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Full text of "[Oeuvres]"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresfeval27fv 


Corbeille    d'Histoires 


SEULE    EDITION      DES     ŒUVRES     DE 

PAUL    FÉVAL 

SOIGNEUSEMENT    REVUE  ET  CORRIGEE 


Les  Merveilles  du  Mont-Saint-Michel. 

Les    Etapes    d'une    Conversion  :    I.   La   Mort   d'un   vire. 

—  II.  Pierre  Blot. 

—  IJI.   La  Première  comm-uniun. 

3«  récit  de  Jean. 

—  IV.  Le  Coup  de  GrO.cc,  dernière  étape. 
Jésuites    I 

Pas  de  divorce   ! 
La  Fée  des  Grèves. 
A  la  plus  Belle   :  I. 

—  II.  L'Homme  de  Fer. 

Chû  te.au  pauvre,  voyage  au  dernier  pays  breton. 
Le   dernier   Chevalier. 
Frère   Tranquille    :    1. 

—  II.  La  Fête  du  Roi  Saïomon. 

La   Fille  du   Juif   terrant.   —   Le   Carnaval    des   Entants 
Le   Château  de    Velours. 
La  Louve   :  I. 

—  IL   Yuleniine  de  Rohan. 

Le   Loup   Blanc. 
Le  Mendiant   noir. 
Le   Foisson   d'Or. 
Le   Régiment    des    Géants. 
Les  Fanfarons   du  KoL 
Le  Chevalier  de  Kériuaour    :   I. 

—  II.  La  Bague  de  Chanvre. 
Le  Chevalier  Ténèbre. 

Les  Couteaux   d'or. 

Les  Errants  de  Nuit. 

Fontaines-auv-Perles, 

Les  Parvenus. 

La  Reine  des  Fines    :  I. 

—  II.  Chérie   l 

Les  Compagnons   du    Silence    :    I. 

—  II.  Le  Prince  Corioîo?i%. 

Cae  Histoire  de   Revenants    :   I. 

—  II.  L'Homme  sans  bras. 
Ko&er  Bontemps    :  I. 

—  II.  Le  Rôdeur  gris. 
La  Chasse  au  Roi    :    I. 

—  II.  La  Cavalière. 

Le  Capitaine  Simon.  —  La  Fille  de  l'Emigré. 
La  Quittance  de  Minuit    :   I. 

—  IL  Lea  Libérateurs  de  l'Irlande. 

L'Homme  du   Gax. 
Corbeille   d'Histoire». 
Chouans  et  Bleus. 
La  Belle  Etoile. 

La  Première  aventure  de  Cor  en  tin   Qulmpei. 
Contes   de  Bretagne. 
Romans   enfantins. 
Veillées   de   la   Famille. 
Rollan    Pied-de-F.T. 
Le  Maçon  do  Notre-Dame. 

Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les 
pays,  y  compris  la  yuéde,  la  Norvège,  la  Hollande,  le  Danemark  et  la 
Russie . 


PAUL    FEVAL 


C.  0&*aua&ô  j 


Corbeille 


?o* 


SEULE  EDITION  REVUE  ET  CORRIGEE 


ALBIN      MICHEL,      EDITEUR 
PARIS.    22.    RUE    HUYGHENS,    22.    PARIS 


31 
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911764 


Corbeille     d  '  Histoires 


LA    MER    A    BOIRE 


Pendant  que  je  publiais  mon  premier  livre  chrétien 
(Les  Etapes  d'une  Conversion),  la  bonté  de  Dieu 
inclina  vers  mon  travail  nombre  de  suffrages  illustres. 
Je  n'en  citerai  ici  qu'un  seul  :  le  grand  écrivain  catho- 
lique, notre  maître  à  tous,  Louis  Veuillot,  cédant  au 
mouvement  de  son  cœur,  me  tendit,  dans  une  lettre 
admirablement  émue,  la  main  qui  a  écrit  tant  de  chefs- 
d'œuvre  et  m'appela  son  ami.  Le  post-scriptum  de  la 
lettre  m'ouvrait  avec  une  grâce  charmante  la  partie 
littéraire  de  l'Univers,  dont  l'éminent  directeur  con- 
firma, peu  de  jours  après,  V invitation  de  son  frère. 

J'aurais  voulu  en  profiter  tout  de  suite,  mais  diverses 
circonstances,  entre  autres  la  publication  de  mon  opus- 
cule, intitulé  Jésuites!  mtrent  obstacle  à  mon  empres- 
sement, et  ce  fut  seulement  au  retour  de  mon  voyage 
d'études  au  Mont-Saint-Michel  que  je  pus  adresser  à 


8  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

M.  Eugène  Veuillot  la  légende  qu'on  va  lire  et  qui  tien- 
dra lieu  d' avant-propos  à  notre  nouveau  volume. 

Je  la  donne  ici  telle  qu'elle  fut  insérée  dans  le 
journal  : 

Monsieur  et  cher  directeur, 

Je  viens  d'accomplir  mon  pèlerinage  au  Mont-Saint- 
Michel,  d'où  j'ai  rapporté  beaucoup  de  consolations  et 
un  petit  panier  d'histoires.  Si  vous  voulez,  je  vous  en 
donnerai  le  dessus,  et  cette  lettre  servira  de  préface  à 
mon  livre  au  cas  où  le  petit  panier  vaudrait  assez  pour 
qu'on  en  pût  tirer  un  livre.  Je  l'appellerai  la  Corbeille 
d'Histoires,  quoique  ce  ne  soient  point  des  fleurs. 

C'est  presque  mon  pays,  là-bas,  puisque  toute  la  côte 
bretonne,  de  la  rive  gauche  du  Couesnon  aux  derniers 
écueils  de  la  baie  de  Cancale,  regarde  et  admire  la 
maison  de  l'archange,  debout  comme  une  reine  sur 
son  piédestal  de  merveilles. 

Au  temps  de  ma  jeunesse,  quand  je  courais,  chas- 
seur ou  simple  fantassin,  marchant  pour  marcher  et 
insatiable  de  mouvement,  dans  les  tranquilles  campa- 
gnes d'Ille-et-Vilaine,  je  voyais  de  partout,  entre  Saint- 
Malo  et  Fougères,  l'église  géante  qu'on  me  disait  être 
en  Normandie,  bien  loin,  et  que  je  connaissais  sans 
l'avoir  jamais  approchée.  Ceci  n'est  point  exagéré  : 
j'en  savais  par  cœur  tous  les  détails  si  nettement  que 
l'humble  église  paroissiale  du  bourg  voisin  m'était  à, 
peine  plus  familière. 

Je  devrais  éprouver  quelque  honte  à  le  dire,  je 
n'avais  pas  très  grande  envie  de  la  voir  en  dedans;  il 
me  semblait  que  rien  ne  pouvait  être  comparable  à  ce 
qu'on  en  voyait  de  chez  nous.  Il  m'est  arrivé  parfois, 
en  effet,   depuis  lors,    d'ouvrir  des  écrins  splendides 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  9 

contenant  un  vulgaire  bijou.  Que  mettre  là-dedans  qui 
pût  être  digne  de  l'enveloppe?  et  n'eût-il  pas  fallu,  au 
contraire,  enchâsser  dans  une  grandeur  plus  grande 
la  beauté  de  ce  miraculeux  chef-d'œuvre? 

Vous  voyez  que  j'étais,  il  y  a  longtemps  déjà,  un 
amoureux  de  la  Merveille.  Que  de  fois  j'ai  contemplé 
pendant  des  heures  ces  pierres  que  l'art  a  faites  pré- 
cieuses à  l'égal  de  l'or,  découpant  l'infinie  hardiesse 
de  leurs  profils  sur  le  ciel  clair  des  matinées  d'été!  Je 
l'aimais  au  point  d'en  être  jaloux.  Il  me  paraissait 
fâcheux  et  peu  équitable  que  nous  autres,  gens  de  Bre- 
tagne, nous  la  vissions  toujours  ainsi  sans  la  posséder 
jamais,  et  quand,  au  bout  de  tant  d'années,  j'ai  gravi 
enfin,  dans  l'hiver  de  mes  jours,  avec  une  émotion 
respectueuse,  la  rampe  du  beffroi  dont  les  marches  ont 
l'air  d'escalader  le  mystère  et  la  nuit,  mon  cœur  a 
battu  puissamment,  comme  il  battrait  à  l'aspect  des  rois 
de  mon  enfance  que  je  retrouverais  tout  à  coup  victo- 
rieux et  tutélaires,  assis  au  plus  haut  de  leur  trône, 
après  le  mauvais  rêve  de  toute  ma  vie  qui  les  a  pleures 
en  exil. 

Dans  la  basilique,  ce  fut  un  autre  réveil  ;  j'avais 
encore  plein  les  oreilles,  après  une  journée  de  chemin 
de  fer,  la  clameur  fatigante  et  confuse  de  Paris  qui 
s'amuse,  c'est-à-dire  qui  essaie  avec  découragement  de 
vaincre  l'ennui  monotone  de  son  blasphème,  et  voilà 
que  je  respirais  là,  tout  à  coup,  le  silence  cordial  qui 
tombe  des  siècles  de  vaillance  suspendus  à  ces  voûtes. 
Qu'elle  est  vaste  et  qu'elle  est  profonde  l'éloquence  des 
temps  qui  ne  sont  plus  que  gloire!  Le  chœur  muet 
chantait  l'hymne  qui  s'entend  à  travers  les  âges.  J'é- 
coutais descendre  du  passé  le  long  de  ces  muscles  de 
granit,  tendus  et  ordonnés  comme  les  cordes  d'une 


IO  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

harpe,  ces  harmonies  oubliées  qui  trempaient  jadis 
l'âme  des  peuples  aux  époques  où  les  peuples  bâtis- 
saient leurs  cathédrales  en  marbre  et  leurs  trocadéros 
en  planches;  la  voix  de  la  religion  me  parlait  de  fidélité 
et  de  patrie;  je  me  sentais  ressusciter  au  sein  même  de 
notre  histoire,  que  le  mensonge  du  progrès  a  bafouée, 
et  je  voyais  l'éclair  brandi  par  la  main  de  l'ange  ter- 
rasser les  dragons,  tout  écaillé  de  pasquinades,  dont 
l'horrible  sarcasme  mêle  un  éclat  de  rire  au  hoquet  de 
notre  agonie. 

Et  je  sortis,  après  ma  prière  faite,  sur  la  terrasse  du 
parvis,  pour  voir  du  haut  du  logis  de  Saint-Michel, 
comme  d'un  balcon,- le  pays  d'où  je  regardais  Saint- 
Michel  autrefois.  Ahl  je  la  reconnais  bien  ma  vieille 
Bretagne,  étendant  ses  bras  de  Pontorson  aux  îles. 
Enfant,  je  ne  m'étais  pas  trompé,  c'est  nous,  les  Bre- 
tons, qui  voyons  le  mieux  Saint-Michel,  et  quand 
Saint-Michel  muse  au  sommet  de  ses  tours  pour  regar- 
der la  gloire  de  l'Océan,  sa  ceinture,  c'est  nous  qu'il 
voit,  la  Bretagne  prosternée  à  l'horizon  devant  lui. 

Les  pèlerins,  il  est  vrai,  n'arrivent  que  par  la  Nor- 
mandie, et  par  la  Normandie  seulement  le  Mont  tient 
à  la  terre  ferme;  le  Mont  est  normand  depuis  la  trahi- 
son du  Couesnon,  dont  la  naïade  infidèle  coupa  au 
plus  court  un  soir  de  fatigue  pour  s'endormir  de  meil- 
leure heure  dans  la  mer.  L'abbé  Manet,  le  savant  mo- 
nographe  des  grèves,  dont  mon  enfance  put  recueillir 
encore  la  parole  originale,  si  pleine  de  souvenirs,  sus- 
pectait cette  nymphe  bourbeuse  et  accusait  formelle- 
ment le  rivage  neustrien  d'avoir  soudoyé  sa  fredaine. 
L'abbé  était  un  Celte  entêté  :  il  disait  que  les  fils  de 
Rollon,  si  grands  sur  la  carte  du  monde,  depuis  sur- 
tout qu'ils  s'appellent  des  Anglais,  sont  sujets  à  mettre 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  fil 

en  ligne  de  bataille  des  écus  plus  volontiers  encore  que 
des  soldats,  et  il  proposait  de  chiffrer  par  livres  ster- 
ling, schellings  et  pence,  le  bilan  universel  de  leur 
chevalerie.  Il  rêvait  du  Mont-Saint-Michel  et  n'était  pas 
éloigné  de  s'en  croire  propriétaire;  des  vieilles  gens 
existent  encore  qui  se  souviennent  de  l'avoir  vu  rôder 
tout  alentour,  comme  les  exilés  se  rapprochent  instinc- 
tivement de  la  patrie. 

J'ai  fréquenté,  en  ce  temps-là,  d'autres  historiens  de 
la  royale  abbaye  :  Maximilien  Raoul,  et  surtout  Ful- 
gence  Girard,  le  doux  et  le  modeste,  nourrissant  des 
illusions  enfantines  à  l'endroit  de  la  démocratie,  mais 
si  ardemment  catholique!  En  outre,  mon  frère  aîné, 
champion  déclaré  des  théories  géologiques  de  l'abbé 
Manet,  était  aussi  un  soupirant  de  la  Merveille.  Il 
avait  dans  sa  bibiliothèque,  assez  riche  et  supérieure- 
ment choisie,  trois  monstrueux  cahiers,  extraits  du 
Cartulaire  même,  des  copies  de  dom  Huynes  et  de 
Thomas  Le  Roy,  plus  un  manuscrit  bijou,  contenant 
l'épopée  romane  de  Guillaume  de  Saint-Pair.  Je  pas- 
sais mes  vacances  d'écolier  chez  lui  à  parler  du  Mont- 
Saint-Michel,  avec  les  hommes  et  avec  les  livres.  Je  ne 
sais  pas  si  je  ferai  moi-même  sur  ce  miracle  de  l'art 
chrétien  au  moyen  âge  quelque  chose  qui  mérite  le 
nom  de  livre  (i);  j'en  ai  un  désir  fervent  et  déjà  an- 
cien; c'est  un  peu  une  question  de  force.  J'ai  peur. 

Mais  aujourd'hui,  je  suis  dans  mon  élément,  puis- 
qu'il ne  s'agit  que  d'historiettes.  Et  justement,  le  jour 
de  mon  arrivée  au  Mont,  pendant  que  je  regardais  du 
haut  de  la  terrasse  les  campagnes  de  l'ancien  évêché 
de  Dol,  sillonnées  en  tous  sens  par  mes  promenades 
d'autrefois,  il  me  revint  un  souvenir  très  frappant  de 

(1)  J'ai  achevé  depuis  lors  et  publié  Les  Merveilles  du  Mont- 
Saint-Michel. 


12  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

ce  digne  vieillard,  l'abbé  Manet,  puits  de  science  non 
filtrée,  dont  l'érudition  un  peu  conjecturale,  cadastrait 
tranquillement  le  fond  de  la  mer  de  Cherrueix  à  la 
pointe  de  Carolles  et  de  Tombelaine  aux  îles  Chaussey, 
quand  il  ne  poussait  pas  plus  loin.  Il  possédait  sur  le 
bout  du  doigt  toute  sa  forêt  de  Scissy,  taillis  et  futaies; 
il  ne  voulait  point  qu'on  l'appelât  Quokelunde,  nom 
forgé,  selon  lui,  et  très  mal  forgé  par  les  troubadours. 
Ces  grands  bois  submergés  étaient  bien  vraiment  son 
domaine,  et  il  se  fâchait  quand  quelqu'un  s'y  prome- 
nait en  même  temps  que  lui.  Il  était  sûrement  poète, 
doué  d'une  invention  abondante,  dont  il  amalgamait, 
sans  trop  de  scrupule,  les  produits  avec  l'énorme  masse 
de  choses  qu'il  avait  trouvées,  soit  dans  les  parche 
mins,  soit  en  fouillant  la  tradition  populaire.  Il  écrï 
{  vait  à  la  toise,  c'est  certain,  et  d'un  style  diffus,  comme 
1  presque  tous  les  gens  atteints  de  cette  cholérine  chro- 
nique, la  funeste  «  facilité  »;  on  le  lisait  avec  quelque 
peine,  mais  j'ai  connu  peu  d'hommes  plus  charmants 
à  suivre  quand  il  se  lançait,  la  bride  sur  le  cou,  dans 
les  vagabondages  de  sa  dissertation  parlée.  Comme  iï 
savait  tout  et  qu'il  imaginait  le  reste,  jamais  je  ne  l'ai 
vu  manquer  de  quelque  légende  gracieuse  ou  tou- 
chante pour  renouer  son  écheveau,  si  le  fil  s'en  rom- 
pait. 

Je  lui  ai  déjà  emprunté  bien  des  récits  épars  dans 
mes  romans.  Celui  qui  va  suivre  a  été  dit  par  moi, 
voici  tout  au  plus  deux  semaines,  aux  bons  Pères  du 
Mont-Saint-Michel,  sur  leur  terrasse,  à  l'heure  de  la 
récréation,  pendant  que  je  leur  montrais  à  perte  de  vue 
le  coin  du  pays  breton  où  le  cher  vieux  prêtre,  chemi- 
nant avnc  ses  cheveux  gris  au  vent,  nous  avait  raconté 
la  même  histoire. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l3 

Nous  allions  à  pied  le  long  de  la  digue  de  Dol,  lui, 
mon  frère  et  moi,  et  il  était  en  train  de  nous  prouver 
jusqu'à  l'évidence,  qu'au  temps  de  l'enfance  de  saint 
Aubert,  l'illustre  fondateur  du  premier  sanctuaire  de 
Saint-Michel,  la  forêt  de  Chezé  (Scissy),  avait  eu  déjà 
plusieurs  lieues  carrées  de  ses  coupes  envahies  par  la 
mer,  qui  prenait  goût  à  dévorer  les  côtes  de  la  Bre- 
tagne et  de  la  Normandie. 

—  C'était,  nous  disait-il,  le  commencement  d'un  de 
ces  flux  séculaires  qui  déplacent  périodiquement  çà  et 
là  les  bornes  des  Océans.  Il  semblerait  qu'aujourd'hui 
cette  marée  se  retire  avec  lenteur.  Vous  voyez  déjà  des 
chaumes  et  des  pommiers  dans  nos  plaines  de  Dol,  où 
les  vaisseaux  jetaient  l'ancre  sous  Philippe-Auguste. 
Nos  neveux  iront  sans  doute  à  pied  sec  à  Jersey,  comme 
l'ont  fait  jadis  leurs  ancêtres.  On  s'en  étonnera,  mais 
c'est  tout  naturel. 

Le  Mont-Saint-Michel  était  alors  en  plein  bois,  Tom- 
belaine  aussi,  et  à  deux  lieues  en  avant  de  Caroles,  il 
y  avait,  à  la  place  où  roule  maintenant  la  grande  mer, 
deux  tumbles  ou  tumuli  presque  semblables  à  Tombe- 
laine  et  au  Mont,  bien  boisés  comme  eux  de  beaux 
chênes  alentour,  et  qui  se  nommaient  le  Tumble  et 
le  Petit-Tumble.  On  avait  vu  là  des  druides  et  des  prê- 
tresses, puis  des  anachorètes;  pour  le  moment,  il  n'y 
avait  plus  rien,  parce  que  la  mer  gagnait  visiblement 
et  qu'elle  faisait  déjà  le  tour  des  deux  Tumbles,  en 
marée.  Les  derniers  habitants  étaient  deux  pêcheurs 
qui  répugnaient  à  s'en  aller  à  cause  du  grain  consi- 
dérable qu'ils  faisaient,  affranchis  de  toute  concur- 
rence, rien  qu'à  piquer  leurs  mailles,  à  marée  basse, 
au  pied  du  Petit-Tumble  où  ils  demeuraient. 

Ils  étaient  veufs  tous  les  deux  et  avaient  chacun  un 


lll  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

petit  enfant.  L'un  s'appelait  Paul  et  l'autre  Pierre, 
depuis  que  l'ermite  les  avait  baptisés.  Ils  n'étaient 
méchants  ni  l'un  ni  l'autre;  mais,  tandis  que  Paul  fai- 
sait son  dur  métier  avec  résignation,  Pierre  se  plaignait 
du  soleil  brûlant  et  de  la  pluie  froide.  Son  désir  était 
d'amasser  vite  un  gros  sac  d'écus  pour  fuir  les  périls 
de  la  mer  et  s'en  aller  en  terre  ferme,  avec  ceux  des 
villes,  jouir  du  plaisir  qui  passe. 

Cependant  l'eau  gagnait  tous  les  jours  un  peu  de  ce 
que  la  terre  perdait;  à  la  place  de  la  riante  vallée, 
plantée  de  grands  chênes,  qui  séparait  naguère  les  deux 
Tumbles,  c'était  une  grève  que  les  marées  couvraient 
et  dont  les  sables,  desséchés  par  le  soleil  durant  la 
morte-eau,  se  soulevaient  en  tourbillons  dès  que  le  vent 
d'ouest  soufflait.  La  côte  semblait  s'éloigner  peu  à  peu 
et  l'espace  grandir  entre  les  deux  monts  voisins,  qui 
n'étaient  plus  que  de  pauvres  îlots  de  verdure  au  milieu 
des  tangues  arides;  et  encore  à  chaque  poussée  de 
pleine  ou  de  nouvelle  lune,  un  rang,  deux  rangs,  trois 
rangs  de  grands  arbres  se  déracinaient,  emportés  par 
le  flot. 

Paul  et  Pierre  avaient  été  obligés  déjà  plusieurs  fois 
de  remonter  leurs  cabanes.  Paul  voulait  partir,  mais 
Pierre  s'y  refusait  parce  que  la  pêche  allait  à  miracle. 
Tous  les  mois,  les  marchands  de  Saint-Pair  (lieu  où 
Granville  fut  bâtie  depuis)  venaient  en  bateau  prendre 
leur  poisson  salé  et  laissaient  de  bon  argent  en  échange, 
avec  de  la  viande  et  du  pain.  Pierre  disait  en  comptant 
son  pécule  : 

—  Nous  avons  le  temps  devant  nous. 

Et  Paul  cédait,  parce  qu'il  croyait  bien  aussi  que 
jamais  l'eau  ne  démolirait  un  si  solide  amas  de  pierre 
et  de  terre. 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  l5 

Il  arriva  que  le  dernier  ermite  du  grand  Tumble, 
qui  avait  cherché  refuge  devers  Carolles  dès  longtemps, 
vint  voir  un  jour  ceux  qu'il  avait  baptisés  et  fut  étonné 
du  changement  qui  s'était  fait  autour  d'eux. 

—  C'est  tenter  Dieu  que  de  rester  en  pareil  danger, 
leur  dit-il;  prenez  ce  qui  est  à  vous,  mettez  vos  inno- 
cents sur  vos  épaules  et  venez-vous-en  avec  moi. 

Paul  voulait  bien,  Pierre  résista  encore,  et  l'ermite 
s'en  fut  tout  seul;  mais  le  lendemain,  la  grande  marée 
emporta  les  deux  cabanes.  Pour  le  coup,  Pierre  eut 
peur,  et  ce  fut  lui  qui  dit  : 

—  Partons! 

Et  l'on  se  mit  à  faire  les  paquets  tout  de  suite. 

Ce  n'est  pas  qu'ils  eussent  de  grands  biens,  mais 
Pierre  fut  du  temps  à  plier  bagages,  parce  qu'il  n'en- 
tendait rien  abandonner.  Il  voulait  emporter  tout,  jus- 
qu'à sa  cruche  et  à  son  restant  de  sel. 

Le  soleil  était  déjà  haut  quand  ils  se  mirent  en  route, 
ayant  chacun  leur  petit  sur  le  dos,  un  sac  d'argent 
d'une  main,  un  bâton  de  l'autre,  et  Pierre,  en  plus, 
chargé  comme  un  mulet  de'-  tous  ses  ustensiles  de 
ménage.  Le  moment  était  favorable  :  la  mer  avait  fui 
si  loin  qu'on  ne  la  voyait  seulement  plus. 

Au  bout  de  quelques  pas,  Pierre  dit  à  Paul  : 

—  Tu  vas  trop  vite.  Pourquoi  tant  nous  presser? 
Deux  lieues,  ce  n'est  pas  la  mer  à  boire I 

—  Deux  lieues  de  forêt,  c'est  juste,  répondit  Paul; 
mais  deux  lieues  de  grèves!  Ecoute,  tu  es  trop  chargé, 
tes  pieds  enfoncent. 

—  Bah!  bah!  fit  Pierre.  Le  fait  est  que  la  route  n'est 
pas  bonne;  la  tangue  tremble  comme  si  c'était  une 
croûte  au-dessus  d'une  grande  cave;  mais  j'ai  le  jarret 


l6  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

solide  et  le  cœur  content,  car  nous  allons  mener  brave 
vie  avec  notre  argent  là-bas. 

Et  il  répéta  joyeusement  :  «  Ce  n'est  pas  la  mer  à 
boire!  »  puis  se  mit  à  chanter. 

On  marcha  un  quart  d'heure  encore.  Pierre  ne  chan- 
tait déjà  plus.  Il  déposa  son  sac  d'argent  sur  le  sable 
pour  s'essuyer  le  front,  et  dit  avec  un  soupir  : 

—  La  côte  a  l'air  de  s'éloigner  de  nous  à  mesure  que 
nous  allons. 

—  Avançons,  répondit  Paul,  la  mer  est  loin  encore, 
mais  elle  monte,  car  je  l'entends  ronfler. 

Ils  se  retournèrent  pour  mesurer  la  route  parcourue, 
et  ils  virent  les  deux  Tumbles  comme  deux  petits  bou- 
quets de  bois  au  milieu  des  sables  énormes.  Le  soleil 
était  de  feu  sur  leurs  têtes,  et,  pour  s'être  arrêté  seule- 
ment une  minute,  Pierre  avait  de  la  tangue  jusque 
par-dessus  les  chevilles  de  ses  pieds. 

—  Marche!  lui  cria  Paul,  qui  l'avait  devancé. 

—  Tu  ne  te  fais  pas  idée,  répliqua  Pierre,  comme 
mon  petit  est  lourd! 

—  Le  tien  pas  plus  que  le  mien.  Marche! 

Pierre  marcha.  En  marchant,  et  pour  s'alléger,  il 
lâchait  de  temps  en  temps  quelque  bribe  de  son  bien. 
Ce  fut  d'abord  sa  marmite,  puis  un  ustensile  de  pêche, 
puis  un  vêtement  de  rechange;  mais  il  avait  voulu  trop 
porter  au  début,  et  la  fatigue  le  tenait.  On  ne  voyait 
point  encore  la  mer,  mais  on  l'entendait  de  mieux  en 
mieux,  et  le  vent  se  levait.  Paul  dit  : 

—  Voilà  un  vent  qui  est  bien  tourné  pour  rafraîchir 
nos  fronts;  cependant,  hâtons-nous.  Ce  vent  est  mau- 
vais aussi,  puisqu'il  nous  annonce  le  flot. 

—  Mon  frère,  repartit  Pierre,  déjà  loin  par  derrière, 
attends-moi;  je  suis  bien  las! 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  17 

Il  avait  tout  jeté  petit  à  petit,  sauf  l'argent  et  l'en- 
fant. Paul  l'attendit.  Lui  aussi  avait  de  la  sueur  aux 
tempes.  C'était  un  rude  chemin,  où  les  pieds  enfon- 
çaient à  chaque  pas.  Quand  Paul  et  Pierre  se  rejoigni- 
rent, ils  regardèrent  encore  derrière  eux.  Entre  les  deux 
Tumbles,  la  marée  arrivait,  brillante  comme  un  mi- 
roir, sous  les  rayons  de  midi. 

—  Il  faut  courir,  dit  Pierre  le  premier,  mais  cet 
enfant  m'écrase! 

Et  il  jeta  l'enfant  pour  prendre  sa  course.  Le  petit 
s'éveilla  par  sa  chute  et  tendit  ses  bras  en  pleurant. 
Paul,  qui  venait  le  second,  courant  aussi  (car  il  ne 
s'agissait  plus  de  tarder,  la  marée  glissait  au  soleil 
comme  une  lame  de  cristal  sur  le  gris  mat  et  onde  des 
grèves),  ramassa  l'enfant  de  Pierre  sans  s'arrêter. 

Comme  il  continuait  de  courir,  il  crut  entendre  une 
voix  qui  disait  à  son  compagnon,  séparé  de  lui  par 
une  cinquantaine  de  pas  :  C'est  la  mer  à  boire! 

Il  regarda  de  tous  ses  yeux  et  ne  vit  personne;  seule- 
ment, un  bruit  se  fit,  comme  si  le  pas  d'un  cheval  au 
petit  trot  frappait  le  sol,  mais  de  cheval',  point. 

Paul  portait  donc  à  ce  moment-là  les  deux  enfants 
et  le  sac  où  était  son  argent.  Pierre,  lui,  n'avait  que 
son  argent,  et  il  courait  bien  depuis  que  rien  ne  le 
gênait.  Paul,  accablé  de  sa  triple  charge,  avait  peine 
à  le  suivre. 

—  Fais  comme  moi,  lui  cria  Pierre,  débarrasse-toi I 

—  Vraiment,  oui!  répliqua  Paul.  Tu  as  raison,  je 
vais  suivre  ton  conseil.  Mais  si  nous  trottons,  la  mer 
galope,  m'est  avis  que  nous  avons  plus  besoin  de 
bonnes  œuvres  que  d'écus! 

Et  il  lâcha  son  sac,  où  l'argent  sonna  en  tombant. 
Pierre  l'entendit. 


l8  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

—  Me  le  donnes-tu?  s'écria-t-il  en  revenant  sur  ses 
pas,  sans  craindre  sa  peine  cette  fois. 

—  Que  Dieu  ait  pitié  de  nous!  répondit  Paul.  Je  te 
le  donne,  et  me  voilà  qui  ai  deux  fils  :  le  tien  et  le 
mien. 

—  Marché  fait,  dit  Pierre  en  s'emparant  du  sac 
tombé. 

Et  ils  allèrent  désormais  en  silence  du  plus  vite  qu'ils 
pouvaient,  car,  pour  le  coup,  le  flot  les  gagnait;  ils 
allaient,  Pierre  avec  les  deux  sacs,  Paul  avec  les  deux 
enfants. 

Et  entre  eux,  à  1- improviste,  ils  virent  qu'un  beau 
jeune  homme,  revêtu  d'une  cuirasse  dont  les  mailles 
étaient  d'or,  chevauchait.  Naguère,  ils  avaient  entendu 
le  pas  du  cheval  invisible  frapper  le  sable,  et  c'était 
bien  sûr  le  beau  jeune  homme,  invisible  aussi,  qui 
avait  dit  dans  le  vent  :  «  C'est  la  mer  à  boire!  » 

Pierre  et  Paul,  qui  sentaient  déjà  le  flot  monter  sous 
leurs  pieds,  s'écrièrent  en  même  temps: 

—  Puissant!  tirez-nous  de  peine! 

Sans  être  sorcier,  on  pouvait  reconnaître  ce  jeune 
homme-là  pour  un  ange,  quoiqu'il  n'eût  point  ses  ailes 
avec  lui. 

A  ce  sujet,  voici  ce  qui  se  raconte  de  l'autre  côté  du 
Couesnon.  L'archange  saint  Michel  caressait  dès  ce 
temps-là  l'idée  d'avoir'un  sanctuaire  dédié  à  son  glo- 
rieux nom  sur  les  rivages  qui  regardent  la  Bretagne, 
et  il  parcourait  tout  uniment  la  côte,  ce  jour-là,  pour 
en  choisir  l'emplacement.  Il  avait  penché  un  instant 
pour  les  deux  Tumbles,  plantés  devant  l'éperon  de 
Carolles,  mais  quand  il  les  vit  si  près  d'être  noyés,  il 
chercha  plus  loin,  et  il  était  en  route  pour  l'autre 
Tumble,  le  grand,  le  glorieux,  celui  qui  devait  être  le 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  ig 

Mont-Saint-Michel  et  que  vous  voyez  d'ici  ombrager 
de  sa  Merveille,  unique  au  monde,  l'humble  chapelle 
de  son  bienheureux  fondateur,  saint  Aubert. 

Le  jeune  guerrier  chemina  quelques  instants  entre 
les  deux  pauvres  malheureux,  dont  la  dernière  heure 
s'écoulait  dans  ce  grand  éblouissement  du  ciel  et  de  la 
mer  :  le  soleil  sur  leur  tête  au  ciel,  le  soleil  sous  leurs 
pieds  dans  le  flot,  miroir  mortel,  et  le  soleil  encore 
dans  les  mille  facettes  de  la  cotte  de  mailles  de  l'ar- 
change. Ils  chancelèrent  bien  des  fois  avant  de  tomber. 
Ils  tombèrent  enfin  et  l'eau  les  couvrit  : 

—  Puissant!  tirez-nous  du  péril  de  la  mer! 

Jamais  on  ne  l'implore  en  vain.  L'ange  de  Dieu  se 
pencha  pour  prendre  d'une  main  le  manteau  de  Paul, 
de  l'autre  le  manteau  de  Piere,  qui  flottaient  à  l'endroit 
où  les  deux  compagnons  avaient  disparu. 

L'ange  était  fort.  Sa  main  droite  ramena  Paul  avec 
les  deux  enfants  qu'il  tenait  dans  ses  bras,  et  il  les  mit 
devant  lui,  à  l'abri;  mais  sa  main  gauche  n'attira  que 
le  pan  déchiré  du  manteau  de  Pierre,  que  le  poids  des 
deux  sacs  d'argent  retint  au  fond  de  la  mer. 

C'était  la  MER  A  BOIRE. 

Le  cheval  du  guerrier,  s'élevant  tout  à  coup  au-des- 
sus du  Ilot,  galopa  vers  le  rivage,  en  effleurant  à  peine 
dans  sa  course  les  diamants  qui  sont  à  la  crête  des 
vagues.  Le  guerrier  atteignit  ainsi  ce  qui  restait  de  la 
forêt  et  continua  de  chercher  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
trouvé  les  deux  autres  Tumbles,  qui  sont  en  avant  de 
la  ville  d'Avranches,  à  savoir  le  petit  mont  Tumbclène 
et  le  grand  Mont  promis  à  cette  gloire  de  porter  le 
nom  de  t'Epée  du  Seigneur.  Là  s'arrêta  le  voyage  de 
l'archange. 


20  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

Et  l'archange  dit  : 

—  C'est  ici  le  Mont-Saint-Michel,  que  je  trouve  au 
milieu  des  forêts  et  que  je  mettrai  au  milieu  des  grè- 
ves. Si  Dieu  le  veut,  par  l'intercession  de  sa  Mère 
Immaculée,  j'élèverai  sur  ce  rocher  une  basilique,  où 
mon  glaive,  flamboyant  à  la  droite  de  l'autel,  jusqu'à 
la  fin  des  jours,  protégera  le  pieux  pays  de  France 
sur  la  terre  et  sur  la  mer. 

Il  y  eut,  pour  entendre  cela,  Paul  le  pêcheur,  son 
petit  enfant  et  l'orphelin  qu'il  avait  acheté  de  Pierre. 
Le  fondateur  prédestiné,  Àubert,  vivait  bien  près  de  là, 
en  la  seigneurie  de  Genest,  mais  ne  connaissait  pas 
encore  la  vocation  qui  devait  illustrer  sa  vie.  Elle  ne 
se  fit  point  attendre,  car,  avant  de  mourir,  Paul  tra- 
vailla aux  murailles  de  la  collégiale,  et  ses  enfants, 
prêtres  tous  les  deux,  chantèrent  la  messe  dans  le  pre- 
mier sanctuaire  consacré  à  l'archange  saint  Michel,  en 
l'an  710,  par  le  bienheureux  évêque  d'Avranches,  saint 
Aubert. 


L  OISANGE 


Voyage  en  petite  vitesse.  —  Les  pèlerins  bretons.  —  Rencontre  de 
mademoiselle  Lily.  — La  Légende  du  Pontohêne.  —  Histoire  de 
Louison-Louisette.  —  Les  grandes  ailes  d'or. 


On  se  rend  au  Mont-Saint-Michel  par  la  ligne  de 
Paris  à  Brest  en  faisant  coude  à  Vitré,  respectable  petite 
ville  bretonne  que  Mme  la  marquise  de  Sévigné  a 
illustrée  rien  qu'en  y  venant  toucher  les  fermages  de 
sa  terre  des  Rochers.  Vous  figurez-vous  la  cataracte 
d'épithètes  étonnées  qui  eût  jailli  de  sa  plume  si,  au 
lieu  d'apprendre  seulement  la  tardive  folie  de  Made- 
moiselle, Sévigné  avait  vu  un  jour,  de  ses  yeux,  pas- 
ser sous  sa  fenêtre,  en  foudre,  ce  monstrueux  dragon 
qui  s'appelle  un  train  express,  et  respiré  la  noire 
haleine  qu'il  vomit,  et  entendu  le  terrible  râle  de  ses 
poumons?  Te  bel  étang  de  Paintourteau,  qui  baignait 


22  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

les  domaines  de  la  tout  aimable  marquise,  mis  à  sec  et 
rempli  d'adjectifs,  n'aurait  point  fourni  de  quoi  pein- 
dre, cette  fois,  ses  légitimes  stupeurs. 

Son  carrosse  roulait,  dit-on,  une  semaine  entière 
pour  venir  de  Versailles  aux  Rochers,  mais  la  délicate 
et  chère  causerie  abrégeait  la  route;  nous  autres,  nous 
ne  mettons  plus  que  six  heures  pour  faire  le  même 
trajet,  et  nous  arrivons  abêtis  par  la  fatigue  et  l'ennui. 
Dans  nos  prisons  capitonnées,  véritables  obus  où  l'on 
s'enferme  pour  être  bombardé  de  ville  à  ville,  le  silence 
est  un  bienfait;  toute  voix  qui  s'y  élève  dénonce  la 
présence  d'un  politiqueur  intempérant,  à  moins  qu'elle 
n'inaugure  l'effrontée  bavarderie  des  sans-gêne  noma- 
des, pourvus  de  vivres  alliacés  et  ouvrant  d'heure  en 
heure  à  des  appétits  toujours  en  train  leurs  garde- 
manger  qui  recèlent  l'asphyxie. 

En  quittant  Paris,  je  croyais  trouver  dans  mon  com- 
partiment encombré  les  cinquante  mille  visiteurs  quo- 
tidiens de  l'Exposition  du  Champ-de-Mars,  encore 
frémissants  d'enthousiasme  et  prêts  à  pourfendre  les 
malintentionnés  qui  ne  placent  pas  les  deux  tuyaux  de 
poêle  du  Trocadéro  au-dessus  des  tours  de  Notre-Dame; 
mais  l'Exposition  n'était  pas  là  :  je  ne  sais  pas  com- 
ment elle  s'en  va.  Comment  elle  vient,  je  l'ignore 
aussi,  car,  à  mon  retour,  je  ne  l'ai  pas  non  plus  ren- 
contrée. Mes  rares  compagnons  de  voyage  l'avaient 
peut-être  trop  vue  et  s'étaient  donné  le  mot  pour  n'en 
parler  point. 

A  quelque  200  kilomètres  de  Paris,  au  Mans,  notre 
wagon  fut  tout  à  coup  envahi  par  une  troupe  d'enfants 
joyeux,  qui  sortaient  de  la  distribution  des  prix  des 
Pères  jésuites  et  s'envolaient  en  vacances.  Que  de  gibier 
tué  en  espérance,  que  de  poissons  prisl  Chacun  d'eux, 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  2  3 

l'année  précédente,  avait  dépeuplé  sa  terre  natale  de 
truites,  de  lièvres  et  de  perdrix,  et,  quoiqu'il  n'en 
restât  plus  du  tout,  le  gai  bataillon  se  promettait  un 
massacre  encore  plus  abondant  cette  année. 

Ces  enfants  étaient  bons  et  ils  étaient  enfants,  ce  qui 
devient  rare.  A  Vitré,  je  me  séparai  d'eux,  non  sans 
regret,  pour  chercher,  à  la  sueur  de  mon  front,  ce 
qu'on  appelle  pompeusement  «  la  gare  »  de  Fougères. 
C'est  un  vrai  monument  d'intérêt  local,  bâti  pour  un 
chemin  de  fer  en  pantoufles,  sans  façon,  à  la  bonne 
franquette.  On  mettrait  deux  fois  la  «  salle  d'attente  » 
dans  une  de  nos  baraques  d'omnibus.  Cela  va  tout  de 
même,  cahin  caha;  une  fois  lancée,  la  chose  trottine 
sur  une  étroite  voie  qui  trace  des  paraphes  dans  un 
pays  charmant,  en  plein  champ,  au  milieu  des  haies, 
dont  les  branches  fleuries  caressent  les  voitures.  On 
pourrait  cueillir  un  bouquet  de  chèvrefeuille  par  les 
portières. 

Le  train  s'arrête  partout  avec  plaisir  et  boit  un  coup 
à  chaque  arrêt,  comme  les  anciens  conducteurs  de  dili- 
gences; je  crois  même  qu'il  revient  sur  ses  pas  pour 
ramasser  les  voyageurs  attardés;  les  vaches  riveraines 
se  mettent  au  balcon  sur  les  talus  et  les  regardent 
passer  avec  leurs  gros  yeux  bienveillants;  il  est  du  pays 
tout  à  fait  et  même  de  la  paroisse;  c'est  le  coche  de  nos 
pères  auquel  on  a  attelé  la  vapeur. 

En  franchissant  le  premier  tunnel,  car  il  y  a  des  tun- 
nels, en  raccourci  comme  tout  le  reste,  j'entendis  des 
voix  allègres  s'élever,  et  un  chant  retentit  qui  me  sem- 
bla être  un  cantique.  Comme  j'étais  seul,  je  ne  pus 
m'informer,  mais  je  devinai  que  nous  emportions  un 
pèlerinage.  A  la  station  suivante,  je  descendis  (on  a 
toujours  le  temps  sur  cette  route-là)  et  je  me  promenai 


l!\  CORBEILLE    «'HISTOIRES 

le  long  des  wagons,  dont  deux  étaient  pleins  et  remar- 
quablement animés.  L'un  était  de  troisième  classe, 
l'autre  de  seconde.  Ce  dernier  contenait  quelques 
dames,  beaucoup  de  paysannes,  et,  dans  l'un  de  ses 
compartiments,  d'où  s'échappait  le  bruit  d'une  conver- 
sation bien  nourrie,  je  vis  un  chapeau  à  fleurs,  des 
coiffes,  une  soutane,  un  uniforme  et  une  tête  d'enfant, 
toute  rayonnante  de  cheveux  blonds.  Elle  était  jolie 
comme  un  cœur,  cette  petite  fille,  et  le  commandant 
de  chasseurs  qui  la  tenait  sur  ses  genoux  avait  une 
franche  et  brave  figure  de  soldat.  Au  moment  où  je 
passais,  cherchant  à  voir  le  profil  du  prêtre  qui  avait 
le  dos  tourné  à  la  portière,  la  petite  fille  demanda,  en 
zézeyant,  comme  les  enfants  gâtés  : 

—  Est-ce  qu'on  va  voir  l'Oisanze? 

—  Sûrement,  répondit  sa  mère,  si  tu  es  sage. 

—  Mademoiselle  Lily,  dit  le  prêtre,  tu  fatigues  le 
commandant,  viens  avec  moi. 

—  D'abord,  répliqua  l'enfant,  tonton  François  est 
content  de  m' avoir,  pas  vrai,  parrain?  Ensuite,  je  ne 
veux  pas  aller  avec  toi,  monsieur  le  recteur,  parce  que 
tu  ne  crois  jamais  aux  histoires. 

Entre  Vitré  et  Fougères,  tonton  veut  dire  mon  oncle 
et  recteur  signifie  curé.  Le  commandant  mit  son  bras 
autour  du  cou  de  mademoiselle  Lily  comme  pour  pro- 
tester contre  l'insinuation  du  cure  qui  eut  un  bon  sou- 
rire et  dit  : 

—  Que  tu  sois  sage  ou  non,  Lily,  la  rivière,  tu  la 
verras,  parce  qu'elle  ne  change  pas  de  place;  mais  le 
bel  oiseau  de  toutes  couleurs  et  l'ange  d'or,  je  n'en 
réponds  pas,  car  je  passe  ici  bien  souvent  et  je  ne  les 
ai  pas  encore  vus.  D'ailleurs,  le  joli  ruisseau,  tributaire 
du   Couesnon,    dont   le   nom,    mal   prononcé,    semble 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  25 

avoir  fourni  la  légende,  ne  s'est  jamais  appelé  l'Oi- 
sange,  mais  bien  l'Oysance  avec  un  y. 

—  Tu  vois  bien!  s'écria  Lily  sérieusement  chagri- 
née, que  tu  ne  te  corrigeras  jamais  1 

Et  de  fait,  tonton  recteur  avait  prononcé  son  dis- 
cours de  ce  ton  précis,  net  et  légèrement  doctoral 
particulier  aux  personnes  qui  ne  croient  pas  aux  «  his- 
toires »,  ou  du  moins  qui  demandent  aux  récits 
légendaires  de  nos  campagnes  une  précision,  une 
authenticité  que  ces  traditions  naïves  ne  peuvent  assu- 
rément avoir.  J'étais  déjà  de  l'avis  de  mademoiselle 
Lily  contre  lui,  quand  il  se  retourna  par  hasard,  me 
montrant  la  figure  connue  d'un  vieux  et  cher  ami  de 
ma  famille  bretonne.  Nous  nous  appelâmes  en  même 
temps  par  nos  noms.  IL  se  trouvait  là  au  milieu  des 
siens,  ayant  été  nommé  curé  dans  sa  ville  natale,  gros 
bourg  voisin  de  la  Normandie. 

La  mère  de  mademoiselle  Lily  était  sa  sœur  et  le 
commandant,  tonton  François,  était  son  frère.  On 
m'offrit  l'hospitalité  dans  le  wagon  quoiqu'il  fût  plein, 
et  j'acceptai  quoique  le  mien  fût  vide,  ce  qui  est  le 
comble  du  mérite  pour  un  wagon,  à  condition  qu'on 
me  dirait  par  le  menu  l'histoire  de  l'Oisange  et  que 
mon  respectable  ami  le  curé  s'abstiendrait,  au  cours 
du  récit,  de  toute  objection  étymologique,  critique  ou 
sceptique.  Ne  vous  étonnez  pas  si  nous  prenions  nos 
arrangements  à  notre  aise  :  le  train  de  Vitré  au  Mont- 
Saint-Michel  ne  se  presse  jamais. 

J'eus  le  temps  d'être  présenté  en  détail  à  toute  la 
famille  :  trois  dames,  deux  messieurs,  deux  fermières 
favorites  et  l'enfant.  Le  train  n'avait  pas  encore 
démarré  que  l'histoire  était  déjà  commencée.  Le  com- 
mandant avait  dit  à  sa  filleule  :  «  Pars  du  pied  gau- 


2 6  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

che,  mademoiselle  Lily!  »  et  la  charmante  petite  fille, 
les  mains  croisées  sur  ses  genoux,  le  regard  braqué  sur 
moi  bien  en  face,  un  peu  de  rose  au  front,  mais  pas 
plus  déconcertée  que  si  elle  eût  dit  sa  prière,  était 
partie. 

—  Il  y  avait  donc  la  petite  Louison,  me  dit  made- 
moiselle Lily,  car  c'est  pour  toi,  monsieur,  l'histoire; 
tout  le  monde  de  chez  nous  le  sait  bien.  Le  papa  de 
Louison  avait  nom  Toine  et  tirait  de  la  tangue  pour 
engrais  devers  Pontorson  de  Normandie;  sa  maman 
était  Toinette  à  la  hotte,  qui  allait  pêcher  des  coques, 
jambes  nues,  jusque  sous  le  Mont.  Nous  autres,  on  y 
va  aujourd'hui  au  Mont,  mais  c'est  par  pèlerinage  pro- 
mis, pour  que  saint  Michel  archange  reçoive  mon 
grand  frère  à  l'examen  de  Saint-Cyr,  et  bonne  santé 
avoir  tout  le  monde  à  la  maison. 

Voilà  que  le  papa  Toine,  avec  le  temps,  devint  vieux, 
vieux,  et  la  maman  Toinette  vieille,  vielle,  et  ne  purent 
plus  aller.  On  vendit  la  brouette  à  tangue.  La  hotte 
qu'on  ne  pouvait  vendre  pourrit  dans  le  coin  où  le 
croc  se  rouillait.  Il  n'y  avait  plus  que  Louison  pour 
travailler;  elle  gagnait  cinq  sous  par  jour  à  brocher 
(tricoter)  des  gilets  de  laine.  Â  trois  on  ne  mange  pas 
gras  avec  cinq  sous,  non,  et  il  est  défendu  de  tricoter 
le  dimanche. 

Louison  avait  quinze  ans  bientôt,  qui  est  l'âge  d'en- 
trer en  place  quand  on  est  pour  servir.  Elle  était  jolie 
tout  à  fait,  et  vous  n'auriez  jamais  dit,  à  la  voir  si  rose, 
que  souvent,  ah!  souvent,  elle  jeûnait. 

La  papa  Toine  et  la  maman  Toinette  l'aimaient  plus 
que  la  prunelle  de  leurs  yeux,  et  pourtant,  par  un  soir 
qu'elle  s'était  endormie  sur  son  tricot,  le  bonhomme 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  27 

se  mit  à  soupirer  si  gros,    que  la  bonne  femme  en 
pleura  et  lui  dit  : 

—  Toine,  mon  mari,  je  sais  de  quoi  tu  penses. 

—  Ah!  oui,  vraiment,  tu  le  sais,  not'  femme,  répon- 
dit le  papa,  puisque  tu  pleures... 

Elle  était  si  gentille,  mademoiselle  Lily,  en  débitant 
cela  d'une  voix  clairette  comme  un  son  d'or  qui  tinte, 
que  le  commandant  François  l'attira  brusquement 
contre  sa  poitrine  et  baisa  ses  cheveux.  Je  crus  voir 
une  larme  dans  le  sourire  du  brave  soldat.  Mon  ami 
le  curé  me  dit  à  l'oreille  : 

—  Le  pèlerinage,  c'est  pour  elle. 

La  mère,  une  bonne  dame  entre  deux  âges,  à  la 
physionomie  simple  et  douce,  regardait  l'enfant  d'un 
air  attendri.  Je  remarquai  alors  que  mademoiselle  Lily, 
rayonnante  de  fraîcheur  au  premier  aspect,  avait  un 
cercle  d'ombre  autour  de  ses  yeux  rieurs  et  deux  taches 
d'incarnat  plus  vif  aux  pommettes  de  ses  joues,  frap- 
pées comme  des  pommes  d'api.  Elle  ne  s'était  point 
arrêtée  et  poursuivait,  ravie  de  l'attention  que  je  lui 
prêtais  : 

—  Voilà  donc  qui  est  comme  ça  :  c'est  vrai  que  les 
pauvres  vieux  avaient  la  même  idée,  qui  était  d'en- 
voyer Louison  en  ville  pour  gagner  sa  vie  et  aider 
leurs  derniers  jours. 

—  Alors,  dit  la  maman,  que  son  cœur  étouffait, 
parle  avec  elle,  mon  Toine. 

—  Non  fait,  répondit  le  papa,  c'est  à  toi  à  lui  dire 
la  chose. 

—  Tu  es  le  père! 

—  Tu  es  la  mère! 

—  Jamais  je  n'aurai  le  courage! 

—  Et  moi,  donc! 


28  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

De  fil  en  aiguille  personne  ne  voulut  céder.  C'était 
trop  difficile.  Quand  j'aurai  mes  quinze  ans,  s'il  fallait 
me  mettre  à  m'en  aller  jamais,  tu  ne  pourrais  me  dire  : 
Va-t'en,  pas  vrai,  mère?  (Elle  eut  un  baiser.)  Si  bien 
que  les  deux  vieux  s'endormirent  sans  avoir  parlé. 

La  nuit,  ils  s'éveillèrent  plus  d'une  fois  par  le  cha- 
grin qu'ils  avaient,  et  ils  crurent  entendre  qu'on  san- 
glotait dans  la  cabane;  mais  le  mari  pensa  que  c'était 
sa  femme,  et  la  femme  que  c'était  son  mari. 

Quand  ils  se  levèrent  au  jour,  ils  trouvèrent  Louison 
tout  habillée  dans  ses  habits  du  dimanche  et  portant 
un  paquet  au  bout  d'un  petit  bâton,  comme  font  les 
jeunes  gars  qui  partent  pour  leur  tour  de  France.  Elle 
souriait  bien  doucement. 

—  A  vous  revoir  mieux  portants,  mon  père  et  ma 
mère,  dit-elle,  je  vous  prie  de  me  donner  votre  béné- 
diction. 

Et  elle  se  mit  à  genoux,  joignant  ses  belles  petites 
mains,  avec  deux  grosses  larmes  qui  coulaient  dans  les 
fossettes  de  ses  joues.  Toine  et  Toinette  la  regardaient 
sans  trouver  quoi  dire. 

—  Alors,  fit  enfin  la  bonne  femme,  ce  qu'on  enten- 
dait plaindre  dans  la  nuit,  c'était  toi. 

—  Point,  point,  répondit  Louison,  je  n'ai  du  tout 
de  peine.  La  bonne  Vierge  me  gardera,  saint  Michel 
aussi,  et  de  voir  du  pays,  quel  bonheur  1 

Si  vous  saviez  comme  sa  pauvre  douce  voix  trem- 
blait I 

—  Et  tu  nous  écoutais  donc  hier  au  soir,  quand  nous 
parlions?  Tu  ne  dormais  pas? 

—  Ceci  et  ça,  mon  bon  cher  père  :  pour  une  demie, 
je  dormais;  pour  le  reste,  entendais  :  par  quoi  j'ai  ouï 
ce  qui  fallait  pour  y  voir  clair  dans  vous,  pauvres  âmes. 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  2g 

Bénissez-moi  bien  comme  il  faut,  au  nom  de  Notre- 
Seigneur  Jésus,  fils  de  Marie  sans  péché.  Notre  archange 
me  montrera  où  mettre  le  pied  le  long  de  la  route,  car 
je  n'ai  jamais  regardé  sa  maison  sainte  en  haut  du 
Mont  sans  dire  :  «  Bonjour  à  vous,  force  de  Dieu,  priez 
pour  nous  tretous!  » 

Elle  s'était  tournée  vers  l'abbaye,  dont  le  soleil  levant 
touchait  les  tours  et  qui  sortait  de  la  brume  comme  un 
grand  bijou  fait  avec  tout  l'or  du  monde,  que  la  terre 
tendrait  en  offrande  vers  le  ciel...  C'est  tonton  recteur 
qui  dit  la  chose  comme  ça,  ou  approchant,  ai-je  bien 
répété?...  Dame! 

Le  curé  lui  caressa  la  joue. 

—  Bon!  fit-elle,  ça  suffit,  tu  es  le  seul  à  ne  pas  me 
gâter...  Louison,  ayant  donc  fini,  baissa  la  tête;  les 
deux  vieux  la  bénirent  et  la  voilà  en  route,  en  disant  : 

—  A  vous  revoir!  à  vous  revoir! 

Mais  ne  croyez  pas  que  c'est  tout.  Toine  et  Toinette, 
étourdis  un  moment,  se  retrouvèrent  et  coururent  au 
dehors. 

—  Eh!  Louison!  attends  donc! 

—  Ecoute  un  petit,  ma  Louisette! 

—  Tu  ne  t'arrêteras  pas  à  Pontorson... 

—  Tu  iras  toujours  devant  toi  jusqu'à  Antrain  de 
Bretagne. 

—  Rudes  gens,  par  là! 

—  Mais  bonnes  gens! 

—  Agenouille-toi  à  la  croix  de  Moidrey  où  est  la  ! 
petite  niche  de  Notre-Dame  des  Allants... 

Ce  fut  la  mère  qui  dit  cela,  et  le  père  : 

—  Si  tu  rencontres  mauvaises  personnes,  traînards  , 
ou  mal  voulants,  tiens  bon  ta  crosse! 


3o  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

—  Et  appelle  le  prince  des  anges,  ma  fillette...  Saint 
Michel,  défendez-nous! 

—  Est-il  Dieu  possible  qu'on  n'ait  pas  seulement  un 
liard  marqué  à  lui  mettre  dans  sa  pochette!  Avec  quoi 
va-t-elle  manger  en  chemin? 

Louison  entendit,  car  elle  s'arrêta,  au  moment  de 
tourner  le  coude  de  la  route,  pour  montrer  le  pain  de 
son  déjeuner  qu'elle  portait  sous  son  bras.  Avant  de 
disparaître  derrière  la  haie,  elle  envoya  un  baiser 
qu'elle  souffla  dans  le  creux  de  sa  main. 

—  Bien  du  bonheur,  chérie,  demande  ta  route,  passé 
Pontorson! 

—  La  grâce  de  Dieu  avec  toi,  tu  n'as  rien  à  donner 
aux  pauvres;  mais  garde  une  miette  de  ton  pain  pour 
l'oiseau  de  toutes  couleurs  qui  perche  sur  la  branche 
de  Pontchêne,  où  tu  traverseras  la  rivière,  en  avant  de 
la  ville  d'An  train. 

On  ne  voyait  plus  Louison,  mais  elle  entendait  en- 
core; sa  voix,  à  travers  la  haie,  arriva,  disant  : 

■ —  A  vous  revoir,  mes  chers  cœurs,  à  vous  revoir! 

Et  les  deux  bonnes  gens  rentrèrent  dans  la  maison- 
nette, qui  leur  sembla  trop  grande  parce  que  l'enfant 
n'y  était  plus... 

Pendant  ce  premier  chapitre  de  l'histoire,  nous 
avions  passé  Fougères,  où  les  pèlerins  de  l'autre  wagon, 
tout  un  peuple  de  braves  paysans  avec  leurs  enfants 
et  leurs  ménagères,  étaient  venus  dire  bonjour  à  made- 
moiselle Lily  par  la  portière.  C'était  une  petite  suze- 
raine tout  à  fait.  Chacun  voulait  voir  comment  allait 
ci  notre  mignonne  demoiselle,  »  et,  Dieu  merci,  notre 
i  ignonne  demoiselle  allait  comme  un  charme.  Le 
commandant  donna  la  pièce  blanche  pour  ceux  qui 
avaient  soif,  et  ils  avaient  tous  soif.  Le  temps  ne  man- 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  3ï 

quait  point  pour  boire  «  une  verrée  »  de  cidre  ou 
même  «  une  polée.  »  Le  long  de  ce  railway  patriarcal, 
les  voyageurs  pourraient  faire  leur  partie  de  piquet  à 
chaque  buvette.  J'ouvris  l'avis  qu'on  fît  descendre  ma- 
demoiselle Lily  pour  la  promener  un  peu  sur  le  quai, 
mais  tout  le  monde  prit  un  air  d'embarras,  excepté 
Lily  elle-même,  qui  me  dit  avec  son  joli  sourire  : 

—  Nous  allons  demander  plus  d'une  grâce  à  l'ar- 
change de  Dieu,  tu  sais,  monsieur.  L'examen  de  mon 
grand  frère,  c'est  le  principal,  sûrement;  mais  ce  n'est 
pas  par  caprice  que  je  suis  sur  les  genoux  de  tonton 
François  comme  un  bébé.  J'ai  quelque  chose  dans  les 
jambes;  depuis  l'été  dernier,  je  ne  sais  plus  me  tenir 
debout. 

Le  curé  me  serra  la  main  furtivement,  et  la  mère 
attira  Lily  sur  son  cœur,  pendant  que  l'œil  du  com- 
mandant devenait  humide. 

—  Cela  reviendra,  reprit  mademoiselle  Lily,  que 
j'aimais  vraiment  de  tout  mon  cœur;  je  n'ai  pas  en- 
core l'âge  d'être  infirme,  pas  vrai?  et  il  faut  prier 
d'abord  pour  Auguste,  qui  est  plus  pressé. 

Le  curé  me  dit  : 

—  Auguste,  c'est  le  grand  frère;  pas  trop  bon  sujet, 
malheureusement. 

Nos  voyageurs  de  3e  classe  sortaient  en  tumulte  de 
la  buvette,  et  ne  chantaient  pas  les  louanges  du  cidre 
du  chemin  de  fer,  qui  n'était,  selon  eux,  ni  «  fort  de 
pommes,  »  ni  «  droit  dans  son  goût.  » 

—  C'est  du  normand,  disait  une  vénérable  ména- 
gère, qui  semblait  s'y  connaître  à  fond;  du  normand 
de  la  Normandie,  quoi! 

Et  elle  ajoutait  avec  une  conviction  toute  patrio- 
tique : 


32  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

—  N'y  a  que  la  Bertaigne  pour  bertaigner  le  cid'- 
vrai-cid'  et  le  monde-bon-monde,  v'ià  qu'est  sûr! 

—  Tais-toi,  la  Gote!  lui  cria  Lily  en  la  menaçant 
du  doigt,  Saint-Michel  est  en  Normandie! 

—  C'est  la  faute  du  Couesnon,  dit  le  curé  :  une  ri- 
vière qui  déménage.  Le  Mont  était  breton  comme  tout 
ce  qui  est  bon,  mais  sa  naïade  se  laissa  enjôler  par  un 
maire  d'Avranches,  à  une  époque  que  les  historiens 
n'ont  point  précisée  :  le  troubadour  a  dit  : 

«  Li  Couesnon  a  faict  folie, 
Si  est  li  mont  de  Normandie.   » 

Sur  ce,  le  chef  de  gare  prononça  un  solennel  «  quand 
vous  voudrez!  »  et  notre  train,  après  avoir  hésité  gra- 
vement, se  balançant  et  se  tâtant  à  toutes  les  jointures, 
lança  un  cri  poussif  et  reprit  son  allure  de  haquenée. 

Mademoiselle  Lily  attendait  avec  impatience  cet 
instant  pour  continuer  son  histoire  :  elle  la  savait  si 
bien!  Elle  nous  dit  comment  Louison-Louisette  arriva 
au  bourg  de  Moidrey,  où  passe  justement  ce  perfide 
Couesnon,  qui  vola  la  huitième  merveille  du  monde 
à  la  Bretagne,  comme  quoi  elle  fit  sa  dévotion  à  Notre- 
Dame  des  Allants,  et  comme  quoi  aussi,  par  après,  ren- 
contrant un  chevalier  sur  la  route  de  Pontorson,  elle 
se  mit.  à  deux  genoux  dans  la  poudre  et  lui  barra  pas- 
sage juste  le  temps  de  réciter  le  «  Notre  Père  »  et  le 
«  Je  vous  salue,  Marie,  »  tout  au  long.  Elle  avait  son 
idée. 

—  Pour  qui  pries-tu,  jolie?  'lui  demanda  le  cheva- 
lier. 

—  Doux  seigneur,  répondit-elle,  je  prie  pour  le  bien 
de  vous. 

—  Et  tu  veux  l'aumône  en  échange? 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  33 

—  Oui,  sûrement,  si  votre  cœur  généreux  consent 
à  me  la  faire. 

—  Ouvre  ta  main  et  tends-la. 
Louison,  au  lieu  d'obéir,  répondit  : 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faut  donner,  monsei- 
gneur. 

—  Et  à  qui  donc? 

—  Allez  droit  votre  chemin;  passé  le  bourg  de  Moi- 
drey,  devers  les  grèves,  vous  trouverez  une  pauvre 
cabane  où  l'on  pleure;  vous  descendrez  de  votre  beau 
cheval,  vous  entrerez  et  vous  direz  en  donnant  votre 
charité  :  «  Père  Toine  et  mère  Toinette,  voici  ce  que 
votre  petite  fille  vous  envoie.    » 

Le  chevalier  se  mit  à  rire,  c'était  un  bon  enfant. 

—  Ils  coûtent  cher  ton  Pater  et  ton  Ave,  ma  jolie, 
dit-il;  donner  ce  n'est  rien,  mais  changer  ma  route!  Je 
né  vais  pas  de  ce  côté-là. 

—  Je  dois  donc  ajouter  autre  chose  par-dessus  le 
marché,  pour  votre  peine,  reprit  Louison,  qui  se  mit 
à  dire  bien  dévotement  le  «  Souvenez-vous,  ô  très  pieuse 
Vierge  Marie!  » 

Et  quand  elle  eut  fini,  elle  se  releva  disant  : 

—  Voilà  pour  le  bonheur  de  ceux  que  vous  aimez. 
Bon  voyage!  apprenez  aux  bonnes  gens  que  je  n'ai  ni 
faim,  ni  soif,  ni  fatigue,  et  que  mon  chanteau  de  pain 
me  reste  tout  entier...  Attendez!  je  vous  promets  encore 
une  dizaine  de  mon  chapelet,  si  vous  voulez  les  em- 
brasser de  ma  part. 

Et  s'en  alla  égrenant  les  perles  de  bois  de  sa  dizaine 
avec  fidélité. 

Je  passe  d'autres  rencontres  prêtées  par  mademoi- 
selle Lily  à  Louison,  qui  cheminait  avec  son  petit 
paquet  et  son  chapelet.  Ainsi  en  fut-il  jusqu'aux  envi- 

3 


34  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

rons  de  Pontorson  où,  la  voyant  aller  si  modeste,  deux 
écoliers  fous,  qui  cherchaient  fredaines,  se  moquèrent 
d'elle  en  prononçant  de  mauvaises  paroles,  car  éco- 
liers à  l'école  ne  font  pas  toujours  bien,  mais  écoliers 
aux  buissons  font  mal  toujours.  Un  bon  prêtre  la  bénit, 
une  belle  dame  lui  sourit,  un  païen  bossu,  borgne  et 
boiteux,  lui  jeta  des  pierres  parce  qu'elle  n'avait  point 
de  bosse,  qu'elle  marchait  droit  et  que  ses  deux  grands 
yeux  bleus  imploraient  le  Père  qui  est  au  ciel. 

—  Tous  les  méchants  qui  vivent  de  haine,  fit  obser- 
ver ici  mademoiselle  Lily  avec  gravité,  ne  sont  pas 
ainsi  bossus  par  dehors,  ni  boiteux,  ni  borgnes  appa- 
remment, mais  ils  portent  leurs  infirmités  dans  leurs 
âmes  et  jettent  toujours  des  pierres  aux  vertus  d'au- 
trui.  Louison  dit  une  dizaine  pour  le  païen,  comme 
elle  avait  fait  pour  le  chevalier,  et  vous  saurez  qu'il 
faut  prier  surtout  pour  les  borgnes  persécuteurs,  pour 
les  bourreaux  boiteux  et  pour  les  bossus  qui  lapident. 
Tonton  recteur  me  l'a  dit,  et  il  ne  se  laisse  pourtant 
pas  marcher  sur  le  pied,  non!...  Si  tout  le  monde  rit, 
c'est  donc  que  je  ne  sais  pas  bien  mon  histoire?... 

M.  le  curé  tira  une  belle  image  de  son  bréviaire  et  la 
lui  tendit  en  riant  plus  fort  que  les  autres. 

—  Tu  sais  ton  histoire  comme  un  cœur,  mademoi- 
'  selle  Lily,  dit-il,  mais  écoute-moi  bien  :  je  prie,  en 
{  effet,  pour  ceux  qui  me  marchent  sur  le  pied,  car  ils  en 
;  ont  grand  besoin,  mais  je  ne  les  encourage  pas  devant 
j  le  monde,   parce  que  c'est  d'un   mauvais  exemple... 

Voilà  l'Oisance,  tiens,  regarde! 

—  L'Oisange!  rectifia  Lily.  Et  la  manière  même  dont 
elle  prononçait  ce  nom  (l'Oisanze)  indiquait  comment 
l'Oisange  avait  pu  glisser  jusqu'à  l'Oisance  sur  les 
pentes  de  l'usage  et  du  temps  pour  désigner  l'étroit 


I 


CORBEILLE    D  HISTOIRES 


35 


filet  d'eau  qui  coulait  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche 
de  la  voie,  traversant  des  paysages  un  peu  rétrécis, 
mais  véritablement  enchantés.  Le  commandant  Fran- 
çois décida  : 

—  Il  y  a  l'Oysance  sur  la  carte  de  l'état-major,  mais 
on  prononcera  l'Oisange  jusqu'à  la  fin  de  l'histoire. 

—  C'est  bon,  dit  Lily,  mais  l'histoire  finira  avant 
que  nous  soyons  au  Mont-Saint-Michel,  et  vous  croyez 
que  l'ange  écoutera  votre  prière  si  vous  volez  son  nom 
au  ruisseau  qu'il  aimait?  C'est  l'Oisange,  ou  bien  il 
n'y  a  pas  d'histoire...  Y  est-on?  Je  continue  :  Vers  les 
neuf  heures  avant  midi,  Louison  vit  venir  sur  la  route 
une  carriole  traînée  par  un  cheval  maigre  et  portant 
une  marchande  bien  grasse.  Un  chien  hargneux  sui- 
vait, vaguant  devant  et  derrière,  la  tête  entre  ses  pattes 
et  la  langue  pendante;  il  voulut  mordre  Louisettê. 
Ceci  était  indifférent  à  la  marchande,  puisque  la  chose 
n'aidait  ni  ne  gênait  son  commerce;  mais  une  idée 
lui  vint  tout  à  coup,  et  elle  appela  son  vilain  chien. 

—  Normand!  ici,  Normand,  à  bas!  Laissez  tran- 
quille cette  innocente  I 

Et  arrêtant  le  cheval  maigre,  elle  prit  un  air  aimable 
pour  dire  à  Louison  : 

—  Mon  cher  trésor,  où  allez-vous? 

—  A  la  ville  d'Antrain,  répondit  la  fillette.  Bon- 
jour, madame. 

—  Bonjour,  ma  perle.  Qui  vous  attire  ainsi  en  la 
ville  d'Antrain? 

—  J'y  vais  chercher  condition  pour  gagner  ma  vie. 

—  Voyez-vous  ça!  Aimeriez-vous  entrer  en  brave 
maison  où  il  y  a  peu  d'ouvrage  et  beaucoup  de  plaisir? 

—  Oh!  oui,  madame,  sûrement. 

—  Agréable    logis,    grasse    table,    honnêtes    ha/  its, 


36  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

maîtresse  bonne  comme  bon  pain;  des  beignets  le 
dimanche  et  dix  deniers  rennais  dans  votre  pochette  à 
la  fin  de  chaque  mois? 

—  Sûrement,  sûrement,  sûrement,  répéta  Louisette 
émerveillée,  j'aimerais  bien  cela,  mais  qui  me  le  don- 
nera ? 

—  Ce  sera  moi,  ma  petite  chatte,  et  remerciez  votre 
bon  ange  qui  vous  a  mise  sur  mon  chemin.  Allez  tou- 
jours en  vous  promenant,  passez  l'eau  au  Pontchêne, 
montez  la  montée  qui  roque  jusqu'à  Antrain  où  je 
demeure,  et  demandez  ma  boutique  au  premier  venu 
quand  vous  serez  en  ville. 

—  La  boutique  de  qui,   s'il  vous  plaît? 

—  La  boutique  de  la  vraie  bonne  personne  qui  vend 
du  fil,  des  aiguilles,  de  la  toile,  de  la  vaisselle,  du  foin, 
du  grain,  des  petits  couteaux,  de  la  dentelle,  du  lard 
salé  et  du  poisson  frais  du  Mont,  que  je  vais  quérir 
présentement  à  la  grève  pour  mes  pratiques,  mi- 
gnonne..   Hue,  Grigou! 

Ainsi  s'appelait  le  cheval  maigre,  qui  se  remit  en 
marche,  précédé  du  chien  hargneux,  et  la  marchande, 
cahotant,  s'en  alla  à  ses  affaires. 

Bien  contente  était  Louison,  ai-je  besoin  de  le  dire, 
et  remerciait  saint  Michel.  En  trottinant  sur  le  chemin, 
elle  apprenait  sa  leçon  pour  être  bien  sûre  de  trouver 
Ja  boutique  où  si  doucement  on  vivait  :  bonne  per- 
sonne qui  vend  du  fil,  des  aiguilles,  disait-elle,  des 
petits  couteaux,  de  la  vaisselle  et  de  la  dentelle...  quoi 
encore?  du  grain,  du  foin,  du  lard  salé,  de  la  toile  et 
du  poisson  frais.  Va  bien! 

Le  temps  se  mangeait,  cependant,  et  la  route  s'ava 
lait.  Louison  ne  se  pressait  pas,  mais  elle  arriva  tout  de 
même  au  Pontchêne,  qui  était  un  tronc  jeté  en  travers 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  37 

sur  le  ruisseau,  avec  une  branche  morte  qui  servait  de 
balustrade  aux  venants  et  de  perchoir  à  l'oiseau  de 
toutes  couleurs.  Le  papa  et  la  maman  lui  avaient  dit 
cela  d'avance  au  logis.  Or,  Louison  s'occupait  beau- 
coup de  l'oiseau.  C'est  à  peine  si  elle  avait  écorné  son 
chanteau  de  pain  en  le  grignotant  un  petit  peu  par  le 
bout.  Bien  qu'elle  commençât  à  avoir  durement  faim, 
elle  l'avait  gardé  tout  pour  déjeuner  avec  l'oiseau  en 
lui  donnant  des  miettes,  c'était  son  idée.  Aussi  regardâ- 
t-elle vivement  sur  la  branche  morte,  puis  tout  alen- 
tour, mais  d'oiseau  il  n'y  en  avait  nulle  part,  pas  plus 
que  là  ni  ailleurs. 

Alors  Louison  se  dit  : 

—  Tant  pis  pour  lui,  c'est  de  sa  faute,  je  déjeunerai 
toute  seule. 

Et  s'assit  sur  le  pont,  les  jambes  pendantes  au-dessus 
de  l'eau  bien  commodément.  Tirant  donc  son  pain, 
elle  allait  se  mettre  à  manger,  quand  un  son  de  cloche 
tomba  du  haut  de  la  montagne  où  est  la  ville  d' An- 
train.  Louison  avait  déjà  le  bec  ouvert,  mais  elle  le 
referma  sans  y  rien  mettre,  et  sautant  sur  ses  pieds, 
elle  s'agenouilla  dévotement  pour  réciter  son  Angélus, 
comme  c'était  le  devoir,  car  la  cloche  avait  tinté  les 
douze  coups  de  midi. 

Et  pendant  qu'elle  disait  la  bénie  prière  qui  .raconte 
si  bellement  la  visite  de  l'ange,  l'humilité  de  Marie, 
servante  du  Seigneur,  et  le  saint  mystère  de  l'incar- 
nation qui  s'ensuivit,  elle  sentit  quelqu'un  sur  son 
épaule. 

Ah!  certes,  elle  voulut  voir  qui  c'était;  mais  elle 
eut  beau  tourner  son  cou,  elle  ne  put.  Cependant, 
comme  de  juste,  elle  se  doutait  bien  que  c'était  l'oi- 
seau de  toutes  couleurs,  et  en  effet,  au  moment  où  elle 


38  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

disait  «  le  Verbe  fut  fait  chair,  »  celui  qui  était  sur  son 
épaule  s'élança  pour  voltiger,  planant  au-dessus  d'elle, 
et  chanta  comme  font  les  alouettes  en  triomphe. 

—  Il  prie  aussi,  se  dit  Louisette. 

Sûr,  sûr  que  c'était  l'oiseau;  mais  Louisette  ne  put 
encore  le  voir,  parce  qu'il  voletait  à  pic  entre  elle  et 
le  soleil  de  midi  dont  les  rayons  brûlaient. 

Elle  crut  apercevoir  seulement  dans  la  lumière 
éblouissante  un  doux  visage  d'adolescent  qui  la  regar- 
dait en  souriant,  et  pensa  :  je  suis  folle!  D'autant 
qu'au  même  moment,  les  légères  petites  pattes  de  l'oi- 
seau posèrent  de  nouveau  sur  son  épaule,  il  ne  devait 
pas  être  plus  gros  qu'une  mésange.  Louison  se  déman- 
chait le  cou  pour  voir  toutes  les  couleurs  qu'il  avait. 
Pendant  qu'elle,  regardait  à  gauche,  l'oiseau  percha 
sur  son  épaule  droite;  elle  se  retourna  et  voilà  l'oiseau 
sur  son  autre  épaule. 

—  Ah!  tu  joues  à  cache-cache  avec  moi!  dit-elle, 
attends! 

Et  miettant  des  miettes  dans  sa  main,  elle  les  tendit 
devers  l'épaule  où  était  l'oiseau,  qui  se  mit  tout  de 
suite  à  becqueter;  mais  rien  ne  servit  à  Louisette  de 
tortiller  son  cou  ni  d'écarquiller  les  yeux,  elle  ne  voyait 
pas  même  la  petite  pointe  de  son  petit  bec. 

—  Attends  1  attends! 

Elle  n'était  point  malavisée,  vous  allez  voir.  Pre- 
nant son  temps,  elle  se  pencha  sur  la  branche  morte 
et  regarda  dans  l'eau,  qui  était  tranquille  au-dessous 
d'elle  et  polie  comme  un  miroir. 

—  Comme  en  un  miroir  je  m'y  verrai,  pcnsa-t-elle, 
et  avec  moi  l'oiseau  de  toutes  couleurs,  qui  sera  bien 
attrapé! 

Et,    en   effet,   elle   se  vit  clairement  et  nettement, 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  3g 

comme  en  un  miroir  :  ses  grands  cheveux  bouclés  que 
le  vent  de  la  marche  avait  ébouriffés  sous  sa  coiffe  mon- 
toise,  son  minois  curieux  et  son  doux  sourire  d'enfant, 
mais  l'oiseau?  Eh  bien!  il  n'y  avait  point  d'oiseau,  à 
moins  que  ces  grandes,  grandes  ailes  éployées...  Tu  me 
croiras  si  tu  veux,  monsieur,  me  dit  ici  mademoiselle 
Lily,  ce  n'étaient  pas  des  ailes  de  bouvreuil,  ni  de 
rouge-gorge,  ni  de  merle,  ni  de  pinson,  ni  d'aucune 
bête  volante  qu'on  rencontre  dans  les  champs.  Il  aurait 
fallu  cent  ailes  de  bouvreuil  et  mille  aussi  pour  faire 
une  de  ces  ailes-là  dont  les  plumes  étaient  en  duvet 
d'or  fin,  sablé  de  poussière  de  diamant  qu'on  voyait 
poudroyer  à  travers  une  pluie  de  feuilles  de  roses,  fon- 
dues en  brouillard  joli,  et  ces  ailes  étendues  couvraient 
Louisette  comme  une  voûte  de  claire  ombre,  et  entre 
elles  deux,  juste  derrière  la  tête  de  Louison,  un  peu 
au-dessus  de  son  sourire,  un  autre  visage  souriait, 
plus  beau  qu'on  n'en  a  jamais  vu,  avec  des  cheveux 
qui  ondoyaient  autour  comme  des  flammes  couchées; 
et  tout  cela  était  transparent,  les  ailes,  le  visage,  la 
chevelure,  si  bien  qu'on  mirait  le  bleu  du  ciel  au  tra- 
vers. C'est  vrai,  va,  tonton  recteur  lui-même  n'ose 
pas  dire  non! 

Voyant  cela,  Louison  fut  si  étonnée  et  peut-être  eut 
si  grand'peur,  qu'elle  en  oublia  le  danger  de  l'en- 
droit où  elle  était  suspendue  au-dessus  du  précipice; 
elle  se  rejeta  en  arrière  et  serait  tombée  à  l'eau  comme 
un  plomb  si  quelque  chose  ne  l'eût  appuyée  plus 
doucement  et  douillettement  que  le  dossier  d'une 
bonne  bergère. 

Quelle  chose?  ce  n'était  pas  toujours  le  parapet, 
car  au  Pontchêne  il  n'y  en  avait  point. 

Etait-ce  le  sourire  qui  avait  des  ailes  d'or?  L'his- 


4o  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

toire  ne  le  dit  pas,  elle  fait  comme  l'oiseau,  elle  joue 
à  cache-cache,  *mais  moi,  je  sais  bien  qu'en  penser. 

Louison  baisa  son  chapelet  et  dit  :  «  Merci,  lumière 
des  anges!  »  Puis,  ayant  pris  pied  sur  l'autre  bord, 
elle  monta  la  montée  qui  roque  à  la  ville  d'Antrain 
où  demeurait  sa  nouvelle  maîtresse,  la  bonne  personne 
qui  vendait  de  tout  et  le  reste... 

—  Antrain!  —  Antrain!  —  Antrain!  cria  le  con- 
ducteur en  marchant  le  long  de  nos  wagons  arrêtés. 

La  mère  de  mademoiselle  Lily  se  pencha  vers  elle 
et  demanda  : 

—  N'es-tu  point  fatiguée  de  tant  parler,  ma  chérie? 

—  Ahl  mais  non!  répondit  mademoiselle  Lily;  c'est 
ici  que  l'histoire  commence  à  être  belle. 

Le  commandant  regarda  son  frère  non  sans  malice 
et  lui  dit  : 

—  L'abbé,  c'est  le  moment,  place  ta  science! 

—  Il  faut  que  vous  sachiez,  me  dit  mon  ami  le 
curé,  que  ce  sabre  est  le  tyran  de  la  famille.  Moi,  je 
passe  pour  voltairien,  un  peu,  parce  que  j'apprends  à 
mademoiselle  Lily  plus  de  catéchisme  que  de  légendes. 
J'ai  eu  le  malheur  un  jour  de  leur  dire  que  le  nom 
d'Antrain,  figuré  ainsi  dans  quelques  vieux  manus- 
crits, (c  Entraînait,  »  venait  du  latin  inter  amnes,  «  au 
milieu  des  rivières,  »  à  cause  du  Couesnon,  de  l'Oy- 
sance  et  du  Tronçon  qui  coulent  sur  son  territoire, 
ou  encore  du  celtique  Antroum,  «  auprès  de  la  rivière.  » 
Depuis  ce  temps-là,  on  se  moque  de  ma  science. 

Mademoiselle  Lily  n'entendit  qu'un  seul  mot  :  l'Oy- 
sance,  et  s'écria  : 

—  Tonton  recteur  est  un  entêté.  Monsieur,  écoute 
la  fin,  tu  vas  bien  voir  que  c'est  l'Oisange,  puisque  je 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  4l 

te  le  dis...  Voilà  donc  Louison  qui  arriva  à  la  porte 
d'Antrain.  Jamais  elle  n'aurait  cru  qu'il  y  avait  au 
monde  une  si  grande  ville,  ni  tant  d'hommes  et  tant 
de  femmes  rassemblés  en  un  seul  lieu.  C'était  pire 
que  la  foire  de  Moidrey,  où  l'on  vient  jusque  d'Avran- 
ches.  Elle  regardait  de  tous  ses  yeux  les  gens  qui 
allaient  et  venaient  et  n'osait  point  leur  parler,  crainte 
d'être  rembarrée.  Ayant  vu  pourtant  une  vieillotte 
sortir  de  la  boucherie  avec  un  morceau  de  mou  pour 
son  chat,  elle  s'encouragea  à  lui  faire  une  belle  révé- 
rence, à  quoi  la  vieillotte  répondit  honnêtement  et  lui 
dit  : 

—  Mieux  vaudrait  travailler  que  vagabonder,  ma 
mignonne;  j'ai  mes  pauvres,  et  ne  donne  que  le  lundi. 

Louison  n'était  pas  fîère,  et  néanmoins  elle  ré- 
pondit   : 

—  Ma  respectable  dame,  je  ne  demande  point  l'au- 
mône... 

—  Respectable!  respectable!  repartit  la  vieillotte  en 
colère;  certes,  je  le  serai  quand  j'aurai  'l'âge;  passez 
votre  chemin,  péronnelle!  Je  devine  ce  que  vous  cher- 
chez... 

—  Alors,  dites-moi  où  le  trouver,  je  vous  en  prie, 
car  je  suis  bien  dans  l'embarras. 

La  vieille  la  regarda  mieux,  et  lui  voyant  la  larme 
à  l'œil  déjà,  elle  se  radoucit  tout  d'un  coup,  car  elle 
n'avait  point  l'âme  cruelle. 

—  Ça,  ça,  fit-elle,  dites  votre  cas,  pauvrette  :  où 
voulez-vous  qu'on  vous  mène? 

—  A  la  boutique,   madame. 

—  Je  suis  demoiselle...    A  quelle  boutique? 

—  A  la  boutique  de  ma  maîtresse. 

—  Et  qui  est  votre  maîtresse? 


[\1  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

—  La  vraie  bonne  personne  qui  vend  du  fil... 

—  C'est  moi!  fit  la  vieillotte. 

—  Des  aiguilles... 

—  C'est  moi! 

—  De  la  toile,  poursuivit  Louisette,  récitant  la 
leçon  apprise  en  route,  de  la  vaisselle,  du  foin,  du 
grain... 

—  C'est  moi,  c'est  moi,  c'est  moi!... 

—  Des  petits  couteaux,  de  l'a  dentelle,  du  lard  salé 
et  du  poisson  frais.  Ah!  vraiment,  je  n'ai  rien  passé; 
mais  ce  n'est  pas  vous,  car  ma  maîtresse  est  plus 
grosse  que  vous,  plus  jeune  que  vous... 

—  Voire!  et  elle  louche  des  deux  yeux,  n'est-ce 
pas? 

—  Un  brin,   oui. 

—  Et  avez-vous  compté  les  dents  qui  lui  restent 
dans  la  bouche? 

—  Pour  ça,  non.  Je  l'ai  croisée  sur  la  route... 

—  Dans  sa  carriole  qui  branle,  avec  son  cheval 
maigre,  Grigou.... 

—  C'est  cela! 

—  Et  Normand,  son  chien  galeux...  Trébigrel  non 
fait,  non  fait,  ce  n'est  pas  moi!  Des  bonnes  personnes 
comme  celle-là,  je  n'en  suis  pas!  C'est  la  veuve  à  Nor- 
mand Grigou,  qui  est  mort  l'an  passé  du  chagrin  de 
l'avoir  épousée.  Elle  vend  du  fil  qui  rompt,  des  aiguilles 
sans  chas,  des  rebuts  de  toile,  de  la  vaisselle  fêlée,  du 
foin  chauffé,  du  grain  mité,  des  petits  couteaux  pour 
ne  point  couper,  de  la  dentelle  en  guenilles,  du  lard 
rance  et  du  poisson  qui  marche!  Et  méchante  langue, 
et  doleuse,  et  voleuse,  sans  foi.  ni  loi,  ni  honte,  la  peste 
de  la  ville;  ah!  mais  non,  mais  non,  ça  ne  me  ressemble 
pas!  Je  suis  tout  le  contraire,  Dieu  merci,  ne  faisant 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  A3 

tort  d'un  liard  à  quiconque,  fournissant  de  la  brave 
marchandise,  gagnant  petit  et  disant  du  bien  du  pro- 
chain... Quel  gage  vous  a-t-elle  promis? 

—  Dix  deniers  rennais  le  mois  et  des  beignets  le 
dimanche. 

—  Dix  taloches  plutôt,  ma  tourterelle!  dix  caresses 
du  pied  et  du  poing,  de  l'eau  dans  la  trempée,  avec  la 
chance  de  se  coucher  sans  souper  le  dimanche,  comme 
les  jours  de  la  semaine.  Je  vous  en  offre  quinze,  moi, 
des  deniers  rennais,  rien  que  par  bonté  d'âme  et  pour 
vous  épargner  le  malheur  d'entrer  chez  pareille  bonne 
personne  à  vous  perdre,  car  ça  se  gagne! 

Dame!  vous  pensez  que  Louison  eut  envie  de  dire 
oui,  car  la  marchande  de  la  carriole  et  elle  ne  s'étaient 
point  tapé  dans  la  main  ni  n'avaient  fait  crochi-cro- 
chette  avec  leur  petit  doigt,  ce  qui  finit  les  marchés; 
mais  quelque  chose  lui  disait  en  son  dedans  que  ce 
serait  foi-mentir. 

Comme  elle  passait  devant  l'église,  elle  entendit  un 
oiselet  chanter  dans  les  gouttières.  Elle  regarda  et  ne 
vit  rien,  sinon  un  beau  rayon  de  soleil  qui  dorait  les 
cheveux  de  l'archange  saint  Michel  dans  sa  niche,  à  la 
cornière  de  droite,  sous  le  toit.  Elle  pensa  au  sourire 
céleste  qu'elle  avait  vu  dans  l'eau  sous  le  Pontchêne. 

—  Honneur  des  cieux,  se  dit-elle,  vous  m'avez  cou- 
verte de  vos  ailes;  ah!  je  l'ai  bien  vu,  et  vous  avez  bec- 
queté mon  pain  dans  ma  main;  il  me  faut  donc  être 
bonne  fille. 

Et  tout  haut,  parlant  à  la  vieillotte,  elle  ajouta  : 

—  En  vous  remerciant,  demoiselle.  J'ai  promis  à 
l'autre,  je  tiendrai. 

Et  juste  à  cette  heure,  au  tournant  du  parvis,  Nor- 
mand, le  chien  hargneux,  se  montra,  suivi  du  cheval 


, 


44  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

maigre  Grigou,  traînant  la  carriole  où  la  grosse  mar- 
chande cahotait  parmi  la  paille  qui  emballait  son  pois- 
son. La  vieillotte  courut  à  sa  rencontre  aussitôt,  et 
Louison  crut  qu'elles  allaient  se  battre;  mais  point, 
elles  s'embrassèrent  à  quatre  bras  en  criant  leurs  com- 
pliments  : 

—  Ah!  tendre  amiel 

—  Ah!  cher  cœur! 

—  Avez-vous  fait  bon  voyage?  Vos  soles  et  vos  mu- 
lets flairent  comme  un  baume,  en  vérité.  J'étais  ici 
vous  gardant  votre  petite  servante,  crainte  qu'elle  ne 
se  gage  ailleurs,  car,  du  temps  qui  court,  les  jeunesses 
ne  sont  pas  trop  fidèles... 

Quand  c'est  tonton  recteur  qui  raconte,  il  dit  en  cet 
endroit  :  «  Louisette  commençait  à  apprendre  le 
monde;  »  mais  moi,  je  ne  connais  encore  que  des  bons 
cœurs. 

La  vérité,  c'est  que  la  vieillotte  alla  porter  le  mou  à 
son  chat,  et  que  Louison  suivit  la  carriole,  qui  la  mena 
à  cette  boutique,  où  se  vendaient  tant  de  choses.  C'était 
une  vilaine  masure,  pleine  de  la  cave  au  toit,  où  tout 
traînait  en  désordre  dans  la  poussière.  Jamais  vous 
n'avez  vu  pareil  inéli-méla.  Quand  une  ménagère  ve- 
nait acheter  un  demi-cent  d'aiguilles,  il  fallait  remuer 
tout  le  magasin;  mais  la  marchande  s'y  retrouvait  tout 
de  même  et  gagnait  de  l'argent,  n'en  fût-il  point. 

Là  dedans,  Louison  était  chargée  de  curer  tout  et  de 
vendre,  et  de  ranger,  et  encore  de  graisser  l'essieu  de 
la  carriole,  d'étriller  le  cheval  maigre,  de  faire  la  pâtée 
du  chien  hargneux  et  la  cuisine  de  la  marchande,  et 
aussi  de  lui  coudre  ses  jupes,  'et  enfin  de  porter  une 
lanterne  allumée  par  les  rues  devant  «  madame,  » 
quand  la  veuve  allait  en  soirée  chez  le  tripier,   chez 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  45 

l'huissier  ou  chez  la  vieillotte  demoiselle  qui  avait  un 
chat.  Louison  travaillait  du  matin  au  soir,  et  quelque- 
fois du  soir  au  matin.  Elle  ne  se  plaignait  point  et 
attendait  toujours  les  beignets. 

Elle  mangeait  ce  qu'il  y  avait  et  dormait  quand  elle 
pouvait.  Il  est  sûr  que  sa  maîtresse  n'était  point  plus 
méchante  qu'une  autre;  mais,  vous  savez,  elle  était 
marchande  et  ne  trouvait  jamais  qu'on  en  faisait  assez. 
Elle  avait  de  l'amitié  pour  Louison,  comme  pour  le 
cheval  Grigou,  qui  mourait  à  la  peine  et  ne  se  plaignait 
point  non  plus,  puisqu'il  n'avait  pas  la  parole. 

Pour  honnête,  la  marchande  l'était,  monsieur;  je  te 
laisse  à  le  juger  :  elle  mettait  tous  les  quinze  jours, 
sans  faute,  cinq  deniers  rennais  dans  un  pied  de  bas 
qui  était  la  tirelire  de  Louison,  et  au  bout  du  temps, 
cela  ne  pouvait  manquer  de  faire  un  boursicot.  Seu- 
lement, il  faut  bien  que  la  casse  se  paie,  dis  donc; 
chaque  fois  qu'une  assiette  fêlée  tombait  en  morceaux 
ou  qu'une  pelote  de  fil  s'égarait,  ou  même  que  le  chien 
galeux  s'attaquait  à  un  morceau  de  lard,  la  veuve  allait 
au  pied  de  bas  de  Louison,  qui  était  chargée  de  sur- 
veiller le  chien  comme  le  reste,  et  le  pied  de  bas  ne 
gonflait  point  beaucoup. 

La  preuve,  c'est  qu'au  bout  de  six  mois,  au  lieu  des 
cinq  sous  rennais  ou  soixante  deniers  que  le  boursicot 
aurait  dû  contenir,  Louisette  ayant  demandé  à  comp- 
ter, sa  maîtresse  lui  dit  : 

—  Bonne  petite,  tu  as  tout  dissipé  en  dégâts;  non 
seulement  tu  n'as  rien,  mais  tu  me  redois  deux  liards. 
Ne  t'inquiète  point  cependant,  je  t'en  fais  cadeau 
d'amitié  pour  tes  étrennes. 

Or,  voici  pourquoi  Louison  voulait  connaître  son 
compte  :  va,  monsieur,  elle  avait  grand  besoin  d'ar- 


/|6  CORBEILLE    D'lIISTOIRES 

gent!  En  ce  temps-là  on  n'écrivait  pas  tant  de  lettres 
qu'aujourd'hui,  et  je  crois  bien  que  ni  le  bonhomme, 
ni  la  bonne  femme  de  là-bas  ne  savaient  écrire;  mais 
il  venait  parfois  des  gens  de  la  grève  qui  apportaient 
des  coques,  des  soles  et  des  nouvelles.  Le  bon  chevalier 
du  commencement  avait  tenu  plus  que  sa  promesse,  et 
les  vieux  vivotaient  depuis  des  mois  et  des  mois  sur  la 
belle  pièce  d'or  qu'il  avait  laissée  en  s'en  allant  sur  le 
coin  de  la  table.  Mais  tout  s'épuise;  on  avait  vu  la  fin 
de  la  pièce  d'or,  et  la  maladie,  augmentant  avec  l'âge, 
le  père  Toine  et  la  mère  Toinette  étaient  là-bas  bien 
désespérés  et  abandonnés  dans  la  misérable  cabane  à 
se  regarder  l'un  l'autre  mourir. 

Telle  était  F  avant-dernière  nouvelle. 

La  dernière,  Jésus  Dieu!  était  bien  plus  triste  encore. 
Ecoutez,  Louison  en  pleura  toutes  les  larmes  de  son 
cœur. 

Il  n'est  si  chétif  logis  qui  n'ait  son  maître.  Le  maî- 
tre à  qui  appartenait  la  cabane  où  Toine  et  Toinette 
se  mourait  était  presque  aussi  pauvre  qu'eux,  et  dans 
sa  dure  nécessité,  voyant  qu'ils  ne  payaient  plus  la 
redevance  de  leur  logis,  il  chercha  quelque  autre  à  qui 
l'affermer. 

Et  il  trouva  pour  leur  malheur,  et  la  dernière  nou- 
velle annonçait  que  les  deux  vieillards  à  l'agonie 
allaient  être  mis  à  chemin,  sur  la  dure,  faute  de  dix 
deniers  de  la  monnaie  de  Rouen,  qui  en  valait  douze 
du  battage  de  Rennes. 

Vous  voyez  bien  que  Louisette  avait  ses  raisons  pour 
réclamer  son  boursieot,  et  vous  allez  voir  aussi  que  la 
grosse  marchande  avait  un  petit  coin  de  bon  dans  sa 
conscience,  nettoyée  encore  plus  rarement  que  sa  bou- 
tique. En  écoutant  le  cas  des  deux  vieux,  ma  parole, 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  #7 

elle  eu  le  cœur  tout  retourné  et  mouilla  son  tablier  de 
ses  larmes. 

—  Tu  es  paresseuse  joliment,  ma  pauvre  poule,  dit- 
elle  à  Louisette,  et  de  grand  entretien,  par  le  bon  appétit 
que  Dieu  t'a  donné,  sans  reproche;  tu  te  couches  tôt, 
tu  te  lèves  tard,  tu  gaspilles  le  beurre,  le  charbon,  la 
chandelle,  et  tes  mains  ne  peuvent  rien  toucher  sans 
casser,  briser,  ravager.  Ce  n'est  pas  deux  liards  que  tu 
me  devrais,  en  brave  compte,  mais  deux  livres  tour- 
nois d'argent,  et  même  quatre,  sinon  six.  Hélas  de 
moil  à  me  conduire  comme  je  vais  le  faire,  je  mourrai 
sur  la  paille,  c'est  certain,  et  Dieu  veuille  que  j'en  aie 
seulement  de  la  paille,  quelques  pauvres  brins  à  ma 
dernière  heure!  Mais  c'est  égal,  tu  m'as  navré  l'âme, 
avec  ton  Toine  et  ta  Toinette,  je  veux  me  montrer  cha- 
ritable, pour  gagner  le  paradis,  et  faire  les  choses  si 
grandement,  que  Dieu  ne  me  marchande  point  quand 
je  toquerai  à  sa  porte.  Tu  me  paieras  mes  six  livres 
d'argent  plus  tard,  quand  tu  pourras,  si  ce  n'est  huit, 
par  honnêteté  et  reconnaissance,  ou  dix,  en  chiffre 
rond,  alors  comme  alors.  En  attendant,  je  te  donne, 
en  pur  don,  les  douze  deniers  du  loyer  de  ton  père 
et  de  ta  mère,  avec  le  treizain  pour  la  route...  Et 
encore  un,  qui  fait  quatorze!  Et  un,  quinze,  et  cinq, 
vingt!  et  va-t'en  bien  vite,  que  je  ne  regrette  pas  ma 
générosité,  quand  le  bon  sens  me  reviendra. 

Louison  se  jeta  à  son  cou  et  prit  sa  course,  mais  sa 
maîtresse  la  rappela  pour  lui  donner  en  plus  un  joli 
pain  frais  bien  doré.  Que  Jésus  le  lui  rende!  Le  chien 
hargneux  qui  vit  faire  cette  largesse  en  grogna  huit 
jours  durant,  et  le  dit  à  Grigou,  le  cheval  maigre,  qui 
fut  huit  jours  avant  de  le  croire. 

Ecoute  bien  cela,  monsieur;  quand  la  veuve  mourut 


48  CORBEILLE    D' HISTOIRES 

au  bout  de  son  rouleau  comme  nous  ferons  tous,  il  y 
eut  d'un  côté  de  la  balance  sa  rapine  et  tous  ses  com- 
merces, de  l'autre  ce  seul  petit  mouvement  de  bon 
cœur,  et  pour  si  peu  saint  Michel  lui  épargna  la  peine 
éternelle  de  l'enfer,  on  le  dit.  Elle  fut  en  purgatoire. 
Par  exemple,  après  avoir  vendu  tant  de  bricoles,  elle 
dut  longtemps  y  rester. 

Louison  dévala  la  descente  avec  tous  ses  deniers 
dans  sa  poche  et  son  pain  doré  sous  le  bras.  Ses  pieds 
ne  touchaient  pas  terre,  si  bien  aise  qu'elle  était  de 
porter  le  salut  à  son  père  et  à  sa  mère.  Dès  la  sortie  de 
la  ville,  les  pauvres  de  métier,  comme  s'ils  eussent  de- 
viné que  la  petite  Louison  était  aujourd'hui  une  riche 
fille,  l'entourèrent  et  la  suivirent  en  lui  quémandant 
l'aumône.  Il  faut  donner  tout  ce  qu'on  a,  pas  vrai, 
monsieur?  Tu  sais  cela,  mais  le  fais-tu?  Il  y  a  encore 
autre  chose  :  il  faut  bien  regarder  à  qui  l'on  donne, 
pour  ne  pas  perdre  le  bien  des  vrais  malheureux  dans 
les  mains  des  gueux  de  gueuserie  qui  lamentent  pour 
avoir  de  quoi  boire;  tonton  recteur  sait  les  reconnaître, 
moi  pas,  et  je  donne  à  tous,  crainte  de  me  tromper. 
C'est  mal,  mais  pas  beaucoup. 

Louison  était  comme  moi;  à  voir  tous  ceux-là  qui 
demandaient  la  charité  pour  l'amour  du  bon  Dieu, 
les  uns  sans  bras,  les  autres  sans  jambes,  des  estropiés 
de  toute  façon,  et  le  paralytique  qui  allait  sur  ses  mains, 
assis  dans  une  écuelle  de  bois,  elle  avait  le  cœur  bien 
gros  et  ses  piécettes  frétillaient  dans  sa  poche. 

—  Ayez  pitié  d'un  pauvre  aveugle! 

—  Donnez  au  pauvre  perclus,  ma  belle  petite  demoi- 
selle! 

Ah!  dame!  ah!  dame!  jamais  on  n'avait  encore  pris 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  49 

Louisetle  pour  une  demoiselle.   Elle  répondait  triste- 
ment : 

—  Je  n'ai  pas,  mes  amis,  je  n'ai  pas. 

Et  c'était  bien  la  vérité,  puisque  toute  sa  fortune 
était  pour  Toine  et  pour  Toinette,  en  danger  de  mourir 
par  misère,  sans  oreiller  sous  leurs  têtes  et  sans  toit 
dessus.  Louison  allait  tant  vite  qu'elle  pouvait  dans  sa 
hâte  de  bien  faire;  elle  tenait  son  bâton  à  crosse  d'une 
main  et  de  l'autre  son  pain  frais,  dont  elle  comptait 
faire  trois  parts,  une  pour  les  pauvres,  une  pour  l'oi- 
seau de  toute  couleur,  une  pour  elle-même.  Mais  elle 
avait  beau  se  presser,  les  quémandeurs  allaient  encore 
mieux  qu'elle,  surtout  ceux  qui  n'avaient  pas  de 
jambes.  Louison  restait  presque  la  dernière  entre  un 
bon  vieux  guenilleux  tout  essoufflé  et  une  jeune  mère 
malade  portant  un  petit  chétif  dans  ses  bras. 

Le  vieux  tomba  de  fatigue  à  un  moment,  et  la  jeune 
mère  s'arrêta  pour  le  ramasser;  les  autres  ne  tournèrent 
même  pas  la  tête  et  continuèrent  de  galoper  avec  leur 
refrain  : 

—  Charité!  charité!  charité! 

—  Ayez  pitié  d'un  pauvre  aveugle! 

—  Donnez  à  l'estropié  de  tout  son  corps! 
Louison  entendit  un  faible  cri  derrière  elle;  c'était 

la  petite  mère  malade  qui  était  tombée  à  son  tour  en 
essayant  de  relever  le  vieux  trop  lourd. 

—  Ah!  cher  oiseau,  pensa  Louisette,  c'est  ta  part  et 
la  mienne  que  je  vais  donner;  aujourd'hui,  tu  ne  bec- 
queteras  pas  de  mes  miettes! 

Elle  s'élança  en  même  temps  vers  ceux  qui  étaient 
tombés  de  besoin  et  rompit  son  joli  pain,  qu'elle  par- 
tagea entre  eux.  Tous  les  deux  portèrent  avidement  la 

4 


5o  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

nourriture  à  leur  bouche,  et  quelqu'un  gazouilla  en 
l'air  un  doux  chant  d'oiseau. 

—  Merci,  mon  petit  cœur,  dit  le  vieux,  mais  ma  mé- 
nagère a  grand  faim  à  la  maison. 

Et  la  jeune  mère  : 

—  Bon  petit  cœur,  merci;  mais  à  force  de  jeûner, 
je  n'ai  plus  de  lait  dans  ma  poitrine  pour  mon  enfant 
qui  ne  sait  encore  manger  le  pain. 

Ceux-là  étaient  des  pauvres  du  bon  Dieu,  tu  vas  le 
voir,  monsieur.  Le  vieux  ajouta  en  joignant  les 
mains  : 

—  Je  partagerai  le  pain  avec  ma  ménagère;  si  vous 
avez,  donnez  à  celle-ci  pour  empêcher  son  enfant  de 
mourir,  au  nom  de  votre  mère! 

—  Au  nom  de  votre  père!  s'écria  la  jeune  maman 
qui  pleurait,  donnez  aussi,  donnez  ce  que  vous  avez 
à  celui-là! 

La  main  de  Louison  entra  toute  seule  et  quasi  mal- 
gré elle,  dans  sa  pochette.  En  l'air  on  gazouillait  si 
doux  qu'elle  cherchait  des  yeux  le  rossignol  au-dessus 
de  sa  tête,  mais  rien  ne  vit,  sinon  un  nuage  perlé  qui 
passait  au  gré  du  vent. 

Le  vieillard  eut  un  beau  denier  marqué  et  un  denier 
la  pauvre  jeune  mère. 

—  iDieu  vous  le  rende!  Dieu  le  rende  à  ceux  que 
vous  aimez! 

Dieu  n'y  manque  pas,  mais  il  ne  manque  jamais 
non  plus  d'éprouver  ses  plus  chères  âmes;  il  faut 
savoir  cela,  et  tant  pis  pour  ceux  qui  murmurent! 
Voici  que  les  quémandeurs,  mauvais  pauvres,  faux 
aveugles,  trompeurs  de  boiterie,  estropiés  pour  faire 
semblant,  et  le  reste,  ayant  tourné  la  tête  à  la  fin,  virent 
Louison  tirer  de  l'argent  de  sa  poche  et  faire  l'aumône 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  5l 

Seigneur  Dieu  I  ils  prirent  leur  course  tous  ensemble 
et  revinrent  criant  qu'on  les  volait!  Si  tu  les  avais  vusl 
Les  boiteux  allaient  comme  des  cerfs  et  les  perclus 
brandissaient  à  deux  mains  leurs  béquilles  en  faisant 
des  sauts  d'écureuil.  Ils  se  jetèrent  d'abord  sur  la  petite 
mère  et  le  pauvre  vieux. 

—  Rends-nous  notre  argent,  coquine! 

—  Brigand,   rends-nous  notre  argent! 

Louison,  qui  était  brave,  se  mit  au-devant  de  ses 
protégés  et  les  défendit  avec  son  bâton  à  crosse. 

—  J'ai  donné  ce  qui  m'appartenait,  dit-ellle,  à  qui 
j'ai  voulu  le  donner.  Pourquoi  accusez-vous  ces  mal- 
heureux de  vous  avoir  volé  ce  qui  n'était  point  votre 
bien  ? 

—  Qu'ils  partagent!  qu'ils  partagent!  fut-il  ré- 
pondu; le  bien  de  l'aumône  est  le  bien  de  tous.  La 
coquine  a  menti  pour  avoir  plus  que  les  autres,  son 
enfant  ne  tette  plus  et  marche  tout  seul!  Il  a  ses  dents! 
il  jouait  hier  à  la  fossette  avec  des  vagabonds  qui 
savent  lire!  Pour  avoir  plus  que  les  autres,  le  vieux 
brigand  a  menti  :  il  n'a  point  de  ménagère.  C'est  lui 
qui  tette  sa  chopine,  et  son  vrai  logis  est  le  cabaret. 

—  Est-ce  donc  vrai?  demanda  Louison,  qui  se  re- 
tourna. 

Mais  il  n'y  avait  plus  personne  à  la  place  où  étaient 
tout  à  l'heure  la  petite  mère  et  le  vieillard  mourant. 
Comment  s'en  étaient-ils  allés?  Louisette  se  sentit  le 
cœur  bien  gros,  et  il  y  eut  un  nuage  errant  qui  passa 
sur  le  soleil  en  gazouillant  le  chant  des  loriots.  Tu  sais 
bien,  monsieur,  que  les  loriots,  quand  ils  chantent, 
ont  l'air  de  se  moquer  du  monde.  En  même  temps  les 
faux  pauvres  crièrent  tous  à  la  fois  : 

—  Vous  voyez  bien,  demoiselle,  généreuse  et  riche 


52  CORBEILLE    D'niSTOIRES 

demoiselle,  vous  voyez  bien,  les  menteurs  ont  pris 
leurs  jambes  à  leur  cou!  C'est  nous  qui  sommes  les 
vrais  affligés,  et  vous  ne  nous  avez  pas  secourus. 

—  Je  n'ai  rien!  voulut  répondre  encore  Louison. 
Mais  une  grande  effrontée  de  manchote  retrouva  une 

de  ses  mains  pour  tâter  la  pochette  où  étaient  les  de- 
niers, qui  sonnèrent,  et  alors  on  ne  s'entendit  plus. 

—  Donnez!  cria  un  gros  béquillard  tout  embarrassé 
de  ses  potences,  c'est  moi  l'abandonné  qui  ai  ma 
femme  à  l'agonie  du  mal  caduc,  et  une  tante  pesti- 
férée, et  un  cousin  qui  marche  à  reculons,  et  une  fil- 
leule remuée  par  la  danse  de  Saint-Guy! 

—  C'est  certain,  renchérit  un  tortu;  il  dit  vrai,  mais 
j'ai  mieux  que  cela  :  ma  gorge  est  rongée  à  vif  par  un 
ver,  et  il  y  a  quatorze  innocents  qui  m'attendent  dans 
mon  trou,  plus  les  orphelins  de  ma  sœur  défunte... 
donnez  ! 

—  Donnez!  donnez!  donnez! 

—  A  moi,  à  moi,  à  moil 

Et  la  grande  effrontée  de  manchote,  clamant  par- 
dessus tous  les  autres,  hurla  : 

—  J'ai  trois  pères  et  quatre  mères,  ramassés  au  long 
des  chemins  par  la  bonté  de  mon  cœur!  C'est  pour  leur 
faim  et  pour  leur  soif  que  je  quête  :  donnez-moi  dou- 
ble, et  ce  ne  sera  pas  encore  assez! 

Louison  donna,  qu'aurais-tu  fait,  monsieur?  Elle 
n'avait  pas  assez  d'âge  pour  bien  voir  à  travers  les 
menteries;  elle  donna  six  deniers;  avec  les  deux  de  la 
petite  mère  et  du  bon  vieux,  cela  faisait  huit.  Il  ne  lui 
restait  donc  bien  juste  que  les  douze  qu'il  fallait  à 
Toine  et  à  Toinette  pour  garder  leur  logis.  A  cet  argent- 
là,  il  ne  lui  était  point  permis  de  toucher  :  elle  le  dit, 
et  serrant  son  petit  bâton  à  crosse,  elle  ajouta  : 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  53 

—  Que  Dieu  vous  bénisse,  mes  amis,  ne  perdez  pas 
votre  temps  avec  moi. 

Voyant  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  piller,  les  quéman- 
deurs tournèrent  casaque  en  disant  : 

—  Allons  boire! 

Et  la  plupart  se  mirent  à  la  chasse  de  quelque  autre 
gibier  :  ce  n'étaient  pas  les  plus  méchants.  Il  y  en  eut 
trois  qui  ne  firent  que  passer  de  l'autre  côté  de  la 
haie,  à  savoir  la  grande  manchote,  le  tortu  mangé 
par  un  ver,  et  le  gros  béquillard.  Ceux-là  avaient  leur 
idée.  Ils  se  cachèrent  à  l'abri  du  fossé  et  le  tortu  dit  : 

—  La  jeunesse  a  encore  douze  deniers  qu'elle  em- 
porte dans  sa  poche. 

—  Oui,  répondit  la  manchote,  j'ai  vu  cela;  mais  le 
monde  continue  de  passer  sur  la  route;  on  n'y  peut  pas 
faire  ce  qu'on  veut. 

—  Le  jour  baisse,  ajouta  le  béquillard,  jouons 
notre  jeu;  quand  la  jeunesse  va  arriver  vers  le  Pont- 
chêne,  il  n'y  aura  plus  personne  à  cheminer,  crainte 
de  mauvaise  aventure,  et  alors...  Eh!  qui  va  là? 

Ils  écoutèrent  tous  les  trois.  Quelqu'un  soupirait 
dans  la  haie.  Le  tortu  y  jeta  son  sabot,  la  manchote 
regarda  dans  les  ronces  et  le  béquillard  y  déchargea 
un  coup  de  sa  béquille.  Mais  ils  se  mirent  à  rire  de  bon 
cœur,  car  ce  qui  les  avait  effrayés  n'était  qu'un  petit 
oiseau,  gros  comme  la  moitié  d'un  moineau,  qui  prit 
sa  volée  en  faisant  :  Cuic,  cuic,  cuic. 

Aussi,  le  tortu  ayant  repêché  son  sabot,  ils  com- 
mencèrent à  longer  la  haie,  en  dedans  du  champ,  bien 
doucement,  bien  doucement,  lui,  la  manchote  et  le 
béquillard,  en  suivant  de  loin  Louison,  qui  dévalait 
vers  le  Pontchêne. 


54  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

Notre  train  avait  dépassé  Pontorson,  la  vieille  ville 
qui  se  souvient  de  Bertrand  Du  Guesclin  et  de  sa 
femme  Tiphaine  la  Fée,  dont  l'observatoire  se  voit 
encore  au  versant  sud  du  Mont-Saint-Michel;  car  elle 
était  astronome,  selon  les  bonnes  gens,  et  même  astro- 
logue, si  l'on  en  croit  les  langues  mauvaises.  On  com- 
mençait à  sentir  l'air  de  la  mer.  A  la  dernière  station, 
tonton  recteur  nous  avait  expliqué  que  nous  passerions 
bien  près  de  Pontchêne,  mais  que  nous  ne  le  verrions 
pas.  Il  avait  même  ajouté  que  le  vieux  tronc,  remplacé 
maintenant  par  une  arche  en  pierre,  se  trouve  non  pas 
sur  l'Oysance  ou  l'Oisange,  mais  sur  un  ruisselet  ano- 
nyme qui  se  jette  aussi  dans  le  Couesnon.  Mademoi- 
selle Lily  l'avait  écouté  poliment;  on  voyait  bien, 
cependant,  qu'elle  le  regardait  comme  un  ennemi 
acharné  de  son  histoire. 

—  Ça  m'est  bien  égal,  dit-elle  en  s'adressant  tou- 
jours à  moi,  comme  si  elle  eût  deviné  que  je  protégeais 
par  état  les  histoires.  Puis  elle  reprit  :  —  Louisette 
descendait  donc  vers  le  pont,  toute  seule  maintenant. 
Six  heures  du  soir  approchaient;  on  était  à  la  fin  de 
l'automne,  la  brune  allait  bientôt  tomber. 

Tout  en  marchant,  Louison  entendait  du  bruit  der- 
rière la  haie,  mais  elle  ne  s'en  inquiétait  point,  parce 
qu'une  goutte  de  tristesse  lui  avait  coulé  dans  Te  cœur 
en  songeant  à  ses  chères  bonnes  gens  de  là-bas.  Comme 
elle  allait  les  trouver  maigres,  "et  chancelants,  et 
changés  par  tant  de  misère!  Elle  regrettait,  non  point 
d'avoir  fait  la  charité,  mais  d'avoir  prodigué  une  si 
grosse  part  du  pauvre  argent  de  Toine  et  de  ïoinette  à 
cette  mauvaise  troupe  de  mendiants.  Quant  tout  à 
l'heure  le  petit  oiseau  s'était  ensauvé  au  coup  de 
béquille  donné  dans  la  haie,  il  avait  passé  en  son  vol 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  55 

juste  au-dessus  de  Louison,  qui  avait  bien  entendu 
alors  quelqu'un  lui  dire  à  l'oreille  :  «  Aie  confiance.  » 

—  Je  veux  bien  avoir  confiance,  pensa-t-elle,  mais 
c'est  la  peur  qui  me  vient.  Ange  de  Dieu,  gardien  des 
cœurs  unis  de  Jésus  et  de  Marie,  protégez-moi,  je  vous 
en  prie,  car  je  suis  comme  si  un  grand  malheur  mena- 
çait sur  moi. 

Elle  allait  toujours  cependant,  et  à  mesure  qu'elle 
descendait  vers  la  plaine,  elle  trouvait  que  rien  n'était 
plus  de  même  depuis  son  premier  voyage,  qu'elle  avait 
fait  par  un  beau  matin  d'été.  Les  froments  étaient  cou- 
pés, les  pommes  gaulées,  le  lilas  du  blé  noir  ne  souriait 
plus  par  les  champs,  et  tout  en  bas  de  l'a  montée  elle 
traversa  des  ravages  d'eau. 

Bien  sûr  que  la  rivière  avait  dû  déborder.  Les 
grandes  herbes  de  sauge  que  le  chemin  traversait  pour 
arriver  au  Pontchène  étaient  encore  toutes  limoneuses 
et  commençaient  à  peine  à  se  relever.  L'Oisange  coulait 
à  pleines  rives  sous  le  vieil  arbre  couché  en  grondant 
comme  au  déversoir  d'un  moulin. 

Ah!  certainement  Louisette  n'aurait  pas  su  se  mirer 
maintenant  dans  cette  eau  troublée,  ni  voir  les  ailes 
d'or  étendues  au-dessus  de  son  sourire,  car  la  nuit 
venait  tout  à  fait,  et  d'ailleurs  elle  ne  souriait  plus  : 
elle  avait  plutôt  envie  de  pleurer.  Pourquoi?  Parce 
que... 

Au  moment  où  elle  mettait  le  pied  sur  le  pont,  un 
dernier  rayon  de  jour  laissait  voir  encore  la  rivière 
gonflée  qui  bouillonnait.  Le  tronc  renversé  d'un  bord 
à  l'autre  était  humide  et  tout  gras  comme  les  pièces 
de  bois  qui  ont  été  noyées;  pour  marcher,  Louison 
était  obligée  de  s'appuyer  sur  son  bâton. 


56  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

—  L'oiseau  de  toute  couleur  est  couché,  se  dit-elle 
en  soupirant. 

Et  à  bien  réfléchir,  elle  n'en  fut  point  trop  fâchée, 
parce  qu'elle  n'avait  pas  seulement  une  miette  à  lui 
donner.  Comme  elle  arrivait  au  milieu,  trébuchant  et 
prenant  bien  garde  à  ses  pieds,  les  cloches  de  la  ville 
d'Antrain  passèrent  sur  la  vallée  sonnant.  C'était, 
comme  la  première  fois,  l' Angélus  qui  tintait,  mais 
non  plus  celui  de  midi  puisqu'on  était  au  soir.  Comme 
la  première  fois  aussi,  Louison  se  mit  à  genoux,  et  pen- 
dant qu'elle  priait,  distraite  par  la  tristesse  qui  lui 
pesait  sur  l'esprit  plus  lourdement  toujours  et  tou- 
jours, elle  vit  un  petit  oiseau  menu,  ah!  menu,  qui 
voltigeait  devant  elle,  allant,  venant,  tournant  et  cher- 
chant où  se  poser. 

Celui-là  n'avait  point  des  ailes  d'or  et  n'était  pas 
beaucoup  plus  gros  qu'une  mouche. 

Et  il  ne  chantait  point,  et  ses  plumes,  en  battant  le 
vent,  ne  faisaient  aucun  bruit. 

On  l'apercevait  dans  le  noir,  parce  que  l'entour  de 
lui  s'éclairait  en  rond,  mais  si  peu!  c'était  approchant 
comme  la  lueur  que  donnent  les  luciolets  au  bord  des 
fossés,  quand  ils  sont  pour  éteindre  leur  chandelle. 

Louison  s'aperçut  seulement  alors  que  le  déris 
(l'inondation)  avait  cassé  et  emporté  la  branche  morte 
qui  servait  de  balustrade. 

—  Ah!  cher  petit  mignon!  pensa-t-elle,  tu  n'as  plus 
ton  perchoir! 

Et,  cherchant  avec  ses  mains,  à  tâtons,  elle  trouva 
un  endroit  où  l'écorce  du  pont  était  fendillée;  dans  la 
fente,  elle  planta  son  bâton  à  crossette.  Cela  l'empêcha 
d'entendre  qu'on  marchait  à  pas  de  loup  parmi  les 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  57 

herbes  de  sauge,  sur  la  rive  qu'elle  venait  de  quitter. 

—  Maintenant,  dit-elle,  tu  peux  percher;  perche. 
L'oiseau  ne  se  fit  pas  prier.  Il  vint  se  poser  sur  la 

crosse  et  chanta  trois  cuic,  cuic,  preuve  que  c'était 
bien  celui  de  là-bas,  sur  la  route,  que  le  béquillard 
avait  chassé  de  la  haie  avec  sa  béquile,  et  peut-être 
aussi  celui  qui  avait  gazouillé  sur  le  parvis  de  l'église, 
en  la  ville  d'Antrain,  au  moment  où  le  rayon  dorait 
le  cheveux  de  l'Archange  dans  sa  niche,  tout  en  haut 
du  portail. 

Quand  Louisette  s'agenouilla  de  nouveau  pour  ache- 
ver sa  prière,  le  bruit  des  sauges  remuées  avait  cessé. 
Elle  songeait  priant  : 

«  Seigneur,   que  vais-je  donc  souffrir?  » 
Car  elle  avait  son  petit  cœur  tout  plein  jusqu'au  bord, 
et  quelqu'un  y  parlait,  disant  dans  le  fin  fond  d'elle- 
même  : 

—  Aie  confiance,  aie  confiance!  Avant  de  souffrir, 
pendant  qu'on  souffre  et  après  qu'on  a  souffert,  il  faut 
louer  Jésus-Dieu,  fils  de  Marie! 

Elle  écoutait  cela  si  bien  qu'elle  n'entendit  point 
une  voix  qui  chuchotait  tout  à  côté,  dans  les  sauges, 
disant  : 

—  Elle  n'a  plus  son  bâton  à  crosse  pour  se  défendre, 
c'est  le  moment! 

Bien  plus,  elle  n'entendit  même  pas  la  marche  de 
la  grande  manchote,  du  petit  tortu  et  du  béquillard, 
qui  sortaient  des  herbes  pour  se  glisser  sur  le  pont.  Un 
souffle  de  vent  s'était  levé,  c'est  vrai,  et  toutes  les 
feuilles  des  arbres  voisins  qui  allaient  déjà  se  dessé- 
chant faisaient  tapage.  Si  bien  qu'à  l'instant  où,  ache- 
vant sa  prière,  Louison  disait  :  «  Moi  aussi  je  suis  la 


58  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

servante  du  Seigneur,  que  sa  volonté  soit  faite!  »  la 
béquille  du  béquillard  lui  assomma  la  nuque  d'un 
grand  coup,  durement  frappé,  pendant  que  le  tortu  et 
la  manchote,  se  jetant  sur  elle,  vidaient  sa  pochette 
en  un  tour  de  main. 

Après  quoi,  faisant  deux  cordes  avec  son  fichu  de 
cou  déchiré  par  moitié,  le  béquillard,  la  manchote  et 
le  tortu  lui  lièrent  les  pieds  et  les  poignets  bien  liés 
avant  de  la  lancer  comme  un  corps  mort  dans  la 
rivière. 

L'oiseau  n'était  plus  sur  son  perchoir,  mais  dans  la 
nuit,  plus  noire,  on  entendit  quelqu'un  qui  pleurait. 

Louison  coula  au  fond  de  l'eau  tout  de  suite.  Pour- 
quoi les  trois  faux  mendiants  ne  s'en  allaient-ils  pas, 
puisqu'ils  avaient  fini  leur  ouvrage?  Monsieur,  je  vais 
te  le  dire  :  Ils  ne  s'en  allaient  pas  parce  qu'ils  ne  pou- 
vaient plus.  Leurs  pieds  étaient  pris  dans  le  bois,  où 
ils  s'enfonçaient  comme  si  c'eût  été  de  la  tangue  des 
grèves.  Et  ils  regardaient,  en  frissonnant,  quelque 
chose  qui  apparaissait  dans  l'eau,  au-dessous  d'eux. 
Va!  quelque  chose  de  beau  qui  faisait  grand'peur! 

Louison,  la  pauvre  petite  fille,  était  revenue  du  fond 
à  fleur  du  courant,  qui  ne  l'emportait  point.  Elle  res- 
tait là  immobile  à  la  même  place  où  ils  l'avaient  noyée, 
étendue  sur  le  dos  comme  en  un  lit,  bien  couchée,  les 
bras  croisés  sur  sa  poitrine. 

Et  la  pâle  lueur  l'entourait  qui  tout  à  l'heure  était 
en  rond  autour  de  l'oiseau. 

Puis  une  musique  chanta  si  doux  qu'on  aurait  dit 
la  voix  des  anges,  puis  deux  grandes  ailes  se  déployè- 
rent au-dessus  du  corps  et  s'agitèrent  lentement.  Des 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  5g 

ailes  qui  brillaient  en  sourdine,  comme  de  Toi   dans 
une  cave,  et  qui  étaient  transparentes  un  peu. 

Et  alors  Louison  commença  à  mouvoir,  mais  non 
point  à  fil  du  courant,  au  contraire  :  elle  remontait  le 
chemin  de  l'eau,  semblable  à  une  barque  qui  aurait  eu 
une  âme  ou  une  voile.  Et  ainsi  elle  passa  sous  le  Pont- 
chêne,  qui  en  grelotta  de  bout  en  bout. 

Comme  elle  passait,  la  manchote,  le  tortu  et  le 
béquillard  râlèrent  et  s'abattirent  raides  morts  sur 
l'écorce,  où  les  premiers  sortants  de  la  ville  d'Antrain 
les  trouvèrent  enlisés  le  lendemain  matin.  C'est  vrai. 
Mais  Louisette?  Où  allait-elle  en  rebroussant  l'eau? 

Eh  bien!  Louison  allait,  enveloppée  dans  sa  lueur, 
si  blanche  et  si  douce  qu'elle  avait  l'air  de  dormir,  au 
milieu  d'un  beau  songe.  Elle  ne  devait  pas  voyagei 
ainsi  bien  loin.  Les  grandes  ailes  d'or  avaient  d'autre 
besogne  à  faire  cette  nuit  que  de  ramer  autour  d'une 
petite  âme  remontant  le  cours  du  ruisseau. 

Il  y  avait  au-dessus  du  Pontchêne  une  prairie  qui 
joignait  la  route  du  Mont-Saint-Michel.  La  rivière 
débordée,  qui  rentrait  peu  à  peu  dans  son  lit,  en  cou- 
vrait encore  un  morceau.  Ce  fut  là  que  les  ailes  d'or 
poussèrent  Louison  bien  doucement  et  puis  s'envo- 
lèrent.    • 

Quand  la  lune  se  leva,  l'eau  était  retirée;  il  n'y  avait 
plus  là  que  de  l'herbe,  et  sur  l'herbe  une  chère  fillette 
qui  dormait,  souriante  comme  les  enfants  égarés  dans 
le  pays  des  rêves... 

Or,  ce  soir-là,  le  bon  vieux  Toine  et  la  bonne  vieille 
Toinette  (pas  vrai,  monsieur,  que  tu  es  content  de  les 


ÔO  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

revoir?)  s'étaient  mis  au  lit  bien  malades  et  surtout 
bien  désolés.  Ils  ne  pouvaient  plus  bouger  ni  s'aider  de 
leurs  membres,  et  c'était  la  dernière  fois  qu'ils  cou- 
chaient dans  leurs  grabats,  car  le  lendemain,  sans 
faute,  on  devait  les  mettre  à  s'en  aller,  le  ventre  creux, 
la  pochette  vide,  sans  bras  ni  jambes  pour  gagner  leur 
pain. 

Il  y  avait  dans  la  ruelle  de  Toine  un  saint  Joseph,  et 
dans  celle  de  Toinette  une  bonne  Vierge  avec  le  divin 
Jésus  dans  ses  bras.  Quant  au  grand  Archange,  qui 
est  le  soldat  de  la  sainte  Famille,  ils  n'avaient  pas 
besoin  de  l'avoir  chez  eux,  puisque,  par  leur  étroite 
fenêtre,  ils  voyaient  sa  statue  ailée  planer  au  plus  haut 
sommet  du  mont. 

Avant  de  fermer  les  yeux,  Toinette  avait  dit  : 

—  Je  n'ai  point  défiance  du  cœur  de  notre  Louison. 

—  Ni  moi,  femme,  avait  répondu  Toine. 

—  Si  elle  n'a  rien  envoyé,  c'est  qu'elle  n'a  pas  pu  : 
la  volonté  de  Dieu  soit  faite. 

—  Certes,  certes,  mais  j'ai  grand'faim. 

—  Moi  aussi...  que  les  anges  lui  rendent  en  bonheur 
ce  que  nous  endurons  de  souffrance! 

—  Ainsi  soit-il. 

—  Bonne  nuit,  mon  mari.     ■ 

—  C'est  la  dernière,  ma  femme;  où  serons-nous 
demain?  Bonne  nuit. 

Bonne  nuit!  Entends-tu,  monsieur?  Moi  d'abord  je 
ne  dormirais  guère  si  je  savais  que  mon  lit  n'est  plus 
à  moi  que  pour  une  fois;  mais  Toine  et  Toinette  dor- 
mirent, et  par-dessus  le  marché  ils  eurent  un  rêve  :  le 
même  pour  tous  deux.  Ecoute-le,  il  n'est  pas  long  et 
c'est  presque  la  fin  de  l'histoire. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  6l 

Il  y  avait  déjà  du  temps  que  Toinette  dormait, 
quand  elle  entendit  gratter  à  la  porte,  et  une  voix  qui 
était  au-dessus  d'elle  dit  : 

—  C'est  de  la  part,  du  cœur  de  Louison. 

Elle  essaya  de  se  lever,  mais  elle  ne  put,  tant  ses 
vieux  membres  étaient  noués,  et  de  son  côté  Toine 
essayait  aussi;  car  il  avait  aussi  entendu  la  même  voix, 
mais  il  était  encore  plus  perclus  que  Toinette.  On  grat- 
tait toujours  et  plus  fort,  et  quand  on  fut  las  de  gratter, 
on  picota  d'abord  à  la  porte,  puis  au  carreau  de  la 
petite  fenêtre.  C'était  comme  un  bec  d'oiseau,  faisant 
tac,  tac,  tac.  Toine  dit  : 

—  Il  est  enragé,  ce  pierrot! 
Et  Toinette  fit  : 

—  Ecoute,  le  voilà  qui  descend  par  la  cheminée! 
En  effet,  on  entendit  tout  de  suite  après  voleter  dans 

la  nuit  de  la  cabane  ce  qui  paraissait  être  un  petit 
oiseau,  et  bientôt  quelqu'un  essaya  d'ouvrir  la  porte 
en  dedans,  pendant  qu'on  grattait  toujours  au  dehors. 

En  même  temps,   une  lueur  se  fit,   qui  ne  venait 
point  par  le  carreau  et  qui  éclaira  surtout  saint  Joseph 
dans  la  ruelle  de  Toine  et  la  bonne  Vierge  au  Jésus  \ 
dans  la  ruelle  de  Toinette. 

A  cette  lumière,  les  deux  vieux  se  mirent  à  chercher 
l'oiseau,  —  le  petit  oiseau,  —  mais  ils  n'en  découvri- 
rent point  trace;  seulement  il  y  avait  comme  deux 
grandes  ailes  étendues  dans  toute  la  largeur  de  la  cham- 
bre, et  ces  ailes  étaient  en  une  matière  comme  qui 
dirait  de  la  fumée  d'or  où  passeraient  tour  à  tour 
toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel  :  pas  bien  distinctes, 
un  peu  brouillées,  un  rêve,  je  te  dis,  monsieur I 

Et  pourtant,  il  y  avait  autre  chose  que  du  vent,  car 
la  serrure  grinça  et  la  porte  s'ouvrit. 


62  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

Alors,  Toine  vit  entrer  le  saint  Joseph  de  sa  ruelle, 
plus  vieux  et  habillé  en  mendiant,  pendant  que  Toi- 
nette  voyait  entrer  aussi  la  bonne  Vierge  de  sa  ruelle, 
toute  jeune,  habillée  en  pauvresse,  avec  un  Jésus 
malade,  dans  ses  bras,  et  qui  rayonnait  si  bien  tout  de 
même,  qu'il  éclairait  la  statue  d'or  de  saint  Michel, 
debout  sous  l'arc-en-cie'l  des  grandes  ailes. 

—  Je  te  salue,  père  Toine,  dit  saint  Joseph,  et  la 
Vierge  dit  aussi  :  Je  te  salue,  mère  Toinette,  pendant 
que  l'archange  se  prosternait,  les  mains  jointes,  pour 
adorer  l'Enfant-Dieu. 

La  Vierge  et  saint  Joseph  vinrent  jusqu'au  milieu 
de  la  chambre  où  était  la  table  et  y  déposèrent  chacun 
un  «  petit  quoi  »  qui  sonna,  disant  ensemble  ce  qui 
avait  été  entendu  déjà  : 

—  C'est  de  la  part  du  cœur  de  Louison. 

Et  s'en  allèrent.  L'archange  éteignit  ses  couleurs, 
la  porte  fut  refermée  et  dans  la  nuit  revenue  la  serrure 
de  nouveau  grinça.  Mais  pendant  que  le  petit  oiseau 
voletait  avant  de  remonter  par  le  tuyau  de  la  che- 
minée, quelqu'un  toucha  au  front  Toine  et  Toinette, 
qui,  dans  leur  rêve,  se  sentirent  aussitôt  guéris... 

Ici,  le  train  s'arrêta,  et  le  conducteur  cria  : 

—  Moidrey!  on  descend  pour  l'omnibus  du  Mont! 

—  Prends-moi,  monsieur,  me  dit  mademoiselle 
Lily,  que  je  te  finisse  l'histoire. 

Et  tandis  que  je  l'emportais  à  la  gare  dans  mes 
bras,  légère,  hélas!  comme  une  plume,  elle  acheva, 
en  effet  : 

—  Le  lendemain  matin,  au  petit  jour,  Toine  et  Toi- 
nette s'éveillèrent  en  se  frottant  les  yeux. 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  63 

—  Mon  homme,  demanda  Toinette,  que  veux-tu 
aller  faire  au  Pontchène? 

—  Ah!  par  exemple,  ma  femme,  répondit  Toine, 
c'est  toi  qui  as  cette  berlue-là!  Tu  viens  de  dire  : 
«  Allons  chercher  Louison.  » 

—  C'est  toi  qui  as  dit  :  «  Allons  chercher  Louisette.  » 

—  Mais  non! 

—  Mais  si! 

On  frappa.  C'était  le  maître  de  leur  cabane  qui 
venait  les  mettre  dehors.  Ils  sautèrent  en  bas  de  leur 
lit  tous  les  deux  :  «  Tu  as  bien  entendu,  monsieur,  j'ai 
dit  :  ils  sautèrent,  et  en  allant  ouvrir,  ils  trouvèrent 
6ur  la  table  le  «  petit  quoi  »  qui  avait  sonné. 

C'étaient  deux  deniers  rennais,  les  deux  deniers  que 
Louison  avait  donnés  au  bon  vieux  et  à  la  petite  mère, 
au  sortir  de  la  ville  d'Antrain;  mais  quand  Toine  et 
Toinette  offrirent  ce  petit  quoi  au  maître  du  logis,  en 
le  priant  humblement  de  le  prendre  comme  acompte, 
le  brave  homme  ôta  son  bonnet  et  leur  dit  : 

—  Cela  vaut  plus  que  la  masure  elle-même;  si  vous 
la  voulez,   je  vous  donnerai  du  retour! 

Et,  de  fait,  pour  les  deux  deniers,  Toine  et  Toinette 
eurent  le  logis  tout  à  eux,  par  contrat  devant  notaire. 

Ce  que  c'était  que  ces  deux  deniers-là,  moi,  je  n'en 
sais  rien,  mais  voici  mieux  :  Le  doigt  de  l'archange, 
quoique  ce  fût  en  rêve,  avait  si  bien  guéri  mon  Toine 
et  ma  Toinette,  qu'ils  purent  aller  de  leur  pied,  ce 
matin,  jusqu'à  la  prairie  du  Pontchène,  où  ils  trou- 
vèrent Louison-Louisette  sur  l'herbe,  encore  un  peu 
ébaubie  d'avoir  été  noyée.  Elle  n'en  pouvait  croire  ses 
yeux  de  les  voir  si  vaillants.  Eux  croisèrent  solidement 
leurs  vieilles  mains  remises  à  neuf  pour  en  faire  un 
bon  siège,  l'assirent  dessus  bien  à  son  aise  et  la  rappor- 


64  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

tèrent  ainsi  au  logis  à  la  guerdoîidaine,  qui  veut  dire 
en  triomphe  chez  nous.  C'est  tout. 

—  Et  tu  vois  bien,  tonton  recteur,  conclut  made- 
moselle  Lily  sous  la  gare,  en  tendant  ses  bras  à  M.  le 
curé  pour  qu'il  la  prît  à  son  tour,  tu  vois  bien  que 
l'Oisance  n'a  pas  de  bon  sens  :  c'est  l'Oisange  qu'il 
faut  dire,  j'en  réponds,  puisque  l'ange  était  l'oiseau 
et  que  l'oiseau  était  l'ange. 


Il 


PATRON-MARGUERITE 


Janic  Picou  et  la  femme  sans  langue.  —  L'oreille  de  mer.  — 
L'armée  des  peliis-calotins.  —  Renot  et  Engoulvan.  ■ —  Aven- 
tures de  Côle-de-Cuir.  —  La  prison  et  l'évasion.  —  Anecdotes 
de  chouannerie. 


Mademoiselle  Lily  sera  encore  de  notre  seconde  his- 
toire, qu'elle  écouta  de  tous  ses  grands  yeux  étonnés, 
enveloppée  dans  le  châle  de  sa  mère  et  assise  sur  ma 
couverture  de  voyage  au  hord  du  railway  en  construc- 
tion qui  doit  longer  le  Couesnon  endigué.  Tout  le 
pèlerinage  était  là,  arrêté  par  la  mer  haute,  à  deux  ou 
trois  cents  pas  de  Moidrey,  dans  une  de  ces  pâtures 
sablonneuses  où  croît  l'herbe  sobre  et  indigente  à  l'œil, 
qui  donne  tant  de  saveur  à  la  chair  illustre  des  gigots 
de  pré  salé. 

En  face  de  nous,  derrière  une  de  ces  immenses  bara- 
ques en  planches  que  l'industrie  de  chemin  de  fer  sème 


66  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

partout  où  elle  pénètre  comme  un  signe  triomphant 
de  civilisation,  nous  voyions  un  vieux  vilain  cotre,  à 
flot  au  milieu  des  terres,  qui  balançait  lourdement  son 
mât  fluet,  chargé  de  poulies  obèses.  Cela  ressemblait 
assez  à  certains  «  sujets  »  savamment  appauvris  et 
déjetés  auxquels  l'art  des  jardiniers,  pratique,  mais 
vilain,  arrache  cruellement  la  parure  dont  Dieu  com- 
ble toutes  les  plantes,  pour  diriger  leur  sève  en  totalité 
vers  les  branchettes  mères  et  forcer  la  grosseur  de 
leurs  fruits. 

Au  delà  du  cotre  et  presque  entre  ses  agrès,  se  mon- 
trait dans  la  brume  un  mamelon,  coiffé  de  travers  par 
une  vieille  bâtisse.  Je  dis  la  chose  telle  que  je  la  vis,  et 
j'y  donnai  peu  d'attention;  mais  un  pauvre  homme 
qui  passait  le  long  de  la  voie,  poussant  une  brouettée 
de  tangue,  nous  dit  avec  fierté  : 

—  On  le  voit  d'ici,  pas  vrai? 

—  Quoi  donc? 

—  Le  Mont,  pardienne! 

C'était  vrai,  c'était  le  Mont-Saint-Michel,  cette  petite 
chose  qui  me  rappelait,  en  miniature,  l'ancienne  butte 
Montmartre  au  temps  du  télégraphe. 

Que  voulez-vous?  Le  Mont-Saint-Michel  est  immense 
de  partout,  excepté  de  là.  Vu  d'Avranches,  par  exem- 
ple, la  ville  de  saint  Aubert,  il  fait  jaillir  du  cœur  un 
cantique  d'admiration;  aperçu  de  Carolles,  de  la  pleine 
mer,  du  rocher  de  Cancale,  des  collines  de  Bonnaban 
au-dessus  de  la  digue  de  Dol,  il  apparaît,  grand  comme 
la  France  des  âges  chrétiens  dont  il  fut  l'imprenable 
citadelle,  et  auguste  comme  le  chef-d'œuvre  de  toutes 
les  poésies  de  la  foi,  consacré  à  la  gloire  de  l'ange  pro- 
tecteur de  la  patrie.  Ce  sont  là  des  choses  qu'il  ne  faut 
point  regarder  de  la  marge  d'un  chemin  de  fer  en 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  67 

construction,  par-dessus  la  baraque  géante  qui  signale 
l'arrivée  de  notre  vénérée  bourgeoise  et  maîtresse, 
madame  l'Industrie,  voilà  tout. 

Ne  vous  fâchez  point  cependant  contre  l'envahis- 
sante platitude  de  la  baraque;  allez  seulement  un  peu 
à  droite  ou  à  gauche,  et  admirez  tranquilles;  quand 
même  l'industrie  dessécherait  la  mer  et  planterait  des 
betteraves  dans  le  vaste  désert  des  grèves,  tant  mieux, 
si  c'est  la  volonté  de  Dieu.  Il  restera  toujours  assez 
de  place  pour  poser  la  guérite  de  l'archange  qui  veille 
sur  la  France  catholique  en  portant  le  glaive  du  Sei- 
gneur. 

Il  n'y  a  pas  plus  d'une  demi-heure  de  voiture  entre 
Moidrey  et  le  Mont,  mais  l'a  mer  ne  faisait  que  d'arriver 
et  nous  avions  la  plus  belle  marée  du  mois.  C'était  au 
bas  mot  quatre  heures  d'attente  pour  le  départ  de 
l'omnibus.  Il  nous  fut  proposé  des  bateaux,  et  certes 
la  traversée  n'est  ni  longue  ni  dangereuse,  mais  le 
pèlerinage  venait  de  Vitré,  pays  peu  marin.  Plusieurs 
ménagères  avaient  ouï  parler  des  perfidies  de  l'Océan, 
et  je  crois  que  Mathurin,  le  rustique  majordome  de  la 
mère  de  Lily,  avait  une  vague  teinture  des  dangers 
courus  par  le  navigateur  à  l'âme  cuirassée  de  chêne 
et  de  triple  airain  qui  osa,  le  premier,  affronter  la  tem- 
pête, séparé  de  la  mort  par  une  simple  planche.  Le  fait 
est  que  cet  inventeur  n'avait  pas  froid  aux  yeux. 

Mademoiselle  Lily,  qui  était  ici  le  personnage  impor- 
tant, fut  tout  de  suite  partagée  entre  la  bonne  envie 
de  faire  connaître  le  premier  navigateur  et  l'épouvante 
fantastique  qui  monta  dans  son  cher  petit  cerveau.  Ce 
n'était  pas  précisément  la  mer  qu'elle  craignait,  c'était 
un  gouffre  effroyable,  creusé  par  les  imaginations  des 
fermières  de  Vitré.  Nous  vîmes  l'agitation  la  prendre, 


68  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

et  ses  jolies  joues  pales  eurent,  plus  marqué,  le  signe 
•ardent  de  la  fièvre. 

Voilà  pourquoi  notre  bivouac  fut  organisé  dans  le 
pré  salé,  la  salle  d'attente  n'étant  pas  praticable. 

Il  faisait  un  très  beau  temps,  et  l'énorme  magasin 
si  funeste  au  paysage  nous  mettait  du  moins  à  l'abri 
du  vent  de  marée.  Il  s'agissait  de  passer  le  temps; 
tonton  recteur  me  dénonça  comme  étant  un  puits 
d'anecdotes  et  de  chroniques.  C'était  pure  calomnie; 
je  suis  au  contraire  comme  presque  tous  les  faiseurs 
de  romans,  qui  racontent  très  maladroitement  de  vive 
voix,  mais  le  commandant  me  dit  :  «  Occupez-la,  je 
vous  en  prie.  »  Et  mademoiselle  Lily  elle-même  s'écria: 

—  Ecoute,  monsieur,  moi,  je  ne  me  suis  pas  fait 
prier,  j'ai  été  gentille  :  c'est  à  ton  tour. 

Il  n'y  avait  pas  à  reculer;  comme  j'ouvrais  la  bouche 
pour  solliciter  une  minute  de  grâce,  le  temps  de  regar- 
der dans  ma  mémoire,  mademoiselle  Lily  ajouta  : 

—  Tu  sais,  on  veut  quelque  chose  qui  n'est  pas 
dans  un  livre. 

—  C'est  cela,  m'écriai-je  en  prenant  mon  parti 
gaiement;  tu  me  donnes  une  idée  :  je  vais  te  dire  à  toi 
et  à  tout  le  monde  des  choses  que  j'ai  mises  de  côté 
pour  en  faire  un  roman  grand  comme  la  baraque. 
Presque  tous  les  romans  partent  d'un  fait  vrai  ou  de 
plusieurs;  ce  sont  les  faits  vrais  que  je  vais  te  conter 
en  gardant  pour  moi  le  roman. 

—  Alors  c'est  arrivé,  bien  sûr? 

—  Bien  sûr. 

—  Dis- moi  quand. 

—  Au  temps  de  la  chouannerie,  sais-tu  ce  que  c'est? 

—  Ahl  je  crois  bien!  grand-papa  était  avec  les 
trente-sept  dans  la  tour  de  Redon  1 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  69 

—  Vraiment!  il  est  capable  d'avoir  connu  mon  Côte- 
de-Cuir.  en  ce  cas-là' 

Tonton  recteur,  qui  avait  ouvert  son  bréviaire, 
dressa  l'oreille  et  dit  : 

—  Côte-de-Cuir  du  séminaire!  Le  petit  boiteux  qui 
commandait  à  Hennebon? 

—  Non,  à  Belz  et  à  la  Trinité. 

—  C'est  juste. 

—  Voyons,  mon  oncle,  s'écria  Lily,  vas-tu  laisser 
dire! 

—  Oui,  répondit  tonton  recteur,  mais  je  préviens 
notre  ami  qu'il  lui  faudra  marcher  droit  s'il  s'engage 
sur  ce  terrain-là,  car  nous  y  sommes  chez  nous. 

—  Moi  aussi,  un  peu,  répliquai-je,  et  cependant 
j'hésiterais  à  prétendre  que  j'ai  été  part  grande  ou 
petite  dans  mon  historiette,  puisqu'elle  est  âgée  de 
plus  de  quatre-vingts  ans,  mais  je  la  tiens  d'un  témoin 
oculaire,  et  je  puis  citer  mon  auteur.  Y  est-on?  Je  com- 
mence : 

A  l'époque  où  je  passais  mes  vacances  avec  ma 
famille  aux  environs  de  Lorient,  no'*s  habitions  la  pro- 
priété d'une  très  digne  personne,  nommée  madame 
veuve  Marguerite  Leker,  née  Cohan,  qu'on  appelait 
aussi  Patron-Marguerite,  parce  qu'elle  avait  commandé 
pendant  des  années  et  des  années  le  chasse-marée  le 
Côte-de-Cuir,  faisant  le  service  de  la  sardine  fraîche 
entre  Saint-Nazaire  et  Concarneau. 

—  Il  y  a  donc  des  dames  capitaines?  demanda  Lily. 

—  C'est  rare;  mais  Patron-Marguerite  passait  pour 
un  très  bon  marin.  C'était  une  voisine  pleine  de  bien- 
veillance, grave,  discrète  et  déjà  fort  âgée  en  i85o; 
bonne  chrétienne,  parfaitement  entendue  en  affaires, 


7° 


CORBEILLE    D  HISTOIRES 


et  qui  avait  élevé  par  son  travail  sept  enfants,  tous  bien 
placés,  dont  le  cadet  était  curé  de  notre  paroisse. 

Elle  vivait  dans  l'aisance,  seule  avec  ses  domesti- 
ques, presque  tous  mâles  et  vieux  matelots,  dans  un 
grand  manoir-ferme,  connu  sous  le  nom  de  la  maison 
carrée  de  Kergado,  dont  elle  nous  louait  une  moitié  à 
peu  près  formant  un  logis  assez  rustique,  mais  très 
vaste.  Notre  horizon  y  était  de  toute  beauté.  Nous  étions 
sur  le  versant  sud  du  Mont-Saint-Michel  de  la  Trinité; 
car  il  y  a  plusieurs  monts  en  Bretagne,  parmi  ceux  qui 
dominent  la  mer,  pour  avoir  l'honneur  de  porter  le 
nom  du  grand  archange.  Des  fenêtres  de  ma  chambre 
à  coucher,  je  voyais  la  tour  de  Belz  par-dessus  les 
fameuses  pierres  païennes  de  Carnac,  tout  le  pays  de 
lagunes  où  le  bienheureux  saint  Cado  joua  un  si  beau 
tour  au  diable... 

—  Quel  tour?  fit  mademoiselle  Lily. 

—  Il  sera  peut-être  dans  l'histoire...  Je  voyais  encore 
sur  ma  gauche  le  lugubre  point  d'interrogation  que 
dessinent  si  nettement  dans  la  mer  les  grèves  de  Qui- 
beron,  et  au  delà,  Belle-Isle,  toujours  entourée  de  tem- 
pêtes. Notre  maison  carrée  avait  joué  un  rôle  dans  le 
drame  odieux  de  Quiberon.  En  as-tu  entendu  parler, 
Lily? 

—  Oui,  me  dit-elle.  Notre  nom  est  deux  fois  sur  la 
table  de  marbre  noir  à  la  Chartreuse  d'Auray.  Et  nous 
étions  aussi  à  'la  Pénissière  avec  Madame,  et  encore  à 
Castelfidardo... 

Le  commandant  me  fit  un  signe  et  je  sentis  qu'il  ne 
fallait  point  appuyer  sur  cette  corde-là.  Je  repris. 

—  On  disait  que  Patron-Marguerite  avant  été  une 
très  jolie  personne,  quelque  cinquante  ans  auparavant, 
au  commencement  du   premier  empire.   Maintenant, 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  71 

elle  avait  une  forêt  de  cheveux  gris  coupés  ras  dans  les 
rides  de  son  front  comme  un  vieil  homme,  et  portait 
habifuellerrfcnt  un  caban  de  marin  par-de??us  sa  robe 
de  fîrefaîne  on  fustane,  taillée  en  douillette,  ce  qui  ne 
l'empêchait  point  de  posséder  1rs  vertus  de  son  sexe. 
File  rfaif  propre,  avenante,  toujours  prête  à  rendre  ser- 
vice, toujours  de  bonne  humeur  et  savait  mijoter  une 
eotrw.de  de  pironneaux  comme  jamais  monarque  n'en 
a  mangé  sur  son  trône.  La  cotriade  est  la  bouille-à- 
haisse  bretonne,  et  les  pironneaux  ou  pelons  qui  nagent 
par  myriades  de  millions  dans  les  courants  de  Groix 
et  de  Belle-Tsle  sont  des  dorades  en  bas-âge. 

Quand  on  voulait  faire  grand  plaisir  à  Patron-Mar- 
guerite, il  fallait  l'appeler  madame  Cohan,  de  son  nom 
de  demoiselle,  non  point  qu'elle  eût  rien  contre  la 
mémoire  de  son  mari,  mais  il  n'avait  jamais  été  sur 
l'eau.  C'était  un  simple  militaire,  c'est-à-dire  rien, 
selon  l'opinion  des  gens  de  mer. 

Etant  toule  jeune  fillette,  elle  avait  vu  la  chouannerie 
de  179.5  et  le  nom  de  son  chasse-marée,  le  Côte-de-Cuir, 
rappelait  Tes  rapports  de  grande  amitié  qu'elle  avait 
eus  avec  l'humble  général  du  petit  corps  d'armée  de 
la  Trinité. 

Il  y  avait,  en  cette  année  1795,  deux  frères  Cohan: 
Mathieu,  oncle  de  Marguerite,  et  Jouan,  son  propre 
père,  comme  elle  disait.  Mathieu,  après  avoir  été  suisse, 
maître-premier  à  la  cathédrale  de  Vannes,  était  des- 
cendu jusqu'à  l'emploi  profane  de  tambour  «  tapant, 
et  clamant  »  de  la  commune  de  Lorient.  Elle  n'avouait 
pas  cela  sans  chagrin. 

—  Mon  pauvre  failli  merle,  me  disait-elle,  car  elle 
avait  de  la  considération  pour  moi,  on  faisait  comme 


"j2  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

on  pouvait  dans  ces  bêtes  de  temps-là.  Le  principal 
était  de  garer  son  cou  entre  ses  deux  épaules,  avec  la 
tête  au  bout.  Nous  avions  le  Jean  Bon-Saint- André  qui 
en  coupait,  qui  en  taillait...  Pas  bien  mauvais  au  fond, 
ce  Jean  Bon-là,  à  part  sa  guillotine,  car  mon  frère  le 
général  l'appela  une  fois  cuisse  de  lard,  droit  dans  l'œil 
(Jambon,  hé?  Vous  comprenez  le  coq-à-1'âneP),  et  l'oli- 
brius, au  lieu  de  se  fâcher,  lui  donna  un  assignat  de 
?,5  sous  qui  valait  juste  un  liard.  Mon  frère  n'était 
qu'un  galopin,  c'est  vrai,  mais  l'âge  n'y  faisait  rien,  à 
preuve  que  j'étais  là,  regardant  sur  la  place  de  la  Com- 
mune, quand  madame  Hervé,  la  maîtresse  d'école 
d'Hennebon,  monta  à  l'échelle  avec  son  marmot.  Le 
pauvre  innocent  allait  encore  en  robe.  Le  citoyen  bour- 
reau était  pour  lors  cette  peste  de  Kerjean,  qui  mit 
l'enfant  sous  sa  houppelande  sans  rien  dire...  Et  il  l'a 
élevé,  oui  vraiment,  avec  de  son  argent  à  lui,  dans  sa 
maison.  Allez,  il  y  avait  tout  de  même  du  bon  monde... 
Mais  voilà  le  plus  cocasse!  L'enfant,  élevé  de  même,  à 
rebours  du  bon  sens,  au  milieu  des  sans-culottes,  con- 
nut le  bon  Dieu  sans  y  voir  goutte  et  poussa  prêtre 
comme  une  fleur  dans  du  fumier,  sauf  respect  ;  et 
quand  le  vieux  Kerjean,  qui  en  avait  tant  raccourci, 
quoique  pas  méchant  du  tout,  tira  la  langue  à  son 
tour  pour  mourir,  ce  fut  l'abbé  Hervé,  l'enfant  de  la 
guillotinée,  qui  le  dorlota  en  confession  bien  confessé, 
et  qui  l'envoya  nettoyé  de  tout  péché  mortel  dans  le 
purgatoire.  Par  exemple,  m'est  avis  que  cette  racaille 
de  Kerjean  y  grillera  un  bon  bout  de  temps... 

L'autre  Cohan,  le  bonhomme  Jouan,  père  de  Mar- 
guerite, était  paysan  et  fermier  de  la  famille  de  Ker- 
gado,  qui  possédait  en  ce  temps-là  notre  maison  carrée 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  73 

et  dont  treize  membres  échappèrent  au  massacre  de 
Quiberon,  par  l'oreille  de  mer  de  Carnac. 

—  Ah  çà,  me  dit,  ici,  tonton  recteur  visiblement 
inquiet,  voilà  encore  une  alliance  de  mots,  oreille  de 
mer,  peu  connue  du  côté  de  Vitré,  et  qui  m'a  tout  l'air 
d'être  aussi  une  histoire. 

—  Et  une  belle!  m'écriai-je.  Patron-Marguerite  met- 
tait trois  jours  à  la  conter  à  mes  enfants,  qui  frémis- 
saient de  tous  leurs  membres,  quand  elle  arrivait  à 
l'endroit  où  le  bon  citoyen  Le  Huy,  le  «  sauveur  de 
prêtres  »,  égarait  les  malheureux  émigrés  dans  le  sou- 
terrain... 

—  Mais  quels  émigrés?  quel  souterrain?... 

—  Je  t'en  prie,  monsieur,  me  dit  mademoiselle  Lily 
avec  une  patience  charmante  que  je  ne  méritais  certes 
pas,  ton  histoire  a  toujours  l'air  comme  si  elle  allait 
devenir  bien  jolie,  mais  il  n'y  en  a  pas  dedans.  Tu  nous 
as  promis  Côte-de-Cuir,  le  bon  tour  de  saint  Cado,  les 
oreilles  de  mer,  le  sauveur  de  prêtres...  Commence 
par  un  bout,  tu  seras  bien  gentil. 

Je  ne  pouvais  pourtant  pas  avouer  à  mademoiselle 
Lily  que  tout  cela  était  dans  ma  tête  à  l'état  d'échafau- 
dage, une  forêt  de  matériaux  où  je  me  perdais  moi- 
même  du  matin  au  soir.  J'espère  bien  ne  jamais  ter- 
miner ce  terrible  roman-là! 

La  prétention  de  me  faire  «  commencer  par  un 
bout  »  une  chose  qui  n'avait  point  de  queue  et  qui 
manquait  de  tête,  me  parut  tyrannique,  et  pourtant 
j'élevai  la  main  de  l'enfant  jusqu'à  mes  lèvres  :  une 
pauvre  jolie  petite  main  si  frêle!  qui  avait  des  veines 
bleues,  mignonnes  à  faire  pitié  et  je  demandai  docile- 
ment : 

—  Par  où  veux-tu  que  je  commence,  Lily? 


7^  CORBEILLE    d' HISTOIRES 

—  Par  où  tu  voudras,  monsieur. 

—  Eh  bien,  je  vais  te  dire  un  conte... 

—  Bon!  s'écria  tonton  recteur,  c'est  de  l'effronterie I 

—  Un  conte,  poursuivis-je,  qui  vient  aussi  de  Pa- 
tron-Marguerite, et  qui  aura  du  moins  l'avantage  de 
faire  bien  comprendre  ce  que  c'est  qu'une  oreille  de 
mer.  Cela  nous  servira  pour  l'histoire. 

Et  je  commençai  tout  de  suite  : 

—  Il  était  donc  une  fois  le  petit  Janic  Picou,  du 
bourg  de  Carnac,  plus  pauvre  que  Job,  et  de  son  métier 
saleur  de  sardines,  il  y  a  fort  longtemps  de  cela.  L'ou- 
vrage n'allait  point,  et  Janic  courait  grand  risque  de 
mourir  de  faim,  quand  la  chance  lui  arriva  de  devenir 
puissamment  riche  et  roi  des  congres  par  son  mariage 
avec  la  princesse  sans  langue,  héritière  de  tous  les 
biens  perdus  en  naufrage,  depuis  qu'on  voit  des  acci- 
dents dans  la  marine. 

—  Et  de  quoi  lui  eût  servi  une  langue  à  celle-là,  de- 
mandait Marguerite  Cohan,  puisqu'elle  était  transpa- 
rente et  qu'on  la  regardait  penser? 

Janic  ne  savait  ni  lire  ni  écrire,  mais  il  écoutait  ce 
que  les  allants  disaient,  et  les  venants  aussi,  pour 
apprendre  à  gagner  de  quoi;  et  un  matin  qu'il  avait  été 
à  la  foire  de  Saint-Gildas  vendre  une  poignée  de  sar- 
dines pressées  qui  donnent  soif  et  font  trouver  le  cidre 
bon,  il  entendit  parler  pour  la  première  fois  des  oreilles 
de  nier  par  où  les  garçons  à  marier  de  la  Basse-Bretagm 
allaient  chercher  leur  fortune  dans  l'ancien  temps 
Etant  curieux,  il  demanda  :  «  Qu'est-ce  que  c'est?  »  On 
lui  répondit  :  «  Bien  fin  qui  le  sait.  »  Mais  le  grigou 
qui  gagnait  son  pain  à  montrer  les  pierres  païennes 
aux  Anglais  comme  si  c'étaient  des  curiosités,  lui  dit  : 
u  Moi,  je  suis  plus  savant  que  les  livres,  puisque  c'est 


CORBEILLE    d' HISTOIRES  75 

mon  état.    Attrape  à  m'écouter,   si  tu  veux.  »  Et  il 
dégoisa  de  même  : 

—  Les  oreilles  sont  pertuis  de  caves  dont  l'entrée  ne 
se  voit  point  par  le  soleil,  et  qui  vont  où  personne  ne 
peut  dire  dans  l'endroit  des  naufrages,  à  travers  la 
terre  et  le  sable  et  les  roches  et  le  fin  fond  de  la  grande 
eau. 

Janic  voulut  savoir  où  ça  se  trouvait  au  juste.  Un 
lui  dit  ici,  l'autre  lui  dit  là  et  le  troisième  ailleurs.  Un 
petit  mal-bâti  s'approcha  et  lui  parla  d'une  belle  oreille 
qui  est  à  la  Chapelle-Blaud,  dans  l'ancien  puits  tari  du 
château  de  Rohan-Rohan,  mais  c'est  loin,  et  elle  ne 
va  que  jusque  vers  le  Portugal  d'Espagne,  tandis  que 
l'oreille  de  mer  de  la  Genaie-Bihet,  au  Nor-ord-ouâs  de 
la  maison  carrée  de  Kergado  et  juste  au-dessus  des  pier- 
res plantées,  est  tout  près,  à  commodité  du  bourg  de 
Carnac,  et  va  à  volonté  plus  loin  que  les  colonies.  Seu- 
lement, personne  n'avait  jamais  pu  la  trouver  dans 
les  grands  genêts,  hormis  le  tailleur  bossu  de  Plou- 
harnel. 

Il  faut  savoir  que  tous  les  tailleurs  bossus  sont  sor- 
ciers et  mentent  la  bonne  aventure.  Janic  s'informa 
pour  savoir  où  pêcher  celui  de  Plouharnel,  et  le  mal- 
bâti lui  montra  sa  bosse  en  disant  :  «  C'est  moi.  » 

Avec  six  liards  qu'il  avait  eus  de  ses  sardines  ven- 
dues, Janic  Picou  marchanda  le  bossu  de  Plouharnel  et 
lui  acheta  le  secret  pour  entrer  dans  l'oreille  de  mer 
de  la  Genaie-Bihet.  Quel  est  ce  secret?  Dame!  si  je  le 
savais,  j'aurais  de  belles  rentes,  rien  qu'à  le  vendre 
un  sou,  car  tout  le  jour  le  nombre  augmente  des  gar- 
çons qui  veulent  gagner  fortune  sans  faire  œuvre  de 
leurs  dix  doigts. 

Toujours  est-il  que  Janic  Picou,  ayant  pris  son  cou- 


76  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

rage  à  deux  mains,  un  beau  matin,  se  coula  dans  la 
Genaie,  chercha  l'oreille,  la  trouva  et  y  entra.  Cela 
commençait  par  un  terrier  de  renard  où  l'on  entendait 
crier  la  barre  de  la  rivière  d'Etel,  comme  si  elle  eût  été 
à  trente  pas.  Puis  cela  s'élargissait  en  pertuis  de  voûte, 
et  Janic,,  au  bout  d'un  moment,  put  y  marcher  tout 
debout. 

Il  descendit  droit  devant  lui.  Tant  qu'il  fut  sous  la 
terre  ferme,  il  n'y  voyait  goutte,  mais  enfin  une  lueur 
lui  arriva  qui  grandit  et  devint  une  belle  lumière, 
comme  s'il  y  avait  quelque  part  au-dessus  un  soleil  vert 
qu'on  n'apercevait  pas. 

Janic  marchait  sur  du  sable  très  fin,  et  ça  ne  lui  fut 
pas  difficile  de  comprendre  qu'il  était  entré  dans  la 
mer  sans  du  tout  s'en  apercevoir,  puisque  les  poissons 
passaient  le  long  de  lui,  si  près  qu'il  pouvait  leur 
caresser  le  dos.  S'il  avait  eu  sur  le  quai  de  Lorient  tous 
le  bars  et  tous  les  mulets,  tous  les  turbots  et  toutes  les 
soles  que  son  chemin  croisa  ce  matin-là,  il  aurait  pu 
charger  bien  des  voitures  pour  la  halle  de  Paris;  mais 
il  cherchait  mieux  que  de  la  marée  et  repoussait  du 
pied  les  superbes  homards  qui  allaient  par  troupeaux 
dans  les  roches  polypières  ressemblant  à  des  montagnes 
de  fleurs. 

Ça  l'étonnait  bien  un  peu  de  pouvoir  respirer  sans 
gêne  en  pareille  compagnie,  mais  il  ne  se  fâcha  point 
et  se  mit  à  chercher  les  trésors  qui  pavent  le  fond  de 
l'eau.  Il  faut  un  apprentissage  pour  ça  comme  pour 
tout  le  reste.  Ceux  qui  ne  savent  pas  marchent  dessus 
sans  les  voir,  à  cause  du  sable,  des  roches  et  des 
herbes  qui  les  couvrent.  Janic  Picou  foulait  aux  pieds 
toutes  les  richesses  perdues  de  la  terre,  de  l'or,  des 
perles,  des  cachemires,  et  de  la  cannelle,  et  des  clous 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  77 

de  girofle,  et  du  bois  de  santal,  et  des  balles  de  café, 
et  des  colliers  d'ambre;  n'en  sachant  rien,  il  courait 
risque  de  s'en  aller  comme  il  était  venu,  quand  il  ren- 
contra enfin  la  princesse  sans  langue  qui  se  promenait 
avec  sa  cour  par  cent  brasses  au  fond  dans  une  futaie 
de  goémons  plus  hauts  que  des  chênes,  de  l'autre  côté 
de  Belle-Isle-en-Mer. 

Je  ne  me  souviens  pas  que  Patron-Marguerite  m'ait 
jamais  fait  un  portrait  bien  précis  de  cette  demoiselle, 
reine  des  congres,  qui  pouvait  passer  pour  le  plus  riche 
parti  de  l'univers.  Elle  était  jeune,  jolie  et  bien  élevée, 
voilà  la  vérité,  avec  des  cheveux  couleur  d'oseille,  des 
nageoires  en  tulle  brodé  et  une  queue  comme  toutes 
les  princesses. 

Sa  conduite  passait  pour  honorable  à  Carnac,  où, 
Dieu  merci,  le  petit  Janic  avait  bien  souvent  ouï  parler 
d'elle,  et  il  la  reconnut  tout  de  suite,  traînée  qu'elle 
était  dans  son  carrosse  de  nacre,  en  forme  de  coquille, 
par  quatre  dorades,  très  bien  harnachées.  Trois  dau- 
phins, que  nous  appelons  des  grondins,  caracolaient 
autour  d'elle,  portant  avec  respect  son  mouchoir,  son 
éventail  et  son  parasol. 

Janic  Picou  la  salua  avec  politesse  et  lui  dit  :  «  Bon- 
jour à  vous,  ma  reine.  »  Rien  que  pour  cela  il  eut  à 
choisir  entre  quatre  écus  et  un  navire  chargé  de  riz 
qui  venait  de  couler  bas.  Il  prit  les  quatre  écus,  ne 
sachant  commment  emporter  le  navire  au  bourg  de 
Carnac,  mais  cela  ne  fit  que  le  mettre  en  goût  et,  vou- 
lant se  rendre  agréable,  il  demanda  à  la  reine  si  par 
hasard  elle  aimait  la  musique. 

De  répondre  elle  ne  le  pouvait,  n'ayant  point  de 
langue  dans  sa  bouche;  mais  Janic  vit  au  travers  d'elle 


78  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

qu'elle  aurait  plaisir  à  entendre  le  cantique  de  Sainte- 
Anne  d'Auray  qui  est  si  doux  (1)  : 

«  Sainte  Anne,  vous  êtes  la  patronne  des  malheureux 
dans  le  danger  :  Parlez  pour  nous  à  Jésus,  notre  Sau- 
veur. 

«  Sainte  Anne,  mère  de  Marie,  votre  fille  est  reine 
des  cieux  :  vous  êtes  la  mère  de  la  mère  du  Sauveur...  » 

Or,  comment  Jésus  refuserait-il  quelque  chose  à  celle 
dont  le  nom  signifie  pleine  de  grâces  et  qui  porta  la 
pleine  de  grâces  dans  son  bienheureux  sein?  Aussi  le 
cantique  de  Bretagne  la  salue  très  puissante,  et  ses  cou- 
plets montrent  tour  à  tour  le  soldat,  le  matelot,  le 
laboureur,  le  pàtour,  l'ouvrier  et  la  pauvre  mère  qui 
pleure  au  chevet  de  son  enfant,  élevant  leurs  mains 
vers  le  ciel  et  criant  du  fond  de  leur  foi  : 

«  Sainte  Anne,  sainte  Anne,  sainte  Anne,  patronne 
des  malheureux  dans  le  danger,  priez  pour  nous,  car 
le  Sauveur  Jésus  ne  refusera  jamais  une  grâce  à  la 
mère  de  sa  mère.  » 

Mais  ce  petit  Picou  ne  savait  point  le  doux  cantique; 
il  n'avait  appris  que  la  ronde  de  Plestin,  qui  se  danse 
en  sabotant  aux  pardons  de  la  côte,  et  il  chanta  : 

A  Sainte- Anne  en  Auray, 

J'irai, 
Pieds  nus  au  long  de  toute 

La  route, 
Et  je  lui  porterai, 

De  vrai, 
Le    plus  beau  ruban  qu'  j'aurai  1 

La  reine  battit  des  mains  et  fit  signe  à  son  intendant 
(je  ne  sais  pas  quel  poisson  c'était)  de  donner  quatre 


(1)  Ce  cantique  se  trouve  en  breton  et  en  français  dans  le  char- 
mant petit  livre  de  madame  Vattier  sur  le  pèlerinage  de  Sainte- 
Anne  d'Auray. 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  79 

louis  d'or.  Vous  pensez,  Janic  ne  fit  ni  une  ni  deux, 
il  se  mit  à  danser  sur  les  pieds,  sur  les  mains,  sur  l'a 
tête,  et  la  reine  fut  si  contente  de  cette  fois  qu'elle 
ordonna  par  signe  à  son  premier  ministre  de  le  de- 
mander pour  elle  en  mariage. 

Alors  le  petit  Picou,  qui  était  le  dernier  de  douze 
frères  et  de  douze  sœurs,  fut  roi;  il  eut  son  pesant  de 
pistoles  et  le  pesant  de  ses  douze  frères,  et  le  pesant  de 
ses  douze  sœurs,  et  encore  des  cargaisons  de  navires  à 
volonté,  sucre  candi,  vins  d'Espagne  et  pierres  pré- 
cieuses, si  bien  qu'il  put  établir  toute  sa  nombreuse 
famille  à  manger  du  lard  à  même,  tant  que  duraient 
les  jours  que  Dieu  donnait.  Et  l'on  dit  qu'ils  se  rele- 
vaient la  nuit  pour  en  remanger.  C'était  agréable. 

Mais  voici  le  revers  de  la  médaille;  avec  la  gour- 
mandise rien  ne  finit  comme  il  faut.  La  reine  des  con- 
gres, devenue  madame  Picou,  avait  averti  son  mari 
qu'une  catastrophe  arriverait  s'il  s'avisait  de  la  héler 
par  son  nom  de  demoiselle,  qui  était  Merluche  tout 
uniment.  Une  fois  roi,  Janic  s'était  fait  nommer 
adjoint  au  maire,  et  pour  tenir  son  rang,  il  avait  pris 
l'habitude  de  boire  douze  potées  de  cidre  entre  ses 
n  pas.  Un  triste  soir  qu'il  en  avait  bu  treize,  il  se  trouva 
incommodé,  et  sa  reine,  lui  ayant  manifesté  par  signes 
quelque  mécontentement  de  son  intempérance,  il  dit  : 

—  As-tu  fini,  merluche I 

A  ce  nom,  par  un  ciel  sans  nuage,  temps  superbe, 
ni  pluie  ni  vent,  il  \  eut  un  coup  de  tonnerre  à  tout 
casser,  et  la  catastrophe  prédite  arriva.  La  reine  Picou 
joua  de  la  langue,  preuve  qu'il  lui  en  avait  poussé 
une,  et  s'écria  : 

—  Ivrogne  d'adjoint! 

Ensuite  de  quoi,  elle  disparut,  tête  première,  sous 


80  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

la  forme  d'un  très  beau  cabillaud  ou  morue  fraîche, 
dans  l'oreille  de  mer,  qui  se  referma  sur  elle  tant  et  si 
bien  que  personne,  depuis  lors,  /l'en  a  retrouvé  l'en- 
trée dans  la  Genaie-Bihet.  Mais  elle  y  est  toujours  quel- 
que part,  bien  sûr,  car  les  nuits  de  gros  temps,  quand 
il  vente  du  bas,  on  ouït  la  voix  de  la  merluche  qui 
vient  de  loin,  loin  au  large,  et  qui  clame  : 

—  Ivrogne  d'adjoint!  ivrogne  d'adjoint! 

Et  il  faut  bien  que  ce  soit  à  cause  de  Janic  Picou,  car 
sans  ça  la  voix  qui  chante  pouille  aux  ivrognes  n'au- 
rait garde  d'oublier  M.  le  maire... 


Il  faisait  un  magnifique  temps  de  septembre,  la  ma- 
rée ne  montait  presque  plus;  mais  elle  était  si  haute 
que  le  soleil  incliné  à  l'horizon  allumait  de  rouges  re- 
flets jusque  dans  les  terres,  à  travers  les  arbres,  par- 
tout où  les  ruisseaux  refoulés  se  gonflaient.  Mademoi- 
selle Lily  me  souriait,  car  elle  était  très  bien  élevée; 
mais  souvent  les  enfants  qui  souffrent  sont  intelligents 
au-dessus  de  leur  âge,  et  je  voyais  clairement  que  mon 
conte  ne  l'avait  point  émerveillée.  Le  fait  est  que  la 
morale  n'en  est  pas  riche;  cependant  il  en  a  une  autre 
encore,  et  Patron-Marguerite  ajoutait  que  Janic  Picou 
mourut  de  soif,  parce  que  chaque  fois  qu'il  essayait 
de  faire  la  monnaie  de  son  or  pour  boire  des  potées  au 
cabaret,  les  pistoles  de  l'ancienne  madame  Picou,  res- 
taurée reine  des  congres,  se  changeaient  en  bigor- 
neaux. 

—  Monsieur,  toi,  me  dit  très  poliment  la  chère  pe- 
tite fille,  est-ce  que  tu  crois  à  tout  cela? 

—  Je  crois  à  Patron-Marguerite,  répondis-je,  et  tu 
vas  croire  à  elle  aussi,  Lily,  sois  tranquille,  avant  que 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  bl 

notre  histoire  soit  finie.  Elle  est  à  compartiments,  notre 
histoire,  tu  vas  voir  arriver  le  moment  où  Patron-Mar- 
guerite n'aura  plus  que  dix-sept  ans  et  prendra  sa 
course  comme  une  biche  à  travers  les  hautes  tiges  de 
genêts,  pour  porter,  sous  une  grêle  de  balles,  la  trem- 
pée de  lait  caillé  et  la  galette  de  blé  noir  aux  chouans 
cachés  dans  l'oreille  de  mer. 

J'avais  besoin  de  l'oreille  de  mer.  Je  t'ai  dit  le  conte 
de  Carnac  tel  quel  :  les  contes  et  les  chansons  de  Bre- 
tagne ne  doivent  point  être  altérés  par  les  Bretons, 
mais  Marguerite  Cohan,  notre  vieille  amie,  était  au 
fond  du  même  avis  que  toi,  car  elle  avait  coutume  de 
nous  dire  en  achevant  ce  conte,  préambule  de  ses 
récits  : 

—  Voilà  donc  qui  est  bien  entendu  par  tout  le 
monde,  enfants  et  grandes  personnes,  que  les  oreilles 
de  mer  sont  des  écoutilles  pour  communiquer  avec  le 
fond  de  cale  de  la  terre  qu'on  ne  connaît  pas  et  où 
l'eau  salée  entre  comme  chez  elle.  S'il  y  a  une  reine 
des  congres,  je  n'en  sais  rien,  mais  une  femme  sans 
langue,  je  demande  à  la  voir  pour  y  croire;  dans  tous 
les  cas,  je  lui  défends  d'ouvrir  son  parasol  et  de  balan- 
cer son  éventail  au  large  de  iBelle-Isle  par  cent  brasses 
et  même  par  vingt-cinq  de  fond,  puisque  ça  ne  se 
peut  pas,  ni  peu  ni  beaucoup;  et  toutes  ces  balivernes- 
là,  c'est  les  faiblesses!  J'ai  fait  le  cabotage  cinquante- 
trois  ans  durant,  et  je  n'ai  jamais  rencontré  ni  la 
grande  Morgatte,  ni  l'homme  bleu  des  couraux  de 
Groix,  ni  le  voltigeur  d'Hollande,  ni  rien.  Mais  bien 
au  contraire,  les  oreilles  de  mer  sont  dans  la  nature 
comme  vous  et  moi.  Feu  M.  Leker,  mon  homme,  tour- 
nait ses  pouces  pendant  que  je  naviguais  et  en  savait 
long  en  sa  qualité  d'ancien  militaire,  propre  à  rien.  Il 


82  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

disait  que  la  douane  existait  avant  le  déluge.  De  lire  les 
livres  ça  ne  sert  pas,  mais  ça  désennuie  ceux  qui  ont 
du  goût  pour  fainéanter  à  ne  rien  faire.  Et  il  ajoutait, 
j'entends  défunt  M.  Leker,  que  toutes  les  oreilles  de 
mer,  le  long  de  la  côte,  en  France  comme  en  Angle- 
terre où  il  y  en  a  des  tas,  ont  été  creusées  de  main 
d'homme,  contre  la  douane,  pour  la  commodité  de  la 
fraude,  qui  est  encore  plus  ancienne  que  les  gabelous. 
L'oreille  de  la  Genaie-Bihet,  entre  autres,  fut  fouie 
bellement  à  pelle  et  à  pioche  par  les  fraudeurs  de  la 
maison  carrée  de  Kergado,  où  nous  sommes  présente- 
ment. Pourquoi?  ;Parce  que  les  denteliers  de  Jersey 
amenaient  leur  point  d'Angleterre  ici  près  dans  les 
roches,  sous  le  logis  de  M.  Le  Huy,  le  Nantais,  qui 
montait  les  ballots  débarqués  par  le  boyau.  Et  une 
fois  la  marchandise  dans  les  genêts,  la  douane  pouvait 
chercher.  M.  Le  Huy  gagnait  gros  déjà,  mais  pas  tant 
que  plus  tard,  quand  il  devint  sauveur  d'émigrés  et  de 
prêtres.  Voilà  un  vrai  bon  métier!  mais  pas  pour  les 
prêtres,  ni  pour  les  émigrés... 

—  Et  alors,  dit  mademoiselle  Lily,  tu  vas  com- 
mencer l'histoire  de  ce  coquin-là? 

—  Je  t'en  souhaite!  fit  tonton  recteur;  il  va  enche- 
vêtrer, c'est  son  état! 

—  Le  fait  est,  répondis-je,  que  nous  n'y  sommes 
pas  encore,  il  faut  d'abord  que  je  vous  apprenne  com- 
ment le  cousin  germain  de  Patron-Marguerite,  René 
Bruslé,  fils  du  maître  d'hôtel  de  M.  de  Kergado,  celui- 
là  même  qui  tint  les  Bleus  si  longtemps  en  échec  der- 
rière les  pierres  de  Carnac  et  dans  les  genaies  de  la 
paroisse  de  Belz,  acquit  son  surnom  de  Côte-de-Cuir. 
Ne  vous  étonnez  pas  si  je  prends  malgré  moi  les  façons 
de  parler  de  Patron-Marguerite.  A  mesure  que  je  me 


CORBEILLE    D'HI8TOIRES  83 

souviens,  il  me  semble  que  j'entends  encore  son  accent 
[orientais.  Je  n'ai  qu'à  fermer  les  yeux  pour  la  revoir 
tourmentant  sa  coiffe  de  dentelle,  qui  tenait  mal  sur  sa 
tête  grise  et  qu'elle  ôtait  sans  cesse  comme  une  cas- 
quette, pour  la  remettre  toujours  de  travers.  C'est  elle 
qui  parle  ici  bien  plutôt  que  moi  : 

René  Bruslé  étudiait  au  séminaire  de  Vannes  pour 
être  d'église,  quand  les  écoliers  se  fâchèrent  en  appre- 
nant que  le  bon  roi  Louis  XVI  était  prisonnier  au  Tem- 
ple à  Paris. 

René  Bruslé  était  un  tout  petit  jeune  homme,  au 
regard  doux  et  bien  gentil,  qui  avait  l'air  d'une  demoi- 
selle; il  avait  pour  ami  un  grand  gars  d'Hennebon, 
plus  âgé  que  lui  un  peu,  fort  en  thème  et  pas  malin, 
qui  s'appelait  Etienne  Engoulvan:  Etienne  était  très 
bonne  personne  et  bâti  en  bœuf;  il  soulevait  des 
moyeux  de  charrette  à  bout  de  bras;  son  correspondant 
était  un  avocat  de  la  ville  qui  lui  apprenait  les  chan- 
sons du  moment,  où  il  y  avait  des  cœurs  sensibles,  du 
sang  impur,  de  l'Etre  suprême  et  le  plaisir  de  voir 
lever  l'aurore.  Engoulvan  donnait  là  dedans;  quoiqu'il 
fût  pieux  à  sa  manière,  qui  n'était  peut-être  pas  la 
bonne. 

Le  jour  où  les  écoliers  révoltés  quittèrent  le  sémi- 
naire, Etienne  Engoulvan  partit  avec  les  autres,  mais 
il  refusa  de  coudre  comme  eux  sur  sa  poitrine  le  cœur 
et  la  croix,  disant  qu'il  était  du  parti  de  la  lumière 
contre  les  ténèbres,  et  il  monta  sur  un  talus  pour  répé- 
ter  la  chanson  de  son  avocat  :  «  Egalité,  fraternité, 
ôte-toi  de  là  que  je  m'y  mette,  de.  »  Si  bien  que  les 
écoliers  qui  n'étaient  pas  en  humeur  de  plaisanter 
voulurent  lui  faire  un  mauvais  parti.  René,  le  voyant 


84  CORBEILLE    d' HISTOIRES 

seul  contre  tous,  vint  à  son  aide;  tout  mièvre  qu'il 
était,  il  avait  du  nerf;  quand  il  l'eut  dégagé,  Etienne 
lui  dit  : 

—  Je  savais  bien  que  tu  viendrais  avec  moi,  petit. 

—  File  ton  câble,  mon  gros,  lui  repartit  René.  Tu 
est  plus  bête  que  méchant;  mais  c'est  égal,  moi  et  toi 
on  n'a  pas  la  même  route;  je  vas  du  côté  qu'il  faut, 
toi  de  l'autre.  Bonsoir  sans  revoir,  je  ne  te  connais 
plus. 

—  Il  faudra  bien  que  tu  me  connaisses,  répondit 
Engoulvan,  quand  la  république  m'aura  nommé  ton 
évêque! 

Et  il  détala.  Je  crois  que  René  et  lui  s'embrassèrent 
tout  de  même  en  se  quittant. 

Le  lendemain,  l'armée  des  petits  calotins,  comme  on 
l'appela  tout  de  suite,  se  mit  en  marche  sur  Rennes  et 
Laval  pour  aller  délivrer  le  roi  à  Paris.  Ils  étaient  qua- 
tre cents  écoliers  assez  bien  harnachés,  parce  qu'ils 
avaient  désarmé  la  garde  bourgeoise  dès  le  premiei 
soir.  Deux  ou  trois  cents  paysans  vinrent  les  rejoindre 
pendant  qu'ils  allaient. 

Ils  prirent  d'assaut  Ploërmel,  Plélan  et  le  château 
de  Josselin  qui  était  aux  messieurs  de  Rohan;  ils  bat- 
tirent les  fédérés  au  moins  une  demi-douzaine  de  fois 
avant  de  recevoir  leur  premier  atout,  sous  Saint-Malo 
de  Beignon,  à  six  lieues  de  Rennes,  où  ils  comptaient 
arriver  le  soir  même.  Ils  s'étaient  trouvés  là  tout  à 
coup  en  face  des  fédérés  de  Saint-Méen,  retranchés 
dans  une  bonne  position  et  soutenus  par  la  garnison 
de  Rennes  même,  qui  avait  amené  jusque-là  deux 
canons  de  l'arsenal. 

Les  petits  calotins  livrèrent  néanmoins  bataille,  sept 
cents  qu'ils  étaient  environ  contre  onze  cents.  Ils  furent 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  85 

repoussés  après  trois  heures  d'assaut,  et  perdirent  leur 
chef,  un  gars  de  Port-Navalo,  qui  mourut  en  disant  : 
((  Je  vais  à  Dieu  prier  pour  ceux  qui  se  trompent. 
Magnificat!  » 

Alors  ils  commencèrent  à  reculer,  un  peu  plus  vite 
que  le  pas,  n'ayant  plus  leur  content  de  cartouches, 
jusqu'à  P  lé  l'an  d'abord  où  ils  se  reformèrent,  puis 
jusqu'à  Josselin  en  bon  ordre.  Ils  comptaient  trouver 
là  des  munitions,  mais  la  petite  garnison  qu'ils  avaient 
laissée  n'y  était  plus,  et  ils  continuèrent  leur  retraite 
jusqu'au  delà  de  Vannes,  qu'ils  tournèrent. 

Ils  n'étaient  plus  que  trois  cents  et  avaient  beaucoup 
de  blessés. 

Un  matin,  en  se  repliant  sur  Auray,  ils  s'arrêtèrent 
au  tertre  de  Kerletaz,  à  gauche  de  la  grande  route,  en 
bataille,  et  prirent  position  pour  recevoir  les  fédérés  de 
Vannes  qui  avaient  eu  vent  d'eux  et  arrivaient  en  nom- 
bre. On  venait  de  leur  distribuer  quelques  paquets  de 
cartouches,  apportés  de  Vannes  aussi  par  des  femmes 
de  matelots. 

René  Bruslé  était  malade,  non  point  d'aucune  bles- 
sure reçue,  mais  des  fièvres  du  Morbihan  qu'il  avait 
gagnées.  Il  allait  dans  une  charrette  à  bras  sur  un  peu 
de  paille.  Aux  premiers  coups  de  fusil,  il  vint  se  met- 
tre à  son  rang  avec  celui  qui  le  traînait.  Il  était  simple 
soldat,  ni  plus  ni  moins  que  les  autres,  car  depuis  la 
mort  du  bon  gars  de  Port-Navalo,    personne  ne  menait. 

Personne  non  plus  ne  s'inquiéta  de  savoir  si  René 
avait  le  frisson  et  s'il  tenait  seulement  sur  ses  jambes. 
On  était  là  pour  mourir;  malade  ou  bien  portant,  sûre- 
ment ça  ne  faisait  rien,  puisqu'on  avait  l'état  de  grâce. 

Et  rataplan!  Et  pif!  et  paf  !  Voilà  la  danse  commencée. 

C'était  un  ik  août,  veille  de  l'Assomption.  Tous  les 


86  CORBEILLE    d' HISTOIRES 

cabarets  des  bourgs  et  de  la  route  s'étaient  vidés  pour 
célébrer  la  ci-devant  fête  sur  le  dos  des  petits  calotins, 
car  les  ivrognes  n'aiment  pas  ceux  qui  disent  leurs 
prières.  Au  moment  où  la  troupe  de  Vannes  ouvrait 
son  feu,  une  autre  colonne  de  garde  bourgeoise  débou- 
cha au  détour  de  la  route  du  côté  d'Auray,  venant 
d'Hennebon,  trompette  en  tête.  Ça  se  gâtait  durement, 
c'est  certain,  pour  ceux  du  séminaire. 

—  Finissons  toujours  les  patauds  de  Vannes,  dit 
René  qui  se  sentait  un  petit  peu  mieux  rien  qu'à  l'idée 
de  jouer  des  mains. 

Depuis  qu'ils  n'avaient  plus  de  chef,  on  obéissait  au 
premier  qui  fonçait  bien  comme  il  faut,  c'était  la  règle, 
et  il  paraît  que  de  sauter  sur  les  baïonnettes,  quand  on 
n'est  pas  lardé  en  route,  c'est  un  exercice  qui  ravi- 
gote, car  René  avait  déjà  meilleure  mine,  et  quand  il 
racontait  ça  plus  tard,  il  disait  :  «  Si  ça  avait  été 
seulement  des  Anglais,  ahl  mazette!  quelle  tisane  con- 
tre la  fièvre!  » 

Il  tapa  dur.  Les  citoyens  de  Vannes  furent  culbutés 
si  proprement  qu'on  aurait  dit  un  coup  de  balai,  et 
après  ça,  René  se  trouva  tout  à  fait  bien-  seulement,  il 
laissa  les  fuyards  gagner  au  pied  sans  les  poursuivre, 
parce  que  la  fusillade  roulait  en  tonnerre  derrière  lui. 
C'était  Hennebon  qui  attaquait,  commandé  par  un 
grand,  gros  bonhomme  de  beau  garçon  à  cheval,  qui 
avait  assez  de  plumets  autour  de  son  chapeau  pour 
habiller  toute  une  basse-cour,  et  des  ganses,  et  des 
glands,  et  des  franges,  et  des  échappes...  Ahi  ah!  dans 
ces  temps-là  les  vrais  soldats  de  la  République  allaient 
à  la  frontière  en  guenilles,  mais  les  mirlitons  civils 
et  avocats  d'un  sou  qui  faisaient  carnaval  à  l'intérieur 
s'en  mettaient,  de  l'oripeau,  en  veux-tu,  en  voilà! 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  87 

Celui-ci,  au  moins,  n'avait  pas  froid  aux  yeux.  Il 
avait  abordé  la  position  de  Kerletaz,  pendant  que  les 
petits  du  séminaire  rossaient  la  première  troupe  de 
fédérés,  et  quand  René  fit  volte-face,  il  vit  les  paysans 
qui  descendaient  le  tertre  à  la  débandade. 

Dire  que  ça  lui  plut,  non,  ce  serait  mentir;  mais  il 
n'était  point  trop  sujet  au  péché  de  colère.  Sans  se 
fâcher,  il  arrêta  les  premiers  fuyards  à  grands  coups 
de  crosse  et  les  ramena  bon  gré  mal  gré  à  'la  rencontre 
du  beau  garçon  emplumaillé  qui  avait  mis  pied  à  terre 
pour  besogner  plus  à  son  aise  à  la  tête  des  bourgeois 
d'Hennebon. 

Sans  celui-là,  les  citoyens  n'auraient  pas  pesé  lourd; 
mais  c'était  un  rude  bonhomme,  qui  avait  vraiment  du 
cœur  à  son  ouvrage. 

Après  le  premier  feu.  on  se  crocha,  main  à  patte,  et 
c'est  certain  que  les  petits  calotins  n'avaient  pas  l'air 
d'être  les  plus  forts.  Ils  se  disaient,  quand  ils  avaient 
le  temps,  par  hasard,  de  regarder  à  travers  la  poussée  : 
«  Où  donc  avons-nous  vu  déjà  cet  Holopherne  avec  sa 
passementerie,   ses  plumeaux  et  tout  son  écarlate?   » 

Car  ils  l'avaient  vu  déjà  quelque  part,  là  ou  ailleurs, 
ils  en  étaient  sûrs,  mais  le  grand  sabre  du  citoyen  délé- 
gué (c'était  un  délégué,  s'il  vous  plaît)  ne  leur  laissait 
pas  le  loisir  qu'il  fallait  pour  deviner  la  charade. 

Ils  en  étaient  à  jeter  leurs  langues  aux  chiens,  ceux 
qui  n'étaient  pas  encore  couchés  dans  la  poussière  de 
la  route,  quand  la  charade  elle-même,  en  chair  et  en 
os,  se  mit  à  causer  breton  pour  les  tirer  d'embarras. 

—  Dites  donc,  tas  d'innocents,  mes  amis,  s'écria  le 
citoyen  délégué  en  ôtant  ses  plumets  pour  essuyer  son 
font  d'un  revers  de  main,  est-ce  qu'on  ne  va  pas  finir? 
Croyez-vous  que  ça  m'amuse  de  vous  débiter  comme 
des  veaux? 


88  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

—  Engoulvanl  c'est  ce  bêta  d'Engoulvan!  fut-il  dit 
de  toute  part.  Ils  n'ont  qu'un  coq  parmi  tant  de  poules, 
et  ils  l'ont  pris  au  séminaire! 

Quoique  le  moment  ne  prêtât  point  à  rire,  il  y  en  eut 
plus  d'un  pour  éclater  tant  ils  trouvaient  leur  ancien 
camarade  bien  déguisé  sous  son  costume  de  paillasse. 
Mais  lui  ne  riait  pas.  Il  était  fier  comme  l'âne  des 
reliques,  dans  le  fablier. 

—  Vous  savez,  reprit-il,  je  suis  en  train  de  convertir 
la  république;  ce  n'est  pas  difficile  du  tout,  il  ne  s'agit 
que  de  faire  des  concessions.  L'Eglise  ne  gardera  rien, 
la  république  prendra  tout,  et  elles  vivront  toutes  deux 
en  famille.  J'attends  la  réponse  de  Paris,  où  j'ai  écrit 
pour  pétitionner  qu'on  choisisse  dans  l'Evangile  le 
nom  du  nouvel  Etre  suprême  et  que  Notre-Dame  de 
Piecouvranee  soit  installée  sur  l'autel  de  la  Raison.  Ça 
leur  est  bien  égal.  Avec  des  concessions,  tout  s'arrange. 
Le  roi  promettra  d'obéir  aux  avocats,  et  on  lui  pardon- 
nera pour  cette  fois.  Je  suis  meilleur  chrétien  que 
vous. 

On  lui  répondit  par  une  huée.  Il  n'en  parut  point 
mécontent  et  poursuivit  : 

—  Tous  les  grands  hommes  ont  été  hués,  c'est 
connu.  Allons,  rendez-vous  avant  que  la  moutarde  me 
monte  au  nez;  vous  voyez  bien  que  vous  n'êtes  pas  de 
force  contre  moi! 

Puis,  se  campant  comme  ceux  qui  arrachent  des 
dents  à  la  foire,  il  ajouta  sur  un  ton  véritablement  ma- 
jestueux : 

—  Citoyens  égarés,  victimes  de  l'obscurantisme,  je 
ne  vous  en  veux  pas.  La  nation  d'Hennebon  m'a  choisi 
pour  enflammer  le  courage  de  ses  enfants  et  les  guider 
à  la  victoire.  On  est  tous  des  frères,  pas  vrai,  c'est  évi- 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  8q 

dent.  Dépouillez  la  livrée  de  la  tyrannie  et  criez  :  Vive 
la  république!  puisque  c'est  mon  idée,  sinon  descendez 
au  cercueil!... 

Il  interrompit  cette  éloquente  apostrophe  pour  dire 
bonnement  et  même  avec  une  certaine  émotion    : 

—  Tiens,  voilà  Renot!  (Bonjour,  petit  Renot! 
René  Bruslé,  en  effet,  que  le  hasard  de  la  mêlée  avait 

tenu  éloigné  de  lui  jusqu'alors,  s'approchait  en  s'ap- 
puyant  sur  une  épée  qu'il  venait  d'arracher  quelque 
part.  Il  avait  l'air  de  ne  plus  tenir  sur  ses  jambes. 

—  Bonjour,  Etienne,  dit-il;  tu  n'étais  que  bouché 
autrefois,  est-ce  que  tu  serais  vraiment  devenu  coquin? 

Pour  de  la  méchanceté,  Engoulvan  n'en  avait  pas 
seulement  un  brin,  mais  de  porter  des  crêtes  rouges 
comme  les  dindons,  ça  rendait  les  patriotes  suscep- 
tibles. Il  mit  la  pointe  de  son  grand  sabre  sous  le  nez 
de  son  ancien  ami,  qui  lui  donna  de  son  épée  sur  les 
doigts.  Jeux  de  main,  jeux  de  vilain.  On  fit  cercle  au- 
tour d'eux,  comme  aux  jours  d'autrefois,  quand  deux 
chevaliers  décidaient  du  sort  d'une  bataille  par  un 
combat  singulier. 

Ce  ne  fut  pas  long.  Un  petit  moment  après,  le  grand 
sabre  avait  fait  au-dessus  de  la  hanche  de  René  Bruslé 
une  entaille  de  bûcheron  où  passer  le  bras,  et  Engoul- 
van gigotait  sur  l'herbe,  les  quatre  fers  en  l'air,  embro- 
ché par  l'épée  comme  un  chapon.  Ils  n'avaient  frappé 
chacun  qu'un  seul  coup,  qui  était  bon. 

Et  tu  vas  bien  voir,  mademoiselle  Lily,  ma  chérie, 
que  ce  gros  nigaud  d'Engoulvan  n'avait  point  mau- 
vais cœur.  Ses  dernières  paroles  furent  pour  dire  avec 
mélancolie,  mais  sans  faiblesse  .: 

—  Voilà  pourtant  les  inconvénients  de  la  guerre 
civile  entre  compatriotes  d'un  même  pays!  Moi  et  Renot, 


0,0  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

on  était  ensemble  au  séminaire  pires  que  Damon  et 
Pithias,  et  on  s'est  entre-massacré  sans  miséricorde; 
c'est  malheureux.  Je  spécifie  devant  tous  que  je  meurs 
en  chrétien  dans  le  giron  de  la  sainte  Eglise,  deman- 
dant à  Dieu  pardon  de  mes  péchés;  mais  je  meurs 
républicain  aussi,  ce  qui  prouve  bien  qu'on  pourrait 
s'entendre...  C'est  égal,  jamais  je  n'aurais  cru  qu'un 
rat  comme  Renot  serait  dans  le  cas  d'abattre  quelqu'un 
de  ma  taille.  Sans  rancune,  eh!  petit  Renot! 

Il  se  coucha  dans  son  sang,  et  ce  fut  fini. 

René  Bruslé,  lui,  n'en  dit  pas  si  long.  Il  tenait  son 
flanc  ouvert  à  deux  mains. 

—  En  avant!  cria-t-il  à  ceux  qui  voulaient  le  secou- 
rir. On  dira  le  Requiem  pour  le  pauvre  Engoulvan  et 
pour  moi,  quand  la  place  sera  nette. 

Et  ce  fut  bientôt  fait;  les  fédérés  d'Hennebon,  dès 
qu'ils  n'eurent  plus  leur  panache,  tournèrent  casaque 
vivement,  et  René  fut  nommé  général  en  chef  du  sémi- 
naire, sur  le  champ  de  bataille,  pour  récompense  de 
sa  belle  conduite. 

Pour  le  moment,  il  n'en  fut  pas  plus  fier,  car  son 
entaille  le  guillotinait  par  le  milieu  du  corps;  il  ne  pou- 
vait remuer  ni  pied  ni  gigue,  et  cependant  il  avait  en- 
core de  l'idée,  car  il  se  souvint  du  cheval  sur  lequel 
Engoulvan  était  monté  tout  à  l'heure. 

—  Attention  à  bien  faire  l'ouvrage,  dit-il;  quand  on 
n'a  pas  de  rebouteux,  on  s'en  passe.  C'est  de  me  coller 
une  côte  à  l'endroit  du  coup  de  sabre. 

Les  autres  se  demandaient  avec  quoi  on  pourrait  lui 
menuiser  celte  côte  dont  il  avait  besoin;  il  reprit  : 

—  Débouclez  la  sangle  du  bidet  d'Etienne  et  met- 
tez-moi mon  mouchoir  de  poche  dans  ma  fente,  par- 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  91 

dessus  quoi  vous  me  sanglerez  bien  sanglé,   et  à  la 
grâce  de  Dieu!  on  verra  si  ça  tiendra. 

Mademoiselle  Lily,  tu  n'es  pas  bien  grosse,  mais  ce 
ne  sont  pas  les  plus  gros  qui  résistent  le  mieux.  Il  y  en 
a  de  ces  mièvres-là  qui  sont  tout  en  acier.  Dès  que  mon 
petit  général  René  fut  sanglé,  il  s'endormit;  on  le  remit 
dans  sa  brouette  à  laquelle  le  bidet  fut  attelé,  et  le  voilà 
parti,  geignant  et  ronflant  tout  à  la  fois.  Je  ne  sais  pas 
si  pareil  pansement  réussirait  à  tout  le  monde;  mais  le 
vrai,  c'est  que  le  séminaire  arriva  tout  d'une  traite  aux 
pierres  plantées  de  Carnac  où  il  s'installa  commodé- 
ment; René  Rruslé  s'éveilla  sous  la  plus  haute  de 
toutes  les  roches,  celle  qui  a  nom  la  «  Toupie  de 
César,  »  et  à  dater  de  ce  moment-là  son  entaille  ne 
l'empêcha  jamais  un  seul  jour  de  se  battre  comme  un 
dératé.  Seulement,  dans  les  premiers  temps,  pour  ne 
pas  trop  taquiner  sa  fente,  il  faisait  la  guerre  à  cheval 
sur  le  bidet  du  pauvre  défunt  Engoulvan,  et  dès  qu'il 
ôtait  sa  sangle  il  avait  la  colique  à  faire  pitié. 

Ce  fut  à  cause  de  quoi  on  le  nomma  tantôt  le  géné- 
ral, tantôt  le  capitaine  Côte-de-Cuir,  car  le  grade  n'y 
fait  rien,  et  lui,  quand  il  écrivait  des  lettres,  signait 
tout  bonnement  :  «  René  Rruslé,  soldat  de  Dieu  et  du 
roi.  » 

Lily,  tu  sais  cela  aussi  bien  que  moi,  puisque  tu  es 
une  petite  chouanne  :  de  Nantes  jusqu'à  Rennes  au 
levant,  jusqu'à  Quimper  au  couchant,  on  connut  bien- 
tôt ce  nom  de  Côte-de-Cuir  qui  s'entendait  de  partout 
comme  les  coups  de  canon;  et  une  fois  que  René  Bruslé 
fut  happé  prisonnier  dans  une  embuscade,  devers  la 
ville  de  Redon,  sur  la  Vilaine,  le  citoyen  Carrier  de 
Nantes,  celui-là  même  qui  poussait  la  gaieté  révolu- 
tionnaire jusqu'à  marier  les  noyés  entre  prêtres  et  reli- 


92  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

gieuses,  voulut  faire  une  fête  nationale  tout  exprès 
pour  couper  le  cou  du  fameux  Côte-de-Cuir  en  céré- 
monie. 

Il  y  eut  des  affiches  et  des  proclamations.  Tous  les 
plumets  dans  leur  joie  embrassèrent  toutes  les  échar- 
pes.  Ils  étaient  si  contents,  si  contents,  qu'un  ordre  du 
gouvernement  arriva,  disant  que  pareille  réjouissance 
était  trop  friande  pour  la  province,  et  qu'il  fallait  payer 
3e  spectacle  aux  sans-culottes  de  Paris. 

En  conséquence  de  cette  dépêche,  si  flatteuse  pour 
son  amour-propre,  René  Bruslé  fut  empaqueté  bien 
serré,  et  dirigé  non  plus  sur  Nantes,  mais  sur  Rennes, 
où  le  citoyen  'Poeholle  rivalisait  de  sanglantes  plaisan- 
teries avec  le  citoyen  Carrier  et  aussi  avec  le  citoyen 
Lecarpentier,  qui  régnait  de  Saint-Malo  à  Granville,  à 
cheval  sur  la  Bretagne  et  la  Normandie. 

Ces  trois  respectables  collègues  voulurent  accompa- 
gner Côte-de-Cuir  dans  la  capitale,  pour  s'offrir  eux- 
mêmes  en  admiration  à  la  population  parisienne,  qui 
n'aurait  sans  doute  pas  assez  d'yeux  pour  contempler 
le  trio  des  vertueux  proconsuls,  amenant  captif  et 
chargé  de  chaînes  un  des  monstres  les  plus  féroces  de 
la  forêt  bretonne. 

En  vérité,  ce  René  Bruslé  n'avait  pourtant  pas  l'air 
d'un  tigre  d'Hyrcanie.  On  le  faisait  marcher  à  pied, 
les  mains  assujetties  par  de  lourdes  menottes;  il  boitait 
beaucoup  et  très  bas;  il  avait  la  taille  d'un  enfant  et  un 
visage  de  jeune  fille  sous  ses  cheveux  coupés  en  rond 
«  à  l'écuelle  ».  On  lui  avait  laissé  sur  la  poitrine  la  croix 
et  le  cœur,  signes  de  son  vœu,  mais  sa  cocarde  blan- 
che pendait  derrière  son  dos,  attachée  par  une  ficelle. 

Ainsi  accoutré,  il  traversa  les  villes  et  les  bourgs 
entre  quatre  gardiens,  dont  chacun  tenait  une  laisse. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  93 

Deux  de  ces  laisses  étaient  nouées  autour  de  ses  jarrets, 
les  deux  autres  formaient  cravate  à  son  cou.  Ni  toi  ni 
moi,  mademoiselle  Lily,  nous  ne  pourrions  nous 
échapper,  si  nous  étions  maintenus  ainsi. 

Côte-de-Cuir  arriva  à  Rennes,  sans  avoir  même  tenté 
une  évasion  impossible.  On  lui  fit  une  réception  de 
toute  beauté;  il  fut  promené  dans  la  ville  basse  entre 
deux  haies  humaines,  toutes  fleuries  de  menaces  et 
d'invectives,  et  finalement  cadenassé  à  la  prison  de  la 
Tour-le^Bat.  Ses  quatre  gardiens  couchèrent  près  de 
lui,  deux  en  dedans,  deux  en  dehors  de  la  porte. 

Il  y  avait  à  sa  cellule  une  fenêtre  meurtrière,  où  un 
lièvre  n'aurait  pu  passer.  La  fenêtre  donnait  sur  un 
terrain  planté  de  grands  peupliers  dont  les  feuilles 
bruissaient  au  vent  du  soir.  René  Bruslé  essaya  de 
dormir  et  ne  put;  il  était  tourmenté,  pensant  qu'il 
avait  encore  bien  des  choses  à  faire  là-bas,  dans  le 
Morbihan  où  ses  camarades  l'attendaient. 

Quand  la  lune  vint  et  qu'il  put  mesurer  de  l'œil  la 
meurtrière,  il  se  retourna  de  l'autre  côté  pour  ne  la 
plus  voir,  tant  il  comprenait  qu'il  y  aurait  eu  folie  à 
concevoir  une  espérance. 

Et  pourtant  ce  fut  par  cette  fissure  si  étroite  que  la 
première  espérance  se  glissa  dans  son  cachot.  Vers  mi- 
nuit, en  effet,  un  merle  chanta  tout  en  haut  des  peu- 
pliers. A  pareille  heure  les  merles  ne  chantent  guère. 
René  tendit  l'oreille.  Une  voix  dit  à  la  meurtrière, 
bien  bas  : 

—  Sancta  Anna. 

—  Ora  pro  nobis,  répondit  René,  presque  involon- 
tairement. 

—  Tais-toi,  bandit!  commanda  un  des  gardiens  avec 
rudesse,  et  tâche  d'avaler  tes  patenôtres! 


g£  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

René  obéit,  il  se  tut,  mais  il  savait  maintenant  pour- 
quoi les  merles  chantaient,  cette  nuit,  dans  les  peu- 
pliers de  la  ville  de  Rennes,  et  la  patenôtre  qu'il  avala 
fut  une  ardente  action  de  grâces.  Au  dehors,  et  tout 
près  de  lui,  il  y  avait  au  moins  un  des  petits  du  sémi- 
naire. René  s'endormit  tranquille,  parce  qu'il  n'était 
plus  seul  dans  son  malheur. 

Au  point  du  jour,  il  fut  éveillé  par  un  gravier,  qui 
lui  piqua  la  joue;  les  deux  gardiens  ronflaient.  Il 
entendit  qu'on  disait  quelque  part,  sous  la  meurtrière  : 

—  Ron  courage  I  Les  Grénedan  sont  dans  la  forêt  de 
Rennes  et  du  Roberil  tient  la  route  de  Vitré. 

—  Eh!  Côte-de-Cuir,  bancal I  cria-t-on  en  ce  mo- 
ment de  l'autre  côté  de  la  porte,  as-tu  fait  de  jolis 
rêves  ? 

C'était  ce  farceur  de  citoyen  Pocholle,  le  roi  de  la 
commune  de  Rennes,  qui  avait  toujours  le  mot  pour 
rire  et  qui  venait  souhaiter  le  bonjour  à  son  prisonnier. 

Il  se  fit  ouvrir  la  porte  en  disant  des  choses  aimables 
aux  gardiens  de  l'extérieur  et  entra  tout  guilleret,  traî- 
nant dès  le  si  bon  matin  son  sabre  de  parade,  ses  quinze 
aunes  d'écharpes  et  ses  bottes  d'égoutier  à  plumes.  Et 
gai,  gai,  gai!  Il  guillotinait  beaucoup,  mais  joyeuse- 
ment et  sans  rancune.  Les  citoyennes  tricoteuses  lui 
auraient  volontiers  dressé  des  autels,  tant  il  répandait 
de  bonne  humeur  autour  de  l'échafaud. 

Il  se  fit  apporter  une  escabelle  et  s'assit  auprès  de 
René  sans  cérémonie. 

—  Eh  bien!  citoyen  calotin,  dit-il  en  éprouvant  lui- 
même  les  menottes  d'un  toc  toc  caressant,  donné  avec 
un  beau  petit  marteau  qu'il  avait  apporté  tout  exprès 
pour  cela,  te  voilà  donc  empaqueté;  vive  la  liberté!  Je 
parie  que  tu  n'as  pas  encore  vu  la  capitale?  C'est  une 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  0,5 

bôCasion;  le  vent  est  du  haut  et  ma  grenouille  annonce 
un  mignort  temps  pour  notre  voyage. 
11  lui  prit  le  menton  d'amitié,  ajoutant  : 

—  J'ai  été  aussi  pour  être  prêtre,  mais  j'avais  trop 
d'esprit,  outre  mon  tempérament  qui  est  folâtre.  Par 
goût,  je  n'aime  pas  tuer  les  gens;  mais  il  faut  bien 
que  tout  le  monde  vive. 

Il  eut  un  bon  rire  et  poursuivit  encore  : 

—  Tu  sais  que  du  Boberil  t'attend  pour  te  délivrer 
sur  la  route  de  Vitré  et  l'aîné  des  Grénedan  sur  celle 
de  Fougères,  dans  les  futaies  de  mi-Forêt.  Comment 
vous  apprenez  ces  choses-là,  je  n'en  sais  rien,  mais 
vous  les  apprenez,  voilà  le  fait,  et  ça  nous  est  bien 
égal  parce  que  nous  sommes  encore  plus  fins  que  vous. 
Reste  la  route  de  Normandie,  mon  ami,  qui  est  libre 
comme  l'air.  Nous  allons  piquer  droit  sur  Antrain  où 
nous  souperons.  Aimes-tu  les  coques?  Et  pour  donner 
le  temps  à  la  municipalité  de  Paris  de  te  préparer  une 
vraie  jolie  fêle,  on  te  verrouillera  jusqu'à  samedi  pro- 
chain, dans  cette  vieille  niche  à  superstitions,  le  Mont 
ci-devant  Saint-Michel  d'où  les  rats  ont  chassé  l'ex- 
archange...  hé,  hé,  hé,  j'ai  pourtant  cru  à  tout  ça... 
et  j'y  croirai  peut-être  encore,  si  la  mode  en  revient  : 
il  faut  suivre  son  siècle  à  hue,  à  dia,  partout  où  il 
tourne,  et  tirer  son  épingle  de  tout  jeu.  Je  vas  déjeu- 
ner avant  de  partir,  et  bon  appétit  je  me  souhaite.  A  te 
revoir,  citoyen  gredin,  je  fais  mon  état  qui  est  bon, 
comme  tu  fais  le  tien  qui  ne  vaut  pas  le  diable;  je 
mange  du  poulet,  toi  du  pain  noir,  tout  sec,  et  encore 
je  ne  m'en  plains  pas!  Salut  et  fraternité. 

Côle-de-Cuir  n'avait  pas  encore  ouvert  la  bouche, 
mais  il  dit  quand  le  gai  proconsul  se  leva  pour  s'en 
aller  : 


96  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

—  Mon  frère  Pocholle,  vos  gens  m'ont  arraché  mon 
chapelet,  faites  qu'ils  me  le  rendent,  je  prierai  le  bon 
Dieu  pour  vous. 

—  Tope!  répliqua  Pocholle  tout  de  suite.  Je  suis 
d'avis  qu'il  faut  se  faire  des  amis  partout,  quand  ça  ne 
coûte  rien,  même  dans  le  ci-devant  paradis! 

Côte-de-Cuir  eut  son  chapelet  en  même  temps  que 
son  pain  noir  et  ne  déjeuna  point  trop  mal.  Tout  de 
suite  après,  un  roulement  de  tambour  annonça  le  dé- 
part qui  eut  lieu  en  grande  pompe.  Le  cortège  s'ou- 
vrait par  des  bonnets  rouges  à  cheval  que  suivait  un 
antique  carrosse  de  style  Louis  XIV,  réquisitionné  à 
l'hôtel  de  Caradeuc,  et  où  se  pavanait  le  citoyen  Car- 
rier avec  les  citoyens  Pocholle  et  Lecarpentier  :  énor- 
mes sabres,  pistolets  à  toutes  les  ceintures,  et  paquets 
d'autruches  qui  auraient  suffi  à  décorer  vingt  corbil- 
lards. Derrière  encore  venait  une  escouade  de  soldats 
déguenillés  marchant  dans  des  souliers  sans  semelles. 

Les  proconsuls  avaient  publié  à  son  de  trompe  qu'ils 
avaient  vaincu  en  bataille  rangée  et  fait  prisonnier  le 
commandant  des  forces  royalistes  de  Basse-Bretagne, 
à  la  tête  d'une  armée  de  quarante  mille  gars.  Chacun 
voulait  voir  le  monstre. 

A  l'aspect  du  pauvre  enfant,  très  beau  de  visage, 
mais  tout  pâle,  mais  tout  chétif  de  taille,  et  qui  boi- 
tait, quelques  viragos  vomirent  bien  leurs  injures  ordi- 
naires, mais  les  trois  quarts  et  demi  du  vrai  peuple 
restèrent  froids  et  beaucoup  témoignèrent  tout  haut 
leur  étonnement  compatissant.  Ceux-là  étaient,  en  vé- 
rité, trop  nombreux  pour  qu'on  les  mît  à  la  lanterne. 

Comme  on  sortait  de  la  ville  par  le  faubourg  d' An- 
train,  René  Bruslé,  qui  marchait  toujours  entre  ses 
quatre  gardes,  entendit  un  merle  chanter  derrière  la 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  97 

haie  d'une  petite  maison  de  campagne  abandonnée.  Il 
tourna  la  tête  sans  affectation,  et  vit  dans  le  jardin 
deux  bonnets  phrygiens  à  fleur  de  la  haie.  Les  deux 
bonnets  se  haussèrent  un  peu  au-dessus  des  épines  et 
montrèrent  une  paire  de  figures  dont  la  vue  fit  battre 
bien  fort  le  cœur  de  René.  C'était  d'abord  un  petit 
calotin,  natif  aussi  du  bourg  de  Carnac  et  qui  avait 
nom  Cohan,  comme  Patron-Marguerite,  sa  cousine,  et 
c'était  ensuite  un  gars  du  village  de  Kergado,  appelé 
Marmotte-en-Vie,  de  son  nom  de  chouannerie. 

Cohan  figura  un  petit  signe  de  croix  entre  ses  deux 
yeux  comme  on  fait  à  la  messe,  avant  l'Evangile,  et 
Marmotte-en-Vie,  plus  hardi,  toucha  du  doigt  son  poi- 
gnet comme  pour  demander  :  «  As-tu  moyen  de  te 
débarrasser  de  tes  menottes?  »  Et  René,  peut-être  au 
hasard,  branla  la  tête  pour  répondre  :  «  Oui.  » 

Ce  fut  tout  :  les  deux  bonnets  disparurent  derrière  la 
haie,  et  la  route  se  poursuivit  sans  incidents.  iDe  toute 
la  journée  aucune  autre  apparition  ne  vint  réjouir  le 
regard  de  René. 

Vers  midi,  l'escorte  s'arrêta  en  un  bourg  dont  je  ne 
sais  plus  le  nom,  et  les  trois  proconsuls  firent  un  plan- 
tureux repas,  pendant  que  les  soldats  serraient  leurs 
ceintures  sur  leurs  ventres  vides  et  que  les  cavaliers  à 
bonnets  rouges  eux-mêmes  se  contentaient  d'une  très 
maigre  pitance,  car  dans  ces  pays  si  riches  le  malheur 
des  temps  avait  amené  une  misère  effroyable.  La  réqui- 
sition républicaine  est  une  bien  bonne  chose,  mais  là 
où  il  n'y  a  rien,  elle  perd  ses  droits.  Côte-de-Cuir  dé- 
jeuna d'une  croûte  de  pain  de  munition  qu'un  soldat 
lui  donna,  et  en  route  I 

On  arriva  à  Antrain  à  la  nuit  tombante.  Le  merle 
chanta  dans  les  dernières  broussailles  du  chemin,  au 


g8  CORBEILLE    d'hI8TOIRE8 

pied  du  faubourg,  mais  il  faisait  déjà  si  sombre  que 
René  eut  beau  regarder,  il  ne  vit  rien. 

Le  prisonnier  fut  écroué  à  la  prison  de  ville  qui  était, 
comme  presque  partout  alors,  un  ancien  couvent,  assez 
bien  approprié  en  geôle  et  supérieurement  clos.  On  le 
mit  dans  une  cellule  qui  ressemblait  à  celle  de  la  veille, 
sauf  que  la  croisée  était  un  peu  plus  large,  et  ses  deux 
gardiens  qui  furent,  comme  la  veille  aussi,  emmaga- 
sinés avec  lui,  déclarèrent,  après  avoir  regardé  à  tra- 
vers la  vitre,  que  ce  détail  importait  peu,  vu  la  hauteur 
de  l'étage.  Pour  s'en  aller  de  là  autrement  que  par  la 
porte,  derrière  laquelle  veillaient  encore  deux  gardiens, 
il  aurait  fallu  des  ailes. 

De  la  planche  recouverte  d'un  peu  de  paille  où  on 
l'avait  jeté,  René  regarda  aussi;  il  vit  une  étendue  de 
pays  plantée  d'arbres  qui  se  perdait  déjà  dans  le  som- 
bre, et  tout  au  loin  la  mer  que  les  derniers  rayons  du 
couchant  faisaient  briller  faiblement.  Entre  la  terre  et 
les  nuées,  formant  une  bande  rougeâtre,  quelque  chose 
se  dressait  que  René  devina  pour  être  le  Mont-Saint- 
Michel. 

Il  ne  pouvait  se  mettre  à  genoux,  mais  il  salua  dans 
son  cœur  l'archange,  «  force  de  ceux  qui  combattent 
sous  l'étendard  de  la  croix,  »  et  chercha  parmi  les  mé- 
dailles de  son  chapelet  celle  du  chef  très  fidèle  de  la 
milice  céleste,  pour  la  baiser  avec  une  ardente  dévo- 
tion. 

Toute  la  journée,  la  chaleur  avait  été  accablante; 
dans  ce  trou  étroit,  fait  pour  loger  un  seul  prisonnier, 
trois  personnes  pouvaient  respirer  à  peine.  Les  deux 
gardiens,  fatigués  de  la  route,  tombaient  de  sommeil, 
mais  s'agitaient  sur  leur  paille  au  lieu  de  s'endormir, 
tourmentés  qu'ils  étaient  par  le  manque  d'air  et  mena- 
cés d'étouffer.  L'un  d'eux  se  leva  enfin,  disant  : 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  99 

—  La  consigne  est  de  ne  pas  ouvrir  le  hublot, 
mais  je  m'en  moque.  J'aime  mieux  quinze  jours  de 
bloc  et  même  un  mois  que  d'avaler  ma  langue  dans 
cette  boîte.  Si  on  entre-bâillait  la  fenêtre? 

—  Va,  répondit  l'autre,  ouvre-la  toute  grande  pen 
dant  que  tu  y  es! 

Et  ainsi  fut  fait.  Aussitôt  que  l'air  frais  entra,  les 
deux  pauvres  diables  se  mirent  à  ronfler  à  l'unisson; 
ceux  du  dehors  répondaient  en  faux  bourdon  de  l'autre 
côté  de  la  porte.  C'était  un  assourdissant  concert. 

René  avait  toujours  gardé  son  chapelet  à  la  main, 
depuis  que  le  citoyen  Pocholle  le  lui  avait  fait  rendre 
généreusement  pour  se  ménager  une  intelligence  dans 
le  camp  de  Dieu.  Il  se  mit  à  le  réciter  de  son  mieux, 
quoique  le  ramage  des  ronfleurs  lui  donnât  bien  des 
distractions.  Il  l'acheva  pourtant  et  s'endormit  en  bai- 
sant de  nouveau  la  médaille  de  saint  Michel  qu'il  avait 
décidément  choisi  pour  protecteur.  Quoique  la  croisée 
fût  ouverte,  il  n'apercevait  plus  dans  la  nuit  le  vénéré 
sanctuaire  du  soldat  de  Jésus  et  de  Marie. 

Quand  il  s'éveilla,  les  gardiens  ronflaient  toujours; 
la  lune  s'était  levée  et  frappait  au  loin  le  Mont  de  ses 
rayons  si  clairs  qu'on  l'eût  dit  revêtu  de  neige  fraîche- 
ment tombée.  C'était  en  vérité  comme  un  phare  de 
blancheur,  illuminé  par  le  regard  du  Ciel.  René  en 
éprouva  une  joie  mystérieuse  et,  portant  pour  la  troi- 
sième fois  la  médaille  à  ses  lèvres,  il  dit  :  «  O  lumière 
des  anges,  me  voilà  dans  les  mains  de  ceux  qui  ont 
fait  de  votre  maison  magnifique  et  bénie  un  sépulcre 
où  sont  enterrés  vivants  les  prêtres  du  Seigneur.  Ren- 
dez-moi mon  épée,  saint  Michel,  afin  que  je  meure  en 
combattant  comme  vous  pour  la  vérité  de  l'a  foi! 

Les  horloges  de  la  ville  sonnèrent  l'une  après  l'autre 


IOO  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

un  coup  unique.  ïl  était  une  heure  du  matin.  Quand  le 
dernier  clocher  eut  tinté,  Côte-de-Cuir  prêta  l'oreille 
à  un  bruit  qui  se  faisait  au-dessus  de  sa  tète.  C'était 
comme  si  quelqu'un  eût  rampé  avec  précaution  sur  le 
toit. 

—  Le  merle  va  peut-être  chanter l  se  dit  René,  qui 
retenait  son  souffle  pour  mieux  entendre;  mais  rien 
ne  vint,  et  le  quart  qui  suit  une  heure  du  matin  sonna. 
L'espoir  s'en  allait,  car  il  n'y  avait  plus  aucun  bruit. 
Côte-de-Cuir  refermait  les  yeux  en  pensant  :  «  Sei- 
gneur, que  votre  volonté  soit  faite!  »  quand  il  fut 
frappé  violemment  au  visage  par  un  choc  qui  le  laissa 
presque  étourdi.  C'était  un  lourd  paquet  de  cordes 
qu'on  venait  de  lancer  par  la  croisée  ouverte.  En  même 
temps,  il  y  eut  un  faible  cri,  un  objet  noir  passa  comme 
l'éclair  devant  le  jour  de  la  fenêtre,  et  quelque  chose 
rendit  un  son  lourd  en  tombant  sur  le  sol,  tout  en  bas 
des  murailles. 

René  ne  se  méprit  point,  car  il  récita  le  De  profondis 
en  pleurant.  Le  pied  de  celui  qui  voyageait  tout  à 
l'heure  sur  le  toit  avait  dû  glisser.  Etait-ce  Cohan? 
Etait-ce   Marmotte-en-Vie? 

Un  chien  aboya,  puis  se  tut.  Aucun  des  ronfleurs  ne 
s'était  éveillé. 

Te  souviens-tu,  Lily,  qu'au  moment  où  l'escorte 
quittait  Rennes,  kjs  deux  merles,  demi-cachés  derrière 
la  haie  d'épines,  avaient  demandé  par  signe  à  René  s'il 
avait  moyen  de  se  débarrasser  de  ses  menottes  et  qu'il 
avait  répondu  :  «  Oui,  »  à  tout  hasard. 

C'était  maintenant  ou  jamais  le  moment  de  moitié 
en  usage  le  moyen  qu'il  avait,  si  sa  réponse  n'était 
point  une  bravade.  Possédait-il  une  lime?  Non.  Et 
au  cas  même  où  il  en  aurait  trouvé  une,  quelle  possi- 
bilité de  s'en  servir  avec  ses  mains  captives? 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  IOI 

Je  crois  plutôt  qu'il  avait  compté  tout  bonnement 
sur  la  maigreur  de  ses  mains,  qui  étaient  fortes,  c'est 
vrai,  mais  toutes  petites  :  pas  si  blanches  que  les 
tiennes,  au  moins,  mademoiselle,  ni  si  jolies,  mais 
presque  aussi  fluettes.  Et  où  trouverait-on  des  menottes 
assez  étroites  pour  emprisonner  tes  mignons  poignets? 
Il  faudrait,  bien  sûr,  en  commander  chez  le  marchand 
tout  exprès. 

Côte-de-Cuir,  qui  avait  vaincu  le  terrible  Engoulvan 
et  mis  par  terre  tant  de  fédérés,  était  à  peu  près  dans 
ce  cas-là.  Il  se  débarrassa  de  ses  menottes  comme  on 
retire  une  bague,  en  meurtrissant  ses  mains,  je  ne  dis 
pas  non,  et  en  leur  faisant  des  écorchures,  mais  enfin 
il  en  vint  à  son  honneur,  et  comme  deux  heures  du 
malin  sonnaient  en  ville,  il  accrocha  le  nœud  coulant 
de  sa  corde  à  la  barre  de  la  croisée  et  souhaita  la 
bonne  nuit  aux  quatre  gardes,  emportant  avec  lui  ses 
quatre  laisses,  roulées  autour  de  son  corps. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  fût  quitte  de  tout  embarras 
au  moment  où  il  enjamba  sa  fenêtre,  car  il  y  avait 
terriblement  loin  de  là  jusqu'à  la  rue,  mais  il  avait 
donné  son  cœur  à  Dieu,  et  là-bas,  la  maison  de  saint 
Michel  brillait  doucement  en  signe  de  bonne  espé- 
rance. 

Côte-de-Cuir  était  prêt  à  tout;  les  chrétiens  comme 
lui,  rien  ne  les  arrête.  La  menotte  avait  écorché  le 
dessus  de  ses  mains,  il  en  mit  la  paume  en  sang  le 
long  de  la  corde,  qui  était  trop  courte  et  le  laissa  entre 
cieli  et  terre,  sur  une  corniche,  d'où,  à  force  d'adresse 
et  d'audace,  il  put  atteindre  un  toit.  Il  paraît  que  sa 
sangle  ne  l'empêchait  pas  plus  de  sauter  que  de  se 
battre,  car  il  voyagea  de  toitures  en  terrasses  et  de 
terrasses  en  pignons,  tout  le  restant  de  la  nuit,  jus- 


102  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

qu'à  ce  qu'enfin  il  atteignit  la  muraille  extérieure  de 
l'ancien  couvent,  qu'il  franchit  au  risque  de  se  casseï 
le  cou. 

L'aube  blanchissait  quand  il  s'agenouilla  au  ver- 
sant de  la  montée  pour  remercier  Dieu  et  l'archange 
saint  Michel,  à  peu  près  à  l'endroit  où  Louison-Loui- 
sette  rencontra  les  mauvais  pauvres  dans  l'histoire  que 
tu  nous  as  si  gentiment  contée;  et  derrière  la  haie  d'où 
le  béquillard  avait  chassé  l'oiseau,  un  merle  siffla... 

—  Ah!  fit  vivement  mademoiselle  Lily,  les  deux 
chouans  n'étaient  pas  morts? 

—  Il  n'y  en  avait  qu'un. 

—  Lequel? 

—  Cohan  du  séminaire,  qu'on  trouva  le  lendemain 
écrasé  sous  la  fenêtre.  Après  avoir  lancé,  la  corde,  la 
main  lui  avait  manqué. 

—  Et  Marmotte-cn-Vie? 

—  C'est  lui  qui  était  le  merle.  Il  mena  René  jus- 
qu'au bord  du  Couesnon,  où  trois  chevaux,  y  compris 
celui  du  pauvre  Cohan,  étaient  cachés.  On  partit  ven- 
tre à  terre  pendant  qu'il  faisait  sombre  encore,  et 
quand  le  soleil  se  leva,  Côle-de-Cuir  était  en  train  de 
manger  la  soupe  au  campement  de  M.  Huchet  de  la 
Besneraye,  qui  tenait  la  route  de  Dol. 

—  Les  voyageurs  pour  l'omnibus  du  Mont-Saint- 
Michel!  nous  crie-t-on  en  ce  moment  de  la  station. 

—  Ça  tombe  bien,  dit  mademoiselle  Lily,  car  toi 
aussi,  monsieur,  tu  allais  ventre  à  terre,  depuis  la 
prison,  comme  quand  les  histoires  sont  pour  finir. 

Je  l'enlevai  dans  mes  bras;  j'étais  constitué  son 
chevalier  pour  ce  soir. 

—  Oh!  finir,  répondis-je,  cette  histoire-là  finit  quand 
on  veut. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  Io3 

Et  j'ajoutai,  pendant  que  nous  allions  vers  la  voi- 
ture  : 

—  Il  faut  du  moins  que  tu  saches  une  petite 
mésaventure  qui  attrista  le  retour  à  Rennes  des 
citoyens  représentants  Carrier,  Pocholle  et  Lecarpen- 
tier,  car  tu  penses  bien  que  leur  triomphant  voyage  de 
Paris  n'avait  plus  raison  d'être.  Ce  bancal  de  Côte- 
de-Cuir  ne  perdait  jamais  de  temps.  Il  demanda  quel- 
ques bons  gars  à  M.  de  la  Besneraye  et  alla  guetter  le 
passage  de  son  ancienne  escorte  dans  un  bon  endroit, 
à  mi-chemin  d'Antrain  à  Rennes.  Il  attendit  tout  un 
jour,  parce  que  Lecarpentier,  qui  était  ici  chez  lui 
comme  ayant  autorité  souveraine  sur  toute  la  côte 
normande-bretonne,  entre  Saint-Malo  et  Granville,  eut 
la  galante  idée  d'inviter  ses  collègues  à  un  déjeuner 
fin  dans  la  basilique  même  de  Saint-Michel.  Patron- 
Marguerite,  d'accord  en  ceci  avec  les  souvenirs  tradi- 
tionnels des  habitants  du  Mont,  affirmait  que  les  trois 
proconsuls  se  consolèrent  de  leur  mécompte  par  une 
orgie  en  règle,  où  l'impiété  fut  poussée  jusqu'à  ce 
hideux  excès  de  choisir  comme  vaisselle  pour  leur 
ripaille  les  vases  sacrés  du  sanctuaire. 

Il  y  avait  alors  entre  les  murailles  de  l'antique 
abbaye  7/io  prêtres  prisonniers  qui  durent  prier  pour 
les  malheureux  profanateurs. 

Dieu  ne  les  foudroya  point  et  ne  dit  point  à  la  mer 
de  les  engloutir.  Ils  repassèrent  les  grèves  dans  leur 
carrosse,  paisiblement,  après  le  festin,  promis  qu'ils 
étaient  à  d'autres  destinées.  Le  monstrueux  Carrier 
devait  avoir  la  tête  coupée  par  la  république;  Pocholle, 
hyène  vulgaire,  creva  je  ne  sais  où,  et  Lecarpentier, 
témoin  vraiment  mémorable  de  l'infinie  miséricorde, 
eut  le  bonheur  de  pleurer  et  de  prier  dans  le  sanc- 
tuaire même,  théâtre  de  son  sacrilège. 


lOi  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

Iî  fut  prisonnier  au  Mont-Saint-Michel  durant  de 
longues  années,  se  convertit,  dit-on,  et  mourut  chré- 
tien dans  une  vieillesse  fort  avancée,  au  commence- 
ment du  règne  de  Louis-Philippe.  Il  eut  environ  qua- 
rante ans  d'expiation  sur  la  terre.  C'est  peu,  mais 
Dieu,  redoutable  justice,  a  des  clémences  démesurées. 

A  quelques  lieues  au  delà  d'Antrain,  le  carrosse  où 
les  trois  proconsuls  digéraient  leurs  blasphèmes  fut 
attaqué  par  Côte-de-Cuir,  Marmotte-en-Vie  et  les  bons 
gars  de  la  Besneraye.  Carrier  se  cacha  dans  un  trou 
à  fumier,  au  grand  détriment  de  ses  passementeries, 
et  ne  fut  repêché  que  le  lendemain;  Pocholle,  moins 
heureux,  reçut  un  coup  de  feu,  non  point  par  devant, 
mais  dans  cette  partie  du  corps  où  se  donnent  plutôt 
les  coups  de  botte.  Lecarpentier,  qui  courait  très  bien, 
prit  à  travers  champs  et  ne  s'arrêta  qu'à  Fougères... 

—  Complet!  dit  auprès  de  nous  le  conducteur  du 
second  omnibus. 

Le  premier  roulait  déjà  sur  la  route,  emportant  les 
vassaux  et  amis  de  mademoiselle  Lily.  Pendant  que  je 
racontais,  notre  pèlerinage  s'était  casé  comme  il  avait 
pu  dans  les  deux  voitures,  qui  étaient  pleines  à  regor- 
ger, et  l'on  attelait  maintenant  deux  carrioles  à  deux 
bancs  chacune  pour  emmener  «  les  maîtres   », 

Lily  voulut  aller  avec  tonton  François  :  le  brave  et 
cher  commandant,  que  ce  voyage  a  fait  mon  ami,  je 
l'espère,  était  un  peu  jaloux  de  moi,  et  réclamait 
contre  la  longue  infidélité  de  sa  filleule. 

Il  se  faisait  tard,  la  nuit  était  tombée  depuis  long- 
temps déjà  et  la  pleine  lune  éclairait  ce  joyeux  départ 
bien  mieux  que  les  lampes  fumeuses  de  la  gare.  Nous 
étions  gais,  un  vent  d'espoir  passait  sur  nous.  Tonton 
recteur,  qui  n'avait  pas  encore  été  seul  avec  moi,  me 
serra  les  mains  et  me  dit  : 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  Io5 

—  Je  ne  sais  pas  si  vous  venez  demander  quelque 
chose  à  l'ange  fidèle,  mais  vous  avez  beaucoup  à 
remercier. 

Je  sentais  profondément  que  c'était  vrai,  malgré 
les  peines  amères  inséparables  de  la  vie.  Remercier! 
Louer  la  bonté  de  Dieu  d'abord  et  toujours,  c'est  la 
bien-aimée  fleur  de  la  prière. 

—  Je  n'ai  pas  oublié,  répondis-je,  les  chères  paroles 
de  bénédiction  que  vous  m'envoyâtes  à  une  heure 
solennelle  de  ma  route. 

—  Heure  bénie  en  effet,  dit-il  avec  émotion,  qui 
vous  a  fait  tant  d'amis  sur  la  terre  et  tant  de  protec- 
teurs dans  le  ciel! 

Nous  nous  embrassâmes  pendant  que  le  comman- 
dant montait  Lily  dans  la  carriole  où  était  déjà  sa 
mère,  et  je  demandai  à  M.  le  curé  : 

—  Est-ce  que  l'enfant  vous  inspire  des  inquiétudes? 
Il  secoua  la  tête  en  me  répondant  très  bas   : 

—  La  bonté  de  Dieu  peut  tout.  Le  médecin  de  Paris 
n'a  pas  donné  d'espoir. 

Mon  cœur  se  serra  comme  s'il  eût  été  question  de 
l'un  des  miens. 

Nous  fûmes  quatre  dans  la  carriole  :  la  pauvre  mère, 
dont  je  comprenais  maintenant  la  tristesse,  le  curé, 
le  commandant  et  moi  :  cinq  en  comptant  made- 
moiselle Lily,  qui  avait  repris  sa  place  sur  les  genoux 
de  son  parrain.  Personne  n'allait  à  reculons,  mais  la 
chère  petite  fille  me  faisait  vis-à-vis  tout  de  même 
parce  qu'elle  me  souriait,  le  menton  sur  l'épaule  du 
commandant. 

Je  regardais  ses  yeux  où  la  bonne  humeur  pétillait, 
sa  figure  intelligente,  charmante  et  pleine  de  vie,  et 
je  m'inscrivais  en  faux  contre  la  cruelle  sentence  du 
médecin  de  Paris. 


IOÔ  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

Au  bout  de  quelques  minutes,  nous  débouchâmes 
sur  la  grève  où  la  mer  n'était  plus,  mais  qui  gardait 
une  odeur  de  marée  très  intense.  Un  nuage  de  peu 
d'étendue,  mais  épais,  passait  sur  la  lune,  et  l'horizon 
clair  se  voilait  du  léger  brouillard  des  chaudes  nuits 
qui  laissait  voir  la  dentelure  des  nuées  de  beau  temps, 
ondées  comme  une  chaîne  de  collines. 

—  Où  donc  est  le  Mont,  maintenant?  demanda  Lily. 
Aucun  de  nous  ne  put  le  lui  montrer,   parce  que 

son  sommet  se  confondait  sans  doute  parmi  les  festons 
des  nuées.  Elle  reprit  : 

—  Monsieur,  demeureras-tu  avec  nous  au  Mont? 

—  Non,  répondis-je,  je  vais  chez  les  bons  Pères. 

—  Alors,  comment  feras-tu  pour  continuer  ton  his- 
toire? Car  ce  Côte-de-Cuir  doit  faire  autre  chose,  bien 
sûr.  Et  Patron-Marguerite  aussi,  dis?  Et  puis  il  y  a  le 
Passeur  de  prêtres  et  encore  Y  Oreille  de  nier... 

—  A  la  bonne  heure!  dis-jc,  tu  n'as  rien  oubliél 
J'ai  tout  cela  à  te  dire,  en  effet,  et  par-dessus  le  mar- 
ché l'histoire  des  trente-deux  messes  noires. 

—  Mais  quand  commenceras-tu? 

—  Nous  ne  serons  pas  bien  loin  l'un  de  l'autre,  et 
je  descendrai  te  voir,  si  ta  maman  le  permet...  Tiens I 
voilà  le  Mont!  Sancte  Michael,  ora  pro  nobis! 

La  lune  sortait  du  nuage,  et  la  sainte  montagne 
jaillissait  hors  de  l'ombre  sous  le  rayon  d'argent  qui 
semblait  carresser  avec  amour  son  incomparable 
beauté.  Nous  la  vîmes  resplendir  du  haut  en  bas, 
depuis  l'enceinte  de  la  ville  flanquée  de  ses  tours  à 
créneaux  jusqu'à  la  basilique,  couronne  de  tant  de 
chefs-d'œuvre  qui  semblait  penchée  vers  Avranches, 
berceau  de  saint  Aubert,  à  droite  des  profils  de  la  Mer- 
veille. 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  IO7 

—  Kyrie  eleison!  dit  M.  le  curé. 

Mais  comme  nous  étions  pour  répondre,  Lily,  qui 
devinait  qu'on  allait  réciter  les  litanies  de  l'archange, 
s'écria  : 

—  En  français!  en  français!  pour  que  je  puisse 
répondre  aussi! 

Et  au  lieu  du  curé,  ce  fut  la  maman  qui,  d'une  voix 
attendrie  puissamment,  où  il  y  avait  son  ardent  désir, 
son  espoir  immortel  et  ses  larmes,  commença  : 

—  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous... 

Nous  répondîmes,  presque  aussi  touchés  que  la  mère 
elle-même    : 

—  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous... 

—  Christ,  ayez  pitié  de  nous... 

Ce  qu'il  y  a  de  piété  dans  cette  forme  adorable  des 
litanies,  tout  le  monde  le  sent,  à  quoi  bon  le  dire? 
Pendant  que  la  guirlande  des  invocations  adressées  à 
la  très  sainte  Trinité,  à  Jésus,  puis  à  l'archange  qui 
est  le  glaive  flamboyant  de  Jésus,  s'effeuillait  dans 
notre  carriole,  un  concert  de  voix  passait  en  ondes  sur 
la  grève  déserte,  et  nous  entendions  nos  pèlerins  des 
autres  voitures,  accomplissant  la  même  tâche  que 
nous,  faire  écho  à  chaque  appel  de  la  litanie  et  répéter 
à  intervalles  pareils,  comme  s'ils  eussent  répondu  à 
la  passionnée  prière  de  la  mère,  étouffée  par  les  larmes 
qui  baignaient  son  sourire   : 

—  Priez  pour  nous!  —  Priez  pour  nous!  —  Priez 
pour  nousl 

—  Vois,  me  dit  mademoiselle  Lily  quand  la  litanie 
fut  achevée,  comme  pauvre  maman  a  bonne  envie 
que  mon  frère  soit  reçu!  Elle  en  pleure! 

Moi  aussi  j'avais  les  yeux  mouillés.  Saint  Michel, 
secours  assuré  de  ceux  qui  souffrent,   je  vous  avais 


IOS  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

bien  imploré  pour  Lily  et  surtout  pour  sa  mère,  mais 
pour  d'autres  encore,  ahl  pour  tant  d'autres  qui  sont 
à  moi!... 

La  route  en  grève  n'est  pas  longue,  au  bord  du 
Couesnon  endigué,  droit  et  régulier  comme  l'école 
polytechnique.  C'est  plus  rigide  que  la  rue  de  Rivoli, 
merveille  du  monde  des  alignements,  et  cela  étonne 
péniblement,  je  ne  dis  pas  non,  au  milieu  de  ces 
espaces  que  la  mer,  si  diverse  et  toujours  plus  belle, 
couvre  deux  fois  chaque  jour;  mais  que  voulez-vous? 
Notre  temps  ne  sait  plus  faire  beau,  —  ni  grand.  Nous 
sommes  des  enfants  vieillots  et  nous  restons  petits, 
même  en  nous  attaquant  à  l'immensité. 

Le  sabot  des  chevaux  du  premier  omnibus  fit  feu 
bruyamment  sur  le  pavé  de  la  rampe,  et  l'instant 
d'après,  nous  tournions  l'angle  rentrant  de  la  barba- 
cane,  où  sont  encore  les  deux  grosses  coulevrines  cer- 
clées de  fer  que  les  Anglais  vaincus  laissèrent  à  la 
porte  de  la  forteresse  française,  comme  les  serpents 
perdent  leurs  dents  à  mordre  les  limes. 

L'instant  d'après  encore,  tous  nos  véhicules  s'arrê- 
taient sur  le  terrain  mal  pavé  et  relativement  plane, 
dont  j'ignore  le  nom  historique,  mais  que  j'appellerai 
la  place  de  l'hospitalité  non  écossaise  qui  se  vend  tou- 
jours et  ne  se  donne  jamais.  Ceci  n'est  pas  un  blâme; 
les  aubergistes  du  Mont  vont  chercher  très  loin  le  pain 
qu'ils  offrent  aux  voyageurs,  et  s'ils  le  prodiguaient 
gratis,  on  ne  verrait  point  cetle  émulation  vraiment 
épique  qui  existe  entre  les  deux  célèbres  hôtelleries, 
«  A  saint  Michel  »,  chez  Poulard,  «  Au  Lion  d'Or  », 
chez  Ridel  :  ici  les  Guelfes,  là  les  Gibelins. 

Il  y  a  en  des  poètes  pour  célébrer  en  vers,  qui  ne 
sont  pas  bons,  ces  maisons  rivales,  placées  en  face 
l'une  de  l'autre. 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  IO9 

Notre  pèlerinage  entier  descendit  pêle-mème.  Les 
uns  se  livrèrent  à  Capulet-Ridel,  les  autres  à  Montaigu- 
Poulard.  Mademoiselle  Lily  et  sa  mère  prirent  le  che- 
min de  l'orphelinat,  moi,  un  bon  frère  m'attendait 
avec  une  lanterne,  et  je  fis  sans  plus  tarder  mon  pre- 
mier pas  dans  l'enceinte  de  la  ville  montoise. 

J'ai  gardé  grand  souvenir  de  cette  rue  du  douzième 
siècle,  éclairée  selon  de  singulières  fantaisies  :  en  haut, 
par  la  lune  que  les  nuages  parfois  éteignaient;  en  bas, 
par  la  lanterne  dont  la  lueur  tombait  sur  un  sol  exac- 
tement «  du  temps  »,  et  dont  aucun  artifice  de  théâtre 
ne  saurait  rendre  les  raboteux  effets. 

Nos  pas  sonnaient  là-dessus,  éveillant  des  échos 
mystérieux;  à  droite  et  à  gauche,  de  sombres  murailles 
montaient  avec  nous.  Dans  les  coins  inondés  d'ombre, 
je  cherchais  ces  beaux  profils  de  moines  ou  d'hommes 
d'armes  que  les  illustrations  de  vingt  ouvrages,  tous 
très  intéressants,  inspirés  par  le  Mont-Saint-Michel, 
avaient  gravés  dans  ma  mémoire;  mais  les  hauberts 
n'étaient  plus  là,  ni  les  frocs,  et  le  costume  de  mon 
bon  frère  n'était  absolument  pas  pittoresque. 

La  lanterne,  cependant,  avait  de  la  tournure,  les 
échos  faisaient  ce  qu'ils  pouvaient,  et  la  vie  d'autrefois, 
réfugiée  dans  les  pierres,  m'entourait  avec  une  dis- 
crète véhémence.  Cette  rue  qui  ne  ressemble  à  aucune 
autre  rue  du  monde  connue  et  qui  mène,  —  en  remon- 
tant les  âges,  —  au  plein  milieu  des  temps  passés, 
n'est  pas  très  longue  et  me  semblait  énorme  parce 
qu'on  y  traverse  le  calme  des  souvenirs. 

Le  frère  me  disait  des  choses  très  justes,  que  je 
n'écoutais  pas.  A  quelle  distance  étais-je  déjà  de  la 
maison  Ridel  et  de  la  maison  Poulard,  représentant, 
avec  une  juste  dignité,  le  dix-neuvième  siècle  auquel 


IIO  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

j'ai  l'honneur  d'appartenir,  au  bas  de  la  montée? 
A  un  moment,  la  lueur  tombant  du  ciel  se  voila; 
je  levai  la  tête  :  un  nuage  rampait  sur  la  lune  qui 
tout  à  l'heure  épandait  ses  rayons  dans  l'axe  même  de 
la  rue.  Les  dentelures  des  murailles  grimpant  en  forme 
d'escalier  se  cachèrent  dans  la  nuit,  et  je  vis  tout  à 
coup  au-devant  de  moi  quelque  chose  de  gigantesque. 

—  Le  donjon!  me  dit  le  frère;  la  lune  s'en  va  mal  à 
propos.  C'est  ainsi  qu'on  appelle  l'entrée  du  monas- 
tère, et  les  amateurs  passent  du  temps  à  le  regarder. 
Gustave  Doré  l'a  peinte  :  celui  qui  a  fait  les  dessins 
de  la  Bible. 

—  Et  certes,  il  a  dû  la  bien  peindre,  car  il  voit 
grand.  Mais  voit-il  chrétien? 

Le  frère  leva  sa  pauvre  lanterne,  qui  projeta  un 
rayon  timide,  à  hauteur  de  nain,  sur  la  base  des  deux 
tours  géantes,  étroitement  sœurs,  qui  jaillissaient  pour 
moi  jusque  dans  le  mystère  de  ces  âges  héroïques  où 
la  maison  de  l'Archange,  invaincue,  invincible, 
défendait  la  France  égorgée  contre  le  dernier  choc  de 
ses  oppresseurs.  Le  nuage  marcha,  et  pendant  que 
mon  regard  escaladait  le  colossal  accouplement  de  ces 
titans,  dressés  dans  la  nuit  :  les  deux  «  canons  de 
pierre,  comme  dit  M.  Jacques  Geffroy,  dressés  sur 
leurs  culasses  de  granit  »,  un  autre  jeu  de  lumière 
les  débarrassa  soudain  de  toute  surélévation  fantas- 
tique et  les  rendit  à  leur  réelle  énormité.  Ils  m'en 
parurent  plus  grands. 

—  Le  gouffre,  me  dit  mon  bon  frère,  essayant  en 
vain  d'éclairer  avec  sa  lanterne  l'entrée  béante  de  cet 
escalier  inouï  :  c'est  le  nom  qu'ils  donnent  à  l'es- 
calier. 

Abîme,  en  effet,  abîme  renversé  qui  gravit  au  lieu 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  III 

de  tomber.  C'est  haut,  c'est  profond,  c'est  d'une  écra- 
sante grandeur,  cela  se  précipite  jusqu'aux  suprêmes 
sommets  à  travers  le  mystère  insondable.  La  foi  est 
un  gouffre  aussi,  et  ceux  qui  s'y  jettent  planent. 

Mon  bon  frère  me  montra  la  rainure  où  la  herse 
descendait,  et  la  place  où  étaient  scellés  les  gonds  de 
la  porte  de  fer  :  puis  il  me  conseilla  de  me  baisser 
pour  entrer  dans  la  salle  des  gardes  où  sont  mainte- 
nant la  librairie  et  le  magasin  des  estampes  pieuses. 
Casiers  et  rayons  étaient  fermés;  cependant,  la  nuit 
propice  et  la  lueur  même  de  la  lanterne,  si  favorable 
au  prestige,  furent  impuissantes  à  combattre  l'aspect 
du  petit  bureau  et  du  mobilier  administratif  qui  rem- 
placent les  farouches  râteliers  où  étincelaient  autrefois 
haches  d'armes  et  hallebardes. 

Le  charme  était  rompu  pour  ce  soir.  Le  frère,  comme 
s'il  eût  deviné  ma  lassitude,  prit,  au  plus  court.  Il 
m'engagea  dans  un  escalier  en  vis  qui  nous  amena 
rapidement  au  logis  des  religieux  missionnaires,  hôtes 
actuels  et  très  dignes  hôtes  de  l'illustre  abbaye.  Je 
trouvai  au  réfectoire  l'excellent  père  H...,  qui  me 
souhaita  la  bienvenue  et  m'installa  dans  ma  cellule, 
tout  seul  avec  la  pensée  de  l'Archange. 

Le  récit  de  ma  première  nuit  en  ce  lieu  que  j'avais 
souhaitée  si  ardemment  n'appartient  pas  à  ce  livre, 
qui  est  surtout,  sans  que  cela  ait  paru  beaucoup  jus- 
qu'à présent,  l'histoire  de  mademoiselle  Lily,  ma 
chère  amie. 

J'ouvris  ma  fenêtre  étroite,  ménagée  dans  la  robuste 
épaisseur  de  ce  mur  qui  brave  la  tempête  depuis  tant 
de  siècles,  et  je  dis  mes  prières  agenouillé  sous  les 
étoiles  à  quatre  cents  pieds  au-dessus  de  mes  compa- 
gnons de  route,  que  j'entendais  encore  (du  moins  les 


112  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

pèlerins  villageois)  dans  les  préaux  des  deux  auberges 
rivales. 

Et  je  m'endormis,  pensant  aux  chers  cœurs  qui 
pensaient  à  moi  dans  ma  maison  de  Paris.  Dieu!  mon 
Dieu!  gardez-les  de  tout  mal;  du  mal  qu'on  fait  encore 
plus  que  du  mal  dont  on  souffre!  sais-je  pourquoi  je 
les  aime  cent  fois  et  mille  fois  plus,  mon  Dieu,  depuis 
|     que  je  les  aime  en  vous? 

J'avais  fait  de  beaux  projets  pour  le  lendemain 
matin;  je  devais  communier  à  la  première  messe,  dite 
par  le  R.  P.  supérieur,  et,  en  effet,  je  sautai  hors  de 
mon  lit  assez  bravement  au  premier  son  de  cloche; 
mais,  entre  Paris  et  Vitré,  se  trouve  la  Beauce,  grenier 
de  la  France,  produisant  en  incroyable  abondance  une 
poussière  grasse  et  noirâtre  qui  baigne  les  voyageurs 
trois  heures  durant  et  d'où  ils  sortent  teints  en  char- 
bonniers. Bon  teint. 

J'avais  traversé  la  veille  cette  zone  fertile,  de  Char- 
tres au  Mans.  Je  dus  me  rabattre  sur  la  messe  de  sept 
heures,  attardé  que  j'étais  par  mes  nombreuses  les- 
sives. Après  la  messe,  il  fallut  voir  le  chœur,  cette 
merveille  des  merveilles.  Je  ne  veux  point  parler  ici 
de  la  basilique  :  malheur  à  ceux  qui  traitent  de  pareils 
sujets  au  galop  et  en  passant! 

Il  était  neuf  heures;  je  ne  me  lassais  point  de  con- 
templer ces  fusées  de  granit  sans  nombre  et  sans  fin, 
concourant  à  la  voûte,  en  faisceaux  tout  riches  et  tout 
nus,  d'une  pureté,  d'une  harmonie  sans  égale,  et  qui 
cherchent  dans  leurs  courbes  concentriques  un  point 
commun  :  le  ciel,  quand  une  messe  sonna  son  introït 
et  me  fit  tourner  la  tète.  Je  vis  tout  notre  pèlerinage 
agenouillé  devant  l'autel  du  sanctuaire,  où  M.  le  cure, 
oncle  de  Lily,  célébrait  le  saint  sacrifice.  Le  comman- 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  Il3 

dant  m'adressait  déjà  un  regard  de  reproche.  Je  pris 
aussitôt  mon  poste  de  prière  à  côté  de  lui. 

Cette  réunion  de  tendresses  dévouées  était  bonne  et 
sainte  aux  yeux  de  Dieu,  j'en  suis  sûr.  Ici,  chacun 
priait  de  tout  son  cœur.  J'écoutais  le  souffle  de  ce 
cher  homme,  le  commandant,  qui  faisait  effort  pour 
ne  point  pleurer,  et  je  sentais  mes  yeux  aussi  se 
mouiller  chaque  fois  que  je  regardais  la  pauvre  mère, 
agenouillée  et  perdue  dans  la  supplication  qu'elle  éle- 
vait vers  Dieu.  Je  ne  voyais  point  son  visage,  mais 
je  devinais  la  force  qu'elle  dépensait  à  garder  une 
apparence  de  calme  pour  ne  point  effrayer  notre  petite 
Lily. 

Lily  était  à  côté  de  sa  mère,  bien  grave  et  bien 
pieuse.  'A  l'évangile,  elle  se  leva  sans  aide,  et  un  fré- 
missement courut  parmi  les  bons  paysans  des  deux 
sexes,  où  les  femmes  étaient  en  très  forte  majorité. 
C'était  vraiment  une  grande  famille,  et  tous  ceux  qui 
la  composaient  avaient  déjà  la  pensée  du  miracle 
attendu  et  si  ardemment  imploré.  Ahl  ils  priaient 
bienl  c'était  touchant  et  charmant;  il  me  semblait  à 
moi-même  que  Jésus,  dans  le  tabernacle,  préparait  sa 
main  qui  guérit  et  qui  ressuscite. 

A  l'élévation,  Lily  se  leva  encore,  elle  put  même 
se  mettre  à  genoux  avec  le  secours  de  sa  mère.  A  la 
communion,  toutes  les  femmes  se  dirigèrent  vers  la 
sainte  table,  suivies  de  tous  les  hommes,  mains  jointes 
et  en  bon  ordre.  Le  commandant  marchait  en  tête 
auprès  de  sa  sœur,  qui  avait  peine  à  se  soutenir. 

O  Dieu!  Seigneur,  n'écoutiez-vous  point  ce  vaillant 
soldat,  si  humble  et  si  fier,  qui  avait  laissé  de  son 
sang  à  la  poussière  de  tous  vos  champs  de  bataille I 
Et  cette  mère,    mon   Dieu,    ne   l'entendiez-vous   pas, 


iî/4  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

cette  simple  et  douce  femme  dont  j'ai  si  peu  parlé 
parce  qu'elle  se  montrait  si  peu  :  la  mère  de  tout  un 
pays,  votre  amante  et  votre  servante!  Je  pensais  ainsi, 
et  ma  poitrine  était  toute  gonflée  d'espoir. 

Je  restais  seuil  absolument  dans  le  transept  qui  sert 
de  nef  au  nouveau  sanctuaire.  Toutes  les  chaises 
étaient  vides,  excepté  la  mienne  et  celle  de  Lily  que 
sa  bonne  soutenait  agenouillée.  Elle  n'eut  garde  de 
se  retourner  pour  voir  cela.  Tout  était  ferveur  en  elle. 

J'avais  mon  Dieu  en  moi  depuis  la  messe  de  sept 
heures  et  j'enviais  pourtant  les  convives  de  ce  misé- 
ricordieux repas. 

<(  Fera-t-elle  sa  première  communion  sur  la  terre?  » 
Je  me  demandai  cela,  et  je  m'étonnai  de  n'avoir  point 
de  tristesse... 

Je  n'avais  jamais  vu  Lily  marcher.  Après  la  messe 
elle  alla,  non  plus  portée,  mais  soutenue  par  sa  mère 
et  le  commandant,  jusqu'à  la  statue  miraculeuse  qui 
est  à  la  droite  de  l'autel.  Il  y  avait  dans  l'église  un 
silence  et  une  immobilité  qui  serraient  le  cœur.  La 
voir  marcher  ne  confirma  point  les  espérances  conçues; 
au  contraire,  ah!  chère  petite!  c'était  lamentable,  et 
le  vieux  paysan  qui  priait  derrière  moi  eut  un  sanglot. 

Et  pourtant,  nous  implorions  encore  tous  et  du  fond 
de  nos  âmes,  avec  foi,  avec  une  passionnée  ferveur, 
parce  que  le  pauvre  petit  ange  avait  pu  se  prosterner 
aux  pieds  du  grand  archange,  qui  devait  la  voir  et 
l'aimer. 

Chère!  chère  enfant!  Elle  rejeta  en  arrière,  avant 
qu'on  la  relevât,  les  boucles  de  ses  cheveux  blonds 
si  doux,  et  faisant  le  signe  de  la  croix,  elle  envoya 
un  pieux  baiser,  du  fond  de  sa  faiblesse,  au  radieux 
vainqueur  de  Satan  dans  sa  force,  au  chef  des  anges 


CORBEILLE    D  HISTOIRES 


Il5 


de  Dieu,  qui  l'avait  exaucée...  Vous  avez  bien  lu, 
hélas!  J'ai  dit  :  exaucée... 

Aussitôt  après  que  son  oncle,  le  curé,  eut  récité  sur 
elle  les  oraisons  et  l'eut  bénie,  elle  chercha  le  com- 
mandant, qui  lui  tendit  ses  bras,  où  elle  reprit  sa 
place  accoutumée;  elle  était  un  peu  pâlotte  de  l'effort 
qu'elle  avait  fait,  mais  dès  qu'on  la  portait,  c'est  à 
peine  si  elle  avait  l'air  d'une  malade. 

Nous  sortîmes  tous  de  l'église  par  la  plateforme  du 
Saut-Gauthier,  qui  donne  sur  l'escalier  principal. 
Mademoiselle  Lily  voulut  me  faire  honneur  et  me 
parler. 

—  Monsieur,  me  dit-elle  pendant  que  je  saluais  sa 
mère,  je  croyais  que  tu  aurais  attendu  pour  commu- 
nier avec  nous.  On  va  me  coucher,  car  je  suis  fatiguée, 
viendras-tu  me  voir? 

Nous  nous  embrassâmes  comme  de  vieux  amis,  et 
elle  continua  de  parler  à  mon  oreille  en  disant  : 

—  Tu  sais,  moi  je  ne  compte  pas;  à  mon  âge  on 
guérit  toujours,  mais  c'est  mon  frère  Auguste  et  Saint- 
Cyr!...  Maman  ne  pense  qu'à  cet  examen-là.  Elle  ne 
le  dit  pas,  mais  je  l'entends  pleurer  la  nuit.  Tu  penses 
bien  que  ce  n'est  pas  pour  moi  qu'elle  pleure.  Va, 
j'ai  prié  bien  comme  il  faut  pour  l'examen,  et  Auguste 
sera  reçu  cette  fois...  Tu  me  dois  une  histoire. 

Je  me  retournai  parce  qu'on  touchait  mon  épaule. 
M.  le  curé  était  derrière  moi.  Il  passa  son  bras  sous 
le  mien  et  me  dit,  pendant  que  le  commandant  descen- 
dait l'escalier  avec  Lily  : 

—  Je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  vous  parler  hier. 
Il  y  a  autre  chose  pour  Auguste  que  l'examen  de 
Saint-Cyr.  Chez  vous,  à  Rennes,  on  nous  aime  bien, 
et  ils  vous  le  diraient  quand  vous  allez  les  voir.  J'aime 


Il6  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

mieux  que  vous  l'appreniez  par  moi  :  Mon  neveu  nous 
a  fait  beaucoup  de  chagrin...  iDéjeunez-vous  chez  ma 
sœur? 

—  Non,  j'ai  promis  de  partager  le  repas  des  bons 
pères. 

—  Pauvre  sœur!  ses  deux  enfants! 

—  Mais  qu'y  a-t-il  donc?  m'écriai-je,  vous  me  faites 
peur! 

Nous  descendions  le  grand  escalier  et  je  le  regardai. 
Son  visage,  ordinairement  si  calme,  exprimait  une 
peine  amère. 

— '  Il  y  a,  me  dit-il,  que  les  idées  mauvaises  de  ce 
temps  pénètrent  dans  les  plus  braves  maisons  à  tra- 
vers les  plus  honnêtes  murailles.  L'année  dernière, 
mon  neveu  était  un  jeune  homme  laborieux  et  pieux. 
Vers  la  fin  de  l'automne,  il  changea  tout  à  coup  :  cer- 
tains livres  furent  trouvés  dans  son  pupitre;  il  avait 
fait  la  connaissance  d'un  malheureux  jeune  homme, 
à  qui  Dieu  puisse  pardonner!  Dès  le  commencement 
de  l'hiver,  Auguste  devint,  non  pas  un  mauvais  sujet 
tout  à  fait,  mais  un  mauvais  chrétien;  il  eut  honte 
de  sa  foi...  et  maintenant  il  est  en  pleine  révolte,  affi- 
chant sa  conversion  aux  vieilles  erreurs,  qu'on  appelle 
les  idées  nouvelles,  et  mettant  sa  vanité  d'enfant  à 
renier  tout  haut  les  croyances  de  sa  famille.  Nous 
sommes  bien  malheureux. 

Il  me  quitta  brusquement.  Du  bas  de  l'escalier, 
mademoiselle  Lily  m'appelait    : 

—  Monsieur,  monsieur,  tu  m'abandonnes  toujours! 
Nous  avons  une  belle  chambre  en  bas,  tout  le  monde 
y  tient,   nous  serons  à  l'aise. 

Puis  parlant  de  mon  histoire  qui  l'occupait,  elle 
ajouta. 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  II7 

—  Choisis-la  bien,  et  qu'elle  soit  joliel 

L' angélus  de  midi  tintait  son  premier  appel,  et  c'est 
à  midi  juste  que  les  Pères  prennent  leur  dîner.  Je 
répondis  en  me  hâtant  vers  le  réfectoire  pour  ne  point 
perdre  le  bénédicité  : 

—  J'y  tâcherai  de  mon  mieux,  mademoiselle  Lily;  à 
bientôt  I 

Et  j'essayais  de  sourire,  mais  les  paroles  du  curé 
tintaient  à  mon  oreille  :  «  Pauvre  mère!  ses  deux 
enfants!...  » 


III 


Côle-de-Cuir  et  le  curé  de  Houat  :  Trente-deux  messes  noires.  — 
Le  sauveur  de  prêtres  et  l'oreille  de  mer.  —  Les  Treize  de 
Kergado.  —  Le  «  lament  »  de  Maddo.  —  Un  ange. 


Chez  les  RR.  PP.  Missionnaires  qui  président  aux 
pèlerinages  du  Mont-Saint-Michel,  depuis  la  réouver- 
ture du  sanctuaire,  on  ne  parle  point  au  réfectoire.  En 
prenant  leur  frugal  repas,  ils  écoutent  une  lecture  de 
piété  ou  d'histoire,  comme  c'est  la  règle  dans  toutes 
les  maisons  religieuses.  Un  novice  nous  lut  la  belle 
et  terrible  page  où  Crétineau-Joly  raconte  l'agonie  du 
pape  Clément  XIV. 

Tout  chrétien,  si  humble  qu'il  soit,  peut  avoir  ses 
idées  sur  cette  grave  thèse  des  concessions,  arrachées 
à  l'Autorité,  que  l'histoire  a  résolue  tant  de  fois,  et 
sur  le  mérite  ou  le  danger  de  la  prétendue  prudence 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  IIQ 

qui  dalle  les  caveaux  funèbres  de  toutes  les  dynasties 
tombées,  comme  les  «  bonnes  intentions  »,  selon  le 
dicton  populaire,  servent  de  pavé  à  l'enfer.  La 
dynastie  des  vicaires  de  Jésus-Christ  n'est  pas  de  la 
terre  et  ne  saurait  tomber. 

Mais  il  y  avait  là  des  personnes  compétentes  qui,  le 
repas  achevé,  parlèrent  avec  sagesse  des  choses  de  ce 
monde. 

Moi,  je  n'y  entends  rien.  Je  passai  l'heure  de  la 
récréation  avec  le  R.  P.  Supérieur,  sur  la  terrasse  où  se 
prolongeait  autrefois  la  nef  romane  de  la  basilique,  et 
nous  regardâmes,  par  un  beau  soleil,  le  panorama  si 
vaste  qui  contemple  le  Mont-Saint-Michel  du  côté  de 
la  Bretagne  et  de  la  mer.  Ce  fut  là  que  je  racontai 
la  légende  des  Deux  Pêcheurs,  des  deux  Enfants  et  des 
deux  Sacs  d'argent  qui  m'a  servi  d'entrée  en  matière. 
J'écoutai  en  échange  la  touchante  histoire  de  l'An- 
glaise protestante,  qui  passait  de  longues  heures  pros- 
ternée aux  pieds  de  l'Archange;  mais  qui  ne  pouvait 
pas  se  convertir  au  catholicisme  à  cause  de  la  tyrannie 
romaine,  dont  on  lui  avait  fait  horreur.  C'était  une 
femme  remarquablement  instruite,  très  lettrée,  et  si 
profondément  habile  dans  la  controverse  que  le 
P.  Supérieur  avait  conseillé  au  religieux  dont  le 
dévouement  charitable  s'acharnait  à  sa  conversion,  de 
discontinuer  ses  tentatives.  «  Elle  est  plus  forte  que 
vous  »,  avait-il  dit,  quoiqu'il  parlât  ainsi  à  un  père 
dont,  certes,  il  connaissait  la  prudence  et  la  force. 

Ce  père  obéit,  cependant  contre  son  gré.  Le  jour  où 
il  pria  miss  ***  de  ne  plus  s'adresser  à  lui,  elle  parut 
triste  et  dit  :  «  Vous  avez  la  vérité,  vous  avez  l'unité,  je 
suis  catholique  en  toutes  choses,  sauf  une  seule  :  le 
Pape.  Je  ne  veux  pas  du  Pape.  » 


120  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

—  Adieu,  lui  répondit  le  père;  que  la  lumière  de 
l'Archange  luise  sur  vous! 

Avant  de  se  retirer,  elle  demanda  une  médaille  de 
saint  Michel  et  dit  :  «  Jamais  je  ne  m'inclinerai  devant 
Rome;  je  croirais,  en  le  faisant,  commettre  un  péché 
mortel;  mais  si  Jésus-Christ,  qui  est  ma  vie,  veut  qu'il 
en  soit  autrement,  l'Archange  fidèle  me  le  dira. 

—  Et  vous  obéirez? 

—  Vous  le  saurez,  mon  père,  sans  que  je  vous 
aborde  ou  que  je  vous  parle,  vous  qui  m'avez  chassée; 
je  porterai  cette  médaille  sur  moi  d'une  manière  appa- 
rente.  Bénissez-moi. 

Elle  mourut  quelques  jours  après,  noyée  dans  la 
rivière  la  Selune,  qu'elle  avait  Aroulu  traverser  en  reve- 
nant de  Tombelène  à  l'heure  où  le  flot  arrivait.  C'était 
grande  marée.  On  l'avait  vue  en  perdition  de  la  ter- 
rasse du  Mont  avec  la  lunette;  mais  où  son  corps  fut 
emporté  nul  ne  le  savait.  On  la  chercha  en  vain  plus 
de  trois  jours,  si  bien  que  son  seul  parent,  son  frère, 
ministre  protestant  à  Londres,  ayant  été  prévenu,  eut 
le  temps  d'arriver  avant  qu'elle  fût  retrouvée. 

De  l'endroit  où  nous  étions,  le  père  me  montrait 
le  lieu  précis,  entre  le  Mont  et  Tombelène,  où  l'on 
avait  vu  miss  ***  disparaître  dans  le  flot;  mais  pour 
me  désigner  la  place  où  on  la  retrouva  ensablée,  il 
fut  obligé  de  me  faire  passer  sur  l'autre  terrasse,  d'où 
l'on  voit  le  pays  normand  d'Ardevon.  La  mer  l'avait 
portée  là,  presque  dans  les  terres,  et  le  ministre  pro- 
testant, son  frère,  était  présent  quand  on  la  découvrit 
enfin  par  un  pan  de  sa  robe  noire  qu'on  reconnut 
dans  un  monceau  de  sables  et  de  goémons. 

Elle  avait  tenu  la  dernière  promesse  faite  au  P.  H...  : 
sans  parler,  puisqu'elle  n'avait  plus  de  voix,  elle  pro- 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  121 

clama  sa  conversion.  Quand  les  hommes  de  la  côte, 
en  effet,  débarrassèrent  son  visage  du  sable  qui  le  cou- 
vrait, ils  trouvèrent  entre  ses  dents,  placée  d'une 
façon  très  apparente,  la  médaille  de  saint  Michel,  et 
si  fortement  serrée  que  nul  ne  put  l'en  retirer. 

—  Il  n'y  a  pas  ici  de  certitude,  j'en  conviens,  ajouta 
le  P.  H...,  mais  ce  muet  et  si  remarquable  témoignage 
suffit  au  ministre  protestant,  frère  de  miss  ***,  qui, 
dans  la  loyauté  de  sa  conscience,  autorisa,  pour  ce  qui 
le  concernait,  l'inhumation  de  sa  sœur  selon  le  rite 
catholique. 

De  la  terrasse  du  Saint-Gauthier,  où  nous  étions,  le 
père  me  désigna  la  tour  du  mur  d'enceinte  qui  sert 
de  chaire  aux  prédicateurs,  les  jours  de  grands  pèle- 
rinages. Jamais  je  n'avais  vu  celte  fête  splendide,  uni- 
que au  monde,  on  peut  le  dire,  où  les  pieux  députés 
de  tous  les  coins  de  l'univers,  réunis  en  un  concours 
immense,  viennent  célébrer  la  gloire  du  premier  sol- 
dat de  Jésus,  qui  fut  vainqueur  de  la  plus  grande 
trahison  par  la  plus  grande  fidélité,  vainqueur  dans 
le  ciel,  sur  la  terre  et  dans  l'enfer,  vainqueur  partout, 
vainqueur  toujours  du  dragon,  dont  le  châtiment  est 
de  renaître  sans  cesse,  éclatant  symbole  de  l'immortel, 
mais  laborieux  triomphe  de  l'Eglise  de  Dieu. 

A  mesure  que  le  P.  H...  me  décrivait,  avec  une  sim- 
plicité pleine  d'éloquent  recueillement,  l.i  ferveur 
inouïe  de  la  foule,  son  enthousiasme,  ses  élans,  je  me 
sentais  emporté  dans  le  mouvement  de.  ces  cœurs, 
lancés  par  une  force  irrésistible  vers  le  Cœur  de  Jésus  : 
car  l'archange  n'est  qu'une  créature,  comme  la  Vierge 
Immaculée  elle-même,  qui  remue  des  foules  plus 
innombrables  encore;  et  au-dessus  de  ces  beaux 
amours,   de  ces  dévotions  attendries  que  nous  avons 


122  CORBEILLE    D  HISTOIRE8 

pour  la  Mère  de  Dieu,  pour  le  chevalier  de  'Dieu, 
il  y  a  Dieu,  le  Cœur,  le  centre,  le  seul  maître,  l'éternel 
Tout!  Ah!  nous  ne  sommes  pas  des  idolâtres,  et  nous 
n'adorons  que  Dieu  en  invoquant  ceux  qui  sont  de 
Dieu. 

La  parole  douce  et  calme  du  père  me  montrait  tout 
en  bas,  sur  la  grève  maintenant  déserte,  le  flot  humain 
qui   monte   en  ces   jours   bénis    et   bat   les    remparts 
comme  une  mer.  Je  voyais  la  beauté  grandiose  des 
cérémonies  sur  ce  théâtre  tant  de  fois  consacré  dont 
rien  n'égale  la  magnificence.  Je  voyais  la  procession 
sans  fin  se  dérouler  selon  les  courbes  des  chemins  de 
la  montagne,  descendant,  puis  gravissant  les  pentes, 
hérissées  de  miracles,  où  l'histoire  est  debout,  partout, 
comme  une  forêt  de  souvenirs;  j'écoutais  le  son  de  la 
cloche  légendaire  qui  est  la  voix  de  l'Ange  «  au  péril 
de  la  mer  »  et  qui  est  le  salut  des  malheureux  perdus 
dans  la  nuit  des  sables;  et  l'ange  lui-même,  l'archange, 
certes,  je  ne  le  voyais  pas,  mais  je  sentais  en  moi  avec 
toute  la  puissance  d'une  certitude  que  son  invisible 
combat    se    poursuivait  dans    l'arène    séculaire,     ici 
même,  entre  l'éclair  flamboyant  de  son  glaive  et  l'arme 
impure    du    géant    Satan,    acharné    contre  la    France 
blessée... 

Le  père  continuait  de  parler  et  son  doigt  étendu  me 
montrait  la  tour  au-dessous  de  nous,  tribune  colossale, 
du  haut  de  laquelle  la  parole  divine  avait  inondé  la 
grève,  où  trente  mille  auditeurs  se  pressaient. 

En  vérité,  je  voyais  cela,  avec  une  émotion,  avec 
une  joie  indescriptibles  :  le  prédicateur  était  là,  pour 
moi,  dans  la  chaire  crénelée  dont  le  granit  avait  brisé 
les  dents  de  l'Anglais  autrefois;  il  étendail  ses  bras  vers 
cet  océan  d'âmes  que  sa  parole  apaisait  ou  soulevait... 


CORBEILLE    d' HISTOIRES  123 

Et  pourquoi  ne  pas  le  nommer,  puisque  ma  pensée 
évoquait  un  nom?  J'appelais  ici  pour  charmer,  pour 
toucher,  pour  dominer  ce  peuple  avide  d'amour,  une 
parole  qui  tant  de  fois  m'a  dominé,  attendri  et  charmé, 
je  voulais  au  sommet  de  cette  tour  l'exilé  de  Fernex, 
qui  prie  au  lieu  même  où  blasphémait  Voltaire,  l'ora- 
teur attrayant  et  conquérant,  le  cœur  éloquent,  le 
proscrit  victorieux,  l'évêque  à  qui  Dieu  a  retiré  son 
étroit  territoire  de  Genève  pour  lui  donner  comme 
champ  toute  la  largeur  du  monde...  D'autres  mission- 
naires peuvent  égaler  cet  homme-là,  comblé  des 
grâces  de  la  persécution;  mais  c'était  lui,  c'était 
Mgr  Mermillod  que  je  souhaitais  dans  ma  tour  con- 
quérante! 

Après  la  récréation,  les  bons  religieux  me  quittè- 
rent, et  au  lieu  d'aller  visiter  en  détail  le  cloître  dont 
j'avais  déjà  admiré  en  passant,  le  matin,  la  pure  et 
délicate  beauté,  je  descendis  la  montagne  pour  me 
rendre  à  l'orphelinat  où  mademoiselle  Lily  m'atten- 
dait. On  l'avait  couchée  au  sortir  de  la  messe  en  lui 
promettant  une  grande  promenade  pour  le  lendemain. 
Elle  était  très  bien,  elle  me  le  dit  quand  j'entrai,  et  sa 
charmante  petite  figure  avait  en  effet  un  air  de  prospé- 
rité. Au  contraire,  sur  le  visage  de  sa  maman,  derrière 
le  sourire  forcé,  il  y  avait  une  fatigue  bien  désolée. 

—  Tu  as  été  là-haut  près  de  deux  heures,  monsieur, 
me  dit  Lily,  est-ce  que  vous  avez  déjeuné  tout  ce 
temps-là? 

Je  répondis  en  détaillant  l'austère  menu  de  notre 
festin. 

—  Et  c'était  bon?  me  demanda-t-elle. 

—  Très  bon. 


124  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

- —  Alors  raconte! 

Le  commandant,  qui  revenait  de  visiter  la  Merveille, 
mit  sur  le  lit  de  la  chère  petite  malade  un  bel  album 
de  vues  montoises  photographiées.  Pendant  qu'elle  y 
jetait  un  coup  d'œil,  la  mère  me  dit  tout  bas  : 

—  Choisissez  quelque  chose  qui  ne  l'attriste  pas. 
Liiy  sourit,  car  elle  avait  entendu  et  répéta  : 

—  Raconte...  N'est-ce  pas  que  ma  chambre  est 
grande?  Et  la  tienne?  Maman  a  ri  tout  à  l'heure,  parce 
que,  en  parlant  de  toi,  je  disais  :  «  Mon  ami  »... 

Je  m'assis  à  son  chevet.  Je  ne  répondis  point,  crai- 
gnant de  montrer  plus  d'émotion  qu'il  n'en  fallait, 
et  je  commençai  sans  exorde  : 

—  Un  soir,  Patron-Marguerite  entra  chez  nous  à 
la  maison  carrée,  et  tout  le  monde  vit  bien  qu'elle 
apportait  une  histoire.  Elle  nous  dit,  avant  même  de 
nous  demander  comment  nous  allions  :  «  Telle  que 
vous  me  voyez,  j'ai  communié  ce  matin  pour  deux 
bons  enfants  de  curés,  et  j'ai  pensé  à  eux  toute  la 
sainte  journée.  Je  vas  vous  dire  leur  aventure,  si  vous 
voulez  :  elle  est  drôle.  » 

Les  enfants  firent  aussitôt  cercle  autour  de  son  fau- 
teuil. 

—  Voilà  donc  comme  c'est,  reprit-elle,  vous  les  con- 
naissez bien  tous  les  deux,  mes  curés.  Nous  revien- 
drons à  la  République,  une  fois  ou  l'autre,  mais  pour 
aujourd'hui,  nous  sautons  par-dessus,  et  par-dessus 
l'Empire  aussi,  qui  avait  mis  la  guillotine  au  grenier, 
mais  qui  faisait  son  ouvrage  avec  le  canon. 

Sous  le  roi  Louis  XVIII,  je  crois  que  c'était  vers 
1820,  il  m 'arriva  d'avoir  une  plaiderie  avec  mes  assu- 
reurs pour  une  savate  de  cabotaine  qui  avait  fait  la 
bêtise  de  toucher  et  de  s'écoquer  sur  les  roches   de 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  125 

Houat,  en  face  de  Quiberon.  Vous  la  voyez  d'ici,  j'en- 
tends l'île  de  Houat,  par  temps  clair.  En  ce  pays-là, 
si  vous  ne  le  savez  pas,  je  vas  vous  l'apprendre,  le 
curé  n'a  pas  beaucoup  de  monde  à  confesser,  mais  ne 
fainéante  pas  tout  de  même,  étant  à  la  fois  recteur, 
maire,  juge  de  paix,  percepteur  des  contributions, 
notaire,  syndic  des  gens  de  mer  et  capitaine  de  port. 
La  révolution  a  eu  beau  mettre  le  restant  du  pays  sens 
devant  derrière,  l'île  de  Houat  est  toujours  comme  ça. 
Le»  matelots,  les  matelotes  et  les  matelotins  n'y  veu- 
lent obéir  qu'à  «  Monsieur  Recteur.  »  C'est  réglé. 

Pendant  le  temps  que  je  perdis  dans  l'île  à  aveugler 
la  voie  d'eau  de  ma  cabotaine,  je  n'eus  affaire  qu'à  ce 
curé-là,  tout-puissant  et  tout  faisant.  Il  m'allait  comme 
une  coiffe.  C'était  un  brave  prêtre  d'une  cinquantaine 
d'années  et  de  six  pieds  de  haut,  toujours  prêt  à  rendre 
service.  On  voyait  bien  que  c'était  son  métier. 

J'avais  fait  sa  connaissance  un  soir  qu'il  s'était  mis 
dans  la  tète  de  séparer  deux  équipages  en  train  de  se 
battre  :  des  Grésillons  de  Groix  et  des  farauds  de  Belle- 
Isle.  Pour  commencer,  il  les  avait  prêches  joliment, 
parlant  de  concorde  et  d'oubli  des  injures;  mais 
comme  ils  tapaient  toujours,  il  dauba  sur  le  tas,  sans 
faire  de  jaloux,  si  dur  et  si  fort  que  l'affaire  fut  bien 
vite  arrangée.  Je  lui  fis  compliment  sur  sa  poigne;  il 
vit  que  j'étais  du  bon  monde  et  me  dis  que  j'en  avais 
la  tournure. 

C'est  pourquoi  il  passa  lui-même  mes  marchés  avec 
les  calfats,  avec  le  charpentier  et  celui  qui  vendait  la 
confiture  de  goudron,  soutenant  les  intérêts  des 
ouvriers  aussi  bien  que  les  miens  :  la  vraie  justice, 
quoi!  Aussi,  nous  devînmes  une  paire  d'amis,  nous 
deux.  Seulement,  je  ne  savais  point  son  nom.  Si  ça 


126  CORBEILLE    D 'HISTOIRES 

vous  étonne,  vous  aurez  tort.  Tout  le  monde  l'appelait 
M.  Recteur,  je  l'appelais  M.  Recteur,  comme  tout  le 
monde,  ni  plus,  ni  moins  :  voilà. 

La  plaiderie  de  mon  cas  de  procès  étant  venue  en 
appel  à  la  cour  royale,  qui  juge  à  Rennes,  je  fus  obli- 
gée de  citer  mon  recteur  en  témoignage,  parce  que 
mes  assureurs  disaient  que  ma  voie  d'eau  était  une 
frime,  et  qu'on  l'avait  bouchée  avec  un  petit  morceau 
de  lard.  Je  croyais  bien  qu'il  m'aurait  envoyé  paître, 
mais  que  non  pasl  II  vint.  Il  avait  du  temps  pour  tout. 

C'était  l'année  de  la  grande  mission  des  mission- 
naires de  France  à  Rennes,  où  l'on  planta  la  croix  du 
calvaire,  en  face  du  Mail,  et  nous  étions  au  mois 
d'août.  Le  i4,  veille  de  l'Assomption  (remarquez  bien 
ça),  pour  remercier  mon  bon  recteur  et  lui  montrer 
que  j'étais  quelqu'un  de  reconnaissant,  j'allai  enten- 
dre sa  messe  à  la  petite  église  de  Saint-Aubin,  qui  est 
devers  les  Lices.  Il  m'avait  dit  que  ce  serait  pour  sept 
heures,  et  j'arrivai  un  peu  auparavant,  comme  vous 
pensez,  pour  être  vue  de  lui.  Je  me  mis  à  genoux 
devant  le  maître-autel,  où  une  autre  messe  était  en 
train  de  se  finir  :  une  messe  noire,  dite  par  un  prêtre 
qui  me  parut  jeune  encore,  quoiqu'il  eût  les  cheveux 
tout  gris.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  ce  prêtre-là  me  donna 
des  distractions  tout  de  suite;  il  boitait  de  la  hanche 
eh  marchant,  et  quand  il  se  tourna  pour  le  Dominus 
vobiscum,  je  me  demandai  où  je  pouvais  bien  avoir 
vu  sa  figure.  C'est  bon.  Je  me  répondis  :  «  Cherche  », 
et  je  me  préparai  à  dire  mon  chapelet.  Le  prêtre,  lui, 
lisait  son  dernier  évangile  avant  de  s'en  aller. 

Au  moment  où  il  descendait  les  marches,  avec  sa 
chasuble  noire,  mon  recteur  de  l'île  de  Houat  arrivait, 
pour  prendre  le  tour  au  maître-autel.  Il  était  gréé  de 
noir  aussi,  tout  en  grand. 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  I27 

Tous  les  deux,  celui  qui  venait  comme  celui  qui 
s'en  retournait,  faisaient  plaisir  à  voir  tant  ils  étaient 
bien  recueillis.  Je  me  disais  :  «  Ils  passeraient  l'un 
sur  l'autre  sans  se  voir  que  ça  ne  m'étonnerait  pasl  » 

Mais  je  me  trompais;  ils  se  rencontrèrent  appro- 
chant à  moitié  chemin  de  la  sacristie,  et  leurs  yeux 
se  croisèrent... 

Ahl  mâtin!  Veille  partout!  Ecoutez,  ce  n'est  pas  pour 
dire,  mais  j'en  eus  le  frisson,  et  mon  chapelet  me 
lâcha  des  doigts.  Jamais  de  ma  vie  je  n'avais  vu  éba- 
hissement  pareil.  Au  lieu  de  passer  l'un  à  droite,  l'au- 
tre à  gauche,  comme  le  bon  sens  le  voulait,  pas  vrai, 
ils  reculèrent  tous  deux  ensemble  et  je  crus  qu'ils 
allaient  tomber  à  la  renverse...  Ils  ne  dirent  rien,  car 
c'étaient  deux  bons  hommes  de  Dieu,  aimant  au-des- 
sus de  toutes  choses  et  craignant  ce  qu'ils  portaient 
dans  leurs  mains,  mais  ils  restèrent  un  petit  moment 
tout  pantois,  tremblant  comme  la  feuille  et  plus  pâles 
que  des  morts. 

Après  quoi,  ils  continuèrent  chacun  leur  chemin  en 
s'éloignant  l'un  de  l'autre.  Seulement,  avant  de  ren- 
trer à  la  sacristie,  celui  qui  avait  officié  le  premier 
s'agenouilla  comme  malgré  lui,  et  mon  grand  curé 
de  Houat  en  fit  autant  au  pied  de  l'autel,  où  il  resta  un 
instant  abîmé  dans  sa  prière. 

—  Et  ce  fut  tout?  demanda  mademoiselle  Lily. 

—  As-tu  deviné?  dis-je  au  lieu  de  répondre. 

—  Sûrement  oui,  me  dit-elle,  je  n'ai  pas  eu  le 
temps  d'oublier  ton  histoire  d'hier,  Le  grand  était 
Engoulvan  et  le  petit  Côte-de-Cuir...  tu  sais,  j'aime 
bien  Patron-Marguerite,  mais  si  tu  racontais  toi- 
même... 

—  Ce  serait  plus  tôt  fait,? 


128  CORBEILLE    D'HISTOIRES 


—  C'est-à-dire  qu'on  saurait  plus  vite. 

—  Princesse  Lily,  nous  allons  courir  la  poste. 

—  Oh!  non,  monsieur,  dis  tout!...  Est-ce  que  je  t'ai 
fâché? 

Elle  me  tendit  sa  chère  petite  joue,  que  je  vois 
encore  au  moment  où  j'écris  cette  ligne  à  tâtons,  car 
j'ai  les  yeux  pleins  de  larmes.  Je  repris  : 

—  Tu  juges  si  Patron-Marguerite  eut  encore  des  dis- 
tractions en  suivant  la  messe  de  son  témoin.  Elle 
n'était  pas  comme  toi,  Lily,  elle  n'avait  pas  deviné 
que  le  curé  juge  de  paix,  capitaine  de  port  de  l'île  de 
Houat,  était  Etienne  Engoulvan,  panache  des  fédérés 
d'Hennebon;  mais  elle  avait  du  moins  réussi  à  mettre 
un  nom  sur  le  visage  si  changé  de  son  cousin  Côte- 
de-Cuir,  qu'elle  n'avait  point  revu  depuis  la  chouan- 
nerie. 

Ce  matin-là  même,  les  deux  prêtres  déjeunèrent 
ensemble  à  la  table  de  Patron-Marguerite,  et  ce  fut 
un  joyeux  repas.  Ils  ne  pouvaient  se  lasser  de  s'entre- 
regarder. 

—  Comment,  petit  Renot,  disait  M.  Recteur,  tu  as 
réchappé  de  cette  entaille-là  1  Elle  était  pourtant  bien 
bûchée... 

—  Et  toi,  mon  gros  Etienne,  avec  un  uniforme  d'ar- 
racheur de  dents,  tu  avais  donc  escamoté  mon  épée 
comme  on  avale  les  sabres? 

—  Je  t'ai  pleuré! 

—  Et  moi,  donc! 

—  Je  ne  me  doutais  guère  que  c'était  loi,  quand 
j'entendais  parler  de  ce  fameux  Côte-de-Cuir! 

—  Et  moi,  je  ne  m'attendais  pas  plus  à  le  retrouver 
curé  qu'à  te  revoir  vivant. 

—  Ah!  j'ai  bien  remercié  Dieu,  ce  matin! 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  I2Q 

—  Et  je  le  remercierai  jusqu'au  dernier  jour  de 
ma  vie! 

Ils  s'embrassaient  à  quatre  bras  en  riant,  mais  ils 
avaient  tous  deux  la  larme  à  l'œil.  On  aurait  dit  qu'ils 
retrouvaient  leurs  vingt  ans  à  les  entendre,  dans  leur 
joie  profonde,  bavarder  comme  une  paire  de  vrais 
échappés  de  séminaire.  Patron-Marguerite  était  pres- 
que aussi  contente  qu'eux  :  elle  en  aurait  oublié  de 
boire  et  de  manger,  sans  son  grand  appétit  dont  elle 
ne  se  séparait  jamais. 

—  Une  fois,  reprit  enfin  Côte-de-Cuir,  je  demandai 
à  tout  hasard  de  tes  nouvelles  au  citoyen  Tallien,  ar 
tu  me  trottais  dans  la  tête. 

—  Tiens!  fit  le  curé,  tu  fréquentais  le  citoyen  Tal- 
lien, toi  l'abbé? 

—  Appelle-moi  mon  père,  si  tu  veux.  Je  suis  le 
P.  Bruslé,  des  missions  de  France,  où  je  ne  fais  pas 
grand  bruit  auprès  de  mon  éloquent  et  vaillant  supé- 
rieur, le  P.  Rauzan.  J'ai  peur  d'avoir  mieux  valu 
comme  soldat  que  comme  missionnaire,  et  pourtant 
j'ai  beaucoup  de  monde  à  mon  confessionnal.  J'y  parle 
un  peu  mieux  que  dans  la  chaire,  où  mon  patois  du 
Morbihan  me  revient  toujours...  Quant  au  citoyen 
Tallien,  je  ne  l'ai  vu  qu'une  fois,  et  il  me  parut  un 
assez  piètre  sire,  pommadé  comme  un  perruquier  et 
qui  égorgeait  les  gens  avec  des  mains  blanchies  à  la 
pâte  d'amande.  C'était  deux  ou  trois  ans  après  cette 
veille  de  l'Assomption  où  tu  me  fauchas  par  le  milieu 
du  corps  sur  la  route  d'Auray,  au  tertre  de  Kerletaz. 
Je  commandais  à  Belz,  où  je  faisais  ce  que  je  pouvais 
avec  ce  qui  restait  de  mes  camarades.  Nous  donnions 
la  main  à  ceux  de  Sarzeau,  et  ma  bonne  cousine  Mar- 
guerite Cohan,  ici  présente,  que  nous  appelions  alors 

9 


iHo  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

la  petite  Gaïte,  nous  trouvait  bien  souvent  dénichés 
quand  elle  venait,  avec  les  autres  filles  de  Kergado, 
nous  apporter  la  soupe  à  notre  campement  de  la 
Genaie-Bihet. 

—  Auprès  de  l'oreille  de  mer,  dit  ici  Patron-Mar- 
guerite; à  votre  santé,  mon  cousin  missionnaire.  Vous 
aviez  déjà  l'air  d'un  saint  ou  approchant,  à  genoux 
que  vous  restiez  tout  le  temps  dans  la  rosée  quand 
l'ancien  vicaire  de  Carnac  sortait  de  sa  cachette  pour 
nous  dire  la  messe  à  la  belle  étoile  avant  le  lever  du 
jour. 

—  Une  fois,  reprit  l'ancien  Côte-de-Cuir,  nous 
avions  poussé  jusqu'à  Savenay,  où  nous  fîmes  prison- 
nière une  citoyenne  de  toute  beauté,  harnachée  en 
princesse,  qui  se  trouva  être  Thérèse  Cabarrus,  femme 
du  représentant  J. -Lambert  Tallien.  Il  y  en  avait  qui 
voulaient  lui  faire  un  mauvais  sort,  en  représailles  des 
vilenies  froides  et  vraiment  horribles  qui  étaient  le 
passe-temps  de  son  coquin  de  mari;  mais  j'écrivis  tout 
bonnement  à  Tallien  que  j'étais  bien  embarrassé  de 
sa  citoyenne,  et  que  je  la  lui  rendrais  volontiers  pour 
une  pièce  de  quinze  sous. 

Cela  le  mit  furieux.  «  Ce  brigand,  dit-il,  ne  pouvait 
donc  faire  son  métier  et  me  débarrasser  de  Thérèse!  » 
Il  me  fit  répondre  par  son  secrétaire  intime,  Jean-Jac- 
ques Quieherot,  scélérat  d'un  gai  caractère,  que,  pour 
ni' apprendre  à  perdre  de  si  belles  occasions,  il  taxait 
ma  tète  de  mulet  à  quarante  mille  livres  argent,  ou  à 
deux  millions  en  assignats,  au  choix,  payables  comp- 
tant à  quiconque  lui  apporterait  ma  dite  tète. 

Nous  avions  grand  besoin  de  monnaie;  l'idée  me 
vint  de  lui  porter  moi-même  ce  qu'il  demandait  pour 
toucher  la  prime,  et  je  partis  seul,  mais  suivi  de  loin 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  l3l 

par  Marmolte-en-Vie  et  quelques  bous  garçons,  tous 
du  séminaire, 

Tallien  était  à  Port-Louis,  en  rade  de  Lorient,  où  il 
épluchait  les  suspects  qui  étaient  pour  être  opérés, 
comme  disait  ce  farceur  de  .T. -.T.  Quieherot,  qui  avait 
été  chirurgien  de  marine.  Je  le  trouvai  à  son  bureau, 
travaillant  le  dossier  du  père  gardien  des  capucins  de 
Pontivy.  Il  me  parut  tout  jeune;  il  avait  des  man- 
chettes de  mousseline  brodée  et  prenait  du  tabac  dans 
une  jolie  boîte  d'or,  -secouant  son  jabot  avec  grâce, 
comme  madame  la  marquise  de  Kergado  secouait  au- 
trefois son  fichu  de  dentelles  avant  d'être  guillotinée. 

Je  lui  demandai  tout  de  suite  en  entrant  s'il  pouvait 
me  fournil'  des  renseignements  sur  un  ci-devant  éco- 
lier du  ci-devant  séminaire  de  Vannes,  nommé 
Etienne  Engoulvan,  qui  avait  jeté  la  soutane  aux 
orties... 

—  Merci!  dit  le  bon  grand  curé. 

—  Tallien  me  répondit  que  son  collègue  Jean-Bon 
Saint-André  s'était  occupé  d'un  modéré  de  ce  nom, 
ou  à  peu  près,  qui  gênait  la  République.  Je  pensai  que 
c'était  un  frère  à  toi... 

—  C'était  bien  moi!  interrompit  encore  le  curé. 

—  Celui  qui  me  l'aurait  affirmé,  dit  Côte-de-Cuir, 
m'eût  ôté  une  fameuse  épine  du  pied...  Voyant  que  je 
ne  pouvais  rien  apprendre  sur  toi,  j'abordai  la  vraie 
question,  et  je  déclarai  au  citoyen  représentant  que 
je  lui  apportais  ma  tête  de  mulet  en  échange  des 
quarante  mille  livres  écus,  aux  termes  de  sa  promesse. 
Il  eut  peur.  Il  y  avait  sur  son  bureau  une  petite  son- 
nette d'autel,  volée  dans  quelque  église.  Quand  il  fit 
mine  de  la  saisir  j'avais  déjà  dénoué  sa  cravate  (elle 
était  énorme  et  en  fort  belle  soie)  pour  la  lui  coller  sur 


l32  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

la  bouche.  Je  n'avais  plus  qu'une  main,  étant  obligé 
ainsi  de  le  bâillonner.  Nous  luttâmes  un  petit  moment, 
après  quoi,  quand  il  fut  par  terre,  je  mis  mon  genou 
à  la  place  où  était  tout  à  l'heure  le  nœud  de  sa  cravate. 

Cela  se  passait  dans  la  forteresse  même,  bâtie  par 
le  célèbre  Yauban,  ou  peut-être  par  un  autre.  Si  tu 
demandes  comment  j'avais  pénétré  dans  le  cabinet  du 
proconsul,  défiant  de  sa  nature  comme  toutes  les 
mauvaises  consciences  et  très  bien  gardé  d'ordinaire, 
je  te  répondrai  que  nous  avions  des  amis  un  peu  par- 
tout. La  Convention  branlait  déjà  dans  le  manche  : 
ces  choses-là  ne  peuvent  jamais  durer.  Ceux  qui  ména- 
gent la  chèvre  et  le  chou  commençaient  à  réfléchir. 

Je  sonnai  à  mon  tour.  Marmotte-en-Vie  entra,  por- 
tant le  plus  beau  costume  de  laquais  sans-culotte 
qu'on  puisse  imaginer.  Lui  et  moi  nous  travaillâmes 
jusqu'au  soir.  Quand  la  diane  sonna  pour  la  fermeture 
des  portes,  nous  étions  trente-sept  de  la  Genaie-lBihet 
dans  la  citadelle,  d'où  je  remportai  ma  tête  de  mulet, 
d'abord,  puis  celles  de  mes  trente-six  camarades,  plus 
encore  celles  de  cinquante-trois  suspects,  prêtres,  gen- 
tilshommes et  paysans  que  nous  emmenâmes  le  len- 
demain matin,  protégés  par  ma  troupe  entière  qui 
s'était  retranchée,  pendant  la  nuit,  dans  les  casernes 
de  la  douane. 

—  Et  les  quarante  mille  francs?  demanda  made- 
moiselle Lily. 

—  Patron-Marguerite,  répondis-je,  d'après  Côle-de- 
Cuir  lui-même,  chiffrait  ainsi  la  rançon  de  la  citoyenne 
Tallien,  qu'on  avait  proposé  d'abord  de  rendre  pour 
quinze  sous  :  65.ooo  francs  argent,  plus  de  dix  fois 
autant  en  assignats,  20  voitures  de  biscuit,  autant  de 
viande  salée,  des  fusils,   des  munitions,   du  drap,  de 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l33 

la  toile...  On  aurait  pu  emporter  les  canons  des  rem- 
parts! Pour  comble,  quelques  jours  après,  Tallien  reçut 
sa  femme  affranchie  par  le  coche... 

Le  grand  curé  de  Houat,  quand  ce  fut  son  tour  de 
parler,  dit  simplement  : 

—  Renot,  mon  ami,  je  n'avais  pas  plus  que  toi 
l'idée  de  jeter  la  soutane  aux  orties.  Je  croyais  à  une 
certaine  quantité  de  grands  mots  qui  sont  de  la  terre 
et  qui  font  semblant  de  venir  du  ciel,  voilà  tout.  Je  n'y 
crois  plus,  mais  il  a  fallu,  pour  me  détromper,  bien 
des  années  et  plus  d'une  mésaventure.  Je  n'avais  pas 
inventé  la  poudre,  lu  sais;  peut-être  n'ai-je  pas  beau- 
coup plus  d'esprit  qu'autrefois,  mais  j'ai  inventé,  ou 
découvert,  si  tu  aimes  mieux,  quelque  chose  de  plus 
important,  qui  est  l'obéissance.  Avec  la  foi  que  j'avais 
et  l'obéissance  qui  m'est  venue,  je  vais  droit  mon 
chemin  d'humble  prêtre,  plein  d'espérance  et  ne  man- 
quant point  de  charité. 

Ici  Patron-Marguerite  déclarait  qu'elle  avait  essayé 
de  placer  son  mot  pour  faire  un  éloge  chaleureux  du 
bon  curé  de  Houat,  mais  il  ne  l'entendait  point  ainsi 
et  reprit,  en  lui  coupant  la  parole  : 

—  Là-bas,  sur  le  tertre  de  Kerlctaz,  après  le  coup 
d'épée,  je  fus  sans  connaissance  le  restant  de  la  jour- 
née, car  il  faisait  nuit  quand  je  m'éveillai  tout  étourdi 
et  incapable  de  faire  un  mouvement.  Je  saignais 
comme  un  bœuf,  et  comme  un  bœuf  j'étais  fort,  puis- 
que j'avais  pu  perdre  sans  mourir  tout  le  sang  de  la 
mare  où  je  baignais  dans  un  pli  de  l'ardoise.  La  lune 
se  levait  parmi  les  arbres,  devers  Vannes,  mais  n'éclai- 
rait point  encore.  J'entendais  deux  petites  voix  qui 
parlaient  breton,  non  loin  de  moi,  par  derrière;  mais 


lô/|  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

je  ne  pouvais  ni  me  retourner,  ni  parler.  Une  des  voix 
disait  : 

—  Il  n'y  a  rien  dans  les  pochettes  des  gars  du  sémi- 
naire. Je  n'ai  encore  trouvé  qu'une  noix  et  un  cha- 
pelet. 

—  Moi,  une  croûte  de  pain  et  une  médaille,  répon- 
dit l'autre  voix;  mais  où  est  donc  le  grand  qu'on  a  vu 
tomber  au  commencement,  le  grand  à  cheval,  qui 
avait  plein  de  rubans  et  de  cocardes? 

Ce  fut  le  premier  effort  de  ma  raison  qui  revenait  : 
je  compris  qu'il  s'agissait  de  moi  et  je  fus  étonné 
d'avoir  des  rubans  et  des  cocardes.  Ce  n'était  pas  un 
remords,  car  j'étais  de  bonne  foi,  croyant  me  dévouer 
au  bonheur  de  ma  patrie;  mais  les  rubans  et  les  cocar- 
des me  donnèrent  la  crainte  d'avoir  été  entraîné  par 
l'orgueil.  J'eus  vaguement  désir  de  me  confesser...  à 
qui?  Pour  la  première  fois,  je  me  rendis  compte  de 
ce  fait  que  je  n'avais  pas  même  entrevu  une  robe  de 
prêtre  depuis  ma  sortie  du  séminaire. 

—  On  les  a  trop  effarouchés,  me  dis-je;  mais  ils 
viendront,  car  ils  verront  le  bien  qu'ils  peuvent  faire 
au  milieu  de  ce  grand  élan  d'un  peuple  de  frères  qui 
s'agite  pour  détruire  l'esclavage  et  promulguer  la  loi 
d'amour...  Voyons,  petit  Henot,  ni1  ris  pas!  J'étais  un 
innocent,  je  le  veux  bien,  et  je  n'ai  pas  beaucoup 
changé;  mais  qu'avais-jc  appris  en  dehors  du  peu  que 
je  savais  de  notre  sainte  religion?  Du  latin  de  collège! 
Les  simples  comme  moi  prennent  tout  au  pied  de  la 
lettre. 

Depuis  que  je  savais  décliner  musa,  la  musc,  le  latin 
de  collège  me  cornait  aux  oreilles  la  haine  des  rois 
et  l'amour  de  l'indépendance.  Combien  étions-nous  au 
séminaire  pour  détester  le  cas  de  Rrutus?  Du  latin!  du 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l35 

latin!  Je  ne  parle  pas  de  celui  des  pères  et  des  psaumes 
qui  me  rehaussait  le  cœur,  quoique  je  ne  le  comprisse 
pas  toujours,  mais  de  celui  surtout  des  historiens  pro- 
fanes et  des  poètes  :  le  bon  latin,  comme  on  disait,  le 
vrai  latin,  le  latin  fils  du  grec,  traduit  par  mon  cher 
Télémaque  :  doux  livre  que  la  Révolution  aurait  dû 
relier  en  or  par  reconnaissance  filiale!  Va,  je  n'ai  pas 
dû  être  le  seul  innocent  de  ma  sorte;  les  simples 
étaient  bien  embarrassés  et  la  Révolution  ne  s'est  pas 
faite  toute  seule.  Nos  dictionnaires  prenaient  soin  de 
nous  dire  que  le  mot  roi  et  le  mot  tyran  étaient  deux 
synonymes;  nous  avions  trop  admiré  Harmodius,  trop 
louée  le  bon  tour  d'Aristogiton,  trop  conspiré  contre 
Denis  de  Syracuse,  trop  assassiné  Hipparque  et  avec 
trop  de  plaisir!  Le  culte  pédant  des  républiques  païen- 
nes et  la  fréquentation  de  ces  dieux  de  mauvaise  vie 
qui  salissaient  leur  nuage  au  sommet  de  l'Olympe, 
ont  bien  menuisé  pour  un  peu  l'échafaud  du  bon  roi 
Louis  XVI.  Et  fais  attention  que  ces  choses  restent, 
parce  qu'elles  sont  protégées  par  la  grandeur  de  l'art 
antique,  et  qu'après  dix  autres  révolutions,  Fénelon, 
incorrigible,   s'en  délectera  encore  en  cachette... 

Côte-de-Cuir  trouvait  peut-être  que  son  camarade 
Engoulvan  était  devenu  prolixe  depuis  le  temps,  et 
je  ne  peux  cacher  que  mademoiselle  Lily  bâilla.  Ce 
fut  un  avertissement  et  je  repris  aussitôt  : 

—  Je  passe  le  restant  du  discours  de  ce  bon  abbé 
Engoulvan  et  je  l'excuse,  en  faisant  observer  qu'avec 
ses  paroissiens  de  l'île  de  Ilouat,  il  n'avait  pas  souvent 
occasion  de  causer  littérature  et  philosophie  mêlées... 
Les  voix  qu'il  avait  entendues  sur  le  champ  de 
bataille  de  Kerletez  appartenaient  à  deux  petits  pau- 


l36  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

vres  d'Auray  qui  avaient  un  bout  de  chandelle  dans 
un  cornet  de  papier  et  qui  venaient  piller  les  morts. 
Il  ne  faut  pas  être  sévère  pour  eux,  Lily;  les  enfants 
n'avaient  plus  alors  l'enseignement  des  hommes  de 
Dieu,  et  la  misère  horrible  qui  régnait  dans  le  pays 
les  poussait  hors  de  la  ville  comme  des  petits  loups 
hors  du  bois. 

Quand  ils  découvrirent  enfin  Engoulvan  à  l'aide 
de  leur  lanterne,  ils  se  jetèrent  sur  lui  tous  les  deux, 
fouillant  ses  poches  et  arrachant  tout  ce  qui  brillait 
dans  son  accoutrement,  comme  s'ils  eussent  atteint 
le  haut  d'un  mât  de  cocagne.  Ils  étaient  bien  gentils 
et  avaient  cinq  ou  six  ans  à  peine.  Engoulvan  fut 
longtemps  qu'il  les  laissait  faire  malgré  lui,  mais  enfin 
ils  poussèrent  à  l'unisson  un  cri  lamentable,  parce 
que  le  mort  ressuscité  les  tenait  chacun  par  une 
oreille. 

—  Je  vas  vous  pardonner,  leur  dit  Engoulvan,  et 
vous  n'aurez  pas  le  fouet  si  vous  voulez  me  conduire 
par  le  chemin  le  plus  court  à  la  ferme  la  plus  voisine. 
Sinon,  je  vous  mangerai  tout  crus,  tant  j'ai  grand'- 
faim! 

Tu  juges,  mademoiselle  Lily,  si  les  petits  se  dépê- 
chèrent d'obéir;  ils  le  prenaient  pour  l'ogre.  Ils 
n'étaient  pas  méchants  et  l'aidèrent  de  leur  mieux  à 
se  mettre  sur  ses  genoux,  car  il  ne  put  faire  plus, 
malgré  son  courage.  Le  souffle  et  le  cœur  lui  man- 
quaient par  le  trop  de  sang  qu'il  avait  perdu. 

Quand  les  petits  le  virent  se  traîner  péniblement  et 
ramper  avec  une  extrême  lenteur,  ils  ne  songèrent 
point  à  s'échapper,  parce  qu'ils  furent  pris  de  compas- 
sion; ils  restèrent  une  heure  entière  à  manœuvrer  ses 
mains  qu'il  portait  tour  à  tour  en  avant  pour  faire 
les  pas  de  sa  marche  douloureuse. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  iZj 

Ils  voulurent  même  partager  avec  lui  les  croûtes  de 
pain  qu'ils  portaient  dans  leurs  bissacs,  mais  le  pau- 
vre Engoulvan  se  trompait  bien  quand  il  croyait  avoir 
faim.  C'était  la  fièvre. 

Quand  il  arriva,  au  milieu  de  la  nuit,  après  avoir 
fait  en  un  si  long  temps  deux  cents  pas  à  peine,  à  la 
lisière  du  bois  de  Kerletaz  où  était  une  loge  de  sabo- 
tier, il  se  sentait  prêt  à  rendre  l'âme. 

Heureusement  que  le  sabotier,  qui  entendait  depuis 
un  moment  les  petits  causer  à  travers  les  fentes  de  sa 
porte,  ouvrit  au  premier  coup  frappé.  Il  essaya  de  sou- 
lever l'inconnu  qui  venait  comme  cela  mourir  chez 
lui,  mais  il  ne  put,  car  Engoulvan  pesait  lourd.  Il 
l'aida  seulement  à  ramper  jusqu'à  la  paille  où  il  était 
lui-même  couché  tout  à  l'heure,  et  dit  en  parlant  à 
quelqu'un  qu'on  ne  voyait  point  : 

—  Monseigneur,  voici  de  l'ouvrage  pour  vous  :  un 
fédéré  qui  a  son  compte.  Bien  sur  qu'il  a  été  taraudé 
tantôt  sur  le -tertre  par  vos  petits  du  séminaire.  Pas 
de  danger  qu'il  vous  dénonce,  car,  avant  cinq  minutes 
d'ici,  il  n'y  aura  plus  personne  dans  sa  peau. 

Le  sabotier  avait  allumé  une  résine.  Un  vieillard  à 
la  mine  douce  et  vénérable  quitta  l'ombre  du  coin  où 
il  reposait  sur  un  autre  tas  de  paille.  Dès  qu'il  entra 
dans  le  champ  de  lumière,  Engoulvan  le  reconnut, 
car  il  croisa  ses  bras  sur  sa  poitrine  bien  respectueuse- 
ment pour  dire  : 

—  Mon  cher  seigneur,  vous  voilà  donc  aussi  loin  de 
chez  vous!  Tout  s'arrangera  sûrement  :  moi,  je  n'en 
ai  pas  pour  longtemps,  et  je  vous  demande  de  me 
donner  ce  qu'il  faut  pour  bien  finir. 

Le  vieillard  était  l'évêque  de  Vannes,  obligé  de  se 
cacher   à   cause   de   la   haine   personnelle   du    citoyen 


l38  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

maire  d'Auray  qu'il  avait  eu  l'imprudent  bonheur 
de  tirer  d'embarras  autrefois  dans  ses  affaires  de  com- 
merce. Il  connaissait  bien  Engoulvan,  puisque  c'était 
lui  qui  payait  sa  pension  au  séminaire. 

—  Comment!  malheureux,  dit-il,  c'est  toi  qui  vas 
mourir  ainsi!  Tu  n'as  que  ce  que  tu  mérites!  Fais  ton 
acte  de  contrition  et  confesse-toi,  la  miséricorde  de 
Dieu  est  infinie. 

Engoulvan  ne  demandait  pas  mieux.  Le  sabotier  lui 
tint  la  tête  relevée  dans  ses  deux  mains,  le  saint  évêque 
se  mit  à  genoux,  n'ayant  point  de  siège,  et  pencha  son 
oreille  jusqu'à  toucher  la  bouche  du  mourant,  et  la 
confession  commença. 

Mais  tout  fort  qu'il  était,  Engoulvan  en  avait  trop 
fait  cette  nuit-là.  Aux  premiers  mots  qu'il  balbutia, 
sa  langue  devint  épaisse,  et  il  resta  bouche  béante, 
pendant  que  sa  tète  pesait  plus  lourd  entre  les  mains 
du  sabotier. 

—  Il  est  mort!  murmura  le  prélat.  Dieu  aura  pitié 
de  lui,  car  c'était  un  bien  pauvre  sujet,  et  il  a  du  moins 
témoigné  de  la  bonne  volonté... 

Ce  commencement  d'oraison  funèbre  fut  inter- 
rompu par  un  ronflement  assez  sonore  qui  laissait 
quelque  espoir  de  continuer  la  confession  à  un  autre 
moment.  Le  sabotier  alla  chercher  une  bûche  pour 
remplacer  l'appui  de  ses  deux  mains  qui  servaient 
d'oreiller  à  notre  ami,  et  Monseigneur  mit  un  premier 
appareil  sur  la  blessure  avant  de  retourner  dans  sa 
cachette. 

Pendant  deux  fois  vingt-quatre  heures,  Engoulvan 
dormit.  Il  fut  pansé  trois  fois  sans  s'éveiller  et  sua 
en  dormant  sa  fièvre  de  blessé.  L'épée  de  Renot  lui 
avait  traversé  la  poitrine  de  part  en  part.   Beaucoup 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l3o. 

de  gens,  couchés  dans  un  bon  lit,  entourés  de  tous 
les  secours  de  la  science,  seraient  morts  de  cette  for- 
midable blessure.  Engoulvan  eut,  il  est  vrai,  les  soins 
d'un  saint  homme;  mais  ce  fut  sur  la  paille  qu'il 
guérit  «  comme  les  nèfles  mûrissent  »,  disait-il 
plus  tard,  et  sa  tête  n'eut  pour  coussin  qu'un  billot  de 
hêtre,  scié  à  la  longueur  voulue  pour  faire  les  sabots. 

A  la  fin  du  troisième  jour,  il  s'éveilla  tout  d'un 
temps,  comme  il  s'était  endormi,  et  demanda  un  verre 
de  cidre  à  boire;  puis  il  voulut  de  lui-même  achever 
sa  confession,  après  quoi,  ayant  mangé  un  morceau  de 
pain  et  une  couenne  de  lard,  il  s'en  alla  de  son  pied 
jusqu'au  bourg  de  Lande  van,  qui  est  à  mi-chemin 
d'Hennebon. 

Je  ne  veux  pas  oublier  de  dire  qu'en  route,  il  s'arrêta 
au  tertre  de  Kerletaz  et  qu'ayant  reconnu  l'endroit  où  il 
avait  sabré  René  Bruslé,  son  ami,  il  y  récita  bien  dévo- 
tement un  De  profundis.  Ce  ne  sont  là  ni  des  actes 
d'héroïsme  ni  des  faits  de  sainteté,  mais  j'ai  tenu  à  le 
prouver,  mademoiselle  Lily,  que  notre  futur  curé  de 
Houat  était,  dès  ce  temps-là,  une  assez  bonne  âme,  et 
qu'il  avait  une  très  robuste  constitution. 

Pendant  une  quinzaine  après  son  retour  à  Henne- 
bon,  il  resta  un  peu  languissant;  il  se  plaignait  de  son 
estomac  qui  ne  pouvait  digérer  ce  coup  d'épée,  et 
quand  on  voulut  le  renommer  panache,  il  refusa  pour 
raison  de  santé.  Ce  fut  malheureux  pour  un  voisin  à 
lui  qui  le  traita  de  lâche  à  cette  occasion  sur  le  pont 
d'Hennebon,  et  qui  se  trouva  lancé  par-dessus  le 
parapet,  submergé,  puis  repêché,  tout  cela  par  le  même 
Engoulvan,  qui  s'opposa  aussi  au  sac  de  l'église  en 
barrant  le  passage,  lui  tout  seul,  à  une  bande  de 
coquins   et   d'ivrognes    :   ce   n'est   pas   d'aujourd'hui 


l4o  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

que  certains  drôles  tiennent  les  villes  esclaves,  en  hur- 
lant :  Vive  la  liberté! 

Il  devenait  gênant  pour  toute  espèce  de  démolis- 
seurs, quoique,  peut-être,  il  n'eût  perdu  encore 
aucune  de  ses  illusions  sur  l'avenir  de  la  république, 
et  les  vrais  sans-culottes  le  regardaient  de  travers. 

Ce  qui  combla  la  mesure,  c'est  qu'il  s'avisa  une  fois 
de  défendre  son  saint  évêque  de  Vannes  contre  le 
citoyen  maire  d'Auray,  qui  s'était  enfin  emparé  de  lui 
à  Hennebon,  et  voulait  le  hisser  à  la  lanterne.  Il  y  eut 
gros  scandale.  Engoulvain  fut  hué  :  on  lui  reprocha 
publiquement  son  incivisme. 

Jamais  il  ne  se  fâchait,  mais  en  écartant  doucement 
ceux  qui  le  pressaient  de  trop  près,  il  en  estropia  deux 
ou  trois  par  mégarde,  et  c'étaient  des  notables  :  la 
crème  de  la  racaille  du  pays! 

Pour  le  coup,  Hennebon  cria,  Lorient  s'émut  et 
Jean-Bon  Saint-André  en  personne  partit  à  cheval  pour 
mettre  à  la  raison  ce  perturbateur  qui  empêchait  d'as- 
sassiner les  hommes  et  de  démolir  les  maisons.  Ker- 
jean,  le  bourreau,  eut  ordre  de  graisser  sa  mécanique. 

Le  citoyen  représentant  Jean-Bon  Saint-André 
<(  n'avait  point  de  méchanceté  ».  Patron-Marguerite 
disait  cela  de  lui  comme  de  tout  le  monde,  mais  il  était 
quelquefois  mal  embouché.  Ayant  appelé  Engoulvan  à 
la  municipalité,  il  eut  le  tort  de  parler  rudement  sans 
user  des  menottes,  précaution  oratoire  indispensable 
qui  coupe  court  à  toute  discussion  oiseuse  sous  les 
gouvernements  fanatiques  de  liberté. 

Je  t'ai  dit,  mademoiselle  Lily,  qu'Engoulvan  ne  se 
fâchait  jamais,  c'est  la  vérité;  mais  toute  règle  a  ses 
exceptions,  et  peut-être  que,  ce  matin-là,  notre  brave 
ami  s'était  mal  éveillé.  Il  reprocha  d'abord  poliment 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  i/jl 

au  proconsul  de  manquer  à  la  charité  chrétienne;  puis, 
comme  ce  mot  démodé  excitait  chez  Jean-Bon  une 
hilarité  bien  naturelle,  Engoulvan  lui  déclara  que 
Dieu  ne  bénirait  point  une  république  servie  par  des 
païens  de  sa  sorte. 

Au  ci-devant  nom  de  Dieu,  Jean-Bon  se  tint  les 
côtes,  et  Engoulvan,  perdant  patience  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  lui  dit  qu'il  était  un  malhonnête. 

C'est  comme  cela  que  les  discussions  s'enveniment. 
Jean-Bon  Saint- André  ayant  eu  l'imprudente  idée  de 
décrocher  un  des  pistolets  qu'ils  portaient  tous  à  la 
ceinture  en  ce  temps-là  comme  les  figurants  du  cirque, 
Engoulvan  le  prit  par  le  bras  et  lui  cassa  le  poignet 
tout  net  sans  malice. 

Jean-lBon  voulut  crier.  Engoulvan,  pour  le  faire 
taire,  lui  mit  la  main  sur  la  bouche  et  appuya  très 
fort,  peut-être,  car  il  y  eut  trois  dents  d'émiettées. 

Les  mémoires  du  temps  ne  disent  pas  si  la  chose 
alla  plus  loin,  mais  c'est  présumable,  puisque  Jean- 
Bon  finit  par  tomber  sur  le  carreau  en  proie  à  une 
attaque  de  je  ne  sais  quelle  danse  de  Saint-Guy  ou 
male-rage.  Engoulvan,  le  voyant  ainsi  bien  malade, 
lui  tapota  dans  le  dos  et  lui  brûla  des  plumes  d'oie 
sous  le  nez,  puis  il  le  coucha  commodément  sur  le 
canapé,   disant  : 

—  Citoyen,  vous  m'avez  fait  sortir  de  mon  carac- 
tère, et  ce  n'est  pas  bien  de  votre  part.  Si  j'aimais 
encore  la  Bévolution,  je  lui  rendrais  le  service  de  vous 
assommer  comme  un  loup  que  vous  êtes,  mais  c'est 
fini,  voilà  que  je  regrette  mon  séminaire.  Je  vais  partir 
en  emmenant  le  bon  évêque  de  Vannes  que  vous  ne 
tuerez  pas  encore  cette  fois.  11  a  payé  ma  pension 
d'écolier,  je  travaillerai  pour  le  nourrir,  et  nous  cher- 


1^2  CORBEILLE    d' HISTOIRES 

cherons  un  bon  endroit,  s'il  en  reste,  pour  finir  ma 
théologie.  Salut  et  fraternité,  je  n'emporte  point  de 
rancune,  mais  c'est  grand  dommage  qu'il  y  ait  des 
républicains,  ça  dégoûte  de  la  république. 

Et  il  partit  comme  il  l'avait  dit,  laissant  dans  un 
assez  triste  état  le  citoyen  Jean-Bon,  qui  en  fut  quitte 
néanmoins  pour  une  bonne  jaunisse  et  la  perte  de  ses 
trois  dents. 

Engouhan  emmena  son  évêque  sans  se  presser  ni 
se  cacher  et  le  fit  passer  à  l'île  de  Groix,  d'où  ils  s'em- 
barquèrent tous  les  deux  pour  l'Angleterre  sur  un 
bateau  sardinier.  Il  fut  du  temps  à  faire  ses  études, 
parce  qu'il  n'apprenait  pas  facilement;  mais  enfin, 
ayant  été  reçu  au  séminaire  de  Southwark,  à  Londres, 
de  l'autre  côté  de  la  Tamise,  il  passa  ses  examens  et 
fut  ordonné  prêtre  dans  la  petite  église  catholique 
d'Inner-Temple,  la  veille  de  l'Assomption  de  sainte 
Marie,  mère  de  Dieu,  en  l'année  1802. 

A  cette  époque-là,  Côte-de-Cuir,  redevenu  René 
Bruslé,  n'ayant  plus  occasion  de  se  battre  pour  Dieu 
et  le  roi,  avait  aussi  repris  ses  études  au  séminaire 
renaissant  de  Rennes,  où  il  reçut  les  ordres  deux  ans 
plus  tard,  seulement  en  i8o4,  le  i/j  août,  veille  de 
l'Assomption,  à  la  cathédrale.  Il  y  avait  donc  juste 
quinze  ans  qu'il  était  prêtre,   et  Engoulvan  dix-sept. 

Or,  ce  i4  août  1820,  jour  où  ils  eurent  la  grande 
joie  de  se  retrouver  vivants  l'un  et  l'autre  et  de  déjeu- 
ner ensemble  dans  la  chambre  d'auberge  de  Patron- 
Marguerite,  c'était  la  dix-septième  fois  qu'Engoulvan 
disait  sa  messe  en  noir  pour  le  repos  et  le  salut  de 
l'âme  de  son  petit  Renot  qu'il  croyait  avoir  coupé  en 
deux  à  pareille  date  sur  le  tertre  de  Kerletaz,  et  c'était 
la  quinzième  fois  que,  la  veille  de  l'Assomption  aussi, 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  l/|3 

le  R.  P.  Bmslé  célébrait  le  service  anniversaire  de  son 
camarade  Etienne,  le  délégué  d'IIennebon,  qu'il  avait 
embroché  tout  vif,  pour  son  premier  coup  d'épée, 
au  même  lieu  de  Kerletaz  en  Auray.  Compte  sur  tes 
doigts,  mademoiselle  Lily  :  cela  fait  bien  les  trente- 
deux  messes  noires  annoncées. 

—  Oui,  me  dit-elle,  et  on  les  célébra  pour  des 
vivants  :  furent-elles  perdues? 

Je  me  tournai  vers  toton  recteur  qui  venait  d'entrer 
et  qui  répondit  : 

—  La  communion  des  saints  ressemble  à  un  bassin 
précieux  où  tombent  et  se  réunissent,  comme  tous 
les  cours  d'eau  de  la  terre  vont  à  la  mer,  les  moindres 
gouttes  de  la  prière  égarée;  et  ainsi  rien  ne  se  perd 
jamais  de  l'offrande  que  les  âmes  chrétiennes  élèvent 
vers  Dieu. 

Ce  matin,  iS  octobre,  au  moment  où  je  prenais  la 
plume  pour  achever  et  lier  cette  petite  botte  de  récits, 
je  reçus  une  lettre  d'un  très  spirituel  et  bienveillant 
curé,  abonné  de  l'Univers,  qui  me  fait  une  querelle 
courtoise,  mais  assez  vive,  au  sujet  du  nom  de  made- 
moiselle Lily  et  de  la  mauvaise  habitude  qu'elle  a 
de  tutoyer  ses  parents.  «  Qu'est-ce  que  c'est,  me 
demande-t-il,  que  ce  nom  de  Lily?  Lily  n'est  pas  un 
nom,  et  la  forme  antifrançaise  du  tutoiement  a  été 
inventée  par  la  Révolution.  » 

J'ai  beau  me  tâter,  je  ne  me  trouve  sur  le  corp3 
aucun  point  sensible  à  l'endroit  de  la  Révolution. 
Mademoiselle  Lily  non  plus  n'avait  pas  des  idées  très 
«  avancées  »,  et  la  Révolution  ne  lui  avait  fait  d'autre 
cadeau  que  d'écrire  plusieurs  fois,  beaucoup  de  fois, 
le  nom  de  sa  famille  sur  des  marbres  funéraires,  après 


l44  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

tous  les  massacres  et  toutes  les  persécutions.  Je  ne  veux 
point  ici  traiter  la  question  de  savoir  s'il  est  conve- 
nable pour  les  enfants  de  tutoyer  leurs  parents;  de 
bons  esprits  désapprouvent  cette  coutume,  d'autres 
bons  esprits  la  pratiquent. 

J'ai  tutoyé  et  respecté  mon  père  et  ma  mère;  mes 
enfants  me  respectent  et  me  tutoient;  cela  prouve  peu. 
Mon  excuse,  si  j'ai  péché,  vient  d'ailleurs;  la  voici. 
Je  raconte  des  chosett.es  que  j'ai  vues.  Quand  rien  n'y 
blesse  la  loi  divine,  ni  la  morale  humaine,  je  laisse 
parler  mes  personnages  comme  ils  ont  parlé. 

Quant  au  nom  de  mademoiselle  Lily,  ah!  elle  l'ai- 
mait bien  parce  que,  dans  toutes  les  bouches  autour 
d'elle,  ce  nom  était  une  caresse  attendrie.  J'ai  répondu 
à  M.  le  cure,  avec  le  respect  qui  lui  est  du,  que  Lily 
par  soi  veut  dire  lis  et  n'a  rien  d'offensant;  mais  qu'en 
fait,  c'est  l'abréviation  usitée  en  Angleterre  pour  dési- 
gner celles  qui  ont  sainte  Elisabeth  pour  patronne. 

Mais  pourquoi  des  Français,  des  Bretons,  vont-ils 
chercher  le  nom  de  leurs  enfants  en  Angleterre? 

Ici,  me  voilà  embarrassé,  car  je  suis  bien  contraint 
d'accorder  à  M.  le  curé  (i),  par  ma  réponse  même, 
qu'il  ne  s'est  pas  trompé  en  mettant  ce  nom  de  Lily 
sur  le  compte  de  la  Révolution.  En  effet,  Lily  était  le 
nom  de  la  maman  de  notre  petite  amie,  et  la  Révolu- 
tion avait  été  un  peu  la  marraine  de  celle-là  en  pros- 
crivant sa  famille,  qui  rapportait  de  l'exil  des  cœurs 
ardemment  français  et  quelques  habitudes  étrangères. 

Maintenant,  d'ailleurs,  et  je  l'ai  dit  à  M.  le  curé, 
ce  nom  de  mademoiselle  Lily  n'est  plus,  sinon  dans 
le  souvenir   de   ceux   qui   le   prononçaient   avec   tant 


(1)  J'ai  eu  depuis  lors  d'autres  lettres  de  cet  excellent  esprit  qui 
m'a  fait  l'honneur  de  m'accorder  son  amitié. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l45 

d'amour,  car  sur  la  chère  petite  tombe  où  j'irai  pleu- 
rer en  septembre  prochain,  il  y  a  seulement  :  «  Elisa- 
beth-Marie de  ***,  morte  le  jour  de  sa  première  com- 
munion. Priez  pour  sa  mère...  » 

Et  puisque  j'ai  laissé  échapper  mon  dénouement, 
qu'importent  désormais  nos  histoires?  Lily  est  morte. 
Ai-je  tué  la  fin  de  mon  livre?  Ohl  non!  seulement,  je 
me  suis  créé  l'obligation  d'y  faire  place  nette,  dans 
les  dernières  pages,  pour  que  cette  angélique  figure 
d'enfant  y  rayonne  à  l'aise,  entourée  de  ceux  qui  l'ai- 
maient. 

Aussi  bien,  les  trois  récits  qui  me  restaient  à  lui 
faire  pour  accomplir  ma  promesse  et  que  je  résumai 
pour  elle  en  effet,  le  lendemain  matin,  avant  mon 
départ,  ne  sont  que  trois  actes  d'une  seule  et  même 
comédie  du  genre  lugubre,  familière  à  tous  ceux  qui 
ont  vécu  sur  la  côte  bretonne.  Le  Sauveur  de  prêtres 
de  Patron-Marguerite  contenait  Y  Oreille  de  mer  et  les 
Treize  de  la  maison  carrée. 

L'époque  révolutionnaire  a  laissé  deux  légendes 
principales  dans  nos  campagnes  de  l'Ouest,  où  elles  se 
produisent  sous  diverses  formes.  La  première  a  fourni 
à  Jules  Sandeau  le  motif  de  sa  charmante  pièce  Made- 
moiselle de  la  Seiglière  :  c'est  le  fermier  fidèle  aux 
hommes  parce  qu'il  est  fidèle  à  Dieu,  le  vrai  paysan 
breton  (qu'on  ne  rencontre  plus,  il  faut  bien  le  recon- 
naître, à  tous  les  coins  de  tous  les  champs),  accomplis- 
sant avec  simplicité  son  devoir  de  bon  serviteur  chré- 
tien, mais  dont  le  dévouement,  en  face  de  nos  mœurs 
et  de  nos  habitudes,  prend  tout  à  coup  des  proportions 
héroïques. 

Ce  fermier  s'appelle  de  cent  noms  divers  dans  nos 
départements.  Je  l'ai  vu,  moi  qui  parle,  et  connu,  au 

10 


l46  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

pays  d'Uzel,  dans  les  Côtes-du-Nord.  C'était  un  beau 
grand  bonhomme  à  cheveux  blancs,  qui  avait  acheté 
nationalement  dans  sa  jeunesse  le  château  de  L..., 
appartenant  au  marquis  du  môme  nom.  Il  avait  passé 
ainsi  pendant  des  années  pour  un  spoliateur,  car  on 
ne  mâche  pas  les  mots,  là-bas,  chez  nous,  et  les  acqué- 
reurs de  biens  nationaux  ont  eu  quelque  peine  à  s'y 
faire  passer  pour  des  modèles  de  délicatesse. 

Quand  M.  le  marquis  de  L...  revint  en  France,  sous 
l'Empire,  il  voulut  voir  ses  anciens  domaines  et  entra 
chez  notre  bonhomme,  qui  lui  dit  comme  autrefois  : 

—  Bonjour  à  vous,  monsié  marquis  et  votre  compa- 
gnie, merci,  pas  mal  et  vous?  On  a  un  compte  à  régler 
ensemble,  nous  deux,  depuis  le  temps.  Vous  me  devez 
trente-sept  livres  douze  sous. 

M.  le  marquis  ne  les  avait  peut-êlre  pas.  Il  trouvait 
d'ailleurs  la  plaisanterie  malséante.  Mais  on  s'expliqua, 
et  quand  M.  le  marquis  finit  par  comprendre  que, 
moyennant  ces  trente-sept  livres  douze  sous,  il  allait 
rentrer  dans  une  grosse  part  de  son  bien,  je  suppose 
qu'il  fut  extrêmement  reconnaissant.  Mon  bonhomme 
à  cheveux  blancs  disait  que  non,  moi,  je  n'y  étais 
pas. 

La  seconde  légende  est  celle  de  l'intendant  petit 
bourgeois  avide,  jaloux,  retors,  qui  ne  croit  pas  en 
Dieu  parce  que  «  c'est  bète  »,  et  surtout  parce  que 
c'est  gênant  pour  les  gens  d'esprit  qui  veulent  s'appli- 
quer le  bien  des  autres,  ('elui-là  prend  d'abord  et  lue 
ensuite  pour  garder  ce  qu'il  a  pris.  Le  sauveur  ou  pas- 
seur de  prêtres  et  d'émigrés  est  une  forme  de  la  légende 
de  l'intendant,  particulière  aux  pays  côtiers. 

'Dans  l'intérieur  des  terres,  l'intendant,  homme  de 
rapine  obséquieuse,  relève  sa  tète  de  serpent  quand  ses 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  1^7 

anciens  maîtres  sont  tombés  dans  le  malheur,  se  fait 
«  citoyen  »,  devient  le  tyran  et  le  persécuteur  de  ceux 
dont  il  a  mangé  le  pain,  et  tout  finit  par  le  tribunal 
révolutionnaire. 

Mais  partout  où  la  mer  baigne,  et  borde  les  hérita- 
ges, l'histoire  se  complique  d'un  autre  incident.  L'in- 
tendant, on  peut  le  dire,  est  la  bête  noire  des  paysans 
de  Bretagne;  au  lieu  de  dénoncer  son  maître  ou  son 
curé,  l'intendant  des  côtes  le  sauve,  et  cela  revient  au 
même,  tout  en  rapportant  double  bénéfice,  le  profit 
d'abord,  puis  l'honneur.  Cet  adroit  intendant,  en  effet, 
est  béni  par  ceux  qui  le  voient  fréter  une  barque  et 
partager  les  périls  de  la  traversée.  On  tremble  pour 
lui,  car  le  comité  de  salut  public  va  bien  sûrement 
récompenser  par  l'échafaud  son  dévouement  recon- 
naissant et  charitable;  on  applaudit  à  ses  généreuses 
supercheries;  s'il  vient  habiter  le  château  et  s'il  achète 
les  prés,  les  étangs,  les  forets,  c'est  pour  les  conserver, 
selon  la  formule,  à  M.  le  marquis  qui  lui  devra  tout, 
sa  fortune  et  sa  vie. 

Pour  peu  que  mes  lecteurs  éprouvent  aussi  quelque 
inquiétude  par  rapport,  au  bon  ciloyen  Le  Huy  (tel 
était  le  nom  de  l'intendant  dans  le  récit  de  Patron-Mar- 
guerite), nous  devons  rassurer  ces  crainles  et  déclarer 
que,  pendant  et  après  la  Terreur,  il  resta  toujours  en 
excellents  termes  avec  Jean-Bon  Saint-André  et  ses  suc- 
cesseurs, qu'il  invitait  à  dîner  en  son  très  bel  hôtel  ci- 
devant  le  Kergado,  à  Lorient,  et  à  qui  il  donnait  des 
fêtes  champêtres  en  son  château  du  même  nom.  Tout 
ce  qui  avait  appartenu  aux  Kergado  lui  appartenait 
maintenant,  et  il  disait  à  sa  vieille  mère,  sainte  femme 
qui  portait  toujours  son  costume  de  paysanne:  «.  Quand 
les  maîtres  reviendront,  rien  ne  leur  manquera.  » 


l48  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

A  l'époque  où  la  malheureuse  expédition  de  Quibe- 
ron  fut  agitée  dans  les  conseils  de  l'armée  royale,  un 
jeune  homme  du  nom  d'Ange-Marie  Maheu  de  Ker- 
gado  fut  envoyé  de  Londres  à  M.  de  Lantivy  et  débar- 
qua à  la  Roche-Bernard,  d'où  il  revint  vers  la  basse 
Bretagne  pour  conférer  avec  Côte-de-Cuir  et  les  chefs 
de  paroisse  du  Morbihan.  Ces  Kergado  formaient  une 
famille  exceptionnellement  nombreuse  :  un  vrai  clan. 
Le  bon  citoyen  Le  Huy,  qui  était  un  déterminé  sauveur 
de  prêtres  et  d'émigrés,  malgré  la  faveur  dont  il  jouis- 
sait auprès  des  autorités  de  Lorient,  avait  passé  de  sa 
personne  plus  d'une  douzaine  de  membres  de  la  fa- 
mille, et  entre  autres  Ange-Marie  lui-même  et  l'abbé 
Audoux,  son  précepteur. 

Il  arriva  ce  fait  singulier  :  dès  que  le  bruit  du  retour 
de  ce  jeune  Ange-Marie  se  répandit  le  citoyen  Le  Huy 
quitta  son  château  précipitamment  et  s'enfuit  à  Lo- 
rient. 

En  même  temps  une  rumeur  prit  soudainement 
cours  :  on  se  disait  à  l'oreille,  tout  le  long  de  la  côte, 
que,  parmi  les  nombreux  ecclésiastiques  et  gentils- 
hommes sauvés  ainsi  par  le  bon  citoyen  Le  Huy,  beau- 
coup n'avaient  jamais  donné  signe  de  vie.  Il  fut  ques- 
tion d'une  industrie  sinistre  que  tout  le  monde  con- 
naissait bien,  mais  à  laquelle  la  plupart  se  refusaient  à 
croire.  Personne,  d'ailleurs,  n'était  là  pour  soutenir 
cette  accusation  vaguement  répandue.  N'était-elle  point 
calomnieuse?  Et  comment  la  vérifier?  Le  citoyen  Le 
Huy  était  le  plus  doux  des  cœurs,  et  ménageait  si  bien 
la  chèvre  et  le  chou,  que  les  paysans  de  Kergado  le 
regardaient  toujours  comme  un  chrétien  timide,  forcé 
par  le  malheur  des  temps  à  dissimuler  sa  foi,  tandis 
qu'il  passait  depuis  des  mois  à  Lorient  pour  un  très 
fervent  païen. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES 


h 


Patron-Marguerite  elle-même  ne  se  prononçait  pas 
sur  le  compte  de  cet  homme  avec  sa  rondeur  ordinaire, 
à  cause  de  sa  vieille  mère,  la  bonne  fenime  Maddo  ou 
Madeleine  Le  Huy,  morte  en  odeur  de  sainteté  à  Car- 
nac,  bien  des  années  plus  tard. 

Un  matin  de  l'an  III,  peu  de  temps  après  la  fête  de 
saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  dans  les  premiers  jours 
de  juillet,  Patron-Marguerite,  qui  n'était  pas  encore 
matelot  et  qu'on  appelait  la  petite  Gaïte  Cohan,  partit  de 
chez  son  père  avant  l'aube  pour  porter  la  pâtée  aux 
gars  et  entendre  ensuite  la  messe  en  plein  air  de  la 
Genaie-Bihet.  Toutes  les  semaines,  trois  fois  le  papa 
Jouan  Cohan  était  tenu  de  fournir  douze  écuellées  de 
soupe  et  six  pots  de  cidre  à  la  troupe  de  Côte-de-Cuir, 
cantonnée  dans  les  balais,  ou  genêts  de  Bihet,  auprès 
de  l'oreille  de  mer,  et  c'était  Gaïte  (pas  gênée!  disait- 
elle)  qui  avait  charge  de  porter  ce  repas. 

Ce  matin-là,  on  avait  annoncé  que  la  messe  serait 
célébrée  avant  le  jour.  Gaïte  avait  donc  sur  sa  tête  un 
cabasson  ou  fort  panier  plat  de  forme  ronde  qui  con- 
tenait le  cidre  et  la  soupe. 

Avec  cela  elle  marchait  leste  et  droite,  bien  campée 
sur  ses  hanches,  en  avant  des  autres  jeunes  filles  de 
Carnac,  pareillement  chargées,  qui  enjambaient  les 
échaliers  et  sautaient  les  fossés,  dans  leurs  plus  beaux 
atours  du  dimanche,  malgré  les  malheurs,  à  cause 
de  la  messe  promise. 

Il  y  avait  du  grand  nouveau  depuis  la  Saint-Pierre. 
Dans  la  soirée  du  26  juin,  on  était  venu  dire  au  bourg 
que  les  «  messieurs  »  arrivant  d'Angleterre  étaient  dé- 
barqués en  deçà  du  fort  de  Penthièvre,  gardé  par  les 
Bleus,  à  l'endroit  où  la  grève  de  Quiberon  joint  la  pa- 
roisse de  Carnac. 


l5û  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

Chez  Jouan  Cohan,  on  n'avait  rien  vu,  parce  qu'il 
y  avait  deux  bataillons  de  Sambre-et-Meuse  retranchés 
entre  Carnac  et  Kergado;  mais  tout  le  monde  savait 
déjà  que  M.  d'IIervilly  avait  pris  le  fort  sans  combat, 
et  que  le  gros  M.  Georges  (Gadoudal)  était  arrivé  de 
l'intérieur  par  la  Trinité,  amenant  ses  gars.  Les  événe- 
ments marchaient  vite.  Une  lettre  de  Mathieu  Cohan, 
le  tambour  clamant  de  Lorient,  disait  que  la  Répu- 
blique allait  déménager  sur  Rennes  et  faisait  ses  pa- 
quets dare-dare.  On  ne  voyait,  écrivait-il,  par  les  rues, 
que  gens  à  écharpes  cherchant  des  voitures  et  des  che- 
vaux pour  emporter  leurs  butins.  Le  secrétaire  de  Tal- 
lien  avait  dit  que  la  Convention  était  bien  malade. 

La  panique  montait  comme  une  marée  parmi  le  peu- 
ple, qui  ne  savait  pas  ce  qu'il  devait  espérer  ou  crain- 
dre. Le  dénombrement  des  forces  royalistes  s'enflait 
en  passant  de  bouche  en  bouche  :  ils  avaient  quatre 
mille,  six  mille,  dix  mille  hommes  :  le  régiment  de 
Georges  Cadoudal,  le  régiment  d'IIervilly,  le  régiment 
d'Hector,  composé  de  marins,  celui  de  Du  Dresnay, 
celui  de  M.  de  Roselier,  formé  d'artilleurs,  et  de  l'ar- 
gent à  tonneaux,  et  des  canons  tant  qu'ils  voulaient, 
et  cent  mille  fusils  pour  armer  les  mécontents,  c'est-à- 
dire  toute  la  campagne  bretonne,  des  sapeurs,  des  ingé- 
nieurs, des  commissaires,  des  intendants... 

Mathieu  Cohan,  qui  était  d'ordinaire  le  plus  pru- 
dent des  tambours,  poussait  la  hardiesse,  à  la  fin  de  sa 
lettre,  jusqu'à  exprimer  l'espoir  de  bientôt  reprendre 
sa  hallebarde  à  la  cathédrale  de  Vannes! 

Cependant  le  vieux  Jouan  Cohan  avait  dit  en  ache- 
vant sa  lecture  : 

—  Les  cloches  de  la  cathédrale  sont  peut-être  en 
route  pour  revenir,   et   Dieu   le  veuille!  mais  elles  ne 


CORBEILLE    D'iIISTOIRES  l5l 

sont  pas  encore  arrivées,  bien  sur,  car  les  Bleus  res- 
tent le  long  des  étangs  et  nos  messieurs  ne  muent  ni 
ne  bougent  là-bas  en  Quiberon. 

Justement  le  jour  où  Gaïtc  et  ses  compagnons  cou- 
raient les  champs  de  si  bon  mutin,  les  messieurs  bou- 
gèrent, et  il  n'y  eut  point  de  messe  à  la  Genaie-Bihet. 
d'où  Côte-de-Cuir  avait  déguerpi.  Le  comte  de  Puisaye 
était  arrivé.  L'armée  royaliste  passa  sur  le  corps  des 
Bleus  devant  Carnac  et  marcha  vers  Auruy;  on  prit  la 
position  de  Landevan;  après  un  combat,  on  enleva 
Auray  par  un  hardi  coup  de  main,  on  aurait  enlevé 
Vannes  de  même,  dont  la  garnison  se  retirait  déjà  sur 
Ploërmel. 

Mais  on  avait  gaspillé  les  moments  précieux  de  l'oc- 
casion. Hoche,  qui  s'était  cru  perdu  tout  d'abord,  avait 
eu  le  temps  de  concentrer  les  forces  républicaines.  Il 
accourait  de  Cherbourg  avec  les  généraux  Lemoine  et 
Humbert. 

Patron-Marguerite  ne  racontait  pas  l'histoire  de  cette 
campagne  comme  les  livres,  ni  surtout  comme  le  livre 
du  fameux  comte  de  Vauban,  ce  chouan  qui  prit  la 
plume  pour  insulter  ses  amis,  ses  chefs  et  le  frère  de 
son  roi;  mais  on  sentait  dans  son  mélancolique  et  res- 
pectueux récit,  bien  mieux  que  dans  les  pamphlets  eux- 
mêmes,  l'effet  dissolvant  de  l'égoïsme  anglais  et  le 
mortel  empoisonnement  produit  par  les  dissensions 
qui  divisaient  les  chefs  de  l'armée  royale. 

Ce  grand  concours  d'hommes  si  dévoués  et  si  braves 
ne  fut  pas  vaincu  par  Hoche  :  il  se  suicida. 

Le  premier  échec  fit  éclater  le  manque  absolu  d'en- 
semble et  de  direction.  Les  diverses  colonnes  comman- 
dées en  chef  par  M.  d'Hervilly  (qui  était  resté  de  sa 
personne  dans  la  presqu'île)  repassèrent  par  Carnac  le 


l52  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

12  juillet,  au  moment  même  où  le  vaillant  Lantivy 
s'éloignait  avec  sa  troupe  et  gagnait  Quimper.  Ce  fait 
peut  donner  une  idée  de  la  profonde  désorganisation 
qui  régnait  :  on  était  parti  en  grande  force,  et  ceux  qui 
venaient  ainsi  se  mettre  à  l'abri  illusoire  du  fort  Pen- 
thièvre  étaient  à  peine  au  nombre  de  2.000. 

Ce  nombre,  quelques  jours  plus  tard,  fut  portée  à 
3.ooo  par  le  débarquement  du  noble  et  infortuné  Som- 
breuil  qui  arrivait  pour  laisser  son  nom  de  martyr  à 
un  lugubre  drame. 

On  savait  dans  les  campagnes  bretonnes  l'horrible  et 
superbe  histoire  du  verre  de  sang  de  mademoiselle  de 
Sombreuil,  et  ce  nom  lui-même,  qui  semble  fait  de 
deuil  et  de  nuit,  sonnait  comme  un  présage  :  Patron- 
Marguerite  disait  cela. 

Elle  vit  de  ses  yeux  la  bataille  du  16  juillet  (28  mes- 
sidor), où  les  royalistes,  qui  avaient  pu  mettre  en  ligne 
3.ooo  combattants  tout  au  plus,  furent  écrasés  après 
une  héroïque  résistance  par  18.000  hommes  retranchés 
dans  des  positions  inattaquables.  Les  Mémoires  de 
Hoche  donnent,  il  est  vrai,  des  chiffres  bien  différents, 
mais  il  est  certain  que  les  chefs  royalistes  jouaient  une 
partie  déjà  perdue,  et  qu'après  avoir  eu  pour  eux  au  dé- 
but toutes  les  supériorités,  même  celle  du  nombre, 
ils  avaient  dispersé  eux-mêmes  leurs  forces  comme  à 
plaisir. 

Après  l'action,  M.  d'Hervilly  se  retira  derrière  le 
fort  Penthièvre.  Ce  poste  fut  rendu  presque  sans  com- 
bat, comme  il  avait  été  conquis,  par  la  trahison  des 
mêmes  hommes  qui  l'avaient  livré  un  mois  aupara- 
vant. On  avait  commis,  en  effet,  l'incroyable  impru- 
dence d'incorporer,  sur  leur  demande,  dans  les  rangs 
royalistes  ces  soldats  républicains  qui  avaient  vendu 


CORBEILLE    D  HISTOIRES 


153 


la  république  :  ils  se  revendirent.  Quiconque  s'est 
vendu  se  vendra. 

La  perte  de  Penthièvre,  suprême  barrière,  réduisit 
les  royalistes  au  désespoir.  Ici  commença  le  rôle  intré- 
pide et  malheureux  de  Sombreuil,  qui  essaya  de  défen- 
dre la  presqu'île  avec  ses  propres  troupes  récemment 
débarquées.  Il  ne  connaissait  pas  le  pays;  il  se  laissa 
acculer  au  petit  fort  de  Portaliguen,  armé  contre  la 
mer,  et  sans  protection  du  côté  de  la  terre. 

On  capitula  le  18  juillet,  après  un  dernier  combat 
auquel  prit  part  l'artillerie  de  la  flotte  anglaise.  Les 
gens  de  Carnac,  séparés  de  la  presqu'île  par  le  gros  de 
l'armée  républicaine,  ne  connurent  l'étendue  du  dé- 
sastre que  le  lendemain  soir,  au  moment  où  les  pri- 
sonniers du  régiment  de  Sombreuil  commencèrent  à 
être  dirigés  sur  Auray  et  sur  Vannes. 

A  l'heure  de  la  veillée,  Maddo,  la  vieille  mère  de 
M.  Le  Huy,  vraie  bonne  chrétienne,  commença  d'aller 
de  ferme  en  ferme  pour  annoncer  qu'il  y  aurait  messe 
à  la  Genaie,  messe  d'évêque,  et  pour  dire  qu'il  fallait 
porter  les  trempées  aux  gars  de  Côte-de-Cuir,  qui 
étaient  revenus  à  leur  campement  comme  par  miracle. 
Pour  cela  ils  avaient  dû  passer  à  travers  les  lignes  répu- 
blicaines, car,  depuis  deux  jours,  le  pays  était  littéra- 
lement couvert  de  soldats. 

Gaïte  sortit  de  chez  son  père,  non  point  de  bon  matin 
comme  à  l'ordinaire,  mais  un  peu  avant  minuit.  La 
vieille  Maddo  Le  Huy  l'accompagnait  et  l'aidait  à  por- 
ter son  grand  panier  plein  à  déborder  de  galettes  de 
blé  noir,  car  on  n'avait  plus  rien  dans  les  autres  fermes 
ravagées,  et  Jouan  Cohan  donnait  là  d'un  coup  le 
restant  de  sa  provision. 

Elles  ne  rencontrèrent  âme  qui  vive  sur  la  route, 
les  Bleus  semblaient  avoir  décampé. 


l54  CORBEILLE    d'iIISTOIRES 

Le  long  du  chemin,  Maddo  soupirait  et  parlait  toute 
seule,  disant  :  «  Je  sais  bien  par  où  ils  sont  revenus  à 
la  Genaie;  Jésus,  ayez  pitié  de  nous,  je  sais  bien  par  où 
ils  son  revenus!  René  Bruslé  est  le  fils  de  quelqu'un  qui 
servait  chez  les  Kergado,  et  ils  sont  douze  Kergado 
maintenant  dans  sa  bande,  sans  compter  le  jeune 
M.  Ange-Marie  qui  fait  le  treizain...  Ah!  je  sais  bien 
par  où  ils  sont  revenus!  » 

Gaïte  avait  peur  dans  cette  nuit  noire  où  elle  pensait 
rencontrer  l'ennemi  à  chaque  pas.  Elle  marchait  du 
plus  vite  qu'elle  pouvait  et  n'écoutait  guère,  mais 
enfin,  comme  on  arrivait  au  pied  du  mont  uù  commen- 
çait la  Genaie,  elle  entendit  les  dernières  paroles  de 
Maddo  et  leur  donna  un  sens  supersticieux  : 

—  Mon  cousin  Côte-de-Cuir  est  un  chrétien,  dit-elle, 
puisqu'il  poussait  pour  être  prêtre.  Pourquoi  mal  par- 
lez-vous de  lui,  Madeleine?  Je  suis  bien  sûre  que,  même 
pour  sauver  sa  vie,  il  n'aurait  point  fait  pacte  avec  le 
mauvais. 

La  vieille  soupira  plus  fort  et  répondit  : 

—  Ah!  ce  n'est  pas  moi  qui  accuserai  personne!  As- 
tu  ouï  mention,  fillette,  de  ce  qu'ils  disent  sur  M.  Le 
Huy,  mon  cher  fils?...  Ceux  qui  accusent  seront 
accusés! 

Gaïte  ne  savait  que  trop  bien  l'accusation  qui  pesait 
sur  le  maître  actuel  du  domaine  de  Kergado.  Pourtant. 
elle  répliqua. 

—  Vous  êtes  la  bonne  servante  de  Dieu,  vieille  mère; 
je  n'ai  jamais  rien  dit  contre  votre  fils,  car  ce  n'est 
pas  à  moi  qu'il  rendra  compte  de  son  trop  de  richesse; 
mais  vous  disiez  et  répétiez  tout  le  temps  :  «  Je  sais 
bien  par  où  ils  sont  revenus.  »  J'ai  cru  que  vous  par- 
lez des  chemins  enseignés  par  l'esprit  malin  à  ceux  qui 
se  renient  de  leur  baptême. 


CORBEILLE    d'ïIISTOIRES  l55 

Elles  se  trouvaient  en  ce  moment  à  mi-montée  de 
la  Genaie  dans  la  petite  clairière  qui  formait  le  centre 
du  campement  ordinaire  de  Côte-de-Cuir.  C'était  là 
même  qu'on  avait  coutume  de  célébrer  la  messe,  depuis 
que  la  paroisse  de  Belz  était  fermée,  sur  une  pierre 
qui  avait  été  consacrée  au  commencement  des  mal- 
heurs par  le  saint  évêque  de  Vannes,  assisté  de  deux 
prêtres  proscrits,  le  jour  même  où  il  s'était  embarqué 
par  les  soins  d'Engoulvan.  Cette  pierre  d'autel,  qui 
contenait  quelque  pari,  dans  une  cavité  secrète,  pra- 
tiquée au  ciseau,  des  reliques  de  saint  Cado  et  de  saint 
Gildas,  le  sage,  s'adossait  à  l'amas  de  roches  mesurant 
quinze  ou  vingt  pas  de  tour  dans  lequel  la  tradition 
plaçait,  parmi  les  broussailles  et  les  ronces,  l'introu- 
vable entrée  de  l'oreille  de  mer. 

Gaïte  fouilla  du  regard  l'espace  découvert  d'abord, 
puis  la  forêt  des  genêts;  elle  ne  vit  rien  ni  personne,  et 
s'apprêtait  à  questionner  la  vieille  Maddo,  quand  celle- 
ci  marcha  vers  la  pierre  d'autel  et  passa  derrière.  Un 
chant  de  merle  qui  semblait  lointain  et  comme  étouffé 
venait  de  traverser  l'air. 

—  On  dirait  Marmotte-en-Vie!  pensa  Gaïte,  qui  ten- 
dit l'oreille  pour  écouter  mieux. 

Rien  ne  se  faisait  plus  entendre,  sinon  la  voix  che 
vrotante  de  Maddo  qui  disait  : 

—  Je  savais  bien,  je  savais  bien!... 

Puis  quelque  chose  comme  un  bruit  de  verrou 
grinça.  Pour  le  coup  Gaïte  crut  rêver.  Un  bruit  de  ver- 
rou! en  ce  lieu! 

Quoi  d'impossible  pourtant,  puisqu'une  porte  cria 
en  roulant  sur  ses  gonds? 

Avant  que  Gaïte  fût  revenue  de  son  étonnement 
effrayé,  une  ombre  se  dressa  au  milieu  des  roches,  puis 


l56  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

deux,  puis  trois,  puis  vingt,  et  Maddo  s'écria  en  se  tor- 
dant les  bras  : 

—  Mes  bons  chiétiens,  mes  amis  chéris,  j'ai  bien  de 
la  peine.  Est-ce  vrai  qu'on  a  été  chercher  mon  fils  Le 
Huy  jusqu'à  Kergroise,  sous  Lorient,  pour  le  punir 
ici?  Il  est  innocent!  n'écoutez  pas  le  mensonge!  C'est 
mon  dernier!  je  n'ai  plus  que  lui.  Tuer  des  nobles! 
tuer  des  prêtres!  lui!  Allons  donc!  Est-ce  que  c'est  pos- 
sible! mon  fils!  mon  fils  à  moi,  qui  ai  donné  toute 
ma  vie  au  bon  Dieu  et  au  bon  roi  ! 

Celui  qui  était  sorti  de  terre  le  premier  avait  marché 
jusqu'à  elle.  Il  la  prit  dans  ses  bras  et  la  baisa  sur  la 
joue  en  disant  : 

—  C'est  vrai,  Maddo,  vieille  mère,  vous  êtes  une 
sainte  femme,  vous. 

—  René!  s'écria-t-elle,  René  iBruslé!  tu  es  le  maître, 
nous  sommes  sauvés,  puisque  te  voilà! 

Il  secoua  la  tête  et  répondit  : 

—  Non,  non,  je  ne  suis  pas  le  maître,  ma  vieille 
mère  Maddo.  Il  y  a  ici  un  brigadier  des  armées  et  un 
commissaire  général...  Et  il  paraît  que  M.  Le  Huy, 
pour  acheter  toutes  les  terres  qu'il  a,  a  fait  la  fin  de 
bien  du  monde. 

Maddo  chancela  sur  ses  pauvres  jambes  qui  trem- 
blaient. 

—  C'est  menti!  s'écria-t-elle,  je  jure  que  c'est  menti! 
Il  n'a  jamais  battu  un  petit  enfant! 

—  Il  y  a  des  témoins,  ma  pauvre  bonne  femme  : 
l'abbé  Audoux  est  revenu... 

—  Preuve  qu'il  ne  l'a  pas  tué! 

—  L'abbé  Audoux  l'accuse  d'avoir  voulu  le  noyer 
avec  le  chevalier  de  Kergado,  le  vieux,  sous  la  Jument, 
devers  Larmor... 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l5"] 

—  C'est  menti! 

—  Le  jeune  monsieur  Ange-Marie  est  revenu  I 

A  ce  nom,  Maddo  se  laissa  tomber  sur  ses  genoux 
en  gémissant  : 

—  Ah!  Seigneur  Dieu!  mon  fils!  mon  fils! 

—  Et  ce  n'est  pas  à  Kergroise  de  Lorient  qu'on  l'a 
pris,  continua  Côte-de-Cuir  qui  était  bien  triste.  Nous 
n'étions  guère  dans  le  cas  d'aller  chercher  quelqu'un 
jusqu'à  la  porte  de  la  ville  cette  nuit.  C'est  lui-même 
qui  est  venu  se  jeter  tête  première  dans  son  sort.  Il 
était  avec  les  citoyens  au  fort  Penthièvre,  et  le  secré- 
taire de  Tallien  lui  a  permis  de  partir  avec  tous  ceux 
du  nom  de  Kergado  qui  étaient  douze.  Il  leur  a  proposé 
de  les  sauver  dans  son  lougre  de  Jersey... 

—  Tu  vois  bien,  mon  René,  tu  vois  bien! 

—  Attendez,  pauvre  mère...  Les  Kergado  se  mé- 
fiaient, et  ils  ont  dit  oui  pour  le  prendre  au  piège. 

Maddo  se  laissa  tomber  accroupie  sur  la  terre,  et 
René  poursuivit  encore  : 

—  Le  rendez-vous  était  en  bas,  dans  les  roches  de 
la  côte,  à  l'autre  bout  de  l'oreille  de  mer,  dont  vous 
m'aviez  montré  l'entrée  ici  parmi  les  pierres,  bonne 
femme,  en  me  disant  comme  on  dégrafe  le  verrou  qui 
tient  la  porte  de  roche  en  dedans. 

—  Et  tu  me  soupçonnes,  moi  aussi?  fit-elle,  comme 
si  cette  erreur  lui  eût  donné  un  espoir  : 

Mais  René  répondit  : 

—  Non,  mère,  je  ne  vous  soupçonne  pas.  On  ne 
soupçonne  personne;  ce  qu'on  a,  c'est  une  certitude. 
Quand  les  messieurs  de  Kergado  sont  venus  au  rendez- 
vous,  ils  y  ont  trouvé  M.  Le  Huy,  non  pas  seul,  mais 
avec  les  bleus  en  embuscade... 

Les  mains  de  Maddo  grattaient  le  sol.  C'était  comme 
rae  agonie. 


l58  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

—  Nous  étions  tous  ceux  de  Belz  derrière  les  mes- 
sieurs de  Kergado,  reprit  encore  Côte-de-Cuir.  Il  y  a 
eu  du  sang  sur  la  grève.  Nous  n'avons  fait  qu'un  pri- 
sonnier. 

—  Mon  fils? 

—  Oui.... 

—  Et  qu'est-il  advenu  de  lui? 

—  Vieille  mère,  nous  n'avions  pas  achevé  notre 
besogne.  Les  Kergado  n'étaient  que  douze  au  bord  de 
l'eau.  Le  jeune  M.  Ange-Marie  est  avec  M.  de  Som- 
breuil,  on  l'emmène  prisonnier  à  Vannes  et  nous 
savons  où  est  le  bivouac  de  leur  escorte.  Nous  allons 
chercher  notre  M.  Ange-Marie.  Les  soldats  de  la  répu- 
blique ont  honte  de  leurs  maîtres  qui  ont  violé  la  capi- 
lulation  criée  par  tout  le  monde;  les  soldats  ont  promis 
de  dormir  si  dur  cette  nuit  que  M.  de  Sombreuil  et 
ses  compagnons  pourront  s'échapper  à  leur  aise. 

Maddo  n'écoutait  plus. 

—  Mon  fils!  dit-elle;  le  reste  ne  me  regarde  pas  :  où 
est  mon  fils? 

Les  décharges  de  mousqueterie  qui  se  font  sous  terre 
ont  un  son  qu'on  n'oublie  jamais  quand  on  l'a  une 
fois  entendu.  Quelque  chose  de  sourd  et  de  profond 
retentit,  on  n'aurait  su  dire  où,  et  derrière  les  touffes 
de  genêts  on  chuchota  : 

—  C'est  l'affaire  qu'on  fait  au  sauveur  de  prêtres! 
Maddo  se  roula  dans  l'herbe  comme  si  les  balles  eus- 
sent criblé  son  propre  corps. 

■ —  Mon  fils!  mon  fils!  mon  fils!  cria-t-elle  par  trois 
fois.  Soyez  tous  maudits,  chouans  de  malheur!  A  bas 
les  nobles!  A  bas  les  prêtres!  Vous  mourrez  un  à  un 
de  ma  main,  je  le  jure! 

—  Allez,    les    gars!    commanda    Côte-de-Cuir    avec 


CORBEILLE    D'HISTOIRES*  l5g 

tristesse.  En  route!  au  bois  du  Frettay!  Et  menez  cou- 
sine Gaïte  en  tête...  au  galop! 

Maddo  resta  seule  terrassée  et  criant  son  grand  deuil 
au  centre  de  la  clairière.  Les  gars  s'étaient  lancés  sous 
les  balais  au  pas  de  course. 

Il  y  a  tout  au  plus  une  lieue  et  demie  du  champ  de 
Bihet  aux  futaies  du  Frettay,  qui  longent  la  route  de 
Pontivy  aux  abords  de  Hennebon.  Une  heure  après. 
Gaïte  Conhan,  qui  allait  en  tête,  signala  les  premières 
sentinelles  républicaines  à  l'a  lisière  de  la  futaie. 

Là-bas,  sur  la  côte,  on  raconte,  non  sans  quelques 
variantes,  l'épisode  qui  suivit,  mais  le  fond  est  tou- 
jours le  même.  Côte-de-Cuir  nous  l'a  dit  :  Les  soldats 
connaissaient  leurs  maîtres,  je  ne  parle  pas  de  leurs 
officiers,  mais  des  délégués  à  écharpe;  les  soldats 
avaient  honte  d'eux.  Tallien  surtout  inspirait  à  l'armée 
une  véritable  horreur.  Si  l'on  a  égard  aux  nécessités 
terribles  de  la  discipline  militaire,  on  peut  affirmer 
que  notre  vaillante  armée  d'alors,  écrasée  sous  la  tyran- 
nie des  Tartufes  de  la  liberté,  ne  fut  à  aucun  degré 
complice  de  tant  de  lâches  assassinats. 

Nos  gars  de  Bclz  restèrent  tapis  sous  les  ajoncs  de  la 
lande,  prêts  pour  agir  à  l'occasion,  et  Gaïte  entra  seule 
sous  la  futaie.  Il  faut  se  souvenir  que  c'est  de  Gaïte 
Cohan  elle-même,  devenue  Patron-Marguerite,  que 
je  tiens  ces  faits.  Elle  mettait  une  journée  à  raconter 
ce  que  je  vais  dire  en  quelques  lignes. 

On  la  laissa  pénétrer  jusqu'au  lieu  où  Charles  de 
Sombreuil  était  couché,  enveloppé  dans  son  manteau 
et  entouré  de  ses  compagnons  au  nombre  de  162.  Il  y 
avait  trois  autres  fournées  de  captifs  qui  gagnaient 
Vannes  par  d'autres  chemins. 

Gaïte  s'était  glissée  avec  beaucoup  de  précaution, 


IÔO  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

mais  elle  n'ignorait  point  qu'il  y  avait  autour  d'elle 
des  yeux  ouverts  ou  volontairement  fermés;  elle  avait 
entendu  chuchoter  et  rire  sous  les  arbres. 

Elle  s'approcha  du  jeune  Ange-Marie,  qu'elle  con- 
naissait comme  étant  fille  d'un  fermier  de  Kergado,  et 
celui-ci  lui  désigna  Sombreuil  endormi.  Elle  rampa 
jusqu'à  lui,  l'éveilla  et  lui  dit  à  l'oreille  les  propres 
paroles  que  Côte-de-Cuir  avait  dictées.  Ces  paroles 
étaient  ainsi  :  «  Je  viens  de  la  part  du  commandant  de 
la  paroisse  de  Belz.  On  vous  emmène  pour  être  passé 
par  les  armes;  Tallien  l'a  juré.  Voulez-vous  essayer  de 
fuir?  non  seulement  ce  n'est  pas  impossible,  mais  c'est 
facile;  ceux  qui  vous  gardent  fermeront  l'es  yeux,  et 
s'ils  se  ravisaient  il  y  a  quatre  cents  fusils  ici  tout  près 
dans  les  ajoncs.  » 

On  pourrait  croire  que  Sombreuil  soupçonna  une 
trahison.  Des  pièges  de  ce  genre  avaient  été  tendus 
déjà  entre  autres  pour  les  trois  messieurs  de  Guichen, 
qu'on  avait  incités  à  s'évader  de  la  prison  de  Lohéac  et 
qui  tombèrent  dans  une  embuscade  préparée  par  leurs 
prétendus  libérateurs.  Le  citoyen  Le  Huy  n'était  pas 
seul  de  son  métier  :  mais  Charles  de  Sombreuil  n'eut 
aucune  méfiance.  Le  soupçon  ne  pouvait  entrer  dans 
son  âme  chevaleresque.  Il  crut  à  cette  jeune  fille 
inconnue,  et  s'il  repoussa  son  offre,  c'est  qu'il  croyait 
également  aux  promesses  de  ses  ennemis,  émus  en 
effet,  un  instant  peut-être,  par  sa  jeunesse  et  sa  bra- 
voure. 

Aux  époques  révolutionnaires,  l'élément  généreux 
existe  dans  les  masses,  et  le  grand  cœur  de  la  France  ne 
cesse  jamais  de  battre,  surtout  sous  l'uniforme,  mais 
la  fermeté  manque  à  ces  bons  mouvements  des  soldats  : 
du  général  au  caporal,  il  y  a  de  l'enfant  chez  tous  ceux 


CORBEILLE    D'niSTOIRES  l6l 

qui  portent  l'épée;  tel  qui  brave  la  mitraille  intrépi- 
dement ne  sait  pas  soutenir  le  regard  d'un  avocat  pol- 
tron, mais  effronté.  Tallien,  malgré  sa  chair  de  poule, 
devait  tordre  ici  et  fausser  mille  épées  loyales. 

Voici  une  chose  plus  étrange  :  Charles  de  Sombreuil 
lui-même  (le  frère  de  mademoiselle  de  Sombreuil) 
subissait  pour  un  peu  la  contagion  grotesque  mais 
terrible  des  énormes  phrases  de  ce  temps.  Patron-Mar- 
guerite disait  qu'au  lieu  de  répondre  net,  il  chanta  tout 
bas  une  longue  romance  en  l'honneur  des  âmes  éga- 
rées par  la  passion  de  la  liberté,  et  selon  elle,  c'était 
jeter  des  perles  aux  bêtes  qui  n'en  mangent  pas,  car 
il  n'y  avait  pas  pour  un  sou  de  liberté  dans  le  fait  de 
ces  coquins-là.  Bref,  Sombreuil  refusa  et  fut  assassiné. 

Après  cinquante  ans,  Patron-Marguerite  avait  encore 
les  larmes  aux  yeux  en  disant  :  «  Jamais  de  la  vie  on 
n'a  vu  un  si  joli  fils  qu'il  était,  ni  si  doux,  ni  si  brave; 
mais  godiche  un  peu  tout  de  même  à  force  d'avoir 
de  l'honneur,  et  n'en  faut  pas  comme  cela  porter  de 
trop  quand  les  Tallien  sont  lâchés!  » 

Il  n'y  eut  à  prendre  la  clef  des  champs  que  le  jeune 
M.  Ange-Marie  et  trois  marins  de  la  Trinité.  Les  autres 
firent  comme  Sombreuil  et  moururent  avec  lui. 

Côte-de-Cuir  se  fâcha,  il  voulut  attaquer  le  Frettay 
de  vive  force  pour  sauver  Sombreuil  malgré  lui. 

—  Quand  il  entendra  la  pétarade,  dit-il,  ça  le  met- 
tra en  goût  et  il  ne  nous  laissera  pas  taper  tout  seuls! 

Mais  le  moment  était  passé;  le  tambour  battait  déjà 
sous  la  futaie  et  l'escorte  se  formait  en  colonne,  sur 
l'ordre  du  secrétaire  de  Tallien. 

Quand  les  gars  de  Belz  revinrent  bien  tristes  à  la 
Genaie-Bihet,  il  faisait  encore  nuit;  il  y  avait  une  nappe 
étendue  sur  la  pierre  d'autel  et  deux  cierges  brûlaient 

U 


IÔ2  CORBEILLE    DTHISTOIRES 

au-devant.  Ils  étaient  là  maintenant  les  treize  de  Ker- 
gado  au  complet  en  comptant  le  jeune  M.  Ange-Marie, 
et  cinq  prêtres  parmi  lesquels  se  trouvait  Mgr  l'évêque 
de  Dol  avec  l'abbé  Audoux.  Ils  devaient  tous  partir  à 
la  marée  sur  le  lougre  du  citoyen  Le  Huy,  caché  dans 
les  roches,  car  la  mâture  s'en  démontait  comme  on 
voulait  pour  la  commodité  de  la  contrebande;  à  Jersey, 
ils  ont  des  chantiers  tout  exprès  pour  fabriquer  ces 
voleurs  de  bateaux-là.  Le  citoyen  Le  Huy  était  payé 
d'avance  au  moment  où,  le  soir  précédent,  il  avait 
essayé  de  livrer  à  leurs  bourreaux  ceux  qu'il  s'était 
engagé  à  sauver;  dernière  affaire  dont  il  était  mort, 
car  c'était  bien  lui  qu'on  fusillait  quand  sa  mère. 
Maddo,  pauvre  bonne  chrétienne,  avait  entendu  l'ex- 
plosion souterraine  dans  la  genaie.  Il  ne  l'avait  pas 
volé,  et  cependant  que  Dieu  fasse  paix  à  son  âmel 

Maintenant  que  M.  Le  Huy  était  défunt,  Maddo  toute 
seule  savait  où  le  lougre  était  remisé  dans  les  rochers 
du  rivage.  Ordinairement  elle  était  toujours  la  pre- 
mière à  l'autel,  avant  même  le  piètre,  car  c'était  elle 
qui  gardait  les  vases  sacrés  et  fournissait  tout  ce  qu'il 
faut  pour  célébrer;  mais  aujourd'hui  on  la  chercha  en 
vain,  et  Gaïte,  déjà  bien  lasse,  fut  obligée  de  courir 
jusqu'à  la  ferme  où  la  ménagère  de  Jouan  Cohan  ser- 
rait dans  son  armoire  ce  qu'on  avait  sauvé  de  l'an- 
cienne chapelle  de  Saint-Gado,  entre  les  étangs. 

La  marée  approchait,  on  n'avait  plus  guère  que  le 
temps,  quand  l'évêque  de  Dol  se  revêtit.  En  un  clin 
d'oeil  la  clairière  fut  pleine,  et  il  y  avait  encore  du 
monde  sous  l'a  genaie  qui  était  semblable  à  une  forêt, 
car  la  coupe  avait  plus  de  quinze  ans. 

C'était  ce  moment  qui  précède  le  jour  et  où  la  nuit 
est  plus  noire.  Il  n'y  avait  point  de  lune  au  ciel.  Les 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l63 

deux  cierges  brillaient  dans  cette  ombre  et  n'y  éclai- 
raient rien,  sinon  la  blancheur  de  la  nappe  d'autel  et 
le  vénérable  visage  du  prêtre  couronné  de  cheveux 
blancs.  La  messe  fut  dite  au  milieu  d'un  recueillement 
muet.  Il  y  avait  une  grande  tristesse  et  un  plus  grand 
courage.  Quand  les  gars  bougeaient,  on  entendait 
bruire  leurs  armes  contre  lesquelles  sonnaient  les 
grains  de  leurs  chapelets. 

Après  l'évangile,  au  moment  du  prône,  l'évêque 
recommanda  le  roi,  les  princes,  les  prêtres  proscrits  et 
tous  ceux  qui  étaient  dans  le  cas  de  souffrir  martyre 
pour  leur  foi,  puis  il  continua  le  saint  sacrifice.  Mar- 
motte-en-Vie,  blessé  d'un  coup  de  sabre  à  la  tête,  servait 
la  messe  avec  son  fusil  couché  devant  ses  genoux,  et 
tout  le  monde  répétait  les  répons  dans  cette  nuit  pieuse 
où  la  prière  invisible  était  comme  la  force  de  Dieu 
même  soutenant  la  faiblesse  des  hommes.  Au  Sanctus, 
du  côté  de  Belz  qui  est  à  l'est,  une  ligne  moins  sombre 
commença  de  paraître  à  l'horizon;  le  vent  se  levait, 
annonçant  la  mer  montante. 

A  ce  moment,  c'est-à-dire  vers  l'élévation  de  l'hos- 
tie, les  genêts  s'agitèrent  tout  à  coup  et  Gaïte  sortit  du 
fourré  pour  dire  à  voix  basse  : 

—  Méfiez-vous!  ceux  du  fort  Penthièvrc  viennent 
par  les  Pierres-Levées. 

Marmotte-en-Vie  ramassa  son  fusil,  et  l'évêque 
abrita  le  saint  corps  de  Jésus  sur  sa  poitrine.  En  même 
temps,  le  merle  chanta  de  proche  en  proche,  depuis 
les  pierres  de  Carnac  jusqu'à  la  clairière,  et  Côte-de- 
Cuir,  qui  était  à  genoux,  se  leva  disant  bien  douce- 
ment : 

—  Attrape  à  te  patiner,  les  gars,  sous  les  balais  et 
défendez  le  Saint-Sacrement! 


l6/i  CORBEILLE    D'iTISTOIRES 

Car  on  commandait  un  peu  à  la  marin,  si  près  qu'on 
était  de  la  côte.  Mgr  l'évêque  fut  enlevé  comme  par 
enchantement,  avec  tout  ce  qui  craignait  profanation 
sur  l'autel. 

—  Ah  damel  ah!  dame!  disait  ici  Patron-Marguerite, 
on  aimait  bien  le  roi,  mais  on  aimait  encore  mieux  le 
bon  Dieu,  je  ne  mens  pas! 

Il  n'y  avait  pas  là  une  seule  créature  vivante  qui  ne 
se  serait  fait  hacher  en  mille  morceaux  pour  garer  les 
saintes  hosties.  Les  bleus  montaient  en  rang;  de  crânes 
soldats  qui  croyaient  bien  faire.  Côte-de-Cuir  descendit 
à  eux  tout  droit,  en  rang  aussi  avec  les  anciens  du 
séminaire.  Ceux-là  ne  se  cachaient  jamais.  Le  temps 
de  faire  chacun  son  signe  de  croix,  voilà  les  batteries 
qui  tictaquent  de  tous  côtés,  et  pif  et  paf!  on  tirait  à 
volonté.  Les  cierges  étaient  éteints,  mais  les  genêts 
s'allumaient. 

La  décharge  des  bleus  fut  comme  un  coup  de  canon  : 
ils  étaient  trois  cents,  commandés  par  l'officier  qui 
avait  fait  la  chanson  de  la  Marseillaise.  On  dit  qu'il 
n'était  pas  méchant. 

Le  cadet  de  la  Bédoyère  était  tout  seul  en  avant  de 
ceux  qui  entendaient  la  messe.  Il  n'avait  que  son  épée. 
Il  chargea  le  premier,  tête  nue,  et  se  mit  à  chanter  YO 
salutaris  hostia  d'une  mignonne  voix  de  demoiselle 
qu'il  avait.  Il  n'avait  pas  fini  sa  crue  et  allait  sur  ses 
seize  ans  :  bien  joli  cœur  il  était. 

Les  bleus  se  battirent  dur  et  ferme  avant  de  tourner 
casaque;  il  en  resta  dix-huit  dans  l'herbe,  dont  deux, 
un  sous-  lieutenant  et  un  soldat,  demandèrent  la  sainte 
confession.  Ça  arrivait  souvent,  et  nos  gars  les  embras- 
saient en  pleurant. 

La  Bédoyère,   le  pauvre  enfant  chéri,    fut  ramassé 


CORBEILLE    D  HISTOIRES 


i65 


sous  les  morts  et  dura  vivant  jusqu'à  la  fin  de  la  messe 
où  il  communia  pareil  à  un  ange,  et  puis  mourut.  Il 
avait  eu  cinq  balles  pour  sa  part,  et  jamais  vous  n'avez 
vu  quelqu'un  si  bellement  sourire... 

Que  votre  règne  arrive,  ô  mon  Dieul  Entre  tous  les 
fléaux  dont  le  souvenir  navre  le  cœur,  il  n'en  est  point 
qui  soit  cruel  à  l'égal  de  la  guerre  entre  frères I  Et 
l'esprit  terrifié  se  demande  quel  sera  dans  l'éternité 
le  supplice  des  malheureux  qui,  travestissant  la  notion 
de  la  charité  divine,  se  sont  servis  de  ces  grands  mots  : 
liberté,  égalité,  fraternité,  pour  égarer  les  consciences 
troublées  et  pour  opprimer  les  droites  consciences  I 

Je  vais  avoir  accompli  toutes  les  promesses,  faites  si 
gaiement  naguère  à  mademoiselle  Lily,  quand  j'aurai 
dit  l'embarquement  des  treize  Kergado  partant  poui 
Jersey  avec  Mgr  l'évêque  de  Dol,  et  à  qui  le  bon  citoyen 
Le  Huy  avait  préparé  un  bien  plus  long  voyage. 

Les  premiers  rayons  d'un  jour  d'été,  brumeux  et 
orageux,  vraie  matinée  de  Bretagne,  glissaient  dans  la 
genaie  au  moment  où  la  messe  s'achevait,  car  on  l'avait 
reprise.  Maddo  Le  Huy  apparut  tout  à  coup  dans  la 
clairière  et  déposa  sur  le  sol,  non  loin  de  l'autel,  un  sac 
d'argent. 

Elle  avait  l'air  d'une  déterrée  et  ses  cheveux  gris  se 
hérissaient  autour  de  son  crâne  qui  fumait  au  froid  du 
matin. 

—  J'ai  porté  le  corps  de  M.  Le  Huy  mon  fils  dans 
mes  bras,  dit-elle,  jusque  chez  lui  en  la  maison  carrée 
de  Kergado.  Je  n'avais  plus  que  lui,  je  n'ai  plus  rien; 
que  Dieu  ait  pitié  de  mon  âme.  Un  instant  j'ai  pensé 
à  me  venger  de  vous  tous  par  votre  mort... 

Côte-de-Cuir  l'interrompit  en  la  baisant  au  front  et 
lui  dit  : 


l66  CORBEILLE    D'iIISTOIRES 

—  Vieille  mère,  voici  l'heure  du  «  bon  de  l'eau  ». 
ïl  faut  nous  indiquer  le  lieu  où  est  caché  le  lougre  que 
nous  ne  saurions  trouver  par  lie  brouillard. 

Maddo  le  repoussa,  mais  sans  violence,  et  fit  le  signe 
de  la  croix.  Deux  larmes  coulèrent  de  ses  yeux,  tout 
rouges  au  milieu  de  sa  face  livide,  et  il  semblait  ainsi 
qu'elle  pleurait  du  sang. 

—  Je  ne  dois  rien,  dit-elle  en  poussant  du  pied  le 
sac;  voici  l'argent  qui  était  le  prix  du  passage  et  je 
vous  le  rends. 

Il  y  eut  un  long  silence,  car  nul  ne  songeait  assuré- 
ment à  la  contraindre  par  la  force,  et  le  temps  passait. 
Maddo  marcha  vers  l'évêque  et  s'agenouilla  devant  lui; 
il  la  bénit  silencieusement.  Maddo  se  releva. 

Derrière  l'évoque  était  le  jeune  M.  Ange-Marie, 
blessé  dans  le  dernier  combat. 

Maddo  lui  dit  : 

—  Je  suis  née  sur  Kergado,  il  y  a  soixante-neuf  ans; 
mon  homme  défunt  était  né  sur  Kergado,  et  défunts 
tous  mes  sept  petits  aussi.  Moi,  mon  homme  et  mes 
petits,  nous  avons  mangé  votre  pain,  mon  maître. 
Celui  d'entre  mes  fils  que  j'aimais  avec  un  grand 
orgueil,  M.  Le  Huy,  était  devenu  riche  par  péché,  je 
n'en  savais  rien  et  je  suis  plus  durement  marrie  de  son 
péché  que  de  sa  mort.  Mon  jeune  maître,  pardonnez- 
lui  et  priez  pour  lui  par  la  compassion  que  vous  avez 
de  moi,  votre  pauvre  servante. 

Elle  chancela,  Ange-Marie  la  soutint  dans  ses  bras 
et  elle  essayait  de  baiser  ses  mains  comme  malgré  elle. 

—  J'étais  fière,  moi  aussi,  reprit-elle.  Je  n'ai  jamais 
courbé  ma  tête  que  devant  Dieu  et  devant  ceux  de  votre 
sang...  Ne  vous  impatientez  pas,  René  Bruslé,  mon 
ami,  fils  de  mon  ami,  tout  ira  bien,  j'ai  fait  plus  d'une 


CORBEILLE    D'niSTOIRES  167 

besogne  depuis  que  mon  chéri  de  M.  Le  Huy  a  rendu 
son  âme  ù  son  juge.  Le  lougre  est  gréé-paré.  Les  ma- 
rins de  Jersey  y  sont,  attendant  tous  les  Kergado  et 
Mgr  l'évêque.  Ils  sont  payés.  Moi,  je  n'ai  pas  besoin 
d'argent.  Que  l'argent  soit  maudit!  Je  vous  demande 
de  pardonner  au  pécheur  qui  est  mort. 

Il  y  eut  un  grand  nombre  de  voix  qui  dirent  :  «  Je 
pardonne,  »  car  outre  ceux  qui  était  revenus  malgré 
le  bon  citoyen  Le  Huy,  beaucoup  de  gens  étaient  là, 
dont  les  parents  ou  les  amis  avaient  été  sauvés  par  lui. 

Maddo  appela  du  geste  Côte-de-Cuir  d'une  part, 
Ange-Marie  de  l'autre,  et  s'appuya  sur  eux  fortement 
car  ses  jambes  ne  la  soutenaient  plus. 

—  Pas  par  là,  dit-elle,  en  voyant  que  René  se  diri- 
geait vers  l'entrée  de  l'oreille  de  mer.  Je  n'aurais  pas 
cru  ceux  qui  accusaient  mon  fils,  M.  Le  Huy,  si  je 
n'avais  vu  de  mes  yeux.  J'ai  vu.  Lui  seul  avec  moi 
savait  qu'en  levant  le  loch  de  l'étang  du  haut,  toute 
l'eau  s'en  va  dans  l'oreille  de  mer  pour  le  cas  où  les 
gabelous  se  rendraient  maîtres  du  passage  souterrain. 
Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  levé  le  loch,  c'est  donc  lui,  car 
l'oreille  de  mer  est  noyée,  et  vous  deviez  y  passer  pour 
gagner  le  bateau.  C'est  une  grande  et  noire  trahison. 
Je  fais  ainsi  devant  tous  la  confession  du  malheureux 
défunt,  et  plût  à  Dieu  Seigneur  qu'il  l'eut  faite  lui- 
même  1 

—  C'était  un  grand  criminel,  dit  l'évêque. 

— •  Chrétiens!  s'écria  Maddo,  priez  pour  lui,  et  de- 
mandez avec  moi  qu'il  soit  enterré  dans  la  terre  bénie 
du  cimetière. 

Le  jeune  M.  Ange-Marie  se  tourna  vers  l'évêque  de 
Dol,  qui  le  prévint  et  dit  : 

—  M.  l'abbé  Audoux  a  assisté  le  condamné  au  der- 


l68  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

nier  moment;  il  sera  fait  comme  cette  infortunée 
femme  le  désire. 

Maddo  fit  effort  pour  se  redresser. 

—  Bien  des  remerciements  de  votre  bonté,  dit-elle;  à 
présent,  poussez  de  l'avant,  si  vous  voulez. 

On  se  mit  en  marche  aussitôt  du  côté  de  la  mer.  Le 
jour  commençait  à  être  grand  et  le  soleil  levant  se  sen- 
tait à  travers  le  brouillard. 

Dans  le  Morbihan,  quand  on  fait  la  levée  des  corps, 
un  des  parents  «  prêche  le  lament,  »  c'est  un  reste  des 
coutumes  antiques.  Ce  n'est  pas  un  chant  tout  à  fait, 
mais  c'est  plus  qu'une  parole,  soit  qu'une  seule  per- 
sonne improvise  la  naïve  oraison  funèbre,  soit  que 
plusieurs  des  assistants  prennent  leur  tour  de  rôle, 
disant  chacun  un  couplet  de  la  «  chanson  de  misère,  » 
comme  on  appelle  aussi  ces  funèbres  propos. 

Maddo  allait  bien  plus  vite  et  mieux  qu'on  n'aurait 
pu  l'augurer.  Elle  se  tenait  droite  et  faisait  de  grands 
pas,  maintenant  qu'elle  était  assurée  qu'on  enterrait 
son  fils  chrétiennement. 

Bien  bas  d'abord,  elle  commença  de  prêcher  'le 
lament,  selon  la  mode,  coupant  son  discours  en  ma- 
nières de  strophes,  qui  avaient  je  ne  sais  quel  rythme 
indécis. 

«  Bonjour  à  tous,  disait-elle,  les  petits  et  les  grands, 
je  n'avais  plus  qu'un  fils.  Dieu  bénit  la  pauvreté.  Sait- 
on  à  quel  prix  se  paie  la  richesse?  Il  n'y  avait  point 
de  poches  à  la  robe  sans  couture  du  Sauveur  Jésus,  qui 
a  pitié  de  tous  les  pécheurs. 

«  Bonjour  à  tous,  et  salut  à  votre  compagnie.  C'est 
tant  pis  pour  ceux  qui  n'écoutent  pas  leur  bon  ange, 
vous  le  saurez.  Les  temps  sont  mauvais,  le  bon  Dieu  se 
cache.  Je  n'avais  plus  que  mon  fils.  Hélai  hélai  C'est 
vrai  vraiment  1 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  1^9 

«  Il  était  né  de  gens  de  bien,  Pierre  Le  Huy  et  moi, 
ayant  maison  bâtie  en  roches  et  de  la  terre  entour. 
Sainte-Anne  d'Auray,  j'ai  du  mal  plein  mon  cœur. 

«  On  eut  deux  gars  et  une  fille,  et  une  fille  encore 
et  deux  gars,  et  la  fille  qui  vint  morte,  et  mon  fils,  à 
la  fin  de  tout.  Héla!  Dieu!  Sept  vivants!  me  voilà  pour- 
tant seule!  Héla!  hélàl  héla!  Est-ce  vrai? 

«  Il  nous  mourut  un  gars,  une  fille,  une  fille,  un 
gars,  et  le  père  nous  mourut.  M.  Le  Huy,  mon  fils, 
avait  le  château.  Le  dernier  nous  mourut,  et  la  der- 
nière. Je  n'avais  plus  que  mon  fils. 

«  Chrétiens,  ce  n'est  pas  vous  que  je  crois,  quand 
vous  accusez  mon  fils.  J'ai  été  le  chercher  au  fond  de. 
l'oreille  de  mer,  je  l'ai  trouvé  couché  dans  son  sang, 
je  n'avais  plus  que  lui. 

«  Neuf  balles,  neuf  trous  qui  saignaient  en  dedans. 
Il  vivait  avec  cela,  car  il  m'a  dit  :  Maman,  j'ai  péché, 
rends  la  richesse...  » 

Maddo  s'arrêta  de  parler  et  de  marcher. 

A  droite  du  sentier  qui  descendait  à  la  mer,  une 
masse  grise  se  dressait  dans  le  brouillard.  C'était  la 
maison  carrée  de  Kergado,  où  demeurait  feu  M.  Le 
Huy  avant  d'habiter  le  château  :  son  château. 

—  Entrez,  par  charité,  mes  amis,  dit  Maddo,  il  est 
là.  Je  l'ai  apporté  dans  mes  bras  toute  seule,  lourd 
qu'il  était,  et  par  après,  j'ai  été  au  cimetière  creuser 
la  fosse  de  mes  mains  pour  que  l'évêque  et  nos  mes- 
sieurs lui  mènent  sont  pauvre  convoi  sans  se  déranger, 
car  c'est  sur  leur  chemin.  Le  lougre  est  mouillé  dans 
le  trou  de  Penmeneur. 

Le  jour  avançait.  Côte-de-Cuir  voulait  poursuivre 
sa  route  à  la  course,  ayant  charge  du  prélat  à  sauver, 
des  prêtres  et  des  gentilshommes,  mais  Maddo  se  mit 
à  genoux  devant  l'évêque,  qui  dit  : 


I70  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

—  On  a  promis,  il  faut  tenir. 

Et  tout  le  monde  entra  dans  la  maison  où  le  citoyen 
Le  Huy  était  couché  sur  son  propre  lit,  avec  un  cru- 
cifix sur  sa  poitrine  de  criminel.  On  leva  le  corps  avec 
les  prières  d'usage,  et  comme  on  manquait  de  cercueil, 
le  mort  fut  emporté  dans  son  vêtement. 

A  la  tête  du  convoi  marchait  Mgr  l'évêque  de  Dol, 
et  derrière  lui  le  jeune  M.  Ange-Marie  avec  l'abbé 
Audoux,  qui  étaient  tous  les  deux  au  nombre  de  ceux 
que  le  «  sauveur  de  prêtres  »  avait  essayé  de  noyer. 

Le  mort  fut  mis  dans  une  fosse  ébauchée  à  fleur  de 
terre,  qui  était  entre  la  sépulture  de  son  père  et  la  fosse 
de  son  frère  aîné,  deux  honnêtes  gens;  Maddo  dit  : 
«  Je  la  foncerai  de  mes  mains  comme  de  mes  mains  je 
l'ai  entamée.  Je  n'avais  plus  que  lui.  » 

Après  les  prières  qui  ne  furent  pas  longues,  car  on 
entendait  des  coups  de  fusil  vers  la  Trinité,  Maddo  vint 
jusqu'au  jeune  M.  Ange-Marie  et  se  tint  debout  devant 
lui,  les  yeux  baissés,  mais  le  front  haut. 

—  Kergado,  dit-elle,  donnant  cette  étrange  explica- 
tion que  je  cite  textuellement  d'après  les  paroles  de 
Patron-Marguerite  (Gaïte  Cohan)  qui  était  là  présente, 
Kergado,  notre  monsieur,  mon  fils  Le  Huy  n'était  pas 
méchant  comme  il  y  en  a,  mais  il  avait  mené  vos 
affaires.  Il  connaissait  votre  richesse  et  il  l'aimait. 
Pour  l'avoir  il  a  risqué  son  âme.  Il  l'a  eue,  j'entends 
la  richesse.  Une  fois  l'ayant,  il  l'a  aimée  davantage, 
puisqu'elle  était  à  lui.  Mais  il  croyait  encore  à  Dieu 
malgré  lui,  et  il  savait  bien  que  l'injustice  ne  durerait 
point  et  que  la  République  finirait.  Il  pensait  :  «  Les 
maîtres  viendront  redemander  leur  bien...  »  Or,  deux 
jours  avant  le  premier  de  l'an,  on  lit  l'évangile  selon 
saint  Matthieu,  où  l'on  voit  les  saints  innocents  mou- 


CORBEILLE    D  HISTOIRES  I7I 

rir...  Mon  fils  M.  Le  Iluy  fit  comme  Hérode  poursui- 
vant le  nouveau-né,  roi  des  juifs.  O  Jésus I  pardon- 
nez-lui, puisqu'il  a  été  puni  sur  la  terre  et  que  le 
restant  de  ma  vie  sera  donné  pour  lui  en  grande  péni- 
tence... Il  s'était  dit  :  «  Le  temps  mauvais  aura  beau 
finir,  si  je  les  ai  tous  tués  avant  la  fin,  aucun  ne  vien- 
dra me  reprendre  ma  richesse...  »  Kergado,  notre  mon- 
sieur, le  temps  n'est  pas  fini,  mais  voilà  mon  fils  Le 
Huy  dans  la  terre,  et  j'ai  sa  dernière  parole  au  fond 
de  mon  cœur.  Il  a  dit  :  «  Rendez  la  richesse.  »  Vous 
aurez  la  richesse  parce  que  je  vous  la  garderai  tant 
que  je  vivrai,  et  après  ma  mort,  par  mon  testament, 
vous  aurez  tout  et  encore  la  maison  qui  était  à  moi 
avec  son  entour...  Allez  maintenant  et  merci,  mes 
amis. 

Elle  étendit  la  main  vers  la  côte.  Le  vent  avait  balayé 
la  brume.  On  apercevait  les  hautes  voiles  du  lougre, 
qui  manoeuvrait  pour  quitter  son  havre  mystérieux. 

Côte-de-Cuir  commanda  le  départ,  et  quand  la 
troupe  arriva  à  la  grève,  les  chaloupes  du  lougre  y 
étaient  déjà. 

Maddo,  restée  seule  avec  Gaïte,  fonçait  la  fosse  de 
son  fils  Le  Huy,  qu'elle  recouvrit  d'un  peu  de  terre. 

Ce  jour-là  môme  elle  s'en  fut  à  Hennebon,  de  son 
pied,  acheter  une  bière  et  la  rapporta  sur  son  dos. 
M.  Le  Huy  y  fut  couché  des  mains  de  Maddo.  Elle  ne 
mit  rien  sur  la  fosse  refermée,  sinon  une  croix  de  bois, 
que  les  gens  de  Carnac  arrachaient  sans  cesse  et  que 
sans  cesse  elle  replantait.  Cela  dura  longtemps,  car 
Madeleine  Le  Huy  mourut  dans  une  extrême  vieillesse, 
à  la  fin  de  l'Empire  ou  même  au  commencement  de  la 
Restauration. 

M.    le   marquis    Ange-Marie   de   Kergado,    qui    était 


I72  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

riche  par  elle,  car  elle  avait  tenu  sa  promesse  et  tout 
rendu,  fit  maçonner  une  tombe  où  le  fils  et  la  mère 
étaient  réunis.  Le  nom  de  Le  Huy,  vingt  fois  gravé 
sur  la  pierre  de  cette  tombe  et  vingt  fois  gratté,  n'a 
jamais  pu  y  rester.  La  pierre  est  toute  rayée  de  bles- 
sures marquant  les  places  de  ce  nom  arraché,  et  si 
vous  interrogez  les  enfants  jouant  sur  le  chemin, 
devant  le  palis  du  cimetière,  ils  vous  répondront  : 
«  C'est  là  oùsqu'est  la  sainte  madame  Maddo,  je  ne 
vous  mens  pas,  avec  son  Judas  de  fieu  qui  sauvait  les 
prêtres,  à  les  neyer,  au  temps  de  malheu...  » 

Tout  ceci  fut  raconté  par  moi  à  mademoiselle  Lily 
le  lendemain  seulement  et  je  donnai  dans  mon  récit 
beaucoup  d'importance  au  rôle  de  Gaïte  Cohan,  car 
Lily  s'amusait  de  tout  son  cœur  à  voir  ma  grave  et 
digne  propriétaire,  Patron-Marguerite,  remplacer  tout 
à  coup  ses  cheveux  gris  hérissés  en  brosse  par  de 
belles  boucles  blondes,  éparses  au  vent  de  sa  course, 
et  aller  toute  jeune  fillette,  toute  jolie,  à  travers  bois, 
à  travers  landes,  par  les  champs,  par  les  grèves,  por- 
tant en  équilibre  sur  sa  tête  souriante  vingt  et  trente 
écuellées  pour  les  soldats  de  la  croix,  et  passant  comme 
un  tourbillon  de  gaieté  fidèle  sous  la  pluie  des  balles 
qui  jamais  ne  l'effleurait. 

Lily  me  disait  :  «  Encore  un  petit  peu  de  Gaïte  et 
de  Côte-de-Cuir!  » 

J'en  sais  long  là-dessus  et,  sans  mon  départ  forcé, 
je  lui  aurais  raconté  des  volumes. 

Avant  d'arriver  à  mon  départ  du  Mont-Saint-Michel, 
je  dois  dire  que,  le  soir  même  de  ce  jour,  M.  le  curé 
de  B...,  l'oncle  de  Lily,  mon  ami  respecté,  celui  que 
nous  avons  appelé  tonton  recteur,  vint  faire  visite  aux 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  .   173 

bons  Pères  à  l'heure  de  la  récréation  qui  suit  le  dîner. 
Nous  étions  tous  réunis  sur  la  terrasse  qui  est  devant 
le  portail  de  la  basilique,  et  le  digne  P.  supérieur  nous 
montrait  l'emplacement  où,  lors  des  fouilles,  fut  re- 
trouvé le  tombeau  du  grand  abbé  Robert  de  Thorigny. 
Le  soleil  d'été  se  couchait  en  splendeur  derrière  les 
côtes  de  Bretagne,  dans  un  ciel  orageux.  Il  y  avait 
des  nuages  qui  montaient  du  midi,  envahissant  l'ho- 
rizon peu  à  peu,  noirs,  frangés  de  bleu  ardoise  avec 
des  arêtes  empourprées;  ils  détachaient  leurs  silhouet- 
tes sur  champ  d'émeraude  comme  un  long  vol  d'oi- 
seaux géants  se  hâtant  vers  le  nord,  et  au  moment  où 
cette  cohue  ailée  masquait  tout,  confondant  le  lointain 
de  la  mer  avec  les  lointains  de  la  terre  et  du  ciel,  le 
soleil,  prêt  à  disparaître,  trouva  une  longue  fente  où 
passer,  et  jeta,  sur  le  paysage  soudainement  ressuscité 
de  son  ombre,  un  dernier,  un  éblouissant  regard. 

M.  le  curé  s'approcha  de  moi  qui  regardais  émer- 
veillé, et  me  tira  à  l'écart. 

—  Ma  pauvre  sœur  est  bien  malheureuse,  me  dit-il. 
Nous  avons  reçu  tantôt  une  mauvaise  lettre  de  mon 
neveu  Auguste,  très  mauvaise.  Il  est  perdu  de  parti 
pris  et  se  vante  de  sa  perdition  à  sa  mère  elle-même, 
sans  réfléchir  qu'il  lui  perce  le  cœur.  Mon  frère  le 
commandant  est  parti  pour  le  retrouver. 

—  Et  mademoiselle  Lily  sait-elle  celap  demandai-je. 

—  Lily  est  supérieure  à  son  âge,  me  répondit  le 
curé;  est-ce  tant  mieux?  est-ce  tant  pis?  On  ne  peut 
rien  lui  cacher.  Elle  a  dit  à  sa  mère  :  «  Ne  pleure  pas, 
Auguste  nous  reviendra,  j'en  suis  sûre  :  j'ai  promis 
quelque  chose  à  saint  Michel...  » 

Le  lendemain  elle  était  vraiment  mieux.  C'était 
plaisir  que  de  lui  conter  des  histoires.  Ce  fut  chez  elle, 


I"]l\  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

et  vers  midi,  que  je  reçus  la  lettre  qui  me  rappelait. 
Comme  je  l'embrassais  pour  prendre  congé,  elle  me 
dit  : 

—  Monsieur,  prie  le  bon  Dieu  pour  Auguste,  puis- 
que tu  es  bien  pieux,  et  viens  nous  voir  au  château 
en  retournant  à  Paris.  Je  suis  guérie,  tu  me  trouveras 
dans  le  jardin  jouant  au  cerceau  comme  une  belle 
petite  fille... 

Je  promis,  je  ne  tins  pas,  et  je  revins  à  Paris  pren- 
dre ma  chaîne  sans  avoir  visité  le  beau  château 
de  IL.. 

Vers  le  milieu  du  mois  d'octobre,  comme  j'écri- 
vais les  premières  pages  de  la  troisième  partie  de  ce 
petit  livre,  on  m'annonça  un  matin  la  visite  du  com- 
mandant comte  de  iB...  J'interrompis  la  ligne  com- 
mencée pour  courir  au-devant  de  lui.  Il  me  tendit 
les  bras,  il  avait  des  larmes  dans  les  yeux,  et  il  était 
en  grand  deuil.  Je  balbutiai  : 

—  Mademoiselle  Lily  est  morte? 

Il  ne  me  répondit  point,  mais  je  fus  obligé  de  le 
soutenir  tout  chancelant  qu'il  était.  Il  n'avait  point 
d'enfants,  et  mademoiselle  Lily  était  sa  filleule.  La 
tendresse  qu'il  lui  portait  ressemblait  à  celle  d'une 
mère,  et  depuis  qu'elle  était  malade,  elle  vivait  en 
quelque  sorte  dans  ses  bras. 

Quand  je  Feus  assis  sur  le  canapé  auprès  de  moi,  il 
fit  effort  pour  parler  et  dit  tout  bas  : 

—  Nous  l'aimions  trop... 

—  Comment  ne  l'aurait-on  pas  aimée;  m'écriai-je. 
Il  prit  dans  son  portefeuille  une  petite  médaille  de 

saint  Michel  qu'il  m'offrit,  en  disant  : 

—  Elle  a  pensé  à  vous. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  175 

—  Ahl  fis-je  en  portant  la  médaille  à  mes  lèvres, 
saint  Michel  ne  nous  a  pas  exaucés! 

Il  sanglotait  :  cela  l'empêchait  de  parler,  et  pour- 
tant je  voyais  qu'il  voulait  contredire  à  mes  derniers 
mots.  En  effet,  dès  qu'il  put  articuler  une  parole,  ii 
dit  à  travers  ses  larmes  : 

—  Elle  a  été  exaucée,   elle! 

Puis  il  ajouta,  comme  s'il  eût  fait  cette  question 
malgré  lui    : 

—  Est-il  vrai  que,  dans  sa  dernière  maladie,  votre 
respectée  sœur,  mademoiselle  N...,  offrit  sa  vie  pour 
votre  retour  à  Dieu? 

—  Oui,  répondis-je,  cela  est  vrai. 

Et  tout  de  suite  après  croyant  comprendre  et  saisi 
d'un  étonnement  qui  était  de  la  colère,  je  m'écriai, 
parlant  de  cette  chère  petite  Lily  : 

—  Elle  me  l'avait  presque  dit,  le  premier  jour,  en 
sortant  de  lia  messe...  Mais  c'est  impossible!  Dieu  ni 
ses  anges  ne  peuvent  prendre  au  mot  les  pauvres  petits 
cœurs  qui  s'égarent!  Comment!  ce  serait  pour  ce 
misérable  examen  de  Saint-Cyr!... 

Le  commandant  secoua  la  tête  avec  lenteur. 

—  Il  ne  s'agissait  plus  de  l'examen  de  Saint-Cyr, 
me  répondit-il.  Lily  avait  demandé  autre  chose  au 
sanctuaire.  Je  ne  vous  ai  pas  dit  qu'il  y  ait  eu  mira- 
cle, nous  ne  sommes  pas  juges  à  cet  égard.  Je  dis 
que  mon  neveu  Auguste  était  tombé  très  bas.  Vous 
vous  souvenez  que  je  quittai  le  Mont  pour  courir  à 
Paris,  près  de  lui.  Il  m'aimait  autrefois;  je  comptais 
sur  ma  vieille  influence.  Je  me  trouvai  en  face  d'un 
cœur  qui  avait  vieilli  de  vingt  ans  en  quelques  semai- 
nes :  front  d'airain,  lèvre  sarcastique,  impudent  sou- 
rire :  Satan  aussi  opère  de  ces  transformations  extra- 


I76  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

ordinaires  qui  pourraient  passer  pour  les  miracles  du 
mal!  Il  était  là  entouré  de  mauvais  conseils,  de  mau- 
vaises lectures,  il  se  montrait  fier  du  chagrin  qu'il 
faisait,  il  avait  l'enthousiasme  de  sa  chute. 

Je  lui  refusai  l'argent  qu'il  me  demandait  pour 
l'employer  aux  plus  détestables  usages.  Il  me  menaça 
d'aller  en  chercher  à  B...  même,  chez  sa  mère. 

Et  il  vint  à  B...,  et  il  n'y  vint  pas  seul. 

Une  scène  lamentable  eut  lieu.  Mon  frère  le  rec- 
teur fut  insulté,  et  ma  pauvre  sœur  elle-même  qu'on 
avait  arrachée  du  chevet  de  Lily  mourante...  Ah!  Paris 
nous  les  rend  ainsi  trop  souvent!  Six  mois  auparavant! 
c'était  un  cher  enfant  qui  eût  donné  de  son  sang  pour 
épargner  une  douleur  à  sa  mère! 

Il  s'en  alla  triomphant  avec  l'argent  qu'il  avait  arra- 
ché à  madame  de  B...,  notre  vieille  tante,  qui  fut 
trop  faible,  et  il  promit  de  ne  point  s'en  tenir  là.  . 

Cela  se  passait  à  la  fin  de  septembre.  Mademoiselle 
Lily  faisait  comme  si  elle  eût  tout  ignoré,  et  peut-être 
ne  savait-elle  rien,  car  Auguste,  qui  l'aimait  vérita- 
blement,  s'était  contenu  en  sa  présence. 

Il  y  avait  bien  longtemps  qu'elle  connaissait  à  fond 
son  catéchisme,  texte  et  explications;  elle  souhaitait 
avec  ardeur  de  faire  sa  première  communion.  L'auto- 
risation qu'on  en  avait  demandée  à  l'archevêque  de 
Rennes  arriva  le  29  septembre,  jour  de  Saint-Michel, 
et  comme  elle  ne  pouvait  plus  se  lever  du  tout,  il  fut 
convenu  qu'on  lui  donnerait  le  bon  Dieu  dans  son  lit, 
le  mercredi  2  octobre,  fête  des  SS.  Anges;  mais,  le 
mardi  matin,  elle  assura  qu'elle  pourrait  se  lever,  et 
tout  le  pays  fut  mis  en  l'air,  car  elle  voulait  des  bou- 
quets, dés  guirlandes,  et  que  la  chapelle  du  château 
fût  ornée  comme  jamais  cela  ne  s'était  vu.  Le  doc- 
teur conseilla  de  faire  ce  qu'elle  souhaitait. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  177 

—  On  la  portera,  dit-il,  jusqu'à  la  sainte  table. 

Et  je  la  portai,  en  effet,  non  pas  une  fois,  mais  deux, 
car,  dès  le  soir  du  mardi,  elle  demanda  à  voir  si  la 
chapelle  était  bien  jolie.  C'était  un  nid  de  fleurs.  En 
entrant,  elle  m'embrassa  et  me  dit   1 

—  C'est  cela!  c'est  cela!  Agenouille-toi  pour  moi. 
Nous  restâmes  longtemps  à  admirer  et  à  prier.   Il 

y  avait  à  droite  de  l'autel  un  tableau  représentant  sainte 
Elisabeth,  sa  patronne,  et  le  miracle  des  roses.  Les 
jeunes  filles  de  la  paroisse  avaient  disposé  une  mon- 
tagne de  feuillages  et  de  fleurs  au-dessous  du  tableau, 
de  telle  sorte  que  les  roses  ruisselant  du  vêtement  de 
la  sainte  semblaient  tomber  en  fraîches  ondes  jus- 
qu'au sol  qu'elles  couvraient.  Lily  ne  pouvait  se  lasser 
de  regarder  cela.  Nous  étions  tous  autour  d'elle  et  nous 
l'écoutions  qui  disait  : 

—  Saint  Michel  ne  m'a  pas  oubliée,  je  sens  en  moi 
la  bonté  de  Dieu.  Saint  Michel  est  le  premier  fidèle  de 
Dieu,  c'est  pour  cela  qu'il  est  le  prince  des  anges,  et 
la  fête  des  Saints  Anges  est  encore  sa  fête.  Priez  bien 
avec  moi  et  pour  moi,  comme  je  prierai  pour  vous. 
C'est  demain  que  je  serai  heureuse,  c'est  demain  que 
ôaint  Michel  m'exaucera! 

Ah!  certes,  chacun  de  nous  priait,  et  de  tout  cœur. 
Je  n'ai  jamais  cessé  d'être  chrétien,  Dieu  merci,  mais 
ma  tendresse  pour  celte  enfant-là  élevait  ma  foi  et 
me  mettait  plus  près  de  la  pensée  du  ciel.  Ce  sentiment 
n'est  pas  mort  avec  Lily,  au  contraire.  Je  la  sens 
autour  de  moi  comme  un  autre  bon  ange,  et  chaque 
fois  que  je  parle  d'elle,  j'ai  confiance. 

Le  lendemain,  ce  fut  elle  qui  éveilla  sa  mère  et  toute 
la  maison.  Son  impatient  désir  ne  lui  avait  point 
permis  de  fermer  l'œil.  Elle  était  si  joyeuse  qu'elle  se 
croyait  guérie. 

12 


I78  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

Chez  nous,  la  chapelle  est  grande.  On  y  célébrait 
les  offices  pendant  la  reconstruction  de  l'église  parois- 
siale, et  tout  le  pays  y  tenait.  Lily  avait  une  inquié- 
tude, c'est  qu'il  n'y  eût  pas  assez  de  monde  à  ce  qu'elle 
appelait  sa  fête.  Elle  aurait  voulu  la  chapelle  plus 
petite  pour  être  sûre  au  moins  de  la  voir  bien  rem- 
plie. 

La  messe  que  mon  frère  le  curé  devait  dire  pour 
sa  première  communion  était  à  huit  heures.  Lily  était 
prête  avant  sept  heures,  tout  habillée  de  mousseline 
blanche  sur  son  lit  el  si  jolie!  Nous  la  trouvions  plus 
grande,  et  je  crois  en  effet  qu'elle  avait  beaucoup 
grandi  dans  sa  dernière  maladie.  Sa  mère,  sa  bonne 
et  la  femme  de  chambre  avaient  réuni  leurs  soins  pour 
lui  composer  une  parure  de  première  communiante 
simple,  fraîche  et  qui  lui  allait  à  ravir.  Elle  priait 
joyeusement,  remerciant  Dieu  de  tout  et  les  larmes 
de  son  allégresse  mouillaient  à  chaque  instant  son 
sourire  :  Jésus I  son  Jésus  chéri  qu'elle  avait  tant 
souhaité  était  en  route  pour  venir  à  elle;  elle  disait 
cela  en  riant  et  en  pleurant;  elle  l'appelait,  elle  met- 
tait son  nom  sur  nos  joues  qu'elle  couvrait  de  baisers. 
—  Et  voyez!  suis-je  fatiguée?  Vous  disiez  qu'on  ne 
pourrait  jamais  m'habiller!  Me  voila  habillée  très  bien, 
et  je  n'ai  pas  l'ombre  de  lassitude.  Mon  Dieu!  que  je 
suis  heureuse! 

La  dernière  fois  qu'elle  m'embrassa  avant  de  se 
lever,  elle  glissa  à  mon  oreille  : 

—  J'ai  quelque  chose  à  te  dire  et  à  maman...  Ah! 
je  suis  heureuse,  heureuse!  C'est  certain,  vois-tu,  ce 
que  je  sais,  mais  je  veux  attendre  après  ma  commu- 
nion pour  être  plus  sûre  encore.  Cette  nuit,  les  saints 
anges  étaient  autour  de  mon  lit.  Je  ne  dormais  pas, 


CORBEILLE    d'iïISTOIRES  I?9 

et  pourtant  je  voyais  ma  chambre  large  comme  une 
plaine,  et  ils  étaient  si  nombreux  qu'ils  emplissaient 
la  plaine.  Et  il  y  en  avait  encore  au  delà,  partout, 
partout.  Leurs  ailes  nageaient  dans  la  lumière.  Et  au- 
dessus  il  y  en  avait  encore,  de  beaux,  des  chers  anges, 
montant,  descendant,  remontant  jusqu'au  ciel.  Ils 
n'avaient  pas  l'air  de  me  parler,  mais  je  les  entendais 
bien  tout  autour  de  moi  qui  disaient  :  «  C'est  notre 
fête,  c'est  ta  fête,  nous  serons  avec  toi  devant  l'autel. 
Saint  Michel  archange,  notre  prince,  a  recueilli  ta 
prière  dans  le  creux  de  ses  ailes  pour  la  porter  au  trône 
de  l'Agneau.   » 

—  Tu  as  fait  un  beau  rêve,  ma  chérie,  dis-je. 
Elle  ouvrit  la  bouche  comme  pour  protester,  mais 

elle  se  ravisa  et  me  dit  tout  bas  : 

—  Mon  parrain,  tu  as  raison,  ce  n'est  peut-être 
qu'un  rêve...  On  verra  après  ma  première  commu- 
nion. 

La  bonne  entra  pour  dire  que  le  monde  arrivait,  car 
nos  voisins  avaient  été  convoqués  par  exprès. 

—  Et  M.  le  recteur  a  envoyé  son  buffet  d'orgue, 
ajouta-t-elle,  on  est  en  train  de  le  monter  dans  la  tri- 
bune. 

—  Tout  cela  pour  moi!  murmurait  Lily  dont  la  joie 
coulait  en  grosses  larmes.  Je  suis  bien  sûre  que  maman 
va  tenir  l'orgue  et  chanter  comme  aux  grandes  fêtes. 
Sa  voix,  sa  belle  voix  n'est  plus  pour  les  hommes, 
elle  l'a  donnée  à  Dieu...  Parrain,  va  chercher  maman, 
je  t'en  prie.  Il  est  temps.  Il  faut  que  tout  soit  fait 
comme  pour  les  premières  communions.  Je  veux  mes 
bénédictions,  et  demander  pardon  à  tout  le  monde. 

—  Pardon  de  quoi,  Lily,  mon  petit  ange?... 

Elle  eut  cependant  ce  qu'elle  voulait;  ma  sœur  vint, 


l8o  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

et  tous  les  domestiques,  et  les  fermiers.  Et  ce  ne  fut 
qu'un  cri  :  «  La  bonne  figure  qu'elle  al  La  bonne 
figure  qu'elle  a!  » 

Vous  avez  vu  nos  fermiers  au  pèlerinage  du  Mont- 
Saint-Michel  où  ils  venaient  pour  elle;  vous  savez 
comme  ils  l'aimaient.  Ils  la  regardaient  toute  rose  et 
toute  belle  dans  son  nuage  de  gaze.  «  La  bonne  figure 
qu'elle  a!  la  bonne  figure  qu'elle  a!  » 

Je  pus  la  mettre  à  genoux  pour  la  bénédiction  que 
lui  donnait  sa  mère,  et  quand  les  cloches  de  la  paroisse 
sonnèrent  pour  la  procession,  nous  roulâmes  sa  chaise 
longue  jusqu'à  la  croisée  ouverte  sur  la  terrasse.  Au 
bas  de  la  terrasse,  c'est  le  parc  où  est  tracée  une  large 
allée  courbe  qui  va  jusqu'à  l'église  dont  le  petit  clo- 
cher se  voit  à  travers  les  arbres. 

La  procession  paraissait  déjà  au  coude  de  l'allée, 
croix  et  bannière  en  tête.  On  la  devinait  longue,  et  il 
y  avait  beaucoup  de  prêtres,  quoique  ce  fût  dimanche. 
Ahl  on  l'aimaitl  Ils  étaient  venus  de  partout.  Derrière 
le  clergé,  nombreux  comme  on  ne  l'avait  jamais  vu 
chez  nous,  venaient  les  premiers  communiants  du 
printemps  précédent,  non  seulement  ceux  de  B..., 
mais  aussi  ceux  des  paroisses  voisines.  Je  vous  dis 
qu'on  l'aimait.  Il  y  avait  au  moins  cinquante  voiles 
blancs,  et  il  en  était  venu  jusque  de  Vitré.  Il  fallait 
voir  sa  joie.  Elle  battait  des  mains,  disant  : 

—  C'est  une  vraie!  une  vraie  procession!  une  vraie 
communion!  Et  quel  beau  soleil!  Mon  Dieu,  que  je 
vous  aime! 

Les  cloches  sonnaient  toujours  et  l'on  commençait 
d'entendre  l'écho  des  cantiques.  Quand  la  croix  tourna 
pour  entrer  dans  l'avenue,  Lily  se  leva  toute  seule  et 
je  la  soutins  sous  les  bras,  car  je  vis  bien  qu'elle  vou- 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  l8l 

lait,  s'agenouiller.  Elle  aurait  pu  le  faire  sans  moi;  un 
vrai  courant  de  vie  rentrait  en  elle,  et  ma  sœur  m'em- 
brassa en  silence,  ce  qui  disait  son  espoir  mieux  que 
des  paroles.  Moi,  je  rendais  grâce  ardemment. 

Tout  le  monde  était  à  genoux  dans  la  chambre,  Lily 
par  devant,  accoudée  à  l'appui  de  la  fenêtre.  La  pro- 
cession montait  le  perron  de  la  terrasse  en  chantant 
le  Laudate  pueri  Dominum,  et  nous  nous  mîmes  à 
chanter  aussi  :  «  Enfants,  louez  le  Seigneur.  »  Nos 
âmes  coulaient  de  nos  lèvres  et  par-dessus  notre  con- 
cert, sa  voix,  sa  douce  petite  voix  s'exhalait,  suave 
comme  un  parfum. 

—  Il  est  temps,  dit-elle,  il  faut  que  nous  arrivions 
à  la  chapelle  avec  les  autres. 

Elle  me  tendit  ses  bras,  et  j'en  eus  comme  une 
déception,  car  je  croyais  qu'elle  allait  marcher;  elle 
me  devina  et  dit  en  souriant  : 

—  Attends,  ce  n'est  pas  encore  le  miracle. 

Nous  rencontrâmes  la  procession  au  seuil  de  la  cha- 
pelle, les  robes  blanches  ouvrirent  leurs  rangs. 

—  Maintenant,    me   dit-elle,   c'est  maintenant. 

Je  la  déposai  au  milieu  de  ses  compagnes  et  je  restai 
près  d'elle,  les  bras  tendus,  prêt  à  la  soutenir,  mais 
elle  marcha,  chantant  avec  les  autres  :  Quis  sicut 
Dominus  Deus  noster  qui  in  Altis  habitat... 

Saint  Michel  avait  crié  dans  les  cieux  :  Quis  ut 
Deus?  Il  régnait  ici  un  recueillement  si  profond  que 
les  versets  du  psaume  semblaient  planer  au-dessus  de 
nos  têtes. 

Nous  étions  dans  la  chapelle  où  les  fleurs  et  l'encens 
mêlaient  leurs  parfums.  Il  y  avait  du  monde,  comme 
on  dit,  bien  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  la  remplir, 
car  une  bonne  part  de  la  procession  resta  au  delà  des 
portes  grandes  ouvertes.  Lily  me  dit  : 


182  corbeille  d'histoires 

—  Je  n'aurai  pas  besoin  de  toi  jusqu'à  la  commu- 
nion, mais  reste  avec  moi,  je  t'en  prie;  après,  tu  me 
prendras. 

De  sorte  que  j'étais  seul  d'homme  au  milieu  de 
toutes  ces  blanches  petites  filles;  mais  cela  ne  prêtait 
point  à  rire,  ni  même  à  sourire,  parce  que  Lily  avait 
voulu  m' avoir  en  uniforme.  Des  soldats  font  bien  dans 
la  maison  de  Dieu. 

Je  me  tins  derrière  elle  dans  le  rang,  et  derrière 
moi  étaient  les  bonnes  sœurs.  Mon  frère  disait  la  messe. 
Au  commencement,  les  deux  petites  voisines  de  Lily, 
qui  avaient  été  prévenues,  veillaient  sur  elle  de  cha- 
que côté;  mais  elle  se  tint  debout  toute  seule  à  l'Evan- 
gile, et  moi  qui  suivais  chacun  de  ses  mouvements  à 
travers  ma  prière,  je  ne  découvrais  en  elle  aucun  signe 
de  lassitude. 

Or,  dans  la  cruelle  maladie  qu'elle  avait,  ce  qui  est 
surtout  impossible  aux  pauvres  enfants,  c'est  de  se 
tenir  debout,  ne  fût-ce  qu'un  instant.  Vous  ne  pouvez 
pas  vous  méprendre,  puisque  vous  savez  que  Lily  est 
morte,  et  qu'il  n'y  eut  point  de  miracle,  ou  du  moins 
que  le  miracle  ne  fut  pas  là;  mais  nous,  mais  moi, 
mais  ma  sœur  à  qui  notre  médecin  sceptique  et  si  ten- 
drement ami  faisait  de  loin  des  signes  émerveillés! 

Ma  sœur  me  dit  le  lendemain  :  «  Dieu  ne  m'a  pas 
trompée.  »  Ah!  moi,  je  m'étais  trompé  moi-même, 
je  l'avoue.  Ce  n'était  plus  de  l'espérance  que  j'avais 
au  plein  de  mon  cœur,  c'était  une  joie  qui  débordait. 
Lily,  ma  chère  petite  Lily!  Oh!  comme  je  priais! 

<(  Qui  est  pareil  à  Dieu?  dit  en  ce  moment  mon  frère 
le  curé  debout  devant  l'autel  et  tourné  vers  les  enfants, 
Quis  ut  Deus?  L'ange  de  la  fidélité  jeta  ce  défi  humble 
et  superbe  pour  répondre   précisément   à   l'esprit   de 


CORBEILLE    D 'HISTOIRES  l83 

révolte  qui  avait  dit  :  «  Je  veux  être  l'égal  de  Dieu.  » 
Il  n'y  a  ici  qu'une  première  communiante,  mes 
enfants,  et  vous  l'entourez  de  vos  cœurs  purs  où  Dieu 
est  déjà  depuis  ce  printemps.  Qui  est  comme  Dieu? 
Vous  pouvez  le  lui  dire,  puisque  vous  le  savez,  puis- 
que vous  l'avez  reçu  dans  votre  maison  et  que  son 
divin  cœur  a  été  le  pain  de  votre  cœur.  C'est  aujour- 
d'hui la  fête  des  bons  anges  et  de  saint  Michel,  leur 
prince,  vainqueur  de  l'orgueil.  Notre  première  com- 
muiante  est  venue  avec  nous  au  Mont  dans  le  sanc- 
tuaire du  chevalier  céleste,  elle  en  a  rapporté  le  désir 
extraordinaire  de  s'agenouiller  à  la  sainte  Table  avant 
l'heure  fixée,  et  par  l'intercession  de  saint  Michel, 
Notrc-Seigneur  a  permis  qu'elle  obtînt  cette  grâce  qui 
nous  semble  aujourd'hui  comme  la  promesse  d'autres 
grâces  depuis  longtemps  implorées.  » 

Mon  frère  s'arrêta  parce  que  la  joie  gonflait  sa  poi- 
trine. J'entendais  ma  sœur  qui  pleurait  et  la  chapelle 
entière  vibrait  d'émotion.  La  tète  de  Lily  se  pencha 
et  resta  inclinée.  Il  n'y  eut  point  d'autre  allusion  faite 
à  nos  espoirs  terrestres,  et  mon  frère,  poursuivant  la 
tendre  application  de  son  texte  à  la  solennité  qui  nous 
réunissait  dans  la  chapelle  de  famille,  rapetissa  le  cri 
de  l'ange  à  la  taille  des  enfants  et  leur  demanda  : 
Qui  est  comme  Dieu?  Quel  homme  ou  quelle  chose, 
quelle  multitude  d'hommes  ou  quelle  montagne  de 
choses,  fussent  ces  hommes  -des  héros  ou  des  saints, 
fussent  ces  choses  de  l'or  pur,  de  la  puissance,  du 
génie,  de  la  gloire,  qui  ou  quoi  est  capable  de  peser 
contre  Dieu  le  poids  d'un  cheveu  dans  la  balance? 

Et  par  comparaison,  les  enfants  comprenaient  très 
bien  la  grandeur  de  Dieu.  Et  ils  furent,  touchés  quand 
mon  frère  leur  montra  celte  grandeur  infinie  penchée 


l84  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

au-dessus  de  leur  petitesse  et  frappant  à  la  porte  de 
leur  cœur  pour  y  entrer  tout  entière. 

Le  souvenir  de  cette  heure  ne  mourra  jamais  en 
moi,  et  pourtant,  il  y  a  un  trouble  au-devant  de  mes 
yeux  quand  je  regarde  en  arrière.  Je  priais  ardem- 
ment, mon  cœur  débordait;  mais  je  ne  puis  dire  que 
ce  fût  de  joie.  Après  l'événement,  on  croit  souvent 
l'avoir  pressenti.  Notre  chérie,  la  plus  charmante  de 
tous  les  enfants,  n'était  pas  un  enfant  par  de  certains 
côtés.  Il  y  avait  un  secret  entre  elle  et  saint  Michel, 
porteur  de  sa  prière  à  Dieu. 

La  messe  continuait. 

0  salutaris  hostia!...  Pendant  que  ma  sœur  chantait 
à  l'orgue,  il  y  eut  un  mouvement  confus  dans  la  partie 
de  la  chapelle  formant  retour  derrière  la  chaire,  et 
qui  communique  avec  les  appartements  par  une  porte 
latérale.  La  porte  est  située  dans  un  enfoncement 
assez  profond,  et  ce  lieu,  où  il  n'y  a  ni  bancs  ni 
chaises,  était  plein  aujourd'hui  comme  tout  le  reste. 
Un  instant,  le  bruit  fut  assez  fort  pour  attirer  mon 
attention.  Je  regardai,  je  vis  des  têtes  s'agiter  autour 
de  la  porte  ouverte,  puis  refermée,  et  je  pensai  que 
la  chaleur  avait  occasionné  quelque  accident.  Lily  ne 
prenait  point  garde  à  cela.  Elle  avait  les  mains  jointes 
en  extase. 

Elle  marcha  vers  l'autel,  quand  le  moment  fut  venu, 
à  son  rang  et  sans  secours.  Je  dis  «  elle  marcha  », 
parce  que  je  ne  sais  pas  d'autre  mot,  mais  ce  fut  à 
ce  moment  que  toute  pensée  de  guérison  physique 
m'abandonna,  ainsi  que  la  préoccupation  où  j'étais 
sans  cesse  de  guetter  ses  mouvements  pour  la  soutenir. 
Elle  n'avait  plus  besoin  de  moi,  je  la  sentais  portée. 

Mon  Dieu,  nulle  créature  humaine  n'est  digne  de 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  l85 

prendre  part  à  ce  festin,  nulle  âme  n'est  assez  pure 
pour  la  pureté  de  ce  mystère  qui  est  le  chef-d'œuvre 
de  votre  amour...  Je  distinguai  sa  bien-aimée  voix 
entre  celles  de  toutes  ses  compagnes  quand  elle  dit 
au  Seigneur  Jésus,  dans  une  caresse  qui  était  déjà  du 
ciel  :  «  Je  ne  suis  pas  digne  de  vous  recevoir  en  moi...  » 
O  blanche!  ô  douce  petite  fiancée!  Jésus  passa  entre 
ses  lèvres  et  mes  genoux  fléchirent.  Mon  cœur  défail- 
lait de  tendresse,  comme  il  arrive  aux  mères  quand 
l'époux  emporte  l'enfant  chérie  hors  de  la  maison, 
qui  était  hier  pleine  de  sourires  et  qui  va  se  refermer 
vide  sur  le  deuil... 

Ce  fut  un  autre  que  moi  qui  reçut  Lily  dans  ses 
bras,  car  je  crus  bien  la  voir  chanceler  en  se  relevant 
de  la  table  sainte,  au  moment  où  j'y  prenais  place  à 
mon  tour,  et  ce  bruit  dont  j'ai  parlé  se  renouvela 
vers  la  porte  latérale.  Presque  en  môme  temps  le 
Magnificat  d'actions  de  grâces  éclata,  chanté  par  toute 
l'assistance.  Ma  sœur  était  toujours  à  l'orgue. 

Après  ma  communion,  mon  regard  alla  tout  de 
suite  vers  l'orgue,  parce  que  j'avais  besoin  d'être  ras- 
suré. Quelque  chose  avait  dû  se  passer.  Ma  sœur  me 
fit  un  signe  de  triomphe,  et  sa  voix  admirable  mon- 
tait par-dessus  toutes  les  autres  voix,  élevant  jusqu'aux 
cieux  le  cantique  de  l' Immaculée. 

Mes  yeux  suivirent  ses  yeux,  et  je  vis  alors  celui 
qui  soutenait  notre  chérie  au  lieu  de  moi.  C'est  mon 
neveu  Auguste. 

C'est  la  fin.  Je  n'ai  plus  que  cela  à  vous  raconter. 
Auguste,  le  malheureux  enfant,  était  arrivé  par  le 
train  de  Paris  un  peu  après  l'entrée  de  la  procession. 
Il   venait   accomplir   une   mauvaise   action   et   n'avail 


l86  CORBEILLE    D'HISTOIRES 

déjà  plus  toute  sa  raison,  malgré  l'heure  matinale. 

Presque  tous  les  domestiques  étaient  à  la  messe;  il 
ne  s'en  fit  pas  moins  servir  à  déjeuner  comme  en 
pays  conquis.  Il  n'était  pas  seul.  Ài-je  besoin  de  vous 
dire  ce  qu'était  son  compagnon?  Vous  savez  aussi  bien 
que  moi  jusqu'où  peut  aller  la  stupidité  du  blas- 
phème. A  table,  un  défi  fut  porté  par  le  compagnon, 
qui  dit  à  Auguste  :  «  Je  parie  que  tu  n'iras  pas  trin- 
quer à  la  chapelle  avec  ton  oncle  le  curé?  » 

Auguste  se  leva,  et  les  serviteurs  restés  au  château 
l'ont  dit  :  il  était  ivre,  il  était  fou.  Il  frappa  ceux  qui 
voulaient  lui  barrer  le  passage  et  son  camarade  lui- 
même,  enfin,  effrayé  de  l'attitude  provocante  qu'il 
venait  de  prendre  dans  une  maison  pleine  de  chré- 
tiens, ayant  voulu  faire  retraite  en  disant  que  «  c'était 
pour  plaisanter  »,  Auguste  le  traita  fort  mal  et  lui 
reprocha  tout   haut   sa   lâcheté. 

—  Tu  ne  sais  hurler  que  de  loin,  lui  dit-il;  si  tu 
n'as  pas  peur  des  curés,  nos  voisins  et  mon  oncle  le 
commandant  te  donnent  la  chair  de  poule.  Moi,  je 
me  moque  de  tout;  viens  seulement  avec  moi,  tu  vas 
voir  comment  on  s'y  prend,  et  tu  seras  chargé  de 
raconter  l'histoire  à  Paris! 

Car  au  fond  de  toute  profanation  se  trouve  main- 
tenant l'espérance  que  «  l'histoire  sera  racontée  ».  La 
gloire  est  dans  le  ruisseau,  ils  vont  l'y  pécher. 

Pour  ne  pas  rester  au-dessous  de  sa  promesse, 
Auguste  s'engagea  dans  le  corridor  qui  mène  à  la  porte 
privée  de  la  chapelle.  Il  avait  le  chapeau  sur  la  tète, 
la  serviette  au  cou  et  portait  avec  fierté  un  verre  plein 
de  madère  dans  sa  main.  La  porte  où  il  arriva  ainsi 
était  encombrée  de  monde  comme  les  autres  issues;  il 
y   avait  là  de   nos   amis   et   des   gens   de   la    maison. 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  187 

Auguste  essaya  d'entrer  de  vive  force  et  il  y  eut  un  peu 
de  bruit.  L'idée  d'un  sacrilège  pouvant  être  commis  par 
quelqu'un  de  notre  nom  ne  vint  cependant  d'abord  à 
personne;  mais  les  deux  MM.  de  R...,  ayant  mieux 
regardé  Auguste  et  s' étant  rendu  compte  de  son  état 
d'ivresse,  essayèrent  de  le  maîtriser.  Il  leur  résista, 
puis  les  insulta,  et  l'aîné  des  deux  frères  fut  obligé 
d'user  de  sa  force  supérieure  pour  lui  arracher  succes- 
sivement son  chapeau,  sa  serviette  et  son  verre,  car 
on  était  en  dedans  de  la  porte.  Dans  la  lutte,  Auguste 
le  toucha  au  visage  à  plusieurs  reprises  et  chaque  fois 
il  lui  disait  : 

—  Je  aous  soufflette,  vous  savez,  pour  tout  de  bon; 
emportez  ça  à  la  sacristie! 

Ceci  se  passait  aux  environs  de  l'élévation,  et  l'or- 
gue couvrait  le  bruit.  M.  de  R...  dit  à  Auguste  : 

—  C'est  votre  mère  qui  chante. 

Et  on  profita  du  moment  pour  l'entraîner  au  delà 
du  seuil;  mais  tout  n'était  pas  dit,  au  contraire  sa 
colère  augmentait,  il  vomissait  des  horreurs  contre 
mon  frère  le  curé  et  moi,  deux  jésuites,  deux  tyrans, 
deux  menteurs,  deux  voleurs;  il  nous  accusait  de  tous 
les  crimes;  il  appelait  à  grands  cris  son  camarade, 
qui  était  déjà  sur  la  route  de  la  gare,  ce  dont  je  suis 
loin  de  le  blâmer. 

Malheureusement,  quand  la  porte  fut  refermée, 
MM.  de  R...  l'abandonnèrent  aux  gens  de  la  maison 
pour  rentrer  dans  la  chapelle.  Au  bout  du  corridor, 
Auguste  parvint  à  s'échapper,  et,  prenant  son  élan 
furieux,  il  se  rua  contre  ceux  de  la  porte  qui  ne  son- 
geaient plus  à  lui.  Il  passa. 

Dans  la  nef,  beaucoup  de  chaises  étaient  vides  à 
cause  de  la  communion.  11  y  eut  une  seconde  d'hési- 


l88  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

tation,  parce  que  la  crainte  d'un  scandale  lamentable 
étreignit  toutes  les  poitrines.  Auguste  put  atteindre 
un  espace  que  les  communiants  avaient  laissé  libre  à 
quelques  pas  de  la  balustrade,  et  là,  nulle  puissance 
humaine  n'aurait  été  capable  de  l'arrêter  dans  son 
misérable  dessein.  Aussi  ce  ne  fut  pas  une  puissance 
humaine  qui  l'arrêta. 

Il  resta  un  instant  immobile,  appuyé  au  dossier 
d'une  chaise.  C'était  le  moment  où  Lily,  entourée  de 
ses  compagnes,  s'agenouillait.  Auguste  la  regarda  et 
tomba  sur  un  genou;  je  dis  bien  :  il  tomba,  ce  fut 
une  chute  par  perte  d'équilibre;  il  essaya  de  rire,  puis 
de  se  relever,  mais  sans  parler,  puis  il  mit  ses  deux 
mains  à  terre  et  colla  son  front  contre  la  dalle  en 
poussant  un  seul  gémissement. 

Lily  communiait.  Quand  elle  chancela  en  se  rele- 
vant de  la  sainte  Table,  ce  fut  contre  la  poitrine  d'Au- 
guste qu'elle  s'appuya  souriante  et  disant  :  «  Je  savais 
bien  que  tu  viendrais.  » 

Puis  elle  prononça  le  nom  de  saint  Michel,  et  ce,  fut 
tout.  L'archange  au  dix-neuvième  siècle  écrase  encore 
la  tête  du  dragon,  comme  il  le  fit  au  commencement, 
comme  il  le  fera  jusqu'à  la  fin  des  siècles. 

Il  est  de  pures  tendresses  et  des  âmes  choisies  que 
Dieu  cueille  en  leur  fleur;  on  les  voit  s'élever  comme 
la  flamme  du  sacrifice  d'Abel.  Lily  s'en  alla  sans  nous 
dire  le  secret  de  sa  prière  d'enfant  au  sanctuaire  du 
Mont-Saint-Michel.  Sa  mère  et  nous  tous  nous  avions 
fait  le  pèlerinage  pour  elle,  mais  dans  'la  crainte  de 
l'effrayer  (ainsi  parlions-nous),  on  avait  mis  en  avant 
Auguste  et  son  examen  de  Saint-Cyr. 

A  cette  époque,  Auguste  était  déjà  perdu;  nous  es- 
périons que  Lily  n'avait  point  connaissance  de  cette 


CORBEILLE    d' HISTOIRES  189 

chute  si  cruellement  profonde...  Que  demanda-t-elle 
au  plus  puissant  parmi  les  esprits  célestes,  à  celui  qui 
adora  le  premier  le  Verbe  de  Dieu,  fils  de  Marie, 
rédempteur  du  monde  au  milieu  de  ces  luttes  inima- 
ginables qui  divisèrent  les  anges  "avant  la  naissance 
des  hommes? 

L'enfant,  la  douce,  la  pauvre,  la  chère  enfant  ne 
demanda  rien  pour  elle-même;  quelle  grâce  donc 
implora-t-elle  du  vainqueur  de  Satan? 

Satan  avait  ravi  une  âme,  et  c'est  le  glorieux  Michel 
qui,  réalisant  la  fable  d'Orphée  dont  son  immortelle 
bataille  contre  l'enfer  est  le  type  supérieur,  antérieur 
et  permanent,  va  chercher  mille  fois  chaque  jour  le 
Mal  jusque  dans  sa  forteresse  de  ténèbres,  le  provo- 
que, le  terrasse,  et  lui  arrache  sa  proie,  sous  l'œil  du 
Monde,  faux  témoin  qui  voit,  mais  qui  nie. 

L'enfant  avait  dit  dès  le  premier  jour  :  «  Je  serai 
exaucée  »,  et  nous  ne  nous  étions  point  mépris  au 
sens  de  ces  mots,  où  il  n'était  nullement  question 
d'elle-même.  'Plus  tard,  elle  dit  encore  :  «  Je  vais  être 
exaucée  »,  et  certes,  notre  pensée  était  déjà  bien  loin 
de  l'examen  de  Saint-Cyr!  Aujourd'hui  enfin,  sans 
surprise  et  avec  le  tranquille  bonheur  de  ceux  qui 
attendent  dans  la  certitude,  elle  tombait  entre  les  bras 
de.  son  frère  secrètement,  mais  si  ardemment  appelé, 
en  exhalant  ce  souffle  de  sa  foi  :  «  Te  voilà,  je  suis 
exaucée  ». 

Ce  fut  Auguste  qui  l'emporta.  Auguste  s'agenouilla 
devant  sa  mère...  Ah!  celle-là!  ce  qu'il  y  avait  dans 
son  pauvre  cœur! 

Lily  ne  savait  déjà  plus  qu'elle  parlait  quand  elle 
dit  en  passant  le  seuil  de  sa  chambre  :  «  Maintenant 
saint  Michel  m'attend.  »  Jésus,  mon  Dieul  j'eus  une 


IQO  CORBEILLE    D  HISTOIRES 

pensée  de  révolte.  Vous  seul  savez,  mon  Dieu  Jésus, 
comme  elle  aimait  et  comme  on  l'aimait.  Que  votre 
volonté  soit  bénie  1 

Elle  mourut  quelques  minutes  avant  midi,  dans  sa 
robe  blanche,  les  yeux  au  ciel,  la  main  dans  les  mains 
de  sa  mère,  la  joue  sur  le  cœur  racheté  d'Auguste. 
Laudate,  pueri,  Dôminum,  laudate  nomen  Domini... 

Le  commandant  se  lut.  Nous  pleurions,  lui  et  moi, 
mais  nous  avions  le  cœur  bien  haut. 

Pour  moi,  cette  chère  petite  fille  n'avait  fait  que 
passer  comme  un  lueur  souriante  et  charmante.  Pour- 
quoi l'aimais- je  si  tendrement?  En  écoutant  naguère 
sa  douce  voix  qui  disait  la  légende  de  YOisange,  je 
ne  me  doutais  point  que  j'écrirais  son  histoire,  et 
quand  j'ai  commencé  d'écrire  son  histoire,  je  n'en 
prévoyais  point  le  dénouement.  Dès  la  premère  heure 
pourtant,  elle  fit  naître  en  moi  l'impression  qui  me 
reste  d'elle,  une  joie  et  une  douleur. 

Son  frère  Auguste  est  revenu  à  Dieu  humblement 
et  sincèrement;  il  est  revenu  de  très  loin,  de  plus 
loin  encore  que  je  ne  puis  le  dire.  Dans  la  croyance 
de  la  famille  de  B...  il  est  certain  qu'un  prix  héroïque 
fut  prodigué  pour  cette  grande  grâce  de  son  retour. 
L'Eglise  ne  veut  point  que  les  chose  de  ce  genre  soient 
affirmées  en  dehors  de  son  autorité  souveraine  et  je 
me  tais  avec  respect. 

Est-ce  à  dire  que  l'Eglise  réprouve  la  pensée  même 
de  ces  sacrifices,  comme  le  paradoxe  d'un  spirituel 
écrivain  le  laissait  entendre  naguère?  Assurément  non. 
11  y  a  quelques  mois,  je  publiais  mon  livre  intitulé 
la  Première  communion,  qui  est  encore  le  récit  d'un 
sacrifice.    Au   milieu   des  pieux   encouragements   qui 


CORBEILLE    D'HISTOIRES  I9I 

accueillaient  cette  prière  en  action,  une  voix  amie 
s'éleva  pour  me  crier  :  «  Halte-là!  »  et  me  faire  remar- 
quer que  cette  pensée  du  sacrifice  chrétien,  depuis 
longtemps  démodée,  portait  en  soi  quelque  chose  de 
souverainement  incommode  pour  les  personnes  hono- 
rables dont  la  vocation  n'est  pas  de  se  sacrifier.  Je 
dois  avouer  que  je  ne  fus  ni  persuadé,  ni  arrêté;  ce 
fut  au  lendemain  môme  de  cette  mercuriale  que 
j'amenai  aux  lecteurs  de  l'Univers  Mademoiselle  Lily, 
petite  âme  chérie  que  j'avais  entrevue  à  peine,  mais 
qui  reposera  dans  le  repli  le  mieux  abrité  de  ma 
mémoire,  comme  ces  fleurs  du  souvenir  qu'on  re- 
trouve desséchées  entre  les  feuillets  d'un  pieux  volume 
et  qui  semblent  revivre  quand  on  les  approche  de  ses 
lèvres... 


FIN 


Taris.  Imp.  d'Editions,  9,  r.  Edouard-Jacques.  5-28 


'--  -—  ---•_. 


PQ        Feval,  Paul  Henri  Corentin 


22U 

cCeUVT33n 

F2 

—                          J 

1856 

t. 27 

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