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OEUVRES
DU
R.P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE
DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS
TOME I
PROPRIÉTÉ DE
7trr^^
./u<^^
TOURS. — mPRIMERIB MAMK.
VIE
DE
SAINT DOMINIQUE
PRÉCÉDÉE DU MÉMOIRE
PODR
LE RÉTABLISSEMENT EN FRANCE
DE l'ordre des frères PRÊCHEURS
PA R
LE R. P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE
DD HÉHE ORDRE
MEMBRE DE l'aCADÉMIE FRANÇAISE
SIXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE M'"» ¥« POUSSIELGUE-RUSAND
RUE SAINT -SDLPICC, 2'i
18 00
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcli ive.org/details/oeuvresdurplienri01laco
AVIS
L'éditeur croit devoir prévenir le public que
les deux éditions qu'il publie aujourd'hui ren-
ferment tous les Discours, Conférences et Opuscules
dont le R. P. Lacordaire permet la publication.
U est autorisé par l'auteur à poursuivre tous les
Discours et Conférences publiés sans son aveu,
et notamment ceux dont la reproduction a été
condamnée, en 1845, par un arrêt de la cour
de Lyon.
MÉMOIRE
POUK
LE RÉTABLISSEMENT EN FP.ANCE DE L'OIIDUE
DES FRÈRES PRÊCHEURS
Mo\ Pays,
Pendant que vous poursuivez avec joie et dou-
leur la formation de la société moderne, un de
vos enfants nouveaux, chrétien par la foi, prêtre
par l'onction traditionnelle de rÉgiise catholique ,
vient réclamer de vous sa part dans les libertés que
vous avez conquises, et que lui-même a pavées.
ïl vous prie de lire le Mémoire qu'il vous adresse
ici, et, connaissant ses vœux, ses droits, son cœur
même, de lui accorder la protection que vous don-
1
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nerez toujours ù ce qui est utile et sincère. Puis-
siez-vous, mon Pavs, ne jamais désespérer de
votre cause , vaincre la mauvaise fortune par la
patience, et la bonne par Téquité envers vos en-
nemis; aimer Dieu, qui est le père de tout ce que
vous aimez, vous agenouiller devant son fils Jésus-
Christ, le libérateur du monde ; ne laisser passer
à personpe roiBce émineo't (jue voijs reraplissez
dans la création; et trouver de meilleurs servi-
teurs que moi , mais non pas de plus dévoués î
CHAPITRE I
DE LA LEGITIMITE DES ORDRES RELIGIEUX DANS L ETAT.
Si j'eusse vécu dans les temps qui ont précédé le
nôtre, et que la grâce divine m'eût inspiré la pensée de
servir dans un ordre religieux , me donnant à celui qui
aurait le plus satisfait ma nature intime, et le mieux
répondu à ma vocation , j'y serais entré sans en rien dire
à personne qu'à Dieu et à mes amis. Cette simplicité
était possible alors, elle était mémo un devoir; car rien
ne va moins à tout ce qui est chiétien que le bruit et l'é-
clat; mais ce qui était possible alors ne l'est plus aujour-
d'hui. Nous vivons dans un temps où un homme qui
veut devenir pauvre et le serviteur de tous, a plus de
peine à accomplir sa volonté qu'à se bâtir une fortune
et à se faire un nom. Presque toutes les puissances euro-
péennes , rois et journalistes , partisans de la monarchie
absolue ou de la liberté , sont ligués contre le sacritice vo-
lontaire de soi , et jamais dans le monde on n'eut tant
do [)nir d'un homme allant pieds nus et le dos couvert
d'une cas;u]ue de mécliante laine. Si les ordres religieux
étaient, conmie autrefois, possesseurs de vastes patri-
moines, les conservant et les augmentant par des pri-
— 4 _
viléges civils ; si leurs vcnux , reconnus de l'autorité pu-
blique, leur donnaient une autre force que celle qui
naît d'un consentementcliaque jour renouvelé , un autre
caractère que celui de la lilierté la plus absolue , on
concevrait les alarmes de tous les pouvoirs et de tous les
partis. Les uns repousseraient le privilège par cela seul
qu'il est pi^ivilègc; d'autres craindraient pour le fisc,
privé des avantages qu'il retire du passage rapide des
propriétés de main en main; d'autres réclameraient la
liberté individuelle et la liberté de conscience mena-
cées par des engagements religieux n'ayant pas pour
seule garantie la persévérance intérieure de l'âme dans
les mêmes dispositions ; d'autres ne supporteraient pas
(les établissements auxquels la société moderne n'aurait
pas olè, par quelque importante modification , le sceau
du passé. Toutes ces pensées sont comprébensibles.
Ce qui est inexplicable, c'est que quelques bommes
las des passions du sang et de l'orgueil , pris pour Dieu
et pour les hommes d'un amour qui les détache d'eux-
mêmes, ne puissent se réunir dans une maison à eux ,
et là, sans privilège, sans vœux l'econnus de l'Etat,
uniquement liés par leur conscience , y vivre à cinq
cents francs par tête, occupés de ces services que l'hu-
manité peut bien ne pas concevoir toujours, mais qui,
dans tous les cas, ne fout de mal à personne. Cela est
inexplicable, pourtant cela est. Et quand nous, ami
passionné de ce siècle , né au plus profond de ses en-
trailles, nous lui avons demandé la liberté de ne croire
à rien , il nous l'a permis. Quand nous lui avons de-
mandé la liberté d'aspirer à toutes les charges et à tous
les honneurs, il nous l'a permis. Quand nous lui avons
demandé la liberté d'influer sur ses destinées en trai-
tant, tout jeune encore, les plus graves questions, il
nous l'a permis. Quand nous lui avons demandé de quoi
vivre avec toutes nos aises, il l'a trouvé bon. ^tlais au-
jourd'hui que , pénétré des éléments divins qui remuent
aussi ce siècle, nous lui demandons le liberté de suivre
les inspirations de notre foi , de ne plus prétendre à
rien , de vivTe pauvrement avec quelques amis touchés
des mêmes désirs que nous , aujourd'hui nous nous sen-
tons arrêté tout court, mis au ban de je ne sais combien
de lois, et l'Europe presque entière se réunirait pour
nous accabler, s'il le fallait.
Cependant nous ne désespérons pas de nous -même
en face de tous ces obstacles extérieurs. Nous nous
confions à Dieu, qui nous appelle, et à notre pays.
On a dit que les communautés religieuses étaient
interdites en France par les lois : plusieurs l'ont nié ;
d'autres ont soutenu que ces lois, supposé qu'elles
existent, avaient été abrogées par la charte. Je n'exa-
minerai aucune de ces questions; car je ne me pré-
sente, en ce moment, ni à la tribune ni à la barre d'une
cour de justice. Je m'adresse à une autorité qui est la
reine du monde, qui, de temps immémorial, a proscrit
des lois, en a fait d'autres, de qui les chartes elles-
mêmes dépendent, et dont les arrêts, méconnus un
jour, finissent tôt ou tard par s'exécuter. C'est à l'opi-
nion publique que je demande protection, et je la lui
demande contre elle-même, s'il en est besoin. Car il y
a en elle des ressources infinies, et sa puissance n'est
— G —
si haute que parce qu'elle sait changer sans se vendre
jamais.
Quoi qu'il en soit donc de la législation positive , il
est certain que les communautés religieuses existent
en France. Malgré l'incertitude et la contradiction des
lois, malgré des passions encore chaudes, elles se sont
fondées et accrues sous tous les régimes , aussi bien
sous la révolution de -1830 que sous l'Empire et la
Restauration. Sans secours de l'État qu'une simple to-
lérance , elles ont vécu de leur travail uni à la coopé-
ration de la charité , et bien qu'on les ait fréquemment
attaquées de loin, jamais une insulte n'a frappé à leur
porte depuis quarante ans , comme pas un scandale n'en
a passé le seuil. Une stabilité si extraordinaire sur un
sol si mouvant doit avoir des causes : quelles sont-elles?
Il est évident d'abord que , dans notre état social , au-
cune contrainte, aucune séduction, de quelque nature
qu'elle soit, ne peut déterminer un si grand nombre de
personnes à préférer la vie commune à la vie indivi-
duelle. L'acte par lequel on se dévoue aujourd'hui à ce
genre d'existence est un acte de choix, un acte essen-
tiellement libre , et la quantité d'hommes et de femmes
qui mettent là tout leur avenir , sans crainte comme
sans regret, est une preuve que la vie commune est la
vocation d'un certain nombre d'âmes. En tout temps,
cette disposition s'est manifestée; mais elle est plus
frappante aujourd'hui , si l'on considère à la fois l'état
précaire des communautés religieuses et la passion d'in-
dividualité qui dévore le cœur des hommes. Il faut que,
malgré des conditions si défavorables, il y ait aussi
— 7 —
<lans la nature humaine d'autres goûts , d'autres pen-
cliants plus forts que les instincts de l'égoïsme même
légitime. De quel droit les empêcherait-on de se satis-
faire, s'ils ne nuisent à personne? Et en quoi nuisent-
ils? Quel mal font au monde ces filles pauvres qui se
sont formé un abri pour letu- jeunesse et leurs vieux
jours à force de vertus ? Quel rnal lui font ces solitaires
laborieux qui ne demandent à la liberté de leur pays
que l'avantage de mêler leurs sueurs? Quel mal lui font
ces sœurs et ces frères des hôpitaux, ces prêtres qui se
destinent en commun à porter le Christianisme et la ci-
vilisation aux peuples encore barbares , ou à évangéliser
leur propre pays , ou à élever la jeunesse que leur con-
fiera la volonté des pères de famille? Quel mal y a-t-il à
tout cela? Si ce ne sont point des mérites, ce sont au
moins des goûts innocents. Et se pourrait-il concevoir
qu'un pays où l'on proclame depuis cinquante ans la
liberté, c'est-à-dire le droit de faire ce qui ne nuit pas
à autrui , poursuivit à outrance un genre de vie qui plaît
à beaucoup , et qui ne nuit à aucun ? A quoi bon verser
tant de sang pour /rs droits de l'homme? Est-ce que la
vie commune n'est pas un droit de l'homme, quand
même elle ne serait pas un besoin de Thumanité? Cette
jiauvrc tille (pii ne peut pas se marier, qui ne peut pas
trouver un ami sur la terre, n'a-t-elle pas le droit de
porter sa dot de mille écus à une famille dont elle de-
viendra la fille et la sœur , qui la logera , la nourrira ,
la consolera, et lui donnera, pour plus grande sûreté,
l'amour de Dieu, qui ne trompe jamais? Si quelques
hommes n'aiment pas ce genre de vie , personne ne les
force de le prendre. Si, riches et contents, ils n'ont
pas senti les misères de l'âme et du corps , ù la bonne
heure; mais il leur sied mal d'ôter aux autres un asile
qui serait encore sacré, quand il ne servirait qu'à sa-
tisfaire un caprice de la nature.
Ce qui trompe là-dessus quelques hommes droits,
c'est la pensée toujours présente des anciens couvents.
Autrefois les couvents faisaient partie de Tor^anisation
civile. Objets d'envie par leurs richesses , ils débarras-
saient les familles nobles du souci de leurs cadets et de
la nécessité de doter leurs filles. Une foule de voca-
tions aidées par une industrie domestique peuplaient
d'âmes ennuyées et médiocres les longs corridors des
monastères. Le peuple aussi se laissait prendre au bon-
heur de vivre derrière ces hautes murailles qui ca-
chaient , croyait-il , une existence molle, devenue telle ,
en ellet, bien souvent par la convoitise des gens du
siècle. Tout cela est vrai, quoique peut-être exagéré :
mais on oublie que cet ordre de choses est complètement
détruit par le fait seul que l'Etat ne reconnaît plus les
Tœux religieux , et tel est l'objet véritable de la législa-
tion que l'on invoque contre les communautés. Elles
ont cessé d'être des institutions civiles , et n'ayant plus
dès lors d'autres liens que la conscience , la conscience
les protège contre les abus qu'introduit toujours dans
les choses saintes la main de la force. Aussi les com-
munautés religieuses présentent en France depuis qua-
rante ans un spectacle si pur et si parfait , qu'il fuit
un souvenir bien ingrat pour leur opposer le? fuites
d'un temps qui n'existe plus. La gloire de la France,
— 9 —
dans ces quarante ans, est d'avoir reproduit toujours
les choses qui ne doivent mourir jamais. Elle a été
comme la nature, qui renverse les vieux arbres où
s'abritèrent les générations, mais qui en conserve le
germe , et en tire des troncs nouveaux où la postérité
cherchera de l'ombre et des fruits. Il ne faut donc pas
dire : La France est foulée aux pieds , puisque tout ce
qu'elle a détruit reparaît ; il faut dire , au contraire : La
France est victorieuse, puisqu'elle a conservé les germes
dont l'anéantissement ne serait que l'acquisition de la
stérilité , et qu'ils se développent avec des conditions
nouvelles dans son sein rajeuni. Quiconque aspire à la
destruction d'un germe , aspire à constituer la mort ,
et son labeur sera certainement vain, parce que Diou^
qui a livré à la volonté de l'homme les existences in-
dividuelles, ne lui a pas donné puissance sm^ leur
source. La nature et la société, par leur inaltérable
sève, se riront toujours de ces spéculateurs qui croient
changer les essences , et qu'une loi peut mettre à mort
les chênes et les moines : les chênes et les moines sont
éternels.
Si l'on regarde de plus près à la constitution présente
des communautés religieuses, on comprendra mieux
encore le principe de force qui les fait lutter avec avan-
tage contre tous les préjugés. Une communauté reli-
gieuse se compose de trois parties , l'élément matériel ,
l'élément spirituel et l'élément d'action. J'entends par
l'élément matériel le mécanisme extérieur de la vie,
c'est-à-dire les règles qui déterminent le logement, le
vêtement, la nourriture, le lever et le coucher, enfui
— iO —
tous les actes relatifs au soutien du corps. L'élément
spirituel consiste dans les trois vœux de pauvreté, de
chasteté et d'obéissance , d'où découlent et auxquels se
joignent tous les rapports avec Dieu. L'élément d'action
est le moyen par lequel une communauté religieuse
influe sur la société. Il est facile de voir que ces trois
élémentséchappentnécessairementàtonte atteinte dans
un pays où la force brutale n'est pas Tunique raison
des choses.
En effet, pour commencer par l'élément matériel,
en quoi consisteraient le droit et la liberté , s'il n'est
pas permis à des citoyens d'habiter une même maison ,
de s'y lever et de s'y coucher à la même heure, de
manger à la même table , et de porter le même vête-
ment ? Que devient la propriété , que deviennent la
liberté du domicile et la liberté individuelle, si l'on
peut chasser de chez eux des citoyens parce qu'ils y
accomplissent en commun les actes de la vie domes-
tique? Il faudrait au moins déterminer le nombre où
commencerait le délit, et au-dessous de ce nombre,
la communauté restant possible, la loi serait impuis-
sante jusqu'à ce quelle eût déclaré qu'un citoyen fran-
çais n'est apte à loger avec un autre citoyen français
que sous le bon plaisir du roi et des chambres. Dans
les associations ordinaires , le droit de se réunir est
bien moins évident, les garanties d'ordre beaucoup
moins complètes, et cependant la loi les permet dès
qu'elle n'excèdent pas le nombre de vingt personnes.
Pourquoi ôterait-on aux communautés religieuses le
bénéfice de cette disposition , qui n'est pas même une
— 4d —
disposition libérale? On respectera la liberté de vingt
individus se réunissant à des jours fixes dans un lieu
qui n'est pas leur propriété ni leur vrai domicile, et
l'on traitera d'attentat aux lois la réunion de vingt in-
dividus dans leur propre maison où ils vivent paisible-
ment! Car, et ceci est digne de remarque, aucune
association ne donne à l'État des garanties d'ordre aussi
étendues que les communautés religieuses. La vie com-
mune exige tant do vertus , qu'un monastère où elle est
observée sans le secours des lois civiles et par la seule
force de la conscience, est une merveille digne d'admi-
ration. On pourrait même dire qu'ime communauté
n'est pas une association , mais une simple famille , en
ayant tous les droits et tous les caractères; et pour
montrer la différence qui existe entre ces deux choses,
l'association et la communauté , il suffît de faire observer
que si l'on assujettissait les associations à se transfor-
mer en communautés, elles seraient dissoutes à l'instant
même par l'impuissance de remplir cette condition.
Il est vrai que l'élément spirituel qui constitue la
famille religieuse est un vœu. Si elle n'était constituée
que par un consentement quotidien , il faudrait avoir
perdu le sens pour s'y opposer : mais un voiu ! un acte
irrévocable ! une tyrannie d'un moment sur tout l'ave-
nir ! C'est la même objection que les partisans du
divorce présentent contre l'indissolubilité du mariage :
on aime un jour, et ce jour vous lie à jamais! La
famille naturelle comme la famille religieuse est sujette
à la loi de perpétuité, de la domination du passé sur
l'avenir, et il faut bien que cette objection ne soit pas
— 12 —
si formidable , puisque , malgré elle , le mariage n'a pas
cessé d'être généralement indissoluble depuis Adam.
Quel est d'ailleurs le passé qui n'engage pas l'avenir ?
Quel est dans la vie bumaine le moment qui soit vrai-
ment irrévocable ? On se persuade qu'on échappe à ce
qui est derrière soi ; mais libre qu'on est de s'en re-
pentir, on n'est pas libre des devoirs qui en découlent,
et le repentir même les consacre. Quoique cette parité
entre la famille naturelle et la famille religieuse suffise
pour légitimer la dernière , toutefois nous sommes loin
d'accepter ce moyen de défense ; car le vœu des époux
est sous la protection du code pénal, tandis que le vœu
du religieux est sous la protection de sa conscience ;
c'est-à-dire que la force maintient l'indissolubilité du
mariage, tandis que la liberté seule maintient l'indis-
solubilité du nœud claustral. Si le religieux s'ennuie,
il peut s'en aller : qui le retient? Sa volonté seule, sou
adhésion renouvelée chaque jour ù sa promesse, son
amour persévérant pour Dieu. Il est vrai que son vœu
est une loi qui l'oblige : mais cette loi est son propre
ouvrage, et il ne lui obéit qu'autant qu'il le veut. Faire
la loi et lui obéir volontairement, n'est-ce pas là la
plus haute expression de la liberté ?
Si le vœu est sacré parce que c'est un acte libre
dans son principe et dans son exécution , il l'est bien
davantage encore considéré dans son essence ; car, sous
ce point de vue, c'est un rapport intime de l'àme avec
Dieu, un acte de religion. Ici la conscience réclame
son inviolabilité. Elle demande qui a le droit de lui
interdire sous une peine quelconque une relation de
— 13 —
son choix avec Dieu. Le vœu n'est qu'un acte de foi
par lequel l'àme, promettant quelque chose à Dieu,
croit que sa promesse est acceptée de lui. Otez la foi,
toujours révocable parce qu'elle est une vertu , le vœu
cesse d'être un lien pour l'homme. La proscription du
vœu est donc la proscription d'un acte de foi. De telle
sorte qu'un contrat ainsi conçu serait valable : « Nous
soussignés, mettons notre fortune en commun : nous
nous engaiieons à vivre ensemble tant qu'il nous plaira ,
avec accroissement de la part de ceux qui sortent à ceux
qui restent, de ceux qui meurent à ceux qui vivent. »
Mais ajoutez-y un seul mot, dites : « Nous nous en-
gageons dcruut Dieu , etc., » le contrat devient illégi-
time , parce qu'il e^t placé sous la sauvegarde d'un acte
de foi , parce que la pensée de Dieu intervient entre les
contractants, et qu'il y a vœu. Sans cet acte de foi,
vous eussiez vécu tranquille dans votre maison avec vos
amis : cet acte de foi change tout. On vous enverra des
gendarmes à votre porte et dans votre intéi'ieur; vous
aurez beau invoquer la propriété , le domicile , la liberté
individuelle : on vous répondra que toutes ces choses
sont sacro-saintes, mais que, la liberté do conscience
l'étant bien davantage , on est obligé , au prix de tous
les sacrifices , de vous ôter malgré vous le poids insup-
portable de votre vœu, lequel, il est vrai, vous liera
encore après que vous aurez été chassé, mais ce sera
votre affaire. On se garde de vous enlever la foi qui fait
la force de notre vœu , on ne vous prive que de la con-
solation de le remplir. On vous laisse la liberté de la
servitude intérieure : qui peut vous la ravir? On ne
— u —
vous ôte que la servitude de la liberté extérieure : de
quoi vous plaignez-vous?
Ce n'eût pas été une dérision si la révolution fran-
çaise avait dit aux religieux : « Peut-être il y en a parmi
vous qui ne sont point entrés librement dans ces cloîtres;
qu'ils sachent que d'aujourd'hui les portes sont ouvertes,
et qu'ils restent sous la garde de leur conscience. » Ce
n'eût pas été non plus une dérision d'ajouter : « La
nation vous retire les biens que vos ancêtres et les
nôtres vous ont autrefois donnés; elle croit ce sacrifice
nécessaire au salut de la patrie, et vous laissant du reste
de quoi soutenir votre existence, elle vous invite à
porter le coup qui vous frappe avec la dignité d'hommes
qui ont renoncé à, la terre par amour de Dieu et des
hommes. Maintenant que l'ordre ancien est aboli par
cet acte extraordinaire et terrible, allez où vous vou-
drez; bàtissez-vous de nouvelles demeures sous la pro-
tection du droit commun , par la force de vos vertus,
et confiez-vous sans crainte au long avenir qui s'ouvre
pour tous. La Providence n'envoie pas les révolutions
sur la terre pour détruire, mais pour purifier. » Ce lan-
gage eût été une injustice sans être une dérision. Ce
qui est une dérision, c'est de prétendre, au nom de la
liberté , dénouer des noeuds qu'on ne dénoue pas , parce
qu'ils tiennent aux sentiments intérieurs de l'homme ,
et donner pour sanction à cette étrange délivrance la
spoliation des droits les plus respectés. Quand les trap-
pistes furent chassés de l'abbaye de Melleray , n'empor-
tèrent-ils pas leurs vœux avec leur foi? et que leur
avait-on été, sinon la paix, la patrie, le fruit de leurs
— 15 —
travaux , et toutes les libertés arrosées du sang- de leurs
pères et de leurs contemporains?
Légitime comme acte libre et comme acte de foi , le
vœu religieux ne l'est pas moins comme acte de dévoue-
ment. Il engage celui qui le fait à la pauvreté, à la chas-
teté , à l'obéissance , c'est-à-dire à réaliser sur la terre ,
autant qu'il dépend de lui , les ardents désirs des meil-
leurs amis de l'humanité et les rêves des politiques les
plus hardis. Que désire l'homme qui aime son sem-
blable, sinon que tous ses frères gagnent parleur tra-
vail un pain suffisant , que le mariage ne leur apporte
pas la misère et la honte pour postérité , et qu'un sage
gouvernement leur procure la paix sans la leur faire
payer de la servitude? Que rêve le politique le plus spé-
culatif, sinon une fédération universelle qui assure à tous
les hommes l'égalité morale d'éducation et de fortune ,
qui, à cet effet, maintienne la population en harmonie
avec la fécondité du globe , qui donne enfin le pouvoir
aux plus dignes par l'élection , et l'obéissance aux moins
dignes par la conviction? Ces désirs et ces rêves, le
possible et l'improbable , sont accomplis par la com-
munauté religieuse.
Au moyen du vœu de pauvreté , tous les frères qui
s'y sont assujettis deviennent égaux , quels qu'aient été
dans le monde leur naissance et leur mérite. La cellule
du prince est la même que celle du gardeur de pour-
ceaux. Et cette égalité n'a pas pour bornes les murs
étroits du monastère , elle s'étend à toute l'humanité.
De même que Dieu en prenant la forme humaine s'est
fait l'égal de tous les hommes, le religieux en prenant
— 16 —
la forme de la pauvreté s'est fait l'égal de tous les petits.
Par le sacrifice do la chasteté, il rend dans le monde
un mariage possible à la place du sien; il encourage
ceux à qui leur fortune ne permet pas ce lien séduisant
et onéreux. Car le célibat comme la pauvreté ne sont
pas de la création du moine : ils existaient tous deux
avant lui , et il n'a fait que les élever à la dignité d'une
vertu. Le soldat , le domestique, l'ouvrier nécessiteux,
la fille sans dot, sont condamnés au célibat. Mais quoi !
nous renvoyons nos serviteurs loi^squ'ils se marient, et
nous chassons les moines parce qu'ils ne se marient
pas !
Que dirai-je en faveur de l'obéissance religieuse?
Tout l'univers ne sait-il pas que c'est une obéissance
passive? J'oserais pomiant affirmer le contraire, et
soutenir qu'au monde il n'y a cju'une seule obéissance
parfaitement libérale , qui est l'obéissance religieuse.
Personne jusqu'ici n'a méconnu la nécessité où est
l'homme d'obéir , mais on a cherché avec raison à pré-
server l'obéissance de la bassesse et de l'injustice. Deux
moyens ont été imaginés : l'un est l'élection, l'autre
est la loi. L'élection est destinée à donner le pouvoir
au plus digne, la loi à donner des bornes au comman-
dement. Mais, par une infirmité des choses humaines,
l'élection est toujours entre les mains du pelit nombre;
de sorte que la minorité peut opprimer la majorité,
et, au contraire , la loi étant le résultat du consentement
du plus grand nombre, la majorité peut opprimer
la minorité. C'est là le cercle fatal où tournent tous les
politiques qui ne connaissent d'autre loi que la volonté
— 17 —
htimaine, d'autre élection que le clioix de l'homme. La
majorité privée du droit d'élection demandant sans
cesse la réforme électorale , et la minorité qui n'a pas
consenti la loi réclamant la réforme législative , toutes
deux se disant opprimées , et toutes deux se soumettant
à la force : voilà où est l'obéissance passive , c'est-à-
dire la soumisf^ion involoittaire à un ordre que la rai-
son 'u approuve pas. L'obéissance n'est active, libérale,
glorieuse, que lorsqu'elle est un acquiescement de l'in-
telligence et de la volonté , et elle ne saurait avoir pour
tous ce caractère que dans un gouvernement où l'élec-
tion et la loi n'impliquent ni majorité ni minorité. C'est
ce qui arrive dans les communautés religieuses telles
qu'elles sont généralement constituées. Tous les reli-
gieux élisent directement leur supérieur immédiat, et
indirectement leur supérieur médiat : et , de plus , ils
no regardent pas l'élection comme le résultat de leur
volonté propre, mais de Tinlluence invisible de l'Esprit
saint, qui a dirigé leurs cœurs. L'universalité du vote
et la conviction profonde de l'intervention divine élèvent
leur obéissance au plus haut degré d'honneur qui soit
possible ici-bas. L'élu commande aux électeurs, parce
que Dieu et eux l'ont voulu en même temps. Mais ce
qui suffit pour assurer l'honneur de l'obéissance , ne
suffit pas encore pour en assurer la justice. Au-dessus
de celui qui gouverne et de ceux qui sont gouvernés
est une loi éternelle, immuable, universelle, reconnue
de tous pour être dans son principe l'essence divine
elle-même; loi manifestée depuis l'origine du monde,
renouvelée et dévoilée de plus en plus par le Dieu fait
— -18 —
homme , loi d'amour qui se résume ainsi : Tu aimeras
le Seigneur ton Bhu de tout ton cœur, de tout ton es-
prit, de toute ton cïme , et le prochain comme toi-
même. Et encore : Celui qui veut être le premier parmi
xùu$ , qu'il soit h dernier, et celui c^m veut être le plus
grand, qu'il soit le serviteur de tous. Et, outre cette
loi suprême qui règle tous les rapports des fi'ères avec
les frères , il en est encore une autre , également au-
dessus de tous, la règle particulière de l'ordre établie
par son fondateur et ses patriarches , où tous les offices
avec tous les devoirs sont prévus dans un tel détail , que
rien ne reste à l'arbitraire de ce qu'il a été possible de
lui ôter.
Quand on parle de l'obéissance passive des reli-
gieux , il est évident qu'on ne s'entend pas. Si l'on veut
dire que les religieux promettent d'obéir à tout ce qui
tombera dans la tète de leur supérieur, c'est une erreur
de fait ridicule : ils promettent d'obéir à un supérieur
de leur choix en tout ce qui est conforme à la loi divine
et aux statuts de leur ordre. Si l'on veut dire qu'ils
obéissent avec un parfait acquiescement de leur intel-
ligence et de leur volonté , c'est précisément ce qui
affranchit leur soumission de tout caractère passif. Dans
aucune société il n'existe d'aussi fortes barrières contre
les abus du pouvoir, et d'aussi grandes garanties on
faveur des citoyens.
Quant à l'élément d'action , qui est le troisième élé-
ment constitutif des ordres religieux, par ce côté -là ,
comme par tous les autres , ils rentrent dans le droit
commun , et même encore davantage , s'il est possible.
— 19 —
Dès que l'homme du monastère en a franchi le seuil
pour agir sur le monde , il rencontre à la porte la
loi qui règle les actes, les droits et les devoirs de tous.
Veut-il prêcher, il a besoin du consentement de l'é-
vêque. Veut-il enseigner la jeunesse dans les écoles , il
doit établir sa capacité devant l'autorité chargée de la
surveillance de l'enseignement. Veut-il labourer la terre
de ses mains , il doit observer les règlements de l'agri-
culture. La seule différence entre lui et les travailleurs
ordinaires, c'est de faire plus et d'exiger moins.
Celui qui méditera sans passion ces caractères des
ordres religieux comprendra pourquoi ils renaissent de
leurs cendres avec tant de facilité, malgré tant d'ob-
stacles extérieurs. Dans l'automne de 1838, j'étais sur
le lac de Genève ; un Genevois poussa du coude son
voisin , et lui dit tout haut en me regardant : « Cette
race renaît de ses cendres ! » il ne savait pas que la
résurrection est le signe le plus éclatant de la divinité ,
et que Jésus-Christ donna cette marque à ses disciples
comme la marque souveraine et finale de la vérité de sa
révélation. Puen n'a vécu qui n'ait été vrai , naturel, utile
à quelque degré ; mais rien ne renaît qui no soit né-
cessaire, et qui n'ait en soi-même les conditions de
l'immortalité. La mort est un assaut trop rude pour en
revenir quand on n'est pas immortel. Et nous voilà re-
venus, nous, moines, religieuses , frères et sœurs de
tout nom; nous couvrons ce sol d'où nous fûmes chas-
sés il y a (piarante ans par un siècle admirablement
puissant en ruines , qui , après avoir enfanté pour les
faire les plus beaux génies du monde , enfanta pour les
— 20 —
défendre tant d'illustres capitaines. C'a été vainement :
rien n'a pu prévaloir contre la force de la nécessité.
Nous voilà revenus , comme la moisson couvre un
champ que la charrue a bouleversé , et où le vent du
ciel a jeté la semence. Nous ne le disons pas avec or-
gueil : l'orgueil n'est pas le sentiment du voyageur qui
est de retour dans sa patrie , et qui frappe à la porte
pour demander du secours. Nous voilà revenus parce
que nous n'avons pu faire autrement , parce que nous
sommes les premiers vaincus par la vie qui est en nous ;
nous sommes innocents de notre immortalité , comme
le gland qui croît au pied d'un vieux chêne mort est
innocent de la sève qui le pousse vers le ciel. Ce n'est
ni l'or ni l'argent qui nous ont ressuscites , mais une
germination spirituelle déposée dans le monde par la
main du Créateur, et qui est aussi indestructible que
la germination naturelle. Ce n'est ni la faveur du gou-
vernement ni celle de l'opinion qui ont protégé notre
existence , mais une force secrète qui soutient tout ce
qui est vrai.
Et nous le demandons à ceux - là mêmes que notre
présence étonne ou irrite : est-il juste , dans un pays où
la liberté individuelle est un principe , de poursuivre un
genre de vie qui ne fait de mal à personne , et qui est
tellement propre à rhumanilé, que les cliances les plus
dures ne l'empêchent pas de so reproduire ? Est-il juste ,
dans un pays où la propriété et le domicile sont sacrés,
d'arracher de chez eux , par la violence , des gens qui
y vivent en paix , sans offenser qui que ce soit ? Est-
il juste , dans un pays où la liberté de conscience a
— 21 —
été achetée par le sang, de proscrire toute une race
d'hommes parce qu'ils font un acte de foi qu'on appelle
vœu? Est-il juste , dans un pays où l'idée de la frater-
nité universelle domine tous les esprits généreux , de
réprouver de saintes républiques où l'on se consacre
à la pauvreté et à la chasteté par un amour immense
d'égalité avec les petits? Est-il juste , dans un pays où
l'élection et la loi sont la base de l'obéissance civile , de
flétrir des corps constitués par une élection plus large
et une loi plus protectrice ? Ei^t-il juste , dans un pays
où tout le monde est admissible aux fonctions sociales,
de les interdire à des citoyens qui n'ont d'autre tort
que d'apporter dans la concurrence générale un plus
grand esprit de sacrifice ? Nous le demandons au ciel
et à la terre : tout cela est-il juste , et n'est-ce pas créer
parmi nous une classe de parias?
Je ne sais à ces demandes qu'une réponse , et la
voici :
« Il est vrai , tout ce que vous nous reprochez est le
comble de l'injustice et une contradiction sociale ma-
nifeste. Mais nous sommes les ennemis de votre doc-
trine religieuse ; clic est trop puissante pour que nous
la combattions à armes égales. Vous puisez dans votre
foi une si grande abnégation de vous-mêmes , que
nous autres , gens du monde , mariés , ambitieux , inca-
pables d'avenir parce que le présent nous étouffe, nous
ne pouvons vous disputer l'ascendant. Il fout pourtant
vous vaincre , puisque nous vous haïssons. Nous n'em-
ploierons pas contre vous le fer et le feu ; mais nous
vous mettrons par la loi hoi's de la loi ; nous ferons
oo
considérer votre dévouement comme un privilège dan-
gereux dont il faut purger l'État par un ostracisme :
vous serez hors de la liberté , parce fiiravec vos vertus
vous êtes hors de l'égalité. »
Ces pensées pevivent être celles de quelques hommes,
nous ne croyons pas que ce soient les pensées de la
France. Ceux-là mêmes qui s'en entretiennent n'en
comprennent pas toute la portée ; car ils aiment sans
doute leur pays, et le plus grand malheur de notre
pays serait que de tels sentiments y exerçassent une
véritable action. Certes, il n'est pas difficile d'entendi'e
qu'un peuple où deux principes fondamentaux de
l'existence sociale seraient en guerre ouverte , tous les
deux appuyés par une partie des citoyens , tous les
deux radicalement indestructibles par leur histoire
comme par leur essence, serait un peuple infiniment à
plaindre. La religion catholique est la religion du
peuple français. Né d'un acte de foi sur un chanq") de
bataille , il s'est toujours souvenu de son origine , et n'a
cessé de combattre pour l'Eglise depuis quatorze cents
ans. C'est lui qui , dans les plaines de la Bourgogne et de
l'Aquitaine, vainquit l'Arianisme, presque maître du
monde entier; c'est lui qui, par l'épée de Charles
Martel, arrêta l'invasion de l'Islamisme en Europe, et
donna sa dernière et solide assiette à la papauté par le
génie de Charlemagne ; c'est lui qui ouvrit les croi-
sades , vastes guerres de la civilisation chrétienne
contre l'abrutissement oriental , et y parut toujours au
premier rang ; c'est lui qui , au seizième siècle , quand
J'Églifee craquait de toutes parts, se jeta entre l'Angle-
— 23 —
terre et l'Allemagne , devenues infidèles , et arrêta par sa
masse toute-puissante le débordement du scepticisme et
de la servitude ; c'est lui enfin qui , durant ces quarante
années , malgré tant de violences exercées en son nom
sur l'Église , a sauvé sa foi contre l'attente universelle.
La France est catholique par la triple force de son
histoire , de son esprit de dévouement , et de la clarté
de son génie : elle ne cessera do l'être qu'au tom-
beau. Mais, en même temps, la France est un pays
do liberté, c'est-à-dire un pays où, selon l'expres-
sion de Bossuet, il a toujours existé certaines lois
fondamentales contre lesquelles tout ce qui se fait est
nul de soi. On sent dans la poitrine de ce peuple , à
quelque époque qu'on la touche, le battement de
cœur du Germain né et grandi dans les forêts. Espé-
rer qu'il perdra ce caractère primitif, c'est espérer
sa mort. Tant qu'un peu de sang français subsistei'a ,
la justice aura sur la terre un soldat armé. Que con-
clure de ces deux principes fondamentaux de la natio-
nalité française, sinon qu'ils doivent s'unir et se per-
fectionner l'un par l'autre? Que conclure encore , sinon
que leur lutte oljstinéo attaque dans sa source même
l'existence du pays?
Le passé devrait nous instruire. Depuis cinquant(^
ans, la foi et la liberté de la France ont subi de grands
revers : l'une ou l'autre a-t-elle été vaincue ? Elles sont
là comme au premier jour. La France est à la tête des
pays catholiques conmie elle est à la tête des pays de
liberté. Déclarer que l'un ùe ces principes est ennemi
(le l'autre à jamais, c'est signer l'arrêt d'une discorde
éternelle , c'est se donner rendez-vous pour creuser un
tombeau où les cendres des générations se repousse-
ront encore. Comment accepter une liberté qui n'est
pas pour soi, mais seulement pour ses ennemis? Le
despotisme lui-même ne peut pas se passer de justice :
comment la liberté s'en passerait - elle , elle qui n'est
que la justice?
Pour nous , catholiques , nous ne sommes pas cou-
pables d'une inimitié si aveugle et si funeste. Aux trois
grandes époques de formation de la société moderne ,
nous lui avons tendu la main. En 1789, ce fut la majo-
rité de la chambre du clergé qui se réunit la première
au tiers état et qui entraîna la substitution du vote par
tète au vote par ordre , ce qui était briser les restes de
l'institution féodale. Malgré l'ingratitude dont la Ré-
I)ublique paya l'Église , à peine un homme se fut-il pré-
senté pour semer l'ordre avec la gloire , que le souve-
rain pontife se prêta à ses vues par des actes inouïs. On
vit un concordat qui détruisait une Église ancienne , le
renversement de tout un épiscopat , représentant de la
société passée , et le successeur de saint Pierre traver-
sant l'Europe pour venir poser la couronne sur le front
de cet homme nouveau. En 1830, le prêtre le plus re-
marquable qu'eût produit l'Église de France depuis
Bossuet , courut dans la tempête au-devant de la nation ,
et, s'il a péri, c'est bien moins pour avoir outre-passé le
luit que pour n'avoir pas compris toute la justice qui
lui était rendue.
Qu'avons-nous reçu en échange de tous nos bons
vouloirs? La République nous réponditpar la spoliation,
Texiloula mort? Napoléon emprisonna l'tlglisc dans les
articles organiques du concordat, et le souverain pon-
tife dans Savone et Fontainebleau : 1830 seul a eu un
commencement de justice. Nous en bénissons le Ciel,
et nous supplions nos concitoyens de ne pas dédaigner
les fruits de ce premier pas dans une voie de réconcilia-
lion. Le monde est profondément ébranlé , il a besoin de
toutes ses ressources. Et puiscju'au travers de l'égoïsme
qui menace l'honneur et la sécurité de la société mo-
derne , il se trouve des âmes pour donner l'exemple
de l'abnégation volontaire, respectons du moins leurs
œuvres. Accordons à la vertu le droit d'asile que le
crime avait autrefois. Il y a toujours sur la terre des
voyageurs fatigués du chemin , et nul de nous ne peut
se flatter de n'être pas du nombre un jour.
Les Frères Prêcheurs ont un droit particulier à la
tolérance du pays , car ils ont donné à la France une
de ses belles provinces , le Dauphiné. Humbert , qui en
fut le dernier pi^ince, la céda à Philippe de Valois la
veille du jour où il prit Thabit de Saint-Dominique.
Nous demandons aujourd'hui, en échange, quelques
pieds de terre française pour y vivre en paix.
r
CHAPITRE II
IDEE GENERALE DE LORDUE DES FRERES PRECHEURS, ET DES RAISONS
DE LE RÉTABLIR EX FRANCE.
L'Église catholique , considérée sous le rapport de
la hiérarchie qui gouverne le corps des chrétiens , s'ap-
pelle VÉijlisc cii>^d{j liante. C'est le nom que la tradition
lui donne , et dont Jésus-Christ l'a lui -même appelée
dans ces fameuses et dernières paroles qu'il adres-
sait à ses apôtres : Allez et emcvjtiez toutes les luttions,
les haptisairt au nom du Vère , et du Fils, et du Saint-
Esprit , les enseignant à ijarder tout œ que je vous ai
dit. Son titre même avertit l'Eglise hiérarchique que
son principal ministère est d'enseigner, parce que de
l'enseignement découle la foi , qui est la source des
autres vertus chrétiennes. Les sacrements eux-mêmes
sont destinés à illuminer l'âme en môme temps qu'à
l'échautrer. Or, l'enseignement catho]i([ue, pour être
complet-, a Lcsoin d'apôtres, de pasteurs et de doc-
teurs. L'apôtre porte la vérité à ceux qui ne la con-
naissent pas encore : il est voyageui", allant connue
Jésus-tïhrist lui-même par les villes et les bourgades,
conversant et prêchant, annonçant que le royaume de
— 27 —
Dieu est proche, employant un langage proportionné
aux idées des peuples auxquels il se dévoue. Le pasteur
enseigne le troupeau déjà formé : il est sédentaire,
jour et nuit à la disposition de ses brebis ; son langage
est celui d'un homme parfaitement sûr de la commu-
nauté de pensées qui le lie à l'assemblée des fidèles ; il
n'invoque pas , comme saint Paul devant l'aréopage ,
les traditions païennes et le témoignage des poètes pro-
fanes, mais seulement Jésus-Christ, autenr et rn/ifiom-
mateur de la foi. Le docteur est préposé à l'enseigne-
ment du sacerdoce et à la défense de la vérité par la
controverse scientifique ; il est homme d'étude , passant
sa vie au milieu du dépôt de la tradition, et contem-
plant, du point de vue le plus élevé où l'esprit humain
puisse atteindre , la liaison divine de tous les phéno-
mènes et de toutes les idées qui composent le mouve-
ment de l'univers.
Ces trois modes d'enseignement , divers dans leurs
moyens et un dans leur but, nous sont représentés par
les trois grands apôtres saint Pierre , saint Paul et saint
Jean. Saint Pierre, le prince des apôtres, n'est ni un
homme éloquent , ni un écrivain. Simple pêcheur sur
les bords d'un lac où il gagne sa vie avec ses filets , il
(^st appelé par Jésus- Christ , qui lui donne une foi
surabondante sans élever son génie naturel, et, quoi-
que destiné à être la pierre de l'Église, il renie trois
fois son maître, afin d'apprendre par sa propre fai-
blesse à avoir compassion des faiblesses de ses frères :
il a pour symbole les clefs. Saint Paul , le prince des
prédicateurs , est élevé dans la connaissance de la loi
— 28 —
aux pieds des docteurs de sou temps ; il ignore Jésus-
Christ pendant sa vie et le persécute après sa mort , afin
qu'initié par sa propre expérience aux mystères de
l'erreur, il en connaisse le fort et le faible , et qu'un
jour, lorsqu'il annoncera l'Evangile à toutes les nations ,
il ne désespère jamais du retour d'aucune àme, si fer-
mée qu'elle paraisse à la vérité. Son génie est hardi
comme ses voyages ; il sait les idées des peuples où il
passe, cite aux Athéniens leurs poètes, interprète leurs
inscriptions sacrées ; il se fait toutes choses à tous ,
comme il le dit lui-même : son symbole, c'est l'épée.
Saint Jean, le prince des docteurs, apparaît couché sur
la poitrine de son maître , et lui adresse des questions
qui font peur aux autres ; il est vierge , parce que les
sens sont la principale cause qui nous empêche de voir
la vérité; il est le disciple bien -aimé. Étranger aux
embarras du gouvernement général de l'Église et aux
fatigues des courses apostoliques , il ne meurt pas
comme saint Pierre par la croix , ni comme saint Paul
par le glaive ; il meurt dans son lit , au bout d'une
divine vieillesse, n'ayant plus de force que pour répé-
ter ces mots , qui sont les premiers et les derniers de
tout enseignement vrai : Mes enfants, aimez- vous. Son
symbole, c'est l'aigle.
Dans l'origine de l'Eglise , ces trois grandes fonc-
tions de l'enseignement apostolique , pastoral et scien-
tifique , n'étaient pas ordinairement séparées. Un prêtre
envoyé par son supérieur légitime partait pour quelque
pays qui n'avait pas encore reçu la lumière de l'Evan-
gile ; il le parcourait en apôtre, se fixait ensuite dans
— 29 —
une ville principale de la contrée, et devenait à la
fois le pasteur et le docteur d'une chrétienté qu'il avait
formée par ses prédications, heureux s'il pouvait en
être aussi le martyr, et déposer dans ses fondements
les restes féconds d'un sang épuisé au service de Dieu.
Ainsi se fondèrent les Églises d'Orient ; ainsi les Églises
des Gaules. Mais avec le temps, le ministère pastoral
se compliqua ; une multitude d'affaires vint surcharger
les évèques, telles que l'assistance aux conciles géné-
raux et particuliers, les relations avec l'autorité civile,
les arbitrages , le soin des domaines temporels de TÉ-
glise. Et parallèlement à cet immense développement
d'action extérieure , la science catholique prenait aussi
une marche progressive. Ce n'étaient plus seulement
l'Écriture sainte et la tradition orale qui en faisaient
le fond , les livres s'accumulaient par les controverses.
Il devenait nécessaire de connaître ce qu'avaient écrit
les docteurs précédents, les décisions des conciles,
l'histoire des hérésies, les doctrines philosophiques
passées et présentes , les antiquités chrétiennes et pro-
fanes , enfin cet énorme ensemble de faits et de débats
qui compose la science ecclésiastique. Les difficultés de
l'apostolat s'étaient pareillement accrues par les besoins
du ministère pastoral, qui, borné d'abord aux grandes
villes, avait ensuite couvert les campagnes d'Églises
régulièrement constituées. Cette vaste organisation ab-
sorbait toutes les pensées de l'évêque , dont le devoir
n'était plus d'envoyer au loin des ouvriers évangé-
liques, mais d'en donner à son propre troupeau. La
division des travaux pouvait seule désormais pourvoir
— 30 —
aux nécessités de l'enseignement catholique. Mais elle
n'eut pas lieu tout d'un coup par une décision à priori :
jamais rien ne s'est fait de la sorte dans l'Église, parce
que tout s'y fait naturellement. Les ressources y naissent
à côté des besoins dans une gradation lente et presque
insensible, qui est cause que l'homme disparaît dans
leur établissement, et qu'on n'y voit plus que la main
de Dieu manifestée par le mouvement général des
choses et des âges.
Dès le sixième siècle, saint Benoît avait fondé la vie
monastique en Occident. Son but n'avait été ni l'apo-
stolat ni la science divine, mais la sanctification des
âmes par la prière , le travail et la solitude. Cependant
les papes eurent occasion de se servir des Bénédictins
pour la propagation de l'Évangile. C'est ainsi que saint
Grégoire le Grand envoya en Angleterre le moine Au-
gustin, qui la convertit au Christianisme, et érigea
l'archevêché de Cantorbéry. D'un autre cùlé, par suite
de l'invasion des barbares, les monastères devinrent
l'asile des lettres et des sciences, dont ils sauvèrent les
débris. Mais ces deux grands faits n'avaient pas inspiré
la pensée d'appliquer les ordres religieux, par une
organisation nouvelle, à l'enseignement apostolique et
scientifique. On les laissa ce qu'ils étaient, sauf à se
servir d'eux par exception pour un autre but que le
leur.
Au commenconient du treizième siècle, l'Église d'Oc-
cident se vit menacée pour la première fois par des
hérésies sérieuses. Ce n'étaient plus ces hérésies que
l'imagination légère et subtile des Grecs avait opposées
— 31 —
à la foi catholique , erreurs de spéculation qui n'étaient
qu'une sorte de défaillance ou de mal caduc en présence
de rinfini. Dès ses premiers pas dans le mal, le génie
pratique de l'Occident se manifesta. Il alla droit au but
en attaquant l'Église , c'est-à-dire la société religieuse,
et depuis six cents ans, qu'il ait eu pour organe les
Vaudois, ou AViclef, ou Jean Huss, ou Luther, il n'a
pas lâché cette proie qu'il avait fortement saisie, et la
question du treizième siècle est encore aujourd'hui la
nôtre. Cette question sociale s'agitait alors dans le midi
delà France, soit que les ennemis de l'Église s'y fussent
rassemblés par hasard, soit qu'ils eussent choisi à des-
sein cette position. Innocent III occupait la chaire de
saint Pierre. Pasteur vigilant, il avait envoyé contre
l'hérésie trois légats apostolicfues, tirés de ce fameux
ordre de Cîteaux que saint Bernard illuminait encore
du fond de sa tombe. L'ambassade, ou la mission,
comme on voudra l'appeler, était composée de gens de
bien, mais entourés de l'éclat d'une religion victorieuse.
Ce n'était pas le compte de la Providence , qui savait
l'avenir.
Vers le commencement de l'an 1205 , les légats apo-
stoliques se trouvaient à Montpellier, las et découragés
de leur peu de succès , lorsqu'un évèque espagnol qui
retournait dans son pays après un long voyage, vint à
passer. L'évèque alla voiries légats. On parla des héré-
tiques et des difficultés de la mission qu'on avait com-
mencée. Sur quoi l'évùque dit aux légats que, si l'on
voulait réussir, il fallait laisser là tonte pompe exté-
rieure, se mettre à pied, et joindre à la prédication
— 32 —
l'exemple d'une vie pauvre et dure. Quelque inattendu
que fût ce conseil , il alla au cœur de ceux à qui il était
adressé ; car c'étaient de vrais chrétiens , et quand une
âme est chrétienne , tout accent magnanime la remue.
Il était trop visible d'ailleurs que sur ces populations
profondément blessées , qui ne cessaient de reproclier à
l'Église sa richesse et sa puissance, il ne restait d'autre
moyen d'agir que l'enseignement appuyé du spectacle
d'un dévouement sans bornes. Les légats suivirentdonc
le conseil que leur avait donné dom Diego de Azévédo ,
cetévêque espagnol; et lui-même, renvoyant ses équi-
pages en Espagne, se joignit à eux , ainsi que d'autres
abbés de Cîteaux qui arrivèrentbientùt après. On les vit
se répandre dans les villes et les villages, allant à pied ,
demandant l'aumône, prêchant, conversant, disputant,
soutenus dans leurs discours et leurs souffrances parla
vérité, qui est la mère de toute force et de toute joie.
Néanmoins leurs succès, quoique i)lus grands que parle
passé, ne répondirent pas à leur zèle. Au bout de deux
ans, fatigués, ou rappelés par d'autres devoirs, ils quit-
tèrent ce sol assez vainement trempé de leurs sueurs.
Un seul homme demeura. Cet homme, né en Espagne,
d'une famille illustre , avait été amené en France par
l'évêque Diego, dont il était l'ami, et qui l'avait foit
chanoine de sa cathédrale d'Osma : il s'appelait Domi-
nique de Gusman.
Il est digne de remarque que la plupart des fonda-
teurs des grands ordres religieux, bien qu'étrangers à
la France , y sont venus poser les fondements de leurs
institutions. C'est ainsi que saint Colomban, auteur
— 33 —
d'une règle monastique fort célèbre , passa d'Irlande en
France, ets'étaLlità Luxeuil. Saint Bruno quitta les
bords du Rhin pour demander aux montagnes du Dau-
phiné une retraite qui donna son nom aux Chartreux ,
dont il fut le père. Saint Norbert , autre Allemand, ob-
tint de l'évèque de Laon un marais où il éleva l'abbaye
et l'ordre de Prémontré. Plus tard, la colline de Mont-
martre, au-dessus de Paris, vit une troupe d'écoliers
espagnols y commencer par un vœu cette compagnie de
Jésus, qui s'est de là répandue par tout le monde.
Dominique , poussé en France parla même main que
ses devanciers et ses successeurs, ne savait pas lui-
même encore pourquoi il était venu. Bientôt le bruit des
armes entoura ses paisibles prédications. La croisade
avait été publiée contre les Albigeois, et les barons
chrétiens arrivaient en foule se ranger sous les ban-
nières de leur général, le comte Simon de Montfort.
« Ils commirent en Languedoc , sous sa conduite , dit
(( l'abbé Godescard, des cruautés et des injustices
« qu'on ne justifiera jamais; on ne punit point des
(( crimes par d'autres crimes. Un zèle apparent pour la
« foi couvrait en plusieurs un fonds secret d'avarice,
« d'ambition et de vengeance (1). » Mais, quel que soit le
jugement qu'on porte de cette guerre, Dominique eut
la gloire devant Dieu et devant les hommes de faire
contre-poids au sang qui fut versé. Jamais, à côté du
chevalic-r armé pour la défense de la foi, et portant
(1) Vies des Pères, Martyi-s et autres principaux Saints, t. V,
p. 457, en note.
— 34 —
dans la même poilrine l'onction du chrétien et F^'ipreté
de l'homme, jamais la religion n'eut im représentant
plus pur que Dornim'quo. L'histoire contemporaine le
montre si absent de cette guerre, si étranger aux dé-
libérations des chefs, aux traités des partis, aux conciles
des évêques , que le lecteur, prévenu par tout ce qu'il a
entendu dire, en est constamment étonné. Tandis que
les légats et le comte de Montforl, loin de l'œil d'Inno-
cent III, outrepassaient leurs pouvoirs et obligeaient
ce pontife à protester plus tard contre eux devant toute
la chrétienté assemblée à Saint-Jean-de-Latran, Do-
minique, plus heureux, forçait les certes espagnoles,
réunies dans l'ile de Léon en 1812, de déclarer qu'il
n'opposa jamais à l'hérésie d'atifrefi anncs que la prière,
la patience et l'iiistniction (1). Six cents ans après sa
mort , sa patrie déposa sur sa tombe ce glorieux té-
moignage.
Un écrivain protestant, M. Hurter, président du
consistoire de Schaffhouse, vient d'écrire la vie d'Inno-
cent III , et il a consacré presque tout un volume au
récit de la croisade contre les Albigeois. Le nom de
Dominique y est à peine prononcé. Ainsi, dans ce
siècle destiné au redressement de tant d'erreurs accré-
ditées , du sein de la science protestante comme du sein
des cortès espagnoles, des voix impartiales ont rendu
justice à riiomme que la Providence avait jeté au milieu
(1) Rapport sur le tribunal de l'iiupiisition, «ivoc le projet do
décret sur les tribunaux protecteurs de la religion, présenté aux
cortès générales et extraordinaires parle comité de Constitution.
Cadix, 1 S 12.
(le ces renconlres sanglantes comme un exemplaire de
l'esprit chrétien (1).
La pricre, la puticfic; ci Vlni^trndion continuaient ù
être les seules armes de Dominique après comme avant
la guerre. Il prèchaitelconférait sans cesse, insensible
aux outrages dont on l'accablait jusque dans les rues,
insouciant de sa vie souvent menacée. Un jour qu'il
avait échappé à la mort, quelfju'un des hérétiques lui
dem.audait par bravade ce qu'il eût fait s'il était tombé
dans le piège : « Je vous aurais prié , répondit-il , de
« ne pas m'acbever d'un seul coup, mais de me cou-
ce per tous les mem.bres un à un, et, après m'avoir
« laissé quelque temps baigné dans mon sang, de
« m'enlever la tète la dernière. » Ses courses aposto-
liques ne l'empêchaient pas de veiller sur un monastère
de jeunes ilUes qu'il avait fondé à Prouille, non loin de
Garcassonne. Car, comme il eut remarqué qu'unedes
causes de la destruction de la foi catiiolique dans ces
contrées était le mariage des demoiselles pauvres avec
les héréliques, il ne voulut pas les laisser dans cette
alternative de la misère et de l'apostasie , et leur ouvrit
un asile à Pi'ouille. Il venait là quel(|uefois se reposer
quelques heures, et regardait avec amour cette maison
qui florissuit dans les horreurs de la guerre comme
un nid de colombes entre les aires formidables des
grands aigles.
Sept nouvelles années passèrent ainsi sur la tète de
(1) J'éiah'.irai à fond ce poi.it (f'.ù-t^iro daas le cbnpitre qui
U'iiilcra de i'iii'iuisitioii.
— 36 —
Dominique, sans lasser par leurs sueurs ce serviteur
laborieux. Cependant quelques prêtres zélés s'étaient
joints volontairement à lui, et lui-même, parvenu au
point de partage de la vie , voyant d'un côté toute sa
jeunesse écoulée , et de l'autre la pente rapide qui allait
emporter le reste de ses ans, il commença de songera
l'établissement d'un ordre apostolique destiné à dé-
fendre l'Église par la parole et par la science. On dit
que sa mère, le portant dans son sein, avait rêvé qu'elle
mettait au monde un chien qui tenait dans sa gueule un
flambeau. C'est la vive peinture d'un ordre que nul n'a
surpassé dans l'éloquence et la doctrine.
Dominique s'étant affermi dans sa pensée , partit à
pied, en l'année d^lS, pour la communiquer au sou-
verain pontife , tant ce grand homme se défiait de lui-
même au plus fort de sa maturité, et tant la bénédiction
du Saint-Siège lui paraissait nécessaire à la solidité de
tout pieux dessein. C'était toujours Innocent III qui
occupait la chaire de saint Pierre. Il écouta l'homme
apostolique avec peu de fiiveur, et lui refusa son appro-
bation. Maislanuit, cette divine conseillèredeshommes,
lui apporta de meilleures pensées. Comme il était plongé
dans le sommeil, il lui sembla voir Téglise de Saint-
Jean-de-Latran près de tomber en ruines, et Dominique
appuyé contre elle qui en soutenait sur ses épaules les
murailles chancelantes. C'est pourquoi , ayant fait venir
l'iiomme de Dieu, il lui ordonna de retourner en France
auprès de ses compagnons, et de s'entendre avec eux
sur la règle qu'ils voulaient suivre , lui promettant de
lui donner ensuite toute satisfaction.
— '37 —
Jusque-là , comme nous l'avons dit , les ordres reli-
gieux n'avaient pas eu l'apostolat ni la science divine
pour Lut. C'étaient de saintes républiques, où les âmes
qui avaient faim et soif de la justice , en quelque rang-
qu'elles fussent nées , allaient cherclier dans la solitude
le travail, la prière et l'obéissance, des vertus trop
pures pour le monde. Le monde les apercevait de loin,
comme ces châteaux que le voyageur qui passe dans
la plaine entrevoit au haut des montagnes. Piarement
l'anachorète ou le cénobite prenait son bâton pour
descendre visiter les hommes. Saint Antoine n'avait
quitté qu'une fois son désert deKolsim, pour soutenir
dans Alexandrie la foi catholique opprimée parles em-
pereurs. Saint Bernard , après avoir réglé en gémissant
les affaires de l'Europe , se hâtait de rentrer à Clairvaux.
Dominique, choisi de Dieu pour donner à l'Église une
nouvelle forme de milice , conçut le dessein d'unir en-
semble la vie du cloître et la vie du siècle , le moine et
le prêtre, dessein chimérique , ce semble ; mais, quel-
ijues vertus qu'on demande aux hommes, il ne faut
jamais désespérer d'eux. La nature humaine n'est pas
comme le Nil , on n'a pas découvert le plus haut point
de son élévation. Et certes , saint Vincent de Paul fit
une chose plus hardie que saint Dominique, lorsque ,
sous le nom de Sœurs de la Chanté, il destina de
jeunes iillcs à la libre recherche de la misère, au soin
des malades de tout âge et de tout sexe dans le lit des
hôpitaux, etque, quelqu'un s'étonnant qu'il ne leur eût
pas donné de voile , il répondit cette simple et adorable
parole : <.< Elles auront leurs vertus pour voile. »
2
— 38 —
L'ordre créé par saint Dominique n'est donc pas un
ordre monastique, mais une association de F; nr.s joi-
gnant la force de la vie commune à la liberté de l'action
extérieure , l'apostolat à la sanctification personnelle. Le
salut des âmes est son premier but , l'enseignement son
moyen principal. Allez et enseignez, avait dit Jésus-
Christ à ses apôtres : Allez et enseignez , répéta Domi-
nique. Une année de noviciat spirituel est imposée à ses
disciples , et neuf années d'études philosophiques et
théologiques les préparentà paraître dignementdans les
chaires des églises et dans les chaires des universités.
Mais quoique la prédication et le doctorat soient leurs
deux armes favorites, néanmoins aucune œuvre utile
au prochain n'est hors de leur vocation. Dans l'ordre de
Saint-Dominique , comme dans la république romaine ,
le salut du ycwple est la suprùmc loi. C'est pourquoi ,
sauf les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéis-
sance , lien nécessaire de ton le association religieuse,
les règles de l'ordre n'obligent pas par elles-mêmes
sous peine de péché, et les supérieurs ont le droit per-
manent d'en donner dispense , afin que le joug de la vie
commune ne gêne jamais la liberté du bien.
Un chef unique, sous le nom de maître ijéncral, gou-
verne tout l'ordre, qui est divisé en provinces. Chaque
province, composée de plusieurs couvents, a à sa tête
un prieur provincial, et chaque couvent un prieur
conventuel. Le prieur conventuel est élu par les frères
du couvent , et confirmé par le prieur provincial. Le
prieur provincial est élu par les prieurs conventuels de
la province assistés d'un député de chacjue couvent, et
— 39 —
il est confirmé par le maître général. Le maître général
est élu par les prieurs provinciaux assistés de deux dé-
putés de chaque province. Ainsi l'élection est tempérée
par la nécessité de la confirmation, et à son tour l'au-
torité de la hiérarchie est tempérée par la liberté du
vote. On remarque une conciliation analogue entre le
principe de l'unité, si nécessaire au pouvoir, et l'élé-
ment de la multiplicité , nécessaire aussi pour une autre
raison. Car le chapitre général , qui s'assemble tous les
trois ans, fait le contre -poids du maître général,
comme le chapitre provincial , qui s'assemble tous les
deux ans, fait le contre-poids du prieur provincial.
Et enfin le commandement, tout modéré qu'il est par
l'élection et par les assemblées , n'est confié aux mêmes
mains que pour un temps fort limité , sauf le maître
général, qui autrefois était à vie, et qui aujourd'hui est
élu pour six ans. Voilà les constitutions qu'un chrétien
du treizième siècle donnait à d'autres chrétiens , et
assurément toutes les chartes modernes, comparées à
celle-là , paraîtraient étrangement despotiques. Des
milliers d'hommes, dispersés par toute la terre, ont
vécu six cents ans sous ce réginae , unis et pacifiques ,
les plus laborieux, les plus obéissants , les plus libres
des hommes.
Restait à savoir comment les frères pourvoiraient
à leur subsistance, et ici encore le génie de Dominique
parut tout entier. S'il consultait les ordres religieux
existants, il les voyait possesseurs de riches domaines ,
dégagés par là des soucis qui reportent sans cesse vers
la terre l'àme prévoyante du père de famille. Et il est
— 40 —
certain que pour des corps monastiques qui ne sont pas
destinés à l'action, il est difficile de concevoir un autre
mode d'existence que la propriété. Mais Dominique
créait des apôtres et non des contemplatifs. Il enten-
dait au dedans de lui ces paroles du Seigneur en-
voyant aux nations ses premiers apôtres : N'ayez 7n
or, ni argent , ni monnaie dans vos ceintures ; ne portez
pas une besace par le chemin, ni deux tuniques, ni des
chaussures, ni une baguette; car l'ouvrier est digne de
sa nourriture ; et cette autre parole : Cherchez d'abord
le royaume de Dieu, et sa justice ; et le reste vous sera
donné par surcroît ; et celle-ci : Les renards ont leurs
tanières et les oiseaux du ciel leurs 7iids ; mais le Fils
de l'Homme n'a pas oit reposer sa tête; et celle-ci de
l'apôtre saint Paul : Votis savez rpie ces mains m'ont
suffi. Pour le chrétien , et même pour l'homme que l'or-
gueil n'aveugle pas , le premier des titres est de gagner
sa vie , c'est-à-dire de donner pour recevoir. Quiconque
reçoit sans donner est en dehors de la loi d'amour et de
sacrifice par laquelle les êtres s'engendrent , se con-
servent et se perpétuent ; et , au contraire , celui qui
donne beaucoup et qui reçoit peu, tel que le soldat,
fait manifestement honneur à l'humanité, parce qu'il
est plus près de ressembler à Dieu, qui donne tout, et
ne reçoit rien. Gagner sa vie , la gagner au jour h> jour,
donner en échange de son pain quotidien la parole et
l'exempleévangéliques constamment reproduits, c'était
la pensée qui séduisait Dominique. Il remarquait encore
un autre avantage à se priver du droit commun de pos-
séder. Lorsqu'un ordre religieux n'a pas de revenus
— 41 —
assurés , il est dans une dépendance étroite de l'opinion
publique , il ne vit qu'autant qu'il est utile ; il est à la solde
du peuple , qui ne paie jamais volontairement que ceux
dont il est bien servi. Un couvent perd-il l'estime, il est
à l'instant frappé de mort sans bruit et sans révolutions.
Dominique se déclara donc mendiant, lui et les siens,
dans le premier chapitre général, tenu à Bologne
en 1220 ; il crut à la vertu de ses successeurs comme
à l'équité du peuple chrétien , et légua sans crainte aux
générations futures cette perpétuelle substitution d'un
dévouement réciproque; on y fut fidèle de part et
d'autre durant deux cent cinquante ans : de quelque
côté qu'ait été la faute , le pape Sixte IV , sur la fin du
quinzième siècle, permit à l'ordre d'acquérir et de
posséder.
Cependant Dominique n'était pas encore retourné à
Piome pour y porter ses constitutions , et réclamer l'ap-
probation que le souverain pontife lui avait promise,
lorsque celui-ci , qui était encore Innocent III, eut occa-
sion de lui écrire. Ayant fait venir un secrétaire , il lui
dit : (( Asseyez-vous et écrivez sur telles choses au frère
« Dominique et à ses compagnons. » Et s'arrétant un
peu, il dit : « N'écrivez pas en cette manière, mais
« comme ceci : Au frère Dominique et à ceux qui
« prêchent avec lui dans le pays do Toulouse. y> Et
réfléchissant de nouveau , il dit : « Écrivez de la sorte :
« A maître Dominique et aux Frères Prêcheurs. » Ce
fut en cette façon que l'Esprit-Saint dicta le nom que
devait porter le nouvel ordre, et qu'on commença de
lui donner à Rome et ailleurs.
— 42 —
Enfin , Tan du Seigneur -]21G, le 22 décembre, le
lendemain de la fête de l'apôtre saint Thomas , Tordre
des Frères Prêcheurs fut approuvé à Rome , au palais
de Sainte- Sabine, par le pape Honorius III, dans deux
bulles, dont la plus courte est ainsi conçue : « Hono-
i< rius , évoque , serviteur des serviteurs de Dieu , ù
« noire cher fils ûvre Dominique, prieur de Saint-
ce Romain de Toulouse, et à vos frères qui ont fait et
« feront profession de la vie régulière , salut et béné-
« diction apostolique. Nous , considérant que les frères
« de votre ordre seront des champions de la foi et de
« vraies lumières du monde , nous confirmons votre
« ordre avec toutes ses terres et possessions présentes
ce et à venir (1) , et nous prenons sous notre gouverne-
ce ment et notre protection l'ordre lui-même , ses pos-
te sessions et ses droits. Donné à Rome , près de Sainte-
ee Sabine', le onzième des calendes de janvier, première
<e année de notre pontificat. •»
Cinq ans après , en 1221, le G du mois d'août , Domi-
nique mourut, laissant son ordre partagé en huit pro-
vinces , qui renfermaient soixante maisons. Il mourut
à cinquante et un ans.
C'est ainsi qu'eut lieu dans l'Église catholique la
division des trois grandes branches de l'enseignement.
Les évêques , avec leur clergé , demeurèrent chargés
de l'enseignement pastoral et de toutes les fonctions
qui s'y rattachent ; les ordres religieux devinrent les
(1) Saint Dominique no renonça qu'en 1220 au droit de pos-
séder.
— 43 —
ministres ordinaires de l'apostolat et de la science di-
vine sous la juridiction de l'épiscopat. Aux Frères Prê-
clieurs se joignirent les Frères Mineurs de Saint-Fran-
çois, que suivirent plus tard d'autres congrégations,
selon les temps et les besoins. L'histoire a raconté leurs
travaux. Des hérésies formidables s'élevèrent, des
mondes nouveaux se découvrirent ; mais , dans les
régions de la pensée comme sur les flots de la mer ,
nul navigateur ne put aller plus loin que le dévouement
ou la doctrine des ordres religieux. Tous les rivages
ont gardé la trace de leur sang , et tous les échos le son.
de leur voix. L'Indien , poursuivi commeune bête fauve,
a trouvé un asile sous leur froc ; le Nègre a encore sur
son cou la marque de leurs embrassements ; le Japonais
et le Chinois , séparés du reste de la terre par la cou-
tume et l'orgueil encore plus que par le chemin , se sont
assis pour entendre ces merveilleux étrangers ; le Gange
les a vus communiquer aux parias la sagesse divine ; les
ruines do Babylone leur ont prèle une pierre pour se
reposer et songer un moment , en s'essuyant le front ^
aux jours anciens. Quels sables ou quelles forêts les ont
ignorés? Quelle langue est-ce qu'ils n'ont pas parlée?
Quelle plaie de Fàme ou du corps n'a senti leur main ?
Et pendant qu'ils faisaient et refaisaient le tour du
monde sous tous les pavillons , leurs frères portaient la
parole dans les conciles et sur les places publiques de
l'Europe ; ils écrivaient de Dieu en mêlant le génie des
Pères de l'Église à celui d'Aristote et de Platon, le
pinceau à la plume, le ciseau du sculpteur au compas
de rarchilecte , élevant sous toutes les formes ces fa-
_ 44 —
meiises sommes tJif-oIogiques, diverses par leurs maté-
riaux, uniques par la pensée, que notre siècle se
reprend à lire et à aimer. De quelque côté que Ton
regarde, les ordres religieux ont rempli de leur action
les six derniers siècles de l'Église, et sauvé sa puis-
sance en butte à des événements que l'épiscop'at tout
seul n'aurait pas conjurés.
Mais ce n'est pas seulement l'histoire qui témoigne
de cette nécessité des ordres religieux; il suffit de re-
garder autour de soi pour s'en convaincre. Quelles
ressources possède aujourd'hui l'Église de France pour
former les prédicateurs et les docteurs dont elle a be-
soin? Si rare talent qu'un jeune homme ait reçu de
Dieu , y a-t-il en France un évèque qui puisse lui donner
du temps , le temps , qui est le père nourricier de tout
progrès? A peine sorti du séminaire , le besoin de sa
subsistance le jette dans une paroisse , où il devient ce
qu'il peut, tourmenté par de secrets instincts de sa vraie
vocation , incertain entre ce qu'il fait et ce qu'il voudrait
faille , jusqu'au jour où la maturité survenue lui enseigne
la résignation parfaite à la volonté de Dieu , et où il ne
songe plus qu'aux bonnes œuvres qui sont en son pou-
voir. Si, au contraire, il s'abandonne à son attrait,
attrait peu sûr d'ailleurs , s'il sort de la voie commune ,
à l'instant commence pour lui une carrière hérissée do
difficultés. Le besoin l'oblige à se produire beaucoup
trop jeune ; il n'a point de maître pour le former et
l'encourager. Un revers l'abat , un succès lui fait des en-
vieux. La mélancolie et la présomption se le ren\ oient
Tune à l'autre comme un enfant qui n'a point de famille.
— 45 —
et qui tantôt se met à courir à travers les illuminations
des boutiques, tantôt s'arrête triste au coin d'une rue
pour entendre si personne ne prononce son nom.
Combien mène une autre vie le jeune homme sincère
qui a donné à Dieu dans un ordre religieux son cœur
et son talent! Il est pauvre, mais la pauvreté le met
à l'abri de la misère. La misère est un châtiment, la
pauvreté une bénédiction. Il est soumis à une règle
assez dure pour le corps, mais il acquieii en revanche
une grande liberté d'esprit. Il a des maîtres qui l'ont
précédé dans la carrière et qui ne sont point ses rivaux.
Il paraît à temps, lorsque sa pensée est mûrie sans
avoir encore perdu la surabondance de la jeunesse. Ses
revers sont consolés , ses succès préservés de l'orgueil
qui flétrit toute gloire. Il coule comme un fleuve qui
aime ses rives et qui n'est point inquiet de son cours.
Que de fois, dans les rudes années qui viennent de
s'écouler pour nous, nous avons habité en désir ces
forteresses paisibles qui ont calmé tant de passions et
protégé tant de vies ! Aujourd'hui que nous avons passé
l'âge des tempêtes, c'est moins à nous qu'aux autres
que nous voulons préparer un asile. Notre existence
est faite, nous avons touclié le rivage: ceux que nous
laissons en pleine mer sous des vents moins favorables
que les nôtres, ceux-là comprendront nos vœux, et
peut-être y répondront.
Si Ton nous demande pourquoi nous avons clioisi de
préférence l'ordre des Frères Prêcheurs, nous répon-
drons que c'est celui qui va le mieux à notre nature, à
notre esprit, à notre but; à notre nature, par son gou-
— 46 —
vernement ; ù noire esprit , par ses doctrines ; à notre
Lut , par ses moyens d'action , qui sont principalement
la prédication et la science divine. Nous n'entendons
pas, du reste , faire de ce choix un reproche à aucun
autre ordre; nous les estimons tous, et avons présente
à l'esprit cette lettre du pape Clément IV à un chevalier
qui l'avait consulté pour savoir s'il devait prendre l'habit
des Frères Prêcheurs ou celui des Frères Mineurs :
(( Clément, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,
« à notre cher fds, chevalier, salut et bénédiction
c( apostolique. Vous nous demandez un conseil que
<( vous pouviez aussi bien puiser en vous-même. Car si
« le Seigneur vous a inspiré de quitter le siècle pour
« mener une vie meilleure, nous ne voulons ni ne
<( pouvons mettre obstacle à l'esprit de Dieu, considé-
« rant surtout que vous avez un fils bien élevé, comme
« nous le croyons, et qui saura pourvoir à votre mai-
« son. Que si, persévérant dans votre dessein, vous
« nous demandez lequel de l'ordre des Frères Prê-
« cheurs ou de l'ordre des Frères Mineurs vous devez
« choisir, nous laissons cela à votre conscience. Car
« vous pouvez connaître par vous - même les obser-
« vances des deux ordres , qui ne sont pas égales en
(( toutes choses , et qui en divers points se surpassent
<( l'une l'autre. En efTet, dans l'un de ces ordres, le
« lit est plus dur, la nudité plus incommode, et, à ce
<( que pensent quelques-uns, la pauvreté plus pro-
(( fonde ; mais chez l'autre la nourriture est plus fru-
« gale, les jeûnes plus longs, et, ù ce que plusieurs se
« persuadent, la discipline plus sainte. Nous n'aimons
— -47 —
« donc pas l'un de préférence à l'autre , mais nous
« croyons que tous les deux, fondés sur une stricte
« pauvreté, tendent au môme but, qui est le salut des
« âmes. C'est pourquoi , que vous embrassiez celui-ci
« ou celui-là, vous prendrez la voie étroite, et vous
c( entrerez par la petite porte dans la terre du miel et
c( de l'espace. Pesez donc attentivement, examinez
c< avec soin quel est celui qui plaît le mieux à votre
« esprit et où vous espérez mieux faire, et attachez-
« vous à lui de manière à ne pas retirer votre amour
« à l'autre. Car le Frère Prêcheur qui n'aime pas les
« Mineurs est exécrable , et le Frère Mineur qui hait ou
« méprise l'ordre des Prêcheurs est exécrable et dam-
«. nable. Donné à Pérouse , le 13 des calendes de mai,
c( la seconde année de notre pontificat. »
Ces sentiments du pape Clément IV senties nôtres.
Nous avons choisi l'ordre qui i>la'd le mieux à notre
esprit , et où nous espérons mieux faire , sans retirer à au-
cun l'amour et le respect que nous devons à tous.
On nous demandera peut-être encore pourquoi nous
avons préféré rétablir un ordre ancien plutôt que d'en
fonder un nouveau. Nous répondrons deux choses :
premièrement, la grâce d'être fondateur d'ordre est
la plus haute et la plus rare que Dieu accorde à ses
saints, et nous ne l'avons pas reçue. En second lieu ,
si Dieu nous accordait la puissance de créer un ordre
religieux, nous sommes sûr qu'après beaucoup de
réflexions , nous ne découvririons rien de plus nou-
veau , de plus adapté à notre temps et à ses besoins,
que la règle de Saint-Dominique. Elle n'a d'ancien que
— 48 —
son histoire, et nous ne verrions pas la nécessité de
nous mettre l'esprit à la torture pour le seul plaisir de
dater d'hier. Saint Dominique, saint François d'Assise
et saint Ignace, en appliquant l'institut religieux à la
propagation de l'Evangile par l'enseignement, ont
épuisé toutes les comhinaisons fondamentales de cette
transformation. On changera les habits et les noms ,
on ne changera pas la nature réelle de ces trois fa-
meuses sociétés. Si l'histoire des Frères Prêcheurs est
sujette à des objections dans l'esprit de nos contempo-
rains , il en est de même de l'histoire générale de
l'Église. Il suffît de traverser deux époques pour être
atteint par ces sortes d'objections, et ce qui ne dure
pas demandera toujours compte à ce qui dure d'une
foule de choses auxquelles la meilleure réponse sera
de continuer à durer. Car on ne continue à durer que
par des modifications sourdes qui laissent le passé
dans le passé, et vont à l'avenir par l'harmonie avec le
présent. Il en est de l'Église et des ordres religieux
comme de tous les corps vivants , qui conservent une
immuable identité, tout en subissant, par le progrès
même de la vie , un mouvement qui les renouvelle sans
cesse. L'Église d'aujourd'hui est identiquement la
même que celle du moyen âge par sa hiérarchie, ses
dogmes , son culte , sa morale ; cependant quelle diffé-
rence! Il en est de même des ordres religieux, et en
particulier de l'ordre des Frères Prêcheurs ; objecter
le passé à qui que ce soit, c'est objecter à l'homme son
berceau , la vie à la vie.
CHAPITRE î!l
TRAVAl'X DES FRERES PRECHEURS COMME PREDICATEURS.
MISSIONS DANS l'aNCIEN ET LE NOUVEAU MONDE.
L'éloquence étant le plus difficile de tous les arts , et
la prédication étant de tous les genres d'éloquence le
plus élevé, ce n'est pas un petit phénomène que de
voir un seul homme susciter tout à coup une armée de
prédicateurs qui , de l'Espagne à la Moscovie , de la
Suède à la Perse, ébranlent les populations. Pour
s'expliquer ce fait merveilleux , il suffit de réfléchir que
l'éloquence est fille de la passion. Créez une passion
dans une ùme, et l'éloquence en jaillira par flots :
l'éloquence est le son que rend une àme passionnée.
Aussi , dans les temps d'agitation publique, lorsque les
peuples sont remués par de grands intérêts, les ora-
teurs naissent en foule, et quiconque a aimé violem-
ment quelque chose dans sa vie a été immanquablement
éloquent, ne fût-ce qu'une fois. Saint Dominique,
pour mettre au monde des légions de prédicateurs ,
n'avait donc pas eu besoin de fonder des écoles de rhé-
torique; il lui suffisait d'avoir frappé juste au cœur de
son siècle, et d'y avoir trouvé ou fait naître une passion.
Au treizième siècle, la foi était profonde; l'Église
— 50 —
régnait encore sur la société qu'elle avait conquise.
Cependant la raison européenne, lentement travaillée
parle temps et parle Christianisme, touchait à la crise
de l'adolescence. Ce qu'Innocent III avait vu de son lit,
dans un songe , c'est-à-dire l'Église chancelante , saint
Dominique le révéla à toute la terre ; et lorsque toute
la terre la croyait reine et maîtresse, il déclara qu'il ne
fallait pas moins pour la sauver que la résurrection de
l'apostolat primitif. On répondit à saint Dominique
comme on avait répondu à Pierre l'Ermite , on se fit
Frère Prêcheur comme on s'était fait croisé. Toutes les
universités de l'Europe fournirent leur contingent en
maîtres eten écoliers. FrèreJourdaindeSaxe, deuxième
général de l'ordre, donna l'habit à plus de mille
hommes, que , pour sa seule part , il avait gagnés à ce
nouveau genre de vie. On disait de lui : « N'allez pas
(( aux sermons de Frère Jourdain , car c'est une cour-
ce tisane qui prend les hommes. » En un moment, ou,
pour parler sans figure , car ici la vérité est au-dessus
de la figure, en cinq années, saint Dominique, (jui
avant la bulle d'Honorius n'avait que seize collabora-
teurs, huit Français, sept Espagnols et un Anglais,
fauda soixante couvents peuplés d'hommes d'élite et
d'une jeunesse llorissanle.
Commentleur parole eût-elle été froide à ces hommes
qu'avait émus et réunis la seule idée de l'apostolat an-
tique? Comment ces savants qui abandonnaient leurs
chaires pour devenir novices dans un ordre sans for-
tune et sans gloire, n'auraient-ils pas créé sur leurs
lèvres des expressions égales à leur dévouement?
— 51 —
Comment la jeunesse des universités, qui s'était jetée,
sans y regarder, dans les hasards de cette chevalerie de
rÉvangile , eût-elle perdu sous le froc l'ardeur de ses
années, l'entraînement de sa conviction? Quand une
fois les âmes généreuses, dispersées et enfouies au
fond d'un siècle, se sont rencontrées et manifestées ,
elles portent dans leur effusion la force qui les a ravies
à leur repos. En tout temps ces âmes existent; en tout
temps l'humanité les recèle dans son sein profond,
glorieux contre-poids qu'elle oppose à la dégradation
dont le ferment l'agite aussi; et, selon que l'un ou
l'autre élément prévaut dans le monde, le destin d'une
époque se décide, illustre ou indigne. Or, saint Domi-
nique avait fait pencher la balance du côté magnanime:
ses disciples n'étaient autre chose que la Lonne portion
de la nature humaine en ces temps-là qui triomphait
tout à coup. Tous, comme leur maître, dans un mo-
ment où l'Église était riche, voulaient être pauvres, et
pauvres jusqu'à la mendicité. Tous, comme lui, dans
un moment où FÉglise était souveraine, ne voulaient
devoir leur influence qu'à la soumission volontaire des
esprits à leurs vertus. Ils ne disaient pas comme les
liérétiques : Il faut dépouiller î'Église; mais la dépouil-
lant dans leurs personnes , ils la montraient aux peuples
avec sa nudité originelle. En un mot, ils aimaient Dieu;
ils l'aimaient vraiment, ils l'aimaient par-dessus toutes
choses ; ils aimaient le prochain comme eux-mêmes et
plus qu'eux-mêmes : ils avaient reçu à la poitrine la
large blessure qui a rendu tous les saints éloquents.
Outre ce mérite d'une àme passionnée, sans lequel
— 52 —
nul orateur n'exista jamais, les Frères Prêcheurs
eurent une grande habileté à saisir le genre de prédi-
cation qui convenait à leur temps.
La vérité est une sans doute , et dans le ciel son
langage est un comme elle-même. Mais ici-bas elle
parle des langues diverses, selon la disposition des
esprits qu'elle veut persuader. Elle ne parle pas à l'en-
fant comme à l'homme fait, aux barbares comme aux
peuples civilisés , à un siècle rationaliste comme à un
siècle plein de foi ; et pour mieux en entendre la rai-
son , il faut remarquer deux points principaux dans les
intelligences : l'un par où elles s'éloignent de la vérité,
l'autre par où elles y tiennent encore, si faiblement
que ce soit. Ces deux points varient d'esprit à esprit.
Cependant à chaque époque caractéristique de la vie
des peuples , c'est à peu près par les mêmes endroits
que les intelligences s'écartent et s'approchent de la vé-
rité. Un mouvement commun les emporte, et leur fait
subir des révolutions semblables. Or, de même que
le navigateur doit connaître la position variable de la
terre par rapport au ciel, quiconque a mission de ré-
pandre la vérité, doit savoir quel est le pôle que l'es-
prit humain penche vers Dieu, quel est celui qu'il en
détourne; quelle est, dans cette situation commune,
l'inclinaison particulière de chaque intelligence. Autre-
ment la vérité y tombe à faux, et n'y produit rien.
Après avoir exposé les deux causes principales du
succès des Frères Prêcheurs dans leurs travaux aposto-
liques , je voudrais donner quelque idée de l'immensité
de ces travaux. Les faire connaître un à un serait impos-
— 53 —
sible. Tin mémoire n'est pas une histoire. Je rne bor-
nerai donc à en présenter le cadre on la circonférence,
comme un voyageur qui veut juger d'un coup d'oeil
l'étendue d'un pays, tâche d'en embrasser de haut les
horizons les plus lointains.
L'apostolat des Frères Prêcheurs a deux horizons.
L'un s'arrête aux limites du monde ancien ; l'autre s'é-
tend , avec la découverte des Indes et des Amériques ,
jusqu'aux extrémités du monde nouveau. Le moment
où l'un de ces points de vue finit et où l'autre commence,
partage leur durée en deux phases égales , chacune de
trois siècles pleins.
Pendant la première période , de la naissance du
treizième à la naissance du seizième siècle, voici les
grandes lignes qui circonscrivent l'action des Frères
Prêcheurs. Au Midi , les missions chez les Maures et les
Arabes , possesseurs d'une grande partie de l'Espagne,'
maîtres del'Afrique, menaçant l'Europe de leurs armes,
et la corrompant par l'infiltration de l'islamisme. En
Orient, les missions chez les Grecs, séparés de l'Église
par un schisme qu'on ne croyait pas alors irrémédiable ,
et chez les Tartares , qui , pendant le treizième et le
quatorzième siècle, tenaient l'Europe en alarmes au
bruit de leurs expéditions. En Orient encore, les mis-
sions de Perso, d'Arménie, des bords de la mer Noire
et du Danube. Au Nord, les missions en Irlande, en
Ecosse, en Danemark, en Suède, en Prusse, en Po-
logne , dans les Russies , nations à qui la vraie foi avait
déjà été portée , mais qui , plus ou moins récemment
converties , gardaient dans leur sein une foule d'infi-
— 04 —
dèles, et un reste confus de leurs anciennes supersti-
tions. Le Groenland même vit arriver les Frères Prê-
cheurs sur les premiers vaisseaux que les vents y
poussèrent, et au commencement du dix-septième siècle
les Hollandais furent étonnés d'y découvrir un couvent
dominicain dont la fondation remontait au moyen âge,
et dont le capitaine Nicolas Zani avait déjàsignalél'exis-
tence en 1380. Le nombre des missionnaires que les
Frères Prêcheurs entretinrent dans ces diverses contrées
durant trois siècles surpasse tout ce qu'on pourrait croire.
LmocentlV leur écrivait en ces termes le 23 juillet
1253 : (( A nos chers Fils les Frères Prêcheurs qui prè-
« chent dans les terres des Sarrazins , des Grecs , des
« Bulgares , des Cumans , des Éthiopiens , des Syriens,
« desGoths, des Jacobites, des Arméniens, des Indiens,
« des ïartares, des Hongrois et autres nations infidèles
(( de l'Orient, salut et bénédiction apostolique, etc. »
On fut obligé de créer dans Tordre une congrégation
particulière de religieux voyageurs pour Jcsun-Christ chez
/t. s iufidcle!>, et le pape Jean XXH, en 1325, ayant
donné à tous les frères la permission générale d'en faire
partie , il s'en présenta une si grande multitude, que le
souverain pontife ne put en contenir son étonnement,
et que, de peur de dépeupler les couvents d'Europe,
il restreignit la fticulté qu'il avait d'abord accordée sans
limites. C'était le même spectacle qu'on avait vu dès le
chapitre général tenu à Paris en 1222 , lorsque le bien-
heureux Jourdain de Saxe ayant demandé à ses frères
qui d'entre eux voulait partir pour les missions étran-
gères, tous, hormis quelques vieillards cassés par
l'âge, toiiibcrent à genoux et s'écrièrent avec larmes :
« Père , envoyez-moi ! »
Il suffit de parcourir les chroniques de Tordre pour y
rencontrer à chaque pas des faits semblables qui témoi-
gnent d'une activité et d'un dévouement prodigieux. Et
ces apôtres envoyés à toutes les nations alors connues
n'étaient pas seulement des hommes d'une foi ardente,
mais deshommes instruits, qui connaissaient les langues,
les usages et la religion des peuples rjiTils se proposaient
d'évangéliser. Saint Raymond de Pennafort, l'un des
premiers maîtres généraux de Tordre , de concert avec
les rois d'Aragon et de Castille, avait fondé à Murcie et
Tunis deux collèges pourTétude des langues orientales.
Saint Thomas d'Aquin , sur l'invitation du même maître
général, avait écrit sa célèbre Somme contre les nations.
Frère Accold de Florence publiait sur les erreurs des
Arabes un traité dans leur langue ; frère Raymond
Martin , une Somme spéciale contre le Koran.
Le passage du cloître aux voyages , des voyages au
cloître, donnait aux Frères Prêcheurs un caractère par-
ticulier et merveilleux. Savants, solitaires, aventuriers,
ils portaient dans toute leur personne le sceau de Thomme
qui a tout vu du côté de Dieu et du côté de la teiTe. Ce
Frère que vous rencontriez cheminant à pied sur quel-
que route triviale de votre pays , il avait campé cliez les
Tartares, le long des fleuves de la haute Asie; il avait
habité un couvent de l'Arménie, au pied du mont Ara-
rat; il avait prêché dans la capitale du royaume de Fez
ou de Maroc ; il allait maintenant en Scandinavie, peut-
être de là dans la Russie-Rouge : il avait bien des ro-
— 56 —
saires à dire avant d'èlre arrivé. Si, comme l'eunuque
des Actes des apôtres, vous lui donniez occasion de vous
parler de Dieu, vous sentiez s'ouvrir un autre abîme,
le trésor des choses anciennes et nouvelles dont parle l'É-
criture , le cœur formé dans la solitude ; et , à une cer-
taine éloquence inimitable tombant de cette ànie dans
la vôtre , vous compreniez que le plus grand bonlieur de
l'homme terrestre est de rencontrer une fois dans sa vie
un véritable homme de Dieu. Rarement ces Frùts pé-
régrinants, comme on les appelait, revenaient mourir
au couvent natal qui avait reçu leurs premières larmes
d'amour. Beaucoup , épuisés de fatigues, s'endormaient
loin de leurs frères; beaucoup finissaient par le mar-
tyre. Car ce n'étaient pas de faciles disciples que les
Arabes , les Tartares, et les hommes du Nord, et tout
Frère en partant avait fait le sacrifice de sa vie. Mèmecn
pleine chrétienté la mort sanglante fut souvent leur par-
tage, tant les hérésies et les passions, qu'ils combattaient
aussi de toutes leurs forces, avaient alors d'énergie.
Si l'on nous demande les noms de ces prédicateurs
qui ont rempli trois siècles de leur parole, nous ne
pourrons pas les dire : ils existent dans lesé})ulcrc des
chroniques; mais les prononcer ne serait pas les faire
revivre. Voilà le sort de Toraleur. Cet honimc^ qui a ravi
desmultitudes descentl avec elles dausuunjèmesilence.
En vain la postérité fait ellortpour entendre sa voix et
celle du peuple (pii rapplauilissait ; TniK^ et l'autre vont
s'évanouissant dans le temjJS comme le son s'évanouit
dans l'espace. L'orateur et l'auditoire sont deux frères
qui naissent et mçurent le même jour, et l'on peut ap-
— 57 —
pliquer à toute la destinée qui les lie ce que Cicéron
disait dans un autre sens très-profond : « Il n'y a pas
« de grand orateur sans la multitude qui l'écoute. »
Toutefois je citerai quelques-uns des noms les mieux
préservés de l'oubli.
C'était saint Hyacinthe, Tapolre du Nord au treizième
siècle, qui prêcha Jésus -Christ dans la Polo|?ne, la
Bohème, la grande et la petite Piussie, la Livonie, la
Suède, le Danemark , sur les rivages de la mer Noire,
dans les îles de l'archipel grec, le long des côtes de
l'Asie Mineure, et dont on pouvait suivre la marche
aux couvents qu'il semait sur sa route.
C'était saint Pierre de Vérone, tombé sous le fer des
assassins après une longue carrière apostolique, et écri-
vant sur le sable avec le sang de ses blessures les pre-
mières paroles du Symbole des apôtres 4 Je crois en
Dieu.
C'était Henri Suzon, cet aimable jeune homme de
Sûuabc au quatorzième siècle, dont la prédication avait
un tel succès, que sa tête fut mise à prix. Traité de no-
vateur, d'hérétique, de visionnaire, d'homme infàrne,
il se contenta de répondre à ceux qui l'engageaient à
demander justice aux magistrats : « Je suivrais votre
« conseil si les mauvais traitements qu'on fait au pré-
« dicateur empêchaient le fruit de la prédication. »
A la même époque, frère Jean Taulère était applaudi
dans Cologne et danstoute l'Allemagne. Mais après avoir
brillé dans la chaire pendant plusieurs années, il en des-
cendit tout à coup, et se retira dans sa cellule, laissant
le peuple étonné de sa disparition. Or, un inconnu était
— 58 —
venu le trouver au sortir d'un de ses discours, et lui
avait demandé la permission de lui dire à lui-même ce
qu'il pensait de lui. Taulère la lui ayant accordée, l'in-
connu lui dit : « Il y a encore dans votre nature un
orgueil secret; vous vous confiez à votre grande science
et à votre titre de docteur ; vous ne cherchez pas Dieu
avec une intention pure, ni seulement sa gloire dans
l'étude des lettres; mais vous vous cherchez vous-même
dans la faveur passagère des créatures. C'est pourquoi
le vin de la doctrine céleste et de la parole divine,
quoique pur et excellent par lui-même, perd de sa
force en passant par votre cœur, et il tombe sans saveur
et sans grâce dans l'àme qui aime Dieu (1). » Taulère
était assez grand pour entendre ce langage, et nul assu-
rément ne le lui aurait tenu s'il n'avait été digne de
l'entendre. Il se tut. La vanité de sa vie présente lui
apparaissait. Retiré de tout commerce pendant deux
ans, il s'abstint de prêcher et d'entendre les confessions,
assidu , le jour et la nuit, à tous les offices du couvent ,
et passant le reste du temps dans sa cellule à pleurer
ses péchés et à étudier Jésus-Christ. Au bout de deux
ans, Cologne apprit que le docteur Taulère prêcherait
de nouveau. Toute la ville se rendit à l'église, curieuse
de pénétrer le mystère d'une retraite qui avait été fort
diversement interprétée. Mais, arrivé en chaire, Tau-
lère fit de vains ellorts pour parler ; il ne put tirer de
son cœur autre chose que des larmes. Ce n'était plus
seulement un orateur, c'était un saint.
(1) Histoire de la Vie du suMime et illumiiu'; tliéolopieii Je;ui
Taulère, par Surius^p. G.
— 59 —
Je nommerai encore saint Vincent Ferricr, qui, au
quinzième siècle, évangélisa l'Espagne, la France, l'Ita-
lie, l'Allemagne, les royaumes d'Angleterre , d'Ecosse
et d'Irlande, et parvint à un si haut degré d'estime,
qu'il fut choisi parmi les arbitres qui décidèrent de la
succession au trône d'Aragon, et que le concile de Con-
stance lui envoya des députés pour le supplier de venir
s'asseoir dans son sein. Et ce Jérôme Savonarole, l'ami
constant des Français en Italie, l'idole de Florence, dont
il défendit les libertés et voulut réformer les mœurs,
vainement brûlé vif au milieu d'un peuple ingrat, puis-
que sa vertu et sa gloire s'élevèrent plus haut que les
flammes du bûcher. Le pape Paul III déclara qii il re-
ganlcrait comme suspect d'hérésie qinconqtœ oserait en accu-
ser Saronarok ; et saint Philippe de Néri conserva tou-
jours dans sa chambre l'image de ce grand homme.
Sur la fin du quinzième siècle, un théâtre nouveau
s'ouvrit à l'ambition des Frères Prêcheurs par la décou-
verte des deux Indes , et il ne faut pas oublier de dire
que la moitié de cette découverte leur est duo. Car,
après que Christophe Colomb eut essuyé les rebuts des
cours de Portugal, d'Angleterre et de Castille, ce fut
un dominicain, frère Diego Déza, précepteur de l'in-
fant don Juan de Castille et confesseur de Ferdinand
le Catholique, qui aflérmit dans son dessein l'illustre
Génois, et lui promit le succès. En effet, dans le temps
que Ferdinand achevait la conquête du royaume de
Grenade, en 1492, Diego obtint de lui qu'on équipe-
rait trois vaisseaux dont le commandement serait donné
à Christophe Colomb, et ce fut du haut de cette flotte
— co-
que l'heureux navigateur aperçut pour la première fois
la terre que son génie lui avait révélée.
A peine le bruit de ces nouveaux mondes eut-il frappé
l'oreille de l'Europe , qu'une foule d'hommes aposto-
liques s'élancèrent sur les traces des conquérants.
Dès 1503 , douze Frères Prêcheurs partent pour les
Indes orientales.
En 1510, d'autres arrivent à l'île de Saint-Domingue.
En 1513, frère Thomas Ortitz fonde au Mexique le
premier couvent dominicain.
En 1526 , douze Frères Prêcheurs se répandent dans
toute la Nouvelle-Espagne, et y bâtissent cent maisons
et couvents.
En 1529, quatorze Frères Prêcheurs descendent au
Pérou , ayant parmi eux le fameux Bartiiélemy de Las
Casas, qui avait pris l'habit de Saint-Dominique.
En 1540, il y avait dans la Nouvelle-Grenade treize
couvents et soixante maisons avec église.
En 1541 , le Chili possédait quarante maisons et cou-
vents.
En 1542, les Florides sont évangélisées par frère
Louis Cancéri.
En 1549, on comptait dans la presqu'île de Malacca
et dans les îles voisines dix-luiit couvents et soixante
mille chrétiens.
En 1550, les Dominicains fondent une université à
Lima.
En 1550, ils entrent dans le royaume de Siam, et
frère Gaspard de la Croix a la gloire de mettre le pied
à la Chine, où nul missionnaire ne Tavait précédé.
— 61 —
En i575, frère Michel Bénavidès pénètre aussi en
Chine avec deux compagnons, et y élève la première
église catliolique sous l'invocation de l'archange Ga-
Lriel. Il fait un travail sur la langue chinoise, et crée
un collège pour l'éducation des enfants dans la religion
chrétienne.
En 1576, vingt-cinq Frères Prêcheurs se mettent en
roule pour les îles Philippines, dont l'un d'eux, frère
Dominique Salazar, devient le premier évêque.
En 1584, les dominicains évangélisent Tile de Mo-
zambique et la côte orientale de l'Afrique.
En 1602, ils ont une maison au Japon.
En 1616, ils érigent une université à Manille (-1).
Toutes ces missions, et beaucoup d'autres dont l'énu-
mération serait fatigante, furent arrosées du sang le plus
pur et le plus généreux. Il y avait alors entre les deux
mondes une lutte à qui répandrait le plus largement le
sang dominicain. Les prolestants le versaient par flots
en Europe; l'Amérique, l'Asie et l'Afrique l'offraient
en sacrifice à d'autres erreurs : jamais l'ordre de Saint-
Dominique n'avait présenté un si grand spectacle. Qui
l'eût vu d'en liant et d'un seul regard, comme Dieu,
n'eût pas cru possible qu'un si petit nombre d'hommes
pût parler tant de langues, occuper tant de lieux, diriger
tant d'affaires et donner tant de sang. Mais ce qui porta
leur gloire plus loin que tout le reste fut leur courageuse
résistanceaux oppresseurs des indigènes de l'Amérique.
(1) Ces faits et ces dates sont tirés des Monumenla Domini-
caiia, i^v le pfre Yinc^^nt- Marie Fontana.
— 62 —
Cette terre tranquille, qui avait reçu avec tant de naï-
veté les premiers vaisseaux de l'Europe, ne tarda pas
à être inondée d'une race d'hommes qui se disaient Es-
pagnols et chrétiens, mais que personne n'aurait pu en
croire sur parole. Ils traitèrent l'Amérique et ses ha-
bitants comme un tigre qui est tombé sur une proie.
Quatre traits de plume sur une carte géographique don-
naient au premier venu un morceau de terre améri-
caine avec les Indiens qui en étaient possesseurs. Leur
possession devenait le titre de leur servitude, si l'on
peut appeler servitude un travail où la vie d'esclave ne
semblait plus même une chose, tant on la ménageait peu.
Les conquérants croyaient avoir découvert d'inépui-
sables mines d'or et d'hommes. Ils tuaient un Indien
sans y penser. Lorsqu'ils s'aperçurent que le nombre
en diminuait, ils allèrent à leur chasse avec des meules
de chiens. L'Indien libre encore était une pièce de gi-
bier ; esclave, il n'était pas même un animal domes-
tique. Bientôt le sang versé simplement finit par en-
nuyer ces hommes : ils le versèrent avec des circon-
stances amusantes. Us ouvraient le ventre aux femmes
enceintes, f^usaient des gageures à qui fendrait le plus
adroitement un Indien en deux, arrachaient les enfants
des mamelles de leur juère et leur brisaient la tète
contre un mm*, ou bien ils les jetaient à la rivière, en
leur disant : « Nage, mon petit, nage. » Enfin quelque
chose qui semblait un remords les prit. Ils eurer.t un
jour la pensée que peut-être ils avaient besoin de se jus-
tifier, et ils écrivirent la théorie de leurs actions. Selon
eux, le Dieu tout-puissant, maître du ciel et de la terre,
— 63 —
leur avait donné l'Amérique, vu la supériorité d'eux,
Espagnols, sur les Indiens. De plus, Jésus-Christ la
leur avait donnée par leur baptême ; et comme on pou-
vait leur obj ecter qu'il n'y avait qu'à baptiser les Indiens,
ils soutenaient que les Indiens en étaient incapables, et
que pour être chrétien il fallait d'abord être homme !
La question était de savoir si nul ne se présentei^ait
au nom de la justice dans ces contrées malheureuses;
si nul n'y vengerait l'humanité, l'Europe et la religion.
La gloire en était réservée à l'ordre de Saint-Domi-
nique. Tous ses missionnaires sans exception se por-
tèrent défenseurs des Indiens avec une héroïque intré-
pidité. Ils attaquèrent leurs oppresseurs du haut de la
chaire, dans des écrits, au conseil de Castille, devant
le Saint-Siège, par tous les moyens dont on pouvait
alors disposer pour créer l'opinion et en accabler la
tyrannie. En 1537, frère Julien, évêque de Tlascala,
et frère Dominique Bétanzos, prieur delà province,
établirent dans un ouvrage le droit des Indiens à la
liberté, à la propriété et au christianisme, et ils l'en-
voyèrent au pape Paul III par des députés , le suppliant
de rendre un décret conforme à la doctrine qu'ils y
exposaient. Paul III ne fit pas attendre sa décision,
déclara solennellement que les Indiens étaient des
hommes capables de la foi chrétienne , dignes des sa-
crements de l'Eglise, et qu'on ne pouvait sans injustice
les priver de leurs biens et de leur liberté. Beaucoup de
Frères Prêcheurs se firent alors un nom vénéré. Mais
l'un de ces noms a surpassé tous les autres, et renferipé
dans sa mémoire inmiortelle la gloire de tous.
— 64 —
Barthélémy de Las Casas, gentilhomme originaire
de Séville, était passé en Amérique en 1502, à Fàge
de vingt-huit ans. Il y eut à peine mis le pied , que ses
entrailles s'émurent de compassion et d'horreur au
spectacle dont il était témoin. Au lieu de songer à sa
fortune, il résolut de consacrer sa vie à la défense de
l'Amérique, et il s'y prépara en se faisant initier par
la communication du sacerdoce aux secrets les plus in-
times de la rédemption du monde. Jusqu'à soixante-
dix-sept ans, tant qu'un peu do force coula dans ses
veines , il ne cessa d'agir pour cette sainte cause. On
le vit traverser huit fois l'Océan pour aller de l'Amé-
rique à la cour d'Espagne et de la cour d'Espagne à
l'Amérique , portant des plaintes et rapportant de vains
décrets. On l'entendit s'écrier en pi'ésence d'un con-
seil qui méditait l'établissement de la monarchie uni-
verselle : (( Toutes les nations sont également libres, et
« il n'est pernnis à aucune d'entreprendre sur la liberté
« des autres. » Il osa présenter à Charles-Quint, sous
le titre de la Destruction des I/tdcfi imr les Esparj/tols , un
mémoire où les crimes de ses compatriotes étaient re-
tracés avec un stylo d'une vérité sanglante, sacrifiant
ainsi à la justice sa sûreté personnelle et l'honneur de
sa nation. Charles-Quint fut assez grand pour le nom-
mer protecteur général des Indes. Mais cette qualification
magnifique, malgré les pouvoirs étendus qui y étaient
joints , ne servit qu'à montrer à Las Casas le peu de
bien qui est au pouvoir des rois lorsque l'ambition est
leur pensée principale, et l'équité un simple accident
de leur conscience. Un moment, au milieu de sa car-
— 65
rière, Las Casas tourna tristement ses regards sur lui-
même et sur son temps : il ne put continuer à porter
tout seul le poids de son cœur, et revèlil à quarante-
huit ans l'habit de Saint-Dominique, comme celui qui
couvrait alors tout ce qui restait de plus généreux sur
la teire. Il sembla y puiser de nouvelles forces avec de
nouvelles vertus, et sa soixante-dixième année le trouva
sollicitant la cour d'Espagne pour les Indiens. Ce n'é-
tait pas la fin. Ce vieillard blanchi dans l'apostolat,
qui avait refusé plus jeune l'évêché de Cusco, crut que
l'épiscopat siérait à son âge, comme un bâton sied au
voyageur qui n'en peut plus du chemin et des années ;
il accepta l'évêché de Chiapa , et l'Océan le ramena en-
core une fois au secours de l'Amérique. Cette fois fut la
dernière. Soit tendresse d'un honmie de soixante-dix-
sept ans à qui le pays de son enfance revient en mé-
moire, soit pour ne pas entendre de son lit de mort
les derniers gémissements des populations indiennes
moissonnées par un demi-siècle de barbaries, il voulut
mourir en Espagne. Mais pendant (pie sa patrie le re-
gardait avec vénération comme une flamme d'en haut
qui va s'éteindre, comme une relique que la mort n'a
pas encore tout à fait consacrée , lui , ranimant sa vie
dans la charité, y glana quinze ans d'une arrière-vieil-
lesse admirable. Sa voix presque séculaire se fit encore
entendre au conseil de Castille en faveur des Indiens,
et sa main qu'on eût crue glacée écrivit ce fameux traité
de la Turannie des Espagnuh dans les Indes. Enfin, ras-
sasié de jours, comblé de mérites et de gloire, victo-
rieux de tous ses détracteurs, Las Casas mourut ù
— 66 —
quatre-vingt-douze ans au couvent des Frères Prèclieurs
de Valladolid , laissant à la postérité un nom religieux
et populaire.
L'Amérique espagnole s'est montrée sensible à tous
ces pieux souvenirs. Elle n'a pas oublié ceux qui furent
ses apôtres, ses amis, ses pères, ses tuteurs, les mar-
tyrs de ses droits. Vingt révolutions l'ont bouleversée,
du détroit de Magellan au golfe de la Californie ; ses
anciens souverains, qui s'intitulaient fastueusementles
rois des Espagnes et des Indes , ont été chassés de tous
leurs domaines transatlantiques : mais l'humble frère
de Saint-Dominique et de Saint-François prie tranquil-
lement sur cette terre reconnaissante, ne craignant
rien du passé et rien de l'avenir. L'Église catholique,
qui avait été fidèle à ces régions infortunées au temps
de leur oppression, leur a été fidèle encore au temps de
leur liberté, et, malgré les réclamations de la cour
d'Espagne, elle a continué de pourvoir à la succession
de leur épiscopat. C'a été l'une des actions illustres du
souverain Pontife Grégoire XVI, actuellement régnant,
de ce vieillard auguste qui, en si peu d'années, s'est
fait dans le cœur des chrétiens une gloire antique, une
mémoire qui a déjà le poids des siècles. De son côté,
l'Amérique a donné à l'Église et aux ordres religieux
des marques nouvelles de son inviolable attachement :
elle a proclamé dans ses chartes les droits éternels de
la religion , et récemment , lorsque l'Espagne eut brisé
la porte des vieux cloîtixs contemporains de sa natio-
nalité , le gouvernement du Mexique envoya des ordres
à ses consuls pour oflrir un asile aux religieux dis-
— 67 —
perses. On devait leur donner trois cents écus pour
les frais de route, un passage à bord des bâtiments de
l'État , et une pension viagère sur le trésor public, avec
la condition, tout à fait noble et chrétienne, de travail-
ler dans les missions. En effet , beaucoup ont profité
de ces offres généreuses , et, réunis de divers ports de
l'Italie dans le port de Gênes, s'y sont embarqués
pour chercher au Mexique les traces de leurs glorieux
ancêtres. Ainsi , pendant que la plupart des monarchies
de TEurope persécutent les ordres religieux ou leur
disputent avec avarice l'eau et le feu , les républiques
du nouveau monde les transportent chez elles au prix
de l'or. Vanité des vamtcs, et tout est vanité, hormis
d'aimer Dieu et de h servir.
CHAPITRE IV
TEAVAUX DES FRERES PRECHEURS COMME DOCTEURS.
— SAINT THOMAS DAQUIN.
A l'extrémité occidentale de Bologne , du côté où
expirent au pied de la ville les dernières pentes des
Apennins, le voyageur rencontre une église sur une
place solitaire. J'entrai dans l'église avec l'anxiété d'un
homme qui cherche tendrement quelque chose. Accou-
tumé que j'étais aux tomheaux gigantesques de l'art
moderne, je fus ému par le doux monument qui s'offrait
à ma vue. Là, sous cet albâtre si pur, repose le corps de
saint Dominique, auprès de cette fameuse université de
Bologne, qui n'avait d'égale que l'université de Paris,
toutes deux grandement aimées du saint , toutes deux
choisies par lui pour être le principal séjour des siens.
L'université de Paris reconnaissante lui donna une
partie du couvent de Saint -Jacques, et Bologne son
tombeau. Il convenait, en effet, qu'une ville savante fût
le dernier et suprême séjour sur la terre de l'homme
étonnant qui avait réuni dans une même pensée l'apo-
stolat et la science divine , et confié à un seul ordre cette
double mission. L'événement justifia la hardiesse de
l'entreprise , et prouva sans réplique qu'elle avait été
— C9 —
inspirée de Dieu. On a déjà vu avec quelle fidélité les
Frères Prêcheursaccomplirent dans Fapostolat les espé-
rances de leur saint patriarche : on va voir du coté de
la science un succès bien autrement miraculeux ; car,
après tout, le dévouement suffit pour mettre au monde
un missionnaire ; mais la science exige , outre le dévoue-
ment, une intelligence toujours très -rare.
La science est la vue des rapports qui constituent et
enchaînent tous les êtres , de Dieu jusqu'à l'alome , de
l'infiniment petit jusqu'à l'infîniment grand. Chaque
degré, sur cette vaste échelle , éclaire le degré qui le
précède et le degré qui "le suit, parce que tout rapport
pénétré , de quelque manière que celte pénétration ait
lieu, de bas en haut ou de haut en bas , est une révé-
lation de ce qui est. En d'autres termes, le fait indique
la cause, parce qu'il en est l'image ; la cause explique
refi'et, parce qu'elle en est le principe. Néanmoins celle
réciprocité n'est pas égale : la lumière véritable descend
d'en haut ; le bas n'en donne qu'un simple rcfiet. «. Main-
o: tenant, dit saint Paul, nous voyons en reflet et en
c énigme, un jour nous verronsfaceà face. » La science,
dans notre état présent , est donc nécessairem.ent im-
parliiite , parce que nous ne voyons pas face à face le
point de départ et le point de retour, qui est Dieu. Mais,
tout voilé qu'il demeure à notre vue , cependant il nous
est déjà possible de le connaître autrement que par
le reflet qui en est contenu dans les êtres inférieurs.
Avant de se montrer, Dieu s'est afflrmé; avant de pa-
raître, il a dit son nom. L'acceptation volontaire de
cette parole souveraine s'appelle la foi. La foi fait le
— 70 —
chrétien. Quand le chrétien est en possession de ce
nouvel élément de connaissance, de ce point de vue d'en
haut , il peutredescendrejusqu'aux extrémités de l'uni-
vers , interpréter par les rapports qui constituent l'es-
sence divine ceux qui constituent les choses de l'homme
et de la nature , puis , à l'aide d'un mouvement contraire,
vérifier parles lois des êtres finis les lois de l'être infini.
Cette comparaison des deux mondes ; l'illumination du
second , qui est efîet , par le premier, qui est cause , et
la vérification du premier, qui est cause, par le second,
qui est eflét ; ce flux et reflux de lumières , cette marée
qui va de l'Océan au rivage, et du rivage à l'Océan, la
foi dans la science, et la science dans la foi, c'est le
chrétien devenu théologien.
Il suit de là que le docteur catholique est un homme
presque impossihle; car il doit connaître, d'une part,
tout le dépôt de la foi, les Écritures , la tradition écrite
et non écrite, les conciles, les actes de la papauté; et,
d'une autre part, ce que saint Paul appelle les clcments
du monde, c'est-à-dire tout et tout. Qu'on ouvre le pre-
mier venu des Pères de l'Eglise , la Préparation évan-
yéliqiœ d'Eusèho, V Explication de l'Œuvre des six
jours, i^av saint Basile, les Tapisseries de Clément d'A-
lexandrie , la Cité de Dieu de saint Augustin ; on les
verra tous d'un moment à l'autre passer du ciel à la
terre, puis de la découverte à la révélation, mêlant et
broyant Dieu avec l'univers, pour en tirer la science de
l'un et de l'autre. Toutefois, nul (rentre eux n'était pai'-
venu à élever l'édifice total de la théologie. Après douze
cents ans de travaux , leurs écrits épars dans le passé
— 71 —
ressemblaient aux ruines d'un temple qui n'a pas été
bâti , mais à des ruines sublimes , attendant avec la pa-
tience de l'immortalité la main de l'architecte. L'archi-
tecte devait sortir des cendres de saint Dominique , et
ce que nul n'aurait jamais prévu , l'homme de la Provi-
dence, dans cette œuvre incomparable, fut un grand
seigneur.
Il y avait à Cologne, l'an 1245, un licencié domi-
nicain d'un génie si remarquable, que son siècle lui a
donné le nom de Grand. Quoique particulièrement
exercé dans les mathématiques, la physique et la méde-
cine , il enseignait alors la théologie, d'où s'étant élevé
dans la suite jusqu'aux plus hautes dignités, il les abdi-
qua volontairement pour retourner à son école. Sa fin fat
extraordinaire. Un jourqu'il faisait une leçon publique,
il s'arrêta tout à coup comme un homme qui cherche
péniblement sa pensée , et après quelque temps d'un
silence qui étonnait et troublait tout le monde , il parla
ainsi : «Quand j'étais jeune, j'avais une si grande diffi-
culté d'apprendre, que je désespérais de jamais rien
savoir, et c'est pourquoi je résolus de quitter l'ordre de
Saint-Dominique, afin de m'épargner la honte d'être
sans cesse comparé à des hommes plus instruits que moi ,
Commejem'entretenaisjouretnuitdece projet,je crus
voir en songe la Mère de Dieu qui me demandait dans
quelle science je voulais devenir habile, si c'était dans
la tliéologie, ou dans la connaissance de la nature. Je
répondis que c'était dans la connaissance de la nature.
Elle me dit alors : Tu seras ce que tu désires, et le
plus grand des philosophes ; mais, parce que tu n'a pas
préféré la science de mon Fils , un jour viendra où ,
perdant même la science de la nature , tu te retrouveras
comme tu es aujourd'hui. Or, mes enfants, ce jour
qui m'a été prédit est arrivé. Désormais je ne vous en-
seignerai plus. Mais je confesse une dernière fois devant
A'ous que je crois tous les articles du Symbole , et je sup-
plie qu'on m'apporte les sacrements de TÉglise quand
mon heure sera venue. Si j'ai dit ou écrit quelque chose
de contraire à la foi , je le rétracte , et soumets toute ma
doctrine à ma sainte mère , l'Église romaine. » Ayant
achevé ce discours, il descendit de sa chaire , et ses
disciples pleurant et l'embrassant le reconduisirent jus-
qu'à sa maison , où il vécut encore trois années dans
une extrême simplicité , lui qui avait été appelé le ml-
■racle de la nature, la stupeur de sou siècle, et auquel
la postérité conserve le nom d'Albert le Grand.
Mais ce n'était point Albert le Grand qui avait été
choisi pour élever l'édifice de la théologie catholique. Il
avait préfère la science de la nature à la science du Fils
de Dieu.
Vers la fin de '12i i ou au commencement de 12-15 ,
Jean le Teutonique , quatrième maître général de Tordre
des Frères Prêcheurs, vint à Cologne, accompagné d'un
jeune Napolitain, qu'il présenta à frère Albert pour être
son disciple. L'Europe était , en ces temps-là , un pays
delibcrté, chacun allait s'instruire où il voulait, et toutes
les nations sedonnaicnlla main dans les universités. Le
jeune homme que Jean le Teutonique venait d'attacher
à l'école d'Albert le Grand était, par son père, petit-
neveu de l'empereur Frédéric I'^'', cousin de l'empeieur
— 73 —
Henri VI, arrière -cousin de l'empereur Frédéric II ,
alors régnant ; et , par sa mère , il descendait des princes
normands qui avaient chassé les Arabes et les Grecs de
ritalie , et conquis les Deux-Siciles. Il n'avait que dix-
sept ans. On racontait de lui que ses parents l'avaient
enlevé et enfermé dans un château pour le détourner de
sa vocation, mais qu'ils n'avaient pu réussir ; qu'une
femme ayant été introduite dans sa chambre , il l'avait
poursuivie avec un tison enflammé à la main ; qu'il avait
gagné ses deux sœurs à la vie religieuse dans des con-
versations où elles voulaient l'en détourner lui-même;
que le pape Innocent IV, sollicité de rompre les liens qui
l'enchainaient déjà à l'ordre de Saint-Dominique, l'avait
entendu avec admiration , et lui avait offert l'abbaye du
Mont-Gassin. Arrivé avec de tels bruits , le jeune comte
d'Aquin, qui n'était plus que frère Thomas, fut beau-
coup regardé de ses condisciples. Mais rien ne répondit
en lui à leur attente : ils virent un jeune homme simple,
qui ne parlait presque pas , et dont les yeux mêmes sem-
blaient obscurs. On finit par croire qu'il n'avait d'élevé
que la naissance , et ses camarades rappelaient eu riant
le rjraïul bœuf muet de la Sidlc Son maître Albert , ne
sachant lui-même qu'en penser, prit l'occasion d'une
grande assemblée pour l'interroger sur une suite de
«luestions très-épineuses. Le disciple y répondit avec une
sagacité si surprenante, qu'Albert fui saisi de cette joie
rare et divine qu'éprouvent les hommes supérieurs lors-
qu'ils rencontrent un autre homme qui doit les égaler ou
les surpasser; il se tourna tout ému vers la jeunesse qui
était là, et leur dit : « Nous appelons fi'èrc Thomas un
3
— 74 —
« bœuf muet , mais un jour les mugissements desadoc-
« trine s'entendront par tout le monde. »
La prophétie ne tarda pas à s'accomplir; Thomas
d'Aquin devint en peu de temps le docteur le plus célèbre
de l'Église catholique , et sa naissance même , si royale
qu'elle était , a disparu dans la magnificence de sa re-
nommée personnelle.
A l'âge de quarante et un ans^, et n'en ayant plus que-
neuf à vivre, saint Thomas songea au monument qui
était le but encore inconnu de sa destinée. Il se pro-
posa de rassembler dans un corps unique les matériaux
épars de la théologie , et ce qui pouvait n'être (ju'une
compilation , il en fit un chef-d'œuvre donttout le monde
parle , même ceux qui ne le lisent pas , comme t ont le
monde parle des pyramides d'Egypte , que presque per-
sonne ne voit. Cette popularité , plus forte que l'igno-
rance, est le dernier terme de la gloire ici-bas : Dieu
seul en obtient une plus haute , parce que seul il est à la
portée de tous ceux qui l'adorent.
La théologie, comme nous l'avons dit, est la science
des affirmations divines. Lorsque l'homme accepte sim-
plement ces affirmations, il est à l'état de foi; lorsqu'il
établit le rapport de ces affirmations entre elles et avec
tous les faits intérieurs et extéiieurs de l'univers , sa foi
est à l'état théologique ou scientifique. Par conséquent
la théologie résulte du mélange d'un élément humain
avec un élément divin , et , s'il est vrai que ce mélange
éclaire la foi , il est néanmoins sujet à un grand danger.
Car, pour peu qu'on se donne carrière dans les choses
de l'ordre visible , on a bien vite atteint la limite extrême
— 75 —
de la certitude qui leur appartient; et si l'on pousse plus
loin , l'esprit ne rapporte de ces régions mal explorées
que des opinions capables quelquefois d'altérer la pu-
reté et la solidité de la foi. Une des premières qualités du
docteur catholique est donc l'esprit de discernement dans
l'emploi derélémenthumain,Or,saint Thomas possédait
ce tact à un illustre degré.
Toute la science humaine de son temps était renfermée
dans les écrits d'Aristote : logique, métaphysique, mo-
rale, politique, physique, histoire naturelle, Aristote
enseignait tout , et était regardé comme ayant dit sur
tout le dernier mot de la nature. Cependant, il suffisait
de parcourir quelques-uns de ses ouvrages pour s'aper-
cevoir combien peu ce philosophe avait eu le génie
chrétien , et déjà l'étude assidue qu'on faisait de lui avait
porté des fruits déplorables. II n'était pas extraordinaire
d'entendre des maîtres es arts, par exemple, soutenir
qu'une proposition était vraie selon l'Évangile, et fausse
selon le Philosophe. En 4277, Etienne II, évoque de
Paris , fut obligé de porter une censure contre deux cent
vingt-deux articles dont l'erreur avait été puisée dans
les livresd'Aristote. Voilà les éléments scientifirpiesdont
disposait saint Thomas. Il fallait avec cela créer une
psychologie , une ontologie , une morale et une politique
dignes de.s'uniraux dogmes de lafoi. Saint Thomas lefit.
Laissant de côté les chimères et les aberrations du Sta-
gyrite , il tira de ses écrits ce qui pouvait s'y glaner de
vrai, éleva et transforma ces matériaux , et , sans abattre
m adorer l'idole de son siècle , il ourdit une philosophie
t[ui avait encore dans les veines du sang d'Aristote mais
— 7G —
purifié par le sien e t par celui de tous ses grands prédé-
cesseurs dans la doctrine.
A l'esprit de discernement dans l'emploi de l'élément
humain oufmi, saint Thomas joignit une vue pénétrante
de l'élément divin. Il eut, en considérant les mystères
de Dieu , ce regard ferme représenté par l'aigle de saint
Jean, ce trait de l'œil difficile à définir, mais que l'on
reconnaît si bien lorsque , après avoir médité soi-même
sur une vérité du christianisme , on interroge un homme
qui a été plus loin que soi dans l'abîme , ou mieux écouté
le son de l'infini. Il en est d'un grand théologien comme
d'un grand artiste : l'un et l'autre voient ce que l'œil
vulgaire ne voit pas ; ils entendent ce que l'oreille de la
foule ne soupçonne pas ; et quand , avec les faibles or-
ganes dont l'homme dispose , ils viennent à rendre un
reflet ou un écho de ce qu'ils ont vu et entendu , le pâtre
même s'éveille et se croit du génie. Cette puissance de
découverte dans l'infini étonnera ceux qui tiennent un
mystère pour une affirmation dont les termes mêmes ne
sont pas distincts; mais ceux qui savent que l'incom-
préhensible n'est autre chose qu'une lumière sans bor-
nes , qui fait qu'au jour même où nous verrons Dieu face
à face nous ne le comprendrons pas encore , ceux-là se
persuaderont aisément que plus l'horizon est immense,
plus la vivacité du regard a de quoi s'exercer. Et la théo-
logie a ce rare avantage , que les affirmations divines , qui
lui ouvrent l'infini de ])art en part, lui sontuneboussole
en même temps qu'une mer. La parole de Dieu forme
dans l'infini des lignes saisissables qui encadrent la pen-
sée sans la restreindre, et qui fuient devant elle en l'em-
— 11 —
portant. Jamais riiomme arrêté dans les liens et les té-
nèbres du fini n'aura l'idée de la félicité du théologien
nageant dans l'espace sans bornes de la vérité, et trou-
vant dans la cause même qui le contient l'étendue qui
le ravit. Cette union, au même endroit, de la sécurité
la plus parfaite avec le vol le plus hardi , cause à l'àme
une aise indicible qui fait mépriser tout le reste à qui l'a
une fois sentie. Or, nul ne la fait sentir plus souvent
que la lecture de saint Thomas. Quand on a étudié
une question môme dans de grands hommes , et qu'on
recourt ensuite à cet homme-là , on sent qu'on a franchi
plusieurs orbes d'un seul coup, et que la pensée ne pèse
plus.
Il faudrait parler encore de la force d'enchaînement
qui lie l'un à l'autre dans saint Thomas l'élément natu-
rel et l'élément divin , en subordonnant toujours le pre-
mier au second. Il faudrait dire cette unité puissante
qui , dans le cours d'un ouvrage énorme, ne se dément
jamais , ramasse à droite et à gauche toutes les eaux du
ciel et de la terre , et les pousse en avant par un mou-
vement qui vient de la source et que le leur accroît
sans le changer. Il faudrait enfin donner une idée de
ce style qui fait voir la vérité dans les plus grandes pro-
fondeurs , comme on voit les poissons au fond des lacs
limpides , ou les étoiles au travers d'un ciel pur, style
aussi calme qu'il est transparent, où l'imagination ne
parait pas plus que la passion, et qui cependant en-
trahie l'intelligence. Mais le temps nous presse, et saint
Thomas d'ailleurs n'a plus besoin de louanges. Les
souverains pontifes , les conciles, les ordres religieux,
— 78 —
les universités, mille écrivains Font porté trop haut
pourque la louangepuisse l'atteindre désormais. Quand
les ambassadeurs du royaum.e de Naples vinrent de-
mander sa canonisation à Jean XXII , le pape , qui les
reçut en plein consistoire , leur dit : « Saint Thomas a
plus éclairé l'Église que tous les docteurs ensemble , et
l'on profitera plus en une année avec ses livres que
pendant toute une vie avec les livres des autres. » Et
comme quelqu'un , dans le cours du procès de canonisa-
tion, remarquait qu'il n'avait point opéré de miracles,
le souverain pontife répondit : « Il a fait autant de mi-
rales qu'il a écrit d'articles. » Dans le concile de
Trente , une table était placée au milieu de la salle où
siégeaient les Pères du concile , et sur cette table
étaient l'Écriture sainte , les décrets des papes , et la
Somme de saint Thomas, Après cela , Dieu seul pourra
louer ce grand homme dans le concile éternel de ses
saints.
Saint Thomas mourut à Fosse-Neuve, monastère de
l'ordre de Cîteaux , presque à moitié chemin de Naples
et de Rome , entre sa patrie naturelle et sa patrie spi-
rituelle , non loin du château de Roche-Sèche , où il est
probable qu'il naquit, et proche du Mont-Cassin, où il
avait passé une partie de son enfance. La mort le sur-
])rit là pendant (|u'il était en route pour obéir aux
ordres du pape Grégoire X , qui l'avait appelé au
deuxième concile général de Lyon, dans lequel on
devait traiter de la réunion de l'Eglise grecque avec
l'Église latine. Les religieux , pressés autour de son lit,
le prièrent de leur faire une courte exposition du Gan-
— 79 —
tique des Cantiques, et ce fut sur ce chant de l'amour
divin qu'il donna sa dernière leçon. A son tour, il de-
manda aux religieux de le mettre sur la cendre pour
recevoir le saint viatique , et quand il vit l'hostie entre
les mains du prêtre , il dit avec larmes : « Je crois fer-
mement que Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme,
fils unique du Père éternel et d'une Vierge mère, est
dans cet auguste sacrement. Je te reçois, prix de la
rédemption de mon âme ; je te reçois, viatique du pè
lerinage de mon âme, pour l'amour duquel j'ai étudié,
j'ai veillé et travaillé, prêché et enseigné. Jamais je
n'ai rien dit contre toi ; mais si j'avais dit quelque
chose sans le savoir, je ne suis point opiniâtre dans
mon sens : je laisse tout à la correction de la sainte
Église romaine, dans l'obéissance de laquelle je m'en
vais de cette vie. » Ainsi mourut saint Thomas d'Aquin,
à l'âge de cinquante ans, le 7 mars 1274, quelques
heures après minuit , au lever de l'aurore.
L'ordre religieux qui, presque à sa naissance, avait
]iroduit une si vive lumière de l'Église , ne cessa de
nourrir des savants et des écrivains de mérite. Mais la
liste en serait plus que fastidieuse : on en compte envi-
ron quatre à cinq mille. Il suffira d'ajouter que, moins
d'un siècle après la mort de saint Dominique, son in-
stitut fut honoré par les contemporains du titre singu-
lier d'Ordre de la Vcrité. Ainsi fut accomplie dans
toute son étendue la double pensée qui avait présidé à
sa formation. Des générations d'apôtres et de savants
sorties de ce germe ont répandu la vérité jusqu'en des
mondes que saint Dominique ignorait , et , après six
— 80 —
cents ans révolus , les rejetons en fleurissent encore de
Manille à Rome, de Saint-Pétersbourg à Lima. Quand
le jeune Gusman passait les Pyrénées avec l'évèque
dom Diego , rien de tout cela n'existait , n'était attendu,
ni cru possible : mais la pensée qui découvre un besoin,
la vertu qui s'y dévoue, et le l)esoin qui vient en aide
à la pensée et à la vertu , ces trois clioses peuvent tout.
Heureux le siècle où elles se rencontrent !
CHAPITRE V
DES ARTISTES, EVKQCES, CARDINAUX, PAPES, SAINTS ET SAISIES
DO.NNÉS A l'église PAR L'oRDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS.
Bien que l'apostolat et la science divine fussent le
but principal de l'ordre des Frères Prêcheurs , néan-
moins saint Dominique n'avait exclu de son œuvre
aucun travail utile au salut des âmes. Il ne faut donc
pas s'étonner de rencontrer le nom de ses disciples dans
les arts , dans le ministère pastoral, dans le gouverne-
ment général de l'Église , et dans une foule de situa-
tions particulières qui ne se lient entre elles que par le
dévouement.
Si Ton s'étonnait, par exemple , de voir des artistes,
et même de grands artistes, parmi les Frères Prêcheurs,
on n'aurait pas de l'art l'idée religieuse qui lui con-
vient. L'art, n'étant, comme la parole et l'écriture , que
l'expression du vrai et du beau , a droit d'être cultivé
par tous ceux qui s'occupent d'élever l'âme de leurs
semblables à la contemplation de l'invisible, et Dieu
lui-même , en même temps qu'il donnait à Moïse les
tables de la loi, lui montrait sur le Sinaï la forme du
tabernacle et de l'arche sainte. C'était nous apprendre
que Tarchitecte des mondes est l'artiste par excellence,
et que, plus l'homme reçoit de son esprit , plus il est
— 82 —
capable et digne d'aspirer lui-même aux saintes fonc-
tions de l'art. Les religieux du moyen âge n'ignoraient
pas cette vérité. Les cloîtres cachaient des architectes ,
des sculpteurs, des peintres, des musiciens, de la même
manière qu'il s'y formait des écrivains et des orateurs.
Le chrétien , en entrant sous le doux ombrage de leurs
voûtes, offrait à Dieu avec son âme et son corps le ta-
lent qu'il avait reçu de lui , et , quel que fût ce talent ,
il ne manquait pas de prédécesseurs et de maîtres. Pi-ès
de l'autel , tous les frères se ressemblaient par la prière ;
rentrés dans leurs cellules ,1e prisme était décomposé ,
et chacun d'eux exprimait à sa manière un rayon de la
beauté divine. 0 temps fortunés ! Paradis terrestres
<létruils par le despotisme et la barbarie ! Toute la ci-
vilisation moderne ensemble ne peut bâtir aujourd'lmi
une église chrétienne , et de pauvres Frères Prêcheurs
du treizième siècle tout à fait inconnus, Fra Sisto , Fra
Ristoro et Fra Giovanni , élevaient dans Florence cette
église de Santa-M aria-Novell a que Michel- Ange allait
voir tous les jours , et dont il disait qu'elle était belle ,
pure et simple comme une fiancée ; d'où lui est venu le
nom que lui donne encore le peuple florentin , le doux
nom de la Sposa. A. chaque instant le citoyen et l'élran-
ger répètent cette louange en pas.?ant sur la place de lu
Sposa , mais nul ne parle des artistes : la gloire les
respecte jusque dans leurs tombeaux , et craint d'alar-
mer ces chastes cœurs , où riiumilité surpassait legénie.
Quelquefois pourtant elle a fait violoi ice à leurs h'ères
d'art et de rehgion. Quel nom est i)lus célèbre dans la
peinture que le nom du dominicain Fra Angelico de
— 83 —
Fiesole ? « Fra Angelico , dit Vasari , eût pu mener une
<( vie heureuse dans le monde ; mais comme il voulait
« avant tout le salut de l'âme , il embrassa la vie reli-
« gieuse dans l'ordre de Saint-Dominique, sans aban-
« donner la peinture , unissant au soin de son bonheur
« éternel l'acquisition d'une éternelle renommée parmi
« les hommes. » Jamais Fra Angelico ne peignait qu'à
genoux les imagos de Jésus-Christ et de sa sainte Mère,
et souvent des larmes attestaient le long de ses joues la
sensibilité de l'artiste et la piété du chrétien. Quand
Michel-Ange vit dans l'église de Saint-Dominique, à
Fiesole , le tableau de l'Annonciation qu'y avait peint
notre Frère Prêcheur, il témoigna son admiration par
ces paroles : « Un homme n'a pu faire ces figures-là
qu'après les avoir vues dans le ciel. » Appelé à Rome
par le pape Eugène IV, Fra Angelico peignit dans les
appartements du Vatican les grandes fresques qui repré-
sentent l'histoire de saint Laurent et de saint Etienne,
et le pape, encore plus ravi de son âme que de son pin-
ceau, lui olîVit l'archevêché de Florence, sa patrie.
C'était une récompense quelquefois accordée dans ces
temps-lù et dans les temps antérieurs à de semblables
mérites : on ne croyait pas qu'un peintre ou un archi-
tecte chrétien fût moins digne de Fépiscopat qu'un pré-
dicateur, les uns et les autres disant les mêmes choses
avec laméme foi dans des arts différents. MaisFraAnge-
lico refusa obstinément la crosse archiépiscopale , et dé-
signa au souverain [)ontife , comme étant plus digne que
lui , le frère Antonin , que Nicolas V éleva depuis sur le
siège de Florence, et qui devint saint Antonin.
— 84 —
Les annales do la peinture comptent encore avec or-
gueil Fra Bartolomeo , qui s'était aj)polé dans le monde
Baccio délia Porta. Un peu avant Vàge de vingt ans „
lorsque déjà son talent se révélait à lui-même et aux
autres , il entendit les prédications de Jérôme Savona-
role, et prit parti pour la réforme que ce grand orateur
s'efforçait d'introduire à Florence. Au moment où son
maître fut arrêté , il était dans le cloître de Saint-Marc ,
parmi les cinq cents citoyens venus pour défendre Savo-
narole, et il fut tellement accablé de sa mort, qu'il alla
prendrel'habit de Saint-Dominique au couvent de Prato,
résolu d'y ensevelir à jamais sa vie, et de ne plus tou-
cher une toile avec un pinceau. Beaucoup d'hommes
illustres de cette époque éprouvèrent le même découra-
gement, et , Savonarole mort , estimèrent que ce n'était
plus la peine d'écrire, de parler, ni de peindre, ni de
se donner un autre but dans le monde que le sentiment
éternel de sa vanité. En effet, le paganisme moderne
l'emportait. Luther était aux portes; et Savonarole,
après avoir souvent prédit cette prochaine catastrophe ,
avait été sur son bûcher le dernier jet d'une flamme que
ses contemporains ne devaient plus revoir. Fra Barto-
lomeo porta toute sa vie dans sa poitrine l'inconsolable
deuil de celte mort , et l'amitié même de Raphaël ne put
voiler dans son cœur la prés(>nce triste de son premier
ami. Cependant, au bout de quatre années, il fut vaincu
par les sollicitations de ses frères, et consentit à pro-
duire de nouveaux chefs-d'œuvre avec un regret que le
succès ne tarissait point.
N'oublions pas non plus Fra Benedetto , peintre en
— 85 —
miniature au couvent de Saint- Marc , inconnu pour son
talent, mais éternellement connu, parce qu'au jour où
Savonarole fut arrêté, il s'était armé de pied en cap
pour le défendre, et ne retint l'épée dans le fourreau
que sur les remontrances de son maître , qui lui dit
qu'un religieux ne devait avoir d'autres armes que les
armes de l'esprit. Il voulut du moins l'accompagner au
supplice et souffrir avec lui , et il fallut que Savonarole
l'arrèUit en lui disant : « Frère Benedetto , au nom de
l'obéissance, ne venez pas, parce que j'ai aujourd'hui
à mourir pour l'amour du Christ. » Je ne me lasserais
pas d'errer dans ces souvenirs , car nous ne sommes
plus que des ombres , et c'est la consolation des morts
de retourner parmi les vivants.
L'ordre des Frères Prêcheurs a donné à l'Église un
grand nombre d'évèques dont plusieurs ont joué un
rôle considérable. Je n'entrerai dans aucun détail bio-
graphique à leur sujet, ni sur ceux qui ont été revêtus
du cardinalat, la ijrcmii-rc diijnité du vionde après la su-
prême, écrivait à Louis XIV le cardinal de Bouillon.
Je me bornerai à dire qu'en 18'25 , six cents ans après
la mort de saint Dominique, il y avait eu sous son habit
soixante-dix cardinaux, quatre cent soixante arche-
vêques , deux mille cent trente-six évêques, quatre pré-
sidents de conciles généraux , vingt-cinq légats a httcn,
quatre-vingts nonces apostoliques et un prince électeur
du saint -empire romain. La plupart des Frères Prê-
cheurs qui furent élevés à ces hautes dignités étaient
de simples religieux , sans naissance et sans fortune, ne
devant qu'à leursvertusle choix que faisaient d'eux les
— 86 —
souverains pontifes et les princes temporels. L'Église
romaine a toujours conservé cet usage de tirer de la
poussière des cloîtres de pauvres moines pour les
mettre à la tète des peuples , en même temps qu'elle
y place aussi des hommes d'une éminente condition.
Cette Église , 7nère et maîtresse, n'a d'ostracisme contre
aucune supériorité : elle accepte le gentilhomme et
Thomme du peuple , et quand on assiste à ses saintes
cérémonies, l'œil y découvre sous la même bure ou sous
la même pourpre tous les rangs confondus dans l'égalité
du mérite ou de l'ahnégation. La papauté porte la pre-
mière à son front cette auréole. La tiare va, sans rougir,
du prince au pâtre , et le souverain pontife qui lutte au-
jourd'hui contre la maison de Brandebourg est à peine
le fils d'un bourgeois deBellune. La robe blanche quile
couvre était sa robe de camaldule, et, en passant du
cloître au Vatican , il n'a pas môme eu la peine de chan-
ger d'habit , pas plus qu'il n'avait à changer de cœur.
Plus d'un Frère Prêcheur reçut aussi et honora la
tiare. Le premier fut Pierre deTarentaise, archevêque
de Lyon , transféré ensuite au siège de Tarcntaise, car-
dinal-évêque d'Ostie et de Velletri , grand pénitencier,
et enfin pape, en 1276 , sous le nom d'Innocent V. Quoi-
que son pontificat n'ait duré que cinq mois, il eut le
temps de réconcilier les l'épubliques de Lucques et de
Pise , et de donner la paix à Florence.
La papauté du frère Nicolas Boccasini, élu en 1303,
et qui prit le nom de Benoît XI, fut courte aussi ; mais
elle est célèbre par la gravité des circonstances où il la
reçut, et qui ne sui^passèrent point ses forces. Ce fut
— 87 —
lui , en effet, qui succéda à Boniface VIII. Le conclave
le choisit pourle récompenser de sa courageuse conduite
dans la journée d'Agnani , lorsque, tout le monde ayant,
abandonné le souverain pontife , il resta seul à ses côtés
avec un autre cardinal , et soutint la majesté du Saint-
Siège contre le soufflet de Nogaret, Dès que son élec-
tion fut consommée, il travailla à la paix de l'Église
avec autant de douceur qu'il avait eu de fermeté dans
le péril , et la France lui doit de l'avoir sauvée d'une
situation très-critique sans une goutte de sang versé.
En '156G, frère Michel Ghisleri, appelé le cardinal
Alexandrin parce qu'il était né proche d'Alexandrie de
Piémont , fut élu pape , et prit le nom de Pie V. Il avait
donné sous les pontificats précédents de si grandes
preuves d'indépendance etdefermeté, que le peuple ro-
main fut alarmé de son avènement. Le nouveau pape le
sut, et répondit à ceux qui lui en parlaient: « Je ferai
en sorte que le peuple romain ait plus de douleur de ma
mort que de mon élection. » Ce fut ce qui arriva. Il
sema tant d'illustres actions dans un règne de six ans,
qu'un deuil universel accompagna ses funérailles. Per-
sonne n'ignore qu'en 1571 il conclut avec Venise et
l'Espagne une ligue contre les Turcs, laquelle eut pour
résultatcelte fameuse bataille navale deLépante, où les
armes chrétiennes obtinrent un des plus mémorables
et des plus nécessaires succès qui les aient signalées à
la reconnaissance de l'Europe.
De saint Pie V à Benoît XIII , dernier pape domini-
cain, il s'écoula cent cinquante années. Le rôle du pon-
tificat était bien changé : mis en dehors des affaires gé-
nérales de l'Europe par le traité de Westphalie et parle
despotisme qui s'installait sur tous les trônes chrétiens,
il ne pouvait plus offrir au monde que le spectacle de la
vertu désarmée , en attendant l'heure des révolutions et
du martyre. C'est le destin de la vérité sur la terre de
puiser, dans quelque situation qu'on lui fasse, uneillus-
tration qui lui est propre. Si les hommes lui accordent
un grand pouvoir, elle leur imprime un grand mouve-
ment, change leurs guerres d'ambition en croisades
civilisatrices, s'interpose entre l'injustice des grands et
la violencedes petits, fonde des universités, abolit l'es-
clavage , ouvre à la misère et au malheur d'innombra-
bles asiles , contraint le sol à porter le poids d'éternels
chefs-d'œuvre, élève, étend , affermit l'humanité. Si les
hommes lui retirent le pouvoir, elle se retire elle-même
en arrière, et se tient sur sa porte comme un vieillard,
cassé par le temps et dépouillé de ses offices, s'asseoit
sur la fin du jour au devant de sa maison, et présente
encoreàses concitoyens qui passent en le saluant une
image vénérable de tout ce qui est bien. Si les hommes
vont plus loin et persécutent la vérité, alors, usée qu'on
la croit, elle tire de son antiquité même des forces ca-
pables de vaincre tous les mondes; elle ouvre ses tré-
sors : elle y ceint l'épée qui tua ses apôtres, les chaînes
oùfarentmeurtrislesreinsdesjeunes filles mortes pour
Dieu ; elle met à son cou les os des enfants qui , déchirés
sur les chevalets, ont ri des proconsuls et des empe-
reurs; elle prend le bâton qui assommait ses fidèles par
milliers, et, ainsi parée, elle attend debout sur la place
publique, sachant que Dieu est derrière elle, et que tout
— 89 —
est sauvé quand tout est perdu. Quoi que fassent donc
les hommes , la vérité ne fait que changer de gloire :
elle quitte une couronne pour en prendre une autre, et,
d'or ou de fer, cette couronne est toujours maîtresse.
Or, tel le sort de la vérité, tel le sort de la papauté,
qui en est l'organe. Il ne dépend pas d'un pape de
choisir son mode de puissance, pas plus qu'il ne dé-
pend de lui de choisir son heure ; mais toujom^s il
dispose d'une puissance, s'il est digne de son rang.
Benoît XIII, élu en •1724, ne pouvait ])as, comme Inno-
cent V, jouer le rôle de médiateur enire les républiques
d'Italie; ni, comme Benoît XI, donner la paix à la
France; ni , comme saint Pie V, gagner la bataille de
Lépante; il ne pouvait pas davantage souflrir la prison
et l'exil comme ses futurs successeurs Pie VI et Pie VII :
son jour avait été marqué entre les deux époques, et il
fut tout ce qu'un pape devait être au dix-huitième siècle,
un homme de bien, un saint. Issu de l'illustre famille
des Gravina-Orsini , il quitta le monde dès sa première
jeunesse, donna toute sa vie l'exemple d'une simplicité
qui couvrait d'un voile aimable ses autres vertus ; et
lorsque enfin la tiare tomba d'elle-même sur son front ,
il se plut à la cacher souvent aux regards, allant à pied
visiter les églises et les hôpitaux de Bome , et préférant
aux traditions solennelles de la cour apostolique les in-
spirations d'un cœur parfaitement digne d'avoir échangé
autrefois le palais de ses pères contre la cellule du
Frère Prêcheur.
Dans ces quatre papes dominicains reluit le carac-
tère de l'ordre entier. Chacun d'eux répondit à son
— 90 —
temps par un côté flexible, sans que le tact de leur
siècle leur ôtât rien du courage militant qui fut tou-
jours dans la nature dominicaine, et qui a fait de sa
longue histoire une ligne droite. Piien ne ressemble
plus au génie français que le génie dominicain. C'est
pourquoi, dans la liste des maîtres généraux que j'ai
sous les yeux, et qui ne va que jus({u'en 1720, sur
soixante maîtres généraux , dix-sept ont été Français ,
c'est-à-dire presque le tiers : aucun autre ordre ayant
son centre à Rome ne présente ce phénomène.
Mais tous les ordres religieux , quels que soient leur
caractère particulier, leur origine, leur but et leurs
moyens, doivent se rencontrer dans un point commun,
qui est la sainteté. Là est le conlluent de tout ce qui
fut atteint du souffle de Dieu. Là se rejoignent tous ceux
qui donnèrent à Dieu et aux hommes leur vie , quelle
qu'ait été la forme de la donation : les vierges sans
tache, les mères chrétiennes; les apôtres, les docteurs,
les martyrs de la vérité ; l'ouvrier gagnant son pain
dans un travail vulgaire en soi , mais élevé par l'inten-
tion; le soldat tombé avec le sentiment de la justice; le
criminel transformant son supplice en immolation vo-
lontaire par le repentir ; le religieux ceint de la corde
de saint François ou du cilice de saint Bruno , pourvu
qu'il y ait en dessous une chair dévouée ; tout corps et
toute âme enfin qui n'a pas vécu pour soi , mais pour
Dieu dans les hommes, et pour les hommes en Dieu. La
sainteté , lien de tous les êtres moraux , n'est que le dé-
vouement puisé à sa source la plus haute. C'est pour
cela que le sacrifice est l'action religieuse par excel-
— 91 —
lence, et que la croix, symbole présent et futur du
Christianisme, paraîtra au dernier jour pour juger les
vivants et les morts. Quiconquepourra être mesuré àla
taille de la croix sera sauvé; quiconque n'aura rien dans
ses membres et son cœur qui s'adapte à la croix sera
perdu : les uns iront au royaume de l'amour, les autres
au royaume de l'égoïsme. Ici-bas, ces deux royaumes
sont mêlés. L'Église, foyer de l'amour, et le monde,
foyer de l'égoïsme, se pénètrent et se repoussent sans
cesse, et, dans ce combat inépuisable, les ordres reli-
gieux sont l'efibrt le plus extrême de l'Église pour
vaincre le monde à force de dévouement , et par consé-
quent de sainteté. Or, tout ce qui précède a fait voir si
l'ordre de Saint-Dominique avait accompli sa tâche en
ce genre. De siècle en siècle il a grossi d'une foule de
noms la liste vénérable des hommes que la voix des
peuples et celle de l'Église ont proclamés, dès cette
terre, les concitoyens du ciel. Chaque jour, en mille
lieux , le pauvre croise ses mains fatiguées sur le ba-
lustre qui entoure la châsse ou l'image de quelque Frère
Prêcheur, et repose son âme dans le souvenir popu-
laire d'une créature qui préféra la pauvreté à tous les
biens. Laissons à la garde de ceux qui les savent et les
invoquent ces noms révérés, et terminons cette légère
esquisse d'un ordre immense par l'éloge qu'en faisait ,
au quatorzième siècle, un des plus grands poètes chré-
tiens, le chantre indépendant de la Diiiiw Comédie:
« En cette partie du monde d'où le Zéphire part ,
et vient ouvrir les feuilles nouvelles de l'Europe;
— 92 —
« Non loin du bruit des flots qui cachent le soleil à
tout homme derrière leur immensité ;
« Est assise la fortunée Calaroga , sous la protection
du grand écu où le Lion domine la Tour, et la Tour le
Lion.
(( Là naquit Tamoureux serviteur de Dieu, le saint
champion de la foi chrétienne , doux aux siens et rude
aux ennemis.
« A peine était créée son âme, que, remplie d'une
vive vertu , elle fit prophétiser sa mère.
« Lorsqu'au sacré haptème la foi et lui se fiancèrent
ensemble, et ])romirent de se sauver Fun par l'auti'e,
(( La marraine qui donnait pour lui le consentement
vit en songe le fruit merveilleux qui devait sortir de lui
et de ses héritiers.
<( Et pour que son nom répondît à sa nature, un
ange vint le nommer du nom même du Seigneur, au-
quel il était tout entier.
(( Il fut appelé Domini(pie : et c'est de lui que je
parle comme du jardinier choisi par le Christ pour
l'aider dans son jardin.
« Bien parut-il qu'il était l'envoyé et l'ami du Christ,
puisque son premier amour futpour le premier conseil
que donne le Christ.
« Souvent sa nourrice le trouva couché parterre , si-
lencieux et éveillé, comme s'il (;ùt dit: Je suis venu
pour cela.
(( Oh! vraiment heureux son pèri'! Oh! vrainicul.
pleine de grâces sa mère! comme le dit leur nom même
de Félix et de Jeanne.
— 93 —
« En peu de temps, non pour le vain amour du
monde, mais par amour de la manne véritable,
(( Il devint yrand docteur, et se mit à travailler la
vigne qui blanchit et se dessèche lorsque le vigneron
n'est pas digne d'elle.
« Et il ne demanda pas au siège suprême, meilleur
autrefois aux pauvres chrétiens qu'il ne l'est aujour-
d'hui (non par la faute du siège, mais de celui qui est
assis dessus),
(( Il ne demanda pas de donner moins au lieu de
«lonner plus, ni le premier bénéfice vacant, ni les
dîmes qui api)artiennent aux pauvres de Dieu;
(( Mais seulement la liberté de combattre pour l'É-
vangile contre les erreurs du monde (1). »
Ainsi débordait de l'âme mélancolique et forte du
Dante l'admiration que lui avait inspirée l'ordre de
Saint-Dominique. Ce proscritdontla plume n"a épargné
aucune grandeur coupable, traita toujours les Frères
Prêcheurs et les Frères Mineurs comme les héros de
son siècle; et sa pensée, après avoir fait tristement le
tour du monde dans les longs jours de l'exil , revenait
à eux avec le difficile plaisir de pouvoir respecter. Tels
furent aussi les sentiments des plus grands hommes du
moyen Age. L'apparition simultanée de saint Domi-
nique et de saint François fit sur tous ceux qui jouaient
alors un rôle dans les aflaires du monde l'efiet d'un mi-
racle de la Providence , et le tressaillement unanime
qu'ils en eurent est un éloge que les siècles nouveaux
(1) II Païadiso, chap. xii.
— 94 —
n'infirmeront jamais. C'est aux contemporains à juger
les choses et les hommes de leur tem.ps. C'est à ceux
qui ont mangé le même pain à savoir ce qu'il valait : et
de même que l'avenir ne comprendra pas les idées les
plus généreuses d'aujourd'hui, accordons au passé
d'avoir connu ceux qui lui firent du bien et ceux qui
lui firent du mal. Le malade retourné à gauche de-
mande ensuite qu'on le retourne à droite ; mais en bé-
nissant la seconde main qui le touche à son gré , il ne
doit pas maudire la première : toutes les deux sont
sacrées.
CHAPITRE VI
DE L INQUISITION.
L'inquisition est un tribunal établi autrefois dans
quelques pays de la chrétienté par le concours de l'au-
torité ecclésiastique et de l'autorité civile, pour la re-
cherche et la répression des actes qui tendent au ren-
versement de la religion.
On accuse saint Dominique d'avoir été l'inventeur de
ce tribunal ;
On accuse les dominicains d'en avoir été les promo-
teurs et les principaux instruments ;
On les rend comptables particulièrement des excès
de l'inquisition espagnole.
Or, saint Dominique n'a point été l'inventeur de l'in-
quisition, et n'a jamais fait aucun acte d'inquisiteur;
Les dominicains n'ont point été les promoteurs et
les principaux instruments de l'inquisition;
Et, quant à Finquisilion espagnole, loin d'en être res-
ponsables, ils en furent éloignés par les rois d'Espagne,
dès que les rois d'Espagne, à la fin du quinzième et au
commencement du seizième siècle, transformèrent ce
tribunal en une institution nouvelle et politiquequi exi-
geait des serviteurs plus dépendants que des religieux.
«= 96 —
Ces assertions peuvent étonner ceux qui croient à
riiistoire telle que les protestants etles rationalistes Font
faite; mais elles ne surprendront point ceux qui savent
que l'histoire, depuis trois siècles, est un mensonge
perpétuel et flagrant, que les savants de France , d'Alle-
magne et d'Angleterre ont déjà démoli en partie. Dans
tous les cas, je donnerai mes preuves.
En 1812, les Certes espagnoles assemblées dans l'île
de Léon nommèrent un comité de constitution qui fut
chargé, entre autres travaux, de présenter un rapport
et un projet do décret sur le tribunal de l'inquisition. Le
comité fit dans son rapport un exposé de l'origine et du
développement de ce tribunal , et conclut à ce qu'il fût
aboli en Espagne. Cette pièce , de fabrique rationaliste ,
libérale et espagnole , et qui , à tous ces titres , ne sau-
rait être suspecte de partialité en faveur de l'inquisi-
tion , sera mon premier moyen justificatif.
Un autre document non moins précieux est l'Histoire
de l'Inquisition publiéeàAmsterdam. en 1662, par Phi-
lippe de Lymborch, professeur de théologie dans le
parti calviniste des hcinontrant!^. Cette histoire, aussi
hostile quepossible à l'Église catholique, à l'inquisition
et aux dominicains, sera mon second moyen justificatif.
Je ne dirai rien qui ne soit appuyé sur l'un ou l'autre
de ces monuments ennemis, et quelquefois sur tous les
deux ensemble. Ils me serviront de texte, et le reste
de mes preuves n'en sera que le commentaire.
Voici, pour commencer, la manière dont le comité
des Cortès s'exprime sur saint Dominique : « Les prê-
te miers inquisiteurs n'opposèrent jamais à l'hérésie
— 97 —
« d'autres armes que la prière, la patience et l'in-
« struction, et saint Dominique surtout, comme l'as-
« surent les Bollandistes, et les Pères Eckhard et Tou-
«. ron (4). » Et plus bas : « Philippe II, le plus absurde
(c des princes, fut le véritable fondateur de l'inquisition ;
« ce fut sa politique raffinée qui la porta à ce point de
« hauteur où elle était montée. Toujours les rois ont
« repoussé les conseils et les soupçons qui leur ont été
« adressés contre ce tribunal, parce qu'ils sont dans
« tous les cas maîtres absolus de nommer, de suspendre
« ou de renvoyer les inquisiteurs, et qu'ils n'ont d'ail-
« leurs rien à craindre de l'inquisition, qui n'est ter-
« rible que pour leurs sujets (2). »
Ainsi le com.ité des Certes distingue dans l'inquisition
deux termes extrêmes, saint Dominique et Philippe II :
le premier, n'ayant d'autres armes que la •prière, la pa-
tience et l'instmction ; le second, véritable fondateur de
l'inquisition , la transformant en un tribunal terrible
dont les rois sont les maîtres absolus. Je pourrais m'ar-
rètor là : car quoi de plus décisif pour qui sait lire ?
Qu'importe que le comité range saint Dominique parmi
les premiers inquisiteurs, si les premiers inquisiteurs
n'employèrent jamais que la prière, la patience et l'in-
stmction ? Que reste-t-il de commun entre l'œuvre de
saint Dominique et celle de Philippe II, séparées par
(1) Rajiport sur le tribunal de l'inquisition, avec le projet de
décret concernant les tribunaux protecteurs de la religion, pré-
henté aux Coi tes (.'énérales et extraordinaires par la commission
de constitution. Cadix, 18 IS.
(2) Ripport,etc., p. 80.
3'
— 98 —
trois siècles d'intervalle ; l'une religieuse, et l'autre poli-
tique ; l'une confiée à des hommes qui prient et instrui-
sent avec patience, l'autre à des rois qui repoussent les
conseils et les soupçons contre un tribunal dont ils sont
les maîtres absolus? Mais en matière si grave, on ne peut
pardonnerau comitémême une erreur inofTensive. Bien
qu'il n'impute pas à saint Dominique d'avoir inventé
l'inquisition, ni de l'avoir exercée avec dureté, il le
nomme toutefois parmi les premiers inquisiteurs, et ce
fait est absolument inadmissible, comme on va le voir.
Faisons-nous d'abord une juste idée de l'inquisition.
L'inquisition ne consiste pas dans les lois pénales éta-
blies contre la profession publique de l'hérésie, et, en
général, contre les actes extérieurs destructifs de la
religion. Depuis mille ans, des lois semblables étaient
en vigueur dans la société chrétienne. Constantin et ses
successeurs en avaient publié un grand nombre qu'on
peut lire dans le Gode Théodosien, toutes appuyées sur
cette maxime, que, la religion étant le premier bien
des peuples, les peuples ont droit de la pincer sous la
môme protection que les biens , la vie et riionnour des
citoyens. Je n'examine pas la valeur de cette maxime,
je ne fais que l'énoncer. Avant les temps modernes,
elle passait pour incontestable ; toutes les nations de la
terre l'avaient mise en pratique, et aujourd'hui même
la liberté religieuse n'existe qu'en deux pays, aux
États-Unis et en Belgique. Partout ailleurs, sans en
excepter la France, l'ancien principe domine, quoique
affaibli dans son application. On croyait, et presque
tout l'univers croit encore que la société civile doit
— 99 —
empêcher les actes extérieurs contraires à la religion
qu'elle })rofesse, et qu'il n'est pas raisonnable de l'a-
bandonner aux attaques du premier venu qui a assez
d'esprit pour soutenir un dogme nouveau. C'est en ce
sens qu'a jugé la cour de cassation, même après 1830,
lorsqu'elle a décidé que la charte ne donnait pas droit à
qui voulait d'ouvrir un temple et de fonder une chaire
religieuse. Le principe ancien subsiste donc dans la
jurisprudence interprète de nos lois ; la magistrature
française juge aujourd'hui, en ces matières, comme
jugeait la magistrature du Bas-Empire et du moyen
âge, comme jugent les mandarins chinois qui font
étrangler nos missionnaires ; et peu importe que la pé-
nalité soit adoucie , car elle l'est également pour tous
les autres crimes. Adoucir une pénalité, ce n'est pas
déclarer innocent le fait qui en est atteint ; ce n'est pas
surtout le déclarer libre. Pœste donc à la France la soli-
darité du principe d'où est née l'inquisition.
Jusqu'à la fin du douzième siècle , les attentats reli-
gieux étaient poursuivis et jugés par les magistrats ordi-
naires. L'Eglise frappait une doctrine d'anathème : ceux
qui la propageaient opiniâtrement dans les assemblées
publiques ou secrètes, au moyen d'écrits ou de prédica-
tions, étaient recherchés et condamnés par les tribu-
naux de droit commun. Tout au plus l'autorité ecclé-
siastique inten'enait-elle quelquefois dans la procédure
par voie de plainte. Mais à côté de ce fait social de la
répression des hérétiques se développait un autre élé-
ment d'origine toute clirétienne, l'éléinent de la dou-
ceur à l'égard des criminels, et surtout à l'égard des
— 100 —
criminels d'idées. Tous les chrétiens étaient convaincus
que la foi est un acte libre, dont la persuasion et la
grâce sont la source unique ; tous disaient avec saint
Athanase : « Le propre d'une religion d'amour est de
« persuader, non de contraindre (1). » Mais ils n'étaient
pas d'accord sur le degré de liberté qu'il tldlait accorder
à l'erreur. Cette seconde question leur paraissait toute
diflerente de la première ; car autre chose est de ne pas
violenterles consciences, autre chose deles abandonner
à l'action arbitraire d'une force intellectuelle mauvaise.
Ceux qui souhaitaient la liberté absolue parlaient ainsi
par la bouche de saint Hilaire, évèque de Poitiers :
« Qu'il nous soit permis do déplorer la misère de notre
(.(. âge , et les folles opinions d'un temps où l'on croit
(( protéger Dieu par l'homme , et l'Eglise du Christ par
« la puissance du siècle. Je vous prie , ô évèqucs qui
« croyez cela , de quels suflrages se sont appuyés les
« apôtres pour prêcher l'Évangile? Quelles armes ont-
(( ils appelées à leur secours pour prêcher Jésus- Christ?
(( Comment ont-ils converti les nations du culte dos
(( idoles à celui du vrai Dieu? Est-ce qu'ils avaient
« obtenu leur dignité du palais, ceux qui chantaient
(.(. Dieu après avoir reçu des chaînes et des coups de
(.(. fouet? Était-ce avec des édits du prince que Paul,
(( donné en spectacle comme un malfaiteur, assemblait
(( l'Église du Christ? ou bien était-ce sous le patronage
« de Néron , de Vespasien , de Décius , de tous ces enne-
(( mis dont la haine a fait fleurir la parole divine? Ceux
(1) Lettre aux Solitaires.
— 101 —
« qui se nourrissaient du travail de leurs mains, qui
« tenaient des assemblées secrètes , qui parcouraient
(( les Lourgs , les villes , les nations , la terre et la mer,
<( malgré les sénatus-consultes et les édits des princes,
« ceux-là n'avaient-ils point les clefs du royaume des
« cieux? et le Christ n'a-t-il pas été d'autantplus prêché
« qu'on défendait davantage de le prêcher? Mais main-
« tenant , ô douleur! des suffrages terrestres servent de
« recommandation à la foi divine , et le Christ est accusé
« d'indigence de pouvoir par des intrigues faites en sa
« faveur ! Que l'Église donc répande la terreur par
(( l'exil et la prison , elle qui avait été confiée à la garde
« de l'exil et de la prison ! Qu'elle attende son sort de
« ceux qui veulent bien accepter sa communion , elle
« qui avait été consacrée de la main des persécu-
« teurs (1) ! »
Saint Augustin , qui avait appartenu d'abord à cette
école , s'adressait dans le même esprit aux Manichéens :
« Que ceux-là sévissent contre vous qui ne savent pas
« avec quel labeur la vérité se découvre, et combien
« péniblement on échappe à l'erreur. Que ceux-là sé-
« vissent contre vous qui ne savent pas combien il est
« rare et difficile de vaincre les fantômes du corps par
« la sérénité d'une pieuse intelligence. Que ceux-là
« sévissent contre vous qui ne savent pas avec quelle
« peine on guérit l'œil intérieur de l'homme pour le
« rendre capable de voir son soleil , non pas ce soleil
« que vous adorez, et qui brille aux yeux charnels de
(I) Contre Auxencc.
— 102 —
« l'homme et de la bète , mais celui dont il est écrit par
(( le Prophète : Le soleil de la justice s'est levéïwur moi;
(( et dont l'Évangile dit qu'iV es^ la lumière qui illumine
« tout }wmme venant en ce monde. Que ceux-là sévissent
« contre vous qui ne savent pas par quels soupirs
« et quels gémissements il arrive qu'on comprend
« Dieu tant soit peu. Enfin que ceux-là sévissent
« contre vous que n'a jamais trompés l'erreur qui vous
« trompe (4) ! »
Saint Augustin passa plus tard à l'école opposée. Les
fureurs des Donatistes d'Afrique contre l'Église en
furent la cause. Il crut être redevable à l'expérience de
deux vérités que la méditation de l'Évangile ne lui
avait point apprises , savoir : que l'erreur est essen-
tiellement persécutrice , et n'accorde jamais à la vérité
que le moins de liberté i)0ssible; et, en second lieu,
qu'il y a une oppression des intelligences faibles par
les intelligences fortes , comme il y a une oppression
des corps débiles par les corps robustes. D'où il con-
cluait que la répression de l'erreur est une défense
légitime contre deux tyrannies , la tyrannie de la per-
sécution et la tj'rannie de la séduction.
Je ne suis toujours qu'historien.
Néanmoins cette seconde école étaittravailléo comme
la première, quoique à un moindre degré, par le besoin
ineffaçable de la mansuétude chrélienne, et saint Au-
gustin écrivait à Donat, proconsul d'Afrique, ces pa-
roles bien remarquables, au sujet des hérétiques les
(1) Contre riqiitre du l'oiulemcut.
— i03 —
plus atroces qui fussent jamais : « Nous désirons qu'ils
« soient corrigés, mais non mis à mort; qu'on ne
<( néglige pas à leur égard vue répression disciplinaire,
(( mais aussi qu'on ne les livre pas aux supplices qu'ils
« ont mérités Si vous ôtez la vie à ces hommes
« pour leurs crimes, vous nous détournerez de porter
<( à votre tribunal des causes semblables , et alors l'au-
(( dace de nos ennemis , portée à son comble , achè-
« vera notre ruine , par la nécessité où vous nous au-
« rez mis d'aimer mieux mourir de leurs mains que
« de les déférer à votre jugement (1). »
C'était en vertu de ces maximes que saint Martin
de Tours refusa constamment sa communion aux
évoques qui avaient pris part à la condamnation san-
glante des Priscillianistes d'Espagne.
On voit donc l'Église placée dans cette question entre
deux extrémités, la liberté absolue de l'erreur, ou sa
poursuite à outrance par le glaive inexorable de la loi
civile. Quelques-uns de ses docteurs penchent pour
le premier parti , aucun pour le second : quelques-uns
pour la douceur sans bornes, aucun pour la pénalité
impassible et illimitée. L'Église est crucifiée là entre
deux appréhensions également terribles. Si elle laisse à
l'erreur toute latitude , elle craint l'oppression de ses
enfants; si elle réprime TeiTCur par l'épée de Vévéque
du dehors , elle craint d'opprimer elle-même : il y a du
sang partout. Le cours des événements augmentait en-
core cette angoisse; car les lois portées contre les hé-
(1) CXXVII« lettre.
— 404. —
rétiques retombaient sans cesse sur les catholiques , et
d'Arius aux Iconoclastes , ce n'étaient qu'évoques et
prêtres emprisonnés , exilés, meurtris, refoulés aux
catacombes par des empereurs qui ne se lassaient pas
d'ofîrir à l'Église le choix entre leurs idées et leurs
bourreaux.
Dès que l'Église le put, elle songea sérieusement à
sortir de cette situation. La phrase de saint Augustin
avait eu le temps de mûrir : « Nous désirons qu'ils soient
« corrigés , mais non mis à mort ; qu'on ne néglige pas
ce à leur égard une répression disciplinaire , mais aussi
ce qu'on ne les livre pas aux supplices qu'ils ont méri-
« tés. » Le pontificat conçut un dessein dont le xix''
siècle se glorifie beaucoup , mais dont les papes s'occu-
paient déjà il y a six cents ans, celui d'un système ^K'iii-
tentiaire. Il n'y avait pour les fautes des hommes que
deuxsortes de tribunaux en vigueur, les tribunaux civils
et les tribunaux de la pénitence chrétienne. L'inconvé-
nient de ceux-ci était de n'atteindre que les pécheurs
apportant volontairement l'aveu de leurs crimes ; l'in-
convénient de ceux-là, qui avaient la force en main, était
de ne posséder aucune puissance sur le cœur des cou-
pables, de les frapper d'une vindicte sans miséricorde,
d'une plaie extérieure incapable de guérir la plaie inté-
rieure. Entre ces deux tribunaux les papes voulurent
établir un tribunal intermédiaire, un tribunal de juste
milieu, un tribunal qui pût pardonner, modifier la peine
même prononcée, engendrer le remords dans le crimi-
nel , et faire suivre pas à pas le remords par la bonté,
un tribunal qui changeât le stipplivc eni'vnitencv, l'écha-
— i05 —
faud en éducation, et n'abandonnât ses justiciables au
bras fatal de la justice bumaine qu'à la dernière extré-
mité : ce tribunal exécrable, c'est l'inquisition ; non pas
l'inquisition espagnole, corrompue par le despotisme
des rois d'Espagne et le caractère particulier de cette
nation; mais l'inquisition telle que les papes l'avaient
conçue, telle qu'après beaucoup d'essais et d'eflbrts ils
l'ont enfin réalisée , en 1542 , dans la comirégation ro-
maine du Saint Office, le tribunal le plus doux qu'il y
ait au monde , le seul qui en trois cents ans de durée
n'ait peut-être pas versé une goutte de sang.
Je ne suis pas le premier, du reste , à m'ètre aperçu
de la nature pénitentiaire et i^roçjrcssivc de l'inquisition ;
\e Journal des Débats l'avait vue bien avant moi : ce Quel
« est cependant, dit-il , quel est le tribunal en Europe,
« autre que celui de l'inquisition, qui absout le coupable
« lorsqu'il se repent et confesse son repentir? Quel est
(( l'individu tenant des propos , affectant une conduite
« irréligieuse , et professant des principes contraires à
(.( ceux que les lois ont établis pour le maintien de l'ordre
(( social, quel est cet individu qui n'ait pas été averti
a deux fois parles membres de ce tribunal ? S'il récidive,
« si, malgré les avis qu'on lui donne, il persiste dans
« sa conduite, on l'arrête; 'et , s'il se repent, on le met
« en liberté. M. Bourgoing, dont les opinions ne pou-
ce vaient être suspectées lorsqu'il écrivait son Tableau
« de l'Espagne moderne, en parlant du saint office , dit :
(( — J'avouerai , pour rendre bommage à la vérité, que
« l'inquisition pourrait être citée de nos jours comme
« un modèle d'équité. — Quel aveu ! Et commentscrait-
— 106 —
« il reçu si c'était nous qui le faisions? Mais M. Bour-
« going n'a vu dans le tribunal de Finquisition que ce
« qui est réellement, un moyen de haute police (1).»
C'est à propos de Finquisition espagnole que le Jour-
nal des Débats s'exprimait de la sorte : que serait-ce
donc si, au lieu d'arrêter ses regards sur une inquisition
dénaturée, il eût considéré la donnée primitive de ce
tribunal et sa réalisation complète dans la congrégation
romaine du Saint Office? C'est pourquoi, si j'établis que
saint Dominique n'a été ni l'inventeur de Finquisition
nile premier inquisiteur, ce n'estpas pour décharger ses
glorieuses épaules d'un fardeau trop inexplicable, c'est
parce que le fait n'estpas vrai. Le germe de l'inquisition
a précédé saint Dominique, saint Dominique n'a rien
fait pour son développement, et ce n'est que longtemps
après sa mort que ce tribunal a acquis une forme arrêtée
et une puissance réelle.
En effet, les difficultés à vaincre étaient énormes du
côté de la pensée et du côté de la réalisation. Il fallait
tirer des cloîtres le système pénitentiaire, et l'appliquer
à la société extérieure par un tribunal qui ne pouvait
pas être laïque , tout en ayant besoin du concours des
laïques, et qui ne pouvait pas non plus être épiscopal,
tout en ayant besoin du concours des évêques. Ce tribu-
nal no pouvait pas être laïque, parce ({ue la réforme in-
térieure des coupables et la proportion de la miséricorde
(1) Journal des Débuis du 17 septcmliie ISOo, sons le nom de
Journal de l'Empire, lendaUt compte du Tahleav. de l' Espar/ne
moderne, par M. Bnurjroiug, aucicu ministre pléuipotciitiaive
de la république franc aise près de la cour d'Espagne.
— 107 —
au degré de la réforme obtenue, exigent nécessairement
l'intervention du prêtre, une conscience consacrée pour
recevoir des aveux : cependant le concours des laïques
était nécessaire , puisque l'Église ne possède par elle-
même aucun moyen de contrainte. Ce tribunal ne pou-
vait pas non plus être épiscopal , parce que les évêques,
accablés du fardeau de leurs diocèses , auraient plié
sous cette nouvelle charge, et que d'ailleurs la direction
de procédures criminelles leur eût ôté devant les
peuples quelque chose de la majesté tendre qu'ils ne
doivent jamais abdiquer. Cependant leur concours était
nécessaire, parce qu'ils sont juges-nés de toutes les
questions de doctrine. C'était d'ailleurs un élément si
nouveau à introduire dans la marche générale des
aflaires humaines, que jamais l'incomiu n'a dû exiger
plus de tâtonnements.
En 1185 , le pape Lucius III, chassé de Rome par les
insultes répétées des Romains, était à Vérone. L'empe-
reur Frédéric 1°'' y vint accompagné d'un grand nom-
bre d'évèques et de seigneurs. Ils tinrent ensemble un
grand concile, sur lequel Fleury fait la remarque
suivante dans son Histoire ecdcsiastiquc : « Je crois y
« voir, dit-il , l'origine de l'inquisition contre les héré-
« tiques , en ce que l'on ordonne aux évêques de s'in-
« former par eux-mêmes ou par commissaires des per-
« sonnes suspectes d'hérésie, suivant la commune
« renommée et les dénonciations particulières; que
« l'on distingue les degrés de suspects, convaincus,
« pénitents et reîc^ps , suivant lesquels les peines sont
« différentes; enfin, qu'après que l'Église a employé
— 108 —
« contre les coupables les peines spirituelles , elle les
« abandonne au bras séculier (1). »
Il n'est pas douteux , en effet , que les premiers linéa-
ments de l'inquisition ne soient là tout entiers, quoique
informes : recherche des hérétiques par commissaires,
application de peines spirituelles graduées, abandon au
bras séculier en cas d'impénitence manifeste, concours
des laïques et des évêques. Il n'y manque qu'une
forme définitive, c'est-à-dire l'élection d'un tribunal
particulier qui exerce ce nouveau mode de justice ;
mais on n'en vint là que beaucoup plus tard.
Douze ans après le concile de Vérone , en i'198, ap-
paraissent les premiers commissaires inquisiteurs dont
l'histoire ait conservé le nom. C'étaient deux moines de
l'ordre de Cîteaux , Rainier et Guy. Ils furent envoyés
dans le Languedoc par le pape Innocent III, pour la
recherche et la conversion des hérétiques albigeois.
Fleury, dans son Histoire ecclésiastique , et dom Vais-
sette, dans V Histoire du Languedoc, leur donnent éga-
lement la qualification d'inquisiteurs (2).
Les trois légats de l'ordre de Cîteaux que saint Do-
minique et l'évêque d'Osma rencontrèrent à Montpel-
lier vers la fin de l'an 1205, étaient pareillement des
commissaires inquisiteurs.
Ainsi , au moment où saint Dominique arrive sur la
scène, il y avait vingt et un ans que les bases de Tin-
quisition avaient été posées au concile de Vérone , et
(1) Hist. Eccl., liv. Lxxiii, n" 54.
(2) Hist. Eccl., liv. lxxv, u» 8. — Histoire du Languedoc,
. III, liv. XXI, p. 13.
— 109 —
c'était l'ordre de Cîteaux qui exerçait ce nouvel emploi
sous sa forme primitive et encore inconsistante. Et
comment saint Dominique se présente-t-il aux légats?
« Laissez, leur dit-il, ces équipages, ces valets, ces
insignes , ce luxo, qui n'est bon qu'à endurcir les héré-
tiques ; allons à pied les chercher et leur parler, allons
souflrir et mourir pour eux. » Chose inouïe! lerationa-.
lisme a pris juste le contre-pied do l'histoire. Dans
cette terrible guerre des Albigeois, ce sont les abbés de
Cîteaux qui conduisent tout , qui président les assem-
blées des évèques et des chevaliers, qui déploient contre
les hérétiques toutes les forces du siècle et de l'Église ;
saint Dominique, au contraire , se montre ce que nous
appellerions aujourd'hui un homme nouveau. 11 ne paraît
pas plus dans les conseils que dans les combats; il
prie, il jeûne, il prêche ; il arrache un jeune homme
au dernier supplice en aflîrmant qu'il sera un jour un
grand f<aiiit. Une pauvi'o f(niinie hérétique lui déclare
ffu'ellenepeut pas quitter l'iiérésie, qui ki fait vivre;
saint Doiiiinique veut se vendre comme esclave pour
lui procurer du pain. Il l'assemble des jeunes fdles en
communauté, afin de les arracher à la tentation de la
misère. 11 fonde un nouvel ordre religieux, pour agir
sur les hérétiques non par la contrainte , mais par la
prédication et la science divine. De tous les contempo-
rains qui ont écrit sa vie : Thierry d'Apolda; Constan-
tin, évoque d'Orvieto ; Barthélémy, évéque de Trente;
le Père Ilumbert; Nicolas Trevet, aucun ne lui attribue
un seul acte l'elatif à l'inquisition ; tous le représentent
comme les Corlès espagnoles de 1812, n'ayant. d'autres
à
— 110 —
armes que la frière, la patience et l'instruction, sauf
qu'ils ajoutent les miracles, ce qui ne fait de mal ù
personne. Il assiste en 1215 au quatrième concile œcu-
ménique de Latran : c'était une belle occasion d'avancer
les affaires de l'inquisition, s'il eût voulu s'en mêler;
elles y restent stationnaires. En 1216, son ordre est
approuvé par deux bulles du pape Honorius III; dans
aucune de ces bulles il n'est parlé de ses services comme
inquisiteur. Pendant les cinq années qu'il vécut encore,
il reçut du Saint-Siège des brefs etdesdiplômes: aucun
ne lui donne le titre d'inquisiteur. Huit ans après sa
mort, un concile est assemblé à Toulouse sous la prési-
dence d'un délégué apostolique; on y renouvelle d'une
manière plus complète les décrets du concile de Vérone
relatifs à l'inquisition : eh bien ! dans cette ville de Tou-
louse , où saint Dominique était si connu, où son ordre
avait commencé, où il avait un établissement, ce n'est
pas aux Frères Prêcheurs que le concile confie la
charge d'inquisiteurs.
« Les évêques, dit le concile, choisiront en chaque
« paroisse un frétrc et deux ou trois laïques de bonne
« réputation, auxquels ils feront faire serment de re-
« chercher exactement et fréquemment les hérétiques,
(( etc. (1). »
Ce décret eût-il été i)Ossible si saint Dominique avait
été le fondateur et le promoteur de l'inquisition, s'il
l'eût laissée auxsiens comme une part de leur héritage?
Le nom même de Frères Preclieurs est une immortelle
(1) Fleury, Hist. Eccl., liv i.ixix, n» 58, à l'an 1229.
— m —
protestation du but que s'est proposé saint Dominique,
comme le nom de Frères Mineurs est une immortelle
protestation du but que s'est proposé saint François
d'Assise. Tous les deux ont été les hommes nouveaux
de leur temps. Ils ont arboré, pour sauver l'Église , un
autre étendard que celui de la puissance humaine, et
c'est pourquoi les esprits les plus indépendants de ces
siècles-là ont exalté leur commune mémoire. Quand
saint Dominique et saint François se rencontrèrent à
Rome, se reconnurent sans s'être jamais vus, se jetèrent
au cou l'un de l'autre, c'étaient les deux éternelles forces
de l'Église qui s'embrassaient : la pauvreté et la parole.
J'ajouterai à ces preuves l'examen des raisons de nos
adversaires, consignées dans Vllistoire de l'Inqvùùion
de Pliilippe de Lymborch , au chapitre "10 du livre l"".
Lymborch avait un moyen fort simple d'établir sa thèse
contre saint Dominique : il n'avait qu'à citer les auteurs
contemporains; mais pas un auteur contemporain n'at-
tribuant à saint Dominique les faits que Ini imputent
les protestants et les rationalistes, Lymborch s'est
borné aux étranges preuves qu'on va voir.
Premièrement : la maison de l'inquisition , à Tou-
louse, est une maison qui avait été donnée à saint Do-
minique : donc saint Dominique a été le premier inqui-
siteur. La maison dont parle Lymborch fut donnée,
l'an '12'ir), à saint Dominique par Pierre Cellani, et cette
maison devint celle de l'inquisition en 1233, c'est-à-dire
douze ans après la mort de saint Dominique, lorsque
Pierre Cellani, à qui elle avait d'abord appartenu, et
qui était alors Frère Prêcheur, fut nommé inquisiteur
— 142 —
•le Toulouse par le pape Grégoire IX. Ces faits sont
rapportés dans la chronique contemporaine de Guil-
laume de Puy-Laurens, chapelain de Raymond VII,
comte de Toulouse.
Deuxièmement: Louis de Param, qui a écrit sur l'ori-
gine et les progrès de l'inquisition, dit que saint Domi-
nique s'ouvrit à un légat du pape en France de la pensée
qu'il avait d'introduire l' inquisition , et qu'il fut en effet
nommé inquisiteur après le concile de Lalran, dans des
lettres pontificales que quelques auteurs témoignent avoir
vues. Or, Louis de Param écrivait son traité à la fin du
seizième siècle, près de quatre cents ans après la mort
de saint Dominique, et il ne cite aucun auteur con-
temporain à l'appui de son assertion. Lymborcli attache
si peu de foi lui-même à son témoignage, qu'il ajoute
immédiatement : (C Quoi qu'il en soit, il est constant que
«: saint Dominique fut un liomme cruel et sangui-
« naire. » Puis, en preuve de cette cruauté, il cite
l'acte d'une pénitence publique imposée par saint Do-
minique à un nommé Ponce Roger pour le réconcilier
ù l'Église, pénitence en usage alors, et qui était pour
ce temps-là aussi simple que les pénitences canoniques
de l'Église primitive.
Ceux qui prendront la peine d'ouvrir Lymborch s'as-
sureront par leurs propres yeux qu'il ne donne pas
d'autre raison de la qualité de premier inquisiteur par
lui attribuée à saint Dominique.
Or, les Frères Prèclicurs ne furent pas plus les pro-
moteurs de l'inquisition que leur patriarche n'en avai^
été l'inventeur. Les papes, les évèques, les rois, voilà
— dl3 —
quels furentles promoteurs de l'inquisition : «Le pape,
« dit Lyrnborch , faisait tous ses efforts pour qu'une
« puissance plus grande fût conférée aux inquisiteurs,
« et pour qu'ils eussent un tribunal ou ils siégeassent
(( comme juges délégués du souverain pontife, et re-
« présentant sa personne dans toutes les causes d'hé-
« résie (i). »
Quant aux évoques , nous avons déjà vu leur action
dans le concile de Toulouse en 1229; et ce furent encore
eux qui, dans d'autres conciles, l'un tenu à Narbonne
en 1235, l'autre à Béziers en 1246 , dressèrent les pre-
miers règlements de l'inquisition , de concert avec les
légats du Saint-Siège (2).
Les princes s'en mêlèrent aussi, et plus que personne.
« L'empereur Frédéric II, dit Lymborch, promulgua
« à Padoue quelques lois contre les hérétiques , leurs
« complices et leurs fauteurs, qui avancèrent beaucoup
« Taflaire de l'inquisition (3). » Saint Louis, en 1255,
pria le pape Alexantlre IV d'établir des inquisiteurs de
la foi dans le royaume de France (4). A peu près à cette
même époque, le sénat de Venise, de son propre mouve-
ment et de sa propre autorité, nomma quelques laïques
inquisiteurs de la foi, chargea le patriarche de Grade et
les autres évoques vénitiens de jugerla question de doc-
trine, et se réserva de prononcer la peine capitale contre
(1) Ilist. (le rini[uisition, liv. i, chap. xii.
(2) Fleuiv, Ilist. Eccl., liv. lxxx, ii» 51 , et liv. lx.xxii, h» 41.
— Lymborcli, Hist. «le l'Inquisition, liv. ijCh.ip. xu.
(3) Hist. de l'Iuquisit., liv. i , chap. xii.
(4) Ibid.,liv. I, ch.ip. xvi.
— 114 —
ceux qui auraient été convaincus d'hérésie (1). En 1 il9,
Alphonse, roi d'Aragon, demanda au pape Martin V d'é-
tendre l'inquisition au royaume de Valence (2). Vers la
fin du quinzième siècle, c( les rois catholiques (Isabelle
« et Ferdinand) sollicitèrent instamment le pontife ro-
te main de leur donner le pouvoir de créer des inquisi-
« teurs dans les royaumes de Castille et de Léon... et,
(( afin qu'aucune nation ne les surpassât dans le zèle
« contre les adversaires de la foi romaine, ou plutôt
« afin de les surpasser toutes, ils introduisirent l'in-
« quisition dans leurs royaumes par l'autorité du pape
« Sixte IV, avec une pompe plus grande, un appareil
« plus auguste et un pouvoir plus ample (3). Les
Certes de 1812 s'exprim.ent comme Lymborch sur ce
point : « L'inquisition fut , dans son principe , une ins-
« titution demandée et établie imr les rois d'Espagne dans
<( des circonstances difficiles et extraordinaires (4). »
En 1519, lesAragonais ayant obtenu du pape Léon X
un adoucissement aux procédures de l'inquisition telles
que les avaient réglées Isabelle et Ferdinand, Charles-
Quint s'opposa à l'exécution des bulles, et obtint, à
forces d'instances, que les choses resteraient sur le même
pied (5). En 1543, l'inquisition étant tombée en désué-
tude dans la Sicile, <i Charles-Quint, par un décret de
« son conseil, la renouvela, et voulut qu'elle jouit de
(1) Ilist (le riaquisit., liv. i, cliap. xvii.
(2) Ibid., liv. I, chap. xxiii.
(3) Ibid., liv. I , chap. xxiv, alinéas 3 et 4.
('») Rapport sur le tribunal de llnquisitiou, etc., p. 3'
(5) liàd., p. 52.
— 115 —
« tous ses privilèges antérieurs (1) .n — « En 1521 , le roi
« de Portugal , Jean III, supplia vivement le souverain
« pontife Clément VII d'accorder à ses royaumes le tri-
« bunal de l'inquisition. Et quoique ce pape, à cause
« des sollicitations des Juifs qui s'opposaient aux désirs
«( du roi , eût résisté longtemps et souvent, il finit , àrcf/rel,
« par donner son consentement dans la forme du
<( droit, le 46 des calendes de janvier de l'an 1531...
« Cependant, le même seigneur roi Jean III, voyant
« que les affaires de la foi allaient de plus en plus à leur
« ruine, et que le souverain, pontife ne pnraissait pas en
M quelque sorte s'en soucier, employa le remède de Tin-
« quisition, sous tine forme plus convenable à l'cfat des
« choses, et il en écrivit au souverain pontife dans des
« lettres tout à fait dignes de son zèle , où il lui disait
« que, soit près de lui, soit près de son prédécesseur
« Clément VIII, il avait postulé à ce sujet pendant
« quinze années avec une extrême sollicitude. Le pape,
« touché de ces lettres et des raisons qu'elles conte-
« naient, céda enfin, l'an du Seigneur 1536 (2). »
Après tous ces princes arriva Philippe II, le véritable
fondateur de l'inquisition en Espagne , selon les Certes
de 1812.
Ces faits ne laissent aucun doute sur les vrais promo-
teurs de l'inquisition : ce furent les papes, les évêques
de France, l'empereur d'Allemagne,le sénat de Venise,
(1) Lyraborch, Hist. de l'Iuquisit., liv. i, chap. xsvir.
(2) Antonio Souz.i, de V Origine du saint office de l'Inquisi-
tion dans le royaume de Poriurjal. cité par Lyinborch, Hist. de
riiKjuisit., liv. i,chap. xxv.
— 116 —
les rois d'Espagne el do Portugal. On aura même re-
marqué, en avançant, l'ardeur croissante des princes,
et la répugnance marquée des souverains pontifes à se
mêler du développement que la politique veut donner
à l'inquisition. Nous en veiTons tout à l'heure de
nouvelles preuves.
Les Frères Prêcheurs ne furent pas davantage les
principaux instruments de l'inquisition, ils y eurent
part comme tout le monde. Il n'existe aucune bulle , au-
cun acte pontifical , épiscopal ou royal , qui ait jamais
attribué exclusivement ni généralement aux dominicains
l'office de l'inquisition. L'ordre de Cîteaux en fut chargé
le premier, et le concile de Toulouse de 1229 ne songea
même pas à en investir les Frères Prêcheurs dans le lieu
de leur origine. Ce n'est qu'en 1232 qu'un diplôme do
Grégoire IX, adressé à l'archevêque de Tarragone, lui
recommanda de choisir pour l'office de l'inquisition des
Frères Prêcheurs et d'autres qu'il jugern capnfdesi (1).
En 1233, le même pape nomma deux dorninicainsinqui-
siteurs à Toulouse (2). En 1238, il donne pouvoir au
provincial des Frères Prêcheurs de Lombardie de créer
des inquisiteurs dans son arrondissement (3). Cepen-
dant les Frères Mineurs sont appelés au partage de ces
fonctions. Dès 1233, l'histoire désigne un Frère Mineur
comme inquisiteur à Toulouse; et en 1238, le pape écrit
en commun au ministre des Frères Mineurs et au
(1) LjTûhorcli , Hist. de l'inquisit., liv. i , chap. xxm.
(9) Chroiii(Xiics do Beniaid Giiidouis et de riuill;uime de Piij'-
Laurens.
[i] Lyniliorch , Hist. de l'inquisit., liv. i, chap. xiii.
— 117 —
maître des Frères Prêcheurs de la Navarre , pour leur
confier le ministère de l'inquisition (1). En 1254, Inno-
cent IV partagea l'Italie, sous ce rapport, entre les
Frère Mineurs et les Frères Prêcheurs : il donna aux
premiers la ville de Rome, le patrimoine de Saint-
Pierre , le duché de Spolète, le reste des États romains
jusqu'à Bologne, et de plus la Toscane; aux seconds,
la Lombardie, le Bolonais, la Marche de Trévise et
'Gênes (2). Ainsi les Frères Prêcheurs n'eurent pas
Rome ni les États romains dans leur juridiction; ce qui
prouve évidemment que le pape n'avait à leur égard
aucune intention de préférence. En 1254, à la prière
de saint Louis, Alexandre IV partagea l'inquisition de
France entre les Frères Prèclieurs et les Frères Mi-
neurs (3) . En 1285, l'inquisition de la Sardaigne est con-
fiée aux Frères Mineurs par le pape Honorius IV (4).
A la fin du même siècle, ils remplissaient ce ministère
en Syrie el en Palestine (5).
D'ailleurs, il est bon de se souvenir que pendant
longtemps les inquisiteurs n'eurent pas le pouvoir de
juger les causes d'hérésie. Ce ne fut que sous Inno-
cent IV, environ soixante-dix ans après le concile de
Vérone, que ce droit leur fut dévolu, et qu'ils eurent
un tribunal proprement dit (G). Jusque-là les évoques
(1) L>mliorch, Hist. de l'Inquisit., liv. i, chap. xiii. — Et
Lucas Wadin.çr, Hist. des Frères Mineurs, à l'an 1228.
(2) Hist. de l'Tnquisit., liv. i,cliap. xv.
(3) Bor^'iur, Dict. deTbéolog., au mot Inquisition.
CO Hist. dn I'lniiuisit.,Iiv. i, chap. xvi.
(b) Ibid., liv. I, chap. xvi.
(G) Ibid., liv. ijChap. xv.
— 118 —
demeuraient seuls juges des affaires qui leur étaient
déférées par les inquisiteurs; et même après la consti-
tution définitive des tribunaux de l'inquisition, nul
jugement de condamnation ne devait être rendu sans
le concours épiscopal. « Quand l'évêque et l'inquisiteur,
<( dit Lymborch, ne sont pas d'accord, ils ne peuvent
« procéder à une sentence définitive; mais ils sont
<( tenus d'envoyer l'instruction au pape , ou bien , en
<r Espagne, à la cour suprême de l'inquisition (1). »
Par conséquent les évèques ont été constamment les
principaux et ordinaires juges de l'inquisition, tandis
qu'aucun ordrereligieux n'y était exclusivement appelé;
et cela est encore plus vrai de l'inquisition espagnole
que d'aucune autre.
Il y a eu dans l'inquisition espagnole deux moments
solennels qu'il ne faut pas confondre : l'un à la fin du
quinzième siècle, sous Isabelle et Ferdinand, avant que
les Maures fussent chassés de Grenade, leur dernier
asile; l'autre au milieu du seizième siècle, sous Phi-
lippe II , lorsque le protestantisme menaçait de se pro-
pager en Espagne. Le comité des Cortès a parfaitement
distingué ces deux époques , et, autant il flétrit l'inqui-
sition de Philippe II, autant il s'exprime avec modé-
ration sur l'inquisition d'Isabelle et de Ferdinand. Il dit
de celle-là : «. Philippe II, le plus absurde des princes ,
a fut le véritable fondateur de l'inquisition ; ce fut sa
« politique raffinée qui la porta à ce point de hauteur
« où elle était montée (^'2). » Il dit de celle-ci : « L'in-
(1) Hist. de riiiquisit., liv. ii , ch. xvii.
(2) Rapport sur le tribunal de l'Iuquisit., etc., p. C9.
— 119 —
(( quisition fut, dans son principe, une institution
(( demandée et établie par les rois d'Espagne dans des
« circonstances difficiles et extraordinaires (1). » En
effet, la prise de Grenade n'avait pas encore décidé
entre les Maures et les Espagnols la question de savoir
qui resterait maître du territoire espagnol, cette ques-
tion qui avait déjà huit siècles. Les Maures unis aux
Juifs , et cachés sous de fausses apparences de conver-
sion chrétienne, l'emplissaientFEspagne.cc Les richesses
« dos judaïsants, leur influence, leurs alliances avec les
(( familles les plus illustres de la monarchie , les ren-
« daient infiniment redoutables; c'était véritablement
« une nation renfermée dans une autre (^2) . » Les Cortès
demandèrent contre ces ennemis abhorrés des mesures
sévères , et Ferdinand crut que l'inquisition , mais une
inquisition nouvelle et terrible, était le seul moyen d'en
finir avec eux. Toute l'Europe le comprit ainsi , et lors-
que plus tard Philippe voulut introduire à Milan l'in-
quisition espagnole, le peuple se souleva, et l'on en-
tendit crier dans les rues : « C'est une tyrannie d'impo-
« ser à une ville chrétienne une forme d'inquisition
<( imaginée contre les Maures et les Juifs (3)! »
Isabelle et Ferdinand, ayant pris leur parti, « con-
« fièrent les affaires de la foi à l'archevêque de Séville,
« GonzalvedeMendoza, etlui donnèrent pour assistant
« le dominicain Thomas de Torquémada (-4), » Après
(1) Rapport sur le tribunal de rinqnisit., etc., p. 37.
(2) Ibid.,p. 33.
(3) LymLorch, Hist. de l'Inqiiisit., liv. i , chap. xxvii.
(4) Ibid., chap. ixiv.
— 120 —
plusieurs démarches qui durèrent quelques années,
en 1584, « il fut tenu à Séville une illustre assemblée
« d'hommes instruits dans les deux droits et dans la
« sacrée théologie , et l'on y régla l'ordre qu'il faudrait
« suivre dans les procédures contre les hérétiques. Ce
« sont encore ces lois qu'observent aujourd'hui les in-
« quisiteurs, mais augmentées plus tard de nouvelle?
« instructions (1). »
Charles-Quint mourant recommanda l'inquisition à
son fils Philippe II par uneclause de son testament ainsi
conçue : Je lui recommande par-dessus tout de combler
(( de faveurs et d'honneurs l'office de la sainte inqui-
<c sition, divinement instituée contre les hérétiques. »
Et il ajouta dans un codicille: «Je lui demande instam-
<( ment, de la manière la plus forte que je puis, et je
ce lui ordonne comme un père bien-aimé , au nom do
« son amour respectueux pour moi, de se souvenir
<c ardemment d'une chose d'où dépend le salut de toute
<( l'Espagne, savoir: de ne jamais laisser les hérétiques
(( impunis , et, pour cela, de combler de grâces l'office
« de la sainte inquisition, dont la vigilance accroît ki
« foi catholique dans ces royaumes et y conserve la
« religion chrétienne (2). »
Philippe II n'oublia jamais le testament et le codicille
de son père. Comme lui, il appliqua aux })rotestants
l'inquisition qu'Isabelle et Ferdhiand , de concert avec
tous les ordres de l'Espagne, avaient créée contre les
(1) T.ymliorch, Hist. de l'Iaquisit., liv, i, chap. xxiv.
(2) Ibid,, chap. xxx.
— 121 —
Juifs et les Maures. Il la rendit plus dure encore ; il in-
venta, pour effrayer l'hérésie, ces fameux actes connus
sous le nom à'auto-da-fé, où le supplice devenait une
sorte de fête aussi extraordinaire par les spectateurs
que par les patients. Le premier eut lieu à Séville,
l'an 1559. Do ce moment l'inquisition espagnole, ou-
vrage de la politique, aflaire nationale et royale, appela
sur le but et l'histoire générale de l'inquisition une
facile calomnie. Ses procédés étranges se gravèrent
dans les imaginations, et le peuple espagnol lui-même,
qui voyait et souffrait tout cela, apparut au monde sous
des couleurs odieuses. Je ne me charge pas de le jus-
tifier. Le comte Joseph de Maistre , dans ses Ldtns sur
l'inquisition esparjnole, a essayé de le faire; pour moi,
ma tâche est tout autre.
Voici notre part dans l'inquisition espagnole, telle
que nous l'enseigne le jurisconsulte Pegna dans ses
commentaires sur le Directoire des inquisiteurs. « En
« Espagne , Ferdinand , roi d'Aragon et de Castille ,
« cinquième du nom, vers l'an du Seigneur 1476,
« ainsi que le témoignent nos histoires , enleva aux
« Frères Dominicains l'office de l'inquisition, et le donna.
« aux clercs séculiers. Il chargea en même temps, par
« raulorilé pontificale, le très-illustre cardinal Men-
« doza de reconstituer cet office. Celui-ci , de concert
« avec un grand nombre d'iiommes savants, établit
« les lois et prescrivit l'ordre que les inquisiteurs
« doivent suivre en Espagne (1). »
(1) Pegna, CciTiineiitaire sur le Directoire des Inquisiteurs de
Nicolas Eymeric, 3° partie, scholie 43.
— 122 —
Lymborch dit expressément la même chose : ce Cet
« office n'est plus comme autrefois confié aux Frères
« Prêcheurs ou Dominicains; mais on commença d'en
« remettre la charge aux rlcrcs smdiers habilci^ dant^ hs
« canoiu et /(,s lois, et peu à peu il leur fut dévolu tout
« entier, de sorte que les Frères Dominicaùis n'y o)it plus
« aucune part, sinon qu'on se sert souvent d'eux pour
« qualifier les propositions qu'il s'agit de juger, et
« faire le devoir de consulteurs (1). »
Ce ne fut qu'en 1618 que Philippe III donna une
place aux dominicains dans le conseil suprême de l'in-
quisition , composé de onze ou treize membres.
Un faitinouï fera juger du crédit qu'avaient dans l'in-
quisition d'Espagne les Frères Prêcheurs. L'un d'eux ,
Barthélémy Caranza , était archevêque de Tolède ,
homme vénérable , qui avait été honoré de la confiance
de ses souverains , et qui jouissait de l'estime univer-
selle sur le premier siège épiscopal de la monarchie.
Il fut tout à coup arrêté par ordre de l'inquisition.
Vainement le pape Pie IV le réclama ; vainement le
concile de Trente, qui était assemblé, intervint on sa
faveur; vainement la congrégation chargée ])ar le concile
<le l'examen des livres déclara orthodoxe le catéchisme
lie Caranza, qui servait de prétexte à son arrestation :
l'inquisition fut inexorable. Elle le retint huit années
dans ses prisons, et ne consentit à l'envoyer à Rome,
pour y être jugé, que sur un ordre de Philippe II. Telle
était la puissance des dominicains sur l'inquisition
(1) Ilist. de rimiuisil., liv. i, cliap. xxiv.
— 123 —
d'Espagne; telle aussi celle du pape et d'un concile
œcuménique, même dans une occasion où l'injustice
paraissait manifeste . et où toute la cause se réduisait
à ce mot spirituel de Caranza entrant au château
Saint-Ange : « Je suis toujours entre mon plus grand
« ami et mon plus grand ennemi, entre ma cons-
« cience et mon archevêché de Tolède (i). »
Bref, l'inquisition espagnole était un trihunal royal ,
dont aucune ordonnance ne pouvait être publiée sans
le consentement préalable du roi (2) : « tribunal qu'on
avait bien cherché à élever sous le nom des souverains
pontifes, mais qui , au fond, ne dépendait en rien de
leur direction. Aussi les papes s'opposèrent-ils toujours
à ce qu'il fût introduit à Naples, dans leur voisinage ,
et toutes les négociations do la cour d'Espagne n'ont pu
parvenir à vaincre sur ce point leur insurmontable ré-
})ugnance (3). Bien loin d'augmenter les rigueurs de
l'inquisition , ils furent avertis, par l'abus qu'on en fai-
sait, quele momentélait venu de mettre à couvertdevant
Dieu et devant les hommes leur auguste responsabilité.
Paul III fonda , en '1542 , la congrégation romaine du
Saint Office, qui ne fut d'abord composée que de six
cardinaux, et révoqua tous les pouvoirs inquisitoriaux
précédemment accordés. C'est cette congrégation, dont
personne ne sait rien , tant elle a été douce, si ce n'est
que, Galilée voulant à toute force appuyer un système
(1) Vie. di^s linmmes iUustrcs do l'ordre des Frères Prêcheurs,
\)iir le Père Touroii.
(2) Uapiiort sut- le tiibunal de rinquisit., etc., p. 89.
(3) Lymborch, Ilist. de l'Inquisit., liv. i, cliap. xivi.
— d24 —
d'astronomie sur les livres saints, elle le traita par deux
fois avec la plus magnifique délicatesse (1). EtBergier
a pu dire d'elle sans crainte d'être démenti par tout le
dix -huitième siècle attentif, qu'elle n'avait jamais signé
une condamnation capitale (2).
Ainsi, pendant que l'Espagne et le Portugal accou-
raient aux auto-da-fe, que la France créait ses chambres
ardentes contre l'hérésie, que Henri VIII suppliciait
soixante-dix mille hommes clans le cours de son règne,
et que la bonne reine Elisabeth faisait manger les che-
vaux anglais dans le ventre ouvert des catholiques , à
cette époque de sang, Rome n'en versait pas unegoutte !
Rome, aux pieds de laquelle venaient de fleurir les trois
plus beaux siècles de l'Italie! Rome, qui avait vu naître
autour d'elle le Dante , l'Arioste , le Tasse , Machiavel ,
Bembo, Galilée, Guicliardin, et tant d'autres dont le
nom n'a pas besoin d'être prononcé pour être entendu !
Rome, se surpassant elle-même au plus fort du danger,
conférait au vicaire de Dieu le titre inaliénable (['in-
quisiteur universel, et, par une magie dont elle seule a le
secret, elle rendait ce titre invisible sur le front du pon-
tife, comme l'épée l'est dans le fourreau. On dira peut-
être que cela n'était guère difficile, puisqu'il n'y avait
point d'hérétiques à Rome : mais le but de l'inquisition
(1) Lettres de Guicliardin et du uiari[uis Nicolini, ambassa-
deur de Florence à Rome, citées par lîergier dans son Diction-
naire de Théologie, article Sriciiccs humaines.
(2) Dictionnaire de Théologie, au mot Inquisitio/i. Voici la
phrase exacte : « Les exécutions à mort sont très-rares, soit en
« Espagne, soit en Portugal, et l'on n'en connaît aucun exempte
« « Rome.. »
— 125 —
avait été précisément qu'// n'y eût pas d'hnrétiques à punir,
et Dieu n'a pas permis que cette honorable pensée fût
tout à fait dépourvue de succès. On a vu constamment
Rome être à la fois la cité de l'orthodoxie et la cité de la
douceur, pure comme une vierge et faible comme elle.
Je crois avoir prouvé par tout ce qui précède que les
dominicains ne furent ni les inventeurs , ni les promo-
teurs, ni les principaux instruments de l'inquisition, et
que personne moins qu'eux n'est responsable des excès
de l'Espagne en ce genre. Il reste sans doute qu'ils
prirent part à l'inquisition ; mais qui n'y a point pris
part en Europe ? L'inquisition était un progrès véritable,
comparée à tout ce qui avait eu lieu dans le passé. A la
place d'un tribunal sans droit de grâce, assujetti à la
lettre inexorable de la loi , on avait un tribunal flexible,
duquel on pouvait exiger le pardon par le repentir, et
qui ne renvoya jamais au bras séculier que l'immense
minorité des accusés. L'inquisition a sauvé des milliers
d'hommes qui eussent péri par les tribunaux ordinaires;
les Templiers réclamèrent sa juridiction, sachant bien,
disent les historiens, que , s'ils obtenaient de tels juges ,
ils ne pouvaient jj/fts être condamnés à mort (1). Est-ce
bien d'ailleurs à notre siècle à se plaindre de l'inquisi-
tion? A-t-il fondé la liberté des cultes, dont il parle
tant, et ne vivons-nous pas en plein régime d'inquisi-
tion, avec un mensonge de plus*? On recherche de
pauvres fdles qui couchent sur la dure {1) ; on les re-
(1) M. de Maistre, 1" lettre sur l'Inquisition espagnole.
(2) Affaire des Camiêlites de Libourne.
— 126 —
cherclie parce qu'elles vivent sous une pensée de foi ,
et qu'au lieu de s'associer pour quelque besogne indus-
trielle, elles s'associent pour prier en travaillant; on les
traîne devantles tribunaux ; on y sollicite leur expulsion
de leur propre foyer; on Tobtiendra peut-être: qu'eût
fait de plus l'inquisition ? On entend des orateurs dé-
noncer à la triliune le moindre bruit religieux, et l'on
croirait qu'ils passent leur vie à écouter si quelque poi-
trine française ne bat pas chrétiennement contre une
autre poitrine : qu'eut fait de plus l'inquisition? Ces
hommes si âpres à persécuter devraient au moins
comprendre pourquoi, de tout temps, le geni'e humain
a pris des précautions contre l'erreur ; ils devraient
savoir par leurs propres passions que l'erreur et la
tyrannie sont inséparables. Laissons là le passé, sur
lequel il est aisé de se méprendre, et voyons le présent.
Qui persécute en Europe? Qui persécute après cent
ans de déclamations en prose et en vers contre la persé-
cution? Est-ce donc qu'il est besoin de le dii'e? Tout
l'univers entend les gémissements de l'Irlande catho-
lique opprimée par l'Église anglicane. Il a vu la Hol-
lande calviniste pousser à bout les catholiques belges,
sans que l'intérêt de la conservation ait pu prévaloir
un moment contre l'instinct de la tyrannie nfunncv. Il
voit la Prusse protestante, ayant à sa tête un roi que le
malheur et la prospérité ont vainement instruit, jeter
dans les prisons un archevêque en lui refusant des
juges, traiter la conscience de crime d'État, violer pour
une question de bénédiction spirituelle la foi promise à
la moitié d'un peuple, et révéler, par un mélange per-
— d27 —
pétuel de violence et d'hypocrisie , le caractère d'un
pouvoir à qui plus rien n'est sacré que ce que la peur
déclare tel. Tout l'univers connaît le martyre de l'Église
de Pologne, martyre atroce qui dure depuis sept ans, et
qui paraît ne devoir cesser qu'après l'entière extinction
de la nation polonaise et de sa foi. Il a été témoin, à
l'autre extrémité de l'Europe, de spectacles non moins
barbares, et cette fois ce n'étaient pas les rois qui
étaient les bourreaux, mais le libéralisme rationaliste,
qui cherchait apparemment dans les entrailles des
moines espagnols et portugais le secret de la liberté de
conscience. Et, au milieu de ces scènes sauvages d'op-
pression, où est-elle en Europe, la liberté de conscience?
Un seul peuple l'a vraiment établie , et c'est un peuple
catholique. Les Belges , victorieux de la Hollande par
le secours de Dieu, maîtres de se donner la constitu-
tion qu'il leur plaisait, ont proclamé dans leur charte
une vérité qui deviendra plus visible de jour en jour,
c'est que l'Église catholique n'a besoin, pour être souve-
raine, que de sa libre action sur les intelligences et les
volontés, et qu'elle n'a jamais recours au bras séculier
que par la voie de défense contre les persécuteurs.
Voilà la vérité, la vérité qui justifiera l'tlglise au tribu-
nal de Dieu et du genre humain assemblés un jour en
face l'un do l'autre. Oui, rois , peuples, majestés de la
terre, l'Église catholique ne réclame devons ici-bas
que le passage, comme disait Bossuct, mais le pcmsagc
libre. Il ne lui en faut pas davantage pour être plus
forte que vous tous , non d'une force dominatrice qui
s'adresse à vos affaires temporelles, mais d'une force
— 428 —
persuasive qui vous entraîne, âme et corps, à l'éter-
nité. Vous le savez bien, et parce que vous ne voulez
pas subir cette attraction spirituelle , vous en tarissez
la source autant que possible : à la bonne lieure , vous
en êtes les maîtres , mais du moins avouez vos (inivres.
Et s'il ari'ive qu'un peuple entier, devenu catholique,
prenne des mesures unanimes contre le retour de votre
iniquité , ne l'accusez pas d'être persécuteur, à moins
que l'esclave qui enferme son geôlier ne soit un persé-
cuteur, et que la victime qui fait reculer l'assassin ne
soit un bourreau.
Soyons généreux : accordons , si vous le voulez , que
la vérité et l'erreur furent également intolérantes. Eh
bien ! qu'a gagné le monde à cette lutte funeste? La vé-
rité n'a pas détruit l'erreur, et l'erreur n'a pas détruit
la vérité ; victorieux sur un point, on a succombé sur un
autre. N'est-il pas temps de sortir de voies si maliiou-
reuses? Soixante siècles de vicissitudes sanglantes ne
suffisent-ils pas à notre instruction? Posons enfin la
borne aux maux du passé, et que cette pierre pacifique,
plantée d'un commun accord entre ce qui fut et ce qui
sera, présage à nos descendants une meilleure solution
des problèmes humains que celle qu'on avait espérée
du glaive , et que le glaive n'a point donnée.
CilAPITRE VII
CONCLUSION.
J'ai (lit sans crainte à mon pays ce que je me propose
et ce que je pense. Je crois qu'il a des raisons de m'être
favorable. A toutes celles que je lui ai données, je n'en
ajouterai plus qu'une. Une des hases de la société mo-
derne est la division illimitée des propriétés par le
partaf,fe égal entre les enfants , et l'admission de tous
les citoyens aux fonctions sociales par voie de con-
currence; CCS deux principes ne sauraient fléchir
sans ({lie la société moderne fût aUaquée dans son es-
sence. Or, tout justes et nécessaires qu'ils sont, ils
ont leurs inconvénients, parce que rien sur la terre n'est
exempt d'une certaine infirmité, qui est le germe de la
mort mêlé à la vie. De la division des propriétés résulte,
avec un accroissement de la population, uneatténuation
(le la fortune des familles. Presque personne naissant en
Franco n'a une existence assurée par ce seul fait; et,
d'un autre côté , l'Etat n'est pas assez riche pour ac-
— 130 —
corder à toutes les ambitions qu'engendrent le besoin et
la libre concurrence une part honorable de la fortune
publique. Il est impossible que cet état de choses n'a-
mène de grandes souffrances morales. Rien n'est beau
comme le testament d'Alexandre : Au plus dUjne; mais
rien n'est triste comme le partage réel de sa succession
entre ses capitaines. Nous assistons à un spectacle pa-
reil. Il suffit d'avoir vécu parmi la jeunesse pour savoir
les angoisses qui assiègent ces cœurs à qui tout est ou-
vei^t, et dont beaucoup pourtant n'entreront pas. La
paix générale, destinée à être un jour plus solide qu'elle
ne l'est aujourd'hui , augmente encore ces causes de
malaise. Pourquoi, lorsqu'il en est ainsi, fermerait-on
à la jeunesse l'issue de la vie commune? Nous avons
des fortunes trop petites , unissons-les. Nous souffrons
de la lutte sociale, sortons-en. Personne jusqu'ici n'a
paru s'opposer aux associations de simple travail : pour-
quoi s'opposerait-on à des associations où la religion
serait unie au travail? Serait-ce donc que les choses
les plus naturelles deviennent illégitimes dès que le
Christianisme y entre comme élément?
On ferait de vains efforts pour se le dissimuler : les
associations religieuses , agricoles, industrielles, sont
les seules ressources de l'avenir contrela perpétuité des
révolutions. Jamais le genre humain ne reculera vers le
passé ; jamais il ne demandera secours aux vieilles con-
stitutions aristocratiques, quelle que soit la pesanteur
de ses maux ; mais il cherchera dans les associations
volontaires fondées sur le travail et la religion , le re-
mède à la plaie de V individualisme. J'en appelle aux
— 431 —
tendances qui se manifestent déjà de toutes parts. Si le
gouvernement laisse à ces tendances généreuses , tout
en les surveillant, l'essor qu'elles sollicitent, il pré-
viendra de grandes catastrophes. La nature humaine
a cela d'admirahle , qu'elle porte en elle-même le re-
mède avec la maladie. Laissons-la faire un peu, et ne
repoussons pas cette parole de l'Écriture : Dieu a crée
ijuérissahles les 7iations de la terre.
Je crois donc faire acte de bon citoyen ^ autant
qu'acte de bon catholique, en rétablissant en France les
Frères Prêcheurs. Si mon pays le souffre, il ne sera pas
dix années peut-être avant d'avoir à s'en louer. S'il ne
le veut pas, nous irons nous établir à ses frontières, sur
quelque terre plus avancée vers le pôle de l'avenir, et
nous y attendrons patiemment le jour de Dieu et de la
France. L'important est qu'il y ait des Frères Prêcheurs
français , qu'un peu de ce sang généreux coule sous le
vieil habit de Saint-Dominique. Quant au sol , il aura
son tour; car la France arrivera tôt ou tard au rendez-
vous prédestiné où la Providence l'attend. Ce qu'a pré-
dit M. de Maistre s'accomplira : La France sera chré-
tienne, l'Angleterre catholique, et l'Europe chantera
la messe à Sainte-Sophie. J'y crois, et je ne suis pas
])ressé.
Quel que soit le traitement que me réserve ma patrie,
je ne m'en plaindrai donc pas. J'espérerai en elle jus-
qu'à mon dernier soupir. Je comprends même ses in-
justices, je respecte même ses erreurs, non comme le
courtisan qui adore son maître , mais conmie l'ami qui
sait par quels nœuds le mal s'enchahie au bien dans
— 132 —
le plus profond du cœur de son ami. Ces sentiments
sont trop anciens en moi pour y périr jamais , et dus-
sé-je n'en pas recueillir le fruit, ils seront jusqu'à la
fin mes hôtes et mes consolateurs.
FIN DU MEMOIRE.
VIE
SAINT DOMINIQUE
APPROBATION DE L'ORDRE
Par commission du Révérendissime Père Ange Ancarani,
maître général de tout Tordre des Frères Prêcheurs , ayant
examiné un livre qui a pour litre : VIE DE SAINT DOMI-
NIQUE, par le Révérend Père Frère Henri-Dominique Lacor-
daire , de l'ordre des Frères Prêcheurs, je n'y ai rien trouvé
qui fût contraire h la foi et à la morale de Jésus-Christ ;
mais j'y ai reconnu un grand mérite de pureté dans le
style, de rectitude dans les idées, en même temps que j'ad-
mirais réloquence d'or et Tonclion sainte qui caractérisent
si particulièrement le génie propre de l'écrivain ; c'est pour-
quoi je juge qu'en rendant ce livre public, ce sera faire
une chose agréable à tous, surtout à la France, où l'ordre
de Saint-Dominique a été autrefois si florissant et si utile.
Rome, Saintc-Marifî-sur-Min'Tve, Ï6 jiiiUpt 1840.
Fr. Thomas -Hyacinthe CIPOLETTI,
Ancien main-e iténéral de rordre des Fri'res Prêch«urs, th<^olOR:ien de la Casanatc,
consultoiirdo la Congrcgation do l'Index et de celle des Kvfques et Réguliers.
PREFACE
DE LA PREMIERE ÉDITION.
£n publiant le Mémoire pour le rétablissement en
France de V ordre des Frères Prêcheurs , mon but
était de placer une œuvre utile , mais hardie peut-
être, sous la protection de l'opinion. J'ai eu à me
féliciter d'avoir agi de la sorte. Aucun organe de
ropinion n'a signalé le livre et l'œuvre à Tani-
madversion du pays, aucune bouche publique ne
les a dénoncés du haut de la tribune , aucun fait
n'a révélé du mépris , de la haine , de la préven-
tion; et jiourtant il s'agissait de saint Dominique
et des dominicains ! il s'agissait de replanter sur
le sol français une institution longtemps calom-
niée dans son fondateur et dans sa postérité ! filais
nous appartenons à un siècle placé à un point de
vue tout nouveau , et qui , du haut des ruines où
la Providence l'a fait naitre , peut découvrir des
— 138 —
choses cachées aux âges intermédiaires et aux pas-
sions qui les gouvernaient. Les temps de vicissi-
tudes politiques permettent tout bien comme tout
mal, ils déracinent avec le passé les haines du
passé ; ils font du monde un cliamp de bataille où
la vérité bivouaque avec Terreur, où Dieu descend
dans la mêlée, et se reconnaît au besoin qu'on a
de lui.
Mais quoique j'aie à me louer de l'opinion au
sujet de l'accueil dont elle a honoré mon Mémoire
et mon dessein , je sens bien cependant que je ne
suis pas quitte envers elle. La grande figure de
saint Dominique ne pouvait être que largement
ébauchée dans un écrit destiné à donner un aperçu
général de l'ordre des Frères Prêcheurs , et c'est
pourquoi je me suis immédiatement appliqué , au-
tant que les devoirs du cloître me l'ont permis , à
tracer d'une main plus décisive la vie du saint pa-
triarche. Peu de Français en ont quelque notion ;
la plupart ignorent tout de lui. sauf qu'il a inventé
l'inquisition et dirigé la guerre des Albigeois, deux
choses si parfaitement fausses, qu'une question
curieuse dans l'histoire de l'esprit humain est de
savoir comment on les a crues, l^eut-êtrc un jour,
si je rencontre des adversaires sérieux , sera-t-il
nécessaire que j'entre dans rcxamen de cette qucs-
— d39 —
tion , et que je montre l'origine et le progrès des
causes qui ont changé dans roreille de la postérité
l'harmonie du nom de saint Dominique. Quant à
présent , je me suis borné à décrire les faits de sa
vie tels que les monuments contemporains me les
ont fournis, et pour toute polémique je me re-
tranche derrière ces invincibles monuments. A
quiconque parlera de saint Dominique autrement
que je n'en parle , je lui demanderai une ligne du
treizième siècle, et, s'il nie trouve trop exigeant,
je me contenterai d'un seul mot.
Voilà pour le livre ; parlons de l'œuvre.
J'étais parti de France, le 7 mars 1839, avec
deux compagnons. Nous allions à Rome prendre
l'habit de Frères Prêcheurs , et nous soumettre à
Tannée de noviciat qui précède les vœux. L'année
finie, nous nous agenouillâmes, deux Français
seulement , aux pieds de Notre-Dame de la Quer-
cia, et, pour la première fois depuis cinquante
ans, saint Dominique revit la France au banquet
de sa famille. Aujourd'hui nous ha])itons le cou-
vent de Sainte -Sabine au mont Aventin. Nous
sommes six Français, tous tirés de ce monde par
des voies diverses , tous ayant vécu d'une autre vie
que celle que Dieu nous fait présentement. Nous
passerons là i)lusieurs années , s'il plaît à Dieu ,
— 140 —
non pour éloigner le moment du combat, mais
pour nous préparer gravement à mie mission dif-
ficile, et rapporter en France , outre nos droits de
citoyens, les droits qui résultent toujours d'un
dévouement éprouvé par le temps. Il nous est dur
sans doute d'être séparés de notre patrie , et de
manquer au bien qui nous y serait possible ; mais
Celui qui demandait à Abraham le sang de son fils
unique a fait du renoncement à un bien immédiat
la condition d'un bien plus grand. Il faut que quel-
qu'un sème pour que quelqu'un moissonne. Nous
prions donc ceux qui espèrent quelque chose de
nous , de nous pardonner une absence nécessaire ,
et de ne point nous retirer le souvenir de leur
cœur, ni leur intercession auprès de Dieu. Les
années passent vite; quand nous nous retrouve-
rons ensemble dans les camps d'Israël et de la
France, il ne sei'a pas mal pour tous d'avoir un
peu vieilli , et la Providence sans doute aura fait
du chemin de son côté.
CHAPITRE I
SITUATION DE l'ÉGLISE A LA PIN DU XIl' SIÈCLE.
Le douzième siècle de l'ère chrétienne s'était levé
sous de magnifiques auspices. La foi et l'opinion, forte-
ment unies , gouvernaient ensemble l'Occident , et y
formaient d'une multitude de peuples obéissants et
libres une seule communauté. Au faîte de l'ordre social
était assis le pontife universel, sur un trône d'où la ma-
jesté descendait au secours du commandementtrahi par
l'infirmité de la nature, et la justice au secoiu's de l'obéis-
sance devenue intolérable par les excès du pouvoir. Tout
à la fois vicaire de Dieu et de l'humanité , le bras droit
sur Jésus-Christ et le bras gauche sur l'Europe, le pon-
tife romain poussait les générations dans des voies
droites, ayant en lui-même contre les abus de sa pléni-
tude la ressource d'une faiblesse personnelle infinie.
Jamais la foi , la raison , la justice ne s'étaient étreintes
sur un plus haut piédestal ; jamais le rétablissement de
l'unité dans les entrailles déchirées du genre humain
n'avait paru plus probable et plus proche. Déjà le dra-
peau de la chrétienté flottait à Jérusalem sur le tombeau
— 142 —
du Sauveur des hommes , et conviail l'Eglise grecque
à une réconciliation glorieuse avec l'Église latine. L'is-
lamisme, vaincu en Espagne et chassé des côtes d'Italie,
se voyait attaqué au centre de sa puissance , et vingt
peuples, marchant ensemhle aux frontières de l'huma-
nité régénérée pour y défendre contre la brutalité de
l'ignorance et l'orgueil de la force l'Évangile de Jésus-
Christ , promettaient à l'Europe le terme de ces migra-
tions sanglantes dont l'Asie était le foyer. Qui pouvait
dire où s'arrêteraient les voies triomphales que venait
d'ouvrir en Orient la chevalerie chrétienne? Qui pou-
vait prévoir ce qu'allait devenir le monde sous la direc-
tion d'un pontificat qui avait su créer au dedans une si
vaste unité, au dehors un si grand mouvement?
Mais le douzième siècle n'acheva pas sa course comme
il l'avait commencée , et quand, le soir venu , il pencha
vers l'horizon pour se coucher dans l'éternité, l'Église
parut s'incliner avec lui, le front chargé d'un pesant
avenir. La croix de Jésus-Christ ne brillait plus sur les
minarets de Jérusalem ; nos chevaliers, vaincus par Sa-
ladin , conservaient à peine quelques pieds de terre en
Syrie; l'Église grecque, loin de s'être rapprochée de
l'Église romaine , avait été confirmée dans le schisme
par l'ingratitude et la déloyauté des siens à l'égard des
croisés. C'en était fait de l'Orient. L'histoire a montré
depuis les conséquences de ce désastre : la chute de
Constantinople , et l'occupation d'une partie du terri-
toire européen par les Turcs ottomans; une dure servi-
tude imposée à des millions de chrétiens sous leur domi-
nation, et leurs armes menaçant le reste de la chrétienté
— 143 —
jusqu'au temps de Louis XIV ; trois siècles d'incursions
par les Tartares au cœur de l'Europe ; la Russie adop-
tant le schisme grec et prête à se ruer sur l'Occident
pour y détruire toute foi et toute liberté; l'Europe trou-
LléeparrafTaiblissement des races musulmanes, comme
elle l'avait été par leur élévation, et le partage de l'Asie
aussi difficile que l'était auparavant sa conquête. Mon-
taigne a dit , qu'il y a des défaites triomphœites à l'envi
d"s victoires : on peut dire que le mauvais succès du
plan de Grégoire VII et de ses successeurs, par rapport
à l'Orient , a mieux révélé leur génie que ne l'eût fait
le plus victorieux accomplissement de leurs desseins.
Le spectacle intérieur de l'Église n'était pas moins
triste. Tous les efforts de saint Bernard pour le réta-
blissement de la saine discipline n'avaient servi que peu
contre le débordement de la simonie , du faste et de
l'avarice dans le clergé. La source de tous ces maux,
peints aveo tant d'éloquence par saint Bernard lui-
môme, étaient les richesses de l'Église, devenues l'objet
de la convoitise universelle. Aux investitures violentes
par la crosse et l'anneau avait succédé une usurpation
sourde, une simonie lâche et rampante. « 0 vaine gloire I
« s'écrie Pierre de Blois; ô aveugle ambition! ô faim
«. insatiable des honneurs de la terre ! ô désir des digni-
« tés , qui est le ver rongeur des cœurs et le naufrage
<[ des âmes ! D'où nous est venue cette peste ? Comment
« s'est enhardie cette exécrable présomption qui pousse
« les indignes à la recherche des dignités, d'autant plus
a Apresàlespoursuivrequ'ilslcsméritentmoins? C'est
a par toutes les portes , c'est sans souci de leur âme et
— 144 —
« de leur corps , que les malheureux se précipitent sur
« la chaire pastorale, devenue pour eux une chaire em-
flc poisonnée, et pour tous une cause de perdition (1) . »
Trente années auparavant, saint Bernard disait avec une
amère ironie : « Des écoliers enfants , des adolescents
« impubères sont promus aux dignités ecclésiastiques à
« cause de la dignité de leur sang, et passent de dessous
« la férule au gouvernement du clergé; plus joyeux
« quelquefois d'être soustraits aux verges que d'avoir
« obtenu un commandement, plus ilattés de l'empire au-
« quel ils échappentque de celui qu'ils acquièrent (2). »
Tel est le malheur de l'Église. Vous la voyez, au prix de
son sang, convertir à Jésus-Christ des nations infidèles,
adoucir leurs mœurs, façonner leur intelligence, défri-
cher leurs forêts , peupler les villes et les solitudes de
maisons de prières : puis, quand vingt générations de
saints ont attiré sur ces pieux caravansérails les béné-
dictions du ciel et de la terre , alors, au lieu du riche,
touché de Dieu , qui venait y pleurer ses fautes ; au lieu
du pauvre, content de Dieu , qui y ployait ses forts ge-
noux avec le vœu d'être jilus pauvre encore ; au lieu des
saints, hériliers des saints, vous y voyez paraître le
pauvre qui veut devenir riche, le riche qui veut devenir
puissant , les âmes médiocres qui ne connaissent pas
môme leurs désirs. Bientôt Tintrigue fait tomber la
crosse épiscopale ou abbatiale en des mains qu'une
intention pure n'a point bénies; le monde a le plaisir de
voir ses favoris gouverner l'Eglise de Dieu, et changer
(1) Lettre au c.iriliiial Octavien.
(2) Lettre xlii, à Ih'nri, archevé'iuo de Sens.
— 145 —
le joug aimable de Jésus -Christ en une domination
séculière. Les cloîtres retentissent de l'aboiement des
chiens de meute, du hennissement des chevaux. Qui
discernera les vocations vraies des vocations fausses?
Qui en aura la science? qui en aura même le temps ou
la pensée? On ne s'inquiète plus de savoir comment les
âmes ont été engendrées à Jésus-Christ, mais seule-
ment de connaître leur naissance selon la chair. La
prière, l'iiumilité, la pénitence, le dévouement s'en-
fuient comme des oiseaux timides troublés dans leur
nid : les tombeaux des saints sont étrangers dans leur
propre maison.
Voilà l'état misérable où une ambition sacrilège avait
réduit un trop grand nombre d'églises et de monastères
d'Occident à la fin du douzième siècle; et en bien des
lieux où le mal n'était pas si profond , il était encore
grand. Le Saint-Siège, quoique troublé lui-même par
les schismes <jii'av;ut fomentés et soutenus contnî lui
l'empereur Frédéric T'"", n'avait cessé d'apporter les
remèdes à de si graves désordres : il leur avait opposé
trois concilesœcuméniques en cinquante-six ans, mais
sans jiouvoir réaliser qu'imj)arfaitement une réforme
qu'étaient pourtant si dignes d'obtenir les illustres
pontifes qui naissaient presque sans interruption des
cendres de Grégoire VIT.
Un jour, vers liCO, un riche habitant de I^yon
nommé Pierre Valdo vit un de ses concitoyens frappé
de la foudre à ses côtés. Cet accidentle fît réfléchir; il
distribua ses biens aux pauvres, et se consacra tout
entier au service de Dieu. Comme la réforme de l'Église
5
— 146 —
préoccupait les esprits, il lui fut aisé, par son dévoue-
ment même, decroire qu'il était appelé à cette mission,
et il réunit un certain nombre d'iiommes auxquels il
persuada d'embrasser avec lui une vie apostolique. De
combien peu diffèrent souvent les pensées qui font les-
grands hommes , et celles qui ne font que les perturba-
teurs publics ! Si Pierre Yaldo eût eu plus de vertu et
de génie, il eût été saint Dominique ou saint François
d'Assise. Mais il succomba à une tentation qui a perdu,
dans tous les temps, des hommes d'une assez liante
intelligence. Il crut impossible de sauver l'Eglise par
l'Eglise. Il déclara que la véritable épouse de Jésus-
Christ avait défailli sous Constantin , en acceptant le
poison des possessionstemporelles; que l'Église romaine
était la grande prostituée décrite dans l'Apocalypse , la
mère et la maîtresse de toutes les erreurs; que les pré-
lats étaient des scribes, et les religieux des pharisiens;
que le pontife romain et tous les évéques étaient des
homicides; que le clergé ne devait avoir ni dîmes ni
terres; que c'était un péché de doter les églises et les
couvents, et cjue tous les clercs devaient gagner leur
vie du travail de leurs mains, à l'exemple dos apôtres;
enfin que lui, Pierre Valdo , venait rétablir sur ses fon-
dements primitifs la vraie société des enfants de Dieu.
Je laisse de côté les erreurs secondaires qui devaie'nt
nécessairement sortir de celles-là. Toute la force des
Yaudois était dans leur attaque directe contre l'Église
et dans le contraste réel ou apparent de leurs mœurs
avec les mœurs mal réglées du clergé de leur temps.
Arnaud de Bresse , mort à Rome sur un bûcher, avait
— 147 —
été leur précurseur. C'est un homme dont la figure
personnelle ressort bien plus dans l'histoire que celle de
Pierre Valdo; mais Pierre Valdo avait l'avantage de
venir après lui, quand le scandale était niia% et il eut
un succès très-alarmant.Il fut le véritable patriarche des
hérésies occidentales, et leur donna l'un des grands
caractères qui les distinguent des hérésies grecques, je
veux dire vm caractère plus pratique que métaphysique.
A la faveur des mêmes circonstances qui protégeaient
les A'^audois, ime hérésie d'origine orientale s'était intro-
duite en Allemage et en Italie , et vint asseoir son camp
principal dans le midi de la France. Cette hérésie, tou-
jours combattue et toujours vivace, remontait jusqu'à
fin du troisième siècle. Elle s'était formée sur les fron-
tières de la Perse et de l'empire romain par le mélange
des idées chrétiennes avec la vieille doctrine persane,
qui attribuait le mystère de ce monde à la lutte de deux
principes coéternels, Fun bon, l'autre mauvais. Ces
sortes d'alliances entre des religions et des philosophies
diverses étaient alors très-coinmimes; c'est la tendance
des esprits faibles de vouloir unir ce qui est incompa-
tible. Un Persan nommé Manès donna sa dernière forme
à la mixtion monstrueuse dont nous parlons. Moins heu-
reux que les autres hérésiarques, sa secte ne put jamais
arriver à l'état de société publique , c'est-à-dire avoir
des temples, un sacerdoce et un peuple reconnus. Les
lois des empereurs, appuyées de l'opinion, la poursui-
virent avec une infatigable persévérance : ce fut ce qui
prolongea sa vie. L'état de société publique est une
épreuve cpje l'erreurne soutient jamais quepeude temps
— 148 —
et ce temps est d'autant plus court que l'erreur repose
sur des fondements plus contradictoires , et entraîne des
conséquencesplus immorales. Les Manichéens, repous-
sés de dessous le soleil, se réfugièrent dans les ténèbres ;
ils formèrent mie société secrète, seul état qui permette
à l'erreur de se perpétuer longtemps. L'avantage de ces
associations mystérieuses est moins la facilité d'échapper
aux lois que la facilité d'échapper à la raison publique.
Rien n'empêche quelques hommes unis par les dogmes
les plus pervers et les pratiques les plus ridicules, de
recruter dans l'ombre les esprits mal faits, d'attirer les
esprits aventureux par le charme des initiations, de les
persuader au moyen d'un enseignement sans contrôle,
de les saisir par un but grand et éloigné, dont cent gé-
nérations se sont transmis, croient-ils, le culte profond;
enfin de les lier par les parties basses du cœur de
l'homme en consacrant leurs passions sur des autels
inconnus du reste de l'humanité. II y a aujourd'hui dans
le monde telle société secrète qui no compte peut-être
pas trois initiés, et qui remonte par une succession invi-
sible] usqu'à l'antre deTrophonius ou aux souterrains des
templesderÉgypte.Ceshommes, tout pleins dcTorgueil
d'un si rare dépôt, traversent imperturbablement les
siècles avec un profond mépris de ce qui s'y fait, jugeant
de tout par la doctrine privilégiée qui leur est échue, et
préoccupés du seul désir d'engendrer une âme qui soit,
à leur mort, l'héritière do leur occulte félicité. Ce sont
les Juifs de l'erreur. Ainsi vécurent les Manichéens,
apparaissant rà et là dans l'hisfoire comme ces monstres
(]ui suivent au fond de l'Océan des routes ignorées, et
— 149 —
qui quelquefois élèvent leur tète séculaire au-dessus des
flots. Mais il y eut cela de merveilleux dans leur appari-
tion du douzième siècle, quepour la première foisilsarri-
vèrent à un commencement de société publique. Spec-
tacle vraiment inouï! ces sectaires, que le Bas-Empire
avait tenus constamment à ses pieds, s'établissaient
ouvertement en France, sous les yeux de ces pontifes
qui étaient assez puissants pour contraindre l'em-
pereur môme à respecter la loi divine et la volonté des
nations chrétiennes. Aucun fait ne révèle plus sûrement
la réaction sourde qui travaillait l'Europe. Raymond IV,
comte de Toulouse, était à la tète des Manichéens de
France,vulgairement appelés Albigeois. C'était l'arrière-
neveu de ce fameux Raymond, comte de Saint-Gilles,
dont le nom est mêle aux plus grands noms de la pre-
mière croisade, aux noms des Godefroy de Bouillon, des
Baudouin, des Robert, des Hugues, des Boëmond. Il
abdiqua l'héritage de gloire et de vertu que lui avaient
transmis ses ancêtres , pour se faire chef de la plus
détestable hérésie qu'eût enfantée l'Orient, subjugué
tout ensemble par les mystères propres des Manichéens
et par le masque vaudois qu'ils avaient pris pour mieux
entrer dans les pensées de l'Occident.
Ce n'était pas tout. L'enseignement des écoles catho-
liques, renouvelé après un long interrègne, se dévelop-
pait sous l'influence de la philosophie d'Aristote , et la
tendance de ce mouvement était de faire prévaloir la
raison sur la foi dans l'exposition des dogmes chrétiens.
Abailard, honmie célèbre par ses fautes encore plus que
par ses erreurs, avait été l'une des victimes de cet esprit
— 150 —
appliqué à la théologie. Saint Bernard l'accusa de trans-
former la foi, fondée sur la parole de Dieu, en mie pure
opinion, assise sur des principes et des conclusions de
l'ordre humain. Mais bien qu'il eût remporté une facile
victoire, honorée par la soumission réelle de son adver-
.saire et par un rare exemple de réconciliation, néan-
moins le mal avait poursuivi son cours. Il est difficile,
dans tous les temps , de résister à de certaines impul-
sions dont la force vient de loin et de haut. L'époque
grecque était restée dans la mémoire des gens instruits
comme le point le plus élevé où le génie de l'homme eût
atteint. Le Christianisme n'avait pas eu le loisir de créer
une littérature qui fût comparable à celle-là, ni de se
faire une philosophie et une science propres. Le germe
en existait sans doute dans les écrits des Pères de TÉ-
glise ; mais il était beaucoup plus commode d'accepter
un corps philosophique et scientifique tout fait. On ac-
cepta donc Aristote comme le représentant de lasagesse.
Malheureusement Aristote et l'Évangile n'étaient pas
toujours d'accord : de là trois partis. L'un sacrifiait le
philosophe à Jésus-Christ, selon cette parole : Voua
n'avez qu'un seul maître, qui est le Christ (1). L'autre
sacrifiait Jesus-Christ au philosophe, sur ce fondement
qu.* la raison étant la lumière première de l'homme ,
elle devait conserver partout la primauté. Le troisième
admettait qu'il y avait deux ordres de vérités, l'ordre de
raison et l'ordre de foi , et que ce qui était vrai dans
Fun pouvait être faux dans l'autre.
(1) Saint Maltliicu, xxiii, 10.
— 151 —
En résumé, le schisme et l'hérésie, favorisés par le
mauvais état de la discipline ecclésiastique et par la ré-
surrection des sciences païennes , ébranlaient en Occi-
dent l'œuvre du Christ, pendant que la mauvaise issue
des croisades achevait sa ruine en Orient, etouvrait aux
Barbares les portes de la chrétienté. Les papes, il est
vrai , résistaient avec une immense vertu aux dangers
croissants de cette situation. Ils domptaient l'empereur
Frédéric l""", animaient les peuples à de nouvelles croi-
sades, tenaient des conciles contre l'erreur et la corrup-
tion, veillaient à la pureté de la doctrine dans les écoles,
resserraient dans leurs puissantes mains l'alliance de la
foi et de l'opinion européenne, et du sang ému de ce
vieux tronc pontifical on voyait naître Innocent III. Mais
nul ne peut soutenir tout seul le poids des choses divines
et humaines ; les plus grands hommes ont besoin du con-
cours de mille forces, et celles que la Providence avait
accordées au passé semblaient plier sous le poids de
l'avenir. L'ouvrage de Clovis, de saint Benoît, de Char-
lemagne et de Grégoire VII, debout encore etvivant des
restes de leur génie, appelait à son secours une nouvelle
effusion dcl'Esprit en qui seul cstrimmortalité. C'csten
ces moments suprêmes qu'il faut être attentif auxconseils
dcDieu. Troiscents anspluslai'd il abandonncrala moi-
tié de l'Europe à l'erreur, pour tirer un jour de l'erreur
<les triomphes dont nous commençons à entrevoir le se-
cret : mais alors il lui plut d'aider son Église par la
voie directe de la miséricorde. Jésus-Christ regarda ses
])ieds et ses mains percés pour nous, et de ce regard
d'amour naquirent deux honnnes : saint Dominique et
-= im —
saint François d'Assise. L'histoii^e de ces d eux hommes,
si semblables et si divers , ne devrait jamais être sé-
parée ; mais ce que Dieu crée en une seule fois , une
seule plume n'est pas capable de l'écrire. Ce sera déjà
beaucoup pour nous si nous pouvons donner quelque
idée du saint patriarche Dominique à ceux qui n'ont
point étudié ses actes.
CHAPITRE II
GENÈSE DE SAIÎ^T DOMINIQUE (l).
Dans une vallée de la Yieille-Castille qu'arrose le
Duéro, presque à égale distance d'Aranda et d'Osma,
est un simple village appelé Calaruéga dans la langue
du pays, et Calaroga dans la langue plus douce d'un
grand nombre d'historiens. C'est là que naquit saint
Dominique, l'an 1170 de l'ère chrétienne. Il dut la vie,
après Dieu, à Félix de Gusman et à Jeanne d'Aza. Ces
pieux seigneurs avaient à Calaruéga une habitation
dans laquelle saint Dominique vuit au monde, et qui
jusqu'à présent n'a point péri tout entière. Alphonse le
Sage, roi de Castille, y fonda en l'2G6 un monastère de
religieuses dominicaines, de concert avec sa femme,
ses lils, et les principaux grands d'Espagne. On voit dans
ce monastère des appartements plus anciens que le
(1) Ou trouvera à l'i fin iln volume l.i liste des auteurs contem-
porains où j'ai puisé les faits qui composent la vie de saint Domi-
nique. Je ne les nomme en note que lorsque je cite leur texte
même. Pour la vcrilicalion, facile du leste, on peut recourir au
premier volume des Annales de Vordrc des Frères Prêcheurs.
par le père Mamachi. Son travail, imprimé à Home en 1750,
est le plus complet (pii existe sur la vie de saint Domiuiiiue.
— 154 —
corp? de Fédifice, et étrangers à l'architecture d'un
couvent; une tour de guerre du moyen âge où sont in-
crustées les armes des Gusmans, une fontaine qui porte
leur nom, et beaucoup d'autres vestiges appelés par le
peuple, organe de la tradition, le Palais des Gusmans.
La branche castillane de cette illustre, famille avait sa
demeure principale à quelques lieues de là, au château
de Gusman ; le lieu de sa sépulture, pareillement voisin
de Calaruéga, était à Gumiel d'Izan, dans la chapelle
d'une église appartenant à l'ordre de Citeaux. Félix de
Gusman et Jeanne d'Aza furent portés à cette chapelle
après leur mort , et couchés sous deux cryptes l'un à
côté de l'autre. Mais la vénération même dont ils
étaient l'objet ne tarda pas de les séparer. Vers 1318,
l'infant de Castille Jean-Emmanuel transféra le corps de
Jeanne d'Aza au couvent des dominicains dePennafiel,
qu'il avait bâti. Félix resta seul dans le tombeau de ses
ancêtres, pour y être un témoin fidèle de la splendeur
du sang qu'il avait transmis à saint Dominique, et Jeanne
alla rejoindre la postérité spirituelle de son fils, pour
jouir de la gloire qu'il avait acquise eu préférant la fé-
condité qui vient de Jésus- Christ à la fécondité de la
chair et du sang (i).
Un signe célèbre précéda la naissance de saint Domi-
(1) Voir une disscrtiitiou latiiiu du iièiv l?n''niûiul tiui a peur
titre: De Gumuina stirpe sancii Doininoi, Romœ, 1740. Los
coutiiuuiteurs des Actes des Saints de BoUaudus avaient uiis eu
doute si réellemeut saint Dominique était issu des Gusmans; le
père Brémond leur réijoudit dans cet ouvrage. Les monuments
dont il abonde ont décidé par voie de critique mie question qui
l'était déjà par une tradition immémoriale.
— 155 —
nique. Sa mère vit en songe le fruit de ses entrailles
sous la forme d'un chien qui tenait dans sa gueule un
flambeau, et qui s'échappait de son sein pour embraser
toute la terre. Inquiète d'un présage dont le sens était
obscur, elle allait souvent prier sur la tombe de saint
Dominique de Silos, autrefois abbé d'un monastère de
ce nom, qui n'était pas loin de Calaruéga , et en re-
connaissance des consolations qu'elle y avait obtenues,
elle donna le nom de Dominique à l'enfant qui avait été
l'objet de ses prières. C'était le troisième qui sortait
de ses flancs bénis. L'aîné, Antoine, consacra sa vie
au service des pauvres, et honora par une grande charité
le sacerdoce dont il était revêtu; le second, Mannes,
mourut sous l'habit de Frère Prêcheur.
Quand Dominique fut présenté à l'église pour y re-
cevoir le baptême, un nouveau signe manifesta la gran-
deur de sa prédestination. Sa marraine, que les histo-
riens ne désignent qu'en l'appelant une noble dame, vit
en songe sur le front du baptisé une étoile radieuse.
Quelque vestige en demeura toujours depuis sur le vi-
sage de Dominique, et l'on a remarqué, comme un trait
singidier de sa physionomie, qu'une certaine splendeur
jaillissait de son front, et attirait à lui le cœur de ceux
qui le regardaient. Le vase de marbre blanc où il avait
été lavé de l'eau sainte fut transporté en 1005 au cou-
vent des Frères Prêcheurs de ValladoUd par les ordres
de Philippe III, qui voulut que son fds y fût baptisé. Il
est aujourd'hui à Saint-Dominique de Madrid, et plu-
sieurs infants d'Espagne y ont été initiés à la vie qui
est en Jésus-Christ, notre bien-aimé Seigneur.
— 156 —
Dominique ne fut point nourri d'un lait étranger; sa
mère ne permit pas qu'un autre sang que le sien coulât
dans ses veines ; elle le garda sur un sein où il ne pou-
vait puiser qu'une nourriture chaste, et sur des lèvres
où il ne pouvait entendre qu'une parole vraie. Tout au
plus, dans ce commerce maternel, avait-il à redouter
la mollesseinvolontaire de ses langes, etcelte abondance
de soins que la tendresse la plus chrétienne ne sait pas
toujours contenir. Mais la grâce qui était en lui se ré-
volta de bonne heure contre ce joug. Dès qu'il put re-
muer ses membres de lui-même, il sortait en secret de
son berceau et se couchait par terre. On eût dit qu'il
connaissait déjà la misère des hommes, la différence de
leur sort ici-bas; et que, prévenu d'amour pour eux, il
souffrait d'avoir un lit meilleur que le dernier d'entre
ses frères; ou bien qu'initié aux secrets du berceau de
Jésus-Christ, il voulait se faire une couche semblable
à la sienne. On ne sait rien de plus des six premières
années de sa vie.
A sept ans commencés il quitta la maison paternelle,
et fat enyoyé à Gumiel d'Izan , chez un oncle qui rem-
plissait dans cette église les fonctions d'archiprêtre. Ce
fut là, près de la sépulture de ses aïeux, et sous la
double autorité du sang et du sacerdoce , (jue Domi-
nique passa la seconde partie de son enfance. « Avant
« que le monde, dit un historien, eut touché cet en-
«. faut, il fut confié, comme Samuel, aux leçons de
« l'Eglise, afin qu'une discipline salutaire prît posses-
« sion de son cœur encore tendre; et il arriva, en
« effet, que, posé sur ce fondement solide, il croissait
— 157 —
« en âge et en esprit, s'élevant chaque jour, par un
(( progrès heureux, à une plus haute vertu (1).
L'université de Palencia au royaume de Léon , la
seule que possédait alors l'Espagne, fut la troisième
école où se forma Dominique. Il y vint à quinze ans, et
se trouva pour la première fois abandonne à lui-même,
loin de l'heureuse vallée où, sous les murs de Calaruéga
et de Gumiel d'Izan, il avait laissé tous ces doux sou-
venirs qui rappellent l'àme au lieu natal. Le séjour qu'il
fit à Palencia fut de dix années. Il consacra les six pre-
mières à l'étude des lettres et de la philosophie ; telles
qu'on les enseignait alors. « Mais, dit un historien ,
« l'angélique jeune homme Dominique, bien qu'il pé-
c( nétràt facilement dans les choses humaines, n'en
a était cependant pas ravi , parce qu'il y cherchait vai-
((. nemont la sagesse de Dieu , qui est le Christ. Nul
((. des pliilosoplies, en effet, ne l'a communiquée aux
(( hommes; nul des princes de ce monde ne l'a connue.
(( C'est pour(paoi, de pour de consumer en d'inutiles
« travaux la fleur et la force de sa jeunesse, et pour
a éteindre la soif qui le dévorait, il alla puiser aux
(( sources profondes de la théologie. Invoquant et
(( priant le Christ, qui est la sagesse du Père, il ouvrit
« son cœur à la vraie science, ses oreilles aux docteurs
« des saintes Écritures: et cette parole divine lui pa-
« rut si douce , il la reçut avec tant d'avidité et de si
« ardents désirs, que, pendant quatre années qu'il
«• l'éLiidia, il passait d«:s nuits presque sans sommeil,
(1) Const;intin d'Orvieto, \'ie de saint Dominique, u. 3.
— 458 —
<( donnant à l'étude le temps du repos. Afin de boire à
<( ce fleuve de la sagesse avec une chasteté plus digne
« encore d'elle , il fut dix ans à s'abstenir de vin. G'é-
« tait une chose merveilleuse et aimable à voir que cet
(( homme en qui le petit nombre de ses jours accusait
(( la jeunesse, mais qui parla maturité de sa conversa-
« tion et la force de ses moeurs révélait le vieillard. Su-
ce perieur aux plaisirs de son âge, il ne recherchait que
«c la justice ; attentif à ne rien perdre du temps, il préfé-
« raitaux courses sans but le sein de TEglise sa mèi'e,
« le repos sacré de ses tabernacles, et toute sa vio
« s'écoulait entre une prière et un travail également
« assidus. Dieu le récompensa de ce fervent amour
ce avec lequel il gardait ses commandements , en lui
(( inspirant un esprit de sagesse et d'intelligence qui
« lui faisait résoudre sans peine les plus difficiles
« questions (i). »
Deux traits nous sont restés de ces dix années de
Palencia. Pendant une famine qui désolait l'Espagne,
Dominique , non content de donner aux pauvres tout
ce qu'il avait, mémo ses vêtements, vendit encore ses
livres annotés de sa main , pour leur en distribuer le
prix, et, comme on s'étonnait qu'il se privât des moyens
d'étudier, il prononça cette parole, la première de lui
qui soit arrivée à la postérité : « Pourrais-je étudier sur
(( des peaux mortes, quand il y a des hommes qui
« meurent de faim ('2) ? » Son [exemple engagea les
(1) Tliicrry d'Aiiolda, Vie de mint Dominiqw. ch.i, ii. 17
«t 18.
(2) Actes de Boloyne, dépositiou Je frère Etienne, u. J.
— d59 —
maîtres et les élèves de l'université à venir abondam-
ment au secours des malheureux. Une autrefois, voyant
une femme dont le frère était captif chez les Maures ,
pleurer amèrement de ne pouvoir payer sa rançon , il
lui oflVit do se vendre pour le racheter; mais Dieu, qui
le réservait pour la rédemption spirituelle d'un grand
nombre d'hommes, ne le permit pas.
Quand le voyageur passe, à la lin de l'automne, dans
un pays dépouillé de toutes ses moissons, il rencontre
quelquefois pendant aux arbres un fruit échappé à la
main du laboureur, et ce reste d'une fertilité disparue
lui suffit pour juger les champs incoimus qu'il traverse.
Ainsi la Providence, en laissant dans l'ombre du passé
la jeunesse de son serviteur Dominique, a voulu cepen-
dant que l'histoire en sauvât quelques traits , révéla-
tions incomplètes, mais touchantes, d'une âme où la
pureté, la grâce, l'intelligence, la vérité et toutes les
vertus étaient l'effet d'un amour de Dieu et des hommes
mûr avant le temps.
Dominique touchait à sa vingt-cinquième année sans
que Dieu lui eût encore manifesté ce qu'il souhaitait de
lui. Pour l'homme du monde , la vie n'est qu'un espace
à franchir le plus lentement possible par le chemin le
plus doux; mais le chrétien ne la considère point ainsi,
lisait que tout homme est vicaire de Jésus-Christ pour
travailler par le sacrifice de soi-même à la rédemption
del'humanité, et que, dans le plan de cette grande œuvre,
chacun a une place éternellement marquée qu'il est libre
d'accepter ou de refuser. Il sait que , s'il déserte volon-
tairement cette place que la Providence lui oflrait dans
— 1G0 —
la milice des créatures utiles, elle sera transportée à un
meilleur que lui , et lui abandonné à sa propre direction
dans la voie large et courte de l'égoïsme. Ces pensées
occupent le chrétien à qui sa prédestination n'est pas
encore révélée , et , convaincu que le plus sûr moyen de
la connaître est de désii^er l'accomplir, quelle qu'elle
soit, il se tient prêt pour tout ce que Dieu voudra. Il ne
méprise aucune des fonctions nécessaires à la république
chrétienne, parce qu'en toutes peuvent se rencontrer
ti'ois choses d'où dépend leur valeur réelle : la volonté
de Dieu qui les impose , le bien qui résulte de leur fidèle
exercice, et le dévouement du cœur qui en est chargé.
Il croit même fermement que les moins honorées ne sont
pas les moins hautes, et que la couronne des saints ne
tombe jamais plus droit du ciel que sur un firent pauvre,
blanchi dans l'humilité acceptée d'un dur service. Peu
lui importe donc où Dieu marquei'a saplace; il lui suffit
d'apprendre quelle est sa volonté. Or, Dieu avait préparé
au jeune Dominique un médiateur digne de lui, qui de-
vait non-seulement lui manifester sa vocation, mais lui
ouvrir les portes de sa carrière future, et le conduire
par des voies imprévues sur le théâtre où l'attendait la
Providence.
Parmi les moyens de réforme auxquels avaient re-
cours ceux qui s'efforçaient de relever la discipline ecclé-
siastique, il en était un particulièrement recommandé
par les souverains pontifes, je veux dire l'établissement
de la vie commune dans le clergé. Les apôtres avaient
ainsi vécu, et saint Augustin, leur imitateur, avait
laissé, ù ce sujet, la fameuse règle qui porte son nom.
— IGl —
La vie commune n'est autre chose que la vie de famille
et d'amour à son plus haut degré de perfection, et il est
impossible qu'elle soit fidèlementpratiquéesansinspircr
à ceux qui s'y dévouent les sentiments de fraternité, de
pauvreté, de patience, d'abnégation, qui sontTàme du
Christianisme. Depuis un siècle et demi environ, on
donnait aux prêtres qui se soumettaient à ce genre de
vie le nom de chanoines réguliers. Ils ne formaient pas
un seul corps sous un môme chef; mais chaque maison
avait son prieur, qui ne relevait que derévèque. Il faut
excepter toutefois l'ordre des chanoines réguliers de
Prémontré, fondé en 1120 par saint Norbert. Or, l'é-
vèque d'Osma , Martin de Bazan , jaloux de contribuer
à la restauration de l'Église , avait récemment converti
les chanoines de sa cathédrale en chanoines réguliers ,
et, instruit qu'il y avait à l'université de Palencia un
jeune homme d'un rare mérite, originaire de son dio-
cèse , il avait couru l'espérance de rattacher à son cha-
pitre ainsi qu'à ses desseins de réformation. Il chargea
de cette aflaire l'homme qui avait été son principal ap-
pui dansl'œuvre difficile ([u'il venait d'accomplir, homme
illustre dès lors par sa naissance, son génie, sa science
et la beauté vénérable de sa vie, mais qui joignit plus
tard à ces qualités, communes à d'auti^cs, un titre que
nul ne partage avec lui. Il y a six siècles que l'Espagnol
dom Diego de Azévédo est couché sous une pierre que je
n'ai pas même vue, et pourtant je ne prononce son nom
qu'avec un respect qui m'émeut. Car ce fut le médiateur
choisi de Di(>u pour éclairer et conduire le patriarche
d'unedynastie dont je suis l'enfant, et quand je remonte
— -162 —
la longue chaîne Je mes aïeux spirituels, jele rencontre
entre saint Dominique et Jésus-Christ.
L'histoire ne nous a pas conservé les premiers entre-
tiens de dom Diego avec le jeune Gusman; mais il est
facile de les deviner par leur résultat. A vingt-cinq ans,
imeàme généreuse ne cherche qu'à donner sa vie. Elle
ne demande au ciel et à la ferre qu'une grande cause à
servir par un grand dévouement; l'amour y surabonde
avec la force. Et si cela est vrai d'une ùme qui n'a reçu
sa trempe que d'une nature heureuse, combien j)lusde
celle où le Christianisme et la nature coulent ensemble
comme deux fleuves vierges dont pas une goutte ne s'est
épanchée en devaines passions! Je me i^eprésente donc
sans peine l'entretien de dom Diego avec le noble étu-
diant de Palencia. Il lui apprit en peu de moments ce
qui ne s'apprend pas dans les livres et les universités :
l'état de la lutte du bien et du mal dans le monde, les
plaies profondes faites à l'Eglise, la pente générale des
affaires, et enfin tout ce qui forme le nœud secret d'un
siècle. Dominique , initié aux maux de son temps par un
homme qui les comprenait, éprouva sans doute le be-
soin d'apporter le tribut de son corps et de son àme à
la chrétienté souffrante. Il vit d'un seul trait sa place
et son devoir: il les vit dans le sacerdoce selon l'ordre
de Melchisédech , à la suite de Jésus-Christ, seul Sau-
veur du monde, source unique de toute vérité, de tout
bien, de toute grâce, de toute paix, de tout dévoue-
ment, et dont les ennemis sont les éternels ennemis du
genre humain, quelque nom qu'ils prennent. H vit que
ce divin sacerdoce, avili par trop de mains indignes de
— 163 —
sa consécration, avait besoin d'être relevé devant Dieu
et devant les peuples, et qu'il ne pouvait l'être que par
la résurrection des vertus apostoliqvies en ceux qui en
étaient ornés et chargés. Et le premier pas de toute ré-
novation étant de faire soi-même ce qu'on veut voir
faire aux autres, l'héritier des Gusmans voua sa vie à
Dieu dans le chapitre réformé d'Osma, sous la direc-
tion de dom Diego, qui en était le prieur.
« Alors, dit le bienheureux Jourdain de Saxe, il
« commença de paraître entre les chanoines, ses frères,
« comme un flambeau qui brûle , le premier par la
« sainteté, le dernier de tous par Thumilité de son
« cœur, répandant autour de lui une odeur de vie qui
oc donnait la vie , et un parfum semblable à l'encens
« dans les jours d'été. Ses frères admirent une si su-
ce blime religion : ils l'établissent leur sous-prieur, afin
« que, placé plus haut, ses exemples soient plus vi-
« sibles et plus puissants. Pour lui , comme un olivier
« qui pousse des rejetons , comme un cyprès qui gran-
de dit , il demeurait jour et nuit dans l'église, vaquant
<( sans relâche à la prière , et se montrant à peine hors
« du cloître ; de peur d'ôter du loisir à sa contempla-
« tion. Dieu lui avait donné une grâce de pleurer pour
c les pécheurs, pour les malheureux et les affligés; il
« portait leurs maux dans un sanctuaire intérieur de
« compassion , et cet amour douloureux , lui pressant
« le cœur, s'échappait au dehors par des larmes. G'é-
« tait sa coutume , rarement interrompue, de passer la
« nuit en prière, et de s'entretenir avec Dieu, sa porte
<( fermée. Quelquefois alors on entendait des voix, et
— 164 —
a: comme des rugissements, sortii* de ses entrailles
<( émues, qu'il ne pouvait contenir. Il y avait une de-
<( mande qu'il adressait souvent et spécialement ù Dieu,
«c c'était de lui donner une vraie charité, un amour à
« qui rien ne coûtât pour le salut des hommes , per-
ce suadé qu'il ne serait vraiment un membre du Christ
<( que lorsqu'il se consacrerait tout entier, selon ses
« forces 5 à gagner des âmes , à l'exemple du Sauveur
« de tous, le Seigneur Jésus-Christ, qui s'est immolé
<( sans réserve à notre rédemption. Il lisait un livre qui
« a pour titre : Conférences rfes Vèrcs , lequel traite à la
(( fois des vices et de la perfection spirituelle, et il s'cf-
(C forçait, en le lisant, de connaître et de suivre tous
(( les sentiers du bien. Ce livre, avec le secours de la
« grâce , l'éleva à une difficile pureté de conscience, à
« une abondante lumière dans la contemplation , et à
« un degré de perfection fort grand (1). »
La Providence ne se pressait pas à l'égard de Do-
minique, quoique sa vie dût être courte. Elle le laissa
pendant neuf années , à Osma , se préparer à la mission
encore inconnue qu'il devait remplir. Dans cet inter-
valle, en 1201 , dom Diego de Azévédo succéda sur le
siège épiscopal à Martin de Bazan. A peu près à la
même époque, Dominique commença d'annoncer au
peuple la parole déDieu, mais sans s'éloigner beaucoup
d'Osma, et il continua vraisemblablement ce ministère,
sur lequel on ne possède aucun détail, jusqu'en 1203,
moment solennel où il ([uitta l'Espagne, et s'achemina,
(1) Vie de saint Donnnique , ch. i, n. S et suiv.
— 165 —
sans le savoir, ù l'âge de trente-quatre ans , vers le lieu
de ses destinées.
Ici finit la genèse de saint Dominique , c'est-à-dire ,
la suite des choses qui ont formé son corps et son âme,
et l'ont préparé pour la fin providentielle qu'il devait
librement accomplir. Tout homme a sa genèse particu-
lière, proportionnée à son service futur dans le monde,
et dont la connaissance seule peut bien expliquer ce
qu'il est. L'amitié nous ouvre ces replis profonds où
sont ensevelis les mystères du passé et de l'avenir; la
confession nous les révèle dans un autre but ; l'histoire
cherche à y descendre , afin de saisir les événements
dans leurs sources premières , et d'en rattacher le fil à
la main de Celui qui crée les germes, et y dépose le
l)ien sous des formes sans nombre. Dominique , appelé
de Dieu à fonder un ordre nouveau qui édifiera l'Église
par la pauvreté, la prédication et la science divine,
eut une genèse dont le rapport est manifeste avec cette
prédestination. Il naît d'une famille illustre, parce que
la pauvreté volontaire est plus frappante en celui qui
méprise ime fortune et un rang tout acquis. Il naît en
Espagne, hors du pays qui sera le théâtre de son apos-
tolat, parce qu'un des plus grands sacrifices de l'apôtre
est d'abandonner sa patrie pour porter la lumière à des
nations dont la langue même est ignorée de lui. Il passe
au sein d'une université les dix premières années de sa
jeunesse, afin d'y acquéi'ir la science nécessaire aux
fonctions évangéliques, et d'en transmellre l'estime et
la culture à son ordre. Pendant neuf autres années , il
se plie aux })raliques de la \ir connnuiic, afin d'en
— -166 —
connaître les ressorts, les difficultés et les vertus, et de
n'imposer un jour à ses frères que le joug qu'il aura
lui-même longtemps porté. Dès son berceau, Dieu lui
donne l'instinct et la grâce de ] 'assuj ettissement du corps
à une vie dure : car comment l'apôtre supportera-t-il
la fatigue des voyages , le chaud , le froid , la faim , la
prison , les coups , la misère , s'il n'a de bonne heure
soumis son corps au plus rude apprentissage ? Dieu lui
donne aussi un goiit précoce et ardent de la prière : car
la prière est l'acte tout-puissant qui met les forces du
Ciel à la disposition de Thomme. Le Ciel est inacces-
sible à la violence; la prière le fait descendre jusqu'à
nous. Mais, par-dessus tout, Dominique reçoit le don
sans lequel les autres ne sont rien , le don d'une im-
mense charité qui le presse nuit et jour de se dévouer
au salut de ses frères, et le rend sensible jusqu'aux
larmes à toutes leurs afflictions. Enfin Dieu lui en-
voie, pour l'initier aux mystères de son siècle, un
homme de forte trempe, qui devient son ami, son
évèque , et , comme nous Talions voir, son introduc-
teur en France et à Rome. Ces faits peu nombreux,
mais suivis et profonds , s'entrelacent lentement dans
un cercle de trente -quatre années, et Dominique,
formé par eux , arrive sans tache ù la plus belle virilité
que puisse souhaiter un homme qui connaît Dieu.
CHAPITRE iïl
ARRIVEE DE SAINT DOMIXIQIE EX FRANCE. — SOiX PREMIER VOYAGE
A ROME. — ENTREVUE DE MONTPELLIER.
En ce temps-là, le roi de Castille Alphonse YIII eut
la pensée de marier son fils à une princesse de Dane-
mark. Il choisit pour négociateur révêqued'Osma, qui,
prenant avec lui Dominique , partit à la fin de l'an 1203
pour le nord de l'Allemagne. Tous deux, en traversant
le Languedoc, y furent témoins du progrès effrayant des
Albigeois, et leur cœur en conçut une amère affliction.
Arrivés à Toulouse, où ils ne devaient demeurer qu'une
nuit, Dominique s'aperçut que leur hôte était héré-
tique. Quoique le temps fût coiu't, il ne voulut pas que
son passage fût inutile à l'homme égaré qui les rece-
vait. Jésus-Christ avait dit à ses apôtres : Quand voui>
entrerez dans une maison, sahicz-hi en disa)it : Paix à cette
maison. Et si cette maison en est dirjne , votre paix descen-
dra sur elle ; si elle n'en est pas di<jne , votre piaix retour-
nera sur vous (i). Les saints, à qui toutes les paroles
de Jésus-Christ sont présentes, et qui savent la puis-
sance d'une bénédiction donnée même à qui l'ignore,
(1) Saint .'tîatthicu, \, 1-2, 13.
— 168 —
f?e regardent comme envoyés de Dieu vers toute créa-
ture qu'ils rencontrent, et ils s'efforcent de ne pas la
quitter sans avoir déposé dans son sein quelque germe
de miséricorde. Dominique ne se contenta pas de prier
en secret pour sonliôte infidèle; il passa la nuit à l'en-
tretenir, et l'éloquence imprévue de cet étranger tou-
cha tellement le cœur de l'hérétique , qu'il revint à la
foi avant que le jour se fût levé. Alors une autre mer-
veille s'accomplit : Dominique, ému par la conquête
qu'il venait de faire à la vérité, et par le triste spectacle
des ravages de l'erreur , eut pour la première fois la
pensée de créer un ordre consacré à la défense de l'E-
glise par la prédication. Celte vue soudaine prit pos-
session do lui et no l'ahandonna plus. Il (juitia la
France avec le secret éclairci de sa carrière future,
comme si la Finance, jalouse de n'avoir pas produit ce
grand liomme, eût obtenu de Dieu qu'il ne touchât pas
vainement son sol, et que ce fût elle au moins qui lui
donnât le conseil décisif do sa vie.
Dom Diego et Dominique, parvenus après beaucoup
de fatigues au terme de leur voyage, trouvèrent la cour
de Danemark disposée à l'alliance que souhaitait la
Gastille. Ils revinrent incontinent en porter la nouvelle
au roi Alphonse, et repartirent ensuite dans un plus
grand appareil pour ramener la princesse en Espagne.
Mais elle était morte dans ces entrefaites. Dom Diego,
dégagé de sa mission, envoya un courrier au roi, et
.se dirigea vers Rome.
Il n'y avaitpas de chrétien alors qui consentît à mourir
sans avoir posé ses lèvres sur le seuil des bienheureux
— 169 —
apôtres Pierre ot Paul, Le pauvre lui-même venait à pied
visiter leurs lointaines reliques, et recevoir au moins
ime fois sur ses épaules joyeuses la bénédiction du
vicaire de Jésus-Christ. Dom Diego et Dominique s'a-
genouillèrent ensemble à ce tombeau qui gouverne le
monde , et en relevant leur front de la poussière , ils
eurent un second bonheur, le plus grand qu'un chré-
tien puisse éprouver ici-bas, celui de voir au trône pon-
tifical un homme digne de l'occuper : c'était Inno-
cent III. Quels furent, du reste, les sentiments dont
remplit leur âme le spectacle de la ville universelle,
riiistoire ne nous en dit rien. Ceux qui viennent à
Piomo une première fois en y apportant l'onction du
Christianisme et la grâce de la jeunesse , savent l'émo-
lion qu'elle produit: les autres le comprendraient dif-
ficilement, et j'aime la sobriété de ces vieux historiens
(jui s'arrêtaient où finit le pouvoir de la parole.
L'évêque d'Osma s'était proposé de demander une
grâce au souverain Pontife. Il avait résolu d'abdiquer
l'épiscopat , et de consacrer le reste de sa vie à prêcher
la foi aux Cumans, peuplade barbare campée sur les
confinsde la Hongrie, et qui était célèbre pour la cruauté
de ses mœurs. Iimocent III refusa d'accéder à cet hé-
roïque désir. Dom Diego insista pour qu'il lui fût permis
du moins , tout en conservant son évêché , d'aller évan-
géliser les infidèles ; mais le pape persista dans son
refus, et lui ordonna de retourner à sou siège. Les doux
pèlerins repassèrent donc les Alpesau prinlempsdel'an-
néc 1205, avec l'intention de se rendre immédiatement
en Espagne. Ils cédèrent toutefois à la pieuse envie de
5'
— 170 —
visiter en passant un des plus célèbres monastères de la
chrétienté, et, prenant un long détour, ils vinrent frap-
per à la porte de l'abbaye de Citeaux. L'ombre de saint
Bernard y habitait encore. Si ce n'était plus la même
pauvreté , c'étaient pourtant des restes de vertu assez
beaux pour que l'évèque d'Osma en fût épris d'amoiu\
Il témoigna aux religieux le plaisir qu'il aurait de revêtir
leur illustre habit. On le lui accorda sans peine, et il se
consola un peu sous ces livrées monastiques de la dou-
leur qu'il avait eue de ne pouvoir devenir un pauvre
missionnaire chez les Barbares. Dominique s'abstint
d'imiter en cela son ami ; mais il remporta de Citeaux
beaucoup d'estime et d'afiectiou pour les religieux de
cet ordre. Tous deux, après un bref séjour à l'ab-
baye, se remirent en route, et descendant, comme il
est probable , le long des rivages de la Saône et du
llhône, ils arrivèrent aux faubourgs de Montpellier.
Trois hommes qui ont joué un grand rôle dans les
affaires de l'Eglise à cette époque étaient alors réuiîis
sous les murs de Montpellier : Arnault, abbé de Citeaux,
Baoul et Pierre de Castelnau , moines du même ordre.
Le pape Lmocent III les avait nommés légats aposto-
liques dans les provinces d'Aix, d'Arles et de Narboniie,
avec plein pouvoird'y faire toutcc qu'ils jugeraient utile
à la répression de l'hérésie. Mais leur légation, qui re-
montait déjà à plus d'une année , avait été sans succès.
Le comte de Toulouse , maître de ces provinces , y sou-
tenait ouvertement les hérétiques; les évoques refu-
saient d'aider les légats , l'un par lâcheté , l'autre par
indilférence , celui-là parce qu'il était hérétique lui-
— 171 —
munie; le clergé avait encouru le mépris des peuples ,
«jusque-là, remarque Guillaume clu Puy-Laurens,
« que le nom d'ecclésiastique était passé en proverbe
(( comme celui do juif, et qu'au lieu de dire : J'aimerais
« mieux être juif que de faire cela, beaucoup disaient :
« J'aimerais mieux être ecclésiastique. Lorsque les
oc clercs paraissaient en public , ils avaient soin de ra-
« mener leurs cheveux de derrière sur le front pour
« cacher leur tonsure, qu'ils faisaient la plus petite
« ])ossible. Rarement les chevaliers destinaient leurs
<r fils à la cléricature, mais ils présentaient les fils de
« leurs gens aux églises dont ils percevaient les dîmes,
« et les évoques conféraient les ordres à qui ils pou-
« vaient (1). » Innocent III n'avait pas dissimulé la
grandeur du mal à ses légats. Dans ime lettre du 31 mai
•l^Oi' , il leur disait : « Ceux que saint Pierre a appelés
« au partage de sa sollicitude pour garder le peuple
« d'Israël ne veillent pas la nuit sur le troupeau : ils
« dorment, au contraire , et tiennent leurs mains reti-
« rées du combat pendant qu'Israël est aux prises avec
« Madian. Le pasteur est dégénéré en mercenaire; il
« ne paît plus le troupeau, mais lui-même ; il cherche
« le lait et la laine des brebis ; il laisse faire les loups ,
« ([ui entrent dans le bercail, et ne s'oppose pas comme
(( un mur aux ennemis de la maison du Seigneur.
« Mercenaire qu'il est , il fuit devant la perversité qu'il
« pouriMit détruire, et en devient le protecteur par sa
(( trahison. Presque tous ont déserté la cause de Dieu?
(1) C/ironiquc^ au prologue.
— 172 —
« et beaucoup parmi le reste lui sont inutiles (i). »
Les trois légats étaient des hommes d'une grande foi
et d'un grand caractère ; mais, abandonnés de tous , ils
n'avaient pu agir m par voie d'autorité, ni par voie do
persuasion. Aucun évèque deces provinces n'avait voulu
se joindre à eux pour exhorter le comte Piaymond YI à
se souvenir du rôle glorieux de ses ancêtres. Leurs con-
férences avec les hérétiques n'avaient pas réussi davan-
tage , ceux-ci leur opposant toujours la vie déplorable
du clergé, et leur rappelant la pai'ole du Seigneur : Voua
les connaîtrez à leurs fruits (2). Ils étaient donc abattus
malgré la vigoureuse trempe de leur âme , et sentaient
amèrement qu'il y a des fardeaux impossibles à soulever
pour l'homme , quand les fautes accumulées ont donné
aux passions une prise trop forte contre la vérité. C'était
sous le poids de cette impression qu'ils délibéraient à
Montpellier. Leur avis unanime était de rendre au sou-
verain Pontife un compte exact de l'état des choses, et
de résigner en même temps dans ses mains une charge
qu'ils ne pouvaient remplir avec fruit ni avec honneur.
Mais ce qui est désespéré pour les hommes ne l'est pas
pour Dieu. Depuis trente ans passés la Providence pré-
parait une réponse aux plaintes de ses serviteurs et aux
injures de ses ennemis, et l'heure était venue où elle
devait être donnée. Au moment où les légats prenaient
de si tristes résolutions , ils apprirent que dom Diego
de Azévédo , évèque d'Osma , arrivait à Montpellier.
(1) Lettre d'Innocent III, liv. vu, lettre lxxv.
(2) Saint Matthieu, vu, 16.
— d73 —
Ils le firent aussitôt prier de venir les voir : dom Diego
se rendit à leur invitation.
Je laisserai parler le bienheureux Jourdain de Saxe.
« Les légats le reçoivent avec honneur et lui demandent
(( conseil, sachant que c'était un homme saint, mûr,
« et plein de zèle pour la foi. Lui, doué qu'il était de
« circonspection , et instruit dans les voies de Dieu ,
« commence à s'enquérir des usages et des mœurs des
«: hérétiques. Il remarque qu'ils attiraient à leur secte
« par des voies persuasives , par la prédication et les
« dehors de la sainteté, tandis que les légats étaient
« entourés d'un grand et fastueux appareil de servi-
ce teurs, de chevaux et d'habits. Il leur dit alors : « Ce
« n'est pas ainsi, mes frères, qu'il fout vous y prendre.
(( Il me paraît impossible de ramener ces hommes par
« des paroles , eux qui s'appuient sur des exemples.
(( C'est avec le simulacre de la pauvreté et de l'austérité
(( évangéliques qu'ils séduisent les âmes simples; en leur
« présentant un spectacle contraire, vous édifierez peu,
« vous détruirez beaucoup , et jamais leur cœur ne sera
<( touché. Combattez l'exemple par l'exemple; opposez
« ù une feinte sainteté la vraie religion : on ne triomphe
« du faste menteur des faux apôtres que par une écla-
« tante humilité. C'est ainsi quesaint Paul fut contraint
« de montrer sa vertu , ses austérités et les périls con-
« tinuels de sa vie à ceux qui s'enflaient contre lui du
« mérite de leurs travaux . » Les légats lui dirent : «. Père
« excellent, quel conseil nous donnez-vous donc? » Il
« leur répondit : a. Faites ce que je vais faire. » Et aus-
« sitôt l'esprit de Dieu s'emparant de lui , il appela les
— 174 —
« gens de sa suite , et leur donna l'ordre de retourner
« à Osnia avec ses équipages et tout l'appareil dont il
c( était accompagné. Il ne retint avec lui qu'un petit
« nombre d'ecclésiastiques , et déclara que son inten-
se tion était de s'arrêter dans ces contrées pour le service
(( de la foi. Il retint aussi près de sa personne le sous-
« prieur Dominique, qu'il estimait grandementet aimait
c: d'une égale aflection; c'est là le frère Dominique, le
« premier instituteur de l'ordre des Prêcheurs, et qui,
« à partir de ce moment , ne s'appela plus le sous-
« prieur, mais le frère Dominique ; homme vraiment du
« Seigneur par l'innocence de la vie et le zèle qu'il avait
« pour ses commandements. Les légats, touchés du con-
(( seil et de l'exemple qui leur étaient donnés, y acquies-
« cèrent sur-le-champ. Ils renvoyèrent leurs bagages et
« leurs serviteurs , et , ne conservant que les livres né-
cc cessaires à la controverse , ils s'en allèrent à pied ,
« dans un état de pauvreté volontaire, et sous la con-
te duite de l'évêque d'Osma , prêcher la vraie foi (1). »
Avec quel art et quelle patience Dieu avait travaillé
à ce dénoûment!. Au bord d'un fleuve espagnol, deux
hommes diflérents d'âge reçoivent avec abondance
l'esprit de Dieu. Ils se rencontrent un jour, attirés l'un
vers l'autre par le parfum de leurs vertus, comme deux
arbres précieux plantés dans une même forêt se
cherchent et s'inclinent pour se toucher. Quand une
longue amitié a confondu leurs jours et leurs pensées ,
une volonté imprévue les tire de leur pays , les pro-
(1) Vie de saint Dominique, ch. i, n. IG et suiv.
— 175 —
mène en Europe, des Pyrénées à la mer Baltique, du
Tibre aux collines de la Bourf^ogne, et ils arrivent
juste , sans y avoir songé, pour donner à des hommes
abattus malgi'é leur grand cœur un conseil qui change
la face des affaires , sauve l'honneur de l'Eglise, et lui
prépare pour un avenir prochain des légions d'apôtres !
Les ennemis de l'Église n'ont jamais lu attentivement
son histoire : ils y auraient remarqué la fécondité in-
vincible de ses ressources, et l'a -propos merveilleux de
cette fécondité. L'Église est semblable à ce géant fds
de la terre qui puisait dans sa chute même une nou-
velle force : elle retourne par le malheur aux vertus de
son berceau, et recouvre sa puissance naturelle en per-
dant la puissance empruntée qu'elle tenait du monde.
Le monde ne saurait lui enlever que ce qu'elle en a
reçu, c'est-à-dire la richesse, l'illustration du sang,
une part dans le gouvernement temporel, des privilèges
d'honneur et de protection : vêtements tissus par une
main qui n'est pas pure, tunique de Déjanireque l'É-
glise ne doit point porter sur sa chair sacrée, mais seu-
lement par-dessus le sac de sa pauvreté native. Si l'or,
au lieu d'être l'instrument de la charité et l'ornement
do la vérité , altère l'une et l'autre, il faut qu'il périsse,
et le monde alors, en dépouillant l'Église, ne fait que
lui rendre la robe nuptiale qu'elle tient de son divin
époux , et que nul ne peut lui ravir. Car comment ravir
la nudité à qui la veut? Comment ôter le rien à qui en
fait son trésor? C'est dans le dépouillement volontaire
que Dieu a mis la force de son Église, et nulle main
vivante ne peut pénétrer dans cet abîme pour y prendre
— 476 —
quelque chose. Aussi les persécuteurs habiles n'ont pas
tant cherché à spolier l'Église qu'à la corrompre. C'est
là le dernier degré de la profondeur dans le mal , et
tout serait perdu par cette ruse, si Dieu permettait ja-
mais quela corruption fût universelle. Mais la corrup-
tion enfante la vie, et la conscience renaît de ses ruines
mêmes : cercle vicieux dont Dieu a le secret, et par
quoi il domine tout.
Qu'y avait-il de plus désespéré en 1205 que l'état
religieux du Languedoc? Le prince était un hérétique
passionné; la plupart des barons favorisaient l'hérésie ;
les évèques ne montraient aucun souci de leurs de-
voirs, et quelques-uns, tel que l'évèque de Toulouse
et l'archevêque d'Auch , étaient souillés de crimes pu-
blics; le clergé avait perdu l'estime; les catholiques
demeurés fidèles n'étaieiit plus qu'en petit nombre;
l'erreur insultait par le spectacle d'une vertu factice
aux désordres de l'Eglise, et le découragement avait
atteint ceux-là mêmes qui perlaient une foi inébran-
lable dans un cœur chaste et fort. !Mais deux chrétiens
qui passent suffisent pour tout changer. Ils relèveront
le courage des légats du Saint-Siège, ils confondront les
hérétiques par un apostolat pauvre et austère, aller-
mii'ont les âmes chancelantes, consolei'ont les âmes
fermes, arracheront l'épiscopat à son apathie ; un grand
évèque montera sur le siège de Toulouse , et si le suc-
cès n'est pas décisif, il sera toujours assez remar-
quable pour manifester de quel côté est la raison , la
droiture, le dévouement, et la certitude d'une cause
divine.
CHAPITRE IV
APOSTOLAT DE SAINT DOMINIQUE DEPIIS l'eNTREVUE DE MONTPELLIER
jusqu'au COMMEXCEUENT de la guerre des albigeois. — FON-
DATION DU COUVENT DE NOTRE - DAME- Dt-PROUILLE.
Ce qui venait d'être convenu entre les légats apos-
toliques et l'évoque d'Osma fut exécuté sans retard.
L'abbé de Citeaux partit pour la Bourgogne, où il devait
présider le chapitre général de son ordre , et promit de
ramener avec lui un certain nombre d'ouvriers évangô-
liques. Les deux autres légats , dom Diego, Dominique
et quelques prêtres espagnols , prirent à pied la route
deNarbonne et de Toulouse. Ils s'arrêtaient en chemin
dans les villes et les bourgs , selon que l'esprit de Dieu
le leur inspii^ait , ou que les circonstances extérieures
leur faisaient juger que leur prédication serait utile.
Quand ils avaient résolu d'évangéliser quelque part, ils
y demeuraient un temps proportionné à l'importance du
lieu et à l'impression qu'ils produisaient. Ils prêchaient
aux catholiques dans les églises , et tenaient des confé-
rences avec les hérétiques dans les maisons particu-
lières. L'usage de ces conférences remonte à une haute
antiquité : saint Paul en avait de fréquentes avec les
Juifs, saint Augustin avec les Donatisles et les Mani-
— i78 —
chéens d'Afrique. En effet, si l'obstination de la volonté
est une des causes de l'erreur, l'ignorance en est peut-
être la cause la plus générale. La plupart des hommes
ne repoussent la vérité que faute de la connaître , parce
qu'ils se la représentent sous des images qui n'ont rien
de réel. Une des fonctions de l'apostolat est donc d'ex-
poser nettement la vraie foi en la dégageant des opi-
nions particulières qui l'obscurcissent, et en laissant à
l'esprit de l'homme toute la liberté que laparole de Dieu
et l'Église , son interprète , lui ont donnée. Mais cette
exposition n'est possible qu'autant qu'elle attire ceux
qui en ont besoin, et elle n'est complète qu'autant qu'on
leur cède le droit de la discuter, comme on se réserve
le droit de discuter leur propre doctrine. C'est le but
qu'atteignent les conférences, champ clos honorable,
où des hommes de bonne foi appellent des hommes de
bonne foi, où la parole est une arme égale pour tous,
et la conscience le seul juge.
Mais si l'usage des conférences est ancien, il y eut
pourtant dans celles qui se tinrent alors avec les Albi-
geois quelque chose de nouveau et de hardi. Les ca-
tholiques ne craignirent pas de choisir souvent pour
arbitres de la discussion leurs adversaii'es mêmes, et de
s'en rapporter à leur jugement. Ils priaient quelques-
uns des hérétiques les plus notables de présider l'as-
semblée, déclarant d'avance qu'ils accepteraient leur
décision sur la valeur des choses qui seraient dites de
part et d'autro. Cette confiance héroïque leur réussit.
Ils eurent phisieui^s fois la consolation de n'avoir pas
trop présumé du cœur de riiommc , et acquirent une
— 179 —
preuve remarquable de toutes les ressources qui y sont
cachées pour le bien.
L'un des premiers bourgs où ils s'arrêtèrent fut Cara-
man, non loin de Toulouse. Ils y annoncèrent la vérité
avec tant de succès pendant huitjours, que les habitants
voulaient en chasser les hérétiques, et reconduisirent
fort loin nos missionnaires à leur départ. Béziers les re-
tint quinze jours. Leur petite armée y subit une diminu-
tion par la retraite du légat Pierre de Castelnau, que ses
amis supplièrent de s'éloigner, à cause de la haine par-
ticulière que lui portaient les hérétiques. Une troisième
station eut lieu à Carcassonne, une autre à Yerfeil, dans
le voisinage de Toulouse , une autre à Fanjeaux, petite
ville située sur une hauteur entre Carcassonne etPa-
miers. Celle-ci est célèbre par un fait miraculeux qui s'y
passa, et que raconte ainsi le bienheureux Jourdain de
Saxe : « Il arriva qu'une grande conférence fut tenue à
« Fanjeaux , en présence d'une multitude de fidèles et
« d'infidèles qui y avaient été convoqués. Les catho-
« liques avaient préparé plusieurs mémoires qui conte-
« naient des raisons et des autorités à l'appui de leur
c foi : mais, après les avoir comparés ensemble, ils
c préférèrent celui que le bienheureux homme de Dieu
€ Dominique avait écrit, et résolurent de l'opposer au
« mémoire que les hérétiques présentaient de leur côté.
« Trois arbitres furent choisis d'un commun accord
c pour juger quel était le parii dont les raisons étaient
« les meilleures, et par conséquent la foi plus solide.
« Or, après beaucoup de discours, ces arbitres ne pou-
« vant s'entendre sur une décision, la pensée leur vint
— 480 —
c de jeter les deux mémoires au feu, afai que, si l'un
«( des deux était épargné par les flammes, il fût certain
« qu'il contenait la vraie doctrine de la foi. On allume
K donc un grand feu, on y jette les deux volumes : aus-
« sitôt celui des hérétiques est consumé ; l'autre, qu'a-
« vait écrit le bienheureux homme de Dieu Dominique,
« non-seulement demeure intact, mais il est repoussé
« au loin par les flammes , en présence de toute l'assem-
« Liée. On le rejette au feu une seconde et une troisième
« fois ; autant de fois l'événement qui se reproduit ma-
te nifeste clairement où est la vraie foi,', et quelle est
« la sainteté de celui qui avait écrit ce livre (1). »
Le souvenir de ce prodige, conservé par les histo-
riens , l'était encore à Fanjeaux même par la tradition ,
et, en 1325 , les habitants de ce bourg obtinrent du roi
Charles le Bel la permission d'acheter la maison où le
fait s'était passé, et d'y élever une chapelle que les sou-
verains Pontifes ont enrichie de plusieurs grâces. Un
miracle semblable eut lieu plus tard à Montréal, mais
en secret , entre les hérétiques assemblés la nuit pour
examiner un autre mémoire du serviteur de Dieu. Ils
s'étaient promis de cacher ce prodige; l'un d'eux qui
se convertit le rendit public.
Cependant Dominique s'était aperçu qu'une des causes
du progrès de l'hérésie était l'adresse avec laquelle les
hérétiques s'emparaient de l'éducation des jeunes fdles
nobles lorsque leurs familles étaient trop pauvres y.ouv
leur donner une éducation convenable à leur rani;. 11
(1) Vie de saint Dominique, cli. i, ii. 20.
— 181 —
songea devant Dieu aux moyens de remédier à cette sé-
duction, et crut qu'il y parviendrait par la fondation
d'un monastère destiné à recueillir les jeunes filles ca-
tholiques que la naissance et la pauvreté exposaient aux
pièges de l'erreur. Il y avait à Prouille , village situé
dans une plaine entre Fanjeaux et Montréal,auxpieds des
Pyrénées, une église dédiée à la sainte Vierge, et célèbre
depuis longtemps par la vénération des peuples. Domi-
nique afTectionnait Notre-Dame-de-Prouille; il y avait
souvent prié dans ses courses apostoliques. Soit qu'il
montât les premières collines des Pyrénées , ou qu'il en
descendit, riiumble sanctuaire de Prouille lui apparais-
sait, à l'entrée du Languedoc , comme un lieu d'espé-
rance et de consolation. Ce fut donc là , tout à côté de
l'église, qu'il établit son monastère, avec le consente-
ment et l'appui de l'évèque Foulques, tout récemment
monté sur le siège de Toulouse. Foulques étaitun moine
de l'ordre de Citeaux connu par la pureté de sa vie et
l'ardeur de sa foi; les catholiques de Toulouse l'avaient
élu pour évoque après que son prédécesseur, Raymond
de Rabcnstens, eut été privé de l'épiscopat par un dé-
cret du souverain Pontife. Son élévation sur un siège si
important causa une joie universelle dans TÉgliso, et
lorsque le légat Pierre de Castelnau, qui était gravement
malade, en eut connaissance, il se souleva de son lit,
les deux mains jointes, pour en remercier Dieu. Foulques
ne tarda pas ù être l'ami de Dominique et de dom Diego.
Il favorica de tout son pouvoir l'érection du monastère
de Prouille, auquel il accorda la jouissance, et plus
tard la propriété de l'église Sainte-Marie, à côté de la-
6
— 182 —
quelle saint Dominique l'avait Làti. Bérenger, arche-
vêque de Narhonne , l'avait précédé dans cette géné-
reuse protection en donnant aux religieuses, quatre
mois après leur clôture, l'église Saint-Martin de Li-
moux, avec tous les revenus qui en dépendaient. Dans
la suite, le comte Simon de Montfort et d'autres catho-
liques de distinction firent de grands dons à Prouille ,
qui devint une maison florissante et célèbre. Une grâce
particulière y sembla toujours attacliée. La guerre civile
et religieuse, qui éclata bientôt après, n'approclia de
ses murs que pour les respecter, et tandis que les églises
étaient spoliées, les monastères détruits , l'hérésie ar-
mée et souvent victorieuse, de pauvres filles sans dé-
fense priaient tranquillement à Prouille sous l'ombre
toute jeune de leur cloître. C'est que les premiers ou-
vrages des saints ont une virginité qui touche le cœur
de Dieu, et Celui qui protège le biùn d'herbe contre lu
tempête veille sur le berceau des grandes choses.
Quels furent l'habit etles règles des Sœurs de Prouille
dans ces premiers temps, on ne le sait pas d'une manière
certaine. Elles avaient une prieure à leur tête, mais sous
l'autorité de Dominique, qui retint l'administration spi-
rituelle et temporelle du monastère, alin de ne pas sé-
parer ses chères filles de l'ordre futur (ju'il méditait, et
qu'elles n'en fussent que le pi'emier rameau. Néanmoins
ses travaux apostoliipies ne lui permettant pas derésider
à Prouille, il se déchargea de l'adiDiiiistration tempo-
relle sur un habitant de Pamiers qui s'était attaché à lui,
et qui se nommait Guillaume Clarel. 11 appela aussi au
partage de l'administration spirituelle un ou deuxecclé -
— d83 —
siastiques, soit Français, soit Espagnols, dont les noms
sont ignorés. Une portion du monastère , en dehors de
la clôtin^e, contenait le logement de Dominiqueet de ses
coadjuteurs, afin que cette habitation, distincte sous un
même toit , fût un garant de l'unité qui existerait un
jour entre les Frères Prêcheurs et les Sœurs Prèche-
resses, ces deux branches sorties dumêmetronc. Quand
tous les préparatifs furent terminés, le 27 décembre
1206, jour de saint Jean l'Evangéliste, Dominique eut
la joie d'ouvrir les portes de Notre-Dame-de-Prouille
à plusieurs dames et demoiselles qui avaient souhaité
se consacrer à Dieu entre ses mains.
Telles furent les prémices des institutions domini-
caines. Elles commencèrent par un asile en faveur delà
triple foiblessedu sexe, de la naissance et do la pauvreté,
comme la rédemption du monde commença dans le sein
d'une Vierge pauvre et fille de David. Notre-Dame-de-
Prouille, solitaire et modeste, attendit longtemps encore
au pied des montagnes les Frères et les Sœurs qui de-
vaient lui être donnés sans mesure, et porter son nom
jusqu'aux extrémités de la terre. Fille aînée d'un père
qui s'élevait lentement sous la direction patiente de
Dieu, elle croissait elle-même en silence, honorée de
l'amitié de plusieurs grands hommes et comme bercée
sur leurs genoux. Dominique, qui, après l'entrevue de
Montpellier, avait quitté le titre de sous-prieur d'Osma
pour prendre celui de frère Dominique, ajouta pour
lors à cette humble et douce qualification celle de prieur
de Prouillc; en sorte qu'on l'appelait le frère Domi-
ttiquc, 2)rimr de Prouille.
— 184 —
Quelque temps après cette fondation , Dominique
ayant prêché à Fangeanx , et étant resté dans l'église
pour y prier selon sa coutume, neuf dames nobles
vinrent se jeter à ses pieds , en lui disant : ce Serviteur
« de Dieu, soyez -nous en aide. Si ce que vous avez
(( prêché aujourd'hui est vrai, voilà bien du temps que
« notre esprit est aveuglé par l'erreur; car ceux que
« vous appelez hérétiques , et que nous appelons bons
« hommcii , nous avons cru en eux jusqu'à présent, et
<(. nous leur étions attachées de tout notre cœur. Main-
te tenant nous ne savons plus que penser. Serviteur de
« Dieu, ayez donc pitié de nous, et priez le Seigneur
(.( votre Dieu qu'il nous fasse connaître la foi dans
« laquelle nous vivions, nous mourions et nous soyons
<( sauvées. » Dominique, s'arrètant de prier en lui-
même, leur dit au bout de quelque temps : (( Ayez pa-
(( tience, et attendez sans crainte; je crois que leSei-
« gneur, qui ne veut la perte de personne, va vous
« montrer quel maître vousavez servi jusqu'à présent.»
En etfet, elles virent tout à coup, sous la forme d'un
animal immonde, l'esprit d'erreur et de haine; et Do-
minique leur dit en les rassurant : «Vous pouvez juger
« à cette figure, que Dieu a fait apparaître devant vous,
« quel est celui que vous suiviez en suivant les liéréti-
« ques (1). » Ces femmes, rendant grâces à Dieu, se
convertirent sur l'heure, et fermem.cnt, à la foi catlio-
lique; plusieurs même d'entre elles se consacrèrent à
Dieu dans le monastère de Prouillc.
{l)Le B. Huinbertj Vie de suint Dominique , n. hk.
— 185 —
Au printemps de l'année 4207, une conférence eut
lieu à Montréal entre les Albigeois et les catholiques.
Ceux-ci choisirent parmi leurs adversaires quatre ar-
bitres, auxquels on remit de part et d'autre des mé-
moires sur les {[uestions controversées. La discussion
publique dura quinze jours, après quoi les arbitres se
retirèrent sans vouloir prononcer. La conscience leur
faisait sentir la supériorité des catholiques, mais ne leur
donnait pas le courage de se déclarer contre leur parti.
Néanmoins, cent cinquante hommes, abjui^antl'hérésie,
retournèrent dans le sein de l'Église. Le légat Pierre de
Gastelnau assistait à cette conférence. Bientôt arrivèrent
aussi à Montréal l'abbé de Citeaux, douze autres abbés
du même ordre , et environ vingt religieux , tous gens
de cœur, instruits dans les choses divines, et d'une sain-
teté de vie digne de la mission qu'ils venaient remplir.
Ils avaient quitté Citeaux à l'issue du chapitre général,
et s'étaient mis en route sans rien emporter que le strict
nécessaire,selon la recommandation de l'évêque d'Osma.
Ce renfort exalta le courage des catholiques. Après deux
laborieuses années, ils voyaient enfin le fruit de leurs
sueurs, et qu'ils n'avaient pas vainement compté sur
l'assistancepromiseà tous ceux qui travaillent pour Dieu
dans la sincérité du dévouement. La province de Nar-
bonne avait été évangélisée d'un bout à l'autre, des
conversions obtenues, Forgueil des béréticjues humilié
par des vertus qui surpassaient leurs forces ; et les
peuplosatlenlifs àcc mouvement pouvaient comprendre
que l'Eglise catholique n'était pas au tombeau. L'épis-
copat s'était relevé dans ki personne de Foulques; Na-
— 186 —
varre, évêqne de Consei\ins, l'imitait; ceux de leurs
collè|,aies qui n'avaient été que faibles sortaient de leur
torpeur. L'érection du monastère de Prouille avait en-
couragé la noblesse pauvre et catholique. Mais le plus
grand résultat était d'avoir réuni tant d'hommes émi-
nents par leurs vertus, leur science et leur caractère,
dans une pensée commune, celle de l'apostolat, et d'a-
voir donné à cet apostolat naissant une consistance ines-
pérée. Toutefois l'unité manquait encore à ces éléments
régis par quatre autorités différentes : celle des légats,
des évêques, des abbés de Cifeaux et des Espagnols. On
traitait donc souvent de la nécessité d'établir un ordre
religieux dont l'office propre serait la prédication , et
l'arrivée des cisterciens à Montréal , en confirmant tout
ce qui s'était fait, inspira le désir plus ferme d'aller au
delà. C'était, au fond, l'évèque d'Osmaqui était le chef
de l'entreprise, bien qu'en sa qualité desimpie évêque
il fût inférieur aux légats , et que, comme évoque étran-
ger, il dépendît dans son action spirituelle des prélats
français. Mais il avait donné le branle par ses conseils
au moment où tout était désespéré ; il avait mis le pre-
mier lamainàl'œuvre, sans jamais regarder en arrière;
il avait même conquis rafiection dos hérétiques, qui di-
saient de lui « qu'il était impossible qu'un tel homme
« n'eût pas été prédestiné à la vie, et que sans doute
« il n'avait été envoyé parmi eux que pour apprendre
(( la vraie doctrine (1). » Enfin cette force secrète qui
(1) Le B. .Tourdan de S;ixp, Vie de saint Dominique, cli. i,
n. 1.
— 187 —
place les hommes, Favait élevé au-dessus de tous. Il
pensa donc à retourner en Espagne pour régler les af-
faires de son diocèse, rassembler des ressources en fa-
veur du couvent de Prouille, qui en avaitbesoin, rame-
ner de nouveaux ouvriers en France, et mettre à profit
l'état où les choses étaient parvenues. Cette résolution
arrêtée, il prit à pied la route d'Espagne.
En entrant à Pamiers, dom Diego y trouva l'évêque
de Toulouse, celui de Conserans, et un grand nombre
d'abbés de divers monastères qui, avertis de son départ,
étaient venus pour le saluer. Leur présence donna lieu
à une célèbre dispute avec les Vaudois, qui dominaient
dans Pami(n-s sous la protection du comte de Foix. Le
comte invita tour à tour les hérétiques et les catholiques
à dîner, et leur offrit son palais pour tenir la conférence.
Les catholiques choisirent pour arbitre un de leurs ad-
versaires les plus déclarés, qui était aussi de la première
noblesse de la ville. L'issue dépassa de beaucoup leur
attente. Arnaud de Carnpraham, l'arbitre désigné, ren-
dit sa sentence en faveur des catholiques, et abjura
l'hérésie; un autre hérétique de distinction, Durand de
Iluosca, non content de se convertir àla vraie foi, em-
brassa la vie religieuse en Catalogne, où il s'était retiré,
et fut le père d'une congrégation nouvelle sous le nom de
Itnuvveti cathoh'qvfF. Ces deux abjurations, qui no furent
pas les seules, remuèrent profondement la ville de Pa-
miers, et attirèrent aux catholiques de grandes manjues
de joie et d'estime de la part du peuple. Après ce
triomphe, qui couronnait dignement son apostolat, dom
Diego dit adieu à tous ceux qui s'étaient réunis pour lui
— 188 —
rendre honneur à sasortie de France. On ignore .^i Do-
minique l'avait accompagné jusque-là; peut-être leur
séparation avait-elle eu lieu à Prouille, et fut-ce sous son
toit bien-aimé que leurs yeux se virent une dernière
fois; car Dieu, dans ses inpénétrables conseils, avait
décidé que ce regard ne se renouvellerait plus entre
eux sur la terre.
Dom Diego traversâmes Pyrénées etl'Aragon toujours
à pied. Il revit Osma, s'assit dans sa chaire , veuve de
lui depuis trois ans, et comme il se préparait à quitter
de nouveau sa patrie, Dieu l'appela à la cité permanente
des anges et des hommes. Son corps fut enseveli dans
une église de sa ville épiscopale sous cette brève inscrip-
tion : Ci-gît Diego de Azévédo, évêque d'Ostna; il moiimt
Vére 1245 (i). Cette mort, annoncée à la postérité avec
si peu de faste, eut pourtant un efi'et qui révéla claire-
ment la fin d'un grand homme. A peine le bruit en
fut-il parvenu au delà des Pyrénées, que l'œuvre hé-
roïque dont il avait assemblé les éléments se dissipa. Les
abbés et les religieux de Cîteaux reprirent le chemin de
leurs monastères; la plupart des Espagnols que dom
Diego avait laissés sous la conduite de Dominique re-
tournèrenten Espagne; des trois légats, P>aoul venait de
mourir, Arnault ne s'était montré qu'un instant, Pierre
de Castelnau était en Provence, à la veille d'y périr sous
les coups d'un assassin. Restait un seul homme avec
l'ancienne pensée de Toulouse et de Montpellier, homme
(1) L'ù'e d'EspHgnc avait coiiimeacé trontc-liuit ans avant l'ère
clirétieimo.
— 189 —
jeune encore, étranger, sans juridiction, qui n'avait
paru qu'en seconde ligne, et ne pouvait tout d'un coup
tenir la place d'un homme tel qu'Azévédo, en qui l'épis-
copat , l'antiquité et la renommée soutenaient le génie
et la vertu. Tout ce que put faire Dominique fut de ne pas;
succomber au poids aflreux de cette perte, et de demeu-
rer ferme dans la privation d'un tel ami. Il lui fallut huit
années de travaux pour en réparer le vide, et jamais
homme ne gravita plus péniblement vers son Lut pour
l'atteindre ensuite avec une rapidité plus merveilleuse.
Des miracles honorèrent la tombe d'Azévédo. Plus
tard, dans la même église où reposaient ses restes, on
érigea une chapelle à saint Dominique, et la piété les
rapprocha tous deux en transportant le corps de l'un
sous l'image de l'autre. Mais comme si Dominique n'eût
pu soufirir de voir à ses pieds celui qui avait été son
médiateur sur la terre, une main respectueuse enleva le
chef vénérable qu'avait habité la pensée de son ami, et
le donna au couvent des Frères Pi'ècheurs de Malaga.
Malgré ces hommages, la mémoire d'Azévédo n'a point
égalé son mérite. La France ne l'avait vu ({u'en passant ,
l'Espagne le vit trop peu , et il mourut sans avoir rien
consommé. Dieu ne l'avait destiné qu'à être le précur-
seur d'un homme plus saint encore et plus extraordi-
naire que lui : tâche difficile, qui suppose un cœur par-
faitementdésintéressé. Azévédo remplit cette tâche avec
la même simplicité qui lui faisait passera pied les Pyré-
rées : il s'oublia toujours lui-même ; mais la postérité
de saint Doniinicjue lui garde un souvenir aussi grand,
que l'était son humilité, et je ne me sépare de lu'
— 490 —
qu'avec la piété d'un fils qui vient de fermer les yeux
de son père.
Tout était donc dispersé par la mort de l'évêquc
d'Osma; Dominique sévit presque seul. Les deux ou
trois coopérateurs qui ne TaLandonnèrent pas n'étaient
liés à sa personne que par leur bon vouloir, et pouvaient
le quitter d'un moment à Tautre. Encore la solitude
cessa bientôt d'être l'unique malheur de sa situation;
une guerre terrible vint en accroître l'amertume et
les difficultés.
Le légat Pierre de Castelnau avait dit souvent que
jamais la religion ne refleurirait dans le Languedoc
qu'après que ce pays aurait été arrosé du sang d'un
martyr, et il priait Dieu ardemment de lui faire la grâce
d'être la victime. Ses vœux furent exaucés. Il s'était
rendu à Saint-Gilles surl'inviîation pressante du comte
de Toulouse, qu'il avait naguère excommunié, et qui
voulait, disait-il, se réconcilier sincèrement avec l'É-
glise. L'abbé de Cîteaux s'était joint à son collègue pour
aller à cette entrevue, où tous deux apportaient un ex-
trême désir de la paix. j\Iais le comte no fit que sejoucr
d'eux, et il parut que son dessein avait été d'obtenir par
la terreur la levée de l'excommunication ; car il menaça
les légats de la mort, s'ils osaient sortir de Saint-Gilles
sans l'avoir absous. Les légats méprisèrent ses empor-
tements, et se retirèrent avec une escorte que les ma-
gistrats de la ville leur avaient donnée. Ils couchèrent
le soir au bord du Rhône, etlelendemain matin, ayant
congédié les gens qui les accompagnaient, ils se dispo-
saient à passer le fleuve. Ce fut alors que deux hommes
— 191 —
s'approchèrent, et l'un d'eux plongea une lance dans le
corps de Pierre de Castelnau. Le légat blessé à mort dit
à son meurtrier : (( Que Dieu vous pardonne; pour moi,
« je vous pardonne (1)!» Il répéta cette parole plusieurs
fois, eut encore le temps d'exhorter ses compagnons à
servir l'Église sans crainte et sans relâche, et rendit le
dernier soupir. Son corps fut transporté à l'abbaye de
Saint-Gilles : il avait été frappé le 15 janvier 1208.
Ce meurtre fut le signal d'une guerre à laquelle Do-
minique ne prit aucune part, et qui ne fut pour lui
qu'une source do tribulations dans l'exercice de son
ajiostolat. Toutefois les événements de cette guerre
étant liés à ceux de sa vie, il est nécessaire que j'en
trace rapidement l'histoire.
(I) Pierre de "S'aulx-Ceruay, Histoire des AVÀrjeois. cli.ip. viii.
CBAFITRE V
GUERRE DES ALBIGEOIS (1)
La guerre est l'acte par lequel ua peuple résiste à
l'injustice au prix de son sang. Partout où il y a injus-
tice, il y a cause légitime de guerre jusqu'à satisfaction.
La guerre est donc, après la religion, le premier des
offices humains : l'une enseigne le droit, l'autre le dé-
fend; l'une est la parole de Dieu, l'autre son bras.
Saint, saint, saint, est le Seigneur, le Lieu dea armées:
c'est-à-dire, le Dieu de la justice, le Dieu qui envoie
le fort au secours du faible opprimé, le Dieu qui ren-
verse les dominations superbes, qui crée Cyrus contre
Babylone, brise en faveur des peuples les portes d'ai-
rain, change le bourreau en soldat et le soldai en
hostie. Mais la guerre, comme les j)lus saintes choses,
peut être retournée contre son but, et devenir l'inslru-
(1) Les iirincip.ii.ix historiens contemporains de la guerre des
Albigeois sont Pierre de Vaulx-Cernay, moine de Citcaux, et
Guillaimie de Puy-Laurcns, chapelain du comte Raymond VIT.
Le Recueil des Lettres d'Innocent III contient sur ce sujet des
renseignements précieux. On peut voir aussi l'Histoire gc'nénile
du Lnnr/uedoc, par les Ijénodictins de Saiut-Maur , et l'Histoire
du pnpe Innocent III et de ses contemporains, par Hurter, pré-
sident du consistoh-e de Schaffhouse.
— 193 —
ment de l'oppression. C'est pourquoi, pour juger do sa
valeur dans un cas particulier, il faut connaître quel
fut son objet. Toute i^uerre de délivrance est sacrée,
toute guerre d'oppression est maudite.
Jusqu'aux croisades , la défense du territoire et du
gouvernement légitime de chaque peuple occupa presque
seule et retrempa la sainteté du glaive. Le soldat mourait
aux frontières de la patrie, et ce nom était le plus élevé
qui inspirai]: son cœur au moment des batailles. Mais
quand Grégoire VII eut éveillé dans l'esprit de ses con-
temporains l'idée de la république chrétienne, l'horizon
du dévouement s'étendit avec celui de la fraternité.
L'Europe, confédérée i)ar la foi, comprit que tout
pru])le catholique opprimé, quel que fût l'oppresseur,
avait droit à son assistance, et pouvait mettre la main
sur le pommeau de son épée. La chevalerie naquit; la
guerre devint non-seulement un service chrétien, mais
encore un service monastique , et l'on vit des bataillons
de moines couvrir de la haire et du bouclier les postes
avancés de l'Occident. Il fut clair à toute àme baptisée
qu'elle était la servante du droit contre la force, et
qu'ouvrage de Dieu , qui entend la moindre plainte de
ses créatures, elle devait être prête au premier cri de
détresse. Comme un chasseur debout et armé écoute au
pied d'un arbre (lequel côté vient le vent, l'Europe en
ces temps-là, la lance au poing et le pied dans l'étrier,
écoutait attentivement de quel côté venait le bruit de
l'injure. Qu'elle tombât du trône ou do la tour d'un
sim])le château, qu'il fallût passer les mers pour l'at-
teindre, ou ne fournir que la course d'un cheval, le
— 194 —
temps, le lieu, le péril, la dignité n'arrêtaient per-
sonne. On ne calculait pas s'il y avait profit ou perte :
le sang se donne pour rien ou ne se donne pas. La
conscience le paie ici -bas, et Dieu là -haut.
Parmi les faiblesses que la chevalerie chrétienne
avait prises sous sa garde , il y en avait une sacrée
entre toutes, c'était celle de l'Église. L'Église, n'ayant
ni soldats ni remparts pour se défendre , avait été tou-
jours à la merci des persécuteurs. Dès qu'un prince lu^
voulait du mal, il pouvait tout contre elle. Mais quand
la chevalerie se fut formée, elle prit sous sa protection
la cité de Dieu, d'abord parce que la cité de Dieu était
faible , ensuite parce que la cause de sa liberté était
la cause môme du genre humain. A titre d'opprimée,
l'Église avait droit comme tout autre à l'assistance du
chevalier; à titre d'institution fondée par Jésus-Christ
pour perpétuer l'œuvre de l'afiTranchissoment terrestre
et du salut éternel des hommes, l'Église était la mère,
l'épouse, la sœur de quiconque avait un bon sang e
une bonne épée. Je me persuade qu'il n'est personne
aujourd'hui qui soit incapable d'apprécier cet ordre de
sentiments ; la gloire de notre siècle , parmi bien des
nnisèrcs , est de connaître qu'il est des intérêts plus
hauts, plus universels que les intérêts de famille et de
nation. La sympathie des peuples franchit de nouveau
leurs frontières , et la voix des opprimés retrouve dans
le monde un écho. Quel est le Français qui n'accompa-
gnerait de ses vœux, sinon de sa ])ersoime, une armée
de chevaliers marchant à travers l'Europe au secours
delà Pologne? Quel est le Français, même incroyant,
— 195 —
qui ne compte parmi les crimes dont souffre cet illustre
pays la violence foite à sa religion , l'exil de ses prêtres
et de ses évêques, la spoliation des monastères, le rapt
des églises, la torture des consciences? Si l'arrestation
arbitraire et l'emprisonnement de l'archevêque de Co-
logne ont causé à l'Europe moderne une si vive émo-
tion , que dut-ce être de l'Europe du treizième siècle
apprenant qu'un ambassadeur apostolique venait d'être
tué en trahison par un coup de lance ?
Ce n'était pas d'ailleurs le premier acte oppressif
dont la chrétienté avait à demander raison au comte
de Toulouse. Depuis longtemps nulle sécurité n'existait
plus pour les catholiques dans les pays dépendants de
sa domination. Les monastères étaient dévastés, les
églises pillées; il en avait transformé plusieurs en for-
teresses; il avait chassé de leurs sièges les évêques de
Carpentras et de Vaison ; un catholique ne pouvait ob-
tenir de lui justice contre un hérétique ; toutes les entre-
])rises de l'erreur étaient placées sous sa sauvegarde, et
il affectait pour la religion ce mépris éclatant qui dans
un prince est déjà une tyrannie. Un jour que l'évêque
d'Orange était venu le supplier d'épargner les lieux
saints , et de s'abstenir, au moins le dimanche et les
fêtes , des maux dont il accablait alors la province
d'Arles, il prit la main droite du prélat, et lui dit : « Je
« jure par cette main de ne tenir aucun compte du
« dimanche et des fêtes, et de ne faire merci ni aux
« personnes ni aux choses ecclésiastiques (1).» La
(1) Letlies d'Innocent III, Ijv. x, lettre lx'.x.
— 49G —
France, à cette époque , était infestée de gens de guerre
sans service, qui, réunis par bandes nombreuses, rem-
plissaient les chemins de brigandages et de meurtres.
Poursuivis par Philippe-Auguste , ils trouvaient sur les
terres du comte de Toulouse, son vassal, une sûre im-
punité, qui était due à l'ardeur avec laquelle ils coopé-
raient à ses desseins par leurs déprédations et leurs
cruautés sacrilèges. Ils enlevaient des tabernacles les
vases sacrés, profanaient le corps de Jésus-Christ, ar-
rachaient aux images dos saints leurs ornements pour
en couvrir des femmes perdues; ils détruisaient des
églises de fond en comble ; les prêtres étaient meurtris
à coups de verges ou de bâton ; plusieurs furent écor-
chés vifs. Une exécrable trahison du prince laissait ses
sujets sans défense contre une persécution d'assassins.
Quand donc, après tant de crimes, dont il était l'auteur
ou le complice , le comte de Toulouse eut reçu au
nombre de ses amis et comblé de faveurs le meurtrier
de Pierre de Castelnau, la mesure fat pleine; il était
arrivé à ce moment de la tyrannie où elle s'affaisse par
son propre excès.
On se tromperait toutefois beaucoup en croyant qu'il
était facile à la chrétienté d'avoir raison du comte de
Toulouse. Sa position était formidable, et l'événement
l'a bien prouvé. Raymond YI mourut victorieux de ses
ennemis ; après quatorze années de guerre il transmit à
son fils, qui en jouit jusqu'à sa mort, h^ patrimoine de
ses ancêtres, et ce grand (ief ne fut réuni à la couronne
de France que par suite du mariage d'un frère île saint
Louis avec la fille unique du comte Piaymond VII. La
— 197 —
force de cette maison tenait ùLiendes causes. Elle avait
de longues racines dans le pays par l'antiquité, et une
illustration méritée la recommandait à l'amour des
peuples. L'hérésie, devenue presque générale, avait
formé entre le prince et ses sujets un nouveau lien qui,
en les séparant du reste de la chrétienté, donnait à leurs
rapports le nerf d'une ligue religieuse. Les vassaux de
tout rang partageaient les erreurs de leur suzerain , et
la convoitise des biens du clergé ajoutait en eux à la
communauté des idées celle des intérêts. Ce qui restait
de catlioliques n'était ni assez fervent ni assez nombreux
pour affaiblir beaucoup le faisceau si bien serré dont
le comte de Toulouse était le nœud. Il avait en outre
pour alliés fidèles de sa cause les comtes de Foix et
de Comminges, le vicomte de Béarn, le roi d'Aragon
Pierre II , dont il avait épousé la sœur; et il était tran-
quille du côté de la Guienne, possédée par les Anglais.
Philippe -Auguste, son suzerain, occupé chez lui par
ses querelles avec l'Angleterre et l'Empire , ne pouvait
être le chef de la croisade , et sans ce chef, le seul à
craindre, l'armée des croisés, composée de bandes mal
unies, n'avait guère à se promettre que de fragiles vic-
toires, et une dissolution naturelle plus prompte encore
que les revers. Maître de toute la ligne des Pyrénées ,
ayant dcrrièn^ lui l'Aragon pour le soutenir, à droite
et à gauche deux mers inolfensives, autour de lui une
multitude de villes fortes défendues par des vassaux
dévoués, le comte Raymond avait mille chances d'être
supérieur à ses ennemis. La guerre des Albigeois était
donc une guerre sérieuse, où les difficultés morales sur-
— 198 —
passaient encore les difficultés stratégiques. Car que
faire de ce pays une fois qu'on en serait maître? Nous
verrons le sens exquis et généreux d'Innocent III, sans
cesse averti qu'il y avait là un abîme, et un grand capi-
taine, victorieux d'abord, tomber sous le poids de ses
afflictions avant d'être atteint de la mort du soldat.
Dès qu'Innocent III eut appris le meurtre de Pierre
de Gastelnau, il écrivit une lettre aux nobles bonnnes,
comtes, barons, cbevaliers des provinces de Narbonne,
Arles, Embrun, Aix et Vienne, dans laquelle , après
avoir dépeint avec éloquence la mort de son légat, il
déclarait le comte de Toulouse excommunié , ses vas-
saux et ses sujets déliés de leur serment d'obéissance,
sa personne et ses terres mises au ban de la cbréticnté.
Il prévoyait néanmoins le cas où le comte se rcpeni irait
de ses crimes, et lui laissait mie porto ouverte pour
rentrer en paix avec l'Église. Cette lettre est du dO mars
■1208. Le souverain Pontife écrivit dans des termes sem-
blables aux arclievèques et évèques des mêmes pro-
vinces, à l'archevêque de Lyon, à celui de Tours, et au
roi de France (1). Il adjoignit à l'abbé de Cîteaux, le
seul de ses légats qui eût survécu, Navarre, évêquc de
Conserans, et Hugues, évêque de Riez, et chargea par-
ticulièrement l'abbé de Cîteaux de prêcher la croisade
avec ses religieux. Les préparatifs s'en firent pendant le
reste de l'année et le printemps de l'année suivante.
Cependant, effrayé de tout ce qui se passait, et sa-
chant que les évê([ues do la province de Narbonne
(1) Liv. XI, lettres xxvi, xxvii et xxviii.
— 199 —
avaient député vers le pape leurs collègues de Toulouse
et de Conserans pour l'informer en détail des maux de
leurs Églises, le comte Raymond envoya de son côté à
Rome l'archevêque d'Auch et l'ancien évêquo de Tou-
louse, Rabenstens. Ils devaient se plaindre amèrement
de l'abbé de Citeaux, et dire au souverain Pontife que
leur maître était prêt à se soumettre et à donner au
Saint-Siège toute satisfaction, si on luiaccordait déplus
équitables légats. Innocent III y consentit, et fit partir
pour la France le notaire apostolique Milon , homme
d'une prudence consommée, avec la mission spéciale
d'entendre et déjuger la cause du comte. Milon convo-
qua à Valence une assemblée d'évèques, où Raymond,
s'étant présenté, accepta les conditions de paix qui lui
furent proposées. C'étaient celles-ci: qu'il chasseraitles
hérétiques de ses terres, ôterait aux Juifs tout emploi
public, réparerait les dommages qu'il avait causés aux
monastères et aux églises, rétablirait dans leurs sièges
les évoques de Carpentras et de Vaison , veillerait à la
sûreté des routes, n'exigerait plus d'impôts contraires
aux usages anciens du pays, et purgerait ses domaines
des bandes armées qui les infestaient. En gage de sa
sincérité, Raymond mit entre les mains du légat le
comté de Melgueil et sept villes de Provence qui lui
appartenaient, sous la condition d'en perdre la souve-
raineté s'il manquait à sa parole. On convint que sa
réconciliation solennelle avec l'Église aurait lieu à Saint-
Gilles, selon les formes usitées dans ces temps-là. Si le
comte de Toulouse avait été de bonne foi, la pénitence
publique à laquelle il se soumettait, loin de l'abaisser
— 200 —
devant ses contemporains et devant la postérilé, eût été
pour lui un titre au respect de tous les chrétiens. Théo-
dose ne perdit rien de sa gloire pour s'être laissé arrêter
par saint Ambroise aux portes de lacathédi\ale de Milan;
le crime seul déshonore ; l'expiation volontaire , dans
un souverain surtout, est un hommage rendu à Dieu et
à l'humanité, qui relève celui qui en est capable, et le
rend participant de l'honneur invincible qui est en Jé-
sus-Christ crucifié. L'orgueil peut-être ne comprend
point ce que je dis là; mais qu'importe? Il y a longtemps
que la croix est maîtresse du monde, sans que l'orgueil
ait encore deviné pourquoi. Laissons cet aveugle-né, et
répétons à qui peut l'entendre la parole de Celui qui a
conquis la terre et le ciel par un supplice volontaire-
ment souffert : Quiconque s'élévc sera abaissé, quiconque
s'abaisse sera exalté (1). Si donc le comte de Toulouse
eût été de bonne foi , la pénitence qu'il avait acceptée
eût ramené l'intérêt sur sa tête par tous les côtés. Les
hommes malheureux ne sauront jamais assez la puis-
sance de l'arme qui est dans leurs mains. Mais le
comte de Toulouse n'était pas de bonne foi; la poli-
tique seule lui avait arraché des promesses qu'il n'avait
pas la volonté d'accomplir, et lorsque, aux portes do
l'abbaye de Saint-Gilles, après avoir juré sur les re-
liques des saints et sur le corps même du Seigneur, de
tenir tout ce qu'il avait promis, il présenta ses épaules
nues aux verges du légat, ce n'était plus qu'une indigne
scène de parjure et d'ignominie. Ce qu'il n'eût pas dû
(1) Saint Matthieu, xxiii, 12.
— 204 —
soulTrir à la deruièrc extrémité, cet homme le souffrait
sans avoir tiré l'épée. Une circonstance mémorable vint
aggraver son châtiment et lui donner un grand carac-
tère. Quand il voulut sortir de Téglise, la foule était si
pressée, qu'il ne put faire un pas; on lui ouvrit une
issue secrète à travers les souterrains consacrés aux
sépultures, et il passa nu et meurtri devant la tombe
de Pierre de Castelnau.
Quelques jours après cette scène, qui avait eu lieu le
iSjuin 1209, le légat Milon alla rejoindre à Lyon l'ar-
mée des croisés. Elle avait à sa tète le duc de Bour-
gogne, les comtes de Nevers, de Saint-Paul, de Bar, de
Montfort, plusieurs autres seigneurs de marque et
quelques prélats. Innocent III avait ordonné, en cas
d'absolution du comte de Toulouse, qu'on respectât son
domaine direct, mais qu'on marchât contre ses vassaux
et ses alliés pour obtenir leur soumission. L'armée s'a-
vança donc vers le Languedoc, et à peine avait-elle
atteint Valence, que le comte Raymond vint au-devant
d'elle revêtu lui-même de la croix. On mit le siège de-
vant Béziers , qui , emporté d'assaut à l'improviste , fut
victime do la fureur du soldat, sans distinction d'âge, de
sexe, ni même de religion. Les légats, dans leurs lettres
au souverain Pontife, estimèrent le nombre des morts à
}irès de vingt mille. Ce carnage, qui n'avait été ni voulu
ni prévu, est un des événements qui ont jeté sur la
guerre des ^Vlbigeois une couleur qu'il n'est au pouvoir
d'aucun historien d'effacer. La prise de Carcassonne
suivit de près celle de Béziers. Les habitants se ren-
dirent et eurent la vie sauve; la ville fui abandonnée
— 202 —
au pillage , de dessein prémédité. Il était difficile d'ou-
vrir plus mal une guerre plus juste dans son principe.
Jusque-là la croisade n'avait eu pour âme et pour chef
que Tabbé de Citeaux. Après le succès de Béziers et de
Carcassonne, les croisés, dont beaucoup songeaient à la
retraite, crurent utile d'élire un chef militaire. Le choix
futremis à un conseil composé de l'abbé de Cîteaux, de
deux évoques et de quatre chevaliers, qui ne jugèrent
personne plus digne du commandement que le comte
Simon de Montfort. Cet homme de guerre descendait de
la maison de Hainaut ; il était né du mariage de Simon III,
comte de Montfort et d'Évreux, avecunefdledePiobert,
comte de Leicester, et il avait épousé Alice de Montmo-
rency, femme héroïque comme son nom. On ne pouvait
voir un plus hardi capitaine ni un plus religieux cheva-
lier que le comte de Montfort, et s'il eût j oint aux qualités
éminentes qui resplendissaient en sa personne un meil-
leur fonds de désintéressement et de douceur, nul des
croisés d'Orient n'aurait surpassé sa gloire. A peine eut-
il été nommé au commandement général, qu'il se vit
presque abandonné do tous. Le comte deNevers, celui
de Toulouse, le duc de Bourgogne se retirèrent l'un
aprèsl'autrOjlaissantavecMontfortunc trentaine do clie-
valiers et un petit nombre de soldats. C'était un chan-
gement de fortune ordinaire à ces sortes d'expé(Htions,
où chacun venait librement et s'en retournait de même.
Je ne veux tracer, on le sent bien, que le dessein gé-
néral de la guerre et des négociations. Le nœud n'en est
pas facile à saisir, parce que deux plans s'en disputaient
la direction, celui de Fabbé de Citeaux et celui du pape.
— 203 —
Le plan de l'abljé de Cîteaux , de concert avec les
principaux évêques du Languedoc et des pays voisins ,
était de renverser de fond en comble la maison de Tou-
louse. Ce plan était injuste et impolitique. Il était in-
juste : car si Raymond VI méritait sa ruine , et s'il était
impossible de se fier à lui pour l'avenir, il n'en était pas
de même de son fils , enfant de douze ans , qui n'était
point complice des crimes de son père, ni incapable
d'une éducation chrétienne sous une tutelle désintéres-
sée. Il était impolitique : car c'était mêler à la question
religieuse, sur laquelle la chrétienté était d'accord, une
question de famille qui pouvait la diviser ; c'était aussi
donner une couleur d'ambition à une guerre entreprise
pour des motifs plus purs. Il est vrai que l'abbé de Cî-
l<;aux avait eu 1g rare bonheur de rencontrer dans le
comte de Montfort un homme f;iitex])rès pour son plan,
et peut-être n'était-ce qu'après l'avoir vu agir qu'il s'é-
tait arrêté à la pensée d'anéantir la maison do Toulouse.
Mais les qualités guerrières du comte de Montfort n'é-
taient pour les sujets et les vassaux de cette maison que
les qualités d'un ennemi, et l'abbé de Citcaux, qui vou-
lait aller vite, de peur de ne pas disposer toujours des
forces d'une croisade, aurait dû savoir que le temps ,
dont il se défiait, était nécessaire pour substituer dans
le gouvernement d'un pays une f;imille nouvelle à une
ancienne famille ; il eût dû craindre de transformer une
guerre catholique en une guerre personnelle entre les
Raymond et les Montfort. C'est à l'abus qu'il fit de son
autorité pour soutenir un plan mauvais, que sont dues
les fautes et les violences qui ont Ole à lu croisade conti"c
— 204 —
les Albigeois le caractère de sainteté qu'elle avait sous
d'autres rapports.
Innocent III était un tout autre homme que l'abbé
de Cîteaux. Il était d'ailleurs assis sur cette cliaire pri-
vilégiée qui, outre l'assistance éternelle de l'Esprit saint,
a encore l'avantage d'être étrangère , par son élévation
même, aux passions qui s'insinuentjusque dans les meil-
leures causes. Tandis que trop souvent un zèle inconsi-
déré veut perdre les hommes avec les erreurs, la pa-
pauté s'efTorça touj ours de sauver les hommes en perdant
les erreurs. Innocent III n'avait nul désir d'abattre la
maison de Toulouse; il ne désespérait même pas de ra-
mener le vieuxRaymondà des sentiments dignes de ses
aïeux. Dans les lettres d'excommunication qu'il avait
fulminées contre lui , il avait formellement prévu le cas
deson repentir, etaussitôtaprèsiesactesde Saint-Gilles,
il s'était hâté d'enjoindre qu'on ne touchât point à ses
terres. Mais le pape n'avait personne en France pour le
seconder dans ses intentions généreuses; il ne put lutter
contre la force des événements, et ses vains efiorts n'ont
servi qu'à honorer sa mémoire. Le comte Raymond lui-
même, en abandonnant le système pacifique qu'il avait
(l'abord adopté , contribua au trioniplie des ennemis
de sa famille , et il fallut qu'une main suprême inter-
vint pour changer tout à coup la face dos affaires.
Quoique Montfort fùl resté avec peu de monde , il
n'avait pas laissé d'aller en avant, de prendre des villes,
do les perdre et de les reprendre , pendant que le comte
de Toulouse, tranquille sur sa réconciliation avec l'É-
glise, ne paraissait pas s'inquiéter de la chute de ses
— 205 —
alliés et de ses vassaux. Mais un concile tenu à Avignon
par les métropolitains de Vienne, d'Arles, d'Embrun et
d'Aix, sous la présidence des deux légats Hugues et Mi-
Ion , vint le tirer de sa sécurité. Le concile, qui s'était
ouvert le 16 septembre 1209, lui donnait un délaide six
semaines pour accomplir les promesses qu'il avait faites
à Saint-Gilles, faute de quoi il serait excommunié. Ray-
mond, à cette nouvelle, partit pour Rome. Admis à l'au-
dience du Saint-Père, qui le reçut avec des témoignages
d'aflection , il se plaignit de la rigueur des légats à son
égard , produisit les attestations authentiques de plu-
sieurs églises qu'il avait indemnisées, et se déclara prêt
à exécuter le reste de ses serments, demandant aussi
à se justifier du meurtre do Pierre de Castelnau, et des
intelligences qu'on Taccusait d'entretenir avec les héré-
tiques. Le pape l'encouragea dans ces sentiments, et or-
donna qu'un nouveau concile d'évêques s'assemblât en
France pour entendre sa justification , avec cette clause
expresse que, s'il était trouvé coupable, on réservât la
sentence au Saint-Siège. Raymond, en quittant Rome,
visita la cour de l'Empereur et celle du roi de France ,
dans l'espoir d'en obtenir quelque appui ; mais ce fut
sans succès. Tl lui fallut donc se présenter au concile
où sa cause avait été renvoyée, et qui devait se tenir à
Saint-Gilles vers la mi-septembre del'an 1210. Il voulut
s'y justifier (les deux accusations d'intelligence avec les
hérétiques et de complicité dans le meurtre de Pierre de
Castelnau : le concile refusa de l'entendre sur ces deux
points, et lui demanda simplement d'exécuter sa parole
en purgeant ses domaines des hérétiques et des gens
— 206 —
perdus dont ils étaient pleins. Soit que Raymond ne i)rit
satisfaire à cette exigence, ou qu'il n'en exu pas la vo-
lonté, il revint à Toulouse, persuadé que l'artifice était
inutile, et que désormais il n'avait rien à attendre que
du sort des armes. Le concile s'abstint néanmoins de
l'excommunier, parce que le souverain Pontife s'était
réservé la sentence, et Innocent III se contenta de lui
écrire une lettre pressante et affectueuse, où il l'exhor-
tait, sans aucune menace, à faire ce qu'il avait lui-
même promis (1).
Le roi d'Aragon intervint de son côté pour empêcher
une rupture définitive, et deux conférences se tinrent à
ce sujet dans l'hiver de 1211, l'une àNarbonne, l'autre
à Montpellier. Dans la première , le comte de Toulouse
rejeta ouvertement les conditions qui lui avaient déjà
été proposées à Saint-Gilles; dans la seconde, il parut
d'abord y consentir, puis se retira tout à coup sans
prendre congé. Le roi d'Aragon, irrité de cette con-
duite, fiança son fils , âgé de trois ans, à une fille du
comte de Montfort qui avait le même âge , et remit l'en-
fant aux mains du comte pour être élevé sous sa direc-
tion. Mais peu après il s'en repentit, et donna sa sœur
en mariage au fils unique de Pxaymond , resserrant par
cette alliance les liens déjà trop étroits qui l'attachaient
à la cause de l'hérésie.
Enfin l'abbé de Cîteaux lance l'excommunication ,
et envoie au pape un député pour obtenir qu'elle soit
confirmée. Innocent III la confirme. Piaymond se pré-
(1) Liv. 5111, lettre lxxxvui.
— 207 —
parc à la guerre en s'assurant de la fidélité de ses su-
jets et du secours des divers seigneurs, particulière-
ment des comtes de Foix et de Comminges. Il repousse
^Montfort, qui s'était présenté sous les murs de Tou-
louse, et l'armée albigeoise va camper elle-même de-
vant Casteinaudary. Une bataille sanglante la contraint
d'en lever le siège. Les croisés l'emportent : ils pren-
nent villes sur villes; le pays de Foixetde Comminges
est envahi; Raymond va en Espagne implorer le se-
cours du roi d'Aragon.
Ce qui se passa alors montre combien le pape était
incertain et combattu. Le roi d'Aragon, avant de recou-
rir aux armes pour proléger son beau-frère , jugea à
propos de tenter encore la voie des négociations , et il
envoya une ambassade au souverain Pontife pour se
plaindre à la fois du comte de Montfort qui s'emparait
des fiefs relevant de sa couronne, et des légats aposto-
liques qui refusaient absolument d'admettre à pénitence
le comte de Toulouse. Innocent III, prévenu par ces
plaintes, écrivit des reproches à ses légats, et leur en-
joignit d'assembler un concile composé d'évêques et de
seigneurs du pays, pour aviser aux moyens d'asseoir la
paix (I) . Il ordonna au comtede Montfort de restituer au
roi d'Aragon et à ses vassauxles fiefsdontil les avait dé-
pouillés , € de peur, disait-il , qu'on ne vînt à croire qu'il
o: avait combattu plutôt jiour ses intérêts que pour la
« cause de la foi (2). » Enfin il résolut de suspendre la
(1) Liv. XV, lettre ccxu.
[2) Ibid., lettre ccsiii.
— 208 —
croisade , et en manifesîa rintention dans une leLtre
particulièrement adressée à l'abbé de Citeaux , devenu
depuis quelque temps archevêque de Narbonne (i).
Mais pendant que ces lettres, datées du commence-
ment de l'année 4213, étaient en chemin, un concile
s'était réuni à Lavaur, sur la demande du roi d'Aragon,
qui, dans une requête écrite , avait supplié les légats et
les évoques de rendre aux comtes de Toulouse, de Com-
minges et de Foix , ainsi qu'au vicomte de Béarn , les
terres qu'on leur avait enlevées, et de les rétablir dans
la communion de l'Eglise au prix de telle satisfaction
que l'on voudrait. En cas de refus à l'égard du vieux
Raymond, le roi sollicitait pour le fils la justice du
concile. Le concile décida qu'on ne devait plus admettre
le comte de Toulouse à aucune justilication, parce qu'il
avait constamment violé sa parole, mais qu'on recevrait
à pénitence les comtes de Foix et de Comminges, et le
vicomte de Béarn, dès qu'ils le souhaiterciient. Le roi
d'x\ragon, jugeant, à cette réponse, qu'il y avait im
dessein arrêté contre la maison de Toulouse , déclara
hautement qu'il en appelait de l'inexorable rigueur des
légats et des évoques à la clémence du Saint-Siège, et
qu'il prenait sous sa royale protection le comte Raymond
et son fils. Ce prince ne pouvait être suspect d'hérésie;
il avait soumis son royaume à l'Église romaine on qua-
lité de fief apostolique , et avait vaillamment servi la
chrétienté contre les Maures d'Espagne. Le poids de son
nom et de son épée mettait donc tout en péril. Aussi le
(1) Liv. XV, lettre ccxv.
— 209 —
concile de Lavaiir ^:e hàla d'expédier quatre députés au
souverain Pontife , avec une lettre dont le but était de
lui persuader que la cause catholique était perdue , si
le comte de Toulouse n'était privé à jamais de ses do-
maines, lui et ses héritiers. Les archevêques d'Arles,
d'Aix et de Bordeaux ; les évêques de Maguelonne , de
Carpentras, d'Orani^e, deSaint-Paul-Trois-Chàteaux,
de Cavaillon, de Vaison, de Bazas, de Béziers et de Péri-
gueux , écrivirent dans le même sens au Saint-Père.
Innocent III se plaignit d'avoir été trompé par le roi
d'Aragon ; il lui manda de se désister de son entreprise,
de conclure une trêve avec le comte de Montfort, et
d'attendre la venue d'un cardinal qu'il allait envoyer
sur les lieux (-1). Mais le sort en était jeté, le roi rassem-
blait une armée en Catalogne et en Aragon , et , repas-
sant les Pyrénées, il vint joindre ses troupes à celles
des comtes de Toulouse , do Foix et de Comminges.
Montfort étaità Fanjeaux lorsqu'il apprit que l'armée
confédérée, grosse de quarante mille fantassins et de
deux mille chevaux, s'était avancée vers Muret , place
importante située sur la Garonne, à trois lieues au-dessus
de Toulouse. Ce fut le moment sublime de sa vie. Il n'a-
vait à son service qu'environ huit cents chevaux et un
petit nombre de gens de pied : il partit aussitôt pour
Muret, un matin, accompagné de ses hommes d'armes,
et des évêques de Toulouse, de Nîmes et d'Uzès, de Lo-
dève, de Béziers, d'Agde, do Comminges, et de trois
abbés de Citeaux. Arrivé le même jour au monastère de
(1) Liv. xTt, lettre xlviii.
— 210 —
Bolbonne , qui appartenait à l'ordre de Citeaux, il entra
dans l'église, y pria longtemps, et ayant posé son épée
sur l'autel , il la reprit en disant à Dieu : « 0 Seigneur,
« qui m'avez choisi, tout indigne que j'en étais, pour
c( faire la guerre en votre nom, je prends aujourd'hui
« mon épée sur votre autel, afin de recevoir mes armes
« de vous , puisque c'est pour vous que je vais com-
€ battre (i). » Il marcha ensuite à Saverdun, et y passa
la nuit. Le lendemain il se confessa, écrivit son testa-
ment, et l'envoya à l'abbé de Bolbonne, avec prière de
le transmettre au souverain Pontife s'il venait à périr.
Le soir, il franchit la Garonne sur un pont sans être
inquiété , et se trouva derrière les tours de Muret, gar-
dées par une trentaine de chevaliers. C'était le mer-
credi 12 septembre 1213. Avant de mettre le pied dans
la ville, il avait été rejoint par les évoques, qui l'avaient
im moment quitté pour aller au camp des ennemis de-
mander la paix; mais le roi d'Aragon leur avait répondu
que ce n'était pas la peine qu'un roi et des évoques
entrassent en conférence pour une poignée de gladia-
teurs. Malgré le mauvais succès de cette tentative,
quand l'aurore se fut levée , les évèques chargèrent un
religieux de prévenir le roi qu'eux et tous les ordres
ecclésiastiques viendraient nu -pieds le conjurer de
prendre de meilleures résolutions. Combien alors le
comte de Toulouse dut regretter ses résolutions et ses
humiliations sans fruit ! Combien il dut s'accuser de
n'avoir pas recouru, dès l'origine, à une guerre loyale
(1) Pierre de Vaulx-Gernay, Histoire des Albigeois, 'ch3i\:i. lxxi.
— 211 —
et courageuse, au lieu de laisser écraser ses amis et
déshonorer sa cause ! Mais il se trompait : la guerre ,
comme l'artifice , devait lui être funeste. Dieu voyait
le cœur de ce prince, et n'était pas touché de son sort.
Les évêques se disposaient à sortir de Muret en équi-
page de suppliants, lorsqu'un corps de chevaliers enne-
mis se précipita vers les portes. Montfort donna l'ordre
aux siens de se ranger en bataille dans la partie basse
de la ville ; lui-même revêtit son armure , après avoir
prié dans une église où l'évêque d'Uzès offrait le saint
sacrifice. Il y retourna de nouveau quand il se fut armé,
et'en ployant le genou, les liens qui attachaient la partie
Lasse de son armure se rompirent. On remarqua aussi
qu'au moment où il posait le pied dans l'étrier, son
cheval releva la tète et le blessa. Ces présages n'é-
murent point le cœur du clievalier, quoique d'ordinaire
les hommes de cette trempe y soient sensibles. Il des-
cendit vers ses troupes , suivi de Foulques , évèque de
Toulouse, qui portait dans ses mains le crucifix. Les
cavaHers mirent pied à terre pour adorer leur Sauveur
et en baiser l'image. Mais l'évêque de Commingcs ,
voyant que le temps s'écoulait, prit le crucifix des mains
de Foulques , et , d'un lieu élevé , harangua l'armée en
peu de mots, et la bénit. Après quoi tous les ecclésias-
tiques qui étaient présents se retirèrent dans l'église
pour y prier, et Montfort sortit de la ville à la tête de
huit cents chevaux , sans infanterie.
Le front des confédérés s'étendait dans une plaine
à l'occident de la ville. Montfort, qui était sorti par une
porte opposée , comme s'il eût voulu fuir, divisa son
212
monde en trois escadrons et alla droit au centre de l'en-
nemi. Son espérance, après celle qu'il mettait en Dieu,
était de couper de part en part les lignes confédérées,
d'y jeter le désordre et l'épouvante par la hardiesse de
l'attaque, et de profiter de tous ces hasards que l'œil
des grands capitaines découvre dans l'horreur d'une
mêlée. Cefut ce qui arriva. Le premier escadron rompit
l'avant-garde ennemie ; le second pénétra jusque dans
les derniers rangs, où le roi d'Aragon était entouré de
l'élite des siens; Montfort, qui suivait de près avec le
troisième, prit en flanc les Aragonais déjà troublés. La
fortune hésita là quelque temps , et le temps était pré-
cieux, car les bataillons si heureusement traversés
étaient plutôt éblouis que défaits, et pouvaient accabler
Montfort par derrière. Un coup qui renversa mort le roi
d'Aragon décida de la journée. Le cri et la fuite des
Aragonais entraînent tout le reste. Les évêques, qui
priaient avec angoisse dans l'église de Muret, les uns
prosternés sur le pavé, les autres levant leurs mains
vers Dieu , sont bientôt attirés sur les murs par le re-
tentissement de la victoire, et voient la plaine toute cou-
verte de fuyards sous la main terrible des croisés. Un
corps de troupes qui essayait d'emporter la ville d'as-
saut jette les armes bas , et est détruit dans sa fuite.
Cependant Montfort revenait de la poursuite des vain-
cus ; en traversant le champ de bataille, il rencontra
gisant par terre le corps du roi d'Aragon, déjà dé-
pouillé et nu. Il descendit de cheval et baisa en pleu-
rantlesrcstes meurtris de ceprince infortuné. Pierrell,
roi d'Aragon, était un brave chevalier, aimé de ses
— 213 —
sujets, catholique sincère, et digne de ne pas mourir
ainsi. Les liens qui unissaient ses deux sœurs aux deux
Raymond l'avaient engagé au soutien d'une cause qu'il
estimait n'être plus celle de l'hérésie , mais celle de la
justice et de la parenté. 11 y succomba par un secret
jugement de Dieu, peut-être pour avoir méprisé les
supplications des évêques, et abusé dans son cœur
d'une victoire qu'il regardait comme assurée. Montfort,
après avoir pourvu à sa sépulture, entra dans Muret
pieds nus, monta à l'église remercier Dieu de sa protec-
tion , et donna aux pauvres le cheval et l'armure avec
lesquels il avait combattu. Cette bataille mémorable,
fruit d'une conscience qui se croyait certaine de com-
battre pour Dieu , comptera toujours parmi les beaux
actes de foi qu'aient faits les hommes sur la terre,
Dominique était à Muret avec les sept évêques que
nous avons nommés, et les trois abbés de Cîteaux. Des
historiens modernes ont écrit qu'il marcha en tête des
combattants, la croix à la main ; on montrait même à
Toulouse, dans la maison de l'inquisition, un crucifix
percé de flèches qu'on disait être celui qu'il avait ainsi
porté à la bataille de Muret. Mais les historiens contem-
porains ne disent rien de semblable : ils affirment, au
contraire , que Dominique resta dans la ville à'prier, de
concert avec les évêques et les religieux. Bernard Gui-
donis, l'un des auteurs de sa vie, qui habita l'inquisi-
tion de Toulouse de 1308 à -1322, ne fait aucune men-
tion du crucifix , qu'on y a vu plus tard.
La bataille de Muret porta un coup mortel aux aflaires
du comte de Toulouse. Ses alliés et les habitants de sa
— 2U —
capitale offrirent leur soumission au souverain Pontife,
quichargeale cardinal Pierre de Bénévent de les récon-
cilier avec l'Église, et d'obliger le comte de Montfort à
renvoyer en Espagne le nouveau roi d'Aragon, jeune
enfant qu'il retenait en otage depuis qu'on l'avait liancé
à sa fdle. Le cardinal accomplit sa double mission dans
l'hiver de 1214. Il donna même , chose remarquable ,
l'absolution au comte de Toulouse; mais cet acte de
miséricorde ne servit point au vaincu pour ses intérêts
temporels. Un concile s'assembla à Montpellier, au
mois de décembre suivant, pour décider à qui appar-
tiendrait la souveraineté du pays conquis. Le concile
fut unanime en faveur du comte de Montfort , dont la
brillante et forte épée avait fait le destin de la guerre :
toutefois le souverain Pontife, par une lettn; du 17
avril 1215 (1) , déclara que Montfort n'aurait que la
garde de sa conquête jusqu'à ce que le concile œcumé-
nique de Latran, auquel il avait réservé cette question,
eût prononcé une sentence définitive. C'était un der-
nier effort d'Innocent III pour sauver la maison de
Toulouse. Le comte Raymond, abandonné de tous, s'é-
tait retiré à la cour du roi d'Angleterre avec son fds.
Le 11 novembre 1215, le soleil , en s'élevant au-des-
sus des Appennins , rencontra dans l'église solitaire de
Saint -Jean -de -Latran la plus auguste assemblée du
monde. On y voyait assis soixante et onze primats et
métropolitains, quatre cent douze évoques, plus de huit
cents abbés et prieurs de monastères, une multitude de
(1) Voir aux Conciles de Labbe, t. XIIJ, p. 8SS.
— 215 —
procureurs, d'abbés et d'évèques absents; les ambassa-
deurs du roi des Ptomains, de l'empereur de Constanti-
riople, des rois de France, d'Angleterre, de Hongrie,
d'Aragon, de Jérusalem et de Chypre; les députés d'une
foule innombrable de princes, de villes et de seigneurs,
et au-dessus d'eux la vénérable figure d'Innocent III.
L'abbé do Citeaux, archevêque de Narbonne, se remar-
quait parmi les assistants ; le comte Simon de Montfort
était représenté par son frère , Guy de Montfort ; les
deux Raymond étaient venus en personne, ainsi que
les comtes de Foix et de Connninges. Au jour marqué
pour juger cette grande cause do la croisade albigeoise,
les deux Raymond entrèrent dans l'assemblée avec les
comtes de Foy et de Commingcs, et tous quatre se
prosternèrent au pied du trône apostolique. S'étant re-
levés, ils exposèrent comment ils avaient été dépouillés
de leurs fiefs, malgré leur soumission entière à l'Église
romaine, et l'absolution qui leur avait été donnée par le
légat Pierre de Rénévent. Un cardinal prit la parole en
leur faveur avec beaucoup de force et d'éloquence ; l'abbé
de Saint-Tibère et le chantre de l'église de Lyon firent
de môme : ce dernier surtout parut émouvoir le pape.
Mais la plus grande partie des évoques, surtout les
é vè({ues français, se prononcèrent contre les suppliants,
])roteslant que c'en était fait de la religion catholique
dans le Languedoc si on leur restituait leurs posses-
sions, et que tout le sang répandu dans cette cause se-
rait du sang et du dévouement perdus. Le concile dé-
clara donc le comte Raymond VI déchu de ses fiefs, qui
étaient définitivement transférés au comte de Montfort ,
— 216 —
et lui assigna une pension de quatre cents marcs d'ar-
gent , à condition qu'il vivrait hors de ses anciens do-
maines; sa femme Eléonore devait conserver les biens
qui formaient sa dot; le marquisat de Provence était
réservé au jeune Raymond , leur fils, pour lui être re-
mis à sa majorité , s'il était fidèle à l'Église, Quant aux
comtes de Foix et de Comrainges , leur cause fut ren-
voyée à un plus mûr examen. Il est digne de remarque
que le marquisat de Provence , destiné au jeune Ray-
mond, était composé des villes que son père avait
abandonnées au Saint-Siège en cas qu'il vînt à man-
quer aux conventions de Saint-Gilles : on avait plu-
sieurs fois proposé au souverain Pontife de le réunir au
domaine apostolique; mais il ne voulut jamais y con-
sentir, et ne se prévalut des droits c[u'il y avait acquis
que pour le conserver à la maison de Toulouse.
Après la clôture du concile , le jeune Raymond , qui
s'était attiré l'estime de tous par sa noble conduite, alla
prendre congé du pape. Il ne lui cacha pas qu'il se
croyait injustement privé du patrimoine de ses ancêtres,
et lui dit, avec une fermeté naïve et respectueuse , qu'il
saisirait toutes les occasions de recouvrer avec gloire
ce qu'il avait perdu sans faute. Innocent III, touché du
malheur, de l'innocence et du courage de ce jeune
homme de dix-huit ans, lui donna cette bénédiction
prophétique : « Mon fils, dans toutes vos actions, puis-
« siez-vousbien commencer, etmicux finir encore(I)! »
Montfort, investi par Philippe-Auguste des titres de
(1) Histoire générale du Lan/juedoc, t. III.
._ 2d7 —
duc de Narbonne et de comte de Toulouse, ne jouit pas
longtemps de la puissance qu'il avait si laborieusement
acquise. L'année 1216 n'avait pas encore achevé sa
course, que déjà le jeune Raymond était maître d'une
partie de la Provence. Toulouse, d'un autre côté , fati-
guée du joug de son nouveau comte, rappela le vieux
Raymond de la cour d'Angleterre, où il s'était réfugié ,
et lui ouvrit ses portes. Un grand nombre de seigneurs,
au premier bruit de ce changement de fortune, se hâ-
tèrent de prêter serment de fidélité à leur ancien suze-
rain. Le vainqueur de Muret put comprendre alors qu'il
ne suffisait pas de gagner des batailles ni d'emporter des
villes d'assaut pour acquérir le prestige qui gouverne
les peuples ; il avait rencontré, pour son malheur, cette
force honorable qui est dans l'humanité , et qui fait
qu'on ne peut pas régner sur les hommes quand on ne
règne pas sur leurs cœurs. Chassé de Toulouse, qu'il
avait en vain désarmée et effrayée par des supplices, il
mit tristement le siège devant ses murs, où il ne devait
plus rentrer. La longueur du siège, l'incertitude de l'a-
venir, les reproches que lui adressait sur son inaction le
cardinal Bertrand, légat apostolique, et aussi cet affais-
sement que causent les revers quand ils viennent tard,
jetèrent le preux chevalier dans une mélancolie qui lui
faisait demander la mort à Dieu. Le 25 juin 1218, on
vint lui dire, de grand malin, que les ennemis étaient
en embuscade dans les fossés du château. Il demanda ses
armes, et , s'en étant revêtu , il alla entendre la messe.
Elle était déjà commencée, lorsqu'on l'avertit que les
machines de guerre étaient assaillies et en danger d'être
7
— 248 —
détruites : « Laissez-moi, dit-il, que je voie le sacre-
ment de notre rédemption. » Un autre messager survint
qui lui annonça que ses troupes ne pouvaient plus tenir :
« Je n'irai pas, dit-il, que je n'aie vu mon Sauveur (1) . )>
Enfin , le prêtre ayant élevé l'hostie , Montfort, à ge-
noux par teri'e et les mains au ciel, prononça ces mots :
Nunc dimittia. , et sortit. Sa présence sur le champ de
bataille fit reculer l'ennemi jusqu'aux fossés de la place;
mais c'était sa dernière victoire. Une pierre l'atteignit à
la tête : il se frappa la poitrine, se recommanda à Dieu
et à la bienheureuse Vierge Marie, et tomba mort.
La fortune continua d'être favorable aux Raymond .
De deux fils qu'avait laissés le comte de Montfort , le
plus j eune fut tué sous les murs de Castelnaudary . Quatre
années de mauvais succès persuadèrent à l'aîné qu'il n'é-
tait pas capable de porter l'héritage de son père, et il
céda tous ses droits au roi de France. Le vieux Raymond,
tranquille à Toulouse, sous la protection des victoires
de son fils, eut le temps de tourner ses regards vers le
Dieu qui l'avait frappé, et qui l'avait rétabli. Le i^ juil-
let 1222, en revenant de prier à la porte d'une église,
cai'il était toujours excommunié, il se sentit mal, et en-
voya chercher en toute hâte l'abbé de Saint-Sernin pour
qu'il le réconciliât à l'Église. L'abbé le trouva déjà sans
voix. Le vieux comte, en le voyant, leva les yeux au
ciel, et lui prit les deux mains, qu'il garda dans les
siennes jusqu'à son dernier soupir. Son corps fut trans-
porté à l'église des chevaliers de Saint-Jean de Jérusa-
(1) Pierre Je Vaulx-CL-riKiy , Histuiredes AlLigeoia, ch. lxxxvi.
— 219 —
lem, où il avait choisi sa sépulture; mais on n'osa pas
l'ensevelir, à cause de l'excommunication. Il fut laissé
dans un cercueil ouvert, et trois siècles après on l'yre-
gardaitencorecouché, sans qu'aucunemaineût été assez
hardie pour clouer une planche sur ce hois consacré par
la mort et par le temps. La question de sa sépulture fut
agitée sous les pontificats de Grégoire IX et d'Inno-
cent IV, à la demande de son fils. De nombreux témoi-
gnages attestèrent qu'avant de mourir il avait donné des
signes réels de repentance : toutefois , on craignit de
remuer cette cendre par des honneurs tardifs.
Raymond VII survécut vingt -six ans à son père. II
sut se défendre contre les armes mêmes de la France;
mais, trop faible pour en soutenir toujours l'effort, il
conclut avec saint Louis, en 1228, le traité qui termina
cette longue guerre. Le mariage de sa fille unique au
comte de Poitiers, l'un des frères du roi, avec la réver-
sion du comté de Toulouse pour dot; l'abandon de
quelques territoires ; la promesse d'être fidèle à l'Église,
et de se servir de son autorité contre les hérétiques :
telles furent les conditions principales de la paix. L'É-
glise la confirma en rendant sa communion au jeune
comte, qui, pour pénitence, s'engagea à servir la chré-
tienté en Palestine pendant cinq années. Vingt ans
après, il songea sérieusement à s'acquitter de ce devoir,
et partit pour la terre sainte. Mais Dieu l'arrêta en che-
min. Il tomba malade à Pris, non loin de Rodez, d'où
s'étant fait transporter à Milhaud , il y mourut le 27
septembre 1248, entouré des évèques de Toulouse ,
d'Agen, de Cahors et de Rodez, des consuls de Ton-
— 220 —
louse, et d'une foule de seigneurs, tous venus pour
recevoir les adieux d'un prince qu'ils aimaient, et en
qui s'éteignait, dans la ligne masculine, la branche
aînée d'une illustre race. Quand le saint viatique
fut apporté au comte, il se leva de son lit et se mif
à genoux par terre devant le corps de son Seigneur,
réalisant dans sa mort, comme dans sa vie, le vœu
qu'Innocent III avait autrefois formé pour lui en
bénissant sa jeunesse : oc Mon fils, dans toutes vos
« actions, puissiez-vous bien commencer, et mieux
« finir encore 1 »
CHAPITRE Vi
APOSTOLAT DE SAINT DOMINIQUE DEPUIS LE COMMENCEMENT DE LA
GUERRE DES ALBIGEOIS JUSQd'aU QUATRIÈME CONCILE DE LATRAK.
— INSTITUTION DU ROSAIRE. — REUNION DE SAINT DOMINIQUE ET
DE SES PREMIERS DISCIPLES DANS UNE MAISON DE TOULOUSE.
Le moment où éclata la guerre des Albigeois fut celui
qui révéla toute la vertu et tout le génie de Dominique.
Il avait deux écueils également à craindre : ou d'aban-
donner sa mission dans un pays plein de sang et d'a-
larmes, ou de prendre à la guerre la même part que
les religieux de Gîteaux. Dans l'un et l'autre cas, c'en
était fait de sa destinée. Enfuyant, il eût déserté l'apo-
stolat; en se mêlant de la croisade, il eût ôté à sa vie et
à sa parole le caractère apostolique. Il ne fit ni l'un ni
l'autre. Toulouse était , en Europe, la capitale de l'hé-
résie : c'était à Toulouse qu'il devait s'attacher de pré-
férence, à l'imitation des premiers apôtres, qui, loin
de fuir le mal, allèrent toujours le chercher au centre
de sa puissance. Saint Pierre avait posé d'abord son
siège à Antioche, la reine de l'Orient , et il avait envoyé
son disciple saint Marc à Alexandrie, l'une des plus
commerçantes et des plus riches cités du monde; saint
Paul habita longtemps Corinthe, renommée entre les
— 222 —
villes grecques par la splendeur de sa corruption; tous
deux, sans s'être donné rendez-vous, vinrent mourir à
Rome. Il ne sied f as, disait Jésus-Christ, qu'un prophète
périsse hors de Jérusalem {\). C'était donc à Toulouse,
le foyer et le phare de toutes les erreurs, qu'il convenait
à Dominique de planter sa tente, quelle que fût la face
des affaires. Les hommes de peu de foi attendent la
paix , disent-ils, pour agir ; l'apôtre sème dans la tem-
pête pour recueillir dans le beau temps. Il se souvient
de la parole de son maître : Vous entendrez des batailles
et des bruits de batailles : prenez garde d'en être troublés (2).
Mais en persévérant dans sa mission malgréles terreurs
de la guerre, Dominique comprit qu'il devait moins que
jamais en altérer la physionomie pacifique et dévouée.
Quelque juste qu'il soit de tirer le glaive contre ceux
qui oppriment la vérité par la violence , il est difficile
que la vérité ne souffre pas de cette protection , et qu'on
ne la rende pas complice des excès inséparables de tout
conflit sanglant. L'épée ne s'arrête pas juste à la limite
du droit; il est de sa nature de rentrer malaisément
dans le fourreau quand elle s'est une fois échauffée
dans la main de l'homme. Il faudrait des anges pour
combattre en faveur de la justice, et encore l'esprit
humain a des retours si prompts, que les oppresseurs
vaincus pourraient ne pas désespérer de trouver un
asile dans la partialité de la compassion. Il importait
donc souverainement que Dominique restât fidèle au
(1) Saint Luc, xiii , 23.
(2) Saint Matthieu, xxiv, 6.
— 223 —
plan magnanime d'Azévédo, et qu'à côté de la cheva-
lerie armée pour défendre la liberté de l'Église , parût
l'homme évangélique se fiant dans la seule force de la
grâce et de la persuasion. En Pologne, quand le prêtre
récitait l'Évangile à l'autel , le chevalier tirait à moitié
son épée , et écoutait dans cette posture militaire la
douce parole du Christ. Voilà les vrais rapports de la
cité du monde et de la cité de Dieu. La cité de Dieu,
représentée par le prêtre, parle , prie , bénit et s'offre
en sacrifice ; la cité du monde, représentée par le che-
valier, écoute en silence, unie à tous les actes du prêtre ,
et tient son épée attentive, non pour imposer la foi,
mais pour en assurer la liberté. Le prêtre et le chevalier
remplissent dans le mystère du christianisme deux fonc-
tions qui ne doivent jamais se confondre , et dont la
première doit toujours être j)Ius visible que la seconde.
Tandis que le prêtre chante tout haut l'Évangile à la
face du peuple et à la lueur des cierges, le chevalier
retient à moitié son épée dans le fourreau , parce que
la miséricorde lui parle en même temps que la justice,
et que l'Évangile même, pour lequel il se tient prêt,
lui dit à l'oreille : Bienheureux les hommes doux , car ils
posséderont la terre (1).
Dominique et Montfort furent les deux héros de la
guerre des Albigeois, l'un comme chevalier, l'autre
comme prêtre. Nous avons vu la manière dont Mont-
fort remplit sa tâche ; voyons comment Dominique ac-
complit la sienne.
(1) Saint M;Utliieu, V, 4.
— 224
On aura remarqué sans doute qu'il n'est nommé
nulle part dans les actes de cette guerre. Il est absent
des conciles, des conférences, des réconciliations, des
sièges, des triomphes ; il n'est fait mention de lui dans
aucune lettre allant à Rome ou venant de Rome. Nous
ne l'avons rencontré qu'une fois, à Muret, priant dans
une église aumoment d'une bataille. Ce silence unanime
des historiens est d'autant plus significatif qu'ils appar-
tiennent à des écoles différentes, les uns religieux , les
autres laïques: les uns favorables aux croisés, les autres
amis de Raymond! Il n'est pas possible de croire que,
si Dominique eût joué un rôle quelconque dans les né-
gociations et les faits-militaires de la croisade, tous ces
historiens l'eussent tu comme à l'envi. Ils ont rapporté
de lui des actions d'un autre ordre : pourquoi auraient-
ils caché celles-là? Or, voici les fragments qu'ils nous
ont conservés de sa vie à cette époque.
« Après le retour de l'évêque Diego à son diocèse ,
« dit le bienheureux Humbert, saint Dominique , de-
« meure presque seul avec quelques compagnons qui
c( ne lui étaient attachés par aucun vœu , soutint pen-
te dant dix années la foi catholique en divers lieux de
« la province de Narbonne, particulièrement à Garcas-
c( sonne et à Fanjeaux. Il s'était donné tout entier au
« salut des âmes par l'office de la prédication, et il
« souffrit de grand cœur beaucoup d'alTronts , d'igno-
(( minies et d'angoisses, pour le nom de notre Seigneur
« Jésus-Christ (1). »
(1) {Jlironique. u. t.
— 225 —
Dominique avait choisi Fanjeaux pour résidence ,
parce que de cette ville , située sur une hauteur, on
décou\Tait dans la plaine le monastère de Notre-Dame-
de-Prouille. Quanta Carcassonne, qui n'était pas non
plus éloigné de cette chère retraite, il a donné lui-
même une autre raison de sa préférence. Interrogé un
jour pourquoi il ne demeurait pas volontiers à Toulouse
et dans son diocèse : « C'est , répondit-il, que , dans le
diocèse de Toulouse, je rencontre beaucoup de gens qui
m'honorent, tandis qu'à Carcassonne tout le monde
m'est contraire (1). » En eflet, les ennemis de la foi in-
sultaient en toutes manières au serviteur de Dieu : on
lui crachait au visage, on lui jetait de la boue, on atta-
chait des pailles à son manteau par dérision. Mais lui,
supérieur à tout , comme l'Apôtre , s'estimait heureux
d'être jugé digne de souffrir des opprobres pour le nom
de Jésus. Les hérétiques songèrent même à lui ôter la
vie. Une fois qu'ils lui en faisaient la menace , il leur
répondit : « Je ne suis pas digne du mart^Te , je n'ai
« pas encore mérité cette mort (2). » C'est pourquoi,
ayant à passer dans un lieu où il savait que des em-
bûches lui avaient été préparées, non -seulement il s'y
hasarda avec intrépidité, mais gaiement et en chantant.
Étonnés de sa constance, les hérétiques lui demandèrent
une autre fois , pour le tenter, ce qu'il eût fait s'il fût
tombé dans leurs mains : « Je vous aurais priés, répon-
de dit -il, de ne pas me tuer d'un seul coup, mais de me
(1) Constantin d'Orvieto, Vie de saint D'>mini(iut;, n. 4*.
(2) Ibid., n. 12.
— 226 —
«c couper les membres un à un, et, après en avoir mis
<K les morceaux devant moi, de finir par m'arracher les
e. yeux, en me laissant à demi mort dans mon sang, ou
« en m'achevant à votre plaisir (1) . »
Thierry d'Apolda raconte le trait suivant : « Il arriva
« qu'une conférence solennelle devant avoir lieu avec
« les hérétiques , un évêque se disposait à s'y rendre
« en grande pompe. Alors l'humble héraut du Christ
(( lui dit : — Ce n'est pas ainsi, seigneur mon père, ce
« n'est pas ainsi qu'il faut agir contre les enfants de
« l'orgueil. Les adversaires de la vérité doivent être
« convaincus par des exemples d'humilité, de patience,
« de religion et de toutes les vertus , non par le faste
« de la grandeur et le déploiement de la gloire du siècle.
« Armons-nous de la prière, et, faisant reluire en
(( notre personne des signes d'humilité, avanoons-nous
« nu-pieds au-devant des Goliaths. — L'évêque se ren-
(( dit à ce pieux conseil, et tous se déchaussèrent. Or,
(( comme ils n'étaient pas sûrs de leur chemin, ils ren-
« contrèrent un hérétique qu'ils croyaient orthodoxe,
« et qui promit de les conduire droit à leur but. Mais il
« les engagea par malice dans un bois plein de ronces
« et d'épines, où leurs pieds se blessèrent, et bientôt
€ le sang coula tout le long de leurs jambes. Alors
« l'athlète de Dieu, patient et joyeux, exhorta sescom-
« pagnons à rendre grâces de ce qu'ils souffraient , en
« leur disant : — Confiez-vous dans le Seigneur, mes
« très-chers, la victoire nous est assurée, puisque voilà
(1) Constantin d'Ovvieto , Vie de saint Dominique , n. M.
— 227 —
« nos péchés qui s'expient par le sang. — L'hérétique,
« touché de cette admirable patience et des discours
« du saint, avoua sa malice et abjura l'hérésie (1). »
Il y avait aux environs de Toulouse quelques femmes
nobles que l'austérité des hérétiques avait détachées de
la foi. Dominique, au commencement d'un carême,
alla leur demander l'hospitalité avec l'intention de les
ramener dans le sein de l'Église. Il n'entra avec elles
dans aucune controverse ; mais , pendant tout le ca-
rême , il ne mangea que du pain et ne but que de l'eau,
lui et son compagnon. Quand, le premier soir, on vou-
lut leur apprêter des lits, ils demandèrent deux planches
pour se coucher, et jusqu'à Pâques ils n'eurent pas
d'autre lieu de repos, se contentant chaque nuit d'un
court sommeil qu'ils interrompaient pour prier. Cette
éloquence muette fut toute-puissante sur l'esprit de ces
femmes; elles reconnurent l'amour dans le sacrifice,
et la vérité dans l'amour.
On se rappelle qu'à Palencia Dominique avait voulu
se vendre pour racheter de l'esclavage le frère d'une
pauvre femme. Il eut en Languedoc le même mouve-
ment d'entrailles à l'égard d'un hérétique qui lui avouait
ne tenir à l'erreur que par la misère; il résolut de se
vendre pour lui donner de quoi vivre, et il l'eût fait si
la Providence divine n'eût pourvu d'une autre manière
à l'existence de ce malheureux.
Un fait encore plus singulier nous atteste les ruses
de sa bonté. « Quelques hérétiques, dit Thierry d'A-
(1) Vie de saint Dominique, chap. ii, n. 35.
— 228 —
« polda, ayant été pris et convaincus dans le pays de
« Toulouse, furent remis au jugement séculier, parce
« qu'ils refusaient de retourner à la foi, et condamnés
« au feu. Dominique regarda Tun d'eux avec un cœur
« initié aux secrets de Dieu , et il dit aux officiers de
« la cour : — Mettez à part celui-ci , et gardez-vous de
« le brûler. — Puis, se tournant vers l'hérétique avec
« une grande douceur : — Je sais, mon fils, qu'il vous
« faudra du temps, mais qu'enfin vous deviendrez bon
(( et un saint. — Chose aimable autant que merveil-
« leuse ! cet homme demeura vingt ans encore dans
« l'aveuglement de l'hérésie; après quoi, touché de la
« grâce , il demanda l'habit de Frère Prêcheur, sous
« lequel il vécut bien et mourut dans la fidélité (1). »
Constantin d'Orvieto et le bienheureux Humbert, en
rapportant le même trait, y ajoutent une circonstance
qui exige quelque explication. Ils disent que les héré-
tiques dont il s'agit avaient été convaincus par Domi-
nique avant d'être livrés au bras séculier. C'est le seul
mot du treizième siècle d'où l'on ait cru pouvoir induire
la participation du saint à des procédures criminelles.
Mais les historiens de la guerre des Albigeois nous ap-
prennent très-clairement ce que c'était que cette to/n/r-
tion des hérétiques. Les hérétiques n'étaient point à
l'état de société secrète en Languedoc; ils étaient ar-
més et combattaient pour leurs erreurs à la face du
soleil. Lorsque le sort de la guerre avait mis quelques-
uns d'entre eux au jtouvoir des croisés, on leur en-
(l; Vie de saint Dominique, chap. iv, n. 54.
— 229 —
voyait des gens d'Église pour leur exposer les dogmes
catholiques et leur faire sentir l'extravagance des leurs.
C'était ce qu'on appelait les convaincre, non pas d'être
hérétiques , car ils ne le cachaient pas le moins du
monde, mais d'être dans une fausse voie, contredite par
les Écritures, la tradition et la raison. On les suppliait
de la manière la plus pressante d'abdiquer leur hérésie,
en leur promettant à ce prix leur pardon. Ceux qui se
rendaient à ces instances étaient en effet épargnés;
ceux qui résistaient jusqu'au bout étaient livrés au bras
séculier. La conviction des hérétiques était donc un
office de dévouement , où la force de l'esprit et l'élo-
quence de la charité s'animaient de l'espoir d'arracher
des malheureux à la mort. Que saint Dominique ait
rempli cet office au moins une fois , il n'est pas possible
d'en douter, puisque deux historiens contemporains
l'affirment : mais prendre texte de là pour l'accuser de
rigueurs envers les hérétiques, c'est confondre le prêtre
qui assiste un criminel avec le juge qui le condamne ou
le bourreau qui le tue.
On s'étonnera peut-être que Dominique eût assez
d'autorité pour arracher un hérétique au supplice par
une simple prédiction. Mais, outre la renommée de sa
sainteté, qui devait attirer toute confiance à sa parole,
il avait été investi par les légats du Saint-Siège du pou-
voir de réconcilier les hérétiques à l'Église. On en pos-
sède la preuve dans deux diplômes, tous les deux sans
date, mais qui ne sauraient appartenir qu'à cette époque
de sa vie.
L'un est ainsi conçu : « A tous les fidèles du Christ à
— 230 —
«: qui les présentes lettres parviendront, frère Domi-
« nique, chanoine d'Osma, humble ministre de lapré-
« dication, salut et sincère charité dans le Seigneur.
« Nous faisons connaître à votre discrétion ]que nous
« avons permis à Raymond-Guillaume d'Hauterive Pé-
« lagianire de recevoir dans sa maison de Toulouse,
« pour y vivre de la vie ordinaire, Guillaume Hugue-
(( cion, qu'il nous a dit avoir autrefois porté l'habit des
(( hérétiques. Nous le lui permettons jusqu'à ce qu'il en
« soit autrement ordonné à nous ou à lui par le seigneur
<( cardinal; et cette cohabitation ne devra tourner en
« rien à son préjudice ou déshonneur (1). »
L'autre diplôme porte ce qui suit : « A tous les fidèles
« du Christ à qui les présentes lettres parviendront ,
(( frère Dominique , chanoine d'Osma , salut dans le
(( Christ. Par l'autorité du seigneur abbé de Cîteaux ,
« qui noiis a enjoint cet office , nous avons réconcilié à
« l'Église le porteur des présentes, Ponce Roger, con-
« verti par la grâce de Dieu de l'hérésie à la foi, et nous
« ordonnons, en vertu du serment qu'il nous a prêté,
« que, pendant trois dimanches ou jours de fête, il ira
« de l'entrée du village à l'église nu jusqu'à la ceinture
« et frappé de verges par le prêtre. Nous lui ordonnons
« aussi de s'abstenir en tout temps de chair, d'œufs, de
« fromage et de tout ce qui tire son origine de la chair,
« excepté les jours de Pâques, de la Pentecôte et de
« Noël , où il en mangera pour protester contre ses an-
(1) D.ins Échard, Ecrivains de l'ordre des Prêcheurs, t. I,
p. 9, en note.
— 234 —
« ciennes erreurs. Il fera trois carêmes chaque année
(f en jeûnant et en s'abstenanl de poisson, à moins que
(( l'infirmité du corps ou les chaleurs de l'été n'exigent
a. une dispense. Il se vêtira d'habits religieux tant dans
« la forme que dans la couleur, auxquels il attachera
« aux extrémités extérieures deux petites croix . Chaque
ce jour, s'il le peut, il entendra la messe, et il ira à
(( vêpres les jours de fête. Sept fois par jour il récitera
(( dix Pater noster, et il en dira vingt au milieu de la
« nuit. Il observera la chasteté , et une fois par mois ,
« dans la matinée, il présentera le présent diplôme au
(( chapelain du village de Céré. Nous ordonnons à ce
i( chapelain d'avoir grand soin que son pénitent mène
« une bonne vie, et celui-ci observera tout ce qui vient
« d'être dit jusqu'à ce que le seigneur légat en aitau-
« trement ordonné. Que s'il néglige avec mépris de
« l'observer, nous voulons qu'il soit tenu pour excom-
« munie, comme parjure et hérétique, et séparé de la
« société des fidèles (1). »
Je renvoie ceux qui trouveraient ces prescriptions
excessives et étranges, aux pénitences canoniques de
l'Eglise primitive, aux usages pénitentiaux des cloîtres,
et aux pratiques que s'imposaient volontairement et pu-
bliquement beaucoup de chrétiens du moyen âge pour
expier leurs fautes. Tout le monde sait, pour n'en citer
([u'un exemple , que Henri II, roi d'Angleterre, se fit
battre de verges par des moines sur le tombeau de Tho-
(1) Dans Écliard , Écrivains de l'ordre des Prêcheurs, t. 1,
p. 8, en note.
— 232 —
mas Becket, archevêque de Cantorbéry, à l'assassinat
duquel il avait donné lieu. Aujourd'hui même encore,
dans les grandes basiliques de Rome, le prêtre, après
avoir absous le pénitent, lui donne uncoup d'une longue
baguette sur les épaules. SaintDominique se conformait
naturellement aux coutumes de son siècle, et, pour qui-
conque les connaît, il y a dans les actes qu'on vient de
lire un remarquable esprit de bonté.
Son désintéressement n'était pas moindre que sa cha-
rité et sa douceur. Il refusa les évêchés de Béziers , de
Conserans et de Comminges, qui lui avaient été ofl'erts,
et dit une fois qu'il s'enfuirait la nuit avec son bâton
plutôt que d'accepter l'épiscopat ou toute autre dignité.
Voici, du reste, le portrait qu'en a tracé Guillaume
de Pierre, abbé d'un monastère de Saint- Paul, en
France, l'un de ceux qui l'avaient particulièrement
connu pendant les douze années de son apostolat en Lan-
guedoc, et qui fut entendu comme témoin, à Toulouse,
dans le procès de sa canonisation. « Le bienheureux Do-
« minique avait une soif ardente du salut des âmes et
« un zèle sans bornes à leur égard. Il était si fervent
« prédicateur, que, le jour, la nuit, dans les églises.
{( dans les maisons, aux champs , sur les routes, il ne
« cessait d'annoncer la parole de Dieu, recommandant
«: à ses frères d'agir de môme et de ne jamais parler que
(( de Dieu. Il fut l'adversaire des hérétiques, auxquels
« il s'opposait par la prédication et la controverse, et
« en toutes les choses qu'il pouvait. Il aima la pauvreté
« jusqu'à renoncer aux possessions, fermes, châteaux et
« revenus dont son ordre avait été enrichi en plusieurs
— 233 —
«c lieux. Il était d'une frugalité si austère, qu'il ne irian-
« geait qu'un pain et un potage, sauf en de rares occa-
« sions, par égard pour les frères et les personnes qui
c( étaient à table ; car il voulait que les autres eussent
(f tout en abondance, selon qu'il était possible. J'ai ouï
« dire à beaucoup qu'il était vierge. Il refusa l'évêché
(( de Conserans, et ne voulut point gouverner cette
« Eglise, quoiqu'il eût été légitimement élu pour pas-
« leur et prélat. Je n'ai pas vu d'homme aussi humble,
« qui méprisât davantage la gloire du monde et tout ce
« qui s'y rapporte. Il recevait les injures, les malédic-
c( tions, les opprobres avec patience et joie, comme des
c( dons d'un grand prix. Les persécutions ne le trou-
« blaient point; il marchait souvent au milieu des dan-
« gers avec une sécurité intrépide , et la peur ne le
« détourna pas une fois de sa route. Bien mieux, quand
« il était pris de sommeil, il s'étendait le long du che-
<( min ou proche du chemin, et dormait. Il surpassait
« en religion tous ceux que j'ai connus. Il se méprisait
« grandement et se comptait pour rien. Il consolait avec
« une bonté tendre les frères malades, supportant d'une
« manière admirable leurs infirmités. Savait-il quel-
« qu'un d'entre eax pressé sous le poids des tribula-
« tions, il l'exhortait à la patience et l'encourageait de
« son mieux. Il aimait la règle, et reprenait paternelle-
« ment ceux qui étaient en faute. Il était l'exemple des
« frères en toutes choses, dans la parole, les gestes, la
((. nourriture, le vêtement et les bonnes mœurs. Je n'ai
« jamais vu un homme en qui la prière fût sihabituelle.
If. ni (jui eût une si grande abondance de larmes. Quand
— 234 —
« il était en prière, il poussait des cris qu'on entendait
« au loin, et il disait à Dieu dans ces cris : Seigneur,
<f. ayez pitié du peuple, et qu'est-ce que deviendront les
«r pécheurs? Il passait ainsi les nuits sans sommeil,
(c pleurant et gémissant pour les péchés des autres. Il
« était généreux , hospitalier, donnait volontiers aux
« pauvres tout ce qu'il avait. Il aimait et honorait les
« religieux et tous les amis de la religion. Je n'ai pas
« ouï dire ni su qu'il eût un autre lit que l'église, quand
« il trouvait une église à sa portée; si l'église lui man-
(( quait, il se couchait sur un banc ou par terre, ou bien
« encore il s'étendait sur les cordes du lit qu'on lui avait
(.< préparé, après en avoir ôté le linge et les couches. Je
« ne l'ai jamais vu qu'avec une tunique, et encore toute
K rapiécée. Il portait toujours des habits plus vils que
(( ceux des autres frères. Il fut amateur des affaires de
« la foi et de la paix, et, autant qu'il le put, un très-
ce fidèle promoteur de l'une et de l'autre (1). »
Le don des miracles se développait en Dominique à
côté de si nobles vertus. Un jour qu'il passait un fleuve
dans une barque , le batelier, quand on fut à l'autre
bord, lui demanda un denier pour sa peine. « Je suis,
répondit Dominique , un disciple et un serviteur du
Christ, je ne porte sur moi ni or ni argent; Dieu vous
paiera plus tard le prix de mon passage. » Le batelier,
mécontent, se met à le tirer par sa chape, en lui disant:
« Ou vous laisserez la chape, ou j'aurai mon denier. »
Dominique , levant les yeux au ciel , se recueillit un
(1) Actes de Toulouse , ii. 15.
— 235 —
momenten lui-même, puis regardant la terre, ilmontra
au batelier une pièce d'argent que la Providence venait
de lui envoyer, et lui dit : « Mon frère, voilà ce que vous
demandez, prenez-le, et laissez-moi aller en paix (1). »
Dans le temps que les croisés étaient devant Tou-
louse, l'an 1211, des pèlerins anglais qui se rendaient à
Saint-Jacques de Compostelle, et qui voulaient éviter
d'entrer dans la ville, à cause de l'excommunication dont
elle était frappée, prirent une barque pour traverser la
Garonne. Mais la barque trop pleine chavira ; ils étaient
environ quarante. Aux cris des pèlerins et de l'armée,
Dominique sortit d'une église voisine, et se jeta tout de
son long par terre, les mains étendues en croix , implo-
rant Dieu en faveur des pèlerins déjà submergés. Sa
prière finie , il se leva, et, tourné du côté du fleuve, il
(lit àhautevoix: «Je vous ordonne, au nom du Christ, de
venir tous au rivage (2) . » Aussitôt les naufragés apparu-
i-ent au-dessus des eaux, et saisissant de longuespiques
que leur tendaient les soldats, ils gagnèrent le bord.
Le premier prieur du couvent de Saint-Jacques de
Paris, appelé par les historiens Matthieu de France,
devint le coopérateur de Dominique par suite d'un autre
miracle dont il avait été témoin. Il était prieur d'une
collégiale de chanoines dans la ville de Castres. Domi-
nique venait souvent visiter son église, parce qu'elle
renfermait les reliques du martyr saint Vincent, et il y
restait ordinairement en prière jusqu'à l'heure de midi.
(1) Le B. llumbert, Vie de saint Dominique, n. 39.
(-2) Thierry d'Apolda, Vie de saint Dominique , c\\. m, n. 48.
— 236 —
Un jour il laissa passer cette heure, qui était celle du
repas, et le prieur envoya un de ses clercs le chercher.
Le clerc vit Dominique élevé déterre d'une demi-coudée
en face de l'autel ; il courut avertir le prieur, qui trouva
Dominique en cet état d'extase. Ce spectacle lui causa
une si vive impression, que peu de temps après il se joi-
gnit au serviteur de Dieu , lequel , selon sa coutume à
l'égard de tous ceux qu'il admettait au partage de son
apostolat , lui promit k pain de la vie et l'eau du ciel.
Les historiens racontent encore brièvement qu'il
chassa le démon du corps d'un homme ; que , voulant
prier dans une église dont les portes étaient fermées ,
il s'y trouva transporté tout à coup ; que, voyageant avec
un religieux dont il n'entendait pas la langue, et qui
n'entendait pas la sienne , ils s'entretinrent ensemble
pendant trois jours, comme s'ils eussent parlé le même
idiome ; qu'ayant laissé tomber dans l'Ariége les livres
qu'il portait avec lui , un pêcheur les en retira quelque
temps après, sans qu'ils eussent souffert du contact
de l'eau. Tous ces faits flottent épars et sans liaison
dans l'histoire, et nous les recueillons au rivage comme
de saints débris.
Dieu avait aussi communiqué à son serviteur l'esprit
de prophétie. Pendant le carême de l'année 1213, qu'il
passa à Carcassonne en prêchant et en exerçant les fonc-
tions de vicaire général , que l'évêque absent lui avait
confiées, il fut interroge par un religieux deCîteaux sur
l'issue de la guerre, a. Maître Dominique, lui dit ce re-
ligieux, est-ce que ces maux n'auront pas de fin? » El
comme Dominique se taisait , le religieux le pressa de
— 237 —
nouveau, sachant que Dieu lui révélait beaucoup de
choses. Dominique lui dit à la fin : «Oui, cesmauxfini-
ront, mais non pas de sitôt ; le sang d'un grand nombre
sera encore versé, et un roi périra dans une bataille. »
Ceux qui entendirent cette prédiction craignirent qu'il
ne voulût parler du fils aîné de Philippe- Auguste , qui
avait fait vœu de se croiser contre les Albigeois; mais
Dominique les rassura en leur disant : « Ne craignez pas
pour le roi de France, c'est un autre roi, et bientôt, qui
succombera dans les vicissitudes de cette guerre (1). »
Peu après le roi d'Aragon fut tué , à Muret.
La guerre, par sa durée et ses chances diverses, sem-
blait mettre un obstacle presque invincible au dessein
constant de Dominique, qui était defonder un ordre re-
ligieux consacré au ministère de la prédication. Aussi
ne cessait-il de demander à Dieu l'établissement de la
paix , et ce fut dans le but de l'obtenir et de hâter le
triomphe de la foi qu'il institua, non sans une secrète
inspiration, cette manière de prier qui s'est depuis ré-
pandue dans l'Église universelle sous le nom de Rosaire.
Lorsque l'archange Gabriel fut envoyé de Dieu à la bien-
heureuse Vierge Marie pour lui annoncer le mystère de
l'Incarnation du Fils de Dieu dans son chaste sein, il la
salua en ces termes : Je vous salue, pleine de grâce; le
Seigneur est auec vous , vous êtes bénie entre les femmes (2).
Ces paroles, les plus heureuses qu'aucune créature
ait entendues , se sont répétées d'âge en âge sur les
(1) Le B. Humbert, Vie de saint Dominique . n. 48.
(2) S. Luc, 1, 28,
— 238 —
lèvres des chrétiens, et du fond de cette vallée de
larmes, ils ne cessent de redire à la Mère de leur Sau-
veur : Je vous salue, Marie. Les hiérarchies du ciel
avaient député un de leurs chefs à l'humble fille de
David pour lui adresser cette glorieuse salutation ; et
maintenant qu'elle est assise au-dessus des anges et de
tous les chœurs célestes, le genre humain, qui l'eut
pour fille etpour sœur, lui renvoie d'ici-bas la salutation
angélique : Je vous salue, Marie. Quand elle l'entendit
pour la première fois de la bouche de Gabriel, elle con-
çut aussitôt dans ses flancs très-purs le Verbe de Dieu ;
et maintenant, chaque fois qu'une bouche humaine lui
répète ces mots, qui furent le signal de sa maternité,
ses entrailles s'émeuvent au souvenir d'un moment qui
n'eut point de semblable au ciel et sur la terre, et toute
l'éternité se remplit du bonheur qu'elle en ressent.
Or, quoique les chrétiens eussent coutume de tourner
ainsi leurs cœurs vers Marie, cependant l'usage immé-
morial de cette salutation n'avait rien de réglé et de
solennel. Les fidèles ne se réunissaient pas pour l'adres-
ser à leur bien-aimée protectrice ; chacun suivait pour
elle l'élan privé de son amour. Dominique, qui n'igno-
rait pas la puissance de l'association dans la prière, crut
qu'il serait utile de l'appliquer à la Salutation angélique,
et que cette clameur commune de tout un peuple assem-
blé monterait jusqu'au ciel avec un grand empire. La
brièveté même des paroles de l'ange exigeait qu'elles
fussent répétées un certain nombre de fois, comme ces
acclamations uniformes que la reconnaissance des na-
tionsjettesur le passage des souverains. Mais la répéli-
— 239 —
tion pouvait engendrer la distraction de l'esprit. Domi-
nique y pourvut en distribuant les salutations orales en
plusieurs séries, à chacune desquelles il attacha la pensée
d'un des mystères de notre rédemption, qui furent tour
à tour pour la bienheureuse Marie un sujet de joie, de
douleur et de triomphe. De cette manière, la méditation
intime s'unissait à la prière publique , et le peuple , en
saluant sa mère et sa reine , la suivait au fond du cœur
en chacun des événements principaux de sa vie. Domi-
nique forma une confrérie pour mieux assurer la durée
et la solennité de ce mode de supplication.
Sa pieuse pensée fut bénie par le plus grand de tous
les succès, par un succès populaire. Le peuple chrétien
s'y est attaché de siècle en siècle avec une incroyable
fidélité. Les confréries du Rosaire se sont multipliées à
l'infini; il n'est presque pas de chrétien au monde qui
ne possède, sous le nom de chapelet , une fraction du
rosaire. Qui n'a entendu, le soir, dans les églises de cam-
pagne, la voix grave des paysans récitant à deux chœurs
la Salutation angélique? Qui n'a rencontré des proces-
sions de pèlerins roulant dans leurs doigts les grains du
losaire, et charmant la longueur de la route par la ré-
pétition alternative du nom de Marie? Toutes les fois
qu'une chose arrive à la perpétuité et à l'universalité,
elle renferme nécessairement une mystérieuse harmonie
avec les besoins et les destinées de l'homme. Le ratio-
naliste sourit en voyant passer des files de gens qui
redisent une même parole : celui qui est éclairé d'une
meilleure lumière comprend que l'amour n'a qu'un
mot , et qu'en le disant toujours il ne le répète jamais.
— 240 —
La dévotion du Rosaire, interrompue au quatorzième
siècle par la peste terrible qui ravagea l'Europe, fut
renouvelée au siècle suivant par Alain de la Roche ,
dominicain breton. En 1573, le souverain pontife
Grégoire XIII , en mémoire de la fameuse bataille de
Lépante , gagnée contre les Turcs sous un pape domi-
nicain , le jour même où les confréries du Rosaire fai-
saient à Rome et dans le monde chrétien des proces-
sions publiques, institua la fête que toute l'Eglise
célèbre chaque année le premier dimanche d'octobre,
sous le nom de fête du Rosaire (1).
Telles étaient les armes auxquelles Dominique avait
recours contre l'hérésie et contre les maux de la guerre :
la prédication dans les injures , la controverse , la pa-
tience , la pauvreté volontaire , une vie dure pour lui-
même, une charité sans bornes pour les autres , le don
des miracles , et enfin la promotion du culte de la sainte
Viergepar l'institutionduRosaire. Dix années passèrent
ainsi sur sa tête depuis l'entrevue de Montpellier jus-
qu'au concile de Latran, avec une telle uniformité,
que les historiens contemporains n'ont saisi qu'un petit
nombre d'actes dans cette humble et héroïque persévé-
rance des mêmes vertus. La crainte de la monotonie a
arrêté leur plume , et dire quelques jours de Dominique
(1) Voir, sur les origines du Rosaire, la dissertation du P. M.t-
maclii, dans les Annales de l'ordre des Frères Prêcheurs , t. I ,
p. 316 et suivantes. Les BoUandistes avaient mis en doute si réel-
lement saint Dominique était l'auteur du Rosaire; Mamachi
expose les monuments qui, outre la tradition constante, main-
tiennent le saint patriarche en possession do cet honneur.
— 241 —
c'était avoir dit ses années. Cette absence d'événements
dans la vie d'un grand homme à une époque si pleine
de mouvement , est le trait qui dessine la figure de Do-
minique à côté de celle de Montfort. Unis entre eux par
une amitié sincère et par unbutcommun, leur caractère
futaussi dissemblable quel'armure d'un chevalier diffère
du sac d'un religieux. Le soleil de l'histoire resplendit
sur la cuirasse de Montfort, et y éclaire de belles actions
mêlées d'ombres; à peine jette-t-il un rayon sur la chape
de Dominique, mais si pur et si saint, que son peu de
splendeurmême estun éclatant témoignage. Lalumière
manque parceque l'homme de Dieu s'est retiré du bruit
et du sang , parce que , fidèle à sa misson , il n'a ouvert
la bouche que pour bénir, son cœur que pour prier,
sa main que pour un office d'amour, et que la vertu ,
quand elle est toute seule , n'a son soleil qu'en Dieu.
Dominique était dans sa quarante-sixième année lors-
qu'il commença de recueillir le fruit de ses longs mé-
rites. Les croisés triomphants lui ouvrirent en 1215 les
portes de Toulouse, et la Providence, qui donne rendez-
vous à la même heure aux éléments les plus divers, lui
envoya deux hommes dont il avait besoin pour asseoir
les premiers fondements de l'ordre des Frères Prê-
cheurs. Tous deux étaient citoyens de Toulouse , d'une
naissance distinguée et d'un mérite personnel remar-
quable. L'un, qui se nommait Pierre Cellani , ornait
une grande fortune par une grande vertu; l'autre, qui
ne nous est connu que sous le nom de Thomas , était
éloquentet de mœurs singulicrementaimables. Poussés
par une même inspiration de l'Esprit saint, ils se don-
7*
— 242 —
nèrent ensemble à Dominique, et Pierre Cellani lui fit
présent de sa propre maison, qui était belle et située près
du château des comtes de Toulouse, qu'on appelait le
château de Narbonne. Dominique rassembla dans cette
maison ceux qui s'étaient attachés à lui : ils étaient au
nombredesix, Pierre Cellani, Thomas, et quatre autres.
C'était un bien petit troupeau, et pourtant il avait coûté
dix années d'apostolat et quarante-cinq ans d'une vie
toutimmolée à Dieu. Combien connaissent peu les con-
ditions des choses durables ceux qui sont pressés dans
leurs voies! et combien peu les connaissent aussi ceux
que rebute un siècle chargé d'orages! Depuis que Do-
minique, passantpour la première fois à Toulouse, avait,
dansuneveille employée àla conversion d'un hérétique,
entrevu la pensée de son ordre, le temps s'était montré
inexorable pour lui. La mort prématurée de son ami et
de son maître Azévédo l'avait laissé orphelin sur un sol
étranger; une guerre sanglante l'avait enveloppé de
toutes parts ; la haine des hérétiques, auparavant conte-
nue par la certitude même de leur domination , s'était
exaltée ; l'attention des catholiques et leur dévouement
ayant pris un autre cours que celui de l'apostolat, Do-
minique s'était vu réduit à une solitude désespérante.
Cependant Dieu souffle sur les nuées; le comte de
Toulouse, qui doit mourir chez lui tranquille et victo-
rieux, est brisé pour un temps par une bataille aussi
décisive qu'imprévue; Dieu donne à son serviteur quel-
ques mois de paix, et Tordre des Frères Prêcheurs s'é-
tablit entre deux tempêtes dans la capitale de l'hérésie.
Dominique revêtit ses compagnons de l'habit (pi'il
— 243 —
portait lui-même, c'est-à-dire d'une tunique de laine
blanche, d'un surplis de lin, d'une chape et d'un capuce
de laine noire. C'était l'habit des chanoines réguliers,
dont il avait gardé l'usage depuis son entrée au chapitre
d'Osma. Lui et les siens s'en servirentjusqu'à un événe-
ment mémorable dont nous parlerons en son lieu, et qui
fut la cause d'un changement dans ce costume. Ils com-
mencèrent aussi à mener une vie uniforme sous une
certaine règle. Cet établissement se fondait avec la coo-
pération et par l'autorité de l'évèque de Toulouse , qui
était toujours Foulques, ce généreux moine de Citeaux
que nous avons vu dès l'origine attaché aux projets
d'Azévédo et de Dominique. Il ne se contenta pas d'en
favoriser spirituellement la réalisation ; nous avons de
sa libéralité à leur égard un monument insigne que la
reconnaissance des Frères Prêcheurs doit éterniser
autant qu'il est en eux. « Au nom de notre Seigneur
« Jésus-Christ. Nous faisons savoir à tous présents et à
« venir,quenous,Foulques,parlagrâcede Dieu humble
if. ministre du siège de Toulouse, voulant extirper l'hé-
« résie, bannir les vices, enseigner aux hommes larègle
«( de la foi et les former aux bonnes mœurs, nous ins-
« tituons pour prédicateurs dans notre diocèse le frère
« Dominique et ses compagnons , lesquels se sont pro-
« posé de marcher dans la pauvreté évangélique, à pied
« et en religieux, en annonçant la vraie parole. Et parce
(( que l'ouvrier est digne de sa nourriture , et qu'il ne
« faut pas fermer la bouche au bumf qui foule le grain ,
a: mais qu'au contraire celui qui prêche l'Évangile doit
(( vivre de l'Evangile , nous voulons que le Frère Demi-
— 244 —
« nique et ses compagnons , en semant la vérité dans
« notre diocèse, y recueillent aussi de quoi soutenir
« leur vie. C'est pourquoi , du consentement du cha-
« pitre de l'église Saint-Étienne et de tout le clergé de
« notre diocèse, nous leur assignons à perpétuité, ainsi
« qu'à tous ceux que le zèle du Seigneur et le salut des
« âmes attacheront de la même manière à l'office de la
« prédication, la sixième partie des dîmes dont jouissent
« les fabriques de nos églises paroissiales, afin de servir
« à leurs besoins, et qu'ils puissent se reposer de temps
<( en temps de leurs fatigues. S'il reste quelque chose
(( àla fin de l'année, nous voulons et ordonnons qu'on
« l'emploie à l'ornement de nos églises paroissiales ou
a au secours des pauvres , selon qu'il paraîtra conve-
« nable à l'évêque. Car, puisqu'il est réglé par le droit
« qu'une certaine portion des dîmes doit être consacrée
« aux pauvres , nous sommes tenus sans doute d'ad-
« mettre au partage ceux qui embrassent la pauvreté
« pour Jésus-Christ, dans le but d'enrichir le monde
« de leur exemple et du don céleste de la doctrine : de
« telle sorte que ceux de qui nous recevons les choses
« temporelles reçoivent de nous directement ou indi-
« rectementles choses spirituelles. Donné l'an 1215 du
« Verbe incarné, le roi Philippe régnant sur les Fran-
ce çais, et le comte de Montfort tenant la principauté
« de Toulouse (1). »
Cet acte de munificence ne fut pas le seul à venir en
(1) DansÉchard, Écrivains de l'ordre des Prêcheurs, t. I.
]'. 12, en note.
— 245 —
aide à l'ordre naissant des Frères Prêcheurs. « En ce
« temps-là, disent les historiens, le seigneur Simon,
« comte deMontfort, prince illustre, qui combattit les
<f hérétiques avec le glaive inatéricl , et le bienheureux
<ir Dominique, qui les combattait avec le glaive de la
*( jjarole de Dieu , se lièrent d'une grande familiarité
« et amitié (1). » Montfort fit don à son ami du château
et de la terre de Cassanel , dans le diocèse d'Agen. D
avait déjà précédemment confirmé plusieurs donations
en faveur du monastère de Prouille, dont il avait lui-
même augmenté les possessions. Son estime et son
attachement pour Dominique ne s'étaient pas bornés à
ce genre de témoignages : il l'avait prié de baptiser sa
fille, un instant fiancée à l'héritier du royaume d'Ara-
gon , et de bénir le mariage de son fils aîné , le comte
Amaury, avec Béatrice, fille du dauphin de Vienne.
Nous verrons un jour Dominique, vieilli et près de
retourner à Dieu , se repentir d'avoir accepté des pos-
sessions temporelles; il s'en débarrassera comme d'un
fardeau avant d'entrer dans la tombe, laissant pour
patrimoine à ses enfants cette Providence quotidienne
qui soutient toute créature laborieuse , et dont il est
écrit : Charge le Seigneur du souci de ta vie, et lui-mémr
te nourrira (2).
(1) Le B. Humbert, Chronique, n. 3; Thierry d'Apolda, J»
de saint Dominique . chap. m, n. 45; Nicolas de Treveth, Chro-
nique.
(2) Psaumes, liv, 23.
CHAPITRE VU
SECOND VOYAGE DE SAINT DOMIMQI'E A ROME. — APPROBATION PRO-
VISOIRE DE l'ordre DES FRÈRES PRÊCHEURS PAR INNOCENT III. —
RENCONTRE DE SAINT DOMINIQUE ET DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
Au point de la réalisation où la pensée de Dominique
était parvenue, il lui était permis d'espérer pour son
œuvre l'approbation du Siège apostolique. C'est pour-
quoi, saisissant l'occasion de la prochaine tenue du
concile de Latran, il partit pour Rome avec l'évèque de
Toulouse, dans l'automne de l'an 4215. Mais, avant de
dire adieu à ses disciples, il fit une action remarquable
qui traçait pour jamais à son ordre une des grandes
voies où il devait marcher. Toulouse possédait alors un
docteur célèbre qui y occupait avec beaucoup d'éclat
une chaire de théologie. Alexandre , c'était son nom ,
travaillant un jour, de grand matin , dans son cabinet,
lut peu à peu distrait de l'étude par le sommeil , et
s'endormit profondément. Pendant ce repos, il vit sept
étoiles se présenter à lui, petites d'abord, mais qui,
croissant en grandeur et en lumière, finissaient p;ir
éclairer la France et le monde. Éveillé sur ce songe, au
point du jour il appela ses serviteurs qui avaient cou-
tume de porter ses livres, et se rendit à son école. Au
— 247 —
momentoù il y entrait, Dominique s'offrit à lui accom-
pagné de ses disciples, tous vêtus de la tunique blanche
et de la chape noire des chanoines réguliers. Ils lui
dirent qu'ils étaient des frères prêchant l'Évangile aux
fidèles et aux infidèles dans le pays de Toulouse , et
qu'ils souhaitaient ardemment d'entendre ses leçons.
Alexandre comprit que c'étaient là les sept étoiles qu'il
venait de voir en songe , et étant plus tard à la cour du
roi d'Angleterre, lorsque déjà l'ordre des Frères Prê-
cheurs avait acquis une immense renommée, il raconta
lui-même comment il avait eu pour écoliers les pre-
miers enfants de cette nouvelle religion.
Dominique, après avoir confié ses disciples à la garde
de la prière et de l'étude , s'était acheminé vers Rome.
Il y avait onze ans que dom Diego et lui la visitaient
ensemble pour la première fois, pèlerins tous les deux,
et ne sachant pas encore pourquoi Dieu les avait amenés
de si loin aux pieds de son vicaire. Maintenant Domi-
nique rapportait au père commun de la chrétienté le
fruit de sa bénédiction , et malgré la mort qui lui avait
retiré le compagnon de son ancien pèlerinage, il ne re-
venait pas seul. C'était sa destinée de rencontrera pro-
pos d'illustres amitiés. Tandis que l'Espagne, sa patrie
de naissance, retenait dans le tombeau l'ami et le pro-
tecteur de sa jeunesse, la France, sa patrie adoptive,
lui avait donné un autre protecteur et un autre ami dans
la personne de Foulques. Il eut aussi le bonheur de re-
trouver Innocent III sur le siège de saint Pierre. Toute-
fois, ce grand pontife ne se montra point d'abord favo-
rable à ses vœux. Il avait consenti sans peine à prendre
— 248 —
sous la tutelle de l'Église romaine le monastère de
Prouille, et il en avait fait dresser des lettres datées du
8 octobre 1215; mais il ne pouvait se décider à approu-
ver un ordre nouveau consacré à édifier l'Église par la
prédication.
Les historiens exposent deux raisons de sa répu-
gnance. En premier lieu, la prédication étant un office
transmis des apôtres aux évêques, il semblait contraire
à l'antiquité d'en faire la fonction d'un autre ordre que
l'ordre épiscopal. Il est vrai que depuis longtemps les
évêques s'abstenaient volontiers de l'honneur d'annon-
cer la parole de Dieu , et que le quatrième concile de
Latran , tout récemment célébré, leur avait enjoint de
placer dans la chaire chrétienne des prêtres capables
de les représenter. Mais autre chose était que chaque
évêque pourvût à la prédication dans son diocèse par le
choix de vicaires révocables, autre chose de confier à un
ordre vivant de sa vie propre la fonction perpétuelle et
universelle d'enseigner l'Évangile. N'était-ce pas fonder
dans l'Église un ordre apostolique, et pouvait-il y avoir
dans l'Église unautre ordre apostoliquequel'épiscopat?
Telle était la question soulevée par le zèle de Domi-
nique , question capable de tenir en suspens le génie
d'Innocent III. Car, à côté des raisons prises du point
de vue traditionnel , il en était d'autres puisées dans
l'expérience et la nécessité. Il était certain que l'aposto-
lat périssait dans l'Église, et que les progrès croissants
de l'erreur étaient dus à l'absence d'un enseignement
habile et dévoué. Les conciles réunis en Languedoc
pendant la guerre des Albigeois avaient été unanimes
— 249 —
à rappeler aux évoques cette partie de leurs devoirs.
Mais c'est la grâce de Dieu qui fait les apôtres , et non
les ordonnances des conciles. Les évêques, retournés
dans leurs palais au sortir de ces assemblées, y retrou-
vaient pour excuse à leur inertie évangélique le fardeau
de l'administration diocésaine , les affaires d'État aux-
quelles ils avaient part, et cette puissance des choses
établies que les plus forts caractères ont de la peine à
surmonter. Il ne leur était pas facile davantage de créer
des lieutenants de leur parole. On ne dit pas tout d'un
coup à un prêtre : Sois apôtre! Les habitudes aposto-
liques sont le fruit d'un genre de vie particulier. Elles
étaientcommunes dans l'Église primitive, parce que, le
monde étant à conquérir, tous les esprits se tournaient
vers le seul genre d'action qui pouvait atteindre ce but.
Mais depuis que l'Église était la maîtresse des nations,
le ministère pastoral avait prévalu sur l'apostolat; on
cherchait plutôt à conserver qu'à étendre le royaume de
Jésus-Christ. Or, par une loi qui assujettit toutes les
choses créées, là où cesse le progrès , la mort commence
à s'introduire. Le régime de conservation , qui suffit au
plus grand nombre des intelligences, est incapable de
retenir certaines âmes ardentes; elles échappent à une
fidélité qui ne les pousse pas en avant , comme les sol-
dats se lassent dans un camp retranché d'où on ne les
mène jamais à l'ennemi. Ces âmes, isolées d'abord, se
rallient dans l'ombre; elles se forment au hasard le
mouvement qui leur manque, jusqu'à ce qu'un jour, se
croyantassez fortes contre l'Église, elles lui apprennent,
par une soudaine irruption, que la vérité ne gouverne
-_ 250 —
ici-bas les esprits qu'à la condition de les conquérir
sans cesse. L'état de l'Europe ne révélait que trop à
Innocent III cette loi de l'humanité. Devait-il repousser
le secours qui lui venait si à propos? devait-il résister
au souffle de Dieu, parce que, tout en suscitant plus
d'un digne évèque à son Église, il leur donnait pour
coopérateurs un corps de religieux?
Néanmoins un décret promulgué au sein du concile
de Latran apportait dans cette qiiestion un obstacle
à la liberté de sa pensée. Le concile avait décidé, en
effet , que , pour éviter la confusion et tous les incon-
vénients qui naissaient de la multiplication des ordres
monastiques, on ne permettrait plus qu'il s'en établit
de nouveaux. Était-il possible de violer si vite une réso-
lution si solennelle?
Dieu, qui prête à l'Église romaine une assistance
dont la perpétuité est une des merveilles visibles de sa
sagesse, et qui n'avait voulu qu'éprouver son serviteur
Dominique par une dernière tribulation, mit un terme
aux anxiétés d'Innocent III. Une nuit que ce pontife
dormait dans le palais de Saint-Jean-de-Latran , il vit
en songe la basilique près de tomber, et Dominique qui
en soutenait sur ses épaules les murailles chancelantes.
Averti de la volonté de Dieu par cette inspiration, il
manda l'homme apostolique, et lui ordonna de retour-
ner en Languedoc pour y choisir, de concert avec ses
compagnons , celle des règles anciennes qui lui paraî-
trait la plus propre à former la nouvelle milice dont il
souhaitait enrichir l'Église. C'était un moyen de sauver
le décret du concile de Latran, et de donner à un des-
— 251 —
sein tout neuf le sceau et la protection de l'antiquité.
Dominique eut à Rome une autre joie bien vive. Il
n'était pas le seul que la Providence eût élu, dans ces
temps critiques, pour arrêter la décadence de l'Église.
Pendant qu'il ravivait aux saintes et profondes sources
de son cœur le fleuve de la parole apostolique , un autre
homme avait reçu la vocation de ressusciter au milieu
d'une opulence corruptrice des âmes l'estime et la pra-
tique de la pauvreté. Ce sublime amoureux de Jésus-
Christ était né sur le penchant des montagnes de
l'Ombrie , dans la ville d'Assise , d'un riche et avare
marchand. La langue française, qu'il avait apprise dans
l'intérêt du négoce de son père, fut cause qu'on lui
donna le nom do François, qui n'était point le nom de
sa naissance ni celui de son baptême. A l'âge de vingt-
quatre ans, au retour d'un voyage de Rome , l'esprit de
Dieu, qui l'avait déjà souvent sollicité, s'empara de lui
tout à fait. Conduit par son père devant l'évêque d'As-
sise pour qu'il renonçât à tous ses droits de famille ,
l'héroïque jeune homme se dépouilla des vêtements
qu'il portait, et les mit aux pieds de l'évêque, en disant :
« Maintenant je pourrai dire avec plus de vérité que
« jamais, Notre Père quiètes aux deux (l)! «A quelque
temps de là, assistant au saint sacrifice de la messe, il
entendit hre l'évangile où Jésus -Christ recommande à
ses apôtres de ne posséder ni or ni argent, de ne point
porter de monnaie dans leurs ceintures , ni une besace
par le chemin , ni deux tuniques , ni des souliers , ni
(1) Saint Honaventure, Vie de saint François, chap. it.
— 252 -
une baguette. Une joie indicible se répandit en lui à ces
paroles; il ôta ses souliers de ses pieds, déposa son bâ-
ton, jeta avec horreur le peu d'argent qu'il avait, et tout
le reste de sa vie il n'eut plus pour couvrir et ceindre
sa nudité qu'un caleçon , une tunique et une corde.
Encore eut-il peur de cette richesse, et, avant de mou-
rir, il se fit mettre nu sur le pavé devant ses frères, de
même qu'au commencement de sa parfaite conversion
à Dieu il s'était mis nu devant l'évêque d'Assise. Tout
cela se passait pendant que Dominique évangélisait le
Languedoc au péril de sa vie , et accablait l'hérésie du
spectacle de son apostolat. Une merveilleuse correspon-
dance avait été établie , à leur insu , entre ces deux
hommes, et la fraternité de leur carrière subsista jus-
qu'en des événements qui suivirent leur mort. Domi-
nique était l'aîné de douze ans ; mais , préparé d'une
manière plus savante à sa mission , il fut rejoint à temps
par son jeune frère, qui n'avait pas eu besoin d'aller
aux universités pour y apprendre la science de la pau-
vreté et de l'amour. Presque à la même époque où Do-
minique posait à Notre-Dame-de-Prouille, au pied des
Pyrénées , les fondem.ents de son ordre, François jetait
les fondements du sien à Notre-Dame-des-Anges, au
pied des Apennins. Un sanctuaire antique de la bien-
heureuse Vierge , Mère de Dieu , avait été pour tous
deux l'humble et douce pierre angulaire de leur édifice.
Notre-Dame-de-Prouille était le lieu chéri entre tous
par Dominique; Notre-Dame-des-Anges était le coin de
terre auquel François avait réservé une place d'aflec-
lion dans l'immensité de son cœur détaché de toute
— 253 —
chose visible. L'un et l'autre avaient commencé leur
vie publique par un pèlerinage à Rome ; l'un et l'autre
y retournèrent pour solliciter du souverain Pontife l'ap-
probation de leurs ordres. Innocent III les rebuta d'a-
bord tous les deux, et la même vision le contraignit de
donner à tous deux une approbation verbale et provi-
soire. Dominique, comme François, renferma sous la
flexibilité austère de sa règle les hommes , les femmes
et les gens du monde, faisant de trois ordres une seule
puissance combattant pour Jésus-Christ par toutes les
armes de la nature et de la grâce : seulement Dominique
commença, par les femmes , François par les hommes.
Le même souverain pontife , Honorius III , confirma
leurs instituts par des bulles apostoliques ; le même
encore, Grégoire IX, les canonisa. Enfin les deux plus
grands docteurs de tous les siècles' fleurirent ensemble
sur leurs tombeaux , saint Thomas sur celui de Domi-
nique, saint Bonaventure sur celui de François.
Cependant ces deux hommes, dont les destinées of-
fraient au ciel et à la terre de si admirables harmonies ,
ne se connaissaient pas. Tous deux habitaient Rome^au
temps du quatrième concile de Latran, et il ne paraît
pas que le nom de l'un eût jamais frappé l'oreille de
l'autre. Une nuit, Dominique étant en prière selon sa
coutume, vit Jésus-Christ irrité contre le monde, et sa
Mère qui lui présentait deux hommes pour l'apaiser. Il
se reconnut pour l'un des deux ; mais il ne savait qui
était l'autre, et le regardant attentivement, Timage lui
en demeura présente. Le lendemain, dans une église ,
on ignore laquelle, il aperçut sous un froc de mendiant
8
— 254. —
]a figui'e qui lui avait été montrée la nuit précédente, et
courant à ce pauvre , il le serra dans ses bras avec une
sainte effusion, entrecoupée de ces paroles : « Vous êtes
* mon compagnon , vous marcherez avec moi , tenons-
« nous ensemble , et nul ne pourra prévaloir contre
<.( nous (1). » Il lui raconta ensuite la vision qu'il avait
eue , et leur cœur se fondit l'un dans l'autre entre ces
embrassements et ces discours.
Le baiser de Dominique et de François s'est transmis
de génération en génération sur les lèvres de leur posté-
rité. Unejeune amitité unit encore auj ourd'hui les Frères
Prêcheurs aux Frères Mineurs. Ils se sont rencontrés
dans des offices semblables et sur tous les points du
inonde ; ils ont bâti leurs couvents aux mêmes lieux ; ils
ont mendié aux mêmes portes; leur sang, répandu pour
Jésus-Christ, s'est mêlé mille fois dans le même sacrifice
f t la même gloire ; ils ont couvert de leurs livrées les
épaules des princes et des princesses ; ils ont peuplé à
l'envi le ciel de leurs saints ; leurs vertus , leur puis-
sance , leur renommée, leurs besoins se sont touchés
sang cesse et partout : et jamais un souffle de jalousie n'a
terni le cristal sans tache de leur amitié six fois sécu-
laire. Ils se sont répandus ensemble dans le monde,
comme s'étendent et s'entrelacentlesrameauxjoyeux de
deux troncs pareils en âge et en force ; ils se sont acquis
et partagé l'affection des peuples, comme deux frères
jumeaux reposent sur le sein de leur unique mère; ils
sont allés à Dieu par les mêmes chemins , comme deux
(1) Gérard de Frachet, Vie îles Frères, liv. i, chap. I.
— 255 —
parfums précieux montent à l'aise au même point du
ciel. Chaque année, lorsque le temps ramène à Rome
la fête de saint Dominique, des voitures partent du cou-
vent de Sainte-Marie-sur-Minerve, où réside le général
des dominicains, et vont chercher au couvent d'An;-
("fsU le général des franciscains. Il arrive accompagné
d'un grand nombre de ses frères. Les dominicains et les
franciscains , réunis sur deux lignes parallèles , se ren-
dent au maître-autel de la Minerve , et , après s'être
salués réciproquement, les premiers vont au chœur, les
seconds restent à l'autel pour y célébrer l'office de l'ami
de leur père. Assis ensuite à la même table, ils rompent
ensemble le pain qui ne leur a jamais manqué depuis six
siècles, et, le repas terminé, le chantre des Frères Mi-
neurs et celui des Frères Prêcheurs chantent de con-
cert au milieu du réfectoire cette antienne : « Le séra-
(( phique François et l'apostolique Dominique nous ont
« enseigné votre loi, ô Seigneur! » L'échange de ces
cérémonies se fait au couvent d'Ara-Cœ/t pour la fête
de saint François, et quelque chose de pareil a lieu
par toute la terre , là où un couvent de dominicains et
un couvent de franciscains s'élèvent assez proche l'un
de l'autre pour permettre à leurs habitants de se don-
ner un signe visible du pieux et héréditaire amour qui
les unit.
CHAPITRE VIII
ASSEMBLÉE DE SAINT DOMINIQUE ET DE SES DISCIPLES A NOTRE-DAME-
DE-PHOl'ILLE. — RÈGLE ET CONSTITUTION DES FRÈRES PRÊCHEURS.
— FONDATION DU COUVENT DE SAINT-ROMAIN DE TOULOUSE.
Dieu, pendant l'absence de Dominique, avait béni et
multiplié son troupeau. Au lieu de six disciples qu'il
avaitlaissésàToulousedanslamaison de Pierre Cellani,
il en retrouva quinze ou seize. Après les premiers épan-
chements,illeur donna rendez-vous à Notre-Dame -de-
Prouille , pour y délibérer, conformément aux ordres
du pape, sur le choix d'une règle. Jusque-là, c'est-à-dire
jusqu'au printemps de l'année 1216, leur communauté
n'avait eu qu'une forme provisoire et indéterminée ,
Dominique s'étant plus occupé d'agir que d'écrire , à
l'imitation de Jésus-Christ, qui avait préparé ses apôtres
à leur mission par la parole et l'exemple , non par des
règlements écrits. Mais l'heure était venue de créer la
législation de la famille dominicaine; car il est néces-
saire que les lois secondent les mœurs, afin d'en perpé-
tuer la tradition. Dominique, déjà père, allait devenir
législateur. Après avoir tiré de son sein une génératioji
d'hommes seml)lables à lui , il allait pourvoir à leur
propre fécondité, et les armer contre l'avenir de la force
— 257 —
mystérieuse qui donne la durée. Si la perpétuité d'une
race par la chair et le sangestun chef-d'œuvre de vertus
et d'habileté ; si la fondation des empires est le dernier
degré du génie humain , que doit-ce être d'établir une
société purement spirituelle, qui ne puise point sa vie
dans les affections de la nature , ni ne met sa défense
dans le glaive et le bouclier? Les anciens législateurs,
effrayés de leur tâche , avaient assis les nations , par un
mensonge qui n'était qu'apparent, sur le piédestal de
la Divinité. Venu au temps de Jésus-Christ , lorsque la
plénitude de la réalité avait pris la place des ruines et
des fictions, Dominique n'avait pas eu besoin de tromper
pour être vrai. Avant d'oser tracer une loi de sa main
mortelle , il était allé se mettre aux pieds du représen-
tant de Dieu , et implorer de la plus haute paternité
visible la bénédiction qui est le germe de longues posté-
rités. Relire ensuite dans la solitude, sous la protec-
tion de Celle qui fut mère sans cesser d'être vierge , il
priait Dieu ardemment de lui communiquer une part
de cet esprit qui a creusé à l'Église catholique d'iné-
branlables fondements.
« Deux hommes nés à un siècle d'intervalle, saint Au-
gustin et saint Benoit , avaient été en Occident les pa-
triarches de la vie religieuse; mais ni l'un ni l'autre ne
s'étaient proposé le même but que Dominique. Saint
Augustin , encore nouveau converti , s'était renfermé
dans une maison de Tagaste, sa ville natale , pour y va-
quer, avec quelques amis, à l'étude età la contemplation
des choses divines. Élevé plus tard au sacerdoce, il
s'était fait dansHipponeun autre monastère, qui n'était.
— 258 —
comme le premier, qu'une réminiscence de ces fameux
instituts cénobitiques de l'Orient dont saint Antoine et
saint Basile avaient été les architectes. Quand il eut suc-
cédé au vieux Valère sur le siège d'Hippone, son point de
vue changea , sans changer l'ardent amour qui le por-
tait à enchaîner sa vie dans les liens de la fraternité.
11 ouvrit sa maison au clergé d'Hippone, et forma de
ses coopérateurs une seule communauté, à l'exemple de
saint Athanase et de saint Eusèbede Verceil, imitateurs
eux-mêmes des apôtres. C'était ce monastère épiscopal
qui avait servi de modèle et de point de départ aux
ehanoines réguliers, comme celui de Tagaste aux reli-
gieux connus sous le nom d'ermites de Saint -Augustin.
Quanta saint Benoît, son œuvre étaitencore plus ma-
nifestement étrangère au but de Dominique , puisqu'il
n'avait fait que ressusciter la pure vie claustrale, par-
tagée entre le chant du chœur et le travail des mains.
Obligé néanmoins de se choisir pour ancêtre l'un de
ces deux grands hommes, Dominique préféra saint Au-
gustin. Les raisons en sont faciles à pénétrer. Quoique
l'illustre évêque n'eût pas eu l'idée d'instituer un ordre
apostolique , il avait été lui-même apôtre et docteur >
ses jours s'étaient usés à annoncer la parole de Dieu, cl
à en défendre l'intégrité contre tous les hérétiques de
son temps. Sous quel plus naturel patronage pouvait-on
placer l'ordre naissant des Frères Prêcheurs? Ce n'était
pas d'ailleurs pour Dominique un patronage nouveau ;
il y avait été accoutumé pendant de longues années au
chapitre régulier d'Osma, et les traditions de sa carrière
passée s'accordaient pour co choix avec les convenances
— 259 —
présentes de sa vocation . La règle de Saint-Augustin , il
faut aussi le remarquer, avait sur toute autre l'avantage
inappréciable de n'être qu'un simple exposé des devoirs
fondamentaux de la vie religieuse. Aucune forme de gou-
vernement n'y était tracée ; aucune observance n'y était
prescrite, sauf la communauté des biens, la prière, la
frugalité , la vigilance des frères sur leurs sens, la cor-
rection mutuelle de leurs défauts, l'obéissance aux su-
périeurs du monastère , et par-dessus tout la charité,
dont le nom et l'onction remplissent ces admirables et
trop courtes pages. Dominique, en se soumettant à
leurs prescriptions, n'acceptait donc, à proprement
parler, que le joug des conseils évangéliques; .sa pen-
sée était à l'aise dans ce cadre hospitalier dessiné par
une main qui semblait avoir voulu créer une cité plu-
tôt qu'un cloître. Il restait à bâtir, dans cette cité com-
mune , sous la protection de ses vieux remparts , l'édi-
fice particulier des Frères Prêcheurs.
Or, une première question se présentait : Un ordre
destiné à l'apostolat devait -il adopter la tradition des
mœurs monastiques, ou bien se rapprocher de l'exis-
lence plus libre du sacerdoce séculier, en abandonnant
lu plupart des usages claustraux? On ne pouvait faire
entrer dans ce doute les trois vœux de pauvreté, de
chasteté et d'obéissance , sans lesquels aucune société
spirituelle ne se conçoit , pas plus qu'on ne conçoit un
peuple sans la pauvreté de l'impôt, la chasteté du ma-
riage , et l'obéissance aux mêmes lois sous les mêmes
chefs. Mais convenait-il au but de l'apostolat de con-
server des coutumes telles que la l'écitation publique de
— 260 —
l'office divin, l'abstinence perpétuelle de chair, les longs
jeûnes, le silence, le chapitre appelé de la coulpe, les
pénitences pour les manquements à la règle, et le travail
des mains. Toute cette discipline rigoureuse, propre
à former le cœur solitaire du moine et à sanctifier le
loisir de ses jours, était-elle compatible avec l'héroïque
liberté d'un apôtre qui s'en va devant lui semantàdroite
et à gauche le bon grain de la vérité? Dominique le crut.
11 crut qu'en remplaçante travail des mains par l'étude
de la science divine, en mitigeant certaines pratiques,
en usant de dispenses à l'égard desreligieux plus stricte-
ment occupés à l'enseignement et à la prédication, il
serait possible de concilier l'action apostolique avec l'ob-
servance monastique. Peut-être même l'idée de leur
séparation ne se présenta-t-elle point à son esprit. Car
l'apôtre n'est pas seulement un homme qui sait, et qui
enseigne au moyen de la parole ; c'est un homme qui
prêche le christianisme partout son être, et dont la pré-
sence seule est déjà une apparition de Jésus-Christ. Or,
quoi de plus propre à lui imprimeries sacrés stigmates
de cette ressemblance que les austérités du cloître? Domi-
nique lui-même était-il autre chose qu'un mélange intime
du moine et de l'apôtre? Étudier, prier, prêcher, jeûner,
dormir par teiTC , marcher nu-pieds, passer de Facte
pénitent à l'acte de prosélytisme, n'était-ce pas sa vie
de chaque jour? et qui mieux que lui pouvait connaître
toutes les affinités du désert et de l'apostolat?
Les traditions monastiques furent donc reçues à
Prouille avec des modifications dont la première et la
plus générale était celle-ci : a. Que chaque prélat ait dans
— 261 —
« son couvent la puissance de dispenser les Frères des
« assujettissements communs , lorsqu'il le jugera utile ,
« surtout dans les choses qui entraveraient l'étude,
« ou la prédication , ou le bien des âmes , notre ordre
« ayant été spécialement et dès l'origine institué pour
(f la prédication et le salut des âmes , et tous nos efforts
V devant tendre sans cesse à l'avantage spirituel du
« prochain (1). » .
C'est pourquoi il fut statué que l'office divin se dirait
dans l'église brièvement et succinctement, pour ne pas
diminuer la dévotion des Frères , ni empêcher l'étude;
que les Frères en voyage seraient exempts des jeûnes
réguliers, si ce n'est pendant l'Avent, à certaines vigiles,
et le vendredi de chaque semaine ; qu'ils pourraient
manger de la chair hors des couvents de l'ordre ; que
le silence ne serait point absolu ; que la communication
avec les étrangers serait permise même dans l'intérieur
des couvents, à l'exception des femmes ; qu'un certain
nombre d'étudiants seraient envoyés aux plus fameuses
universités ; qu'on recevrait des grades scientifiques ;
qu'on tiendrait des écoles : toutes constitutions qui,
sans détruire dans le Frère Prêcheur l'homme monas-
tique , relevaient au rang d'homme apostolique.
Sous le rapport administratif, chaque couvent devait
être gouverné par un prieur conventuel ; chaque pro-
vince , composée d'un certain nombre de couvents , par
un prieur provincial ; l'ordre tout entier par un chef
(1) Constitutions de l'ordre des Frères Prêcheurs, Prologue,
11.3.
— 262 —
unique qui eut depuis le nom de maître général. L'au-
torité, descendue d'en haut et se rattachant au trône
même du souverain Pontife, devait affermir tous les de-
grés de cette hiérarchie, pendant que l'élection, remon-
tant du Las au faîte, maintiendrait entre l'obéissance et
le commandement l'espritde fraternité. Undouble signe
brillerait ainsi sur le front de tout dépositaire du pou-
voir, le choix de ses Frères et la confirmation du pouvoir
supérieur. Au couvent appartiendrait l'élection de son
prieur ; à la province , représentée par les prieurs et un
député de chaque couvent , celle du provincial ; à l'ordre
entier, représenté par les provinciaux et deux députés
de chaque province , celle du maître général , et , par
une progression contraire, le maître général confir-
merait le prieur de la province, et celui-ci le prieur
du couvent. Toutes ces fonctions étaient temporaires ,
excepté la suprême, afin que la providence de la stabi-
lité s'unît à l'émulation du changement. Des chapitres
généraux, tenus à des intervalles rapprocliés, devaient
contre -balancer le pouvoir du maître général , et des
chapitres provinciaux celui du prieur provincial ; nu
conseil était donné au prieur conventuel pour l'assister
dans les devoirs les plus importants de sa charge. L'ex-
périence a prouvé la sagesse de ce mode de gouverne-
ment. Par lui l'ordre des Frères Prêcheurs a librement
accompli ses destinées , aussi bien préservé de la licence
que de l'oppression. Un respect sincère de l'autorité s'y
allie à quelque chose de franc et de naturel , qui révèle
dès la première vue le chrétien affranchi de la crainte
par Tamour. La plupart des ordres religieux ont subi
— 263 —
des réformes qui les ont partagés en divers rameaux :
celui des Frères Prêcheurs a traversé, toujours un, les
vicissitudes de six siècles d'existence. Il a poussé dans
tout l'univers ses branches vigoureuses, sans qu'une
seule se soit jamais séparée du tronc qui l'avait nourrie.
Restait la question de savoir comment l'ordre pour-
voirait à sa subsistance. Dominique, depuis le premier
jour de son apostolat, s'était reposé de ce soin .sur la
bonté de Dieu. Il avait vécu d'aumônes quotidiennes ,
et détourné sur le monastère de Prouille toutes les libé-
ralités qui outre-passaient les bornes de ses besoins du
moment. Ce n'était qu'à la fm , après avoir vu croître
sa famille spirituelle , qu'il avait accepté de Foulques la
sixième partie des dîmes du diocèse de Toulouse , et du
comte de Montfort la terre de Cassanel. Mais tous ses
souvenirs et tout son cœur étaient pour la pauvreté. M»
voyait trop les plaies que l'opulence avait faites à l'É-
glise , pour souhaiter à son ordre une autre richesse que
celle de la vertu. Toutefois l'assemblée de Prouille s'en
remit à l'avenir pour l'établissement du statut de la men-
Hicité. Dominique craignait sans doute quelque obstacle
de Rome à une aussi hardie pensée , et il aima mieux en
réserver l'exécution pour un temps moins critique.
Telles furent les lois fondamentales consacrées par
les patriarches de l'institut dominicain. En les compa-
rant à celles des chanoines réguliers de Prémontré . on
y voit, malgré la diversité du but , des ressemblances
qui attestent que Dominique avait soigneusement étudié
l'œuvre de saint Norbert. 11 est probable qu'il en avait
eu l'occasion au chapitre d'Osma , et que la réforme de
— 264 —
Prémontré avait servi de modèle à la réforme de ce
chapitre.
Cependant Foulques , dont la main ne se lassait pas
de s'ouvrir en faveur des desseins de Dominique, lui
donna trois églises en une seule fois : l'une à Toulouse ,
sous l'invocation de saint Romain martyr; l'autre à
Pamiers ; la troisième, située entre Sorèze et Puy-
Laurens , et connue sous le nom de Notre-Dame-de-Les-
cure. Chacune de ces églises était destinée à recevoir
un couvent de Frères Prêcheurs. Mais la dernière n'en
posséda jamais , et celle de Pamiers n'en eut un que
très - tard , en 1269. Il convenait, nous l'avons déjà dit ,
que la grande et hérétique Toulouse vît fonder dans ses
murs le premier couvent dominicain de la ligne mas-
culine. Quoique les Frères y fussent réunris dès l'année
précédente dans une même maison , cette maison n'a-
vait rien d'un monastère proprement dit , sinon la vie
qu'on y menait, et il était nécessaire de mettre d'accord
la vie et l'habitation. On éleva donc rapidement sur le
flanc de l'église de Saint -Romain un cloître modeste.
Un cloître est une cour entourée d'un portique. Au
milieu de la cour, selon les traditions anciennes , devait
être un puits , sym.bole de cette eau vive de l'Écriture
qui rejaillit dans la vie éternelle. Sous les dalles du por-
tique, on creusait des tombeaux; le long des murs, on
gravait des inscriptions funéraires; dans l'arc formé
par la naissance des voûtes , on peignait les actes des
saints de l'ordre ou du monastère. Ce lieu était sacré ;
les religieux mêmes ne s'y promenaient qu'en silence,
ayant à l'esprit la pensée de la mort et la mémoire des
— 265 —
ancêtres. La sacristie , le réfectoire , de grandes salles
communes régnaient autour de cette galerie sérieuse ,
qui communiquait aussi à l'église par deux portes,
l'une introduisant dans le chœur, l'autre dans les nefs.
Un escalier menait aux étages supérieurs construits
au-dessus du portique et sur le même plan. Quatre
fenêtres ouvertes aux quatre angles des corridors y
répandaient une abondante lumière; quatre lampes
y projetaient leurs rayons pendant la nuit. Le long de
ces corridors hauts et larges , dont la propreté était le
seul luxe , l'œil ravi découvrait à droite et à gauche une
file symétrique de portes exactement pareilles. Dans
l'espace qui les séparait pendaient de vieux cadres , des
cartes de géographie , des plans de villes et de vieux
châteaux , la table des monastères de l'ordre , mille
souvenirs simples du ciel et de la terre. Au son d'une
cloche , toutes ces portes s'ouvraient avec une sorte de
douceur et de respect. Des vieillards blanchis et se-
reins , des hommes d'une maturité précoce, des ado-
lescents en qui la pénitence et la jeunesse faisaient une
nuance de beauté inconnue du monde, tous les temps de
la vie apparaissaient ensemble sous un même vêtement.
La cellule des cénobites était pauvre, assez grande pour
contenir une couche de paille ou de crins, une table et
deux chaises; un crucifix et quelques images pieuses en
étaient tout l'ornement. De ce tombeau , qu'il habitait
pendant ses années mortelles, le religieux passait au
tombeau qui précède l'immortalité. Là même il n'était
point séparé de ses frères vivants et morts. On le cou-
chait , enveloppé de ses habits , sous le pavé du chœur;
— 266 —
sa poussière se mêlait à la poussière de ses aïeux , pen-
dant que les louanges du Seigneur, chantées par ses
contemporains et ses descendants du cloître , remuaient
encore ce qui restait de sensible dans ces reliques.
0 maisons aimables et saintes ! On a bâti sur la terre
d'augustes palais ; on a élevé de sublimes sépultures ;
on a fait à Dieu des demeures presque divines : mais
l'art et le cœur de l'homme ne sont jamais allés plus
loin que dans la création du monastère.
Celui de Saint-Romain était habitable à la lin du mois
d'août de l'année 1216. Il était d'une humble structure.
Les cellules avaient six pieds en largeur et un peu moins
en longueur ; leurs cloisons ne s'élevaient pas jusqu';')
hauteur d'homme , afin que les Frères , tout en vaquant
avec liberté à leurs offices , fussent toujours en une
demi-présence les uns des autres. Tous les meubles en
étaient vils. L'ordre ne conserva ce couvent que jus-
qu'en 1232. A cette époque , les dominicains de Tou-
l(puse se transportèrent dans une maison et une église
plus vastes , dont la révolution française les a dépouillés,
et dont les restes magnifiques servent aujourd'hui de
caserne et de magasins.
CHAPITRE IX
TROISIEME VOYAGE DE b^AINT DOMINIQUE A ROME. — CONFIIIMATION
DE l'ordre des FRÈRES PRÊCHEURS PAR H0^0R1US III. — ENSEI-
GNEMENT DE SAINT DOMINIQUE DANS LE l'AI.AlS DU PAl'E.
Tandis que le couvent de Saint-Romain s'édifiait
avec rapidité sous les yeux de Dominique, une nou-
velle imprévue vint attrister le cœur du saint patriarche.
Innocent III était mort à Pérouse le 16 juillet , et deu.v
jours après, le cardinal Gonti , de l'antique race des
Sabelli , était monté , par une élection précipitée , sur
le siège pontifical, en prenant le nom d'Honorius IIJ.
Cette mort enlevait aux affaires dominicaines un pro-
tecteur assuré , et les livrait à toutes les chances d'une
cour nouvelle. Innocent III était de la famille de ces
hommes rares que la Providence avait donnés pour
appréciateurs et pour soutiens à Dominique ; il était du
sang d'Azévédo , de Foulques etdeMontfort, généreu.se
constellation dont les astres s'éteignaient l'un après
l'autre. Azévédo avait disparu le premier, emportant
avec lui le tissu brisé de ses héroïques desseins ; et
maintenant que Dominique en avait laborieusement
rassemblé les fils sous les auspices d'Innocent III , ce
grand pape s'éclipsait à son tour, sans avoir consommé
— 268 —
l'œuvre à laquelle il s'était promis de mettre le dernier
sceau. Mais cette épreuve fut de courte durée. Domi-
, nique , ayant passé les Alpes une troisième fois, obtint
promptement du nouveau pontife , malgré les embarras
d'une nouvelle administration , le prix qui était dû à ses
longs travaux. Le 22 décembre de l'an 1216 , son ordre
fut solennellement confirmé par deux bulles dont voici
le glorieux texte.
(( Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de
« Dieu , à ses chers fils Dominique , prieur de Saint-
« Romain de Toulouse , et les Frères présents et à
« venir faisant profession de la vie régulière, salut et
« bénédiction apostolique. Il convient de placer sous
« la sauvegarde apostolique ceux qui embrassent la vie
« religieuse, de peur que des attaques téméraires ne les
« détournent de leur dessein , ou ne brisent , ce qu'à
« Dieu ne plaise , la force sacrée de la religion. C'est
« pourquoi , cher fils dans le Seigneur, nous accédons
« sans peine à vos justes demandes , et , par le présent
cf privilège, nous recevons sous la protection du bien-
« heureux apôtre Pierre, et sous la nôtre, l'église de
(.( Saint-Romain de Toulouse , dans laquelle vous vous
(( êtes consacrés au service divin. Nous statuons, en
« premier lieu , que l'ordre canonique établi dans cotte
« église selon Dieu et la règle de Saint-Augustin y soit
« perpétuellement et inviolableraent observé; et, en
« outre , que les biens acquis justement à cette église,
(' ou qui pourraient lui survenir par la concession des
« pontifes, la largesse des rois et des princes, les obla-
« tiens des fidèles, et de quelque manière légitime que
— 269 —
c( ce soit, demeurent fermes et intacts dans vos mains
ec et dans celles de vos successeurs. Nous avons même
(( jugé utile de désigner nommément les possessions
« suivantes , savoir : le lieu même où est située l'église
« de Saint -Romain avec toutes ses dépendances, l'é-
« glise de Prouille avec toutes ses dépendances, la
« terre de Cassanel , l'église de Notre-Dame-de-Les-
« cure avec toutes ses dépendances , l'hôpital de Tou-
« louse appelé Arnaud-Bérard avec toutes ses dépen-
« dances, l'église delà Sainte-Trinité de Lobens avec
« toutes ses dépendances , et les dîmes que notre véné-
(( rable frère Foulques , évêque de Toulouse , dans sa
« pieuse et prévoyante libéralité , vous a cédées du
(( consentement de son chapitre , comme on le voit par
« les actes. Que personne non plus ne présume d'exiger
« de vous les dîmes, soit à l'occasion des champs que
« vous cultivez de vos propres mains ou à vos frais, soit
<( à propos du produit de vos bestiaux. Nous vous per-
ce mettons de recevoir et de retenir parmi vous, sans
« crainte de contradictions, les clercs et les laïques
K. désireux de quitter le siècle , pourvu qu'ils ne soient
(( point liés par d'autres engagements. Nous interdi-
« sons à vos Frères , après leur profession , de passer
« à un autre lieu sans la licence de leur prieur, si ce
(( n'est pour embrasser une religion plus austère, et à
« qui que ce soit d'admettre ces transfuges sans votre
<( consentement. Vous pourvoirez au service des églises
« paroissiales qui vous appartiennent, en choisissant
« et en présentant à l'évèque diocésain des prêtres
« dignes d'obtenir de lui le gouvernement des âmes.
— 270 —
et qui seront responsables envers lui des choses spi-
rituelles , envers vous des choses temporelles. Nous
défendons qu'on impose à votre église des charges
nouvelles et inusitées , ni qu'on la frappe , elle ou
vous , de sentence d'excommunication et d'interdit .
à moins d'une cause manifeste et raisonnable. Si un
interdit général était fulminé , vous pourrez célébrer
l'office divin à voix basse , sans cloches , et les portes
closes , après avoir fait sortir les excommuniés et les
interdits. Pour le chrême, l'huile sainte, la consé-
cration des autels ou des basiliques , l'ordination de
vos clercs , vous les recevrez de l'évèque diocésain ,
si toutefois il est catholique, dans la grâce et commu-
nion du Saint-Siège, et qu'il consente à vous les donner
sans conditions injustes; dans le cas contraire, vous
vous adresserez à tel évêque catholique qu'il vous
plaira de choisir, pourvu qu'il soit en grâce et commu-
nion avec le Saint-Siège, et il satisferai vos demandes
en vertu de notre autorité. Nous vous accordons
la liberté de sépulture dans votre église, ordonnant
que nul ne s'oppose à la dévotion et dernière volonté
de ceux qui voudront y être ensevelis , à moins qu'ils
ne soient interdits ou excommuniés, et sauf le droit
des églises auxquelles appartient la levée des corps
des défunts. A votre mort et à celle de vos succes-
seurs dans la charge de prieur du même lieu , que
nul ne prétende au gouvernement par la ruse ou la
violence, mais celui-là seul qui aura été élu du con-
sentement de tous ou de la plus grande et meilleure
<i partie des Frères , selon Dieu et la règle de Saint-
— 27d —
«r Augustin. Nous ratifions aussiles libertés, immunités
i( et coutumes raisonnables anciennement introduites
« dans votre église et conservées jusque aujourd'hui,
« voulant qu'elles soient à jamais inviolables. Que nul
« donc d'entre les hommes n'ose troubler cette église,
« enlever et retenir ses biens, les diminuer ou en faire
<( un sujet de vexations ; mais qu'ils demeurent intacts
« pour l'usage et le soutien de ceux à qui ils ont été
« concédés, sauf l'autorité apostolique et la justice ca-
(f noniquede Févèque diocésain. Si quelque personne,
« ecclésiastique ou séculière, connaissant cette consti-
(f tution que nous venons d'écrire, ne craint pas de
« l'enfreindre, et qu'avertie une seconde et une troi-
« sième fois, elle refuse de donner satisfaction, qu'elle
(( soit privée de tout pouvoir et honneur, et sache
« qu'elle s'est rendue coupable au jugement divin
« d'une iniquité ; qu'elle soit séparée de la communion
« du corps et du sang de notre Dieu , Seigneur et Ré-
« dompteur Jésus-Christ, et qu'au jugement final elle
« subisse une sévère peine. Ceux, au contraire, qui
« conserveront à ce lieu ses droits, que la paix de notre
« Seigneur Jésus-Christ soit sur eux, qu'ils reçoivent
« ici-bas le fruit d'une bonne action, et du juge souve-
« rain une récompense éternelle. Ainsi soit-il (1). »
La seconde bulle, monument aussi court que prophé-
tique, est ainsi conçue :
(( Honorius, évèque, serviteur des serviteurs de
« Dieu, au cher fils Dominique, prieur de Saint-Romain
(l) Rullaii'e de Tordre dos Frères Prêcheurs, p. 2.
— 272 —
V de Toulouse, et à vos Frères qui ont fait et feront
« profession de la vie régulière, salut et bénédiction
« apostolique .Nous, considérant que les Frères de votre
(( ordre seront les champions de la foi rt de vraies lumières
« du monde , nous confirmons votre ordre avec toutes
« ses terres et possessions présentes et à venir, et nous
« prenons sous notre gouvernement et protection
« l'ordre lui-même avec tous ses biens et tous ses
« droits (1). »
Ces deuxbuUes furent données le mêmejour à Sainte-
Sabine. La première , outre la signature d'Honorius ,
est revêtue de la souscription de di-x-huit cardinaux.
Quelque favorable qu'en fût le style , cependant les
vœux de Dominique n'étaient pas tous comblés; car il
souhaitait que le nom même de son ordre fût un témoi-
gnage perpétuel du but qu'il s'était proposé en l'insti-
tuant. Dès l'origine de son apostolat, il s'était complu
dans le nom de Prêcheur. On voit par un acte d'hom-
mage auquel il avait assisté le 21 juin 1241, qu'il se
servait d'un sceau où ces mots étaient gravés : Sceau de
Frère Dominique, Prêcheur. Lorsqu'il vint à Rome au
temps du concile de Latran , il se proposait , dit le
bienheureux Jourdain de Saxe, d'obtenir du pape un
ordre d'hommes qui eussent l'office et le nom de Prêcheurs.
II se passa même à cette époque un fait remarquable.
Innocent III, qui venait d'encourager Dominique }>ar
une approbation verbale, eut besoin de lui écrire. Il
appela un secrétaire et lui dit : « Écrivez sur telles
(Ij Bullairc de l'ordre des Frères Prêcheurs, p. 4.
— 273 —
choses au ^rère Dominique et à ses compagnons ; » ets'ar-
rètant un peu , il lui dit : « N'écrivez pas ainsi , mais
en cette manière : Ait frère Dominique et à ceux qui prê-
chent avec lui dans le pays de Toulouse; » puis, s'arrêtant
de nouveau, il dit : « Écrivez commme ceci : A Maître
Dominique et aux frères Prêcheurs {\) . » Néanmoins Ho-
norius, dans ses bulles, s'était abstenu de donner au
nouvel ordre aucune dénomination.
Ce fut sans doute pour réparer ce silence qu'un mois
après, le 26 janvier 1217, il dicta les lettres suivantes :
« Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,
« à ses chers fils le Prieur et les Frères de Saint-
« Romain, Prêcheurs dans le pays de Toulouse , salut
(( et bénédiction apostolique. Nous rendons de dignes
« actions de grâces au dispensateur de tous les dons
« pour celui qu'il vous a fait, et dans lequel nous
« espérons vous voir persévérer jusqu'à la fin. Dévorés
« au dedans du feu de la charité, vous répandez au
« dehors un parfum célèbre qui réjouit les cœurs sains
(.(. etrétablitceuxquisont malades. Vousleurprésentez,
« en habiles médecins, des mandragores spirituelles qui
« les préservent de la stérilité, c'est-à-dire la semence
<( de la parole de Dieu échauffée par une salutaire élo-
« quence. Serviteurs fidèles, le talent qui vous a été
« confié fructifie dans vos mains, et vous le restituerez
« au Seigneur avec surabondance. Athlètes invincibles
a du Christ, vous portez le bouclier de la foi et le
(1) Etienne de Salanhac, des Quatre Choses en quoi Dieu a
hoiiO.é l'ordre lies Frères l'rérheurs.
— 274 —
« casque du salut , sans crainte de ceux qui peuvent
<( tuerie corps, employant avec magnanimité contre les
ennemis de la foi cette parole de Dieu qui va plus
loin que le glaive le plus aigu , et haïssant vos âmes
en ce monde pour les retrouver dans la vie éternelle.
Mais parce que c'est la fin et non le combat qui cou-
ronne, et que la persévérance seule recueille le fruit
de toutes les vertus, nous prions et exhortons sérieu-
sement votre charité par ces lettres apostoliques , et
pour la rémission de vos péchés, de vous fortifier de
plus en plus dans le Seigneur, de répandre l'Évangile
à temps et à contre-temps, d'accomplir enfin pleine-
ment le devoir d^éi:(uiçiélistes. Si vous souffrez pour
cette cause quelqu es tribulations, non-seulement su p-
portez-les avec égalité d'âme, mais réjouissez-vous et
triomphez avec l'Apôtre d'avoir été jugés dignes de
souffrir des opprobres pourlenom de Jésus. Car ces
légères et courtes afflictions sont en travail d'un
poids immense de gloire, à quoi ne sont pas compa-
rables les maux de ce temps. Nous vous demandons
aussi, nous qui vous tenons sur notre sein comme des
fils plus particulièrement aimés, d'intercéder pour
nous auprès de Dieu par le sacrifice de vos prières ,
afin que peut-être il accorde à vos suffrages ce que
nous n'obtiendrions pas par nos propres mérites('l ) . »
C'est ainsi que l'office et le nom de Frères Prêcheurs
irent attribués pontificalement aux religieux domini-
cains. La gradation des trois actes que nous venons de
(1) Bullaire de l'ordre des Frères Prêcheurs, p. 4.
— 275 —
citer est très-remarquable. Dans la grande bulle, déli-
bérée en consistoire et signée par les cardinaux, il n'est
question en aucune manière du but de l'ordre. On le
désigne simplement comme un ordre canonique sous ht
régie de Saint-Anijustùi. La seconde bulle est plus claire
dans sa brièveté ; elle appelle les enfants de Dominique
des champions de la foi et de vraies lumières du monde.
Enfin le troisième diplôme les qualifie ouvertement de
Prêcheurs, les loue pour le passé de leurs travaux apos-
toliques, et les y encourage pour l'avenir. Le mystère
de ces actes a exercé la pénétration des historiens. Usent
cherché surtout par quelles raisons le souverain Pontife
avait donné deux bulles en un même jour sur le même
objet : ils ont conjecturé que la première était destinée à
rester dans les archives de l'ordre , la seconde à lui ser-
vir comme d'une sorte de passe-port quotidien. Mais un
ordre solennellement approuvé par le Saint-Siège a-t-il
besoin de présenter une bulle à tous venants? ne porte-
t-il pas son authenticité avec lui-même? et en cas de
contestation, n'est-il pas évident que l'acte nécessaire
est celui qui contient ses libertés et ses privilèges, plutôt
qu'un acte de quelques lignes qui ne détermine point sa
.situation canonique ? Il y a d'ailleurs dans la reconnais-
sance progressive des Frères Prêcheurs une singularité
qui met sur la voie d'une autre explication. Il nous paraît
probable qu'il existait dans la cour pontificale une oppo-
sition à l'établissement d'un ordre aipostolique, et que ce
fut la cause du silence absolu de la bulle principale sur
le but de la nouvelle religion qu'elle autorisait. Mais,
pressé par Dominique et inspiré de Dieu , le souverain
— 276 —
Pontife signa le même jour une déclaration du motif
spécial qui l'avait dirigé, et, un mois plus tard, il crut
convenable de ne plus garder de ménagement dans
l'expression de sa pensée et de sa volonté.
Le 7 février suivant, Honorius confirma par un bref
exprès une disposition de sa première bulle : c'était celle
qui interdisait aux Frères Prêcheurs d'abandonner leur
religion pour une autre , à moins qu'elle ne fût plus
austère.
Dominique, ayant ainsi obtenu de Rometoutce qu'il
en avait espéré, devait avoir hâte de retourner vers les
siens. Mais le carême, qui était à la veille de s'ouvrir, le
retint. Il en prit occasion d'exercer dans la capitale du
monde chrétien le ministère apostolique qui venait de
lui être confié. Son succès fut très-grand. Il expliqua
dans le palais même du pape les Épîtres de saint Paul
en présence d'un auditoire considérable. Ce fait nous
apprend qu'à part la controverse avec les hérétiques, il
suivait dans sa prédication la méthode des Pères de l'E-
glise, expliquant au peuple les saintes Ecritures, non
par phrases détachées prises çà et là , mais avec ordre,
de manière à ce que l'histoire , le dogme et la morale se
soutinssent l'un par l'autre, et que l'enseignement fût le
fond de l'éloquence. La chaire est en effet une école
de théologie populaire ; c'est elle qui , des lèvres du
prêtre initié à tous les mystères de la science divine,
doit faire couler sur le monde les flots de la doctrine
éternelle avec la tradition du passé et les espérances de
l'avenir. Selon que ce fleuve monte ou décroît , la foi
s'élève ou diminue sur la terre. Dominique , choisi de
— 277 —
Dieu pour ranimer l'apostolat dans l'Église , avait sans
doute réfléchi aux conditions de la parole évangélique ,
et, à en juger par le premier essai qu'il fit à Rome au
plus fort de sa maturité, nous devons croire qu'il atta-
chait un grand prix à l'exposition suivie des saintes
lettres. Une création mémorable attesta le fruit de son
enseignement. Le pape, jaloux que ce ne fût point un
avantage passager pour le peuple romain, ni surtout pour
les gens de sa cour, auxquels il avait été principalement
destiné, l'érigea en un office perpétuel dont le titulaire
devait s'appeler maître du sacré palais. Dominique fut
revêtu le premier de cette charge , que ses descendants
ont remplie avec honneur jusque aujourd'hui. Le temps
en a beaucoup accru les droits et les devoirs. De prédi-
cateur et de docteur tenant au Vatican une école spiri-
tuelle, le maître du sacré palais est devenu le théologien
dupape, le censeur universel des livres qui s'impriment
ou s'introduisent à Rome , le seul qui ait puissance d'é-
lever au doctorat dans l'université romaine , l'électeur
de ceux qui prêchent devant le saint-père dans les solen-
nités, fonctions relevées encore par un grand nombre
de privilèges honorables, et dont l'héritage s'est juste-
ment et inviolablement transmis d'un fils de Dominique
à un autre de ses fils.
Dans le même temps que le saint patriarche se faisait
connaître à Rome par ses prédications, il fréquentait la
maison du cardinal Ugolin, évêque d'Ostie. Ugolin, de
la noble famille des Conti, était un vieillard vénérable
décoré de vingt aimées de pourpre et de soixante-treize
années de vie. Il était l'ami de saint François d'Assise,
8*
— 278 —
qui lui avait prédit la tiare, et lui écrivit plusieurs fois
en ces termes : Au trés-i'évérend Père et seigneur Ugolin ,
futur cvêque de tout le monde et père des nations. Malgré
le poids de son âge , il se sentit attiré vers Dominique
comme il l'avait été vers François , et son cœur encore
jeune se trouva capable de les aimer tous les deux d'une
pareille amitié. C'est le privilège de certaines âmes d'être
fécondes en chauds mouvements jusquà leur dernier
jour, et c'était celui de Dominique de ne perdre des
affections que pour en conquérir d'autres. Le vieux car-
dinal Ugolin, destiné à mourir presque centenaire sur le
trône pontifical , lui était donné de Dieu pour être son
introducteur dans la tombe et le protecteur de sa mé-
moire , pour célébrer ses funérailles avec la piété de
l'ami, et graver son nom au livre des saints avec l'in-
faillibilité du pontife. Ce ne fut pas le seul fruit de cet
illustre commerce.
Il y avait dans la maison du cardinal un jeune Italien
appelé Guillaume de Montferrat , qui était venu à Rome
pour y célébrer les fêtes de Pâques. La vue et les entre-
tiens de Dominique touchaient singulièrement ce jeune
homme, et finirent par lui inspirer des résolutions qu'il
nous raconte ainsi lui-môme : « Voilà environ seize ans
« que je vins à Rome pour y passer le temps du carême,
« et le pape aujourd'hui régnant, qui était alors évèque
«; d'Ostie, me reçut dans sa maison. En ce temps-là,
»^ le frère Dominique, fondateur et premier maître de
* l'ordre des Prêcheurs, était à la cour romaine, et il
« visitait souvent le seigneur évèque d'Ostie. Cela me
« donna lieu de le connaître : sa conversation me plut ,
— 279 —
i< et je commençai à l'aimer. Bien des fois nous nous
« entretenions des choses qui regardaient notre salut et
« le salut des autres, et il me semblait que je n'avais
«: jamais vu d'homme plus religieux, quoique j'eusse
« parlé dans ma vie à beaucoup d'hommes qui l'étaient.
« Mais aucun ne m'avait paru animé d'un si grand zèle
« pour le salut du genre humain. J'allai la même année
« étudier la théologie à Paris, parce que j'étais convenu
« avec lui qu'après l'avoir étudiée deux ans, et lorsque
« lui-même aurait achevé l'établissement de son ordre,
« nous irions ensemble travailler à la conversion des
« païens qui sont en Perse et dans les contrées du sep-
« tentrion (1). » Ainsi Dominique séduisait à la fois le
cœur du vieillard et le cœur du jeune homme, et son
ordre était à peine confirmé, que déjà il songeait à lui
ouvrir en personne les portes du Nord et de l'Orient.
Son âme, àl'étroitdansl'Europe civilisée, s'élançait vers
les peuples que le christianisme n'avait point encore
éclairés; il souhaitait d'y achever sa course, et de mettre
à son apostolat le sceau du martyre.
Une vision l'encouragea dans ses ardents desseins. Un
jour (ju'il priait à Saint-Pierre pour la conservation et la
(lilataiionde son ordre, il fut ravi à lui-même. Les deu.x
apôtres Pierre et Paul lui apparurent, Pierre lui pré-
sentant un bâton, Paul un livre; et il entendit une voix
qui lui disait : « Va et prêche, car c'est pour cela que lu
« es élu (2). » En même temps il voyait ses disciples se
(1) Actrs r/^ /{()/()7«/', deuxièmfî déposition.
(i) Lu 1). Unintiort, IVe de saint lh>,niitiipie, ii. 26.
— 280 —
répandant deux à deux par tout le monde pour l'évan-
géliser. Depuis ce jour, il porta constamment avec lui
les Épîtres de saint Paul et l'Évangile de saint Matthieu,
et soit qu'il fût en voyage, soit qu'il habitât la ville, il
ne marchait qu'un bâton à la main.
CHAPITRE X
NOUVELLE ASSEMBLEE DES FRÈRES PRÉCHEIRS A NOTRE-DAME-
DE-PROUILLE, ET LEliR DISPERSION EN EUROPE.
Dominique, parti de Rome après les fêtes de Pâques
de l'an 1217, ne tarda pas d'être réuni à ses Frères. Ils
étaient alors au nombre de seize, savoir, huit Français,
sept Espagnols et un Anglais.
Les Français étaient Guillaume Claret, Matthieu de
France, Bertrand de Garrigue, Thomas, Pierre Cellani,
Etienne de Metz , Noël de Prouille , et Odéric de Nor-
mandie. L'histoire nous a conservé avec leurs noms
quelques traits qui dessinent la physionomie de la plu-
part d'entre eux.
Guillaume Claret était originaire dePamiers, etl'un
(les plus anciens compagnons de Dominique. L'évèque
d'Osma, en quittant la France, l'avait préposé au gou-
vernementtemporel de la mission du Languedoc. On dit
qu'après avoir consacré à l'ordre plus de vingt années
de sa vie, il fit de nouveaux vœux dans l'abbaye de Bol-
bonne, chez les cisterciens, et voulut même leur trans-
férer le monastère de Prouille.
Matthieu de France avait passé sa jeunesse dans les
écoles de Paris. Le comte de Monttbrt l'établit prieur
— 282 —
d'une collégiale de chanoines, àSaint-Vincentde Castres.
Ce fut là que Matthieu connutDominique, et que, l'ayant
vu un jour élevé de terre durant une extase, il se donna
pleinement à lui. Il fut le fondateur du fameux couvent
de Saint-Jacques de Paris. Son corps y reposait dans le
chœur, au pied de la stalle qu'il avait occupée comme
prieur du monastère.
Bertrand de Garrigue, ainsi nommé du lieu de sa nais-
sance, petit bourg de Languedoc, proche d'Alais, était
un homme d'une admirable austérité. Dominique lui
conseilla un jour de pleurer peu ses péchés et beaucoup
ceux des autres. Il lui avait confié le gouvernement de
Saint-Romain pendant son dernier voyage d'Italie. Ber-
trand mourut en 42.30, et fut inhumé à Orange, dans
une maison de religieuses où ses reliques opérèrent des
miracles. Elles furent transportées en 1427, par les
ordres du pape Martin V, au couvent des Frères Prê-
cheurs de la même ville.
Thomas était un habitant distingué de Toulouse . .Ton i-
dain de Saxe l'appelle iin homme rempli de (jrâces et d'é-
loquence {i). Il s'était fait disciple de Dominique, l'an
4215, en même temps que Pierre Cellani, son con-
citoyen.
Pierre Cellani, jeune , riche, honoré, encore plus
noble de cœur que de naissance, donna le même jour à
Dominique sa personne et sa maison. Il fut le fondateur
du couvent de Limoges. Une grande vénération l'accom-
pagna jusqu'au tombeau, où il descendit l'an 1259,
(1) Vie de saint Domiidqup , rtiap. i.
— 283 —
après qu il eut rempli dans les temps les plus difficiles la
charge d'inquisiteur que lui avait imposée Grégoire IX.
Etienne de Metz habitait Carcassonne avec Dominique
dès l'an 1213. 11 fut le fondateur du couvent de Metz ,
et c'est de là que lui est venu le surnom qui le distingue
dans l'histoire.
On ne sait rien de remarquable sur Noël de Prouille.
Odéric de Normandie n'était point prêtre ; il fut le
premier frère convers de l'ordre.
Voilà quels étaient , à cette époque , les éléments fran-
çais de la famille dominicaine. Faibles en nombre , ils
eurent une action si rapide et si étendue , qu'on peut dire
de la France avec vérité qu'elle fut la mine et le creuset
d'où sortirent les Frères Prêcheurs. C'est avec des filles
de France que Dominique institue Notre -Dame- de-
Prouille , le berceau de son ordre ; ce sont deux Fran-
çrais qui , en se dévouant à lui , donnent lieu aux com-
mencements de Saint- Romain de Toulouse ; ce sera
Matthieu de France que nous verrons créer Saint-Jac-
ques de Paris , et un autre Français , qui nous est encore
inconnu', Saint-Nicolas de Bologne. En étudiant la pré-
destination de la France, telle que nous la révèlent sa
situation territoriale, son histoire et son génie, il est
aisé de comprendre la large part que Dieu lui donnait
dans la formation d'un ordre apostolique. On a dit de ce
peuple que c'est un soldat : c'est surtout un mission-
naire, car son épée même est prosélytique. Nul plus que
hii n'avait contribué à étendre en Occident le règne de
.1 ésus-Clirisl, et depuis les.croisades, son nom n'était pas
ilistinctdu nom de chrétien dans la langue des royaumes
— 284 —
de l'Orient. Il avait reçu au baptême le don de croire et
d'aimer avec une égale puissance , et une situation mer-
veilleuse , correspondante à son caractère , ouvrait à ses
conquêtes tous les continents du monde. La France est
un vaisseau dont l'Europe est le port, et qui a ses ancres
dans toutes les mers. Faut-il s'étonner que Dieu l'eût
choisie pour être, sous la main de Dominique, le prin-
cipal instrument d'un ordre destiné à une action univer-
selle? Cependant l'Espagne n'était pas infidèle au grand
homme qu'elle avait nourri dans ses entrailles , et, quoi-
que tout occupée de sa patiente et glorieuse lutte contre
les anciens dominateurs de son sol , elle avait envoyé
plus d'un soldat à l'armée spirituelle de son Gusman.
C'étaient ceux-ci : Dominique de Ségovie , Suéro
Gomez , le bienheureux Mannes , Michel de Fabra ,
Michel de Uséro , Pierre de Madrid , Jean de Navarre.
Dominique de Ségovie était l'un des plus vieux com-
pagnons de l'apôtre du Languedoc; Jourdain de Saxe
l'appelle homme d'une humilité accomplie, petit par la
f^cience, mais magnifique par la vertu (1). On raconte de
lui qu'une femme sans pudeur étant venue pour mettre
à l'épreuve sa sainteté , il se coucha dans sa chambre
entre des tisons brûlants , et dit à la tentatrice : « S'il est
« vrai que vous m'aimiez , voici le lieu et l'heure (2).»
Suéro Gomez était un des principaux seigneurs de la
cour de Sanche I*"", roi de Portugal. Le bruit de la croi-
sade contre les Albigeois l'avait attiré en Languedoc , où
(1) Vie de saint Dominique , chap. i.
(2) Ibid.
— 285 —
il servit comme chevalier la cause catholique. Mais, tou-
ché de Dieu , il connut qu'il y avait une milice meilleure,
et abandonna toutes choses pour prêcher Jésus -Christ
parla pauvreté et la parole. Il fut le fondateur du couvent
de Santarem, à quelques lieues au-dessus de Lisbonne,
sur le Tage. Le roi Alphonse II lui donna de grandes
marques de confiance. Il mourut en 1233 , honoré du
titre de saint par plusieurs historiens.
Le bienheureux Mannes était frère de saint Domi-
nique. On ignore à quelle époque et comment il prit
l'habit de l'ordre. Il mourut vers 1230, et fut inhumé
à Gumiel-d'Izan dans le tombeau de ses ancêtres.
Michel de Fabra fut le premier lecteur ou professeur
en théologie qu'ait eu l'ordre. Il enseigna au couvent
de Paris , fut confesseur et prédicateur de Jacques , roi
d'Aragon , et fonda les couvents espagnols de Majorque
et de Valence. D'anciens écrivains vantent son zèle apo-
stolique , ses services dans la guerre contre les Maures ,
son assiduité à la prière et à la contemplation , et ses
miracles. On avait d'abord placé ses restes dans la sépul-
ture commune des Frères de Valence ; mais le prieur,
averti par un prodige de les transporter dans un lieu
plus honorable, les déposa en grande pompe dans une
chapelle du couvent dédiée à saint Pierre martvT.
La tradition ne nous a rien transmis de notable sur
Michel de Uzéro et sur Pierre de Madrid.
Jean de Navarre était né à Saint-Jean-Pied-de-Port.
Il reçut l'habit de l'ordre le 28 août 1216, jour de la
lète de saint Augustin. Il est le seul des premiers com-
pagnons de Dominique qui ait été témoin dans le procès
— 286 —
de sa caMonisation , et on apprend de sa déposition
même qu'il avait souvent habité et voyagé avec lui.
Enfin l'Angleterre mêla une goutte de son sang au
sang français et espagnol de cette première génération
de la dynastie dominicaine , comme si tous les peuples
maritimes de l'Europe eussent dû lui apporter leur tri-
but. L'Anglais attaché à Dominique s'appelait Laurent.
Si la joie fut grande à l'arrivée du père de famille,
l'étonnement ne fut pas moindre lorsqu'on sut la réso •
lution qu'il avait apportée de disperser immédiatement
son troupeau. Tout le monde s'était persuadé qu'il le
retiendrait longtemps dans la sainte et studieuse obscu-
rité du cloître. Quelle apparence de rompre l'unité d'un
corps déjà si faible? et qu'attendre de quelques hommes
épars sur les chemins de l'Europe avant même que le
renom du nouvel ordre les eût précédés? L'archevêque
de Narbonne , l'évèque de Toulouse, le comte de Mont-
fort , tous ceux qui s'intéressaient à l'œuvre naissante
conjuraient Dominique de ne point en exposer le succès
par une ambition prématurée du bien. Mais lui, tran-
quille et inébranlable dans son dessein , leur répondait :
« Mes seigneurs et mes pères , ne vous opposez point à
(( moi , car je sais bien ce que je fais (1). » Il songeait
à la vision de la basilique de Saint-Pierre, et entendait
à son oreille le mot des deux apôtres : « Va et prêche.»
Un autre avertissement lui avait été donné sur la ruine
prochaine du comte de Montfort. 11 voyait en songe un
grand arbre qui couvrait la terre de .ses rameaux et
(1) Actes (le liolorjne, dùposilioii de Juan de Navane , u. i.
— 287 —
abritait les oiseaux du ciel , lorsqu'un coup imprévu le
faisant tomber, dissipa tout ce qui s'était confié à l'asile
de son ombre. Quand c'est Dieu qui envoie ces présages
mystérieux , il y joint une certaine lumière qui en donne
le sens. Dominique comprit que Montfort était l'arbre
dont la chute allait renverser les espérances des catho-
liques, et qu'il n'était pas prudent de bâtir sur un tom-
beau. Une vue supérieure de l'homme s'ajoutait encore
à ces révélations pour le détourner du conseil de ses
amis. Il pensait que l'apôtre se forme plutôt dans l'ac-
tion que dans la contemplation, et que le plus sûr moyen
de recruter son ordre était de le planter hardiment au
centre des agitations de l'esprit humain. Il donna lui-
même à ses disciples celte raison mémorable sous une
figure aussi ingénieuse que solide : ce Le grain, leur
«c dit-il , fructifie quand on le sème ; il se corrompt lors-
« qu'on le tient entassé (1). »
Trois villes gouvernaient alors l'Europe, Rome, Paris
et Bologne : Rome par son pontife , Paris et Bologne
par leurs universités , qui étaient le rendez-vous de la
jeunesse de toutes les nations. Ce furent ces trois villes
que Dominique choisit pour être les capitales de son
ordre et en recevoir sur-le-champ des essaims. Mais il
ne pouvait non plus oublier sa patrie, bien qu'elle ne fût
pointencore entrée dans le mouvement général de l'Eu-
rope , ni abandonner le Languedoc , qui avait eu les pré-
mices de ses travaux. On voit donc quelle tâche il se pro-
posait d'accomplir à la fois et avec quels éléments. Seize
(l)Cnnstaiitiu (i'Orvieto, n. il; — 1.' lî. Humbprf , n. 2(5,
— 288 —
hommes lui paraissaient suffire pour conserver Prouille
et Toulouse, pour occuper Rome, Paris, Bologne et
l'Espagne. Encore ne bornait - il pas là .ses projets : il
aspirait , comme nous l'avons vu , à évangéliser les infi-
dèles d'outre-mer, et déjà il laissait croître sa barbe à la
manière des Orientaux, afin d'être prêt au premier
vent favorable. Par un effet de la même prévoyance, il
souhaitait que ses Frères élussent canoniquement l'un
d'entre eux pour tenir sa place à son départ. Tout étant
ainsi réglé dans sa pensée , et après avoir goûté quel-
que temps le bonheur de vivre en commun avec tous
les siens , il les convoqua au monastère de Prouille pour
le jour prochain de l'Assomption.
Ce jour-là, une nombreuse multitude d'hommes se
pressait aux portes de l'église de Prouille. L'antique dé-
votion du lieu en avait attiré une partie ; d'autres y
avaient été conduits par la curiosité ; l'aftectiou et le dé-
vouement avaient amené des évéques , des chevaliers et
le comte de Montfort. Dominique offrit le saint sacrifice
à cet autel si souvent témoin de ses larmes secrètes ; il
reçut les vœux solennels de ses Frères , qui jusque- là.
n'étaient liés que par la constance de leur cœur, ou qui
du moins n'avaient fait que des vœux simples, et à la
lin du discours qu'il leur adressait, se tournant vers le
peuple , il lui parla en ces termes : « Depuis bien des
K années je vous exhorte inutilement avec douceur, en
H vous prêchant , en priant et en pleurant ; mais , selon
« le proverbe de mon pays , là où la bénédiction ne
((, peut rien, le bâton peut quelque chose. Voilà que
« nous exciterons contre vous les princes et les prélats ,
— 289 —
« qui , hélas ! armeront contre cette terre les nations et
« les royaumes , et beaucoup périront par le glaive ; les
i< terres seront ravagées, les murs renversés, et vous
« tous, ô douleur! ils vous réduiront en servitude.
« Ainsi pourra le bâton où n'ont rien pu la bénédiction
«. et la douceur (1) . » Ces adieux de Dominique à la terre
ingrate qu'il avait arrosée douze ans de ses sueurs,
semblent un testament exprès contre ceux qui devaient
un jour profaner sa mémoire. Ils fixent à jamais le ca-
ractère de son apostolat , dont toute la puissance avait
été dans la douceur, la prédication , la prière et les
larmes. La menace prophétique qui y est contenue rap-
pelle par son accent cette célèbre lamentation de Jésus-
Christ sur Jérusalem : Ah! si tu avais connu, toi aussi ,
et même en ce jour qui est encore le tien , ce qui peut te
donner la paix ! Mais maintenant ces choses sont cachées
a tes yeux. Des jours viendront sur toi où tes ennemis f en-
toureront de fossés , et te ceindront et te presseront de toutes
parts ; et ils te coucheront par terre , toi et les enfants qui
sont en toi, et ils ne laisseront pas de toi pierre sur pierre ,
parce que tu n'auras pas connu le temps où le Seigneur te
visitait (2). Dominique ne dit point qu'il excitera per-
sonnellement les princes et les prélats ; mais, ne sépa-
rant point sa personne de la chrétienté tout entière , il
ilit, sous une forme qui n'implique qu'une solidarité
générale : Voilà que nou^ exciterons contre vou-s les princes
et les prélats ! Pour lui , étranger à tout ce qui s'est
(1) Manuscrit de Prouille, dans les monuments du couvent de
Toulouse, par le Père Percin , p. 20, n. 47.
(%)S. Lwc. XIX. ',i. \Z, .',',.
9
— 290 —
fait dans l'ordre de la guerre et de la justice, gémis-
sant sur les malheurs à venir, il s'en va pur de sang ;
il quitte la France et avec elle le théâtre des affaires et
des batailles; il va fonder des couvents en Italie, en
France, en Espagne, et, le bâton de voyageur à la
main, le sac sur le dos, user dans ces créations pacifi-
ques les restes d'une vie que le sacrifice a déjà dévorée.
La cérémonie publique finie, Dominique déclara à ses
Frères ses intentions sur chacun d'eux. Guillaume Glaret
et Noël de Prouille devaient rester au monastère de
Notre-Dame-de-Prouille , Thomas et Pierre Cellani , à
Saint-Romain de Toulouse. Il avait destiné pour l'Es-
pagne Dominique de Ségovie , Suéro Gomez , Michel de
Uzéro et Pierre de Madrid. Paris avait trois Français,
Matthieu de France, Bernard de Garrigue et Odéric de
Normandie; trois Espagnols , le bienheureux Mannes,
Michel de Fabra et Jean de Navarre , et de plus l'Anglais
Laurent. Dominique s'était réservé le seul Etienne de
Metz pour la fondation des couvents de Rome et de Bo-
logne. Les Frères, avant de se séparer, élurent Matthieu
de France pour abbé , c'est-à-dire pour supérieur géné-
ral de l'ordre sous l'autorité suprême de Dominique. Ce
titre, qui emportait avec lui quelque choses de magni-
fique , à cause du grand état où s'étaient élevés les chefs
d'ordre desanciennesreligions , ne fut décerné que cette
l'ois, et s'éteignit pour jamais dans la personne de Mat-
thieu de France. On convint de donner le nom plus
humble de maitre à celui qui serait appelé au gouverne-
ment général des Frères Prêcheurs.
Ce partage du monde entre quelques lioinmes était
— 291 —
déjà en lui-même un spectacle extraordinaire ; mais il
le fut davantage encore par ses circonstances. Les nou-
veaux apôtres partirent à pied , sans argent, dénués de
toutes ressources humaines, avec la mission non-seu-
lement de prêcher, mais de fonder des couvents. Un
seul d'entre eux , Jean de Navarre , refusa de se mettre
en route à de telles conditions , et demanda de l'argent.
Dominique , voyant un Frère Prêcheur qui ne se con-
fiait pas pour vivre à la Providence , se prit à pleurer
et se jeta aux pieds de cet enfant de peu de foi. Mais ,
comme il ne pouvait vaincre sa défiance envers Dieu ,
il ordonna qu'en lui remît douze deniers.
Quand toutes ces choses furent consommées , le 13
septembre 1217, quatre annéesjour pour jour après la
bataille de Muret , le vieux comte Raymond rentra dans
Toulouse : l'œuvre de l'abbé de Giteaux était détruite,
celle de Dieu était achevée.
CHAPITRE XI
ÇIATRIÈME VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. — FONDATION
DES COUVENTS EE SAINT-SIXTE ET DE SAIXTE-SABINE. — MIBACLKS
yi'I ACCOMPAGNENT CES DEUX FONDATIONS.
Dominique ne quitta point le Languedoc immédiate-
ment après la dispersion des Frères. On en a la preuve
dans un traité qu'il conclut le 11 septembre suivant, au
sujet des dîmes que Foulques lui avait précédemment ac-
cordées. Il s'agissait de savoir jusqu'où s'étendait ce
droit. On convint qu'il ne serait point e.vigé des paroisses
dont la population serait au-dessous de dix familles , et
l'on choisit des arbitres pour régler toutes les difficultés
qui pourraient naître à l'avenir. Cela fait , Dominique
gravit à pied , selon sa coutume , les sentiers des Alpes.
Il n'était accompagné que d'Etienne de Metz. L'histoire
le perd de vue jusqu'à Milan , où elle le retrouve aux
portes de la collégiale de Saint -Nazaire, demandant
aux chanoines l'hospitalité. Ceux-ci le reçurent comme
un des leurs , à cause de l'habit canonial dont il était
revêtu.
Son premier soin, en arrivant à Rome, fut de cher-
cher un lieu convenable pour la fondation d'un couvent.
Au pied méridional du mont Cœlius , le long de la voie
Appienne , et en face des ruines gigantesques des Ther-
— 293 —
mes de Caracalla , s'élevait une ancienne église dédiée à
saint Sixte II, pape et martyr. Cinq autres papes, mar-
tyrs comme lui , reposaient à ses côtés dans cette sépul-
ture. A l'un des flancs de l'église , nouvellement réédi-
fiée , était attaché un cloître presque achevé. La solitude
profonde de l'église et du cloître contrastait avec les tra-
vaux récents dont l'empreinte y était partout sensible.
On voyait qu'un événement subit avait interrompu là
l'exécution d'une pensée. En effet, c'était la mort d'In-
nocent III qui avait suspendu cette rénovation d'un lieu
antique et célèbre. Le cloître avait été destiné par lui à
réunir sous une même règle diverses religieuses vivant
à Rome dans une trop grande liberté. Dominique , qui
ignorait cette cii'constance, s'empressa de demander l'é-
glise et le monastère au souverain Pontife; Honorius III
lui en fit la concession verbale.
En trois à quatre mois , Dominique eut rassemblé à
Saint-Sixte jusqu'à cent religieux. Une fécondité rapide
et prodigieuse succédait en lui à la lenteur qui avait tou-
jours été le caractère de sa destinée. Cet homme qui
n'avait commencé sa carrière véritable qu'à trente-cinq
ans , et qui avait mis douze années à se former seize dis-
ciples , les voyait maintenant tomber à ses pieds comme
les épis mûrs tombent en été sous la faucille du moisson-
neur. Il ne faut pas s'en étonner : c'est uneloi de la grâce
et de la nature , qu'une puissance longtemps comprimée
agisse avec impétuosité lorsqu'elle vient à rompre ses
langes ou ses digues. Il y a d'ailleurs en toutes choses un
point de maturité qui en rend le succès aussi prompt
qu'inévitable. Saint-Sixte, placé sur la route que sui-
— 294 —
valent autrefois les triomphateurs romains pour monter
au Capitule , fut témoin pendant une année de scènes
plus merveilleuses que les spectacles auxquels les gé-
néraux de Rome avaient accoutumé la voie Appienne.
En aucun lieu et en aucun temps Dominique ne mani-
festa davantage l'autorité que Dieu lui avait donnée sur
les âmes , et jamais la nature ne lui obéit avec un em-
pressement plus respectueux. C'est le moment triom-
phal de sa vie.
Il fallut d'abord achever le monastère. Pendant
qu'on y travaillait, Dominique reprit le cours de ses
prédications dans les églises , et de son enseignement au
palais du pape. Sa parole lui créait chaque jour quelque
nouveau disciple dont il peuplait la partie habitable du
couvent; sorti le matin avec son bâton , il revenait le
soir avec sa proie, et l'édifice spirituel de Saint -Sixte
s'avançait de concert avec l'édifice matériel. Le démon,
jaloux de si heureux progrès , voulut en troubler la joie.
Un jour que les Frères avaient conduit un architecte
sous une voûte qu'il était question d'abattre ou de répa-
rer, la voûte s'écroula et ensevelit l'ouvrier sous ses
ruines. Une grande désolation s'empare des Frères
assemblés autour des débris qui couvrent le corps du
malheureux ; ils gémissent sur l'état incertain où son
âme aura été surprise , sur les bruits défavorables qui
vont courir dans le peuple , et la consternation les rend
longtemps incapables de conseil. Cependant Dominique
arrive; il fait retirer le corps du mojiceau de pierres où
il était caché et brisé ; on le lui apporte ; il prie Celui
qui a promis de ne rien refuser à la foi , et la vie , obéis-
— 295 —
.-arit à sa prière , ranime les restes sanglants qui gisaient
devant lui.
Une autre fois le procureur du couvent , Jacques de
Melle, était tombé si gravement malade , qu'on lui avdt
apporté les derniers sacrements. Les Frères attendaient
autour de son lit, protégeant de leurs prières la sortie
de son âme , et tristes de perdre un homme qui leur était
alors tout à fait nécessaire , parce que nul d'entre eux
n'était aussi connu que lui à Rome. Dominique, qui
voyait la peine de ses enfants , ordonne que tout le
monde quitte la chambre ; il ferme la porte, et, seul
avec le malade , il se répand en une si fervente prière,
qu'elle retient la vie sur les lèvres du mourant. Il
appelle ensuite les Frères , et le leur rend sain et sauf.
L'office de procureur , dont était investi Jacques de
Melle , consistait à pourvoir avec l'aide de la Providence
aux nécessités extrêmes de Saint-Sixte : car le couvent
n'avait aucun revenu; on y vivait d'aumônes quoti-
«liennes recueillies de rue en rue par les Frères. Un
matin Jacques de Melle vint prévenir Dominique qu'il
n'y avait rien à la maison pour le dîner, si ce n'est deux
ou trois pains. A cette nouvelle , Dominique parut ravi ;
il ordonna au procureur de partager le peu qu'il y avait
f'n quarante portions, selon le nombre des religieux, et
defairesonnerlerepasàl'heure accoutumée. En entrant
au réfectoire, chacun trouva à sa place une boucliée de
pain ; on récita les prières de la bénédiction avec encore
plus de joie que de coutume, et l'on s'assit. Domi-
nique était à la table priorale, les yeux du cœur levés
vers Dieu. Après un moment d'attente, deux jeunes
— 296 —
hommes \ètus de blanc parurentau réfectoire, et s'avan-
çant jusqu'à la table où était Dominique, y déposèrent
des pains qu'ils avaient apportés dans leurs manteaux.
Le même miracle se renouvela plus tard avec des cir-
constances qu'il faut entendre de la bouche même de
l'antiquité. « Lorsque les Frères habitaient encore au-
« près de l'église de Saint-Sixte, et étaient au nombre
« de cent , un certain jour le bienheureux Dominique
« commanda à frère Jean de Calabre et à frère Albert
« le Romain d'aller parla ville chercher des aumônes.
« Mais ils s'y employèrent inutilement depuis le matin
« jusqu'à la troisième heure du jour. Ils revenaient
« donc à la maison, et déjà ils atteignaient l'église de
« Sainte-Anastasie , quand une femme qui avait une
t< grande dévotion à l'ordre les rencontra, et voyant
* qu'ils ne rapportaient rien , leur donna un pain : — Je
(< ne veux pas, leur dit-elle , que vous retourniez tout à
« fait à vide. — Un peu plus loin, ils furent accostés
« par un homme qui leur demanda instamment la cha-
(' rite. Ils s'excusèrent de lui donner, parce qu'ils
^( n'avaient rien pour eux-mêmes. Mais Thomnie in-
cc sistant toujours davantage, ils se dirent l'un à l'autre :
« — Que ferons-nous d'un pain? Donnons-le-lui pour
<x l'amour de Dieu. — Ils lui donnèrent donc le pain,
« et aussitôt ils le perdirent de vue. Or, comme ils
« rentraient au couvent , le pieux père , à qui le Saint-
ce Esprit avait déjà révélé tout ce qui s'était passé, vint
(' à leur rencontre , et leur dit d'un air joyeux : — En-
ce fants, vous n'avez rien? — Non, Père, répondirent-
« ils. — Et ils lui racontèrent ce qui était arrivé , et
— 297 —
<r comment ils avaient donné le pain au pauvre. Il leur
« dit: — C'était un ange du Seigneur; le Seigneur saura
« bien nourrir les siens ; allons prier. — Là-dessus il
« entra àana l'église, et en étant sorti au bout de peu
ce de temps , il dit aux Frères d'appeler la communauté
« au réfectoire. Ceux-ci lui répondirent : — Mais , Père
« saint , comment voulez-vous que nous les appelions ,
« puisqu'il n'y a rien à leur servir? — Et ils tardaient
«: exprès d'accomplir l'ordre qui leur avait été donné.
a C'est pourquoi le bienheureux père fit venir frère
<» Roger, le cellerier , et lui conmianda de rassembler
« les Frères pour le dîner , parce que le Seigneur pour-
« voirait à leurs besoins. On couvrit donc les tables ;
« on posa les coupes, et à un signal donné, tout le
« couvent entra au réfectoire. Le bienhenreux père
« prononça la bénédiction , et tout le monde s'étant
« assis , frère Henri le Romain commença la lecture.
« Cependant le bienheureux Dominique priait , les
ff mains jointes sur la table : et voilà que tout à coup,
« selon qu'il l'avait promis par l'inspiration de l'Esprit
« saint , deux beaux jeunes hommes ministres de la
« divine Providence apparurent au milieu du réfec-
« toire , portant de? pains dans deux nappes blanches
« qui leur pendaient de l'épaule devant et derrière. Ils
« commencèrent la distribution par les rangs inférieurs,
« l'un à droite, l'autre à gauche, et mirent devant
«: chaque frère un pain entier d'une admirable beauté.
« Puis, lorsqu'ilsfurentparvenusjusqu'aubienheureux
« Dominique, et qu'ils eurent mis semblablement de-
« vaut lui un pain entier, ils inclinèi'ent la tête et dis-
— 298 —
or parurent, sans qu'on ait jamais su jusque aujourd'hui
« où ils allaient ni d'où ils venaient. Le bienheureux
« Dominique dit aux Frères : — Mes frères , mangez le
« pain que le Seigneur vous a envoyé. — Il dit ensuite
« aux frères servants de verser du vin. Mais ceux-ci
« répondirent : — Père saint , il n'y en a pas. — Alors
€ le bienheureux Dominique, plein de l'esprit de pro-
« phétie , leur dit : — Allez au muid , et versez aux
« Frères le vin que le Seigneur leur a envoyé. — Ils y
« allèrent en effet, et trouvèrent le muid plein jus-
te qu'au bord d'un vin excellent, qu'ils s'empressèrent
« d'apporter. Et le bienheureux Dominique dit : —
« Buvez , mes frères , du vin que le Seigneur vous a
« envoyé. — Ils mangèrent donc et burent tant qu'il
« leur plut ce jour-là , le lendemain et le surlendemain .
« Mais après le repas du troisième jour , il fit donner
« aux pauvres tout ce qui restait du pain et du vin , et
€ ne voulut pas qu'on en conservât davantage à la mai-
« son. Pendant ces trois jours personne n'était allé de-
« mander l'aumône, parce que le Seigneur avait envoyé
« du pain et du vin en abondance. Le bienheureux père
« fit ensuite un très-beau sermon aux Frères , pour les
«( avertir de ne jamais se défier de la divine Providence,
« même dans la plus grande pénurie. Frère Tancrède ,
« prieur du couvent , frère Odon le Romain, frère Henri
« du même lieu, frère Laurent d'Angleterre, frère Gau -
« dion et frère Jean le Romain , et plusieurs autres
« étaient présents à ce miracle , qu'ils racontèrent à la
« sœur Cécile et aux autres sœurs qui demeuraient en-
«c core au monastère de Sainte-Marie au delà du Tibre.
— 299 —
«: Ils leur apportèrent même de ce pain et de ce vin , et
c elles le conservèrent longtemps comme des reliques.
« Or, le frère Albert , que le bienheureux Dominique
« avait envoyé quêter avec un compagnon , fut l'un des
« deux frères dont le bienheureux Dominique prédit la
« mort à Rome. L'autre était le frère Grégoire , homme
« d'une grande beauté et d'une grâce parfaite. Frère
(ï Grégoire fut le premier à s'en retourner au Seigneur,
« après avoir reçu pieusement les sacrements. Le troi-
(( sième jour d'après, frère Albert, ayant aussi reçu
« pieusement les sacrements, s'en alla de cette prison
« ténébreuse au palais du ciel (1). »
Ce récit ingénu nous fait pénétrer dans l'intérieur de
la famille de Saint-Sixte , et nous transporte mieux que
toutes les descriptions aux temps primitifs de l'ordre.
On y voit comment s'élevaient sans or ni argent de
populeux monastères ; comment la foi suppléait à la for-
tune , et quelle exquise simplicité était en ces hommes
dont plusieurs avaient habité des palais . Frère Tancrède,
le prieur de Saint-Sixte , était un chevalier de grande
naissance , attaché à la cour de l'empereur Frédéric IL
Il se trouvait à Bologne au commencement de l'année
1218, lorsque Dominique y envoya quelques frères,
ainsi que nous le verrons en son lieu, et un jour, sans
qu'il sût pourquoi , il se prit à considérer le danger que
courait son salut éternel. Troublé de cette pensée subite,
il adressa une prière à la sainte Vierge; la nuit suivante
la sainte Vierge lui apparut en songe et lui dit : « Entre
(I) Relation de la .sœur Cécile, ii. 'i.
— 300 —
dans inon ordre. » 11 s'éveilla et se rendormit. Dans ce
second sommeil il vit deux hommes en habit de Frères
Prêcheurs, et l'un d'eux , qui était un vieillard , lui di-
sait : « Tu demandes àla sainte Viergede te diriger dans
(k la voie du salut : viens à nous, et tu seras sauvé (1). *
Tancrède, qui ne connaissait point encore l'habit de
l'ordre , crut que c'était une illusion. Il se leva le matin,
et pria son hôte de le conduire à une église pour y en-
tendre la messe. L'hôte le conduisit à une petite église
appelée Sainte-Marie-de-Mascarella, laquelle venaittoul
récemment d'être donnée aux Frères Prêcheurs. A peine
y fut -il entré, qu'il rencontra deux frères, dans l'un
desquels il reconnut sur-le-champ le vieillard qu'il avait
vu en songe. Ayant donc mis ordre à ses aflaii'es, il prit
l'habit et vint rejoindre Dominique à Rome.
Frère Henri , dont il est aussi question dans le récit
de la sœur Cécile , était un jeune noble romain. Ses
parents, indignés de ce qu'il s'était donné à l'ordre,
avaient résolu de l'enlever. Dominique , averti de leur
dessein , fit partir le jeune homme avec quelques com-
pagnons par la voie Nomentane. Mais les parents se
mirent à sa poursuite, et arrivèrent au bord de l'Anio
lorsque Henri venait de le passer. Lui, se voyant si près
de tomber dans leurs mains , éleva son cœur vers Dieu,
et se recommanda à sa protection par les mérites de
son serviteur Dominique. Aussitôt les eaux du torrent
grossirent à vue d'œil, et ce fut en vain que les cava-
liers qui étaient à l'autre bord essayèrent do le franchir.
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. iv, cbap. l't.
— 301 —
Henri revint tranquillement à Saint- Sixte après qu'ils
se furent retirés.
Frère Laurent d'Angleterre, autre témoin du miracle
(les pains, était le même que Dominique avait envoyé à
Paris lors de la dispersion des Frères. Il en était revenu
depuis peu avec Jean de Navarre. Deux autres frères,
Dominique de Ségovie et Michel de Uzéro, étaient aussi
revenus d'Espagne sans avoir rien fait.
Cependant Honorius III avait repris le dessein de son
jn'édécesseur, de réunir dans un seul monastère, sous
une même règle, les religieuses éparses en divers cou-
vents de Rome, et il en fît part à Dominique, comme à
l'homme qui pouvait le mieux conduire cette œuvre dif-
ficile à sa fin. Dominique accepta d'autantplus volontiers
la proposition du pape, que c'était un moyen de resti-
tuer Saint-Sixte à sa destination primitive, tout en y
tondant une communauté de religieuses dominicaines
sur le modèle de Notre-Dame-de-Prouille. Il demanda
seulement que des cardinaux lui fussent adjoints pour
couvrir sa faiblesse de leur autorité. Le pape lui en dé-
signa trois : Ugolin, évêque d'Ostie, Etienne de Fosse-
neuve, du titre des saints Apôtres, et Nicolas, évêque
de TuscuUim. Et en échange de l'habitation de Saint-
Sixte il lui donna l'église et le monastère de Sainte-
Sabine au mont Aventin, à côté de son propre palais.
On faisait donc à la fois des préparatifs à Sainte-Sabine
et à Saint-Sixte , à l'un pour y recevoir les sœurs, à
l'autre pour y transporter les Frères.
Dominique, occupé de ce double soin, ne laissait pas
de continuer ses prédications. Un jour qu'il devait prô-
— 302 —
cher à Saint - Marc, une femme qui avait son entant
malade quitta tout pour venir l'entendre. Au sortir du
sermon, elle trouva l'enfant sans vie. Son espérance fut
aussi prompte que sa douleur. Elle prend avec elle une
servante pour porter l'enfant, et marche tout éperdue
vers Saint-Sixte sans se donner le temps de répandre une
larme. Lorsqu'on entrait dans la cour de Saint-Sixte par
la voie Appienne, on avait à sa gauche l'église et le mo-
nastère, et en face de soi la porte d'une chamhre basse
et isolée qu'on appelait le chapitre. Dominique était de-
bout à cette porte lorsque la malheureuse mère arriva
dans la cour. Elle va droit à lui, saisit l'enfant, le met
aux pieds du saint, et avec des regards et des prières
elle lui redemande son fils. Dominique se retire un mo-
ment dans l'intérieur du chapitre, revient au seuil , fait le
signe de la croix sur l'enfant, se baisse pour lui prendre
la main, le relève vivant, et le rend à sa mère en lui
ordonnant de cacher à tout le monde ce qui venait de
se passer. Mais la nouvelle s'en répandit à Rome incon-
tinent. Le pape voulait que ce miracle fût publié dans
toutes les églises du haut de la chaire; Dominique s'y op-
posa, en menaçant de passer chez les infidèles et de quit-
ter Rome pour jamais. Le bruit ne fut pas moins grand.
La vénération qu'on avait déjàpourlui fiitàson comble.
Partout où il se montrait, il était suivi des grands et du
peuple comme un ange deDieu; on s'estimait heureuxde
letoucher ; onlui coupait des morceaux de sa chape pour
en faire des reliques, de sorte qu'à peine lui venait-elle
aux genoux. Quelquefois les Frères s'opposaient à ce
qu'on coupât ainsi ses vêtements; mais il leur disait:
— 303 —
« Laissez-les faire, puisque c'est leur dévotion (1). »
Or, frère Tancrède , frère Odon , frère Henri , frère
Grégoire, frère Albert et plusieurs autres étaient pré-
sents à ce miracle.
Quelque éclatante que fût la sainteté de Dominique,
elle n'aplanissait pas toutes les difficultés que rencon-
trait la réunion des religieuses romaines à Saint-Sixte.
La plupart refusaient de sacrifier la liberté qu'elles
avaient eue jusque-là de sortir du cloître et de visiter
leurs parents. Mais Dieu vint au secours de son servi-
teur. Il y avait à Rome un monastère de fdles appelé
Sainte-Marie au delà du Tibre à cause de sa situation;
on y conservait une des images de la sainte Vierge attri-
buées parla tradition au pinceau de saint Luc. Celle-là
était célèbre et vénérée du peuple , parce que le pape
saint Grégoire le Grand avait arrêté le fléau de la peste
en la portant en procession dans la ville. On croyait
aussi que, le pape Sergius III l'ayant placée dans la basi-
lique de Saint-Jean-de-Latran, elle était revenue d'elle-
même à son ancienne demeure. L'abbesse de ce monas-
tère et toutes les religieuses, excepté une, s'offrirent vo-
lontairement à Dominique, et firent profession d'obéis-
sance entre ses mains, à cette seule conditiori , qu'elles
apporteraient avec elles l'image de la sainte Vierge, et
que si l'image quittait Saint-Sixte d'elle-même pour re-
tourner à son église primitive, leur vœu d'obéissance
serait annulé. Dominique accepta la condition, et, en
vertu de l'autorité qu'elles venaient de lui donner, il
(t) Relation de l;t sœur Cécile, ii. J.
— 304 —
leur défendit de franchir désormais le seuil de leur cou-
vent. Ces filles étaient de la première noblesse de Rome.
Lorsque leurs parents surent à quoi elles s'étaient en-
gagées et tout ce nouveau dessein de réformation , ils
vinrent à Sainte -Marie pour les dissuader d'accomplir
ce qu'elles avaient promis. Aveuglés par la passion, ils
traitaient Dominique d'inconnu et d'aventurier. Leurs
discours ébranlèrent le courage des religieuses; plu-
sieurs se repentirent diivœu qu'elles avaient fait. Domi-
nique, qui en fut intérieurement averti, vint un matin
les voir, et , après avoir célébré la messe et prononcé
un sermon, il leur dit : « Je sais, mes filles, que vous
«c avez du regret de votre résolution, et que vous vou-
(( lez mettre le pied hors de la voie du Seigneur. Que
« celles-là donc qui demeurent fidèles fassent de nou-
cc veau profession dans mes mains (i). » Alors toutes
ensemble , l'abbesse à leur tète , renouvelèrent l'acte
qui les dépouillait de leur liberté. Dominique prit les
clefs du couvent, et y établit des frères convers pour le
garder nuit et jour, avec défense aux soeurs de parler
désormais à qui que ce fût sans témoin.
Les choses en étant là, les cardinaux Ugolin, Etienne
de Fosseneuve et Nicolas se réunirent à Saint-Sixte le
jour des Cendres de l'an 1218, c'est-à-dire le "28 février,
Pâques tombant cette année le 15 avril. L'abbesse de
Sainte-Marie-du-Tibre s'y rendit de son côté avec ses
religieuses, pour résigner solennellement son office et
céder à Dominique et aux Frères tous les droits du cou-
(1) Uelatioii de la sœur Cécile, u. 13.
— 305 —
vent. « Comme donc le bienheureux Dominique était
#. assis avec les cardinaux, l'abbesseet ses filles étant
«: présentes, voilà qu'un homme entre en s'arrachant
i> les cheveux et en poussant de grands cris. On lui de-
<k mande ce qu'il a ; il répond : — C'est le neveu de
(f monseigneur Etienne qui vient de tomber de cheval
« et de se tuer! — Or, le jeune homme s'appelait Napo-
« léon. Son oncle, en l'entendant nommer, se pencha
(' défaillant sur la poitrine du bienheureux Dominique.
i( On le soutint ; le bienheureux Dominique se leva, lui
«c jeta de l'eau bénite , et le laissant dans les bras des
« autres, courut à l'endroit où le corps du jeune homme
(' était gisant, tout brisé et horriblement déchiré. Il
0^ ordonna qu'on le transportât dans une chambre sépa-
« rée, et qu'on l'y enfermât. Puis il dit à frère Tancrède
a et aux autres Frères de tout préparer pour la messe.
« Le bienheureux Dominique, lescardinaux,lesFrères,
« l'abbesse et les religieuses allèrent donc au lieu où
(' était l'autel , et le bienheureux Dominique célébra
(' avec une grande abondance de larmes. Mais lorsqu'il
« fut arrivé à l'élévation du corps du Seigneur, et qu'il
<• le tenait en haut dans ses mains, selon la coutu-me ,
« lui-même fut élevé de terre d'une coudée, tous le
Cl voyant et en étant dans la stupeur. La messe achevée ,
<( il retourna au corps du défunt, lui, les cardinaux,
« l'abbesse , les sœurs , et tout le monde qui se trouvait
« là, et, lorsqu'il fut auprès du corps, il en arrangea
t< les membres l'un après l'autre de sa main très-sainte;
V ensuite il se prosterna à terre en priant et en pleurant.
I.: Trois fois il loucha le visage et les membres du dé-
— 306 —
« funtpour les remettre en leur lieu, et trois fois il se
« prosterna. Lorsqu'il se fût relevé pour la troisième
« fois, il fit le signe de la croix sur le mort, et, debout
« du côté où était la tête, les mains tendues vers le ciel,
« son corps au-dessus de la terre de plus d'une coudée,
* il cria à haute voix : — 0 jeune homme Napoléon , je
« te dis au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, lève-
« toi ! Aussitôt , à la vue de tous ceux qu'un si étonnant
«• spectacle avait attirés, le jeune homme se leva sain
« et sauf, et dit au bienheureux Dominique : — Père,
« donnez-moi à manger. — Le bienheureux Dominique
« lui donna à manger et à boire, et le rendit joyeux
« et sans aucune trace de blessure au cardinal son
« oncle (1). ^)
Quatre jours après, au premier dimanche de ca-
rême, les religieuses de Sainte-Marie au delà du Tibre,
d'autres religieuses du monastère de Sainte-Bibiane et
de divers couvents, et quelques femmes du monde, en-
trèrent à Saint-Sixte , où saint Dominique leur donna
l'habit de l'ordre. Elles étaient, toutes ensemble, au
nombre de quarante-quatre. Il y avait parmi elles une
sœur de Sainte-Marie au delà du Tibre, Agée de dix-
sepl ans, et appelée Cécile. C'est à elle que nous devons
de connaître les principaux traits de la vie du saint pa-
triarche à cette époque. Elle nous les a conservés dans
un mémoire écrit sous sa dictée, qui est un chef-d'œuvre
de narration simple et vraie.
La nuit du même jour où les religieuses entrèrent â
(1) Relatiou de la >œ\n' C'-éciie, u. t.
— 307 —
Saint-Sixte , l'image de Sainte-Marie au delà du Tibre
y fut transférée. On avait choisi la nuit parce que les
Romains s'opposaient à ce déplacement. Dominique,
accompagné des cardinaux Etienne etNicolas, précédé
etsuivide beaucoupde gens qui tenaientdes flambeaux,
portait l'image sur ses épaules. Toutlemonde était pieds
nus. Les religieuses, en prière et pieds nus, attendaient
l'image à Saint-Sixte, où elle fut heureusement inau-
gurée dans l'église.
Tous ces faits, en y comprenant le voyage de France
à Rome, s'étaient accomplis dans l'espace de cinq à six
mois, du 11 septembre 1217 au commencement de mars
(le l'année suivante. Et cependant, malgré tant d'oc-
cupations et de devoirs , Dominique trouvait encore le
temps de seli\Ter à des œuvres particulières de charité.
Il allait souvent visiter les recluses, c'est-à-dire des
femmes qui s'étaient volontairement enfermées dan^
des trous de muraille pour n'en sortir jamais. Il y en
avait çà et là par la ville , aux flancs déserts du mont
Palatin, au fond des vieilles tours de guerre, aux arches
rompues des aqueducs, sentinelles de l'éternité placées
sur des ruines. Dominique les visitait au coucher du
soleil ; il leur portait dans son cœur un reste de forces
qu'il avait mis en réserve pour elles ; après avoir parlé
à la foule, il allait parler à la solitude. Une de ces re-
cluses, appelée Lucia , qui habitait derrière l'église de
Sainte-Anastasie , sur le chemin de Saint-Sixte, avait
un bras rongé jusqu'à l'os par un mal cruel et dévorant.
Dominique la guérit un soir par une simple bénédic-
tion. Une autre, dont la poitrine était mangée de vers,
— 308 —
avait sa loge dans une tour voisine de la porte de Saint-
Jean-de-Lalran. Donninique la confessait et lui appor-
tait de temps en temps la sainte Eucharistie. Une fois
il lui demanda de voir un des vers qui la tourmentaient,
et qu'elle gardait avec amour dans son sein , comme
des hôtes envoyés par la Providence. Bona, c'était
son nom, consentit au désir de Dominique. Mais lever
se changea en une pierre précieuse dans la main du
thaumaturge, et la poitrine de Bona se trouva pure
comme celle d'un enfant.
Dominique était alors dans la splendeur de la matu-
rité. Son corps, aussi bien que son âme, avait atteint
ce terme de la vie où la vieillesse n'est encore qu'une
perfection et une grâce de la vigueur. « Sa stature était
«: médiocre, sa taille maigre, son visage beau et un peu
«. coloré par le sang, ses cheveux et sa barbe d'un blond
«c assez vif, ses yeux beaux. Il lui sortait du front et
« d'entre les cils une certaine lumière radieuse qui atti-
« rait le respect et l'amour. Il était toujours joyeux et
c agréable, excepté quand il était mù à compassion par
«( quelque affliction du prochain. Il avait les mains
e longues et belles, une grande voix noble et sonore.
« Il ne fut jamais chauve, et il avait sa couronne reli-
« gieuse tout entière , semée de rares cheveux
« blancs (1). »
C'est ainsi que le dépeint sœur Cécile, qui l'avait
connu dans ces temps héroïques de Saint-Sixte et de
Sainte -Sabine.
(1) Kelaliou de la sœur Cécile, n. l'i.
CHAPITRE XII
SEJOUIl DE SAINT DOMINIQUE A SAINTE - SABINE. — SAINT HYACINTHE
ET LE BIENHEUREUX CESLAS ENTRENT DANS I.'ORDIlE. — ONCTION
DU BIENHEUREUX REGINALD PAR LA SAINTE VIERGE.
L'église de Sainte-Sabine, près de laquelle habitaient
les Frères depuis qu'ils avaient quitté Saint-Sixte, était
bâtie sur le mont Aventin. Une vieille inscription atteste
qu'elle avait été fondée sous le pontificat de Gélestin P"",
au commencement du cinquième siècle, par un prêtre
(l'Illyrie appelé Pierre. Ses murs se dressaient à l'endroit
le plus élevé et le plus abrupt du mont, au-dessus de
l'étroit rivage où le Tibre murmure en fuyant de Rome ,
et en heurtant de ses flots les débris du pont qu'Hora-
lius Codés défendit contre Porsenna. Deux rangs de
colonnes antiques, supportant un toit sans déguisement,
partageaient l'église en trois nefs, terminées chacune
par un autel. C'était la basilique primitive dans toute la
gloire de sa simplicité. Les reliques de sainte Sabine,
qui avait souffert la mort pour Jésus-Christ au temps
d'Adrien , reposaient sous l'autel principal, aussi proche
du lieu de son martyre qu'avait pu le permettre la tra-
dition. D'autres ossements précieux brillaient à côté des
siens. L'église touchait au palais des Sabelh, occupé aloi^s
— 310 —
par Honorius III , et d'où avait été datée la bulle qui
approuvaitl'ordre des Frères Prêcheurs. Des fenêtres de
cette habitation , dont une partie venait d'être cédée à
Dominique, l'œil plongeait sur l'intérieur de Rome et
s'arrêtait aux collines d u Vatican . Deux rampes sinueuses
conduisaient à la ville : l'une tombant sur le Tibre,
l'autre à l'un des angles du mont Palatin, près de l'é-
glise de Sainte- Anastasie. C'était cette voie que suivait
DominiquepourallerdeSainte-SabineàSaint-Sixte.Nul
sentier sur la terre ne conserve davantage la trace de
ses pas. Presque chaque jour, pendant plus de six mois,
il en descendit ou en remonta la pente , portant d'un
couvent à l'autre l'ardeur de sa charité.
Quand le voyageur entre à Sainte-Sabine, demeurée
jusque aujourd'hui l'un des chefs-d'œuvre de Rome, et
qu'il en visite avec soin les pieuses nefs , il remarque
dans une chapelle latérale des fresques antiques. L'une
d'elles représente Dominique revêtant de l'habit de Frère
Prêcheur un jeune homme agenouillé devant lui, pen-
dant qu'un autre jeune homme est étendu par terre ; le
visage de l'un et de l'autre est caché au spectateur, et
tous lesdeux pourtant lui causent de l'émotion. Ces deux
jeunes gens sont deux Polonais , Hyacinthe et Geslas
Odrowaz. Ils avaient accompagnéà Rome leur oncle Yve
Odrowaz, évêque élu de Cracovie, et , conduits proba-
blement à Saint- Sixte par le cardinal Ugolin, ancien
condisciple d'Yve à l'université de Paris, ils avaient as-
sisté à la résurrection du jeune Napoléon. L'évèque avait
aussitôt prié Dominique de lui donner quelques Frères
Prêcheurs pour les emmener avec lui en Pologne. Le
^-- 311 —
saint lui objecta qu'il n'en avait aucun qui fût initié à la
langue et aux mœurs polonaises, et que si quelqu'un de
sa suite voulait prendre l'habit, ce serait le meilleur
moyen de propager l'ordre en Pologne et dans les con-
trées du Nord. Hyacinthe et Geslas s'offrirent alors de
leur propre mouvement. On croit qu'ils étaient frères ,
et il est hors de doute qu'ils appartenaient à la même
famille. Leur cœur se ressemblait comme leur sang.
Consacrés tous les deux à Jésus-Christ par le sacerdoce ,
ils avaient honoré leur maître aux yeux de leur pairie,
etlajeunessene paraissait en eux qu'une vertu de plus.
Hyacinthe était chanoine de l'église deCracovie, Ceslas
préfet ou prévôt de l'église de Sandomir. Ils prirent en-
semble l'habit à Sainte-Sabine, de concert avec deux
autres compagnons de leur voyage, connus dans l'his-
toire dominicaine sous le nom d'Henri le Morave et
d'Herman le Teutonique. La Pologne et l'Allemagne,
seuls pays de l'Europe qui n'eussent point encore donné
de leurs fils à l'ordre des Frères Prêcheurs, lui appor-
tèrent ce jour-là leur tribut, sur cette colline mysté-
rieuse que les Romains n'avaient point comprise dans
leur enceinte sacrée , et dont le nom signifie Séjour d'oi-
seaux (1).
Que les voies de Dieu sont grandes et simples ! Ugolin
Conti d'Italie et Yve Odrowaz de Pologne se rencontrent
à l'université de Paris. Ils y passent ensemble quelques
jours de leur jeunesse; puis le temps, qui confirme ou
(1) l)ii.iium iiidis domii? opiioitima volucrum.
ViRG. .En., lib. VIII.
— 312 —
qui brise l'amitié comme toutes choses, met entre leurs
cœurs l'abîme de plus de quarante ans. Yve, promu à
l'épiscopat, est obligé de se rendre à Rome; il y re-
trouve sous la pourpre l'arni de ses anciennes années. Le
cardinal conduit un jour son hôte à l'église de Saint-
Sixte pour lui faire connaître un homme dont le nom
n'était jamais parvenu jusqu'à lui, et ce jour-là même,
la vertu de cet homme éclate à l'improviste par l'acte le
plus élevé de la puissance, par un acte de souveraineté
sur la vie et sur la mort. Yve, subjugué, demande à
Dominique quelques-uns de ses Frères, sans se douter
qu'il n'était venu autrefois à Paris et maintenant à Rome
que pour amener à Dominique quatre nobles enfants du
Septentrion prédestinés de Dieu à semer des couvents
de Frères Prêcheurs en Allemagne , en Pologne , en
Prusse , et jusqu'au cœur de la Russie.
Hyacinthe et ses compagnons ne demeurèrent que peu
detempsà Sainte-Sabine. Dèsqu'ils furent suffisamment
instruits des règles de l'ordre, ils partirent avec l'évêque
de Gracovie. En passant à Friesah , ville de l'ancienne
Norique, entre la Drave et le Murh , ils furent poussés
par l'Esprit saint à y annoncer la parole de Dieu. Leur
prédication remua ce pays de fond en comble. Animés
par le succès, la pensée leur vint d'y ériger un couvent.
Ils y réussirent en six mois, et le laissèrent, sous la di-
rection d'Herman le Teutonique, peuplédéjàd'un grand
nombre d'habitants. De retour à Gracovie, l'évêque leur
donna, pour en faire un couvent, une maison de bois
qui dépondait de l'évêché. Ce furent là les prémices de
l'ordre dans les régions septentrionales. Geslas fonda les
— 343 —
couvents de Prague et de Breslau, et Hyacinthe, avant
de mourir, planta jusque dans Kiew les tentes domini-
caines sous les yeux des schismatiques grecs et au bruit
des invasions tartares.
Le Midi et le Nord semblaient combattre à qui enver-
rait à Dominique de plus grands ouvriers. Il y avait en
France un docteur célèbre appelé Reginald, qui avait
enseigné le droit canonique à Paris pendant cinq an-
nées, et qui était doyen du chapitre de Saint -Aignan
d'Orléans. L'an 1218, il vint à Rome au tombeau des
saints zVpôtres, se proposant de passer ensuite à Jéru-
salem pour y vénérer le tombeau du Seigneur. Mais ce
double pèlerinage n'était, dans son intention, que le
prélude d'un nouveau genre de vie qu'il avait résolu
d'embrasser. « Dieu lui avait inspiré le désir d'abandon-
« nertoutes choses pour la prédication de l'Evangile, et
« il se préparait à ce ministère , sans savoir encore de
<f quelle façon le remplir; car il ignorait qu'un ordre de
« prédicateurs eût été institué. Or, il arriva que dans un
« entretien confidentielavecun cardinal, il luiouvritson
« cœur à ce sujet, lui disant qu'il pensait à tout quitter
« pour prêcher Jésus-Ghristçà et là dans un état de pau-
« vreté volontaire. Alorsle cardinal lui dit : — Voilà jus-
« tement qu'un ordre vient de s'élever qui a pour but
* d'unir la pratique de la pauvreté à l'office de la prédi-
« cation, et nous avons dans la ville le maître du nouvel
< ordre, qui y annonce lui-même la parole de Dieu. —
« Ayant ouï cela, maître Reginald s'empressa decher-
« cher le bienheureux Dominique et de lui révéler le
* secret de son âme. La vue du saint et la grâce de ses
9'
— 3J4 —
c discours le séduisirent; il résolut dès lors d'entrer
« dans l'ordre. Mais l'adversité , qui est l'épreuve de
« tous les saints projets, ne tarda pas de s'en prendre
<( au sien. Il tomba si gravement malade, que la nature
ce paraissait succomber sous les assauts de la mort , et
« que les médecins désespéraient de le sauver. Le bien-
« heureux Dominique, affligé de perdre un enfant dont
a. il n'avait pas même joui, se tourna vers la divine mi-
« séricorde avec importunité, la suppliant, ainsi qu'il
« l'a raconté lui-même aux Frères, de ne pas lui ravir
« un fils qui était plutôt conçu que né, et de lui en ac-
« corderlavieau moins pour un peu de temps. Pendant
ii. qu'il priait ainsi, la bienheureus"e Vierge Marie, Mère
« de Dieu et Maîtresse du monde, accompagnée de deux
« jeunes filles d'une beauté sans mesure , apparut à
K maître Reginald, éveillé et consumé par l'ardeur de la
« fièvre, et il entendit cette Reine du ciel qui lui disait :
« — Demande-moi ce que tu veux, et je te le donnerai.
« — Gomme il délibérait en lui-même, une des jeunes
«c filles qui accompagnaient la bienheureuse Vierge lui
« suggéra de ne rien demander, mais de s'en remettre à
« la volonté de la Reine des miséricordes, ce qu'il agréa
« volontiers. Alors celle-ci, étendant sa main virginale,
« lui fit une onction sur les yeux, les oreilles, les na-
« rines, la bouche, les mains, les reins et les pieds, et
« elle prononçait en même temps certaines paroles ap-
« propriées à chaque onction. Je n'ai pu connaître que
« les paroles relatives à l'onction des reins et des pieds.
« Elle disaitdonc en touchant les reins : — Que tes reins
* soient ceints du cordon de la chasteté; — et on ton-
— 315 —
«: chant les pieds : — J'oins tes pieds pour la prédica-
« tion de l'Évangile de paix. — Elle lui montra ensuite
«l'habit des Frères Prêcheurs, en lui disant : — Voici
(( l'habit de ton ordre; — et elle disparut à ses yeux.
<( Reginald se trouva aussitôt guéri, oint qu'il avait été
« par la Mère de Celui qui a le secret de tout salut. Le
« lendemain matin , quand Dominique vint le voir et
<( lui eut demandé familièrement de ses nouvelles, il
«( lui répondit qu'il n'avait plus aucun mal , et lui raconta
« la vision. Tous deux en rendirent ensemble et dévo-
« tement, comme je le crois, des actions de grâces au
«. Dieu qui frappe et qui guérit, qui blesse et qui panse
« les blessures. Les-médecins admirèrent un retour à
« la vie si subitet si inespéré, ne sachant pas la main
«: qui avait donné le remède (1). ■»
Trois jours après, Reginald étant assis avec Domi-
nique et un religieux de l'ordre des Hospitaliers, l'onc-
tion miraculeuse fut renouvelée sur lui en leur présence,
comme si l'auguste Mère de Dieu eût attaché à cet acte
une importance considérable, et qu'elle eût tenu à l'ac-
complir devant témoins. En effet, Reginald n'était ici que
le représentant de l'ordre des Frères Prêcheurs , et la
Reine du ciel et de la terre contractait alliance en sa per-
sonneavec l'ordre entier. Le Rosaire avait été le premier
signe do cette alliance, et comme le joyau de l'ordre à
son baptême ; l'onction de Reginald, indice de virilité et
de conlirmation, devait aussi avoir un signe durable et
commémoratif. C'est pourquoi la bienheureuse Vierge,
(1) Le li. llmnbt'it, Vie de sai/it Dominique . ii. 37.
— 316 —
en présentant au nouveau frère l'habit de l'ordre, ne le
lui présenta pas tel qu'on le portait alors, mais avec un
changement remarquable qu'il est nécessaire d'expli-
quer.
Nous avons dit que Dominique, longtemps chanoine
d'Osma, avait continué en France d'en porter l'habit, et
l'avait adopté pour le costume de son ordre. Cet habit
consistait en une tunique de laine blanche recouverte
d'un surplis de lin, l'un et l'autre enveloppés d'une chape
et d'un capuce de laine noire. Or, dans le vêtement que
la sainte Vierge montra àReginald, le surplis de lin était
remplacé par un scapulaire de laine blanche , c'est - à-
dire par une simple bande d'étofïe destinée à couvrir les
épaules et la poitrine en descendant des deux côtés jus-
qu'aux genoux. Ce vêtement n'était pas nouveau. Il en
est question dans la vie des religieux de l'Orient, qui
l'avaient sans doute adopté pour complément de la tu-
nique, lorsque le travail ou la chaleur les contraignait
de se dépouiller du manteau. Né au désert d'un senti-
ment de pudeur, tombant comme un voile sur le cœur
de l'homme, le scapulaire étaitdevenu dans la tradition
chrétienne le symbole de la pureté, et par conséquent
l'habit de Marie, la Reine des Vierges. En même temps
donc qu'en la personne de Reginald Marie ceignait les
reins de l'ordre du corrlon de la rhmtetv , et préparait ses
pieds à la. prcdkafion de VÉrançiik de paix, elle lui
donnait dans le scapulaire le signe extérieur de cette
vertu des anges sans laquelle il est impossible de sentir
et d'annoncer les choses célestes.
Après ce grand événement, l'un des plus fameux d<^
— 317 —
l'antiquité dominicaine, Reginald partit pour la Terre-
Sainte, dont nous le verrons revenir un jour, et l'ordre
quitta le surplis de lin pour le scapulaire de laine, de-
venu la partie principale et caractéristique de son habil-
lement. Lorsque le Frère Prêcheur fait profession, son
scapulaire seul est bénit par le prieur qui reçoit ses
vœux, et en aucun cas il ne peut sortir de sa cellule
sans en être revêtu, même pour aller au tombeau.
La sainte Vierge manifesta d'une autre manière en-
core, à la même époque, la tendresse maternelle qu'elle
portait à Tordre. « Un soir que Dominique était resté
« dans l'église à prier, il en sortit à l'heure de minuit,
« et entra dans le corridor où les Frères avaient leurs
« cellules et dormaient. Lorsqu'il eut achevé ce qu'il
« était venu faire, il se mit de nouveau à priera l'une
« des extrémités du corridor. En regardant par hasard à
(t l'autre bout, il vil s'avancer trois femmes, dont l'une,
<f qui était au milieu, paraissait la plus belle et la plus
« vénérable. Ses compagnes portaient, l'une un vase
« magnifique, l'autre un aspersoir qu'elle présentait à
« sa maîtresse. Celle-ci aspergeait les Frères et faisait
<r sur eux le signe de la croix. Mais lorsqu'elle fut arri-
« vée devant un certain frère, elle passa sans le bénir,
ff Dominique, ayant remarqué quel était ce frère, alla
« au-devant de la femme qui bénissait, et qui était déjà
« au milieu du corridor, près de la lampe suspendue en
« cet endroit. Il se prosterna à ses pieds, et, quoiqu'il
« l'eût déjà reconnue, il la supplia de lui dire qui elle
et était. En ce temps-là, cette belle et dévote antienne,
(T le Sahe hegùio , ne se chantait point dans le couvent
— 3i8 —
(i des Frères et des Sœurs de Rome; elle y était seule-
« ment récitée à genoux après complies. La femme qui
ft bénissait répondit donc au bienheureux Dominique :
« — Je suis celle que vous invoquez tous les soirs ;
« et lorsque vous dites: Eia ergo, advocxita nostra , je
« me prosterne devant mon Fils peur la conservation de
« cet ordre. — Alors le bienheureux Dominique s'in-
a. forma qui étaient ces deux jeunes filles dont elle était
« accompagnée. A quoi la bienheureuse Vierge répon-
« dit : — L'une est Cécile , l'autre Catherine. — Le
« bienheureux Dominique demanda encore pourquoi
(C elle avait passé l'un des Frères sans le bénir; et il lui
« fut répondu : — Parce qu'il n'était pas dans une pos-
« ture convenable. — Et ayant achevé sa ronde, aspergé
« et béni le reste des Frères, elle disparut. Or, le bien-
« heureux Dominique retourna prier au lieu où il était
« auparavant, et à peine commençait-il à prier, qu'il
(( fut ravi en esprit jusqu'à Dieu. Il vit le Seigneur ayant
« à sa droite la bienheureuse Vierge, et il lui semblait
c( que notre Dame était vêtue d'une chape de couleur de
« saphir. Et regardant tout autour de lui, il voyait de-
« vant Dieu des religieux de tous les ordres , mais il n'en
« voyait aucun du sien. Il se prit donc à pleureramère-
« ment, et il n'osait s'approcher du Seigneur ni de sa
« Mère. Notre-Dame lui fit signe avec la main de venir.
« Mais il n'osa point s'approcher, jusqu'à ce que le Sei-
« gneur lui eût fait signe à son tour. Il vint alors et se
« prosterna devant eux en pleurant amèrement. Le Sei-
« gneur lui dit de se lever, et lorsqu'il fut levé, le Sei-
« gneur lui dit: — Pourquoi pleures-tu si amèrement?
— 319 —
« — Il répondit : — Je pleure parce que je vois ici des
<• religieux de tous les ordres , et que je ne vois per-
(.< sonne du mien. — Et le Seigneur lui dit : — Veux- tu
(( voir ton ordre ? — Il répondit en trembJant : — Oui ,
<!. Seigneur. — Le Seigneur posa la main sur l'épaule
(' de la bienheureuse Vierge, et il dit au bienheureux
« Dominique : — J'ai confié ton ordre à ma Mère. —
« Il dit ensuite : — Veux-tu absolument voir ton ordre?
« — Il répondit : — Oui, Seigneur. — Ace moment ,
t( la bienheureuse Vierge ouvrit la chape dont elle pa-
€ raissait revêtue , et l'étendant sous les yeux du bien-
(( heureux Dominique, de telle sorte qu'elle couvrait de
(( son immensité toute la céleste patrie, il vit sous elle
f une multitude de ses Frères. Le bienheureux Domi-
V nique se prosterna pour rendre grâces à Dieu et à la
<r bienheureuse Marie, sa Mère, et la vision disparut ;
« il revint à lui-même, et sonna la clo«2he des matines.
V Lorsque les matines furent terminées , il convoqua les
« Frères au chapitre, où il leur fit un beau discours sur
<» l'amour et la vénération qu'ils devaient avoir pour la
« bienheureuse Vierge , et il leur rapporta entre autres
« choses cette vision. A l'issue du chapitre, il prit en
(f particulier le frère que la bienheureuse Vierge n'avait
(' point béni, et lui demanda avec douceur s'il ne lui
* avait point caché quelque péché secret; car ce même
<^ frère avait fait au bienheureux Dominique une con-
« fession générale. Il répondit : — Père saint, je n'ai
«' rien sur la concience, si ce n'est que cette nuit , eu
« m'éveillant , je me suis trouvé au lit sans aucun vète-
« ment. — Le bienheureux Dominique lui-même ra-
— 320 —
« conta cette vision à la sœur Cécile et aux autres sœurs
(S. de Saint-Sixte , comme si elle fût arrivée à un autre ;
a mais les Frères qui étaient présents faisaient signe
<f aux Sœurs que c'était à lui-même qu'elle était arri-
« vée. Ce fut à cette occasion que le bienheureux Domi-
« nique ordonna que les Frères , partout où ils couche-
«( raient, couchassent avec une ceinture et les pieds
« chaussés (d). »
Le second dimanche de carême qui suivit la transla-
tion des Sœurs à Saint-Sixte , Dominique leur fit une
prédication solennelle dans l'église , en présence d'un
grand concours de peuple , et il chassa le démon du
corps d'une femme qui troublait l'assemblée par ses
cris. Une autre fois , s'étant présenté au tour du monas-
tère sans être attendu, il demanda à la tourière com-
ment se portaient les sœurs Théodora, ThédranaetNim-
pha ; et sur la réponse qu'elles avaient la fièvre , il dit à
la tourière : « Allez les avertir de ma part que je leur
« ordonne de ne plus avoir la fièvre (2). )> La tourière
y alla en effet , et dès qu'elle leur eut intimé l'ordre du
saint, elles se trouvèrent guéries.
« C'étaitl'habitude constante du vénérablepèred'em-
«: ployer tout le jour à gagner des âmes , soit par d'assi-
«. dues prédications , soit en confessant, soit par d'autres
« œuvresde charité. Le soir, il venait auprèsdes Sœurs,
« et leur faisait en présence des Frères un discours ou
<( une conférence sur les devoirs de l'ordre ; car elles
(1) Relation de sœur Cécile , u. 7.
(2) Ibid., n. 9.
— 321 —
<r n'eurent point d'autre maître qui les en instruisît. Or,
« un soir, il tarda plus que de coutume à venir, et les
« sœurs , croyant qu'il ne viendrait pas , avaient déjà
« quitté la prière et étaient rentrées dans leurs cellules.
« Mais voilà que tout d'un coup les Frères sonnent la
« petite cloche qui donnait le signal aux Sœurs lorsque
« le bienheureux père venait les voir. Elles se hâtèrent
« de se rendre toutes à l'église, et la grille ayant été
«. ouverte, elles le trouvèrent qui était déjà assis avec
« les Frères , et qui les attendait. Le bienheureux Do~
(/ minique leur dit ; — Mes filles , j'arrive de la pêche ,
«^ et le Seigneur m'a envoyé un grand poisson. — Il
< disait cela de frère Gaudion, qu'il avait reçu dans
« l'ordre, et qui était le fils unique d'un certain sei-
« gneur Alexandre , citoyen romain et homme magni-
«. fîque. Il leur fit ensuite une grande conférence qui
X leur causa beaucoup de consolation. Après quoi il
« leur dit : — Ce sera une bonne chose , mes filles ,
« que nous buvions un peu . — Et appelant frère Roger,
« le cellerier, il lui ordonna d'aller chercher du vin et
c une coupe. Le Frère les ayant apportés , le bienheu-
« reux Dominique lui dit de remplir la coupe jusqu'au
« bord. Ensuite il la bénit, en but le premier, et après
(' lui tous les Frères qui étaient présents. Or, ils étaient
« au nombre de vingt-cinq, tant clercs que laïques , et
v ils burent tant qu'il leur plut, sans que la coupe fût
« diminuée. Quand ils eurent tous bu, le bienheureux
« Dominique dit : — Je veux que toutes mes filles
« boivent aussi. — Et appelant la sœur Nubia, il lui
(î dit : — Allez au tour, prenez la coupe , et donnez à
— 322 —
«: boire à toutes les Sœurs. — Elle y alla avec une com-
« pagne, et prit la coupe pleine jusqu'au bord, dont
« pas une goutte ne se répandit. La prieure but la pre-
« mière, ensuite toutes les Sœurs, tant qu'elles vou-
« lurent , et le bienheureux père leur répétait souvent :
« — Buvez à votre aise , mes fdles. — Elles étaient
« alors au nombre de cent quatre , et burent toutes et
« tant qu'il leur plut, et néanmoins la coupe demeura
«^ pleine , comme si l'on n'eût lait que d'y verser le vin ;
« et lorsqu'elle fut rapportée elle était pleine jusqu'au
«: bord. Cela fait , le bienheureux Dominique dit :
« — Le Seigneur veut que j'aille à Sainte-Sabine. —
(( Mais frère Tancrède, prieur des Frères, et frère
«f Odon , prieur des Sœurs , et tous les Frères , et la
« prieure avec les Sœurs , s'efforçaient de le retenir en
(( lui disant : — Père saint , l'heure est passée , il est
« près de minuit, et il n'est pas expédient que vous
« vous retiriez. — Lui cependant refusait d'acquiescer
<( à leurs prières , et disait : — Le Seigneur veut abso-
« lument que je parte , il enverra son ange avec nous. —
(' 11 prit donc pour compagnons frère Tancrède , prieur
« des Frères , et frère Odon , prieur des Sœurs , et se
« mit en chemin. Arrivés à la porte de l'église pour
«f sortir, voilà que, selon la promesse du bienheureux
« Dominique , un jeune homme d'une grande beauté
«. s'offrit à eux, tenant un bàlon à la main et comme
« prêt à marcher. Alors le bienheureux Dominique fit
« passer devant lui ses compagnons ; le jeune homme
« était en tète , et lui le dernier, et ils parvinrent amsi à
c laportede l'église de Sainte-Sabine, qu'ils trouvèrent
— 323 —
« fermée. Lejeune homme qui les précédait s'appuya
« sur un côté de la porte , et elle s'ouvrit aussitôt ; il
« entra le premier, ensuite les Frères , et après eux le
« bienheureux Dominique. Puis lejeune homme sortit,
« et la porte se referma. Frère Tancrède dit au bien-
« heureux Dominique : — Père saint , qui est ce jeune
« homnae venu avec nous? — Il répondit : — Mon fils ,
«; c'est un ange du Seigneur, que le Seigneur a envoyé
« pour nous garder. — Les matines sonnèrent cepen-
« dant, et les Frères descendirent au chœur, surpris
« d'y voir le bienheureux Dominique avec ses compa-
ti; gnons , et inquiets de savoir comment il était entré les
«: portes closes. Or, il y avait au couvent un jeune no-
«: vice , citoyen romain , nommé frère Jacques , qui ,
« ébranlé par une violente tentation , avait résolu de
« quitter l'ordre après matines, lorsqu'on ouvrirait les
€ portes de l'église. Dominique , qui en avait eu la ré-
« vélation , fit venir le novice à l'issue des matines , et
« l'avertit doucement de ne pas céder aux ruses de l'en-
«. nemi , mais de persister avec courage dans le service
« du Christ. Lejeune homme, insensible à ses avis et à
« ses prières, se leva, s'ôta l'habit de dessus le corps,
« et lui dit qu'il avait absolument résolu de sortir. Le
« très-miséricordieux père, touché de compassion , lui
« dit : — Mon fils , attendez un peu , après cela vous
« ferez ce que vous voudrez. — Et il se mit à prier ,
« prosterné par terre. On vit alors quels étaient les mé-
« rites du bienheureux Dominique auprès de Dieu , et
« combien facilement il pouvait obtenir de lui ce qu'il
«c souhaitait. En effet , il n'avait pas achevé sa prière ,
— 324 —
<i que le jeune homme se jeta en larmes à ses pieds , le
« conjurant de lui rendre l'habit qu'il s'était ôié à lui-
« même dans la violence de la tentation , et lui promet-
« tant de ne jamais quitter l'ordre. Le vénérable père
« lui rendit donc l'habit , non sans l'avertir encore de
« demeurer fei^me dans le service du Christ ; ce qui ar-
ec riva, car ce religieux vécut longtemps dans l'ordre
«c avec édification. Le lendemain matin, le bienheureux
« Dominique retourna à Saint-Sixte avec ses compa-
« gnons , et les Frères racontèrent en sa présence à
« sœur Cécile et aux autres Sœurs ce qui était arrivé, et
a. le bienheureux Dominique confirma leurs discours
« en disant : — Mes filles , l'ennemi de Dieu voulait ra-
ce vir une brebis du Seigneur, mais le Seigneur l'a dé-
€ livrée de ses mains (1). »
L'an 1575, sous le pontificat de Grégoire XIII, les
religieuses de Saint-Sixte , chassées de leur retraite par
l'air fiévreux de la campagne romaine, vinrent s'établir
sur le Quirinal , au nouveau monastère de Saint-Domi-
nique et de Saint-Sixte , emportant avec elles dans cette
émigration l'image de la sainte Vierge. Saint-Sixte, dé-
pouillé et abandonné , resta seul sous la garde de ses
souvenirs. Ni marbres précieux , ni airain ciselé, ni co-
lonnes ravies à l'antiquité profane par le christianisme ,
ni tableaux peints sur un plâtre immortel, rien de ce
qui frappe les yeux n'y attire personne. Quand l'étran-
ger, au retour du tombeau de Gécilia Métella et du bois
de la nymphe Égérie , rentre à Rome par la voie Ap-
(1) Relatiou de la sœur Cécile, ii. i>.
— 325 —
pionne, il découvre devant lui, sur sa droite, une sorte
de masure grande et triste, surmontée d'un de ces clo-
chers aigus si rares dans les points de vue romains : il
passe sans même en demander le nom. Que lui importe
Saint-Sixfc le Vieux? Ceux-là mêmes qui cherchent avec
amour la trace des saints ne connaissent pas le trésor
caché dans ces murailles, à qui le temps a laissé leur
humilité. Ils passent ainsi sans que rien les avertisse
d'un lieu qu'liabila l'un des plus grands Iiommes du
christianisme, et où il opéra tant de merveilles. La
cour extérieure, l'église, les bâtiments du monastère,
l'enclos subsistent encore, et jusqu'à la révolution fran-
çaise les maîtres généraux de l'ordre y avaient conservé
un appartement. Le pape Benoît XIII, au dernier siècle,
avait coutiunc d'y passer quelques jours du printemps et
de l'automne , et il avait restauré l'église, qui tombait
en ruine. Maintenant une manufacture de l'État occupe
le corps du monastère , à la réserve de cette fameuse
salle du chapitre, où Dominique ressuscita trois morts.
On y a élevé un autel à l'emplacement même où il offrit
le saint sacrifice pour lejeune Napoléon. L'église est de-
meurée l'une des stations du clergé romain, qui, le
mercredi de la troisième semaine de carême , vient y
célébrer l'ofliciî solennel du jour.
Sainte-Sabine a été plus heureuse. Dès l'an 1273,11
est vrai , sous le pontificat de Grégoire X , elle a cessé
d'être la résidence du maître général , qui s'est trans-
porté au centre de Rome , dans le couvent de Sainte-
Marie-sur-j\Iinerve. L'Aventin est devenu aussi solitaire
que la voie Appienne, cl les oiseaux mêmes, ses pre-
10
— 326 —
miers hôtes, ne l'habitent plus. Mais une colonie des
enfants de Dominique n'a cessé de vivre à l'ombre des
murs de Sainte-Sabine, protégée aussi par la beauté de
son architecture. On voit dans l'église, sur un tronçon
de colonne , une grosse pierre noire , que la tradition
affirme avoir été jetée à Dominique par le démon, pour
interrompre ses méditations de la nuit. Le couvent pos-
sède aussi l'étroite cellule où il se retirait quelquefois ,
la salle où il donna l'habit à saint Hyacinthe et au bien-
heureux Ceslas, et dans un coin du jardin un oranger,
planté par lui, tend ses pommes d'or à la pieuse main
du citoyen et du voyageur.
CHAPITRE XIII
FONDATION DES COUVENTS DE SAINT -JACQfES DE PARIS
ET DE SAINT -NICOLAS DE BOLOGNE.
Les Frères que Dominique avait envoyés à Paris,
après l'assemblée de Prouille, s'étaient partagés en
deux Landes. La première, composée de Mannes, de
Michel de Fabra et d'Odéric , arriva le 12 septembre à
sa destination. La seconde, composée de Matthieu de
France, de Bertrand de Garrigue, de Jean de Navarre
et de Laurent d'Angleterre , arriva trois semaines plus
tard. Ils selogèrent au centre de la ville, dans une maison
qu'ils avaient louée près de Thôpital de Notre-Dame et
aux portes de l'évèché. Hormis Matthieu de France, qui
avait passé une partie de sa jeunesse aux écoles de l'U-
niversité, nul d'eux n'était connu à Paris. Ils y vécurent
dix mois dans une extrême détresse, mais soutenus par
le souvenir de Dominique et par une révélation qu'avait
eue Laurent d'Angleterre sur le lieu futur de leur éta-
blissement.
En ce temps-là , Jean de Barastre, doyen de Saint-
Quentin, chapelain du roi et professeur à l'Université de
Paris, avait fondé à l'une des portes de la ville, appelée
la porte de Narbonne ou d'Orléans, un hospice pour les
— 328 —
pauvres étrangers. La chapelle de Thospice était dédiée
à l'apôtre saint Jacques, si célèbre en Espagne, et dont
le tombeau est l'un des plus grands pèlerinages du
monde chrétien. Soit que les Frères espagnols s'y fussent
présentés par dévotion ou de toute autre manière, Jean
de Barastre vint à savoir qu'il y avait dans Paris des re-
ligieux nouveaux qui prêchaient l'Évangile à la façon
des Apôtres. Il les connut, les admira, les aima, et sans
doute comprit l'importance de leur institut, puisque,
le 6 août 1218, il les mit en possession de cette maison
de Saint-Jacques , qu'il avait préparée à Jésus-Christ
dans la personne des étrangers. Jésus-Christ reconnais-
sant lui envoya de plus illustres hôtes que ceux sur les-
quels il comptait, et le modeste asile de la porte d'Or-
léans devint an séjour d'apôtres, une école de savants,
et le tombeau des rois. Le 3 mai 1221, Jean de Barastre
confirma par un acte authentique la donation qu'il avait
faite aux Frères , et l'Université de Paris , à la prière
d'Honorius III, abandonna les droits qu'elle avait sur
ce lieu, en stipulant toutefois que ses docteurs, à leur
mort, y seraient honorés des mêmes suflrages spirituels
que les membres de l'ordre, à titre de confraternité.
Ainsi pourvus d'un logement stable et public, les
Frères commencèrent à être connus davantage. On ve-
nait lesentendre, et ils faisaient des conquêtes parmi ces
innombrables étudiants qui, de tous les points de l'Eu-
rope, apportaient à Paris l'ardeur commune de leur
jeunesse et le génie divers de leurs nations. Dès l'été
de 1219, le couvent de Saint-Jaoques renfermait trente
religieux. Parmi ceux qui prirent Thabit ù cette époque,
— 329 —
le seul dont le souvenir soit venujusqu'à nous est Henri
de Marbourg. Il avait été envoyé à Paris plusieurs an-
nées auparavant par un de ses oncles , pieux chevalier
qui habitait la ville de Marbourg. Cet oncle, étant mort,
lui apparut en songe, et lui dit : « Prends la croix en
« expiation de mes fautes , et passe la mer. Quand tu
« seras de retour de Jérusalem , tu trouveras à Paris un
« nouvel ordre de prédicateurs, à qui tu te donneras.
« N'aie pas peur de leur pauvi-eté et ne méprise pas leur
« petit nombre; car ils deviendront un peuple, et se
« fortifieront pour le salut de beaucoup d'hommes (1). »
Henri passa en effet la mer, et, revenu à Paris dans le
temps où les Frères commençaient à s'y établir, il em-
brassa leur institut sans hésiter. Ce fut un des premiers
et des plus célèbres prédicateurs du couvent de Saint-
Jacques. Le roi saint Louis le prit en affection et l'em-
mena avec lui en Palestine , l'an 1254. Il mourut au
retour, dans la compagnie du roi.
Voici un trait qu'il racontait sur ces commencements
des Frères à Paris : « Il arriva que deux Frères itinénuits
(( n'avaient encore rien mangé à trois heures de l'après-
« midi, et ils se demandaient l'un à l'autre comment ils
« pourraient apaiser leur faim dans le pays pauvre et
« inconnu qu'ils traversaient. Pendant qu'ils tenaient
(( ces discours, un homme en habit de voyageur se pré-
« senta à eux et leur dit : — De quoi vous enlretonez-
« vous , hommes de peu de foi ? Cherchez d'abord le
« royaume de Dieu , et le reste vous sera donné sur-
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. iv, chap. 13.
— 330 —
« abondamment. Vous avez eu assez de foi pour vous
« sacrifier à Dieu : et maintenant avez-vous peur qu'il
« ne vous laisse sans nourriture? Passez ce champ, et
« lorsque vous serez dans la vallée qui est au-dessous ,
(( vous rencontrerez un village; vous entrerez dans l'é-
<( glise, et le prêtre de l'église vous invitera, et il sur-
ce viendra un chevalier qui voudra vous avoir chez lui
« presque par la force, et le patron de l'église, se jetant
« entre eux , emmènera le prêtre , le chevalier et vous
<( dans sa maison, où il vous traitera magnifiquement.
« Ayez donc confiance dans le Seigneur, et excitez vos
« Frères dans la confiance en lui. — Ayant dit cela, il
(( disparut , et tout se passa comme il l'avait annoncé.
« Les Frères , de retour à Paris , racontèrent ce qui
« était arrivé à frère Henri et au petit nombre de très-
ce pauvres Frères qui y étaient alors (1) . »
Cette extrême pénurie des Frères avait été cause pro-
bablement que deux d'entre eux , Jean de Navarre et
Laurent d'Angleterre, étaient allés rejoindre Dominique
à Rome. Le saint, dès leur arrivée, au mois de jan-
vier 4218 , avait ordonné à Jean de Navarre de se
rendre à Bologne, accompagné d'un autre Frère que les
historiens appellent un certain Bertrand, pour le distin-
guer de Bertrand de Garrigue. Un peu après , il leur
envoya Michel de Uzéro et Dominique de Ségovie, reve-
nus d'Espagne, et trois autres Frères, Richard , Chré-
tien et Pierre, dont le dernier n'était que laïque. Cette
petite colonie obtint à Bologne , on ne sait comment ,
(1) Gérard de Fracliet, Vie des Frères, liv. i, chap. 5.
— 331 —
une maison et une église appelées Sainte-Marie-de-Mas-
carella. Mais , du reste , elle y vivait dans un profond dé-
nûment , sans pouvoir soulever ce fardeau d'une grande
ville , où la religion , les affaires et les plaisirs ont leur
cours réglé, et que la nouveauté n'émeut qu'à de diffi-
ciles conditions. Tout changea de face à l'arrivée d'un
seul homme. Ilegiuald parut dans Bologne le 21 dé-
cembre 1218, à son retour de la Terre- Sainte, et bientôt
la ville fut ébranlée jusque dans ses fondements. Rien
n'est comparable à ces succès de l'éloquence divine. Re-
ginald en huit jours était maître de Bologne. Des ecclé-
siastiques , des jurisconsultes, des élèves et des profes-
seurs de l'Université entraient à l'envi dans un ordre
qui la veille encore était inconnu ou méprisé. De grands
esprits en vinrent jusqu'à redouter d'entendre l'orateur,
de peur d'être séduits par sa parole. « Lorsque frère
(( Reginald , de sainte mémoire, autrefois doyen d'Or-
ne léans, dit un historien, prêchait à Bologne, et atti-
(( rait à l'ordre des ecclésiastiques et des docteurs de
« renom , maître Monéta , qui enseignait alors les arts
(( et était fameux dans toute la Lombardie , voyant la
« conversion d'un si grand nombre d'hommes, com-
(( mença à s'effrayer pour lui-même. C'est pourquoi il
« évitait avec soin frère Reginald, et détournait de lui
(c ses écoliers. Mais le jour de la fête de saint Etienne,
(,( ses élèves l'entrainèrent au sermon; et comme il ne
<( pouvait s'empêcher de s'y rendre , soit à cause d'eux ,
(( soit pour d'autres motifs , il leur dit : — Allons
<( d'abord à Saint -Procul entendre la messe. — Ils
« y allèrent en effet, entendirent non pas une messe,
— 332 —
<( mais trois. Monéta faisait exprès de traîner le temps
« en longueur, pour ne pas assister à la prédication.
<( Cependant ses élèves le pressaient , et il finit par leur
« dire : — Allons maintenant. — Lorsqu'ils arrivèrent
« à l'église , le sermon n'était point encore achevé , et
« la foule était si grande, que Monéta fut obligé de se
« tenir sur le seuil. A peine eut-il prêté l'oiTille qu'il fut
<( vaincu. L'orateur s'écriait en ce moment : — Je vois
<( ks deux ouverts ! Oui , les cieux sont ouverts à qui
<( veut voir et à qui veut entrer ; les portes sont ouvertes
« à qui veut les franchir. Ne fermez pas votre cœur, et
<( votre Louche , et vos mains, de peur que les cieux ne
<( se ferment aussi. Que tardez-vous encore? les cieux
<( sont ouverts. — Aussitôt que Reginald fut descendu
« de chaire, Monéla , touché de Dieu , alla le trouver,
« lui exposa son état et ses occupations, et fit vœu
« d'obéissance dans ses mains. Mais comme beaucoup
« d'engagements lui étaient sa liberté , il garda encore
<( l'habit du monde pendant une an née du consentement
« de frère Reginald, et cependant il travailla de toutes
« ses forces à lui amener des auditeurs et des disciples.
« Tantôt c'était l'un , tantôt l'autre , et cliaquc fois qu'il
« avait fait une conquête, il semblait pr^nidre l'habit
<( avec celui ijui le prenait (1). »
Le couvent de Sainte-]\Iarie-de-Mascarella ne suffisait
plus aux Frères. Reginald obtint de l'évêquede Bologne,
par l'entremise du cardinal Ugolin , alors légat aposto-
lique dans ces contrées , l'église de Saint-Nicolas-des-
(1) Géianl lie Trachct , Vie des Frères, liv. iv. cliap. 10.
QOO
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Vignes, située près des murs et entourée de champs. Le
chapelain de l'église, appelé Rodolphe, homme bon et
craignant Dieu , loin de s'opposer à la générosité de
l'évèque envers les Frères , prit lui-même l'habit. Il ra-
contait qu'avant l'arrivée des Frères à Bologne il y avait
une pauvre femme méprisée des hommes, mais aimée
de Dieu , qui se mettait souvent à genoux et en prière
près d'une certaine vigne où le couvent de Saint-Nicolas
fut établi dans la suite ; et lorsqu'on se moquait d'elle en
la voyant ainsi prier le visage tourné vers cette vigne, elle
répondait : « 0 malheureux insensés que vous êtes ! si
« vous saviez quels hommes habiteront ici et quelles
(( choses s'y passeront, vous vous prosterneriez vous-
<( mêmes en adoration devant Dieu ; car le monde entier
« sera illuminé par ceux qui habiteront ici (1). »
Un autre Frère , Jean de Bologne , racontait que les
cultivateurs de la vigne de Saint-Nicolas y avaient sou-
vent vu dos lumières et des apparitions de splendeurs.
Frère Clarin se rappelait que dans son enfance , passant
un jour près de celte vigne, son père, qu'il accompa-
gnait , lui dit : «Mon fds, on a souvent entendu dans ce
(k lieu le chant dos anges , ce qui est un grand présage
« pour l'avenir. » Et comme l'enfant remarquait que
peut-être étaient-ce des hommes qu'on avait entendus ,
son père lui répondit : « Mon fils , autre est la voix des
« hommes , autre la voix des anges , et on ne saurait les
(( confondre (2). »
(1) GéravJ (le rraciictjlïe desFrèrcs. liv. i^ chap. 3.
(2) Ibid.
— 334 —
Les Frères , transférés à Saint-Nicolas au printemps
de l'année 1219 , continuèrent à s'y multiplier , grâce
aux prédications de Reginald, à la bonne odeur de leurs
vertus , et à une protection de Dieu qui éclatait de temps
en temps par de merveilleuses histoires. Un étudiant de
l'Université fut appelé à l'ordre de la manière suivante.
Une nuit, pendant son sommeil , il se crut seul dans un
champ et surpris par une tempête. Il court à la première
maison venue, il frappe , il demande l'hospitalité ; mais
une voix lui répond : « Je suis la Justice , et parce que
« tu n'es pas juste , tu n'entreras point dans ma maison.»
Il frappe à une autre porte , une autre voix lui répond :
<( Je suis la Vérité , et je ne te reçois point , parce que la
« Vérité ne délivre que ceux qui l'aiment. » Il s'adresse
ailleurs , on le repousse en lui disant : « Je suis la Paix ,
« il n'y a pas de paix pour l'impie , mais seulement pour
« l'homme de bonne volonté. » Enfin il frappe à une
dernière porte, une personne lui ouvre et lui dit : « Je
(( suis la Miséricorde. Si tu veux te sauver de la tem-
(( pète , va au couvent de Saint-Nicolas , qu'habitent les
« Frères Prêcheurs : tu y trouveras l'étable de la péni-
« tence , la crèche de la continence , l'iierbe de la doc-
« trine, l'àne de la simplicité, le bœuf de la discré-
« tion , Marie qui t'éclairera, Joseph qui t'aidera, et
« Jésus qui te sauvera (1). » L'étudiant, éveillé sur
ce songe , le })rit pour un avertissement du Ciel et s'y
conforma.
Aucun attrait humain ne coopérait à ces conversions
(1) GJrard de Frachet, Vie des Frères, liv. i, cliap. 3.
— 335 —
(le jeunes gens et d'hommes déjà avancés dans la car-
rière des emplois publics. Rien n'était plus dur que la
vie des Frères. La pauvreté d'un ordre naissant se faisait
sentir ù eux par toutes sortes de privations. Leur corps
et leur esprit, fatigués du travail de la propagation
évangélique , ne se réparaient que dans le jeûne et l'abs-
tinence ; une nuit brève sur une couche austère succé-
dait aux longues heures du jour. Les moindres fautes
contre la règle étaient sévèrement punies. Un frère
convers ayant accepté sans permission je ne sais quelle
étoile grossière, Reginald lui ordonna de se découvrir
les épaules, selon la coutume, pour recevoir la discipline
en présence des Frères. Le coupable s'y refusa. Reginald
le fit dépouiller par les Frères, et levant les yeux au
ciel avec larmes, il dit : aO Seigneur Jésus-Christ, qui
« aviez donné à votre serviteur Benoît la puissance
« de chasser le démon du corps de ses moines par
« les verges de la discipline , accordez-moi la grâce de
« vaincre la tentation de ce pauvre frère par le même
« moyen (1). » Il le frappa ensuite avec tant de force,
que les Frères qui étaient présents en furent émus jus-
qu'à pleurer.
On conçoit que la nature étaîtvaincue en des hommes
capables de se soumettre à de pareils traitements. Et
cette victoire obtenue sur eux-mêmes par la répression
sanglante de l'orgueil et des sens, ils la retournaient
ensuite glorieusement contre le monde. Car que pouvait
désormais le monde sur des cœurs ainsi fortifiés à l'en-
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. iv, chap. 2.
— ooO —
contre de la honte et de la douleur ? Chose admirable ! la
rehgion se sert pour élever l'homme des moyens dont le
monde se sert pour l'avilir. Elle lui rend la liberté par
les pratiques de la servitude ; elle le fait roi en le cruci-
fiant. Aussi n'étaient-ce point les pénitences du cloître
qui étaient la plus rude épreuve des jeunes ou des il-
lustres novices qui se pressaient aux portes de Saint-
Nicolas de Bologne. La principale tentation des œuvres
naissantes est dans leur nouveauté même, dans cet obs-
cur horizon où flottent les choses qui n'ont point encore
de passé. Quand un établissement a les siècles pour soi,
il sort de ses pierres un parfum de stabilité qui rassure
l'homme contre les doutes de son cœur. Il y dort comme
l'enfant sur les vieux genoux de son aïeul ; il y est bercé
comme le mousse sur un vaisseau qui a cent fois traversé
l'Océan. Mais les œuvres nouvelles ont une triste har-
monie avec les endroits fciibles du cœur humain : ils se
troublent réciproquement. Saint-^^icolas deBologne ne
fut pas à l'abri de ces sourdes tempêtes qui , selon une
loi de la Providence , doivent éprouver et purifier tous
les ouvrages divins dont l'homme est le coopérateur.
<( Dans le temps , dit un historien, que l'ordre des Prè-
«. cheurs était comme un petit troupeau et une planta-
« lion nouvelle, il s'éleva parmi les Frères, au couvent
« de Bologne , une telle tentation d'abattement , que
« beaucoup d'entreeux conféraientensemblesurrordrc
« auquel ils devaient passer, persuadés que le leur , si
« récent et si faible , ne pouvait avoir de durée. Deux
« des Frères les plus considérables avaient déjà même
« obtenu d'un légat apostolique la permission d'entrer
— 337 —
(( dans l'ordre de Cileaux , et ils en avaient présenté les
« lettres à frère Reginald , autrefois doyen de Saint -Ai-
« gnan d'Orléans , alors vicaire du bienheureux Domi-
(( nique. Frère R.eginald ayant assemblé le chapitre et
(( exposé l'alTairc avec une grande douleur, les Frères
« éclatèrent en sanglots , et un trouble incroyable s'em-
(( para des esprits. Frère R.eginald , muet et les yeux au
« ciel, ne parlait qu'à Dieu, en qui était toute sa con-
(( fiance. Frère Clair le Toscan se leva pour exhorter les
<( Frères. C'était un homme bon et de grande autorité,
« qui avait autrefois enseigné les arts et le droit cano-
(( nique, et qui fut depuis prieur de la province romaine,
(( pénitcntier et chapelain du pape. A peine aclievait-il
(( son discours , qu'on voit entrer maître Roland de Cre-
« mone , docteur excellent et renommé qui enseignait la
(( philosophie à Bologne, et le premier des Frères qui
(( ait ensuite professé la théologie à Paris. Il était seul,
« plutôt ivre que transporté de l'esprit de Dieu , et sans
(( dire une autre parole , il demande à prendre l'habit.
« Frère Pioginald , hors de lui-même , ôte son propre
« scapulaire et le lui met au cou. Le sacristain sonne la
« cloche; les Frères entonnent le Vcni , creator Spiritus,
(.(. et pendant qu'ils le cliantent avec des voix étoulTées
c( par l'abondance de leurs larmes et de leur joie, le
(( peuple accourt; une multitude d'honiracs, de femmes
(( et d'étudiants inondent l'église ; la ville entière s'é-
« meut au bruit de ce qui aiTive ; la dévotion envers les
« Frères se renouvelle ; toute tentation s'évanouit , et
« les deux Frères qui avaient résolu de quitter l'ordre,
« se précipitant au milieu du chapitre, renoncent à la
— 338 —
« licence apostolique qu'ils avaient obtenue , et promet-
« tent de persévérer jusqu'à la mort (1). »
Tels furent les commencements de Saint-Nicolas de
Bologne et de Saint-Jacques de Paris , les deux pierres
angulaires de l'édifice dominicain. Là , au foyer des plus
savantes universités de l'Europe, venait se former une
élite de prédicateurs et de docteurs ; là s'assemblaient
alternativement chaque année , selon le texte primitif
des constitutions , les députés de toutes les provinces de
l'ordre ; là vécurent de siècle en siècle des hommes que
ne surpassait aucun de leurs contemporains , et qui per-
pétuaient parmi les peuples le respect de l'institution
qui les avait nourris. Saint -Nicolas de Bologne eut la
gloire de posséder les dernières années de Dominique et
d'être son tombeau ; Saint-Jacques de Paris devint par
im autre endroit une sépulture fameuse. Tendrement
aimé du roi saint Louis , il reçut sous ses marbres les
entrailles et le cœur d'une foule de princes du sang
français. Robert, sixième fils du saint roi et tige de la
maison de Bourbon, y avait été tenu sur les fonts de
baptême par le bienheureux îlumbert, cinquième
maître général de Tordre, et y fut inhumé. Son fils,
son petit-fils et son arrière -petit -fils l'y rejoignirent,
et leurs restes unis ne foi'mèrent pkis qu'un tombeau
surlequel était gravée cette épitaphe : « Ici est la souclio
c( des Bourbons ; ici est renfermé le premier prince de
« leur nom; ce sépulcre est le berceau des rois (2). »
(1) Gérard de Fracliet , Vie des Frcret. \\\. i, chap. 5.
(2) Hic stirps Borhonidum. Hic pritmts de nomine princeps
— 339 —
Destinée singulière ! Le couvent de Saint-Jacques , où
la maison de Bourbon avait été baptisée dans la per-
sonne de son fondateur, et où reposaient ses quatre
premières générations, fut le lieu d'où partirent les
coups qui la renversèrent du trône de France (1). Les
plus implacables destructeurs de la monarchie se ras-
semblaient dans son cloître désolé , et le nom qu'avaient
porté les dominicains français ne sortit plus que san-
glant de la bouche des nations. Aujourd'hui Saint-Jac-
ques n'est pas mèm.e une ruine ; un amas de maisons
et de baraques en couvre les reliques de son ombre
ignoble , et à la parfaite indifférence dont ce lieu a été
ro])jet , il est probable que la maison de Bourbon elle-
même ne sait plus que c'était le tombeau de ses pre-
miers aïeux.
conditur. Hi tumuli venit incunahula. Celte inscriptioQ est de
Santeuil.
(1) Ce n'était pas proprement au couvent de Saint- Jacques
que se réunissait le clul) des Jacobins , mais dans un autre cou-
vent dominicain, vers le centre delà rue Saint-Honoré.
CHAPITRE XIV
VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE EN ESPAGNE ET EN FRA^■CE. — SES
VEILLES DANS LA GROTTE DE SÉGOVIE. — SA MANIÈRE DE VOYAGER
ET DE VIVRE.
Quand Dominique , par une année de travaux , eut eu
fondé Saint -Sixte et Sainte-Sabine , il tourna les yeux
vers les contrées lointaines où il avait dispersé ses
premiers enfants. Un désir lui vint de les revoir, de les
fortifier par sa présence, et de bénir Dieu avec eux des
maux et des biens qui leur avaient été envoyés. Il partit
donc dans l'automne de 1218, accompagné de quelques
religieux de son ordre, et d'un Frère Mineur appelé
Albert, qui se joignit ù eux en chemin. Arrivés en jene
sais quel lieu de la Lombardie , ils s'arrêtèrent dans une
auberge, et se mirent à table avec tous les voyageurs
qui étaient là. On servit de la viande; mais Dominique
et les siens refusèrent d'en manger. L'hôtesse , voyant
qu'ils se contentaient de prendre du pain et de boire
unjicu de vin, entra dans une grande colère contre le
saint, et l'accabla d'injures. Ce fut en vain que Domi-
nique tâcha do la désarnior jiar sa patience et ses bons
discours; ni lui ni les assistants ne pouvaient venir ù
bout d'arrêter le torrent de ses malédiclions. A la lin,
Dominique lui dit avec douceur : « Ma fille, pour que
— 341 —
<( V(nis appreniez à recevoir charitablement les ser-
« viteurs de Dieu par égard pour le maître qu'ils
(( servent, je prie le Seigneur Jésus de vous imposer
« silence (1). » A peine eut-il achevé, que l'hôtesse
devint muette. Huit mois après, lorsqu'il repassa dans
le même endroit, à son retour d'Espagne , cette femme
le reconnut, et se jetant à ses pieds , lui demanda par-
don par ses larmes. Dominique lui fit sur la bouche le
signe de la croix , et sa langue fut aussitôt déliée. Frère
Albert , de qui on tient cotte histoire , racontait aussi
que sa tunique ayant été déchirée par un chien , le saint
en rapprocha les morceaux avec un peu de boue , et en
répara de la sorte le dommage.
Dominique, ayant passé les Alpes, se retrouva sur ces
cliemins du Languedoc qui lui étaient si connus. Mais
tout était bien changé. Il n'eut pas môme la consolation
de prier au tombeau de son magnanime ami , le comte
de ^lontfort. On avait emporté ses restes à l'abbaye de
Fontevraud , loin de cette terre où il avait été couronné
duc et comte, et où son épée, morte avec lui, ne pou-
vait plus protéger son cercueil. Après un baiser rapide
donné à Saint-Romain de Toulouse etàNotre-Dame-de-
Prouille , Dominique se hâta vers sa patrie , dont il n'a-
vait pas foulé le sol depuis quinze ans. Il l'avait quittée
simple chanoine d'Osma : il y revenait apôtre, thauma-
turge, fondateur d'ordre, législateur, patriarche, le
marteau des hérésies de son temps, un des plus puis-
sants serviteurs de l'Église et de la vérité. Mais cette
(1) Pierre Cali, Vie de saint Dominique, ii. 20.
— 342 —
gloire était son seul équipage et son seul fardeau. Qui
l'eût rencontré dans les gorges des Pyrénées , le visage
tourné vers l'Espagne, l'eût pris pour quelque mendiant
étranger venant s'asseoir au riche soleil de l'Ibérie. Où
dirigea-t-il d'ahord ses pas? Fut-ce vers la vallée du
Duéro? Était -il attendu au palais d'où la mort avait
chassé son père et sa mère ? Alla -t -il prier sur leur
tombe , à Gumiel d'Izan , et sur celle d'Azévédo à Osma?
L'abbaye de Saint - Dominique de Silos le vit - elle à ge-
noux sur les dalles où sa mère avait été consolée par des
présages énigmatiques? L'histoire ne nous en dit rien,
et elle n'avait pas besoin de nous dire ce que le cœur du
saint nous racontait tout seul. Il avait appris de Jésus-
Christ à élever tous les sentiments naturels sans en dé-
truire aucun . Le premier lieu certain où nous le trouvions
en Espagne est une preuve de la tendresse qu'il avait
conservée à son pays natal. C'est à Ségovie , ville voisine
d'Osma, et l'une des principales de la Vieille-Castille,
que l'histoire le remet en scène. Il s'y était logé dans la
maison d'une pauvre femme, qui fut bientôt avisée du
trésor qu'elle possédait. Dès le temps de son séjour en
Languedoc, Dominique avait eu l'habitude de porter sur
son corps un rude cilico , tantôt do laine , tantôt de crin.
Étant donc à Ségovie chez cotte pauvre femme, il quitta
la chemise de laine dont il était intérieurement revêtu ,
pour en prendre une d'un tissu plus dur. Son hôtesse
s'en aperçut, et par un sentiment de vénération elle
cacha dans un coffre la tunique dont le saint s'était dé-
pouillé. A quelque temps de là, le feu prit dans sa
chambre, d'où elle était absente, et tous ses meubles
— 343 —
furent consumés, hormis le coffre qui contenait avec la
relique ses effets les plus précieux.
Un autre miracle excita le reconnaissance publique
des habitants de Ségovie. On était aux approches des
fêtes de Noël de l'an 1218, et une sécheresse persévé-
rante avait empêché jusque-là d'ensemencer les terres.
Tout le peuple s'était rassemblé hors de la ville pour
demander à Dieu, par une commune supplication , la fin
du fléau. Dominique se leva au milieu de la foule, et
après quelques paroles qui ne dissipaient point l'inquié-
tude générale, il s'écria : « Cessez, mes frères, de vous
« effrayer, confiez-vous en la miséricorde de Dieu ; car
« aujourd'hui même il vous enverra une pluie abon-
« dante , et votre tristesse se changera en joie (1). »
Quoique aucun signe de changement n'eût précédé, le
ciel ne tarda pas de s'obscurcir , les nuages s'amonce-
lèrent , et le discours du saint fut interrompu par une
pluie violente qui dissipa l'assemblée. Les habitants de
Ségovie consacrèrent le souvenir de ce miracle par une
chapelle élevée à l'endroit même oîi il avait eu lieu.
Un autre fois , Dominique se rendit à un conseil où
les principaux habitants de la ville étaient réunis , et
après qu'on eut lu les lettres du roi, il prit la parole en
ces termes : « Vous venez, mes frères , d'entendre les
« volontés du roi terrestre et mortel ; écoutez à cette
(( heure les commandements du Roi céleste et immor-
<( tel. » En entendant cela, un seigneur dit tout haut
avec colère : « Est-ce que ce parleur veut nous retenir
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. ii, chap. G.
— 3M —
« ici toute la journée, et nous empêcher de dîner?» Et
à l'instant il tourna la bride de son cheval pour aller
chez lui. Le serviteur de Dieu lui dit : « Vous vous reti-
« rez maintenant; mais l'année ne s'achèvera pas qu'à
(( la même place où vous êtes votre cheval manquera
(( de son cavalier, et ce sera en vain que, pour échapper
(.( à vos ennemis , vous fuirez vers la tour que vous avez
« bâtie dans votre maison (1). » La prophétie se vérifia
exactement : avant la fin de l'année, ce seigneur fut tué,
avec son fils et l'un de ses parents, sur la même place où il
se trouvait lorsque Dominique lui avait adressé la parole.
Ségovie est bâtie entre deux collines séparées par une
rivière. Sur la colline du nord, où ne s'étendaient point
les murs de la ville , Dominique avait découvert une
grotte sauvage propre aux mystères de la pénitence et
de la contemplation. Ce fut là qu'il jeta les fondements
d'un couvent auquel il donna le nom de Sainte-Croix.
Pendant qu'on élevait des murs dansces humbles pro-
portions que le saint aimait , il fit de la grotte voisine
son oratoire de nuit ; car il avait coutume de consacrer
une partie de la nuit à la prière et à toute sorte d'exer-
cices mystérieux. Il donnait le jour aux hommes , à la
prédication , aux voyages, aux affaires, et lorsque le so-
leil , en se retirant , préparait le repos de tous , lui, quit-
tant aussi le monde, cherchait en Dieu la réparation dont
avaient besoin son âme et son corps. Il restait au chœur
à l'issue des complics, après avoir pris soin qu'aucun des
Frères ne l'imitât, soit qu'il ne voulut point leur impo-
(1) Gérard de Fracbet, Vie des Frères, liv. n, cliap. 7.
— 345 —
ser un exemple au-dessus de leurs forces, soit aussi
qu'une sainte pudeur lui fît craindre qu'on ne découvrît
les secrets de son commerce avec Dieu, Mais la curio-
sité l'emporta plus d'une fois sur ses précautions; des
Frères se cachaient dans l'obscurité de l'église pour épier
ses veilles, et c'est ainsi qu'on en a connu les touchantes
particularités. Quand donc il se sentait seul, protégé
dans son amour par l'ombre et le silence, il entrait avec
Dieu dans d'ineffables épanchements. Le temple, sym-
l)ole de la cité permanente des anges et des saints, deve-
nait pour lui comme un être vivant, qu'il attendrissait
de ses larmes, de ses gémissements et de ses cris. Il en
faisait la ronde en s'arrêtant à chaque autel pour prier,
tantôt incliné profondément, tantôt prosterné, tantôt à
genoux. C'était ordinairement par l'inclination profonde
qu'il commençait à révérer Jésus-Christ, comme si l'au-
tel, signe et mémoire de son sacrifice, eût été sa per-
sonne même. Il se prosternait ensuite la face contre
terre, et on l'entendait dire tout haut ces paroles de
l'Évangile : Scirjmur , ayez, pitié de moi , qui miis un pc-
vlieur ; et ceHes-ci de David : ]\fon àmc. est attachée au
'jiiivr, ilonucz-moi lavic se/oH votre promesse; et d'autres sem-
blables. Lorsqu'il s'était relevé, il regardait fixement le
crucifix, puis il fléchissait le genoux un certain nombre
de fois, regardant et adorant tour à tour. De temps en
temps , cotte contemplation muette était interrompue
par des éclats de voix; il disait: Seigneur, j'ai eric vers
vous; ne vous détournez point de moi; ne vous taisez point de
moi; et d'autres expressions tirées de l'Écriture. Quel-
quefois sa génuflexion se prolongeait; la parole n'arri-
— 346 —
vait plus de son cœur jusqu'à ses lèvres ; il semblait en-
trevoir le ciel par.l'intelligence ; et il essuyait des larmes
sur ses joues; sa poitrine était haletante comme celle
du voyageur qui approche de sa patrie. D'autres fois il
se tenait debout, les mains ouvertes devant lui à la ma-
nière d'un livre, et il semblait lire attentivement; ou
bien il les élevait des deux côtés jusqu'aux épaules,
comme un homme qui écoute , ou Lien encore il s'en
couvrait les yeux , pour méditer plus profondément. On
le voyait aussi dressé sur la pointe des pieds, le visage au
ciel , les mains jointes au-dessus de la tête en forme de
flèche , puis les séparant comme pour demander, et les
rejoignant comme s'il eût reçu, et en cet état, où il
ne paraissait plus tenir à la terre, il avait coutume de
dire : Seigneur, exaucez- moi pendant que je vous prie,
pendant (pie j'élève mes mains vers votre sacrée demeure. Il
avait un mode de prier qu'il n'employait que rarement,
lorsqu'il voulait obtenir de Dieu quelque grâce extraor-
dinaire: c'était de se tenir droit, les mains et les bras
fortement étendus en croix, à l'imitation de Jésus-Christ
mourant et poussant vers son Père ces clameurs puis-
santes qui sauvaient le monde. Il disait alors avec un
son de voix grave et distinct: Seigneur, j'ai crié vers vous;
j'ai étendu mes tnains vers vous tout h- jour; j'ai étendu
mes mains vers vous : mon àme est devant vous comme xine
terre sans eau, exaucez -moi promptement. Il avait ainsi
prié lorsqu'il ressuscita le jeune Napoléon; mais ceux
qui étaient présents n'entendirent point les paroles qu'il
prononçait, et ils n'osèrent jamais lui demander ce qu'il
avait dit.
— 347 —
Outre les supplications particulières qu'inspiraient à
Dominique les besoins et les événements de chaque jour,
il avait la cause de l'Église universelle toujours présente
à l'esprit. 11 priait pour la dilatation de la foi dans le
cœur des chrétiens , pour les peuples encore assis dans
l'esclavage de l'erreur, pour les âmes souffrantes au pur-
gatoire des restes de leurs péchés. « Il avait une charité
« si grande pour les âmes, dit un des témoins dans le
<i procès de sa canonisation , qu'elle s'étendait non-seu-
(( lement à tous les fidèles, mais aux infidèles, et à ceux-
« là mêmes qui sont dans les douleurs de l'enfer, et il
(( versait pour eux beaucoup de larmes (4).» Encore les
larmes ne lui suffisaient point : trois fois chaque nuit il
mêlait son sang à ses prières, satisfaisant ainsi, autant
qu'il le pouvait, cette soif d'immolation qui est la moi-
tié généreuse de l'amour. On l'entendait se meurtrir les
reins avec des nœuds de fer, et la grotte de Ségovie, té-
moin de tous les excès de sa pénitence , a gardé pendant
dos siècles la trace du sang qu'il y avait répandu. Il fai-
sait dans son cœur trois parts de ce sang : la première
était pour ses péchés ; la seconde, pour les péchés des vi-
vants; la troisième, pour les péchés des morts. Plus d'une
foismêmeil contraignit quelqu'un des frèresde lefrap-
l)er, afin d'augmenter l'humiliation et la douleur de son
sacrifice. Un jour viendra où , en présence du ciel et de
la terre, les anges de Dieu apporteront sur l'autel du
jugement deux coupes remplies : une main irrécusable
les pèsera toutes deux, et il sera connu , à la gloire éter-
fl) Actes de Bologne, déposition de frère Ventura, n. 9.
— 3 iS —
nelle des saints, que chaque goutte de sang donnée par
l'amour en a sauvé des flots.
Quand Dominique avait longtemps veillé, 'prié, pleuré,
olfert son àme et son corps en sacrifice, si la cloche des
matinesnelui annonçait pas le réveil des Frères, il mon-
tait leur rendre visite, comme si une trop longue ab-
sence l'en eût séparé. 11 entrait doucement dans leurs
cellules , faisait sur eux le signe de la croix , et recou-
vrait ceux dont les vêtements s'étaient dérangés pendant
le sommeil. Il retournait ensuite les attendre au chœur.
Quelquefois le sommeille surprenait dans les pieux mys-
tères de sa nuit; onUe trouvait alors appuyé contx*e un
autel, ou bien étendu sur le pavé. L'heure des matines
sonnée, il se réunissait aux Frères, et allant d'un côté
du chœur à l'autre, il les exhortait à psalmodier de
toutes leurs forces et joyeusement. Après l'office, il se
retirait pour dormir dans un coin de la maison ; car il
n'avaitpoint de cellule propre comme les autres Frères,
il se jetait tout habillé dans le jM-emier endroit venu ,
sur un banc , sur la paille , sur la terre nue , quelquefois
sur le brancard des morts. Son sommeil était si court
pendant la nuit , qu'il dormait souvent à table , au mi-
lieu de son repas.
Au sortir de Ségovie, où il lais'^a pour pricMU' frère
Corbalan, Dominique vint à Madrid. 11 y trouva un cou-
vent déjà commencé. On conjecture qu'il l'avait été par
Pierre de Madrid, l'un de ceux que Dominique avait
envoyés en Espagne lors de la dispersion des Frères. Il
était situé hors des murs do la ville. Dominique en
chancrea la destination; au lieu des Frères, il y établit
— 349 —
des Sœurs, el le dédia à saint Dominique de Silos. Mais
le nom de Silos disparut avec le temps, et le couvent
resta dédié à son fondateur, par une transformation
insensible dont tout le monde fut complice. Il est digne
de remarque qu'en Espagne, comme en France et en
Italie , le saint patriarche mettait autant de zèle à créer
des maisons de Sœurs que des maisons de Frères, se
souvenant toujours que Notre-Dame-de-Prouille avait
été les prémices de son institut. Un monument nous est
resté de sa sollicitude pour les religieuses de Madrid ,
dans une lettre qu'il leur écrivait peu après leur fonda-
tion, et qui est ainsi conçue: ((Frère Dominique, maître
« des Prêcheurs, à la mère prieure et à tout le couvent
« des Sœurs de Madrid, salut et amélioration de vie par
« la grâce de Dieu, notre Seigneur. Nous nous réjouis-
ce sons beaucoup et nous remercions Dieu de votre pro-
(( grès spirituel , et de ce qu'il vous a tirées de la boue
« de ce monde. Combattez, mes filles, contre votre an-
ce cien ennemi, par les prières et les jeûnes; car celui-là
ce seul sera couronné qui aura légitimement combattu.
(( Jusqu'à présent vous manquiez d'une maison conve-
(( nable pour suivre toutes les règles de notre sainte rc-
c( ligion; mais, à cette heure, il ne vous resteraitaucun
c( sujet d'excuse, puisque, par la grâce de Dieu, vous
ce jouissez de bâtiments où l'observance régulière peut
« être exactement accomplie.C'estpourquoije veux que
<( désormaislesilence soitgardédanstousleslieuxmar-
(( quésparlcsconstitutionsdel'ordre, savoir : aucliœur,
ce au réfectoire, dans les corridors, el que partout ail-
«e leurs vous viviez selon vos règles. Que nulle de vous
10*
— 350 —
(( ne franchisse la poiie du couvent ; qu'aucune per-
(( sonne n'y entre, si ce n'est un évêque ou quelque
« prélat , pour prêcher, ou bien pour faire une visite
« publique. N'omettez pas les disciplines , les veilles ;
<( soyez obéissantes à votre prieure ; ne perdez pas le
(( temps en vaines conversations. Et parce qu'il nous
(( est impossible de subvenir à nos besoins temporels,
(L ne voulant pas en revanche les aggraver, nous défen-
« dons à quelque Frère que ce soit de recevoir des no-
ce vices à votre charge; ce pouvoir n'appartiendra qu'à
(c la prieure avec le conseil du couvent. Nous mandons
(( à noire très-cher frère Mannes , qui a tant travaillé
« pour votre maison et vous a établies dans votre saint
(( état, de disposer, de régler et d'ordonner les choses
(( comme il lui semblera bon , pour que vous viviez sain-
ce tement et religieusement. Nous lui donnons pouvoir
« de vous visiter, de vous corriger, et même de déposer
« la prieure, s'il le juge nécessaire, mais avec le con-
(( sentoment do la pi us grande partie des religieuses; il
<L pourra aussi vous accorder des dispenses, selon qu'il
(,< l'estimera prudent. Adieu dans le Christ (1). »
Beaucoup d'autres couvents d'Espagne réclament
l'honneur d'avoir été fondés ou préparésparDominique.
Les historiens primitifs s'en taisant, nous ne croyons
pas à propos de rappeler ces prétentions, que ne con-
firme point assez la brièveté du séjour de Dominique
en Espagne. Nous ne mentionnerons que Palencia , où
(1) D.ins le l^'f vol. (les Annules des Frères Prcclœurs, par
Mamachi, p. CO derAppendice.
— asi-
le saint avait passé dix années de sa jeunesse , et où il
paraît certain qu'il établit une confrérie du Rosaire et
un couvent sous le nom de Saint-Paul.
A Guadalaxara , non loin de Madrid, sur la route
de France, Dominique fut abandonné des frères qu'il
emmenait avec lui. Trois seulement lui demeurèrent
fidèles, frère Adam et deuxconvers. Il se tourna vers
l'un d'eux , et lui demanda s'il ne voulait pas aussi le
quitter. « A Dieu ne plaise, répondit le Frère, que je
« quitte la tète pour suivre les pieds (1) ! » Cette défec-
tion avait été annoncée à Dominique par une vision. Il
pria, sans s'émouvoir, pour les brebis perdues, et il eut
la consolation de les voir presque toutes rentrer au
bercail. Ce fut probablement en leur faveur qu'aux
approches de Toulouse, n'ayant à diner qu'une coupe
devin pour huit qu'ils étaient, il l'augmenta miraculeu-
sement , (( mû à compassion , disent les historiens , par
(( ({uelfpies-uns des Frères qui avaient été délicatement
« nourris dans le siècle (2). »
Dominique rencontra à Toulouse Bertrand do Gar-
rii^ue , l'un de ses disciples les plus anciens. Ils prirent
ensemble la route de Paris, et visitèrent, en passant, le
célèbre pèlerinage de Roc-Amadour , vieux sanctuaire
dédié ù la bienheureuse Vierge dans une solitude escar-
pée et sauvage du Quercy. « Le lendemain de la nuit
« qu'ils, avaient consacrée à cette dévotion, ils furent
« joints sur la route par des pèlerins allemands, qui,
(1) Vincent lie Deauvais, Miroir histor.,]i\'.\x-^. chap. 77.
(2) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. ii, chap. 5.
— 352 —
« les ayant entendus réciter des psaumes et des litanies,
<( les suivirent pieusement. Au prochain village, leurs
« nouveaux compagnons les invitèrent à diner , et ils
« agirent de même pendantquatre jours consécutifs. Le
« cinquième jour, le bienheureuxDominique dit en gé-
(( missant à Bertrand de GaiTigue : — Frère Bertrand,
c( j'ai conscience de voir que nous moissonnions le tem-
« porel de ces pèlerins, sans pouvoir semer en eux le
«■ spirituel. C'estpourquoi, s'il vous plaît, mettons-nous
« à genoux, et demandons à Dieu la grâce d'entendre et
« de parler leur langue, afin que nous leur annoncions
« le Seigneur Jésus. — Ce qu'ayant fait, ils commen-
<( cèrent à s'exprimer en allemand, à la grande surprise
« des pèlerins, et pendant quatre autres jours qu'ils
« furent ensemble , jusqu'à Orléans, ils s'entretinrent
c( du Seigneur Jésus. A Orléans, les pèlerins suivirent
(( la route de Chartres, et laissèrent Dominique et Ber-
ce trand sur celle de Paris, après avoir pris congé d'eux
« et s'être recommandés à leurs prières. Le lendemain,
(( le bienheureux Père dit à Bertrand : — Frère , voici
(( que nous arrivons à Paris ; si les Frères apprennent
<( le miracle que le Seigneur a fait, ils nous regarderont
(( comme des saints , tandis que nous ne sommes que
« des pécheurs; et, s'il vient aux oreilles des gens du
« monde, notre humilité courra de grands risques ;
(( c'est pourquoi je vous défends d'en parler à personne
« avant ma mort (1). »
L'une des premières maisons qui frappèrent les yeux
(1) Gérard de l'rachet, Vie des F rares, liy. ii, chap.JO.
— 353 —
de Dominique entrant à Paris par la porte d'Orléans ,
fut le couvent de Saint -Jacques. Il renfermait déjà
trente religieux. Le saint patriarche n'y demeura que
quelques jours, pendant lesquels il donna l'habit à ce
jeuneGuillaumede Montferrat, qu'il avaitconnuàRome
chez le cardinal Ugolin , et qui lui avait promis d'être
Frère Prêcheur après qu'il aurait étudié deux ans la
théologie à l'Université de Paris. Il tint parole en ce
temps-là. Dominique fit une autre rencontre dans la
personne d'un bachelier saxon qui s'appelait Jourdain.
C'était un jeune homme ingénieux, éloquent , aimable,
aimant Dieu. Il était né dans le diocèse de Paderborn ,
de la noble famille des comtes d'Ebernstein, et il était
venu à Paris boire aux sources de la science divine. Déjà
tourmenté de Dieu , qui le destinait à être le premier
successeur de Dominique dans le gouvernement général
des Frères Prêcheurs , il se sentit attiré vers le grand
homme dont il devait être l'héritier, et lui découvrit les
impressions ardentes de Jésus-Christ sur son cœur. Do-
minique, dont l'attouchement était ordinairement si dé-
cisif, ne voulut point h;\ter le mouvement de cette âme
prédestinée; il conseilla seulement au jeune Saxon de
s'essayer au joug de Dieu en recevant l'ordre du diaco-
nat, et il le laissa se débattre contre le vent du ciel , en
attendant la main qui devait le cueillir dans sa maturité.
Rien ne manifeste mieux lahardiesse et larapiditédu
génie de Dominique que l'action exercée par sa courte
apparition au couvent de Saint-Jacques. Depuis près d'un
an, le travail opiniâtre de plusieurs hommes de mérite y
avait rassemblé trente religieux , et tout l'eflbrt de cette
— 354 —
communauté naissante était de s'accroître au dedans
par une laborieuse multiplication. Dominique arrive : il
jette un regard sur le petit troupeau français, et Testime
suffisant pour peupler la France de Frères Prêcheurs. A
sa voix, Pierre Cellani part pour Limoges, Philippepour
Reims, Guerric pour Metz, Guillaume pour Poitiers,
quelques autres Frères pour Orléans, avec la mission
de prêcher dans ces villes et d'y fonder des couvents.
Pierre Cellani objecte son ignorance, la pénurie de livres
où il est; Dominique lui répond avec une confiance in-
trépide en Dieu : « Va , mon fils , va sans crainte ; deux
(( fois par jour je penserai à toi devant Dieu; n'aie pas
« de doute. Tu gagneras beaucoup d'âmes ; tu feras du
« fruit, tu croîtras et tu multiplieras, et le Seigneur
« sera avec toi (1). » Pierre Cellani racontait plus tard
dans l'intimité, que toutes les fois qu'il avait été troublé
au dedans ou au dehors, il s'était remis en mémoire
cette promesse, invoquant Dieu et Dominique, et que
tout lui avait réussi.
Dominique sortit de Paris par la porte de Bourgogne.
A Châtillon-sur-Seine, il rappela àla vie le neveu d'un
ecclésiastique chez lequel il était logé. Cet enfant était
tombé d'un étage supérieur, et on l'avait relevé domi-
mort. Son oncle donna un grand repas en l'honneur du
saint. Doniini({ue, voyant que la mère de l'enfant ne
mangeait pas , parce qu'elle avait la fièvre, lui présenta
de l'anguille, qu'il bénit en lui disant de manger par la
vertu de Dieu, et ce remède la guérit aussitôt.
(l) Bernard Guidonis, Catalogue des Maîtres de l'ordre.
— 355 —
« Après cola , le glorieux Père retourna en Italie ,
« accompagné d'un frère convers nommé Jean. Ce frère
« Jean se trouva mal tout à coup au milieu des Alpes
(( Lombardes à cause de la faim, et il ne pouvait plus
(( marcher ni même se lever de terre. Le pieux Pèrelui
(( dit : — Qu'avez-vous , mon fds , que vous ne marchez
« plus? — Il répondit : — Père saint, c'est que je meurs
(( de besoin. — Le saint lui dit : — Prenez courage,
« mon fds , marchons encore un peu , et nous arrive-
« rons quelque part où nous trouverons à réparer nos
« forces. — Maiscommele frère répliquait qu'il lui était
« impossible de faire un pas de plus, le saint, avec la
« bonté et la commisération dont il était rempli, re-
« courut à son refuge accoutumé , qui était la prière. Il
« jiria brièvement le Seigneur, et se tournant vers le
« Frère, il lui dit : — Levez-vous, mon fils, allez à ce
« lieu qui est devant vous , et apportez ce que vous y
<( trouverez. — Le Frère se leva avec une extrême diffi-
« culte , et se traîna jusqu'au lieu qui lui était indiqué ,
« à la distance d'un jet de pierre environ. Il vit un pain
« d'une admirable blancheur enveloppé dans un linge
« très-blanc; il l'apporta, et, d'après Tordre du saint,
« il en mangea jusqu'à ce que la force lui fût revenue.
« Quand il eut fini , l'homme de Dieu lui demanda s'il
« pouvait marcher, maintenant qu'il avait apaisé sa
« faim : il répondit que oui. — Levez-vous donc, lui
« dit-il, et reportez le reste du pain, enveloppé dans le
m linge, là où vous l'avez pris. — Le Frère obéit, et ils
« continuèrent leur route. Un peu plus loin, le Frère,
« revenant ù lui-même, se dit : 0 mon Dieu ! et qui est-
— 356 —
« ce qui avait posé là ce pain, et d'où avait-il été ap-
te porté? N'ai-je pas perdu l'esprit de ne m'en être pas
« encore inquiété? Et il dit au saint : — Père saint,
« d'où ce pain avait-il été apporté, ou qui l'avait posé
« là? — Alors ce vrai amateur et gardien de l'humilité
« lui dit : Mon fils, n'avez-vous pas mangé autant que
(( vous souhaitiez? — Il répondit : Oui. — Puis donc,
(( ajouta le saint, que vous avez mangé autant que vous
« souhaitiez , rendez grâces à Dieu , et n'entrez point
(( en peine du reste (1). »
Arrêtons-nous ici , dans ce sentier des Alpes Lom-
bardes où le courage manqua au compagnon de Do-
minique, et, voyageurs nous-mêmes sur de si pieuses
traces, ne nous envions pas le bonheur de les consi-
dérer de plus près.
Dominique voyageait à pied, un bâton à la main, un
paquet de bardes sur les épaules. Quandil était hors des
lieux habités, il était sa chaussureet marchait nu-pieds.
Si quelque pierre le blessait en chemin, il disait en
riant : « Voilà notre pénitence (2). » Une fois, étant ac-
compagné de frère Bonvisi, et passant dans un eu(h'oit
semé de cailloux aigus, il lui dit: «Ah! malheureux que
(( jesuis, j'ai été obligé un jour de me chausser dans cet
(( endroit. » Et le Frère lui demandant pourquoi , il ré-
pondit: «Parce qu'il avait beaucoup plu (3). «Lorsqu'il
approchait d'une ville ou d'un village, il remettait sa
(1) Gérard de Frachot, Vie des Frcres, liv. ii, cliap. C>.
(2) Actes de Uolngnc, déposition de Jean do Navarre, n. 3.
(3) Actes de Bologne, déposition de Bouvisi de Plaisance, n. 2.
— 357 —
chaussure àses pieds, jusqu'à ce qu'il en fût sorti. Ren-
contrait-il une rivière ou un torrent à passer, il faisait
le signe de la croix sur les eaux , et y entrait hardiment
le premier, donnant l'exemple à ses compagnons. La
pluie venait -elle à tomber, il chantait des hymnes à
liante voix, VAve maris Stdla, le Yeiti crcutor Spirttus.
Il ne portait ni or, ni argent, ni monnaie, jaloux d'être
pour tout à la merci des honmies et de la Providence.
Il logeait de préférence dans les monastères, ne s'ar-
rètant jamais à sa fantaisie , mais selon la fatigue et le
désir des Frères qui étaient avec lui. Il mangeait ce
que ses hôtes apportaient sur la table , sauf les viandes ;
car, môme en route, il observait rigoureusement l'absti-
nence et les jeunes de l'ordre, quoiqu'il dispensât ses
compagnons déjeuner. Plus on le traitait mal, plus il
était content. On le vit, étant malade, manger des ra-
cines et des fruits plutôt que de toucher à des mets dé-
licats. Lorsqu'il devait loger chez des gens du monde,
il étanchait d'abord sa soif à quelque fontaine, de peur
que le besoin ne h; fit outre-passer en buvant la modes-
tie d'un religieux, et qu'il ne scandalisât les assistants.
Quelquefois il allait mendier son pain de porte en porte;
il remerciait toujours avec humilité ceux qui lui don-
naient, jusqu'à se mettre à genoux en de certaines oc-
casions. Il prenait son repos tout habillé, sur la paille
ou sur une planche.
Le voyage n'interrompait aucune de ses pratiques de
piété. Tous les jours, à moins qu'une église ne lui man-
quât, il offrait à Dieu le saint sacrifice avec une grande
abondance de larmes; car il lui étiit impossible décelé-
— 358 —
brer les divins mystères sans attendrissement. Lorsque
le cours des cérémonies lui annonçait l'approche de
Celui qu'il avait aimé de préférence dès ses jeunes an-
nées, on s'en apercevait à l'émotion de tout son être;
une larme n'attendait pas l'autre sur son visage paie et
rayonnant. Il prononçait l'Oraison dominicale avec un
accent séraphique qui rendait sensible la présence du
Père qui est nii.xcicu.v. Le matin, il gardait et faisaitgarder
le silence à ses compagnonsjusqu'à neuf heures, et, le
soir, depuis compiles. Dans l'intervalle, il pariait de
Dieu , soit en forme de conversation, soit par manière
de controverse Ihéologique, et de toutes les façons qu'il
pouvait imaginer. Quelquefois, surtout dans les lieux
solitaires, il priait ses compagnons de rester à une cer-
taine distance de lui, en leur disant gracieusement avec
le prophète Osée : Je le conduirai dans la solitude, et je
lui parlerai au cœur. Il les précédait ou les suivait alors
en méditant quelque passage des Écritures. LesFrères
remarquaient qu'en ces sortes d'occasions il faisait sou-
vent un gesie devant son visage, comme pour écarter
des insectes importuns, et ils attribuaient à cette médi-
tation familière des textes saints l'intelligence merveil-
leuse qu'il en avait acquise. Son habitude d'être avec
Dieu était si puissante, qu'il ne levait presque pas les
yeux de terre. Jamais il n'entrait dans la maison où
l'hospitalité lui était accordée, sans avoir été prier à
l'église, s'ilyen avait une en ce lieu-là. Après le repas,
il se retirait dans une chambre pour lire l'Evangile de
saint Matthieu ou les Épîtres de saintPaul, qu'il portait
toujours avec lui. Il s'asseyait, ouvrait le livre, faisait
— 359 —
le signe de la croix, et lisait attentivement. Mais bientôt
la parole divine le mettait hors de lui. Il faisait des gestes
comme s'il eût parlé avec quelqu'un ; il paraissait écou-
ter, disputer, lutter; il souriait et pleurait tour à tour;
il regardait fixement, puis Laissait les yeux, puis se
parlait bas, puis se frappait la poitrine. Il passait inces-
samment de la lecture à la prière, de la méditation à la
contemplation ; de temps en temps il baisait le livre avec
amour, comme pour le remercier du bonheur qu'il lui
donnait, et s'enfonçant de plus en plus dans ces sacrées
délices , il se couvrait le visage de ses mains ou de son
capuce. Quand la nuit était venue , il allait à l'église y
pratiquer ses veilles et ses pénitences accoutumées; ou
bien, s'il n'avait pas d'église à sa disposition, il se cou-
chait dans quelque chambre écartée, d'où ses gémisse-
ments venaient malgré lui interrompre le sommeil de
ses compagnons. Il les réveillait à l'heure des matines
pour réciter l'olUce en commun , et lorsqu'il était logé
dans quelque couvent, môme étranger à son ordre, il
allait frapper à la porte des religieux, les excitant à se
lever et à descendre au chœur.
Il prêchait à tout venant sur la route, dans les villes,
les villages, les châteaux, etjusque dans les monastères.
Sa parole était enflammée. Initié par ses longues études
dePalenciaet d'Osmaà tous les mystères de la théologie
chrétienne, ils sortaient de son cœur avec des flots d'a-
mour (jui en révélaient aux plus endurcis la vérité. Un
jeune homme, ravi de son éloquence, lui demanda dans
quels livres il avait étudié, ce Mon fils, répondit-il, c'est
«. dans le livre de la charité plus qu'en tout autre, car
4
— 360 —
« celui-là enseigne tout (1) . » Aussi pleurait-il souvent
en chaire, et généralement il était rempli de cette mé-
lancolie surnaturelle que donne le sentiment profond
des choses invisibles. Quand il apercevait de loin les
toits pressés d'une ville ou d'un bourg , la pensée des
misères des hommes etdeleurs péchés le plongeait dans
une réflexion triste dont le contre -coup apparaissait
aussitôt sur son visage. Il passait ainsi rapidement aux
expressions les plus diverses de l'amour, et la joie, le
trouble et la sérénité se succédant à tout propos dans les
plis de son front, portaient en lui la majesté del'homme
à une incroyable puissance de séduction. « Il se rendait
(( aimable à tous , dit un des témoins dans le procès de
« sa canonisation, aux riches, aux pauvres, aux Juifs
« et aux infidèles , qui sont nombreux en Espagne , où
(( il était aimé de tous , excepté des hérétiques et des
(( ennemis de l'Église, qu'il convainquait par ses con-
« troverses et ses prédications (2). »
(1) Gér;irdde Fracliet, Vie des Frrres, liv. n, chap. 2j.
(-2) Actes de Bologne, déposition de Jcau de Navarre, u. 3.
CHAPITRE XV
ClXOriliME VOYAGE DE SAINT r)OMI>'IQrE A nOME. — MORT DU IllEN-
UEllîErX nEGINALD. — LE BIENHEUREUX JOURDAN DE SAXE ENTRE
DAKS l'cjRDUE.
C'était au fort de l'été de 1249, que Dominique, des-
cendant une dernière fois les rampes escarpées desAlpes,
revoyait la riche et vaste plaine destinée à posséder l'une
des grandes parts de sa vie. La Vieille -Castille avait
nourri son enfance et sa jeunesse; le Languedoc avait
<lévoré les plus belles années de sa maturité; Rome était
le centre où l'avait sans cesse ramené l'ardeur de sa foi :
la Lombardie devait être son tombeau. On ignore par
([uelle roule il yrentra; les historiens primitifs se taisent
sur son itinéraire jusqu'à Bologne. Il fut reçu au cou-
vent de Saint-Nicolas avec une immense joie par la mul-
titude de Frères qui y vivaient sous le gouvernement de
lleginald. Sonpronier acte fut un acte de désintéresse-
ment. Odéric Gallicani , citoyen de Bologne, avait ré-
cemment donné aux Frères , en forme autlicntique , des
teri'es d'une valeur considérable. Dominique déchira le
contrat (Mi présence de l'évèquc, déclarant qu'il voulait
(jiic ses religieux mendiassent leur pain dcchaque jour,
<'t (ju'il ne leur permettrait jamais d'amasser desposses-
11
— 3G2 —
sions. Nulle vertu, en effet, ne lui était plus clière que
la pauvreté. 11 n'était couvert en toute saison que d'une
seule tunique d'un tissu vil , avec laquelle il ne rougis-
sait pas de se présenter devantles plus grands seigneurs.
Il voulait que ses frères fussent vêtus comme lui , qu'ils
habitassent de petites maisons, que môme à l'autel ils ne
se servissent ni de soie ni de pourpre, et qu'à part les
calices, ils n'eussent aucun vase d'or ni d'argent. Il
portait à table le même esprit de relranchement et de
pénitence. Onservait deux plats aux Frères; mais il ne
mangeait que d'un seul. Rodolphe de Faënza, procureur
du couvent de Bologne , racontait qu'ayant augmenté
quelquefois l'ordinaire des religieux pendant le séjour
de Dominique, le saint l'avait appelé , et lui avait dit
à l'oreille : c( Pourquoi tuez - vous les Frères avec ces
pitances (I)? »
Quand le pain ou le vin inaufpiait au couvent (li>
Saint-Nicolas , ce qui arrivait de temps en temyis , frère
Rodolphe allaittroviver Dominique. Le saint lui ordon-
nait de prier; il le suivait même à l'église pour prier
avec lui , et la Providence faisait si bien , qu'elle airan-
geait le dîner de ses enfants. Un jour déjeune, toute la
communauté étant déjà assise au réfectoire, frère 1 îonvisi
vint dire à Dominique qu'il n'y avait absolument rien.
Le saintleva les yeux et les mains au ciel d'un air gai , et
rendit grâces à Dieu d'être si pauvre. !Mais bientôt d(>ux
jeunes gens inconnus entrèrent au réfectoire , l'un por-
tant des pains, l'autre des figues sèches, qu'ils distri-
(1) Acics de Bologne, dépositioii de Uodolplio Je Faour.a, u. 2.
— 363 —
huèrent aux religieux. Un autre jour qu'il n'y avait que
deux pains au couvent, Dominique ordonna qu'on les
rompît en petits morceaux , bénit la corbeille , et dit au
servant de faire le tour du réfectoire en donnant à cha-
que Frère deux ou trois de ces petits morceaux. Quand
il eut fini , Dominique lui ordonna de faire un second
tour et de continuer jusqu'à ce que tous les Frères fus-
sent rassasiés. Les Frères ne buvaient ordinairement
que de l'eau; mais on tâchait d'avoir toujours im pou
de vin pour les malades. Un jour l'infirmier vint se
plaindre à Dominique que le vin des malades manquait ,
et il lui apporta le vase, qui était vide. Le serviteur de
Dieu se mit en prière, selon sa coutume, exhortant les
autres par humilité à faire de même, et lorsque l'in-
firmier releva son vase il était plein.
Les historiens n'ont dit qu'un mot pour exprimer la
joie des Frères de Bologne à l'arrivée de Dominique;
mais on conçoit sans peine l'elfet de sa présence au mi-
lieu de tous ces hommes, qui ne le connaissaient point
encore, et qui pourtant étaient ses fils. Ils voyaient de
leurs yeux TEspaynol qui les avait convertis à Dieu par
lu bouche d'ini Français , et qui , ressuscitant les mer-
veilles primilives'de l'Eglise, avait réuni en une com-
nnmaulé d'apôtres des chrétiens de toutes nations. Ils
le voyaient, et ses vertus, ses miracles, sa parole, sa
])hysionomie composaient un spectacle que leur imagina-
tion même n'avait pu se figurer. Dans le peu de temps
qu'il fut parmi eux, Dominique accrutencore leur sainte
et nombreuse famille par l'ascendant qu'il exerçait au
dehors aussi bien qu'au dedans. Ilicn ne fut singulier
— 364 —
comme la prise d'habit d'Etienne d'Espagne. Il la ra-
conte lui-même en ces termes : « Pendant que j'étudiais
<( à Bologne, maître Dominique y vint, et il prêchait
« aux étudiants ainsi qu'à d'autres personnes. J'allais
« me confesser à lui, et je crus remarquer qu'il m'ai-
(.(. mait. Un soir que je me disposais à souper dans mon
«c hôtel avec mes compagnons , il envoya deux Frères
« pour me dire : — Frère Dominique vous demande, et
« souhaite que vous veniez sur-le-champ. — Je répondis
(( que j'irais aussitôtque j'aurais soupe. Ilsrépliquèrent
(( qu'il m'attendait à l'instant même. Je me levai donc,
«c laissant tout là pour les suivre, et j'arrivai à Saint-
« Nicolas, où je trouvai maître Dominicjue au milieu de
« beaucoup de Frères. Il leur dit : — Apprenez-lui com-
te ment on fait la prostration. — Quand ils me l'eurent
c appris , je me prosternai en eftet avec docilité , et il
« me donna l'habit de Frère Prêcheur, en me disant :
(( — Je veux vous munir des armes avec lesquelles
« vous combattrez le démon tout le temps de votre vie.
(( — 'J'admirai beaucoup alors, etjamaisjen'y ai pensé
« sans étonnement , par quel instinct Frère Dominique
(( m'avait ainsi appelé et revêtu de l'habit de Frère
(( Prêcheur ; car je ne lui avais jamais pai'lé d'entrer
« en religion, et sans doute il agit de la sorte par quel-
ce inspiration ou révélation divine (i). »
Ce que Dominique avait précédemment fait à Paris,
il le fit à Bologne, c'est-à-dire qu'il envoya des Frères
dans les principales villes de la haute Italie pour y prê-
(t) Actes de Doloync. déposition d'^tioiin..' d'E^iri^nc ,. n. 2.
— 365 —
cher et y fonder des couvents. Il ne se départait point
de sa maxime favorite, qu'il faut scmur le grain, et non
l'entasiicr.Wihn et Florence reçurent alors des colonies
de Frères Prêcheurs. Il jugea aussi à propos que Piegi-
nald quittât Bologne pour Paris. Il espérait ])eaucoup
de son éloquence et de sa renommée pour achever de
planter l'ordre en France. Les Frères de Bologne le
virent s'éloigner avec un amer regret, pleurant d'être
séparés si tôt des mamelles de leur mère. Ce sont les ex-
pressions du bienheureux Jourdain de Saxe, qui ajoute
immédiatement : «Mais toutes ces choses arrivaient par
a. la bonté de Dieu. Il y avait je ne sais quoi de mer-
ce veilleux dans la manière dont lu bienheureux servi-
<c teur de Dieu Dominique dispersait ça et là les Frères
«: dans toutes les régions de l'Église de Dieu, malgré les
« représentations qu'on lui adressait quelquefois, et
« sans quesa confiance fùtjamais obscurcie par Tombre
« d'une hésitation. On eût dit qu'il connaissait d'avance
« le succès, et que l'Esprit saint le lui avait révélé. En
« efiet, qui oserait en douter? Il n'avait avec lui, dans
« le principe , qu'un petit nombre de Frères, simples et
« illettrés pour la plupart , qu'il avait envoyés en petits
« pelotons par toute l'Église , de sorte que les enfants
« de ce siècle, qui jugent selon leur prudence, l'accu-
« saient de détruire ce qui était commencé plutôt que
« d'élever un grand édifice. Mais il accompagnait de
ce ses prières ceux qu'il envoyait ainsi , et la vertu du
« Seigneur se prétait à les nmltiplier (1). »
(1) Vie de suint Dominique, chap. ti, n. 45.
— 366 —
Dominique partit lui-rnème de Bologne vers la fin du
mois d'octobre. Il traversa l'Apennin dans la direction
de Florence , et s'arrêta quelque temps sur les bords de
l'Arno , où son ordre devait élever les célèbres couvents
de Santa-Maria-Novella et de Saint-Marc. Les frères y
jouissaient dès lors d'une éfjlise, à côté de laquelle
demeurait une femuT^ nommée Béné, connue par les
désordres de sa vie, tl que Dieu avait cbàtiée en l'aban-
donnant aux atteintes sensibles du mauvais esprit. Cette
femme , ayant entendu prêcher Dominique, se conver-
tit, et les prières du saint la délivrèrent des obsessions
qui la tourmentaient. Mais la paix même fut pour elle
une occasion de rechute, et quand Dominique revint à
Florence uneannée après, elle lui avoua le mauvais eflet
qu'avait produit en elle sa délivrance. Dominique lui
demanda avec bonté si elle voulait retourner ù son
ancien état, et sur sa réponse, qu'elle s'abandonnait à
Dieu et à lui, le saint pria le Seigneur de faire ce qui
conviendrait le mieux à son salut. Au bout de quelques
jours , le mauvais esprit la tourmenta de nouveau , et le
châtiment même de ses anciennes fautes devint pour elle
une source de mérites et de perfection. Béné prit dans la
suite le voile religieux, et s'appela sœur Bénédicte. On
lit encore d'elle, qu'au retour de Dominique à Florence,
elle se plaignit vivement à lui d'un ecclésiastique qui la
persécutait à cause de son attachement pour les Frères.
Getecclésiastique était irrité contre eux parce qu'on leur
avait donné l'église dont il était auparavant chapelain,
Dominique répondit ta Béné : « Ayez patience , ma fille,
oc celui qui vous persécute sera bientôt des nôtres, et
— 367 —
« il supportera dans Tordre de grands et longs tra-
K vaux (4). » Prédiction qui fut vérifiée par révé-
nement.
Dominique trouva le souverain Pontife à Yiterbe.
Honorius III lui accorda des lettres datées du 45 no-
vembre 4249, par lesquelles il recommandait les Frères
aux évèques et prélats d'Espagne. Le 8 décembre sui-
vant, il étendit cette recommandation aux archevêques,
évoques, abbés et prélats de toute la chrétienté. Le 47
du même mois, étant à Civita-Castellana, il fit à Domi-
nique et aux Frères la donation authentique du couvent
de Saint-Sixte au mont Go_^lius; carjnsque-là Saint-Sixte
n'était possédé par l'ordre qu'en vertu d'une concession
verbale. Les soeurs de Saint-Sixte ne sont pas mention-
nées dans l'acte, sans doute parce qu'elles ne formaient
avec les Frères qu'un seul et môme ordre, dont l'ad-
ministration temporelle et spirituelle appartenait au
maître général.
Ce n'était pas la première fois que le saint patriarche
voyait Viterbe.Troisannées auparavant, lorsqu'il retour-
nait-on Franceaprès la confirmation de l'ordre, ilyétait
venu avec le cardinal Capocci, qui lui donna sur une
érninence voisine de la viHe une chapelle et un monas-
tère du nom de Sainte-Croix , et une église qu'on bâtis-
sait à côté parson commandement. Le cardinal avait été
averti en songe d'élever celte église à la sainte Vierge,
et l'amitié qui l'unissait à Dominique l'avait porté à la
hii oflVir avant qu'elle^ fût achevée, de peur que le temps
(1) Coust'intin d Orvieto , Vie deaaint Dotniniquc, a. 37.
— 368 —
ne trahît sa l)onne volonté. Il n'eut pas, en etTet, la
satisfaction de la terminer; mais il en assura la pos-
session à l'ordre avant sa mort, et elle est devenue,
sous le nom de Notre-Dame de Gradi , l'un des plus
illustres couvents de la province romaine. On y voit
encore des restes de l'ancienne chapelle de Sainte-
Croix, dans laquelle Dominique avait passé des nuits,
et qui jusqu'au dernier siècle fut ornée des traces de
son sang.
Dominique célébra à Rome les commencements de
Fan 1220. Unephrase d'un historien nous apprend qu'il
distribua aux Sœurs de Saint-Sixte des cuillers d'ébène
qu'il leur avait apportées d'Espagne. Simplicité de ce
grand homme ! La pensée de faire plaisir à de pauvres
religieuses l'avait préoccupé au sein des fatigues et des
affaires d'un long voyage, et il leur avait apporté sur
ses épaules , pendant une route de six ù sept cents
lieues, un souvenir de son pays. Je dis sur ses épaules,
car jamais il ne souffrait qu'un autre quo lui lut chargé
de son bagage.
Cependant Pieginald était arrivé à Paris, et il y an-
nonçait l'Evangile avec toute l'autorité de son éloquence
et de sa foi. Il était alors , après Dominique, l'astre le
plus éclatant de la nouvelle religion. Tous Ic;^ Frères
avaient les yeux sur lui, et, sans prévoir la mort trop
prochaine de leur fondateur, ils voyaient avec joie qu'il
n'était pas le seul capabh^ de porter le fardeau de son
œuvre. Mais Dieu trompa bientôt ces sentimentsd'ainoiu"
et d'admiration. Reginald fut atteint d'une maladie mor-
telle au moment où il inspirait de lui une plus grande
— 369 —
attente que jamais. Le prieur de Saint-Jacques, Matthieu
de Franco, vint l'avertir que l'heure du dernier comhat
approchait, et lui demanda s'il ne voulait pas permettre
qu'on fit sur son corps les suprêmes onctions. « Je ne
« crains pas le comhat, répondit Reginald , je l'attends
(( avec joie. J'attends aussi la Mère de miséricorde qui
« m'a oint à Rome de ses propres mains, et en laquelle
« jemeconfie; mais de peur queje ne paraisse mépriser
« l'onction ecclésiastique, il me plaît aussi de la rece-
« voir, et je la demande (1). » Les Frères ne savaient
point alors, du moins généralement, la manière mysté-
rieuse dont Reginald avait été appelé à l'ordre; car il
avait priéDominique de n'en point parler de son vivant.
Mais le souvenir de cette insigne faveur se présentant à
son esprit à l'instant de la mort, il ne })ut s'empêcher
d'y faire allusion, et la reconnaissance lui arracha un
secret que son humilité avait caché jusque-là. Il avait
dit précédemment à Matthieu de France une autre pa-
role que l'histoire a conservée. Celui-ci, qui l'avait au-
trefois connu dans le siècle vivant avec toutes les aises
de la céléhrité et de la délicatesse, lui témoignant son
étonnement de ce qu'il avait emhrassé un institut aussi
sévère : (( C'est sans aucun mérite de ma part, répon-
(( dit-il, car je m'y suis toujours trop plu (2). » On ne •
sait pas le jour exact de sa mort; elle eut lieu à la iin de
janvier ou au commencement de février de l'an l'i^O.
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères^ liv. v, chap. 2.
(2) Le 15. Jourdain de Saxe, Vie de saint Dominique, chap. m,
n. iC.
— 370 —
Les Frères, qui n'avaient point encore chez eux le droit
de sépulture, l'ensevelirent dans l'église de Notre-Dame-
des-Champs, voisine de Saint-Jacques. Ses restes, dé-
posés sous un monument , opérèrent des miracles , et
furent pendant quatre cents ans l'objet d'un culte dont
la tradition semblait devoir être ineffaçable. Mais l'an
16d4 , l'église de Notre-Dame-des-Champs ayant été
donnée aux Carmélites delà réforme de sainte Thérèse,
les religieuses transportèrent dans l'intérieur de leur
cloître le corps de Reginald, et, malgré leur vénération
héréditaire pour lui, sa mémoire cessa peu à peu d'être
populaire; elle devint, comme son tombeau, le secret
de ceux qui connaissent et habitent en esprit l'antiquité.
Aujourd'hui le tombeau même n'existe plus; il a disparu
avec l'église et le cloître de Notre-Dame-dos-Champs :
et le fondateur du couvent de Bologne , celui que les
Frères appelaient Imr hùton, que la sainte Vierge avait
appelé à la religion de sa propre bouche, qui avait reçu
d'elle en ses membres une onction miraculeuse, qui
avait donné sa dernière et sacrée forme à notre habit,
le bienheureux Reginald enfin ne jouit nulle ]uu"t d'au-
cun culte, pas mèmedans l'ordre desFrèresI'rècheurs,
dont il fui Tun des plus beaux ornements })ar la sainteté
de sa vie, la puissance de sa parole, et le grand nombre
d'illustres enfants qu'illui engendra. Cette fécondité ne
se tarit en lui qu'à la mort. La veille même de sa der-
nière et couiie maladie, il poussait encore de sa tige
de sublimes rejetons.
On se rappelle l'étudiant saxon que Domiiiiciue avait
connu à Paris, et dont il n'avait point voulu hâter la vo-
— 371 —
cation, toute visible qu'elle était déjà. Reginald avait été
destiné à cueillir cette fleur précieuse que la rnain de
Dominique avait respectée, par une sorte de pressenti-
ment délicat, pour honorer et consoler la fin prématurée
d'unde ses plus dignes enfants. Voici comment Joui-dain
de Saxe raconte son entrée dans l'ordre et celle d'Henri
de Cologne , son ami : « La nuit même oiî Tàme du saint
« homme Reginalds'envolaau Seigneur, moi qui n'étais
« point encore Frcre par l'habit, mais qui avais fait
« vœu de l'être entre ses mains, je vis en songe les Frères
< surun vaisseau. Toutà couple vaisseau fut submergé,
« mais les Frères ne périrent point dans le naufrage :
(( je pense que ce vaisseau êtaitfrère Pieginald, regardé
« alors des Frères comme leur bâton. Un autre vit en
K songe une fontaine limpide qui cessait subitement
« de verser de l'eau, et qui était remplacée par deux
« sources jaillissantes. En supposant que cette vision
<f représentât quelque chose de réel, je connaistrop ma
^( propre stérilité pour oser en donner l'interprétation.
« Je sais seulement que Reginald ne reçut à Paris que
« la profession de deux religieux, la mienne et celle de
« frère Henri, qui fut depuis prieur de Cologne, homme
<t quej'aimais dans leChrist d'une affection que je n'ai
i( accordée aussi entière à aucun autre homme, vase
<£ d'honneur et de perfection tel, que je ne me sou-
<( viens pas d'avoir vu en celte vie une plus gracieuse
« créature. Le Seigneur se hâta de le rappeler à lui, et
<( c'est pourquoi il ne sera pas inutile de dire quelque
•< chose de ses vertus.
<( Henri avait eu dans le siècle une naissance dislin-
— 372 —
« guée, et on l'avait nommé tout jeune chanoine d'U-
(( trecht. Un autre chanoine de la même église, homme
« de bien et de grande religion, l'avait élevé dès ses
« plus tendres années dans la crainte du Seigneur. Il
« lui avait appris par son exemple à vaincre le siècle en
(( crucifiant sa chair et en pratiquant les bonnes oeuvres;
(( il lui faisait laver les pieds des pauvres, fréquenter
(( l'église , fuir le mal , mépriser le luxe, aimer la chas-
€ teté : et ce jeune homme, étant d'une nature excel-
« lente, se montra docile au joug de la vertu; les
« bonnes œuvres crurent en lui^aussi vite que l'âge, et
« on l'eût pris, à le voir, pour un ange en qui la nais-
« sance et l'honnêteté n'étaient qu'une même chose. Il
« vint à Paris, où l'étiule de la théologie ne tarda pas
« de le ravir à toute autre science, doué (|u'il était d'un
« génie naturel très-vif et d'une raison parfaitement
« ordonnée. Nous nous rencontrâmes dans riiôlol que
« j'habitais , et bientôt la commensalité de nos corps se
« changea en une douce et étroite unité de nos âmes.
(( Frère Reginald, d'heureuse mémoire, étant venu
« aussi à la même époque à Paris, et y prêchant avec
« force , je fus touché de la grâce , et fis vœu au dedans
« de moi-même d'entrer dans son ordre ; car je pensais
« y avoir trouvé un sûr chemin de salut , tel qu'avant
« de connaître les Frères je me l'étais souvent rejn-é-
« sente. Cette résolution prise , je commençai à désirer
« d'enchaîner au même vœu le conqiagnon et l'ami de
« mon àme, en qui je voyais toutes les dispositions de
« la nature et de la grâce requises dans un prédicateur.
«; Lui me ^"efusait , et moi je ne cessais de le presser.
— 373 —
« J'obtins qu'il irait se confesser à frère Reginald, el
« lorsqu'il fut de retour, ouvrant le prophète Isaïe par
« manière de consultation , je tombai sur le passage
« suivant : Le Seùjneur m'a donné une langue savante pour
« que je soutienne p«r ht ixirole celui qui tombe; il m'c-
« veille le matin iwur que j'écoute sa voix. Le Seigneur Dieu
« m'a fait entemlrc sa voix , et je ne lui résiste point, je
«c ne vais point en- arrière (1). Pendant que je lui inter-
ne prétais ce passage , qui répondait si bien à l'état de
(( son cœur, et que, le lui présentant comme un avis
« du Ciel, je l'exhortais à soumettre sa jeunesse au joug
« de l'obéissance, nous remarquâmes quelques lignes
« plus bas ces deux mots : Tenons-nous ensemble, qui
« nous avertissaient de no point nous séparer l'un de
« l'autre , et de consacrer notre vie au même dévoue-
« ment. Ce fut par allusion à cette circonstance que ,
(( lui étant en Allemagne et moi en Italie, il m'écrivit
(( un jour : — Où est maintenant le tenons-nous enscnible ?
« Vous êtes à Bologne, et moi à Cologne ! — Je lui di-
« sais donc : — Quel plus grand mérite, quelle plus
c: glorieuse couronne que de nous rendre participants
« de la pauvreté du Christ et de ses apôtres , et d'aban-
c: donner le siècle pour l'amour de lui! — Mais bien
« que sa raison le fit tomber d'accord avec moi , sa vo-
ce lonté lui persuadait de me résister.
« La nuit même où nous tenions ce discours, il alla
« entendre matines dans l'église de la bienheureuse
« Vierge, et il y demeura jusqu'à l'aurore, priant la
(1) Ch. L, V. 4, 5,
— 374 —
« Mère du Seigneur de lléchir ce qu'il sentait de rebelle
c( en lui. Et comme il ne s'apercevait pas que la dureté
« de son cœur fût amollie par la prière, il commença à
« dire en lui-même : Maintenant, ô Vierge bionlieu-
« reuse, j'éprouve que vous n'avez point compassion de
« moi, et que je n'ai point ma place marquée dans le
(( collège des pauvres du CIn'ist! Il disait cela avec dou-
ce leur, parce qu'il y avait en lui un désir de la pau-
« vreté volontaire , et que le Seigneur lui avait une fois
« montré comLienelle a de poids au jour du jugement.
« La chose s'était ainsi passée. Il voyait en songe le
« Christ sur son tribunal , et deux multitudes innom-
<( brables , l'une qui était jugée, l'autre qui jugeait avec
<( le Christ. Pendant que, sûr de sa conscience, il re-
« gardait tranquillement ce spectacle , l'un de ceux qui
« étaient à côté du juge étendit tout à coup la main
(c vers lui, et lui cria : — Toi qui es là-bas, qu'as-tu
K jamais abandoimépourle Seigneur? — Cettequestion
« le consterna , parce qu'il n'avait rien à y répondre ,
<( et c'est pourquoi il souhaitait la pauvreté, (juoiqu'il
« n'eût pas le courage de l'embrasser de lui-même, et
« il ce retirait de l'église de Notre-Dame, triste de n'a-
<( voir point obtenu la force qu'il avait demandée. Mais,
« à ce moment. Celui qui regarde d'en haut les humbles
<(. renversa les fondements de son ca;ur : dos ruisseaux
« de larmes arrivèrent à ses yeux ; son âme s'ouvrit et
« s'épancha devant le Seigneur; toute la dureté qui
<(. l'opprimait fut brisée , et le joug du Christ, aupara-
« vaut si dur à son imagination , lui apparut ce qu'il
(( est réellement, doux et léger. Il se leva dans le pre-
— 375 —
« mier mouvement de son transport, et courut chercher
(( frère Reginakl, entre les mains duquel il prononça
« ses vœux. Il vint ensuite me trouver, et pendant que
« je considérais sur son angélique figure la trace des
« larmes, et que je lui demandais où il était allé, il me
<( réponrlit : J'ai fait im vœu au Seigneur, et je l'ac-
« complirai. — Nous différâmes cependant notre prise
« d'habit jusqu'au temps du carême, et nous gagnâmes
c( dans l'intervalle un de nos compagnons , frère Léon,
f( qui succéda depuis à frère Henri dans la charge de
« prieur.
« Le jour étant venu où l'Eglise, par l'imposition des
('. cendres, avertit les fidèles de leur origine et de leur
((. retour à la poussière d'où ils sont sortis, nous nous
(( disposâmes à acquitter notre vœu. Nos autres com-
<( pagnons n'avaient aucune connaissance de notre des-
(( sein, et l'un d'eux, voyant sortir frère Henri de
(( l'hôtel, lui dit : — ^ilonsieur Henri, où allez- vous?
((. — Je vais , répondit-il , à Béthanie , faisant allusion
(( au sens hébraïque de ce nom , qui veut dire mcmoa
« d'obi'issance. Nous nous rendîmes, en effet, tous les
« trois à Saint-Jacques, et nous entrâmes au moment
<( où les Frères chantaient Imnmti'mnr hahitii. Ils ne
«.( s'attendaient pas à notre visite, mais, quoique impré-
« vue, elle ne laissait pas d'être opportune, et nous
« déi)(>nillâmes le vieil homme pour revêtir le nouveau,
« pendant que les Frères chaulaient la même chose
(( que nous faisions (1). »
(l) Vie de saint Dominique, chap. m, n. AT et suiv.
— 376 —
Reginald ne vit pas de ses yeux la prise d'habit de
Jourdain de Saxe et d'Henri de Cologne ; il était re-
tourné à Dieu avant d'avoir consommé cette dernière
œuvre, semblable à Faloès qui meurt en fleurissant et
ne voit jamais ses fruits.
CHAPITRE XVI
PnEMIKR CHAPITRE GÉXKRAT, BF, l'oRDRE. — SÉJOUR DE SAINT
DOMINIQUE EN LOMBARDIE. — INSTITI IlON DU TIERS ORDRE.
Trois ans ne s'étaient pas écoulés depuis la dispersion
des Frèresâ Notre-Dame-de-Prouil]e,et déjà ils possé-
daient des couvents on France, en Italie, en Espagne,
en Allemagne, et jusqu'en Pologne. La bénédiction de
Dieu leur avait donne grâce partout pour se multiplier
et s'établir. Dominique, qui avait vu de ses yeux leurs
progrès , et qui en avait buté le cours par sa présence,
crut que l'heure était venue delesfairejouir eux-mêmes
du spectacle de leur force, non pour exciter en eux une
vaine satisfaction , mais pour les encourager à de plus
grands travaux, assurer leur unité, et mettre la der-
nière main à la législation qui les régissait. Il convoqua
donc le chapitre général de son ordre à Bologne; le jour
marqué par la convocation était la Pentecôte de Tan 1220.
Lui-même quitta Rome à la fin de février ou au com-
mencement de mars. 11 passa quelques jours à Viterbe
près du souverain Pontife, qui lui donna de nouvelles
marques desa constante affection dans trois lettres qu'il
écrivitcoup sur coupaux peuples de Madrid, de Ségovie
et de Bologne, pour les remicrcier de la charité qu'ils
— 378 —
avaient témoignée aux Frères, et les exhortera per-
sévérer clans les mêmes sentiments. Ces lettres sont
datées du 20, du 23 et du 24 mars. Il avait écrit, le
20 février précédent, aux religieux de Notre-Dame-des-
Champs de Paris, pour les féliciter d'avoir accordé la
sépulture aux Frères dans leur église. Le 6 mai suivant,
il les recommanda en termes très -vifs à l'archevêque
de Tarragone, et le 12, il permit à des religieux de
divers ordres de se joindre à Dominique pour exercer
avec lui le ministère de la prédication.
Au jour de la Pentecôte, Dominique était à Cologne,
entouré des frères de Saint-Nicolas et des représen-
tants de l'ordre entier. On ignore les noms de ceux qui
étaient venus, on sait seulement que Jourdain de Saxe
avait été envoyé de Paris avec trois autres Frères, peu
de semaines après sa prise d'iiahit. Dominique se leva
au milieu de cette assemblée, non plus simple prieur
de quelques religieux, mais maître général d'un ordre
répanda par toute l'Europe; non jikis dans une simple
église de village comme Prouille, mais au sein d'une
grande et célèbre ville, le rendez-vous de la jeunesse
cultivée des nations; non plus en butte aux doutes de
ses propres amis, mais ayant assis son œuvre, et voyant
à côté de lui pour la défendre des hommes dont les
chaires des universités regrettaient la voix. Il avait
alors cinquante ans.
La première chose ({u'il proposa au chapitre général
fut de renoncera tous les biens que l'ordre jiossédait ,
afin de ne plus vivre que d'aumônes au jour le jour.
Cette résolution était déjà ancienne dans son esprit,
— 379 —
et lors dos délibérations qui avaient eu lieu à Prouille
l'an 1216, les Frères l'avaient adoptée en principe,
quoique ajournée pour Texécution. Quant à Dominique
personnellement, il avaittoujours vécu de la charité pu-
blique depuis cette fameuse entrevue de Montpellier qui
marquait le commencement de son apostolat, et où il
avait été décidé que la pauvreté volontaire était la seule
arme capable de vaincre l'hérésie . Mais autre chose
était que quelques missionnaires vécussent en mendiant
leur pain, autre chose de fonder un ordre stable sur les
incertitudes quotidiennes de la mendicité. Toutes les
traditions semblaient contraires à une construction si
hardie. L'Église, dès qu'elle avait pu jouir du droit de
propriété , en avait fait usage , afin d'être libre envers
ses ennemis , libérale envers les pauvres , magnifique
envers Dieu. Les solitaires mêmes de l'Orient vendaient
et achetaient; ils se faisaient gloire de vivre du travail
de leurs mains. Fallait-il , parce qu'on avait abusé delà
richesse, abuser aussi de la pauvreté? Si le siècle avait
besoin d'un extrême exemple, était-il sage d'étendre à
l'avenir une réponse destinée à des temps d'exception?
Que ces raisons ou d'autres eussent touché Dominique,
il est certain qu'il avait accepté pour son ordre des pos-
sessions territoriales, tout en gardant l'arrière-pensée
de les al)andonner un jour. On a dit que ses relations
avec saint François d'Assise lui avaient inspiré l'idée de
cet abandon , et il est vrai que saint François avait reçu
de Dieu plus particulièrement la mission de ranimer
dans l'Eglise l'esprit de pauvreté; mais, avant même
qu'il eût renoncé à tout pour suivre Jésus-Christ, déjà
— 380 —
Dominique parcourait le Languedoc nu-pieds, couvert
d'un cilice et d'une tunique rapiécée, et s'en remettant
à la Providence de son pain de chaque jour. Les deux
saints se virent à Rome pour la première fois au temps
du quatrième concile de Latran, lorsqu'ils sollicitaient
d'Innocent III l'approbation de leur ordre , et que tous
deux avaient donné au monde, sans se connaître, le
spectacle des mêmes vertus. Saint François d'Assise
eut la gloire de n'hésiter jamais à faire de la mendicité
le patrimoine de sa religion; Dominique, non moins
austère envers lui-même, mais moins hardi à l'égard
des autres, attendit de l'expérience la confirmation de
ses plans de pauvreté , et eut la gloire d'abdiquer des
biens tout acquis. Il les céda, du consentement du
chapitre général , à des rehgieuses de divers ordres,
et on établit par un décret perpétuel que désormais les
Frères ne posséderaient rien en ce monde que leurs
vertus. Dominique. voulait aller plus loin, et que toute
l'administration domestique fût laissée entre les mains
des Frères convers , afin que les autres pussent vaquer
sans aucun souci à la prière, à l'étude et à la prédica-
tion. Mais les Pères du chapitre s'en défendirent par
l'exemple récent des religieux de Grandmont, qu'un
règlement semblable avait mis à la merci des lai^iues ,
et réduits à un état de servitude dégradant. Dominique
se rangea de leur avis.
D'autres constitutions, demeurées depuis en vigueur,
furent encore décrétées par le chapitre général ; This-
toire nes'en explique point, et les actes du chapitre ne
sont pas non plus arrivés jusqu'à nous. Dominique
— 381 —
supplia les Pères de le décharger du poids du gouver-
nement. « Je mérite, leur dit-il, d'être déposé, car je
« suis inutile et attiédi (1). » Outre le sentiment d'hu-
milité qui le faisait parler de la sorte, il n'avait pas
perdu le désir d'achever sa vie chez les infidèles, et
d'obtenir, en leur portant la vérité, cette palme du mar-
tyre dont son cœur avait toujours eu une ardente soif.
Il avait dit plus d'une fois qu'il souhaitait d'être battu
de verges et coupé en morceaux pour Jésus-Christ.
S'épanchant avec frère Paul de Venise , il lui disait :
« Quand nous aurons réglé et formé notre ordre, nous
<t irons chez les Cumans; nous leur prêcherons la foi
a du Christ, et nous les gagnerons au Seigneur {'2). »
Or, ce moment lui paraissait venu. N'avait-il pas
réglé et formé son ordre? Ne le voyait-il pas de ses yeux
comme un cep mûri? Quoi de mieux à faire que d'of-
frir les restes de son c()ri)S et de son âme en sacrifice?
Mais les Pères ne voulurent point entendre parler de
sa démission. Loin d'y consentir, ils le confirmèrent à
l'cnvi dans la charge de maître général, et ajoutèrent
à l'autorité du Siège apostolique , de qui il la tenait , le
kistre d'une libre et unanime élection. Dominique obtint
que du moins son pouvoir serait limité par des magis-
trals appelés de/i««ïeMï's, lesquels, au temps du chapitre,
auraient le droit d'examiner et de régler les affaires de
l'ordre, etmème de déposer le maître général, s'il venait
àprévariqner. Ce remarquable statut fut approuvé dans
(1) Adcx (le Iloloijne, déiiositioii do Rodoljibe Faiiuza, n. 4.
(2) Actes (le Bologne, dépositiou de Paul de Veiii.se, n. 3.
— 382 —
la suite par Innocent IV. Le chapitre se sépara après
avoir décrété qu'il se réunirait tous les ans, une année
à Bologne, et l'autre année à Paris, alternativement.
Néanmoins , par une exception immédiate , on désigna
Bologne pour la prochaine assemblée.
La haute Italie était l'un des points de l'Europe que
l'hérésie avait le plus travaillé. Exposée aux contacts de
l'Orient et aux influencesschismatiques des empereurs
d'Allemagne , elle avait subi dans sa fidélité à l'ÉgUse
une notable altération. Dominique crut donc utile de
l'évangéliser. Il la parcourut presque tout entière dans
l'été de 1220. Mais les historiens contemporains , qui
nous apprennent ce fait , ne le conlirmcnt par aucun
détail. La plupart des villes de la Lombardie réclament
l'honneur d'avoir possédé et entendu le saint patriarche,
et leurs annales, écrites longtemps après, contiennent
sur son séjour quelques anecdotes dont l'autiienticité
n'est pas suffisamment prouvée. Il est certain qu'il visita
Milan et y tomba malade. Frère Bonvisi , dont il était
accompagné dans ce voyage, parle ainsi de sa constance
à souffrir : (( Lorsque j'étais à Milan avec frère Domi-
« nique, il eut des accès de fièvre. Je le gardai pendant
(( ce temps-là, et je ne l'entendis jamais se plaindre.
t( Il était en prière et en cuiit('iii|ilation,ce que jei)OU-
« vais juger à certains signes qui paraissaient sur sou
*c visage etque je connaissais liien, parce que toutes les
*c fois qu'il jjriaitet conleiuplait, je lesavais remarqués
<( en lui. Uès cpic l'accès de lièvre était passé, il com-
« mcnçail à parler de Dieu aux Frères; il lisait ou se
« faisait lire; il louait le Seigneur, et se réjouissait de
— 383 —
«c sa maladie, chose qui lui était ordinaire dans les
« tribulations Lion plus que dans la prospérité (1). »
A Crémone, Dominique se rencontra avec saint
François d'Assise. Pendant qu'ils conversaient en-
semble, quelques Frères de Saint-François s'appro-
chèrent et dirent : « Nous manquons d'eau pure au
(( couvent, et c'est pourquoi nous vous prions, vous qui
« êtes nos pères et les serviteurs de Dieu, d'intercéder
(c auprès du Seigneur, afin qu'il bénisse notre puits,
« dont l'eau est trouble et corrompue. » Les deux pa-
triarches se regardèrent, cliacun invitant l'autre par son
regard à répondre. Alors Dominique dit aux Frères :
(( Puisez de l'eau, et apportez-la-nous. » Ils allèrent en
chercher dans un vase etiisrapporlèrent; etDominique
dit à François : « Père , bénissez cette eau au nom du
« Seigneur. » François répondit : « Père , bénissez-la
« vous-même, car vous êtes le plus grand :2). » Celte
pieuse contestation dura entre eux ; à la fin Dominique,
vaincu par François, fil le signe de la croix sur le vase,
et ordonna qu'on versât l'eau dans le puiLs, dont la
source l'ut purifiée pour toujours.
A Modène, un chanoine français qui allaita Piomo
vint le trouver à l'issue d'une prédication, et lui con-
fessa qu'il désespérait de son propre salut, à cause
d'une tentation contre la chasteté qu'il n'avait jan:;ais pu
vaincre. « Ayez courage, lui répondit le saint, reprenez
(( confiance en la miséricorde de Dieu; je vousobticn-
(1) Actes de liùlofjne. déposition de Bonvisi , n. 3.
(2) Pierre Cali , Vie de suint Dominique, ii. 21.
— 384 —
(( cirai de lui ledou.de continence (1). » Le chanoine
se retira guéri.
Dominique avait coutume de visiter les monastères
qu'il rencontrait sur son chemin. Il s'arrêta entre autres
à celui de Golomhe, dans le Parmesan, et on conjecture
que c'est là qu'il faut placer un trait de bonté qu'un
historien raconte en ces termes : « Dominique arriva
« un soir à l'entrée d'un couvent dont tous les religieux
« étaient déjà au lit. Craignant de les troubler, il se
(( coucha devant la porte avec son compagnon , et pria
<( le Seigneur de pourvoir à leurs besoins sans éveiller
« les moines. Au même instant ils se trouvèrent tous
«: les deux dans Fintérieur ('2). » Colombe était un
célèbre monastère de l'ordre de Cîteaux, fondé par
Paint Bernard lui-môme; il fut ruiné par rempercur
Frédéric II, en 4248.
Dominique était de retour à Bologne le jour de TAs-
soraption. Cette date est constatée par la prise d'habit
de Conrad le Teutonique. Conrad était un docteur de
l'université de Bologne, si fameux en ce temps-là par sa
science et sa vertu , que les Frères désiraient ai'dem-
mentde le campter parmi les hommes remarquables qui
avaient embrassé leur i-eligion. La veille donc de l'As-
somption delà bienheureuse Vierge, Dominique s'en-
tretenait confidemm.ent avec un religieux de l'ordre de
Cîteaux qui fut depuis évêque d'Alatri, et qui étaitalors
prieur du monastère de Casemare. Dominiquo l'avait
(1) 1,0 15. liambeit, Viedcsaint Dominique, ii. 51.
(2) llodrigne de Cerrut, Vie de saint Domi/iigue, u. 31.
— 385 —
connu à Rome, et s'était épris pour lui d'une grande
affection. C'est pourquoi, lui ouvrant son cœur ce soir-
là, il lui dit dans l'entraînement de la conversation :
€ Je vous avoue , prieur, une chose que je n'ai encore
« dite à personne, et dont je vous prie de me garderie
« secret jusqu'à ma mort, c'est que jamais en cette vie
« Dieu ne m'a rien refusé de ce que je lui ai demandé.»
T.o prieur entra dans une grande admiration à ce dis-
cours, et sachant le désir qui pressait lesFrères au sujet
de maître Conrad le Teutonique , il lui dit : « S'il en
(T est ainsi, père, pourquoi ne demandez-vous point à
ff Dieu qu'il vous donne maître Conrad, dont je vois
((. que les Parères envient si passionnément la posses-
« sion? » Dominique lui répondit : (c Mon bon frère,
<i vous parlez là d'une chose bien difficile à obtenir;
<i mais si vous voulez prier cette nuit avec moi, j'ai
<£ confiance au Seigneur qu'il nous accordera la grâce
4 (jue vous souhaitez (1). » Aprèsles compiles, le servi-
teur de Dieu resta donc dans l'église selon sa coutume,
et le prieur de Casemare avec lui. Ils assistèrent ensuite
aux matines de l'Assomption, et le jour étant venu, à
l'heure de prime, pendant que l'on entonnait le Jam lucis
orto sidcrc, on vit entrer dans le chœur maître Conrad,
qui se jeta aux genoux de Dominique et lui demanda
instamment l'habit. Le prieur de Casemare, fidèle au
secret qu'il avait promis, ne raconta celte histoire
qu'après la mort de Dominique, auquel il survécut plus
de vingtans. 11 avait craint d'aljord de mourir le premier,
(1) Le B. Hiunbci't, Vie de saint Dominique, u. 50.
— 386 —
et il en fit au saint l'observation : mais celui-ci l'assura
qu'il n'en serait rien.
Parnrii ceux que Dominique reçut encore dans l'ordre
à celte époque, on remarqua Thomas de Fouille. C'é-
tait un jeune homme d'une si grande innocence et sim-
plicité de mœurs, que le saint l'aima tendrement, et on
l'appelait son fils. Quelques-uns des anciens compa-
gnons du nouveau religieux, indignés de l'avoir perdu,
l'attirèrent hors du couvent, et se mirent à lui arracher
les habits de l'ordre. On courut en avertir Dominique,
qui entra aussitôt dans l'église pour prier; et lorsqueles
ravisseurs, ayant ôté à frère Thomas jusqu'à sa chemise
de laine, s'efforçaient de lui en passerune de toile, leur
victime poussa des cris lamentables, disant qu'il se
sentait Ijrùler, et il n'eut pas de repos qu'on ne l'eût
reconduit au bercail, revêtu des rudes et doux habits
dont on l'avait dépouillé. Un fait à peu près semblable
arriva pour un jurisconsulte de Bologne. Ses amis en-
trèrent à main armée dans le cloître de Saint-Nicolas
pourl'enlever.LesFrèi'es voulaient aller quérir quelques
chevaliers amis de l'ordre, pour opposer la force à la
force ; mais Dominique leur dit : «. Je vois plus de deux
« cents anges autour de l'église, que le Seigneur a
(H destinés à la défense des Frères (1). »
LeserviteurdeDieu prêchait fréquemmentà Bologne,
et la vénération qu'on y avait pour lui était si grande,
que le peuple, au lieu de l'attendre à l'église où le discours
(1) Thieny d'ApolJa, Vie de suint Dominique, chap. xvii,
U. 209.
— 387 —
était annoncé , allait le chercher à Saint-Nicolas et l'ac-
compagnait jusqu'au lieu de la station. Un jour que la
foule c'tait venue le prendre, deux étudiants s'appro-
chèrent, et l'un d'eux luidit: « Jevouspriede demander
« à Dieu pour moi la rémission de mes péchés ; car je
« m'en repens, si je ne me trompe, et je les ai tous
(( confessés. » Dominique, qui était encore dans Té-
glise, s'approcha d'un autel, y fit une courte prière,
et revenant au jeune homme, lui dit : « Ayez confiance,
« et persévérez dans l'amour de Dieu , il vous a remis
« vos fautes. » L'autre étudiant, qui entendait cela,
s'approcha plus près du saint, et lui dit à son tour:
« Père, priez aussi pour moi, car j'ai confessé tous mes
« péchés. » Dominiques'agenouilla denouveauà l'autel
et y pria. ISIais, de retour vers le jeune homme, il lui
dit : a Mon fils, n'essayez pas de tromper Dieu , votre
« confession n'a point été entière; il y avait un péché
(( que vous avez tu sciemment par une mauvaise honte.»
Et le tirant à part, il lui dit quel était ce péché qu'il
avait rougi d'avouer. L'étudiant répondit : « Père, cela
« est ainsi , pardonnez-moi (i). » Dominique lui parla
encore quel({ue temps, et il partit ensuiteavec le peuple
qui rattendait.
Cet espi'it de prophétie étaithabituel chez lui. Il ren-
contra une fois un Frère qui allailen mission. Ill'arrèfa,
et aprèsquelques moments d'entretien, averti intérieu-
rement que ce Frère était en faute, il lui demanda s'il
n'avait pas d'argent sur lui. Le Frère l'avoua humblc-
(1) Pierre Cali, Vie de saint Dominique, n. 18.
— 388 —
ment. Dominique lui ordonna de le jeter sur-le-champ,
et lui imposa une pénitence ; car il ne laissait jamais
aucune faute impunie. « Il était, dit Thierry d'Apolda,
(ç le premier à observer les statuts de l'ordre, et il ne
« négligeait rien pour qu'ils fussent religieusement et
« entièrement observés par tous. Si quelquefois, par
« suite de la fragilité humaine , quelqu'un des Frères
« manquait à son devoir, il ne lui épargnait pas la cor-
« rection ; mais il tempérait si bien la sévérité par la
« douceur, que le coupable était puni sans queFhomme
« fût troublé. Il ne reprenait pas toujours immédiate-
(( ment celui qui tombait: il passait sans faire semblant
(( de s'apercevoir de la faute, et lorsqu'une occasion fa-
ce vorable se présentait, il disait au délinquant: — Mon
ce frère , vous n'avez pas bien fait telle chose, rendez
(( gloire à Dieu et confessez votre péché. — Et de même
(c qu'il se montrait père par la correction, il ouvrait
« aussi des entrailles de mère à ceux qui étaient affligés.
« Nulle parole n'était plus douce et plus rassurante que
« la sienne , et ceux qui venaient chercher en lui le
« remède à leurs troubles ne se retiraient jamais sans
« être consolés. Il gardait l'àme des Frères comme la
(a sienne propre, les maintenant dans la pratique de
« toute honnêteté et de toute religion. C'est pourquoi,
« comme il est écrit que la donarche de l'homint', et /<■
« rire de ses' lèvres, et le vétemmt du non corps parlent de
« lui , s'il voyait quelqu'un des Frères manquer dans
(( son habit à la forme ou à la pauvreté religieuse, il
« ne le supportait point. Chaque jour, à moins d'un
« grand empêchement, il faisait aux Frères un sermon
— 389 —
a ou une conférence, et il leur parlait avec tant de foi
(( et tant de larmes , qu'il excitait en eux la grâce de la
« componction. Nul ne fut semblable àluipourtou-
(( cher le cœur des Frères ('!). »
Selon le même historien , il y avait trois choses que
Dominique recommandait par-dessus toutà ses enfants :
c'était de parler toujours de Dieu ou avec Dieu , de ne
jamais porter d'argent en voyage, et de ne point recevoir
de possessions temporelles. Il les exhortait incessam-
ment à étudier et à annoncer la parole de Dieu. Il discer-
nait ceux qui avaient du talent pour la chaire , et ne pou-
vait souflVir qu'ils fussent appliqués à d'autres travaux.
Ainsi qu'il est arrivé à tous les saints, Dominique
exerçait une grande puissance sur l'esprit de ténèbres.
Il le chassa plusieurs fois du corps des Frères. Il levoyait
se présenter à lui sous des formes diverses, tantôt pour
le détourner de sa méditation , tantôt pour le troubler
pendant qu'il prêchait. J'emprunte à Thierry d'Apolda
l'histoire suivante : « Un jour que le saint, sentinelle
« vigilante, faisait le tour de la cité. de Dieu, il rencontra
(( le démon t(ui rôdait dans le couvent comme une bête
« dévorante ; il l'arrêta et lui dit : — Pouixjuoi rôdes-tu
« do la sorte? — Le démon répondit : — A cause du
(( bénéfice que j'y trouve. — Le saint lui dit : — Que
(( gagnes-tu au dortoir? — Il répondit : — J'ôte aux
« Frères le sommeil , je leur persuade de ne point se
(( lever pour l'office, et, quand cela m'est permis , je
« leur envoie des songes et des illusions. — Le saintle
(1) T'ie (le saint Dominique, chap. xvi, 186 et 187.
— 390 —
(( conduisit au chœur et lui dit : — Que gagnes-tu dans
« ce saint lieu? — Il répondit : — Je les fais venir tard,
<( sortir tôt, et s'oublier eux-mêmes. — ■ Interrogé au
(( sujet du réfectoire, il répondit : — Qui ne mange plus
« ou moins qu'il ne faut? — Mené au parloir, il dit en
« riant: — Ce lieu-ci est à moi; c'est le lieu des rires,
(( des vains bruits, des paroles inutiles. — Mais quand
o: il fut au chapitre, il commença à vouloir s'enfuir,
« en disant : — Ce lieu m'est en exécration, j'y perds
« tout ce que je gagne ailleurs ; c'est ici que les Frères
« sont avertis de leurs fautes , qu'ils s'accusent, qu'ils
<r font pénitence , et qu'on les absout (1). »
Dominique, en parcourant la Lombardio, avait vu de
bien tristes signes de l'aflaiblissement delà foi. En un
grand nombre de lieux, les laïques s'étaient emparés du
patrimoine del'Eglise, et sous prétexte qu'elle était trop
riche, toutle monde la pillait. Le clergé, réduit à une
pauvreté dégradante, ne pouvait plus pourvoir aux ma-
gnificences du culte ni exercer envers les pauvres le
devoir de la charité, et l'hérésie, qui avait engendré la
spoliation, en naissait à son tour comme moyen de la
justifier. Il n'y a pas pour l'Église de pire situation que
celle-là. Les biens qu'elle a perdus lui font de ceux qui
les possèdent d'implacables ennemis; l'erreur se trans-
met comme une condition de la propriété, et le temps,
qui efface tout, semble impuissant contre cette alliance
des intérêts de la terre avec l'aveuglement de l'esprit.
Dominique, fondateur d'un ordre mondiani, avait plus
(1) Vie de saint Dominique^ ch^T[>. xv, n. 17i et 175.
— 391 —
(le droit que personne de s'opposera une aussi effroyable
combinaison du mal. Il institua, pour y résister, une
association à laquelle il donna le nom de Milice de Jésus-
Christ (1). Elle était composée de gens du monde des
deux sexes, qui s'engageaient à défendre les biens et la
liberté de l'Église par tous les moyens en leur pouvoir.
Leur liabit, resté le même pour la forme que celui du
monde, s'en distinguait par les couleurs dominicaines,
le blanc, symbole de l'innocence, et le noir, symbole
de la pénitence. Sans être liés par les trois vœux de pau-
vreté, de chasteté et d'obéissance, ils participaient au-
tant que possible à la vie religieuse. Ils observaient des
abstinences, des jeûnes , des veilles, et remplaçaient
par un certain nombre de Fater noster et d'Are Maria la
récitation do l'office divin. Ils avaient, sous l'autorité
de l'ordre, un prieur de leur choix ; ils s'assemblaient à
des jours fixes dans uneéglise des Frères Prêcheurs pour
y entendre la messe et le sermon. Quand Dominique eut
été mis au rang des saints , les Frères et les Sœurs de
(1) Les historiens ne sont pas d'accord sur l'époque où l'ut in-
stituée la Milice de Jésus-Christ. Les uns la font remonter au
temps du séjour de saint Dominique en Lanfcuedoc; les autres
la placent au temps de son séjour en Lombardio. Nous adoptons
ce dernier sentiment, qui est appuyé sur le texte le plus ancien
que l'on possède à ce sujet. On y lit : « Cette iniquité régnait en
« heauroup (Foidroits d'Italie : ce que voyant avec peine le saint
« père Dominique, lui qui avait choisi pour lui et les siens
« l'extrême pauvreté , commença de travailler au recouvrement
« des biens de l'Eglise* » Et plus bas : « Après que le bien-
« heureux Dominique eut ainsi réglé cette association, il s'en
« alla au Soigneur.» (Le B. Raymond de Capone, Vie de sainte
Catherine de Sienne, part, i, chap. 8.)
— 392 —
l'association prirent le titre de Milice de Jésus -Christ et
du bienheureux Dominique. Plus tai'd, ce qu'il y avait de
militant dans cette appellation disparut avec les causes
publiques du combat, et l'association demeura consacrée
aux progrès de Fliomme intérieur sous le nom de Frères
et Sœurs de la Pénitence de Saint-Domitiique. C'est sous ce
nom que Munion de Zamora , septième maître géné-
ral des Frères Prcclieurs, la confirma et en modifia
les règlements. Les papes Grégoire IX, Honorius IV,
JeanXXII et Boniface IX lui accordèrent des privilèges
à différentes époques , et le pape Innocent YII en ap-
prouva la règle, telle que l'avait écrite Munion de Za-
mora. Sa bulle est de l'an 4406 , et fut promulguée en
1439 par Eugène IV.
La Milice de Jésus-Christ était le troisième ordre insti-
tué par Dominique, ou plutôt le troisième rameau d'un
seul ordre qui embrassait dans sa plénitude les bommes,
les femmes, et les gens du monde. Par la création des
Frères Prècbeurs , Dominique avait tiré du désert les
pbalanges monastiques, et les avait armées du glaive de
l'apostolat; par la création du Tiers-Ordre , il introdui-
sit la vie religieuse jusqu'au sein du foyer domeslicjue et
au chevet du lit nuptial. Le monde se peupla déjeunes
filles, de veuves, de gens mariés, d'hommes de tout
état qui portaient publiquement les insignes d'un ordre
religieux, cl s'astreignaient à ses pratiques dans le secret
de leurs maisons. L'esprit d'association qui régnait au
moyen âge, et qui est celui du christianisme, favorisa
ce mouvement. De même qu'on appartenait à une fa-
mille par le sang, aune corporation parle service autjuel
— 393 —
on s'était voué, à un peuple par le sol , à l'Eglise par le
baplème, on voulut appartenir par un dévouement de
choix à l'une des glorieuses milices qui servaient Jésus-
Christ dans les sueurs de la parole et de la pénitence.
On revêtait les livrées de Saint-Dominique ou de Saint-
François; on se greffait sur l'un de ces deux troncs, pour
vivre de leur sève tout en conservant sa propre nature;
on fréquentait leurs églises, on participait à leurs prières,
on les assistait de son amitié, on suivait d'aussi près que
possible la trace de leurs vertus. On ne croyait plus qu'il
fallait fuir le monde pour s'élever à l'imitation des
saints: toute chambre pouvait devenir une cellule, et
toute maison uue thébaïde. A mesure que l'âge et les
événements de la vie dégageaient le chrétien du pesant
fardeau de la chair, il sacrifiait au cloître une plus
grande portion de lui-même. Si la mort d'une épouse
ou d'un enfant venait à tout briser autour de lui ; si une
révolution la précipitait des honneurs dans l'exil et
l'abandon, il avait une autre famille prête à le recevoir
dans ses bras, une autre cité dans laquelle le droit de
bourgeoisie lui était acquis. Il passait du Tiers Ordre à
l'ordre complet, comme on passe de la jeunesse à la vi-
rilité. L'histoire de cette institution est une des plus
belles choses qu'on puisse lire. Elle a produit des saints
sur tous les degrés de la vie humaine , depuis le trône
jusqu'à l'escabeau, avec une telle abondance, que le
désert et le cloître pouvaient s'en montrer jaloux. Les
femmes surtout ont enrichi les Tiers Onhes du trésor de
leurs vertus. Trop souvent enchaînées dèsl'enfanceù un
joug qu'elles n'ont point souhaité, elles échappaient à
— 39-4 —
la tyrannie de leur position par l'habit de Saint-Domi-
nique ou de Saint-François. Le monastère venait à elles,
puisqu'elles ne pouvaient aller chercher le monastère.
Elles se faisaient, dans quelque réduit obscur de la mai-
son paternelle ou conjugale, un sanctuaire mystérieux,
tout plein de l'époux invisible qu'elles aimaient unique-
ment. Qui n'a entendu parler de sainte Catherine de
Sienne et de sainte Piose de Lima, ces deux étoiles do-
minicaines qui ont éclairé deux mondes? Qui n'a lu la
vie de sainte Elisabeth de Hongrie, la franciscaine?
Ainsi l'esprit de Dieu prend cœur à son ouvrage avec le
temps; il proportionne les miracles aux misères; après
avoir fleuri dans les solitudes, il s'épanouit sur les
grands chemins.
CHAPITRE XVII
SlXllîHF, ET DERNIER VOYAGE DE SAINT DOMINIQUE A ROME. —
DEIXIÉME CHAPITRE GÉNÉRAL. — MALADIE ET MORT DU SAINT
PATRIARCHE.
Avec la création du Tiers Ordre la carrière de Domi-
nique était achevée. 11 ne lui restait plus qu'à faire ses
adieux à tout ce qu'il avait aimé sur la terre, et Rome
occupait sa ns doute la première place dans ses afl'ections.
C'était là qu'il était venu avec Azévédo, son premier
ami, lorsque sa vie publique n'était point encore com-
mencée; là qu'il était retourné pour obtenir l'approba-
tion et la confirmation de son ordre ; là qu'il avait^'^çdifié
Saint-Sixte et Sainte-Sabine, planté le centre de son
ordre , exercé la charge de maître du sacre palais, ob-
tenu la confiance de deux grands papes, ressuscité trois
morts, et vu s'élever jusqu'au triomphe la vénération
que le peujjle avait pour lui; là que résidait dans une
infaillible mnjestéle vicaire de Celui qu'il avait aimé et
servi tous les jours de sa vie. Pouvait -il mourir sans
avoir re<;u de lui une dernière bénédiction? Pouvait-il
fermer les yeux sans les avoir jetés encore une fois sur
les collines de la sainte cité? Pouvait-il croiserses mains
pour jamais avant d'avoir oflert un sacrifice suprême sur
— 396 —
les autels des apôtres Pierre et Paul? Pouvait-il livrer
ses pieds à l'immobilité avant d'avoir foulé , pour n'y
plus revenir, les sentiers de l'Aventin et du Cœlius?
Rome ouvrit donc une sixième fois ses entrailles de mère
au grand homme qu'elle avait enfanté dans sa vieillesse,
et qui devait lui susciter des iils et des fidèles jusqu'en
des mondes dont le nom n'était pas encore connu,
Honorius III lui donna dans plusieurs diplômes de
nouvelles marques de sa sollicitude et de sa souveraine
paternité. Par le premier, daté du 8 décembre 1220, il
relevait quelques-uns des Frères de l'irrégularité qu'ils
avaient encourue par une réception peu canonique des
ordres sacrés. Par trois autres, des '18 janvier, 4 février
et 29 mars de l'année suivante , il recommandait les
Frères Prêcheurs à tous les prélats de la chrétienté. Un
autre, du 6 mai, leur permettait d'oft'rir le saint sacri-
fice sur un autel portatif, en cas de besoin. C'est la
dernière page qu'Honorius III ait signée en faveur de
l'ordre du vivant de son fondateur, pontife qui eut la
gloire singulière de voir lleurir sous son règne saint
Dominique et saint François, et de ne point se montrer
par ses actes indigne de cette grâce du Ciel.
Pendant que Dominique faisait ses adieux à Rome, la
Providence lui envoya, dans la personne de Fouhjues,
évêque de Toulouse , le plus vieil ami qui lui fût resté.
Foulques représentait àlui seul ces temps du Languedoc
déjà si loin, l'érection de Notre-Dame-de-Prouille et de
Saint-Romain de Toulouse , tous les bienfaits et tous les
souvenirs qui entouraient le berceau des Frères Prê-
cheurs. Combien dut être douce la conversation de ces
— 397 —
deux hommes ! Dieu avait couronné par un succès inouï
tant de vœux secrets qu'ils avaient autrefois formés
ensemble; ils voyaient l'office de la prédication relevé
dans l'Eglise par un ordre religieux déjà répandu d'un
Ijout de l'Europe à l'autre, eux qui avaient parlé tant de
fois de la nécessité de rétablir l'apostolat. La part qu'ils
avaient eue à ce grand ouvrage ne les tentait point d'or-
gueil; mais ils sentaient avec plus de joie la gloire de
l'Église, parce qu'ils avaient senti ses maux avec plus
de douleur. Foulques, qui n'avait point été le principal
instrument du dessein de Dieu, n'en concevait aucune
tristesse. Il avait été supérieur, dès le commencement,
à l'aiguillon secret de la jalousie, et son âme épiscopale
avait méprisé les appréhensions trop naturelles au pou-
voir à l'égard des choses qu'il n'accomplit pas de ses
propres mains. Il avait laissé faire le bien, et il avait aidé
à le faire, ce qui est plus difficile encore que de le faire
soi-même. Sa couronne était pure, son cœur content.
Pour Dominique, que pouvait-il souhaiter de plus? 0
moment heureux, où le chrétien , au bout de sa course,
se rend le témoignage d'avoir accompli la volonté de
Dieu , et où il épanche la paix qu'il a gagnée à son ser-
vice dans le cœur d'un autre chrétien , son compagnon
et son ami! Un acte nous est resté de cet embrasse-
ment de Foulques et de Dominique, sorte de testament
dont la lecture nous consolera de ne pouvoir entendre
plus distinctement leurs derniers entretiens.
« Au nom du Seigneur, soit connu à tous ceux qui
« verront la présente page, que nous, Foulques, évêque
«. de Toulouse par la grâce de Dieu, nous donnons en
i'2
— 398 —
notre nom et au nom de nos successeurs , pour la
rémission de nos péchés, la défense de la foi catho-
lique , et l'utilité de tout le diocèse de Toulouse , à
vous, cher Dominique , maître de la prédication,
ainsi qu'à vos successeurs et aux Frères de votre
ordre, l'église de Notre -Dame- de -Fanj eaux, avec
toutes les dîmes et tous les droits qui en dépendent,
tant ceux qui appartiennent à notre personne que
ceux de la fabrique et du chapelain de l'église : sauf
la réserve pour nous et nos successeurs du droit ca-
thédratique, de celui de procuration, et de la charge
d'âmes que nous confierons au prêtre qui nous sera
présenté par le maître de l'ordre , ou par le prieur
établi dans cette église, ou par les Frères. Et nous,
Domiiiique, maître de la prédication, pour nous,
nos successeurs et les Frères de l'ordre, nous aban-
donnons à vous , Foulques , évêque, et à vos succes-
seurs, la sixième partie des dîmes de toutes les églises
paroissiales du diocèse de Toulouse , que vous nous
aviez autrefois accordée du consentement des cha-
noines de Saint -Etienne; nous renonçons à perpé-
tuité à cette donation, et à la réclamer jamais en
vertu des lois et des canons (1). »
Cet acte est daté de Rome, le 17 avril 12'21. Trois
sceaux y sont attachés, celui de la cathédrale de Saint-
Étienne, celui de Foulques, et celui de Dominique. Le
sceau de Dominique le représente debout en habit de
(1) D.uis Maiinchi, Annalf^ de l'ordre det Frères Prêcheurs,
vol. I, Aiipoiiilict'. 11. 70.
— 399 —
Frère Prêcheur, un bâton à la main ; tout autour sont
gravés ces mots : Sceau de Dominique, ministre des pré-
dications. On voit par là que le titre magnifique de
maître de la prédication, qui lui est attribué dans le corps
de l'acte , n'était pas de son choix , mais un hommage
de Foulques, qui ne pouvait exprimer plus grandement
ce qu'il pensait de son ami. Le souverain Pontife dans
ses bulles et ses lettres n'avait jamais appelé Dominique
que le prieur de Saint - Romain , et ensuite le prieur de
l'ordre des Frères Prêcheurs.
Foulques survécut dix ans à Dominique. Il mourut
le 25 décembre 1231 , et fut inhumé dans une chapelle
de l'abbaye de Grand-Selve, non loin de Toulouse. Son
tombeau a disparu sous les ruines que l'on voit encore;
mais les révolutions du temps et des empires ne peuvent
rien contre sa mémoire, étroitement liée à un homme
et à une œuvre dont il protégea le berceau , et qui le
couvrent maintenant de leur immortalité.
Quelques jours après l'acte qu'on vient de rapporter,
Dominique s'éloigna de Rome par la route de Toscane..
Il y avait à Bolsena, sur cette route, une maison dont
le maître avait coutume de lui donner l'hospitalité , et
qui en fut récompensé avant la mort du saint d'une
manière miraculeuse. Un jour que la grêle tombait sur
les vignes qui entourent Bolsena, Dominique apparut
dans le ciel, étendant sa chape sur la vigne de son
hôte, et la préservant du fléau. Tout le monde fut
témoin de cette apparition, et, au témoignage de Thierry
d'Apolda, on voyait encore dans la vigne, à la fin du
xiii° siècle, la petite maison que Dominique avait ha-
— 400 —
bitée quand il passait à Bolsena. Elle était soigneuse-
ment conservée parles descendants de son ancien pos-
sesseur, lesquels, selon la recommandation expresse
de leur ancêtre , y accueillaient avec bonté les Frères
Prêcheurs toutes les fois qu'ils en avaient l'occasion.
La Pentecôte de l'an 1221 tombait le 30 mai. C'était
le jour marqué pour la célébration du deuxième cha-
pitre général à Bologne. Dominique, en entrant à Saint-
Nicolas, remarqua que l'on travaillait à élever l'un des
bras du couvent, pour en agrandir les cellules ; il pleura
beaucoup en voyant cet ouvrage, et dit à frère Rodolphe ,
procureur du couvent, et aux autres Frères : « Hé quoi !
(( vous voulez sitôt abandonner la pauvreté, et vous
« bâtir des palais ! » Il ordonna ensuite qu'on arrêtât
les travaux, qui ne furent repris qu'après sa mort (1).
Les actes du deuxième chapitre général ne sont point
parvenus jusqu'à nous. Tout ce que nous en savons ,
c'est la division qui y fut faite de l'ordre en huit pro-
vinces, savoir : l'Espagne, la Provence, la France, la
Lombardie, Rome, l'Allemagne , la Hongrie et l'Angle-
> terre. La primauté d'honneur fut donnée à l'Espagne,
non par droit d'antiquité, mais par vénération pour la
personne du saint patriarche dont elle était le berceau.
Elle eut pour prieur provincial Suéro Gomez ; la Pro-
vence, Bertrand de Garrigue; la France, Matthieu de
France; la Lombardie, Jourdain de Saxe; Rome, Jean
de Plaisance; l'Allemagne, Conrad le Teutonique; la
Hongrie, Paul de Hongrie; l'Angleterre, Gilbert de
(1) Artea (le Bolognr, {]i'\)o^\lhm (ri'ltiiMiiHMl'Espagne, n. \.
— 401 -
Frassinet. Les six premières provinces renfermaient à
elles seules environ soixante couvents fondés en moins
de quatre années; les deux dernières, la Hongrie et
l'Angleterre, n'avaient point encore reçu de Frères
Prêcheurs. Dominique leur en envoya du sein même
du chapitre général.
Paul , qui fut destiné à la Hongrie , était un profes-
seur de droit canonique à l'université de Bologne tout
récemment entré en religion. Il partit avec quatre com-
pagnons, parmi lesquels était irère Sadoc, renommé par
l'éminence de sa vertu. Vesprim et Albe-Royale furent
les premières villes où ils fondèrent des couvents. Ils
s'avancèrent plus tard jusque vers cette nation des Cu-
mans qui avait tant excité la sollicitude de Dominique,
et où il aurait voulu finir ses jours. Je ne raconterai
qu'une seule histoire de l'établissement des Frères gn
Hongrie, parce qu'elle nous initiera de plus en plus à la
manière dont s'accomplissaient ces saintes expéditions.
(( En ce temps-là, deux Frères de la province de Hon-
« grie vinrent à un certain village, à l'heure où le
« peuple chrétien a coutume de s'assembler pour en-
oc tendre la messe. Lorsqu'elle fut finie, et que les habi-
« tants retournaient chacun en leur maison, le sacristain
« ferma la porte de l'église, et les Frères demeurèrent
« au dehors, sans que personne leur ouvrît les entrailles
« de la charité. Un pauvre pécheur vit cela ; il en fut
a touché de compassion, et pourtant il n'osa pas les
« inviter à venir chez lui , parce qu'il n'avait rien pour
« les recevoir. Mais il courut à sa maison , et dit à sa
<£ femme : — Oh ! si nous avions de quoi donner à man-
— 402 —
« ger à ces deux Frères ! Je suis tourmenté pour ees
« pauvres gens qui sont là à la porte de l'église, et à
« qui personne n'offre l'hospitalité. — La femme ré-
« pondit : — Nous n'avons qu'un peu de millet pour
« toute nourriture. — Néanmoins, son mari lui ayant
« ordonné de secouer la bourse pour voir s'il n'y avait
(( rien dedans , il en tomba , contre leur espérance ,
« deux pièces de monnaie. Le pêcheur, ravi de joie , lui
« dit : — Va vite acheter du pain et du vin ; fais cuire
« aussi le millet et des poissons. — Puis il courut à l'é-
« glise , où les Frères étaient encore debout à la porte,
« et les invita humblement à venir à sa maison. Les
« Frères s'assirent donc à cette pauvre table servie par
« une immense charité ; ils y apaisèrent leur faim , et,
« après avoir rendu grâces à leur hôte, ils se retirèrent
« en priant Dieu de le récompenser. Le Seigneur enten-
« dit leur prière. Depuis ce jour-là, la bourse du pê-
« cheur ne fut jamais vide ; deux pièces de monnaie s'y
« trouvaienttoujours.il acheta une maison, des champs,
« des brebis, des bœufs, et le Seigneur lui donna de
« plus un fils. Mais quand il fut suffisamment pourvu,
« la grâce des deux pièces de monnaie cessa (1) . »
La mission d'Angleterre eut un succès non moins
heureux que celle de Hongrie. Gilbert de Frassinet, qui
en était le chef, se présenta avec douze compagnons à
l'archevêque de Cantorbéry. L'archevêque, ayant ouï
qu'ils étaient des Frères Prêcheurs , ordonna inconti-
(1) Thierry d'Apolda, Vie de saint Dominique , chap. xxvi ,
n. 319 et 320.
— 4^3 —
nent à Gilbert de prêcher devant lui dans une église où
lui-même s'était proposé de monter en chaire ce jour-
là. Il en fut si content, qu'il donna son amitié aux
Frères , et les protégea tout le temps qu'il vécut. Leur
premier établissement fut à Oxford ; ils y élevèrent une
chapelle à la sainte \'ierge, et ou\Tirent des écoles qui
furent appelées les écoles de Saint-Edouard , du nom
de la paroisse où elles étaient situées.
Par ces deux missions d'Angleterre et de Hongrie ,
Dominique avait achevé de prendre possession de l'Eu-
rope. Il ne tarda pas à recevoir du Ciel un avertissement
que sa fin approchait. Un jour qu'il était en prière, et
qu'il soupirait ardemment après la dissolution de son
corps, un jeune homme d'une grande beauté lui apparut
et lui dit : « Viens, mon bien-aimé, viens dans la joie,
« viens (1) . » Il connut en même temps l'époque précise
du rendez -vous qui lui était donné, et étant allé voir
quelques étudiants de l'université de Bologne pour les-
quels il avait de l'affection , après plusieurs discours il
se leva pour se retirer, et les exhorta au mépris du
monde et à la pensée de la mort. « Mes chers amis, leur
« dit-il, vous me voyez maintenant en bonne santé,
(( mais avant que vienne l'Assomption de Notre-Dame,
« je serai enlevé de cette vie mortelle (2). » Il partit
ensuite pour Venise, où se trouvait le cardinal Ugolin
en qualité de légat apostolique. Il voulait lui recom-
mander une dernière fois les afl'aires de l'ordre, etsou-
{1^ Barthélémy de Trente, Vie cfe .fODit Dominique, u. 13.
(2) Gérard de Frachet, Vie des Frèi-es, liv. ii, cliap. 27.
— 404 —
haitait de ne pas mourir sans avoir pris congé d'un tel
ami. On était au plus fort des chaleurs de l'été. Un soir,
à la fin du mois de juillet, Dominique rentra au couvent
de Saint-Nicolas. Quoique très-fatigué du voyage, il eut
un long entretien sur les choses de l'ordre avec frère
Ventura et frère Rodolphe , l'un procureur , l'autre
prieur du couvent. Vers minuit, frère Rodolphe, qui
avait besoin de repos, engagea Dominique à aller dormir
et à ne point se lever pour les matines ; mais le saint n'y
voulut point consentir. Il entra dans l'église, et y pria
jusqu'à l'heure de l'office, qu'il célébra ensuite avec les
Frères. Après l'office , il dit à frère Ventura qu'il sentait
une douleur à la tête; bientôt une dyssenterie violente
accompagnée de fièvre se déclara. Malgré la souffrance,
le malade refusa de se coucher dans un lit ; il se tenait
tout habillé sur un sac de laine. Les progrès du mal
ne lui arrachaient aucune marque d'impatience, aucune
plainte, aucun gémissement; il paraissait joyeux comme
à l'ordinaire. Cependant lamaladies'aggravanttoujours,
il manda près de lui les Frères novices, et avec les plus
douces paroles du monde, qu'animait la gaieté de son
visage, il les consola et les exhorta au bien. Il appela
ensuite douze des plus anciens et des plus graves d'entre
les Frères, et fit tout haut en leur présence la confession
générale de sa vie à frère Ventura. Quand elle fut ter-
minée, il leur dit : « La miséricorde de Dieu m'a con-
« serve jusqu'à ce jour une chair pure et une virginité
(( sans tache; si vous désirez la même grâce, évitez
« tout commerce suspect. C'est la garde de cette vertu
« qui rend le serviteur de Dieu agréable au Christ, et
— 405 —
« qui lui donne gloire et crédit devant le peuple. Per-
ce sistez à servir le Seigneur dans la ferveur de l'es-
« prit ; appliquez - vous à soutenir et à étendre cet
<(. ordre, qui n'est que commencé; soyez stables dans
« la sainteté , dans l'observance régulière , et croissez
(( en vertu (1). » Il ajouta, pour les exciter davantage
à veiller sur eux -mêmes : « Quoique la bonté divine
« m'ait préservé jusqu'à cette heure de toute souillure,
« je vous avoue cependant que je n'ai pu échapper à
« cette imperfection , de trouver plus de plaisir à la
« conversation des j eunes femmes qu'à celle des femmes
(.(. âgées (2). » Puis, troublé en lui-même de son ai-
mable et sainte naïveté , il dit tout bas à frère Ventura :
(( Frère, je crois que j'ai péché en parlant publique -
<( ment aux Frères de ma virginité; j'aurais dû m'en
« taire (3). » Après cela , il se tourna de nouveau vers
eux, et employant la forme sacrée du testament, il
leur dit : « Voici , mes Frères bien -aimés, l'héritage
« que je vous laisse comme à mes enfants : Ayez la
« charité , gardez l'humilité , possédez la pauvreté vo-
« lontaire (4). » Et afin de donner une plus grande
sanction à la clause de ce testament qui regardait la
pauvreté , il menaça de la malédiction de Dieu et de la
sienne quiconque oserait corrompre son ordre en y
introduisant la possession des biens de ce monde.
(1) Thierry d'Apolda, Vie de saint Dominique, chap. xx,
n. 234.
(2) Le B. Jourdain de Saxe , Vie dr saint Doiinnigue, chap. iv,
II. 68.
(3) Actes de Bologne, déposition de frère Yontura.
(4) Le B. Humbert, Vie de saint Dominique, ii. 53.
— 406 —
Les Frères ne désespéraient pas encore de la vie de
leur père. Ils ne pouvaient croire que Dieu le ravit sitôt
à l'Église et à eux. D'après le conseil des médecins, et
dans la pensée que le changement d'air lui serait utile ,
ils le transportèrent à Sainte-Marie-du-Mont, église dé-
diée à la sainte Vierge sur une hauteur voisine de Bo-
logne. Mais la maladie , rebelle à tous les remèdes et à
tous les vœux, ne fit qu'empirer. Dominique, se croyant
près de mourir, appela de nouveau les Frères auprès de
lui. Ils vinrent au nombre de vingt avec leur prieur
Ventura, et se rangèrent autour du malade gisant de-
vant eux. Dominique leur adressa un discours dont rien
ne s'est conservé, sinon que jamais paroles plus tou-
chantes n'étaient sorties de son cœur. Il reçut ensuite le
sacrement de l'extrême-onction. Puis, ayant su de frère
Ventura que le religieux préposé à l'église de Sainte-
Marie-du-Mont se promettait d'y garder son corps et de
l'y ensevelir, il dit : « A Dieu ne plaise que je sois ense-
« veli ailleurs que sous les pieds de mes Frères ! Portez-
« moi dehors, dans cette vigne, afin que j'y meure,
(( et que vous me donniez la sépulture dans notre
(( église (1). » Les Frères le rapportèrent donc à Bo-
logne , craignant à chaque pas de le voir s'éteindre dans
leurs bras. Comme il n'avait pas de cellule propre au
couvent, on le déposa dans celle de frère Monéta. On
voulut le changer de vêtements ; mais il n'en avait pas
d'autres que ceux qu'il portait sur lui, et Monéta donna
une de ses tuniques pour le couvrir. Frère Rodolphe
(1) Ades de Bologne, déposition de frère Ventura, n. 8.
— 407 —
soutenait la tète du saint , et essuyait la sueur de son
visage avec un linge ; les autres Frères assistaient en
pleurant à ce spectacle. Dominique, pour les consoler,
leur dit : « Ne pleurez pas , je vous serai plus utile au
« lieu où je vais que je ne le fus ici (1). » Quelqu'un des
Frères lui demanda où il voulait que son corps fût in-
humé; il répondit : «Sous les pieds de mes Frères (2).»
Une heure s'était écoulée depuis qu'on était arrivé à Bo-
logne. Dominique, voyant que les Frères, troublés par
leur douleur, ne songeaient pas à la recommandation de
l'àme, fit appeler frère Ventura, et lui dit : « Préparez-
(( vous (3). » Ils se préparèrent aussitôt, et vinrent se
ranger avec solennité autour du mourant. Dominique
leur dit : « Attendez encore (4). » Ventura, profitant de
ce moment extrême, dit au saint: « Père, vous savez
« dans quelle tristesse et quelle désolation vous nous
« laissez; souvenez-vous de nous devant le Seigneur(5) . »
Dominique, levant les yeux et les mains au ciel, fit cette
prière : « Père saint, j'ai accompli votre volonté, et ceux
« quevousm'aviezdonnés, je les ai conservés et gardés;
«. maintenant je vous les recommande; conservez-les et
« gardez-les (6).» Un moment après, il dit: « Com-
« mencez (7). » Ils commencèrent donc la recomman-
dation solennelle de l'âme , et Dominique la faisait avec
(1) Actex de Bologyie, déposition de frère Rodolphe, n. 4.
(2) Ihid., n. 7.
(3) Ibid., déposition de frère Ventura, u. 7.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) I])i(l.
— 408 —
eux, du moins on voyait ses lèvres se remuer. Mais lors-
qu'ils furent à ces mots : Venez à son aide , tiaints de Dieu;
venez au-devant de lui, anges du Seigneur, prenez son âme et
portez- la en présence du Très - Haut , ses lèvres firent un
dernier mouvement, ses mains se levèrent au ciel , et
Dieu reçut son esprit. On était au 6 août de l'an 1221,
à l'heure de midi , un vendredi.
Le même jour, à la même heure, frère Guala, prieur
du couvent de Brescia , et depuis évêquede cette ville ,
s'étant appuyé un instant contre la tour où étaient les
cloches du couvent, fut pris d'un léger sommeil. Dans
cet état , il vit des yeux de l'àme une ouverture qui se
faisait au ciel, et deux échelles qui descendaient jusqu'à
terre par cette ouverture. Au sommet de l'une était
Jésus -Christ; au sommet de l'autre était la bienheu-
reuse Vierge, sa Mère. Au bas, entre les deux échelles,
un siège était placé , et sur ce siège quelqu'un était
assis ayant la ressemljlance d'un Frère; mais on ne dis-
cernait pas quel était ce frère , parce qu'il avait la tète
voilée de son capuce, à la manière des morts. Le long
des deux échelles, des anges montaient et descendaient
en chantant des cantiques, et les échelles s'élevaient au
ciel, tirées par Jésus-Christ et sa sainte Mère, et avec
elles le siège et celui qui était assis dessus. Quand elles
furent tout à fait en haut, le ciel se ferma, et la vision
disparut. Frère Guala, quoique encore faible d'une ma-
ladie récente , se rendit aussitôt à Bologne , et connut
que Dominique était mort le même jour et à la même
heure où il avait eu cette vision.
Le même jour encore, deux Frères de Rome , Tan-
— 409 —
crède et Raon, allaient de la ville à Tivoli. Ils y arri-
vèrent un peu avant l'heure de midi, et Tancrède or-
donna à Raon d'aller célébrer la sainte messe. Raon s'é-
tant confessé avant de monter à l'autel , Tancrède lui
donna pour pénitence de se souvenir au saint sacrifice
de leur père Dominique, malade à Bologne. Lorsque
Raon fut parvenu à l'endroit de la messe où l'on fait
mémoire des vivants, et qu'il s'appliquait à la pensée
qui lui avait été enjointe pour pénitence, il fut ravi en
extase , et vit Dominique sortant de Bologne , le front
ceint d'une couronne d'or, enveloppé d'une admirable
lumière, et ayant à droite et à gauche de lui deux
hommes vénérables qui l'accompagnaient. Un avertisse-
ment intérieur lui donna en même temps la certitude
que le serviteur de Dieu venait de mourir et d'entrer
glorieusement dans la sainte patrie.
Il n'est pas difficile d'entendre ce que signifiaient les
deux échelles du songe de Guala et les deux vieillards
de l'extase de Raon . Ils représentaient sans doute l'action
et la contemplation , que Dominique avait si merveil-
leusement unies dans sa personne et dans son ordre.
Par une disposition de la Providence , le cardinal
Ugolin arriva à Bologne peu après que Dominique eut
rendu le dernier soupir. Il voulut célébrer lui-même
l'office des funérailles, et vint à Saint -Nicolas, où se
trouvèrent aussi le patriarche d'Aquilée , des évêques,
des abbés, des seigneurs, et tout un peuple. On apporta
sous les yeux de cette multitude le corps du saint, dé-
jiouillé du seul trésor qui lui fût resté : c'étaitune chaîne
de fer qu'il portait sur sa chair nue, ot que lui avait ôtée
»=- MO —
frère Rodolphe en le revêtant des habits du cercueil. Il
la donna depuis au bienheureux Jourdain de Saxe. Tous
les regards et tous les cœurs étaientattachéssurcecorps
sans vie. L'office commença par des chants qui se res-
sentaient de la tristesse universelle , et qui tombaient
des lèvres comme des larmes. Mais peu à peu la pensée
des Frères s'éleva au-dessus de ce monde ; ils ne virent
plus leur père vaincu par la mort et ne leur laissant que
des restes inanimés. Sa gloire leur apparut par la certi-
tude qu'ils en avaient. Un chant de triomphe succéda
aux lamentations funèbres, et unejoie inénarrable des-
cendit du ciel dans les esprits. En ce moment, le prieur
de Sainte- Catherine de Bologne, nommé Albert, que
Dominique avait affectionné, entra dans l'église, et la
joie des Frères tombant à l'improviste au sein de sa dou-
leur personnelle, il ne se posséda plus. Le voilà qui se
jette sur le corps du saint; il le couvre de baisers; il le
sollicite par de longs embrassements , comme s'il eût
voulu le forcer de revivre et de lui répondre. Les re-
liques de son ami se montrent sensibles à l'excès de sa
piété. Albert se relève et dit à Ventura : « De bonnes
« nouvelles. Père prieur, de bonnes nouvelles. Maître
« Dominique m'a embrassé, et m'a dit que cette année
c( même j'irais le rejoindre dans le Christ (2). » Il
mourut en effet dans l'année.
Quand cet office , qui n'avait plus de nom dans la
langue de la douleur et dans celle de la joie, fut achevé,
les Frères déposèrent le corps de leur père dans un coflre
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. II, chap. 23.
— Ml —
de simple bois fermé de longs clous de fer. Il y fut mis
tel qu'il était à l'heure delà mort, sans autre aromate que
l'odeur de ses vertus. Une fosse avait été creusée dans
l'intérieur de l'église , sous le pavé , et on en avait fait
un caveau avec de fortes pierres. Le cercueil y fut des-
cendu. On le recouvrit d'un bloc pesant, cimenté avec
soin, pour qu'aucune main téméraire n'eût l'envie d'y
toucher. Rien ne fut gravé sur cette pierre; aucun mo-
imment ne s'y éleva. Dominique était, à la lettre, sous
les pieds de ses Frères, comme il l'avait voulu. La nuit
du jour où il y fut placé , un étudiant de Bologne qui
n'avait pu assister à ses funérailles le vit en songe dans
Téglise de Saint-Nicolas , assis sur un trône et couronné
de gloire. Étonné de ce spectacle , il lui dit : « N'est-ce
(( pas vous, maître Dominique, qui êtes mort? » Le
saint répondit : a Je ne suis pas mort, mon fils , parce
« que j'ai un bon maître avec lequel je vis (1). » Dès
le matin, l'étudiant se rendit à l'église de Saint-Nicolas,
et il y trouva le sépulcre de Dominique à l'endroit même
où il l'avait vu assis sur un trône.
Tel fut, dans la vie et dans la mort, Dominique de
Gusman , fondateur de l'ordre des Frères Prêcheurs ,
l'un des hommes, à le considérer même humainement, le
plus hardi par le génie , le plus tendre par le cœur qui
ait existé. Il posséda dans une fusion parfaite ces deux
({ualités qui ne sont presque jamais possédées ensemble
au même degré. Il exprima l'un par une vie extérieure
d'une activité prodigieuse, et l'autre par une vie inté-
(1) Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. !, cliap. i9.
— 412 —
rieiire dont on peut dire que chaque souffle était un acte
d'amour envers Dieu et envers les hommes. Son siècle
nous a laissé sur lui des monuments courts mais nom-
breux. Je les ai lus avec admiration, à cause du talent
simple et sublime dont ils sont pleins, et avec étonne-
ment, à cause du caractère qu'ils attribuent à leur héros.
Car, bien que je fusse sûr que saint Dominique avait été
calomnié par les écrivains modernes , il m'était impos-
sible de penser que son histoire y prêtât si peu. J'ai dû
me détromper, et acquérir une preuve de ce qu'il en coûte
de providence à Dieu, et aux hommes de travaux et de
vertus, pour conserver ici -bas quelque vestige de la
vérité. J'ai rapporté fidèlement ce que j'ai trouvé ; mais
je n'ai pu rendre l'amour qui surabonde dans ces vieux
écrits pour la personne de saint Dominique, ni les pléo-
nasmes intarissables avec lesquels des gens du treizième
siècle parlent de sa douceur, de sa bonté, de sa miséri-
corde, de sa compassion, et de toutes les nuances que la
charité prenait dans son cœur. Leur témoignage ne sau-
rait être suspect, et nul d'eux assurément ne songeait à
écrire au poinfde vue de notre temps. Si je n'ai pu égaler
la tendresse de leur plume en peignant d'après eux saint
Dominique, du moins ils m'ont fait rougir de la pensée
de transformer son histoire en une apologie. L'apologie
est une injure dont ce grand homme n'a pas besoin. Je
clos donc sa vie sans la défendre. J'imite ses enfants, qui
ne mirent sur sa tombe aucune épitaphe, persuadés
qu'elle parlerait toute seule, et assez haut. Mais puisque
ses premiers historiens, avant de se séparer de lui, ont
pieusement rassemblé lesprincipaux traifs de sa physio-
— 413 —
nomie, je les imiterai aussi, et, me reconnaissant in-
capable d'égaler la force et la naïveté de leur pinceau ,
j'emprunte au plus ancien et au plus illustre d'entre
eux le portrait vénéré de mon père.
« Il y avait en lui , dit le bienheureux Jourdain de
« Saxe, une si grande honnêteté de mœurs, un si grand
(( mouvement de ferveur divine , qu'on voyait tout de
« suite que c'était un vase d'honneur et de grâce, à qui
(( ne manquait aucun ornement de prix. Rien ne trou-
« blait l'égalité de son âme, si ce n'est la compassion et
« la miséricorde. Et parce qu'un cœur content réjouit le
« visage de l'homme, on devinait sans peine à la bonté
« et à la joie de ses traits sa sérénité intérieure, que le
(( moindre mouvementde colère n'obscurcissait jamais.
« Il était ferme dans ses desseins, et rarement il lui
« arrivait de revenir sur une parole qu'il avait dite après
« y avoir mûrement réfléchi devant Dieu. C'est pour-
« quoi, bien que sa figure brillât d'une lumière aimable
« et douce, cette lumière pourtant ne se laissait point
(( mépriser; mais elle gagnait facilement le cœur de
« tous, et à peine l'avait -on regardé, qu'on se sentait
« entraîné vers lui. Partout où il se trouvait, soit en
« route avec ses compagnons , soit dans une maison
« étrangère avec un hôte et sa famille , soit au milieu
(( des grands, des princes et des prélats , il abondait en
« discours et en exemples qui provoquaient au mépris
« du siècle et à l'amour de Dieu. Partout il se montrait
« l'homme évangélique par sa parole et par ses œuvres.
«. Pendant le jour avec ses Frères ou ses compagnons,
« nul n'étaitd'un commerce plus facile et plus agréable;
_ 414 —
€ pendant la nuit, nul ne l'égalait pour les veilles et la
prière. Il gardait les pleurs pour le soir et la joie pour
le matin. Il donnait le jour au prochain, la nuit à
Dieu , sachant que Dieu a consacré le jour à la misé-
ricorde, et la nuit à l'action de grâces. Il pleuraitabon-
damment et souvent; ses larm.es étaient son pain le
jour et la nuit : le jour, quand il oftrait le saint sacri-
fice; la nuit, quand il veillait. Il avait coutume de
passer dans l'église le temps du repos , et on ne lui
connaissait aucun lit pour coucher , si ce n'est bien
rarement. Il priait et veillait dans les ténèbres tant
que la fragilité de son corps le lui permettait, et lors-
qu'enfin la lassitude l'avait contraint au sommeil , il
dormait un peu devant un autel ou en quelque autre
lieu , la tète appuyée sur une pierre comme le pa-
triarche Jacob; après quoi il reprenait la vie et la
ferveur de l'esprit. Il embrassait tous les hommes dans
le sein d'une large charité , et, comme il les aimail
tous, il était aimé de tous. Rien ne lui était plus na-
turel que de se réjouir avec ceux qui étaient dans la
joie, de pleurer avec ceux qui pleuraient, de se don-
ner au prochain et aux malheureux. Il y avait encore
une chose qui le rendait aimable à tous, c'était la sim-
plicité de sa conduite , où n'apparut jamais l'ombre
de la finesse et du déguisement. Amateur de la pau-
vreté, il ne portait que de vils habits; toujours maître
de son corps , il observait une extrême réserve dans
le boire et dans le manger, content de quelque simple
mets, et usant du vin si modérément, qu'il satisfai-
sait au besoin de la nature sans émousser la pointe
— 445 —
a subtile et délicate de son esprit. Qui atteindra jamais
« jusqu'à la vertu de cet homme? Nous pouvons bien
« l'admirer et comprendre par son exemple l'inertie
« de notre temps ; mais pouvoir ce qu'il a pu n'appar-
« tient qu'à une grâce singulière , si jamais Dieu la
« donne encore une fois à quelque autre homme qu'il
«: voudra élever au faîte de la sainteté. Imitons cepen-
« dant, mes Frères, selon nos faibles forces, les
« exemples de notre père , et rendons grâces au Ré-
« dempteur , qui , dans cette même voie où nous mar-
« chons , a donné un tel chef à ses serviteurs. Prions le
« Père des miséricordes, afin qu'aidés de cet esprit qui
« gouverne les enfants de Dieu , et marchant sur les
« traces de nos ancêtres, nous arrivions par un chemin
« tout droit à l'éternelle patrie où le bienheureux Do~
« minique nous a précédés (i). »
(1) Vie de saint Dominique, chap. iv^ n. 7b et suiv.
CHAPITRE XVIII
TRANSLATION DU CORPS DE SAINT DOMINIQUE, ET SA CANONISATIO?!.
Douze ans s'étaient écoulés depuis la mort de saint
Dominique. Dieu avait manifesté la sainteté de son ser-
viteur par une foule de miracles opérés à son tombeau
ou dus à l'invocation de son nom. On voyait sans cesse
des malades entourer la pierre qui couvrait ses restes, y
passer le jour et la nuit, et s'en retourner en lui rendant
gloire de leur guérison. Des images s'appendaient aux
murs voisins en souvenir des bienfaits qu'on avait reçus
de lui, et les signes de la vénération populaire ne se
démentaient point avec le temps. Cependant un nuage
couvrait les yeux des Frères , et tandis que le peuple
exaltait leur fondateur, eux, ses enfants, loin de prendre
soin de sa mémoire, semblaient travailler à en obscurcir
l'éclat. Non-seulement ils laissaient sa sépulture sans
ornement; mais, de peur qu'on ne les accusât de cher-
cher une occasion de gain dans le culte qu'on lui rendait
déjà, ils arrachaient des murs les simulacres qu'on y
attachait. Quelques-uns souffraient de cette conduite ,
sans oser aller jusqu'à la contradiction. Il arriva même
que le nombre des Frères croissant toujours, on fut
— 417 —
obligé de détruire la vieille église de Saint-Nicolas pour
en bâtir une nouvelle, etle tombeau du saint patriarche
demeura en plein air, exposé à la pluie et à toutes les
injures des saisons. Ce spectacle toucha plusieurs des.
Frères ; ils délibéraient entre eux sur la manière de
transporter ces précieuses reliques dans une sépulture
plus convenable, et ils ne croyaient pas pouvoir le faire
sans l'autorité du pontife romain. « Des fils avaient sans
« doute le droit d'ensevelir leur père , dit le bienheu-
« reux Jourdain de Saxe ; mais Dieu permettait qu'ils
« recherchassent, pour remplir cet office de piété, l'ap-
« pui d'un plus grand qu'eux , afin que la translation
« du glorieux Dominique prît un caractère de canoni-
« cité (1). » Les Frères préparèrent donc un nouveau
sépulcre , plus digne de leur père , et ils envoyèrent
plusieurs d'entre eux au souverain Pontife pour le con-
sulter. C'était le vieux Ugolin Gonti qui occupait alors
le trône pontifical sous le nom de Grégoire IX. Il reçut
très-durement les Frères , et leur reprocha d'avoir né-
ghgé si longtemps l'honneur dû à leur patriarche. «J'ai
(( connu., ajouta -t-il, cet homme tout apostolique, et je
(( ne doute pas qu'il ne soit associé dans le ciel à la
« gloire des saints apôtres (2). » Il eût même souhaité
venir en personne à sa translation; mais, retenu par
les devoirs de sa charge , il écrivit à l'archevêque de
Ravenne de se rendre à Bologne avec ses suffragants
pour assister à la cérémonie.
(1) Lettre enri/r/ique nu.i: Frètes, dans les Actes c/ps saittts de
Boll.-iiidiis, '. I d'.ioùl,].. 52'..
(-2) Ibid.
— 418 —
On était à la Pentecôte de Fan 1233. Le chapitre gé-
néral de l'ordre était assemblé à Bologne sous la prési-
dence de Jourdain de Saxe, successeur immédiat de saint
Dominique danslegénéralat. L'archevêque de Ravenne,
obéissant aux ordres du pape, les évêques de Bologne ,
de Brescia, de Modène et de Tournay, étaient présents
dans la ville. Plus de trois cents Frères y étaient venus
de tous pays. Un grand nombre de seigneurs et de ci-
toyens honorables des villes voisines se pressaient dans
les hôtelleries. Tout le peuple était dans l'attente.
(( Cependant, dit le bienheureux Jourdain de Saxe, les
« Frères sontlivrés à l'angoisse; ils prient, ils pâlissent,
« ils tremblent; ils ont peur que le corps de saint Domi-
c( nique, longtemps exposé à la pluie et à la chaleur
« dans une vile sépulture , n'apparaisse rongé des vers,
« et n'exhale une odeur qui diminue l'opinion de sa
« sainteté (1). » Dans le tourment que leur causait cette
pensée, ils songèrent à ouvrir en secret la tombe du
saint; mais Dieu ne permit pas qu'il en fût ainsi. Soit
qu'on en eût quelques soupçons , soit pour constater
davantage l'authenticité des reliques , le podestat de
Bologne fit garder nuit et jour le sépulcre par des che-
valiers armés. Toutefois, afin d'avoir plus de liberté
pour la reconnaissance du corps, et d'éviter au premier
moment la confusion du peuple immense qui remplis-
sait Bologne , on convint de faire la nuit l'ouverture du
tombeau. Le 24 mai, surlendemain de la Pentecôte,
(1) Lettre encyclique aux Frères, dans les Actes <les saints df
BoUaiidus, 1. 1 d'août, p. 521.
— 419 —
avant l'aurore , l'archevêque de Ravenne et les autres
évêques, le maître général de l'ordre avec les définiteurs
du chapitre, le podestat de Bologne, les principaux sei-
gneurs et citoyens tant de Bologne que des villes voi-
sines, se réunirent à la lueur des flambeaux autour de
l'humble pierre qui couvrait depuis douze ans les restes
de saint Dominique. En présence de tous, frère Etienne,
prieur provincial de Lombardie, et frère Rodolphe,
aidés de plusieurs autres Frères, se mirent à enlever le
ciment qui liait la pierre au sol. Il était d'une grande
dureté , et ne céda qu'avec peine aux efforts du fer.
Quand on l'eut écarté, et que les murs extérieurs du
caveau furent visibles, frère Rodolphe en endommagea
la maçonnerie avec un marteau de fer, et ensuite on sou-
leva péniblement, à l'aide de pics, la pierre supérieure
du monument. Pendant qu'on la soulevait, un inénar-
rable parfum s'échappa du sépulcre entr'ouvert : c'était
une odeur qui ne rappelait à personne rien de ce qu'il
avait senti, et qui surpassait toute imagination. L'arche-
vêque , les évêques et tous ceux qui étaient présents ,
remplis de stupeur et de joie , tombèrent à genoux en
pleurant et en louant Dieu. On acheva d'ôter la pierre,
qui laissa voir au fond du caveau le coflre de bois où
étaient renfermées les reliques du saint. Il y avait à la
table de dessus une faible ouverture, d'où sortait avec
abondance le parfum qui avait saisi les assistants, et qui
devint plus pénétrant encore lorsque lecercueil fut hors
de la fosse. Tout le monde s'inclina pour vénérer ce
bois précieux ; des flots de larmes y tombaient avec des
baisers. On l'ouvrit enfin eu arrachant les clous de la
— 420 —
partie supérieure, et ce qui restait de saint Dominique
apparut à ses Frères et à ses amis. Ce n'étaient plus que
des ossements, mais des ossements pleins de gloire et
de vie par l'arôme céleste qui s'en exhalait. Dieu seul
connaît lajoie dont surabondèrent alors tous les cœurs,
et nul pinceau ne saurait peindre cette nuit embaumée,
ce silence ému , ces évêques , ces chevaliers , ces reli-
gieux, tous ces fronts brillants de larmes et penchés sur
un cercueil, y cherchant à la lueur des cierges le grand
et saint homme qui les voyait du haut du ciel, et répon-
dait à leur piété par ces embrassements invisibles qui
navrent l'àme d'un trop fort bonheur. Les évêques ne
crurent pas leurs mains assez filiales pour toucher les os
du saint; ils en laissèrent la consolation et l'honneur à
ses enfants. Jourdain de Saxe se baissa vers ces sacrés
restes avec une respectueuse dévotion , et les transporta
dans un cercueil nouveau fait de bois de mélèze. Pline
dit que ce bois résiste à l'action du temps. Le cercueil
fut fermé de trois clefs, dont on remit l'une au podestat
de Bologne, l'autre à Jourdain de Saxe, la troisième
au prieur provincial de Lombardie. Il fut ensuite porté
dans la chapelle où s'élevait le monument destiné à en
garder le dépôt : ce monument était de marbre, mais
sans aucun ornement sculpté.
Quand le jour fut venu, les évêques, le clergé, les
Frères, les magistrats, les seigneurs se rendirent de
nouveau à l'église de Saint-Nicolas, déjà inondée d'une
foule innombrable de peuple et d'hommes de toutes na-
tions. L'archevèquedeRavennechantalamessedujour,
qui était celle du mardi de la Pentecôte , et par une tou-
— 421 —
chante rencontre, les premières paroles du chœur
furent celles-ci : Accipite jucunditatem gloriœ vestrœ : —
Recevez la joie de votre gloire. Le cercueil était ouvert ,
et répandait dans l'église des baumes sublimes que
les suaves fumées de l'encens ne parvenaient point à
corrompre; le son des trompettes se mêlait par inter-
valles au chant du clergé et des religieux; une multi-
tude infinie de lumières brillaient dans les mains du
peuple : nul cœur, si ingrat qu'il fût , n'était à l'abri
des chastes enivrements de ce triomphe de la sainteté.
La cérémonie achevée, les évêques déposèrent sous le
marbre le cercueil refermé , pour y attendre en paix et
en gloire le signal de la résurrection. Mais huit jours
après, à la sollicitation de beaucoup de personnes ho-
norables qui n'avaient pu assister à la translation , on
ouvrit le monument. Jourdain de Saxe prit dans ses
mains le chef vénérable du saint patriarche, et le pré-
senta à plus de trois cents Frères, qui eurent la conso-
lation d'en approcher leurs lèvres, et y gardèrent long-
temps l'ineffable parfum de ce baiser. Car tout ce qui
avait touché les os du saint devenait imprégné de la
vertu qu'ils possédaient. « Nous avons senti, dit le
« bienheureux Jourdain de Saxe, cetteprécieuse odeur,
« et ce que nous avons vu et senti , nous en rendons
« témoignage. Nous ne pouvions nous rassasier d'ou-
« vrir nos sens à l'impression qu'elle nous causait,
« quoique nous fussions resté de longues heures près
« du corps de saint Dominique à la respirer. Elle n'ap-
« portait avec le temps aucun ennui, elle excitait le
« cœur à la piété, elle opérait des miracles. Touchait-on
12»
— 422 —
ce le corps avec la main , avec une ceinture ou quelque
(.(. autre objet, aussitôt l'odeur s'y attachait (1). d
Thierry d'Apolda remarque en cet endroit que, même
avant la mort du saint, Dieu lui avait communiqué
déjà ce signe extérieur de la pureté de son âme. Un
jour qu'il célébrait la messe à Bologne , dans une fête
solennelle , un étudiant s'approcha au moment de l'of-
fertoire et lui baisa la main. Or, ce jeune homme était
livré à une grande incontinence, dont probablement il
cherchait la guérison. Il sentit, en baisant la main de
saint Dominique , un parfum qui lui révéla tout d'un
coup l'honneur et la joie des cœurs purs, et depuis ce
moment, avec la grâce de Dieu, il surmonta la corrup-
tion de ses penchants.
Les miracles éclatants qui avaient accompagné la
translationdu corps de saint Dominique déterminèrent
Grégoire IX à ne pas retarder davantage l'affaire de sa
canonisation. Par une lettre du 11 juillet 1233, il com-
mit pour procédera une enquête sur sa vie trois ecclé-
siastiques éminents , savoir : Tancrède, archidiacre de
Bologne; Thomas, prieur de Sainte-Marie-du-Rhin, et
Palmeri, chanoine de la Sainte-Trinité. L'enquête eut
lieu du 6 au 30 août. Les commissaires apostoliques en-
tendirent dans cet intervalle, et sous la foi du serment,
la déposition de neuf Frères Prêcheurs choisis parmi
ceux qui avaient eu avec saint Dominique les plus in-
times relations. C'étaient Ventura de Vérone, Guillaume
de Montferrat, Amison de Milan, Bonvisi de Plaisance,
(t) Lettre encijcUque aux Frères.
— 423 —
Jean de Navarre , Rodolphe de Faënza , Etienne d'Es-
pagne, Paul de Venise, Frugéri dePenna. Comme tous
ces témoins , sauf Jean de Navarre , n'avaient point
connu saint Dominique dans les premiers temps de son
apostolat, les commissaires du Saint-Siège crurent né-
cessaire d'établir en Languedoc un second centre d'en-
quête, etdéléguèreniacet effet l'abbé de Saint-Saturnin
de Toulouse, l'archidiacre de la même église, et celui
de Saint-Etienne. Vingt-sixtémoins furent entenduspar
eux, et, en outre, plus de trois cents personnes hono-
rables confirmèrent par leur serment et leur signature
tout ce que ces témoins avaient dit des vertus de saint
Dominique et des miracles obtenus par sonintercession .
La date précise de l'acte n'est pas connue ; il est de la fin
de 1233 ou du commencement de 1234.
Les dépositions de Bologne et de Toulouse ayant été
envoyées à Rome, Grégoire IX en délibéra avec le
sacré collège. Un auteur contemporain rapporte qu'il
dit dans cette occasion, en parlant de saint Dominique :
« Je ne doute pas plus de sa sainteté que de celle des
« apôtres Pierre et Paul (1). » La bulle de canonisa-
tion qui fut la suite de toutes ces procédures est ainsi
conçue :
« Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,
« à nos vénérables frères les archevêques et évêques,
« et à nos chers fils les abbés, prieurs, archidiacres,
« archiprêtres, doyens, prévôts et autres prélats des
(1) Etienne de Salanhac , r/ej Quatre Choses en quoi Dieu o
honoré l'ordre des Frères Prêcheurs.
— 424 —
« églises à qui ces lettres parviendraient, salut etbé-
« nédiction apostolique.
« La source de la sagesse , le Verbe du Père, dont la
« nature est bonté , dont l'œuvre est miséricorde, qui
« rachète et régénère ceux qu'il a créés, et veille jus-
ce qu'à la consommation des siècles sur la vigne qu'il a
« tirée d'Egypte, notre Seigneur Jésus -Christ fait pâ-
te raître de lui de nouveaux signes à cause de l'instabi-
c( lité des esprits, et change les miracles à cause des
« défiances de l'incrédulité. A la mort de Moïse, c'est-
« à-dire à l'expiration de la loi, il monte sur le char à
« quatre chevaux de l'Évangile, accomplissant les ser-
« ments qu'il avait jurés à nos pères, et ayant en main
c( cet arc de la parole sainte qu'il avait tenu bandé pen-
ce dant tout le règne des Juifs; il s'avanceau milieu des
« flots de la mer, dans cette vaste étendue des nations
<c dont le salut était figuré par Rahab; il va fouler aux
« pieds la confiance de Jéricho, la gloire du monde , et
« celui qu'à l'étonnement des peuples il a déjà vaincu
« par le premier frémissement de la prédication. Le
(( prophète Zacharie (1) avait vu ce char à quatre che-
« vaux sortir quatre fois d'entre deux montagnes d'ai-
(( rain. Le premier char avait des chevaux roux : et en
(( eux nous étaient représentés les maîtres des nations,
« les forts de la terre, ceux qui, se soumettant par la
« foi au Dieu d'Abraham , le père des croyants, ont, à
(( l'exemple de leur chef, et pour assurer les fonde-
«r ments de la foi, teint leurs habits dans Bosra, c'est-
(1) Chap. VI.
— 425 —
«c à-dire dans les eaux de la tribulatioii, et rougi de
« leur sang tous les signes de leur milice; ceux-là à
a qui la joie de la gloire future a fait mépriser le glaive
« temporel , et qui , devenus martyrs , c'est-à-dire té-
(( moins, ont souscrit par leur confession le livre de
« la nouvelle loi , ajouté à leur confession le poids des
« miracles, consacré le livre et le tabernacle, ouvrage
« de Dieu et non de l'homme , et tous les vases du
« ministère évangélique , par le sang d'hosties raison-
ce nables substitué au sang des animaux, et, jetant enfin
« le fdet de la prédication sur la vaste étendue des mers,
« ont formé l'Église de Dieu de toutes les nations qui
(( sont sous le ciel. Mais parce que la multitude a en-
ce gendre la présomption, et que la malice est née de la
« liberté, le second char a paru avec des chevaux de
« couleur noire , symbole de deuil et de pénitence : et
« en eux nous était représenté ce bataillon conduit par
« l'Esprit au désert sous la direction du très-saint Bé-
« noît, nouvel Elisée du nouvel Israël, bataillon qui
« rendit aux enfants des prophètes le bien perdu de la
« vie commune , rétablit le filet rompu de l'unité, et se
« répandit par les bonnes œuvres jusqu'en cette terre
« de l'aquilon d'où vient tout mal , et fit reposer dans
« les cœurs contrits Celui qui n'habite point dans les
« corps soumis au péché. Après cela, comme pour ré-
« créer les troupes fatiguéeset faire succéder la joieaux
« lamentations, le troisième char est venu avec des che-
« vaux blancs, c'est-à-dire avec les Frères des ordres
« de Citeaux et de Flore , qui , semblables à des brebis
<c tondues et chargées du lait de la charité, sont sortis
— 426 —
« du bain de la pénitence, ayant à leur tête saint Ber-
« nard, ce bélier revêtu d'en haut de l'esprit de Dieu,
« qui lésa menés dans l'abondance des vallées, afin que
« les passants délivrés par eux crient avec force au Sei-
« gneur, chantent des hymnes et assoient sur les flots
« le camp du Dieu des batailles. C'est avec ces trois
« armées que le nouvel Israël s'est défendu contre un
ce pareil nombre de Philistins. Mais à la onzième heure,
« lorsque le jour penchait déjà vers le soir, et que la
« charité s'étant refroidie dans l'iniquité , le soleil de
« justice descendait lui-même au couchant , le père de
« famille a voulu rassembler une milice plus propre
« encore à protéger la vigne qu'il avait plantée de sa
« main, et cultivée par des ouvriers loués en différents
(( temps, laquelle néanmoins n'était plus seulement
« embarrassée de ronces et d'épines, mais presque dé-
« molie par une multitude ennemie de petits renards.
« C'estpourquoi, comme nous le voyons présentement,
« à la suite des trois premiers chars, différents par leurs
« symboles, Dieu a suscité, sous la figure du quatrième
« char attelé de chevaux forts et de couleur variée, les
« légions des Frères Prêcheurs et Mineurs, avec leurs
c< chefs élus pour le combat. L'un de ces chefs fut saint
« Dominique, homme à qui Dieu avait donné la force
a et l'ardeur delà foi, et au cou duquel il avait attaché,
a. comme au cheval de sa gloire, le hennissement de la
« divine prédication. Dès l'enfance, il eut un cœur de
« vieillard , pratiqua la mortification de la chair, et re-
« chercha l'auteur de la vie. Consacré à Dieu sous la
« règle du bienheureux Augustin, il imita Samuel dans
— 427 —
a le service assidu du temple, et continua Daniel dans
« la ferveur de ses religieux désirs. Athlète courageux,
<( il suivait les sentiers delà justice et la voie des saints,
« se reposait à peine de la garde du tabernacle et des
(( offices de l'Église militante , soumettait la chair à la
« volonté, le sens à la raison, et, transformé en un seul
<( esprit avec Dieu , s'efforçait de se perdre en lui par
« l'excès de la contemplation , sans diminuer dans son
cœur et dans ses œuvres l'amour du prochain. Pen-
dant qu'il blessait à mort les délices de la chair, et
frappait d'éclat lumineux l'intelligence aveuglée des
impies , toute la secte des hérétiques trembla , toute
l'Église des fidèles tressaillit. La grâce cependant
croissait en lui avec l'âge, et le zèle du salut des âmes
l'enivra d'une ineffable joie; non content de s'être
donné tout entier à la parole de Dieu , il convertit au
ministère évangélique un si grand nombre d'hommes,
qu'il mérita d'avoir un nom et une œuvre dans la terre
des patriarches. Devenu pasteur et prince parmi le
peuple de Dieu, il institua par ses mérites un nouvel
ordre de prédicateurs, le régla par ses exemples, et
ne cessa de le confirmer par d'évidents et authen-
tiques miracles. Car, entre autres signes qui manifes-
tèrent sa puissance et sa sainteté durant le cours de
sa vie mortelle, il rendit la parole aux muets, la vue
aux aveugles, l'ouïe aux sourds, l'action aux para-
litiques, la santé à une foule de malades , et il parut
clairement, à tous ces prodiges, quel était l'esprit qui
animait la glèbe de son très-saint corps. Nous donc
« qui l'avons connu familièrement au temps que nous
— 428 —
occupions une moindre charge dans l'Église, et qui
avons eu dans le spectacle même de sa vie une in-
signe preuve de sa sainteté , maintenant que des té-
moins dignes de foi nous ont attesté la vérité de ses
miracles, nous croyons avec le troupeau du Seigneur
confié à nos soins , que , grâce à la miséricorde de
Dieu, il pourra nous être utile par ses suffrages, et
qu'après nous avoir consolé sur la terre par son ai-
mable amitié, il nous aidera dans le ciel de son puis-
sant patronage. C'est pourquoi, du conseil et du
consentement de nos Frères, et de tous les prélats
assistant alors 1 e Siège Apostolique, nous avons résolu
de l'inscrire au livre des Saints, et nous statuons fer-
mement, et vous ordonnons à tous par les présentes
de célébrer et de faire célébrer sa fête avec solennité
aux nones d'août, la veille du jour où il déposa le
fardeau de la chair (1), et pénétra, riche en mérites ,
dans la cité des saints , afin que le Dieu qu'il honora
vivant, touché de ses prières, nous accorde la grâce
dans le siècle , et la gloire dans le siècle futur. Vou-
lant en outre que la sépulture de ce grand confes-
seur, laquelle illustre l'Église catholique par d'écla-
tants miracles', soit dignement fréquentée et vénérée
par les chrétiens , nous accordons à tous les fidèles
pénitents et confessés qui la visiteront chaque année
(0 Le jour de la fête de saint Dominique était occupé par la
fête de saint Sixte, pape et martyr. Le jour précédent, 5 août,
fut consacré à la fête de Notre - Dame - des - Neiges par le pape
Clément VIII , et saint Dominique se trouva reporté au 4 août,
qu'il occupe actuellement dans le calendrier.
— 429 —
« avec dévotion et respect, au jour de la fête du saint,
« la remise d'un an de pénitence , nous confiant , pour
« cela, dans la miséricorde du Dieu tout-puissant et
« dans l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et
« Paul. Donné à Riéti, le 5 des nones de juillet, la
« huitième année de notre pontificat (1). »
Grégoire IX fut, à l'exception de saint Hyacinthe, le
dernier survivant des grands hommes qui avaient aimé
saint Dominique et concouru à l'accomplissement de ses
desseins. Il mourut le 21 août 1241 , à l'âge de quatre-
vingt-dix-sept ans, après trente années de cardinalat et
quatorze années de pontificat, sans que la majesté de
l'âge ni l'éclat des dignités eussent pu surpasser en lui la
splendeur du mérite personnel. Jurisconsulte, homme
de lettres , négociateur, il joignait à tous les dons du
corps et de l'esprit une âme magnanime, où purent tenir
à l'aise saint Dominique et saint François, tous les deux
canonisés par lui. On ne reverra probablement jamais
autour d'un seul homme des hommes tels qu'Azévédo,
Montfort, Foulques, Reginald , Jourdain de Saxe, saint
Hyacinthe, Innocent III, Honorius III, Grégoire IX,
ni tant de vertus, de nations et d'événements concourir
à un aussi grand but dans un temps aussi court.
Le culte de saint Dominique ne tarda pas à se ré-
pandre en Europe avec la bulle qui le canonisait; des
autels lui furent élevés en un grand nombre de lieux.
(l) liullaive de l'ordre des Frères Prêcheurs, t. I, p. 67.
Voir dans les Bollandistes, t. I d'août, Commentaire préalable'
aux actes de saint Dominique , 3, 47, une dissertation sur la date
de cette bulle, date qui a souffert quelque controverse.
— 430 —
Mais Bologne se distingua toujours par son zèle pour le
grand concitoyen que la mort lui avait donné. En 1267,
elle transporta son corps du tombeau sans sculpture où
il reposait, dans un tombeau plus riche et plus orné.
Cette seconde translation eut lieu par les mains de l'ar-
chevêque de Ravenne, en présence de plusieurs autres
évoques, du chapitre général des Frères Prêcheurs, du
podestat et des anciens de Bologne. Le cercueil fut ou-
vert, et le chef du saint , après avoir reçu les baisers des
évêques et des Frères, fut présenté à tout le peuple du
haut d'une chaire élevée en dehors de l'église de Saint-
Nicolas. En 1383, le cercueil fut ouvert une troisième
fois, et la tête placée à part dans une urne d'argent, afin
que les fidèles pussent jouir plus aisément du bonheur
de vénérer ce précieux dépôt. Enfin , le 16 juillet 1473,
les marbres du monument furent enlevés de nouveau,
et remplacés par des sculptures plus achevées dans le
goût du quinzième siècle. Elles étaient l'ouvrage de
Nicolas de Bari , et représentent divers traits de la vie
du saint. Je ne les décrirai pas. Je les ai vues deux fois,
et deux fois, en les regardant à genoux, j'ai senti, à la
douceur de ce tombeau, qu'une main divine avait con-
duit celle de l'artiste, et forcé la pierre d'exprimer sen-
siblement l'incomparable bonté de cœur dont elle couvre
la poussière. Depuis lors cette glorieuse sépulture n'a
point été touchée, et trois siècles ont passé sans qu'un
œil humain ait aperçu les sacrés ossements qu'elle con-
tient, ni même le bois du cercueil. Le monde n'était
plus digne de semblables apparitions. Dominique était
vaincu , autant qu'on peut rètre lorsqu'on a gardé trois
— 431 —
cents ans le champ de bataille. Il devait partager avec
tous les hommes et toutes les œuvres du moyen âge
l'ingratitude d'une postérité séduite , et attendre pa-
tiemment dans son sépulcre scellé et muet cette jus-
tice de seconde vie qu'il n'est pas au pouvoir des
hommes de refuser toujours à ceux qui les ont servis.
Déjà plusieurs de ses contemporains ont vu l'histoire
relever leurs statues abolies. Je n'ai pas l'espérance
d'avoir aussi bien réussi ; mais le temps tiendra la
plume après moi, et je lui laisse, sans crainte ni ja-
lousie, le soin d'achever.
UN DE I.A VIE bE SAINT DOMINIQUE.
NOTICE
su R
LES MONUMENTS PRIMITIFS
UE LA VIE DE SAINT DOMINIQUE
13
NOTICE
SUR
LES MONUMENTS PRIMITIFS
DE LA VIE DE SAINT DOMINIQUE
I. Du commencement de Verdre des Frères Prêcheurs, par
le bienheureux Jourdain de Saxe, deuxième maître général
de l'ordre. Celte légende de saint Dominique est la première
de toutes; elle fut écrite avant sa translation et sa canoni-
sation, ainsi qu'il résulte du silence gardé par l'auteur sur
l'un et l'autre de ces faits. Elle est parcoiiséquenl antérieure
il l'an 1^33. Le texte en a été publié, avec des notes, par le
dominicain Jacques Ecliard, dans l'ouvrage qui a pour titre;
Écrivains de l'ordre des Frères Prêcheurs, Paris, 1719. Il
fut publié de nouveau en 1733, par les Bollandistes, dans
les Actes des SaiJits , premier volume du mois d'août. C'est
l'édition de ceux-ci que nous citons dans le corps de l'ou-
vrage.
H. Lettre Encyclique aux Frères sur la translation du
bienheureux Dominique , parle bienheureux Jourdain de
Saxe. Celle lotlre, dont la date précise est ignorée, mais qui
doit so placer entre la translation et la canonisation de saint
Dominique, c'est-h-dire entre le 24 mai 1233 et le 3 juil-
let 123-4, est le complément de sa légende précédente. Elle
— 436 —
a été publiée par les lîoUandisles, dans le commentaire pré-
liminaire aux actes de saint Dominique.
III. Actes de Bologne. Ces actes renferment les témoi-
gnages de neuf disciples de saint Dominique sur les vertus
et les miracles du saint patriarche. Leur date est du 6 au
30 août 1233 , intervalle pendant lequel l'enquête se pro-
longea. Ils ont été publiés par Jacques Ecliard dans l'ouvrage
cité plus haut, par les BoUandislesdaus les Actes des Saints,
et par le dominicain Mamaclii dans V Appendice du premier
volume des Annales de l'ordre des Frères Prêcheurs , im-
primé en 1755. C'est celle dernière édition que nous citons
constamment.
IV. Actes de Toulouse. Ces actes, dont la date précise est
ignorée, mais qui sont nécessairement antérieurs à la ca-
nonisation de saint Dominique, renferment les témoignages
de vingt-six personnes, tant ecclésiastiques que laïques, sur
Us vertus et les miracles du saint pendant son séjour de
douze années en Languedoc. Ils ont été publiés avec ceux
de Bologne dans les trois ouvrages énoncés ci-dessus. Nous
les avons cités d'après Mamaclii.
V. Vie du bienheureux Dominique, premier fondateur de
l'ordre des Frères Prêcheurs, par Constantin JUédicis . évoque
d'Orvieto, du même ordre. Celte seconde légende, qui parut
de 1242 à 1247, eut pour but de compléter celle qu'avait
écrite le bienheureux Jourdain de Saxe. Elle contient, en
effet, quelques nouveaux détails; mais elle resta de beau-
coup inférieure a la première pour le sl^le et l'intérêt. Elle
a été publiée par Jacques Echard.
VI. Vie du bienheureux Dominique, par le bienheureux
Ilumbert, maître gênerai de l'ordre des Frères Prêcheurs.
Elle parut avant son élévation au généralat, qui eut lieu en
■1254, cl fut appelée la troisième légende. Elle est beaucoup
plus complète que les deux autres, très -supérieure pour
l'ordre et le style a celle de Conslanlin Médicis. Les contcni-
— 437 —
porainsde saiul Dominique coraraenijaienl k vieillir el à di-
minuer; on seul que le bienheureux Humberl a voulu ras-
sembler tout ce qu'il avait appris d'eux, afin que rien ne
pérît d'une si grande mémoire. Son travail a été publié par
Mamaclii dans les annales précitées.
VII. Chronique de l'ordre des Frères Prêcheurs, par le
bienheureux Humbert. Cette chronique, courte mais très-
intéressante pour le classement des faits, va de 1202 à 1254.
On la trouve également dans Mamachi.
VIII. Vie de saint Dominique , par Barthélémy de Trente,
de Vordre des Frères Prêcheurs. Celte pièce est extrêmement
courte; elle se place pour la date entre 1234 et 1251 , mais
ne compta point parmi les trois grandes légendes écrites
dans l'intervalle de 1233 à 1254. Les Bollandistes l'ont pu-
bliée au premier tome d'août de leur collection.
IX. Vies des Frères de l'ordre des Prêcheurs, par Gérard
de Frachet, du même ordre. Cet ouvrage fut entrepris d'après
l'ordre du chapitre général assemblé a Paris en 1256. On
voulait sauver de l'oubli un certain nombre de faits hé-
roïques qui avaient illustré les premiers temps de l'ordre,
el qui vivaient encore dans la mémoire des vieillards. Le
bienheureux Humbert, alors maître général, chargea de ce
soin le frère Gérard de Frachet, Français de naissance et
prédicateur célèbre. 11 répondit aux vœux de son ordre par
un ouvrage d'une simplicité exquise, auquel il est impossible
de toucher sans le gâter. Il l'appela Vies des Frères, et le
divisa en quatre parties. La seconde est relative à saint Do-
minique, mais ne contient que quelques faits épars échappés
aux légendes antérieures. L'ouvrage entier a été imprimé à
Douai en 1619.
X. Relation delà sœur Cécile. La sct'ur Cécile, de la fa-
mille des Césarini , était une des religieuses que saint Do-
minique avait transférées du couvent de Sainte-Marie au
dclii du Tibre au couvent de Saint-Sixle. Elle avait alors
— 438 —
dix-sept ans. A vingl-deiix ans, elle fut envoyée comme
prieure au couvent de Sainte -Agnès de Bologne, où e\h'
vécut jusqu'en 1290 en grande réputation de sainteté. Parmi
les religieuses du môme couvent de Sainte-Agnès, il y en
avait une appelée sœur Angélique, à laquelle sœur Cécile
confia plus particulièrement tout ce qu'elle avait vu de saint
Dominique au temps qu'il habitait Saint-Sixte et Sainte-
Sabine. Sœur Angélique en écrivit la relation sous les yeux
mômes de sœur Cécile, relation admirable par la naïveté du
talent, et qui , mieux qu'aucune autre histoire, fait entrer
dans l'intimité de la vie du saint. Elle se termine ainsi; << La^
« sœur Cécile a rapporté tout ce qui vient d'être dit du bien-
(' heureux Dominique, et elle affirme ([iie 'tout est si vrai,
« qu'elle est prête, s'il est nécessaire, à l'assurer par ser-
a ment. Mais cette précaution est inutile, car elle est d'une
« si grande sainteté et religion , que l'on croit sans peine à
« ses discours, et c'est pourquoi la sœur Angélique, du coli-
« vent de Sainte-Agnès, a écrit ce qu'elle lui avait entendu
« dire, afin que cela serve a la gloire de notre Seigneur
« Jésus-Christ, de notre bienheureux père Dominique, et h
« la consolation des Frères. Vous qui lisez, pardonnez au
« style, car elle ignore la grammaire. » Celte relation forme,
avec les légendes du bienheureux Jourdain de Saxe, de
Constantin Médicis et du bienheureux Humbert , les quatre
principaux monuments primitifs de la vie de saint Domi-
nique. Sa date est fixée par l'époque où sœur Angélique!
florissail à Bologne, au couvent de Sainte-Agnès, c'est-h-dire
vers 1240; mais elle ne fut répandue que plus tard , dans le
fiernier tiers du treizième siècle. Mamachi en a juiblié le
texte.
XI. Chronique vaticane. Cette chronique est anonyme;
elle s'étend des commencements de saint Dominique jus-
qu'en 1263. On la trouve dans Mamachi.
XII. Des Sept Dons du Saint-Esprit, par Etienne de Bour-
bon, de l'ordre des Frères Prêcheurs. Etienne de Bourbon
— 439 —
cnlia djins l'ordre en 1219, el mourut en 1261. Son livre
des Sept Dons du Saint-Esprit contient un assez grand
nombre de traits de la vie de saint Dominique, lir^s des
légendes qui avaient cours.
Xlli. Le. Bien universel des Abeilles, par Thomas de Ca-
timjyréj, de l'ordre des Frères Prêcheurs. Ce livre , publié vers
l'an 1261, traite en divers endroits de saint Dominique et
de son ordre.
XIV. Miroir historique, par Vincent de Beauvais , de
l'ordre des Frères Prêcheurs. Plusieurs chapitres de cet ou-
vrage sont consacrés à saint Dominique.. 11 est de la même
époque à peu près que le précédent.
XV. Vie du bienheureux Dominique , par Rodrigue de
Cerrat, de l'ordre des Frères Prêcheurs. Rodrigue de Cerral
était né en Espagne, dans la vallée de Cerrat, proche de
Palencia, el florissait dans le dernier tiers du treizième
siècle. Sa légende est une compilation imparfaite des précé-
dentes. La date précise n'en est pas connue : mais elle est
postérieure à Tan 1260, puisqu'elle parle du couvent établi
iiCalaruéga, dans la maison de naissance de saint Domi-
nique, parle roi Alphonse le Sage. Elle est imprimée dans
Maraachi.
XVI. Vie de saint Dominique, par Thierry d'Apolda, de
l'ordre des Frères Prêcheurs. Le treizième siècle touchait à
sa fin. Munion de Zamora, septième maître général de l'ordre
des Frères Prêcheurs, jugea convenable de rassembler dans
un plus grand cadre tous les travaux antérieurs sur la vie
de saint Dominique, et d'y réunir les moindres fragments
qui avaient pu échapperàlapieuse attention des légendaires,
lien donna la chargea Thierry d'Apolda, dominicain alle-
mand , ïiv dans le bourg d'Apolda , entre léna et Weimar.
Celui-ci, conformément aux ordres de son général, fit pa-
raître vers 1288 une nouvelle vie de saint Dominique, beau-
coup plus ample que toutes les autres, el où était mise en
— MO —
œuvre pour la première fois la relation de la sœur Cécile,
restée jus(]ue-là dans l'ombre du couvent de Sainte-Agnès,
à Bologne. Cette histoire est faite avec amour, mais avec
peu d'ordre, et dans un style qui s'éloigne trop de la sim-
plicité des premiers historiens, quoiqu'il ne manque pas
de force el d'onction. Thierry d'Apolda clôt évidemment la
série des écrivains qui avaient communiqué avec saint Do-
minique lui-même ou avec ses disciples survivants. 11 a su
tout ce qu'il était possible de savoir sur son héros ; il a glané
les derniers épisde la moisson, el, malgré le temps qui s'est
écoulé , malgré la difl'érence énorme qui sépare son style de
celui du bienheureux Jourdain de Saxe, on retrouve dans
son écrit le caractère de saint Dominique sans aucune alté-
ration. On doit aux BoUandistes l'impression de celte longue
et dernière légende.
XVII. Chronique de l ordre des Frères Prêcheurs, par
Galvani de la Flamma. Galvani de la Flamraa était né en
■J283; il entra dans l'ordre en 1298. Sa chronique, utile
pour quelques détails, n'a point été imprimée. Il en existe
un manuscrit à la bibliothèque Casanatense^mi couvent de
la Minerve, à Rome.
XVIII. Des Quatre Choses en quoi Dieu a honoré l'ordre
des Frères Prêcheurs, par Etienne de Salai^hac , du même
ordre. Si l'on considère le temps où vécut Etienne de Sa-
lanhac, el oii il écrivit, nous devrions le ranger parmi les lé-
gendaires du treizième siècle, immédiatement avant Thierry
d'Apolda. Car il était né en 1210; il prit l'habit de Frère
Prêcheur en 1230, des mains de Pierre Cellani , et il termina
son traité vers 1278. Malheureusement nous n'avons point ce
traité Ici qu'il sortit de sa plume. Voici comment il nous est
parvenu. En I30i, frère Aymeric de Plaisance ayani été élu
maître de l'ordre au chapitre général assemblé à Toulouse,
commanda à Bernard Guidonis, dominicain déjà connu par
son zèle et sa science, de réunir en un seul corps tout ce
qu'il pourrait trouver d'inédit sur l'histoire de l'ordre. Bcr-
— 441 —
iiaid (iuidonis lui renrlil compte de ses recherches dans une
lellrc datée de la même année I30i. 11 y mentionne en pre-
mier lieu le Irailé de Salanhac, traité, dit-il, qu'il a décou-
vert, et auquel il a ajouté diverses choses oubliées par
l'auteur. Il eut soin de répéter celte remarque au commen-
cement et a la fin du traité, en disant qu'il avait noté le plus
souvent ses additions en marge, mais non pas toujours.
Quand donc nous aurions aujourd'hui le traité de Salanhac
tel que le publia Bernard Guidonis, nous n'aurions qu'un
ouvrage interpolé, où il serait impossible de discerner la
première main de la seconde. Mais la négligence des co-
pistes a de beaucoup accru cette confusion. Car dans les
manuscrits de Salanhac qui subsistent , les notes marginales
destinées ii indiquer la plus grande partie des additions ont
disparu complètement. Le traité de Salanhac manque donc
de sa valeur originelle, el n'a d'autre autorité que celle du
temps où Bernard Guidonis le mettait en ordre et en œuvre.
Aussi y remarque-t-on en plusieurs choses une contradiction
manifeste avec les monuments du treizième siècle. Il n'a ja-
mais été imprimé; on en a un manuscrit à la bibliothèque
Casanatense du couvent de la Minerve , à Bome.
XIX. Vie de saint Dominique _, par Pierre Cali. Cette
légende est une sorte de rapsodie. Ses douze premiers nom-
bres ou paragrajibes sont tirés du traité d'Etienne de Sa-
lanhac, et le reste n'est qu'un amas d'anecdotes sans ordre.
Dans la partie copiée d'Etienne de Salanhac, l'auteur a
encore exagéré les nouveautés qui avaient déjk corrompu
l'ouvrage de celui-ci : Pierre Cali écrivait en ISS-i, plusd'un
siècle après la mort de saint Dominique. C'est ce qui résulte
du paragraphe douze de sa légende, où il parle de la promo-
tion de Bernard Guidonis a l'évêché de Lodève, promotion
(|ui eut lieu en 1324, sous le pape Jean XXII.
Jusqu'à la fin du quinzième siècle, saint Dominique n'eut
plus de nouveaux historiens, si ce n'est en très-petit nombre;
el ceux-là se bornèrent à copier les légendes du treizième
— M2 —
siècle. Il faut en excepter le dominicain breton Alain de la
Roche, qui corrompit toutes les traditions fidèlement res-
pectées jusque-là, et prétendit écrire la vie de saint Domi-
nique à l'aide de révélations particulières, en s^appuyant sur
des auteurs dont personne n'avait jamais ouï parler, et dont
on ne peut retrouver la trace nulle part. Saint Antonin ,
archevêque de Florence, mort en 4459, fai! le contre-poids
d'Alain de la Roche par son respect exemplaire pour les
monuments primitifs.
XX. Il existe un grand nombre de portraits do sain!
Dominique, dont il est malaisé d'élablir l'authenticité. On
a préféré celui qui est en tête de l'ouvrage. 11 est dû au
pinceau du bienheureux Angélique de Fiesole , dominicain
célèbre qui llorissail au commencement du quinzième siècle.
Frère Angélique avait pour le patriarche de son ordre une
piété et une vénération dont ses œuvres font foi, et ilsemble
hors de doute qu'il s'attacha, pour en retracer l'image, aux
monumenlsles plus certains qui subsistaient de son temps.
On est conGrmédans celle croyance par l'unité parfaite qui
règne entre tous les portraits de saint Dominique sortis de
son pinceau. Celui que l'on donne au public est tiré du
Couronnement de la Vierge ^ tableau qui appartient k la
France , et qu'on peut voir au Louvre dans une des salles
consacrées aux collections des vieux maîtres.
FIN.
TABLE
MÉMOIRE POUR LE RÉTABLISSEMENT EN FRANCE DE L'ORDRE
DES FRÈRES FRÈCHEURS.
A MON PAYS 1
Ghap. I. — De la légitimité des ordres religieux dans l'État. 3
Chap. II — Idée générale de l'ordre des Frères Prêcheurs,
et des raisons de le rétablir en France 26
Ghap. III. — Travaux des Frères Prêcheurs comme prédica-
teurs.—Leurs missions dans l'ancien et le nouveau monde. 49
Chap. IV. — Travaux des Frères Prêcheurs comme doc-
teui's. — Saint Thomas d'Aquin. ........ 08
Ghap. V. — Des artistes, évêques, cardinaux, papes , saints
et saintes donnés àl'Église par l'ordre des Frères Prêcheurs. 8 1
Ghap. YI. — De l'Inquisition 95
Ghap. VII. - Gonclusion 129
vie de saint dominique.
Approbation de l'ordre • . . . 135
Préface de la première édition 137
Ghap. I. — Situation de l'Église à la fin du douzième siècle. 141
Chap. II. —Genèse de saint Dominique 153
Ghap. III. — Arrivée de saint Dominique en France. — Son
premier voyage à Rome. — Entrevue de Montpellier. . 167
Ghap. IV. — Apostolat de saint Dominique depuis l'entre-
vue de Montpellier jusqu'au commencemeut de la guerre
des Albigeois. — Fondation du couvent de Notre -Dame-
de-Prouille 17'7
Chap. V. — Guerre des Albigeois 192
Ghap. VI. — Apostolat de saint Dominique depuis le com-
mencement de la guerre des Albigeois jusqu'au quatrième
concile de Latran. — Institution du Rosaire. — Réunion
de saint Dominique et de ses premiers disciples dans une
maison de Toulouse 221
Ghap. VII. — Second voyage de saint Dominique à Rome.
— Approbation provisoire de l'ordre des Frères Prêcheurs
par Innocent III. — Rencontre de saint Dominique et de
saint François d'Assise 24fi
— 444 —
Chap. VIII. — Assemblée de saint Dominique et de ses dis-
ciples à Notre-Dame-de-Prouille. — Règle et constitu-
tions des Frères Prêcheurs. — Foadation du couvent de
Saintr Romain de Toulouse 25»;
Chap. IX. — Troisième voyage de saint Dominique à Rome.
— Confimiation de l'ordre des Frères Prêcheurs par Ho-
norius III. — Enseignement de saint Dominique dans le
palais du pape 2ii7
Chap. X. — Nouvelle assemblée des Frères Prêcheurs à
Notre-Dame-de-Prouille, et leur dispersion en Europe. 281
Chap. XI. — Quatrième voyage de saint Dominique à
Rome. — Fondation des couvents de Saint- Sixte et de
Sainte-Sabine. — Miracles qui accompagnent ces deux
fondations 29i
Chap. XII. — Séjour de saint Dominique à Sainte- Sabine.
— Saint Hyacinthe et le bienheureux Ceslas entrent dans
l'ordre. — Onction du bienheureux Reginald parla sainte
Vierge. . 309
CuAP. XIII. — Fondation des couvents de Saint-Jacques de
Paris et de Saint-Nicolas de Bologne 327
Chap. XIV. — Voyage de saint Dominique en Espagne et en
France. — Ses veilles dans la grotte de Ségovie. — Sa
manière de voyager et de vivre. ...-.,.. 340
Chap. XV. — Cinquième voyage de saint Dominique à
Rome. — Mort du bienheureux Reginald. — Le bien-
heureux Jourdain de Saxe entre dans l'ordre 361
Chap. XVI. — Premier chapitre général de l'ordre. — Sé-
jour de saint Dominique en Lombardie. — Institution
du Tiers Ordre 377
Chap. XVII. — Sixième et dernier voyage de saint Domi-
nique à Rome. — Deuxième chapitre général. — Maladie
et mort du saint Patriarche. 395
Chap. XVIII. — Translation du corps de saiut Dominique ,
et sa canonisation 416
Notice sur les monuments primitifs de la vie de SAl^T
Dominique •'*33
FIN DE la table.
TODRS, IMPRIMERIE MAHE.
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