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Corbeille d'Histoires
SEULE EDITION DES ŒUVRES DE
PAUL FÉVAL
SOIGNEUSEMENT REVUE ET CORRIGEE
Les Merveilles du Mont-Saint-Michel.
Les Etapes d'une Conversion : I. La Mort d'un vire.
— II. Pierre Blot.
— IJI. La Première comm-uniun.
3« récit de Jean.
— IV. Le Coup de GrO.cc, dernière étape.
Jésuites I
Pas de divorce !
La Fée des Grèves.
A la plus Belle : I.
— II. L'Homme de Fer.
Chû te.au pauvre, voyage au dernier pays breton.
Le dernier Chevalier.
Frère Tranquille : 1.
— II. La Fête du Roi Saïomon.
La Fille du Juif terrant. — Le Carnaval des Entants
Le Château de Velours.
La Louve : I.
— IL Yuleniine de Rohan.
Le Loup Blanc.
Le Mendiant noir.
Le Foisson d'Or.
Le Régiment des Géants.
Les Fanfarons du KoL
Le Chevalier de Kériuaour : I.
— II. La Bague de Chanvre.
Le Chevalier Ténèbre.
Les Couteaux d'or.
Les Errants de Nuit.
Fontaines-auv-Perles,
Les Parvenus.
La Reine des Fines : I.
— II. Chérie l
Les Compagnons du Silence : I.
— II. Le Prince Corioîo?i%.
Cae Histoire de Revenants : I.
— II. L'Homme sans bras.
Ko&er Bontemps : I.
— II. Le Rôdeur gris.
La Chasse au Roi : I.
— II. La Cavalière.
Le Capitaine Simon. — La Fille de l'Emigré.
La Quittance de Minuit : I.
— IL Lea Libérateurs de l'Irlande.
L'Homme du Gax.
Corbeille d'Histoire».
Chouans et Bleus.
La Belle Etoile.
La Première aventure de Cor en tin Qulmpei.
Contes de Bretagne.
Romans enfantins.
Veillées de la Famille.
Rollan Pied-de-F.T.
Le Maçon do Notre-Dame.
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
pays, y compris la yuéde, la Norvège, la Hollande, le Danemark et la
Russie .
PAUL FEVAL
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Corbeille
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SEULE EDITION REVUE ET CORRIGEE
ALBIN MICHEL, EDITEUR
PARIS. 22. RUE HUYGHENS, 22. PARIS
31
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911764
Corbeille d ' Histoires
LA MER A BOIRE
Pendant que je publiais mon premier livre chrétien
(Les Etapes d'une Conversion), la bonté de Dieu
inclina vers mon travail nombre de suffrages illustres.
Je n'en citerai ici qu'un seul : le grand écrivain catho-
lique, notre maître à tous, Louis Veuillot, cédant au
mouvement de son cœur, me tendit, dans une lettre
admirablement émue, la main qui a écrit tant de chefs-
d'œuvre et m'appela son ami. Le post-scriptum de la
lettre m'ouvrait avec une grâce charmante la partie
littéraire de l'Univers, dont l'éminent directeur con-
firma, peu de jours après, V invitation de son frère.
J'aurais voulu en profiter tout de suite, mais diverses
circonstances, entre autres la publication de mon opus-
cule, intitulé Jésuites! mtrent obstacle à mon empres-
sement, et ce fut seulement au retour de mon voyage
d'études au Mont-Saint-Michel que je pus adresser à
8 CORBEILLE D HISTOIRES
M. Eugène Veuillot la légende qu'on va lire et qui tien-
dra lieu d' avant-propos à notre nouveau volume.
Je la donne ici telle qu'elle fut insérée dans le
journal :
Monsieur et cher directeur,
Je viens d'accomplir mon pèlerinage au Mont-Saint-
Michel, d'où j'ai rapporté beaucoup de consolations et
un petit panier d'histoires. Si vous voulez, je vous en
donnerai le dessus, et cette lettre servira de préface à
mon livre au cas où le petit panier vaudrait assez pour
qu'on en pût tirer un livre. Je l'appellerai la Corbeille
d'Histoires, quoique ce ne soient point des fleurs.
C'est presque mon pays, là-bas, puisque toute la côte
bretonne, de la rive gauche du Couesnon aux derniers
écueils de la baie de Cancale, regarde et admire la
maison de l'archange, debout comme une reine sur
son piédestal de merveilles.
Au temps de ma jeunesse, quand je courais, chas-
seur ou simple fantassin, marchant pour marcher et
insatiable de mouvement, dans les tranquilles campa-
gnes d'Ille-et-Vilaine, je voyais de partout, entre Saint-
Malo et Fougères, l'église géante qu'on me disait être
en Normandie, bien loin, et que je connaissais sans
l'avoir jamais approchée. Ceci n'est point exagéré :
j'en savais par cœur tous les détails si nettement que
l'humble église paroissiale du bourg voisin m'était à,
peine plus familière.
Je devrais éprouver quelque honte à le dire, je
n'avais pas très grande envie de la voir en dedans; il
me semblait que rien ne pouvait être comparable à ce
qu'on en voyait de chez nous. Il m'est arrivé parfois,
en effet, depuis lors, d'ouvrir des écrins splendides
CORBEILLE D HISTOIRES 9
contenant un vulgaire bijou. Que mettre là-dedans qui
pût être digne de l'enveloppe? et n'eût-il pas fallu, au
contraire, enchâsser dans une grandeur plus grande
la beauté de ce miraculeux chef-d'œuvre?
Vous voyez que j'étais, il y a longtemps déjà, un
amoureux de la Merveille. Que de fois j'ai contemplé
pendant des heures ces pierres que l'art a faites pré-
cieuses à l'égal de l'or, découpant l'infinie hardiesse
de leurs profils sur le ciel clair des matinées d'été! Je
l'aimais au point d'en être jaloux. Il me paraissait
fâcheux et peu équitable que nous autres, gens de Bre-
tagne, nous la vissions toujours ainsi sans la posséder
jamais, et quand, au bout de tant d'années, j'ai gravi
enfin, dans l'hiver de mes jours, avec une émotion
respectueuse, la rampe du beffroi dont les marches ont
l'air d'escalader le mystère et la nuit, mon cœur a
battu puissamment, comme il battrait à l'aspect des rois
de mon enfance que je retrouverais tout à coup victo-
rieux et tutélaires, assis au plus haut de leur trône,
après le mauvais rêve de toute ma vie qui les a pleures
en exil.
Dans la basilique, ce fut un autre réveil ; j'avais
encore plein les oreilles, après une journée de chemin
de fer, la clameur fatigante et confuse de Paris qui
s'amuse, c'est-à-dire qui essaie avec découragement de
vaincre l'ennui monotone de son blasphème, et voilà
que je respirais là, tout à coup, le silence cordial qui
tombe des siècles de vaillance suspendus à ces voûtes.
Qu'elle est vaste et qu'elle est profonde l'éloquence des
temps qui ne sont plus que gloire! Le chœur muet
chantait l'hymne qui s'entend à travers les âges. J'é-
coutais descendre du passé le long de ces muscles de
granit, tendus et ordonnés comme les cordes d'une
IO CORBEILLE D HISTOIRES
harpe, ces harmonies oubliées qui trempaient jadis
l'âme des peuples aux époques où les peuples bâtis-
saient leurs cathédrales en marbre et leurs trocadéros
en planches; la voix de la religion me parlait de fidélité
et de patrie; je me sentais ressusciter au sein même de
notre histoire, que le mensonge du progrès a bafouée,
et je voyais l'éclair brandi par la main de l'ange ter-
rasser les dragons, tout écaillé de pasquinades, dont
l'horrible sarcasme mêle un éclat de rire au hoquet de
notre agonie.
Et je sortis, après ma prière faite, sur la terrasse du
parvis, pour voir du haut du logis de Saint-Michel,
comme d'un balcon,- le pays d'où je regardais Saint-
Michel autrefois. Ahl je la reconnais bien ma vieille
Bretagne, étendant ses bras de Pontorson aux îles.
Enfant, je ne m'étais pas trompé, c'est nous, les Bre-
tons, qui voyons le mieux Saint-Michel, et quand
Saint-Michel muse au sommet de ses tours pour regar-
der la gloire de l'Océan, sa ceinture, c'est nous qu'il
voit, la Bretagne prosternée à l'horizon devant lui.
Les pèlerins, il est vrai, n'arrivent que par la Nor-
mandie, et par la Normandie seulement le Mont tient
à la terre ferme; le Mont est normand depuis la trahi-
son du Couesnon, dont la naïade infidèle coupa au
plus court un soir de fatigue pour s'endormir de meil-
leure heure dans la mer. L'abbé Manet, le savant mo-
nographe des grèves, dont mon enfance put recueillir
encore la parole originale, si pleine de souvenirs, sus-
pectait cette nymphe bourbeuse et accusait formelle-
ment le rivage neustrien d'avoir soudoyé sa fredaine.
L'abbé était un Celte entêté : il disait que les fils de
Rollon, si grands sur la carte du monde, depuis sur-
tout qu'ils s'appellent des Anglais, sont sujets à mettre
CORBEILLE D'HISTOIRES fil
en ligne de bataille des écus plus volontiers encore que
des soldats, et il proposait de chiffrer par livres ster-
ling, schellings et pence, le bilan universel de leur
chevalerie. Il rêvait du Mont-Saint-Michel et n'était pas
éloigné de s'en croire propriétaire; des vieilles gens
existent encore qui se souviennent de l'avoir vu rôder
tout alentour, comme les exilés se rapprochent instinc-
tivement de la patrie.
J'ai fréquenté, en ce temps-là, d'autres historiens de
la royale abbaye : Maximilien Raoul, et surtout Ful-
gence Girard, le doux et le modeste, nourrissant des
illusions enfantines à l'endroit de la démocratie, mais
si ardemment catholique! En outre, mon frère aîné,
champion déclaré des théories géologiques de l'abbé
Manet, était aussi un soupirant de la Merveille. Il
avait dans sa bibiliothèque, assez riche et supérieure-
ment choisie, trois monstrueux cahiers, extraits du
Cartulaire même, des copies de dom Huynes et de
Thomas Le Roy, plus un manuscrit bijou, contenant
l'épopée romane de Guillaume de Saint-Pair. Je pas-
sais mes vacances d'écolier chez lui à parler du Mont-
Saint-Michel, avec les hommes et avec les livres. Je ne
sais pas si je ferai moi-même sur ce miracle de l'art
chrétien au moyen âge quelque chose qui mérite le
nom de livre (i); j'en ai un désir fervent et déjà an-
cien; c'est un peu une question de force. J'ai peur.
Mais aujourd'hui, je suis dans mon élément, puis-
qu'il ne s'agit que d'historiettes. Et justement, le jour
de mon arrivée au Mont, pendant que je regardais du
haut de la terrasse les campagnes de l'ancien évêché
de Dol, sillonnées en tous sens par mes promenades
d'autrefois, il me revint un souvenir très frappant de
(1) J'ai achevé depuis lors et publié Les Merveilles du Mont-
Saint-Michel.
12 CORBEILLE D HISTOIRES
ce digne vieillard, l'abbé Manet, puits de science non
filtrée, dont l'érudition un peu conjecturale, cadastrait
tranquillement le fond de la mer de Cherrueix à la
pointe de Carolles et de Tombelaine aux îles Chaussey,
quand il ne poussait pas plus loin. Il possédait sur le
bout du doigt toute sa forêt de Scissy, taillis et futaies;
il ne voulait point qu'on l'appelât Quokelunde, nom
forgé, selon lui, et très mal forgé par les troubadours.
Ces grands bois submergés étaient bien vraiment son
domaine, et il se fâchait quand quelqu'un s'y prome-
nait en même temps que lui. Il était sûrement poète,
doué d'une invention abondante, dont il amalgamait,
sans trop de scrupule, les produits avec l'énorme masse
de choses qu'il avait trouvées, soit dans les parche
mins, soit en fouillant la tradition populaire. Il écrï
{ vait à la toise, c'est certain, et d'un style diffus, comme
1 presque tous les gens atteints de cette cholérine chro-
nique, la funeste « facilité »; on le lisait avec quelque
peine, mais j'ai connu peu d'hommes plus charmants
à suivre quand il se lançait, la bride sur le cou, dans
les vagabondages de sa dissertation parlée. Comme iï
savait tout et qu'il imaginait le reste, jamais je ne l'ai
vu manquer de quelque légende gracieuse ou tou-
chante pour renouer son écheveau, si le fil s'en rom-
pait.
Je lui ai déjà emprunté bien des récits épars dans
mes romans. Celui qui va suivre a été dit par moi,
voici tout au plus deux semaines, aux bons Pères du
Mont-Saint-Michel, sur leur terrasse, à l'heure de la
récréation, pendant que je leur montrais à perte de vue
le coin du pays breton où le cher vieux prêtre, chemi-
nant avnc ses cheveux gris au vent, nous avait raconté
la même histoire.
CORBEILLE D'HISTOIRES l3
Nous allions à pied le long de la digue de Dol, lui,
mon frère et moi, et il était en train de nous prouver
jusqu'à l'évidence, qu'au temps de l'enfance de saint
Aubert, l'illustre fondateur du premier sanctuaire de
Saint-Michel, la forêt de Chezé (Scissy), avait eu déjà
plusieurs lieues carrées de ses coupes envahies par la
mer, qui prenait goût à dévorer les côtes de la Bre-
tagne et de la Normandie.
— C'était, nous disait-il, le commencement d'un de
ces flux séculaires qui déplacent périodiquement çà et
là les bornes des Océans. Il semblerait qu'aujourd'hui
cette marée se retire avec lenteur. Vous voyez déjà des
chaumes et des pommiers dans nos plaines de Dol, où
les vaisseaux jetaient l'ancre sous Philippe-Auguste.
Nos neveux iront sans doute à pied sec à Jersey, comme
l'ont fait jadis leurs ancêtres. On s'en étonnera, mais
c'est tout naturel.
Le Mont-Saint-Michel était alors en plein bois, Tom-
belaine aussi, et à deux lieues en avant de Caroles, il
y avait, à la place où roule maintenant la grande mer,
deux tumbles ou tumuli presque semblables à Tombe-
laine et au Mont, bien boisés comme eux de beaux
chênes alentour, et qui se nommaient le Tumble et
le Petit-Tumble. On avait vu là des druides et des prê-
tresses, puis des anachorètes; pour le moment, il n'y
avait plus rien, parce que la mer gagnait visiblement
et qu'elle faisait déjà le tour des deux Tumbles, en
marée. Les derniers habitants étaient deux pêcheurs
qui répugnaient à s'en aller à cause du grain consi-
dérable qu'ils faisaient, affranchis de toute concur-
rence, rien qu'à piquer leurs mailles, à marée basse,
au pied du Petit-Tumble où ils demeuraient.
Ils étaient veufs tous les deux et avaient chacun un
lll CORBEILLE D'HISTOIRES
petit enfant. L'un s'appelait Paul et l'autre Pierre,
depuis que l'ermite les avait baptisés. Ils n'étaient
méchants ni l'un ni l'autre; mais, tandis que Paul fai-
sait son dur métier avec résignation, Pierre se plaignait
du soleil brûlant et de la pluie froide. Son désir était
d'amasser vite un gros sac d'écus pour fuir les périls
de la mer et s'en aller en terre ferme, avec ceux des
villes, jouir du plaisir qui passe.
Cependant l'eau gagnait tous les jours un peu de ce
que la terre perdait; à la place de la riante vallée,
plantée de grands chênes, qui séparait naguère les deux
Tumbles, c'était une grève que les marées couvraient
et dont les sables, desséchés par le soleil durant la
morte-eau, se soulevaient en tourbillons dès que le vent
d'ouest soufflait. La côte semblait s'éloigner peu à peu
et l'espace grandir entre les deux monts voisins, qui
n'étaient plus que de pauvres îlots de verdure au milieu
des tangues arides; et encore à chaque poussée de
pleine ou de nouvelle lune, un rang, deux rangs, trois
rangs de grands arbres se déracinaient, emportés par
le flot.
Paul et Pierre avaient été obligés déjà plusieurs fois
de remonter leurs cabanes. Paul voulait partir, mais
Pierre s'y refusait parce que la pêche allait à miracle.
Tous les mois, les marchands de Saint-Pair (lieu où
Granville fut bâtie depuis) venaient en bateau prendre
leur poisson salé et laissaient de bon argent en échange,
avec de la viande et du pain. Pierre disait en comptant
son pécule :
— Nous avons le temps devant nous.
Et Paul cédait, parce qu'il croyait bien aussi que
jamais l'eau ne démolirait un si solide amas de pierre
et de terre.
CORBEILLE D 'HISTOIRES l5
Il arriva que le dernier ermite du grand Tumble,
qui avait cherché refuge devers Carolles dès longtemps,
vint voir un jour ceux qu'il avait baptisés et fut étonné
du changement qui s'était fait autour d'eux.
— C'est tenter Dieu que de rester en pareil danger,
leur dit-il; prenez ce qui est à vous, mettez vos inno-
cents sur vos épaules et venez-vous-en avec moi.
Paul voulait bien, Pierre résista encore, et l'ermite
s'en fut tout seul; mais le lendemain, la grande marée
emporta les deux cabanes. Pour le coup, Pierre eut
peur, et ce fut lui qui dit :
— Partons!
Et l'on se mit à faire les paquets tout de suite.
Ce n'est pas qu'ils eussent de grands biens, mais
Pierre fut du temps à plier bagages, parce qu'il n'en-
tendait rien abandonner. Il voulait emporter tout, jus-
qu'à sa cruche et à son restant de sel.
Le soleil était déjà haut quand ils se mirent en route,
ayant chacun leur petit sur le dos, un sac d'argent
d'une main, un bâton de l'autre, et Pierre, en plus,
chargé comme un mulet de'- tous ses ustensiles de
ménage. Le moment était favorable : la mer avait fui
si loin qu'on ne la voyait seulement plus.
Au bout de quelques pas, Pierre dit à Paul :
— Tu vas trop vite. Pourquoi tant nous presser?
Deux lieues, ce n'est pas la mer à boire I
— Deux lieues de forêt, c'est juste, répondit Paul;
mais deux lieues de grèves! Ecoute, tu es trop chargé,
tes pieds enfoncent.
— Bah! bah! fit Pierre. Le fait est que la route n'est
pas bonne; la tangue tremble comme si c'était une
croûte au-dessus d'une grande cave; mais j'ai le jarret
l6 CORBEILLE D 'HISTOIRES
solide et le cœur content, car nous allons mener brave
vie avec notre argent là-bas.
Et il répéta joyeusement : « Ce n'est pas la mer à
boire! » puis se mit à chanter.
On marcha un quart d'heure encore. Pierre ne chan-
tait déjà plus. Il déposa son sac d'argent sur le sable
pour s'essuyer le front, et dit avec un soupir :
— La côte a l'air de s'éloigner de nous à mesure que
nous allons.
— Avançons, répondit Paul, la mer est loin encore,
mais elle monte, car je l'entends ronfler.
Ils se retournèrent pour mesurer la route parcourue,
et ils virent les deux Tumbles comme deux petits bou-
quets de bois au milieu des sables énormes. Le soleil
était de feu sur leurs têtes, et, pour s'être arrêté seule-
ment une minute, Pierre avait de la tangue jusque
par-dessus les chevilles de ses pieds.
— Marche! lui cria Paul, qui l'avait devancé.
— Tu ne te fais pas idée, répliqua Pierre, comme
mon petit est lourd!
— Le tien pas plus que le mien. Marche!
Pierre marcha. En marchant, et pour s'alléger, il
lâchait de temps en temps quelque bribe de son bien.
Ce fut d'abord sa marmite, puis un ustensile de pêche,
puis un vêtement de rechange; mais il avait voulu trop
porter au début, et la fatigue le tenait. On ne voyait
point encore la mer, mais on l'entendait de mieux en
mieux, et le vent se levait. Paul dit :
— Voilà un vent qui est bien tourné pour rafraîchir
nos fronts; cependant, hâtons-nous. Ce vent est mau-
vais aussi, puisqu'il nous annonce le flot.
— Mon frère, repartit Pierre, déjà loin par derrière,
attends-moi; je suis bien las!
CORBEILLE D HISTOIRES 17
Il avait tout jeté petit à petit, sauf l'argent et l'en-
fant. Paul l'attendit. Lui aussi avait de la sueur aux
tempes. C'était un rude chemin, où les pieds enfon-
çaient à chaque pas. Quand Paul et Pierre se rejoigni-
rent, ils regardèrent encore derrière eux. Entre les deux
Tumbles, la marée arrivait, brillante comme un mi-
roir, sous les rayons de midi.
— Il faut courir, dit Pierre le premier, mais cet
enfant m'écrase!
Et il jeta l'enfant pour prendre sa course. Le petit
s'éveilla par sa chute et tendit ses bras en pleurant.
Paul, qui venait le second, courant aussi (car il ne
s'agissait plus de tarder, la marée glissait au soleil
comme une lame de cristal sur le gris mat et onde des
grèves), ramassa l'enfant de Pierre sans s'arrêter.
Comme il continuait de courir, il crut entendre une
voix qui disait à son compagnon, séparé de lui par
une cinquantaine de pas : C'est la mer à boire!
Il regarda de tous ses yeux et ne vit personne; seule-
ment, un bruit se fit, comme si le pas d'un cheval au
petit trot frappait le sol, mais de cheval', point.
Paul portait donc à ce moment-là les deux enfants
et le sac où était son argent. Pierre, lui, n'avait que
son argent, et il courait bien depuis que rien ne le
gênait. Paul, accablé de sa triple charge, avait peine
à le suivre.
— Fais comme moi, lui cria Pierre, débarrasse-toi I
— Vraiment, oui! répliqua Paul. Tu as raison, je
vais suivre ton conseil. Mais si nous trottons, la mer
galope, m'est avis que nous avons plus besoin de
bonnes œuvres que d'écus!
Et il lâcha son sac, où l'argent sonna en tombant.
Pierre l'entendit.
l8 CORBEILLE D HISTOIRES
— Me le donnes-tu? s'écria-t-il en revenant sur ses
pas, sans craindre sa peine cette fois.
— Que Dieu ait pitié de nous! répondit Paul. Je te
le donne, et me voilà qui ai deux fils : le tien et le
mien.
— Marché fait, dit Pierre en s'emparant du sac
tombé.
Et ils allèrent désormais en silence du plus vite qu'ils
pouvaient, car, pour le coup, le flot les gagnait; ils
allaient, Pierre avec les deux sacs, Paul avec les deux
enfants.
Et entre eux, à 1- improviste, ils virent qu'un beau
jeune homme, revêtu d'une cuirasse dont les mailles
étaient d'or, chevauchait. Naguère, ils avaient entendu
le pas du cheval invisible frapper le sable, et c'était
bien sûr le beau jeune homme, invisible aussi, qui
avait dit dans le vent : « C'est la mer à boire! »
Pierre et Paul, qui sentaient déjà le flot monter sous
leurs pieds, s'écrièrent en même temps:
— Puissant! tirez-nous de peine!
Sans être sorcier, on pouvait reconnaître ce jeune
homme-là pour un ange, quoiqu'il n'eût point ses ailes
avec lui.
A ce sujet, voici ce qui se raconte de l'autre côté du
Couesnon. L'archange saint Michel caressait dès ce
temps-là l'idée d'avoir'un sanctuaire dédié à son glo-
rieux nom sur les rivages qui regardent la Bretagne,
et il parcourait tout uniment la côte, ce jour-là, pour
en choisir l'emplacement. Il avait penché un instant
pour les deux Tumbles, plantés devant l'éperon de
Carolles, mais quand il les vit si près d'être noyés, il
chercha plus loin, et il était en route pour l'autre
Tumble, le grand, le glorieux, celui qui devait être le
CORBEILLE D HISTOIRES ig
Mont-Saint-Michel et que vous voyez d'ici ombrager
de sa Merveille, unique au monde, l'humble chapelle
de son bienheureux fondateur, saint Aubert.
Le jeune guerrier chemina quelques instants entre
les deux pauvres malheureux, dont la dernière heure
s'écoulait dans ce grand éblouissement du ciel et de la
mer : le soleil sur leur tête au ciel, le soleil sous leurs
pieds dans le flot, miroir mortel, et le soleil encore
dans les mille facettes de la cotte de mailles de l'ar-
change. Ils chancelèrent bien des fois avant de tomber.
Ils tombèrent enfin et l'eau les couvrit :
— Puissant! tirez-nous du péril de la mer!
Jamais on ne l'implore en vain. L'ange de Dieu se
pencha pour prendre d'une main le manteau de Paul,
de l'autre le manteau de Piere, qui flottaient à l'endroit
où les deux compagnons avaient disparu.
L'ange était fort. Sa main droite ramena Paul avec
les deux enfants qu'il tenait dans ses bras, et il les mit
devant lui, à l'abri; mais sa main gauche n'attira que
le pan déchiré du manteau de Pierre, que le poids des
deux sacs d'argent retint au fond de la mer.
C'était la MER A BOIRE.
Le cheval du guerrier, s'élevant tout à coup au-des-
sus du Ilot, galopa vers le rivage, en effleurant à peine
dans sa course les diamants qui sont à la crête des
vagues. Le guerrier atteignit ainsi ce qui restait de la
forêt et continua de chercher jusqu'à ce qu'il eût
trouvé les deux autres Tumbles, qui sont en avant de
la ville d'Avranches, à savoir le petit mont Tumbclène
et le grand Mont promis à cette gloire de porter le
nom de t'Epée du Seigneur. Là s'arrêta le voyage de
l'archange.
20 CORBEILLE D HISTOIRES
Et l'archange dit :
— C'est ici le Mont-Saint-Michel, que je trouve au
milieu des forêts et que je mettrai au milieu des grè-
ves. Si Dieu le veut, par l'intercession de sa Mère
Immaculée, j'élèverai sur ce rocher une basilique, où
mon glaive, flamboyant à la droite de l'autel, jusqu'à
la fin des jours, protégera le pieux pays de France
sur la terre et sur la mer.
Il y eut, pour entendre cela, Paul le pêcheur, son
petit enfant et l'orphelin qu'il avait acheté de Pierre.
Le fondateur prédestiné, Àubert, vivait bien près de là,
en la seigneurie de Genest, mais ne connaissait pas
encore la vocation qui devait illustrer sa vie. Elle ne
se fit point attendre, car, avant de mourir, Paul tra-
vailla aux murailles de la collégiale, et ses enfants,
prêtres tous les deux, chantèrent la messe dans le pre-
mier sanctuaire consacré à l'archange saint Michel, en
l'an 710, par le bienheureux évêque d'Avranches, saint
Aubert.
L OISANGE
Voyage en petite vitesse. — Les pèlerins bretons. — Rencontre de
mademoiselle Lily. — La Légende du Pontohêne. — Histoire de
Louison-Louisette. — Les grandes ailes d'or.
On se rend au Mont-Saint-Michel par la ligne de
Paris à Brest en faisant coude à Vitré, respectable petite
ville bretonne que Mme la marquise de Sévigné a
illustrée rien qu'en y venant toucher les fermages de
sa terre des Rochers. Vous figurez-vous la cataracte
d'épithètes étonnées qui eût jailli de sa plume si, au
lieu d'apprendre seulement la tardive folie de Made-
moiselle, Sévigné avait vu un jour, de ses yeux, pas-
ser sous sa fenêtre, en foudre, ce monstrueux dragon
qui s'appelle un train express, et respiré la noire
haleine qu'il vomit, et entendu le terrible râle de ses
poumons? Te bel étang de Paintourteau, qui baignait
22 CORBEILLE D HISTOIRES
les domaines de la tout aimable marquise, mis à sec et
rempli d'adjectifs, n'aurait point fourni de quoi pein-
dre, cette fois, ses légitimes stupeurs.
Son carrosse roulait, dit-on, une semaine entière
pour venir de Versailles aux Rochers, mais la délicate
et chère causerie abrégeait la route; nous autres, nous
ne mettons plus que six heures pour faire le même
trajet, et nous arrivons abêtis par la fatigue et l'ennui.
Dans nos prisons capitonnées, véritables obus où l'on
s'enferme pour être bombardé de ville à ville, le silence
est un bienfait; toute voix qui s'y élève dénonce la
présence d'un politiqueur intempérant, à moins qu'elle
n'inaugure l'effrontée bavarderie des sans-gêne noma-
des, pourvus de vivres alliacés et ouvrant d'heure en
heure à des appétits toujours en train leurs garde-
manger qui recèlent l'asphyxie.
En quittant Paris, je croyais trouver dans mon com-
partiment encombré les cinquante mille visiteurs quo-
tidiens de l'Exposition du Champ-de-Mars, encore
frémissants d'enthousiasme et prêts à pourfendre les
malintentionnés qui ne placent pas les deux tuyaux de
poêle du Trocadéro au-dessus des tours de Notre-Dame;
mais l'Exposition n'était pas là : je ne sais pas com-
ment elle s'en va. Comment elle vient, je l'ignore
aussi, car, à mon retour, je ne l'ai pas non plus ren-
contrée. Mes rares compagnons de voyage l'avaient
peut-être trop vue et s'étaient donné le mot pour n'en
parler point.
A quelque 200 kilomètres de Paris, au Mans, notre
wagon fut tout à coup envahi par une troupe d'enfants
joyeux, qui sortaient de la distribution des prix des
Pères jésuites et s'envolaient en vacances. Que de gibier
tué en espérance, que de poissons prisl Chacun d'eux,
CORBEILLE D'HISTOIRES 2 3
l'année précédente, avait dépeuplé sa terre natale de
truites, de lièvres et de perdrix, et, quoiqu'il n'en
restât plus du tout, le gai bataillon se promettait un
massacre encore plus abondant cette année.
Ces enfants étaient bons et ils étaient enfants, ce qui
devient rare. A Vitré, je me séparai d'eux, non sans
regret, pour chercher, à la sueur de mon front, ce
qu'on appelle pompeusement « la gare » de Fougères.
C'est un vrai monument d'intérêt local, bâti pour un
chemin de fer en pantoufles, sans façon, à la bonne
franquette. On mettrait deux fois la « salle d'attente »
dans une de nos baraques d'omnibus. Cela va tout de
même, cahin caha; une fois lancée, la chose trottine
sur une étroite voie qui trace des paraphes dans un
pays charmant, en plein champ, au milieu des haies,
dont les branches fleuries caressent les voitures. On
pourrait cueillir un bouquet de chèvrefeuille par les
portières.
Le train s'arrête partout avec plaisir et boit un coup
à chaque arrêt, comme les anciens conducteurs de dili-
gences; je crois même qu'il revient sur ses pas pour
ramasser les voyageurs attardés; les vaches riveraines
se mettent au balcon sur les talus et les regardent
passer avec leurs gros yeux bienveillants; il est du pays
tout à fait et même de la paroisse; c'est le coche de nos
pères auquel on a attelé la vapeur.
En franchissant le premier tunnel, car il y a des tun-
nels, en raccourci comme tout le reste, j'entendis des
voix allègres s'élever, et un chant retentit qui me sem-
bla être un cantique. Comme j'étais seul, je ne pus
m'informer, mais je devinai que nous emportions un
pèlerinage. A la station suivante, je descendis (on a
toujours le temps sur cette route-là) et je me promenai
l!\ CORBEILLE «'HISTOIRES
le long des wagons, dont deux étaient pleins et remar-
quablement animés. L'un était de troisième classe,
l'autre de seconde. Ce dernier contenait quelques
dames, beaucoup de paysannes, et, dans l'un de ses
compartiments, d'où s'échappait le bruit d'une conver-
sation bien nourrie, je vis un chapeau à fleurs, des
coiffes, une soutane, un uniforme et une tête d'enfant,
toute rayonnante de cheveux blonds. Elle était jolie
comme un cœur, cette petite fille, et le commandant
de chasseurs qui la tenait sur ses genoux avait une
franche et brave figure de soldat. Au moment où je
passais, cherchant à voir le profil du prêtre qui avait
le dos tourné à la portière, la petite fille demanda, en
zézeyant, comme les enfants gâtés :
— Est-ce qu'on va voir l'Oisanze?
— Sûrement, répondit sa mère, si tu es sage.
— Mademoiselle Lily, dit le prêtre, tu fatigues le
commandant, viens avec moi.
— D'abord, répliqua l'enfant, tonton François est
content de m' avoir, pas vrai, parrain? Ensuite, je ne
veux pas aller avec toi, monsieur le recteur, parce que
tu ne crois jamais aux histoires.
Entre Vitré et Fougères, tonton veut dire mon oncle
et recteur signifie curé. Le commandant mit son bras
autour du cou de mademoiselle Lily comme pour pro-
tester contre l'insinuation du cure qui eut un bon sou-
rire et dit :
— Que tu sois sage ou non, Lily, la rivière, tu la
verras, parce qu'elle ne change pas de place; mais le
bel oiseau de toutes couleurs et l'ange d'or, je n'en
réponds pas, car je passe ici bien souvent et je ne les
ai pas encore vus. D'ailleurs, le joli ruisseau, tributaire
du Couesnon, dont le nom, mal prononcé, semble
CORBEILLE D'HISTOIRES 25
avoir fourni la légende, ne s'est jamais appelé l'Oi-
sange, mais bien l'Oysance avec un y.
— Tu vois bien! s'écria Lily sérieusement chagri-
née, que tu ne te corrigeras jamais 1
Et de fait, tonton recteur avait prononcé son dis-
cours de ce ton précis, net et légèrement doctoral
particulier aux personnes qui ne croient pas aux « his-
toires », ou du moins qui demandent aux récits
légendaires de nos campagnes une précision, une
authenticité que ces traditions naïves ne peuvent assu-
rément avoir. J'étais déjà de l'avis de mademoiselle
Lily contre lui, quand il se retourna par hasard, me
montrant la figure connue d'un vieux et cher ami de
ma famille bretonne. Nous nous appelâmes en même
temps par nos noms. IL se trouvait là au milieu des
siens, ayant été nommé curé dans sa ville natale, gros
bourg voisin de la Normandie.
La mère de mademoiselle Lily était sa sœur et le
commandant, tonton François, était son frère. On
m'offrit l'hospitalité dans le wagon quoiqu'il fût plein,
et j'acceptai quoique le mien fût vide, ce qui est le
comble du mérite pour un wagon, à condition qu'on
me dirait par le menu l'histoire de l'Oisange et que
mon respectable ami le curé s'abstiendrait, au cours
du récit, de toute objection étymologique, critique ou
sceptique. Ne vous étonnez pas si nous prenions nos
arrangements à notre aise : le train de Vitré au Mont-
Saint-Michel ne se presse jamais.
J'eus le temps d'être présenté en détail à toute la
famille : trois dames, deux messieurs, deux fermières
favorites et l'enfant. Le train n'avait pas encore
démarré que l'histoire était déjà commencée. Le com-
mandant avait dit à sa filleule : « Pars du pied gau-
2 6 CORBEILLE D 'HISTOIRES
che, mademoiselle Lily! » et la charmante petite fille,
les mains croisées sur ses genoux, le regard braqué sur
moi bien en face, un peu de rose au front, mais pas
plus déconcertée que si elle eût dit sa prière, était
partie.
— Il y avait donc la petite Louison, me dit made-
moiselle Lily, car c'est pour toi, monsieur, l'histoire;
tout le monde de chez nous le sait bien. Le papa de
Louison avait nom Toine et tirait de la tangue pour
engrais devers Pontorson de Normandie; sa maman
était Toinette à la hotte, qui allait pêcher des coques,
jambes nues, jusque sous le Mont. Nous autres, on y
va aujourd'hui au Mont, mais c'est par pèlerinage pro-
mis, pour que saint Michel archange reçoive mon
grand frère à l'examen de Saint-Cyr, et bonne santé
avoir tout le monde à la maison.
Voilà que le papa Toine, avec le temps, devint vieux,
vieux, et la maman Toinette vieille, vielle, et ne purent
plus aller. On vendit la brouette à tangue. La hotte
qu'on ne pouvait vendre pourrit dans le coin où le
croc se rouillait. Il n'y avait plus que Louison pour
travailler; elle gagnait cinq sous par jour à brocher
(tricoter) des gilets de laine. Â trois on ne mange pas
gras avec cinq sous, non, et il est défendu de tricoter
le dimanche.
Louison avait quinze ans bientôt, qui est l'âge d'en-
trer en place quand on est pour servir. Elle était jolie
tout à fait, et vous n'auriez jamais dit, à la voir si rose,
que souvent, ah! souvent, elle jeûnait.
La papa Toine et la maman Toinette l'aimaient plus
que la prunelle de leurs yeux, et pourtant, par un soir
qu'elle s'était endormie sur son tricot, le bonhomme
CORBEILLE D HISTOIRES 27
se mit à soupirer si gros, que la bonne femme en
pleura et lui dit :
— Toine, mon mari, je sais de quoi tu penses.
— Ah! oui, vraiment, tu le sais, not' femme, répon-
dit le papa, puisque tu pleures...
Elle était si gentille, mademoiselle Lily, en débitant
cela d'une voix clairette comme un son d'or qui tinte,
que le commandant François l'attira brusquement
contre sa poitrine et baisa ses cheveux. Je crus voir
une larme dans le sourire du brave soldat. Mon ami
le curé me dit à l'oreille :
— Le pèlerinage, c'est pour elle.
La mère, une bonne dame entre deux âges, à la
physionomie simple et douce, regardait l'enfant d'un
air attendri. Je remarquai alors que mademoiselle Lily,
rayonnante de fraîcheur au premier aspect, avait un
cercle d'ombre autour de ses yeux rieurs et deux taches
d'incarnat plus vif aux pommettes de ses joues, frap-
pées comme des pommes d'api. Elle ne s'était point
arrêtée et poursuivait, ravie de l'attention que je lui
prêtais :
— Voilà donc qui est comme ça : c'est vrai que les
pauvres vieux avaient la même idée, qui était d'en-
voyer Louison en ville pour gagner sa vie et aider
leurs derniers jours.
— Alors, dit la maman, que son cœur étouffait,
parle avec elle, mon Toine.
— Non fait, répondit le papa, c'est à toi à lui dire
la chose.
— Tu es le père!
— Tu es la mère!
— Jamais je n'aurai le courage!
— Et moi, donc!
28 CORBEILLE D'HISTOIRES
De fil en aiguille personne ne voulut céder. C'était
trop difficile. Quand j'aurai mes quinze ans, s'il fallait
me mettre à m'en aller jamais, tu ne pourrais me dire :
Va-t'en, pas vrai, mère? (Elle eut un baiser.) Si bien
que les deux vieux s'endormirent sans avoir parlé.
La nuit, ils s'éveillèrent plus d'une fois par le cha-
grin qu'ils avaient, et ils crurent entendre qu'on san-
glotait dans la cabane; mais le mari pensa que c'était
sa femme, et la femme que c'était son mari.
Quand ils se levèrent au jour, ils trouvèrent Louison
tout habillée dans ses habits du dimanche et portant
un paquet au bout d'un petit bâton, comme font les
jeunes gars qui partent pour leur tour de France. Elle
souriait bien doucement.
— A vous revoir mieux portants, mon père et ma
mère, dit-elle, je vous prie de me donner votre béné-
diction.
Et elle se mit à genoux, joignant ses belles petites
mains, avec deux grosses larmes qui coulaient dans les
fossettes de ses joues. Toine et Toinette la regardaient
sans trouver quoi dire.
— Alors, fit enfin la bonne femme, ce qu'on enten-
dait plaindre dans la nuit, c'était toi.
— Point, point, répondit Louison, je n'ai du tout
de peine. La bonne Vierge me gardera, saint Michel
aussi, et de voir du pays, quel bonheur 1
Si vous saviez comme sa pauvre douce voix trem-
blait I
— Et tu nous écoutais donc hier au soir, quand nous
parlions? Tu ne dormais pas?
— Ceci et ça, mon bon cher père : pour une demie,
je dormais; pour le reste, entendais : par quoi j'ai ouï
ce qui fallait pour y voir clair dans vous, pauvres âmes.
CORBEILLE D HISTOIRES 2g
Bénissez-moi bien comme il faut, au nom de Notre-
Seigneur Jésus, fils de Marie sans péché. Notre archange
me montrera où mettre le pied le long de la route, car
je n'ai jamais regardé sa maison sainte en haut du
Mont sans dire : « Bonjour à vous, force de Dieu, priez
pour nous tretous! »
Elle s'était tournée vers l'abbaye, dont le soleil levant
touchait les tours et qui sortait de la brume comme un
grand bijou fait avec tout l'or du monde, que la terre
tendrait en offrande vers le ciel... C'est tonton recteur
qui dit la chose comme ça, ou approchant, ai-je bien
répété?... Dame!
Le curé lui caressa la joue.
— Bon! fit-elle, ça suffit, tu es le seul à ne pas me
gâter... Louison, ayant donc fini, baissa la tête; les
deux vieux la bénirent et la voilà en route, en disant :
— A vous revoir! à vous revoir!
Mais ne croyez pas que c'est tout. Toine et Toinette,
étourdis un moment, se retrouvèrent et coururent au
dehors.
— Eh! Louison! attends donc!
— Ecoute un petit, ma Louisette!
— Tu ne t'arrêteras pas à Pontorson...
— Tu iras toujours devant toi jusqu'à Antrain de
Bretagne.
— Rudes gens, par là!
— Mais bonnes gens!
— Agenouille-toi à la croix de Moidrey où est la !
petite niche de Notre-Dame des Allants...
Ce fut la mère qui dit cela, et le père :
— Si tu rencontres mauvaises personnes, traînards ,
ou mal voulants, tiens bon ta crosse!
3o CORBEILLE D'HISTOIRES
— Et appelle le prince des anges, ma fillette... Saint
Michel, défendez-nous!
— Est-il Dieu possible qu'on n'ait pas seulement un
liard marqué à lui mettre dans sa pochette! Avec quoi
va-t-elle manger en chemin?
Louison entendit, car elle s'arrêta, au moment de
tourner le coude de la route, pour montrer le pain de
son déjeuner qu'elle portait sous son bras. Avant de
disparaître derrière la haie, elle envoya un baiser
qu'elle souffla dans le creux de sa main.
— Bien du bonheur, chérie, demande ta route, passé
Pontorson!
— La grâce de Dieu avec toi, tu n'as rien à donner
aux pauvres; mais garde une miette de ton pain pour
l'oiseau de toutes couleurs qui perche sur la branche
de Pontchêne, où tu traverseras la rivière, en avant de
la ville d'An train.
On ne voyait plus Louison, mais elle entendait en-
core; sa voix, à travers la haie, arriva, disant :
■ — A vous revoir, mes chers cœurs, à vous revoir!
Et les deux bonnes gens rentrèrent dans la maison-
nette, qui leur sembla trop grande parce que l'enfant
n'y était plus...
Pendant ce premier chapitre de l'histoire, nous
avions passé Fougères, où les pèlerins de l'autre wagon,
tout un peuple de braves paysans avec leurs enfants
et leurs ménagères, étaient venus dire bonjour à made-
moiselle Lily par la portière. C'était une petite suze-
raine tout à fait. Chacun voulait voir comment allait
ci notre mignonne demoiselle, » et, Dieu merci, notre
i ignonne demoiselle allait comme un charme. Le
commandant donna la pièce blanche pour ceux qui
avaient soif, et ils avaient tous soif. Le temps ne man-
CORBEILLE D'HISTOIRES 3ï
quait point pour boire « une verrée » de cidre ou
même « une polée. » Le long de ce railway patriarcal,
les voyageurs pourraient faire leur partie de piquet à
chaque buvette. J'ouvris l'avis qu'on fît descendre ma-
demoiselle Lily pour la promener un peu sur le quai,
mais tout le monde prit un air d'embarras, excepté
Lily elle-même, qui me dit avec son joli sourire :
— Nous allons demander plus d'une grâce à l'ar-
change de Dieu, tu sais, monsieur. L'examen de mon
grand frère, c'est le principal, sûrement; mais ce n'est
pas par caprice que je suis sur les genoux de tonton
François comme un bébé. J'ai quelque chose dans les
jambes; depuis l'été dernier, je ne sais plus me tenir
debout.
Le curé me serra la main furtivement, et la mère
attira Lily sur son cœur, pendant que l'œil du com-
mandant devenait humide.
— Cela reviendra, reprit mademoiselle Lily, que
j'aimais vraiment de tout mon cœur; je n'ai pas en-
core l'âge d'être infirme, pas vrai? et il faut prier
d'abord pour Auguste, qui est plus pressé.
Le curé me dit :
— Auguste, c'est le grand frère; pas trop bon sujet,
malheureusement.
Nos voyageurs de 3e classe sortaient en tumulte de
la buvette, et ne chantaient pas les louanges du cidre
du chemin de fer, qui n'était, selon eux, ni « fort de
pommes, » ni « droit dans son goût. »
— C'est du normand, disait une vénérable ména-
gère, qui semblait s'y connaître à fond; du normand
de la Normandie, quoi!
Et elle ajoutait avec une conviction toute patrio-
tique :
32 CORBEILLE D'HISTOIRES
— N'y a que la Bertaigne pour bertaigner le cid'-
vrai-cid' et le monde-bon-monde, v'ià qu'est sûr!
— Tais-toi, la Gote! lui cria Lily en la menaçant
du doigt, Saint-Michel est en Normandie!
— C'est la faute du Couesnon, dit le curé : une ri-
vière qui déménage. Le Mont était breton comme tout
ce qui est bon, mais sa naïade se laissa enjôler par un
maire d'Avranches, à une époque que les historiens
n'ont point précisée : le troubadour a dit :
« Li Couesnon a faict folie,
Si est li mont de Normandie. »
Sur ce, le chef de gare prononça un solennel « quand
vous voudrez! » et notre train, après avoir hésité gra-
vement, se balançant et se tâtant à toutes les jointures,
lança un cri poussif et reprit son allure de haquenée.
Mademoiselle Lily attendait avec impatience cet
instant pour continuer son histoire : elle la savait si
bien! Elle nous dit comment Louison-Louisette arriva
au bourg de Moidrey, où passe justement ce perfide
Couesnon, qui vola la huitième merveille du monde
à la Bretagne, comme quoi elle fit sa dévotion à Notre-
Dame des Allants, et comme quoi aussi, par après, ren-
contrant un chevalier sur la route de Pontorson, elle
se mit. à deux genoux dans la poudre et lui barra pas-
sage juste le temps de réciter le « Notre Père » et le
« Je vous salue, Marie, » tout au long. Elle avait son
idée.
— Pour qui pries-tu, jolie? 'lui demanda le cheva-
lier.
— Doux seigneur, répondit-elle, je prie pour le bien
de vous.
— Et tu veux l'aumône en échange?
CORBEILLE D'HISTOIRES 33
— Oui, sûrement, si votre cœur généreux consent
à me la faire.
— Ouvre ta main et tends-la.
Louison, au lieu d'obéir, répondit :
— Ce n'est pas à moi qu'il faut donner, monsei-
gneur.
— Et à qui donc?
— Allez droit votre chemin; passé le bourg de Moi-
drey, devers les grèves, vous trouverez une pauvre
cabane où l'on pleure; vous descendrez de votre beau
cheval, vous entrerez et vous direz en donnant votre
charité : « Père Toine et mère Toinette, voici ce que
votre petite fille vous envoie. »
Le chevalier se mit à rire, c'était un bon enfant.
— Ils coûtent cher ton Pater et ton Ave, ma jolie,
dit-il; donner ce n'est rien, mais changer ma route! Je
né vais pas de ce côté-là.
— Je dois donc ajouter autre chose par-dessus le
marché, pour votre peine, reprit Louison, qui se mit
à dire bien dévotement le « Souvenez-vous, ô très pieuse
Vierge Marie! »
Et quand elle eut fini, elle se releva disant :
— Voilà pour le bonheur de ceux que vous aimez.
Bon voyage! apprenez aux bonnes gens que je n'ai ni
faim, ni soif, ni fatigue, et que mon chanteau de pain
me reste tout entier... Attendez! je vous promets encore
une dizaine de mon chapelet, si vous voulez les em-
brasser de ma part.
Et s'en alla égrenant les perles de bois de sa dizaine
avec fidélité.
Je passe d'autres rencontres prêtées par mademoi-
selle Lily à Louison, qui cheminait avec son petit
paquet et son chapelet. Ainsi en fut-il jusqu'aux envi-
3
34 CORBEILLE D'HISTOIRES
rons de Pontorson où, la voyant aller si modeste, deux
écoliers fous, qui cherchaient fredaines, se moquèrent
d'elle en prononçant de mauvaises paroles, car éco-
liers à l'école ne font pas toujours bien, mais écoliers
aux buissons font mal toujours. Un bon prêtre la bénit,
une belle dame lui sourit, un païen bossu, borgne et
boiteux, lui jeta des pierres parce qu'elle n'avait point
de bosse, qu'elle marchait droit et que ses deux grands
yeux bleus imploraient le Père qui est au ciel.
— Tous les méchants qui vivent de haine, fit obser-
ver ici mademoiselle Lily avec gravité, ne sont pas
ainsi bossus par dehors, ni boiteux, ni borgnes appa-
remment, mais ils portent leurs infirmités dans leurs
âmes et jettent toujours des pierres aux vertus d'au-
trui. Louison dit une dizaine pour le païen, comme
elle avait fait pour le chevalier, et vous saurez qu'il
faut prier surtout pour les borgnes persécuteurs, pour
les bourreaux boiteux et pour les bossus qui lapident.
Tonton recteur me l'a dit, et il ne se laisse pourtant
pas marcher sur le pied, non!... Si tout le monde rit,
c'est donc que je ne sais pas bien mon histoire?...
M. le curé tira une belle image de son bréviaire et la
lui tendit en riant plus fort que les autres.
— Tu sais ton histoire comme un cœur, mademoi-
' selle Lily, dit-il, mais écoute-moi bien : je prie, en
{ effet, pour ceux qui me marchent sur le pied, car ils en
; ont grand besoin, mais je ne les encourage pas devant
j le monde, parce que c'est d'un mauvais exemple...
Voilà l'Oisance, tiens, regarde!
— L'Oisange! rectifia Lily. Et la manière même dont
elle prononçait ce nom (l'Oisanze) indiquait comment
l'Oisange avait pu glisser jusqu'à l'Oisance sur les
pentes de l'usage et du temps pour désigner l'étroit
I
CORBEILLE D HISTOIRES
35
filet d'eau qui coulait tantôt à droite, tantôt à gauche
de la voie, traversant des paysages un peu rétrécis,
mais véritablement enchantés. Le commandant Fran-
çois décida :
— Il y a l'Oysance sur la carte de l'état-major, mais
on prononcera l'Oisange jusqu'à la fin de l'histoire.
— C'est bon, dit Lily, mais l'histoire finira avant
que nous soyons au Mont-Saint-Michel, et vous croyez
que l'ange écoutera votre prière si vous volez son nom
au ruisseau qu'il aimait? C'est l'Oisange, ou bien il
n'y a pas d'histoire... Y est-on? Je continue : Vers les
neuf heures avant midi, Louison vit venir sur la route
une carriole traînée par un cheval maigre et portant
une marchande bien grasse. Un chien hargneux sui-
vait, vaguant devant et derrière, la tête entre ses pattes
et la langue pendante; il voulut mordre Louisettê.
Ceci était indifférent à la marchande, puisque la chose
n'aidait ni ne gênait son commerce; mais une idée
lui vint tout à coup, et elle appela son vilain chien.
— Normand! ici, Normand, à bas! Laissez tran-
quille cette innocente I
Et arrêtant le cheval maigre, elle prit un air aimable
pour dire à Louison :
— Mon cher trésor, où allez-vous?
— A la ville d'Antrain, répondit la fillette. Bon-
jour, madame.
— Bonjour, ma perle. Qui vous attire ainsi en la
ville d'Antrain?
— J'y vais chercher condition pour gagner ma vie.
— Voyez-vous ça! Aimeriez-vous entrer en brave
maison où il y a peu d'ouvrage et beaucoup de plaisir?
— Oh! oui, madame, sûrement.
— Agréable logis, grasse table, honnêtes ha/ its,
36 CORBEILLE D'HISTOIRES
maîtresse bonne comme bon pain; des beignets le
dimanche et dix deniers rennais dans votre pochette à
la fin de chaque mois?
— Sûrement, sûrement, sûrement, répéta Louisette
émerveillée, j'aimerais bien cela, mais qui me le don-
nera ?
— Ce sera moi, ma petite chatte, et remerciez votre
bon ange qui vous a mise sur mon chemin. Allez tou-
jours en vous promenant, passez l'eau au Pontchêne,
montez la montée qui roque jusqu'à Antrain où je
demeure, et demandez ma boutique au premier venu
quand vous serez en ville.
— La boutique de qui, s'il vous plaît?
— La boutique de la vraie bonne personne qui vend
du fil, des aiguilles, de la toile, de la vaisselle, du foin,
du grain, des petits couteaux, de la dentelle, du lard
salé et du poisson frais du Mont, que je vais quérir
présentement à la grève pour mes pratiques, mi-
gnonne.. Hue, Grigou!
Ainsi s'appelait le cheval maigre, qui se remit en
marche, précédé du chien hargneux, et la marchande,
cahotant, s'en alla à ses affaires.
Bien contente était Louison, ai-je besoin de le dire,
et remerciait saint Michel. En trottinant sur le chemin,
elle apprenait sa leçon pour être bien sûre de trouver
Ja boutique où si doucement on vivait : bonne per-
sonne qui vend du fil, des aiguilles, disait-elle, des
petits couteaux, de la vaisselle et de la dentelle... quoi
encore? du grain, du foin, du lard salé, de la toile et
du poisson frais. Va bien!
Le temps se mangeait, cependant, et la route s'ava
lait. Louison ne se pressait pas, mais elle arriva tout de
même au Pontchêne, qui était un tronc jeté en travers
CORBEILLE D'HISTOIRES 37
sur le ruisseau, avec une branche morte qui servait de
balustrade aux venants et de perchoir à l'oiseau de
toutes couleurs. Le papa et la maman lui avaient dit
cela d'avance au logis. Or, Louison s'occupait beau-
coup de l'oiseau. C'est à peine si elle avait écorné son
chanteau de pain en le grignotant un petit peu par le
bout. Bien qu'elle commençât à avoir durement faim,
elle l'avait gardé tout pour déjeuner avec l'oiseau en
lui donnant des miettes, c'était son idée. Aussi regardâ-
t-elle vivement sur la branche morte, puis tout alen-
tour, mais d'oiseau il n'y en avait nulle part, pas plus
que là ni ailleurs.
Alors Louison se dit :
— Tant pis pour lui, c'est de sa faute, je déjeunerai
toute seule.
Et s'assit sur le pont, les jambes pendantes au-dessus
de l'eau bien commodément. Tirant donc son pain,
elle allait se mettre à manger, quand un son de cloche
tomba du haut de la montagne où est la ville d' An-
train. Louison avait déjà le bec ouvert, mais elle le
referma sans y rien mettre, et sautant sur ses pieds,
elle s'agenouilla dévotement pour réciter son Angélus,
comme c'était le devoir, car la cloche avait tinté les
douze coups de midi.
Et pendant qu'elle disait la bénie prière qui .raconte
si bellement la visite de l'ange, l'humilité de Marie,
servante du Seigneur, et le saint mystère de l'incar-
nation qui s'ensuivit, elle sentit quelqu'un sur son
épaule.
Ah! certes, elle voulut voir qui c'était; mais elle
eut beau tourner son cou, elle ne put. Cependant,
comme de juste, elle se doutait bien que c'était l'oi-
seau de toutes couleurs, et en effet, au moment où elle
38 CORBEILLE D'HISTOIRES
disait « le Verbe fut fait chair, » celui qui était sur son
épaule s'élança pour voltiger, planant au-dessus d'elle,
et chanta comme font les alouettes en triomphe.
— Il prie aussi, se dit Louisette.
Sûr, sûr que c'était l'oiseau; mais Louisette ne put
encore le voir, parce qu'il voletait à pic entre elle et
le soleil de midi dont les rayons brûlaient.
Elle crut apercevoir seulement dans la lumière
éblouissante un doux visage d'adolescent qui la regar-
dait en souriant, et pensa : je suis folle! D'autant
qu'au même moment, les légères petites pattes de l'oi-
seau posèrent de nouveau sur son épaule, il ne devait
pas être plus gros qu'une mésange. Louison se déman-
chait le cou pour voir toutes les couleurs qu'il avait.
Pendant qu'elle, regardait à gauche, l'oiseau percha
sur son épaule droite; elle se retourna et voilà l'oiseau
sur son autre épaule.
— Ah! tu joues à cache-cache avec moi! dit-elle,
attends!
Et miettant des miettes dans sa main, elle les tendit
devers l'épaule où était l'oiseau, qui se mit tout de
suite à becqueter; mais rien ne servit à Louisette de
tortiller son cou ni d'écarquiller les yeux, elle ne voyait
pas même la petite pointe de son petit bec.
— Attends 1 attends!
Elle n'était point malavisée, vous allez voir. Pre-
nant son temps, elle se pencha sur la branche morte
et regarda dans l'eau, qui était tranquille au-dessous
d'elle et polie comme un miroir.
— Comme en un miroir je m'y verrai, pcnsa-t-elle,
et avec moi l'oiseau de toutes couleurs, qui sera bien
attrapé!
Et, en effet, elle se vit clairement et nettement,
CORBEILLE D'HISTOIRES 3g
comme en un miroir : ses grands cheveux bouclés que
le vent de la marche avait ébouriffés sous sa coiffe mon-
toise, son minois curieux et son doux sourire d'enfant,
mais l'oiseau? Eh bien! il n'y avait point d'oiseau, à
moins que ces grandes, grandes ailes éployées... Tu me
croiras si tu veux, monsieur, me dit ici mademoiselle
Lily, ce n'étaient pas des ailes de bouvreuil, ni de
rouge-gorge, ni de merle, ni de pinson, ni d'aucune
bête volante qu'on rencontre dans les champs. Il aurait
fallu cent ailes de bouvreuil et mille aussi pour faire
une de ces ailes-là dont les plumes étaient en duvet
d'or fin, sablé de poussière de diamant qu'on voyait
poudroyer à travers une pluie de feuilles de roses, fon-
dues en brouillard joli, et ces ailes étendues couvraient
Louisette comme une voûte de claire ombre, et entre
elles deux, juste derrière la tête de Louison, un peu
au-dessus de son sourire, un autre visage souriait,
plus beau qu'on n'en a jamais vu, avec des cheveux
qui ondoyaient autour comme des flammes couchées;
et tout cela était transparent, les ailes, le visage, la
chevelure, si bien qu'on mirait le bleu du ciel au tra-
vers. C'est vrai, va, tonton recteur lui-même n'ose
pas dire non!
Voyant cela, Louison fut si étonnée et peut-être eut
si grand'peur, qu'elle en oublia le danger de l'en-
droit où elle était suspendue au-dessus du précipice;
elle se rejeta en arrière et serait tombée à l'eau comme
un plomb si quelque chose ne l'eût appuyée plus
doucement et douillettement que le dossier d'une
bonne bergère.
Quelle chose? ce n'était pas toujours le parapet,
car au Pontchêne il n'y en avait point.
Etait-ce le sourire qui avait des ailes d'or? L'his-
4o CORBEILLE D 'HISTOIRES
toire ne le dit pas, elle fait comme l'oiseau, elle joue
à cache-cache, *mais moi, je sais bien qu'en penser.
Louison baisa son chapelet et dit : « Merci, lumière
des anges! » Puis, ayant pris pied sur l'autre bord,
elle monta la montée qui roque à la ville d'Antrain
où demeurait sa nouvelle maîtresse, la bonne personne
qui vendait de tout et le reste...
— Antrain! — Antrain! — Antrain! cria le con-
ducteur en marchant le long de nos wagons arrêtés.
La mère de mademoiselle Lily se pencha vers elle
et demanda :
— N'es-tu point fatiguée de tant parler, ma chérie?
— Ahl mais non! répondit mademoiselle Lily; c'est
ici que l'histoire commence à être belle.
Le commandant regarda son frère non sans malice
et lui dit :
— L'abbé, c'est le moment, place ta science!
— Il faut que vous sachiez, me dit mon ami le
curé, que ce sabre est le tyran de la famille. Moi, je
passe pour voltairien, un peu, parce que j'apprends à
mademoiselle Lily plus de catéchisme que de légendes.
J'ai eu le malheur un jour de leur dire que le nom
d'Antrain, figuré ainsi dans quelques vieux manus-
crits, (c Entraînait, » venait du latin inter amnes, « au
milieu des rivières, » à cause du Couesnon, de l'Oy-
sance et du Tronçon qui coulent sur son territoire,
ou encore du celtique Antroum, « auprès de la rivière. »
Depuis ce temps-là, on se moque de ma science.
Mademoiselle Lily n'entendit qu'un seul mot : l'Oy-
sance, et s'écria :
— Tonton recteur est un entêté. Monsieur, écoute
la fin, tu vas bien voir que c'est l'Oisange, puisque je
CORBEILLE D'HISTOIRES 4l
te le dis... Voilà donc Louison qui arriva à la porte
d'Antrain. Jamais elle n'aurait cru qu'il y avait au
monde une si grande ville, ni tant d'hommes et tant
de femmes rassemblés en un seul lieu. C'était pire
que la foire de Moidrey, où l'on vient jusque d'Avran-
ches. Elle regardait de tous ses yeux les gens qui
allaient et venaient et n'osait point leur parler, crainte
d'être rembarrée. Ayant vu pourtant une vieillotte
sortir de la boucherie avec un morceau de mou pour
son chat, elle s'encouragea à lui faire une belle révé-
rence, à quoi la vieillotte répondit honnêtement et lui
dit :
— Mieux vaudrait travailler que vagabonder, ma
mignonne; j'ai mes pauvres, et ne donne que le lundi.
Louison n'était pas fîère, et néanmoins elle ré-
pondit :
— Ma respectable dame, je ne demande point l'au-
mône...
— Respectable! respectable! repartit la vieillotte en
colère; certes, je le serai quand j'aurai 'l'âge; passez
votre chemin, péronnelle! Je devine ce que vous cher-
chez...
— Alors, dites-moi où le trouver, je vous en prie,
car je suis bien dans l'embarras.
La vieille la regarda mieux, et lui voyant la larme
à l'œil déjà, elle se radoucit tout d'un coup, car elle
n'avait point l'âme cruelle.
— Ça, ça, fit-elle, dites votre cas, pauvrette : où
voulez-vous qu'on vous mène?
— A la boutique, madame.
— Je suis demoiselle... A quelle boutique?
— A la boutique de ma maîtresse.
— Et qui est votre maîtresse?
[\1 CORBEILLE D 'HISTOIRES
— La vraie bonne personne qui vend du fil...
— C'est moi! fit la vieillotte.
— Des aiguilles...
— C'est moi!
— De la toile, poursuivit Louisette, récitant la
leçon apprise en route, de la vaisselle, du foin, du
grain...
— C'est moi, c'est moi, c'est moi!...
— Des petits couteaux, de l'a dentelle, du lard salé
et du poisson frais. Ah! vraiment, je n'ai rien passé;
mais ce n'est pas vous, car ma maîtresse est plus
grosse que vous, plus jeune que vous...
— Voire! et elle louche des deux yeux, n'est-ce
pas?
— Un brin, oui.
— Et avez-vous compté les dents qui lui restent
dans la bouche?
— Pour ça, non. Je l'ai croisée sur la route...
— Dans sa carriole qui branle, avec son cheval
maigre, Grigou....
— C'est cela!
— Et Normand, son chien galeux... Trébigrel non
fait, non fait, ce n'est pas moi! Des bonnes personnes
comme celle-là, je n'en suis pas! C'est la veuve à Nor-
mand Grigou, qui est mort l'an passé du chagrin de
l'avoir épousée. Elle vend du fil qui rompt, des aiguilles
sans chas, des rebuts de toile, de la vaisselle fêlée, du
foin chauffé, du grain mité, des petits couteaux pour
ne point couper, de la dentelle en guenilles, du lard
rance et du poisson qui marche! Et méchante langue,
et doleuse, et voleuse, sans foi. ni loi, ni honte, la peste
de la ville; ah! mais non, mais non, ça ne me ressemble
pas! Je suis tout le contraire, Dieu merci, ne faisant
CORBEILLE D'HISTOIRES A3
tort d'un liard à quiconque, fournissant de la brave
marchandise, gagnant petit et disant du bien du pro-
chain... Quel gage vous a-t-elle promis?
— Dix deniers rennais le mois et des beignets le
dimanche.
— Dix taloches plutôt, ma tourterelle! dix caresses
du pied et du poing, de l'eau dans la trempée, avec la
chance de se coucher sans souper le dimanche, comme
les jours de la semaine. Je vous en offre quinze, moi,
des deniers rennais, rien que par bonté d'âme et pour
vous épargner le malheur d'entrer chez pareille bonne
personne à vous perdre, car ça se gagne!
Dame! vous pensez que Louison eut envie de dire
oui, car la marchande de la carriole et elle ne s'étaient
point tapé dans la main ni n'avaient fait crochi-cro-
chette avec leur petit doigt, ce qui finit les marchés;
mais quelque chose lui disait en son dedans que ce
serait foi-mentir.
Comme elle passait devant l'église, elle entendit un
oiselet chanter dans les gouttières. Elle regarda et ne
vit rien, sinon un beau rayon de soleil qui dorait les
cheveux de l'archange saint Michel dans sa niche, à la
cornière de droite, sous le toit. Elle pensa au sourire
céleste qu'elle avait vu dans l'eau sous le Pontchêne.
— Honneur des cieux, se dit-elle, vous m'avez cou-
verte de vos ailes; ah! je l'ai bien vu, et vous avez bec-
queté mon pain dans ma main; il me faut donc être
bonne fille.
Et tout haut, parlant à la vieillotte, elle ajouta :
— En vous remerciant, demoiselle. J'ai promis à
l'autre, je tiendrai.
Et juste à cette heure, au tournant du parvis, Nor-
mand, le chien hargneux, se montra, suivi du cheval
,
44 CORBEILLE D'HISTOIRES
maigre Grigou, traînant la carriole où la grosse mar-
chande cahotait parmi la paille qui emballait son pois-
son. La vieillotte courut à sa rencontre aussitôt, et
Louison crut qu'elles allaient se battre; mais point,
elles s'embrassèrent à quatre bras en criant leurs com-
pliments :
— Ah! tendre amiel
— Ah! cher cœur!
— Avez-vous fait bon voyage? Vos soles et vos mu-
lets flairent comme un baume, en vérité. J'étais ici
vous gardant votre petite servante, crainte qu'elle ne
se gage ailleurs, car, du temps qui court, les jeunesses
ne sont pas trop fidèles...
Quand c'est tonton recteur qui raconte, il dit en cet
endroit : « Louisette commençait à apprendre le
monde; » mais moi, je ne connais encore que des bons
cœurs.
La vérité, c'est que la vieillotte alla porter le mou à
son chat, et que Louison suivit la carriole, qui la mena
à cette boutique, où se vendaient tant de choses. C'était
une vilaine masure, pleine de la cave au toit, où tout
traînait en désordre dans la poussière. Jamais vous
n'avez vu pareil inéli-méla. Quand une ménagère ve-
nait acheter un demi-cent d'aiguilles, il fallait remuer
tout le magasin; mais la marchande s'y retrouvait tout
de même et gagnait de l'argent, n'en fût-il point.
Là dedans, Louison était chargée de curer tout et de
vendre, et de ranger, et encore de graisser l'essieu de
la carriole, d'étriller le cheval maigre, de faire la pâtée
du chien hargneux et la cuisine de la marchande, et
aussi de lui coudre ses jupes, 'et enfin de porter une
lanterne allumée par les rues devant « madame, »
quand la veuve allait en soirée chez le tripier, chez
CORBEILLE D 'HISTOIRES 45
l'huissier ou chez la vieillotte demoiselle qui avait un
chat. Louison travaillait du matin au soir, et quelque-
fois du soir au matin. Elle ne se plaignait point et
attendait toujours les beignets.
Elle mangeait ce qu'il y avait et dormait quand elle
pouvait. Il est sûr que sa maîtresse n'était point plus
méchante qu'une autre; mais, vous savez, elle était
marchande et ne trouvait jamais qu'on en faisait assez.
Elle avait de l'amitié pour Louison, comme pour le
cheval Grigou, qui mourait à la peine et ne se plaignait
point non plus, puisqu'il n'avait pas la parole.
Pour honnête, la marchande l'était, monsieur; je te
laisse à le juger : elle mettait tous les quinze jours,
sans faute, cinq deniers rennais dans un pied de bas
qui était la tirelire de Louison, et au bout du temps,
cela ne pouvait manquer de faire un boursicot. Seu-
lement, il faut bien que la casse se paie, dis donc;
chaque fois qu'une assiette fêlée tombait en morceaux
ou qu'une pelote de fil s'égarait, ou même que le chien
galeux s'attaquait à un morceau de lard, la veuve allait
au pied de bas de Louison, qui était chargée de sur-
veiller le chien comme le reste, et le pied de bas ne
gonflait point beaucoup.
La preuve, c'est qu'au bout de six mois, au lieu des
cinq sous rennais ou soixante deniers que le boursicot
aurait dû contenir, Louisette ayant demandé à comp-
ter, sa maîtresse lui dit :
— Bonne petite, tu as tout dissipé en dégâts; non
seulement tu n'as rien, mais tu me redois deux liards.
Ne t'inquiète point cependant, je t'en fais cadeau
d'amitié pour tes étrennes.
Or, voici pourquoi Louison voulait connaître son
compte : va, monsieur, elle avait grand besoin d'ar-
/|6 CORBEILLE D'lIISTOIRES
gent! En ce temps-là on n'écrivait pas tant de lettres
qu'aujourd'hui, et je crois bien que ni le bonhomme,
ni la bonne femme de là-bas ne savaient écrire; mais
il venait parfois des gens de la grève qui apportaient
des coques, des soles et des nouvelles. Le bon chevalier
du commencement avait tenu plus que sa promesse, et
les vieux vivotaient depuis des mois et des mois sur la
belle pièce d'or qu'il avait laissée en s'en allant sur le
coin de la table. Mais tout s'épuise; on avait vu la fin
de la pièce d'or, et la maladie, augmentant avec l'âge,
le père Toine et la mère Toinette étaient là-bas bien
désespérés et abandonnés dans la misérable cabane à
se regarder l'un l'autre mourir.
Telle était F avant-dernière nouvelle.
La dernière, Jésus Dieu! était bien plus triste encore.
Ecoutez, Louison en pleura toutes les larmes de son
cœur.
Il n'est si chétif logis qui n'ait son maître. Le maî-
tre à qui appartenait la cabane où Toine et Toinette
se mourait était presque aussi pauvre qu'eux, et dans
sa dure nécessité, voyant qu'ils ne payaient plus la
redevance de leur logis, il chercha quelque autre à qui
l'affermer.
Et il trouva pour leur malheur, et la dernière nou-
velle annonçait que les deux vieillards à l'agonie
allaient être mis à chemin, sur la dure, faute de dix
deniers de la monnaie de Rouen, qui en valait douze
du battage de Rennes.
Vous voyez bien que Louisette avait ses raisons pour
réclamer son boursieot, et vous allez voir aussi que la
grosse marchande avait un petit coin de bon dans sa
conscience, nettoyée encore plus rarement que sa bou-
tique. En écoutant le cas des deux vieux, ma parole,
CORBEILLE D'HISTOIRES #7
elle eu le cœur tout retourné et mouilla son tablier de
ses larmes.
— Tu es paresseuse joliment, ma pauvre poule, dit-
elle à Louisette, et de grand entretien, par le bon appétit
que Dieu t'a donné, sans reproche; tu te couches tôt,
tu te lèves tard, tu gaspilles le beurre, le charbon, la
chandelle, et tes mains ne peuvent rien toucher sans
casser, briser, ravager. Ce n'est pas deux liards que tu
me devrais, en brave compte, mais deux livres tour-
nois d'argent, et même quatre, sinon six. Hélas de
moil à me conduire comme je vais le faire, je mourrai
sur la paille, c'est certain, et Dieu veuille que j'en aie
seulement de la paille, quelques pauvres brins à ma
dernière heure! Mais c'est égal, tu m'as navré l'âme,
avec ton Toine et ta Toinette, je veux me montrer cha-
ritable, pour gagner le paradis, et faire les choses si
grandement, que Dieu ne me marchande point quand
je toquerai à sa porte. Tu me paieras mes six livres
d'argent plus tard, quand tu pourras, si ce n'est huit,
par honnêteté et reconnaissance, ou dix, en chiffre
rond, alors comme alors. En attendant, je te donne,
en pur don, les douze deniers du loyer de ton père
et de ta mère, avec le treizain pour la route... Et
encore un, qui fait quatorze! Et un, quinze, et cinq,
vingt! et va-t'en bien vite, que je ne regrette pas ma
générosité, quand le bon sens me reviendra.
Louison se jeta à son cou et prit sa course, mais sa
maîtresse la rappela pour lui donner en plus un joli
pain frais bien doré. Que Jésus le lui rende! Le chien
hargneux qui vit faire cette largesse en grogna huit
jours durant, et le dit à Grigou, le cheval maigre, qui
fut huit jours avant de le croire.
Ecoute bien cela, monsieur; quand la veuve mourut
48 CORBEILLE D' HISTOIRES
au bout de son rouleau comme nous ferons tous, il y
eut d'un côté de la balance sa rapine et tous ses com-
merces, de l'autre ce seul petit mouvement de bon
cœur, et pour si peu saint Michel lui épargna la peine
éternelle de l'enfer, on le dit. Elle fut en purgatoire.
Par exemple, après avoir vendu tant de bricoles, elle
dut longtemps y rester.
Louison dévala la descente avec tous ses deniers
dans sa poche et son pain doré sous le bras. Ses pieds
ne touchaient pas terre, si bien aise qu'elle était de
porter le salut à son père et à sa mère. Dès la sortie de
la ville, les pauvres de métier, comme s'ils eussent de-
viné que la petite Louison était aujourd'hui une riche
fille, l'entourèrent et la suivirent en lui quémandant
l'aumône. Il faut donner tout ce qu'on a, pas vrai,
monsieur? Tu sais cela, mais le fais-tu? Il y a encore
autre chose : il faut bien regarder à qui l'on donne,
pour ne pas perdre le bien des vrais malheureux dans
les mains des gueux de gueuserie qui lamentent pour
avoir de quoi boire; tonton recteur sait les reconnaître,
moi pas, et je donne à tous, crainte de me tromper.
C'est mal, mais pas beaucoup.
Louison était comme moi; à voir tous ceux-là qui
demandaient la charité pour l'amour du bon Dieu,
les uns sans bras, les autres sans jambes, des estropiés
de toute façon, et le paralytique qui allait sur ses mains,
assis dans une écuelle de bois, elle avait le cœur bien
gros et ses piécettes frétillaient dans sa poche.
— Ayez pitié d'un pauvre aveugle!
— Donnez au pauvre perclus, ma belle petite demoi-
selle!
Ah! dame! ah! dame! jamais on n'avait encore pris
CORBEILLE D'HISTOIRES 49
Louisetle pour une demoiselle. Elle répondait triste-
ment :
— Je n'ai pas, mes amis, je n'ai pas.
Et c'était bien la vérité, puisque toute sa fortune
était pour Toine et pour Toinette, en danger de mourir
par misère, sans oreiller sous leurs têtes et sans toit
dessus. Louison allait tant vite qu'elle pouvait dans sa
hâte de bien faire; elle tenait son bâton à crosse d'une
main et de l'autre son pain frais, dont elle comptait
faire trois parts, une pour les pauvres, une pour l'oi-
seau de toute couleur, une pour elle-même. Mais elle
avait beau se presser, les quémandeurs allaient encore
mieux qu'elle, surtout ceux qui n'avaient pas de
jambes. Louison restait presque la dernière entre un
bon vieux guenilleux tout essoufflé et une jeune mère
malade portant un petit chétif dans ses bras.
Le vieux tomba de fatigue à un moment, et la jeune
mère s'arrêta pour le ramasser; les autres ne tournèrent
même pas la tête et continuèrent de galoper avec leur
refrain :
— Charité! charité! charité!
— Ayez pitié d'un pauvre aveugle!
— Donnez à l'estropié de tout son corps!
Louison entendit un faible cri derrière elle; c'était
la petite mère malade qui était tombée à son tour en
essayant de relever le vieux trop lourd.
— Ah! cher oiseau, pensa Louisette, c'est ta part et
la mienne que je vais donner; aujourd'hui, tu ne bec-
queteras pas de mes miettes!
Elle s'élança en même temps vers ceux qui étaient
tombés de besoin et rompit son joli pain, qu'elle par-
tagea entre eux. Tous les deux portèrent avidement la
4
5o CORBEILLE D'HISTOIRES
nourriture à leur bouche, et quelqu'un gazouilla en
l'air un doux chant d'oiseau.
— Merci, mon petit cœur, dit le vieux, mais ma mé-
nagère a grand faim à la maison.
Et la jeune mère :
— Bon petit cœur, merci; mais à force de jeûner,
je n'ai plus de lait dans ma poitrine pour mon enfant
qui ne sait encore manger le pain.
Ceux-là étaient des pauvres du bon Dieu, tu vas le
voir, monsieur. Le vieux ajouta en joignant les
mains :
— Je partagerai le pain avec ma ménagère; si vous
avez, donnez à celle-ci pour empêcher son enfant de
mourir, au nom de votre mère!
— Au nom de votre père! s'écria la jeune maman
qui pleurait, donnez aussi, donnez ce que vous avez
à celui-là!
La main de Louison entra toute seule et quasi mal-
gré elle, dans sa pochette. En l'air on gazouillait si
doux qu'elle cherchait des yeux le rossignol au-dessus
de sa tête, mais rien ne vit, sinon un nuage perlé qui
passait au gré du vent.
Le vieillard eut un beau denier marqué et un denier
la pauvre jeune mère.
— iDieu vous le rende! Dieu le rende à ceux que
vous aimez!
Dieu n'y manque pas, mais il ne manque jamais
non plus d'éprouver ses plus chères âmes; il faut
savoir cela, et tant pis pour ceux qui murmurent!
Voici que les quémandeurs, mauvais pauvres, faux
aveugles, trompeurs de boiterie, estropiés pour faire
semblant, et le reste, ayant tourné la tête à la fin, virent
Louison tirer de l'argent de sa poche et faire l'aumône
CORBEILLE D'HISTOIRES 5l
Seigneur Dieu I ils prirent leur course tous ensemble
et revinrent criant qu'on les volait! Si tu les avais vusl
Les boiteux allaient comme des cerfs et les perclus
brandissaient à deux mains leurs béquilles en faisant
des sauts d'écureuil. Ils se jetèrent d'abord sur la petite
mère et le pauvre vieux.
— Rends-nous notre argent, coquine!
— Brigand, rends-nous notre argent!
Louison, qui était brave, se mit au-devant de ses
protégés et les défendit avec son bâton à crosse.
— J'ai donné ce qui m'appartenait, dit-ellle, à qui
j'ai voulu le donner. Pourquoi accusez-vous ces mal-
heureux de vous avoir volé ce qui n'était point votre
bien ?
— Qu'ils partagent! qu'ils partagent! fut-il ré-
pondu; le bien de l'aumône est le bien de tous. La
coquine a menti pour avoir plus que les autres, son
enfant ne tette plus et marche tout seul! Il a ses dents!
il jouait hier à la fossette avec des vagabonds qui
savent lire! Pour avoir plus que les autres, le vieux
brigand a menti : il n'a point de ménagère. C'est lui
qui tette sa chopine, et son vrai logis est le cabaret.
— Est-ce donc vrai? demanda Louison, qui se re-
tourna.
Mais il n'y avait plus personne à la place où étaient
tout à l'heure la petite mère et le vieillard mourant.
Comment s'en étaient-ils allés? Louisette se sentit le
cœur bien gros, et il y eut un nuage errant qui passa
sur le soleil en gazouillant le chant des loriots. Tu sais
bien, monsieur, que les loriots, quand ils chantent,
ont l'air de se moquer du monde. En même temps les
faux pauvres crièrent tous à la fois :
— Vous voyez bien, demoiselle, généreuse et riche
52 CORBEILLE D'niSTOIRES
demoiselle, vous voyez bien, les menteurs ont pris
leurs jambes à leur cou! C'est nous qui sommes les
vrais affligés, et vous ne nous avez pas secourus.
— Je n'ai rien! voulut répondre encore Louison.
Mais une grande effrontée de manchote retrouva une
de ses mains pour tâter la pochette où étaient les de-
niers, qui sonnèrent, et alors on ne s'entendit plus.
— Donnez! cria un gros béquillard tout embarrassé
de ses potences, c'est moi l'abandonné qui ai ma
femme à l'agonie du mal caduc, et une tante pesti-
férée, et un cousin qui marche à reculons, et une fil-
leule remuée par la danse de Saint-Guy!
— C'est certain, renchérit un tortu; il dit vrai, mais
j'ai mieux que cela : ma gorge est rongée à vif par un
ver, et il y a quatorze innocents qui m'attendent dans
mon trou, plus les orphelins de ma sœur défunte...
donnez !
— Donnez! donnez! donnez!
— A moi, à moi, à moil
Et la grande effrontée de manchote, clamant par-
dessus tous les autres, hurla :
— J'ai trois pères et quatre mères, ramassés au long
des chemins par la bonté de mon cœur! C'est pour leur
faim et pour leur soif que je quête : donnez-moi dou-
ble, et ce ne sera pas encore assez!
Louison donna, qu'aurais-tu fait, monsieur? Elle
n'avait pas assez d'âge pour bien voir à travers les
menteries; elle donna six deniers; avec les deux de la
petite mère et du bon vieux, cela faisait huit. Il ne lui
restait donc bien juste que les douze qu'il fallait à
Toine et à Toinette pour garder leur logis. A cet argent-
là, il ne lui était point permis de toucher : elle le dit,
et serrant son petit bâton à crosse, elle ajouta :
CORBEILLE D'HISTOIRES 53
— Que Dieu vous bénisse, mes amis, ne perdez pas
votre temps avec moi.
Voyant qu'il n'y avait plus rien à piller, les quéman-
deurs tournèrent casaque en disant :
— Allons boire!
Et la plupart se mirent à la chasse de quelque autre
gibier : ce n'étaient pas les plus méchants. Il y en eut
trois qui ne firent que passer de l'autre côté de la
haie, à savoir la grande manchote, le tortu mangé
par un ver, et le gros béquillard. Ceux-là avaient leur
idée. Ils se cachèrent à l'abri du fossé et le tortu dit :
— La jeunesse a encore douze deniers qu'elle em-
porte dans sa poche.
— Oui, répondit la manchote, j'ai vu cela; mais le
monde continue de passer sur la route; on n'y peut pas
faire ce qu'on veut.
— Le jour baisse, ajouta le béquillard, jouons
notre jeu; quand la jeunesse va arriver vers le Pont-
chêne, il n'y aura plus personne à cheminer, crainte
de mauvaise aventure, et alors... Eh! qui va là?
Ils écoutèrent tous les trois. Quelqu'un soupirait
dans la haie. Le tortu y jeta son sabot, la manchote
regarda dans les ronces et le béquillard y déchargea
un coup de sa béquille. Mais ils se mirent à rire de bon
cœur, car ce qui les avait effrayés n'était qu'un petit
oiseau, gros comme la moitié d'un moineau, qui prit
sa volée en faisant : Cuic, cuic, cuic.
Aussi, le tortu ayant repêché son sabot, ils com-
mencèrent à longer la haie, en dedans du champ, bien
doucement, bien doucement, lui, la manchote et le
béquillard, en suivant de loin Louison, qui dévalait
vers le Pontchêne.
54 CORBEILLE D'HISTOIRES
Notre train avait dépassé Pontorson, la vieille ville
qui se souvient de Bertrand Du Guesclin et de sa
femme Tiphaine la Fée, dont l'observatoire se voit
encore au versant sud du Mont-Saint-Michel; car elle
était astronome, selon les bonnes gens, et même astro-
logue, si l'on en croit les langues mauvaises. On com-
mençait à sentir l'air de la mer. A la dernière station,
tonton recteur nous avait expliqué que nous passerions
bien près de Pontchêne, mais que nous ne le verrions
pas. Il avait même ajouté que le vieux tronc, remplacé
maintenant par une arche en pierre, se trouve non pas
sur l'Oysance ou l'Oisange, mais sur un ruisselet ano-
nyme qui se jette aussi dans le Couesnon. Mademoi-
selle Lily l'avait écouté poliment; on voyait bien,
cependant, qu'elle le regardait comme un ennemi
acharné de son histoire.
— Ça m'est bien égal, dit-elle en s'adressant tou-
jours à moi, comme si elle eût deviné que je protégeais
par état les histoires. Puis elle reprit : — Louisette
descendait donc vers le pont, toute seule maintenant.
Six heures du soir approchaient; on était à la fin de
l'automne, la brune allait bientôt tomber.
Tout en marchant, Louison entendait du bruit der-
rière la haie, mais elle ne s'en inquiétait point, parce
qu'une goutte de tristesse lui avait coulé dans Te cœur
en songeant à ses chères bonnes gens de là-bas. Comme
elle allait les trouver maigres, "et chancelants, et
changés par tant de misère! Elle regrettait, non point
d'avoir fait la charité, mais d'avoir prodigué une si
grosse part du pauvre argent de Toine et de ïoinette à
cette mauvaise troupe de mendiants. Quant tout à
l'heure le petit oiseau s'était ensauvé au coup de
béquille donné dans la haie, il avait passé en son vol
CORBEILLE D'HISTOIRES 55
juste au-dessus de Louison, qui avait bien entendu
alors quelqu'un lui dire à l'oreille : « Aie confiance. »
— Je veux bien avoir confiance, pensa-t-elle, mais
c'est la peur qui me vient. Ange de Dieu, gardien des
cœurs unis de Jésus et de Marie, protégez-moi, je vous
en prie, car je suis comme si un grand malheur mena-
çait sur moi.
Elle allait toujours cependant, et à mesure qu'elle
descendait vers la plaine, elle trouvait que rien n'était
plus de même depuis son premier voyage, qu'elle avait
fait par un beau matin d'été. Les froments étaient cou-
pés, les pommes gaulées, le lilas du blé noir ne souriait
plus par les champs, et tout en bas de l'a montée elle
traversa des ravages d'eau.
Bien sûr que la rivière avait dû déborder. Les
grandes herbes de sauge que le chemin traversait pour
arriver au Pontchène étaient encore toutes limoneuses
et commençaient à peine à se relever. L'Oisange coulait
à pleines rives sous le vieil arbre couché en grondant
comme au déversoir d'un moulin.
Ah! certainement Louisette n'aurait pas su se mirer
maintenant dans cette eau troublée, ni voir les ailes
d'or étendues au-dessus de son sourire, car la nuit
venait tout à fait, et d'ailleurs elle ne souriait plus :
elle avait plutôt envie de pleurer. Pourquoi? Parce
que...
Au moment où elle mettait le pied sur le pont, un
dernier rayon de jour laissait voir encore la rivière
gonflée qui bouillonnait. Le tronc renversé d'un bord
à l'autre était humide et tout gras comme les pièces
de bois qui ont été noyées; pour marcher, Louison
était obligée de s'appuyer sur son bâton.
56 CORBEILLE D'HISTOIRES
— L'oiseau de toute couleur est couché, se dit-elle
en soupirant.
Et à bien réfléchir, elle n'en fut point trop fâchée,
parce qu'elle n'avait pas seulement une miette à lui
donner. Comme elle arrivait au milieu, trébuchant et
prenant bien garde à ses pieds, les cloches de la ville
d'Antrain passèrent sur la vallée sonnant. C'était,
comme la première fois, l' Angélus qui tintait, mais
non plus celui de midi puisqu'on était au soir. Comme
la première fois aussi, Louison se mit à genoux, et pen-
dant qu'elle priait, distraite par la tristesse qui lui
pesait sur l'esprit plus lourdement toujours et tou-
jours, elle vit un petit oiseau menu, ah! menu, qui
voltigeait devant elle, allant, venant, tournant et cher-
chant où se poser.
Celui-là n'avait point des ailes d'or et n'était pas
beaucoup plus gros qu'une mouche.
Et il ne chantait point, et ses plumes, en battant le
vent, ne faisaient aucun bruit.
On l'apercevait dans le noir, parce que l'entour de
lui s'éclairait en rond, mais si peu! c'était approchant
comme la lueur que donnent les luciolets au bord des
fossés, quand ils sont pour éteindre leur chandelle.
Louison s'aperçut seulement alors que le déris
(l'inondation) avait cassé et emporté la branche morte
qui servait de balustrade.
— Ah! cher petit mignon! pensa-t-elle, tu n'as plus
ton perchoir!
Et, cherchant avec ses mains, à tâtons, elle trouva
un endroit où l'écorce du pont était fendillée; dans la
fente, elle planta son bâton à crossette. Cela l'empêcha
d'entendre qu'on marchait à pas de loup parmi les
CORBEILLE D'HISTOIRES 57
herbes de sauge, sur la rive qu'elle venait de quitter.
— Maintenant, dit-elle, tu peux percher; perche.
L'oiseau ne se fit pas prier. Il vint se poser sur la
crosse et chanta trois cuic, cuic, preuve que c'était
bien celui de là-bas, sur la route, que le béquillard
avait chassé de la haie avec sa béquile, et peut-être
aussi celui qui avait gazouillé sur le parvis de l'église,
en la ville d'Antrain, au moment où le rayon dorait
le cheveux de l'Archange dans sa niche, tout en haut
du portail.
Quand Louisette s'agenouilla de nouveau pour ache-
ver sa prière, le bruit des sauges remuées avait cessé.
Elle songeait priant :
« Seigneur, que vais-je donc souffrir? »
Car elle avait son petit cœur tout plein jusqu'au bord,
et quelqu'un y parlait, disant dans le fin fond d'elle-
même :
— Aie confiance, aie confiance! Avant de souffrir,
pendant qu'on souffre et après qu'on a souffert, il faut
louer Jésus-Dieu, fils de Marie!
Elle écoutait cela si bien qu'elle n'entendit point
une voix qui chuchotait tout à côté, dans les sauges,
disant :
— Elle n'a plus son bâton à crosse pour se défendre,
c'est le moment!
Bien plus, elle n'entendit même pas la marche de
la grande manchote, du petit tortu et du béquillard,
qui sortaient des herbes pour se glisser sur le pont. Un
souffle de vent s'était levé, c'est vrai, et toutes les
feuilles des arbres voisins qui allaient déjà se dessé-
chant faisaient tapage. Si bien qu'à l'instant où, ache-
vant sa prière, Louison disait : « Moi aussi je suis la
58 CORBEILLE D 'HISTOIRES
servante du Seigneur, que sa volonté soit faite! » la
béquille du béquillard lui assomma la nuque d'un
grand coup, durement frappé, pendant que le tortu et
la manchote, se jetant sur elle, vidaient sa pochette
en un tour de main.
Après quoi, faisant deux cordes avec son fichu de
cou déchiré par moitié, le béquillard, la manchote et
le tortu lui lièrent les pieds et les poignets bien liés
avant de la lancer comme un corps mort dans la
rivière.
L'oiseau n'était plus sur son perchoir, mais dans la
nuit, plus noire, on entendit quelqu'un qui pleurait.
Louison coula au fond de l'eau tout de suite. Pour-
quoi les trois faux mendiants ne s'en allaient-ils pas,
puisqu'ils avaient fini leur ouvrage? Monsieur, je vais
te le dire : Ils ne s'en allaient pas parce qu'ils ne pou-
vaient plus. Leurs pieds étaient pris dans le bois, où
ils s'enfonçaient comme si c'eût été de la tangue des
grèves. Et ils regardaient, en frissonnant, quelque
chose qui apparaissait dans l'eau, au-dessous d'eux.
Va! quelque chose de beau qui faisait grand'peur!
Louison, la pauvre petite fille, était revenue du fond
à fleur du courant, qui ne l'emportait point. Elle res-
tait là immobile à la même place où ils l'avaient noyée,
étendue sur le dos comme en un lit, bien couchée, les
bras croisés sur sa poitrine.
Et la pâle lueur l'entourait qui tout à l'heure était
en rond autour de l'oiseau.
Puis une musique chanta si doux qu'on aurait dit
la voix des anges, puis deux grandes ailes se déployè-
rent au-dessus du corps et s'agitèrent lentement. Des
CORBEILLE D 'HISTOIRES 5g
ailes qui brillaient en sourdine, comme de Toi dans
une cave, et qui étaient transparentes un peu.
Et alors Louison commença à mouvoir, mais non
point à fil du courant, au contraire : elle remontait le
chemin de l'eau, semblable à une barque qui aurait eu
une âme ou une voile. Et ainsi elle passa sous le Pont-
chêne, qui en grelotta de bout en bout.
Comme elle passait, la manchote, le tortu et le
béquillard râlèrent et s'abattirent raides morts sur
l'écorce, où les premiers sortants de la ville d'Antrain
les trouvèrent enlisés le lendemain matin. C'est vrai.
Mais Louisette? Où allait-elle en rebroussant l'eau?
Eh bien! Louison allait, enveloppée dans sa lueur,
si blanche et si douce qu'elle avait l'air de dormir, au
milieu d'un beau songe. Elle ne devait pas voyagei
ainsi bien loin. Les grandes ailes d'or avaient d'autre
besogne à faire cette nuit que de ramer autour d'une
petite âme remontant le cours du ruisseau.
Il y avait au-dessus du Pontchêne une prairie qui
joignait la route du Mont-Saint-Michel. La rivière
débordée, qui rentrait peu à peu dans son lit, en cou-
vrait encore un morceau. Ce fut là que les ailes d'or
poussèrent Louison bien doucement et puis s'envo-
lèrent. •
Quand la lune se leva, l'eau était retirée; il n'y avait
plus là que de l'herbe, et sur l'herbe une chère fillette
qui dormait, souriante comme les enfants égarés dans
le pays des rêves...
Or, ce soir-là, le bon vieux Toine et la bonne vieille
Toinette (pas vrai, monsieur, que tu es content de les
ÔO CORBEILLE D'HISTOIRES
revoir?) s'étaient mis au lit bien malades et surtout
bien désolés. Ils ne pouvaient plus bouger ni s'aider de
leurs membres, et c'était la dernière fois qu'ils cou-
chaient dans leurs grabats, car le lendemain, sans
faute, on devait les mettre à s'en aller, le ventre creux,
la pochette vide, sans bras ni jambes pour gagner leur
pain.
Il y avait dans la ruelle de Toine un saint Joseph, et
dans celle de Toinette une bonne Vierge avec le divin
Jésus dans ses bras. Quant au grand Archange, qui
est le soldat de la sainte Famille, ils n'avaient pas
besoin de l'avoir chez eux, puisque, par leur étroite
fenêtre, ils voyaient sa statue ailée planer au plus haut
sommet du mont.
Avant de fermer les yeux, Toinette avait dit :
— Je n'ai point défiance du cœur de notre Louison.
— Ni moi, femme, avait répondu Toine.
— Si elle n'a rien envoyé, c'est qu'elle n'a pas pu :
la volonté de Dieu soit faite.
— Certes, certes, mais j'ai grand'faim.
— Moi aussi... que les anges lui rendent en bonheur
ce que nous endurons de souffrance!
— Ainsi soit-il.
— Bonne nuit, mon mari. ■
— C'est la dernière, ma femme; où serons-nous
demain? Bonne nuit.
Bonne nuit! Entends-tu, monsieur? Moi d'abord je
ne dormirais guère si je savais que mon lit n'est plus
à moi que pour une fois; mais Toine et Toinette dor-
mirent, et par-dessus le marché ils eurent un rêve : le
même pour tous deux. Ecoute-le, il n'est pas long et
c'est presque la fin de l'histoire.
CORBEILLE D'HISTOIRES 6l
Il y avait déjà du temps que Toinette dormait,
quand elle entendit gratter à la porte, et une voix qui
était au-dessus d'elle dit :
— C'est de la part, du cœur de Louison.
Elle essaya de se lever, mais elle ne put, tant ses
vieux membres étaient noués, et de son côté Toine
essayait aussi; car il avait aussi entendu la même voix,
mais il était encore plus perclus que Toinette. On grat-
tait toujours et plus fort, et quand on fut las de gratter,
on picota d'abord à la porte, puis au carreau de la
petite fenêtre. C'était comme un bec d'oiseau, faisant
tac, tac, tac. Toine dit :
— Il est enragé, ce pierrot!
Et Toinette fit :
— Ecoute, le voilà qui descend par la cheminée!
En effet, on entendit tout de suite après voleter dans
la nuit de la cabane ce qui paraissait être un petit
oiseau, et bientôt quelqu'un essaya d'ouvrir la porte
en dedans, pendant qu'on grattait toujours au dehors.
En même temps, une lueur se fit, qui ne venait
point par le carreau et qui éclaira surtout saint Joseph
dans la ruelle de Toine et la bonne Vierge au Jésus \
dans la ruelle de Toinette.
A cette lumière, les deux vieux se mirent à chercher
l'oiseau, — le petit oiseau, — mais ils n'en découvri-
rent point trace; seulement il y avait comme deux
grandes ailes étendues dans toute la largeur de la cham-
bre, et ces ailes étaient en une matière comme qui
dirait de la fumée d'or où passeraient tour à tour
toutes les couleurs de l'arc-en-ciel : pas bien distinctes,
un peu brouillées, un rêve, je te dis, monsieur I
Et pourtant, il y avait autre chose que du vent, car
la serrure grinça et la porte s'ouvrit.
62 CORBEILLE D'HISTOIRES
Alors, Toine vit entrer le saint Joseph de sa ruelle,
plus vieux et habillé en mendiant, pendant que Toi-
nette voyait entrer aussi la bonne Vierge de sa ruelle,
toute jeune, habillée en pauvresse, avec un Jésus
malade, dans ses bras, et qui rayonnait si bien tout de
même, qu'il éclairait la statue d'or de saint Michel,
debout sous l'arc-en-cie'l des grandes ailes.
— Je te salue, père Toine, dit saint Joseph, et la
Vierge dit aussi : Je te salue, mère Toinette, pendant
que l'archange se prosternait, les mains jointes, pour
adorer l'Enfant-Dieu.
La Vierge et saint Joseph vinrent jusqu'au milieu
de la chambre où était la table et y déposèrent chacun
un « petit quoi » qui sonna, disant ensemble ce qui
avait été entendu déjà :
— C'est de la part du cœur de Louison.
Et s'en allèrent. L'archange éteignit ses couleurs,
la porte fut refermée et dans la nuit revenue la serrure
de nouveau grinça. Mais pendant que le petit oiseau
voletait avant de remonter par le tuyau de la che-
minée, quelqu'un toucha au front Toine et Toinette,
qui, dans leur rêve, se sentirent aussitôt guéris...
Ici, le train s'arrêta, et le conducteur cria :
— Moidrey! on descend pour l'omnibus du Mont!
— Prends-moi, monsieur, me dit mademoiselle
Lily, que je te finisse l'histoire.
Et tandis que je l'emportais à la gare dans mes
bras, légère, hélas! comme une plume, elle acheva,
en effet :
— Le lendemain matin, au petit jour, Toine et Toi-
nette s'éveillèrent en se frottant les yeux.
CORBEILLE D 'HISTOIRES 63
— Mon homme, demanda Toinette, que veux-tu
aller faire au Pontchène?
— Ah! par exemple, ma femme, répondit Toine,
c'est toi qui as cette berlue-là! Tu viens de dire :
« Allons chercher Louison. »
— C'est toi qui as dit : « Allons chercher Louisette. »
— Mais non!
— Mais si!
On frappa. C'était le maître de leur cabane qui
venait les mettre dehors. Ils sautèrent en bas de leur
lit tous les deux : « Tu as bien entendu, monsieur, j'ai
dit : ils sautèrent, et en allant ouvrir, ils trouvèrent
6ur la table le « petit quoi » qui avait sonné.
C'étaient deux deniers rennais, les deux deniers que
Louison avait donnés au bon vieux et à la petite mère,
au sortir de la ville d'Antrain; mais quand Toine et
Toinette offrirent ce petit quoi au maître du logis, en
le priant humblement de le prendre comme acompte,
le brave homme ôta son bonnet et leur dit :
— Cela vaut plus que la masure elle-même; si vous
la voulez, je vous donnerai du retour!
Et, de fait, pour les deux deniers, Toine et Toinette
eurent le logis tout à eux, par contrat devant notaire.
Ce que c'était que ces deux deniers-là, moi, je n'en
sais rien, mais voici mieux : Le doigt de l'archange,
quoique ce fût en rêve, avait si bien guéri mon Toine
et ma Toinette, qu'ils purent aller de leur pied, ce
matin, jusqu'à la prairie du Pontchène, où ils trou-
vèrent Louison-Louisette sur l'herbe, encore un peu
ébaubie d'avoir été noyée. Elle n'en pouvait croire ses
yeux de les voir si vaillants. Eux croisèrent solidement
leurs vieilles mains remises à neuf pour en faire un
bon siège, l'assirent dessus bien à son aise et la rappor-
64 CORBEILLE D'HISTOIRES
tèrent ainsi au logis à la guerdoîidaine, qui veut dire
en triomphe chez nous. C'est tout.
— Et tu vois bien, tonton recteur, conclut made-
moselle Lily sous la gare, en tendant ses bras à M. le
curé pour qu'il la prît à son tour, tu vois bien que
l'Oisance n'a pas de bon sens : c'est l'Oisange qu'il
faut dire, j'en réponds, puisque l'ange était l'oiseau
et que l'oiseau était l'ange.
Il
PATRON-MARGUERITE
Janic Picou et la femme sans langue. — L'oreille de mer. —
L'armée des peliis-calotins. — Renot et Engoulvan. ■ — Aven-
tures de Côle-de-Cuir. — La prison et l'évasion. — Anecdotes
de chouannerie.
Mademoiselle Lily sera encore de notre seconde his-
toire, qu'elle écouta de tous ses grands yeux étonnés,
enveloppée dans le châle de sa mère et assise sur ma
couverture de voyage au hord du railway en construc-
tion qui doit longer le Couesnon endigué. Tout le
pèlerinage était là, arrêté par la mer haute, à deux ou
trois cents pas de Moidrey, dans une de ces pâtures
sablonneuses où croît l'herbe sobre et indigente à l'œil,
qui donne tant de saveur à la chair illustre des gigots
de pré salé.
En face de nous, derrière une de ces immenses bara-
ques en planches que l'industrie de chemin de fer sème
66 CORBEILLE D 'HISTOIRES
partout où elle pénètre comme un signe triomphant
de civilisation, nous voyions un vieux vilain cotre, à
flot au milieu des terres, qui balançait lourdement son
mât fluet, chargé de poulies obèses. Cela ressemblait
assez à certains « sujets » savamment appauvris et
déjetés auxquels l'art des jardiniers, pratique, mais
vilain, arrache cruellement la parure dont Dieu com-
ble toutes les plantes, pour diriger leur sève en totalité
vers les branchettes mères et forcer la grosseur de
leurs fruits.
Au delà du cotre et presque entre ses agrès, se mon-
trait dans la brume un mamelon, coiffé de travers par
une vieille bâtisse. Je dis la chose telle que je la vis, et
j'y donnai peu d'attention; mais un pauvre homme
qui passait le long de la voie, poussant une brouettée
de tangue, nous dit avec fierté :
— On le voit d'ici, pas vrai?
— Quoi donc?
— Le Mont, pardienne!
C'était vrai, c'était le Mont-Saint-Michel, cette petite
chose qui me rappelait, en miniature, l'ancienne butte
Montmartre au temps du télégraphe.
Que voulez-vous? Le Mont-Saint-Michel est immense
de partout, excepté de là. Vu d'Avranches, par exem-
ple, la ville de saint Aubert, il fait jaillir du cœur un
cantique d'admiration; aperçu de Carolles, de la pleine
mer, du rocher de Cancale, des collines de Bonnaban
au-dessus de la digue de Dol, il apparaît, grand comme
la France des âges chrétiens dont il fut l'imprenable
citadelle, et auguste comme le chef-d'œuvre de toutes
les poésies de la foi, consacré à la gloire de l'ange pro-
tecteur de la patrie. Ce sont là des choses qu'il ne faut
point regarder de la marge d'un chemin de fer en
CORBEILLE D'HISTOIRES 67
construction, par-dessus la baraque géante qui signale
l'arrivée de notre vénérée bourgeoise et maîtresse,
madame l'Industrie, voilà tout.
Ne vous fâchez point cependant contre l'envahis-
sante platitude de la baraque; allez seulement un peu
à droite ou à gauche, et admirez tranquilles; quand
même l'industrie dessécherait la mer et planterait des
betteraves dans le vaste désert des grèves, tant mieux,
si c'est la volonté de Dieu. Il restera toujours assez
de place pour poser la guérite de l'archange qui veille
sur la France catholique en portant le glaive du Sei-
gneur.
Il n'y a pas plus d'une demi-heure de voiture entre
Moidrey et le Mont, mais l'a mer ne faisait que d'arriver
et nous avions la plus belle marée du mois. C'était au
bas mot quatre heures d'attente pour le départ de
l'omnibus. Il nous fut proposé des bateaux, et certes
la traversée n'est ni longue ni dangereuse, mais le
pèlerinage venait de Vitré, pays peu marin. Plusieurs
ménagères avaient ouï parler des perfidies de l'Océan,
et je crois que Mathurin, le rustique majordome de la
mère de Lily, avait une vague teinture des dangers
courus par le navigateur à l'âme cuirassée de chêne
et de triple airain qui osa, le premier, affronter la tem-
pête, séparé de la mort par une simple planche. Le fait
est que cet inventeur n'avait pas froid aux yeux.
Mademoiselle Lily, qui était ici le personnage impor-
tant, fut tout de suite partagée entre la bonne envie
de faire connaître le premier navigateur et l'épouvante
fantastique qui monta dans son cher petit cerveau. Ce
n'était pas précisément la mer qu'elle craignait, c'était
un gouffre effroyable, creusé par les imaginations des
fermières de Vitré. Nous vîmes l'agitation la prendre,
68 CORBEILLE D 'HISTOIRES
et ses jolies joues pales eurent, plus marqué, le signe
•ardent de la fièvre.
Voilà pourquoi notre bivouac fut organisé dans le
pré salé, la salle d'attente n'étant pas praticable.
Il faisait un très beau temps, et l'énorme magasin
si funeste au paysage nous mettait du moins à l'abri
du vent de marée. Il s'agissait de passer le temps;
tonton recteur me dénonça comme étant un puits
d'anecdotes et de chroniques. C'était pure calomnie;
je suis au contraire comme presque tous les faiseurs
de romans, qui racontent très maladroitement de vive
voix, mais le commandant me dit : « Occupez-la, je
vous en prie. » Et mademoiselle Lily elle-même s'écria:
— Ecoute, monsieur, moi, je ne me suis pas fait
prier, j'ai été gentille : c'est à ton tour.
Il n'y avait pas à reculer; comme j'ouvrais la bouche
pour solliciter une minute de grâce, le temps de regar-
der dans ma mémoire, mademoiselle Lily ajouta :
— Tu sais, on veut quelque chose qui n'est pas
dans un livre.
— C'est cela, m'écriai-je en prenant mon parti
gaiement; tu me donnes une idée : je vais te dire à toi
et à tout le monde des choses que j'ai mises de côté
pour en faire un roman grand comme la baraque.
Presque tous les romans partent d'un fait vrai ou de
plusieurs; ce sont les faits vrais que je vais te conter
en gardant pour moi le roman.
— Alors c'est arrivé, bien sûr?
— Bien sûr.
— Dis- moi quand.
— Au temps de la chouannerie, sais-tu ce que c'est?
— Ahl je crois bien! grand-papa était avec les
trente-sept dans la tour de Redon 1
CORBEILLE D 'HISTOIRES 69
— Vraiment! il est capable d'avoir connu mon Côte-
de-Cuir. en ce cas-là'
Tonton recteur, qui avait ouvert son bréviaire,
dressa l'oreille et dit :
— Côte-de-Cuir du séminaire! Le petit boiteux qui
commandait à Hennebon?
— Non, à Belz et à la Trinité.
— C'est juste.
— Voyons, mon oncle, s'écria Lily, vas-tu laisser
dire!
— Oui, répondit tonton recteur, mais je préviens
notre ami qu'il lui faudra marcher droit s'il s'engage
sur ce terrain-là, car nous y sommes chez nous.
— Moi aussi, un peu, répliquai-je, et cependant
j'hésiterais à prétendre que j'ai été part grande ou
petite dans mon historiette, puisqu'elle est âgée de
plus de quatre-vingts ans, mais je la tiens d'un témoin
oculaire, et je puis citer mon auteur. Y est-on? Je com-
mence :
A l'époque où je passais mes vacances avec ma
famille aux environs de Lorient, no'*s habitions la pro-
priété d'une très digne personne, nommée madame
veuve Marguerite Leker, née Cohan, qu'on appelait
aussi Patron-Marguerite, parce qu'elle avait commandé
pendant des années et des années le chasse-marée le
Côte-de-Cuir, faisant le service de la sardine fraîche
entre Saint-Nazaire et Concarneau.
— Il y a donc des dames capitaines? demanda Lily.
— C'est rare; mais Patron-Marguerite passait pour
un très bon marin. C'était une voisine pleine de bien-
veillance, grave, discrète et déjà fort âgée en i85o;
bonne chrétienne, parfaitement entendue en affaires,
7°
CORBEILLE D HISTOIRES
et qui avait élevé par son travail sept enfants, tous bien
placés, dont le cadet était curé de notre paroisse.
Elle vivait dans l'aisance, seule avec ses domesti-
ques, presque tous mâles et vieux matelots, dans un
grand manoir-ferme, connu sous le nom de la maison
carrée de Kergado, dont elle nous louait une moitié à
peu près formant un logis assez rustique, mais très
vaste. Notre horizon y était de toute beauté. Nous étions
sur le versant sud du Mont-Saint-Michel de la Trinité;
car il y a plusieurs monts en Bretagne, parmi ceux qui
dominent la mer, pour avoir l'honneur de porter le
nom du grand archange. Des fenêtres de ma chambre
à coucher, je voyais la tour de Belz par-dessus les
fameuses pierres païennes de Carnac, tout le pays de
lagunes où le bienheureux saint Cado joua un si beau
tour au diable...
— Quel tour? fit mademoiselle Lily.
— Il sera peut-être dans l'histoire... Je voyais encore
sur ma gauche le lugubre point d'interrogation que
dessinent si nettement dans la mer les grèves de Qui-
beron, et au delà, Belle-Isle, toujours entourée de tem-
pêtes. Notre maison carrée avait joué un rôle dans le
drame odieux de Quiberon. En as-tu entendu parler,
Lily?
— Oui, me dit-elle. Notre nom est deux fois sur la
table de marbre noir à la Chartreuse d'Auray. Et nous
étions aussi à 'la Pénissière avec Madame, et encore à
Castelfidardo...
Le commandant me fit un signe et je sentis qu'il ne
fallait point appuyer sur cette corde-là. Je repris.
— On disait que Patron-Marguerite avant été une
très jolie personne, quelque cinquante ans auparavant,
au commencement du premier empire. Maintenant,
CORBEILLE D HISTOIRES 71
elle avait une forêt de cheveux gris coupés ras dans les
rides de son front comme un vieil homme, et portait
habifuellerrfcnt un caban de marin par-de??us sa robe
de fîrefaîne on fustane, taillée en douillette, ce qui ne
l'empêchait point de posséder 1rs vertus de son sexe.
File rfaif propre, avenante, toujours prête à rendre ser-
vice, toujours de bonne humeur et savait mijoter une
eotrw.de de pironneaux comme jamais monarque n'en
a mangé sur son trône. La cotriade est la bouille-à-
haisse bretonne, et les pironneaux ou pelons qui nagent
par myriades de millions dans les courants de Groix
et de Belle-Tsle sont des dorades en bas-âge.
Quand on voulait faire grand plaisir à Patron-Mar-
guerite, il fallait l'appeler madame Cohan, de son nom
de demoiselle, non point qu'elle eût rien contre la
mémoire de son mari, mais il n'avait jamais été sur
l'eau. C'était un simple militaire, c'est-à-dire rien,
selon l'opinion des gens de mer.
Etant toule jeune fillette, elle avait vu la chouannerie
de 179.5 et le nom de son chasse-marée, le Côte-de-Cuir,
rappelait Tes rapports de grande amitié qu'elle avait
eus avec l'humble général du petit corps d'armée de
la Trinité.
Il y avait, en cette année 1795, deux frères Cohan:
Mathieu, oncle de Marguerite, et Jouan, son propre
père, comme elle disait. Mathieu, après avoir été suisse,
maître-premier à la cathédrale de Vannes, était des-
cendu jusqu'à l'emploi profane de tambour « tapant,
et clamant » de la commune de Lorient. Elle n'avouait
pas cela sans chagrin.
— Mon pauvre failli merle, me disait-elle, car elle
avait de la considération pour moi, on faisait comme
"j2 CORBEILLE D HISTOIRES
on pouvait dans ces bêtes de temps-là. Le principal
était de garer son cou entre ses deux épaules, avec la
tête au bout. Nous avions le Jean Bon-Saint- André qui
en coupait, qui en taillait... Pas bien mauvais au fond,
ce Jean Bon-là, à part sa guillotine, car mon frère le
général l'appela une fois cuisse de lard, droit dans l'œil
(Jambon, hé? Vous comprenez le coq-à-1'âneP), et l'oli-
brius, au lieu de se fâcher, lui donna un assignat de
?,5 sous qui valait juste un liard. Mon frère n'était
qu'un galopin, c'est vrai, mais l'âge n'y faisait rien, à
preuve que j'étais là, regardant sur la place de la Com-
mune, quand madame Hervé, la maîtresse d'école
d'Hennebon, monta à l'échelle avec son marmot. Le
pauvre innocent allait encore en robe. Le citoyen bour-
reau était pour lors cette peste de Kerjean, qui mit
l'enfant sous sa houppelande sans rien dire... Et il l'a
élevé, oui vraiment, avec de son argent à lui, dans sa
maison. Allez, il y avait tout de même du bon monde...
Mais voilà le plus cocasse! L'enfant, élevé de même, à
rebours du bon sens, au milieu des sans-culottes, con-
nut le bon Dieu sans y voir goutte et poussa prêtre
comme une fleur dans du fumier, sauf respect ; et
quand le vieux Kerjean, qui en avait tant raccourci,
quoique pas méchant du tout, tira la langue à son
tour pour mourir, ce fut l'abbé Hervé, l'enfant de la
guillotinée, qui le dorlota en confession bien confessé,
et qui l'envoya nettoyé de tout péché mortel dans le
purgatoire. Par exemple, m'est avis que cette racaille
de Kerjean y grillera un bon bout de temps...
L'autre Cohan, le bonhomme Jouan, père de Mar-
guerite, était paysan et fermier de la famille de Ker-
gado, qui possédait en ce temps-là notre maison carrée
CORBEILLE D 'HISTOIRES 73
et dont treize membres échappèrent au massacre de
Quiberon, par l'oreille de mer de Carnac.
— Ah çà, me dit, ici, tonton recteur visiblement
inquiet, voilà encore une alliance de mots, oreille de
mer, peu connue du côté de Vitré, et qui m'a tout l'air
d'être aussi une histoire.
— Et une belle! m'écriai-je. Patron-Marguerite met-
tait trois jours à la conter à mes enfants, qui frémis-
saient de tous leurs membres, quand elle arrivait à
l'endroit où le bon citoyen Le Huy, le « sauveur de
prêtres », égarait les malheureux émigrés dans le sou-
terrain...
— Mais quels émigrés? quel souterrain?...
— Je t'en prie, monsieur, me dit mademoiselle Lily
avec une patience charmante que je ne méritais certes
pas, ton histoire a toujours l'air comme si elle allait
devenir bien jolie, mais il n'y en a pas dedans. Tu nous
as promis Côte-de-Cuir, le bon tour de saint Cado, les
oreilles de mer, le sauveur de prêtres... Commence
par un bout, tu seras bien gentil.
Je ne pouvais pourtant pas avouer à mademoiselle
Lily que tout cela était dans ma tête à l'état d'échafau-
dage, une forêt de matériaux où je me perdais moi-
même du matin au soir. J'espère bien ne jamais ter-
miner ce terrible roman-là!
La prétention de me faire « commencer par un
bout » une chose qui n'avait point de queue et qui
manquait de tête, me parut tyrannique, et pourtant
j'élevai la main de l'enfant jusqu'à mes lèvres : une
pauvre jolie petite main si frêle! qui avait des veines
bleues, mignonnes à faire pitié et je demandai docile-
ment :
— Par où veux-tu que je commence, Lily?
7^ CORBEILLE d' HISTOIRES
— Par où tu voudras, monsieur.
— Eh bien, je vais te dire un conte...
— Bon! s'écria tonton recteur, c'est de l'effronterie I
— Un conte, poursuivis-je, qui vient aussi de Pa-
tron-Marguerite, et qui aura du moins l'avantage de
faire bien comprendre ce que c'est qu'une oreille de
mer. Cela nous servira pour l'histoire.
Et je commençai tout de suite :
— Il était donc une fois le petit Janic Picou, du
bourg de Carnac, plus pauvre que Job, et de son métier
saleur de sardines, il y a fort longtemps de cela. L'ou-
vrage n'allait point, et Janic courait grand risque de
mourir de faim, quand la chance lui arriva de devenir
puissamment riche et roi des congres par son mariage
avec la princesse sans langue, héritière de tous les
biens perdus en naufrage, depuis qu'on voit des acci-
dents dans la marine.
— Et de quoi lui eût servi une langue à celle-là, de-
mandait Marguerite Cohan, puisqu'elle était transpa-
rente et qu'on la regardait penser?
Janic ne savait ni lire ni écrire, mais il écoutait ce
que les allants disaient, et les venants aussi, pour
apprendre à gagner de quoi; et un matin qu'il avait été
à la foire de Saint-Gildas vendre une poignée de sar-
dines pressées qui donnent soif et font trouver le cidre
bon, il entendit parler pour la première fois des oreilles
de nier par où les garçons à marier de la Basse-Bretagm
allaient chercher leur fortune dans l'ancien temps
Etant curieux, il demanda : « Qu'est-ce que c'est? » On
lui répondit : « Bien fin qui le sait. » Mais le grigou
qui gagnait son pain à montrer les pierres païennes
aux Anglais comme si c'étaient des curiosités, lui dit :
u Moi, je suis plus savant que les livres, puisque c'est
CORBEILLE d' HISTOIRES 75
mon état. Attrape à m'écouter, si tu veux. » Et il
dégoisa de même :
— Les oreilles sont pertuis de caves dont l'entrée ne
se voit point par le soleil, et qui vont où personne ne
peut dire dans l'endroit des naufrages, à travers la
terre et le sable et les roches et le fin fond de la grande
eau.
Janic voulut savoir où ça se trouvait au juste. Un
lui dit ici, l'autre lui dit là et le troisième ailleurs. Un
petit mal-bâti s'approcha et lui parla d'une belle oreille
qui est à la Chapelle-Blaud, dans l'ancien puits tari du
château de Rohan-Rohan, mais c'est loin, et elle ne
va que jusque vers le Portugal d'Espagne, tandis que
l'oreille de mer de la Genaie-Bihet, au Nor-ord-ouâs de
la maison carrée de Kergado et juste au-dessus des pier-
res plantées, est tout près, à commodité du bourg de
Carnac, et va à volonté plus loin que les colonies. Seu-
lement, personne n'avait jamais pu la trouver dans
les grands genêts, hormis le tailleur bossu de Plou-
harnel.
Il faut savoir que tous les tailleurs bossus sont sor-
ciers et mentent la bonne aventure. Janic s'informa
pour savoir où pêcher celui de Plouharnel, et le mal-
bâti lui montra sa bosse en disant : « C'est moi. »
Avec six liards qu'il avait eus de ses sardines ven-
dues, Janic Picou marchanda le bossu de Plouharnel et
lui acheta le secret pour entrer dans l'oreille de mer
de la Genaie-Bihet. Quel est ce secret? Dame! si je le
savais, j'aurais de belles rentes, rien qu'à le vendre
un sou, car tout le jour le nombre augmente des gar-
çons qui veulent gagner fortune sans faire œuvre de
leurs dix doigts.
Toujours est-il que Janic Picou, ayant pris son cou-
76 CORBEILLE D'HISTOIRES
rage à deux mains, un beau matin, se coula dans la
Genaie, chercha l'oreille, la trouva et y entra. Cela
commençait par un terrier de renard où l'on entendait
crier la barre de la rivière d'Etel, comme si elle eût été
à trente pas. Puis cela s'élargissait en pertuis de voûte,
et Janic,, au bout d'un moment, put y marcher tout
debout.
Il descendit droit devant lui. Tant qu'il fut sous la
terre ferme, il n'y voyait goutte, mais enfin une lueur
lui arriva qui grandit et devint une belle lumière,
comme s'il y avait quelque part au-dessus un soleil vert
qu'on n'apercevait pas.
Janic marchait sur du sable très fin, et ça ne lui fut
pas difficile de comprendre qu'il était entré dans la
mer sans du tout s'en apercevoir, puisque les poissons
passaient le long de lui, si près qu'il pouvait leur
caresser le dos. S'il avait eu sur le quai de Lorient tous
le bars et tous les mulets, tous les turbots et toutes les
soles que son chemin croisa ce matin-là, il aurait pu
charger bien des voitures pour la halle de Paris; mais
il cherchait mieux que de la marée et repoussait du
pied les superbes homards qui allaient par troupeaux
dans les roches polypières ressemblant à des montagnes
de fleurs.
Ça l'étonnait bien un peu de pouvoir respirer sans
gêne en pareille compagnie, mais il ne se fâcha point
et se mit à chercher les trésors qui pavent le fond de
l'eau. Il faut un apprentissage pour ça comme pour
tout le reste. Ceux qui ne savent pas marchent dessus
sans les voir, à cause du sable, des roches et des
herbes qui les couvrent. Janic Picou foulait aux pieds
toutes les richesses perdues de la terre, de l'or, des
perles, des cachemires, et de la cannelle, et des clous
CORBEILLE D HISTOIRES 77
de girofle, et du bois de santal, et des balles de café,
et des colliers d'ambre; n'en sachant rien, il courait
risque de s'en aller comme il était venu, quand il ren-
contra enfin la princesse sans langue qui se promenait
avec sa cour par cent brasses au fond dans une futaie
de goémons plus hauts que des chênes, de l'autre côté
de Belle-Isle-en-Mer.
Je ne me souviens pas que Patron-Marguerite m'ait
jamais fait un portrait bien précis de cette demoiselle,
reine des congres, qui pouvait passer pour le plus riche
parti de l'univers. Elle était jeune, jolie et bien élevée,
voilà la vérité, avec des cheveux couleur d'oseille, des
nageoires en tulle brodé et une queue comme toutes
les princesses.
Sa conduite passait pour honorable à Carnac, où,
Dieu merci, le petit Janic avait bien souvent ouï parler
d'elle, et il la reconnut tout de suite, traînée qu'elle
était dans son carrosse de nacre, en forme de coquille,
par quatre dorades, très bien harnachées. Trois dau-
phins, que nous appelons des grondins, caracolaient
autour d'elle, portant avec respect son mouchoir, son
éventail et son parasol.
Janic Picou la salua avec politesse et lui dit : « Bon-
jour à vous, ma reine. » Rien que pour cela il eut à
choisir entre quatre écus et un navire chargé de riz
qui venait de couler bas. Il prit les quatre écus, ne
sachant commment emporter le navire au bourg de
Carnac, mais cela ne fit que le mettre en goût et, vou-
lant se rendre agréable, il demanda à la reine si par
hasard elle aimait la musique.
De répondre elle ne le pouvait, n'ayant point de
langue dans sa bouche; mais Janic vit au travers d'elle
78 CORBEILLE D'HISTOIRES
qu'elle aurait plaisir à entendre le cantique de Sainte-
Anne d'Auray qui est si doux (1) :
« Sainte Anne, vous êtes la patronne des malheureux
dans le danger : Parlez pour nous à Jésus, notre Sau-
veur.
« Sainte Anne, mère de Marie, votre fille est reine
des cieux : vous êtes la mère de la mère du Sauveur... »
Or, comment Jésus refuserait-il quelque chose à celle
dont le nom signifie pleine de grâces et qui porta la
pleine de grâces dans son bienheureux sein? Aussi le
cantique de Bretagne la salue très puissante, et ses cou-
plets montrent tour à tour le soldat, le matelot, le
laboureur, le pàtour, l'ouvrier et la pauvre mère qui
pleure au chevet de son enfant, élevant leurs mains
vers le ciel et criant du fond de leur foi :
« Sainte Anne, sainte Anne, sainte Anne, patronne
des malheureux dans le danger, priez pour nous, car
le Sauveur Jésus ne refusera jamais une grâce à la
mère de sa mère. »
Mais ce petit Picou ne savait point le doux cantique;
il n'avait appris que la ronde de Plestin, qui se danse
en sabotant aux pardons de la côte, et il chanta :
A Sainte- Anne en Auray,
J'irai,
Pieds nus au long de toute
La route,
Et je lui porterai,
De vrai,
Le plus beau ruban qu' j'aurai 1
La reine battit des mains et fit signe à son intendant
(je ne sais pas quel poisson c'était) de donner quatre
(1) Ce cantique se trouve en breton et en français dans le char-
mant petit livre de madame Vattier sur le pèlerinage de Sainte-
Anne d'Auray.
CORBEILLE D HISTOIRES 79
louis d'or. Vous pensez, Janic ne fit ni une ni deux,
il se mit à danser sur les pieds, sur les mains, sur l'a
tête, et la reine fut si contente de cette fois qu'elle
ordonna par signe à son premier ministre de le de-
mander pour elle en mariage.
Alors le petit Picou, qui était le dernier de douze
frères et de douze sœurs, fut roi; il eut son pesant de
pistoles et le pesant de ses douze frères, et le pesant de
ses douze sœurs, et encore des cargaisons de navires à
volonté, sucre candi, vins d'Espagne et pierres pré-
cieuses, si bien qu'il put établir toute sa nombreuse
famille à manger du lard à même, tant que duraient
les jours que Dieu donnait. Et l'on dit qu'ils se rele-
vaient la nuit pour en remanger. C'était agréable.
Mais voici le revers de la médaille; avec la gour-
mandise rien ne finit comme il faut. La reine des con-
gres, devenue madame Picou, avait averti son mari
qu'une catastrophe arriverait s'il s'avisait de la héler
par son nom de demoiselle, qui était Merluche tout
uniment. Une fois roi, Janic s'était fait nommer
adjoint au maire, et pour tenir son rang, il avait pris
l'habitude de boire douze potées de cidre entre ses
n pas. Un triste soir qu'il en avait bu treize, il se trouva
incommodé, et sa reine, lui ayant manifesté par signes
quelque mécontentement de son intempérance, il dit :
— As-tu fini, merluche I
A ce nom, par un ciel sans nuage, temps superbe,
ni pluie ni vent, il \ eut un coup de tonnerre à tout
casser, et la catastrophe prédite arriva. La reine Picou
joua de la langue, preuve qu'il lui en avait poussé
une, et s'écria :
— Ivrogne d'adjoint!
Ensuite de quoi, elle disparut, tête première, sous
80 CORBEILLE D 'HISTOIRES
la forme d'un très beau cabillaud ou morue fraîche,
dans l'oreille de mer, qui se referma sur elle tant et si
bien que personne, depuis lors, /l'en a retrouvé l'en-
trée dans la Genaie-Bihet. Mais elle y est toujours quel-
que part, bien sûr, car les nuits de gros temps, quand
il vente du bas, on ouït la voix de la merluche qui
vient de loin, loin au large, et qui clame :
— Ivrogne d'adjoint! ivrogne d'adjoint!
Et il faut bien que ce soit à cause de Janic Picou, car
sans ça la voix qui chante pouille aux ivrognes n'au-
rait garde d'oublier M. le maire...
Il faisait un magnifique temps de septembre, la ma-
rée ne montait presque plus; mais elle était si haute
que le soleil incliné à l'horizon allumait de rouges re-
flets jusque dans les terres, à travers les arbres, par-
tout où les ruisseaux refoulés se gonflaient. Mademoi-
selle Lily me souriait, car elle était très bien élevée;
mais souvent les enfants qui souffrent sont intelligents
au-dessus de leur âge, et je voyais clairement que mon
conte ne l'avait point émerveillée. Le fait est que la
morale n'en est pas riche; cependant il en a une autre
encore, et Patron-Marguerite ajoutait que Janic Picou
mourut de soif, parce que chaque fois qu'il essayait
de faire la monnaie de son or pour boire des potées au
cabaret, les pistoles de l'ancienne madame Picou, res-
taurée reine des congres, se changeaient en bigor-
neaux.
— Monsieur, toi, me dit très poliment la chère pe-
tite fille, est-ce que tu crois à tout cela?
— Je crois à Patron-Marguerite, répondis-je, et tu
vas croire à elle aussi, Lily, sois tranquille, avant que
CORBEILLE D HISTOIRES bl
notre histoire soit finie. Elle est à compartiments, notre
histoire, tu vas voir arriver le moment où Patron-Mar-
guerite n'aura plus que dix-sept ans et prendra sa
course comme une biche à travers les hautes tiges de
genêts, pour porter, sous une grêle de balles, la trem-
pée de lait caillé et la galette de blé noir aux chouans
cachés dans l'oreille de mer.
J'avais besoin de l'oreille de mer. Je t'ai dit le conte
de Carnac tel quel : les contes et les chansons de Bre-
tagne ne doivent point être altérés par les Bretons,
mais Marguerite Cohan, notre vieille amie, était au
fond du même avis que toi, car elle avait coutume de
nous dire en achevant ce conte, préambule de ses
récits :
— Voilà donc qui est bien entendu par tout le
monde, enfants et grandes personnes, que les oreilles
de mer sont des écoutilles pour communiquer avec le
fond de cale de la terre qu'on ne connaît pas et où
l'eau salée entre comme chez elle. S'il y a une reine
des congres, je n'en sais rien, mais une femme sans
langue, je demande à la voir pour y croire; dans tous
les cas, je lui défends d'ouvrir son parasol et de balan-
cer son éventail au large de iBelle-Isle par cent brasses
et même par vingt-cinq de fond, puisque ça ne se
peut pas, ni peu ni beaucoup; et toutes ces balivernes-
là, c'est les faiblesses! J'ai fait le cabotage cinquante-
trois ans durant, et je n'ai jamais rencontré ni la
grande Morgatte, ni l'homme bleu des couraux de
Groix, ni le voltigeur d'Hollande, ni rien. Mais bien
au contraire, les oreilles de mer sont dans la nature
comme vous et moi. Feu M. Leker, mon homme, tour-
nait ses pouces pendant que je naviguais et en savait
long en sa qualité d'ancien militaire, propre à rien. Il
82 CORBEILLE D'HISTOIRES
disait que la douane existait avant le déluge. De lire les
livres ça ne sert pas, mais ça désennuie ceux qui ont
du goût pour fainéanter à ne rien faire. Et il ajoutait,
j'entends défunt M. Leker, que toutes les oreilles de
mer, le long de la côte, en France comme en Angle-
terre où il y en a des tas, ont été creusées de main
d'homme, contre la douane, pour la commodité de la
fraude, qui est encore plus ancienne que les gabelous.
L'oreille de la Genaie-Bihet, entre autres, fut fouie
bellement à pelle et à pioche par les fraudeurs de la
maison carrée de Kergado, où nous sommes présente-
ment. Pourquoi? ;Parce que les denteliers de Jersey
amenaient leur point d'Angleterre ici près dans les
roches, sous le logis de M. Le Huy, le Nantais, qui
montait les ballots débarqués par le boyau. Et une
fois la marchandise dans les genêts, la douane pouvait
chercher. M. Le Huy gagnait gros déjà, mais pas tant
que plus tard, quand il devint sauveur d'émigrés et de
prêtres. Voilà un vrai bon métier! mais pas pour les
prêtres, ni pour les émigrés...
— Et alors, dit mademoiselle Lily, tu vas com-
mencer l'histoire de ce coquin-là?
— Je t'en souhaite! fit tonton recteur; il va enche-
vêtrer, c'est son état!
— Le fait est, répondis-je, que nous n'y sommes
pas encore, il faut d'abord que je vous apprenne com-
ment le cousin germain de Patron-Marguerite, René
Bruslé, fils du maître d'hôtel de M. de Kergado, celui-
là même qui tint les Bleus si longtemps en échec der-
rière les pierres de Carnac et dans les genaies de la
paroisse de Belz, acquit son surnom de Côte-de-Cuir.
Ne vous étonnez pas si je prends malgré moi les façons
de parler de Patron-Marguerite. A mesure que je me
CORBEILLE D'HI8TOIRES 83
souviens, il me semble que j'entends encore son accent
[orientais. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour la revoir
tourmentant sa coiffe de dentelle, qui tenait mal sur sa
tête grise et qu'elle ôtait sans cesse comme une cas-
quette, pour la remettre toujours de travers. C'est elle
qui parle ici bien plutôt que moi :
René Bruslé étudiait au séminaire de Vannes pour
être d'église, quand les écoliers se fâchèrent en appre-
nant que le bon roi Louis XVI était prisonnier au Tem-
ple à Paris.
René Bruslé était un tout petit jeune homme, au
regard doux et bien gentil, qui avait l'air d'une demoi-
selle; il avait pour ami un grand gars d'Hennebon,
plus âgé que lui un peu, fort en thème et pas malin,
qui s'appelait Etienne Engoulvan: Etienne était très
bonne personne et bâti en bœuf; il soulevait des
moyeux de charrette à bout de bras; son correspondant
était un avocat de la ville qui lui apprenait les chan-
sons du moment, où il y avait des cœurs sensibles, du
sang impur, de l'Etre suprême et le plaisir de voir
lever l'aurore. Engoulvan donnait là dedans; quoiqu'il
fût pieux à sa manière, qui n'était peut-être pas la
bonne.
Le jour où les écoliers révoltés quittèrent le sémi-
naire, Etienne Engoulvan partit avec les autres, mais
il refusa de coudre comme eux sur sa poitrine le cœur
et la croix, disant qu'il était du parti de la lumière
contre les ténèbres, et il monta sur un talus pour répé-
ter la chanson de son avocat : « Egalité, fraternité,
ôte-toi de là que je m'y mette, de. » Si bien que les
écoliers qui n'étaient pas en humeur de plaisanter
voulurent lui faire un mauvais parti. René, le voyant
84 CORBEILLE d' HISTOIRES
seul contre tous, vint à son aide; tout mièvre qu'il
était, il avait du nerf; quand il l'eut dégagé, Etienne
lui dit :
— Je savais bien que tu viendrais avec moi, petit.
— File ton câble, mon gros, lui repartit René. Tu
est plus bête que méchant; mais c'est égal, moi et toi
on n'a pas la même route; je vas du côté qu'il faut,
toi de l'autre. Bonsoir sans revoir, je ne te connais
plus.
— Il faudra bien que tu me connaisses, répondit
Engoulvan, quand la république m'aura nommé ton
évêque!
Et il détala. Je crois que René et lui s'embrassèrent
tout de même en se quittant.
Le lendemain, l'armée des petits calotins, comme on
l'appela tout de suite, se mit en marche sur Rennes et
Laval pour aller délivrer le roi à Paris. Ils étaient qua-
tre cents écoliers assez bien harnachés, parce qu'ils
avaient désarmé la garde bourgeoise dès le premiei
soir. Deux ou trois cents paysans vinrent les rejoindre
pendant qu'ils allaient.
Ils prirent d'assaut Ploërmel, Plélan et le château
de Josselin qui était aux messieurs de Rohan; ils bat-
tirent les fédérés au moins une demi-douzaine de fois
avant de recevoir leur premier atout, sous Saint-Malo
de Beignon, à six lieues de Rennes, où ils comptaient
arriver le soir même. Ils s'étaient trouvés là tout à
coup en face des fédérés de Saint-Méen, retranchés
dans une bonne position et soutenus par la garnison
de Rennes même, qui avait amené jusque-là deux
canons de l'arsenal.
Les petits calotins livrèrent néanmoins bataille, sept
cents qu'ils étaient environ contre onze cents. Ils furent
CORBEILLE D 'HISTOIRES 85
repoussés après trois heures d'assaut, et perdirent leur
chef, un gars de Port-Navalo, qui mourut en disant :
(( Je vais à Dieu prier pour ceux qui se trompent.
Magnificat! »
Alors ils commencèrent à reculer, un peu plus vite
que le pas, n'ayant plus leur content de cartouches,
jusqu'à P lé l'an d'abord où ils se reformèrent, puis
jusqu'à Josselin en bon ordre. Ils comptaient trouver
là des munitions, mais la petite garnison qu'ils avaient
laissée n'y était plus, et ils continuèrent leur retraite
jusqu'au delà de Vannes, qu'ils tournèrent.
Ils n'étaient plus que trois cents et avaient beaucoup
de blessés.
Un matin, en se repliant sur Auray, ils s'arrêtèrent
au tertre de Kerletaz, à gauche de la grande route, en
bataille, et prirent position pour recevoir les fédérés de
Vannes qui avaient eu vent d'eux et arrivaient en nom-
bre. On venait de leur distribuer quelques paquets de
cartouches, apportés de Vannes aussi par des femmes
de matelots.
René Bruslé était malade, non point d'aucune bles-
sure reçue, mais des fièvres du Morbihan qu'il avait
gagnées. Il allait dans une charrette à bras sur un peu
de paille. Aux premiers coups de fusil, il vint se met-
tre à son rang avec celui qui le traînait. Il était simple
soldat, ni plus ni moins que les autres, car depuis la
mort du bon gars de Port-Navalo, personne ne menait.
Personne non plus ne s'inquiéta de savoir si René
avait le frisson et s'il tenait seulement sur ses jambes.
On était là pour mourir; malade ou bien portant, sûre-
ment ça ne faisait rien, puisqu'on avait l'état de grâce.
Et rataplan! Et pif! et paf ! Voilà la danse commencée.
C'était un ik août, veille de l'Assomption. Tous les
86 CORBEILLE d' HISTOIRES
cabarets des bourgs et de la route s'étaient vidés pour
célébrer la ci-devant fête sur le dos des petits calotins,
car les ivrognes n'aiment pas ceux qui disent leurs
prières. Au moment où la troupe de Vannes ouvrait
son feu, une autre colonne de garde bourgeoise débou-
cha au détour de la route du côté d'Auray, venant
d'Hennebon, trompette en tête. Ça se gâtait durement,
c'est certain, pour ceux du séminaire.
— Finissons toujours les patauds de Vannes, dit
René qui se sentait un petit peu mieux rien qu'à l'idée
de jouer des mains.
Depuis qu'ils n'avaient plus de chef, on obéissait au
premier qui fonçait bien comme il faut, c'était la règle,
et il paraît que de sauter sur les baïonnettes, quand on
n'est pas lardé en route, c'est un exercice qui ravi-
gote, car René avait déjà meilleure mine, et quand il
racontait ça plus tard, il disait : « Si ça avait été
seulement des Anglais, ahl mazette! quelle tisane con-
tre la fièvre! »
Il tapa dur. Les citoyens de Vannes furent culbutés
si proprement qu'on aurait dit un coup de balai, et
après ça, René se trouva tout à fait bien- seulement, il
laissa les fuyards gagner au pied sans les poursuivre,
parce que la fusillade roulait en tonnerre derrière lui.
C'était Hennebon qui attaquait, commandé par un
grand, gros bonhomme de beau garçon à cheval, qui
avait assez de plumets autour de son chapeau pour
habiller toute une basse-cour, et des ganses, et des
glands, et des franges, et des échappes... Ahi ah! dans
ces temps-là les vrais soldats de la République allaient
à la frontière en guenilles, mais les mirlitons civils
et avocats d'un sou qui faisaient carnaval à l'intérieur
s'en mettaient, de l'oripeau, en veux-tu, en voilà!
CORBEILLE D'HISTOIRES 87
Celui-ci, au moins, n'avait pas froid aux yeux. Il
avait abordé la position de Kerletaz, pendant que les
petits du séminaire rossaient la première troupe de
fédérés, et quand René fit volte-face, il vit les paysans
qui descendaient le tertre à la débandade.
Dire que ça lui plut, non, ce serait mentir; mais il
n'était point trop sujet au péché de colère. Sans se
fâcher, il arrêta les premiers fuyards à grands coups
de crosse et les ramena bon gré mal gré à 'la rencontre
du beau garçon emplumaillé qui avait mis pied à terre
pour besogner plus à son aise à la tête des bourgeois
d'Hennebon.
Sans celui-là, les citoyens n'auraient pas pesé lourd;
mais c'était un rude bonhomme, qui avait vraiment du
cœur à son ouvrage.
Après le premier feu. on se crocha, main à patte, et
c'est certain que les petits calotins n'avaient pas l'air
d'être les plus forts. Ils se disaient, quand ils avaient
le temps, par hasard, de regarder à travers la poussée :
« Où donc avons-nous vu déjà cet Holopherne avec sa
passementerie, ses plumeaux et tout son écarlate? »
Car ils l'avaient vu déjà quelque part, là ou ailleurs,
ils en étaient sûrs, mais le grand sabre du citoyen délé-
gué (c'était un délégué, s'il vous plaît) ne leur laissait
pas le loisir qu'il fallait pour deviner la charade.
Ils en étaient à jeter leurs langues aux chiens, ceux
qui n'étaient pas encore couchés dans la poussière de
la route, quand la charade elle-même, en chair et en
os, se mit à causer breton pour les tirer d'embarras.
— Dites donc, tas d'innocents, mes amis, s'écria le
citoyen délégué en ôtant ses plumets pour essuyer son
font d'un revers de main, est-ce qu'on ne va pas finir?
Croyez-vous que ça m'amuse de vous débiter comme
des veaux?
88 CORBEILLE D'HISTOIRES
— Engoulvanl c'est ce bêta d'Engoulvan! fut-il dit
de toute part. Ils n'ont qu'un coq parmi tant de poules,
et ils l'ont pris au séminaire!
Quoique le moment ne prêtât point à rire, il y en eut
plus d'un pour éclater tant ils trouvaient leur ancien
camarade bien déguisé sous son costume de paillasse.
Mais lui ne riait pas. Il était fier comme l'âne des
reliques, dans le fablier.
— Vous savez, reprit-il, je suis en train de convertir
la république; ce n'est pas difficile du tout, il ne s'agit
que de faire des concessions. L'Eglise ne gardera rien,
la république prendra tout, et elles vivront toutes deux
en famille. J'attends la réponse de Paris, où j'ai écrit
pour pétitionner qu'on choisisse dans l'Evangile le
nom du nouvel Etre suprême et que Notre-Dame de
Piecouvranee soit installée sur l'autel de la Raison. Ça
leur est bien égal. Avec des concessions, tout s'arrange.
Le roi promettra d'obéir aux avocats, et on lui pardon-
nera pour cette fois. Je suis meilleur chrétien que
vous.
On lui répondit par une huée. Il n'en parut point
mécontent et poursuivit :
— Tous les grands hommes ont été hués, c'est
connu. Allons, rendez-vous avant que la moutarde me
monte au nez; vous voyez bien que vous n'êtes pas de
force contre moi!
Puis, se campant comme ceux qui arrachent des
dents à la foire, il ajouta sur un ton véritablement ma-
jestueux :
— Citoyens égarés, victimes de l'obscurantisme, je
ne vous en veux pas. La nation d'Hennebon m'a choisi
pour enflammer le courage de ses enfants et les guider
à la victoire. On est tous des frères, pas vrai, c'est évi-
CORBEILLE D'HISTOIRES 8q
dent. Dépouillez la livrée de la tyrannie et criez : Vive
la république! puisque c'est mon idée, sinon descendez
au cercueil!...
Il interrompit cette éloquente apostrophe pour dire
bonnement et même avec une certaine émotion :
— Tiens, voilà Renot! (Bonjour, petit Renot!
René Bruslé, en effet, que le hasard de la mêlée avait
tenu éloigné de lui jusqu'alors, s'approchait en s'ap-
puyant sur une épée qu'il venait d'arracher quelque
part. Il avait l'air de ne plus tenir sur ses jambes.
— Bonjour, Etienne, dit-il; tu n'étais que bouché
autrefois, est-ce que tu serais vraiment devenu coquin?
Pour de la méchanceté, Engoulvan n'en avait pas
seulement un brin, mais de porter des crêtes rouges
comme les dindons, ça rendait les patriotes suscep-
tibles. Il mit la pointe de son grand sabre sous le nez
de son ancien ami, qui lui donna de son épée sur les
doigts. Jeux de main, jeux de vilain. On fit cercle au-
tour d'eux, comme aux jours d'autrefois, quand deux
chevaliers décidaient du sort d'une bataille par un
combat singulier.
Ce ne fut pas long. Un petit moment après, le grand
sabre avait fait au-dessus de la hanche de René Bruslé
une entaille de bûcheron où passer le bras, et Engoul-
van gigotait sur l'herbe, les quatre fers en l'air, embro-
ché par l'épée comme un chapon. Ils n'avaient frappé
chacun qu'un seul coup, qui était bon.
Et tu vas bien voir, mademoiselle Lily, ma chérie,
que ce gros nigaud d'Engoulvan n'avait point mau-
vais cœur. Ses dernières paroles furent pour dire avec
mélancolie, mais sans faiblesse .:
— Voilà pourtant les inconvénients de la guerre
civile entre compatriotes d'un même pays! Moi et Renot,
0,0 CORBEILLE D HISTOIRES
on était ensemble au séminaire pires que Damon et
Pithias, et on s'est entre-massacré sans miséricorde;
c'est malheureux. Je spécifie devant tous que je meurs
en chrétien dans le giron de la sainte Eglise, deman-
dant à Dieu pardon de mes péchés; mais je meurs
républicain aussi, ce qui prouve bien qu'on pourrait
s'entendre... C'est égal, jamais je n'aurais cru qu'un
rat comme Renot serait dans le cas d'abattre quelqu'un
de ma taille. Sans rancune, eh! petit Renot!
Il se coucha dans son sang, et ce fut fini.
René Bruslé, lui, n'en dit pas si long. Il tenait son
flanc ouvert à deux mains.
— En avant! cria-t-il à ceux qui voulaient le secou-
rir. On dira le Requiem pour le pauvre Engoulvan et
pour moi, quand la place sera nette.
Et ce fut bientôt fait; les fédérés d'Hennebon, dès
qu'ils n'eurent plus leur panache, tournèrent casaque
vivement, et René fut nommé général en chef du sémi-
naire, sur le champ de bataille, pour récompense de
sa belle conduite.
Pour le moment, il n'en fut pas plus fier, car son
entaille le guillotinait par le milieu du corps; il ne pou-
vait remuer ni pied ni gigue, et cependant il avait en-
core de l'idée, car il se souvint du cheval sur lequel
Engoulvan était monté tout à l'heure.
— Attention à bien faire l'ouvrage, dit-il; quand on
n'a pas de rebouteux, on s'en passe. C'est de me coller
une côte à l'endroit du coup de sabre.
Les autres se demandaient avec quoi on pourrait lui
menuiser celte côte dont il avait besoin; il reprit :
— Débouclez la sangle du bidet d'Etienne et met-
tez-moi mon mouchoir de poche dans ma fente, par-
CORBEILLE D HISTOIRES 91
dessus quoi vous me sanglerez bien sanglé, et à la
grâce de Dieu! on verra si ça tiendra.
Mademoiselle Lily, tu n'es pas bien grosse, mais ce
ne sont pas les plus gros qui résistent le mieux. Il y en
a de ces mièvres-là qui sont tout en acier. Dès que mon
petit général René fut sanglé, il s'endormit; on le remit
dans sa brouette à laquelle le bidet fut attelé, et le voilà
parti, geignant et ronflant tout à la fois. Je ne sais pas
si pareil pansement réussirait à tout le monde; mais le
vrai, c'est que le séminaire arriva tout d'une traite aux
pierres plantées de Carnac où il s'installa commodé-
ment; René Rruslé s'éveilla sous la plus haute de
toutes les roches, celle qui a nom la « Toupie de
César, » et à dater de ce moment-là son entaille ne
l'empêcha jamais un seul jour de se battre comme un
dératé. Seulement, dans les premiers temps, pour ne
pas trop taquiner sa fente, il faisait la guerre à cheval
sur le bidet du pauvre défunt Engoulvan, et dès qu'il
ôtait sa sangle il avait la colique à faire pitié.
Ce fut à cause de quoi on le nomma tantôt le géné-
ral, tantôt le capitaine Côte-de-Cuir, car le grade n'y
fait rien, et lui, quand il écrivait des lettres, signait
tout bonnement : « René Rruslé, soldat de Dieu et du
roi. »
Lily, tu sais cela aussi bien que moi, puisque tu es
une petite chouanne : de Nantes jusqu'à Rennes au
levant, jusqu'à Quimper au couchant, on connut bien-
tôt ce nom de Côte-de-Cuir qui s'entendait de partout
comme les coups de canon; et une fois que René Bruslé
fut happé prisonnier dans une embuscade, devers la
ville de Redon, sur la Vilaine, le citoyen Carrier de
Nantes, celui-là même qui poussait la gaieté révolu-
tionnaire jusqu'à marier les noyés entre prêtres et reli-
92 CORBEILLE D HISTOIRES
gieuses, voulut faire une fête nationale tout exprès
pour couper le cou du fameux Côte-de-Cuir en céré-
monie.
Il y eut des affiches et des proclamations. Tous les
plumets dans leur joie embrassèrent toutes les échar-
pes. Ils étaient si contents, si contents, qu'un ordre du
gouvernement arriva, disant que pareille réjouissance
était trop friande pour la province, et qu'il fallait payer
3e spectacle aux sans-culottes de Paris.
En conséquence de cette dépêche, si flatteuse pour
son amour-propre, René Bruslé fut empaqueté bien
serré, et dirigé non plus sur Nantes, mais sur Rennes,
où le citoyen 'Poeholle rivalisait de sanglantes plaisan-
teries avec le citoyen Carrier et aussi avec le citoyen
Lecarpentier, qui régnait de Saint-Malo à Granville, à
cheval sur la Bretagne et la Normandie.
Ces trois respectables collègues voulurent accompa-
gner Côte-de-Cuir dans la capitale, pour s'offrir eux-
mêmes en admiration à la population parisienne, qui
n'aurait sans doute pas assez d'yeux pour contempler
le trio des vertueux proconsuls, amenant captif et
chargé de chaînes un des monstres les plus féroces de
la forêt bretonne.
En vérité, ce René Bruslé n'avait pourtant pas l'air
d'un tigre d'Hyrcanie. On le faisait marcher à pied,
les mains assujetties par de lourdes menottes; il boitait
beaucoup et très bas; il avait la taille d'un enfant et un
visage de jeune fille sous ses cheveux coupés en rond
« à l'écuelle ». On lui avait laissé sur la poitrine la croix
et le cœur, signes de son vœu, mais sa cocarde blan-
che pendait derrière son dos, attachée par une ficelle.
Ainsi accoutré, il traversa les villes et les bourgs
entre quatre gardiens, dont chacun tenait une laisse.
CORBEILLE D'HISTOIRES 93
Deux de ces laisses étaient nouées autour de ses jarrets,
les deux autres formaient cravate à son cou. Ni toi ni
moi, mademoiselle Lily, nous ne pourrions nous
échapper, si nous étions maintenus ainsi.
Côte-de-Cuir arriva à Rennes, sans avoir même tenté
une évasion impossible. On lui fit une réception de
toute beauté; il fut promené dans la ville basse entre
deux haies humaines, toutes fleuries de menaces et
d'invectives, et finalement cadenassé à la prison de la
Tour-le^Bat. Ses quatre gardiens couchèrent près de
lui, deux en dedans, deux en dehors de la porte.
Il y avait à sa cellule une fenêtre meurtrière, où un
lièvre n'aurait pu passer. La fenêtre donnait sur un
terrain planté de grands peupliers dont les feuilles
bruissaient au vent du soir. René Bruslé essaya de
dormir et ne put; il était tourmenté, pensant qu'il
avait encore bien des choses à faire là-bas, dans le
Morbihan où ses camarades l'attendaient.
Quand la lune vint et qu'il put mesurer de l'œil la
meurtrière, il se retourna de l'autre côté pour ne la
plus voir, tant il comprenait qu'il y aurait eu folie à
concevoir une espérance.
Et pourtant ce fut par cette fissure si étroite que la
première espérance se glissa dans son cachot. Vers mi-
nuit, en effet, un merle chanta tout en haut des peu-
pliers. A pareille heure les merles ne chantent guère.
René tendit l'oreille. Une voix dit à la meurtrière,
bien bas :
— Sancta Anna.
— Ora pro nobis, répondit René, presque involon-
tairement.
— Tais-toi, bandit! commanda un des gardiens avec
rudesse, et tâche d'avaler tes patenôtres!
g£ CORBEILLE D'HISTOIRES
René obéit, il se tut, mais il savait maintenant pour-
quoi les merles chantaient, cette nuit, dans les peu-
pliers de la ville de Rennes, et la patenôtre qu'il avala
fut une ardente action de grâces. Au dehors, et tout
près de lui, il y avait au moins un des petits du sémi-
naire. René s'endormit tranquille, parce qu'il n'était
plus seul dans son malheur.
Au point du jour, il fut éveillé par un gravier, qui
lui piqua la joue; les deux gardiens ronflaient. Il
entendit qu'on disait quelque part, sous la meurtrière :
— Ron courage I Les Grénedan sont dans la forêt de
Rennes et du Roberil tient la route de Vitré.
— Eh! Côte-de-Cuir, bancal I cria-t-on en ce mo-
ment de l'autre côté de la porte, as-tu fait de jolis
rêves ?
C'était ce farceur de citoyen Pocholle, le roi de la
commune de Rennes, qui avait toujours le mot pour
rire et qui venait souhaiter le bonjour à son prisonnier.
Il se fit ouvrir la porte en disant des choses aimables
aux gardiens de l'extérieur et entra tout guilleret, traî-
nant dès le si bon matin son sabre de parade, ses quinze
aunes d'écharpes et ses bottes d'égoutier à plumes. Et
gai, gai, gai! Il guillotinait beaucoup, mais joyeuse-
ment et sans rancune. Les citoyennes tricoteuses lui
auraient volontiers dressé des autels, tant il répandait
de bonne humeur autour de l'échafaud.
Il se fit apporter une escabelle et s'assit auprès de
René sans cérémonie.
— Eh bien! citoyen calotin, dit-il en éprouvant lui-
même les menottes d'un toc toc caressant, donné avec
un beau petit marteau qu'il avait apporté tout exprès
pour cela, te voilà donc empaqueté; vive la liberté! Je
parie que tu n'as pas encore vu la capitale? C'est une
CORBEILLE D'HISTOIRES 0,5
bôCasion; le vent est du haut et ma grenouille annonce
un mignort temps pour notre voyage.
11 lui prit le menton d'amitié, ajoutant :
— J'ai été aussi pour être prêtre, mais j'avais trop
d'esprit, outre mon tempérament qui est folâtre. Par
goût, je n'aime pas tuer les gens; mais il faut bien
que tout le monde vive.
Il eut un bon rire et poursuivit encore :
— Tu sais que du Boberil t'attend pour te délivrer
sur la route de Vitré et l'aîné des Grénedan sur celle
de Fougères, dans les futaies de mi-Forêt. Comment
vous apprenez ces choses-là, je n'en sais rien, mais
vous les apprenez, voilà le fait, et ça nous est bien
égal parce que nous sommes encore plus fins que vous.
Reste la route de Normandie, mon ami, qui est libre
comme l'air. Nous allons piquer droit sur Antrain où
nous souperons. Aimes-tu les coques? Et pour donner
le temps à la municipalité de Paris de te préparer une
vraie jolie fêle, on te verrouillera jusqu'à samedi pro-
chain, dans cette vieille niche à superstitions, le Mont
ci-devant Saint-Michel d'où les rats ont chassé l'ex-
archange... hé, hé, hé, j'ai pourtant cru à tout ça...
et j'y croirai peut-être encore, si la mode en revient :
il faut suivre son siècle à hue, à dia, partout où il
tourne, et tirer son épingle de tout jeu. Je vas déjeu-
ner avant de partir, et bon appétit je me souhaite. A te
revoir, citoyen gredin, je fais mon état qui est bon,
comme tu fais le tien qui ne vaut pas le diable; je
mange du poulet, toi du pain noir, tout sec, et encore
je ne m'en plains pas! Salut et fraternité.
Côle-de-Cuir n'avait pas encore ouvert la bouche,
mais il dit quand le gai proconsul se leva pour s'en
aller :
96 CORBEILLE D 'HISTOIRES
— Mon frère Pocholle, vos gens m'ont arraché mon
chapelet, faites qu'ils me le rendent, je prierai le bon
Dieu pour vous.
— Tope! répliqua Pocholle tout de suite. Je suis
d'avis qu'il faut se faire des amis partout, quand ça ne
coûte rien, même dans le ci-devant paradis!
Côte-de-Cuir eut son chapelet en même temps que
son pain noir et ne déjeuna point trop mal. Tout de
suite après, un roulement de tambour annonça le dé-
part qui eut lieu en grande pompe. Le cortège s'ou-
vrait par des bonnets rouges à cheval que suivait un
antique carrosse de style Louis XIV, réquisitionné à
l'hôtel de Caradeuc, et où se pavanait le citoyen Car-
rier avec les citoyens Pocholle et Lecarpentier : énor-
mes sabres, pistolets à toutes les ceintures, et paquets
d'autruches qui auraient suffi à décorer vingt corbil-
lards. Derrière encore venait une escouade de soldats
déguenillés marchant dans des souliers sans semelles.
Les proconsuls avaient publié à son de trompe qu'ils
avaient vaincu en bataille rangée et fait prisonnier le
commandant des forces royalistes de Basse-Bretagne,
à la tête d'une armée de quarante mille gars. Chacun
voulait voir le monstre.
A l'aspect du pauvre enfant, très beau de visage,
mais tout pâle, mais tout chétif de taille, et qui boi-
tait, quelques viragos vomirent bien leurs injures ordi-
naires, mais les trois quarts et demi du vrai peuple
restèrent froids et beaucoup témoignèrent tout haut
leur étonnement compatissant. Ceux-là étaient, en vé-
rité, trop nombreux pour qu'on les mît à la lanterne.
Comme on sortait de la ville par le faubourg d' An-
train, René Bruslé, qui marchait toujours entre ses
quatre gardes, entendit un merle chanter derrière la
CORBEILLE D HISTOIRES 97
haie d'une petite maison de campagne abandonnée. Il
tourna la tête sans affectation, et vit dans le jardin
deux bonnets phrygiens à fleur de la haie. Les deux
bonnets se haussèrent un peu au-dessus des épines et
montrèrent une paire de figures dont la vue fit battre
bien fort le cœur de René. C'était d'abord un petit
calotin, natif aussi du bourg de Carnac et qui avait
nom Cohan, comme Patron-Marguerite, sa cousine, et
c'était ensuite un gars du village de Kergado, appelé
Marmotte-en-Vie, de son nom de chouannerie.
Cohan figura un petit signe de croix entre ses deux
yeux comme on fait à la messe, avant l'Evangile, et
Marmotte-en-Vie, plus hardi, toucha du doigt son poi-
gnet comme pour demander : « As-tu moyen de te
débarrasser de tes menottes? » Et René, peut-être au
hasard, branla la tête pour répondre : « Oui. »
Ce fut tout : les deux bonnets disparurent derrière la
haie, et la route se poursuivit sans incidents. iDe toute
la journée aucune autre apparition ne vint réjouir le
regard de René.
Vers midi, l'escorte s'arrêta en un bourg dont je ne
sais plus le nom, et les trois proconsuls firent un plan-
tureux repas, pendant que les soldats serraient leurs
ceintures sur leurs ventres vides et que les cavaliers à
bonnets rouges eux-mêmes se contentaient d'une très
maigre pitance, car dans ces pays si riches le malheur
des temps avait amené une misère effroyable. La réqui-
sition républicaine est une bien bonne chose, mais là
où il n'y a rien, elle perd ses droits. Côte-de-Cuir dé-
jeuna d'une croûte de pain de munition qu'un soldat
lui donna, et en route I
On arriva à Antrain à la nuit tombante. Le merle
chanta dans les dernières broussailles du chemin, au
g8 CORBEILLE d'hI8TOIRE8
pied du faubourg, mais il faisait déjà si sombre que
René eut beau regarder, il ne vit rien.
Le prisonnier fut écroué à la prison de ville qui était,
comme presque partout alors, un ancien couvent, assez
bien approprié en geôle et supérieurement clos. On le
mit dans une cellule qui ressemblait à celle de la veille,
sauf que la croisée était un peu plus large, et ses deux
gardiens qui furent, comme la veille aussi, emmaga-
sinés avec lui, déclarèrent, après avoir regardé à tra-
vers la vitre, que ce détail importait peu, vu la hauteur
de l'étage. Pour s'en aller de là autrement que par la
porte, derrière laquelle veillaient encore deux gardiens,
il aurait fallu des ailes.
De la planche recouverte d'un peu de paille où on
l'avait jeté, René regarda aussi; il vit une étendue de
pays plantée d'arbres qui se perdait déjà dans le som-
bre, et tout au loin la mer que les derniers rayons du
couchant faisaient briller faiblement. Entre la terre et
les nuées, formant une bande rougeâtre, quelque chose
se dressait que René devina pour être le Mont-Saint-
Michel.
Il ne pouvait se mettre à genoux, mais il salua dans
son cœur l'archange, « force de ceux qui combattent
sous l'étendard de la croix, » et chercha parmi les mé-
dailles de son chapelet celle du chef très fidèle de la
milice céleste, pour la baiser avec une ardente dévo-
tion.
Toute la journée, la chaleur avait été accablante;
dans ce trou étroit, fait pour loger un seul prisonnier,
trois personnes pouvaient respirer à peine. Les deux
gardiens, fatigués de la route, tombaient de sommeil,
mais s'agitaient sur leur paille au lieu de s'endormir,
tourmentés qu'ils étaient par le manque d'air et mena-
cés d'étouffer. L'un d'eux se leva enfin, disant :
CORBEILLE D HISTOIRES 99
— La consigne est de ne pas ouvrir le hublot,
mais je m'en moque. J'aime mieux quinze jours de
bloc et même un mois que d'avaler ma langue dans
cette boîte. Si on entre-bâillait la fenêtre?
— Va, répondit l'autre, ouvre-la toute grande pen
dant que tu y es!
Et ainsi fut fait. Aussitôt que l'air frais entra, les
deux pauvres diables se mirent à ronfler à l'unisson;
ceux du dehors répondaient en faux bourdon de l'autre
côté de la porte. C'était un assourdissant concert.
René avait toujours gardé son chapelet à la main,
depuis que le citoyen Pocholle le lui avait fait rendre
généreusement pour se ménager une intelligence dans
le camp de Dieu. Il se mit à le réciter de son mieux,
quoique le ramage des ronfleurs lui donnât bien des
distractions. Il l'acheva pourtant et s'endormit en bai-
sant de nouveau la médaille de saint Michel qu'il avait
décidément choisi pour protecteur. Quoique la croisée
fût ouverte, il n'apercevait plus dans la nuit le vénéré
sanctuaire du soldat de Jésus et de Marie.
Quand il s'éveilla, les gardiens ronflaient toujours;
la lune s'était levée et frappait au loin le Mont de ses
rayons si clairs qu'on l'eût dit revêtu de neige fraîche-
ment tombée. C'était en vérité comme un phare de
blancheur, illuminé par le regard du Ciel. René en
éprouva une joie mystérieuse et, portant pour la troi-
sième fois la médaille à ses lèvres, il dit : « O lumière
des anges, me voilà dans les mains de ceux qui ont
fait de votre maison magnifique et bénie un sépulcre
où sont enterrés vivants les prêtres du Seigneur. Ren-
dez-moi mon épée, saint Michel, afin que je meure en
combattant comme vous pour la vérité de l'a foi!
Les horloges de la ville sonnèrent l'une après l'autre
IOO CORBEILLE D HISTOIRES
un coup unique. ïl était une heure du matin. Quand le
dernier clocher eut tinté, Côte-de-Cuir prêta l'oreille
à un bruit qui se faisait au-dessus de sa tète. C'était
comme si quelqu'un eût rampé avec précaution sur le
toit.
— Le merle va peut-être chanter l se dit René, qui
retenait son souffle pour mieux entendre; mais rien
ne vint, et le quart qui suit une heure du matin sonna.
L'espoir s'en allait, car il n'y avait plus aucun bruit.
Côte-de-Cuir refermait les yeux en pensant : « Sei-
gneur, que votre volonté soit faite! » quand il fut
frappé violemment au visage par un choc qui le laissa
presque étourdi. C'était un lourd paquet de cordes
qu'on venait de lancer par la croisée ouverte. En même
temps, il y eut un faible cri, un objet noir passa comme
l'éclair devant le jour de la fenêtre, et quelque chose
rendit un son lourd en tombant sur le sol, tout en bas
des murailles.
René ne se méprit point, car il récita le De profondis
en pleurant. Le pied de celui qui voyageait tout à
l'heure sur le toit avait dû glisser. Etait-ce Cohan?
Etait-ce Marmotte-en-Vie?
Un chien aboya, puis se tut. Aucun des ronfleurs ne
s'était éveillé.
Te souviens-tu, Lily, qu'au moment où l'escorte
quittait Rennes, kjs deux merles, demi-cachés derrière
la haie d'épines, avaient demandé par signe à René s'il
avait moyen de se débarrasser de ses menottes et qu'il
avait répondu : « Oui, » à tout hasard.
C'était maintenant ou jamais le moment de moitié
en usage le moyen qu'il avait, si sa réponse n'était
point une bravade. Possédait-il une lime? Non. Et
au cas même où il en aurait trouvé une, quelle possi-
bilité de s'en servir avec ses mains captives?
CORBEILLE D HISTOIRES IOI
Je crois plutôt qu'il avait compté tout bonnement
sur la maigreur de ses mains, qui étaient fortes, c'est
vrai, mais toutes petites : pas si blanches que les
tiennes, au moins, mademoiselle, ni si jolies, mais
presque aussi fluettes. Et où trouverait-on des menottes
assez étroites pour emprisonner tes mignons poignets?
Il faudrait, bien sûr, en commander chez le marchand
tout exprès.
Côte-de-Cuir, qui avait vaincu le terrible Engoulvan
et mis par terre tant de fédérés, était à peu près dans
ce cas-là. Il se débarrassa de ses menottes comme on
retire une bague, en meurtrissant ses mains, je ne dis
pas non, et en leur faisant des écorchures, mais enfin
il en vint à son honneur, et comme deux heures du
malin sonnaient en ville, il accrocha le nœud coulant
de sa corde à la barre de la croisée et souhaita la
bonne nuit aux quatre gardes, emportant avec lui ses
quatre laisses, roulées autour de son corps.
Ce n'est pas à dire qu'il fût quitte de tout embarras
au moment où il enjamba sa fenêtre, car il y avait
terriblement loin de là jusqu'à la rue, mais il avait
donné son cœur à Dieu, et là-bas, la maison de saint
Michel brillait doucement en signe de bonne espé-
rance.
Côte-de-Cuir était prêt à tout; les chrétiens comme
lui, rien ne les arrête. La menotte avait écorché le
dessus de ses mains, il en mit la paume en sang le
long de la corde, qui était trop courte et le laissa entre
cieli et terre, sur une corniche, d'où, à force d'adresse
et d'audace, il put atteindre un toit. Il paraît que sa
sangle ne l'empêchait pas plus de sauter que de se
battre, car il voyagea de toitures en terrasses et de
terrasses en pignons, tout le restant de la nuit, jus-
102 CORBEILLE D HISTOIRES
qu'à ce qu'enfin il atteignit la muraille extérieure de
l'ancien couvent, qu'il franchit au risque de se casseï
le cou.
L'aube blanchissait quand il s'agenouilla au ver-
sant de la montée pour remercier Dieu et l'archange
saint Michel, à peu près à l'endroit où Louison-Loui-
sette rencontra les mauvais pauvres dans l'histoire que
tu nous as si gentiment contée; et derrière la haie d'où
le béquillard avait chassé l'oiseau, un merle siffla...
— Ah! fit vivement mademoiselle Lily, les deux
chouans n'étaient pas morts?
— Il n'y en avait qu'un.
— Lequel?
— Cohan du séminaire, qu'on trouva le lendemain
écrasé sous la fenêtre. Après avoir lancé, la corde, la
main lui avait manqué.
— Et Marmotte-cn-Vie?
— C'est lui qui était le merle. Il mena René jus-
qu'au bord du Couesnon, où trois chevaux, y compris
celui du pauvre Cohan, étaient cachés. On partit ven-
tre à terre pendant qu'il faisait sombre encore, et
quand le soleil se leva, Côle-de-Cuir était en train de
manger la soupe au campement de M. Huchet de la
Besneraye, qui tenait la route de Dol.
— Les voyageurs pour l'omnibus du Mont-Saint-
Michel! nous crie-t-on en ce moment de la station.
— Ça tombe bien, dit mademoiselle Lily, car toi
aussi, monsieur, tu allais ventre à terre, depuis la
prison, comme quand les histoires sont pour finir.
Je l'enlevai dans mes bras; j'étais constitué son
chevalier pour ce soir.
— Oh! finir, répondis-je, cette histoire-là finit quand
on veut.
CORBEILLE D'HISTOIRES Io3
Et j'ajoutai, pendant que nous allions vers la voi-
ture :
— Il faut du moins que tu saches une petite
mésaventure qui attrista le retour à Rennes des
citoyens représentants Carrier, Pocholle et Lecarpen-
tier, car tu penses bien que leur triomphant voyage de
Paris n'avait plus raison d'être. Ce bancal de Côte-
de-Cuir ne perdait jamais de temps. Il demanda quel-
ques bons gars à M. de la Besneraye et alla guetter le
passage de son ancienne escorte dans un bon endroit,
à mi-chemin d'Antrain à Rennes. Il attendit tout un
jour, parce que Lecarpentier, qui était ici chez lui
comme ayant autorité souveraine sur toute la côte
normande-bretonne, entre Saint-Malo et Granville, eut
la galante idée d'inviter ses collègues à un déjeuner
fin dans la basilique même de Saint-Michel. Patron-
Marguerite, d'accord en ceci avec les souvenirs tradi-
tionnels des habitants du Mont, affirmait que les trois
proconsuls se consolèrent de leur mécompte par une
orgie en règle, où l'impiété fut poussée jusqu'à ce
hideux excès de choisir comme vaisselle pour leur
ripaille les vases sacrés du sanctuaire.
Il y avait alors entre les murailles de l'antique
abbaye 7/io prêtres prisonniers qui durent prier pour
les malheureux profanateurs.
Dieu ne les foudroya point et ne dit point à la mer
de les engloutir. Ils repassèrent les grèves dans leur
carrosse, paisiblement, après le festin, promis qu'ils
étaient à d'autres destinées. Le monstrueux Carrier
devait avoir la tête coupée par la république; Pocholle,
hyène vulgaire, creva je ne sais où, et Lecarpentier,
témoin vraiment mémorable de l'infinie miséricorde,
eut le bonheur de pleurer et de prier dans le sanc-
tuaire même, théâtre de son sacrilège.
lOi CORBEILLE D'HISTOIRES
Iî fut prisonnier au Mont-Saint-Michel durant de
longues années, se convertit, dit-on, et mourut chré-
tien dans une vieillesse fort avancée, au commence-
ment du règne de Louis-Philippe. Il eut environ qua-
rante ans d'expiation sur la terre. C'est peu, mais
Dieu, redoutable justice, a des clémences démesurées.
A quelques lieues au delà d'Antrain, le carrosse où
les trois proconsuls digéraient leurs blasphèmes fut
attaqué par Côte-de-Cuir, Marmotte-en-Vie et les bons
gars de la Besneraye. Carrier se cacha dans un trou
à fumier, au grand détriment de ses passementeries,
et ne fut repêché que le lendemain; Pocholle, moins
heureux, reçut un coup de feu, non point par devant,
mais dans cette partie du corps où se donnent plutôt
les coups de botte. Lecarpentier, qui courait très bien,
prit à travers champs et ne s'arrêta qu'à Fougères...
— Complet! dit auprès de nous le conducteur du
second omnibus.
Le premier roulait déjà sur la route, emportant les
vassaux et amis de mademoiselle Lily. Pendant que je
racontais, notre pèlerinage s'était casé comme il avait
pu dans les deux voitures, qui étaient pleines à regor-
ger, et l'on attelait maintenant deux carrioles à deux
bancs chacune pour emmener « les maîtres »,
Lily voulut aller avec tonton François : le brave et
cher commandant, que ce voyage a fait mon ami, je
l'espère, était un peu jaloux de moi, et réclamait
contre la longue infidélité de sa filleule.
Il se faisait tard, la nuit était tombée depuis long-
temps déjà et la pleine lune éclairait ce joyeux départ
bien mieux que les lampes fumeuses de la gare. Nous
étions gais, un vent d'espoir passait sur nous. Tonton
recteur, qui n'avait pas encore été seul avec moi, me
serra les mains et me dit :
CORBEILLE D'HISTOIRES Io5
— Je ne sais pas si vous venez demander quelque
chose à l'ange fidèle, mais vous avez beaucoup à
remercier.
Je sentais profondément que c'était vrai, malgré
les peines amères inséparables de la vie. Remercier!
Louer la bonté de Dieu d'abord et toujours, c'est la
bien-aimée fleur de la prière.
— Je n'ai pas oublié, répondis-je, les chères paroles
de bénédiction que vous m'envoyâtes à une heure
solennelle de ma route.
— Heure bénie en effet, dit-il avec émotion, qui
vous a fait tant d'amis sur la terre et tant de protec-
teurs dans le ciel!
Nous nous embrassâmes pendant que le comman-
dant montait Lily dans la carriole où était déjà sa
mère, et je demandai à M. le curé :
— Est-ce que l'enfant vous inspire des inquiétudes?
Il secoua la tête en me répondant très bas :
— La bonté de Dieu peut tout. Le médecin de Paris
n'a pas donné d'espoir.
Mon cœur se serra comme s'il eût été question de
l'un des miens.
Nous fûmes quatre dans la carriole : la pauvre mère,
dont je comprenais maintenant la tristesse, le curé,
le commandant et moi : cinq en comptant made-
moiselle Lily, qui avait repris sa place sur les genoux
de son parrain. Personne n'allait à reculons, mais la
chère petite fille me faisait vis-à-vis tout de même
parce qu'elle me souriait, le menton sur l'épaule du
commandant.
Je regardais ses yeux où la bonne humeur pétillait,
sa figure intelligente, charmante et pleine de vie, et
je m'inscrivais en faux contre la cruelle sentence du
médecin de Paris.
IOÔ CORBEILLE D'HISTOIRES
Au bout de quelques minutes, nous débouchâmes
sur la grève où la mer n'était plus, mais qui gardait
une odeur de marée très intense. Un nuage de peu
d'étendue, mais épais, passait sur la lune, et l'horizon
clair se voilait du léger brouillard des chaudes nuits
qui laissait voir la dentelure des nuées de beau temps,
ondées comme une chaîne de collines.
— Où donc est le Mont, maintenant? demanda Lily.
Aucun de nous ne put le lui montrer, parce que
son sommet se confondait sans doute parmi les festons
des nuées. Elle reprit :
— Monsieur, demeureras-tu avec nous au Mont?
— Non, répondis-je, je vais chez les bons Pères.
— Alors, comment feras-tu pour continuer ton his-
toire? Car ce Côte-de-Cuir doit faire autre chose, bien
sûr. Et Patron-Marguerite aussi, dis? Et puis il y a le
Passeur de prêtres et encore Y Oreille de nier...
— A la bonne heure! dis-jc, tu n'as rien oubliél
J'ai tout cela à te dire, en effet, et par-dessus le mar-
ché l'histoire des trente-deux messes noires.
— Mais quand commenceras-tu?
— Nous ne serons pas bien loin l'un de l'autre, et
je descendrai te voir, si ta maman le permet... Tiens I
voilà le Mont! Sancte Michael, ora pro nobis!
La lune sortait du nuage, et la sainte montagne
jaillissait hors de l'ombre sous le rayon d'argent qui
semblait carresser avec amour son incomparable
beauté. Nous la vîmes resplendir du haut en bas,
depuis l'enceinte de la ville flanquée de ses tours à
créneaux jusqu'à la basilique, couronne de tant de
chefs-d'œuvre qui semblait penchée vers Avranches,
berceau de saint Aubert, à droite des profils de la Mer-
veille.
CORBEILLE D HISTOIRES IO7
— Kyrie eleison! dit M. le curé.
Mais comme nous étions pour répondre, Lily, qui
devinait qu'on allait réciter les litanies de l'archange,
s'écria :
— En français! en français! pour que je puisse
répondre aussi!
Et au lieu du curé, ce fut la maman qui, d'une voix
attendrie puissamment, où il y avait son ardent désir,
son espoir immortel et ses larmes, commença :
— Seigneur, ayez pitié de nous...
Nous répondîmes, presque aussi touchés que la mère
elle-même :
— Seigneur, ayez pitié de nous...
— Christ, ayez pitié de nous...
Ce qu'il y a de piété dans cette forme adorable des
litanies, tout le monde le sent, à quoi bon le dire?
Pendant que la guirlande des invocations adressées à
la très sainte Trinité, à Jésus, puis à l'archange qui
est le glaive flamboyant de Jésus, s'effeuillait dans
notre carriole, un concert de voix passait en ondes sur
la grève déserte, et nous entendions nos pèlerins des
autres voitures, accomplissant la même tâche que
nous, faire écho à chaque appel de la litanie et répéter
à intervalles pareils, comme s'ils eussent répondu à
la passionnée prière de la mère, étouffée par les larmes
qui baignaient son sourire :
— Priez pour nous! — Priez pour nous! — Priez
pour nousl
— Vois, me dit mademoiselle Lily quand la litanie
fut achevée, comme pauvre maman a bonne envie
que mon frère soit reçu! Elle en pleure!
Moi aussi j'avais les yeux mouillés. Saint Michel,
secours assuré de ceux qui souffrent, je vous avais
IOS CORBEILLE D'HISTOIRES
bien imploré pour Lily et surtout pour sa mère, mais
pour d'autres encore, ahl pour tant d'autres qui sont
à moi!...
La route en grève n'est pas longue, au bord du
Couesnon endigué, droit et régulier comme l'école
polytechnique. C'est plus rigide que la rue de Rivoli,
merveille du monde des alignements, et cela étonne
péniblement, je ne dis pas non, au milieu de ces
espaces que la mer, si diverse et toujours plus belle,
couvre deux fois chaque jour; mais que voulez-vous?
Notre temps ne sait plus faire beau, — ni grand. Nous
sommes des enfants vieillots et nous restons petits,
même en nous attaquant à l'immensité.
Le sabot des chevaux du premier omnibus fit feu
bruyamment sur le pavé de la rampe, et l'instant
d'après, nous tournions l'angle rentrant de la barba-
cane, où sont encore les deux grosses coulevrines cer-
clées de fer que les Anglais vaincus laissèrent à la
porte de la forteresse française, comme les serpents
perdent leurs dents à mordre les limes.
L'instant d'après encore, tous nos véhicules s'arrê-
taient sur le terrain mal pavé et relativement plane,
dont j'ignore le nom historique, mais que j'appellerai
la place de l'hospitalité non écossaise qui se vend tou-
jours et ne se donne jamais. Ceci n'est pas un blâme;
les aubergistes du Mont vont chercher très loin le pain
qu'ils offrent aux voyageurs, et s'ils le prodiguaient
gratis, on ne verrait point cetle émulation vraiment
épique qui existe entre les deux célèbres hôtelleries,
« A saint Michel », chez Poulard, « Au Lion d'Or »,
chez Ridel : ici les Guelfes, là les Gibelins.
Il y a en des poètes pour célébrer en vers, qui ne
sont pas bons, ces maisons rivales, placées en face
l'une de l'autre.
CORBEILLE D HISTOIRES IO9
Notre pèlerinage entier descendit pêle-mème. Les
uns se livrèrent à Capulet-Ridel, les autres à Montaigu-
Poulard. Mademoiselle Lily et sa mère prirent le che-
min de l'orphelinat, moi, un bon frère m'attendait
avec une lanterne, et je fis sans plus tarder mon pre-
mier pas dans l'enceinte de la ville montoise.
J'ai gardé grand souvenir de cette rue du douzième
siècle, éclairée selon de singulières fantaisies : en haut,
par la lune que les nuages parfois éteignaient; en bas,
par la lanterne dont la lueur tombait sur un sol exac-
tement « du temps », et dont aucun artifice de théâtre
ne saurait rendre les raboteux effets.
Nos pas sonnaient là-dessus, éveillant des échos
mystérieux; à droite et à gauche, de sombres murailles
montaient avec nous. Dans les coins inondés d'ombre,
je cherchais ces beaux profils de moines ou d'hommes
d'armes que les illustrations de vingt ouvrages, tous
très intéressants, inspirés par le Mont-Saint-Michel,
avaient gravés dans ma mémoire; mais les hauberts
n'étaient plus là, ni les frocs, et le costume de mon
bon frère n'était absolument pas pittoresque.
La lanterne, cependant, avait de la tournure, les
échos faisaient ce qu'ils pouvaient, et la vie d'autrefois,
réfugiée dans les pierres, m'entourait avec une dis-
crète véhémence. Cette rue qui ne ressemble à aucune
autre rue du monde connue et qui mène, — en remon-
tant les âges, — au plein milieu des temps passés,
n'est pas très longue et me semblait énorme parce
qu'on y traverse le calme des souvenirs.
Le frère me disait des choses très justes, que je
n'écoutais pas. A quelle distance étais-je déjà de la
maison Ridel et de la maison Poulard, représentant,
avec une juste dignité, le dix-neuvième siècle auquel
IIO CORBEILLE D HISTOIRES
j'ai l'honneur d'appartenir, au bas de la montée?
A un moment, la lueur tombant du ciel se voila;
je levai la tête : un nuage rampait sur la lune qui
tout à l'heure épandait ses rayons dans l'axe même de
la rue. Les dentelures des murailles grimpant en forme
d'escalier se cachèrent dans la nuit, et je vis tout à
coup au-devant de moi quelque chose de gigantesque.
— Le donjon! me dit le frère; la lune s'en va mal à
propos. C'est ainsi qu'on appelle l'entrée du monas-
tère, et les amateurs passent du temps à le regarder.
Gustave Doré l'a peinte : celui qui a fait les dessins
de la Bible.
— Et certes, il a dû la bien peindre, car il voit
grand. Mais voit-il chrétien?
Le frère leva sa pauvre lanterne, qui projeta un
rayon timide, à hauteur de nain, sur la base des deux
tours géantes, étroitement sœurs, qui jaillissaient pour
moi jusque dans le mystère de ces âges héroïques où
la maison de l'Archange, invaincue, invincible,
défendait la France égorgée contre le dernier choc de
ses oppresseurs. Le nuage marcha, et pendant que
mon regard escaladait le colossal accouplement de ces
titans, dressés dans la nuit : les deux « canons de
pierre, comme dit M. Jacques Geffroy, dressés sur
leurs culasses de granit », un autre jeu de lumière
les débarrassa soudain de toute surélévation fantas-
tique et les rendit à leur réelle énormité. Ils m'en
parurent plus grands.
— Le gouffre, me dit mon bon frère, essayant en
vain d'éclairer avec sa lanterne l'entrée béante de cet
escalier inouï : c'est le nom qu'ils donnent à l'es-
calier.
Abîme, en effet, abîme renversé qui gravit au lieu
CORBEILLE D HISTOIRES III
de tomber. C'est haut, c'est profond, c'est d'une écra-
sante grandeur, cela se précipite jusqu'aux suprêmes
sommets à travers le mystère insondable. La foi est
un gouffre aussi, et ceux qui s'y jettent planent.
Mon bon frère me montra la rainure où la herse
descendait, et la place où étaient scellés les gonds de
la porte de fer : puis il me conseilla de me baisser
pour entrer dans la salle des gardes où sont mainte-
nant la librairie et le magasin des estampes pieuses.
Casiers et rayons étaient fermés; cependant, la nuit
propice et la lueur même de la lanterne, si favorable
au prestige, furent impuissantes à combattre l'aspect
du petit bureau et du mobilier administratif qui rem-
placent les farouches râteliers où étincelaient autrefois
haches d'armes et hallebardes.
Le charme était rompu pour ce soir. Le frère, comme
s'il eût deviné ma lassitude, prit, au plus court. Il
m'engagea dans un escalier en vis qui nous amena
rapidement au logis des religieux missionnaires, hôtes
actuels et très dignes hôtes de l'illustre abbaye. Je
trouvai au réfectoire l'excellent père H..., qui me
souhaita la bienvenue et m'installa dans ma cellule,
tout seul avec la pensée de l'Archange.
Le récit de ma première nuit en ce lieu que j'avais
souhaitée si ardemment n'appartient pas à ce livre,
qui est surtout, sans que cela ait paru beaucoup jus-
qu'à présent, l'histoire de mademoiselle Lily, ma
chère amie.
J'ouvris ma fenêtre étroite, ménagée dans la robuste
épaisseur de ce mur qui brave la tempête depuis tant
de siècles, et je dis mes prières agenouillé sous les
étoiles à quatre cents pieds au-dessus de mes compa-
gnons de route, que j'entendais encore (du moins les
112 CORBEILLE D HISTOIRES
pèlerins villageois) dans les préaux des deux auberges
rivales.
Et je m'endormis, pensant aux chers cœurs qui
pensaient à moi dans ma maison de Paris. Dieu! mon
Dieu! gardez-les de tout mal; du mal qu'on fait encore
plus que du mal dont on souffre! sais-je pourquoi je
les aime cent fois et mille fois plus, mon Dieu, depuis
| que je les aime en vous?
J'avais fait de beaux projets pour le lendemain
matin; je devais communier à la première messe, dite
par le R. P. supérieur, et, en effet, je sautai hors de
mon lit assez bravement au premier son de cloche;
mais, entre Paris et Vitré, se trouve la Beauce, grenier
de la France, produisant en incroyable abondance une
poussière grasse et noirâtre qui baigne les voyageurs
trois heures durant et d'où ils sortent teints en char-
bonniers. Bon teint.
J'avais traversé la veille cette zone fertile, de Char-
tres au Mans. Je dus me rabattre sur la messe de sept
heures, attardé que j'étais par mes nombreuses les-
sives. Après la messe, il fallut voir le chœur, cette
merveille des merveilles. Je ne veux point parler ici
de la basilique : malheur à ceux qui traitent de pareils
sujets au galop et en passant!
Il était neuf heures; je ne me lassais point de con-
templer ces fusées de granit sans nombre et sans fin,
concourant à la voûte, en faisceaux tout riches et tout
nus, d'une pureté, d'une harmonie sans égale, et qui
cherchent dans leurs courbes concentriques un point
commun : le ciel, quand une messe sonna son introït
et me fit tourner la tète. Je vis tout notre pèlerinage
agenouillé devant l'autel du sanctuaire, où M. le cure,
oncle de Lily, célébrait le saint sacrifice. Le comman-
CORBEILLE D'HISTOIRES Il3
dant m'adressait déjà un regard de reproche. Je pris
aussitôt mon poste de prière à côté de lui.
Cette réunion de tendresses dévouées était bonne et
sainte aux yeux de Dieu, j'en suis sûr. Ici, chacun
priait de tout son cœur. J'écoutais le souffle de ce
cher homme, le commandant, qui faisait effort pour
ne point pleurer, et je sentais mes yeux aussi se
mouiller chaque fois que je regardais la pauvre mère,
agenouillée et perdue dans la supplication qu'elle éle-
vait vers Dieu. Je ne voyais point son visage, mais
je devinais la force qu'elle dépensait à garder une
apparence de calme pour ne point effrayer notre petite
Lily.
Lily était à côté de sa mère, bien grave et bien
pieuse. 'A l'évangile, elle se leva sans aide, et un fré-
missement courut parmi les bons paysans des deux
sexes, où les femmes étaient en très forte majorité.
C'était vraiment une grande famille, et tous ceux qui
la composaient avaient déjà la pensée du miracle
attendu et si ardemment imploré. Ahl ils priaient
bienl c'était touchant et charmant; il me semblait à
moi-même que Jésus, dans le tabernacle, préparait sa
main qui guérit et qui ressuscite.
A l'élévation, Lily se leva encore, elle put même
se mettre à genoux avec le secours de sa mère. A la
communion, toutes les femmes se dirigèrent vers la
sainte table, suivies de tous les hommes, mains jointes
et en bon ordre. Le commandant marchait en tête
auprès de sa sœur, qui avait peine à se soutenir.
O Dieu! Seigneur, n'écoutiez-vous point ce vaillant
soldat, si humble et si fier, qui avait laissé de son
sang à la poussière de tous vos champs de bataille I
Et cette mère, mon Dieu, ne l'entendiez-vous pas,
iî/4 CORBEILLE D'HISTOIRES
cette simple et douce femme dont j'ai si peu parlé
parce qu'elle se montrait si peu : la mère de tout un
pays, votre amante et votre servante! Je pensais ainsi,
et ma poitrine était toute gonflée d'espoir.
Je restais seuil absolument dans le transept qui sert
de nef au nouveau sanctuaire. Toutes les chaises
étaient vides, excepté la mienne et celle de Lily que
sa bonne soutenait agenouillée. Elle n'eut garde de
se retourner pour voir cela. Tout était ferveur en elle.
J'avais mon Dieu en moi depuis la messe de sept
heures et j'enviais pourtant les convives de ce misé-
ricordieux repas.
<( Fera-t-elle sa première communion sur la terre? »
Je me demandai cela, et je m'étonnai de n'avoir point
de tristesse...
Je n'avais jamais vu Lily marcher. Après la messe
elle alla, non plus portée, mais soutenue par sa mère
et le commandant, jusqu'à la statue miraculeuse qui
est à la droite de l'autel. Il y avait dans l'église un
silence et une immobilité qui serraient le cœur. La
voir marcher ne confirma point les espérances conçues;
au contraire, ah! chère petite! c'était lamentable, et
le vieux paysan qui priait derrière moi eut un sanglot.
Et pourtant, nous implorions encore tous et du fond
de nos âmes, avec foi, avec une passionnée ferveur,
parce que le pauvre petit ange avait pu se prosterner
aux pieds du grand archange, qui devait la voir et
l'aimer.
Chère! chère enfant! Elle rejeta en arrière, avant
qu'on la relevât, les boucles de ses cheveux blonds
si doux, et faisant le signe de la croix, elle envoya
un pieux baiser, du fond de sa faiblesse, au radieux
vainqueur de Satan dans sa force, au chef des anges
CORBEILLE D HISTOIRES
Il5
de Dieu, qui l'avait exaucée... Vous avez bien lu,
hélas! J'ai dit : exaucée...
Aussitôt après que son oncle, le curé, eut récité sur
elle les oraisons et l'eut bénie, elle chercha le com-
mandant, qui lui tendit ses bras, où elle reprit sa
place accoutumée; elle était un peu pâlotte de l'effort
qu'elle avait fait, mais dès qu'on la portait, c'est à
peine si elle avait l'air d'une malade.
Nous sortîmes tous de l'église par la plateforme du
Saut-Gauthier, qui donne sur l'escalier principal.
Mademoiselle Lily voulut me faire honneur et me
parler.
— Monsieur, me dit-elle pendant que je saluais sa
mère, je croyais que tu aurais attendu pour commu-
nier avec nous. On va me coucher, car je suis fatiguée,
viendras-tu me voir?
Nous nous embrassâmes comme de vieux amis, et
elle continua de parler à mon oreille en disant :
— Tu sais, moi je ne compte pas; à mon âge on
guérit toujours, mais c'est mon frère Auguste et Saint-
Cyr!... Maman ne pense qu'à cet examen-là. Elle ne
le dit pas, mais je l'entends pleurer la nuit. Tu penses
bien que ce n'est pas pour moi qu'elle pleure. Va,
j'ai prié bien comme il faut pour l'examen, et Auguste
sera reçu cette fois... Tu me dois une histoire.
Je me retournai parce qu'on touchait mon épaule.
M. le curé était derrière moi. Il passa son bras sous
le mien et me dit, pendant que le commandant descen-
dait l'escalier avec Lily :
— Je n'ai pas eu le courage de vous parler hier.
Il y a autre chose pour Auguste que l'examen de
Saint-Cyr. Chez vous, à Rennes, on nous aime bien,
et ils vous le diraient quand vous allez les voir. J'aime
Il6 CORBEILLE D'HISTOIRES
mieux que vous l'appreniez par moi : Mon neveu nous
a fait beaucoup de chagrin... iDéjeunez-vous chez ma
sœur?
— Non, j'ai promis de partager le repas des bons
pères.
— Pauvre sœur! ses deux enfants!
— Mais qu'y a-t-il donc? m'écriai-je, vous me faites
peur!
Nous descendions le grand escalier et je le regardai.
Son visage, ordinairement si calme, exprimait une
peine amère.
— ' Il y a, me dit-il, que les idées mauvaises de ce
temps pénètrent dans les plus braves maisons à tra-
vers les plus honnêtes murailles. L'année dernière,
mon neveu était un jeune homme laborieux et pieux.
Vers la fin de l'automne, il changea tout à coup : cer-
tains livres furent trouvés dans son pupitre; il avait
fait la connaissance d'un malheureux jeune homme,
à qui Dieu puisse pardonner! Dès le commencement
de l'hiver, Auguste devint, non pas un mauvais sujet
tout à fait, mais un mauvais chrétien; il eut honte
de sa foi... et maintenant il est en pleine révolte, affi-
chant sa conversion aux vieilles erreurs, qu'on appelle
les idées nouvelles, et mettant sa vanité d'enfant à
renier tout haut les croyances de sa famille. Nous
sommes bien malheureux.
Il me quitta brusquement. Du bas de l'escalier,
mademoiselle Lily m'appelait :
— Monsieur, monsieur, tu m'abandonnes toujours!
Nous avons une belle chambre en bas, tout le monde
y tient, nous serons à l'aise.
Puis parlant de mon histoire qui l'occupait, elle
ajouta.
CORBEILLE D HISTOIRES II7
— Choisis-la bien, et qu'elle soit joliel
L' angélus de midi tintait son premier appel, et c'est
à midi juste que les Pères prennent leur dîner. Je
répondis en me hâtant vers le réfectoire pour ne point
perdre le bénédicité :
— J'y tâcherai de mon mieux, mademoiselle Lily; à
bientôt I
Et j'essayais de sourire, mais les paroles du curé
tintaient à mon oreille : « Pauvre mère! ses deux
enfants!... »
III
Côle-de-Cuir et le curé de Houat : Trente-deux messes noires. —
Le sauveur de prêtres et l'oreille de mer. — Les Treize de
Kergado. — Le « lament » de Maddo. — Un ange.
Chez les RR. PP. Missionnaires qui président aux
pèlerinages du Mont-Saint-Michel, depuis la réouver-
ture du sanctuaire, on ne parle point au réfectoire. En
prenant leur frugal repas, ils écoutent une lecture de
piété ou d'histoire, comme c'est la règle dans toutes
les maisons religieuses. Un novice nous lut la belle
et terrible page où Crétineau-Joly raconte l'agonie du
pape Clément XIV.
Tout chrétien, si humble qu'il soit, peut avoir ses
idées sur cette grave thèse des concessions, arrachées
à l'Autorité, que l'histoire a résolue tant de fois, et
sur le mérite ou le danger de la prétendue prudence
CORBEILLE D HISTOIRES IIQ
qui dalle les caveaux funèbres de toutes les dynasties
tombées, comme les « bonnes intentions », selon le
dicton populaire, servent de pavé à l'enfer. La
dynastie des vicaires de Jésus-Christ n'est pas de la
terre et ne saurait tomber.
Mais il y avait là des personnes compétentes qui, le
repas achevé, parlèrent avec sagesse des choses de ce
monde.
Moi, je n'y entends rien. Je passai l'heure de la
récréation avec le R. P. Supérieur, sur la terrasse où se
prolongeait autrefois la nef romane de la basilique, et
nous regardâmes, par un beau soleil, le panorama si
vaste qui contemple le Mont-Saint-Michel du côté de
la Bretagne et de la mer. Ce fut là que je racontai
la légende des Deux Pêcheurs, des deux Enfants et des
deux Sacs d'argent qui m'a servi d'entrée en matière.
J'écoutai en échange la touchante histoire de l'An-
glaise protestante, qui passait de longues heures pros-
ternée aux pieds de l'Archange; mais qui ne pouvait
pas se convertir au catholicisme à cause de la tyrannie
romaine, dont on lui avait fait horreur. C'était une
femme remarquablement instruite, très lettrée, et si
profondément habile dans la controverse que le
P. Supérieur avait conseillé au religieux dont le
dévouement charitable s'acharnait à sa conversion, de
discontinuer ses tentatives. « Elle est plus forte que
vous », avait-il dit, quoiqu'il parlât ainsi à un père
dont, certes, il connaissait la prudence et la force.
Ce père obéit, cependant contre son gré. Le jour où
il pria miss *** de ne plus s'adresser à lui, elle parut
triste et dit : « Vous avez la vérité, vous avez l'unité, je
suis catholique en toutes choses, sauf une seule : le
Pape. Je ne veux pas du Pape. »
120 CORBEILLE D HISTOIRES
— Adieu, lui répondit le père; que la lumière de
l'Archange luise sur vous!
Avant de se retirer, elle demanda une médaille de
saint Michel et dit : « Jamais je ne m'inclinerai devant
Rome; je croirais, en le faisant, commettre un péché
mortel; mais si Jésus-Christ, qui est ma vie, veut qu'il
en soit autrement, l'Archange fidèle me le dira.
— Et vous obéirez?
— Vous le saurez, mon père, sans que je vous
aborde ou que je vous parle, vous qui m'avez chassée;
je porterai cette médaille sur moi d'une manière appa-
rente. Bénissez-moi.
Elle mourut quelques jours après, noyée dans la
rivière la Selune, qu'elle avait Aroulu traverser en reve-
nant de Tombelène à l'heure où le flot arrivait. C'était
grande marée. On l'avait vue en perdition de la ter-
rasse du Mont avec la lunette; mais où son corps fut
emporté nul ne le savait. On la chercha en vain plus
de trois jours, si bien que son seul parent, son frère,
ministre protestant à Londres, ayant été prévenu, eut
le temps d'arriver avant qu'elle fût retrouvée.
De l'endroit où nous étions, le père me montrait
le lieu précis, entre le Mont et Tombelène, où l'on
avait vu miss *** disparaître dans le flot; mais pour
me désigner la place où on la retrouva ensablée, il
fut obligé de me faire passer sur l'autre terrasse, d'où
l'on voit le pays normand d'Ardevon. La mer l'avait
portée là, presque dans les terres, et le ministre pro-
testant, son frère, était présent quand on la découvrit
enfin par un pan de sa robe noire qu'on reconnut
dans un monceau de sables et de goémons.
Elle avait tenu la dernière promesse faite au P. H... :
sans parler, puisqu'elle n'avait plus de voix, elle pro-
CORBEILLE D HISTOIRES 121
clama sa conversion. Quand les hommes de la côte,
en effet, débarrassèrent son visage du sable qui le cou-
vrait, ils trouvèrent entre ses dents, placée d'une
façon très apparente, la médaille de saint Michel, et
si fortement serrée que nul ne put l'en retirer.
— Il n'y a pas ici de certitude, j'en conviens, ajouta
le P. H..., mais ce muet et si remarquable témoignage
suffit au ministre protestant, frère de miss ***, qui,
dans la loyauté de sa conscience, autorisa, pour ce qui
le concernait, l'inhumation de sa sœur selon le rite
catholique.
De la terrasse du Saint-Gauthier, où nous étions, le
père me désigna la tour du mur d'enceinte qui sert
de chaire aux prédicateurs, les jours de grands pèle-
rinages. Jamais je n'avais vu celte fête splendide, uni-
que au monde, on peut le dire, où les pieux députés
de tous les coins de l'univers, réunis en un concours
immense, viennent célébrer la gloire du premier sol-
dat de Jésus, qui fut vainqueur de la plus grande
trahison par la plus grande fidélité, vainqueur dans
le ciel, sur la terre et dans l'enfer, vainqueur partout,
vainqueur toujours du dragon, dont le châtiment est
de renaître sans cesse, éclatant symbole de l'immortel,
mais laborieux triomphe de l'Eglise de Dieu.
A mesure que le P. H... me décrivait, avec une sim-
plicité pleine d'éloquent recueillement, l.i ferveur
inouïe de la foule, son enthousiasme, ses élans, je me
sentais emporté dans le mouvement de. ces cœurs,
lancés par une force irrésistible vers le Cœur de Jésus :
car l'archange n'est qu'une créature, comme la Vierge
Immaculée elle-même, qui remue des foules plus
innombrables encore; et au-dessus de ces beaux
amours, de ces dévotions attendries que nous avons
122 CORBEILLE D HISTOIRE8
pour la Mère de Dieu, pour le chevalier de 'Dieu,
il y a Dieu, le Cœur, le centre, le seul maître, l'éternel
Tout! Ah! nous ne sommes pas des idolâtres, et nous
n'adorons que Dieu en invoquant ceux qui sont de
Dieu.
La parole douce et calme du père me montrait tout
en bas, sur la grève maintenant déserte, le flot humain
qui monte en ces jours bénis et bat les remparts
comme une mer. Je voyais la beauté grandiose des
cérémonies sur ce théâtre tant de fois consacré dont
rien n'égale la magnificence. Je voyais la procession
sans fin se dérouler selon les courbes des chemins de
la montagne, descendant, puis gravissant les pentes,
hérissées de miracles, où l'histoire est debout, partout,
comme une forêt de souvenirs; j'écoutais le son de la
cloche légendaire qui est la voix de l'Ange « au péril
de la mer » et qui est le salut des malheureux perdus
dans la nuit des sables; et l'ange lui-même, l'archange,
certes, je ne le voyais pas, mais je sentais en moi avec
toute la puissance d'une certitude que son invisible
combat se poursuivait dans l'arène séculaire, ici
même, entre l'éclair flamboyant de son glaive et l'arme
impure du géant Satan, acharné contre la France
blessée...
Le père continuait de parler et son doigt étendu me
montrait la tour au-dessous de nous, tribune colossale,
du haut de laquelle la parole divine avait inondé la
grève, où trente mille auditeurs se pressaient.
En vérité, je voyais cela, avec une émotion, avec
une joie indescriptibles : le prédicateur était là, pour
moi, dans la chaire crénelée dont le granit avait brisé
les dents de l'Anglais autrefois; il étendail ses bras vers
cet océan d'âmes que sa parole apaisait ou soulevait...
CORBEILLE d' HISTOIRES 123
Et pourquoi ne pas le nommer, puisque ma pensée
évoquait un nom? J'appelais ici pour charmer, pour
toucher, pour dominer ce peuple avide d'amour, une
parole qui tant de fois m'a dominé, attendri et charmé,
je voulais au sommet de cette tour l'exilé de Fernex,
qui prie au lieu même où blasphémait Voltaire, l'ora-
teur attrayant et conquérant, le cœur éloquent, le
proscrit victorieux, l'évêque à qui Dieu a retiré son
étroit territoire de Genève pour lui donner comme
champ toute la largeur du monde... D'autres mission-
naires peuvent égaler cet homme-là, comblé des
grâces de la persécution; mais c'était lui, c'était
Mgr Mermillod que je souhaitais dans ma tour con-
quérante!
Après la récréation, les bons religieux me quittè-
rent, et au lieu d'aller visiter en détail le cloître dont
j'avais déjà admiré en passant, le matin, la pure et
délicate beauté, je descendis la montagne pour me
rendre à l'orphelinat où mademoiselle Lily m'atten-
dait. On l'avait couchée au sortir de la messe en lui
promettant une grande promenade pour le lendemain.
Elle était très bien, elle me le dit quand j'entrai, et sa
charmante petite figure avait en effet un air de prospé-
rité. Au contraire, sur le visage de sa maman, derrière
le sourire forcé, il y avait une fatigue bien désolée.
— Tu as été là-haut près de deux heures, monsieur,
me dit Lily, est-ce que vous avez déjeuné tout ce
temps-là?
Je répondis en détaillant l'austère menu de notre
festin.
— Et c'était bon? me demanda-t-elle.
— Très bon.
124 CORBEILLE D'HISTOIRES
- — Alors raconte!
Le commandant, qui revenait de visiter la Merveille,
mit sur le lit de la chère petite malade un bel album
de vues montoises photographiées. Pendant qu'elle y
jetait un coup d'œil, la mère me dit tout bas :
— Choisissez quelque chose qui ne l'attriste pas.
Liiy sourit, car elle avait entendu et répéta :
— Raconte... N'est-ce pas que ma chambre est
grande? Et la tienne? Maman a ri tout à l'heure, parce
que, en parlant de toi, je disais : « Mon ami »...
Je m'assis à son chevet. Je ne répondis point, crai-
gnant de montrer plus d'émotion qu'il n'en fallait,
et je commençai sans exorde :
— Un soir, Patron-Marguerite entra chez nous à
la maison carrée, et tout le monde vit bien qu'elle
apportait une histoire. Elle nous dit, avant même de
nous demander comment nous allions : « Telle que
vous me voyez, j'ai communié ce matin pour deux
bons enfants de curés, et j'ai pensé à eux toute la
sainte journée. Je vas vous dire leur aventure, si vous
voulez : elle est drôle. »
Les enfants firent aussitôt cercle autour de son fau-
teuil.
— Voilà donc comme c'est, reprit-elle, vous les con-
naissez bien tous les deux, mes curés. Nous revien-
drons à la République, une fois ou l'autre, mais pour
aujourd'hui, nous sautons par-dessus, et par-dessus
l'Empire aussi, qui avait mis la guillotine au grenier,
mais qui faisait son ouvrage avec le canon.
Sous le roi Louis XVIII, je crois que c'était vers
1820, il m 'arriva d'avoir une plaiderie avec mes assu-
reurs pour une savate de cabotaine qui avait fait la
bêtise de toucher et de s'écoquer sur les roches de
CORBEILLE D'HISTOIRES 125
Houat, en face de Quiberon. Vous la voyez d'ici, j'en-
tends l'île de Houat, par temps clair. En ce pays-là,
si vous ne le savez pas, je vas vous l'apprendre, le
curé n'a pas beaucoup de monde à confesser, mais ne
fainéante pas tout de même, étant à la fois recteur,
maire, juge de paix, percepteur des contributions,
notaire, syndic des gens de mer et capitaine de port.
La révolution a eu beau mettre le restant du pays sens
devant derrière, l'île de Houat est toujours comme ça.
Le» matelots, les matelotes et les matelotins n'y veu-
lent obéir qu'à « Monsieur Recteur. » C'est réglé.
Pendant le temps que je perdis dans l'île à aveugler
la voie d'eau de ma cabotaine, je n'eus affaire qu'à ce
curé-là, tout-puissant et tout faisant. Il m'allait comme
une coiffe. C'était un brave prêtre d'une cinquantaine
d'années et de six pieds de haut, toujours prêt à rendre
service. On voyait bien que c'était son métier.
J'avais fait sa connaissance un soir qu'il s'était mis
dans la tète de séparer deux équipages en train de se
battre : des Grésillons de Groix et des farauds de Belle-
Isle. Pour commencer, il les avait prêches joliment,
parlant de concorde et d'oubli des injures; mais
comme ils tapaient toujours, il dauba sur le tas, sans
faire de jaloux, si dur et si fort que l'affaire fut bien
vite arrangée. Je lui fis compliment sur sa poigne; il
vit que j'étais du bon monde et me dis que j'en avais
la tournure.
C'est pourquoi il passa lui-même mes marchés avec
les calfats, avec le charpentier et celui qui vendait la
confiture de goudron, soutenant les intérêts des
ouvriers aussi bien que les miens : la vraie justice,
quoi! Aussi, nous devînmes une paire d'amis, nous
deux. Seulement, je ne savais point son nom. Si ça
126 CORBEILLE D 'HISTOIRES
vous étonne, vous aurez tort. Tout le monde l'appelait
M. Recteur, je l'appelais M. Recteur, comme tout le
monde, ni plus, ni moins : voilà.
La plaiderie de mon cas de procès étant venue en
appel à la cour royale, qui juge à Rennes, je fus obli-
gée de citer mon recteur en témoignage, parce que
mes assureurs disaient que ma voie d'eau était une
frime, et qu'on l'avait bouchée avec un petit morceau
de lard. Je croyais bien qu'il m'aurait envoyé paître,
mais que non pasl II vint. Il avait du temps pour tout.
C'était l'année de la grande mission des mission-
naires de France à Rennes, où l'on planta la croix du
calvaire, en face du Mail, et nous étions au mois
d'août. Le i4, veille de l'Assomption (remarquez bien
ça), pour remercier mon bon recteur et lui montrer
que j'étais quelqu'un de reconnaissant, j'allai enten-
dre sa messe à la petite église de Saint-Aubin, qui est
devers les Lices. Il m'avait dit que ce serait pour sept
heures, et j'arrivai un peu auparavant, comme vous
pensez, pour être vue de lui. Je me mis à genoux
devant le maître-autel, où une autre messe était en
train de se finir : une messe noire, dite par un prêtre
qui me parut jeune encore, quoiqu'il eût les cheveux
tout gris. Je ne sais pas pourquoi ce prêtre-là me donna
des distractions tout de suite; il boitait de la hanche
eh marchant, et quand il se tourna pour le Dominus
vobiscum, je me demandai où je pouvais bien avoir
vu sa figure. C'est bon. Je me répondis : « Cherche »,
et je me préparai à dire mon chapelet. Le prêtre, lui,
lisait son dernier évangile avant de s'en aller.
Au moment où il descendait les marches, avec sa
chasuble noire, mon recteur de l'île de Houat arrivait,
pour prendre le tour au maître-autel. Il était gréé de
noir aussi, tout en grand.
CORBEILLE D HISTOIRES I27
Tous les deux, celui qui venait comme celui qui
s'en retournait, faisaient plaisir à voir tant ils étaient
bien recueillis. Je me disais : « Ils passeraient l'un
sur l'autre sans se voir que ça ne m'étonnerait pasl »
Mais je me trompais; ils se rencontrèrent appro-
chant à moitié chemin de la sacristie, et leurs yeux
se croisèrent...
Ahl mâtin! Veille partout! Ecoutez, ce n'est pas pour
dire, mais j'en eus le frisson, et mon chapelet me
lâcha des doigts. Jamais de ma vie je n'avais vu éba-
hissement pareil. Au lieu de passer l'un à droite, l'au-
tre à gauche, comme le bon sens le voulait, pas vrai,
ils reculèrent tous deux ensemble et je crus qu'ils
allaient tomber à la renverse... Ils ne dirent rien, car
c'étaient deux bons hommes de Dieu, aimant au-des-
sus de toutes choses et craignant ce qu'ils portaient
dans leurs mains, mais ils restèrent un petit moment
tout pantois, tremblant comme la feuille et plus pâles
que des morts.
Après quoi, ils continuèrent chacun leur chemin en
s'éloignant l'un de l'autre. Seulement, avant de ren-
trer à la sacristie, celui qui avait officié le premier
s'agenouilla comme malgré lui, et mon grand curé
de Houat en fit autant au pied de l'autel, où il resta un
instant abîmé dans sa prière.
— Et ce fut tout? demanda mademoiselle Lily.
— As-tu deviné? dis-je au lieu de répondre.
— Sûrement oui, me dit-elle, je n'ai pas eu le
temps d'oublier ton histoire d'hier, Le grand était
Engoulvan et le petit Côte-de-Cuir... tu sais, j'aime
bien Patron-Marguerite, mais si tu racontais toi-
même...
— Ce serait plus tôt fait,?
128 CORBEILLE D'HISTOIRES
— C'est-à-dire qu'on saurait plus vite.
— Princesse Lily, nous allons courir la poste.
— Oh! non, monsieur, dis tout!... Est-ce que je t'ai
fâché?
Elle me tendit sa chère petite joue, que je vois
encore au moment où j'écris cette ligne à tâtons, car
j'ai les yeux pleins de larmes. Je repris :
— Tu juges si Patron-Marguerite eut encore des dis-
tractions en suivant la messe de son témoin. Elle
n'était pas comme toi, Lily, elle n'avait pas deviné
que le curé juge de paix, capitaine de port de l'île de
Houat, était Etienne Engoulvan, panache des fédérés
d'Hennebon; mais elle avait du moins réussi à mettre
un nom sur le visage si changé de son cousin Côte-
de-Cuir, qu'elle n'avait point revu depuis la chouan-
nerie.
Ce matin-là même, les deux prêtres déjeunèrent
ensemble à la table de Patron-Marguerite, et ce fut
un joyeux repas. Ils ne pouvaient se lasser de s'entre-
regarder.
— Comment, petit Renot, disait M. Recteur, tu as
réchappé de cette entaille-là 1 Elle était pourtant bien
bûchée...
— Et toi, mon gros Etienne, avec un uniforme d'ar-
racheur de dents, tu avais donc escamoté mon épée
comme on avale les sabres?
— Je t'ai pleuré!
— Et moi, donc!
— Je ne me doutais guère que c'était loi, quand
j'entendais parler de ce fameux Côte-de-Cuir!
— Et moi, je ne m'attendais pas plus à le retrouver
curé qu'à te revoir vivant.
— Ah! j'ai bien remercié Dieu, ce matin!
CORBEILLE D HISTOIRES I2Q
— Et je le remercierai jusqu'au dernier jour de
ma vie!
Ils s'embrassaient à quatre bras en riant, mais ils
avaient tous deux la larme à l'œil. On aurait dit qu'ils
retrouvaient leurs vingt ans à les entendre, dans leur
joie profonde, bavarder comme une paire de vrais
échappés de séminaire. Patron-Marguerite était pres-
que aussi contente qu'eux : elle en aurait oublié de
boire et de manger, sans son grand appétit dont elle
ne se séparait jamais.
— Une fois, reprit enfin Côte-de-Cuir, je demandai
à tout hasard de tes nouvelles au citoyen Tallien, ar
tu me trottais dans la tête.
— Tiens! fit le curé, tu fréquentais le citoyen Tal-
lien, toi l'abbé?
— Appelle-moi mon père, si tu veux. Je suis le
P. Bruslé, des missions de France, où je ne fais pas
grand bruit auprès de mon éloquent et vaillant supé-
rieur, le P. Rauzan. J'ai peur d'avoir mieux valu
comme soldat que comme missionnaire, et pourtant
j'ai beaucoup de monde à mon confessionnal. J'y parle
un peu mieux que dans la chaire, où mon patois du
Morbihan me revient toujours... Quant au citoyen
Tallien, je ne l'ai vu qu'une fois, et il me parut un
assez piètre sire, pommadé comme un perruquier et
qui égorgeait les gens avec des mains blanchies à la
pâte d'amande. C'était deux ou trois ans après cette
veille de l'Assomption où tu me fauchas par le milieu
du corps sur la route d'Auray, au tertre de Kerletaz.
Je commandais à Belz, où je faisais ce que je pouvais
avec ce qui restait de mes camarades. Nous donnions
la main à ceux de Sarzeau, et ma bonne cousine Mar-
guerite Cohan, ici présente, que nous appelions alors
9
iHo CORBEILLE D'HISTOIRES
la petite Gaïte, nous trouvait bien souvent dénichés
quand elle venait, avec les autres filles de Kergado,
nous apporter la soupe à notre campement de la
Genaie-Bihet.
— Auprès de l'oreille de mer, dit ici Patron-Mar-
guerite; à votre santé, mon cousin missionnaire. Vous
aviez déjà l'air d'un saint ou approchant, à genoux
que vous restiez tout le temps dans la rosée quand
l'ancien vicaire de Carnac sortait de sa cachette pour
nous dire la messe à la belle étoile avant le lever du
jour.
— Une fois, reprit l'ancien Côte-de-Cuir, nous
avions poussé jusqu'à Savenay, où nous fîmes prison-
nière une citoyenne de toute beauté, harnachée en
princesse, qui se trouva être Thérèse Cabarrus, femme
du représentant J. -Lambert Tallien. Il y en avait qui
voulaient lui faire un mauvais sort, en représailles des
vilenies froides et vraiment horribles qui étaient le
passe-temps de son coquin de mari; mais j'écrivis tout
bonnement à Tallien que j'étais bien embarrassé de
sa citoyenne, et que je la lui rendrais volontiers pour
une pièce de quinze sous.
Cela le mit furieux. « Ce brigand, dit-il, ne pouvait
donc faire son métier et me débarrasser de Thérèse! »
Il me fit répondre par son secrétaire intime, Jean-Jac-
ques Quieherot, scélérat d'un gai caractère, que, pour
ni' apprendre à perdre de si belles occasions, il taxait
ma tète de mulet à quarante mille livres argent, ou à
deux millions en assignats, au choix, payables comp-
tant à quiconque lui apporterait ma dite tète.
Nous avions grand besoin de monnaie; l'idée me
vint de lui porter moi-même ce qu'il demandait pour
toucher la prime, et je partis seul, mais suivi de loin
CORBEILLE D 'HISTOIRES l3l
par Marmolte-en-Vie et quelques bous garçons, tous
du séminaire,
Tallien était à Port-Louis, en rade de Lorient, où il
épluchait les suspects qui étaient pour être opérés,
comme disait ce farceur de .T. -.T. Quieherot, qui avait
été chirurgien de marine. Je le trouvai à son bureau,
travaillant le dossier du père gardien des capucins de
Pontivy. Il me parut tout jeune; il avait des man-
chettes de mousseline brodée et prenait du tabac dans
une jolie boîte d'or, -secouant son jabot avec grâce,
comme madame la marquise de Kergado secouait au-
trefois son fichu de dentelles avant d'être guillotinée.
Je lui demandai tout de suite en entrant s'il pouvait
me fournil' des renseignements sur un ci-devant éco-
lier du ci-devant séminaire de Vannes, nommé
Etienne Engoulvan, qui avait jeté la soutane aux
orties...
— Merci! dit le bon grand curé.
— Tallien me répondit que son collègue Jean-Bon
Saint-André s'était occupé d'un modéré de ce nom,
ou à peu près, qui gênait la République. Je pensai que
c'était un frère à toi...
— C'était bien moi! interrompit encore le curé.
— Celui qui me l'aurait affirmé, dit Côte-de-Cuir,
m'eût ôté une fameuse épine du pied... Voyant que je
ne pouvais rien apprendre sur toi, j'abordai la vraie
question, et je déclarai au citoyen représentant que
je lui apportais ma tête de mulet en échange des
quarante mille livres écus, aux termes de sa promesse.
Il eut peur. Il y avait sur son bureau une petite son-
nette d'autel, volée dans quelque église. Quand il fit
mine de la saisir j'avais déjà dénoué sa cravate (elle
était énorme et en fort belle soie) pour la lui coller sur
l32 CORBEILLE D'HISTOIRES
la bouche. Je n'avais plus qu'une main, étant obligé
ainsi de le bâillonner. Nous luttâmes un petit moment,
après quoi, quand il fut par terre, je mis mon genou
à la place où était tout à l'heure le nœud de sa cravate.
Cela se passait dans la forteresse même, bâtie par
le célèbre Yauban, ou peut-être par un autre. Si tu
demandes comment j'avais pénétré dans le cabinet du
proconsul, défiant de sa nature comme toutes les
mauvaises consciences et très bien gardé d'ordinaire,
je te répondrai que nous avions des amis un peu par-
tout. La Convention branlait déjà dans le manche :
ces choses-là ne peuvent jamais durer. Ceux qui ména-
gent la chèvre et le chou commençaient à réfléchir.
Je sonnai à mon tour. Marmotte-en-Vie entra, por-
tant le plus beau costume de laquais sans-culotte
qu'on puisse imaginer. Lui et moi nous travaillâmes
jusqu'au soir. Quand la diane sonna pour la fermeture
des portes, nous étions trente-sept de la Genaie-lBihet
dans la citadelle, d'où je remportai ma tête de mulet,
d'abord, puis celles de mes trente-six camarades, plus
encore celles de cinquante-trois suspects, prêtres, gen-
tilshommes et paysans que nous emmenâmes le len-
demain matin, protégés par ma troupe entière qui
s'était retranchée, pendant la nuit, dans les casernes
de la douane.
— Et les quarante mille francs? demanda made-
moiselle Lily.
— Patron-Marguerite, répondis-je, d'après Côle-de-
Cuir lui-même, chiffrait ainsi la rançon de la citoyenne
Tallien, qu'on avait proposé d'abord de rendre pour
quinze sous : 65.ooo francs argent, plus de dix fois
autant en assignats, 20 voitures de biscuit, autant de
viande salée, des fusils, des munitions, du drap, de
CORBEILLE D'HISTOIRES l33
la toile... On aurait pu emporter les canons des rem-
parts! Pour comble, quelques jours après, Tallien reçut
sa femme affranchie par le coche...
Le grand curé de Houat, quand ce fut son tour de
parler, dit simplement :
— Renot, mon ami, je n'avais pas plus que toi
l'idée de jeter la soutane aux orties. Je croyais à une
certaine quantité de grands mots qui sont de la terre
et qui font semblant de venir du ciel, voilà tout. Je n'y
crois plus, mais il a fallu, pour me détromper, bien
des années et plus d'une mésaventure. Je n'avais pas
inventé la poudre, lu sais; peut-être n'ai-je pas beau-
coup plus d'esprit qu'autrefois, mais j'ai inventé, ou
découvert, si tu aimes mieux, quelque chose de plus
important, qui est l'obéissance. Avec la foi que j'avais
et l'obéissance qui m'est venue, je vais droit mon
chemin d'humble prêtre, plein d'espérance et ne man-
quant point de charité.
Ici Patron-Marguerite déclarait qu'elle avait essayé
de placer son mot pour faire un éloge chaleureux du
bon curé de Houat, mais il ne l'entendait point ainsi
et reprit, en lui coupant la parole :
— Là-bas, sur le tertre de Kerlctaz, après le coup
d'épée, je fus sans connaissance le restant de la jour-
née, car il faisait nuit quand je m'éveillai tout étourdi
et incapable de faire un mouvement. Je saignais
comme un bœuf, et comme un bœuf j'étais fort, puis-
que j'avais pu perdre sans mourir tout le sang de la
mare où je baignais dans un pli de l'ardoise. La lune
se levait parmi les arbres, devers Vannes, mais n'éclai-
rait point encore. J'entendais deux petites voix qui
parlaient breton, non loin de moi, par derrière; mais
lô/| CORBEILLE D HISTOIRES
je ne pouvais ni me retourner, ni parler. Une des voix
disait :
— Il n'y a rien dans les pochettes des gars du sémi-
naire. Je n'ai encore trouvé qu'une noix et un cha-
pelet.
— Moi, une croûte de pain et une médaille, répon-
dit l'autre voix; mais où est donc le grand qu'on a vu
tomber au commencement, le grand à cheval, qui
avait plein de rubans et de cocardes?
Ce fut le premier effort de ma raison qui revenait :
je compris qu'il s'agissait de moi et je fus étonné
d'avoir des rubans et des cocardes. Ce n'était pas un
remords, car j'étais de bonne foi, croyant me dévouer
au bonheur de ma patrie; mais les rubans et les cocar-
des me donnèrent la crainte d'avoir été entraîné par
l'orgueil. J'eus vaguement désir de me confesser... à
qui? Pour la première fois, je me rendis compte de
ce fait que je n'avais pas même entrevu une robe de
prêtre depuis ma sortie du séminaire.
— On les a trop effarouchés, me dis-je; mais ils
viendront, car ils verront le bien qu'ils peuvent faire
au milieu de ce grand élan d'un peuple de frères qui
s'agite pour détruire l'esclavage et promulguer la loi
d'amour... Voyons, petit Henot, ni1 ris pas! J'étais un
innocent, je le veux bien, et je n'ai pas beaucoup
changé; mais qu'avais-jc appris en dehors du peu que
je savais de notre sainte religion? Du latin de collège!
Les simples comme moi prennent tout au pied de la
lettre.
Depuis que je savais décliner musa, la musc, le latin
de collège me cornait aux oreilles la haine des rois
et l'amour de l'indépendance. Combien étions-nous au
séminaire pour détester le cas de Rrutus? Du latin! du
CORBEILLE D'HISTOIRES l35
latin! Je ne parle pas de celui des pères et des psaumes
qui me rehaussait le cœur, quoique je ne le comprisse
pas toujours, mais de celui surtout des historiens pro-
fanes et des poètes : le bon latin, comme on disait, le
vrai latin, le latin fils du grec, traduit par mon cher
Télémaque : doux livre que la Révolution aurait dû
relier en or par reconnaissance filiale! Va, je n'ai pas
dû être le seul innocent de ma sorte; les simples
étaient bien embarrassés et la Révolution ne s'est pas
faite toute seule. Nos dictionnaires prenaient soin de
nous dire que le mot roi et le mot tyran étaient deux
synonymes; nous avions trop admiré Harmodius, trop
louée le bon tour d'Aristogiton, trop conspiré contre
Denis de Syracuse, trop assassiné Hipparque et avec
trop de plaisir! Le culte pédant des républiques païen-
nes et la fréquentation de ces dieux de mauvaise vie
qui salissaient leur nuage au sommet de l'Olympe,
ont bien menuisé pour un peu l'échafaud du bon roi
Louis XVI. Et fais attention que ces choses restent,
parce qu'elles sont protégées par la grandeur de l'art
antique, et qu'après dix autres révolutions, Fénelon,
incorrigible, s'en délectera encore en cachette...
Côte-de-Cuir trouvait peut-être que son camarade
Engoulvan était devenu prolixe depuis le temps, et
je ne peux cacher que mademoiselle Lily bâilla. Ce
fut un avertissement et je repris aussitôt :
— Je passe le restant du discours de ce bon abbé
Engoulvan et je l'excuse, en faisant observer qu'avec
ses paroissiens de l'île de Ilouat, il n'avait pas souvent
occasion de causer littérature et philosophie mêlées...
Les voix qu'il avait entendues sur le champ de
bataille de Kerletez appartenaient à deux petits pau-
l36 CORBEILLE D'HISTOIRES
vres d'Auray qui avaient un bout de chandelle dans
un cornet de papier et qui venaient piller les morts.
Il ne faut pas être sévère pour eux, Lily; les enfants
n'avaient plus alors l'enseignement des hommes de
Dieu, et la misère horrible qui régnait dans le pays
les poussait hors de la ville comme des petits loups
hors du bois.
Quand ils découvrirent enfin Engoulvan à l'aide
de leur lanterne, ils se jetèrent sur lui tous les deux,
fouillant ses poches et arrachant tout ce qui brillait
dans son accoutrement, comme s'ils eussent atteint
le haut d'un mât de cocagne. Ils étaient bien gentils
et avaient cinq ou six ans à peine. Engoulvan fut
longtemps qu'il les laissait faire malgré lui, mais enfin
ils poussèrent à l'unisson un cri lamentable, parce
que le mort ressuscité les tenait chacun par une
oreille.
— Je vas vous pardonner, leur dit Engoulvan, et
vous n'aurez pas le fouet si vous voulez me conduire
par le chemin le plus court à la ferme la plus voisine.
Sinon, je vous mangerai tout crus, tant j'ai grand'-
faim!
Tu juges, mademoiselle Lily, si les petits se dépê-
chèrent d'obéir; ils le prenaient pour l'ogre. Ils
n'étaient pas méchants et l'aidèrent de leur mieux à
se mettre sur ses genoux, car il ne put faire plus,
malgré son courage. Le souffle et le cœur lui man-
quaient par le trop de sang qu'il avait perdu.
Quand les petits le virent se traîner péniblement et
ramper avec une extrême lenteur, ils ne songèrent
point à s'échapper, parce qu'ils furent pris de compas-
sion; ils restèrent une heure entière à manœuvrer ses
mains qu'il portait tour à tour en avant pour faire
les pas de sa marche douloureuse.
CORBEILLE D'HISTOIRES iZj
Ils voulurent même partager avec lui les croûtes de
pain qu'ils portaient dans leurs bissacs, mais le pau-
vre Engoulvan se trompait bien quand il croyait avoir
faim. C'était la fièvre.
Quand il arriva, au milieu de la nuit, après avoir
fait en un si long temps deux cents pas à peine, à la
lisière du bois de Kerletaz où était une loge de sabo-
tier, il se sentait prêt à rendre l'âme.
Heureusement que le sabotier, qui entendait depuis
un moment les petits causer à travers les fentes de sa
porte, ouvrit au premier coup frappé. Il essaya de sou-
lever l'inconnu qui venait comme cela mourir chez
lui, mais il ne put, car Engoulvan pesait lourd. Il
l'aida seulement à ramper jusqu'à la paille où il était
lui-même couché tout à l'heure, et dit en parlant à
quelqu'un qu'on ne voyait point :
— Monseigneur, voici de l'ouvrage pour vous : un
fédéré qui a son compte. Bien sur qu'il a été taraudé
tantôt sur le -tertre par vos petits du séminaire. Pas
de danger qu'il vous dénonce, car, avant cinq minutes
d'ici, il n'y aura plus personne dans sa peau.
Le sabotier avait allumé une résine. Un vieillard à
la mine douce et vénérable quitta l'ombre du coin où
il reposait sur un autre tas de paille. Dès qu'il entra
dans le champ de lumière, Engoulvan le reconnut,
car il croisa ses bras sur sa poitrine bien respectueuse-
ment pour dire :
— Mon cher seigneur, vous voilà donc aussi loin de
chez vous! Tout s'arrangera sûrement : moi, je n'en
ai pas pour longtemps, et je vous demande de me
donner ce qu'il faut pour bien finir.
Le vieillard était l'évêque de Vannes, obligé de se
cacher à cause de la haine personnelle du citoyen
l38 CORBEILLE D'HISTOIRES
maire d'Auray qu'il avait eu l'imprudent bonheur
de tirer d'embarras autrefois dans ses affaires de com-
merce. Il connaissait bien Engoulvan, puisque c'était
lui qui payait sa pension au séminaire.
— Comment! malheureux, dit-il, c'est toi qui vas
mourir ainsi! Tu n'as que ce que tu mérites! Fais ton
acte de contrition et confesse-toi, la miséricorde de
Dieu est infinie.
Engoulvan ne demandait pas mieux. Le sabotier lui
tint la tête relevée dans ses deux mains, le saint évêque
se mit à genoux, n'ayant point de siège, et pencha son
oreille jusqu'à toucher la bouche du mourant, et la
confession commença.
Mais tout fort qu'il était, Engoulvan en avait trop
fait cette nuit-là. Aux premiers mots qu'il balbutia,
sa langue devint épaisse, et il resta bouche béante,
pendant que sa tète pesait plus lourd entre les mains
du sabotier.
— Il est mort! murmura le prélat. Dieu aura pitié
de lui, car c'était un bien pauvre sujet, et il a du moins
témoigné de la bonne volonté...
Ce commencement d'oraison funèbre fut inter-
rompu par un ronflement assez sonore qui laissait
quelque espoir de continuer la confession à un autre
moment. Le sabotier alla chercher une bûche pour
remplacer l'appui de ses deux mains qui servaient
d'oreiller à notre ami, et Monseigneur mit un premier
appareil sur la blessure avant de retourner dans sa
cachette.
Pendant deux fois vingt-quatre heures, Engoulvan
dormit. Il fut pansé trois fois sans s'éveiller et sua
en dormant sa fièvre de blessé. L'épée de Renot lui
avait traversé la poitrine de part en part. Beaucoup
CORBEILLE D'HISTOIRES l3o.
de gens, couchés dans un bon lit, entourés de tous
les secours de la science, seraient morts de cette for-
midable blessure. Engoulvan eut, il est vrai, les soins
d'un saint homme; mais ce fut sur la paille qu'il
guérit « comme les nèfles mûrissent », disait-il
plus tard, et sa tête n'eut pour coussin qu'un billot de
hêtre, scié à la longueur voulue pour faire les sabots.
A la fin du troisième jour, il s'éveilla tout d'un
temps, comme il s'était endormi, et demanda un verre
de cidre à boire; puis il voulut de lui-même achever
sa confession, après quoi, ayant mangé un morceau de
pain et une couenne de lard, il s'en alla de son pied
jusqu'au bourg de Lande van, qui est à mi-chemin
d'Hennebon.
Je ne veux pas oublier de dire qu'en route, il s'arrêta
au tertre de Kerletaz et qu'ayant reconnu l'endroit où il
avait sabré René Bruslé, son ami, il y récita bien dévo-
tement un De profundis. Ce ne sont là ni des actes
d'héroïsme ni des faits de sainteté, mais j'ai tenu à le
prouver, mademoiselle Lily, que notre futur curé de
Houat était, dès ce temps-là, une assez bonne âme, et
qu'il avait une très robuste constitution.
Pendant une quinzaine après son retour à Henne-
bon, il resta un peu languissant; il se plaignait de son
estomac qui ne pouvait digérer ce coup d'épée, et
quand on voulut le renommer panache, il refusa pour
raison de santé. Ce fut malheureux pour un voisin à
lui qui le traita de lâche à cette occasion sur le pont
d'Hennebon, et qui se trouva lancé par-dessus le
parapet, submergé, puis repêché, tout cela par le même
Engoulvan, qui s'opposa aussi au sac de l'église en
barrant le passage, lui tout seul, à une bande de
coquins et d'ivrognes : ce n'est pas d'aujourd'hui
l4o CORBEILLE D'HISTOIRES
que certains drôles tiennent les villes esclaves, en hur-
lant : Vive la liberté!
Il devenait gênant pour toute espèce de démolis-
seurs, quoique, peut-être, il n'eût perdu encore
aucune de ses illusions sur l'avenir de la république,
et les vrais sans-culottes le regardaient de travers.
Ce qui combla la mesure, c'est qu'il s'avisa une fois
de défendre son saint évêque de Vannes contre le
citoyen maire d'Auray, qui s'était enfin emparé de lui
à Hennebon, et voulait le hisser à la lanterne. Il y eut
gros scandale. Engoulvain fut hué : on lui reprocha
publiquement son incivisme.
Jamais il ne se fâchait, mais en écartant doucement
ceux qui le pressaient de trop près, il en estropia deux
ou trois par mégarde, et c'étaient des notables : la
crème de la racaille du pays!
Pour le coup, Hennebon cria, Lorient s'émut et
Jean-Bon Saint-André en personne partit à cheval pour
mettre à la raison ce perturbateur qui empêchait d'as-
sassiner les hommes et de démolir les maisons. Ker-
jean, le bourreau, eut ordre de graisser sa mécanique.
Le citoyen représentant Jean-Bon Saint-André
<( n'avait point de méchanceté ». Patron-Marguerite
disait cela de lui comme de tout le monde, mais il était
quelquefois mal embouché. Ayant appelé Engoulvan à
la municipalité, il eut le tort de parler rudement sans
user des menottes, précaution oratoire indispensable
qui coupe court à toute discussion oiseuse sous les
gouvernements fanatiques de liberté.
Je t'ai dit, mademoiselle Lily, qu'Engoulvan ne se
fâchait jamais, c'est la vérité; mais toute règle a ses
exceptions, et peut-être que, ce matin-là, notre brave
ami s'était mal éveillé. Il reprocha d'abord poliment
CORBEILLE D'HISTOIRES i/jl
au proconsul de manquer à la charité chrétienne; puis,
comme ce mot démodé excitait chez Jean-Bon une
hilarité bien naturelle, Engoulvan lui déclara que
Dieu ne bénirait point une république servie par des
païens de sa sorte.
Au ci-devant nom de Dieu, Jean-Bon se tint les
côtes, et Engoulvan, perdant patience jusqu'à un cer-
tain point, lui dit qu'il était un malhonnête.
C'est comme cela que les discussions s'enveniment.
Jean-Bon Saint- André ayant eu l'imprudente idée de
décrocher un des pistolets qu'ils portaient tous à la
ceinture en ce temps-là comme les figurants du cirque,
Engoulvan le prit par le bras et lui cassa le poignet
tout net sans malice.
Jean-lBon voulut crier. Engoulvan, pour le faire
taire, lui mit la main sur la bouche et appuya très
fort, peut-être, car il y eut trois dents d'émiettées.
Les mémoires du temps ne disent pas si la chose
alla plus loin, mais c'est présumable, puisque Jean-
Bon finit par tomber sur le carreau en proie à une
attaque de je ne sais quelle danse de Saint-Guy ou
male-rage. Engoulvan, le voyant ainsi bien malade,
lui tapota dans le dos et lui brûla des plumes d'oie
sous le nez, puis il le coucha commodément sur le
canapé, disant :
— Citoyen, vous m'avez fait sortir de mon carac-
tère, et ce n'est pas bien de votre part. Si j'aimais
encore la Bévolution, je lui rendrais le service de vous
assommer comme un loup que vous êtes, mais c'est
fini, voilà que je regrette mon séminaire. Je vais partir
en emmenant le bon évêque de Vannes que vous ne
tuerez pas encore cette fois. 11 a payé ma pension
d'écolier, je travaillerai pour le nourrir, et nous cher-
1^2 CORBEILLE d' HISTOIRES
cherons un bon endroit, s'il en reste, pour finir ma
théologie. Salut et fraternité, je n'emporte point de
rancune, mais c'est grand dommage qu'il y ait des
républicains, ça dégoûte de la république.
Et il partit comme il l'avait dit, laissant dans un
assez triste état le citoyen Jean-Bon, qui en fut quitte
néanmoins pour une bonne jaunisse et la perte de ses
trois dents.
Engouhan emmena son évêque sans se presser ni
se cacher et le fit passer à l'île de Groix, d'où ils s'em-
barquèrent tous les deux pour l'Angleterre sur un
bateau sardinier. Il fut du temps à faire ses études,
parce qu'il n'apprenait pas facilement; mais enfin,
ayant été reçu au séminaire de Southwark, à Londres,
de l'autre côté de la Tamise, il passa ses examens et
fut ordonné prêtre dans la petite église catholique
d'Inner-Temple, la veille de l'Assomption de sainte
Marie, mère de Dieu, en l'année 1802.
A cette époque-là, Côte-de-Cuir, redevenu René
Bruslé, n'ayant plus occasion de se battre pour Dieu
et le roi, avait aussi repris ses études au séminaire
renaissant de Rennes, où il reçut les ordres deux ans
plus tard, seulement en i8o4, le i/j août, veille de
l'Assomption, à la cathédrale. Il y avait donc juste
quinze ans qu'il était prêtre, et Engoulvan dix-sept.
Or, ce i4 août 1820, jour où ils eurent la grande
joie de se retrouver vivants l'un et l'autre et de déjeu-
ner ensemble dans la chambre d'auberge de Patron-
Marguerite, c'était la dix-septième fois qu'Engoulvan
disait sa messe en noir pour le repos et le salut de
l'âme de son petit Renot qu'il croyait avoir coupé en
deux à pareille date sur le tertre de Kerletaz, et c'était
la quinzième fois que, la veille de l'Assomption aussi,
CORBEILLE D 'HISTOIRES l/|3
le R. P. Bmslé célébrait le service anniversaire de son
camarade Etienne, le délégué d'IIennebon, qu'il avait
embroché tout vif, pour son premier coup d'épée,
au même lieu de Kerletaz en Auray. Compte sur tes
doigts, mademoiselle Lily : cela fait bien les trente-
deux messes noires annoncées.
— Oui, me dit-elle, et on les célébra pour des
vivants : furent-elles perdues?
Je me tournai vers toton recteur qui venait d'entrer
et qui répondit :
— La communion des saints ressemble à un bassin
précieux où tombent et se réunissent, comme tous
les cours d'eau de la terre vont à la mer, les moindres
gouttes de la prière égarée; et ainsi rien ne se perd
jamais de l'offrande que les âmes chrétiennes élèvent
vers Dieu.
Ce matin, iS octobre, au moment où je prenais la
plume pour achever et lier cette petite botte de récits,
je reçus une lettre d'un très spirituel et bienveillant
curé, abonné de l'Univers, qui me fait une querelle
courtoise, mais assez vive, au sujet du nom de made-
moiselle Lily et de la mauvaise habitude qu'elle a
de tutoyer ses parents. « Qu'est-ce que c'est, me
demande-t-il, que ce nom de Lily? Lily n'est pas un
nom, et la forme antifrançaise du tutoiement a été
inventée par la Révolution. »
J'ai beau me tâter, je ne me trouve sur le corp3
aucun point sensible à l'endroit de la Révolution.
Mademoiselle Lily non plus n'avait pas des idées très
« avancées », et la Révolution ne lui avait fait d'autre
cadeau que d'écrire plusieurs fois, beaucoup de fois,
le nom de sa famille sur des marbres funéraires, après
l44 CORBEILLE D'HISTOIRES
tous les massacres et toutes les persécutions. Je ne veux
point ici traiter la question de savoir s'il est conve-
nable pour les enfants de tutoyer leurs parents; de
bons esprits désapprouvent cette coutume, d'autres
bons esprits la pratiquent.
J'ai tutoyé et respecté mon père et ma mère; mes
enfants me respectent et me tutoient; cela prouve peu.
Mon excuse, si j'ai péché, vient d'ailleurs; la voici.
Je raconte des chosett.es que j'ai vues. Quand rien n'y
blesse la loi divine, ni la morale humaine, je laisse
parler mes personnages comme ils ont parlé.
Quant au nom de mademoiselle Lily, ah! elle l'ai-
mait bien parce que, dans toutes les bouches autour
d'elle, ce nom était une caresse attendrie. J'ai répondu
à M. le cure, avec le respect qui lui est du, que Lily
par soi veut dire lis et n'a rien d'offensant; mais qu'en
fait, c'est l'abréviation usitée en Angleterre pour dési-
gner celles qui ont sainte Elisabeth pour patronne.
Mais pourquoi des Français, des Bretons, vont-ils
chercher le nom de leurs enfants en Angleterre?
Ici, me voilà embarrassé, car je suis bien contraint
d'accorder à M. le curé (i), par ma réponse même,
qu'il ne s'est pas trompé en mettant ce nom de Lily
sur le compte de la Révolution. En effet, Lily était le
nom de la maman de notre petite amie, et la Révolu-
tion avait été un peu la marraine de celle-là en pros-
crivant sa famille, qui rapportait de l'exil des cœurs
ardemment français et quelques habitudes étrangères.
Maintenant, d'ailleurs, et je l'ai dit à M. le curé,
ce nom de mademoiselle Lily n'est plus, sinon dans
le souvenir de ceux qui le prononçaient avec tant
(1) J'ai eu depuis lors d'autres lettres de cet excellent esprit qui
m'a fait l'honneur de m'accorder son amitié.
CORBEILLE D'HISTOIRES l45
d'amour, car sur la chère petite tombe où j'irai pleu-
rer en septembre prochain, il y a seulement : « Elisa-
beth-Marie de ***, morte le jour de sa première com-
munion. Priez pour sa mère... »
Et puisque j'ai laissé échapper mon dénouement,
qu'importent désormais nos histoires? Lily est morte.
Ai-je tué la fin de mon livre? Ohl non! seulement, je
me suis créé l'obligation d'y faire place nette, dans
les dernières pages, pour que cette angélique figure
d'enfant y rayonne à l'aise, entourée de ceux qui l'ai-
maient.
Aussi bien, les trois récits qui me restaient à lui
faire pour accomplir ma promesse et que je résumai
pour elle en effet, le lendemain matin, avant mon
départ, ne sont que trois actes d'une seule et même
comédie du genre lugubre, familière à tous ceux qui
ont vécu sur la côte bretonne. Le Sauveur de prêtres
de Patron-Marguerite contenait Y Oreille de mer et les
Treize de la maison carrée.
L'époque révolutionnaire a laissé deux légendes
principales dans nos campagnes de l'Ouest, où elles se
produisent sous diverses formes. La première a fourni
à Jules Sandeau le motif de sa charmante pièce Made-
moiselle de la Seiglière : c'est le fermier fidèle aux
hommes parce qu'il est fidèle à Dieu, le vrai paysan
breton (qu'on ne rencontre plus, il faut bien le recon-
naître, à tous les coins de tous les champs), accomplis-
sant avec simplicité son devoir de bon serviteur chré-
tien, mais dont le dévouement, en face de nos mœurs
et de nos habitudes, prend tout à coup des proportions
héroïques.
Ce fermier s'appelle de cent noms divers dans nos
départements. Je l'ai vu, moi qui parle, et connu, au
10
l46 CORBEILLE D'HISTOIRES
pays d'Uzel, dans les Côtes-du-Nord. C'était un beau
grand bonhomme à cheveux blancs, qui avait acheté
nationalement dans sa jeunesse le château de L...,
appartenant au marquis du môme nom. Il avait passé
ainsi pendant des années pour un spoliateur, car on
ne mâche pas les mots, là-bas, chez nous, et les acqué-
reurs de biens nationaux ont eu quelque peine à s'y
faire passer pour des modèles de délicatesse.
Quand M. le marquis de L... revint en France, sous
l'Empire, il voulut voir ses anciens domaines et entra
chez notre bonhomme, qui lui dit comme autrefois :
— Bonjour à vous, monsié marquis et votre compa-
gnie, merci, pas mal et vous? On a un compte à régler
ensemble, nous deux, depuis le temps. Vous me devez
trente-sept livres douze sous.
M. le marquis ne les avait peut-êlre pas. Il trouvait
d'ailleurs la plaisanterie malséante. Mais on s'expliqua,
et quand M. le marquis finit par comprendre que,
moyennant ces trente-sept livres douze sous, il allait
rentrer dans une grosse part de son bien, je suppose
qu'il fut extrêmement reconnaissant. Mon bonhomme
à cheveux blancs disait que non, moi, je n'y étais
pas.
La seconde légende est celle de l'intendant petit
bourgeois avide, jaloux, retors, qui ne croit pas en
Dieu parce que « c'est bète », et surtout parce que
c'est gênant pour les gens d'esprit qui veulent s'appli-
quer le bien des autres, ('elui-là prend d'abord et lue
ensuite pour garder ce qu'il a pris. Le sauveur ou pas-
seur de prêtres et d'émigrés est une forme de la légende
de l'intendant, particulière aux pays côtiers.
'Dans l'intérieur des terres, l'intendant, homme de
rapine obséquieuse, relève sa tète de serpent quand ses
CORBEILLE D'HISTOIRES 1^7
anciens maîtres sont tombés dans le malheur, se fait
« citoyen », devient le tyran et le persécuteur de ceux
dont il a mangé le pain, et tout finit par le tribunal
révolutionnaire.
Mais partout où la mer baigne, et borde les hérita-
ges, l'histoire se complique d'un autre incident. L'in-
tendant, on peut le dire, est la bête noire des paysans
de Bretagne; au lieu de dénoncer son maître ou son
curé, l'intendant des côtes le sauve, et cela revient au
même, tout en rapportant double bénéfice, le profit
d'abord, puis l'honneur. Cet adroit intendant, en effet,
est béni par ceux qui le voient fréter une barque et
partager les périls de la traversée. On tremble pour
lui, car le comité de salut public va bien sûrement
récompenser par l'échafaud son dévouement recon-
naissant et charitable; on applaudit à ses généreuses
supercheries; s'il vient habiter le château et s'il achète
les prés, les étangs, les forets, c'est pour les conserver,
selon la formule, à M. le marquis qui lui devra tout,
sa fortune et sa vie.
Pour peu que mes lecteurs éprouvent aussi quelque
inquiétude par rapport, au bon ciloyen Le Huy (tel
était le nom de l'intendant dans le récit de Patron-Mar-
guerite), nous devons rassurer ces crainles et déclarer
que, pendant et après la Terreur, il resta toujours en
excellents termes avec Jean-Bon Saint-André et ses suc-
cesseurs, qu'il invitait à dîner en son très bel hôtel ci-
devant le Kergado, à Lorient, et à qui il donnait des
fêtes champêtres en son château du même nom. Tout
ce qui avait appartenu aux Kergado lui appartenait
maintenant, et il disait à sa vieille mère, sainte femme
qui portait toujours son costume de paysanne: «. Quand
les maîtres reviendront, rien ne leur manquera. »
l48 CORBEILLE D'HISTOIRES
A l'époque où la malheureuse expédition de Quibe-
ron fut agitée dans les conseils de l'armée royale, un
jeune homme du nom d'Ange-Marie Maheu de Ker-
gado fut envoyé de Londres à M. de Lantivy et débar-
qua à la Roche-Bernard, d'où il revint vers la basse
Bretagne pour conférer avec Côte-de-Cuir et les chefs
de paroisse du Morbihan. Ces Kergado formaient une
famille exceptionnellement nombreuse : un vrai clan.
Le bon citoyen Le Huy, qui était un déterminé sauveur
de prêtres et d'émigrés, malgré la faveur dont il jouis-
sait auprès des autorités de Lorient, avait passé de sa
personne plus d'une douzaine de membres de la fa-
mille, et entre autres Ange-Marie lui-même et l'abbé
Audoux, son précepteur.
Il arriva ce fait singulier : dès que le bruit du retour
de ce jeune Ange-Marie se répandit le citoyen Le Huy
quitta son château précipitamment et s'enfuit à Lo-
rient.
En même temps une rumeur prit soudainement
cours : on se disait à l'oreille, tout le long de la côte,
que, parmi les nombreux ecclésiastiques et gentils-
hommes sauvés ainsi par le bon citoyen Le Huy, beau-
coup n'avaient jamais donné signe de vie. Il fut ques-
tion d'une industrie sinistre que tout le monde con-
naissait bien, mais à laquelle la plupart se refusaient à
croire. Personne, d'ailleurs, n'était là pour soutenir
cette accusation vaguement répandue. N'était-elle point
calomnieuse? Et comment la vérifier? Le citoyen Le
Huy était le plus doux des cœurs, et ménageait si bien
la chèvre et le chou, que les paysans de Kergado le
regardaient toujours comme un chrétien timide, forcé
par le malheur des temps à dissimuler sa foi, tandis
qu'il passait depuis des mois à Lorient pour un très
fervent païen.
CORBEILLE D'HISTOIRES
h
Patron-Marguerite elle-même ne se prononçait pas
sur le compte de cet homme avec sa rondeur ordinaire,
à cause de sa vieille mère, la bonne fenime Maddo ou
Madeleine Le Huy, morte en odeur de sainteté à Car-
nac, bien des années plus tard.
Un matin de l'an III, peu de temps après la fête de
saint Pierre et de saint Paul, dans les premiers jours
de juillet, Patron-Marguerite, qui n'était pas encore
matelot et qu'on appelait la petite Gaïte Cohan, partit de
chez son père avant l'aube pour porter la pâtée aux
gars et entendre ensuite la messe en plein air de la
Genaie-Bihet. Toutes les semaines, trois fois le papa
Jouan Cohan était tenu de fournir douze écuellées de
soupe et six pots de cidre à la troupe de Côte-de-Cuir,
cantonnée dans les balais, ou genêts de Bihet, auprès
de l'oreille de mer, et c'était Gaïte (pas gênée! disait-
elle) qui avait charge de porter ce repas.
Ce matin-là, on avait annoncé que la messe serait
célébrée avant le jour. Gaïte avait donc sur sa tête un
cabasson ou fort panier plat de forme ronde qui con-
tenait le cidre et la soupe.
Avec cela elle marchait leste et droite, bien campée
sur ses hanches, en avant des autres jeunes filles de
Carnac, pareillement chargées, qui enjambaient les
échaliers et sautaient les fossés, dans leurs plus beaux
atours du dimanche, malgré les malheurs, à cause
de la messe promise.
Il y avait du grand nouveau depuis la Saint-Pierre.
Dans la soirée du 26 juin, on était venu dire au bourg
que les « messieurs » arrivant d'Angleterre étaient dé-
barqués en deçà du fort de Penthièvre, gardé par les
Bleus, à l'endroit où la grève de Quiberon joint la pa-
roisse de Carnac.
l5û CORBEILLE D'HISTOIRES
Chez Jouan Cohan, on n'avait rien vu, parce qu'il
y avait deux bataillons de Sambre-et-Meuse retranchés
entre Carnac et Kergado; mais tout le monde savait
déjà que M. d'IIervilly avait pris le fort sans combat,
et que le gros M. Georges (Gadoudal) était arrivé de
l'intérieur par la Trinité, amenant ses gars. Les événe-
ments marchaient vite. Une lettre de Mathieu Cohan,
le tambour clamant de Lorient, disait que la Répu-
blique allait déménager sur Rennes et faisait ses pa-
quets dare-dare. On ne voyait, écrivait-il, par les rues,
que gens à écharpes cherchant des voitures et des che-
vaux pour emporter leurs butins. Le secrétaire de Tal-
lien avait dit que la Convention était bien malade.
La panique montait comme une marée parmi le peu-
ple, qui ne savait pas ce qu'il devait espérer ou crain-
dre. Le dénombrement des forces royalistes s'enflait
en passant de bouche en bouche : ils avaient quatre
mille, six mille, dix mille hommes : le régiment de
Georges Cadoudal, le régiment d'IIervilly, le régiment
d'Hector, composé de marins, celui de Du Dresnay,
celui de M. de Roselier, formé d'artilleurs, et de l'ar-
gent à tonneaux, et des canons tant qu'ils voulaient,
et cent mille fusils pour armer les mécontents, c'est-à-
dire toute la campagne bretonne, des sapeurs, des ingé-
nieurs, des commissaires, des intendants...
Mathieu Cohan, qui était d'ordinaire le plus pru-
dent des tambours, poussait la hardiesse, à la fin de sa
lettre, jusqu'à exprimer l'espoir de bientôt reprendre
sa hallebarde à la cathédrale de Vannes!
Cependant le vieux Jouan Cohan avait dit en ache-
vant sa lecture :
— Les cloches de la cathédrale sont peut-être en
route pour revenir, et Dieu le veuille! mais elles ne
CORBEILLE D'iIISTOIRES l5l
sont pas encore arrivées, bien sur, car les Bleus res-
tent le long des étangs et nos messieurs ne muent ni
ne bougent là-bas en Quiberon.
Justement le jour où Gaïtc et ses compagnons cou-
raient les champs de si bon mutin, les messieurs bou-
gèrent, et il n'y eut point de messe à la Genaie-Bihet.
d'où Côte-de-Cuir avait déguerpi. Le comte de Puisaye
était arrivé. L'armée royaliste passa sur le corps des
Bleus devant Carnac et marcha vers Auruy; on prit la
position de Landevan; après un combat, on enleva
Auray par un hardi coup de main, on aurait enlevé
Vannes de même, dont la garnison se retirait déjà sur
Ploërmel.
Mais on avait gaspillé les moments précieux de l'oc-
casion. Hoche, qui s'était cru perdu tout d'abord, avait
eu le temps de concentrer les forces républicaines. Il
accourait de Cherbourg avec les généraux Lemoine et
Humbert.
Patron-Marguerite ne racontait pas l'histoire de cette
campagne comme les livres, ni surtout comme le livre
du fameux comte de Vauban, ce chouan qui prit la
plume pour insulter ses amis, ses chefs et le frère de
son roi; mais on sentait dans son mélancolique et res-
pectueux récit, bien mieux que dans les pamphlets eux-
mêmes, l'effet dissolvant de l'égoïsme anglais et le
mortel empoisonnement produit par les dissensions
qui divisaient les chefs de l'armée royale.
Ce grand concours d'hommes si dévoués et si braves
ne fut pas vaincu par Hoche : il se suicida.
Le premier échec fit éclater le manque absolu d'en-
semble et de direction. Les diverses colonnes comman-
dées en chef par M. d'Hervilly (qui était resté de sa
personne dans la presqu'île) repassèrent par Carnac le
l52 CORBEILLE D'HISTOIRES
12 juillet, au moment même où le vaillant Lantivy
s'éloignait avec sa troupe et gagnait Quimper. Ce fait
peut donner une idée de la profonde désorganisation
qui régnait : on était parti en grande force, et ceux qui
venaient ainsi se mettre à l'abri illusoire du fort Pen-
thièvre étaient à peine au nombre de 2.000.
Ce nombre, quelques jours plus tard, fut portée à
3.ooo par le débarquement du noble et infortuné Som-
breuil qui arrivait pour laisser son nom de martyr à
un lugubre drame.
On savait dans les campagnes bretonnes l'horrible et
superbe histoire du verre de sang de mademoiselle de
Sombreuil, et ce nom lui-même, qui semble fait de
deuil et de nuit, sonnait comme un présage : Patron-
Marguerite disait cela.
Elle vit de ses yeux la bataille du 16 juillet (28 mes-
sidor), où les royalistes, qui avaient pu mettre en ligne
3.ooo combattants tout au plus, furent écrasés après
une héroïque résistance par 18.000 hommes retranchés
dans des positions inattaquables. Les Mémoires de
Hoche donnent, il est vrai, des chiffres bien différents,
mais il est certain que les chefs royalistes jouaient une
partie déjà perdue, et qu'après avoir eu pour eux au dé-
but toutes les supériorités, même celle du nombre,
ils avaient dispersé eux-mêmes leurs forces comme à
plaisir.
Après l'action, M. d'Hervilly se retira derrière le
fort Penthièvre. Ce poste fut rendu presque sans com-
bat, comme il avait été conquis, par la trahison des
mêmes hommes qui l'avaient livré un mois aupara-
vant. On avait commis, en effet, l'incroyable impru-
dence d'incorporer, sur leur demande, dans les rangs
royalistes ces soldats républicains qui avaient vendu
CORBEILLE D HISTOIRES
153
la république : ils se revendirent. Quiconque s'est
vendu se vendra.
La perte de Penthièvre, suprême barrière, réduisit
les royalistes au désespoir. Ici commença le rôle intré-
pide et malheureux de Sombreuil, qui essaya de défen-
dre la presqu'île avec ses propres troupes récemment
débarquées. Il ne connaissait pas le pays; il se laissa
acculer au petit fort de Portaliguen, armé contre la
mer, et sans protection du côté de la terre.
On capitula le 18 juillet, après un dernier combat
auquel prit part l'artillerie de la flotte anglaise. Les
gens de Carnac, séparés de la presqu'île par le gros de
l'armée républicaine, ne connurent l'étendue du dé-
sastre que le lendemain soir, au moment où les pri-
sonniers du régiment de Sombreuil commencèrent à
être dirigés sur Auray et sur Vannes.
A l'heure de la veillée, Maddo, la vieille mère de
M. Le Huy, vraie bonne chrétienne, commença d'aller
de ferme en ferme pour annoncer qu'il y aurait messe
à la Genaie, messe d'évêque, et pour dire qu'il fallait
porter les trempées aux gars de Côte-de-Cuir, qui
étaient revenus à leur campement comme par miracle.
Pour cela ils avaient dû passer à travers les lignes répu-
blicaines, car, depuis deux jours, le pays était littéra-
lement couvert de soldats.
Gaïte sortit de chez son père, non point de bon matin
comme à l'ordinaire, mais un peu avant minuit. La
vieille Maddo Le Huy l'accompagnait et l'aidait à por-
ter son grand panier plein à déborder de galettes de
blé noir, car on n'avait plus rien dans les autres fermes
ravagées, et Jouan Cohan donnait là d'un coup le
restant de sa provision.
Elles ne rencontrèrent âme qui vive sur la route,
les Bleus semblaient avoir décampé.
l54 CORBEILLE d'iIISTOIRES
Le long du chemin, Maddo soupirait et parlait toute
seule, disant : « Je sais bien par où ils sont revenus à
la Genaie; Jésus, ayez pitié de nous, je sais bien par où
ils son revenus! René Bruslé est le fils de quelqu'un qui
servait chez les Kergado, et ils sont douze Kergado
maintenant dans sa bande, sans compter le jeune
M. Ange-Marie qui fait le treizain... Ah! je sais bien
par où ils sont revenus! »
Gaïte avait peur dans cette nuit noire où elle pensait
rencontrer l'ennemi à chaque pas. Elle marchait du
plus vite qu'elle pouvait et n'écoutait guère, mais
enfin, comme on arrivait au pied du mont uù commen-
çait la Genaie, elle entendit les dernières paroles de
Maddo et leur donna un sens supersticieux :
— Mon cousin Côte-de-Cuir est un chrétien, dit-elle,
puisqu'il poussait pour être prêtre. Pourquoi mal par-
lez-vous de lui, Madeleine? Je suis bien sûre que, même
pour sauver sa vie, il n'aurait point fait pacte avec le
mauvais.
La vieille soupira plus fort et répondit :
— Ah! ce n'est pas moi qui accuserai personne! As-
tu ouï mention, fillette, de ce qu'ils disent sur M. Le
Huy, mon cher fils?... Ceux qui accusent seront
accusés!
Gaïte ne savait que trop bien l'accusation qui pesait
sur le maître actuel du domaine de Kergado. Pourtant.
elle répliqua.
— Vous êtes la bonne servante de Dieu, vieille mère;
je n'ai jamais rien dit contre votre fils, car ce n'est
pas à moi qu'il rendra compte de son trop de richesse;
mais vous disiez et répétiez tout le temps : « Je sais
bien par où ils sont revenus. » J'ai cru que vous par-
lez des chemins enseignés par l'esprit malin à ceux qui
se renient de leur baptême.
CORBEILLE d'ïIISTOIRES l55
Elles se trouvaient en ce moment à mi-montée de
la Genaie dans la petite clairière qui formait le centre
du campement ordinaire de Côte-de-Cuir. C'était là
même qu'on avait coutume de célébrer la messe, depuis
que la paroisse de Belz était fermée, sur une pierre
qui avait été consacrée au commencement des mal-
heurs par le saint évêque de Vannes, assisté de deux
prêtres proscrits, le jour même où il s'était embarqué
par les soins d'Engoulvan. Cette pierre d'autel, qui
contenait quelque pari, dans une cavité secrète, pra-
tiquée au ciseau, des reliques de saint Cado et de saint
Gildas, le sage, s'adossait à l'amas de roches mesurant
quinze ou vingt pas de tour dans lequel la tradition
plaçait, parmi les broussailles et les ronces, l'introu-
vable entrée de l'oreille de mer.
Gaïte fouilla du regard l'espace découvert d'abord,
puis la forêt des genêts; elle ne vit rien ni personne, et
s'apprêtait à questionner la vieille Maddo, quand celle-
ci marcha vers la pierre d'autel et passa derrière. Un
chant de merle qui semblait lointain et comme étouffé
venait de traverser l'air.
— On dirait Marmotte-en-Vie! pensa Gaïte, qui ten-
dit l'oreille pour écouter mieux.
Rien ne se faisait plus entendre, sinon la voix che
vrotante de Maddo qui disait :
— Je savais bien, je savais bien!...
Puis quelque chose comme un bruit de verrou
grinça. Pour le coup Gaïte crut rêver. Un bruit de ver-
rou! en ce lieu!
Quoi d'impossible pourtant, puisqu'une porte cria
en roulant sur ses gonds?
Avant que Gaïte fût revenue de son étonnement
effrayé, une ombre se dressa au milieu des roches, puis
l56 CORBEILLE D'HISTOIRES
deux, puis trois, puis vingt, et Maddo s'écria en se tor-
dant les bras :
— Mes bons chiétiens, mes amis chéris, j'ai bien de
la peine. Est-ce vrai qu'on a été chercher mon fils Le
Huy jusqu'à Kergroise, sous Lorient, pour le punir
ici? Il est innocent! n'écoutez pas le mensonge! C'est
mon dernier! je n'ai plus que lui. Tuer des nobles!
tuer des prêtres! lui! Allons donc! Est-ce que c'est pos-
sible! mon fils! mon fils à moi, qui ai donné toute
ma vie au bon Dieu et au bon roi !
Celui qui était sorti de terre le premier avait marché
jusqu'à elle. Il la prit dans ses bras et la baisa sur la
joue en disant :
— C'est vrai, Maddo, vieille mère, vous êtes une
sainte femme, vous.
— René! s'écria-t-elle, René iBruslé! tu es le maître,
nous sommes sauvés, puisque te voilà!
Il secoua la tête et répondit :
— Non, non, je ne suis pas le maître, ma vieille
mère Maddo. Il y a ici un brigadier des armées et un
commissaire général... Et il paraît que M. Le Huy,
pour acheter toutes les terres qu'il a, a fait la fin de
bien du monde.
Maddo chancela sur ses pauvres jambes qui trem-
blaient.
— C'est menti! s'écria-t-elle, je jure que c'est menti!
Il n'a jamais battu un petit enfant!
— Il y a des témoins, ma pauvre bonne femme :
l'abbé Audoux est revenu...
— Preuve qu'il ne l'a pas tué!
— L'abbé Audoux l'accuse d'avoir voulu le noyer
avec le chevalier de Kergado, le vieux, sous la Jument,
devers Larmor...
CORBEILLE D'HISTOIRES l5"]
— C'est menti!
— Le jeune monsieur Ange-Marie est revenu I
A ce nom, Maddo se laissa tomber sur ses genoux
en gémissant :
— Ah! Seigneur Dieu! mon fils! mon fils!
— Et ce n'est pas à Kergroise de Lorient qu'on l'a
pris, continua Côte-de-Cuir qui était bien triste. Nous
n'étions guère dans le cas d'aller chercher quelqu'un
jusqu'à la porte de la ville cette nuit. C'est lui-même
qui est venu se jeter tête première dans son sort. Il
était avec les citoyens au fort Penthièvre, et le secré-
taire de Tallien lui a permis de partir avec tous ceux
du nom de Kergado qui étaient douze. Il leur a proposé
de les sauver dans son lougre de Jersey...
— Tu vois bien, mon René, tu vois bien!
— Attendez, pauvre mère... Les Kergado se mé-
fiaient, et ils ont dit oui pour le prendre au piège.
Maddo se laissa tomber accroupie sur la terre, et
René poursuivit encore :
— Le rendez-vous était en bas, dans les roches de
la côte, à l'autre bout de l'oreille de mer, dont vous
m'aviez montré l'entrée ici parmi les pierres, bonne
femme, en me disant comme on dégrafe le verrou qui
tient la porte de roche en dedans.
— Et tu me soupçonnes, moi aussi? fit-elle, comme
si cette erreur lui eût donné un espoir :
Mais René répondit :
— Non, mère, je ne vous soupçonne pas. On ne
soupçonne personne; ce qu'on a, c'est une certitude.
Quand les messieurs de Kergado sont venus au rendez-
vous, ils y ont trouvé M. Le Huy, non pas seul, mais
avec les bleus en embuscade...
Les mains de Maddo grattaient le sol. C'était comme
rae agonie.
l58 CORBEILLE D'HISTOIRES
— Nous étions tous ceux de Belz derrière les mes-
sieurs de Kergado, reprit encore Côte-de-Cuir. Il y a
eu du sang sur la grève. Nous n'avons fait qu'un pri-
sonnier.
— Mon fils?
— Oui....
— Et qu'est-il advenu de lui?
— Vieille mère, nous n'avions pas achevé notre
besogne. Les Kergado n'étaient que douze au bord de
l'eau. Le jeune M. Ange-Marie est avec M. de Som-
breuil, on l'emmène prisonnier à Vannes et nous
savons où est le bivouac de leur escorte. Nous allons
chercher notre M. Ange-Marie. Les soldats de la répu-
blique ont honte de leurs maîtres qui ont violé la capi-
lulation criée par tout le monde; les soldats ont promis
de dormir si dur cette nuit que M. de Sombreuil et
ses compagnons pourront s'échapper à leur aise.
Maddo n'écoutait plus.
— Mon fils! dit-elle; le reste ne me regarde pas : où
est mon fils?
Les décharges de mousqueterie qui se font sous terre
ont un son qu'on n'oublie jamais quand on l'a une
fois entendu. Quelque chose de sourd et de profond
retentit, on n'aurait su dire où, et derrière les touffes
de genêts on chuchota :
— C'est l'affaire qu'on fait au sauveur de prêtres!
Maddo se roula dans l'herbe comme si les balles eus-
sent criblé son propre corps.
■ — Mon fils! mon fils! mon fils! cria-t-elle par trois
fois. Soyez tous maudits, chouans de malheur! A bas
les nobles! A bas les prêtres! Vous mourrez un à un
de ma main, je le jure!
— Allez, les gars! commanda Côte-de-Cuir avec
CORBEILLE D'HISTOIRES* l5g
tristesse. En route! au bois du Frettay! Et menez cou-
sine Gaïte en tête... au galop!
Maddo resta seule terrassée et criant son grand deuil
au centre de la clairière. Les gars s'étaient lancés sous
les balais au pas de course.
Il y a tout au plus une lieue et demie du champ de
Bihet aux futaies du Frettay, qui longent la route de
Pontivy aux abords de Hennebon. Une heure après.
Gaïte Conhan, qui allait en tête, signala les premières
sentinelles républicaines à l'a lisière de la futaie.
Là-bas, sur la côte, on raconte, non sans quelques
variantes, l'épisode qui suivit, mais le fond est tou-
jours le même. Côte-de-Cuir nous l'a dit : Les soldats
connaissaient leurs maîtres, je ne parle pas de leurs
officiers, mais des délégués à écharpe; les soldats
avaient honte d'eux. Tallien surtout inspirait à l'armée
une véritable horreur. Si l'on a égard aux nécessités
terribles de la discipline militaire, on peut affirmer
que notre vaillante armée d'alors, écrasée sous la tyran-
nie des Tartufes de la liberté, ne fut à aucun degré
complice de tant de lâches assassinats.
Nos gars de Bclz restèrent tapis sous les ajoncs de la
lande, prêts pour agir à l'occasion, et Gaïte entra seule
sous la futaie. Il faut se souvenir que c'est de Gaïte
Cohan elle-même, devenue Patron-Marguerite, que
je tiens ces faits. Elle mettait une journée à raconter
ce que je vais dire en quelques lignes.
On la laissa pénétrer jusqu'au lieu où Charles de
Sombreuil était couché, enveloppé dans son manteau
et entouré de ses compagnons au nombre de 162. Il y
avait trois autres fournées de captifs qui gagnaient
Vannes par d'autres chemins.
Gaïte s'était glissée avec beaucoup de précaution,
IÔO CORBEILLE D'HISTOIRES
mais elle n'ignorait point qu'il y avait autour d'elle
des yeux ouverts ou volontairement fermés; elle avait
entendu chuchoter et rire sous les arbres.
Elle s'approcha du jeune Ange-Marie, qu'elle con-
naissait comme étant fille d'un fermier de Kergado, et
celui-ci lui désigna Sombreuil endormi. Elle rampa
jusqu'à lui, l'éveilla et lui dit à l'oreille les propres
paroles que Côte-de-Cuir avait dictées. Ces paroles
étaient ainsi : « Je viens de la part du commandant de
la paroisse de Belz. On vous emmène pour être passé
par les armes; Tallien l'a juré. Voulez-vous essayer de
fuir? non seulement ce n'est pas impossible, mais c'est
facile; ceux qui vous gardent fermeront l'es yeux, et
s'ils se ravisaient il y a quatre cents fusils ici tout près
dans les ajoncs. »
On pourrait croire que Sombreuil soupçonna une
trahison. Des pièges de ce genre avaient été tendus
déjà entre autres pour les trois messieurs de Guichen,
qu'on avait incités à s'évader de la prison de Lohéac et
qui tombèrent dans une embuscade préparée par leurs
prétendus libérateurs. Le citoyen Le Huy n'était pas
seul de son métier : mais Charles de Sombreuil n'eut
aucune méfiance. Le soupçon ne pouvait entrer dans
son âme chevaleresque. Il crut à cette jeune fille
inconnue, et s'il repoussa son offre, c'est qu'il croyait
également aux promesses de ses ennemis, émus en
effet, un instant peut-être, par sa jeunesse et sa bra-
voure.
Aux époques révolutionnaires, l'élément généreux
existe dans les masses, et le grand cœur de la France ne
cesse jamais de battre, surtout sous l'uniforme, mais
la fermeté manque à ces bons mouvements des soldats :
du général au caporal, il y a de l'enfant chez tous ceux
CORBEILLE D'niSTOIRES l6l
qui portent l'épée; tel qui brave la mitraille intrépi-
dement ne sait pas soutenir le regard d'un avocat pol-
tron, mais effronté. Tallien, malgré sa chair de poule,
devait tordre ici et fausser mille épées loyales.
Voici une chose plus étrange : Charles de Sombreuil
lui-même (le frère de mademoiselle de Sombreuil)
subissait pour un peu la contagion grotesque mais
terrible des énormes phrases de ce temps. Patron-Mar-
guerite disait qu'au lieu de répondre net, il chanta tout
bas une longue romance en l'honneur des âmes éga-
rées par la passion de la liberté, et selon elle, c'était
jeter des perles aux bêtes qui n'en mangent pas, car
il n'y avait pas pour un sou de liberté dans le fait de
ces coquins-là. Bref, Sombreuil refusa et fut assassiné.
Après cinquante ans, Patron-Marguerite avait encore
les larmes aux yeux en disant : « Jamais de la vie on
n'a vu un si joli fils qu'il était, ni si doux, ni si brave;
mais godiche un peu tout de même à force d'avoir
de l'honneur, et n'en faut pas comme cela porter de
trop quand les Tallien sont lâchés! »
Il n'y eut à prendre la clef des champs que le jeune
M. Ange-Marie et trois marins de la Trinité. Les autres
firent comme Sombreuil et moururent avec lui.
Côte-de-Cuir se fâcha, il voulut attaquer le Frettay
de vive force pour sauver Sombreuil malgré lui.
— Quand il entendra la pétarade, dit-il, ça le met-
tra en goût et il ne nous laissera pas taper tout seuls!
Mais le moment était passé; le tambour battait déjà
sous la futaie et l'escorte se formait en colonne, sur
l'ordre du secrétaire de Tallien.
Quand les gars de Belz revinrent bien tristes à la
Genaie-Bihet, il faisait encore nuit; il y avait une nappe
étendue sur la pierre d'autel et deux cierges brûlaient
U
IÔ2 CORBEILLE DTHISTOIRES
au-devant. Ils étaient là maintenant les treize de Ker-
gado au complet en comptant le jeune M. Ange-Marie,
et cinq prêtres parmi lesquels se trouvait Mgr l'évêque
de Dol avec l'abbé Audoux. Ils devaient tous partir à
la marée sur le lougre du citoyen Le Huy, caché dans
les roches, car la mâture s'en démontait comme on
voulait pour la commodité de la contrebande; à Jersey,
ils ont des chantiers tout exprès pour fabriquer ces
voleurs de bateaux-là. Le citoyen Le Huy était payé
d'avance au moment où, le soir précédent, il avait
essayé de livrer à leurs bourreaux ceux qu'il s'était
engagé à sauver; dernière affaire dont il était mort,
car c'était bien lui qu'on fusillait quand sa mère.
Maddo, pauvre bonne chrétienne, avait entendu l'ex-
plosion souterraine dans la genaie. Il ne l'avait pas
volé, et cependant que Dieu fasse paix à son âmel
Maintenant que M. Le Huy était défunt, Maddo toute
seule savait où le lougre était remisé dans les rochers
du rivage. Ordinairement elle était toujours la pre-
mière à l'autel, avant même le piètre, car c'était elle
qui gardait les vases sacrés et fournissait tout ce qu'il
faut pour célébrer; mais aujourd'hui on la chercha en
vain, et Gaïte, déjà bien lasse, fut obligée de courir
jusqu'à la ferme où la ménagère de Jouan Cohan ser-
rait dans son armoire ce qu'on avait sauvé de l'an-
cienne chapelle de Saint-Gado, entre les étangs.
La marée approchait, on n'avait plus guère que le
temps, quand l'évêque de Dol se revêtit. En un clin
d'oeil la clairière fut pleine, et il y avait encore du
monde sous l'a genaie qui était semblable à une forêt,
car la coupe avait plus de quinze ans.
C'était ce moment qui précède le jour et où la nuit
est plus noire. Il n'y avait point de lune au ciel. Les
CORBEILLE D'HISTOIRES l63
deux cierges brillaient dans cette ombre et n'y éclai-
raient rien, sinon la blancheur de la nappe d'autel et
le vénérable visage du prêtre couronné de cheveux
blancs. La messe fut dite au milieu d'un recueillement
muet. Il y avait une grande tristesse et un plus grand
courage. Quand les gars bougeaient, on entendait
bruire leurs armes contre lesquelles sonnaient les
grains de leurs chapelets.
Après l'évangile, au moment du prône, l'évêque
recommanda le roi, les princes, les prêtres proscrits et
tous ceux qui étaient dans le cas de souffrir martyre
pour leur foi, puis il continua le saint sacrifice. Mar-
motte-en-Vie, blessé d'un coup de sabre à la tête, servait
la messe avec son fusil couché devant ses genoux, et
tout le monde répétait les répons dans cette nuit pieuse
où la prière invisible était comme la force de Dieu
même soutenant la faiblesse des hommes. Au Sanctus,
du côté de Belz qui est à l'est, une ligne moins sombre
commença de paraître à l'horizon; le vent se levait,
annonçant la mer montante.
A ce moment, c'est-à-dire vers l'élévation de l'hos-
tie, les genêts s'agitèrent tout à coup et Gaïte sortit du
fourré pour dire à voix basse :
— Méfiez-vous! ceux du fort Penthièvrc viennent
par les Pierres-Levées.
Marmotte-en-Vie ramassa son fusil, et l'évêque
abrita le saint corps de Jésus sur sa poitrine. En même
temps, le merle chanta de proche en proche, depuis
les pierres de Carnac jusqu'à la clairière, et Côte-de-
Cuir, qui était à genoux, se leva disant bien douce-
ment :
— Attrape à te patiner, les gars, sous les balais et
défendez le Saint-Sacrement!
l6/i CORBEILLE D'iTISTOIRES
Car on commandait un peu à la marin, si près qu'on
était de la côte. Mgr l'évêque fut enlevé comme par
enchantement, avec tout ce qui craignait profanation
sur l'autel.
— Ah damel ah! dame! disait ici Patron-Marguerite,
on aimait bien le roi, mais on aimait encore mieux le
bon Dieu, je ne mens pas!
Il n'y avait pas là une seule créature vivante qui ne
se serait fait hacher en mille morceaux pour garer les
saintes hosties. Les bleus montaient en rang; de crânes
soldats qui croyaient bien faire. Côte-de-Cuir descendit
à eux tout droit, en rang aussi avec les anciens du
séminaire. Ceux-là ne se cachaient jamais. Le temps
de faire chacun son signe de croix, voilà les batteries
qui tictaquent de tous côtés, et pif et paf! on tirait à
volonté. Les cierges étaient éteints, mais les genêts
s'allumaient.
La décharge des bleus fut comme un coup de canon :
ils étaient trois cents, commandés par l'officier qui
avait fait la chanson de la Marseillaise. On dit qu'il
n'était pas méchant.
Le cadet de la Bédoyère était tout seul en avant de
ceux qui entendaient la messe. Il n'avait que son épée.
Il chargea le premier, tête nue, et se mit à chanter YO
salutaris hostia d'une mignonne voix de demoiselle
qu'il avait. Il n'avait pas fini sa crue et allait sur ses
seize ans : bien joli cœur il était.
Les bleus se battirent dur et ferme avant de tourner
casaque; il en resta dix-huit dans l'herbe, dont deux,
un sous- lieutenant et un soldat, demandèrent la sainte
confession. Ça arrivait souvent, et nos gars les embras-
saient en pleurant.
La Bédoyère, le pauvre enfant chéri, fut ramassé
CORBEILLE D HISTOIRES
i65
sous les morts et dura vivant jusqu'à la fin de la messe
où il communia pareil à un ange, et puis mourut. Il
avait eu cinq balles pour sa part, et jamais vous n'avez
vu quelqu'un si bellement sourire...
Que votre règne arrive, ô mon Dieul Entre tous les
fléaux dont le souvenir navre le cœur, il n'en est point
qui soit cruel à l'égal de la guerre entre frères I Et
l'esprit terrifié se demande quel sera dans l'éternité
le supplice des malheureux qui, travestissant la notion
de la charité divine, se sont servis de ces grands mots :
liberté, égalité, fraternité, pour égarer les consciences
troublées et pour opprimer les droites consciences I
Je vais avoir accompli toutes les promesses, faites si
gaiement naguère à mademoiselle Lily, quand j'aurai
dit l'embarquement des treize Kergado partant poui
Jersey avec Mgr l'évêque de Dol, et à qui le bon citoyen
Le Huy avait préparé un bien plus long voyage.
Les premiers rayons d'un jour d'été, brumeux et
orageux, vraie matinée de Bretagne, glissaient dans la
genaie au moment où la messe s'achevait, car on l'avait
reprise. Maddo Le Huy apparut tout à coup dans la
clairière et déposa sur le sol, non loin de l'autel, un sac
d'argent.
Elle avait l'air d'une déterrée et ses cheveux gris se
hérissaient autour de son crâne qui fumait au froid du
matin.
— J'ai porté le corps de M. Le Huy mon fils dans
mes bras, dit-elle, jusque chez lui en la maison carrée
de Kergado. Je n'avais plus que lui, je n'ai plus rien;
que Dieu ait pitié de mon âme. Un instant j'ai pensé
à me venger de vous tous par votre mort...
Côte-de-Cuir l'interrompit en la baisant au front et
lui dit :
l66 CORBEILLE D'iIISTOIRES
— Vieille mère, voici l'heure du « bon de l'eau ».
ïl faut nous indiquer le lieu où est caché le lougre que
nous ne saurions trouver par lie brouillard.
Maddo le repoussa, mais sans violence, et fit le signe
de la croix. Deux larmes coulèrent de ses yeux, tout
rouges au milieu de sa face livide, et il semblait ainsi
qu'elle pleurait du sang.
— Je ne dois rien, dit-elle en poussant du pied le
sac; voici l'argent qui était le prix du passage et je
vous le rends.
Il y eut un long silence, car nul ne songeait assuré-
ment à la contraindre par la force, et le temps passait.
Maddo marcha vers l'évêque et s'agenouilla devant lui;
il la bénit silencieusement. Maddo se releva.
Derrière l'évoque était le jeune M. Ange-Marie,
blessé dans le dernier combat.
Maddo lui dit :
— Je suis née sur Kergado, il y a soixante-neuf ans;
mon homme défunt était né sur Kergado, et défunts
tous mes sept petits aussi. Moi, mon homme et mes
petits, nous avons mangé votre pain, mon maître.
Celui d'entre mes fils que j'aimais avec un grand
orgueil, M. Le Huy, était devenu riche par péché, je
n'en savais rien et je suis plus durement marrie de son
péché que de sa mort. Mon jeune maître, pardonnez-
lui et priez pour lui par la compassion que vous avez
de moi, votre pauvre servante.
Elle chancela, Ange-Marie la soutint dans ses bras
et elle essayait de baiser ses mains comme malgré elle.
— J'étais fière, moi aussi, reprit-elle. Je n'ai jamais
courbé ma tête que devant Dieu et devant ceux de votre
sang... Ne vous impatientez pas, René Bruslé, mon
ami, fils de mon ami, tout ira bien, j'ai fait plus d'une
CORBEILLE D'niSTOIRES 167
besogne depuis que mon chéri de M. Le Huy a rendu
son âme ù son juge. Le lougre est gréé-paré. Les ma-
rins de Jersey y sont, attendant tous les Kergado et
Mgr l'évêque. Ils sont payés. Moi, je n'ai pas besoin
d'argent. Que l'argent soit maudit! Je vous demande
de pardonner au pécheur qui est mort.
Il y eut un grand nombre de voix qui dirent : « Je
pardonne, » car outre ceux qui était revenus malgré
le bon citoyen Le Huy, beaucoup de gens étaient là,
dont les parents ou les amis avaient été sauvés par lui.
Maddo appela du geste Côte-de-Cuir d'une part,
Ange-Marie de l'autre, et s'appuya sur eux fortement
car ses jambes ne la soutenaient plus.
— Pas par là, dit-elle, en voyant que René se diri-
geait vers l'entrée de l'oreille de mer. Je n'aurais pas
cru ceux qui accusaient mon fils, M. Le Huy, si je
n'avais vu de mes yeux. J'ai vu. Lui seul avec moi
savait qu'en levant le loch de l'étang du haut, toute
l'eau s'en va dans l'oreille de mer pour le cas où les
gabelous se rendraient maîtres du passage souterrain.
Ce n'est pas moi qui ai levé le loch, c'est donc lui, car
l'oreille de mer est noyée, et vous deviez y passer pour
gagner le bateau. C'est une grande et noire trahison.
Je fais ainsi devant tous la confession du malheureux
défunt, et plût à Dieu Seigneur qu'il l'eut faite lui-
même 1
— C'était un grand criminel, dit l'évêque.
— • Chrétiens! s'écria Maddo, priez pour lui, et de-
mandez avec moi qu'il soit enterré dans la terre bénie
du cimetière.
Le jeune M. Ange-Marie se tourna vers l'évêque de
Dol, qui le prévint et dit :
— M. l'abbé Audoux a assisté le condamné au der-
l68 CORBEILLE D'HISTOIRES
nier moment; il sera fait comme cette infortunée
femme le désire.
Maddo fit effort pour se redresser.
— Bien des remerciements de votre bonté, dit-elle; à
présent, poussez de l'avant, si vous voulez.
On se mit en marche aussitôt du côté de la mer. Le
jour commençait à être grand et le soleil levant se sen-
tait à travers le brouillard.
Dans le Morbihan, quand on fait la levée des corps,
un des parents « prêche le lament, » c'est un reste des
coutumes antiques. Ce n'est pas un chant tout à fait,
mais c'est plus qu'une parole, soit qu'une seule per-
sonne improvise la naïve oraison funèbre, soit que
plusieurs des assistants prennent leur tour de rôle,
disant chacun un couplet de la « chanson de misère, »
comme on appelle aussi ces funèbres propos.
Maddo allait bien plus vite et mieux qu'on n'aurait
pu l'augurer. Elle se tenait droite et faisait de grands
pas, maintenant qu'elle était assurée qu'on enterrait
son fils chrétiennement.
Bien bas d'abord, elle commença de prêcher 'le
lament, selon la mode, coupant son discours en ma-
nières de strophes, qui avaient je ne sais quel rythme
indécis.
« Bonjour à tous, disait-elle, les petits et les grands,
je n'avais plus qu'un fils. Dieu bénit la pauvreté. Sait-
on à quel prix se paie la richesse? Il n'y avait point
de poches à la robe sans couture du Sauveur Jésus, qui
a pitié de tous les pécheurs.
« Bonjour à tous, et salut à votre compagnie. C'est
tant pis pour ceux qui n'écoutent pas leur bon ange,
vous le saurez. Les temps sont mauvais, le bon Dieu se
cache. Je n'avais plus que mon fils. Hélai hélai C'est
vrai vraiment 1
CORBEILLE D'HISTOIRES 1^9
« Il était né de gens de bien, Pierre Le Huy et moi,
ayant maison bâtie en roches et de la terre entour.
Sainte-Anne d'Auray, j'ai du mal plein mon cœur.
« On eut deux gars et une fille, et une fille encore
et deux gars, et la fille qui vint morte, et mon fils, à
la fin de tout. Héla! Dieu! Sept vivants! me voilà pour-
tant seule! Héla! hélàl héla! Est-ce vrai?
« Il nous mourut un gars, une fille, une fille, un
gars, et le père nous mourut. M. Le Huy, mon fils,
avait le château. Le dernier nous mourut, et la der-
nière. Je n'avais plus que mon fils.
« Chrétiens, ce n'est pas vous que je crois, quand
vous accusez mon fils. J'ai été le chercher au fond de.
l'oreille de mer, je l'ai trouvé couché dans son sang,
je n'avais plus que lui.
« Neuf balles, neuf trous qui saignaient en dedans.
Il vivait avec cela, car il m'a dit : Maman, j'ai péché,
rends la richesse... »
Maddo s'arrêta de parler et de marcher.
A droite du sentier qui descendait à la mer, une
masse grise se dressait dans le brouillard. C'était la
maison carrée de Kergado, où demeurait feu M. Le
Huy avant d'habiter le château : son château.
— Entrez, par charité, mes amis, dit Maddo, il est
là. Je l'ai apporté dans mes bras toute seule, lourd
qu'il était, et par après, j'ai été au cimetière creuser
la fosse de mes mains pour que l'évêque et nos mes-
sieurs lui mènent sont pauvre convoi sans se déranger,
car c'est sur leur chemin. Le lougre est mouillé dans
le trou de Penmeneur.
Le jour avançait. Côte-de-Cuir voulait poursuivre
sa route à la course, ayant charge du prélat à sauver,
des prêtres et des gentilshommes, mais Maddo se mit
à genoux devant l'évêque, qui dit :
I70 CORBEILLE D HISTOIRES
— On a promis, il faut tenir.
Et tout le monde entra dans la maison où le citoyen
Le Huy était couché sur son propre lit, avec un cru-
cifix sur sa poitrine de criminel. On leva le corps avec
les prières d'usage, et comme on manquait de cercueil,
le mort fut emporté dans son vêtement.
A la tête du convoi marchait Mgr l'évêque de Dol,
et derrière lui le jeune M. Ange-Marie avec l'abbé
Audoux, qui étaient tous les deux au nombre de ceux
que le « sauveur de prêtres » avait essayé de noyer.
Le mort fut mis dans une fosse ébauchée à fleur de
terre, qui était entre la sépulture de son père et la fosse
de son frère aîné, deux honnêtes gens; Maddo dit :
« Je la foncerai de mes mains comme de mes mains je
l'ai entamée. Je n'avais plus que lui. »
Après les prières qui ne furent pas longues, car on
entendait des coups de fusil vers la Trinité, Maddo vint
jusqu'au jeune M. Ange-Marie et se tint debout devant
lui, les yeux baissés, mais le front haut.
— Kergado, dit-elle, donnant cette étrange explica-
tion que je cite textuellement d'après les paroles de
Patron-Marguerite (Gaïte Cohan) qui était là présente,
Kergado, notre monsieur, mon fils Le Huy n'était pas
méchant comme il y en a, mais il avait mené vos
affaires. Il connaissait votre richesse et il l'aimait.
Pour l'avoir il a risqué son âme. Il l'a eue, j'entends
la richesse. Une fois l'ayant, il l'a aimée davantage,
puisqu'elle était à lui. Mais il croyait encore à Dieu
malgré lui, et il savait bien que l'injustice ne durerait
point et que la République finirait. Il pensait : « Les
maîtres viendront redemander leur bien... » Or, deux
jours avant le premier de l'an, on lit l'évangile selon
saint Matthieu, où l'on voit les saints innocents mou-
CORBEILLE D HISTOIRES I7I
rir... Mon fils M. Le Iluy fit comme Hérode poursui-
vant le nouveau-né, roi des juifs. O Jésus I pardon-
nez-lui, puisqu'il a été puni sur la terre et que le
restant de ma vie sera donné pour lui en grande péni-
tence... Il s'était dit : « Le temps mauvais aura beau
finir, si je les ai tous tués avant la fin, aucun ne vien-
dra me reprendre ma richesse... » Kergado, notre mon-
sieur, le temps n'est pas fini, mais voilà mon fils Le
Huy dans la terre, et j'ai sa dernière parole au fond
de mon cœur. Il a dit : « Rendez la richesse. » Vous
aurez la richesse parce que je vous la garderai tant
que je vivrai, et après ma mort, par mon testament,
vous aurez tout et encore la maison qui était à moi
avec son entour... Allez maintenant et merci, mes
amis.
Elle étendit la main vers la côte. Le vent avait balayé
la brume. On apercevait les hautes voiles du lougre,
qui manoeuvrait pour quitter son havre mystérieux.
Côte-de-Cuir commanda le départ, et quand la
troupe arriva à la grève, les chaloupes du lougre y
étaient déjà.
Maddo, restée seule avec Gaïte, fonçait la fosse de
son fils Le Huy, qu'elle recouvrit d'un peu de terre.
Ce jour-là môme elle s'en fut à Hennebon, de son
pied, acheter une bière et la rapporta sur son dos.
M. Le Huy y fut couché des mains de Maddo. Elle ne
mit rien sur la fosse refermée, sinon une croix de bois,
que les gens de Carnac arrachaient sans cesse et que
sans cesse elle replantait. Cela dura longtemps, car
Madeleine Le Huy mourut dans une extrême vieillesse,
à la fin de l'Empire ou même au commencement de la
Restauration.
M. le marquis Ange-Marie de Kergado, qui était
I72 CORBEILLE D HISTOIRES
riche par elle, car elle avait tenu sa promesse et tout
rendu, fit maçonner une tombe où le fils et la mère
étaient réunis. Le nom de Le Huy, vingt fois gravé
sur la pierre de cette tombe et vingt fois gratté, n'a
jamais pu y rester. La pierre est toute rayée de bles-
sures marquant les places de ce nom arraché, et si
vous interrogez les enfants jouant sur le chemin,
devant le palis du cimetière, ils vous répondront :
« C'est là oùsqu'est la sainte madame Maddo, je ne
vous mens pas, avec son Judas de fieu qui sauvait les
prêtres, à les neyer, au temps de malheu... »
Tout ceci fut raconté par moi à mademoiselle Lily
le lendemain seulement et je donnai dans mon récit
beaucoup d'importance au rôle de Gaïte Cohan, car
Lily s'amusait de tout son cœur à voir ma grave et
digne propriétaire, Patron-Marguerite, remplacer tout
à coup ses cheveux gris hérissés en brosse par de
belles boucles blondes, éparses au vent de sa course,
et aller toute jeune fillette, toute jolie, à travers bois,
à travers landes, par les champs, par les grèves, por-
tant en équilibre sur sa tête souriante vingt et trente
écuellées pour les soldats de la croix, et passant comme
un tourbillon de gaieté fidèle sous la pluie des balles
qui jamais ne l'effleurait.
Lily me disait : « Encore un petit peu de Gaïte et
de Côte-de-Cuir! »
J'en sais long là-dessus et, sans mon départ forcé,
je lui aurais raconté des volumes.
Avant d'arriver à mon départ du Mont-Saint-Michel,
je dois dire que, le soir même de ce jour, M. le curé
de B..., l'oncle de Lily, mon ami respecté, celui que
nous avons appelé tonton recteur, vint faire visite aux
CORBEILLE D'HISTOIRES . 173
bons Pères à l'heure de la récréation qui suit le dîner.
Nous étions tous réunis sur la terrasse qui est devant
le portail de la basilique, et le digne P. supérieur nous
montrait l'emplacement où, lors des fouilles, fut re-
trouvé le tombeau du grand abbé Robert de Thorigny.
Le soleil d'été se couchait en splendeur derrière les
côtes de Bretagne, dans un ciel orageux. Il y avait
des nuages qui montaient du midi, envahissant l'ho-
rizon peu à peu, noirs, frangés de bleu ardoise avec
des arêtes empourprées; ils détachaient leurs silhouet-
tes sur champ d'émeraude comme un long vol d'oi-
seaux géants se hâtant vers le nord, et au moment où
cette cohue ailée masquait tout, confondant le lointain
de la mer avec les lointains de la terre et du ciel, le
soleil, prêt à disparaître, trouva une longue fente où
passer, et jeta, sur le paysage soudainement ressuscité
de son ombre, un dernier, un éblouissant regard.
M. le curé s'approcha de moi qui regardais émer-
veillé, et me tira à l'écart.
— Ma pauvre sœur est bien malheureuse, me dit-il.
Nous avons reçu tantôt une mauvaise lettre de mon
neveu Auguste, très mauvaise. Il est perdu de parti
pris et se vante de sa perdition à sa mère elle-même,
sans réfléchir qu'il lui perce le cœur. Mon frère le
commandant est parti pour le retrouver.
— Et mademoiselle Lily sait-elle celap demandai-je.
— Lily est supérieure à son âge, me répondit le
curé; est-ce tant mieux? est-ce tant pis? On ne peut
rien lui cacher. Elle a dit à sa mère : « Ne pleure pas,
Auguste nous reviendra, j'en suis sûre : j'ai promis
quelque chose à saint Michel... »
Le lendemain elle était vraiment mieux. C'était
plaisir que de lui conter des histoires. Ce fut chez elle,
I"]l\ CORBEILLE D'HISTOIRES
et vers midi, que je reçus la lettre qui me rappelait.
Comme je l'embrassais pour prendre congé, elle me
dit :
— Monsieur, prie le bon Dieu pour Auguste, puis-
que tu es bien pieux, et viens nous voir au château
en retournant à Paris. Je suis guérie, tu me trouveras
dans le jardin jouant au cerceau comme une belle
petite fille...
Je promis, je ne tins pas, et je revins à Paris pren-
dre ma chaîne sans avoir visité le beau château
de IL..
Vers le milieu du mois d'octobre, comme j'écri-
vais les premières pages de la troisième partie de ce
petit livre, on m'annonça un matin la visite du com-
mandant comte de iB... J'interrompis la ligne com-
mencée pour courir au-devant de lui. Il me tendit
les bras, il avait des larmes dans les yeux, et il était
en grand deuil. Je balbutiai :
— Mademoiselle Lily est morte?
Il ne me répondit point, mais je fus obligé de le
soutenir tout chancelant qu'il était. Il n'avait point
d'enfants, et mademoiselle Lily était sa filleule. La
tendresse qu'il lui portait ressemblait à celle d'une
mère, et depuis qu'elle était malade, elle vivait en
quelque sorte dans ses bras.
Quand je Feus assis sur le canapé auprès de moi, il
fit effort pour parler et dit tout bas :
— Nous l'aimions trop...
— Comment ne l'aurait-on pas aimée; m'écriai-je.
Il prit dans son portefeuille une petite médaille de
saint Michel qu'il m'offrit, en disant :
— Elle a pensé à vous.
CORBEILLE D'HISTOIRES 175
— Ahl fis-je en portant la médaille à mes lèvres,
saint Michel ne nous a pas exaucés!
Il sanglotait : cela l'empêchait de parler, et pour-
tant je voyais qu'il voulait contredire à mes derniers
mots. En effet, dès qu'il put articuler une parole, ii
dit à travers ses larmes :
— Elle a été exaucée, elle!
Puis il ajouta, comme s'il eût fait cette question
malgré lui :
— Est-il vrai que, dans sa dernière maladie, votre
respectée sœur, mademoiselle N..., offrit sa vie pour
votre retour à Dieu?
— Oui, répondis-je, cela est vrai.
Et tout de suite après croyant comprendre et saisi
d'un étonnement qui était de la colère, je m'écriai,
parlant de cette chère petite Lily :
— Elle me l'avait presque dit, le premier jour, en
sortant de lia messe... Mais c'est impossible! Dieu ni
ses anges ne peuvent prendre au mot les pauvres petits
cœurs qui s'égarent! Comment! ce serait pour ce
misérable examen de Saint-Cyr!...
Le commandant secoua la tête avec lenteur.
— Il ne s'agissait plus de l'examen de Saint-Cyr,
me répondit-il. Lily avait demandé autre chose au
sanctuaire. Je ne vous ai pas dit qu'il y ait eu mira-
cle, nous ne sommes pas juges à cet égard. Je dis
que mon neveu Auguste était tombé très bas. Vous
vous souvenez que je quittai le Mont pour courir à
Paris, près de lui. Il m'aimait autrefois; je comptais
sur ma vieille influence. Je me trouvai en face d'un
cœur qui avait vieilli de vingt ans en quelques semai-
nes : front d'airain, lèvre sarcastique, impudent sou-
rire : Satan aussi opère de ces transformations extra-
I76 CORBEILLE D'HISTOIRES
ordinaires qui pourraient passer pour les miracles du
mal! Il était là entouré de mauvais conseils, de mau-
vaises lectures, il se montrait fier du chagrin qu'il
faisait, il avait l'enthousiasme de sa chute.
Je lui refusai l'argent qu'il me demandait pour
l'employer aux plus détestables usages. Il me menaça
d'aller en chercher à B... même, chez sa mère.
Et il vint à B..., et il n'y vint pas seul.
Une scène lamentable eut lieu. Mon frère le rec-
teur fut insulté, et ma pauvre sœur elle-même qu'on
avait arrachée du chevet de Lily mourante... Ah! Paris
nous les rend ainsi trop souvent! Six mois auparavant!
c'était un cher enfant qui eût donné de son sang pour
épargner une douleur à sa mère!
Il s'en alla triomphant avec l'argent qu'il avait arra-
ché à madame de B..., notre vieille tante, qui fut
trop faible, et il promit de ne point s'en tenir là. .
Cela se passait à la fin de septembre. Mademoiselle
Lily faisait comme si elle eût tout ignoré, et peut-être
ne savait-elle rien, car Auguste, qui l'aimait vérita-
blement, s'était contenu en sa présence.
Il y avait bien longtemps qu'elle connaissait à fond
son catéchisme, texte et explications; elle souhaitait
avec ardeur de faire sa première communion. L'auto-
risation qu'on en avait demandée à l'archevêque de
Rennes arriva le 29 septembre, jour de Saint-Michel,
et comme elle ne pouvait plus se lever du tout, il fut
convenu qu'on lui donnerait le bon Dieu dans son lit,
le mercredi 2 octobre, fête des SS. Anges; mais, le
mardi matin, elle assura qu'elle pourrait se lever, et
tout le pays fut mis en l'air, car elle voulait des bou-
quets, dés guirlandes, et que la chapelle du château
fût ornée comme jamais cela ne s'était vu. Le doc-
teur conseilla de faire ce qu'elle souhaitait.
CORBEILLE D'HISTOIRES 177
— On la portera, dit-il, jusqu'à la sainte table.
Et je la portai, en effet, non pas une fois, mais deux,
car, dès le soir du mardi, elle demanda à voir si la
chapelle était bien jolie. C'était un nid de fleurs. En
entrant, elle m'embrassa et me dit 1
— C'est cela! c'est cela! Agenouille-toi pour moi.
Nous restâmes longtemps à admirer et à prier. Il
y avait à droite de l'autel un tableau représentant sainte
Elisabeth, sa patronne, et le miracle des roses. Les
jeunes filles de la paroisse avaient disposé une mon-
tagne de feuillages et de fleurs au-dessous du tableau,
de telle sorte que les roses ruisselant du vêtement de
la sainte semblaient tomber en fraîches ondes jus-
qu'au sol qu'elles couvraient. Lily ne pouvait se lasser
de regarder cela. Nous étions tous autour d'elle et nous
l'écoutions qui disait :
— Saint Michel ne m'a pas oubliée, je sens en moi
la bonté de Dieu. Saint Michel est le premier fidèle de
Dieu, c'est pour cela qu'il est le prince des anges, et
la fête des Saints Anges est encore sa fête. Priez bien
avec moi et pour moi, comme je prierai pour vous.
C'est demain que je serai heureuse, c'est demain que
ôaint Michel m'exaucera!
Ah! certes, chacun de nous priait, et de tout cœur.
Je n'ai jamais cessé d'être chrétien, Dieu merci, mais
ma tendresse pour celte enfant-là élevait ma foi et
me mettait plus près de la pensée du ciel. Ce sentiment
n'est pas mort avec Lily, au contraire. Je la sens
autour de moi comme un autre bon ange, et chaque
fois que je parle d'elle, j'ai confiance.
Le lendemain, ce fut elle qui éveilla sa mère et toute
la maison. Son impatient désir ne lui avait point
permis de fermer l'œil. Elle était si joyeuse qu'elle se
croyait guérie.
12
I78 CORBEILLE D'HISTOIRES
Chez nous, la chapelle est grande. On y célébrait
les offices pendant la reconstruction de l'église parois-
siale, et tout le pays y tenait. Lily avait une inquié-
tude, c'est qu'il n'y eût pas assez de monde à ce qu'elle
appelait sa fête. Elle aurait voulu la chapelle plus
petite pour être sûre au moins de la voir bien rem-
plie.
La messe que mon frère le curé devait dire pour
sa première communion était à huit heures. Lily était
prête avant sept heures, tout habillée de mousseline
blanche sur son lit el si jolie! Nous la trouvions plus
grande, et je crois en effet qu'elle avait beaucoup
grandi dans sa dernière maladie. Sa mère, sa bonne
et la femme de chambre avaient réuni leurs soins pour
lui composer une parure de première communiante
simple, fraîche et qui lui allait à ravir. Elle priait
joyeusement, remerciant Dieu de tout et les larmes
de son allégresse mouillaient à chaque instant son
sourire : Jésus I son Jésus chéri qu'elle avait tant
souhaité était en route pour venir à elle; elle disait
cela en riant et en pleurant; elle l'appelait, elle met-
tait son nom sur nos joues qu'elle couvrait de baisers.
— Et voyez! suis-je fatiguée? Vous disiez qu'on ne
pourrait jamais m'habiller! Me voila habillée très bien,
et je n'ai pas l'ombre de lassitude. Mon Dieu! que je
suis heureuse!
La dernière fois qu'elle m'embrassa avant de se
lever, elle glissa à mon oreille :
— J'ai quelque chose à te dire et à maman... Ah!
je suis heureuse, heureuse! C'est certain, vois-tu, ce
que je sais, mais je veux attendre après ma commu-
nion pour être plus sûre encore. Cette nuit, les saints
anges étaient autour de mon lit. Je ne dormais pas,
CORBEILLE d'iïISTOIRES I?9
et pourtant je voyais ma chambre large comme une
plaine, et ils étaient si nombreux qu'ils emplissaient
la plaine. Et il y en avait encore au delà, partout,
partout. Leurs ailes nageaient dans la lumière. Et au-
dessus il y en avait encore, de beaux, des chers anges,
montant, descendant, remontant jusqu'au ciel. Ils
n'avaient pas l'air de me parler, mais je les entendais
bien tout autour de moi qui disaient : « C'est notre
fête, c'est ta fête, nous serons avec toi devant l'autel.
Saint Michel archange, notre prince, a recueilli ta
prière dans le creux de ses ailes pour la porter au trône
de l'Agneau. »
— Tu as fait un beau rêve, ma chérie, dis-je.
Elle ouvrit la bouche comme pour protester, mais
elle se ravisa et me dit tout bas :
— Mon parrain, tu as raison, ce n'est peut-être
qu'un rêve... On verra après ma première commu-
nion.
La bonne entra pour dire que le monde arrivait, car
nos voisins avaient été convoqués par exprès.
— Et M. le recteur a envoyé son buffet d'orgue,
ajouta-t-elle, on est en train de le monter dans la tri-
bune.
— Tout cela pour moi! murmurait Lily dont la joie
coulait en grosses larmes. Je suis bien sûre que maman
va tenir l'orgue et chanter comme aux grandes fêtes.
Sa voix, sa belle voix n'est plus pour les hommes,
elle l'a donnée à Dieu... Parrain, va chercher maman,
je t'en prie. Il est temps. Il faut que tout soit fait
comme pour les premières communions. Je veux mes
bénédictions, et demander pardon à tout le monde.
— Pardon de quoi, Lily, mon petit ange?...
Elle eut cependant ce qu'elle voulait; ma sœur vint,
l8o CORBEILLE D'HISTOIRES
et tous les domestiques, et les fermiers. Et ce ne fut
qu'un cri : « La bonne figure qu'elle al La bonne
figure qu'elle a! »
Vous avez vu nos fermiers au pèlerinage du Mont-
Saint-Michel où ils venaient pour elle; vous savez
comme ils l'aimaient. Ils la regardaient toute rose et
toute belle dans son nuage de gaze. « La bonne figure
qu'elle a! la bonne figure qu'elle a! »
Je pus la mettre à genoux pour la bénédiction que
lui donnait sa mère, et quand les cloches de la paroisse
sonnèrent pour la procession, nous roulâmes sa chaise
longue jusqu'à la croisée ouverte sur la terrasse. Au
bas de la terrasse, c'est le parc où est tracée une large
allée courbe qui va jusqu'à l'église dont le petit clo-
cher se voit à travers les arbres.
La procession paraissait déjà au coude de l'allée,
croix et bannière en tête. On la devinait longue, et il
y avait beaucoup de prêtres, quoique ce fût dimanche.
Ahl on l'aimaitl Ils étaient venus de partout. Derrière
le clergé, nombreux comme on ne l'avait jamais vu
chez nous, venaient les premiers communiants du
printemps précédent, non seulement ceux de B...,
mais aussi ceux des paroisses voisines. Je vous dis
qu'on l'aimait. Il y avait au moins cinquante voiles
blancs, et il en était venu jusque de Vitré. Il fallait
voir sa joie. Elle battait des mains, disant :
— C'est une vraie! une vraie procession! une vraie
communion! Et quel beau soleil! Mon Dieu, que je
vous aime!
Les cloches sonnaient toujours et l'on commençait
d'entendre l'écho des cantiques. Quand la croix tourna
pour entrer dans l'avenue, Lily se leva toute seule et
je la soutins sous les bras, car je vis bien qu'elle vou-
CORBEILLE D 'HISTOIRES l8l
lait, s'agenouiller. Elle aurait pu le faire sans moi; un
vrai courant de vie rentrait en elle, et ma sœur m'em-
brassa en silence, ce qui disait son espoir mieux que
des paroles. Moi, je rendais grâce ardemment.
Tout le monde était à genoux dans la chambre, Lily
par devant, accoudée à l'appui de la fenêtre. La pro-
cession montait le perron de la terrasse en chantant
le Laudate pueri Dominum, et nous nous mîmes à
chanter aussi : « Enfants, louez le Seigneur. » Nos
âmes coulaient de nos lèvres et par-dessus notre con-
cert, sa voix, sa douce petite voix s'exhalait, suave
comme un parfum.
— Il est temps, dit-elle, il faut que nous arrivions
à la chapelle avec les autres.
Elle me tendit ses bras, et j'en eus comme une
déception, car je croyais qu'elle allait marcher; elle
me devina et dit en souriant :
— Attends, ce n'est pas encore le miracle.
Nous rencontrâmes la procession au seuil de la cha-
pelle, les robes blanches ouvrirent leurs rangs.
— Maintenant, me dit-elle, c'est maintenant.
Je la déposai au milieu de ses compagnes et je restai
près d'elle, les bras tendus, prêt à la soutenir, mais
elle marcha, chantant avec les autres : Quis sicut
Dominus Deus noster qui in Altis habitat...
Saint Michel avait crié dans les cieux : Quis ut
Deus? Il régnait ici un recueillement si profond que
les versets du psaume semblaient planer au-dessus de
nos têtes.
Nous étions dans la chapelle où les fleurs et l'encens
mêlaient leurs parfums. Il y avait du monde, comme
on dit, bien plus qu'il n'en fallait pour la remplir,
car une bonne part de la procession resta au delà des
portes grandes ouvertes. Lily me dit :
182 corbeille d'histoires
— Je n'aurai pas besoin de toi jusqu'à la commu-
nion, mais reste avec moi, je t'en prie; après, tu me
prendras.
De sorte que j'étais seul d'homme au milieu de
toutes ces blanches petites filles; mais cela ne prêtait
point à rire, ni même à sourire, parce que Lily avait
voulu m' avoir en uniforme. Des soldats font bien dans
la maison de Dieu.
Je me tins derrière elle dans le rang, et derrière
moi étaient les bonnes sœurs. Mon frère disait la messe.
Au commencement, les deux petites voisines de Lily,
qui avaient été prévenues, veillaient sur elle de cha-
que côté; mais elle se tint debout toute seule à l'Evan-
gile, et moi qui suivais chacun de ses mouvements à
travers ma prière, je ne découvrais en elle aucun signe
de lassitude.
Or, dans la cruelle maladie qu'elle avait, ce qui est
surtout impossible aux pauvres enfants, c'est de se
tenir debout, ne fût-ce qu'un instant. Vous ne pouvez
pas vous méprendre, puisque vous savez que Lily est
morte, et qu'il n'y eut point de miracle, ou du moins
que le miracle ne fut pas là; mais nous, mais moi,
mais ma sœur à qui notre médecin sceptique et si ten-
drement ami faisait de loin des signes émerveillés!
Ma sœur me dit le lendemain : « Dieu ne m'a pas
trompée. » Ah! moi, je m'étais trompé moi-même,
je l'avoue. Ce n'était plus de l'espérance que j'avais
au plein de mon cœur, c'était une joie qui débordait.
Lily, ma chère petite Lily! Oh! comme je priais!
<( Qui est pareil à Dieu? dit en ce moment mon frère
le curé debout devant l'autel et tourné vers les enfants,
Quis ut Deus? L'ange de la fidélité jeta ce défi humble
et superbe pour répondre précisément à l'esprit de
CORBEILLE D 'HISTOIRES l83
révolte qui avait dit : « Je veux être l'égal de Dieu. »
Il n'y a ici qu'une première communiante, mes
enfants, et vous l'entourez de vos cœurs purs où Dieu
est déjà depuis ce printemps. Qui est comme Dieu?
Vous pouvez le lui dire, puisque vous le savez, puis-
que vous l'avez reçu dans votre maison et que son
divin cœur a été le pain de votre cœur. C'est aujour-
d'hui la fête des bons anges et de saint Michel, leur
prince, vainqueur de l'orgueil. Notre première com-
muiante est venue avec nous au Mont dans le sanc-
tuaire du chevalier céleste, elle en a rapporté le désir
extraordinaire de s'agenouiller à la sainte Table avant
l'heure fixée, et par l'intercession de saint Michel,
Notrc-Seigneur a permis qu'elle obtînt cette grâce qui
nous semble aujourd'hui comme la promesse d'autres
grâces depuis longtemps implorées. »
Mon frère s'arrêta parce que la joie gonflait sa poi-
trine. J'entendais ma sœur qui pleurait et la chapelle
entière vibrait d'émotion. La tète de Lily se pencha
et resta inclinée. Il n'y eut point d'autre allusion faite
à nos espoirs terrestres, et mon frère, poursuivant la
tendre application de son texte à la solennité qui nous
réunissait dans la chapelle de famille, rapetissa le cri
de l'ange à la taille des enfants et leur demanda :
Qui est comme Dieu? Quel homme ou quelle chose,
quelle multitude d'hommes ou quelle montagne de
choses, fussent ces hommes -des héros ou des saints,
fussent ces choses de l'or pur, de la puissance, du
génie, de la gloire, qui ou quoi est capable de peser
contre Dieu le poids d'un cheveu dans la balance?
Et par comparaison, les enfants comprenaient très
bien la grandeur de Dieu. Et ils furent, touchés quand
mon frère leur montra celte grandeur infinie penchée
l84 CORBEILLE D'HISTOIRES
au-dessus de leur petitesse et frappant à la porte de
leur cœur pour y entrer tout entière.
Le souvenir de cette heure ne mourra jamais en
moi, et pourtant, il y a un trouble au-devant de mes
yeux quand je regarde en arrière. Je priais ardem-
ment, mon cœur débordait; mais je ne puis dire que
ce fût de joie. Après l'événement, on croit souvent
l'avoir pressenti. Notre chérie, la plus charmante de
tous les enfants, n'était pas un enfant par de certains
côtés. Il y avait un secret entre elle et saint Michel,
porteur de sa prière à Dieu.
La messe continuait.
0 salutaris hostia!... Pendant que ma sœur chantait
à l'orgue, il y eut un mouvement confus dans la partie
de la chapelle formant retour derrière la chaire, et
qui communique avec les appartements par une porte
latérale. La porte est située dans un enfoncement
assez profond, et ce lieu, où il n'y a ni bancs ni
chaises, était plein aujourd'hui comme tout le reste.
Un instant, le bruit fut assez fort pour attirer mon
attention. Je regardai, je vis des têtes s'agiter autour
de la porte ouverte, puis refermée, et je pensai que
la chaleur avait occasionné quelque accident. Lily ne
prenait point garde à cela. Elle avait les mains jointes
en extase.
Elle marcha vers l'autel, quand le moment fut venu,
à son rang et sans secours. Je dis « elle marcha »,
parce que je ne sais pas d'autre mot, mais ce fut à
ce moment que toute pensée de guérison physique
m'abandonna, ainsi que la préoccupation où j'étais
sans cesse de guetter ses mouvements pour la soutenir.
Elle n'avait plus besoin de moi, je la sentais portée.
Mon Dieu, nulle créature humaine n'est digne de
CORBEILLE D'HISTOIRES l85
prendre part à ce festin, nulle âme n'est assez pure
pour la pureté de ce mystère qui est le chef-d'œuvre
de votre amour... Je distinguai sa bien-aimée voix
entre celles de toutes ses compagnes quand elle dit
au Seigneur Jésus, dans une caresse qui était déjà du
ciel : « Je ne suis pas digne de vous recevoir en moi... »
O blanche! ô douce petite fiancée! Jésus passa entre
ses lèvres et mes genoux fléchirent. Mon cœur défail-
lait de tendresse, comme il arrive aux mères quand
l'époux emporte l'enfant chérie hors de la maison,
qui était hier pleine de sourires et qui va se refermer
vide sur le deuil...
Ce fut un autre que moi qui reçut Lily dans ses
bras, car je crus bien la voir chanceler en se relevant
de la table sainte, au moment où j'y prenais place à
mon tour, et ce bruit dont j'ai parlé se renouvela
vers la porte latérale. Presque en môme temps le
Magnificat d'actions de grâces éclata, chanté par toute
l'assistance. Ma sœur était toujours à l'orgue.
Après ma communion, mon regard alla tout de
suite vers l'orgue, parce que j'avais besoin d'être ras-
suré. Quelque chose avait dû se passer. Ma sœur me
fit un signe de triomphe, et sa voix admirable mon-
tait par-dessus toutes les autres voix, élevant jusqu'aux
cieux le cantique de l' Immaculée.
Mes yeux suivirent ses yeux, et je vis alors celui
qui soutenait notre chérie au lieu de moi. C'est mon
neveu Auguste.
C'est la fin. Je n'ai plus que cela à vous raconter.
Auguste, le malheureux enfant, était arrivé par le
train de Paris un peu après l'entrée de la procession.
Il venait accomplir une mauvaise action et n'avail
l86 CORBEILLE D'HISTOIRES
déjà plus toute sa raison, malgré l'heure matinale.
Presque tous les domestiques étaient à la messe; il
ne s'en fit pas moins servir à déjeuner comme en
pays conquis. Il n'était pas seul. Ài-je besoin de vous
dire ce qu'était son compagnon? Vous savez aussi bien
que moi jusqu'où peut aller la stupidité du blas-
phème. A table, un défi fut porté par le compagnon,
qui dit à Auguste : « Je parie que tu n'iras pas trin-
quer à la chapelle avec ton oncle le curé? »
Auguste se leva, et les serviteurs restés au château
l'ont dit : il était ivre, il était fou. Il frappa ceux qui
voulaient lui barrer le passage et son camarade lui-
même, enfin, effrayé de l'attitude provocante qu'il
venait de prendre dans une maison pleine de chré-
tiens, ayant voulu faire retraite en disant que « c'était
pour plaisanter », Auguste le traita fort mal et lui
reprocha tout haut sa lâcheté.
— Tu ne sais hurler que de loin, lui dit-il; si tu
n'as pas peur des curés, nos voisins et mon oncle le
commandant te donnent la chair de poule. Moi, je
me moque de tout; viens seulement avec moi, tu vas
voir comment on s'y prend, et tu seras chargé de
raconter l'histoire à Paris!
Car au fond de toute profanation se trouve main-
tenant l'espérance que « l'histoire sera racontée ». La
gloire est dans le ruisseau, ils vont l'y pécher.
Pour ne pas rester au-dessous de sa promesse,
Auguste s'engagea dans le corridor qui mène à la porte
privée de la chapelle. Il avait le chapeau sur la tète,
la serviette au cou et portait avec fierté un verre plein
de madère dans sa main. La porte où il arriva ainsi
était encombrée de monde comme les autres issues; il
y avait là de nos amis et des gens de la maison.
CORBEILLE D'HISTOIRES 187
Auguste essaya d'entrer de vive force et il y eut un peu
de bruit. L'idée d'un sacrilège pouvant être commis par
quelqu'un de notre nom ne vint cependant d'abord à
personne; mais les deux MM. de R..., ayant mieux
regardé Auguste et s' étant rendu compte de son état
d'ivresse, essayèrent de le maîtriser. Il leur résista,
puis les insulta, et l'aîné des deux frères fut obligé
d'user de sa force supérieure pour lui arracher succes-
sivement son chapeau, sa serviette et son verre, car
on était en dedans de la porte. Dans la lutte, Auguste
le toucha au visage à plusieurs reprises et chaque fois
il lui disait :
— Je aous soufflette, vous savez, pour tout de bon;
emportez ça à la sacristie!
Ceci se passait aux environs de l'élévation, et l'or-
gue couvrait le bruit. M. de R... dit à Auguste :
— C'est votre mère qui chante.
Et on profita du moment pour l'entraîner au delà
du seuil; mais tout n'était pas dit, au contraire sa
colère augmentait, il vomissait des horreurs contre
mon frère le curé et moi, deux jésuites, deux tyrans,
deux menteurs, deux voleurs; il nous accusait de tous
les crimes; il appelait à grands cris son camarade,
qui était déjà sur la route de la gare, ce dont je suis
loin de le blâmer.
Malheureusement, quand la porte fut refermée,
MM. de R... l'abandonnèrent aux gens de la maison
pour rentrer dans la chapelle. Au bout du corridor,
Auguste parvint à s'échapper, et, prenant son élan
furieux, il se rua contre ceux de la porte qui ne son-
geaient plus à lui. Il passa.
Dans la nef, beaucoup de chaises étaient vides à
cause de la communion. 11 y eut une seconde d'hési-
l88 CORBEILLE D HISTOIRES
tation, parce que la crainte d'un scandale lamentable
étreignit toutes les poitrines. Auguste put atteindre
un espace que les communiants avaient laissé libre à
quelques pas de la balustrade, et là, nulle puissance
humaine n'aurait été capable de l'arrêter dans son
misérable dessein. Aussi ce ne fut pas une puissance
humaine qui l'arrêta.
Il resta un instant immobile, appuyé au dossier
d'une chaise. C'était le moment où Lily, entourée de
ses compagnes, s'agenouillait. Auguste la regarda et
tomba sur un genou; je dis bien : il tomba, ce fut
une chute par perte d'équilibre; il essaya de rire, puis
de se relever, mais sans parler, puis il mit ses deux
mains à terre et colla son front contre la dalle en
poussant un seul gémissement.
Lily communiait. Quand elle chancela en se rele-
vant de la sainte Table, ce fut contre la poitrine d'Au-
guste qu'elle s'appuya souriante et disant : « Je savais
bien que tu viendrais. »
Puis elle prononça le nom de saint Michel, et ce, fut
tout. L'archange au dix-neuvième siècle écrase encore
la tête du dragon, comme il le fit au commencement,
comme il le fera jusqu'à la fin des siècles.
Il est de pures tendresses et des âmes choisies que
Dieu cueille en leur fleur; on les voit s'élever comme
la flamme du sacrifice d'Abel. Lily s'en alla sans nous
dire le secret de sa prière d'enfant au sanctuaire du
Mont-Saint-Michel. Sa mère et nous tous nous avions
fait le pèlerinage pour elle, mais dans 'la crainte de
l'effrayer (ainsi parlions-nous), on avait mis en avant
Auguste et son examen de Saint-Cyr.
A cette époque, Auguste était déjà perdu; nous es-
périons que Lily n'avait point connaissance de cette
CORBEILLE d' HISTOIRES 189
chute si cruellement profonde... Que demanda-t-elle
au plus puissant parmi les esprits célestes, à celui qui
adora le premier le Verbe de Dieu, fils de Marie,
rédempteur du monde au milieu de ces luttes inima-
ginables qui divisèrent les anges "avant la naissance
des hommes?
L'enfant, la douce, la pauvre, la chère enfant ne
demanda rien pour elle-même; quelle grâce donc
implora-t-elle du vainqueur de Satan?
Satan avait ravi une âme, et c'est le glorieux Michel
qui, réalisant la fable d'Orphée dont son immortelle
bataille contre l'enfer est le type supérieur, antérieur
et permanent, va chercher mille fois chaque jour le
Mal jusque dans sa forteresse de ténèbres, le provo-
que, le terrasse, et lui arrache sa proie, sous l'œil du
Monde, faux témoin qui voit, mais qui nie.
L'enfant avait dit dès le premier jour : « Je serai
exaucée », et nous ne nous étions point mépris au
sens de ces mots, où il n'était nullement question
d'elle-même. 'Plus tard, elle dit encore : « Je vais être
exaucée », et certes, notre pensée était déjà bien loin
de l'examen de Saint-Cyr! Aujourd'hui enfin, sans
surprise et avec le tranquille bonheur de ceux qui
attendent dans la certitude, elle tombait entre les bras
de. son frère secrètement, mais si ardemment appelé,
en exhalant ce souffle de sa foi : « Te voilà, je suis
exaucée ».
Ce fut Auguste qui l'emporta. Auguste s'agenouilla
devant sa mère... Ah! celle-là! ce qu'il y avait dans
son pauvre cœur!
Lily ne savait déjà plus qu'elle parlait quand elle
dit en passant le seuil de sa chambre : « Maintenant
saint Michel m'attend. » Jésus, mon Dieul j'eus une
IQO CORBEILLE D HISTOIRES
pensée de révolte. Vous seul savez, mon Dieu Jésus,
comme elle aimait et comme on l'aimait. Que votre
volonté soit bénie 1
Elle mourut quelques minutes avant midi, dans sa
robe blanche, les yeux au ciel, la main dans les mains
de sa mère, la joue sur le cœur racheté d'Auguste.
Laudate, pueri, Dôminum, laudate nomen Domini...
Le commandant se lut. Nous pleurions, lui et moi,
mais nous avions le cœur bien haut.
Pour moi, cette chère petite fille n'avait fait que
passer comme un lueur souriante et charmante. Pour-
quoi l'aimais- je si tendrement? En écoutant naguère
sa douce voix qui disait la légende de YOisange, je
ne me doutais point que j'écrirais son histoire, et
quand j'ai commencé d'écrire son histoire, je n'en
prévoyais point le dénouement. Dès la premère heure
pourtant, elle fit naître en moi l'impression qui me
reste d'elle, une joie et une douleur.
Son frère Auguste est revenu à Dieu humblement
et sincèrement; il est revenu de très loin, de plus
loin encore que je ne puis le dire. Dans la croyance
de la famille de B... il est certain qu'un prix héroïque
fut prodigué pour cette grande grâce de son retour.
L'Eglise ne veut point que les chose de ce genre soient
affirmées en dehors de son autorité souveraine et je
me tais avec respect.
Est-ce à dire que l'Eglise réprouve la pensée même
de ces sacrifices, comme le paradoxe d'un spirituel
écrivain le laissait entendre naguère? Assurément non.
11 y a quelques mois, je publiais mon livre intitulé
la Première communion, qui est encore le récit d'un
sacrifice. Au milieu des pieux encouragements qui
CORBEILLE D'HISTOIRES I9I
accueillaient cette prière en action, une voix amie
s'éleva pour me crier : « Halte-là! » et me faire remar-
quer que cette pensée du sacrifice chrétien, depuis
longtemps démodée, portait en soi quelque chose de
souverainement incommode pour les personnes hono-
rables dont la vocation n'est pas de se sacrifier. Je
dois avouer que je ne fus ni persuadé, ni arrêté; ce
fut au lendemain môme de cette mercuriale que
j'amenai aux lecteurs de l'Univers Mademoiselle Lily,
petite âme chérie que j'avais entrevue à peine, mais
qui reposera dans le repli le mieux abrité de ma
mémoire, comme ces fleurs du souvenir qu'on re-
trouve desséchées entre les feuillets d'un pieux volume
et qui semblent revivre quand on les approche de ses
lèvres...
FIN
Taris. Imp. d'Editions, 9, r. Edouard-Jacques. 5-28
'-- -— ---•_.
PQ Feval, Paul Henri Corentin
22U
cCeUVT33n
F2
— J
1856
t. 27
PLEASE DO NOT REMOVE
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