  Dans  ce 
second  sommeil  il  vit  deux  hommes  en  habit  de  Frères 
Prêcheurs,  et  l'un  d'eux ,  qui  était  un  vieillard ,  lui  di- 
sait :  «  Tu  demandes  àla  sainte  Viergede  te  diriger  dans 
(k  la  voie  du  salut  :  viens  à  nous,  et  tu  seras  sauvé  (1).  * 
Tancrède,  qui  ne  connaissait  point  encore  l'habit  de 
l'ordre ,  crut  que  c'était  une  illusion.  Il  se  leva  le  matin, 
et  pria  son  hôte  de  le  conduire  à  une  église  pour  y  en- 
tendre la  messe.  L'hôte  le  conduisit  à  une  petite  église 
appelée  Sainte-Marie-de-Mascarella,  laquelle  venaittoul 
récemment  d'être  donnée  aux  Frères  Prêcheurs.  A  peine 
y  fut -il  entré,  qu'il  rencontra  deux  frères,  dans  l'un 
desquels  il  reconnut  sur-le-champ  le  vieillard  qu'il  avait 
vu  en  songe.  Ayant  donc  mis  ordre  à  ses  aflaii'es,  il  prit 
l'habit  et  vint  rejoindre  Dominique  à  Rome. 

Frère  Henri ,  dont  il  est  aussi  question  dans  le  récit 
de  la  sœur  Cécile ,  était  un  jeune  noble  romain.  Ses 
parents,  indignés  de  ce  qu'il  s'était  donné  à  l'ordre, 
avaient  résolu  de  l'enlever.  Dominique ,  averti  de  leur 
dessein  ,  fit  partir  le  jeune  homme  avec  quelques  com- 
pagnons par  la  voie  Nomentane.  Mais  les  parents  se 
mirent  à  sa  poursuite,  et  arrivèrent  au  bord  de  l'Anio 
lorsque  Henri  venait  de  le  passer.  Lui,  se  voyant  si  près 
de  tomber  dans  leurs  mains ,  éleva  son  cœur  vers  Dieu, 
et  se  recommanda  à  sa  protection  par  les  mérites  de 
son  serviteur  Dominique.  Aussitôt  les  eaux  du  torrent 
grossirent  à  vue  d'œil,  et  ce  fut  en  vain  que  les  cava- 
liers qui  étaient  à  l'autre  bord  essayèrent  do  le  franchir. 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  iv,  cbap.  l't. 


—  301  — 

Henri  revint  tranquillement  à  Saint- Sixte  après  qu'ils 
se  furent  retirés. 

Frère  Laurent  d'Angleterre,  autre  témoin  du  miracle 
(les  pains,  était  le  même  que  Dominique  avait  envoyé  à 
Paris  lors  de  la  dispersion  des  Frères.  Il  en  était  revenu 
depuis  peu  avec  Jean  de  Navarre.  Deux  autres  frères, 
Dominique  de  Ségovie  et  Michel  de  Uzéro,  étaient  aussi 
revenus  d'Espagne  sans  avoir  rien  fait. 

Cependant  Honorius  III  avait  repris  le  dessein  de  son 
jn'édécesseur,  de  réunir  dans  un  seul  monastère,  sous 
une  même  règle,  les  religieuses  éparses  en  divers  cou- 
vents de  Rome,  et  il  en  fît  part  à  Dominique,  comme  à 
l'homme  qui  pouvait  le  mieux  conduire  cette  œuvre  dif- 
ficile à  sa  fin.  Dominique  accepta  d'autantplus  volontiers 
la  proposition  du  pape,  que  c'était  un  moyen  de  resti- 
tuer Saint-Sixte  à  sa  destination  primitive,  tout  en  y 
tondant  une  communauté  de  religieuses  dominicaines 
sur  le  modèle  de  Notre-Dame-de-Prouille.  Il  demanda 
seulement  que  des  cardinaux  lui  fussent  adjoints  pour 
couvrir  sa  faiblesse  de  leur  autorité.  Le  pape  lui  en  dé- 
signa trois  :  Ugolin,  évêque  d'Ostie,  Etienne  de  Fosse- 
neuve,  du  titre  des  saints  Apôtres,  et  Nicolas,  évêque 
de  TuscuUim.  Et  en  échange  de  l'habitation  de  Saint- 
Sixte  il  lui  donna  l'église  et  le  monastère  de  Sainte- 
Sabine  au  mont  Aventin,  à  côté  de  son  propre  palais. 
On  faisait  donc  à  la  fois  des  préparatifs  à  Sainte-Sabine 
et  à  Saint-Sixte  ,  à  l'un  pour  y  recevoir  les  sœurs,  à 
l'autre  pour  y  transporter  les  Frères. 

Dominique,  occupé  de  ce  double  soin,  ne  laissait  pas 
de  continuer  ses  prédications.  Un  jour  qu'il  devait  prô- 


—  302  — 

cher  à  Saint  -  Marc,  une  femme  qui  avait  son  entant 
malade  quitta  tout  pour  venir  l'entendre.  Au  sortir  du 
sermon,  elle  trouva  l'enfant  sans  vie.  Son  espérance  fut 
aussi  prompte  que  sa  douleur.  Elle  prend  avec  elle  une 
servante  pour  porter  l'enfant,  et  marche  tout  éperdue 
vers  Saint-Sixte  sans  se  donner  le  temps  de  répandre  une 
larme.  Lorsqu'on  entrait  dans  la  cour  de  Saint-Sixte  par 
la  voie  Appienne,  on  avait  à  sa  gauche  l'église  et  le  mo- 
nastère, et  en  face  de  soi  la  porte  d'une  chamhre  basse 
et  isolée  qu'on  appelait  le  chapitre.  Dominique  était  de- 
bout à  cette  porte  lorsque  la  malheureuse  mère  arriva 
dans  la  cour.  Elle  va  droit  à  lui,  saisit  l'enfant,  le  met 
aux  pieds  du  saint,  et  avec  des  regards  et  des  prières 
elle  lui  redemande  son  fils.  Dominique  se  retire  un  mo- 
ment dans  l'intérieur  du  chapitre,  revient  au  seuil ,  fait  le 
signe  de  la  croix  sur  l'enfant,  se  baisse  pour  lui  prendre 
la  main,  le  relève  vivant,  et  le  rend  à  sa  mère  en  lui 
ordonnant  de  cacher  à  tout  le  monde  ce  qui  venait  de 
se  passer.  Mais  la  nouvelle  s'en  répandit  à  Rome  incon- 
tinent. Le  pape  voulait  que  ce  miracle  fût  publié  dans 
toutes  les  églises  du  haut  de  la  chaire;  Dominique  s'y  op- 
posa, en  menaçant  de  passer  chez  les  infidèles  et  de  quit- 
ter Rome  pour  jamais.  Le  bruit  ne  fut  pas  moins  grand. 
La  vénération  qu'on  avait  déjàpourlui  fiitàson  comble. 
Partout  où  il  se  montrait,  il  était  suivi  des  grands  et  du 
peuple  comme  un  ange  deDieu;  on  s'estimait  heureuxde 
letoucher  ;  onlui  coupait  des  morceaux  de  sa  chape  pour 
en  faire  des  reliques,  de  sorte  qu'à  peine  lui  venait-elle 
aux  genoux.  Quelquefois  les  Frères  s'opposaient  à  ce 
qu'on  coupât  ainsi  ses  vêtements;  mais  il  leur  disait: 


—  303  — 

«  Laissez-les  faire,  puisque  c'est  leur  dévotion  (1).  » 
Or,  frère  Tancrède ,  frère  Odon ,  frère  Henri ,  frère 
Grégoire,  frère  Albert  et  plusieurs  autres  étaient  pré- 
sents à  ce  miracle. 

Quelque  éclatante  que  fût  la  sainteté  de  Dominique, 
elle  n'aplanissait  pas  toutes  les  difficultés  que  rencon- 
trait la  réunion  des  religieuses  romaines  à  Saint-Sixte. 
La  plupart  refusaient  de  sacrifier  la  liberté  qu'elles 
avaient  eue  jusque-là  de  sortir  du  cloître  et  de  visiter 
leurs  parents.  Mais  Dieu  vint  au  secours  de  son  servi- 
teur. Il  y  avait  à  Rome  un  monastère  de  fdles  appelé 
Sainte-Marie  au  delà  du  Tibre  à  cause  de  sa  situation; 
on  y  conservait  une  des  images  de  la  sainte  Vierge  attri- 
buées parla  tradition  au  pinceau  de  saint  Luc.  Celle-là 
était  célèbre  et  vénérée  du  peuple ,  parce  que  le  pape 
saint  Grégoire  le  Grand  avait  arrêté  le  fléau  de  la  peste 
en  la  portant  en  procession  dans  la  ville.  On  croyait 
aussi  que,  le  pape  Sergius  III  l'ayant  placée  dans  la  basi- 
lique de  Saint-Jean-de-Latran,  elle  était  revenue  d'elle- 
même  à  son  ancienne  demeure.  L'abbesse  de  ce  monas- 
tère et  toutes  les  religieuses,  excepté  une,  s'offrirent  vo- 
lontairement à  Dominique,  et  firent  profession  d'obéis- 
sance entre  ses  mains,  à  cette  seule  conditiori ,  qu'elles 
apporteraient  avec  elles  l'image  de  la  sainte  Vierge,  et 
que  si  l'image  quittait  Saint-Sixte  d'elle-même  pour  re- 
tourner à  son  église  primitive,  leur  vœu  d'obéissance 
serait  annulé.  Dominique  accepta  la  condition,  et,  en 
vertu  de  l'autorité  qu'elles  venaient  de  lui  donner,  il 

(t)  Relation  de  l;t  sœur  Cécile,  ii.  J. 


—  304  — 

leur  défendit  de  franchir  désormais  le  seuil  de  leur  cou- 
vent. Ces  filles  étaient  de  la  première  noblesse  de  Rome. 
Lorsque  leurs  parents  surent  à  quoi  elles  s'étaient  en- 
gagées et  tout  ce  nouveau  dessein  de  réformation  ,  ils 
vinrent  à  Sainte -Marie  pour  les  dissuader  d'accomplir 
ce  qu'elles  avaient  promis.  Aveuglés  par  la  passion,  ils 
traitaient  Dominique  d'inconnu  et  d'aventurier.  Leurs 
discours  ébranlèrent  le  courage  des  religieuses;  plu- 
sieurs se  repentirent  diivœu  qu'elles  avaient  fait.  Domi- 
nique, qui  en  fut  intérieurement  averti,  vint  un  matin 
les  voir,  et ,  après  avoir  célébré  la  messe  et  prononcé 
un  sermon,  il  leur  dit  :  «  Je  sais,  mes  filles,  que  vous 
«c  avez  du  regret  de  votre  résolution,  et  que  vous  vou- 
((  lez  mettre  le  pied  hors  de  la  voie  du  Seigneur.  Que 
«  celles-là  donc  qui  demeurent  fidèles  fassent  de  nou- 
cc  veau  profession  dans  mes  mains  (i).  »  Alors  toutes 
ensemble ,  l'abbesse  à  leur  tète ,  renouvelèrent  l'acte 
qui  les  dépouillait  de  leur  liberté.  Dominique  prit  les 
clefs  du  couvent,  et  y  établit  des  frères  convers  pour  le 
garder  nuit  et  jour,  avec  défense  aux  soeurs  de  parler 
désormais  à  qui  que  ce  fût  sans  témoin. 

Les  choses  en  étant  là,  les  cardinaux  Ugolin,  Etienne 
de  Fosseneuve  et  Nicolas  se  réunirent  à  Saint-Sixte  le 
jour  des  Cendres  de  l'an  1218,  c'est-à-dire  le  "28  février, 
Pâques  tombant  cette  année  le  15  avril.  L'abbesse  de 
Sainte-Marie-du-Tibre  s'y  rendit  de  son  côté  avec  ses 
religieuses,  pour  résigner  solennellement  son  office  et 
céder  à  Dominique  et  aux  Frères  tous  les  droits  du  cou- 

(1)  Uelatioii  de  la  sœur  Cécile,  u.  13. 


—  305  — 

vent.  «  Comme  donc  le  bienheureux  Dominique  était 
#.  assis  avec  les  cardinaux,  l'abbesseet  ses  filles  étant 
«:  présentes,  voilà  qu'un  homme  entre  en  s'arrachant 
i>  les  cheveux  et  en  poussant  de  grands  cris.  On  lui  de- 
<k  mande  ce  qu'il  a  ;  il  répond  :  —  C'est  le  neveu  de 
(f  monseigneur  Etienne  qui  vient  de  tomber  de  cheval 
«  et  de  se  tuer! — Or,  le  jeune  homme  s'appelait  Napo- 
«  léon.  Son  oncle,  en  l'entendant  nommer,  se  pencha 
('  défaillant  sur  la  poitrine  du  bienheureux  Dominique. 
i(  On  le  soutint  ;  le  bienheureux  Dominique  se  leva,  lui 
«c  jeta  de  l'eau  bénite ,  et  le  laissant  dans  les  bras  des 
«  autres,  courut  à  l'endroit  où  le  corps  du  jeune  homme 
('  était  gisant,  tout  brisé  et  horriblement  déchiré.  Il 
0^  ordonna  qu'on  le  transportât  dans  une  chambre  sépa- 
«  rée,  et  qu'on  l'y  enfermât.  Puis  il  dit  à  frère  Tancrède 
a  et  aux  autres  Frères  de  tout  préparer  pour  la  messe. 
«  Le  bienheureux  Dominique, lescardinaux,lesFrères, 
«  l'abbesse  et  les  religieuses  allèrent  donc  au  lieu  où 
('  était  l'autel ,  et  le  bienheureux  Dominique  célébra 
('  avec  une  grande  abondance  de  larmes.  Mais  lorsqu'il 
«  fut  arrivé  à  l'élévation  du  corps  du  Seigneur,  et  qu'il 
<•  le  tenait  en  haut  dans  ses  mains,  selon  la  coutu-me , 
«  lui-même  fut  élevé  de  terre  d'une  coudée,  tous  le 
Cl  voyant  et  en  étant  dans  la  stupeur.  La  messe  achevée , 
<(  il  retourna  au  corps  du  défunt,  lui,  les  cardinaux, 
«  l'abbesse ,  les  sœurs ,  et  tout  le  monde  qui  se  trouvait 
«  là,  et,  lorsqu'il  fut  auprès  du  corps,  il  en  arrangea 
t<  les  membres  l'un  après  l'autre  de  sa  main  très-sainte; 
V  ensuite  il  se  prosterna  à  terre  en  priant  et  en  pleurant. 
I.:  Trois  fois  il  loucha  le  visage  et  les  membres  du  dé- 


—  306  — 

«  funtpour  les  remettre  en  leur  lieu,  et  trois  fois  il  se 
«  prosterna.  Lorsqu'il  se  fût  relevé  pour  la  troisième 
«  fois,  il  fit  le  signe  de  la  croix  sur  le  mort,  et,  debout 
«  du  côté  où  était  la  tête,  les  mains  tendues  vers  le  ciel, 
«  son  corps  au-dessus  de  la  terre  de  plus  d'une  coudée, 
*  il  cria  à  haute  voix  :  — 0  jeune  homme  Napoléon ,  je 
«  te  dis  au  nom  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ,  lève- 
«  toi  !  Aussitôt ,  à  la  vue  de  tous  ceux  qu'un  si  étonnant 
«•  spectacle  avait  attirés,  le  jeune  homme  se  leva  sain 
«  et  sauf,  et  dit  au  bienheureux  Dominique  :  —  Père, 
«  donnez-moi  à  manger. — Le  bienheureux  Dominique 
«  lui  donna  à  manger  et  à  boire,  et  le  rendit  joyeux 
«  et  sans  aucune  trace  de  blessure  au  cardinal  son 
«  oncle  (1).  ^) 

Quatre  jours  après,  au  premier  dimanche  de  ca- 
rême, les  religieuses  de  Sainte-Marie  au  delà  du  Tibre, 
d'autres  religieuses  du  monastère  de  Sainte-Bibiane  et 
de  divers  couvents,  et  quelques  femmes  du  monde,  en- 
trèrent à  Saint-Sixte ,  où  saint  Dominique  leur  donna 
l'habit  de  l'ordre.  Elles  étaient,  toutes  ensemble,  au 
nombre  de  quarante-quatre.  Il  y  avait  parmi  elles  une 
sœur  de  Sainte-Marie  au  delà  du  Tibre,  Agée  de  dix- 
sepl  ans,  et  appelée  Cécile.  C'est  à  elle  que  nous  devons 
de  connaître  les  principaux  traits  de  la  vie  du  saint  pa- 
triarche à  cette  époque.  Elle  nous  les  a  conservés  dans 
un  mémoire  écrit  sous  sa  dictée,  qui  est  un  chef-d'œuvre 
de  narration  simple  et  vraie. 

La  nuit  du  même  jour  où  les  religieuses  entrèrent  â 

(1)  Relatiou  de  la  >œ\n'  C'-éciie,  u.  t. 


—  307  — 

Saint-Sixte ,  l'image  de  Sainte-Marie  au  delà  du  Tibre 
y  fut  transférée.  On  avait  choisi  la  nuit  parce  que  les 
Romains  s'opposaient  à  ce  déplacement.  Dominique, 
accompagné  des  cardinaux  Etienne  etNicolas,  précédé 
etsuivide  beaucoupde  gens  qui  tenaientdes  flambeaux, 
portait  l'image  sur  ses  épaules.  Toutlemonde  était  pieds 
nus.  Les  religieuses,  en  prière  et  pieds  nus,  attendaient 
l'image  à  Saint-Sixte,  où  elle  fut  heureusement  inau- 
gurée dans  l'église. 

Tous  ces  faits,  en  y  comprenant  le  voyage  de  France 
à  Rome,  s'étaient  accomplis  dans  l'espace  de  cinq  à  six 
mois,  du  11  septembre  1217  au  commencement  de  mars 
(le  l'année  suivante.  Et  cependant,  malgré  tant  d'oc- 
cupations et  de  devoirs ,  Dominique  trouvait  encore  le 
temps  de  seli\Ter  à  des  œuvres  particulières  de  charité. 
Il  allait  souvent  visiter  les  recluses,  c'est-à-dire  des 
femmes  qui  s'étaient  volontairement  enfermées  dan^ 
des  trous  de  muraille  pour  n'en  sortir  jamais.  Il  y  en 
avait  çà  et  là  par  la  ville ,  aux  flancs  déserts  du  mont 
Palatin,  au  fond  des  vieilles  tours  de  guerre,  aux  arches 
rompues  des  aqueducs,  sentinelles  de  l'éternité  placées 
sur  des  ruines.  Dominique  les  visitait  au  coucher  du 
soleil  ;  il  leur  portait  dans  son  cœur  un  reste  de  forces 
qu'il  avait  mis  en  réserve  pour  elles  ;  après  avoir  parlé 
à  la  foule,  il  allait  parler  à  la  solitude.  Une  de  ces  re- 
cluses, appelée  Lucia ,  qui  habitait  derrière  l'église  de 
Sainte-Anastasie ,  sur  le  chemin  de  Saint-Sixte,  avait 
un  bras  rongé  jusqu'à  l'os  par  un  mal  cruel  et  dévorant. 
Dominique  la  guérit  un  soir  par  une  simple  bénédic- 
tion. Une  autre,  dont  la  poitrine  était  mangée  de  vers, 


—  308  — 

avait  sa  loge  dans  une  tour  voisine  de  la  porte  de  Saint- 
Jean-de-Lalran.  Donninique  la  confessait  et  lui  appor- 
tait de  temps  en  temps  la  sainte  Eucharistie.  Une  fois 
il  lui  demanda  de  voir  un  des  vers  qui  la  tourmentaient, 
et  qu'elle  gardait  avec  amour  dans  son  sein ,  comme 
des  hôtes  envoyés  par  la  Providence.  Bona,  c'était 
son  nom,  consentit  au  désir  de  Dominique.  Mais  lever 
se  changea  en  une  pierre  précieuse  dans  la  main  du 
thaumaturge,  et  la  poitrine  de  Bona  se  trouva  pure 
comme  celle  d'un  enfant. 

Dominique  était  alors  dans  la  splendeur  de  la  matu- 
rité. Son  corps,  aussi  bien  que  son  âme,  avait  atteint 
ce  terme  de  la  vie  où  la  vieillesse  n'est  encore  qu'une 
perfection  et  une  grâce  de  la  vigueur.  «  Sa  stature  était 
«:  médiocre,  sa  taille  maigre,  son  visage  beau  et  un  peu 
«.  coloré  par  le  sang,  ses  cheveux  et  sa  barbe  d'un  blond 
«c  assez  vif,  ses  yeux  beaux.  Il  lui  sortait  du  front  et 
«  d'entre  les  cils  une  certaine  lumière  radieuse  qui  atti- 
«  rait  le  respect  et  l'amour.  Il  était  toujours  joyeux  et 
c  agréable,  excepté  quand  il  était  mù  à  compassion  par 
«(  quelque  affliction  du  prochain.  Il  avait  les  mains 
e  longues  et  belles,  une  grande  voix  noble  et  sonore. 
«  Il  ne  fut  jamais  chauve,  et  il  avait  sa  couronne  reli- 
«  gieuse  tout  entière ,  semée  de  rares  cheveux 
«  blancs  (1).  » 

C'est  ainsi  que  le  dépeint  sœur  Cécile,  qui  l'avait 
connu  dans  ces  temps  héroïques  de  Saint-Sixte  et  de 
Sainte -Sabine. 

(1)  Kelaliou  de  la  sœur  Cécile,  n.  l'i. 


CHAPITRE  XII 


SEJOUIl  DE  SAINT  DOMINIQUE  A  SAINTE  -  SABINE.  —  SAINT  HYACINTHE 
ET  LE  BIENHEUREUX  CESLAS  ENTRENT  DANS  I.'ORDIlE.  —  ONCTION 
DU  BIENHEUREUX    REGINALD   PAR    LA  SAINTE    VIERGE. 


L'église  de  Sainte-Sabine,  près  de  laquelle  habitaient 
les  Frères  depuis  qu'ils  avaient  quitté  Saint-Sixte,  était 
bâtie  sur  le  mont  Aventin.  Une  vieille  inscription  atteste 
qu'elle  avait  été  fondée  sous  le  pontificat  de  Gélestin  P"", 
au  commencement  du  cinquième  siècle,  par  un  prêtre 
(l'Illyrie  appelé  Pierre.  Ses  murs  se  dressaient  à  l'endroit 
le  plus  élevé  et  le  plus  abrupt  du  mont,  au-dessus  de 
l'étroit  rivage  où  le  Tibre  murmure  en  fuyant  de  Rome , 
et  en  heurtant  de  ses  flots  les  débris  du  pont  qu'Hora- 
lius  Codés  défendit  contre  Porsenna.  Deux  rangs  de 
colonnes  antiques,  supportant  un  toit  sans  déguisement, 
partageaient  l'église  en  trois  nefs,  terminées  chacune 
par  un  autel.  C'était  la  basilique  primitive  dans  toute  la 
gloire  de  sa  simplicité.  Les  reliques  de  sainte  Sabine, 
qui  avait  souffert  la  mort  pour  Jésus-Christ  au  temps 
d'Adrien ,  reposaient  sous  l'autel  principal,  aussi  proche 
du  lieu  de  son  martyre  qu'avait  pu  le  permettre  la  tra- 
dition. D'autres  ossements  précieux  brillaient  à  côté  des 
siens.  L'église  touchait  au  palais  des  Sabelh,  occupé  aloi^s 


—  310  — 

par  Honorius  III ,  et  d'où  avait  été  datée  la  bulle  qui 
approuvaitl'ordre des  Frères  Prêcheurs.  Des  fenêtres  de 
cette  habitation  ,  dont  une  partie  venait  d'être  cédée  à 
Dominique,  l'œil  plongeait  sur  l'intérieur  de  Rome  et 
s'arrêtait  aux  collines  d  u  Vatican .  Deux  rampes  sinueuses 
conduisaient  à  la  ville  :  l'une  tombant  sur  le  Tibre, 
l'autre  à  l'un  des  angles  du  mont  Palatin,  près  de  l'é- 
glise de  Sainte- Anastasie.  C'était  cette  voie  que  suivait 
DominiquepourallerdeSainte-SabineàSaint-Sixte.Nul 
sentier  sur  la  terre  ne  conserve  davantage  la  trace  de 
ses  pas.  Presque  chaque  jour,  pendant  plus  de  six  mois, 
il  en  descendit  ou  en  remonta  la  pente ,  portant  d'un 
couvent  à  l'autre  l'ardeur  de  sa  charité. 

Quand  le  voyageur  entre  à  Sainte-Sabine,  demeurée 
jusque  aujourd'hui  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  Rome,  et 
qu'il  en  visite  avec  soin  les  pieuses  nefs  ,  il  remarque 
dans  une  chapelle  latérale  des  fresques  antiques.  L'une 
d'elles  représente  Dominique  revêtant  de  l'habit  de  Frère 
Prêcheur  un  jeune  homme  agenouillé  devant  lui,  pen- 
dant qu'un  autre  jeune  homme  est  étendu  par  terre  ;  le 
visage  de  l'un  et  de  l'autre  est  caché  au  spectateur,  et 
tous  lesdeux  pourtant  lui  causent  de  l'émotion.  Ces  deux 
jeunes  gens  sont  deux  Polonais  ,  Hyacinthe  et  Geslas 
Odrowaz.  Ils  avaient  accompagnéà  Rome  leur  oncle  Yve 
Odrowaz,  évêque  élu  de  Cracovie,  et ,  conduits  proba- 
blement à  Saint- Sixte  par  le  cardinal  Ugolin,  ancien 
condisciple  d'Yve  à  l'université  de  Paris,  ils  avaient  as- 
sisté à  la  résurrection  du  jeune  Napoléon.  L'évèque  avait 
aussitôt  prié  Dominique  de  lui  donner  quelques  Frères 
Prêcheurs  pour  les  emmener  avec  lui  en  Pologne.  Le 


^--  311  — 

saint  lui  objecta  qu'il  n'en  avait  aucun  qui  fût  initié  à  la 
langue  et  aux  mœurs  polonaises,  et  que  si  quelqu'un  de 
sa  suite  voulait  prendre  l'habit,  ce  serait  le  meilleur 
moyen  de  propager  l'ordre  en  Pologne  et  dans  les  con- 
trées du  Nord.  Hyacinthe  et  Geslas  s'offrirent  alors  de 
leur  propre  mouvement.  On  croit  qu'ils  étaient  frères  , 
et  il  est  hors  de  doute  qu'ils  appartenaient  à  la  même 
famille.  Leur  cœur  se  ressemblait  comme  leur  sang. 
Consacrés  tous  les  deux  à  Jésus-Christ  par  le  sacerdoce , 
ils  avaient  honoré  leur  maître  aux  yeux  de  leur  pairie, 
etlajeunessene  paraissait  en  eux  qu'une  vertu  de  plus. 
Hyacinthe  était  chanoine  de  l'église  deCracovie,  Ceslas 
préfet  ou  prévôt  de  l'église  de  Sandomir.  Ils  prirent  en- 
semble l'habit  à  Sainte-Sabine,  de  concert  avec  deux 
autres  compagnons  de  leur  voyage,  connus  dans  l'his- 
toire dominicaine  sous  le  nom  d'Henri  le  Morave  et 
d'Herman  le  Teutonique.  La  Pologne  et  l'Allemagne, 
seuls  pays  de  l'Europe  qui  n'eussent  point  encore  donné 
de  leurs  fils  à  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  lui  appor- 
tèrent ce  jour-là  leur  tribut,  sur  cette  colline  mysté- 
rieuse que  les  Romains  n'avaient  point  comprise  dans 
leur  enceinte  sacrée ,  et  dont  le  nom  signifie  Séjour  d'oi- 
seaux (1). 

Que  les  voies  de  Dieu  sont  grandes  et  simples  !  Ugolin 
Conti  d'Italie  et  Yve  Odrowaz  de  Pologne  se  rencontrent 
à  l'université  de  Paris.  Ils  y  passent  ensemble  quelques 
jours  de  leur  jeunesse;  puis  le  temps,  qui  confirme  ou 


(1)  l)ii.iium  iiidis  domii?  opiioitima  volucrum. 

ViRG.  .En.,  lib.  VIII. 


—  312  — 

qui  brise  l'amitié  comme  toutes  choses,  met  entre  leurs 
cœurs  l'abîme  de  plus  de  quarante  ans.  Yve,  promu  à 
l'épiscopat,  est  obligé  de  se  rendre  à  Rome;  il  y  re- 
trouve sous  la  pourpre  l'arni  de  ses  anciennes  années.  Le 
cardinal  conduit  un  jour  son  hôte  à  l'église  de  Saint- 
Sixte  pour  lui  faire  connaître  un  homme  dont  le  nom 
n'était  jamais  parvenu  jusqu'à  lui,  et  ce  jour-là  même, 
la  vertu  de  cet  homme  éclate  à  l'improviste  par  l'acte  le 
plus  élevé  de  la  puissance,  par  un  acte  de  souveraineté 
sur  la  vie  et  sur  la  mort.  Yve,  subjugué,  demande  à 
Dominique  quelques-uns  de  ses  Frères,  sans  se  douter 
qu'il  n'était  venu  autrefois  à  Paris  et  maintenant  à  Rome 
que  pour  amener  à  Dominique  quatre  nobles  enfants  du 
Septentrion  prédestinés  de  Dieu  à  semer  des  couvents 
de  Frères  Prêcheurs  en  Allemagne ,  en  Pologne ,  en 
Prusse ,  et  jusqu'au  cœur  de  la  Russie. 

Hyacinthe  et  ses  compagnons  ne  demeurèrent  que  peu 
detempsà  Sainte-Sabine.  Dèsqu'ils  furent  suffisamment 
instruits  des  règles  de  l'ordre,  ils  partirent  avec  l'évêque 
de  Gracovie.  En  passant  à  Friesah ,  ville  de  l'ancienne 
Norique,  entre  la  Drave  et  le  Murh ,  ils  furent  poussés 
par  l'Esprit  saint  à  y  annoncer  la  parole  de  Dieu.  Leur 
prédication  remua  ce  pays  de  fond  en  comble.  Animés 
par  le  succès,  la  pensée  leur  vint  d'y  ériger  un  couvent. 
Ils  y  réussirent  en  six  mois,  et  le  laissèrent,  sous  la  di- 
rection d'Herman  le  Teutonique,  peuplédéjàd'un grand 
nombre  d'habitants.  De  retour  à  Gracovie,  l'évêque  leur 
donna,  pour  en  faire  un  couvent,  une  maison  de  bois 
qui  dépondait  de  l'évêché.  Ce  furent  là  les  prémices  de 
l'ordre  dans  les  régions  septentrionales.  Geslas  fonda  les 


—  343  — 

couvents  de  Prague  et  de  Breslau,  et  Hyacinthe,  avant 
de  mourir,  planta  jusque  dans  Kiew  les  tentes  domini- 
caines sous  les  yeux  des  schismatiques  grecs  et  au  bruit 
des  invasions  tartares. 

Le  Midi  et  le  Nord  semblaient  combattre  à  qui  enver- 
rait à  Dominique  de  plus  grands  ouvriers.  Il  y  avait  en 
France  un  docteur  célèbre  appelé  Reginald,  qui  avait 
enseigné  le  droit  canonique  à  Paris  pendant  cinq  an- 
nées, et  qui  était  doyen  du  chapitre  de  Saint -Aignan 
d'Orléans.  L'an  1218,  il  vint  à  Rome  au  tombeau  des 
saints  zVpôtres,  se  proposant  de  passer  ensuite  à  Jéru- 
salem pour  y  vénérer  le  tombeau  du  Seigneur.  Mais  ce 
double  pèlerinage  n'était,  dans  son  intention,  que  le 
prélude  d'un  nouveau  genre  de  vie  qu'il  avait  résolu 
d'embrasser.  «  Dieu  lui  avait  inspiré  le  désir  d'abandon- 
«  nertoutes  choses  pour  la  prédication  de  l'Evangile,  et 
«  il  se  préparait  à  ce  ministère ,  sans  savoir  encore  de 
<f  quelle  façon  le  remplir;  car  il  ignorait  qu'un  ordre  de 
«  prédicateurs  eût  été  institué.  Or,  il  arriva  que  dans  un 
«  entretien confidentielavecun cardinal, il luiouvritson 
«  cœur  à  ce  sujet,  lui  disant  qu'il  pensait  à  tout  quitter 
«  pour  prêcher  Jésus-Ghristçà  et  là  dans  un  état  de  pau- 
«  vreté  volontaire.  Alorsle  cardinal  lui  dit  : — Voilà  jus- 
«  tement  qu'un  ordre  vient  de  s'élever  qui  a  pour  but 

*  d'unir  la  pratique  de  la  pauvreté  à  l'office  de  la  prédi- 
«  cation,  et  nous  avons  dans  la  ville  le  maître  du  nouvel 
<  ordre,  qui  y  annonce  lui-même  la  parole  de  Dieu. — 
«  Ayant  ouï  cela,  maître  Reginald  s'empressa  decher- 
«  cher  le  bienheureux  Dominique  et  de  lui  révéler  le 

*  secret  de  son  âme.  La  vue  du  saint  et  la  grâce  de  ses 

9' 


—  3J4  — 

c  discours  le  séduisirent;  il  résolut  dès  lors  d'entrer 
«  dans  l'ordre.  Mais  l'adversité ,  qui  est  l'épreuve  de 
«  tous  les  saints  projets,  ne  tarda  pas  de  s'en  prendre 
<(  au  sien.  Il  tomba  si  gravement  malade,  que  la  nature 
ce  paraissait  succomber  sous  les  assauts  de  la  mort ,  et 
«  que  les  médecins  désespéraient  de  le  sauver.  Le  bien- 
«  heureux  Dominique,  affligé  de  perdre  un  enfant  dont 
a.  il  n'avait  pas  même  joui,  se  tourna  vers  la  divine  mi- 
«  séricorde  avec  importunité,  la  suppliant,  ainsi  qu'il 
«  l'a  raconté  lui-même  aux  Frères,  de  ne  pas  lui  ravir 
«  un  fils  qui  était  plutôt  conçu  que  né,  et  de  lui  en  ac- 
«  corderlavieau  moins  pour  un  peu  de  temps.  Pendant 
ii.  qu'il  priait  ainsi,  la  bienheureus"e  Vierge  Marie,  Mère 
«  de  Dieu  et  Maîtresse  du  monde,  accompagnée  de  deux 
«  jeunes  filles  d'une  beauté  sans  mesure ,  apparut  à 
K  maître Reginald,  éveillé  et  consumé  par  l'ardeur  de  la 
«  fièvre,  et  il  entendit  cette  Reine  du  ciel  qui  lui  disait  : 
«  — Demande-moi  ce  que  tu  veux,  et  je  te  le  donnerai. 
«  — Gomme  il  délibérait  en  lui-même,  une  des  jeunes 
«c  filles  qui  accompagnaient  la  bienheureuse  Vierge  lui 
«  suggéra  de  ne  rien  demander,  mais  de  s'en  remettre  à 
«  la  volonté  de  la  Reine  des  miséricordes,  ce  qu'il  agréa 
«  volontiers.  Alors  celle-ci,  étendant  sa  main  virginale, 
«  lui  fit  une  onction  sur  les  yeux,  les  oreilles,  les  na- 
«  rines,  la  bouche,  les  mains,  les  reins  et  les  pieds,  et 
«  elle  prononçait  en  même  temps  certaines  paroles  ap- 
«  propriées  à  chaque  onction.  Je  n'ai  pu  connaître  que 
«  les  paroles  relatives  à  l'onction  des  reins  et  des  pieds. 
«  Elle  disaitdonc  en  touchant  les  reins  :  —  Que  tes  reins 
*  soient  ceints  du  cordon  de  la  chasteté;  —  et  on  ton- 


—  315  — 

«:  chant  les  pieds  :  —  J'oins  tes  pieds  pour  la  prédica- 
«  tion  de  l'Évangile  de  paix.  —  Elle  lui  montra  ensuite 
«l'habit  des  Frères  Prêcheurs,  en  lui  disant  :  —  Voici 
((  l'habit  de  ton  ordre;  —  et  elle  disparut  à  ses  yeux. 
<(  Reginald  se  trouva  aussitôt  guéri,  oint  qu'il  avait  été 
«  par  la  Mère  de  Celui  qui  a  le  secret  de  tout  salut.  Le 
«  lendemain  matin ,  quand  Dominique  vint  le  voir  et 
<(  lui  eut  demandé  familièrement  de  ses  nouvelles,  il 
«(  lui  répondit  qu'il  n'avait  plus  aucun  mal ,  et  lui  raconta 
«  la  vision.  Tous  deux  en  rendirent  ensemble  et  dévo- 
«  tement,  comme  je  le  crois,  des  actions  de  grâces  au 
«.  Dieu  qui  frappe  et  qui  guérit,  qui  blesse  et  qui  panse 
«  les  blessures.  Les-médecins  admirèrent  un  retour  à 
«  la  vie  si  subitet  si  inespéré,  ne  sachant  pas  la  main 
«:  qui  avait  donné  le  remède  (1).  ■» 

Trois  jours  après,  Reginald  étant  assis  avec  Domi- 
nique et  un  religieux  de  l'ordre  des  Hospitaliers,  l'onc- 
tion miraculeuse  fut  renouvelée  sur  lui  en  leur  présence, 
comme  si  l'auguste  Mère  de  Dieu  eût  attaché  à  cet  acte 
une  importance  considérable,  et  qu'elle  eût  tenu  à  l'ac- 
complir devant  témoins.  En  effet,  Reginald  n'était  ici  que 
le  représentant  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  ,  et  la 
Reine  du  ciel  et  de  la  terre  contractait  alliance  en  sa  per- 
sonneavec  l'ordre  entier.  Le  Rosaire  avait  été  le  premier 
signe  do  cette  alliance,  et  comme  le  joyau  de  l'ordre  à 
son  baptême  ;  l'onction  de  Reginald,  indice  de  virilité  et 
de  conlirmation,  devait  aussi  avoir  un  signe  durable  et 
commémoratif.  C'est  pourquoi  la  bienheureuse  Vierge, 

(1)  Le  li.  llmnbt'it,  Vie  de  sai/it  Dominique .  ii.  37. 


—  316  — 

en  présentant  au  nouveau  frère  l'habit  de  l'ordre,  ne  le 
lui  présenta  pas  tel  qu'on  le  portait  alors,  mais  avec  un 
changement  remarquable  qu'il  est  nécessaire  d'expli- 
quer. 

Nous  avons  dit  que  Dominique,  longtemps  chanoine 
d'Osma,  avait  continué  en  France  d'en  porter  l'habit,  et 
l'avait  adopté  pour  le  costume  de  son  ordre.  Cet  habit 
consistait  en  une  tunique  de  laine  blanche  recouverte 
d'un  surplis  de  lin,  l'un  et  l'autre  enveloppés  d'une  chape 
et  d'un  capuce  de  laine  noire.  Or,  dans  le  vêtement  que 
la  sainte  Vierge  montra  àReginald,  le  surplis  de  lin  était 
remplacé  par  un  scapulaire  de  laine  blanche ,  c'est  -  à- 
dire  par  une  simple  bande  d'étofïe  destinée  à  couvrir  les 
épaules  et  la  poitrine  en  descendant  des  deux  côtés  jus- 
qu'aux genoux.  Ce  vêtement  n'était  pas  nouveau.  Il  en 
est  question  dans  la  vie  des  religieux  de  l'Orient,  qui 
l'avaient  sans  doute  adopté  pour  complément  de  la  tu- 
nique, lorsque  le  travail  ou  la  chaleur  les  contraignait 
de  se  dépouiller  du  manteau.  Né  au  désert  d'un  senti- 
ment de  pudeur,  tombant  comme  un  voile  sur  le  cœur 
de  l'homme,  le  scapulaire  étaitdevenu  dans  la  tradition 
chrétienne  le  symbole  de  la  pureté,  et  par  conséquent 
l'habit  de  Marie,  la  Reine  des  Vierges.  En  même  temps 
donc  qu'en  la  personne  de  Reginald  Marie  ceignait  les 
reins  de  l'ordre  du  corrlon  de  la  rhmtetv ,  et  préparait  ses 
pieds  à  la.  prcdkafion  de  VÉrançiik  de  paix,  elle  lui 
donnait  dans  le  scapulaire  le  signe  extérieur  de  cette 
vertu  des  anges  sans  laquelle  il  est  impossible  de  sentir 
et  d'annoncer  les  choses  célestes. 

Après  ce  grand  événement,  l'un  des  plus  fameux  d<^ 


—  317  — 

l'antiquité  dominicaine,  Reginald  partit  pour  la  Terre- 
Sainte,  dont  nous  le  verrons  revenir  un  jour,  et  l'ordre 
quitta  le  surplis  de  lin  pour  le  scapulaire  de  laine,  de- 
venu la  partie  principale  et  caractéristique  de  son  habil- 
lement. Lorsque  le  Frère  Prêcheur  fait  profession,  son 
scapulaire  seul  est  bénit  par  le  prieur  qui  reçoit  ses 
vœux,  et  en  aucun  cas  il  ne  peut  sortir  de  sa  cellule 
sans  en  être  revêtu,  même  pour  aller  au  tombeau. 

La  sainte  Vierge  manifesta  d'une  autre  manière  en- 
core, à  la  même  époque,  la  tendresse  maternelle  qu'elle 
portait  à  Tordre.  «  Un  soir  que  Dominique  était  resté 
«  dans  l'église  à  prier,  il  en  sortit  à  l'heure  de  minuit, 
«  et  entra  dans  le  corridor  où  les  Frères  avaient  leurs 
«  cellules  et  dormaient.  Lorsqu'il  eut  achevé  ce  qu'il 
«  était  venu  faire,  il  se  mit  de  nouveau  à  priera  l'une 
«  des  extrémités  du  corridor.  En  regardant  par  hasard  à 
(t  l'autre  bout,  il  vil  s'avancer  trois  femmes,  dont  l'une, 
<f  qui  était  au  milieu,  paraissait  la  plus  belle  et  la  plus 
«  vénérable.  Ses  compagnes  portaient,  l'une  un  vase 
«  magnifique,  l'autre  un  aspersoir  qu'elle  présentait  à 
«  sa  maîtresse.  Celle-ci  aspergeait  les  Frères  et  faisait 
<r  sur  eux  le  signe  de  la  croix.  Mais  lorsqu'elle  fut  arri- 
«  vée  devant  un  certain  frère,  elle  passa  sans  le  bénir, 
ff  Dominique,  ayant  remarqué  quel  était  ce  frère,  alla 
«  au-devant  de  la  femme  qui  bénissait,  et  qui  était  déjà 
«  au  milieu  du  corridor,  près  de  la  lampe  suspendue  en 
«  cet  endroit.  Il  se  prosterna  à  ses  pieds,  et,  quoiqu'il 
«  l'eût  déjà  reconnue,  il  la  supplia  de  lui  dire  qui  elle 
et  était.  En  ce  temps-là,  cette  belle  et  dévote  antienne, 
(T  le  Sahe  hegùio ,  ne  se  chantait  point  dans  le  couvent 


—  3i8  — 

(i  des  Frères  et  des  Sœurs  de  Rome;  elle  y  était  seule- 
«  ment  récitée  à  genoux  après  complies.  La  femme  qui 
ft  bénissait  répondit  donc  au  bienheureux  Dominique  : 
«  —  Je  suis  celle  que  vous  invoquez  tous  les  soirs  ; 
«  et  lorsque  vous  dites:  Eia  ergo,  advocxita  nostra ,  je 
«  me  prosterne  devant  mon  Fils  peur  la  conservation  de 
«  cet  ordre.  —  Alors  le  bienheureux  Dominique  s'in- 
a.  forma  qui  étaient  ces  deux  jeunes  filles  dont  elle  était 
«  accompagnée.  A  quoi  la  bienheureuse  Vierge  répon- 
«  dit  :  —  L'une  est  Cécile ,  l'autre  Catherine.  —  Le 
«  bienheureux  Dominique  demanda  encore  pourquoi 
(C  elle  avait  passé  l'un  des  Frères  sans  le  bénir;  et  il  lui 
«  fut  répondu  :  —  Parce  qu'il  n'était  pas  dans  une  pos- 
«  ture  convenable. — Et  ayant  achevé  sa  ronde,  aspergé 
«  et  béni  le  reste  des  Frères,  elle  disparut.  Or,  le  bien- 
«  heureux  Dominique  retourna  prier  au  lieu  où  il  était 
«  auparavant,  et  à  peine  commençait-il  à  prier,  qu'il 
((  fut  ravi  en  esprit  jusqu'à  Dieu.  Il  vit  le  Seigneur  ayant 
«  à  sa  droite  la  bienheureuse  Vierge,  et  il  lui  semblait 
c(  que  notre  Dame  était  vêtue  d'une  chape  de  couleur  de 
«  saphir.  Et  regardant  tout  autour  de  lui,  il  voyait  de- 
«  vant  Dieu  des  religieux  de  tous  les  ordres ,  mais  il  n'en 
«  voyait  aucun  du  sien.  Il  se  prit  donc  à  pleureramère- 
«  ment,  et  il  n'osait  s'approcher  du  Seigneur  ni  de  sa 
«  Mère.  Notre-Dame  lui  fit  signe  avec  la  main  de  venir. 
«  Mais  il  n'osa  point  s'approcher,  jusqu'à  ce  que  le  Sei- 
«  gneur  lui  eût  fait  signe  à  son  tour.  Il  vint  alors  et  se 
«  prosterna  devant  eux  en  pleurant  amèrement.  Le  Sei- 
«  gneur  lui  dit  de  se  lever,  et  lorsqu'il  fut  levé,  le  Sei- 
«  gneur  lui  dit:  — Pourquoi  pleures-tu  si  amèrement? 


—  319  — 

«  —  Il  répondit  :  —  Je  pleure  parce  que  je  vois  ici  des 
<•  religieux  de  tous  les  ordres  ,  et  que  je  ne  vois  per- 
(.<  sonne  du  mien.  — Et  le  Seigneur  lui  dit  :  —  Veux- tu 
((  voir  ton  ordre  ?  —  Il  répondit  en  trembJant  :  —  Oui , 
<!.  Seigneur.  —  Le  Seigneur  posa  la  main  sur  l'épaule 
('  de  la  bienheureuse  Vierge,  et  il  dit  au  bienheureux 
«  Dominique  :  —  J'ai  confié  ton  ordre  à  ma  Mère.  — 
«  Il  dit  ensuite  :  —  Veux-tu  absolument  voir  ton  ordre? 
«  —  Il  répondit  :  —  Oui,  Seigneur.  —  Ace  moment , 
t(  la  bienheureuse  Vierge  ouvrit  la  chape  dont  elle  pa- 
€  raissait  revêtue ,  et  l'étendant  sous  les  yeux  du  bien- 
((  heureux  Dominique,  de  telle  sorte  qu'elle  couvrait  de 
((  son  immensité  toute  la  céleste  patrie,  il  vit  sous  elle 
f  une  multitude  de  ses  Frères.  Le  bienheureux  Domi- 

V  nique  se  prosterna  pour  rendre  grâces  à  Dieu  et  à  la 
<r  bienheureuse  Marie,  sa  Mère,  et  la  vision  disparut  ; 
«  il  revint  à  lui-même,  et  sonna  la  clo«2he  des  matines. 

V  Lorsque  les  matines  furent  terminées  ,  il  convoqua  les 
«  Frères  au  chapitre,  où  il  leur  fit  un  beau  discours  sur 
<»  l'amour  et  la  vénération  qu'ils  devaient  avoir  pour  la 
«  bienheureuse  Vierge ,  et  il  leur  rapporta  entre  autres 
«  choses  cette  vision.  A  l'issue  du  chapitre,  il  prit  en 
(f  particulier  le  frère  que  la  bienheureuse  Vierge  n'avait 
('  point  béni,  et  lui  demanda  avec  douceur  s'il  ne  lui 
*  avait  point  caché  quelque  péché  secret;  car  ce  même 
<^  frère  avait  fait  au  bienheureux  Dominique  une  con- 
«  fession  générale.  Il  répondit  :  — Père  saint,  je  n'ai 
«'  rien  sur  la  concience,  si  ce  n'est  que  cette  nuit ,  eu 
«  m'éveillant ,  je  me  suis  trouvé  au  lit  sans  aucun  vète- 
«  ment.  —  Le  bienheureux  Dominique  lui-même  ra- 


—  320  — 

«  conta  cette  vision  à  la  sœur  Cécile  et  aux  autres  sœurs 
(S.  de  Saint-Sixte ,  comme  si  elle  fût  arrivée  à  un  autre  ; 
a  mais  les  Frères  qui  étaient  présents  faisaient  signe 
<f  aux  Sœurs  que  c'était  à  lui-même  qu'elle  était  arri- 
«  vée.  Ce  fut  à  cette  occasion  que  le  bienheureux  Domi- 
«  nique  ordonna  que  les  Frères ,  partout  où  ils  couche- 
«(  raient,  couchassent  avec  une  ceinture  et  les  pieds 
«  chaussés  (d).  » 

Le  second  dimanche  de  carême  qui  suivit  la  transla- 
tion des  Sœurs  à  Saint-Sixte ,  Dominique  leur  fit  une 
prédication  solennelle  dans  l'église ,  en  présence  d'un 
grand  concours  de  peuple ,  et  il  chassa  le  démon  du 
corps  d'une  femme  qui  troublait  l'assemblée  par  ses 
cris.  Une  autre  fois ,  s'étant  présenté  au  tour  du  monas- 
tère sans  être  attendu,  il  demanda  à  la  tourière  com- 
ment se  portaient  les  sœurs  Théodora,  ThédranaetNim- 
pha  ;  et  sur  la  réponse  qu'elles  avaient  la  fièvre ,  il  dit  à 
la  tourière  :  «  Allez  les  avertir  de  ma  part  que  je  leur 
«  ordonne  de  ne  plus  avoir  la  fièvre  (2).  )>  La  tourière 
y  alla  en  effet ,  et  dès  qu'elle  leur  eut  intimé  l'ordre  du 
saint,  elles  se  trouvèrent  guéries. 

«  C'étaitl'habitude constante  du  vénérablepèred'em- 
«:  ployer  tout  le  jour  à  gagner  des  âmes ,  soit  par  d'assi- 
«.  dues  prédications ,  soit  en  confessant,  soit  par  d'autres 
«  œuvresde  charité.  Le  soir,  il  venait  auprèsdes Sœurs, 
«  et  leur  faisait  en  présence  des  Frères  un  discours  ou 
<(  une  conférence  sur  les  devoirs  de  l'ordre  ;  car  elles 

(1)  Relation  de  sœur  Cécile ,  u.  7. 

(2)  Ibid.,  n.  9. 


—  321  — 

<r  n'eurent  point  d'autre  maître  qui  les  en  instruisît.  Or, 
«  un  soir,  il  tarda  plus  que  de  coutume  à  venir,  et  les 
«  sœurs ,  croyant  qu'il  ne  viendrait  pas ,  avaient  déjà 
«  quitté  la  prière  et  étaient  rentrées  dans  leurs  cellules. 
«  Mais  voilà  que  tout  d'un  coup  les  Frères  sonnent  la 
«  petite  cloche  qui  donnait  le  signal  aux  Sœurs  lorsque 
«  le  bienheureux  père  venait  les  voir.  Elles  se  hâtèrent 
«  de  se  rendre  toutes  à  l'église,  et  la  grille  ayant  été 
«.  ouverte,  elles  le  trouvèrent  qui  était  déjà  assis  avec 
«  les  Frères ,  et  qui  les  attendait.  Le  bienheureux  Do~ 
(/  minique  leur  dit  ;  —  Mes  filles ,  j'arrive  de  la  pêche , 
«^  et  le  Seigneur  m'a  envoyé  un  grand  poisson.  —  Il 
<  disait  cela  de  frère  Gaudion,  qu'il  avait  reçu  dans 
«  l'ordre,  et  qui  était  le  fils  unique  d'un  certain  sei- 
«  gneur  Alexandre ,  citoyen  romain  et  homme  magni- 
«.  fîque.  Il  leur  fit  ensuite  une  grande  conférence  qui 
X  leur  causa  beaucoup  de  consolation.  Après  quoi  il 
«  leur  dit  :  —  Ce  sera  une  bonne  chose ,  mes  filles , 
«  que  nous  buvions  un  peu .  —  Et  appelant  frère  Roger, 
«  le  cellerier,  il  lui  ordonna  d'aller  chercher  du  vin  et 
c  une  coupe.  Le  Frère  les  ayant  apportés  ,  le  bienheu- 
«  reux  Dominique  lui  dit  de  remplir  la  coupe  jusqu'au 
«  bord.  Ensuite  il  la  bénit,  en  but  le  premier,  et  après 
('  lui  tous  les  Frères  qui  étaient  présents.  Or,  ils  étaient 
«  au  nombre  de  vingt-cinq,  tant  clercs  que  laïques ,  et 
v  ils  burent  tant  qu'il  leur  plut,  sans  que  la  coupe  fût 
«  diminuée.  Quand  ils  eurent  tous  bu,  le  bienheureux 
«  Dominique  dit  :  —  Je  veux  que  toutes  mes  filles 
«  boivent  aussi.  —  Et  appelant  la  sœur  Nubia,  il  lui 
(î  dit  :  —  Allez  au  tour,  prenez  la  coupe  ,  et  donnez  à 


—  322  — 

«:  boire  à  toutes  les  Sœurs.  —  Elle  y  alla  avec  une  com- 
«  pagne,  et  prit  la  coupe  pleine  jusqu'au  bord,  dont 
«  pas  une  goutte  ne  se  répandit.  La  prieure  but  la  pre- 
«  mière,  ensuite  toutes  les  Sœurs,  tant  qu'elles  vou- 
«  lurent ,  et  le  bienheureux  père  leur  répétait  souvent  : 
«  —  Buvez  à  votre  aise ,  mes  fdles.  —  Elles  étaient 
«  alors  au  nombre  de  cent  quatre ,  et  burent  toutes  et 
«  tant  qu'il  leur  plut,  et  néanmoins  la  coupe  demeura 
«^  pleine ,  comme  si  l'on  n'eût  lait  que  d'y  verser  le  vin  ; 
«  et  lorsqu'elle  fut  rapportée  elle  était  pleine  jusqu'au 
«:  bord.  Cela  fait ,  le  bienheureux  Dominique  dit  : 
«  — Le  Seigneur  veut  que  j'aille  à  Sainte-Sabine.  — 
((  Mais  frère  Tancrède,  prieur  des  Frères,  et  frère 
«f  Odon ,  prieur  des  Sœurs ,  et  tous  les  Frères  ,  et  la 
«  prieure  avec  les  Sœurs ,  s'efforçaient  de  le  retenir  en 
((  lui  disant  :  —  Père  saint ,  l'heure  est  passée ,  il  est 
«  près  de  minuit,  et  il  n'est  pas  expédient  que  vous 
«  vous  retiriez.  —  Lui  cependant  refusait  d'acquiescer 
<(  à  leurs  prières ,  et  disait  :  —  Le  Seigneur  veut  abso- 
«  lument  que  je  parte ,  il  enverra  son  ange  avec  nous.  — 
('  11  prit  donc  pour  compagnons  frère  Tancrède ,  prieur 
«  des  Frères ,  et  frère  Odon ,  prieur  des  Sœurs ,  et  se 
«  mit  en  chemin.  Arrivés  à  la  porte  de  l'église  pour 
«f  sortir,  voilà  que,  selon  la  promesse  du  bienheureux 
«  Dominique ,  un  jeune  homme  d'une  grande  beauté 
«.  s'offrit  à  eux,  tenant  un  bàlon  à  la  main  et  comme 
«  prêt  à  marcher.  Alors  le  bienheureux  Dominique  fit 
«  passer  devant  lui  ses  compagnons  ;  le  jeune  homme 
«  était  en  tète ,  et  lui  le  dernier,  et  ils  parvinrent  amsi  à 
c  laportede  l'église  de  Sainte-Sabine,  qu'ils  trouvèrent 


—  323  — 

«  fermée.  Lejeune  homme  qui  les  précédait  s'appuya 
«  sur  un  côté  de  la  porte  ,  et  elle  s'ouvrit  aussitôt  ;  il 
«  entra  le  premier,  ensuite  les  Frères ,  et  après  eux  le 
«  bienheureux  Dominique.  Puis  lejeune  homme  sortit, 
«  et  la  porte  se  referma.  Frère  Tancrède  dit  au  bien- 
«  heureux  Dominique  :  —  Père  saint ,  qui  est  ce  jeune 
«  homnae  venu  avec  nous?  —  Il  répondit  :  —  Mon  fils , 
«;  c'est  un  ange  du  Seigneur,  que  le  Seigneur  a  envoyé 
«  pour  nous  garder.  —  Les  matines  sonnèrent  cepen- 
«  dant,  et  les  Frères  descendirent  au  chœur,  surpris 
«  d'y  voir  le  bienheureux  Dominique  avec  ses  compa- 
ti; gnons ,  et  inquiets  de  savoir  comment  il  était  entré  les 
«:  portes  closes.  Or,  il  y  avait  au  couvent  un  jeune  no- 
«:  vice ,  citoyen  romain ,  nommé  frère  Jacques ,  qui , 
«  ébranlé  par  une  violente  tentation ,  avait  résolu  de 
«  quitter  l'ordre  après  matines,  lorsqu'on  ouvrirait  les 
€  portes  de  l'église.  Dominique ,  qui  en  avait  eu  la  ré- 
«  vélation ,  fit  venir  le  novice  à  l'issue  des  matines ,  et 
«  l'avertit  doucement  de  ne  pas  céder  aux  ruses  de  l'en- 
«.  nemi ,  mais  de  persister  avec  courage  dans  le  service 
«  du  Christ.  Lejeune  homme,  insensible  à  ses  avis  et  à 
«  ses  prières,  se  leva,  s'ôta  l'habit  de  dessus  le  corps, 
«  et  lui  dit  qu'il  avait  absolument  résolu  de  sortir.  Le 
«  très-miséricordieux  père,  touché  de  compassion  ,  lui 
«  dit  :  —  Mon  fils ,  attendez  un  peu ,  après  cela  vous 
«  ferez  ce  que  vous  voudrez.  —  Et  il  se  mit  à  prier  , 
«  prosterné  par  terre.  On  vit  alors  quels  étaient  les  mé- 
«  rites  du  bienheureux  Dominique  auprès  de  Dieu  ,  et 
«  combien  facilement  il  pouvait  obtenir  de  lui  ce  qu'il 
«c  souhaitait.  En  effet ,  il  n'avait  pas  achevé  sa  prière  , 


—  324  — 

<i  que  le  jeune  homme  se  jeta  en  larmes  à  ses  pieds ,  le 
«  conjurant  de  lui  rendre  l'habit  qu'il  s'était  ôié  à  lui- 
«  même  dans  la  violence  de  la  tentation ,  et  lui  promet- 
«  tant  de  ne  jamais  quitter  l'ordre.  Le  vénérable  père 
«  lui  rendit  donc  l'habit ,  non  sans  l'avertir  encore  de 
«  demeurer  fei^me  dans  le  service  du  Christ  ;  ce  qui  ar- 
ec riva,  car  ce  religieux  vécut  longtemps  dans  l'ordre 
«c  avec  édification.  Le  lendemain  matin,  le  bienheureux 
«  Dominique  retourna  à  Saint-Sixte  avec  ses  compa- 
«  gnons ,  et  les  Frères  racontèrent  en  sa  présence  à 
«  sœur  Cécile  et  aux  autres  Sœurs  ce  qui  était  arrivé,  et 
a.  le  bienheureux  Dominique  confirma  leurs  discours 
«  en  disant  :  —  Mes  filles ,  l'ennemi  de  Dieu  voulait  ra- 
ce vir  une  brebis  du  Seigneur,  mais  le  Seigneur  l'a  dé- 
€  livrée  de  ses  mains  (1).  » 

L'an  1575,  sous  le  pontificat  de  Grégoire  XIII,  les 
religieuses  de  Saint-Sixte ,  chassées  de  leur  retraite  par 
l'air  fiévreux  de  la  campagne  romaine,  vinrent  s'établir 
sur  le  Quirinal ,  au  nouveau  monastère  de  Saint-Domi- 
nique et  de  Saint-Sixte ,  emportant  avec  elles  dans  cette 
émigration  l'image  de  la  sainte  Vierge.  Saint-Sixte,  dé- 
pouillé et  abandonné ,  resta  seul  sous  la  garde  de  ses 
souvenirs.  Ni  marbres  précieux  ,  ni  airain  ciselé,  ni  co- 
lonnes ravies  à  l'antiquité  profane  par  le  christianisme , 
ni  tableaux  peints  sur  un  plâtre  immortel,  rien  de  ce 
qui  frappe  les  yeux  n'y  attire  personne.  Quand  l'étran- 
ger, au  retour  du  tombeau  de  Gécilia  Métella  et  du  bois 
de  la  nymphe  Égérie  ,  rentre  à  Rome  par  la  voie  Ap- 

(1)  Relatiou  de  la  sœur  Cécile,  ii.  i>. 


—  325  — 

pionne,  il  découvre  devant  lui,  sur  sa  droite,  une  sorte 
de  masure  grande  et  triste,  surmontée  d'un  de  ces  clo- 
chers aigus  si  rares  dans  les  points  de  vue  romains  :  il 
passe  sans  même  en  demander  le  nom.  Que  lui  importe 
Saint-Sixfc  le  Vieux?  Ceux-là  mêmes  qui  cherchent  avec 
amour  la  trace  des  saints  ne  connaissent  pas  le  trésor 
caché  dans  ces  murailles,  à  qui  le  temps  a  laissé  leur 
humilité.  Ils  passent  ainsi  sans  que  rien  les  avertisse 
d'un  lieu  qu'liabila  l'un  des  plus  grands  Iiommes  du 
christianisme,  et  où  il  opéra  tant  de  merveilles.  La 
cour  extérieure,  l'église,  les  bâtiments  du  monastère, 
l'enclos  subsistent  encore,  et  jusqu'à  la  révolution  fran- 
çaise les  maîtres  généraux  de  l'ordre  y  avaient  conservé 
un  appartement.  Le  pape  Benoît  XIII,  au  dernier  siècle, 
avait  coutiunc  d'y  passer  quelques  jours  du  printemps  et 
de  l'automne ,  et  il  avait  restauré  l'église,  qui  tombait 
en  ruine.  Maintenant  une  manufacture  de  l'État  occupe 
le  corps  du  monastère ,  à  la  réserve  de  cette  fameuse 
salle  du  chapitre,  où  Dominique  ressuscita  trois  morts. 
On  y  a  élevé  un  autel  à  l'emplacement  même  où  il  offrit 
le  saint  sacrifice  pour  lejeune  Napoléon.  L'église  est  de- 
meurée l'une  des  stations  du  clergé  romain,  qui,  le 
mercredi  de  la  troisième  semaine  de  carême ,  vient  y 
célébrer  l'ofliciî  solennel  du  jour. 

Sainte-Sabine  a  été  plus  heureuse.  Dès  l'an  1273,11 
est  vrai ,  sous  le  pontificat  de  Grégoire  X  ,  elle  a  cessé 
d'être  la  résidence  du  maître  général ,  qui  s'est  trans- 
porté au  centre  de  Rome ,  dans  le  couvent  de  Sainte- 
Marie-sur-j\Iinerve.  L'Aventin  est  devenu  aussi  solitaire 
que  la  voie  Appienne,  cl  les  oiseaux  mêmes,  ses  pre- 

10 


—  326  — 

miers  hôtes,  ne  l'habitent  plus.  Mais  une  colonie  des 
enfants  de  Dominique  n'a  cessé  de  vivre  à  l'ombre  des 
murs  de  Sainte-Sabine,  protégée  aussi  par  la  beauté  de 
son  architecture.  On  voit  dans  l'église,  sur  un  tronçon 
de  colonne ,  une  grosse  pierre  noire ,  que  la  tradition 
affirme  avoir  été  jetée  à  Dominique  par  le  démon,  pour 
interrompre  ses  méditations  de  la  nuit.  Le  couvent  pos- 
sède aussi  l'étroite  cellule  où  il  se  retirait  quelquefois , 
la  salle  où  il  donna  l'habit  à  saint  Hyacinthe  et  au  bien- 
heureux Ceslas,  et  dans  un  coin  du  jardin  un  oranger, 
planté  par  lui,  tend  ses  pommes  d'or  à  la  pieuse  main 
du  citoyen  et  du  voyageur. 


CHAPITRE  XIII 


FONDATION   DES   COUVENTS   DE   SAINT -JACQfES   DE    PARIS 
ET   DE  SAINT -NICOLAS   DE   BOLOGNE. 


Les  Frères  que  Dominique  avait  envoyés  à  Paris, 
après  l'assemblée  de  Prouille,  s'étaient  partagés  en 
deux  Landes.  La  première,  composée  de  Mannes,  de 
Michel  de  Fabra  et  d'Odéric ,  arriva  le  12  septembre  à 
sa  destination.  La  seconde,  composée  de  Matthieu  de 
France,  de  Bertrand  de  Garrigue,  de  Jean  de  Navarre 
et  de  Laurent  d'Angleterre ,  arriva  trois  semaines  plus 
tard.  Ils  selogèrent  au  centre  de  la  ville,  dans  une  maison 
qu'ils  avaient  louée  près  de  Thôpital  de  Notre-Dame  et 
aux  portes  de  l'évèché.  Hormis  Matthieu  de  France,  qui 
avait  passé  une  partie  de  sa  jeunesse  aux  écoles  de  l'U- 
niversité, nul  d'eux  n'était  connu  à  Paris.  Ils  y  vécurent 
dix  mois  dans  une  extrême  détresse,  mais  soutenus  par 
le  souvenir  de  Dominique  et  par  une  révélation  qu'avait 
eue  Laurent  d'Angleterre  sur  le  lieu  futur  de  leur  éta- 
blissement. 

En  ce  temps-là ,  Jean  de  Barastre,  doyen  de  Saint- 
Quentin,  chapelain  du  roi  et  professeur  à  l'Université  de 
Paris,  avait  fondé  à  l'une  des  portes  de  la  ville,  appelée 
la  porte  de  Narbonne  ou  d'Orléans,  un  hospice  pour  les 


—  328  — 

pauvres  étrangers.  La  chapelle  de  Thospice  était  dédiée 
à  l'apôtre  saint  Jacques,  si  célèbre  en  Espagne,  et  dont 
le  tombeau  est  l'un  des  plus  grands  pèlerinages  du 
monde  chrétien.  Soit  que  les  Frères  espagnols  s'y  fussent 
présentés  par  dévotion  ou  de  toute  autre  manière,  Jean 
de  Barastre  vint  à  savoir  qu'il  y  avait  dans  Paris  des  re- 
ligieux nouveaux  qui  prêchaient  l'Évangile  à  la  façon 
des  Apôtres.  Il  les  connut,  les  admira,  les  aima,  et  sans 
doute  comprit  l'importance  de  leur  institut,  puisque, 
le  6  août  1218,  il  les  mit  en  possession  de  cette  maison 
de  Saint-Jacques ,  qu'il  avait  préparée  à  Jésus-Christ 
dans  la  personne  des  étrangers.  Jésus-Christ  reconnais- 
sant lui  envoya  de  plus  illustres  hôtes  que  ceux  sur  les- 
quels il  comptait,  et  le  modeste  asile  de  la  porte  d'Or- 
léans devint  an  séjour  d'apôtres,  une  école  de  savants, 
et  le  tombeau  des  rois.  Le  3  mai  1221,  Jean  de  Barastre 
confirma  par  un  acte  authentique  la  donation  qu'il  avait 
faite  aux  Frères  ,  et  l'Université  de  Paris ,  à  la  prière 
d'Honorius  III,  abandonna  les  droits  qu'elle  avait  sur 
ce  lieu,  en  stipulant  toutefois  que  ses  docteurs,  à  leur 
mort,  y  seraient  honorés  des  mêmes  suflrages  spirituels 
que  les  membres  de  l'ordre,  à  titre  de  confraternité. 

Ainsi  pourvus  d'un  logement  stable  et  public,  les 
Frères  commencèrent  à  être  connus  davantage.  On  ve- 
nait lesentendre,  et  ils  faisaient  des  conquêtes  parmi  ces 
innombrables  étudiants  qui,  de  tous  les  points  de  l'Eu- 
rope, apportaient  à  Paris  l'ardeur  commune  de  leur 
jeunesse  et  le  génie  divers  de  leurs  nations.  Dès  l'été 
de  1219,  le  couvent  de  Saint-Jaoques  renfermait  trente 
religieux.  Parmi  ceux  qui  prirent  Thabit  ù  cette  époque, 


—  329  — 

le  seul  dont  le  souvenir  soit  venujusqu'à  nous  est  Henri 
de  Marbourg.  Il  avait  été  envoyé  à  Paris  plusieurs  an- 
nées auparavant  par  un  de  ses  oncles ,  pieux  chevalier 
qui  habitait  la  ville  de  Marbourg.  Cet  oncle,  étant  mort, 
lui  apparut  en  songe,  et  lui  dit  :  «  Prends  la  croix  en 
«  expiation  de  mes  fautes ,  et  passe  la  mer.  Quand  tu 
«  seras  de  retour  de  Jérusalem ,  tu  trouveras  à  Paris  un 
«  nouvel  ordre  de  prédicateurs,  à  qui  tu  te  donneras. 
«  N'aie  pas  peur  de  leur  pauvi-eté  et  ne  méprise  pas  leur 
«  petit  nombre;  car  ils  deviendront  un  peuple,  et  se 
«  fortifieront  pour  le  salut  de  beaucoup  d'hommes  (1).  » 
Henri  passa  en  effet  la  mer,  et,  revenu  à  Paris  dans  le 
temps  où  les  Frères  commençaient  à  s'y  établir,  il  em- 
brassa leur  institut  sans  hésiter.  Ce  fut  un  des  premiers 
et  des  plus  célèbres  prédicateurs  du  couvent  de  Saint- 
Jacques.  Le  roi  saint  Louis  le  prit  en  affection  et  l'em- 
mena avec  lui  en  Palestine ,  l'an  1254.  Il  mourut  au 
retour,  dans  la  compagnie  du  roi. 

Voici  un  trait  qu'il  racontait  sur  ces  commencements 
des  Frères  à  Paris  :  «  Il  arriva  que  deux  Frères  itinénuits 
((  n'avaient  encore  rien  mangé  à  trois  heures  de  l'après- 
«  midi,  et  ils  se  demandaient  l'un  à  l'autre  comment  ils 
«  pourraient  apaiser  leur  faim  dans  le  pays  pauvre  et 
«  inconnu  qu'ils  traversaient.  Pendant  qu'ils  tenaient 
((  ces  discours,  un  homme  en  habit  de  voyageur  se  pré- 
«  senta  à  eux  et  leur  dit  :  —  De  quoi  vous  enlretonez- 
«  vous ,  hommes  de  peu  de  foi  ?  Cherchez  d'abord  le 
«  royaume  de  Dieu ,  et  le  reste  vous  sera  donné  sur- 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  iv,  chap.  13. 


—  330  — 

«  abondamment.  Vous  avez  eu  assez  de  foi  pour  vous 
«  sacrifier  à  Dieu  :  et  maintenant  avez-vous  peur  qu'il 
«  ne  vous  laisse  sans  nourriture?  Passez  ce  champ,  et 
«  lorsque  vous  serez  dans  la  vallée  qui  est  au-dessous , 
((  vous  rencontrerez  un  village;  vous  entrerez  dans  l'é- 
<(  glise,  et  le  prêtre  de  l'église  vous  invitera,  et  il  sur- 
ce  viendra  un  chevalier  qui  voudra  vous  avoir  chez  lui 
«  presque  par  la  force,  et  le  patron  de  l'église,  se  jetant 
«  entre  eux ,  emmènera  le  prêtre ,  le  chevalier  et  vous 
<(  dans  sa  maison,  où  il  vous  traitera  magnifiquement. 
«  Ayez  donc  confiance  dans  le  Seigneur,  et  excitez  vos 
«  Frères  dans  la  confiance  en  lui.  — Ayant  dit  cela,  il 
((  disparut ,  et  tout  se  passa  comme  il  l'avait  annoncé. 
«  Les  Frères ,  de  retour  à  Paris ,  racontèrent  ce  qui 
«  était  arrivé  à  frère  Henri  et  au  petit  nombre  de  très- 
ce  pauvres  Frères  qui  y  étaient  alors  (1) .  » 

Cette  extrême  pénurie  des  Frères  avait  été  cause  pro- 
bablement que  deux  d'entre  eux ,  Jean  de  Navarre  et 
Laurent  d'Angleterre,  étaient  allés  rejoindre  Dominique 
à  Rome.  Le  saint,  dès  leur  arrivée,  au  mois  de  jan- 
vier 4218  ,  avait  ordonné  à  Jean  de  Navarre  de  se 
rendre  à  Bologne,  accompagné  d'un  autre  Frère  que  les 
historiens  appellent  un  certain  Bertrand,  pour  le  distin- 
guer de  Bertrand  de  Garrigue.  Un  peu  après ,  il  leur 
envoya  Michel  de  Uzéro  et  Dominique  de  Ségovie,  reve- 
nus d'Espagne,  et  trois  autres  Frères,  Richard ,  Chré- 
tien et  Pierre,  dont  le  dernier  n'était  que  laïque.  Cette 
petite  colonie  obtint  à  Bologne ,  on  ne  sait  comment , 

(1)  Gérard  de  Fracliet,  Vie  des  Frères,  liv.  i,  chap.  5. 


—  331  — 

une  maison  et  une  église  appelées  Sainte-Marie-de-Mas- 
carella.  Mais ,  du  reste ,  elle  y  vivait  dans  un  profond  dé- 
nûment ,  sans  pouvoir  soulever  ce  fardeau  d'une  grande 
ville  ,  où  la  religion  ,  les  affaires  et  les  plaisirs  ont  leur 
cours  réglé,  et  que  la  nouveauté  n'émeut  qu'à  de  diffi- 
ciles conditions.  Tout  changea  de  face  à  l'arrivée  d'un 
seul  homme.  Ilegiuald  parut  dans  Bologne  le  21  dé- 
cembre 1218,  à  son  retour  de  la  Terre- Sainte,  et  bientôt 
la  ville  fut  ébranlée  jusque  dans  ses  fondements.  Rien 
n'est  comparable  à  ces  succès  de  l'éloquence  divine.  Re- 
ginald  en  huit  jours  était  maître  de  Bologne.  Des  ecclé- 
siastiques ,  des  jurisconsultes,  des  élèves  et  des  profes- 
seurs de  l'Université  entraient  à  l'envi  dans  un  ordre 
qui  la  veille  encore  était  inconnu  ou  méprisé.  De  grands 
esprits  en  vinrent  jusqu'à  redouter  d'entendre  l'orateur, 
de  peur  d'être  séduits  par  sa  parole.  «  Lorsque  frère 
((  Reginald  ,  de  sainte  mémoire,  autrefois  doyen  d'Or- 
ne léans,  dit  un  historien,  prêchait  à  Bologne,  et  atti- 
((  rait  à  l'ordre  des  ecclésiastiques  et  des  docteurs  de 
«  renom ,  maître  Monéta  ,  qui  enseignait  alors  les  arts 
((  et  était  fameux  dans  toute  la  Lombardie ,  voyant  la 
«  conversion  d'un  si  grand  nombre  d'hommes,  com- 
((  mença  à  s'effrayer  pour  lui-même.  C'est  pourquoi  il 
«  évitait  avec  soin  frère  Reginald,  et  détournait  de  lui 
(c  ses  écoliers.  Mais  le  jour  de  la  fête  de  saint  Etienne, 
(,(  ses  élèves  l'entrainèrent  au  sermon;  et  comme  il  ne 
<(  pouvait  s'empêcher  de  s'y  rendre ,  soit  à  cause  d'eux , 
((  soit  pour  d'autres  motifs ,  il  leur  dit  :  —  Allons 
<(  d'abord  à  Saint -Procul  entendre  la  messe.  —  Ils 
«  y  allèrent  en  effet,  entendirent  non  pas  une  messe, 


—  332  — 

<(  mais  trois.  Monéta  faisait  exprès  de  traîner  le  temps 
«  en  longueur,  pour  ne  pas  assister  à  la  prédication. 
<(  Cependant  ses  élèves  le  pressaient ,  et  il  finit  par  leur 
«  dire  :  —  Allons  maintenant.  —  Lorsqu'ils  arrivèrent 
«  à  l'église ,  le  sermon  n'était  point  encore  achevé ,  et 
«  la  foule  était  si  grande,  que  Monéta  fut  obligé  de  se 
«  tenir  sur  le  seuil.  A  peine  eut-il  prêté  l'oiTille  qu'il  fut 
<(  vaincu.  L'orateur  s'écriait  en  ce  moment  :  —  Je  vois 
<(  ks  deux  ouverts  !  Oui ,  les  cieux  sont  ouverts  à  qui 
<(  veut  voir  et  à  qui  veut  entrer  ;  les  portes  sont  ouvertes 
«  à  qui  veut  les  franchir.  Ne  fermez  pas  votre  cœur,  et 
<(  votre  Louche ,  et  vos  mains,  de  peur  que  les  cieux  ne 
<(  se  ferment  aussi.  Que  tardez-vous  encore?  les  cieux 
<(  sont  ouverts.  —  Aussitôt  que  Reginald  fut  descendu 
«  de  chaire,  Monéla  ,  touché  de  Dieu ,  alla  le  trouver, 
«  lui  exposa  son  état  et  ses  occupations,  et  fit  vœu 
«  d'obéissance  dans  ses  mains.  Mais  comme  beaucoup 
«  d'engagements  lui  étaient  sa  liberté  ,  il  garda  encore 
<(  l'habit  du  monde  pendant  une  an  née  du  consentement 
«  de  frère  Reginald,  et  cependant  il  travailla  de  toutes 
«  ses  forces  à  lui  amener  des  auditeurs  et  des  disciples. 
«  Tantôt  c'était  l'un ,  tantôt  l'autre ,  et  cliaquc  fois  qu'il 
«  avait  fait  une  conquête,  il  semblait  pr^nidre  l'habit 
<(  avec  celui  ijui  le  prenait  (1).  » 

Le  couvent  de  Sainte-]\Iarie-de-Mascarella  ne  suffisait 
plus  aux  Frères.  Reginald  obtint  de  l'évêquede  Bologne, 
par  l'entremise  du  cardinal  Ugolin ,  alors  légat  aposto- 
lique dans  ces  contrées ,  l'église  de  Saint-Nicolas-des- 

(1)  Géianl  lie  Trachct ,  Vie  des  Frères,  liv.  iv.  cliap.  10. 


QOO 
OOO    

Vignes,  située  près  des  murs  et  entourée  de  champs.  Le 
chapelain  de  l'église,  appelé  Rodolphe, homme  bon  et 
craignant  Dieu  ,  loin  de  s'opposer  à  la  générosité  de 
l'évèque  envers  les  Frères ,  prit  lui-même  l'habit.  Il  ra- 
contait qu'avant  l'arrivée  des  Frères  à  Bologne  il  y  avait 
une  pauvre  femme  méprisée  des  hommes,  mais  aimée 
de  Dieu  ,  qui  se  mettait  souvent  à  genoux  et  en  prière 
près  d'une  certaine  vigne  où  le  couvent  de  Saint-Nicolas 
fut  établi  dans  la  suite  ;  et  lorsqu'on  se  moquait  d'elle  en 
la  voyant  ainsi  prier  le  visage  tourné  vers  cette  vigne,  elle 
répondait  :  «  0  malheureux  insensés  que  vous  êtes  !  si 
«  vous  saviez  quels  hommes  habiteront  ici  et  quelles 
((  choses  s'y  passeront,  vous  vous  prosterneriez  vous- 
<(  mêmes  en  adoration  devant  Dieu  ;  car  le  monde  entier 
«  sera  illuminé  par  ceux  qui  habiteront  ici  (1).  » 

Un  autre  Frère ,  Jean  de  Bologne  ,  racontait  que  les 
cultivateurs  de  la  vigne  de  Saint-Nicolas  y  avaient  sou- 
vent vu  dos  lumières  et  des  apparitions  de  splendeurs. 
Frère  Clarin  se  rappelait  que  dans  son  enfance ,  passant 
un  jour  près  de  celte  vigne,  son  père,  qu'il  accompa- 
gnait ,  lui  dit  :  «Mon  fds,  on  a  souvent  entendu  dans  ce 
(k  lieu  le  chant  dos  anges ,  ce  qui  est  un  grand  présage 
«  pour  l'avenir.  »  Et  comme  l'enfant  remarquait  que 
peut-être  étaient-ce  des  hommes  qu'on  avait  entendus , 
son  père  lui  répondit  :  «  Mon  fils  ,  autre  est  la  voix  des 
«  hommes ,  autre  la  voix  des  anges ,  et  on  ne  saurait  les 
((  confondre  (2).  » 


(1)  GéravJ  (le  rraciictjlïe  desFrèrcs.  liv.  i^  chap.  3. 

(2)  Ibid. 


—  334  — 

Les  Frères  ,  transférés  à  Saint-Nicolas  au  printemps 
de  l'année  1219 ,  continuèrent  à  s'y  multiplier ,  grâce 
aux  prédications  de  Reginald,  à  la  bonne  odeur  de  leurs 
vertus ,  et  à  une  protection  de  Dieu  qui  éclatait  de  temps 
en  temps  par  de  merveilleuses  histoires.  Un  étudiant  de 
l'Université  fut  appelé  à  l'ordre  de  la  manière  suivante. 
Une  nuit,  pendant  son  sommeil ,  il  se  crut  seul  dans  un 
champ  et  surpris  par  une  tempête.  Il  court  à  la  première 
maison  venue,  il  frappe ,  il  demande  l'hospitalité  ;  mais 
une  voix  lui  répond  :  «  Je  suis  la  Justice ,  et  parce  que 
«  tu  n'es  pas  juste ,  tu  n'entreras  point  dans  ma  maison.» 
Il  frappe  à  une  autre  porte ,  une  autre  voix  lui  répond  : 
<(  Je  suis  la  Vérité  ,  et  je  ne  te  reçois  point ,  parce  que  la 
«  Vérité  ne  délivre  que  ceux  qui  l'aiment.  »  Il  s'adresse 
ailleurs ,  on  le  repousse  en  lui  disant  :  «  Je  suis  la  Paix , 
«  il  n'y  a  pas  de  paix  pour  l'impie ,  mais  seulement  pour 
«  l'homme  de  bonne  volonté.  »  Enfin  il  frappe  à  une 
dernière  porte,  une  personne  lui  ouvre  et  lui  dit  :  «  Je 
((  suis  la  Miséricorde.  Si  tu  veux  te  sauver  de  la  tem- 
((  pète ,  va  au  couvent  de  Saint-Nicolas  ,  qu'habitent  les 
«  Frères  Prêcheurs  :  tu  y  trouveras  l'étable  de  la  péni- 
«  tence ,  la  crèche  de  la  continence ,  l'iierbe  de  la  doc- 
«  trine,  l'àne  de  la  simplicité,  le  bœuf  de  la  discré- 
«  tion ,  Marie  qui  t'éclairera,  Joseph  qui  t'aidera,  et 
«  Jésus  qui  te  sauvera  (1).  »  L'étudiant,  éveillé  sur 
ce  songe  ,  le  })rit  pour  un  avertissement  du  Ciel  et  s'y 
conforma. 

Aucun  attrait  humain  ne  coopérait  à  ces  conversions 

(1)  GJrard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  i,  cliap.  3. 


—  335  — 

(le  jeunes  gens  et  d'hommes  déjà  avancés  dans  la  car- 
rière des  emplois  publics.  Rien  n'était  plus  dur  que  la 
vie  des  Frères.  La  pauvreté  d'un  ordre  naissant  se  faisait 
sentir  ù  eux  par  toutes  sortes  de  privations.  Leur  corps 
et  leur  esprit,  fatigués  du  travail  de  la  propagation 
évangélique ,  ne  se  réparaient  que  dans  le  jeûne  et  l'abs- 
tinence ;  une  nuit  brève  sur  une  couche  austère  succé- 
dait aux  longues  heures  du  jour.  Les  moindres  fautes 
contre  la  règle  étaient  sévèrement  punies.  Un  frère 
convers  ayant  accepté  sans  permission  je  ne  sais  quelle 
étoile  grossière,  Reginald  lui  ordonna  de  se  découvrir 
les  épaules,  selon  la  coutume,  pour  recevoir  la  discipline 
en  présence  des  Frères.  Le  coupable  s'y  refusa.  Reginald 
le  fit  dépouiller  par  les  Frères,  et  levant  les  yeux  au 
ciel  avec  larmes,  il  dit  :  aO  Seigneur  Jésus-Christ,  qui 
«  aviez  donné  à  votre  serviteur  Benoît  la  puissance 
«  de  chasser  le  démon  du  corps  de  ses  moines  par 
«  les  verges  de  la  discipline ,  accordez-moi  la  grâce  de 
«  vaincre  la  tentation  de  ce  pauvre  frère  par  le  même 
«  moyen  (1).  »  Il  le  frappa  ensuite  avec  tant  de  force, 
que  les  Frères  qui  étaient  présents  en  furent  émus  jus- 
qu'à pleurer. 

On  conçoit  que  la  nature  étaîtvaincue  en  des  hommes 
capables  de  se  soumettre  à  de  pareils  traitements.  Et 
cette  victoire  obtenue  sur  eux-mêmes  par  la  répression 
sanglante  de  l'orgueil  et  des  sens,  ils  la  retournaient 
ensuite  glorieusement  contre  le  monde.  Car  que  pouvait 
désormais  le  monde  sur  des  cœurs  ainsi  fortifiés  à  l'en- 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  iv,  chap.  2. 


—   ooO   — 

contre  de  la  honte  et  de  la  douleur  ?  Chose  admirable  !  la 
rehgion  se  sert  pour  élever  l'homme  des  moyens  dont  le 
monde  se  sert  pour  l'avilir.  Elle  lui  rend  la  liberté  par 
les  pratiques  de  la  servitude  ;  elle  le  fait  roi  en  le  cruci- 
fiant. Aussi  n'étaient-ce  point  les  pénitences  du  cloître 
qui  étaient  la  plus  rude  épreuve  des  jeunes  ou  des  il- 
lustres novices  qui  se  pressaient  aux  portes  de  Saint- 
Nicolas  de  Bologne.  La  principale  tentation  des  œuvres 
naissantes  est  dans  leur  nouveauté  même,  dans  cet  obs- 
cur horizon  où  flottent  les  choses  qui  n'ont  point  encore 
de  passé.  Quand  un  établissement  a  les  siècles  pour  soi, 
il  sort  de  ses  pierres  un  parfum  de  stabilité  qui  rassure 
l'homme  contre  les  doutes  de  son  cœur.  Il  y  dort  comme 
l'enfant  sur  les  vieux  genoux  de  son  aïeul  ;  il  y  est  bercé 
comme  le  mousse  sur  un  vaisseau  qui  a  cent  fois  traversé 
l'Océan.  Mais  les  œuvres  nouvelles  ont  une  triste  har- 
monie avec  les  endroits  fciibles  du  cœur  humain  :  ils  se 
troublent  réciproquement.  Saint-^^icolas  deBologne  ne 
fut  pas  à  l'abri  de  ces  sourdes  tempêtes  qui ,  selon  une 
loi  de  la  Providence ,  doivent  éprouver  et  purifier  tous 
les  ouvrages  divins  dont  l'homme  est  le  coopérateur. 
<(  Dans  le  temps ,  dit  un  historien,  que  l'ordre  des  Prè- 
«.  cheurs  était  comme  un  petit  troupeau  et  une  planta- 
«  lion  nouvelle,  il  s'éleva  parmi  les  Frères,  au  couvent 
«  de  Bologne ,  une  telle  tentation  d'abattement ,  que 
«  beaucoup d'entreeux conféraientensemblesurrordrc 
«  auquel  ils  devaient  passer,  persuadés  que  le  leur ,  si 
«  récent  et  si  faible  ,  ne  pouvait  avoir  de  durée.  Deux 
«  des  Frères  les  plus  considérables  avaient  déjà  même 
«  obtenu  d'un  légat  apostolique  la  permission  d'entrer 


—  337  — 

((  dans  l'ordre  de  Cileaux  ,  et  ils  en  avaient  présenté  les 
«  lettres  à  frère  Reginald ,  autrefois  doyen  de  Saint -Ai- 
«  gnan  d'Orléans ,  alors  vicaire  du  bienheureux  Domi- 
((  nique.  Frère  R.eginald  ayant  assemblé  le  chapitre  et 
((  exposé  l'alTairc  avec  une  grande  douleur,  les  Frères 
«  éclatèrent  en  sanglots ,  et  un  trouble  incroyable  s'em- 
((  para  des  esprits.  Frère  R.eginald  ,  muet  et  les  yeux  au 
«  ciel,  ne  parlait  qu'à  Dieu,  en  qui  était  toute  sa  con- 
((  fiance.  Frère  Clair  le  Toscan  se  leva  pour  exhorter  les 
<(  Frères.  C'était  un  homme  bon  et  de  grande  autorité, 
«  qui  avait  autrefois  enseigné  les  arts  et  le  droit  cano- 
((  nique,  et  qui  fut  depuis  prieur  de  la  province  romaine, 
((  pénitcntier  et  chapelain  du  pape.  A  peine  aclievait-il 
((  son  discours ,  qu'on  voit  entrer  maître  Roland  de  Cre- 
«  mone ,  docteur  excellent  et  renommé  qui  enseignait  la 
((  philosophie  à  Bologne,  et  le  premier  des  Frères  qui 
((  ait  ensuite  professé  la  théologie  à  Paris.  Il  était  seul, 
«  plutôt  ivre  que  transporté  de  l'esprit  de  Dieu ,  et  sans 
((  dire  une  autre  parole ,  il  demande  à  prendre  l'habit. 
«  Frère  Pioginald ,  hors  de  lui-même ,  ôte  son  propre 
«  scapulaire  et  le  lui  met  au  cou.  Le  sacristain  sonne  la 
«  cloche;  les  Frères  entonnent  le  Vcni ,  creator  Spiritus, 
(.(.  et  pendant  qu'ils  le  cliantent  avec  des  voix  étoulTées 
c(  par  l'abondance  de  leurs  larmes  et  de  leur  joie,  le 
((  peuple  accourt;  une  multitude  d'honiracs,  de  femmes 
((  et  d'étudiants  inondent  l'église  ;  la  ville  entière  s'é- 
«  meut  au  bruit  de  ce  qui  aiTive  ;  la  dévotion  envers  les 
«  Frères  se  renouvelle  ;  toute  tentation  s'évanouit ,  et 
«  les  deux  Frères  qui  avaient  résolu  de  quitter  l'ordre, 
«  se  précipitant  au  milieu  du  chapitre,  renoncent  à  la 


—  338  — 

«  licence  apostolique  qu'ils  avaient  obtenue ,  et  promet- 
«  tent  de  persévérer  jusqu'à  la  mort  (1).  » 

Tels  furent  les  commencements  de  Saint-Nicolas  de 
Bologne  et  de  Saint-Jacques  de  Paris ,  les  deux  pierres 
angulaires  de  l'édifice  dominicain.  Là ,  au  foyer  des  plus 
savantes  universités  de  l'Europe,  venait  se  former  une 
élite  de  prédicateurs  et  de  docteurs  ;  là  s'assemblaient 
alternativement  chaque  année ,  selon  le  texte  primitif 
des  constitutions ,  les  députés  de  toutes  les  provinces  de 
l'ordre  ;  là  vécurent  de  siècle  en  siècle  des  hommes  que 
ne  surpassait  aucun  de  leurs  contemporains ,  et  qui  per- 
pétuaient parmi  les  peuples  le  respect  de  l'institution 
qui  les  avait  nourris.  Saint -Nicolas  de  Bologne  eut  la 
gloire  de  posséder  les  dernières  années  de  Dominique  et 
d'être  son  tombeau  ;  Saint-Jacques  de  Paris  devint  par 
im  autre  endroit  une  sépulture  fameuse.  Tendrement 
aimé  du  roi  saint  Louis ,  il  reçut  sous  ses  marbres  les 
entrailles  et  le  cœur  d'une  foule  de  princes  du  sang 
français.  Robert,  sixième  fils  du  saint  roi  et  tige  de  la 
maison  de  Bourbon,  y  avait  été  tenu  sur  les  fonts  de 
baptême  par  le  bienheureux  îlumbert,  cinquième 
maître  général  de  Tordre,  et  y  fut  inhumé.  Son  fils, 
son  petit-fils  et  son  arrière -petit -fils  l'y  rejoignirent, 
et  leurs  restes  unis  ne  foi'mèrent  pkis  qu'un  tombeau 
surlequel  était  gravée  cette  épitaphe  :  «  Ici  est  la  souclio 
c(  des  Bourbons  ;  ici  est  renfermé  le  premier  prince  de 
«  leur  nom;  ce  sépulcre  est  le  berceau  des  rois  (2).  » 


(1)  Gérard  de  Fracliet ,  Vie  des  Frcret.  \\\.  i,  chap.  5. 

(2)  Hic  stirps  Borhonidum.  Hic  pritmts  de  nomine  princeps 


—  339  — 

Destinée  singulière  !  Le  couvent  de  Saint-Jacques ,  où 
la  maison  de  Bourbon  avait  été  baptisée  dans  la  per- 
sonne de  son  fondateur,  et  où  reposaient  ses  quatre 
premières  générations,  fut  le  lieu  d'où  partirent  les 
coups  qui  la  renversèrent  du  trône  de  France  (1).  Les 
plus  implacables  destructeurs  de  la  monarchie  se  ras- 
semblaient dans  son  cloître  désolé ,  et  le  nom  qu'avaient 
porté  les  dominicains  français  ne  sortit  plus  que  san- 
glant de  la  bouche  des  nations.  Aujourd'hui  Saint-Jac- 
ques n'est  pas  mèm.e  une  ruine  ;  un  amas  de  maisons 
et  de  baraques  en  couvre  les  reliques  de  son  ombre 
ignoble ,  et  à  la  parfaite  indifférence  dont  ce  lieu  a  été 
ro])jet ,  il  est  probable  que  la  maison  de  Bourbon  elle- 
même  ne  sait  plus  que  c'était  le  tombeau  de  ses  pre- 
miers aïeux. 

conditur.  Hi  tumuli  venit  incunahula.  Celte  inscriptioQ  est  de 
Santeuil. 

(1)  Ce  n'était  pas  proprement  au  couvent  de  Saint- Jacques 
que  se  réunissait  le  clul)  des  Jacobins  ,  mais  dans  un  autre  cou- 
vent dominicain,  vers  le  centre  delà  rue  Saint-Honoré. 


CHAPITRE   XIV 


VOYAGE  DE  SAINT  DOMINIQUE  EN  ESPAGNE  ET  EN  FRA^■CE.  —  SES 
VEILLES  DANS  LA  GROTTE  DE  SÉGOVIE.  —  SA  MANIÈRE  DE  VOYAGER 
ET   DE   VIVRE. 


Quand  Dominique ,  par  une  année  de  travaux ,  eut  eu 
fondé  Saint -Sixte  et  Sainte-Sabine  ,  il  tourna  les  yeux 
vers  les  contrées  lointaines  où  il  avait  dispersé  ses 
premiers  enfants.  Un  désir  lui  vint  de  les  revoir,  de  les 
fortifier  par  sa  présence,  et  de  bénir  Dieu  avec  eux  des 
maux  et  des  biens  qui  leur  avaient  été  envoyés.  Il  partit 
donc  dans  l'automne  de  1218,  accompagné  de  quelques 
religieux  de  son  ordre,  et  d'un  Frère  Mineur  appelé 
Albert,  qui  se  joignit  ù  eux  en  chemin.  Arrivés  en  jene 
sais  quel  lieu  de  la  Lombardie ,  ils  s'arrêtèrent  dans  une 
auberge,  et  se  mirent  à  table  avec  tous  les  voyageurs 
qui  étaient  là.  On  servit  de  la  viande;  mais  Dominique 
et  les  siens  refusèrent  d'en  manger.  L'hôtesse ,  voyant 
qu'ils  se  contentaient  de  prendre  du  pain  et  de  boire 
unjicu  de  vin,  entra  dans  une  grande  colère  contre  le 
saint,  et  l'accabla  d'injures.  Ce  fut  en  vain  que  Domi- 
nique tâcha  do  la  désarnior  jiar  sa  patience  et  ses  bons 
discours;  ni  lui  ni  les  assistants  ne  pouvaient  venir  ù 
bout  d'arrêter  le  torrent  de  ses  malédiclions.  A  la  lin, 
Dominique  lui  dit  avec  douceur  :  «  Ma  fille,  pour  que 


—  341  — 

<(  V(nis  appreniez  à  recevoir  charitablement  les  ser- 
«  viteurs  de  Dieu  par  égard  pour  le  maître  qu'ils 
((  servent,  je  prie  le  Seigneur  Jésus  de  vous  imposer 
«  silence  (1).  »  A  peine  eut-il  achevé,  que  l'hôtesse 
devint  muette.  Huit  mois  après,  lorsqu'il  repassa  dans 
le  même  endroit,  à  son  retour  d'Espagne ,  cette  femme 
le  reconnut,  et  se  jetant  à  ses  pieds ,  lui  demanda  par- 
don par  ses  larmes.  Dominique  lui  fit  sur  la  bouche  le 
signe  de  la  croix ,  et  sa  langue  fut  aussitôt  déliée.  Frère 
Albert ,  de  qui  on  tient  cotte  histoire  ,  racontait  aussi 
que  sa  tunique  ayant  été  déchirée  par  un  chien ,  le  saint 
en  rapprocha  les  morceaux  avec  un  peu  de  boue ,  et  en 
répara  de  la  sorte  le  dommage. 

Dominique,  ayant  passé  les  Alpes,  se  retrouva  sur  ces 
cliemins  du  Languedoc  qui  lui  étaient  si  connus.  Mais 
tout  était  bien  changé.  Il  n'eut  pas  môme  la  consolation 
de  prier  au  tombeau  de  son  magnanime  ami ,  le  comte 
de  ^lontfort.  On  avait  emporté  ses  restes  à  l'abbaye  de 
Fontevraud ,  loin  de  cette  terre  où  il  avait  été  couronné 
duc  et  comte,  et  où  son  épée,  morte  avec  lui,  ne  pou- 
vait plus  protéger  son  cercueil.  Après  un  baiser  rapide 
donné  à  Saint-Romain  de  Toulouse  etàNotre-Dame-de- 
Prouille ,  Dominique  se  hâta  vers  sa  patrie ,  dont  il  n'a- 
vait pas  foulé  le  sol  depuis  quinze  ans.  Il  l'avait  quittée 
simple  chanoine  d'Osma  :  il  y  revenait  apôtre,  thauma- 
turge, fondateur  d'ordre,  législateur,  patriarche,  le 
marteau  des  hérésies  de  son  temps,  un  des  plus  puis- 
sants serviteurs  de  l'Église  et  de  la  vérité.  Mais  cette 

(1)  Pierre  Cali,  Vie  de  saint  Dominique,  ii.  20. 


—  342  — 

gloire  était  son  seul  équipage  et  son  seul  fardeau.  Qui 
l'eût  rencontré  dans  les  gorges  des  Pyrénées ,  le  visage 
tourné  vers  l'Espagne,  l'eût  pris  pour  quelque  mendiant 
étranger  venant  s'asseoir  au  riche  soleil  de  l'Ibérie.  Où 
dirigea-t-il  d'ahord  ses  pas?  Fut-ce  vers  la  vallée  du 
Duéro?  Était -il  attendu  au  palais  d'où  la  mort  avait 
chassé  son  père  et  sa  mère  ?  Alla -t -il  prier  sur  leur 
tombe ,  à  Gumiel  d'Izan ,  et  sur  celle  d'Azévédo  à  Osma? 
L'abbaye  de  Saint  -  Dominique  de  Silos  le  vit  -  elle  à  ge- 
noux sur  les  dalles  où  sa  mère  avait  été  consolée  par  des 
présages  énigmatiques?  L'histoire  ne  nous  en  dit  rien, 
et  elle  n'avait  pas  besoin  de  nous  dire  ce  que  le  cœur  du 
saint  nous  racontait  tout  seul.  Il  avait  appris  de  Jésus- 
Christ  à  élever  tous  les  sentiments  naturels  sans  en  dé- 
truire aucun .  Le  premier  lieu  certain  où  nous  le  trouvions 
en  Espagne  est  une  preuve  de  la  tendresse  qu'il  avait 
conservée  à  son  pays  natal.  C'est  à  Ségovie ,  ville  voisine 
d'Osma,  et  l'une  des  principales  de  la  Vieille-Castille, 
que  l'histoire  le  remet  en  scène.  Il  s'y  était  logé  dans  la 
maison  d'une  pauvre  femme,  qui  fut  bientôt  avisée  du 
trésor  qu'elle  possédait.  Dès  le  temps  de  son  séjour  en 
Languedoc,  Dominique  avait  eu  l'habitude  de  porter  sur 
son  corps  un  rude  cilico ,  tantôt  do  laine ,  tantôt  de  crin. 
Étant  donc  à  Ségovie  chez  cotte  pauvre  femme,  il  quitta 
la  chemise  de  laine  dont  il  était  intérieurement  revêtu , 
pour  en  prendre  une  d'un  tissu  plus  dur.  Son  hôtesse 
s'en  aperçut,  et  par  un  sentiment  de  vénération  elle 
cacha  dans  un  coffre  la  tunique  dont  le  saint  s'était  dé- 
pouillé. A  quelque  temps  de  là,  le  feu  prit  dans  sa 
chambre,  d'où  elle  était  absente,  et  tous  ses  meubles 


—  343  — 

furent  consumés,  hormis  le  coffre  qui  contenait  avec  la 
relique  ses  effets  les  plus  précieux. 

Un  autre  miracle  excita  le  reconnaissance  publique 
des  habitants  de  Ségovie.  On  était  aux  approches  des 
fêtes  de  Noël  de  l'an  1218,  et  une  sécheresse  persévé- 
rante avait  empêché  jusque-là  d'ensemencer  les  terres. 
Tout  le  peuple  s'était  rassemblé  hors  de  la  ville  pour 
demander  à  Dieu,  par  une  commune  supplication ,  la  fin 
du  fléau.  Dominique  se  leva  au  milieu  de  la  foule,  et 
après  quelques  paroles  qui  ne  dissipaient  point  l'inquié- 
tude générale,  il  s'écria  :  «  Cessez,  mes  frères,  de  vous 
«  effrayer,  confiez-vous  en  la  miséricorde  de  Dieu  ;  car 
«  aujourd'hui  même  il  vous  enverra  une  pluie  abon- 
«  dante  ,  et  votre  tristesse  se  changera  en  joie  (1).  » 
Quoique  aucun  signe  de  changement  n'eût  précédé,  le 
ciel  ne  tarda  pas  de  s'obscurcir ,  les  nuages  s'amonce- 
lèrent ,  et  le  discours  du  saint  fut  interrompu  par  une 
pluie  violente  qui  dissipa  l'assemblée.  Les  habitants  de 
Ségovie  consacrèrent  le  souvenir  de  ce  miracle  par  une 
chapelle  élevée  à  l'endroit  même  oîi  il  avait  eu  lieu. 

Un  autre  fois ,  Dominique  se  rendit  à  un  conseil  où 
les  principaux  habitants  de  la  ville  étaient  réunis ,  et 
après  qu'on  eut  lu  les  lettres  du  roi,  il  prit  la  parole  en 
ces  termes  :  «  Vous  venez,  mes  frères ,  d'entendre  les 
«  volontés  du  roi  terrestre  et  mortel  ;  écoutez  à  cette 
((  heure  les  commandements  du  Roi  céleste  et  immor- 
<(  tel.  »  En  entendant  cela,  un  seigneur  dit  tout  haut 
avec  colère  :  «  Est-ce  que  ce  parleur  veut  nous  retenir 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  ii,  chap.  G. 


—  3M  — 

«  ici  toute  la  journée,  et  nous  empêcher  de  dîner?»  Et 
à  l'instant  il  tourna  la  bride  de  son  cheval  pour  aller 
chez  lui.  Le  serviteur  de  Dieu  lui  dit  :  «  Vous  vous  reti- 
«  rez  maintenant;  mais  l'année  ne  s'achèvera  pas  qu'à 
((  la  même  place  où  vous  êtes  votre  cheval  manquera 
((  de  son  cavalier,  et  ce  sera  en  vain  que,  pour  échapper 
(.(  à  vos  ennemis ,  vous  fuirez  vers  la  tour  que  vous  avez 
«  bâtie  dans  votre  maison  (1).  »  La  prophétie  se  vérifia 
exactement  :  avant  la  fin  de  l'année,  ce  seigneur  fut  tué, 
avec  son  fils  et  l'un  de  ses  parents,  sur  la  même  place  où  il 
se  trouvait  lorsque  Dominique  lui  avait  adressé  la  parole. 
Ségovie  est  bâtie  entre  deux  collines  séparées  par  une 
rivière.  Sur  la  colline  du  nord,  où  ne  s'étendaient  point 
les  murs  de  la  ville  ,  Dominique  avait  découvert  une 
grotte  sauvage  propre  aux  mystères  de  la  pénitence  et 
de  la  contemplation.  Ce  fut  là  qu'il  jeta  les  fondements 
d'un  couvent  auquel  il  donna  le  nom  de  Sainte-Croix. 
Pendant  qu'on  élevait  des  murs  dansces  humbles  pro- 
portions que  le  saint  aimait ,  il  fit  de  la  grotte  voisine 
son  oratoire  de  nuit  ;  car  il  avait  coutume  de  consacrer 
une  partie  de  la  nuit  à  la  prière  et  à  toute  sorte  d'exer- 
cices mystérieux.  Il  donnait  le  jour  aux  hommes ,  à  la 
prédication ,  aux  voyages,  aux  affaires,  et  lorsque  le  so- 
leil ,  en  se  retirant ,  préparait  le  repos  de  tous ,  lui,  quit- 
tant aussi  le  monde,  cherchait  en  Dieu  la  réparation  dont 
avaient  besoin  son  âme  et  son  corps.  Il  restait  au  chœur 
à  l'issue  des  complics,  après  avoir  pris  soin  qu'aucun  des 
Frères  ne  l'imitât,  soit  qu'il  ne  voulut  point  leur  impo- 

(1)  Gérard  de  Fracbet,  Vie  des  Frères,  liv.  n,  cliap.  7. 


—  345  — 

ser  un  exemple  au-dessus  de  leurs  forces,  soit  aussi 
qu'une  sainte  pudeur  lui  fît  craindre  qu'on  ne  découvrît 
les  secrets  de  son  commerce  avec  Dieu,  Mais  la  curio- 
sité l'emporta  plus  d'une  fois  sur  ses  précautions;  des 
Frères  se  cachaient  dans  l'obscurité  de  l'église  pour  épier 
ses  veilles,  et  c'est  ainsi  qu'on  en  a  connu  les  touchantes 
particularités.  Quand  donc  il  se  sentait  seul,  protégé 
dans  son  amour  par  l'ombre  et  le  silence,  il  entrait  avec 
Dieu  dans  d'ineffables  épanchements.  Le  temple,  sym- 
l)ole  de  la  cité  permanente  des  anges  et  des  saints,  deve- 
nait pour  lui  comme  un  être  vivant,  qu'il  attendrissait 
de  ses  larmes,  de  ses  gémissements  et  de  ses  cris.  Il  en 
faisait  la  ronde  en  s'arrêtant  à  chaque  autel  pour  prier, 
tantôt  incliné  profondément,  tantôt  prosterné,  tantôt  à 
genoux.  C'était  ordinairement  par  l'inclination  profonde 
qu'il  commençait  à  révérer  Jésus-Christ,  comme  si  l'au- 
tel, signe  et  mémoire  de  son  sacrifice,  eût  été  sa  per- 
sonne même.  Il  se  prosternait  ensuite  la  face  contre 
terre,  et  on  l'entendait  dire  tout  haut  ces  paroles  de 
l'Évangile  :  Scirjmur ,  ayez,  pitié  de  moi ,  qui  miis  un  pc- 
vlieur  ;  et  ceHes-ci  de  David  :  ]\fon  àmc.  est  attachée  au 
'jiiivr,  ilonucz-moi  lavic  se/oH  votre  promesse;  et  d'autres  sem- 
blables. Lorsqu'il  s'était  relevé,  il  regardait  fixement  le 
crucifix,  puis  il  fléchissait  le  genoux  un  certain  nombre 
de  fois,  regardant  et  adorant  tour  à  tour.  De  temps  en 
temps ,  cotte  contemplation  muette  était  interrompue 
par  des  éclats  de  voix;  il  disait:  Seigneur,  j'ai  eric  vers 
vous;  ne  vous  détournez  point  de  moi;  ne  vous  taisez  point  de 
moi;  et  d'autres  expressions  tirées  de  l'Écriture.  Quel- 
quefois sa  génuflexion  se  prolongeait;  la  parole  n'arri- 


—  346  — 

vait  plus  de  son  cœur  jusqu'à  ses  lèvres  ;  il  semblait  en- 
trevoir le  ciel  par.l'intelligence  ;  et  il  essuyait  des  larmes 
sur  ses  joues;  sa  poitrine  était  haletante  comme  celle 
du  voyageur  qui  approche  de  sa  patrie.  D'autres  fois  il 
se  tenait  debout,  les  mains  ouvertes  devant  lui  à  la  ma- 
nière d'un  livre,  et  il  semblait  lire  attentivement;  ou 
bien  il  les  élevait  des  deux  côtés  jusqu'aux  épaules, 
comme  un  homme  qui  écoute ,  ou  Lien  encore  il  s'en 
couvrait  les  yeux ,  pour  méditer  plus  profondément.  On 
le  voyait  aussi  dressé  sur  la  pointe  des  pieds,  le  visage  au 
ciel ,  les  mains  jointes  au-dessus  de  la  tête  en  forme  de 
flèche ,  puis  les  séparant  comme  pour  demander,  et  les 
rejoignant  comme  s'il  eût  reçu,  et  en  cet  état,  où  il 
ne  paraissait  plus  tenir  à  la  terre,  il  avait  coutume  de 
dire  :  Seigneur,  exaucez- moi  pendant  que  je  vous  prie, 
pendant  (pie  j'élève  mes  mains  vers  votre  sacrée  demeure.  Il 
avait  un  mode  de  prier  qu'il  n'employait  que  rarement, 
lorsqu'il  voulait  obtenir  de  Dieu  quelque  grâce  extraor- 
dinaire: c'était  de  se  tenir  droit,  les  mains  et  les  bras 
fortement  étendus  en  croix,  à  l'imitation  de  Jésus-Christ 
mourant  et  poussant  vers  son  Père  ces  clameurs  puis- 
santes qui  sauvaient  le  monde.  Il  disait  alors  avec  un 
son  de  voix  grave  et  distinct:  Seigneur,  j'ai  crié  vers  vous; 
j'ai  étendu  mes  tnains  vers  vous  tout  h-  jour;  j'ai  étendu 
mes  mains  vers  vous  :  mon  àme  est  devant  vous  comme  xine 
terre  sans  eau,  exaucez -moi  promptement.  Il  avait  ainsi 
prié  lorsqu'il  ressuscita  le  jeune  Napoléon;  mais  ceux 
qui  étaient  présents  n'entendirent  point  les  paroles  qu'il 
prononçait,  et  ils  n'osèrent  jamais  lui  demander  ce  qu'il 
avait  dit. 


—  347  — 

Outre  les  supplications  particulières  qu'inspiraient  à 
Dominique  les  besoins  et  les  événements  de  chaque  jour, 
il  avait  la  cause  de  l'Église  universelle  toujours  présente 
à  l'esprit.  11  priait  pour  la  dilatation  de  la  foi  dans  le 
cœur  des  chrétiens ,  pour  les  peuples  encore  assis  dans 
l'esclavage  de  l'erreur,  pour  les  âmes  souffrantes  au  pur- 
gatoire des  restes  de  leurs  péchés.  «  Il  avait  une  charité 
«  si  grande  pour  les  âmes,  dit  un  des  témoins  dans  le 
<i  procès  de  sa  canonisation ,  qu'elle  s'étendait  non-seu- 
((  lement  à  tous  les  fidèles,  mais  aux  infidèles,  et  à  ceux- 
«  là  mêmes  qui  sont  dans  les  douleurs  de  l'enfer,  et  il 
((  versait  pour  eux  beaucoup  de  larmes  (4).»  Encore  les 
larmes  ne  lui  suffisaient  point  :  trois  fois  chaque  nuit  il 
mêlait  son  sang  à  ses  prières,  satisfaisant  ainsi,  autant 
qu'il  le  pouvait,  cette  soif  d'immolation  qui  est  la  moi- 
tié généreuse  de  l'amour.  On  l'entendait  se  meurtrir  les 
reins  avec  des  nœuds  de  fer,  et  la  grotte  de  Ségovie,  té- 
moin de  tous  les  excès  de  sa  pénitence ,  a  gardé  pendant 
dos  siècles  la  trace  du  sang  qu'il  y  avait  répandu.  Il  fai- 
sait dans  son  cœur  trois  parts  de  ce  sang  :  la  première 
était  pour  ses  péchés  ;  la  seconde,  pour  les  péchés  des  vi- 
vants; la  troisième,  pour  les  péchés  des  morts. Plus  d'une 
foismêmeil  contraignit  quelqu'un  des  frèresde  lefrap- 
l)er,  afin  d'augmenter  l'humiliation  et  la  douleur  de  son 
sacrifice.  Un  jour  viendra  où ,  en  présence  du  ciel  et  de 
la  terre,  les  anges  de  Dieu  apporteront  sur  l'autel  du 
jugement  deux  coupes  remplies  :  une  main  irrécusable 
les  pèsera  toutes  deux,  et  il  sera  connu  ,  à  la  gloire  éter- 

fl)  Actes  de  Bologne,  déposition  de  frère  Ventura,  n.  9. 


—  3  iS  — 

nelle  des  saints,  que  chaque  goutte  de  sang  donnée  par 
l'amour  en  a  sauvé  des  flots. 

Quand  Dominique  avait  longtemps  veillé, 'prié,  pleuré, 
olfert  son  àme  et  son  corps  en  sacrifice,  si  la  cloche  des 
matinesnelui  annonçait  pas  le  réveil  des  Frères,  il  mon- 
tait leur  rendre  visite,  comme  si  une  trop  longue  ab- 
sence l'en  eût  séparé.  11  entrait  doucement  dans  leurs 
cellules ,  faisait  sur  eux  le  signe  de  la  croix ,  et  recou- 
vrait ceux  dont  les  vêtements  s'étaient  dérangés  pendant 
le  sommeil.  Il  retournait  ensuite  les  attendre  au  chœur. 
Quelquefois  le  sommeille  surprenait  dans  les  pieux  mys- 
tères de  sa  nuit;  onUe  trouvait  alors  appuyé  contx*e  un 
autel,  ou  bien  étendu  sur  le  pavé.  L'heure  des  matines 
sonnée,  il  se  réunissait  aux  Frères,  et  allant  d'un  côté 
du  chœur  à  l'autre,  il  les  exhortait  à  psalmodier  de 
toutes  leurs  forces  et  joyeusement.  Après  l'office,  il  se 
retirait  pour  dormir  dans  un  coin  de  la  maison  ;  car  il 
n'avaitpoint  de  cellule  propre  comme  les  autres  Frères, 
il  se  jetait  tout  habillé  dans  le  jM-emier  endroit  venu , 
sur  un  banc ,  sur  la  paille ,  sur  la  terre  nue ,  quelquefois 
sur  le  brancard  des  morts.  Son  sommeil  était  si  court 
pendant  la  nuit ,  qu'il  dormait  souvent  à  table ,  au  mi- 
lieu de  son  repas. 

Au  sortir  de  Ségovie,  où  il  lais'^a  pour  pricMU'  frère 
Corbalan,  Dominique  vint  à  Madrid.  11  y  trouva  un  cou- 
vent déjà  commencé.  On  conjecture  qu'il  l'avait  été  par 
Pierre  de  Madrid,  l'un  de  ceux  que  Dominique  avait 
envoyés  en  Espagne  lors  de  la  dispersion  des  Frères.  Il 
était  situé  hors  des  murs  do  la  ville.  Dominique  en 
chancrea  la  destination;  au  lieu  des  Frères,  il  y  établit 


—  349  — 

des  Sœurs,  el  le  dédia  à  saint  Dominique  de  Silos. Mais 
le  nom  de  Silos  disparut  avec  le  temps,  et  le  couvent 
resta  dédié  à  son  fondateur,  par  une  transformation 
insensible  dont  tout  le  monde  fut  complice.  Il  est  digne 
de  remarque  qu'en  Espagne,  comme  en  France  et  en 
Italie ,  le  saint  patriarche  mettait  autant  de  zèle  à  créer 
des  maisons  de  Sœurs  que  des  maisons  de  Frères,  se 
souvenant  toujours  que  Notre-Dame-de-Prouille  avait 
été  les  prémices  de  son  institut.  Un  monument  nous  est 
resté  de  sa  sollicitude  pour  les  religieuses  de  Madrid , 
dans  une  lettre  qu'il  leur  écrivait  peu  après  leur  fonda- 
tion, et  qui  est  ainsi  conçue:  ((Frère  Dominique,  maître 
«  des  Prêcheurs,  à  la  mère  prieure  et  à  tout  le  couvent 
«  des  Sœurs  de  Madrid,  salut  et  amélioration  de  vie  par 
«  la  grâce  de  Dieu,  notre  Seigneur.  Nous  nous  réjouis- 
ce  sons  beaucoup  et  nous  remercions  Dieu  de  votre  pro- 
((  grès  spirituel ,  et  de  ce  qu'il  vous  a  tirées  de  la  boue 
«  de  ce  monde.  Combattez,  mes  filles,  contre  votre  an- 
ce  cien  ennemi,  par  les  prières  et  les  jeûnes;  car  celui-là 
ce  seul  sera  couronné  qui  aura  légitimement  combattu. 
((  Jusqu'à  présent  vous  manquiez  d'une  maison  conve- 
((  nable  pour  suivre  toutes  les  règles  de  notre  sainte  rc- 
c(  ligion;  mais,  à  cette  heure,  il  ne  vous  resteraitaucun 
c(  sujet  d'excuse,  puisque,  par  la  grâce  de  Dieu,  vous 
ce  jouissez  de  bâtiments  où  l'observance  régulière  peut 
«  être  exactement  accomplie.C'estpourquoije  veux  que 
<(  désormaislesilence soitgardédanstousleslieuxmar- 
((  quésparlcsconstitutionsdel'ordre,  savoir  :  aucliœur, 
ce  au  réfectoire,  dans  les  corridors,  el  que  partout  ail- 
«e  leurs  vous  viviez  selon  vos  règles.  Que  nulle  de  vous 

10* 


—  350  — 
((  ne  franchisse  la  poiie  du  couvent  ;  qu'aucune  per- 
((  sonne  n'y  entre,  si  ce  n'est  un  évêque  ou  quelque 
«  prélat  ,  pour  prêcher,  ou  bien  pour  faire  une  visite 
«  publique.  N'omettez  pas  les  disciplines ,  les  veilles  ; 
<(  soyez  obéissantes  à  votre  prieure  ;  ne  perdez  pas  le 
((  temps  en  vaines  conversations.  Et  parce  qu'il  nous 
((  est  impossible  de  subvenir  à  nos  besoins  temporels, 
(L  ne  voulant  pas  en  revanche  les  aggraver,  nous  défen- 
«  dons  à  quelque  Frère  que  ce  soit  de  recevoir  des  no- 
ce vices  à  votre  charge;  ce  pouvoir  n'appartiendra  qu'à 
(c  la  prieure  avec  le  conseil  du  couvent.  Nous  mandons 
((  à  noire  très-cher  frère  Mannes  ,  qui  a  tant  travaillé 
«  pour  votre  maison  et  vous  a  établies  dans  votre  saint 
((  état,  de  disposer,  de  régler  et  d'ordonner  les  choses 
((  comme  il  lui  semblera  bon ,  pour  que  vous  viviez  sain- 
ce  tement  et  religieusement.  Nous  lui  donnons  pouvoir 
«  de  vous  visiter,  de  vous  corriger,  et  même  de  déposer 
«  la  prieure,  s'il  le  juge  nécessaire,  mais  avec  le  con- 
((  sentoment  do  la  pi  us  grande  partie  des  religieuses;  il 
<L  pourra  aussi  vous  accorder  des  dispenses,  selon  qu'il 
(,<  l'estimera  prudent.  Adieu  dans  le  Christ  (1).  » 

Beaucoup  d'autres  couvents  d'Espagne  réclament 
l'honneur  d'avoir  été  fondés  ou  préparésparDominique. 
Les  historiens  primitifs  s'en  taisant,  nous  ne  croyons 
pas  à  propos  de  rappeler  ces  prétentions,  que  ne  con- 
firme point  assez  la  brièveté  du  séjour  de  Dominique 
en  Espagne.  Nous  ne  mentionnerons  que  Palencia  ,  où 


(1)  D.ins  le  l^'f  vol.  (les  Annules  des  Frères  Prcclœurs,  par 
Mamachi,  p.  CO  derAppendice. 


—  asi- 
le saint  avait  passé  dix  années  de  sa  jeunesse ,  et  où  il 
paraît  certain  qu'il  établit  une  confrérie  du  Rosaire  et 
un  couvent  sous  le  nom  de  Saint-Paul. 

A  Guadalaxara ,  non  loin  de  Madrid,  sur  la  route 
de  France,  Dominique  fut  abandonné  des  frères  qu'il 
emmenait  avec  lui.  Trois  seulement  lui  demeurèrent 
fidèles,  frère  Adam  et  deuxconvers.  Il  se  tourna  vers 
l'un  d'eux ,  et  lui  demanda  s'il  ne  voulait  pas  aussi  le 
quitter.  «  A  Dieu  ne  plaise,  répondit  le  Frère,  que  je 
«  quitte  la  tète  pour  suivre  les  pieds  (1)  !  »  Cette  défec- 
tion avait  été  annoncée  à  Dominique  par  une  vision.  Il 
pria,  sans  s'émouvoir,  pour  les  brebis  perdues,  et  il  eut 
la  consolation  de  les  voir  presque  toutes  rentrer  au 
bercail.  Ce  fut  probablement  en  leur  faveur  qu'aux 
approches  de  Toulouse,  n'ayant  à  diner  qu'une  coupe 
devin  pour  huit  qu'ils  étaient,  il  l'augmenta  miraculeu- 
sement ,  ((  mû  à  compassion ,  disent  les  historiens ,  par 
((  ({uelfpies-uns  des  Frères  qui  avaient  été  délicatement 
«  nourris  dans  le  siècle  (2).  » 

Dominique  rencontra  à  Toulouse  Bertrand  do  Gar- 
rii^ue ,  l'un  de  ses  disciples  les  plus  anciens.  Ils  prirent 
ensemble  la  route  de  Paris,  et  visitèrent,  en  passant,  le 
célèbre  pèlerinage  de  Roc-Amadour ,  vieux  sanctuaire 
dédié  ù  la  bienheureuse  Vierge  dans  une  solitude  escar- 
pée et  sauvage  du  Quercy.  «  Le  lendemain  de  la  nuit 
«  qu'ils,  avaient  consacrée  à  cette  dévotion,  ils  furent 
«  joints  sur  la  route  par  des  pèlerins  allemands,  qui, 


(1)  Vincent  lie  Deauvais,  Miroir  histor.,]i\'.\x-^.  chap.  77. 

(2)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  ii,  chap.  5. 


—  352  — 

«  les  ayant  entendus  réciter  des  psaumes  et  des  litanies, 
<(  les  suivirent  pieusement.  Au  prochain  village,  leurs 
«  nouveaux  compagnons  les  invitèrent  à  diner ,  et  ils 
«  agirent  de  même pendantquatre  jours  consécutifs.  Le 
«  cinquième  jour,  le  bienheureuxDominique  dit  en  gé- 
((  missant  à  Bertrand  de  GaiTigue  :  — Frère  Bertrand, 
c(  j'ai  conscience  de  voir  que  nous  moissonnions  le  tem- 
«  porel  de  ces  pèlerins,  sans  pouvoir  semer  en  eux  le 
«■  spirituel.  C'estpourquoi,  s'il  vous  plaît,  mettons-nous 
«  à  genoux,  et  demandons  à  Dieu  la  grâce  d'entendre  et 
«  de  parler  leur  langue,  afin  que  nous  leur  annoncions 
«  le  Seigneur  Jésus.  — Ce  qu'ayant  fait,  ils  commen- 
<(  cèrent  à  s'exprimer  en  allemand,  à  la  grande  surprise 
«  des  pèlerins,  et  pendant  quatre  autres  jours  qu'ils 
«  furent  ensemble ,  jusqu'à  Orléans,  ils  s'entretinrent 
c(  du  Seigneur  Jésus.  A  Orléans,  les  pèlerins  suivirent 
((  la  route  de  Chartres,  et  laissèrent  Dominique  et  Ber- 
ce trand  sur  celle  de  Paris,  après  avoir  pris  congé  d'eux 
«  et  s'être  recommandés  à  leurs  prières.  Le  lendemain, 
((  le  bienheureux  Père  dit  à  Bertrand  :  —  Frère ,  voici 
((  que  nous  arrivons  à  Paris  ;  si  les  Frères  apprennent 
<(  le  miracle  que  le  Seigneur  a  fait,  ils  nous  regarderont 
((  comme  des  saints ,  tandis  que  nous  ne  sommes  que 
«  des  pécheurs;  et,  s'il  vient  aux  oreilles  des  gens  du 
«  monde,  notre  humilité  courra  de  grands  risques  ; 
((  c'est  pourquoi  je  vous  défends  d'en  parler  à  personne 
«  avant  ma  mort  (1).  » 

L'une  des  premières  maisons  qui  frappèrent  les  yeux 

(1)  Gérard  de  l'rachet,  Vie  des  F  rares,  liy.  ii,  chap.JO. 


—  353  — 

de  Dominique  entrant  à  Paris  par  la  porte  d'Orléans , 
fut  le  couvent  de  Saint -Jacques.  Il  renfermait  déjà 
trente  religieux.  Le  saint  patriarche  n'y  demeura  que 
quelques  jours,  pendant  lesquels  il  donna  l'habit  à  ce 
jeuneGuillaumede  Montferrat,  qu'il  avaitconnuàRome 
chez  le  cardinal  Ugolin ,  et  qui  lui  avait  promis  d'être 
Frère  Prêcheur  après  qu'il  aurait  étudié  deux  ans  la 
théologie  à  l'Université  de  Paris.  Il  tint  parole  en  ce 
temps-là.  Dominique  fit  une  autre  rencontre  dans  la 
personne  d'un  bachelier  saxon  qui  s'appelait  Jourdain. 
C'était  un  jeune  homme  ingénieux,  éloquent ,  aimable, 
aimant  Dieu.  Il  était  né  dans  le  diocèse  de  Paderborn , 
de  la  noble  famille  des  comtes  d'Ebernstein,  et  il  était 
venu  à  Paris  boire  aux  sources  de  la  science  divine.  Déjà 
tourmenté  de  Dieu ,  qui  le  destinait  à  être  le  premier 
successeur  de  Dominique  dans  le  gouvernement  général 
des  Frères  Prêcheurs ,  il  se  sentit  attiré  vers  le  grand 
homme  dont  il  devait  être  l'héritier,  et  lui  découvrit  les 
impressions  ardentes  de  Jésus-Christ  sur  son  cœur.  Do- 
minique, dont  l'attouchement  était  ordinairement  si  dé- 
cisif, ne  voulut  point  h;\ter  le  mouvement  de  cette  âme 
prédestinée;  il  conseilla  seulement  au  jeune  Saxon  de 
s'essayer  au  joug  de  Dieu  en  recevant  l'ordre  du  diaco- 
nat, et  il  le  laissa  se  débattre  contre  le  vent  du  ciel ,  en 
attendant  la  main  qui  devait  le  cueillir  dans  sa  maturité. 
Rien  ne  manifeste  mieux  lahardiesse  et  larapiditédu 
génie  de  Dominique  que  l'action  exercée  par  sa  courte 
apparition  au  couvent  de  Saint-Jacques.  Depuis  près  d'un 
an,  le  travail  opiniâtre  de  plusieurs  hommes  de  mérite  y 
avait  rassemblé  trente  religieux ,  et  tout  l'eflbrt  de  cette 


—  354  — 

communauté  naissante  était  de  s'accroître  au  dedans 
par  une  laborieuse  multiplication.  Dominique  arrive  :  il 
jette  un  regard  sur  le  petit  troupeau  français,  et  Testime 
suffisant  pour  peupler  la  France  de  Frères  Prêcheurs.  A 
sa  voix,  Pierre  Cellani  part  pour  Limoges,  Philippepour 
Reims,  Guerric  pour  Metz,  Guillaume  pour  Poitiers, 
quelques  autres  Frères  pour  Orléans,  avec  la  mission 
de  prêcher  dans  ces  villes  et  d'y  fonder  des  couvents. 
Pierre  Cellani  objecte  son  ignorance,  la  pénurie  de  livres 
où  il  est;  Dominique  lui  répond  avec  une  confiance  in- 
trépide en  Dieu  :  «  Va ,  mon  fils ,  va  sans  crainte  ;  deux 
((  fois  par  jour  je  penserai  à  toi  devant  Dieu;  n'aie  pas 
«  de  doute.  Tu  gagneras  beaucoup  d'âmes  ;  tu  feras  du 
«  fruit, tu  croîtras  et  tu  multiplieras,  et  le  Seigneur 
«  sera  avec  toi  (1).  »  Pierre  Cellani  racontait  plus  tard 
dans  l'intimité,  que  toutes  les  fois  qu'il  avait  été  troublé 
au  dedans  ou  au  dehors,  il  s'était  remis  en  mémoire 
cette  promesse,  invoquant  Dieu  et  Dominique,  et  que 
tout  lui  avait  réussi. 

Dominique  sortit  de  Paris  par  la  porte  de  Bourgogne. 
A  Châtillon-sur-Seine,  il  rappela  àla  vie  le  neveu  d'un 
ecclésiastique  chez  lequel  il  était  logé.  Cet  enfant  était 
tombé  d'un  étage  supérieur,  et  on  l'avait  relevé  domi- 
mort.  Son  oncle  donna  un  grand  repas  en  l'honneur  du 
saint.  Doniini({ue,  voyant  que  la  mère  de  l'enfant  ne 
mangeait  pas ,  parce  qu'elle  avait  la  fièvre,  lui  présenta 
de  l'anguille,  qu'il  bénit  en  lui  disant  de  manger  par  la 
vertu  de  Dieu,  et  ce  remède  la  guérit  aussitôt. 

(l)  Bernard  Guidonis,  Catalogue  des  Maîtres  de  l'ordre. 


—  355  — 

«  Après  cola ,  le  glorieux  Père  retourna  en  Italie , 
«  accompagné  d'un  frère  convers  nommé  Jean.  Ce  frère 
«  Jean  se  trouva  mal  tout  à  coup  au  milieu  des  Alpes 
((  Lombardes  à  cause  de  la  faim,  et  il  ne  pouvait  plus 
((  marcher  ni  même  se  lever  de  terre.  Le  pieux  Pèrelui 
((  dit  :  —  Qu'avez-vous ,  mon  fds ,  que  vous  ne  marchez 
«  plus? — Il  répondit  :  —  Père  saint,  c'est  que  je  meurs 
((  de  besoin.  —  Le  saint  lui  dit  :  —  Prenez  courage, 
«  mon  fds ,  marchons  encore  un  peu ,  et  nous  arrive- 
«  rons  quelque  part  où  nous  trouverons  à  réparer  nos 
«  forces. — Maiscommele  frère  répliquait  qu'il  lui  était 
«  impossible  de  faire  un  pas  de  plus,  le  saint,  avec  la 
«  bonté  et  la  commisération  dont  il  était  rempli,  re- 
«  courut  à  son  refuge  accoutumé ,  qui  était  la  prière.  Il 
«  jiria  brièvement  le  Seigneur,  et  se  tournant  vers  le 
«  Frère,  il  lui  dit  :  —  Levez-vous,  mon  fils,  allez  à  ce 
«  lieu  qui  est  devant  vous ,  et  apportez  ce  que  vous  y 
<(  trouverez.  —  Le  Frère  se  leva  avec  une  extrême  diffi- 
«  culte ,  et  se  traîna  jusqu'au  lieu  qui  lui  était  indiqué , 
«  à  la  distance  d'un  jet  de  pierre  environ.  Il  vit  un  pain 
«  d'une  admirable  blancheur  enveloppé  dans  un  linge 
«  très-blanc;  il  l'apporta,  et,  d'après  Tordre  du  saint, 
«  il  en  mangea  jusqu'à  ce  que  la  force  lui  fût  revenue. 
«  Quand  il  eut  fini ,  l'homme  de  Dieu  lui  demanda  s'il 
«  pouvait  marcher,  maintenant  qu'il  avait  apaisé  sa 
«  faim  :  il  répondit  que  oui.  —  Levez-vous  donc,  lui 
«  dit-il,  et  reportez  le  reste  du  pain,  enveloppé  dans  le 
m  linge,  là  où  vous  l'avez  pris.  —  Le  Frère  obéit,  et  ils 
«  continuèrent  leur  route.  Un  peu  plus  loin,  le  Frère, 
«  revenant  ù  lui-même,  se  dit  :  0  mon  Dieu  !  et  qui  est- 


—  356  — 

«  ce  qui  avait  posé  là  ce  pain,  et  d'où  avait-il  été  ap- 
te porté?  N'ai-je  pas  perdu  l'esprit  de  ne  m'en  être  pas 
«  encore  inquiété?  Et  il  dit  au  saint  :  —  Père  saint, 
«  d'où  ce  pain  avait-il  été  apporté,  ou  qui  l'avait  posé 
«  là?  —  Alors  ce  vrai  amateur  et  gardien  de  l'humilité 
«  lui  dit  :  Mon  fils,  n'avez-vous  pas  mangé  autant  que 
((  vous  souhaitiez?  —  Il  répondit  :  Oui.  —  Puis  donc, 
((  ajouta  le  saint,  que  vous  avez  mangé  autant  que  vous 
«  souhaitiez  ,  rendez  grâces  à  Dieu ,  et  n'entrez  point 
((  en  peine  du  reste  (1).  » 

Arrêtons-nous  ici ,  dans  ce  sentier  des  Alpes  Lom- 
bardes où  le  courage  manqua  au  compagnon  de  Do- 
minique, et,  voyageurs  nous-mêmes  sur  de  si  pieuses 
traces,  ne  nous  envions  pas  le  bonheur  de  les  consi- 
dérer de  plus  près. 

Dominique  voyageait  à  pied,  un  bâton  à  la  main,  un 
paquet  de  bardes  sur  les  épaules.  Quandil  était  hors  des 
lieux  habités,  il  était  sa  chaussureet  marchait  nu-pieds. 
Si  quelque  pierre  le  blessait  en  chemin,  il  disait  en 
riant  :  «  Voilà  notre  pénitence  (2).  »  Une  fois,  étant  ac- 
compagné de  frère  Bonvisi,  et  passant  dans  un  eu(h'oit 
semé  de  cailloux  aigus,  il  lui  dit:  «Ah!  malheureux  que 
((  jesuis,  j'ai  été  obligé  un  jour  de  me  chausser  dans  cet 
((  endroit.  »  Et  le  Frère  lui  demandant  pourquoi ,  il  ré- 
pondit: «Parce  qu'il  avait  beaucoup  plu  (3).  «Lorsqu'il 
approchait  d'une  ville  ou  d'un  village,  il  remettait  sa 


(1)  Gérard  de  Frachot,  Vie  des  Frcres,  liv.  ii,  cliap.  C>. 

(2)  Actes  de  Uolngnc,  déposition  de  Jean  do  Navarre,  n.  3. 

(3)  Actes  de  Bologne,  déposition  de  Bouvisi  de  Plaisance,  n.  2. 


—  357  — 

chaussure  àses  pieds,  jusqu'à  ce  qu'il  en  fût  sorti.  Ren- 
contrait-il une  rivière  ou  un  torrent  à  passer,  il  faisait 
le  signe  de  la  croix  sur  les  eaux ,  et  y  entrait  hardiment 
le  premier,  donnant  l'exemple  à  ses  compagnons.  La 
pluie  venait -elle  à  tomber,  il  chantait  des  hymnes  à 
liante  voix,  VAve  maris  Stdla,  le  Yeiti  crcutor  Spirttus. 
Il  ne  portait  ni  or,  ni  argent,  ni  monnaie,  jaloux  d'être 
pour  tout  à  la  merci  des  honmies  et  de  la  Providence. 
Il  logeait  de  préférence  dans  les  monastères,  ne  s'ar- 
rètant  jamais  à  sa  fantaisie ,  mais  selon  la  fatigue  et  le 
désir  des  Frères  qui  étaient  avec  lui.  Il  mangeait  ce 
que  ses  hôtes  apportaient  sur  la  table ,  sauf  les  viandes  ; 
car,  môme  en  route,  il  observait  rigoureusement  l'absti- 
nence et  les  jeunes  de  l'ordre,  quoiqu'il  dispensât  ses 
compagnons  déjeuner.  Plus  on  le  traitait  mal,  plus  il 
était  content.  On  le  vit,  étant  malade,  manger  des  ra- 
cines et  des  fruits  plutôt  que  de  toucher  à  des  mets  dé- 
licats. Lorsqu'il  devait  loger  chez  des  gens  du  monde, 
il  étanchait  d'abord  sa  soif  à  quelque  fontaine,  de  peur 
que  le  besoin  ne  h;  fit  outre-passer  en  buvant  la  modes- 
tie d'un  religieux,  et  qu'il  ne  scandalisât  les  assistants. 
Quelquefois  il  allait  mendier  son  pain  de  porte  en  porte; 
il  remerciait  toujours  avec  humilité  ceux  qui  lui  don- 
naient, jusqu'à  se  mettre  à  genoux  en  de  certaines  oc- 
casions. Il  prenait  son  repos  tout  habillé,  sur  la  paille 
ou  sur  une  planche. 

Le  voyage  n'interrompait  aucune  de  ses  pratiques  de 
piété.  Tous  les  jours,  à  moins  qu'une  église  ne  lui  man- 
quât, il  offrait  à  Dieu  le  saint  sacrifice  avec  une  grande 
abondance  de  larmes;  car  il  lui  étiit  impossible  décelé- 


—  358  — 

brer  les  divins  mystères  sans  attendrissement.  Lorsque 
le  cours  des  cérémonies  lui  annonçait  l'approche  de 
Celui  qu'il  avait  aimé  de  préférence  dès  ses  jeunes  an- 
nées, on  s'en  apercevait  à  l'émotion  de  tout  son  être; 
une  larme  n'attendait  pas  l'autre  sur  son  visage  paie  et 
rayonnant.  Il  prononçait  l'Oraison  dominicale  avec  un 
accent  séraphique  qui  rendait  sensible  la  présence  du 
Père  qui  est  nii.xcicu.v.  Le  matin,  il  gardait  et  faisaitgarder 
le  silence  à  ses  compagnonsjusqu'à  neuf  heures,  et,  le 
soir,  depuis  compiles.  Dans  l'intervalle,  il  pariait  de 
Dieu ,  soit  en  forme  de  conversation,  soit  par  manière 
de  controverse  Ihéologique,  et  de  toutes  les  façons  qu'il 
pouvait  imaginer.  Quelquefois,  surtout  dans  les  lieux 
solitaires,  il  priait  ses  compagnons  de  rester  à  une  cer- 
taine distance  de  lui,  en  leur  disant  gracieusement  avec 
le  prophète  Osée  :  Je  le  conduirai  dans  la  solitude,  et  je 
lui  parlerai  au  cœur.  Il  les  précédait  ou  les  suivait  alors 
en  méditant  quelque  passage  des  Écritures.  LesFrères 
remarquaient  qu'en  ces  sortes  d'occasions  il  faisait  sou- 
vent un  gesie  devant  son  visage,  comme  pour  écarter 
des  insectes  importuns,  et  ils  attribuaient  à  cette  médi- 
tation familière  des  textes  saints  l'intelligence  merveil- 
leuse qu'il  en  avait  acquise.  Son  habitude  d'être  avec 
Dieu  était  si  puissante,  qu'il  ne  levait  presque  pas  les 
yeux  de  terre.  Jamais  il  n'entrait  dans  la  maison  où 
l'hospitalité  lui  était  accordée,  sans  avoir  été  prier  à 
l'église,  s'ilyen  avait  une  en  ce  lieu-là.  Après  le  repas, 
il  se  retirait  dans  une  chambre  pour  lire  l'Evangile  de 
saint  Matthieu  ou  les  Épîtres  de  saintPaul,  qu'il  portait 
toujours  avec  lui.  Il  s'asseyait,  ouvrait  le  livre,  faisait 


—  359  — 

le  signe  de  la  croix,  et  lisait  attentivement.  Mais  bientôt 
la  parole  divine  le  mettait  hors  de  lui.  Il  faisait  des  gestes 
comme  s'il  eût  parlé  avec  quelqu'un  ;  il  paraissait  écou- 
ter, disputer,  lutter;  il  souriait  et  pleurait  tour  à  tour; 
il  regardait  fixement,  puis  Laissait  les  yeux,  puis  se 
parlait  bas,  puis  se  frappait  la  poitrine.  Il  passait  inces- 
samment de  la  lecture  à  la  prière,  de  la  méditation  à  la 
contemplation  ;  de  temps  en  temps  il  baisait  le  livre  avec 
amour,  comme  pour  le  remercier  du  bonheur  qu'il  lui 
donnait,  et  s'enfonçant  de  plus  en  plus  dans  ces  sacrées 
délices ,  il  se  couvrait  le  visage  de  ses  mains  ou  de  son 
capuce.  Quand  la  nuit  était  venue  ,  il  allait  à  l'église  y 
pratiquer  ses  veilles  et  ses  pénitences  accoutumées;  ou 
bien,  s'il  n'avait  pas  d'église  à  sa  disposition,  il  se  cou- 
chait dans  quelque  chambre  écartée,  d'où  ses  gémisse- 
ments venaient  malgré  lui  interrompre  le  sommeil  de 
ses  compagnons.  Il  les  réveillait  à  l'heure  des  matines 
pour  réciter  l'olUce  en  commun ,  et  lorsqu'il  était  logé 
dans  quelque  couvent,  môme  étranger  à  son  ordre,  il 
allait  frapper  à  la  porte  des  religieux,  les  excitant  à  se 
lever  et  à  descendre  au  chœur. 

Il  prêchait  à  tout  venant  sur  la  route,  dans  les  villes, 
les  villages,  les  châteaux,  etjusque  dans  les  monastères. 
Sa  parole  était  enflammée.  Initié  par  ses  longues  études 
dePalenciaet  d'Osmaà  tous  les  mystères  de  la  théologie 
chrétienne,  ils  sortaient  de  son  cœur  avec  des  flots  d'a- 
mour (jui  en  révélaient  aux  plus  endurcis  la  vérité.  Un 
jeune  homme,  ravi  de  son  éloquence,  lui  demanda  dans 
quels  livres  il  avait  étudié,  ce  Mon  fils,  répondit-il,  c'est 
«.  dans  le  livre  de  la  charité  plus  qu'en  tout  autre,  car 


4 


—  360  — 

«  celui-là  enseigne  tout  (1) .  »  Aussi  pleurait-il  souvent 
en  chaire,  et  généralement  il  était  rempli  de  cette  mé- 
lancolie surnaturelle  que  donne  le  sentiment  profond 
des  choses  invisibles.  Quand  il  apercevait  de  loin  les 
toits  pressés  d'une  ville  ou  d'un  bourg ,  la  pensée  des 
misères  des  hommes  etdeleurs  péchés  le  plongeait  dans 
une  réflexion  triste  dont  le  contre -coup  apparaissait 
aussitôt  sur  son  visage.  Il  passait  ainsi  rapidement  aux 
expressions  les  plus  diverses  de  l'amour,  et  la  joie,  le 
trouble  et  la  sérénité  se  succédant  à  tout  propos  dans  les 
plis  de  son  front,  portaient  en  lui  la  majesté del'homme 
à  une  incroyable  puissance  de  séduction.  «  Il  se  rendait 
((  aimable  à  tous ,  dit  un  des  témoins  dans  le  procès  de 
«  sa  canonisation,  aux  riches,  aux  pauvres,  aux  Juifs 
«  et  aux  infidèles ,  qui  sont  nombreux  en  Espagne ,  où 
((  il  était  aimé  de  tous ,  excepté  des  hérétiques  et  des 
((  ennemis  de  l'Église,  qu'il  convainquait  par  ses  con- 
«  troverses  et  ses  prédications  (2).  » 

(1)  Gér;irdde  Fracliet,  Vie  des  Frrres,  liv.  n,  chap.  2j. 
(-2)  Actes  de  Bologne,  déposition  de  Jcau  de  Navarre,  u.  3. 


CHAPITRE   XV 


ClXOriliME  VOYAGE  DE  SAINT  r)OMI>'IQrE  A  nOME.  — MORT  DU  IllEN- 
UEllîErX  nEGINALD.  —  LE  BIENHEUREUX  JOURDAN  DE  SAXE  ENTRE 
DAKS    l'cjRDUE. 


C'était  au  fort  de  l'été  de  1249,  que  Dominique,  des- 
cendant une  dernière  fois  les  rampes  escarpées  desAlpes, 
revoyait  la  riche  et  vaste  plaine  destinée  à  posséder  l'une 
des  grandes  parts  de  sa  vie.  La  Vieille -Castille  avait 
nourri  son  enfance  et  sa  jeunesse;  le  Languedoc  avait 
<lévoré  les  plus  belles  années  de  sa  maturité;  Rome  était 
le  centre  où  l'avait  sans  cesse  ramené  l'ardeur  de  sa  foi  : 
la  Lombardie  devait  être  son  tombeau.  On  ignore  par 
([uelle  roule  il  yrentra;  les  historiens  primitifs  se  taisent 
sur  son  itinéraire  jusqu'à  Bologne.  Il  fut  reçu  au  cou- 
vent de  Saint-Nicolas  avec  une  immense  joie  par  la  mul- 
titude de  Frères  qui  y  vivaient  sous  le  gouvernement  de 
lleginald.  Sonpronier  acte  fut  un  acte  de  désintéresse- 
ment. Odéric  Gallicani ,  citoyen  de  Bologne,  avait  ré- 
cemment donné  aux  Frères ,  en  forme  autlicntique ,  des 
teri'es  d'une  valeur  considérable.  Dominique  déchira  le 
contrat  (Mi  présence  de  l'évèquc,  déclarant  qu'il  voulait 
(jiic  ses  religieux  mendiassent  leur  pain  dcchaque  jour, 
<'t  (ju'il  ne  leur  permettrait  jamais  d'amasser  desposses- 

11 


—  3G2  — 

sions.  Nulle  vertu,  en  effet,  ne  lui  était  plus  clière  que 
la  pauvreté.  11  n'était  couvert  en  toute  saison  que  d'une 
seule  tunique  d'un  tissu  vil ,  avec  laquelle  il  ne  rougis- 
sait pas  de  se  présenter  devantles  plus  grands  seigneurs. 
Il  voulait  que  ses  frères  fussent  vêtus  comme  lui ,  qu'ils 
habitassent  de  petites  maisons,  que  môme  à  l'autel  ils  ne 
se  servissent  ni  de  soie  ni  de  pourpre,  et  qu'à  part  les 
calices,  ils  n'eussent  aucun  vase  d'or  ni  d'argent.  Il 
portait  à  table  le  même  esprit  de  relranchement  et  de 
pénitence.  Onservait  deux  plats  aux  Frères;  mais  il  ne 
mangeait  que  d'un  seul.  Rodolphe  de Faënza,  procureur 
du  couvent  de  Bologne ,  racontait  qu'ayant  augmenté 
quelquefois  l'ordinaire  des  religieux  pendant  le  séjour 
de  Dominique,  le  saint  l'avait  appelé  ,  et  lui  avait  dit 
à  l'oreille  :  c(  Pourquoi  tuez  -  vous  les  Frères  avec  ces 
pitances  (I)?  » 

Quand  le  pain  ou  le  vin  inaufpiait  au  couvent  (li> 
Saint-Nicolas ,  ce  qui  arrivait  de  temps  en  temyis ,  frère 
Rodolphe  allaittroviver  Dominique.  Le  saint  lui  ordon- 
nait de  prier;  il  le  suivait  même  à  l'église  pour  prier 
avec  lui ,  et  la  Providence  faisait  si  bien  ,  qu'elle  airan- 
geait  le  dîner  de  ses  enfants.  Un  jour  déjeune,  toute  la 
communauté  étant  déjà  assise  au  réfectoire,  frère  1  îonvisi 
vint  dire  à  Dominique  qu'il  n'y  avait  absolument  rien. 
Le  saintleva  les  yeux  et  les  mains  au  ciel  d'un  air  gai ,  et 
rendit  grâces  à  Dieu  d'être  si  pauvre.  !Mais  bientôt  d(>ux 
jeunes  gens  inconnus  entrèrent  au  réfectoire ,  l'un  por- 
tant des  pains,  l'autre  des  figues  sèches,  qu'ils  distri- 

(1)  Acics  de  Bologne,  dépositioii  de  Uodolplio  Je  Faour.a,  u.  2. 


—  363  — 

huèrent  aux  religieux.  Un  autre  jour  qu'il  n'y  avait  que 
deux  pains  au  couvent,  Dominique  ordonna  qu'on  les 
rompît  en  petits  morceaux ,  bénit  la  corbeille ,  et  dit  au 
servant  de  faire  le  tour  du  réfectoire  en  donnant  à  cha- 
que Frère  deux  ou  trois  de  ces  petits  morceaux.  Quand 
il  eut  fini ,  Dominique  lui  ordonna  de  faire  un  second 
tour  et  de  continuer  jusqu'à  ce  que  tous  les  Frères  fus- 
sent rassasiés.  Les  Frères  ne  buvaient  ordinairement 
que  de  l'eau;  mais  on  tâchait  d'avoir  toujours  im  pou 
de  vin  pour  les  malades.  Un  jour  l'infirmier  vint  se 
plaindre  à  Dominique  que  le  vin  des  malades  manquait , 
et  il  lui  apporta  le  vase,  qui  était  vide.  Le  serviteur  de 
Dieu  se  mit  en  prière,  selon  sa  coutume,  exhortant  les 
autres  par  humilité  à  faire  de  même,  et  lorsque  l'in- 
firmier releva  son  vase  il  était  plein. 

Les  historiens  n'ont  dit  qu'un  mot  pour  exprimer  la 
joie  des  Frères  de  Bologne  à  l'arrivée  de  Dominique; 
mais  on  conçoit  sans  peine  l'elfet  de  sa  présence  au  mi- 
lieu de  tous  ces  hommes,  qui  ne  le  connaissaient  point 
encore,  et  qui  pourtant  étaient  ses  fils.  Ils  voyaient  de 
leurs  yeux  TEspaynol  qui  les  avait  convertis  à  Dieu  par 
lu  bouche  d'ini  Français ,  et  qui ,  ressuscitant  les  mer- 
veilles primilives'de  l'Eglise,  avait  réuni  en  une  com- 
nnmaulé  d'apôtres  des  chrétiens  de  toutes  nations.  Ils 
le  voyaient,  et  ses  vertus,  ses  miracles,  sa  parole,  sa 
])hysionomie  composaient  un  spectacle  que  leur  imagina- 
tion même  n'avait  pu  se  figurer.  Dans  le  peu  de  temps 
qu'il  fut  parmi  eux,  Dominique  accrutencore  leur  sainte 
et  nombreuse  famille  par  l'ascendant  qu'il  exerçait  au 
dehors  aussi  bien  qu'au  dedans.  Ilicn  ne  fut  singulier 


—  364  — 

comme  la  prise  d'habit  d'Etienne  d'Espagne.  Il  la  ra- 
conte lui-même  en  ces  termes  :  «  Pendant  que  j'étudiais 
<(  à  Bologne,  maître  Dominique  y  vint,  et  il  prêchait 
«  aux  étudiants  ainsi  qu'à  d'autres  personnes.  J'allais 
«  me  confesser  à  lui,  et  je  crus  remarquer  qu'il  m'ai- 
(.(.  mait.  Un  soir  que  je  me  disposais  à  souper  dans  mon 
«c  hôtel  avec  mes  compagnons ,  il  envoya  deux  Frères 
«  pour  me  dire  :  — Frère  Dominique  vous  demande,  et 
«  souhaite  que  vous  veniez  sur-le-champ. —  Je  répondis 
((  que  j'irais  aussitôtque  j'aurais  soupe.  Ilsrépliquèrent 
((  qu'il  m'attendait  à  l'instant  même.  Je  me  levai  donc, 
«c  laissant  tout  là  pour  les  suivre,  et  j'arrivai  à  Saint- 
«  Nicolas,  où  je  trouvai  maître  Dominicjue  au  milieu  de 
«  beaucoup  de  Frères.  Il  leur  dit  :  — Apprenez-lui  com- 
te ment  on  fait  la  prostration.  —  Quand  ils  me  l'eurent 
c  appris ,  je  me  prosternai  en  eftet  avec  docilité ,  et  il 
«  me  donna  l'habit  de  Frère  Prêcheur,  en  me  disant  : 
((  — Je  veux  vous  munir  des  armes  avec  lesquelles 
«  vous  combattrez  le  démon  tout  le  temps  de  votre  vie. 
((  — 'J'admirai  beaucoup  alors,  etjamaisjen'y  ai  pensé 
«  sans  étonnement ,  par  quel  instinct  Frère  Dominique 
((  m'avait  ainsi  appelé  et  revêtu  de  l'habit  de  Frère 
((  Prêcheur  ;  car  je  ne  lui  avais  jamais  pai'lé  d'entrer 
«  en  religion,  et  sans  doute  il  agit  de  la  sorte  par  quel- 
ce  inspiration  ou  révélation  divine  (i).  » 

Ce  que  Dominique  avait  précédemment  fait  à  Paris, 
il  le  fit  à  Bologne,  c'est-à-dire  qu'il  envoya  des  Frères 
dans  les  principales  villes  de  la  haute  Italie  pour  y  prê- 

(t)  Actes  de  Doloync.  déposition  d'^tioiin..'  d'E^iri^nc  ,.  n.  2. 


—  365  — 

cher  et  y  fonder  des  couvents.  Il  ne  se  départait  point 
de  sa  maxime  favorite,  qu'il  faut  scmur  le  grain,  et  non 
l'entasiicr.Wihn  et  Florence  reçurent  alors  des  colonies 
de  Frères  Prêcheurs.  Il  jugea  aussi  à  propos  que  Piegi- 
nald  quittât  Bologne  pour  Paris.  Il  espérait  ])eaucoup 
de  son  éloquence  et  de  sa  renommée  pour  achever  de 
planter  l'ordre  en  France.  Les  Frères  de  Bologne  le 
virent  s'éloigner  avec  un  amer  regret,  pleurant  d'être 
séparés  si  tôt  des  mamelles  de  leur  mère.  Ce  sont  les  ex- 
pressions du  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  qui  ajoute 
immédiatement  :  «Mais  toutes  ces  choses  arrivaient  par 
a.  la  bonté  de  Dieu.  Il  y  avait  je  ne  sais  quoi  de  mer- 
ce  veilleux  dans  la  manière  dont  lu  bienheureux  servi- 
<c  teur  de  Dieu  Dominique  dispersait  ça  et  là  les  Frères 
«:  dans  toutes  les  régions  de  l'Église  de  Dieu,  malgré  les 
«  représentations  qu'on  lui  adressait  quelquefois,  et 
«  sans  quesa  confiance  fùtjamais  obscurcie  par  Tombre 
«  d'une  hésitation.  On  eût  dit  qu'il  connaissait  d'avance 
«  le  succès,  et  que  l'Esprit  saint  le  lui  avait  révélé.  En 
«  efiet,  qui  oserait  en  douter?  Il  n'avait  avec  lui,  dans 
«  le  principe ,  qu'un  petit  nombre  de  Frères,  simples  et 
«  illettrés  pour  la  plupart ,  qu'il  avait  envoyés  en  petits 
«  pelotons  par  toute  l'Église ,  de  sorte  que  les  enfants 
«  de  ce  siècle,  qui  jugent  selon  leur  prudence,  l'accu- 
«  saient  de  détruire  ce  qui  était  commencé  plutôt  que 
«  d'élever  un  grand  édifice.  Mais  il  accompagnait  de 
ce  ses  prières  ceux  qu'il  envoyait  ainsi ,  et  la  vertu  du 
«  Seigneur  se  prétait  à  les  nmltiplier  (1).  » 

(1)  Vie  de  suint  Dominique,  chap.  ti,  n.  45. 


—  366  — 

Dominique  partit  lui-rnème  de  Bologne  vers  la  fin  du 
mois  d'octobre.  Il  traversa  l'Apennin  dans  la  direction 
de  Florence ,  et  s'arrêta  quelque  temps  sur  les  bords  de 
l'Arno ,  où  son  ordre  devait  élever  les  célèbres  couvents 
de  Santa-Maria-Novella  et  de  Saint-Marc.  Les  frères  y 
jouissaient  dès  lors  d'une  éfjlise,  à  côté  de  laquelle 
demeurait  une  femuT^  nommée  Béné,  connue  par  les 
désordres  de  sa  vie,  tl  que  Dieu  avait  cbàtiée  en  l'aban- 
donnant aux  atteintes  sensibles  du  mauvais  esprit. Cette 
femme ,  ayant  entendu  prêcher  Dominique,  se  conver- 
tit, et  les  prières  du  saint  la  délivrèrent  des  obsessions 
qui  la  tourmentaient.  Mais  la  paix  même  fut  pour  elle 
une  occasion  de  rechute,  et  quand  Dominique  revint  à 
Florence  uneannée  après,  elle  lui  avoua  le  mauvais  eflet 
qu'avait  produit  en  elle  sa  délivrance.  Dominique  lui 
demanda  avec  bonté  si  elle  voulait  retourner  ù  son 
ancien  état,  et  sur  sa  réponse,  qu'elle  s'abandonnait  à 
Dieu  et  à  lui,  le  saint  pria  le  Seigneur  de  faire  ce  qui 
conviendrait  le  mieux  à  son  salut.  Au  bout  de  quelques 
jours ,  le  mauvais  esprit  la  tourmenta  de  nouveau ,  et  le 
châtiment  même  de  ses  anciennes  fautes  devint  pour  elle 
une  source  de  mérites  et  de  perfection.  Béné  prit  dans  la 
suite  le  voile  religieux,  et  s'appela  sœur  Bénédicte.  On 
lit  encore  d'elle,  qu'au  retour  de  Dominique  à  Florence, 
elle  se  plaignit  vivement  à  lui  d'un  ecclésiastique  qui  la 
persécutait  à  cause  de  son  attachement  pour  les  Frères. 
Getecclésiastique  était  irrité  contre  eux  parce  qu'on  leur 
avait  donné  l'église  dont  il  était  auparavant  chapelain, 
Dominique  répondit  ta  Béné  :  «  Ayez  patience ,  ma  fille, 
oc  celui  qui  vous  persécute  sera  bientôt  des  nôtres,  et 


—  367  — 

«  il  supportera  dans  Tordre  de  grands  et  longs  tra- 
K  vaux  (4).  »  Prédiction  qui  fut  vérifiée  par  révé- 
nement. 

Dominique  trouva  le  souverain  Pontife  à  Yiterbe. 
Honorius  III  lui  accorda  des  lettres  datées  du  45  no- 
vembre 4249,  par  lesquelles  il  recommandait  les  Frères 
aux  évèques  et  prélats  d'Espagne.  Le  8  décembre  sui- 
vant, il  étendit  cette  recommandation  aux  archevêques, 
évoques,  abbés  et  prélats  de  toute  la  chrétienté.  Le  47 
du  même  mois,  étant  à  Civita-Castellana,  il  fit  à  Domi- 
nique et  aux  Frères  la  donation  authentique  du  couvent 
de  Saint-Sixte  au  mont  Go_^lius;  carjnsque-là  Saint-Sixte 
n'était  possédé  par  l'ordre  qu'en  vertu  d'une  concession 
verbale.  Les  soeurs  de  Saint-Sixte  ne  sont  pas  mention- 
nées dans  l'acte,  sans  doute  parce  qu'elles  ne  formaient 
avec  les  Frères  qu'un  seul  et  môme  ordre,  dont  l'ad- 
ministration temporelle  et  spirituelle  appartenait  au 
maître  général. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  le  saint  patriarche 
voyait  Viterbe.Troisannées  auparavant,  lorsqu'il  retour- 
nait-on Franceaprès  la  confirmation  de  l'ordre,  ilyétait 
venu  avec  le  cardinal  Capocci,  qui  lui  donna  sur  une 
érninence  voisine  de  la  viHe  une  chapelle  et  un  monas- 
tère du  nom  de  Sainte-Croix ,  et  une  église  qu'on  bâtis- 
sait à  côté  parson  commandement.  Le  cardinal  avait  été 
averti  en  songe  d'élever  celte  église  à  la  sainte  Vierge, 
et  l'amitié  qui  l'unissait  à  Dominique  l'avait  porté  à  la 
hii  oflVir  avant  qu'elle^  fût  achevée,  de  peur  que  le  temps 

(1)  Coust'intin  d Orvieto  ,  Vie  deaaint  Dotniniquc,  a.  37. 


—  368  — 

ne  trahît  sa  l)onne  volonté.  Il  n'eut  pas,  en  etTet,  la 
satisfaction  de  la  terminer;  mais  il  en  assura  la  pos- 
session à  l'ordre  avant  sa  mort,  et  elle  est  devenue, 
sous  le  nom  de  Notre-Dame  de  Gradi ,  l'un  des  plus 
illustres  couvents  de  la  province  romaine.  On  y  voit 
encore  des  restes  de  l'ancienne  chapelle  de  Sainte- 
Croix,  dans  laquelle  Dominique  avait  passé  des  nuits, 
et  qui  jusqu'au  dernier  siècle  fut  ornée  des  traces  de 
son  sang. 

Dominique  célébra  à  Rome  les  commencements  de 
Fan  1220.  Unephrase  d'un  historien  nous  apprend  qu'il 
distribua  aux  Sœurs  de  Saint-Sixte  des  cuillers  d'ébène 
qu'il  leur  avait  apportées  d'Espagne.  Simplicité  de  ce 
grand  homme  !  La  pensée  de  faire  plaisir  à  de  pauvres 
religieuses  l'avait  préoccupé  au  sein  des  fatigues  et  des 
affaires  d'un  long  voyage,  et  il  leur  avait  apporté  sur 
ses  épaules ,  pendant  une  route  de  six  ù  sept  cents 
lieues,  un  souvenir  de  son  pays.  Je  dis  sur  ses  épaules, 
car  jamais  il  ne  souffrait  qu'un  autre  quo  lui  lut  chargé 
de  son  bagage. 

Cependant  Pieginald  était  arrivé  à  Paris,  et  il  y  an- 
nonçait l'Evangile  avec  toute  l'autorité  de  son  éloquence 
et  de  sa  foi.  Il  était  alors  ,  après  Dominique,  l'astre  le 
plus  éclatant  de  la  nouvelle  religion.  Tous  Ic;^  Frères 
avaient  les  yeux  sur  lui,  et,  sans  prévoir  la  mort  trop 
prochaine  de  leur  fondateur,  ils  voyaient  avec  joie  qu'il 
n'était  pas  le  seul  capabh^  de  porter  le  fardeau  de  son 
œuvre.  Mais  Dieu  trompa  bientôt  ces  sentimentsd'ainoiu" 
et  d'admiration.  Reginald  fut  atteint  d'une  maladie  mor- 
telle au  moment  où  il  inspirait  de  lui  une  plus  grande 


—  369  — 

attente  que  jamais. Le  prieur  de  Saint-Jacques,  Matthieu 
de  Franco,  vint  l'avertir  que  l'heure  du  dernier  comhat 
approchait,  et  lui  demanda  s'il  ne  voulait  pas  permettre 
qu'on  fit  sur  son  corps  les  suprêmes  onctions.  «  Je  ne 
«  crains  pas  le  comhat,  répondit  Reginald ,  je  l'attends 
((  avec  joie.  J'attends  aussi  la  Mère  de  miséricorde  qui 
«  m'a  oint  à  Rome  de  ses  propres  mains,  et  en  laquelle 
«  jemeconfie;  mais  de  peur  queje  ne  paraisse  mépriser 
«  l'onction  ecclésiastique,  il  me  plaît  aussi  de  la  rece- 
«  voir,  et  je  la  demande  (1).  »  Les  Frères  ne  savaient 
point  alors,  du  moins  généralement,  la  manière  mysté- 
rieuse dont  Reginald  avait  été  appelé  à  l'ordre;  car  il 
avait  priéDominique  de  n'en  point  parler  de  son  vivant. 
Mais  le  souvenir  de  cette  insigne  faveur  se  présentant  à 
son  esprit  à  l'instant  de  la  mort,  il  ne  })ut  s'empêcher 
d'y  faire  allusion,  et  la  reconnaissance  lui  arracha  un 
secret  que  son  humilité  avait  caché  jusque-là.  Il  avait 
dit  précédemment  à  Matthieu  de  France  une  autre  pa- 
role que  l'histoire  a  conservée.  Celui-ci,  qui  l'avait  au- 
trefois connu  dans  le  siècle  vivant  avec  toutes  les  aises 
de  la  céléhrité  et  de  la  délicatesse,  lui  témoignant  son 
étonnement  de  ce  qu'il  avait  emhrassé  un  institut  aussi 
sévère  :  ((  C'est  sans  aucun  mérite  de  ma  part,  répon- 
((  dit-il,  car  je  m'y  suis  toujours  trop  plu  (2).  »  On  ne  • 
sait  pas  le  jour  exact  de  sa  mort;  elle  eut  lieu  à  la  iin  de 
janvier  ou  au  commencement  de  février  de  l'an  l'i^O. 


(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères^  liv.  v,  chap.  2. 

(2)  Le  15.  Jourdain  de  Saxe,  Vie  de  saint  Dominique,  chap.  m, 
n.  iC. 


—  370  — 

Les  Frères,  qui  n'avaient  point  encore  chez  eux  le  droit 
de  sépulture,  l'ensevelirent  dans  l'église  de  Notre-Dame- 
des-Champs,  voisine  de  Saint-Jacques.  Ses  restes,  dé- 
posés sous  un  monument ,  opérèrent  des  miracles ,  et 
furent  pendant  quatre  cents  ans  l'objet  d'un  culte  dont 
la  tradition  semblait  devoir  être  ineffaçable.  Mais  l'an 
16d4 ,  l'église  de  Notre-Dame-des-Champs  ayant  été 
donnée  aux  Carmélites  delà  réforme  de  sainte  Thérèse, 
les  religieuses  transportèrent  dans  l'intérieur  de  leur 
cloître  le  corps  de  Reginald,  et,  malgré  leur  vénération 
héréditaire  pour  lui,  sa  mémoire  cessa  peu  à  peu  d'être 
populaire;  elle  devint,  comme  son  tombeau,  le  secret 
de  ceux  qui  connaissent  et  habitent  en  esprit  l'antiquité. 
Aujourd'hui  le  tombeau  même  n'existe  plus;  il  a  disparu 
avec  l'église  et  le  cloître  de  Notre-Dame-dos-Champs  : 
et  le  fondateur  du  couvent  de  Bologne ,  celui  que  les 
Frères  appelaient  Imr  hùton,  que  la  sainte  Vierge  avait 
appelé  à  la  religion  de  sa  propre  bouche,  qui  avait  reçu 
d'elle  en  ses  membres  une  onction  miraculeuse,  qui 
avait  donné  sa  dernière  et  sacrée  forme  à  notre  habit, 
le  bienheureux  Reginald  enfin  ne  jouit  nulle  ]uu"t  d'au- 
cun culte,  pas  mèmedans  l'ordre  desFrèresI'rècheurs, 
dont  il  fui  Tun  des  plus  beaux  ornements  })ar  la  sainteté 
de  sa  vie,  la  puissance  de  sa  parole,  et  le  grand  nombre 
d'illustres  enfants  qu'illui  engendra.  Cette  fécondité  ne 
se  tarit  en  lui  qu'à  la  mort.  La  veille  même  de  sa  der- 
nière et  couiie  maladie,  il  poussait  encore  de  sa  tige 
de  sublimes  rejetons. 

On  se  rappelle  l'étudiant  saxon  que  Domiiiiciue  avait 
connu  à  Paris,  et  dont  il  n'avait  point  voulu  hâter  la  vo- 


—  371  — 

cation,  toute  visible  qu'elle  était  déjà.  Reginald  avait  été 
destiné  à  cueillir  cette  fleur  précieuse  que  la  rnain  de 
Dominique  avait  respectée,  par  une  sorte  de  pressenti- 
ment délicat,  pour  honorer  et  consoler  la  fin  prématurée 
d'unde  ses  plus  dignes  enfants.  Voici  comment  Joui-dain 
de  Saxe  raconte  son  entrée  dans  l'ordre  et  celle  d'Henri 
de  Cologne ,  son  ami  :  «  La  nuit  même  oiî  Tàme  du  saint 
«  homme  Reginalds'envolaau  Seigneur,  moi  qui  n'étais 
«  point  encore  Frcre  par  l'habit,  mais  qui  avais  fait 
«  vœu  de  l'être  entre  ses  mains,  je  vis  en  songe  les  Frères 
<  surun  vaisseau.  Toutà  couple  vaisseau  fut  submergé, 
«  mais  les  Frères  ne  périrent  point  dans  le  naufrage  : 
((  je  pense  que  ce  vaisseau  êtaitfrère  Pieginald,  regardé 
«  alors  des  Frères  comme  leur  bâton.  Un  autre  vit  en 
K  songe  une  fontaine  limpide  qui  cessait  subitement 
«  de  verser  de  l'eau,  et  qui  était  remplacée  par  deux 
«  sources  jaillissantes.  En  supposant  que  cette  vision 
<f  représentât  quelque  chose  de  réel,  je  connaistrop  ma 
^(  propre  stérilité  pour  oser  en  donner  l'interprétation. 
«  Je  sais  seulement  que  Reginald  ne  reçut  à  Paris  que 
«  la  profession  de  deux  religieux,  la  mienne  et  celle  de 
«  frère  Henri,  qui  fut  depuis  prieur  de  Cologne,  homme 
<t  quej'aimais  dans  leChrist  d'une  affection  que  je  n'ai 
i(  accordée  aussi  entière  à  aucun  autre  homme,  vase 
<£  d'honneur  et  de  perfection  tel,  que  je  ne  me  sou- 
<(  viens  pas  d'avoir  vu  en  celte  vie  une  plus  gracieuse 
«  créature.  Le  Seigneur  se  hâta  de  le  rappeler  à  lui,  et 
<(  c'est  pourquoi  il  ne  sera  pas  inutile  de  dire  quelque 
•<  chose  de  ses  vertus. 

<(  Henri  avait  eu  dans  le  siècle  une  naissance  dislin- 


—  372  — 

«  guée,  et  on  l'avait  nommé  tout  jeune  chanoine  d'U- 
((  trecht.  Un  autre  chanoine  de  la  même  église,  homme 
«  de  bien  et  de  grande  religion,  l'avait  élevé  dès  ses 
«  plus  tendres  années  dans  la  crainte  du  Seigneur.  Il 
«  lui  avait  appris  par  son  exemple  à  vaincre  le  siècle  en 
((  crucifiant  sa  chair  et  en  pratiquant  les  bonnes  oeuvres; 
((  il  lui  faisait  laver  les  pieds  des  pauvres,  fréquenter 
((  l'église ,  fuir  le  mal ,  mépriser  le  luxe,  aimer  la  chas- 
€  teté  :  et  ce  jeune  homme,  étant  d'une  nature  excel- 
«  lente,  se  montra  docile  au  joug  de  la  vertu;  les 
«  bonnes  œuvres  crurent  en  lui^aussi  vite  que  l'âge,  et 
«  on  l'eût  pris,  à  le  voir,  pour  un  ange  en  qui  la  nais- 
«  sance  et  l'honnêteté  n'étaient  qu'une  même  chose.  Il 
«  vint  à  Paris,  où  l'étiule  de  la  théologie  ne  tarda  pas 
«  de  le  ravir  à  toute  autre  science,  doué  (|u'il  était  d'un 
«  génie  naturel  très-vif  et  d'une  raison  parfaitement 
«  ordonnée.  Nous  nous  rencontrâmes  dans  riiôlol  que 
«  j'habitais ,  et  bientôt  la  commensalité  de  nos  corps  se 
«  changea  en  une  douce  et  étroite  unité  de  nos  âmes. 
((  Frère  Reginald,  d'heureuse  mémoire,  étant  venu 
«  aussi  à  la  même  époque  à  Paris,  et  y  prêchant  avec 
«  force ,  je  fus  touché  de  la  grâce ,  et  fis  vœu  au  dedans 
«  de  moi-même  d'entrer  dans  son  ordre  ;  car  je  pensais 
«  y  avoir  trouvé  un  sûr  chemin  de  salut ,  tel  qu'avant 
«  de  connaître  les  Frères  je  me  l'étais  souvent  rejn-é- 
«  sente.  Cette  résolution  prise ,  je  commençai  à  désirer 
«  d'enchaîner  au  même  vœu  le  conqiagnon  et  l'ami  de 
«  mon  àme,  en  qui  je  voyais  toutes  les  dispositions  de 
«  la  nature  et  de  la  grâce  requises  dans  un  prédicateur. 
«;  Lui  me  ^"efusait ,  et  moi  je  ne  cessais  de  le  presser. 


—  373  — 

«  J'obtins  qu'il  irait  se  confesser  à  frère  Reginald,  el 
«  lorsqu'il  fut  de  retour,  ouvrant  le  prophète  Isaïe  par 
«  manière  de  consultation ,  je  tombai  sur  le  passage 
«  suivant  :  Le  Seùjneur  m'a  donné  une  langue  savante  pour 
«  que  je  soutienne  p«r  ht  ixirole  celui  qui  tombe;  il  m'c- 
«  veille  le  matin  iwur  que  j'écoute  sa  voix.  Le  Seigneur  Dieu 
«  m'a  fait  entemlrc  sa  voix ,  et  je  ne  lui  résiste  point,  je 
«c  ne  vais  point  en-  arrière  (1).  Pendant  que  je  lui  inter- 
ne prétais  ce  passage  ,  qui  répondait  si  bien  à  l'état  de 
((  son  cœur,  et  que,  le  lui  présentant  comme  un  avis 
«  du  Ciel,  je  l'exhortais  à  soumettre  sa  jeunesse  au  joug 
«  de  l'obéissance,  nous  remarquâmes  quelques  lignes 
«  plus  bas  ces  deux  mots  :  Tenons-nous  ensemble,  qui 
«  nous  avertissaient  de  no  point  nous  séparer  l'un  de 
«  l'autre ,  et  de  consacrer  notre  vie  au  même  dévoue- 
«  ment.  Ce  fut  par  allusion  à  cette  circonstance  que , 
((  lui  étant  en  Allemagne  et  moi  en  Italie,  il  m'écrivit 
((  un  jour  :  —  Où  est  maintenant  le  tenons-nous  enscnible  ? 
«  Vous  êtes  à  Bologne,  et  moi  à  Cologne  !  —  Je  lui  di- 
«  sais  donc  :  —  Quel  plus  grand  mérite,  quelle  plus 
c:  glorieuse  couronne  que  de  nous  rendre  participants 
«  de  la  pauvreté  du  Christ  et  de  ses  apôtres ,  et  d'aban- 
c:  donner  le  siècle  pour  l'amour  de  lui!  —  Mais  bien 
«  que  sa  raison  le  fit  tomber  d'accord  avec  moi ,  sa  vo- 
ce lonté  lui  persuadait  de  me  résister. 

«  La  nuit  même  où  nous  tenions  ce  discours,  il  alla 
«  entendre  matines  dans  l'église  de  la  bienheureuse 
«  Vierge,  et  il  y  demeura  jusqu'à  l'aurore,  priant  la 

(1)  Ch.  L,  V.  4,  5, 


—  374  — 

«  Mère  du  Seigneur  de  lléchir  ce  qu'il  sentait  de  rebelle 
c(  en  lui.  Et  comme  il  ne  s'apercevait  pas  que  la  dureté 
«  de  son  cœur  fût  amollie  par  la  prière,  il  commença  à 
«  dire  en  lui-même  :  Maintenant,  ô  Vierge  bionlieu- 
«  reuse,  j'éprouve  que  vous  n'avez  point  compassion  de 
«  moi,  et  que  je  n'ai  point  ma  place  marquée  dans  le 
((  collège  des  pauvres  du  CIn'ist!  Il  disait  cela  avec  dou- 
ce leur,  parce  qu'il  y  avait  en  lui  un  désir  de  la  pau- 
«  vreté  volontaire ,  et  que  le  Seigneur  lui  avait  une  fois 
«  montré  comLienelle  a  de  poids  au  jour  du  jugement. 
«  La  chose  s'était  ainsi  passée.  Il  voyait  en  songe  le 
«  Christ  sur  son  tribunal ,  et  deux  multitudes  innom- 
<(  brables ,  l'une  qui  était  jugée,  l'autre  qui  jugeait  avec 
<(  le  Christ.  Pendant  que,  sûr  de  sa  conscience,  il  re- 
«  gardait  tranquillement  ce  spectacle ,  l'un  de  ceux  qui 
«  étaient  à  côté  du  juge  étendit  tout  à  coup  la  main 
(c  vers  lui,  et  lui  cria  :  — Toi  qui  es  là-bas,  qu'as-tu 
K  jamais  abandoimépourle  Seigneur?  —  Cettequestion 
«  le  consterna ,  parce  qu'il  n'avait  rien  à  y  répondre , 
<(  et  c'est  pourquoi  il  souhaitait  la  pauvreté,  (juoiqu'il 
«  n'eût  pas  le  courage  de  l'embrasser  de  lui-même,  et 
«  il  ce  retirait  de  l'église  de  Notre-Dame,  triste  de  n'a- 
<(  voir  point  obtenu  la  force  qu'il  avait  demandée.  Mais, 
«  à  ce  moment.  Celui  qui  regarde  d'en  haut  les  humbles 
<(.  renversa  les  fondements  de  son  ca;ur  :  dos  ruisseaux 
«  de  larmes  arrivèrent  à  ses  yeux  ;  son  âme  s'ouvrit  et 
«  s'épancha  devant  le  Seigneur;  toute  la  dureté  qui 
<(.  l'opprimait  fut  brisée ,  et  le  joug  du  Christ,  aupara- 
«  vaut  si  dur  à  son  imagination  ,  lui  apparut  ce  qu'il 
((  est  réellement,  doux  et  léger.  Il  se  leva  dans  le  pre- 


—  375  — 

«  mier  mouvement  de  son  transport,  et  courut  chercher 
((  frère  Reginakl,  entre  les  mains  duquel  il  prononça 
«  ses  vœux.  Il  vint  ensuite  me  trouver,  et  pendant  que 
«  je  considérais  sur  son  angélique  figure  la  trace  des 
«  larmes,  et  que  je  lui  demandais  où  il  était  allé,  il  me 
<(  réponrlit  :  J'ai  fait  im  vœu  au  Seigneur,  et  je  l'ac- 
«  complirai.  —  Nous  différâmes  cependant  notre  prise 
«  d'habit  jusqu'au  temps  du  carême,  et  nous  gagnâmes 
c(  dans  l'intervalle  un  de  nos  compagnons ,  frère  Léon, 
f(  qui  succéda  depuis  à  frère  Henri  dans  la  charge  de 
«  prieur. 

«  Le  jour  étant  venu  où  l'Eglise,  par  l'imposition  des 
('.  cendres,  avertit  les  fidèles  de  leur  origine  et  de  leur 
((.  retour  à  la  poussière  d'où  ils  sont  sortis,  nous  nous 
((  disposâmes  à  acquitter  notre  vœu.  Nos  autres  com- 
<(  pagnons  n'avaient  aucune  connaissance  de  notre  des- 
((  sein,  et  l'un  d'eux,  voyant  sortir  frère  Henri  de 
((  l'hôtel,  lui  dit  :  —  ^ilonsieur  Henri,  où  allez- vous? 
((.  —  Je  vais ,  répondit-il ,  à  Béthanie ,  faisant  allusion 
((  au  sens  hébraïque  de  ce  nom ,  qui  veut  dire  mcmoa 
«  d'obi'issance.  Nous  nous  rendîmes,  en  effet,  tous  les 
«  trois  à  Saint-Jacques,  et  nous  entrâmes  au  moment 
<(  où  les  Frères  chantaient  Imnmti'mnr  hahitii.  Ils  ne 
«.(  s'attendaient  pas  à  notre  visite,  mais,  quoique  impré- 
«  vue,  elle  ne  laissait  pas  d'être  opportune,  et  nous 
«  déi)(>nillâmes  le  vieil  homme  pour  revêtir  le  nouveau, 
«  pendant  que  les  Frères  chaulaient  la  même  chose 
((  que  nous  faisions  (1).  » 

(l)  Vie  de  saint  Dominique,  chap.  m,  n.  AT  et  suiv. 


—  376  — 

Reginald  ne  vit  pas  de  ses  yeux  la  prise  d'habit  de 
Jourdain  de  Saxe  et  d'Henri  de  Cologne  ;  il  était  re- 
tourné à  Dieu  avant  d'avoir  consommé  cette  dernière 
œuvre,  semblable  à  Faloès  qui  meurt  en  fleurissant  et 
ne  voit  jamais  ses  fruits. 


CHAPITRE  XVI 


PnEMIKR    CHAPITRE    GÉXKRAT,    BF,    l'oRDRE.    —    SÉJOUR    DE    SAINT 
DOMINIQUE   EN    LOMBARDIE.  —  INSTITI  IlON   DU   TIERS   ORDRE. 


Trois  ans  ne  s'étaient  pas  écoulés  depuis  la  dispersion 
des  Frèresâ  Notre-Dame-de-Prouil]e,et  déjà  ils  possé- 
daient des  couvents  on  France,  en  Italie,  en  Espagne, 
en  Allemagne,  et  jusqu'en  Pologne.  La  bénédiction  de 
Dieu  leur  avait  donne  grâce  partout  pour  se  multiplier 
et  s'établir.  Dominique,  qui  avait  vu  de  ses  yeux  leurs 
progrès ,  et  qui  en  avait  buté  le  cours  par  sa  présence, 
crut  que  l'heure  était  venue  delesfairejouir  eux-mêmes 
du  spectacle  de  leur  force,  non  pour  exciter  en  eux  une 
vaine  satisfaction ,  mais  pour  les  encourager  à  de  plus 
grands  travaux,  assurer  leur  unité,  et  mettre  la  der- 
nière main  à  la  législation  qui  les  régissait.  Il  convoqua 
donc  le  chapitre  général  de  son  ordre  à  Bologne;  le  jour 
marqué  par  la  convocation  était  la  Pentecôte  de  Tan  1220. 
Lui-même  quitta  Rome  à  la  fin  de  février  ou  au  com- 
mencement de  mars.  11  passa  quelques  jours  à  Viterbe 
près  du  souverain  Pontife,  qui  lui  donna  de  nouvelles 
marques  desa  constante  affection  dans  trois  lettres  qu'il 
écrivitcoup  sur  coupaux  peuples  de  Madrid,  de  Ségovie 
et  de  Bologne,  pour  les  remicrcier  de  la  charité  qu'ils 


—  378  — 

avaient  témoignée  aux  Frères,  et  les  exhortera  per- 
sévérer clans  les  mêmes  sentiments.  Ces  lettres  sont 
datées  du  20,  du  23  et  du  24  mars.  Il  avait  écrit,  le 
20  février  précédent,  aux  religieux  de  Notre-Dame-des- 
Champs  de  Paris,  pour  les  féliciter  d'avoir  accordé  la 
sépulture  aux  Frères  dans  leur  église.  Le  6  mai  suivant, 
il  les  recommanda  en  termes  très -vifs  à  l'archevêque 
de  Tarragone,  et  le  12,  il  permit  à  des  religieux  de 
divers  ordres  de  se  joindre  à  Dominique  pour  exercer 
avec  lui  le  ministère  de  la  prédication. 

Au  jour  de  la  Pentecôte,  Dominique  était  à  Cologne, 
entouré  des  frères  de  Saint-Nicolas  et  des  représen- 
tants de  l'ordre  entier.  On  ignore  les  noms  de  ceux  qui 
étaient  venus,  on  sait  seulement  que  Jourdain  de  Saxe 
avait  été  envoyé  de  Paris  avec  trois  autres  Frères,  peu 
de  semaines  après  sa  prise  d'iiahit.  Dominique  se  leva 
au  milieu  de  cette  assemblée,  non  plus  simple  prieur 
de  quelques  religieux,  mais  maître  général  d'un  ordre 
répanda  par  toute  l'Europe;  non  jikis  dans  une  simple 
église  de  village  comme  Prouille,  mais  au  sein  d'une 
grande  et  célèbre  ville,  le  rendez-vous  de  la  jeunesse 
cultivée  des  nations;  non  plus  en  butte  aux  doutes  de 
ses  propres  amis,  mais  ayant  assis  son  œuvre,  et  voyant 
à  côté  de  lui  pour  la  défendre  des  hommes  dont  les 
chaires  des  universités  regrettaient  la  voix.  Il  avait 
alors  cinquante  ans. 

La  première  chose  ({u'il  proposa  au  chapitre  général 
fut  de  renoncera  tous  les  biens  que  l'ordre  jiossédait , 
afin  de  ne  plus  vivre  que  d'aumônes  au  jour  le  jour. 
Cette  résolution  était  déjà  ancienne  dans  son  esprit, 


—  379  — 

et  lors  dos  délibérations  qui  avaient  eu  lieu  à  Prouille 
l'an  1216,  les  Frères  l'avaient  adoptée  en  principe, 
quoique  ajournée  pour  Texécution.  Quant  à  Dominique 
personnellement,  il  avaittoujours  vécu  de  la  charité  pu- 
blique depuis  cette  fameuse  entrevue  de  Montpellier  qui 
marquait  le  commencement  de  son  apostolat,  et  où  il 
avait  été  décidé  que  la  pauvreté  volontaire  était  la  seule 
arme  capable  de  vaincre  l'hérésie .  Mais  autre  chose 
était  que  quelques  missionnaires  vécussent  en  mendiant 
leur  pain,  autre  chose  de  fonder  un  ordre  stable  sur  les 
incertitudes  quotidiennes  de  la  mendicité.  Toutes  les 
traditions  semblaient  contraires  à  une  construction  si 
hardie.  L'Église,  dès  qu'elle  avait  pu  jouir  du  droit  de 
propriété ,  en  avait  fait  usage  ,  afin  d'être  libre  envers 
ses  ennemis ,  libérale  envers  les  pauvres ,  magnifique 
envers  Dieu.  Les  solitaires  mêmes  de  l'Orient  vendaient 
et  achetaient;  ils  se  faisaient  gloire  de  vivre  du  travail 
de  leurs  mains.  Fallait-il ,  parce  qu'on  avait  abusé  delà 
richesse,  abuser  aussi  de  la  pauvreté?  Si  le  siècle  avait 
besoin  d'un  extrême  exemple,  était-il  sage  d'étendre  à 
l'avenir  une  réponse  destinée  à  des  temps  d'exception? 
Que  ces  raisons  ou  d'autres  eussent  touché  Dominique, 
il  est  certain  qu'il  avait  accepté  pour  son  ordre  des  pos- 
sessions territoriales,  tout  en  gardant  l'arrière-pensée 
de  les  al)andonner  un  jour.  On  a  dit  que  ses  relations 
avec  saint  François  d'Assise  lui  avaient  inspiré  l'idée  de 
cet  abandon ,  et  il  est  vrai  que  saint  François  avait  reçu 
de  Dieu  plus  particulièrement  la  mission  de  ranimer 
dans  l'Eglise  l'esprit  de  pauvreté;  mais,  avant  même 
qu'il  eût  renoncé  à  tout  pour  suivre  Jésus-Christ,  déjà 


—  380  — 

Dominique  parcourait  le  Languedoc  nu-pieds,  couvert 
d'un  cilice  et  d'une  tunique  rapiécée,  et  s'en  remettant 
à  la  Providence  de  son  pain  de  chaque  jour.  Les  deux 
saints  se  virent  à  Rome  pour  la  première  fois  au  temps 
du  quatrième  concile  de  Latran,  lorsqu'ils  sollicitaient 
d'Innocent  III  l'approbation  de  leur  ordre ,  et  que  tous 
deux  avaient  donné  au  monde,  sans  se  connaître,  le 
spectacle  des  mêmes  vertus.  Saint  François  d'Assise 
eut  la  gloire  de  n'hésiter  jamais  à  faire  de  la  mendicité 
le  patrimoine  de  sa  religion;  Dominique,  non  moins 
austère  envers  lui-même,  mais  moins  hardi  à  l'égard 
des  autres,  attendit  de  l'expérience  la  confirmation  de 
ses  plans  de  pauvreté ,  et  eut  la  gloire  d'abdiquer  des 
biens  tout  acquis.  Il  les  céda,  du  consentement  du 
chapitre  général ,  à  des  rehgieuses  de  divers  ordres, 
et  on  établit  par  un  décret  perpétuel  que  désormais  les 
Frères  ne  posséderaient  rien  en  ce  monde  que  leurs 
vertus.  Dominique. voulait  aller  plus  loin,  et  que  toute 
l'administration  domestique  fût  laissée  entre  les  mains 
des  Frères  convers ,  afin  que  les  autres  pussent  vaquer 
sans  aucun  souci  à  la  prière,  à  l'étude  et  à  la  prédica- 
tion. Mais  les  Pères  du  chapitre  s'en  défendirent  par 
l'exemple  récent  des  religieux  de  Grandmont,  qu'un 
règlement  semblable  avait  mis  à  la  merci  des  lai^iues , 
et  réduits  à  un  état  de  servitude  dégradant.  Dominique 
se  rangea  de  leur  avis. 

D'autres  constitutions,  demeurées  depuis  en  vigueur, 
furent  encore  décrétées  par  le  chapitre  général  ;  This- 
toire  nes'en  explique  point,  et  les  actes  du  chapitre  ne 
sont  pas  non  plus   arrivés  jusqu'à  nous.  Dominique 


—  381  — 

supplia  les  Pères  de  le  décharger  du  poids  du  gouver- 
nement. «  Je  mérite,  leur  dit-il,  d'être  déposé,  car  je 
«  suis  inutile  et  attiédi (1).  »  Outre  le  sentiment  d'hu- 
milité qui  le  faisait  parler  de  la  sorte,  il  n'avait  pas 
perdu  le  désir  d'achever  sa  vie  chez  les  infidèles,  et 
d'obtenir,  en  leur  portant  la  vérité,  cette  palme  du  mar- 
tyre dont  son  cœur  avait  toujours  eu  une  ardente  soif. 
Il  avait  dit  plus  d'une  fois  qu'il  souhaitait  d'être  battu 
de  verges  et  coupé  en  morceaux  pour  Jésus-Christ. 
S'épanchant  avec  frère  Paul  de  Venise ,  il  lui  disait  : 
«  Quand  nous  aurons  réglé  et  formé  notre  ordre,  nous 
<t  irons  chez  les  Cumans;  nous  leur  prêcherons  la  foi 
a  du  Christ,  et  nous  les  gagnerons  au  Seigneur  {'2).  » 
Or,  ce  moment  lui  paraissait  venu.  N'avait-il  pas 
réglé  et  formé  son  ordre?  Ne  le  voyait-il  pas  de  ses  yeux 
comme  un  cep  mûri?  Quoi  de  mieux  à  faire  que  d'of- 
frir les  restes  de  son  c()ri)S  et  de  son  âme  en  sacrifice? 
Mais  les  Pères  ne  voulurent  point  entendre  parler  de 
sa  démission.  Loin  d'y  consentir,  ils  le  confirmèrent  à 
l'cnvi  dans  la  charge  de  maître  général,  et  ajoutèrent 
à  l'autorité  du  Siège  apostolique ,  de  qui  il  la  tenait ,  le 
kistre  d'une  libre  et  unanime  élection.  Dominique  obtint 
que  du  moins  son  pouvoir  serait  limité  par  des  magis- 
trals  appelés  de/i««ïeMï's,  lesquels,  au  temps  du  chapitre, 
auraient  le  droit  d'examiner  et  de  régler  les  affaires  de 
l'ordre,  etmème  de  déposer  le  maître  général,  s'il  venait 
àprévariqner.  Ce  remarquable  statut  fut  approuvé  dans 


(1)  Adcx  (le  Iloloijne,  déiiositioii  do  Rodoljibe  Faiiuza,  n.  4. 

(2)  Actes  (le  Bologne,  dépositiou  de  Paul  de  Veiii.se,  n.  3. 


—  382  — 

la  suite  par  Innocent  IV.  Le  chapitre  se  sépara  après 
avoir  décrété  qu'il  se  réunirait  tous  les  ans,  une  année 
à  Bologne,  et  l'autre  année  à  Paris,  alternativement. 
Néanmoins ,  par  une  exception  immédiate ,  on  désigna 
Bologne  pour  la  prochaine  assemblée. 

La  haute  Italie  était  l'un  des  points  de  l'Europe  que 
l'hérésie  avait  le  plus  travaillé.  Exposée  aux  contacts  de 
l'Orient  et  aux  influencesschismatiques  des  empereurs 
d'Allemagne ,  elle  avait  subi  dans  sa  fidélité  à  l'ÉgUse 
une  notable  altération.  Dominique  crut  donc  utile  de 
l'évangéliser.  Il  la  parcourut  presque  tout  entière  dans 
l'été  de  1220.  Mais  les  historiens  contemporains ,  qui 
nous  apprennent  ce  fait ,  ne  le  conlirmcnt  par  aucun 
détail.  La  plupart  des  villes  de  la  Lombardie  réclament 
l'honneur  d'avoir  possédé  et  entendu  le  saint  patriarche, 
et  leurs  annales,  écrites  longtemps  après,  contiennent 
sur  son  séjour  quelques  anecdotes  dont  l'autiienticité 
n'est  pas  suffisamment  prouvée.  Il  est  certain  qu'il  visita 
Milan  et  y  tomba  malade.  Frère  Bonvisi ,  dont  il  était 
accompagné  dans  ce  voyage,  parle  ainsi  de  sa  constance 
à  souffrir  :  ((  Lorsque  j'étais  à  Milan  avec  frère  Domi- 
«  nique,  il  eut  des  accès  de  fièvre.  Je  le  gardai  pendant 
((  ce  temps-là,  et  je  ne  l'entendis  jamais  se  plaindre. 
t(  Il  était  en  prière  et  en  cuiit('iii|ilation,ce  que  jei)OU- 
«  vais  juger  à  certains  signes  qui  paraissaient  sur  sou 
*c  visage  etque  je  connaissais  liien,  parce  que  toutes  les 
*c  fois  qu'il  jjriaitet  conleiuplait,  je  lesavais  remarqués 
<(  en  lui.  Uès  cpic  l'accès  de  lièvre  était  passé,  il  com- 
«  mcnçail  à  parler  de  Dieu  aux  Frères;  il  lisait  ou  se 
«  faisait  lire;  il  louait  le  Seigneur,  et  se  réjouissait  de 


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«c  sa  maladie,  chose  qui  lui  était  ordinaire  dans  les 
«  tribulations  Lion  plus  que  dans  la  prospérité   (1).  » 

A  Crémone,  Dominique  se  rencontra  avec  saint 
François  d'Assise.  Pendant  qu'ils  conversaient  en- 
semble, quelques  Frères  de  Saint-François  s'appro- 
chèrent et  dirent  :  «  Nous  manquons  d'eau  pure  au 
((  couvent,  et  c'est  pourquoi  nous  vous  prions,  vous  qui 
«  êtes  nos  pères  et  les  serviteurs  de  Dieu,  d'intercéder 
(c  auprès  du  Seigneur,  afin  qu'il  bénisse  notre  puits, 
«  dont  l'eau  est  trouble  et  corrompue.  »  Les  deux  pa- 
triarches se  regardèrent,  cliacun  invitant  l'autre  par  son 
regard  à  répondre.  Alors  Dominique  dit  aux  Frères  : 
((  Puisez  de  l'eau,  et  apportez-la-nous.  »  Ils  allèrent  en 
chercher  dans  un  vase  etiisrapporlèrent;  etDominique 
dit  à  François  :  «  Père ,  bénissez  cette  eau  au  nom  du 
«  Seigneur.  »  François  répondit  :  «  Père ,  bénissez-la 
«  vous-même,  car  vous  êtes  le  plus  grand  :2).  »  Celte 
pieuse  contestation  dura  entre  eux  ;  à  la  fin  Dominique, 
vaincu  par  François,  fil  le  signe  de  la  croix  sur  le  vase, 
et  ordonna  qu'on  versât  l'eau  dans  le  puiLs,  dont  la 
source  l'ut  purifiée  pour  toujours. 

A  Modène,  un  chanoine  français  qui  allaita  Piomo 
vint  le  trouver  à  l'issue  d'une  prédication,  et  lui  con- 
fessa qu'il  désespérait  de  son  propre  salut,  à  cause 
d'une  tentation  contre  la  chasteté  qu'il  n'avait  jan:;ais  pu 
vaincre.  «  Ayez  courage,  lui  répondit  le  saint,  reprenez 
((  confiance  en  la  miséricorde  de  Dieu;  je  vousobticn- 


(1)  Actes  de  liùlofjne.  déposition  de  Bonvisi ,  n.  3. 

(2)  Pierre  Cali ,  Vie  de  suint  Dominique,  ii.  21. 


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((  cirai  de  lui  ledou.de  continence  (1).  »  Le  chanoine 
se  retira  guéri. 

Dominique  avait  coutume  de  visiter  les  monastères 
qu'il  rencontrait  sur  son  chemin.  Il  s'arrêta  entre  autres 
à  celui  de  Golomhe,  dans  le  Parmesan,  et  on  conjecture 
que  c'est  là  qu'il  faut  placer  un  trait  de  bonté  qu'un 
historien  raconte  en  ces  termes  :  «  Dominique  arriva 
«  un  soir  à  l'entrée  d'un  couvent  dont  tous  les  religieux 
«  étaient  déjà  au  lit.  Craignant  de  les  troubler,  il  se 
((  coucha  devant  la  porte  avec  son  compagnon ,  et  pria 
<(  le  Seigneur  de  pourvoir  à  leurs  besoins  sans  éveiller 
«  les  moines.  Au  même  instant  ils  se  trouvèrent  tous 
«:  les  deux  dans  Fintérieur  ('2).  »  Colombe  était  un 
célèbre  monastère  de  l'ordre  de  Cîteaux,  fondé  par 
Paint  Bernard  lui-môme;  il  fut  ruiné  par  rempercur 
Frédéric  II,  en  4248. 

Dominique  était  de  retour  à  Bologne  le  jour  de  TAs- 
soraption.  Cette  date  est  constatée  par  la  prise  d'habit 
de  Conrad  le  Teutonique.  Conrad  était  un  docteur  de 
l'université  de  Bologne,  si  fameux  en  ce  temps-là  par  sa 
science  et  sa  vertu ,  que  les  Frères  désiraient  ai'dem- 
mentde  le  campter  parmi  les  hommes  remarquables  qui 
avaient  embrassé  leur  i-eligion.  La  veille  donc  de  l'As- 
somption delà  bienheureuse  Vierge,  Dominique  s'en- 
tretenait confidemm.ent  avec  un  religieux  de  l'ordre  de 
Cîteaux  qui  fut  depuis  évêque  d'Alatri,  et  qui  étaitalors 
prieur  du  monastère  de  Casemare.  Dominiquo  l'avait 


(1)  1,0  15.  liambeit,  Viedcsaint  Dominique,  ii.  51. 

(2)  llodrigne  de  Cerrut,  Vie  de  saint  Domi/iigue,  u.  31. 


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connu  à  Rome,  et  s'était  épris  pour  lui  d'une  grande 
affection.  C'est  pourquoi,  lui  ouvrant  son  cœur  ce  soir- 
là,  il  lui  dit  dans  l'entraînement  de  la  conversation  : 
€  Je  vous  avoue ,  prieur,  une  chose  que  je  n'ai  encore 
«  dite  à  personne,  et  dont  je  vous  prie  de  me  garderie 
«  secret  jusqu'à  ma  mort,  c'est  que  jamais  en  cette  vie 
«  Dieu  ne  m'a  rien  refusé  de  ce  que  je  lui  ai  demandé.» 
T.o  prieur  entra  dans  une  grande  admiration  à  ce  dis- 
cours, et  sachant  le  désir  qui  pressait  lesFrères  au  sujet 
de  maître  Conrad  le  Teutonique ,  il  lui  dit  :  «  S'il  en 
(T  est  ainsi,  père,  pourquoi  ne  demandez-vous  point  à 
ff  Dieu  qu'il  vous  donne  maître  Conrad,  dont  je  vois 
((.  que  les  Parères  envient  si  passionnément  la  posses- 
«  sion?  »  Dominique  lui  répondit  :  (c  Mon  bon  frère, 
<i  vous  parlez  là  d'une  chose  bien  difficile  à  obtenir; 
<i  mais  si  vous  voulez  prier  cette  nuit  avec  moi,  j'ai 
<£  confiance  au  Seigneur  qu'il  nous  accordera  la  grâce 
4  (jue  vous  souhaitez  (1).  »  Aprèsles  compiles,  le  servi- 
teur de  Dieu  resta  donc  dans  l'église  selon  sa  coutume, 
et  le  prieur  de  Casemare  avec  lui. Ils  assistèrent  ensuite 
aux  matines  de  l'Assomption,  et  le  jour  étant  venu,  à 
l'heure  de  prime,  pendant  que  l'on  entonnait  le  Jam  lucis 
orto  sidcrc,  on  vit  entrer  dans  le  chœur  maître  Conrad, 
qui  se  jeta  aux  genoux  de  Dominique  et  lui  demanda 
instamment  l'habit.  Le  prieur  de  Casemare,  fidèle  au 
secret  qu'il  avait  promis,  ne  raconta  celte  histoire 
qu'après  la  mort  de  Dominique,  auquel  il  survécut  plus 
de  vingtans.  11  avait  craint  d'aljord  de  mourir  le  premier, 


(1)  Le  B.  Hiunbci't,  Vie  de  saint  Dominique,  u.  50. 


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et  il  en  fit  au  saint  l'observation  :  mais  celui-ci  l'assura 
qu'il  n'en  serait  rien. 

Parnrii  ceux  que  Dominique  reçut  encore  dans  l'ordre 
à  celte  époque,  on  remarqua  Thomas  de  Fouille.  C'é- 
tait un  jeune  homme  d'une  si  grande  innocence  et  sim- 
plicité de  mœurs,  que  le  saint  l'aima  tendrement,  et  on 
l'appelait  son  fils.  Quelques-uns  des  anciens  compa- 
gnons du  nouveau  religieux,  indignés  de  l'avoir  perdu, 
l'attirèrent  hors  du  couvent,  et  se  mirent  à  lui  arracher 
les  habits  de  l'ordre.  On  courut  en  avertir  Dominique, 
qui  entra  aussitôt  dans  l'église  pour  prier;  et  lorsqueles 
ravisseurs,  ayant  ôté  à  frère  Thomas  jusqu'à  sa  chemise 
de  laine,  s'efforçaient  de  lui  en  passerune  de  toile,  leur 
victime  poussa  des  cris  lamentables,  disant  qu'il  se 
sentait  Ijrùler,  et  il  n'eut  pas  de  repos  qu'on  ne  l'eût 
reconduit  au  bercail,  revêtu  des  rudes  et  doux  habits 
dont  on  l'avait  dépouillé.  Un  fait  à  peu  près  semblable 
arriva  pour  un  jurisconsulte  de  Bologne.  Ses  amis  en- 
trèrent à  main  armée  dans  le  cloître  de  Saint-Nicolas 
pourl'enlever.LesFrèi'es  voulaient  aller  quérir  quelques 
chevaliers  amis  de  l'ordre,  pour  opposer  la  force  à  la 
force  ;  mais  Dominique  leur  dit  :  «.  Je  vois  plus  de  deux 
«  cents  anges  autour  de  l'église,  que  le  Seigneur  a 
(H  destinés  à  la  défense  des  Frères  (1).  » 

LeserviteurdeDieu  prêchait  fréquemmentà  Bologne, 
et  la  vénération  qu'on  y  avait  pour  lui  était  si  grande, 
que  le  peuple,  au  lieu  de  l'attendre  à  l'église  où  le  discours 


(1)  Thieny  d'ApolJa,   Vie  de  suint  Dominique,  chap.  xvii, 
U. 209. 


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était  annoncé ,  allait  le  chercher  à  Saint-Nicolas  et  l'ac- 
compagnait jusqu'au  lieu  de  la  station.  Un  jour  que  la 
foule  c'tait  venue  le  prendre,  deux  étudiants  s'appro- 
chèrent, et  l'un  d'eux  luidit:  «  Jevouspriede  demander 
«  à  Dieu  pour  moi  la  rémission  de  mes  péchés  ;  car  je 
«  m'en  repens,  si  je  ne  me  trompe,  et  je  les  ai  tous 
((  confessés.  »  Dominique,  qui  était  encore  dans  Té- 
glise,  s'approcha  d'un  autel,  y  fit  une  courte  prière, 
et  revenant  au  jeune  homme,  lui  dit  :  «  Ayez  confiance, 
«  et  persévérez  dans  l'amour  de  Dieu ,  il  vous  a  remis 
«  vos  fautes.  »  L'autre  étudiant,  qui  entendait  cela, 
s'approcha  plus  près  du  saint,  et  lui  dit  à  son  tour: 
«  Père,  priez  aussi  pour  moi,  car  j'ai  confessé  tous  mes 
«  péchés.  »  Dominiques'agenouilla  denouveauà  l'autel 
et  y  pria.  ISIais,  de  retour  vers  le  jeune  homme,  il  lui 
dit  :  a  Mon  fils,  n'essayez  pas  de  tromper  Dieu ,  votre 
«  confession  n'a  point  été  entière;  il  y  avait  un  péché 
((  que  vous  avez  tu  sciemment  par  une  mauvaise  honte.» 
Et  le  tirant  à  part,  il  lui  dit  quel  était  ce  péché  qu'il 
avait  rougi  d'avouer.  L'étudiant  répondit  :  «  Père,  cela 
«  est  ainsi ,  pardonnez-moi  (i).  »  Dominique  lui  parla 
encore  quel({ue  temps,  et  il  partit  ensuiteavec  le  peuple 
qui  rattendait. 

Cet  espi'it  de  prophétie  étaithabituel  chez  lui.  Il  ren- 
contra une  fois  un  Frère  qui  allailen  mission.  Ill'arrèfa, 
et  aprèsquelques  moments  d'entretien,  averti  intérieu- 
rement que  ce  Frère  était  en  faute,  il  lui  demanda  s'il 
n'avait  pas  d'argent  sur  lui.  Le  Frère  l'avoua  humblc- 

(1)  Pierre  Cali,  Vie  de  saint  Dominique,  n.  18. 


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ment.  Dominique  lui  ordonna  de  le  jeter  sur-le-champ, 
et  lui  imposa  une  pénitence  ;  car  il  ne  laissait  jamais 
aucune  faute  impunie.  «  Il  était,  dit  Thierry  d'Apolda, 
(ç  le  premier  à  observer  les  statuts  de  l'ordre,  et  il  ne 
«  négligeait  rien  pour  qu'ils  fussent  religieusement  et 
«  entièrement  observés  par  tous.  Si  quelquefois,  par 
«  suite  de  la  fragilité  humaine ,  quelqu'un  des  Frères 
«  manquait  à  son  devoir,  il  ne  lui  épargnait  pas  la  cor- 
«  rection  ;  mais  il  tempérait  si  bien  la  sévérité  par  la 
«  douceur,  que  le  coupable  était  puni  sans  queFhomme 
«  fût  troublé.  Il  ne  reprenait  pas  toujours  immédiate- 
((  ment  celui  qui  tombait:  il  passait  sans  faire  semblant 
((  de  s'apercevoir  de  la  faute,  et  lorsqu'une  occasion  fa- 
ce vorable  se  présentait,  il  disait  au  délinquant:  —  Mon 
ce  frère  ,  vous  n'avez  pas  bien  fait  telle  chose,  rendez 
((  gloire  à  Dieu  et  confessez  votre  péché.  —  Et  de  même 
(c  qu'il  se  montrait  père  par  la  correction,  il  ouvrait 
«  aussi  des  entrailles  de  mère  à  ceux  qui  étaient  affligés. 
«  Nulle  parole  n'était  plus  douce  et  plus  rassurante  que 
«  la  sienne ,  et  ceux  qui  venaient  chercher  en  lui  le 
«  remède  à  leurs  troubles  ne  se  retiraient  jamais  sans 
«  être  consolés.  Il  gardait  l'àme  des  Frères  comme  la 
(a  sienne  propre,  les  maintenant  dans  la  pratique  de 
«  toute  honnêteté  et  de  toute  religion.  C'est  pourquoi, 
«  comme  il  est  écrit  que  la  donarche  de  l'homint',  et  /<■ 
«  rire  de  ses'  lèvres,  et  le  vétemmt  du  non  corps  parlent  de 
«  lui ,  s'il  voyait  quelqu'un  des  Frères  manquer  dans 
((  son  habit  à  la  forme  ou  à  la  pauvreté  religieuse,  il 
«  ne  le  supportait  point.  Chaque  jour,  à  moins  d'un 
«  grand  empêchement,  il  faisait  aux  Frères  un  sermon 


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a  ou  une  conférence,  et  il  leur  parlait  avec  tant  de  foi 
((  et  tant  de  larmes ,  qu'il  excitait  en  eux  la  grâce  de  la 
«  componction.  Nul  ne  fut  semblable  àluipourtou- 
((  cher  le  cœur  des  Frères  ('!).  » 

Selon  le  même  historien ,  il  y  avait  trois  choses  que 
Dominique  recommandait  par-dessus  toutà  ses  enfants  : 
c'était  de  parler  toujours  de  Dieu  ou  avec  Dieu ,  de  ne 
jamais  porter  d'argent  en  voyage,  et  de  ne  point  recevoir 
de  possessions  temporelles.  Il  les  exhortait  incessam- 
ment à  étudier  et  à  annoncer  la  parole  de  Dieu.  Il  discer- 
nait ceux  qui  avaient  du  talent  pour  la  chaire ,  et  ne  pou- 
vait souflVir  qu'ils  fussent  appliqués  à  d'autres  travaux. 

Ainsi  qu'il  est  arrivé  à  tous  les  saints,  Dominique 
exerçait  une  grande  puissance  sur  l'esprit  de  ténèbres. 
Il  le  chassa  plusieurs  fois  du  corps  des  Frères.  Il  levoyait 
se  présenter  à  lui  sous  des  formes  diverses,  tantôt  pour 
le  détourner  de  sa  méditation ,  tantôt  pour  le  troubler 
pendant  qu'il  prêchait.  J'emprunte  à  Thierry  d'Apolda 
l'histoire  suivante  :  «  Un  jour  que  le  saint,  sentinelle 
«  vigilante,  faisait  le  tour  de  la  cité. de  Dieu,  il  rencontra 
((  le  démon  t(ui  rôdait  dans  le  couvent  comme  une  bête 
«  dévorante  ;  il  l'arrêta  et  lui  dit  :  —  Pouixjuoi  rôdes-tu 
«  do  la  sorte?  —  Le  démon  répondit  :  —  A  cause  du 
((  bénéfice  que  j'y  trouve.  —  Le  saint  lui  dit  :  —  Que 
((  gagnes-tu  au  dortoir?  —  Il  répondit  :  —  J'ôte  aux 
«  Frères  le  sommeil ,  je  leur  persuade  de  ne  point  se 
((  lever  pour  l'office,  et,  quand  cela  m'est  permis ,  je 
«  leur  envoie  des  songes  et  des  illusions.  —  Le  saintle 

(1)  T'ie  (le  saint  Dominique,  chap.  xvi,  186  et  187. 


—  390  — 

((  conduisit  au  chœur  et  lui  dit  :  —  Que  gagnes-tu  dans 
«  ce  saint  lieu?  —  Il  répondit  :  —  Je  les  fais  venir  tard, 
<(  sortir  tôt,  et  s'oublier  eux-mêmes.  — ■  Interrogé  au 
((  sujet  du  réfectoire,  il  répondit  :  —  Qui  ne  mange  plus 
«  ou  moins  qu'il  ne  faut? —  Mené  au  parloir,  il  dit  en 
«  riant:  —  Ce  lieu-ci  est  à  moi;  c'est  le  lieu  des  rires, 
((  des  vains  bruits,  des  paroles  inutiles.  —  Mais  quand 
o:  il  fut  au  chapitre,  il  commença  à  vouloir  s'enfuir, 
«  en  disant  :  —  Ce  lieu  m'est  en  exécration,  j'y  perds 
«  tout  ce  que  je  gagne  ailleurs  ;  c'est  ici  que  les  Frères 
«  sont  avertis  de  leurs  fautes ,  qu'ils  s'accusent,  qu'ils 
<r  font  pénitence ,  et  qu'on  les  absout  (1).  » 

Dominique,  en  parcourant  la  Lombardio,  avait  vu  de 
bien  tristes  signes  de  l'aflaiblissement  delà  foi.  En  un 
grand  nombre  de  lieux,  les  laïques  s'étaient  emparés  du 
patrimoine  del'Eglise,  et  sous  prétexte  qu'elle  était  trop 
riche,  toutle  monde  la  pillait.  Le  clergé,  réduit  à  une 
pauvreté  dégradante,  ne  pouvait  plus  pourvoir  aux  ma- 
gnificences du  culte  ni  exercer  envers  les  pauvres  le 
devoir  de  la  charité,  et  l'hérésie,  qui  avait  engendré  la 
spoliation,  en  naissait  à  son  tour  comme  moyen  de  la 
justifier.  Il  n'y  a  pas  pour  l'Église  de  pire  situation  que 
celle-là.  Les  biens  qu'elle  a  perdus  lui  font  de  ceux  qui 
les  possèdent  d'implacables  ennemis;  l'erreur  se  trans- 
met comme  une  condition  de  la  propriété,  et  le  temps, 
qui  efface  tout,  semble  impuissant  contre  cette  alliance 
des  intérêts  de  la  terre  avec  l'aveuglement  de  l'esprit. 
Dominique,  fondateur  d'un  ordre  mondiani,  avait  plus 

(1)  Vie  de  saint  Dominique^  ch^T[>.  xv,  n.  17i  et  175. 


—  391  — 

(le  droit  que  personne  de  s'opposera  une  aussi  effroyable 
combinaison  du  mal.  Il  institua,  pour  y  résister,  une 
association  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Milice  de  Jésus- 
Christ  (1).  Elle  était  composée  de  gens  du  monde  des 
deux  sexes,  qui  s'engageaient  à  défendre  les  biens  et  la 
liberté  de  l'Église  par  tous  les  moyens  en  leur  pouvoir. 
Leur  liabit,  resté  le  même  pour  la  forme  que  celui  du 
monde,  s'en  distinguait  par  les  couleurs  dominicaines, 
le  blanc,  symbole  de  l'innocence,  et  le  noir,  symbole 
de  la  pénitence.  Sans  être  liés  par  les  trois  vœux  de  pau- 
vreté, de  chasteté  et  d'obéissance,  ils  participaient  au- 
tant que  possible  à  la  vie  religieuse.  Ils  observaient  des 
abstinences,  des  jeûnes ,  des  veilles,  et  remplaçaient 
par  un  certain  nombre  de  Fater  noster  et  d'Are  Maria  la 
récitation  do  l'office  divin.  Ils  avaient,  sous  l'autorité 
de  l'ordre,  un  prieur  de  leur  choix  ;  ils  s'assemblaient  à 
des  jours  fixes  dans  uneéglise  des  Frères  Prêcheurs  pour 
y  entendre  la  messe  et  le  sermon.  Quand  Dominique  eut 
été  mis  au  rang  des  saints ,  les  Frères  et  les  Sœurs  de 


(1)  Les  historiens  ne  sont  pas  d'accord  sur  l'époque  où  l'ut  in- 
stituée la  Milice  de  Jésus-Christ.  Les  uns  la  font  remonter  au 
temps  du  séjour  de  saint  Dominique  en  Lanfcuedoc;  les  autres 
la  placent  au  temps  de  son  séjour  en  Lombardio.  Nous  adoptons 
ce  dernier  sentiment,  qui  est  appuyé  sur  le  texte  le  plus  ancien 
que  l'on  possède  à  ce  sujet.  On  y  lit  :  «  Cette  iniquité  régnait  en 
«  heauroup  (Foidroits  d'Italie  :  ce  que  voyant  avec  peine  le  saint 
«  père  Dominique,  lui  qui  avait  choisi  pour  lui  et  les  siens 
«  l'extrême  pauvreté ,  commença  de  travailler  au  recouvrement 
«  des  biens  de  l'Eglise*  »  Et  plus  bas  :  «  Après  que  le  bien- 
«  heureux  Dominique  eut  ainsi  réglé  cette  association,  il  s'en 
«  alla  au  Soigneur.»  (Le  B.  Raymond  de  Capone,  Vie  de  sainte 
Catherine  de  Sienne,  part,  i,  chap.  8.) 


—  392  — 

l'association  prirent  le  titre  de  Milice  de  Jésus -Christ  et 
du  bienheureux  Dominique.  Plus  tai'd,  ce  qu'il  y  avait  de 
militant  dans  cette  appellation  disparut  avec  les  causes 
publiques  du  combat,  et  l'association  demeura  consacrée 
aux  progrès  de  Fliomme  intérieur  sous  le  nom  de  Frères 
et  Sœurs  de  la  Pénitence  de  Saint-Domitiique.  C'est  sous  ce 
nom  que  Munion  de  Zamora ,  septième  maître  géné- 
ral des  Frères  Prcclieurs,  la  confirma  et  en  modifia 
les  règlements.  Les  papes  Grégoire  IX,  Honorius  IV, 
JeanXXII  et  Boniface  IX  lui  accordèrent  des  privilèges 
à  différentes  époques ,  et  le  pape  Innocent  YII  en  ap- 
prouva la  règle,  telle  que  l'avait  écrite  Munion  de  Za- 
mora. Sa  bulle  est  de  l'an  4406 ,  et  fut  promulguée  en 
1439  par  Eugène  IV. 

La  Milice  de  Jésus-Christ  était  le  troisième  ordre  insti- 
tué par  Dominique,  ou  plutôt  le  troisième  rameau  d'un 
seul  ordre  qui  embrassait  dans  sa  plénitude  les  bommes, 
les  femmes,  et  les  gens  du  monde.  Par  la  création  des 
Frères  Prècbeurs ,  Dominique  avait  tiré  du  désert  les 
pbalanges  monastiques,  et  les  avait  armées  du  glaive  de 
l'apostolat;  par  la  création  du  Tiers-Ordre ,  il  introdui- 
sit la  vie  religieuse  jusqu'au  sein  du  foyer  domeslicjue  et 
au  chevet  du  lit  nuptial.  Le  monde  se  peupla  déjeunes 
filles,  de  veuves,  de  gens  mariés,  d'hommes  de  tout 
état  qui  portaient  publiquement  les  insignes  d'un  ordre 
religieux,  cl  s'astreignaient  à  ses  pratiques  dans  le  secret 
de  leurs  maisons.  L'esprit  d'association  qui  régnait  au 
moyen  âge,  et  qui  est  celui  du  christianisme,  favorisa 
ce  mouvement.  De  même  qu'on  appartenait  à  une  fa- 
mille par  le  sang,  aune  corporation  parle  service  autjuel 


—  393  — 

on  s'était  voué,  à  un  peuple  par  le  sol ,  à  l'Eglise  par  le 
baplème,  on  voulut  appartenir  par  un  dévouement  de 
choix  à  l'une  des  glorieuses  milices  qui  servaient  Jésus- 
Christ  dans  les  sueurs  de  la  parole  et  de  la  pénitence. 
On  revêtait  les  livrées  de  Saint-Dominique  ou  de  Saint- 
François;  on  se  greffait  sur  l'un  de  ces  deux  troncs,  pour 
vivre  de  leur  sève  tout  en  conservant  sa  propre  nature; 
on  fréquentait  leurs  églises,  on  participait  à  leurs  prières, 
on  les  assistait  de  son  amitié,  on  suivait  d'aussi  près  que 
possible  la  trace  de  leurs  vertus.  On  ne  croyait  plus  qu'il 
fallait  fuir  le  monde  pour  s'élever  à  l'imitation  des 
saints:  toute  chambre  pouvait  devenir  une  cellule,  et 
toute  maison  uue  thébaïde.  A  mesure  que  l'âge  et  les 
événements  de  la  vie  dégageaient  le  chrétien  du  pesant 
fardeau  de  la  chair,  il  sacrifiait  au  cloître  une  plus 
grande  portion  de  lui-même.  Si  la  mort  d'une  épouse 
ou  d'un  enfant  venait  à  tout  briser  autour  de  lui  ;  si  une 
révolution  la  précipitait  des  honneurs  dans  l'exil  et 
l'abandon,  il  avait  une  autre  famille  prête  à  le  recevoir 
dans  ses  bras,  une  autre  cité  dans  laquelle  le  droit  de 
bourgeoisie  lui  était  acquis.  Il  passait  du  Tiers  Ordre  à 
l'ordre  complet,  comme  on  passe  de  la  jeunesse  à  la  vi- 
rilité. L'histoire  de  cette  institution  est  une  des  plus 
belles  choses  qu'on  puisse  lire.  Elle  a  produit  des  saints 
sur  tous  les  degrés  de  la  vie  humaine ,  depuis  le  trône 
jusqu'à  l'escabeau,  avec  une  telle  abondance,  que  le 
désert  et  le  cloître  pouvaient  s'en  montrer  jaloux.  Les 
femmes  surtout  ont  enrichi  les  Tiers  Onhes  du  trésor  de 
leurs  vertus.  Trop  souvent  enchaînées  dèsl'enfanceù  un 
joug  qu'elles  n'ont  point  souhaité,  elles  échappaient  à 


—  39-4  — 

la  tyrannie  de  leur  position  par  l'habit  de  Saint-Domi- 
nique ou  de  Saint-François.  Le  monastère  venait  à  elles, 
puisqu'elles  ne  pouvaient  aller  chercher  le  monastère. 
Elles  se  faisaient,  dans  quelque  réduit  obscur  de  la  mai- 
son paternelle  ou  conjugale,  un  sanctuaire  mystérieux, 
tout  plein  de  l'époux  invisible  qu'elles  aimaient  unique- 
ment. Qui  n'a  entendu  parler  de  sainte  Catherine  de 
Sienne  et  de  sainte  Piose  de  Lima,  ces  deux  étoiles  do- 
minicaines qui  ont  éclairé  deux  mondes?  Qui  n'a  lu  la 
vie  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie,  la  franciscaine? 
Ainsi  l'esprit  de  Dieu  prend  cœur  à  son  ouvrage  avec  le 
temps;  il  proportionne  les  miracles  aux  misères;  après 
avoir  fleuri  dans  les  solitudes,  il  s'épanouit  sur  les 
grands  chemins. 


CHAPITRE  XVII 


SlXllîHF,  ET  DERNIER  VOYAGE  DE  SAINT  DOMINIQUE  A  ROME.  — 
DEIXIÉME  CHAPITRE  GÉNÉRAL.  —  MALADIE  ET  MORT  DU  SAINT 
PATRIARCHE. 


Avec  la  création  du  Tiers  Ordre  la  carrière  de  Domi- 
nique était  achevée.  11  ne  lui  restait  plus  qu'à  faire  ses 
adieux  à  tout  ce  qu'il  avait  aimé  sur  la  terre,  et  Rome 
occupait  sa  ns  doute  la  première  place  dans  ses  afl'ections. 
C'était  là  qu'il  était  venu  avec  Azévédo,  son  premier 
ami,  lorsque  sa  vie  publique  n'était  point  encore  com- 
mencée; là  qu'il  était  retourné  pour  obtenir  l'approba- 
tion et  la  confirmation  de  son  ordre  ;  là  qu'il  avait^'^çdifié 
Saint-Sixte  et  Sainte-Sabine,  planté  le  centre  de  son 
ordre ,  exercé  la  charge  de  maître  du  sacre  palais,  ob- 
tenu la  confiance  de  deux  grands  papes,  ressuscité  trois 
morts,  et  vu  s'élever  jusqu'au  triomphe  la  vénération 
que  le  peujjle  avait  pour  lui;  là  que  résidait  dans  une 
infaillible  mnjestéle  vicaire  de  Celui  qu'il  avait  aimé  et 
servi  tous  les  jours  de  sa  vie.  Pouvait -il  mourir  sans 
avoir  re<;u  de  lui  une  dernière  bénédiction?  Pouvait-il 
fermer  les  yeux  sans  les  avoir  jetés  encore  une  fois  sur 
les  collines  de  la  sainte  cité?  Pouvait-il  croiserses  mains 
pour  jamais  avant  d'avoir  oflert  un  sacrifice  suprême  sur 


—  396  — 

les  autels  des  apôtres  Pierre  et  Paul?  Pouvait-il  livrer 
ses  pieds  à  l'immobilité  avant  d'avoir  foulé ,  pour  n'y 
plus  revenir,  les  sentiers  de  l'Aventin  et  du  Cœlius? 
Rome  ouvrit  donc  une  sixième  fois  ses  entrailles  de  mère 
au  grand  homme  qu'elle  avait  enfanté  dans  sa  vieillesse, 
et  qui  devait  lui  susciter  des  iils  et  des  fidèles  jusqu'en 
des  mondes  dont  le  nom  n'était  pas  encore  connu, 
Honorius  III  lui  donna  dans  plusieurs  diplômes  de 
nouvelles  marques  de  sa  sollicitude  et  de  sa  souveraine 
paternité.  Par  le  premier,  daté  du  8  décembre  1220,  il 
relevait  quelques-uns  des  Frères  de  l'irrégularité  qu'ils 
avaient  encourue  par  une  réception  peu  canonique  des 
ordres  sacrés.  Par  trois  autres,  des  '18 janvier,  4  février 
et  29  mars  de  l'année  suivante ,  il  recommandait  les 
Frères  Prêcheurs  à  tous  les  prélats  de  la  chrétienté. Un 
autre,  du  6  mai,  leur  permettait  d'oft'rir  le  saint  sacri- 
fice sur  un  autel  portatif,  en  cas  de  besoin.  C'est  la 
dernière  page  qu'Honorius  III  ait  signée  en  faveur  de 
l'ordre  du  vivant  de  son  fondateur,  pontife  qui  eut  la 
gloire  singulière  de  voir  lleurir  sous  son  règne  saint 
Dominique  et  saint  François,  et  de  ne  point  se  montrer 
par  ses  actes  indigne  de  cette  grâce  du  Ciel. 

Pendant  que  Dominique  faisait  ses  adieux  à  Rome,  la 
Providence  lui  envoya,  dans  la  personne  de  Fouhjues, 
évêque  de  Toulouse  ,  le  plus  vieil  ami  qui  lui  fût  resté. 
Foulques  représentait  àlui  seul  ces  temps  du  Languedoc 
déjà  si  loin,  l'érection  de  Notre-Dame-de-Prouille  et  de 
Saint-Romain  de  Toulouse ,  tous  les  bienfaits  et  tous  les 
souvenirs  qui  entouraient  le  berceau  des  Frères  Prê- 
cheurs. Combien  dut  être  douce  la  conversation  de  ces 


—  397  — 

deux  hommes  !  Dieu  avait  couronné  par  un  succès  inouï 
tant  de  vœux  secrets  qu'ils  avaient  autrefois  formés 
ensemble;  ils  voyaient  l'office  de  la  prédication  relevé 
dans  l'Eglise  par  un  ordre  religieux  déjà  répandu  d'un 
Ijout  de  l'Europe  à  l'autre,  eux  qui  avaient  parlé  tant  de 
fois  de  la  nécessité  de  rétablir  l'apostolat.  La  part  qu'ils 
avaient  eue  à  ce  grand  ouvrage  ne  les  tentait  point  d'or- 
gueil; mais  ils  sentaient  avec  plus  de  joie  la  gloire  de 
l'Église,  parce  qu'ils  avaient  senti  ses  maux  avec  plus 
de  douleur.  Foulques,  qui  n'avait  point  été  le  principal 
instrument  du  dessein  de  Dieu,  n'en  concevait  aucune 
tristesse.  Il  avait  été  supérieur,  dès  le  commencement, 
à  l'aiguillon  secret  de  la  jalousie,  et  son  âme  épiscopale 
avait  méprisé  les  appréhensions  trop  naturelles  au  pou- 
voir à  l'égard  des  choses  qu'il  n'accomplit  pas  de  ses 
propres  mains.  Il  avait  laissé  faire  le  bien,  et  il  avait  aidé 
à  le  faire,  ce  qui  est  plus  difficile  encore  que  de  le  faire 
soi-même.  Sa  couronne  était  pure,  son  cœur  content. 
Pour  Dominique,  que  pouvait-il  souhaiter  de  plus?  0 
moment  heureux,  où  le  chrétien  ,  au  bout  de  sa  course, 
se  rend  le  témoignage  d'avoir  accompli  la  volonté  de 
Dieu  ,  et  où  il  épanche  la  paix  qu'il  a  gagnée  à  son  ser- 
vice dans  le  cœur  d'un  autre  chrétien ,  son  compagnon 
et  son  ami!  Un  acte  nous  est  resté  de  cet  embrasse- 
ment  de  Foulques  et  de  Dominique,  sorte  de  testament 
dont  la  lecture  nous  consolera  de  ne  pouvoir  entendre 
plus  distinctement  leurs  derniers  entretiens. 

«  Au  nom  du  Seigneur,  soit  connu  à  tous  ceux  qui 
«  verront  la  présente  page,  que  nous,  Foulques,  évêque 
«.  de  Toulouse  par  la  grâce  de  Dieu,  nous  donnons  en 

i'2 


—  398  — 

notre  nom  et  au  nom  de  nos  successeurs ,  pour  la 
rémission  de  nos  péchés,  la  défense  de  la  foi  catho- 
lique ,  et  l'utilité  de  tout  le  diocèse  de  Toulouse ,  à 
vous,  cher  Dominique ,  maître  de  la  prédication, 
ainsi  qu'à  vos  successeurs  et  aux  Frères  de  votre 
ordre,  l'église  de  Notre -Dame- de -Fanj  eaux,  avec 
toutes  les  dîmes  et  tous  les  droits  qui  en  dépendent, 
tant  ceux  qui  appartiennent  à  notre  personne  que 
ceux  de  la  fabrique  et  du  chapelain  de  l'église  :  sauf 
la  réserve  pour  nous  et  nos  successeurs  du  droit  ca- 
thédratique,  de  celui  de  procuration,  et  de  la  charge 
d'âmes  que  nous  confierons  au  prêtre  qui  nous  sera 
présenté  par  le  maître  de  l'ordre ,  ou  par  le  prieur 
établi  dans  cette  église,  ou  par  les  Frères.  Et  nous, 
Domiiiique,  maître  de  la  prédication,  pour  nous, 
nos  successeurs  et  les  Frères  de  l'ordre,  nous  aban- 
donnons à  vous ,  Foulques ,  évêque,  et  à  vos  succes- 
seurs, la  sixième  partie  des  dîmes  de  toutes  les  églises 
paroissiales  du  diocèse  de  Toulouse ,  que  vous  nous 
aviez  autrefois  accordée  du  consentement  des  cha- 
noines de  Saint -Etienne;  nous  renonçons  à  perpé- 
tuité à  cette  donation,  et  à  la  réclamer  jamais  en 
vertu  des  lois  et  des  canons  (1).  » 
Cet  acte  est  daté  de  Rome,  le  17  avril  12'21.  Trois 
sceaux  y  sont  attachés,  celui  de  la  cathédrale  de  Saint- 
Étienne,  celui  de  Foulques,  et  celui  de  Dominique.  Le 
sceau  de  Dominique  le  représente  debout  en  habit  de 


(1)  D.uis  Maiinchi,  Annalf^  de  l'ordre  det  Frères  Prêcheurs, 
vol.  I,  Aiipoiiilict'.  11.  70. 


—  399  — 

Frère  Prêcheur,  un  bâton  à  la  main  ;  tout  autour  sont 
gravés  ces  mots  :  Sceau  de  Dominique,  ministre  des  pré- 
dications. On  voit  par  là  que  le  titre  magnifique  de 
maître  de  la  prédication,  qui  lui  est  attribué  dans  le  corps 
de  l'acte ,  n'était  pas  de  son  choix ,  mais  un  hommage 
de  Foulques,  qui  ne  pouvait  exprimer  plus  grandement 
ce  qu'il  pensait  de  son  ami.  Le  souverain  Pontife  dans 
ses  bulles  et  ses  lettres  n'avait  jamais  appelé  Dominique 
que  le  prieur  de  Saint  -  Romain ,  et  ensuite  le  prieur  de 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs. 

Foulques  survécut  dix  ans  à  Dominique.  Il  mourut 
le  25  décembre  1231 ,  et  fut  inhumé  dans  une  chapelle 
de  l'abbaye  de  Grand-Selve,  non  loin  de  Toulouse.  Son 
tombeau  a  disparu  sous  les  ruines  que  l'on  voit  encore; 
mais  les  révolutions  du  temps  et  des  empires  ne  peuvent 
rien  contre  sa  mémoire,  étroitement  liée  à  un  homme 
et  à  une  œuvre  dont  il  protégea  le  berceau ,  et  qui  le 
couvrent  maintenant  de  leur  immortalité. 

Quelques  jours  après  l'acte  qu'on  vient  de  rapporter, 
Dominique  s'éloigna  de  Rome  par  la  route  de  Toscane.. 
Il  y  avait  à  Bolsena,  sur  cette  route,  une  maison  dont 
le  maître  avait  coutume  de  lui  donner  l'hospitalité ,  et 
qui  en  fut  récompensé  avant  la  mort  du  saint  d'une 
manière  miraculeuse.  Un  jour  que  la  grêle  tombait  sur 
les  vignes  qui  entourent  Bolsena,  Dominique  apparut 
dans  le  ciel,  étendant  sa  chape  sur  la  vigne  de  son 
hôte,  et  la  préservant  du  fléau.  Tout  le  monde  fut 
témoin  de  cette  apparition,  et,  au  témoignage  de  Thierry 
d'Apolda,  on  voyait  encore  dans  la  vigne,  à  la  fin  du 
xiii°  siècle,  la  petite  maison  que  Dominique  avait  ha- 


—  400  — 

bitée  quand  il  passait  à  Bolsena.  Elle  était  soigneuse- 
ment conservée  parles  descendants  de  son  ancien  pos- 
sesseur, lesquels,  selon  la  recommandation  expresse 
de  leur  ancêtre ,  y  accueillaient  avec  bonté  les  Frères 
Prêcheurs  toutes  les  fois  qu'ils  en  avaient  l'occasion. 

La  Pentecôte  de  l'an  1221  tombait  le  30  mai.  C'était 
le  jour  marqué  pour  la  célébration  du  deuxième  cha- 
pitre général  à  Bologne.  Dominique,  en  entrant  à  Saint- 
Nicolas,  remarqua  que  l'on  travaillait  à  élever  l'un  des 
bras  du  couvent,  pour  en  agrandir  les  cellules  ;  il  pleura 
beaucoup  en  voyant  cet  ouvrage,  et  dit  à  frère  Rodolphe , 
procureur  du  couvent,  et  aux  autres  Frères  :  «  Hé  quoi  ! 
((  vous  voulez  sitôt  abandonner  la  pauvreté,  et  vous 
«  bâtir  des  palais  !  »  Il  ordonna  ensuite  qu'on  arrêtât 
les  travaux,  qui  ne  furent  repris  qu'après  sa  mort  (1). 

Les  actes  du  deuxième  chapitre  général  ne  sont  point 
parvenus  jusqu'à  nous.  Tout  ce  que  nous  en  savons , 
c'est  la  division  qui  y  fut  faite  de  l'ordre  en  huit  pro- 
vinces, savoir  :  l'Espagne,  la  Provence,  la  France,  la 
Lombardie,  Rome,  l'Allemagne ,  la  Hongrie  et  l'Angle- 
>  terre.  La  primauté  d'honneur  fut  donnée  à  l'Espagne, 
non  par  droit  d'antiquité,  mais  par  vénération  pour  la 
personne  du  saint  patriarche  dont  elle  était  le  berceau. 
Elle  eut  pour  prieur  provincial  Suéro  Gomez  ;  la  Pro- 
vence, Bertrand  de  Garrigue;  la  France,  Matthieu  de 
France;  la  Lombardie,  Jourdain  de  Saxe;  Rome,  Jean 
de  Plaisance;  l'Allemagne,  Conrad  le  Teutonique;  la 
Hongrie,  Paul  de  Hongrie;  l'Angleterre,  Gilbert  de 

(1)  Artea  (le  Bolognr,  {]i'\)o^\lhm  (ri'ltiiMiiHMl'Espagne,  n.  \. 


—  401   - 

Frassinet.  Les  six  premières  provinces  renfermaient  à 
elles  seules  environ  soixante  couvents  fondés  en  moins 
de  quatre  années;  les  deux  dernières,  la  Hongrie  et 
l'Angleterre,  n'avaient  point  encore  reçu  de  Frères 
Prêcheurs.  Dominique  leur  en  envoya  du  sein  même 
du  chapitre  général. 

Paul ,  qui  fut  destiné  à  la  Hongrie ,  était  un  profes- 
seur de  droit  canonique  à  l'université  de  Bologne  tout 
récemment  entré  en  religion.  Il  partit  avec  quatre  com- 
pagnons, parmi  lesquels  était  irère  Sadoc,  renommé  par 
l'éminence  de  sa  vertu.  Vesprim  et  Albe-Royale  furent 
les  premières  villes  où  ils  fondèrent  des  couvents.  Ils 
s'avancèrent  plus  tard  jusque  vers  cette  nation  des  Cu- 
mans  qui  avait  tant  excité  la  sollicitude  de  Dominique, 
et  où  il  aurait  voulu  finir  ses  jours.  Je  ne  raconterai 
qu'une  seule  histoire  de  l'établissement  des  Frères  gn 
Hongrie,  parce  qu'elle  nous  initiera  de  plus  en  plus  à  la 
manière  dont  s'accomplissaient  ces  saintes  expéditions. 
((  En  ce  temps-là,  deux  Frères  de  la  province  de  Hon- 
«  grie  vinrent  à  un  certain  village,  à  l'heure  où  le 
«  peuple  chrétien  a  coutume  de  s'assembler  pour  en- 
oc  tendre  la  messe.  Lorsqu'elle  fut  finie,  et  que  les  habi- 
«  tants  retournaient  chacun  en  leur  maison,  le  sacristain 
«  ferma  la  porte  de  l'église,  et  les  Frères  demeurèrent 
«  au  dehors,  sans  que  personne  leur  ouvrît  les  entrailles 
«  de  la  charité.  Un  pauvre  pécheur  vit  cela  ;  il  en  fut 
a  touché  de  compassion,  et  pourtant  il  n'osa  pas  les 
«  inviter  à  venir  chez  lui ,  parce  qu'il  n'avait  rien  pour 
«  les  recevoir.  Mais  il  courut  à  sa  maison ,  et  dit  à  sa 
<£  femme  :  —  Oh  !  si  nous  avions  de  quoi  donner  à  man- 


—  402  — 

«  ger  à  ces  deux  Frères  !  Je  suis  tourmenté  pour  ees 
«  pauvres  gens  qui  sont  là  à  la  porte  de  l'église,  et  à 
«  qui  personne  n'offre  l'hospitalité.  —  La  femme  ré- 
«  pondit  :  —  Nous  n'avons  qu'un  peu  de  millet  pour 
«  toute  nourriture.  —  Néanmoins,  son  mari  lui  ayant 
«  ordonné  de  secouer  la  bourse  pour  voir  s'il  n'y  avait 
((  rien  dedans ,  il  en  tomba ,  contre  leur  espérance , 
«  deux  pièces  de  monnaie.  Le  pêcheur,  ravi  de  joie ,  lui 
«  dit  :  —  Va  vite  acheter  du  pain  et  du  vin  ;  fais  cuire 
«  aussi  le  millet  et  des  poissons.  —  Puis  il  courut  à  l'é- 
«  glise ,  où  les  Frères  étaient  encore  debout  à  la  porte, 
«  et  les  invita  humblement  à  venir  à  sa  maison.  Les 
«  Frères  s'assirent  donc  à  cette  pauvre  table  servie  par 
«  une  immense  charité  ;  ils  y  apaisèrent  leur  faim ,  et, 
«  après  avoir  rendu  grâces  à  leur  hôte,  ils  se  retirèrent 
«  en  priant  Dieu  de  le  récompenser.  Le  Seigneur  enten- 
«  dit  leur  prière.  Depuis  ce  jour-là,  la  bourse  du  pê- 
«  cheur  ne  fut  jamais  vide  ;  deux  pièces  de  monnaie  s'y 
«  trouvaienttoujours.il  acheta  une  maison,  des  champs, 
«  des  brebis,  des  bœufs,  et  le  Seigneur  lui  donna  de 
«  plus  un  fils.  Mais  quand  il  fut  suffisamment  pourvu, 
«  la  grâce  des  deux  pièces  de  monnaie  cessa  (1) .  » 

La  mission  d'Angleterre  eut  un  succès  non  moins 
heureux  que  celle  de  Hongrie.  Gilbert  de  Frassinet,  qui 
en  était  le  chef,  se  présenta  avec  douze  compagnons  à 
l'archevêque  de  Cantorbéry.  L'archevêque,  ayant  ouï 
qu'ils  étaient  des  Frères  Prêcheurs ,  ordonna  inconti- 


(1)  Thierry  d'Apolda,  Vie  de  saint  Dominique ,  chap.  xxvi , 
n.  319  et  320. 


—  4^3  — 

nent  à  Gilbert  de  prêcher  devant  lui  dans  une  église  où 
lui-même  s'était  proposé  de  monter  en  chaire  ce  jour- 
là.  Il  en  fut  si  content,  qu'il  donna  son  amitié  aux 
Frères ,  et  les  protégea  tout  le  temps  qu'il  vécut.  Leur 
premier  établissement  fut  à  Oxford  ;  ils  y  élevèrent  une 
chapelle  à  la  sainte  \'ierge,  et  ou\Tirent  des  écoles  qui 
furent  appelées  les  écoles  de  Saint-Edouard ,  du  nom 
de  la  paroisse  où  elles  étaient  situées. 

Par  ces  deux  missions  d'Angleterre  et  de  Hongrie , 
Dominique  avait  achevé  de  prendre  possession  de  l'Eu- 
rope. Il  ne  tarda  pas  à  recevoir  du  Ciel  un  avertissement 
que  sa  fin  approchait.  Un  jour  qu'il  était  en  prière,  et 
qu'il  soupirait  ardemment  après  la  dissolution  de  son 
corps,  un  jeune  homme  d'une  grande  beauté  lui  apparut 
et  lui  dit  :  «  Viens,  mon  bien-aimé,  viens  dans  la  joie, 
«  viens  (1) .  »  Il  connut  en  même  temps  l'époque  précise 
du  rendez -vous  qui  lui  était  donné,  et  étant  allé  voir 
quelques  étudiants  de  l'université  de  Bologne  pour  les- 
quels il  avait  de  l'affection ,  après  plusieurs  discours  il 
se  leva  pour  se  retirer,  et  les  exhorta  au  mépris  du 
monde  et  à  la  pensée  de  la  mort.  «  Mes  chers  amis,  leur 
«  dit-il,  vous  me  voyez  maintenant  en  bonne  santé, 
((  mais  avant  que  vienne  l'Assomption  de  Notre-Dame, 
«  je  serai  enlevé  de  cette  vie  mortelle  (2).  »  Il  partit 
ensuite  pour  Venise,  où  se  trouvait  le  cardinal  Ugolin 
en  qualité  de  légat  apostolique.  Il  voulait  lui  recom- 
mander une  dernière  fois  les  afl'aires  de  l'ordre,  etsou- 


{1^  Barthélémy  de  Trente,  Vie  cfe .fODit  Dominique,  u.  13. 
(2)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frèi-es,  liv.  ii,  cliap.  27. 


—  404  — 

haitait  de  ne  pas  mourir  sans  avoir  pris  congé  d'un  tel 
ami.  On  était  au  plus  fort  des  chaleurs  de  l'été.  Un  soir, 
à  la  fin  du  mois  de  juillet,  Dominique  rentra  au  couvent 
de  Saint-Nicolas.  Quoique  très-fatigué  du  voyage,  il  eut 
un  long  entretien  sur  les  choses  de  l'ordre  avec  frère 
Ventura  et  frère  Rodolphe ,  l'un  procureur ,  l'autre 
prieur  du  couvent.  Vers  minuit,  frère  Rodolphe,  qui 
avait  besoin  de  repos,  engagea  Dominique  à  aller  dormir 
et  à  ne  point  se  lever  pour  les  matines  ;  mais  le  saint  n'y 
voulut  point  consentir.  Il  entra  dans  l'église,  et  y  pria 
jusqu'à  l'heure  de  l'office,  qu'il  célébra  ensuite  avec  les 
Frères.  Après  l'office ,  il  dit  à  frère  Ventura  qu'il  sentait 
une  douleur  à  la  tête;  bientôt  une  dyssenterie  violente 
accompagnée  de  fièvre  se  déclara.  Malgré  la  souffrance, 
le  malade  refusa  de  se  coucher  dans  un  lit  ;  il  se  tenait 
tout  habillé  sur  un  sac  de  laine.  Les  progrès  du  mal 
ne  lui  arrachaient  aucune  marque  d'impatience,  aucune 
plainte,  aucun  gémissement;  il  paraissait  joyeux  comme 
à  l'ordinaire.  Cependant lamaladies'aggravanttoujours, 
il  manda  près  de  lui  les  Frères  novices,  et  avec  les  plus 
douces  paroles  du  monde,  qu'animait  la  gaieté  de  son 
visage,  il  les  consola  et  les  exhorta  au  bien.  Il  appela 
ensuite  douze  des  plus  anciens  et  des  plus  graves  d'entre 
les  Frères,  et  fit  tout  haut  en  leur  présence  la  confession 
générale  de  sa  vie  à  frère  Ventura.  Quand  elle  fut  ter- 
minée, il  leur  dit  :  «  La  miséricorde  de  Dieu  m'a  con- 
«  serve  jusqu'à  ce  jour  une  chair  pure  et  une  virginité 
((  sans  tache;  si  vous  désirez  la  même  grâce,  évitez 
«  tout  commerce  suspect.  C'est  la  garde  de  cette  vertu 
«  qui  rend  le  serviteur  de  Dieu  agréable  au  Christ,  et 


—  405  — 

«  qui  lui  donne  gloire  et  crédit  devant  le  peuple.  Per- 
ce sistez  à  servir  le  Seigneur  dans  la  ferveur  de  l'es- 
«  prit  ;  appliquez  -  vous  à  soutenir  et  à  étendre  cet 
<(.  ordre,  qui  n'est  que  commencé;  soyez  stables  dans 
«  la  sainteté ,  dans  l'observance  régulière ,  et  croissez 
((  en  vertu  (1).  »  Il  ajouta,  pour  les  exciter  davantage 
à  veiller  sur  eux  -mêmes  :  «  Quoique  la  bonté  divine 
«  m'ait  préservé  jusqu'à  cette  heure  de  toute  souillure, 
«  je  vous  avoue  cependant  que  je  n'ai  pu  échapper  à 
«  cette  imperfection ,  de  trouver  plus  de  plaisir  à  la 
«  conversation  des  j  eunes  femmes  qu'à  celle  des  femmes 
(.(.  âgées  (2).  »  Puis,  troublé  en  lui-même  de  son  ai- 
mable et  sainte  naïveté ,  il  dit  tout  bas  à  frère  Ventura  : 
((  Frère,  je  crois  que  j'ai  péché  en  parlant  publique - 
<(  ment  aux  Frères  de  ma  virginité;  j'aurais  dû  m'en 
«  taire  (3).  »  Après  cela ,  il  se  tourna  de  nouveau  vers 
eux,  et  employant  la  forme  sacrée  du  testament,  il 
leur  dit  :  «  Voici ,  mes  Frères  bien -aimés,  l'héritage 
«  que  je  vous  laisse  comme  à  mes  enfants  :  Ayez  la 
«  charité ,  gardez  l'humilité ,  possédez  la  pauvreté  vo- 
«  lontaire  (4).  »  Et  afin  de  donner  une  plus  grande 
sanction  à  la  clause  de  ce  testament  qui  regardait  la 
pauvreté ,  il  menaça  de  la  malédiction  de  Dieu  et  de  la 
sienne  quiconque  oserait  corrompre  son  ordre  en  y 
introduisant  la  possession  des  biens  de  ce  monde. 

(1)  Thierry    d'Apolda,  Vie  de  saint   Dominique,  chap.   xx, 
n.  234. 

(2)  Le  B.  Jourdain  de  Saxe  ,  Vie  dr  saint  Doiinnigue,  chap.  iv, 
II.  68. 

(3)  Actes  de  Bologne,  déposition  de  frère  Yontura. 

(4)  Le  B.  Humbert,  Vie  de  saint  Dominique,  ii.  53. 


—  406  — 

Les  Frères  ne  désespéraient  pas  encore  de  la  vie  de 
leur  père.  Ils  ne  pouvaient  croire  que  Dieu  le  ravit  sitôt 
à  l'Église  et  à  eux.  D'après  le  conseil  des  médecins,  et 
dans  la  pensée  que  le  changement  d'air  lui  serait  utile , 
ils  le  transportèrent  à  Sainte-Marie-du-Mont,  église  dé- 
diée à  la  sainte  Vierge  sur  une  hauteur  voisine  de  Bo- 
logne. Mais  la  maladie ,  rebelle  à  tous  les  remèdes  et  à 
tous  les  vœux,  ne  fit  qu'empirer.  Dominique,  se  croyant 
près  de  mourir,  appela  de  nouveau  les  Frères  auprès  de 
lui.  Ils  vinrent  au  nombre  de  vingt  avec  leur  prieur 
Ventura,  et  se  rangèrent  autour  du  malade  gisant  de- 
vant eux.  Dominique  leur  adressa  un  discours  dont  rien 
ne  s'est  conservé,  sinon  que  jamais  paroles  plus  tou- 
chantes n'étaient  sorties  de  son  cœur.  Il  reçut  ensuite  le 
sacrement  de  l'extrême-onction.  Puis,  ayant  su  de  frère 
Ventura  que  le  religieux  préposé  à  l'église  de  Sainte- 
Marie-du-Mont  se  promettait  d'y  garder  son  corps  et  de 
l'y  ensevelir,  il  dit  :  «  A  Dieu  ne  plaise  que  je  sois  ense- 
«  veli  ailleurs  que  sous  les  pieds  de  mes  Frères  !  Portez- 
«  moi  dehors,  dans  cette  vigne,  afin  que  j'y  meure, 
((  et  que  vous  me  donniez  la  sépulture  dans  notre 
((  église  (1).  »  Les  Frères  le  rapportèrent  donc  à  Bo- 
logne ,  craignant  à  chaque  pas  de  le  voir  s'éteindre  dans 
leurs  bras.  Comme  il  n'avait  pas  de  cellule  propre  au 
couvent,  on  le  déposa  dans  celle  de  frère  Monéta.  On 
voulut  le  changer  de  vêtements  ;  mais  il  n'en  avait  pas 
d'autres  que  ceux  qu'il  portait  sur  lui,  et  Monéta  donna 
une  de  ses  tuniques  pour  le  couvrir.  Frère  Rodolphe 

(1)  Ades  de  Bologne,  déposition  de  frère  Ventura,  n.  8. 


—  407  — 

soutenait  la  tète  du  saint ,  et  essuyait  la  sueur  de  son 
visage  avec  un  linge  ;  les  autres  Frères  assistaient  en 
pleurant  à  ce  spectacle.  Dominique,  pour  les  consoler, 
leur  dit  :  «  Ne  pleurez  pas  ,  je  vous  serai  plus  utile  au 
«  lieu  où  je  vais  que  je  ne  le  fus  ici  (1).  »  Quelqu'un  des 
Frères  lui  demanda  où  il  voulait  que  son  corps  fût  in- 
humé; il  répondit  :  «Sous  les  pieds  de  mes  Frères  (2).» 
Une  heure  s'était  écoulée  depuis  qu'on  était  arrivé  à  Bo- 
logne. Dominique,  voyant  que  les  Frères,  troublés  par 
leur  douleur,  ne  songeaient  pas  à  la  recommandation  de 
l'àme,  fit  appeler  frère  Ventura,  et  lui  dit  :  «  Préparez- 
((  vous  (3).  »  Ils  se  préparèrent  aussitôt,  et  vinrent  se 
ranger  avec  solennité  autour  du  mourant.  Dominique 
leur  dit  :  «  Attendez  encore  (4).  »  Ventura,  profitant  de 
ce  moment  extrême,  dit  au  saint:  «  Père,  vous  savez 
«  dans  quelle  tristesse  et  quelle  désolation  vous  nous 
«  laissez;  souvenez-vous  de  nous  devant  le  Seigneur(5) .  » 
Dominique,  levant  les  yeux  et  les  mains  au  ciel,  fit  cette 
prière  :  «  Père  saint,  j'ai  accompli  votre  volonté,  et  ceux 
«  quevousm'aviezdonnés,  je  les  ai  conservés  et  gardés; 
«.  maintenant  je  vous  les  recommande;  conservez-les  et 
«  gardez-les  (6).»  Un  moment  après,  il  dit:  «  Com- 
«  mencez  (7).  »  Ils  commencèrent  donc  la  recomman- 
dation solennelle  de  l'âme ,  et  Dominique  la  faisait  avec 

(1)  Actex  de  Bologyie,  déposition  de  frère  Rodolphe,  n.  4. 

(2)  Ihid.,  n.  7. 

(3)  Ibid.,  déposition  de  frère  Ventura,  u.  7. 

(4)  Ibid. 

(5)  Ibid. 
(6) Ibid. 

(7)  I])i(l. 


—  408  — 

eux,  du  moins  on  voyait  ses  lèvres  se  remuer.  Mais  lors- 
qu'ils furent  à  ces  mots  :  Venez  à  son  aide ,  tiaints  de  Dieu; 
venez  au-devant  de  lui,  anges  du  Seigneur,  prenez  son  âme  et 
portez- la  en  présence  du  Très  -  Haut ,  ses  lèvres  firent  un 
dernier  mouvement,  ses  mains  se  levèrent  au  ciel ,  et 
Dieu  reçut  son  esprit.  On  était  au  6  août  de  l'an  1221, 
à  l'heure  de  midi ,  un  vendredi. 

Le  même  jour,  à  la  même  heure,  frère  Guala,  prieur 
du  couvent  de  Brescia ,  et  depuis  évêquede  cette  ville , 
s'étant  appuyé  un  instant  contre  la  tour  où  étaient  les 
cloches  du  couvent,  fut  pris  d'un  léger  sommeil.  Dans 
cet  état ,  il  vit  des  yeux  de  l'àme  une  ouverture  qui  se 
faisait  au  ciel,  et  deux  échelles  qui  descendaient  jusqu'à 
terre  par  cette  ouverture.  Au  sommet  de  l'une  était 
Jésus -Christ;  au  sommet  de  l'autre  était  la  bienheu- 
reuse Vierge,  sa  Mère.  Au  bas,  entre  les  deux  échelles, 
un  siège  était  placé ,  et  sur  ce  siège  quelqu'un  était 
assis  ayant  la  ressemljlance  d'un  Frère;  mais  on  ne  dis- 
cernait pas  quel  était  ce  frère ,  parce  qu'il  avait  la  tète 
voilée  de  son  capuce,  à  la  manière  des  morts.  Le  long 
des  deux  échelles,  des  anges  montaient  et  descendaient 
en  chantant  des  cantiques,  et  les  échelles  s'élevaient  au 
ciel,  tirées  par  Jésus-Christ  et  sa  sainte  Mère,  et  avec 
elles  le  siège  et  celui  qui  était  assis  dessus.  Quand  elles 
furent  tout  à  fait  en  haut,  le  ciel  se  ferma,  et  la  vision 
disparut.  Frère  Guala,  quoique  encore  faible  d'une  ma- 
ladie récente ,  se  rendit  aussitôt  à  Bologne ,  et  connut 
que  Dominique  était  mort  le  même  jour  et  à  la  même 
heure  où  il  avait  eu  cette  vision. 

Le  même  jour  encore,  deux  Frères  de  Rome ,  Tan- 


—  409  — 

crède  et  Raon,  allaient  de  la  ville  à  Tivoli.  Ils  y  arri- 
vèrent un  peu  avant  l'heure  de  midi,  et  Tancrède  or- 
donna à  Raon  d'aller  célébrer  la  sainte  messe.  Raon  s'é- 
tant  confessé  avant  de  monter  à  l'autel ,  Tancrède  lui 
donna  pour  pénitence  de  se  souvenir  au  saint  sacrifice 
de  leur  père  Dominique,  malade  à  Bologne.  Lorsque 
Raon  fut  parvenu  à  l'endroit  de  la  messe  où  l'on  fait 
mémoire  des  vivants,  et  qu'il  s'appliquait  à  la  pensée 
qui  lui  avait  été  enjointe  pour  pénitence,  il  fut  ravi  en 
extase  ,  et  vit  Dominique  sortant  de  Bologne ,  le  front 
ceint  d'une  couronne  d'or,  enveloppé  d'une  admirable 
lumière,  et  ayant  à  droite  et  à  gauche  de  lui  deux 
hommes  vénérables  qui  l'accompagnaient.  Un  avertisse- 
ment intérieur  lui  donna  en  même  temps  la  certitude 
que  le  serviteur  de  Dieu  venait  de  mourir  et  d'entrer 
glorieusement  dans  la  sainte  patrie. 

Il  n'est  pas  difficile  d'entendre  ce  que  signifiaient  les 
deux  échelles  du  songe  de  Guala  et  les  deux  vieillards 
de  l'extase  de  Raon .  Ils  représentaient  sans  doute  l'action 
et  la  contemplation ,  que  Dominique  avait  si  merveil- 
leusement unies  dans  sa  personne  et  dans  son  ordre. 

Par  une  disposition  de  la  Providence ,  le  cardinal 
Ugolin  arriva  à  Bologne  peu  après  que  Dominique  eut 
rendu  le  dernier  soupir.  Il  voulut  célébrer  lui-même 
l'office  des  funérailles,  et  vint  à  Saint -Nicolas,  où  se 
trouvèrent  aussi  le  patriarche  d'Aquilée ,  des  évêques, 
des  abbés,  des  seigneurs,  et  tout  un  peuple.  On  apporta 
sous  les  yeux  de  cette  multitude  le  corps  du  saint,  dé- 
jiouillé  du  seul  trésor  qui  lui  fût  resté  :  c'étaitune  chaîne 
de  fer  qu'il  portait  sur  sa  chair  nue,  ot  que  lui  avait  ôtée 


»=-  MO  — 

frère  Rodolphe  en  le  revêtant  des  habits  du  cercueil.  Il 
la  donna  depuis  au  bienheureux  Jourdain  de  Saxe. Tous 
les  regards  et  tous  les  cœurs  étaientattachéssurcecorps 
sans  vie.  L'office  commença  par  des  chants  qui  se  res- 
sentaient de  la  tristesse  universelle ,  et  qui  tombaient 
des  lèvres  comme  des  larmes.  Mais  peu  à  peu  la  pensée 
des  Frères  s'éleva  au-dessus  de  ce  monde  ;  ils  ne  virent 
plus  leur  père  vaincu  par  la  mort  et  ne  leur  laissant  que 
des  restes  inanimés.  Sa  gloire  leur  apparut  par  la  certi- 
tude qu'ils  en  avaient.  Un  chant  de  triomphe  succéda 
aux  lamentations  funèbres,  et  unejoie  inénarrable  des- 
cendit du  ciel  dans  les  esprits.  En  ce  moment,  le  prieur 
de  Sainte- Catherine  de  Bologne,  nommé  Albert,  que 
Dominique  avait  affectionné,  entra  dans  l'église,  et  la 
joie  des  Frères  tombant  à  l'improviste  au  sein  de  sa  dou- 
leur personnelle,  il  ne  se  posséda  plus.  Le  voilà  qui  se 
jette  sur  le  corps  du  saint;  il  le  couvre  de  baisers;  il  le 
sollicite  par  de  longs  embrassements ,  comme  s'il  eût 
voulu  le  forcer  de  revivre  et  de  lui  répondre.  Les  re- 
liques de  son  ami  se  montrent  sensibles  à  l'excès  de  sa 
piété.  Albert  se  relève  et  dit  à  Ventura  :  «  De  bonnes 
«  nouvelles.  Père  prieur,  de  bonnes  nouvelles.  Maître 
«  Dominique  m'a  embrassé,  et  m'a  dit  que  cette  année 
c(  même  j'irais  le  rejoindre  dans  le  Christ  (2).  »  Il 
mourut  en  effet  dans  l'année. 

Quand  cet  office ,  qui  n'avait  plus  de  nom  dans  la 
langue  de  la  douleur  et  dans  celle  de  la  joie,  fut  achevé, 
les  Frères  déposèrent  le  corps  de  leur  père  dans  un  coflre 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  II,  chap.  23. 


—  Ml  — 

de  simple  bois  fermé  de  longs  clous  de  fer.  Il  y  fut  mis 
tel  qu'il  était  à  l'heure  delà  mort,  sans  autre  aromate  que 
l'odeur  de  ses  vertus.  Une  fosse  avait  été  creusée  dans 
l'intérieur  de  l'église ,  sous  le  pavé ,  et  on  en  avait  fait 
un  caveau  avec  de  fortes  pierres.  Le  cercueil  y  fut  des- 
cendu. On  le  recouvrit  d'un  bloc  pesant,  cimenté  avec 
soin,  pour  qu'aucune  main  téméraire  n'eût  l'envie  d'y 
toucher.  Rien  ne  fut  gravé  sur  cette  pierre;  aucun  mo- 
imment  ne  s'y  éleva.  Dominique  était,  à  la  lettre,  sous 
les  pieds  de  ses  Frères,  comme  il  l'avait  voulu.  La  nuit 
du  jour  où  il  y  fut  placé ,  un  étudiant  de  Bologne  qui 
n'avait  pu  assister  à  ses  funérailles  le  vit  en  songe  dans 
Téglise  de  Saint-Nicolas ,  assis  sur  un  trône  et  couronné 
de  gloire.  Étonné  de  ce  spectacle  ,  il  lui  dit  :  «  N'est-ce 
((  pas  vous,  maître  Dominique,  qui  êtes  mort?  »  Le 
saint  répondit  :  a  Je  ne  suis  pas  mort,  mon  fils ,  parce 
«  que  j'ai  un  bon  maître  avec  lequel  je  vis  (1).  »  Dès 
le  matin,  l'étudiant  se  rendit  à  l'église  de  Saint-Nicolas, 
et  il  y  trouva  le  sépulcre  de  Dominique  à  l'endroit  même 
où  il  l'avait  vu  assis  sur  un  trône. 

Tel  fut,  dans  la  vie  et  dans  la  mort,  Dominique  de 
Gusman ,  fondateur  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs , 
l'un  des  hommes,  à  le  considérer  même  humainement,  le 
plus  hardi  par  le  génie ,  le  plus  tendre  par  le  cœur  qui 
ait  existé.  Il  posséda  dans  une  fusion  parfaite  ces  deux 
({ualités  qui  ne  sont  presque  jamais  possédées  ensemble 
au  même  degré.  Il  exprima  l'un  par  une  vie  extérieure 
d'une  activité  prodigieuse,  et  l'autre  par  une  vie  inté- 

(1)  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  !,  cliap.  i9. 


—  412  — 

rieiire  dont  on  peut  dire  que  chaque  souffle  était  un  acte 
d'amour  envers  Dieu  et  envers  les  hommes.  Son  siècle 
nous  a  laissé  sur  lui  des  monuments  courts  mais  nom- 
breux. Je  les  ai  lus  avec  admiration,  à  cause  du  talent 
simple  et  sublime  dont  ils  sont  pleins,  et  avec  étonne- 
ment,  à  cause  du  caractère  qu'ils  attribuent  à  leur  héros. 
Car,  bien  que  je  fusse  sûr  que  saint  Dominique  avait  été 
calomnié  par  les  écrivains  modernes ,  il  m'était  impos- 
sible de  penser  que  son  histoire  y  prêtât  si  peu.  J'ai  dû 
me  détromper,  et  acquérir  une  preuve  de  ce  qu'il  en  coûte 
de  providence  à  Dieu,  et  aux  hommes  de  travaux  et  de 
vertus,  pour  conserver  ici -bas  quelque  vestige  de  la 
vérité.  J'ai  rapporté  fidèlement  ce  que  j'ai  trouvé  ;  mais 
je  n'ai  pu  rendre  l'amour  qui  surabonde  dans  ces  vieux 
écrits  pour  la  personne  de  saint  Dominique,  ni  les  pléo- 
nasmes intarissables  avec  lesquels  des  gens  du  treizième 
siècle  parlent  de  sa  douceur,  de  sa  bonté,  de  sa  miséri- 
corde, de  sa  compassion,  et  de  toutes  les  nuances  que  la 
charité  prenait  dans  son  cœur.  Leur  témoignage  ne  sau- 
rait être  suspect,  et  nul  d'eux  assurément  ne  songeait  à 
écrire  au  poinfde  vue  de  notre  temps.  Si  je  n'ai  pu  égaler 
la  tendresse  de  leur  plume  en  peignant  d'après  eux  saint 
Dominique,  du  moins  ils  m'ont  fait  rougir  de  la  pensée 
de  transformer  son  histoire  en  une  apologie.  L'apologie 
est  une  injure  dont  ce  grand  homme  n'a  pas  besoin.  Je 
clos  donc  sa  vie  sans  la  défendre.  J'imite  ses  enfants,  qui 
ne  mirent  sur  sa  tombe  aucune  épitaphe,  persuadés 
qu'elle  parlerait  toute  seule,  et  assez  haut.  Mais  puisque 
ses  premiers  historiens,  avant  de  se  séparer  de  lui,  ont 
pieusement  rassemblé  lesprincipaux  traifs  de  sa  physio- 


—  413  — 

nomie,  je  les  imiterai  aussi,  et,  me  reconnaissant  in- 
capable d'égaler  la  force  et  la  naïveté  de  leur  pinceau , 
j'emprunte  au  plus  ancien  et  au  plus  illustre  d'entre 
eux  le  portrait  vénéré  de  mon  père. 

«  Il  y  avait  en  lui ,  dit  le  bienheureux  Jourdain  de 
«  Saxe,  une  si  grande  honnêteté  de  mœurs,  un  si  grand 
((  mouvement  de  ferveur  divine ,  qu'on  voyait  tout  de 
«  suite  que  c'était  un  vase  d'honneur  et  de  grâce,  à  qui 
((  ne  manquait  aucun  ornement  de  prix.  Rien  ne  trou- 
«  blait  l'égalité  de  son  âme,  si  ce  n'est  la  compassion  et 
«  la  miséricorde.  Et  parce  qu'un  cœur  content  réjouit  le 
«  visage  de  l'homme,  on  devinait  sans  peine  à  la  bonté 
«  et  à  la  joie  de  ses  traits  sa  sérénité  intérieure,  que  le 
((  moindre  mouvementde  colère  n'obscurcissait  jamais. 
«  Il  était  ferme  dans  ses  desseins,  et  rarement  il  lui 
«  arrivait  de  revenir  sur  une  parole  qu'il  avait  dite  après 
«  y  avoir  mûrement  réfléchi  devant  Dieu.  C'est  pour- 
«  quoi,  bien  que  sa  figure  brillât  d'une  lumière  aimable 
«  et  douce,  cette  lumière  pourtant  ne  se  laissait  point 
((  mépriser;  mais  elle  gagnait  facilement  le  cœur  de 
«  tous,  et  à  peine  l'avait -on  regardé,  qu'on  se  sentait 
«  entraîné  vers  lui.  Partout  où  il  se  trouvait,  soit  en 
«  route  avec  ses  compagnons ,  soit  dans  une  maison 
«  étrangère  avec  un  hôte  et  sa  famille ,  soit  au  milieu 
((  des  grands,  des  princes  et  des  prélats ,  il  abondait  en 
«  discours  et  en  exemples  qui  provoquaient  au  mépris 
«  du  siècle  et  à  l'amour  de  Dieu.  Partout  il  se  montrait 
«  l'homme  évangélique  par  sa  parole  et  par  ses  œuvres. 
«.  Pendant  le  jour  avec  ses  Frères  ou  ses  compagnons, 
«  nul  n'étaitd'un  commerce  plus  facile  et  plus  agréable; 


_  414  — 

€  pendant  la  nuit,  nul  ne  l'égalait  pour  les  veilles  et  la 
prière.  Il  gardait  les  pleurs  pour  le  soir  et  la  joie  pour 
le  matin.  Il  donnait  le  jour  au  prochain,  la  nuit  à 
Dieu ,  sachant  que  Dieu  a  consacré  le  jour  à  la  misé- 
ricorde, et  la  nuit  à  l'action  de  grâces.  Il  pleuraitabon- 
damment  et  souvent;  ses  larm.es  étaient  son  pain  le 
jour  et  la  nuit  :  le  jour,  quand  il  oftrait  le  saint  sacri- 
fice; la  nuit,  quand  il  veillait.  Il  avait  coutume  de 
passer  dans  l'église  le  temps  du  repos ,  et  on  ne  lui 
connaissait  aucun  lit  pour  coucher ,  si  ce  n'est  bien 
rarement.  Il  priait  et  veillait  dans  les  ténèbres  tant 
que  la  fragilité  de  son  corps  le  lui  permettait,  et  lors- 
qu'enfin  la  lassitude  l'avait  contraint  au  sommeil ,  il 
dormait  un  peu  devant  un  autel  ou  en  quelque  autre 
lieu ,  la  tète  appuyée  sur  une  pierre  comme  le  pa- 
triarche Jacob;  après  quoi  il  reprenait  la  vie  et  la 
ferveur  de  l'esprit.  Il  embrassait  tous  les  hommes  dans 
le  sein  d'une  large  charité ,  et,  comme  il  les  aimail 
tous,  il  était  aimé  de  tous.  Rien  ne  lui  était  plus  na- 
turel que  de  se  réjouir  avec  ceux  qui  étaient  dans  la 
joie,  de  pleurer  avec  ceux  qui  pleuraient,  de  se  don- 
ner au  prochain  et  aux  malheureux.  Il  y  avait  encore 
une  chose  qui  le  rendait  aimable  à  tous,  c'était  la  sim- 
plicité de  sa  conduite ,  où  n'apparut  jamais  l'ombre 
de  la  finesse  et  du  déguisement.  Amateur  de  la  pau- 
vreté, il  ne  portait  que  de  vils  habits;  toujours  maître 
de  son  corps ,  il  observait  une  extrême  réserve  dans 
le  boire  et  dans  le  manger,  content  de  quelque  simple 
mets,  et  usant  du  vin  si  modérément,  qu'il  satisfai- 
sait au  besoin  de  la  nature  sans  émousser  la  pointe 


—  445  — 

a  subtile  et  délicate  de  son  esprit.  Qui  atteindra  jamais 
«  jusqu'à  la  vertu  de  cet  homme?  Nous  pouvons  bien 
«  l'admirer  et  comprendre  par  son  exemple  l'inertie 
«  de  notre  temps  ;  mais  pouvoir  ce  qu'il  a  pu  n'appar- 
«  tient  qu'à  une  grâce  singulière  ,  si  jamais  Dieu  la 
«  donne  encore  une  fois  à  quelque  autre  homme  qu'il 
«:  voudra  élever  au  faîte  de  la  sainteté.  Imitons  cepen- 
«  dant,  mes  Frères,  selon  nos  faibles  forces,  les 
«  exemples  de  notre  père ,  et  rendons  grâces  au  Ré- 
«  dempteur ,  qui ,  dans  cette  même  voie  où  nous  mar- 
«  chons ,  a  donné  un  tel  chef  à  ses  serviteurs.  Prions  le 
«  Père  des  miséricordes,  afin  qu'aidés  de  cet  esprit  qui 
«  gouverne  les  enfants  de  Dieu ,  et  marchant  sur  les 
«  traces  de  nos  ancêtres,  nous  arrivions  par  un  chemin 
«  tout  droit  à  l'éternelle  patrie  où  le  bienheureux  Do~ 
«  minique  nous  a  précédés  (i).  » 

(1)  Vie  de  saint  Dominique,  chap.  iv^  n.  7b  et  suiv. 


CHAPITRE  XVIII 


TRANSLATION    DU     CORPS    DE  SAINT    DOMINIQUE,   ET   SA    CANONISATIO?!. 


Douze  ans  s'étaient  écoulés  depuis  la  mort  de  saint 
Dominique.  Dieu  avait  manifesté  la  sainteté  de  son  ser- 
viteur par  une  foule  de  miracles  opérés  à  son  tombeau 
ou  dus  à  l'invocation  de  son  nom.  On  voyait  sans  cesse 
des  malades  entourer  la  pierre  qui  couvrait  ses  restes,  y 
passer  le  jour  et  la  nuit,  et  s'en  retourner  en  lui  rendant 
gloire  de  leur  guérison.  Des  images  s'appendaient  aux 
murs  voisins  en  souvenir  des  bienfaits  qu'on  avait  reçus 
de  lui,  et  les  signes  de  la  vénération  populaire  ne  se 
démentaient  point  avec  le  temps.  Cependant  un  nuage 
couvrait  les  yeux  des  Frères ,  et  tandis  que  le  peuple 
exaltait  leur  fondateur,  eux,  ses  enfants,  loin  de  prendre 
soin  de  sa  mémoire,  semblaient  travailler  à  en  obscurcir 
l'éclat.  Non-seulement  ils  laissaient  sa  sépulture  sans 
ornement;  mais,  de  peur  qu'on  ne  les  accusât  de  cher- 
cher une  occasion  de  gain  dans  le  culte  qu'on  lui  rendait 
déjà,  ils  arrachaient  des  murs  les  simulacres  qu'on  y 
attachait.  Quelques-uns  souffraient  de  cette  conduite , 
sans  oser  aller  jusqu'à  la  contradiction.  Il  arriva  même 
que  le  nombre  des  Frères  croissant  toujours,  on  fut 


—  417  — 

obligé  de  détruire  la  vieille  église  de  Saint-Nicolas  pour 
en  bâtir  une  nouvelle,  etle  tombeau  du  saint  patriarche 
demeura  en  plein  air,  exposé  à  la  pluie  et  à  toutes  les 
injures  des  saisons.  Ce  spectacle  toucha  plusieurs  des. 
Frères  ;  ils  délibéraient  entre  eux  sur  la  manière  de 
transporter  ces  précieuses  reliques  dans  une  sépulture 
plus  convenable,  et  ils  ne  croyaient  pas  pouvoir  le  faire 
sans  l'autorité  du  pontife  romain.  «  Des  fils  avaient  sans 
«  doute  le  droit  d'ensevelir  leur  père ,  dit  le  bienheu- 
«  reux  Jourdain  de  Saxe  ;  mais  Dieu  permettait  qu'ils 
«  recherchassent,  pour  remplir  cet  office  de  piété,  l'ap- 
«  pui  d'un  plus  grand  qu'eux ,  afin  que  la  translation 
«  du  glorieux  Dominique  prît  un  caractère  de  canoni- 
«  cité  (1).  »  Les  Frères  préparèrent  donc  un  nouveau 
sépulcre  ,  plus  digne  de  leur  père ,  et  ils  envoyèrent 
plusieurs  d'entre  eux  au  souverain  Pontife  pour  le  con- 
sulter. C'était  le  vieux  Ugolin  Gonti  qui  occupait  alors 
le  trône  pontifical  sous  le  nom  de  Grégoire  IX.  Il  reçut 
très-durement  les  Frères ,  et  leur  reprocha  d'avoir  né- 
ghgé  si  longtemps  l'honneur  dû  à  leur  patriarche.  «J'ai 
((  connu.,  ajouta -t-il,  cet  homme  tout  apostolique,  et  je 
((  ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  associé  dans  le  ciel  à  la 
«  gloire  des  saints  apôtres  (2).  »  Il  eût  même  souhaité 
venir  en  personne  à  sa  translation;  mais,  retenu  par 
les  devoirs  de  sa  charge ,  il  écrivit  à  l'archevêque  de 
Ravenne  de  se  rendre  à  Bologne  avec  ses  suffragants 
pour  assister  à  la  cérémonie. 

(1)  Lettre  enri/r/ique  nu.i:  Frètes,  dans  les  Actes  c/ps  saittts  de 
Boll.-iiidiis,  '.  I  d'.ioùl,]..  52'.. 
(-2)  Ibid. 


—  418  — 

On  était  à  la  Pentecôte  de  Fan  1233.  Le  chapitre  gé- 
néral de  l'ordre  était  assemblé  à  Bologne  sous  la  prési- 
dence de  Jourdain  de  Saxe,  successeur  immédiat  de  saint 
Dominique  danslegénéralat.  L'archevêque  de  Ravenne, 
obéissant  aux  ordres  du  pape,  les  évêques  de  Bologne , 
de  Brescia,  de  Modène  et  de  Tournay,  étaient  présents 
dans  la  ville.  Plus  de  trois  cents  Frères  y  étaient  venus 
de  tous  pays.  Un  grand  nombre  de  seigneurs  et  de  ci- 
toyens honorables  des  villes  voisines  se  pressaient  dans 
les  hôtelleries.  Tout  le  peuple  était  dans  l'attente. 
((  Cependant,  dit  le  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  les 
«  Frères  sontlivrés  à  l'angoisse;  ils  prient,  ils  pâlissent, 
«  ils  tremblent;  ils  ont  peur  que  le  corps  de  saint  Domi- 
c(  nique,  longtemps  exposé  à  la  pluie  et  à  la  chaleur 
«  dans  une  vile  sépulture ,  n'apparaisse  rongé  des  vers, 
«  et  n'exhale  une  odeur  qui  diminue  l'opinion  de  sa 
«  sainteté  (1).  »  Dans  le  tourment  que  leur  causait  cette 
pensée,  ils  songèrent  à  ouvrir  en  secret  la  tombe  du 
saint;  mais  Dieu  ne  permit  pas  qu'il  en  fût  ainsi.  Soit 
qu'on  en  eût  quelques  soupçons ,  soit  pour  constater 
davantage  l'authenticité  des  reliques ,  le  podestat  de 
Bologne  fit  garder  nuit  et  jour  le  sépulcre  par  des  che- 
valiers armés.  Toutefois,  afin  d'avoir  plus  de  liberté 
pour  la  reconnaissance  du  corps,  et  d'éviter  au  premier 
moment  la  confusion  du  peuple  immense  qui  remplis- 
sait Bologne ,  on  convint  de  faire  la  nuit  l'ouverture  du 
tombeau.  Le  24  mai,  surlendemain  de  la  Pentecôte, 


(1)  Lettre  encyclique  aux  Frères,  dans  les  Actes  <les  saints  df 
BoUaiidus,  1. 1  d'août,  p.  521. 


—  419  — 

avant  l'aurore ,  l'archevêque  de  Ravenne  et  les  autres 
évêques,  le  maître  général  de  l'ordre  avec  les  définiteurs 
du  chapitre,  le  podestat  de  Bologne,  les  principaux  sei- 
gneurs et  citoyens  tant  de  Bologne  que  des  villes  voi- 
sines, se  réunirent  à  la  lueur  des  flambeaux  autour  de 
l'humble  pierre  qui  couvrait  depuis  douze  ans  les  restes 
de  saint  Dominique.  En  présence  de  tous,  frère  Etienne, 
prieur  provincial  de  Lombardie,  et  frère  Rodolphe, 
aidés  de  plusieurs  autres  Frères,  se  mirent  à  enlever  le 
ciment  qui  liait  la  pierre  au  sol.  Il  était  d'une  grande 
dureté ,  et  ne  céda  qu'avec  peine  aux  efforts  du  fer. 
Quand  on  l'eut  écarté,  et  que  les  murs  extérieurs  du 
caveau  furent  visibles,  frère  Rodolphe  en  endommagea 
la  maçonnerie  avec  un  marteau  de  fer,  et  ensuite  on  sou- 
leva péniblement,  à  l'aide  de  pics,  la  pierre  supérieure 
du  monument.  Pendant  qu'on  la  soulevait,  un  inénar- 
rable parfum  s'échappa  du  sépulcre  entr'ouvert  :  c'était 
une  odeur  qui  ne  rappelait  à  personne  rien  de  ce  qu'il 
avait  senti,  et  qui  surpassait  toute  imagination.  L'arche- 
vêque ,  les  évêques  et  tous  ceux  qui  étaient  présents , 
remplis  de  stupeur  et  de  joie ,  tombèrent  à  genoux  en 
pleurant  et  en  louant  Dieu.  On  acheva  d'ôter  la  pierre, 
qui  laissa  voir  au  fond  du  caveau  le  coflre  de  bois  où 
étaient  renfermées  les  reliques  du  saint.  Il  y  avait  à  la 
table  de  dessus  une  faible  ouverture,  d'où  sortait  avec 
abondance  le  parfum  qui  avait  saisi  les  assistants,  et  qui 
devint  plus  pénétrant  encore  lorsque  lecercueil  fut  hors 
de  la  fosse.  Tout  le  monde  s'inclina  pour  vénérer  ce 
bois  précieux  ;  des  flots  de  larmes  y  tombaient  avec  des 
baisers.  On  l'ouvrit  enfin  eu  arrachant  les  clous  de  la 


—  420  — 

partie  supérieure,  et  ce  qui  restait  de  saint  Dominique 
apparut  à  ses  Frères  et  à  ses  amis.  Ce  n'étaient  plus  que 
des  ossements,  mais  des  ossements  pleins  de  gloire  et 
de  vie  par  l'arôme  céleste  qui  s'en  exhalait.  Dieu  seul 
connaît  lajoie  dont  surabondèrent  alors  tous  les  cœurs, 
et  nul  pinceau  ne  saurait  peindre  cette  nuit  embaumée, 
ce  silence  ému ,  ces  évêques ,  ces  chevaliers ,  ces  reli- 
gieux, tous  ces  fronts  brillants  de  larmes  et  penchés  sur 
un  cercueil,  y  cherchant  à  la  lueur  des  cierges  le  grand 
et  saint  homme  qui  les  voyait  du  haut  du  ciel,  et  répon- 
dait à  leur  piété  par  ces  embrassements  invisibles  qui 
navrent  l'àme  d'un  trop  fort  bonheur.  Les  évêques  ne 
crurent  pas  leurs  mains  assez  filiales  pour  toucher  les  os 
du  saint;  ils  en  laissèrent  la  consolation  et  l'honneur  à 
ses  enfants.  Jourdain  de  Saxe  se  baissa  vers  ces  sacrés 
restes  avec  une  respectueuse  dévotion ,  et  les  transporta 
dans  un  cercueil  nouveau  fait  de  bois  de  mélèze.  Pline 
dit  que  ce  bois  résiste  à  l'action  du  temps.  Le  cercueil 
fut  fermé  de  trois  clefs,  dont  on  remit  l'une  au  podestat 
de  Bologne,  l'autre  à  Jourdain  de  Saxe,  la  troisième 
au  prieur  provincial  de  Lombardie.  Il  fut  ensuite  porté 
dans  la  chapelle  où  s'élevait  le  monument  destiné  à  en 
garder  le  dépôt  :  ce  monument  était  de  marbre,  mais 
sans  aucun  ornement  sculpté. 

Quand  le  jour  fut  venu,  les  évêques,  le  clergé,  les 
Frères,  les  magistrats,  les  seigneurs  se  rendirent  de 
nouveau  à  l'église  de  Saint-Nicolas,  déjà  inondée  d'une 
foule  innombrable  de  peuple  et  d'hommes  de  toutes  na- 
tions. L'archevèquedeRavennechantalamessedujour, 
qui  était  celle  du  mardi  de  la  Pentecôte ,  et  par  une  tou- 


—  421  — 

chante  rencontre,  les  premières  paroles  du  chœur 
furent  celles-ci  :  Accipite  jucunditatem  gloriœ  vestrœ  :  — 
Recevez  la  joie  de  votre  gloire.  Le  cercueil  était  ouvert , 
et  répandait  dans  l'église  des  baumes  sublimes  que 
les  suaves  fumées  de  l'encens  ne  parvenaient  point  à 
corrompre;  le  son  des  trompettes  se  mêlait  par  inter- 
valles au  chant  du  clergé  et  des  religieux;  une  multi- 
tude infinie  de  lumières  brillaient  dans  les  mains  du 
peuple  :  nul  cœur,  si  ingrat  qu'il  fût ,  n'était  à  l'abri 
des  chastes  enivrements  de  ce  triomphe  de  la  sainteté. 
La  cérémonie  achevée,  les  évêques  déposèrent  sous  le 
marbre  le  cercueil  refermé ,  pour  y  attendre  en  paix  et 
en  gloire  le  signal  de  la  résurrection.  Mais  huit  jours 
après,  à  la  sollicitation  de  beaucoup  de  personnes  ho- 
norables qui  n'avaient  pu  assister  à  la  translation ,  on 
ouvrit  le  monument.  Jourdain  de  Saxe  prit  dans  ses 
mains  le  chef  vénérable  du  saint  patriarche,  et  le  pré- 
senta à  plus  de  trois  cents  Frères,  qui  eurent  la  conso- 
lation d'en  approcher  leurs  lèvres,  et  y  gardèrent  long- 
temps l'ineffable  parfum  de  ce  baiser.  Car  tout  ce  qui 
avait  touché  les  os  du  saint  devenait  imprégné  de  la 
vertu  qu'ils  possédaient.  «  Nous  avons  senti,   dit  le 
«  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  cetteprécieuse  odeur, 
«  et  ce  que  nous  avons  vu  et  senti ,  nous  en  rendons 
«  témoignage.  Nous  ne  pouvions  nous  rassasier  d'ou- 
«  vrir  nos  sens  à  l'impression  qu'elle  nous  causait, 
«  quoique  nous  fussions  resté  de  longues  heures  près 
«  du  corps  de  saint  Dominique  à  la  respirer.  Elle  n'ap- 
«  portait  avec  le  temps  aucun  ennui,  elle  excitait  le 
«  cœur  à  la  piété,  elle  opérait  des  miracles.  Touchait-on 

12» 


—  422  — 

ce  le  corps  avec  la  main ,  avec  une  ceinture  ou  quelque 
(.(.  autre  objet,  aussitôt  l'odeur  s'y  attachait  (1).  d 

Thierry  d'Apolda  remarque  en  cet  endroit  que,  même 
avant  la  mort  du  saint,  Dieu  lui  avait  communiqué 
déjà  ce  signe  extérieur  de  la  pureté  de  son  âme.  Un 
jour  qu'il  célébrait  la  messe  à  Bologne  ,  dans  une  fête 
solennelle ,  un  étudiant  s'approcha  au  moment  de  l'of- 
fertoire et  lui  baisa  la  main.  Or,  ce  jeune  homme  était 
livré  à  une  grande  incontinence,  dont  probablement  il 
cherchait  la  guérison.  Il  sentit,  en  baisant  la  main  de 
saint  Dominique ,  un  parfum  qui  lui  révéla  tout  d'un 
coup  l'honneur  et  la  joie  des  cœurs  purs,  et  depuis  ce 
moment,  avec  la  grâce  de  Dieu,  il  surmonta  la  corrup- 
tion de  ses  penchants. 

Les  miracles  éclatants  qui  avaient  accompagné  la 
translationdu  corps  de  saint  Dominique  déterminèrent 
Grégoire  IX  à  ne  pas  retarder  davantage  l'affaire  de  sa 
canonisation.  Par  une  lettre  du  11  juillet  1233,  il  com- 
mit pour  procédera  une  enquête  sur  sa  vie  trois  ecclé- 
siastiques éminents ,  savoir  :  Tancrède,  archidiacre  de 
Bologne; Thomas, prieur  de  Sainte-Marie-du-Rhin,  et 
Palmeri,  chanoine  de  la  Sainte-Trinité.  L'enquête  eut 
lieu  du  6  au  30  août.  Les  commissaires  apostoliques  en- 
tendirent dans  cet  intervalle,  et  sous  la  foi  du  serment, 
la  déposition  de  neuf  Frères  Prêcheurs  choisis  parmi 
ceux  qui  avaient  eu  avec  saint  Dominique  les  plus  in- 
times relations.  C'étaient  Ventura  de  Vérone,  Guillaume 
de  Montferrat,  Amison  de  Milan,  Bonvisi  de  Plaisance, 

(t)  Lettre  encijcUque  aux  Frères. 


—  423  — 

Jean  de  Navarre ,  Rodolphe  de  Faënza ,  Etienne  d'Es- 
pagne, Paul  de  Venise,  Frugéri  dePenna.  Comme  tous 
ces  témoins ,  sauf  Jean  de  Navarre ,  n'avaient  point 
connu  saint  Dominique  dans  les  premiers  temps  de  son 
apostolat,  les  commissaires  du  Saint-Siège  crurent  né- 
cessaire d'établir  en  Languedoc  un  second  centre  d'en- 
quête, etdéléguèreniacet  effet  l'abbé  de  Saint-Saturnin 
de  Toulouse,  l'archidiacre  de  la  même  église,  et  celui 
de  Saint-Etienne.  Vingt-sixtémoins  furent  entenduspar 
eux,  et,  en  outre,  plus  de  trois  cents  personnes  hono- 
rables confirmèrent  par  leur  serment  et  leur  signature 
tout  ce  que  ces  témoins  avaient  dit  des  vertus  de  saint 
Dominique  et  des  miracles  obtenus  par  sonintercession . 
La  date  précise  de  l'acte  n'est  pas  connue  ;  il  est  de  la  fin 
de  1233  ou  du  commencement  de  1234. 

Les  dépositions  de  Bologne  et  de  Toulouse  ayant  été 
envoyées  à  Rome,  Grégoire  IX  en  délibéra  avec  le 
sacré  collège.  Un  auteur  contemporain  rapporte  qu'il 
dit  dans  cette  occasion,  en  parlant  de  saint  Dominique  : 
«  Je  ne  doute  pas  plus  de  sa  sainteté  que  de  celle  des 
«  apôtres  Pierre  et  Paul  (1).  »  La  bulle  de  canonisa- 
tion qui  fut  la  suite  de  toutes  ces  procédures  est  ainsi 
conçue  : 

«  Grégoire,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu, 
«  à  nos  vénérables  frères  les  archevêques  et  évêques, 
«  et  à  nos  chers  fils  les  abbés,  prieurs,  archidiacres, 
«  archiprêtres,  doyens,  prévôts  et  autres  prélats  des 


(1)  Etienne  de  Salanhac ,  r/ej  Quatre  Choses  en  quoi  Dieu  o 
honoré  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs. 


—  424  — 

«  églises  à  qui  ces  lettres  parviendraient,  salut  etbé- 
«  nédiction  apostolique. 

«  La  source  de  la  sagesse ,  le  Verbe  du  Père,  dont  la 
«  nature  est  bonté ,  dont  l'œuvre  est  miséricorde,  qui 
«  rachète  et  régénère  ceux  qu'il  a  créés,  et  veille  jus- 
ce  qu'à  la  consommation  des  siècles  sur  la  vigne  qu'il  a 
«  tirée  d'Egypte,  notre  Seigneur  Jésus -Christ  fait  pâ- 
te raître  de  lui  de  nouveaux  signes  à  cause  de  l'instabi- 
c(  lité  des  esprits,  et  change  les  miracles  à  cause  des 
«  défiances  de  l'incrédulité.  A  la  mort  de  Moïse,  c'est- 
«  à-dire  à  l'expiration  de  la  loi,  il  monte  sur  le  char  à 
«  quatre  chevaux  de  l'Évangile,  accomplissant  les  ser- 
«  ments  qu'il  avait  jurés  à  nos  pères,  et  ayant  en  main 
c(  cet  arc  de  la  parole  sainte  qu'il  avait  tenu  bandé  pen- 
ce dant  tout  le  règne  des  Juifs;  il  s'avanceau  milieu  des 
«  flots  de  la  mer,  dans  cette  vaste  étendue  des  nations 
<c  dont  le  salut  était  figuré  par  Rahab;  il  va  fouler  aux 
«  pieds  la  confiance  de  Jéricho,  la  gloire  du  monde ,  et 
«  celui  qu'à  l'étonnement  des  peuples  il  a  déjà  vaincu 
«  par  le  premier  frémissement  de  la  prédication.  Le 
((  prophète  Zacharie  (1)  avait  vu  ce  char  à  quatre  che- 
«  vaux  sortir  quatre  fois  d'entre  deux  montagnes  d'ai- 
((  rain.  Le  premier  char  avait  des  chevaux  roux  :  et  en 
((  eux  nous  étaient  représentés  les  maîtres  des  nations, 
«  les  forts  de  la  terre,  ceux  qui,  se  soumettant  par  la 
«  foi  au  Dieu  d'Abraham ,  le  père  des  croyants,  ont,  à 
((  l'exemple  de  leur  chef,  et  pour  assurer  les  fonde- 
«r  ments  de  la  foi,  teint  leurs  habits  dans  Bosra,  c'est- 

(1)  Chap.  VI. 


—  425  — 

«c  à-dire  dans  les  eaux  de  la  tribulatioii,  et  rougi  de 
«  leur  sang  tous  les  signes  de  leur  milice;  ceux-là  à 
a  qui  la  joie  de  la  gloire  future  a  fait  mépriser  le  glaive 
«  temporel ,  et  qui ,  devenus  martyrs ,  c'est-à-dire  té- 
((  moins,  ont  souscrit  par  leur  confession  le  livre  de 
«  la  nouvelle  loi ,  ajouté  à  leur  confession  le  poids  des 
«  miracles,  consacré  le  livre  et  le  tabernacle,  ouvrage 
«  de  Dieu  et  non  de  l'homme ,  et  tous  les  vases  du 
«  ministère  évangélique ,  par  le  sang  d'hosties  raison- 
ce  nables  substitué  au  sang  des  animaux,  et,  jetant  enfin 
«  le  fdet  de  la  prédication  sur  la  vaste  étendue  des  mers, 
«  ont  formé  l'Église  de  Dieu  de  toutes  les  nations  qui 
((  sont  sous  le  ciel.  Mais  parce  que  la  multitude  a  en- 
ce  gendre  la  présomption,  et  que  la  malice  est  née  de  la 
«  liberté,  le  second  char  a  paru  avec  des  chevaux  de 
«  couleur  noire ,  symbole  de  deuil  et  de  pénitence  :  et 
«  en  eux  nous  était  représenté  ce  bataillon  conduit  par 
«  l'Esprit  au  désert  sous  la  direction  du  très-saint  Bé- 
«  noît,  nouvel  Elisée  du  nouvel  Israël,  bataillon  qui 
«  rendit  aux  enfants  des  prophètes  le  bien  perdu  de  la 
«  vie  commune ,  rétablit  le  filet  rompu  de  l'unité,  et  se 
«  répandit  par  les  bonnes  œuvres  jusqu'en  cette  terre 
«  de  l'aquilon  d'où  vient  tout  mal ,  et  fit  reposer  dans 
«  les  cœurs  contrits  Celui  qui  n'habite  point  dans  les 
«  corps  soumis  au  péché.  Après  cela,  comme  pour  ré- 
«  créer  les  troupes  fatiguéeset  faire  succéder  la  joieaux 
«  lamentations,  le  troisième  char  est  venu  avec  des  che- 
«  vaux  blancs,  c'est-à-dire  avec  les  Frères  des  ordres 
«  de  Citeaux  et  de  Flore ,  qui ,  semblables  à  des  brebis 
<c  tondues  et  chargées  du  lait  de  la  charité,  sont  sortis 


—  426  — 

«  du  bain  de  la  pénitence,  ayant  à  leur  tête  saint  Ber- 
«  nard,  ce  bélier  revêtu  d'en  haut  de  l'esprit  de  Dieu, 
«  qui  lésa  menés  dans  l'abondance  des  vallées,  afin  que 
«  les  passants  délivrés  par  eux  crient  avec  force  au  Sei- 
«  gneur,  chantent  des  hymnes  et  assoient  sur  les  flots 
«  le  camp  du  Dieu  des  batailles.  C'est  avec  ces  trois 
«  armées  que  le  nouvel  Israël  s'est  défendu  contre  un 
ce  pareil  nombre  de  Philistins.  Mais  à  la  onzième  heure, 
«  lorsque  le  jour  penchait  déjà  vers  le  soir,  et  que  la 
«  charité  s'étant  refroidie  dans  l'iniquité ,  le  soleil  de 
«  justice  descendait  lui-même  au  couchant ,  le  père  de 
«  famille  a  voulu  rassembler  une  milice  plus  propre 
«  encore  à  protéger  la  vigne  qu'il  avait  plantée  de  sa 
«  main,  et  cultivée  par  des  ouvriers  loués  en  différents 
((  temps,  laquelle  néanmoins  n'était  plus  seulement 
«  embarrassée  de  ronces  et  d'épines,  mais  presque  dé- 
«  molie  par  une  multitude  ennemie  de  petits  renards. 
«  C'estpourquoi,  comme  nous  le  voyons  présentement, 
«  à  la  suite  des  trois  premiers  chars,  différents  par  leurs 
«  symboles,  Dieu  a  suscité,  sous  la  figure  du  quatrième 
«  char  attelé  de  chevaux  forts  et  de  couleur  variée,  les 
«  légions  des  Frères  Prêcheurs  et  Mineurs,  avec  leurs 
c<  chefs  élus  pour  le  combat.  L'un  de  ces  chefs  fut  saint 
«  Dominique,  homme  à  qui  Dieu  avait  donné  la  force 
a  et  l'ardeur  delà  foi,  et  au  cou  duquel  il  avait  attaché, 
a.  comme  au  cheval  de  sa  gloire,  le  hennissement  de  la 
«  divine  prédication.  Dès  l'enfance,  il  eut  un  cœur  de 
«  vieillard ,  pratiqua  la  mortification  de  la  chair,  et  re- 
«  chercha  l'auteur  de  la  vie.  Consacré  à  Dieu  sous  la 
«  règle  du  bienheureux  Augustin,  il  imita  Samuel  dans 


—  427  — 

a  le  service  assidu  du  temple,  et  continua  Daniel  dans 
«  la  ferveur  de  ses  religieux  désirs.  Athlète  courageux, 
<(  il  suivait  les  sentiers  delà  justice  et  la  voie  des  saints, 
«  se  reposait  à  peine  de  la  garde  du  tabernacle  et  des 
((  offices  de  l'Église  militante ,  soumettait  la  chair  à  la 
«  volonté,  le  sens  à  la  raison,  et,  transformé  en  un  seul 
<(  esprit  avec  Dieu ,  s'efforçait  de  se  perdre  en  lui  par 
«  l'excès  de  la  contemplation ,  sans  diminuer  dans  son 
cœur  et  dans  ses  œuvres  l'amour  du  prochain.  Pen- 
dant qu'il  blessait  à  mort  les  délices  de  la  chair,  et 
frappait  d'éclat  lumineux  l'intelligence  aveuglée  des 
impies ,  toute  la  secte  des  hérétiques  trembla ,  toute 
l'Église  des  fidèles  tressaillit.  La  grâce  cependant 
croissait  en  lui  avec  l'âge,  et  le  zèle  du  salut  des  âmes 
l'enivra  d'une  ineffable  joie;  non  content  de  s'être 
donné  tout  entier  à  la  parole  de  Dieu ,  il  convertit  au 
ministère  évangélique  un  si  grand  nombre  d'hommes, 
qu'il  mérita  d'avoir  un  nom  et  une  œuvre  dans  la  terre 
des  patriarches.  Devenu  pasteur  et  prince  parmi  le 
peuple  de  Dieu,  il  institua  par  ses  mérites  un  nouvel 
ordre  de  prédicateurs,  le  régla  par  ses  exemples,  et 
ne  cessa  de  le  confirmer  par  d'évidents  et  authen- 
tiques miracles.  Car,  entre  autres  signes  qui  manifes- 
tèrent sa  puissance  et  sa  sainteté  durant  le  cours  de 
sa  vie  mortelle,  il  rendit  la  parole  aux  muets,  la  vue 
aux  aveugles,  l'ouïe  aux  sourds,  l'action  aux  para- 
litiques,  la  santé  à  une  foule  de  malades ,  et  il  parut 
clairement,  à  tous  ces  prodiges,  quel  était  l'esprit  qui 
animait  la  glèbe  de  son  très-saint  corps.  Nous  donc 
«  qui  l'avons  connu  familièrement  au  temps  que  nous 


—  428  — 

occupions  une  moindre  charge  dans  l'Église,  et  qui 
avons  eu  dans  le  spectacle  même  de  sa  vie  une  in- 
signe preuve  de  sa  sainteté ,  maintenant  que  des  té- 
moins dignes  de  foi  nous  ont  attesté  la  vérité  de  ses 
miracles,  nous  croyons  avec  le  troupeau  du  Seigneur 
confié  à  nos  soins ,  que ,  grâce  à  la  miséricorde  de 
Dieu,  il  pourra  nous  être  utile  par  ses  suffrages,  et 
qu'après  nous  avoir  consolé  sur  la  terre  par  son  ai- 
mable amitié,  il  nous  aidera  dans  le  ciel  de  son  puis- 
sant patronage.  C'est  pourquoi,  du  conseil  et  du 
consentement  de  nos  Frères,  et  de  tous  les  prélats 
assistant  alors  1  e  Siège  Apostolique,  nous  avons  résolu 
de  l'inscrire  au  livre  des  Saints,  et  nous  statuons  fer- 
mement, et  vous  ordonnons  à  tous  par  les  présentes 
de  célébrer  et  de  faire  célébrer  sa  fête  avec  solennité 
aux  nones  d'août,  la  veille  du  jour  où  il  déposa  le 
fardeau  de  la  chair  (1),  et  pénétra,  riche  en  mérites , 
dans  la  cité  des  saints ,  afin  que  le  Dieu  qu'il  honora 
vivant,  touché  de  ses  prières,  nous  accorde  la  grâce 
dans  le  siècle ,  et  la  gloire  dans  le  siècle  futur.  Vou- 
lant en  outre  que  la  sépulture  de  ce  grand  confes- 
seur, laquelle  illustre  l'Église  catholique  par  d'écla- 
tants miracles',  soit  dignement  fréquentée  et  vénérée 
par  les  chrétiens ,  nous  accordons  à  tous  les  fidèles 
pénitents  et  confessés  qui  la  visiteront  chaque  année 


(0  Le  jour  de  la  fête  de  saint  Dominique  était  occupé  par  la 
fête  de  saint  Sixte,  pape  et  martyr.  Le  jour  précédent,  5  août, 
fut  consacré  à  la  fête  de  Notre  -  Dame  -  des  -  Neiges  par  le  pape 
Clément  VIII ,  et  saint  Dominique  se  trouva  reporté  au  4  août, 
qu'il  occupe  actuellement  dans  le  calendrier. 


—  429  — 

«  avec  dévotion  et  respect,  au  jour  de  la  fête  du  saint, 
«  la  remise  d'un  an  de  pénitence ,  nous  confiant ,  pour 
«  cela,  dans  la  miséricorde  du  Dieu  tout-puissant  et 
«  dans  l'autorité  des  bienheureux  apôtres  Pierre  et 
«  Paul.  Donné  à  Riéti,  le  5  des  nones  de  juillet,  la 
«  huitième  année  de  notre  pontificat  (1).  » 

Grégoire  IX  fut,  à  l'exception  de  saint  Hyacinthe,  le 
dernier  survivant  des  grands  hommes  qui  avaient  aimé 
saint  Dominique  et  concouru  à  l'accomplissement  de  ses 
desseins.  Il  mourut  le  21  août  1241 ,  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-dix-sept  ans,  après  trente  années  de  cardinalat  et 
quatorze  années  de  pontificat,  sans  que  la  majesté  de 
l'âge  ni  l'éclat  des  dignités  eussent  pu  surpasser  en  lui  la 
splendeur  du  mérite  personnel.  Jurisconsulte,  homme 
de  lettres ,  négociateur,  il  joignait  à  tous  les  dons  du 
corps  et  de  l'esprit  une  âme  magnanime,  où  purent  tenir 
à  l'aise  saint  Dominique  et  saint  François,  tous  les  deux 
canonisés  par  lui.  On  ne  reverra  probablement  jamais 
autour  d'un  seul  homme  des  hommes  tels  qu'Azévédo, 
Montfort,  Foulques,  Reginald ,  Jourdain  de  Saxe,  saint 
Hyacinthe,  Innocent  III,  Honorius  III,  Grégoire  IX, 
ni  tant  de  vertus,  de  nations  et  d'événements  concourir 
à  un  aussi  grand  but  dans  un  temps  aussi  court. 

Le  culte  de  saint  Dominique  ne  tarda  pas  à  se  ré- 
pandre en  Europe  avec  la  bulle  qui  le  canonisait;  des 
autels  lui  furent  élevés  en  un  grand  nombre  de  lieux. 

(l)  liullaive  de  l'ordre   des   Frères  Prêcheurs,   t.  I,  p.   67. 
Voir  dans  les  Bollandistes,  t.  I  d'août,   Commentaire  préalable' 
aux  actes  de  saint  Dominique ,  3,  47,  une  dissertation  sur  la  date 
de  cette  bulle,  date  qui  a  souffert  quelque  controverse. 


—  430  — 

Mais  Bologne  se  distingua  toujours  par  son  zèle  pour  le 
grand  concitoyen  que  la  mort  lui  avait  donné.  En  1267, 
elle  transporta  son  corps  du  tombeau  sans  sculpture  où 
il  reposait,  dans  un  tombeau  plus  riche  et  plus  orné. 
Cette  seconde  translation  eut  lieu  par  les  mains  de  l'ar- 
chevêque de  Ravenne,  en  présence  de  plusieurs  autres 
évoques,  du  chapitre  général  des  Frères  Prêcheurs,  du 
podestat  et  des  anciens  de  Bologne.  Le  cercueil  fut  ou- 
vert, et  le  chef  du  saint ,  après  avoir  reçu  les  baisers  des 
évêques  et  des  Frères,  fut  présenté  à  tout  le  peuple  du 
haut  d'une  chaire  élevée  en  dehors  de  l'église  de  Saint- 
Nicolas.  En  1383,  le  cercueil  fut  ouvert  une  troisième 
fois,  et  la  tête  placée  à  part  dans  une  urne  d'argent,  afin 
que  les  fidèles  pussent  jouir  plus  aisément  du  bonheur 
de  vénérer  ce  précieux  dépôt.  Enfin ,  le  16  juillet  1473, 
les  marbres  du  monument  furent  enlevés  de  nouveau, 
et  remplacés  par  des  sculptures  plus  achevées  dans  le 
goût  du  quinzième  siècle.  Elles  étaient  l'ouvrage  de 
Nicolas  de  Bari ,  et  représentent  divers  traits  de  la  vie 
du  saint.  Je  ne  les  décrirai  pas.  Je  les  ai  vues  deux  fois, 
et  deux  fois,  en  les  regardant  à  genoux,  j'ai  senti,  à  la 
douceur  de  ce  tombeau,  qu'une  main  divine  avait  con- 
duit celle  de  l'artiste,  et  forcé  la  pierre  d'exprimer  sen- 
siblement l'incomparable  bonté  de  cœur  dont  elle  couvre 
la  poussière.  Depuis  lors  cette  glorieuse  sépulture  n'a 
point  été  touchée,  et  trois  siècles  ont  passé  sans  qu'un 
œil  humain  ait  aperçu  les  sacrés  ossements  qu'elle  con- 
tient, ni  même  le  bois  du  cercueil.  Le  monde  n'était 
plus  digne  de  semblables  apparitions.  Dominique  était 
vaincu  ,  autant  qu'on  peut  rètre  lorsqu'on  a  gardé  trois 


—  431  — 

cents  ans  le  champ  de  bataille.  Il  devait  partager  avec 
tous  les  hommes  et  toutes  les  œuvres  du  moyen  âge 
l'ingratitude  d'une  postérité  séduite ,  et  attendre  pa- 
tiemment dans  son  sépulcre  scellé  et  muet  cette  jus- 
tice de  seconde  vie  qu'il  n'est  pas  au  pouvoir  des 
hommes  de  refuser  toujours  à  ceux  qui  les  ont  servis. 
Déjà  plusieurs  de  ses  contemporains  ont  vu  l'histoire 
relever  leurs  statues  abolies.  Je  n'ai  pas  l'espérance 
d'avoir  aussi  bien  réussi  ;  mais  le  temps  tiendra  la 
plume  après  moi,  et  je  lui  laisse,  sans  crainte  ni  ja- 
lousie, le  soin  d'achever. 


UN    DE    I.A   VIE    bE   SAINT    DOMINIQUE. 


NOTICE 

su  R 

LES  MONUMENTS   PRIMITIFS 

UE   LA  VIE   DE  SAINT   DOMINIQUE 


13 


NOTICE 

SUR 

LES  MONUMENTS  PRIMITIFS 

DE  LA  VIE  DE  SAINT   DOMINIQUE 


I.  Du  commencement  de  Verdre  des  Frères  Prêcheurs,  par 
le  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  deuxième  maître  général 
de  l'ordre.  Celte  légende  de  saint  Dominique  est  la  première 
de  toutes;  elle  fut  écrite  avant  sa  translation  et  sa  canoni- 
sation, ainsi  qu'il  résulte  du  silence  gardé  par  l'auteur  sur 
l'un  et  l'autre  de  ces  faits.  Elle  est  parcoiiséquenl antérieure 
il  l'an  1^33.  Le  texte  en  a  été  publié,  avec  des  notes,  par  le 
dominicain  Jacques  Ecliard,  dans  l'ouvrage  qui  a  pour  titre; 
Écrivains  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  Paris,  1719.  Il 
fut  publié  de  nouveau  en  1733,  par  les  Bollandistes,  dans 
les  Actes  des  SaiJits ,  premier  volume  du  mois  d'août.  C'est 
l'édition  de  ceux-ci  que  nous  citons  dans  le  corps  de  l'ou- 
vrage. 

H.  Lettre  Encyclique  aux  Frères  sur  la  translation  du 
bienheureux  Dominique ,  parle  bienheureux  Jourdain  de 
Saxe.  Celle  lotlre,  dont  la  date  précise  est  ignorée,  mais  qui 
doit  so  placer  entre  la  translation  et  la  canonisation  de  saint 
Dominique,  c'est-h-dire  entre  le  24  mai  1233  et  le  3  juil- 
let 123-4,  est  le  complément  de  sa  légende  précédente.  Elle 


—  436  — 

a  été  publiée  par  les  lîoUandisles,  dans  le  commentaire  pré- 
liminaire aux  actes  de  saint  Dominique. 

III.  Actes  de  Bologne.  Ces  actes  renferment  les  témoi- 
gnages de  neuf  disciples  de  saint  Dominique  sur  les  vertus 
et  les  miracles  du  saint  patriarche.  Leur  date  est  du  6  au 
30  août  1233 ,  intervalle  pendant  lequel  l'enquête  se  pro- 
longea. Ils  ont  été  publiés  par  Jacques  Ecliard  dans  l'ouvrage 
cité  plus  haut,  par  les  BoUandislesdaus  les  Actes  des  Saints, 
et  par  le  dominicain  Mamaclii  dans  V Appendice  du  premier 
volume  des  Annales  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs ,  im- 
primé  en  1755.  C'est  celle  dernière  édition  que  nous  citons 
constamment. 

IV.  Actes  de  Toulouse.  Ces  actes,  dont  la  date  précise  est 
ignorée,  mais  qui  sont  nécessairement  antérieurs  à  la  ca- 
nonisation de  saint  Dominique,  renferment  les  témoignages 
de  vingt-six  personnes,  tant  ecclésiastiques  que  laïques,  sur 
Us  vertus  et  les  miracles  du  saint  pendant  son  séjour  de 
douze  années  en  Languedoc.  Ils  ont  été  publiés  avec  ceux 
de  Bologne  dans  les  trois  ouvrages  énoncés  ci-dessus.  Nous 
les  avons  cités  d'après  Mamaclii. 

V.  Vie  du  bienheureux  Dominique,  premier  fondateur  de 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  par  Constantin  JUédicis .  évoque 
d'Orvieto,  du  même  ordre.  Celte  seconde  légende,  qui  parut 
de  1242  à  1247,  eut  pour  but  de  compléter  celle  qu'avait 
écrite  le  bienheureux  Jourdain  de  Saxe.  Elle  contient,  en 
effet,  quelques  nouveaux  détails;  mais  elle  resta  de  beau- 
coup inférieure  a  la  première  pour  le  sl^le  et  l'intérêt.  Elle 
a  été  publiée  par  Jacques  Echard. 

VI.  Vie  du  bienheureux  Dominique,  par  le  bienheureux 
Ilumbert,  maître  gênerai  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs. 
Elle  parut  avant  son  élévation  au  généralat,  qui  eut  lieu  en 
■1254,  cl  fut  appelée  la  troisième  légende.  Elle  est  beaucoup 
plus  complète  que  les  deux  autres,  très -supérieure  pour 
l'ordre  et  le  style  a  celle  de  Conslanlin  Médicis.  Les  contcni- 


—  437  — 

porainsde  saiul  Dominique  coraraenijaienl  k  vieillir  el  à  di- 
minuer; on  seul  que  le  bienheureux  Humberl  a  voulu  ras- 
sembler tout  ce  qu'il  avait  appris  d'eux,  afin  que  rien  ne 
pérît  d'une  si  grande  mémoire.  Son  travail  a  été  publié  par 
Mamaclii  dans  les  annales  précitées. 

VII.  Chronique  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  par  le 
bienheureux  Humbert.  Cette  chronique,  courte  mais  très- 
intéressante  pour  le  classement  des  faits,  va  de  1202  à  1254. 
On  la  trouve  également  dans  Mamachi. 

VIII.  Vie  de  saint  Dominique ,  par  Barthélémy  de  Trente, 
de  Vordre  des  Frères  Prêcheurs.  Celte  pièce  est  extrêmement 
courte;  elle  se  place  pour  la  date  entre  1234  et  1251 ,  mais 
ne  compta  point  parmi  les  trois  grandes  légendes  écrites 
dans  l'intervalle  de  1233  à  1254.  Les  Bollandistes  l'ont  pu- 
bliée au  premier  tome  d'août  de  leur  collection. 

IX.  Vies  des  Frères  de  l'ordre  des  Prêcheurs,  par  Gérard 
de  Frachet,  du  même  ordre.  Cet  ouvrage  fut  entrepris  d'après 
l'ordre  du  chapitre  général  assemblé  a  Paris  en  1256.  On 
voulait  sauver  de  l'oubli  un  certain  nombre  de  faits  hé- 
roïques qui  avaient  illustré  les  premiers  temps  de  l'ordre, 
el  qui  vivaient  encore  dans  la  mémoire  des  vieillards.  Le 
bienheureux  Humbert,  alors  maître  général,  chargea  de  ce 
soin  le  frère  Gérard  de  Frachet,  Français  de  naissance  et 
prédicateur  célèbre.  11  répondit  aux  vœux  de  son  ordre  par 
un  ouvrage  d'une  simplicité  exquise,  auquel  il  est  impossible 
de  toucher  sans  le  gâter.  Il  l'appela  Vies  des  Frères,  et  le 
divisa  en  quatre  parties.  La  seconde  est  relative  à  saint  Do- 
minique, mais  ne  contient  que  quelques  faits  épars  échappés 
aux  légendes  antérieures.  L'ouvrage  entier  a  été  imprimé  à 
Douai  en  1619. 

X.  Relation  delà  sœur  Cécile.  La  sct'ur  Cécile,  de  la  fa- 
mille des  Césarini ,  était  une  des  religieuses  que  saint  Do- 
minique avait  transférées  du  couvent  de  Sainte-Marie  au 
dclii  du  Tibre  au  couvent  de  Saint-Sixle.  Elle  avait  alors 


—  438  — 

dix-sept  ans.  A  vingl-deiix  ans,  elle  fut  envoyée  comme 
prieure  au  couvent  de  Sainte -Agnès  de  Bologne,  où  e\h' 
vécut  jusqu'en  1290  en  grande  réputation  de  sainteté.  Parmi 
les  religieuses  du  môme  couvent  de  Sainte-Agnès,  il  y  en 
avait  une  appelée  sœur  Angélique,  à  laquelle  sœur  Cécile 
confia  plus  particulièrement  tout  ce  qu'elle  avait  vu  de  saint 
Dominique  au  temps  qu'il  habitait  Saint-Sixte  et  Sainte- 
Sabine.  Sœur  Angélique  en  écrivit  la  relation  sous  les  yeux 
mômes  de  sœur  Cécile,  relation  admirable  par  la  naïveté  du 
talent,  et  qui ,  mieux  qu'aucune  autre  histoire,  fait  entrer 
dans  l'intimité  de  la  vie  du  saint.  Elle  se  termine  ainsi;  <<  La^ 
«  sœur  Cécile  a  rapporté  tout  ce  qui  vient  d'être  dit  du  bien- 
('  heureux  Dominique,  et  elle  affirme  ([iie  'tout  est  si  vrai, 
«  qu'elle  est  prête,  s'il  est  nécessaire,  à  l'assurer  par  ser- 
a  ment.  Mais  cette  précaution  est  inutile,  car  elle  est  d'une 
«  si  grande  sainteté  et  religion ,  que  l'on  croit  sans  peine  à 
«  ses  discours,  et  c'est  pourquoi  la  sœur  Angélique,  du  coli- 
«  vent  de  Sainte-Agnès,  a  écrit  ce  qu'elle  lui  avait  entendu 
«  dire,  afin  que  cela  serve  a  la  gloire  de  notre  Seigneur 
«  Jésus-Christ,  de  notre  bienheureux  père  Dominique,  et  h 
«  la  consolation  des  Frères.  Vous  qui  lisez,  pardonnez  au 
«  style,  car  elle  ignore  la  grammaire.  »  Celte  relation  forme, 
avec  les  légendes  du  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  de 
Constantin  Médicis  et  du  bienheureux  Humbert ,  les  quatre 
principaux  monuments  primitifs  de  la  vie  de  saint  Domi- 
nique. Sa  date  est  fixée  par  l'époque  où  sœur  Angélique! 
florissail  à  Bologne,  au  couvent  de  Sainte-Agnès,  c'est-h-dire 
vers  1240;  mais  elle  ne  fut  répandue  que  plus  tard ,  dans  le 
fiernier  tiers  du  treizième  siècle.  Mamachi  en  a  juiblié  le 
texte. 

XI.  Chronique  vaticane.  Cette  chronique  est  anonyme; 
elle  s'étend  des  commencements  de  saint  Dominique  jus- 
qu'en 1263.  On  la  trouve  dans  Mamachi. 

XII.  Des  Sept  Dons  du  Saint-Esprit,  par  Etienne  de  Bour- 
bon, de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Etienne  de  Bourbon 


—  439  — 

cnlia  djins  l'ordre  en  1219,  el  mourut  en  1261.  Son  livre 
des  Sept  Dons  du  Saint-Esprit  contient  un  assez  grand 
nombre  de  traits  de  la  vie  de  saint  Dominique,  lir^s  des 
légendes  qui  avaient  cours. 

Xlli.  Le.  Bien  universel  des  Abeilles,  par  Thomas  de  Ca- 
timjyréj,  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Ce  livre ,  publié  vers 
l'an  1261,  traite  en  divers  endroits  de  saint  Dominique  et 
de  son  ordre. 

XIV.  Miroir  historique,  par  Vincent  de  Beauvais ,  de 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Plusieurs  chapitres  de  cet  ou- 
vrage sont  consacrés  à  saint  Dominique..  11  est  de  la  même 
époque  à  peu  près  que  le  précédent. 

XV.  Vie  du  bienheureux  Dominique ,  par  Rodrigue  de 
Cerrat,  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Rodrigue  de  Cerral 
était  né  en  Espagne,  dans  la  vallée  de  Cerrat,  proche  de 
Palencia,  el  florissait  dans  le  dernier  tiers  du  treizième 
siècle.  Sa  légende  est  une  compilation  imparfaite  des  précé- 
dentes. La  date  précise  n'en  est  pas  connue  :  mais  elle  est 
postérieure  à  Tan  1260,  puisqu'elle  parle  du  couvent  établi 
iiCalaruéga,  dans  la  maison  de  naissance  de  saint  Domi- 
nique, parle  roi  Alphonse  le  Sage.  Elle  est  imprimée  dans 
Maraachi. 

XVI.  Vie  de  saint  Dominique,  par  Thierry  d'Apolda,  de 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Le  treizième  siècle  touchait  à 
sa  fin.  Munion  de  Zamora,  septième  maître  général  de  l'ordre 
des  Frères  Prêcheurs,  jugea  convenable  de  rassembler  dans 
un  plus  grand  cadre  tous  les  travaux  antérieurs  sur  la  vie 
de  saint  Dominique,  et  d'y  réunir  les  moindres  fragments 
qui  avaient  pu  échapperàlapieuse  attention  des  légendaires, 
lien  donna  la  chargea  Thierry  d'Apolda,  dominicain  alle- 
mand ,  ïiv  dans  le  bourg  d'Apolda ,  entre  léna  et  Weimar. 
Celui-ci,  conformément  aux  ordres  de  son  général,  fit  pa- 
raître vers  1288  une  nouvelle  vie  de  saint  Dominique,  beau- 
coup plus  ample  que  toutes  les  autres,  el  où  était  mise  en 


—  MO  — 

œuvre  pour  la  première  fois  la  relation  de  la  sœur  Cécile, 
restée  jus(]ue-là  dans  l'ombre  du  couvent  de  Sainte-Agnès, 
à  Bologne.  Cette  histoire  est  faite  avec  amour,  mais  avec 
peu  d'ordre,  et  dans  un  style  qui  s'éloigne  trop  de  la  sim- 
plicité des  premiers  historiens,  quoiqu'il  ne  manque  pas 
de  force  el  d'onction.  Thierry  d'Apolda  clôt  évidemment  la 
série  des  écrivains  qui  avaient  communiqué  avec  saint  Do- 
minique lui-même  ou  avec  ses  disciples  survivants.  11  a  su 
tout  ce  qu'il  était  possible  de  savoir  sur  son  héros  ;  il  a  glané 
les  derniers  épisde  la  moisson,  el,  malgré  le  temps  qui  s'est 
écoulé ,  malgré  la  difl'érence  énorme  qui  sépare  son  style  de 
celui  du  bienheureux  Jourdain  de  Saxe,  on  retrouve  dans 
son  écrit  le  caractère  de  saint  Dominique  sans  aucune  alté- 
ration. On  doit  aux  BoUandistes  l'impression  de  celte  longue 
et  dernière  légende. 

XVII.  Chronique  de  l ordre  des  Frères  Prêcheurs,  par 
Galvani  de  la  Flamma.  Galvani  de  la  Flamraa  était  né  en 
■J283;  il  entra  dans  l'ordre  en  1298.  Sa  chronique,  utile 
pour  quelques  détails,  n'a  point  été  imprimée.  Il  en  existe 
un  manuscrit  à  la  bibliothèque  Casanatense^mi  couvent  de 
la  Minerve,  à  Rome. 

XVIII.  Des  Quatre  Choses  en  quoi  Dieu  a  honoré  l'ordre 
des  Frères  Prêcheurs,  par  Etienne  de  Salai^hac ,  du  même 
ordre.  Si  l'on  considère  le  temps  où  vécut  Etienne  de  Sa- 
lanhac,  el  oii  il  écrivit,  nous  devrions  le  ranger  parmi  les  lé- 
gendaires du  treizième  siècle,  immédiatement  avant  Thierry 
d'Apolda.  Car  il  était  né  en  1210;  il  prit  l'habit  de  Frère 
Prêcheur  en  1230,  des  mains  de  Pierre  Cellani ,  et  il  termina 
son  traité  vers  1278.  Malheureusement  nous  n'avons  point  ce 
traité  Ici  qu'il  sortit  de  sa  plume.  Voici  comment  il  nous  est 
parvenu.  En  I30i,  frère  Aymeric  de  Plaisance  ayani  été  élu 
maître  de  l'ordre  au  chapitre  général  assemblé  à  Toulouse, 
commanda  à  Bernard  Guidonis,  dominicain  déjà  connu  par 
son  zèle  et  sa  science,  de  réunir  en  un  seul  corps  tout  ce 
qu'il  pourrait  trouver  d'inédit  sur  l'histoire  de  l'ordre.  Bcr- 


—  441  — 

iiaid  (iuidonis  lui  renrlil  compte  de  ses  recherches  dans  une 
lellrc  datée  de  la  même  année  I30i.  11  y  mentionne  en  pre- 
mier lieu  le  Irailé  de  Salanhac,  traité,  dit-il,  qu'il  a  décou- 
vert, et  auquel  il  a  ajouté  diverses  choses  oubliées  par 
l'auteur.  Il  eut  soin  de  répéter  celte  remarque  au  commen- 
cement et  a  la  fin  du  traité,  en  disant  qu'il  avait  noté  le  plus 
souvent  ses  additions  en  marge,  mais  non  pas  toujours. 
Quand  donc  nous  aurions  aujourd'hui  le  traité  de  Salanhac 
tel  que  le  publia  Bernard  Guidonis,  nous  n'aurions  qu'un 
ouvrage  interpolé,  où  il  serait  impossible  de  discerner  la 
première  main  de  la  seconde.  Mais  la  négligence  des  co- 
pistes a  de  beaucoup  accru  cette  confusion.  Car  dans  les 
manuscrits  de  Salanhac  qui  subsistent ,  les  notes  marginales 
destinées  ii  indiquer  la  plus  grande  partie  des  additions  ont 
disparu  complètement.  Le  traité  de  Salanhac  manque  donc 
de  sa  valeur  originelle,  el  n'a  d'autre  autorité  que  celle  du 
temps  où  Bernard  Guidonis  le  mettait  en  ordre  et  en  œuvre. 
Aussi  y  remarque-t-on  en  plusieurs  choses  une  contradiction 
manifeste  avec  les  monuments  du  treizième  siècle.  Il  n'a  ja- 
mais été  imprimé;  on  en  a  un  manuscrit  à  la  bibliothèque 
Casanatense  du  couvent  de  la  Minerve ,  à  Bome. 

XIX.  Vie  de  saint  Dominique _,  par  Pierre  Cali.  Cette 
légende  est  une  sorte  de  rapsodie.  Ses  douze  premiers  nom- 
bres ou  paragrajibes  sont  tirés  du  traité  d'Etienne  de  Sa- 
lanhac, et  le  reste  n'est  qu'un  amas  d'anecdotes  sans  ordre. 
Dans  la  partie  copiée  d'Etienne  de  Salanhac,  l'auteur  a 
encore  exagéré  les  nouveautés  qui  avaient  déjk  corrompu 
l'ouvrage  de  celui-ci  :  Pierre  Cali  écrivait  en  ISS-i,  plusd'un 
siècle  après  la  mort  de  saint  Dominique.  C'est  ce  qui  résulte 
du  paragraphe  douze  de  sa  légende,  où  il  parle  de  la  promo- 
tion de  Bernard  Guidonis  a  l'évêché  de  Lodève,  promotion 
(|ui  eut  lieu  en  1324,  sous  le  pape  Jean  XXII. 

Jusqu'à  la  fin  du  quinzième  siècle,  saint  Dominique  n'eut 
plus  de  nouveaux  historiens,  si  ce  n'est  en  très-petit  nombre; 
el  ceux-là  se  bornèrent  à  copier  les  légendes  du  treizième 


—  M2  — 

siècle.  Il  faut  en  excepter  le  dominicain  breton  Alain  de  la 
Roche,  qui  corrompit  toutes  les  traditions  fidèlement  res- 
pectées jusque-là,  et  prétendit  écrire  la  vie  de  saint  Domi- 
nique à  l'aide  de  révélations  particulières,  en  s^appuyant  sur 
des  auteurs  dont  personne  n'avait  jamais  ouï  parler,  et  dont 
on  ne  peut  retrouver  la  trace  nulle  part.  Saint  Antonin , 
archevêque  de  Florence,  mort  en  4459,  fai!  le  contre-poids 
d'Alain  de  la  Roche  par  son  respect  exemplaire  pour  les 
monuments  primitifs. 

XX.  Il  existe  un  grand  nombre  de  portraits  do  sain! 
Dominique,  dont  il  est  malaisé  d'élablir  l'authenticité.  On 
a  préféré  celui  qui  est  en  tête  de  l'ouvrage.  11  est  dû  au 
pinceau  du  bienheureux  Angélique  de  Fiesole ,  dominicain 
célèbre  qui  llorissail  au  commencement  du  quinzième  siècle. 
Frère  Angélique  avait  pour  le  patriarche  de  son  ordre  une 
piété  et  une  vénération  dont  ses  œuvres  font  foi,  et  ilsemble 
hors  de  doute  qu'il  s'attacha,  pour  en  retracer  l'image,  aux 
monumenlsles  plus  certains  qui  subsistaient  de  son  temps. 
On  est  conGrmédans  celle  croyance  par  l'unité  parfaite  qui 
règne  entre  tous  les  portraits  de  saint  Dominique  sortis  de 
son  pinceau.  Celui  que  l'on  donne  au  public  est  tiré  du 
Couronnement  de  la  Vierge  ^  tableau  qui  appartient  k  la 
France  ,  et  qu'on  peut  voir  au  Louvre  dans  une  des  salles 
consacrées  aux  collections  des  vieux  maîtres. 


FIN. 


TABLE 


MÉMOIRE   POUR  LE   RÉTABLISSEMENT  EN   FRANCE    DE   L'ORDRE 

DES  FRÈRES  FRÈCHEURS. 

A  MON  PAYS 1 

Ghap.  I.  —  De  la  légitimité  des  ordres  religieux  dans  l'État.        3 
Chap.  II  —  Idée  générale  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs, 

et  des  raisons  de  le  rétablir  en  France 26 

Ghap.  III.  —  Travaux  des  Frères  Prêcheurs  comme  prédica- 
teurs.—Leurs  missions  dans  l'ancien  et  le  nouveau  monde.      49 
Chap.  IV.  —  Travaux  des  Frères  Prêcheurs  comme   doc- 
teui's.  —  Saint  Thomas  d'Aquin.    ........      08 

Ghap.  V.  —  Des  artistes,  évêques,  cardinaux,  papes ,  saints 
et  saintes  donnés  àl'Église  par  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.      8 1 

Ghap.  YI.   —  De  l'Inquisition 95 

Ghap.  VII.  -  Gonclusion 129 

vie  de  saint  dominique. 

Approbation  de  l'ordre •  .    .    .    135 

Préface  de  la  première  édition 137 

Ghap.  I.  —  Situation  de  l'Église  à  la  fin  du  douzième  siècle.     141 

Chap.  II.  —Genèse  de  saint  Dominique 153 

Ghap.  III.  —  Arrivée  de  saint  Dominique  en  France.  —  Son 

premier  voyage  à  Rome.  —  Entrevue  de  Montpellier.    .    167 
Ghap.  IV.  —  Apostolat  de  saint  Dominique  depuis  l'entre- 
vue de  Montpellier  jusqu'au  commencemeut  de  la  guerre 
des  Albigeois.  —  Fondation  du  couvent  de  Notre -Dame- 

de-Prouille 17'7 

Chap.  V.  —  Guerre  des  Albigeois 192 

Ghap.  VI.  —  Apostolat  de  saint  Dominique  depuis  le  com- 
mencement de  la  guerre  des  Albigeois  jusqu'au  quatrième 
concile  de  Latran.  —  Institution  du  Rosaire.  —  Réunion 
de  saint  Dominique  et  de  ses  premiers  disciples  dans  une 

maison  de  Toulouse 221 

Ghap.  VII.  —  Second  voyage  de  saint  Dominique  à  Rome. 
—  Approbation  provisoire  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs 
par  Innocent  III.  —  Rencontre  de  saint  Dominique  et  de 
saint  François  d'Assise 24fi 


—  444  — 

Chap.  VIII.  —  Assemblée  de  saint  Dominique  et  de  ses  dis- 
ciples à  Notre-Dame-de-Prouille.  —  Règle  et  constitu- 
tions des  Frères  Prêcheurs.  —  Foadation  du  couvent  de 
Saintr Romain  de  Toulouse 25»; 

Chap.  IX.  —  Troisième  voyage  de  saint  Dominique  à  Rome. 

—  Confimiation  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  par  Ho- 
norius  III.  —  Enseignement  de  saint  Dominique  dans  le 
palais  du  pape 2ii7 

Chap.  X.  —  Nouvelle  assemblée  des  Frères  Prêcheurs  à 
Notre-Dame-de-Prouille,  et  leur  dispersion  en  Europe.    281 

Chap.  XI.  —  Quatrième  voyage  de  saint  Dominique  à 
Rome.  —  Fondation  des  couvents  de  Saint- Sixte  et  de 
Sainte-Sabine.  —  Miracles  qui  accompagnent  ces  deux 
fondations 29i 

Chap.  XII.  —  Séjour  de  saint  Dominique  à  Sainte- Sabine. 

—  Saint  Hyacinthe  et  le  bienheureux  Ceslas  entrent  dans 
l'ordre.  —  Onction  du  bienheureux  Reginald  parla  sainte 
Vierge.    . 309 

CuAP.  XIII.  —  Fondation  des  couvents  de  Saint-Jacques  de 
Paris  et  de  Saint-Nicolas  de  Bologne 327 

Chap.  XIV.  —  Voyage  de  saint  Dominique  en  Espagne  et  en 
France.  —  Ses  veilles  dans  la  grotte  de  Ségovie.  —  Sa 
manière  de  voyager  et  de  vivre.    ...-.,..    340 

Chap.  XV.  —  Cinquième  voyage  de  saint  Dominique  à 
Rome.  —  Mort  du  bienheureux  Reginald.  —  Le  bien- 
heureux Jourdain  de  Saxe  entre  dans  l'ordre 361 

Chap.  XVI.  —  Premier  chapitre  général  de  l'ordre.  —  Sé- 
jour de  saint  Dominique  en  Lombardie.  —  Institution 
du  Tiers  Ordre 377 

Chap.  XVII.  —  Sixième  et  dernier  voyage  de  saint  Domi- 
nique à  Rome.  —  Deuxième  chapitre  général.  —  Maladie 
et  mort  du  saint  Patriarche. 395 

Chap.  XVIII.  —  Translation  du  corps  de  saiut  Dominique , 
et  sa  canonisation 416 

Notice  sur  les  monuments  primitifs  de  la  vie  de  SAl^T 
Dominique •'*33 

FIN    DE    la    table. 


TODRS,  IMPRIMERIE  MAHE. 


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