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Full text of "[Oeuvres]"

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GAVOTTE 


/. 


OUVRAGES   DU   MÊME   AUTEUR 


Collection  in- 18,  jésus,  à  3  fr.  le  volume 


Le  Capitaine  Fantôme,  7  «  éd . 
Les  Filles  de  Cabanil  (suite 

du   Capitaine   Fantôme), 

!•  édit 

Le  Drame  de  la  jeunesse, 

!•  édition 

Annelte  Lats,  2«  édition  .  . 
Les  Habits  noirs,  2®  édition. 
Jean  Diable,  3«  édition.  .  . 
Bouche  de  fer,  7»  édition.  . 
Madame  Gil  Blas,  3»  éd.   . 

Aimée,  4«  édition 

La  Fabrique  de  Mariages, 

Réédition 

La  Garde  noire,  2«  édition, 

sous  presse  

Roger  Bontemps 

Les  Gens  de  la  nou   .    .    . 

CtBur  d'acier 

Les  Eirants  de  nuit,  ?•  éd  . 
Les  deux  Femmes  du  Roi, 

4e  édition 

La  Duchesse  de  Nemours, 

5»  édition 

La  Cosaque,  2«  édition,  .  . 
L'Hôtel  Carnavalet ,  2e  éd .  . 
Le  Bossu,  27»  édition  ,  .  . 
Les   Mystères  de    Londres, 

nouvelle  édition 

Le  Mari  embaumé  .... 
La  Cavalière,  2*  édition  .  . 
L'Homme  de  Fer,  i*  édit.  . 


vol. 


2  — 

2  — 


Les  Belles  de  nuit,  5»  édit  .  2  vol, 
La  Pécheresse,  2»  édit,  .  .  t  — 
Le  Château  de  Velours, ^«  éd.  i  — 
Les  Revenants,  2«  édit.  .  .  1  — 
L'avaleur  de  sabres,  3«  édit.  1  — 
Mademoiselle  Saphir,  ^»éà.  t  — 
Le  Volontaire,  2e  édit.  .  .  1  — 
La  rue  de  Jérusalem,  A*  éd .  2  — 
Le  Jeu  de  la  mort,  4e  édit.  2  — 
Le  Cavalier  Fortune,  2«  éd.  2  -- 
Les  Parvenus,  3«  édit  .  .  .  1  -  - 
La  Province  de  Paris,  3®  éd.  t  — 
L'Arme  invisible,  2e  éd.  .  .  1  - 
Maman  Léo,  2e  éd .  .  .  .1  — 
Le  Quai  de  la  Ferraille  .  .  2  — 
Contes  Bretons,  nouvelle  édi- 
tion illustrée 1  — 

La  Tache  rouge,  2»  éd.  .    .  2  - 
Les  Compagnons  du  Trésor, 

2eédition 2  — 

L'Homme  du  Go»,  2e  éd  .   l  — 
La  Quittance  de  minuit,  2e 

édition 2  — 

Le  dernier  Vivant,  2»  édit  .  2  — 

LeParadis  des  Femmes, 'i^éd.  2  — 
Le  Chevalier  de  Keramour^ 

2«  édition              .    ,    .    .    1  - 

Le  Loup  blanc 1  — 

Fontaine  aux  perles  .    .    .  1  — 

La  Ville-Vampire 1  — 

La  Bande  Cadet 2  — 


LA  FÉE  DES  GRÈVES 
Nouvelle  édition  illustrée,  1  volume  in-8*,  prix  :  5  francs. 


t;  u'^M.^^^i/*J 


GAVOTTE 


PAR 


PAUL   FEVAL 


PARIS 
/       E.    DENTU,   ÉDITEUK 

LIBRAIRE  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  GENS  DE  LETTRES 

PALAIS-ROYAL,  17  ET  49,  6ALERW  D'ORLÉANS 

1876 
Tons  droits  réservés 


'(     JUL    9  196;       ♦ 
911812 


Au.   "baron   Taylor. 


Bien   cher*  Baron 


Je  vous  offre  ce  Volume  dont  le  vrai  titre  serait  le 
Portefeuille  des  Autres.  11  contient  en  effet  quatre  récits 
qui  me  furent  donnés  par  mes  amis.  Combien  le  premier, 
dont  vous  êtes  le  vrai  père  eût  gagné  à  être  écrit  par  vous! 
mais  vous  dédaignez  de  montrer  au  public  le  talent  de 
conteur  qui  est  chez  vous  un  merveilleux  don. 

Le  second  et  le  troisième  me  vinrent,  l'un  de  l'excel- 
lent général  de  la  M....  qui  y  joue  le  principal  rôle,  l'autre 
par  M.  de  C....,  l'héroïque  zouave  de  Charette  :  le  volon- 
taire à  la  barbe  blanche.  C'est  uùe  paire  d'histoires  roya- 
listes, du  temps  de  la   gçande  République. 


2  GAVOTTE 

Le  quatrième...  je  vous  demande  pardon  de  vous  offrir 
aussi  le  quatrième,  raconté  par  un  ami  beaucoup  plus  hum- 
ble, dont  les  maladresses  m'ont  causé  en  ma  vie  plus  d'un 
désagrément,  mais  qui,  en  définitive,  depuis  ma  petite  en- 
fance, me  témoigne  un  sincère  intérêt.  Vous  avez  d'ailleurs, 
cher  baron,  la  bonté  d'aimer  ce  brave  homme  qui  n'est  autre 
que  votre  collègue  fidèlement  dévoué. 


PAUL    PÉVAI. 


GAVOTTE 


Ceci  m'a  été  raconté  par  mon  respectable  et  bien  cher 
ami  le  baron  Taylor,  qui  m'a  autorisé  à  l'écrire.  C'est 
lui  qui  parle. 


En  1839,  après  ma  mission  en  Egypte,  je  dînais  de 
temps  en  temps  avec  deux  gourmands  d'un  grand  mérite 
qui  m'avaient  été  présentés  par  le  docteur  Véron,  et  à 
qui  j'avais  pu  rendre  service  pendant  mon  séjour  en 
Orient,  Je  n'ai  pas  dit  gourmets,  parce  qu'il  leur  fallait 
la  quantité  aussi  bien  que  la  qualité  ;  j'ai  rarement  vu 
deux  estomacs  plus  capables.  M.  Soyer-Villermoy  man- 
geait tous  les  matins  six  douzaines  d'huîtres  de  Cancale 
qu'il  allait  choisir  lui-même  aux  halles  où  il  était  connu 
comme  la  barbue,  et  M.  Charlemagne,  son  ami,  égale- 
ment bien  vu  par  les  poissardes,  avait  inventé  unmaca- 


4  .  GAVOTTE 

roni  au  coulis  de  grives  avec  lequel,  pour  parler  son 
propre  langage,  il  «  se  faisait  un  fond  »  avant  son  déjeu- 
ner. C'étaient  de  bons  esprits,  appréciant  la  littérature 
dramatique  comme  digestif  et  apprivoisant  leurs  opinions 
conservatrices  jusqu'à  lire  le  Charivari  avec  plaisir  : 
sous  le  règne  de  Louis-Philippe,  cet  aimable  petit  jour- 
nal était  la  providence  des  appétits  téméraires. 

M.  Soyer-Yillermoy  avait  quarante-cinq  ans,  il  était 
un  peu  chauve,  son  ventre  proéminait  décemment;  sans 
affecter  les  formes  sobres  de  la  statuaire  antique,  ce 
ventre  portait  bien  le  vaste  gilet  de  satin  noir,  battu  par 
une  chaîne  de  montre  très-belle,  mais  n'ayant  rien  d'ef- 
fronté. Plus  jeune  et  muni  de  cheveux  plats  ramenés  avec 
soin,  M.  Gharlemagne  dépassait  à  peine  sa  quarante- 
quatrième  année.  Il  était  bel  homme,  mais  gêné  par  la 
préoccupation  de  cacher  ses  oreilles  qui  manquaient 
d'ourlet.  Toutes  les  trois  ou  quatre  minutes  il  prenait 
adroitement  une  pincée  de  cheveux  derrière  sa  tète  pour 
les  mettre  sur  ses  oreilles  qu'on  n'aurait  point  remar- 
quées sans  cela.  A  part  ce  chagrin,  c'était  bien  l'homme 
le  plus  heureux  de  la  rue  de  Richelieu,  où  il  avait  sa 
maison  de  banque.  M.  Soyer-Villermoy,  également  ban- 
quier, avait  ses  bureaux  rue  de  Ménars. 

Ils  étaient  voisins,  ils  étaient  amis,  très-riches  tous  les 
deux  et  n'ayant  aucun  besoin  l'un  de  l'autre  ;  ils  avaient 
.les  mêmes  goûts  avec  certaines  nuances  heureuses  qui 
permettaient  la  discussion  :  tous  deux  garçons  et  sans 
neveux  ni  nièces,  tous  deux  sans  amour,  employant  la 
poésie  de  leurs  âmes  à  chérir  le  gibier,  les  truffes  et  les 
primeurs  :  excellentes  santés,  consciences  pures  ;  je  ne 
crois  pas  qu'il  fût  possible  de  trouver  dans  Paris  une 


GAVOTTE  5 

paire  de  philosophes    plus  dignes    d'exciter    l'envie, 

11  faut  que  jeunesse  se  passe  ;  il  y  avait  bien  eu  autre- 
fois entre  eux,  vers  l'année  1820,  une  petite  aventure 
qui  aurait  pu  les  brouiller  à  mort  ;  mais  vous  allez  voir 
comme  ils  étaient  sages  dès  ce  printemps  de  leur  vie. 
L'aventure  se  nommait  M^^'^  Coquet  et  jouait  les  ingénues 
avec  quelque  succès  au  théâtre  des  Nouveautés.  A  Paris, 
ville  de  perdition,  les  anges  sont  moins  rares  qu'on  ne 
pense,  surtout  dans  le  sexe  auquel  M^^°  Coquet  n'appar- 
tenait pas.  Don  Juan  honoraire  est  un  type  aussi  inté- 
ressant que  connu.  Charlemagne  et  Yillermoy  payaient 
très-cher,  savoir  :  Villermoy,  pour  qu'on  tint  Charle- 
magne à  distance,  et  Charlemagne,  pour  que  Villermoy 
n'approchât  pas.  M^^''  Coquet,  en  cela,  ne  les  trompait 
ni  l'un  ni  l'autre. 

Seulement,  il  y  avait  un  colonel. 

M"°  Coquet  ayant  été  obhgée  d'abandonner  ses  rôles 
candides  pour  cause  de  santé,  chacun  crut  qu'une  ques- 
tion terrible  allait  pendre  entre  Oreste  et  Pylade  ;  il 
n'en  fut  rien  ;  le  colonel  consentit  à  être  le  parrain  de 
l'enfant.  Au  lieu  de  se  quereller  ou  de  chercher  noise 
au  colonel,  Villermoy  et  Charlemagne  mirent  chacun 
cinq  billets  de  mille  francs  dans,  une  boîte  à  dragées,  et 
l'envoi  fut  fait  en  commun,  avec  deux  cartes  sous  la 
même  enveloppe,  portant  cette  mention  :  P.  P.  C.  Les 
mémoires  du  temps  ne  disent  pas  quelle  fut  l'attitude 
du  colonel. 

Mais  quand  M^^''  Coquet  reprit  ses  rôles,  son  ingénuité 
sembla  teintée  de  mélancolie  :  un  bon  cœur  ne  perd  pas 
ainsi,  sans  en  porter  le  deuil,  l'estime  de  deux  maisons 
de  banque. 

\* 


6  GAVOTTE 

Depuis  lors,  dans  une  période  de  quinze  à  dix-huit 
ans,  pas  un  seul  nuage  ne  s'était  élevé  entre  M.  Soyer- 
Villermoy  et  M.  Gharlemagne.  Ils  avaient  renoncé  à  l'a- 
mour qui  désunit,  pour  se  livrer  entièrement  à  cet  autre 
goût  dont  la  satisfaction  reserre  les  sympathies  :  la  table  ; 
leur  cœur  avait  glissé  dans  leur  estomac.  Dévoués  tous  les 
deux  à  ce  grand  art  de  la  cuisine  que  notre  siècle  a  élevé 
à  la  hauteur  d'une  religion,  ils  avaient  poussé  leurs  études 
si  loin  que  les  philogastres  les  plus  transcendants 
comptaient  avec  eux  ;  la  gloire  était  venue  les  trouver 
en  tapinois,  mais  ils  ne  se  prodiguaient  pas  et  tenaient 
rigueur  aux  princes  de  la  bouche.  Ils  étaient  et  préten- 
daient rester  un  Tiers-Etat  dans  leu  fourneau.  »  Je  n'ose- 
rais même  pas  répéter  les  termes  de  mépris  dont  ils 
se  servaient  pour  caractériser  les  dîners  des  Tuile- 
ries, des  ministères  et  des  ambassades.  Ah  I  elles  ne 
pesaient  pas  lourd  devant  leur  tribunal  les  casseroles 
historiques  du  premier  Empire,  de  la  Restauration  et  de 
la  royauté  de  Juillet  !  Ils  n'admettaient  que  Pozzo  di 
Borgo,  et  encore  pourquoi  ?  parce  que  le  colonel  Lutu- 
zow,  contrôleur  particulier  des  cuisines  de  ce  diplomate, 
s'était  déguisé  en  nègre  un  jour  pour  arriver  jusqu'à 
leur  laboratoire  et  avait  surpris  ainsi  quelques-unes  de 
leurs  recettes.  Vous  apprécierez  comme  vous  voudrez  la 
conduite  de  M.  Lutuzow  ;  Gharlemagne  et  Soyer  la  qua- 
lifiaient sévèrement. 

Toutes  leurs  ressources  étaient  en  eux-mêmes,  et  voilà 
le  malheur,  car  elles  sont  mortes  avec  eux.  Depuis  l'in- 
délicate expédition  du  colonel  Lutuzow  surtout,  ils  fai- 
saient bonne  garde  autour  de  leurs  secrets.  Gharlemagne 
se  servait  d'un  tout  jeune  homme  à  qui  il  avait  fait  si- 


GAVOTTE  7 

gner  un  engagement  de  trente  et  un  ans,  avec  dédit 
écrasant  ;  Soyer-Villermoy  n'avait  même  pas  de  chef, 
il  usait  d'un  simple  cordon-bleu,  une  femme  de  génie, 
Bastienne,  qu'il  avait  tout  uniment  associée  à  sa  maison. 
Elle  devint  folle  quand  il  mourut.  Bastienne  et  Jonquin, 
le  chef  de  M.  Gharlemagne,  étaient  jaloux  l'un  de  l'autre 
et  se  délestaient  ;  jamais  ils  n'opéraient  ensemble  ;  au 
contraire,  nos  deux  banquiers  retroussaient  leurs  man- 
ches de  compagnie  et  collaboraient  franchement.  On  ne 
découvrait  entre  eux  aucune  trace  de  rivalité,  mais  dé- 
fiez-vous I 

Un  des  derniers  jours  du  mois  d'août,  je  reçus  une 
lettre  sur  papier  bleu  réglé,  qui  portait  en  tête,  à  gau- 
che :  «  Banque  et  recouvrements,  —  J.-M.  Soyer-Yiller- 
moy,  —  rue  de  Ménars,  13.  »  Le  corps  du  billet  était 
stylé  ainsi  : 

«  Monsieur  le  baron, 

«  Je  n'ai  pas  répondu  à  la  faveur  de  votre  dernière 
honorée  parce  que  nous  comptons  sur  vous  demain 
soir,  nous  causerons. 

PROGRAMME 

Potage  secret,  de  Bastienne. 
Poule  de  mer,  sauce  oursins, 

par  Charlemagne. 
Filets  marbrés  par  S.-V.  (moi). 
Godiveau  (essai),  envoi  de  Jonquin. 
Gépée  de  petits  perdreaux,  bardés  de  san- 
glier caplif,  par  Bastienne. 
Salades  viandées,  de  Jonquin. 


8  GAVOTTE 

Légumes  (surprise),  par  Baslienne. 
Suprême  aux  poches,  marasquiné, 
par  S.-V.  (moi). 
Bombe  bayadère,  sorbclée. 
Pêches  de  Gavolle.  Premier  envoi  particu- 
lier de  Thomery.  Goïaves  fraîches. 

Chez  moi,  sept  heures,  quatre  à  table,  vous,  Gharle- 
magne,  moi  et  Fontévieux.  » 

A  l'heure  dite,  j'étais  rue  de  Ménars,  où  se  trouvaient 
déjà  réunis  les  trois  autres  convives.  Vous  avez  tous 
connu  ce  pauvre  marquis  de  Fontévieux,  ruiné  par  l'ex- 
quise distinction  de  son  goût.  Il  avait  aimé  les  très-jolies 
femmes,  les  très-beaux  chevaux  et  les  excellents  plats  ; 
il  gagnait  désormais  sa  vie  à  varier  les  formules  d'éloges 
(et  quel  talent  il  y  dépensait  !)  pour  payer  son  écot.  Le 
bon  marquis  avait  l'air  un  peu  gêné  quand  j'entrai  ;  si 
ce  n'eût  été  formellement  invraisemblable,  on  eût  pu 
croire,  en  vérité,  qu'il  venait  d'assister  à  une  discussion 
entre  Damon  et  Pythias.  On  se  mit  à  table. 

La  mystérieuse  soupe  de  Bastienne  était  pur  délice, 
et  Bastienne  fut  rappelée.  La  poule  de  mer  pouvait 
passer  pour  un  chef-d'œuvre.  Fontévieux  constata  que 
de  tous  les  poissons  connus,  c'est  celui  qui  fournit  les 
plus  beaux  blancs,  à  la  fois  tendres,  consistants  et  d'une 
saveur  incomparable.  Les  plus  grosses  se  pèchent  dans 
les  Couraux  de  Groix,  en  face  de  Lorient  ;  quant  à  la 
sauce  oursins,  pensée  et  exécutée  par  Charlemagne, 
Fontévieux  y  trouva  du  velours  de  soie,  du  feu,  un  souf- 
fle de  brise  et  des  étincelles.  Ce  fut  un  vif  succès.  Soyer 
applaudit,  mais  il  laissa  quelque  chose  sur  son  assiette. 


GAVOTTE  9 

Les  filets  marbrés  triomphèrent  à  leur  tour  ;  je  suis 
honteux  de  ne  pas  pouvoir  vous  dire  ce  que  c'était  au 
juste,  mais  cet  éloquent  marquis  y  mettait  du  génie,  du 
satin,  du  printemps  et  des  fragments  de  symphonie  ; 
peut-être  qu'avec  ces  divers  ingrédients,  vous  auriez 
quelque  peine  à  reproduire  la  sauce  de  M.  Soyer-Yiller- 
moy.  C'était  merveilleusement  bon,  Gharlemagne  en  con- 
vint, mais  il  ne  mangea  pas  tout  ce  qu'on  lui  avait  servi. 

Le  godiveau  de  Jonquin  réussit  beaucoup  ;  quant  à  la 
cépée  de  perdreaux  mineurs,  Fontévieux  fut  tellement 
saisi  par  l'admiration,  qu'il  resta  un  instant  à  court  de 
métaphores.  «  C'est  profond,  dit-il  enfin,  fier  et  grand  ; 
cela  procure  aux  papilles  une  sensation  qui  ressemble 
au  respect.  » 

Et  suivant  sa  pointe  à  travers  un  chambertin  dont  les 
gorgées  ponctuaient  son  éloquence,  il  conclut  en  affir- 
mant que  ce  rôt  majestueux,  mais  cordial,  était,  envers 
et  contre  tous  les  sceptiques,  une  preuve  écrasante  de 
l'existence  de  Dieu. 

Mes  deux  banquiers  l'écoutaient  à  peine  ;  certes  ils 
mangeaient  beaucoup,  rhais  il  y  avait  quelque  chose 
dans  l'air.  Quand  le  suprême  marasquiné  aux  pêches  pa- 
rut, Charlemagne  eut  un  sourire  sardonique  et  haussa 
même  un  peu  les  épaules  en  murmurant  :  «  Vieux  cou- 
pable !.»  Soyer  lui  jeta  un  regard  de  défi.  Fontévieux 
donna  des  signes  de  malaise. 

Il  entama  pourtant  bravement  l'éloge  de  suprême, 
qui  était,  en  vérité,  un  poëme  sucré  sans  défaut  ;  mais 
Gharlemagne,  au  lieu  de  manger  sa  part,  l'éparpilla  sur 
son  assiette  ;  la  situation  se  dessinait. 

— Vous  êtes  malade,  monsieur  Antonin? demarniddi  Soyer. 


10  GAVOTTE 

—  Non,  répondit  Charlemagne. 

—  Alors,  vous  ne  trouvez  pas  la  chose  à  votre  goût? 
J'ai  oublié  de  dire  que  nos  deux  banquiers  faisaient 

des  armes  comme  gymnastique  apéritive,  et  qu'ils 
comptaient  au  nombre  des  meilleurs  élèves  de  Grisier. 
Ils  étaient  d'égale  force.  Le  suprême  prit  pour  moi  odeur 
de  sang  ;  Fontévieux  faisait  pitié,  c'était  sa  meilleure 
maison. 

Charlemagne  fut  longtemps  avant  ^  répliquer,  puis 
il  s'écria  d'un  Ion  où  la  cordialité  se  mêlait  à  la  colère  : 
«  Mon  cher  garçon,  il  ne  s'agit  pas  de  votre  talent  :  nous 
sommes  du  même  mérite,  vous  et  moi,  c'est  connu,  mais 
voilà  :  en  janvier,  je  comprends  qu'on  paie  une  pêche 
60  fr.,  et  même  mieux  ;  en  août,  seconde  quinzaine,  je 
ne  comprends  pas  qu'on  paie  les  pêches  à  cuire  3  fr.  la 
pièce,  c'est  mon  opinion. 

—  Ce  sont  des  pêches  Gavotte,  objecta  Soyer  qui 
rougit. 

—  Gavotte  !  Gavotte  !  s'écria  Charlemagne  ;  tenez, 
vous  devriez  avoir  honte  !  Un  homme  de  votre  âge  et 
dans  votre  position  !  Une  marchande  de  la  halle  !  » 

Et  se  tournant  vers  moi  avec  véhémence,  il  ajouta  : 
«  Baron,  soyez  juge  entre  nous,  c'est  dans  son  intérêt 
que  je  parle,  une  amitié  de  vingt-cinq  ans  m'en  donne 
le  droit.  Figurez-vous  qu'on  commence  à  en  parler  à  la 
Bourse  et  partout.  Si  on  ne  faisait  qu'en  parler  !  mais 
ce  sont  de  véritables  gorges-chaudes  !  M.  Soyer- Viller- 
moy,  une  maison  sérieuse,  se  compromettre  avec  Ga- 
votte  !  » 

C'était-là,  vous  en  conviendrez,  un  fort  désagréable 
et  ridicule  incident.  Le  suprême  en  fut  tout  empoisonné. 


CxAVOTTE  11 

Fontévieux  pendait  sur  son  assiette,  et  je  ne  savais  ab- 
solument quelle  figure  faire.  Je  n'étais  pas  assez  lié  avec 
ces  messieurs  pour  trancher  le  différend,  et  l'idée  ne  me 
vint  même  pas  de  trahir  la  grande  cause  de  la  morale 
en  la  galvaudant  dans  cette  histoire  qui  semblait  tourner 
au  burlesque  et  dont  les  suites  devaient  être  si  étrange- 
ment tragiques. 

Le  dîner  ne  finit  pas  bien,  quoique,  pour  détourner 
l'entretien,  j'eusse  mis  sur  le  tapis  une  excursion  d'au- 
tomne dans  la  forêt  de  Fontainebleau,  où  la  colonie 
naissante  de  Barbison  m'attirait  plusieurs  fois  chaque 
année.  Je  dois  avouer  que  nos  deux  banquiers  s'inté- 
ressaient médiocrement  à  mes  chers  sauvages,  Dupré, 
Théodore  Rousseau,  Troyon,  Dauzats  ;  mais  l'idée  d'ins- 
pecter les  treilles  de  Thomery  leur  souriait  assez,  et  le 
chasselas  les  faisait  passer  sur  la  peinture. 

Il  fut  convenu  que  nous  visiterions  les  gorges  à  con- 
dition que  je  ferais  un  voyage  préparatoire  pour  stipuler 
certains  protocoles  culinaires,  d'abord  chez  mon  ami, 
M.  K...,  au  village  de  Champagne,  en  face  de  Thomery, 
pour  le  déjeuner,  ensuite  à  Franchart,  pour  le  diner. 
Au  dessert,  on  vint  chercher  Soyer-Villermoy,  qui  s'ab- 
senta un  instant,  et  c'est  alors  que  nous  pûmes  mesurer 
à  quel  degré  était  montée  l'irritation  de  Charlemagne. 

Aussitôt  que  son  Pylade  fut  parti,  il  lâcha  la  bride  à 
sa  mauvaise  humeur  et  nous  déclara  que,  depuis  quelque 
temps  son  amitié  était  mise  à  la  torture  par  les  fredaines 
de  Villermoy,  qui  perdait  toute  mesure  et  se  précipitait 
dans  les  aventures  les  plus  compromettantes. 

— Il  a  un  pied-à-terre  rue  Taitbout,  nous  dit-il,  avec  bou- 
doir pompadour  capitonné  en  soie  ventre  de  biche  ;  ce 


12  GAVOTTE 

qu'il  dépense  là-dedans,  le  diable  ne  le  dirait  pas  ;  je  me 
chargerais  de  tenir  table  de  douze  couverts  à  moitié  prix. 
Et  il  meuble  des  entresols  en  ville  I  Et  on  vient  le  voir 
jusque  dans  ses  bureaux  I  Et  le  voilà  descendu  aux  dames 
de  la  halle  !  Il  n'y  a  pas  à  dire,  il  baisse.  Avez-vous  re- 
marqué ses  marbres?  J'en  ai  mangé  de  lui  qui  étaient 
des  miracles...  jadis.  Vous  verrez  qu'il  tombera  tout 
d'un  coup,  le  vieux  coupable  I...  » 

Il  fut  interrompu  par  le  retour  du  «  vieux  coupable,  » 
qui  entrait  le  sourire  aux  lèvres  et  l'œil  sensiblement 
guilleret.  Fontévieux  respira  ;  il  avait  échappé  à  ce 
double  danger  d'approuver  ou  de  blâmer  la  tirade  du 
moraliste  Gharlemagne.  Moi,  je  confesse  que  je  commen- 
çais à  m'intéresscr  au  côté  comique  de  la  situation. 

—  Eh  bien  î  s'écria  Villermoy  dès  le  seuil,  et  il  y 
avait  un  joyeux  triomphe  dans  son  accent,  le  rigide  An- 
tonin  est-il  de  meilleure  humeur?  Je  devine  qu'il  m'a 
coupé  en  quatre  pendant  mon  absence;  cela  a  dû  le 
soulager. 

—  Je  n'ai  pas  dit  tout  ce  que  je  pensais,  répliqua  sè- 
cliement  Gharlemagne. 

—  C'est  donc  que  vous  n'aurez  pas  eu  le  temps,  cher 
ami  ;  continuez,  ne  vous  gênez  pas,  je  suis  gai  comme 
pinson  et  je  vous  donne  carte  blanche  ! 

Ce  disant  Villermoy  reprit  sa  place  et  but  un  verre  de 
laffitte  avec  béatitude. 

Mais  M.  Gharlemagne  ne  profita  point  de  la  permission 
donnée  ;  il  garda  un  silence  rogue,  et  au  bout  de  cinq 
minutes,  consultant  sa  montre  précipitamment^  il  s'é- 
cria : 

—  Mon  rendez- vous  que  j'oublie  I 


GAVOTTE  13 

—  D'amour?  demanda  Villermoy. 

L'autre  lui  lança  un  regard  sévère  en  nous  serrant  la 
main  ;  prit  son  chapeau  et  sortit  comme  la  statue  du 
Commandeur. 

Il  n'avait  pas  refermé  la  porte,  que  Villermoy  s'écriait  : 

—  Vous  savez  qu'Antonin  a  cinq  ans  de  plus  que  moi, 
j'ai  découvert  sa  date  !  Vous  savez  qu'il  a  loué  une  «  gué- 
rite »  rue  des  Martyrs,  au  fond  d'un  jardin,  s'il  vous 
plait,  boisée  de  glaces  et  plafonnée  idem,  avec  divans 
tourterelle  et  autres  herbes  de  la  Saint-Jean  !  Il  va  là 
méditer  tous  les  soirs  sur  la  décadence  de  mes  mœurs, 
avec  qui  ?  Ça  fait  trembler  !  Il  trompe  son  caissier  ;  s'il 
dénonçait  tous  les  faux  qu'il  commet  à  son  propre  pré- 
judice, il  irait  au  bagne  comme  un  plomb  !  Ça  lui  est 
venu  sur  le  tard,  aussi  il  se  cache  comme  les  chats  pour 
mourir.  Son  valet  de  chambre  n'en  connaît  que  deux  : 
la  veuve  d'un  bureau  de  papier  timbré  et  une  débitante 
de  tabac  ;  il  est  pour  l'administration.  Aussi,  il  baisse, 
vous  pouvez  voir  !  et  comme  je  continue  de  me  tenir 
plus  droit  qu'un  paratonnerre,  il  est  jaloux  enragé  de 
moi.  Pauvre  cher  garçon  !  il  n'a  jamais  pu  me  pardonner 
d'être  plus  capable  que  lui  en  toutes  choses.  » 

En  sortant,  Fontévieux  me  dit  :  «  C'est  drôle,  ces  ami- 
tiés-là, qui  tiennent  dur  comme  fer  et  où  l'on  se  dé- 
teste ;  ça  ressemble  à  de  vieux  ménages.  » 


II 


Quelques  jours  après,  un  lundi,  j'errais  dans  la  forêt 
de  Fontainebleau.  Je  m'étais  promené  toute  la  matinée 
en  revenant  de  Barbison,  où  j'avais  passé  la  journée  du 
dimanche  dans  la  cabane  de  Théodore  Rousseau,  ce 
grand  écrivain  de  la  brosse  qui  vécut  pauvre,  et  dont 
les  œuvres  se  sont  vendues  au  poids  de  l'or  quand  il 
n'était  plus  là  pour  profiter  de  sa  gloire.  Par  un  singu- 
lier hasard,  dans  une  causerie  avec  Troyon,  j'avais 
encore  entendu  parler  de  cette  Gavotte  qui  jetait  ses 
pêches  comme  des  pommes  de  discorde  entre  mes  deux 
gastronomes,  M.  Gharlemagne  et  M.  Soyer-Yillermoy. 
J'avais  même  vu  son  portrait  que  Troyon  venait  d'ache- 
ter (pas  cher,  car,  à  Barbison,  en  ce  temps-là,  ils  avaient 
tous  la  bourse  bien  plate).  L'auteur  du  portrait  était  une 
manière  de  rapin  triste  et  paresseux,  nommé  Stéphain, 
qui  travaillait  chez  Troyon  plutôt  comme  domestique 
que  comme  artiste.  Il  n'avait  pas  de  talent,  mais  ce 
portrait  était  une  chose  remarquable,  au  dire  de  Troyon 
ui-même  qui  n'aimait  pas  Stéphain. 


GAVOTTE  15 

—  Gela  m'a  empêché  de  le  renvoyer,  disait-il,  parce  que 
j'ai  vu  qu'il  y  a,  en  définitive,  quelque  chose  dans  ce  maus- 
sade individu  qui  ne  vous  regarde  jamais  en  face.  C'est 
peint  de  mémoire,  et  l'animal  n'a  été  qu'une  seule  fois  à 
Paris  depuis  trois  mois.  La  ressemblance  est  étonnante. 

Il  y  avait  peu  de  chose  sur  la  toile  :  des  fraises,  des 
cerises,  un  pilier  et  Gavotte.  Celle-ci  montrait,  au-dessus 
de  son  éventaire  chargé  de  fruits,  un  buste  charmant 
que  surmontait  une  figure  de  jeune  fille  souriante,  déli- 
cate et  ronde  comme  celle  d'une  M"''^  Récamier  toute 
jeunette,  mais  déjà  déguisée  en  Romaine,  que  j'ai  vue  à 
Londres  et  qu'on  attribue  là-bas  à  David.  Je  cite  ce  der- 
nier portrait  parce  qu'il  y  avait  vraiment  un  rapport 
frappant  entre  la  tête  de  Gavotte  et  celle  de  l'illustre 
amie  de  M"""  de  Staël. 

Gavotte  était  pourtant  plus  petite,  plus  gaie  et  plus 
enfant  ;  en  outre,  au  lieu  du  costume  antique,  qui  n'au- 
rait pas  bien  fait  à  la  halle,  elle  portait  le  joyeux  uni- 
forme des  petites  coquettes  parisiennes,  avec  un  bonnet 
pompadour  tout  mignon  qui  couronnait  la  richesse  en- 
diablée de  ses  cheveux  blonds.  Elle  était  jolie  à  croquer, 
et  savez-vous  ce  que  je  pensais  ?  ce  pauvre  hère  de  Sté- 
phain  devait  être  le  rival  du  «  vieux  coupable  »,  Soyer- 
Villermoy.  Je  demandai  à  voir  Stéphain,  mais  Troyon 
me  répondit  :  «  Je  lui  ai  donné  son  dimanche,  et  il  a  dû 
aller  jusqu'à  Melun  boire  le  prix  du  portrait.  » 

Le  lundi  matin,  j'étais  parti,  selon  mon  habitude, 
pour  gagner  à  pied  le  bureau  des  diligences  ;  il  n'y  avait 
pas  encore  de  chemins  de  fer.  Comme  d'habitude  encore, 
je  m'étais  attardé,  dans  ma  splendide  promenade,  le 
long  des  gorges  et  sous  les  futaies  ;  si  bien  que  l'heure 


16  GAVOTTE 

du  départ  était  passée  depuis  longtemps  quand  j'arrivai 
au  Gros-Fouteau,  qui  n'était  pas  du  tout  sur  ma  route. 
Désormais,  je  ne  pouvais  plus  compter  que  sur  la  «  con- 
currence »  de  Fontainebleau,  qui  partait  le  soir.  Il  fai- 
sait une  de  ces  chaleurs  de  forêt  qui  étouffent,  j'avais 
soif,  il  me  semblait  que  je  ne  sortirais  jamais  de  cette 
gigantesque  colonnade  où  nul  souffle  d'air  ne  courait. 
J'aperçus  à  travers  les  gros  troncs  un  homme  qui  mar- 
chait à  pas  lents,  les  mains  derrière  le  dos.  Il  avait  un 
paletot-sac  gris  et  un  béret  rouge  déteint.  Je  l'appelai 
pour  savoir  sïl  n'y  avait  pas  quelque  maison  de  garde  à 
proximité.  Il  ne  me  répondit  point  et  pressa  le  pas. 

Au  lieu  de  le  suivre  je  descendis  à  l'extrémité  du  fond 
de  la  Sole,  où  était  autrefois  la  loge  du  père  Bouré  ;  j'y 
trouvai  à  boire  et  même  à  manger  un  morceau,  après 
quoi,  comme  il  était  plus  de  midi,  je  pris  décidément  le 
chemin  de  la  ville,  mais  je  comptais  sans  cette  chaleur 
orageuse  qui  me  coupait  les  jambes  ;  avant  même  de 
sortir  du  fond  de  la  Sole,  je  fus  pris  d'une  telle  lassitude 
que  je  m'assis  sur  l'herbe,  dans  un  bouquet  de  jeunes 
hêtres  bien  touffus. 

Je  vois  encore  l'endroit  et  je  réponds  que  je  m'en 
souviendrai  toute  ma  vie.  J'entrevoyais  à  travers  les 
feuilles  le  ciel  qui  se  couvrait,  et  le  vent  brûlant  commen- 
çait à  souffler.  J'étais  si  accablé  que  cela  ne  me  donna 
point  l'idée  de  presser  mon  retour,  au  contraire,  je  dési- 
rais l'averse.  Seulement,  comme  le  vent  me  gênait,  je 
changeai  de  place  pour  entrer  dans  un  massif  de  gené- 
vriers qui  avait  à  son  centre  un  espace  libre,  tapissé  de 
mousse,  et  je  m'étendis  tout  de  mon  long.  Un  des  hêtres, 
courbé  par  un  accident  déjà  ancien,  sortait  du  bouquet 


GAVOTTE  17 

selon  une  ligne  î'oitement  inclinée,  et  arrondissait  son 
feuillage  en  voûte  juste  au-dessus  de  ma  tête. 

Je  ne  voulais  pas  dormir,  et  j'avoue  que  cette  appari- 
tion de  l'homme  au  béret  rouge,  était  une  des  raisons 
qui  éloignaient  de  moi  la  pensée  du  sommeil.  C'était, 
selon  toute  apparence,  un  rôdeur  de  la  pire  espèce. 
Comme  il  arrive  presque  toujours,  à  force  de  me  dire 
que  je  restais  bien  éveillé,  je  finis  par  m'assoupir  et  je 
rêvai  que  j'étais  chez  moi,  rue  de  Bondy,  à  Paris,  où  un 
homme,  —  le  béret  rouge,  —  se  pendail  au  moyen  d'une 
corde  accrochée  à  mon  plafond.  Je  voulais  crier,  mais 
je  ne  pouvais  pas.  L'homme  ne  paraissait  pas  m'accorder 
la  moindre  attention  ;  il  avait  fait  ses  préparatifs  sans 
se  presser,  et  quand  il  eut  fini,  il  dit  :  «  Bonsoir,  Louise  ! 
bon  débarras  !  »  Et  ce  fut  tout  ;  je  le  vis  tourner  au  bout 
de  la  corde,  qui  se  détordait  lentement. 

Ce  ne  fut  pas  ce  cauchemar  qui  me  tira  de  mon 
sommeil,  et  je  dormis  longtemps  encore  après  qu'il  eut 
cessé  de  me  tourmenter.  Il  était  au  moins  deux  heures 
de  l'après-midi  quand  un  grand  bruit  m'éveilla  en  sur- 
saut ;  c'était  la  forêt  qui  criait  sous  les  premiers  efforts 
de  l'orage.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  le  bruit  de  la  mer  en 
courroux,  mais  c'est  aussi  profond  et  aussi  large.  Au 
moment  où  j'ouvris  les  yeux,  un  éclair  m'aveugla  et 
j'aperçus  à  travers  cet  éblouissement,  les  arbres  envi- 
ronnants qui  s'échevelaient  tous  du  même  côté,  pliant, 
les  grands  comme  les  petits,  sous  la  rage  de  l'ou- 
ragan. 

Il  faisait  sombre  et  les  profils  des  objets  s'estompaient  ; 
ce  vent  traînait  avec  soi  une  brume  et  ne  modérait  point 
la  chaleur.  La  pluie  n'avait  pas  encore  commencé  ;  après 

2* 


18  GAVOTTE 

l'éclair,  le  tonnerre  ne  vint  pas  tout  de  suite  ;  on  ne 
l'entendit  qu'au  bout  d'une  minute,  sourd  et  très-loin- 
tain, mais  continu  et  paraissant  venir  de  tout  le  ciel  à 
la  fois. 

Tout  à  coup,  dans  cette  sorte  de  crépuscule  qui  tom- 
bait des  nuées  couleur  d'ardoise,  j'eus  une  singulière 
vision.  Etait-ce  mon  cauchemar  qui  revenait?  Juste  au- 
dessus  de  ma  tête,  une  chose  à  forme  humaine  remuait, 
pendue  à  l'arbre  qui  s'inclinait  en  dehors  du  bouquet 
de  hêtres.  C'était  vêtu  d'un  pantalon  brun,  d'un  paletot 
grisâtre,  et  la  tête  était  coilïée  de  rouge  ;  cela  se  balan- 
çait en  saccades  parce  que  les  oscillations  de  l'objet 
étaient  contrariées  par  les  secousses  que  le  vent  impri- 
mait à  l'arbre  même. 

Je  ne  voulus  pas  croire  et  j'essayai  de  rire  malgré  le 
frisson  qui  courait  dans  mes  os.  J'aurais  juré  qu'il  n'y 
avait  là  rien  de  pareil  au  moment  où  je  m'étais  en- 
dormi, et,  d'un  autre  côté,  l'idée  qui  me  vint  de  ces 
épouvantails  qu'on  suspend  aux  arbres  fruitiers  était 
misérablement  absurde  :  nous  étions  en  forêt  et  il  s'agis- 
sait d'un  hêtre... 

Pourquoi  était-il  venu  mourir  ainsi  au-dessus  de  mon 
sommeil  ?  Deux  heures  auparavant,  sous  le  Fouteau,  il 
avait  refusé  de  me  répondre,  il  cherchait  son  endroit 
déjà,  peut-être. 

Car  je  l'avais  bien  reconnu  !  et  mon  cauchemar  était 
une  vérité  :  u  Bonsoir,  Louise  !  bon  débarras  !  »  Pauvre 
diable  !  c'était  lui  qui  avait  dit  cela.  Je  sautai  sur  mes 
pieds,  à  l'idée  qu'on  pouvait  encore  le  sauver.  En  cet 
instant,  une  rafale  le  secoua,  imprimant  à  ses  jambes 
d'horribles  mouvements  de  marionnette  ;  elles  n'étaient 


GAVOTTE  19 

pas  encore  roidios.  Sa  coiffure  rouge,  arrachée,  tomba; 
c'était  bien  le  béret. 

Un  bruit  nouveau  vint  des  feuiliées  que  la  grêle  fu- 
sillait. J'eus  à  peine  le  temps  de  regarder  son  visage, 
qui  me  parut  jeune,  malgré  une  barbe  longue  et  touf- 
fue. La  minute  d'après,  l'ondée  furieuse  avait  rabattu 
sa  chevelure  comme  un  lambeau  mouillé  au-devant  de 
ses  yeux. 

Je  n'avais  pas  alors  quatre-vingts  ans  comme  aujour- 
d'hui, mais  j'eus  beau  faire,  il  me  fut  impossible  de 
grimper  à  l'arbre,  malgré  sa  position  inclinée  ;  l'averse 
avait  rendu  le  tronc  glissant.  Après  quelques  efforts 
inutiles  qui  avaient  mis  mes  mains  en  sang,  je  pris  ma 
course  vers  la  loge  de  Bouré  où  j'arrivai  noyé.  Par  bon- 
heur, le  brave  Bouré  n'était  pas  seul,  car  son  âge  en- 
core bien  plus  avancé  que  le  mien  eût  rendu  sa  bonne 
volonté  inutile.  Au  coin  de  la  petite  cheminée,  un  gros 
gaiçon  tout  rond,  guêtre  jusqu'aux  genoux,  portant  sur 
le  dos  une  boîte  d'herborisation  et  les  yeux  armés  de 
lunettes  vertes  comme  en  mettent  les  touristes  dans  les 
.glaciers,  fumait  sa  pipe  en  tisonnant  le  feu  éteint.  Au 
premier  mot  que  je  dis  de  l'aventure,  il  jeta  les  pin- 
cettes et  s'écria  d'une  voix  de  Stentor  : 

—  Vite  !  une  échelle  1  Les  pendus,  ça  nous  connaît  ! 
Je  courus  vers  lui  les  bras  ouverts,  le  prenant  pour 

un  apôtre  du  sauvetage  ;  il  me  regarda  d'un  air  étonné 
et  me  dit  : 

—  Monsieur   et    cher    compatriote,    vous    êtes  trop 
mouillé  pour  embrasser  les  gens  secs. 

Bouré,  la  perle  des  bonnes  âmes,  passait  déjà  sa  toile 


20  GAVOTTE 

cirée.  Mon  gros  garçon  reprit,  en  secouant  sa  pipe  sur 
l'ongle  de  son  pouce  : 

—  Après  ça,  je  vais  être  aussi  trempé  que  vous  tout 
à  l'heure,  malgré  mon  parapluie. 

Il  ôta  sa  boite  et  ses  lunettes,  qu'il  déposa  sur 
la  table,  prit  dans  un  coin  un  monument  en  cotonade 
bleue,  qui  était  le  parapluie  en  question,  et  se  déclara 
prêt  à  partir. 

L'instant  d'après,  tenant  d'une  main  son  parapluie 
ouvert,  de  l'autre  le  bout  de  l'échelle  dont  Bouré  por- 
tait l'autre  extrémité,  il  se  mit  à  courir  sur  mes  pas. 
J'ignore  comment  je  reconnus  mon  chemin  à  cette 
heure  de  trouble  ;  ce  fut  une  sorte  d'instinct  qui  me 
guida;  le  fait  est  que  je  menai  mes  compagnons  tout 
droit  au  bouquet  de  hêtres.  Gomme  nous  arrivions,  le 
gros  garçon  éleva  cette  belle  voix  de  basse  taille  qu'il 
avait  et  cria  :  «  Eh  !  là-bas,  compatriote,  un  coup  de 
main!  il  y  a  un  pendu.  » 

Ce  nouveau  compatriote  était  un  garde  qui  descen- 
dait la  coulée,  courbé  en  deux  et  le  nez  dans  son  man- 
teau. Je  ne  dis  pas  qu'il  fut  content  d'être'  arrêté  dans 
sa  course,  mais  il  vint  à  l'ordre  aussitôt  et  dit  en  aper- 
cevant notre  petit  gros  : 

—  Tiens,  c'est  M.  Ladumat;  bien  le  bonjour,  voilà 
un  temps!  S'il  y  a  un  pendu,  bien  sûr  qu'il  se  sera 
accroché  avant  la  pluie. 

—  Ça  tombe  sous  le  sens,  répondit  M.  Ladumat; 
bonjour,  Morin,  mon  pays.  On  ne  se  pend  jamais  par  la 
pluie. 

Il  dressa  l'échelle  contre  le  tronc  du  hêtre  et  ajouta 


GAVOTTE  21 

en  examinant  d'un  œil  d'amateur  le  pauvre  malheu- 
reux qui  toujours  se  balançait  : 

—  Joli  sujet,  mazette  I  II  y  avait  du  temps  qu'on  n'en 
avait  eu  un  pareil,  M.  Noblot  va  être  content.  Par 
exemple,  ça  n'a  pas  l'air  d'appartenir  à  la  Banque  de 
France,  le  licou  est  mûr,  on  dirait  une  vieille  corde 
à  sauter.  Voyons,  Morin,  au  mât  de  cocagne!  je  vas 
préparer  mon  grattoir. 

Il  n'avait  pas  abandonné  un  seul  instant  son  para- 
pluie. Pendant  que  Morin  grimpait  lestement  à  Té- 
chelle,  il  fouilla  dans  la  poche  droite  de  son  pantalon 
et  en  retira  une  énorme  lancette  dont  la  lame  était  fi- 
chée dans  un  bouchon. 

—  Outil  de  campagne,  me  dit-il  avec  une  bonhomie 
pleine  d'enjouement,  mobilier  personnel.  Je  laisse  les 
trousses  du  gouvernement  à  la  boutique.  Si  vous  voulez 
avoir  l'obligeance  de  tenir  un  instant  mon  parapluie, 
je  vous  respecterai  comme  un  de  mes  ancêtres.  Merci  ! 

Dès  que  j'eus  le  manche  du  parapluie  à  la  main,  il  dé- 
gaina sa  lame  hors  de  son   bouchon   et  la   repassa  vi- 
vement avec  le  geste  des  perruquiers.  Cela  n'interrom- 
pit nullement  le  fd  de  son  discours,  il  continua  sans  r 
points  ni  virgules  : 

—  Doucement,  là-haut,  Morin  !  Pas  de  dégâts  !  M.  le 
docteur  NobJot,  mon  supérieur,  maître  après  Dieu  de 
notre  hôpital,  attend  ce  garçon-là  ou  un  autre  comme 
le  Messie  pour  sa  leçon  sur  la  région  lombaire.  C'est  un 
assez  vilain  compatriote  au  point  de  vue  des  relations 
privées,  mais  il  a  du  talent  et  plaît  aux  dames...  Atten- 
tion !   hardi-à-moi- là ,  vieux  Bouré!  Morin,  ne  lâchez 


Î2  GAVOTTE 

pas!  En  douceur!  Descend-il  bien,  ce  lapin-là!  Nou^ 
l'avons  !  Rendons  grâce  aux  dieux! 

Il  se  précipita  en  brandissant  sa  lancette  sur  le  corps 
qui  était  étendu  maintenant  dans  l'herbe  mouillée  entre 
les  genévriers.  Il  m'avait  fait  signe  de  le  suivre  avec  le 
parapluie. 

—  Maintenant,  Morin,  mon  pays,  dit-il,  deux  hommes 
de  renfort  avec  une  civière.  Allez  aussi,  Bouré,  vieux 
compatriote,  et  amenez-nous  ça  en  deux  temps,  pen- 
dant que  je  fais  le  nécessaire. 

Les  deux  gardes  obéirent.  En  parlant,  M.  Ladumat 
avait  tranché  fort  dextrement  la  manche  de  l'homme 
au  béret.  Avant  de  lui  piquer  la  veine,  il  cria  : 

—  Morin  !  vous  apporterez  ma  boîte  et  mes  lunettes  ! 
Et  sa  lancette  tailla,  mais  il  ne  vint  pas  la  moindre 

goutte  de  sang. 

Je  regardais,  le  cœur  serré  par  l'anxiété,  quoique 
j'eusse  bien  peu  d'espoir.  M.  Ladumat  hocha  la  tète  et 
renouvela  sa  tentative  à  divers  endroits,  avec  un  résul- 
tat pareillement  négatif.  Je  murmurai  : 

—  C'est  bien  fini  ! 

—  Un  peu  plus  à  droite  le  parapluie  !  me  répondit 
M.  Ladumat.  Fini;  fini,  je  ne  sais  pas,  il  n'y  a  rien 
de  drôle  comme  les  pendus,  on  ne  peut  jamais  répondre 
de  rien  avant  d'avoir  employé  les  grands  moyens,  et  le 
docteur  Noblot  n'aime  pas  qu'on  empiète  sur  lui.  Du 
talent,  il  en  a,  mais  éreinté,  ça  tient  à  ses  mœurs...  Il 
est  gentiment  bâti,  savez-vous,  ce  pays-là,  quoique  mal 
habillé.  La  région  lombaire  est  de  toute  beauté,  et 
c'est  le  principal  pour  le  moment...  A  qui  ai-je  l'avan- 
tage de  parler? 


GAVOTTE  23 

Je  lui  dis  mon  nom,  il  ôta  aussitôt  sa  casquette. 

—  Alors,  monsieur  le  baron,  s'écria-t-il,  en  présence 
d'un  compatriote  aussi  éminent,  je  ne  puis  faire  moins 
que  de  me  présenter  à  mon  tour.  Le  nom,  vous  le  savez  ; 
jusqu'à  présent,  il  manque  de  célébrité,  mais  qui  sait 
ce  que  lui  réserve  l'avenir?  Profession  :  élève  interne  à 
l'hospice  de  Fontainebleau,  ou  plus  vulgairement  cara- 
bin. Les  Ladumat  n'ont  jamais  été  aux  croisades,  mais 
mon  grand-père  vivait  du  temps  où  la  Bastille  fut  prise, 
et  comme  son  commerce  de  mercerie  était  situé  rue  du 
Pas-de-la-Mule,  il  a  pu  assister  en  voisin  à  cet  événe- 
ment mémorable.  Je  n'y  tiens  pas  ;  mes  opinions  poli- 
tiques sont  vagues  et  modérées  excepté  à  l'égard  de  la 
Pologne.  Jamais  en  France,  jamais  l'Anglais,  etcœtera... 
Voici  les  compatriotes. 

En  effet,  Morin  et  Bouré  revenaient  avec  deux  gardes 
qui  portaient  un  brancard.  Le  malheureux  homme  au 
béret  y  fut  aussitôt  placé  avec  beaucoup  de  soin,  et 
nous  nous  mimes  en  marche  pour  la  ville.  La  pluie 
avait  cessé,  néanmoins  M.  Ladumat  me  couvrit  obsti- 
nément de  son  parapluie  pendant  toute  la  route  et  ne 
cessa  pas  un  seul  instant  de  me  favoriser  de  son  entre- 
tien. Il  avait  de  l'esprit  et  ne  disait  guère  que  des  sot- 
tises, ce  compatriote  de  35  millions  de  Français  qui  ont 
à  la  fois  toute  la  sottise  et  tout  l'esprit  du  monde. 

Au  point  de  vue  de  la  science,  il  n'était  pas  le  pre- 
mier venu  ;  il  connaissait  surtout  d'une  manière  admi- 
rable, historiquement  et  statistiquement,  la  question  des 
pendus  de  la  forêt  de  Fontainebleau. 

—  C'est  notre  affaire,  me  disait-il,  nous  n'avons  pas 
d'autres  ressources  pour  nous  procurer  des  «  sujets.  » 


24  GAVOTTE 

Autrefois,  on  venait  de  Paris  tout  exprès  pour  se  pen- 
dre ;  c'est  si  commode  ici,  et  quel  paysage  '  Mais  le  char- 
bon nous  fait  du  tort  auprès  des  gens  sédentaires. 
M.  Noblot  nous  disait  qu'on  avait  eu  dans  le  temps  à 
l'hôpital  jusqu'à  soixante-sept  strangulés  volontaires 
dans  une  année  ;  l'an  dernier,  nous  n'en  avons  eu  que 
neuf,  et  celui-ci  est  seulement  le  quatrième  du  pré- 
sent exercice.  Vous  voyez  la  baisse,  nous  sommes  fin 
août,  nous  en  aurons  six  ou  sept  tout  au  plus.  C'est 
comme  les  vipères  :  je  n'ai  certes  pas  Tidée  d'établir 
une  connexité  quelconque  entre  ces  deux  ordres  de  faits, 
mais  les  vipères  s'en  vont  également,  et'  leur  taille 
diminue.  M.  Noblot  a  connu  quatorze  marchands  de 
reptiles  qui  gagnaient  leur  vie  très-bien  dans  la  forêt; 
maintenant,  il  n'y  en  a  plus  que  cinq,  et  ils  végètent. 
D'autre  part,  le  gouvernement  exploite  les  roches  pour 

i' faire  des  pavés;  nous  verrons  la  fin  de  la  forêt  de  Fon- 
tainebleau si  nous  vivons  seulement  quatre  ou  cinq  siè- 
^cles.  » 

Quand  nous  arrivâmes  à  la  ville,  un  glorieux  soleil 
dorait  les  campaniles  du  château  et  faisait  scintiller  au- 
tour de  nous  des  diamants  sur  tous  les  brins  d'herbe. 
En  voyant  les  curieux  se  rassembler  autour  de  nous 
j'eus  un  instant  l'idée  de  quitter  le  cortège,  mais  quel- 
que chose  me  retenait.  Le  pauvre  hère  qui  était  là  gi- 
Sv^nt  sur  le  brancard  avec  son  béret  rouge  sur  la  poitrine 
m'inspirait  un  intérêt  croissant;  il  me  semblait  tout 
jeune  ;  je  découvrais  sur  sa  face  convulsée  de  l'intelli- 
gence, et  aussi  de  la  bonté  ;  certes,  je  ne  croyais  pas  sa 
résurrection  possible,  mais  sait-on  définir  ces  obstina- 
tions de  l'espoir?  Je  tenais  à  voir  par  moi-même  l'em- 


GAVOTTE  25 

ploi  des  «  grands  moyens  »  dont  m'avait  parlé  M.  La- 
dumat.  Je  suivis  donc  la  procession  qui  allait  sans  cesse 
s'allongeant  et  j'entrai,  derrière  la  civière,  à  l'hospice 
de  Fontainebleau. 

.  Les  infirmiers  et  deux  sœurs  de  charité  vinrent  à  no- 
tre rencontre  dans  la  cour.  M.  Ladumat  demanda  : 

—  Le  chef  est-il  à  la  maison  ? 

Sur  la  réponse  négative,  il  écarta  les  rangs  et  ordonna 
qu'on  portât  le  sujet  à  l'amphithéâtre.  Il  n'avait  fallu 
qu'un  coup  d'œil  aux  deux  Sœurs  pour  voir  que  cet  or- 
dre était  malheureusement  de  saison.  Elles  s'éloignèrent. 
Un  des  infirmiers  demanda  pourtant,  qu'on  me  par- 
donne de   reproduire  le  texte  exact  de  sa  question  : 

—  A-t-il  le  coco  dévissé  ? 

—  Non,  répondit  l'interne  ;  mais  c'est  tout  comme. 
Chauffez  toujours  la  plaque,  amenez  deux  livres  de 
glace  cassée,  avec  un  morceau  à  manger,  et  prévenez 
à  la  police. 

Ce  qu'on  appelait  si  pompeusement  a  l'amphithéâtre  » 
était  une  petite  chambre  toute  nue  avec  une  table  ;  le 
pendu  y  fut  couché  ;  il  était  à  demi  rigide  et  absolument 
inerte.  On  le  déshabilla  nu  comme  un  ver. 

C'était  un  beau  garçon  de  trente  ans  à  peu  près,  au 
visage  régulier,  à  la  taille  bien  proportionnée  ;  son 
corps  était  intact,  sauf  une  cicatrice  très-légère  et  cir- 
culaire qu'il  portait  à  la  jambe  gauche,  au-dessus  de  la 
cheville,  et  la  cravate  bleuâtre  que  la  corde  avait  mar- 
quée autour  de  son  cou.  M.  Ladumat  l'examinait  en 
connaisseur  et  le  palpait  avec  une  satisfaction  non 
équivoque. 

—  Pas  seulement  pour  un  sou  de  dégât  anatomi- 

3 


26  GAVOTTE 

quel  dit-il  en  ouvrant  son  parapluie  qu'il  mit  à 
sécher  dans  un  coin.  Qu'est-ce  qu'il  pouvait  bien  être, 
ce  pays-là?  Je  ne  parierais  pas  pour  l'état  de  proprié- 
taire. Vous  croyez  rire?  nous  avons  eu  des  agents  de 
change,  et  jusqu'à  un  vaudevilliste... 
11  s'interrompit  pour  chanter  : 

El  li,  et  la, 
Non,  je  ne  crois  pas  ça  ; 

Maderirelte, 
{       Et  venez  me  chercher,  Ion  la  ; 
Y  Quand  le  monde  finira! 

—  C'était,  continua-t-il,  le  fameux  Jolicour,  auteur  de 
V Apothéose  de  Bélanger  et  chef  de  bureau  aux  pompes  fu- 
nèbres :  chagrins  de  ménage  combinés  avec  des  dettes 
criardes.  Je  le  connaissais  de  vue,  on  me  l'avait  montré 
un  soir  à  la  Chaumière.  J'ai  fait  deux  années  à  Paris,  et 
le  cancan-tulipe  ne  m'est  pas  étranger,  mais  ici,  c'est  la 
misère  ! 

Je  crus  pouvoir  sans  inconvenance,  le  rappeler  à  l'em- 
ploi des  grands  moyens  qu'il  m'avait  annoncés.  Il  me 
répondit  par  un  geste  qui  était  une  condamnation. 

—  L'obélisque,  reprit-il  avec  gravité,  fera  passer 
votre  nom  à  la  postérité  la  plus  reculée,  à  cause  de  la 
difficulté  du  transport,  mais  il  y  a  un  petit  morceau 
cassé  en  haut,  qui  le  dépare.  Moi,  je  l'aurais  fait  repri- 
ser. Je  vais  chatouiller  le  compatriote  tout  à  l'heure  ; 
mais,  pour  tailler  en  plein  drap,  à  coups  de  sonde  et  de 
bistouri,  il  faut  attendre  le  patron...  Tiens  !  voici  un  pa- 
pier 1 

Il  avait  remué  la  pauvre  défroque  du  «  compatriote  », 


GAVOTTE  27 

et  de  l'une  des  poches  du  pantalon  un  chiffon  était  tombé 
avec  un  cornet  à  tabac  à  demi-vide  et  un  cahier  de  pa- 
pier à  cigarettes  qui  n'avait  plus  qu'une  feuille.  M.  La- 
dumat  dit,  cette  fois  avec  un  vrai  sentiment  de  mélan- 
colie : 

—  Ils  laissent  tous  quelque  chose. 

Au  moment  où  il  dépliait  le  chiffon,  je  voulus  l'arrê- 
ter, mais  je  ne  réussis  pas.  Il  ajouta  noblement  : 

—  Le  béret  est  d'uniforme,  quoique  tout  ça  ait  bien 
l'air  d'avoir  été  acheté  au  Temple.  C'est  peut-être  un 
ancien  étudiant  en  médecine,  je  veux  voir. 

Le  chiffon  déchiré  sans  soin,  était  un  lambeau  ;  il  ne 
portait  aucun  nom  et  paraissait  avoir  appartenu  à  un 
brouillon  de  lettre,  car  on  y  voyait  nombre  de  ratu- 
res. M.  Ladumat  lut  tout  haut  :  « ne  serai  plus  là. 

C'est  donc  pour  toi  que  j'ai  fait  la  chose,  tu  es  bien 
établie,  reste  honnête.  J'ai  été  te  regarder  là-bas  dans 
ton  petit  établissement  ;  es-tu  assez  jolie  !  Mais  je  serais 
un  pavé  à  ton  cou,  il  faut  être  raisonnable.  Adieu,  ché- 
rie! » 

M.  Ladumat  garda  un  instant  le  chiffon  dans  ses 
doigts,  puis  il  dit  : 

—  Comprends  pas. 

Mais  il  mentait,  car  l'émotion  changeait  sa  voix.  Moi, 
je  devinais  qu'il  y  avait  là  un  de  ces  pauvres  dévoue- 
ments sublimes  et  insensés,  qu'on  trouve  encore  çà  et 
là  dans  les  rangs  populaires. 

L'interne  s'était  rapproché  de  la  table  de  marbre  et 
examinait  attentivement  la  marque  circulaire  placée  au- 
dessus  de  la  cheville  gauche  du  pendu.  Je  l'entendis  qui 
grommelait  : 


28  GAVOTTE 

—  Il  a  été  fièrement  gêné  dans  sa  chaussure  ! 

Puis  il  se  mit  immédiatement  à  l'ouvrage,  faisant 
son  devoir  en  conscience.  Des  procédés  qu'il  employa, 
la  plupart  sont  connus  ;  les  autres  ne  peuvent  même 
pas  être  décrits,  surtout  un  qui  me  parut  être  de  l'in- 
vention de  M.  Ladumat.  Le  tout  se  termina  par  l'ap- 
plication de  la  plaque  ardente  aux  pieds  et  de  la  glace 
cassée  sur  le  crâne.  Rien  ne  fit. 

Je  dois  rendre  justice  à  cet  excellent  jeune  homme  : 
il  m'offrit  de  partager  son  repas  qu'on  venait  d'appor- 
ter, et  qui  était  posé  sur  la  table  de  marbre  même,  à 
côté  des  pieds  grillés  du  pendu  ;  un  bouilli  froid,  que  je 
vois  encore  d'ici,  entouré  de  cornichons  coupés  en 
rouelles.  Je.  le  remerciai.  Pourquoi  restais-je?  Je  pense 
que  j'attendais  le  docteur  Noblot.  M.  Ladumat  avait 
repris  sa  belle  humeur  ;  il  mangeait  avec  un  appétit 
excellent,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'allonger  un  ba- 
vardage interminable  où  il  était  question  de  pavés,  de 
vipères,  de  cordes  coupées  et  de  notaires  étranglés  qui 
se  mêlaient  à  des  souvenirs  du  Prado  et  à  quelques  in- 
vectives contre  la  vie  de  province.  Quand  il  eut  avalé 
sa  dernière  bouchée,  il  me  demanda  poliment  si  la  fu- 
mée de  tabac  ne  m'incommodait  point  et  alluma  sa 
pipe. 

Le  jour  allait  baissant.  Mon  regard  ne  pouvait  pas  se 
détacher  de  ce  malheureux  qui  avait  quitté  la  vie  parce 
qu'il  était  une  pierre  au  cou  de  la  femme  aimée,  et,  à 
mesure  que  l'ombre  tombait,  il  me  semblait  voir  des 
mouvements  mystérieux  sur  ce  pâle  visage  inondé  de 
cheveux  désolés.  Ses  yeux  étaient  grands  ouverts,  et 
parfois,  aux  jeux  de  la  lumière  mourante,  il  me  sem- 


GAVOTTE  29 

blait  voir  dans  ses  prunelles  mornes  une  étrange  inten- 
sité de  regard. 

—  Monsieur  et  cher  compatriote,  me  dit  tout  à  coup 
l'interne  en  secouant  sur  le  marbre  les  cendres  de  sa 
pipe  achevée,  je  respscte  le  sentiment  qui  vous  guide  ; 
mais  le  docteur  Noblot  appartient  à  la  grande  famille 
humaine.  11  est  garçon,  et  je  le  soupçonne  d'avoir  di- 
verses attaches  illégitimes  dans  la  banlieue  de  Fontai- 
nebleau. Si  je  me  trompe,  que  Dieu  me  juge!  En  tous 
cas,  désormais,  il  ne  rentrera  que  bien  tard,  et  la  con- 
currence part  à  neuf  heures.  Si  votre  ambition  n'est  pas  ^ 
de  coucher  ici,  je  vous  engage  à  lever  le  camp. 

Ce  fut  comme  si  l'on  m'eût  brusquement  éveillé  ;  je 
pris  aussitôt  le  chemin  de  la  porte.  M.  Ladumat  sauta 
sur  ses  pieds  et  m'accompagna  dehors  avec  la  plus 
grande  courtoisie,  disant  : 

—  Je  me  suis  permis  de  vous  parler  ainsi  parce  que 
le  malheureux  pays  est  aux  pieds  de  l'Éternel  depuis 
cinq  heures  d'horloge  pour  le  moins.  Ce  qui  reste  de 
lui  appartient  à  la  science  ;  je  me  sens  incapable  de 
vous  exprimer  tout  le  plaisir  que  j'ai  eu  à  faire  la  con- 
naissance de  l'homme  aussi  éminentqui... 

Nous  traversions  la  cour,  il  fut  interrompu  par  l'arrivée 
du  commissaire  de  police,  qui  venait  enfin  remplir  son  de- 
voir. Je  sortis  précipitamment,  mais  je  pus  entendre  du 
dehors  la  basse-taille  de  M.  Ladumat,  disant  avec  em- 
phase :  «  Vous  ne  vous  doutez  pas  que  vous  venez  de  voir 
passer  un  de  nos  compatriotes  les  plus  célèbres  à  qui 
je  viens  d'offrir  à  souper  :  M.  le  baron  Taylor,  si  connu 
dans  le  monde  des  lettres.  « 


3* 


m 


Il  y  avait  une  semaine  que  j'étais  de  retour  à  Paris. 
Avez-vous  souvenir  du  prince  Phram  qui  coûta  tant 
d'argent  au  commerce  et  aussi  à  la  Banque  avant  d'ap- 
porter sa  confession  dernière  sur  les  bancs  de  la  police 
correctionnelle,  —  ce  prince  Phram- Bodenyi,  dont 
les  ancêtres  avaient  possédé  tout  le  territoire  de  Bel- 
grade et  qui  envoyait  ses  crûs  de  Tokai,  cachetés  d'or 
aux  souverains?  C'était  un  très-joli  garçon  qui  avait 
pris  ses  belles  manières  dans  ses  fonctions  de  commis- 
voyageur.  Il  se  présentait  vraiment  comme  un  ange,  et 
le  faubourg  Saint-Germain  avait  deviné  en  lui  du  pre- 
mier coup  d'oeil  le  Richelieu  du  Danube.  Vous  pensez 
si  le  faubourg  Saint-Germain  peut  se  tromper  !  Quand 
il  fut  avéré  judiciairement  que  le  prince  Phram  s'ap- 
pelait de  son  nom  Charpion  et  qu'il  était  fils  d'un  gar- 
dien du  cimetière  de  Saint-Denis,  seize  cents  voix  de 
marquises  s'élevèrent  entre  la  rue  de  Seine,  et  le  Gros- 
Caillou  pour  crier  :  u  Ça  sautait  aux  yeux,  nous  l'avions 
bien  deviné  !  » 


GAVOTTE  3t 

Le  prince  Phram  n'avait  pas  encore  passé  en  police 
correctionnelle,  mais  il  commençait  à  chanceler  sur  le 
trône  4es  escrocs  de  haute  effronterie  qui  chez  nous 
n'est  jamais  vacant.  La  première  fois  que  je  vis  Gavotte 
en  propre  original,  ce  fut  au  bois,  dans  l'équipage  de 
Phram.  Elle  était  bien  plus  jolie  que  dans  le  portrait 
de  Stéphain.  Jamais  Boucher  ne  peignit  rien  de  plus 
rose  ni  de  plus  gracieux.  (Vêtait  comme  un  sourire  de 
la  jeunesse  de  Louis  XV  qui  s'épanouissait  en  plein 
règne  de  Louis-Philippe.  On  la  regardait  énormément, 
rien  n'amuse  la  vertu  comme  la  faridondaine  ;  seule- 
ment les  vraies  dames  étaient  jalouses  :  ce  radieux  vi- 
sage d'enfant  les  mettait  un  peu  trop  à  l'ombre. 

Il  faut  vous  dire  tout  de  suite  que,  dans  ce  court  es- 
pace de  temps,  M^'®  Gavotte  (elle  avait  conservé  son 
nom)  était  devenue  une  des  gloires  de  la  France,  abso- 
lument comme  Fanchon  la  Vielleuse  ou  la  Belle- 
Écaillère.  Je  ne  savais  rien  de  cela,  je  n'avais  pas  revu 
Oreste  et  Pylade  depuis  notre  dîner  de  la  rue  de  Mé- 
nars,  et  je  ne  peux  pas  cacher  que  mon  histoire  de 
pendu  m'avait  laissé  un  grand  fonds  de  tristesse.  Donc, 
je  ne  fus  pas  fâché,  un  soir,  de  m'entendre  appeler 
par  Fontévieux,  qui  montait  dans  son  remise  à  la  demi- 
journée  dont  le  cocher  portait  sa  livrée  d'autrefois.  Il 
allait  à  Longchamps  ;  je  l'y  accompagnai.  Le  tour  du 
lac  n'était  pas  encore  inventé.  Ma  première  question 
fut  celle-ci  : 

—  Gharlemagne  et  Villermoy  sont-ils  décidément 
brouillés  ? 

—  Dieu  merci  !  non,  me  répondit  le  marquis  ;  Phram 
les  a  réconciliés. 


3Î  GAVOTTE 

—  Phram  ?  répétai-je. 
Fontévieux  me  regarda  et  s'écria  : 

—  Ah  ça,  de  quel  Pontoise  arrivez-vous  donc  I 

Et  comme  je  lui  confessais  ma  complète  ignorance,  il 
reprit  :  < 

—  Un  ami  véritable  est  une  douce  chose,  et,  depuis 
que  le  monde  est  monde,  il  n'exista  jamais  d'amitié 
comparable  à  celle  qui  unit  nos  deux  braves  camarades, 
Gharlemagne,  qui  prend  de  la  mélancolie  quand  Viller- 
moy  réussit  etVillermoy  qui  devient  triste  aussitôt  qu'il 
arrive  quelque  chose  d'heureux  à  Gharlemagne.  Cela 
n'empêche  pas  qu'ils  se  mettraient  au  feu  l'un  pour  l'au- 
tre. Il  y  a  deux  ans,  quand  Villermoy  a  été  pris  dans 
la  crise  de  Francfort,  Gharlemagne  s'est  gravement 
compromis  pour  le  sauver,  et  Yillermoy  ne  le  lui  a  par- 
donné qu'après  lui  avoir  rendu  la  pareille  quand  Ghar- 
lemagne à  son  tour,  l'année  dernière,  a  failli  sombrer 
dans  l'affaire  des  Paquebots.  L'anecdote  que  je  vais 
vous  raconter  est  taillée  sur  le  patron  des  fables  d'E- 
sope ;  seulement,  c'est  un  peu  plus  long  et  c'est  de  l'his- 
toire. Après  l'avoir  entendue,  vous  aurez  une  idée 
approximative  de  la  quantité  de  bonne  haine  que  l'ana- 
lyse chimique  pourrait  extraire  de  la  douce  chose  con- 
nue sous  le  nom  d'amitié. 

Vous  vous  souvenez  du  funeste  dessert  qui  termina  no- 
tre dernier  dîner  et  des  flots  de  morale  qui  tombaient  de 
la  bouche  de  Gharlemagne?  Une  marchande  de  la  halle  ! 
une  Gavotte  I  La  conduite  de  Villermoy  couvrait  de  honte 
le  respectable  corps  des  banquiers  !  l']n  conséquence,  le 
lendemain,  dès  huit  heures  du  matin,  le  même  Gharle- 
magne (il  ne  se  lève  jamais  qu'à  neuf  heures),  était  au 


GAVOTTE  èl 

marché  des  Innocents,  rôdant  autour  de  Téventaire  de 
Gavotte.  Malgré  l'heure  matinale,  il  était  rasé  de  frais 
et  galamment  vêtu.  Point  de  Gavotte.  Gharlemagne 
pensa  d'abord  qu'elle  n'était  pas  encore  arrivée.  Lui  et 
8oyer  sont  connus  là-bas  comme  le  loup  blanc  ;  les 
marchandes  qui  le  voyaient  aller  de  ci  de  là  lui  deman- 
dèrent ce  qu'il  voulait  :  «  Gavotte,  »  répondit-il,  et  il  y 
eut  un  éclat  de  rire.  «  Ah  I  ah  !  fit-on  de  toutes  parts, 
vous  n'aurez  pas  de  ses  pêches  aujourd'hui,  ni  demain, 
ni  jamais  !  .)  Et  une  des  commères  ajouta  :  «  Si  vous  ête-i 
venu  pour  elle,  vous  vous  êtes  levé  trop  tard,  mon  prince, 
je  l'avais  dit  dès  ce  printemps  ;  c'est  une  cerise  que  cette 
petite-là,  elle  ne  restera  chez  nous  que  la  saison  des  ce- 
rises, et  encore  !  Eh  bien  !  elle  est  venue  jusqu'aux  pêches 
et  même  elle  a  eu  le  premier  raisin,  c'est  beaucoup,  mais 
ce  matin,  on  l'a  emmenée  en  calèche.  Voilà.  Elle  n'a  pas 
de  malice  pour  deux  liards,  la  pauvre  petiote,  mais  cane 
fait  pas  honneur  au  marché  d'avoir  des  colifichets  pa- 
reils. »  Gharlemagne  ne  demanda  pas  le  nom  du  maî- 
tre de  la  calèche  et  partit  navré. 

G'en  était  fait  !  le  «  vieux  coupable  »  allait  la  mettre 
dans  ses  meubles  !  Tous  les  gourmands  sont  diplomates 
et  connaissent  l'art  de  «  soulever  »  à  un  appétit  rival 
soit  un  poisson  désirable,  soit  un  gibier  hors  ligne,  soit 
une  éclatante  primeur.  Il  n'y  a  que  les  amateurs  de  bi- 
belots pour  se  faire  entre  eux  une  guerre  plus  perfide  et 
plus  acharnée.  Gharlemagne  était  venu  à  la  halle  avec 
la  grande  et  belle  pensée  d'opérer  le  sauvetage  de  son 
ami.  Rien  ne  lui  eût  coûté  pour  cela  ;  il  aurait  poussé 
Gavotte  comme  la  première  botte  d'asperges  de  la  sai- 
son, pour  la  couper  sous  le  pied  de  Soyer-Villermoy, 


34  GAVOTTE 

mais  voilà  qu'il  était  trop  tard  I  Villermoy  avait  sans 
doute  éventé  ses  projets  ;  il  avait  pris  livraison,  et  dé- 
sormais, en  travers  du  dévouement  de  Charlemagne, 
des  difficultés  presque  insurmontables  se  dressaient. 

Mais  il  se  souvint  d'un  fait  qui  était  Thonneur  d» 
sa  carrière  et  qui  eût  mérité  une  place  dans  les  Vic- 
toires et  Conquêtes,  si  les  livres  de  ce  genre  s'occupaient 
de  choses  artistiques.  Lui,  Charlemagne,  dans  sa  jeu- 
nesse, avait  renouvelé  l'exploit  d'Orphée  poursuivant 
Eurydice  jusqu'au  fond  des  enfers.  Il  s'agissait  d'une 
truite  perlée  de  taille  mémorable  qu'il  avait  vue  un  jour  à 
l'étalage  de  Chevet,  et  dont  il  était  tombé  amoureux.  Im- 
prudent comme  son  âge,  il  avait  voulu  marchander,  et, 
pendant  une  promenade  de  coquetterie  qu'il  faisait  sous 
les  galeries,  le  chevalier  de  bouche  de  M.  le  baron  de 
Rothschild  vint  à  passer  et  enleva  la  truite.  Inutile  de 
chercher  des  mots  pour  peindre  le  désespoir  de  Charle- 
magne en  apercevant  la  place  vide  où  reposait  naguère 
l'objet  de  sa  passion  ;  il  avoua  plus  tard  qu'il  avait  senti 
sa  raison  s'égarer,  mais  c'est  ainsi  que  naissent  les  ré- 
solutions héroïques,  et  les  meilleurs  historiens  de  la 
Restauration  s'accordent  à  dire  que,  seul  et  sans  se- 
cpurs,  Charlemagne  sut  pénétrer  dans  les  cuisines  de 
M.  de  Rothschild,  où,  par  ses  larmes,  son  éloquence  et 
sa  générosité,  il  parvint  à  reconquérir  Eurydice,  dont  il 
composa  lui-même  le  court-bouillon. 

Quand  on  a  dans  son  passé  de  pareilles  garanties, 
il  est  permis  de  compter  sur  soi-même.  En  quittant  la 
halle,  Charlemagne  se  rendit  aux  bureaux  de  son  ami 
qui  était  absent,  cela  ne  l'étonna  point.  Il  laissa  un  mot 
qui  priait  M.  Villermoy  de  l'attendre,  à  son    retour, 


GAVOTTE  35 

pour  affaire  de  la  dernière  importance  (souligné),  et  re- 
monta dans  sa  voiture,  qu'il  fit  arrêter  rue  Taitbout,  en 
face  du  «  pied-à-terre  »  de  Yillermoy,  et  il  s'établit  der- 
rière le  store  pour  guetter  la  sortie  duce  vieux  coupable.» 
Qelui-ci  ne  tarda  pas  à  se  montrer,  pimpant,  triom- 
phant, la  main  dans  l'entournure  du  gilet,  et  portant 
sur  son  visage  une  expression  de  contentement  qui  au- 
rait fait  rugir  Gharlemagne  si  la  prudence  ne  lui  eût 
interdit  toute  manifestation  de  cette  sorte.  Il  laissa  le 
«vieux  coupable  )> descendre  la  rue  Taitbout  et  tourner  le 
coin  du  boulevard,  puis  il  sauta  résolument  sur  le 
pavé. 

Son  cœur  battait  plus  fort  que  le  jour  où  il  avait 
pénétré  dans  les  cuisines  de  l'hôtel  Rothschild.  11  monta 
néanmoins  l'escalier  et  sonna.  Un  ancien  cordon-bleu, 
admis  à  la  retraite,  mais  qui  n'avait  pas  su  faire  d'éco- 
nomies par  suite  de  son  faible  pour  les  breuvages  forti- 
liants,  vint  lui  ouvrir  et  poussa  une  exclamation  de  sur- 
prise à  sa  vue.  Ils  se  connaissaient  bien  tous  les  deux. 
«  Antonin  est-il  ici,  ma  bonne  Françoise  ?  »  demanda 
Gharlemagne  d'un  air  dégagé.  Françoise  resta  tout  in- 
terdite. Malgré  la  belle  heure,  elle  embaumait  déjà  le 
cassis.  Gharlemagne  reprit  :  a  G'est  donc  vous  qui  tenez 
l'ermitage,  chère  amie?  tant  mieux;  ça  doit  être  une 
jolie  place.  Je  me  demandais  ce  que  vous  étiez  deve- 
nue. »  Je  ne  sais  pas  ce  que  Françoise  balbutia,  Ghar- 
lemagne mit  son  épaule  entre  elle  et  la  porte,  et  glissa 
une  demi-douzaine  de  louis  dans  sa  main.  «  Serpent, 
murmura  Françoise,  c'est  comme  ça  que  vous  avez  eu 
la  truite  1  » 

Le  plus  fort  était  fait,  Gharlemagne  entra.  «  Vous 


36  GAVOTTE 

n'en  êtes  pas  plus  avancé,  reprit  l'ancien  cordon-bleu. 
Vrai  comme  je  suis  une  honnête  femme,  le  patron  vient 
de  partir  I  »  Gharlemagne  fit  sonner  son  gousset  et  ré- 
pliqua :«  Parbleu  !  je  le  sais  bien  I  je  le  guettais  dans  la 
ruel  —  Ah!  serpent!  fit  la  vieille,  vous  en  jouez-vous 
de  ces  tours  à  vous  deux  !  Ça  entretient  l'amitié  comme 
les  petits  cadeaux,  mais  si  vous  avez  compté  me  sé- 
duire, rayez  cela  de  vos  papiers,  vous  m'offririez  deux 
mille  francs... — Allons  donc!  interrompit  Gharlema- 
gne, deux  cents  francs  et  dix  bouteilles  de  ma  meilleure 
Chartreuse.  Il  s'agit  d'un  pari  de  cinquante  louis.  J'irai 
jusqu'à  trois  cents  francs  si  vous  me  faites  voir  Ga- 
votte. » 

J'espère  que  vous  ne  doutez  pas  du  résultat.  Après 
une  scène  de  marchandage  très-savamment  conduite 
des  deux  côtés,  le  serpent  fut  introduit  dans  le  fameux 
boudoir  pompadour  capitonné  en  soie  ventre  de  biche. 
Là  commencèrent  d'autres  enchères  ;  mais  il  faut  bien 
vous  dire  les  choses  telles  que  la  légende  les  rapporte. 
G'est  absolument  original.  La  légende  accuse  les  deux 
banquiers  et  même  aussi  le  prince  Phram  d'en  avoir 
été  jusqu'à  présent  pour  leurs  frais.  La  petite  ne  vend 
que  la  montre...  mais,  tenez,  la  voilà  !  » 

Ils  avaient,  en  vérité,  du  succès,  Gavotte  et  son 
prince.  C'était  au  milieu  de  la  grande  allée  de  Long- 
champs,  vers  l'endroit  où  est  maintenant  le  tir  aux  pi- 
geons. Le  crépuscule  du  soir  commençait  à  tomber 
sous  les  grands  acacias  ;  quoique  le  «  tout  Paris  »  fût 
aux  eaux,  à  la  mer  ou  en  voyage,  il  en  restait  encore 
assez  pour  que  la  double  queue  des  équipages  descen- 
dant de  la  Porte-Maillot  et  y  remontant  n'eût  pas  un 


GAVOTTE  37 

seul  vide,  et  les- promeneurs  à  pied  faisaient  foule.  Le 
Paris  d'été  est  plus  regardeur  que  celui  d'hiver,  parce 
que  le  provincial  et  l'étranger  y  abondent  davantage. 
Littéralement,  on  dévisageait  Gavotte  et  le  prince 
Phram,  qui  pour  sa  part  avait  l'air  enchanté. 

Gavotte  s'ennuyait  un  peu,  cela  se  voyait  sur  sa 
figure  adorablement  mignonne,  mais  elle  n'avait  ni  or- 
gueil ni  honte.  Elle  était  là  comme  à  son  éventaire  de 
la  halle,  et  comme  elle  eût  été,  je  le  pense,  sur  son 
trône,  si  Louis  XV  ressuscité  l'avait  mise  à  Louveciennes. 
Son  sourire,  quand  il  venait,  et  sa  moue  délicieuse, 
quand  elle  la  laissait  paraître,  étaient  d'un  petit  enfant, 
d'un  petit  amour  ;  on  rêvait  autour  d'elle  toutes  les 
guirlandes  de  roses  pâles  tressées  du  temps  de  Vanloo, 
tous  les  arbres  bleus  où  les  pigeons  lilas  se  becquettent 
et  qui  laissent  voir  à  travers  leurs  troncs  de  velours  la 
perspective  chiffonnée  des  jardins  de  l'Armide  rococo. 
Toujours  fillette  de  la  halle  et  déjà  duchesse  pour  rire, 
elle  était  jolie,  mais  jolie  à  défier  le  pinceau  idéal  de 
ces  poètes  qui  teignaient  la  nature  en  gris  perle,  glacé 
de  rose  et  d'azur. 

Quand  elle  eut  disparu,  suivie  qu'elle  était  par  cette 
escorte  des  piétons  qui  accompagnent  la  musique  mili- 
taire et  qu'on  voit,  en  carnaval,  couper  impétueusement 
au  plus  court  pour  regarder  une  septième  fois  passer  le 
bœuf  gras,  Fontévieux  reprit  : 

—  Qu'en  dites-vous  ?  Est-ce  que  le  Phram  n'a  pas 
bien  l'air  d'un  montreur  qui  n'a  pas  encore  osé  entrer 
dans  la  cage  de  la  bête  ?  Je  poursuis  mon  anecdote  : 
Quand  ce  serpent  de  Charlemagne  fut  introduit  par 
Françoise  aux  pieds  de  Gavotte,  celle-ci  était  en  train 

4 


88  GAVOTTE 

de  bâiller  dans  une  bergère  ;  elle  ne  fut  pas  effarou- 
chée le  moins  du  monde  et  lui  dit  comme  à  une  vieille 
connaissance  du  marché  :  «  C'est  à  la  halle  qu'ils  vont 
jaser!  »  Gharlemagne  entama  aussitôt  la  négociation. 
Sans  même  s'informer  du  taux  des  «  avantages  »  pro- 
mis par  Soyer-Villermoy,  il  offrit  le  double,  et  Gavotte 
montra  tous  les  ivoires  de  sa  bouche  en  un  rire  si  naïve- 
ment coquin,  que  Françoise,  si  elle  l'avait  vue,  se  fût 
agenouillée  devant  elle.  Ça  va!  dit-elle,  et  on  par- 
tit incontinent  pour  la  «  guérite  »  du  serpent,  rue  des 
Martyrs,  toute  boisée  de  glaces,  avec  divans  tourte- 
relle, où  Gavotte,  à  peine  installée,  se  remit  à  bâiller 
comme  une  fleur  qui  entr'ouvre  sa  corolle.  Elle  exigea 
le  premier  trimestre  comptant,  et  quand  Gharlemagne 
la  quitta,  elle  lui  dit  avec  franchise  :  «  Nom  d'un  chien  ! 
c'est  vrai  que  ça  rapporte  pas  mal,  mais  que  je  m'en- 
nuie I  » 

Vous  trouvez  que  toute  la  poésie  de  l'histoire  s'en- 
fuit ;  détrompez-vous.  C'est  ici  même  que  le  roman 
entre  en  scène,  et  la  vertu,  et  l'attendrissement,  et 
tout  !  Il  paraîtrait  que  ce  petit  bijou  de  Gavotte  est  une 
héroïne  à  sa  manière.  J'ai  su  tout  cela  par  Gharlema- 
gne, qui  cabale  maintenant  contre  Phram  et  Yiller- 
moy,  son  bâilleur  de  fonds,  tout  en  dînant  tous  les  soirs 
avec  ce  dernier.  Il  y  a  un  grand  amour  sous  jeu,  et  un 
gros  drame.  Gavotte  est  plus  âgée  qu'elle  n'en  a  l'air, 
elle  passe  vingt  ans.  Elle  avait  un  amoureux,  un  fiancé 
qui  faisait  je  ne  sais  quoi  à  Paris,  il  était  apprenti  artiste 
ou  étudiant,  et  Gavotte  restait  au  village,  non  pas  tout 
à  fait  paysanne,  —  elle  a  de  trop  gentilles  mains  pour 
cela,  —  mais  enfin  dans  une  condition  très-modeste. 


GAVOTTE  39 

Tout  d'un  coup,  la  fameuse  situation  des  anciens  vau- 
devilles se  produit.  Un  épouseur  de  deux  ou  trois  mille 
écus  se  présente  et  le  papa  de  Gavotte  déclare  que  les 
engagements  pris  autrefois  avec  le  fiancé  pauvre,  mais 
beau  garçon,  ne  sont  plus  que  de  simples  bêtises,  à 
moins  toutefois  qu'il  n'apporte,  lui  aussi,  deux  mille 
écus,  auquel  cas  on  lui  garde  la  prétérence.  Pour  avoir 
six  mille  francs,  dame,  quand  on  est  rapin  ou  cin- 
quième clerc  d'avoué,  on  n'a  pas  le  choix,  en  fait  de 
moyens,  et  il  paraît  que  le  pauvre  diable  était  terrible- 
ment amoureux.  Du  reste  vous  pouvez  arranger  les 
choses  comme  vous  voudrez,  car  les  détails  me  man- 
quent. Je  sais  seulement  que  le  moyen  choisi  fut  mau- 
vais, car  au  lieu  d'apporter  les  deux  mille  écus  au  père 
de  Gavotte,  le  malheureux  fiancé  fut  envoyé  au  bagne. 
Je  dis  au  bagne,  vous  voyez  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'une 
peccadille. 

Gavotte  s'échappa  de  chez  son  père.  Elle  suivit  les 
débats  de  la  Cour  d'assises  et  fit  une  grave  maladie, 
après  quoi  elle  s'établit  marchande  à  la  halle  avec  la 
succession  du  papa,  (|ui  mourut  sur  ces  entrefaites. 
Elle  avait  un  but,  et  ce  but  est  toujours  le  môme.  J'i- 
gnore qui  la  conseille,  mais  on  lui  avait  dit  que  rien  ne 
résiste  à  beaucoup  d'argent,  '  et  qu'avec  une  grosse 
somme  elle  arriverait  aisément  à  briser  les  chaînes  de 
son  fiancé.  Voilà  pourquoi  elle  a  suivi  Villermoy,  puis 
Charlcmagne,  puis  le  prince...  » 

Ici  Fontévieux  s'interrompit  pour  la  seconde  fois 
parce  que  l'équipage  de  ce  victorieux  Phram  nous 
croisait  de  nouveau,  entouré  toujours  des  mêmes  curio- 
sités. Le  crépuscule  s'était  assombri,  nous  étions  sur  la 


40  GAVOTTE 

pente  qui  descend  aux  terrains  de  l'Abbaye  ;  la  lune 
rasant  les  hauteurs  de  Saint-Gloud,  jetait  des  rayons 
pâles  à  travers  les  feuillées.  Il  me  sembla  que  Gavotte 
n'était  plus  la  même,  et,  en  vérité,  notre  œil  voit  les 
choses  à  travers  nos  propres  sentiments.  L'enfant  était 
devenue  femme  ;  il  y  avait  derrière  les  mignardises  de 
son  sourire,  une  volonté,  une  force,  une  passion  qui  me 
la  transfiguraient.  Par  exemple,  Phram  restait  Phram. 
Je  vous  défie  bien  de  transfigurer  ce  prince-là  ! 
Fontévieux  continua  : 

—  Il  ne  me  reste  plus  rien  à  vous  dire,  sinon  les  moyens 
employés  par  le  vieux  coupable  pour  déposséder  à  son 
tour  le  serpent  et  arracher  Gavotte  aux  enchantements 
do  la  guérite  tout  en  glaces  avec  divans  tourterelle.  Vil- 
Icrmoy,  pour  cela,  ne  s'en  fia  pas  à  lui-même,  et  il  eut 
tort  ;  une  seconde  surenchère  eût  suffi,  étant  donné  le  sin- 
gulier petit  personnage  de  Gavotte.  Dans  sa  rage  de  réus- 
sir et  de  rendre  à  Gharlemagne  l'humiliation  qu'il  avait 
subie,  il  crut  nécessaire  de  s'adresser  à  un  vainqueur  de 
profession  et  choisit  Phram,  qu'il  commandita,  comme 
tant  de  tailleurs  et  de  bottiers  l'avaient  déjà  fait  avant 
lui  dans  l'intérêt  de  leur  commerce.  On  dit  que  Phram 
a  eu  50,000  fr.,  dont  moitié  pour  Gavotte,  qui  a  le  droit, 
par  leur  traité,  de  le  quitter  dans  un  mois  pour  aller  à 
Brest,  marchander  à  son  tour  la  conscience  des  geôliers 
de  son  fiancé.  C'est  drôle,  si  ce  n'est  pas  vrai,  et  je  vous 
donne  la  chose  au  prix  qu'elle  me  coûte.  » 

Nous  nous  séparâmes  sur  le  boulevard.  Fontévieux 
soupait  ce  soir-là  même  avec  Gharlemagne  et  Yiller- 
moy.  «  Vous  leur  demanderez,  lui  dis-je  en  le  quittant, 
si  notre  partie  de  Thomery  tient  toujours.  » 


IV 


Elle  tenait,  la  partie  de  Thomery;  seulement,  elle 
fut  un  peu  retardée.  Dans  l'intervalle,  je  fis  plusieurs 
fois  le  voyage  de  Barbison,  mais  sans  aller  à  Fontaine- 
bleau, parce  que  je  craignais  une  rencontre  avec  M.  La- 
dumat,  qui  m'aurait  parlé  de  notre  pendu.  Le  souvenir 
de  ce  pauvre  homme  restait  en  moi  comme  une  contu- 
sion qui  fait  mal  quand  on  y  touche.  Je  voyais  toujours 
ces  grands  yeux  mornes,  fixés  sur  moi  comme  le  regard 
vide  de  l'Antinous  du  Louvre.  Au  contraire,  il  m'arriva 
plus  d'une  fois  de  contempler  le  portrait  de  Gavotte, 
qui  n'était  vraiment  qu'une  pochade,  mais  étonnante  de 
ressemblance  et  de  sentiment.  Troyon  me  dit  que  l'au- 
teur du  portrait,  ce  fainéant  de  Stéphain,  n'avait  ja- 
mais reparu.  «  11  aura  cherché  fortune  à  Paris,  ajouta- 
t-il;  ces  gaillards-là  vont  et  viennent.  »  Je  ne  parta- 
geais pas  son  opinion,  mais  je  laissai  tomber  l'entre- 
tien. 

Un  mardi  du  milieu  de  septembre,  temps  froid,  vent 
roide,  bon  pour  l'appétit,  au  dire  de  MM.  Villermoy  et 


42  GAVOTTE 

Charlemagne  qui  s'y  connaissaient,  nous  quittions  Fontai- 
nebleau vers  dix  heures  du  matin,  dans  une  calèche  de 
louage,  pour  nous  rendre  à  Champagne  de  l'autre  côté 
de  la  Seine,  où  mon  excellent  ami,  M.  K...,  Breton  de 
Lorient,  qui  avait  fait  sa  fortune  à  centraliser  le  com- 
merce des  paniers  de  chasselas,  nous  attendait  avec  une 
cotriade  et  un  envoi  de  Chevet,  expédié  ce  matin  même 
et  comprenant  une  cloyère  d'huîtres  de  Cancale  (elles 
n'étaient  pas  encore  décédées).  Ceci  était  le  déjeuner; 
pour  le  diner,  on  avait  envoyé  Jonquin  à  Franchart  avec 
le  nécessaire. 

Je  ne  sais  pas  si  Thomery  et  le  chasselas  tout  seul 
eussent  déterminé  le  vieux  coupable  et  le  serpent  à  une 
excursion  si  fort  en  dehors  de  leurs  habitudes,  mais  il 
y  avait  la  cotriade.  Ils  avaient  entendu  parler  de  cette 
bouillabaisse  armoricaine  par  M.  Yigier,  l'ancien  pro- 
priétaire des  bains  du  Pont-Neuf,  devenu  roi  du  Mor- 
bihan, et  l'idée  de  goûter  ce  plat  sauvage  mais  célèbre 
mit  fin  à  leurs  hésitations. 

La  cotriade  ou  oignonnée  est,  à  proprement  parler,  la 
soupe  des  pêcheurs  de  l'île  de  Croix.  On  la  fait  avec  des 
pironneaux  et  des  congres.  Le  pironneau  est  la  dorade 
en  bas  âge  ;  le  congre  est  ce  que  nous  appelons  à  Paris 
l'anguille  de  mer.  On  remplit  la  marmite  à  tiers  de  pois- 
son en  y  ajoutant  des  crevettes,  des  crabes  et  une  bonne 
poignée  de  gros  poivre;  on  place  deux,  trois,  quatre 
couches  d'oignons  et  un  bouquet  de  marjolaine;  après 
quoi,  on  fait  bouillir  le  lout  jusqu'à  ce  que  congres  et 
pironneaux  soient  ;jOMrm  de  cuire.  Alors,  on  met  le  sel. 
Jamais  ni  beurre,  ni  huile,  ni  aucun  corps  gras,  ex- 
cepté pourtant  du  lard,  si  on  est  riche.  Les  rois,  je  le  dé- 


GAVOTTE  43 

déclare,  ne  mangent  pas  pareil  potage  tous  les  jours. 

M.  K...  avait  fait  venir  de  Lorient  les  pironneaux  et 
les  congres  dans  de  la  glace. 

La  cotriade  devait  être  au  feu  depuis  minuit.  Gharle- 
magne  et  Soyer-Yillermoy  en  rêvaient,  et  malgré  les 
splendeurs  de  la  forêt  qui  commençait  à  revêtir  ses 
belles  couleurs  d'automne,  dans  les  coupes  d'Avon,  les 
deux  petites  lieues  de  Fontainebleau  à  Thomery  leur 
semblèrent  interminables.  Leurs  dissensions  étaient  aux 
antipodes  ;  l'appétit  les  rapprochait  si  étroitement  que 
je  me  demandais  si  toutes  ces  histoires  de  rivalités  et 
de  perfidies  n'étaient  pas  des  tissus  de  fables.  Ils  se  fai- 
saient redire  par  moi  les  détails  d'un  repas  de  pêche  que 
j'avais  fait  à  Belle-Ile-en-mer,  dans  la  propriété  de  M. 
Trochu  (le  père  de  celui  qui  devait  être  le  général  du 
même  nom),  repas  pantagruélique  où  brillaient  surtout 
des  biftecks  de  congre  aux  anchoix  et  des  rougets  à  l'es- 
touffade.  Ils  mangeaient  mes  souvenirs,  et  bien  avant 
d'arriver  au  bac,  ils  poussaient  des  cris  de  famine. 

Enfin  nous  aperçûmes  la  Seine  dont  les  rides  scin- 
tillaient au  soleil  entre  nous,  et  l'amphithéâtre  en  pente 
douce  où  s'élèvent  les  blanches  maisons  chargées*  de 
treilles.  «  On  dirait  l'Italie  !  »  fit  observer  Gharlemagne 
avec  quelque  amertume,  et  il  ajouta  pour  expliquer  sa 
mauvaise  humeur;  »  Je  n'aime  pas  le  macaroni  de  Na- 
ples.  Combien  de  préjugés  restent  debout!  »        '    : 

Le  bac  se  détacha  de  l'autre  rive.  J'avais  coutume  de 
rendre  visite  une  ou  deux  fois  par  an  à  M.  K...  et  je 
connaissais  très-bien  le  passeur.  De  loin,  il  me  parut 
que  ce  n'était  plus  mon  homme.  Au  lieu  du  vieux  bate- 
lier, je  voyais  approcher  un  solide  gaillard,  jeune  en^ 


44  GAVOTTE 

core  à  en  juger  par  l'énergie  de  ses  mouvements,  mais 
accoutré  d'une  singulière  façon,  surtout  par  en  haut.  Il 
portait  en  effet  un  chapeau  de  peintre  en  forme  de  pa- 
rapluie, et  malgré  la  saison,  il  avait  autour  du  cou  une 
cravate  aussi  étoffée  que  celle  de  Robert-Macaire.  Pen- 
dant qu'on  embarquait  la  voiture,  je  lui  demandai  ce 
qu'était  devenu  son  prédécesseur;  il  me  répondit  je  ne 
sais  quoi  d'une  voix  sourde  et  autant  dire  inintelligible, 
en  me  tournant  le  dos.  Son  chapeau  me  cachait  absolu- 
ment son  visage  dont  je  n'apercevais  que  le  bas,  char- 
gé d'une  barbe  inculte  et  touffue. 

Une  fois  pourtant  le  vent  fit  fouetter  les  bords  du 
chapeau  et  j'aperçus  une  paire  d'yeux...  mais  je  me 
crus  fou.  Ce  fut  d'ailleurs  rapide  comme  l'éclair. 

Quand  je  voulus  regarder  mieux,  les  bords  du  grand 
chapeau  cachaient  tout  jusqu'au  menton.  Je  ne  sais 
plus  à  quelle  occasion  Charlemagne  venait  de  pronon- 
c^%l(^  nom  de  Villermoy;  on  eût  dit  en  vérité  que  c'é- 
tait ce  nom  qui  avait  courbé  la  tête  du  passeur  jusqu'à 
la,  .faire  tpucher  sa  poitrine.  Il  ne  souffla  mot  pendant  la 
Irayeirséq.  JV^ir^fi^^P^nt  où  la  voiture  débarquait,  Ville r- 
iïK)y  dit:  «Payez,  Charlemagne,  je  n'ai  pas  de  mon- 
n,:f^c.  >>jXji9.jnain  du  batelier  était  tremblante  quand  il 
ljf]tuyv^,t  ,pp,ur  recevoir  son  dû,  auquel  s'ajoutait  un  très- 
hçnnèlte  pourboire,;  il  ne  remercia  point.  Je  mentirais 
si  je  prétendais,  que  je  donnai  sur  l'heure  môme  une 
ti;p,s-si^ri^use  a,tte|ition  à  tout  cela.  La  chronologie  des 
iî)[îpressiqnSj  est  la  première  chose  qui  se  trouble  dans  la 
r^^^noirc  parce  que  tout  homme  est  porté  à  se  croire 
pr9p.l^ète,  et  tire,  vplontiers,  après  l'événement,  les  in- 
ductipiiis  (jui  n'au.raie;ît;p>asp^û  lui  échapper  en  temps 


GAVOTTE  45 

utile.  Le  fait  est  qu'en  arrivant  à  la  riante  maison  de 
M.  K...,  tout  enguirlandée  de  treilles  admirables,  je  ne 
songeais  plus  à  mon  passeur. 

Je  suivais  alors  une  affaire  où  de  lourds  intérêts  qui 
n'étaient  pas  les  miens  se  trouvaient  engagés,  et  j'avais 
laissé  à  mon  secrétaire  l'ordre  de  me  prévenir  par  ex- 
près si  ma  présence  faisait  besoin  à  Paris.  M.  K...  m'a- 
borda, une  lettre  à  la  main.  Cette  lettre  m'assignait 
pour  le  soir  même,  à  huit  heures,  un  rendez-vous  long- 
temps désiré,  et  qu'il  ne  fallait  pas  manquer  sous  peine 
de  le  voir  fuir  aux  calendes  grecques.  J'avais  assuré- 
ment de  la  marge  devant  moi  jusqu'au  soir,  mais  cha- 
cun sait  bien  qu'avant  certains  pourparlers  diplomati- 
ques il  faut  causer  avec  soi-même  et  préparer  son 
combat.  J'avouai  franchement  mon  cas,  et  demandai  la 
permission  de  regagner  Fontainebleau  à  pied,  ne  con- 
naissant pas  au  monde  de  meilleur  conseiller  qu'une 
promenade  solitaire.  On  m'objecta  bien  la  cotriade, 
mais  elle  eut  tort,  et  je  pris  congé,  vers  onze  heures  et 
demie,  après  avoir  mangé  une  sandwich,  au  moment 
où  mes  compagnons  se  mettaient  à  table. 

Quand  j'atteignis  la  rivière  à  l'endroit  du  bac,  point 
de  passeur.  Les  embarcations  étaient  toutes  sur  l'autre 
bord,  la  cabane  aussi.  J'appelai,  on  ne  me  répondit 
point,  et  je  m'égosillai  pendant  dix  bonnes  minutes 
avant  que  la  cabane  donnât  signe  de  vie.  Enfin  la  porte 
s'ouvrit,  et  l'homme  au  chapeau  de  peintre  parut  sur  le 
seuil.  Il  ne  se  pressait  point  d'abord,  mais,  aussitôt  qu'il 
m'aperçut,  il  changea  tout  à  coup  d'allure  et  marcha 
rapidement  vers  la  rive  d'où  il  sauta  dans  le  petit  bac 
qui  servait  au  passage  des  piétons.  J'entendis  le  remue- 


46  GAVOTTE 

ménage  des  avirons  qu'on  borde,  et  le  bateau  com- 
mença à  couper  le  courant.  Naturellement,  je  voyais 
mon  homme  de  dos  puisqu'il  nageait  vers  moi  ;  il  n'a- 
vait plus  sa  houppelande  de  tout  à  l'heure  ;  ses  épaules 
étaient  couvertes  d'un  vieux  paletot  grisâtre.  Comme  il 
approchait,  je  lui  dis  avec  douceur  : 

—  Mon  ami,  vous  m'avez  fait  beaucoup  attendre. 

—  Monsieur  le  baron,  me  répondit-il,  vous  savez  que 
je  ne  suis  pas  vif;  l'autre  fois,  vous  m'avez  attendu  plus 
longtemps  encore. 

Ceci  fut  dit  presque  gaîment,  et  pourtant  mon  cœur 
sauta  comme  si  j'avais  ouï  parler  un  fantôme.  Certes, 
je  ne  pouvais  reconnaître  une  voix  que  je  n'avais  ja- 
mais entendue,  mais  comment  expliquer  cela?  C'était 
la  voix  de  mon  pendu,  je  l'aurais  juré,  j'en  étais  sûr.  Je 
descendis  dans  le  bateau,  balbutiant  cette  question: 

—  D'où  savez- vous  mon  nom? 

Au  lieu  de  me  répondre,  il  ôta  son  grand  chapeau  et 
prit  entre  ses  jambes  quelque  chose  de  rouge  qu'il  mit 
sur  sa  tête,  c'était  le  béret. 

—  Alors  vous  n'étiez  pas  mort  !  m'écriai-je  naïvement. 

—  Non  !  me  répondit-il  en  reprenant  ses  avirons.  Et 
il  se  mit  à  nager  vers  le  bord  opposé. 

Je  m'assis  à  l'arrière  en  face  de  lui.  Ce  changement 
de  coiffure,  que  vous  avez  peut-être  pris  au  théâtral, 
s'était  exécuté  bonnement  et  plutôt  comme  une  niche 
de  grand  enfant.  Mon  pendu  n'était  pas  du  tout  comé- 
dien. 

—  Ce  coquin  de  carabin,  reprit-il  en  fixant  sur  moi  ces 
deux  yeux  terribles  qui  avaient  complètement  changé 
d'expression,  mais  qui  m'inquiétaient    toujours  parce 


GAVOTTE  47 

que,  derrière  le  singulier  sourire  qui  les  éclairait,  je 
voyais  la  lièvre  ;  ce  carabin  du  diable  m'a  bien  re- 
gretté. 11  avait  besoin  de  mes  os  et  de  ma  chair.  On  les 
lui  rendra.  C'est  partie  remise. 

Il  m'adressa  un  signe  de  caressante  menace  et  ajou- 
ta : 

—  Quand  un  pauvre  homme  se  pend,  monsieur  le  ba- 
ron, c'est  qu'il  a  ses  raisons  pour  cela.  Le  plus  fort  était 
fait;  j'avais  souffert  ce  qu'on  soufl're  ;  vous  ne  m'avez 
pas  rendu  un  bon  service. 

En  vérité,  je  ne  savais  que  lui  répondre.  Je  dis  au  ha- 
sard : 

—  J'espère  que  vous  n'avez  pas  l'intention  de  recom- 
mencer? 

11  donna  un  fort  coup  d'aviron  et  lâcha  ses  rames,  le 
bateau  ayant  désormais  assez  d'élan  pour  gagner  le 
bord  tout  seul. 

—  Est-ce  que  les  deux  autres  ne  vont  pas  repasser? 
demanda-t-il  :  j'entends  les  deux  messieurs  qui  étaient 
avec  vous? 

—  Si  fait,  répliquai-je,  ce  soir. 

Je  mis  la  main  à  la  poche,  il  m'arrêta  du  geste,  di- 
sant : 

—  Nous  n'avons  pas  fini.  Je  vous  ai  fait  attendre  parce 
que  j'étais  en  train  d'achever  une  lettre.  Je  n'écris  pas 
très-bien  ni  très-vite.  Vous  êtes  pressé,  je  ne  vous  at- 
tarderai pas,  mais  vous  me  permettrez  bien  de  vous 
accompagner  un  petit  peu.  Vous  vous  intéressez  à  moi, 
monsieur  le  baron,  c'est  sûr... 

—  ïrès-sûr  !  interrompis-je. 

—  Merci  bien  !  Je  le  mérite  tout  de  même,  quoique... 


48  GAVOTTE 

mais  vous  saurez  tout  ça  plus  tard.  Allons  chercher  ma 
lettre. 

Il  se  dirigea  aussitôt  vers  sa  cabane,  et  en  chemin  il 
poursuivit  : 

—  Est-ce  que  vous  ne  voyiez  pas  bien  que  je  vous  re- 
gardais ? 

—  Pendant  plus  d'une  semaine,  répliquais-je,  chaque 
fois  que  je  voulais  m'endormir,  vos  yeux  me  réveil- 
laient. 

—  Il  y  a,  reprit-il  en  baissant  la  voix  avec  une  évi- 
dente pudeur,  une  drôle  de  chose  quand  l'étrangle- 
ment commence.  Le  carabin  vous  a  expliqué  ça. 
J'entendais  très-bien  ce  qu'il  vous  bavardait.  Ces 
gâte-morts  n'ont  ni  foi  ni  loi,  et  quand  j'ai  eu  l'usage 
de  mes  mains  je  me  suis  tenu  à  quatre  pour  ne 
pas  lui  frotter  les  oreilles,  mais  ce  qu'il  vous  disait  est 
vrai  :  je  l'ai  éprouvé  et  je  n'ai  pas  de  paroles  pour  vous 
exprimer  combien  c'est  horrible.  D'ailleurs,  toutes  les 
singeries  auxquelles  le  gredin  se  livrait  sur  mon  cadavre 
ne  me  faisaient  ni  bien  ni  mal  ;  je  ne  sentais  rien,  sinon 
un  grand  froid  partout  et  du  vide  plein  le  cerveau,  mais 
je  voyais  et  j'entendais.  Pendant  qu'il  mangeait  son  sou- 
per comme  un  sans-cœur  qu'il  est,  j'aurais  bien  cassé 
une  croûte,  et  vous  voyez  que  je  me  suis  souvenu  de 
votre  nom... 

Il  poussa  la  porte  de  la  cabane  où  j'étais  entré  déjà 
pour  m'abriter  un  jour  de  pluie,  du  temps  de  son  pré- 
décesseur ;  tout  y  était  resté  tel  que  je  l'avais  vu  alors  : 
un  grabat,  une  vieille  table,  trois  chaises  et  des  usten- 
siles de  pêche. 

—  Qu'est  devenu  le  père  Macé?  demandai-je. 


GAVOTTE  49 

—  Mort  la  quinzaine  passée.  Je  le  remplace  provisoi- 
rement. 

Il  appuya  sur  ce  mot.  Une  grande  lettre  sans  enve- 
loppe, et  fermée  par  trois  pains  à  cacheter,  était  au 
bord  de  la  table.  Il  la  prit  et  la  mit  dans  la  poche  de 
côté  de  son  paletot  gris. 

—  Partons,  dit-il  ensuite,  je  ne  peux  pas  marcher 
bien  vite  à  cause  de  la  plante  de  mes  pieds,  où  la  pla- 
que de  fer  chaud  a  laissé  des  marques. 

—  Et  votre  bac  !  demandais-je  ;  s'il  venait  quelqu'un  ? 
Il  eut  un  imperceptible  mouvement  d'épaules  et  me 

répondit  : 

—  M.  Charlemagne  et  M.  Villermoy  ne  repasseront 
que  ce  soir. 

Je  fus  étonné  qu'il  eût  retenu  ces  deux  noms,  et  la 
pensée  me  vint  que  la  gratification  reçue  n'était  pas 
étrangère  à  cette  preuve  de  mémoire.  Cela  ne  me  déplut 
pas,  et  je  vais  vous  dire  pourquoi  :  Il  est  certain  qu'on 
s'attache  à  ceux  qu'on  a  sauvés.  Ce  malheureux,  pour 
moi,  était  atteint  de  la  manie  du  suicide  ;  n'avait-il  pas 
laissé  échapper  ce  mot  :  «  C'est  partie  remise  !  »  Je 
cherchais  en  moi-même  un  moyen  de  le  rattacher  à 
l'existence.  S'il  eût  été  complètement  indifférent  au  gain, 
j'aurais  eu  un  agent  de  moins  à  ma  disposition. 

En  soi,  le  raisonnement  n'était  pas  mauvais  ;  seule- 
ment, je  me  trompais  en  pensant  qu'il  attendait  Viller- 
moy et  Charlemagne  à  cause  du  pourboire.  Il  reprit  : 

—  Marchons,  si  vous  voulez,  j'irais  bien  jusqu'à  moi- 
tié chemin  d'Avon.  Je  ne  vous  en  veux  pas  trop 
pour  m'avoir  dépendu  ;  je  sais  que  c'est  votre  ca- 
ractère de  vous  mêler  des  affaires  des  autres  :  Ça  a  du 

5 


50  GAVOTTE 

bon  pour  bien  des  gens,  mais  pour  moi,  non.  Où  en 
étions-nous  ?  Au  carabin  qui  mangeait  comme  un  sau- 
vage ?  Quelle  canaille  !  mais  pas  méchant.  Quand  vous 
fûtes  parti  et  que  le  médecin  en  chef  arriva,  M.  Ladu- 
mat  lui  dit  :  «  Monsieur  et  honoré  patron,  nous  avons 
»  là  un  compatriote  premier  choix,  cueilli  au  fond  de  la 
»  Sole.  Je  vous  ai  attendu  pour  les  grands  moyens,  et 
»  le  baron  Taylor  a  bien  regretté  de  ne  pas  vous  voir.  » 

Un  pauvre  petit  bonhomme,  ce  médecin  en  chef, 
usé  par  le  travail  ou  par  autre  chose,  qui  écarquille  de 
gros  yeux  fatigués  derrière  une  paire  de  lunettes  en 
écaille.  Il  parut  assez  content  de  m'avoir  pour  sa  pro- 
chaine leçon  d'anatomie,  mais  il  ne  tenait  pas  debout. 
((  Mon  brave  Ladumat,  répondit-il,  ce  métier-là  m'é- 
puise. S'il  n'y  a  rien  de  pressé  dans  les  services,  je 
vais  me  mettre  au  lit.  Fai|es  le  nécessaire  ici  et  qu'on 
me  monte  à  souper.  »  Il  s'en  alla  ;  je  ne  sais  pas  même 
s'il  me  regarda.  Dès  qu'il  eut  tourné  le  dos,  M.  Ladumat 
éclata  de  rire.  «  Sac  à  papier  !  dit-il,  on  s'épuiserait  à 
moins  !  il  y  a  la  grosse  fermière  de  Marlotte,  la  petite 
veuve  qui  n'a  jamais  été  mariée,  là-bas,  du  côté  de 
Moret,  et  les  deux  bourgeoises  qui  demeurent  en  ville  ! 
Un  homme  de  deux  sous!  qui  perd  la  tête  quand  il  boit 
sa  demi-bouteille  !  » 

Il  leva  les  épaules  et  vint  me  pincer  le  nez.  Pour- 
quoi? Je  suppose  que  c'était  une  caresse.  Je  sentis  la 
pression  de  ses  doigts  vaguement  et  comme  si  mon  nez 
eût  été  très-loin  de  moi.  Après  avoir  lâché  mon  nez,  il 
me  tapa  sur  le  ventre  à  tour  de  bras,  bien  amicalement. 
Je  sentis  encore,  mais  si  peu  !  Enfin,  il  me  dit  :  «  Mon 
pauvre  pays,  la  farce  est  jouée.  Il  n'y  a  pas  si  grands 


GAVOTTE  51 

moyens  qui  tiennent  avec  un  mort.  Le  nécessaire, 
c'est  d'aller  au  café  du  Commerce  jouer  un  bock  en 
trois  liées.  Ce  baron  Taylor  a  eu  de  la  chance  avec 
l'obélisque  ;  il  ne  m'arriverait  rien  de  pareil,  à  moi, 
pas  de  danger  !  Bonne  nuit,  ma  vieille.  » 

Et  il  s'en  alla.  De  l'autre  côté  de  la  porte,  je  l'en- 
tendis qui  criait  :  «  Ehl  Fanchette!  payse  !  montez  un 
consommé  de  poitrinaire  et  un  filet  grillé  au  compa- 
triote respectable,  savant  et  éreinté  qui  dirige  les  ser- 
vices médicaux  de  votre  maison  :  j'ai  nommé  le  doc- 
teur Noblot  !  Si  quelqu'un  a  besoin  de  mon  zèle,  je  suis 
au  café  du  Commerce.  )>  Pas  méchant,  ce  malheu- 
reux-là ;  mais  d'en  voir  tous  les  jours  de  toutes  les  cou- 
leurs, ça  les  durcit  comme  de  vieilles  noix. 

Je  pense  qu'il  aurait  suffi,  à  ce  moment,  de  la 
moindre  des  choses  pour  me  remettre  sur  mes  pieds.  Je 
luttais  positivement  pour  me  retrouver  comme  dans  le 
cauchemar.  Ah  !  je  les  connais,  les  cauchemars,  j'en  ai  eu 
après...  après  mon  affaire.  Vous  comprendrez  mieux  ce 
que  je  vous  dis  là  demain  matin.  Ce  fut  long.  La  nuit  en- 
tière y  passa.  Le  petit  jour  blanchissait  déjà  les  carreaux 
quand  je  sentis  tout  à  coup  mes  pieds  qui  me  cuisaient  : 
c'étaient  les  brûlures  de  la  plaque.  L'instant  d'après, 
j'étais  debout,  bien  faible  et  bien  dolent,  mais  sans  autre 
douleur  que  les  cuissons  de  ma  corde  autour  du  cou  et 
celles  de  mes  pieds.  Avec  ça  une  faim  d'enfer.  Le  chan- 
teau  de  pain  où  M.  Laduinat  avait  coupé  pour  son  re- 
pas était  encore  sur  la  table  ;  je  mordis  dedans  à  même, 
et  puis  je  m'habillai,  car  mes  bardes  étaient  en  tas 
dans  un  coin. 

Ce  fut  pour  me  chausser  que  j'eus  le  plus  de  peine, 


5î  GAVOTTE 

mes  plantes  étaiont  à  vif  ;  mais  je  voulais  m'en  aller. 
Personne  n'était  encore  éveillé  dans  l'hôpital  ;  j'arrivai 
jusqu'à  la  porte  de  sortie,  qui  n'était  fermée  qu'en  de- 
dans ;  je  tirai  les  verrous,  j'étais  dans  la  rue  et,  avant 
l'heure  où  les  bourgeois  de  Fontainebleau  sortent  de 
chez  eux,  je  pus  me  traîner  jusqu'à  la  forêt. 

Je  mis  une  journée  entière  à  venir  jusqu'ici  ;  je 
connaissais  le  père  Macé,  et  je  comptais  lui  demander 
l'hospitalité  pour  une  nuit.  Il  s'était  éteint  bien  douce- 
ment la  veille  au  soir,  et  le  concessionnaire  du  bac 
menait  les  bateaux  lui-même,  en  attendant  qu'il  eût 
trouvé  un  autre  passeur.  J'offris  mes  services  ;  il 
m'accepta  provisoirement,  en  me  disant  qu'il  prendrait 
des  renseignements  sur  moi,  et  ça  dure  ainsi  depuis  ce 
temps... 

Il  cessa  tout  d'un  coup  de  parler  et  de  marcher.  Nous 
étions  à  moitié  route  d'Avon.  Je  l'avais  écouté  sans  l'in- 
terrompre ;  je  lui  dis  : 

—  Vous  n'êtes  pas  fait  pour  ce  métier-là.  J'ai  des 
amis  et  quelque  influence,  je  vous  promets  de  m'occu- 
per  de  vous. 

—  Encore  une  petite  minute,  répliqua- t-il  en  s'asseyant 
au  bord  du  chemin.  Je  ne  suis  pas  si  fort  que  vous 
croyez,  mon  cœur  me  fait  mal  bien  souvent.  Je  vous  ai  vu 
pour  la  première  fois  ce  soir-là,  mais  il  y  avait  bien  du 
temps  que  je  savais  votre  nom  :  j'ai  vécu  avec  des  gens 
qui  parlent  de  vous  tard  et  matin.  Je  n'ai  pas  besoin 
qu'on  s'occupe  de  moi,  mon  sort  est  fait  :  j'aurais  déjà 
recommencé  sans  une  idée  que  j'avais  d'aller  encore 
une  fois  à  Paris  pour  voir  quelqu'un... 

—  Louise  ?  murmurai-je  en  le  regardant  fixement. 


GAVOTTE  53 

Il  changea  de  couleur.  J'ouvris  mon  portefeuille, 
et  lui  tendis  le  pauvre  chiftbn  de  papier  que  nous  avions 
trouvé  dans  sa  poche. 

Il  le  prit  d'une  main  tremblante,  le  lut  et  le  déchira 
en  mille  pièces.  Après  quoi  il  releva  d'un  geste  lent  le 
bas  de  son  pantalon  pour  me  montrer  sa  jambe  gauche 
où  était  cette  marque  circulaire,  au-dessus  de  sa  che- 
ville. 

—  Je  vous  voyais,  reprit-il,  pendant  que  vous  re- 
gardiez cela.  C'est  bien  ce  que  vous  avez  cru. 

Gomme  il  vit  que  j'allais  parler,  il  reprit  avec  précipi- 
tation : 

—  J'ai  presque  fini.  J'ai  donc  refait  encore  une  fois  le 
voyage  de  Paris.  Là,  j'ai  appris  du  nouveau.  Il  ne  s'agit 
plus  de  se  tuer,  comme  un  rentier  et  à  son  aise.  J'ai  de 
l'ouvrage  maintenant.  Je  ne  peux  pas  m'en  aller  avant 
d'avoir  fini. 

Il  tourna  la  tête  brusquement  comme  s'il  eut  voulu 
me  cacher  ses  yeux. 

Au  bout  d'une  seconde,  il  me  regarda  de  nouveau,  et 
sa  figure  avait  repris  son  expression  de  tristesse  tran- 
quille. Il  essaya  même  de  sourire  et  poursuivit  : 

—  Il  faut  que  je  retourne  à  mon  bac;  si  ces  deux 
messieurs  faisaient  comme  vous  et  devançaient  l'heure, 
ils  ne  seraient  pas  contents  d'attendre. 

Il  se  leva  et  retira  de  sa  poche  la  lettre  que  j'avais  vue 
dans  la  cabane. 

—  Voulez-vous,  me  demanda-t-il  très-posément,  me 
donner  votre  parole  d'honneur  de  ne  pas  ouvrir  ceci 
avant  demain  matin  ? 

Je  vis  avec  surprise  que  la  lettre  était  adressée  à  mon 

5* 


54  GAVOTTE 

nom.  Je  ne  saurais  dire  ce  que  je  pensai  tant  ce  fut  va- 
gue, mais  je  répondis  :  «  Non  !  » 

Notre  homme  remit  aussitôt  la  lettre  dans  sa  poche  et 
fit  mine  de  se  retirer. 

—  Alors,  dit-il  d'un  air  qui  n'avait  assurément  rien 
de  menaçant,  je  paierai  le  port  et' vous  la  recevrez  de- 
main par  la  poste. 

Il  riait  tout  à  fait  et  si  bonnement  que  je  me  moquai 
de  ma  propre  frayeur.  Je  pris  la  lettre  et  je  fis  la  pro- 
messe qui  m'était  demandée. 

—  Merci,  me  dit-il,  vous  retrouverez  Louise  là-dedans, 
et  bien  du  bonheur  perdu. 

Et  il  reprit  le  chemin  du  passage. 


Je  serrai  la  lettre  dans  mon  portefeuille.  L'idée  ne  me 
vint  même  pas  de  manquer  à  ma  promesse  en  ce  pre- 
mier moment.  Je  regardais  le  pauvre  diable  s'éloigner 
en  boitant,  et  je  restai  là  jusqu'à  ce  que  son  béret  rouge 
eût  disparu  au  coude  de  la  route.  Puis,  ma  montre  con- 
sultée me  dit  que  j'étais  en  retard,  et  j'allongeai  le  pas 
vers  Fontainebleau. 

La  pensée  de  mon  affaire  me  reprit,  impérieuse  comme 
le  devoir.  Il  s'agissait  d'une  entreprise  artistique,  mais 
patriotique  aussi,  dont  la  destinée  était  entre  les  mains 
de  l'homme  qui  m'avait  assigné  un  rendez-vous  pour  ce 
soir.  Cet  homme  était  un  ministre  ;  j'avais  à  plaider  près 
de  lui  contre  de  nombreux  adversaires,  car  personne  ne 
saura  jamais  dire  le  nombre  des  ennemis  mortels  qui, 
en  France,  sont  ligués  contre  les  affaires  de  l'art.  Au 
premier  rang  sont  les  artistes  eux-mêmes.  Mais  je  ra- 
conterai quelque  jour  cette  grande  et  mélancolique  his- 
toire de  l'art  déchirant  son  propre  sein.  Il  s'agit  main- 


56  GAVOTTE 

tenant  de  faire  atteler  une  chaise  de  poste  et  de  courir 
ventre  à  terre  vers  Paris. 

J'eus  la  bonne  chance  de  trouver  des  chevaux  dispo- 
nibles, chose  rare,  et,  une  heure  après  avoir  quitté 
l'homme  au  béret,  je  brûlais  le  pavé  de  Fontainebleau, 
route  de  Gorbeil.  J'étais  déjà  plongé  au  plus  profond 
des  arguments  que  je  comptais  soumettre  à  S.  Exe. 
quand  j'entendis  une  voix  de  baryton  à  la  portière;  elle 
criait  : 

—  Bonjour,  monsieur  et  célèbre  compatriote;  vous 
savez,  les  grands  moyens  ont  agi,  le  coquin  s'est  évadé, 
mais  il  reviendra,  ils  reviennent  toujours. 

Ces  derniers  mots  se  perdirent  dans  l'essoufflement 
du  gros  petit  Ladumat  qui  courait  après  ma  voilure.  Je 
le  saluai  de  la  main,  mais  je  ne  fis  pas  arrêter  et  repris 
ma  phrase  où  je  l'avais  laissée  :«  Vous  comprenez  parfai- 
tement, monsieur  le  ministre...  » 

La  phrase  s'allongea  jusqu'à  Paris,  et  je  crois  qu'elle 
aurait  pu  aller  jusqu'à  Rome  tant  elle  contenait  de  bonnes 
raisons  en  faveur  de  mon  projet.  Vous  pensez  que  mon 
pendu  et  même  sa  Louise  étaient  à  cent  lieues  de  moi. 
Je  mis  pied  à  terre  rue  de  Bondy.  S.  Exe,  qui  me  faisait 
l'honneur  d'être  mon  ami  depuis  plus  de  vingt  ans,  m'at- 
tendait dans  mon  cabinet  et  fourrageait  ma  bibliothèque, 
cette  pauvre  collection  bien  aimée  dont  je  me  séparai 
en  1848  pour  soutenir  mes  Sociétés  menacées.  Le  minis- 
tre était  grand  bibliophile,  je  crus  que  je  ne  pourrais 
pas  l'arracher  à  mes  Alde-Manuce.  Chaque  fois  que  je 
voulais  entamer  l'affaire,  il  prônait  un  de  mes  Elzevirs. 
Enfin,  je  l'attaquai  si  rudement  qu'il  ferma  un  «introu- 
vable» dont  il  feuilletait  les  pages  un  peu  jaunies,  pour 


GAVOTTE  57 

m'écouter  au  moins  d'une  oreille. Dieu  saitoù  était  l'autre. 

Quand  j'eus  fini,  et  ce  fut  long,  il  voulut  bien  me  pro- 
mettre, mais  là  formellement  —  «  qu'il  aviserait.  »  Je 
crois  que  je  lui  fis  cadeau  de  mon  Charles  XII,  avec 
corrections  d'imprimerie  de  la  propre  main  de  Vol- 
taire. 

Il  était  dix  heures  du  soir  quand  je  dînai,  car  mon 
entretien  avec  le  ministre  avait  nécessité  l'expédition 
d'une  assez  volumineuse  correspondance.  Certes,  Ghar- 
lemagne  et  Villermoy  devaient  avoir  achevé  depuis  long- 
temps leur  festin  du  soir  à  Franchart.  Vous  dire  pour- 
quoi le  souvenir  de  ces  deux  braves  épicuriens  me  mit 
tout  à  coup  un  noir  dans  l'âme,  en  vérité,  je  ne  saurais. 
Leurs  noms,  traversant  ma  cervelle,  évoquèrent  bruta- 
lement l'image  de  l'homme  au  béret.  Malgré  le  vif  appé- 
tit que  j'avais  en  me  mettant  à  table,  c'est  à  peine  si  je 
pus  manger  quelques  bouchées,  (ju'y  avait-il  en  moi? 
Rien,  à  proprement  parler;  le  malaise  qui  me  serrait  la 
poitrine  se  dérobait  à  toute  explication.  J'étais  triste 
invinciblement  et  en  même  temps  très  agité.  11  me  sem- 
blait déjà  que  l'affaire  avec  le  ministre  fuyait  dans  le 
passé,  et  que  d'autres  événements  se  mettaient  entre  elle 
et  moi.  Quels  événements? 

Ma  fatigue  était  extrême  et  de  là  naissait  mon  princi- 
pal étonnement.  Je  suis  l'homme  qui  ne  se  fatigue  pas. 
Cetle  course  à  pied  entre  le  bac  et  Fontainebleau,  qui 
n'était  en  réalité  qu'un  jeu  pour  moi,  m'apparaissait 
comme  un  long  voyage.  La  figure  du  passeur  me  sautait 
aux  yeux  tout  à  coup  et  je  cherchais  au  travers  de  ses 
paroles  quelque  chose  qu'il  ne  m'avait  pas  dit. 

Je  me  couchai.  Impossible*  de  fermer  l'œil;  j'avais  la 


58  GAVOTTE 

fièvre.  L'idée  d'ouvrir  le  message  que  mon  pendu  m'a- 
vait confié  me  tenait  depuis  longtemps,  mais  j'avais  fait 
une  promesse,  et  pensez  ce  que  vous  voudrez,  pour  moi 
c'était  une  promesse  faite  «  au  chevet  d'un  mourant.  » 
J'étais  sûr  maintenant  (sans  que  rien  de  nouveau  se  fût 
produit  pour  faire  naître  et  affermir  cette  certitude)  que 
l'homme  au  béret  renouvellerait  sa  tentative  de  suicide 
cette  nuit  même. 

Je  rallumai  ma  lampe  et  je  mis  la  lettre  du  pendu  au- 
près de  moi  sur  ma  table  de  nuit.  Je  m'étais  engagé  à 
ne  l'ouvrir  qu'au  matin.  Dans  l'esprit  de  cette  convention, 
matin  signifiait  évidemment  lever  du  jour,  mais  le  matin 
réel  commence  à  minuit.  J'attendais  minuit,  en  proie  à 
une  véritable  angoisse.  Au  premier  coup  que  ma  pen- 
dule sonna,  je  fis  sauter  les  trois  cachets.  Je  lus  à  travers 
un  éblouissement  cette  phrase  sacramentelle  que  ma 
terreur  attendait:  «  Quand  vous  ouvrirez  cette  lettre, 
j'aurai  cessé  d'exister...  » 

Mais  la  suite!  Je  poussai  un  grand  cri  que  je  n'enten- 
dis pas,  je  me  jetai  hors  de  mon  lit  et  je  cherchai  mes 
habits  à  tâtons,  car  un  voile  était  sur  mes  yeux.  Dans 
ma  longue  existence,  j'ai  eu  de  terribles  moments,  mais 
je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  été  frappé  jamais  avec  une 
pareille  violence.  Quand  mon  domestique  entra,  appelé 
en  sursaut  par  mon  cri,  —  il  m'a  dit  cela  plus  tard,  — 
il  me  trouva  essayant  de  passer  mes  vêtements,  qui  me 
résistaient,  et  plaignant  tout  bas  comme  un  petit  enfant 
qui  a  peur. 

La  vue  de  Jean  me  secoua  et  je  lui  dis  : 

—  Il  est  peut-être  encore  temps  de  les  sauver!  Vite, 
une  voiture  ! 


GAVOTTE  59 

Je  m'étais  redressé  et  je  le  poussais  vers  la  porte. 

—  Monsieur  le  baron  est  plus  pâle  qu'un  mort,  me 
dit  Jean. 

Et  en  m'habillaut  de  force,  il  ajouta  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  fait  pour  grelotter  comme 
cela! 

Je  m'échappai  de  lui  pour  courir  à  la  lettre  qui  était 
restée  sur  le  tapis,  et  d'une  main  tremblante  je  l'appro- 
chai de  la  lampe.  L'effort  que  je  fis  pour  reprendre  pos- 
session de  moi-même  faillit  me  renverser.  La  phrase 
continuait  par  ces  mots  que  j'avais  devinés  plutôt  que 
lus  et  qui  m'avaient  lancé  hors  de  ma  couche  comme 
une  décharge  d'électricité:  «  ..  Mais  cette  fois,  je  ne 
m'en  irai  pas  tout  seul  !  »  Puis  venaient  deux  lignes  expli- 
quant cette  mystérieuse  menace:  «  La  marque  que  j'ai  à 
la  cheville  de  ma  jambe  vous  l'avait  dit:  j'ai  porté  la 
chaîne  à  Brest.  C'est  chez  M.  Troyon  que  j'ai  entendu 
parler  de  vous  pour  la  première  fois.  Je  m'y  faisais  ap- 
peler d'un  faux  nom:  Stéphain.  Mon  vrai,  nom,  c'est 
Pierre  Champ,  et  Gavotte  s'appelle  Louise  Gavot...  » 

Pierre  Champ  !  vous  avez  oublié  sans  doute  ce  nom 
d'assassin,  mais  tout  le  monde  s'en  souvenait  alors  ! 

La  condamnation  à  mort  de  Pierre  Champ  avait  fait 
grand  bruit  l'année  précédente  à  cause  des  circonstances 
singulièrement  atténuantes  qui  avaient  accompagné  le 
meurtre.  On  avait  commué  sa  peine  sur  le  recours  en 
grâce,  signé  à  l'unanimité  par  le  jury.  Mais  le  proverbe 
inexorable  dit:  «  Qui  a  bu  boira.  »  Et  ce  nom  de  Ga- 
votte me  brûlait  les  yeux  comme  si  j'avais  lu  l'arrêt  de 
mort  de  mes  deux  pauvres  gastronomes  qui  avaient 
provoqué  sans  le  savoir  ce  sauvage  ennemi. 


60  GAVOTTE 

Je  me  souvenais,  en  effet,  de  l'histoire  racontée  par 
Fonte  vieux.  Il  n'y  manquait  que  le  nom  de  Pierre  Champ. 
C'était  bien  pour  mon  pendu  que  la  jolie  marchande 
de  pêches  s'était  hasardée  dans  le  pays  des  aventures  ; 
elle  le  croyait  encore  à  Brest;  elle  amassait  le  prix  de  la 
clef  d'or  qui  devait  ouvrir  à  son  fiancé  la  porte  de  la  dé- 
livrance. 

Et  c'était  bien  aussi  pour  Gavotte  que  mon  pendu 
avait  noué  la  corde  autour  de  son  cou.  «  Adieu,  Louise: 
bon  débarras  I  »  Il  la  délivrait,  lui  aussi,  à  sa  manière. 

Nous  nous  trouvions  là  en  face  d'un  grand  amour, 
entouré,  il  est  vrai,  par  des  circonstances  vulgaires, 
mais  d'où  un  drame  avait  jailli  déjà  et  qui  allait  en- 
gendrer une  tragédie. 

Toutes  ces  pensées  se  choquaient  dans  mon  esprit  et 
s'y  mêlaient;  cependant  j'avais  repris  mon  sang-froid 
parce  qu'il  fallait  tenter,  et  sans  tarder,  la  dernière 
chance  de  salut.  J'expliquai  à  Jean  que  ce  n'était  pas 
un  fiacre  que  je  voulais,  mais  bien  une  bonne  voiture, 
attelée  de  forts  chevaux.  Nous  avions  un  loueur  qui  ne 
refusait  jamais  d'atteler  pour  moi  et  dont  l'établissement 
était  à  deux  pas.  Jean  partit.  Je  restai  en  proie  à  une  vé- 
ritable détresse.  Je  me  disais:  «  11  l'aime!  ah!  il  l'aime 
terriblement!  ce  rapin  sans  talent  qui  a  jeté  cette  esquisse 
qu'on  jurerait  brossée  par  une  main  de  génie!  Cet  hom- 
me grossier  qui  se  tue  pour  la  débarrasser!  C'est  du  grand 
amour!  et  rien  n'arrête  ceux  qui  ont  fait  le  sacrifice  de 
leur  vie...  » 

La  pensée  me  venait  de  courir  d'abord  chez  Villermoy 
ou  chez  Charlemagne.  Là,  je  pourrais  savoir  tout  de  suite  ; 
car  dans  leurs  prévisions,  ils  devaient  être  de  retour 


GAVOTTE  61 

avant  minuit,  mais  un  retard  fortuit  pouvait  avoir  eu 
lieu,  et  d'ailleurs,  c'était  dépenser  trente  ou  quarante 
minutes  ;  et  qui  sait  ce  que  valent  les  minutes  en  pareille 
occurrence? 

J'étais  habillé,  je  descendis  pour  être  prêt  à  monter 
en  voiture.  J'avais  eu  la  précaution  de  prendre  la  lettre 
et  une  bougie,  car  je  comptais  lire  pendant  la  route. 
Jean  sonnait  au  moment  où  je  passais  devant  la  loge  de 
mon  concierge. 

La  voiture  était  là,  il  me  dit  : 

—  Je  ne  laisserai  pas  M.  le  baron  partir  tout  seul. 
Nous  irons  grand  train,  j'ai  fait  atteler  le  bédouin. 

Le  bédouin  était  un  chevs^  de  sang,  réformé,  qui  ne 
payait  pas  de  mine,  mais  qui'allongeait  comme  un  tigre. 
Je  laissai  Jean  monter  avec  moi.  «  Où  allons-nous?  » 
me  demanda  le  cocher.  «  Au  bac  de  ïhomery  »,  ré- 
pondis-je  d'abord,  puis  par  réflexion:  «A  l'hospice  de 
Fontainebleau!  » 

Le  cocher  resta  à  me  regarder.  Je  promis  un  généreux 
pourboire.  «  Ce  n'est  pas  ça,  me  dit  il,  c'est  la  route  que 
je  ne  connais  pas.  » 

Jean  voulait  retourner  chez  le  loueur,  mais  l'impa- 
tience me  faisait  bouillir  le  sang. 

—  Montez  dans  la  voiture,  dis-je  au  cocher,  donnez  vo- 
tre carrick  à  mon  domestique  qui  conduit  très  bien,  il  y 
aura  deux  louis  pour  vous. 

Le  cocher  ne  se  le  fit  point  répéter;  une  pluie  fine 
commençait  à  tomber.  Il  s'accota  dans  un  coin  sur  la 
banquette  de  devant  et  prit  ses  dispositions  pour  dormir 
sa  grasse  nuit,  après  m'avoir  dit  toutefois  : 

6 


62  GAVOTTE 

—  Bourgeois,  vous  ne  raconterez  pas  la  chose  au  pa- 
tron. 

Jean  était  déjà  dans  le  carrick  et  sur  le  siège.  Nous 
partîmes  au  galop:  j'avais  eu  le  temps  de  dire  à  Jean? 
qu'il  s'agissait  de  vie  et  de  mort. 

Le  cocher  ronflait  au  bout  de  trois  minutes.  Vous 
vous  demandez  peut-être  pourquoi  je  l'avais  mis  avec 
moi  au  lieu  de  le  laisser  sur  le  siège  auprès  de  Jean. 
C'est  que  je  comptais  me  servir  de  lui  comme  d'un  cliian- 
delier  pour  tenir  ma  bougie.  Je  le  laissai  pourtant  som- 
meiller un  instant,  car  mon  abattement  me  reprenait; 
j'étais  anéanti.  Si  j'avais  ouvert  la  lettre  de  Pierre  Champ 
dans  ma  route  du  passage  à  Fontainebleau  ;  si  même 
j'avais  déchiré  l'envploppejen  chaise  de  poste...  J'avais 
pris  un  engagement,  il  est  vrai;  mais  que  valent  de  pa- 
reilles promesses  quand  il  s'agit  de  la  vie  de  deux 
hommes? 

Et  cependant  pouvais-je  deviner  ou  même  soupçonner 
cet  incroyable  concours  de  circonstances  ({ui  faisait 
personnages  du  même  drame  tant  de  gens  étrangers  les 
uns  aux  autres?  Pour  vous,  tout  cela  semble  concorder 
parce  que  mon  récit,  fait  après  coup,  a  laissé  percer 
malgré  moi  des  impressions  postérieures  aux  événements; 
mais,  dans  la  réalité,  ces  événements  étaient  isolés  abso- 
lument les  uns  des  autres. 

Rien  ne  rattachait  pour  moi  Gavotte  à  Pieire  Champ 
avant  que  j'eusse  lu  la  première  phrase  de  la  lettre; 
avant  cette  même  lecture,  mon  pendu  n'était  que  le  pre- 
mier venu  des  pauvres  diables,  et  j'ignorais  qu'il  fût, 
sous  le  nom  de  Stéphain,  Fauteur  du  portrait-esquisse. 
Le  chiffon  trouvé  dans  la  poche  de  l'homme  au  béret 


GAVOTTE  63 

parlait,  il  est  vrai,  de  Louise  ;  mais  quelle  puissance  de 
divination  m'eût  permis  de  voir  dans  cette  Louise  la  pe- 
tite marchande  de  primeurs,  passée  à  l'état  de  lionne? 

C'est  égal,  j'aurais  donné  les  trois  quarts  de  mon  sang 
pour  ressaisir  les  heures  qui  venaient  de  s'écouler. 

J'éveillai  brusquement  le  cocher  pour  lui  demander 
des  allumettes.  Il  crut  que  je  voulais  fumer  et  me  ten- 
dit sa  boite  sans  même  ouvrir  les  yeux;  mais  quand 
j'eus  allumé  ma  bougie  et  que  je  lui  ordonnai  de  la  por- 
ter, il  perdit  son  air  de  béatitude.  Tout  le  temps  que 
dura  ma  lecture,  je  fus  obligé  de  le  tenir  éveillé  par  des 
encouragements  répétés  de  minute  en  minute. 

Voici  la  lettre  qui  contenait  un  second  pli  à  l'adresse 
do  Louise.  J'en  rétablis  le  début  textuel: 

«  Monsieur  le  baron  Taylor,  quand  vous  lirez  ceci, 
j'aurai  avalé  ma  langue,  car  je  vais  recommencer;  mais 
cette  fois-ci  je  ne  m'en  irai  pas  tout  seul.  Je  vous  ai  dit 
que  j'avais  un  ouvrage  à  faire  :  pardonnez-moi  le  cha- 
grin que  je  vais  vous  causer,  je  ne  peux  pas  manquer 
cette  occasion-là.  La  marque  de  ma  cheville  gauche  est 
malheureusement  bien  ce  que  vous  aviez  deviné:  j'ai 
porté  la  chaîne  à  Brest,  je  suis  un  forçat  évadé.  C'est 
chez  M.  Troyon  que  j'ai  entendu  parler  de  vous  pour  la 
première  fois  ;  ils  disaient  que  vous  étiez  un  grand  cœur 
et  que  vous  aviez  ramené  au  bien  justement  des  mal- 
heureux comme  moi.  Je  me  faisais  appeler  Stéphain  à 
cause  de  la  police,  qui  me  cherchait  ;  mais  mon  vrai 
nom  c'est  Pierre  Champ,  et  Gavotte  s'appelle  Louise 
Gavot. 

»  Louise  passait  pour  être  la  fille  du  bonhomme  Ga- 
vot, bedeau  de  la  paroisse  de  Saint  0...,  aupres.de  l'Ile- 


64  GAVOTTE 

Adam  (elle  et  moi  nous  sommes  de  ce  village)  ;  mais  son 
père  était  un  colonel  qui  venait  la  voir  en  bourgeois 
tous  les  mois  jusqu'en  juillet  1830,  où  il  fut  tué  rue  de 
Rohan  ;  il  me  semble  que  je  le  vois  encore:  un  bel 
homme  avec  une  rosette  de  plusieurs  couleurs  et  qui 
avait  l'air  doux  comme  une  femme.  Quant  à  sa  mère, 
j'entends  la  mère  de  Louise,  elle  avait  été  comédienne 
sous  le  nom  de  M"®  Coquet. 

»  Je  ne  l'ai  vue  que  morte.  J'étais  déjà  à  Paris  en  ce 
temps-là,  et  je  payai  chez  le  menuisier  pour  qu'on  me 
donnât  le  cercueil  à  porter  :  je  voulais  baiser  la  main 
froide  de  la  mère  de  Louise.  Elle  était  belle  encore  avec 
son  grand  crucifix  sur  la  poitrine.  C'était  le  8  août  1830, 
onze  jours  après  la  fin  du  colonel. 

»  Le  bonhomme  Gavot  n'était  pas  méchant,  mais  il 
avait  de  l'avarice.  Quand  les  parents  de  Louise  furent 
partis  tous  les  deux,  la  pension  qu'ils  payaient  s'en  alla 
aussi.  Le  bonhomme  chercha  à  placer  Louise  comme 
domestique;  elle  n'avait  encore  que  douze  ans,  mais  je 
l'aimais  déjà.  Depuis  quand? Depuis  toujours,  je  le  crois 
bien.  Du  temps  où  feu  la  bonne  femme  Gavot  était  sa 
nourrice,  je  laissais  les  autres  gamins  jouer  dans  la  rue 
pour  bercer  la  fillette  de  Paris.  Ce  fut  moi  qu'elle  re- 
garda le  premier  et  j'eus  son  premier  sourire.  Elle  bal- 
butia mon  nom  avant  tous  les  autres.  J'ai  huit  ans  de 
plus  qu'elle. 

j)  Quand  elle  eut  ses  douze  ans,  j'étais  donc  déjà  un 
grand  gars  de  vingt  ans.  Aussi  je  vins  à  Saint-0...  pour 
tirer  au  sort  et  j'eus  un  bon  numéro.  Il  faut  vous  dire 
que  tout  me  réussissait;  quand  je  souhaitais  quelque 
chose,  Louise  brûlait  un  cierge  et  mon  souhait  était 


GAVOTTE  65 

exaucé.  Au  moment  où  j'allais  m'en  retourner  bien  con- 
tent* le  bonhomme  me  prit  à  part  et  me  dit  :«  Pierre,  tu 
))  vas  me  faire  une  commission,  c'est  de  faire  inscrire  la 
»  petite  dans  un  bureau  de  placement  pour  être  seconde 
»  bonne  d'enfants,  ou  laveuse,  ou  n'importe  quoi.  Il 
»  faut  qu'elle  ait  un  sort.  »  Je  le  regardai  tout  étourdi  : 
«Comment!  m'écriai-je,  vous  auriez  le  cœur  défaire 
»  cela  !  »  Il  me  répondit  :  «  Je  ne  suis  pas  à  mon  aise, 
»  mon  fiston.  »  C'était  un  mensonge,  il  avait  de  l'argent 
dans  sa  paillasse.  Il  ajouta:  «  Et  depuis  que  la  pension 
))  est  morte,  la  petite  m'ôte  le  pain  de  la  bouche.  » 

»  Je  travaillais  chez  un  peintre  d'ornement,  M.  Gas- 
nel;  il  était  aussi  de  Sain t-0...,  qu'il  avait  quitté  depuis 
bien  des  années  pour  s'établir  à  Paris  ;  il  disait  toujours 
qu'il  y  reviendrait  prendre  sa  retraite.  Je  gagnais  chez 
lui  40  fr.  par  mois,  mais  il  ne  me  donnait  que  le  dé- 
jeuner. Je  dis  au  bonhomme  :  «  Père  Gavot,  si  vous 
»  voulez,  je  vous  paierai  une  pension  de  20  fr.  par  mois 
»  pour  Louise. —  Ah  bah  !  fît-il,  tu  es  donc  bien  riche  toi? 
»  mais  20  fr.  ce  n'est  pas  assez,  j 'y  serais  du  mien.  Elle  me 
»  coûte  au  moins  1  fr.  par  jour.  —  Eh  bien  !  père  Gavot, 
»  je  vous  donnerai  les  30  fr.  »  Il  réfléchit  un  petit  peu, 
puis  il  reprit:  «  Je  veux  un  écrit  de  ça  et  d'autre 
n  chose.  Il  ne  faut  pas  que  la  petiote  me  reste  sur  les 
»  bras.  Veux-tu  signer  que  tu  l'épouseras  quand  elle 
»  aura  ses  dix-sept  ans?  »  Ça  me  fît  battre  le  cœur  bien 
fort,  mais  je  ne  voulus  pas  signer  avant  d'avoir  parlé 
avec  Louise.  Au  premier  mot,  elle  me  jeta  ses  deux  jolis 
bras  autour  du  cou  et  je  signai. 

»  Ah  !  je  n'engraissais  pas  à  ce  mélier-là  !  10  fr.  par 
mois  pour  me  vêtir  et  pour  dîner  !  Mais  pas  une  seule 

6* 


,66  GAVOTTE 

fois  le  bonhomme  n'attendit  son  dû,  j'en  réponds.  Je 
venais  à  pied  apporter  l'argent  et  je  voyais  grdJhdir 
Louise.  Avec  le  temps,  du  reste,  mes  appointements 
augmentèrent  ;  je  m'ingéniai  à  peindre  des  attributs,  la 
nuit,  pour  le  dehors,  et  quand  approcha  le  moment 
de  remplir  ma  promesse,  je  gagnais  vraiment  assez  pour 
conduire  un  petit  ménage. 

»  Vers  ce  temps-là,  M.  Gasnel  parla  de  se  retirer  et  fit 
plusieurs  voyages  à  l'Ile-Adam  pour  chercher  une  pro- 
priété aux  environs  de  Saint  0...  Je  profitais  de  ses  ab- 
sences qui  me  donnaient  un  peu  de  liberté  pour  courir 
les  boutiques  et  je  réunissais  tout  doucement  le  trous- 
seau de  Louise.  Je  ne  vous  parle  même  pas  de  l'état 
de  nos  cœurs.  Elle  était  jeune  fille  maintenant, 
quoiqu'elle  restât  enfant  par  le  visage  et  aussi  par  cer- 
tains côtés  de  son  caractère.  Je  l'aimais  comme  un  fou, 
et  pour  elle,  dans  le  monde  entier,  il  n'y  avait  que  moi. 

»  La  dernière  fois  que  je  vins  apporter  la  pension  au 
bonhomme  Gavot,  il  avait  à  la  main  l'écrit  signé  par 
moi  cinq  ans  auparavant.  «  Garçon,  me  dit-il,  tu  t'es 
»  bien  conduit  ;  je  n*ai  rien  gagné  à  notre  marché,  mais 
»  je  n'y  ai  rien  perdu  ;  c'est  quelque  chose,  cela,  quand 
»  il  ne  s'agit  pas  de  commerce.  Aussi,  je  te  tiens  quitte 
))  du  reste  de  ton  engagement,  tu  es  libre.  »  En  môme 
temps  et  avant  que  je  pusse  l'en  empêcher,  il  déchira  le 
papier  où  je  promettais  d'épouser  Louise.  Je  crois  bien 
qu'il  avait  réellement  la  pensée  de  me  faire  un  cadeau 
en  agissant  ainsi.  Je  lui  dis  en  riant  :  «  Il  n'y  a  qu'un 
»  petit  inconvénient,  c'est  que  Louise  et  moi  nous  nous 
»  marions  le  mois  prochain  ;  tout  est  convenu  entre  nous, 
^>  et  je  viens  pour  faire  publier  nos  bans.  » 


GAVOTTE  67 

»  Sa  figure  se  rembrunit  tout  d'un  coup  à  vue  d'œil. 
«  Garçon,  me  dit-il,  voilà  ce  que  j'appelle  une  mauvaise 
»  idée.  Vous  serez  tous  deux  misère  et  compagnie,  je  ne 
»  peux  pas  consentir  à  cela.  J'ai  pour  cette  chère  enfant 
»  le  cœur  d'un  père.  Je  lui  ai  choisi  un  mari,  un  vrai,  qui 
»  la  mettra  sur  un  bon  pied  dans  le  monde,  et  qui  me 
»  verse  6,000  fr.  comptant,  dont  j'ai  besoin  pour  mes  pe- 
»  tites  affaires  ;  ainsi,  tu  conçois  qu'il  n'y  a  plus  à  y  pen- 
»  ser.  »  Et  il  me  poussa  vers  la  porte. 

))  Je  voulus  voir  Louise,  elle  n'était  pas  à  la  maison. 
L'avait-on  éloignée  à  dessein?  J'étais  un  bien  pauvre 
diable  en  fait  d'affaires,  je  m'en  retournai  tout  simple- 
ment à  Paris,  torturant  ma  cervelle  à  chercher  un 
moyen...  Ah!  si  j'avais  pu  parler  avec  ma  Louisette  ! 
Elle  était  bien  plus  avisée  que  moi,  malgré  le  regard  in- 
génu de  ses  grands  yeux  qui  souriaient  comme  l'enfance. 
Moi,  je  ne  trouvais  rien,  puisque  le  bonhomme  était  le 
maître  et  qu'il  ne  voulait  plus.  Go  fut  ce  jour-là  que 
la  pensée  de  me  tuer  me  vint  pour  la  première  fois. 
J'étais  brave  pourtant,  les  camarades  le  disaient,  mais 
brave  contre  le  danger  :  contre  le  malheur,  non. 

»  Gomme  j'entrais  en  forêt  de  Montmorency,  au  re- 
vers de  Chauvry,  deux  beaux  petits  bras  se  nouèrent 
autour  de  mon  cou,  et  un  rire  argentin  chanta  tout  con- 
tre mon  oreille.  «  Louise!  »  m'écriai-je.  Elle  me  lâcha 
pour  me  donner  ses  deux  joues  plus  roses  qu'à  l'ordi- 
naire, et  je  sentis,  pour  la  première  fois  aussi,  son  cœur 
battre  bien  fort  contre  le  mien.  «  Papa  m'avait  envoyé 
»  à  Méry,  me  dit-elle,  porter  des  œufs  à  ma  marraine, 
»  et  je  savais  bien  que  tu  viendrais,  et  j'ai  couru  de- 
))  puis  là-bas  pour  couper  ta  route.  » 


68  GAVOTTE 

»  Et  nous  voilà  sous  bois,  les  bras  entrelacés  et  si 
heureux!  Mon  Dieu  non,  Louise  n'était  pas  beaucoup 
plus  avisée  que  moi.  Quand  je  lui  eus  raconté  ce  qui  ve- 
nait de  se  passer  entre  le  bonhomme  et  moi,  elle  se  mit 
à  pleurer  et  ne  trouva  rien.  «  C'est  donc  mon  mari, 
»  murmura-t-elle  parmi  ses  larmes,  celui  qui  est  venu 
»  hier  :  un  gros  vilain  homme,  avec  une  barbe  grise, 
»  qui  parlait  argent  tout  le  temps  !  Et  quand  il  s'en  est 
»  allé,  papa  m'a  montré  un  papier  qu'il  avait  fait,  lui 
»  papa,  un  testament  où  il  me  donne  tout  ce  qu'il  a,  à 
»)  moi  et  à  mon  mari.  Je  croyais  que  c'était  toi  et  je  l'ai 
»  tant  remercié  !  n 

))  Nous  nous  assîmes  sous  les  châtaigniers  vers  Bouf- 
femont.  Oh!  je  vois  bien  l'endroit!  En  toute  ma  vie, 
j'ai  vécu  seulement  cette  heure-là.  Elle  avait  caché  sa 
tête  dans  ma  poitrine  que  son  front  brûlait  et  je  ne 
voyais  plus  que  les  belles  boucles  de  ses  cheveux  blonds 
qui  nous  inondaient  tous  deux.  Ce  que  nous  disions,  je 
ne  le  sais  plus.  Je  sais  seulement  que  nous  avions  fini 
de  chercher,  car  il  me  semblait  que  l'heure  présente 
devait  durer  toujours.  Quelle  force  humaine  pouvait 
l'arracher  de  mes  bras?  «  Alors  »,  disait-elle  de  temps 
en  temps,  comme  si  cette  pensée  eût  tourné  sans  cesse 
autour  de  son  esprit,  «  papa  veut  me  vendre  I  »  Elle 
ajouta  une  fois  :  «  Eh  bien  !  achète-moi,  toi.  »  Et 
comme  je  ne  répondais  pas  tout  de  suite,  elle  releva  sur 
moi  ses  grands  yeux.  D'un  coup  de  tête  mutin,  toutes 
les  boucles  de  ses  cheveux  furent  jetées  en  arrière  et  sa 
beauté  m'éblouit  comme  le  soleil  qui  sort  d'un  nuage. 
Elle  me  demanda  :  «  Est-ce  que  tu  trouves  cela  trop 
»  cher,  six  mille  francs?  »  Trop  cher,  mon  Dieu!  J'au- 


GAVOTTE  4t  ^  69 

rais  donné  pour  elle  tous  les  jours  de  ma  vie  et  tous 
ceux  de  l'éternité.  Je  lui  fermai  la  bouche  dans  un  bai- 
ser ;  elle  dit  entre  mes  lèvres  :  «  Ce  n'est  pas  pour  nous 
»  rendre  malheureux,  ce  que  fait  le  père  ;  il  n'est  pas 
»  méchant,  ça  lui  est  bien  égal.  Va  chercher  seulement 
»  l'argent,  et  il  te  donnera  la  préférence.  » 


I 


yi 


Jean  conduisait  vaillamment  et  le  bédouin  réformé 
allait  grand  train  ;  mais  le  cocher  était  un  détestable 
bougeoir.  11  s'endormait  à  chaque  instant,  et  alors  la 
cire  fondue  tombait  où  elle  pouvait.  Quand  je  l'éveillais, 
il  me  disait  :  «  Bourgeois,  je  vous  demande  excuse,  ça 
»  n'est  pas  mon  état.  »  Le  coin  de  mon  manteau  qui 
pendait  de  son  côté  était  comme  une  rivière  congelée. 
Malgré  tout,  je  continuais  la  lecture  de  ma  lettre  qui  di- 
sait : 

»  11  était  bien  deux  heures  après  midi  quand  Louise 
me  quitta,  toute  contente  d'avoir  trouvé  cette  belle  idée 
de  la  préférence  que  le  bonhomme  me  donnerait,  si  je 
lui  apportais  les  six  mille  francs.  Elle  me  dit  :  a  J'ai 
»  trois  louis  d'or  que  tu  m'as  donnés  et  sept  livres  dix 
»  sous  qui  me  viennent  de  ma  marraine,  c'est  toujours 
»  cela  de  trouvé.  Va  chercher  le  reste  et  reviens  bien 
»  vite.  » 

»  Je  restai  au  milieu  de  la  route  à  la  regarder  s'en 
aller  pendant  qu'elle  remontait  vers  Ghauvry.  Elle  n'a- 
vait jamais  porté  que  le  costume  des  paysannes  ;  sa 


GAVOTTE  71 

robe  d'indienne  ne  coûtait  pas  cher,  mais  c'est  égal, 
elle  avait  l'air,  là-dessous,  d'une  petite  demoiselle  de 
Paris,  et  encore  je  ne  dis  pas  la  vérité  :  dans  tout  Paris, 
je  vous  aurais  bien  défié  de  trouver  sa  semblable.  En 
arrivant  au  haut  de  la  côte,  elle  se  retourna  et  souffla 
vers  moi  un  baiser  qu'elle  avait  mis  dans  le  creux  de  sa 
main. 

»  Quand  je  ne  la  vis  plus,  je  pris  ma  course  pour 
aller  chercher  les  six  mille  francs.  Je  trouvais  au  fond 
la  chose  assez  simple  et  je  n'y  voyais  point  de  trop 
grandes  difficultés.  Le  bonhomme  bedeau  devait  s'in- 
quiéter seulement  de  l'argent,  peu  lui  importait  sans 
doute  d'où  l'argent  lui  viendrait.  Il  y  avait  bien  la  su- 
renchère possible,  mais  l'idée  ne  m'en  vint  pas  dans  le 
premier  moment.  Quant  aux  moyens  de  me  procurer  la 
somme,  j'avais  grandi  un  peu  et  pris  posture  ;  ma  répu- 
tation de  travailleur  était  bien  établie  ;  je  n'étais  plus 
le  petit  apprenti  d'autrefois,  et  mon  patron  M.  Gasnel, 
me  témoignait  quelque  confiance.  J'avais  lieu  de  croire 
qu'il  m'aiderait  à  sortir  d'embarras. 

»  Aussitôt  arrivé,  j'allai  le  trouver  dans  son  bureau. 
Il  était  tout  guilleret  et  s'écria  en  me  voyant  :  «  Tu  ar- 
»  rives  bien,  maître  Pierre,  on  avait  besoin  de  toi.  »  Je 
m'assis,  car  j'étais  fatigué  de  ma  longue  course.  Jamais 
je  n'avais  parlé  au  patron  de  la  pension  que  je  payais 
pour  Louise.  Je  le  connaissais  assez  pour  savoir  qu'il 
regarderait  cela  comme  une  «  bêtise  »  et  que  je  per- 
drais du  coup  son  estime.  11  continuait  d'écrire,  et  moi 
je  cherchais  mes  mots  pour  entamer  ma  négociation, 
qui  ne  me  semblait  déjà  plus  si  facile,  quand  il  me  dit  : 
«  Tu  vas  venir  avec  moi  chercher  de  l'argent.  »  11  pa- 


72  GAVOTTE 

rapha  sa  signature  au  bas  d'une  lettre  et  se  leva.  «  C'est 
»  justement  d'argent  que  je  venais  vous  causer,  patron, 
»  risquai-je  bien  timidement.  »  —  «  Toi,  s'écria-t-il,  en 
»  me  tapant  sur  l'épaule,  de  l'argent!  Tu  en  as  à  pla- 
»  cer?  Je  suis  capable  de  te  vendre  ma  boutique  si  tu 
»  veux.  Tu  gagnes  gros  comme  toi  depuis  deux  ans  et 
»  tu  ne  dépenses  rien.  Va-t'en  voir  bien  doucement  si 
»  Madame  est  sortie.  » 

»  Madame  était  comme  qui  dirait  le  contre-maître  de 
la  maison  ;  elle  surveillait  les  ouvriers  et  recevait  les 
commandes.  Elle  avait  été  très-belle  femme  quinze  ou 
vingt  ans  auparavant.  Sa  jalousie  faisait  terriblement 
peur  à  M.  Gasnel,  qui  lui  avait  promis  mariage  autre- 
fois, selon  les  commères  du  quartier,  et  qui  ne  voulait 
plus.  Pour  savoir  si  Madame  était  sortie,  on  regardait 
tout  uniment  par  le  trou  de  sa  serrure,  c'était  reçu. 
J'allai  voir  ;  Madame  avait  laissé  son  costume  de  bu- 
reau sur  son  lit,  et  son  chapeau  à  fleurs  n'était  pas 
pendu  à  la  place  ordinaire.  Aussitôt  que  M.  Gasnel  eut 
obtenu  ce  renseignement,  il  prit  sa  canne  et  me  fit  pas- 
ser devant  :  «  Au  galop  !  »  dit-il. 

»  Nous  allions  chez  son  banquier.  En  chemin,  je  lui 
eiçpliquai  que  j'avais  besoin  de  six  mille  francs  pour 
me  marier.  Je  pus  voir  avec  ravissement  que  ma  de- 
mande ne  lui  semblait  point  malséante  ;  seulement  le 
chifl're  le  frappa.  «  Six  mille  francs!  »  répéta-t-il  à 
plusieurs  reprises,  et  il  me  parut  qu'il  ajoutait  une  fois 
entre  ses  dents  :  «  C'est  peut-être  le  prix  courant  !  »  Il 
ricanait  dans  sa  barbe  en  disant  cela. 

»  La  caisse  du  banquier  était  fermée,  car  le  soir  ve- 
nait ;  mais  on  avait  des  complaisances  pour  M.  Gasnel, 


GAVOTTE  T3" 

qui  était  un  bon  client.  Le  banquier  lui-même,  en  robe 
de  chambre,  se  dérangea  pour  lui  changer  six  billets  de 
mille  francs  en  sacs  de  pièces  de  cent  sous.  «  C'était  donc 
»  bien  pressé,  voisin?  »  dit-il.  M.  Gasnel  répliqua  :  «  Les 
»  gens  de  la  campagne  ne  se  croient  pas  payés  tant 
»  qu'on  ne  leur  donne  pas  de  gros  écus.  » 

»  Je  pensais  au  bonhomme  bedeau,  qui  m'aurait 
jeté  Louise  entre  les  bras,  si  j'avais  pu  lui  porter  cette 
demi-douzaine  de  sacs.  «  Voyons,  reprit  M.  Gasnel, 
»  quand  nous  fûmes  dans  la  rue,  lui,  portant  deux  sacs, 
»  et  moi,  quatre  ;  déboutonne-toi,  je  t'écoute.  » 

»  Je  n'avais  aucune  raison  pour  lui  rien  cacher.  Je 
lui  racontai  toute  mon  histoire  avec  Louise  et  il  l'écouta 
sans  autre  interruption  que  celle-ci  :  «  C'est  vrai,  c'est 
»  vrai,  tu  es  de  Saint-0...,  maître  Pierre,  je  l'avais  ou- 
))  blié,  c'est  drôle  !  » 

»  Nous  allions  vite,  il  marchait  un  peu  en  avant  de  moi, 
et  la  nuit  tombait,  je  ne  pouvais  voir  son  visage.  Il  ajouta 
quand  j'eus  fini  :  «  C'est  donc  toi,  l'imbécile  qui  payait 
»  la  pension  de  la mignonnette ?  —  Comment!  m'écriai- 
»  je,  vous  savez  cela  ?  —  Oui  !  oui,  le  papa  Gavot  est  un 
»  drôle  de  corps.  J'ai  causé  de  ci  et  de  là  dans  le  pays, 
»  puisque  je  vais  y  acheter  ma  petite  maison  bourgeoise.. 
»  —  Et  allez-vous  m'avancer  mon  argent,  patron?  »  Il 
ne  répondit  pas  tout  de  suite. 

»  Nous  arrivions  à  la  maison  ;  au  lieu  de  monter,  il 
s'arrêta  devant  la  porte,  et  nous  nous  trouvâmes  face  à 
face.  Je  promets  bien  que  je  n'avais  rien  contre  lui  ; 
bien  loin  de  là,  je  lui  étais  attaché  assez. 

»  Je  restais  là  comme  quelqu'un  qui  attend  son  arrêt; 
tout  d'un  coup  il  me  dit  :  «  Ecoute  !  tu  vas  peut-être 

7 


74  GAVOTTE 

»  croire  que  j'ai  peur  de  Madame,  eh  bien  !  non,  ça  me 
»  ferait  plutôt  plaisir  qu'elle  enten  le  notre  explication  : 
»  j'aime  à  faire  d'une  pierre  deux  coups,  moi,  c'est  mon 
»  caractère.  »  Il  avait  pris  un  air  fanfaron,  mais  il  était 
rouge  comme  un  coquelicot,  et  je  devinais  bien  l'efFort 
qu'il  faisait  pour  être  brave,  pourtant  je  ne  voyais  pas 
encore  ce  que  Madame  venait  faire  là-dedans.  Il  conti- 
nua :  ((  Tu  peux  crier  tant  que  tu  voudras,  entends-tu  ; 
))  plus  tu  crieras,  plus  ça  m'ira.  Montons.  C'est  une  ma- 
))  nière  tout  comme  une  autre  de  casser  le  fil  que  j'ai  à 
»  la  patte.  » 

»  Il  se  lança  dans  l'escalier  ;  je  le  suivis  cherchant  à 
comprendre  cette  conduite  bizarre  et  n'y  pouvant  point 
réussir.  Quand  nous  arrivâmes  dans  le  corridor,  je  lui 
dis  :  «  Patron,  vous  ne  m'avez  pas  répondu,  est-ce  que 
»  je  peux  compter  sur  vous  pour  mon  argent?  »  Il  s'ar- 
rêta court.  Nous  étions  à  dix  pas  tout  au  plus  de  la 
porte  de  Madame.  «  Ah  !  malheureux  !  »  s'écria-t-il 
d'un  accent  si  furieux,  qu'un  instant  je  le  crus  fou,  a  'u 
»  veux  essayer  les  bottes  de  ton  patron  !  lui  couper 
»  l'herbe  sous  le  pied,  morbleu!  hli  souffler  sa  fiancée 
»  légitime  et  le  bonheur  de  son  existence  champêtre  ^ 
»  pour  laquelle  il  renonce  aux  affaires  !  Je  n'aurais  ja- 
»  mais  cru  ça  de  toi  !  »  C'était  bien  à  moi  qu'il  parlait, 
mais  il  était  tourné  vers  la  chambre  de  Madame.  Après 
la  première  minute  de  surprise,  le  chaud  commençait  à 
me  venir  aux  oreilles.  Pourtant,  je  n'étais  pas  .encore 
bien  sûr  de  comprendre. 

»  Il  reprit  en  élevant  la  voix  davantage  et  en  se  rap- 
prochant de  la  porte  fermée  :  «  J'ai  choisi  Louise  Ga- 
»  vot  entre  toutes  les  jeunes  demoiselles  qui  pouvaient 


GAVOTTE  75 

»  prétendre  à  ma  main,  et  c'est  vrai  que  je  donne  six 
))  mille  francs,  mais  qu'est-ce  que  cela  fait,  puisque 
»  M.  Gavot  rend  tout  par  testament?  Ma  prétendue  est 
))  légataire  universelle...  » 

» — Est-ce  que  c'est  vrai  tout  «;e  que  vous  ditss  là, 
»  monsieur  Gasnel?  demandai-je  d'une  voix  qui  chevro- 
))  tait  jusqu'au  fond  de  ma  gorge  ;  c'est  donc  bien  vous 
))  l'homme  aux  six  mille  francs  ?  Répondez-moi  et  ne 
))  jouez  pas  avec  ma  pauvre  tête.  Vous  voyez  bien  que 
»  je  fais  tout  ce  que  je  peux  pour  ne  pas  vous 
»  croire  !  » 

»  Je  ne  sais  même  pas  s'il  m'entendit.  Il  ne  songeait 
qu'à  Madame,  à  faire  d'une  pierre  deux  coups,  comme  il 
disait.  Dans  son  idée,  je  ne  comptais  pas,  et  cette  co- 
médie de  dispute  lui  évitait  une  explication  qu'il  redou- 
tait au-dessus  de  tout.  Madame  entendait,  Madame 
allait  sortir  de  sa  chambre  tout  effarée  et  il  ne  resterait 
l)lus  qu'à  lui  dire  :  «  Eh  bien,  oui,  c'est  vrai,  là,  je  vais 
»  me  marier,  jamais  je  n'aurais  osé  te  l'avouer.  » 

»  S'il  m'avait  seulement  regardé...,  mais  il  faisait 
presque  nuit  dans  ce  corridor  et  il  ne  se  tourna  point 
de  mon  côté.  J'étais  un  garçon  si  doux  et  si  timide  ! 
Avant  que  j'eusse  seulement  levé  mon  petit  doigt,  Ma- 
dame aurait  eu  le  temps  d'étrangler  son  homme. 

»  Au  lieu  de  me  répondre,  M.  Gasnel  poursuivit,  par- 
lant toujours  à  moi  : 

'<  Ma  détermination  est  irrévocable  ;  si  quelque 
»  chose  avait  pu  m'arrêter,  penses-tu  qu'il  n'eût 
»  pas  suffi  de  la  femme  aimable  qui  a  été  la  com- 
»  pagne  de  ma  jeunesse?  Ah!  si  j'ai  pu  sauter  à  pieds 
»  joints  par-dessus  le  chagrin  de  me  séparer  de  Ma- 


76  GAVOTTE 

»  dame,  crois-tu  donc  que  la  pensée  de  déranger  tes 
»  petits  projets  m'arrêtera?  » 

»  Tout  mon  sang  était  dans  mon  cerveau,  ma  tête 
tourna  et  ce  fut  ce  qui  m'empêcha  de  le  frapper  à  l'ins- 
tant même.  Sans  s'occuper  autrement  de  moi,  il  marcha 
à  pas  de  loup  vers  la  porte  de  Madame  en  grommelant  : 
«  Est-ce  qu'il  n'y  aurait  personne?  Ce  serait  bien  le 
»  diable  si  j'avais  gâché  tant  de  paroles  pour  rien,  car 
»  avec  ce  bêta  de  Pierre,  trois  mots  suffisaient  :  Va- 
»  t'en  !  »  Il  se  pencha  en  même  temps  pour  regarder  au 
trou  de  la  serrure. 

»  Je  mis  à  terre  trois  de  mes  sacs;  je  pris  le  qua- 
trième à  deux  mains,  et  l'élevant  au-dessus  de  ma  tête, 
je  visai  la  nuque  de  M.  Gasnel,  qui  rendit  un  grand 
soupir  et  tomba,  assommé  comme  un  bœuf.  Il  était 
mort  du  coup.  Je  m'assis  à  terre  auprès  de  lui  et  ce  fut 
là  qu'on  m'arrêta.  Je  ne  dormais  pas  puisque  je  les  en- 
tendis qui  disaient  :  «  Il  ronfle,  il  est  ivre  »,  mais  je  ne 
savais  plus  bien  ce  que  j'avais  fait.  Quand  on  me  con- 
fronta le  lendemain  avec  le  corps  de  M.  Gasnel,  je 
pleurai.  J'avais  vécu  près  de  lui  pendant  des  années.  Il 
n'était  pas  mauvais  patron.  Je  m'étais  jeté  à  l'eau 
un  soir,  en  sortant  de  table,  pour  lui  sauver  la 
vie...  » 

Nous  venions  de  dépasser  Montgeron  ;  il  y  avait  du 
temps  que  mon  cocher-bougeoir  ne  m'éclairait  plus  ;  il 
dormait  comme  une  souche  et  je  tenais  moi-même  ma 
lumière.  Le  bédouin  ne  ralentissait  point  son  allure. 
Pierre  Champ,  ou  Stéphain,  comme  vous  voudrez  l'ap- 
peler, continuait  de  me  raconter  son  histoire.  Sa  lettre, 
que  ma  mémoire  allonge  malgré  moi,  avait  des  façons 


GAVOTTE  77 

de  dire  courtes  et  paisibles.  Parfois,  je  me  demandais 
si  c'était  bien  de  lui-même  qu'il  parlait. 

La  première  fois  qu'il  revit  Louise,  ce  fut  à  la  Cour 
d'assises,  car  on  n'avait  point  permis  qu'elle  entrât 
dans  sa  prison.  Elle  put. arriver  jusqu'à  lui  parce  que 
les  gendarmes  eurent  pitié. 

Je  vous  dis  ici  l'avis  de  Pierre  Champ,  qui  est  un  peu 
le  mien  : 

Après  les  réponses  simples  et  sobres  de  son  interro- 
gatoire, qui  n'étaient  autre  chose  qu'un  aveu  mêlé 
d'étonnements  et  de  repentirs,  le  jury  penchait  en  sa 
faveur,  et  peut-être  qu'il  eût  été  acquitté,  mais  il  avait 
pour  avocat  un  homme  très-éloquent  qui  fit  de  la  poli- 
tique et  rendit  le  gouvernement  absolument  responsa- 
ble du  meurtre  de  M.  Gasnel  ;  aussi  Pierre  Champ  fut 
condamné. 

C'était  juste,  Pierre  se  résigna  à  mourir,  puis  à  subir 
la  peine  bien  plus  lourde  que  lui  infligeait  sa  grâce.  Au 
bagne,  il  fut  un  modèle  pour  la  bonne  conduite  et  le 
travail  ;  la  pensée  de  Louise  le  tourmentait  bien,  mais 
ce  rêve  éternel  du  prisonnier,  l'évasion,  lui  venait  seu- 
lement comme  un  rêve. 

•  Un  jour,  une  petite  Anglaise,  qui  visitait  les  travaux 
avec  son  père  et  sa  mère,  s'approcha  de  lui  pour  re- 
garder sa  chaîne  et  glissa  dans  sa  main  une  pièce  de 
cinq  francs,  sous  laquelle  était  collée  une  lime  de  Bir- 
mingham, de  taille  microscopique.  Du  temps  où  il  y 
avait  des  bagnes  les  gardiens  craignaient  ces  chères 
petites  Anglaises  comme  le  feu.  Elles  ont  si  bon  cœur 
pour  les  malheureux  assassins  qui  ne  sont  pas  Irlandais! 

Pierre  cacha  la  lime  ;  on   lança  quelques  semaines 

7* 


78  GAVOTTE 

après  la  frégate  la  Cybèle,  et  Pierre  s'évada  en  faisant 
deux  lieues  à  la  nage. 

Il  vint  tout  droit  à  Saint-0...,  où  Louise  n'était  plus. 
Il  fut  quatre  jours  errant  dans  les  bois  avant  d'appren- 
dre la  mort  du  bonhomme  Gavot. 

Tout  le  monde  le  connaissait  dans  les  environs,  et  il 
n'osait  interroger  personne.  Le  soir  du  quatrième  jour  il 
arriva,  mourant  de  faim,  chez  la  marraine  de  Louise, 
pauvre  vieille  femme  paralytique  qui  demeurait  àMéry- 
sur-Oise.  Il  frappa,  on  ne  lui  répondit  point  ;  mais  il  sa- 
vait ouvrir  la  porte  de  la  bonne  femme,  parce  que, 
dans  le  temps,  on  l'avait  chargé  bien  souvent  de  lui 
porter  du  bouillon  et  de  la  crème.  Elle  avait  1,500 
francs  à  la  Caisse  d'épargne  ;  c'était  à  son  livret  que 
papa  Gavot  envoyait  des  douceurs. 

Pierre  entra.  La  vieille  dormait.  Elle  vivait  seule  de- 
puis le  départ  de  son  petit  paysan,  qui  avait  été  pris 
soldat.  Une  voisine  charitable  venait  tous  les  jours  faire 
son  ménage.  Il  n'y  avait  pas  danger  de  l'éveiller  car 
elle  était  sourde.  Le  premier  regard  de  l'affamé  fut  pour 
un  chanteau  de  pain  qui  était  sur  la  table,  mais,  avant 
même  qu'il  y  eut  porté  la  main,  il  aperçut  un  papier 
piqué  par  une  épingle  à  la  couverture  du  lit.  C'est  a 
peine  s'il  pouvait  distinguer  de  si  loin  le  noir  sur  le 
blanc,  et  pourtant  il  reconnut  l'écriture  de  Louise. 

Le  chanteau  de  pain  eut  tort.  Il  arracha  la  lettre  et 
lut  avidement.  Il  n'y  avait  qu'une  demi-douzaine  de  li- 
gnes, où  Louise  s'excusait  de  ne  venir  point  voir  sa 
marraine  parce  que  les  affaires  de  son  petit  commerce 
la  tenaient  du  matin  au  soir.  C'était  daté  de  Paris,  et 
cela  finissait  ainsi:  «A  la  halle,  il  faut  toujours  êtie 


GAVOTTE  79 

gaie  et  de  bonne  humeur  avec  les  clients,  mai  j'ai  bien 
du  mal  à  rire  quand  mes  yeux  me  brûlent  pour  pleu- 
rer. Je  pense  à  lui  toujours.  Yoilà  trois  fois  que  je  lui 
écris,  et  je  ne  reçois  pas  de  ses  nouvelles,  Qi  j'ai  sa  mort 
dans  le  cœur...  » 

Pierre  cassa  un  morceau  de  pain  et  prit  sa  course 
pour  Paris.  Tout  le  long  du  chemin,  il  dépassait  les  voi- 
lures. Quand  il  arriva,  la  halle  était  fermée,  il  tua  sa 
nuit  où  il  put,  et  le  lendemain,  il  se  glissa  dans  le  mar- 
ché, interrogeant  de  loin  chaque  place.  Quand  il  aper- 
çut enfln  sa  fiancée  un  peu  pâle,  mais  toute  pimpante 
et  riant  aux  acheteurs,  ses  jarrets  plièrent,  et  il  fut  un 
instant  aveuglé  par  les  larmes.  Il  ne  s'attendait  pas  à 
revoir  Louise  si  jolie... 

«  Elle  me  semblait  toute  petite  et  plus  enfant,  conti- 
nuait la  lettre,  avec  des  lumières  sur  le  visage  et  des 
rayons  dans  les  yeux.  C'était  bien  sa  douce  espièglerie 
d'autrefois,  mais  la  femme  était  quelque  part  (je  ne  sais 
où,  par  exemple),  dans  cet  éblouissement  de  printemps. 
11  y  avait  des  étincelles  plein  ses  corbeilles  de  cerises  ; 
les  pèches  aux  gaités  veloutées  l'entouraient  de  reflets 
et  de  caresses.  Elle  parfumait  le  regard  ;  jamais  Dieu  ne 
fit  rien  de  plus  fleur  qu'elle.  Je  suis  peintre  ;  au  fond  de 
ma  misère  je  voyais  cela  mieux  qu'un  autre,  ce  n'était 
pourtant  pas  cela  qui  m'écrasait  sous  trop  de  bon- 
heur. 

»  C'était  elle,  ah  !  ce  n'était  rien  qu'elle,  l'adorée  pe- 
tite âme  que  je  connaissais  sous  cette  enveloppe  chérie. 
Je  l'aurais  aimée  laide  et  chargée  de  haillons,  peut-être 
mieux  aimée.  Je  ne  sais  pas  dire  ces  choses  :  avez-vous 
regardé  de  près  l'amour  d'une  mère?  C'est  ainsi  que 


80  GAVOTTE 

j'étais  idolâtre,  sans  doute  parce  que  je  l'avais  bercée 
enfant. 

»  L'idée  que  tous  les  hommes  ont  leur  femme  à  eux 
et  qu'ils  peuvent  l'emporter  comme  une  proie  ne  me 
vint  que  plus  tard  et  faillit  me  tuer.  Le  bonheur  de 
tout  le  monde  aurait  été  pour  moi  une  ivresse  si  folle, 
que  Dieu  me  l'a  refusée.  Je  ne  veux  pas  y  penser,  et  il 
me  parait  à  moi-même  que  c'était  l'impossible. 

»  Si  mes  jambes  ne  m'avaient  pas  refusé  le  service, 
je  me  serais  jeté  sur  Louise;  heureusement,  je  ne  pus 
faire  un  pas,  et  la  réflexion  vint  pendant  que  j'étais 
ainsi  immobile.  Je  crus  d'abord  que  ces  réflexions  se 
rapportaient  à  moi  et  à  mon  danger  personnel  ;  mais, 
quand  le  regard  de  Louise  se  tourna  de  mon  côté  par 
hasard,  je  vis  bien  qu'il  ne  s'agissait  que  d'elle.  Seule- 
ment je  ne  raisonnais  pas  encore  ma  frayeur  d'être  re- 
connu. Pourquoi  m'étais-je  évadé  alors  et  que  faisais-je 
ici? 

»  Quelqu'un  dit  derrière  moi  : 

«  Elle  a  martel  en  tête.  Gavotte.  En  voilà  déjà  deux 
»  qu'elle  refuse  pour  le  bon  motif...  » 

«  Une  grosse  voix  rouillée  me  cria  en  même  tamps  : 

«  Range-toi,  ma  poule,  tu  empêches  mes  aff'aires.  On 
»  n'en  remue  déjà  pas  tant  depuis  que  la  petite  a  mis 
))  son  minois  en  étalage,  m 

»  Ce  fut  tout,  je  m'en  allai.  Je  n'ai  vu  Louise  que  cette 
fois-là,  et  je  ne  la  reverrai  plus  jamais. 

»  C'était  une  des  voisines  de  Louise  qui  me  renvoyait 
ainsi  parce  que  j'encombrais  le  devant  de  sa  place.  Il  y 
avait  de  quoi  exciter  la  jalousie  de  ces  bonnes  femmes. 
La  foule  se  pressait  devant  l'éventaire  de  Louise  ;  on 


GAVOTTE  81 

voyait  là  de  tout,  et  même  de  beaux  messieurs.  Ce  fut 
en  descendant  la  rue  des  Bourdonnais  qui  va  vers  la 
rivière  que  le  jour  se  fit  dans  mon  esprit.  J'eus  la  poi- 
trine serrée  tout  à  coup,  et  je  me  dis  :  «  La  voilà  en 
train  de  se  faire  un  bon  sort.  » 

»  Je  m'accoudai  sur  le  parapet  du  quai,  la  tête  entre 
mes  mains.  Ceux  qui  passaient  ne  voyaient  point  mes 
larmes  tomber  sur  le  granit.  Ah  !  il  y  avait  bien  des 
choses  dans  ces  mots  que,  je  répétai  plus  de  cent  fois 
comme  un  pauvre  idiot  :  «  La  voilà  en  train  de  se  faire 
»  un  bon  sort.  » 

»  J'étais,  dans  la  vie,  sur  le  chemin  de  Louise  comme 
devant  la  place  de  la  bonne  femme  qui  m'avait  renvoyé 
tout  à  l'heure  :  J'encombrais.  Et  ce  que  pèse  un  boulet, 
rivé  à  la  cheville,  je  le  savais.  Je  fus  là  tout  la  jour,  au 
moins  huit  heures  d'horloge,  sans  bouger.  11  faisait  déjà 
brun,  quand  je  fus  réveillé  d'un  grand  coup  dans  le 
dos,  et  une  voix  amicale  me  demanda  : 

«  Qu'est-ce  que  tu  fais  là,  rapin?  » 


VII 


»  J'étais  reconnu,  et,  certes,  dans  ma  position,  il  y 
avait  là  de  quoi  trembler,  mais  je  n'eus  même  pas  le 
plus  légef  mouvement  de  frayeur  :  je  me  sentais  indiffé- 
rent à  tout,  parce  que  j'avais  déjà  prononcé  en  moi- 
même  l'arrêt  qui  me  condamnait  sans  appel.  Il  se  trouva 
qu'en  effet  je  n'avais  aucun  sujet  de  crainte.  Le  brave 
qui  en  usait  avec  moi  si  familièrement  et  qui  me  tu- 
toyait à  pleine  bouche  n'avait  jamais  su  mon  nom, 
quoique  je  l'eusse  rencontré  bien  souvent  dans  les  ate- 
liers 011  me  poussait  mon  goût  ardent  pour  la  peinture. 
Il  est  certain  que,  dans  le  bas  de  l'art,  il  y  a  un  bel  et 
bon  sentiment  de  camaraderie  ;  peut-être  aussi  dans  le 
haut,  mais  je  n'en  puis  parler  savamment.  Chez  M.  Th. 
Rousseau,  où  il  était  «  secrétaire  de  la  rédaction  »  (em- 
ploi qui  indique  le  tri[)le  maniement  du  plumeau,  du 
pinceau  et  même  du  balai),  on  appelait  mon  ami  «  le 
»  commandant  »,  je  n'ai  jamais  su  pourquoi. 

»  Le  commandant  m'accostait  pour  la  raison  même 
qui  aurait  éloigné  bien  des  gens  ;  il  me  le  dit  : 


GAVOTTE  ,  83 

a  —  Pas  de  tenue,  collègue  !  » 

))  Et  de  fait,  vous  pouvez  deviner  quel  était  mon 
accoutrement.  Je  faisais  honte  et  pitié.  Le  comman- 
dant n'eut  que  pitié.  Il  m'emmena  dans  son  taudis, 
où  il  me  donna  un  vieux  pantalon  du  maître.  Son 
hôtesse  lui  prêta  deux  pièces  de  cent  sous  qui  payè- 
rent mon  béret  rouge  et  mon  paletot  gris.  Si  jamais 
vous  avez  besoin  d'un  brave  cœur,  le  commandant  est 
toujours  chez  M.  Rousseau.  Je  lui  ai  rendu  son  pauvre 
argent,  mais  le  baume  qu'il  me  mit  dans  l'âme,  rien  ne 
peut  acquitter  cette  dette-là.  Je  lui  écrirai  avant  de  partir. 

«  Cette  nuit,  je  dormis  sur  son  matelas.  Ce  fut  seu- 
lement le  lendemain  qu'il  me  demanda  : 

«  Au   fond,  vieille,  comment  t'appelles-tu?  » 

»  Je  donnai  au  hasard  le  nom  de  Stéphain,  qui  m'ap- 
partenait un  petit  peu  par  ma  mère.  Il  me  conduisit 
chez  M.  Troyon,  et  le  lendemain  j'étais  installé  à  Bar- 
bison  pour  tout  faire. 

»  Si  j'avais  eu  du  talent,  peut-être  l'idée  de  vivre  me 
serait-elle  venue  dans  cette  maison  de  l'art,  simple  et 
grande.  L'occasion  de  travailler,  d'apprendre,  se  pré- 
sentait ici  sous  toutes  les  formes.  Il  ne  faut  pas  m'accu- 
ser  :  je  veux  et  je  ne  peux  pas  :  c'est  la  plus  profonde 
des  misères.  Et  puis,  je  souffrais  trop  sans  pouvoir 
épandre  au  dehors  rien  de  ma  peine. 

»  Le  jour  et  la  nuit,  je  pensais  à  Louise  que  j'avais 
vue  si  jolie  et  qui  était  morte  pour  moi.  Je  fis  son 
portrait,  il  était  bien,  car  M.  Troyon  me  dit  :  «  Imbé- 
»  cile,  tu  devrais  travailler,  »  et  il  me  l'acheta  trente 
francs.  Il  ne  savait  pas  que  c'était  tout  ce  que  j'avais  en 
moi  :  le  sourire  de  Louise. 


84  GAVOTTE 

»  Quand  j'eus  les  trente  francs,  le  désir  me  tourmenta 
d'aller  à  Paris  pour  la  regarder  encore  une  fois  de  loin, 
et  je  partis  de  Barbison  un  samedi  soir,  l'avant-veille  de 
.ce  lundi  où  nous  fîmes  connaissance,  vous  et  moi,  au 
fond  de  la  Sole.  Je  pris  par  les  gorges  pour  gagner  Me- 
lun,  je  ne  connaissais  pas  bien  la  forêt.  A  Ja  brune  tom- 
bante, j'arrivai  dans  un  de  ces  endroits  où  ils  émiettent 
les  roches  pour  faire  les  pavés  de  Paris,  et  j'entrai  dans 
la  cabane  d'un  carrier  pour  demander  ma  route. 

»  Tl  y  avait  le  père,  la  mère  et  six  enfants,  dont  l'aîné 
avait  douze  ans.  La  mère  filait  auprès  du  lit  de  son 
mari  malade.  Ce  n'était  pas  de  l'ardeur  qu'elle  mettait 
à  sa  tâche,  c'était  de  la  violence.  On  aurait  dit  qu'elle 
livrait  bataille,  et  la  sueur  ruisselait  de  ses  tempes  à 
grosses  gouttes.  Les  petits  grouillaient  sur  la  terre  qui 
servait  de  plancher,  je  crus  d'abord  qu'ils  jouaient, 
mais  leurs  pauvres  cris  étaient  plaintifs,  et  je  connais- 
sais trop  bien  la  faim  pour  ne  pas  tout  comprendre  au 
regard  de  côté  que  la  fille  aînée  me  jeta  en  disant  : 
«  Ils  ont  bon  cœur  à  Barbison.  » 
»  La  mère  baissa  les  yeux  et  murmura  : 
«  Papa  ne  veut  pas  qu'on  demande,  Marie.  » 
»  Elle  était  déjà  grandette,  cette  Marie,  et  je  pensai 
à  Louise  quand  elle  allait  laire  sa  première  communion, 
autrefois.  Je  suis  sûr  que  la  mère  n'avait  pas  trente  ans, 
quoique  la  misère  ne  lui  eut  rien  laissé  de  sa  jeuuesse. 
Le  mari,  au  contraire,  tout  hâve  sur  son  grabat  sans 
linge,  avait  un  jeune  et  vaillant  visage  qui  peignait 
l'énergie  vaincue.  Dès  le  premier  moment,  je  vis  bien 
que  je  n'irais  pas  à  Paris. 

»  Louise  m'aimait  tant!  si  je  lui  avais  dit  :  «  Tiens 


GAVOTTE  85 

»  avec  moi  »  ;  elle  aurait  tout  quitté  sans  me  demander 
où  je  la  voulais  conduire.  Je  croyais  cela  en  ce  temps  ; 
peut-être  que  je  le  crois  encore.  Eh  bien  !  où  l'aurais-je 
conduite,  moi  qui  ne  pouvais  plus  ni  vivre  en  plein 
jour  ni  dire  mon  vrai  nom  ?  Ce  que  je  voyais  là  n'était- 
ce  pas  comme  un  tableau  de  notre  vie  à  venir  ?  Dieu 
m'est  témoin  qu'au  prix  de  cette  souffrance  et  du  dou- 
ble, et  du  centuple,  je  l'aurais  voulue  pour  moi,  la  vie, 
l'agonie  de  ce  pauvre  homme,  avec  Louise  et  les  enfants 
de  Louise  :  nos  enfants  !  quelle  joie  que  ce  martyre  !  — 
Mais  elle,  ma  pauvre  petite  chérie  !  souffrir,  avoir  faim, 
avoir  froid,  et,  de  plus  que  cela,  avoir  honte  ! 

»  Non,  non,  je  ne  devais  pas  retourner  à  Paris,  il  ne 
fallait  pas  jouer  avec  le  feu  qui  me  dévorait  le  cœur. 
Une  fois  ou  l'autre,  si  je  m'exposais  encore  à  la  regar- 
der de  loin,  ma  raison  faiblirait.  Je  céderais  à  ce  trans- 
port qui  m'entraînait  vers  elle,  je  la  saisirais  entre  mes 
bras,  elle  qui  était  mon  bien,  et  je  l'emporterais...  où? 
Ici.  Dans  la  maison  des  larmes. 

»  Croyez-le  comme  je  vous  le  dis,  ce  moment  la  sauva 
de  moi  et  du  plus  grand  des  malheurs  ;  je  le  compris  ; 
il  y  eut  une  joie  parmi  le  chagrin  qui  oppressait  ma 
poitrine.  Ils  ne  pouvaient  pas  deviner,  ces  pauvres  gens, 
pourquoi  je   me   mis  à  rire   tout  à  coup. 

»  J'enlevai  de  terre  la  seconde  fillette,  une  petite 
brune,  avec  de  grands  yeux  bleus  cernés  qui  pétillaient 
dans  le  sourire  : 

»  —  Comment  t'appelles-tu,  trésor? 

» — Jeanne...  Vous  n'êtes  pas  un   rôdeur,  toujours! 

))  Ils  font  peur,  là-bas,  les  rôdeurs,  plus  eiiccio  que 
les  vipères.  # 

8 


86  GAVOTTE 

»  La  mère  avait  de  l'inquiétude,  mais  elle  souriait 
sans  arrêter  de  tourner  son  rouet  à  toute  vitesse.  Jeanne, 
qui  était  déjà  mon  amie,  me  dit  à  l'oreille  : 

»  —  11  faut  dix  écheveaux  pour  avoir  de  l'argent  ; 
»  elle  n'a  pas  dormi  depuis  mercredi,  et  papa  manque 
»  de  remède.  Elle  a  fait  neuf  écheveaux,  mais  il  faudra 
»  encore  aller  jusqu'à  Melun,  quand  ce  sera  fini. 

»  —  Que  dis- tu  là.  Jeannette  ?  papa  ne  veut  pas  qu'on 
»  demande. 

»  —  Maman,  il  va  bien  te  dire  que  je  n'ai  rien  de- 
»  mandé,  mais  peut-être  qu'il  va  donner  tout  de 
»  même.  » 

»  Marie  me  regardait  d'en  bas,  car  elle  s'était  assise, 
jalouse,  aux  pieds  de  sa  mère.  Laquelle  aimais-je  le 
mieux  ?  Il  y  a  une  douloureuse  précocité  dans  la  mi- 
sère. Les  longs  yeux  noirs  de  Marie  étaient  d'une  femme 
sous  les  ébouriffements  de  ses  cheveux  blonds. 

«  —  Veux-tu  venir  avec  Jeanne  et  moi?  »  lui  dis-je. 

((  —  Où  donc?  »  interrogea  la  mère. 

«  —  Je  ne  sais  pas,  répondis-je  :  à  l'endroit  où  l'on 
»  peut  acheter  tout  ce  dont  vous  avez  besoin.  » 

»  Le  malade  se  souleva  à  demi  : 

a  —  Faut-il,  papa,  veux-tu?*»  demanda  la  mère,  qui 
essuyait  la  sueur  de  son  front  à  la  hâte. 

»  Moi,  j'ajoutai  gaîment  : 

«  —  Jusqu'à  concurrence  de  trente  francs,  pourtant, 
»  car  je  n'ai  que  cela.  » 

»  Et  je  pris  Marie,  qui  s'était  levée,  pour  la  mettre 
sur  mon  autre  bras. 

»  C'était  une  chute  qui  avait  cloué  ce  pauvre  homme 
à  son  grabat;  il  avait  les  deui^  jambes  blessées.  Il  rejeta 


GAVOTTE  87 

les  lambeaux  de  sa  couverture  de  soldat  et  me  tendit  la 
main  d'un  air  étonné.  Les  deux  fillettes  crièrent  à  la 
fois  : 

«  —  Papa  veut  bien  !  celui-là  n'est  pas  un  rôdeur, 
»  sûr  !  sûr  !  puisque  papa  veut  bien.  » 

»  Et  nous  partîmes  pour  Ghaiily,  Marie,  Jeanne  et 
moi.  Marie  marchait  à  mes  côtés  en  tâchant  d'être  grave. 
Jeanne  avait  une  corde  à  sauter,  aumône  de  quelque 
enfant  riche  ;  elle  allait  en  avant,  faisant  deé  gambades 
de  cabri,  et  me  sommant  à  chaque  instant  de  dire  comme 
elle  sautait  bien.  Marie  la  grondait,  mais  elle  lui  em- 
prunta sa  corde.  Ah  !  monsieur  le  baron,  je  n'étais  pas 
méchant.  Ce  fut  mon  meilleur  jour  après  ceux  qui 
brillaient  si  doucement  dans  mon  souvenir  :  mes  jours 
avec  Louise  ! 

»  Si  Louise  m'avait  donné  deux  fdlettes  comme  cela  ! . . . 
Combien   de   fois   me   demandèrent-elles   en   chemin  : 

«  —  Pourquoi  pleures-tu,  puisque  tu  es  riche  ?  » 

»  Nous  revînmes  chargés  de  butin.  Que  de  pauvres 
choses  on  peut  avoir  pour  30  fr.  !  Ce  fut  une  orgie  de 
bonheur  dans  la  loge  ;  le  blessé  m'appelait  son  frère, 
mais  il  avait  bien  quelque  idée  que  j'étais  un  peu  fou. 
Les  petits  me  montaient  jusque  sur  la  tête.  Il  n'y,  avait 
que  la  mère  pour  me  regarder  dans  les  yeux,  car  Jeanne 
et  Marie  me  prenaient  pour  un  homme  du  pays  des  fées. 
Je  dormis  sur  une  brassée  de  paille  dans  un  coin,  j'étais 
de  la  famille.  Le  lendemain,  je  menai  les  fillettes  à  la 
messe  avec  l'aîné  des  garçons,  qui  était  si  fier  de  me 
donner  la  main  !  J'avais  encore  quelque  sous,  il  nen 
coûtait  guère  pour  les  faire  heureux. 

»  Quand  nous  revînmes,  l'homme  était  levé,  il  fumait 


88  GAVOTTE 

sa  pipe  sur  le  pas  de  la  porte.  Vous  souvenez-vous  du 
beau  temps  qu'il  faisait  ce  dimanche  ?  L'orage  ne  vint 
que  le  lendemain.  Je  ne  pensais  pas  beaucoup  à  Louise, 
et  quand  son  bien-aimé  souvenir  m'arrivait,  c'était  à 
travers  des  bouffées  d'espérances  confuses.  Dieu  me 
donnait  trêve,  c'est  bien  sûr.  Une  fois  je  me  dis  :  (  Elle 
»  m'aime  peut-être  assez  pour  être  heureuse  ainsi  dans 
»  une  pauvre  loge  au  fond  des  bois.  » 

»  La  mère  avait  bonne  envie  d'économiser  l'abon- 
dance présente,  mais  l'homme  n'entendait  pas  de  cette 
oreille-là.  11  me  proposa  de  vivre  à  perpétuité  chez  lui 
pour  mes  trente  francs.  «  Je  travaillerai  pour  un  de 
»  plus,  me  dit-il,  qu'est-ce  que  ça  fait?  »  Il  demanda  de 
l'eau-de-vie  vers  le  soir,  et  comme  je  refusai  d'aller  lui 
en  chercher,  il  m'appela  «  rôdeur  ».  La  fièvre  le  prit  et' 
nous  fûmes  obligés  de  le  remettre  au  lit  plus  malade. 
Toute  la  nuit  il  délira. 

»  J'étais  debout  avant  le  lever  du  soleil.  La  mère  me 
prit  les  deux  mains  et  dans  ses  yeux  humides  je  lisais 
cette  question  qu'elle  n'osa  point  me  faire  : 

«  —  Je  vois  bien  que  vous  souffrez,  mais  qu'avez- 
»  vous?  )) 

»  A  quoi  bon  le  lui  dire  ?  Dans  cette  maison-là,  je  n'étais 
déjà  plus  bien.  Pourquoi?  Je  ne  sais.  Je  ne  voulus  pas 
manger,  et  quand  les  deux  fillettes  m'offrirent  de  me 
faire  la  conduite,  mon  premier  mouvement  fut  de  refu- 
ser. 

»  Mais  elles  partirent  en  avant  malgré  moi,  courant 
et  chantant.  La  mère  nous  suivit  longtemps  des  yeux,  et 
quand  je  me  retournai  au  coude  de  la  coulée,  je  vis  son 
bras  éitendu  vers  moi  comme  si  elle  m'eût  envoyé  une 


GAVOTTE  89 

bénédiction.  Les  petites  ne  restèrent  pas  beaucoup  avec 
moi,  je  ne  les  amusais  plus.  Jeannette  me  dit  adieu  de 
loin  ;  Marie  me  demanda  : 

«  —  Reviendras-tu  ?  » 

»  Et  je  repris  tout  seul  la  route  de  Barbison.  Au  bout 
d'une  centaine  de  pas,  ayant  voulu  rouler  une  cigarette, 
je  trouvai  dans  ma  poche  la  corde  à  sauter  de  Jeanne 
qu'elle  m'avait  donnée  à  garder.  J'appelai,  on  ne  m'en- 
tendit pas.  La  corde  me  resta.     . 

»  Le  ciel  était  d'un  bleu  profond  au-dessus  de  ma  tête  ; 
je  le  voyais  à  travers  les  feuillages  immobiles,  car  il  n'y 
avait  pas  un  souffle  d'air.  Le  chemin  que  je  suivis,  je  ne 
m'en  souviens  plus  ;  j'allais  au  hasard  et  je  m'enfonçais 
sous  le  couvert  dès  que  j'apercevais  quelqu'un  au  loin 
sur  la  route.  Je  me  sentais  comme  meurtri  de  mon  bon- 
heur de  la  veille.  Gela  était  faux  et  je  tressaillais  au  son 
monotone  de  ma  propre  voix  qui  radotait  dans  le  silence  : 
ce  Jamais  !  jamais  !  » 

»  Devinez- vous  ?  C'était  une  réponse  désespérée  à 
d'autres  voix  qui  me  parlaient  obstinément  des  petits 
enfants  blonds,  souriant  le  sourire  de  Louise,  et  du 
bonheur  caché  à  cent  pieds  sous  terre.  Jamais,  ah  ! 
jainais  ! 

»  Vers  onze  heures  du  matin,  la  fatigue  me  prit,  le 
temps  devenait  lourd  ;  je  commençai  à  souffrir  comme 
jamais  encore  je  n'avais  souffert.  Louise  me  suivait, 
disant  : 

«  —  Je  t'aimerai  toujours,  et  je  serai  toujours  mal- 
))  heureuse.  » 

»  Ma  pensée  était  une  plaie  profonde  au  dedans  de 
moi.  Au  dehors,  un  deuil  inouï.  Les  choses  prenaient 

8* 


90  •  GAVOTTE 

des  couleurs  et  des  formes  que  je  ne  connaissais  pas. 
Rien  ne  peut  dire  le  poids  de  tristesse  sous  lequel  j'allais 
fléchissant. 

»  Ce  fut  alors  que  l'idée  me  vint  :  tout  de  suite  invin- 
cible. Il  fallait  en  finir.  J'étais  le  malheur  de  Louise. 
Louise  était  si  bien  présente  dans  ma  pensée  que  je  me 
mis  à  rire  pour  la  mieux  tromper,  et  je  disais  :  «  Quelle 
»  folie  !  je  ne  songe  pas  à  me  tuer,  du  tout,  du  tout...  » 

»  L'avez-vous  vue?  On  dit  que  tous  les  Parisiens  la 
connaissent  maintenant.  Moi,  ce  matin,  je  la  vis  avec 
son  petit  bonnet  qui  a  l'air  d'un  papillon  arrêté  dans 
ses  cheveux.  Je  ne  sais  quel  parfum  de  roses  efTeuillées 
s'exhalait  d'elle  et  me  rendait  ivre.  Je  chancelais  en 
marchant  et  je  fermais  les  yeux  pour  ne  pas  compter 
les  perles  de  son  sourire  :  le  même  sourire  qu'elle  avait 
dans  l'autre  forêt,  le  jour  où  elle  me  dit  d'aller  chercher 
les  six  mille  francs.  Quelque  part,  entre  les  arbres,  le 
pauvre  M.  Gasnel  était  accroupi  avec  sa  tête  qui  pendait 
à  sa  nuque  assommée.  Et  les  deux  fillettes,  Marie  et 
Jeanne,  couraient  dans  les  genévriers,  plus  petites  et 
devenues  Parisiennes,  avec  des  rubans  gais  dans  leurs 
cheveux  qui  flottaient.  Louise  était  leur  mère,  et  moi... 
ah  !  jamais  !  jamais  ! 

»  J'entendis  bien  que  vous  m'appeliez  sousleFouteau, 
cela  me  mit  en  colère,  et  je  m'enfuis,  —  non  pas  bien 
loin,  car  je  m'assis  au  pied  d'un  arbre  et  je  vous  aperçu^ 
qui  descendiez  vers  le  fond  de  la  Sole.  Je  fermai  les 
yeux,  et  mon  rêve  de  bonheur  m'entoura  si  vivant,  si 
radieux,  que  mon  cœur  éclatait.  Je  tombai  dans  un 
anéantissement  ;  il  ne  s'y  mêlait  aucune  souff*rance.  La 
mort  où  j'allais  entrer  comme  en  un  refuge  était  pour 


GAVOTTE  91 

moi  la  prolongation  de  ce  repos  absolu.  Elle  m'attirait 
doucement  ;  j'aurais  voulu  qu'elle  vînt  d'elle-même, 
mais  je  me  résignais  à  la  chercher. 

»  Quand  j'ouvris  les  yeux,  il  faisait  presque  nuit  sous 
leFouteau.  C'était  l'orage  qui  déjà  couvrait  tout  le  ciel. 
Pour  ce  que  je  voulais  faire,  cela  valait  mieux  que  le 
grand  soleil.  Je  me  levai  et  je  descendis  à  mon  tour  les 
pentes  de  la  Sole  pour  trouver  une  basse  branche,  car, 
sous  le  Fouteau,  c'était  trop  haut,  a  C'est  là!  »  medis-je 
en  apercevant  le  petit  hêtre  qui  sortait  du  bouquet  en 
s'inclinant  au-dessus  des  buissons.  Je  comptais  passer 
tout  bonnemefit  mon  mouchoir  dans  ma  cravate  et  le 
nouer  à  l'arbre  ;  mais,  en  cherchant  mon  mouchoir,  ma 
main  rencontra  la  corde  de  Jeannette,  et  je  fus  content  : 
c'était  meilleur. 

»  Je  me  croyais  bien  seul  dans  ce  petit  coin  de  la  fo- 
rêt ;  il  faisait  si  noir  !  ce  fut  le  premier  éclair  qui  me 
montra  un  homme  endormi  au-dessous  de  moi.  Ma  gorge 
était  déjà  dans  le  nœud  coulant  :  a  Adieu  î  Louise,  bon 
»  débarras  !  »  J'étais  bien  sûr  que  vous  vous  éveilleriez 
trop  tard. 
H^a>  Et  pourtant,  dès  que  le  nœud  resserré  m'étrangla, 
3  essayai  de  vous  appeler  et  aussi  de  rompre  la  corde. 
Ces  grands  coups  de  tonnerre  qui  mettaient  le  feu  à  la 
forêt  me  faisaient  peur.  Mais  ma  voix  ne  sortait  plus,  et 
la  corde  tint  bon.  Tous  lés  fracas  se  mêlèrent  bientôt 
en  un  immense  bourdonnement  et  je  me  sentis  balancé 
au  milieu  d'un  éblouissement  gigantesque.  Je  ne  souf- 
frais pas  ;  c'est  égal,  je  ne  me  pendrai  plus  ;  la  fois  qui 
vient,  je  me  noierai.  » 


VIII 


Entre  minuit  et  une  heure  du  matin,  notre  voiture 
traversait  la  ville  de  Melun  endormie.  Le  cocher  avait 
fini  par  se  coucher  sur  moi,  cela  lui  était  plus  commode. 
Le  bédouin  ne  montrait  encore  aucun  signe  de  fatigue. 
Moi,  je  continuais  ma  lecture  avec  acharnement.  Je  sens 
bien  que  votre  intérêt  ne  peut  être  excité  comme  l'était 
le  mien  :  pour  vous,  ce  n'est  qu'une  histoire  ;  pour  moi, 
je  cherchais  passionnément  à  travers  ces  hgnes  tremblées 
et  difficiles  à  déchiffrer  un  prétexte  pour  espérer,  l'in- 
dication d'une  route  qui  pût  conduire  au  salut,  ou  bien 
(et  c'était  cela  que  je  devais  trouver  à  la  fin)  le  prononcé 
même  d'un  arrêt. 

Mon  pendu  ne  perdait  pas  beaucoup  de  temps  ni  de 
papier  à  me  raconter  ses  sensations  sur  la  table  de  pierre 
dans  la  salle  d'anatomie,  près  de  M.  Ladumat  ;  il  passait 
rapidement  sur  son  entrée  en  fonctions  comme  batelier 
provisoire  du  bac  de  Thomery  ;  ce  qu'il  tenait  à  me 
dire,  c'était  sa  seconde  visite  aux  halles.  Là  était,  selon 
lui,  sa  justification  claire  et  nette,  car  les  plus  sauvages 


GAVOTTE  93 

contempteurs  de  la  loi  ont  besoin  d'un  tribunal,  et 
Pierre  Champ  m'avait  choisi  pour  juge  :  ne  voyez  dans 
sa  longue  lettre  rien  autre  chose  qu'un  plaidoyer. 

Les  raisons  qui  l'avaient  déterminé  à  revoir  Louise, 
malgré  ses  promesses,  étaient  exposées  d'une  manière 
un  peu  confuse.  Il  avait  honte  de  cette  faiblesse  bien 
plus  que  de  ses  crimes  passés  et  futurs  qu'il  mettait  de 
bonne  foi  sur  le  compte  de  la  fatalité.  11  vint  à  Paris, 
disait-il,  surtout  pour  consulter  un  grand  médecin,  ses 
pieds  ne  voulant  point  se  guérir  ;  mais  de  la  consultation, 
pas  un  mot,  et  sa  visite  à  la  halle  tenait  une  longue 
page. 

«...  Sa  place  était  vide.  Quand  je  demandai  Louise, 
on  me  répondit  :  «  Gavotte  ?  »  et  tout  le  monde  se  mit  à 
rire  : 

«  —  Est-ce  que  vous  venez  aussi  pour  l'enlever,  gar- 
»  çon?»  me  cria  la  grosse  femme  qui  était  sa  voisine 
de  gauche. 

«  Et  le  voisin  de  droite  ajouta  : 

«  —  Tu  ne  pèserais  pas  lourd  à  côté  des  deux  mar- 
))  chands  d'argent,  mon  pauvre  coco  !  11  y  en  a  un  qui 
»  m'a  payé  500  francs,  au  mois  de  février,  ma  première 

*  demi-botte  d'asp.jrges.  y> 
>«  —  Et  l'autre  »,  interrompit  une  voix  plus  rouillée, 
«  a  flanqué  dix  louis  à  M™^  Foin  pour  un  quarteron  de 
))  reines-claudes  !  » 

...  Alors,  un  grand  concert  de  clameurs  monta  vers 
1  le  ciel.  Pierre  n'aurait  point  trop  su  dire  si  c'étaient  des 
j  louanges  ou  des  invectives  :  du  reste,  il  y  avait  des 
deux.  Si  d'un  côté  la  morale  du  marché  réprouvait  la 
sensualité  égoïste  de  nos   épicuriens,  de  l'autre  il  est 


94  GAVOTTE 

bien  certain  que  leurs  vices  faisaient  aller  le  commerce, 
et  les  indignations  du  commerce  contre  les  vices  qui  le 
((  font  aller  »  ne  sont  jamais  bien  redoutables. 

Deux  noms  dominaient  tout  ce  bruit  :  Soyer-Yiller- 
moy  et  Gharlemagne  ;  en  dix  minutes,  Pierre  Champ 
les  entendit  prononcer  plus  de  cent  fois.  Cependant, 
personne  ne  prenait  la  peine  de  lui  rien  expliquer  ; 
c'était  une  averse  de  gros  ]azzis,d'allusionsetde  gorges- 
chaudes  ;  on  a  la  langue  dure  au  marché  des  Inno- 
cents. 

Le  malheureux  fut  longtemps  à  comprendre  parce 
qu'il  avait  un  grand  amour  et  une  foi  sans  bornes, 
mais  enfin  il  comprit  que  la  chute  de  Louise  était  au 
fond  de  toutes  ces  plaisanteries  ;  quelque  chose  d'écla- 
tant, cette  chute,  d'universellement  accepté,  d'indénia- 
ble comme  ces  axiomes  populaires  qu'il  n'est  pas  même 
permis  de  discuter  sans  être  taxé  de  folie.  Gavotte  avait 
été  emmenée  par  Soyer-Yillermoy,  puis  elle  avait  suivi 
Charlemagne,  puis  encore  un  prince  qui  avait  un  drôle 
de  nom,  puis  d'autres,  et  d'autres  encore... 

Pierre  dit  à  tout  ce  monde  :  «  Vous  en  avez  menti.  » 
Les  femmes  s'étouffèrent  de  rire,  il  y  eut  deux  gars  qui 
se  fâchèrent.  Pierre  les  coucha  sur  le  pavé,  on  l'applau- 
dit, il  s'assit  au  coin  du  trottoir  et  mit  sa  tète  dans  ses 
mains;  quand  on  vit  les  larmes  couler  entre  ses  doigts, 
tout  le  monde  le  voulut  consoler,  hommes  et  femmes, 
et  des  âmes  charitables  lui  donnèrent  même  l'adresse 
des  deux  banquiers.  D'autres  lui  dirent  d'aller  au  bois 
et  qu'il  verrait  Gavotte  dans  la* gloire  de  ses  dentelles. 

«  Je  m'en  allai  sans  rien  répondre,  poursuivait  la 
lettre.  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  fis  jusqu'au  soir,  mon 


GAVOTTE  95 

idée  était  de  ne  pas  les  tuer  en  plein  jour,  et  puis  je 
voulais  y  penser,  ça  me  faisait  plaisir.  Le  long  des  rues, 
je  ne  voyais  point  ceux  qui  passaient,  mais  je  les  voyais, 
eux,  et  pas  trop  différents  de  ce  que  je  les  ai  retrouvés 
dans  mon  bac  ce  matin  ;  je  me  voyais  les  tuer,  sans 
armes,  est-ce  qu'on  a  besoin  d'armes  ?  Cela  m'occupait, 
le  temps  n'était  pas  long.  Quand  il  fit  nuit,  je  n'avais 
pas  fini  de  penser. 

»  Une  chose  étonnante,  c'est  que  je  n'en  voulais  pas 
à  Louise,  et  ça  n'a  pas  changé.  Je  crois  bien  qu'il  y  a 
au  fond  une  raison  que  je  ne  connais  pas.  Est-ce  que  je 
ne  l'ai  pas  vue  toute  petite  ?  Elle  est  restée  l'enfant  du 
bon  Dieu.  C'est  sûr.  J'avais  beau  me  dire  :  a  Mais  si 
»  elle  a  tant  de  velours  et  de  dentelles...  »  C'est  bon,  je 
ne  croyais  pas,  voilà  tout  ;  et  j'avais  raison  de  ne  pas 
croire,  j'en  jurerais. 

»  Mais  alors  pourquoi  tuer  les  deux  riches?  Eh  bien  ; 
je  ne  savais  plus  trop  ce  qu'en  dire.  J'achetai  un  petit 
pain  et  je  le  mangeai  dans  la  rue  de  Ménars,  sous  les 
fenêtres  de  celui  qui  s'appelle  Soyer-Villermoy.  Pour- 
quoi le  tuer,  en  effet?  Dans  mon  idée,  j'avais  si  peu  de 
temps  à  vivre  !  Voilà  ce  que  je  résolus,  je  me  dis  :  Je  ne 
les  chercherai  point.  Je  donnerai  quelques  semaines  au 
sort  pour  nous  juger,  eux  et  moi.  Leur  chemin  ne  croise 
pas  ma  route,  ils  jouissent  à  Paris,  je  souffre  dans  ma 
solitude  ;  sur  mille  chances,  je  n'en  garde  qu'une  seule 
contre  eux.  Je  resterai  vingt  et  un  jours  à  les  attendre 
et  à  tracer  pour  Louise  l'histoire  de  mon  cœur.  S'ils 
viennent  à  moi  d'eux-mêmes  dans  cet  espace  de  temps, 
ce  sera  bien  par  la  volonté  de  Dieu.  » 

La  dernière  phrase  de  la  lettre  était  ainsi  :  «  Ils  sont 


96  GAVOTTE 

»  venus  à  moi  le  vingtième  jour.  Nous  sommes  jugés 
))  tous  les  trois.  » 

Le  bédouin  s'arrêta  fumant  devant  la  grande  porte  de 
l'hospice  de  Fontainebleau.  Notre  cocher,  réveillé  en 
sursaut,  jaiUit  par  la  portière  en  criant  : 

—  Les  marchands  de  vin  sont  fermés,  mais  on  va 
tm  allumer  une,  à  la  fin  ! 

Jean  vint  m'aider  à  descendre  et  je  me  pendis  à  la 
cloche  de  l'hôpital.  L'angoisse  m'écrasait,  c'est  à  peine 
si  je  pouvais  tenir  sur  mes  jambes.  La  porte  s'ouvrit 
tout  de  suite  parce  que  les  concierges  étaient  debout, 
causant  avec  une  Sœur  infirmière  sur  le  seuil  de  la  loge. 

—  Est-ce  vous  déjà,  monsieur  Ladumat?  demanda  la 
Sœur. 

Et  la  concierge,  en  déshabillé  de  nuit,  se  précipita 
vers  nous. 

Je  l'écartai  en  criant  : 

—  Où  sont-ils?  où  sont-ils? 

Et  j'allai  tête  baissée  vers  l'amphithéâtre,  dont  je  re- 
trouvai le  chemin  par  instinct.  J'entraînais  Jean,  quoi- 
qu'il fût  obligé  de  me  soutenir.  Les  concierges  ne  nous 
rejoignirent   que  dans  la  salle  même,  qui  était   vide. 

—  Ah  ça  !  qui  êtes-vous  !  demanda  la  bonne  Sœur, 
et  qu'est-ce  qui  vous  prend? 

Je  me  nommai  ;  les  concierges  se  souvenaient  de  ma 
visite  et  du  bruit  que  l'interne  avait  fait  autour  de  mon 
nom. 

—  La  profession  est  si  sédentaire,  me  dit  le  con- 
cierge, que  nous  n'avons  pas  été  voir  encore  l'obélis- 
que de  M.  le  baron  ;  mais  nous  en  avons  beaucoup 
entendu  parler. 


GAVOTTE  97 

La  Sœur  me  mit  dans  la  main  un  verre  de  vin  sucré 
et  m'ordonna  de  boire.  Je  défaillais.  Le  breuvage  eut 
grand'peine  à  passer.  Pendant  que  je  buvais,  la  bonne 
Sœur  reprit  : 

—  M.  Ladumat  est  parti  tout  seul  ;  ce  n'est  pas  la 
faute  du  docteur  Noblot,  qui  est  tout  à  fait  à  la  hau- 
teur de  ses  fonctions,  mais  si  fatigué  !... 

—  Ah  !  si  fatigué  !  »  répéta  le  concierge. 
Et  le  concierge  ajouta  : 

—  Vous  savez,  il  se  tue,  le  pauvre  monsieur,  tout 
uniment? 

Cela  finit  par  un  murmure  composé  de  ces  quatre 
syllabes:  «  Si  fatigué!  si  fatigué!  »  fredonnées  en 
chœur.  Le  moyen  que  prenait  ce  bon  médecin  pour  se 
fatiguer  tant  que  cela  inspirait  de  l'intérêt  à  tout  le 
monde. 

Quand  je  pus  demander  pourquoi  M.  Ladumat  était 
sorti,  tous  les  trois  à  la  fois  me  répondirent  : 

—  On  ne  sait  pas  les  détails,  mais  le  bac  de  Tho- 
mery  a  coulé  avçc  une  voiture  dedans  et  des  chevaux. 
Bien  sûr  que  M.  le  docteur  y  serait  allé  sans  sa  fatigue. 
Si  vous  pouviez  le  voir,  le  soir,  quand  il  rentre,  ça  vous 
ferait  pitié.  Ce  n'est  pas  son  âge  mais...  quoi!  il  se 
tue. 

Je  n'en  pu»  obtenir  davantage,  c'était  un  garde  des 
coupes  d'Avon  qui  avait  apporté  la  nouvelle  vers  onze 
heures  de  nuit.  Maintenant,  il  était  bien  près  de  deux 
heures,  M.  Ladumat  était  parti  à  minuit  avec  le  vieux 
IJouré  du  fond  de  la  Sole  et  deux  autres  gardes  mé- 
daillés. 

Il  y  a  un  cocher  fidèle,  je  l'ai  vu  sur  les  enseignes  de 

9 


98  GAVOTTE 

divers  cabarets,  mais  ce  n'était  pas  le  nôtre,  car  nous 
le  trouvâmes  dormant  comme  une  souche  dans  un  coin 
de  la  porterie  ;  nous  l'y  laissâmes  :  Jean  avait  fait  don- 
ner l'avoine  au  bédouin  qui  repartit  avec  une  nouvelle 
vaillance  sur  la  route  de  Thomery. 

C'était  une  belle  nuit  fraîche  et  pure.  La  lune,  au 
plus  haut  du  ciel,  éclairait  grandement,  mais  de  temps 
en  temps,  un  nuage  qui  voguait  dans  le  bleu  avec  len- 
teur jetait  son  ombre  sur  tout  le  paysage.  De  temps  en 
temps  aussi,  la  forêt  silencieuse,  touchée  par  un  souffle 
de  brise,  envoyait  son  large  murmure.  J'étais  sur  le 
siège  auprès  de  Jean.  La  Seine  nous  apparut  sous  la 
forme  d'un  gigantesque  bourrelet  :  la  brume  basse,  qui 
caressait  ses  eaux  plus  chaudes  que  l'air,  faisait  matelas 
entre  ses  deux  rives,  et  sur  l'autre  bord,  le  village  de 
Champagne  groupait  ses  maisons  blanches  comme  des 
tombes. 

La  pauvre  loge  du  passeur  se  voyait  à  peine  sous  le 
bouquet  de  peupliers  qui  l'abritait.  Tout  était  désert  à 
l'entour.  Je  mis  pied  à  terre  pour  courir  à  l'endroit  où, 
d'ordinaire,  les  bacs  étaient  amarrés  ;  ils  manquaient 
tous  les  deux,  le  grand  et  le  petit,  aussi  bien  que  les 
trois  ou  quatre  barques  de  louage.  Que  faire  ? 

—  Il  faut  aller  et  suivre  le  courant,  dis-je. 
Jean  me  répondit  : 

—  L'eau  va  vite  et  ils  doivent  être  bien  loin  de- 
puis le  temps. 

Un  nuage  vint  sur  la  lune  comme  il  acheVait  de 
parler  et  il  ajouta  : 

—  Voilà  des  lumières  ! 

Son  bras  étendu  mé.  montrait  le  coude  .de  la  Seine  en 


GAVOTFE  99 

aval.  A  quelque  cent  pas  du  bord,  c'est-à-dire  dans  les 
taillis  maintenant  transformés  en  prairie  qui  descen- 
daient jusqu'à  l'eau,  on  voyait  en  effet  des  lueurs  mar- 
cher à  travers  les  branches. 

Jean  l'eprenait  les  rênes  pour  mettre  encore  une  fois 
le  bédouin  au  trot,  (juand  nous  entendîmes  un  bruit 
d'avirons  en  rivière  sous  le  brouillard.  En  même  temps, 
une  voix  s'éleva  que  je  crus  reconnaître  et  qui  disait  : 

—  Je  parie  un  franc  qu'ils  n'ont  pas  été  bien  loin. 
Le  courant  porte  là-bas  dans  les  saules  au  Petit-Cham- 
pagne :  ça  vaut  les  fdets  de  Saint-Gloud.  Nagez 
ferme. 

—  Est-ce  vous,  monsieur  Ladumat?  m'écriai-je. 

Le  bateau,  toujours  invisible,  passait  juste  en  face  de 
la  loge. 

—  Monsieur  et  célèbre  compatriote,  répondit  l'in- 
terne, vous  m'avez  fait  un  accueil  un  peu  bref  tan- 
tôt dans  votre  chaise  de  poste,  mais  je  n'ai  pas  de  ran- 
cune et  je  vous  présente  mes  civilités  empressées. 

J'avais  couru  vers  la  rive  de  nouveau. 

—  Jfe  vous  en  supplie,  lui  dis-je,  abordez  et  prenez- 
moi  dans  votre  bateau. 

—  Abordez!  ordonna  aussitôt  l'interne.  Puis,  dé- 
clinant mes  noms  et  titres  aux  deux  paysans  qui 
faisaient,  office  de  rameurs,  il  ajouta  :  «  Paris  lui 
»  doit  un  de  ses  monuments  les  plus  curieux.  »  En  un 
clin  d'oeil,  je  fus  assis  près  de  lui  et  la  barque  reprit  le 
courant. 

M.  Ladumat  m'apprit  alors  qu'on  avait  fouillé  la  rive 
avec  le  plus  grand  soin,  mais  sans  résultat.  Evidem- 
ment, le  petit  bac  et  les  embarcations  avaient  été  en- 


100  GAVOTTE 

voyés  à  la  dérive  dans  le  but  de  rendre  toute  recherche 
impossible.  -Lui,  Ladumat,  avait  remonté  la  Seine  à 
toute   course    et    trouvé  enfin   un   bateau   en   amont. 

—  C'est  le  compatriote  de  l'autre  jour, me  dit-il,  ce  gre- 
din  de  pendu  qui  a  fait  le  coup.  Vous  souvenez-vous  de 
la  marque  qu'il  avait  au-dessus  de  la  cheville?  Je  le 
croyais  bien  mort,  sans  ça,  j'aurais  causé  avec  la  gen- 
darmerie.Et  dire  que  je  n'ai  pas  su  qu'il  s'était  mis  pas- 
seur! Est-ce  que  c'étaient  des  gens  riches,  ces  deux 
messieurs,  vos  amis? 

—  Pensez- vous  qu'il  n'y  ait  plus  d'espoir  ?  deman- 
dai-je  au  lieu  de  répondre. 

11  secoua  la  tête.  Nous  avions  tourné  le  coude  de  la 
rivière  et  les  lanternes  arrivaient  sur  nous. 

—  Oh  hé  !  père  Bouré  !  héla  l'interne. 
On   répondit  de  la  rive. 

—  Prêtez-nous  une  de  vos  chandelles,  reprit  Ladu- 
mat, nous  allons  voir  aux  saulaies  du  Petit-Champa- 
gne. 

Nous  abordâmes.  Le  père  Bouré  et  les  autres  gardes 
avaient  descendu  la  Seine  sans  rien  trouver  jusqu'en 
face  de  Samoreau.  Là,  ils  avaient  démarré  une  barque, 
mais  en  si  mauvais  état  qu'ils  n'avaient  pu  lutter  contre 
le  courant  : 

—  J'ai  vu  l'instant,  dit  le  vieux  garde,  où  nous 
allions  nous  noyer  tous. 

Comme  il  entrait  dans  le  bateau  avec  sa  lanterne,  un 
souffle  de  vent  plus  fort  que  les  autres  balaya  la  brume 
comme  par  enchantement,  et  nous  vîmes  la  rivière  qui 
roulait  à  grande  eau.  En  face  de  nous,  sur  l'autre  bord, 
le  courant  portait  violemment  et  bouillonnait  en  pas- 


GAVOTTE  101 

sant  dans  les  saules  du  Petit-Champagne,  dont  la  partie 
haute  formait  île  : 

—  Nagez!  commanda  l'interne,  et  profitons  de  l'éclair- 
cie. 

Pendant  que  nous  traversions,  le  vent  chassa  les  der- 
niers flocons  de  brouillard.  On  y  voyait  comme  en  plein 
jour.  Au  millieu  de  la  rivière,  Ladumat  s'écria  : 

—  Je  l'aurais  juré!  Avez- vous  de  bons  yeux,  mon- 
sieur et  cher  compatriote  ?  Regardez  entre  l'île  et  le 
bord,  à  l'endroit  où  l'eau  mousse.  Le  bac  a  coulé,  mais 
on  voit  encore  la  voiture. 

J'avais  de  bons  yeux.  Je  poussai  un  cri  de  joie. 
L'eau  n'arrivait  même  pas  jusqu'à  la  portière,  où  je  re- 
connus très  bien  la  bonne  figure  de  Gharlemagne,  tête 
nue,  qui  se  penchait  au  dehors  comme  s'il  eût  musé  à 
un  balcon.  Au-dessous  de  lui,  à  un  pied  tout  au  plus,  il 
y  avait  un  objet  grisâtre  qui  semblait  flotter.  Je  dis  : 
«  C'est  un  miracle!  ils  sont  sauvés!  » 

Personne  ne  fit  écho  à  mes  paroles,  et  j'en  restai  tout 
frappé.  Comment  croire  encore  pourtant  à  un  malheur? 
Le  vent  tomba  tout  à  coup  comme  il  s'était  levé,  et  l'ha- 
leine, de  la  rivière  se  remit  à  monter  au-dessus  du  fil  de 
l'eau,  d'abord,  semblable  à  de  petites  flammèches  blan- 
ches, puis  prenant  corps  et  redevenant  linceul.  Mais 
j'avais  vu,  mais  j'entrevoyais  encore.  On  ne  se  noie  pas 
par  les  pieds,  et  quant  à  ce  qui  regardait  Charlemagne, 
du  moins,  sa  position  démontrait  que  le  niveau  de  l'eau 
ne  devait  pas  dépasser  sa  ceinture. 

La  calèche,  qui  ne  bougeait  pas,  semblait  engagée 
solidement  dans  les  saules.  Au  moment  où  le  bourrelet 
de  vapeurs  se  refermait  autour  de  nous  par  en  bas,  quoi- 

9* 


102  GAVOTTE 

qu'il  laissât  voir  le  ciel  dans  toute  sa  splendeur  sereine, 
j'entendis  le  vieux  garde  qui  disait  à  Ladumat: 

—  On  a  retrouvé  un  des  chevaux  dans  la  taille,  ici 
près,  et  l'autre  vers  Samoreau.  Les  traits  étaient  coupés 
proprement. 

Ladumat  réplû^ua  : 

—  Alors,  c'était  un  coup  monté  ! 

—  Parbleu!  fit  le  garde. 

J'appelai  de  toute  ma  force  :  «  Gharlemagne  !  Soyer  !  » 
Les  murs  à  treilles  de  l'autre  bord  me  renvoyèrent  dis- 
tinctement ces  deux  noms,  et  Ladumat  me  dit: 

—  Pas  besoin  d'appeler  si  fort,  ils  sont  maintenant 
tout  près  de  vous. 

Il  éleva  sa  lanterne.  Le  bateau  éprouva  un  choc 
flasque  en  touchant  la  calèche  qui  s'enfonça  un  peu  plus 
dans  les  saules  et  nous  restâmes  stationnaires. 

Ma  figure  était  à  trois  pieds  du  regard  vitreux  de  Ghar- 
lemagne, toujours  penché  hors  de  la  portière  et  main- 
tenu dans  cette  position  par  son  bras  qui  pendait,  la 
main  prise  dans  les  cheveux  du  passeur.  Celui-ci  était 
cet  objet  grisâtre  que  l'effort  du  courant  collait  aux  flancs 
de  la  calèche.  Il  avait  la  gorge  ouverte  par  une  grande 
plaie  qui  ne  saignait  plus  et  qui  était  d'un  bleu  livide. 

Ladumat  éclaira  l'intérieur.  Soyer- Yillermoy  était  ap^ 
puyé  tout  droit  dans  l'autre  coin,  la  tête  rejetée  en  ar- 
rière et  les  deux  mains  passées  dans  sa  cravate  qu'il  n'a- 
vait pu  dénouer.  Sa  dernière  convulsion  avait  horrible- 
ment décomposé  ses  traits  d'ordinaire  si  paisibles.  Faut- 
il  avouer  que  je  no  croyais  pas  encore  malgré  le  frisson 
qui  me  secouait  du  haut  en  bas?  J'allais  répétant: 

—  Mais  ils  n'ont  pas  pu  se  noyer,  c'est  impossible! 


GAVOTTE  103 

On  embarqua  d'abord  le  passeur  et,  pendant  cette 
opération,  l'interne  me  regardait  de  l'air  d'un  homme 
qui  n'ose  pas  poser  une  question  indiscrète. 

—  Vous  avez  prononcé  leurs  noms  tout  à  l'heure, 
monsieur  et  honoré  compatriote,  me  dit-il  enfin:  c'est 
connu  en  banque... 

—  Ils  ont  tous  les  deux  leurs  portefeuilles  et  leur  mon- 
naie, interrompit  le  vieux  garde  qui  avait  fait  le  tour 
de  la  calèche  à  la  nage.  Je  n'y  comprends  plus 
rien! 

Les  petits  yeux  de  Ladumat  fixés  sur  moi  brillèrent  : 

—  Ce  qu'il  pouvait  bien  y  avoir  entre  le  pauvre  diable 
de  passeur  et  les  deux  capitalistes,  murmura-t-il,  M.  le 
baron  ne  nous  le  dira  pas... 

Puis,  comme  s'il  eût  voulu  m'acheter  le  mot  de 
l'énigme  à  force  de  renseignements  libéralement  offerts, 
il  ajouta; 

—  Il  faut  bien  que  ce  soit  une  vengeance,  car  noire 
ancien  pendu  ne  les  a  pas  dévalisés,  et  il  s'est  cou- 
pé la  gorge  au  lieu  d'abattre  la  main  qui  le  tenait 
aux  cheveux.  C'était  facile,  l'outil  était  bon  puisqu'il  a 
pu  trancher  les  harnais... 

Mais  êtes-vous  bien  sûr  que  c'est  lui?...  balbu- 
tiai-je. 

M.  Ladumat  rangea  son  grand  parapluie  pour  qu'on 
pût  étendre  le  corps  du  passeur  au  fond  du  bateau. Il  avait 
tout  d'abord  examiné  les  deux  banquiers.  Il  me  répondit 
en  me  montrant  le  passeur: 

—  Je  vous  avais  annoncé  hier  que  ce  compatriote-là  nous 
reviendrait.  On  l'a  vu  travailler  au  fond  de  son  bac  avec 


104  GAVOTTE 

une  scie, sur  les  deux  heures  après -midi, et  sans  les  saules, 
tout  serait  maintenant  sous  l'eau.  Pourquoi  a-t-il  fait  ce 
trou-là?  Je  ne  suis  pas  sorcier,  mais  je  parie  bien  qu'il  y 
a  une  femme  dans  l'affaire.  Seulement,  deux  hommes 
d'un  coup,  c'est  drôle. 

11  attendit  une  réponse  l'espace  d'une  minute  et  reprit 
non  sans  une  nuance  de  dépit; 

—  Je  ne  suis  pas  juge  d'instruction  pour  vous  forcer 
de  me  répondre.  La  chose  certaine,  c'est  que  celte  fois- 
ci  M.  Noblot  aura  le  sujet  pour  sa  leçon  sur  la  région 
lombaire.  C'est  un  homme  de  moyens;  mais  il  soigne 
depuis  deux  jours  la  dame  du  comptoir  de  Franchart, 
Yous  comprenez,  trop  est  trop.  Quant  aux  deux  messieurs 
de  la  calèche,  simple  comme  bonjour  et  pas  l'ombre  de 
noyades;  deux  apoplexies  foudroyantes  pour  cause  de 
bain  de  pieds  après  diner.  Voilà. 

Le  baron  Taylor  se  tut.  Je  lui  demandai  : 

—  «  Et  Gavotte? 


IX 


Tous  les  amis  de  Georges  H...,  notre  grand  peintre,  sa- 
vent quel  terrible  malheur  mit  en  deuil  la  fin  de  sa  car- 
rière. Un  jour,  dans  sa  maison  où  retentissaient  naguère 
les  jeux  sonores  de  trois  beaux  enfants  gardés  par  une 
jeune  mère,  la  meilleure  et  la  plus  chérie  des  femmes, 
Georges  se  trouva  seul,  —  tout  seul,  brisé  par  le  chagrin, 
qui  amenait  la  maladie. 

Je  le  vis  une  fois  dans  la  chambre  si  gaie  où  souriait 
encore  le  portrait  de  la  morte.  Il  était  sur  son  lit,  ou- 
vrant des  yeux  sans  regard,  auprès  de  la  couchette  où 
Hélène,  la  dernière  de  ses  filles,  abandonnée  par  les  mé- 
decins, dormait,  pauvre  petit  ange  qui  déjà  semblait 
être  du  ciel.  Je  partais  pour  un  voyage  triste;  c'était  un 
grand  deuil  aussi  qui  m'appelait  vers  ma  famille  de  Bre- 
tagne; quand  Georges  murmura  l'adieu  de  sa  pauvre 


,,106  GAVOTTE 

voix  si  changée,  je  répondis:  Au  revoir!  mais  je  men- 
tais, je  n'espérais  pas  le  retrouver  au  retour. 

Et.  voulez-vous  savoir  ce  qui  surtout  me  navrait  à 
l'heure  de  la  séparation?  C'était  la  présence  d'une  reli- 
gieuse. Je  suis  chrétien,  mais  cet  habit  parle  si  cruelle- 
ment d'abandon  !  Voir  là,  au  chevet  de  celui  qui  était 
hier  le  plus  heureux  des  hommes,  une  figure  inconnue, 
pâle  et  douce,  mais  froide,  mais  rigide,  à  la  place  même 
ou  s'asseyait  Fanny,  la  clière  créature  chez  qui  tout  riait, 
jusqu'au  tumulte  bouclé  de  ses  cheveux  blonds  !  Dans 
mon  idée,  qui  exagère  souvent  les  impressions,  la»  Sœur» 
auprès  d'un  lit  condamne  comme  le  prêtre  au  pied  de 
l'échafaud. 

Et  le  bon  Georges,  autrefois,  n'aimait  pas  les  reli- 
gieuses, quoique,  certes,  il  n'eût  rien  contre  la  reli- 
gion. Est-ce  que  son  bonheur  avait  le  temps  de  songer 
à  ces  choses  noires  ?  Une  Sœur,  chez  lui,  c'était  navrant. 

Je  m'en  allai;  j'avais  salué  la  Sœur  en  entrant,  sans 
la  regarder;  en  sortant,  sans  la  regarder,  je  la  saluai; 
je  n'aurais  point  su  dire  à  quel  Ordre  elle  appartenait. 
Il  y  a,  en  effet,  dans  cette  grande  armée  du  cloître  beau- 
coup d'uniformes  nouveaux;  comme  si  la  foi  menacée  se 
hâtait  de  multiplier  ses  bataillons.  Que  Dieu  vous  garde 
du  voyage  que  je  fis!  Entre  tous  les  déchirements  de 
cette  vie,  le  plus  poignant  j'avais  à  le  subir  :  ma  bien-aimée 
mère  s'éteignait  humble  et  vaillante,  aspirant  vers  Dieu, 
mais  pleurant  nos  douleurs, 

A  mon  retour,  je  n'étais  plus  moi-même.  Il  m'est  ar- 
rivé d'être  courageux,  mais  j'avais  le  cœur  brisé:  je  ne 
pouvais  plus.  J'aurai  de  la  peine  à  exprimer  ceci,  je  di- 
rai même  à  l'excuser:  je  pensais  à  Georges  souvent,  mais 


GAVOTTE  107: 

i»  ne  m'étais  pas  informé  de  lui.  J'avais  peur  d'appren- 
dre la  vérité.  Je  l'aimais  bien. 

Ma  première  joie  fut  une  lettre  de  Georges;  elle  me 
frappa  comme  une  résurrection  et  je  vis  bien  que  je  l'a- 
vais cru  mort.  L'écriture  en  était  un  peu  tremblée,  mais 
on  voyait  déjà  poindre  la  consolation  à  travers  les  pro- 
fondes mélancolies  du  langage.  Georges  ignorait  mon 
malheur;  il  ne  me  parlait  que  de  lui-même  et  de  sa  pe- 
tite Hélène,  bien  faible  encore,  mais  qui  a  dînait  à  table  )) 
et  que  je  trouverais  étonnamment  grandie.  M"'"  de  Luz 
l'avait  sauvée,  «  M°"^  de  Luz  »  revenait  cinq  ou  six  fois 
pour  le  moins  dans  la  lettre. 

Je  souris  en  moi-même.  Mon  état  est  de  regarder  la 
nature  humaine.  Les  juges  d'instruction  et  les  roman- 
ciers s'attendent  à  tout. Je  connais  parfaitement  les  an- 
ges gardiens,  et  je  sais  par  cœur  ce  qu'il  y  a  au  fond  du 
désespoir  des  hommes,  c'est  l'espoir. 

Un  autre  espoir.  La  vie  coupée  est  un  tronc  qui  laisse 
pousser  des  branches  nouvelles.  Je  vis  M"""  de  Luz  en 
fermant  les  yeux,  une  femme  de  vingt-cinq  à  trente  ans, 
sereine  plutôt  que  gaie,  jolie  mais  sans  éclat,  beauté 
d'institutrice  :  La  Maintenon  d'un  homme  qui  n'est  pas 
roi.  Pauvre  brillante  Fanny  au  rire  perlé,  au  bonheur 
contagieux,  rien  ne  restait  d'elle,  sinon  la  petite  Hélène 
et  le  portrait  qu'on  ne  regarderait  bientôt  plus  ! 

La  lettre  me  suppliait  de  venir,  et  vraiment  j'hésitai 
à  cause  de  l'ange  gardien.  Il  y  a  de  puériles  antipathies  : 
je  détestais  M"^  de  Luz.  Elle  avait  dû  arriver  voilée, 
modeste,  convenable  comme  une  Anglaise,  quoique  son 
nom  fût  méridional,  les  poches  pleines  de  bonnes  re- 
commandations, juste  au  moment  où  Georges   fermait 


108  GAVOTTE 

les  yeux  pour  ne  plus  voir  le  sombre  costume  de  la  reli- 
gieuse. Elle  avait  remplacé  la  religieuse,  et  que  de  ca- 
resses à  Hélène  !  Mais  vis-à-vis  de  Georges  quelle  mer- 
veilleuse discrétion  !  Et  pourtant,  à  travers  ses  paupières 
baissées,  comme  on  devinait  bien  la  compassion  pro- 
fonde que  lui  inspirait  le  grand  artiste,  foudroyé  en 
plein  cœur  !  Elles  savent  toutes  sur  le  bout  du  doigt  ce 
rôle  difficile,  et  je  défie  bien  la  plus  forte  comédienne  de 
l'univers  de  le  jouer  comme  la  moins  habile  d'entre  elles. 

Est=-il  généreux  de  penser  ainsi  ?  Faut-il  exciter  des 
défiances  contre  ces  femmes  qui  vivent  la  plupart  du 
temps  malheureuses  au  prix  d'une  bataille  sans  trêve  ? 
Il  y  a  en  ce  monde  des  êtres  dangereux,  uniquement 
parce  qu'ils  sont  malheureux. 

En  entrant  chez  Georges,  mon  premier  regard  chercha 
M"""  de  Luz,  elle  n'était  pas  là,  et,  chose  singulière  !  la 
religieuse  avait  conservé  son  poste.  En  général,  quand 
l'ange  gardien  commence  à  parfumer  l'atmosphère 
d'un  veuvage,  la  religieuse  s'en  va  comme  la  nuit  devant 
le  jour. 

Georges  m'avait  reçu  dans  son  atelier  :  il  vint  à  moi 
les  bras  ouverts;  c'était  presque  un  vieillard  maintenant, 
il  avait  pris  dix  années  en  six  mois,  et  pourtant  il  y 
avait  du  calme,  presque  de  la  quiétude  sur  sa  belle  figure 
amaigrie.  La  petite  Hélène,  étonnamment  grandie,  se 
pendit  à  mon  cou.  Elle  ressemblait  à  sa  mère  d'une  fa- 
çon si  frappante  que  j'eus  le  cœur  serré. 

—  N'est-ce  pas  ?  fit  Georges  dont  les  yeux  se  rem- 
plirent de  larmes.  C'est  elle.  Cela  m'a  fait  parfois  bien 
du  mal,  mais  maintenant,  combien  je  l'en  aime  davan- 
tage ! 


GAVOTTE  109 

Il  pressa  l'enfant  avec  passion  contre  son  cœur. 

La  religieuse  était  restée  dans  son  coin,  tenant  encore 
à  la  main  le  livre  où  Hélène  épelait  tout  à  l'heure.  Elle 
était  petite  de  taille  et  me  parut  très-jeune  au  premier 
aspect.  Ce  n'était  pas  ainsi  du  tout  que  je  me  l'étais 
figurée.  Elle  nous  regardait  de  loin  sans  rien  dire. 
Georges  me  prit  par  la  main  et  me  conduisit  à  son  che- 
valet :  il  copiait  le  portrait  de  Fanny. 

—  Je  ne  me  serais  pas  cru  capable  de  cela,  me 
dit-il,  mais  M"'^  de  Luz  l'a  voulu. 

Il  y  eut  un  silence.  Mes  yeux  allaient  du  portrait  à  la 
copie  admirablement  émue  et  plus  vivante.  C'était  le 
nom  de  M"'"  de  Luz  qui  m'avait  rendu  muet. 

—  Est-ce  que  c'est  pour  M"^"  de  Luz?  dis-je  enfin, 
tu  le  lui  donneras  ? 

Il  répliqua  : 

—  A  qui  le  donnerais-je  ? 

Son  sourire  était  bien  chargé  de  mélancolie  ;  mais 
enfin  il  souriait.  Je  pensais  en  moi-même  :«  Cette  M™^  de 
Luz  est  de  première  qualité  et  plus  forte  encore  que  je 
ne  croyais  !  » 

Georges  reprit  avec  un  serrement  de  main  plus  affec- 
tueux : 

—  Quand  je  t'ai  écrit,  je  ne  savais  pas  le  malheur 
qui  t'a  frappé,  toi  aussi.  On  me  l'a  dit  hier. 

—  Qui  te  l'a  dit  ? 

—  M"""  de  Luz. 

—  Ah  !  fis-je,  l'ange  gardien  me  connaît! 

—  Je  suppose  bien  qu'il  y  avait  dans  mon  accent 
quelque  méchante  amertume,  car  le  sourire  de  Georges 
disparut,  et  il  se  hâta  d'ajouter  : 

40 


110  GAVOTTE 

—  Je  vais  te  présenter  à  elle. 

Je  me  préparai  aussitôt  à  quitter  l'atelier.  Pour  être 
présenté*»  elle,  il  fallait  de  toute  nécessité  entrer  dans 
la  maison,  puisqu'il  n'y  avait  ici,  outre  Georges  et  moi, 
qu'Hélène  et  la  religieuse.  Ces  deux  dernières  conti- 
nuaient paisiblement  leur  leçon.  Hélène  disait  de  sa 
petite  voix  clairette  : 

— s,  i,  0,  n,  sion,  pension...    C'est  moi  qui  ne 

voudrais  pas  y  aller,  bonne  amie  ! 

Je  grommelai  entre  haut  et  bas  : 

—  Cela  dépend  de  l'ange  gardien  ! 

Et  je  marchai  vers  la  porte,  rouge  de  colère.  J'en  étais 
à  me  demander  : 

—  Est-ce  que  je  vais  trouver  déjà  cette  personne  ins- 
tallée dans  l'appartement  de  Fanny?... 

—  Eh  bien  1  où  vas-tu  ?  s'écria  Georges,  qui  était  resté 
à  la  même  place  ;  tu  ne  veux  pas  qu'on  te  présente? 

Jq  me  retournai  fort  surpris  et  je  vis  la  religieuse  qui 
venait  à  moi,  un  bras  passé  autour  du  cou  de  la  petite 
Hélène.  Tout  à  l'heure,  elle  était  dans  le  sombre  ;  à 
mesure  qu'elle  approchait,  je  distinguais  mieux  ses 
traits  d'une  délicatesse  exquise,  mais  couronnés  par 
deux  minces  bandeaux  de  cheveux  gris,  d'un  gris  de 
perle  qui  caressait  le  regard.  C'était  une  femme  de  cin- 
quante ans  pour  le  moins  ;  je  ne  sais  comment  dire  cela  : 
jamais  je  n'ai  rien  vu  de  si  jeune  que  son  sourire,  où 
brillait  la  vaillante  ingénuité  des  enfants.  Hélène  médit  : 

—  Maman  nous  l'a  envoyée,  et  j'ai  deux  mères  dont 
l'une  est  dans  le  ciel. 

Georges  pleurait. 

—  Est-ce  donc  là    M™^    de  Luz  1    m'écriai-je  avec 


GAVOTTE  111 

une  joie  qui  ne  fut  pas  comprise  tout  à  fait,  je  l'espère, 
quoique  Georges  détournât  ses  yeux  de  moi. 

Elle  me  donna  sa  main  blanchette  et  un  peu  maigre. 
Je  la  baisai  sans  savoir  ce  que  je  faisais.  Georges  vint  à 
moi  comme  pour  me  remercier  et  murmura  à  mon 
oreille  : 

—  C'est  le  baron  qui  l'alla  chercher  quand  il  vit 
Hélène  condamnée.  Le  docteur  avait  dit:  «  il  faudrait 
un  miracle.  »  Le  baron  répondit  :  «  Je  sais  où  le  trou- 
ver. » 

11  y  avait  Montmorency  qui  était  autrefois  «  le  ba- 
ron »,  le  premier  baron  chrétien.  Demandez  aux  blessés 
des  lettres  et  des  arts  comment  s'appelle  autrefois  le  pre- 
mier baron  de  cette  autre  noblesse  qui  mène  la  croisade 
de  la  fraternité  dans  l'art?  Tous  répondront  Taylor; 
grande  et  modeste  gloire  ! 

A  table,  je  m'assis  auprès  de  M"^''  de  Luz.  D'où  sa- 
vait-elle toutes  les  admirables  choses  qu'elle  me  dit  sur 
ma  pauvre  vieille  mère?  Un  instant,  la  maison  pater- 
nelle l'essuscitée  m'entoura  de  cette  atmosphère  qui  est 
le  souffle  même  et  l'âme  de  la  patrie.  M°^°  de  Luz  était 
mon  amie  ;  il  me  semblait  que  je  la  connaissais  et  que 
je  l'aimais  depuis  les  jours  de  ma  jeunesse. 

Après  le  dessert,  Hélène,  jalouse,  vint  me  reprendre 
sa  bonne,  amie,  «  pour  jouer  ensemble,  »  car  M™^  de 
Luz  jouait  avec  Hélène  et  bien  mieux  qu'Hélène.  En 
s'éloignant,  elle  se  pencha  jusqu'à  mon  oreille  pour  me 
dire  : 

—  Un  jour  ou  l'autre,  je  vous  apprendrai  ce  qui 
m 'arriva  après  la  mort  du  pauvre  Pierre. 

Je  répétai  ce  nom  de  Pierre.  J'étais  à  cent  lieues  de 


112  GAVOTTE 

comprendre.  Elle   ajouta,  pendant  que  son  sourire  se 
voilait  de  tristesse  : 

—  Nous  sommes  tous  deux,  à  votre  insu,  de  vieilles 
connaissances.  Le  baron  m'a  avoué  qu'il  vous  avait  ra- 
conté tout  le  commencement  de  mon  histoire. 

Je  restai  muet  de  surprise  un  instant,  puis  je  balbu- 
tiai : 

—  Pierre!  Pierre  Champ!  Eh  quoi!  ce  serait  vous! 

—  Fait!  cria  Hélène  derrière  les  lilas. 

Le  jeu   de  cache-cache  était  commencé,  et  la  reli- 
gieuse s'élança  dehors. 
Voilà  ce  qu'était  devenue  Gavotte. 


FIN 


LE  CITOYEN  CAPITAINE  SPARTACUS 


Ceci  rac  fut  conlé  quand  j'étais  encore  presque  enfant  au 
chrueau  de  mon  oncle,  M.  le  comte  de  Foucher  de  Careil, 
par  le  général,  marquis  de  la  M...  qui  avait  fait  toutes  les 
guerres  de  la  chouannerie,  (du  bon  côté,  comme  il  disait), 
depuis  les  premiers  combats  dans  la  forêt  de  Perlre,  jusqu'au 
désastre  de  Quiberon. 


Le  15  août  1793,  vers  deux  heures  de  l'après-midi,  le 
capitaine  Spartacus-Publicola  Tricotel  cheminait  à  tra- 
vers la  lande  de  Bains,  conduisant  à  la  Gacilly  un  déta- 
chement de  milices  républicaines,  il  était  parti  de 
Lohéac,  petite  ville  située  à  moitié  route  entre  Rennes 
et  Redon,  dès  le  matin  ;  mais  sa  troupe,  sans  cesse  har- 

10* 


114  SPART  AGUS 

celée  par  des  chouans  isolés  ou  réunis  en  petites  bandes, 
avait  fait  peu  de  chemin.  Les  défenseurs  de  la  patrie 
continuaient  maintenant  leur  marche  sous  un  soleil 
ardent  ;  accablés  de  fatigue,  de  soif  et  de  chaleur,  ils 
allaient  sans  trop  garder  leurs  rangs,  tête  baissée  et  le 
fusil  sur  l'épaule. 

Spartacus  marchait  le  premier  : 

Républicain  rigide,  mais  sensible  à  la  chaleur,  il 
avait  trouvé  bon  de  lâcher  d'abord  l'agrafe  de  son 
hausse-col,  puis  quelques  boutons  de  son  frac,  puis 
enfin  la  boucle  de  son  ceinturon  ;  son  ventre,  libre  dé- 
sormais de  toute  entrave,  s'ébattait  au-devant  de  lui. 

Au  moment  où  nous  le  présentons  au  lecteui',  Spar- 
tacus modérait  les  oscillations  de  cette  partie  réelle- 
ment trop  développée  de  son  individu,  à  l'aide  de  sa 
longue  cravate  blanche.  Cet  ingénieux  expédient  avait 
une  double  utilité,  en  ce  que,  tout  en  maintenant  la  be- 
daine, il  donnait  de  l'air  à  un  cou  charnu,  rouge 
et  gonflé,  qui  supportait  la  face  apoplectique  du  bon 
capitaine,  planté  carrément  qu'il  était  entre  deux 
épaules  d'une  énorme  largeur. 

Après  Spartacus,  venait  le  citoyen  CoUot,  lieutenant. 
La  mort  du  précédent  capitaine,  l'aff^aiblissement  de  la 
petite  garnison  cantonnée  à  la  Gacilly  et  le  nombre 
toujours  croissant  des  chouans,  l'avaient  contraint  à 
demander  un  renfort  au  chef  de  brigade  Perrussel,  dont 
le  corps,  partagé  entre  Lohéac  et  Redon,  observait  le 
cours  de  la  Vilaine. 

Le  citoyen  GoUot  semblait  placé  là  tout  exprès  pour 
faire  ressortir  la  tournure  un  peu  ridicule  de  son  nouveau 
chef  :  soldat  depuis  l'enfance,  et  n'ayant  quitté  le  ga- 


SPARTAGUS  116 

lant  uniforme  des  gardes  françaises  que  pour  revêtir  le 
frac  échancré  et  le  pantalon  de  cotonnade  rayée  des 
soldats  de  la  Convention,  il  tendait  le  jarret,  cambrait 
sa  haute  taille,  et  emboîtait  le  pas  avec  méthode.  Sa 
cravate  démesurément  étoffée,  son  frac  boutonné  mili- 
tairement et  surtout  la  rigueur  métronomique  de  sou 
pas  accéléré,  semblaient  un  tacite  reproche  de  la  désin- 
volture ultra  bourgeoise  du  trop  dodu  Tricotel. 

Derrière  eux,  le  détachement,  composé  de  cinquante 
à  soixante  hommes,  supportait,  tant  bien  que  mal,  la 
chaleur.  Les  trois  quarts,  recrues  nouvelles,  s'autori- 
saient de  t'exemple  de  Spartacus  por.r  se  mettre  à  l'aise, 
tandis  que  les  dix  ou  douze  vétérans,  amenés  par  le 
lieutenant,  copiaient  à  la  lettre  sa  tenue  guhidée  et  sa 
marche  régulière. 

—  Citoyen  Collot,  dit  le  capitaine  en  déployant  un 
immense  foulard  de  coton  pour  essuyer  ses  tempes  bai- 
gnées de  sueur,  il  fait  une  chaleur  étouffante...  une 
chaleur  subversive  et  désorganisatrice,  comme  dirait  le 
citoyen  Saint-Just,  mon  petit  cousin.  Loin  de  moi  la 
pensée  de  murmurer  contre  la  République,  une  et  indi- 
visible, mais  voilà  un  bien  triste  pays  !  Des  landes, 
toujours  des  landes  !  A  moins  pourtant  que  ce  ne  soient 
des  taillis  ;  cruelle  alternative,  citoyen:  sur  la  lande, 
on  brille;  dans  les  taillis...  dans  les  taillis,  je  serais 
tenté  de  croire  que  les  fusils  croissent  en  pleine  terre, 
comme  on  nous  le  racontait  là-bas,  à  Paris,  tant  j'ai  vu 
de  balles  sortir  des  buissons  aujourd'hui!  Pourvu  que 
ces  enragés  factieux  ne  nous  attendent  pas  encore  ca- 
chés dans  la  forêt  I  11  n'y  a  point  de  mal  à  parler  ainsi, 
je  pense  ;  je  ne  pactise  ni  avec  Pitt,  ni  avec  Gobourg, 


116  SPARTAGUS 

mais  je  donnerais  quelque  chose  pour  être  arrivé  ;  j'é- 
prouve le  besoin  de  changer  de  chaussures...  Citoyen, 
vous  réfléchissez? 

Cette  question  fut  faite  d'une  voix  timide.  L'épais 
sourcil  de  Gollot  se  fronçait  de  plus  en  plus  à  mesure 
que  Spartacus  avançait  dans  sa  tirade  ;  ce  dernier  fré- 
mit, craignant  d'avoir  laissé  échapper  quelque  expres- 
sion contre-révolutionnaire. 

—  J'espère,  citoyen,  commença-t-il,  que  rien  de  sus- 
pect?... 

Le  lieutenant  l'interrompit  sans  façon  et  la  sérénité 
qui  reparut  à  ce  moment  sur  son  visage  dut  rassurer 
Spartacus.  Le  citoyen  Gollot,  en  effet,  avait  froncé  le 
sourcil  sous  l'efTort  d'un  travail  intérieur  parfaitement 
inusité  chez  lui  :  un  mot  l'avait  frappé  dans  la  verbeuse 
lamentation  de  son  chef;  il  avait  entrepris  d'y  répon- 
dre. Or,  l'improvisation  était  son  côté  faible.  Etonné  de 
se  trouver  en  verve  une  fois  en  sa  vie,  il  se  hâta  de  sai- 
sir la  parole  et  dit  assez  couramment. 

—  Quant  à  moi,  citoyen  capitaine,  je  ne  puis  pas 
dire  qu'ils  se  cachent.  Je  suis  dans  le  pays  depuis  le 
commencement  de  la  guerre  ;  j'ai  entendu  le  premier 
coup  de  tocsin  tomber  du  haut  de  la  tour  de  Redon,  et 
trouver  des  échos  à  plus  de  vingt  lieues  à  la  ronde.  J'ai 
vu  le  lendemain  les  drôles  venir  sur  nous  au  pas  de 
course,  avec  leurs  faux  emmanchées  à  revers  ;  je  les  ai 
vus  sauter  par-dessus  nos  baïonnettes,  se  coucher  à  plat 
ventre  pour  éviter  la  mitraille,  puis  se  relever  et  nous 
culbuter  au  bruit  de  leurs  damnés  cantiques  ;  j'ai  vu 
celaet  je  ne  puis  dire  qu'ils  se  cachent.  Ils  nous  sur- 
prennent  quelquefois,  mais  n'est-ce  pas  notre   métier 


SPARTAGUS  117 

d'être  sur  nos  gardes  ?  D'ailleurs  nous  le  leur  rendons  à 
l'occasion...  Citoyen  Tricotel,  un  chouan  qui  se  trouve 
sous  ma  main  est  un  homme  mort  ;  je  les  déteste,  parce 
qu'ils  sont  les  vils  suppôts  de  la  superstition  et  de  la 
tyrannie  ;  mais  ils  se  hattent  bien  ;  ils  ne  se  battent  que 
trop  bien...  Attendez  seulement  un  jour  ou  deux,  et 
vous  m'en  direz  des  nouvelles  !  Ecoutez  !  11  y  a  deux 
mois,  notre  détachement  était  de  six  cents  hommes  : 
voilà  cinq  fois  que  je  vais  chercher  du  renfort,  et  nous 
ne  sommes  plus  que  trois  cents...  Ce  sont,  des  ennemis 
dangereux,  infatigables  !  Leurs  balles  sont  sûres  ;  dans 
une  rencontre  nous  perdons  toujours  plus  d'hommes 
qu'eux.  Faut-il  s'en  étonner?  De  jeunes  nobles,  habi- 
tués dès  l'enfance  à  manier  leurs  armes  de  chasse, 
qu'ils  n'ont  point  quittées  pour  nous  combattre  ;  des 
paysans  qui  mettent  à  cent  cinquante  pas  une  balle 
sur  le  clou  d'un  soulier  ;  voilà  ce  que  sont  les  chouans. 
Nous  avons,  nous,  des  conscrits  qui  font  la  charge  en 
douze  temps,  et  tirent,  les  deux  yeux  ouverts,  à  hau- 
teur d'homme  !...  Et,  pour  vous  amuser,  là-bas,  à  Pa- 
ris, on  vous  conte  des  histoires  de  vieilles  femmes  :  des 
haies  qui  font  des  feux  de  file  ;  des  buissons  qui  mi- 
traillent... que  sais-je  moi?  Patience!  vous  verrez  bien- 
tôt comme  les  chouans  s'y  prennent.  La  bande  du  Mar- 
quis tient  la  forêt... 

Ici,  Spartacus  interrompit  le  discours  de  GoUot  par 
une  plainte  étouffée.  Le  pauvre  homme  avait  lancé 
au  hasard  ce  mot  contre  la  manière  de  combattre  des 
chouans  ;  il  ne  s'attendait  guère  à  cette  foudroyante 
réfutation. 

—  Citoyen,  dit-il  avec  un  long  soupir,  les  chouans, 


us  SPART AGUS 

je  le  vois,  sont  de  bien  estimables  personnes;  mais... 
je  ne  me  sens  pas  à  mon  aise. 

Goliot,  tout  entier  à  son  affaire  n'entendit  que  les 
premiers  mots.  Surpris  lui-même  de  son  éloquence,  et 
se  complaisant  dans  sa  harangue,  il  continua,  sans  vou- 
loir remarquer  la  détresse  de  son  chef  : 

—  Qui  vous  parle  d'estimer  les  brigands  de  ce  nu- 
méro, citoyen? Ce  que  j'en  dis  n'est  que  pour  vous  faire 
mieux  juger  cette  canaille,  àlaqu(îlle  on  ne  peut  refuser 
un  courage  à  toute  épreuve.  Le  citoyen  Perrussel  le  sait 
bien,  lui,  et  pourtant,  voilà  qu'il  me  renvoie  cette  fois 
avec  cinquante  hommes,  tandis  qu'il  nous  en  faudrait 
cinq  cents.  Il  ne  m'appartient  pas  de  blâmer  ;  mais  je 
regretterais  la  vie  sllmé  fallait  la  laisser  à  des  miséra- 
bles, que  l'Etre  suprême  confonde  !...  Capitaine,  je  vois 
quelque  chose  se  mouvoir  sur  la  lisière  du  bois  ;  ferai- 
je  presser  le  pas? 

Le  capitaine  ne  répondit  que  par  un  long  soupir  :  le 
pauvre  homme  était  dans  un  état  déplorable. 

—  Faites-moi  l'amitié  de  prier  les  citoyens  soldats  de 
s'arrêter,  dit-il  ;  je  n'en  puis  plus*.  Encore  un  pas,  la 
République  perd  en  moi  le  plus  tendre  de  ses  enfants. 

A  cette  formule  étrange  de  commandement,  le  lieute- 
nant regarda  son  chef  avec  une  surprise  mêlée  de  pitié  ; 
l'honnête  Spartacus  ne  tint  compte  de  ce  coup  d'œil. 

Bien  que  la  halte,  en  plein  soleil,  fut  un  pauvre  sou- 
lagement, les  soldats  s'arrêtèrent  avec  une  satisfaction 
évidente  ;  les  vétérans  s'appuyèrent  sur  leurs  fusils  :  les 
recrues  s'étendirent  sans  façon  sur  la  lande. 

A  cette  vue,  le  lieutenant,  qui  se  tenait  immobile  et 
raide  devant  le  front  élevait  déjà  la  voix  pour  gour- 


SPARTACUS  119 

mander  ces  fainéants  de  conscrit?,  lorsqu'il  avisa  le  ca- 
pitaine couché  tout  de  son  long  et  soufflant  avec  dé- 
lice. Il  n'osa  poursuivre  ;  un  haussement  d'épaules  im- 
perceptible, un  regard  involontairement  échangé  avec 
les  vieilles  moustaches  qui  suivaient  son  exemple,  fu- 
rent les  seules  marques  de  son  mécontentement. 

—  Oh!...  oh!...  soufflait  le  gros  Spartacus.  Sapristi! 
Saperlotte!  Cette  chaleur  est  suspecte...  Oh!...  Oh!... 
Mes  opinions  sont  pures,  mais,  citoyen,  quelle  épouvan- 
table contrée!  Vous  m'obligerez  en  laissant  reposer  un 
peu  les  citoyens  soldats...  Reposez- vous,  défenseurs  de 
la  patrie  ;  la  République  vous  le  permet  par  ma  voix. 

Sur  ce,  il  se  mit  à  souffler  de  plus  belle,  tamponnant 
son  front,  et  ses  joues  à  l'aide  de  son  superbe  mouchoir; 
puis,  mettant  son  nez  à  l'ombre  entre  deux  touffes  de 
bruyère,  il  s'endormit  d'un  profond  sommeil. 

Le  lieutenant  attendit  d'abord  avec  assez  de  patience  ; 
il  réfléchissait  et  se  demandait  à  quel  métier  cet  étrange 
guerrier  avait  pu  gagner  son  grade  ;  mais,  au  bout 
d'une  demi-heure,  sa  longanimité  vint  à  faiblir.  Il  se 
mit  à  marcher  en  sifflant  la  Marseillaise,  et  remonta 
par  trois  fois  son  hausse-col  en  grommelant. 

Enfin,  n'y  pouvant  plus  tenir,  il  marcha  vers  Sparta- 
cus, et  lui  cria  dans  l'oreille  : 

—  Citoyen  capitaine  ! 

Celui-ci  répondit  par  un  ronflement  vigoureusement 
modulé. 

—  Allez  donc  courir  après  les  chouans  avec  une  pa- 
reille espèce!  murmura  Collot.  Citoyen  Tricotel! 

—  Hein?  Vive  la  République  une  et...  Adressez-vous 
a  ma  femme  ! 


120  SPARTACUS 

—  Sa  femme!  C'est  une  souche  que  cet  homme... 
Capitaine  I  capitaine  I 

—  Là,  là,  citoyen  lieutenant  !  dit  Spartacus,  qui  s'é- 
veillait enfin.  A  qui  en  avons-nous  donc  pour  crier 
ainsi?  Je  ne  dors  pas,  peut-être  !  je  prends  une  minute 
de  repos,  voilà  tout.  Mon  opinion  est  que  cela  ne  peut 
nuire  en  rien  au  salut  de  la  République,  à  laquelle 
j'appartiens  corps  et  âme. 

Le  lieutenant  répondit  sèchement  : 

—  Nous  allons  à  la  Gacilly,  où  la  garnison  est  en  pé- 
ril. Pendant  que  nous  dormons... 

—  En  conscience,  je  ne  faisais  que  sommeiller,  inter- 
rompit Spartacus  avçc  un  sourire  aimable.  N'en  parlons 
plus  ;  j'ai  fini...  Citoyens  soldats,  je  vous  engage  à  vous 
relever  ;  en  route!...  Pour  mon  compte,  lieutenant,  je 
vous  supplie  de  croire  qu'il  me  tarde  beaucoup  de  m'im- 
moler  en  faveur  de  la  patrie.  Je  n'ai  pas  pris  pour  rien 
les  deux  noms  que  je  porte.  Spartacus,  afin  que  vous  le 
sachiez,  était  un  vertueux  représentant  du  peuple,  très- 
connu  à  Rome  ;  Publicola  était  un  esclave  de  l'antiquité 
qui  sut  briser  ses  fers,  par  sa  force  et  par  son  adresse. 
Ce  sont  mes  patrons  à  moi,  continua-t-il  en  s'échauf- 
fant;  jeveux,  marchant  sur  leurs  traces,  anéantir  l'a- 
ristocratie ;  je  veux  combler  cette  sentine  exhalant  au 
sein  du  pays  ses  émanations  pestilentielles  et  contre- 
révolutionnaires  ;  je  veux...  Oui,  citoyens!  je  veux  bai- 
gner dans  mon  sang  l'autel  de  la  patrie,  teindre  avec 
mon  sang  l'étendard  de  la  liberté  ;  je  veux. .  .Oui  citoyens  I 

—  Peste!  il  parait  que  c'est  un  rude,  malgré  tout,  se 
dit  le  lieutenant,  étourdi  par  ce  magnifique  élan  patrio- 
tique ;  nous  verrons  bien. 


Il 


Vis-à-vis  de  la  petite  troupe  républicaine,  au-dessus 
d'un  massif  d'ormes  géants,  s'élevaient  les  toits  pointus 
du  château  de  Sourdéac,  ancienne  résidence  des  aînés 
de  la  maison  de  Rieux. 

Il  y  a  quelques  années  à  peine,  on  voyait  encore,  au 
sommet  du  coteau,  les  pittonîsques  constructions  du 
vieux  manoii'  ;  mais  elles  viennent  de  faire  place  à  un 
bâtiment  bourgeoisement  carré,  badigeonné  sur  toutes 
les  jointures,  et  auquel  deux  belles  fenêtres  en  accolade, 
conservées,  nous  ne  savons  trop  pourquoi,  à  l'étage  in- 
férieur, donnent  la  physionomie  la  plus  bizarrement 
ridicule. 

On  dirait  qu'un  malin  architecte,  forcé  d'ailleurs  de 
suivre  à  la  lettre  les  burlesques  idées  de  l'acquéreur  de 
fraîche  date,  a  conservé  ces  deux  fenêtres  comme  .une 
matérielle  et  piquante  épigramme. 

En  1793,  la  fière  devise  :  A  tout  heurt,  Rieuxf  ne  selisait 
déjà  plus  au  fronton  du  portail.  Le  château  de  Sourdéac 
était  veuf  et  dépouillé  déjà  ;  mais  il  planait  encore,  au- 

U 


122  SPARTAGUS 

tour  du  donjon  dix  fois  séculaire,  comme  un  vague  res- 
souvenir de  cette  race  chevaleresque  et  glorieuse  entre 
les  races  Bretonnes. 

Maintenant  tout  a  disparu,  et  tout  disparaît  ainsi  tour 
à  tour;  la  vaillante  terre  de  Bretagne,  dont  l'histoire  se 
lisait  à  la  face  du  ciel,  depuis  les  druides  jusqu'à  nous, 
dans  ses  monuments  et  dans  ses  ruines,  la  Bretagne  se 
renouvelle  ;  elle  se  drape  gauchement  sous  les  oripeaux 
de  Paris;  elle  gratte  elle-même  son  sol,  honteuse  de 
cette  poussière  des  vieux  âges  qui  était  sa  plus  belle 
parure. 

Bientôt,  neuve,  propre  et  débarrassée  de  grands  dé- 
combres, elle  reniera  son  passé  ;  Rieux,  Rohan,  Glis- 
son,  Goulaine,  noms  maussades,  décrépits,  seront  mis 
sous  le  voile. 

Alors  la  Bretagne  sera  une  proviace  présentable,  une 
province  illustre  peut-être,  car  son  beurre,  ses  sardines 
et  ses  huîtres  sont  des  gages  .plus  que  suffisants  de  cé- 
lébrité. 

En  avant  du  château  et  un  peu  de  côté,  la  Forêt- 
Neuve,  étageant  ses  derniers  arbres  sur  le  penchant 
d'une  petite  colline,  descend  jusque  dans  la  plaine  en 
pointe  aiguë  et  régulière  ;  là,  elle  se  trouve  bordée  par 
un  ruisseau  affluent  de  la  rivière  d'Oust,  qui  contourne 
la  pointe  et  dessine  son  angle  aussi  nettenient  que  s'il 
était  tracé  de  main  d'homme. 

^i'espace  compris  entre  le  courant  et  le  bois  forme 
un  de  ces  charmants  réduits  si  communs  dans  le  Mor- 
bihan :  Le  voisinage  de  l'eau  change  la  lande  en  pe- 
louse moelleuse  et  touff'ue;  la  forêt  vous  prête  son 
ombre  et  sa  fraîcheur  ;  devant  vous,  à  une  lieue  de  dis- 


SPARTACU8  •  123 

tance,  la  côte  de  Bains,  dont  les  jolis  bosquets  se  cou- 
ronnent d'arêtes  abruptes  et  rocheuses,  déchire  sa 
rampe  tout  à  coup  et  vous  montre,  à  perte  de  vue,  la 
campagne  de  Redon,  diaprée  de  longues  bandes  lilas, 
vertes,  dorées  ou  jaune  sombre,  selon  qu'elle  produit  le 
sarrazin,  le  trèfle,  le  froment  ou  les  tristes  ajoncs  ;  à 
droite,  le  marais  de  Glénac,  lac  immense  en  hiver,  en 
été  prairie  émaillée  de  fleurs  ;  à  gauche,  l'autre  moitié 
de  la  colline  de  Bains,  lande  aride,  rase  comme  un 
feutre,  dominée  seulement  par  deux  pierres  druidiques 
d'une  gigantesque  hauteur... 

C'était  de  ce  côté  que  venaient  les  républicains.  Au 
moment  où,  éloignés  d'une  demi-lieue  à  peine,  ils  se 
remettaient  en  marche  sur  l'appel  de  leur  éloquent  ca- 
pitaine, trois  individus  étaient  couchés  au  bord  du  ruis- 
seau, et  s'entretenaient  aussi  tranquillement  en  appa- 
rence, que  si  le  pays  eût  été  en  pleine  paix. 

Deux  d'entre  eux  portaient  sur  leurs  pantalons  des 
blouses  de  toile  écrue,  serrées  à  la  taille  par  des  chollets 
aux  couleurs  tranchées  ;  leur  coiffure  consistait  en 
larges  chapeaux  de  paille,  ornés  sur  le  devant  d'une 
cocarde  blanche.  Tous  deux  étaient  grands,  bien  faits, 
et,  malgré  leur  pauvre  accoutrement,  pouvaient  passer, 
par  tous  pays,  pour  de  forts  beaux  garçons. 

Le  plus  jeune  avait  vingt  ans  au  plus  ;  son  front  res- 
sortait blanc  et  poli  sous  les  boucles  épaisses  de  ses 
longs  cheveux  noirs  ;  quand  son  œil  se  levait  sur  son 
compagnon  plus  âgé,  une  expression  de  familiarité, 
tempérée  par  un  aff'ectueux  respect,  se  lisait  dans  son 
regard. 

L'autre  pouvait  avoir  trente  ans  ;  il  était  d'une  taille 


124  SPARTACUS 

un  peu  moins  élevée  ;  mais  ses  membres  admirablement 
proportionnés,  ses  formes  qui  se  dessinaient  vigoureuses 
et  nettes  sous  la  toile  grossière  de  son  costume,  accu- 
saient une  force  et  une  agilité  peu  communes.  Son  œil 
était  perçant  outre  mesure  ;  on  y  lisait  une  détermina- 
tion indomptable.  L'habitude  hautaine  et  réfléchie  de 
son  visage  entier  disait  énergiquemcnt  que  vigueur 
physique,  intelligence  et  courage  se  trouvaient  réunis 
en  lui,  et  qu'il  lui  suffirait  de  se  redresser  pour  dépas- 
ser de  la  tète  le  vulgaire. 

Pour  le  troisième  compagnon,  dont  nous  n'avons  pas 
dit  un  mot  encore,  c'était  un  enfant  :  une  jolie  figure 
féminime  aux  yeux  d'un  bleu  obscur  ;  doux  et  tendres 
comme  les  yeux  d'une  jeune  fille,  à  la  peau  blanche, 
délicatement  veinée,  aux  joues  un  peu  trop  pâles 
peut-être,  encadrées  par  deux  grappes  de  boucles 
blondes  et  brillantes,  les  plus  gracieuses  qu'on  pût  voir. 

Son  costume  ne  ressemblait  en  rien  à  celui  des  deux 
autres  ;  c'était  quelque  chose  de  bizarre,  de  presque 
théâtral. 

Une  toque  de  velours  vert  fleurdelisée  d'argent,  et 
portant  au  milieu  une  petite  cocarde  blanche,  était  jetée 
de  côté  sur  sa  tête,  dont  elle  ne  couvrait  pas  la  moitié  ; 
une  sorte  de  spencer,  aussi  de  velours  vert,  aux  mille 
boutons  d'argent,  serrait  sa  taille  svelte  et  dégagée  ;  un 
large  pantalon  de  coutil  blanc,  plissé  sur  les  hanches, 
descendait  jusqu'à  ses  pieds,  d'une  merveilleuse  peti- 
tesse, et  s'attachait  sous  des  bottines  en  peau  de  daim  au 
moyen  de  courroies  assez  semblables  à  nos  sous-pieds. 

Par  dessus  son  spencer,  une  écharpe  de  soie  blanche 
à  franges  d'argent  entourait  sa  taille,  laissant  voir  les 


SPARTACUS  125 

cmsses  sculptées  d'une  paire  de  pistolets  et  le  manche 
d'un  riche  poignard  oriental. 

A  voir  l'enfant  et  le  costume,  on  eût  dit  un  de  ces 
pages  mignons  qui  portaient  au  moyen-âge,  le  missel  à 
fermoirs  dorés  des  nobles  châtelaines. 

Il  paraissait  avoir  seize  ans  à  peine. 

Tandis  que  ses  compagnons  causaient  avec  vivacité, 
il  restait,  lui,  demi-couché  dans  une  attitude  pensive, 
et  semblait  plongé  dans  quelque  vague  rêverie. 

Chacun  de  ces  trois  personnages  avait  près  de  lui  un 
fusil  double  ;  à  quelques  pas  d'eux  on  voyait,  attachés 
aux  derniers  chênes  de  la  forêt,  trois  magnifiques  et 
fringants  chevaux  de  selle,  qui  se  reposaient  à  l'exem- 
ple de  leurs  maîtres  et  broutaient  paisiblement  les 
branches  basses  des  arbres. 

—  Ma  foi,  mon  cousin,  disait  le  plus  jeune  des  inter- 
locuteurs, vous  avez  beau  dire,  je  veux  envoyer  une 
paire  de  balles  à  ces  manants  qui  nous  arrivent  là-bas. 

—  Vous  êtes  un  fou,  Edouard,  répondit  l'autre  avec 
quelque  impatience.  Trois  hommes!  —  vous  convien- 
drez que  je  suis  généreux  en  parlant  ainsi,  ajouta-t-il  à 
voix  basse  en  regardant  l'enfant  :  —  Trois  hommes 
contre  plus  de  cinquante  !  et  pour  satisfaire  un  caprice! 
N'en  parlons  plus,  je  vous  prie  ! 

—  Si  fait!...  Dussé-je  aller  seul,  je  m'en  passerai 
l'envie. 

"  —  Edouard!  je  suis  votre  chef,  monsieur,  et  je  vous 
<iis  :  Je  ne  veux  pas. 

Le  pliis  âgé  des  cousins,  que  nous  appellerons  de  son 
nom  de  guerre,  sous  lequel  il  était  redouté  des  Bleus  à 
dix  lieues  à  la  ronde,  le  Marquis,  avait  prononcé  ces 


126  SPARTACUS 

mots  d'un  ton  sévère  ;  mais  il  ajouta,  —  et  sa  voix  dé- 
vint d'une  excessive  douceur  —  en  s'adressant  à  l'en- 
fant : 

—  Grondez  un  peu  votre  frère,  Anne  ;  il  s'est  mis  en 
tête  d'attaquer  le  détachement  qui  traverse  la  lande. 

Le  jeune  homme,  ou  plutôt  la  jeune  fille,  se  redressa 
vivement  à  ces  mots. 

—  Un  détachement!  des  Bleus!  s'écria-t-elle, pendant 
que  son  œil,  si  doux  naguère,  s'animait  d'un  feu  pres- 
que cruel.  Achevai  donc!  et  en  avant!...  Edouard  a 
raison,  monsieur,  et,  ne  vous  en  déplaise,  vous  avez 
grand  tort.  En  avant,  en  avant!  Qui  m'aime  me  suive! 

La  volontaire  enfant,  légère  comme  un  oiseau,  était 
déjà  en  selle  à  ces  derniers  mots,  et  faisait  caracoler 
son  joli  cheval  avec  l'aisance  d'un  cavalier  accompli. 
Le  marquis  la  regardait  d'un  air  triste. 

—  Ce  serait  une  folie  sans  excuse,  mademoiselle,  dit- 
il  ;  je  ne  le  permettrai  point. 

La  jeune  fille  l'interrompit. 

—  A  votre  aise,  monsieur!  dit-elle  avec  le  ton  mutin 
d'un  enfant  gâté.  Au  revoir  donc!  Viens,  Edouard. 

Edouard  se  dirigeait  vers  son  cheval  ;  le  Marquis  se 
leva  vivement. 

—  Restez,  je  vous  l'ordonne,  dit-il.  Gomme  brigadier 
des  armées  au  service  de  sa  majesté  le  roi  de  France  et 
de  Navarre,  je  vous  somme,  vous,  comte  Edouard  de 
Vimar,  capitaine  au  service  dudit  prince,  et  vous,  che- 
valier de  Vimar,  qui  vous  prétendez  volontaire  dans  la 
compagnie  de  votre  frère,  tous  deux,  par  conséquent, 
sous  mes  ordres  immédiats,  je  vous  somme  de  me  suivre 
à  l'instant  même  sous  peine  de  rébellion. 


SPARTACUS  127 

Edouard  s'arrêta;  mais  M"^de  Vimar  répondit  à  cette 
grave  sommation  par  un  éclat  de  rire  des  plus  irrévé- 
rencieux :  et,  taisant  exécuter  à  son  cheval  une  auda- 
cieuse courbette,  qui  la  reporta  d'un  bond  aux  côtés  du 
Marquis,  elle  laissa  tomber  ces  mots  en  minaudant  : 

—  Monsieur  le  Marquis,  vous  n'êtes  pas  galant.  J'ai 
dit  :  Qui  m'aime  me  suive  ;  n'avez-vous  donc  pas  en- 
tendu?... Vous  n'y  gagnerez  rien  ;  je  vous  désobéirai  ; 
c'est  résolu...  Irrévocablement!  ajouta-t-elle  avec  une 
emphase  moqueuse. 

—  Voyez-vous,  Henri,  continua-t-elle,  si  nous  étions 
au  camp,  je  vous  obéirais.  Dieu  me  préserve  de  donner 
l'exemple  de  l'insubordination  I  mais  ici  cela  ne  tire  nul- 
lement à  conséquence.  Allons,  allons,  mon  cher  cousin, 
(sa  voix  se  faisait  caressante),  soyez  donc  plus  aima- 
ble, je  vous  prie  :  Un  tout  petit  temps  de  galop,  un 
coup  de  fusil  ou  deux,  puis  ventre  à  terre!...  Et  votre 
servante  très-humble,  monsieur  le  brigadier  des  armées 
du  roi  ;  jamais  vous  n'aurez  eu  de  soldat  plus  soumis 
que  moi. 

A  ces  mots,  et  sans  attendre  la  réponse,  l'amazone  fit 
sentir  l'éperon  à  son  cheval,  qui  franchit  le  ravin  d'un 
saut,  et  s'éloigna  rapide  comme  le  vent. 

—  Nous  n'abandonnerons  pas  ma  sœur,  monsieur, 
je  suppose  ?  dit  Edouard. 

Le  Marquis  ne  jugea  point  à  propos  de  relever  l'amer- 
tume hautaine  qui  perçait  dans  ces  paroles. 

—  Incorrigible  enfant  !  murmura-t-il  en  montrant 
d'un  œil  inquiet  la  distance  qui  les  séparait  déjà  de  la 
Jeune  tille. 

En  même  temps,  Edouard  et  lui  partirent  au  galop. 


128  SPARTACUS 

Spartacus  et  son  détachement  les  voyaient  s'avancer 
avec  surprise. 

—  Qu'est  cela,  s'il  vous  plaît,  citoyen  CoUot?  demanda 
le  premier. 

Gollot  mit  tranquillement  le  pistolet  à  la  main. 

—  Citoyen,  dit-il,  ce  sont  trois  papillons  qui  viennent 
se  brûler  à  la  chandelle.  Voilà  tout. 

—  Gomme  ils  arrivent  !  s'écria  Spartacus  ;  c'est  un 
tourbillon,  une  tempête  !...  Si  je  priais  les  citoyens  sol- 
dats de  faire  une  petite  décharge  ? 

Collot  quitta  des  yeux  la  cavalcade  pour  lever  sur 
son  chef  un  regard  de  stupéfaction  ;  depuis  le  matin,  il 
marchait  de  surprise  en  surprise  ;  cette  fois,  il  crut  qu'on 
se  moquait  de  lui. 

Cependant  lisant  sur  la  débonnaire  physionomie  du 
capitaine  un  embarras  séiieux  il  répondit  : 

—  Citoyen,  cela  vous  regarde.  Moi,  je  les  laisserais 
avancer  encore  ;  les  conscrits  sont  mauvais  tireurs, 
et... 

Avant  qu'il  eût  terminé  sa  phrase,  le  plus  rapproché 
des  trois  cavaliers,  celui  qui  portait  la  veste  de  velours 
vert,  et  dont  les  longs  cheveux  blonds  retombaient  en 
gracieuses  boucles  sur  ses  épaules,  abaissa  son  fusil, 
sans  s'arrêter,  comme  en  se  jouant.  Le  chapeau  du  lieu- 
tenant, percé  par  une  balle  s'en  alla  rouler  sur  la  lande 
à  quelques  pas. 

—  Diable  !  dit  Collot  en  courant  après  son  couvre- 
chef,  on  ne  peut  pourtant  pas  les  laisser  approcher 
beaucoup  plus. 

C'était  la  première  fois,  p*eut-être,  que  le  bon  Sparta-- 
eusse   trouvait  à  pareille  fête  ;  toujours  est-il  que  sa 


SPARTAGUS  129 

tenue  en  présence  du  danger  ne  fut  pas  celle  d'un  vé- 
téran. 

Dans  la  matinée,  le  lieutenant  Collot  s'était  constam- 
ment chargé  de  commander  la  manœuvre.  Lorsque  le 
capitaine  se  vit  seul  en  présence  des  devoirs  de  son  grade, 
il  sembla  tomber  dans  une  étrange  perplexité. 

Cependant  les  assaillants  arrivaient  à  la  portée  de 
pistolet  ;  il  fallait  se  décider. 

Soit  fatigue,  soit  tout  autre  motif,  la  voix  de  Spartacus 
trembla  sensiblement  lorsqu'il  adressa  à  sa  troupe  cette 
allocution  inusitée  : 

—  Citoyens  soldats  !  je  pense  qu'il  est  temps  de  tirer 
un  peu,  qu'en  dites-vous? 

—  Garde  à  vous  !...  joue...  feu  !  criait  au  même  ins- 
tant, par  derrière  Collot,  qui  avait  reconquis  sa  coif- 
fure. 

—  C'est  absolument  ce  que  je  voulais  dire,  observa  le 
capitaine,  un  peu  rassuré  par  la  présence  de  son  bras 
droit. 

Mais  sa  voix  se  perdit  dans  le  bruit  de  la  décharge, 
et,  dès  ce  moment,  les  soldats  conçurent  une  très-mé- 
diocre idée  de  son  courage. 

Au  commandement,  les  assaillants,  détournant  leurs 
chevaux,. les  firent  caracoler  à  droite,  à  gauche,  en  s'é- 
loignant  rapidement.  La  décharge  une  fois  faite,  les 
bleus  les  virent  revenir  comme  la  foudre,  et,  avant  qu'ils 
eussent  rechargé  leurs  armes,  les  cavaliers  étaient  à 
demi-portée.  Trois  coups  partirent  en  même  temps,  et 
trois  soldats  tombèrent. 

Alors  une  voix  fraîche  et  douce  arriva  jusqu'aux  ré- 
pubHcains. 


^ 


I3d  SPARTACUS 

—  Salut  et  fraternité,  citoyens  I  disait-elle.  Un  pour 
chaque.  Il  nous  reste  trois  coups  encore  ;  mais  si  nous 
nous  mettions  à  prodiguer  ainsi  vos  précieuses  existences, 
nous  en  verrions  trop  tôt  la  fin...  Défenseurs  de  la  patrie, 
au  plaisir  de  vous  revoir  I 

—  Brigand  !  attends-nous  donc  !  hurla  GoUot  écumant 
de  rage. 

La  jeune  fille  l'entendit  :  par  une  bravade  folle,  au 
lieu  de  s'éloigner  avec  ses  deux  compagnons,  elle  fit 
encore  quelques  pas  en  avant. 

Elle  ouvrait  la  bouche  pour  lancer  un  nouveau  sar- 
casme, lorsque  le  lieutenant  l'ajusta  de  son  pistolet  à  la 
dérobée,  et  visant  avec  tout  le  soin  dont  il  était  capable, 
lâcha  son  coup. 

Le  cheval  de  Fenfant  fit  un  bond  ;  monture  et  cava- 
liers tombèrent. 

Au  bruit  du  coup,  les  deux  fugitifs  s'étaient  retour- 
nés. 

—  Anne  !  ma  sœur  !  s'écria  Edouard. 

—  Voilà  ce  que  je  craignais  !  dit  amèrement  le  Mar- 
quis. Un  effort  I  mais  de  la  prudence.  Songez  que,  si 
nous  sommes  pris,  tout  espoir  de  délivrance  est  perdu 
pour  elle. 

Le  galop  de  leurs  chevaux  les  amena  près  dç  la  jeune 
fille  en  quelques  secondes  ;  mais  les  soldats,  bien  plus 
rapprochés,  arrivèrent  en  même  temps.  Cependant  les 
deux  coups  de  fusil  des  royalistes  abattirent  les  premiers 
républicains  ;  le  Marquis  saisissait  déjà  sa  belle  cousine, 
lorsque  la  balle  du  second  pistolet  de  Collot  effleura  le 
cou  de  son  cheval  ;  l'animal  se  cabra  et  partit  comme  un 
trait. 


SPARTACUS  131 

Edouard,  resté  seul,  entouré  de  toutes  parts,  et  sur  le 
point  d'être  lui-même  fait  prisonnier,  passa  sur  le  ventre 
aux  soldats  de  la  Convention,  et  rejoignit  son  cousin  la 
rage  au  cœur. 

Quelque  temps  ils  harcelèrent  le  détachement  ;  plus 
d'un  Bleu  tomba  encore  avant  d'atteindre  la  lisière  delà 
forêt. 

Arrivé  là,  le  lieutenant  Collot  éleva  sa  grosse  voix,  et 
jura  qu'au  premier  coup  de  fusil  le  prisonnier  serait 
passé  par  les  armes. 

Aussitôt  on  vit  les  deux  chouans  disparaître  derrière 
les  arbres. 

Le  détachement,  moins  fort  de  huit  à  dix  hommes, 
arriva  sans  autre  accident  au  lieu  de  sa  destination. 


III 


A  une  lieue  nord-ouest  de  la  Gacilly,  au  centre  des 
plus  épais  taillis  de  la  Forêt-Neuve,  il  existe  une  vaste 
clairière  traversée  par  un  ravin  profond.  Les  rives  de  ce 
ravin,  hautes,  coupées  à  pic,  surplombant  même  quelque 
fois,  portant  à  leur  sommet  comme  une  chevelure  de 
broussailles  qui  se  mêlent  si  touffues,  si  embrouillées, 
que  l'œil  ne  peut  percer  au-delà  et  s'arrête  sur  cette  voûte 
de  verdure,  recouvrant  un  précipice  de  plus  de  trente 
pieds.  C'est  le  Saut-duBouc.  A  l'appui  de  ce  nom  fan- 
tastique, on  raconte  dans  le  pays  une  interminable  lé- 
gende où  l'on  voit  un  chevalier,  trompé  par  le  démon 
qu'il  poursuit  sous  la  forme  d'un  bouc,  arriver  armé  de 
toutes  pièces  au  galop  de  son  cheval  de  bataille,  et  s'en- 
gloutir à  la  grande  joie  du  maudit,  qui  se  pâme  de  rire 
et  lui  fait  des  cornes  sur  l'autre  bord.  On  montre  encore 
l'endroit  où  Satan  posa  son  pied  pour  faire  le  saut.  Ce 
pied  a  laissé  son  empreinte  sur  le  roc  :  quatre  doigts  et 
l'orteil,  le  tout  d'une  exécution  parfaite  et  dessiné  de 
main  de  maître. 

Non  loin  de  cet  endroit  qui  forme  à  peu  près  le  centre 


SPARTAGUS  133 

de  la  clairière,  s'élève  une  immense  pierre  quadrangu- 
laire  couchée  sur  quatre  supports  géants  ;  les  gens  du 
pays  l'appellent  la  TabLe  des  païens^  sans  doute  par  sou- 
venir traditionnel  de  son  ancien  usage. 

Cette  table  est,  en  effet,  un  monument  des  Celtes, 
probablement  un  autel  servant  jadis  aux  cérémonies 
druidiques. 

Les  paysans  morbihannais  sont  convaincus  qu  il  revient 
près  de  cette  pierre  ;  c'est-à-dire  que  les  âmes  des  tré- 
passés affectionnent  ce  lieu,  et  s'y  donnent  volontiers 
rendez-vous  pour  leurs  nocturnes  assemblées.  Aussi 
n'en  parlent-ils  qu'après  un  signe  de  croix  préalable. 
Nulle  considération  ne  pourrait  porter  un  homme  seul 
à  s'en  approcher  dès  que  la  nuit  est  tombée. 

Dans  le  fond  du  ravin,  et  presque  verticalement  au- 
dessous  de  la  table,  se  trouve  une  excavation  d'une 
étendue  considérable  :  est-ce  un  ancien  lit  souterrain 
du  torrent  qui  l'aurait  abandonné  depuis  des  siècles 
pour  suivre  sa  direction  actuelle?  est-ce  le  complément 
de  la  table  celtique,  le  temple  mystérieux  où  se  consom- 
maient les  sanglants  sacrifices  des  Druides?  La  der- 
nière hypothèse  est  la  plus  probable. 

Quelle  que  soit  d'ailleurs  son  origine,  cette  caverne 
convenait  merveilleusement  aux  réunions  d'une  secte 
persécutée  ;  sa  bouche  est  basse  et  couverte  par  une 
telle  profusion  de  ronces,  réunies  là  comme  à  plaisir, 
que,  fût-on  parvenu  au  fond  du  ravin,  on  pourrait  pas- 
ser et  repasser  auprès  d'elle  sans  la  deviner.  D'ailleurs, 
l'eau  qui  remplit  le  torrent  une  bonne  moitié  de  l'année 
suffirait  seule  pour  ôter  jusqu'à  l'idée  qu'une  habitation 
humaine  put  exister  en  un  lieu  pareil. 

{2 


134  SPARTAGUS 

Pourtant  si,  le  15  août  1793,  une  heure  après  les  évé- 
nements que  nous  venons  de  rapporter,  le  hasard  ou  la 
trahison  eût  permis  à  quelqu'un  de  glisser  un  coup 
d'oeil  curieux  à  travers  les  broussailles  de  l'ouverture, 
un  spectacle  aussi  étrange  qu'animé  aurait  frappé  son 
regard. 

La  caverne  était  de  forme  oblongue  ;  des  deux  côtés,. 
le  long  des  parois  humides,  s'étendait  une  litière  de 
paille,  large  de  la  hauteur  d'un  homme  et  foulée  à  in- 
tervalles égaux.  A  l'une  des  extrémités  de  cet  immense 
divan,  s'alignaient  cinq  ou  six  tentes  ou  cases  formées, 
de  toile  grossière  ;  à  l'autre  se  trouvait  un  râtelier  pour 
une  douzaine  de  chevaux. 

Au-dessus  de  toutes  les  places  foulées,  formant 
comme  autant  de  sillons  sur  la  paille,  étaient  suspen- 
dus, à  des  crochets  de  bois  fixés  dans  le  roc,  tantôt  un 
fusil  de  chasse  luxueusement  orné,  tantôt  une  longue 
et  mince  canardière,  quelquefois  un  tromblon  de  cuivre, 
à  la  gueule  évasée,  le  plus  souvent  un  fusil  de  muni- 
tion. 

Le  reste  du  mobilier  consistait  en  escabelles  boi- 
teuses, en  vases  de  terre,  etc.  Il  y  avait  aussi  d'épaisses 
tables  de  chêne,  à  peine  dégrossies,  comme  on  en  voit 
dans  les  fermes. 

Aux  deux  côtés  de  l'entrée,  une  sentinelle,  en  saie  de 
toile  et  pantalon  flottant  sur  de  larges  sabots,  se  tenait 
debout,  le  fusil  sur  l'épaule. 

L'œil  du  curieux  aurait  glissé  sur  tous  ces  détails  ma- 
tériels :  la  scène  que  nous  avons  annoncée  comme  de- 
vant captiver  son  regard,  se  passait  dans  la  partie  la 
plus  éloignée  de  la  grotte. 


i 


SPARTAGUS  13à 

Là,  en  eft'ct,  plus  d'armes  d'aucune  espèce,  plus  rien 
de  ce  qui  pouvait  rappeler  la  vie  aventureuse  et  san- 
glante du  soldat:  une  pierre  recouverte  d'une  toile  ;  sur 
la  pierre,  un  crucifix  ;  tout  autour,  le  sol  nu  ;  sur  le  sol, 
cent  cinquante  paysans  et  quelques  femmes  agenouillés 
dans  un  pieux  recueillement. 

Debout  devant  la  pierre,  autel  rustique  qui,  chaque 
matin,  lui  servait  à  célébrer  le  saint  sacrifice,  l'ancien 
curé  de  la  Gacilly,  vieillard  au  front  vénérable,  psalmo- 
diait lentement  un  verset  des  hymnes  sacrées.  Chaque 
membre  dé  l'assemblée,  animé  d'une  foi  également  vive 
et  sincère,  adoucissait  sa  voix  rude  pour  répondre  le 
verset  suivant.  On  chantait  vêpres  dans  le  trou  des 
païens^  le  jour  de  l'Assomption,  en  l'an  1793. 

Dieu  nous  garde  ici  de  faire  du  pittoresque  avec  ce 
qui  est  touchant  !  Comment,  d'ailleurs,  essayer  de  ren- 
dre les  détails  de  cette  scène  sans  en  gâter  la  magnifi- 
que et  simple  poésie?  Ce  vieux  prêtre  disant  avec  fer- 
veur les  louanges  du  Très-Haut  quand  toutes  les  mi- 
sères, toutes  les  privations  pèsent  sur  les  derniers  jours 
de  sa  vie;  ces  hommes  vaillants,  dont  l'existence  se  ré- 
sume en  deux  mots  :  prier,  combattre  ;  qui  ne  laissent 
leur  rosaire,  béni  sur  l'autel  de  madame  sainte  Anne 
d'Auray,  que  pour  saisir  l'arme  suspendue  au-dessus  de 
leur  couche;  et  confesser,  vainqueurs  ou  mourants,  ces 
deux  principes  si  purs  de  tout  intérêt  humain,  dévoue- 
ment au  trône  écroulé,  foi  au  Christ  méconnu;  ces 
femmes  à  la  vertu  antique,  suivant  à  la  mort  leurs 
frères  et  leurs  époux  ;  tout  cela,  prêtres,  paysans,  gen- 
tilshommes, femmes,  s'appelle  d'un  nom  commun  dans 
l'histoire,  ce  sont  les  chouans. 


t36  8PARTAGUS  * 

Vanter  leur  héroïsme  serait  peine  perdue  ;  ils  n'ont 
pas  plus  besoin  de  nos  louanges  que  souci  des  insultes 
de  quelques-uns. 

Leur  récompense,  à  eux,  n'est  pas  de  ce  monde.  Ce 
n'était  certes  point  pour  inspirer  des  épopées  qu'ils  don- 
naient à  la  France  infidèle  et  déshonorée  l'exemple  de 
l'honneur  le  plus  chevaleresque  et  de  la  fidélité  la  plus 
touchante. 

Les  chouans  rassemblés  dans  le  trou  des  païens, 
étaient  les  restes  d'une  bande  nombreuse,  composée  en 
majeure  partie  des  anciens  tenanciers  du  Marquis.  Ce- 
lui-ci, admirateur  passionné  de  M.  de  la  Rouarie,  avait 
saisi  tout  d'abord  la  portée  des  ingénieuses  et  vastes 
combinaisons  du  créateur  de  l'association  bretonne. 

Jugeant  les  autres  d'après  lui-même,  le  Marquis  tout 
jeune  encore  avait  pris  au  sérieux  les  acclamations  qui 
s'élevèrent  de  toutes  parts  dans  les  assemblées  des  no- 
bles, lorsque  M.  de  la  Rouarie  y  développa  pour  la  pre- 
mière fois  ses  plans  d'organisation  militaire. 

Ici,  celui  qui  signe  ces  pages  sent  le  besoin  de  pren- 
dre la  parole  pour  rappeler  qu'il  n'en  est  que  l'éditeur. 
Leur  auteur  véritable,  le  général,  Marquis  de  la  M... 
garde  la  responsabilité  de  son  admiration  pour  la  Roua- 
rie et  du  bon  marché  qu'il  faisait  de  l'intelligence  poli- 
tique des  gentilshommes  Bretons. 

Cela  dit,  je  laisse  continuer  mon  auteur: 

Le  Marquis  dut  l'econnaître  plus  tard  que  les  bonnes 
gens  de  Bretagne  avaient  applaudi  la  Rouarie  sans  le 
comprendre.  Bien  peu  mirent  ses  plans  à  exécution  ; 
beaucoup  agirent  en  sens  diamétralement  con- 
traire. 


SPARTACUS  137 

Mais  nous  parlons  d'un  temps  où  le  Marquis  ne  dou- 
tait point  du  succès. 

De  retour  dans  ses  terres,  sans  lever  précisément  ses 
hommes,  il  les  avait  mis  en  état  de  se  montrer  en  armes 
au  premier  signal. 

Tout  ce  plan  de  la  Rouarie,  si  habilement  conçu, 
échoua  pourtant,  comme  chacun  sait.  Les  susceptibili- 
tés jalouses  des  chefs  secondaires,  Tineptie,  la  faiblesse 
ou  le  zèle  mal  dirrigé  de  quelques-uns,  la  trahison  de 
quelques  agents  salariés,  l'absence  obstinée  des  princes, 
tout  se  réjinit  pour  faire  manquer  l'entreprise. 

La  Rouarie  mourut. 

Mais  son  immense  travail  ne  devait  pas  rester  sans  ré- 
sultat. Lorsque  les  soldats  de  la  Convention  se  mirent  à 
sillonner  en  tous  sens  la  Bretagne,  ils  trouvèrent  dans 
certaines  paroisses  une  résistance  aussi  opiniâtre  qu'i- 
nattendue ;  on  put  se  convaincre  alors  de  l'efficacité 
d'une  résistance  générale  qu'on  eût  organisée  sur  le 
même  plan. 

Si  les  districts  eu  effet,  qui  avaient  suivi  les  instruc- 
tions de  la  Rouarie,  quoique  pou  considérables  et  isolés 
les  uns  des  autres,  causèrent  à  la  République  des  pertes 
énormes,  quel  n'eût  point  été  le  résultat  d'un  soulè- 
vement opéré  avec  ensemble  et  conduit  par  un  chef  in- 
telligent? Lorsque,  notamment,  le  premier  détachement 
de  Bleus  vint  pour  occuper  Garentoir  et  la  Gacilly,  le 
tocsin  sonna  dans  toutes  les  paroisses  environnantes  ; 
en  un  clin-d'œil,  le  Marquis  se  trouva  à  la  têt^  de  plus 
de  mille  hommes. 

Il  combattit  et  vaillamment,  mais  les  Bleus  recevaient 
sans  cesse  du  renfort  ;  à  l'époque  où  se  passe  notre  his- 

42*    . 


138  SPARTACUS 

(oire,  150  hommes  seulement  restaient  sous  ses  ordres. 

C'était  bien  peu  pour  se  défendre,  et  certes  ce  n'était 
point  assez  pour  vaincre,  cependant,  le  Marquis  nour- 
rissait toujours  l'espoir  d'un  soulèvement  en  masse  du 
Morbihan  et  de  l'Ille-et-Vilaine  ;  il  demeurait  à  son  poste 
pour  favoriser  au  besoin  ce  mouvement. 

En  cet  endroit,  M.  de  la  M...  s'arrêtait  pour  pousser 
un  grandissime  soupir  et  dire: 

—  Ce  n'était  pas  si  fou  que  vous  pourriez  le  croire. 
Si  la  Bretagne  avait  aperçu  seulement  à  l'horizon  le 
bout  du  nez  d'un  prince...  mais  les  princes  ont  quelque 
fois  le  bout  du  nez  trop  prudent. 

La  Bretagne  eut  beau  regarder,  le  nez  de  son  prince 
resta  hors  de  vue... 

Les  vêpres  étaient  presque  terminées  lorsque  Edouard 
et  le  Marquis  revinrent  de  leur  malheureuse  expédition. 
A  leur  entrée  dans  la  grotte,  le  bruit  de  leurs  pas  fit  à 
peine  relever  quelques  têtes  de  femmes  ;  dès  qu'ils  se  fu- 
rent agenouillés  en  silence,  l'assemblée  continua  de  cé- 
lébrer la  fête  de  la  Vierge  avec  recueillement  et  piété. 

Quand  le  dernier  psaume  eut  cessé  de  retentir  sous 
la  voûte,  le  curé  se  prosterna  devant  l'autel  et  dit  : 

—  Mes  frères,  n'oublions  point  nos  morts.  Prions  pour 
eux  avec  ferveur  afin  que,  notre  tour  étant  venu,  nous 
trouvions,  nous  aussi,  de  ferventes  prières.  Nous  allons 
dire  le  De  profundis  pour  le  repos  des  âmes  de... 

Ici  une  longue  liste  de  noms,  souvent  interrompue 
par  un  pénible  soupir  sortant  de  la  poitrine  d'un  père, 
d'un  frère  perdu  dans  la  foule,  ou  parles  sanglots  étouf- 
fés des  femmes  agenouillées  de  l'autre  côté  de  la  grotte. 
La  liste  épuisée,  le  prêtre  entonna  le  De  profundis.  Les 


SPARTACUS  \Z9 

chouans,  habitués  à  compter  chaque  jour  sur  leur  trépas 
(lu  lendemain,  répondirent  pieusement  l'hymne  mor- 
tuaire; puis  le  prêtre  ayant  donné  la  bénédiction,  tout 
le  monde  se  leva 

Le  Marquis  sortit  le  premier  et  fit  ranger  sa  bande  au 
fond  du  ravin. 

—  Cinquante  hommes  et  un  nouveau  capitaine  arri- 
vent ce  soir  à  la  Gacilly,  dit-il.  L'attaque  projetée  n'aura 
point  Ueu  cette  nuit. 

Il  I parcourut  les  rangs  du  regard  et  sembla  faire  un 
choi\  dans  la  foule. 

^  .loan  Huber!  Jean  Balagny!  Joson  Guer!  Michel! 
>î  !si<»n  ! 

Quake  chouans  s'avancèrent  en  silence,  le  Marquis 
rontimia  en  s'adressant  au  reste  de  la  bande: 

—  Allez  vous  reposer,  mes  fils,  et  dormez  pour  deux 
nuits;  ..emain,  il  vous  faudra  veiller. 

Une  fois  le  gros  de  la  bande  rentré  dans  la  caverne, 
•('  Marquis  se  trouva  seul  avec  les  quatres  hommes  qu'il 
vvait  choisis,  Edouard  et  le  curé. 

1  jeta  sur  ces  deux  derniers  un  regard  de  contrainte 
fort  significatif,  mais  inutile,  attendu  la  curiosité  bien 
naturelle  du  bon  prêtre  et  la  préoccupation  d'Edouard. 

—  Mademoiselle  Anne  est  prisonnière,  dit-il. 

—  Prisonnière!  répétèrent  ensemble  les  quatre 
paysans. 

Leurs  yeux  interrogeaient  le  jeune  comte  de  Vimar 
comme  pour  implorer  le  démenti  de  cette  triste  nou- 
velle; Edouard  comprit  et  répondit  en  baissant  la  tête. 

—  Ma  sœ»ir  esta  la  Gacilly! 

—  Hélas!  monsieur  le  Marquis,  voilà  un  jjïen  terrible 


t4§  SPARTAGUS 

événement,  dit  à  son  tour  le  prêtre  avec  én>otion.  Cette 
chère  demoiselle  !  Comment  cela  est-il  donc  arrivé? 

—  Monsieur  le  recteur,  répondit  le  Marquis  dont  la 
voix  trahissait  la  secrète  impatience,  ce  serait  une  lon- 
gue histoire.  Le  mal  est  fait;  l'essentiel  est  de  le  réparer, 
et  cela  sans  perdre  de  temps.  La  jeune  fille  est  opiniâ- 
tre ;  elle  ne  révélera  certes  pas  qui  elle  est,  et  les  Bleus 
ne  font  point  de  quartier... 

Edouard  se  sentit  frémir  de  la  tête  aux  pieds,  à  cette 
affreuse  idée.  Les  paysans  dirent  à  la  fois: 

—  Que  faut-il  faire,  monsieur  le  Marquis?  Seigneur 
Dieu  que  faut-il  faire,  pour  délivrer  notre  pauvre  demoi- 
selle!... Allons,  monsieur  le  comte,  faut  pas  pleurer 
comme  ça;  nous  la  sauverons. 

Edouard,  en  effet,  avait  laissé  tomber  sa  tête  sur  sa 
main  ;  l'image  de  sa  sœur  assassinée  avait  frappé  son 
esprit  d'un  coup  trop  violent:  il  pleurait: 

—  Edouard,  dit  doucement  le  Marquis,  vous  allez 
vous  retirer.  Ce  qui  reste  à  faire  ne  regarde  que  ces  bra- 
ves et  moi. 

Le  jeune  comte  releva  vivement  la  tête. 

—  Oh  !  vous  ne  me  donnez  pas  sérieusement  cet  ordre, 
s'écria-t-il,  s'indignant  à  la  pensée  de  rester  au  camp, 
tandis  que  d'autres  s'exposeraient  pour  tenter  la  déU- 
vrance  de  sa  sœur,  c'est  impossible,  monsieur  ! 

—  Edouard,  dit  le  Marquis  à  voix  basse,  vous  m'avez 
résisté  déjà  une  fois  aujourd'hui;  vous  savez  ce  qui  en 
est  résulté. 

Puis  il  ajouta  tout  haut  : 

—  Monsieur  le  comte,  laissez-nous  je  vous  prie. 
Cet  ordre  péremptoij:e  ne  souffrait  pas  de  réplique, 


SPART  AGUS  141 

moins  de  se  mettre  en  rébellion  ouverte;  Edouard  obéit; 
mais,  avant  de  se  retirer,  il  dit  encore: 

—  C'est  une  cruauté  sans  motif,  monsieur.  Souvenez- 
vous  que  si  malheur  arrive,  j'aurai  le  droit  de  vous  de- 
mander compte  de  votre  conduite  de  ce  soir. 

Le  Marquis  s'inclina  avec  froideur;  puis,  comme 
Edouard  s'en  allait  tristement,  il  prit  à  part  le  curé  de 
la  Gacilly. 

—  Monsieur  le  recteur,  dit-il,  ce  pauvre  enfant  me 
fait  peine;  n'irez-vous  point  le  consoler? 

Le  prêtre  suivit  Edouard.  Le  Marquis  attendait  ce  mo- 
ment; il  vint  se  placer  au  millieu  de  ses  quatre  compa- 
gnons, son  regard  se  peignait  la  confiance  sans  bornes 
qui  liait  chaque  chef  de  chouans  à  ses  gars^  il  dit  sans 
préambule  : 

—  Il  y  a  fort  à  parier  que  ceux  qui  vont  aller  ce  soir 
à  la  Gacilly  n'en  reviendront  pas;  voulez-vous  y  venir? 

—  Oh!  monsieur  le  Marquis,  vous  le  savez  bien. 

—  C'est  vrai,  mes  braves;  mais,  cette  fois,  j'ai  dû 
vous  montrer  le  danger.  Le  malheur  de  mademoiselle 
de  Yimar  intéresse  ses  parents  et  amis  seulement;  nul 
autre  que  Sa  Majesté  n'a  le  droit  de  réclamer  votre  sang. 
C'est  pour  le  roi  que  je  me  suis  donné  à  vous;  vous 
m'aimez  bien  ;  pas  un  d'entre  vous  n'eut  refusé  de  me 
suivre,  pour  moi-même,  mais,  avant  tout,  je  suis  le  chef 
d'un  corps  royaliste,  et  ne  puis  exposer  mes  soldats  que 
pour  le  bien  de  la  cause  royale. 

Prétendre  que  les  chouans  comprirent  parfaitement 
cette  distinction  serait  un  peu  hasardé  peut-être  :  tou- 
jours est-il  qu'ils  portèrent  religieusement  la  main  à 
leur  chapeau  au  nom  de  Sa  Majesté,  et  qu'ils  accueilli- 


142  SPART  ACUS 

rent  la  conclusion  avec  une  grave  et  silencieuse  défé- 
rence. 

—  Nous  irons  donc  seuls,  nous  cinq,  continua  le  Mar- 
quis; toi  Huber,  lu  prendras  ton  fusil... 

—  Tiens,  pardié  ! 

—  Silence!...  Tu  prendras  Ion  fusil.  Vous,  Jean,  Joson, 
Michel,  je  vous  donnerai  des  couteaux;  vous  n'aurez 
point  d'autre  arme. 

—  Oh!..,  firent  les  gars  étonnés.  Dame,  monsieur  le 
Marquis  après  ça,  si  c'est  votre  idée. 

—  La  réussite  de  mon  plan  exige  le  silence;  il  ne  faut 
pas  qu'il  y  ait  plus  d'un  coup  de  tiré...  Maintenant,  allez 
dormir  une  heure  ou  deux;  je  vous  éveillerai  quand  il 
sera  temps. 

Les  quatre  chouans  soulevèrent  en  silence  l'amas  de 
broussailles  qui  masquait  l'entrée  de  la  grotte;  leur  chef 
resta  seul  appuyé  au  tronc  rabougri  d'un  vieux  chêne 
qui  avait  essayé  de  croître,  privé  d'air  et  de  soleil,  au 
fond  d'un  précipice. 

Deux  heures  se  passèrent  avant  que  le  Marquis  chan- 
geât de  position.  Pendant  ce  long  espace  de  tp.mps,  son 
immobilité  fut  si  grande,  qu'on  aurait  pu  le  prendre 
pour  une  statue,  si  parfois  un  profond  et  pénible  sou- 
pir ne  fût  venu  soulever  sa  poitrine,  et  montrer  que, 
sous  ce  calme  apparent,  se  cachait  une  grande  agita- 
tion intérieure. 

11  était,  en  effet,  dans  un  moment  de  grave  irrésolu- 
tion. 

Sa  conduite  ultérieure,  ce  qu'il  devait  faire  pour  ser- 
vir le  plus  utilement  possible  la  cause  à  laquelle  il  s'é- 
tait si  franchement  dévoué,  c'était  là  le  sujet  de  ses  ré- 


SPART  AGUS  -143 

llexions  de  tous  les  jours;  mais,  cette  nuit,  la  captivité 
de  mademoiselle  de  Vimar  venait  encore  ajouter  à  ses 
incertitudes. 

Force  lui  était  de  s'avouer  l'insuffisance  de  sa  bande 
pour  tenir  désormais  les  Bleus  en  échec.  Le  nombre  des 
chouans  augmentait  chaque  jour,  il  est  vrai,  mais  ces 
nouveaux  ennemis  de  la  Convention  n'avaient  du 
chouan  que  le  nom  et  l'intrépidité. 

C'étaient  tantôt  des  hommes  isolés,  qui,  ruinés  ou 
traqués  parles  républicains,  leur  déclaraient  une  guerre 
à  mort,  et,  embusqués  dans  les  bruyères,  guettaient 
nuit  et  jour  leurs  victimes  ;  tantôt  de  petites  bandes  de 
dix,  quinze  ou  vingt  hommes  au  plus,  combattant  les 
Bleus,  mais  ne  reculant  guère  à  l'occasion  devant  le 
pillage  d'un  château  royaliste  ;  agissant,  du  reste  sans 
concert  aucun,  et  plus  disposés  à  se  détruire  les  uns  les 
autres  qu'à  se  prêter  un  mutuel  secours. 

Le  Marquis  savait  parfaitement  que,  pour  le  parti 
royaliste,  les  chances  de  succès  n'étaient  \)oint  alors  en 
Bretagne  ;  il  connaissait  les  progrès  extraordinaires  des 
généraux  vendéens;  le  général  deBonchamp,  avec  lequel 
il  entretenait  une  correspondance  intime,  le  pressait  de 
venir  joindre  son  corps.  Aussi,  la  veille  même,  avait-il 
résolu  de  tenter  un  dernier  eflbrt  sur  la  Gacilly,  et  de 
passer  ensuite  la  Loire  pour  rallier  l'armée  catholique. 

La  captivité  de  mademoiselle  de  Vimar  dérangeait 
tous  ses  plans. 

Les  Lepriol  de  Vimar,  vieille  noblesse  de  Josselin  et 
les  de  la  M...  (car  il  faut  bien  vous  avouer  que  le  bon 
général  me  racontait  sa  propre  histoire  en  ayant  soin 
de  ne  se  désigner  jamais  que  par  un  nom  de  guerre  «  Le 


144  SPARTAGUS 

Marquis  »  )  étaient  alliés  depuis  des  siècles.  Le  Marquis, 
après  avoir  vu  Anne  toute  petite  au  château  de  son 
père,  l'avait  retrouvée  jeune  fille  quand  il  était  revenu 
de  l'Emigration  en  pleine  Terreur  avec  le  dessein  ar- 
rêté de  tirer  l'épée  en  faveur  du  roi  prisonnier  au  tem- 
ple. 

Au  milieu  de  sa  vie  de  dangers  toujours  renais- 
sants, la  vue  continuelle  d'Anne,  son  exquise  beauté, 
la  tournure  exceptionnelle  de  son  esprit  audacieu sè- 
ment romanesque,  avaient  agi  sur  l'âme  du  Marquis. 
Insensiblement,  avant  qu'il  eût  songé  à  y  prendre 
garde,  il  avait  dû  s'avouer  qu'il  aimait  M^^°  de  Vimar. 

Dès  lors,  ce  sentiment  avait  jeté  des  racines  trop  pro- 
fondes pour  qu'on  pût  songer  à  le  combattre.  A  mesure 
que  son  amour  augmentait,  il  déplorait  davantage  la 
vie  aventureuse  d'A.nne,  l'oubli  où  elle  mettait  les 
douces  habitudes  de  son  sexe. 

Oubliant  les  premières  impressions  qui  avaient  agi 
sur  lui  si  vivement,  il  regardait  maintenant  comme  au- 
tant de  travers  cette  hardiesse  extraordinaire,  ce  cou- 
raec  tout  viril  qui,  bien  probablement,  avaient  été  les 
piemiers  appâts  où  s'était  pris  son  cœur.  11  maudissait 
d'autant  plus  ce  malencontreux  héroïsme,  qu'il  voyait 
en  lui  l'obstacle  le  moins  sérieux  sans  doute,  mais  le 
plus  insurmontable  à  sa  jonction  avec  M.  de  Bon- 
champ. 

Au  milieu  de  la  bande  du  trou  des  païens^  composée 
des  vassaux  du  Marquis  et  de  ceux  de  la  maison  de  Vi- 
mar, Anne  pouvait,  en  effet,  suivre  à  son  aise  sa  bizarre 
vocation.  Les  bons  chouans  de  Bretagne  l'admiraient, 
l'idolâtraient,  la  respectaient  à  l'égal  d'une  sainte  ;  mais 


I 


SPARTAGUS  145 

ailleurs,  dans  les  rangs  de  la  grande  armée  royale,  que 
deviendrait  la  pauvre  amazone? 

C'étaient  ces  pensées,  la  dernière  surtout,  malgré  sa 
faible  importance  relative,  qui  absorbaient  le  Marquis. 
Aux  reproches  de  sa  conscience,  il  avait  à  opposer  la 
captivité  d'Anne.  Pouvait-il  en  effet  la  laisser  entre  les 
mains  des  Bleus? 

Mais  d'un  autre  côté,  ce  malheur  serait-il  arrivé  s'il 
eût  fait  taire  sa  faiblesse  et  laissé,  pour  de  plus  nobles 
combats,  ces  inutiles  et  dangereuses  escarmouches  de 
Bretagne? 

Il  s'indignait  d'avoir  pu  mettre  en  balance  son  amour 
pour  une  enfant  et  le  service  de  Sa  Majesté  ;  il  avait 
honte  de  lui-même.  Puis,  tout  à  coup,  chose  étrange  ! 
honte  et  indignation  s'évanouissaient  comme  un  songe, 
pour  faire  place  à  la  rêveuse  et  mélancolique  tristesse 
de  l'amour  le  plus  pastoral,  quand  il  se  faisait  cette 
question,  tourmentéternel  de  quiconque  met  son  bonheur 
à  la  merci  d'une  femme  :  —  M'aime-t-elle? 

Sa  distraction,  favorisée  par  le  silence  et  la  solitude, 
menaçait  de  se  prolonger  encore,  lorsque,  fort  heureuse- 
ment pour  sa  maîtresse,  à  qui  sa  langoureuse  rêverie  était 
d'un  assez  mince  secours,  un  rayon  de  lune  se  frayant 
tout  à  coup  un  passage  à  travers  la  voûte  des  brous- 
sailles, vint  frapper  d'aplomb  son  visage.  Le  marquis 
tressaillit  à  cette  vue  ;  mais,  avant  qu'il  eût  le  temps  de 
faire  un  mouvement,  la  voûte  se  referma,  le  rayon  dis- 
parut, et  un  corps  pesant  tomba  au  fond  du  préci- 
pice. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  monsieur  le  Marquis,  dit  en 
même  temps  la  voix  d'Huber,  il  doit  être  bien   mort  ; 

13 


146  SPARTAGUS 

mais  voyez  voir  pourtant  si  c'est  un  effet  de  votre  bonté. 
Les  enragés  ont  la  vie  dure. 

Le  marquis  marcha  vivement  dans  l'obscurité  ;  au  se- 
cond pas  qu'il  fit,  son  pied  heurta  contre  un  cadavre. 

Huber  arrivait  en  ce  moment  au  fond  du  ravin. 

—  C'est  Mathurin  Gaignel,  dit-il  froidement,  sauf  res- 
pect, monsieur  le  Marquis. 

—  Et  pourquoi  l'avoir  tué,  malheureux? 

—  Dame!  c'était  un  pataud  \]Q  m'en  doutais  depuis 
hier,  et  je  l'avais  guetté  aujourd'hui  toute  la  journée  ; 
je  l'ai  trouvé  cette  nuit. 

—  Mais  qui  te  dit  qu'il  fût  un  traître  ? 

—  M'est  avis  que  vous  n'avez  pas  regardé  le  corps, 
sans  cela  vous  auriez  vu  briller  ses  boutons  d'étain.  Gai- 
gnel s'était  fait  Bleu,  sauf  respect,  monsieur  le  Marquis  ; 
il  est  en  uniforme. 

Le  Marquis  punissait  rigoureusement  les  meurtres  iso- 
lés qui  déshonorent  inutilement  un  parti  ;  mais  ici  la 
trahison  était  flagrante.  Ce  Caignel  était  un  déserteur, 
devenu  espion  et  Huber  avait  probablement  sauvé 
toute  la  bande  d'un  danger  imminent. 

Néanmoins  le  Marquis  prit  un  ton  sévère. 

—  Pourquoi  as-tu  quitté  le  camp  sans  ordre?  deman- 
da-t-il. 

—  Dame!  balbutia  le  gars  en  roulant  son  chapeau 
entre  ses  doigts  :  j'ai  quitté  le  camp  pour  guetter  Cai- 
gnel. 

—  Tu  seras  puni  ;  un  meurtrier  nocturne  n'est  pas 
digne  de  faire  partie  des  troupes  de  Sa  Majesté. 

—  Dame  !  monsieur  le  Marquis! 

Le  chouan  qui  venait  de  risquer  sa  vie  en  attaquant 


SPARTAGUS  147 

un  ennemi  nécessairement  sur  ses  gardes,  ne  trouva  que 
cette  exclamation  douloureuse  pour  repousser  le  repro- 
che peut-être  injuste  de  son  chef, 

—  Quoi!  la  nuit  est-elle  donc  si  avancée!  s'écria  ce 
dernier  qui  avait  poussé  le  ressort  de  sa  montre  ;  onze 
heures  et  demie!  Dieu  veuille  qu'il  ne  soit  pas  trop  tard! 

Il  entra  doucement  dans  la  grotte  avec  Huber,  et  ré- 
veilla ses  trois  autres  compagnons  d'expédition  qui  dor- 
maient côte  à  côte,  d'un  profond  et  bruyant  sommeil. 
Il  les  fit  entrer  dans  sa  case,  où  il  leur  distribua,  sui- 
vant sa  promesse,  des  couteaux  bien  affilés  :  puis  tous 
les  cinq  partirent  sans  bruit,  grimpant  le  long  des  bords 
du  ravin  pour  se  diriger  vers  la  Gacilly. 

Leur  marche  était  silencieuse,  bien  que  rapide  ;  les 
Bleus  envoyaient  souvent  des  espions  dans  les  bois,  té- 
moin le  transfuge  Caignel,  surpi'is  par  Huber  à  dix  pas 
du  trou  des  païens  ;  le  moindre  indice  pouvait  donner 
l'éveil. 

La  foret-Neuve  s'étend  jusqu'à  un  quart  de  lieue  de 
la  Gacilly.  Pendant  une  demi-heure,  nos  aventureux 
voyageurs,  couverts  par  le  dôme  de  verdure  qui  s'éle- 
vait au-dessus  de  leurs  têtes,  ne  s'aperçurent  pas  qu'un 
brouillard  compacte,  commençait  à  envelopper  la  plaine. 
Ce  fut  seulement  à  quelques  pas  de  la  lisière  que  le  mar- 
quis s'arrêta  en  disant  : 

—  Ce  brouillard  nous  fait  la  partie  belle  :  la  lune  s'est 
cachée  tout  -exprès  pour  nous.  Ecoutez  et  souvenez- 
vous...  Toi,  Huber,  tu  vas  nous  quitter  ici;  tu  pren- 
dras le  chemin  de  Garentoir  ;  tu  tourneras  la  Gacilly 
pour  arriver  par  derrière,  du  côté  de  la  caserne...  Ap- 
f)  roche. 


148  SPARTAGUS 

Le  Marquis  lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille  et  ajouta 
tout  haut  : 

—  ïu  m'entends  ;  il  n'est  pas  nécessaire  de  tuer  cet 
homme. 

—  Dame!  fît  Huber,  évidemment  désappointé  ;  ça  en 
ferait  tout  de  même  un  de  inoins. 

—  Tu  ne  le  tueras  pas...  va! 
Le  paysan  partit. 

—  Pour  nous,  mes  gars,  reprit  le  Marquis,  nous  avons 
autre  chose  à  faire.  Huber  est  intelligent  ;  grâce  à  lui, 
je  suis  sûr  de  parvenir  jusqu'à  M^^^  de  Vimar,  mais  ce 
n'est  pas  tout  :  il  faut  songer  au  retour.  Je  connais  le 
lieutenant  CoUot  ;  à  la  moindre  alerte,  il  envoie  des  pa- 
trouilles sur  la  lande.  Pourtant,  mes  gars.  M"**  Anne 
doit  être  sauvée. 

—  Ça,  c'est  sûr,  dirent  les  trois  paysans. 

—  S'il  ne  faut  que  se  mettre  en  avant  et  recevoir  les 
coups  à  sa  place,  ajouta  Jean  Balagui,  colosse  de  plus 
de  six  pieds,  dont  le  courage  et  surtout  la  force  éton- 
nante faisaient  bruit  dans  sa  bande  et  même  parmi  les 
Bleus  ;  je  dis  que  je  suis  là  moi,  Balagui. 

Le  Marquis  jeta  sur  les  membres  noueux  de  l'athlète 
un  regard  de  satisfaction. 

—  C'est  bien,  dit-il  ;  tu  protégeras  seul  M^^®  Anne 
pendant  la  retraite.  Es-tu  content? 

—  Je  suis  là,  moi,  Balagui!  répéta  seulement  le  gars 
en  redressant  son  torse  gigantesque. 

Le  marquis  continua  : 

—  A  la  première  alarme  tu  ôtes  tes  sabots,  tu  saisis 
dans  tes  bras  M^^*'  de  Yimar  et  tu  prends  la  fuite  sans 
faire  aucun  bruit,  sans  dire  une  parole...  Vous,  au  coUf 


SPARTAGUS  149 

traire,  continua  le  Marquis  en  s'adressant  aux  deux  au- 
tres vous  crierez  «  sauvons  la  demoiselle,  »  et  vous  détale- 
rez à  grand  fracas,  dans  la  direction  opposée  ;  il  faut 
qu'on  vous  poursuive...  Joson  et  toi,  Michel,  votre  tâ- 
che est  la  plus  dangereuse  ;  la  remplirez-vous? 

Les  deux  chouans  répondirent  oui  d'une  mêmevoix;  ce 
simple  mot  dans  leur  bouche  valait  pour  le  Marquis  le 
serment  le  plus  solennel. 

—  Dieu  nous  assiste!  dit-il  ;  en  route,  mes  gars,  faites- 
vous  petits  et  ne  soufflez  pas. 

Ils  s'engagèrent  sur  la  lande,  leur  marche  devint 
lente  :  les  plus  minutieuses  précautions  étaient  prises 
pour  éviter  le  bruit.  Ils  furent  ainsi  près  d'une  heure  à 
franchir  le  court  espace  qui  sépare  la  Forêt-Neuve  de 
l'Oust,  dont  le  courant  baigne  les  dernières  maisons  de 
la  Gacilly. 

Pour  éviter  le  pont,  sur  lequel  devait  se  trouver  une 
sentinelle,  la  rivière  fut  traversée  à  gué,  et  la  petite 
troupe  entra  dans  le  chemin  montant  et  pierreux  qui 
conduit  au  centre  de  la  ville  en  longeant  les  murs  du 
cimetière 

A  l'angle  de  ce  mur,  le  Marquis  fit  faire  halte  :  de 
cette  place,  il  pouvait  voir  la  prison  de  sa  jeune  cousine, 
et  le  corps  de  garde  qui  veillait  devant  la  porte  grillée. 

La  tâche  d'Huber  était  d'une  autre  nature,  à  ce  qu'il 
paraît.  Dès  qu'il  eut  fait  le  détour  convenu  et  qu'il  fut 
à  portée  des  avant-postes  républicains,  il  se  mit  à  faire 
grand  tapage  dans  le  fourré,  s'efforçant  d'imiter  la  mar- 
che de  plusieurs  hommes,  et  battant  les  buissons  à  la 
ronde  avec  le  canon  de  son  fusil. 

De  ce   côté,  les  taillis  touchent  la  ville  ;  le  chouan 

13* 


150  SPARTAGUS 

était  à  peine  éloigné  d'une  demi-portée,  lorsque  la  sen- 
tinelle cria  son  premier  qui  vive  ! 

Il  ne  répondit  rien  et  continua  tranquillement  son 
manège  en  avançant  toutefois  de  manière  à  tenir  un 
gros  arbre  qu'il  voyait  confusément  à  travers  le 
brouillard,  entre  lui  et  le  soldat  républicain. 

—  Qui  vive!  dit  encore  celui-ci. 

Le  chouan  put  Tentendre  armer  son  fusil. 

—  Ne  te  gêne  pas,  mon  bonhomme,  grommela-t-il  en 
redoublant  son  tapage. 

—  Qui  vive!  répéta  pour  la  troisième  fois  la  senti- 
nelle. 

—  Joue!feu!  s'écria  Huber  en  éclatant  de  rire. 

Au  même  instant,  il  sentit  le  vent  d'une  balle  qui  pas- 
sait en  sifflant  à  quelques  lignes  de  son  visage. 

—  Je  n'étais  pas  couvert,  donc!  dit-il  avec  sang-lroid. 
Allons!  ces  Bleus  du  démon  apprennent  à  viser,  c'est 
sûr. 

Puis,  arrondissant  deux  de  ses  doigts  qu'il  posa  entre 
ses  lèvres,  il  fil  retentir  les  fourrés  de  ce  sifflement  aigu, 
prolongé,  terrible  signal  bien  connu  dos  Bleus,  et  cria 
comme  un  acteur  à  la  cantonnade. 

—  Ohé  !  oh  !  les  gars  !  dévalez  ! 

Il  déchargea  son  fusil  en  l'air,  tout  en  continuant  à 
part  lui  : 

•  —  Si  on  peut  perdre  comme  ça  une  balle  et  un  coup 
de  poudre  à  cinquante  pas  d'un  pataud!...  Suffit!  mon- 
sieur le  Marquis  a  des  drôles  d'idées,  mais  il  ne  plai^ 
santé  pas. 

Huber  ne  s'était  joint  que  depuis  peu  à  la  bande  du 
trou  des  païens.  Auparavant  il  faisait  la  guerre  en  ama- 


SPART AGUS  .   i5! 

teur  pour  son  propre  compte.  C'était  alors  un  de  ces 
chouans  isolés  qui  harcelaient  sans  cesse  les  Bleus  et 
leur  faisaient  plus  de  mal  que  les  bandes  organi- 
sées. 

En  ce  temps-là,  Huber  se  retirait  les  nuits  dans  son 
ancienne  maison,  où  sa  femme  avait  été  massacrée  par 
les  républicains  dès  le  commencement  de  la  guerre.  Un 
jour,  ceux-ci  mirent  le  feu  à  la  (*,abane,  et  le  chouan, 
ajoutant  un  nouveau  serment  de  vengeance  à  tous  ceux 
amassés  dans  son  cœur,  prit  son  mobilier,  c'est-à-dire 
sa  gourde  et  sa  canardière,  et  vint  se  mêler  à  la  bande  du 
Marquis.  Pendant  qu'il  travaillait  seul,  il  avait  contrac- 
té la  mauvaise  habitude  de  faire  la  guerre  aux  hommes 
comme  on  chasse  les  loups.  Ce  n'était  pas  la  méthode 
du  Marquis,  à  ce  que  disait,  du  moins,  le  brave  géné- 
ral de  la  M...  ;  néanmoins,  on  gardait  Iluber  au  7Vom 
des  païens,  à  cause  de  son  intelligent  dévouement  et  de 
l'imperturbable  sang-froid  qu'il  déployait  dans  les 
plus  terribles  dangers. 

Huber  était  généralement  taciturne  au  milieu  de  ses 
camarades  ;  mais  dès  qu'il  se  retrouvait  seul  il  causait  : 
c'était  là  un  autre  résultat  de  son  long  isolement. 

En  toutes  rencontres,  même  les'^plus  périlleuses,  il  se 
complaisait  en  d'interminables  monologues,  sans  que  le 
fracas  de  la  fusillade  pût  le  déterminer  à  manger  une 
syllabe. 

La  sentinelle  avait  crié  aux  armes,  mais  ce  cri  était 
superflu  ;  les  deux  coups  de  feu  avaient  éveillé  la  garni- 
son ;  quelques  minutes  après,  tous  les  Bleus  en  armes, 
se  précipitaient  sur  le  lieu  de  l'attaque  présu- 
mée. 


152  SPARTAGUS 

Devant  la  prison,  un  poste  de  dix  soldats  veillait 
toutes  les  nuits.  Ces  hommes,  que  l'alerte  trouva  debout, 
furent  les  premiers  à  se  porter  en  avant  ;  la  prison  resta 
sans  défense.  Le  marquis  n'attendait  que  ce  moment  ; 
il  s'élança  aussitôt,  suivi  de  ses  trois  compagnons. 


IV 


Lorsqu'elle  s'était  vue  prisonnière,  M"*^  de  Yimar  avait 
été  atterrée  d'abord,  et,  certes,  il  y  avait  de  quoi  ;  dans 
ces  guerres  d'extermination,  l'habitude  n'était  pas  de 
faire  quartier. 

Mais  bientôt  le  naturel  intrépidement  orgueilleux  de 
la  jeune  fille  avait  pris  le  dessus.  Ce  fut  d'un  pas  ferme 
et  la  tète  haute  qu'elle  suivit  le  détachement  dans  sa 
marche  sur  la  Gacilly. 

Pendant  que  les  conscrits  continuaient  leur  route, 
grognons  et  las  comme  devant,  les  deux  officiers  consi- 
déraient avec  surprise  la  frêle  et  délicate  beauté  du  pri- 
sonnier. 

Plusieurs  fois  le  lieutenant  fut  sur  le  point  de  deviner 
la  vérité  ;  mais  le  pas  leste  et  l'allure  déterminée  du 
jeune  chouan  le  rejetaient  dans  son  incertitude.  Le  ca- 
pitaine rompit  le  premier  le  silence. 

—  Ce  sont  des  diables,  citoyen  lieutenant  !  dit-il  ;  ce 
sont  de  véritables  diables  !  Qui  pourrait  jamais  penser 
qu'un  enfant,  car  c'est  un  enfant,  et  même  un  bien  joli 


t54  SPART  AGUS 

enfant,  n'est-ce  pas,  citoyen?  est  déjà  si  avancé  dans  lo 
mai!  Coquin  de  pays!  Lieutenant,  vous  n'êtes  pas 
blessé,  j'espère? 

Le  lieutenant  ôta  son  chapeau  et  montra  le  trou  de  la 
balle. 

—  Peu  s'en  est  fallu,  comme  vous  voyez,  citoyen  ca- 
pitaine, dit-il.  Le  jeune  homme  tire  bien  ;  je  voudrais 
en  dire  autant  de  nos  soldats,  dont  les  cinquante  fusils 
ont  fait  du  bruit  et  de  la  fumée  :  voilà  tout.  Mauvais 
outils  !  les  homnies,  s'entend. 

Le  capitaine  approuva  du  geste,  et,  redoutant  une 
tirade  militaire,  il  se  hâta  d'ajouter  : 

—  Quand  je  vous  disais,  moi,  que  les  brigands  sor- 
tent de  terre  dans  cette  contrée  infernale  !  Vive  la  Ré- 
publi(jue,  citoyen  !  ah  !  Sapristi,  vive  la  République  ! 
mais  on  pourrait  la  servir  plus  agréablement.  Sommes- 
nous  bien  loin  encore  du  souper? 

—  Quel  est  donc  cet  homme?  se  demandait  CoUot  en 
fronçant  le  sourcil  ;  où  a-t-il  fait  la  guerre?  La  Con- 
vention, il  faut  le  dire,  nous  envoie  de  singuliers  sol- 
dats! 

—  En  attendant,  reprit  Spartacus  d'un  air  qu'il  vou- 
lait rendre  narquois,  je  vais  tâcher  de  circonvenir  ce 
jeune  ci-devant.  Fiez-vous  à  moi  ;  le  drôle  sera  bien  fin 
si  je  n'en  tire  pas  quelques  renseignements  précieux  sur 
les  dispositions  de  l'ennemi.  Vous  allez  voir  ! 

Il  ralentit  le  pas  pour  laisser  approcher  le  prisonnier 
et  commença  : 

—  Citoyen  rebelle  !... 

A  cette  burlesque  apostrophe,  Anne  le  regarda  en 
fermant  l'œil  à  demi  ;  son  visage  avait  ainsi  une  exprès- 


SPARTACUS  155 

sion  de  moquerie  telle,  que  le  rusé  diplomate  ne  put 
achever  sa  phrase. 

Il  resta  la  bouche  ouverte,  piteux  et  entièrement  dé- 
contenancé ;  mais  notre  amazone  vint  elle-même  à  son 
secours.  Voyant  devant  elle  une  de  ces  débonnaires  et 
paisibles  physionomies  dont  le  cachet  est  partout  bien 
connu,  elle  dit  avec  douceur  : 

—  Eh  bien,  monsieur  le  capitaine,  vous  disiez,  je 
crois  :  Citoyen  rebelle?  Pardon,  si  je  vous  ai  regardé 
d'un  air  un  peu  surpris.  Ces  deux  titres  ne  m'appar- 
tiennent pas,  il  m'était  permis  de  douter  qu'ils  me  fus- 
sent adressés.  Citoyen?  û  donc  \  Pour  rebelle,  Dieu  sait 
monsieur  le  capitaine,  auquel  de  nous  deux  cette  quali- 
fication peut  convenir. 

—  Jeune  homme,  reprit  alors  Spartacus,  honteux  du 
malheureux  succès  de  son  début,  peu  m'importe  le  nom 
que  vous  voulez  prendre.  Je  vous  appellerai  comme  il 
vous  plaira,  désirant  user  de  clémence  envers  vous. 

—  Merci.  Vous  venez  de  me  nommer,  jeune  homme  ; 
continuez,  je  vous  prie  ;  le  titre  est  large,  et  ce  s{  rait 
un  grand  hasard  s'il  ne  pouvait  me  convenir. 

—  Eh  bien  !  jeune  homme,  c'est  cela  !  s'écria  le  capi- 
taine en  reprenant  son  astucieux  sourire.  Causons  un 
peu,  voulez-vous?...  Il  fait  une  chaleur... 

—  Etouffante,  monsieur. 

—  Etouffante  !  C'est  le  mot...  Jeune  homme,  vous 
vous  exprimez  très-bien.  Vous  avez  reçu,  j'en  suis  sûr, 
une  éducation  recommandable...  Comme  la  mienne,  du 
reste. 

—  Mais,  monsieur  le  capitaine... 

—  Oh!  voyez-vous,  je  m'y  connais...  Et,  dites-moi, 


156  SPARTAGUS 

celui  que  vous  nommez    le    Marquis...   Vous    savez, 
hein  ? 

—  Oui...  Eh  bien? 

—  Pourrait-on  connaître  son  adresse  ? 

—  Son  adresse  I  répéta  le  prisonnier  étonné. 

—  N'ayez  pas  peur  ;  c'est  dans  son  intérêt...  Où  ioge- 
t-il,  ce  vertueux  citoyen  ? 

—  Pas  plus  citoyen  que  moi,  capitaine. 

—  J'entends  bien!...  Où  loge-t-il,  ce  chevaleresque 
défenseur  d'idées  et  de  principes  un  peu  moisis,  peut- 
être,  mais  qui  ont  eu  leur  bon  temps?  moi,  d'abord,  je 
n'ai  pas  de  préjugés  :  un  marquis  peut  valoir  un  Save- 
tier... dites-moi  où  il  loge. 

—  Vous  voudriez  le  voir,  peut-être  ? 

—  C'est  le  mot!  Le  voir...  Une  simple  visite  d'amitié. 

—  Capitaine,  rien  n'est  plus  facile  ;  je  suis  convaincu 
que  lui-même  sera  très-flatté  de  faire  votre  connais- 
sance. 

—  En  vérité  !...  bien  honnête...  Mais  son  domicile 
est-il  bien  gardé  ? 

Une  idée  bouffonne  traversa  l'esprit  de  la  jeune  fille  ; 
le  capitaine  méritait  une  punition  pour  ce  rôle  de  traî- 
tre, qu'il  jouait  fort  mal  à  la  vérité,  mais  qu'il  jouait  de 
tout  son  cœur. 

—  Vous  voulez  dire  son  palais!  rectifia-t-elle  avec 
emphase. 

—  Son  palais,  c'est  le  mot,  commençait  l'accommo- 
dant Spartacus,  son  palais  doit  être  gardé... 

11  fut  interrompu  par  le  prisonnier,  qui  reprit  sévè- 
rement : 

—  Je  ne  puis  répondre  à  votre  question,    monsieur. 


8PARTAGUS  ^  157 

Qui  peut  se  vanter  de  connaître  les  créatures  qui  veillent 
au  seuil  de  ce  palais?  Le  Marquis  est  un  être  très-puis- 
sant, un  être  redeutable.  Si  je  vous  disais...  mais  vous 
ne  me  croiriez  pas. 

—  Dites  toujours,  jeune  homme,  s'écria  le  capitaine 
avec  une  curiosité  d'enfant. 

—  J'ai  entendu,  reprit  Anne  mystérieusement,  des 
gens  graves  et  bien  informés  raconter  des  choses  extra- 
ordinaires... surnaturelles! 

—  En  vérité  ? 

—  Les  balles  des  mousquets  rebondissent  sur  sa  poi- 
trine, les  poignards  s'émoussent  sur  ses  flancs... 

—  Par  exemple  !  Les  poignards  ! 

—  Chut  !  l'air  que  nous  respirons  esta  ses  ordres,  et 
lui  redira  nos  paroles.  Ecoutez!  ce  vent  qui  passe,  c'esl 
lui  peut-être... 

Le  capitaine  essaya  de  sourire. 

—  Moi  qui  vous  parle,  reprit  encore  Anne,  je  l'ai  vu 
une  fois.  C'était  pendant  une  longue  nuit  d'hiver...  son 
front  rayonnait  d'une  lueur  pâle,  blafarde  comme  la 
lueur  d'un  feu  follet  des  tombeaux.  Que  ce  soit  une  au- 
réole divine  ou  la  couronne  fatale  des  maudits,  nul  ne 
peut  le  dire.  Ce  que  chacun  sait,  c'est  qu'il  n'est 
pas  né  d'une  femme...  Le  Marquis  n'est  point  un 
homme  î 

A  mesure  qu'elle  avançait  dans  sa  description  fantas- 
tique, M'^*^  de  Vimar  devenait  plus  mystérieuse  et  plus 
solennelle  ;  les  derniers  mots  furent  dits  avec  toule 
l'emphase  désirable.  Le  capitaine  fit  un  soubresaut  en 
répétant  : 

. —  Point  un  homme...  drôle  de  pays! 


158  SPARTAGUS 

Il  était  un  peu  pâle  et  ouvrait  déjà  de  grands  yeux 
effarés. 

—  Ah  ça,  mais,  demanda-t-ft  tout  bas,  qu'est-il 
donc,  alors  ? 

—  Je  ne  sais  ;  ne  m'en  demandez  pas  davantage, 
monsieur.  Hélas!  pour  votre  repos,  peut-être,  vous  en 
ai-je  déjà  trop  dit. 

—  Gomment,  comment.  Jeune  homme!  s'écria  Spar- 
tacus,  sérieusement  inquiété  ;  qu'entendez-vous  par  ces 
paroles  ? 

—  Chut! 

—  Mais...  permettez... 

—  Rien!  Parlons  d'autre  chose,  je  vous  supplie... 
Vous  avez  l'air  bien  las,  capitaine  ? 

—  C'est  soif  que  j'ai  surtout,  une  soif  de  bœuf!... 
Mais,  dites-moi  donc  un  peu,  jeune  homme,  c'est  une 
chose  incroyable  !...  On  nous  racontait  bien  des  histoires, 
là-bas  à  Paris...  Mais  ceci  est  plus  fort,  beaucoup  plus 
fort  !  Peste  !  des  balles  qui  s'émoussent  !  La  Convention 
devrait  bien  décréter  quelque  chose...  Des  poignards 
qui  rebondissent  !  C'est  inimaginable  et  contraire  à  la 
raison  ! 

—  Silence,  monsieur,  dit  en  ce  moment  Anne,  que  le 
capitaine  n'amusait  plus.  Poursuivre  ce  sujet  brûlant, 
c'est  risquer  votre  vie! 

Le  pauvre  homme  n'osa  pas  insister  davantage. 

—  C'est  inimaginable!  répétait-il  en  rejoignant  son 
lieutenant  ;  ce  jeune  homme  est  fort  gentil  et  il  n'avait 
pas  l'air  de  se  moquer  de  moi.  Je  sais  bien  que  je  risque 
ma  vie,  parbleu  !  mais  en  dehors  môme  des  périls  de  la 
guerre,  que  vais-je  devenir  dans  ce  pays  de  diables  et 


SPARTAGUS  159 

de  brigands?  Hélas!  pourquoi  ai-je  cédé  mon  fonds  de 
commerce,  pourquoi? 

Une  fois  arrivée  à  Gacilly,  Anne,  enfermée  dans  sa 
prison,  dépouilla  tout  à  coup  ce  masque  d'assurance  et 
de  gaieté  railleuse  qu'elle  s'était  imposé  pendant  la 
route.  Ce  n'était  plus  le  .jeune  homme  à  la  mine  hau- 
taine et  railleuse,  abusant  sans  vergogne  ni  pitié  de  la 
simplicité  parisienne  de  l'excellent  Spartacus. 

Sûre  d'être  seule  et  ne  craignant  plus  le  regard  inso- 
lemment curieux  du  vainqueur,  M^^"  de  Yimar  laissa 
tomber  sa  tête  entre  ses  mains  et  resta  quelques  mi- 
nutes comme  anéantie.  Quand  elle  la  releva,  ses  grands 
yeux  étaient  inondés  de  larmes  ;  le  guerrier  était  rede- 
venu jeune  fille. 

Et  certes  elle  était  plus  belle  ainsi  :  son  regard  hu- 
mide avait  gagné  en  douceur  ce  qu'il  pouvait  avoir 
perdu  de  hardiesse  et  de  fierté  ;  l'ensemble  de  sa  phy- 
sionomie, rendu  au  caractère  de  son  sexe,  avait  repris 
cette  modestie,  charme  immense,  charme  nécessaire 
de  la  femme,  qui  se  fait,  en  le  dépouillant,  un  être 
incomplet,  sans  nom,  privé  à  la  fois  de  la  puissance 
d'un  sexe  et  de  la  grâce  de  l'autre. 

Anne  essuya  ses  larmes  d'un  air  découragé  ;  son  re- 
gard fit  lentement  le  tour  de  la  prison.  C'était  une 
chambre  triangulaire,  formée  de  la  moitié  d'une  grande 
salle  carrée.  La  cloison  avait  élé  placée  diagonalement, 
afin  que  la  porte  située  à  l'un  des  angles  pût  servir  à 
deux  cellules  à  la  fois. 

L'escabelle  du  prisonnier  était  adossée  à  la  cloison  ; 
son  œil  se  perdait  dans  les  demi-ténèbres  de  l'angle  qui 
lui  faisait  face. 


16Ô  SPARTACUS 

Dans  cet  angle,  à  quelques  pieds  du  sol,  était  suspen- 
due une  sorte  de  pancarte  ornée  d'une  vignette  en  cou- 
leur rouge  représentant  un  bonnet  phrygien,  au  bout 
d'une  pique.  Sous  la  vignette,  Anne  put  lire,  quand  son 
œil  fut  habitué  à  la  clarté  douteuse  de  la  prison,  les 
trois  mots  sacramentels  de  la  devise  républicaine,  «  qui 
mentent  comme  trois  laquais,  »  disait  le  général  de 
la  M... 

Liberté^  Égalité,  Fraternité. 

Et  au-dessus  encore  : 

//  faut  du  sang  pour  régénérer  la  République.  —  Tout 
agent  de  la  contre-révolution  doit  être  jugé  et  fusillé  dans 
les  vingt-quatre  heures. 

A  la  vue  de  cette  menace  brutale,  qui  lui  disait  son 
sort  du  lendemain,  Anne  se  prit  à  sourire  amèrement  ; 
un  éclair  d'intrépidité  brilla  dans  son  œil,  redevenu 
plus  hautain  que  jamais.  Ses  larmes  étaient  séchées 
pour  longtemps  ;  l'écriteau  l'avait  consolée. 

Très-probablement,  ce  fut  la  première  et  la  dernière 
fois  qu'il  produisit  cet  effet. 

Lorsque  M"*'  de  Vimar  avait  cédé  un  instant  à  sa  fai- 
blesse originelle,  ce  n'était  pas  la  crainte,  mais  un  sen- 
timent plus  féminin  encore,  la  vanité,  qui  avait  fait 
couler  ses  larmes. 

Anne  était  réellement  courageuse  ;  du  moins,  elle  avait 
cet  impétueux  mépris  du  péril,  irréfléchi,  nerveux  pour 
ainsi  dire,  qui,  chez  les  hommes,  produit  les  mauvaises 
télés  souvent  et  parfois  les  héros  ;  en  aucun  cas,  elle 
n'eût  craint  la  mort  ;  mais  ici  surtout  elle  savait  que  le 


SPARTACUS  1^ 

danger,  si  terrible  en  apparence,  s'amoindrissait  dans 
la  réalité. 

Son  frère  et  le  Marquis,  en  ce  moment  même  sans 
doute,  préparaient  tout  pour  sa  délivrance  ;  le  lende- 
main ne  devait  pas  la  retrouver  dans  ce  cachot;  elle 
croyait  en  être  sûre. 

Mais  toute  belle,  dit  un  galant  proverbe,  a  le  droit 
d'être  capricieuse.  Notre  jeune  amazone  usait  largement 
de  ce  droit. 

La  veille  encore,  interrogeant  sa  conscience,  elle 
s'était  avoué  que  le  Marquis  occupait  dans  son  cœur 
une  bien  grande  place  ;  elle  ne  s'était  pas  dit:  Je  l'aime, 
elle  n'en  savait  rien  ;  mais,  à  part  cela,  elle  avait  été 
franche,  avec  elle-même. 

Tout  cet  instinct  de  coquetterie  qui  la  prenait  à  l'as- 
pect du  Marquis,  ce  désir  immodéré  de  briller  à  ses 
yeux,  de  paraître  pour  lui,  pour  lui  seul,  belle,  bonne 
spirituelle  ;  cette  envie  de  plaire,  en  un  mot,  elle  ne  se 
l'était  point  dissimulée.  Bien  plus,  quant  à  son  tour, 
était  venue  cette  question  : 

—  Pourquoi  ai-je  abandonné  mes  habitudes -de  jeune 
fille?  Pourquoi  me  suis-je  déguisée  en  homme  de 
guerre,  moi  qui  tremblais  jadis  au  seul  bruit  du  fusil  de 
chasse  d'Edouard?  Était-ce  un  besoin,  un  instinct  irré- 
sistible de  courage  et  de  dévouement  ?  Était-ce  une  vo- 
cation?... 

Elle  avait  eu  la  bonne  foi  de  convenir  que  toutes  ces 
choses,  courage,  dévouement,  etc.,  existaient  en  elle, 
mih  n'eussent  point  suffi  à  lui  faire  perdre  ce  qu'elle 
nommait  à  présent  les  préjugés  de  son  sexe. 


162  SPARTAGUS 

Non.  Elle  avait  voulu  suivre  Edouard,  le  plus  chéri 
des  frères  et  ne  point  se  séparer  du  Marquis. 

Et  pourtant  ces  larmes  qu'elle  avait  répandues,  ces 
larmes  auxquelles  nous  avons  consacré  un  sentimental 
paragraphe,  étaient  tout  simplement  des  larmes  de 
dépit  ! 

En  prenant  les  habits  d'un  homme,  elle  en  avait 
endossé  la  susceptibilité  :  M.  le  chevalier  de  Yimarne 
pouvait  supporter  l'idée  d'une  délivrance,  que  devait 
accompagner  une  série  de  reproches  mérités,  affec- 
tueux, mais  humiliants  par  cela  même;  elle  avait 
pleuré,  parce  que  le  Marquis  allait  être  en  droit  de  lui 
dire  : 

—  Anne,  reprenez,  croyez-moi,  votre  robe  de  mous- 
seline blanche  qui  vous  sied  si  bien  ;  votre  chapeau  de 
paille  qui  vous  rend  si  jolie,  v^ous  êtes  trop  étourdie 
pour  être  soldat,  monsieur  le  chevalier  ;  trop  belle,  trop 
aimée  surtout  pour  approcher  les  Bleus  de  si  près,  ma 
chère  cousine. 

Or,  si  elle  n'était  pas  bien  sûre  d'aimer  le  Marquis, 
Anne  savait  du  moins  que  le  Marquis  l'aimait.  Malheur 
donc  à  lui  s'il  s'avisait  de  vouloir  abuser  de  l'avantage 
apparent  que  lui  donnerait  la  délivrance  du  jeune  vo- 
lontaire! M"*' de  Yimar  ne  devait  point  lui  pardonner 
cela. 

Dans  cette  disposition  d'esprit,  ki  vue  de  la  menace 
muette  griffonnée  sur  la  pancarte,  et  destinée  sans 
doute  à  reposer  les  yeux  des  prisonniers  de  la  Républi- 
que, fit  diversion,  fort  heureusement  pour  le  Marquis, 
à  des  pensées  d'orgueil  qui  lui  devenaient  de  plus  en 
plus  hostiles. 


SPARTAGUS  163 

L'aversion  d'Anne  pour  ces  odieuses  couleurs  qui 
avaient  paré  l'échafaud  de  son  père  —  M.  de  Yimar 
avait  été  guillotiné  à  Vannes,  —  se  réveilla  si  puissante 
à  cet  aspect,  que  tout  autre  sentiment  dut  lui  faire 
place.  Elle  se  leva  tremblante  de  colère,  et  parcourut 
la  chambre  à  grands  pas. 

La  nuit  commençait  seulement  alors;  la  jeune  fille, 
fortement  préoccupée,  ne  s'aperçut  point  du  passage 
des  heures.  Lorsque  minuit  sonna  à  l'église,  ci-devant 
paroissiale,  elle  marchait  encore,  roulant  dans  sa  tête 
des  projets  de  vengeance  et  de  combats,  dans  lesquels 
involontairement,  elle  se  plaçait  toujours  entre  Edouard 
et  le  Marquis,  veillant  sur  deux  existences  également 
chères... 

Vers  une  heure  du  matin,  elle  fut  tirée  de  sa  rêverie 
par  deux  coups  de  feu  qui  retentirent  presque  en  même 
temps  au  dehors. 

Quelques  secondes  après,  on  frappait  violemment  à  la 
porte  extérieure  de  la  prison. 

C'étaient  le  Marquis  et  les  trois  chouans  qui  profitaient 
de  l'alerte  donnée  au  corps  de  garde. 

—  On  y  va!  on  y  va!  répondit  à  l'intérieur  une  voix 
grondeuse  et  endormie. 

Les  coups  redoublèrent;  le  dormeur  ne  s'en  pressait 
pas  davantage. 

—  La,  la,  grommelait-il;  la  porte  est  bonne,  vous  ne 
la  casserez  pas.  J'ai  entendu  des  coups  de  fusil  tout 
comme  vous.  Faillis  chiens  que  vous  êtes!  ajouta-t-il 
tout  bas,  —  que  voulez-vous  que  j'y  fasse?  Les  gars  ar- 
rivent, voilà...  donnez-moi  la  paix.  Tant  mieux! 

Le  Marquis  laissa  échapper  une  énergique  exclamation 


164  8PARTAGU8 

peu  en  rapport  avec  l'urbanité  habituelle  de  ses  manières, 
Mettant  deux  doigts  dans  sa  bouche,  il  fit  entendre  un 
sifflement  semblable  à  celui  d'Huber,  quoique  moins 
bruyant,  et  frappa  de  nouveau  en  criant: 

—  Yvon  ! 

—  Saint  bon  Dieu!  dit  la  voix,  qui  de  grondeuse  de- 
vint tout  à  coup  inquiète,  c'est  lui  pour  sûr...  Qui  est  là? 

• —  Moi,  dit  le  Marquis  avec  impatience;  ouvre! 

—  Qui  ça,  vous? 

—  Tu  le  sais  bien  ;  ouvre  !  te  dis- je. 

—  Plus  souvent  que  j'ouvrirai  sans  le  mot  d'ordre,  di- 
tes le  ou  passez  votre  chemin. 

—  Yvon,  mon  ami,  c'est  le  Marquis...  J'ai  oublié  le 
mot  d'ordre. 

—  Tant  pis!  Aussi  bien,  je  n'ai  personne  en  prison 
qu'un  petit  gars  de  deux  sous  qui  ne  vaut  pas  la  peine 
qu'on  en  parle.  Vous  ne  viendriez  pas  tout  exprès  pour 
délivrer  ce  freluquet  là  ! 

Le  temps  passait;  le  Marquis  se  sentait  pris  d'un  véri- 
table désespoir. 

—  Au  nom  de  Dieu!  s'écria- t-il,  ne  me  reconnais-tu 
pas? 

—  Si  fait,  bien  !  mais  quelque  malin  esprit  peut  avoir 
pris  votre  voix;  je  veux  le  mot...  Cherchez  voir,  not'maî- 
tre;  il  y  a  dedans  du  gibier... .et  le  reste. 

Ces  mots  rappelèrent  au  Marquis  le  signal  oublié,  q^uit- 
tant  le  ton  de  la  prière  il  dit  avec  autorité  : 

—  Ouvre,  au  nom  du  roi!   «  Gibet!  » 

—  «  Gibier  »  dit  en  ouvrant  un  bon  gros  paysan,  à  la 
bonne  heure!  Quand  on  l'a  pris  au  piège,  il  n'est  pas 


St>ARTÀGtJS  "  iU 

encore  sur  la  table...  on  vous   salue-bien,  monsieur  le 
Marquis!  Qui  vous  attire  à  cette  heure? 

—  Tu  as  un  prisonnier?  demanda  vivement  le  Marquis. 

—  Un  failli  gars  je  vous  dis,  un... 

—  Amène-le  ici  sur-le-champ. 

Le  paysan  recula  et  baissa  la  tête. 

—  Ça  ne  se  peut  pas,  dit-il.  Saint  bon  Dieu  !  être  fu- 
sillé pour  un  marmot  comme  ça...  ça  ne  serait  pas  juste, 
monsieur  le  Marquis. 

Celui-ci  fît  un  geste  d'impatience;  le  paysan  conti- 
nua: 

—  Not'maitre,  pas  plus  tard  que  demain,  mon  affaire 
sera  faite  si  le  garçon  s'en  va.  On  m'a  déjà  soupçonné 
pour  Huber;  Huber,  encore  passe,  mais  celui-ci?... 

—  Celui-ci  est  ta  jeune  maîtresse,  Yvon,  M"''  de  Vi- 
mar! 

Le  gars  tressaillit  de  la  tête  aux  pieds. 

—  Saint  bon  Dieu!  dit-il  la  jeune  demoiselle!  Ah! 
Saint  bon  Dieu  !  Saint  bon  Dieu  ! 

Et,  sans  pouvoir  ajouter  une  parole,  il  enjamba  rapi- 
dement l'escalier. 

Yvon  était  un  ancien  serviteur  de  la  maison  deVimar. 
Quelque  temps  il  avait  fait  partie  de  la  bande  du  7Vou  des 
païens,  et  le  Marquis  reconnaissant  en  lui  un  dévouement 
à  toute  épreuve,  l'avait  chargé  d'une  mission  aussi  péni- 
ble que  dangereuse:  Yvon  avait  dû,  lorsque  les  Bleus  oc- 
cupèrent définitivement  le  Gacilly,  s'établir,  lui  aussi, 
dans  la  ville,  feindre  un  attachement  sans  bornes  à  la 
République,  et  se  proposer  pour  geôlier  à  ces  faillis 
chiens  de  buveurs  de  sang,  comme  il  appelait  les  soldais 
de  la  Convention. 


166  SPARTACUS 

Le  chouan  ne  manquait  pas  d'adresse;  malgré  son 
extérieur  épais,  il  joua  son  rôle  au  naturel  et  réussit 
complètement. 

Déjà  plusieurs  fois,  grâce  à  lui,  des  captifs,  et  notam- 
ment notre  connaissance  Jean  Huber,  étaient  parvenus 
à  s'évader:  mais,  depuis  la  fuite  de  ce  dernier  des  soup- 
çons étaient  venus  à  Gollot,  sur  la  fidélité  de  son  geô- 
lier. 

Uu  jour,  il  l'avait  mandé  près  de  lui,  et  lui  avait  pro- 
rais de  le  faire  fusiller  à  la  prochaine  évasion, 

Gollot  ne  menaçait  jamais  en  vain  ;  le  gars  se  tint  pour 
averti. 

Mais  que  lui  importait  maintenant  cette  menace? 
Anne,  la  demoiselle  de  feu  M.  le  comte,  Anne  qu'ilavait  vu 
naître,  qu'il  avait  si  souvent  bercée  sur  ses  genoux,  sa 
petite  demoiselle  à  lui,  qu'il  aimait  avec  toute  la  ferveur 
de  cet  attachement  que  le  paysan  breton  conserve  jus- 
qu'au dernier  soupir  pour  l'enfant  d'un  bon  maître, 

Anne  était  prisonnière!  sa  vie  étail  menacée,  Yvon 
pouvait-il  songer  à  autre  chose? 

Il  ouvrit  précipitamment  la  porte  et  s'élançant  dans  la 
prison,  il  tourna  vers  W^""  de  Yimar  l'œil  de  sa  lanterne, 
et  la  contempla  en  silence. 

La  jeune  fille  n'avait  pris  ses  habits  d'homme  que  de- 
puis le  départ  d'Yvon  ;  aussi  fit-il  d'abord  éclater  sa  sur- 
prise, 

—  G'est-il  bien  possible  !  dit-il  en  se  frottant  les  yeux  ; 
notre  demoiselle  avec  les  habits  d'un  jeune  monsieur! 
Bonsoir,  tout  de  même,  mademoiselle  Anne!  me  voilà... 
Yvon...  Yous  ne  me  reconnaissez  plus,  donc...  Yvon 
de  la  ferme  des  Cormiers  ? 


SPART  ACUS  167 

Anne  s'était  assise  sur  son  escabelie  dans  une  attitude 
digne  et  résignée. 

Quand  elle  avait  entendu  frapper  avec  violence,  puis 
monter  précipitamment,  elle  avait  cru  la  tentative  du 
Marquis  manquée  ;  son  imagination  avait  travaillé  ;  bref 
elle  s'attendait  à  voir  dans  le  nouvel  arrivant  un  bour- 
reau chargé  de  la  dépêcher  à  petit  bruit.  Aux  derniers 
mots  d'Yvon,  elle  le  reconnut  enfin,  et,  se  levant  avec 
vivacité,  elle  dit  au  lieu  de  lui  répondre: 

—  Le  Marquis?  as-tu  des  nouvelles  du  Marquis?  Et 
mon  frère,  mon  frère  d'abord!...  Où  sont-ils? 

—  Saint  bon  Dieu!  comme  elle  a  grandi!  murmurait 
Yvon;  c'est  tout  le  portrait  de  défunte  notre  bonne 
dame. 

—  Mais,  réponds-moi  donc! 

—  Vous  a-t-elle  de  l'air  comme  ça!  continuait  le 
paysan,  plongé  dans  une  véritable  extase  ;  si  on  ne  dirait 
pas  M.  le  comte!...  Ne  vous  fâchez  pas,  notre  demoi- 
selle; M.  le  Marquis  est  en  bas  qui  vous  attend.  Venez 
vite. 

—  Et  mon  frère?  dit  Anne  avec  inquiétude. 

—  Je  n'ai  pas  vu  M.  le  comte,  répondit  Yvon. 

Le  Marquis  était  donc  seul.  Il  venait  s'imposer  à  elle 
comme  unique  libérateur;  Edouard  n'était  pas  même  là 
pour  partager  le  danger  et  prendre  sa  moitié  de  recon- 
naissance. M^^"  de  Vimar  qui  s'était  levée  sentit  renaître 
tous  ses  fantasques  scrupules,  et  reprit  son  siège  en  si- 
lence. 

—  Vous  ne  m'avez  donc  pas  entendu,  notre  demoi- 
selle? s'écria  Yvon,  surpris  de  cette  conduite  étrange. 
Si  vous  voulez  faire  prendre  M.  le  Marquis  et  les  trois 


168  SPARTAGUS 

gars,  vous  n'avez  qu'à  vous  dépêcher  comme  vous  faites  ! 

Ceci  était  l'évidence  même,  et  cependant,  Anne  ba- 
lançait encore  ;  un  instant  elle  fut  sur  le  point  de  res- 
ter, tant  sa  fantaisie  était  puissante. 

Par  bonheur,  ses  regards  tombèrent  encore  une  fois 
sur  la  pancarte,  et  si  brave  qu'elle  fut,  comme  elle  ne 
tenait  point  absolument  à  servir  de  cible  à  l'exercice  à 
feu  des  recrues  républicaines,  elle  descendit  avec 
Y  von. 

A  son  entrée  dans  la  salle  du  rez-de-chaussée,  où 
l'attendaient  avec  impatience  les  quatre  chouans,  le 
Marquis  s'élança  vers  elle,  et  dit  en  lui  prenant  la 
main. 

—  Vous  voici  enfin,  chère  Anne  ;  Dieu  soit  loué  !  Vous 
avez  bien  tardé,  et  les  instants  sont  précieux...  Par- 
ions ! 

La  jeune  fille  retira  sa  main  d'un  air  boudeur. 

—  Déjà  des  reproches,  dit-elle.  Eh  !  monsieur,  si  je 
vous  gêne  à  ce  point,  je  puis  fort  bien  rester.  Je  ne 
vous  ai  point  prié  de  vous  déranger  pour  moi,  je 
pense  ! 

Le  Marquis  la  regarda  comme  s'il  croyait  avoir  mal 
entendu  ;  ce  regard  qui  disait  naïvement  son  attente 
d'un  accueil  meilleur,  irrita  de  plus  en  plus  mademoi- 
selle de  Vimar  ;  elle  fronça  le  sourcil  et  reprit  : 

—  Eh  bien  !  monsieur,  ne  partons-nous  pas  ?  Je  vous 
attends,  moi  !  vous  exposez  la  vie  de  ces  braves  gens... 
En  vérité,  je  ne  conçois  rien  à  vos  retards  ! 

Le  Marquis  rougit,  et,  pour  toute  réponse,  s'inclina 
avec  courtoisie.  Il  commanda  le  départ  d'un  geste.  Les 
trois  paysans  sortirent  suivis  par  leur  chef  et  sa  corapa- 


SPART  AGUS  169 

gne,  dont  la  mauvaise  humeur  était  à  son  comble.  Yvon 
s'arrêta  sur  le  seuil. 

—  Bonsoir  à-r'voir,  notre  mademoiselle,  dit-il  ;  bon- 
soir à-r'voir,  monsieur  le  marquis  !  que  Dieu  vous  bé- 
nisse !  Bonsoir  à-r'voir,  les  gars  :  n'oubliez  pas  Yvon 
dans  vos  prières...  Prenez  garde,  en  passant,  au  fac- 
tionnaire de  l'église...  Bonsoir  à-r'voir,  encore,  machèie 
demoiselle  Anne  ;  je  vous  demanderais  bien  de  faire  dire 
me  messe  pour  le  pauvre  Yvon.  J'étais  domestique  au 
ciiâteau,  notre  demoiselle... 

—  Que  veut-il  dire?  interrompit  la  jeune  fdle  éton- 
née. 

—  Pardon,  excuse  !  répliqua  Yvon  respectueusement; 
il  n'y  a  pas  d'ofl'ense,  bien  sûr...  Je  disais  comme  ça 
bonsoir  à-r'voir,  mais  à-r'voir  était  de  trop... 

—  Mais  pourquoi,  Yvon  ?  Et  pourquoi  m'as-  tu  de- 
mandé une  messe  ? 

—  Dame,  notre  demoiselle,  c'est  que  je  vais  être  fu- 
sillé ce  matin,  sauf  votre  respect  ;  j'aurais  donc  voulu... 
mais  c'est  égal,  n'en  parlons  plus...  Notre  bonne  dame 
dira  bien  un  ave  là-haut  pour  moi  qui  ai  sauvé  sa  de- 
moiselle ;  c'est  tout  ce  qu'il  faut...  A  présent,  décampez  ; 
les  faillis  chiens  vont  revenir. 

—  Quoi!  monsieur  le  Marquis,  dit  Anne,  émue  jus- 
qu'aux larmes.  Vous  laissez  là  ce  brave  homme  !  Henri... 
mousieur  ;  s'il  en  est  ainsi,  je  ne  partirai  pas  ! 

Le  marquis  secoua  sa  préoccupation. 

—  Yvon!  dit-il,  mais  tu  vas  venir  avec  nous,  mon 
ami  !  Je  n'ai  jamais  eu  d'autre  intention.  Ferme  la  porte, 
pour  qu'ils  s'aperçoivent  le  plus  tard  possible  de  la  fuite 
de  mademoiselle,  et  suis-nous. 


170  SPART  AGUS 

l^e  brave  Yvon,  qui  serait  resté  sans  murmurer  à  son 
posie  de  mort,  n'était  pourtant  i)as  insensible  à  la  vie, 
car  il  reçut  cet  ordre  avec  de  véritables  transports  de 
joie.  11  se  hâta  de  fermer  les  portes  à  double  tour,  jeta 
les  clefs  dans  la  cave  par  le  soupirail,  et  vint  rejoindre 
ses  compagnons,  comprimant  à  grande  peine  ses  bru- 
yantes démonstrations  de  reconnaissance. 

La  petite  troupe  remonta  sans  bruit  jusqu'à  l'endroit 
qui  lui  avait  servi  de  poste  d'attente.  La  nuit  était  si 
sombre  en  ce  moment,  qu'ils  ne  se  voyaient  pas  les  uns 
les  autres. 

Le  Marquis  demanda  tout  bas  si  personne  ne  manquait  ; 
puis  il  appela  Yvon  pour  lui  ordonner  de  marcher  en 
tête. 

—  Où  est  Balagui?  continua-t-il. 

—  Ici,  répondit  une  voix  rude  ;  à  côté  de  la  demoi- 
selle. 

—  C'est  bien.  Tu  te  souviens?... 

—  Si  la  demoiselle  peut  être  sauvée,  je  suis  là. 

Le  marquis  se  plaça  de  l'autre  côté  de  mademois(;lle 
de  Vimar,  mit  à  l'arrière  garde  les  deux  paysans  char- 
gés de  donner  le  change  en  cas  de  malheur,  et  tous 
descendirent  vers  le  gué. 

La  rivière  fut  traversée  sans  accident  ;  déjà  même  ils 
avaient  fait  une  centaine  de  pas  dans  les  grands  ajoncs, 
quand  Yvon,  qui  formait  l'avant-garde,  heurta  dans 
l'ombre  un  individu  marchant  vers  la  Gacilly. 

—  Qui  vive  !  dit  cet  homme  à  demi-voix. 

Et  rencontrant  sous  sa  main  une  forêt  de  cheveux 
crépus,  il  en  saisit  à  tout  hasard  une  poignée. 

—  Egaillez-vous,  les  gars  !  hurla  le  rustique  d'Assas 


SPAaTACUS  171 

en  secouant  sa  chevelure  pour  faire  lâcher  prise  à  son 
ennemi. 

Mais  le  lieutenant  Gollot  avait  un  poignet  de  fer. 

Le  cri  d'Yvon  fut  inutile  ;  CoUot  marchait  au  centre 
de  sa  troupe  ;  au  moment  où  le  choc  avait  eu  lieu,  les 
chouans  étaient  déjà  débordés  par  le  gros  des  soldats. 

Cependant  ;  Balagui  ne  tint  compte  de  si  peu  de 
chose  ;  confiant  dans  sa  force  extraordinaire,  il  se  mit 
en  devoir  d'exécuter  sa  promesse.  Soulevant  lestement 
mademoiselle  de  Vimar  étonnée,  il  la  plaça  d'une  main 
sur  son  épaule  ;  de  l'autre,  il  saisit  son  couteau,  et 
frappa  droit  devant  lui. 

Les  Bleus  marchaient  sur  trois  de  profondeur  ;  le  len- 
demain, on  put  trouver  sur  la  place  six  cadavres  :  trois 
de  chaque  côté  de  la  route  que  le  colosse  s'était  frayée. 

Une  fois  libre,  il  poussa  un  cri  de  triomphe  sauvage, 
et  prit  tranquillement  le  chemin  du  camp. 

Le  Marquis  et  ses  autres  compagnons  furent  entourés 
en  un  instant  et  réunis  à  une  douzaine  d'hommes  sans 
armes,  que  les  Bleus  conduisaient  prisonniers.  La  voix 
grave  du  lieutenant  Gollot  se  fît  entendre. 

—  Sergent  Buzine,  dit-il,  un  de  ces  drôles  s'est 
échappé,  et  il  m'a  semblé  entendre  tomber  un  des 
nôtres. 

—  Plus  d'un,  citoyen,  plus  d'un  !  répondit  le  sergent 
à  voix  basse.  Il  en  pleut  de  ces  misérables,  cette  nuit. 
Veuille  l'Etre  suprême  que  l'averse  soit  finie  ! 

—  Serrez  les  rangs,  dit  Gollot  ;  demain  nous  saurons 
notre  perte...  Combien  avons-nous  de  ces  brigands,  ci- 
toyen Buziîie  ? 

—  Une  quinzaine  à  peu  près. 


172  SPARTAGUS 

—  Quel  que  soit  leur  nombre,  leur  affaire  est  claire  ; 
le  citoyen  capitaine  m'a  l'air  d'un  poltron  de  modéré, 
mais  il  n'osera  contrevenir  aux  ordres  formels  de  la 
Convention. 

Un  gros  et  bruyant  soupir,  ou  plutôt  une  sorte  de 
gémissement,  que  le  lieutenant  aurait  pu  reconnaître, 
sortit  du  groupe  des  prisonniers,  à  cette  irrévérencieuse 
appréciation  des  mérites  de  Spartacus  Publicola  Tri- 
cotel. 

Personne  n'y  prit  garde. 

Prisonniers  et  soldats  gardèrent  pendant  tout  le  reste 
de  la  route  un  rigoureux  silence. 


Une  demi-heure  après  le  départ  de  nos  aventuriers  du 
Trou  des  pakn?,  vers  minuit,  un  homme  avait  soulevé 
avec  précaution  la  toile  de  la  tente  principale,  et  s'était 
approché  de  la  couche  commune  des  chouans. 

Là,  il  avait  réveillé  douze  gars  choisis  parmi  les  plus 
braves  et  les  plus  vigoureux,  leur  avait  parlé  avec  cha- 
leur, puis,  les  ayant  déterminés  sans  doute,  il  s'était  di- 
ligé  à  leur  tête  vers  l'entrée  de  la  caverne.  Cet  homme 
était  le  jeune  comte  Edouard  de  Yimar,  qui  voulait,  lui 
aussi,  contribuer  à  la  délivrance  de  sa  sœur. 

Prenant  moins  de  précautions  que  le  Marquis,  il  était 
arrivé  presque  en  même  temps  que  lui  à  la  Gacilly,  et 
avait  profité  sans  le  savoir  de  l'alerte  donnée  par  Hu- 
ber. 

Il  avait  passé  devant  la  prison  pendant  qu'Yvon 
pressait  Anne  de  le  suivre  ;  voyant  au  bout  de  la  rue 
une  maison  de  quelque  apparence,  sans  doute  la  de- 
meure du  chef,  il  s'était  imaginé  que  sa  sœur  y  devait 
être  renfermée. 

45* 


174  SPARTACUS 

Quand  Edouard  arriva  devant  cette  maison,  il  n'y 
avait  personne  au  corps-de-garde,  personne  dans  les 
deux  guérites  placées  aux  côtés  de  la  porte  principale. 
Suivi  de  ses  douze  chouans  étonnés  de  cet  abandon,  il 
traversa  le  vestibule  désert,  monta  l'escalier,  et  entra 
successivement  dans  plusieurs  chambres. 

Toutes  étaient  éclairées  :  dans  la  pUipart,  les  lits  dé- 
faits et  chauds  encore  témoignaient  de  la  récente  pré- 
sence de  leurs  propriétaires  ;  mais  toutes  étaient  videâ. 

Enfin,  arrivé  à  la  dernière  pièce  du  premier  étage,  il 
trouva  une  porte  fermée. 

—  Il  y  a  quelqu'un  ici,  du  moins,  dit-il.  Et  il  frappa. 

—  Tout  de  suite,  répondit-on,  tout  de  suite,  citoyen... 
Que  diable!  la  République  a  beau  être  une  et  indivisible, 
elle  ne  peut  exiger  que  j'affronte  les  fiaîcheurs  de  la 
nuit  sans  mon  caleçon  ! 

Edouard,  désappointé,  allait  monter  plus  haut,  lorsque 
la  porte  s'ouvrit  ;  la  large  face  du  capitaine,  ornée  de  sa 
bonhomie  native  et  d'un  bonnet  de  coton  à  mèche  tri- 
colore, apparut  sur  le  seuil.  Ne  voyant  qu'Edouard  d'a- 
bord, il  le  prit  pour  Anne,  qui  lui  ressemblait  un  peu 
en  effet. 

—  C'est  vous,  jeune  homme?  dit-il.  Etes-vous  donc 
délivré  ?  Venez-vous  attaquer  la  garnison  à  Tintérieur, 
tandis  que  l'ennemi  est  aux  portes?...  Mais,  j'y  pense, 
qui  vous  a  ouvert  les  portes  de  votre  prison . 

Quelque  préoccupé  qu'il  fût,  Edouard  était  resté  tout 
surpris  à  la  vue  de  la  bouffonne  physionomie  du  citoyen 
Tricotel  ;  sa  surprise  avait  redoublé  au  discours  du  brave 
homme,  évidemment  adressé  à  sa  sœur.  Pour  l'ennemi 
dont  il  était  question,  ce  ne  pouvait  être  que  le  Marquis  ; 


SPARTAGUS  175 

mais  son  attaque  avait  échoué  sans  doute  :  que  pou- 
vaient faire  cinq  hommes  du  moment  qu'on  était  pré- 
venu ? 

Profondément  blessé  de  la  conduite  de  son  chef  dans 
une  circonstance  (jui  l'intéressait  à  un  si  haut  degré,  le 
jeune  comte  eut  un  moment  de  secret  plaisir  en  songeant 
que  lui  seul  allait  délivrer  sa  sœur  ;  mais  les  craintes 
qui  lui  vinrent  aussitôt  sur  le  sort  du  Marquis  lui-même 
dominèrent  bien  vite  ce  petit  mouvement  de  vengeance 
satisfaite.  Il  voulut  en  finir  sur-le-champ,  afin  de  venir 
en  aide  à  son  cousin,  et  démasqua  brusquement  ses 
hommes.  Le  capitaine  ouvrit  de  grands  yeux  à  celle 
vue. 

—  Monsieur,  dit  Edouard,  vous  avez  ici  un  prisonnier 
qu'il  faut  me  livrer  de  suite. 

Spartacus  rassembla  tout  ce  qu'il  pouvait  avoir 
de  fermeté  pour  répondre  avec  noblesse  : 

—  Et  de  quel  droit,  citoyen...  ? 

—  Emparez-vous  de  cet  homme  !  interrompit  Edouard. 
Aussitôt  Spartacus  fut  saisi*  par  les  chouans  qui  le 

mirent  au  milieu  d'eux. 

—  Mon  droit  est  de  la  dernière  évidence,  comme  vous 
voyez,  reprit  le  jeune  comte.  Maintenant  vous  allez  me 
conduire  à  la  chambre  du  prisonnier,  et  cela  immédia- 
tement,, sinon... 

Il  fit  un  geste  des  plus  expressifs,  montrant  une  paire 
de  fort  ji)lis  pistolets  passés  dans  sa  ceinture. 

Spartacus-Publicola  Tricolel,  capitaine  au  service  de 
la  République  française,  avait  une  cinquantaine  d'an- 
nées. La  Révolution  lavait  trouvé  marchand  bonnetier, 
rue  de  la  Ferronnerie,  parfaitement  établi,  et  jouissant. 


176  SPARTAGUS 

depuis  la  pointe  Saint-Eustaclie  jusqu'à  la  place  du 
Châtelet,  d'une  réputation  d'innocence  et  de  probité 
incontestée. 

Quand  commencèrent  à  se  former  les  clubs  et  les 
assemblées  populaires,  Tricotel  qui,  sans  trop  savoir  ce 
dont  il  s'agissait,  s'était  embrasé  d'un  zèle  tout  romain 
pour  la  cause  de  la  liberté,  s'empressa  de  troquer  ses 
trois  noms  de  baptême  (Elisabeth-Boniface-Esprit)  contre 
ceux  des  deux  personnages  illustres  dont  il  nous  a  lui- 
même  tracé  succinctement  la  biographie  authentique,  au 
commencement  de  cette  histoire. 

En  même  temps,  il  se  fît  l'un  des  auditeurs  les  plus 
assidus  et  à  coup  sûr  les  plus  candides  de  ces  aboyeurs 
emphatiques  vomis  par  le  Palais-Royal,  et  chargés  d'ex- 
citer par  tous  les  moyens  possibles  les  mauvaises  pas- 
sions de  la  multitude. 

Ayant  fini  par  retenir,  à  force  de  les  entendre,  un 
nombre  considérable  de  phrases  vides  et  ronflantes  à 
l'usage  de  ces  hurleurs  de  carrefour,  sa  pauvre  cervelle 
fermenta.  Un  beau  jour,  il  s'avisa  de  monter  sur  une 
borne,  au  marché  des  Innocents,  pour  prononcer  ce  qu'il 
appela  depuis  intrépidement  son  premier  discours. 

Ce  fut  une  heureuse  hardiesse  ;  son  discours  eut  un 
succès  de  frénésie.  Très-probablement  ses  auditeurs  ne 
le  comprirent  pas  ;  pour  sûr,  l'orateur  n'y  comprenait 
rien  lui-même,  mais  ceci  importait  peu.  A  des  inter- 
valles ménagés  avec  une  sagacité  rare,  les  mots  de  li- 
berté, NATION,  —  MENÉES  DÉSORGANISATRICES,  MIASMES 
CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES.    —   GUILLOTINE,   —    PANTHÉON, 

etc.,  apparaissaient  périodiquement,  prononcés  de  cette 
voix  plaintive  et   sur-aiguë  si  frappante   chez   certains 


SPART  AGUS  177 

sujets  chargés  d'embonpoint  ;  ils  étaient  soutenus  de 
gestes  discordants,  mais  furibonds.  Raisonnablement 
que  pouvait-on  demander  de  plus  ? 

L'assemblée  satisfaite  outre  mesure,  éclata  en  bravos 
bien  flatteurs,  et  le  débutant,  ivre  de  joie,  fut  porté  en 
triomphe  à  son  domicile,  oii  la  citoyenne  Tricotel,  son 
épouse,  l'accueiUit  avec  des  larmes  d'attendrisse- 
ment. 

Celle-ci,  digne  moitié  du  tribun  bonnetier,  servait 
aussi  la  bonne  cause  à  sa  manière  ;  elle  brillait  au  pre- 
mier rang  parmi  ces  sentimentales  et  friandes  créatures 
qui  s'en  allaient,  raccommodant  les  chaussettes  conju- 
gales, applaudir  aux  spectacles  gratuits  offerts  sur  les 
échafauds  de  la  Convention  :  bonne  femme  du  reste,  et 
qui  se  fâchait  quand  on  faisait  du  mal  à  un  chien  ! 

Depuis  ce  jour  mémorable,  Spartacus  avait  été  le 
grand  homme  de  sa  section  ;  «)n  le  proclama  tout  d'une 
voix  l'orateur  par  excellence,  le  Mirabeau  du  quartier 
des  Halles.  Lorsque,  cédant  aux  vœux  des  patriotes  al- 
térés d'éloquence,  il  voulait  bien  prononcer  son  dis- 
cours, —  car  c'était  toujours  le  même,  son  premier, 
son  unique  discours,  auquel  il  se  tenait  avec  une  héroï- 
que persistance,  —  d'enthousiastes  clameurs  couvraient 
sa  voix  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin. 

Vers  le  mois  de  juin  1793,1a  citoyenne  Tricotel  flt 
une  marche  forcée  pour  jouir,  le  même  jour,  de  quatre 
exécutions  remarquables,  mais  éloignées  les  unes  des 
autres;  au  retour,  elle  tomba  malade.  Elle  était  de  ce 
monde  où  les  plus  belles  choses  ont  le  destin  que  chacun 
sait  :  une  fluxion  de  poitrine  l'enleva  en  quelques  jours 
à  la  tendresse  de  son  époux  et  aux  innocentes  jouissances 


178  SPARTAGUS 

que  lui  prodiguaient,  sans  frais,  ces  bons  citoyens  du 
tribunal  révolutionnaire. 

Ce  fut  un  malheureux  événement  pour  Spartacus  ; 
cette  femme,  qui  se  repaissait  avec  délices  de  la  vue  du 
sang,  était  dans  son  intérieur,  une  compagne  alîec- 
tueuse  el  dévouée. 

Ce  phénomène  n'était  point  rare  à  cette  époque  ;  ren- 
tré chez  lui,  l'assassin  lavait  ses  mains  rouges  et  cares- 
sait ses  enfants  ;  la  tricoteuse  allumait  sa  lampe  et  pleu- 
rait à  la  lecture  de  quelque  fade  roman.  —  Marat  en 
écrivait  de  fort  tendres  qui  étaient  en  outre  assommants. 
Spartacus  lui-même,  malgré  sa  furieuse  éloquence, 
était,  au  fond,  le  plus  inoffensif  des  hommes.  La  mort  de 
sa  femme  le  laissait  complètement  seul;  son  isolement 
lui  pesa.  Ses  succès  d'orateur  ne  suffirent  pas  à  domp- 
ter ses  regrets,  il  lui  fallut,  de  nécessité,  une  autre  ma- 
rotte. Après  mûre  réflexion,  il  se  prit  à  songer  qu'avant 
son  premier  discours,  il  n'avait  aucune  idée  de  l'élo- 
quence ;  or,  présentement,  il  ignorait  le  maniement  du 
fusil  et  généralement  tout  ce  qui  tient  à  la  théorie  du 
caporal,  donc,  il  devait  être  un  grand  homme  de  guerre. 
L'argument  était  sans  réplique- 
Il  est  resté  en  usage  parmi  les  co-religionnaires  de 
Spartacus-Publicola  Tricotel. 

A  sa  première  demande,  il  obtint  une  compagnie  va- 
cante dans  les  brigades  de  l'Ouest;  il  était  petit  cousin 
de  Saint-Just,  et,  dans  ce  temps  d'égalité  modèle,  le  fa- 
voritisme se  pratiquait  avec  fureur.  Les  armées  étaient 
pleines  de  ces  officiers  sortant  de  boutique. 

Beaucoup,  il  faut  le  dire,  devinrent  de  véritables 
guerriers,  et  quelques-uns  furent  des  héros  ;  l'histoire 


SPART  ACUS  179 

révolutionnaire  n'a  parlé  que  de  ceux-là,  laissant  les 
autres  dans  l'ombre,  et  là-dessus  on  a  découpé  ce  thème- 
ponsif  que  les  poètes  à  la  douzaine,  courtisans  de  la 
multitude  ont  brodé  de  variations  infinies,  destinées  à 
battre  en  brèche  l'armée  régulière  :  le  guerrier  improvisé ^ 
héros  à  la  minute,  qui,  paisible  courtaud  de  la  veille, 
affrontait  le  lendemain,  mieux  que  les  meilleurs  soldats, 
la  mitraille  et  les  baïonnettes  ennemies,  et,  sans  sour- 
ciller, —  conscrit  ou  général  en  chef,  au  choix,  —  com- 
mandait ou  exécutait  les  manœuvresles  plus  compliquées  ! 

Quoi  qu'en  disent  ces  farceurs,  il  est  plus  facile  de 
hurler  des  pauvretés  sur  une  borne  que  de  se  conduire 
comme  il  faut  en  présence  du  danger  ;  aussi,  dans  l'un 
et  l'autre  cas,  le  succès  de  notre  Spartacus  fut-il  fort  dif- 
férent ;  le  début  de  l'orateur  avait  été  triomphant  ;  ce- 
lui du  capitaine  devait  être  burlesque. 

Au  geste  menaçant  d'Edouard,  à  l'aspect  de  tous  ces 
hommes  à  figures  sauvages  et  résolues,  le  pauvre  Tri- 
cotel  perdit  complètement  la  tête.  Il  roulait  de  gros  yeux 
égarés,  murmurant,  sans  le  savoir,  quelques  bribes  de 
son  ancienne  éloquence  :  mais  cela,  d'une  voix  si  faible, 
heureusement  pour  lui,  que  ses  gardiens  ne  pouvaient 
l'entendre. 

—  Hâtez-vous,  monsieur!  fit  de  nouveau  Edouard. 

—  Citoyen,  balbutia  Spartacus  si  je  n'avais  pas  perdu 
ma  femme,  je...  le  sang  des  traîtres...  Saluons  l'aboli- 
tion des  privilèges  ! 

—  Le  prisonnier,  monsieur,  le  prisonnier!  interrom- 
pit le  jeune  comte  avec  colère.  Si,  par  votre  faute,  il  lui 
arrive  malheur,  vous  en  subirez  les  conséquences  ;  vous 
me  repondez  de  lui  sur  votre  tête. 


180  SPART  AGUS 

Puis,  apercevant  sur  le  lit  le  frac  et  les  épaulettes  de 
Spartacus  : 

—  Vous  êtes  le  chef  du  détachement?  demanda-t-il 
avec  étonnement. 

—  Hélas!  oui,  citoyen,  répondit  le  capitaine  en  pro- 
menant sur  ses  gardiens  un  regard  égaré. 

Tout  à  coup  sa  figure  s'éclairçit  ;  il  appela  sur  sa  lè- 
vre le  sourire  aimable  d'un  marchand  qui  harangue  la 
pratique  : 

—  Elisabeth-Boniface-Esprit  Tricotel,  dit-il,  succes- 
seur de  son  père,  —  oui,  citoyen,  à  votre  service. 

Edouard  détourna  les  yeux. 

—  La  frayeur  le  rend  fou,  murmura-t-il.  Pourtant  il 
faut  en  finir...  Monsieur  le  capitaine,  ajouta-t-il  en  por- 
tant la  main  à  son  pistolet,  qu'il  ôta  cette  fois  do  sa 
ceinture  :  je  vous  somme  encore  un  coup  de  me  con- 
duire à  la  chambre  du  prisonnier. 

Spartacus  leva  sur  lui  un  regard  d'agneau  ;  Edouard 
arma  son  pistolet. 

L'infortuné  capitaine  recommanda  son  âme  à  l'Être 
suprême.  Heureusement  pour  lui,  la  sentinelle  qu'on 
avait  laissée  à  la  porte  extérieure  parut  à  ce  moment. 

—  Les  patauds!  cria-t-elle. 

Spartacus  avait  joint  les  mains  et  regardait  le  pisto- 
let comme  un  Africain  regarde  son  fétiche,  mais  à  cette 
annonce,  reprenant  quelque  assurance,  il  poussa  un 
large  soupir. 

—  En  route!  dit  Edouard  en  le  poussant.  Mes  gars, 
veillez  sur  cet  homme.  Il  est  leur  chef,  après  tout  :  et  sa 
vie  me  répond  de  celle  de  ma  sœur! 

Les  chouans  descendirent  précipitamment  dans  la  rue 


SPARTAGUS  181 

et  réussirent  à  gagner  la  campagne  avant  l'arrivée  du 
poste  qui  ne  les  aperçut  même  pas.  Ils  traversaient  la 
lande  sans  beaucoup  de  précautions,  lorsque  vers  la  li- 
sière de  la  forêt,  ils  furent  surpris  et  faits  prisonniers 
par  le  lieutenant  Collot,  comme  le  Marquis  devait  l'être 
avec  sa  troupe  quelques  minutes  plus  tard. 

Ceci  peut  nous  expliquer  les  paroles  du  sergent  Bu- 
zine,  et  le  douloureux  soupir  sorti  des  rangs  des  prison- 
niers au  nom  du  capitaine  Tricotel,  accolé  sans  façon 
par  le  lieutenant  à  cette  insultante  et  dangereuse  épi- 
thète  :  Modéré  \ 

Jean  Huber,  lui,  l'homme  au  coup  de  fusil,  s'était 
fait  un  jeu  d'éviter  les  poursuites  des  Bleus.  Quant  il  eut 
manœuvré,  comme  nous  Tavons  vu,  pour  éloigner 
l'ennemi  de  la  prison,  il  se  coucha  paisiblement  dans 
un  buisson  et  attendit. 

Les  républicains,  attirés  par  son  manège,  passèrent 
en  foule  à  dix  pas  de  sa  retraite  ;  mais  le  chouan  savait 
se  faire  petit  à  l'occasion.  Pelotonné  sur  lui-même  im- 
mobile, retenant  son  soulfle,  il  ressemblait  à' s'y  mé- 
prendre à  la  souche  de  quelque  chêne  mort. 

Le  dernier  Bleu  passé,  Huber  se  leva,  souhaita  bonne 
chance  à  ceux  qui  le  poursuivaient,  et  s'en  alla,  pour 
tuer  le  temps,  reconnaître  les  abords  de  la  caserne. 
Gela  fait,  il  prit,  en  coupant  au  plus  court,  par  les  rues 
désertes  de  la  Gacilly,  le  chemin  du  rendez-vous  que 
lui  avait  donné  le  Marquis,  sur  la  lisière  de  la  Forêt- 
Neuve. 

Là,  il  attendit  encore  quelque  temps  ;  mais  bientôt, 
inquiet  sur  le  sort  de  son  chef,  il  rechargea  son  fusil,  et 
s'engagea  de  nouveau  dans  la  lande. 

•16 


18Î  SPARTAGUS 

Le  lieutenant  Collot  et  ses  soldats  marchaient  à  si  pe- 
tit bruit,  la  nuit  était  si  noire  qu'on  n'a  pas  dû  s'étonner 
de  voir  les  deux  troupes  royalistes  tomber  dans  le  piège  ; 
mais  pour  un  homme  seul,  un  homme  comme  Huber 
surtout,  véritable  chouan,  toujours  sur  le  qui  vive,  la 
surprise  était  plus  difficile. 

Le  bruit  sourd  et  à  peine  sensible  du  pas  des  soldats 
frappa  son  oreille  exercée,  lors(ju'il  était  loin  d'eux  en- 
core; en  ce  moment,  Collot,  trouvant  la  reconnaissance 
suffisamment  poussée,  commanda  la  retraite  :  le  chouan 
sut  à  quoi  s'en  tenir. 

Dès  lors  il  craignit  ce  qui,  en  effet,  arriva  :  les  Bleus, 
dans  leur  retour,  suivaient  exactement  la  ligne  condui- 
sant de  la  Gacilly  au  lieu  du  rendez-vous.  Huber  voulut 
tourner  l'ennemi  pour  avertir  son  chef;  déjà  même  il 
prenait  sa  course,  quand  Edouard  vint  tomber  le  pre- 
mier au  milieu  des  républicains, 

Persuadé  qu'il  venait  d'assister  à  la  prise  du  Marquis, 
Huber  changea  de  direction  aussitôt,  et  courut  donner 
l'alarme  au  camp. 

Tout  dormait  dans  le  Trou  des  païens  quand  il  entra. 
Brusquement  réveillés  par  ses  cris,  les  chouans  sautè- 
rent sur  leurs  armes  et  furent  prêts  en  un  clin  d'œil. 
Huber  leur  raconta  en  peu  de  mots  ce  qui  s'était 
passé  :  la  double  captivité  du  Marquis  et  de  M'^°  de  Vi- 
mar,  qu'il  croyait  encore  entre  les  mains  des  Bleus; 
puis,  il  prit  ses  dispositions  pour  partir,  ne  laissant  au 
camp  qu'une  faible  garde. 

Ce  fut  en  ce  moment  qu'arriva  Balagui,  portant  tou- 
jours Anne  dans  ses  bras.  La  jeune  fille  ne  faisait  que 
reprendre  ses  sens  au  moment  où  son  rude  sauveur  la 


SPARTAGUS  183 

déposa  sur  un  siège  au  milieu  de  la  grotte  :  à  peine  re- 
mise, elle  entendit  l'ordre  du  départ. 

—  Oui,  partons,  répéta-t-elle  d'une  voix  faible. 
Les  chouans  s'arrêtèrent. 

—  Notre  demoiselle,  dit  Huber,  en  conscience,  vous 
ne  pouvez  pas  nous  suivre. 

Le  bon  prêtre  que  le  bruit  avait  fait  sortir  de  sa  tente, 
joignit  ses  instances  à  celles  des  paysans;  tout  fut  inu- 
tile. Nous  avons  vu,  par  ce  qui  précède,  que  la  vertu 
dominante  de  M'^**  de  Vimar  n'était  pas  la  soumission. 

—  Ce  n'est  qu'une  faiblesse  passagère,  dit-elle,  je  suis 
très-bien. 

Elle  se  leva,  et  l'effort  qu'elle  fit  pour  se  tenir  debout, 
joint  à  l'effet  de  la  contradiction,  ranima  quelques  cou- 
leurs sur  ses  joues. 

—  Au  revoir,  monsieur  le  recteur,  dit-elle.  Et  vous, 
mes  amis,  en  avant! 

Balagui  reprit  silencieusement  son  poste  auprès 
d'Anne  ;  Huber  se  mit  en  tète  de  la  troupe,  et  tous  se 
dirigèrent  au  pas  de  course,  vers  les  positions  des 
Bleus. 

A  peine  de  retour  à  la  Gacilly,  le  lieutenant  Gollot 
prit  ses  mesures  pour  que  les  prisonniers  fussent  con- 
duits, sous  bonne  escorte,  dans  la  maison  où  siégeait 
d'habitude  le  tribunal  militaire.  Cette  cour  auguste  était 
composée  d'un  vieux  caporal,  dont  l'histoire  a  laissé 
perdre  le  nom,  du  sergent  Buzine  et  de  Gollot,  qui  la 
présidait  lui-même  avant  l'arrivée  de  Spartacus  ;  elle 
tenait  ses  séances  dans  cette  maison  que  le  lecteur  con- 
naît déjà  pour  y  avoir  assisté  avec  Edouard  à  la  toi- 
lette  nocturne  du  valeureux  capitaine.  Surveillés  par 


184  SPARTAGUS 

une  douzaine  d'hommes,  les  chouans  montèrent  l'es- 
calier ;  CoUot,  persuadé  qu'il  ne  serait  plus  inquiété  de 
la  nuit,  plaça  une  sentinelle  à  la  porte  extérieure,  et 
renvoya  le  reste  de  sa  troupe  à  la  caserne. 

—  Allons  condamner  maintenant,  dit-il  avec  la  rési- 
gnation d'un  brave  soldat  qui  ne  choisit  point  entre 
ses  devoirs. 

Mais,  dans  la  salle,  un  spectacle  l'attendait  sur  lequel 
il  ne  comptait  guère  ;  ses  propres  soldats,  l'oreille  basse, 
s'étaient  serrés  les  uns  contre  les  autres  dans  un  coin 
de  la  chambre,  tandis  que  les  chouans,  prisonniers, 
groupés  à  leur  aise,  les  uns  tranquillement  assis,  les 
autres  debout  et  le  couteau  à  la  main,  semblaient  jouir 
de  la  triste  mine  de  leurs  gardiens. 

—  Qu'est-ce  donc  à  dire  I  demanda  le  lieutenant  au 
comble  de  la  surprise  ;  faites-moi  ranger  ces  drôles, 
sergent  Buzine,  et  qu'ils  se  tiennent  dans  le  respect 
convenable  ! 

D'ordinaire,  quand  le  lieutenant  Collot  avait  donné 
un  ordre,  cet  ordre  était  exécuté  sur-le-champ  :  habi- 
tué à  cette  promptitude  d'obéissance,  il  reprit  sans  in- 
sister davantage. 

—  Nous  allons  nous  constituer  en  tribunal  afin  d'en 
finir  promptement.  Qu'on  aille  prévenir  le  capitaine... 
Si  nous  attendions,  cela  pourrait  se  gâter  :  il  ne  faut 
pas  s'embarrasser  de  prisonniers  à  la  veille  d'une  atta- 
que, et  je  gagerais  que  nous  serons  attaqués  demain... 
Qu'on  aille  prévenir  le  capitaine,  vous  dis-je  !  Eh  bien  ! 
Tout  le  monde  est-il  sourd?...  Pourquoi  n'avoir  point 
désarmé  ces  misérables  ? 

En   ce  temps,   une   seule  chose  était  resiée  debout 


SPART  ACUS  185 

au  milieu  des  ruines  de  toutes  les  institutions  :  la  su- 
bordination militaire.  Il  fallait  un  motif  bien  puissant 
pour  retenir  tous  ces  hommes  intrépides  et  soumis, 
après  le  commandement  formel  de  leur  chef.  Il  faut 
croire  que  le  motif  existait  :  du  moins  le  sergent  baissa 
la  tête  sans  répondre. 

—  Oh!  oh!  voici  du  nouveau!  s'écria  le  lieutenant 
dont  la  voix  tremblait  déjà  de  colère  :  attention  au 
commandement  ! 

Personne  ne  bougea  ;  Gollot  tira  son  épée  en  ju- 
rant, et  fît  un  pas  vers  les  siens.  Alors  le  sergent 
Buzine,  quittant  les  rangs,  lui  dit  quelques  mots  à  demi- 
voix. 

—  Prisonnier  !  s'écria  Gollot  en  laissant  retomber  ses 
deux  bras  ;  le  citoyen  capitaine  prisonnier  !  Mais  il  est 
donc  allé  les  chercher  lui-même.  Où  est-il?  Ce  n'est  pas 
possible  ! 

Une  voix  sortit  du  groupe  des  chouans,  piteuse,  la- 
mentable, et  que,  sans  nul  doute,  aucun  des  badauds 
politiques  de  la  place  des  Innocents  n'eût  voulu  recon- 
naître pour  la  voix  du  triomphant  bonnetier. 

—  Citoyen  Gollot,  dit-elle,  je  vous  présente  le  bon- 
soir... Salut  et  fraternité!  Le  sort  des  combats  m'a  mis, 
entre  les  mains,  des  rebelles...  des  citoyens...  de  ces 
messieurs,  enfin.  Gela  peut  arriver  à  tout  le  jnonde. 
J'ai  cédé  à  la  force  seulement  ;  la  République  n'a  point 
à  rougir  de  son  plus  tendre  enfant  ! 

Il  y  avait,  dans  cette  captivité  du  capitaine,  quelque 
chose  dont  Gollot  ne  pouvait  se  rendre  compte  ;  mais  il 
n'était  pas  homme   à  se   préoccuper    longtemps    des 

16* 


186  SPARTAGUS 

causes  ;  il  se  bornait  à  reconnaître  le  résultat,  pour  agir 
en  conséquence. 

—  Citoyen  capitaine,  dit-il  après  un  moment  de  si- 
lence, voilà  un  contre-temps  fâcheux...  excessivement 
fâcheux.  Ce  sont,  du  reste,  comme  vous  le  savez,  les 
chances  de  notre  métier  de  soldat,  et... 

Ici,  Collot,  faisant  appel  aux  notes  les  plus  persua- 
sives de  sa  voix,  dessina  un  geste  plein  d'onction. 

—  Et  il  est  bien  beau,  acheva-t-il,  de  savoir  au  be- 
soin se  sacrifier  pour  la  patrie. 

—  Oh  !  oui,  c'est  bien  beau  !  s'écria  Spartacus  avec 
attendrissement.  Je  l'ai  souvent  répété  au  club...  Mais, 
dites-moi,  reprit-il  en  changeant  de  ton  tout  à  coup,  ne 
pourriez-vous  arranger  la  chose  à  l'amiable?  Vous  m'o- 
bligeriez plus  que  je  ne  puis  dire,  citoyen  lieutenant. 

—  A  l'amiable?  répéta  Collot  en  fronçant  le  sourcil. 

—  Un  petit  échange,  insinua  Spartacus.  C'est  comme 
dans  le  commerce  :  En  y  mettant  un  peu  du  sien  cha- 
cun, tout  le  monde  y  gagne. 

Collot  n'entendait  pas  de  cette  oreille-là.  11  dit  : 

—  Fi  donc!  capitaine...  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  le 
chef  des  rebelles  lui-même  se  trouve  au  nombre  des 
prisonniers. 

Spartacus  frissonna  de  tous  ses  membres  au  souvenir 
de  sa  conversation  avec  Anne  ;  il  jeta  un  regard  timide 
sur  ses  gardiens. 

—  Le  Marquis  !  murmura-t-il. 

Puis  il  ajouta  d'un  ton  grave  et  solennel  : 

—  Citoyen  lieutenant,  j'ai  obtenu  du  jeune  captif 
d'hier  les  renseignemets  les  plus  curieux  sur  ce  person- 
nage exceptionnel.  Mais  il  est  bon  de  n'en  point  trop 


SPARTAGUS  187 

parler,  entendez-vous,  attendu  qu'il  n'appartient  pas  à 
la  catégorie  des  chouans  ordinaires.  Je  méprise  la  su- 
perstition, mais  ce  Marquis  a  des  accointances  avec... 
avec...  enfin  l'Être  suprême  a  détrôné  le  bon  Dieu, 
mais  le  diable  n'a  pas  été  destitué  que  je  sache...  Ce 
marquis...  GhutI  Laissons-le  de  côté,  s'il  vous  plaît,  et 
soyez  gentil  :  faites-moi  mon  petit  échange...  Est-ce 
entendu?  Allons,  citoyen  lieutenant,  arrangez  cela  pour 
moi...Unéchange...c'estune affaire  conclue, n'est-ce  pas? 

Le  lieutenant  était  beaucoup  plus  embarrassé  qu'il  ne 
voulait  le  paraître  ;  ce  pauvre  hère  de  Tricotel,  malgré 
son  imbécilité  désormais  avérée,  n'en  était  pas  moins  le 
chef  du  détachement  ;  il  avait  droit  de  commander. 
D'un  autre  côté,  laisser  échapper  cette  occasion  d'abat- 
tre le  drapeau  des  insurgés,  de  supprimer  ce  fameux 
Marquis,  dont  l'audace  et  les  ressources  inépuisables 
faisaient  la  principale  force  des  royalistes,  c'était  re- 
pousser la  seule  chance  de  pacifier  le  district. 

Collot  fatiguait  vainement  sa  cervelle  et  cherchait  un 
argument  capable  d'entamer  Spartacus.  Enfin,  il  revint 
à  la  charge. 

—  Citoyen  capitaine,  dit-il  avec  un  respectueux  salut, 
votre  civisme  est  connu  dans  le  Morbihan  comme  à 
Paris.  Est-ce  à  vous  qu'on  doit  rappeler  que  la  Républi- 
que a  droit  au  sang  de  tous  ses  enfants  ? 

—  Mais  du  tout  !,..  C'est  moi  qui  l'ai  dit  pour  la  pre- 
mière fois  aux  Innocents...  Ah  ça!  citoyen,  je  vous 
ferai  observer  que  je  suis  fort  légèrement  vêtu  ;  je  m'en- 
rhume. Il  me  semble  pourtant  que  c'est  une  chose  bien 
simple  :  renvoyez-moi  ces  braves  gens  chez  eux  ;  nous 
irons  tous  nous  mettre  au  lit. 


188  SPART  AGUS 

Gollot  dut  reconnaître  que  décidément  son  capitaine 
ne  voulait  ou  ne  pouvait  comprendre.  Déterminé  à  ne 
point  lâcher  la  précieuse  proie  que  le  hasard  lui  met- 
tait entre  les  mains,  il  prit  brusquement  son  parti. 

—  Soldats!  dit-il  en  prenant  le  ton  du  commande- 
ment, le  citoyen  Tricotel  étant  prisonnier  de  guerre,  je 
deviens  seul  chef  de  ce  détachement  ;  comme  tel,  je 
vous  ordonne  de  désarmer  sur-le-champ  ces  rebelles  1 

—  Ah  !  lieutenant  !  ah  !  citoyen  CoUot  !  disait  Spar- 
tacus  éperdu  ;  vous  oubliez  que  je  me  trouve  à  la  merci 
de  ces  messieurs  ! 

—  En  avant,  marche  !  ordonna  l'inexorable  Gollot. 
Mais  il  n'y  avait  là  que  des  recrues. 

—  Le  premier  qui  fait  un  pas  est  l'assassin  de  son 
capitaine  !  dit  en  même  temps  la  voix  sonore  du  Mar- 
quis. 

Sur  un  geste,  dix  couteaux  menacèrent  à  la  fois  la 
poitrine  du  malheureux  Spartacus,  qui  se  prit  à  fondre 
en  larmes. 

—  Honte  sur  vous,  citoyen  !  vous  déshonorez  notre 
cocarde  et  vos  épaulettes  !  criait  Gollot  exaspéré  à  la 
fois  par  la  couardise  de  son  chef  et  l'hésitation  de  ses 
soldats.  Et  vous,  continua-t-il  en  s'adressant  à  ces  der- 
niers, pour  la  seconde  fois  :  En  avant  1 

Le  commandement  demeura  inachevé;  Gollot  resta 
bouche  béante,  regardant  au-devant  de  lui  avec  rage  et 
stupéfaction. 

La  fenêtre  brisée  venait  de  tomber  à  l'intérieur  avec 
fracas,  Jean  Huber,  avec  une  trentaine  de  chouans,  se 
précipita  dans  la  chambre,  et  se  plaça  lestement  entre 
les  prisonniers  et  les  Bleus.  Le  Marquis,  jusqu'alors  in- 


SPARTAGUS  189 

visible,  s'était  élancé  à  la  tète  de  ce  renfort  inespéré. 

—  Trahison  1  vociféra  Gollot.  Enfants  !  faites  comme 
moi! 

Tenant  d'une  main  son  épée  nue,  de  l'autre  un  pisto- 
let, l'intrépide  lieutenant  allait  tomber  bravement  sur 
l'ennemi,  lorsque  la  main  vigoureuse  de  Jean  Balagui, 
qui  entrait  par  la  porte  principale  avec  le  reste  de  la 
bande,  le  saisit  et  le  renversa. 

—  Feu,  quand  même  !  Feu  !  répétait  le  lieutenant, 
terrassé  qu'il  était  ;  ne  faites  pas  attention  à  moi.  Feu  ! 

Mais  les  républicains, cernés  par  une  force  supérieure, 
avaient  déjà  mis  bas  les  armes. 

M"*'  de  Vimar,  entrée  à  la  suite  de  Balagui,  s'était 
jetée  dans  les  bras  de  son  frère. 

—  Edouard  1  Henri  !  disait-elle  avec  ravissement  ; 
vous  voilà  donc  sauvés  à  votre  tour  I 

Ce  rôle  de  libératrice  (Anne  était  au  nombre  des  cent 
vingt  ou  cent  trente  sauveurs  du  Marquis,)  mettait  la 
jeune  fille  en  charmante  humeur.  Elle  pardonnait  au 
Marquis  de  l'avoir  délivrée  cette  nuit. 

Cependant  Huber,  qui  avait  une  vieille  rancune 
contre  le  lieutenant  Gollot,  s'était  approché  de  lui,  et 
mettant  un  genou  sur  sa  gorge,  s'apprêtait  à  faire  usage 
du  couteau.  Par  bonheur,  le  Marquis  l'aperçut  à  temps 
pour  prévenir  cet  assassinat.  Repoussant  rudement 
d'une  main  le  paysan  étonné,  il  tendit  l'autre  au  vaincu 
avec  courtoisie,  et  le  remit  ainsi  que  le  capitaine,  à  la 
garde  d'Edouard. 

—  Citoyen  rebelle,  dit  alors  Spartacus  avec  dignité, 
la  République  saura  que  vous  m'avez  rendu  service,  je 
m'engage  formellement  à  l'en  instruire. 


190  SPARTAGOS 

Gollot  s'en  alla  s'asseoir  le  plus  loin  de  lui  possible, 
et  baissa  la  tête  avec  découragement. 

Le  Marquis  laissa  pour  les  prisonniers  une  garde  suf- 
fisante ;  et,  sur  l'indication  d'Huber,  qui  n'avait  pas  en 
vain  reconnu  les  abords  de  la  caserne,  il  se  dirigea  de 
ce  côté  à  la  tête  du  gros  de  la  bande. 

Sans  chefs,  à  peine  gardés  par  des  sentinelles  haras- 
sées de  fatigue,  les  Bleus  furent  surpris.  Avant  qu'ils 
pussent  se  mettre  en  défense,  les  chouans  s'étaient  em- 
parés des  fusils  réunis  en  faisceaux  dans  la  salle  d'armes 
et  le  corps  de  garde. 

Les  républicains,  réveillés  en  sursaut,  et  voyant  l'en- 
nemi déjà  maître  du  rez-de-chaussée,  hc  barricadèrent 
comme  ils  purent  dans  les  pièces  qui  servaient  de  dor- 
toirs. C'étaient  d'intrépides  soldats.  Quoiqu'ils  fussent 
sans  armes  pour  la  plupart,  quand  ils  virent  le  petit 
nombre  de  chouans,  ils  préférèrent  la  mort  à  la  honte 
de  se  rendre  à  une  poignée  d'hommes. 

Leur  feu,  mal  nourri,  causait  néanmoins  quelque 
dommage  aux  royalistes,  tandis  qu'eux,  au  contraire, 
protégés  par  les  murailles  de  la  caserne,  ne  perdaient 
pas  un  seul  homme.  Un  instant,  ils  purent  se  flatter 
d'anéantir  ainsi  leurs  ennemis  en  détail  ;  mais  le  Mar- 
quis donna  un  ordre  ;  vingt  hommes  partirent  au  pas 
de  course,  et  revinrent  presque  aussitôt  avec  des  ias- 
cines  et  des  torches  allumées. 

—  Rendez-vous  !  cria  le  Marquis. 

Les  Bleus  répondirent  par  une  décharge  qui,  grâce  à 
la  clarté  des  torches,  fut  des  plus  meurtrières.  Irrités  de 
la  mort  de  leurs  frères,  les  chouans  devançaient  déjà 


SPARTAGUS  191 

l'ordre,  et  s'élançaient  vers  la  caserne  en  secouant  leurs 
brandons  ;  le  marquis  les  arrêta. 

—  Rendez-vous,  dit-il  pour  la  seconde  fois  aux  Bleus  ; 
vos  chefs  sont  prisonniers  ;  vous  ne  pouvez  échapper  ; 
rendez-vous  ! 

—  Vive  la  République!  crièrent  en  chœur  les  sol- 
dats. 

—  Que  leur  sort  s'accomplisse  !  murmura  le  Marquis 
avec  tristesse. 

Il  fit  un  geste  ;  au  même  instant,  les  fascines  s'amon- 
celèrent le  long  des  murailles,  les  torches  furent  lan- 
cées, le  feu  se  communiqua  rapidement. 

—  Rendez-vous,  au  nom  du  ciel!  criait  incessamment 
le  Marquis  :  il  ne  vous  sera  point  fait  de  mal. 

Sa  voix  était  couverte  par  le  bruit  de  l'incendie  et  les 
décharges  des  Bleus.  On  entendait  aussi,  de  temps  à 
autre,  quelques  notes  de  la  Marseillaise^  qui  arrivaient 
par  bouffées,  et  s'affaiblissaient  de  plus  en  plus. 

Le  visage  du  Marquis  trahissait  une  agitation  extra- 
ordinaire ;  ce  spectacle  le  navrait.  Les  chouans  sui- 
vaient en  silence  les  progrès  de  l'incendie  ;  le  seul  Hu- 
ber,  impitoyable  dans  sa  haine,  hasardait  encore  par- 
fois une  plaisanterie  qui  ne  faisait  plus  sourire  ses  com- 
pagnons. 

Bientôt  des  poutres  enflammées  commencèrent  à  tom- 
ber ;  le  .vent  favorisait  l'incendie  ;  déjà  d'épaisses  spi- 
rales de  fumée,  sortant  par  toutes  les  fenêtres  à  la  fois, 
enveloppaient  la  caserne  d'un  voile  sinistre.  Les  dé- 
charges avaient  cessé.  La  Marseillaise  s'entendait  tou- 
jours, mais  le  chant  était  rauque,  comme  le  souffle  d'un 
homme  qui  va  mourir. 


192  SPARTAGUS 

Le  Marquis  ne  put  supporter  plus  longtemps  la  vue 
de  cette  terrible  agonie. 

—  Ce  sont  des  ennemis,  dit-il,  mais  ce  sont  des  Fran- 
çais... et  des  braves!  Des  échelles!  Je  ne  veux  pas 
qu'ils  meurent! 

L'ordre  fut  exécuté  sans  empressement,  mais  sans 
murmure. 

'  Pendant  qu'on  rassemblait  des  échelles,  le  feu  conti- 
nuait ses  progrès  ;  elles  arrivèrent  enfin,  mais,  pour 
beaucoup,  elles  arrivèrent  trop  tard.  Quand  la  voix  du 
Marquis,  dominant  tous  les  tumultes  divers,  eut  porté 
jusque  dans  l'intérieur  de  la  caserne  des  paroles  de  clé- 
mence, une  cinquantaine  de  républicains,  réduits  à 
l'état  le  plus  misérable,  purent  seuls  profiter  du  salut 
qui  leur  était  ofi'ert.  Tous  furent  placés  sur  des  bran- 
cards et  transportés  à  la  maison  commune. 

Dans  cette  malheureuse  guerre,  il  n'y  avait  pas  deux 
manières  de  traiter  les  prisonniers.  Tout  captif  était 
fusillé  sur-le-champ.  Le  Marquis  n'en  usa  pas  de  même 
envers  les  tristes  restes  du  cantonnement  de  la  Gacilly. 
Capitaine,  lieutenant  et  soldats  furent  envoyés  sous  es- 
corte, jusqu'aux  approches  de  Redon. 

Tel  fut  le  combat  de  la  Gacilly,  après  lequel  les 
troupes  républicaines  abandonnèrent  pour  longtemps 
ce  poste  où  était  encore  cantonnée  une  des  divisions  du 
corps  de  Lantivy,  lors- de  la  campagne  de  1795. 

Ce  fut  ici  la  dernière  expédition  guerrière  de  la  belle 
Aune  de  Vimar.  Son  frère  lui  fit  de  si  pressantes  remon- 
trances, le  Marquis  lui  adressa  de  si  soumises  prières, 
qu'elle  consentit  enfin  à  reprendre  le  costume  et  les  ha- 


SPARTAGUS  193 

bitudes  de  son  sexe.  Edouard  continua  de  servir  sous 
les  ordres  du  Marquis. 

Celui-ci  passa  la  Loire  après  l'événement  que  nous 
avons  raconté  :  son  entrée  en  Vendée  fit  sensation,  son 
nom  connu  dès  longtemps,  sa  bravoure  et  la  justesse  de 
son  coup  d'oeil,  le  mirent  à  même  de  rendre  d'éminents 
services  à  la  cause  royale.  Avant  l'hiver  de  cette  même 
année,  il  commandait  un  corps  considérable. 

Pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  sa  femme 
(M"®  Anne  de  Vimar)  le  suivit  constamment.  Elle  ne 
faisait  plus  le  coup  de  fusil  ;  mais  de  son  intrépidité 
naturelle,  elle  avait  conservé  ce  qu'il  fallait  pour  imiter 
jyjmes  ^Q  Bouchamps,  de  Lescure,  et  tant  d'autres  vérita- 
bles héroïnes,  qui  se  dévouaient  et  priaient  sans  relâ- 
che, —  demandant  grâce  pour  les  prisonniers  républi- 
cains, mais  trouvant  à  l'occasion  de  puissantes  et  che- 
valeresques paroles  pour  ramener  autour  du  drapeau 
ceux  qu'épouvantait  le  martyre. 

—  Il  n'en  est  pas  moins  vrai,  disait  M.  de  la  M..., 
que  si  Anne  n'avait  pas  pris  sa  revanche  contre  moi  à 
la  Gacilly,  je  serais  encore  garçon  ! 

Et  maintenant,  passerons-nous  sous  silence  la  desti- 
née postérieure  de  Spartacus-Publicola  Tricotel?  En 
agissant  ainsi,  nous  croirions  frustrer  le  lecteur,  qui, 
sans  doute,  a  deviné  en  lui  notre  personnage  de  prédi- 
lection, le  héros  de  notre  véridique  histoire. 

Accusé  de  trahison  par  son  lieutenant,  devant  le  tri- 
bunal révolutionnaire  de  Vannes,  il  sortit  vainqueur  de 
la  lutte.  Un  lambeau  de  son  fameux  et  unique  discours, 
adapté  à  la  circonstance,  opéra  sur  les  intelligents  ma- 
gistrats  une   fascination   complète.   Alors,  décidément 

M 


194  SPARTAGUS 

pénétré  des  inconvénients  attachés  au  métier  de  héros, 
il  reprit  le  chemin  de  Paris,  seul  théâtre  où  ses  qualités 
précieuses  pussent  se  déployer  avec  avantage.  Sa  car- 
rière fut  glorieuse.  Sous  le  Directoire  et  le  Consulat,  il 
embéguina  les  têtes  les  plus  importantes  de  la  Républi- 
que ;  quand  vint  l'Empire,  Sa  Majesté  Tempereur  et 
roi  le  breveta  bonnetier  de  la  couronne. 

Il  avait  fait  choix  d'une  nouvelle  compagne  ;  un  héri- 
tier naquit  de  cette  union.  Heureux  père,  heureux 
époux,  Spartacus  parvint  jusqu'à  un  âge  fort  avancé, 
se  délectant  sans  cesse  à  la  vue  de  la  borne  historique, 
tribune  où  jadis  aurait  tonné  son  éloquence,  et  racon- 
tant à  son  héritier,  le  jeune  Napoléon  Tricotel,  les  dan- 
gers qu'il  avait  si  vaillamment  surmontés  en  Bretagne, 
cet  affreux  pays  de  diables  et  de  brigands! 


FIN 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 


Ceci  me  fut  raconlé  par  ce  superbe  vieillard  qui,  dans 
noire  dernière  guerre,  presque  octogénaire  qu'il  était,  s'en- 
rôla parmi  les  jeunes  gens  de  Charelte. 

Comme  Latour  d'Auvergne  fut  le  premier  grenadier  de  la 
république,  M.  de  C...  était,  sans  conteste,  le  premier  zouave 
de  France. 

Pour  la  France,  il  corabaltit  en  héros,  mais  il  n'aimait  pas 
.  la  république. 


LES  RACOLEURS  DE  LA  REPUBLIQUE 


Vers  la  fin  de  janvier  4793,  il  y  avait  grande  foule 
dans  les  rues  et  places  de  Beaupréau,  ville  du  départe- 
ment de  Maine-et-Loire.  La  Vendée  était  alors  dans  cet 
état  de  fiévreuse  inquiétude  qui  prend  les  peuples  au 
moment  d'une  crise  décisive  ;  la  vie  était  toute  exté- 
rieure :  dans  les  villes,  les  ateliers  étaient  déserts,  mais 
la  place  publique,  bruyante  et  remplie  ;  dans  les  cam- 
pagnes, on  ne  voyait  que  de  rares  travailleurs  courbés 


196  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

sur  les  guérets  ;  en  revanche,  une  foule  compacte  en- 
tourait tout  le  jour  les  croix  des  calvaires. 

Sur  les  marches  d'ardoise  s'établissait  souvent  un  rus- 
tique orateur.  Il  ne  faisait  point  de  discours  ;  une  sorte 
de  conférence  s'établissait  entre  lui  et  son  auditoire.  On 
se  plaignait,  on  menaçait  ;  une  haine  sourde,  mais  vi- 
vace,  travaillait  les  populations. 

Cette  haine,  comprimée  jusqu'alors,  fermentait  d'au- 
tant plus  ;  il  ne  fallait  qu'une  occasion  pour  la  faire 
jaillir,  puissante,  irrésistible,  de  taille  et  de  force  à  bri- 
ser tout  obstacle. 

Ce  n'était  ni  une  fête  religieuse  ni  une  solennité  poli- 
tique qui  attirait  ce  jour-là,  hors  de  leurs  demeures,  les 
habitants  de  Beaupréau  :  sortir  était  un  besoin  de  toute 
heure.  Chaque  heure  n'apportait-elle  pas  quelque  fabu- 
leuse nouvelle?  Tantôt  c'était  une  noble  femme  dont  Pa- 
ris avait  insulté  le  cadavre,  et  porté  la  tète  en  triomphe, 
comme  s'il  se  fut  agi  d'un  magnifique  trophée;  tantôt 
c'était  un  prince  désertant  les  degrés  du  trône,  pour  s'as- 
seoir dans  la  fange  et  renier  jusqu'à  sa  royale  origine  ; 
tantôt  c'était  un  monstre  tout-puissant,  assassiné  par  une 
jeune  fille,  à  la  vertu  païenne  ;  un  roi  prisonnier  de  son 
peuple  ;  la  liberté  déifiée  sous  la  honteuse  image  d'une 
courtisane.  Dieu  lui-même  décrété  de  déchéance  par 
un  sanglant  rhéteur  :  le  hideux,  le  grotesque  mêlés,  exa- 
gérés à  un  point  que  l'imagination  la  plus  folle  semblait 
ne  devoir  jamais  atteindre... 

De  nombreux  groupes  stationnaient  sur  la  place  de 
l'église.  Pour  avoir  une  idée  de  ce  rassemblement  ven- 
déen, il  ne  suffirait  pas  de  se  reporter  à  l'époque  indi- 
quée en  tête  de  ce  récit  :  on  a  parlé  de  la  Vendée  pour 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  197 

l'exalter  ou  la  rabaisser  ;  on  ne  l'a  point  décrite.  Peut- 
être  les  solennelles  amplifications  de  quelque  panégy- 
riste trop  zélé,  ont-elles  battu  en  brèche  la  gloire  de  ses 
guerriers  avec  plus  de  succès  que  les  plus  furibondes 
déclamations  de  ses  détracteurs. 

Le  héros  royaliste  a  été  peint  en  vers,  en  prose, 
avec  la  plume  et  le  burin;  hélas!...  Il  nous  souvient 
d'avoir  vu  en  notre  vie  un  seul  portrait  de  M.  de  Les- 
cure;  c'était  dans  une  ferme  du  Nantais;  l'artiste  l'avait 
représenté  blessé  à  la  tête  :  ses  bandages  rappelaient,  à 
s'y  méprendre,  la  commode,  mais  disgracieuse  coiffure 
qui  tient  chaud,  durant  la  nuit,  le  chef  des  honnêtes 
bourgeois  parisiens.  A  M.  de  Larochejacquelin,  ce  bel  et 
modeste  jeune  homme,  on  donne  un  visage  mélodra- 
lique,  un  panache  d'une  coudée  et  cinq  paires  de  pisto- 
lets à  la  ceinture!  Voilà  pour  le  crayon;  la  plume  est 
plus  malencontreuse  encore  :  l'un,  mettant  avant  cha- 
que fait,  l'éloge  pompeux  et  académique,  arrive  au  ré- 
sultat négatif  obtenu  de  tout  temps  par  ces  ennuyeux 
conteurs  qui  rienif  d'avance  aux  éclats,  pour  accoucher 
de  quelque  banale  anecdote  ;  l'autre,  dépouillant  ses  ac- 
teurs de  toute  humaine  faiblesse,  modèle  doucement  de 
petits  héros  patients,  placides,  sans  angles,  à  la  manière 
du  pius  JEneas  de  Virgile,  —  moins  le  génie.  D'autres 
enfin,  se  plaisent  à  limer  des  parallèles  à  l'instar  de 
Plutarque.  Dieu  pardonne  à  ceux-là!  On  dirait  que 
toutes  ces  perruques,  poudrées  de  bonnes  intentions, 
sont  chargées  d'enterrer  sous  l'ennui  l'héroïsme  de  leurs 
martyrs  I 

Pour  en  revenir  à  notre  histoire,  on  eût  pu  remarquer, 
sur  la  place  de  Beaupréau,  un  étrange  amalgame  de 

^17* 


198  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

personnages.  Il  y  avait  quelques  soldats  républicains  en 
uniforme,  beaucoup  de  paysans  des  environs,  des  bour- 
geois de  la  ville,  une  douzaine  de  jeunes  femmes  étran- 
gères en  carmagnole,  dont  la  désinvolture  excitait 
au  plus  haut  point  la  surprise  des  habitants  de  Beau- 
préau.  Il  y  avait  en  outre  quelques  individus  à  mine 
équivoque  :  ceux-ci  méritent  une  attention  particulière. 
Ils  semblaient  avoir  un  signe  pour  se  reconnaître  et  se 
soutenir  au  besoin  ;  certains  portaient  la  veste  à  larges 
revers,  l'immense  cravate  blanche,  le  chapeau  pointu  à 
cocarde  ou  le  bonnet  phrygien.  Leur  culotte  d'étoffe  lé- 
gère, bien  qu'on  fût  au  cœur  de  l'hiver,  pouvait  être 
une  sorte  de  rébus  explicatif  du  nom  populaire  sous  le- 
quel ils  étaient  redoutés  dans  les  neuf  dixièmes  de  la 
France.  Ils  ne  se  parlaient  point  entre  eux,  mais  ils  cou- 
raient les  cabarets,  et  engageaient  conversation  avec  le 
premier  venu. 

D'autres,  vêtus  d'un  costume  qui  tenait  le  milieu  en- 
tre ce  bizarre  accoutrement  et  l'habit  du  citadin  de  la 
Vendée,  rabattaient  sur  leurs  visages  de  grands  cha- 
peaux de  paysan. 

Les  hommes  à  cocardes  se  donnaient  un  mouvement 
extraordinaire  ;  on  eût  dit  des  commissaires  de  bal,  cher- 
chant à  ranimer  la  gaité  dans  une  réunion  ennuyée.  Ils 
mettaient  à  chaque  instant  la  main  à  la  poche,  et  s'at- 
tachaient surtout  aux  jeunes  paysans,  qu'ils  poursui- 
vaient de  leurs  politesses. 

—  Citoyen,  disaient-ils  invariablement,  le  froid  altère 
et  ta  figure  me  revient  :  voux-tu  boire  un  coupa  lasan 
té  de  n'importe  qui? 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  199 

Puis  quand  ils  étaient  attablés  en  face  de  quelque  gars 
au  cœur  simple  et  sans  défiance  : 

—  Sais- tu,  citoyen,  reprenaient-ils,  que  tu  es  bâti 
comme  il  convient  pour  faire  un  superbe  défenseur  de 

la  patrie?...  Bois  donc! Sans  mentir  tu   aurais  une 

fîère  mine  sous  l'uniforme.  Avec  cela  que  maintenant 
les  épaulettes  de  capitaine  ne  sont  pas  rares,  et  qu'un 
bon  garçon  comme  tu  parais  l'être,  peut  revenir  au 
bout  d'un  an  général  ou  quelque  chose  d'approchant... 
A  ta  santé!...  C'est  agréable.  Au  jour  d'aujourd'hui, 
comme  tu  peux  l'avoir  entendu  dire,  on  a  envoyé  paître 
en  Chine  les  préjugés  qui  causaient  du  chagrin  au  peu- 
ple français  ;  nous  sommes  libres,  citoyen  ;  c'est  pour- 
quoi... Tu  ne  bois  pas!...  C'est  pourquoi,  la  chose  de 
faire  son  chemin  dans  la  carrière  de  Mars  et  de  Bellone 
est  facile.  Tel  que  tu  me  vois,  je  suis  caporal,  et  c'est 
une  position  pleine  d'agrément.  On  a  la  poche  bourrée 
de  décimes,  des  congés  de  quarante-huit  heures  tous  les 
jours,  et  la  faculté  de  tourner  la  tête  à  des  citoyennes 
qui  seraient  comtesses  ou  baronnes,  s'il  y  avait  encore 
de  ces  bêtes  curieuses  au  moment  où  j'ai  la  satisfaction 
de  trinquer  à  tes  amours. 

Ce  disant,  le  républicain  étendait  la  main  vers  la 
place  et  montrait  les  jeunes  femmes  qui  se  promenaient 
lançant  à  chacun  des  œillades,  et  laissant  voler  au  gré 
du  vent  les  draperies  de  leur  robe  lacédémonienne.  Le 
gars  regardait,  et  rougissait  en  baissant  les  yeux. 

—  Est-ce  comme  cela?  reprenait  encore  l'embaucheur; 
je  vois  que  tu  as  une  fiancée  au  pays,  mon  garçon...  A 
sa  santé!....  la  constitution  ne  le  défend  pas.  Eh  bien! 
raison   de    plus  ;  tu   m'intéresses  ;  je   désire    faire   ton 


200  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

bonheur.  Je  veux  que  dans  six  mois,  la  citoyenne,  ta 
promise,  soit  Tépouse  d'un  fourrier...  Encore  une  ra- 
sade, pays!  C'est  l'Être  suprême  en  personne  qui  t'a  en- 
voyé sur  mon  chemin  ! 

Comme  on  voit,  la  Convention  avait  ses  racoleurs. 
Pressentant  dès  longtemps  la  réaction  qui  se  préparait 
en  Vendée,  le  gouvernement  républicain  ne  négligeait 
aucun  moyen  de  changer  l'esprit  des  populations  ;  héri- 
tier de  toutes  les  tyrannies,  il  employait  ces  petits  expé- 
dients perfides,  dont  il  accusait  avec  tant  d'amertume  le 
despotisme  royal. 

La  nuit  commençait  à  tomber  ;  les  lanternes  s'allu- 
maient aux  devantures  des  lieux  publics  ;  la  scène,  sur 
la  place,  se  faisait  de  plus  en  plus  animée  ;  les  racoleurs 
continuaient  leur  métier  ;  des  marchands  d'orviétan  éta- 
blissaient leurs  tréteaux,  donnant  pour  un  sou  leur 
poisson,  et  gratis  des  discours  pleins  d'utopies,  appro- 
priées aux  circonstances  et  à  l'intelligence  de  l'audi- 
toire :  nous  l'avons  dit,  la  Convention  ne  négligeait  au- 
cun moyen. 

Assis,  l'un  près  de  l'autre,  sur  un  banc  de  pierre,  trois 
hommes  parcouraient  ce  tableau  d'un  regard  également 
mélancolique.  Tout  trois  étaient  arrivés  à  l'âge  mûr. 

Le  premier  portait  le  costume  bourgeois  de  l'époque  ; 
son  habit  était  de  drap  fin,  tout  son  extérieur  annon- 
çait l'aisance.  Ses  traits,  assez  beaux,  avaient,  dans  leur 
ensemble,  une  expression  singulière  et  changeante.  Une 
haute  pensée  semblait  le  préoccuper  parfois  ;  parfois 
aussi,  son  regard  vague  semblait  chercher  autour  de 
lui  le  fil  rompu  de  sa  méditation. 

Celui  qui  était  assis  près  de  lui  pouvait  avoir  trente- 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  201 

cinq  ans  ;  c'était  un  paysan  ;  sa  physionomie  annonçait 
la  douceur  la  plus  patiente,  mêlée,  s'il  faut  le  dire,  à 
une  forte  dose  d'apathie.  A  voir  son  regard  demi-baisse, 
plein  de  modestie  et  de  mansuétude,  le  triste,  mais  rési- 
gné sourire  qui  relevait  le  coin  de  ses  lèvres,  on  aurait 
pu  dire  à  coup  sûr  qu'il  eût  fallu  une  circonstance  bien 
extraordinaire  pour  changer  ce  repos  en  fièvre,  et  mettre 
le  feu  de  la  colère  dans  cet  œil  timide  et  débonnaire. 

Enfin,  à  l'extrémité  du  banc  s'asseyait  un  homme 
courbé  par  la  fatigue  ou  par  l'âge,  et  qui  semblait  avoir 
intérêt  à  ne  point  provoquer  les  regards  :  sous  son  cha- 
chapeau  rabattu,  sa  figure  disparaissait  entièrement. 
Quand  parfois  il  relevait  la  tête,  on  apercevait  un  grave 
et  doux  visage,  exprimant  en  ce  moment  la  douleur  la 
plus  profonde. 

Le  premier  de  ces  trois  hommes  se  nommait  le  docteur 
Bousseau,  le  second  Cathelineau  ;  l'autre  était  M.  l'abbé 
Saulnier,  prêtre  réfractaire  au  serment  exigé  par  la  Con- 
vention, ancien  curé  de  la  paroisse  du  Pin-en-Mauge. 

Aucune  parole  n'avait  encore  été  échangée  entre  eux  ; 
le  malheur  des  temps  enseignait  la  réserve  aux  plus 
simples  ;  néanmoins,  leur  commune  tristesse  établissait 
entre  eux  une  sorte  de  sympathie  ;  tous  trois  se  croyaient 
frères  en  convictions  religieuses  ;  ils  ne  se  cachaient  pas 
pour  souff*rir. 

Un  racoleur  conventionnel,  à  moitié  ivre,  grâce  aux 
efforts  qu'il  avait  faits  en  faveur  de  la  république,  vint 
se  planter  en  face  du  docteur  Bousseau. 

—  Citoyen,  dit-il  eh  chancelant,  je  te  régale  ;  si  c'est 
ton  idée,  viens. 

Le  médecin  fît  un  geste  de  dégoût. 


202  LE  DOCTEUR  ROUSSEAU 

—  Tu  n'as  pas  soif?  reprit  le  soldat  déguisé  ;  c'est 
étonnant,  presque  suspect...  Je  te  mets  en  réquisition I 

Et  il  saisit  le  collet  du  docteur.  Celui-ci  le  repoussa 
rudement,  et  le  racoleur,  décrivant  une  courbe  forcée, 
s'en  alla  chercher  fortune  ailleurs. 

Le  paysan  avait  suivi  de  l'œil  avec  intérêt  les  mouve- 
ments de  son  voisin. 

—  Ils  ont  voulu  m'enrôler  aussi,  moi,  parmi  les  sol- 
dats de  la  Convention,  murmura-t-il,  comme  en  se  par- 
lant à  lui-même. 

—  Citoyen  villageois!  dit  le  médecin  d'un  ton  emplia- 
tique,  si  tu  as  refusé,  tu  as  forfait  au  plus  sacré  des  de- 
voirs ! 

Cathelineau  leva  sur  son  interlocuteur  son  œil  plein 
de  surprise. 

—  Écoute-moi,  reprit  celui-ci.  Chacun  doit  travailler 
pour  sa  part  à  l'œuvre  de  régénération  qui  s'élabore, 
les  uns  par  l'intelligence,  les  autres  par  la  force  maté- 
rielle. Tu  es  de  ces  derniers  ;  tu  as  donc  eu  tort...  Villa- 
geois! je  t'exhorte  à  gagner  le  district  afin  d'acquérir  le 
titre  enviable  de  défenseur  de  la  patrie. 

Le  paysan  souleva  paisiblement  son  chapeau  et 
tourna  le  dos.  Ce  mouvement  le  mit  en  face  du  prêtre  ; 
il  le  reconnut  sans  doute,  car  ses  traits  prirent  soudai- 
nement une  expression  de  respect. 

Au  mouvement  significatif  du  paysan,  le  citoyen 
Bousseau  avait  appelé  sur  sa  lèvre  un  sourire  d'incom- 
mensurable amertume. 

—  D'un  côté,  murmura-t-il,  la  lifcerté  confie  sa  sainte 
cause  à  des  misérables  ;  de  l'autre,  le  despotisme  trouve 
des  soutiens  parmi  les  gens  simples  et  vertueux!  Il  est 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  203 

temps  que  mon  rôle  commence.  J'aurais  voulu  vivre 
obscur  et  mourir  pareillement  ;  mais  l'œuvre  de  régé- 
nération me  réclame.  Le  cancer  de  la  contre-révolution 
dévore  au  cœur  nos  campagnes  ;  je  suis  l'antidote  de  ce 
poison:  au  travail!...  Villageois!  (^ontinua-t-il,  en 
en  se  tournant  vers  Gathelineau. 

Mais  celui-ci  avait  disparu  ainsi  que  le  prêtre  ; 
le  docteur  se  trouvait  seul  maintenant  sur  son 
banc. 

Le  citoyen  Bousseau  était,  lui  aussi,  à  sa  manière,  un 
racoleur  républicain  ;  mais,  bien  différent  des  agents 
salariés  de  la  Convention,  il  agissait,  entraîné  par  un 
enthousiasme  sincère  et  irrésistible.  Les  manœuvres  du 
gouvernement  étaient  connues  de  lui,  et  révoltaient  pro- 
fondément son  âme  droite  et  probe  ;  il  restait  républicain 
néanmoins  ;  loin  de  diminuer,  sa  ferveur  augmentait 
tous  les  jours. 

C'est  que  l'établissement  de  la  république  avait  été, 
pour  le  docteur,  une  question  en  quelque  sorte  per- 
sonnelle ;  il  avait  prédit,  sinon  fait  89  ;  la  chute  du  dra- 
peau tricolore  eût  été  un  démenti  donné  à  son  système, 
une  défaite.  Il  ne  faut  point  croire  que  nous  dessinions 
ici  un  type  inventé  à  plaisir,  ou  seulement  perdu  de  nos 
jours.  Au  fond  des  provinces  les  plus  éloignées  de  Paris, 
il  existe  encore  des  rêveurs,  s'identifiant  avec  un  parti 
ou  un  principe,  grossissant  leur  mince  importance,  au 
point  de  supposer  que  leur  opinion,  manifestée  dans 
quelque  cercle  de  sous-préfecture,  puisse  influer  sur  les 
événements.  Ils  suent  sang  et  eau,  ces  mouches  de  coche, 
et  lorsque,  par  hasard,  une  fois  sur  cent,  un  fait  arrive, 
qui  ressemble  de  très-loin  à  l'une  ou  l'autre  de  leurs 


204  1.E  DOCTEUR  BOUSSEAU 

rêveries,  vous  les  voyez  retenir  à  grand'peine  leur  inno- 
cent orgueil,  et  se  décerner  in  petto  l'ovation  que  leur 
refuse  l'injustice  contemporaine. 

Le  docteur  Bousseau  avait  aspiré  avea  avidité,  dans 
sa  jeunesse,  ce  vent  du  philosophisme  qui,  partant  de 
Paris,  soufflait  sur  toute  la  France  ;  prosélyte  d'abord, 
il  en  était  venu  insensiblement,  et  de  bonne  foi,  à  se 
croire  apôtre.  Dans  la  sincérité  de  son  cœur,  il  eût  sou- 
tenu à  tout  venant  qu'Helvétius  et  Rousseau  n'avaient 
fait  qu'émettre  ses  propres  idées  imparfaitement,  et  que 
la  Convention,  fille  de  ses  œuvres,  faussait  méchamment 
la  doctrine  paternelle. 

Jusqu'alors,  il  s'était  tenu  à  l'écart,  dominant  de  toute 
la  hauteur  de  sa  supériorité  les  événements  du  siècle  ; 
mais  cette  inquiétude,  qui  plane  dans  l'air  à  la  veille 
des  révolutions,  saisit  les  fous  comme  les  sages  ;  le  doc- 
teur 3e  sentit  incapable  de  conserver  plus  longtemps 
son  rôle  passif  ;  il  vit  se  dresser  devant  lui  le  devoir'^ 
obéissant,  il  résolut  de  combattre  à  la  fois  l'omnipotence 
conventionnelle  et  la  contre-révolution  menaçante. 

C'était  un  double  et  gigantesque  travail. 

Pour  accomplir  une  œuvre  analogue  et  moins  ardue, 
il  fallut  le  génie  de  Napoléon.  A  défaut  de  ce  génie,  le 
docteur  Bousseau  possédait  cette  faconde  amphigouri- 
que, si  fort  à  la  mode  alors,  une  renommée  de  clocher 
et  un  courage  irréfléchi,  mais  à  toute  épreuve. 

Le  prêtre  et  Gathelineau  s'étaient  enfoncés  de  compa- 
gnie dans  l'une  des  rues  obscures  qui  viennent  aboutir 
à  la  place  ;  le  prêtre  parlait  lentement  et  à  voix  basse  ; 
le  paysan  retenait  sa  respiration  pour  écouter. 

—  Oui,  mon  fils,  disait  le  prêtre,  la  route  est  longue, 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  205 

et  de  nombreux  dangers  entravent  le  chemin  ;  mais  je 
ne  pouvais  ajouter  foi  à  tout  ce  que  l'on  disait  d'horrible 
sur  cette  cité  maudite.  Il  me  fallait  voir  Paris  pour 
croire  que  Sa  Majesté  très-chrétienne  fût  emprisonnée 
comme  un  scélérat  vulgaire  ;  je  suis  allé  ;  j'ai  vu 

—  Hé  bien?  demanda  le  paysan  dont  l'émotion  faisait 
trembler  la  voix. 

—  Mon  fils,  prions  Dieu  qu'il  pardonne  à  la  France  : 
elle  a  brisé  le  trône  comme  l'autel. 

Cathelineau  mit  la  main  sur  son  cœur. 

—  C'est  un  saint  homme,  n'est-ce  pas,  monsieur  le 
recteur,  que  le  roi  Louis  XVI  ?  demanda-t-il. 

Le  prêtre,  méditant  ou  priant  sans  doute,  se  contenta 
de  répondre  par  un  signe  affirmatif. 

—  U  fut  bon,  reprit  le  paysan,  trop  bon,  m'a-t-on 
dit,  au  temps  de  sa  puissance.  Personne  n'a-t-il  donc 
songé  à  mourir  pour  le  délivrer  ? 

Cathelineau  avait  été  le  paroissien  de  M.  Saulnier  ;  il 
passait  au  village  du  Pin-on-Mauge  pour  un  homme 
simple  d'esprit,  et  d'intelligence  peu  développée.  Le  curé 
le  regarda  avec  surprise. 

—  Quelques-uns  l'ont  tenté,  répondit-il.  Ce  fut  tou- 
jours en  vain. 

—  Ils  se  sont  lassés  bien  vite  !  dit  encore  Cathelineau, 
qui  semblait  préoccupé. 

Puis  il  continua  en  s'arrêtant  tout-à-coup  de  mar- 
cher : 

'     J'ai  une  femme  et  cinq  enfants,  monsieur  le  rec- 

^8 


206  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

leur  ;  mais  peut-être  que  René  Blon,  mon  cousin,  qui 
est  riche,  voudra  bien  les  prendre  à  sa  charge.  Moi,  je 
vais  partir  pour  Paris,  et  délivrer  le  roi  Louis  XVL 

—  Aux  uns  la  force  et  l'intelligence,  aux  autres  le  dé- 
voûment  !  murmura  tristement  le  prêti'e.  Mon  fils, 
l'entreprise  n'est  point  de  celles  qu'un  homme  seul  puisse 
tenter. 

—  S'il  faut  être  deux,  s'écria  naïvement  Cathelineau, 
René  Blon  viendra  avec  moi. 

Ainsi  parlait,  quelques  semaines  avant  la  prise 
d'armes,  l'homme  qui  allait  organiser  l'insurrection 
vendéenne. 

Un  sourire  involontaire  dérida  le  front  soucieux  de 
M.  Saulnier,  qui  reprit  le  chemin  de  la  place.  Catheli- 
neau le  suivit. 

La  scène  avait  encore  une  fois  changé  de  face  ;  la 
foule  était  rassemblée,  compacte,  autour  d'un  tJiéâtre 
en  plein  vent,  déserté  par  l'empirique  qui  l'occupait  na- 
guère. Au  lieu  du  vendeur  d'orviétan,  un  homme  en 
costume  décent  se  tenait  debout  sur  les  tréteaux,  et  ha- 
ranguait l'assemblée  :  c'était  le  citoyen  Rousseau  qui 
commençait  son  rôle  actif. 

—  Citoyens,  disait-il  d'une  voix  solennelle  et  mono- 
tone, le  mot  république  est  un  substantif  composé  de 
deux  vocables  empruntés  à  la  langue  des  Romains  ;  il 
signifie  littéralement  la  Chose  de  tous,  et  chacun  de  nous 
est  autant  que  Robespierre. 

A  Paris,  pas  plus  qu'en  Vendée,  une  telle  proposition 
n'eût  provoqué  aucune  répression  immédiate  :  la  police 
conventionnelle  laissait  hurler  les  orateurs  dans  la  rue, 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  207 

sauf  à  les  arrêter  dans  leur  lit,  s'ils  devenaient  impor- 
tuns. 

—  Chacun  de  nous  étant  autant  que  Robespierre, 
poursuivit  le  docteur,  a  le  droit,  individuellement,  de 
contrôler  ses  actes  ;  j'use  de  ce  droit.  La  France,  après 
avoir  sommeillé  dans  l'abrutissement  le  plus  honteux 
durant  quatorze  siècles,  s'est  enfin  levée  comme  un  seul 
homme,  et  a  dit  de  sa  grande  voix  :  Je  veux  être  libre. 
Pour  une  nation,  vouloir  c'est  pouvoir  :  les  entraves 
quatorze  lois  séculaires  se  sont  brisées  ;  la  Bastille  est 
tombée,  et  sous  les  ruines  du  dernier  des  donjons  a  dis- 
paru la  dernière  des  tyrannies...  Honte  et  malheur!  cela 
devait  être  ainsi,  et  cela  n'est  point  !  la  tyrannie  vit,  elle 
prospère  ;  au  milieu  de  vous,  citoyens,  marchent  têtes 
levées,  de  fangeux  suppôts.  L'Etre  Suprême  a-t-il  donc 
frappé  le  pays  de  démence  !  n'y  a-t-il  point  de  Brutus 
pour  ce  multiple  et  insatiable  César  qui  étouffe  la  liberté 
sous  ses  perfides  embrassements  ! 

Ceci  n'était  que  le  premier  point  du  discouis  de 
Bousseau  ;  il  allait,  à  l'aide  d'une  transition  habile, 
tourner  les  foudres  de  sa  parole  contre  le  royalisme  re- 
naissant, et  stigmatiser  les  fauteurs  d'une  contre-révo- 
1  ition  impie,  lorsqu'un  incident  survint,  qui  rompit 
brusquement  le  fil  de  son  éloquence. 

Pendant  que  pérorait  le  citoyen  docteur,  Cathelineau 
et  l'abbé  Saulnier  s'étaient  mêlés  à  l'auditoire.  Le  prêtre 
écoutait  d'un  air  distrait  ;  le  paysan  tendait  l'oreille,  et 
cherchait  en  vain  à  comprendre  la  fougueuse  élucubra- 
tion  du  docteur  :  à  ses  yeux,  un  peu  prévenus  peut-être, 
mais  à  coup  sûr  clairvoyants  cette  fois,  orateur  et  mar- 
chand d'orviétan  étaient  une  seule  et  même  chose. 


208  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

L'abbé  Saulnier  se  sentit  frapper  sur  lepaule,  et  se 
retourna  vivement.  Un  homme  était  près  de  lui,  dont  le 
costume  ressemblait  exactement  au  sien  propre. 

—  Que  voulez-vous  ?  demanda  le  prêtre  avec  dé- 
fiance. 

L'étranger  souleva  le  bord  rabattu  de  son  chapeau. 

—  Monsieur  de  Beauveau  !  murmura  l'abbé  Saulnier, 
en  comprimant  une  exclamation  de  surprise. 

Cathelineau  n'avait  point  pris  garde  ;  il  écoutait  tou- 
jours le  docteur. 

M.  le  marquis  de  Beauveau  arrivait  de  Paris  ;  il  était 
pâle  ;  sur  ses  trails  bouleversés  se  lisait  un  profond  dé- 
sespoir. U  fut  quelques  minutes  avant  de  prendre  la  pa- 
role, comme  si  l'émotion  eût  arrêté  les  mots  dans  son 
gosier.  Enfin,  il  prononça  un  nom  ;  Cathelineau  l'enten- 
dit et  tressaillit  de  la  tête  aux  pieds. 

—  Ils  l'ont  tué  !  dit  le  marquis  à  voix  basse. 

—  Miséricorde!  s'écria  le  prêtre,  en  joignant  les  mains 
avec  angoisse.  Ils  ont  tué  le  roi! 

A  ces  mots,  Cathelineau  tomba  à  genoux  sur  le  pavé 
de  la  place  ;  son  œil  était  fixe  et  hagard  ;  deux  larmes 
coulèrent  lentement  sur  sa  joue. 

Le  docteur  continuait  sa  harangue.  Tout-à-coup,  un 
cri  retentit  dans  l'auditoire,  poussé  par  une  voix  ferme 
et  sonore. 

—  Dieu  et  le  roi  !  disait-elle. 

Puis  la  foule,  irrésistiblement  écartée,  donna  passage 
à  un  homme  qui  escalada  d'un  bond  les  tréteaux  ;  le 
docteur  repoussé  s'en  alla  prendre  place  à  son  tour  dans 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  209 

l'auditoire.  L'homme  avait  les  yeux  au  ciel  ;  son  visage 
fortement  contracté  respirait  une  puissante  colère. 
C'était  Gathelineau,  —  mais  ce  n'était  plus  le  paysan 
timide  et  borné  ;  un  changement  étrange  s'était  instan- 
tanément opéré  en  lui. 

—  Dieu  et  le  roi  !  répéta-t-il  d'une  voix  qui  atteignit 
les  coins  les  plus  reculés  de  la  place.  Tls  ont  commencé 
par  Dieu  :  nous  n'avons  plus  de  prêtres  pour  vivre  ou 
pour  mourir.  Après,  ils  ont  dressé  un  échafaud  ;  et  le 
bon  roi  Louis  XVI,  notre  père,  est  allé  au  ciel...  ils  l'ont 
guillotiné  ! 

Un  murmure  agita  sourdement  la  multitude,  puis  un 
cri  d'horreur   s'éleva  ;  le  Vendéen   était  là  en  majorité. 

—  Dieu  et  le  roi  !  répéta  encore  Gathelineau,  dont  la 
parole  dominait  le  tumulte.  Le  temps  est  venu.  Je  veux 
un  Dieu  et  je  veux  un  roi.  Qui  m'aime  me  suive  ! 

La  place  se  fit  déserte  en  quelques  minutes  ;  tout  ce 
qui  n'était  pas  racoleur  républicain  ou  fdle  perdue  se 
retira.  Gathelineau  avait  disparu. 

Le  docteur,  à  peine  remis  de  sa  chute,  restait  aba- 
sourdi de  ce  qui  venait  de  se  passer. 

—  J'étais  sur  le  point  de  convaincre  ces  masses  iné- 
clairées, se  dit-il  en  reprenant  péniblement  le  cours  de 
ses  idées  ;  j'allais  régénérer...  Mais  n'a-t-on  pas  dit  que 
le  citoyen  Gapet  est  mort,  moi't  guillotiné  ?  c'était  un 
juste...  ma  foi,  tant  pis  !  En  attendant,  mon  intervention 
en  tout  ceci  est  plus  urgente  que  jamais.  La  Gonvention 
est  une  vicieuse  application  d'un  principe  héroïque  ; 
mais  elle  représente  ce  principe  ;  ce  coup  d'État  va  la 
mettre  en  péril  ;  je  la  couvrirai  de  mon  corps  comme 

48* 


210  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

d'un  bouclier,  sauf  à  l'anéantir  plus  tard.  Combattons 
d'abord  les  suppôts  des  tyrans...  Ce  villageois  m'a  meur- 
tri. Je  ne  sais,  mais  son  regard  est  de  ceux  qui  électri- 
sent  la  multitude  ;  s'il  est  secondé,  comme  je  le  crains, 
il  faudra  un  bras  fort  pour  l'abattre  :  voilà  le  mien  I 


Il 


LES   VINGT-SEPT   PREMIERS   VENDEENS 


Au  village  du  Pin-en-Mauge,  situé  près  de  Beaupréau, 
dans  une  chaumière  de  pauvre  apparence,  deux  hommes 
et  une  femme  conversaient  au  lever  du  jour. 

La  femme  qui  était  jeune  et  belle,  allaitait  un  enfant. 
Quatre  berceaux  d'osier  étaient  occupés  par  quatre  au- 
tres enfants,  qui  sommeillaient  encore.  Dans  un  des 
coins  de  la  salle,  M.  l'abbé  Saulnier,  l'un  des  deux 
hommes,  disposait  sur  une  table  les  linges  et  autres 
objets  nécessaires  à  la  célébration  de  la  messe  ;  à  l'autre 
extrémité,  Cathelineau  se  livrait  à  l'exercice  de  son 
état,  il  boulangeait.  Le  changement  opéré  en  lui  par  la 
nouvelle  de  la  mort  de  Louis  XVI,  n'avait   point  été 


212  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

éphémère  ;  sa  physionomie  gardait  son  caractère  natif 
de  douceur  et  de  simpUcité,  mais  il  s'y  joignait  à  pré- 
sent une  expression  méditative  ;  son  œil  indécis,  na- 
guère, brillait  d'une  mystique  ardeur,  l'apathie  avait 
fait  place  à  la  fermeté  calme,  mais  intrépide.  Il  venait 
de  parler  ;  sa  jeune  femme  le  regardait  avec  un  craintif 
étonnement.  Le  prêtre,  discontinuant  ses  préparatifs, 
avait  croisé  ses  bras  sur  sa  poitrine,  et  semblait 
hésiter. 

—  Que  Dieu  vous  conseille,  mon  fils  !  dit-il  enfin, 
votre  dessein  est  grand  et  périlleux  ;  l'assistance  divine 
peut  le  rendre  exécutable,  mais  il  ne  m'appartient  point 
de  mettre  ma  voix  dans  la  balance  :  je  remplis  un  mi- 
nistère de  paix. 

—  Les  républicains  sont  cruels  et  sanguinaires  ;  il 
ne  faut  point  les  irriter,  mon  homme,  dit  doucement  la 
jeune  femme.  Puis  elle  ajouta  en  frissonnant  :  ils  nous 
tueraient  nos  enfants  ! 

—  Renée,  dit  le  paysan,  c'est  Dieu  qui  nous  les  a 
donnés  :  ils  sont  à  Dieu. 

La  jeune  femme  baissa  la  tête  d'un  air  résigné  ;  l'abbé 
Saulnier,  profondément  attendri  par  cette  parole  qui 
mettait  à  nu,  sans  emphase,  l'ardent  et  complet  dévoû- 
ment  de  Cathelineau,  marcha  vers  lui  et  prit  sa  main. 

—  Faites  suivant  votre  conscience,  mon  fils,  dit-il  ; 
la  Providence  a  éclairé  votre  cœur  simple  ;  une  trans- 
formation que  reconnaîtrait  le  plus  aveugle,  s'est  faite 
en  vous.  Peut-être  fûtes-vous  élu  pour  relever  la  croix 
tombée,  et  venger  les  outrages  prodigués  au  nom  du 
Christ  :  allez,  combattez,  et  que  l'Esprit-Saint  soit  avec 
vous! 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  213 

—  Combattre  !  s'écria  Renée,  en  serrant  son  enfant 
contre  son  cœur. 

—  Et  vous,  rna  fille,  reprit  le  prêtre,  priez  et  remer- 
ciez Dieu,  car  les  temps  de  martyre  sont  revenus. 

Un  bruit  de  pas  se  fit  entendre  au  dehors  ;  l'abbé 
Saulnier  se  remit  à  son  pieux  travail.  Cathelineau,  quit- 
tant son  attirail  de  boulanger,  endossa  rapidement  son 
plus  bel  habit  des  dimanches.  On  frappa  à  la  porte  et 
Renée  alla  ouvrir. 

Vingt-six  paysans,  tous  parents  ou  alliés  de  Catheli- 
neau, entrèrent  ;  ils  avaient  été  convoqués  la  veille  par 
l'aîné  des  fils  du  boulanger,  et  ne  savaient  en  rien  ce 
dont  il  s'agissait.  A  la  vue  du  bon  prêtre,  leur  ancien 
curé,  dont  ils  étaient  séparés  depuis  plusieurs  mois,  ce 
furent  des  transports  unanimes  et  bruyamment  mani- 
festés. Tous  entourèrent  l'abbé  Saulnier  ;  les  uns  lui 
baisaient  les  mains  avec  larmes  ;  d'autres,  ne  pouvant 
approcher,  louchaient  respectueusemet  les  pans  de  sa 
soutane  :  l'abbé  Saulnier  avait  revêtu,  pour  la  solen- 
nité qui  se  préparait,  ses  habits  sacerdotaux.  Les  trans- 
ports redoublèrent,  lorsque  Cathelineau  annonça  qu'on 
allait  célébrer  le  saint  sacrifice  :  il  y  avait  si  longtemps 
que  ces  hommes  pieux,  et  habitués  à  regarder  la  reli- 
gion comme  le  premier,  l'unique  besoin,  étaient  privés 
de  l'accomplissement  de  leurs  devoirs  de  chrétiens! 

La  messe  fut  célébrée.  Au  milieu  du  recueillement 
général,  Cathelineau  se  distingua  par  son  austère  et 
grande  ferveur.  Lui  seul,  ayant  pu  se  préparer,  reçut  la 
communion  des  mains  de  l'abbé  Saulnier.  Quand  fut 
terminé  l'office,  Cathelineau  fit  asseoir  ses  hôtes  sur  des 
bancs  disposés  à  l'avance.  Ceux-ci  le  regardaient  avec 


214  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

élonnement,  ils  ne  l'avaient  point  revu  depuis  son 
voyage  à  Beaupréau  ;  quelque  chose  en  lui  leur  sem- 
blait extraordinaire. 

—  Mes  garçons,  dit-il,  je  suis  un  ignorant  et  j'aurais 
voulu  quelqu'un  pour  parier  à  ma  place.  M.  le  rec- 
teur a  refusé  de  le  faire  :  je  vais  tâcher  de  m 'exprimer 
comme  il  faut.  Les  gens  de  la  Convention  avaient  chassé 
du  trône,  comme  vous  savez,  notre  bon  roi  Louis  XVI, 
qui  était  un  saint  homme.  Ensuite,  ils  Font  mis  en 
prison. 

—  En  prison  !  répétèrent  avec  stupéfaction  les  paysans 
qui  ne  savaient  rien  encore  :  le  Roi  ! 

—  Oui.  C'était  une  méchante  action,  n'est-ce  pas? 
cependant,  tant  que  vivait  encore  Louis  XVI,  il  y  avait 
espoir  de  le  voir  reprendre  sa  couronne  et  relever  l'au- 
tel... 

—  Est-il  donc  mort?  s'écria-t-on. 

—  Mort  !...  mort  assassiné  ! 

Les  vingt-six  paysans  se  levèrent  d'un  mouvement 
commun  ;  l'épouvante  et  la  stupeur  étaient  peintes  sur 
tous  les  visages. 

—  Il  est  mort  !  reprit  Cathelineau.  Maintenant,  qui 
nous  rendra  nos  prêtres?  qui  relèvera  notre  croix? 

Le  silence  continuait  ;  Cathelineau  fit  un  pas  en 
avant. 

—  N'avons-nous  ni  cœur  ni  bras?  demanda-t-il. 

Et,  comme  ses  parents  levaient  sur  lui  un  regard  in- 
terrogateur, il  s'écria  tout  à  coup  : 

—  Dieu  et  le  Roi  !  tous  deux  insultés,  trahis,  chassés 
l'un  du  sanctuaire,  l'autre  du  trône.  Combattons  mes 
fds,  et  nous  remporterons  la  victoire  ! 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  215 

Les  vingt-six  paysans  se  comptèrent  avec  effroi  ;  ils 
ne  répondirent  point  encore.  Gathelineau  qu'animait 
en  ce  moment  un  enthousiasme  extraordinaire,  se  pré- 
cipita sur  l'autel  et  saisit  le  crucifix. 

—  Jésus!  dit-il,  en  tombant  à  genoux,  je  serai  donc 
seul  à  mourir  pour  toi  ! 

—  Écoute,  garçon,  dit  Etienne  Manceau,  frère  de 
llenée,  nous  ne  refusons  pas  ;  où  tu  iras,  nous  voulons 
bien  aller,  mais  nous  ne  sommes  pas  beaucoup  pour 
attaquer  les  Bleus. 

—  En  conscience,  c'est  la  vérité,  reprit  un  autre  ; 
nous  ne  sommes  pas  assez  ! 

Gathelineau  s'était  relevé  ;  il  sentait  sa  cause  ga- 
gnée. 

—  Les  gens  du  Bocage  (1)  sont  tous  frères  en 
croyance,  dit-il  ;  nous  aurons  des  milliers  de  combat- 
tants. 

Et,  incontinent  il  développa  un  plan  de  prosélytisme, 
clair,  simple,  à  la  portée  des  intelligences  les  moins 
avancées  ;  les  paysans  comprenaient  et  se  sentaient  ve- 
nir courage.  L'abbé  Saulnier  écoutait,  pris  d'une  véri- 
table admiration. 

—  Nous  combattrons  quand  nous  serons  cinq  cents, 
dit  en  terminant  Gathelineau  ;  notre  étendard  sera  la 
croix  ;  qu'elle  se  monti'e  une  fois  victorieuse,  et  les  dé- 
fenseurs ne  lui  manqueront  pas  ! 

(1)  La  Vendée  historique  comprend, comme  on  sait,  \e  Bocage  et 
la  Plaine.  Le  Bocage  compose  en  grande  partie  les  quatre  dépar- 
tements de  la  Loire-Inférieure,  Maine-et-Loire,  Deux-Sèvres  et 
Vendée. 


216  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

—  Et  qui  sera  notre  chef?  demanda  Etienne  Man- 
ceau. 

—  Gathelineau  !  s'écrièrent  tout  d'une  voix  les  autres 
paysans. 

Celui-ci  refusa,  comme  il  devait  refuser  plus  tard  le 
titre  de  généralissime  de  la  grande  armée  catholique  et 
royale.  Il  fallut  de  longues  prières  et  l'influence  de 
l'abbé  Saulnier  pour  vaincre  sa  modestie.  11  accepta 
enfin. 

Alors  eut  lieu  une  scène  aussi  solennelle  qu'impo- 
sante, si  l'on  se  reporte  à  ses  étonnants  résultats.  L'abbé 
Saulnier  prit  le  crucifix  ;  chaque  paysan  vint  à  son 
tour  s'agenouiller  devant  la  divine  image,  et  faire  ser- 
ment d'obéissance  à  son  nouveau  chef  :  la  guerre  ven- 
déenne était  commencée. 

Quand  ils  se  séparèrent,  ces  hommes  simples  et  dé- 
voués avaient  tous  fait  dans  leur  cœur  le  sacrifice  de 
leur  vie  à  la  cause  qu'ils  venaient  d'embrasser.  La  plu- 
part moururent  à  la  tâche  (1). 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  ce  que  nous  venons  de 
dire,  que  la  Vendée  eût  été,  jusqu'à  la  mort  du  Roi, 
tranquille  et  soumise  au  bon  plaisir  conventionnel.  L'in- 
tronisation des  curés  assermentés,  l'exécution  de  la  loi 
de  recrutement,  et  diverses  autres  mesures  avaient,  au 


(1)  Nous  copions  dans  la  Vendée  à  trois  époques,  les  noms  des 
parents  de  Gathelineau  :  René  Lecler,  Etienne,  Joseph,  Charles 
et  Mathurin  Laudin,  Jean  et  René  Blon,  Jean  Gabury,  Pierre  et 
Jacques  Rochard,  René  et  Louis  Les-Rochard,  Joseph  et  Mathu- 
rin Piton,  Pierre  et  Etienne  Manceau,  René  Soycr,  René  Jamain, 
Jean  Horeau,  Jacques  Usureau,  Mathurin,  Michel  et  Pierre  Les- 
Courans,  Joseph  Monnier,  Pierre  Verron,  René  Oger. 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  217 

contraire,  occasionné  des  prises  d'armes  dans  presque 
toutes  les  paroisses  ;  mais  ces  insurrections  isolées  avaient 
été  partout  sans  résultat.  Par  un  hasard  étrange,  le  foyer 
de  cette  grande  réaction  qui  devait  ébranler  jusqu'en 
ses  fondements  le  gouvernement  républicain,  s'alluma 
dans  une  petite  commune,  jusque-là  indifférente  aux 
révolutions  qui  remuaient  la  France.  Son  curé  M.  Saul- 
nier,  chassé  sans  résistance  en  1791,  n'avait  point  été 
remplacé  ;  le  tirage  pour  la  levée  de  trois  cent  mille 
hommes  n'avait  pas  encore  eu  lieu  au  district  de 
Beaupréau.  Il  semblait  que  tout  dût  se  réunir  pour  ôter 
jusqu'à  la  possibilité  d'un  soupçon  d'intérêt  personnel  à 
ce  faible  noyau  de  ce  qui  allait  être  la  Vendée. 

Pendant  le  mois  qui  suivit,  nos  vingt-sept  conjurés 
ne  se  donnèrent  point  de  repos  ;  ils  parcoururent  en 
tout  sens -la  campagne,  annonçant  à  ceux  qui  l'igno- 
raient la  mort  de  Louis  XVI,  et  prêchant  la  croisade 
contre  la  Convention.  Presque  partout,  ils  rencontrè- 
rent d'insurmontables  obstacles  ;  on  ne  les  connaissait 
pas  ;  les  paysans  des  autres  villages,  accoutumés  à 
prendre  foi  seulement  en  leurs  nobles  et  en  leurs  prê- 
tres, refusaient  confiance  à  ces  inconnus.  Eux,  poursui- 
vaient leur  œuvre  avec  une  patience  infatigable,  faisant 
çà  et  là  quelques  prosélytes,  et  soutenus,  dans  leur  rude 
travail,  par  le  mobile  qui  les  guidait.  Une  partie  de 
leur  mission  réussit,  du  moins,  à  souhait.  Dans  toutes 
les  communes,  les  jeunes  gens  soumis  au  tirage  annon- 
cèrent hautement  leur  intention  de  ne  point  servir  la 
République. 

Le  10  mars,  devait  avoir  lieu,  à  Saint-Florent,  le  ti- 
rage pour  le  recrutement.  Le  nombre  des  jeunes  gens 

19 


218  LE  DOCTEUR  ROUSSEAU 

inscrits  était  de  douze  cents.  Dix -sept  venaient  de  l*in-en- 
Mauge  ;  parmi  eux,  était  Jacques  Manceau,  le  neveu  de 
Cathelineau  ;  c'était  un  fort  et  hardi  jeune  horame, 
accomplissant  sa  vingtième  année  ;  il  était  beau,  intel- 
ligent et  brave,  son  oncle  et  son  père  l'avaient  admis 
dans  leur  confidence. 

La  Convention  avait  déployé,  en  cette  conjoncture, 
une  force  imposante  ;  outre  les  gardes  nationales  des 
villes  voisines,  qui  ne  laissaient  pas  de  faire  un  corps 
considérable,  cinq  cents  soldats  stationnaient  sur  la 
place  de  Saint-Florent  ;  mais  là  ne  s'était  pas  bornée  la 
prévoyance  républicaine.  Comme  s'il  se  fût  agi  de  véri- 
tables sauvages  qu'on  séduit  avec  des  spectacles  et  de 
la  verroterie,  une  foule  d'escamoteurs  et  des  banquistes 
avaient  établi  leurs  tréteaux  par  la  ville  ;  des  essaims  de 
jolies  citoyennes  papillonnaient  aux  alentours,  jasant 
et  aiguisant  l'artillerie  de  leurs  regards.  Ainsi  armée  de 
toutes  pièces,  la  Convention  croyait  avoir  bon  marché 
de  ses  futurs  conscrits  ;  ils  devaient  être  séduits  ou  m'  • 
traillés,  suivant  les  circonstances. 

Mais  la  Convention,  si  omnipotente  qu'elle  fût,  ne 
commandait  pas  aux  événements. 

D'abord,  escamoteurs  et  déesses  de  ia  liberté,  perdi- 
rent leurs  peines  ;  les  jeunes  gens  du  tirage  n'arrivèrent 
point  isolément  ou  par  escouades,  comme  il  était  natu- 
rel que  cela  se  fît  :  la  prudence  de  Cathelineau  avait 
passé  par  là.  Vers  midi,  les  troupes  stationnées  sur  la 
place  les  virent  déboucher  au  nombre  de  douze  cents. 
Pas  un  n'y  manquait  :  ils  avaient  pris  rendez-vous  an- 
dessous  de  la  ville,  et  ne  s'étaient  mis  en  marche  qu'a- 
près l'arrivée  du  contingent  du  dernier  bourg. 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  219 

Les  troupes  républicaines  étaient  commandées  par 
un  jeune  officier,  le  major  Baulon  ;  l'aspect  des  Ven- 
déens était  si  hostile,  que  les  Bleus  se  mirent  immédia- 
tement sur  la  défensive.  Au  milieu  de  la  place  était  la 
troupe  régulière,  à  droite,  la  garde  nationale  de  Beau- 
préau,  à  gauche,  celle  de  Ghâlonnc,  commandée  par 
notre  connaissance,  le  citoyen  Bousseau,  qui  poursuivait 
décidément  son  rôle  actif.  Les  recrues  avançaient  tou- 
jours, quoiqu'on  eût  crié  «  halte!  »  Baulon  ordonna  de 
mettre  en  joue,  mais  le  docteur,  dont  la  fantaisie  s'al- 
liait à  une  grande  droiture,  s'élança  entre  les  deux 
troupes,  et  rappela  hautement  son  devoir  à  l'officier 
républicain. 

—  Halte!  répéta  Baulon. 

—  Pas  de  tirage  !  répondit  Jacques  Manceau,  qui 
formait  la  tête  de  la  colonne  insurgée.  Nous  n'en  vou- 
lons pas. 

Les  jeunes  Vendéens  étaient  armés  de  fourches,  de 
socs  et  bâtons  ferrés  ;  c'est  à  peine  si  quelques-uns 
avaient  de  vieux  mousquets  hors  d'usage.  Du  côté  des 
républicains,  les  fusils  étaient  naturellement  en  parfait 
état  ;  il  y  avait,  de  plus,  quatre  pièces  d'artillerie  bour- 
rées de  mitraille  jusqu'à  la  gueule. 

Baulon  ne  répéta  pas  son  avertissement, et  commanda 
le  feu  \  troupes  et  gardes  nationales  tirèrent  en  même 
temps  que  l'artillerie.  Un  nuage  opaque  s'éleva,  qui 
cacha  la  colonne  vendéenne  ;  les  républicains  tendirent 
l'oreille.  Pas  un  cri.  Un  instant,  ils  crurent  que  c'en 
était  fait  de  leurs  ennemis.  Mais  la  fumée,  se  faisant 
graduellement  plus  diaphane,  finit  par  se  suspendre, 
comme  un  léger  voile,  au-dessus  du  lieu  du  combat. 


550  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

Alors  les  Bleus  purent  voir  l'effet  de  leur  décharge. 

Chose  singulière,  et  qu'on  croirait  difficilement,  si 
toutes  les  mémoires  ne  s'accordaient  à  rattester,de  toute 
cette  poudre  incendiée,  de  cette  masse  de  plomb  et  de 
fer,  vomie  par  huit  cents  fusils  et  quatre  pièces  d'artille- 
rie, il  ne  résulta  rien.  Pas  un  Vendéen  ne  tomba  ;  pas 
un  même  ne  fut  blessé  !  La  colonne  s'était  arrêtée  ;  les 
soldats  de  la  Convention  la  virent  avec  stupeur,  intacte 
et  non  entamée,  comme  si  la  terrible  détonation  eût  été 
un  inoffensif  exercice  à  poudre. 

Il  y  eut  dans  les  deux  troupes  un  moment  d'hésitation 
simultané. 

Nous  ne  devons  point  oublier  que  les  Vendéens 
étaient  des  enfants  :  encore  faut-il  faire  l'apprentissage 
de  l'héroïsme. 

Cependant  les  républicains,  revenus  de  leur  sur- 
prise, firent  feu  de  nouveau  :  cette  fois,  de  larges  vides 
s'ouvrirent  dans  les  rangs  des  Vendéens  qui  se  disper- 
sèrent aussitôt. 

—  Victoire  !  cria  Bousseau  ;  force  reste  au  principe! 

Les  Bleus  firent  chorus  ;  il  eût  été  plus  sage  de  re- 
charger les  armes.  Au  moment  où  Bousseau,  brandis- 
sant la  canne  à  pomme  d'ivoire  qu'il  portait  au  lieu  de 
glaive,  avec  son  uniforme  de  garde  civique,  commen- 
çait l'exorde  d'une  improvisation,  un  bruit  confus  se  fit 
entendre  dans  l'une  des  rues  latérales  qui  débouchent 
sur  la  place.  Quelques  secondes  après,  les  douze  cents 
recrues,  ayant  à  leur  tête  Jacques  Manceau,  se  précipi- 
tèrent sur  les  républicains.  Jacques  soulevait  à  deux 
mains  un  soc  de  charrue  ;  il  poussa  droit  aux  canons. 
La  mêlée  fut  courte,  mais  furieuse  ;  la  manœuvre  des 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  221 

royalistes  leur  livrait  le  flanc  des  Bleus  ;  parmi  ceux-ci, 
les  gardes  nationaux  de  Châlonne,  commandés  par 
Bousseau,  prirent  seuls  part  à  l'action.  Les  troupes  ré- 
gulières et  les  bourgeois  de  Beaupréau  se  retirèrent  vers 
la  citadelle.  Bousseau  demeurait  seul  à  son  poste,  et 
gesticulait  pour  animer  sa  troupe.  Un  moment,  il  se 
trouva  en  face  de  Jacques,  qui  leva  sur  sa  tête  sa  terri- 
ble massue. 

—  Je  crois  que  mon  rôle  est  fini!  murmura  le  méde- 
cin sans  pâlir  :  tant  pis  pour  le  monde  ! 

Et  il  prit  Tattitude  que  devaient  avoir  les  pères  cons- 
crits de  Rome,  sous  le  fer  des  soldats  de  Brennus.  Mais 
le  jeune  Vendéen  passa  ;  il  avait  reconnu  que  son  ad- 
versaire était  sans  armes. 

—  Où  la  grandeur  d'âme  va-t-elle  se  nicher  !  grom- 
mela Bousseau  avec  mauvaise  humeur. 

Il  se  retourna,  et  aperçut  seulement  alors  l'abandon 
où  l'avaient  laissé  les  hommes  de  Baulon. 

—  Les  misérables  ont  pris  la  fuite  devant  ces  en- 
fants! s'écria-t-il.  Nous  autres,  citoyens,  sachons  mou- 
rir ! 

Cet  appel,  digne  d'un  meilleur  sort,  fut  le  signal 
d'une  débandade  générale.  Dès  que  les  bourgeois  de 
Châlonne  se  virent  seuls  en  présence  de  l'ennemi,  ils 
lâchèrent  pied  au  plus  vite.  Bousseau  les  suivit,  indi- 
gné. Il  se  retira  lentement,  se  retournant  de  temps  à 
autre  pour  brandir  sa  canne  en  signe  de  menace. 

Nul,  parmi  les  Vendéens,  n'eut  l'idée  de  poursuivre 
les  fuyards.  Cette  victoire  inespérée  les  afl'olait  ;  ils  se 
regardaient,  étonnés,  attendris,  et  s'embrassaient  en 
versant  des  larmes  de  joie.  Le  succès  venait  de   tripler 

19* 


222  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

leurs  forces.  En  réalité,  la  faiblesse  des  républicains  à 
Saint-Florent,  qui  est  un  fait  acquis  à  l'histoire,  donna 
sans  nul  doute  à  l'insurrection  naissante  la  plus  puis- 
sante impulsion  qu'elle  pût  recevoir. 

Jacques  Manceau  et  sa  troupe,  revenus  de  leur  pre- 
mier étourdissement,  examinèrent  la  position,  et  tin- 
rent une  sorte  de  conseil  ;  leur  embarras  était  grand. 
Dans  l'enthousiasme  du  succès,  ils  avaient  mis  en  pièces 
les  affûts  des  canons  et  ne  savaient  maintenant  que 
faire  de  leur  victoire.  Le  temps  devait  corriger  les  Ven- 
déens de  cette  imprévoyance  inouïe,  qui  fut  un  des  ca- 
ractères principaux  de  leur  conduite  au  début  de  la 
lutte. 

—  Mes  gars,  dit  Jacques  Manceau,  en  se  grattant 
l'oreille,  m'est  avis  que  nous  avons  deux  choses  à  faire  : 
nous  en  aller  chacun  chez  nous,  ou  prendre  le  châ- 
teau ;  moi,  je  ne  veux  pas  m'en  aller  ;  donc,  au  châ- 
teau, si  le  cœur  vous  en  dit  ! 

—  Au  château  !  répétèrent  les  plus  braves. 

Les  autres  n'osèrent  pas  élever  la  voix,  et  la  petite 
armée  reprit  sa  course. 

Le  château  de  Saint-Florent,  sans  être  une  citadelle 
importante,  était  du  moins  de  force  à  soutenir  pendant 
dix  ans,  à  l'exemple  de  la  cité  troyenne,  l'assaut  de  nos 
douze  cents  jeunes  gens,  moins  bien  armés  que  les 
Grecs.  Un  hasard  faillit  rendre  ses  remparts  inutiles. 
Au  moment  où  arrivait  la  troupe  vendéenne,  les  répu- 
blicains n'avaient  point  encore  réussi  à  fermer  la  maî- 
tresse porte  qui,  depuis  longtemps  hors  d'usage,  refu- 
sait de  tourner  sur  ses  gonds  rouilles.  Jacques  Manceau 
vit  que  la  circonstance  était  décisive  ;  il  s'élança,  ses 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  223- 

compagnons  le  suivirent.  Le  neveu  de  Gathelineau, 
leste  et  plein  d'ardeur,  franchit  en  quelques  secondes 
la  distance  qui  le  séparait  du  château,  et  tomba  sur  les 
gardiens  de  la  porte,  qu'il  chargea  à  l'aide  d'une  épée 
conquise  dans  la  lutte  précédente.  Rien  ne  put  tenir  de- 
vant lui  ;  déjà  il  avait  ouvert  une  issue  à  ses  compa- 
gnons, qui  touchaient  le  seuil,  lorsque  les  lourds  bat- 
tants, cédant  à  une  dernière  impulsion,  se  refermèrent 
avec  fracas. 

Un  double  cri  s'éleva,  de  triomphe  au  dedans,  de  dé- 
tresse au  dehors.  Exaspérés  de  la  perte  de  leur  chef, 
les  Vendéens  se  ruèrent  contre  la  porte  avec  fureur  ; 
vains  efforts  !  la  porte  était  à  l'épreuve  ;  de  longs  éclats 
de  rire  leur  répondirent  du  haut  des  murailles. 

Quand  il  se  vit  seul,  entouré  d'ennemis,  Jacques  Man- 
ceau  prit  d'abord  une  attitude  menaçante  ;  les  Bleus  se 
tenaient  à  distance,  tant  il  y  avait  d'indomptable  déter- 
mination dans  la  pose  du  jeune  homme.  Mais,  tout  à 
coup,  comme  si  un  découragement  subit  se  fût  emparé 
de  lui,  il  baissa  le  tête  et  jeta  son  épée  ;  les  Bleus  se 
saisirent  de  lui  aussitôt. 

—  Eh!  c'est,  je  crois,  mon  jeune  vainqueur!  dit  le 
citoyen  Bousseau...  Major,  je  désire  vivement  qu'il  soit 
traité  avec  les  égards  convenables. 

Baulon  haussa  les  épaules. 

—  Douze  hommes  dans  la  courtine  !  dit-il.  La  loi  mar- 
tiale est  positive  ;  tout  réfractaire,  pris  les  armes  à  la 
main,  doit  êlre  fusillé  sur-le-champ. 

Le  docteur  voulut  protester,  mais  Jacques  fut  immé- 
diatement  entraîné  ;  quelques   secondes   après,    douze 


224  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

coups  de  feu  retentirent  simultanément  dans  l'intérieur 
du  château. 

Le  citoyen  Bousseau  s'était  précipité  sur  les  pas  des 
exécuteurs,  il  arriva  à  temps  pour  voir  tomber  le  jeune 
prisonnier  la  face  contre  terre. 

—  0  Jean-Jacques  !  s'écria-t-il,  ces  gens  n'ont  jamais 
lu  une  seule  de  tes  pages  !...  Je  suis  tenté  de  reprendre 
mon  rôle  passif;  si  je  restais  avec  ces  bourreaux,  je 
prendrais  le /^rmc/joe  en  horreur...  Positivement!  ajouta- 
t-il  avec  un  frisson,  les  anciens  tyrans  valaient  mieux, 
bien  que,  à  tout  prendre,  ils  ne  valussent  rien  du  tout. 

Tout  en  parlant,  il  allait  vers  le  mort.  Les  exécuteurs 
s'étaient  éloignés,  on  avait  besoin  d'eux  aux  murailles  ; 
le  docteur  appela  un  de  ses  hommes  et  se  fit  aider  pour 
transporter  le  cadavre  dans  une  chambre  du  château. 
Le  brave  homme  n'avait  point  oublié  que,  s'il  vivait  en- 
core, c'était  grâce  à  la  générosité  du  jeune  Vendéen  ;  il 
résolut  de  voir  si  ses  blessures  pouvaient  être  pansées, 
et  de  le  sauver  à  ses  risques  et  périls. 

Pendant  qu'il  montait  l'escalier,  chargé,  pour  sa  part, 
de  la  tête  et  des  épaules  du  mort,  le  citoyen  Bousseau 
crut  sentir  un  faible  souffle  à  sa  joue  ;  il  s'arrêta,  sur- 
pris ;  le  souffl'e  cessa,  et  l'attitude  flasque  et  abandon- 
née de  Jacques  fit  craindre  à  son  libérateur  qu'il  ne  fût 
trop  tard. 

Dans  la  chambre,  les  deux  porteurs  déposèrent  leur 
fardeau  sur  une  table  ;  le  corps  s'afl*aissa  aussitôt  et 
s'étendit,  comme  s'il  eût  perdu  ce  ressort,  cette  élasti- 
cité qui  dénotent  la  vie.  Le  docteur  atteignit  hâtivement 
sa  trousse,  et  se  mit  à  visiter  le  cadavre. 

A  ce  moment,  un  grand  cri  partit  des  murailles.  Les 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  255 

Vendéens  renouvelaient  leur  attaque,  et  les  bourgeois 
de  Ghâlonne  refusaient  de  se  battre,  s'ils  n'avaient  pas 
leur  chef  à  leur  tête. 

Le  docteur,  incapable  de  se  faire  attendre  au  mo- 
ment du  danger,  jeta  un  regard  de  regret  sur  Jacques, 
et  descendit  l'escalier,  après  avoir  fermé  à  double  tour 
la  porte  de  la  chambre. 


III 


LE    BISTOURI    DU   CITOYEN    DOCTEUR 


Galhelineau  et  ses  parents  étaient  restés  au  Pin.  Ce 
n'était  pas  crainte  personnelle;  leur  conduite  ultérieure 
les  met  de  reste  à  l'abri  d'un  pareil  reproche,  mais  ils 
ne  voulaient  point  compromettre  ainsi  sur  un  seul  coup 
de  dé  le  succès  de  leur  grande  entreprise.  Leur  propa- 
gande, longtemps  infructueuse,  atteignait  enfin  ses  ré- 
sultats ;  ils  avaient  des  adhérents  dans  toutes  les  com- 
munes environnantes,  et  n'attendaient  plus  qu'une  occa- 
sion. Suivant  les  probabilités,  cette  occasion  devait  leur 
être  fournie  par  le  tirage  qui  avait  lieu  à  Saint-Florent; 
aussi,  tout  en  se  tenant  à  l'écart,  ils  voulurent  être  ins- 
truits des  événements  de  cette  journée  du  10  Diars,  qui 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  227 

pouvait  influer  si  puissamment  sur  la  réussite  de  leurs 
projets. 

Le  malin,  Etienne  Manceau,  père  de  Jacques,  partit 
avec  les  instructions  de  Gathelineau.  Il  arriva  à  Saint- 
Florent  vers  le  soir,  au  moment  où  les  recrues  se  vo- 
yaient repoussées  pour  la  deuxième  fois  et  reculaient, 
découragées. 

Ce  fut  un  terrible  coup  pour  ce  pauvre  père  que  la 
nouvelle  de  la  prise  de  son  fils  ;  son  premier  mouvement 
fut  de  se  mettre  à  la  tète  des  jeunes  Vendéens  pour  ten- 
ter un  nouvel  eft'ort.  Mais  les  instructions  de  son  chef 
étaient  précises;  il  dut  vaincre  cet  entraînement  si  natu- 
rel et  si  puissant  de  l'amour  paternel:  sans  artillerie, 
presque  sans  armes,  on  ne  pouvait  songer  sérieusement 
à  s'emparer  du  château,  pourvu  en  abondance  de  tout 
ce  qui  manquait  aux  assiégeants,  et  défendu  par  une 
garnison  considérable. 

Jusqu'ici  l'insurrection  avait  été  en  réalité  victorieuse  ; 
les  gens  du  pouvoir,  retranchés  derrière  leurs  murailles, 
se  tenaient  sur  la  défensive.  Manceau  ne  voulut  point, 
pour  réparer  son  malheur  personnel,  changer  cette  vic- 
toire en  défaite.  Il  résolut  de  garder  à  sa  cause  ce  noyau 
d'armée,  entier  et  lortifié  par  le  souvenir  d'un  succès 
sans  revers. 

Les  recrues  avaient  accueilli  sa  venue  avec  joie  ;  d'une 
commune  voix,  elles  l'avaient  élu  leur  chef.  Etienne 
Manceau,  repoussant  sa  légitime  douleur,  n'usa  de  cette 
influence  que  pour  accomplir  la  volonté  supérieure  de 
Gathelineau.  Le  jour  tombait;  il  décida  que  la  petite 
troupe  continuerait  d'investir  le  château,  pour  sauver 
les  apparences,  jusqu'au  milieu  de  la  nuit.  A  ce  moment, 


128  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

la  retraite  devait  s'effectuer  sans  bruit  :  on  prendrait  les 
ordres  de  qui  de  droit  pour  la  direction  à  suivre  ultérieu- 
rement. 

Pendant  ce  temps,  dans  la  chambre  où  Ton  avait  laissé, 
couché  sur  une  table,  le  cadavre  du  Vendéen  fusillé,  se 
passait  une  scène  qui,  à  coup  sûr,  eût  fort  émerveillé  le 
citoyen  docteur  Bousseau. 

A  peine  la  porte  se  fut-elle  refermée  que  Jacques, 
quittant  sa  position  mortuaire,  sauta  et  retomba  sur  ses 
pieds  comme  un  leste  et  vigoureux  vivant  qu'il  était,  l^e 
jeune  paysan  avait  gardé  son  sang- froid  jusqu'au  mo- 
ment suprême;  se  voyant  perdu,  il  avait  joué  tout  es- 
poir de  salut  sur  une  seule  chance.  Une  manœuvre  que 
l'instinct  suprême  de  conservation  lui  enseigna  sans 
doute,  et  qui  depuis  joua  un  grand  rôle  dans  les  attaques 
vendéennes,  fut  employée  par  lui:  lorsque  les  soldats, 
chargés  d'exécuter  la  sentence  du  major,  abaissèrent 
leurs  armes,  il  se  croisa  les  bras  sur  la  poitrine,  indiffé- 
rent en  apparence,  mais  épiant  en  effet  avec  avidité  les 
mouvements  des  Bleus.  Le  sous-officier  commanda  le 
feu  ;  Jaques  vit  le  doigt  des  soldats  presser  la  détente  ; 
il  se  laissa  lourdement  choir. Au  même  instant,  la  détona- 
tion retentit. 

En  une  circonstance  ordinaire,  ce  naïf  stratagème  eût 
été  facilement  déjoué;  ici,  les  soldats,  obligés  de  rega- 
gner leur,  poste  aussitôt  après  l'exécution,  crurent  laisser 
un  cadavre  dans  la  courtine,  et  s'éloignèrent  sans  soup- 
çons. Le  docteur  lui-même,  comme  nous  l'avons  vu, 
y  fut  trompé. 

Le  premier  soin  de  Jacques,  après  sa  résurrection,  fut 
de  se  précipiter  vers  la  porte  ;  elle  était  solidement  fer- 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  229 

mée,  nul  moj^en  d'évasion  de  ce  côté.  La  fenêtre,  garnie 
de  forts  barreaux  de  fer,  était  également  inattaquable. 
Le  pauvre  prisonnier  laissa  tomber  ses  bras  le  long  de 
son  corps  avec  tristesse  ;  la  fusillade  s'entendait  au  de- 
hors; parfois  aussi  venaient  jusqu'à  lui  les  cris  poussés 
par  ses  frères  d'armes;  et  il  ne  pouvait  combattre,  et  un 
mur  infranchissable  le  retenait  au  moment  du  péril. 
Pendant  plus  de  deux  heures  que  dura  l'escarmouche, 
Jacques  se  promena  comme  une  bête  fauve  fait  dans  sa 
cage.  Tantôt  il  se  jetait  sur  la  porte,  espérant  l'ébranler, 
tantôt  il  secouait  désespérément  les  barres  de  fer  de  la 
fenêtre.  La  porte  le  renvoyait,  meurtri,  au  milieu  de  la 
chambre;  les  barreaux  déchiraient  ses  mains,  et  la  fu- 
sillade continuait,  portant  au  comble  le  délire  du  captif. 

Enfin  les  coups  de  feu  devinrent  plus  rares;  Jacques 
put  conjecturer  que  ses  compagnons  s'éloignaient,  et  sa 
lièvre  diminua  peu  à  peu.  Il  s'assit  sur  la  table  et  sonda 
sa  situation  d'un  coup-d'œil  intrépide.  De  quelque  côté 
que  se  portassent  ses  regards,  le  danger  était  terrible, 
inévitable,  le  salut  impossible.  Jacques  ne  sourcilla  pas; 
une  fois  même  le  sourire  vint  à  sa  lèvre  au  souvenir  du 
citoyen  docteur  et  de  sa  trousse.  Mais  il  n'est  point  donné 
à  l'homme  de  l'ester  longtemps  insouciant  en  face  d'une 
mort  certaine.  Une  pensée  traversa  tout-à-coup  l'esprit 
de  Jacques  ;  son  front  se  voila  de  mélancolie:  il  vit  son 
père,  qui  se  consolait  en  l'aimant  de  la  perte  de  sa 
mère;  Etienne  Manceau  pleurait  dans  la  cabane  déserte. 

Cette  image  frappa  le  cerveau  de  Jacques  au  point  de 
devenir  une  sorte  de  vision;  la  fenêtre  était  étroite  et 
le  jour  se  faisait  sombre;  le  jeune  Vendéen  voyait 
l^éellement    devant    lui    son    père,   abandonné.    Puis 

20 


230  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

un  doux  visage  apparut  près  de  celui  du  vieux 
paysan. 

—  Marie!  murmura  Jacques  en  courbant  la  tête. 
Marie  était  sa  fiancée  ;  il  aimait  Marie  de  ce  solide  et 

pur  amour  qui,  dans  ces  contrées  patriarcales,  lie  deux 
époux  jusqu'au  tombeau. 

Un  bruit  de  pas  se  fit  dans' l'escalier;  Jacques  se  ré- 
veilla en  sursaut  et  se  frotta  les  yeux,  comme  au  sortir 
d'un  rêve;  puis,  rendu  subitement  au  sentiment  de  sa 
situation,  il  s'étendit  sur  la  table  et  demeura  dans  une 
complète  immobilité. 

La  clef  grinça  dans  la  serrure  et  le  citoyen  docteur 
entra. 

—  Si,  par  le  plus  grand  des  hasards,  le  pauvre  diable 
n'était  pas  mort  tantôt,  grommelait-il,  ce  doit  être  chose 
faite  maintenant. 

Il  déposa  sur  la  table,  près  de  Jacques,  une  clef  d'é- 
norme dimension,  battit  le  briquet,  et  alluma  de  la  lu- 
mière. Ce  faisant,  il  continuait  son  monologue. 

—  Par  goût,  disait-il,  je  n'aime  pas  cette  vie  de  soldat. 
N'était  le  principe.,,  où  donc  ai-je  mis  cette  clef?...  l'ef- 
fusion du  sang  me  répugne.  Un  homme  tel  que  moi  doit 
travailler  avec  son  esprit,  non  avec  son  bras;...  mais 
cette  clef,  qu'en  ai-je  fait?  la  voici...  C'est  que  ma  res- 
ponsabilité est  grande  !  Avec  un  morceau  de  fer  sem- 
blable, une  main  mal  intentionnée  pourrait!...  mais  le 
moyen  de  craindre?  Lors  même  qu'on  parviendrait  à 
s'en  emparer,  saurait-on  qu'elle  ouvre  la  poterne  au 
bas  de  l'escalier? 

L'âme  de  Jacques  avait  passé  dans  ses  oreilles;  le  doc- 
teur se  débarrassa  d'une  paire  de  pistolets  qui  étaient 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  231 

restés  inoffensifs  à  sa  ceinture  pendant  l'assaut,  et  ouvrit 
sa  trousse. 

—  Voyons  I  dit-il. 

Et  il  mit  sa  main  sur  la  poitrine  de  Jacques.  Son  visage 
exprima  un  douloureux  étonnement. 

—  Encore  chaud!  soupira-t-il.  Pauvre  garçon,  peut- 
être  aurais-je  pu  le  sauver! 

En  même  temps,  il  coupait  les  vêtements  du  mort, 
afin  de  l'examiner  à  nu.  Il  ne  songea  même  pas  à  tâter 
préalablement  son  pouls,  tant  il  lui  semblait  improbable 
qu'il  pût  exister  encore. 

—  Pas  une  seule  blessure  !  s'écria-t-il  avec  surprise. 
Ah  çà  !  Le  gaillard  ne  m'avait  pourtant  pas  l'air  capable 
de  mourir  de  peur...  c'est  fort  extraordinaire.  J'ai  envie 
d'opérer  l'autopsie. 

Ce  gentil  substantif  du  vocabulaire  médical  était  de 
l'hébreu  pour  Jacques,  qui  demeura  impassible.  Mais  le 
docteur  parla  bientôt  une  langue  à  la  portée  de  tous. 
Ayant  essuyé  son  bistouri,  il  fit,  pour  assurer  sa  main, 
une  légère  incision  au  milieu  de  l'estomac  du  gars.  Ce- 
lui-ci bondit  et  se  redressa  debout  sur  la  table. 

Le  docteur  essuya  tranquillement  son  bistouri  et  le  re- 
mit dans  sa  trousse. 

—  A  ce  que  je  vois,  dit-il,  jeune  villageois,  tu  es  en 
parfaite  santé  ;  je  t'en  félicite. 

Jacques  ne  répondit  point  ;  il  semblait  hésiter,  et  je- 
tait un  regard  furtif  sur  la  clef  et  les  pistolets. 

—  Tu  es  bien  heureux,  reprit  le  -citoyen  Bousseau. 
que  je  ne  sois  point  comme  certains  opérateurs  impru- 
dents, qui  tranchent  étourdiment  un  sujet,  et  plongent 
leur  instrument  tout  d'un  coup... 


232  LE  DOCTEUR  ROUSSEAU 

Jacquesfit  un  mouvement,  comme  si  une  soudaine  réso- 
lution eût  fait  place  au  doute  qui  l'arrêtait  naguère  ;  il 
sauta  sur  le  plancher,  et  saisit  la  clef  ainsi  que  les  pistolets. 

—  Vous  allez  me  suivre,  dit-il. 
Le  docteur  le  regardait,  ébahi. 

—  Rester  ici  ne  serait  pas  sans  danger,  reprit  le 
paysan  ;  ils  vous  accuseraient  de  ma  fuite  ;  dehors  vous 
serez  en  sûreté. 

—  Dehors!  Ta  fuite!  répéta  Bousseau.  Jeune  villa- 
geois, lu  divagues  ! 

—  D'ailleurs,  dit  encore  Jacques,  les  autres  ne  vous 
connaissent  pas,  quand  ils  vont  entrer  dans  le  château, 
ils  pourraient  vous  tuer  sans  savoir... 

—  Entrer  au  château*!  s'écria  le  docteur.  J'ai  réchauf- 
fé un  serpent  dans  mon  sein...  Aux  armes! 

Pour  rien  au  monde,  Jacques  n'eût  porté  la  main  sur 
cet  homme,  qui  avait  voulu  lui  sauver  la  vie.  Cependant, 
le  cas  était  critique  ;  la  voix  du  docteur  allait  mettre 
sur  pied  la  garnison.  Le  jeune  homme  détacha  rapide- 
ment le  choUet  qui  lui  servait  de  ceinture. 

—  Comme  cela,  dit-il,  ils  verront  bien  que  ce  n'est 
pas  la  faute  du  bonhomme. 

L'expédient  était  ingénieux,  sinon  courtois  :  il  attei- 
gnait un  double  but.  Jacques  s'élança  sur  le  docteur, 
qu'il  terrassa  ;  puis,  il  lui  noua  fortement  son  mouchoir 
sur  la  bouche.  Le  malheureux  Bousseau  s'épuisa  d'abord 
en  vains  efforts  pour  crier  et  donner  l'alarme.  De  guerre 
lasse,  il  demeura  enfin  étendu  sur  le  sol. 

Jacques  sortit,  et  ferma  la  porte  derrière  lui.  Plongé 
dans  une  complète  obscurité,  il  descendit  l'escalier  len- 
tement et  avec  précaution.  Parvenu  à  la  dernière  mar- 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  233 

che,  il  vit,  à  la  lueur  d'une  petite  lampe  suspendue  au 
mur,  une  sentinelle  appuyée  contre  la  porte. 

Jacques  avançait  toujours,  la  clef  d'une  main  le  pis- 
tolet de  l'autre. 

Il  parvint,  de  cette  façon,  jusqu'auprès  du  soldat, 
sans  être  aperçu. 

—  Si  tu  bouges  tu  es  mort!  dit-il,  en  présentant  son 
pistolet. 

Le  républicain  sauta  à  cette  menace,  et  toisa  d'un 
rapide  regard  son  adversaire.  Jacques  était  dans  un  état 
déplorable  ;  pâle,  la  poitrine  en  sang,  les  vêtements 
fendus  du  haut  en  bas,  le  tout  par  les  soins  du  docteur. 
La  sentinelle,  enhardie  à  cette  vue,  ne  craignit  point 
d'engager  une  lutte  dont  le  résultat  lui  parut  assuré. 
Profitant  de  l'indécision  du  jeune  homme,  qui  reculait 
devant  la  pensée  de  tuer  ainsi  à  bout  portant,  le  soldat 
s'élança  ;  une  lutte  corps  à  corps  s'engagea,  dans 
laquelle  Jacques,  faisant  enfin  usage  de  son  arme,  jeta 
le  républicain  mort  à  ses  pieds. 

Il  se  mit  aussitôt  en  devoir  d'ouvrir  la  porte.  Gomme 
nous  l'avons  vu  par  les  quelques  mots  de  Jacques  au 
docteur,  son  dessein  n'était  pas  seulement  de  fuir  ;  l'is- 
sue que  le  hasard  lui  off'rait  devait  servir  à  l'entrée 
triomphale  de  ses  frères.  La  rencontre  de  la  sentinelle, 
sur  laquelle  il  n'avait  point  compté,  dérangeait  tous  ses 
plans  ;  le  coup  de  feu  avait  donné  l'alarme  ;  un  grand 
bruit  se  faisait  à  l'étage  supérieur,  et  des  pas  précipités 
approchaient  dans  diverses  directions.  Jacques  ouvrit  la 
porte. 

—  Que  dieu  m'assiste!  murmura-t-il.  Si  les  autres  ar- 
rivent à  temps,  je  ne  regretterai  pas  ma  peau! 

20* 


'iU  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

Au  lieu  de  chercher  à  fuir,  il  déchargea  en  l'air  le  fu- 
sil du  bleu,  et  cria  de  toutes  les  forces  de  ses  pou- 
mons : 

—  A  moi,  les  gars  :  on  passe! 

Quelques  républicains  arrivaient  déjà  aux  dernières 
marches  de  l'escalier.  Jacques  avait  éteint  la  lanterne, 
et  se  tenait  debout,  la  baïonnette  croisée  sur  le  seuil  de 
la  poterne. 

Au  moment  où  se  fit  entendre  le  premier  coup  de  feu, 
Etienne  Manceau  venait  de  donner  le  signal  de  la  re- 
traité ;  les  Vendéens  commençaient  à  s'éloigner.  Us 
s'arrêtèrent. 

Une  espérance  vague,  si  dénuée  de  fondement  que  le 
cœur  seul  d'un  père  pouvait  l'accueillir,  vint  à 
Etienne. 

—  Si  c'était  mon  pauvre  garçon,  pensa-t-il. 

Un  profond  silence  régnait  dans  la  troupe  vendéenne  ; 
quelques-uns  s'attendaient  à  une  sortie  de  l'ennemi,  d'au- 
tres songeaient  à  l'arrivée  d'un  renfort  républicain  ; 
tous  se  tenaient  prêts  à  la  défense.  Ils  entendirent  par- 
faitement la  poterne  s'ouvrir  :  leurs  yeux  attentifs  virent 
la  lumière  du  fusil.  Au  cri  de  Jacques,  ils  se  précipi- 
tèrent d'un  commun  mouvement. 

—  Mon  gars!  c'est  mon  gars!  disait  Etienne,  fai- 
sant, pour  devancer  ses  compagnons  plus  alertes,  des 
efforts  désespérés. 

La  lutte  s'était  engagée.  Jacques  barrait  la  porte  avec 
son  fusil  mis  en  travers,  et  frappait  au  hasard  de  la 
crosse  de  son  pistolet.  Les  bleus,  gênés  par  leur  nom- 
bre dans  cet  étroit  espace,  se  blessaient  les  uns  les  au- 
tres, et  blasphémaient  terriblement,  ce  qui  ne  les  avan- 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  235 

çait  à  rien.  Ils  avaient  beau  frapper  ;  toujours  une 
ombre  de  riche  taille  se  tenait  à  la  porte  grande 
ouverte. 

Au  dehors,  des  pas  retentissaient  sur  le  sol. 

((  Fermez  la  porte!  criait  du  haut  de  l'escalier  le  ma- 
jor Baulon,  qui  ne  pouvait  approcher.  Tuez!  tuez! 

—  Tiens  bon,  Jacquet!  nous  voilà!  »  criait  de  son  côté 
Etienne. 

Au  même  instant,  la  tête  de  la  bande,  irrésistiblement 
lancée,  se  ficha  comme  un  coin  dans  l'ouverture.  De 
plus  savants  dans  la  tactique  militaire  eussent  hésité  à 
se  précipiter  dans  ces  ténèbres,  qui,  après  tout,  pou- 
vaient ne  cacher  qu'une  embuscade.  Irréfléchis,  mais 
sans  peur,  les  Vendéens  entrèrent  et  il  y  eut  là  une  ef- 
froyable mêlée. 

Pendant  quelques  secondes,  ceux  qui  n'avaient  pu 
entrer  encore,  n'entendirent  que  le  bruit  sec  de  l'arme 
blanche  perçant  la  chair,  et  de  sourdes  exclamations  de 
rage.  Le  vide  se  faisait.  A  chaque  instant,  il  y  avait  de 
la  place  pour  un  Vendéen  de  plus. 

Les  rares  coups  de  feu  qui  furent  tirés  avaient  mon- 
tré l'escalier  ;  les  assaillants,  renversant  tout  obstacle, 
montèrent  ;  arrivés  dans  la  galerie  supérieure,  ils  mi- 
rent en  arrêt  leurs  armes  ;  nul  ne  se  montra  pour  les 
repousser. 

Alors,  un  cri  enthousiaste,  ébranla  le  château  du  sol 
aux  combles.  En  un  même  jour  c'était  la  seconde  vic- 
toire que  saluait  l'insurrection  vendéenne. 

En  considérant  d'un  œil  froid  ce  fait  d'armes,  on  se 
demande  avec  une  profonde  surprise  comment  les  re- 


236  LB,,DOGTEUR  BOUSSEAU 

crues  ne  furent  pas  écrasés  dans  cet  étroit  escalier,  que 
dominait  un  large  corridor.  Douze  hommes  bien  armés, 
comme  étaient  les  républicains,  devaient  défendre  ce 
passage  contre  une  division  entière.  Une  terreur  panique 
s'empara  d'eux,  sans  doute  ;  mais  qui  mit  au  cœur  de 
ces  soldats,  résolus  d'ordinaire,  cette  panique  sans  mo- 
tif et  sans  excuse? 

Nous  ne  craignons  point  de  le  dire,  la  prise  du  châ- 
teau de  Saint-Florent,  effectuée  comme  elle  le  fut,  est 
un  de  ces  événements  qui  donnent  tort  à  la  raison  hu- 
maine. «  A  Dieu  ne  plaise  disait  en  cet  endroit  le  vieux 
zouave  de  Charrette  que  je  veuille  diminuer  la  gloire 
de  ces  héroïques  enfants  qui  s'élancèrent,  têtes  bais- 
sées, au-devant  du  danger  ;  leur  courage  ne  fut  que 
plus  grand,  pour  s'attaquer  à  d'insurmontables  obsta- 
cles ;  mais  ce  courage  devait  se  briser,  inutile.  » 

La  Vendée  remporta,  en  effet,  depuis  lors  des  succès 
bien  autrement  éclatants  ;  tous  furent  explicables  par 
l'impétuosité  ou  l'obstination  de  l'attaque,  le  bonheur 
des  manœuvres,  la  connaissance  complète  du  terrain, 
etc.,  etc.  Si  quelques-uns  semblèrent  dépasser  les  bornes 
du  possible,  le  surnaturel  fut  dans  le  résultat. 

Ici,  la  valeur  seule  eût  été  insuffisante  ;  il  fallut,  pour 
que  succombât  le  drapeau  conventionnel,  une  faiblesse 
subite  et  générale,  remplaçant  à  point  nommé,  chez  huit 
cents  hommes,  le  courage  proverbial  du  soldat  français. 

11  ne  faut  donc  pas  trop  s'étonner  si  la  pensée  d'un 
miracle  vint  à  l'esprit  de  ces  enfants  vainqueurs. 

Ils  se  portèrent  rapidement  dans  diverses  directions  ; 
nulle  part  ils  ne  trouvèrent  d'ennemis  ;  le  château  était 
évacué.  Les  Vendéens,  saisis  d'une  joie  semblable  à  celle 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  237 

du  matin,  visitèrent  avec  transport   les  richesses   con- 
quises. 

Cette  fois,  ils  ne  brisèrent  point  les  affûts  des  canons, 
et  gardèrent  avec  soin  les  armes  abandonnées  par  les 
républicains.  11  y  en  avait  assez  pour  armer  la  troupe 
entière. 

Ils  s'étaient  répandus  çà  et  là  dans  le  château,  ou- 
vrant toutes  les  portes,  visitant,  en  un  mot,  leur  do- 
maine, comme  un  héritier  qui  prend  possession.  Leurs 
investigations  vagabondes  n'étaient  point  néanmoins 
sans  but  :  ils  cherchaient  les  croix  et  vases  sacrés  enle- 
vés aux  églises,  et  n'avaient  garde  de  les  trouver  : 
depuis  longtemps  ces  objets  sacrés,  transformés  en 
monnaie,  couraient,  pour  le  plus  grand  bien  de  la  ré- 
publique. Gomme  leur  désir  était  grand,  ils  ne  se  décou- 
rageaient point,  et  cherchaient  toujours.  Jusqu'alors, 
ils  avaient  trouvé  partout  des  chambres  ouvertes,  mais 
vides;  quelques-uns  s'arrêtèrent  devant  une  porte 
close. 
—  Les  croix  sont-là!  s'écrièrent-ils. 
Et,  dans  leur  impatience,  ils  battirent  en  brèche  les 
solides  battants  de  chêne.  Plus  la  porte  résistait,  plus  ils 
se  croyaient  surs  d'avoir  mis  enfin  le  doigt  sur  le  secret 
trésor  du  district.  Enfin,  le  bois  se  fendit;  un  dernier 
coup  de  hache  fit  tomber  en  dedans  un  panneau  tout 
entier  ;  les  plus  ardents  se  précipitèrent  et  poussèrent 
un  cri  de  surprise. 

Il  n'y  avait  là  ni  croix  ni  patène,  mais  un  objet  com- 
plètement profane,  que  les  Vendéens  entourèrent  aussi- 
tôt avec  de  grandes  démonstrations  de  curiosité. 

Le  lecteur  ne  peut  avoir  oublié  le  citoyen  docteur. 


238  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

laissé  sous  clef  par  Jacques,  au  moment  où  celui-ci  des- 
cendait à  la  poterne.  Bousseau  avait  promptement  réus- 
si à  se  débarrasser  de  son  bâillon,  mais  alors  déjà  l'a- 
larme était  donnée  ;  le  bruit  extérieur  domina  ses  cris 
frénétiques.  Le  malheureux  docteur,  l'oreille  à  la  ser- 
rure, se  mit  à  écouter  avidement  ;  il  devina  la  scène  qui 
se  passait  à  quelques  toises  au-dessous  de  lui,  et  se  tor- 
dit les  bras. 

—  J'ai  mal  agi!  s'écria-t-il.  Jean-Jacques  n'aurait  pas 
fait  cela  ;  je  suis  venu  en  aide  aux  prêtres  et  aux  tyrans  ! 
mon  imprudente  clémence  va  porter  au  principe  un 
coup  funeste. ..  Bousseau  !  tu  avais  juré  à  la  face  de  l'Être 
suprême,  d'élargir  la  brèche  par  où  l'homme  libre  et 
lavé  dans  les  eaux  du  savoir  doit  s'élancer  hors  de  la 
prison  des  préjugés,  franchir  les  barrières  de  l'igno- 
rance superstitieuse,  et  atteindre  la  splendide  réalisa- 
tion de  ses  rêves  régénérateurs  ;  au  lieu  de  cela,  Bous- 
seau, tu  as  refermé  l'ouverture  ;  ta  main  a  scellé  de 
nouveau  la  pierre  opaque  qui  intercepte  les  rayons  du 
jour  ;  le  monde  va  retomber  dans  les  ténèbres  !  le  des- 
potisme est  vainqueur....  à  Saint-Florent  ! 

Vous  souriez  n'est-ce-pas?  Qu'importe  ce  petit  trou? 
Qu'importe  ce  qui  s'y  passe. 

Mais  là-bas  sur  les  pentes  alpestres  qu'importe  aussi 
le  grain  de  sable,  une  heure  avant  la  chute  de  l'avalan- 
che dont  il  doit  être  le  noyau?  On  dirait  paifois  que  Dieu 
s'amuse  à  disproportionner  les  effets  et  les  causes.  Si  la 
montagne  accouc*he  d'une  souris,  tel  humble  gland  qui 
tombe  inaperçu  va  enfanter  une  forêt  immense. 

Ici,  Bousseau,  pauvre  maniaque,  rencontrait  plus 
juste  que  n'eût  fait  un  sage  :  la  prise  de  Saint-Florent, 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  239 

fut  1g  premier  anneau  d'une  chaîne  crévénements  extra- 
ordinaires, qui  devaient  amener  la  Convention  sur  le 
l)ord  d'un  précipice. 

Tant  que  dura  le  combat,  cependant,  le  docteur  con- 
serva quelque  espérance  ;  mais  le  cri  de  triomphe  poussé 
par  les  Vendéens  vainqueurs  fut  pour  lui  un  véritable 
coup  de  poignard. 

—  J'ai  mal  agi!  répéta-t-il,  et  je  vais  me  châtier 
moi-même.  Plutôt  que  d'entendre  dans  nos  campagnes 
mugir  ces  féroces  soldats,  j'en  appelle  à  ce  fer  qui  va  met- 
tre fin  à  ma  honte  et  à  mes  jours  ! 

Le  docteur  à  ces  mots,  leva  son  bistouri  ;  on  eût  dit  le 
citoyen  Talma  «  se  frappant  »  au  cinquième  acte  d'une 
tragédie  de  M.  de  Voltaire  ;  mais,  au  moment  où  l'arme 
médicale  allait  toucher  la  peau,  le  docteur  sembla  se 
raviser  ;  il  posa  tranquillement  le  bistouri  sur  la  table, 
sourit  et  se  frotta  les  mains. 

—  Je  vivrai,  murmura-t-il,  je  vivrai  pour  la  confu- 
sion des  soutiens  de  l'aristocratie  :  je  dois  ce  sacrifice  au 
principe...  Ah  !  vous  croyez  m'avoir  vaincu,  sauvages 
villageois  !  eh  bien  !  je  vous  attends  !  venez  !  je  voudrais 
que  vous  fussiez  aussi  nombreux  que  les  cheveux  de  ma 
tète  au  temps  de  mon  adolescence,  mon  triomphe  serait 
plus  éclatant.  Ah!  vous  croyez... 

Le  citoyen  Bousseau  n'acheva  pas  ;  les  premiers  coups 
de  hache  retentirent  sur  le  bois  de  la  porte.  11  accueillit 
ce  bruit  avec  un  orgueilleux  sourire,  monta  sur  une 
table  et  se  croisa  les  bras  sur  la  poitrine,  dans  l'attitude 
du  républicain  Thémistocle  recevant  les  coups  de  canne 
d'un  représentant  du  peuple  d'Athènes. 

Lorsque  les  Vendéens   entrèrent,  au  lieu  des  objets 


240  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

saints,  ardemment  désirés,  ils  aperçurent  le  citoyen 
Bousseau,  plein  du  discours  décisif  qu'il  se  proposait  de 
prononcer. 

11  ne  bougeait  pas  plus  qu'un  terme.  Les  recrues 
s'approchaient  pour  le  considérer  curieusement,  ils  le 
prenaient  pour  une  statue.  Quelques  minutes  se  passèrent 
ainsi,  pendant  lesquelles  régna  dans  la  chambre  un  si- 
lence solennel. 

Enfin,  l'un  des  jeunes  gens,  sortant  des  rangs,  vint 
regarder  le  docteur  sous  le  nez  et  s'écria  en  riant  : 

—  «  Tiens  !  il  n'est  pas  de  bois  !  c'est  le  reboutoux  de 
Châlonne  !  » 

Bousseau  n'attendait  que  ce  signal. 

—  Simples  cultivateurs  !  dit-il  d'une  voix  ou  vibrait 
l'inspiration  ;  laboureurs  égarés,  pâtres  plongés  dans  la 
nuit  de  lïgnorance  !  jusques  à  quand  enfin  repousserez- 
vous  le  bienfait  de  la  lumière  ?  Au  moment  où  tout  le 
reste  de  la  France  salue  avec  transport  l'aurore  de  la  li- 
berté, pourquoi,  vous  seuls,  ô  villageois,  voilez-vous 
tristement  vos  visages  ?Etes-vous  nobles,  pour  regretter 
les  privilèges?  Etes- vous  prêtres,  pour  ressusciter  la  re- 
ligion ? 

Le  docteur  faisait  là,  il  faut  en  convenir,  un  magni- 
fique et  juste  éloge  du  désintéressement  vendéen.  Ses 
auditeurs  ne  jugèrent  point  ainsi  de  son  discours.  Com- 
prenant çà  et  là  quelques  mots  à  travers  ce  fatras, 
ils  jugèrent  qu'on  insultait  à  leurs  croyances,  et  un  me- 
naçant murmure  s'éleva. 

Heureusement  pour  le  citoyen  Bousseau,  le  jeune 
homme  qui  avait  parlé  habitait  les  environs  de  Châ- 
lonne ;  il  dit  quelques  mots  à  demi-voix  ;  l'eff^ervescence 


LE  DOGTEUK  BOUSSEAU  241 

se  calma  subitement  ;  et,  sur  toutes  les  figures,  la  com- 
passion remplaça  la  colère. 

Le  docteur,  cependant,  ne  s'était  point  arrêté  ;  il  con- 
tinuait sa  foudroyante  improvisation  sans  s'inquiéter  de 
rien  autre  chose.  Les  Vendéens,  surpris  d'abord,  puis 
retenus  par  la  curiosité,  s'ennuyèrent  bientôt.  Peu  à  peu, 
la  salle  se  vida  ;  l'orateur  était  au  plus  brillant  passage 
de  son  discours,  que  déjà  il  prêchait  pour  les  mu- 
railles. 

Quand  il  s'en  aperçut  enfin  ;  un  violent  chagrin  se  pei- 
gnit sur  ses  traits. 

—  Stupides  esclaves  !  s'écria- t-il  en  descendant  de 
son  piédestal.  La  Convention  nationale  est  dans  le  vrai  : 
avec  vous,  la  persuasion  ne  fait  rien  ;  il  faut  le  glaive 
pour  vous  apprendre  à  vivre  ! 

Tout  en  parlant,  il  avait  machinalement  descendu 
l'escalier  et  passé  le  seuil  de  la  poterne,  restée  ouverte. 
En  levant  la  tête,  il  aperçut  le  ciel  et  la  campagne. 

—  Que  vois-je  !  dit-il,  en  croirai-je  mes  yeux  !  je 
suis  libre  !  libre  !  ils  m'ont  laissé  partir!...  le  destin 
protège  visiblement  la  république. 

11  sortit  en  toute  hâte  de  la  ville  et  prit,  à  travers 
champs,  le  chemin  de  Ghâlonne.  Sur  le  sommet  de  la 
première  côte,  il  se  retourna  pour  lancer  quelque  nou- 
vel anathème  à  l'insurrection.  Une  flamme  éclatante, 
brillait  sur  la  place  de  Saint-Florent  ;  c'étaient  les  re- 
gistres de  conscription,  dont  les  Vendéens  faisaient  un 
feu  de  joie. 

D'autres  que  le  docteur  aperçurent  sans  doute  cette 
flamme,  car,  tout  le  long  de  la  route,  les  collines  s'illu- 
minèrent graduellement  ;  la  campagne  semblait  enve- 

2^ 


242  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

loppée  d'un  vaste  réseau  de  fouées  de  la  Saint-Jean. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  se  demandait  le  citoyen 
Bousseau. 

Gela  ?  —  c'était  une  matérielle  image  de  l'état  de  la 
Vendée  :  il  ne  fallait  qu'une  étincelle  pour  embraser  ces 
valeureuses  campagnes  ;  l'étincelle  avait  jailli.  —  Cela, 
c'était  l'incendie. 


IV 


UNE   DOUCHE 


Le  lendemain,  tout  était  en  grand  émoi  au  village 
du  Pin-en-Mauge.  Durant  la  nuit,  on  avait  aperçu  des 
feux  sur  les  collines  environnantes  ;  Gathelineau  fut 
aussitôt  éveillé.  Le  futur  généralissime  eut  un  moment 
de  grave  hésitation  :  ces  feux  étaient  le  signal  convenu 
entre  les  paroisses  disposées  à  l'insurrection  ;  mais  qui 
les  avait  allumés  ?  ce  signal  devait  être  donné  par  lui  ; 
pourquoi  d'autres  avaient-ils  pris  l'initiative? 

Gathelineau  fut  épouvanté  d'abord  de  la  responsabilité 
que  ses  actes  avaient  assumée  ;  puis,  ayant  prié  Dieu  de 
lui  donner  conseil,  il  fit  allumer  sur  la  place  de  la  pa- 


244  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

roisse  un  monceau  de  fascines.  La  chaîne  des  signaux, 
un  instant  interrompue,  se  renoua. 

Les  heures  qui  suivirent,  furent  pleines  d'inquiétudes. 
Les  parents  de  CatheUneau  s'étaient  assemblés  en  con- 
seil, mais  les  avis  étaient  contradictoires  :  le  jour 
commençait  à  poindre,  que  rien  encore  n'avait  été  ré- 
solu. 

Ce  fut  alors  que  l'on  vit  arriver  haletant,  couvert  de 
poussière,  Jacques  Manceau,  détaché  par  Etienne  pour 
porter  la  nouvelle  des  victoires  de  Saint-Florent.  Il  n'y 
avait  plus  à  délibérer.  CatheUneau,  après  avoir  rendu 
grâces  au  ciel,  donna  incontinent  l'ordre  de  se  préparer 
au  départ. 

Les  paysans  coururent  aux  armes  ;  CatheUneau  resta 
seul  avec  sa  femme  et  l'abbé  Saulnier.  Jusque-là,  Renée 
n'avait  pas  prononcé  une  parole  ;  mais  enfin  vaincue 
par  la  douleur,  elle  jeta  ses  bras  autour  du  cou  de  son 
mari,  et  dit  en  versant  des  larmes  : 

—  Que  vont  devenir  mes  pauvres  enfants  ? 

^—  Dieu  est  bon,  dit  CatheUneau  en  se  détournant 
pour  cacher  son  émotion.  Son  service  m'appelle  ;  je 
laisse  à  sa  garde  tout  ce  que  j'ai  de  cher  en  ce  monde  ; 
il  vous  protégera. 

—  Mais  toi,  mon  homme,  toi,  s'écria  Renée,  si  tu 
n'allais  pas  revenir  ? 

Un  feu  subit  illumina  le  regard  du  paysan. 

—  Il  ne  faudrait  pas  pleurer  sur  moi,  femme,  dit-il  ; 
je  serais  mort  en  accomplissant  mon  devoir.  Pour  vous, 
(la  voix  de  CatheUneau  trembla  en  prononçant  ce 
dernier  mot,)   ceux  qui  survivront  parmi    nos    frères 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  245 

prendront  soin  des  veuves  et  des  orphelins,  c'est  pro- 
mis. *   4 
Les  sanglots  de  la  jeune  femme  redoublèrent. 

—  Il  n'y  a  donc  plus  d'espoir  !  murmura-t-elle  d'une 
voix  brisée.  Oh  !  prenez  pitié  de  nous,  monsieur  le  rec- 
teur, dites-lui... 

—  Ma  fille,  interrompit  le  prêtre.  Il  n'est  pas  donné  à 
tous  de  sacrifier  le  bonheur  terrestre  sans  murmure.  Je 
vouf  excuse  et  je  vous  plains.  Priez,  ma  fille. 

La  pauvre  Renée  baissa  la  tête  et  se  retira. 

Assez  d'autres  femmes,  dans  cette  guerre,  firent 
preuve  d'une  vaillance  virile.  Renée  était  une  simple 
ménagère,  bonne  pour  aimer  ses  enfants  et  son  mari, 
capable  de  ce  dévouement  qui  ne  dépasse  pas  le  seuil 
domestique.  Elle  avait  compris  et  aimé  Gathelineau  tel 
qu'il  était  autrefois  ;  maintenant,  elle  s'effrayait,  parce 
qu'elle  ne  le  reconnaissait  plus. 

D'ailleurs,  ce  n'était  pas  encore  le  temps  où  la  Ven- 
dée, hommes,  femmes,  enfants,  vieillards,  se  leva  comme 
un  seul  géant.  C'était  la  première  heure  des  craintes  et 
des  hésitations. 

Attendons  à  demain.  Demain  il  n'y  aura  plus  de 
larmes  :  la  veuve  saisira  le  mousquet  de  son  époux  mort, 
pour  le  venger  et  continuer  son  œuvre  ;  l'aïeul  verra, 
les  yeux  secs,  tomber  autour  de  lui  trois  générations  de 
fils,  l'enfant  sentira  grandir  son  cœur  dans  sa  faible  poi- 
trine ;  il  s'enfuira,  quelque  nuit  bien  noire,  de  la  de- 
meure paternelle  ;  il  bondira  sous  les  balles  qui  passent 
en  sifflant  par  dessus  lui  à  hauteur  d'homme,  et  s'assiéra 
en  riant  sur  le  canon  conquis  par  sa  petite  main  désar- 
mée. 

2r 


246  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

A  peine  Renée  était-elle  sortie  que  Jacques  Manceau 
souleva-'le  loquet  de  la  porte  et  entra.  Il  semblait  em- 
barrassé ;  sa  main  tourmentait  machinalement  les  larges 
bords  de  son  chapeau  de  paille. 

—  Monsieur  le  recteur,  dit-il,  m'est  avis  que  vous 
allez  dire  la  messe  avant  de  partir? 

L'abbé  Saulnier  répondit  par  un  signe  de  tète  affir- 
matif. 

—  C'est  que,  voyez-vous,  continua  le  jeune  paysan, 
j'aurais  voulu,  si  c'était  un  eflet  de  votre  complaisance, 
me  marier  ce  matin. 

—  Te  marier  ce  matin  ?  répéta  le  prêtre  avec  sur- 
prise. 

—  Voilà  la  chose  I  Vous  allez  me  dire  que  ce  n'est  pas 
le  moment.  Pourtant,  je  puis  être  tué  dans  la  bagarre, 
et  le  père  se  fait  vieux...  Ma  pauvre  mère  est  morte, 
monsieur  le  recteur  ;  si  Marie  était  une  fois  ma  femme, 
le  père  Etienne  ne  resterait  pas  tout  seul. 

—  Tu  es  un  brave  enfant,  Jacques  ;  mais...  ton  père 
consent-il  ? 

—  Pour  ça,  voilà  mon  oncle  qui  le  sait  bien...  D'ailleurs 
nos  bans  sont  publiés  ;  quant  à  Marie,  elle  m'attend  à  la 
porte. 

—  Qu'elle  vienne  !  dit  l'abbé  Saulnier. 
Jacques  se  précipita  au  dehors  en  disant  merci. 

Une  heure  après,  la  messe  de  mariage  se  célébrait 
dans  la  demeure  de  Gathelineau.  C'était  là,  s'il  en  fut 
jamais,  une  austère  cérémonie.  D'autres  s'unissent  pour 
vivre  ensemble,  heureux  ;  ici,  le  mariage  était  un  adieu. 
La  fiancée  pleurait  :  l'époux,  avant  de  prononcer  le  ser- 
ment conjugal,  n'avait-il  pas  fait,  en  épousant  le  glaive. 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  247 

un  autre  et  plus  solennel  serment? L'union  consommée, 
au  lieu  d'être  reconduits  en  pompe  à  la  demeure  com- 
mune, les  deux  mariés  se  séparèrent.  Marie  suivit  ses 
compagnes  ;  Jacques  lui  mit  un  baiser  au  front  et  prit 
rang  parmi  les  soldats  de  Gathelinean. 

—  A  présent,  se  dil-il,  le  père  a  deux  enfants  ;  il  n'y 
en  a  qu'un  à  se  battre  ;  il  aura  quelqu'un  pour  l'aimer 
sur  ses  vieux  jours. 

Les  gars  du  Pin-en-Mauge  étaient  au  nombre  de  cent, 
à  peu  près.  C'était,  l'armée  officielle  de  la  ^'endée  ;  les 
insurgés  de  Saint-Florent,  enfants  perdus,  sans  chef  i"e- 
connu,  sans  but  précis,  ne  faisaient  pas  régulièrement 
partie  de  l'association. 

Gathelineau  !  voilà  la  souche  réelle,  unique  de  la 
grande  armée  royale. 

La  troupe  se  rendit  en  procession,  escortée  de  tout  le 
village,  sur  la  place  de  la  paroisse.  Gathelineau  monta 
sur  les  degrés  de  la  croix  du    cimetière,  et  parla. 

Si  les  grands  hommes  de  l'antiquité  prononcèrent 
réellement  en  temps  et  lieu  les  triomphantes  harangues 
que  les  historiens  leur  prêtent  si  généreusement,  il  faut 
croire  que  les  jours- avaient  alors  trente-six  heures  ou 
que  les  batailles  ne  duraient  que  dix  minutes. 

Ge  que  Gathehneau  dit,  aucun  Tite-live  ne  nous  l'a 
raconté. 

Une  croix  fut  bénie  par  l'abbé  Saulnier,  c'était  le  dra- 
peau. Au  moment  où  se  donna  le  signal  du  départ,  Ga- 
thehneau passa  son  chapelet  autour  de  son  cou  ;  cela 
remplaça,  jusqu'à  nouvel  ordre,  les  épaulettes  de  lieute- 
nant-général. 

Vers  dix  heures  du  matin,  la  troupe  se  mit  en  marche. 


248  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

La  foule  l'accompagna  jusqu'à  l'extrémité  du  village. 
Là,  Cathelineau,  donnant  l'exemple,  serra  sa  femme  et 
ses  enfants  contre  sa  poitrine,  et  prononça  l'adieu. 
Longtemps  après  que  le  dernier  partant  eut  disparu  au 
détour  de  la  route,  les  femmes  restèrent,  écoutant  les 
bruits  de  la  marche,  et  regardant  la  poussière  soulevée 
sur  le  chemin. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  dit  enfin  Renée, 
qui  avait  trouvé  la  résignation  dans  la  prière. 

Et  toutes  reprirent  la  route  de  leurs  cabanes  soli- 
taires. 

Cathelineau  se  dirigea  vers  le  village  de  la  Poitevi- 
nière.  Partout,  sur  son  passage  il  fît  sonner  le  tocsin  ; 
les  paroisses  envoyaient  leurs  populations  en  masse  se 
joindre  aux  royalistes  ;  avant  le  milieu  du  jour,  Catheli- 
neau se  trouvait  à  la  tête  de  six  cents  hommes. 

Nulle  part  encore  la  petite  armée  n'avait  trouvé  de 
résistance  ;  il  était  cinq  heures  du  soir  ;  le  soleil  ca- 
chait déjà  la  moitié  de  son  disque  à  l'horizon  ;  au 
sommet  d'une  colline  de  difficile  accès  se  montra  le 
château  de  La  Jallais.  Le  drapeau  tricolore  qui  flottait 
sur  les  murailles  annonçait  enfin  une  place  enne- 
mie. 

—  La  nuit  vient,  dit  Cathelineau  :  voici  un  gîte  ;  en 
avant  ! 

La  garnison  du  château  était  nombreuse  et  bien  ar- 
mée ;  elle  vit  les  nouveaux  arrivants  gravir  la  colline 
au  pas  de  course  avec  une  sorte  de  joie  mépri- 
sante. 

—  Ce  ne  sera  pas  ici  comme  à  Saint  Florent,  dit  le 
major  Baulon,  notre  ancienne  connaissance  ;  à  présent, 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  249 

nous  savons  les  allures  de  ces  drôles.  Pointez  juste  et 
visez  comme  il  faut...  Feu  ! 

Les  Vendéens  arrivaient  au  haut  de  la  colline  ;  la  dé- 
charge, habilement  dirigée,  eut  un  effet  terrible  :  les 
assaillants,  épouvantés,  lâchèrent  pied  en  désordre  au 
milieu  des  huées  des  assiégés.  Un  seul,  parmi  les  Ven- 
déens, était  resté  ferme  à  son  poste  :  c'était  Gathelineau. 
A  sa  voix,  Jacques  revint  le  premier,  puis  toute  la  troupe. 

Mais  cette  hésitation,  promptement  réprimée,  eut  un 
eff'et  fatal  :  ici,  comme  en  maintes  rencontres,  les 
paysans  perdirent  tout  le  fruit  de  leur  première  attaque, 
en  donnant  aux  soldats  de  la  République  le  temps  de 
recharger  leurs  armes.  La  seconde  décharge  faillit 
mettre  de  nouveau' le  trouble  dans  la  petite  armée; 
mais  Jacques  éleva  la  croix,  et  poussa  le  cri  de  ralliement, 
désormais  connu  des  deux  partis  : 

«  Dieu  et  le  Roi  I  » 

Les  Vendéens  se  ruèrent  aussitôt  à  coups  de  hache 
sur  une  des  portes  du  château. 

Les  bleus,  chassés  de  Saint- Florent,  s'étaient  enfermés 
au  château  de  La  Jallais.  C'étaient  le  major  Baulon  et 
sa  troupe  qui  se  trouvaient  ainsi  pour  la  troisième  fois 
en  présence  des  Vendéens.  Il  se  défendit  avec  courage, 
mais  Gathelineau  semblait  avoir  fait  passer  sa  vaillance 
dans  l'âme  de  chacun  de  ses  soldats.  Ils  se  précipitèrent 
par  l'ouverture  que  leur  laissa  la  porte  brisée  ;  une  fois 
entrés,  tout  obstacle  disparut  devant  leur  fougueuse 
attaque.  La  croix  fut  plantée  de  la  main  de  Jacques  au 
plus  haut  du  rempart,  avant  que  la  nuit  fût  tout-à-fait 
venue. 

Ce  n'étaient  plus  ici  des  enfants  braves,  mais  irréflé- 


250  LE  DOCTEUR  BOUSSEAD 

chis.  On  peut  dire  que  Gathelineau  savait  la  guerre 
d'instinct.  Quand  les  ennemis  eurent  évacué  le  château, 
toutes  les  précautions  furent  prises  ;  puis,  l'appel  ayant 
été  fait,  le  général  assembla  sa  troupe  dans  un  préau 
découvert,  afin  de  rendre  grâce  à  Dieu. 

—  Mes  enfants,  dit-il,  remercions  celui  qui  nous  a 
donné  la  victoire  ! 

—  Permettez,  citoyens,  dit  une  voix  faible  à  quelque 
distance  ;  c'est  un  cas  pressant  :  quelqu'un  parmi  vous, 
ne  serait-il  pas  médecin? 

Tous  se  retournèrent  avec  surprise.  Dans  un  coin  du 
préau  s'élevait  un  échafaudage  dont  l'obscurité  empê- 
chait de  distinguer  la  forme  et  la  destination.  Gatheli- 
neau saisit  une  lanlerHe  allumée  et  marcha  dans  la  di- 
rection de  la  voix. 

—  Qui  est  là?  demanda-t-il. 

— C'est  moi,  citoyen,  le  docteurBousseau,  de  Ghâlonne, 
répondit  celui-ci  avec  le  plus  grand  calme.  Les  mala- 
droits n'ont  pas  même  su  me  couper  le  cou  comme  il 
convient. 

La  lumière  de  la  lanterne,  tombant  sur  l'échafaudage, 
montra  en  efl'et  une  guillotine,  dont  le  triangle  sanglant 
restait  engagé  dans  le  cou  du  malheureux  docteur.  Ge- 
lui-ci,  cloué  à  l'appareil,  demeurait  immobile,  et  roulait 
à  droite  et  à  gauche  ses  yeux  brillants  et  tranquilles. 

Au  nom  de  Bousseau,  Jacques  s'était  élancé;  il  allait 
porter  la  main  sur  le  triangle. 

—  Mon  jeune  ami,  vous  allez  me  tuer,  dit  le  docteur; 
et,  en  vérité,  je  ne  vous  en  saurais  pas  trop  mauvais  gré, 
car  mon  rôle  actif  me  pèse  au  dernier  point...  Il  faut 
soulever  ce  morceau  d'acier  avec  beaucoup  de  précau- 


LE  DOCTEUR  ROUSSEAU  251 

tion...  Les  niais,  sur  ma  parole,  n'ont  su  toucher  aucune 
des  parties  vitales...  Il  est  vrai  que  c'est  une  guillotine 
de  campagne.  Attendez!  un  faux  mouvement  pourrait 
compléter  leur  ouvrage...  Là! 

Le  docteur,  débarrassé,  se  releva;  des  flots  de  sang 
coulaient  de  sa  blessure. 

—  Gomme  vous  voyez,  dit-il  à  Jacques,  ils  ne  guillo- 
tinent pas  mieux  qu'ils  ne  fusillent...  11  ne  faudrait  pas 
s'y  fier  pourtant  !  ce  n'est  pas  la  bonne  volonté  qui  leur 
manque,  et  avec  de  la  pratique... 

—  Qu'on  aille  chercher  du  secours  ;  interrompit  Ca- 
thelineau. 

—  Je  pense  vous  avoir  vu  quelque  part,  villageois, 
reprit  le  docteur.  Ah  !  je  me  souviens  ;  ce  futà  Beaupréau, 
sur  ce  banc  où  nous  étions  trois...  et  puis,  le  soir,  à  la 
tribune...  Je  ne  m'étais  pas  trompé;  j'avais  pronostiqué 
que  vous  seriez  pour  la  Convention  un  rude  adversaire... 
A  ce  propos,  je  vous  engage  à  ne  plus  lancer  vos  sem- 
blables du  haut  d'un  échafaudage  sur  le  pavé;  cela  peut 
occasionner  des  fractures  graves. 

Quelques  Vendéens,  qui  s'étaient  détachés,  revinrent 
avec  une  civière;  avant  de  prendre  place,  le  docteur 
voulut  examiner  la  guillotine  et  voir  pourquoi  il  n'avait 
point  eu  la  tête  tranchée.  Cet  examen  fait  à  sa  satisfac- 
tion, il  s'étendit  sur  la  civière  et  se  laissa  mettre  au  lit. 
Ce  fut  lui  qui  ordonna  minutieusement  tous  les  détails 
de  son  pansement,  avec  autant  de  sang-froid  que  s'il 
eût  été  question  d'un  autre. 

Nous  croyons  devoir  au  lecteur  une  courte  explica- 
tion touchant  ce  supplice  du  citoyen  docteur,  ordonné 
par  ses  frères  en  croyance. 


252  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

En  quittant  Saint-Florent,  il  avait  pris  sa  course, 
craignant  que  les  Vendéens,  furieux  d'avoir  perdu  un 
prisonnier  de  son  importance,  ne  se  missent  à  sa  pour- 
suite. Arrivé  à  Châlonne,  il  trouva  la  ville  plongée  dans 
le  sommeil.  Le  mépris  que  les  paysans  insurgés  avaient 
témoigné  pour  son  éloquence  l'avait  piqué  au  vif,  et  lui 
donnait  en  ce  moment  une  ardeur  extraordinaire  ;  il 
jeta  dans  sa  mémoire,  comme  les  anciens  faisaient  dans 
un  casque,  et  les  modernes  dans  un  simple  chapeau, 
les  noms  des  différentes  stations  voisines.  Dans  ce  tirage 
au  sort,  le  premier  nom  qui  sortit  fut  celui  de  La  Jal- 
lais.  Le  citoyen  docteur,  sans  se  donner  le  temps  de 
prendre  haleine,  dévora  la  distance  qui  le  séparait  de 
cette  place,  se  fît  reconnaître,  et  fut  introduit. 

Il  faisait  alors  grand  jour. 

Bousseau  dut  être  étrangement  surpris  de  l'accueil 
qu'il  reçut  à  ce  terme  de  sa  pérégrination  nocturne.  A 
son  salut  et  fraternité!  le  major  Baulon  répondit  par  un 
impertinent  haussement  d'épaules  ;  les  officiers  infé- 
rieurs murmurèrent  quelques  mots  peu  flatteurs  ;  les 
sous-officiers  prononcèrent  tout  haut  ce  que  murmu- 
raient leurs  chefs  ;  les  soldats  hurlèrent  ce  que  pronon- 
çaient les  sergents,  fourriers  et  caporaux  :  en  défini- 
tive, le  mot  dans  toutes  les  houches  était  le  même,  et 
il  était  terrible,  écrasant.  On  avait  dit  :  Suspect! 

Le  citoyen  Bousseau  bondit  comme  un  jeune  coursier 
de  race  au  premier  coup  d'éperon  ;  il  se  récria.  On  lui 
répondit  en  l'arrêtant  au  nom  de  la  République  une, 
etc.  11  courba  la  tête  et  employa  le  peu  d'instants  qui 
séparèrent  l'accusation  du  jugement  à  minuter  une  su- 
perbe défense  que  M.  de  C...,  notre  auteur  passait  sous 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  253 

silence  dans  son  récit  :  par  pur  esprit  de  parti,  sans 
doute,  ne  voulant  point  donner  à  l'univers  une  trop 
haute  idée  de  Téloquence  révolutionnaire. 

La  défense  de  Bousseau,  si  entraînante  qu'elle  fût, 
ne  trouva  point  grâce  dôvant  ses  juges.  Celui  qui  faisait 
l'office  d'accusateur  public  fulmina  contre  l'infortuné 
médecin, douze  ou  quinze  chefs, parmi  lesquels  brillaient 
en  première  ligne  :  1°  l'opposition  qu'il  faisait  haute- 
ment aux  actes  de  la  Convention  ;  2°  les  paroles  miséri- 
cordieuses qu'il  avait  prononcées  lors  de  la  condamna- 
tion du  bandit  (Jacques)  ;  3°  les  secours  qu'il  avait  portés 
audit  buveur  de  sang,  et  l'évasion  qui  s'en  était  suivie  ; 
4°  le  retour  de  lui,  Bousseau,  sain  et  sauf,  après  avoir 
été  entre  les  mains  des  révoltés. 

11  n'en  fallait  pas  tant.  Bousseau  fut  militairement 
jugé  et  condamné  ;  comme  il  réclamait  le  bénéfice  de  sa 
position  civile,  on  lui  fit  grâce  de  la  fusillade. 

Ce  jour-là,  à  La  Jallais  se  trouvait  une  guillotine 
voyageuse.  Il  s'en  trouvait  partout.  Le  docteur  fut  ins- 
tallé ;  deux  hommes  de  bonne  volonté  firent  l'office  de 
bourreau,  jusque-là,  tout  allait  sur  des  roulettes. 

Mais  ce  n'est  pas  un  métier  sans  difficulté  que  celui 
d'exécuteur  ;  en  outre,  la  guillotine  d'occasion  était 
rouillée,  non  faute  de  service,  mais  par  la  raison  con- 
traire.. Après  cinq  ou  six  essais  inutiles,  on  coupa  le 
quart  du  cou  du  citoyen  Bousseau. 

Il  se  trouva  que  les  Vendéens  enfoncèrent  la  porte  du 
château  de  La  Jallais  au  moment  où  le  septième  essai 
allait  être  tenté.  Ce  concours  de  circonstances  fit  que  le 
citoyen  Bousseau  garda  ses  carotides  entières. 

Nous    nous    serions    complètement  fourvoyés    dans 

22 


254  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

notre  esquisse,  si  le  lecteur  pouvait  croire  que  cet  évé- 
nement dut  influer  en  rien  sur  la  foi  républicaine  du 
docteur;  Il  resta  l'esclave  du  «  principe,  »  tout  en  se  mé- 
fiant des  conséquences.  Sa  décollation  imparfaite  aug- 
menta seulement  sa  rancune  contre  ces  manchots  qui, 
ayant  en  main  ce  levier  superbe  :  La  Révolution,  n'a- 
vaient pas  encore  guindé  notre  bas  monde  au  niveau  du 
ei-devant  Paradis. 

Au  fond,  il  ne  s'agissait  que  de  les  instruire. 

En  attendant  qu'il  pût  se  livrer  à  ce  soin,  le  pauvre 
homme  soufî'rait  horriblement  de  sa  blessure.  Les  appa- 
reils, incomplets  et  posés  à  la  hâte,  restaient  ineffi- 
caces; 4e  sang  coulait  toujours.  Par  bonheur,  l'abbé 
Saulnier  suivait  avec  quelques  braves  femmes,  con- 
duites par  une  sœur  de  charité.  On  le  voit  :  l'armée 
royale  avait  déjà  son  ambulance.  Les  prêtres  des  cam- 
pagnes, appelés  journellement  à  secourir  des  malades, 
possèdent  presque  tous  certaines  connaissances  médi- 
cales ;  l'abbé  Saulnier  était  de  ce  nombre.  Il  s'empressa 
de  régulariser  le  pansement  de  Bousseau,  et  s'établit 
près  de  son  lit,  pour  lui  prodiguer  les  secours  que  ré- 
clamait son  état. 

Le  fer  de  la  guillotine  n'avait  off'ensé  aucun  organe 
essentiel  ;  une  fois  la  perte  de  sang  arrêtée,  le  docteur 
se  retourna  sur  son  oreiller,  et  s'endormit  d'un  paisible 
sommeil. 

Les  Vendéens,  pendant  cela,  faisaient  l'inventaire  de 
leurs  conquêtes.  Il  y  avait  à  La  Jallais  une  nombreuse 
artillerie  ;  les  insurgés  saluèrent  surtout,  avec  de  véri- 
tables transports,  la  découverte  d'une  pièce  de  huit 
fleurdelisée,  qu'ils  baptisèrent  le  Missionnaire^  et  qui, 


LE  DOCTEUR  BOUSSBAU  255 

depuis,  partagea  avec  la  fameuse  Marie-Jeanne^  leurs 
soins  idolâtres  et  leur  superstitieux  amour. 

Plus  lieui'eux  que  leurs  frères  de  Saint-Florent,  ils 
trouvèrent  aussi  à  La  Jallais  une  partie  du  mobilier  de 
l'église  de  Ghâlonne  :  la  croix,  les  encensoirs  et  quel- 
ques vases  sacrés.  Nous  devons  dire,  pour  excuser  le 
peu  d'empressement  des  républicains  à  fondre  ces  saints 
ustensiles,  que  l'église  de  Ghâlonne  était  pauvre  et  ne 
possédait  que  du  cuivre  argenté. 

Vers  une  heure  de  la  nuit,  le  docteur  s'éveilla  ;  il  se 
sentit  fort,  presque  dispos.  Ayant  jeté  son  regard  au- 
tour de  la  chambre,  il  vit  le  bon  prêtre  qui  priait,  assis 
près  de  son  lit. 

—  Citoyen,  lui  dit-il,  je  suis  touché  de  vos  soins.  Bien 
que  vous  portiez  le  costume  d'un  laboureur,  je  soup- 
çonne que  vous  êtes  le  pontife  de  quelque  ci-devant 
paroisse  des  environs.  J'en  suis  fâché  pour  vous,  ci- 
toyen ;  votre  visage  annonce  la  bienfaisance  et  la  fran- 
chise ;  vous  semblez  fait  pour  un  métier  plus  intelli- 
gent. 

Le  prêtre  s'inchna  en  souriant. 

—  Et,  dites-moi,  poursuivit  Bousseau,  pensez-vous 
que  votre  commission  martiale  me  fasse  languir  long- 
temps ? 

—  Votre  blessure  seule  vous  empêche  d'être  libre, 
monsieur,  répondit  l'abbé  Saulnier. 

Le  docteur  jeta  sur  lui  un  regard  de  défiance. 

—  Le  bout  de  l'oreille  du  calotîn  perce  toujours! 
murmura-t-il.  La  vérité  leur  brûle  la  langue...  Ainsi, 
continua-t-il,  vous  ne  faites  pas  de  prisonniers? 

—  Non. 


256  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

—  A  quoi  bon  vous  battre  alors? 

—  Le  temps  viendra,  je  le  crains,  dit  le  prêtre  d'une 
voix  triste  et  grave,  où  la  guerre  prendra  ce  caractère 
d'acharnement  qui  s'attache  aux  discordes  civiles.  Le 
meurtre  occasionnera  de  fatales  représailles.  Jusqu'ici 
nous  avons  été  vainqueurs  ;  nous  n'avons  point  de  car- 
nages à  venger.  Jo  vous  l'ai  dit,  monsieur,  vous  êtes 
libre. 

—  Allons,  citoyen,  vous  me  traitez  en  enfant  ma- 
lade, s'écria  le  docteur  en  riant.  Cessez  ce  jeu,  et  dites- 
moi  franchement  :  dois-je  être  fusillé  demain  ? 

—  A  mon  tour,  je  vous  demanderai  :  à  quoi  bon? 

—  A  quoi  bon  !  répéta  le  médecin  avec  sui'prise  ;  à 
quoi  bon  !  Citoyen  pontife,  cette  question  est  un  non- 
sens.  Ne  savez-vous  pas  que  je  suis  le  docteur  Bous- 
seau? 

L*abbé  Saulnier  ne  répondit  point. 
Quelques  instants  de  silence  suivirent,  puis  Bousseau 
s'écria  tout  à  coup  d'une  voix  irritée  : 

—  Pour  me  traiter  ainsi  en  homme  sans  importance, 
qui  êtes-vous  et  que  voulez-vous? 

Le  prêtre,  sans  rien  perdre  de  sa  douceur,  développa 
en  peu  de  mots  les  motifs  de  l'insurrection  ven- 
déenne. 

—  Ce  serait  très-beau,  dit  le  docteur,  si  ce  n'était 
absurde.  Quant  à  vos  rêves  de  modération,  je  ne  m'en 
occupe  même  pas.  Qui  pourrait  donner  à  l'homme  tant 
de  mansuétude  et  tant  de  vaillance  à  la  fois  ? 

—  La  religion,  dit  le  prêtre. 

Le  docteur  était  trop  poli  pour  hausser  les  épaules. 
Il  dit  seulement  : 


'     LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  257 

—  C'est  un  mot  I  Et  avec  ce  mot,  on  fait  la  Saint- 
Barthélémy  ! 

L'abbé  Saulnier  était  un  modeste  serviteur  de  Dieu, 
habitué  à  prêcher  les  vérités  évangéliques  à  des  cœurs 
simples  comme  le  sien,  et  tout  disposés  à  croire  à  sa 
parole  ;  ici,  se  présentait  un  incrédule  à  convaincre  ;  le 
pauvre  prêtre,  timide  et  plein  de  défiance  de  soi,  hé- 
sita d'abord  à  se  charger  de  cette  œuvre,  qui  lui  sembla 
au-dessus  de  ses  forces. 

Il  parla,  pourtant,  et  son  sujet  l'inspira  ;  il  fut  élo- 
quent. Le  docteur,  qui  l'avait  attentivement  écouté, 
accueilHt  la  conclusion  du  prêtre  par  un  sourire  de  con- 
descendance. 

—  Tout  cela  est  vrai,  dit-il.  Ce  sont  d'assez  bonnes 
idées;  mais,  citoyen  pontife,  je  vous  ferai  remarquer 
que  vous  avez  puisé  largement  dans  ma  doctrine. 

—  Votre  doctrine?...  répéta  l'abbé  Saulnier  avec 
étonnement. 

—  Oui,  citoyen,  ma  doctrine,  ma  propre  doctrine,  la 
doctrine  Bousseau,  le  fruit  de  mes  veilles  et  de  mes 
travaux,  la  doctrine  qu'ont  pillée  avant  vous  tous  les 
faiseurs  de  systèmes  sociaux... 

—  Mais,  objecta  le  prêtre,  Jésus-Christ,  dont  je  vous 
ai  seulement  paraphrasé  la  divine  parole,  a  dit  ces  vé- 
rités il  y  a  dix-sept  siècles  ! 

Bousseau  couvrit  son  interlocuteur  d'un  regard  plein 
de  compassion. 

—  Jésus-Christ  !  dit-il  en  souriant,  c'est  un  esprit  in- 
génieux, mais  sans  profondeur.  Ecoutez  ma  doctrine  à 
moi,  et  convertissez-vous,  citoyen  pontife.  Je  vais  vous 
expliquer  le  principe  ! 

22* 


258  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU      • 

Le  docteur,  changeant  de  ton  aussitôt,  donna  à  sa 
voix  l'inflexion  lente  et  monotone  qu'il  aff'ectait  dans 
les  grandes  circonstances.  Il  amalgama  dans  un  inter- 
minable discours  des  phrases  de  Rousseau,  de  Fénelon, 
(je  n'y  puis  rien  :  le  saint  homme  en  a  écrit  de  bien 
gluantes,  malgré  son  génie)  de  Volney,  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  de  Babeuf,  de  Laharpe,  de  Condorcet,  de 
Robespierre  et  de  l'abbé  Sieyes.  A  ces  bribes,  il  joignit, 
ce  qui  fut  plus  déplorable  encore,  des  morceaux  de  son 
propre  crû  :  le  tout  forma  un  hachis,  un  gâchis  :  quel- 
que chose  d'indigeste  et  d'extravagant. 

A  mesure  qu'il  avançait  dans  sa  harangue,  son  geste 
devenait  plus  animé,  son  débit  plus  triomphant  ;  il  sem- 
blait jouir  de  l'efTet  produit  par  son  éloquence  sur  un 
auditoire  imaginaire.  Le  prêtre  Fécouta  d'abord  avec 
une  scrupuleuse  attention,  puis,  vaincu  par  l'irrésistible 
influence  de  cette  voix  sourde,  qui  alléguait  incessam- 
ment de  ténébreuses  et  incompréhensibles  fadaises,  il 
laissa  tomber  sa  tète  sur  sa  poitrine  et  se  réfugia  dans 
un  secourable  sommeil. 

La  médecine  a  souvent  constaté  chez  les  maniaques 
l'astuce,  développée  à  un  très-haut  degré.  Nous  ne  sau- 
rions dire  si  le  docteur  avait  pi^éparé  et  médité  de  lon- 
gue main  l'emploi  de  sa  ruse  ;  toujours  est-il  qu'il  sut 
profiter  de  l'événement  avec  habileté.  Il  suivit  de  l'œil 
tous  les  mouvements  du.  prêtre;  quand  le  tête  de  ce 
dernier  s'afî'aissa,  un  imperceptible  sourire  vint  se  poser 
sur  la  lèvre  de  Rousseau,  qui  n'eut  garde  de  s'arrêter 
et  continua  son  discours  avec  patience.  Un  quart 
d'heure  se  passa  ainsi  ;  l'abbé  Sauhiier  dormait  profon- 
dément; le  docteur  s'arrêta  tout  à  coup  ;  il  passa  sans 


LE  DOCTEUR  BOUSSEAU  259 

bruit  sa  jambe  hors  du  lit,  ouvrit  la  fenêtre  avec  pré- 
caution, et  jeta  son  regard  au  dehors. 

—  Trente  pieds  !  murmura-t-il.  C'est  haut,  mais 
mieux  vaut  mourir  ainsi  que  par  la  main  de  ces  gens 
assez  bêtes  pour  me  confondre  avec  Jésus-Christ  ! 

Il  revint  vers  son  lit,  tordit  ses  draps,  les  attacha  so- 
lidement au  balcon  et  se  suspendit. 

—  Si  je  suis  pris,  disait-il  en  se  laissant  glisser,  on 
me  fiisille  ;  si  ce  faible  soutien  se  brise,  je  suis  broyé  ; 
si  je  m'échappe,  la  guillotine  m'attend...  Les  difficultés 
qu'on  éprouve  à  régénérer  le  monde  sont  vraiment  con- 
sidérables ! 

Rien  de  tout  cela  ne  devait  arriver. 

Le  lendemain  matin,  au  moment  où  les  Vendéens, 
conduits  par  Cathelineau,  sortaient  du  château  de  La 
Jallais,  qui  restait  à  la  garde  d'une  garnison  suffisante, 
l'abbé  Saulnier  se  présenta  triste  et  inquiet. 

—  Le  malheureux  prisonnier  s'est  évadé  cette  nuit, 
dit-il  ;  dans  l'état  où  l'avait  mis  sa  blessure,  je  crains 
qu'il  n'ait  pu  aller  fort  loin.  La  fenêtre  de  sa  chambre 
donne  sur  la  douve,  et... 

Il  s'interrompit  ;  son  regard  venait  de  tomber  sur  les 
draps,  encore  attachés  au  balcon,  rompus  à  deux  toises 
du  sol.. 

—  Le  pauvre  homme  se  sera  noyé,  dirent  quelques- 
uns. 

Une  sorte  de  lien,  ouvrage  des  circonstances,  unis- 
sait Jacques  au  docteur  Bousseau.  Le  jeune  homme 
s'élança  vers  la  douve. 

—  Le  voilà  !  s'écria-  t-il  aussitôt. 


260  LE  DOCTEUR  BOUSSEAU 

Le  citoyen  docteur  était  là  en  effet  ;  mais  quantum 
mutatus  ab  illo  î . . .  son  visage,  complètement  méconnais- 
sable,' gardait  les  traces  de  la  fange  où  il  restait  enfoncé 
jusqu'à  la  ceinture  ;  il  grelottait  et  faisait  peine  à  voir. 
Jacques  se  plongea  courageusement  dans  la  douve  et 
parvint  à  le  dégager  ;  le  docteur  eut  grande  peine  à 
monter  le  fossé.  Il  portait  à  chaque  instant  la  main  à 
son  front,  comme  un  homme  qui  s'éveille. 

—  Citoyens,  dit-il,  ou  messieurs,  comme  il  vous 
plaira  d'être  appelés,  je  n'ai  point  changé  d'opinion, 
mais  je  ne  garde  que  le/>rmc/)5e,  dans  ma  poche,  sous 
mon  mouchoir,  et  mon  rôle  actif  est  de  l'histoire  an- 
cienne... Est-ce  que  vous  tenez  beaucoup  à  me  fusiller? 

Au  lieu  de  ses  notes  creuses,  il  avait  maintenant  une 
voix  de  ténor.  Jacques  et  l'abbé  Saulnier  le  soutinrent 
et  regagnèrent  avec  lui  la  chambre  où  il  avait  passé  la 
nuit.  Ils  parvinrent  à  le  rassurer. 

—  Puisque  vous  ne  tenez  pas  à  me  fusiller,  mes  amis, 
reprit  le  docteur  en  présentant  ses  membres  transis  au 
feu  allumé  dans  la  chambre,  je  vous  i)romets  d'être 
neutre...  La  République  deviendra  ce  qu'elle  voudra! 

La  République  devint  en  effet  ce  qu'elle  put.  Quant  à 
la  guérison  foudroyante  du  docteur  Rousseau,  il  ne  faut 
pas  crier  au  miracle.  Les  gens  de  l'art,  auxquels  nous 
avons  soumis  cette  anecdote,  nous  ont  dit  que  l'eau  de 
la  douve  avait  produit,  sur  ce  cerveau  détraqué,  une 
réaction  favorable.  Ce  n'était  qu'un  fou  guéri  par  une 
douche. 


ROSY  KATE 


SUR    LA   ROUTE. 


Lors  de  mon  premier  voyage  à  Londres,  Owen  Bryd- 
ges,  du  comté  de  Mayo,  était  un  honnête  garçon  d'Irlan- 
dais à  la  langue  bavarde,  bon  pied,  bon  œil,  et  point  trop 
mal  nourri,  malgré  l'historique  famine  qui  désole  sa  pa- 
trie. Owen  avait  sans  doute  mangé  en  sa  vie  plus  de  pelu- 
res de  pommes  de  terre  que  de  bœuf  rôti,  plus  de  pous- 
sière de  boulangerie  que  de  pain  frais  ;  mais  pelures  de 
pommes  de  terre  et  croûtes  pulvérisées  lui  avaient  pro- 
fité assez  bien,  grâce  au  bon  air  du  pays,  et  sa  figure  sou- 
riante ne  parlait  vraiment  point  trop  d'abstinence. 

Je  fis  la  connaissance  d'Owen  Brydges,  dans  les 
derniers  jours  d'automne  de  l'année   1842.  Mon   ami 


262  ROSY  KATE 

A.  Hoche,  le  roi  des  professeurs  français  établis 
à  Londres,  s'était  fait  mon  guide  bienveillant  et  dévoué 
pour  une  excursion  dans  les  comtés  du  centre.  Nous  re- 
venions à  cheval  par  l'ancienne  route  qui  longe  le  rail- 
M^ay  de  l'Ouest.  Devant  nous,  sur  un  des  bas  côtés  de  la 
route,  marchait  Owen  Brydges,  qui  arrivait  tout  d'une 
traite  d'Irlande  avec  sa  femme  et  son  jeune  fils  :  —  une 
jolie  commère,  ma  foi,  et  un  beau  garçon,  rose  et  blanc 
comme  un  ange  ! 

La  jeune  femme  et  l'enfant  avaient  l'air  bien  las; 
mais  Owen  allait  gaillardement,  quoiqu'il  portât  sur  son 
épaule  le  bagage  de  touie  la  famille. 

Il  est  vrai  de  dire  que  le  bagage  était  assez  mince  : 
un  petit  paquet  enfermé  dans  un  mouchoir  de  toile  bleu 
et  pendu  au  bout  d'un  joli  shillelagh  (1). 

Owen  était  en  avance  de  trois  ou  quatre  pas,  et  chan- 
tait à  plein  gosier  : 

Kalhlecii  est  ma  chère. 

Kalhleen  de  Kilkeiiny, 

La  fille  du  fermier.   * 
D'aulres  l'aiment  parce  qu'elle  est  la  [)lus  belle, 
Mais  oîi  Irouver  celui  qui  me  la  dispuîcra  ?... 

C'était  un  cïiant  triste  et  lent,  comme  presque  tous 
les  motifs  gaéliques  ;  mais  la  cadence  qui  le  terminait 
se  relevait  à  l'octave  en  un  cri  aigu  et  joyeux. 

Quand  Owen  piqua  la  dernière  note,  il  se  prit  à  dan- 
ser sans  arrêter  sa  marche. 

L'enfant  et  la  femme,  on  pourrait  bien  dire  les  deux 

(i)  Bâton  de  combat  irlandais. 


ROSY  KATE  263 

enfants,  malgré  leur  lassitude,  répétèrent  le  refrain  et 
sautèrent  en  mesure  dans  la  poudre  de  la  route. 

Nous  approchions.  Nous  pouvions  déjà  voir  les  trous 
du  pauvre  carrick  d'Owen,  et  les  taches  que  la  pluie  et 
la  poussière  avaient  mises  sur  la  mante  rouge  de  la  jeune 
femme. 

L'enfant  avait  le  costume  étrange  des  petits  paysans 
Irlandais  :  un  habit  noir,  semblable  à  ceux  des  gentle- 
men, mais  étriqué,  usé,  rapiécé,  déteint,  une  fois  trop 
court,  et  un  petit  pantalon  de  coton  qui  avait  grande 
peine  à  couvrir  ses  genoux.  Sa  coiffure  et  celle  de  son 
père  consistaient  en  des  chapeaux  de  feutre  sans  bords, 
qui  avaient  perdu  toute  forme. 

Dans  la  ficelle  qui  servait  de  cordon  au  chapeau  d'O- 
wen, était  passée  la  pipe  courte  et  noire,  —  le  cher 
cVhourneen. 

La  femme,  qui  se  nommait  Kate,  n'avait  rien  sur  la 
tête,  et  montrait  à  nu  la  magnifique  abondance  de  ses 
cheveux  noirs. 

La  petite  caravane  entendit  le  pas  de  nos  chevaux. 

—  Owen,  dit  Kate  à  son  mari,  voici  des   gentlemen. 
Owen  s'arrêta  ;  l'enfant  prit  à  la  main  son  chapeau 

sans  bords,  et  s'élança  vers  nous  en  riant. 

—  Un  penny  pour  les  pauvres  Irlandais,  mes  bons 
Messieurs!  cria-t-il. 

Gomme  nous  ne  nous  arrêtions  pas  assez  vite  à  son  gré, 
il  prit  sans  façon  la  bride  du  cheval  de  Roche. 

—  Paddy  !  s'écria  la  mère,  veux-tu  bien  laisser  les 
gentlemen,  malheureux  I 

—  Oh!  répondit  l'enfant,  je  vous  dis  que  ce  ne  sont 
pas  des  Anglais. 


264  ROSY  KATE 

Là  flatte  rie  opère  toujours  ;  Roche  laissa  tomber  une 
demi-couroime  dans  la  main  de  Fenfant,  qui  poussa  un 
grand  cri  de  joie,  et  fit  une  culbute  en  l'honneur  de  mon 
savant  ami. 

—  Que  t'a-t-il  donné,  Paddy?  s'écrièrent  à  la  fois  le 
mari  et  la  iemme. 

Owen  avait  une  paire  de  ces  longues  jambes  créées 
spécialement  pour  courir  dans  les  grands  bogs  (tour- 
bières) de  l'Irlande  ;  en  une  couple  d'enjambées  il  fut 
auprès  de  son  héritier. 

Celui-ci  cachait  la  demi-couronne  entre  ses  deux 
mains  et  tournait  sur  lui-même  avec  la  rapidité  d'un 
jongleur  chinois. 

Owen  avait  sans  doule  vu  briller  de  loin  la  pièce  d'ar- 
gent, car  il  ne  plaisantait  pas. 

—  Montre-moi  ça,  Paddy,  répéta-t-il  en  jetant  son 
paquet  pour  lever  son  lourd  shillelagh. 

Nous  eûmes  peur  ;  mais  l'enfant  était  parfaitement 
tranquille. 

La  famille  irlandaise  est  constituée  sur  un  pied  de 
gaîté  familière.  En  Irlande,  il  y  a  de  l'enfant  jusque  chez 
les  vieillards  ;  on  joue  à  propos  de  tout  et  toujours. 

11  semblerait,  cependant  qu'il  faut  faire  une  excep- 
tion pour  ce  qui  regarde  les  demi-couronnes.  C'est  là 
une  chose  si  rare  et  si  sérieuse,  (environ  trois  francs,  ar- 
gent de  France)  que  la  plaisanterie  n'est  véritablement 
point  de  mise,  quand  il  s'agit  de  pareille  aubaine. 

Owen  fronçait  ses  gros  sourcils  et  entamait  déjà  le 
long  chapelet  des  exclamations  particulières  à  la  verte 
Erin  :  arrah!  musha!  begorra!  etc. 

Heureusement,  la  jolie  Kate  vint  mettre  son  (ioux  sou- 


ROSY  KATE  265 

rire  entre  le  courroux  du  père  et  l'entêtement  du  fils  : 
elle  n'eut  qu'à  tendre  la  main  pour  forcer  l'obéissance 
du  petit  Paddy. 

Quand  la  demi-couronne  parut  au  jour,  ce  fut  une 
scène  étrange,  à  la  fois  joyeuse  et  bien  triste.  Owen  et 
Kate  se  regardèrent  un  instant  en  silence.  Owen  lança 
en  l'air  son  chapeau,  au  risque  de  casser  son  d'hour- 
neen  ;  Kate  joignit  les  mains,  et  ses  grands  yeux  noirs  se 
remplirent  de  larmes. 

Toute  cette  proverbiale  misère  de  l'Irlande,  noire,  in- 
curable, terrible  se  dressait  devant  moi  comme  un  fan- 
tôme. 

Tant  de  joie  pour  deux  ou  trois  schellings! 

Owen,  Kate  et  Paddy  se  prirent  par  la  main  et  vin- 
rent se  placer  au-devant  du  cheval  de  Roche.  Ils  par- 
laient tous  à  la  fois,  paraphrasant  et  variant  avec  une 
pétulance  inouïe  le  thème  bavard  des  remerciements 
irlandais. 

Roche,  Son  Honneur^  en  eut  vraiment  pour  son  ar- 
gent. 

Quand  la  kyrielle  fut  achevée,  Owen  se  redressa  de 
toute  sa  hauteur,  mit  son  vieux  chapeau  sur  l'oreille,  et 
entonna  d'une  voix  de  Stentor  VEringo  braegh,  qui  est 
la  Marseillaise  de  l'Irlande,  mais  qui  ne  demande  pas  de 
sang  pour  engraisser  les  sillons. 


23 


PATER-NOSÏER   STREET. 


J'avais  donné  mon  adresse  à  Owen  Brydges. 

Un  mois  après  environ,  j'étais  assis  auprès  d'une  de 
ces  insupportables  cheminées  de  Londres,  qui,  chauffant 
à  hauteur  d'homme,  mettent  le  visage  en  feu  et  laissent 
les  pieds  glacés.  Je  lisais  paisiblement  les  journaux  de 
France,  lorsque  j'entendis  le  domestique  de  l'hôtel  qui 
se  disputait  dans  l'antichambre. 

Bien  que  son  interlocuteur  contînt  évidemment  sa  voix, 
il  me  sembla  que  j'avais  entendu  déjà  cet  accent  sonore 
et  criard. 

J'appelai. 


ROSY  KATE  267 

—  C'est  un  pauvre  qui  veut  entrer,  me  dit  François, 
mon  garçon  de  service. 

François  était  né  dans  le  faubourg  Saint-Jacques,  à 
Paris  ;  mais  il  avait  dix  ou  quinze  ans  de  séjour  à  Lon- 
dres, et  ses  mœurs  n'étaient  plus  guère  celles  d'un  Fran- 
çais. 

Or,  à  Londres,  il  n'y  a  point  de  vices,  il  n'y  a  point 
de  crimes  qui  soient  punis  si  sévèrement  que  la  pauvre- 
té. Le  moi  pauvre,  appliqué  à  un  homme,  est  non-seule- 
ment une  injure,  mais  un  impitoyable  anathème.  Dans 
cette  société  fondée  sur  le  trafic,  et  constituée  dans  un 
seul  but,  l'accroissement  indéfini  des  richesses,  la  pau- 
vreté est  naturellement  la  dernière  des  infamies.  C'est 
une  plaie  qu'il  faut  cacher,  sinon  guérir  ;  c'est  une  ma- 
ladie honteuse. 

En  beaucoup  de  pays,  on  traite  la  rage  de  cette  façon 
expéditivc  et  radicale  :  le  patient  est  placé  entre  deux 
matelas  et  ti  ès-bien  étouffé,  pour  cause  de  philanthro- 
pie. 

L'Angleterre,  dans  sa  charité  redoutable,  applique  un 
traitement  pareil  à  ses  pauvres.  Elle  a  des  orateurs  qui 
parlent,  des  publicistes  qui  écrivent,  des  philosophes  qui 
méditent  après  boire.  Sur  l'avis  collectif  de  ces  trois 
classes  d'hommes  bienfaisants,  l'Angleterre  bâtit  dans 
chacune"  de  ses  villes  un  ou  deux  hangars  en  bonnes 
pierres  ou  en  bonnes  briques  :  ce  sont  les  work-houses 
(maison  de  force).  Dans  les  ivork-houses,  elle  parque  ses 
mendiants  et  les  fait  travailler  de  telle  sorte,  que  ceux- 
ci  s'échappent  dès  qu'ils  le  peuvent,  pour  aller  mourir 
de  faim  sur  les  grandes  routes. 

Ce  qui  n'empêche  pas  l'Angleterre  d'avoir  inventé  le 


268  ROSY  KATE 

mot  philaathropie  et  de  verser  des  larmes  de  rhum  sur 
l'ancien  sort  des  nègres  :  à  cet  égard,  l'Angleterre  est 
d'accord  avec  son  ennemie  l'Amérique,  qui  émancipe  les 
noirs,  mais  qui  les  lance  tète  première  sur  le  pavé  quand 
ils  se  permettent  de  monter  dans  un  omnibus... 

Un  pauvre  qui  franchit,  à  Londres,  les  portes  d'une 
maison  honnête,  c'est  une  chose  blessante,  intolérable, 
inouïe,  shoking!  pour  tout  dire  en  un  seul  mot. 

Aussi  François  s'était-il  démené  comme  un  beau  dia- 
ble, et  portait-il  sur  son  visage  les  traces  d'une  légitime 
indignation. 

Derrière  lui  une  tète  se  montrait  à  la  porte  entre- 
bâillée :  tète  humble  et  fanfaronne,  tout  à  la  fois  triste 
et  gardant  un  reste  de  bonne  humeur  native. 

D'un  seul  coup  d'oeil  je  reconnus  mon  Irlandais  Owen 
Brydges. 

—  Faites  entrer,  dis-je. 

François  me  regarda  d'un  air  stupéfait,  tandis  qu'une 
expression  de  triomphe  se  peignait  dans  les  grands 
yeux  bleus  du  pauvre  Owen. 

11  me  fallut  répéter  mon  ordre,  pour  que  François  se 
décidât  à  le  comprendre. 

Quand  il  l'eut  compris,  il  s'effaça  pour  obéir  ;  mais 
cela  de  mauvaise  grâce  et  en  grommelant  : 

—  Un  pauvi^eî...  a-t-on  jamais  vu!... 

Dès  que  François  fut  parti,  Owen  vint  se  mettre  au- 
près du  foyer. 

—  Que  Dieu  vous  bénisse.  Votre  Honneur!  me  dit-il 
avec  cette  bonne  humeur  familière  qui  est  dans  le  sang 
des  Irlandais,  c'est  déjà  la  moitié  de  ma  consolation  que 


ROSY  KATE  269 

de  vous  voir  v  ii    iiité...  Comment  se  porte  le  gentleman 
qui  me  donna  la  demi-couronne? 

Et  avant  que  j'euss(î  pris  le  temps  de  répondre,  il 
ajouta  en  baissant  les  yeux  : 

—  Oh  !  la  pauvre  Kate  et  moi  nous  avons  bien  pensé 
à  vous  ! 

A  un  autre,  j'aurais  fait  des  questions  ;  mais  je  savais 
qu'Owen  Brydges  n'avait  pas  besoin  d'être  inter- 
rogé. 

—  Non,  non,  reprit-il  en  secouant  sa  tête  chevelue, 
nous  n'avons  pas  été  heureux  !  La  femme  est  déjà  toute 
pâle  et  l'enfant  ne  se  porte  pas  bien.  Savez-vous  ?  l'air 
de  Londres  ne  vaut  rien  pouf  les  Irlandais...  Je  mange- 
rais volontiers  un  morceau  de  pain,  Votre  Honneur. 

Je  sonnai  François,  et  quelques  minutes  après  Owen 
était  attablé  devant  une  bonne  tranche  de  jambon. 

Je  crus  d'abord  qu'il  lui  faudrait  opter  entre  son  appé- 
tit et  son  flux  de  paroles,  mais  je  ne  le  connaissais  pas 
encore  ;  l'Irlandais  sait  parler  en  mangeant,  et  sa  lo- 
quacité ne  lui  fait  pas  perdre  une  bouchée. 

—  Och  !  disait-il  en  jouant  de  la  mâchoire  avec  éner- 
gie. Votre  Honneur  me  permettra  bien  d'emporter  un 
petit  peu  de  tout  cela  pour  Kate  et  pour  Paddy,  la  pau- 
vre amour  I  Voilà  d^à  des  semaines  que  je  suis  à  Lon- 
dres, et  c'est  la  première  fois  que  je  fais  un  si  bon  repas. 
Miisha!  s'il  est  permis  de  se  damner  pour  son  ventre, 
c'est  avec  de  pareille  nourriture.  Quand  votre  ami  le 
gentleman  nous  donna  sa  demi-couronne,  je  crus  bien 
que  nous  avions  de  quoi  vivre  pour  longtemps  ;  mais 
tout  est  si  cher  à  Londres  !  Oh  !  le  cher  pays  de  l'autre 
côté  du  canal  !  notre    bonne  et  belle  Irlande  !  Avant  de 

23* 


270  ROSY  KATE 

mourir  de  faim,  nous   la  regretterons   plus   d'une   fois, 
Votre  Honneur. 

Tout  en  psalmodiant  ces  plaintes  mélancoliques,  le 
pauvre  Owen  mangeait  comme  quatre  et  buvait  de 
même  ;  il  ne  s'interrompit  que  pour  regarder  le  jour 
dans  son  verre  d'ale  brune,  et  pour  me  dire  : 

—  Je  ne  vous  oublie  pas,  au  moins  !  A  votre  santé, 
du  fin  fond  de  mon  cœur  ! 

—  Ah  ça,  mon  ami  Owen,  lui  dis-je,  vous  n'avez  donc 
pas  bien  débuté  à  Londres  ? 

Il  secoua  la  tête  en  silence. 

—  Pourquoi  diable  avez-vous  quitté  le  pays  que  vous 
aimez  tant?  demandai-je  encore. 

Les  sensations  d'un  Irlandais  sont  rapides  comme  l'é- 
clair et  devancent  en  quelque  sorte  la  pensée.  Les  yeux 
d'Owen  étaient  déjà  pleins  de  larmes. Il  ne  mangeait  plus. 

—  C'est  notre  malheur  !  murmura-t-il  en  déposant 
son  couteau.  C'est  le  malheur  des  Irlandais  :  ils  croient 
qu'on  trouve  à  vivre  dans  Londres.  Nous  étions  bien 
pauvres  là-bas,  mais  l'enfant  avait  où  courir,  et  quand 
sa  bouche  s'ouvrait,  c'était  un  bon  air  qui  lui  venait 
dans  la  poitrine...  Mais,  voyez-vous,  il  y  a  eu  deux  sai- 
sons mauvaises,  les  pommes  de  terre  ont  manqué  tout 
le  long  du  marais  jusqu'au  bout  du  Gonnaught.  Le  père 
est  vieux,  car  il  mène  son  moulin  depuis  trente  ans, 
mais  il  a  encore  bon  appétit,  oui,  oui,  certes,  malheu- 
reusement, il  mange  comme  un  homme.  L'automne 
dernier,  il   vendit  aux  middlemen  (i)  la  moitié  de  son 


(1)  Classe  de  gens   d'affaires  spéciale  à  ririniide,  courtiers   ru- 
raux qui  se  mettent  entre  le  lundlord  et  son  tenancier. 


ROSY  KATE  271 

champ  ;  restait  bien  le  moulin  sur  la  Doyne,  mais  quand 
la  moisson  manque  deux  années  de  suite,  que  deviennent 
les  meuniers,  Votre  Honneur  ? 

Il  but  un  verre  d'ale,  puis  ses  yeux  humides  se  le- 
vèrent au  ciel  tandis  que  ses  mains  jointes  tombaient  sur 
ses  genoux. 

—  Oh  !  la  pauvre  petite  maison  qui  est  au-dessus  du 
moulin  de  mon  père  !  murmura-t-il  d'une  voix  doupe  et 
tout  imprégnée  de  poétique  mélancolie  ;  une  nuit  d'oc- 
tobre, voilà  cinq  ans  passés  depuis  l'automne,  j'ai  en- 
tendu le  dernier  soupir  de  ma  mère.  L'enfant  que  vous 
avez  vu,  mon  Paddy,  était  tout  petit  et  Kate  allaitait 
une  fille  qui  est  morte...  Ceux  qui  sont  morts  n'ont  plus 
ni  faim  ni  soif,  Votre  Honneur  ! 

Un  sourire  vint  parmi  sa  tristesse,  et  sa  mobile  phy- 
sionomie s'éclaira  tout-à-coup. 

—  Savez-vous  !  s'écria-t-il,  de  l'autre  côté  de  la  Doyne, 
derrière  une  touffe  de  pins  des  marais,  il  y  avait  une 
maison  plus  petite  encore  que  la  nôtre,  c'était  là  que 
demeurait  la  vieille  Meg,  la  mère  de  Rosy,  mon  cher 
amour.  Elle  a  nom  Kate,  vous  savez  bien,  mais  on 
l'appelait  Rosy  Kate,  —  «  Kate  couleur  de  rose  »  parce 
qu'elle  brillait  doucement  comme  les  fleurs.  Allez,  Dieu 
est  bon  tout  de  même,  et  j'ai  été  bien  heureux  en  ma 
vie  !  Le. matin  Kate  disait  ses  prières  devant  sa  fenêtre  ; 
puis  elle  peignait  ses  grands  cheveux  noirs  ;  puis  elle 
m'envoyait  un  baiser,  et  comme  mon  cœur  était  joyeuK  ! 
Quand  le  prêtre  nous  bénit  tous  les  deux  dans  l'église 
de  Kilmore,  je  lui  donnai  une  livre  d'Angleterre,  Votre 
Honneur!  la  seule  pièce  d'or  que  j'aie  jamais  eue,  de- 
puis le  jour  de  ma  naissance  !...  mais  j'étais  le  mari  de 


272  ROSY  KATE 

Rosy  Kitty,  et  je  n'aurais  pas  change  mon  sort  pour  ce- 
lui de  Sa  Seiglieurie,  Mylord  comte,  qui  a  cent  pièces 
d'or  à  dépenser  tous  les  jours. 

Il  y  a  trois  mois,  les  pommes  de  terre  du  petit  champ 
étaient  mangées  jusqu'à  la  dernière  pelure.  Le  vieux 
père  nous  dit  :  «  Enfants,  il  faut  aller  dans  la  province 
du  Nord  chercher  du  travail  auprès  des  protestants  qui 
sont  riches.  » 

Je  fis  un  petit  paquet  et  nous  partîmes  pour  l'Uster 
où  sont  les  protestants. 

Och!  Votre  Honneur,  à  une  demi-lieue  du  moulin, 
nous  nous  arrêtâmes  pour  regarder  une  dernière  fois  la 
maison  de  mon  père,  et  nos  pauvres  yeux  n'y  voyaient 
plus,  tant  ils  étaient  aveuglés  par  les  larmes  ! 

Nous  allâmes  jusqu'à  Donegall,  demandant  partout 
de  l'ouvrage  et  n'en  trouvant  nulle  part. 

Rosy  me  dit  :  «  Si  nous  allions  à  Londres  où  tout  le 
monde  fait  fortune.  Nous  avons  un  cousin  dans  la  Cité  : 
il  aura  soin  de  nous  :  et  peut-être  que  notre  Paddy  sera 
riche  quand  il  aura  l'âge  d'un  homme.  » 

Kate  ne  sait  pas  écrire  ni  moi  non  plus  ;  mais,  pour 
un  schelling,  le  clerc  de  la  paroisse  catholique  nous  fit 
une  lettre  pour  notre  cousin  Joé,  qui  demeure  ici  dans 
Pater-Noster  street. 

Dans  la  lettre,  je  disais  à  Joé,  —  un  brave  garçon, 
autrefois,  Votre  Honneur  !  —  que  ma  jolie  Kate  et  moi 
nous  étions  dans  la  misère. 

Joé  nous  répondit  :  a  J'aimerais  mieux  pour  vous  que 
votre  petit  Paddy  fût  une  fille  ;  mais  ma  cousine  Kate 
avait  les  joues  roses,  autrefois,  et  les  yeux  noirs  comme 


ROSY  KATE  273 

du  jais  :  venez  à  Londres,  on  vous  trouvera  de  l'ou- 
vrage... » 

Kate  eut  peur;  moi  je  me  misa  rire,  et  j'attachai 
de  nouveau  notre  petit  paquet  au  bout  de  mon  shille- 
lagh. 

Votre  Honneur,  Kate  avait  raison  de  craindre... 

Ici,  le  pauvre  Owen  Brydges  parut  hésiter  et  le  rouge 
lui  monta  au  iront. 

—  Votre  Honneur,  reprit-il,  Kate  et  le  petit  Paddy 
sont  en  gage  chez  mon  cousin  Joé,  dans  Pater-Noster 
street  ;  je  viens  chez  vous  pour  vous  prier  de  les  reti- 
rer. 

Je  comprenais  vaguement,  et  néanmoins  je  voulus 
forcer  Owen  à  s'expliquer. 

Le  pauvre  garçon  baissait  les  yeux  et  tourmentait  les 
débris  de  son  chapeau.  A  l'aide  de  précautions  infinies 
et  avec  des  délicatesses  de  langage  que  le  romancier  le 
plus  habile  chercherait  peut-être  en  vain,  il  me  fit  en- 
tendre à  la  fin  que  le  cousin  Joé  et  la  créature  qui  lui 
tenait  lieu  de  femme  avaient  prétendu  spéculer  sur  la 
beauté  de  Kate. 

Kate  était  un  cœur  honnête  et  fier  ;.elle  avait  résisté  ; 
de  là,  grande  colère  du  couple  spéculateur,  quf  cher- 
chait maintenant  à  se  venger. 

J'étais  alors  bien  neuf  sur  les  mœurs  de  Londres  ;  en 
écoutant  Owen  je  tombai  de  surprise  en  surprise.  Les 
Irlandais  qui  émigrent  font  souvent  de  vilains  mé- 
tiers. Le  couple  de  Pater-Noster  street  gagnait  sa  vie  à 
mener  ces  industries  interlopes  qui  se  cachent  dans  la 
boue  de  la  grande  Babylone.  La  femme  vendait  des 
objets  volés,  quand  elle  ne  faisait  pas  pis  encore.  Le 


274  ROSY  KÂTE 

mari  était  receleur  et  faux  témoin  au  cachet,  accrédité 
auprès  de  la  famille  des  malfaiteurs  de  Londres. 

—  Nous  n'avons  rien  en  ce  monde,  Votre  Honneur, 
me  dit  Owen  en  achevant  son  récit,  mais  nous  sommes 
des  chrétiens,  et  nous  aimons  mieux  mourir  que  de  mé- 
riter l'enfer. 

Je  sonnai  François.  Une  seconde  fois,  le  bon  garçon 
faillit  tomber  à  la  renverse  lorsque  je  lui  demandai  mes 
habits  pour  sortir  avec  le  pauvre. 

Owen  Brydges  n'oublia  point,  bien  entendu,  de 
fourrer  dans  ses  poches  les  restes  de  son  repas. 

Pendant  que  nous  nous  dirigions  vers  la  Cité,  il  me 
disait  encore  : 

—  J'ai  essayé  de  travailler,  allez  !  J'ai  fait  ce  que  j'ai 
pu.  En  arrivant,  j'ai  été  sur  le  port  et  j'ai  tâché  de  me 
mêler  aux  Utghtermen  (déchargeurs  de  bateaux  ).  Les 
lightermen  ont  fermé  les  poings  et  ont  menacé  de  me 
battre.  J'ai  voulu  porter  du  charbon  sur  mes  épaules, 
mais  on  ne  me  connaît  pas  et  il  y  a  des  gens  pour  cela. 
Enfin,  j'ai  acheté  un  balai  pour  imiter  ces  pauvres  dia- 
bles qui  ouvrent  des  chemins  dans  la  boue  des  rues,  mais 
les  Italiens,  qui  font  ce  métier,  défendent  leur  gagne- 
pain  à  coup  de  couteau.  Voyez-vous,  il  n'y  a  place  nulle 
part  dans  Londres  pour  un  pauvre  homme  ! 

Ceci  révoltait  mes  idées  à  tel  point,  que  je  ne  pus 
m'empêcher  de  lever  les  épaules.  Londres,  la  ville  de 
l'industrie  infatigable,  le  centre  du  travail  qui  ne  s'arrête 
jamais  !  Londres,  la  patrie  des  établissements  philan- 
thropiques et  des  ateliers  populaires  ! 

—  Vous  avez  mal  cherché,  ami  Owen,  voilà  tout, 
répondis-je  ;  il  ne  faut  pas  calomnier  ce  qu'on  ne  connaît 


ROSY  KATE  275 

point.  Je  me  charge,  moi,  de  vous  trouver  de  l'emploi  ; 
un  emploi  honnête,  non-seulement  pour  vous,  mais  aussi 
pour  votre  femme... 

Owen  se  frotta  les  mains. 

—  Mais  encore,  continuai-je  d'un  ton  victorieux,  pour 
votre  enfant  ! 

—  Pour  Paddy,  le  cher  innocent  !  s'écria  Owen  avec 
surprise;  non,  non.  Votre  Honneur...  c'est  trop  tôt,  il 
faut  le  laisser  grandir... 

—  Du  tout,  ami  Owen  !  les  enfants  qui  travaillent  de 
bonne  heure  deviennent  plus  vite  des  hommes.  Laissez- 
moi  arranger  tout  cela,  je  vous  prie. 

Nous  arrivions  dans  Pater-Noster  street. 

C'est  une  rue  étroite  et  noire,  donnant  dans  Ave- 
Maria-Lane.  Ces  deux  dénominations  sont  peut-être  un 
souvenir  du  catholicisme,  peut-être  une  raillerie  pro- 
testante :  il  est  difficile  de  trouver  une  série  d'habitations 
plus  laides  et  plus  indigentes,  au  moins  en  appa- 
rence. 

Quelques-unes  d'entre  elles  sont  habitées,  néanmoins, 
par  des  marchands  dont  le  crédit  est  européen  et  la  for- 
tune colossale. 

Dans  la  cité  de  Londres,  il  n'est  point  de  ruelle,  si 
misérable  que  soit  son  aspect,  qui  ne  puisse  se  vanter 
de  loger.au  moins  une  demi-douzaine  de  million- 
naires. 

Nous  montâmes  un  sale  et  ténébreux  escalier.  Au 
second  étage  de  cette  échelle  glissante,  Owen  tira  la 
ficelle  d'un  loquet,  et  nous  nous  trouvâmes  dans  une 
chambre  assez  spacieuse,  encombrée  d'une  multitude 
d'objets  disparates.    - 


276  ROSY  KATE 

On  aurait  pu  se  croii'e  dans  la  boutique  d'un  marchand 
revendeur.  Devant  la  cheminée,  où  brûlait  un  bon  feu 
de  coke,  Joé,  le  fameux  cousin,  prenait  le  théen  com- 
pagnie de  sa  femme. 

—  Oh  !  oh  !  maître  fainéant,  dit-il  en  voyant  entrer 
Owen,  vous  venez  encore  encombrer  notre  maison? 

Je  passais  le  seuil  à  ce  moment,  et  je  pus  voir  la  pau- 
vre Kate  avec  le  petit  Paddy,  assis  par  terre  à  l'autre 
bout  de  la  chambre. 

En  m'apercevant,  Joé  s'interrompit,  et  sa  figure  prit 
une  expression  d'inquiétude. 

—  Que  veut  celui-là?  demanda-t-il  durement. 

—  Celui-là  est  un  gentleman,  cousin  Joé,  répondit 
Owen  avec  un  reste  de  soumission:  un  gentleman  qui 
vient  vous  payer  les  dix  schellings  que  je  vous  dois,  afin 
que  ma  femme  et  mon  petit  Paddy  puissent  sortir  de 
chez  vous. 

L'enfant  était  accouru  vers  moi  et  me  prenait  les 
mains  en  souriant. 

Sa  mère,  confuse  et  timide,  s'étaitlevee  et  me  faisait 
de  loin  la  révérence. 

Le  Joé  avait  une  figure  de  coquin  s'il  en  fut,  et  sa 
femme  semblait  valoir  un  peu  moins  que  lui. 

Leur  thé,  saturé  de  rhum,  emplissait  la  chambre  d'un 
parfum  équivoque. 

—  Emmenez-nous,  murmura  le  petit  Paddy,  qui  cher- 
chait à  m'entrainer;  voilà  huit  grands  jours  que  je  n'ai 
vu  le  pavé  de  la  rue  I 

L'indignation  me  mettait  un  poids  sur  le  cœur. 

—  Monsieur,  dis-je  à  Joé,  si  les  magistrats  étaient  in- 
formés de  votre  conduite... 


ROSY  KATE  277 

—  Ah!  ah!  s'écria-t-ii  en  m'inlcrrompaiit,  voilà  un 
homme  qui  veul  se  faire  une  mauvaise  affaire! 

Il  s'était  mis  sur  ses  jambes,  et  sa  femme  brandissait 
déjà  le  massif  tisonnier. 

Paddy  et  la  pauvre  Kate  tremblaient  de  tous  leurs 
membres.  On  pouvait  deviner  qu'il  s'était  passé  là,  de- 
puis un  mois,  plus  d'une  scène  de  brutale  violence. 

Joé  s'avança  vers  moi. 

—  Je  suis  un  Anglais,  entendez-vous,  Monsieur,  reprit- 
il  en  fermant  ses  gros  poings,  qu'il  croisa  au  devant  de 
sa  poitrine  ;  quand  je  dépense  de  l'argent  pour  quelqu'un, 
il  faut  qu'on  me  le  rende.  Si  vous  voulez  payer,  payez; 
si  vous  ne  voulez  payer,  sortez. 

La  femme  de  Joé  semblait  prévoir  une  bagarre,  et 
dans  cette  prévision,  elle  manœuvrait  en  mégère  habile; 
au  lieu  de  s'avancei'  vers  moi  pour  soutenir  son  mari, 
elle  s'était  dirigée  du  côté  de  Kate,  et  se  tenait  auprès 
d'elle,  le  tisonnier  à  la  main,  dans  une  attitude  mena- 
çante. 

Owen  qui  vit  cela  voulut  s'élancer  ;  mais  la  mégère 
leva  son  poker  brûlant  sur  Kate,  qui  courbait  la  tête 
comme  une  victime  sous  la  main  de  son  bourreau. 

—  Eloignez-vous,  dis-je,  et  laissez  venir  cette  jeune 
femme;  je  vais  vous  payer  vos  dix  schellings. 

—  C'est  quinze  schellings  maintenant,  riposta  Joé, 
qui  eut  un  rire  épais. 

—  C'est  vingt  schellings!  s'écria  sa  femme. 
Pendant  que  je  fouillais  dans  ma  poche,  elle  se  tourna 

vers  Kate  et  lui  fit  une  grossière  plaisanterie  sur  le 
genre  d'intérêt  que  je  pouvais  avoir  à  payer  ainsi  sa  dé- 
livrance. 

24 


278  ROSY  KATE 

Je  mis  dix  schellings  sur  un  coin  de  table,  et  je  tirai 
des  poches  de  mon  pardessus  un  pistolet  que  j'armai. 

La  vue  de  cette  arme  fil  sur  le  digne  couple  un  effet 
immédiat:  la  femme  laissa  tomber  son  poker,  et  le  mari 
se  recula  en  grondant. 

—  Ohl  oh!  fit-il,  vous  pouvez  bien  emmener  la  bande 
des  mandiants;ce  n'est  pas  votre  joujou  de  pistolet  qui 
nous  fait  peur,  au  moins!  emmenez,  et  que  le  diable 
vous  emporte! 

L'instant  d'après  nous  étions  tous  dans  la  rue.  Owen 
dansait  en  tenant  son  fils  entre  ses  bras;  l'enfant  riait, 
la  mère  pleurait  de  joie. 

Ils  ne  s'étaient  pas  demandé  encore  où  ils  allaient 
coucher  ce  soir. 


in 


LES   AGENTS    DE    PLACEMENT. 


Il  était  environ  midi. 

Pendant  que  Kate  et  le  petit  Paddy,  assis  contre  la 
grille  d'un  square,  dévoraient  les  restes  du  déjeuner 
d'Owen,  je  me  dirigeai  vers  la  maison  de  M.  Bloomfield, 
le  fameux  placeur  de  Temple-Bar. 

En  délivrant  la  pauvre  famille,  j'avais  pris  un  enga- 
gement  qu'il  me  fallait  tenir. 

L'antichambre  de  M.  Bloomfield  était  pleine,  comme 
d'ordinaire,  et  je  dus  m'asseoir  pour  attendre  mon  tour. 

Il  y  avait  là  huit  à  dix  messieurs  fort  bien  couverts, 
et  une  demi-douzaine  de  dames  en  chapeau  de  paille. 
Tout  auprès  de  moi,  une  pancarte  collée  à  la  muraille 


280  R08Y  KATE 

annonçait  que  M.  Bloomfield  Esq. ,  possédant  la  confiance 
de  toutes  les  honorables  maisons  de  Londres  et  des  com- 
tés, se  chargeait  de  procurer  aux  personnes  des  deux 
sexes,  moyennant  une  rétribution  modérée,  des  emplois 
décents  et  recommandables. 

Suivait  une  interminable  nomenclature  des  places  qui 
étaient  à  la  disposition  de  M.  Bloomfield. 

Grâce  à  lui,  les  hommes  pouvaient  devenir  intendants, 
comptables,  commis,  caissiers,  régisseurs,  patrons  de 
barques,  foremen  (contre-maîtres),  protes  d'imprimerie, 
laquais  de  bonne  maison,  etc.,  etc.;  les  dames  pouvaient 
être  gouvernantes,  demoiselles  de  compagnie,  institu- 
trices, femmes  de  confiance,  nourrices  ou  lingères. 

Il  y  avait  un  choix  énorme. 

Comme  j'étais  à  me  demander  laquelle  de  ces  positions 
pourrait  convenir  à  chacun  de  mes  protégés,  une  porte 
intérieure  s'ouvrit,  et  deux  messieurs  en  habit  noir  pa- 
rurent sur  le  seuil. 

—  Je  ne  paye  rien  d'avance,  moi,  vous  savez,  dit  l'un 
d'eux;  mais  si  vous  me  faites  avoir  les  affaires  de  Mylord, 
je  donnerai  cent  livres  à  M.  Bloomfield  et  dix  livres  à 
vous. 

Celui  qui  parlait  ainsi  traversa  l'antichambre  et  sortit. 
L'autre  monsieur  parcourut  du  regard  les  banquettes 
d'attente. 

—  Ohl  oh!  dit-il  en  venant  à  moi  directement,  le  pa- 
tron vous  attend   depuis  ce  matin.  Venez  vite! 

Ceci  était  manifestement  une  erreur,  mais  j'étais  ar- 
rivé le  dernier  et  j'avais  en  perspective  de  longues  heures 
d'attente:  je  n'hésitai  pas  à  profiter  de  la  méprise. 

On  me  fit  traverser  deux  ou  trois  pièces  fort  bien  meu- 


ROSY  KATE  281 

blées,  où  des  employés  tenaient  de  beaux  registres  reliés 
en  maroquin  rouge;  puis  on  ouvrit  une  porte  revêtue  de 
velours,  et  le  monsieur  en  habit  noir  m'annonça. 

—  Voici  M.  Burnett,  dit-il. 

En  franchissant  le  seuil,  je  pensais,  à  part  moi,  qu'on 
faisait  d'assez  beaux  bénéfices,  suivant  les  apparences, 
dans  le  philanthropique  métier  de  placeur. 

C'est  justice,  et  Dieu  doit  au  moins  l'aisance  aux  bra- 
ves gens  qui  s'occupent  ainsi  de  leurs  semblables. 

M.  Bloomfield  était,  ma  foi,  un  beau  jeune  homme,  à 
la  cravate  blanche  nouée  en  perfection,  portant  cheveux 
blonds  bouclés  et  favoris  peignés  admirablement. 

Son  cabinet  sentait  l'ambre,  la  rose  et  le  portugal,  un 
peu  plus  que  la  boutique  d'un  coiffeur  français. 

Il  ne  se  leva  point  pour  me  recevoir;  mais  il  tourna 
vers  moi  sa  figure  blanche,  où  deux  grands  yeux  d'un 
azur  pâle  roulaient  indolemment  sous  des  cils  presque 
incolores. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  veuillez  m'excuser  si  j'ai  pro- 
fité... 

—  Monsieur  Burnett,  interrompit-il,  parlons  peu,  je 
vous  prie;  mes  instants  sont  précieux,  et  je  sais  parfai- 
tement votre  affaire.  Si  vous  pouvez  verser  à  ma  caisse 
la  somme  convenue,  cinquante  livres,  n'est-ce  pas?  Je 
suis  en  mesure,  moi,  de  vous  procurer  une  charge  qui 
vaut  l'or  en  barre! 

—  Permettez,  Monsieur...,  dis-je  en  essayant  de  l'ar- 
rêter: je  ne  suis  pas  M.  Burnett. 

Il  mit  son  binocle  à  l'œil. 

—  Ah  !  ah  !  fît-il  sans  changer  de  ton,  que  diable 

24* 


282  ROSY  KATE 

chante  donc  cet  étourneau  de  Stevens?  Au  fait,  je  vous 
reconnais  maintenant... 

—  Permettez,  monsieur... 

—  Parlons  peu,  s'il  vous  plaît!  Mes  instants  valent 
de  l'argent...  Je  suis  étonné  de  n'avoir  pas  fait  attention 
plus  tôt  à  votre  accent.  Vous  êtes  le  Français  qui  de- 
mande une  position  dlnslituteur. 

—  Non  pas. 

—  Comment,  non  pas? 

—  Je  viens  ici... 

—  Parlofts  peu,  je  vous  en  supplie  1  J'ai  mille  affaires 
en  tête,  mon  cher  Monsieur,  et  je  suis  bien  excusable 
d'avoir  oublié  que  vous  désirez  une  place  de  secré- 
taire... 

—  Mais,  Monsieur... 

—  Mais,  Monsieur,  vous  êtes  donc  bien  riche  si  vous 
pensez  me  payer  toute  ma  journée  !  Je  vous  le  demande 
en  grâce,  parlons  peu  et  ne  perdons  pas  de  temps. 

—  Le  meilleur  moyen,  voulus-je  dire,  serait  de  vous 
expliquer  tout  de  suite... 

—  Je  déteste  le  bavardage  inutile  !  Savez-vous  ce  que 
vaut  une  de  mes  heures?  La  librairie  française  où  vous 
voulez  entrer,  je  m'en  souviens  maintenant... 

—  Mais,  Monsieur,  répliquai-je  avec  un  commence- 
ment d'impatience,  je  ne  veux  pas  entrer  à  la  librairie 
française. 

—  Non?  C'est  donc  que  vous  désirez  donner  des  le- 
çons d'histoire  aux  jeunes  ladies? 

—  Non,  Monsieur,  je  voulais  seulement  vous  parler... 

—  Parler  !  parler  !  On  ne  parle  que  trop  !  Et  voilà  un 
qiïart  d'heure  de  perdu  1 


ROSY  KATE  283 

7—  Vous  parler,  repris-je,  pour  un  pauvre  garçon 
d'Irlandais,  qui  a  besoin  d'ouvrage. 

M.  Bloomfield  se  leva  tout  d'une  pièce,  et  je  crois  que 
sa  figure  blanche  prit  un  peu  de  couleur. 

—  Un  Irlandais,  Monsieur  !  prétendez-vous  vous  mo- 
quer de  moi  ? 

Il  agita  une  sonnette  et  appela  Stevens. 

—  Vous  êtes  une  oie,  vous  !  lui  cria-t-il  avec  colère  ; 
faites  sortir  cet  homme,  et  allez  à  tous  les  diables  ! 

Je  suivis  le  pauvre  Stevens,  tout  étourdi  de  l'ana- 
thème  lancé  contre  moi  par  ce  digne  gentleman  qui 
n'aimait  pas  les  bavardages. 

Persuadé  que  je  m'étais  adressé  trop  haut,  je  me 
renfonçai  dans  la  Cité  pour  chercher  un  placeur  moins 
fashionable. 

Au  bout  de  Thames  street,  du  côté  de  la  Douane,  il 
est  une  petite  ruelle  sans  nom,  qui  descend  à  la  rivière  ; 
ce  fut  là  que  je  me  rendis  ;  mais,  cette  fois,  avec  Owen 
Brydges  et  sa  famille,  afin  d'éviter  toute  surprise. 

Kate  et  le  petit  Paddy  avaient  fait  un  bon  repas  «ur 
le  trottoir  d'Inner-Temple.  Les  quelques  jours  de  prison 
qu'ils  avaient  subis  dans  la  tanière  du  cousin  Joé  don- 
naient pour  eux  à  l'air  épais  de  la  Cité  une  exquise 
saveur.  Ils  respiraient  à  pleins  poumons  la  brume  gri- 
sâtre, saturée  de  vapeur  de  houille.  Kate  tenait  son  fils 
par  la  main,  et,  malgré  les  trous  de  sa  pauvre  mante 
rouge,  plus  d'un  passant  s'arrêtait  pour  la  regarder, 
tant  elle  était  jolie. 

—  Oh  !  Votre  Honneur,  me  disait  Owen  en  la  con- 
templant avec  orgueil,  voilà  une  digne  créature  qui 
aime  son  mari  et  son  enfant!  Si  on  me  donne  de  quoi 


284  ROSY  K/VTE    • 

les  nourrir  tous  deux,  je  ne  demanHe  qu'à  travailler  la 
nuit  et  le  jour,  sans  dimanches  ni  l'êtes,  voyez-vous  ! 

La  dernière  masure  de  la  petite  ruelle  descendant  à 
la  Tamise  était  occupée  par  le  digne  Jérémie  Hobbe, 
rami  des  ouvriers  de  Londres,  comme  le  disait  son  article 
dans  l'Almanach,  faisant  uniquement  les  affaires  des 
pauvres,  et  plaçant  les  malheureux  sans  ouvrage,  pour 
le  saint  amour  de  Notre-Seigneur. 

Jérémie  Hodde  était  fort  mal  logé,  mais  cela  ne  m'é- 
tonna  point,  car  la  charité  est  rarement  opulente. 

Nous  le  trouvâmes  dans  un  petit  bureau  chauffé  par 
un  poêle,  assis  entre  un  registre  gras  et  une  Bible  de 
taille  colossale. 

A  notre  entrée,  il  fît  une  marque  à  sa  Bible  et  ôta  ses 
rondes  lunettes  cerclées  de  fer. 

—  Soyez  les  bienvenus,  au  nom  de  Notre-Seigneur, 
dit-il  en  copiant  la  voix  nasale  des  prédicateurs  métho- 
distes ;  asseyez-vous,  et  dites-moi  ce  qui  vous  amène. 

—  11  s'agit  de  ce  brave  garçon,  répondis-je. 

—  Et  aussi  de  la  jeune  femme,  interrompit-il,  et  en- 
core de  l'enfant,  je  l'espère  bien,  car  nous  sommes  tous 
sur  la  terre  pour  travailler,  grands  et  petits. 

Je  regardai  Owen  d'un  air  qui  voulait  dire  : 

—  Avais-je  raison  ou  tort?  Vous  voyez  bien  qu'à 
Londres  il  y  a  du  travail  pour  tout  le  monde. 

—  Je  suis  heureux  de  vous  entendre  parler  ainsi, 
ajoutai-je  en  me  tournant  vers  le  digne  Jérémie  ;  je 
viens  de  chez  un  de  vos  confrères,  M.  Bloomfîeld  de 
Temple-Bar... 

—  Un  confrèie!  s'écria  le  bonhomme  ;  les  lions  dévo- 
rants et  les   tigres   cruels  sont-ils  les  confrères  de  la 


ROSY  KATE  285 

douce  brebis?  Ah!  vous  venez  de  chez  Bloomfield  de 
Temple-Bar,  le  Madianite,  le  Philistin,  le  plus  miséra- 
ble scélérat  qui  soit  dans  la  Cité  ! 

Il  s'animait,  sa  figure  jaune  et  ridée  prenait  des  re- 
flets de  pourpre. 

—  Bloomfield  !  poursuivit-il  en  fermant  sa  Bible  d'un 
geste  convulsif  ;  ah  !  vous  venez  de  chez  Bloomfield  ! 
Vous  ne  savez  donc  pas  qu'il  n'a  jamais  placé  per- 
sonne! Les  hommes  sont  simples,  en  vérité!...  Croyez- 
vous  que  les  lords  vont  chercher  leurs  secrétaires  dans 
les  bureaux  de  placement?  Pensez-vous  que  les  ladies 
s'occupent  beaucoup  de  M.  Bloomfield  quand  elles  sont 
en  quête  d'une  institutrice  pour  leurs  filles?  M.  Bloom- 
field est  un  coquin  1  M.  Bloomfield  de  Temple-Bar  ! 
M.  Bloomfield  est  un  voleur.  On  va  chez  lui  parce  qu'il 
a  de  beaux  bureaux  et  des  commis  en  habits  noirs  !  Un 
tas  de  fainéants,  Monsieur  !  Savez-vous  la  différence 
qu'il  y  a  entre  M.  Bloomfield  de  Temple-Bar  et  le  pau- 
vre Jérémie  Hobbe,  l'ami  des  ouvriers?  C'est  que  ce 
monsieur-là  vous  prend  des  vingt-cinq,  des  cinquante, 
des  cent  guinées  pour  ne  pas  vous  placer  du  tout,  tan- 
dis (jue  le  pauvre  Jérémie  vous  trouve  de  bonnes  places 
pour  quelques  schellings. 

—  Arrah  !  dit  Owen  ;  voilà  un  brave  chrétien,  par 
exemple! 

Kate  et  Paddy  écoutaient,  immobiles. 
Jérémie  Hobbe  remit  ses  lunettes  de  fer. 

—  Monsieur,  murmura-t-il  en  attirant  devant  lui  son 
registre,  je  suis  peut-être  un  peu  sorti  des  bornes  de  la 
modération  :  j'en  demande  pardon,  non  pas  à  vous, 
mais  à  Celui  qui  lit  au  fond  de  nos  consciences  comme 


^86  ROSY  KATE 

en  un  livre  ouvert...  Parlons  affaires.  Gomment  vous 
nomme- t-on,  mon  ami? 

—  Owen  Brydges,  Votre  Honneur. 

—  Hum  !  hutn  !  fit  le  bon  Jérémie  ;  un  Irlandais  de 
l'Ouest,  je  pense  ;  un  aveugle  de  ce  malheureux  pays, 
qui  se  vautre  dans  la  fange  honteuse  du  papisme... 

—  Musha!  fît  Owen  en  fronçant  le  sourcil  ;  que  dit-il 
maintenant  ce  vieil  homme? 

Jérémie  poussa  un  gros  soupir. 

—  Pas  de  colère,  mon  fils  !  reprit-il  avec  onction  ;  je 
vous  plains,  mais  je  ne  suis  moi-même  qu'un  pécheur, 
et  je  n'ai  pas  le  droit  de  condamner. 

—  Monsieur,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  "moi,  les 
offices,  établissements  et  fabriques  qui  m'honorent  de 
leur  confiance  sont  tous  tenus  par  de  bons  protes- 
tants ;  il  y  a  lieu  d'espérer  que  notre  ami  Owen,  sa 
femme  et  son  fils,  qui  est  un  joli  enfant,  je  dois  le  dire, 
entendront  la  vraie  parole  et  se  convertiront. 

—  Mon  cher  monsieur,  interrompis-je,  vous  me  per- 
mettrez de  ne  point  espérer  cela  ;  je  suis,  moi  aussi, 
catholique. 

Jérémie  Hobbe  poussa  un  second  et  plus  gros  sou- 
pir. 

—  Oh  !  le  Léviatan  qui  s'assied  sur  sept  collines  ! 
grommela-t-il  ;  l'enchanteresse  impure  qu'on  appelle 
Rome!  Mais,  après  tout,  ajouta-t-il  en  changeant  de 
ton,  il  y  a  des  gens  honnêtes  parmi  les  catholiques, 
comme  dans  toutes  les  religions. 

H  feuilleta  son  registr,e  avec  rapidité. 

—  Ce  ne  sont  pas  les  places  qui  manquent,  reprit-il  ; 
voulez-vous  être  forgeron,  ami  Owen  ? 


ROSY  KATE  287 

—  Je  serai  tout  ce  qu'on  voudra,  Votre  Honneur. 

—  Voulez-vous  entrer  dans  une  brasserie  ?  poursuivit 
l'évangélique  protecteur  des  ouvriers  de  Londres  ;  vou- 
lez-vous être  imprimeur,  fondeur,  potier,  tisserand, 
mouleur,  maçon,  charpentier,  tanneur,  corroyeur, 
blanchisseur  de  coton,  dégraisseur  de  laine  ?..j^ 

—  Arrah  !  arrah  !  fît  Owen  qui  avait  l'eau  à  la  bou- 
che ;  si  je  pouvais  seulement  être  tout  cela  ! 

—  Mon  fils,  répliqua  Jérémie,  j'ai  cinquante  autres 
professions  à  vous  offrir,  il  n'y  a  chez  moi  que  l'embar- 
ras du  choix. 

Moi,  je  me  disais  :  <f  A  la  bonne  heure!  nous  voici 
au  bout  de  nos  peines  !  » 

—  Quant  à  la  jeune  femme,  reprit  le  placeur,  veut- 
elle  assembler  des  gilets,  coudre  des  gants  ou  des  cas- 
quettes, border  des  souliers  de  ladies?  Veut- elle  être 
servante  dans  une  taverne  respectable?  Veut-elle  s'as- 
seoir au  contrôle  d'un  théâtre,  d'une  exhibition  ou  d'un 
polytechnic-muséum  ? 

—  J'aime  mieux  travailler,  répondit  Kate  modeste- 
ment ;  je  sais  coudre. 

—  Bravo!  ma  digne  amie,  Mistress  Laurie,  la  plus 
célèbre  modiste  des  trois  royaumes,  a  justement  besoin 
d'ouvrières  dans  son  atelier  du  Strand,  nous  pourrons 
arranger  cela.  Pour  ce  qui  est  de  l'enfant,  un  bien  joli 
ange,  ma  chère  femme  !  on  emploie  des  petits  chéru- 
cins  de  son  âge  dans  toutes  les  fabriques...  et  quand  je 
songe  qu'il  y  a  des  gens  assez  perdus  pour  vociférer, 
dans  les  journaux  et  ailleurs,  contre  le  travail  des  en- 
fants !  Les  enfants  paresseux  deviennent  des  hommes 
méchants,  tandis  que,  grâce  au  travail  et  à  la  vraie  foi, 


288  ROSY  KATE 

nous  en  faisons  des  citoyens  utiles.  Ah  !  le  inonde  se 
perfectionno,  Notre-Seigneur  en  soit  béni,  et  les  enfants 
de  nos  enfants  verront  l'Angleterre  changée  en  para- 
dis.,. Approchez,  mon  petit  ange. 

Kate  poussa  Paddy,  qui  s'avança  en  rougissant. 

—  Êtes-vous  bien  laborieux  ? 

—  Oh  !  Votre  Honneur,  répondit  l'enfant. 

—  Avez- vous  bien  envie  de  travailler? 

—  Oh!  Votre  Honneur... 

—  Que  savez-vous  faire  ? 

—  Ohl  Votre  Honneur... 

—  C'est  qu'il  est  très-intelligent,  ce  bambin-là!  s'é- 
cria le  bon  M.  Jérémie.  Voyons,  nous  le  placerons  dans 
une  fabrique  de  White-Cahapel,  à  moins  qu'il  n'aima' 
mieux  être  diable  d'imprimerie. 

On  nomme  ainsi,  à  Londres,  les  jeunes  messagers 
chargés  du  service  des  épreuves. 

—  Si  cela  ne  lui  convient  pas,  poursuivit  le  digne 
Jérémie,  nous  le  mettrons  comme  apprenti  coupeur 
dans  les  grands  ateliers  de  M.  Jobson,  le  tailleur  fashio- 
nable.  Ah!  ah!  nous  en  ferons  un  petit  gaillard  bien 
heureux,  allez  ! 

Décidément,  ce  Jérémie  Hobbe  était  la  perle  des  mé- 
.th(fdistes  ! 

—  Et  quelle  rétribution?...  commençai-je. 

—  Fi  donc  I  s'écria  l'excellent  homme,  qui  ferma 
brusquement  son  registre. 

Owen  enfdait  à  part  Arrah  sur  Musha!  et  Musha  sur 
Begorra!  11  était  attendri  jusqu'aux  larmes. 

—  Cependant,  repris-je  en  voulant  insister... 

—  N'avez-vous  pas  lu  mon  enseigne?  me  demanda 


ROSY  KATE  289 

Jérémie.  Je  travaille  pour  le  saint  amour  de  Notre-Sei- 
gneur. 
Il  ajouta  néanmoins  entre  haut  et  bas  : 

—  Ceux  qui  sont  reconnaissants  donnent  ce  qu'ils 
veulent. 

Je  crois  avoir  dit  déjà  que  j'étais  loin  d'être  riche.  A 
Londres,  une  demi-livre  (dix  schellings)  est  une  bien 
triste  offrande.  Ce  fut  pourtant  une  demi-livre  que  je 
déposai  discrètement  sur  le  coin  de  la  table. 

Puis  je  me  levai  en  disant  : 

—  Il  n'est  guère  encore  qu'une  heure,  si  vous  vouliez 
mettre  le  comble  à  vos  bontés,  mon  digne  monsieur 
Hobbe,  vous  vous  occuperiez  de  ces  pauvres  gens  tout 
de  suite;  car  ils  sont  sans  asile,  et  je  n'ai  pas  où  les 
loger. 

Mes  douze  francs  cinquante  centimes  avaient  évidem- 
ment fait  peu  d'effet  ;  la  figure  de  Jérémie  était  devenue 
un  peu  froide. 

—  Sans  doute...,  sans  doute,  grommela-t-il  ;  nous 
tâcherons...,  nous  verrons...,  nous  ferons  tous  nos  ef- 
forts... Le  Livre  Saint  n*a-t-il  pas  dit  :  «  Aidez-vous  les 
uns  les  autres?  »  Mais  les  affaires  sont  les  affaires,  après 
tout,  et  l'homme  qui  se  respecte  doit  parler  avec  fran- 
chise. Je  placerai  notre  ami  l'Irlandais,  je  placerai  sa 
femme  et  son  petit  garçon,  qui  est  sur  ma  foi,  fort  gen- 
til;... seulement  je  travaille  pour  vivre,  et,  au  prix 
d'un  demi-souverain,  je  ne  puis  pas  garantir  mes  pla- 
cements. 

Le  prisme  au  travers  duquel  je  regardais  la  jaune 
figure  de  l'apôtre  méthodique  s'assombrit  subite^ 
ment. 

25 


290  ROSY  KATE 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  je  vous  avais  prié  de  fixer 
votre  prix. 

—  Parfaitement  I  interrompit-il  ;  mais  pensez-vous 
avoir  affaire  à  un  marchand?  Monsieur,  il  me  faut  bien 
peu  de  chose  pour  vivre,  et  le  reste  de  ce  que  je  gagne 
est  aux  malheureux...  Voici  comme  j'avais  entendu 
l'affaire  :  Je  croyais  que  vous  m'auriez  offert  au  moins 
une  guinée,  et  alors  je  vous  aurais  répondu  :  «  Je  me 
charge  de  toute  la  famille,  je  les  placerai  dès  aujour- 
d'hui; si  je  ne  les  place  pas,  je  les  logerai  dans  mai 
pauvre  maison  jusqu'au  moment  où  ils  entreront  à 
leurs  ateliers.  » 

Il  fallait  s'exécuter. 

Je  tirai  de  ma  poche  un  souverain,  que  je  mis  sur  la 
table.  Gomme  j'allais  reprendre  ma  monnaie,  le  digne 
Jérémie  m'arrêta  le  bras. 

—  Voulez-vous  entendre  un  bon  conseil?  me  dit-il. 

—  Qu'est-ce  encore  ? 

—  Laissez  les  dix  schellings  pour  la  garantie. 

Et  comme  mon  regard  impatienté  demandait  une 
explication,  Jérémie  reprit  d'un  ton  de  bienveillante 
douceur  : 

—  C'est  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  chrétien 
comme  moi  et  un  pharisien  comme  ce  scélérat  de 
Bloomfîeld.  Une  fois  que  j'ai  donné  ma  garantie,  je  suis 
lié,  mon  cher  monsieur.  Si  la  première  place  que  je 
donne  se  trouve  ne  point  convenir,  je  m'oblige  à  en 
fournir  une  seconde  ;  si  la  seconde  est  mauvaise,  j'en 
fournis  une  troisième,  et  ainsi  de  suite  pendant  trois 
grands  mois. 

Cet  arrangement  me  parut  assez  raisonnable.  Jéré- 


R08Y  KATE  291 

mie  Hobbe,  moyennant  trente  schellings,  sans  compter 
le  saint  amour  de  Notre-Seigneur,  me  signa  un  enga- 
gement que  je  remis  à  Owen  Brydges. 

J'eus  grand'peine  à  échapper  aux  témoignages  de 
reconnaissance  de  la  pauvre  famille  irlandaise. 

Dans  la  rue,  je  me  pris  à  réfléchir  :  ce  que  j'avais 
fait  était  sans  doute  bien  peu  de  chose  ;  mais  la  bourse 
d'un  homme  de  lettres  à  son  début  est  si  légère  ! 

En  définitive,  j'étais  du  moins  bien  sûr  que  mon  ami 
Owen,  sa  jolie  Kate  et  le  blond  chérubin  de  Paddy 
allaient  vivre  honnêtement  de  leur  travail.  Gela  valait 
bien  un  petit  sacrifice. 


IV 


TRAVAIL  DES  ENFANTS  ET  DES  FEMMES 


Quelque  temps  après,  j'étais  en  train  de  ranger  mes 
bagages,  et  j'avais  donné  Tordre  à  François  de  retenir 
ma  place  au  bateau  de  Boulogne.  Au  moment  du  départ, 
François  m'apporta  deux  lettres. 

L'une  de  ces  lettres  était  large,  carrée,  écrite  sur  ce 
papier-carton  des  riches  Londonniens  ;  l'autre  était  une 
pauvre  missive  des  plus  modestes  :  j'ouvris  cette  der- 
nière, gardant  l'opulent  message  pour  la  bonne  bou- 
che. 

Il  y  avait  bien  trois  semaines  que  je  n'avais  entendu 
parler  d'Owen  Brydges  ;  je  ne  l'avais  pas  oublié,  pour- 
tant ;  j'avais  donné  l'adresse  du  bon  Jérémie  Hobbe  à 


ROSY  KATE  293 

Roche,  pour  que  le  pauvre  Irlandais  eût  un  protecteur 
en  mon  absence.  La  lettre  était  d'Owen. 

11  prenait  la  liberté  de  me  faire  écrire  par  un  de  ses 
compagnons  d'atelier  pour  me  faire  savoir  qu'il  avait 
une  place  dans  la  grande  brasserie  de  l'alderman  Smith, 
dans  Tower  road  ;  il  n'avait  pas  eu  un  moment  pour  ve- 
nir me  remercier  ;  il  me  priait  sans  façon  de  l'aller 
voir  à  la  brasserie,  me  disant  qu'on  lui  donnerait  quel- 
ques heures  de  congé,  s'il  était  réclamé  par  un  gentle- 
man. Il  y  avait  quinze  jours  qu'il  n'avait  vu  Kate  et 
Paddy... 

Par  un  singulier  hasard,  la  seconde  lettre  était  de 
l'alderman  Smith  en  personne  ;  j'avais  eu  l'avantage  de 
lui  être  présenté  quelques  semaines  auparavant,  et  il  me 
priait  d'assister  au  repas  que  les  aldermen  de  Londres 
rendaient  chez  lui  au  nouveau  lord-maire. 

Son  principal  commis,  qui  était  un  peu  de  ma  con- 
naissance, ajoutait  en  post-scriptum  : 

«  C'est  une  chose  curieuse,  Monsieur,  et  que  vous  ne 
verrez  pas  peut-être  deux  fois  en  votre  vie.  ) 

Le  diner  devait  avoir  lieu  le  lendemain  à  trois  heures. 
François  reçut  contre-ordre,  et  mon  départ  fut  re- 
tardé. 

Le  jour  suivant,  dès  le  matin,  je  pris  un  cab  pour  me 
faire  conduire  dans  Tower  road.  Les  ruisseaux  de  la  rue 
roulant  à  pleins  bords  des  flots  d'eau  chaude,  annon- 
çaient de  loin  la  brasserie  de  l'alderman.  C'était  un  ma- 
gnifique établissement,  grand  comme  les  trois  quarts  de 
notre  Louvre,  et  fabriquant  plus  de  bière  à  lui  seul  qu'une 
douzaine  de  brasseries  ordinaires.  M.  Smith  n'occupait 
pas  moins  de  six  cents  ouvriers. 


294  ROSY  KATE 

A  la  vue  de  ces  bâtiments  énormes,  et  dont  l'appa- 
rence était  assurément  confortable,  je  me  dis  :  l'ami 
Owen  doit  être  là  comme  le  poisson  de  l'eau. 

Je  fis  demander  M.  Lowter,  le  commis  principal  du 
brasseur,  pour  le  remercier  et  concilier  à  Owen  sa  puis- 
sante protection. 

M.  Lowter  était  occupé  aux  préparatifs  du  diner  offi- 
ciel, dès  qu'il  me  vit,  il  s'écria  : 

—  Mais  vous  venez  trop  tôt  ;  mais  ce  n'est  que  pour 
trois  heures.  Pour  un  empire,  voyez-vous,  je  ne  vous 
montrerais  pas  la  salle  maintenant  ;  vous  n'aurez  pas 
occasion  de  voir  cela  deux  fois  en  votre  vie,  il  faut  vous 
laisser  tout  le  plaisir  de  la  surprise  I 

—  Cher  monsieur,  voulus-je  dire,  je  ne  viens  pas  pour 
cela.  Vous  avez  parmi  vos  ouvriers  un  Irlandais  du  nom 
d'Owen  Brydges? 

—  Au  diable  I  fit  Lowter  étonné  ;  nous  avons  cent  cin- 
quante coquins  d'Irlandais,  cher  monsieur  :  quant  à  sa- 
voir si  quelqu'un  de  ces  drôles  se  nomme  Michel  ou  Pa- 
trick... 

—  C'est  que  je  lui  porte  un  fort  grand  intérêt. 

—  C'est  différent  !  c'est  bien  différent  !  Vous  dites  qu'il 
a  nom  Stephen  Sturge? 

—  Owen  Brydges,  cher  monsieur. 

—  Vous  verrez  de  par  Dieu  !  Trois  heures  précises. 
Vous  me  direz  s'il  y  a  des  choses  comme  cela  en  France  ! 

Il  avait  tiré  ses  tablettes  et  inscrit  un  nom  ;  je  me  pen- 
chai pour  lire  et  je  lus  :  Stephen  Sturge. 

—  Mais  c'est  Owen  Brydges,  cher  monsieur!  m'é- 
criai-je. 

Il  me  donna  la  main  en  souriant. 


ROSY  KATE  295 

—  C'est  entendu,  me  dit-il.  A  bientôt!  trois  lieures 
précises.  Ah!  ah!  vous  verrez!  vous  verrez! 

Grâce  à  un  foreman  qu'il  avait  appelé,  en  me  quittant, 
pour  se  redonner  tout  entier  aux  préparatifs  de  la  fête, 
je  pus  pénétrer  dans  les  ateliers  de  Smith  and  C°.  Si  nos 
trapistesde  France  faisaient  de  la  bière,  ils  n'observeraient 
pas,  en  brassant,  un  plus  rigoureux  silence.  Je  traversai 
des  hangars  contenant  des  centaines  d'ouvriers  qui  ma- 
nœuvraient avec  une  précision  mathématique  et  ne  pro- 
nonçaient pas  une  parole.  La  plupart  avaient  sur  le  vi- 
sage une  apathie  morne.  Ils  travaillaient  incessamment, 
mais  sans  ardeur,  et  tous  leurs  mouvements  avaient  une 
lenteur  calculée. 

Règle  générale  ;  un  atelier  anglais  est  la  chose  lugu- 
bre par  excellence. 

Il  y  a  mille  fois  plus  de  gaité  dans  nos  prisons  fran- 
çaises que  dans  les  fabriques  de  Londres. 

Js  fus  obligé  de  faire  un  quart  de  lieue  dansée  palais 
du  houblon  et  de  la  drèche,  avant  de  mettre  la  main  sur 
mon  ami  Owen.  Je  le  trouvai  enfin,  tout  au  fond  d'une 
grande  salle  où  le  marc  de  porter  se  foulait  à  la  vapeur. 
Grâce  à  la  recommandation  du  commis  principal,  on  me 
le  confia  pour  une  matinée. 

Tant  que  nous  fûmes  entre  les  murailles  de  la  fabri- 
que, Owen  me  suivit  chapeau  bas  et  sans  mot  dire  ; 
mais,  dès  que  la  porte  fut  passée,  il  fit  une  belle  cabriole 
sur  le  pavé,  puis  il  me  prit  les  mains,  m'appela  son  cher 
lord  et  me  débita  des  myriades  de  compliments  irlandais 
avec  une  prestigieuse  volubilité. 

—  Och!  votre  Honneur!  s'écria-t-il  enfin,  que  je  suis 
content  de  vous  revoir  !  Je  savais  bien  que  vous  n'auriez 


296  ROSY  KATE 

pas  oublié  le  pauvre  Owen  Brydges.  C'est  le  bon  Dieu 
qui  vous  mit  sur  notre  chemin  quand  nous  arrivions  d'Ir- 
lande sans  pain  et  sans  argent.  Écoutez  1  si  vous  saviez 
comme  on  serait  biea  dans  cette  maison  si  on  pouvait 
parler  un  petit  peu,  ou  seulement  marcher  de  temps  en 
temps  à  sa  guise!  depuis  dix  jours  que  je  suis  là,  je  n'ai 
pas  prononcé  une  douzaine  de  pauvres  mots.  Ordinai- 
rement on  a  le  dimanche  pour  se  reposer,  mais  diman- 
che dernier,  comme  j'étais  nouveau,  on  m'a  mis  à  clouer 
des  rideaux  de  soie  dans  la  grande  cuve... 

—  Comment  !  dans  la  grande  cuve  ? 

—  Oui,  Votre  Honneur,  réphqua  Owen,  qui  semblait 
prendre  à  tâche  sérieuse  de  se  dédommager  de  son  si- 
lence ;  dans  la  grande  cuve  qui  contient  je  ne  sais  com- 
bien de  milliers  de  tonnes.  Mais  la  bonne  bière  que  nous 
faisons!...  Voyons,  il  y  a  encore  loin  d'ici  aux  Docks. 
L'enfant  Paddy  est  de  ce  côté-là.  Allons-y,  je  vous  en 
prie  I 

—  Mais  votre  femme?  demandai-je,  où  est-elle? 

—  Dans  le  Strand,  la  chère  créature  ;  nous  la  verrons 
après  l'enfant,  s'il  plait  à  Votre  Honneur. 

Je  le  fis  monter  dans  mon  cab.  Loin  de  lui  couper  la 
parole,  la  surprise  et  le  plaisir  le  rendaient  encore  plus 
éloquent.  Les  questions  eussent  été  assurément  super- 
flues. 

—  Begorra!  disait-il  en  s'étalant  dans  le  cab,  voilà 
comme  marchent  les  seigneurs,  et  je  serai  seigneur  moi- 
même  un  jour  ou  l'autre,  je  le  sais  bien  !  et  alors,  si  vous 
avez  besoin  de  moi,  ne  vous  gênez  pas,  Votre  Honneur  ! 
Savez-vous,  je  gagne  trois  schellings  par  jour,  la  femme 
en  gagne  moitié,  l'enfant  reçoit  une  couronne  par  se- 


ROSY  KATE  191 

maine.  Dans  deux  ans,  nous  retournerons  en  Irlande  et 
nous  serons  tous  heureux! 

—  Je  vois  que  M.  Hobbe  s'est  comporté  comme  il  faut, 
interrompis-je.  ♦ 

—  Ochf  s'écria  Owen,  qui  se  mit  à  rire  de  tout  son 
cœur  ;  le  père  Jérémie  est  peut-être  un  brave  homme 
tout  de  même!  Le  soir  du  dernier  jour  où  je  vous  ai  vu, 
il  tint  sa  promesse  et  ne  nous  jeta  pas  dans  la  rue  ;  il 
mit  de  la  paille  au  bas  de  son  escalier,  et  nous  cou- 
châmes tous  trois  là-dessus.  Le  lendemain,  il  me  plaça 
comme  valet  chez  M,  Risley  le  boxeur.  Lord-Jésus  ! 
M.  Risley  n'a  pas  des  valets  pour  le  servir,  mais  pour 
boxer  avec  eux  et  répéter  les  coups  qu'il  fait  sur  le 
rmg  (1).  C'est  un  mauvais  métier.  Votre  Honneur;  au 
bout  de  deux  jours,  je  m'enfuis  avec  la  poitrine  à  moitié 
défoncée  ! 

Je  revins  chez  le  vieux  Jérémie,  où  je  trouvai  ma 
femme  Kate  et  l'enfant  Paddy  ;  n'avait-il  pas  voulu  pla- 
cer Kate  dans  un  cabaret  de  Drury-Lane  où  les  gentle- 
men lui  prenaient  le  menton  ! 

Musha!  ma  Ketty  est  une  honnête  femme!  Quant  à 
l'enfant  Paddy,  il  l'avait  mis  dans  une  baraque  de 
Southwarck,  où  des  Écossais  faisaient  des  tours  de 
force,  déguisés  en  sauvages. 

Il  y  avait  là  un  homme  qui  prenait  Paddy,  par  la 
peau  des  reins  et  le  lançait  à  quinze  pieds  en  l'air,  jouant 
avec  lui  comme  si  l'enfant  eut  été  une  balle. 

Je  dis  au  vieux  Jérémie  : 


(i)  Mot  à  mot  :  la  bague.  On  nomme  ainsi  la   petite    enceinte 
où  combattent  les  champions  du  pugilat. 


298  ROSY  KATE 

—  Son  Honneur  vous  a  payé  pour  nous  placer,  et  j'ai 
votre  garantie. 

—  Mon  fils,  me  répondit-il,  je  me  moque  de  ma  ga- 
rantie comme  de  la  cruche  d'ale  que  j'ai  bue  hier  au 
soir.  Je  vous  placerai  tous  les  trois,  mes  pauvres  enfants, 
mais  il  faut  que  vous  le  sachiez,  c'est  pour  le  saint  amour 
de  notre  Seigneur  ! 

Ce  jour-là,  il  mit  Kate  avec  des  chanteurs  de  rue,  il 
fit  de  Paddy  un  diable  d'imprimerie,  comme  il  appelle 
cela,  et  moi,  il  me  plaça  chez  le  fossoyeur  du  cimetière 
des  Dissidents,  au-dessus  de  Pimlico. 

Ce  fut  bien  une  autre  histoire  ;  le  jour  se  passa  sans 
encombre  ;  la  nuit,,  comme  je  faisais  mon  premier 
somme,  mon  nouveau  maître  vint  me  tirer  par  les  pieds 
et  m'ordonna  de'  me  lever.  Devinez  pourquoi.  Votre 
Honneur. 

—  Pour  enterrer  un  mort  ? 

—  Allons  donc!  il  me  dit  :  les  braves  gens  de  la  Ré- 
surrection (1)  vont  venir  ;  tu  vas  ouvrir  la  fosse  de  ce 
jeune  garçon  qu'on  a  mis  en  terre  aujourd'hui,  et  tu  vas 
le  porter  ici  sur  tes  épaules. 

Arrah!  j'avais  appris  chez  le  boxeur  à  donner  des 
coups  de  poing  ;  on  peut  bien  se  défendre  contre  le  dia- 
ble ;  je  boxai  mon  nouveau  maître,  et  j'allai  coucher 
dans  la  rue. 

Le  lendemain,  autre  visite  au  bon  vieux  Jérémie. 

Kate  et  Paddy  n'avaient  guère  été  plus  heureux  que 
moi. 


(1)  Ceux  qui  vendent  les  cadavres  aux*  chirurgiens  de  Londres 
pour  les  études  anatomiques. 


ROSY  KATE  299 

Cette  fois,  le  digne  M.  Hobbe  nie  plaça  chez  un  bou- 
cher du  quartier  des  Italiens,  de  l'autre  côté  du  marché 
de  Sniithfield.  Ce  fut  encore  la  nuit  que  celui-là  voulut 
me  faire  travailler.  Les  bouchers  du  quartier  des  Italiens 
ne  débitent  que  de  la  viande  de  chats  ;  du  diable  si  je 
suis  bon  pour  cette  chasse  ! 

Enfin,  pendant  huit  grands  jours,  le  vieux  Jérémie  se 
moqua  de  nous  pour  le  saint  amour  de  Notre  Seigneur. 

Au  bout  de  ce  temps,  il  nous  dit  : 

—  Mes  pauvres  enfants,  vous  n'avez  pas  de  chance  : 
mais  c'est  que  j'ai  oublié  de  vous  apprendre  un  usage 
de  ma  maison  :  les  gens  que  je  place  ont  coutume  de  me 
compter  leur  première  banque  (une  semaine  de  leur 
paye). 

Je  voulus  me  fâcher,  car  cet  homme  avait  reçu 
vos  trente  shellings  ;  mais  Kate  et  le  petit  Paddy 
avaient  jeûné  déjà  pendant  huit  jours  :  il  fallait  sortir 
delà. 

Je  fis  une  croix  au  bas  d'un  papier  qu'il  me  présenta, 
et  le  soir  même  nous  entrâmes  dans  les  bonnes  places 
que  nous  avons  maintenant  :  Paddy,  dans  sa  filature  de 
coton  ;  Kate,  chez  mistress  Laurie  ;  et  moi,  dans  la  fa- 
brique de  l'alderman  Smith. 

Nous  avions  dépassé  le  grand  dock  de  l'est,  le  cab 
s'arrêta  devant  de  vastes  constructions  en  briques  rouges, 
dominées  par  trois  ou  quatre  cheminées  à  vapeur. 

G 'était  la  fabrique  de  cotons  filés  de  James  Hood,  Esq., 
le  patron  actuel  du  petit  Paddy. 

Ici,  je  n'avais  nulle  autre  protection  que  ma  bourse  ; 
mais  cela  suffit  à  Londres  pour  entrer  partout.  Les  ma- 
gnificences industrielles  de  la  brasserie  Smith  and  C* 


300  ROSY  KATE 

n'étaient  rien  auprès  de  celles  que  nous  voyions  mainte- 
nant :  vous  eussiez  dit  une  ville!  De  larges  ruisseaux, 
partant  des  lavoirs,  bouillonnaient  avec  bruit  sous  les 
trottoirs  des  cours  ;  on  entendait  de  tous  côtés  le  bruit 
sourd  des  métiers  et  des  mécaniques. 

Et  pas  une  âme  dans  ces  préaux  bordés  de  hautes 
constructions!  La  vie  était  parquée  à  l'intérieur  ;  au  de- 
hors, l'immobilité,  la  solitude. 

Quand  mes  regards  se  portaient  vers  les  toitures  apla- 
ties, je  voyais  les  tuyaux  à  vapeur  haleter  en  mesure,  et 
pousser  leurs  bouffées  intermittentes.   • 

L'idée  folle  me  venait  que  peut-être  ces  tuyaux  ren- 
daient en  faisceau  toutes  les  respirations  humaines  con- 
densées derrière  ces  tristes  murailles. 

L'immense  édifice  prenait  alors  pour  moi  une  vie  fan- 
tastique et  morne. 

Je  voyais,  à  travers  le  lourd  rempart  de  briques, 
l'âme  mystérieuse  et  cachée  qui  bruissait  autour  de 
moi. 

Et  le  sonore  murmure,  produit  par  ce  travail  sans 
trêve,  me  semblait  désormais  navrant  comme  une 
plainte. 

A  l'intérieur,  comme  au  dehors,  il  n'y  avait  à  parler 
que  le  bois  et  le  fer  ;  des  centaines  d'ouvriers  s'ali- 
gnaient dans  les  fîloirs,  faisant  aller  leurs  bras  et  leurs 
pieds  selon  des  mouvements  symétriques,  toujours  les 
mêmes. 

Parfois  la  voix  gutturale  d'un  contre-maître  s'élevait, 
et  cela  produisait  un  effet  bizarre.  Notre  esprit  est  si 
prompt  à  prendre  le  pli  indiqué  !  ces  hommes  ne  parlaient 
point  ;  donc  ils  étaient  muets,  et  la  parole,  qui  troublait 


ROSY  KATE  301 

tout  à  coup  ce  silence,  faisait  tressaillir  comme  quelque 
chose  d'inouï  et  de  surhumain. 

L'ouvrier  qui  nous  conduisait  était  un  chef  de  méca- 
nique, âgée  de  trente-sept  ans,  suivant  son  propre  cal- 
cul ;  on  lui  en  aurait  bien  donné  cinquante-cinq  pour  le 
moins. 

En  passant  dans  les  salles,  il  prenait  la  peine  de  nous 
expliquer  le  travail  de  tous  ces  bras  intelligents  qui 
luttaient  de  précision  avec  les  machines  elles-mêmes  ; 
car  c'est  là  l'idéal  rêvé  par  l'industrie  anglaise  :  amener 
l'homme  à  remplir  comme  il  faut  l'office  d'un  rouage, 
d'un  levier  ou  d'un  piston. 

Parler  de  ce  que  devient  la  pensée,  la  divine  étincelle, 
comme  disent  les  poètes,  au  milieu  de  cet  ensemble 
humain,  combiné  en  machine  colossale,  serait  assuré- 
ment fort  ridicule. 

Qui  va  songer  à  la  pensée  ? 

Les  Anglais  peuvent  être  philosophes  à  l'occasion, 
mais  il  faut  choisir  ses  sujets  et  ne  point  parler  psycho- 
logie à  propos  de  fileurs  de  coton. 

Encore  si  c'étaient  des  noirs  ! 

L'économie  n'est  pas  une  science  romanesque,  et 
quand  un  adepte  des  systèmes  sociaux  fait  de  la  sensi* 
blerie,  soyez  sûr  qu'il  agit  à  bon  escient. 

Sous  .prétexte  d'écrire  les  pages  larmoyantes  d'un 
livre  humanitaire,  il  faut  prendre  bien  garde.  Cette  idole 
qu'on  nomme  l'industrie  a  l'épiderme  cruellement  sen- 
sible I  si  vous  Ja  touchez  seulement  en  passant,  elle  crie, 
et  ses  clameurs,  vous  le  savez  bien,  ébranlent  la  base 
solide  des  trônes. 

Prenez  garde  !  nos  temps  modernes  ont  élevé  au  ha- 

26 


302  ROSY  KATE 

sard  les  murailles  d'un  temple  vide  ;  l'industrie  a  trouvé 
ouvertes  les  portes  de  ce  temple,  elle  est  entrée,  elle 
s'est  assise  sur  l'autel.  Quel  dieu  a  désormais  plus  d'a- 
dorateurs ?  quelle  religion  peut  compter  plus  d'adeptes, 
et  des  adeptes  plus  fanatiques  ? 

Ils  sont  là,  les  prêtres  du  veau  d'or,  bigots  et  ivres  de 
cupidité  ;  ils  sont  là,  prosternés  sur  les  marches  de  l'au- 
tel, adorant  l'idole  qui  se  nourrit  du  sang  des  hommes. 

Les  pontifes  gaulois  tuaient,  une  fois  l'an,  de  jeunes 
garçons  sur  leurs  tables  de  pierre  ;  la  serpe  d'or  des 
druidesses,  après  avoir  tranché  le  gui,  se  rougissait,  cha- 
que mois  dans  la  chair  humaine. 

Nous  détournons  les  yeux  avec  horreur  de  ces  temps 
de  barbarie,  et  nous  passons,  le  sourire  aux  lèvres,  sous 
les  murs  homicides  de  ces  fabriques  londoniennes  oii 
s'accomplissent,  en  une  année,  plus  de  sacrifices  humains 
que  dans  un  siècle  entier  de  barbarie. 

Il  faut  se  taire  ;  le  commerce  a  besoin  d*une  protection 
éclairée,  et  ceux  qui  déclament  contre  les  fabricants 
millionnaires  sont  des  jaloux,  ou  des  poètes. 

En  somme,  de  quoi  se  plaignent-ils  ?  on  voit  parfois 
des  ouvriers  de  Londres  arriver  à  la  cinquantaine. 
•  Mon  guide,  le  chef  de  mécanique  me  parlait  à  peu 
près  dans  ce  sens.  Il  avait  pris  son  parti  en  brave,  et  je 
me  souviens  d'une  de  ses  paroles,  qui  me  sembla  souve- 
rainement significative. 

—  C'est  le  gin  (genièvre)  qui  nous  tue,  et  il  fait  bien, 
me  dit-il  ;  sans  le  gin  nous  irions  tous  jusqu'à  quarante 
ans.  Et  après  quarante  ans,  où  trouver  du  travail  ? 

A  cet  argument,  il  n'y  a  rien  à  répondre.  A  quarante 
ans,  quand  le  travail  ingrat  et  l'atmosphère  empoisonnée 


ROSY  KATE  303 

des  fabriques  n'ont  pas  mis  un  homme  en  terre,  il  n'a 
plus  qu'à  mourir  de  faim.  Donc  le  travail  qui  tue  est 
un  bienfait  ;  donc  le  genièvre  assassin  est  une  rosée  du 
ciel. 

Hourra  !  pour  la  joyeuse  Angleterre  ! 

Au  second  étage  de  la  fabrique,  il  y  avait  un  énorme 
atelier  en  forme  de  galerie,,  pouvant  contenir  de  cent  à 
cent  cinquante  métiers  à  pelotonner  ;  ces  métiers,  mus 
par  la  vapeur,  étaient  tous  servis  par  des  enfants  au- 
dessous  de  douze  ans. 

Ici,  la  tristesse  qu'on  éprouve  dans  les  autres  divisions 
de  l'établissement  arrive  à  être  poignante.  Le  regard 
parcourt  deux  longues  files  de  pauvres  petits  êtres,  pâles, 
maigres,  atrophiés,  gardant  la  même  position  depuis  le 
matin  jusqu'au  soir  ;  les  bobines  tournent  avec  une  ra- 
pidité eftrayante  ;  si  la  main  conductrice  de  l'enfant 
baisse  par  l'effet  de  la  fatigue,  ou  vient  à  vaciller,  le  fil 
se  rompt  aussitôt.  Et  Dieu  sait  que  le  contre-maître,  qui 
se  promène  entre  les  métiers,  a  le  regard  sûr  et  la  main 
lourde  î 

La  machine  à  vapeur,  située  sous  le  plancher,  donne 
à  l'atmosphère  une  chaleur  suffocante .  L'air,  chargé  de 
particules  cotonneuses,  entre  avec  peine  dans  la  poitrine, 
et  procure,  au  bout  de  quelques  minutes,  une  toux  qu'il 
n'est  point  possible  de  calmer. 

Il  n'y  avait  peut-être  pas  là  douze  enfants  qui  ne 
fussent  incurablement  asthmatiques.  Malgré  le  bruit  des 
métiers,  on  entendait  leur  respiration  pénible  et  leur 
toux  sèche  qui  serrait  le  cœur. 

Le  petit  Paddy  était  assis  au  bout  de  l'atelier,  à  la 
dernière  roue. 


304  ROSY  KATE 

Déjà  il  ne  ressemblait  plus  guère  à  l'enfant  vif  et  ré- 
joui que  j'avais  vu  quelques  semaines  auparavant  ;  sa 
pauvre  petite  joue  était  toute  pâle,  et  il  me  semblait 
plongé  dans  une  sorte  d'engourdissement. 

Le  contre-maître  lui  donna  dix  minutes  pour  recevoir 
son  père. 

Je  dois  dire  que  mon  ami  Owen  Brydges  était  bien 
loin  d'éprouver  les  mêmes  impressions  que  moi.  Depuis 
notre  entrée  à  la  fabrique,  il  marchait  d'admiration  en 
admiration.  Tout  lui  semblait  beau  et  magnifique  ;  il 
enviait  du  fond  du  cœur  le  sort  des  ouvriers  de  James 
Hood  et  compagnie. 

L'atelier  où  étouffait  son  fils  Paddy  lui  paraissait 
offrir  principalement  le  nec  plus  ultra  du  conforta- 
ble. 

—  Comme  il  fait  bon  ici  !  murmurait-il  ;  comme  ils 
sont  bien  chauffés  les  chers  innocents  !  et  comme  ils 
doivent  se  plaire  là  tous  ensemble  ! 

—  Eh  bien,  dis-je  à  l'enfant,  comment  te  trouves-tu 
ici,  Paddy? 

—  Ici,  Voire  Honneur?  répliqua-t-il  d'un  air  em- 
barrassé, oh!  comment  je  me  trouve? 

—  Bien  n'est-ce  pas?  interrompit  le  père.  Arrah  I 
ce  n'est  pas  chez  nous  que  tu  étais  chauffé  comme  cela  I 

L'enfant  s'essuya  le  front  où  il  y  avait  des  gouttes  de 
sueur,  et  une  toux  creuse  souleva  sa  poitrine. 

Le  pauvre  Owen  le  prit  dans  ses  bras  pour  lui  parler 
de  sa  mère. 

Pendant  cela,  j'attirai  à  part  le  chef  de  mécanique 
qui  nous  servait  de  cicérone. 

—  Ce  heu  doit  être  fort  malsain,  lui  dis-je. 


ROSY  KATE  305 

—  Malsain!  iV!)L'ta-t-il  froidement;  le  fait  est  qu'il 
vaudrait  mieux  se  promener  au  soleil...  Mais  tout  le 
monde  n'est  pas  fils  de  gentleman,  monsieur. 

—  Je  suis  sûr  que  ces  enfants  souffrent  et  s'affaiblis- 
sent. 

—  Bon!  fit  le  chef;  je  ne  sais  pas  trop  s'ils  souf- 
frent... mais  j'ai  eu  deux  fils  dans  cet  atelier,  qui  sont 
partis  tous  les  deux. 

—  Vous  les  avez  retirés? 

—  Non...  ils  sont  morts. 

—  Comment!  m'écriai-je. 

Le  chef  de  mécanique  continuait  paisiblement  : 

—  On  ne  peut  pas  retirer  les  enfants,  monsieur,  il  y 
a  un  engagement  de  deux  ans. 

—  Mais  quand  il  s'agit  de  leur  sauver  la  vie? 

—  Gela  ne  fait  rien.  La  loi  anglaise,  voyez- vous, 
protège  le  commerce. 

Les  dix  minutes  étaient  écoulées. 

—  OchI  Votre  Honneur,  me  dit  Owen  en  sortant,  l'en- 
fant est  ici  comme  un  petit  saint  !  Je  voudrais  que  sa 
mère  fut  seulement  de  moitié  aussi  heureuse  ! 

Il  ne  se  sentait  pas  de  joie. 

La  route  est  longue  des  Docks  jusqu'au  Strand.  Pen- 
dant tout  le  chemin,  le  pauvre  Owen  fit  des  châteaux 
en  Irlande,  il  achetait  un  champ  auprès  de  la  maison 
de  son  père  ;  il  réparait  le  vieux  moulin  ;  il  voyait 
Paddy  toujours  courant  sur  les  rives  aimées  de  la 
Doyne. 

Puis  Paddy  grandissait;  puis  Paddy  épousait  une 
fille  jolie  et  douce  comme  la  bonne  Kate. 

Gomme  tout  le  monde  serait  heureux! 

26* 


306  ROSY  KATE 

L'établissement  de  modes  de  mistress  Johanna  Lau- 
rie  est  situé  dans  le  Strand,  non  loin  de  Temple-Bar, 
derrière  l'église  de  Saint-É tienne.  Pour  vendre  ses  con- 
fections, mistress  Laurie  a  des  dépôts  dans  Pall  Mail, 
dans  Bond-Street,  dans  la  rue  de  Régent  et  sur  divers 
autres  points  du  West-End.  C'est  la  modiste  fashiona- 
ble,  et  toutes  les  ladies  qui  ne  se  fournissent  pas  à  Paris 
vont  chez  elle. 

Ce  n'est  ni  à  Vienne,  ni  à  Pétersbourg,  ni  même  à 
Paris  que  l'on  trouverait  un  établissement  de  confection 
comparable  à  celui  de  mistress  Laurie.  Les  comtés  sont 
ses  tributaires  :  les  merveilleuses  d'Edimbourg,  de  Du- 
blin et  autres  grandes  villes  ne  connaissent  qu'elle  pour 
régler  le  programme  de  la  mode. 

C'est  une  maison  dont  l'entrée  sur  la  rue  n'a  rien  de 
remarquable,  bien  que  sa  façade  compte  trois  ou  qua- 
tre fenêtres  de  plus  que  le  commun  des  demeures  par- 
ticulières. Mais  au-delà  de  ce  premier  logis,  se  trouve 
une  \aste  rotonde,  éclairée  par  le  haut  et  dont  l'inté- 
rieur ressemble  assez  bien  à  une  double  salle  de  specta- 
cle :  une  salle  où  la  scène  serait  remplacée  par  un  autre 
parterre  et  où  le  cordon  des  galeries  se  continuerait  se- 
lon la  circonférence  entière. 

On  ne  saurait  point  donner  ici  exactement  le  nombre 
des  demoiselles  qui  travaillent  pour  mistress  Laurie, 
mais  il  est  certain  qu'on  ne  peut  évaluer  cette  armée  fé- 
minine à  moins  de  six  cents  soldats. 

Il  y  a  des  ouvrières  au  rez-de-chaussée  ;  sur  de  lon- 
gues tables  qui  s'ordonnent  avec  une  symétrie  parfaite, 
la  soie,  la  gaze,  le  velours  et  la  mousseline  des  Indes  se 
mêlent  en  une  confusion  brillante  :  c'est  l'étage  des  robes. 


ROSY  KATE  307 

Au-dessus,  dans  une  galerie  circulaire,  on  fait  les  cha- 
peaux et  ce  que  nous  nommons  proprement  les  modes 
à  Paris. 

En  France,  si  un  pareil  établissement  existait,  ce  se- 
rait quelque  chose  de  mouvant,  de  vivant  ;  on  cause- 
rait, on  rirait;  vous  entendriez  les  réparties  mutines 
croiser  les  joyeux  lazzis.  Ça  et  là  un  couplet  de  chan- 
son se  ferait  jour  ;  et  dans  ce  bataillon  de  jeunes  filles, 
la  discipline  serait  malaisée  à  obtenir. 

Ici,  au  contraire,  pas  une  parole  :  le  silence  profond, 
morne,  découragé,  comme  dans  tous  les  autres  ateliers 
de  Londres.  L'industrie  a  produit  ce  miracle  d'immobi- 
liser la  langue  de  la  femme  ! 

Quand  on  voit  un  caniche  bien  dressé  sauter  pour  le 
roi,  faire  l'exercice  ou  mener  une  partie  de  dominos, 
on  se  dit  :  que  de  coups  il  a  fallu  pour  réduire  la  pauvre 
bète  ! 

Quand  on  voit  manœuvrer  un  régiment  prussien  avec 
la  précision  automatique  qui  fait  la  gloire  de  cette  na- 
tion de  sergents-majors,  on  se  dit  :  que  de  coups  de 
canne,  que  de  schlagues,  bon  Dieu!  que  d'avanies!... 

Ce  fut  une  impression  analogue  que  j'éprouvai  en  en- 
trant dans  la  rotonde  de  la  célèbre  modiste.  Que  de  be- 
soins fait  supposer  ce  silencieux  labeur  !  et  combien  est 
lourde  la  tyrannie  de  la  misère  ! 

Quelques  paroles  échangées  rendraient  moins  dur  et 
moins  ingrat  ce  travail  qui  prend  les  deux  tiers  de  la 
vie  ;  mais  l'industrie  anglaise  a  des  calculs  particuliers 
que  n'eût  point  dédaignés  l'Harpagon  de  MoUère. 
Quand  on  cause,  les  mains  s'arrêtent  parfois,  les  yeux 
distraits  s'égarent  ;  on  a  besoin  d'un  geste  pour  se  faire 


308  ROSY  KATE 

comprendre  ;  on  fait  un  mouvement  qui  ne  profite  point 
à  la  tâche  imposée. 

C'est  de  l'argent  perdu  !  Les  meilleurs  statisticiens 
pensent  que  le  mutisme  des  ouvriers  anglais  conserve 
un  vingtième  du  capital  de  travail  ! 

Cinq  pour  cent  !  Savez-vous  ce  que  vaut  un  résultat 
pareil  ? 

Et  qu'a-t-on  besoin  de  bavarder?  Ce  silence,  qui  se 
résout  en  millions,  n'est-il  pas  une  chose  respectable  ? 

Les  déclamateurs  disent  que  la  tristesse  produite  par 
ce  mutisme  entre  pour  beaucoup  dans  la  consomption 
morale  qui  ronge  les  travailleurs  anglais.  By-God!  ces 
faiseurs  de  discours  n'ont  pas  de  fin  de  mois  à  payer  I 
L'industrie,  d'ailleurs,  l'industrie  !  On  devrait  pendre 
ou  guillotiner,  ou  empaler,  suivant  les  usages  des  divers 
pays,  quiconque  ose  seulement  toucher  aux  sacro-saintes 
coutumes  du  commerce  ! 

Le  travail  des  modistes  est  extrêmement  doux  par 
lui-même.  En  Angleterre,  on  a. trouvé  moyen  de  le  ren- 
dre insupportable  par  la  subdivision  exagérée  des  tâ- 
ches. C'est  une  chose  particulière  et  assurément  malheu- 
reuse que  cette  préoccupation  des  producteurs  britanni- 
ques. Ils  n'ont  qu'un  but  :  assimiler  l'homme  à  une 
partie  de  machine,  briser  son  intelligence  pour  le  ré- 
duire à  l'état  de  rouage  et  lui  communiquer  cette  habi- 
leté routinière  qui  concourt,  indépendamment  de  la 
pensée,  au  mouvement  général. 

Dans  tous  les  ateliers,  sans  exception,  cette  idée  vous 
frappe  dès  Fabord.  Le  travail  est  tellement  éparpillé, 
que  l'homme  le  plus  borné  ne  peut  s'intéresser  à  sa 
tâche.  Le  principe,  c'est  que  chaque  individu  doit  faire 


ROSY  KATE  '  309 

toujours  la  même  chose,  afin  de  la  bien  faire  par  l'habi- 
tude et  machinalement. 

Tel  ouvrier  place  et  déplace  une  courroie  pendant 
seize  heures  tous  les  jours  ;  tel  autre  pousse  invariable- 
ment le  même  cylindre,  que  lui  renvoie  son  confrère  en 
torture. 

Pour  expliquer  mieux  notre  pensée,  il  arrive  en 
France,  par  exemple,  qu'un  ouvrier  tailleur  confec- 
tionne un  habit  tout  entier  ;  en  ce  cas,  il  peut  prendre 
à  cœur  une  chose  qui  est  son  œuvre  et  dont  il  garde 
la  responsabilité.  En  Angleterre,  il  faut  dix  hommes 
pour  assembler  les  pièces  d'une  redingote  coupée.  Celui 
qui  pique  le  bougran  des  revers  ne  saurait  pas  attacher 
les  boutons  ;  celui  qui  met  du  velours  au  collet  ne  pour- 
rait pas  assujettir  les  plis  de  la  jupe  ;  il  y  a  un  spécia- 
liste pour  doubler  les  manches,  un  autre  pour  ouater  le 
corps. 

Parmi  ces  gens,  aucun  ne  pourrait  empiéter  sur  la 
tâche  de  son  voisin.  Chacun  d'eux  ne  vaut  que  comme 
partie  d'un  tout,  que  comme  pièce  de  mécanique. 

De  telle  sorte  qu'un  tailleur  de  Londres,  transporté 
tout  à  coup  dans  une  île  déserte,  ne  saurait  pas  se  don- 
ner l'habit  élémentaire  de  Robinson  Crusoé. 

Et  il  en  est  ainsi  pour  toutes  choses! 

Pas  n'est  besoin  d'une  imagination  bien  active  pour 
se  faire  une  idée  de  Tennui  redoutable  qui  pèse  sur  ces 
malheureux,  que  l'on  empêche  de  parler,  et  à  qui  l'on 
enlève  jusqu'à  la  possibilité  de  penser  ! 

Toutes  les  jeunes  filles,  réunies  dans  l'atelier  de  mis- 
tress  Johanna  Laui  ie,  avaient,  sans  exception,  le  même 
aspect  de  fatigue  découragée.  Il  y  en  avait  bien  peu  de 


Slti  ROSY  KATE 

jolies  ;  la  plupart  portaient  une  pâleur  transparente  et 
maladive  sur  leurs  visages  amaigris. 

Pendant  que  nous  passions,  elles  tournaient  vers  nous 
furtivement  leurs  regards  apathiques. 

—  Ochf  me  disait  Owen  à  l'oreille,  voilà  qui  est  beau, 
par  exemple  I  J'espère  qu'ici  on  gagne  son  argent  sans 
se  donner  beaucoup  de  peine  !  Kate  ne  se  plaindra  pas, 
peut-être. 

La  pauvre  Kate  n'avait  garde  de  se  plaindre.  C'était 
une  douce  créature,  courageuse  et  résignée. 

On  lui  permit  de  venir  avec  nous  dans  un  petit  par- 
loir. En  donnant  son  front  au  baiser  de  son  mari,  elle 
avait  les  larmes  aux  yeux,  mais  elle  souriait. 

—  Vous  plaisez-vous  ici,  ma  chère  enfant?  lui  de- 
mandai-] e. 

—  Si  elle  se  plaît!  interrompit  Owen  ;  comment  ne  se 
plairait-elle  pas? 

—  Que  faites-vous  dans  la  maison  ?  demandai-je  en- 
core à  Kate. 

—  Le  matin  je  balaye  la  galerie  d'en  haut,  répondit 
la  jeune  femme;  pendant  le  jour,  j'enfile  les  aiguilles 
des  demoiselles. 

Owen  éclata  de  rire. 

—  Eh  bien  I  s'écria-t-il,  tu  ne  dois  pas  être  fatiguée 
le  soir  !  par  exemple  I 

Kate  poussa  un  gros  soupir  et  toucha  ses  yeux  en- 
flammés. Owen  poursuivit  joyeusement  : 

—  Paddy  et  toi  vous  êtes  à  votre  aise,  ma  parole  I 
voilà  des  métiers  de  paresseux  ! 

—  Parle-moi  de  notre  petit  Paddy,  interrompit  Kate. 

—  Bien,  bien  !  sois  tranquille,  l'enfant  rie  se  fera  pas 


ROSY  KATE  311 

de  mauvais  sang  pour  sûr!  pas  plus  que  toi,  ma  femme. 
Il  n'y  a  que  moi  qui  travaille  tout  de  bon,  et  c'est  dans 
l'ordre. 

—  Que  fais-tu  donc,  mon  pauvre  Owen? 

—  Je  porte  des  sacs  de  houblon,  et  c'est  lourd,  Be- 
gorra  !  Mais  quand  je  suis  fatigué,  je  pense  à  toi  et  je 
me  dis:  Nous  serons  heureux  tous  ensemble  quelque 
jour! 

Kate  leva  les  yeux  au  ciel. 

—  Allons  ;  allons,  dit  la  voix  d'une  surveillante  à  la 
porte  du  parloir. 

Kate  embrassa  son  mari  une  dernière  fois  et  se  retira 
précipitamment. 

En  traversant  de  nouveau  la  rotonde,  nous  la  vîmes 
aller  d'ouvrière  en  ouvrière,  enfilant  les  aiguilles,  pen- 
dant que  celles-ci  brodaient  ou  cousaient. 

Point  de  relâche,  point  de  trêve  ;  il  faut  que  la  méca- 
nique aille  toujours,  toujours  ! 

En  remontant  dans  le  cab,  Owen  riait  encore. 

—  Ma  foi,  dit-il,  voilà  ce  que  j'appelle  une  agréable 
vie  I  Enfiler  les  aiguilles  des  autres  !  Ses  mains  ne  pren- 
dront pas  de  durillons  à  cet  ouvrage-là...  Allons, 
allons,  il  n'y  a  que  moi  qui  travaille,  et  c'est  bien  fait. 

L'heure  du  fameux  dîner  approchait.  Le  cab  nous  ra- 
mena à  la  brasserie  de  Smith  et  C". 


UN   DINER    COMME    ON   n'eN    VOIT   PCINT 


Nous  étions  bien  cinquante  à  soixante  convives  à  la 
brasserie  de  Smith  and  G°.  Ce  n'était  pas  un  repas  d'é- 
tiquette officielle  :  néanmoins  il  y  avait  là  le  lord-maire, 
tous  les  aldermen  et  un  grand  nombre  de  négociants 
considérables,  représentant  les  principales  villes  manu- 
facturières. 

Je  me  sentais  écrasé  dans  cette  foule  imposante  sous 
la  conscience  de  ma  nullité  commerciale. 

A  trois  heures  juste,  les  musiques  réunies  du  Cirque 
et  du  théâtre  de  la  Princesse  commencèrent  à  jouer 
dans  la  cour.  L'alderman  Smith  s'avança  vers  le  lord- 
maire,  qui  n'était  rien   moins  que   Samuel  Footes,  le 


ROSY  KATE  313 

gros  marchand  de  morue  salée,  et  lui  montra  d'un  geste 
courtois  la  porte  de  la  salle  d'attente. 

La  procession  commença. 

Je  n'avais  pas  bien  compris  Owen  lorsqu'il  m'avait 
dit  avoir  passé  son  dimanche  à  tendre  des  rideaux  de 
soie  dans  la  grande  cuve. 

En  arrivant  dans  la  cour,  l'explication  de  ce  fait  me 
fut  donnée. 

La  grande  cuve,  toute  tapissée  de  velours  et  de  pas- 
sementeries voyantes,  avait  à  son  sommet  une  toiture 
improvisée,  d  où  tombaient  des  guirlandes  de  verdure 
et  de  fleurs.  On  y  montait  par  un  escalier  jonché  de 
roses  et  de  camélias. 

L'alderman  Smith  avait  eu  l'heureuse  et  commerciale 
idée  de  nous  ofl'rir  à  dîner  dans  sa  cuve. 

C'est  à  cette  circonstance  qu'il  faisait  allusion  en  m*é- 
crivant  que  je  ne  verrais  pas  deux  fois  pareil  spectacle 
en  ma  vie. 

Les  deux  musiques  réunies  faisaient  un  tapage  d'en- 
fer. Les  ouvriers  endimanchés  levaient  leurs  chapeaux 
et  disaient:  Long  life  to  Mister  Smith!  Mister  Smith 
for  ever!  avec  un  enthousiasme  assez  médiocre.  Nous 
passâmes  triomphalement  parmi  (îette  foule,  et  nous 
montâmes  l'escalier  de  la  cuve. 

Dans  la  cuve,  il  y  avait  une  magnifique  table  de 
soixante  couverts.  On  se  serait  cru  dans  la  salle  à  man- 
ger d'un  palais,  tant  les  douves  grossières  étaient  bien 
cachées  sous  les  glaces,  sous  le  velours  et  sous  les 
fleurs. 

Il  n'y  avait  point  de  femmes.  Le  dîner  commença 
dans  cette  gravité  silencieuse  qui  permet  de  manger 

27 


314  ROSY  KATE 

sans  distraction  ni  trêve.  La  musique  allait  toujours,  et 
de  temps  en  temps  les  contre-maîtres  faisaient  crier  les 
ouvriers  au  dehors  Long  life  to  Mister  Smith  I  Mister  Smith 
for  ever! 

Pendant  les  deux  premiers  services,  on  n'essaya  pas 
même  d'établir  des  conversations.  Seulement  de  temps 
à  autre,  M.  Wat  demandait  à  M.  Gill  la  permission  de 
boire  un  verre  de  vin  avec  lui  ;  M.  Allan  de  Birmingham 
profitait  de  l'occasion  pour  faire  la  même  offre  à  sa  sei- 
gneurie lord  Samuel  Footes,  le  nouveau  maire. 

Ces  quatre  gentlemen  se  levaient  à  la  fois  et  buvaient 
symétriquement  leurs  verres  de  sherry. 

Tout  le  monde  avait  un  appétit  fort  convenable.  Ou- 
tre les  vins  de  Portugal  et  le  clairet  bordelais,  on  fêta 
énergiquement  l'aie  et  le  porter  de  notre  hôte.  Au  des- 
sert, il  y  avait  autour  de  la  table  soixantes  faces  rouges 
comme  des  homards  sortant  de  l'eau  bouillante. 

C'est  en  ce  moment  et  avec  cette  teinte  généreuse  que 
les  physionomies  britanniques  ont  toute  leur  valeur. 

C'était  l'heure  consacrée  du  speech  ;  M.  Smith  se  leva, 
et  les  deux  musiques  se  turent. 

—  Écoutez  !  écoutez  ! 

—  Messieurs,  dit  l'alderman  brasseur,  c'est  pour  ma 
maison  une  gloire  bien  grande,  [Ecoutez!)  et  je  me  sou- 
viendrai toute  ma  vie,  d'avoir  réuni  à  ma  table  mo- 
deste... 

—  By  Jove!  interrompit  le  lord-maire;  modeste, 
monsieur  Smith...  ouf!  spécialement!  que  diable!... 
vous  vous  moquez  de  nous,  cher  monsieur  ! 

Sam  Footes  était  un  lord-maire  essouflé. 

—  Modeste...  répéta  le  brasseur  après  avoir  salué; 


ROSY  KATB  315 

j'ai  dit  modeste,  milord....  et  je  prétends  que  mes  illus- 
tres convives  me  font  en  ce  moment  trop  d'honneur... 
[E coûtez I  écoutez!)  Je  propose  la  santé  de  Sa  Majesté  la 
reine. 

—  Spécialement.,,  s'écria  le  lord-maire;  et  celle  du 
prince  Albert,  le  cher  conjoint...  ouf!  capital! 

On  but  à  la  santé  de  la  reine  et  du  prince  Albert. 
Le  brave  Footes  était  resté  debout  pour  administrer 
le  counter- speech. 

—  Messieurs,  dit-il,  je  suis  bien  aise  de  vous  le  dire, 
je  ne  me  suis  jamais  senti  si  gaillard.  Le  commerce  va 
bien,  et  les  wighs  ont  la  corde...  en  politique...  capi- 
tal!... Spécialement,  que  diable!...  je  ne  parle  pas  du 
poisson  salé.  Ouf!  et  je  pense  être  agréable  à  tout  le 
monde  en  proposant  la  santé  de  l'immortel  vainqueur 
de  Waterloo  ! 

—  Longue  vie  à  Wellington  !  Wellington  pour  tou- 
jours !  cria  l'assemblée. 

—  Alderman  Smith,  dit  le  lord-maire,  je  vous  prie... 
ouf  !  d'envoyer  un  exprès  à  cheval  [Ecoutez  l)  pour  por- 
ter mon  toast  à  Sa  Grâce...  spécialement. 

Le  digne  homme  se  rassit,  écarlate  et  satisfait. 

—  Milord  et  messieurs,  dit  un  fileur  de  coton  de 
Southwarck,  c'est  une  chose  diamétrale  et  providentielle 
que  le  développement  de  l'industrie  des  trois  royaumes. 
(Très- bien!)  Nous  produisons  deux  cent  millions  ster- 
lings  (cinq  milliards  de  francs)...  Ce  qui  nous  manque, 
c'est  un  continent  nouveau  (Ecoutez  1)  où  nous  puissions 
trouver  cent  ou  cent  cinquante  millions  de  consomma- 
teurs pour  le  coton.  A  bas  les  coquins  qui  déclament 
sur  le  paupérisme,  n'est-ce  pas?...  Avez-vous  vu  les  ou- 


316  .  ROSY  KATE 

vriers  de  notre  hôte,  l'honorable  M.  Smith^  comme  ils 
sont  frais  et  bien  portants  !  {Ecoutez  !) 

—  Les  chartistes  voudraient  nous  faire  voir  des 
étoiles  en  plein  midil  glissa  M.  Watt.  11  n'y  a  pas  de 
pauvres. 

On  grogna  trois  fois  pour  les  chartistes. 

—  Si  Robert  Peel... 

—  Pas  de  politique  !  interrompit  le  lord-maire  ;  spé- 
cialement... ouf! 

—  Écoutez  I  écoutez  ! 

—  Assurément...  reprit  le  fileur  ;  je  me  range  volon- 
tier  à  l'avis  de  sa  seigneurie...  mais  on  ne  m'empêchera 
pas  d'envoyer  O'Connell  à  tous  les  diables,  et  de  boire 
à  la  santé  de  John  Russell,  le  bon  chéri  ! 

Après  le  fileur  de  coton,  ce  fut  le  tour  d'un  fabricant 
d'étoffes  de  laine,  homme  éruditet  disert,  qui  reprit  en 
sens  inverse  le  panégyrique  de  l'industrie  anglaise,  la- 
quelle emploie  et  fait  vivre  cinq  millions  d'hommes 
pour  le  moins.  Il  eut  des  compliments  pour  tout  le 
monde,  pour  Londres  comme  pour  les  comtés.  Il  cita 
les  manufactures  de  coton  de  Manchester,  de  Black- 
burn,  de  Rochdale,  de  Boston,  de  Preston  et  de  War- 
rington  ;  il  exalta  les  étoffes  de  soie  de  Nottingham,  de 
Reading  et  de  Coventry,  les  toiles  d'Exeter,  de  Barns- 
ley  et  de  Leeds.  Bien  que  ces  établissements  fussent  ses 
rivaux,  il  ne  passa  sous  silence  ni  Salisbury,  ni  Kendal, 
ni  Bradford,  ni  Halifax,  ni  Huddersfield.  Enfin,  il  nom- 
bra  dans  une  période  des  pkis  élégantes  les  centres  de 
l'industrie  céramique,  Derby,  Worcester,  Bristol,  New- 
castle,  etc. 

A  la  suite  de  cette  énumération,  le  lord-maire  grom- 


ROSY  KATE  317 

mêla  deux  ou  trois  «  spécialement,  »  et  approuva  du 
bonnet.  Ouf! 

Le  fabricant  de  laine  déposa  son  toast  sur  la  tombe 
de  Nelson. 

Entre  les  discours,  la  musique  jouait  des  petits  qua- 
drilles de  Julien,  et  les  ouvriers  faisaient  un  peu  de 
bruit  dans  la  cour  pour  manifester  leur  joie  à  l'instiga- 
tion des  contre-maîtres. 

Je  reconnaissais  la  voix  de  l'ami  Owen,  qui  seul  sem- 
blait crier  de  tout  cœur. 

J'avais  pour  voisin  de  droite  un  forgeron  d'acier  de 
Birmingham,  qui  se  leva  pour  prendre  la  parole  à  son 
tour  ;  il  avait  nom  Sadwell,  et  pendant  tout  le  repas  il 
avait  bu  avec  une  intrépidité  digne  d'estime. 

—  Messieurs,  dit-il,  s'il  m'était  permis  de  parler  au 
sein  de  cette  respectable  assemblée,  je  prendrais  la  li- 
berté de  vous  faire  remarquer  que  l'importante  cité  de 
Birmingham  est  située  à  peu  près  au  centre  de  l'ancien 
royaume  de  Mercie,  un  royaume  saxon,  messieurs 
(Écoutez!)  en  l'an  585,  le  roi  Kridda  donna  Birmin- 
gham, qui  s'appelait  alors  Bermichem,  ou  quelque 
chose  d'approchant,  à  l'un  de  ses  lieutenants  du  nom 
d'Ulwin.  Ce  prénom,  après  plusieurs  déviations  succes- 
sives, est  devenu  Sadwell,  comme  chacun  sait.  {Légers 
mvrmures.) 

Messieurs,  je  méprise  cette  origine  féodale  de  ma  fa- 
mille, et  je  n'en  conçois  aucune  espèce  d'orgueil.  (A  la 
bonne  heure!) 

Je  suis  Anglais,  messieurs,  et  ce  titre  me  suffît.  {Très- 
bien  l)  Birmingham  occupe,  comme  vous  pouvez  ne  pas 

27* 


318  ROSY  KATE 

l'ignorer,  une  langue  de  terre  à  l'extrémité  nord-ouest 
du  comté  de  Warwick.  Sa  position  précise  est  SS^SO  de 
latitude  nord,  et  4°  18  de  longitude  ouest  de  Green- 
wich...  (Assez!) 

Messieurs,  Birmingham  est  la  reine  de  l'industrie  mé- 
tallurgique :  le  cuivre,  le  fer,  l'acier,  s'y  transforment 
en  fils,  en  rubans,  en  tissus.  Nous  pouvons  vous  livrer 
six  mille  canons  de  fusils  par  semaine,  et  cinq  cent  mil- 
lions d'épingles  en  un  jour;  en  un  jour,  messieurs. 
(Écoutez  !)  Nous  fabriquons  des  boucles  de  pantalons  et 
de  gilets,  des  boutons  de  toutes  sortes,  des  couteaux, 
des  rasoirs,  des  sabres,  des  tabatières  ;  nous  faisons  les 
jouets  d'enfants,  la  bijouterie,  le  plaqué,  les  sièges  à 
étuis,  les  marchepieds  à  ressorts.  Nous  faisons  les  yeux 
de  poupées,  messieurs,  les  trousses  de  chirurgien  et  les 
instruments  de  mathématiques.  Messieurs,  je  vous  pro- 
pose de  boire  à  la  santé  de  Sa  Grâce  le  lord  archevêque 
de  Canterbury  ! 

La  partie  de  l'assemblée  qui  s'était  endormie  pendant 
ce  discours  instructif  et  plein  de  faits  s'éveilla  en  sur- 
saut pour  porter  le  toast. 

—  Ouf!...  grommela  le  lord-maire,  que  diable!... 
spécialement...  j'expédie  beaucoup  de  saumon  salé  à 
Birmingham,  capital  !  et  aussi  à  Sa  Grâce  le  lord  arche- 
vêque de  Canterbury,  qui  est  un  Anglais  ou  que  Dieu 
me  damne  1 

On  s'était  mis  à  table  à  trois  heures  et  demie,  au  plus 
tard.  Le  dîner  se  prolongea  jusqu'à  près  de  minuit  : 
excepté  moi,  chacun  des  soixante  convives  prononça 
son  speech. 

Quand  on  se  leva  enfin,  le  lord-maire,  les  aldermen  et 


ROSY  KATE  319 

tous  les  notables  commerçants  des  comtés  étaient  ivres 
supérieurement,  mais  ils  se  tenaient  droit. 

Gomme  chacun  avait  dormi  deux  ou  trois  fois  dans  le 
cours  du  repas,  on  était  assez  éveillé  à  ce  moment  du 
départ.  Tout  le  monde  parlait  à  la  fois  :  la  laine  inter- 
pellait le  coton,  la  toile  de  lin  disait  son  fait  au  com- 
merce colonial.  Le  lord-maire  se  levait,  puis  retombait 
lourdement  sur  son  siège  pour  essayer  de  se  relever  en- 
core ;  et  tout  en  travaillant,  il  murmurait  d'une  voix 
engourdie  : 

—  Que  diable  !  il  faut  bien  s'occuper  un  peu  du  sort 
du  peuple  I  On  a  dit  ici  de  très-bonnes  choses...  spécia- 
lement... et  bu  de  très-bon  vin...  ouf!  Prenez  garde 
d'augmenter*les  salaires».,  c'est  une  voie  dangereuse... 
et  maladroite.  By  Jovel  Soutenez  la  foi  protestante 
comme  de  vrais  Anglais  !...  Sans  l'impôt  sur  le  sel  on 
ferait  des  affaires  d'or  dans  le  commerce  du  poisson... 
Chassez  ces  mendiants  de  Français  qui  pèchent  sur  no- 
tre banc  de  Terre-Neuve...  Laissez  parler  les  chartistes. 
Où  sont  les  drôles  qui  disent  que  le  peuple  n'a  pas  de 
pain?...  qu'il  mange  du  poisson  alors  1...  Vive  la  reine 
et  à  bas  les  commis  de  l'impôt,  spécialement  I...  à  force 
de  boire  on  prend  soif,  expliquez  cela...  capital  I 

Deux  grooms  le  prirent  par  les  épaules  et  l'empor- 
tèrent dans  sa  voiture. 

Il  en  fut  ainsi  pour  la  plupart  des  convives  de  ce  mé- 
morable festin. 

—  Eh  bien!  dis-je  à  Owen  en  traversant  la  cour, 
avez-vous  fait  bombance,  mes  gaillards? 

—  Oh  1  oui.  Votre  Honneur,  on  nous  a  donné  à  cha- 
cun une  croûte  de  pain  et  un  verre  de  bière. 


310  ROSY  KATE 

Sur  le  seuil  de  la  porte  extérieure,  je  trouvai  le  com- 
mis principal  de  Smith  et  compagnie. 

—  Avais-je  raison?  s'écria-t-il  ;  un  dîner  dans  une 
cuve  !  Avez-vous  de  ces  choses-là  en  France  ? 

—  C'est  magnifique!  répondis-je. 

—  Quant  à  votre  protégé,  reprit-il  en  me  donnant  la 
main,  je  l'ai  recommandé  au  patron...  Stephen  Sturges, 
n'est-ce  pas? 

—  Mais  non,  Owen  Brydges. 

—  Bien,  bien  son  affaire  est  faite...  Stephen  Sturge, 
Owen  Brydges  cela  se  ressemble,  je  pense  ! 

Le  lendemain  je  partis  pour  Paris. 


VI 


LE   GIN    ET  SAINT-GILES 


Avant  de  quitter  l'Angleterre,  j'avais  recommandé 
Owen,  sa  femme  et  son  fils  à  mon  ami  Roche. 

Je  ne  laissais  pas  la  pauvre  famille  irlandaise  sans 
protecteurs. 

En  1844,  je  passai  de  nouveau  le  détroit,  et  l'un  de 
mes  premiers  soins  fut  de  chercher  des  nouvelles  d'O- 
wen.  Je  m'intéressais  à  ces  bonnes  gens  du  fond  de 
l'âme,  et  il  me  semblait  que  j'avais  charge  de  veiller 
sur  eux. 

Je  retournai  à  la  brasserie  de  Smith  and  C°.  Le  prin- 
cipal commis  n'avait  point  perdu  son  emploi:  seule- 
ment il  était  devenu  chauve  et  avait  pris  du  ventre. 


322  ROSY  KATE 

—  Oh  î  oh  I  s'écria-t-il  en  m'apercevant,  on  peut  dire 
que  votre  protégé  a  fait  son  chemin  !  voulez-vous  le 
voir? 

—  Assurément,  répondis-je. 

Le  commis  principal  me  prit  sous  le  bras  et  me  con- 
duisit à  la  machine. 

—  Chef  de  manœuvres  !  poursuivit-il  ;  rien  que  cela, 
monsieur  !  Aussi  faut-il  dire  que  c'est  un  garçon  intelli- 
gent, et  nous  avons  des  remerciements  à  vous  adresser. 

Il  se  mit  à  rire  du  gosier,  comme  un  vrai  Saxon  qu'il 
était. 

—  Quand  j'y  pense!  continua-t-il ;  vous  n'aviez  pas 
grande  confiance  en  ma  mémoire,  hé  ? 

Nous  marchions  au  milieu  des  roues  a  acier  et  des 
courroies  luisantes.  Le  commis  principal  s'arrêta  devant 
un  grand  gaillard  demi-nu,  qui  donnait  ses  ordres  aux 
chauffeurs. 

—  Eh  bien  !  dit-il  en  lui  frappant  sur  l'épaule,  com- 
ment cela  va-t-il,  maître  Evan  Peedge? 

Ce  nom  me  sonna  comme  un  présage  de  malheur.  Je 
restais  à  contempler  ce  grand  garçon,  et  le  commis 
nous  regardait  avec  surprise. 

—  Eh  bien  !  répéta-t-il,  eh  bien  ! 

—  Ce  n'est  pas  lui...  murmurai-je. 
Le  commis  se  frappa  le  front. 

—  Que  le  diable  nous  prenne  !  s'écria-t-il.  Au  fait, 
j'ai  un  vague  souvenir...  Ne  s'appelait-il  pas  Stephen 
Sturges  ? 

—  Owen  Brydges,  monsieur  !  Owen  Brydges  !  m'é- 
criai-je  en  lui  tournant  le  dos. 

J'appris  au  bureau  de  la  brasserie   qu'Owen   avait 


ROSY  KATE  323 

quitté  l'établissement  un  mois  après  mon  départ.  Bien 
entendu,  on  n'avait  aucun  renseignement  à  me  donner 
sur  son  sort  ultérieur. 

Sans  perdre  de  temps,  je  me  fis  conduire  à  la  filature 
de  James  Hood,  où  l'on  m'apprit  que  le  petit  Paddy, 
après  avoir  fait  ses  deux  ans  d'engagement,  était  sorti 
des  ateliers  depuis  plusieurs  mois. 

Mon  cocher  eut  promesse  d'un  pourboire  et  me  mena 
grand  train  jusqu'au  Strand.  Dans  les  ateliers  de  mis- 
tress  Johanna  Laurie,  personne  ne  sut  répondre  à  mes 
questions.  On  ne  se  souvenait  même  plus  de  la  pauvre 
Kate. 

Qu'étaient-ils  donc  devenus  tous  les  trois  et  comment 
les  retrouver? 

Je  finis  par  où  j'aurais  dû  commencer  sans  doute.  Je 
me  rendis  chez  Roche  pour  lui  demander  compte  du  dé- 
pôt confié. 

Notre  savant  compatriote,  malgré  les  occupations  qui 
pèsent  sur  lui,  a  toujours  du  temps  de  reste  lorsqu'il 
s'agit  de  bien  faire.  Il  n'avait  point  perdu  de  vue  la 
pauvre  famille. 

—  Owen  Brydges  venait  me  voir  de  temps  en  temps 
autrefois,  me  dit- il,  et  je  faisais  pour  lui  ce  que  je  pou- 
vais, mais  voilà  déjà  plusieurs  mois  qu'il  n'est  venu  me 
demander.  Je  sais  seulement  que  sa  femme  demeure  au 
coin  de  Poultry  avec  le  petit  Paddy.  Ils  sont  tous  les 
deux  malades  et  ma  domestique  leur  porte,  deux  ou 
trois  fois  par  semaine,  ce  qu'il  leur  faut. 

Je  serrai  la  main  de  Roche  et  je  repris  mon  cab. 
Dans  une   petite   chambre  située,  en   effet,  ou  coin 
d'une  ruelle  donnant  sur  Poultry,  je  trouvai  Kate  et  son 


3«4  ROSY  KATE 

fils  couchés  tous  les  deux  sur  le  même  matelas.  Ils  gar- 
daient leurs  vêtements  parce  que  leur  unique  couver- 
ture était  usée  et  pleine  de  trous. 

Des  larmes  vinrent  aux  yeux  de  Kate  quand  elle  m'a- 
perçut. L'enfant  Paddy  essaya  de  se  soulever,  et  sa  pau- 
vre petite  figure  blèmie  eut  presque  un  sourire. 

Kate  était  elle-même  bien  changée.  C'est  à  peine  si  on 
pouvait  la  reconnaître. 

—  Que  Dieu  vous  bénisse,  Yotre  Honneur  !  me  dit- 
elle  ;  vous  avez  été  bien  bon  pour  nous  autrefois.  Vous 
souvenez-vous  comme  l'enfant  était  frais  et  gentil  dans  ce 
temps-là?...  Regardez  :  voilà  comme  ils  me  l'ont  rendu! 

Paddy  baissa  les  yeux  pendant  que  j'examinais  son 
petit  corps  maigre  et  sa  figure  creusée  par  la  ma- 
ladie. 

—  Oh  1  Londres  I  Londres  !  s'écria  la  mère  enjoignant 
ses  mains  sur  le  lambeau  de  couverture  ;  c'est  la  puni- 
tion des  pauvres  Irlandais  1  Ils  y  viennent  tous  pour 
souffrir  et  mourir  ! 

Je  ne  trouvais  point  de  paroles  tant  le  spectacle  qui 
était  devant  mes  yeux  me  navrait.  Je  m'étais  trouvé 
parfois  en  face  de  misères  plus  profondes,  car  Paddy  et 
sa  mère  avaient  du  moins  de  quoi  manger  et  se  soigner, 
grâce  à  la  charité  de  Roche.  Un  reste  de  feu  brûlait 
dans  le  poêle  ;  auprès  du  matelas,  il  y  avait  des  fioles 
contenant  des  remèdes,  et  l'unique  siège  qui  meublait  la 
chambrette  supportait  de  la  viande  et  du  pain. 

Mais  j'avais  vu  l'enfant  si  frais  et  si  rose  !  j'avais  vu  la 
femme,  si  jolie,  sourire  entre  son  fils  et  son  mari! 

Et  maintenant  je  les  revoyais  si  pâles,  si  tristes,  si 
changés  l 


TîOSY  KATE  325 

Kate  avait  bien  raison  :  Londres  ne  vaut  rien  aux  pau- 
vres Irlandais. 

C'est  la  ville  où  l'existence  est  un  combat  ;  c'est  l'a- 
rène où  il  ne  faut  point  entrer  quand  on  est  faible  et 
sans  armes. 

—  Et  votre  mari?  demandai-je  encore,  n'est-il  plus 
avec  vous? 

Kate  baissa  les  yeux  à  son  tour. 

—  Owen  a  un  bon  cœur,  murmura-t-elle  :  je  le  crois... 
oh!  je  le  crois!  il  vient  ici  de  temps  en  temps  m'appor- 
ter  un  peu  d'argent.  Et  cela  le  rend  bien  triste  de  nous 
voir  si  malades.  11  aime  l'enfant  Paddy  comme  autrefois... 
Et  j'espère  qu'il  aime  encore  sa  femme,  ajouta-t-elle 
avec  un  gros  soupir;  mais  il  mène  un  métier  où  l'on 
s'use  bien  vite,  et  vous  le  trouveriez  changé  presque  au- 
tant que  nous,  Votre  Honneur.  C'est  lui  qui  retire  le  coke 
à  la  fabrique  de  gaz  de  City-Road. 

—  Est-ce  un  emploi  lucratif? 

—  Oh!  oui...  car  il  y  a  bien  peu  de  gens  qui  osent 
s'en  mêler!  On  y  laisse  son  corps  presque  toujours... 
mon  Dieu!  Votre  Honneur,  si  vous  saviez  comme  je  l'ai 
prié!...  mais  il  s'ennuyait  avec  nous.  Et  puis  le  poison 
de  Londres!  Owen  s'est  mis  à  aimer  le  gin.  Et  des  mé- 
chants m'ont  dit  qu'il  courait  après  une  autre  femme. 

—  11  ne  faut  pas  croire  cela,  Kate. 

—  Quelle  autre  femme  pourrait  l'aimer  comme  moi? 
murmura-t-elle  en  levant  au  ciel  ses  grands  yeux  noirs, 
élargis  par  la  maigreur  de  ses  joues.  Il  reviendra,  je  le 
sais  bien...  mais  les  pauvres  gens  comme  nous  ont  tou- 
jours la  mort  à  leur  chevet.  J'ai  peur  qu'il  ne  revienne 
trop  tard. 

28 


326  ROSY  KATE 

Paddy  avait  les  yeux  fermés  ;  il  semblait  assoupi  : 
comme  je  gardais  le  silence,  Kate  poursuivit  en  s'ani- 
mant  : 

—  C'était  ma  consolation  et  mon  espoir.  Je  me  disais  : 
Quand  je  me  sentirai  mourir,  je  mettrai  ma  tête  contre 
sa  poitrine  et  mon  dernier  souffle  sera  pour  lui.  Dieu 
réunit  ceux  qui  s'aiment  sur  la  terre  et  qui  n'ont  point 
fait  de  mal.  Je  comptais  être  avec  lui  et  notre  enfant 
dans  le  paradis....  Ah!  quand  on  meurt  toute  seule,  la 
dernière  heure  doit  être  bien  cruelle  ! 

Paddy  faisait  toujours  semblant  de  dormir,  mais  je 
voyais  de  grosses  larmes  glisser  entre  ses  cils. 

—  Il  ne  faut  pas  parler  de  cela,  ma  pauvre  Kate!  m'é- 
criai-je  ;  à  votre  âge,  la  mort  est  bien  loin.  Votre  mari 
vous  aime  et  vous  avez  le  temps  d'être  heureuse.  Au  lieu 
de  vous  désoler,  contez-moi  plutôt  ce  qui  vous  est  ar- 
rivé pendant  ces  deux  années. 

Elle  secoua  la  tête  en  essayant  de  sourire.    • 

—  C'est  une  triste  histoire,  Votre  Honneur,  répondit- 
elle.  On  ne  peut  pas  dire  qu'Owen  ai  jamais  reculé  de- 
vant le  travail,  il  a  essayé  de  tout  ;  mais  quand  on  est 
malheureux,  à  quoi  sert  de  se  raidir?  Il  a  travaillé  dans 
les  fabriques  de  coton  et  de  laine,  après  son  départ  de 
la  brasserie  ;  il  a  été  forgeron  et  modeleur  en  terre.  Il  a 
été  homme  de  peine  chez  un  tanneur  de  Richemond  et 
manœuvre  dans  les  chantiers  de  Greenwich  :  à  chaque 
fois  qu'il  commençait  à  gagner  quelque  chose,  la  mala- 
die venait  :  ces  fièvres  de  l'Irlande  qui  nous  suivent  loin 
du  pays!  et  on  le  chassait  sans  pitié,  car  il  ne  faut  pas 
de  malades  dans  les  fabriques.  Pendant  ce  temps-là,  je 
m'efforçais  aussi  et  je  n'avais  pas  plus  de  bonheur.  Je 


ROSY  KATE  327 

suis  restée  six  mois  dans  les  ateliers  du  Strand  où  vous 
m'avez  vue.  Depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  il  me  fallait 
enfiler  les  aiguilles  des  brodeuses  et  des  couturières  ;  cela 
semble  bien  facile,  mais  les  yeux  les  plus  perçants  ne 
résistent  pas  à  ce  travail  :  Au  bout  des  six  mois,  j'étais 

presque  aveugle on    me   dit  .de  chercher  ma  vie 

ailleurs. 

A  Londres,  les  femmes  ont  encore  bien  moins  de 
ressources  que  les  hommes  ;  pour  elles,  il  n'y  a  guère 
qu'une  porte  ouverte,  mais  c'est  une  mauvaise  porte... 
Mais  ma  mère  était  une  sainte  femme,  et  je  remercie 
Dieu,  qui  m'a  donné  la  force  de  souffrir.  J'ai  fait  tous 
les  métiers,  excepté  celui-là,  quand  l'enfant  Paddy 
sera  devenu  homme,  il  pourra  prononcer  le  nom  de  sa 
pauvre  mère. 

Elle  caressa  les  Monds  cheveux  de  son  fils. 

—  Vous  le  voyez  bien  maigre  et  bien  pâle,  continuâ- 
t-elle, mais  il  était  plus  malade  que  cela  quand  il  est 
revenu.  Des  Anglais  n'ont  point  de  pitié,  même  pour  les 
enfants.  Il  est  resté  un  an  et  demi  assis  devant  le  même 
métier... 

—  Oh!  Votre  Honneur!  s'écria  Paddy  en  se  redressant 
à  l'improviste,  j'avais  les  jambes  toutes  nouées  et  je  ne 
pouvais  plus  grandir.  Papa  ne  venait  plus  me  voir..., 
quand  ils  ont  cru  que  j'étais  abandonné,  ils  m'ont  retiré 
de  mon  métier  pour  me  faire  traîner  le  chariot  qui 
monte  le  coke  à  la  machine.  Le  coke  est  tout  au  fond 
d'une  cave.  Votre  Honneur,  il  fait  nuit  dans  le  couloir 
qui  conduit  de  la  cave  au  fourneau.  J'allais  et  je  revenais 
toujours  dans  ce  couloir  mouillé  ;  quand  j'achevais  ma 
tâche,  il  faisait  nuit  déjà  ;  quand  je  la  commençais,  il 


328  ROSY  KATE 

faisait  nuit  encore  ;  pendant  six  grands  mois,  je  n'ai  pas 
vu  la  lumière  du  jour  î 

Kate  passa  son  bras  faible  sous  la  tête  de  l'enfant,  et 
l'attira  contre  son  cœur. 

—  Oui,  dit-elle,  nou§  avons  tous  bien  souffert!  et 
il  y  a  des  milliers  de  gens  comme  nous  dans  Londres. 
On  ne  sait  pas,  quand  on  passe  dans  la  rue,  on  voit  des 
hommes  robustes  qui  portent  haut  la  tête,  ce  sont  des  1 
ouvriers  libres,  ils  travaillent  en  plein  air,  ceux-là  ;  ils 
peuvent  voir  le  soleil  et  respirer  tant  qu'ils  veulent. 
Ceux  qui  se  tuent  à  travailler  dans  les  fabriques,  on  ne 
les  voit  jamais...  Dieu  est  bon,  car  le  pauvre  petit  Paddy 
aurait  pu  rester  dans  ce  couloir  obscur  et  humide... 

—  Oh  !  murmura  l'enfant  qui  eut  un  frisson,  bien 
d'autres  y  étaient  restés  avant  moi  ! 

—  Quand  Owen  nous  vit  malades  comme  cela  tous 
les  deux,  reprit  Kate,  il  voulut  travailler  pour  trois,  car 
c'est  un  brave  cœur  au  moins  ;  mais  c'est  une  tête 
faible...  il  travaille  tant  et  ses  forces  s'usent  si  vite!  Le 
gin  fortifie  dans  un  moment,  et  le  pauvre  Owen  croyait 
peut-être  bien  faire.  Ah!  Votre  Honneur,  si  nous  avions 
pu  ramasser  seulement  une  vingtaine  de  livres  pour 
acheter  un  métier.  En  Irlande,  Owen  avait  appris  à  ma- 
nier la  navette,  nous  nous  serions  établis  tisserands  de 
soie  dans  Spitalfields,  etnous  aurions  été  bien  heureux... 
mais  nous  n'avons  jamais  pu  rien  mettre  ^e  côté. 

—  Combien  gagne  Owen?  demandai-je. 

—  Huit  schellings  par  jour,  répondit  Kate. 

—  Dix  francs!  mais  il  pourrait  économiser  bien  vite 
les  quelques  livres  dont  vous  avez  besoin. 

Kate  secoua  la  tête. 


.iiiè 


ROSY  KATE  3î9 

—  Au  métier  qu'il  fait,  répliqua- t-elle,  les  jours 
comptent  pour  des  semaines  et  les  mois  pour  des  an- 
nées..., on  n'a  pas  le  temps  d'économiser. 

Elle  hésita  un  instant,  puis  elle  reprit  : 

—  Il  avait  grande  confiance  en  vous,  Votre  Honneur, 
et  si  vous  vouliez  aller  vers  lui,  peut-être  qu'il  vous 
écouterait. 

Je  me  fis  donner  l'adresse  de  la  fabrique  de  gaz. 

La  pauvre  Kate  se  souleva  pour  me  saluer,  et  l'enfant 
me  dit  qu'il  allait  prier  le  bon  Dieu  pour  moi. 

Il  était  six  heures  et  demi  du  soir  quand  j'arrivai  à  la 
fabrique  de  Gity-Road. 

Je  demandai  Owen  Brydges. 

—  Que  fait-il,  celui-là?  me  dit  le  foreman. 

—  Il  retire  le  coke  des  foutneaux,  répondis-je. 

—  Ah!  fit-il,  et  depuis  combien  de  temps! 

—  Deux  mois,  je  crois. 

—  Alors  c'est  un  gaillard!  venez  si  vous  voulez. 

Il  paraîtrait  que,  dans  les  conditions  ordinaires,  on  ne 
dure  pas  deux  mois  à  ce  métier. 

La  fabrique  consiste  en  deux  rangées  de  fourneaux, 
séparés  par  une  large  voie.  Le  plancher  de  cette  route 
est  brûlant,  et  l'air  qu'on  y  respire  attaque  les  poumons 
avec  une  violence  terrible. 

Sur  les  trottoirs  de  fer,  une  armée  d'ouvriers  s'agitait. 
Ces  gens  étaient  nus  jusqu'à  la  ceinture  et  leurs  corps 
ruisselaient  de  sueur. 

—  Ce  sont  des  chauffeurs,  me  dit  le  foreman;  on  vit  en- 
core bien  sept  ou  huit  ans  à  cette  besogne-là  ;  mais  on  ne 
gagne  que  quatre  schellings.  Votre  Owen  Brydges  a 
voulu  gagner  huit  schellings  :  c'est  son  affaire. 

28* 


* 


330  ROSY  KATE 

Nous  montâmes  un  petit  escalier,  au  bout  de  la  voie, 
et  je  me  trouvai  sur  un  balcon  de  fonte  qui  dominait  les 
fours. 

—  Allons,  dit  le  foreman,  voilà  justement  qu'on  re- 
tire le  coke. 

Je  me  penchai  sur  la  balustrade,  et  je  demeurai  pétri- 
fié du  spectacle  qui  s'offrit  à  mes  regards. 

C'était  une  fournaise  ardente,  immense,  marbrée  de 
courants  rouges  et  bleuâtres,  telle  qu'un  poète  peut 
se  représenter  l'enfer  :  un  océan  de  coke  incandescent 
dont  la  chaleur  formidable  me  brûlait  à  trente  pas  de 
distance. 

Ils  étaient  là  cinq  ou  six  hommes  entièrement 
nus,  dont  les  silhouettes  se  détachaient  en  noir  sur  la 
lave  éblouissante.  Leurs  cheveux  se  collaient  à  leurs 
tempes,  et  l'on  voyait  la  sueur  prodigue  couler  le  long 
de  leurs  membres. 

A  l'aide  des  longs  râteaux  de  fer  dont  ils  étaient  ar- 
més, ils  saisissaient  le  coke  et  l'attiraient  jusqu'à  la 
gueule  béante  de  la  cave-étouffoir. 

C'était  comme  un  fleuve  de  feu  qui  ruisselait  dans  ce 
large  abîme. 

L'incendie  s'agitait  et  lançait  les  gerbes  tournoyantes 
de  ses  rouges  étincelles. 

Il  me  semblait  entendre,  parmi  les  bruits  de  l'ava- 
lanche enflammée,  les  rauques  gémissements  de  ces 
damnés. 

J'étais  saisi  d'horreur,  et  ma  gorge  contractée  refusait 
passage  à  la  parole. 

Cela  dura  bien  dix  minutes,  un  siècle  I  II  n'y  avait 
plus  de  coke  dans  le  chauffoir.  La  cave  se  referma.  Je 


ROSY  KATE  331 

vis  les  six  patients  jeter  leurs  râteaux  et  courir  vers  un 
hangar,  situé  en  plein  air,  à  l'autre  bout  delà  fabrique. 
Je  reconnus  Owen  tandis  qu'il  passait  sous  le  balcon.  Ce 
n'était  plus  un  homme. 

Il  faisait  froid.  Les  six  malheureux,  haletants  et  bai- 
gnés de  sueur,  se  jetèrent  à  plat  ventre  sur  la  terre 
glacée. 

—  Voilà  ce  qui  leur  abîme  la  poitrine  I  me  fit  observer 
froidement  le  contre-maître. 

Que  dire  à  Owen  en  ce  moment?  Que  faire?  comment 
prêcher  la  sobriété  à  cet  homme  qui  avait  du  feu  dans 
la  poitrine. 

J'avais  la  tête  perdue.  Je  m'enfuis. 

Je  n'étais  pas  beaucoup  plus  riche  qu'autrefois,  mais 
ce  soir-là,  j'écrivis  à  Paris,  et  avec  Faide  de  Roche,  au 
bout  de  la  semaine,  j'avais  une  trentaine  de  livres  pour 
mes  Irlandais. 

C'était  assez  pour  sauver  la  pauvre  famille  et  pour 
acheter  ce  métier  de  tisserand  qui  devait  la  mettre  à  l'a- 
bri du  besoin. 

Je  courus  dans  Poultry.  Kate  et  son  fils  étaient  partis 
depuis  deux  jours,  pour  n'avoir  pu  payer  leur  petite 
chambre. 

A  la  fabrique  de  gaz  de  Gity-Road,  le  contre-maître 
me  dit.: 

—  Ah!  ah!  votre  Owen  Brydges  était  un  rude 
gaillard!...  Mais  il  lui  a  bien  fallu  s'en  aller  comme  les 
autres. 

—  Est-il  donc  mort  ? 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien. 

—  Et  vous  ne  pouvez  pas  me  dire  où  il  est? 


332  ROSY  KATE 

Le  contre-maître  haussa  les  épaules  et  me  tourna  le 
dos. 

Chercher  une  famille  dans  Londres,  sans  indice  aucun, 
c'est  impossible.  Je  venais  trop  tard  et  tout  était  fini... 

Il  m'était  arrivé  de  penser  en  ma  vie  que  Londres 
était  véritablement  le  centre  des  lumières,  du  comfort, 
de  la  civilisation  intelligente  et  libérale  :  le  paradis  des 
classes  populaires,  enfin. 

Je  m'étais  dit  :  pourvu  qu'un  homme  soit  actif,  labo- 
rieux et  doué  de  facultés  intellectuelles  en  rapport  avec 
la  profession  qu'il  embrasse,  Londres  lui  doit  non-seule- 
ment le  pain  quotidien,  mais  l'aisance,  au  bout  d'un 
temps  donné,  et  dans  l'avenir,  la  fortune. 

On  m'avait  cité  tant  de  brillants  exemples  !  L'échelle 
sociale  que  l'on  monte  et  que  l'on  descend  chez  nous, 
pêle-mêle  et  les  yeux  bandés,  me  semblait  être,  en  An- 
gleterre, un  escalier  spacieux  et  commode  où  chacun 
grâce  à  une  police  admirable,  moulait  à  son  tour  et  sui- 
vant ses  mérites. 

Je  me  disais  :  le  vieux  monde  a  concentré  toutes  les 
forces  de  son  expérience  séculaire  pour  produire  un 
chef-d'œuvre  qui  est  Londres  ! 

Hélas  !  depuis  que  j'avais  découvert  un  petit  coin  des 
misères  de  la  grande  ville,  mes  idées  avaient  bien  chan- 
gé !  Je  n'étais  pas  initié  encore  à  tous  les  mystères  de  la 
moderne  Babylone,  mais  j'en  savais  assez  déjà  pour  que 
mon  respect  se  changeât  en  indignation. 

Je  commençais  à  voir  au-delà  des  apparences  ;  j'ana- 
lysais en  quelque  sorte  le  sang  vicié,  fiévreux,  appauvri, 
qui  coulait  dans  les  veines  immenses  du  géant. 

Oh  !  que  de  souffrances  et  que  de  hontes  !  quelles  plaies 


ROSY  KATE  333 

hideuses  1  et  combien  coûte  cher  ce  fleuve  d'or  qui  ali- 
mente le  commerce  des  trois  royaumes  ! 

Un  mois  s'était  écoulé  depuis  ma  dernière  visite  à  Poul- 
try.  J'avais  fait  quelques  efforts  pour  retrouver  Owen  et 
sa  famille,  mais  sans  garder  i^ioi-même  aucun  espoir  de 
succès.  Un  matin,  je  descendais  le  trottoir  d'Oxford 
street,  songeant  à  ma  science  nouvelle,  et  découragé 
déjà  par  le  peu  que  j'avais  vu.  On  m'avait  dit  qu'il  y  avait 
à  Londres  une  paroisse  où  la  misère  atteignait  des  pro- 
portions si  monstrueuses  que  l'esprit  se  refusait  à  y  croire. 

Je  voulais  pénétrer  dans  Saint-Giles,  {i)  la  petite  Irlande, 
et  voir  par  mes  yeux  ce  rêve,  cette  féerie  de  l'infernale 
pauvreté. 

Au  bout  du  noble  Oxford  street,  on  arrive,  sans  tran- 
sition aucune,  à  une  ruelle  infecte,  appelée  Bainbridge  : 
c'est  la  porte  de  Saint-Giles. 

C'est  une  des  particularités  de  Londres  que  le  sang- 
façon  étrange  avec  lequel  la  misère  s'étale  auprès  du  luxe. 

Il  n'y  a  point  de  nuances.  Le  maître  de  telle  maison 
mange  vingt  mille  livres  sterling  chaque  années;  sortez, 
passez  le  ruisseau,  et  vous  trouverez  tout  une  rue  dont 
les  habitants  meurent  de  faim. 

De  sa  fenêtre,  le  riche  pourrait  voir  ses  pauvres  voi- 
sins accroupis  dans  la  fange,  au  seuil  de  leurs  masures. 

A  peine  eus-je  fait  une  vingtaine  de  pas  dans  Bain- 
bridge  que  l'atmosphère  me  sembla  changée  tout-à-coup. 
Je  respirais  un  air  lourd,  épais,  fétide. 

Ce  n'était  rien  encore.  Une  fois  au  bout  de  Bainbridge, 
je  m'engageai  dans  un  dédale  de  ruelles  non  pavées  et 

(1)  Le  quartier  de  St-GUes  a  été  démoli  et  rebâti  en  1858. 


334  ROSY  KATE 

de  ténébreux  passages  dont  rien  ne  peut  donner  une 
idée. 

11  y  avait  néanmoins  quelque  chose  de  plus  triste  que 
Saint-Giles  lui-même,  c'était  la  population  famélique, 
qui  s'agitait  dans  cette  h(^e. 

A  la  porte  de  chaque  maison,  c'étaient  des  enfants 
dont  on  voyait  la  peau  jaunie  par  les  trous  de  leurs 
haillons. 

Gomme  je  passais,  ils  jetaient  sur  moi  des  regards 
pleins  d'un  morne  étonnement.  Il  n'entre  guère  d'étran- 
gers dans  Saint-Giles  et  j'ai  connu  à  Londres  même  de 
dignes  gentlemen  qui  révoquaient  en  doute  l'existence 
de  ce  quartier  néfaste:  ces  gentlemen  dînaient  supérieu- 
rement. A  quoi  bon  attrister  la  digestion  par  la  vue  de 
cette  plaie  béante  et  incurable? 

Ma  poitrine  manqua  d'air,  au  bout  de  quelques  minu- 
tes, et  je  cherchais  déjà  une  issue  pour  sortir  de  ce  dé- 
dale empesté,  lorsqu'une  voix  s'éleva  dans  un  passage 
obscur,  et  fît  entendre  un  chant  dont  je  gardais  vague- 
ment le  souvenir. 

Ma  poitrine  se  serra  davantage;  la  voix  du  chanteur 
était  rauque  et  triste  ;  mais  une  chanson  c'est  de  la  joie, 
et  la  joie  faisait  ici  un  contraste  si  cruel! 

La  chanson  était  ainsi  : 

Kathleen  est  ma  chère, 

Kathleen  de  Kitkenny, 

La  fille  du  fermier. 
D'autres  l'aiment  parce  qu'elle  est  la  plus  belle, 
Mais  où  trouver  celui  qui  me  la  disputera?... 

Je  m'étais  arrêté  involontairement  au  bout  du  pas- 


ROSY  KATE  335 

sage  ;  un  homme  en  sortit,  une  manière  de  sauvage 
demi-nu,  la  figure  noircie  par  le  charbon  ou  par  la  fu- 
mée, les  cheveux  longs,  hérissés  autour  du  crâne  et  le 
pas  chancelant. 

—  Och!  Votre  Honneur!  s'écria-t-il  en  levant  les  deux 
bras.  Pardieu!  voilà  bien  longtemps  que  nous  n'avons 
bu  ensemble! 

J'interrogeai  en  vain  ma  mémoire. 

—  Musha  !  s'écria  l'homme  qui  était  ivre  à  ne  pouvoir 
<e  tenir,  avez-vous  oublié  le  pauvre  Owen  Brydges  du 
moulin  de  la  Doyne?  Du  diable  si  nous  ne  trinquons  pas 
tous  les  deux  avec  un  verre  de  ruine-bleue  (1). 

—  Oh!  dis-je  en  me  reculant,  est-ce  bien  vous,  Owen? 
J'hésitais,  en  vérité,  à  le  reconnaître. 

—  Begorra!  s'écria-t-il,  on  peut  bien  prendre  le  nom 
d'un  lord;  mais  qui  diable  me  volerait  mon  nom,  à  moi  ! 

Il  se  frappa  le  front  tout-à-coup. 

—  Voilà  que  j'y  pense!  reprit-il,  nous  avons  reçu  un 
papier  d'Irlande,  et  personne  ne  sait  lire  dans  le  cel- 
lar  (2).  Venez!  venez!  vous  nous  lirez  cela,  et  peut-être 
que  vous  donnerez  une  demi-couronne  à  la  femme,  qui 
crie  toujours  famine. 

Il  me  saisit  par  le  bras  et  m'entraîna  dans  le  passage 
étroit.  Nous  fîmes  trente  à  quarante  pas,  après  quoi 
Owen  me  dit: 

—  N'ayez  pas  peur,  voilà  notre  escalier. 

(1)  Blue-ruin.  C'est  ainsi  que  les  gens  du  peuple  de  Londres 
appellent  eux-mêmes  le  poison  qui  les  tue  :  le  gin.  Cette  liqueur 
présente  en  effet  des  reflets  d'un  bleu  pâle. 

(2)  Caves  où  se  retirent  la  plupart  des  malheureux  habitants 
de  Saint-Giles. 


336  R08Y  KATE 

Nous  descendîmes  une  douzaine  démarches,  et  j'en- 
tendis la  voix  de  Kate  qui  disait  : 

—  Vous  êtes  encore  ivre,  je  parie!  Que  Dieu  vous  pu- 
nisse, méchant  père,  Tenfant  n'a  pas  mangé  depuis  deux 
jours. 

—  Taisez- vous,  femme,  répliqua  Owen;  voici  Son 
Honneur  qui  vient  causer  avec  nous. 

Je  ne  voyais  rien  ;  mais  Kate  devina  sans  doute  de  qui 
son  mari  voulait  parler,  car  elle  s'empressa  d'allumer 
un  bout  de  chandelle. 

Quand  elle  me  vit,  elle  joignit  les  mains. 

—  Vous  n'étiez  pas  revenu,  murmura-t-elle;  je  cro- 
yais que  vous  nous  aviez  abandonnés. 

Elle  était  accroupie  sur  le  sol,  et  un  reste  de  chemise 
couvrait  à  peine  sa  nudité.  Depuis  un  mois,  Owen  avait 
tout  vendu  pour  boire  du  gin. 

L'enfant  Paddy,  demi-nu  comme  sa  mère,  tremblait 
la  fièvre  sur  une  botte  de  paille  humide. 

J'allai  à  lui,  e^t  je  lui  mis  de  l'argent  dans  la  main  ; 
malgré  sa  faiblesse,  il  ne  fît  qu'un  saut  jusqu'à  la  porte 
extérieure. 

—  Oh!  mère!  dit-il,  nous  allons  manger! 

—  Voilà  le  papier,  s'écria  Owen;  comme  il  n'y  avait 
pas  d'argent  dedans,  je  l'ai  laissé  dans  un  coin. 

C'était  une  lettre  annonçant  que  la  succession  de  feu 
Daniel  Biydges,  le  père  d'Owen,  était  ouverte  depuis  un 
an. 

Il  y  avait  un  peu  d'argent,  le  champ,  —  et  le  moulin. 

En  écoutant  cela,  Owen  n'était  plus  ivre. 

Il  se  mit  à  |jenoux„  et  Kate  fit  effort  pour  l'imiter. 


ROSY  KATE  '  337 

Tous  deux  récitèrent  le  De  profundis  bien  dévotement 
pour  le  pauvre  vieux  trépassé. 

Puis  Owen  murmura  : 

—  Si  nous  avions  su  cela  ,  au  temps  où  nous  avions 
encore  la  force  de  faire  la  route...  Mais  maintenant Katc 
ne  peut  pas  et  l'enfant  est  trop  faible  I 

J'avais  sur  moi  les  trentes  livres.  Point  n'est  besoin 
de  raconter  ce  qui  se  passa. 


29 


VII 


UN    ECHAPPE    d'enfer. 


—  Eh  bien  !  ami,  dis-je  à  Roche  en  tombant  chez  lui 
un  matin  du  mois  d'avril  1846,  vous  m'avez  promis  de 
venir  avec  moi  visiter  l'Irlande.  Je  pars;  êtes- vous  prêt? 

Nous  avions  fait  souvent  dessein  de  passer  ensemble 
le  canal  Saint-Georges,  pour  aller  admirer  les  merveilleux 
paysages  de  l'ancienne  patrie  des  géants.  J'allais  mettre, 
quant  à  moi,  ce  projet  à  exécution,  car  il  me  fallait  des 
renseignements  pour  mon  livre:  La  Quittance  de  minuit; 
mais  Roche  s'était  marié  dans  l'intervalle.  Quand  on  est 
le  mari  heureux  d'une  femme  charmante  et  accomplie 
sous  tous  les  rapports,  on  n*a  plus  si  grand  appétit  de 
voyages.  ^ 


ROSY  KATE  339 

Roche  avait  acquis  un  rang  des  plus  importants, 
parmi  les  littérateurs  de  Londres,  en  publiant  sa  belle 
Histoire  d'Angleterre;  il  achevait  alors  son  Histoire  de 
France^  modèle  de  clarté  noble  et  d'élégante  préci- 
sion. 

Je  partis  seul. 

Mes  affaires  m'appelaient  vers  Galway  ;  mais  je  fis 
une  pointe  jusque  dans  le  Mayo  pour  voir  un  peu  les  fa- 
meux rivages  de  la  Doyne. 

A  deux  lieues  de  Killala,  je  vis  un  poney  galopant 
dans  le  bog,  et  suivant  avec  une  précision  gracieuse  les 
sinuosités  des  trous  à  tourbes. 

Derrière  une  touffe  de  pins  des  marais,  j'apercevais  au 
loin  un  petit  clocher  qui,  selon  moi,  devait  surmonter 
l'église  de  Kilmore.  Au  moment  où  je  quittais  la  grande 
route,  pour  couper  court  à  travers  le  bog,  une  voix  claire 
et  perçante  arriva  jusqu'à  moi. 

—  Holàl  hé!  criait-elle,  voilà  un  Saxon  qui  va  se 
casser  le  cou  ! 

Je  me  tournai  vivement.  Le  poney  et  son  cavalier 
étaient  à  cinquante  pas  de  moi.  Pendant  qu'il  continuait 
de  manœuvrer  en  zigzag  entre  les  tourbières,  je  regar- 
dais avec  attention  la  figure  fraîche  et  souriante  de  l'en- 
fant, car  c'était  un  enfant.  Ses  grands  cheveux  blonds 
allaient  au  vent,  et  il  poussait  sa  monture  avec  une  in- 
trépidité fanfaronne. 

—  Sortez  du  marais,  me  dit-il  ;  je  n'aime  pas  les 
Saxons,  mais  je  ne  veux  pas  voir  un  homme  mou- 
rir. 

—  Pardieul  me  dis-je,  si  c'est  l'enfant  Paddy,  voilà 
deux  années  qui  lui  ont  profité  ! 


340  ROSY  KATE 

Il  passait  à  ce  moment  près  de  moi,  et  je  le  recon- 
naissais parfaitement.  Impossible  de  voir  un  garçon  de 
douze  ans  plus  beau  et  mieux  venu  ! 

—  Eh  bien  !  m'écriai-je,  comment  se  portent  Kate  et 
Owen  Brydges,  Paddy? 

Il  ouvrait  de  grands  yeux,  et  son  visage  souriant  de- 
vint tout  pâle. 

—  Oh!  fit-il  seulement  en  secouant  sa  longue  cheve- 
lure bouclée.  Son  Honneur! 

Les  paroles  lui  manquaient.  Il  sauta  en  bas  de  son 
cheval  et  vint  à  moi  en  courant. 

—  On  parle  bien  souvent  de  vous,  là-bas,  murmura- 
t-il,  et  votre  nom  revient  tous  les  jours  à  la  prière  du  soir. 
Oh!  la  mère  se  porte  bien  maintenant.  Le  père  est  fort, 
si  vous  saviez,  quoiqu'il  ait  des  cheveux  gris...  Moi,  j'ai 
grandi,  regardez! 

L'émotion  irlandaise  dure  peu  :  Paddy  était  tout  à  la 
joie. 

—  Ah  !  reprit-il,  le  moulin  est  réparé  :  nous  avons 
deux  champs  de  pommes  de  terre.  Arrah!  je  deviens  un 
homme,  et  j 'épouserai  Sukey,  voulez-vous  parier?  Sukey 
de  la  ferme  qu'ils  aiment  tous  et  que  moi  seul  j'au- 
rai! 

II  prit  mon  cheval  par  la  bride,  et  me  guida  dans  les 
sinuosités  du  marais. 

Au  bout  de  cinq  minutes  de  marche,  j'entrevis  la 
Doyne  à  travers  les  saules,  un  ruisseau  délicieux!  J'en- 
tendais les  roues  d'un  moulin,  et,  malgré  la  brume  ma- 
tinale, je  voyais  une  colonne  de  fumée  bleuâtre  s'élever 
vers  le  ciel. 


ROSY  KATE  341 

Paddy  lâcha  la  bride  de  mon  cheval,  ei  s'élança  en 
avant. 

Je  le  perdis  derrière  les  saules,  mais  sa  voix  me  gui- 
dait. Il  criait  d'un  accent  de  triomphe  : 

—  Venez,  mère,  venez,  le  voilà  !  Venez,  dad!  (papa) 
voilà  Son  Honneur,  et  c'est  moi  qui  l'amène  ! 

L'instant  d'après,  je  m'asseyais,  auprès  d'un  bon  feu 
de  tourbe,  entre  Kate  et  Owen. 

C'était  plaisir  de  voir  le  bonheur  calme  que  respirait 
la  modeste  cabane. 

—  Dieu  a  en  pitié  de  nous,  me  dit  Kate  ;  sans  votre 
aide  qu'il  nous  a  donnée,  nous  aurions  laissé  nos  pau- 
vres corps  là-bas,  dans  la  grande  ville. 

—  Votre  Honneur,  ajouta  Owen  en  baissant  les  yeux, 
demandez  à  la  femme...,  je  bois  un  verre  de  wisky  les 
jours  de  fête,  et  c'est  tout! 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire. 

—  Gomme  cela,  dis-je,  vous  ne  regrettez  pas  Lon- 
dres? 

—  Begorra  !  fit  Owen,  en  serrant  ses  poings  robustes. 
-  Sainte  Vierge!  murmura  Kate,  qui  perdit  ses  belles 

couleurs. 

—  Oh  !  fit  l'enfant  Paddy,  dont  la  voix  claire  domina 
celle  de  ses  parents  ;  quand  un  pauvre  boy  (gars)  parle 
de  passer  le  canal  pour  gagner  sa  vie,  le  père  et  la  mère 
lui  donnent  de  l'argent  ou  du  pain,  Votre  Honneur.  Et 
quand  le  boi/  a  mangé  son  content  à  notre  table,  le  père 
lui  raconte  notre  histoire.  Depuis  que  nous  sommes 
revenus,  les  gens  de  Kilmore  ne  vont  plus  à  Lon- 
dres. 


342  ROSY  KATE 

—  Et  si  rémigration,  comme  ils  éippellent  cela,  conti- 
nue dans  les  autres  paroisses,  ajouta  Owen,  c'est  que 
ceux  qui  vont  à  Londres  n'en  reviennent  jamais  pour 
dire  ce  qu'ils  y  ont  souffert  avant  de  mourir. 


FIN 


TABLE  DES    MATIÈRES 


Gavotte i 

Le  Citoyen  Capitaine  Spartacus 6 

Le  Docteur  Bousseau ^95 

L  —  F.es  Racoleurs  de  la  République ^95 

II.  —  Les  vingl-sepl  premiers  Vendéens 2i^ 

IIL  —  Le  Bislouri  du  citoyen  docteur 226 

IV.  —  Une  douche =    .   .    .   .  243 

RosY  Kate 26 1 

I.  —  Sur  la  roule 264 

11.  —  Paler-Nosler-Slreel 266 

III.  —  Les  AgenLs  de  placement 279 

IV.  —  Travail  des  enrinls  et  des  femmes 292 

V.  —  Un  dîner  comme  en  n'en  voit  pas 312 

VI.  —  Le  gin  et  Sl-Giles ,%,  .  "  324 

VU.  --  Un  échappé  d'Enfer. 338 


Saint-Amand.  —  Imp.  de  DESTENAY. 


Tf, 


t^l^l^  iUL.     ^3^,0U^ 


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2244 

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1861 
1. 19 


Feval,   Paul  Henri  Corentin 
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