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Full text of "[Oeuvres]"

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ROGER  BONTEMPS 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR. 


Les  Habits-Noirs. 
Annette  Laïs  (2'  édition). 
Le  Poisson  d'or. 


Paris.  -  Imprimerie  générale  de  Ch.  Lahure,  rue  de  Fleurus, 


ROGER   BONTEMPS 


PAR 


PAUL    FEVAL 


Ci.ë  ^ 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE  ET   C'« 

BOULEVARD  SAINT-GERMAIN,    N»  77 

1865 

Droit  de  traduction  réservé 


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JIJl. 

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AVANT-PROPOS. 


«  J'ai  lu  de  vous,  me  dit  la  marquise,  dans  le  Jour- 
nal pour  tous,  un  conte  fort  invraisemblable,  intitulé 
les  Couteaux  d'or.  J'aime  les  histoires  d'intérieur,  à 
la  manière  anglaise,  pleines  de  tasses  de  thé,  de 
tartines  au  beurre  et  de  recettes  pour  conserver  les 
fonds  d'artichaut.  Je  prenais  à  l'avance  ces  Couteaux 
d'or  pour  des  couteaux  de  table,  et  je  pensais  que 
William,  le  jeune  homme  rangé  qui  veut  épouser 
la  fille  du  pasteur  méthodiste,  les  apporterait  au 
presbytère,  dans  un  étui  de  chagrin,  pour  cadeau 
de  noces.  J'avais  envie  de  savoir  quelle  diablerie  le 
lord  ruiné  ferait  à  cette  occasion.  Il  est  possible 
de  cacher  des  billets  doux  dans  une  boîte  à  cou- 
teaux. Et  admettez  que  nous  soyons  à  la  Nouvelle- 
Orléans  :  la  boîte  disparaît;  on  va  fouetter  cruel- 
lement l'oncle  Tom  et  nous  avons  six  cents  pages 
attendries  pour  prouver  qu'il  fait  jour  en  plein 


II  AVANT-PROPOS. 

midi,  c'est-à-dire  que  l'esclavage  n'est  pas  une 
jolie  chose  dans  un  pays  où  l'on  parle  de  liberté  du 
matin  jusqu'au  soir.... 

—  Et  vous  fûtes  désappointée,  madame? 

—  Je  crois  bien  !  Un  sauvage  à  Paris  !  Un  sau- 
vage muet  qui  ne  refait  pas  les  Lettres  Persanes!  Un 
Huron  qui  n'a  pas  tout  l'esprit  de  Voltaire,  et  qui 
ne  profite  même  pas  de  sa  position  exceptionnelle 
pour  éditer  un  cours  de  philosophie  naturelle  ! 
alors,  cet  ïroquois  trouvait  tout  bien  dans  notre  re- 
ligion, dans  notre  gouvernement?  Il  admettait  jus- 
qu'au macadam  1  Et  des  machines  de  l'autre  monde 
que  vous  faites  passer  sur  la  butte  Montmartre  ! 
Et  un  duel  à  l'américaine  dans  la  plaine  Saint- 
Denis!... 

—  Vous  ne  croyez  pas  à  tout  cela,  madame? 

—  Non  certes....  Et  pourtant,  je  sais  une  aven- 
ture beaucoup  plus  surprenante.... 

—  A  laquelle  vous  croyez? 

—  Il  le  faut  bien,  c'est  l'histoire  de  mon  no- 
taire. » 


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AVANT-PROPOS.  III 


II 


Nous  en  sommes  tous  là.  Il  n'est  pas  un  seul 
d'entre  nous  qui  n'ait  dit  au  moins  une  fois  en  sa 
vie,  après  avoir  écouté  un  récit,  ces  deux  choses 
contradictoires  : 

«  C'est  invraisemblable,  mais  je  sais  une  aven- 
ture bien  plus  étonnante  encore.  » 

Sous-entendu  :  qui  n'est  pas  invraisemblable. 

«  Pourquoi,  cependant? 

—  Parce  que  c'est  de  l'iiistoire. 

—  Oui-da!  Et  qu'est-ce  que  l'histoire?  » 


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IV  AVANT-PROPOS, 


m 


Il  est  notaire,  pourquoi  le  cacher?  notaire  à 
Paris.  Ce  fait  ne  prouve  rien  pour  ou  contre  les 
autres  notaires.  Il  est  fort  comme  un  athlète  et 
brave  comme  un  lion-;  il  a  le  sang-froid  d'un  peau- 
rouge  et  l'esprit  d'un  sauvage  du  boulevard  des 
Capucines;  il  est  insolemment  bon,  jeune  et  beau; 
il  a  épousé  par  amour  la  femme  la  plus  exquise.... 

Il  est  notaire  avec  cela.  Sous  quel  prétexte?  Une 
vocation,  à  ce  qu'il  dit.  Vous  verrez  bien. 

Car  ce  qui  va  suivre  est  purement  et  simplement 
l'histoire  de  Roger  Cazal  de  Lavaur,  surnommé 
Roger  Bon  temps  et  notaire  de  Mme  la  marquise. 


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ROGER  BONTEMPS. 


PREMIERE  PARTIE. 


L'ACTE   DE  VENTE  ET   LE   CONTRAT   DE    MARIAGE. 


1 

Nid  de  fauvette. 

Il  y  avait  une  petite  plate-forme  en  planches,  juste 
au-dessus  du  conduit  de  pierres  guillochées  qui  bordait 
le  toit,  car  c'était  une  vieille  maison,  une  vieille  maison 
du  vieux  Paris  qui  voyait  d'un  côté  le  cèdre  du  Jardin 
des  plantes,  à  la  hanche  du  Panthéon,  et  de  l'autre  le 
Palais  du  Luxembourg,  avec  les  ombrages  fleuris  de 
ses  jardins.  Sur  la  petite  plate-forme,  il  y  avait  un 
jardin  aussi  qui  souriait  au  soleil  couchant  :  quatre 
pots  en  terre  rose,  deux  de  pois  de  senteur  et  deux  de 
pensées. 

La  fenêtre  était  mansardée  gaiement  et  rond-voûtée. 
Elle  regardait  la  plaine  de  Montrouge  par-dessus  les 
maisons. 

Vis-à-vis  de  la  fenêtre  et  tout  auprès  du  lit  qui  avait 

1 


2  ROGER  BONTEMPS. 

vraiment  des  rideaux  ruches  de  perse  à  onze  sous,  pro- 
pres, clairs  et  joyeux,  s'ouvrait  une  petite  porte.  Certes, 
Nannon  était  bien  logée.  Outre  sa  chambre,  cette 
chambre  où  nous  sommes,  si  nette  et  si  mignonne,  elle 
jouissait  d'un  bûcher  pour  mettre  ses  robes,  son  four- 
neau et  les  petits  fagots  qui  allument  le  poêle,  l'hiver. 
Gela  lui  coûtait  cent  cinquante  francs  par  an,  et  toutes 
les  fleuristes  du  pays  latin  convoitaient  ses  domaines. 

Roger  venait  de  l'autre  bord  de  la  Seine.  Ce  n'était 
déjà,  plus  un  étudiant.  Il  habitait  les  quartiers  d'af- 
aires,  là-bas,  au  delà  du  Palais-Royal.  De  si  haut  et 
de  si  loin,  Nannon  le  reconnaissait  bien,  quand  il  tra- 
versait le  jardin  du  Luxembourg. 

Nannon  avait  vingt  ans;  Roger  était  d'âge  à  être 
notaire,  tout  juste. 

Roger,  cependant,  était  beaucoup  plus  enfant  que 
Nannette. 

C'étaient  deux  amoureux,  vous  le  savez  d'avance 
aussi  bien  que  moi,  mais  comment  vous  dire  cela?  Ils 
ne  s'aimaient  pas  tout  à  fait  à  la  mode  usitée  dans  ce 
quartier  folâtre  où  se  fait  la  moisson  des  gens  sérieux. 
On  dirait  en  effet  que  toutes  ces  graines  de  docteurs  et 
de  juges  d'instruction  prennent  à  tâche  d'avoir  le 
diable  au  corps  pendant  deux  ou  trois  années  et  jettent 
au  vent  le  trop  chaud  de  leur  sang  pour  avoir  besoin 
de  dormir  ou  de  s'ennuyer  tout  le  solennel  restant  de 
leur  vie.  La  province  fut  inventée  pour  expier  les  fre- 
daines de  Paris.  Trente  mois  d'école  de  droit  ou  de  cli- 
nique dévorent  en  herbe  le  rire  de  toute  une  existence. 

Tout  étant  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des 
mondes,  ce  fait  me  paraît  providentiel.  La  closerie  des 
Lilas  et  le  Prado  sont  des  caisses  d'épargne  où  la  gra- 
vité économisée  porte  intérêt  pour  l'avenir. 

La  chambrette  n'avait  point  de  cheminée  ;  à  droite  et 


ROGER  BONTEMPS.  3 

à  gauche  du  poêle  dont  le  tuyau  coudé  s'enfonçait  dans 
le  frais  papier  de  la  tapisserie,  deux  chers  portraits 
pendaient,  deux  miniatures,  un  capitaine  de  cavalerie 
dont  les  cheveux  allaient  grisonnant  et  une  femme  qui 
n'était  plus  jeune,  mais  qui  était  touj  ours  belle.  Nannette 
vivait  sous  les  yeux  de  son  père  et  de  sa  mère.  Elle 
n'aimait  pas  son  Roger  comme  on  aime  au  pays  latin. 

Eh  bien  oui!  Nannette  était  sage,  quoique  folle. 
Roger  disait  souvent  :  quand  tu  seras  ma  femme.... 

Œ  Croyez  cela  !  »  grommelait  la  portière  à  qui  Nan- 
non,  pourtant,  ne  faisait  jamais  attendre  son  terme. 

Elle  ajoutait,  cette  même  portière  : 

«  Et  buvez  de  l'eau  !  » 

Nannon  buvait  de  l'eau  ou  du  vin,  selon  l'occasion. 

Mais  elle  croyait  tous  les  jours.  ' 

Et  Roger  donc  !  Roger  croyait  dur  comme  fer.  C'était 
le  plus  loyal  garçon  de  France  et  de  Navarre.  Si  vous 
lui  eussiez  demandé  ses  intentions  à  l'égard  de  Nan- 
nette, il  vous  aurait  regardé  avec  ses  grands  yeux  fiers 
et  francs  qui  exprimaient  si  bien  l'étonnement.  Ses 
intentions  à  l'égard  de  Nannette!  Yoilà  de  ridicules 
questions  !  Avant  de  rencontrer  Nannette,  il  menait  la 
vie  de  polichinelle  et  sa  bonne  vieille  mère  en  mourait 
de  chagrin.... 

Car  il  avait  une  mère,  Roger,  une  douce  femme  qui. 
était  noble  et  bourgeoise  k  la  fois  :  noble  par  ses  sou- 
venirs, bourgeoise  par  le  besoin  passionné  qu'elle 
avait  de  faire  un  établissement  à  son  cher  fils.  Je  ne 
sais  pas  si  ces  Gazai  de  Lavaur  étaient  jamais  allés  aux 
croisades,  mais  la  bonne  dame  était  bien  fière  de  sou 
nom.  Gazai,  disait-elle,  s'était  allié  dans  le  temps  k 
Morlemart  et  à  Rohan,  et  certes,  vous  avez  entendu 
parler  du  chef  d'escadre  Gazai  de*  Lavaur  qui  était 
moins  célèbre  que  Jean-Bart. 


4  ROGER  BONTEMPS. 

Elle  ajoutait  avec  un  soupir  : 

«  Jadis,  nous  étions  d'épée.  » 

Hélas!  oui,  mais  il  fallait  un  établissement  à  ce 
hanneton  de  Roger.  Quel  joli  soldat  il  vous  eût  fait! 
Il  était  clerc  de  maître  Denis-Tiburce  Piédaniel,  notaire 
de  la  Société  œnophile  et  de  la  compagnie  Baudelion 
(pour  les  engrais  concentrés). 

Roger  était  Parisien  de  Paris,  ce  qui  est  très-rare. 
Nannette  venait  de  quelque  part,  en  Bretagne,  aux 
environs  de  la  ville  d'Auray.  Son  père,  un  vieux  soldat 
qui  n'en  savait  pas  bien  long,  était  mort  en  sollicitant 
un  bureau  de  tabac  qui  fut  donné  à  l'oncle  du  coiffeur 
d'une  danseuse  russe  ;  sa  mère  avait  travaillé  loyalement 
pour  l'élever,  puis  un  pauvre  soir  d'hiver,  quelques 
jours  après  sa  quato/'zième  année  accomplie,  Nannette 
se  vit  seule  au  travers  de  ses  larmes. 

Elle  employa  son  dernier  argent  pour  acheter  un 
terrain  auprès  de  la  tombe  du  capitaine.  Il  y  avait  aussi 
des  flçurs,  des  fleurs  toujours  fraîches  en  ce  petit  coin 
du  cimetière  Montparnasse  où  vous  auriez  pris  Nan- 
nette pour  un  ange  agenouillé. 

Ce  fut  en  revenant  de  là  que  Nannette  rencontra  son 
Roger  pour  la  première  fois.  Elle  longeait  le  boulevard 
extérieur;  la  nuit  se  faisait;  des  étudiants  qui,  pour  le 
moment,  ne  songeaient  pas  à  leurs  examens,  lui  bar- 
rèrent la  route.  Roger  entendit  un  enfant  qui  criait  à 
l'aide.  La  suite  de  ce  récit  vous  montrera  combien  peu 
de  goût  il  avait  pour  les  aventures  ;  mais  quand  on  y 
est,  il  faut  marcher.  Roger  assomma  quelques  étudiants 
avec  répugnance  :  de  chers  garçons  qui  devinrent  ses 
meilleurs  camarades,  et  ramena  Nannon  à  la  maison. 
En  chemin,  ils  s'aimèrent. 

L'histoire  n'est  pas  plus  longue  que  cela. 

Nannon  savait  les  chansons  de  Bretagne  qui  l'avaient 


ROGER  BONTEMPS.  5 

bercée;  elle  faisait  rire  ou  pleurer  Roger,  quand  elle 
voulait.  Elle  avait  une  de  ces  douces  petites  voix  qui 
vous  chantent  dans  le  cœur.  Gela  impatiente  les  vieilles 
femmes  regretteuses  et  jalouses;  la  portière  disait  à  ses 
Vassales  : 

«  Faut  le  printemps  pour  la  fauvette.  Attendez  seu- 
lement l'hiver  !  » 

Nannette  attendait  et  chantait.  Tout  le  voisinage 
connaissait  les  mignons  refrains  de  la  fauvette,  mais 
on  n'apercevait  guère  son  frais  minois  qu'à  l'heure  où 
elle  arrosait  son  jardin.  Le  reste  du  temps,  invisible 
derrière  ses  quatre  pots  de  terre  rose,  elle  tournait. 
C'est  le  mot  technique  de  cette  humble  et  gracieuse 
industrie  des  fleuristes.  Elle  tournait  des  liserons  plus 
légers  que  ceux  des  haies,  des  bruyères  plus  délicates 
que  celles  des  vieilles  landes  bretonnes,  elle  tournait 
des  bluets,  des  coquelicots  et  de  la  folle  avoine.  C'était 
une  fée.  Les  fleurs  naissaient,  vivant  comme  les 
fleurs  du  bon  Dieu,  sous  le  charmant  travail  de  ses 
doigts. 

Quand  ils  avaient  couru  sous  l'ombre  ou  le  soleil, 
tout  un  joyeux  dimanche,  Nannon  et  Roger,  les  deux 
échappés,  Roger  en  nankin,  Nannette  bleue  et  blanche 
comme  une  clochette  de  volubilis,  dans  les  sauvages 
coulées  de  Ghaville,  où  là-haut  parmi  les  moissons  de 
cette  Beauce  en  miniature  qui  entoure  l'ermitage  de 
Villebon,  on  rapportait  des  bottes  de  fleurs  des  champs. 
Il  y  a  de  la  bruyère  aussi  dans  le  bois  de  Clamart  qui 
regarde  Meudon,  et  des  champs  de  jacinthes  et  des 
fossés  remplis  de  pensez-à-moi.  Le  lundi,  Nannette 
allait  chezMme  Mauconseil,  une  négociante.  Mme  Mau- 
conseil  avait  des  outils.  Nannon  copiait,  en  se  jouant, 
une  herbe  des  prés,  une  mousse,  un  vrillon  de  bryone, 
et  Mme  Mauconseil  faisait  tout  doucement  sa  fortune 


6  ROGER  BONTEMPS. 

avec  sa  réputation  de  fleuriste  habile,  Nannette  n'y 
voyait  point  de  mal. 

Elle  avait  des  cheveux  d'un  blond  très-foncé,  qui 
rayonnaient  à  la  lumière;  elle  ne  savait  où  les  fourrer 
tant  ils  foisonnaient  abondamment  autour  de  son  front 
d'enfant.  Quand  elle  était  seule,  ses  grands  yeux  d'un 
bleu  obscur  regardaient  le  ciel  avec  de  souriantes  tris- 
tesses. Sa  bouche  était  fine  et  gaie  ;  la  gentille  ten- 
dresse de  son  cœur  parlait  dans  sa  voix. 

Avec  cela,  elle  était  brave  comme  un  petit  homme. 

Roger  ne  savait  pas  comme  il  l'aimait.  C'était  un 
beau  grand  garçon,  élégant  par  nature,  trop  insouciant, 
mais  assez  Parisien  pour  avoir  résisté. à  la  maladie  de 
Paris.  Les  Parisiens  de  province  seuls  meurent  de  cette 
fièvre  jaune.  Il  adorait  sa  mère  et  faisait  son  métier 
mécaniquement,  comme  un  spirituel  fainéant  qu'il 
était.  Il  prétendait,  de  bonne  foi,  avoir  un  goût  assez 
vif  pour  le  notariat,  sous  prétexte  qu'il  n'y  a  point  là 
d'aventures  possibles.  Il  détestait  si  haut  les  aventures, 
que  plusieurs  de  ses  amis  le  regardaient  comme  un 
romancier  démissionnaire. 

Nannette  et  Roger  ne  se  ressemblaient  point;  ils 
formaient  plutôt  contraste  entre  eux,  et  pourtant  je  ne 
sais  quel  mystérieux  air  de  famille  faisait  songer  à  l'un 
quand  l'autre  se  montrait  :  c'était  bien  la  même  fran- 
chise absolue  de  caractère,  la  même  «  bravoure,  »  pour 
répéter  ce  mot  qui  leur  allait  également  à  tous  deux. 

Un  matin  qu'ils  montaient,  tout  resplendissants  de 
jeunesse  et  de  joie,  dans  le  cabriolet  du  dimanche,  la 
portière  avait  dit,  attendrie  jusque  dans  ces  cavités  où 
se  trouve  le  cœur  chez  les  gens  qui  en  ont  un  : 

«  C'est  trop  joli  pour  durer.  Un  ménage  comme  ça 
ferait  tort  aux  autres.  >• 


ROGER  BONTEMPS.  7 

Six  heures  du  soir  venaient  de  sonner  à  la  tour  de 
Saint-Jacques  du  Haut-Pas.  Roger  arrivait  ordinaire- 
ment vers  six  heures  et  demie.  Cependant,  Nannon  ne 
se  penchait  point  à  son  poste,  espionnant  le  jardin  du 
Luxembourg  à  travers  les  vertes  tiges  de  ses  fleurs.  On 
était  à  la  fin  de  septembre;  le  soleil  couchant  traçait  un 
large  rais  de  lumière  dans  sa  chambretle  vide. 

On  entendait  parler  dans  le  petit  bûcher,  dont  la 
porte  s'ouvrit  tout  à  coup. 

Nannon  sortit  et  referma  la  porte.  Elle  était  rouge 
comme  une  cerise.  A  peine  la  porte  fut-elle  refermée 
que  sa  joue  devint  pâle  ;  ses  yeux,  en  même  temps  se 
remplirent  de  larmes.  Elle  était  si  violemment  émue, 
que  vous  eussiez  cru  distinguer  de  la  folie  dans  son 
regard.  Elle  resta  un  instant  immobile,  comme  si  elle 
eût  voulu  recueillir  des  pensées  rebelles;  puis  elle 
s'assit  auprès  de  sa  petite  table  à  ouvrage  et  mit  sa 
tête  entre  ses  mains,  qui  disparurent  dans  les  masses 
abondantes  de  ses  cheveux.  Par  intervalles,  on  voyait 
l'effort  des  sanglots  sourds  qui  secouaient  sa  poitrine. 

Vous  n'eussiez  rien  entendu,  vous,  car  il  y  avait  loin 
du  nid  de  Nannette  au  rez-de-chaussée,  et  les  bruits 
de  la  rue  entraient  par  la  fenêtre  ouverte  ;  pourtant, 
un  son  d'espèce  particulière  frappa  son  oreille  ;  elle 
tressaillit;  ses  mains  s'écartèrent  à  droite  et  à  gauche 
de  son  front;  elle  rejeta  d'un  mouvement  mutin,  et  du 
même  coup,  pour  écouter  mieux,  tous  ses  cheveux  en 
arrière. 

Elle  était  charmante  ainsi,  avec  ses  yeux  humides  et 
rougis,  son  minois  effarouché,  sa  pose  attentive. 

«  Il  vient  de  meilleure  heure  !  »  murmura-t-elle  en 
se  levant. 

Elle  avait  reconnu  le  pas  de  Roger  dès  la  première 
volée. 


8  ROGER  BONTEMPS. 

En  un  tour  de  main  ses  cheveux  roulés  se  nouèrent 
sur  son  chignon,  engloutissant  jusqu'à  la  garde  les 
longues  dents  de  son  peigne  en  écaille;  ses  yeux, 
tamponnés  vigoureusement,  essayèrent  un  sourire.  Elle 
saisit  son  ouvrage  et  prit  sa  place  habituelle  auprès  de 
la  croisée. 

Roger  venait  lentement;  il  n'était  encore  qu'au  se- 
cond étage. 

a  Lui  qui  monte  toujours  quatre  à  quatre!  »  pensa- 
t-elle. 

Ses  jolis  doigts  tournaient  déjà,  et  avec  quelle 
adresse  !  les  tiges  d'un  bouquet  de  muguet.  Il  y  avait 
une  tristesse  mortelle  dans  ses  yeux,  mais  aussi  une 
préoccupation  et  la  marque  d'un  travail  mental.  Un 
doute  était  parmi  sa  souffrance,  peut-être  un  espoir. 

Gomme  le  pas  de  Roger,  plus  distinct,  sonnait  sur  le 
palier  du  troisième  étage,  elle  appela  un  sourire  sur  ses 
lèvres.  Ce  n'était  pas  assez.  Elle  se  mit  à  chanter  de  sa 
pauvre  douce  voix,  qui  d'abord  trembla,  mais  qui  bien- 
tôt s'affermit;  car,  sous  cette  gentille  enveloppe,  il  y 
avait  une  volonté  de  bronze. 

Elle  savait  bien  des  chansons  bretonnes.  Sans  choi- 
sir, elle  tomba  sur  cette  gaillarde  invocation  des  bons 
gars  d'Auray,  qui  supplie  et  menace  tour  à  tour  la  mère 
de  la  Vierge  : 

A  Sainte-Anne,  en  Auray, 
J  irai  pieds  nus  sur  la  route, 

Et  je  lui  porterai  \  ^u-  \ 

Les  plus  beaux  bouquets  qu' j'aurai.    |  ^  '^'^ 

Il  y  a  là  une  roulade  villageoise  que  Nannon  réussis- 
sait à  miracle.  Parfois,  quand  Roger  montait  et  qu'elle 
chantait,  il  ralentissait  le  pas  pour  écouter  mieux;  mais, 
cette  fois,  il  ne  s'arrêta  point. 


ROGER  BONTEMPS.  9 

Nannon  poursuivit,  et,  au  travers  de  la  porte,  vous 
auriez  juré  qu'elle  était  gaie  comme  pinson. 

C'est  la  fille  à  Joson  Michaille 
Qui  m' tient  au  cœur  depuis  1'  printemps. 
J' gagne  dix- huit  sous  quand  j'  vas  aux  champs, 
.]'  peux-t-êtr'  soldat,  car  j'ai  la  taille  : 
Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or.... 
A  Sainte- Anne,  en  Auray, 
J'irai  pieds  nus  sur  la  route, 

Et  je  lui  porterai  j  ^.^ 

Les  plus  beaux  bouquets  qu' j'aurai.    (^ 

Roger  attendit  la  fin  du  refrain  pour  ouvrir  la  porte. 
Nannon  remarqua  cela. 

Il  avait  couru.  La  sueur  perlait  à  soufrent.  Etpour- 
tant,  il  avait  mis  bien  du  temps  à  monter  les  quatre 
étages. 

«  Bonjour,  chérie,  »  dit-il  en  entrant. 

Nannette  lui  répondit  par  un  petit  signe  de  tête,  et 
continua  de  chanter  : 

J'achèt'rais  1'  cousin  Jean-Marie; 
Il  est  bon  pour  servir  le  roi. 
Catherin'  ne  voyant  plus  qu'  moi, 
Ça  lui  donn'rait  peut-être  envie. 
Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or.... 

c  Te  voilà  bien  en  train,  ce  soir!  »  reprit  Roger  qui 
s'avança  pour  l'embrasser. 

Elle  lui  tendit  sa  joue,  et  le  regarda  dans  les  yeux  en 
lançant  son  refrain  d'une  voix  provocante  : 

A  Sainte-Anne,  en  Auray, 
J'irai  pieds  nus  sur  la  route.... 


10  ROGER  BONTEMPS. 

«  Si  je  croyais  qu'en  faisant  ce  voyage-là  je  trouve- 
rais un  trésor interrompit  Roger. 

—  Ah  !  ouiche  I  fit-elle.  C'est  bon  dans  les  chan- 
sons 1  » 

Et  la  fleur  vira  dans  ses  doigts  comme  une  toupie 

Ils  avaient  tous  deux  de  ces  figures  qui  sont  des 
livres  ouverts.  Ils  se  savaient  par  cœur.  Jamais  entre 
eux,  je  dis  au  grand  jamais,  il  n'y  avait  eu  ni  secret  ni 
réticence. 

Roger  s'assit.  Ils  restèrent  un  instant  silencieux. 

«c  Tu  ne  chantes  plus?  dit  Roger  d'un  air  contraint. 

—  Non,  »  répondit  Nannelte  sèchement. 

Puis  elle  ajouta,  en  rabattant  ses  longs  cils  sur  ses 
regards  sournois  : 

«  Il  n'est  pas  six  heures  et  demie. 

—  J'avais  hâte  de  te  voir,  répliqua  Roger,  qui  évi- 
demment saisissait  avec  ardeur  cette  porte  ouverte  à 
une  explication. 

—  En  commençant  de  bonne  heure,  murmura  Nan- 
non  qui  assemblait  gravement  son  bouquet,  on  est  plus 
tôt  quitte.  » 

Il  la  regarda,  étonné. 
Elle  fredonna  lestement  : 

J'irais  hoir'  ma  petit'  chopine 
Tous  les  matins  au  cabaret. 
La  femm'  dirait  ce  qu'a  voudrait, 
Quand  j'  s'rais  l'époux  de  Catherine. 
Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  grand  pot  des  pièces  d'or.... 

Roger  la  regarda  au  moment  où  elle  allait  entamer 
le  refrain,  et  lui  dit  d'un  accent  sérieux  : 
«  Tu  as  quelque  chose  ? 

—  Parbleu  !  répondit-elle. 


ROGER  BONTEMPS.  11 

—  C'est  un  secret? 

—  Tout  le  monde  en  aurait  donc,  des  secrets  !  » 
Roger  rougit  et  voulut  lui  prendre  la  main.  Elle  le 

repoussa. 

«  J'ai  que  je  ne  sais  pas  où  se  trouvent  les  trésors,  » 
murmura-t-elle  prête  à  pleurer. 

Mais  elle  ajouta  bravement  et  chantant  à  pleine 
voix  : 

Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or  ! 

Puis  elle  éclata  de  rire. 

Ce  rire  sonna  tristement  dans  la  chambre  qui  rede- 
vint muette. 

o  Eh  bien!  oui,  dit  tout  à  coup  Roger,  il  y  a  quel- 
que chose  et  je  venais  te  le  dire.  Maman  veut  me  ma- 
rier. 

—  Connu  !  »  prononça  nettement  Nannon  en  haus- 
sant les  épaules. 

Il  faut  spécifier  que  ce  n'était  point  là  du  tout  son  style 
ordinaire.  Nannon  était  une  grisette  et  n'était  rien  de 
plus,  mais  elle  n'employait  jamais  l'odieux  parlage  des 
griseltes,  tout  fait  de  mois  malsonnants  qu'elles  pren- 
nent la  peine  d'apprendre  par  cœur  aux  petits  théâtres,  i 
D'ordinaire,  Nannon  parlait  comme  elle  pensait,  c'est-] 
à-dire  correctement  et  bien.  Mais  aujourd'hui,  il  sem- 
blait qu'elle  eût  arboré  une  méchante  cocarde.  Sa 
voix,  son  regard,  son  geste,  toute  sa  personne  enfin 
avait  physionomie  de  défi. 

Roger  réussit  à  lui  prendre  la  main,  et  sentit  dans 
ses  doigts  un  vif  frémissement.  La  main  était  froide  et 
morte.  Il  l'embrassa  pour  la  seconde  fois  :  la  joue  bn*i- 
lait. 

«  Tu  as  vu  quelqu'un?  murmura-t-il. 

—  Il  aurait  fallu  peut-être,  répliqua-t-elle  avec 


12  ROGER  BONTEMPS. 

une  amertume  profonde,  attendre  au  lendemain  de  la 
cérémonie  ! 

—  La  cérémonie  ne  se  fera  jamais  si  tu  veux,  »  pro- 
nonça doucement  Roger. 

Nannon  répéta  en  détournant  les  yeux  : 
«  Connu! 

—  Écoute,  dit  Roger  non  sans  irritation,  tu  cher- 
ches à  me  piquer  et  tu  as  tort,  car  j'ai  bien  de  l'em- 
barras.... 

—  Ah!  oui,  dit-elle,  redoublant  d'ironie,  bien  de 
l'embarras  :  c'est  juste! 

—  .Te  ne  t'avais  jamais  vue  ainsi,  Nannette!  » 

Un  mot  vint  jusqu'à  ses  belles  petites  lèvres  roses, 
mais  elle  le  retint  et  dit  sèchement  : 

«  Possible  !  » 

Roger  abandonna  sa  main  qui  s'affaissa  d'un  mou- 
vement découragé,  mais  cela  dura  si  peu,  qu'il  eût  fallu 
l'œil  d'un  observateur  pour  déchiffrer  ce  muet  symp- 
tôme de  défaillance.  La  main  se  releva  prestement  et 
les  tiges  virèrent  de  plus  belle,  tandis  que  le  refrain 
allait,  véritable  déclaration  de  guerre  : 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or! 

«  Et  qu'en  ferais-tu,  ma  pauvre  Nannon?  demanda 
Roger  attendri  à  son  insu  par  l'effort  même  qu'on  fai- 
sait pour  le  blesser  au  vif. 

—  Gela  ne  vous  regarde  plus,  »  répondit-elle. 

Il  se  leva  brusquement,  comme  si  ce  mot  eût  touché 
en  lui  quelque  blessure  cachée.  Il  fit  un  tour  dans  l'é- 
troite chambrette  où  chaque  objet  lui  sautait  aux  yeux 
comme  un  navrant  adieu.  Nannette  le  suivait  d'un  re- 
gard sournois  et  chantait. 

A  cette  heure,  la  scène  apparaissait  sous  un  aspect. 


ROGER  BONTEMPS.  13 

nouveau.  Pendant  un  instant,  Nannon,  qui  n'était  plus 
observée,  laissa  parler  l'éloquente  expression  de  ses 
traits.  Il  y  avait  là  tout  le  grand,  tout  le  bel  amour  de 
la  jeunesse. 

«  Qui  t'a  prévenue  ?  demanda  Roger  tout  d'un  coup. 

—  C'est  quelqu'un,  »  répliqua  Nannelte. 

Rien  ne  dit  tant  et  si  bien  que  ces  réponses  d'enfant, 
qui  n'ont  par  elles-mêmes  aucun  sens.  Roger  revint  et 
croisa  ses  bras  sur  sa  poitrine. 

s  Tu  sais  pourtant  bien,  reprit-il,  que  ma  bonne 
mère  pense  et  agit  pour  moi  depuis  le  jour  de  ma  nais- 
sance. Elle  n'a  que  moi;  elle  n'a  qu'un  rêve  qui  est 
mon  avenir.  Moi,  je  ne  lui  ai  jamais  résisté,  et  j'allais 
commencer  ce  soir.  » 

Nannon  trancha  son  fil  de  soie  d'un  coup  de  ses  jo- 
lies dents  blanches. 

«Ah!...  »  fit-elle. 

Puis  elle  mit  ses  doigts  devant  sa  bouche,  qui  s'ou- 
vrit en  un  demi-bâillement. 

«  Je  te  parle  de  ma  mère  !  dit  Roger  avec  une  con- 
sternation véritable. 

—  Est-elle  blonde  ou  brune?  demanda  Nannette,  ta 
demoiselle  qui  a  de  quoi? 

—  Est-ce  bien  loi  que  j'entends!  balbutia  le  pauvre 
garçon.  J'étais  donc  fou  avant  ce  soir! 

—  Bah  !  fit-elle  avec  le  geste  de  celles  qui  jettent 
leur  bonnet  par-dessus  les  moulins,  il  faut  bien  payer 
ton  étude, mon  petit,  je  ne  t'en  veux  pas....  Mais  pour- 
quoi se  gêner,  maintenant?  » 

C'était  trop  ;  on  dépassait  le  but.  Roger  ne  crut  pas. 
Son  front  soucieux  se  dérida. 

«  Tu  te  venges,  dit-il,  et  ce  n'est  pas  bien  difficile, 
va,  de  toi  à  moi.  Je  sais  mieux  comme  je  t'aime,  depuis 
ce  soir — J'ai  eu  grand'peur.  » 


14  ROGER  BONTEMPS. 

Il  vint  une  étrange  expression  au  visage  de  la  fillette, 
qui  le  regarda  en  face  et  prononça  tout  bas  : 

«  C'est  lâche,  les  hommes  ! 

—  Mais,  que  crois-tu  donc,  à  la  fin  !  s'écria  Roger. 
T'ai -je  jamais  fait  du  mal,  ou  t'ai-je  parfois  menti?  Je 
suis  à  toi,  je  ne  suis  qu'à  toi;  il  me  semble  qu'il  n'y  a 
que  toi  de  femme  au  monde  pour  moi.  C'est  comme 
cela  ;  je  n'y  peux  rien. . . ,  J'ai  été  lâche,  c'est  vrai,  lâche 
envers  ma  mère  que  j'ai  laissée  s'engager....  s'enga- 
ger.... me  disant  toujours  :  Demain,  je  lui  raconterai 

l'histoire  de  mon  cœur et  le  lendemain  je  n'osais 

pas.  Pourquoi  ?  Parce  que  si  ma  mère  s'était  mise  en- 
tre nous  deux....  » 

Nannette  avait  grand'peine  à  tenir  sa  paupière  bais- 
sée. Un  instant  de  plus,  ses  yeux  rieurs  et  mouillés 
allaient,  en  s'ouvrant,  dévoiler  toute  son  âme.  Mais 
Roger  tressaillit  tout  à  coup,  et  s'interrompit  pour  re- 
garder la  porte  du  petit  bûcher.  Un  léger  bruit  était 
venu  de  ce  côté. 

Nannette  avait  entendu  aussi,  car  une  rougeur  lui 
monta  aux  joues. 

Gela  fit  plus  que  le  bruit  lui-même.  Roger  devmt 
pâle  et  tremblant. 

La  bizarre  conduite  de  celle  qu'il  aimait  posait  une 
énigme.  Était-ce  le  mot  de  l'énigme  qui  se  cachait  der- 
rière cette  porte  fermée? 

Il  y  eut  un  silence  presque  solennel.  Le  bruit  ne  se 
renouvela  point. 

Nannon,  les  yeux  toujours  baissés,  reprit  son  chant 
d'une  voix  qu'elle  voulait  rendre  indifférente  et  libre. 
Un  rayon  de  soleil  couchant,  gùssant  à  travers  les 
fleurs,  jouait  dans  l'or  de  ses  cheveux  et  découpait,  se- 
lon une  ligne  lumineuse,  les  délicats  profils  de  ses 
traits.  Elle  était  ado rablement  jolie. 


ROGER  BONTEMPS.  15 

Roger  avait  cette  angoisse  qui  serre  le  cœur  au  che- 
vet d'une  morte  bien-aimée.  Il  la  contemplait  avide- 
ment et  songeait  :  c'est  peut-être  la  dernière  fois.... 

Car  je  l'ai  dit  :  il  était  brave. 

«  Vous  n'étiez  pas  seule,  Nannon,  »  murmura-t-il 
si  bas  que"  la  fillette  le  devina  plutôt  qu'elle  ne  l'en- 
tendit. 

Son  corsage  s'agita,  mais  il  est  des  heures  où  l'on  a 
des  yeux  pour  ne  point  voir.  Elle  répondit  d'un  accent 
presque  effronté  : 

«  Après!  Quand  cela  serait? 

—  Il  y  a  quelqu'un  là,  »  dit  Roger  en  pointant  du 
doigt  la  porte. 

Nannon  tourna  la  tête. 

«  Et  si  ce  quelqu  un-là  n'est  pas  un  misérable  pol- 
tron, continua  Roger  qui  haussa  le  ton  malgré  lui,  je 
l'engage  à  se  montrer  !  » 

Nannon  jeta  son  ouvrage,  et  resta  un  instant  le  re- 
gard cloué  au  sol,  comme  si  elle  eût  attendu  la  réponse 
au  défi  porté.  Roger  ne  l'avait  jamais  vue  si  belle. 

Il  crut  qu'elle  allait  parler  ;  sa  bouche,  en  effet , 
s'entr'ouvrit ,  mais  ce  fut  pour  donner  passage  à 
un  rire  strident  et  sec  que  Roger  ne  lui  connaissait 
pas.  Ce  rire  le  souffleta  comme  eût  fait  la  main  d'un 
rival. 

Il  saisit  son  chapeau  qu'il  avait  jeté  sur  un  meuble 
en  entrant.  Mais  il  ne  partit  pas  encore  parce  qu'il  crut 
voir  une  souffrance  au  travers  des  paupières  baissées 
de  la  jeune  fille. 

«  Nannette,  dit-il  avec  une  émotion  profonde,  si  je 
m'en  vais  ainsi,  jamais  je  ne  reviendrai  plus.  » 

Etait-ce  un  sanglot,  ou  le  restant  de  l'éclat  de  rire  ? 

Les  yeux  obstinés  de  Nannon  ne  se  relevèrent  point 
Elle  répondit  : 


16  ROGER  BONTEMPS. 

«  Vous  êtes  assez  grand  pour  savoir  ce  que  vous  avez 
à  faire. 

—  Adieu,  Nannette,  dit  Roger  douloureusement. 
Soyez  heureuse. 

—  Merci!  fit-elle,  et  bonne  chance.  » 

Roger  sortit.  Dans  l'escalier,  il  put  entendre  le  der- 
nier couplet  de  la  chanson  : 

Vous  m'  devez  bien  ça,  bonne  mère, 
Car  v"là  longtemps  que  j'  paye  des  vœux. 
Ça  n'  vous  coûte  rien  d'  fair'  des  heureux, 
Et  j'  commence  à  m'  mettre  en  colère. 
Faut  pourtant  que  j' trouv'  mon  trésor, 
Un  grand  vieux  pot,  tout  plein  d'  pièces  d'or! 

Roger  descendit  l'escalier.  Quand  Nannette  s'arrêta 
pour  écouter,  elle  entendit  encore  le  bruit  de  ses  pas. 

Alors  elle  entama  le  refrain  d'une  voix  qui  allait  se 
brisant  : 

A  Sainte-Anne,  en  Auray, 
J'irai  pieds  nus  sur  la  route.... 

Ce  fut  tout.  Elle  avait  fait  de  son  mieux.  Ses  deux 
mains  s'appuyèrent  ensemble  contre  sa  poitrine. 

On  n'entendait  plus  le  pas  de  Roger. 

Elle  tomba  en  bas  de  sa  chaise  comme  une  morte. 

Le  petit  bûcher  s'ouvrait  en  ce  moment.  Une  femme 
qui  avait  des  cheveux  gris  sous  sa  capote  de  soie  noire 
franchit  le  seuil.  C'était  une  physionomie  douce  et 
bonne;  dans  ses  traits  déjà  flétris  par  les  années,  on 
retrouvait  le  dessin  du  jeune  et  beau  visage  de  Roger. 
Elle  traversa  la  chambrette  d'un  pas  pressé,  mais  que 
l'émotion  faisait  chanceler.  Ses  yeux  étaient  remplis 
de  larmes. 

Nannon  s'éveilla  la  tête  sur  les  genoux  de  Mme  Ga- 
zai de  Lavaur,  mère  de  Roger. 


ROGER  BONTEMPS.  17 

c  Êtes-vous  contente  de  moi?  »  demanda-t-elle  en 
essayant  de  sourire. 

La  vieille  dame  se  pencha  pour  la  baiser  au  front. 

«  Si  nous  étions  riches....  »  commença-t-elle. 

Et  comme  Nannon  redressait  sa  tête  charmante  avec 
fierté,  elle  ajouta  : 

«  Mon  enfant,  vous  ne  savez  pas  ce  que  j'allais  dire. 
On  ne  récompense  pas  ce  que  vous  venez  de  faire  avec 
de  l'argent.  J'allais  dire  :  si  nous  étions  riches,  je  vous 
choisirais  entre  toutes  les  femmes  pour  rendre  mon 
Roger  le  plus  heureux  des  hommes.  Vous  êtes  un  ad- 
mirable cœur. 

—  Je  l'aime  bien,  dit  simplement  Nannette.  J'ai 
compris  que  vous  l'aimiez  encore  mieux  que  moi,  puis- 
que vous  êtes  sa  mère.  L'idée  de  briser  son  avenir  et 
de  l'empêcher  d'arriver,  comme  vous  dites,  m'a  tuée. 
Les  femmes  ne  font  pas  fortune;  sans  cela,  je  vous 
l'aurais  disputé,  madame. 

—  Et  que  comptez-vous  faire  ?  demanda  la  mère  de 
Roger. 

—  Je  pense  que  je  ne  vivrai  pas  bien  longtemps,  » 
répondit  Nannette  qui  rêvait. 

Le  front  de  la  vieille  dame  se  rembrunit. 
«  Une  menace  pareille  ne  serait  pas  digne  de  vous, 
dit-elle. 

—  Oh  !  fit  Nannette  qui  eut  une  fois  encore  son  sou- 
rire d'enfant,  j'ai  dit  que  je  l'aimais  bien,  et  c'est  vrai, 
allez.  Je  ne  menace  pas.  S'il  entendait  parler  d'un 
malheur,  il  m'aime  bien  aussi,  cela  empoisonnerait 
tout  dans  sa  vie.  Je  le  connais.  Il  me  verrait  morte 
partout  dans  sa  maison...  entre  lui  et  sa  femme...  en- 
tre lui  et  ses  enfants...  Oh  !  non,  je  ne  me  tuerai  pas... 
quoique  j'aie  bien  de  la  peine  en  pensant  à  ses  enfants 
et  à  sa  femme...  des  enfants  !  toutes  les  nuits  je  voyais 

2 


18  ROGER  BONTEMPS. 

le  nôtre....  celui  que  sainte  Anne  m'avait  promis.... 
Non,  non  :  il  faut  qu'il  soit  heiireux  avec  sa  richesse. 
C'est  bien  assez  de  moi  pour  souffrir.  Je  ne  mourrai 
pas  à  Paris....  Il  y  avait  une  belle  fille  ici,  sur  le  carré. 
Son  ami  s'est  marié.  Elle  est  partie.  On  l'appelait  Fan- 
fare, parce  que  sa  joie  faisait  du  bruit.  Roger  la  con- 
naissait bien.  Elle  n'a  gêné  personne  avec  sa  peine. 
Elle  est  partie  pour  l'Amérique  ou  ailleurs,  je  ne  sais 
où...  Là-bas,  on  ne  sait  ni  qui  vit  ni  qui  meurt.  » 

Mme  de  Lavaur  l'attira  contre  sa  poitrine. 

«  Oh  !  oui,  pensa-t-elle  tout  haut,  vous  l'aimez  bien, 
ma  fille. 

—  Et  dire  que  sa  mère  m'embrasse  !  murmura  Nan- 
nette,  et  qu'elle  m'appelle  sa  fille!  Quand  on  fait  bien, 
on  est  récompensé.  Je  vivrai  et  je  mourrai  avec  ce  sou- 
venir-là. 

—  Et  si  je  me  trompais,  pourtant  !  fit  la  vieille  dame. 
Si  je  lui  volais  son  bonheur  !  » 

Nannelte  prit  ses  deux  mains  et  lels  effleura  de  ses 
lèvres. 

«  Les  mères  ne  se  trompent  jamais,  dit-elle.  Je  n'ai 
plus  de  parents  et  je  fais  des  fleurs.  Épouser  une  fille 
comme  moi,  c'est  se  casser  le  cou,  voilà  le  mot,  n'est- 
ce  pas,  madame?  Embrassez-moi  encore  une  fois  et 
priez  pour  moi  comme  je  prierai  pour  vous.  Adieu.  » 


Qj^^o:^ 


ROGER  BONTEMPS.  19 


II 


Le  parapet. 


Au  collège  Henri  IV,  quand  Robert  le  Diable  et  Ro- 
ger Bontemps  étaient  d'accord,  il  n'y  avait  plus  à  dis- 
cuter. Volontiers  le  petit  peuple  du  lycée  se  fût  divisé 
en  deux  camps,  car  Roger  et  Robert  avaient  chacun  des 
partisans,  mais  c'était  entre  eux  une  amitié  solide  et 
déjà  vieille,  malgré  la  différence  profonde  de  leurs  ca- 
ractères, Roger  était  bon,  un  peu  bourru  parfois,  fa- 
cile à  vivre  comme  tous  les  insouciants  ;  comme  tous 
les  ambitieux,  Robert  le  Diable  qui,  de  son  nom  s'ap- 
pelait Robert  Mornaix,  avait  des  susceptibilités  ner- 
veuses, des  boutades  despotiques  et  de  féminines  ten- 
dresses. ► 

Roger  était  beau  garçon,  Robert  était  charmant; 
Roger  était  fort,  loyal  et  brave,  Robert  avait  des  che- 
valeries et  des  heures  de  faiblesses.  On  l'avait  vu  ter- 
rible. Il  était  beaucoup  plus  craint  que  Roger. 

Ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  remporté  aucun  succès  très- 
marquant  dans  le  tournoi  scolaire.  Là-bas  il  est  rare 
que  les  «  bons  élèves  5>  soient  maîtres  à  l'heure  des 
récréations.  Ils  allaient  leur  chemin  d'écolier  d'un  pas 
égal  et  suffisant.  Robert  mordait  galamment,  lui  qui 
pourtant  avait  des  aspirations  de  poëte,  aux  mathéma- 
tiques et  à  la  géographie.  Il  recherchait  avec  avidité 


20  ROGER  BON  TEMPS. 

les  récits  de  voyages  et  surtout  les  féeries  mexicaines 
que  deux  jeunes  gens,  pleins  d'imagination  et  de  feu, 
unis  par  les  liens  du  sa:ng,  Gabriel  Ferry  et  Paul  Du- 
plessis,  mirent  h  la  mode  vers  le  milieu  de  ce  siècle. 
Robert  était  déjà  un  «  chercheur  d'or;  »  il  étudiait 
passionnément  l'anglais  et  l'espagnol  pour  avoir  langue 
plus  tard  dans  ces  romanesques  pays  où  l'opulence  est 
à  fleur  de  terre. 

Roger  apprenait  aussi  l'anglais,  mais  par  complai- 
sance pure  et  pour  donner  la  réplique  à  son  copin  de 
prédilection.  Il  prétendait  aimer  ses  aises  par-dessus 
tout  et  faisait  ainsi  l'épitaphe  de  sa  vie  future  :  «  Bon 
époux,  parfait  notaire.  »  Seulement,  quand  Robert 
l'engageait  dans  quelque  folle  équipée,  avant  la  fin  de 
l'histoire,  il  avait  toujours  pris  les  devants,  et  il  fallait 
l'en  retirer  de  force....  «  par  la  peau  du  cou,  comme 
un  chien  qui  mord,  »  pour  employer  les  propres  ex- 
pressions de  Thomas  Stone,  le  professeur  d'anglais 
qui  était  un  vieux  philosophe. 

En  résumé,  Roger  détestait  les  aventures;  Robert 
les  adorait.  Thomas  Stone  disait,  précisément  à  ce  pro- 
pos d'aventures  :«  Robert  le  Diable  en  prendra  par  goût, 
tous  les  jours,  un  petit  verre  ou  deux,  mais  si  Roger  Bon- 
temps  y  touche,  en  une  fois,  il  avalera  la  bouteille.  » 

Un  soir  de  septembre,  en  1852,  nos  deux  amis  man- 
geaient le  dîner  d'adieu  au  restaurant  Dagneaux,  seuls, 
dans  un  cabinet  particulier.  Roger  était  triste;  l'espoir 
enthousiaste  montait  la  tête  de  Robert.  Le  cloître  de 
l'université  n'avait  plus  pour  lui  ni  grilles  ni  serrures; 
en  avant,  c'était  l'espace  et  la  liberté  :  il  allait  entrer 
dans  la  vie, 

«  Les  autres  années,  dit  Roger,  quand  tu  partais 
pour  ton  pays ,  nous  prenions  rendez-vous  à  deux  mois. 

—  Maintenant  c'est  à  deux  ans,  à  dix  ans  peut-être, 


ROGER  BONTEMPS.  21 

répliqua  Robert,  mais  quand  tu  me  reverras  je  serai 
riche.  » 

Roger  secoua  la  lète.  Robert  poursuivit  d'un  ton 
tranchant  et  décidé  : 

••  Mon  père  s'appelle  Mornaix  tout  court,  parce 
qu'il  est  pauvre,  mais  tout  auprès  de  chez  nous  il  y  a 
un  domaine  de  deux* mille  hectares,  un  domaine  de  roi, 
le  plus  beau  domaine  qui  soit  en  France  :  il  a  nom  la 
terre  de  Belbon.  Le  château  ressemble  à  celui  de  Saint- 
Gloud,  mais  il  est  plus  vaste  ;  le  parc  servit  de  modèle 
au  parc  de  Fontainebleau.  Mon  père,  M.  Mornaix  tout 
court,  en  est  le  régisseur.  Mes  aïeux,  les  Mornaix  de 
Belbon,  en  étaient  les  maîtres  et  seigneurs.  Je  veux 
qu'il  soit  à  moi  comme  il  fut  à  mes  aïeux,  ce  grand,  ce 
royal  domaine.  C'est  un  but,  cela.  Il  te  manque  un  but. 
Sans  cela,  tu  me  vaudrais  deux  fois. 

—  Mon  but  est  d'être  notaire,  fit  observer  paisible- 
ment Roger.  Quand  tu  auras  ta  propriété  de  deux  mille 
hectares,  je  suppose  que  tu  me  prendras  pour  ton  no- 
taire. » 

Mornaix  sourit. 

«  Toi,  murmura-t-il,  souviens-toi  des  prophéties  de 
Thomas  Stone.  Tu  feras  quelque  effrayante  gambade 
avant  d'acheter  ton  étude. 

—  Que  Dieu  m'en  préserve  !  répliqua  Roger.  Mes 
aïeux  n'avaient  ni  donjon  ni  palais,  et  nous  sommes 
gentilshommes  de  robe.  La  magistrature  me  fait  peur 
parce  que,  si  je  condamnais  un  homme  à  mort,  je  ne 
dormirais  plus.  Le  notariat,  au  contraire,  est  un  sacer- 
doce et  un  oreiller.  J'y  vois  la  vie  en  sieste  :  chacun 
son  caractère.  J'ai  ma  mère,  vois-tu;  il  lui  faut  un 
fils  tranquille  pour  la  faire  heureuse.  J'épouserai, 
quand  il  en  sera  temps,  une  jolie  petite  demoiselle 
bien  douce....  » 


22  ROGER  B0NTEMP3. 

A  la  gare  du  chemin  de  fer,  ils  se  tinrent  longtemps 
embrassés,  car  ils  s'aimaient  fraternellement, 

«  Tu  m'écriras  souvent,  dit  Roger  qui  avait  les  lar- 
mes aux  yeux. 

—  Oui  souvent,  que  je  sois  loin  ou  près,  heureux  ou 
malheureux.  Tant  que  je  signerai  :  Mornaix,  je  ferai 
mon  purgatoire.  Mais  quand  tu  .recevras  une  lettre 
signée:  comte  de  Belbon....  » 

Il  y  eut  une  derpière  étreinte  et  Roger  revint  seul. 

Pendant  quatre  ans  au  moins,  on  parla  de  Robert  le 
Diable  et  de  Roger  Bontemps  dans  les  cours  du  collège 
Henri  IV.  Aujourd'hui  encore,  quelques  paléographes 
de  dortoir  racontent  aux  nouveaux  leurs  fredaines  lé- 
gendaires. 

Robert  écrivit  d'abord  très-souvent,  puis  plus  rare- 
ment. Sa  dernière  lettre,  qui  parvint  à  Paris  en  18.59, 
était  datée  de  Arispe,  en  Sonora,  et  signée  Mornaix 
comme  les  autres. 

Roger  était  resté  à  Paris.  Il  avait  mené  un  instant 
la  vie  d'étudiant  assez  rondement,  puis  la  rencontre  de 
Nannonl'avaitconverti  tout  net. C'était  toute  son  histoire 

Thomas  Stone  venait  le  voir  deux  ou  trois  fois  l'an 
pour  savoir  s'il  n'avait  pas  encore  fait  sa  gambade. 

«  Plus  vous  tardez,  my  dear ,  disait  le  professeur 
d'anglais,  plus  le  saut  périlleux  sera  capital.  Vous  me 
préviendrez  la  veille.  » 

Ce  Thomas  Stone  pouvait  être  un  philosophe,  mais 
moi  je  vous  dis  qu'avec  Nannette,  jamais  Roger  n'au- 
rait fait  le  saut  périlleux.  Chacun  de  nous,  une  fois  dans 
sa  vie,  est  mis  en  présence  de  son  ange  gardien  :  il  ne 
s'agit  que  de  ne  le  point  laisser  prendre  sa  volée. 

Cette  petite  Nannon,  qui  chantait  si  bien  les  chan- 
sons bretonnes,  était  l'ange  gardien  de  Roger. 

Roger  se  croyait  sûr  d'elle  comme  de  lui-même,  et 


ROGER  BONTEMPS.  23 

un  peu  plus.  En  descendant  l'escalier,  après  la  scène 
que  nous  avons  racontée,  il  se  demanda  vingt  fois  s'il 
avait  bien  sa  raison.  Nannette  ainsi  changée  du  jour  au 
lendemain  !  Nannette,  la  gentillesse,  la  grâce,  la  pu- 
deur! Nannette  ayant  pris  ce  ton!  Nannette  trouvant  ces 
mots  !  Que  croire  ? 

Il  était  comme  ivre.  L'idée  lui  vint  de  remonter  pour 
voir  s'il  n'était  pas  le  jouet  d'un  mauvais  rêve.  Certes, 
il  y  avait  quelqu'un  dans  le  bûcher! 

Mais,  après  tout,  les  héros  de  roman  de  notre  temps 
ne  ressemblent  guère  à  ceux  d'autrefois  ;  et  peut-être 
Roger  n'était-il  même  pas  au  niveau  des  héros  de  ro- 
man d'aujourd'hui. 

Au  bas  de  l'escalier,  il  se  dit  :  «  Elle  jouait  un  rôle  ; 
le  rôle  la  fatiguait  depuis  le  temps....  » 

Un  gros  soupir  acheva  sa  phrase. 

Il  enfonça  son  chapeau  sur  ses  yeux  et  il  descendit 
la  rue  d'Enfer  k  longues  enjambées. 

Les  insouciants  ont  conscience  de  leur  force. 

«  Parbleu  !  se  dit  encore  Roger,  c'est  une  dent  qu'on 
arrache.  Demain,  je  n'y  songerai  plus.  Mon  caractère 
est  comme  cela;  il  me  semble  déjà  que  je  suis  beau- 
coup plus  calme....  étonnamment  plus  calme....  Et 
même,  à  bien  considérer  les  choses,  c'était  une  aven- 
ture; il  y  avait  de  la  chevalerie  errante  là  dedans,  je 
n'aime  pas  ça....  Que  diable!  je  n'ai  pas  été  créé  et 
mis  au  monde  pour  contrarier  ma  mère....  Je  n'ai  pas 
les  préjugés  de  caste,  mais  enfin  nous  sommes  les  La- 
vaur....  Eonne  noblesse  de  robe....  bien  que,  à  tout 
prendre,  elle  fût  la  fille  d'un  soldat....  Mais  quel  chan- 
gement à  vue  !  s'interrompit-il  en  s'arrêtant  court  au 
beau  milieu  de  la  place  Saint-Michel,  et  en  ôtant  son 
chapeau  pour  s'essuyer  le  front  :  ce  n'est  pas  naturel. . . . 
Si  je  retournais....  » 


24  ROGER  BONTEMPS. 

II  y  avait  des  étudiantes  qui  buvaient  de  la  bière, 
sous  la  protection  de  leurs  maîtres,  le  long  du  trottoir, 
devant  l'estaminet  voisin. 

«  Connu!  »  dit  l'une  d'elles. 

Et  une  autre  : 

«  C'est  lâche,  les  hommes  !  » 

Chaque  famille  d'oiseaux  a  son  ramage. 

Roger  enfonça  brusquement  son  chapeau  sur  ses 
yeux. 

«  C'est  le  reste  qui  n'était  pas  naturel  I  gronda-t-il. 
Connu  !  Il  y  avait  quelqu'un  dans  le  bûcher.  Nous  ne 
sommes  pas  ici  dans  le  quartier  des  anges....  Après 
ça,  je  ne  le  connais  pas,  moi,  le  quartier  des  anges  !  » 

Il  reprit  sa  course.  Il  était  décidément  beaucoup 
plus  calme;  la  preuve,  c'est  qu'il  continuait  son  mono- 
logue enragé,  pressant  le  pas  ou  le  ralentissant,  se  dé- 
coiffant, gesticulant  et  piquant  droit  devant  lui  sans 
savoir  où  il  allait. 

Ses  réflexions  étaient  sages.  En  définitive,  sa  mère 
avait  arrangé  son  mariage  avec  Mlle  Eudoxie  qui  ap- 
portait une  dot,  et  on  allait  traiter  pour  la  charge  de 
maître  Denis-Tiburce  Piédaniel.  Après  avoir  été  hum- 
ble clerc  dans  cette  importante  étude,  Roger  devenait 
patron.  Voilà  du  solide  et  du  réel.  Ce  soir,  ce  soir 
même  le  contrat  et  l'acte  de  vente  devaient  être  signés. 

Et  vraiment,  toute  cette  affaire  était  providentielle. 
Roger  avait  laissé  sa  mère  aller  de  l'avant.  Je  vous  le 
demande;  si,  à  la  dernière  heure,  Roger  était  venu 
rompre  le  mariage  et  la  cession  pour  cette  Nannette 
(comme  elle  était  jolie!)  quelle  eût  été  sa  figure  ? 

Rravo!  ma  foi,  bravo!  on  ne  brise  pas  une  vocation. 
Il  se  sentait  notaire  prédesiiné.  Rravo!  Il  savait  bien 
désormais  où  il  courait  :  il  courait  chez  maître  Piéda- 
niel signer  le  contrat  de  mariage  et  l'acte  de  vente. 


ROGER  BONTEMPS.  25 

Seulemenl,  il  tournait  le  dos  à  la  Madeleine  et  maî- 
tre Piédaniel  demeurait  rue  Tronchet. 

Tout  chemin  ne  mène-t-il  pas  à  Rome?  Bravo  !  Seu- 
lement, ses  jambes  faiblissaient  et  la  sueur  froide  inon- 
dait tout  son  corps. 

Il  s'assit  sur  le  parapet  d'un  pont  et  il  n'eut  point  su 
dire  quel  pont. 

Il  y  a  d'étranges  apparences.  Voyez  le  procès  Lesur- 
ques.  Certes,  il  y  avait  bien  plus  de  preuves  contre Le- 
surques  que  contre  Nannon.  Et  cependant  Lesurques 
était  innocent,  à  ce  qu'on  dit. 

La  nuit  se  faisait.  Huit  heures  sonnèrent  à  l'horloge 
du  palais  de  Justice.  La  réunion  était  pour  neuf 
heures  chez  maître  Piédaniel.  Roger  se  dit  :  «  Il  est 
temps.  » 

Et  il  resta  sur  son  parapet,  écoutant  le  murmure  de 
la  ville  et  le  bruit  vague  de  l'eau  qui  coulait  sous  les 
arches. 

Je  ne  sais  pourquoi  le  souvenir  de  Robert  lui  vint  à 
ce  moment.  Il  avait  si  grand  besoin  d'un  ami  ! 

Mais  alors  tout  était  donc  comédie  depuis  le  pre- 
mier jour?  Il  l'avait  vue  si  simple ,  si  digne ,  si  fière 
même  dans  sa  ravissante  ingénuité.  Pendant  des 
années,  pour  lui,  ce  cœur  avait  été  un  livre  ouvert. 
Connu !  connu  ! 

La  dent  tenait,  cela  fait  mal  dans  le  moment.  Mais 
Roger  1  Roger  Bontemps!  II  se  donnait  à  lui-même 
vingt-quatre  heures  pour  en  rire. 

Parmi  les  murmures,  il  y  avait  une  voix  qui  chantait 
autour  de  son  cœur  : 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or.... 

Eh  bien,  oui  !  Si  elle  avait  eu  de  l'or,  beaucoup  de 


26  ROGER  BONTEMPS. 

pièces  d'or  tombées  du  ciel,  Roger  pensait  cela,  elle 
aurait  acheté  l'étude,  acheté  le  consentement  de  la 
bonne  mère,  acheté  tout,  y  compris  lui,  Roger.  Voilà 
ce  que  voulait  dire  la  chanson.  Ohl  c'est  lâche,  les 
hommes  !  Roger  pleura.  Puis  il  écouta  dans  ses  souve- 
nirs ce  rire  sec,  ce  rire  qui  l'avait  tant  étonné.  Et  la 
porte  du  bûcher  s'ouvrit  pour  lui  montrer  un  vulgaire 
rival. 

Le  calme  arrivait  grand  train,  cela  se  voyait.  Deux 
hommes  étaient  accoudés  sur  le  parapet  à  quinze  pas 
de  lui  et  causaient.  Il  ne  les  entendait  pas. 

Sans  écouter,  on  a  confusément  conscience.  Roger 
savait  que  ces  deux  hommes  s'entretenaient  en  anglais. 
Au  moyen  de  ce  mystérieux  procédé,  l'association  des 
idées,  l'Anglais  des  deux  inconnus  évoqua  pour  Roger, 
ce  brave  professeur  du  collège  Henri  IV,  qui  lui  avait 
prédit  une  culbute  capitale.  Il  regarda  couler  l'eau  et 
se  dit  :  «  Je  n'ai  assurément  point  la  pensée  du  suicide.» 

Que  faisait-elle  cependant  à  cette  heure?  Avaient-ils 
bien  ri  tous  deux  quand  l'autre  était  sorti  du  bûcher? 

Une  phrase  se  détacha  de  la  conversation  des  deux 
hommes. 

«  La  carte  est  tracée  au  sang  sur  un  mouchoir....  » 

Roger  crut  avoir  mal  compris. 

Il  est  d'ailleurs,  pour  ceux  qui  ont  appris  une  langue 
étrangère  par  principe  et  qui  n'ont  pas  suffisamment 
pratiqué,  une  très-grande  difficulté  de  traduire  la 
parole,  et  cette  difficulté  même  entretient  un  constant 
désir. 

Machinalement  Roger  se  mit  à  prêter  l'oreille  pour 
voir  s'il  n'avait  point  attaché  aux  mots  un  sens  par  trop 
absurde.  «  La  carte  est  tracée  au  sang  sur  un  mou- 
choir.... »  Que  pouvait  signifier  cette  phrase  bizarre  ? 

Mais  les  deux  inconnus  n'avaient  pas  du  tout  l'accent 


ROGER  BONTEMPS.  27 

irréprochable  et  vraiment  académique  de  Thomas 
Stone.  Ils  parlaient  en  outre  un  patois  hybride,  plein 
d'abréviations  hardies  et  mélangé  de  mots  espagnols. 
Ces  trois  syllabes  «  El  conde  »  revenaient  surtout  à 
chaque  instant. 

Roger  ne  comprenait  pas  du  tout  la  série  des  idées 
échangées;  quelques  membres  de  phrase  seuleçient 
surgissaient  pour  lui  de  temps  en  temps  comme  les  ja- 
lons d'une  route  invisible.  Sans  le  vouloir  assurément, 
et  aussi  sans  le  savoir,  il  s'acharnait  à  ce  travail  qui  fai- 
sait diversion  à  son  mal. 

Au  bout  de  dix  minutes  il  avait  saisi  très-pénible- 
ment et  très-vaguement  ce  qu'il  fallait  pour  conclure 
que  les  deux  inconnus  appartenaient  à  une  police  quel- 
conque et  suivaient  la  trace  d'un  malfaiteur  à  Paris. 

Ils  avaient  ou  devaient  avoir  un  troisième  associé 
qui  s'appelait  Sam  et  qui  était  présentement  sur  la  piste 
du  fugitif.  Selon  toute  apparence,  El  conde  «  le  comte  » 
était  l'homme  ainsi  poursuivi. 

Que  lui  importait  tout  cela?  Hélas!  peu  de  chose. 
Nannon  !  à  chaque  instant  cette  vive  et  souriante  vision 
venait  gratter  au  seuil  de  sa  pensée.  Ce  n'était  point 
son  habitude  d'espionner  les  gens  de  la  sorte,  et  nous 
pouvons  affirmer  qu'il  s'asseyait  sur  le  parapet  d'un 
pont  pour  la  première  fois  de  sa  vie.         , 

Quand  sonna  la  demie  de  huit  heures,  les  deux  in- 
connus se  redressèrent  en  même  temps  et  prirent  la  di- 
rection du  quai.  Roger  les  suivit.  Pourquoi?  Comme  il 
eût  regardé  des  joueurs  de  boule  ou  le  bâtonniste  de 
nos  foires.  Il  lui  fallait  un  hochet. 

Sur  le  quai  chacun  des  deux  inconnus  prit  un  fiacre. 
Roger  s'arrêta  à  les  regarder  comme  un  enfant  curieux 
et  inassouvi  qui  s'attriste  à  voir  tomber  déjà  la  toile  du 
théâtre  des  Marionnettes, 


28  ROGER  BONTEMPS. 

Les  deux  inconnus  s'étaient  serré  la  main  en  disant  : 
«  A  cette  nuit  !  » 

Mais  tout  à  coup  Roger  s'éveilla  de  son  engourdisse- 
ment, à  l'instant  où  les  deux  voitures  partaient,  pre- 
nant des  directions  opposées,  cette  question  tomba  dis- 
tinctement de  l'une  des  portières  : 

«  Quel  est  le  nom  de  l'homme?  » 

Distinctement  aussi,  l'autre  portière  répondit  : 

«  Roger  Gazai  de  Lavaur.  » 

Le  premier  instinct  de  Roger  fut  de  s'élancer,  mais 
les  deux  fiacres ,  chose  rare,  galopaient  déjà  en  sens 
contraire. 


Qooj:^ 


ROGER  BONTEMPS.  29 


III 


Voiture  mortuaire. 


Roger  était  frappé  violemment.  Chez  nous,  tout  va 
vers  l'idée  fixe.  Pour  Roger,  «  l'homme  »  c'était  l'a- 
mant trahi  de  Nannette.  Sa  première  pensée  fut  que 
l'un  des  deux  inconnus  était  le  rival  caché  dans  le  petit 
bûcher.  Mais  quelle  apparence?  Roger  avait  descendu 
la  ville  tout  droit,  depuis  les  environs  du  Panthéon,  et 
ces  deux  Anglais  se  trouvaient  là  déjà  avant  son  arrivée. 
Le  séducteur  n'avait  certes  pas  quitté  Nannon  si  vite. 
D'ailleurs,  tout  le  reste  de  l'entretien  dont  il  avait  saisi 
çà  et  là  quelques  lambeaux  allait  contre  cette  hypo- 
thèse. ' 

Mais  alors,  pourquoi  son  nom  prononcé  ? 

En  s'efforçant  rétrospectivement  d'interroger  l'en- 
semble du  mystérieux  entretien  qu'il  avait  écouté  à  bâ- 
tons rompus,  il  retrouva  des  séries  de  sons  qu'il  n'a- 
vait pu  traduire  à  la  volée  ;  un  nom  de  femme  qui  n'a- 
vait rien  d'anglais  :  Naranja,  le  mot  Digqer  (fouilleur 
ou  mineur)  vingt  fois  prononcé,  et  enfin  l'adresse 
exacte  de  la  maison  où  lui,  Roger,  demeurait  avec  sa 
mère,  rue  du  Mail,  n°  9. 

Ce  dernier  fait,  bizarre  en  lui-même,  mais  concor- 
dant avec  les  dernières  paroles  prononcées  par  les  deux 
étrangers,  changea  le  cours  de  ses  réflexions.  Il  n'est 


30  ROGER  BONTEMPS. 

point  de  notaire  au  monde  qui  ne  possède  dans  ses 
cartons  une  pleine  douzaine  de  romans  gras  ou  mai- 
gres. Roger  s'établit  à  feuilleter  en  idée  les  dossiers  de 
maître  Piédaniel,  cherchant  quelque  drame  suffisam- 
ment noir  où  il  pût  prendre  un  bout  de  rôle  à  man- 
teau. Gela  l'occupa  dix  minutes,  au  bout  desquelles  il 
se  reprocha  avec  amertume  de  n'avoir  pas  donné  un 
louis  au  cocher  de  la  première  citadine  venue  pour 
suivre  à  tout  le  moins  l'un  des  fiacres  :  celui  dont  la 
portière  ouverte  avait  répondu  :  «  Roger  Gazai  de  La- 
vaur.  » 

Mais  il  n'était  plus  temps.  Et  d'ailleurs,  que  lui  im- 
portait tout  cela?  Nannette!  oh!  Nannette!  Si  Nan- 
nette  avait  voulu.... 

La  pensée  de  Nannette  l'impatienta  cette  fois  et  le 
révolta.  Il  voulut  chasser  ce  nom  comme  un  barbet 
mouillé  secoue  ses  oreilles.  Il  se  dit  :  «  Nous  ne  som- 
mes pas  un  troubadour.  Allons,  Roger  Bontemps,  de 
la  philosophie  !  Une  grisette  du  quartier  latin  !  Gonnu  ! 
C'est  lâche,  les  hommes!  quel  guêpier!  Je  brûlerai  un 
cierge  aux  Petits -Pères.  Il  s'agit  de  signer  ce  soir 
l'acte  de  vente  et  le  contrat  de  mariage.  » 

Il  était  comme  cela,  ce  Roger.  Il  ne  fit  ni  une  ni 
deux  et  prit  sa  course  vers  le  quartier  de  la  Madeleine 
où  respirait  maître  Piédaniel.  L'horloge  du  palais  de 
Justice  marquait  huit  heures  quarante-deux  minutes 
quand  il  passa  devant  la  grille.  Vers  dix  heures,  il  arri- 
vait au  bout  de  la  rue  Yivienne. 

Pourquoi  tout  ce  temps?  Est-ce  qu'on  sait?  Il  ne 
s'était  assis  que  trois  quarts  d'heure  sur  un  banc,  entre 
Adonis  confit  et  Vénus  empaillée,  qu'il  gênait  tous 
deux,  dans  le  jardin  du  Palais-Royal.  Qu'avait-il  fait 
là?  H  faut  bien  se  recorder.  II  avait  repassé  pénible- 
ment chaque  mot,  chaque  syllabe  de  sa  conversation 


ROGER  BONTEMPS.  31 

avec  Nannette  et  il  s'était  dit  :  «  C'est  impossible  !  j'ai 
rêvé  !  » 

Figurez-vous  que  cette  Nannon  était,  dans  toute  la 
force  du  terme,  une  enfant  bien  élevée,  malgré  son 
adresse  à  tourner  les  fleurs.  Elle  avait  de  la  piété, 
beaucoup,  l'hypocrite  !  Roger  n'en  revenait  pas.  «  Les 
hommes  !  »  Elle  parlait  c  des  hommes  »  comme  ces 
prêtresses  qui  collent  leur  portrait  photograpliié  au 
frontispice  des  livres  obscènes!  Où  avait-elle  pris  cela? 
Et  depuis  quand?  II  y  avait  peut-être  des  semaines  que 
le  bûcher  était  habité. 

Un  meuble  cependant  peut  craquer.  Roger  eut  de 
la  sueur  aux  tempes  en  se  proposant  à  lui-même  de 
parier  que,  dans  ce  diable  de  bûcher,  il  n'y  avait  per- 
sonne. 

Il  avait  eu  tort  de  ne  point  conter  ses  petites  affaires 
à  sa  Nannon  chérie.  Elle  était  défiante,  elle  était  ja- 
louse, elle  était  fâchée.  Quoi  de  plus  naturel?  A  sa 
place,  Roger  eûl-il  été  bien  aise?  Quand  il  se  leva  de 
son  banc,  au  grand  plaisir  de  ses  voisins,  ce  fut  pour 
aller  vers  les  ponts.  Il  voulait  repasser  le  Rubicon. 
Mais  un  homme  ne  vire  pas  comme  une  toupie.  Elle 
avait  dit  :  «  Connu  !  » 

Cependant  que  se  passait-il  chez  maître  Piédaniel  où 
les  deux  actes  authentiques  attendaient  impatiemment 
Roger,  savoir  :  le  contrat  de  vente  à  l'étude,  le  contrat 
de  mariage  au  salon?  Le  thé  s'y  prenait,  du  thé  très- 
bon,  nuage  de  rhum  ou  de  lait,  selon  les  sexes,  et  cor- 
roboré de  tartines.  Maître  Piédaniel  parlait  d'heureux 
ménages  et  de  licitations  productives.  C'est  toujours 
intéressant.  Il  faisait  l'éloge  de  Roger,  au  grand  or- 
gueil de  son  excellente  mère.  Roger  avait  été  un  clerc 
ponctuel,  il  serait  un  remarquable  notaire.  Que  dire  de 
plus  à  la  louange  d'un  chrétien  1  Elle  était  triomphante^ 


32  ROGER  BONTEMPS. 

cette  chère  Mme  de  Lavaur,  malgré  les  nuances  som- 
bres de  sa  toilette.  Sa  figure  radieuse  entonnait  l'épi- 
thalame.  A  ceux  qui  constataient  déjà  le  retard  de  Ro- 
ger, elle  répondait  :  «  Il  va  venir,  j'en  suis  sûre!  » 

Et  de  fait,  elle  en  était  sûre;  elle  avait  assez  bien 
travaillé  pour  cela.  Songeait-elle  encore  à  Nannette? 

J'oubliais  de  vous  dire  que  là-haut  Nannette  était 
toute  seule  et  qu'elle  ne  chantait  plus.  Elle  faisait  ses 
paquets  loyalement  en  pleurant. 

Mlle  Eudoxie  avait  dansé  l'hiver  passé  avec  Roger 
deux  polkas  et  un  cotillon.  Le  cotillon  porte  un  peu  à 
la  tête.  Mlle  Eudoxie  ressentait  pour  Roger,  en  tant 
que  clerc  ponctuel  et  danseur  exact,  une  inclination, 
sentiment  modéré  qui  est  à  l'amour  ce  que  le  sirop  de 
groseilles  est  au  chambertin.  Il  suffit  généralement 
à  nuancer  de  rose  l'onde  pure  du  mariage. 

Mlle  Eudoxie  était  la  nièce  de  maître  Piédaniel.  Elle 
croyait  au  notariat  comme  les  filles  des  preux  véné- 
raient la  lance. 

Roger  monta  la  rue  Vivienne,  donnant  ainsi  raison 
aux  certitudes  de  Mme  de  Lavaur,  Il  allait  de  bonne 
foi  vers  son  étude  et  vers  son  ménage.  Seulement,  il 
prenait  le  plus' long,  et  nous  devons  avouer  que  le  joli 
visage  de  Mlle  Eudoxie  était  absent  de  ses  rêves. 

Mlle  Eudoxie  restait  sous-entendue  comme  le  mot 
nécessaire,  mais  insignifiant  d'une  phrase  du  langage 
commun. 

Elle  était  comprise  dans  la  notion  de  mariage. 

Roger  avait  le  front  un  peu  lourd.  A  voir  sa  démar- 
che incertaine  des  personnes  peu  charitables  eussent 
pu  le  prendre  pour  un  dîneur  sortant  des  Frères-Pro- 
vençaux. Ce  n'étaient  plus  désormais  ses  réflexions  qui 
le  fatiguaient.  Il  ne. pensait  à  rien  et  cheminait  comme 
un  automate. 


ROGER  BONTEMPS.  33 

A  la  hauteur  du  café  Riche,  vous  voyez  qu'il  avait 
l'ait  du  chemin  et  qu'il  était  désormais  bien  près  du 
port,  il  s'arrêta  court,  regardant  d'un  œil  stupéfié  un 
jeune  homme  assis  devant  une  table  de  l'extérieur  qui 
supportait  un  grog  intact  et  un  petit  sac  de  voyage.  Le 
sac  avait  physionomie  américaine.  Le  jeune  homme 
était  basané  comme  un  turco,  malgré  la  délicatesse 
presque  féminine  de  ses  traits.  11  portait  les  cheveux 
ras,  la  moustache  longue  et  tombante.  Son  costume 
était  celui  d'un  Anglais  en  tour. 

Quand  ses  yeux  noirs,  profonds  et  ardents  rencon- 
trèrent ceux  de  Roger,  il  lit  un  geste  joyeux  et  s'écria  : 

«  Enfin  !  » 

Sa  joie  n'était  mélangée  d'aucune  surprise. 

Roger  n'en  dit  pas  beaucoup  plus  long.  Il  était  au 
plus  fort  de  la  torpeur  qui  suit  les  grandes  émotions,  et 
si  étrange  qu'elle  fût,  la  rencontre  ne  secouait  qu'à 
demi  son  engourdissement. 

«  Je  pensais  justement  à  toi,  murmura-t-il  d'une 
voix  basse  et  fatiguée. 

—  Parbleu!  dit  l'autre, à  qui  penserais-tu?  » 
Roger  le    regarda   en   homme    qui    ne   comprend 

point. 

«  Je  me  disais,  poursuivait-il,  je  n'ai  jamais  eu  qu'un 
ami  :  Robert....  » 

Ils  se  prirent  la  main,  puis  ils  s'embrassèrent.  Ils 
étaient  jeunes  tous  deux;  leur  étreinte  fut  sincère  et 
vive. 

«E  Serais-tu  dans  l'embarras?  demanda  Robert  Mor- 
naix.  Dis  vite,  nous  n'avons  pas  beaucoup  le  temps  de 
parler  de  toi. 

—  Oui,  répondit  Roger,  je  suis  dans  un  grand  em- 
barras. 

—  As-tu  besoin  d'argent  ? 

3 


3ii  ROGER  BONTEMPS. 

—  Non.  » 

Tout  de  suite  après  cette  réponse ,  Mornaix  devint 
distrait. 

«  J'ai  cru  que  tu  allais  manquer  au  rendez-vous  1 
dit-il  d'un  ton  de  reproche. 

—  Au  rendez-vous  !  répéta  Roger  qui  n'était  pas  à 
l'heure  où  l'on  devine  les  charades. 

—  Ehl  oui,  fit  Mornaix  avec  impatience.  Je  suis  allé 
chez  toi,  rue  du  Mail,  n°  9.  Il  n'y  avait  personne.  J'ai 
laissé  une  lettre,  signée  comte  de  Belbon.... 

—  Ah  I  l'interrompit  Roger,  tu  as  gagné  la  partie, 
là-bas?  » 

Mornaix  ne  répondit  point,  et  acheva  : 
«  La  lettre  te  donnait  un   rendez-vous  ici,   à  dix 
heures. 

—  Je  n'ai  pas  reçu  ta  lettre,  et  je  passe  ici  par  ha- 
sard, dit  Roger.  C'est  ma  route. 

—  Où  vas-tu  ? 

—  Me  marier  et  acheter  mon  étude. 

—  Ah  ! . ..  mais  comme  tu  dis  cela  ! 

—  Je  dis  cela  comme  cela  est....  je  souffre.  » 
Mornaix  lui  prit  les  deux  mains  et  les  sentit  froides. 
«  Tu  es  bien  pâle  !  murmura-t-il. 

—  Je  soutire,  »  répéta  Roger. 

Mornaix  resta  un  instant  silencieux.  Malgré  sa  préoc- 
cupation, Roger  remarqua  que  les  regards  de  son  ami 
allaient  et  venaient  avec  une  perçante  inquiétude,  in- 
terrogeant les  alentours  et  aussi  le  lointain. 

«  Tu  as  peut-être  aussi  besoin  de  moi,  dit-il,  rendu 
k  la  bonté  de  sa  nature. 

—  Peut-être,  »   répliqua  Mornaix. 
Il  ajouta,  en  consultant  sa  montre  : 

«  Nous  avons  une  demi-heure.  Conte-moi  ton  his- 
toire. » 


ROGER  BONTEMPS.  35 

Roger  ne  se  fit  pas  prier.  Avec  la  naïveté  qui  était 
en  lui  et  que  chacun  de  nous  trouve  aux  heures  d'an- 
goisse morale,  il  établit  le  pauvre  bilan  de  sa  situation 
entre  sa  mère  bien-aimée,  Nannette  qu'il  adorait, 
Mlle  Eudoxie  qu'il  allait  épouser,  et  la  charge  de  no- 
taire qui  était  son  bâton  de  maréchal.  Ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  ces  humbles  récits  de  la  vie  réelle,  c'est 
le  détail  ;  on  peut  même  dire  que  tout  est  dans  le  dé- 
tail. Chaque  incident,  ici,  perd  sa  signification  aussitôt 
qu'on  le  dépouille  de  la  bourre  qui  l'enveloppe.  Tout 
mot  doit  être  dit  selon  sa  note  précise,  avec  le  dièze 
ou  le  bémol  qui  en  modifia  si  merveilleusement  le  sens, 
avec  le  sourire  qui  le  ponctua,  avec  le  geste  qui  en  fut 
le  costume  et  l'accent. 

Or,  Robert  Mornaix  ne  voulait  point  de  détails.  Il 
prétendait  juger  sur  l'exposé  aride  du  fait,  semblable  en 
ceci  à  la  plupart  des  arbitres,  qui  jamais  n'ont  le  temps. 

Il  n'avait  pas  le  temps. 

Quand  reviendra  l'âge  d'or,  et  il  semble  proche,  on 
rompra  les  deux  jambes,  les  deux  bras  et  le  cou  à  tout 
éminent  magistrat  convaincu  de  n'avoir  pas  eu  le 
temps  :  ceci  sur  la  roue,  en  place  publique. 

Chaque  fois  que  Roger  voulait  s'expliquer,  analyser 
ou  peindre,  Mornaix  consultait  sa  montre  et  lui  fermait 
la  bouche.  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  Roger  avait 
achevé,  et,  la  cause  entendue,  Mornaix  n'en  savait  pas 
le  premier  mot. 

«  Résumé  !  dit-il  d'un  ton  tranchant.  Tu  crois  aimer 
une  petite  personne  qui  t'a  fait  accroire  ce  qu'elle  a 
voulu  au  sujet  de  ses  parents,  pauvres,  mais  honnêtes. 
Elle  parle  un  français  douteux,  compris  seulement  dans 
le  quartier  des  écoles.  Elle  te  trompe  avec  un  étudiant 
de  septième  année,  qui  pourrait  bien  être  un  garçon 
coiffeur.  Ta  mère  veut  le  marier j  toi,  tu  veux  être  no- 


86  ROGER  EONTEMPS. 

taire,  et,  à  supposer  qtie  le  notariat  soit  une  serrure 
fermée,  le  mariage  semble  en  être  la  clef.  Seulement, 
le  mariage  suppose  une  femme,  et  tu  n'aimes  pas  la 
femme  que  suppose  le  mariage.  En  foi  de  quoi  te  voilà 
penaud,  ne  sachant  s'il  faut  aller  à  hue  ou  à  dia,  etplus 
enfant  dix  fois  que  nous  ne  l'étions  au  collège....  A 
quoi  donc  as-tu  perdu  ton  temps,  mon  copin  ? 

—  A  être  bien  heureux,  va!  »  répondit  Roger  avec 
un  gros  soupir. 

Mornaix  haussa  les  épaules. 

»  Je  ne  sais  pourquoi  je  n'ai  jamais  ouï  parler  du 
bonheur  qu'au  passé,  dit-il  avec  dédain.  ..  moi,  c'est 
l'avenir  que  j'aime. 

—  Le  présent  a  pourtant  son  prix,  fit  observer  Roger. 

—  Je  le  nie,  puisqu'il  glisse  sans  cesse  entre  nos  doigts. 
Mornaix  fixa  ses  yeux  étincelants  sur  ceux  de  Roger, 

et  demanda  brusquement  : 

«  Veux-tu  faire  fortune  tout  d'un  coup  ? 

—  J'avoue  que  cela  m'est  à  peu  près  égal,  »  répondit 
Roger  d'un  ton  froid  et  doux. 

Mornaix  fronça  le  sourcil  et  haussa  les  épaules. 
«Avec  la  fortune,  dit-il  pourtant,  tu  aurais  épousé  ta 
Nannette. 

—  Oh  !  fit  Roger,  il  n'y  avait  pas  besoin  de  fortune 
pour  cela.  Si  elle  avait  voulu,  rien  au  monde  ne  nous 
aurait  séparés  jamais  ! 

—  Tu  n'as  pas  changé  depuis  notre  rhétorique, 
gronda  Mornaix  non  sans  quelque  dédain|;  tu  détestes 
toujours  les  aventures? 

—  Cordialement.  » 

Robert  Mornaix  baissa  la  voix  et  ajouta  : 
«  Eh  bien  !  frère,  nos  routes  ne  sont  pas  de  celles 
qui  se  rencontrent.  J'avais  espéré  mieux  de  toi. 

—  Frère,  répliqua  Roger,   cela  me  fait  plaisir  de 


ROGER  BOXTEMPS.  37 

t'entendre  m'appeler  ainsi.  Je  n'aime  pas  souvent  et 
j'aime  longtemps.  Ceux  que  j'aime  ne  peuvent  jamais 
trop  espérer  de  moi....  Que  veux-tu?  « 

Il  tendit  la  main  à  Mornaix,  qui  fixait  de  nouveau 
sur  lui  ses  yeux  de  feu  et  semblait  hésiter.  Ce  dernier 
reprit  après  un  silence  : 

«  C'est  que. ...il  s'agit  d'aventures.... 

—  Soit,  dit  Roger  en  souriant.  Je  n'en  veux  pas  pour 
moi,  mais  je  peux  épouser  les  tiennes. 

—  De  terribles  aventures....  poursuivit  Robert. 

—  Soit....  prenons-les  terribles.  Une  fois  qu'on  y 
est,  peu  importe.  Te  souviens-tu  de  la  prédiction  de 
Thomas  Stone  ?  » 

La  figure  basanée  du  voyageur  s'éclaira.  II  secoua 
vigoureusement  la  main  qui  restait  dans  les  siennes,  et 
s'écria  : 

«  Pardieu  1  je  retrouve  mon  Roger-Rontemps! 

—  Et  tu  me  fais  l'effet,  copin,  d'avoir  pleinement 
mérité  ton  nom  de  Robert-le-Diable.  Confesse-toi,  je 
t'écoute.  » 

Mornaix  lança  encore  une  fois  à  la  ronde  son  regard 
rapide  et  attentif. 

««  Pas  ici,  murmura-t-il. 

—  Pourtant,  il  faut  au  moins  que  je  sache.... 

—  C'est  un  duel,  un  duel  à  mort,  prononça  Robert  à 
voix  basse. 

—  Et  je  serai  ton  témoin? 

—  Mieux  que  cela,  peut-être. 

—  Garçon  !  appela  Roger. 

—  Que  veux-tu?  demanda  Mornaix. 

—  Une  plume,  du  papier  et  de  l'encre,  répondit 
Roger.  Je  veux  écrire  à  ma  mère  et  à  mon  patron,  pour 
leur  expliquer  comme  quoi  il  m'a  été  impossible  d'aller 
ce  soir  signer  mon  acte  de  vente  et  mon  contrat. 


38  ROGER  RONTEMPS. 

—  C'est  juste,  dit  Robert.  Les  convenances...  Tu  es 
le  plus  charmant  garçon  que  j'aie  jamais  rencontré  en 
ma  vie.  » 

Le  garçon  apporta  tout  ce  qu'il  faut  pour  écrire,  et 
Roger  entama  aussitôt  sa  correspondance. 

i<  Tu  étais  bon  tireur  autrefois?  lui  dit  Mornaix. 

—  J'ai  beaucoup  gagné  depuis,  laisse-moi  écrire. 

—  Je  te  laisse Tu  montais  bien  à  cheval? 

—  Je  suis  un  true  rider....  laisse-moi.... 

—  Fais,  fais  ! ...  Tu  traversais  la  Seine  à  la  nage  ? 

—  J'irais  sur  le  dos  de  Paris  à  Saint-Cloud....  Bon  ! 
voilà  que  je  parle  de  Saint -Gloud  à  maître  Pié- 
daniel!  » 

Il  déchira  sa  lettre  et  recommença  courageusement. 

Là-bas,  chez  le  notaire,  on  l'attendait  toujours,  et, 
de  trois  minutes  en  trois  minutes,  Mme  de  Lavaur  ré- 
pétait à  l'assistance  impatientée  : 

a  II  viendra.  Je  suis  sûre  qu'il  viendra  !  » 

Roger  avait  déjà  écrit  quatre  lignes,  lorsqu'une  voix 
prononça  derrière  lui,  rapidement  et  tout  bas  : 

«  Il's  done  !  (c'est  fait) ,  » 

Il  regarda  et  vit  un  homme,  vêtu  de  toile  et  coiffé 
d'un  large  chapeau  de  paille,  qui  s'éloignait  dans  la 
direction  de  la  chaussée.  Mornaix  s'était  levé. 

«  Partons!  dit-il. 

—  C'est  la  seconde  fois  que  j'entends  parler  anglais 
ce  soir,  dit  Roger.  Est-ce  l'aventure  qui  commence? 

—  Partons!  tu  finiras  ta  lettre  là-bas. 

—  Là-bas!  où? 

—  Viens  !  » 

Il  entraîna  Roger,  qui  fit  un  bouchon  de  sa  lettre  et 
répéta  d'un  ton  résigné  : 

«  C'est  ça....  J'écrirai  de  là-bas.  » 

Au  moment  où  ils  quittaient  la  devanture  du  café 


ROGER  BONTEMPS.  39 

Riche,  un  gaillard  de  haute  taille,  maigre  comme  un 
coucou,  mais  charpenté  en  athlète,  sortit  de  la  salle  oii 
il  s'était  tenu  derrière  eux,  le  dos  tourné,  et  les  suivit 
à  vingt  pas  de  distance. 

Robert  Mornaix,  qui  marchait  très-vite,  se  retourna 
plusieurs  fois  avant  d'atteindre  l'angle  de  la  rue  Lepel- 
letier.  Mais,  dans  un  espace  de  vingt  pas,  sur  le  boule- 
vard, il  y  a  quarante  passants.  Notre  homme  avait  abon- 
damment de  quoi  abriter  sa  poursuite. 

Derrière  l'Opéra,  un  tiacre  attendait. 

«  Monte  !  »  ordonna  Mornaix  à  Roger. 

Et,  tout  de  suite  après,  parlant  au  cocher  : 

«  Palais-Royal,  porte  du  perron  !  » 

Le  fiacre  partit  au  galop. 

A  la  grande  surprise  de  Roger,  le  fiacre  n'était  pas 
vide.  Il  contenait  cet  homme  qui  portait  un  costume  de 
planteur  et  qui  avait  dit  en  anglais  :  C'est  fait  ! 

Roger  espérait  bien  que  cet  homme  et  Mornaix  al- 
laient échanger  quelques  paroles  en  forme  d'explica- 
tion. Il  n'en  fut  rien. 

Place  de  la  Rourse,  Robert  dit  : 

«  Voici  l'ordre  et  la  marche  :  Nous  descendrons  au 
perron.  Toi,  Malgache,  tu  enfiles  le  passage  Radziwill 
et  tu  descends  la  rue  des  Bons-Enfants;  toi,  Roger,  tu 
prends  la  rue  de  Richelieu.  Moi,  je  paye  tranquillement 

et  je  traverse  le  jardin Je  serai  arrivé  aussi  vite  que 

vous  place  du  Palais,  angle  de  l'hôtel  du  Louvre.  L'autre 
fiacre  est  là. 

—  Ça  va  bien!  grommela  Roger.  Nous  avons  donc 
un  régiment  k  nos  trousses?  j> 

Il  lui  fut  répondu  par  un  serrement  de  main  qui 
semblait  dire  : 

«  La  raillerie  n'est  pas  de  saison.  » 

Le  fiacre  s'arrêta  cependant  au  perron  du  Palais- 


40  ROGER  BONTEMPS. 

Royal,  et  tout  fut  exécuté  de  point  en  point,  selon  que 
Mornaix  l'avait  réglé.  Quand  Roger,  après  avoir  des- 
cendu la  rue  de  Richelieu  à  grandes  enjambées,  arriva 
au  coin  de  l'hôtel  du  Louvre,  ses  deux  compagnons 
étaient  déjà  en  voiture. 

Fouette  cocher!  Ces  fiacres  étaient  de  choix,  proba- 
blement, car  leurs  attelages  brûlaient  le  pavé.  La  rue 
de  Rivoli,  la  place  de  la  Concorde,  puis  la  grande  ave- 
nue des  Champs-Elysées  furent  parcourues  au  galop 
jusqu'au  rond-point.  Là,  on  prit  l'avenue  Montaigne. 

«  Avant-dernière  porte  à  droite  !  »  dit  Mornaix  au 
cocher. 

L'instant  d'après,  le  fiacre  s'arrêtait  devant  l'entrée 
d'une  sorte  de  chantier. 

Il  y  avait  un  couloir  assez  long,  aboutissant  à  un  frais 
jardin.  Le  Malgache  avait  pris  les  devants. 

«  Allons-nous  encore  changer  de  wagon  ?  »  demanda 
Roger. 

Mornaix  s'arrêta  en  tressaillant. 

«  N'a-t-on  point  marché  là -bas  derrière  nous  !  » 
fit-il  avec  une  terrible  inquiétude. 

Ils  prêtèrent  l'oreille.  On  n'entendait  rien  que  la  brise 
de  nuit  caressant  la  cime  des  arbres. 

Une  maison  était  devant  eux  avec  un  petit  perron 
coquet  et  un  vestibule  ouvert  des  deux  côtés  ;  ils  mon- 
tèrent le  perron  et  traversèrent  le  vestibule,  dont  les 
portes  se  refermèrent  aussitôt,  les  laissant  dans  une 
cour  carrée  close  d'un  mur  tout  neuf.  La  porte  cochère 
de  cette  cour  s'ouvrait  rue  Rizet,  à  l'angle  de  la  rue 
de  Marbeuf. 

A  supposer  qu'on  fit,  par  derrière,  comme  c'était 
l'apparence,  la  chasse  à  nos  trois  compagnons,  la  fer- 
meture de  l'entrée  et  de  la  sortie  du  vestibule  arrêtait 
tout  net  la  poursuite  et  forçait  les  limiers  à  faire  le 


ROGER  BONTEMPS.  41 

grand  tour  par  le  quai  de  Billy.  Ce  raisonnement  vint 
à  l'esprit  de  Roger. 

Mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  bien  réfléchir.  Au  mi- 
lieu de  la  cour,  éclairée  par  deux  lampions  posés  à 
terre,  une  voiture  encore  stationnait.  Deux  vigoureux 
chevaux  y  étaient  attelés. 

On  allait,  selon  la  propre  expression  de  Roger, 
changer  une  fois  de  plus  de  wagon. 

Étrange  wagon,  celui-là,  et  dont  les  lugubres  profils 
sont  bien  connus  à  Paris. 

C'est  un  cabriolet,  au  dos  duquel  un  appendice  carré 
s'ajoute,  sorte  de  boîte  où  un  être  humain  couché  pour- 
rait tenir.  Ce  qui  donne  cette  pensée,  c'est  que  des 
trous  sont  percés  de  distance  en  distance,  comme  pour 
favoriser  la  respiration  d'un  animal  captif.  Mais  telle 
n'est  pas  la  destination  de  ces  trous.  Le  prisonnier 
qui  habite  ces  boîtes  ne  respire  plus. 

On  s'en  sert  pour  faire  voyager  les  cadavres,  quand 
une  volonté  pieuse  de  la  famille  ou  un  suprême  caprice 
du  mort  choisit  un  lieu  d'inhumation  lointain. 

Tel  était  le  véhicule  dont  l'aspect  mit,  il  faut  bien  le 
dire,  un  court  frisson  sous  la  peau  de  notre  Roger- 
Bontemps. 

«  Monte  !  »  lui  dit  encore  Mornaix. 

Il  monta  dans  le  cabriolet.  Le  Malgache  était  déjà 
sur  le  siège. 

Robert  Mornaix  prit  place  à  son  tour,  le  portail  s'ou- 
vrit à  deux  battants,  et  la  voilure  mortuaire  roula  comme 
un  tourbillon  sur  le  pavé  du  quai  de  Billy. 


<e^ 


42  ROGER  BONTEMPS. 


IV 


Le  chemin  creux. 


Roger  Bontemps  n'aimait  pas  les  aventures.  Quel- 
qu'un qui  eût  aimé  les  aventures  aurait  trouvé  peut- 
être  que  celle-ci  manquait  de  charme  et  de  gaieté. 
Involontairement,  Roger  songeait  au  fardeau  qui  était 
derrière.  Il  le  voyait,  dans  sa  prison  carrée,  miséra- 
blement balloté  par  les  cahots  du  chemin.  Était-ce  un 
homme  ou  une  femme  ?  Et  pourquoi  ces  romanesques 
précautions  pour  faire  voyager  un  objet  qui,  d'ordinaire, 
n'excite  point  la  convoitise  des  malfaiteurs  ? 

Une  fois,  Roger  sentit  un  frisson  qui  courait  par  ses 
veines.  Il  s'était  demandé  :  «  S'agirait-il  d'un  crime?  » 

Nous  parlons  de  ses  réflexions  parce  qu'il  n'avait 
personne  à  qui  les  confier,  et  de  ses  doutes  parce  que 
le  moyen  de  les  éclaircir  lui  manquait.  Auprès  de  lui, 
dans  le  cabriolet,  il  n'y  avait  que  cet  homme  appelé  le 
Malgache,  personnage  taciturne,  dont  les  traits  durs  et 
la  face  hâlée  semblaient  repousser  d'avance  les  ques- 
tions. Mornaix  était  sur  le  siège  et  conduisait  à  toute 
vitesse.  Deux  ou  trois  fois,  Roger  lui  avait  adressé  la 
parole,  et  s'était  attiré  cette  laconique  réponse  : 

«  Nous  causerons  là-bas  !  » 

La  caravane  roulante  s'était,  du  reste,  augmentée 
d'un  nouveau  membre,  une  sorte  de  gamin  de  Paris, 


ROGER  BONTEMPS.  '  43 

costumé  avec  touf  le  sans-gêne  de  cette  respectable 
caste,  et  que  Roger  avait  entendu  nommer  Grelot  dans 
la  cour  de  la  maison  mystérieuse. 

Grelot  formait  l'arrière-garde.  Il  naviguait  à  recu- 
lons, assis  sur  la  boîte  funèbre  comme  un  artilleur  sur 
son  caisson.  A  moitié  chemin  de  Versailles,  Mornaix 
l'avait  prié  assez  rudement  de  se  taire, parce  qu'il  enton- 
nait une  jolie  chanson,  apprise  aux  Folies-Dramatiques. 

a  Nous  causerons  là-bas  !  » 

Où,  là-bas?  Quelle  figure  avait-on  dû  faire  chez 
maître  Piédaniel?  Roger,  ayant  du  loisir,  se  mit  à  ré- 
diger dans  sa  tête  la  lettre  d'excuse  qu'il  ilevait  écrire 
le  lendemain,  là-bas.  Il  pensa  qu'une  lettre  ne  suffi- 
sait point.  Il  en  fallait  trois  :  une  pour  le  patron,  une 
pour  sa  mère,  une  pour  les  parents  de  Mlle  Eudoxie. 

Et  Nannette  !  Son  souvenir  vint,  triste  et  souriant  à 
la  fois.  Roger,  désormais,  ne  pouvait  plus  songer  à 
autre  chose. 

On  changea  de  chevaux  un  peu  avant  d'arriver  à 
Versailles.  Le  relais  attendait  en  pleine  route.  La  ville 
fut  traversée  au  grand  galop. 

La  nuit  était  noire.  De  larges  nuages  couraient  au 
ciel.  La  lune  à  son  déclin  se  leva  tard  derrière  les 
collines  dépassées  de  Saint-Gyr.  La  route,  jusque-là 
complètement  sombre,  s'éclaira  vaguement,  à  cette 
lumière  qui  prête  aux  objets  des  formes  étranges. 

Mornaix,  tout  en  faisant  avec  une  remarquable  habi- 
leté son  métier  de  cocher,  jetait  sans  cesse  à  droite  et 
à  gauche  des  regards  inquiets.  Plusieurs  fois,  il  se  leva 
debout  sur  son  siège  pour  examiner  la  route  parcourue. 
En  ces  occasions,  il  échangeait  un  mot  avec  Grelot, 
l'arrière-garde,  pour  se  bien  assurer  qu'il  veillait. 
V^u  second  relais,  pendant  qu'on  dételait  les  chevaux 
fumants,  Mornaix  fit  le  tour  de  la  voiture  et  Roger  l'en- 


44  ROGER  BONTEMPS. 

tendit  qui  parlait.  La  voix  qui  lui  répondit  semblait 
étouffée.  Elle  n'appartenait  certes  point  à  Grelot.  C'é- 
tait une  voix  de  femme. 

Mais  la  course  reprit  bientôt  et  les  chevaux  frais  dé- 
vorèrent la  route. 

«  Naranja  souffre,  dit  Mornaix  en  espagnol.  Gela  ne 
peut  durer.  » 

Le  Malgache  répondit,  employant  la  même  langue, 
mais  avec  le  plein  accent  mexicain  : 

«  Encore  deux  heures  !  » 

Roger,  éveillé  brusquement  de  sa  rêverie,  répéta 
comme  s'il  se  fût  interrogé  lui-même  : 

«  Naranja  !  » 

Puis  il  ajouta  : 

c  C'est  la  deuxième  fois  que  j'entends  ce  nom-là.  » 

Mornaix  se  retourna  sans  ralentir  la  course  de  son 
attelage. 

ft  Explique-toi  !  »  dit-il. 

Roger  raconta  en  quelques  mots  ce  qui  lui  était  ar- 
rivé sur  le  parapet  du  pont,  la  conversation  des  deux 
inconnus,  la  peine  extrême  qu'il  avait  eue  à  traduire 
quelques  bribes  de  leur  anglais,  et  l'intérêt  bizarre  qu'il 
avait  pris  à  celte  énigme  au  plus  fort  de  sa  détresse. 

a  Qu'ont-ils  dit  de  Naranja?  »  demanda  Mornaix, 
toujours  précis  et  froid. 

Roger  interrogea  ses  souvenirs.  Les  événements  de 
cette  soirée  l'avait  étourdi,  en  vérité,  comme  un  coup 
de  massue.  Quelques  heures  le  séparaient  à  peine  du 
moment  où  il  avait  vu  Nannette  pour  la  dernière  fois, 
et  cependant,  tout  lui  apparaissait  au  travers  de  ce 
voile  qui  recouvre  les  choses  lointaines. 

a  J'aurai  vécu  dix  ans,  cette  nuit!  murmura-t-il  en 
appuyant  ses  deux  mains  contre  son  front. 

—  Qu'ont-ils  dit  de  Naranja?  répéta  Mornaix. 


ROGER  BONTEMPS.  45 

—  Je  n'ai  pas  pu  tout  comprendre,  répondit  Roger. 

—  Qu'as-tu  compris? 

—  Qu'ils  poursuivaient  quelqu'un  avec  une  volonté 
implacable  :  un  ennemi  ou  un  criminel. 

—  N'ont-ils  parlé  que  de  Naranja? 

—  Ils  ont  parlé  de  l'homme  qu'ils  poursuivent.,., 
ils  le  nommaient  cl  Conde. 

—  C'est  tout? 

—  Non.  Je  n'ai  pas  dit  encore  la  chose  qui  m'a 
frappé  le  plus  :  ils  ont  parlé  aussi  de  moi. 

—  De  toi  !  répéta  Mornaix  avec  une  nuance  d'éton- 
nement, 

—  De  moi....  à  mesure  que  je  cherche,  leurs  pro- 
pres paroles  me  reviennent.... 

—  Mais  tu  m'as  dit  que  tu  signais  à  présent  comte 
de  Belbon!  l'interrompit-il  tout  à  coup.  C'est  toi  qui 
est  leur  el  Conde,  peut-être? 

—  Oui,  prononça  froidement  Mornaix.  C'est  moi 
qu'ils  cherchent  :  ils  m'ont  suivi  chez  toi  comme  ils  me 
suivent  partout.  t> 

Il  se  leva  d'un  mouvement  brusque  et  s'appuya  d'une 
main  k  la  capote  du  coupé  pour  interroger  la  nuit  d'un 
long  regard. 

«  Seraient-ils  sur  nos  traces  !  fit  Roger.  Malgré  tant 
de  précautions! 

—  S'ils  n'y  sont  pas,  ils  y  seront,  répliqua  Mornaix. 

—  Ont-ils  donc  droit  sur  toi? 

—  Selon  les  pays  le  droit  change,  »  prononça  lente- 
ment Robert  Mornaix. 

Il  ajouta  en  s'adressant  à  Grelot  : 
«  Toi,  ouvre  l'œil! 

—  Je  veille,  répondit  Grelot.  Voilà  deux  fois  que  je 
vois  de  la  poussière  an  sommet  des  côtes....  Mais  c'est 
peut-être  le  vent. 


46  ROGER  BONTEMPS. 

—  Il  a  VU  quelque  chose  !  »  dit  le  Malgache  en  es- 
pagnol. 

Mornaix  se  retourna  pour  lancer  un  coup  de  fouet 
aux  chevaux.  La  voiture  allait  comme  le  vent. 

<t  Nous  ne  sommes  pourtant  pas  chez  les  sauvages  ! 
pensa  tout  haut  Roger.  Pourquoi  prendre  tant  de  peine 
quand  on  peut  passer  parole  aux  gendarmes?  » 

Le   Malgache  eut  un  rire  silencieux  dans  son  coin. 

a  Gopin,  dit  Roger,  chacun  son  goût.  Moi,  je  n'aime 
pas  les  gens  qui  rient  quand  on  parle  des  gendarmes, 
et  je  prétends  savoir.,.. 

—  J'espère  pourtant,  mon  cher  monsieur  de  Lavaur, 
l'interrompit  le  Malgache  en  assez  bon  français,  que 
nous  ferons,  nous  deux,  une  paire  d'amis  avec  le 
temps.  » 

Roger  resta  muet  de  surprise. 
«  Je  te  présente,  dit  Mornaix,  le  seigneur  Miguel 
Maria  Torres.  Les  Smith  ont  dû  parler  du  digger.... 

—  Certes,  fit  Roger,  le  mineur!  ils  s'occupaient 
énormément  du  mineur  1 

—  C'est  le  seigneur  Miguel  Maria,  frère  de  ma 
femme.  » 

Le  Malgache  souleva  poliment  son  grand  chapeau 
de  paille.  Roger  salua  en  balbutiant  : 
Ah!  tu  es  marié,  copin?...  » 

Un  coup  de  sifflet  aigu  et  court  retentit,  Roger  pré- 
cipita aussitôt  le  galop  de  ses  chevaux,  mais  au  lieu  de 
continuer  sa  course  en  ligne  directe,  il  tourna  au 
coude  du  premier  chemin  de  traverse  qui  se  présenta 
et  le  suivit  pendant  une  cinquantaine  de  pas. 

«  Stop!  dit  le  Malgache.  En  voilà  assez.  11  faut 
savoir  si  c'est  une  fausse  alerte.  Qu'as-tu  vu,  Grelot?» 

Grelot  ne  répondit  ])as.  Il  n'était  plus  à  son  poste. 

Le  Malgache  sauta  à  terre  et  mai'cha  rapidement 


ROGER  BONTEMPS.  47 

vers  la  grande  route.  Roger  remarqua  que  son  pas  ne 
produisait  aucun  son.  Mornaix  aussi  se  laissa  glisser 
sur  le  chemin  en  lui  recommandant  de  tenir  en  bride 
l'attelage.  Plusieurs  minutes  se  passèrent.  Un  silence 
complet  régnait  aux  alentours. 

Dans  ce  silence ,  une  voix  douce ,  la  voix  que  Roger 
avait  entendue  déjà  au  relais,  appela  Robert.  Personne 
ne  répondit.  La  voix  appela  une  seconde  fois  et  ses  in- 
flexions exprimaient  une  plaintive  impatience.  Roger 
descendit  à  son  tour.  Pour  un'garçon  qui  n'aimait  pas 
les  aventures,  il  était  assurément  mal  servi. 

La  lune  dépassait  maintenant  la  cime  des  arbres  ; 
aucun  nuage  ne  la  couvrait  ;  ses  rayons  tombaient  d'a- 
plomb sur  la  voiture.  Roger  regarda  tout  autour  de 
lui  ;  il  écouta  après  avoir  regardé  ;  c'était  l'apparence 
de  la  solitude  la  plus  absolue. 

La  voix  s'éleva  pour  la  troisième  fois,  disant  : 

«  Robert,  je  t'en  prie,  ôte  ce  couvercle,  ne  fût-ce 
qu'un  instant.  J'étouffe  !  a 

Nos  lecteurs  souriraient  si  nous  allions  jusqu'à  pré- 
tendre que  Roger  éprouva  une  bien  vive  surprise.  De- 
puis longtemps  déjà,  il  supposait  que  le  funèbre  com- 
partiment ne  contenait  point  une  morte ,  mais  tout  se 
présentait  à  lui,  cette  nuit,  sous  une  forme  si  bizarre 
qu'il  vivait  en  défiance  du  témoignage  même  de  ses  sens. 

Le  quart  d'une  journée  s'était  à  peine  écoulé  depuis 
qu'il  montait,  joyeux,  mais  embarrassé,  le  modeste 
escalier  de  Nannette.  On  était  à  l'heure  où  les  cafés  du 
boulevard  vont  se  fermer.  Mme  de  Lavaur,  Mlle  Eu- 
doxie  et  M*  Piédaniel  devaient  faire  leur  toilette  de 
nuit.  Et  que  pensaient-ils  de  son  absence? 

Et  Nannette?...  Tenez!  pour  moins  que  rien,  il  eût 
juré  que  tout  ceci  était  un  cauchemar  et  qu'un  rat,  bête 
malfaisante,  avait  commis  ce  tapage  dans  le  bûcher. 


48  ROGER  BONTEMPS. 

Quand  il  eut  fait  le  tour  de  la  voiture,  il  put  entendre 
distinctement  la  douce  voix  qui  lui  demandait  : 

«  Est-ce  toi,  Robert?  » 

Et  comme  il  hésitait  k  répondre,  mesurant  instincti- 
vement le  danger  aux  incroyables  précautions  qu'il 
voyait  prises,  une  plainte  découragée  sortit  du  cofi're. 

Roger  prit  le  couvercle  à  deux  mains  et  le  souleva. 
Il  ne  vit  d'abord  qu'une  figure  d'enfant,  une  pâle  et 
délicieuse  figure  qui  essayait  un  sourire  parmi  les 
grosses  larmes  que  la  lumière  de  la  lune  brillantait  sur 
sa  joue  comme  des  perles  de  cristal.  Mais  le  sourire 
s'enfuit  et  une  expression  de  vif  efl'roi  le  remplaça  bien 
vile. 

La  jeune  femme  ferma  les  yeux  et  tout  son  corps 
trembla  : 

Œ  Seigneur,  mon  Dieu,  ayez  pitié  de  moi!  »  mur- 
mura-t-elle. 

Puis  un  soupir  faible  s'échappa  de  sa  poitrine  et  son 
corps  cessa  de  tressaillir. 

Roger  voulut  la  rassurer,  mais  elle  n'entendait  plus. 
Elle  était  évanouie. 

Si  les  précautions  prises  étaient  incroyables,  nous 
avons  déjà  dit  le  mot,  la  terreur  produite  par  le  mys- 
térieux ennemi  était  donc  aussi  bien  profonde  !  Roger 
sentit  cela  en  dehors  de  tout  raisonnement.  Il  se  vit 
enveloppé  par  un  ordre  d'idées  et  de  faits  absolument 
inconnus  et  qui,  du  premier  saut,  franchissaient  la 
frontière  du  vraisemblable. 

Y  avait-il  donc,  en  pleine  France  du  dix-neuvième 
siècle  des  périls  contre  lesquels  l'organisation  sociale 
ne  peut  rien?  Le  pays  des  Hurons  commençait-il  à 
dix  lieues  du  boulevard  de  Gand?  Quel  motif  avait  pu 
porter  Robert  Mornaix,  k  se  priver  de  ces  magnifiques 
et  banales  protections  qui  entourent  tout  le  monde  ? 


ROGER  BONTEMPS.  49 

Pourquoi  jouer  à  cache-cache  dans  la  campagne  dé- 
serte? Les  chemins  de  fer  n'ont-iis  pas  supprimé  pour 
le  voyageur  la  solitude  et  la  nuit? 

Chez  nous  l'homme  ne  se  protège  plus  lui-même; 
il  n'a  pas  la  permission  de  porter  des  armes.  Gela  dit 
tout.  La  loi,  tutrice,  est  seule  armée. 

De  sorte  que  tout  homme  qui,  chez  nous,  porte  des 
armes  et  renonce  à  la  publique  tutelle  de  la  loi  encourt 
ce  soupçon  d'être  l'ennemi  de  la  loi. 

Il  est  pourtant  des  choses  qui  s'attaquent  à  la  loi  et 
que  nos  mœurs  ne  rangent  point  dans  la  catégorie  des 
faits  déshonorants.  Un  enlèvement,  par  exemple. 

Mais  Mornaix  avait  dit  :  «  Je  suis  marié.  » 

Sa  femme!  c'était  sa  femme  qu'il  faisait  voyager 
ainsi. 

Sa  femme  !  presque  un  enfant  !  Jetée  au  milieu  de 
ce  roman  brutal  et  sinistre  ! 

L'idée  de  folie  vint.  Elle  ne  tint  pas.  On  suppose 
un  fou,  mais  ils  étaient  trois,  tous  trois  calmes,  résolus 
et  manifestement  dirigés  par  une  volonté  rélléchie. 

L'un  des  trois  était  le  frère  de  celte  débile  et  char- 
mante créature.... 

La  lune  éclairait  distinctement  l'intérieur  de  cette 
loge  où,  pour  la  première  fois  peut-être  une  poitrine 
vivante  respirait.  Ce  que  Roger  voyait  n'était  pas  moins 
étrange  que  le  reste.  Un  peignoir  de  soie  rose  des- 
sinait les  formes  exiguës,  mais  adorablement  gracieuses 
de  Naranja.  Une  légère  guirlande  de  tleurs  s'enroulait 
dans  sa  chevelure  abondante  et  plus  noire  que  le  jais. 
Elle  était  couchée  sur  un  matelas  de  salin.  C'était 
comme  un  lit  de  noces,  souriant  et  heureux. 

Mais  à  droite  et  à  gauche  du  matelas,  quatre  lon- 
gues carabines,  deux  h  droite,  deux  h  gauche,  étaient 
emballées  avec  un  soin  minutieux. 


50  ROGER  BONTEMPS. 

Et  involontairement,  Roger  se  dit  :  «  Nous  sommes 
quatre....  » 

Robert  Mornaix  ne  lui  avait  point  caché  qu'il  s'agis- 
sait d'un  duel  à  mort  :  duel  dans  lequel  lui,  Roger,  ne 
devait  pas  seulement  être  témoin,  mais  second. 

Or,  par  vocation,  il  est  bon  de  le  répéter,  Roger 
Bontemps  était  un  notaire  et  non  point  un  chevalier 
errant.  Il  vous  eût  soutenu  cet  axiome  l'épée  à  la  main, 
pour  peu  que  vous  l'eussiez  voulu.  Il  trouvait  toutes 
ces  choses  encore  bien  plus  extravagantes  que  vous  ou 
moi.  L'aventure,  en  thèse  générale,  étant  son  cauche- 
mar, il  se  débattait  là  dedans  comme  un  barbet  qu'on 
baigne  malgré  lui. 

Mais  l'aventure  le  tenait  et  le  submergeait.  Il  avait 
beau  faire  :  il  y  perdait  plante. 

Certes,  on  eût  bien  étonné  M*  Denis-Tiburce  Pié- 
daniel  si  on  l'eût  éveillé  en  ce  moment  pour  lui  dire 
que  son  futur  successeur  était  dans  un  chemin  creux 
de  la  Brie,  occupé  avec  une  houri  sonorienne,  en  cos- 
tume de  bal  et  voyageant  au  fond  d'un  cercueil. 

Quand  on  a  l'honneur  d'être  notaire  et  qu'on  habite 
depuis  trente-deux  ans  le  même  appartement  de  la  rue 
Tronchet,  on  peut  supposer  Nannette  et  même  l'ex- 
cuser. La  mansarde  voisine  du  Panthéon  est  dans  la 
nature;  M"  Piédaniel  y  a  passé.  Mais  Naranja!  Un 
rêve  d'opium  !  L'absurde  ! 

Roger  faisait  de  son  mieux.  Nous  devons  constater 
qu'à  part  le  trouble  causé  par  le  côté  moral  de  l'aven- 
ture et  la  vue  de  la  jeune  femme  évanouie,  il  était  aussi 
calme  que  s'il  avait  eu  ses  pantoufles  aux  pieds  dans 
son  cabinet  de  travail.  Pas  une  seule  fois  la  pensée  ne 
lui  vint  qu'étant  donnée  la  diabolique  tournure  prise 
par  les  événements,  la  sombre  haie  qui  bordait  le 
chemin  pouvait  d'un  moment  à  l'autre  s'illuminer  à  la 


ROGER  BONTEMPS.  51 

lueur  d'un  coup  de  feu.  Et  si  elle  était  venue,  cette 
pensée,  Roger  n'eût  fait  ni  plus  ni  moins. 

Il  souleva  la  tête  charmante  de  Naranja  et  l'ap- 
puya sur  le  bord  de  la  caisse,  protégée  par  le  matelas. 
Il  desserra  les  agrafes  de  la  robe  rose,  et  la  charmante 
créature  rouvrait  déjà  ses  beaux  yeux,  quand  un  bruit 
léger  annonça  le  retour  des  voyageurs  ou  l'approche 
d'un  étranger. 

D'instinct  et  comprenant  qu'il  était  la  sentinelle  en 
faction,  il  saisit  une  des  carabines  qu'il  dépouilla  de 
son  étui.  Le  chien  relevé  lui  montra  une  capsule  bril- 
lante. L'arme  était  chargée.  Il  attendit,  sûr  d'elle  et  de 
lui-même. 

Trois  formes  se  dressèrent  autour  de  lui  sans  qu'au- 
cun mouvement,  autre  que  le  premier  bruit,  eût  trahi 
leur  approche. 

«  Bravo  !  dit  Momaix.  Mais  tu  aurais  été  scalpé 
comme  un  ange,  en  attendant  !  Une  autre  fois  tu  feras 
mieux.  Il  faut  l'apprentissage. 

—  J'avais  entendu  un  frôlement  de  branches....  » 
répliqua  Roger. 

Les  trois  compagnons  se  regardèrent,  et  le  Malga- 
che reprit  d'une  voix  basse  et  inquiète  : 

a  Alors  il  y  a  ici  une  autre  personne  que  nous  !  » 

Et,  sans  se  consulter  davantage,  il  disparut  derrière 
la  haie  de  droite,  tandis  que  Grelot,  comme  une  cou- 
leuvre, perçait  la  haie  de  gauche.  Mornaix  restait  seul 
avec  Roger. 

«  C'était  une  fausse  alerte,  là-bas,  dit-il  :  deux  gen- 
darmes à  cheval.  » 

Puis  il  ajouta  en  mettant  un  baiser  sur  le  front  de 
Naranja  qui  lui  souriait  comme  en  un  rêve  : 

«  Tu  as  vu  ma  femme,  copin?  C'est  une  étonnante 
histoire,  va  !  » 


52  ROGER  BONTEMPS. 

Naranja  lui  parla  à  l'oreille. 

<r  Si  fait,  si  fait,  répondit  Mornaix,  tu  le  connais  :  c'est 
Roger-Bontemps,  mon  copin  de  collège  Henri  IV... .Je 
t'ai  assez  parlé  de  lui  !  » 

Naranja  tendit  sa  belle  petite  main  à  Roger  et  dit  : 

«  J'ai  eu  grand'peur...  J'avais  cru  reconnaître  un 
des  hommes  du  Saint- Jean-Baptiste. 

—  Senor  Gonde,  ajouta-t-elle  d'un  petit  ton  impé- 
rieux, quand  il  s'agirait  de  la  vie,  je  ne  veux  plus  res- 
ter là  dedans.  Ce  n'est  pas  ce  que  j'ai  dit  :  on  n'é- 
touffe pas  ;  il  y  a  de  la  place  et  de  l'air.  Mais  jouer 
ainsi  à  la  morte  cela  doit  porter  malheur  !  » 

Elle  jeta  ses  bras  nus  autour  du  cou  de  Mornaix  qui 
murmura  : 

«  C'est  bien  différent  !  Au  pays  de  Naranja  les  fem- 
mes sont  braves  et  ne  craignent  pas  le  martyre,  mais 
dès  qu'il  s'agit  de  mauvais  présages....  Allons!  Roger! 
un  coup  de  main  !  La  senorita  a  dit  :  je  veux  ! 

—  Ce  n'est  cependant  pas  pour  plaisanter  que  tu 
as  employé  un  pareil  stratagème  1  objecta  sérieuse- 
ment Roger. 

—  Certes,  mais  ceux  qu'il  s'agissait  de  tromper  sont 
loin,  et  Mme  la  comtesse  risquerait  mille  fois  sa  vie, 
la  sienne  et  la  nôtre  par-dessus  le  marché,  pour  ne  pas 
dîner  treize  à  table  !  » 

Naranja  protesta  par  une  délicieuse  petite  moue, 
mais  elle  se  laissa  enlever  comme  une  enfant,  et  les 
deux  amis  la  portèrent  dans  le  coupé. 

«  C'est  un  vendredi,  murmura-t-elle,  que  j'ai  vu  ma 
mère  pour  la  dernière  fois,  a 

Mornaix  ne  raillait  plus.  Il  baisa  se!>  beaux  yeux 
pleins  de  larmes. 

Œ  Rien  !  dit  Grelot  qui  reparut  derrière  la  voi- 
ure. 


ROGER  BONTEMPS.  53 

—  Hien  !  répéta  le  Malgache.  M,  de  Lavaur  se  sera 
trompé.  » 

La  voilure  tourna  et  regagna  la  grande  route  au 
galop. 

Quand  le  bruit  des  roues  se  fut  étouffé  au  lointain, 
un  sifflement  doux  et  cadencé  tomba  de  la  cime  d'un 
chêne  à  vingt  pas,  environ,  du  lieu  où  la  halte  s'était 
faite.  Un  hennissement  lointain  répondit.  De  l'autre 
côté  du  champ  qui  bordait  le  chemin  creux,  sur  la 
droite,  il  y  avait  un  taillis.  Un  magnifique  cheval  bon- 
dit hors  des  branchages  et  traversa  le  champ  au  petit 
galop.  Les  branches  du  chêne  bruirent  :  Roger  ne  s'é- 
tait pas  trompé. 

Le  pied  d'un  homme  toucha  terre,  sous  l'arbre,  à 
l'instant  même  ou  le  beau  cheval  arrivait,  caracolant 
et  se  jouant.  L'homme  se  mit  en  selle.  Quelques  mi- 
nutes après,  il  rejoignait  deux  cavaliers  qui  attendaient, 
immobiles,  sur  la  lisière  de  la  grand' route. 

Ces  trois  compagnons  étaient  de  haute  taille  et  cam- 
pés sur  leurs  montures  comme  les  hommes  de  bronze 
des  groupes  équestres.  Ils  échangèrent  quelques  brè- 
ves paroles,  puis  leurs  chevaux  partirent  du  même  élan, 
comme  s'il  se  fût  agi  d'une  course  au  clocher,  et  ils 
disparurent  au  milieu  d'un  nuage  de  poussière. 


c^0^2^ 


54  ROGER  RONTEMPS. 


La  vieille  maison. 

Il  y  avait  désormais  plusieurs  changements  dans  la 
voiture  qui  emportait  notre  petite  caravane.  Miguel, 
le  Malgache,  occupait  l'emploi  de  cocher;  Grelot,  le 
gamin  de  Paris,  avait  pris  la  place  de  Naranja  sur  le 
matelas  de  satin  et  dormait  comme  un  juste,  ce  qui  ne 
l'empêchait  point  de  répondre  distinctement:  «  Je 
veille,  »  chaque  fois  qu'on  lui  donnait  le  mot  d'alerte. 
On  naît  factionnaire. 

Dans  le  coupé,  Naranja  était  entre  Roger  et  Robert. 
Elle  sommeillait,  la  tête  appuyée  sur  l'épaule  de  ce 
dernier.  Les  deux  amis  respectaient  son  repos.  Roger 
songeait  à  Nannette  et  se  disait  :  «  Moi  aussi,  j'étais 
aimé  !  » 

Le  restant  du  voyage  fut  court  ;  aucun  incident  ne 
le  troubla.  Quatre  heures  après  avoir  quitté  Paris,  la 
voiture  prit  une  route  de  troisième  classe  qui  longeait 
les  murs  d'un  parc.  G'étais  le  quatrième  relais.  Par- 
dessus les  murs,  on  voyait  de  splendides  futaies.  Ro- 
bert dit  tout  bas  à  Roger  : 

«  Regarde  bien  cela.  » 

L'attelage  excellent,  et  poussé  à  toute  vitesse,  cou- 
rut le  long  de  ces  murailles  pendant  près  d'une  demi- 
heure. 


ROGER  BONTEMPS.  55 

Deux  ou  trois  fois  Mornaix  demanda  : 

«  Trouves-tu  cela  beau  ?  » 

Une  grille  se  présenta,  entrée  vraiment  royale,  qui 
laissa  voir  une  immense  avenue  de  chênes  géants,  ali- 
gnant à  perte  de  vue  sa  nef  immense  qui  avait  le  ciel 
pour  clef  de  voûte  et  ses  doubles  bas  côtés  perdus  dans 
la  nuit.  Miguel  ralentit  le  pas  des  chevaux  en  passant 
devant  cette  grille,  au  bout  de  laquelle  la  lune  illumi- 
nait avec  mystère  les  cent  croisées  d'un  monumental 
château. 

«  Trouves-tu  cela  beau?  »  demanda  encore  Mornaix. 

Puis,  après  la  grille,  flanquée  d'un  admirable  pavil- 
lon en  briques  rouges,  prouvant  que  la  place  royale 
de  Paris  n'était  pas  le  dernier  mot  de  l'art  au  temps  de 
Louis  XIII,  un  large  saut-de-loup  remplaçait  le  mur. 
Un  parc  anglais  ajoutait  sa  froide,  mais  idéale  féerie 
aux  solides  splendeurs  du  parc  français.  La  lune  ca- 
ressa le  velours  des  pelouses,  nivelées  de  main  d'homme 
où,  par  intervalles,  des  groupes  d'arbres  s'élevaient, 
juste  à  leur  point  pour  faire  paysage  :  car  la  poésie 
glacée  de  ces  charmantes  idylles  joue  à  la  nature 
comme  les  enfants  jouent  à  l'homme.  Elle  copie  des 
tableaux  avec  de  la  terre,  des  chênes,  de  l'herbe  et  de 
l'eau,  poussant  même  l'amusette  jusqu'à  convoquer 
des  bestiaux  de  parade  et  du  gibier  pour  rire. 

Mais  ceci  était  grand  et  luttait  avec  la  nature.  Aussi 
loin  que  le  regard  pouvait  aller,  la  rivière  déroulait 
son  large  ruban  d'argent,  et  l'étang  qui  allait  perdant 
son  cristal  dans  l'ombre  semblait  un  lac. 

«  Trouves-tu  cela  beau?  »  demanda  une  troisième 
fois  Robert  Mornaix, 

Et  quand  l'attelage  eut  repris  son  allure  rapide,  il 
ajouta  : 

«  Tout  cela  c'est  le  domaine  de  Belbon  dont  mon 


56  ROGER  BONTEMPS. 

père  fat  l'intendant,  dont  mon  aïeul  était  le  maître. 
Mon  père  est  mort,  à  force  de  contempler  ce  paradis 
perdu.  Je  n'ai  plus  de  mère.  J'ai  juré  que  le  portrait 
de  mon  père  et  le  portrait  de  ma  mère  seraient  dans  le 
grand  salon  du  château,  et  je  me  suis  dit  que  Naranja 
aurait  tout  cela  pour  cadeau  de  noces. 

—  Est-ce  que  nous  allons  conquérir  ces  plaines  et 
ces  futaies  à  coups  d'épée?  demanda  Roger.  Tu  ne  par- 
les plus  de  ton  duel  ?  » 

Mornaix  soupira  et  répondit: 

«  Patience  !  » 

C'était  enfin  le  bout  du  parc.  La  voiture  tourna  l'ex- 
trémité occidentale  du  saut-de-loup  auquel  succédait 
brusquement  un  mur  en  ruine,  doublé  d'une  haie  de 
ronces,  et  s'engagea  dans  une  coulée  d'aspect  sauvage 
qui  descendait  dans  le  vallon,  La  voilure  s'arrêta  tout 
à  coup,  bien  qu'il  n'y  eut  point  d'apparence  d'habita- 
tion, et  Mornaix  dit  : 

a  C'est  ici  la  maison  de  mon  père.  » 

On  entendit,  en  effet,  derrière  un  haut  talus,  planté 
d'ormes  et  bordé  par  une  mare,  un  bruit  de  sabots  et 
les  aboiements  d'un  gros  chien.  Une  porte  invisible 
roula  sur  ses  gonds,  et  une  voix  cria  en  patois  percl^- 
ron  : 

«  Faut  tourner  la  murette  ;  le  chemin  est  bon 
assez  !  » 

Miguel  poussa  l'attelage  et  la  voilure  tourna  en  cra- 
quant pour  passer  sous  un  grand  sureau  qui  masquait 
l'angle  de  «  la  murette.  »  Une  porte  de  ferme  était 
derrière.  Ca  voiture  entra  dans  une  cour  et  le  gros 
chien  se  tut.  Il  vint  en  rampant  rôder  autour  de  Ro- 
bert Mornaix. 

a  Tout  de  même,  dit  la  voix ,  la  bête  a  senti  notre 
monsieur!  • 


ROGER  BONTEMPS.  57 

Une  énorme  lanterne,  qui  se  balançait  à  la  main 
d'une  paysanne,  vint  éclairer  la  scène.  La  paysanne 
était  debout  sur  un  perron  formé  de  trois  marches 
d'ardoise  au-dessus  desquelles  s'ouvrait  l'entrée  princi- 
pale de  la  maison  :  un  véritable  manoir  de  l'Ile  de 
France,  bien  autrement  antique  que  le  château  voisin. 

«c  Salut  k  tous,  dit  la  bonne  femme.  Les  lits  sont 
blancs  et  le  réveillon  vous  attend.  » 

Mornaix  répondit  en  sautant  à  terre  : 

«  Bonsoir,  Vincent;  bonsoir,  vieille  Madeleine.  » 

Au  son  de  sa  voix,  le  gros  chien  tendit  le  cou  et 
poussa  un  long  hurlement  de  joie. 

n  Bonsoir  aussi,  Turc,  mon  vieux,»  ajouta  Robert  en 
lui  donnant  une  caresse. 

Vincent,  l'homme  aux  sabots,  se  mit  à  dételer,  Ma- 
deleine éclairait  Miguel  qui  soutenait  Naranja.  La 
bonne  femme  n'avait  pas  assez  d'yeux  pour  la  regarder, 
si  jolie  dans  sa  robe  rose. 

«  La  voiture  dans  la  grange,  dit  Robert  Mornaix  à 
Vincent;  les  chevaux  à  l'écurie,  les  portes  fermées  à 
double  tour  et  Turc  lâché  en  liberté  toute  la  nuit.  Si 
quelqu'un  frappe,  visage  de  bois.  La  maison  est  dé- 
serte. » 

Il  appela  Grelot  de  la  main  et  ajouta  à  voix  basse  : 

<f  Les  carabines  toutes  prêtes  !  » 

L'instant  d'après,  tout  était  silence  et  solitude  au- 
tour de  la  maison,  dont  la  lune  déchiquetait  les  bizarres 
profils. 

Vincent  et  Madeleine  se  regardaient  tout  interdits 
dans  la  cuisine. 

I  Notre  monsieur  ne  revient  pas  au  pays  pour  long- 
temps, »  dit  Madeleine  avec  un  soupir. 

Vincent  secoua  sa  tête  grise  coiffée  du  bonnet  de 
laine  et  répliqua  : 


S8  ROGER  BONTEMPS. 

«  J'ai  de  la  tristesse  dans  mon  idée,  et  je  suis  comme 
quand  il  y  a  un  malheur. 

—  Viens  te  coucher,  opina  Madeleine. 

—  Non,  répliqua  le  bonhomme.  Notre  monsieur 
veut  qu'on  fasse  une  ronde  toutes  les  demi-heures, 
sans  chandelle,  dans  la  cour  et  dans  le  verger. 

—  La  jeune  madame  a  l'air  qu'on  l'a  enlevée,  mur- 
mura Madeleine. 

—  Et  as-tu  vu  celui  qui  a  un  chapeau  de  paille? 
C'est  noir  comme  le  démon! 

—  Et  le  grand  blond  a  demandé  pour  écrire.... 

—  Ça  ne  dort  pas  la  nuit  ! 

—  Toutes  les  portes  fermées  à  double  tour  ! 

—  Visage  de  bois  si  on  frappe  !  s 

Ils  tressaillirent  tous  deux  parce  que  le  vieux  chien 
Turc  poussait  au  dehors  un  long  et  plaintif  hurlement. 

«  La  bête  n'avait  pas  geint  comme  ça,  dit  tout  bas 
Madeleine,  depuis  la  nuit  où  la  défuntp  madame 
passa.  » 

Ils  firent  ensemble  le  signe  de  la  croix  et  ne  parlè- 
rent plus  pour  écouter  mieux  ;  mais  aucun  bruit  nou- 
veau ne  vint  rompre  le  silence  de  la  nuit. 

Gomme  beaucoup  de  manoirs,  dont  la  construction 
remonte  à  une  époque  reculée,  la  maison  Mornaix 
était  située  dans  une  sorte  de  trou.  De  trois  côtés,  on 
pouvait  parcourir  en  tous  sens  la  campagne  environ- 
nante sans  apercevoir  ses  toits  pointus  et  ses  pigeon- 
niers surmontés  de  girouettes  fantastiques.  Vers  l'ouest 
seulement  un  vallon  humide,  où  croissaient  de  grands 
peupliers,  laissait  une  échappée  de  vue  à  demi  ouverte, 
et  montrait  la  rivière  d'Eure  qui  coulait  à  cinq  cents 
pas  de  là. 

Si  par  hasard  quelqu'un  eût  cheminé,  à  pareille 
heure  de  nuit,  dans  les  sentiers  mouillés  de  la  prairie. 


ROGER  BONTEMPS.  59 

il  eût  distingué,  à  travers  les  arbres,  l'étrange  sil- 
houette de  la  gentilhommière,  découpant  sur  le  ciel 
brillant  les  lignes  tourmentées  et  noires  de  ses  profils. 
Aucune  lumière  ne  paraissait  aux  fenêtres;  mais  le 
mur  d'une  petite  tourelle  intérieure,  frappé  par  un 
reflet,  trahissait  au  moins  une  lampe  allumée.  Dans  le 
champ  de  clarté  dessiné  carrément  par  la  lampe,  une 
ombre  se  mouvait. 

Ils  étaient  deux,  pourtant,  dans  la  chambre  éclairée, 
mais  Mornaix  seul  se  promenait  de  long  en  large.  Roger 
Bontemps,  assis  devant  une  table,  recommençait  fidè- 
lement la  lettre  que  le  départ  de  Paris  avait  inter- 
rompue. Il  s'agissait,  nous  le  savons,  de  présenter  des 
excuses  à  qui  de  droit,  et  d'expliquer  pourquoi,  en  sa 
double  qualité  de  fiancé  de  Mlle  Eudoxie  et  de  succes- 
seur de  maître  Piédaniel,  Roger  avait  manqué  une  paire 
de  rendez-vous. 

Roger  avait  à  sa  disposition  du  papier  jauni  dans 
l'armoire,  une  plume  d'oie  impossible,  et  de  l'encre 
trouble,  recouverte  d'une  épaisse  couche  de  moisissure. 
Il  avait  mis  un  quart  d'heure  à  dater  ce  qui  lui  laissait 
le  loisir  de  polir  son  style. 

«  Grilliers-Samt-Martin,  près  Nogent-le-Roi  (Eure- 
et-Loir).  » 

«  Il  y  a  encore  une  bonne  trotte  d'ici  à  la  rue  Tron- 
chet,  dit-il  en  déposant  la  plume  pour  prendre  un  peu 
de  repos.  Maître  Piédaniel  est  assez  intelligent  pour 
comprendre 

—  Laisse-nous  la  paix,  avec  ton  maître  Piédaniel, 
l'interrompit  brusquement  Mornaix,  qui  vint  se  camper 
devant  lui,  debout  et  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine. 
Causons. 

—  J'avoue,  repondit  Roger,  que  j'ai  un  peu  som- 
meil. Si  on  doit  se  battre  demain.... 


60  ROGER  BONTEMPS. 

—  Demain  ou  après;  peut-être  cette  nuit.,..  Est-ce 
qu'on  dort? 

—  La  veille  d'Austerlitz....  commença  Roger. 

—  A  la  bonne  heure  1  l'interrompit  Mornaix,  plai- 
sante un  peu.  Ça  fait  du  bien. 

—  Mais  je  ne  plaisante  pas.  Tel  que  tu  me  vois, 
chaque  fois  que  je  songe  à  Nannette,  j'ai  envie  de  pleu- 
rer comme  un  benêt.  » 

Mornaix  tourna  le  dos  et  reprit  sa  promenade.  Roger 
écrivit  : 

et  Mon  cher  monsieur  Piédaniel,  des  circonstances 
fortuites,  dont  vous  voudrez  bien  donner  le  détail  à 
maman....  » 

Mornaix  était  déjà  derrière  lui  et  lisait  pardessus 
son  épaule. 

«  Maman  !  répéta-t-il  en  éclatant  de  rire.  Grand 
dadais  !  » 

Roger  eflaça  maman  pour  mettre  ma  mère,  et  rou- 
git. Mornaix  s'assit. 

a  Tu  penses  bien ,  dit-il ,  que  je  ne  t'ai  pas  dé- 
rangé pour  des  prunes.  Laisse  ta  lettre.  Je  vais  te  ra- 
conter des  choses  qui  t'empêcheront  pardieu  bien  de 
dormir  ! 

—  Tant  pis  !  murmura  Roger. 

—  Comment  trouves-tu  ma  femme  ? 

—  Rien  faible  et  bien  pâle. 

—  C'est  tout? 

—  Et  jolie.... 

—  C'est  heureux,  à  la  fin  ! 

—  Presque  aussi  jolie  que  Nannon  ! 

—  Elle  est  meilleure  que  jolie  ,  brave  autant  que 
bonne,  et  forte  encore  plus  que  brave.  Elle  a  fait  une 
fois  deux  cents  lieues  h.  mes  côtés  dans  le  désert. 

—  Sur  ces  petits  pieds-là  !  dit  Roger  attendri.  Nannon 


ROGER  BONTEMPS.  61 

était  bien  fatiguée  quand  nous  manquions  le  train  du 
Val-Fleury  ! 

—  C'est  le  pays  des  épopées,  là-Las,  reprit  Mornaix. 
On  y  vit  de  romans.  Tu  me  fais  honte  avec  tes  bos- 
quets de  Meudon  tout  pleins  de  débris  des  dîners  sur 
l'herbe. 

—  Ah  !  soupira  Roger,  les  chers  dîners  que  ceux- 
là,  quand  c'était  le  printemps  et  que  Nannon  m'aimait  ! 

—  C'est  le  pays  des  grandes  aventures,  poursuivit 
Mornaix,  dont  les  narines  gonflées  semblaient  appeler 
une  atmosphère  âpre  et  lointaine. 

—  En  fait  d'aventures,  dit  Roger  Bontemps,  j'ai  mon 
goût  à  moi  :  je  ne  les  aime  ni  grandes  ni  petites. 

—  Notaire  I  gronda  Mornaix.  Si  une  fois  tu  étais 
là-bas.,.. 

—  Quand  tu  m'auras  perdu  ,  copin,  ne  va  pas  m'y 
chercher.  Mais  on  a  parlé  dans  la  chambre  de  ta 
femme.  Écoute  ! 

—  Naranja  !  »  appela  Mornaix,  dont  la  voix  s'adou- 
cit tout  à  coup. 

N'ayant  point  de  réponse,  il  prit  la  lampe  et  ouvrit 
la  porte  de  la  chambre  voisine,  où  l'on  avait  fait  le  lit 
de  la  jeune  femme.  Pendant  cela,  Roger  continuait  sa 
lettre. 

«  ....A  ma  mère,  m'ont  empêché,  bien  malgré  moi, 
d'être  exact  au  rendez-vous  d'hier  au  soir....  3> 

«  Viens  voir  !  »  dit  Mornaix  arrêté  sur  le  seuil. 

Le  lit  était  tout  proche ,  un  vieux  lit  carré  à  sup- 
ports guillochés,  dont  le  bois,  noirci  par  le  temps, 
avait  le  poli  de  l'ébène.  Naranja  était  étendue  toute 
habillée  et  dormait,  la  tête  baignée  dans  les  boucles 
fleuries  de  ses  beaux  cheveux  noirs,  Mornaix  la 
contemplait  en  souriant  :  sourire  d'amant  et  de 
père. 


62  ROGER  BONTEMPS. 

«Tu  l'aimes,  n'est-ce  pas?  demanda  Roger  avec 
émotion. 

—  N'est-elle  pas  assez  délicieusement  jolie  pour  cela  ! 
répliqua  Mornaix. 

—  Elle  est  jolie  délicieusement..,.  Mais  tu  l'aimes? 
Tu  l'aimes  bien  ?  » 

Le  sourire  de  Mornaix  changea.  Il  y  a  des  gens  qui 
n'aiment  pas  montrer  les  battements  de  leur  cœur. 
Une  nuance  de  sarcasme  se  joua  sous  sa  fine  mousta- 
che et  il  répondit  : 

«  Sais-tu  que  Naranja  représente  pour  moi  une 
tonne  de  poudre  d'or  ?  » 

Roger  eut  le  frisson  comme  si  une  douche  d'eau 
glacée  l'eiit  enveloppé  de  froid. 

«  Ah  1  fit-il  d'un  ton  sec.  Et  combien  pèse  une  tonne 
de  poudre  d'or  ? 

—  Gela  dépend  des  fûts.  La  mienne  peut  peser 
quinze  cents  kilos. 

—  Une  si  petite  femme  !  Et  cela  fait  en  argent? 

—  A  trois  mille  quatre  cents  francs  le  kilo ,  cela 
donne  cinq  millions,  plus  une  fraction. 

—  C'est  cher  la  livre  de  femme  !  »  dit  Roger  Bon- 
temps  qui  pirouetta  sur  ses  talons. 

Mornaix  referma  la  porte  et  le  suivit. 

«  S'il  s'agissait  d'un  tonneau  de  jauge,  continua-t-il 
gravement,  il  faudrait  parler  de  soixante- quatre  mil- 
lions, car  nous  aurions  dix-neuf  mille  kilos  d'or  :  la 
tonne  contenant  mille  kilos  d'eau  et  l'eau  pesant  dix- 
neuf  fois  moins  que  l'or.  » 

Roger  avait  repris  sa  lettre. 

«  Tu  ne  m'écoutes  plus  ?  l'interrompit  Mornaix. 

—  Non,  répliqua  Roger.  J'annonce  à  ceux  qui 
m'attendaient  hier  que  le  rendez-vous  est  pour  de- 
main. 


ROGER  BONTEMPS.  63 

—  Ce  sera  une  lettre  perdue, dit  tranquillement  Ro- 
bert. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  tu  n'iras  pas  à  ce  rendez-vous. 

—  Je  suppose  que  tu  ne  comptes  pas  me  retenir 
malgré  moi  ? 

—  En  aucune  façon. 

—  En  ce  cas,  comme  je  ne  me  sens  aucune  vocation 
pour  les  affaires  de  poudre  d'or.... 

—  Naranja  est  ma  femme ,  l'interrompit  Mornaix 
d'un  accent  profond.  Je  mentirais  si  je  disais  que  je 
n'ai  point  la  passion  d'être  riche,  car  je  veux  pour  elle 
toutes  les  joies  de  la  terre.  Mais  regarde-moi  bien 
dans  le  blanc  des  yeux,  comme  nous  disions  au  col- 
lège :  j'aime  ma  femme  et  je  ne  donnerais  pas  ma 
femme  pour  tout  l'or  enfermé  dans  les  entrailles  du 
globe  !  »  • 

Roger  posa  sa  plume  sur  la  table, 
c  Chacun  aime  à  sa  manière ,  murmura-t-il.  Moi, 
l'idée  de  vendre  Nannon  ne  me  serait  pas  même  venue. 

—  Garamba  !  s'écria  Mornaix  en  colère ,  c'est  que 
les  idées  ne  te  viennent  pas  facilement ,  mon  cama- 
rade !  L'idée  ne  t'est  pas  venue  d'ouvrir  la  porte  du 
bûcher,  là-bas,  et  d'étrangler  le  quidam  avant  de  le  je- 
ter par  la  fenêtre  ! 

—  Si  fait,  répliqua  doucement  Roger.  Tu  te  trom- 
pes, l'idée  m'est  venue. 

—  Eh  bien  !  alors.... 

—  Je  me  suis  dit  :  peut-être  que  Nannon  l'aime. 
• —  Raison  de  plus  ! ...  » 

Il  s'interrompit  parce  que  Roger  avait  des  larmes 
plein  les  yeux. 

«  Cela  passera,  reprit  ce  dernier  qui  essaya  de  sou- 
rire. Tu  sais,  je  suis  Roger-Bontemps  et  je  prends 


64  ROGER  BONTEMPS. 

assez  les  jours  comme  ils  viennent.  Il  faut  le  temps,  la 
blessure  est  trop  fraîche.  Dans  une  semaine,  nous  n'y 
penserons  plus. 

—  J'ai  bien  peur  que  tu  y  penses  toute  ta  vie,  dit 
Mornaix. 

—  Laissons  cela.  Si  j'ai  mal  parlé,  je  t'en  demande 
pardon.  Pour  le  moment,  de  quoi  est-il  question  !  De 
Naranja  ou  de  la  tonne  de  poudre  d'or? 

—  Des  deux....  et  de  ce  splendide  domaine  autour 
duquel  nous  avons  galopé  pendant  une  heure.  As-tu 
vu  ce  carré  blanc  suspendu  à  la  grille  ? 

—  Non,...  Le  domaine  est  en  vente? 

—  Au  prix  de  trois  millions. 

—  A  vue  de  nez,  c'est  cher. 

—  Je  le  payerais  le  double. 

—  Charge-moi  de  cette  alïaire-là.  Si  tu  as  tes  cinq 
millions,  plus  une  fraction,  nous  pourrions  traiter  au 
comptant. 

—  Mais  je  ne  les  ai  pas. 

—  Tu  disais  que  la  dot  de  ta  femme.... 

—  Notaire  !  Une  dot  !  Naranja  !  Je  l'ai  prise  toute 
nue  sous  la  tente  d'un  Indien  apache. 

—  Où  donc  est-elle  la  tonne  de  poudre  d'or  ?  demanda 
Roger  qui  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  A  trois  mille  lieues  d'ici,  plus  une  fraction. 

—  Au  diable  tes  fractions  ! 

—  As-tu  encore  sommeil? 

—  Non. 

—  Tant  mieux,  car  il  est  urgent  de  veiller,  dans  la 
situation  où  nous  sommes. 

—  Dans  quelle  situation  sommes-nous  ?  Je  ne  vois 
rien,  je  ne  devine  rien.  Me  feras-tu  la  grâce  à  la  fin  de 
ra'expliquer  quel  jeu  nous  jouons? 

—  J'allais  te  le  proposer,  dit  Mornaix  qui  prit  dans 


ROGER  BONTEMPS.  65 

une  armoire  un  flacon  avec  des  verres  et  déposa  le  tout 
sur  la  lable. 

—  Alors,  l'histoire  est  longue?  soupira  Roger. 

—  Assez....  allume  un  cigare.  » 

Une  vieille  pendule  à  poids  qui  grognait  au  fond  de 
son  armoire  vitrée  sonna  trois  heures  après  minuit. 

Roger  repoussa  son  papier  d'un  geste  résigné,  disant  ; 

Π Je  finirai  ma  lettre  au  jour.  Raconte-moi  le  gros, 
n'est-ce  pas,  le  nécessaire ,  en  passant  pardessus  les 
aventures,  si  tu  ne  veux  pas  que  je  ronfle.  » 

Il  détestait  terriblement  les  aventures! 


66  ROGER  BONTEMPS. 


VI 


Nuit  de  veille. 


Avant  de  commencer  son  récit,  Robert  Mornaix 
ouvrit  la  fenêtre  qui  donnait  sur  les  jardins.  Il  siffla 
doucement  et  un  bruit  pareil  lui  répondit  aussitôt.  Il 
y  avait  une  sentinelle  sous  la  croisée. 

Roger,  tournant  son  regard  de  ce  côté  ,  aperçut  des 
cimes  d'arbres ,  éclairées  par  la  lune,  un  toit  pointu  et 
un  clocheton  de  forme  carrée.  Le  silence  le  plus  pro- 
fond régnait  au  dehors. 

«  Ah  çà,  dit-il,  quand  Mornaix  revint  après  avoir 
fermé  la  fenêtre,  tes  gaillards  ne  dorment  donc  jamais! 

—  Pas  souvent,  répliqua  Robert,  mais  ils  se  dédom- 
mageront à  bord. 

—  C'est  juste,  trois  mille  lieues  de  traversée,  plus 
une  fraction.  Je  te  prie  d'excuser  ma  curiosité  :  Cette 
vieille  maison  n'a  pas  bonne  mine,  la  nuit...  Est-ce  que 
tu  craindrais  une  attaque  à  main  armée  ? 

—  Oui,  répondit  Mornaix  tranquillement,  une  atta- 
que à  main  armée  est  tout  à  fait  dans  l'ordre  des  choses 
possibles.  » 

En  s'asseyant,  il  ajouta  d'un  ton  rêveur  : 

«  Ce  sont  des  diables  pour  suivre  une  piste.  Et  à  tout 

prendre,  peut-être  vaudrait-il  mieux  en  finir  d'un  seul 

coup. 


ROGER  BONTEMPS.  67 

—  Il  y  a  une  carabine  pour  moi  je  suppose  ? 

—  Et  une  bonne  !  »  répliqua  Mornaix  en  lui  serrant 
la  main. 

Roger  lui  rendit  son  étreinte  cordialement  et  prit  un 
visage  moins  morose. 

«  Du  moment  qu'on  est  fixé,  murmura- t-il,  cela  sou- 
lage. Cause,  maintenant,  je  t'écoute.  5> 

a  Mornaix,  emplit  les  verres  et  prit  la  posture  d'un 
homme  qui  va  entamer  une  longue  histoire. 

«  Si  je  commençais  par  le  commencement,  dit-il, 
nous  en  aurions  pour  jusqu'à  demain  au  soir.  C'est  un 
drôle  de  pays,  là-bas..., 

—  Y  a-t-il  des  notaires?  demanda  Roger. 

—  Oui,  mais  il  faut  passer  un  examen  pour  le  ma- 
niement du  revolver  à  six  coups.  J'en  ai  connu  un  qui 
savait  son  métier  sur  le  bout  du  doigt.  Il  était  mon 
boucher  à  San-Francisco  et  me  vendait,  ma  foi,  du 
jarret  de  bœuf  à  sept  francs  la  livre.  Quand  on  manquait 
de  viande,  il  portait  des  madriers  sur  son  dos  et  célé- 
brait le  service  divin  pour  les  anabaptistes,  dans  sa 
grange  où  il  jouait  de  l'accordéon  les  jours  de  bal.  Il 
est  maintenant  colonel,  peut-être  même  brigadier,  de- 
puis le  temps,  à  moins  qu'on  ne  l'ait  pendu  :  c'était  un 
garçon  d'avenir.  » 

Il  but  une  gorgée  et  répéta  d'un  accent  solennel  ! 

a  Là-bas,  c'est  un  drôle  de  pays.  Mais  je  veux 
être  damné  si  je  sais  par  quel  bout  prendre  mon  his- 
toire ! 

—  D'après  ce  que  je  vois,  dit  Roger,  dans  ton  histoire 
il  est  absolument  impossible  d'éviter  les  aventures. 

—  On  s'y  fait,  moi,  je  trouvais  déjà  l'existence  mo- 
notone là-bas.  Ce  que  j'appelle  une  aventure,  vois-tu, 
c'est  de  signer  un  contrat  de  mariage  avec  une  de- 
moiselle qu'on  n'aime  pas  et  d'acheter  trois  cent  mille 


68  ROGER  BONTEMPS. 

francs  la  coque  d'un  garde-notes  ou  l'iUude  d'un  lima- 
çon quand  on  a  la  taille,  la  ligure,  l'esprit  et  le  cœur 
d'un  homme.  » 

Roger  soupira  gros. 

«  La  demoiselle,  je  ne  dis  pas,  murmura-t-il,  mais 
l'étude!... 

—  J'ai  trouvé  le  point  pour  aborder  notre  affaire  ! 
s'écria  Mornaix  qui  battit  des  mains.  Je  serai  clair, 
concis  et  bref.  Si  nous  n'avons  rien  de  nouveau  cette 
nuit,  tu  pars  au  petit  jour.... 

—  Tout  seul? 

—  Naturellement.  Ces  coquins-là  ne  te  connaissent 
pas  :  tu  passeras  comme  une  lettre  à  la  poste.  Tu 
prends  Dreux,  puis  Evreux,  où  tu  changes  de  cheval 
en  mangeant  un  morceau.... 

—  Je  n'ai  pas  faim,  dit  Roger. 

—  Gomme  tu  voudras.  Tu  piques  au  Neubourg  et  de 
là  à  Pont-Audemer  où  tu  n'as  plus  qu'une  enjambée 
pour  attraper  Honfleur.  A  Honlleur,  tu  demandes  le 
patron  Renard,  un  vieux  loup  qui  était  second  maître 
à  bord  du  clipper  de  la  compagnie  du  Havre,  quand  je 
pris  passage  pour  New-York,  dans  le  temps.  Il  est  re- 
traité. Il  doit  avoir  un  cotre,  un  chasse-marée,  une  ca- 
bolaine,  enfin  quelque  chose  pour  gagner  sa  vie  et 
jurer  contre  le  vent  debout.  Tu  lui  dis  :  «  je  n'aime 
pas  la  vapeur;  »  il  comprend  ça  ;  «  je  veux  passer  en 
Angleterre  sur  une  bonne  barque  à  voile  qui  sente  le 
roulis,  qui  abatte  au  tangage  ;  c'est  mon  agrément  et 
il  y  a  des  dames.  »  Il  t'embrassera.  Tu  donneras  de.s 
arrhes,  et  tu  feras  en  sorte  que  son  bateau  soit  paré  à 
descendre  avec  la  marée.  Ça  te  va-t-il  ? 

—  Oui,  dit  Roger.  Et  après  je  serai  libre? 

—  Parbleu!  Tu  es  libre  dès  à  présent,  copiu,  si  tu 
veux,  B 


ROGER  BONTEMPS.  69, 

Roger  fronça  le  sourcil. 

«  Je  n'ai  pas  mérité  ce  mot-là  !  dit-il. 

—  Eh  bien  !  non  !  lit  Robert,  Lu  ne  seras  pas  libre. 
!Ma  femme  doit  être  pour  toi  une  sœur... . 

—  Et  je  l'aime  déjà  comme  si  j'étais  son  frère.  » 
Mornaix  l'embrassa  sur  les  deux  joues. 

a  Sans  ta  fringale  de  notariat,  dit-il  avec  émotion 
quel  amour  de  garçon  tu  ferais  !  As-tu  quelque  chose  à 
demander  pour  ta  gouverne  ? 

—  Non,  tout  ça  est  clair;  seulement....  ça  ne  m'a 
rien  appris. 

—  Comment  ! 

—  Je  ne  sais  pas  pourquoi  ces  gens-là  te  pour- 
suivent. 

—  C'est  juste. 

—  Ni  qui  ils  sont. 

—  C'est  vrai. 

—  Ni  comment  il  se  fait  que  tu  détales  devant  des 
malfaiteurs  :  car  je  suppose  que  ce  sont  des  malfai- 
teurs.... 

—  Tu  peux  bien  le  jurer! 

—  Que  tu  détales  devant  eux  comme  le  gibier  al- 
longe devant  les  chiens,  en  pleine  France,  au  dix-neu- 
vième siècle,  ou  la  culture  du  gendarme  est  si  pros- 
père  » 

Mornaix  se  gratta  franchement  l'oreille. 

«  Copin,  dit-il,  j'ai  peur  d'avoir  bien  de  la  peine  à 
l'expliquer  cela.  Tu  dois  être  d'avis,  toi,  que  la  civili- 
sation vaut  mieux  que  la  sauvagerie. 

—  Mais  oui,  répliqua  Roger  en  souriant.  C'est  mon 
opinion 

—  Et  tu  la  proclames  avec  un  sourire  de  notaire  !  Tu 
as  de  bons  auteurs  de  ton  côté.  Moi-même  qui  te  parle, 
je  trouve  que  le  boulevard  des  Italiens  est  un  endroit 


70  ROGER  BONTEMPS. 

agréable  où  l'on  peut  se  procurer  les  biens  de  la  vie 
plus  commodément  qu'au  sein  des  forêts.  Néanmoins 
je  ne  suis  pas  entièrement  fixé,  et  je  vais  te  pousser  un 
argument  personnel,  comme  on  dit  au  collège  :  A  la 
santé  de  Nannon  !  » 

Roger  tressaillit  et  son  verre  trembla  en  choauant 
celui  de  Mornaix. 

a  N'y  a-t-il  pas  eu  entre  vousdeux,  poursuivit  ce  der- 
nier quelqu'un  ou  quelque  chose,  un  obstacle  vivant  ou 
non,  mais,  à  coup  sûr  civilisé  ? 

—  Non,  l'interrompit  Roger.  Je  te  l'ai  dit  :  si  elle 
avait  voulu,  elle  serait  ma  femme. 

—  Et  aucun  civilisé  ne  s'intéresse  à  toi  suffisamment 
pour  avoir  essayé  de  poser  un  garde  fou  au  devant  de 
Tabime  où  tu  allais  te  casser  le  cou,  notairement  par- 
lant? y> 

Roger  passa  la  main  sur  son  front  et  se  mit  à  réfléchir. 
Puis,  tout  à  coup,  il  se  jeta  au  cou  de  Mornaix  en 
s'écriant  : 

«  Voilà  qui  Vaut  bien  des  tonnes  d'or  ! 

—  Second  argument,  dit  Mornaix,  puisé  dans  les  en- 
trailles mêmes  du  sujet  :  Je  suppose  que  nous  soyons 
là-bas  dans  la  prairie  et  que  trois  assassins  nous  pour- 
suivent^ que  faisons-nous?  Nous  avons  des  armes  et  de 
la  tête,  nous  intervertissons  les  rôles;  nous  attaquons  à 
notre  tour.  En  prenant  un  peu  sur  la  gauche,  ou  sur  la 
droite,  nous  les  laissons  passer  et  nous  les  couchons 
propremenldans  l'herbe,  incapables  de  nuire  désormais: 
voilà  pour  la  nature.  En  civilisation,  c'est  différent. 
La  loi  veut  des  preuves.  Vous  avez  beau  savoir  de 
science  certaine  que  Jean,  par  exemple,  a  fait  dessein 
de  vous  poignarder,  la  loi  à  laquelle  vous  vous  adressez 
répond  :  Quand  Jean  vous  aura  poignardé,  ne  manquez 
pas  de  revenir  et  de  porter  plainte..  . 


ROGER  BONTEMPS.  71 

—  Tu  exagères  !  fit  Roger. 

—  Très-bien  !  ce  mot  là  est  facile  à  dire  et  il  y  a  des 
mots  qui  mènent  Ipin.  Moi  je  crois  aux  faits  plus  qu'aux 
mots.  Je  peux  être  un  sauvage  à  l'occasion,  mais  à  l'oc- 
casion seulement  et  quant  il  le  faut.  Le  reste  du  temps 
je  suis  un  jeune  homme  bien  élevé.  Je  me  suis  adressé 
à  la  loi,  représentée  par  le  magistrat  qui  veille  à  la  sû- 
reté publique.  J'ai  exposé  qu'il  y  avait  en  France  une 
certaine  quantité  d'hommes,  libres  de  ces  entraves 
qu'on  nomme  la  morale,  la  religion,  etc.  ;  des  bandits 
en  un  mot,  dans  toute  la  force  du  terme;  je  les  ai  dési- 
gnés par  leurs  noms,  j'ai  fourni  leurs  signalements,  et 
j'ai  déclaré  que  leur  intention  formelle  était  de  s'em- 
parer de  ma  femme  légitime  qui  représentait  pour  eux 
une  somme  de  soixante  quatre  millions  de  francs....» 

La  figure  de  Roger  exprima  un  malaise. 
«  On  a  dû  te  prendre   pour  un  fou,  prononça-t-il 
avec  une  certaine  répugnance. 

—  Précisément  :  un  fou.  Ce  mot-là  est  encore  très- 
facile  à  dire  et  conduit  énormément  loin.  Et  cependant, 
quoi  de  plus  logique?  Moi  je  sais  que  la  tonne  contient 
quinze  cents  ou  tout  au  plus  deux  mille  kilogrammes 
de  poudre  d'or,  ce  qui  donne  de  cinq  à  sept  millions,  en 
négligeant  les  fractions,  Mais  les  hommes  dont  je  parle 
sont  des  marins  ;  ils  prennent  le  mot  tonne  dans  son  sens 
technique.... 

—  Ils  savent  donc?...  voulut  demander  Roger. 

—  Ils  ne  savent  pas  où  est  la  tonne,  l'interrompit 
Mornaix  qui  faisait  un  effort  sérieux  et  sincère  pour 
rendre  son  explication  catégorique.  Ils  savent  qu'il  y  a 
quelque  part  une  tonne  d'or.  La  tonne  est, 'pour  eux, 
un  contenant  jaugeant  mille  kilos  d'eau  et  par  consé- 
quent, eu  égard  à  la  proportion  des  densités,  dix-neuf 
mille  kilogrammes  d'or,  c'est-à-dire,  à  leur  estime,  de 


72  ROGER  BON  TEMPS. 

quoi  défoncer  tous  les  barils  de  rhum  du  globe,  de 
quoi  briser  toute  la  vaisselle  de  tous  les  cabarets  des 
deux  mondes,  de  quoi  acheter  une  montagne  d'amour 
haute  comme  le  Ghimboraçao,  de  quoi  flamber  un  punch 
large  et  profond  comme  l'Océan,  en  un  mot,  de  quoi 
entamer  une  orgie  absurde,  enchantée,  sanglante,  ivre, 
infernale,  dont  une  existence  de  cent  ans  ne  pourrait 
atteindre  le  terme  !  » 

Mornaix  essuya  son  front  qui  était  pâle. 

«  Je  comprends,  dit  Roger,  secoué  par  un  rapide 
frisson.  C'est  insensé,  mais  ce  doit  être  vrai. 

—  C'est  vrai,  comme  il  est  vrai  que  celte  lampe  nous 
éclaire!  prononça  Mornaix  avec  une  sombre  énergie. 
Tu  as  dit  le  mot,  nous  sommes,  Naranja  et  moi,  un 
gibier,  poursuivi  par  des  chiens,  en  pleine  France,  au 
dix-neuvième  siècle,  sous  le  nez  des  gendarmes,  et, 
vive  Dieu  !  par  devant  notaire  ! 

—  Pas  encore  notaire,  soupira  Roger,  et  qui  sait  si 
M"  Piédaniel  ne  traitera  pas  avec  le  second  clerc?  Mais 
ton  affaire  est  plus  importante  que  la  mienne.... 

—  Crois-tu?  fit  Mornaix  non  sans  amertume. 

—  Il  est  évident,  reprit  Roger,  qu'un  magistrat  n'a 
pas  pu  Uonner  grande  attention  à  un  roman  si  invrai- 
semblable. Ces  choses-là  ont  lieu  peut-être,  de  temps 
en  temps  dans  les  savanes  du  nouveau  monde,  jamais 
autour  de  Paris.  En  conscience,  nos  commissaires  de 
police  ne  sont  pas  institués  pour  protéger  les  tonnes 
d'or,  cachées  à  trois  mille  lieues  de  la  préfecture,  plus 
une  fraction;  et  d'un  autre  côté,  toute  action  de  police 
s'arrête  devant  le  grand  principe  de  la  liberté  indivi- 
duelle. La  société  n'a  qu'un  droit,  celui  de  surveil- 
lance. 

—  Et  penses-tu  que  la  société  ait  établi  beaucoup  de 
surveillants  ici  autour?  A  l'heure  qu'il  est,  je  ne  vois 


ROGER  BONTEMPS.  73 

pas  grande  différence  entre  la  campagne  française  et 
les  savanes  du  nouveau  monde  :  une  paire  de  gendar- 
mes, bercés  çk  et  là  par  le  pas  somnolent  de  leurs  pa- 
cifiques montures,  des  gardes  champêtres  ronflant  dans 
leur  lit....  pour  empêcher  les  frères  Smith  de  pas- 
ser, il  faudrait  une  demi-douzaine  de  brigades ,  et  en- 
core.... 

—  Ah  çà!  dit  Roger  qui  prit  son  verre  d'un  geste 
tout  ragaillardi,  tes  frères  Smith  sont  donc  de  bien  dé- 
terminés lurons? 

—  Mineurs,  marins,  batteurs  d'estrade,  moitié  Co- 
manches,  moitié  Yankees,  ce  sont  des  démons,  tout  uni- 
ment! 9 

Roger  se  frotla  les  mains. 

ot  Je  n'aime  pas  les  aventures,  pensa-t-il  tout  haut, 
mais  assommer  un  chien  enragé,  ça  peut  arriver  à 
tout  le  monde.  Il  y  a  pourtant  une  chose  qui  me  gêne 
et  que  je  voudrais  éclaircir  :  ils  sont  intelligents,  tes 
limiers? 

—  A  leur  manière,  souverainement  intelligents. 

—  Alors  quel  bénéfice  peuvent-ils  avoir  de  vous  as- 
sassiner, ta  femme  et  toi,  puisqu'ils  ne  savent  pas  où 
est  la  tonne  de  poudre  d'or? 

—  Il  faut  distinguer:  moi,  le  bénéfice  est  clair  et  n'a 
pas  besoin  d'être  expliqué.  Ma  femme,  c'est  différent. 
Ils  veulent  la  prendre  vivante. 

—  Pour  la  faire  parler  ?  » 

Mornaix  ne  répondit  que  par  un  signe  de  tête.  Des 
gouttes  de  sueur  perlaient  à  son  front. 

«  Mais  si  elle  ne  veut  pas  parler?  insista  Roger. 

—  Ils  ont  la  torture,  articula  péniblement  Mor- 
naix. 

—  La  torture!  répéta  Roger  révolté  en  se  levant 
malgré  lui. 


74  ROGER  BONTEMPS. 

— Ils  pensent,  acheva  Mornaix  dont  la  voix  s'altérait, 
qu'il  n'y  a  point  de  femme  capable  de  garder  un  secret 
dans  la  torture. 

—  De  par  tous  les  diables!  gronda  Roger,  je  ne  dors 
pas,  pourtant  !  Voilà  un  cauchemar  qui  passe  les  bor- 
nes !  La  torture  !  cette  frêle  et  gracieuse  enfant  !  Des 
sauvages  dans  la  Beauce  !  le  grenier  de  la  France  !  Pre- 
nons les  carabines,  au  nom  de  Dieu  !  et  chargeons  à 
fond  sur  ces  abominables  coquins  î  ce  sera  ma  première 
et  dernière  aventure  !  J'ai  besoin  de  casser  une  tête  ou 
deux,  ma  parole  d'honneur!  Naranja!  avec  ses  doux 
yeux  et  sa  chevelure  bouclée  !  La  torture  !  pour  de  la 
poussière  d'or  !  Si  on  torturait  Nannette  ! ...  Je  t'en  prie, 
viens  !  Est-ce  que  tu  ne  veux  pas  venir?  » 

Mornaix  le  regardait  en  souriant  froidement. 

«  Aller  où?  »  murmura-t-il. 

Il  commanda  le  silence  d'un  geste  impérieux  au  mo- 
ment où  Roger  ouvrait  la  bouche  pour  répliquer. 

On  grattait  doucement  à  la  porte  qui  s'entr'ou- 
vrit  presque  aussitôt,  montrant  la  sombre  tête  du 
Malgache. 

Celui-ci  entra  et  traversa  la  chambre  d'un  pas  fur- 
lif.  Il  mit  le  goulot  de  la  bouteille  dans  sa  bouche  et 
but  une  large  lampée. 

«  Quoi  de  nouveau,  Miguel  Maria?  demanda  Mor- 
naix. 

— Vous  êtes  mal  placés  là,  répondit  le  Malgache.  On 
vous  découvre  de  trois  endroits  :  du  verger,  du  talus 
qui  borde  le  chemin  et  du  sommet  de  la  rampe  :  on 
aurait  pu  faire  coup  double.  » 

Il  prit  la  table  et  la  porta  contre  la  muraille  entre  les 
deux  fenêtres. 

«  Il  n'y  avait  qu'à  éteindre  la  lampe,  »  opina  Ro- 
ger. 


ROGER  BONTEMPS.  75 

Miguel  mit  sur  lui  son  œil  ardent  comme  on  regarde 
les  enfants  qui  laissent  parler  la  naïveté  de  leur  âge. 

a  La  lampe  nous  garde,  »  répliqua  laconiquement 
Mornaix. 

Selon  les  indications  de  Miguel,  il  choisit  avec  soin, 
le  long  de  la  muraille,  deux  nouvelles  places  pour 
mettre  les  fauteuils.  Roger  fut  prié  de  prendre  un  de 
ces  sièges,  et  les  deux  beaux-frères  se  tinrent  debout 
près  du  lambris. 

a  II  y  a  donc  quelque  chose  ?  »  demanda  pour  la  se- 
conde fois  Mornaix. 

Roger  était  désormais  tout  oreilles.  Le  Malgache 
ayant  voulu  parler  en  espagnol,  il  l'interrompit  réso- 
lument pour  dire  : 

«  En  français,  s'il  vous  plaît,  mon  brave,  j'ai  le  droit 
de  tout  entendre  . 

—  C'est  juste,  approuva  Mornaix. 

—  Eh  bien  !  dit  Miguel  en  s'adressant  à  Roger  pré- 
cisément, vous  ne  serez  pas  beaucoup  plus  avancé 
quand  vous  m'aurez  entendu.  Vos  nuits  ne  ressem- 
blent pas  aux  nôtres,  et  l'oreille  qu'on  colle  au  gazon, 
ici,  entend  bavarder  le  lointain  de  tous  côtés.  Gela 
gêne.  Les  gens  attardés  vont  et  viennent  dans  vos  che- 
mins, les  voilures  roulent,  les  chevaux  trottent,  les  lo- 
comotives appellent  parmi  les  sourds  grondements  du 
train  qui  écrase  le  rail.  Écouter  l'ennemi  qui  rampe  est 
impossible,  au  milieu  de  tout  cela,  comme  il  est  impos- 
sible de  suivre  une  piste  dans  vos  sentiers  où  mille  pis- 
tes se  croisent.  En  France,  un  homme  comme  moi  ne 
vaut  pas  beaucoup  plus  que  vous.  » 

Il  fit  un  salut  grave  et  poli  et  se  tourna  vers  Mor- 
naix pour  achever  : 

a  Je  n'ai  rien  vu.  Grelot  n'a  rien  vu.  Le  vieil  homme 
fait  sa  ronde  exactement.  Il  dit  que  cette  nuit,  comme 


76  ROGER  BONTEMPS. 

les  autres  nuits,  il  y  a  des  morts  qui  rôdent  entre  le 
verger  et  les  murs  du  grand  parc. 

—  Ah  !...  fit  Mornaix  qui  devint  plus  attentif.  Vin- 
cent a  vu  des  morts? 

—  Oui.  Le  cimetière  est  là  tout  près,  à  ce  qu'il  pa- 
raît. 

—  Tout  près. 

—  Alors,  il  n'y  a  rien  d'étonnant.  Mais  j'ai  dit  à 
Madeleine  de  vous  apporter  à  chacun  une  carabine. 

—  Et  tu  as  bien  fait.  Je  n'aime  pas  beaucoup  ces 
morts  qui  rodent.  » 

La  porte  roula  doucement  sur  ses  gonds  pour  la  se- 
conde fois,  et  la  figure  effrayée  de  la  vieille  Madeleine 
se  montra  sur  le  seuil.  Elle  tenait  une  carabine  dans 
chaque  main. 

a  Dieu  ait  pitié  de  nous,  notre  monsieur  !  balbutia- 
t-elle  de  sa  pauvre  voix  qui  chevrotait.  Que  va-t-il  se 
passer  dans  la  maison  de  votre  père  cette  nuit?  »» 

Elle  ajouta  en  dressant  les  armes  contre  la  mu- 
raille : 

a  Le  chien  Turc  n'avait  pas  hurlé  si  malement  de- 
puis la  fois  où  la  bonne  dame  s'éteignit  dans  la  cham- 
bre où  vous  êtes....  et  Vincent  dit  que  les  morts  pas- 
sent et  repassent  par-dessus  les  murailles  du  grand 
parc  de  Belbon.  » 

Miguel  et  Mornaix  échangèrent  un  rapide  regard, 
pendant  que  Madeleine  se  signait  abondamment. 

«  Portez  un  verre  d'eau-de-vie  au  jeune  homme  qui 
est  dans  le  jardin,  dit  Mornaix.  Demain,  vous  dormirez 
tranquilles.  » 

Quand  Madeleine  fut  partie,  il  reprit  d'un  ton  sou- 
cieux : 

«  Que  pensez-vous  de  tout  cela,  Malgache?  » 

Miguel  secoua  la  tête  et  répondit  : 


ROGER  BONTEMPS.  77 

<t  Je  n'ai  rien  vu,  je  n'ai  rien  entendu,  mais  ils  nous 
suivent  depuis  Paris,  j'en  mettrais  ma  main  au  feu  :  je 
les  sens. 

—  C'est  comme  moi,  fît  Robert,  je  les  sens. 

—  Ma  parole,  murmura  Roger,  il  me  semble  que 
je  les  sens  aussi. Pouah  !  » 

Miguel  lui  adressa  un  signe  de  tête  protecteur  et 
gagna  la  porte  en  disant  : 

«  Je  vais  voir  un  peu  du  côté  du  cimetière  de  quelle 
couleur  sont  ces  morts  qui  s'amusent  à  passer  et  à  re- 
passer les  murailles  du  grand  parc.  » 

Il  sortit  sans  bruit  comme  il  était  entré.  Un  cri  de 
hibou,  qui  semblait  tomber  du  sommet  des  arbres 
plantés  le  long  de  la  maison,  retentit  dans  la  nuit. 

K  Robert!  appela  la  douce  voix  deXaranja.  Viens!  » 

Et  quand  la  porte  fut  ouverte  : 

«  J'avais  besoin  de  te  voir.  Je  rêvais  que  nous  étions 
prisonniers  tous  deux.  Ils  me  disaient  :  livre  le  secret 
ou  ton  mari  va  mourir  !  » 


qiq^^l::) 


78  ROGER  BONTÈMPS. 


VII 


Une  révolution  au  Mexique. 

Au  dehors,  la  nuit  était  silencieuse  et  calme.  Des 
nuages  légers  glissaient  sur  la  lune  dont  ils  voilaient  à 
peine  la  clarté. 

Naranja  s'était  endormie  de  nouveau,  rassurée  par 
un  baiser. 

a  J'ai  songé  à  toi,  parce  que  je  n'ai  que  toi,  disait 
Mornaix,  poursuivant  l'entretien  qui  avait  marché.  Lk- 
bas,  où  tout  le  monde  est  brave  et  où  chacun  joue  sa 
vie  à  pair  ou  non  dix  fois  chaque  jour,  je  n'ai  jamais 
rencontré  personne  qui  fût  plus  solidement  brave 
que  toi.  Tu  es  le  meilleur  souvenir  de  mon  en- 
fance. Je  te  vois  toujours  ferme  et  fort  au  milieu  de 
nos  luttes. 

— Ah  !  ah  !  fit  Roger,  tu  me  valais  bien  !...  mais  les 
coups  de  poing  ne  sont  pas  des  aventures. 

—  Quand  j'ai  vu  ce  grand  danger  sur  moi,  et  sur 
cette  chère  créature  que  j'aime  cent  fois  plus  que  moi, 
je  me  suis  dit  :  «  Il  y  a  Roger.  » 

—  Bravo  !  S'il  s'agissait  seulement  d'affaires  liti- 
gieuses.... 

—  Tu  ne  te  connais  pas  toi-même. 

—  Possible!  l'interrompit  Roger;  je  suis  peut-être 
un  héros,  au  fond.  Mais  causons  raison.  Tiens,  copin, 


ROGER  BONTEMPS.  79 

je  sais  la  moitié  de  ton  histoire.  Et  veux-tu  savoir  ce 
que  j'aurais  fait,  à  ta  place? 

—  Voyons  ce  que  tu  aurais  fait. 

—  Je  suppose  que  je  sois  poursuivi  comme  toi,  par 
des  sauvages,  avec  Nannette.  En  Sauvagie,  je  me 
trouve  fort  embarrassé  ;  mais,  en  France,  je  me  moque 
de  tes  peaux  de  cuivre  comme  du  grand  Turc.  Je  leur 
oppose,  morbleu!  une  chose  qui  les  embarrassera  au- 
tant et  plus  que  le  désert  ne  me  gênerait  moi-même  : 
la  civilisation .  Il  ne  s'agit  pas  du  tout  de  les  dénoncer 
aux  magistrats  qui  n'y  peuvent  rien.  La  justice  n'est 
qu'un  morceau  de  la  civilisation,  et  ce  n'en  est  peut-être 
pas  le  meilleur  morceau.  Elle  est  vieille  ;  elle  a  les  ma- 
nières et  les  infirmités  du  grand  âge.  La  civilisation, 
comme  je  l'entends,  c'est  notre  vie  même,  l'éducation 
de  notre  siècle,  ses  mœurs,  ses  allures,  son  progrès 
matériel,  sa  poésie,  sa  grandeur.  Tes  sauvages  ont  la 
grandeur  du  désert,  je  les  bats  par  la  grandeur  de  la 
foule.  J'oppose  mes  réverbères  à  leur  nuit,  mon  bruit 
à  leur  silence,  ma  cohue  à  leurs  stratagèmes  de  solitai- 
res. Je  prends  ma  femme  sous  mon  bras,  je  la  plante 
dans  un  wagon  du  chemin  de  fer  du  Havre,  choisissant 
celui  qui  contient  déjà  bonne  compagnie  :  que  feront 
tes  sauvages?  Cinq  heures  de  grande  vitesse  me  mènent 
au  quai.  J'y  trouve  un  navire  géant,  bourré  de  passa- 
gers ;  j'y  retiens  une  cabine.  Tes  sauvages  ont  un  pied- 
de-nez.  De  deux  choses  l'une,  où  ils  restent  à  terre,  et 
alors  bien  le  bonsoir;  où  ils  embarquent  aussi.  Un  mot 
à  l'oreille  du  capitaine,  ponctué  par  un  billet  de  cinq 
cents  francs,  peut  arranger  bien  des  choses.  Est-il  ré- 
calcitrant? Messieurs  et  dames,  j'ai  l'honneur  de  vous 
signaler  trois  bandits  qui  sont  ici  avec  de  mauvaises 
intentions.  Ayez  l'obligeance  de  choisir  entre  un  hon- 
nête homme  qui  protège  sa  femme,  et  ces  messieurs 


80  ROGER  BONTEMPS. 

que  voici.  On  rit,  je  ne  dis  pas  non.  C'est  bête  comme 
un  acte  authentique  ce  que  je  te  dis  là,  mais  on  est  pré- 
venu et  les  trois  bandits  n'ont  qu'à  se  bien  tenir.  La 
traversée  est  assurée.  Arrivons-nous  dans  le  pays  des 
tonnes  d'or,  des  serpents  à  sonnettes,  des  tigres,  des 
brigands  et  des  aventures?  Nous  voilà  à  deux  de  jeu  : 
homme  contre  homme.  Le  procureur  impérial  étant 
supprimé,  en  avant  les  droits  de  la  nature  !  A  toi,  à 
moi  !  comme  au  collège,  avec  cette  seule  réserve  que  le 
coup  de  poing  est  remplacé  avantageusement  par  le 
couteau  ou  le  revolver.  Allume,  morbleu  !  Je  crois  que 
Thomas  Stone  avait  un  peu  raison  :  si  j'entrais  une 
fois  dans  cette  danse-ln,  je  mènerais  un  drôle  de  cava- 
lier seul  à  la  pastourelle!  On  tue, à  moins  qu'on  ne  soit 
tué  ;  et  pourquoi  serait-on  tué,  si  on  a  bon  pied,  bon 
œil?  On  tue,  voilà  le  vrai.  C'est  un  tantinet  fâcheux, 
mais  nécessité  n'a  pas  de  loi.  En  suite  de  quoi  on  va 
chercher  sa  tonne  de  poudre  d'or  paisiblement,  et  l'on 
revient  de  même  acheter  les  deux  mille  hectares  de 
produit  et  d'agrément.  Voilà  le  programme. 

Roger  prononça  ce  remarquable  discours  avec  cha- 
leur et  conviction.  Mornaix  l'écoutait  d'un  air  pensif. 

<r  II  y  a  du  vrai  là-dedans,  murmura-t-il  enfin  ;  mais 
tout  n'est  pas  vrai,  parce  que  tu  ne  sais  pas  tout.  S'il 
ne  s'agissait  que  d'arriver  sain  et  sauf  jusqu'à  la  mer, 
ou  même  de  traverser  l'Océan  sans  encombre,  ton  plan 
serait  bon,  quoique  la  barbarie  puisse  garder,  au  mi- 
lieu même  de  la  foule  et  sous  le  grand  soleil,  une  par- 
tie de  ses  terribles  avantages.  J'ai  hésité  un  instant  ; 
j'avais  vu,  moi  aussi,  cette  voie  ouverte  et  qui  présente 
une  apparente  sécurité  ;  si  donc  je  me  suis  déterminé  à 
réfugier  celle  que  j'aime  dans  la  nuit  et  dans  la  soli- 
tude, si  j'ai  choisi  les  sentiers  détournés  d'où  la  protec- 
tion publique  est  absente,  si,  enfin,  j'ai   entamé  avec 


BOGER  BONTEMPS.  81 

mes  sauvages  ennemis  cette  lutte  de  ruses  où  je  les  sais 
pourtant  si  habiles,  c'est  qu'il  y  a  autre  chose.  A  ce  jeu 
de  barres  quo  nous  jouons,  le  but  est  séparé  de  nous 
par  trois  étapes  principales.  Il  faut  d'abord  gagner  la 
mer,  puis  naviguer,  puis  entreprendre  un  long  voyage 
dans  un  autre  hémisphère.  Pour  la  première  étape,  et 
pour  la  seconde' aussi,  ton  expédient  pourrait  servir  ; 
mais,  au  seuil  même  de  la  dernière,  il  perdrait  sa  vertu 
et  nous  laisserait  sans  défense  à  la  merci  de  la  meute 
qui  nous  aurait  suivis  depuis  le  point  de  départ,  aigui- 
sant ses  dents  et  guettant  patiemment  l'heure  propice. 
Il  n'y  a  malheureusement  là  ni  suppositions  romanes- 
ques, ni  imprévu,  ni  débauche  d'imagination.  Si  bi- 
zarre que  soit  autour  de  nous  la  physionomie  des  cho- 
ses, nous  sommes  pris  dans  une  plate  et  grossière 
réalité.  Ta  foule,  ta  sauvegarde  sociale  ne  nous  accom- 
pagneraient pas  dans  le  désert  australien. 

—  Ah  1  fit  Roger,  je  croyais  qu'il  s'agissait  du 
Mexique. 

—  C'est  une  histoire  étrange,  répliqua  Mornaix.  De- 
puis que  nous  sommes  ensemble,  j'en  ai  fait  le  tour  en 
quelque  sorte,  côtoyant  sans  cesse  le  récit  des  événe- 
ments qui  ont  préparé  la  situation  où  nous  sommes  et 
n'osant  y  entrer  jamais.  Tu  en  sais  assez  long  seulement 
pour  comprendre  que  la  lugubre  comédie  de  notre  dé- 
part avait  sa  raison  d'être.  C'était  là  le  dernier  anneau 
de  toute  une  chaîne  de  précautions  et  de  stratagèmes 
que  nous  laissions  derrière  nous,  tendue  en  travers  de  la 
route.  Ceux  qui  nous  suivent  l'ont-ils  franchie  d'un 
bond,  se  sont-ils  glissés  en  dessous  comme  des  serpents, 
où  restent-ils,  à  l'heure  où  nous  sommes,  arrêtés  de- 
vant l'obstacle?  Avant  l'aube,  nous  saurons  cela.  Il  y 
avait  là -bas,  à  Paris,  dans  la  maison  de  l'avenue 
Montaigne,  un  vrai  deuil,  une  vraie  bière,  une  vraie 

6 


82  ROGER  BONTEMPS. 

morte.  Les  formalités  du  voyage  posthume  avaient  été 
solennellement  accomplies  :  c'était  de  quoi  tromper 
tous  les  limiers  de  la  police  parisienne;  mais  "ceux-ci 
sont  des  diables.  Miguel  nous  a  dit  :  «  Je  les  sens;  »  il 
est  rare  que  Miguel  se  trompe.  La  fin  de  l'aventure  est 
peut-être  bien  près  de  uous. 

—  Ils  sont  trois,  dit  Roger,  nous  sommes  trois  :  ce 
n'est  pas  une  aventure  qu'il  nous  faut,  c'est  une  bataille 
rangée. 

—  Et  Grelot,  le  comptes-tu  pour  rien  ?  Tu  aurais 
tort  ;  mais  ne  sont-ils  que  trois?  Le  Saint-Jean-Baptiste 
avait  quatorze  hommes  d'équipage. 

—  Le  Saint-Jean-Baptiste  ?  répéta  Roger.VoUà  deux 
fois  que  tu  prononces  ce  nom-là.  Qu'est-ce  que  c'est 
que  le  Saint-Jean-Baptiste! 

—  C'est  un  brick-goëlette  américain.  Ecoute,  nous 
avons  encore  deux  heures  de  nuit  et  il  ne  nous  est  pas 
permis  de  fermer  l'œil.  Serre-toi  davantage  contre  le 
mur  ;  ton  épaule  dépasse  l'embrasure  ;  il  ne  leur  en  faut 
pas  tant.  En  deux  heures,  je  peux  bien  l'expliquer  toute 
la  charade , 

—  C'est  dit,  répliqua  Roger,  qui  se  mit  prudemment 
en  espalier  tout  contre  la  vieille  tapisserie,  car  il  n'avait 
point  de  vaine  gloire  ;  mais  va  droit  ton  chemin  et  brûle 
les  aventures.  » 

Mornaix  emplit  les  verres.  Il  quitta  sa  chaise  avec 
précaution  et  entre-bâilla  la  fenêtre,  tenant  sa  tête  au 
niveau  de  l'appui.  Au  coup  de  sifflet  presque  imper- 
ceptible qui  tomba  de  ses  lèvres,  un  sifflement  pareil 
répondit  sous  la  croisée. 

oc  Tout  va  bien,  dit-il  en  regagnant  son  siège. 
Quand  ils  valent  quelque  chose,  ces  gamins  de  Paris 
sont  des  anges.  Nous  y  sommes.  Le  soir  où  je  te  quittai, 
après  notre  sortie  du  collège.... 


ROGER  BONTEMPS.  83 

■—  Peste,  fit  Roger,  nous  prenons  les  choses  ab  ovo, 
cette  fois-ci. 

—  Ne  m'interromps  pas.  J'avais  un  livre  dans  ma 
poche  :  le  premier  roman  de  Gabriel  Ferry,  ce  poëte 
de  la  plume  et  de  l'épée  que  je  devais  retrouver  là-bas, 
dans  la  prairie  sonorienne,  avec  son  cousin,  son  frère 
dans  les  armes  et  dans  la  poésie,  le  noble  Paul  Du- 
plessis  :  deux  fiers  jeunes  gens,  morts  tous  deux  loin 
des  grandes  forêts  qu'ils  ont  chantées.  Mon  père  ap- 
prouva le  projet  que  j'avais  et  qu'ils  avaient  fait  naître 
en  moi  d'aller  au  loin  chercher  de  l'or,  de  l'or  vierge 
qu'on  ne  gagne  point  sur  les  hommes,  afin  de  ressusci- 
ter l'éclat  de  notre  vieux  nom.  Je  partis. 

Ce  sont  des  contrées  sur  lesquelles  on  a  parlé  beau- 
coup. La  fièvre  d'or  est  contagieuse.  L'intérêt  excité 
par  ces  merveilles  lointaines  fut  un  jour  si  grand,  qu'il 
permit  aux  moins  lettrés  de  se  faire  une  petite  place  à 
quelque  bout  de  la  table  littéraire  ;  on  lut  tout  ce  qui 
s'écrivait  sur  ce  pays  des  drames  dorés,  et  il  ne  fut  si 
humble  écolier  qui  ne  trouvât  boutique  où  vendre  ses 
prolixes  cahiers  de  barbarismes.  Parmi  des  monceaux 
de  platitudes  apocryphes,  il  y  a  du  vrai,  pourtant;  et 
comme,  dans  nos  mines  de  Souora,  quelques  pépites 
suffisent  à  illustrer  la  montagne  de  sable  vil,  ce  peu  de 
vrai  brille  pour  l'Europe  à  perte  de  vue,  et  rejette  dans 
l'ombre  l'énorme  tas  de  scories  sans  valeur  et  des  inu- 
tiles mensonges. 

J'ai  passé  ma  jeunesse  dans  ce  paradis  livré  au  dé- 
mon; j'ai  senti  monter  jusqu'à  mon  cerveau  l'asphyxie 
des  brutalités  mexicaines;  j'ai  eu,  j'ai  encore  sur  la 
gorge  le  pied  de  ces  barbaries;  j'ai  entrevu  ces  collines 
brûlantes  mieux  gardées  que  les  trésors  de  la  fable  ; 
ces  lacs  opulents,  mais  maudits,  d'où  nul  ne  revient  ; 
ces  nécropoles  silencieuses  où  blanchissent  les  osse- 


84  ROGER  BONTEMPS. 

ments  des  héros  du  désert;  ces  vallées  aux  aspects 
inouïs  où  les  gisements  d'or  natif  renvoient  au  soleil 
rayons  pour  rayons..,. 

Il  y  avait  là  des  aventuriers  grands  comme  des  rois  : 
des  Français,  et  l'on  a  pu  croire  une  fois  qu'ils  allaient 
conquérir  un  empire  à  la  France;  mais  derrière  les 
géants  rôdent,  les  nains,  et,  par  le  plus  singulier  de 
tous  les  mystères,  tout  géant  mordu  au  talon  par  un 
nain  tombe  et  meurt. 

J'ai  vu  Pindray,  le  fort,  le  généreux,  le  vaillant,  dont 
les  travaux  seront  la  légende  herculéenne  de  cette  nais- 
sance d'un  peuple.  J'ai  vu  Gaston  deRaousset-Boulbon, 
l'amoureux,  le  conquérant,  le  chevalier  à  la  gloire  de 
qui  rien  ne  manque,  pas  même  la  calomnie;  j'ai  vécu 
avec  eux,  j'ai  combattu  sous  eux,  j'étais  fait  comme 
eux...  peut-être. 

Mais  ce  n'est  pas  mon  histoire  que  je  veux  te  racon- 
ier,  c'est  l'histoire  du  drame  où  notre  amitié  fraternelle 
te  donne  un  rôle. 

En  1857,  vers  la  lin  de  mai,  j'entrai  pour  la  pre- 
mière fois  sous  le  toit  du  père  de  Naranja.  J'étais  armé 
comme  il  faut  et  je  portais  une  ceinture  amplement 
garnie,  car  mes  équipées  de  chercheur  d'or  m'ont  tou- 
jours réussi  à  miracle;  mais  j'errais  en  fugitif  sur  la 
côte  du  golfe  de  Gortez,  cherchant  à  traverser  la  mer 
Vermeille  pour  aller  de  Sonora  en  basse  Californie.  Un 
mot  t'apprendra  mes  raisons.  J'avais  renouvelé  dans  le 
nord  de  la  Sonora  la  tentative  où  Raousset-Boulbon 
avait  échoué  quelques  années  auparavant.  Le  mécon- 
tentement général  m'avait  donné,  sur  le  papier,  une 
très-respectable  armée  et  cent  lieues^de  pays,  au  nord- 
ouest  de  Arispe ,  s'étaient  prononcées  en  ma  faveur. 
Pendant  toute  une  matinée,  j'aurais  pu  traiter  de  puis- 
sance à  puissance  avec  le  gouvernement  de  Mexico. 


ROGER  BONTEMPS.  85 

Seulement,  vers  midi,  quand  on  tira  les  premiers  coups 
de  fusil,  tous  mes  nobles  amis  allèrent  faire  sieste,  et 
je  restai  seul  avec  une  vingtaine  d'aventuriers  euro- 
péens. Nous  faillîmes,  malgré  tout,  prendre  une  ville 
de  six  cents  âmes,  commandée  par  onze  généraux,  et  le 
soir  venu  nous  pûmes  faire  retraite  en  bon  ordre. 

Le  lendemain,  mes  nobles  amis  s'étant  prononcés 
pour  la  présidence,  nous  gagnâmes  la  montagne  où 
une  attaque  des  Indiens  Apaches  nous  dispersa  bel  et 
bien.  Ceux-là  sont  de  terribles  camarades  qui  ne  se 
prononcent  pas,  mais  qui  se  battent  toujours  et  par- 
tout comme  des  diables. 

Ce  fut  mon  beau- frère  actuel,  Miguel  Maria,  qui 
me  rencontra  demi-mort  de  soif  et  de  faim  dans  un 
champ  et  qui  commença  par  m'envoyer  la  charge  de 
son  trabuco,  me  prenant  pour  un  autre.  Ces  précau- 
tions sont  usitées  là-bas.  J'ai  dit  un  champ,  car  le  père 
de  Miguel  et  de  Naranja  possédait  un  des  plus  riches 
établissements  de  la  côte;  il  était  puissant  comme  un 
baron  des  temps  féodaux  et  riche  à  ne  pas  connaître 
sa  fortune. 

Miguel  me  fit  d'humbles  excuses,  les  Mexicains  sont 
les  plus  courtois  des  hommes,  et  s'étonna  fort  dem'a- 
voir  manqué.  Il  m'avoua  que  c'était  miracle.  Je  bus  à 
sa  gourde.  Je  vis,  en  passant  près  de  l'abreuvoir,  plus 
de  mille  têtes  de  bétail  magnifique. 

Dans  le  langage  sonorieu,  le  seigneur  Fernan  Pérès 
da  Goncha  n'était  qu'un  fermier  ou  ranchero;  mais, 
selon  sa  propre  estime,  il  était  le  premier  homme  du 
monde.  Et  par  le  fait,  si  l'envie  lui  en  prenait,  il  pou- 
vait faire  lacer  dix  mille  bêtes  à  corne  sur  ses  immen- 
ses domaines  ou  enfermer  dans  son  corral  quinze 
cents  chevaux  mustangs  les  plus  beaux  de  l'univers. 
Ses  serviteurs  se  comptaient  par  centaines  :  des  blancs, 


86  ROGER  BONTEMPS. 

des  noirs,  des  rouges,  des  métis  et  même  des  gentils- 
hommes, témoin  son  intendant  qui  se  faisait  appeler 
sans  rire  M.  de  Pizarre.  Le  seigneur  Fernan,  outre 
son  rancho,  avait  des  mines  et  trois  pêcheries  de  per- 
les dans  le  golfe,  entre  Gerralvo  et  l'Espiritù-Santo.  Je 
me  trouvai  chez  lui  en  pays  de  connaissance  ;  il  avait, 
en  effet,  fourni  quelques  fonds  à  ma  récente  expédi- 
tion et  devait  être  ministre  de  la  guerïe  dans  notre 
futur  empire.  Le  Mexique  compte  •  ainsi  un  millier  de 
ministres-chrysalides,  engagés  dans  une  centaine  de 
sérieuses  combinaisons.  Avec  la  moitié  de  ces  hommes 
d'État  incompris,  on  gouvernerait  aisément  le  reste  du 
globe. 

Les  bâtiments  du  rancho  s'étendaient  comme  une 
ville  sur  le  penchant  d'une  admirable  colline.  Le  gros 
œuvre  de  l'habitation  proprement  dite  était  en  terre 
cuite  aux  rayons  du  soleil  ou  aclobé;  mais,  construites 
selon  un  dessin  élégant  et  large,  les  terrasses  énormes 
semblaient  des  jardins  suspendus,  au-dessus  desquels 
s'élevaient  seulement  les  grands  magueysetle  clocher 
à  jour  de  l'église.  Le  tout  s'entourait  d'un  fort  rem- 
part de  troncs  d'arbres  qui  n'opposait  pas  toujours, 
hélas  1  un  obstacle  suffisant  aux  visites  de  la  cavalerie 
indienne. 

Le  seigneur  Fernan  Ferez  da  Goncha  me  fit  faire 
grande  chère.  Nous  bûmes  du  vin  de  France  en  quan- 
tité. A  la  troisième  bouteille  de  son  château-laffitte, 
qui  était  d'excellent  petit  bourgogne,  il  mit  le  prési- 
dent de  la  république  mexicaine  dans  sa  poche  et  m'a- 
voua franchement  qu'il  avait  bien  compté  me  donner 
un  croc-en-jambes  après  la  victoire.  Le  Mexique  étant 
le  centre  de  la  terre,  don  Fernan  se  proposait  de  con- 
quérir les  États-Unis  pour  arriver  au  Canada,  et  d'an- 
nexer ensuite  l'empire  du  Brésil  avec  les  diverses  ré- 


ROGER  RONTEMPS.  87 

publiques  du  Sud.  Gela  fait,  l'ancien  monde  n'avait 
qu'à  se  bien  tenir  ! 

Au  dessert,  le  seigneur  Fernan  correspondait  avec 
ses  vice -rois  de  Paris,  de  Londres  et  de  Saint-Péters- 
bourg. Il  traitait  les  peuples  avec  bonté  et  protégeait 
les  vignobles. 

Il  avait  le  vin  éloquent  et  gai.  Il  appelait  de  temps 
en  temps  son  intendant,  M.  de  Pizarre,  pour  lui  don- 
ner des  pichenettes  sur  les  oreilles  ou  des  coups  de 
pied  plus  bas.  M.  de  Pizarre  recevait  gravement  ces 
marques  de  confiance  et  sortait  pour  les  rendre  à  quel- 
que subalterne. 

C'était  une  maison  patriarcale.  D'ordinaire,  au  logis 
des  patriarches,  il  y  a  une  Sarah  et  plusieurs  Agar. 
Sarali  était  morte  et  le  seigneur  Fernan  vivait  dans  le 
veuvage,  entouré  des  enfants  d'Agar.  Agar  avait  dû 
s'appeler  légion,  car  sa  postérité  pullulait  aux  alen- 
tours. Le  seigneur  Fernan  était  père  aussi  abondam- 
ment que  Priam.  La  moitié  de  ses  valets,  le  tiers  de  ses 
bergers,  les  trois  quarts  de  ses  servantes  lui  devaient 
amour  filial,  selon  la  loi  de  nature.  Il  n'en  éprouvait 
ni  contentement  ni  chagrin  et  regardait  d'un  œil  tran- 
quille cette  lignée  multicolore  qui  grouillait  sur  ses 
domaines. 

Chose  singulière,  un  héritier  légitime  lui  manquait 
au  milieu  de  cette  profusion  d'héritiers  naturels.  Sarah 
s'était  obstinée  c'ms  sa  stérilité,  pendant  que  les  fils  et 
les  filles  d'Agar  foisonnaient  follement.  Le  seigneur 
Fernan  ne  s'inquiétait  point  de  cela.  Il  avait  fait  choix 
d'une  fillette  charmante.  —  Tout  son  portrait,  disait- 
il,  bien  qu'elle  fût  belle  comme  Vénus  enfant,  et  qu'il 
fût,  lui,  un  assez  laid  échantillon  de  la  race  portu- 
gaise. —  Il  l'avait  légitimée  dans  son  opinion  toute- 
puissante  et  relevait  en  princesse  royale. 


88  ROGER  BONTEMPS. 

C'était  Naranja. 

A  cette  époque,  Naranja  allait  avoir  quinze  ans. 

Je  ne  la  vis  point  alors,  parce  que  les  Apaches  du 
Rio  Colorado  étaient  venus  le  mois  passé  faire  une 
razzia  de  femmes.  Le  seigneur  Fernan  me  raconta  assez 
tranquillement  que  Naranja,  la  prunelle  de  ses  yeux  , 
avait  été  enlevée  avec  une  douzaine  d'autres  jeunes 
filles. 

Je  ne  saurais  trop  dire  pourquoi  je  proposai  au  pa- 
triarche d'aller  au  village  apache  et  de  lui  reconquérir 
sa  fille.  Il  y  a  très-certainement  des  destinées.  Ma  for- 
tune et  tout  le  bonheur  de  ma  vie  étaient  là.  Le  sei- 
gneur Fernan  parut  assez  content  de  ma  proposition. 
Il  me  dit  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  revoir  le  trésor 
de  son  âme  et  qu'il  me  la  donnerait  pour  femme  avec 
les  trois  pêcheries  du  golfe  et  cincf  cents  têtes  de  bé- 
tail. Ce  fut  en  riant  que  j'acceptai  à  tout  hasard. 

Le  lendemain  matin,  le  seigneur  Fernan  avait  perdu 
tout  souvenir  de  notre  accord.  Quand  je  lui  rappelai, 
il  me  dit  :  «  C'est  bien,  mais  pour  ne  pas  perdre  une 
pareille  course,  vous  ferez  une  chasse  au  buffle  dans 
le  Nord....  et  tant  mieux  si  vous  ramenez  la  chère 
créature. » 

Miguel,  qu'on  appelait  le  Malgache,  à  cause  de  sa 
mère,  une  superbe  négresse  de  Madagascar,  me  fut 
donné  comme  lieutenant.  Susan,  sa  fiancée,  avait  été 
aussi  enlevée  par  les  Indiens.  J'eus  en  outre  seize 
hommes,  parmi  lesquels  se  trouvait  une  manière  de 
singe,  aide  de  cuisine  du  seigneur  Fernan,  qui  se 
nommait  Grelot,  et  qui  avait  l'honneur  d'être  un  Pa- 
risien de  la  rue  Grenétat.  On  trouve  le  gamin  de  Pa- 
ris partout,  mais  c'est  à  Paris  seulement  qu'il  est  in- 
tolérable. 

Nous  partîmes  le   V  juin  1857,  avec  le  gréement 


ROGER  BUNTEMPS.  89 

complet  d'uue  grande  chasse  au  buffle.  Le  seigneur 
Fernan  nous  accompagna  un  bout  de  chemin,  crava- 
chant de  temps  en  temps  M.  de  Pizarre  pour  témoi- 
gner de  son  heureuse  humeur.  Nous  étions  tous  mon- 
tés admiraljlement  et  armés  jusqu'aux  dents.  Sur  dix- 
huit  que  nous  étions  on  pouvait  bien  compter  une  dou- 
zaine de  solides  gaillards. 

Parmi  les  Indiens  libres  qui  font  la  guerre  sur  la 
frontière  du  Mexique,  on  place  au  premier  rang  les 
Apaches  et  leurs  rivaux  les  Comanches.  Les  deux  peu- 
plades combattent  à  cheval,  poussant  à  ses  suprêmes 
limites  la  tactique  sauvage  et  déployant  en  toute  occa- 
sion une  terrible  bravoure.  Un  Indien  de  l'une  ou 
l'autre  tribu  vaut  un  Européen  bien  armé  dans  la  lutte 
corps  à  corps;  eu  forêt  ou  dans  la  prairie,  alors  que  la 
victoire  dépend  de  la  finesse  des  sens  et  de  la  rapidité 
instinctive  des  résolutions,  jointes  à  la  parfaite  con- 
naissance du  terrain,  un  Apache  peut  tenir  dix  Mexi- 
cains en  échec. 

Nous  fûmes  cinq  mois  entiers  sur  le  sentier  de  la 
guerre  et  nous  aurions  échoué  peut-êlre  sans  la  ren- 
contre que  nous  fîmes  de  trois  hommes,  trois  frères, 
Américains  de  naissance,  mécréants  fieftes,  qui  rô- 
daient à  la  recherche  de  l'or,  ou  plutôt  à  la  recherche 
des  mineurs  enrichis.  Les  trois  Smith,  —  Bob,  Sam 
et  Jonathan  ne  m'étaient  pas  inconnus.  Ils  jouissaient 
d'une  terrible  réputation  parmi  les  métis  de  la  prai- 
rie et  traitaient  de  puissance  à  puissance  avec  les  In- 
diens libres.  Brigands  sur  terre  ,  pirates  sur  mer, 
ils  vivaient  de  violences  et  jamais  ne  faisaient  for- 
tune. 

Moyennant  cinquante  onces  d'or,  dont  vingt-cinq 
payées  d'avance,  les  trois  frères  Smith  nous  mirent  à 
même  de  surprendre  le  camp  des  Apaches. 


90  ROGER  BONTEMPS. 

Le  gros  de  la  nation  était  sur  le  sentier  de  la  guerre 
contre  les  Gomanches-serpents  de  la  Cordillère.  Nous 
trouvâmes  seulement  des  apprentis  guerriers  et  des 
vieillards,  gardant  tout  un  peuple  de  femmes. 

C'est  une  étrange  nation,  joignant  à  la  rapine  et  au 
meurtre  un  goût  désordonné  pour  la  débauche.  Ces 
sauvages  coquins  aiment  et  méprisent  les  femmes 
comme  s'ils  passaient  habituellement  leurs  soirées  aux 
cafés  du  boulevard  Montmartre.  Sauf  un  peu  plus  de 
virilité,  ils  ressemblent  à  nos  imbéciles  gandins  du 
quartier  d'Antin  :  ce  sont  les  cocodès  du  désert. 

Je  mets  en  fait  qu'en  moins  de  six  semaines  on  fe- 
rait d'un  Apache,  qualité  courante,  un  habitué  passa- 
ble du  café  des  Variétés.  L'Apache  possède  d'instinct 
les  principales  dispositions  de  l'emploi.  Ils  en  sont, 
ces  sauvages,  au  milieu  de  leurs  savanes,  à  compren- 
dre la  vie  comme  s'ils  faisaient  des  quarts  de  vaude- 
ville. La  femme  est  pour  eux  un  mets  qu'on  dévore  et 
dont  on  jette  le  restant  avec  dégoût.  Seulement ,  au 
lieu  de  payer  ils  battent  et  tuent.  C'est  pour  corriger 
cela  que  je  demandais  six  semaines  de  civilisation. 

Naranja  avait  été  protégée  par  l'amour  d'un  chef. 
Il  y  a  partout  des  chevaliers.  Peep  d'day ,  comme  l'ap- 
pelaient nos  alliés  Smith  {Peep  of  the  day,  le  point  du 
jour),  un  puissant  guerrier,  la  voulait  pour  femme. 

Nous  trouvâmes  Naranja  dans  une  cabane  où  il  n'y 
avait  point  d'hommes,  et  servie  par  de  vieilles  squaws 
comme  une  princesse.  Quand  j'admirai  son  délicieux 
sourire,  il  me  sembla  que  je  n'avais  jamais  vu  de 
femme.  Ce  fut  une  nuit  de  terreur  et  de  sang,  mais  je 
l'emportai  dans  mes  bras,  évanouie  qu'elle  était,  et  je 
sens  encore  la  fraîche  caresse  de  ses  cheveux  que  le 
galop  de  mon  cheval  me  rejetait  au  visage. 

«  C'est  le  jour  de  mes  quinze  ans,  me  dit-elle  quand 


ROGER  BONTEMPS.  91 

ses  yeux  rencontrèrent  les  miens  en  s'éveillant.  J'avais 
bien  prié  Dieu  de  m'envoyer  mon  ami,  car  Point-du- 
jour  avait  dit  :  je  reviendrai  le  lendemain  de  tes  quinze 
ans  et  tu  seras  ma  femme. 

—  Et  qui  nommiez-vous  ainsi  votre  ami ,  Na- 
ranja? 

—  Je  ne  sais....  celui  qui  doit  m'aimer....  vous, 
peut-être.  » 

Telles  furent  nos  fiançailles. 

Nous  ramenions  au  rancho  du  seigneur  Fernan  six 
cents  peaux  de  buffles,  mais  deux  femmes  seulement. 
Les  autres  étaient  mortes  du  féroce  amour  de  ces  tigres 
à  face  humaine.  Naranja,  seule,  avait  conservé  son 
cher  sourire;  Susan,  la  promise  de  Miguel  nous  sui- 
vait, morne  comme  une  statue;  elle  était  folle  par  mo- 
ments et  ne  souffrait  plus,  mais  quand  elle  recouvrait 
sa  raison,  elle  voulait  mourir.  Grelot  qui  avait  été  la 
gaieté  de  l'expédition  et  s'était  montré  brave  comme 
Bayard,  sans  jamais  cesser  de  rire,  trouvait  grâce  de- 
vant cette  infortunée  qui  tombait  en  crise  chaque  fois 
que  Miguel  l'approchait.  Grelot  nous  dit  un  soir  : 

«  Susan  m'a  parlé  ;  les  trois  Smith  ont  gagné  deux 
fois  leur  vie  dans  cette  affaire-là.  Ce  sont  eux  qui  nous 
ont  menés  au  campement;  c'étaient  eux  qui  avaient 
mené  les  Apaches  au  rancho 

Le  jour  oîi  Miguel,  notre  ami,  se  trouvera  le  couteau 
à  la  main  face  à  face  avec  un  des  trois  Smith,  ce  sera 
une  rude  histoire  ! 

Le  27  octobre,  après  cinq  mois  moins  trois  jours 
d'absence,  nous  frappions  à  la  porte  de  la  maison  du 
seigneur  Fernan,  dont  l'aspect  n'avait  point  changé. 
Nous  savions  qu'il  y  avait  eu  dans  l'intervalle  deux  ou 
trois  petites  secousses  du  volcan  politique  séant  à 
Mexico,  mais  ce  n'étaient  point  nos  affaires.  Un  homme 


92  ROGER  BONTEMPS. 

en  costume  de  général  vint  à  notre  rencontre  :  c'était 
M.  de  Pizarre.  Il  tenait  du  gouvernement  nouveau  le 
rancho  confisqué  de  ce  pauvre  seigneur  Fernan  qui  le 
servait  désormais  en  qualité  d'homme  de  confiance.  Le 
rancho  était  plein  d'hommes  de  guerre;  M.  de  Pizarre 
s'était  réveillé  un  matin  héros  des  pieds  à  la  tête;  il 
préparait  une  expédition  contre  je  ne  ne  sais  quelle 
bourgade  qui  s'était  prononcée  en  faveur  de  je  ne  sais 
qui.  On  ne  voyait  que  coursiers  caparaçonnés  et  bonnes 
gens  déguisés  en  soldats  avec  de  longues  lances,  or- 
nées de  belliqueuses  banderoles.  Tous  ces  braves 
criaient  à  tue-tête  vive  quelqu'un  et  vive  quelque  chose, 
mais  Grelot,  qui  prit  langue,  revint  me  dire  qu'il  y 
avait  quatre  ou  cinq  partis  bien  tranchés  dans  l'armée 
du  général  Pizarre  et  qu'il  était  gravement  question 
d'un  prononccment  nouveau  en  faveur  de  l'ancien  chef 
des  cuisines  qui  était  maintenant  un  colonel.  Cet 
homme  d'État  voulait  marcher  sur  Mexico;  Grelot  ayant 
été  déjà  son  ministre  ,  entrevoyait  un  portefeuille. 

Le  général  Pizarre  nous  reçut  d'un  air  rogue,  témoi- 
gnant qu'il  avait  des  méfiances  au  sujet  de  nos  opi- 
nions politiques.  Gomme  le  pauvre  seigneur  Fernan 
s'élançait  vers  Naranja  en  pleurant  de  joie,  le  général, 
payant  ses  dettes  avec  exactitude,  ]ui  donna  une  piche- 
nette sur  le  nez  et  un  coup  de  pied  tout  semblable  à 
ceux  qu'il  recevait  autrefois.  Curieux  retour  des  choses 
d'ici-bas!  le  seigneur  Fernan  se  montra  flatté  de  cette 
familiarité  excessive.  Sa  postérité  illégitime  l'entourait 
et  se  moquait  de  lui  à  l'unanimité. 

Le  général,  cependant,  n'échappait  point  au  travers 
des  grands  capitaines  qui,  presque  tous  ont  un  goût 
très-vif  pour  le  beau  sexe.  Il  eut  la  malheureuse  idée 
de  mettre  sa  grosse  main  sous  le  menton  de  Naranja  et 
de  lui  dire  : 


ROGER  BONTEMPS.  93 

oc  Te  voilà  grandie  Anhita.  Tu  me  plais.  Voux-tu  être 
ma  favorite?  » 

Naranja  le  repoussa  et  moi,  hélas!  je  lui  brisai  sur 
la  tête  un  joli  bambou  que  j'avais  à  la  main.  Il  tomba 
comme  un  bœuf  assommé. 

Le  seigneur  Fernan  se  précipita  sur  moi  le  couteau 
levé,  écumant  et  criant  : 

«  Ali  !  gabache  !  incrédule  !  larron  !  hérétique  !  vas- 
tu  empêcher  le  bonheur  de  ma  fille  !  » 


94  ROGER  BOJ^ TEMPS. 


VIII 


La  Saint-Jean-Baptiste. 

Naranja  se  jeta  entre  moi  et  son  père,  continua  Mor- 
naix,  et  cent  voix  se  mirent  à  hurler  : 

«  Arma!  arma  !  » 

Tous  les  saints  du  calendrier  furent  pris  à  témoin , 
mais  personne  ne  releva  le  générai.  Le  seigneur  Fer- 
nan,  voyant  qu'il  était  bel  et  bien  évanoui,  lui  reprocha 
vivement  sa  trahison  et  l'appela  fils  de  chienne.  M.  de 
Pizarre  ne  pouvait  répondre  ;  le  seigneur  Fernan  lui 
dit  tout  net  qu'il  était  un  lâche  et  lui  donna  sur  le  nez 
la  fameuse  pichenette,  signe  authentique  de  l'autorité. 
Alors,  l'armée  se  prononça;  je  fus  nommé  vice-roi  et  je 
promis  une  constitution.  Les  chevaux  piaffèrent,  les 
lances  agitèrent  leurs  banderoles  brillantes,  on  hurla, 
on  tira  des  coups  de  tromblon  et  le  pinole  coula  à  flots 
pour  célébrer  l'ère  de  gloire  et  de  prospérité  où  entrait 
cet  heureux  pays.  Enfin,  la  contrée  allait  être 
gouvernée  par  uji  homme  de  son  choix  !  On  craignit 
pour  la  raison  du  seigneur  Fernan,  tant  son  allégresse 
ressemblait  à  un  délire.  Le  général,  chargé  de  chaînes 
et  déclaré  traître  à  la  constitution,  fut  mis  à  la  cave. 

Le  seigneur  Fernan  avait  entendu  dire  que  les  gen- 
tilshommes des  rois  de  Portugal  dormaient  en  travers 
de  la  porte  de  leurs  maîtres.  Il  fit  faire  son  lit  en  travers 


ROGER  BONTEMPS.  95 

du  seuil  de  ma  chambre  à  coucher.  J'étais  assurément 
bien  gardé. 

Je  m'endormis  donc  au  faîte  de  la  puissance.  Le 
lendemain  matin,  je  fus  éveillé  par  le  tocsin  qui  son- 
nait k  toute  volée.  A  ce  bruit  solennel  se  mêlèrent 
bientôt  des  salves  de  mousqueterie  et  d'effrénées  cla- 
meurs. C'était  le  général  qui  rentrait  en  grâce  auprès 
de  son  armée.  On  se  prononçait.  J'étais  atteint  et  con- 
vaincu de  divers  crimes  et  cent  voix  demandaient  ma 
tête  criminelle.  Le  pinole  coulait  malgré  l'heure  ma- 
tinale. 

«  Arma  !  arma  !  arma  !  » 

Grelot  m'apporta  ma  carabine  chargée.  Miguel  at- 
tendait "avec  les  chevaux,  tout  sellés  de  l'autre  côté  du 
rempart.  Nous  cassâmes  une  ou  deux  de  ces  têtes  fêlées 
et  nous  prîmes  le  large,  dédaignant  de  tenter  une  nou- 
velle révolution.  Telle  est,  en  petit,  l'histoire  du  gou- 
vernement mexicain  depuis  bien  des  années.  La  partie 
se  joue  d'ordinaire  entre  un  seigneur  Fernan  quelcon- 
que et  n'importe  quel  M.  de  Pizarre  qui  sont  égaux 
en  droits,  n'en  ayant  aucun  ni  l'un  ni  l'autre.  Entre 
eux  deux,  le  premier  passant  venu  peut  jouer  le  rôle 
de  l'arbitre  de  la  fable. 

Je  te  dis  cela,  s'interrompit  Mornaix,  parce  que 
mon  intention  était  d'être  l'arbitre.  J'avais  toujours 
présente  à  la  pensée  cette  parole  de  Raousset  :  «  qui- 
conque amènera  du  dehors  cent  hommes  résolus  et  dé- 
voués sera  maître  de  la  Senora.  » 

J'aurais  eu  mille  hommes  en  huit  jours  là  où  j'étais; 
mais  les  résolus  et  les  dévoués  il  fallait  aller  les  cher- 
cher ailleurs. 

Je  savais  que  les  frères  Smith  avaient  un  brick-goë- 
lette ,  bon  marcheur,  dans  les  eaux  de  San  José.  Pen- 
dant notre  expédition  contre  les  Apaches,  j'avais  fait 


96  ROGER  BONTEMPS. 

marché  avec  les  Smith  pour  un  voyage  en  Europe, 
aller  et  retour.  Je  comptais  recruter  mes  hommes  chez 
le  peuple  le  plus  soufirant  qui  soit  au  monde,  mais 
que  les  beaux  parleurs  de  la  politique  oublient  systé- 
matiquement dans  leurs  plaidoyers  humanitaires  :  en 
Irlande. 

Ces  Polonais  de  la  Russie  britannique  appartien- 
nent à  quiconque  vient  les  délivrer  de  leur  misérable 
enfer. 

Nous  étions  quatre  en  sortant  de  la  rancheria  :  Mi- 
guel, Grelot,  Naranja  etmoi.  Tous  nos  autres  compa- 
gnons avaient  pris  parti  pour  le  pinolc  du  général ,  et 
Susan ,  la  pauvre  folle ,  s'était  enfuie  durant  la  nuit. 
Nous  gagnâmes  la  côte ,  poursuivis  mollement  par  les 
cavaliers  à  banderoles  et  nous  trouvâmes  les  Smith  au 
rendez-vous.  Au  plus  haut  sommet  de  la  falaise,  les 
signaux  convenus  entre  eux  et  l'équipage  du  Saint- 
Jean-Baptiste  étaient  allumés  déjà.  Il  n'y.  avait  cepen- 
dant aucun  navire  en  vue. 

Nous  restâmes  trois  jours  dans  l'attente.  La  nuit, 
nous  ti'ouvions  un  asile  au  bas  de  la  falaise,  dans  un 
hameau  composé  de  quatre  ou  cinq  cabanes ,  habitées 
par  des  familles  de  pêcheurs  de  perles.  Il  y  avait  là  une 
pauvre  douce  créature ,  un  nègre  nommé  Bambô,  qui 
était  plongeur  de  son  métier  et  que  la  maladie  retenait 
avec  les  femmes.  On  l'appelait  en  riant  «  l'homme  à 
la  tonne  d'or,  »  parce  que,  à  diilerentes  reprises,  quand 
le  rack  ou  le  pinok  dénouaient  sa  langue ,  il  s'était 
vanté  de  connaître  un  lieu  où  une  tonne  d'or  était 
cachée. 

Tu  vois  que  nous  arrivons  au  cœur  de  notre  histoire. 

Naranja  bonne  et  secourable,  savait  quelques-uns 
des  naïf  secrets  de  la  médecine  populaire  au  Mexique. 
Elle  donna  des  soins  à  Bambô  qui  l'adorait  comme  une 


ROGER  RONTEMPS.  97 

divinité.  Un  soir  qu'il  allait  s'endormant  par  l'effet  d'un 
breuvage ,  il  lui  dit,  et  nous  crûmes  qu'il  parlait  déjà 
dans  un  rêve  : 

a  Maîtresse ,  vous  serez  riche  comme  une  reine.  » 

Il  y  avait  là  deux  des  frères  Smith.  Grelotme  dit  qu'ils 
avaient  échangé  entre  eux  un  singulier  regard.  Mais 
quelques  minutes  après,  Sam  rentra,  annonçant  que  le 
Saiiit-Jean-BaptiMe  était  en  vue.  Nous  sortîmes  tous  et 
nous  aperçûmes  au  lointain  du  golfe,  vers  le  sud,  un  feu 
qui  brillait  sur  l'eau.  Les  signaux  de  la  falaise  furent 
éteints  el  nous  dormîmes  dans  nos  manteaux ,  décidés 
à  embarquer  le  lendemain. 

Nous  montâmes  à  bord  en  effet,  et  Naranja  fut  la 
seule  à  remarquer  que  son  nègre  Bambô  n'était  point 
venu  lui  souhaiter  bon  voyage  à  l'heure  du  départ. 

Nous  sortîmes  du  golfe,  doublant  la  pointe  de  San 
José  par  une  bonne  brise  du  nord-est  qui  nous  halait  à 
raison  de  huit  nœuds,  car  le  Saint- Jean-Baptiste  mé- 
ritait sa  réputation.  Les  trois  Smith  étaient  à  bord.  Il 
n'y  avait  pas  d'eux  à  nous  une  très-grande  sympathie, 
mais  Miguel  seul  était  leur  ennemi  déclaré.  Encore 
avait-il  gagné  sur  lui  qu'il  materait  sa  rancune  jusqu'au 
retour.  Quant  à  l'équipage ,  c'était  une  assez  bizarre 
séquelle,  gens  de  sac  et  de  corde  pour  la  plupart,  mais 
bon  vivants,  parmi  lesquels  maître  Grelot  fut  bientôt 
en  faveur.  En  somme,  les  Smith  savaient  ce  que  nous 
vaUons;  ils  étaient  de  caractère  et  de  mœurs  à  com- 
prendre les  chances  de  l'entreprise  :  peut-être  même 
espéraient-ils  en  son  succès  plus  que  de  raison,  ce  qui 
ne  les  empêchait  point  de  courir  encore  un  autre  gibier. 
Nous  pouvions  dormir  tranquilles ,  tant  qu'aucun  cas 
de  guerre  ne  surgirait  entre  nous. 

Ce  n'est  pas  notre  voyage  que  je  veux  te  raconter. 
Nous  fûmes  grillés  comme  tout  le  monde  entre  les  tro- 

7 


98  ROGER  BONTEMPS. 

piques;  nous  fûmes  glacés  en  doublant  le  cap  Horn,  et 
ballottés  par  la  tempête  éternelle  qui  tourmente  ces  dia- 
boliques parages.  Le  Saint-Jean-Baptiste  se  compor- 
tait admirablement  bien  à  la  mer,  quoique  j'aie  lieu  de 
penser  qu'il  n'avait  pas  coûté  cher  à  ses  maîtres. 

Un  soir,  nous  étions  dans  l'Océan  déjà  depuis  douze 
jours  et  nous  faisions  route  au  nord -est,  par  le  travers 
de  laPlata.  Naranja  était  seule  sur  le  pont  avec  Grelot, 
son  garde  du  corps  habituel.  Je  dois  dire,  du  reste, 
qu'elle  n'avait  pas  besoin  d'être  protégée  contre  l'équi- 
page du  brick  qui  l'adorait  pour  sa  charmante  douceur. 
Elle  prenait  le  frais ,  retrouvant  avec  délices  les  tièdes 
brises  de  son  golfe  bien-aimé.  Le  sommeil  la  guettait 
parmi  ses  rêves  :  espoirs  ou  souvenirs.  Tout  à  coup,  au 
milieu  du  silence  qui  planait  sur  cette  mer,  tranquille 
et  magnifique  miroir  reflétant  des  myriades  d'étoiles , 
elle  crut  entendre  vaguement  une  plainte,  un  cri  d'an- 
goisse profond  et  contenu.  Naranja  est  d'un  pays  où  la 
femme  supporte  assez  bien  le  spectacle  d'une  cruauté, 
soit  vis-à-vis  des  animaux,  soit  même  vis-à-vis  des 
hommes ,  mais  elle  n'a  des  femmes  de  son  pays  que 
les  grâces  caressantes  et  l'ardent  besoin  d'aimer  avec 
toute  sonâme.  C'est  un  cœur  d'or.  Cette  plainte  l'oc- 
cupa toute  la  nuit.  Grelot  s'était  informé  pour  savoir 
si  quelqu'un  des  matelots  était  malade ,  ou  si  les  Smith 
avaient  infligé,  à  fond  de  cale ,  une  de  ces  hideuses 
punitions  qui  maintiennent  l'autorité  par  la  terreur.  Il 
n'y  avait  rien  décela.  Tout  le  monde  était  sain  et  l'équi- 
page menait  joyeuse  vie. 

D'où  venait  cette  plainte?  Le  lendemain,  Naranja 
ne  l'entendit  pas  seule.  J'étais  près  d'elle,  balançant 
son  léger  hamac  de  soie ,  suspendu  aux  haubans  de  bâ- 
bord, quand  je  la  vis  pâlir  et  tressaillir.  Un  cri  déchi- 
rant montait  de  la  cale.  Une  chanson  créole,  entonnée 


ROGER  BONTEMPS.  99 

à  pleine  voix  par  Sam  Smith,  couvrit  bientôt  tout  autre 
bruit,  mais  le  gémissement  était  dans  nos  oreilles.  Il  y 
avait  évidemment  à  bord  un  mystère  de  vengeance  ou 
d'iniquité. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  sur  ce  point  que  notre 
position  vis-à-vis  des  Smith  et  de  leurs  hommes  exi- 
geait une  extrême  prudence.  Nous  étions  par  le  fait  à 
leur  merci ,  puisque ,  en  cas  de  lutte,  ils  eussent  été 
quatorze  contre  nous  trois.  Depuis  quelques  jours,  un 
fait  nouveau  ajoutait  à  mes  inquiétudes.  Jonathan 
Smith,  le  plus  jeune  des  trois  frères  qui  n'était  que 
lieutenant  à  bord,  mais  qui,  en  réalité,  imposait  son 
vouloir  aux  autres  regardait  Naranja  plus  que  je  ne  l'au- 
rais voulu.  Elle  avait  peur  de  lui  horriblement.  Quand 
l'œil  brûlant  de  Jonathan  se  fixait  sur  elle,  son  cœur 
cessait  de  battre. 

On  ne  sait  comment  dire.  Ce  n'est  pas  de  l'amour, 
ce  transport  qui  monte  au  cerveau  de  pareils  coquins. 
C'est  le  rùt  de  la  bête  fauve.  Moi  aussi  j'avais  peur, 
sachant  que  nous  étions  gardés  uniquement  par  la  cer- 
titude où  était  Jonathan  qu'à  la  première  attaque  il 
aurait  la  cervelle  broyée  par  les  six  balles  de  mon  re- 
volver. 

La  prudence  dominait  ici  tout  autre  considération. 
La  traversée  devait  encore  durer  un  mois  pour  le 
moins.  J'ordonnai  à  chacun  de  faire  comme  si  rien 
n'eût  transpiré  du  secret  des  Smith  ;  j'essayaimême  de 
faire  croire  à  Naranja  que  ses  sens  l'avaient  trompée. 
Malheureusement  il  ne  se  passait  guère  de  soirées, 
sans  que  cette  plainte  déchirante  arrivât  jusqu'à  nos 
oreilles. 

C'était,  en  vérité,  comme  une  torture  quotidienne 
et  prolongée  hideusement.  On  ne  tuait  pas  ;  on  sup- 
pliciait. 


I 


100  ROGER  BON  TEMPS. 

Mes  ordres  étaient  formels  et  appuyés  sur  la  raison 
la  plus  élémentaire ,  mais  on  ne  va  pas  longtemps  con- 
tre la  générosité  d'une  femme  -.j'allais  dire  contre  sa 
curiosité.  Je  fus  trahi  par  tout  mon  monde  qui  passa  du 
côté  de  Naranja  avec  armes  et  bagages.  Je  crois  même 
que  je  finis  par  déserter  à  l'ennemi.  Pendant  les  der- 
nières semaines  de  notre  traversée ,  il  n'était  question 
entre  nous  que  de  la  malheureuse  victime  enchaînée  à 
fond  de  cale. 

Car  nous  avions  peu  à  peu  percé  l'ombre  qui  enve- 
loppait le  mystère.  Miguel-Maria  a  des  yeux  qui  voient 
tout  et  des  oreilles  auxquelles  rien  n'échappe  ;  quant  à 
Grelot,  il  en  remontrerait  aux  Indiens  eux-mêmes  en 
fait  de  ruses  et  de  tours  de  force  dus  h  la  finesse  des 
sens.  Gomme  production  de  sauvages  il  n'y  a  pas  de 
forêt  vierge  qui  puisse  lutter  contre  Paris. 

Narauja  les  ayant  mis  tous  deux  en  campagne  ils 
déployèrent  leurs  talents ,  et  malgré  la  surveillauce  in- 
cessante des  Smith ,  ils  parvinrent  à  se  glisser  inaper- 
çus dans  la  cale.  On  avait  clos  une  portion  du  magasin 
de  manière  à  former  une  niche  ou  boîte  de  six  à  sept 
pieds  carrés  ;  une  créature  humaine  était  enfermée  là 
dedans ,  et  on  lui  infligeait  quotidiennement  une  sorte 
de  question  pour  lui  arracher  une  confession.  Le  pa- 
tient résistait  avec  une  vaillance  inouïe ,  car  le  voyage 
durait  depuis  près  de  trois  mois ,  et  les  Smith  n'avaient 
rien  gagné  sur  lui. 

Ils  ne  voulaient  pasle  tuer.  On  le  soignait  quand  il 
était  malade. 

Une  fois  Grelot  surprit  un  lambeau  d'interrogatoire 
qui  était  toute  une  révélation.  Jonathan  Smilh  avait 
dit  : 

«  Tu  seras  bien  nourri  et  bien  vêtu ,  on  te  fera  une 
cabine  sur  le  pont  pour  que  tu  puisses  fumer  ta  cigarette 


ROGER  BONTEMPS.  101 

au  soleil.  Tu  auras  du  rack  tant  que  tu  voudras ,  et  par 
dessusle  marché  tu  partageras  avec  nous,  si  tu  veux  nous 
dire  où  est  la  tonne  de  poudre  d'or....  » 

Pas  n'était  besoin  d'en  savoir  plus  long.  Le  martyr 
de  la  cale  était  le  pauvre  nègre  Bambô,  l'homme  à  la 
tonne  d'or,  et  nous  comprenions  maintenant  pourquoi, 
à  l'heure  du  départ,  il  n'était  point  venu  souhaiter  le 
bon  voyagea  Naranja,  sa  bienfaitrice. 

En  cette  occasion,  j'eus  toutes  les  peines  du  monde 
à  faire  prévaloir  mon  autorité.  Naranja,  révoltée,  vou- 
lait tenter  une  intervention.  Elle  disait  en  pleurant  : 

«  Le  pauvre  Bambô  m'a  promis  que  je  serais  riche 
comme  une  reine.  C'est  peut-être  pour  moi  qu'il  garde 
son  secret.  » 

Miguel,  moins  tendre  ,  avait  sa  vengeance  :  il  pré- 
tendait qu'en  cassant  la  tête  aux  trois  Smith  on  se  ren- 
drait aisément  maître  de  l'équipage.  Grelot  proposait 
de  clouer  tout  uniment  les  écoutilles,  comme  faisait  le 
bon  capitaine  Surcouf  quandil  ramenait,  lui  cinquième , 
soixante  Anglais  prisonniers  k  Saint-Malo.  H  se  char- 
geait de  manœuvrer  le  brick ,  ayant  fait  métier  de 
mousse  jadis  pour  gagner  son  passage. 

Rien  n'est  impossible,  à  tout  prendre,  et  je  ne  dis  pas 
qu'ils  eussent  tort  absolument,  mais  la  présence  de 
Naranja  faisait  de  moi  un  autre  homme.  J'avais  des 
craintes  d'amant  et  des  sollicitudes  de  mère.  Quand  je 
veillais  avec  délices  sur  son  souriant  sommeil  d'enfant , 
mon  cœur  se  fondait  en  des  tendresses  inconnues.  Je 
n'osais  plus;  j'étais  trop  heureux.  L'idée  de  jouer  mon 
adoré  trésor  dans  une  lutte  violente  m'épouvantait. 

Le  raisonnement  qui  me  donna  gain  de  cause  contre 
leurs  généreuses  impatiences  fut  celui-ci  :  Les  Smith 
ont  intérêt  à  conserver  la  vie  du  nègre.  Il  vaut  pour  eux 
une  somme  énorme,  et  sa  mort  serait  la  ruine  des  es- 


102  ROGER  BONTEMPS. 

pérances  qu'ils  ont  conçues.  Aussitôt  que  nous  aurons 
jeté  l'ancre  dans  un  port  européen,  je  prends  l'enga- 
ment  d'honneur  de  délivrer  ce  malheureux. 

Neuf  jours  après,  le  4  février  1860,  le  Saint-Jean- 
Baptiste  entrait  dans  le  golfe  de  Gralway  et  mouillait  en 
rade  à  un  demi-mille  du  rivage ,  vers  la  tombée  de  la 
nuit.  La  délivrance  de  Bambô  était  devenuenotre  prin- 
cipale affaire.  Je  demandai  place  dans  le  canot  qui  de- 
vait conduire  deux  des  frères  Smith  en  ville,  et  je 
ne  me  fis  point  accompagner  pour  éviter  d'inspirer  des 
soupçons.  Nous  nous  séparâmes  sur  le  quai,  les  frères 
Smith  et  moi.  Pour  tout  ce  qui  regardait  mon  métier 
d'enrôleur,  j'avais  des  renseignements  très-précis,  et  je 
comptais,  pour  prendre  langue  sur  le  bon  anglais  de 
notre  amis  Thomas  Stone.  Les  frères  Smith  purent 
voir  que  j'entrais  dans  le  cabaret  des  Trois-Géants,  si- 
tué sur  le  port  même. 

Seulement,  je  ne  fis  que  traverser  la  salle  commune 
afin  de  prier  le  maître  de  l'établissement  de  me  con- 
duire chez  le  magistrat  de  police. 

Le  magistrat  de  police,  là-bas,  c'est  le  diable.  Quand 
l'Europe  aura  enfin  le  temps  et  le  cœur  de  sonder  cette 
plaie  irlandaise  que  l'Angleterre   entretient  avec   ce 
beau  sang-froid  des  gens  habitués  à  parler  liberté,  gé- 
nérosité, tolérance,  etc.,  on  verra  de  prodigieuses  cho- 
,ses.  Ceci  n'arrivera  de  longtemps.  Il  est  plus  commode 
I  de  s'acharner  à  dire  que  la  constitution  anglaise  est  le 
[modèle  de  toutes  les  franchises  et  de  toutes  les  man- 
jsuétudes.  D'ailleurs,  l'Irlande  n'est  pasàla  mode. 
1     Le  cabaretier  me  regarda  de  travers  ;  les  bonnes 
gens  qui  buvaient  du  poteen  s'éloignèrent  de  moi  par 
cette  double  raison  que  je  parlais  le  pur  anglais  de 
Thomas  Stone  et  que  je  demandais  un  magistrat.  Je 
passai  une  bonne  heure  et  demie  à  errer  de  rue  en  rue, 


ROGER  BONTEMPS.  103 

avant  de  trouver  la  demeure  de  cet  honorable  gentle- 
man. Quand  je  l'eus  trouvée ,  une  servante  sordide 
m'en  ferma  la  porte  au  nez  en  me  disant  qu'elle  ne 
comprenait  point  l'anglais  de  Thomas  Stone. 

Dix  heures  sonnaient  à  la  collégiale  et  il  y  avait 
trois  heures  que  je  marchais  sur  le  pavé  pointu  de  la 
capitale  du  Gonnaught,  quand  un  policeman  compatis- 
sant m'apprit  enfin  que  je  trouverais  mister  Proof  à 
son  club.  Le  club  de  mister  Proof  était  un  débit  de 
whiskey  ou  spirit-shop,  situé  derrière  la  maison  com- 
mune, et  véritablement  digne  du  nom  de  bouge.  Mis- 
ter Proof  était  là  en  effet,  se  délassant  des  devoirs 
laborieux  de  sa  charge,  et  faisant  une  partie  de  back- 
gammon  avec  un  seigneur  de  grasse  mine.  Une 
demi-douzaine  de  respectables  bonnes  gens  à  chemises 
douteuses  et  à  pipes  courtes,  solidement  enchâssées 
dans  de  jaunes  mâchoires,  pariaient  et  buvaient  du 
grog  sans  eau.  Dès  le  premier  mot  que  je  lui  dis,  mister 
Proof  m'envoya  paître  formellement  et  me  demanda 
si  je  le  prenais  pour  un  phoque. 

Thomas  »Stone  ne  m'avait  pas  enseigné  qu'on  nom- 
mait ainsi  dans  l'ouest  les  agents  de  l'administration 
maritime. 

Il  fallut  retourner  au  port.  Vers  onze  heures,  je  pus 
trouver  le  cabaret  où  capitaine  O'kir,  inspecteur  de  la 
marine,  faisait  sa  partie  de  dames  avec  ses  dignes 
amis.  Capitaine  O'kir  me  demanda  si  je  le  prenais  pour 
un  corbeau.  Il  me  parut  fort  en  colère. 

Le  lendemain  seulement  je  pus  conduire  un  chef 
constable  et  quatre  hommes  à  baguette  à  bord  du 
Saint- Jean-Baptiste.  Les  trois  Smith  étaient  sur  le  pont 
et  n'opposèrent  aucune  résistance  aux  investigations 
de  l'autorité,  avec  laquelle  ils  échangèrent  de  vigou- 
reuses poignées  de  main.  L'autorité  et  les  Smith  se 


]04  ROGER  BONTEMPS. 

mirent,  dès  Tabord,  à  parler  un  langage  qui  fut  pour 
moi  de  l'hébreu.  Encore  une  rhétorique  que  n'ensei- 
gnait point  Thomas  Stone.  Gomme  j'avais  fourni  des 
renseignements  très-exacts  ,  on  descendit  à  fond  de 
cale  où  l'on  ne  trouva  rien  du  tout.  La  cage  en  plan- 
ches elle-même  avait  disparu,  et  les  divers  arrimages 
occupaient  le  navire  de  bout  en  bout. 

J'éprouvai  alors  la  plus  profonde  terreur  qui  ait 
amené  la  sueur  froide  à  mes  tempes.  Le  chef  constable 
m'ayant  demandé  caution  pour  le  tort  causé,  j'entrai 
dans  notre  cabine,  et  aussitôt  l'idée  d'un  quadruple 
assassinat  me  traversa  l'esprit.  Notre  chambre  était  vide. 

<t  Où  est  ma  femme  1  m'écriai-je.  Où  sont  mes  deux 
compagnons  ! 

—  Vous  voyez  bien  que  c'est  un  fou,  »  dit  froide- 
ment Jonathan  Smith. 

—  Un  fou  de  la  plus  dangereuse  espèce.  C'est  évident.  » 
Je  pus  remarquer,  et  ma  détresse  s'en  augmenta, 

que  l'aménagement  de  la  cabine  avait  été  changé. 
Rien  n'y  restait  de  ce  qui  pouvait  trahir  la  présence 
de  la  femme. 

Je  me  laissai  porter  dans  le  canot.  Je  n'étais  plus 
moi-même.  A  mon  dernier  effort,  qui  était  une  accu- 
sation de  meurtre,  un  éclat  de  rire  général  avait  ré- 
pondu. 

Avant  de  se  séparer,  l'autorité  et  les  Smith  trinquè- 
rent abondamment. 

J'avais  un  voile  de  sang  sur  les  yeux  quand  nous 
touchâmes  le  quai.  Pour  moi ,  il  y  avait  quatre  cada- 
vres au  fond  de  la  mer.  Puis  une  autre  pensée  me  vint 
qui  fut  presque  un  soulagement  à  mon  agonie.  Jona- 
than Smith  trouvait  Naranj a  trop  belle  pour  la  tuer 
ainsi.  Ces  hommes  pleins  de  ruses  diaboliques,  avaient 
pratiqué  une  cachette  à  bord  peut-être,.. 


ROGER  BONTEMPS.  105 

«  Poussez  au  large,  m'écriai-je,  véritablement  fou, 
cette  fois.  Je  veux  retourner,  je  veux  voir  !  Cinquante 
onces  d'or  à  qui  me  ramènera  au  brick  !  » 

Personne  ne  me  répondit.  Le  constable  et  ses  quatre 
acolytes  étaient  debout  sur  la  jetée,  et  se  faisaient  de 
leurs  mains  une  visière  pour  regarder  au  large. 

Au  large,  le  Saint-Jean-Baptiste,  toutes  voiles  dehors 
et  poussé  par  une  forte  brise  d'est,  filait  grand  largue 
vers  les  îles  Sud-Arran. 

Le  nom  de  Naranja  me  vint  aux  lèvres  et  je  tombai 
foudroyé  sur  le  sol. 

Je  m'éveillai  dans  une  pauvre  cabane  au  bord  dii  lac 
Gorrib,  de  l'autre  côté  de  Galway.  Auprès  du  lit  où 
j'étais  couché  je  reconnus  Miguel,  Grelot,  et  Naranja 
qui  me  souriait  parmi  ses  larmes.  Sur  un  autre  grabat 
le  pauvre  Bambô  gisait,  la  tête  enveloppée  de  linges 
sanglants. 

Grelot,  envoyé  à  ma  recherche,  m'avait  trouvé  éva- 
noui sur  le  quai,  entouré  de  curieux  qui  dissertaient 
sur  les  dangers  de  l'ivrognerie.  Le  chef  constable  et  ses 
quatre  braves  m'avaient  laissé  là  charitablement  pour 
aller  à  leurs  affaires. 

Quant  à  l'étrange  aventure  du  Saint-Jean-Baptiste  et 
à  la  disparition  du  nègre,  en  compagnie  de  mes  amis, 
voici  ce  qui  s'était  passé. 

Après  le  départ  des  deux  frères  aînés,  Jonathan 
Smith  était  resté  seul  maître  à  bord.  C'était  assuré- 
ment le  plus  intelligent  et  le  plus  redoutable  des  trois, 
mais  il  aimait  le  rack,  et  dès  qu'il  pouvait  éviter  l'œil 
de  ses  frères,  il  se  livrait  avec  une  sorte  de  fureur 
à  sa  passion  favorite.  Un  fois  ivre,  c'était  une  bête  fé- 
roce. 

Miguel  l'entendit  s'enfermer  dans  la  cambuse  et  pré- 
para les  armes  à  tout  hasard ,  car  Dieu  seul  pouvait 


106  ROGER  RONTEMPS. 

savoir  les  folies  que  le  rack  allait  inspirer  à  Jonathan 
Smith.  Grelot  fut  chargé  de  faire  le  guet. 

Jonathan  resta  plus  d'une  heure  dans  la  cambuse. 
La  terre  était  environ  à  trois  encablures  sur  notre  han- 
che de  tribord.  De  temps  en  temps,  Miguel  et  Naranja 
pouvaient  ouïr  comme  le  bruit  d'un  corps  qu'on  eût 
jeté  à  la  mer  :  c'étaient  les  matelots  du  brick  qui,  en 
l'absence  de  toute  surveillance,  se  coulaient  par  les 
sabords  et  gagnaient  la  côte  à  la  nage  pour  voir  de 
plus  près  les  lanternes  fumeuses  des  cabarets  de  Gal- 
way.  Miguel  compta  ainsi  dix  plongeons  successifs,  et 
peu  après  Grelot  vint  annoncer  que,  de  tout  l'équipage, 
il  n'y  avait  plus  à  bord  que  Jack,  le  mousse  et  Jona- 
than Smith. 

Celui-ci  sortait  justement  de  la  cambuse,  pâle  et  l'œil 
troublé.  Il  avait  peine  à  se  soutenir  sur  ses  jambes. 

Il  fit  quelques  pas  vers  la  cabine  et  appela  Naranja, 
joignant  à  son  nom  tout  un  chapelet  de  menaçantes 
caresses;  mais  il  se  ravisa  bientôt,  saisit  un  merlin  qui 
se  trouvait  a  sa  portée,  chancela,  trouva  l'échelle  et 
roula  du  haut  en  bas  dans  la  cale. 

L'instant  d'après,  des  hurlements  de  douleur  rem- 
plissaient le  navire. 

Rien  ne  put  empêcher  Naranja  de  se  précipiter  au 
secours.  Elle  seule  avait  deviné  d'où  les  cris  partaient, 
car  Grelot  et  Miguel  pensaient  que  Jonathan  avait  dû 
se  briser  quelque  membre  dans  sa  chute.  Il  n'en  était 
rien  ;  l'ivrogne  avait  roulé  comme  une  masse  inerte  et 
ne  s'était  point  fait  de  mal.  Les  cris  venaient  de  la  cage 
où  Bambô  était  renfermé.  Quand  Miguel  arriva,  le 
malheureux  nègre  demandait  grâce  d'une  voix  affai- 
blie déjà  et  Jonathan  frappait  comme  un  furieux,  di- 
sant : 

«  Ah  !  j'aurai  ton  secret,  moi ,  misérable  brute  ;  où 


ROGER  BONTEMPS.  107 

est  la  tonne  d'or?  dis-moi  où  est  la  tonne  d'or!  Si  tu 
ne  veux  pas  me  le  dire,  j'ouvrirai  ton  crâne  et  je  trou- 
verai le  secret  dedans  !  » 

Et  les  coups  sonnaient  horriblement  sur  la  tête  de 
Bambô. 

Naranja  se  jeta  sur  Jonathan  et  son  faible  choc  suffit 
à  le  terrasser.  Miguel  le  maintint  renversé  en  appuyant 
le  pied  contre  sa  poitrine,  tandis  que  Grelot  le  garrot- 
tait. 

Naranja  pansait  déjà  les  blessures  du  nègre  qui 
était  joyeux,  malgré  ses  souffrances,  et  allait  répétant  : 

oc  Anhita  envoyée  par  le  bon  Dieu  !  Anhita  riche 
bientôt  comme  une  reine  !  » 

Jonathan  écoutait  cela.  L'écume  qui  bordait  ses  lè- 
vres se  rougissait  de  sang  et  son  regard  menaçait  Na- 
ranja. Souviens-toi  de  ce  que  je  t'ai  dit  :  c'est  Naranja 
qu'ils  veulent.  Les  femmes  ne  résistent  pas  à  la  torture. 
Bambô  était  un  homme. 

Ce  fut  Naranja  qui  commanda  la  manœuvre.  On  lia 
le  mousse  Jack  au  pied  du  grand  mât  et  la  yole  fût 
mise  à  la  mer.  Tu  devines  le  reste. 

Je  n'eus  aucun  reproche  à  faire,  car  ils  ne  pouvaient 
attendre  le  retour  des  Smith  et  de  l'équipage  après  ce 
qui  s'était  passé  ;  mais  si  le  chef  constable  eût  trouvé 
à  bord  du  Saint-Jean-Baptiste  ce  que  je  lui  avais  an- 
noncé, les  Smith  seraient  aujourd'hui  hors  d'état  de 
nous  nuire. 

Au  lieu  de  cela.  Bob  et  Sam  Smith  avaient  trouvé, 
au  retour,  la  cage  vide  et  leur  frère  garrotté  ;  la  ruse 
employée  par  eux  était  indiquée  par  la  circonstance 
même.  Ils  avaient  détruit  toute  trace  de  l'existence  du 
captif.  Pour  la  justice,  j'étais  un  fou  et  le  captif  n'a- 
vait jamais  existé. 

Sans  doute,  en  voyant  fuir  le  brick  à  toutes  voiles, 


108  ROGER  BONTEMPS. 

e  chef  constable  avait  dû  réfléchir  ;  mais  c'était  un  ma- 
gistrat trop  sage  pour  perdre  son  temps  en  rêveries 
vaines.  Son  déjeuner  l'attendait  à  la  maison. 

Je  me  sentais  mieux  ou  plutôt  guéri ,  car  la  joie  est 
un  remède  souverain  pour  les  maux  que  cause  le  chagrin. 
Il  n'en  était  pas  de  même  de  Bambô,  dont  les  bles- 
sures étaient  mortelles.  Vers  minuit  il  appela,  disant 
qu'il  sentait  sa  fin  prochaine  et  qu'il  ne  voulait  pas  em- 
porter avec  lui  le  secret  qui  causait  sa  mort. 

Nous  fîmes  cercle  autour  de  son  matelas  et  il  com- 
mença son  étrange  histoire.  » 


C5^<5D 


ROGER  BONTEMPS.  109 


IX 


Histoire  du  charmeur. 


«<  Encore  ici,  le  bon  anglais  de  notre  professeur  Tho- 
mas Stone  m'eût  été  d'un  maigre  secours,  poursuivit 
Mornaix.  Le  nègre  Bambô  parlait  un  langage  que  Na- 
ranja  et  Miguel  pouvaient  seuls  entendre. 

Tel  fut  à  peu  près  son  récit  : 

En  1852,  Bambô  était  second  matelot  à  bord  d'un 
navire  de  la  compagnie  qu'une  série  de  circonstances, 
inutiles  à  rapporter ,  conduisit  en  Australie.  Bambô 
était  un  nègre  du  Sénégal,  inquiet,  inconstant  et  pares- 
seux comme  tous  ceux  de  sa  race.  Il  déserta  et  prit  du 
travail  chez  un  squatter,  ou  cultivateur,  des  environs 
de  Port- Jackson.  Il  dormait,  une  nuit,  dans  sa  hutte 
de  berger,  à  plus  d'une  lieue  de  l'habitation,  quand  il 
fut  réveillé  rudement  par  une  main  qui  se  posait  sur 
son  épaule. 

Une  voix  lui  dit  dans  la  nuit  : 

Œ  Je  suis  Grordon  Leath  !  » 

Ce  nom  ne  te  fait  rien,  à  toi,  Roger,  qui  ne  sais  pas 
les  choses  de  l'autre  monde  ;  mais  il  remplit  le  cœur  de 
Bambô  de  componction  et  de  respect.  Gordon  Leath, 
ou  Gordon  le  charmeur,  comme  on  l'appelait  dans 
toute  l'Australie,  était  connu  de  Sydney  à  Melbourne 
pour  le  plus  hardi  bushranger  qui  eût  jamais  efî'rayé 


110  ROGER  BONTEMPS. 

ces  contrées.  Il  s'était  échappé  du  pénitenciaire  de 
Port-Jackson  six  fois,  et  toujours  en  charmant  la  meute 
terrible  des  chiens  à  demi  sauvages  qui  gardent  les 
abords  de  la  prison.  Les  chiens  n'aboyaient  jamais 
pour  Gordon  Leath,  ni  pour  ceux  qui  accompagnaient 
Gordon  Leath.  Figure-toi  le  dogue  le  plus  féroce  ou  le 
bichon  le  plus  effronté  de  Paris  :  ni  l'un  ni  l'autre 
n'eût  soufflé  mot  au  flair  de  Gordon  le  charmeur, 
quand  même  ce  remarquable  garçon  eût  été  suivi  par 
une  armée. 

Je  parle  de  lui  au  passé  parce  qu'il  ne  sut  point 
charmer  la  mort;  mais,  de  même  que  les  pharaons 
d'Egypte  se  succédaient  les  uns  aux  autres,  il  y  a  tou- 
jours parmi  les  bushrangers,  ou  rôdeurs  de  buissons 
de  r Australie-heureuse,  un  primus  intcr  pares  qui 
porte  le  nom,  ou  le  titre,  de  Gordon  le  charmeur. 

Bambô  se  leva  aussitôt  en  sursaut,  comme  il  le  de- 
vait, et  au  lieu  de  saisir  la  vieille  carabine  mal  montée 
qui  lui  était  accordée  pour  sa  sûreté,  il  déterra  sa  bou- 
teille d'eau-de-vie  et  l'offrit  galamment  à  son  hôte. 
Celui-ci  but  et  raconta  comme  quoi  il  s'évadait  du  pé- 
nitenciaire pour  la  septième  fois,  sans  rancune  ni  cha- 
grin, pour  aller  chercher  un  tonneau  de  poudre  d'or 
qu'il  possédait  à  quelque  trois  cents  lieues  de  là,  sur 
les  bords  de  la  rivière  Goulbourne,  dans  le  district  de 
Rodney.  Il  n'y  avait  pas  beaucoup  de  routes  battues  du 
Gumberland,  où  ils  étaient,  au  Rodney,  qui  est  un 
comté  du  sud,  dans  la  province  de  Victoria;  mais 
Gordon  Leath  déclarait  qu'il  dédaignait  les  routes 
battues,  et  que  la  forêt,  le  hush,  comme  il  faut  dire 
en  Australie,  était  pour  lui  le  seul  grand  chemin  pra- 
ticable. 

A  la  fin  de  son  discours,  il  frotta  une  allumette  chi- 
mique sur  son  genou,  tout  comme  un  malin  de  nos 


ROGER  BON  TEMPS.  111 

barrières  parisiennes,  et  l'approcha  du  visage  deBambô 
pour  inspecter  un  peu  sa  physionomie. 

«  Tiens,  dit -il,  un  mauricaud  !  » 

Pnis  après  plus  mûr  examen  : 

«<  Tu  me  plais  mon  compagnon  ;  viens  avec  moi.  » 

Peut-être  n'eût-il  pas  été  prudent  de  refuser.  Bambô 
plia  bagage,  et  le  bétail  du  squatter  dormit  cette  nuit- 
là  à  la  garde  de  la  Providence. 

Le  chemin  se  fit  assez  lentement.  Il  y  avait  dix  ans 
que  Gordon  habitait  la  Nouvelle-Galles  du  sud,  où  la 
cour  d'assises  l'avait  envoyé  pour  diverses  peccadilles. 
Bien  qu'il  eût  passé  les  trois  quarts  de  son  temps  en  pri- 
son, il  connaissait  merveilleusement  le  pays.  Les  sta- 
tions, ou  établissements  d'éleveurs  de  bétails,  ne  pul- 
lullaient  pas  comme  aujourd'hui;  mais,  néanmoins,  la 
colonisation  marchait  à  grands  pas,  suivant  les  cours 
d'eau  et  pénétrant  au  loin  dans  le  désert.  Partout  où 
il  y  avait  une  station,  Gordon  était  sûr  d'avoir  des  che- 
vaux frais,  grâce  au  don  qu'il  possédait  d'entrer  à  bas 
bruit  dans  les  écuries. 

Il  ne  volait  pas  ;  fi  donc  !  Gela  n'eût  point  convenu 
au  légitime  propriétaire  d'une  tonne  d'or  ;  mais  il  pre- 
nait volontiers,  soit  aux  fermiers,  soit  aux  rares  voya- 
geurs rencontrés  dans  ces  solitudes,  les  choses  qui  l'ac- 
commodaient en  fait  de  vivres,  armes  ou  vêtements.  Sa 
force  de  corps  était  extraordinaire.  Bambô  et  lui  furent 
bientôt  équipés  comme  des  gentlemen. 

Et,  en  sus  de  ses  talents  sérieux,  ce  Gordon  Leath 
était  bien  le  plus  joyeux  camarade  qui  fût  au  monde. 
Le  pauvre  Bambô,  sur  son  lit  d'agonie,  parlait  en- 
core de  lui  avec  un  religieux  enthousiasme.  Quand 
Gordon  commençait  à  conter  ses  fredaines  de  Londres 
ou  ses  équipées  d'Australie,  la  route  s'abrégeait;  on 
n'avait  plus  ni  faim  ni  soif.  S'il  avait  seulement  réussi 


112  ROGER  BONTEMPS. 

à  porter  sa  tonne  d'or  jusqu'en  Angleterre,  il  serait 
devenu  honnête  homme  et  grand  seigneur,  c'est  cer- 
tain ;  mais  sa  mauvaise  chance  le  poursuivait  dès  qu'il 
s'agissait  de  faire  voyager  sa  tonne  d'or. 

C'était  lors  de  sa  première  évasion  des  prisons  de 
Sydney  qu'il  avait  trouvé  un  gîte  d'or,  guidé  par  la  vue 
des  parcelles,  ou  nuggcts,  brillant  à  fleur  du  sol.  Ils 
étaient,  en  ce  temps,  trois  compagnons,  trois  convicls 
en  rupture  de  ban  et  rudement  poursuivis  par  la  police 
à  cheval.  D'autres  eussent  été  pris;  mais  les  chiens  de 
la  police,  dressés  pour  la  chasse  humaine,  ne  pouvaient 
rien  contre  Gordon  le  charmeur.  Les  trois  compagnons 
travaillèrent  deux  mois  de  suite,  menant  à  tour  de  rôle 
le  métier  de  chasseurs  et  de  rôdeurs  des  bois  pour 
avoir  leur  nourriture.  Quand  ils  eurent  amassé  un  bon 
tas  du  précieux  métal,  ils  songèrent  à  partager.  Le 
partage  fut  orageux.  Les  deux  compagnons  du  char- 
meur restèrent  au  fond  du  trou  :  l'un  éventré  d'un  coup 
de  couteau,  l'autre  avec  la  cervelle  brûlée. 

Gordon  Leath  les  regretta  bien,  car  il  ne  savait  plus 
comment  emporter  une  aussi  grande  quantité  d'or.  11 
lui  fallait  un  véhicule.  Il  fut  surpris  et  entouré  par  la 
police  noire,  au  moment  où  il  volait  le  chariot  d'un 
squatter  de  Bendigo,  lieu  devenu  si  célèbre  par  ses 
champs  d'or.  ^ 

Je  n'ai  pas  k  te  raconter  les  cinq  autres  évasions  de 
Gordon  Leath  et  les  efforts  qu'il  fit  pour  utiliser  cette 
immense  richesse  qui  raillait  sans  cesse  sa  misère.  Cinq 
fois,  il  put  revoir  le  trou  où  gisaient  ensemble  son  tré- 
sor et  les  os  de  ses  anciens  compagnons  ;  chacune  de 
ces  cinq  fois,  il  ajouta  quelques  poignées  de  métal  à 
ses  millions,  mais  toujours  il  était  repris  au  moment 
de  charger  son  butin. 

Dans  l'intervalle,  cependant,  les  mines  avaient  été 


ROGER  RONTEMPS.  113 

découvertes  sur  diverses  parties  du  territoire  australien. 
La  fièvre  d'or,  plus  brûlante  que  dans  la  Californie 
même,  entraînait  les  populations  qui  s'ensevelissaient 
avec  fureur  dans  ces  tombes  aurifères.  Des  districts  en- 
tiers étaient  labourés,  fouillés,  retournés  de  fond  en 
comble,  et  parmi  d'innombrables  misères  quelques  co- 
lossales fortunes  surgissaient  tout  à  coup. 

Là-bas,  dans  sa  prison,  le  charmeur  écoutait  pas- 
sionnément les  rumeurs  qui  venaient  des  mines.  Il  sa- 
vait, il  devinait  le  chemin  que  faisaient  la  pioche  et  le 
pic.  Les  fouilles  gagnaient,  gagnaient.  Gastlemaine  vi- 
dait déjà  le  sable  de  ses  entrailles,  Bendigo  ouvrait  ses 
flancs.  Après  six  évasions,  tu  penses  que  Gordon  étaii 
bien  surveillé.  Le  jour  où  il  apprit  que  le  premier  parti 
de  mineurs  avait  franchi  les  limites  du  Rodney,  il 
donna  cette  suprême  secousse  qui  rompt  la  chaîne  du 
lion  et  il  partit. 

Le  seizième  jour,  Bambô  et  lui  arrivèrent  au  trou. 
Ils  avaient  un  petit  chariot,  traîné  par  deux  chevaux 
et  une  tonne,  car  le  mot  tonne  d'oi\  employé  jusqu'à 
présent  par  Gordon,  signifiait  :  ce  qu'il  faut  d'or  pour 
rempHr  une  tonne. 

Ce  fut  son  premier  soin.  Il  avait  apporté  des  balan- 
ces. Il  passa  toute  la  nuit  à  peser  l'or  et  à  le  vider  dans 
le  tonneau,  qui  se  trouva  presque  plein,  mais  pas  tout 
à  l'ait. 

Gordon  eut  cet  enfantillage  de  vouloir  la  mesure 
exacte.  Au  lieu  de  charger  son  trésor  et  de  partir  au 
plus  vite,  il  perdit  une  semaine  à  creuser  la  mine  épui- 
sée. La  tonne  s'emplit  en  effet,  mais  les  chevaux  mal 
nourris  s'étaient  enfuis.  Gordon  dut  tenter  une  expé- 
dition lointaine  pour  s'en  procurer  de  nouveaux  et  fut 
pris  pour  la  septième  fois. 

Avant  de  quitter  la  mine,  Bambô  et  lui  en  avaient 


114  ROGER  BONTEMPS. 

bouché  avec  soin  l'orifice.  La  tonne  d'or  était  en  sûreté. 
Gordon  put  dire  :  Je  reviendrai. 

Quelques  jours  avant  notre  embarquement  à  bord  du 
Saint-Jean-Baptiste,  Bambô  avait  appris  par  le  South 
Australia  Mail,  journal  des  mines,  qui  est  lu  avec  avi- 
dité en  Californie,  que  Gordon  le  charmeur  avait  reçu 
une  balle  dans  la  tète  en  accomplissant  sa  huitième 
évasion. 

Il  savait  que  Gordon  aurait  plutôt  donné  sa  vie  que 
son  secret. 

Il  était  donc,  lui,  Bambô,  le  pauvre  noir  mourant  sur 
un  grabat  de  la  misérable  Irlande,  propriétaire  d'une 
royale  fortune!...  » 

Ici,  Mornaix  s'interrompit  tout  à  coup  et  sembla  prê- 
ter l'oreille  à  un  bruit  lointain  qui  n'arrivait  pas  Jus- 
qu'à Roger. 

«  C'est  drôle!  dit  celui-ci,  je  suis  comme  les  enfants. 
Je  finis  par  croire  à  ces  contes  de  ma  Mère-l'Oie..  . 

—  L'existence  de  la  tonne  d'or  est  certaine  comme 
il  est  vrai  que  cette  lampe  nous  éclaire,  prononça  Mor- 
naix solennellement. 

—  Mais  tu  dis  toi-même  que  les  chercheurs  d'or 
gagnent,  gagnent,  et  que  ce  district  de  Rodney  est 
envahi. 

—  J'ai  des  nouvelles  jour  par  jour;  cela  en  vaut  la 
peine.  Les  mineurs  les  plus  avancés  sont  encore  à  plus 
de  soixante  lieues  du  tombeau  des  deux  compagnons  de 
Gordon. 

—  Le  hasard  peut  faire  que  le  premier  passant 
venu.... 

—  Écoute!  »  l'interrompit  brusquement  Mornaix. 

Il  se  fit  un  silence,  un  silence  si  profond  qu'on  pou- 
vait ouïr  dans  la  chambre  voisine  la  respiration  douce 
et  calme  de  Naranja.  Le  dehors  ne  rendait  aucun  son. 


ROGER  BONTEMPS.  115 

Les  premières  lueurs  de  l'aube,  indécises  et  brumeuses, 
dessinaient  déjà  les  carreaux. 

Mornaix  se  glissa  jusqu'à  la  fenêtre  qu'il  entr' ouvrit. 
Il  siffla.  Le  sifflet  de  G-relot  lui  répondit  : 

«  Encore  une  demi-heure,  murmura-t-il,  et  nous 
serons  à  l'abri...  pour  aujourd'hui. 

—  Qu'avais-tu  entendu?  demanda  Roger. 

—  Rien.  Tout  ce  que  je  viens  de  te  dire,  Rambô 
nous  le  raconta  de  sa  voix  faible  et  déjà  brisée  par 
l'agonie. 

Quand  il  eut  achevé,  il  retira  un  chiffon,  caché- sous 
son  aisselle.  Ce  chifî'on  était  le  plan  du  district  ou  la 
tonne  d'or  était  cachée. 

—  Et  ce  plan  est  tracé  avec  du  sang  !  l'interrompit 
Roger. 

—  Gomment  sais-tu  cela  ?  demanda  vivement  Mor- 
naix. 

—  Par  les  deux  hommes  qui  parlaient  à  voix  basse, 
ce  soir,  quand  j'étais  accoudé  sur  le  parapet  du  pont.  » 

Mornaix  demeura  un  instant  pensif. 

«c  Alors,  murmura-t-il,  les  Smith  nous  suivront  jus- 
qu'en enfer  !  » 

Il  reprit  après  un  silence  : 

«  Sous  la  dictée  du  nègre,  Miguel  traça  deux  itiné- 
raires, l'un  partant  de  Sydney,  l'autre  de  Melbourne, 
et  aboutissant  tous  deux  à  la  mine.  Puis  le  pauvre  noir 
mourut,  les  lèvres  sur  la  main  de  Naranja  qui  lui  par- 
lait de  Dieu. 

Miguel,  Naranja  et  moi  nous  apprîmes  par  cœur  sé- 
parément le  plan  et  les  deux  itinéraires,  et  lorsque  nous 
fîmes  l'épreuve  du  pointage  sur  trois  exemplaires  de 
l'excellente  carte  de  l'Australie  méridionale,  publiée 
par  James  Wyld,  sous  la  surveillance  du  major  Mit- 
chell,  nos  trois  trous  d'épingles  entrèrent  mathémati- 


116  ROGER  BONTE MPS. 

quement  l'un  dans  l'autre.  Soit  que  nous  prenions  la 
voie  de  Sydney,  soit  que  nous  arrivions  par  Melbourne, 
chacun  de  nous  peut  aller  droit  à  la  cachette  du  char- 
meur. Nous  sommes  riches.  J'ai  de  quoi  acheter  comp- 
tant le  domaine  de  mes  pères,  de  quoi  entourer  de 
diamants  la  couronne  de  comtesse  qui  siéra  si  bien  au 
front  de  Naranja;  j'ai  renoncé  à  mes  ambitions  ;  je  ne 
voudrais  plus  d'un  empire  au  prix  du  bonheur  que  Dieu 
m'a  promis.  Mais,  entre  ma  main  et  ce  bonheur  il  y  a 
trois  hommes  de  sang.... 

—  N'étaient-ils  donc  point  repartis  avec  le  Saint- 
Jean-Baptiste  ?  demanda  Roger. 

—  C'est  une  chose  singulière,  répliqua  Mornaix  qui 
rêvait.  Au  premier  aspect,  il  semble  que  ces  grossières 
natures  n'aient  de  force  que  par  les  conditions  mêmes 
du  théâtre  où  elles  se  meuvent,  là-bas,  dans  les  solitu- 
des du  far-west,  comme  ils  appellent  les  abords  de  la 
Cordillère.  Il  semble  qu'un  sauvage  de  Cooper,  par 
exemple,  serait  dépaysé,  désarmé,  vaincu  d'avance  par 
ce  seul  fait  qu'il  mettrait  son  pied  nu  sur  le  sol  de  no- 
tre Europe.  Et  ce  doit  être  la  vérité,  car,  pour  aller, 
venir,  et  par  conséquent  livrer  cette  bataille  de  ruses 
qui  est  toute  leur  guerre,  il  faut  ici  glisser  parmi  la 
foule  comme  ils  rampent  ou  galopent  entre  les  grands 
troncs  de  leurs  bois.  Trop  de  gens  regarderaient  pas- 
ser l'homme  à  la  peau  rouge  avec  ses  peintures  et  son 
scalp..,,  mais  ceux-ci,  sauvages  des  pieds  k  la  lète,  en 
dedans  de  leur  cuir,  sont  de  race  européenne  et  sa- 
vent porter  l'enveloppe  européenne.  Leur  teint  Lasané 
peut  venir  d'Espagne  ou  d'Algérie.  Ils  peuvent  passer 
inaperçus  dans  nos  villes,  habituées  à  tant  de  carava- 
nes, et  nos  campagnes  leur  rendent  la  solitude  et 
l'imprévu  de  leurs  sentiers. 

Le  Saint-Jean-Baptiste  était  reparti  en  effet;  sept 


I 


ROGER  BON  TEMPS.  1 1 7 

jours  aprt'S  la  mort  de  Bambô,  un  prêtre  catholique  bé- 
nissait mon  union  avec  Naranjacians  une  pauvre  église 
du  comté  de  Tipérary,  car  nous  avions  pris  la  voie  de 
terre,  afin  de  dérouter  les  poursuites.  C'était  le  soir. 
Comme  nous  quittions  l'autel,  je  sentis  Naranja  tres- 
saillir à  mon  bras.  Trois  ombres  allaient  le  long  des 
arceaux  à  demi  ruinés.  Elles  disparurent  par  une  porte 
latérale,  mais  nous  les  avions  reconnues. 

Nous  étions  pourtant  à  quatre-vingts  milles  de  la  mer  ! 

Cette  nuit-là  même  nous  partîmes  à  cheval.  Nous 
étions  montés  supérieurement,  et  dans  tout  le  pays  on 
n'eût  pas  trouvé  autre  chose  que  des  poneys  de  marais. 
Nous  ne  rencontrâmes  rien  de  suspect  sur  la  route, 
mais  une  fois  à  bord  du  paquebot  qui  fait  la  traversée 
du  canal  Saint-Georges,  nous  vîmes,  au  vent  de  nous, 
le  Saint-Jea7i-Baptiste  qui  donnait  toutes  ses  voiles  à  la 
brise^et  semblait  railler  notre  fuite. 

C'était  à  Londres  que  nous  comptions  embarquer 
pour  l'Australie.  Les  Smith  étaient  sur  le  port  au  mo- 
ment de  notre  arrivée.  Miguel  les  aborda  et  leur  pro- 
posa un  combat  loyal.  Jonathan  répondit  : 

«  J'avais  acheté  Bambô  trente  livres  sterling  à  l'in- 
tendant de  la  pêcherie.  Bambô  était  à  nous;  nous  som- 
mes ses  héritiers.  Il  nous  faut  la  tonne  d'or.  » 

Il  ajouta  en  tournant  le  dos  : 

a  Naranja  nous  la  donnera.  » 

Quelques  jours  après,  cherchant  une  querelle  à  tout 
prix,  je  frappai  Jonathan  au  visage  dans  Haymarket,  à 
la  porte  du  théâtre.  Il  pâlit,  mais  il  se  retira  sans  ri- 
poster. 

«  Je  ne  veux  pas  vous  tuer,  dit-il.  Il  ne  faut  pas  que 
le  secret  meure  !  Gela  sera  payé  plus  tard.  » 

Que  faire?  fuir  encore?  à  Paris,  on  trompe  toute 
poursuite  :  c'est  le  proverbe.  Nous  vînmes  à  Paris. 


118  ROGER  BONTEMPS. 

Paris  pour  nous  ne  valut  pas  mieux  que  Londres.  Je 
sentais  les  démons  dans  notre  air. 

Je  songeai  à  toi,  d'abord  pour  un  stratagème ,  -né 
dans  la  fièvre  de  mes  nuits.  Je  comptais  te  confier  Na- 
rânja  pendant  qu'une  autre  femme  jouerait  son  rôle 
près  de  nous.  Nous  aurions  ainsi  divisé  leurs  pour- 
suites, ou  bien  débarrassés  de  toute  crainte  au  sujet  de 
"mon  cher  trésor,  nous  aurions  pu  prendre  l'offensive  et 
au  besoin  attaquer  nos  ennemis  de  vive  force.  Mais 
dans  la  maison  où  nous  étions,  la  fille  d'un  voyageur 
étranger  mourut.  Naranja  vil  les  préparatifs  ordonnés 
par  le  malheureux  père  pour  emporter  l'enfant  bien 
aimée  dans  son  pays  natal.  Elle  proposa  d'elle-même 
le  stratagème  que  nous  avons  employé. 

Tout  étant  préparé,  je  suis  allé  à  toi  pour  avoir  un 
soldat  de  plus  dans  notre  petite  armée.  Je  t'ai  dit  ce 
que  nous  attendions  de  toi.  Voici  l'heure  :  tu  vas  mon- 
ter à  cheval —  » 

Roger  tendit  sa  main  et  répondit  : 

Π Je  ferai  de  mon  mieux. 

—  Ce  qui  vient  d'elle  est  heureux,  reprit  Mornaix 
les  yeux  fixés  sur  la  fenêtre  :  nous  avons  bien  fait  de 
suivre  son  idée.  Cette  lueur  du  dehors  est  pour  nous  le 
meilleur  de  tousles  présages.  Ils  ont  été  trompés,  cette 
fois  puisque,  durant  toute  une  nuit,  il  nont  rien  entre- 
pris contre  nous.  Nous  te  suivrons  de  près.  Si  nous 
quittons  la  France  à  leur  insu,  tout  est  dit;  car  en  re- 
venant du  Rodney,  Naranja  aura  ses  gardes  comme 
une  reine.  » 

Cette  parole  était  à  peine  tombée  qu'un  chant  de  coq 
éclata  au  dehors.  Mornaix  tressaillit,  et,  d'instinct  colla 
sa  tête  au  mur.  Roger,  au  contraire,  fit  un  mouvement 
et  se  leva  à  demi,  disant  : 

«  Voici  qui  annonce  le  jour.  » 


ROGER  BONTEMPS.  119 

Un  coup  de  feu  retentit  à  une  assez  grande  distance 
et  la  glace  antique  qui  ornait  la  cheminée  s'étoila  en 
larges  rayons,  frappée  à  son  centre  par  une  balle  qui 
avait  brisé  un  carreau  au  passage. 

Plus  prompt  que  l'éclair,  Mornaix  se  précipita  sur 
Roger  et  le  terrassa.  Il  était  temps.  Deux  autres  coups 
de  feu  sonnèrent.  La  lampe  tomba  fracassée  et  le  dos- 
sier de  la  chaise  de  Roger  fut  brisé  en  pièces. 

Le  jardin  s'emplit  aussitôt  de  bruits.  Le  chien  Turc 
hurla,  des  coups  de  sifflets  se  croisèrent  et  l'on  entendit 
la  voix  puissante  du  Malgache  qui  criait  au  loin  : 

«  A  moi  !  3> 

La  chambre  restait  désormais  plongée  dans  l'obs- 
curité, car  c'est  à  peine  si  les  premières  lueurs-  du  jour 
combattaient  l'ombre  au  dehors,  la  lampe  s'était  éteinte 
en  tombant. 

Chose  singulière,  Naranja  n'appela  point,  comme  si 
tout  ce  fracas  subit  l'eût  laissée  dans  son  tranquille 
sommeil.  Mornaix  saisit  son  arme  et  bondit  jusqu'au 
seuil,  disant  : 

»  Reste  ici;  ne  quitte  cette  chambre  sous  aucun  pré- 
texte. Tu  as  le  poste  d'honneur  !  » 

Deux  sauts  le  mirent  au  bas  de  l'escalier  ;  puis  son 
cri  traversa  la  nuit. 

Roger  entendit  des  bruits  de  pas  qui  allaient  s'éloi- 
gnant.  Un  instant  des  chants  de  coq  semblèrent  railler 
dans  diverses  directions.  Puis  les  pas  se  perdirent  com- 
plètement au  lointain  et  les  voix  se  turent.  Un  silence 
profond  se  fit,  rompu  seulement  à  intervalles  inégaux 
par  le  cri  rauque  de  la  girouette  tournant  au  vent  du 
matin. 

Roger  attendait  debout,  au  milieu  de  la  chambre,  la 
carabine  à  la  main.  Il  ne  connaissait  pas  la  peur,  et 
son  horreur  contre  les  aventures  venait  peut-être  de  ce 


120  ROGER  BONTEMPS. 

fait  que  l'idée  du  danger  n'existait  pas  pour  lui.  Les 
gens  qu'on  appelle  bravesj  les  chercheurs  de  périls,  cè- 
dent presque  tous  à  ce  magnifique  attrait  qui  est  la  ré- 
action d'une  âme  bien  trempée  contre  la  frayeur.  Roger 
avait  cet  autre  courage  qui,  sans  être  supérieur,  est 
plus  naïf  et  plus  sûr  :  le  courage  de  la  complète  insou- 
ciance. En  ce  moment,  pourtant  son  cœur  était  serré  ; 
ce  silence  pesait  sur  sa  poitrine.  Il  eût  donné  quelque 
chose  pour  être  où  l'on  courait,  où  l'on  se  battait.  Le 
sang  bouillait  dans  ses  veines. 

Mais  Mornaix  avait  dit  :  «  Reste  ici.  »  Et  Naranja, 
dormant  dans  la  chambre  voisine,  n'avait  pas  d'autre 
défenseur  que  lui. 

Il  sourit  parmi  son  angoisse,  car  cette  pensée  lui 
vint  :  Nannette  et  Naranja  devaient  un  jour  se  connaî- 
tre et  s'aimer. 

Après  deux  ou  trois  minutes  d'attente,  qui  lui  sem- 
blèrent longues  comme  des»  heures,  une  sorte  de  gé- 
missement sourd  monta  du  jardin.  Roger  ouvrit  la  fe- 
nêtre. Une  masse  noire  et  immobile  était  le  long  du 
mur.  Il  n'y  avait  rien  autre  chose. 

L'idée  de  descendre  venait  à  Roger,  lorsqu'un  bruit 
léger  se  fit  chez  Naranja.  Elle  s'éveillait  peut-être.  En 
même  temps,  loin,  très-loin,  trois  coups  de  feu  reten- 
tirent. Dans  le  silence  qui  suivit,  Roger  crut  entendre 
le  nom  de  Robert  prononcé  d'une  voix  faible  par  la 
jeune  femme. 

Il  appela,  personne  ne  répondit.  Cependant,  le  bruit 
reprenait  à  se  faire  entendre  ;  il  semblait  que  Naranja 
luttât  contre  un  mauvais  rêve.  Roger  appela  encore, 
puis  il  frappa  doucement.  Rien. 

La  terreur  le  saisit. 

«  Naranja!  Naranja!  »  cria-t-il  de  toute  sa  force. 

Rien  encore. 


ROGER  BONTEMPS.  121 

Il  tourna  le  bouton  de  la  porte  ;  elle»était  fenmée. 

Qui  l'avait  fermée?  La  sueur  froide  lui  vint  aux 
tempes. 

Il  souleva  l'un  des  lourds  fauteuils  et  lé  lança  à  tour 
de  bras  contre  la  porte  qui  se  fendit  ^un  furieux  coup 
de  pied  élargit  le  passage. 

«  Naranja,  madame  où  êtes-vous?  » 

Le  lit  était  vide  et  la  fenêtre  grande  ouverte. 

Roger  étreignit  sa  poitrine  à  deux  mains,  car  ceci 
annonçait  un  horrible  malheur. 

Tout  notaire  qu'il  était,  il  franchit  l'appui  de  la  fe- 
nêtre d'un  saut,  sans  calculer  la  distance,  et  tomba  ru- 
dement sur  le  sable  du  jardin. 

Le  jour  avait  grandi.  De  près,  on  pouvait  distinguer 
les  objets.  La  masse  noire  était  le  chien  Turc  gisant 
dans  une  mare  de  sang. 

Une  échelle  se  dressait  contre  la  muraille,  sous  les 
fenêtres  de  la  chambre  où  avait  dormi  Naranja. 


Œ^^ 


122  ROGER  BONTEMPS. 


X 


Où  Roger  voit  passer  Nannette. 

Roger,  la  mort  dans  l'âme  et  s'accusant  de  n'avoir 
pas  couru  au  premier  appel,  fouilla  le  jardin  dans  tous 
les  sens;  puis  il  en  franchit  la  clôture  et  se  mit  à  errer 
dans  la  campagne,  appelant  Naranja,  Robert,  Miguel 
et  défiant  à  grands  cris  des  ennemis  invisibles. 

Au  détour  d'un  sentier,  il  se  trouva  face  à  face  avec 
Mornaix,  pâle  et  le  front  entouré  d'un  mouchoir  san- 
glant. 

«  Ils  étaient  plus  de  trois,  dit  Mornaix  en  lui  faisant 
rebrousser  chemin.  Je  sais  tout.  J'aime  mieux  que  tu 
n'aies  pas  été  là.  Tu  aurais  eu  une  balle  dans  la  tête 
avant  d'épauler  ta  carabine.  C'est  notre  faute  à  nous  et 
non  la  tienne.  Tu  es  resté  à  ton  poste.  Nous  autres 
nous  avons  été  joués  comme  'des  enfants.  Il  y  avait  là 
un  bonne  moitié  de  l'équipage  du  Saint-Jean-Baptiste. 
Pendant  que  nous  poursuivions  trois  coquins  portant 
les  propres  habits  des  Smith,  et  pensant  jouer  notre 
va-tout  les  armes  à  la  main,  les  frères  Smith  étaient 
déjàdanslamaison.  Je  tedis  que  leurs  sauvages  stra- 
tagèmes réussissent  chez  nous  comme  au  désert.  Ils  ont 
cet  avantage  des  gens  qui  ne  connaissent  même  pas  les 
barrières  de  la  loi » 

Il  parlait  avec  une  froide  volubilité  ;  mais  en  par- 


ROGER  BONTEMPS.  123 

lant  il  marchait  si  vite  que  Roger  avait  peine  à  le 
suivre. 

«  Naranja....  »  commença  ce  dernier. 

Mornaix  ferma  les  poings. 

«  Là-bas,  prononça-t-il  avec  une  colère  concentrée, 
nous  n'aurions  jamais  abandonné  Naranja.  Là-bas  nous 
n'eussions  pas  donné  dans  le  piège.  C'est  l'idée,  l'idée 
fausse  de  je  ne  sais  quelle  protection  légale,  la  pensée 
que  nous  étions  en  pays  civilisé,  l'idée  qu'on  ne  peut 
faire  en  définitive,  cinq  cents  pas  dans  ces  riches  cam- 
pagnes sans  rencontrer  une  habitation,  des  hommes, 
des  secours....  » 

Il  se  prit  la  tête  à  deux  mains  si  violemment  que  sa 
blessure  froissée  lui  arracha  un  cri  d'angoisse. 

«  Naranja!  Naranja!  dit-il  en  un  subit  élan  de  dé- 
sespoir; mon  amour  chéri,  le  bonheur  entier  de  ma 
viel  » 

Quand  il  découvrit  son  visage  des  larmes  brûlaient 
ses  yeux,  Roger  le  pressa  sur  sa  poitrine,  parce 
que  c'est  une  chose  poignante  de  voir  pleurer  certains 
hommes. 

«  Anhita  aurait  peur,  reprit  Mornaix  en  se  redres- 
sant brusquement,  si  elle  voyait  mes  paupières  mouil- 
lées. Elle  ne  me  reconnaîtrait  plus....  Allons!  » 

Il  poursuivit  sa  route  vers  la  maison  et  son  ipas  était 
ferme. 

Le  jour  était  tout  grand  quand  ils  arrivèrent.  Grelot 
et  Miguel  attendaient  dans  la  cour  avec  quatre  chevaux 
tout  sellés. 

Madeleine  gisait  sur  son  lit  et  Vincent  tremblait  la 
fièvre.  Ils  avaient  vu  le  diable  cette  nuit.  On  les  avait 
garrottés,  bâillonnés,  et  le  pauvre  vieux  Turc  saignait 
par  son  énorme  blessure. 

«  Les  gendarmes  sont  sur  pied,  dit  Grelot. 


124  ROGER  BONTEMPS. 

—  C'est  nous  qu'ils  vont  arrêter,  »  répliqua  Mornaix 
amèrement.- 

Et  Roger,  malgré  son  émotion  sincère,  ne  pouvait 
s'empêcher  de  penser  : 

«  Si  j'étais  gendarme,  je  n'en  ferais  pas  d'autres!  » 

Les  gendarmes,  en  concience,  n'ont  pas  à  deviner  le 
mot  de  ces  invraisemblables  énigmes. 

«  Gendarme  ou  non,  gronda  le  Malgache,  malheur 
à  qui  se  mettra  devant  moi  1  » 

Sans  doute  que  les  gendarmes  arrivèrent  trop  tard. 
Le  seul  obstacle  rencontré  par  nos  cavaliers  fut  une 
troupe  de  paysans,  armés  de  fourches  et  conduits  par 
un  garde  champêtre.  Gettearmée  improvisée  se  débanda 
à  leur  approche. 

On  galopa  silencieusement  vers  Dreux.  Les  rôles 
étaient  changés.  Désormais,  on  donnait  la  chasse  au 
lieu  de  la  recevoir.  Le  Malgache  avait  relevé  les  pistes 
autour  de  la  maison  comme  si  on  eût  été  en  pleine 
prairie  mexicaine.  Sa  déclaration,  plus  nette  et  plus 
authentique  que  celle  d'un  expert  juré,  portait  que  sept 
cavaliers  avaient  pris,  ce  matin,  la  direction  du  nord- 
ouest.  Le  Saint-Jean-Baptiste  devait  être  au  Havre  ou  à 
Hontleur,  Mornaix  avait  opté  pour  le  Havre,  et  comme 
on  n'avait  point  de  relais  sur  la  route,  nos  quatre  com- 
pagnons devaient  prendre  le  chemin  de  fer  à  Manies, 
qui  était  la  station  la  plus  voisine. 

Mornaix  marchait  en  avant  avec  Roger.  Miguel  et 
Grelot  suivaient,  échangeant  k  de  longs  intervalles 
quelques  rares  paroles .  Roger  en  put  saisir  quelques-unes 
entre  autres  celles-ci  : 

«  Maintenant  qu'ils  ont  la  senorita,  leur  jeu  est  de 
nous  canarder  tous  tant  que  nous  sommes  pour  ne 
rien  laisser  derrière  eux.  » 

Le  Malgache  répondit  : 


ROGER  BONTEMPS.  125 

«  S'ils  nous  attaquent  c'est  qu'ils  seront  sûrs  d'en 
finir  d'un  seul  coup.  Ils  ont  gagné  le  gros  lot.  C'est  h 
eux  d'être  prudents.  >• 

Après  la  première  heure,  muette  et  morne,  Mornaix 
dit  de  sa  pauvre  voix  changée  et  comme  s'il  eût  voulu 
se  convaincre  lui-même  : 

c  II  ne  faudrait  pas  exagérer  le  danger  qu'elle  court. 
Leur  intérêt  est  de  ne  lui  faire  aucun  mal.  C'est  pour 
eux  la  poule  aux  œufs  d'or.  S'ils  la  tuaient,  ils  per- 
draient tout.  » 

Roger  pensait  que  Jonathan  Smith  avait  tourné  vers 
elle  autrefois  sa  sauvage  convoitise  d'amour. 

a  Tu  ne  réponds  pas!  fit  Mornaix  avec  impatience. 
Crains-tu  donc  plus  que  moi? 

—  Mon  avis,  répliqua  Roger,  est  toujours  qu'il  y  a 
des  magistrats  en  France.  Prétendre  que  trois  scélérats 
ou  même  dix,  vingt,  cent  scélérats  sont  plus  forts  que 
la  justice  me  semble  une  pure  et  simple  extravagance.  » 

Mornaix  haussa  les  épaules. 

«  Quand  nous  atteindrons  le  Havre,  prononça- t-il 
avec  accablement  Anhita  sera  hors  des  limites  où  le  bras 
de  la  loi  peut  atteindre. 

—  Alors,  aux  grands  maux  les  grands  remèdes. Pour- 
quoi ont-ils  enlevé  Naranja?  Pour  avoir  la  tonne  d'or? 
Donne-leur  la  tonne  d'or  et  ils  te  rendront  Naranja.  » 

Mornaix  éperonna  furieusement  son  cheval. 
Œ  On  peut  essayer  de  cet  onguent-là,  dit  Grelot  par 
derrière. 

—  Avant  qu'ils  aient  atteint  Rodney,  ajouta  le  Mal- 
gache, ce  serait  bien  le  diable  si  on  n'avait  pas  dix  oc- 
casions pour  une  de  leur  casser  la  tête  à  tous. 

—  Il  faut  marcher  droit  et  agir  avec  loyauté,»  pro- 
nonça gravement  Roger. 

Mornaix  secoua  la  tête  : 


126  ROGER  RONTEMPS. 

«  Ils  nous  jugeront  d'après  eux,  murmura-t-il.  Pour 
eux,  il  n'y  a  qu'une  certitude,  la  possession,  qu'une  sû- 
reté, la  mort  de  l'ennemi.» 

La  course  se  poursuivit  silencieuse  et  rapide.  Au  mo- 
ment où  ils  arrivaient  au  pont  qui  traverse  la  ligne  de 
Paris  à  Cherbourg,  au-dessus  de  Dreux,  le  convoi  de 
Paris  s'approchait  à  toute  vapeur.  Roger  poussa  un 
grand  cri  et  lâcha  la  bride  pour  porter  la  main  à,  ses 
yeux  comme  si  un  éblouissement  l'eût  saisi. 

Le  nom  de  Nannette  tomba  de  ses  lèvres.  Il  voulut 
appeler  encore,  mais  le  train  s'engouffrait  sous  le  pont 
avec  un  bruit  de  tonnerre. 

Il  ne  s'agit  pas  de  minutes,  quand  on  parle  de  ces 
prestigieux  chevaux  que  la  science  a  enfermés  par  dou- 
zaines dans  la  chaudière  d'une  locomotive.  La  seconde 
qui  suivit,  le  convoi  glissait  déjà,  au  lointain,  laissant 
flotter  derrière  lui  sa  tourbillonnante  crinière....  Ro- 
ger était  resté  sur  le  pont,  accompagnant  du  regard  l'é- 
norme serpent  qui  fuyait  dans  la  fumée. 

Il  vit,  ou  crut  voir,  un  point  qui  brisait  la  ligne  nette 
et  géométrique  de  ces  profils  :  une  tête  de  femme  pen- 
chée à  la  portière — 

Mornaix  l'appelait  déjà,  et  quand  Roger  raconta  sa 
vision,  Mornaix  se  prit  à  rire. 

«  Qu'irait-elle  faire  à  Cherbourg,  ta  Nannette  ?  »  lui 
demanda-t-il. 

Roger  chercha  laborieusement  en  lui-même  la  ré- 
ponse à  cette  question,  et  ne  la  trouvapoint.  Après  une 
demi-lieue  encore,  faite  ventre  à  terre,  l'impression 
courte  et  vague  qu'il  avait  reçue  alla  s'effaçant.  Il  gar- 
da au  cerveau  cette  sorte  de  meurtrissure  que  laisse  un 
rêve.  Il  ne  savaitplus,  il  doutait.  CerteSj'l'illusion  avait 
été  vive;  il  avait  vu  ce  profil  connu  et  charmant,  ces 
adorables  cheveux  blonds,  cette  bouche  si  bien  sculp- 


ROGER  BONTEMPS.  127 

tée  pour  le  sourire  :  mais  tout  cela  dans  l'ombre  relative 
qui  emplit  l'intérieur  d'un  wagon,  de  loin,  et  si  peu  de 
temps  ! 

Et  de  lui-même  déjà  il  se  disait  : 

«  Ce  n'est  pas,  ce  ne  peut  être  Nannette  I  Qu'irait-elle 
faire  à  Cherbourg?  » 

A  Cherbourg  !  si  loin  de  Paris  !  Nannon  la  fauvette 
de  la  mansarde  !  Il  leur  faut  Paris  à  ces  pauvres  chères 
petites  fées  qui  gagnent  le  pain  quotidien  parle  miracle 
de  leurs  doigts.  Paris  est  le  grand  marché  pour  les 
fleurs  que  Dieu  ne  fît  point  naître  d'un  regard  du  soleil 
d'une  larme  de  la  nue,  pour  les  fleurs  qui  coûtent  l'en- 
nui, la  fatigue,  et  qui  se  colorent  au  prix  de  tant  de 
sourires  perdus  ! 

Il  n'y  a  que  Paris  pour  le  travail  des  femmes  comme 
pour  le  labeur  des  poètes.  Et  n'est-ce  pas  une  poésie 
cette  œuvre  des  femmes,  délicate  et  multiple,  qui  de- 
mande la  jeunesse  et  sert  à  la  beauté? 

Pourquoi  à  Cherbourg,  Nannette? 

Mais  avez- vous  entendu  parfois  ces  refrains  bizarres 
et  tenaces  qui  durent  tout  le  temps  d'un  voyage  et  que 
chantent  les  roues  de  votre  voiture  ?  Vous  avez  beau  faire 
pour  imposer  silence  à  cette  chanson,  elle  persiste.  Une 
fois  que  votre  oreille  a  associé  son  rhytme  fantas- 
tique au  mouvement  qui  vous  entoure,  la  chanson 
va  s'entêter;  vous  la  chassez,  elle  reviendra  comme 
ces  mouches  cruelles  qui  boivent  la  sueur  et  le  sang  des 
chevaux. 

Eh  bien  !  dans  le  galop  de  sa  monture,  Roger  enten- 
dait une  chanson,  la  chanson  de  Sainte-Aime  en  Auray, 
la  dernière  chanson  de  Nannette  : 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or! 


128  ROGER  BONTEMPS. 

De  l'or,  toujours  etpartout  de  l'or!  De  l'or  plein  une 
tonne,  de  l'or  dans  un  vieux  pot  ! 

Mais  ce  n'était  qu'une  chanson,  l'ombre  d'une  chan- 
son. Roger  connaissait  bien  Nannette,  peut-être!  Un 
cœur  d'enfant,  désintéressé,  généreux.  Elle  avait  eu 
parfois  de  hères  idées  d'épargne.  La  voix  du  mendiant 
qui  montait  de  la  rue  brisait  sa  tirelire  du  premier  coup. 
Roger  se  disait  cela,  et  son  cœur  battait,  et  ses  yeux 
étaient  humides. 

Cependant  la  chanson  s'obstinait,  réglant  sur  le  galop 
sa  mesure  motone  : 

Si  i'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  grand  pot  des  pièces  d'or  ! 

Qui  sait!  Nannon  allait  peut-être  à  Cherbourg,  ou 
plus  loin.  Était-elle  seule  dans  le  wagon?... 

Le  cheval  de  Roger  n'était,  certes  pas  cause.  C'était 
lui,  pourtant,  qui  recevait  les  coups  d'éperon. 

Quand  nos  quatre  cavaliers,  couverts  de  poussière 
mirent  le  pied  sous  la  gare  de  Mantes-la-Jolie,  la  chan- 
son se  tut  et  Roger  ^fit  Nannette,  dans  sa  mansarde,  les 
deux  mains  croisées  sur  ses  genoux,  la  lèvre  muette, 
les  yeux  mouillés. 

C'était  bien  ici  le  vraisemblable.  Le  vrai  voyageait-il 
sur  la  route  de  Cherbourg? 

L'attente  fut  courte;  le  train  express  devait  passer 
dans  une  demi-heure.  Nos  amis  avaient  laissé  leurs 
carabines  à  la  maison  de  Mornaix.  En  apparence,  ils 
étaient  sans  armes,  mais  Robert,  Grelot  et  Miguel  por- 
taient leurs  revolvers.  Roger,  éveillé  de  son  rêve  et 
rendu  au  drame  réel  où  le  hasard  et  son  cœur  lui  don- 
naient un  rôle,  inspecta  l'intérieur  de  la  gare  et  les 
alentours.  Ses  trois  compagnons  accueillirent  avec  un 
sourire  froid  l'annonce  qu'il  n'avait  rien  trouvé. 


ROGER  BONTEMPS.  129 

a  Nous  serons  au  Havre  avant  eux,  dit  Mornaix.  La 
question  n'est  pas  là.  Tout  dépend  du  Saint-Jean- Bap- 
tiste. 0 

Le  jour  allait  baissant  quand  ils  descendirent  au  dé- 
barcadère du  Havre,  et  Roger  ne  put  s'empêcher  de 
penser  que  vingt-quatre  heures  auparavant,  minute  pour 
minute,  il  montait  gaiement  l'escalier  de  Nannon.  En 
si  peu  de  temps,  une  existence  peut-elle  ainsi  se  trans- 
former de  fond  en  comble?  Et  tant  d'événements  tien- 
nent-ils en  une  journée? 

Lorsque  Roger  venait  à  penser  à  son  rendez -vous 
chez  M*  Piédaniel,  à  Mlle  Eudoxie  et  à  son  contrat  de 
mariage,  il  se  croyait  fou. 

On  prit  trois  chambres  à  l'hôtel  d'Angleterre  sur  le 
quai.  Grelot  et  Miguel  n'entrèrent  même  pas,  tant  ils 
étaient  pressés  de  se  mettre  en  campagne.  Mornaix  dit 
à  Roger. 

«  Reste  ici  et  prends  du  repos.  Je  te  préviendrai  si 
j'ai  besoin  de  toi.» 

Et  il  s'en  alla  comme  les  autres. 

G'étaitle  cas  ou  jamais  d'écrire  la  fameuse  lettre  d'ex- 
cuses à  M*  Piédaniel.  Roger  demanda  solennellement 
une  plume,  du  papier,  de  l'encre.  H  monta  dans  sa 
chambre  et  s'assit,  plein  de  zèle  devant  le  secrétaire 
banal. 

Pendant  cela,  Miguel  parcourait  les  bassins,  à  la 
recherche  du  Saint- Jean-Baptiste.  Mornaix  gagnait  la 
jetée  du  nord  pour  inspecter  le  large,  et  Grelot  prenait 
langue  dans  les  cabarets  du  quartier  marin. 

Miguel  ne  trouva  point  ce  qu'il  cherchait  dans  les 
bassins,  mais  il  fit  connaissance  d'un  rôdeur  qui  lui  en- 
seigna le  meilleur  tripot  de  la  basse  ville.  A  la  pre- 
mière once  d'or  mexicaine  qu'il  risqua  sur  le  tapis,  dix 
voix  s'écrièrent  : 


130  ROGER  BONTEMPS. 

a  Encore  un  lascar  du  BuUer-Flyl  il  a  leur  monnaie  ! 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  le  Butter-Fly?  demanda 
Miguel. 

—  Un  joli  petit  brick,  maté  à  neuf,  repeint  de  frais, 
et  monté  par  douze  lurons  qui  font  rouler  les  cru- 
zades ! 

—  Oùsont-ils,  donc  ces  lurons,  qu'on  leur  gagne  quel- 
ques quadruples? 

—  Leur  brick  a  dérapé  avec  le  jusant  de  ce  soir. 
Ils  vont  on  ne  sait  où,  mais  ça  ne  doit  pas  être  à  la  pêche 
de  la  sardine.» 

Miguel  perdit  sa  mise  et  quitta  la  partie. 

«  Maté  à  neuf,  repeint  de  frais!  »  pensait-il. 

Quand  Miguel  rejoignit  Mornaix  devant  le  brise 
lames,  celui-ci  braquait  une  longue-vue  en  rivière, 
suivant,  aux  dernières  lueurs  du  crépuscule,  les  mou- 
vements d'un  brick  qui  courait  des  bordées  contre  la 
marée  et  le  vent  comme  s'il  eût  voulu  gagner  Honfleur. 

«  Le  Butter-Fly  !  dit-il,  épelant  les  lettres  du  nom 
écrit  à  l'arrière. 

—  Le  Saint-Jean-Baptiste  I  répliqua  Miguel  tranquil- 
lement. 

—  Ce  n'est  ni  la  même  peinture  ni  le  même  grée- 
ment. 

—  Les  navires  se  déguisent  comme  les  hommes. 

—  Alors  embarque!  s'écria  Mornaix,  il  nous  le 
faut! 

—  Voici,  dit  Grelot  qui  tournait  l'angle  de  la  jetée 
un  bon  garçon  bien  pressé  d'offrir  ses  respects  à  mon- 
sieur le  comte.» 

Il  tenait  au  collet  Jack,  le  petit  mousse  an  Saint-Jean- 
Baptiste. 

oc  A  force  de  regarder  à  travers  les  carreaux  de  tous  les 
cabarets,  poursuivit  Grelot,  j'ai  fini  par  aviser  le  profil 


ROGER  ËONTEMPS.  131 

de  cet  honorable  gentleman.  Il  reste  ici  trois  hommes 
de  l'équipage  qu'on  viendra  chercher  en  canot.  L'ho- 
norable gentleman  se  flatte,  pour  peu  que  vous  récom- 
pensiez sa  peine,  de  vous  ménager  une  entrevue  avec 
les  frères  Smith,  cette  nuit.  » 

Mornaix  et  le  Malgache  se  consultèrent  du  re- 
gard, 

«  Vous  avez  l'idée  d'aller  nous  dénoncer  à  la  marine, 
je  vois  bien  ça,  murmura  Jack  le  mousse,  mais  voici  la 
nuit  et  les  signaux  sont  prêts. 

—  Où,  les  signaux?  demanda  Miguel. 

—  Ici  ou  là,  je  n'en  sais  peut  être  pas  pluslong  que 
vous.  Seulement,  sila  patache  fait  seulement  mine  d'ap- 
pareiller, les  signaux  s'allumeront  et  les  oiseaux  pren- 
dront leur  volée. 

—  Écoute,  dit  Mornaix  après  un  instant  de  réflexion, 
lasenôrane  sait  rien.  Les  patrons  font  fausse  route. 
Moi  seul  peux  leur  donner  ce  qu'ils  désirent  et  je  le 
leur  donnerai  pour  la  rançon  de  la  senora. 

—  C'est  bien,  murmura  Jack.  Ça  regarde  les  pa- 
trons. 

—  Où  est  le  rendez- vous  des  matelots? 

—  Au  grand  chantier  Lehormand,  à  minuit,  de 
l'autre  côté  de  Frascati. 

•  —  A  minuit  nous  serons  sans  armes  au  grand  chan- 
tier Lenormand.  Voici  vingt-cinq  piastres  pour  l'en- 
trevue, et  vingt-cinq  autres  pour  ces  quatre  mots  que 
tu  diras  tout  bas  à  la  seiiorita  :  On  veille  sur  vous.  » 


<s^ 


132  ROGER  BONTEMPS. 


XI 


Une  plume ,  de  l'encre ,  du  papier. 

Il  y  a  des  gens  que  l'atmosphère  d'une  chambre  d'hô- 
tel égayé  ;  j 'en  sais  d'autres  que  la  vue  de  ces  banales 
murailles  fait  mourir  de  mélancolie.  A  part  les  voya- 
geurS  de  vraie  vocation  qui  courent  le  monde  pour 
l'amour  de  la  science,  à  part  ces  autres  voyageurs  fort 
estimables  aussi  qui  placent  des  vins  ou  des  toiles ,  on 
peut  dire  avec  certitude  que  les  amoureux  d'e  l'auberge 
ne  sont  pas  heureux  à  la  maison.  Pour  sourire  à  ces 
meubles  étrangers,  qu'ils  soient  magnifiques  ou  mo- 
destes, il  faut  ne  point  aimer  le  doux  chez  soi. 

Roger  était  garçon  ;  à  Paris,  son  cœur  n'habitaitpas 
sa  maison.  Il  prenait  d'ailleurs  la  vie  comme  elle  venait 
et  ne  pouvait  point  passer  pour  une  nature  très-impres- 
sionnable. Néanmoins,  notaire  dans  l'âime  et  chèrement 
prédestiné  aux  joies  routinières  du  ménage,  il  éprouva 
d'abord  un  sentiment  pénible.  Les  chambres  d'hôtel  ont 
une  odeur  à  elles,  personne  ne  peut  nier  cela.  Elles 
sentent  la  solitude,  l'absence,  la  chose  louée  à  tant  par 
heure  ;  hier,  ce  lit,  sous  lequel  ne  traînent  point  les  pan- 
toufles, appartenait  à  un  autre  ;  aucun  souvenir  ne  parle 
au  fond  de  cette  ruelle  ;  il  semble  qu'on  va  coucher  sur 
un  banc  du  boulevard. 

Ce  qui  console,  ce  qui  réchauffe  dans  ce  froid  aban- 


ROGER  BONTEMPS.  133 

don,  ce  sont  justement  les  trois  choses  que  Roger  avait 
demandées  :  une  plume,  de  l'encre,  du  jiapier.  Pour  le 
poëte,  ces  trois  choses  sont  le  chez  soi  lui-même  ;  pour 
les  autres,  elles  ont  une  voix  qui  parle  doucement  des 
chers  absents.  On  va  causer;  cette  plume  sera  fée  dès 
que  l'encre  aura  humecté  son  bec;  ce  papier,  mes- 
sager sûr,  aura  tout  à  l'heure  des  ailes.  La  solitude 
se  peuple ,  la  distance  est  supprimée  ;  vous  pouvez  en- 
velopper dans  cette  petite  feuille  blanche  le  mieux  aimé 
des  battements  de  votre  cœur.  Là-bas,  l'autre  cœur  le 
sentira  et  battra. 

Roger  n'était  pas  un  poêle,  mais  comme  les  poètes  et 
plus  que  les  poètes  peut-être  les  notaires  ont  droit  aux 
caresses  de  la  plume ,  de  l'encre  et  du  papier.  Du  bon 
vieux  temps  ils  pleurent  le  canif  secourable,  supprimé 
par  un  imprudent  progrès,  mais  le  papier,  l'encre,  la 
plume  leur  restent  pour  emplir,  pour  étiqueter  avec  un 
soin  pieux  les  respectés  cartons ,  coquetterie  et  honneur 
de  l'étude. 

Il  semblait  à  Roger  qu'il  n'avait  pas  vu  ces  bien- 
aimés  objets  depuis  dix  ans.  Ce  n'était  pas  sa  large  et 
commode  écritoire,  ce  n'était  ni  son  papier  à  minutes, 
timbré  magistralement,  ni  son  papier  à  lettres  frappé 
d'initiales  gothiques  et  dont  Nannon  avait  chez  elle  des 
cahiers  pour  lui  écrire  sous  son  propre  chiffre  :  «  Chéri, 
viens  de  bonne  heure,  nous  irons  dans  les  champs.  » 
Ce  n'était  pas  surtout  sa  plume  à  manche  d'ivoire  avec 
une  belle  monture  d'argent  où  Nannette  avait  fait 
graver  je  ne  sais  quel  naïf  mémento,  mais  c'était  de 
l'encre,  c'était  une  plume  et  c'était  du  papier. 

Roger  avait  eu  tout  cela,  il  est  vrai,  à  la  maison  de 
Mornaix,  mais  les  événements  allongeaient  pour  lui  le 
temps  d'une  si  prodigieuse  façon  que  chaque  heure 
grandissait  à  la  taille  d'une  année.  Il  s'assit  devant  le 


134  ROGER  BONTEMPS. 

secrétaire,  disposa  son  papier  comme  il  faut,  trempa  sa 
plume  dans  l'encre,  le  tout  avec  une  satisfaction  non 
équivoque,  et  réfléchit  à  la  bonne  lettre  qu'il  allait 
enfin  écrire  à  maître  Piédaniel,  son  patron. 
'  En  conséquence  de  quoi,  sa  plume  se  mit  à  courir  et 
traça  voluptueusement  cette  première  ligne  : 

«  Ma  bonne  petite  chérie....  » 

Il  s'arrêta  tout  étonné. 

Puis  il  sourit  avec  attendrissement. 

Puis  encore  il  se  dit  : 

«  Après  ce  qui  s'est  passé....  je  ne  sais  si  je 
dois....  » 

La  feuille  ainsi  gâtée  par  inadvertance  fut  retirée. 
Roger  pensa  qu'il  était  bon  et  convenable  de    faire 
passer  sa  mère  avant  maître  Piédaniel.  Aussi,  mit-il 
en  tête  de  la  seconde  feuille  : 
«  Ma  chère  Nannette....  « 

«  Au  diable!  s'écria-t-il  moitié  riant,  moitié  fâché, 
heureusement  que  ce  n'est  pas  du  papier  timbré  1 

«  Autant  vaut,  poursuivit-il,  lui  écrire  tout  de  suite 
un  petit  mot,  je  n'aurai  plus  de  distraction  quand  ce 
sera  fait.  » 

Il  reprit  alors  la  première  feuille,  dont  la  suscrip- 
tion  lui  plaisait  mieux  et  sa  plume  courut 'franchement 
comme  un  gai  cheval  qui  a  la  bride  sur  le  cou. 

«  M^  bonne  petite  chérie,  car  tu  penses  bien, 
Nannette,  que  je  ne  suis  pas  dupe.  Pour  m'en  passer, 
il  faudrait  plus  fine  encore  que  toi.  Tu  as  voulu  me 
fâcher,  te  voilà  bien  attrapée!  Je  t'appelle  chérie 
comme  hier,  chérie,  chérie!  Chérie  cent  fois!  Chérie 
mille  fois  ! 

Tu  as  dû  pleurer  quand  tu  n'as  plus  chanté,  hein  ? 
Qu'est-ce  que  cela  te  fait,  le  trésor,  et  dans  le  vieux 
pot  les  pièces  d'or?  Nous  irons  à  Sainte-Anne,  va  à 


ROGER  BONTEMPS.  135 

Sainte- Anne  d'Auray,  non  pas  pieds  nus,  mais  en  voi- 
ture. J'ai  fait  un  vœu.  Nous  irons  ensemble. 

Mon  Dieu  non!  II  n'y  avait  personne  dans  le  bû- 
cher. Un  chat  peut-être  ;  c'est  tout  ce  que  je  peux  ac- 
corder. On  avait  appris  l'affaire  Piédaniel  et  le  ma- 
riage avec  Mlle  Eudoxie,  et....  que  sais -je,  moi!  on 
était  en  colère  parce  qu'on  aime  beaucoup,  beaucoup 
son  Roger. 

Gomme  si  Roger  pouvait  se  marier  sans  sa  Nan- 
nette  ! . . . 

Mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  bavarder,  sais-tu  ?  Je 
t'écris  d'abord  pour  me  débarrasser  de  toi.  Tant  que  je 
ne  t'aurai  pas  écrit,  impossible  d'écrire  aux  autres. 
Quand  je  veux  mettre  :  «  Mon  cher  monsieur  Pié- 
daniel, »  ma  plume  va  et  trace  :  «  Ma  bonne  chérie.  » 
Il  est  certain  que  je  suis  fou,  fou  de  toi,  s'entend,  et 
que,  si  l'on  t'arrachait  de  ma  vie,  le  reste  ne  vaudrait 
pas  la  peine  d'en  parler. 

Je  suis  bien  toujours  le  Roger-Bontemps  du  collège. 
Je  ne  vois  pas  plus  loin  que  le  bout  de  mon  nez.  Je  ne 
soupçonne  jamais  qu'on  puisse  jouer  la  comédie  :  sur- 
tout toi,  Nannette.  Et  qui  donc  t'a  appris  à  jouer  la 
comédie?  Je  ris  en  songeant  au  bûcher.  Si  j'avais  en- 
foncé la  porte  du  bûcher  d'un  coup  de  pied,  comme 
nous  aurions  ri  1  Personne  :  coup  de  théâtre  ! 

Mais,  bon  Dieu!  que  d'événements  de  moins! 
Quelle  nuit  et  quel  jour!  Tu  sais  si  je  déteste  les 
aventures,  eh  bien!  en  punition  de  ce  que  je  n'enfonçai 
point  la  porte  du  bûcher  d'un  coup  dq  pied,  les  aven- 
tures pleuvent  sur  moi  depuis  vingt-quatre  heures, 
comme  une  averse  absurde  et  stupéfiante.  C'est  une 
douche  d'aventures  qui  m'étourdit  et  qui  m'aveugle. 
Je  ne  sais  plus  où  j'en  suis. 

Et  d'abord,  en  te  quittant,...  Ah!  j'avais  la  mort 


136  ROGER  BONTEMPS. 

dans  le  cœur,  ma  belle  petite  Nannette.  Te  souviens- 
tu?  Notre  oremière  rencontre  fut  aussi  une  aventure. 
Celle-là  aurait  dû  me  réconcilier  avec  les  aventures. 
Comme  tu  avais  peur  et  comme  tu  étais  jolie  dans  ta 
pauvre  robe  de  deuil  !  Je  ne  te  l'ai  jamais  dit,  mais 
j'allais  quelquefois,  j'allais  souvent,  même,  au  cime- 
tière Montparnasse.  S'ils  m'avaient  connu,  ton  père  et 
ta  mère  m'auraient  aimé.  Je  causais  avec  eux;  je  me 
figurais  ta  douce  mère  telle  que  tu  me  la  dépeignais  en 
souriant  parmi  tes  larmes  ;  je  voyais  ton  vieux  soldat 
de  père  et  je  les  remerciais  comme  si  j'eusse  tenu  d'eux 
leur  chère  petite  fille  :  tous  les  sourires,  toutes  les  joies 
de  ma  j  eunesse  ! 

Donc  en  te  quittant,  j'allais  comme  un  désespéré, 
me  disant  :  «  Je  suis  un  bon  vivant ,  je  n'ai  pas  de 
cœur;  cela  me  fait  bien  moins  d'elfet  que  je  ne  l'au- 
rais cru.  Affaire  d'habitude.  Demain,  j'y  songerai  en- 
core un  peu,  après-demain  pas  beaucoup,  et  je  n'y 
songerai  plus  du  tout  au  bout  de  la  semaine.  » 

Mon  Dieu  !  les  pauvres  fanfaronnades  !  Je  ne  te  dirai 
pas  à  quoi  je  pensais  en  regardant  l'eau  couler. 

Et  ce  lut  en  regardant  couler  l'eau  que  j'eus  ma  pre- 
mière aventure.  Un  premier  chapitre  de  roman  où  je 
lisais  tout  à  coup  mon  nom  à  l'improviste.... 

A  propos  de  nom,  aimes-tu  celui-ci  :  Naranja?  Cela 
devient  Anhita  quand  on  caresse.  Tu  pourras  bien 
quelque  jour  être  sa  sœur,  à  cette  douce  Anhita. 

Yoici  quelque  chose  de  singulier.  Je  suis  si  heureux 
de  causer  avec  toi,  que  je  cause  pour  causer;  je  ne  t'ai 
encore  rien  dit  de  ce  que  j'ai  k  te  dire.  Et  c'est  énorme. 
Il  faut  bien  pourtant  que  j'écrive  à  M*  Piédaniel,  et  à 
ma  mère  qui  doit  être  inquiète.  J'aurai  un  fort  sermon, 
(juoique  je  ne  l'aie  pas  mérité.  Depuis  hier,  je  ne  m'ap- 
partiens pas.  Le  plus  sage  est  d'interrompre  ici  ma 


ROGER  BONTEMPS.  137 

lettre  pour  adresser  trois  lignes  à  M.  Piédaniel,  l'excel- 
lent homme.  Les  convenances  exigent  que  je  déclare 
nettement  mon  intention  de  ne  pas  épouser  Mlle  Eu- 
doxie,  car  je  n'ai  pas  le  droit  de  la  faire  attendre  et 
manquer  peut-être  une  bonne  occasion. 

Mais,  auparavant,  je  veux  au  moins  te  dire  en  deux 
mots  mon  histoire.  C'est  Mornaix,  tu  sais,  Robert 
Mornaix,  Robert  le  Diable,  dont  je  t'ai  parlé  vingt 
fois,  cent  fois  peut-être ,  mon  ami  d'enfance ,  mon 
meilleur  ami,  c'est  lui.  Nai-anja  est  sa  femme  et  ils  ont 
une  tonne  d'or.  C'est-à-dire,  ils  ne  l'ont  pas,  mais  ils 
croient  savoir  qu'elle  est  en  un  certain  lieu  de  l'Aus- 
tralie du  Sud,  aussi  facile  à  trouver  qu'une  aiguille 
dans  une  meule  de  foin.  Je  passe  les  détails,  la  voiture 
des  pompes  funèbres,  les  épisodes  du  Mexique,  où  il  y 
a  une  révolution  tous  les  matins,  et  la  mort  du  pauvre 
nègre,  ancien  compagnon  de  Gordon  Leath,  le  char- 
meur de  chiens  :  tu  ne  comprendrais  pas.  J'ai  rare- 
ment entendu  parler  de  coquins  aussi  dangereux  que 
les  trois  frères  Smith.  Mornaix  ne  veut  pas  s'adresser 
à  la  police;  il  a  ses  idées  à  ce  sujet;  je  ne  les  par- 
tage pas.  Ses  pères  possédaient  un  domaine  fort  con- 
sidérable dans  la  Beauce,  il  désirerait  le  racheter  :  c'est 
naturel.  Avec  la  tonne  d'or,  il  aurait  complètement 
de  quoi. 

Je  ne  saurais  plus  t'expliquer  pourquoi,  pendant  que 
Mornaix  me  parlait,  toutes  ces  imaginations  me  parais- 
saient on  ne  peut  plus  vraisemblables.  La  principale 
preuve,  ce  sont  les  Smith  qui  existent  très-parfaite- 
ment, puisque  j'en  vis  deux  sur  le  pont  Saint-Michel, 
hier  au  soir,  pendant  que  je  regardais  couler  l'eau,  et 
puiqu'ils  ont  enlevé  cette  nuit  la  pauvre  Naranja. 

Elle  est  délicieusement  jolie,  figure-toi;  c'est  une 
miniature  d'ange.  Je  te  trouve   plus  jolie    qu'elle , 


138  ROGER  BONTEMPS. 

mais  je  concevrais  bien  que  Mornaix  la  trouvât  plus 
jolie  que  toi.  J'ai  fait  ce  rêve  de  nous  voir  heureux 
tous  quatre  ensemble  :  toi,  ma  femme  et  moi  leur 
notaire. 

Et  voilà  peut-être  pourquoi  je  parle  d'événements 
qui  sont  terribles  sans  trop  d'émotion  apparente  :  c'est 
que  j'ai  été  pris  à  l'improviste  et  précipité  la  tête  en 
bas,  comme  on  tombe  au  fond  d'un  trou,  dans  un  drame 
extravagant  et  tout  à  fait  invraisemblable.  Je  ne  crois 
pas  aux  péripéties  qui  m'entourent  et  qui  pourtant  sont 
la  réalité.  Je  me  roidis  à  chaque  instant  contre  l'évi- 
dence. Je  me  crie  à  moi-même  :  «  Gela  n'est  pas,  cela 
ne  peut  pas  être.  »  Il  n'y  a  chez  nous  de  lions  qu'à  la 
ménagerie  et  de  sauvages  qu'au  théâtre.  Pour  voir  les 
uns  et  les  autres  il  faut  payer  sa  place.  Nous  sommes 
en  France.  La  France  est  le  centre  des  civilisations 
modernes.  Trois  mille  commissaires  de  police  la  gar- 
dent. Il  faudrait  un  esprit  rompu  au  calcul  pour  nom- 
brer  les  officiers  de  paix,  les  sergents  de  ville,  et  les 
gendarmes  qui  prêtent  leur  aide  aux  commissaires  de 
police.  J'évalue  à  trente  mille,  au  bas  mot,  les  gardes- 
champêtres  seulement.  Et  une  douzaine  de  coquins 
cuivrés  pourraient  faire  la  loi!  C'est  absurde. 

Il  est  vrai  que  Mornaix  a  des  raisonnements.  Je  le 
soupçonne  de  pencher  pour  la  sauvagerie.  Il  prétend 
que  ces  drôles  vont  plus  vite  que  les  locomotives.  Il 
hausse  les  épaules  quand  on  lui  parle  du  télégraphe. 
Figure-toi  douze  démons  dans  un  pays  ;  il  est  bien 
sûr  qu'ils  auront  raison  de  tout.  Ce  sont  des  dé- 
mons.... 

Et  puis  ils  ont  Naranja  en  leur  pouvoir.  Ni  la  va- 
peur, ni  le  télégraphe,  ne  sont  assez  rapides  pour  parer 
un  coup  de  poignard. 

Mais,  pendant  que  j'y  pense,  tu  me  croyais  donc 


ROGER  BONTEMPS.  139 

bien  simple  ?  Essayer  de  me  faire  croire,  à  moi,  que 
tu  n'es  pas  pure  comme  le  diamant  !  Que  tu  caches  des 
messieurs  dans  des  armoires!  que  tu  as  un  mauvais 
cœur!  C'est  naïf,  ma  pauvre  petite  Nannette!  Gela  ne 
tient  pas  contre  une  demi-minute  de  réflexion.  Je  sup- 
pose le  pire,  tout  d'un  coup  :  tu  ne  m'aimais  plus, 
n'est-ce  pas?  Eh  bien!  qui  t'empêchait  de  me  le  dire? 
Admettons  même  que  le  don  Juan  fût  là,  un  étudiant, 
un  militaire,  enfin  quelqu'un.  Pourquoi  ne  se  mon- 
trait-il pas  au  lieu  de  gratter  derrière  la  porte  ?  Quelle 
figure  devait-il  faire  dans  son  trou  ? 

Il  n'y  avait  personne,  ma  fille;  et  veux-tu  que  je  le 
dise?  Je  t'ai  percée  à  jour.  Non,  non,  tu  n'as  pas  mau- 
vais cœur;  c'est  ton  excellent  petit  cœur  qui  te  pous- 
sait, au  contraire.  Est-ce  que  je  ne  me  souviens  pas 
qu'à  chaque  instant  tu  étais  sur  le  point  de  pleurer? 
Tu  souffrais  bravement,  parce  qu'on  t'avait  dit  :  «  Son 
avenir  est  là.  » 

Je  parie  dix  baisers  que  tu  avais  vu  ma  mère  ! 

Pauvre  chère  mère  1  C'était  comme  toi,  elle  croyait 
faire  son  devoir.  Vous  avez  pleuré  toutes  les  deux,  et 
je  suis  sûr  qu'elle  t'a  embrassée.  Elle  m'aime  tant! 
Elle  m'aime  aussi  bien  que  toi. 

Alors  vous  avez  conspiré,  le  cœur  gros  toutes  deux  ; 
car  vous  saviez  quel  mal  vous  alliez  me  faire.  Et  pour- 
quoi faire  tant  de  mal  à  ceux  qu'on  aime  si  bien? 
Le  devoir.  Nous  parlions  de  sauvages.  Il  se  passe 
à  Paris  des  chinoiseries  qui  étonneraient  bien  les 
Chinois. 

Vous  me  torturiez  et  vous  vous  torturiez  vous-mêmes, 
tout  cela  parce  que  Mlle  Eudoxie  a  une  dot  de  deux 
cent  mille  francs.  L'avenir!  disiez-vous.  Il  faut  qu'il 
soit  heureux.  Et  d'autres  sornettes  ! 

Mon  avenir,  c'est  toi  ;  il  n'y  a  point  d'avenir  pour 


140  ROGER  RONTEMPS. 

moi  sans  toi.  Tu  es  mon  bonheur,  tu  es  mon  espoir. 
Je  croyais  t'aimer;  je  t'adore. 

Sais-tu  l'idée  qui  me  vient  ?  Me  voilà  qui  ris  tout 
seul  et  j'ai  les  yeux  mouillés.  Il  y  avait  quelqu'un 
dans  le  bûcher,  oh  !  certes  !  Le  morceau  de  bois  n'a  pas 
pu  tomber  tout  seul.  Il  y  avait  quelqu'un,  et  ce  quel- 
qu'un-là  écoutait  notre  entretien.  Mon  Dieu!  Nan- 
nette,  mon  ange  bien-aimé,  mais  elle  a  dû  te  dévorer 
de  baisers,  ma  mère;  car  je  connais  son  cœur!  Qui 
peut-elle  souhaiter  pour  fille  autre  que  toi,  après  avoir 
vu  cela?  Gomment  t'a-t-elle  monté  la  tête  pour  la  dou- 
loureuse comédie?  Et  si  bien  jouée,  que  j'y  ai  été 
trompé,  moi  badaud.  Si  bien  jouée,  que  j'ai  pleuré;  si 
bien  jouée,  que  j'ai  rugi!  Tu  me  payeras  cela. 

N'est-ce  pas  que  j'ai  deviné  ?  Elle  était  là.  Je  la  vois 
d'ici  aux  aguets  curieuse,  émue,  étonnée.  Elle  n'avait 
jamais  supposé  qu'il  y  eût  au  monde  un  ange  aussi 
ange  que  toi.-  Que  t'avait-elle  dit  pour  te  décider?  Et 
après,  comment  t'a-t-elle  remerciée? 

Oh  !  je  suis  heureux,  vois-tu,  ma  Nannette.  Je  sais 
de  science  certaine  que  tout  cela  finira  bien. 

Et  ne  va  pas  croire  que  nous  soyons  séparés  pour 
longtemps  parce  que  je  suis  à  soixante  lieues  de  Paris. 
Mon  rôle  me  semble  fini  ou  à  peu  près  dans  ce  roman 
où  je  n'ai  que  faire.  Robert  doit  bien  voir  que  je  ne 
suis  pas  l'homme  des  aventures.  Il  avait  réclamé  mon 
aide  sous  prétexte  d'un  duel,  et  je  ne  prétends  pas 
qu'il  ait  menti,  car  nous  avons  senti  de  près  l'odeur  de 
la  poudre.  Seulement,  moi,  je  comprends  le  duel  à  la 
Porte-Maillot,  avec  des  pistolets  chargés  par  des  té- 
moins qui  comptent  les  pas  et  règlent  honnêtement  les 
conditions.  Ces  diables-là  n'y  mettent  point  tant  de 
façon.  Ils  cassent  les  vitres  avec  leurs  balles  pendant 
qu'on  est  à  causer  tranquillement  chez  soi.  Je  te  ra- 


ROGER  BONTEMPS.  141 

conterai  renlèvement  de  cette  gentille  Karanja  et  toute 
l'aflaire  de  la  tonne.  Quand?  peut-être  demain,  car 
Mornaix  n'a  plus  besoin  de  moi,  et  moi,  j'ai  besoin 
d'aller  à  mes  affaires. 

Je  n'ai  qu'une  affaire,  ma  Nannette,  c'est  toi.  Ce 
que  je  voudrais  savoir,  c'est  si  ma  mère  était  vérita- 
blement dans  le  bûcher,  car  alors  que  peut-elle  nous 
refuser? 

Je  saurai  cela  demain.  Pourquoi  Mornaix  me  retien- 
drait-il? Je  suis  incapable  de  lui  rendre  service  et  c'est 
bien  l'avis  de  ses  deux  compagnons  que  j'ai  vus  sou- 
rire en  me  regardant.  Sur  l'honneur,  le  dédain  de  ces 
braves  ne  me  blesse  pas  du  tout.  Je  n'ai  aucune  espèce 
de  prélention  au  titre  d'aventurier.  Et,  tiens,  Nan- 
nette, il  y  a  un  train-poste,  ce  soir,  je  me  suis  informé. 
Mornaix  va  rentrer.  Si  je  pouvais  prendre  le  train- 
poste,  je  serais  chez  toi  avant  le  jour — 

Croirais-tu  que  j'ai  de  la  sueur  aux  tempes  et  froid 
dans  toutes  les  veines  à  la  pensée  de  te  revoir?  La  joie 
fait  donc  le  même  effet  que  la  peur!  Je  n'aurai  été 
qu'un  soir  sans  t'embrasser,  mais  comme  ce  soir  m'a 
vieilli  ! 

Je  vais  t'entendre  encore  chanter,  ma  fauvette  ché- 
rie !  Notre  bon  petit  nid  !  nos  causeries,  tes  sourires  ! 
Voilà  que  je  pleure.  Je  suis  heureux  comme  un  fou! 

Et  réflexions  faites,  j'irai  faire  mes  excuses  de  vive 
voix  à  maître  Piédaniel.  Ce  sera  plus  poli.  Une  lettre 
est  toujours  froide  et  il  faudrait  dix  pages  pour  lui  ex- 
pliquer mes  motifs.  Dix  pages  écrites  à  un  autre,  c'est 
effrayant.  A  toi,  j'écrirais  des  volumes.  Comme  je 
t'aime  !  Gomme  nous  allons  être  heureux  ! 

Je  parle  tout  haut,  figure-toi,  et  je  dis  cela  aussi 
tendrement  que  si  tu  pouvais  m'entendre.  Moqueuse, 
ne  ris  pas  !  Tu  en  fais  autant,  peut-être.  Je  gage  que 


142  ROGER  BONTEMPS. 

tu  m'auras  écrit.  Voilà  que  je  chante,  maintenant,  une 
de  tes  chansons  bretonnes....  mais,  chut!  j'entends  la 
voix  de  Mornaix,  Il  rentre  avec  son  bataillon  sacré.  Je 
te  quitte  pour  avoir  des  nouvelles  de  notre  belle  petite 
Naranja,  et  aussi  pour  savoir  si  je  vais  prendre  le  train- 
poste.  A  tout  à  l'heure.  » 

Roger  se  leva.  On  entendait  en  effet  du  bruit  dans 
la  chambre  voisine.  Roger  se  dirigea  vers  la  porte  afin 
de  l'ouvrir,  car  il  croyait  que  Mornaix  allait  entrer 
pour  lui  rendre  compte  de  ce  qui  s'était  passé,  mais  son 
nom  prononcé  par  le  Malgache  l'arrêta. 

«  Il  doit  faire  un  petit  somme,  dit  Grelot,  comme 
cette  nuit,  pendant  qu'on  enlevait  la  senorita.  » 

Le  rouge  monta  violemment  aux  joues  de  Roger. 

«  Il  faut  le  laisser  tranquille,  opina  Miguel,  ce  serait 
pitié  d'exposer  un  homme  comme  lui.  » 

Mornaix  ne  parla  point. 

«  Parbleu  !  pensa  Roger,  on  n'a  pas  une  haute  opi- 
nion de  mes  mérites,  ici  près  !  » 

Et  Dieu  sait  pourquoi  son  orgueil  ressentit  une  va- 
gue piqûre.  Il  venait  d'écrire  pourtant,  et  certes  il 
ne  mentait  point,  qu'il  n'avait  aucune  prétention  à 
tout  cela. 

Mais  il  trouva  que  ce  Malgache,  tanné  comme  un 
cuir,  en  prenait  bien  à  son  aise  et  le  traitait  un  peu  par- 
dessous  la  jambe. 

Les  chaises  grincèrent  sur  le  plancher  de  la  chambre 
voisine,  qui  était  celle  de  Mornaix,  et  les  trois  compa- 
gnons prirent  place.  J'ignore  pourquoi  les  portes 
d'hôtel  laissent  passer  le  son  comme  des  claires-voies, 
mais  il  est  certain  que  Roger,  bien  qu'il  ne  fût  pas  tout 
à  fait  aux  écoutes,  ne  perdait  ni  un  mouvement  ni  Une 
parole. 

Mornaix  dit  froidement,  mais  avec  conviction  : 


ROGER  BONTEMPS.  143 

«  Cette  fois-ci,  nous  pourrions  bien  rester  sur  le 
terrain. 

—  Bah  !  fit  Grelot. 

— •  Avec  nos  revolvers....  »  commença  Miguel. 

Mornaix  l'interrompit  et  prononça  d'un  ton  péremp- 
toire  : 

«  J'ai  promis  que  nous  serions  sans  armes,  nous  se- 
rons sans  armes!  » 

Il  y  eut  un  silence. 

«  Alors,  reprit  le  Malgache,  si  nous  ne  sommes  plus 
en  état  de  nous  protéger  nous-mêmes,  il  faut  aller  où 
tout  le  monde  va  et  prévenir  la  police.  » 

Grelot  se  mit  à  rire  et  dit  : 

«  Ces  outils-là  ne  sont  pas  faits  pour  nous.  » 

Gomme  Mornaix  tardait  à  répondre,  Roger  crut  qu'il 
allait  enfin  entrer  dans  la  voie  commune  et  s'adresser  à 
la  loi. 

Mais  quand  Mornaix  prit  la  parole,  ce  fut  pour 
répéter  : 

Œ  Ces  outils-là  ne  sont  pas  faits  pour  nous.  » 

Il  ajouta  en  forme  d'explication  : 

«  Avant  l'enlèvement  de  Naranja,  nos  ennemis  n'a- 
vaient rien  fait  encore  qui  pût  les  mettre  sous  le  coup 
de  la  police.  Il  n'était  pas  temps.  Maintenant  qu'ils  ont 
Naranja  en  leur  pouvoir,  à  bord  de  leur  brick  maudit, 
il  n'est  plus  temps.  Naranja  est  un  otage.  Les  servants 
de  la  loi  marcheraient;  c'est  leur  devoir  précis,  et  dès 
que  leur  devoir  est  précis,  ils  l'exécutent  ;  mais  que  peu- 
vent-ils? Nous  prêter  main-forte?  En  quelle  occasion 
et  contre  qui  ?  Il  y  a  des  yeux  ouverts  dans  les  rues  du 
Havre,  ce  soir.  Au  premier  mouvement  suspect,  les 
signaux  parleront  et  les  gens  de  police  promèneront 
leur  ronde  inutile  sur  la  grève.  Gomment  empêcher 
trois  ou  quatre  lanternes  de  s'allumer  à  la  fenêtre 


144  ROGER  BONTEMPS. 

d'une  mansarde?  le  Sainl- Jean-Baptiste  ou  h  Butter- 
Fly,  puisque  c'est  maintenant  son  nom  est  le  plus  fin 
voilier  que  je  connaisse.  Il  vente  bonne  brise  est-nord- 
est.  Avant  qu'un  vapeur  ait  chauffé,  le  Butter-Fly  sera 
hors  de  vue....  Admettons,  cependant,  le  contraire, 
supposons  qu'on  puisse  l'atteindre.  II  faudra  pour  cela 
des  heures,  et  il  ne  faut  qu'une  seconde  pour  appro- 
cher un  poignard  de  la  poitrine  d'une  femme  sans  dé- 
fense. » 

Roger  écoutait  stupéfait;  stupéfait  surtout  d'êlre 
obligé  de  se  rendre  à  cette  sauvage  logique  qui  restait 
vraie  et  toute  puissante  en  pleine  civilisation.  Il  savait, 
celui-là  les  forces  de  la  loi  ;  il  ne  connaissait  rien  de 
plus  fort  que  la  loi.  Il  ne  voyait  de  bornes  au  pouvoir 
de  la  loi  que  les  frontières  mêmes  de  la  civilisation. 
Tout  au  plus  concevait-il  la  révolte  dans  les  cavernes  et 
dans  le  désert. 

Ici,  le  désert  se  déplaçait  en  quelque  sorte,  appor- 
tant avec  lui  sa  barbarie  triomphante.  Un  combat,  pos- 
sible seulement  au  sein  des  savanes  s'était  engagé  et  se 
poursuivait,  traversant  les  villes  et  les  campagnes  de  la 
France,  pour  se  dénouer,  toujours  solitaire,  toujours 
libre,  toujours  caché  par  un  nuage  diabolique,  au  beau 
milieu  du  port  )e  plus  fréquenté  de  l'univers. 

Il  n'y  avait  plus  à  juger,  les  choses  du  haut  d'une  rai- 
son qui  perdait  sa  compétence.  Quand  Roger  s'interro- 
gea pour  savoir  ce  qu'il  ferait  à  la  place  de  Mornaix, 
son  bon  sens  hésita,  et  finalement  garda  le  silence. 

Naranja  était  otage  entre  les  mains  des  frères  Smith. 
Et  Roger,  d'après  le  récit  de  Mornaix  connaissait  assez 
les  frères  Smith  pour  inférer  ce  que  pesait  pour  eux  la 
vie  d'une  femme. 

Comme  onze  heures  sonnaient  aux  pendules  de  l'hô- 
tel, nos  trois  compagnons  se  levèrent.  Il  était  temps. 


ROGER  BONTEMPS.  U5 

Le  Malgache  et  Grelot  s'étaient  rendus  à  l'opinion  de 
Mornaix.  Il  n'y  avait  rien  autre  chose  à  faire  que  d'al- 
ler franchement  à  la  grève  porter  aux  frères  Smith  l'o- 
piflente  rançon  d'Anhita.  Une  tonne  d'or  pour  une 
femme. 

Seulement,  le  secret  devenait  alors  la  propriété  indi- 
vise des  deux  partis  et  ce  dénoûment  pacifique  ne  fer- 
mait que  le  premier  acte  du  drame. 

Roger  les  entendit  descendre  l'escalier;  leurs  derniè- 
res paroles  avaient  été  sourdes  et  graves.  Il  ne  s'agis- 
sait plus  de  combattre.  On  allait  à  un  péril  connu  et 
contre  lequel  ne  pouvaient  rien  la  force  ni  la  vaillance. 

La  porte  extérieure  de  l'hôtel  s'ouvrit,  puis  se  re- 
ferma. Des  pas  fermes  et  longs  sonnèrent  sur  le  pavé 
du  grand  quai. 

Roger  était  revenu  à  sa  table  ;  il  avait  de  nouveau 
trempé  sa  plume  dans  l'encre.  Au  lieu  d'écrire,  cepen- 
dant, il  réfléchit  et  se  dit  : 

«  Je  ne  suis  bon  à  rien  là  dedans....  A  rien  absolu- 
ment! » 

Il  ajouta  en  jetant  sa  plume  pour  presser  son  front  à 
à  deux  mains  : 

«  Ce  sont  eux-mêmes  qui  le  disent  !  » 

Il  détacha  sa  lettre  du  cahier  de  papier,  la  plia  en 
quatre  et  la  mit  dans  sa  poche. 

«  Et  ils  ont  raison  de  le  dire  !  murmura-t-il  encore. 
Je  ne  suis  bon  à  rien....  absolument  à  rien!  » 

En  suite  de  cette  conclusion  définitive,  il  se  leva 
comme  un  ressort,  prit  son  chapeau  et  s'élança  dans  la 
chambre  voisine. 

Les  trois  chaises  étaient  encore  autour  du  guéridon. 
Sur  le  guéridon  étaient  déposés  trois  revolvers  et  trois 
couteaux-bowie. 

Roger  rentra  dans  sa  chambre  pour  prendre  son  re- 
lu 


146  ROGER  BONTEMPS. 

volver  et  son  couteau,  car  Moruaix  l'avait  équipé  comme 
un  chef.  Il  étendit  son  mouchoir  sur  la  table  et  fit  un 
paquet  de  toutes  les  armes. 

Puis  il  descendit  l'escalier  quatre  à  quatre  et  se  mit 
à  courir  sur  le  grand  quai,  dans  la  direction  suivie  par 
Mornaix  et  ses  deux  compagnons. 

Au  bout  de  deux  minutes  il  les  aperçut  marchant 
toujours  de  leur  pas  solide  et  calme. 

Il  arrêta  sa  course  alors.  Son  intention  n'était  pas  de 
les  rejoindre.  Il  régla  son  pas  sur  le  leur,  restant  tou- 
jours derrière  eux  à  cent  mètres  de  distance. 

En  marchant,  il  pensait  : 

a  Ce  sera  ma  dernière  aventure,  et  je  finirai  ma  let- 
tre demain  matin.  » 


ROGER  BONTEMPS.  147 


XII 


Où  Roger  finit  sa  lettre. 

Le  tort  de  Roger  n'était  pas  d'épuiser  la  réflexion.  Il 
était  assez  bon  homme  d'affaires,  dans  tous  les  cas  ré- 
glés par  la  pratique  et  possédait  réellement  l'estime  de 
la  chambre  des  notaires,  où  son  étoile  lui  marquait  d'a- 
vance une  place.  En  dehors  des  choses  que  gouvernent 
l'usage  ou  la  loi,  il  redevenait  l'homme  de  sens,  pares- 
seux et  insouciant  qui  laisse  aller  volontiers  les  événe- 
ments à  la  grâce  de  Dieu.  Sa  haine  pour  les  aventures 
n'allait  pas  toujours  jusqu'à  ce  courage  bourgeois,  si 
utile  et  si  profitable  qui  prend  d'avance  ses  précautions. 
Les  fous  confondent  ce  courage  avec  la  peur  et  se  mo- 
quent des  gens  intrépides,  mais  prudents,  qui  regar- 
dent sous  leur  lit  pour  voir  si  quelque  brigand  n'eut 
point  la  méchante  idée  de  s'y  cacher. 

Roger  allait  avec  son  paquet  de  revolvers  et  de  cou- 
teaux qu'il  portait  à  son  bras  comme  un  panier.  Les 
plus  défiants  n'eussent  eu  aucun  soupçon  de  cet  arsenal, 
tant  la  tournure  de  notre  ami  était  paisible.  Il  n'était 
pas  bien  sûr  de  faire  là  une  chose  utile  ou  même  pos- 
sible ;  il  n'avait,  certes,  pas  grande  idée  de  lui-même 
en  ces  matières,  mais  son  instinct  le  poussait;  il  avait 
obéi  à  son  instinct  dès  le  premier  moment,  et  mainte- 
nant, il  continuait  sa  route,  sans  souci  de  peser  le  pour 


148  ROGER  BONTEMPS. 

et  le  contre.  Nous  avons  dû  le  dire  déjà  :  c'était,  au 
fond,  un  chevalier,  que  ce  notaire;  la  pensée  d'un 
grand  danger  l'eût  attiré  à  son  insu,  mais  il  n'avait  pas 
même  l'idée  du  danger.  Il  suivait  de  loin  ces  trois  om- 
bres qui  lui  montraient  le  chemin,  et  c'était  tout. 

Il  n'avait  pas  de  plan  ;  il  ne  s'était  pas  demandé  ce 
qu'il  ferait  une  fois  sur  le  terrain.  Il  semblait  que  ceci 
ne  le  regardât  point. 

Il  songeait.  Il  se  reprochait  de  n'avoir  pas  pris  le 
temps  d'écrire,  ne  fût-ce  que  deux  mots  à  sa  mère  et  à 
M«  Piédaniel.  Ceci  devenait  le  remords  de  sa  vie.  Il  re- 
passait en  sa  mémoire  sa  lettre  à  Nannette,  souriant  à 
certains  gracieux  passages  et  regrettant  d'avoir  si  peu 
dit  en  tant  de  mots. 

Car,  de  fait,  il  n'avait  pas  le  moins  du  monde  raconté 
ses  aventures.  Peut-être  même  Nannon  n'allait  point 
comprendre,  tant  cela  fourmillait  de  sous-entendus!  Et 
voyez  la  distraction  :  cette  vision  qui  avait  failli  le  sé- 
parer de  ses  compagnons  et  qui  coupait  en  deux  sa 
journée  :  Nannette  en  chemin  de  fer,  Nannette  courant 
vers  Cherbourg  à  toute  vapeur,  il  n'en  avait  pas  parlé 
seulement! 

Et  vous  pensez  bien  qu'il  y  avait  ici  de  quoi  songer. 
Je  suppose  que  Nannette  fût  à  Cherbourg,  par  impos- 
sible :  à  quoi  bon  la  lettre  ?  Roger  se  vit  arrivant  le 
lendemain  à  Paris  et  montant  quatre  à  quatre  l'es- 
calier. Point  de  chanson  bretonne.  A  la  dernière 
volée,  Roger  montait  lentement,  bien  lentement. 
Hélas  !  porte  close  !  la  fauvette  avait  abandonné  son 
nid.... 

Roger,  à  cette  image  navrante,  fut  sur  le  point  de 
laisser  tomber  son  paquet  de  couteaux  et  de  revolvers  ; 
mais  c'était  Roger  Bontemps.  Le  loquet  se  leva  chez 
Nannon,  la  porte  s'ouvrit.  La  fauvette  n'était  qu'en- 


ROGER  BONTEMPS.  149 

dormie,  en  pleurant  peut-être.  Elle  souriait,  mainte- 
nant, au  travers  de  ses  larmes  perlées.  Ses  jolis  bras  se 
nouaient  autour  du  cou  de  ce  Roger  trop  heureux.... 

Mornaix,  Grelot  et  le  Malgache  disparaissaient  au 
coude  du  quai  et  de  la  rue  Saint-Julien.  Roger  ne  con- 
naissait pas  assez  le  terrain  pour  les  suivre  au  jugé.  Il 
pressa  le  pas  et  les  aperçut  de  nouveau  tournant  l'angle 
de  la  rue  Saint-Jacques  dans  la  direction  de  l'église 
Notre-Dame. 

Ils  allaient  lentement.  Au  premier  carrefour  et  de- 
vant l'église  même.  Grelot  prit  sur  la  gauche,  tandis 
que  ses  deux  compagnons  suivaient  tout  droit  la 
rue  de  Paris;  au  second  carrefour,  le  Malgache  et 
Mornaix  se  séparèrent.  Roger  resta  sur  les  traces  de 
Mornaix. 

Le  pavé  se  faisait  de  plus  en  plus  silencieux  et  dé- 
sert. Depuis  longtemps  déjà  les  boutiques  étaient  fer- 
mées. C'est  à  peine  si,  de  temps  en  temps,  au  fond 
d'une  ruelle,  redescendant  au  port,  on  apercevait  la 
fumeuse  lueur  d'un  cabaret.  Mornaix  atteignit  la  place 
Richelieu,  mais  au  lieu  de  poursuivre  jusqu'à  la  mâ- 
ture, il  prit  la  rue  de  Rerry  qui  conduit  aux  quartiers 
projetés.  Dans  le  silence  grandissant,  Roger  crut  en- 
tendre bien  souvent  des  pas  qui  n'étaient  point  ceux  de 
son  ami.  Il  s'arrêtait  alors.  Les  bruits  de  la  mer  pro- 
chaine dominaient  déjà  complètement  les  derniers  mur- 
mures de  la  ville. 

<t  C'est  l'écho,  »  se  disait  Roger. 

Au  détour  d'une  voie  large  et  bordée  de  bâtisses  ina- 
chevées l'air  plus  frais  le  frappa  au  visage.  Le  dernier 
réverbère  était  derrière  lui.  Par-devant,  c'étaient  des 
terrains  découverts,  au  delà  desquels,' vers  le  nord- 
ouest,  les  profils  carrés  des  falaises  tranchaient  sur  le 
ciel.  Les  deux  phares  de  la  Hève  le  regardaient  comme 


150  ROGER  BONTEMPS. 

des  yeux  ardents.  A  gauche,  le  terrain  descendait  vers 
l'ancienne  banlieue  qui  borde  la  grève,  et  Roger  devina 
au  loin  la  frange  d'écume  blanche,  festonnant  la  mer 
immense  et  noire. 

Sur  la  mer,  un  point  lumineux  brillait  par  delà  le 
quartier  du  Perrey.  En  traversant  ces  ruelles  désertes, 
Roger  perdit  Mornaix  de  vue,  mais  il  distinguait  tou- 
jours son  pas.  La  ville  muette  envoya  une  vibration 
lointaine  et  prolongée ,  c'était  la  demie  de  onze  heures 
qui  sonnait  à  la  cathédrale. 

Au  moment  où  Roger  longeait  la  clôture  de  planches 
du  grand  chantier  Lenormand,  il  cessa  d'entendre  les 
pas.  En  arrivant  sur  la  grève  du  Perrey,  il  était  seul. 
Mornaix  avait  disparu. 

C'était  le  bas  de  l'eau.  La  mer  qui  ordinairement  dé- 
ferle en  ce  lieu  si  bruyamment  que  deux  personnes 
causant  ensemble  sont  obligées  d'élever  la  voix  pour 
s'entendre,  murmurait,  caressant  au  loin  l'étroite  bande 
de  sable  fin  que  la  marée  basse  découvre  au  delà  des 
sonores  galets. 

Les  lueurs  des  phares  se  cachaient.  On  voyait  briller 
seulement  cette  lumière  dont  nous  avons  parlé,  immo- 
bile au  large  vers  la  droite,  sous  les  falaises  et  les  fe- 
nêtres éclairées  du  grand  hôtel  de  Sainte-Adresse ,  si 
cher  aux  amis  du  sincère  confortable 

Roger  eut  un  instant  d'hésitation.  Il  songea  d'abord 
à  attendre  en  guettant  les  diverses  avenues  de  la  ville, 
bien  sûr  que  Grelot  ou  le  Malgache  ne  tarderaient  pas 
à  se  montrer,  mais  un  bruit  invisible  qui  se  faisait  au 
delà  des  bains  Gosset  l'attira.  Il  se  laissa  aller,  curieux 
et  zélé  comme  un  enfant  qui  s'avise  d'une  besogne  in- 
connue. Il  marcha,  prenant  de  naïves  précautions  pour 
étouffer  le  bruit  de  ses  pas. 

L'endroit  n'était  pas  en  soi  bien  terrible.  La  lune, 


ROGER  BONTEMPS.  151 

cachée  sous  les  nuages,  tamisait  des  clartés  diffuses  qui 
suflisaient  à  dessiner  vaguement  les  profils  des  objets. 
Le  poste  de  douane  voisin  contenait  une  douzaine 
d'hommes  qui  devaient  être  des  protecteurs  en  cas  de 
danger.  L'un  de  ces  hommes,  à  tout  le  moins,  veillait. 
C'est  la  règle,  et  Roger  ne  savait  pas  cette  singulière 
vertu  qu'ont  les  préposés  de  la  douane,  de  dormir  de- 
bout comme  des  justes  qu'ils  sont.  Il  y  avait  du  monde 
dans  les  établissements  de  bains,  du  monde  aussi  au 
chantier  Lenormand  et  à  la  tuilerie.  Mais  il  y  a  du 
monde  plein  Paris  et  qui  sait  ce  qui  se  peut  passer, 
la  nuit,  dans  un  carrefour,  quand  tout  ce  monde 
dort? 

Un  fait  d'ailleurs  dominait  tout  le  reste  :  trois  hommes 
désarmés  allaient  se  rencontrer  ici  avec  un  nombre  su- 
périeur de  bandits  sans  foi  ni  loi. 

Et,  en  apparence,  du  moins,  la  placé  du  rendez-vous 
était  complètement  déserte. 

Tout  change  souvent  et  vite  le  long  de  cette  plage 
havraise,  spécialementcrééepourécorcher  les  pieds  des 
baigneurs  ;  la  ville  elle-même  grandit  avec  une  rapi- 
dité fantastique,  nivelant  ses  tours,  creusant  des  bassins 
au  lieu  où  furent  des  citadelles,  englobant  des  cités  en- 
tières, et  traçant  d'un  crayon  hardi  tous  les  boulevards 
que  rêve  sa  lièvre  municipale.  Il  y  a,  en  douze  mois  ici, 
des  transformations  radicales,  et  l'ambition  de  cette 
Ganebière  de  l'ouest  est  évidemment  de  border  la  Seine 
quelque  jour  jusqu'à  Paris,  en  passant  par-dessus 
Rouen,  descendu  à  l'état  de  vieux  meuble.  Les  mira- 
cles s'opèrent  au  souffle  enchanté  de  la  fée  Trafic,  amie 
des  droites  perspectives,  des  monuments  carrés  et  des 
candides  façades;  elle  aune  baguette  d'or.  Quiconque 
est  resté  une  année  sans  visiter  le  Havre  doit  trembler 
s'il  a  besoin  de  faire  un  tantinet  de  topographie.  Qui 


152  ROGER  BONTEMPS. 

sait  si,  maintenant,  au  lieu  où  va  se  passer  notre  scène, 
un  boulevard  n'entende  pas  l'Océan,  bordé  d'espérances 
de  palais  ? 

En  ce  temps-là,  le  terrain  était  vide;  c'était  spécia- 
lement l'endroit  nommé  le  Perrey,  ayant  à  gauche  le 
chantier  Lenormand,  à  droite  un  établissement  de 
bains  en  reconstriiction.  La  grève  était  faite  d'énormes 
et  durs  galets  comme  partout  aux  alentours,  la  mer 
basse  laissait  entre  ces  pierres  bavardes  et  le  ressac  une 
étroite  lisière  de  sable  muet. 

Sur  le  galet,  il  y  avait,  du  côté  du  chantier,  des  ma- 
driers enchaînés  ;  la  palissade  de  l'établissement  de 
bains,  largement  éventrée,  montrait  des  matériaux  de 
toutes  sortes  épars  en  dehors  et  en  dedans  de  l'enclos. 
De  place  en  place  s'élevaient  des  tas  de  goémons  péchés 
à  demi-marée,  et  qui  sans  doute  devaient  être  mis  en 
sûreté  avant  le  plein  de  l'eju, 

Roger  parcourut  en  tous  sens  l'espace  carré  compris 
entre  les  bains  et  le  chantier  ;  il  entra  successivement 
dans  le  chantier  et  dans  les  bains.  Il  ne  vit  âme  qui 
vive.  Et  cependant,  il  avait  conscience  de  n'être  pas  seul. 

Un  quart  d'heure  se  passa.  Un  bruit  de  rames  se  fît 
du  côté  de  la  jetée.  A  l'œil,  la  plage  était  complètement 
déserte. 

Mais  quand  le  regard  de  Roger,  guidé  par  le  son  des 
avirons,  rencontra  enfin  une  barque  qui  glissait  rapi- 
dement le  long  des  sables,  trois  formes  humaines,  im- 
mobiles, se  détachèrent  de  l'ombre  à  l'angle  du  sentier. 
Roger  reconnut  ses  trois  compagnons. 

«  Ho  !  du  bateau,  prononça  la  voix  de  Mornaix. 

—  Ho  !  »  fut- il  répondu. 

Et  la  barque,  profitant  de  son  aire,  vira  à  toucher. 
•  On  put  entendre  le  bruit  de  plusieurs  hommes  sau- 
tant à  l'eau. 


ROGER  BONTEMPS.  153 

Roger  s'accroupit  derrière  un  tas  de  goémons  et  at- 
tendit. 

La  barque  avait  amené  trois  hommes,  car  il  y  avait 
maintenant  six  formes  humaines  h  l'angle  du  chantier. 
Tout  le  reste  du  terrain  qui  était  en  vue  semblait  par- 
faitement solitaire,  et  nulle  apparence  de  trahison  ne 
se  montrait.  En  somme,  l'intérêt  des  frères  Smith  était 
d'aller  droit.  On  venait  leur  offrir  un  marché  avanta- 
geux :  l'objetmême  de  leur  convoitise.  A  quoi  bon  em- 
ployer la  violence  ? 

Roger  se  faisait  ce  raisonnement,  dont  l'évidente  jus- 
tesse ne  le  persuadait  point. 

Il  regardait  de  tous  ses  yeux  cette  conférence  immo- 
bile. Le  silence  momentané  de  la  mer  laissait  venir 
jusqu'à  lui  l'écho  d'un  entretien  calme  et  froid.  Il  ne 
saisissait  pas  le  sens  des  mots,  mais  il  devinait  qu'on 
traitait  les  conditions  de  l'échange. 

La  mer  montait.  La  barque  se  balançait  à  cinq  à 
six  brasses  du  bord. 

Roger  n'aurait  point  su  dire  pourquoi,  à  mesure 
que  la  conférence  durait,  sa  poitrine  se  serrait  davan- 
tage. 

Il  entendait  ou  croyait  entendre  autour  de  lui  des 
bruits  inexplicables. 

Soit  instinct,  soit  hasard,  sa  vue  se  porta  vers  un  des 
tas  de  goémons  qui  avoisinaient  le  sien  et  ne  s'en  dé- 
tacha plus. 

Le  tas  de  goémon  semblait  obéir  à  une  mystérieuse 
impulsion  :  il  marchait. 

Impossible  de  s'y  méprendre!  Après  deux  minutes 
d'attente,  le  tas  de  goémon  avait  sensiblement  changé 
déplace  par  rapporta  lui.  Son  mouvement,  patient  et 
lent,  le  rapprochait  de  la  mer  comme  s'il  eût  été  soulevé 
par  un  crabe  gigantesque. 


154  ROGER  BÔNTEMPS. 

Roger,  alors,  s'avisa  d'examiner  les  autres  tas 
de  goémon.  La  plupart  étaient  fixes,  mais  il  y  en 
avait  au  moins  trois  qui  jouaient  le  même  jeu  que  le 
premier. 

Crier,  c'était  précipiter  une  catastrophe.  Nos  trois 
amis  étaient  sans  armes.  Pour  leur  mettre  en  mains 
celles  qu'il  portait,  Roger  devait  passer  au  beau 
milieu  des  goémons  voyageurs.  Il  y  avait  trois  coups 
de  couteau  pour  le  moins  entre  lui  et  ses  compa- 
gnons. 

Roger  n'avait  pas  peur,  mais  il  réfléchissait  qu'il  se- 
rait toujours  temps  d'opérer  cette  diversion  violente, 
et,  malgré  sa  haine  pour  les  aventures,  il  se  mit  tran- 
quillement à  faire  comme  ses  voisins  les  goémons  am- 
bulants. Sans  bruit,  il  fit  glisser  le  tas  d'algues,  ou, 
pour  parler  mieux,  ce  qu'il  fallait  d'algues  pour  le  cou- 
vrir et  dissimuler  la  forme  de  son  corps. 

La  conférence  se  poursuivait,  grave  et  calme.  Le  vent 
s'élevait,  comme  il  arrive  presque  toujours  à  la  marée 
montante  ;  et  le  flot,  touchant  la  ligne  des  galets,  com- 
mençait à  faire  tapage. 

Il  y  avait  dix  minutes  environ  que  l'horloge  de  Notre- 
Dame  avait  envoyé  la  demie  de  minuit,  lorsque  Roger 
parvint  à  dépasser  ses  mystérieux  concurrents  et  à  se 
trouver  le  plus  près  de  la  ligne  d'écume  qui  allait  rapi- 
dement gagnant. 

Plus  n'était  besoin  d'éviter  le  bruit.  La  mer  se  char- 
geait de  couvrir  et  de  confondre  tous  les  bruits. 

Les  six  négociateurs  reculaient,  de  leur  côté,  pas  à 
pas  à  mesure  que  le  flot  montait. 

Au  moment  où  Roger  maudissait  les  progrès  de  la 
mer  qui  allait  lui  barrer  la  route,  une  voix  dit  en  an- 
glais, tout  près  de  son  oreille  : 

«  Tourne,  Jonathan  a  toussé.  » 


ROGER  BONTEMPS.  155 

Un  quatrième  tas  d'algues  qu'il  n'avait  point  aperçu 
voyageait  derrière  lui. 

Roger  ne  demandait  pas  mieux  que  d'obéir.  Les 
goémons,  longs  et  mous  comme  des  guenilles,  cachaient 
son  visage  et  ses  vêtements.  Il  reprit  sa  marche,  ram- 
pant, et  donnant,  nous  devons  l'avouer,  un  regret  de 
jeune  homme  rangé  au  pantalon  Dusautoy  tout  neuf 
que  son  dévouement  assassinait. 

La  conférence,  reculant  toujours,  avait  mis  une 
dizaine  de  mètres  entre  elle  et  le  flot.  Jonathan  Smith 
ayant  toussé  de  nouveau,  quatre  ombres  surgirent  et 
des  couteaux  brillèrent  dans  les  mains  des  trois  frères. 
Mornaix,  Miguel  et  Grelot  étaient  cernés. 

a  Gentlemen,  dit  Jonathan,  vous  allez  nous  suivre.  Il 
ne  sera  fait  aucun  mal  à  la  jeune  dame  ni  à  vous,  mais 
nous  avons  besoin  de  vous  tenir.  C'est  notre  garantie. 
Sans  cela,  qui  vous  empêcherait  d'arriver  avant  nous  au 
trou  de  Gordon  le  charmeur?  » 

Mornaix,  Miguel  et  Grelot  restèrent  immobiles. 

Les  tas  de  goémons  s'étaient  changés  en  hommes  et 
sept  bandits  serraient  le  cercle  autour  d'eux. 

«  Accoste  la  barque  I  »  commanda  Jonathan. 

Sa  voix  exprimait  un  regret.  Il  avait  espéré  la  résis- 
tance, qui  eût  été  prétexte  à  massacrer. 

La  barque,  remise  à  flot  par  la  marée  montante, 
piqua  droit  au  rivage  et  toucha  bruyamment  le  galet. 

Nos  trois  amis  n'avaient  pas  prononcé  une  parole. 

a  C'est  bien,  dit  Jonathan.  Nous  sommes  obéissants. 
Nous  allons  nous  laisser  lier  comme  de  bons  petits  pa- 
quets.... Amenez  les  cordes!  » 

Mais  à  ce  moment  quelque  chose  d'informe  remua 
derrière  Mornaix  et  Sam  s'écria  : 

«  A  bas  les  mains,  Jack  !  Ce  n'est  pas  la  peine  de  les 
poignarder  par  derrière.  » 


156  ROGER  BONTEMPS. 

Cette  chose  qu'on  appelait  Jack  ne  répondit  point, 
et  Jonathan  murmura  : 

«  Ce  n'est  pas  Jack,  c'est  Saunder. 

—  Non,  répliqua  une  voix  dans  la  nuit.  Me  voilà  ici, 
moi  Saunder.  » 

Il  y  eut  un  instant  d'hésitation.  L'équipage  du 
Butter-Fly  se  comptait.  Gela  dura  trois  secondes  peut- 
être. 

Ce  fut  assez.  Les  mains  de  Mornaix,  croisées  der- 
rière son  dos,  sentirent  un  attouchement  léger.  Il  les 
ouvrit,  puis  les  referma,  savoir  :  la  droite  sur  la  crosse 
d'un  revolver,  la  gauche  sur  le  manche  d'un  couteau- 
bowie. 

<t  Celui-là  n'est  pas  à  nous  I  dit  Jonathan. 

—  Non;  mais  tu  es  à  lui!  »  répliqua  ce  notaire  de 
Roger  en  lui  brûlant  la  figure  d'un  premier  coup  de 
pistolet. 

Jonathan  bondit,  puis  tomba  en  grinçant  un  blas- 
phème. 

Un  second  coup  de  Roger,  tiré  par-dessus  l'épaule 
du  Malgache,  abattit  Saunder  au  moment  où  ce- 
lui-ci appuyait  son  pistolet  sur  la  tempe  du  frère  de 
Naranja. 

Alors  le  revolver  de  Mornaix  parla  à  son  tour. 
Puis  Grelot  brandit  son  couteau,  tandis  que  le  Mal- 
gache lui-même  s'entourait  d'explosions  comme  un 
volcan. 

Roger  dit  : 

«  Débrouillez-vous....  A  moi  le  bateau!  » 

La  mêlée  s'enchevêtra  furieuse.  Un  instant  Mornaix 
apparut  presque  seul,  grand  comme  un  démon,  éclai- 
rant sa  terrible  joie  aux  lueurs  de  la  poudre.  Les  coups 
de  feu  roulaient  comme  si  deux  bataillons  eussent  été 
aux  prises.  Puis,  la  poudre  épuisée,  le  nœud  se  serra 


ROGER  BONTEMPS.  157 

silencieux,  mais  râlant  ;  puis  encore  l'écheveau  sembla 
se  démêler. 

Au  bout  de  trois  minutes,  Mornaix,  Miguel  et  Grelot 
se  rejoignaient  après  avoir  inutilement  poursuivi  les 
fuyards.  A  la  place  où  on  avait  combattu,  quatre  morts 
étaient  couchés. 

«  Où  est  Roger?  demanda  Mornaix. 

—  Ici,  répondit  une  voix  qui  venait  du  bateau.  Don- 
nez-vous la  peine  de  monter,  car  voici  des  lanternes  qui 
accourent  de  tous  côtés 

—  La  douane  et  la  batterie  !  dit  Mornaix.  Embar- 
que! » 

Il  y  avait  un  autre  cadavre  au  fond  du  bateau. 
«  Nage  !  »  commanda  Mornaix  dès  que  tout  son 
monde  fut  dans  la  barque. 
Et  le  canot  s'éloigna  à  force  de  rames. 


Roger  venait  de  s'installer  dans  un  fau,teuil  de  mo- 
quette anglaise,  devant  un  petit  bureau  d'érable,  à 
l'hôtel  Shelter,  Thames- Street,  derrière  la  douane  de 
Londres.  Il  avait  demandé  de  l'encre,  une  plume  et  du 
papier.  Trois  jours  et  quatre  nuits  s'étaient  écoulés 
depuis  la  mémorable  bataille  du  Perrey,  dont  les  auto- 
rités havraises  ne  devaient  jamais  avoir  le  secret. 

Roger  n'avait  plus  tout  à  fait  sa  tournure  parisienne, 
sa  barbe  était  longue  et  ses  cheveux  brouillés.  Dusau- 
toy  n'aurait  pas  reconnu  ses  habits.  Il  paraissait  bien 
portant  et  de  bonne  humeur. 

Il  déplia  la  lettre,  commencée  à  l'hôtel  d'Angle- 
terre, sur  le  grand  quai,  au  Havre,  et  mit  à  la  ligne, 
après  les  derniers  mots  qui  étaient  :  «  k  tout  à 
l'heure » 

«  ....L'homme  propose  et  Dieu  dispose,  écrivit-il, 


158  ROGER  BONTEMPS. 

ma  petite  Nannon  chérie.  Je  veux  te  dire  un  mot  ou 
deux  avant  de  faire  une  lettre  à  maman  et  à  M"  Pié- 
daniel.  Tu  comprends  que  je  ne  peux  tarder  da- 
vantage à  accomplir  ce  devoir.  Je  suis  sûr  qu'ils  sont 
très-étonnés  de  mon  silence.  Ce  n'est  pas  ma  faute. 
J'ai  fait  la  traversée  de  la  Manche  sur  une  coquille  de 
noix,  par  un  temps  assez  roide,  au  dire  de  Mornaix  qui 
s'y  connaît.  Je  n'ai  pas  eu  le  mal  de  mer.  Il  paraît  que 
cette  traversée  est  une  manière  de  tour  de  force.  Nous 
avons  débarqué  à  Hastings,  comme  Guillaume  le  Con- 
quérant. J'ai  mangé  là  trois  livres  et  demie  de  rosbif, 
après  cinquante-deux  heures  de  jeûne.  C'est  une  bonne 
nourriture. 

Il  paraît  aussi  que  je  suis  un  héros  ou  à  peu  près. 
Je  ne  peux  pas  tout  te  raconter  à  cause  de  mes  lettres 
à  M"  Piédaniel  et  à  maman,  mais  j'ai  porté  sur  la 
grève ,  un  mouchoir  plein  de  revolvers  et  de  couteaux 
bowie.  Il  était  temps  !  Sans  cela,  Dieu  sait  ce  qui  se- 
rait arrivé. 

Je  pense  partir  pour  Calais  par  le  paquebot  de  ce 
soir.  De  Calais  à  Paris  ce  n'est  qu'un  saut  parle  chemin 
de  fer.  Quelle  invention  1  Nul  ne  peut  savoir  l'influence 
que  la  vapeur  aura  sur  l'avenir  des  peuples.  C'est  moi 
qui  m'étais  assuré  de  la  barque  en  tuant,  hélas  1  oui, 
Nannette,  en  tuant  un  coquin  de  mulâtre  californien 
qxd\a.g3ird3iit.  Le  Butter-Fly  était  en  rade.  T'ai-je  dit 
que  le  Butter-Fly  était  le  Saint-Jean-Baptiste  ?. . .  Mais 
lu  ne  sais  peut-être  pas  ce  que  c'est  que  te  Saint-Jean- 
Baptisle,  J'ai  oublié  le  commencement  de  ma  lettre  et 
je  n'ai  pas  le  temps  de  la  relire. 

Il  y  a  donc  que  j'avais  vu  la  lumière  du  Butter-Fly 
où  était  la  pauvre  Naranja.  Notre  intention  était  de  le 
prendre  à  l'abordage,  mais  nous  n'avions  pas  fait  un 
quart  de  lieue  en  mer  qu'un  diable  de  signal  parut  sur 


ROGER  BONTEMPS.  159 

la  côte  :  cinq  feux  en  croix.  Le  Butter-Fly  mit  à  la 
voile,  et  vas-y  voir!  c'est  un  poisson....  donne-moi  dix 
minutes  pour  faire  mes  adifux  à  Mornaix  et  consorts 
qui  reviennent  de  retenir  leur  passage  à  bord  du  clip- 
perde  V Auslralian-AgricuUural-Company ,  car,  désor- 
mais, ils  ne  comptent  guère  retrouver  Naranja  qu'à 
Melbourne.  Je  suis  à  toi  dans  un  instant,  à  toi,  ma 
Nannette  et  à  M*  Piédaniel....  » 

Ici,  nouvelle  lacune.  Et,  en  effet,  la  conversation  de 
Roger  avec  ses  amis  ne  dura  pas  plus  de  dix  minutes. 
Avant  de  reprendre  sa  lettre,  Roger  se  gratta  succes- 
sivement l'oreille,  le  nez  et  le  menton. 

«  Nannon,  l'homme  propose....  reprit-il,  pressant  sa 
plume  davantage.  Mais  je  t'ai  déjà  dit  cela.  Que  veux- 
tu?  J'ai  fait  de  trop  belles  choses  là-bas  sur  le  galet, 
cela  engage.  Mon  paquet  de  revolvers  leur  a  donné  de 
moi  une  opinion  peut-être  exagérée.  Et  puis  c'est  moi 
qui  ai  eu  l'idée  du  bateau.  Ils  disent  que  je  suis  plus 
fort  qu'eux.  Le  Malgache  me  parle  avec  respect.  Grelot 
ne  me  fait  plus  de  cornes,  et  Mornaix....  mon  brave 
Robert!  Il  me  dit  :  vas-tu  abandonner  Anhita  ! 

Quoi  donc  !  Ils  ont  retenu  quatre  places  à  bord  du 
clipper  de  VAustralian-Agricultural-Company.  Je  n'é- 
tais pas  là  pour  m'y  opposer.  Écoute  !  si  tu  étais  à  la 
place  de  Naranja,  Mornaix  m'aiderait.... 

Je  suis  seulement  fâché  de  partir  sans  savoir  si  c'é- 
tait toi  que  j'ai  vue  dans  le  train  de  Cherbourg.  Le 
clipper  met  à  la  voile  dans  vingt  minutes.  J'ai  un 
monde  de  choses  à  te  dire.  Écris-moi  à  Melbourne. 
Moi,  pendant  la  traversée,  je  ferai  pour  toi  un  volume 
avec  mes  aventures  de  quatre  jours.  Des  aventures! 
moi  I  En  Australie  !  Un  homme  tué  I  Cinquante-deux 
heures  de  jeûne!  C'est  à  n'y  pas  croire. 

On  m'appelle  pour  monter  en  cab.  Un  dernier  mot. 


160  ROGER  BONTEMPS. 

Je  ne  peux  pas  écrire  à  maman.  Arrange-toi  comme  lu 
voudras,  mais  explique  un  peu  ma  situation  à  elle  et  à 
M*  Piédaniel.  Tâche  qu'il  m'attende  pour  traiter  de 
l'étude. 

Ony  va  !...  C'est  à  Mornaix  que  je  réponds  cela.  Des 
milliers  de  lieues  entre  nous  !  Où  diable  avais-je  la 
tête  d'agir  comme  un  héros  1  Aime-moi  bien.  Fais  ou- 
vrir de  temps  en  temps  ma  chambre  et  battre  mes  ha- 
bits. Il  y  a  cinq  billets  de  la  loterie  du  Musée  Napo- 
léon dans  le  vase  à  droite,  sur  la  cheminée.  Je  ne  peux 
pourtant  pas  te  charger  de  rien  pour  Mlle  Eudoxie.On 
y  va!....  C'est  à  Mornaix....  Adieu,  chérie.  Je  t'aime, 
je  t'aime,  je  t'aime.... 

Ton  Roger. 

P.  S.  J'ai  remonté  pour  chercher  une  chose  que  je 
n'avais  pas  oubliée.  Je  t'aime.  J'écrirai  de  Melbourne 
à  maman  et  à  M'  Piédaniel.  Si  nous  trouvons  la  tonne 
d'or,  je  traiterai  au  comptant  pour  l'étude.  » 


FIN    DE    LA    PREMIERE    PARTIE. 


DEUXIEME  PARTIE. 


L'AVENTURIER  MALGRE  LUL 


Yellow-Bird. 

Cette  bizarre  appellation  Yellow-Bird  (l'Oiseau- 
Jaune),  désignait  à  la  fois  un  homme  et  un  pays. 

L'homme  était  un  Français  de  Saint-Ouen-sous- 
Pontoise.  Avant  de  venir  en  Australie,  il  se  vantait  de 
n'avoir  jamais  rencontré  un  nom  si  beau  que  le  sien. 
Et,  en  effet,  il  s'appelait,  sur  le  registre  de  la  mairie 
de  Saint-Ouen,  Isidore-Borromée-Médard  Lanternil- 
liau-PhiHppotelet  de  Saint-Bonaventure-en-Fontaine- 
Romagnol. 

Le  pays  était  «  un  champ  d'or  »  entre  Bendigo  et 
Castlemaine,  comté  de  Talbot,  province  de  Victoria, 
dans  l'Australie-Heureuse.  Au  champ  d'or  de  Yellow- 
Bird,  on  nommait  l'homme  indifféremment  ou  l'Oiseau- 
Jaune  ou  le  vicomte  Fanfare. 

L'homme  était  sans  conteste  le  personnage  le  plus 

11 


162  ROGER  BONTEMPS. 

considérable  du  pays,  et  c'était  à  lui,  ou  du  moins  à 
l'enseigne  de  son  cabaret,  que  le  pays  devait  son  nom. 
Isidore  avait  laissé,  en  effet,  à  Pontoise,  une  cousine 
qu'il  aimait.  La  cousine  avait  un  serin.  Isidore  avait 
ébauché,  sans  art,  mais  de  son  mieux,  sur  un  morceau 
de  toile,  le  portrait  du  serin  de  sa  cousine.  Le  morceau 
de  toile,  tendu  eutredeux  perches,  portait  en  outre  une 
légende  anglo-germaine  qui  promettait  aux  gens  alté- 
rés de  l'eau-de-vie  de  France,  du  rhum  des  Antilles, 
du  Kirch  wurtembergeois  et  du  gin  de  Hollande.  Vous 
n'eussiez  pas  trouvé  à  Melbourne  même  ce  paradis  ar- 
rosé par  des  fleuves  de  spiritueux,  des  tonneaux  d'ab- 
sinthe aussi  suisse  que  l'absinthe  de  l'Oiseau-Jaune. 

Là-bas  les  choses  vont  un  train  d'enfer.  Les  fables 
californiennes  sont  vérité  dans  ces  champs  de  perdition 
dorée.  On  devient  riche  en  une  nuit,  si  la  veine  le  veut 
ou  le  talent.  Tel  coup  de  couteau  donné  avec  discerne- 
ment vaut  une  recette  générale  du  doux  pays  de 
France.  Et  le  million  conquis  s'évanouit  en  une  heure 
à  l'aide  d'un  jeu  de  cartes  sales  ou  d'une  paire  de  dés 
remaniés. 

Là-bas  il  y  a  de  prodigieux  rêves.  Et  tenez,  Mel- 
bourne dont  je  vous  parlais  était^grande  comme  Pon- 
toise en  1853.  Maintenant,  en  1864,  Melbourne  a 
cinq  cent  mille  habitants  et  mettrait  douze  fois  ce  roma- 
nesque San-Francisco  dans  sa  poche.  Melbourne  est 
une  des  capitales  de  l'univers,  une  des  plus  belles.  La 
saison  passée,  le  Périgord  envoya  plus  de  truffes  à  Mel- 
bourne qu'à  Paris.  Comme  clientèle,  la  maison  Gliquot 
hésile  entre  Melbourne  et  Saint-Pétersbourg.  L'Inde 
n'hésite  plus,  sur  trois  cachemires  de  prix  extravagant, 
il  y  en  a  deux  pour  Melbourne.  Une  ville  de  vingt  ans  1 
à  peine  connue  dans  Quimper-Gorenlin  !  que  sera-ce 
l'année  prochaine  ? 


ROGER  BONTEMPS.  163 

Nul  ne  peut  le  savoir,  car  il  y  a  un  nuage  à  ces  radieux 
horizons.  Le  quartier  Bréda,  qui  a  déjà  fourni  bon 
nombre  de  missionnaires,  prépare,  dit-on,  une  expédi- 
tion, une  invasion,  une  croisade.  L'histoire  sainte  nous 
apprend  ce  que  peut ,  sur  un  puissant  pays ,  la  visite 
d'une  nuée  de  sauterelles.  L'oncle  Brennus  n'est  rien 
auprès  de  ces  dames  ;  Gengis-Khan  ne  va  pas  à  leur 
cheville  ;  Attila  leur  fait  pitié.  Malheur  aux  vaincus  ! 

Or  rOiseau-Jaune ,  malgré  le  fidèle  souvenir  qu'il 
gardait  au  serin  de  sa  cousine,  avait  fait  à  cette  der- 
nière plus  d'une  grave  infidélité  depuis  son  départ  de 
Saint-Ouen-sous-Pontoise.  A  Paris,  où  il  étudiait  la 
pharmacie,  il  s'était  mis  dans  l'embarras  pour  les 
beaux  yeux  d'une  Circé  du  pays  latin ,  illustre  sous 
le  sobriquet  de  Fanfare.  Fanfare  était  fleuriste  comme 
Louis  XVIII  était  bourgeois  de  Berne  :  pour  l'honneur. 
Ses  afiaires  étaient  à  la  Gloserie-des-Lilas  l'été,  au  Pra- 
do l'hiver.  Elle  avait  fait,  déjà,  la  joie  de  plusieurs  gé- 
nérations d'étudiants. 

Ce  fut  pour  elle  que  le  candidat  pharmacien  se  per- 
dit. S'étant  perdu  rue  de  la  Harpe ,  il  se  retrouva  un 
beau  jour  sur  le  quai  de  Williams-Town,  port  Phillip, 
à  trois  lieues  de  Melbourne,  à  douze  mille  kilomètres 
de  Paris,  les  poches  vides  ,  mais  la  tête  pleine  d'ambi- 
tions dorées. 

C'était  un  garçon  propret,  naïf,  finaud,  industrieux, 
fils  d'un  fermier  qui  maquignonnait  le  bétail  en  Seine- 
et-Oise.  Il  comptait  assez  bien,  avait  les  doigts  crochus 
comme  tous  les  paysans ,  l'œil  aigu ,  la  langue  libre  et 
la  conscience  obligeante. 

A  Paris,  centre  des  civilisations,  un  homme  instruit 
et  laborieux  peut  parfaitement  mourir  de  faim.  A  Mel- 
bourne, ce  sont  les  travailleurs  qui  manquent,  le  travail 
vient  humblement  les  solliciter.  Le  nouveau  débarqué 


164  ROGER  BONTEMPS. 

eut  le  choix  entre  une  douzaine  de  professions  et  se  fit 
garçon  de  café  pour  utiliser  ses  connaissances  pharma- 
ceutiques. Au  bout  de  deux  mois,  il  monta,  pour  son 
propre  compte  ,  un  débit  de  liqueurs.  La  saison  n'était 
pas  passée  qu'il  avait  des  économies  respectables.  Les 
mineurs,  revenant  des  champs  d'or,  buvaient  ses  brû- 
lantes potions  comme  ambroisie. 

Les  Anglais  et  les  Américains  ont  un  goût  tout  parti- 
culier pour  les  mélanges  pharmaceutiques.  Mettez  une 
quantité  suffisante  d'alcool  dans  de  l'eau  de  Cologne,  et 
vous  serez  sûr  de  prendre  les  Américains  et  les  Anglais 
comme  des  mouches  dans  du  miel.  On  sait  l'anecdote 
de  ce  marchand  de  vin  de  Londres  qui  fit  sa  fortune  en 
donnant  du  bouquet  à  son  Médoc  avec  du  vinaigre  de 
BuUy  ,  recommandé  pour  la  toilette.  L'établissement 
nouveau  se  mit  à  prospérer  follement.  L'Oiseau-Jaune 
eut  une  splendide  réputation  pour  les  juleps  à  la  men- 
the, au  vétivert,  au  patchouli,  au  romarin,  à  la  rose, 
à  la  tubéreuse,  à  la  marjolaine.  Il  n'était  point  de  pom- 
made fantastique  qu'Isidore  ne  pût  transformer  en  grog. 
Sa  crème  de  piment,  entre  autres,  eût  réveillé  un  mort 
—  Américain  ou  Anglais. 

L'Oiseau-Jaune  eut  un  carrosse  et  songea  à  faire 
venir  sa  cousine  de  Pontoise,  mais ,  une  après-dînée 
qu'il  essayait  deux  beaux  chevaux  au  parle,  il  fut  frappé 
d'un  éblouissement.  Une  princesse,  une  déesse,  un 
astre  passa  devant  ses  yeux.  Fanfare  avait  traversé 
rOcéan,  Fanfare  avait  dévoré  déjà  une  douzaine  de  dig- 
gers ,  Fanfare  du  Prado ,  Fanfare  de  la  Gloserie-des- 
Lilas,  Fanfare  l'incendia  d'une  œillade. 

L'Oiseau-Jaune  dura  quinze  jours  entre  les  mains 
de  Fanfare  et  la  cousine  resta  à  Pontoise. 

Quand  il  fut  mangé,  Fanfare  disparut,  portant  ail- 
leurs son  monstrueux  appétit. 


ROGER  BONTEMPS.  165 

Aux  mines,  l'Oiseau -Jaune  fit  fortune  trois  lois, 
grâce  à  la  pharmacie  alcoolique,  et  trois  fois  Fanfare, 
comme  une  comète  sinistre,  apparut  à  son  horizon.  Il 
ne  fallait  pas  même  songer  à  résister  à  Fanfare.  Elle 
portait  Ik-bas  un  titre  de  vicomtesse  ;  elle  savait  fumer, 
boire  et  chanter  les  pièces  des  Variétés  ;  elle  levait  le 
pied  k  six  pouces  au-dessus  de  la  tête  de  l'Oiseau- 
Jaune  ;  elle  avait  apporté  dans  ces  lointaines  contrées 
toute  l'effrayante  sottise  et  tout  le  prodigieux  esprit 
d'une  Madeleine  de  Paris  ! 

La  quatrième  fois  que  l'Oiseau-Jaune  vit  Fanfare,  il 
venait  de  peindre  lui-même  son  enseigne,  dressée  au 
devant  d'une  pauvre  tente  dans  un  campement  qui 
comptait  une  soixantaine  de  mineurs,  campement  en- 
core inconnu,  situé  dans  la  montagne  à  deux  lieues 
au  nord  de  Porcupine,  au  milieu  d'un  terrain  déjà  dé- 
floré ,  puis  abandonné  par  les  heureux  chercheurs  de 
Bendigo. 

a  Tu  viens  trop  vite,  lui  dit  sa  victime,  le  Canari  n'a 
pas  eu  le  temps  de  se  remplumer.  » 

Mais  Fanfare  était  sérieuse,  ce  jour-là,  et  même  mé- 
lancolique. Un  mineur,  moins  galant  que  les  autres  et 
qui  se  trouvait  être  un  ancien  pensionnaire  de  Newgate, 
après  avoir  payé  mille  livres  (25  000  francs)  un  souper 
en  tête-à-tête,  l'avait  liée  et  bâillonnée  pour  l'empêcher 
de  crier ,  et  avait  emporté  avec  un  soin  scrupuleux  ses 
toilettes,  ses  parures,  ses  souverains,  sa  poudre  d'or, 
ses  diamants,  tout  son  butin  en  unmot,  jusqu'aux  mille 
livres,  prix  du  funeste  rendez-vous,  tout,  jusqu'aux 
brillants  qui  pendaient  à  ses  oreilles,  et  qui,  brutale- 
ment arrachés,  laissaient  deux  déchirures  sanglantes. 

Ce  sont  les  revers  de  la  médaille.  Fanfare,  désespérée 
s'était  guérie  à  l'hospice.  On  riait  en  ville  de  la  lugubre 
histoire.  Elle  était  coupée  selon  l'expression  anglo-amé- 


166  ROGER  BONTEMPS. 

ricaine.  Elle  vendit  sa  maison,  elle  en  perdit  le  prix  au 
jeu,  et  ruinée  ,  vaincue,  ravagée,  elle  offrit  sa  main  à 
l'Oiseau-Jaune  comme  on  se  jette  à  l'eau  avec  une  pierre 
au  cou. 

L'Oiseau-Jaune  épousa.  Tant  pis  pour  la  cousine  de 
Pontoise.  Chose  singulière,  une  fois  marié,  l'Oiseau- 
Jaune  devint  le  maître  ;  une  fois  mariée,  Fanfare  de- 
vint prudente,  économe  et  même  avare,  sans  cesser 
d'être  avide  et  adroite.  Il  se  trouva  que  l'Oiseau-Jaune, 
à  part  les  plaisanteries  faciles  provoquées  par  ce  sobri- 
quet ,  avait  fait  une  excellente  affaire  en  épousant  Fan- 
fare. Fanfare  était  le  parangon  des  maîtresses  d'auberge. 
Le  cabaret  prospéra,  comme  le  champ  d'or  lui-même 
qui  se  trouva  être  d'une  remarquable  richesse.  La  petite 
tente  eut  une  annexe,  puis  deux ,  puis  dix ,  et  arriva  à 
former  une  sorte  de  casino  qui  était  à  la  fois  l'hôtelle- 
rie, le  café,  le  club,  le  salon  de  conversation  et  la  salle 
de  spectacle  du  camp  Yellow-Bird,  dont  l'Oiseau-Jaune 
était  le  principal  magistrat  et  Fanfare  la  reine. 

Au  moment  où  notre  histoire  débarque  en  Australie, 
le  camp  de  Yellow-Bird  rivalisait  avec  Castlemaine.  Il 
comptait  cinq  cents  tentes  et  trois  chapelles  de  diverses 
communions,  ayant  chacune  son  ministre.  Plus  de 
soixante  mineurs  avaient  déjà  quitté,  riches,  cet  Eldo- 
rado en  miniature,  dont  la  renommée  grandissait  par 
les  soins  diplomatiques  de  Fanfare,  au  point  de  contre- 
balancer les  merveilles  du  mont  Alexandre,  du  Deep- 
Greek,  de  Ballarat  ou  même  du  féerique  Bendigo. 

Fanfare  ou  Mme  la  vicomtesse,  comme  son  glorieux 
mari  s'obstinait  à  l'appeler,  était  en  effet  chargée  des 
relations  extérieures.  Elle  faisait  la  publicité  à  Mel- 
bourne, où  sa  position  nouvelle  lui  avait  reconquis  une 
influence  fashionable  ;  elle  s'entremettait,  elle  comman- 
ditait, elle  inventait.  Les  grandes  fortunes  ne  se  font  pas 


ROGER  BONTEMPS.  167 

en  fouillant  le  sol,  mais  bien  en  attirant  directement, 
ou  indirectement  dans  un  réservoir  commun  les  butins 
partiels  de  ceux  qui  ont  fouilléle  sol.  Unedes  premières 
maisons  de  toilette  de  Melbourne  appartenait  sous  main 
à  Fanfare,  et  ces  maisons  de  toilette  ont  plus  d'une  in- 
dustrie; en  outre,  elle  avait  organisé  elle-même  et  avec 
une  peine  infinie,  à  cause  du  manque  de  bras,  une  cul- 
ture potagère  dans  un  terrain  déjà  retourné.  Il  ne  faut 
pas  que  le  lecteur  regarde  cette  spéculation  par-dessus 
l'épaule.  Les  mineurs  sont  fous  de  légumes  frais.  Une 
salade  se  paye  volontiers  quatre  à  cinq  louis  aux  mines. 
Avec  trois  arpents  de  patates,  de  laitues  et  de  choux, 
Fanfare  faisait  des  recettes  d'agent  de  change. 

Aussi  le  seigneur  et  la  suzeraine  de  l'Oiseau-Jaune , 
comblés  d'abondantes  prospérités,  songeaient-ils  sérieu- 
sement à  regagner  la  France,  mariant  le  titre  delà  dame 
au  nom  immense  de  l'époux,  et  jouissant  d'avance  du 
fracas  que  feraient  dans  Pontoise  abasourdi  les  équipages 
de  M.  le  vicomte  et  de  Mme  la  vicomtesse  Isidore-Borro- 
mée-Médard-Lanternilliau-Philippolelet  de  Saint-Bo- 
navenlure-en-Fontaine-Romagnol  ! 

C'était  un  dimanche,  jour  sévèrement  réservé  aux 
mines  australiennes,  où,  sans  que  le  diable  y  perde 
beaucoup ,  la  vie  commune  a  de  certaines  apparences 
religieuses.  C'est  toujours  Londres  et  son  masque  puri- 
tain qui  recouvre,  au  dire  des  Anglais  eux-mêmes,  une 
assez  damnée  grimace.  Il  pouvait  être  quatre  heures  et 
demie.  Les  offices  étaient  achevés  dans  les  diverses  cha- 
pelles, et  la  portion  paisible  du  campement  se  délassait 
en  famille  dans  les  campagnes  environnantes. 

Nous  disons  en  famille,  car  il  y  a  une  différence  no- 
table entre  les  placers  californiens  et  les  champs  d'or 
de  l'Australie.  Là-bas,  c'est  la  conquête  armée;  ici, 
c'est  la  moisson  presque  paisible.  Trois  fois  sur  dix,  le 


168  ROGER  BONTEMPS. 

digger  australien  a  femme  et  enfants,  ce  qui  ne  contri- 
bue pas  peu  à  adoucir  la  physionomie  de  ces  aggréga- 
tions  étranges. 

La  salle  commune  de  l'Oiseau-Jaune  n'était  pas  dé- 
serte, néanmoins,  loin  de  là.  La  haute  et  large  tente  qui 
occupait  le  milieu  de  l'établissement  contenait  une  dou- 
zaine de  groupes,  joueurs  ,  buveurs  ,  causeurs  ou  gens 
prenant  tout  uniment  leur  repas. 

On  peut  dire  que  tous  les  divers  pays  de  l'ancien  et 
du  nouveau  monde,  à  peu  près,  avaient  là  quelques 
représentants.  Les  Anglais  étaient  naturellement  en 
forte  majorité,  mais  il  y  avait  aussibon  nombre  d'Amé- 
ricains du  Nord,  des  Mexicains,  et  des  gens  de  la  Cali- 
fornie qui  avaient  déserté  leurs  fouilles  indigentes ,  au 
bruit  des  merveilleux  résultats  obtenus  dans  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud  et  surtout  dans  celte  province  de  Victoria, 
où  nous  sommes. 

Après  les  Anglais  et  les  Américains,  la  majorité  ap- 
partenait aux  Allemands,  tranquilles  ici  comme  partout 
et  forts  et  résolus,  mais  manquant  de  ce  diable-au- 
corps  qui  fait  le  succès  en  ce  monde.  Notre  vieille 
France  les  voit  passer  souvent,  ces  hordes  pacifiques  , 
ces  pauvres  douces  armées  qui  traversent  en  chantant 
les  éblouissements  de  Paris.  Nos  enfants  connaissent 
les  haillons  bleus  de  leurs  femmes  aux  blonds  cheveux  et 
la  sévère  harmonie  de  leurs  hymnes  populaires.  Ils  vont, 
prolifiques  voyageurs,  inondant  les  déserts  de  leurs  mul- 
titudes. Ils  vivent,  ils  meurent,  chantant  etpensant.  L'ac- 
tion leur  manque.  Et  cette  population  de  l'Allemagne, 
incessamment  soutirée,  comme  la  tonne  géante  de  Hei- 
delberg,  incessamment  regorge  et  pullule.  Coupez  un 
arbre  dans  cette  vivante  forêt,  du  tronc  coupé  cent  re- 
jetons vont  jaillir.  Que  revienne  le  déluge,  en  un  siècle 
l'Allemagne  aura  repeuplé  le  monde. 


ROGER  BONTEMPS.  169 

Les  Irlandais  après  les  Allemands  :  autre  pépinière 
humaine,  fécondée  par  la  misère.  Après  les  Irlandais, 
quelques  Belges,  peu  de  Français,  çà  et  là  un  Italien 
pauvre,  menteur  et  paresseux,  mais  habile  au  jeu  et 
capable  de  réussir  partout  où  l'intrigue  se  paye. 

Point  d'indigènes.  Si  mistress  Beecher  Stove,  l'il- 
lustre auteur  de  V Oncle  Tom,  a  besoin  d'un  sujet  pour 
prêcher  son  lamentable  prône,  jel'engageà  visiterl'Aus- 
tralie,  et  à  demander  aux  passants  ce  que  la  libre  An- 
gleterre fait  des  nègres  depuis  qu'elle  a  supprimé  l'es- 
clavage! 

Certes ,  nous  ne  voulons  pas  prétendre  que  la  salle 
commune  de  l'Oiseau-Jaune  fût  silencieuse  comme  un 
réfectoire  de  couvent,  mais  il  ne  s'y  faisait  point  trop  de 
bruit  pour  la  quantité  d'alcool  absorbé  déjà  ou  servi 
sur  les  diverses  tables.  On  jouait  dans  trois  coins  de  la 
tente,  savoir  :  un  groupe  de  Mexicains  au  monte,  trois 
ou  quatre  Américains  aux  dés,  sur  une  assiette,  etquel- 
ques  Allemands  à  la  brisque-mariée,  abrégé  dubezigue, 
si  cher  aux  petits  ménages  parisiens.  Les  Allemands 
fumaient  de  belles  grandes  pipes  en  porcelaine  et  bu- 
vaient du  grog  au  genièvre;  les  Américains  buvaient 
du  tafia  de  Maurice,  en  fumant  des  cigares  ;  les  Mexi- 
cains fumaient  des  cigarettes  minces  comme  des  chante- 
relles et  ne  buvaient  rien  du  tout. 

Dans  le  quatrième  coin,  un  homme  en  haillons  s'as- 
seyait près  d'une  table  où  restaient  l'os  d'un  gigot  de 
mouton,  une  carcasse  de  poulet,  un  saladier  vide  et 
trois  flacons  de  xérès.  Il  avait  avec  lui  une  femme  très- 
pâle  et  déguenillée,  qui  embrassait  alternativement  et 
les  larmes  aux  yeux  deux  enfants  maigres  comme  des 
squelettes. 

Au  centre  de  la  tente,  la  grande  table  était  entourée 
par  une  vingtaine  d'individus  portant  des  costumes 


170  ROGER  BONTEMPS. 

divers  et  parlant  diverses  langues.  Dans  ce  groupe 
absolument  cosmopolite,  on  s'entretenait  deux  à  deux 
et  tous  ensemble.  La  conversation  allait  et  venait,  tou- 
chant à  une  foule  de  sujets  :  l'or,  le  bétail,  la  laine,  le 
suif,  les  bushrangers  (voleurs  des  bois),  la  politique, 
les  théâtres  de  Melbourne  et  leurs  étoiles,  les  guerres 
d'Amérique  et  d'Europe,  enfin  les  cancans  spéciaux  de 
la  localité. 

La  tente  avait  une  demi  douzaine  de  fentes  ou  portes 
qui  communiquaient,  soit  avec  la  retraite  privée  du 
ménage  Fanfare,  soit  avec  d'autres  tentes  affectées  à 
diiîérentes  destinations.  La  plus  haute  et  la  plus  large 
donnait  sur  le  dehors.  De  temps  en  temps,  le  landlord, 
rOiseau-Jaune,  se  montrait  à  la  première  de  ces  en- 
trées, et  promenait  un  regard  satisfait  sur  ces  hôtes, 
examinant  le  service  fait  par  trois  ou  quatre  Alle- 
mandes. 

L'Oiseau-Jaune  était  un  gros  petit  homme  jeune 
encore,  mais  déjà  endommagé  par  l'abus  de  ses  pro- 
pres juleps.  Ses  yeux  vifs  et  ronds  étaient  un  peu 
éraillés;  son  nez  mou  et  d'une  étonnante  flexibilité 
tranchait  en  rouge  au  milieu  de  son  visage  bouffi,  cou- 
leur de  saindoux;  il  portait  haut  un  beau  petit  ventre 
pointu  qu'il  avait,  mais  *ses  jambes  étaient  roides  et 
fortement  engorgées.  Il  parlait  d'une  langue  solennel- 
lement épaissie.  Ce  n'était  plus  décidément  un  élève- 
pharmacien,  mais  il  eût  fait  un  joli  droguiste  en 
chef. 

«  Cinq  onces j  dit-on  à  la  table  de  monte. 

—  Refait!  fut-il  répondu.  Versez!  » 

Un  petit  tas  de  poudre  d'or  passa  dans  le  sac  de  cuir 
du  banquier. 

«  Le  seigneur  Anejo  n'a  pas  de  chance  ce  soir,  fit  la 
galerie. 


ROGER  BONTEMPS.  171 

—  Là-bas,  DawRon  gagne  déjà  trois  mille  dollars 
au  broker  !  » 

Le  broker  ou  courtier  et  Dawson  étaient  ceux  qui 
jouaient  aux  dés  sur  une  assiette. 

Le  seigneur  Anejo,  grand  diable  de  Mexicain  qui 
semblait  sculpté  dans  un  bloc  de  chocolat,  prit  un  pa- 
peleito  et  roula  une  microscopique  cigarette. 

«  Je  joue  dix  onces  sur  parole,  »  dit-il. 

D'un  seul  coup  de  doigt  le  banquier  ramena  les 
cartes  en  un  paquet  carré. 

«  Caramba  !  gronda  le  Mexicain,  avez-vous  défiance 
de  moi? 

—  A  un  autre  !  »  répondit  stoïquement  le  banquier. 
Le  Mexicain  prit  sa  moustache  et  la  ramena  entre 

ses  dents  pour  la  mordre,  puis  d'un  revers  de  manche 
il  essuya  la  sueur  de  son  front. 

ff  Que  tenez-vous,  demanda-t-il,  contre  mon  re- 
volver? » 

Le  banquier  prit  l'arme  et  l'examina. 

«  Un  Le  faucheux  !  dit-il.  Quatre  onces. 

—  Quatre  onces  !  Six  coups  !  médailles  à  l'exposition  ! 
Hier,  on  m'en  a  offert  vingt-cinq  louis. 

—  Ce  matin,  repartit  froidement  le  banquier,  l'es- 
corte a  apporté  trois  caisses  d'armes  à  la  vicomtesse. 
Trois  cents  pour  cent  de  baisse  sur  les  revolvers  ! 

—  Je  donne  quinze  louis  du  revolver  !  »  cria  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  chambre  l'homme  en  haillons,  qui 
venait  de  souper  avec  sa  famille  malade. 

Soit  dit  en  passant,  chez  l'Oiseau-Jaune,  la  carte  de 
son  repas  devait  se  monter  à  une  centaine  de  francs 
pour  le  moins. 

Deux  ou  trois  voix  murmurèrent  dans  le  groupe  prin- 
cipal  : 

«  Décidément,  le  paddy  a  trouvé  le  panier  d'oranges  !  » 


172  ROGER  BONTEMPS. 

Paddy  est  le  nom  générique  des  Irlandais  aux  mines, 
comme  à  Londres.  Trouver  le  panier  d'oranges,  c'est 
tomber  dans  un  amas  de  nuggets  on  parcelles  d'or  natif. 

La  femme  pâle  saisit  de  sa  main  maigre  la  main  de 
son  mari. 

«  Au  nom  de  Dieu  !  Owen,  murmura-t-elle,  soyez 
prudent  !  On  vous  guette  !  » 

Owen  avait  entamé  sa  troisième  bouteille  de  sherry. 
C'était  quelque  chose  de  véritablement  remarquable 
que  la  physionomie  de  cet  homme.  Il  semblait  avoir 
souffert  tout  ce  qu'une  créature  humaine  peut  souffrir, 
et  les  traces  de  cette  détresse  se  Hsaient  en  caractères 
profonds  sur  son  visage,  mais  de  temps  en  temps,  une 
sorte  de  joie  délirante  et  qu'il  essayait  de  cacher  pre- 
nait le  dessus.  Ses  yeux  éteints  flamboyaient  tout  à 
coup,  un  rouge  ardent  montait  à  sa  joue,  et  il  relevait 
sa  tête  chevelue  avec  une  vanité  d'enfant. 

Sa  femme  livide  comme  un  fantôme  lui  disait  alors 
à  voix  basse  : 

«  Prenez  garde  !  nous  ne  sommes  pas  encore  à 
Killalal  » 

A  ce  nom  de  Killala,  qui  évoquait  pour  Owen  un 
petit  clocher  celtique  entouré  de  vertes  prairies,  dans 
le  pauvre  comté  de  Mayo,  en  Irlande,  il  baissait  la  tête 
et  ses  yeux  se  mouillaient. 

Les  enfants  mornes  et  que  cette  bonne  chère  d'un 
jour  n'avait  pu  ranimer,  digéraient  le  repas  comme 
deux  louveteaux  qui  ont  longtemps  jeûné. 

Le  Mexicain  apporta  son  revolver,  mais  Owen  après 
l'avoir  examiné,  soupira  et  dit  : 

«  Une  pareille  arme  n'est  pas  faite  pour  un  malheu- 
reux de  ma  sorte.  » 

Et  il  but  une  large  lampée  de  xérès. 

c  Vous  comprenez,  gentlemen,  dit  une  voix  dans 


ROGER  BONTEMPS.  173 

le  groupe  principal,  je  ne  suis  pas  le  premier  verni  : 
William  Gregory  de  Maiden-Lane,  Isliugton,  à  Lon- 
dres, patent -chimiste,  médaillé  du  Philo  lechnic  in- 
stitution, approuvé  par  Royal-collége  et  breveté  par 
S.  A.  R.  le  prince  Albert,  pour  mon  réactif  triple. 
Partout  où  vous  trouvez  de  l'or  à  l'état  d'aggrégation,  la 
terre  ambiai\te  contient  de  l'or  invisible  et  intangible,  de 
l'or  en  quantité  considérable,  de  telle  sorte  que  si 
j'appliquais  mon  réactif  triple  au  sable  qui  est  sous  nos 
pieds,  j'en  retirerais  incontestablement  mille  livres 
sterling  en  l'espace  d'une  journée  :  ci,  pour  un  an,  trois 
cent  soixante-cinq  mille  livres  sterling  ! 

—  Et  trois  cent  soixante-six  mille  pour  les  années 
bissextiles,  »  dit  un  railleur. 

Les  yeux  d'Owen  avaient  brillé. 

«  Si  j'achetais  le  secret  de  cet  homme!  dit-il. 

— Au  nom  de  la  vierge  Marie,  Owen,  prenez  garde  !  » 
supplia  la  femme  pâle. 

Owen  but  et  se  tut. 

La  femme  regardait  avec  terreur  cette  troisième 
bouteille  qui  allait  se  vidant. 

Les  deux  louveteaux  s'étaient  endormis  dans  ses  bras. 

«  J'ajoute,  reprit  M.  William  Gregory  de  Maiden- 
Lane,  Islington,  chimiste  du  mari  de  la  reine,  que  pour 
monter  mon  appareil  il  me  faut  tout  au  plus  dix  mille 
livres;  si  donc  vingt  personnes  intelligentes  me  pre- 
naient chacune  une  action  de  cinq  cents  souverains,  en 
une  semaine  je  me  ferais  fort....  » 

Sa  voix  fut  couverte  par  le  bruit  des  conversations 
particulières., 

«  Le  Rôdeur-Gris  a  reparu  dans  la  plaine,  dit  l'un. 

—  Les  gens  du  Rodney,  dit  un  autre,  ont  payé  à 
l'administration  le  droit  simple  pour  deux  mille  hec- 
tares de  terrain  sur  les  bords  de  la  rivière  Goulbourn. 


174  ROGER  BONTEMPS. 

—  Le  Rôdeur-Gris  est-il  le  même  que  Gordon  Leath, 
savez-vous  ?  demanda  un  Belge  nouveau  débarqué. 

—  Le  même  que  le  diable,  lui  fut-il  répondu. 

—  Et  qui  appelez- vous  les  gens  du  Rodney? 

—  Les  frères  Smith,  parbleu!  de  rudes  lurons! 

—  Sam,  Tom  et  Jonathan,  le  borgne,  qui  a  eu  la 
figure  rôtie  d'un  coup  de  revolver  à  bout  portant  et  qu 
ne  s'en  porte  que  mieux.  j> 

Un  homme  entra  en  ce  moment,  drapé  dans  un 
manteau  en  lambeaux,  et  s'assit  à  l'entrée  extérieure 
de  la  tente  les  deux  coudes  appuyés  sur  ses  genoux.  Il 
avait  l'air  exténué  de  fatigue. 

«:  Jonathan  s'est  grisé  ici,  chez  l'Oiseau-Jaune,  reprit 
le  dernier  interlocuteur  qui  était  un  Américain  de  six 
pieds,  nommé  Brown.  A  la  troisième  pinte  de  cobbler, 
il  a  dit  que,  là-bas,  dans  le  Rodney,  il  savait  où  trou- 
ver un  panier  d'oranges  de  trois  ou  quatre  millions 
sterling.  » 

Il  y  eut  un  long  murmure.  Le  seigneur  Anejo  se 
rapprocha,  et  Owen ,  l'Irlandais,  lançant  l'exclamation 
de  son  pays,  s'écria  : 

«  Arrah  1  je  m'associerais  bien  avec  ces  gentle- 
men! » 

Sa  femme  lui  mit  la  main  sur  la  bouche. 

«  Unmillion  sterling  !  »  répéta  l'homme  qu'on  appe- 
lait le  courtier. 

Et  son  adversaire  Dawson  supputa  : 

«  Vingt  millions  de  dollars  ! 

—  Cent  millions,  argent  de  France!  dit  la  voix  claire 
de  l'Oiseau- Jaune  au  seuil  de  son  domicile  conjugal. 
C'est  un  joli  denier,  hé!  mes  petits?  » 

Il  ajouta  en  souriant  à  la  ronde  : 
a  Buvez,  jouez,  amusez-vous,  mes  amis  chéris.  Sanc- 
tifiez le  dimanche  comme  d'honnêtes  chrétiens.  Jona- 


ROGER  BONTEMPS.  175 

thau  Smith  est  avec  la  vicomtesse.  Us  ont  des  affaires 
ensemble....  et  peut-être  qu'il  aura  besoin  de  quelques 
bons  garçons  pour  une  expédition  qui  remplira  leurs 
ceintures. 

—  J 'en  suis  !  »  hurla  Owen  malgré  sa  femme. 

.Et  comme  elle  essayait  de  lui  imposer  silence,  il  la 
repoussa,  demandant  : 

«  Une  bouteille,  mes  amours,  une  autre  bouteille  de 
sherry  !  » 

Les  deux  enfants  éveillés  grondèrent. 

L'homme  au  manteau  troué,  assis  près  de  la  porte 
d'entrée,  restait  immobile,  la  tête  affaissée  entre  ses 
mains. 

a  Patron,  dit  la  servante,  un  garçon  demande  à  vous 
parler. 

—  Gomment  fait?  demanda  l'Oiseau- Jaune. 

—  Maigre  et  petit,  mais  jeune  et  fort.  » 
L'Oiseau-Jaune  disparut  aussitôt.  Là-bas,  une  paire 

de  bras  disponibles  est  toujours  une  affaire. 

Un  autre  nouveau  venu,  en  habits  déchirés,  presque 
aussi  basané  de  peau  que  le  seigneur  Anejo,  entra  et 
s'assit  près  de  la  table,  sans  mot  dire. 

Les  haillons  n'étonnent  point  en  ces  rendez-vous 
étranges  ;  on  peut  même  affirmer  qu'ils  ne  prouvent 
rien.  Nous  avions  déjà  ceux  d'Owen,  qui  ne  le  défen- 
daient point  contre  le  soupçon  d'être  trop  riche. 

Le  basané,  cependant,  demanda  à  son  voisin  la  per- 
mission de  se  désaltérer  à  la  carafe  d'eau  qui  avait 
servi  pour  mêler  le  grog.  C'était  une  preuve  cela.  Le 
voisin  poussa  la  carafe  sans  daigner  le  regarder. 

Ce  fut  encore  un  homme  en  haillons  que  l'Oiseau- 
Jaune  trouva  en  face  de  lui  en  rentrant  à  l'office.  Mais 
les  haillons  de  celui-ci  parlaient.  C'était  un  costume 
complet  de  gamin  de  Paris,  passé  à  l'état  sauvage. 


176  ROGER  BONTEMPS. 

«  Plus  que  ça  de  loques!  s'écria  l'Oiseau-Jaune,  sai- 
sissant avec  délices  l'occasion  de  parler  le  pur  patois 
parisien.  Excusez  !  D'où  sors-tu,  petit?    ■ 

—  De  la  rue  Grenétat,  pays,  répliqua  le  gamin  sans 
sourciller. 

—  Bravo  !  Et  tu  en  viens  toujours  tout  droit  ? 

—  Par  la  correspondance,  oui,  pays.  » 
L'Oiseau- Jaune  éclata  de  rire. 

«  Gomment  t'appelles-tu,  garçon? 

—  Grelot,  pays. 

-V-  C'est  un  joli  nom....  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  nou- 
veali,  là-bas? 

—  Le  Sire  de  Framhoisy.... 

Avait  pris  femme 

Le  sir'  de  Pramboisy..., 

—  Connu,  ma  poule  !... 

—  Déjà  ! . . .  alors,  le  Pied  qui  r'mue.. . . 

—  Connu  ! 

—  Ah  1  diable!...  Alors,  on  est  aussi  avancé  en 
Australie  que  dans  la  rue  Grenétat.  » 

L'Oiseau-Jaune,  cependant,  attendri  par  les  souve- 
nirs de  la  patrie,  regardait  mieux  ce  pauvre  être  exté- 
nué, qui  avait  peine  évidemment  à  se  tenir  sur  ses 
jambes  et  qui  riait  le  rire  franc  des  bohémiens  de  Paris, 

«Y  a-t-il  longtemps  que  tu  n'as  mangé,  garçon? 
interrogea-t-il. 

—  Il  n'y  a  pas  encore  trois  jours,  patron,  répondit 
Grelot. 

—  Et  tu  casserais  une  croûte  volontiers? 

—  Sans  répugnance,  mon  Dieu,  oui. 

—  Assieds-toi  là....  Tu  viens  chercher  fortune? 

—  Un  peu,  mon  neveu. 


ROGER  BONTEMPS.  177 

—  Bénis  le  ciel,  jeune  homme,  prononça  solennel- 
lement rOiseau-Jaune.  J'ai  besoin  d'un  laveur  de  vais- 
selle. Quinze  francs  par  jour....  l'émolument  d'un  juge 
au  tribunal  civil  de  la  Seine. 

—  Accepté,  pays. 

—  Pinces-tu  le  cancan  ?  » 

On  apportait  un  chanteau  de  pain  et  un  reste  de 
mouton  rôti.  Puissance  du  ciel  !  à  la  vue  de  ces  deux 
objets,  Grelot  prouva  qu'il  pinçait  le  cancan.  Son  pied, 
lancé  au  plafond,  décrivit  une  foule  de  paraphes  bi- 
zarres, tandis  que  son  torse,  déhanché  à  miracle,  bat- 
tait la  mesure  d'une  pastourelle  absente.  Puis  une 
brusque  bascule  le  mil  sur  ses  mains,  la  tête  en  bas,  le 
reste  en  l'air,  et  il  exécuta  ainsi  un  cavalier  seul,  digne 
des  premiers  salons  du  faubourg  Saint-Germain. 

Ce  fut  du  moins  l'appréciation  de  l'Oiseau-Jaune,  qui 
l'embrassa  les  larmes  aux  yeux,  et  lui  promit  de  le 
présenter  à  la  vicomtesse  Fanfare,  aussitôt  que  cette 
châtelaine  en  aurait  fini  avec  les  «  gens  du  Rodney.  » 


GWD 


12 


178  ROGER  BONTEMPS. 


II 


Le  boudoir  de  Fanfare. 


Ainsi,  voilà  Grelot.  Mais  pourquoi  seul?  Aux  der- 
nières nouvelles,  nos  quatre  amis  allaient  s'embarquer 
ensemble  sur  un  clipper  de  l'Australian-Agricultural- 
Gompany.  Quel  sort  les  avait  séparés?  Où  était  le  frère 
de  Naranja,  Miguel-Maria  le  Malgache?  où  était 
Robert  Mornaix,  le  Robert-le-Diable  du  collège  Henri- 
Quatre,  où  était  surtout  notre  héros,  Roger  Bontemps, 
l'homme  du  devoir  et  des  convenances,  qui  regrettait  si 
fort  de  n'avoir  pu  s'excuser  auprès  de  maître  Piédaniel 
et  de  Mlle  Eudoxie? 

Nous  sommes  au  mois  d'avril,  en  l'année  1861. 
Treize  mois  se  sont  écoulés  depuis  la  date  de  cette 
fameuse  lettre,  écrite  par  Roger  à  Mlle  Nannette. 
Beaucoup  d'événements  ont  dû  se  passer.  Que  ne  pou- 
vons-nous offrir  au  lecteur  la  correspondance  complète 
de  Roger  Bontemps,  historien  si  clair  et  si  fidèle! 

Mme  Fanfare ,  vicomtesse  légitime  de  l'Oiseau- 
Jaune,  était  habillée  et  coiffée  à  la  dernière  rfiode  de 
Paris.  Elle  avait  du  noir  sous  les  cils,  du  rouge  sous 
les  yeux,  du  blanc  sous  le  nez,  G'était  encore  une 
assez  jolie  femme,  quoiqu'elle  eût  vu  trop  de  pays. 
La  jeunesse  studieuse  de  1850  eût  reconnu  en  elle, 
sans  beaucoup  de  peine,  la  sémillante  fleuriste,  orgueil 


ROGER  BONTEMPS.  179 

du  quartier  du  Luxembourg,  Malgré  sa  haute  position 
et  les  graves  intérêts  qu'elle  tenait  en  main,  la  dame 
et  maîtresse  de  l'Oiseau-Jaune  eût  encore  été  capable 
de  faire  vis-à-vis  à  Grelot  pour  la  danse  des  salons. 

Son  boudoir  était  une  tente,  mais  cette  tente  ressem- 
blait aux  tabernacles  du. quartier  Notre-Dame-de-Lo- 
rette.  Elle  était  là,  entourée  de  Paris.  Tout  sentait 
Paris,  les  meubles,  les  colifichets,  les  tentures.  Le 
Figaro  reposait  sur  un  guéridon,  laqué  rue  des  Tour- 
nelles  ;  l'album  de  Nadaud  était  auprès  d'une  partition 
des  Bouffes-Parisiens,  sur  un  piano  de  Herz;  le  tête-à- 
tête  rococo  soutenait  une  pile  deceslivresjaunesetvides, 
derniers-nés  infirmes  du  cabinet  de  lecture  à  l'agonie 
et  qui  sont  aux  œuvres  de  Sue,  de  Soulié  ou  de  Dumas, 
ce  que  la  cuvée  d'un  marc  déjà  épuisé  serait  aux  grands 
vins  de  nos  crus  illustres. 

Mais  tout  cet  aspect  civilisé  mentait  hautement. 
Mme  la  vicomtesse  avait  fréquenté  trop  de  barbares. 
Elle  prenait  le  thé  à  la  sauvage,  un  thé  qui  eût  fait  en- 
vie à  Mme  Gibou,  un  thé  nuage  de  lait  d'amandes, 
rehaussé  de  rhum,  huilé  de  chartreuse,  embaumé  de 
vanille.  Dans  ce  thé  nageaient  des  dentelles  de  jambon 
cru.  Les  parfums  d'une  cigarette  opiacée  couronnaient 
cette  odorante  collation. 

En  face  d'elle,  assis  dans  une  délicieuse  bergère,  un 
homme,  demi-effronté,  demi-timide  jouait  avec  un  sac 
de  poudre  d'or.  Mme  la  vicomtesse  et  lui  terminaient 
une  affaire. 

Cet  homme  était  jeune,  blanc  de  peau  sous  son  hâle, 
grossièrement  mais  vigoureusement  taillé.  Une  forêt  de 
cheveux  noirs  coiffait  son  front  bas  et  montueux 
essayant  de  cacher  une  effrayante  cicatrice  qui  couturait 
son  œil  droit,  sa  tempe  et  la  moitié  de  sa  joue.  On  eût 
dit  la  trace  d'im  coup  de  tromblon  tiré  à  bout  portant. 


180  ROGER  BONTEMPS. 

C'était  tout  uniment  un  souvenir  indélébile  de  cette 
nocturne  conférence  tenue  sur  la  grève  du  Havre,  entre 
le  chantier  Lenormand  et  les  bains  Gosset.  Le  revolver 
de  Roger  avait  fait  ce  ravage. 

L'homme  était  Jonathan  Smith,  le  cadet  des  trois 
frères.  On  l'avait  relevé  pour  mort  après  la  bataille,  où 
ses  deux  frères  avaient  également  reçu  plusieurs  bles- 
sures. Mais  le  coup  qui  tue  un  bœuf  étourdit  seulement 
le  bison  sauvage.  Huit  jours  après,  Jonathan  et  ses  frères 
faisaient  voile  pour  l'Océanie,  à  bord  du  Butter-Fly. 

H  y  avait  huit  mois  que  les  trois  Smith  étaient  en 
Australie.  Jonathan  et  la  vicomtesse  étaient  déjà  de 
vieilles  connaissances.  Ils  causaient  de  bonne  amitié. 

a  Vous  savez,  cher  monsieur  Jonathan,  disait  Fan- 
fare, les  travailleurs  sont  hors  de  prix.  Depuis  que 
Nelson  Hood  et  son  cousin  Katesby  ont  trouvé  vingt- 
cinq  kilogrammes  d'or,  en  un  tas,  derrière  Bare-Greeck, 
tous  ces  malheureux  croient  qu'ils  vont  mettre  la  main 
sur  une  aubaine  semblable.  Voilà  votre  blessure  tout  à 
fait  guérie,  dites  donc  !  » 

Jonathan  fronça  le  sourcil,  et,  à  pleines  mains,  ra- 
mena sa  chevelure  crépue  sur  l'énorme  cicatrice. 

«  Elle  me  fait  toujours  mal,  murmura-t-il. 

—  Et  c'est  gênant,  ajouta  Fanfare,  pour  gagner  l'a- 
mour d'une  jolie  jeune  dame? 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  gronda  Jonathan.  La 
jeune  dame  est  folle  de  moi,  c'est  certain.  M'aurait- 
elle  suivi  s'il  n'y  avait  eu  là-dessous  une  amourette? 

—  Vous  êtes  irrésistibles,  vous  autres  aventuriers  du 
Nord  !  »  fit  la  vicomtesse  galamment. 

Jonathan  se  rengorgea. 

«  Il  y  a  partout  des  hommes  qui  savent  pousser  leur 
pointe,  dit-il.  Parlons  d'affaires.  Le  temps  est  de  l'ar- 
gent. 


UOGER  BONTEMPS.  181 

—  Eh  bien  !  cher  monsieur,  pour  ce  qui  regarde  vos 
travailleurs,  j'ai  remué  des  montagnes.  J'ai  dit  que  vous 
aviez  une  station  de  toute  beauté  et  que  vous  feriez  la 
fortune  de  vos  hommes  en  trois  ans.  Mais  votre  station 
est  loin  des  centres ,  et  les  bushrangers  infestent  le 
Rodney.... 

—  Sans  cela,  l'interrompit  le  cadet  des  Smith,  au- 
rais-je  besoin  de  tant  de  bras,  et  pensent-ils  gagner 
leur  vie  sans  rien  faire?  » 

Fanfare  se  prit  à  sourire  d'un  air  fin,  et  reprit  : 

»  On  dit  que  vous  avez  fait,  vous  aussi,  quelques 
bonnes  petites  afl'aires....  dans  le  bush....  de  l'autre  côté 
du  mont  Darwin?  » 

On  nomme  bush  ou  buisson  en  Australie,  les  im- 
menses terrains  vagues  dont  l'homme  n'a  pas  encore 
pris  possession.  Les  bushrangers  y  redoutable  confrérie 
qui  rappelle  les  fameux  voleurs  de  grand  chemin  du 
dernier  siècle,  en  Europe,  sont  nombreux,  attaquent 
les  voyageurs  isolés  et  parfois  même  les  escortes  du 
gouvernement. 

Jonathan  Smith,  à  cette  transparente  insinuation, 
haussa  les  épaules  et  répondit  avec  mauvaise  hu- 
meur : 

«  Nous  sommes  des  gens  paisibles,  madame,  et  des 
gens  riches  !  C'est  ce  démon  de  Gordon  Leath  qui  fait 
toujours  des  siennes  ! 

—  Gordon  Leath!  répéta  Fanfare,  le  Rôdeur-Gris  1 
En  voilà  un  qui  a  bon  dos  ! 

—  En  toutcas,  mon  cher  monsieur  Jonathan,  ajoutâ- 
t-elle, nous  ne  sommes  pas  gens  de  police,  et  nous 
avons  assez  à  faire,  mon  mari  et  moi,  sans  courir  après 
les  histoires  qui  ne  nous  regardent  pas. 

—  Vous  êtes  une  personne  avisée,  madame,  répliqua 
le  Smith  d'un  ton  sec  et  presque  menaçant,  et  le  land- 


182  ROGER  BONTEMPS. 

lord  est  un  homme  prudent,  je  l'espère  pour  lui.  Re- 
venons à  la  jeune  fille. 

— Quelle  jeune  fille?...  Ah!  oui!  j'ysuis!...  Une  com- 
pagne pour  la  jolie  dame....  une  manière  de  demoiselle 
de  compa{?nie? 

—  La  pauvre  Anhita  s'ennuie  bien  quand  je  voyage, 
prononça  langoureusement  Jonathan. 

—  Vous  dites....  Anhita?  c'est  le  nom  de  milady? 

—  Paquita ,  Pépita,  Rosita,  Mariquita,  gronda  le 
Smith.  Eh!  eh!  je  me  suis  passé  au  cou,  depuis  le 
temps,  toute  une  guirlande  de  ces  Juanita  et  de  ces 
Ri  ta  !  » 

Fanfare  avait  Laissé  son  regard  curieux. 

«  C'est  une  senorita,  voilà,  dit-elle.  Peu  importe  son 
nom.  Et  la  chère  senorita  s'ennuie  en  attendant  que 
vous  ayez  trouvé  le  trésor....  Eh  bien  !  je  crois  que  j'ai 
ce  qu'il  lui  faut,  u 

Jonathan  rapprocha  sa  bergère. 

«c  Où  cela?  demanda-t-ii  vivement.  Ici? 

—  Oh  !  non  pas,  cher  monsieur.  Ici  nous  n'avons  que 
des  servantes  irlandaises  et  des  vachères  allemandes. 

—  Où  donc? 

—  A  Melbourne. 

—  Et  c'est  une  jeune  personne  sage  ? 

—  Gomme  une  image. 

—  Qui  n'est  ni  Irlandaise  ni  Allemande  ? 

—  Fi  donc  ! 

—  Une  Anglaise  ? 

—  Mieux  que  cela. 

—  Une  Américaine  ? 

—  J'ai  dit  mieux  que  cela. 

—  Une  Française  ? 

—  De  Paris  ! 

—  Todos  santos  !  s'écria  Jonathan,  et  que  Dieu  me 


ROGER  BONTEMPS.  183 

damne  en  leur  compagnie  !  Voilà  une  trouvaille ,  ma 
chère  dame  ! 

—  Il  n'y  a  que  moi  pour  cela,  cher  monsieur,  répli- 
qua modestement  Fanfare. 

—  C'est  vrai,  c'est  ma  foi  vrai....  et  pourquoi  celte 
perle  a-t-elle  passé  la  mer? 

—  Chagrin  d'amour. . . 

—  Bravo  !  Sam  et  Tom  sont  à  marier. 

—  Et  Votre  Seigneurie  pourrait  bien  oublier  son  An- 
hita  quelque  jour.... 

—  J'ai  dit  Juanita,  madame....  et  nous  allons  être 
régulièrement  mariés.  Est -elle  à  Melbourne  depuis 
longtemps? 

—  Ma  protégée?  Depuis  six  mois. 

—  C'est  là  que  vous  l'avez  connue? 

—  Non....  je  l'ai  connue  en  France. 

—  Où  cela? 

—  Dans  le  grand  monde. 

—  Bravo  !  Que  fait-elle  à  Melbourne  ? 

—  Elle  gagne  de  l'argent. 

—  A  quel  métier? 

—  Elle  est  fleuriste.  Il  y  a  bien  un  marquis  dans 
William-Street  qui  peint  de  la  porcelaine  ! 

—  Gagne-t-elle  beaucoup  d'argent? 

—  Gros  comme  elle  ! 

—  Ce  sera  cher? 

—  Très-cher. 

—  Combien? 

—  Pour  moi,  trois  cents  onces  d'abord.  » 
Jonathan  souffla  dans  ses  joues  et  remit  en  poche  son 

sac  de  poudre  d'or. 

«  Et  pourtant,  dit  Fanfare,  la  senorita  s'ennuie. 

—  Dites  votre  dernier  prix,  madame. 

—  Vous  marchandez? 


184  KOGER  BON  TEMPS. 

—  Dites  !..,  le  temps  est  de  l'argent. 

—  Etes-vous  en  humeur  de  faire  un  petit  voyage 
jusqu'à  Melbourne? 

—  Si  nous  nous  arrangeons,  oui. 

—  Eh  bien!  mon  dernier  prix  est  de  quatre  cents 
onces. 

—  Vous  êtes  folle  !  »  déclara  franchement  le  Smith 
qui  se  leva. 

Fanfare  lui  jeta  le  restant  de  sa  cigarette  au  visage 
en  éclatant  de  rire. 

0  Yankee  Cattle  !  (bétail  américain)  s'écria-t-elle 
d'un  ton  caressant.  Mettons  cinq  cents  onces  et  donnez - 
moi  la  main.  Nous  irons  ensemble  à  Melbourne,  je  la 
ramènerai  dans  la  voiture  sous  prétexte  d'une  partie  de 
plaisir,  et  l'affaire  sera  faite  gratis,  pour  ce  qui  la  re- 
garde :  on  promettra,  on  ne  tiendra  pas. 

—  Un  bon  tour,  alors  ? 

—  Si  elle  épouse  Tom  ou  Sam,  qui  sont  d'excellen- 
tes bêtes,  prononça  gravement  la  vicomtesse,  je  serai 
fière  et  heureuse  d'avoir  fait  son  bonheur.  » 

Jonathan  donna  sa  main,  mais  il  se  ravisa  et  de- 
manda : 

«  Sait-elle  des  chansons  de  Fiance  ? 

—  Par  centaines  !   » 

Le  marché  fut  conclu  et  Jonathan  qui  portait  sur  lui, 
comme  tous  ses  pareils,  une  petite  paire  de  balances, 
était  en  train  de  peser  les  arrhes ,  lorsque  Sam  et  Tom 
entrèrent  pâles  et  inquiets  tous  les  deux. 

«  Qu'y  a-t-il?  »    demanda  le  cadet. 

Sam  le  prit  par  le  bras  et  l'entraîna  à  l'autre  bout  de 
la  tente.  Tom  les  rejoignit. 

Fanfare,  tout  en  seiTantla  poudre  d'or  dans  un  char- 
mant cofiVet  sortant  des  magasins  de  Tahan ,  les  cou- 
vait de  l'œil  et  tendait  avidement  l'oreille. 


ROGER  BONTEMPS.  185 

Elle  n'entendit  que  trois  mots  :  deux  noms  et  un 
blasphème. 

«  Le  Malgache  !  dit  Sam . 

—  El  Conde!  »  ajouta  Bob. 

Et  Jonathan  gronda  d'une  voix  qui  sourdement  trem- 
blait : 

«  Damnation!  » 


asj^ 


186  ROGER  BONTEMPS. 


III 


Le  Rodeur-Gris. 

Dans  la  salle  commune  de  l'Oiseau- Jaune ,  où  nous 
sommes  obligés  de  retourner,  la  compagnie  s'était  ac- 
crue de  deux  nouveaux  membres  pendant  la  conversa- 
tion de  Jonathan  Smith  avec  Fanfare.  On  les  avait 
accueilHs  comme  des  personnages  d'importance ,  et  ils 
avaient  droit  à  ces  respects ,  car,  entre  tous  ces  rudes 
compagnons ,  c'étaient  deux  compagnons  solides  ;  c'é- 
taient, en  outre,  deux  hommes  qui,  éventuellement, 
d'un  instant  à  l'autre,  selon  la  croyance  générale ,  pou- 
vaient se  trouver  à  la  tête  d'une  immense  fortune.  Le 
pays  entier  les  connaissait ,  eux  et  leur  frère  cadet  Jo- 
nathan, sous  ce  nom  emphatique  :  les  gens  du  Rodney. 

Ils  étaient  craints;  nul  ne  les  regardait  comme  inca- 
pables d'un  acte  violent.  Les  choses  romanesques  sont  si 
communes  là-bas  que  la  population  des  mines  s'occupait 
assez  peu  du  mystère  de  leur  vie.  On  les  savait  riches  ;  on 
les  soupçonnait  d'avoir  ajouté  à  leurs  richesses  par  le 
métier  de  bushranger.  Il  n'était  personne  qui  ne  fût 
bien  aise  d'entretenir  avec  eux  des  relations  pacifiques. 

Sam  s'était  mis  dans  le  jeu.  du  Broker,  et  Bob  re- 
gardait la  table  de  monte ,  prêt  à  prendre  la  place  du 
seigneur  Anejo. 

L'homme  en  haillons ,  assis  au  bas  bout  de  la  table 


ROGER  BONTEMPS.  187 

principale ,  avait  mis,  après  avoir  bu  une  large  lampée 
d'eau  claire,  sa  tête  sur  ses  deux  mains  croisées.  Il 
semblait  dormir  et  montrait  seulement  un  coin  de  sa 
joue  basanée. 

L'autre  personnage  déguenillé  restait  immobile,  ac- 
croupi près  de  la  porte  et  pareil  à  ces  mendiants  qui 
n'osent  franchir  un  seuil.  Son  chapeau,  de  paille  en 
lambeaux,  descendait  jusqu'à  couvrir  tout  son  visage. 

Nul  ne  prenait  garde  à  ces  deux  hommes. 

L'Irlandais,  père  de  la  pâle  famille,  achevait  sa  qua- 
trième bouteille  de  xérès.  Des  taches  rouges  venaient 
au-dessous  de  ses  yeux  éteints. 

Π Ne  demandez  pas  cela,  Owen,  je  vous  en  prie,  lui 
dit  sa  femme  à  voix  basse ,  ne  demandez  pas  cela ,  si 
vous  voulez  rapporter  au  pays  le  pain,  de  vos  enfants  !  » 

L'Irlandais  releva  sa  tête  lourde. 

«  Je  suis  un  homme  et  j'ai  de  l'argent ,  Kate  ,  ré- 
pondit-il. Je  puis  parler  haut  maintenant  devant  des 
gentlemen  !  » 

Et  il  ajouta,  en  brandissant  son  verre  à  demi -plein  : 

«  Dites-moi ,  mes  compagnons ,  l'escorte  qui  vient 
de  Bendigo  pour  protéger  jusqu'à  la  ville  ceux  qui  ont 
été  heureux  aux  mines,  doit-elle  passer  bientôt  par  ici? 

—  Oh  !  oh!  fit  Tom  Smith  enj  étant  un  regard  de  côté 
vers  l'imprudent  Irlandais,  en  voici  un  qui  a  été  heu- 
reux aux  mines  !  Il  en  avait  besoin,  hé,  vous  autres  !  » 

Il  y  eut  un  rire  contenu. 

Kate  tremblait  de  tous  ses  membres ,  car  elle  avait 
surpris  le  regard  de  Tom. 

«  La  malle  et  l'escorte  passent  demain  matin,  Paddy, 
répliqua  l'Oiseau-Jaune  en  personne  sur  le  pas  de  la 
porte  intérieure.  Tâche  de  garder  ton  boursicaut  jus- 
que-là, bonhomme. 

—  Je  le  garderai,  mon  maître!  s'écria  Owen.  Ce 


188  ROGER  BONTEMPS. 

n'est  pas  le  Rôdeur-Gris  qui  me  ferait  peur!    Je  suis 
un  homme ,  et  j'ai  un  revolver  à  six  coups  maintenant! 

—  Est-ce  que  Gordon  Leath  est  de  ces  côtés-ci  ?  in- 
terrogea Sam  Smith  négligemment. 

—  Bah  !  fit  l'Oiseau- Jaune  qui  avait  intérêt  à  vanter 
la  sûreté  du  pays,  contes  d'enfants  que  toutcela  !  Cha- 
cun sait  bien  que  Gordon  Leath  est  mort.  » 

Kate  respirait,  voyant  que  l'attention  s'éloignait  de 
son  mari  ;  mais  sa  joie  ne  fut  pas  de  longue  durée. 
Tout  à  coup  Owen  reprit  d'une  voix  éclatante  : 

«  Voulez-vous  savoir  ce  que  je  ferai ,  gentlemen?  Je 
le  dirai  à  Vos  Honneurs ,  car  je  vois  bien  que  vous  mé- 
ritez ma  confiance.  Landlord,  je  vous  prie,  faites  ser- 
vir une  autre  bouteille  ;  ma  femme  et  mes  enfants  souf- 
frent la  soif  depuis  si  longtemps.  Je  vais  retourner  en 
Irlande....  l'Irlande  pour  toujours,  mes  maîtres!  Y 
a-t-il  ici  des  Irlandais?  Et  qu'importe?  Vivent  les  au- 
tres pays  !  Je  n'ai  jamais  eu  un  grain  de  méchanceté 
dans  le  cœur  ! 

—  Oh!  c'est  bien  vrai,  pauvre  créature!  soupira  Kate. 
Mais  je  ne  donnerais  pas  cinq  shellings  de  votre  vie  ! 

—  A  votre  santé ,  mes  maîtres  !  poursuivit  Owen  que 
chacun,  désormais,  écoutait.  Seriez-vous  fâchés  que  la 
chance  fût  venue  enfin  à  un  père  de  famille  ?  Mes  en- 
fants ont  nom  Jane  et  Patrick.  Saluez  les  lords,  petites 
choses  !  Nous  sommes  des  O'Donnel ,  et  il  y  en  eut  un 
qui  fut  roi  dans  la  verte  Eryn....  un  autre  qui  est  vi- 
caire à  la  paroisse  de  Killala ,  aussi  vrai  que  voilà  du 
brave  vin,  respectables  gentilshommes.  Je  paye  donc 
mon  passage,  celui  de  Kate....  c'est  ma  femme,  qui 
dansait  une  gigue  autrefois  comme  les  autres,  la  pau- 
vre Kate....  et  celui  des  enfants....  ils  seront  peut-être 
un  grand  seigneur  et  une  lady,  si  Dieu  le  veut.  Vive 
la  reine!  Après  quoi,  j'achèterai  la  maison  de  Joe, 


ROGER  BONTEMPS.  189 

vous  savez,  à  droite  de  l'église,  et  il  me  restera  de  l'ar- 
gent beaucoiip  ou  peu,  cela  ne  regarde  personne.  Tous 
les  inois,  mes  amis,  je  mettrai  deux  livres  sterling  sur 
les  loteries  d'Allemagne  :  on  y  gagne  des  châteaux  de 
cinq  cent  mille  florins,  et  le  florin  vaut  deux  shellings, 
ce  qui  fait....  oui,  par  saint  Patrick!  cela  fait  deux  cent 
cinquante  mille  dollars,  entendez-vous....  et  Kate  sera 
heureuse  dans  un  château  qui  vaut  si  cher  ! 

—  Compagnon ,  l'interrompit  Sam  Smith ,  combien 
y  avait-il  dans  votre  panier  d'oranges  ?  » 

Les  dents  de  Kate  claquèrent.  Owen  vit  l'angoisse 
de  son  regard  et  posa  son  verre  sur  la  table. 

«  Le  revolver  est  à  six  coups,  »  répondit-il  d'un  ac- 
cent desombre  détermination. 

Les  rieurs  ne  furent  pas  pour  Sam  Smith. 

<t  L'avez-vous  donc  vu?  disait-on  cependant  dans  le 
groupe  principal  oii  la  discussion  continuait  au  sujet  du 
Rôdeur-Gris. 

—  Qui?  Gordon  Leath?  répliqua  Dawson.  Oui, 
vraiment,  comme  je  vous  vois,  et  de  plus  près  encore, 
pour  mes  péchés. 

—  Contez-nous  donc  cela,  mineur,  s'écria  Tom 
Smith.  Il  y  a  longtemps  que  je  désire  me  trouver  avec 
lui  face  à  face.  » 

Kate  fit  le  signe  de  la  croix  comme  si  on  eût  évoqué 
Satan. 

Tom  était  Jle  plus  grand  des  trois  frères  :  un  bandit 
de  six  pieds  anglais  avec  une  large  face  rouge,  élargie 
encore  par  d'épais  favoris  d'un  noir  fauve. 

«  Je  vous  conterai  cela  comme  à  tout  le  monde ,  mas- 
ter  Tom,  répliqua  Dawson.  Vous  ne  me  payez  pas  pour 
vous  divertir,  je  pense.  C'était  donc  aux  pluies  du 
dernier  automne,  dans  le  busli  qui  est  entre  le  mont 
Korong  et  Castelmaine.  L'escorte  ne  va  pas  de   ces 


190  ROGER  BONTEMPS. 

côtés-là.  J 'étais  seul  et  j'avais  treize  livres  d'or  dans  m  . 
ceinture. 

—  Mauvais  chiffre ,  fut-il  dit. 

—  Pas  mauvais  pour  GordonLeath,  repartit  Dawson. 
J'avais  trouvé  un  panier  d'oranges  et  je  m'en  revenais 
joyeux.  En  arrivant  à  la  route  tracée,  à  trois  ou  quatre 
milles  de  la  station  de  Newbridge,  j'entendis  qu'on 
chantait,  en  avant  de  moi,  sous  les  grands  bois ,  et 
j'appelai.  Point  de  réponse.  Alors  je  me  mis  à  chanter 
aussi,  car  j'étais  en  belle  humeur.  J'oubliais  dédire 
que  j'avais  un  bon  bidet  entre  les  jambes.  En  chantant, 
toutefois,  j'armais  mon  rifle  et  je  faisais  jouer  mon 
couteau  dans  sa  gaîne  pour  être  prêt  à  tout  événement. 
Au  bout  de  cinquante  pas,  j'avisai  un  chapeau  de  cuir 
gris  qui  gisait,  la  cuve  à  l'envers,  au  beau  milieu  de  la 
route.  J'appelai  encore  ,  disant  : 

«  Eh  !  camarade  !  vous  avez  perdu  votre  chapeau.  » 
Cette  fois ,  une  voix  invisible  me  répondit  : 
«  Le  chapeau  n'est  pas  perdu,  mon  frère.  Ne  l'en- 
tendez-vous  point  vous  parler  ? 

—  Un  chapeau  !  parler!... 

—  Arrêtez-vous  plutôt ,  mon  frère,  et  prenez  la 
peine  d'écouter. 

—  J'ai  beau  prêterl'oreille ,  dis-je  avec  un  commen- 
cement d'inquiétude,  je  n'entends  rien.... Ah!  si  faiti 
le  chapeau  me  dit  :  «  Donnez  un  demi-souverain  à 
mon  maître  afin  qu'il  boive  à  votre  santé.  » 

Et,  revenant  sur  mes  pas,  je  jetai  une  demi-livre 
sterling  dans  le  diable  de  chapeau  de  cuir  gris. 

«  Mon  frère  ,  reprit  la  voix  d'un  accent  de  reproche, 
il  est  mal  à  toi  de  mentir.  Je  connais  le  chapeau  :  ja- 
mais il  n'a  dit  de  frivolités  semblables. 

—  Et  que  dit-il  donc,  à  la  fin?m'écriai-je,  lacolère 
me  prenant. 


ROGER  BONTEMPS.  19^ 

—  Ne  vous  irritez  pas ,  mon  frère.  Le  chapeau  vous 
demande  combien  d'onces  d'or  vous  portez  dans  votre 
ceintur  e.» 

Ceci  me  suffisait  amplement.  Je  piquai  l'oreille  de  mon 
bidet  d'un  coup  de  couteau,  et  je  partis  au  grand  galop. 

«  Voilà  qui  est  mal  poli ,  mon  frère  ,  »  dit  la  voix 
sans  rien  perdre  de  son  calme. 

En  même  temps  il  y  eut  une  détonation  sous  bois , 
et  mon  pauvre  bidet  roula  dans  le  sable  avec  moi. 
Quand  je  me  relevai ,  Gordon  Leath  était  debout  devant 
moi,  tenant  d'une  main  son  démoniaque  chapeau  de  cuir 
gris,  et  de  l'autre  un  revolver  dont  je  voyais  les  six  canons 
jusqu'au  fond,  car  il  était  braqué  sur  mes  yeux.... 

«  Arrah!  fit  Owen  émerveillé.  Entends-tu ,  Kate,  ma 
femme?  » 

Kate  regardait  en  dessous  le  géant  Tom  Smith  qui 
semblait  réfléchir  et  lançait  des  œillades  trop  expressi- 
ves à  la  ceinture  d'Owen. 

«c  Le  temps  d'épauler  mon  rifle,  reprit  Dawson ,  j'au- 
rais eu  six  balles  dans  le  front  :  c'était  clair,  je  me 
croisai  les  bras  et  je  dis  : 

«  Alors,  nous  sommes  un  libre  gentilhomme,  mon 
camarade?  » 

Il  inclina  la  tête  en  souriant.  Je  voyais  venir  derrière 
lui,  dansant  et  se  jouant  comme  un  jeune  chien  qui  suit 
son  maître,  le  plus  beau  cheval  anglais  que  j'aie  admiré 
en  ma  vie.  J'ajoutai,  pour  entretenir  la  conversation: 

«  Une  noble  bête ,  compagnon  ! 

—  Et  bien  dressée!  me  répondit-il.  Ici,  Love,  mon 
trésor!  -o 

Le  splendide  anglais  fit  une  courbette,  puis  un  bond: 
il  était-  aux  côtés  de  son  maître.  C'était  un  cheval  de 
haute  taille  ,  noir  d'ébène  avec  deux  croissants  adossés 
entre  les  yeux.  Il  portait  im  harnais  et  une  selle  en  cuir 


192  ROGER  BONTEMPS. 

gris,  de  la  même  couleur  que  le  chapeau  qui  parlait. 
Quanta  mon  libre  gentilhomme,  c'était,  ma  foi,  un  mâle  ! 
ni  trop  grand  ni  trop  petit,  bien  coupé,  leste,  solide  et 
l'air  d'un  franc  luron.  Son  costume  me  parut  d'autant 
plus  remarquable  que  j'avais  ouï  parler  de  la  toilette  de 
Gordon  Leath  aux  mines.  Il  porte,  chacun  sait  cela,  ja- 
quette, justaucorps  et  pantalon  guêtre  de  cuir  gris. 
J'avais  devant  les  yeux  le  Rôdeur-Grisou  Gordon  Leath. 
«  Et  que  vous  fit-il,  Dawson?  demanda  Sam  Smith. 

—  Il  m'emprunta  mes  treize  livres  d'or,  pardieu  ! 
en  me  reprochant  toujours  mon  défaut  de  politesse, 
sans  lequel  il  se  fût  borné  à  partager.  Puis  il  m'ensei- 
gna le  chemin  le  plus  court  pour  gagner  la  station  où , 
me  dit-il,  on  avait  besoin  d'un  berger.  A  cette  occa- 
sion ,  il  me  fit  remarquer  qu'il  était  mon  bienfaiteur. 
Puis  encore ,  m'ayant  demandé  mon  rifle ,  il  le  jeta  à 
une  quinzaine  de  pas  dans  le--  buissons  et  se  mit  en 
selle  d'un  saut.  Le  cheval  noir  fila  comme  une  flèche. 
Quand  j'eus  ramassé  mon  rifle,  cheval  et  cavalier 
étaient  hors  de  portée. 

—  Si  jamais  je  le  rencontre,  celui-là!...  dit  Sam 
Smith  d'un  air  fanfaron. 

—  Vous  ne  reviendrez  pas  nous  conter  votre  aven- 
ture, gentleman,  l'interrompit  froidement  Dawson.  De 
meilleurs  que  vous  l'ont  tâté  !  Gordon  Leath  vaut  juste 
quatre  hommes....  Mais  voulez-vous  la  fin  de  mon 
histoire?  Dix  jours  après,  j'étais  dans  le  Dalhousie, 
égaré  dans  la  plaine  et  mourant  de  faim.  Je  m'étais 
couché  sur  le  sable  pour  finir  tranquillement  et  deux 
noirs  venaient  d'emporter  m  es  habits  avec  mon  rifle.  Ils 
ne  m'avaient  pas  tué  parce  qu'ils  m'avaient  cru  mort.» 

J'ouvris  les  yeux  et  je  regardai  le  soleil  qui  descendait 
derrière  les  gommiers.  Je  pensais  :  voici  la  dernière 
fois  que  je  regarde  le  soleil. 


ROGER  BONTEMPS.  193 

Tout  à  coup,  j  e  vis  quelque  chose  entre  moi  et  le  soleil . 
Je  crus  rêver  :  une  statue  grise  sur  un  cheval  d'ébèue.... 

«  Eh  !  eh  !  fit  Grordon  Leath,  car  c'était  lui,  n'avaient- 
ils  donc  pas  besoin  d'un  berger  à  la  station?  » 

Il  posa  sa  main  sur  ses  yeux  et  fouilla  l'horizon.  Sa 
gourde,  en  même  temps,  tomba  sur  mes  genoux. 

J'entendis  le  galop  de  son  cheval  et  je  pensai  qu'il 
s'éloignait,  mais  deux  coups  de  feu  retentirent,  et, 
comme  j'approchais  la  gourde  de  mes  lèvres,  le  galop  se 
rapprocha  de  moi.  Les  deux  noirs  n'avaient  pas  fui  assez 
vite;  Gordon  me  rapportait  mes  habits  et  mon  fusil. 

Un  drôle  de  corps,  gentleman!  Il  avait  tué  ce  jour-là 
deux  Irlandais  pour  vingt-cinq  guinées.  Il  me  réchaufla, 
il  me  soigna.... 

ic  A  qui  est  ce  beau  cheval  noir  qui  a  deux  crois- 
sants entre  les  yeux?  demanda  en  ce  moment  un  mineur 
qui  entrait,  je  l'achète  vingt  onces. 

—  Où  est-il  ce  cheval,  demanda  vivement  Dawson. 

—  A  l'écurie,  parbleu  1 

—  Un  anglais? 

—  Un  anglais.  » 

Dawson  se  leva  et  s'élança  hors  de  la  tente.  Autour 
de  la  table  il  y  eut  un  instant  d'émotion.  Le  nom  du 
Rôdeur-Gris  courut.  Ces  lointains  pays  ont  leurs  su- 
perstitions comme  notre  vieille  Europe.  On  répétait  à 
\oix  basse  : 

«  Gordon  Leath  est  mort  déjà  plusieurs  fois.... 

—  Gordon  Leath  ne  meurt  jamais  !  » 

Sam  Smith,  cependant  avait  son  idée.  Il  s'était  ap- 
proché de  l'Irlandais,,  disant  : 

<t  Camarade,  j'ai  trouvé  un  panier  d'oranges,  moi 
aussi.  Voulez-vous  faire  une  partie  de  seven-up?  » 

Le  seven-up,  est  une  sorte  de  passe-dix,  importé  en 
Australie  par  les  Américains  de  la  Louisiane. 

13 


194  ROGER  BONTEMPS. 

Les  yeux  d'Owen  brillèrent.  II  porta  la  main  à  sa 
ceinture. 

Mais  Kate  se  leva  toute  droite,  laissant  tomber  les 
petits  qui  se  roulèrent  sur  le  sol  en  pleurant.  Elle 
arracha  le  couteau  de  Sam  hors  de  sa  gaîne  et  s'écria  : 

«  Si  vous  jouez,  mon  mari,  sur  la  vraie  croix  de 
Notre-Seigneur,  je  vais  me  tuer  avec  vos  deux  enfants, 
pauvres  créatures!   » 

Owen  était  ivre.  II  leva  le  poing  sur  sa  femme.  Ses 
petits  se  mirent  à  prier  pour  leur  mère  qui  ajouta  d'un 
accent  résigné  : 

«  Mon  mari,  frappez-moi.  Quand  vous  m'avez  frap- 
pée, la  tête  vous  revient  toujours.  » 

Sam  eût  écrasé  Owen  d'un  revers  de  main.  Néan- 
moins, Owen  le  repoussa  d'un  mouvement  si  violent, 
que  le  géant  recula  de  plusieurs  pas,  au  milieu  des 
rires  de  l'assemblée. 

Owen,  exalté,  attira  Kate  sur  sa  poitrine. 

«  Je  suis  un  homme,  dit-il.  Le  pain  des  enfants  est 
en  sûreté  avec  moi!  Nous  avons  eu  faim  ensemble,  ma 
femme,  et  je  ne  veux,  pas  que  tu  pleures.  Je  ne  boirai 
plus!  ajouta-t-il  en  jetant  au  loin  son  verre.  Les  petits 
seront  riches  dans  notre  pays  !  » 

En  parlant,  il  faisait  danser  Kate  qui  riait  et  pleurait 
à  la  fois.  Sam  Smith  s'était  éloigné  en  grondant.  Tout 
k  coup,  Owen  s'écria  : 

«  Il  faut  faire  une  bonne  action,  Kate,  ma  femme! 
Les  Irlandais  ont  le  cœur  généreux!  Nous  étions  des 
pauvres  hier.... 

—  Donnez,  donnez,  si  vous  voulez.  Owen,  répondit 
Kate,  la  charité  porte  bonheur.  » 

Owen  prit  une  posture  royale. 

«  Holà  !  gentlemen  !  fit-il.  Holà  !  tout  le  monde  !  Au 
dedans  comme  au  dehors  !  Voici  un  pain  presque  tout 


ROGER  BONTEMPS.  195 

entier,  de  la  chair  de  mouton,  et  une  bouteille  à  demi 
pleine.  Si  quelqu'un  a  faim  ou  soif,  qu'il  s'approche 
pour  manger  et  boire  aux  dépens  d'un  chrétien!  » 

On  écoutait  comme  à  la  comédie.  La  plupart  riaient. 
La  scène  était  moitié  burlesque,  moitié  attendrissante. 

Mais  à  l'appel  d'Owen,  deux  hommes  se  levèrent, 
les  deux  hommes  en  haillons  :  le  basané  qui  avait  bu 
un  verre  d'eau  à  la  table ,  le  mendiant  qui  était  assis 
auprès  du  seuil. 

Tous  deux  semblaient  exténués  profondément.  Tous 
deux  étaient  restés  étrangers  aux  incidents  que  nous 
avons  racontés.  Le  basané  paraissait  sortir  d'un  sommeil 
et  l'homme  du  seuil  promenait  autour  de  lui  des  regards 
qui  ne  voyaient  plus.  Deux  seuls  mots  avaient  remué 
l'engourdissement  de  leur  intelligence  :  manger  et  boire. 

Ils  avancèrent  d'un  pas  également  chancelant.  Sam 
s'était  rapproché  de  son  frère  Tom  vivement.  Il  les 
montra  du  doigt.  Tom  tressaillit. 

Les  deux  hommes  se  rencontrèrent  devant  la  table 
oîi  Owen  les  attendait,  gardant  sa  majestueuse  pose  de 
bienfaiteur.  Chacun  d'eux  devina  en  l'autre  un  rival. 
Ils  s'arrêtèrent  tous  deux  et  se  toisèrent.  On  les  vit 
reculer  d'un  pas  et  se  raser  comme  deux  bêtes  fauves 
qui  vont  bondir. 

Et  en  effet,  ils  s'élancèrent  tous  deux  à  la  fois,  mais 
en  confondant  un  cri  de  joie. 

«  El  Gonde! 

—  Miguel!  » 

Ce  ne  fut  qu'une  voix.  Ils  tombèrent  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre. 

«  Ma  parole,  dit  Dawson,  j'ai  vu  des  choses  comme 
cela  au  théâtre  de  New- York  ! 

—  Bravo!  les  haillons!  »  fit-on  de  toutes  parts. 
Les  deux  Smith  avaient  disparu  sans  bruit. 


196  ROGER  BONTEMPS. 


IV 


Boxing-Out. 

L'Oiseau -Jaune  en  avait  vu  bien  d'autres  depuis 
Pontoise  !  Il  allai*  et  venait,  abandonnant  la  vicom- 
tesse Fanfare ,  sa  femme  en  tête-à-tête  avec  Jona- 
than Smith.  Il  n'avait  point  de  défiance  et  laissait 
les  affaires  se  faire.  Gomme  ces  deux  mendiants  'dé- 
guenillés pouvaient  avoir  demain  les  poches  pleines 
d'or,  il  ne  s'opposa  point  aux  libéralités  d'Owen.  Owen 
avait  payé  d'avance. 

L'Oiseau -Jaune  ayant  jeté  son  coup  d'oeil  périodique 
sur  la  salle  commune,  où  la  consommation  allait  à 
souhait,  revenait  vers  la  cuisine,  afin  de  surveiller 
Grelot,  son  nouveau  laveur  de  vaisselle,  et  se  faire 
chanter,  peut-être,  quelque  joli  couplet  du  théâtre  des 
Variétés  (si  loin  de  la  patrie,  certains  souvenirs  sont 
bien  doux),  lorsqu'il  rencontra  Dawson  qui  revenait 
des  écuries  et  qui  était  très-pâle. 

«  Je  vous  cherchais!  s'écria  Dawson.  Où  est  Gordon 
Leath? 

—  Gordon  Leath!  répéta  le  landlord  étonné  et  peut- 
être  un  peu  effrayé ,  car  la  réputation  du  fameux 
bushranger  n'était  pas  rassurante. 

—  Oui,  Gordon  Leath,  le  gentleman  habillé  de  cuir 
gris. 


ROGER  BONTEMPS.  197 

—  Avez-voiis  bu  beaucoup  de  cobblers ,  ce  soir , 
monsieur  Dawson? 

—  Je  viens  de  voir  son  cheval  à  l'écurie —  Love, 
l'anglais  noir  avec  deux  croissants  adossés  entre  les 
yeux.  On  dirait  un  X,  landlord! 

—  Un  X,  mister  Dawson!  Voulez-vous  que  je  vous 
serve  un  grog? 

—  Je  veux  que  vous  me  répondiez.  Où  est  Gordon 
Lealh? 

—  Vous  pensez  donc,  dit  l'Oiseau-Jaune  avec  une 
certaine  émotion,  que  le  Rôdeur-Gris  pourrait  être  dans 
mon  établissement? 

—  J'en  suis  sûr.        , 

—  Diable  !  diable  !  Alors,  il  y  a  peut-être  une  spécu- 
lation à  tenter,  mister  Dawson.  Je  vous  prie  de  me 
laisser  réfléchir  un  instant.  Il  y  a  peut-être  même  à 
tenter  deux  spéculations. 

—  Quelles  spéculations,  landlord? 

—  Je  voudrais  voir  le  cheval  noir  avec  la  marque 
que  vous  avez  dite  entre  les  deux  yeux. 

—  Suis-je  de  la  spéculation? 

—  Si  vous  prenez  des  actions,  oui,  gentleman. 

—  Mais  il  faudrait  savoir.... 

—  Venez  aux  écuries.  » 

De  sorte  que,  pour  le  moment,  l'Oiseau-Jaune  n'alla 
point  surveiller  son  compatriote  Grelot,  élevé  depuis 
peu  à  la  dignité  de  laveur  de  vaisselle. 

Grelot,  n'étant  point  surveillé,  suivait  son  instinct,  et 
son  instinct  n'était  point  à  laver  la  vaisselle. 

Pour  aller  de  la  salle  commune  aux  appartements 
privés  de  Mme  la  vicomtesse,  il  fallait  passer  par  les 
offices.  L'établissement  entier  de  l'Oiseau-Jaune  était, 
en  effet,  une  agglomération  de  tentes  qu'on  avait  suc- 
cessivement ajoutées  les  unes  aux  autres,  selon  lesbe- 


198  ROGER  BONTEMPS. 

soins.  Grelot  songeait  tranquillement  auprès  du  dres- 
soir encombré,  lorsqu'il  entendit  le  son  de  deux  voix 
bien  connues. 

Deux  hommes  de  haute  taille  passaient  rapidement 
devant  la  porte  des  offices.  L'un  d'eux  disait  : 

K  Ils  ne  sont  pas  bien  à  craindre  dans  .un  étal  pa- 
reil 1  » 

Et  l'autre  : 

«  Je  suis  sûr  que  l'opinion  de  Jonathan  sera  qu'il 
faut  en  finir  avec  eux  d'un  seul  coup.  » 

Grelot  n'entendit  que  cela.  II  avait  parfaitement  re- 
connu les  deux  aînés  d«s  frères  Smith. 

Sa  première  idée  fut  qu'il  était  découvert  et  qu'on 
faisait  allusion  à  lui. 

Mais  on  avait  parlé  au  pluriel.  Il  s'agissait  au  moins 
de  deux  hommes  dans  la  conversation  des  frères  Smith. 
Et  Grelot  était  seul. 

Qui  pouvait  être  l'autre? 

Grelot  était  d'un  pays  où  douter  c'est  agir.  Nul  ne 
peut  savoir  quelles  perfections  atteint  un  gamin  de  Paris 
formé  par  les  voyages. 

Grelot  quitta  sans  regret  sa  vaisselle  intacte  et  se 
coula  sur  les  traces  de  l'ennemi. 

Les  chemins  lui  étaient  inconnus,  mais  les  chiens  vont 
sans  savoir  la  route.  Il  arriva  à  la  tente  de  la  suzeraine 
sur  les  talons  des  frères  Smith,  sans  avoir  le  moins  du 
monde  éveillé  leur  attention. 

Pendant  que  mons  Grelot  met  tantôt  sa  fine  oreille, 
tantôt  son  œil  de  basihc  à  l'ouverture  de  la  tente  de 
Fanfare,  nous  pousserons  jusqu'aux  écuries  pour  assis- 
ter à  la  fin  de  la  conférence  de  l'Oiseau-Jaune  avec 
mister  Dawson. 

«  Beau  cheval,  assurément,  disait  l'Oiseau  encou- 
vrant  l'anglais    noir  d'un  regard  connaisseur.  Gela 


ROGER  BONTEMPS.  199 

vaut  cent  cinquante  guinées,  monsieur,  comme  un 
liard!  Mais  comment  diable  est-il  entré  sans  que  je  l'aie 
su?  Je  vois  tout,  moi,  c'est  mon  fort! 

—  Vous  m'aviez  parlé  d'une  spéculation,  landlord. 

—  De  deux,  mister  Dawson...,  et  je  vous  mets  de 
moitié  dans  la  première  pour  ime  cinquantaine  de 
livres. 

—  Voyons  la  première. 

—  Il  faudrait  d'abord  être  bien  sûr  que  le  Rôdeur- 
Gris  est  à  Yellow-Bird. 

—  Je  vous  engage  ma  parole. . . . 

—  Certes,  certes....  mais  Gordon  Leath  a  pu  vendre 
son  anglais.... 

—  Pas  probable  ! 

—  Il  a  pu  être  tué  et  dépouillé. 

—  Pas  possible!...  Mais  supposez  que  vous  êtes 
sûr. 

—  Dans  cette  hypothèse,  mister  Dawson,  nous  avons 
une  imprimerie,  vous  savez;  je  vais  tirer  cinq  ou  six 
cents  bulletins  que  j'envoie  par  exprès  à  toutes  les  sta- 
tions environnantes,  plus  cinquante  affiches  que  je  fais 
coller  tout  autour  du  camp  sur  les  gommiers.  «  Great 
ATTRACTION  I  M.  Isidore-Borromée-Médard-Lanter- 
niliiau-Philippotelet  de  Saint-Bonaventure-en-Fon- 
taiue-Romagnol  a  l'honneur  de  prévenir  la  noblesse, 
la  gentry  et  le  public  que  Gordon  Leath,  le  célèbre 
bushranger,  plus  connu  sous  le  sobriquet  du  Rôdeur- 
Gris,  prendra  son  repas  du  soir  dans  la  salle  commune 
de  rOiseau-Jaune.  » 

—  Capital  !  dit  Dawson,  nous  faisons  une  recette 
monstre  !  Je  mets  les  cinquante  livres.  Et  l'autre  spé- 
culation ? 

—  Eh  1  eh  !  fit  le  landlord.  Ce  hardi  coquin  est  la 
terreur  du  pays,  après  tout  ! 


200  ROGER  BONTEMPS. 

—  Il  a  du  bon.... 

—  J'entends  bien.  Il  vous  a  rendu  un  service;  mais 
il  avait  en  poche  vos  treize  livres  de  poudre  d'or,  mis- 
ter Dawson. 

—  C'est  vrai. 

—  Mister  Dawson,  je  ne  suis  pas  un  homme  de  po- 
lice, morbleu  ! 

—  Ni  moi,  de  par  tous  les  diables,  landlord  ! 

—  L'escorte  passe  demain.... 

—  De  bonne  heure. 

—  "Il  y  a  cinq  cents  livres  d'affichées  pour  qui  livrera 
le  Rôdeur-Gris. 

—  Exact. 

—  Je  vous  donne  l'idée  pour  cent  livres,  monsieur 
Dawson. 

—  Payables  sur  la  prime,  landlord? 

—  Soit.  Vous  êtes  un  garçon  intelligent. 

—  Et  vous  un  joyeux  compère,  by  jove!  Touchez  \h\ 

—  Touchez  là,  et  rédigeons  la  circulaire.  » 

Ils  échangèrent  le  signe  de  l'estime  et  de  l'affection, 
mais  il  était  dit  que  les  événements,  courant  la  poste, 
devanceraient  ce  soir  les  combinaisons  de  ces  deux 
adroits  diplomates. 

Le  calme  s'était  rétabli  dans  la  salle  commune.  La 
reconnaissance  entre  le  Malgache  et  Mornaix  n'avait  pas 
été  verbeuse.  Aussitôt  après  l'accolade  ardemment 
échangée,  ils  s'étaient  assis  devant  le  maigre  festin  offert 
par  Owen,  et  y  avaient  fait  honneur  comme  des  affamés 
qu'ils  étaient,  sans  s'inquiéter  de  l'attention  moqueuse 
qui  un  instant  les  entoura. 

Owen,  bavard  et  emphatique,  leur  faisait  des  dis- 
cours, soulignant  à  haut  bruit  sa  générosité.  Kate  ne 
disait  rien,  mais  ses  grands  yeux  fatigués  parlaient. 
Elle  savait  si  cruellement  ce  que  c'est  que  la  famine! 


ROGER  BONTEMPS.  201 

De  temps  en  temps,  en  les  regardant  dévorer,  elle  ser- 
rait, d'un  mouvement  involontaire,  les  deux  petits  con- 
tre son  cœur. 

Plusieurs  nouveaux  venus  étaient  entrés  sur  ces  en- 
faites  :  des  mineurs,  des  bergers  et  un  Anglais,  chas- 
seur d'opossums  de  son  état,  qui  portait  un  brutal  vi- 
sage sur  un  corps  d'athlète.  Celui-là  se  nommait  Rowley. 
Il  avait  couru  les  foires  de  l'ancien  monde  en  qualité 
d'hercule  du  Nord. 

La  foule  se  fit  autour  de  la  table  de  monte;  le  jeu 
s'anima.  Ceux  qui  ne  jouaientpointcontinuaientdes'oc- 
cuper  du  Rôdeur-Gris,  mais  sans  passion  et  comme  on 
s'entretient  d'un  personnage  légendaire. 

Quand  la  première  souffrance  de  la  faim  fut  apaisée, 
car  nos  deux  beaux-frères  en  étaient  là  tous  les  deux, 
Mornaix  toucha  le  pied  de  Miguel  par -dessous  la 
table. 

«  Point  de  nouvelles?  »  murmura-t-il. 

Le  Malgache  secoua  la  tête  sans  répoudre. 

«  Narauj  a?...  murmura  Robert,  insistant  malgré  lui. 

—  Rien,  répliqua  le  Malgache  d'un  air  sombre. 

—  Et  Roger?  demanda  Mornaix  après  un  silence. 

—  Rien. 

—  Et  Grelot? 

—  Rien.  » 

Ils  mangèrent,  mais  le  besoin  bestial  étant  assouvi, 
le  pain  leur  semblait  amer. 

«  C'est  une  chose  étrange  reprit  Mornaix  pendant 
que  j'étais  assis  au  seuil  de  cette  porte,  mes  idées  va- 
cillaient et  ma  tête  se  perdait... 

—  Combien  y  avait-il  de  temps  que  la  faim  durait  ? 
l'interrompit  le  Malgache. 

—  Je  ne  sais....  j'avais  trouvé  des  racines.  Et  vous 
Miguel,  combien  de  temps  ? 


202  ROGER  BONTEMPS. 

—  Je  ne  sais....  j'ai  sucé  le  sang  d'un  oiseau  que 
j'ai  surpris  dans  son  nid....  mais  quelle  est  donc  cette 
chose  étrange? 

—  J'ai  cru  entendre....  et  reconnaître,  oui,  je  l'ai 
cru,  la  voix  d'un  des  Smith....  et  je  n'ai  pas  eu  la  force 
de  relever  la  tête  ! 

—  Je  n'ai  rien  entendu,  moi,  rien  reconnu.  Je  n'é- 
tais ni  endormi  ni  éveillé.  J'avais  idée  d'étrangler  un 
de  ces  drôles  pour  avoir  son  argent —  » 

Il  fut  interrompu  par  une  voix  qui  disait  : 
«  Ici,  le  Rôdeur-Gris  1  Gordon  Leath  !  Etes-voussûr 
de,  cela? 

—  Oui.  Dawson  a  vu  son  cheval  noir  à  l'écurie, 
fût-il  répondu. 

—  Impossible  ! 

—  Absurde  1 

—  Vois,  Owen,mon  mari,  ditKate.  Le  Rôdeur-Gris, 
c'est  peut-être  cet  homme  qui  vous  a  proposé  de  jouer! 

—  Je  suis  plus  fort  que  lui,  répondit  Owen.  D'un 
coup,  je  l'ai  envoyé  à  dix  pas.  » 

L'Oiseau- Jaune  entra  dans  la  salle  commune  et  s'ap- 
procha de  la  table  de  monte.  Il  parla  bas  au  Rroker  et 
à  Rowley  qui  le  suivirent,  abandonnant  le  jeu  avec  une 
évidente  répugnance.  Un  entretien  à  voix  basse  s'en- 
gagea aussitôt  entre  ces  deux  hommes  et  les  frères 
Smith  qui  les  attendaient  au  dehors.  Ils  se  croyaient 
seuls;  mais  derrière  le  tronc  d'un  buis  mort,  qui  ser- 
vait de  piquet  à  la  dernière  tente,  une  masse  grisâtre 
gisait  immobile  comme  un  cadavre. 

Les  Smith  fournirent  leurs  instructions,  payèrent  et 
se  retirèrent.  Rowley  et  le  Broker  rentrèrent  dans  la 
tente,  disant  : 

«  Avec  ces  pauvres  diables,  il  ne  s'agit  pas  de  coups 
de  poings,  mais  de  chiquenaudes.  » 


ROGER  BONTEMPS.  203 

Après  Rowley,  le  Broker  était  le  plus  redoutable 
boxeur  du  campement. 

Quand  ils  furent  partis,  la  masse  grisâtre  se  souleva 
et  Grelot  se  dressa  sur  ses  jambes. 

«  On  va  rire  !  »  murmura-t-il  seulement. 

Et  il  revint  à  sa  vaisselle. 

Rowley  et  le  Broker,  pour  remplir  leur  mission,  ne 
firent  pas  une  grande  dépense  de  diplomatie.  Ils  avaient 
hâte  de  reprendre  le  jeu.  Aussitôt  entrés,  ils  appelèrent 
l'Oiseau- Jaune  à  haute  voix;  et  Rowley,  montrant  du 
doigt  Mornaix  et  Miguel  toujours  attablés,  demanda 
brutalement  : 

a  Landiord,  pensez-vous  qu'il  soit  convenable  de  mê- 
ler des  mendiants  pareils  à  une  assemblée  de  gent- 
lemen? » 

L'Oiseau- Jaune  pinça  les  lèvres  avec  dédain. 

«  Des  affamés,  monsieur  Rowley,  dit-il;  de  pauvres 
malheureux 

—  A  la  porte  !  »  commanda  le  Broker. 

Les  joueurs  et  les  causeurs  commençaient  à  relever 
curieusement  la  tête.  Les  mœurs  de  l'Australie  sont  en 
général,  assez  hospitalières.  Il  y  avait  de  la  surprise 
dans  le  regard  des  assistants. 

Mais  le  Broker  cligna  de  l'œil  à  la  ronde  et  dit  : 
«  On  a  vu  des  rôdeurs  autour  de  l'établissement.  » 
Ceci  se  rapportait  si  bien  à  la  préoccupation  causée 
par  la  présence  annoncée  de  Gordon  Leath  que  per- 
sonne ne  s'avisa  de  prendre  le  parti  des  deux  inconnus. 
Excepté  Owen  pourtant,  qui  se  leva  chancelant  et 
s'écria  : 

«  Ce  qu'ils  mangent  et  ce  qu'ils  boivent  a  été  payé 
par  un  bon  cœur  ! 

—  Ne  vous  mêlez  point  de  cela,  l'homme,  »  ordonna 
Rowley  d'un  air  sombre . 


204  ROGER  RON TEMPS. 

Et,  comme  le  pauvre  Irlandais  voulait  protester, 
Kate  lui  uoua  ses  deux  mains  sur  la  bouche,  murmu- 
rant : 

«  Vous  n'êtes  qu'un  squelette  en  face  de  ces  Goliath  ! 
Les  deux  hommes  ont  apaisé  leur  soif  et  leur  faim.... 
n'allez  point  vous  faire  de  mauvaises  querelles  I  » 

Quant  à  ceux  qui  étaient  l'objet  direct  de  celte  gros- 
sière atlaque,  ils  ne  paraissaient  point  s'en  émouvoir 
outre  mesure. 

Seulement,  le  Malgache  dit  à  l'oreille  de  Mornaix  : 

ce  Vous  pourriez  bien  avoir  raison  :  cela  sent  les 
Smith. 

—  Plus  je  m'interroge,  répliqua  Mornaix,  plus  il  me 
semble  avoir  entendu  la  voix  de  Tom. 

—  A  la  porte  !  »  répéta  le  Broker. 
Et  Rowley  ajouta  : 

œ  S'il  reste  quelque  chose  à  ronger  sur  l'os  emportez- 
le,  chiens  que  vous  êtes  ! 

—  Allons  !  allons  !  appuya  l'Oise au-Jaune,  plus  dou- 
cement. Ne  vous  obstinez  point,  mes  amis.  Vous  voyez 
bien  que  vous  incommodez  mes  pratiques. 

—  Mais  de  quel  droit?...,  »  commença  Mornaix. 
Il  fut  interrompu  par  un  gros  rire. 

a  S'il  parle  de  droit,  c'est  un  voleur!  »  dit  Dauwson 
qui  rentrait. 
Rowley  se  pencha  à  l'oreille  du  Broker  : 
«  Attention  !  dit-il,  je  vais  faire  lever  le  gibier. 
Donnez  le  coup  de  la  tempe,  moi  j'écraserai  la  poi- 
trine. Si  nous  frappions  au  même  endroit,  ce  serait 
louche. 

Mornaix  et  le  Malgache  n'avaient  pas  encore  bougé." 
En  ce  moment,  le  verre  de  Rowley  décrivit  une  courbe 
et  vint  toucher  Miguel  au  front. 

«  Voilh  comme  je  discute  avec  des  coquins  de  votre 


ROGER  BONTEMPS.  205 

espèce!  »  s'écria  l'ancien  hercule  qui  fit  un  pas  vers  ses 
adversaires. 

Le  Malgache  et  Mornaix  étaient  déjà  debout,  tenant 
à  la  main  les  couteaux  de  table. 

«  A  bas  les  couteaux  !  à  bas  les  couteaux  !  »  voci- 
féra-t-on  de  toutes  parts,  comme  si  la  vue  de  ces  armes 
eût  été  un  scandale. 

Partout  où  les  Anglais  sont  les  maîtres,  au  milieu 
d'une  apparence  de  liberté  complète,  il  y  a  des  usages 
établis  qui  font  la  loi  et  qui  sont  toujours  à  l'avantage 
des  Anglais. 

Dans  les  villes  et  campements  de  l'Australie,  la  règle 
est  que  les  querelles  soient  vidées  au  moyen  de  la 
boxe. 

Le  revolver  et  le  couteau  se  mettent  fréquemment 
au-dessus  de  cette  loi  ;  mais  le  revolver  et  le  couteau 
n'ont  pas  droit  acquis  de  cette  cité,  comme  en  Califor- 
nie, par  exemple. 

Les  Anglais,  sachant  se  servir  du  poing  comme  d'un 
assommoir,  ont  statué  qu'il  était  permis  d'assommer 
avec  le  poing. 

«  Nous  ne  sommes  pas  les  agresseurs,  dit  Mornaix, 
nous  avons  le  choix  des  armes.  » 

Il  y  eut  trois  grognements  pour  Mornaix,  On  l'ap- 
pela bandit,  mendiant,  et  même  Français,  ce  qui  est 
une  considérable  insulte. 

Puis  tout  le  monde  parlant  à  la  fois: 

«  Formons  le  ring  (la  bague)  !  Il  y  a  longtemps  que 
nous  n'avons  vuRowley  à  la  besogne, 

—  Un  hoxing-out  (une  partie  de  boxe  à  outrance)  ! 
Ces  drôles  font  semblant  d'être  exténués,  mais  ils  ont 
des  muscles:  voyez  ! 

—  Ceux  du  basané  sortent  comme  des  cordes  ! 

—  Dix  contre  un  pour  Rowleyl 


206  ROGER  BONTEMPS. 

—  Cinquante  dollars  contre  vingt-cinq  qu'il  abat  le 
Français  du  premier  coup  !  » 

Et  le  ring  se  formait,  la  terrible  bague,  le  cercle  qui 
entourait  les  combattants,  comme  la  barrière  d'un 
champ  clos. 

«  Arrah!  s'écria  l'Irlandais;  je  veux  bien  qu'ils  se 
battent  !  Ils  ont  bu  et  mangé  aux  frais  d'un  chrétien, 
et  une  partie  de  boxe  est  un  spectacle  agréable  après 
un  bon  repas.  Tu  vas  voir  cela,  Kate,  ma  femme. 

Montez  sur  la  table,  les  petits!  La  table  est  à  moi 

mais  il  faut  des  parrains....  Landlord,  si  vous  avez 
du  cœur,  vous  direz  comme  moi:  il  faut  des  par- 
rains !» 

C'était  là  une  chose  qui  ne  souffrait  pas  de  discussion. 
Il  n'y  a  pas  à  plaisanter  avec  la  procédure  du  duel  à 
coups  de  poing.  Les  assistants  s'interrogèrent  du  re- 
gard. 

«  A  cela  ne  tienne,  dit  Rowley.  Landlord,  prenez 
un  de  ces  drôles;  l'autre  est  à  toi,  Paddy....  et  travail- 
lons! » 

L'Oiseau-Jaune  fit  la  grimace,  mais  il  se  rendit  à  son 
devoir.  Quant  à  Owen,  il  frappa  ses  mains  l'une  contre 
l'autre  avec  une  joie  d'enfant. 

œ  Je  vais  être  témoin,  ma  femme  !  s'écria-t-il.  Regar- 
dez, Patrick;  regardez,  Madge,  comme  votre  père  va 
se  conduire!  Landlord,  prenez  le  vôtre;  moi,  j'ai  le 
mien!  Arrah  !  arrah!  je  suis  récompensé  d'avoir  bien 
agi!  » 

Il  s'approcha  en  même  temps  de  Mornaix,  qui  le 
repoussa  d'un  seul  mouvement  de  coude,  comme  un 
enfant.  Le  Malgache  et  lui  avaient  échangé  quelques 
paroles  rapides. 

Ils  se  placèrent  dos  à  dos  derrière  la  table  et  dirent 
en  même  temps: 


ROGER  BONTEMPS.  207 

«t  Que  ceux  qui  veulent  nos  couteaux  viennent  les 
prendre!  » 

Il  y  eut  un  murmure  de  violente  indignation.  Les 
lâches!  ils  ne  voulaient  pas  du  pugilat  !  Seuls  contre 
trente,  ils  s'abritaient  derrière  une  table  pour  vendre 
leur  vie  I  Ils  avaient,  contre  trente  revolvers  et  trente 
poignards,  deux  couteaux  à  couper  le  rosbif,  les  lâches  ! 

Aussi  le  cercle  se  rétrécit  menaçant  pour  mettre  fin 
h  cette  indignité.  Il  y  avait  unanimité  dans  l'assemblée; 
les  deux  étrangers,  puisqu'ils  ne  voulaient  pas  boxer, 
avaient  donné  leur  démission  d'hommes.  On  pouvait  les 
traiter  comme  des  animaux  féroces. 

Tout  en  restant  dos  à  dos,  Mornaix  et  Miguel  se  pri- 
rent à  marcher  lentement  vers  la  porte  de  sortie.  Ils 
savaient  l'un  et  l'autre  parfaitement  quel  était  le  dan- 
ger qui  les  enveloppait,  mais  ils  avaient  tous  deux  le 
courage  éprouvé  de  l'aventurier,  habitué  à  voir  la  mort 
en  face. 

«  En  avant!  commanda  Rowley  ;  faites  comme  moi  !  » 

Il  saisit  un  tabouret  et  le  brandit  au-dessus  de  sa 
tête,  mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  le  lancer.  Un  cri 
clair  et  perçant  était  parti  de  l'ouverture  donnant  sur 
les  offices;  ce  cri  fut  suivi  d'un  grand  bruit  de  vais- 
selle cassée  qui  retentit  jusqu'au  fond  du  cœur  du  land- 
lord. 

Puis  l'ouverture  vomit  une  véritable  mitraille  de  tes-  * 
sons. 

Puis  encore,  parmi  le  trouble  produit  par  cette  di- 
version inattendue,  on  vit  un  homme,  un  singe  plutôt, 
marchant  avec  aisance  sur  les  épaules  et  les  crânes  pour 
retomber,  léger  comme  une  plume,  au  centre  du  cercle. 

L'homme  ou  le  singe  fît  un  signe  amical  à  Mornaix 
et  à  Miguel  qui  laissèrent  échapper  le  même  cri  de 
joie  : 


208  ROGER  BONTEMPS. 

«  Grelot! 

—  Gava  bien?  dit  celui-ci  en  frottant  rapidement  ses 
deux  mains  sur  le  sol  poudreux.  Pas  mal,  et  vous? 
Nous  allons  rire  !  » 

Et  d'un  subtil  coup  de  pied,  lancé  sans  efibrt  appa- 
rent, il  écrasa  la  mâchoire  de  Rowley,  dont  son  pre- 
mier tesson  avait  endommagé  le  crâne. 

Rowley  eut  un  grognement  de  colère  sauvage  et  se 
rua  sur  lui. 

Mais  Rowley  rencontra  le  vide.  Le  pied  de  Grelot 
était  déjà  dans  l'œil  du  Broker. 

En  même  temps,  ses  deux  poings  foudroyaient  d'un 
double  coup,  sec  et  net  comme  une  décharge  d'arme 
à  feu,  un  grand  diable  d'Américain  qui  voulait  le  pren- 
dre à  bras-le-corps. 

Et  tout  en  travaillant  ainsi,  il  bavardait  ;  jamais  le 
gamin  de  Paris  ne  renonce  à  son  éloquence. 

«  Ah!  vous  voulez  boxer?  disait-il.  A  toi,  à  moi! 
Présent!  Rien  dans  les  mains,  rien  dans  les  poches! 
Ça  va!  Élève  de  Vigneron,  ayant  obtenu  un  joli  succès, 
salle  du  VauxhaH,  vis-à-vis  de  l'Entrepôt,  en  présence 
d'une  société  choisie  I  v 

Mais  tout  en  bavardant,  il  travaillait,  Dieu  sait 
comme  !  Le  malheureux  landlord  tomba,  prenant  son 
tibia  broyé  à  deux  mains;  et  Dawson  mit  son  foulard 
sur  son  oreille  écrasée. 

«  Boxons,  mes  frères,  boxons,  puisque  c'est  votre 
idée  !  Tiens,  l'Anglais,  pare  un  peu  ce  coup  de  poing, 

John  Bull,  y  es-tu? oui,  mais  ton  nez  n'y  est  plus, 

ma  poule  !  » 

Les  deux  mains  de  Grelot  venaient  de  toucher  le  sol, 
et  son  talon,  détaché  en  ruade,  moulait  un  rond  au  beau 
milieu  du  visage  de  Rowley,  comme  un  cachet  dans  de  la 
cire  rouge. 


ROGER  BONTEMPS.  209 

C'était  un  carnage,  en  vérité.  La  plume  ne  peut  ren- 
dre la  rapidité  prestigieuse  de  ces  mouvements.  Grelot 
distribuait  vingt  coups  en  dix  secondes  et  les  accompa- 
gnait encore  de  bienveillantes  explications. 

«  C'est  la  boxe  française,  disait-il,  communément 
appelée  le  chausson,  et  même  la  savate,  parmi  les  bas- 
ses classes  du  peuple.  La  boxe  anglaise  est  bonne  pour 
les  Englishmen  et  les  yankees  ;  à  Paris,  ça  n'est  pas 
de  mise.  Tenez!  je  vas  enlever  ce  gentleman  par  le 
creux  de  l'estomac...  et  arracher  deux  dents  à  celui- 
ci....  sans  douleur....  de  ma  part!  Mais  boxez  donc 
chérubins  que  vous  êtes!  Ah!  ah  !  on' arme  les  revol- 
vers! voilà  les  couteaux!  Minute  !  un  bémol  à  la  clef  : 
Nous  y  sommes  !  » 

En  conscience,  le  moindre  détail,  en  allongeant  le 
récit,  rendrait  cette  scène  invraisemblable,  et  pourtant 
que  de  figures  à  peindre  dans  cette  respectable  assem- 
blée qui  se  partageait  entre  la  colère  et  la  terreur  ! 

Un  seul  homme  était  heureux,  mais  il  était  heureux 
pour  tout  le  monde  à  lui  tout  seul:  c'était  Owen,  l'Ir- 
landais, qui,  monté  sur  la  table  pour  mieux  voir,  bat- 
tait des  mains  et  applaudissait  avec  folie. 

«  Arrah  !  cria-il,  enfilant  toutes  les  exclamations 
celtiques,  och!  och!  ma  bouchai!  Voyez,  Kate,  quel 
coup  de  pied  !  Regardez,  Patrick,  regardez,  Madge  ! 
Encore  une  jambe  cassée  !  encore  un  œil  crevé!  Voilà 
comme  je  serais,  ma  femme,  si  l'on  me  mettait  en  co- 
lère !  Och  !  och  !  Le  joli  garçon,  ma  bouchai  !  Arrah  ! 
arrah!  »  , 

La  scène,  cependant,  avait  changé  d'aspect.  Aux  der- 
niers mots  prononcés  par  Grelot,  un  Américain,  armé 
jusqu'aux  dents  et  qui  relevait  le  chien  de  son  revolver, 
était  tombé  comme  une  masse,  les  jambes  coupées  par 
une  fauche,   admirablement  détachée.  Grelot  s'était 

14 


210  ROGER  BONTEMPS. 

baissé  deux  fois  sur  lui  sans  cesser  de  tenir  en  garde 
son  redoutable  jarret,  adroit  et  fin  comme  une  épée.  Il 
avait  désormais  un  pistolet  dans  la  main  gauche  et  un 
énorme  bowie  dans  la  main  droite. 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire  que,  pendant  ce  trouble 
favorable,  Mornaix  et  Miguel  n'étaient  pas  restés  oisifs. 
Savoir  se  contenter  du  second  rôle,  au  besoin,  est  une 
riche  qualité  que  les  généraux  possèdent  rarement,  ce 
qui,  au  dire  de  Napoléon  I",  fit  perdre  d'innombrables 
batailles.  Mornaix  et  Miguel  n'avaient  autre  chose  à  faire 
qu'à  profiter  de  la  bagarre  pour  s'armer  solidement. 
Quand  le  premier  coup  de  revolver  éclata,  Miguel  et 
Moi-naix,  qui  jusqu'alors  avaient  laissé  le  champ  libre 
aux  exploits  gymnastiquesde  Grelot,  se  mirent  en  ligne 
à  ses  côtés  et  ripostèrent. 

Il  y  eut  en  tout  quatre  coups  de  feu  tirés,  puis  un 
temps  d'arrêt  eut  lieu,  parce  que  les  trois  Smith,  aver- 
tis, rentraient  avec  leurs  carabines.  C'était  un  renfort 
qui  rompait  l'équilibre. 

Les  Smith  n'étaient  pas  hommes  à  faire  des  façons. 

«  Bas  les  têtes  !  commapda  Jonathan  dont  la  voix 
orgueilleuse  triomphait.  Nous  allons  exécuter  ces  co- 
quins! » 

Mais  il  était  écrit  qu'on  verrait,  d'étranges  choses, 
ce  soir,  dans  l'établissement  de  l'Oiseau- Jaune. 

Un  coup  de  feu  vint  du  dehors  et  brisa  la  carabine 
de  Jonathan  Smith  entre  ses  doigts. 

La  porte  extérieure  était  grande  ouverte  et  donnait 
vue  sur  le  dehors  où  la  nuit  succédait  rapidement  au 
crépuscule;  au  bruit  du  coup  de  feu,  tous  les  yeux 
s'étaient  tournés  vers  cette  issue,  tous  les  yeux  élargis 
par  une  curiosité  étonnée. 

Une  voix  murmura  : 

»  Gordon  Leath  !  Je  le  vois!  » 


ROGER  BONTEMPS.  211 

Puis  dix  autres  voix  : 

«  Le  Rôdeur-Gris  !  Le  voilà  qui  entre  à  cheval  ! 

—  Feu  !  hurla  Jonathan,  qui  saisit  en  même  temps 
l'arme  de  son  voisin. 

—  Place,  camarades  I  prononça  tranquillement  le 
bizarre  personnage  qui  recevait  ce  nom  de  Gordon 
Leath.  On  est  vingt  contre  un,  ici,  à  ce  qu'il  paraît. 
Faites-moi  place  !  » 

Son  œil  couvrait  si  complètement  Jonathan  Smith  que 
celui-ci  n'osa  pas  tirer. 

«  A  cheval  !  s'écria  Owen  émerveillé  ;  il  entre  à  che- 
val !  Regarde,  ma  femme  !  » 

De  l'ombre  extérieure  une  tête  d'ébène  était  sortie 
marquée,  de  deux  croissants  blancs  adossés  entre  les 
deux  yeux,  puis  une  fière  encolure,  puis  un  homme  de 
haute  taille,  à  qui  son  costume  gris  donnait  l'apparence 
d'une  statue  de  fer. 

Il  piqua  des  deux  en  franchissant  le  seuil,  et  un  bond 
gracieux  de  sa  monture  le  porta  au-devant  de  nos  trois 
amis  qui  restaient  bouche  béante  à  le  contempler. 

Grelot  dit  le  premier,  libre  et  gai,  comme  si  le  dan- 
ger eût  été  à  cent  lieues  : 

«  C'est  mon  notaire,  nom  d'un  cœur!  Bonsoir!  pa- 
tron 1 

—  C'est  M.  de  Lavaur  !  »  ajouta  le  Malgache  stupé- 
fait. 

Et  Mornaix,  en  un  cri  de  joie  : 
«  Roger!  Roger-Bontemps !  » 


Cj§J 


212  ROGER  BONTEMPS. 


Renards  et  Philistins. 

Le  temps  d'arrêt  qui  se  produisait  n'avait  pas  seule- 
ment pour  origine  la  surprise  des  hôtes  de  l'Oiseau- 
Jaune  en  voyant  le  sabot  d'un  cheval  violer  le  sol  de  la 
salle  commune.  Cette  intrusion,  shoking  au  premier 
chef,  eût  été  une  raison  de  plus  pour  activer  la  besogne 
des  couteaux  et  des  revolvers. 

Mais  il  y  a  des  noms  qui  sonnent  terriblement.  Ces 
pays  neufs  ont  leurs  superstitions,  leur  merveilleux  tout 
comme  l'ancien  monde.  La  légende  de  Gordon  Leath, 
le  Rôdeur-Gris,  ce  bandit  multiple  et  sempiternel,  cou- 
rait les  stations  depuis  des  années.  Aux  veillées  du  soir, 
dans  les  campements  des  chasseurs  d'or,  les  aventures 
de  Gordon  Leath  étaient  le  poëme  favori  des  conteurs. 

Dans  ces  haltes  de  la  vie  demi-sauvage,  d'ailleurs, 
les  gens  se  connaissent  mal  entre  eux  et  souvent  ne 
se  connaissent  point  du  tout.  Disons  plus  :  la  con- 
naissance qu'ils  peuvent  avoir  les  uns  des  autres 
n'est  pas  toujours  propre  à  les  rassurer,  bien  au  con- 
traire. 

En  dehors  des  travailleurs,  armés  tout  uniment  de  la 
pelle  et  de  la  pioche,  il  y  â  les  aventuriers  qui  font  on 
ne  sait  quoi,  à  moins  qu'on  ne  sache  trop  bien  la  nature 
de  leur  besogne. 


ROGER  BONTEMPS,  213 

Nous  l'avons  dit  et  nous  le  répétons,  il  faut  faire  une 
très-grande  différence  entre  les  mœurs  aventurières  de 
l'Australie  et  celles  des  champs  d'or  mexicains  :  diffé- 
rence qui  est  tout  à  l'avantage  de  l'Australie,  mais  ce 
serait  se  tromper  cruellement  que  d'élever  cet  avantage 
à  la  hauteur  d'une  sécurité.  La  loi  est  là  dedans  pour 
peu  de  chose.  C'est  bien  plutôt  l'écart  de  température 
qui  existe  entre  la  sombre  fièvre  du  sang  créole  et  le 
flegme  gelé  de  la  lymphe  anglaise. 

Les  bushrangers  ou  rôdeurs  des  bois  sont  nombreux 
dans  les  districts  de  l'or,  bien  armés,  résolus  et  liés 
entre  eux  par  une  sorte  de  franc-maçonnerie.  Non-seu- 
lement les  mineurs  isolés  sont  pour  eux  des  proies  fa- 
ciles, mais  encore  ils  attaquent  très-souvent  lespa r^i'5  ou 
caravanes,  etparfois  même  les  escortesdu  gouvernement. 

Or,  quelle  que  fût  la  personnalité  réelle  de  ce  Gor- 
don Lealh,  le  Rôdeur-Gris,  qui  portait,  au  su  et  au  vu 
de  tout  le  monde,  le  nom  d'un  bandit,  mort  depuis  des 
années,  chacun  savait  ou  croyait  savoir  que  Gordon 
Leath  était  le  grand  maître  de  l'association  mystérieuse 
des  bushrangers. 

Et  pour  rentrer  dans  le  particulier  après  avoir  parlé 
en  général,  l'apparition  soudaine  de  Gordon  Leath  dans 
la  tente  commune  de  r Oiseau-Jaune  était  non-seule- 
ment un  motif  d'épouvante,  mais  une  cause  d'hésita- 
tion et  de  défiance. 

Il  y  avait,  en  effet,  cent  à  parier  contre  un  que,  dans 
le  nombre  des  honorables  gentlemen  rassemblés  au- 
tour des  diverses  tables,  plusieurs  faisaient  métier  de 
battre  les  buissons.  Supposer  le  contraire  eût  été,  as- 
surément, compter  sur  un  miracle.  Il  y  avait  là  des 
Américains  qui  sentaient  la  corde  à  trente  pas,  des 
Mexicains  à  qui  on  eût  vissé  le  garrot  autour  du  cou, 
rien  que  sur  leur  bonne  mine. 


214  ROGER  BONTEMPS. 

Et  comme  il  arrive  cinq  fois  sur  six  dans  les  auber- 
ges des  campements,  la  moitié,  pour  le  moins,  des  per- 
sonnes présentes  venait  on  ne  savait  d'où,  allait  on  ne 
savait  où. 

Les  quinze  ou  vingt  revolvers  qui  étaient  là  tout  ar- 
més allaient-ils  faire  feu  dans  la  même  direction  ou  se 
tourner  les  uns  contre  les  autres  ? 

Ces  motifs  d'inquiétude  étaient  si  sérieux  et  si  natu- 
rels, que  peut-être  n'y  aurait-il  point  eu  de  bataille 
sans  un  incident  qui  rompit  la  glace  en  quelque  sorte. 
Le  magnifique  cheval  anglais,  monté  par  le  rôdeur, 
pris  dans  cet  espace  où  l'air  lui  manquait,  saisi  aux 
narines  par  l'odeur  du  tabac  et  de  l'alcool,  ébloui  par 
la  lumière  et  la  vue  de  la  foule,  se  cabra  tout  à  coup  et 
devint  furieux.  Il  se  lança  droit  devant  lui,  écrasant  ce 
qui  lui  faisait  obstacle.  Dans  l'effort  qu'il  tenta  pour  le 
réduire,  son  cavalier  perdit  ce  fameux  chapeau  de  cuir 
gris  qui  avait  barré  la  route  à  Dawson.  Sa  tête  parut  à 
découvert,  et  Dawson  s'écria  aussitôt  : 

«  Celui-là  n'est  pas  Gordon  Leath  ! 

—  Feu  !  répéta  en  même  temps  Jonathan  Smith 
qui  lâcha  son  coup  de  carabine.  Celui-là  est  un  men- 
diant de  Français,  qui  ne  vaut  pas  l'ongle  de  l'orteil  du 
Rôdeur-Gris!.  » 

Il  y  eut  une  épouvantable  explosion  de  poudre  et  de 
clameurs. 

Le  beau  cheval  se  leva  tout  droit  sur  son  train  de 
derrière,  puis  tomba  comme  une  masse. 

Au  moment  où  Jonathan  avait  pressé  la  détente 
de  son  revolver.  Grelot,  parlant  à  voix  basse,  avait  dit  : 

«  Aux  flambeaux  !  » 

Ceci  était  le  résultat  d'un  plan,  rapidement  con- 
certé entre  les  trois  amis  pendant  les  quelques  secondes 
de  trêve. 


ROGER  BONTEMPS.  '        215 

Quatre  flambeaux  éclairaient  la  scène. 

Mornaix  tira  deux  fois,  Grelot  et  Miguel  tirèrent 
chacun  une  fois. 

Les  quatre  flambeaux  éteints  laissèrent  la  salle  com- 
mune dans  une  complète  obscurité. 

Grelot  dit  encore  : 

«  Il  n'y  a  que  l'écurie  où  l'on  puisse  se  défendre.  Je 
Bais  le  chemin.  Suivez-moi  1 

—  Assomme  !  assomme  !  »  criait  Jonathan  qui  s'é- 
tait précipité  en  avant,  espérant  trouver  le  faux  Gor- 
don Leath  embarrassé  dans  les  harnais  de  son  cheval 
mort. 

Mais  il  ne  trouva  qu'une  main  d'acier  qui  se  crispa 
dans  la  laine  de  sa  chevelure,  tandis  qu'un  coup  de  bo- 
wie  labourait  ses  côtes. 

Il  faut  renoncer  à  peindre  l'effrayant  tumulte  qui  sui- 
vit. Sam  et  Tom  Smith  avaient  bravement  lâché  leurs 
coups  de  revolver  dans  la  direction  où  naguère  étaient 
nos  amis,  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  pouvait  être  entre 
deux.  Mineurs  et  aventuriers,  se  sentant  frapper  par 
derrière,  croyaient  à  quelque  trahison  et  ripostaient  en 
jurant.  On  entendait  craquer  les  batteries  et  grincer 
les  couteaux  au  milieu  d'un  concert  de  blasphèmes 
empruntés  à  diverses  langues,  mais  où  l'idiome  an- 
glais conservait  son  incontestable  suprématie.  Ovven,'à 
qui  personne  ne  songeait,  poussait  des  clameurs  extra- 
vagantes, Kate  gémissait  bruyamment,  appelant  tous 
les  saints  du  paradis  ;  les  deux  petits  bêlaient. 

Seuls  peut-être  au  milieu  de  cette  bruyante  cohue, 
nos  quatre  amis  gardaient  le  silence,  exécutant  avec 
prestesse  et  sang-froid  le  plan  concerté  entre  Mornaix, 
Grelot  et  le  Malgache.  Roger,  dégagé  sans  bruit  par 
Mornaix ,  sentit  un  doigt  s'appuyer  sur  sa  bouche  et 
entendit  ces  mots  tomber  dans  son  oreille  : 


216  ROGER  BONTEMPS. 

a  Rien  que  le  couteau  !  » 

Tous  quatre  se  serrèrent  et  commencèrent  cette  en- 
treprise difficile  de  percer  la  foule  dans  la  direction  de 
la  porte  intérieure  communiquant  avec  les  offices. 

Il  ne  fallait  pas  songer,  en  effet,  à  sortir  par  l'issue 
extérieure.  Outre  que  les  Smith  et  leurs  adhérents  s'é- 
taient portés  là  d'instinct,  on  entendait  des  pas  pres- 
sés au  dehors  et  des  lueurs  approchaient.  Le  campe- 
ment entier,  femmes,  enfauts,  serviteurs,  se  précipi- 
tait vers  r Oiseau-Jaune  a.\ec  des  torches  pour  connaître 
les  motifs  de  la  bagarre. 

A  la  vérité,  il  en  était  de  même  vers  l'intérieur,  mais 
dans  la  proportion  de  sept  à  huit  personnes,  en  comp- 
tant la  vicomtesse  Fanfare,  arrachée  à  son  doux  far- 
niente par  le  bruit  trop  voisin  de  la  fusillade. 

Roger  avait  évidemment  fait  d'assez  jolis  progrès 
depuis  son  départ  de  Paris.  Il  devait  sans  doute  à 
quelque  diabolique  aventure  le  costume  de  Rôdeur- 
Gris  qu'il  portait  si  galamment.  Quoiqu'il  eût  déjà  tra- 
vaillé à  merveille  autrefois  sur  la  grève  du  Perrey,  au 
Havre,  ses  compagnons  purent  constater  une  améhora- 
tion  remarquable  dans  la  façon  dont  il  reçut  les  pre- 
miers qui  s'approchèrent  de  lui  après  la  chute  de  son 
cheval.  Aucun  notaire  de  Paris  n'eût,  certes,  fendu  un 
front  et  troué  une  jaquette  de  buffle  avec  la  netteté 
qu'il  mit  à  cette  opération. 

En  chemin,  de  la  table  centrale  à  la  porte,  il  fît  en- 
core quelques  bons  coups  à  la  sourdine,  mais  il  eut  le 
temps  de  dire  tout  bas,  dans  ce  trajet  si  court,  à 
l'oreille  du  Malgache,  qu'il  n'avait  pas  pris  goût  aux 
aventures. 

Comme  nos  amis  atteignaient  l'ouverture  intérieure, 
les  lumières  arrivaient  à  la  fois  du  dehors  et  du  dedans 
avec  la  foule  des  curieux.  Ce  fut  un  petit  moment  d'é- 


ROGER  BONTEMPS.  217 

preuve,  parce  que  cet  enragé  de  Jonalhan,  tout  blessé 
qu'il  était,  cria  de  sa  voix  de  stentor  : 

«•Cernez-les!  brûlez-leur  les  yeux  par  devant!  lar- 
dez-les par  derrière  ! 

—  Un  temps  de  galop  !  »  ordonna  en  môme  temps 
Mornaix. 

Et  Grelot  : 

Π A  la  Monaco  !  la  main  aux  dames  !  allez,  la  mu- 
sique !  » 

Le  Malgache  poussa  un  sauvage  cri  de  guerre. 

Roger  ne  dit  rien,  mais,  tudieu!  la  besogne  qu'il 
tailla  aurait  bien  étonné  maître  Piédaniel! 

Ils  passèrent  tous  quatre  sur  le  ventre  des  derniers 
opposants.  Une  fois  au  seuil,  Mornaix  saisit  l'Oiseau- 
Jaune  et  Roger  la  vicomtesse  Fanfare,  sa  femme,  qui 
arrivait  en  fi^aîche  toilette  du  bal  Mabille.  La  retraite 
acheva  de  s'effectuer  derrière  ces  vivants  boucliers  qui 
se  débattaient  en  criant  comme  des  aigles. 

Quand  nos  quatre  amis  parvinrent  à  la  porte  de  l'é- 
curie, ils  se  regardèrent,  fumant  la  sueur  et  le  sang. 
Tous  quatre  avaient  les  bras  rouges  jusqu'au  coude. 

Ils  entrèrent,  et  la  porte  massive  se  referma  sur  eux. 
Leur  premier  mouvement  fut  de  s'embrasser  comme 
on  remercie  Dieu.  Aucun  d'eux  n'était  blessé,  sauf  les 
contusions  et  les  égratignures.  Ces  batailles  de  cham- 
bre, dans  les  deux  Amériques  et  en  Australie,  font  sou- 
vent plus  de  tapage  que  de  mal.  Les  mouvements  sont 
gênés,  on  tire  de  trop  près  et  sans  viser;  les  coups, 
partagés  au  hasard,  vont  en  majorité  au  parti  le  plus 
nombreux. 

Le  miracle  n'était  pas  dans  ce  fait  que  nos  amis 
sortaient  sains  et  saufs  de  cette  mitraillade,  le  miracle 
était  dans  leur  réunion  même,  à  l'heure  du  suprême 
danger. 

t 


218  ROGER  BONTEMPS. 

a  Nous  sommes  sauvés,  puisque  nous  sommes  en- 
semble !  s'écria  Mornaix  en  donnant  une  seconde  acco- 
lade à  Roger. 

—  Écoutez  !  fit  Miguel  en  prêtant  l'oreille  aux  bruits 
du  dehors. 

—  Peut-être  auriez-vous  bien  fait,  dit  Roger, de  gar- 
der l'homme  et  la  femme  pour  otages. 

—  Devient-il  fort!  s'écria  Mornaix  gaiement. 

—  Pour  rusé,  mon  notaire  est  rusé,  »  ricana  Gre- 
lot qui  n'avait  pas  perdu  une  parcelle  de  sa  joyeuse 
humeur. 

Au  dehors,  les  bruits  se  rapprochaient. 

Le  Malgache,  qui  riait  rarement,  alla  coller  son 
oreille  à  la  porte. 

«  Mon  vieux  Roger,  reprit  Mornaix,  dans  ce  pays- 
ci,  les  otages  ne  valent  pas  la  peine  de  les  prendre. 
Chacun  des  hommes  que  nous  avions  là-bas  casserait 
la  tête  de  son  voisin  pour  une  poignée  de  poudre  d'or. 
Le  landlord  et  sa  femme  nous  auraient  gêné,  voilà  tout. 
Si  les  Smith  comptent  nous  enfumer  ici,  comme  c'est 
vraisemblable,  il  leur  eût  été  parfaitement  indiffé- 
rent de  rôtir  avec  nous  Mme  Fanfare  et  son  auguste 
époux. 

—  Fanfare  !  »  répéta  Roger  comme  si  ce  nom  eût 
éveillé  en  lui  un  vague  et  lointain  souvenir. 

Le  Malgache  fit  de  la  main  un  signe  qui  ordonnait 
le  silence. 

Grelot  comptait  les  chevaux  qui  étaient  nombreux 
et  presque  tous  d'une  grande  beauté.  Il  semblait  tout 
entier  à  son  travail.  Mornaix  dit  tout  bas  en  le  mon- 
trant du  doigt  : 

«  Maître  Grelot  est  à  la  recherche  d'une  mécanique 
pour  nous  tirer  d'ici.... 

—  Ils  sont  là  !  murmura  Miguel,  à  dix  pas.  » 


ROGER  BONTEMPS.  219 

En  parlant,  il  rechargeait  lestement  son  revolver, 
Mornaix  et  Roger  voulurent  l'imiter.  Grelot  se  donna 
tout  à  coup  un  maître  soufflet  sur  le  front. 

«  Pas  de  bêtises!  dit-il.  Les  pistolets  ne  serviront  à 
rien  ;  c'est  bon  pour  plus  tard.  Eh  1  mon  notaire,  il  s'a- 
git de  prendre  la  poudre  d'escampette  !  Avez-vous  Un 
brin  d'idée  ? 

—  On  pourrait  faire  une  sortie,  répliqua  Roger,  sé- 
rieux et  calme  comme  s'il  eût  été  à  l'étude  copiant  les 
rôles  du  patron. 

—  Ils  vont  chercher  des  haches  !  annonça  Miguel 
toujours  aux  écoutes. 

—  Une  chose  que  je  voudrais  savoir,  reprit  Grelot, 
c'est  pourquoi  et  comment  mon  notaire  a  sur  le  corps 
la  défroque  du  Rôdeur-Gris.  Mais  au  prochain  dessert, 
il  aura  l'obligeance  de  nous  raconter  ça.  En  voici  deux, 
des  haches.  » 

Il  en  jeta  une  aux  pieds  de  Mornaix  et  ajouta  : 
«  Monsieur  le  comte,  sacs  vous  commander,  faites 
comme  moi,  et  on  va  peut-être  rire  1 

—  Et  moi?  demanda  Roger. 

—  Vous,  sellez  quatre  chevaux,  les  meilleurs. 

—  Et  moi  ?  fit  le  Malgache.  Je  vous  préviens  qu'on 
voit  venir  des  torches. 

—  Vous,  faites  des  paquets  de  paille,  ce  qu'ils 
appellent  ici  de  la  paille ,  faites-en  quatorze ,  ni 
plus  ni  moins,  gros  chacun  comme  trois  fois  votre 
cuisse. 

—  Et  ça  servira? 

—  Obéissez,  Miguel  !  »  interrompit  Mornaix. 
Le  Malgache  quitta  son  poste  en  grommelant  : 

«  On  n'éteindra  pas  le  feu  avec  des  bouchons  de 
paille  !  » 

Mornaix  et  Grelot  étaient  déjà  en  besogne  aux  deux 


220  ROGER  BONTEMPS. 

côtés  de  l'écurie  ;  Roger  s'occupait  des  chevaux ,  le 
Malgache  se  mit  à  lier  ses  paquets  de  litière. 

Pour  que  le  lecteur  soit  à  même  de  comprendre  le 
rôle  de  chacun  k  l'intérieur,  l'idée  de  Grelot  et  les  ef- 
forts des  assiégeants  dont  il  sera  bientôt  fait  mention, 
nous  sommes  obligé  de  décrire  au  moins  sommaire- 
ment le  lieu  où  nos  amis  se  sont  enfermés. 

Grreloi  nous  l'a  dit  déjà  :  l'écurie  de  l' Oiseau- Jaune 
était  le  seul  endroit  où  l'on  pût  soutenir  une  manière 
de  siège,  tout  le  reste  de  l'établissement  n'étant  formé 
que  de  tentes  juxtaposées  et  défendues  seulement  par 
la  toile  qui  les  recouvrait. 

L'écurie,  au  contraire,  l'unique  écurie  qui  fût  dans 
le  campement,  était  construite  en  troncs  de  gommiers, 
solidement  reliés  par  des  chevilles,  dans  toute  l'éten- 
due de  ses  quatres  faces.  Deux  de  ses  angles  avaient 
des  crampons  de  fer;  les  deux  autres,  dans  k  prévi- 
sion d'un  agrandissement  prochain,  étaient  tenus  par 
des  mortaises  et  des  cordages  à  l'intérieur,  de  telle 
sorte  que  l'un  des  pans,  formant  muraille,  pouvait  être 
reculé  selon  les  besoins  de  l'achalandage. 

L'écurie  du  landlord  était  un  de  ses  meilleurs  reve- 
nus. Comme  le  cheval  est  là-bas,  pour  tous,  un  objet 
d'ardente  convoitise,  comme  les  voleurs  de  chevaux  y 
sont  nombreux,  audacieux  et  capables  de  tout  pour  ar- 
river à  leurs  fins ,  le  landlord  louait  chacune  de  ses 
places  ou  boites  un  prix  fou.  L'écurie  de  V Oiseau- Jaune 
n'avait  jamais  perdu  un  seul  cheval.  Avec  sa  clôture 
de  troncs  d'arbres,  elle  était  regardée  comme  une  for- 
teresse. 

Trois  côtés  du  solide  parallélogramme  étaient  pris 
au  milieu  des  diverses  tentes  qui  composaient  l'auberge 
et  ses  dépendances;  le  quatrième  côté  regardait  la 
campagne  et  formait  l'extrémité  nord  du  campement. 


ROGER  BONTEMPS.  221 

Il  n'y  avait  rien  au  delà,  sinon  deux  ou  trois  huttes 
d'écorce,  habitées  par  ces  misérables  êtres  qui  sont  les 
débris  de  la  population  indigène. 

Une  porte  assez  large  s'ouvrait  au  milieu  de  ce  pan 
extérieur  ;  une  autre  porte  donnait ,  vers  l'ouest,  sur 
les  dépendances  de  l'hôtellerie. 

C'était  à  cette  dernière  porte  que  le  Malgache  avait 
collé  son  oreille.  Nos  amis  étaient  entrés  par  là  en  ve- 
nant de  la  tente  commune.  C'était  de  l'autre  côté  de 
cette  porte ,  fermée  et  barricadée ,  que  les  assaillants 
tenaient  conseil  avant  d'entamer  les  hostilités. 

Au  contraire,  Mornaix  et  Grelot  travaillaient  à  droite 
et  à  gauche  du  grand  pan  qui  regardait  la  campagne,  et 
comme  s'ils  eussent  voulu  désarticuler  cette  énorme 
cloison. 

A  l'intérieur,  le  pan  ne  tenait  que  par  des  crampons 
de  bois  et  des  cordages,  liés  autour  de  deux  forts  poteaux 
dont  chacun  soutenait  un  angle  de  la  bâtisse.  En  un 
tour  de  main  Grelot  eut  accompli  sa  tâche  du  haut  en 
bas.  Il  rejoignit  alors  Mornaix  qui  achevait  la  sienne. 
Roger  et  le  Malgache  se  rapprochaient ,  discutant  sur 
le  mérite  d'un  des  quatre  chevaux  choisis  pour  avoir 
l'honneur  de  faire  partie  de  l'escorte. 

C'étaitun  fringant  animal,  dont  lalampe  suspendue  au 
plafond  éclairait  la  fine  cambrure  et  la  croupe  magnifique . 

oc  Veillez  aux  portes  !  commanda  Grelot.  Il  ne  faut 
pas  qu'on  nous  dérange  avant  que  la  mécanique  soit 
montée,  parée  et  graissée.  » 

Comme  si  les  gens  du  dehors  eussent  jugé  à  propos 
de  lui  répondre,  une  robuste  pesée  secoua  le  battant 
qui  donnait  sur  les  communs.  Miguel,  profitant  de  l'ef- 
fort, put  introduire  son  revolver  dans  l'ouverture  pro- 
duite et  lâcha  deux  coups  qui  furent  suivis  d'un  double 
hurlement. 


222  ROGER  BONÏEMPS. 

«  Bravo  !  Malgache,  applaudit  Grelot.  Rechargez  !  » 

Mais  sa  voix  fut  couverte  par  une  soudaine  clameur. 

Les  assaillants  renonçaient  bruyamment  au  silence 
qui  avait  accompagné  leurs  premières  opérations. 

Un  concert  de  blasphèmes  et  d'injures  s'éleva,  tandis 
que  vingt  pistolets  ouvraient  une  pétarade  inutile. 

Puis  des  voix  dominèrent  le  tumulte  disant  : 

«  Une  flambée  !  Allumons-les  ! 

—  Pas  de  feu  !  cria  la  voix  aigrement  suppliante  de 
rOiseau-Jaune.  Vous  savez  bien  que  mon  établisse- 
ment tout  entier  brûlerait  comme  une  boîte  d'amadou  ! 
Pas  de  feu  !  mes  chers  amis,  vous  ne  voudriez  pas  rui- 
ner un  honnête  homme  ! 

—  Tant  qu'on  n'emploiera  pa.s  le  feu,  répliqua  Daw- 
son,  nous  nous  ferons  canarder  comme  des  niais  par 
les  fentes  de  la  porte. 

—  Le  feu!  Le  feu  !  gronda  un  chœur  formidable  qui 
était  évidemment  la  majorité. 

—  Les  maîtres  des  chevaux  ne  sont  donc  pas  là? 
murmura  Grelot  avec  une  certaine  anxiété.  Il  nous  fau- 
drait encore  dix  minutes. 

—  Le  premier  qui  parle  de  feu  aura  affaire  à  moi  1 
clama  la  grosse  voix  de  Jonathan  Smith.  Nous  avons 
six  chevaux  là  dedans,  nous  autres  !  Attention  ! 

—  A  bas  le  feu  !  appuyèrent  quelques  voix. 

—  Au  diable  les  chevaux  !  »  vociféra  le  chœur. 

Il  y  eut  une  seconde  décharge ,  mais  celle-ci  déno- 
tait une  guerre  civile  entre  ceux  qui  voulaient  l'incen- 
die et  les  maîtres  des  chevaux  qui  mettaient  ainsi  leur 
veto. 

«  A  la  bonne  heure  !  dit  Mornaix  tranquillement. 
Mons  Grelot  aura  ses  dix  minutes  et  même  la  dou- 
zaine, a 

Pendant  quelques  secondes,  il  fut  impossible  de  rien 


ROGER  BONTEMPS.  223 

distinguer  parmi  les  bruits  confus  qui  éclataient  au 
dehors.  Mais  bientôt  la  paix  fut  faite,  et  il  sembla  que 
les  assiégeants  tenaient  une  sorte  de  conseil. 

Tout  en  travaillant,  Grelot  avait  l'oreille  au  guet. 

«  A  vos  chevaux,  mon  notaire,  dit-il ,  et  que  ça  soit 
sanglé  à  la  papa  !  Miguel ,  confectionnez  vos  bou- 
chons de  paille  :  on  vous  donnera  gratis  la  manière  de 
s'en  servir. 

—  On  dirait  qu'ils  s'éloignent ,  murmura  Mornaix. 

—  Parbleu  !  fît  Grelot ,  les  Smith  ont  été  à  l'école 
chez  les  Apaches,  là-bas.  C'est  bête  ,  c'est  lourd,  mais 
ça  a  fait  de  bonnes  études.  Ils  auront  trouvé  aussi  quel- 
que mécanique.  » 

De  la  porte  de  l'ouest,  où  il  nouait  sa  paille,  le  Mal- 
goche  annonça  : 

«  Il  n'y  a  plus  personne. 

—  J'ai  fini,  ajouta  Mornaix  qui,  d'un  coup  de  hache, 
trancha  le  dernier  lien. 

—  Reste  la  partie  de  voltige ,  répliqua  Grelot.  La 
chose  tient  au  toit  de  bout  en  bout.  Veillez  aux  quatre 
aires  de  vent,  s'il  vous  plaît,  je  vais  visiter  la  charpente. 

—  Tu  pourrais  bien,  dit  Mornaix,  nous  expliquer  un 
peu  ton  affaire. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  monsieur  le  comte,  répliqua 
Grelot  qui  déjà  grimpait  le  long  de  l'un  des  poteaux 
avec  une  agilité  de  singe.  "Que  monsieur  le  comte  ait 
seulement  la  bonté  de  remuer  la  terre  au  pied  des 
troncs.  Les  outils  de  mineurs  ne  manquent  pas  ici.  » 

Il  y  avait,  en  effet,  des  pelles  et  des  pioches  dans  tous 
les  coins  de  l'écurie.  L'Oiseau-Jaune  était  un  commer- 
çant-omnibus. 

«  Or  donc,  reprit  Grelot  en  attaquant  la  première 
amarre  reliant  le  mur  de  bois  à  la  charpente,  pendant 
que  Mornaix  descellait  le  pied  du  premier  tronc  ;  or 


224  ROGER  BONTEMPS. 

donc,  je  suis  bon  catholique  et  ne  lis  pas  souvent  la  Bi- 
ble protestante.  N'empêche  que,  voilà  trois  ou  quatre 
mois,  à  Melbourne,  n'ayant  rien  de  plus  pressé  à  faire, 
j'ai  mis  le  nez  dans  l'Histoire  de  Samson,  édition  de 
Londres,  pour  l'usage  exprès  de  la  congrégation  ana- 
baptiste de  Mary-le-Bone.  Très-bien....  Est-ce  dur,  le 
sol? 

—  Non,  répondit  Mornaix. 

—  Chut  !  fit  le  Malgache,  voilà  qu'on  les  entend  de 
nouveau,  ici,  de  votre  côté. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  mon  côté,  repartit  Grelot. 
Je  suis  aux  premières  loges  pour  les  voir  par  cette  lu- 
carne. Si  je  voulais,  je  ferais  la  fin  des  trois  Smith 
en  trois  coups  de  revolver.  Mais  ce  ne  serait  pas 
l'affaire  de  M.  le  comte,  qui  veut  se  servir  d'eux  pour 
retrouver  la  senorita.  C'est  dans  les  règles.  Un  homme 
sage  s'assure  toujours  d'une  piste  à  suivre....  Où  en 
étions-nous?  aux  renards  de  Samson,  je  crois  ! 

—  Vous  n'avez  pas  encore  parlé  des  renards,  mon- 
sieur Grelot,  »  dit  le  Malgache  avec  un  grand  sé- 
rieux. 

Le  Malgache  écoutait  fort  attentivement  ;  sa  con- 
fiance dans  le  gamin  de  Paris  était  sans  bornes. 

«  Un  peu  plus  de  paille  dans  vos  paquets,  Miguel, 
recommanda  Grelot.  C'est  pour  attachera  la  queue  des 
renards.  » 

Roger  ouvrit  de  grands  yeux. 

«Où  diable  prends-tu  les  renards,  saute-ruisseau, 
demanda-t-il. 

Grelot  répondit  : 

«  Patron,  vous  avez  appris  de  fond  en  comble  l'art 
de  seller  les  chevaux.  C'est  ficelé ,  cette  besogne-là  ! 
Veuillez  accepter  mes  compliments  bien  sincères.... 
Tiens  !  tiens  !  Ils  ont  des  pioches  aussi,  là-bas,  et  des 


RdbER  BONTEMPS.    .  225 

pelles,  et  des  haches.  Est-ce  qu'ils  m'auraient  volé  mon 
idée?  » 

Mornaix  donna  un  maître  coup  de  pic  entre  deux 
troncs  à  hauteur  d'homme.  Il  fît  un  trou  et  mit  son  œil 
à  cette  ouverture. 

Les  assiégeants  étaient  groupés  juste  en  face  de  lui, 
au  nombre  de  trente  ou  quarante.  Derrière  eux,  mais 
beaucoup  plus  loin,  on  voyait  un  second  groupe  com- 
posé des  bouches  inutiles,  femmes,  enfants  et  nègres. 
Tout  le  campement  était  là. 

Grelot  avait  raison  :  il  eût  été  facile  de  viser  les  trois 
frères  Smith  qui  se  tenaient  en  avant  du  groupe  principal. 

Mais  il  eût  fallu  saisir  le  moment,  car  à  l'instant 
même  où  Mornaix  glissait  son  premier  regard  par  le 
trou  de  pioche,  les  torches  s'éteignirent  subitement, 
et  le  groupe,  se  séparant  par  moitié,  commença  à  se 
glisser  vers  l'écurie. 

Au  lieu  de  venir  en  droite  ligne  h  la  porte,  située  au 
milieu  de  la  cloison,  les  deux  troupes,  s' abritant  der- 
rière les  buissons  et  les  déblais  de  trous  à  or  (car  on 
avait  miné  tout  autour  du  campement),  essayaient  évi- 
demment d'approcher  la  place  par  surprise. 

«  Bien  ,  bien  !  murmura  Grelot,  vos  finesses  sont 
cousues  de  fil  blanc,  allez  toujours.  Vous  allez  revenir 
vers  la  porte  en  rasant  le  mur ,  comme  des  sauvages 
que  vous  êtes.  Connu  ! 

—  Dites  donc,  monsieur  le  comte,  s'înterrompit-il. 
Ça  tient  plus  ferme  que  je  ne  croyais,  ici ,  en  haut.  Il 
y  a  des  crampons.  C'est  égal.  Faites -moi  le  plaisir 
d'attacher  vos  paquets  de  paille  à  la  queue  des  renards, 
ami  Malgache.... 

—  Des  renards  !  répéta  Miguel. 

—  Maître  Grelot,  dit  Roger,  ce  n'est  pas  le  moment 
de  plaisanter.  » 


226  ROGER  B0NTEMÎ>S. 

Le  gamin  de  Paris  jeta  à  ses  pieds  un  énorme  cram- 
pon qu'il  venait  de  desceller  avec  la  seule  aide  de  sa 
hache. 

«  On  fait  ce  qu'on  peut,  patron,  répliqua-t-il.  A  dé- 
faut de  merles,  on  mange  les  grives.  Si  le  seigneur 
Malgache  ne  trouve  pas  de  renards  à  portée  de  sa 
main,  qu'il  prenne  les  chevaux.  Ce  sera  toujours  assez 
bon  pour  les  philistins  ! 

—  Attachez  la  paille  àlaqueue  des  chevaux,  ordonna 
clairement  Mornaix  qui  avait  compris  du  premier  coup 
le  stratagème  de  Grelot. 

—  Garaï  !  murmura  le  Malgache  avec  admiration. 
Le  demonio  a  plus  d'esprit  qu'il  n'est  gros  ! 

—  Mais,  objecta  Roger,  les  renards  de  Samson 
étaient  pour  incendier  les  moissons  des  infidèles.  Il  n'y 
a  pas  un  grain  de  blé  à  dix  lieues  à  la  ronde. 

—  G'est  juste,  dit  le  Malgache.  Et  Samson  avait  des 
portes  ouvertes  pour  faire  sortir  ses  renards.  » 

Des  coups  de  hache  pressés  retentirent  au  dehors, 
et  le  mur  en  bois,  privé  déjà  de  la  majeure  partie  de  ses 
attaches,  oscilla  sur  sa  base. 

«c  Ma  parole  !  s'écria  joyeusement  Grelot,  les  beaux 
esprits  se  rencontrent.  Nous  sommes  tombés  juste- 
ment, ces  messieurs  et  moi,  sur  la  même  mécanique. 
Attention  !  nos  quatre  chevaux  sont-ils  prêts  ? 

—  Ils  sont  prêts. 

—  Les  autres  ont-ils  leur  fourrage  sous  la  queue? 

—  J'attache  la  dernière  botte  de  paille. 

—  Déhalez  la  lampe  et  ne  bougez  plus  !  » 
Mornaix  jeta  sa  pioche.  Une  tranchée  profonde  lais- 
sait à  nu  le  pied  des  troncs  tout  le  long  de  la  cloison. 

Au  dehors,  on  était  en  belle  humeur  comme  à  l'ap- 
proche d'un  bon  tour.  Des  chuchotements  bourdon- 
naient, coupés  par  des   éclats  de  rire  contenus.  Aux 


,  ROGER  BONTEMPS.  227 

bruits  de  la  hache  s'ajoutait  le  son  sourd  de  la  pioehe 
attaquant  la  terre  de  l'autre  côté  du  mur. 

Grelot  avait  achevé  sa  besogne,  et  pourtant  il  ne 
descendait  point. 

«  C'est  grand  dommage,  dit-il,  de  perdre  tant  de 
bons  chevaux.  Il  y  aurait  là  de  quoi  se  faire  des  ren- 
tes. Mais  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  prendre  la  clef 
des  champs,  il  faut  encore  rendre  la  poursuite  impos- 
sible. 

—  Cet  avorton-là  vaut  son  pesant  d'or  !  »  dit  Miguel 
attendri. 

Mornaix  avait  largué  lui-même  la  corde  qui  suspen- 
dait la  lampe  au  plafond.  Il  se  trouvait  auprès  de  Roger 
qui  tenait  en  bride  les  quatre  chevaux  tout  sellés. 

«  As-tu  compris,  copin?  demanda-t-il. 

—  A  peu  près,  répondit  Roger.  Nous  allons  nous 
faire  rompre  les  os. 

—  Nous  les  tenons  !  disait-on  au  dehors, 

—  J'espère  bien,  ajouta  l'Oiseau- Jaune,  que  Vos 
Seigneuries  donneront  pour  le  dégât  des  dommages- 
intérêts  équitables  ! 

—  Voilà  du  vrai  français,  mon  notaire,  hein  1  ricana 
Grelot  à  cheval  sur  une  pièce  de  charpente.  Domma- 
ges-intérêts !  Ça  fait  penser  à  l'étude  !  » 

Malgré  lui,  en  effet,  Roger  songea  à  maître  Piéda- 
niel. 

«  Holà  !  monsieur  le  comte  !  cria  du  dehors  la  voix 
de  Jonathan  Smith,  m'entendez- vous  ? 

—  Je  vous  entends,  répondit  Mornaix. 

—  Sommation  d'usage  !  grommela  Grelot.  Tenons- 
nous  bien  :  il  va  mentir. 

—  Monsieur  le  comte,  reprit  Jonathan,  vous  êtes  là 
quatre  braves  hommes,  mais  nous  sommes  ici  qua- 
rante qui  n'avons  pas  froid  aux  yeux. 


228  ROGER  BON  TEMPS. 

—  Gela  fait  dix  contre  un,  calcula  Mornaix. 

—  Juste.  Mais  vous  croyez  avoir  l'avantage  de  la 
position,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  notre  opinion. 

—  C'est  votre  erreur,  monsieur  le  comte.  Nous  ne 
vous  attaquerons  pas  par  la  porte,  ce  qui  exposerait  les 
premiers  entrants  à  vos  coups.  Nous  ne  voulons  pas 
perdre  une  once  de  sang  au  jeu  que  nous  allons  jouer. 
L'idée  est  de  moi.... 

—  Et  de  moi,  intercala  Grelot.  Moitié  partout! 

—  Vous  savez,  poursuivit  Jonathan,  que  je  m'en- 
tends assez  à  manier  mes  cartes.  Jusqu'à  présent,  vous 
n'avez  pas  été  heureux  avec  moi.  » 

Le  sang  monta  violemment  aux  joues  de  Mornaix, 
mais  il  répondit  avec  calme  : 

«  Toute,  partie  a  sa  revauche.  Qui  vivra  verra. 

—  Juste  !  dit  eocore  Jonathan  Smith.  Pour  voir,  il 
faut  vivre.  Or,  vous  êtes  morts,  si  je  veux.  Derrière  ce 
mur  que  vous  regardez  comme  un  abri,  vous  ne  valez 
pas  mieux  qu'en  rase  campagne  ;  ce  mur  va  dispa- 
raître h.  mon  commandement,  aussi  vite  qu'un  décor 
de  théâtre,  et  lorsqu'il  sera  tombé,  il  n'y  aura  plus 
rien  entre  vous  et  nos  carabines. 

—  Alors,  pourquoi  parlementer,  Jonathan  Smith  ? 

—  Si  je  vous  disais  que  c'est  pour  épargner  votre 
vie,  vous  ne  me  croiriez  pas,  monsieur  le  comte.  Mais 
il  y  a  avec  vous  vingt  chevaux  dont  six  m'appartien- 
nent. En  mon  nom,  et  au  nom  de  ceux  qui  réclament 
les  seize  autres,  je  vous  offre  capitulation. 

—  Ils  sont  supérieurement  placés,  dit  Grelot.  On 
peut  faire  une  magnifique  omelette  de  coquins.  Allu- 
mez les  mèches  1  » 

Le  Malgache  et  Mornaix  approchèrent  de  la  lampe 
deux  poignées  de  paille  qu'ils  tenaient  à  la  main. 


ROGER  BONTEMPS.  229 

Les  choses  étaient  ainsi  à  l'intérieur  de  l'écurie. 
Seize  chevaux  libres,  sans  harnais  et  portant  des  bottes 
d'herbes  sèches  derrière  la  croupe,  étaient  rangés  sur 
une  seule  ligne  en  face  de  la  cloison. 

Mornaix  et  Miguel  restaient  l'un  près  de  l'autre  la 
mèche  à  la  main. 

Grelot  restait  à  son  poste  dans  la  charpente. 

Roger  tenait  les  chevaux  sellés. 

a  Vous  ne  répondez  pas?  demanda  Jonathan.  On  ne 
vous  sommera  pas  deux  fois  !  » 

Grelot  arc-bouta  son  corps  souple  et  vigoureux, 
malgré  sa  frêle  apparence.  Ses  deux  jambes  pesèrent 
sur  l'exlrème  sommet  du  mur  de  bois  qui  tenait  seu- 
lement par  son  propre  équilibre.  . 

Le  mur  oscilla  puis  tomba  tout  d'une  pièce,  produi- 
sant un  bruit  comparable  à  une  décharge  d'artillerie. 

Il  y  eut  un  grand  cri  au  dehors. 

Au  dedans,  Mornaix  et  Miguel,  s'éloignant  l'un  de 
l'autre,  firent  courir  la  mèche  derrière  les  seize  che- 
vaux qui  bondirent  furieusement,  emportant  les  bran- 
dons enflammés. 

Leur  passage  sur  le  mur  tombé,  qui  formait  pont, 
produisit  un  fracas  de  tonnerre. 

Grelot  dégringolait  en  même  temps.  Nos  quatre 
amis  étaient  en  selle.  Un  second  tourbillon  passa  sur  le 
pont  sonore  et  s'engloutit  dans  la  nuit. 
L'écurie  était  vide. 


^ 


230  ROGER  BONTEMPS. 


vi 


Gigots  à  l'ail  et  poulets  marengo. 

La  chute  du  mur  de  bois  n'avait  pas  atnené  le  résul- 
tat attendu.  Aucun  des  Smith  n'éiait  resté  englouti 
sous  cette  masse  qui  avait  versé  avec  lenteur,  laissant 
aux  assiégeants  le  temps  de  se  garer  à  droite  et  à  gau- 
che. Les  précautions  de  maître  Grelot,  qui  ont  pu 
sembler  surabondantes,  n'étaient  que  sages,  et,  sans 
les  chevaux  incendiaires,  le  gros  des  assiégeants,  im- 
médiatement refornEié ,  eût  barré  le  passage  à  nos 
amis. 

Mais  le  troupeau  hennissant  et  furieux,  poursuivi 
par  le  feu  qu'il  portait  attaché  à  ses  flancs,  poussa  droit 
devant  soi  comme  un  monstrueuxprojectile.Toutcequi 
lui  fit  obstacle  fut  écarté  ou  broyé.  Nos  quatre  amis, 
rapides  comme  la  foudre,  passèrent  au  milieu  de  ce  dé- 
sastre. Ils  n'entendirent  que  des  plaintes.  Pas  un  coup 
de  pistolet  ne  fut  tiré  contre  eux. 

Quand  les  hôtes  de  l'Oiseau- Jaune  reprirent  leurs 
sens,  après  cette  terrible  secousse,  les  fugitifs  étaient 
déjà  loin,  perdus  dans  l'immensité  du  bush. 

Ils  allèrent  d'abord  en  silence,  galopant  côte  à  côte 
et  piquant  droit  vers  le  nord,  selon  la  direction  qu'ils 
avaient  prise  au  départ.  Le  rôle  de  Grelot  était  fini; 
Mornaix  reprenait  le  commandement,  et  le  gamin  de 


ROGER  BONTEMPS.  231 

•Paris,  heureux  du  bon  tour  qu'il  venait  de  jouer,  trou- 
vait tout  simple  d'emboîter  le  pas.  Mornaix  était  le 
chef  naturel  de  la  petite  caravane  ;  son  séjour  au  Mexi- 
que, et  la  vie  aventureuse  qu'il  menait  depuis  des  an- 
nées, faisaient  de  lui  un  guide  accompli.  Miguel,  en 
cela,  ne  lui  cédait  guère  ;  tous  deux  avaient  traversé 
d'innombrables  dangers. 

Certes,  ils  n'étaient  pas  ici  chez  eux  comme  s'ils 
eussent  voyagé  en  Senora  ou  dans  la  montagne  califor- 
nienne; mais  il  y  a  un  sens  pour  le  désert.  En  outre, 
à  partir  des  révélations  du  nègre  Bambô,  mort  à  Gal- 
way  en  livrant  le  secret  du  vrai  Gordon  Leath,  I"  du 
nom,  Mornaix  avait  étudié  l'Australie  avec  toute  son 
intelligence  et  toute  son  expérience.  Il  savait  par  cœur 
tout  ce  qui  se  peut  apprendre ,  sans  avoir  effective- 
ment et  matériellement  tâté  le  sol. 

En  outre  encore,  il  était  en  Australie  depuis  plu- 
sieurs mois,  fouillant  et  quêtant. 

Son  défaut  n'était  point  l'irrésolution.  Il  appartenait, 
comme  tous  les  aventuriers  par  vocation,  à  la  catégo- 
rie des  gens  qui  ne  doutent  de  rien.  Pour  eux,  la  con- 
fiance en  soi-même  est  l'arme  la  plus  sùve  et  la  pre- 
mière de  toutes  les  vertus. 

Le  plan  de  Mornaix,  surgissant  d'une  seule  pièce, 
était  complet  dans  sa  tête  au  moment  où  il  quittait 
l'écurie  de  V Oiseau-Jaune. 

Quelques  heures  auparavant,  isolé,  vaincu,  mourant 
de  faim,  il  marchait  néanmoins  à  son  but,  suivant 
la  piste  des  Smith.  Pas  une  heure,  pas  une  mi- 
nute, il  n'avait  déserté  la  pensée  de  Naranja  ni  aban- 
donné son  entreprise.  Maintenant  qu'il  avait  des  armes 
et  qu'il  entendait  autour  de  lui  le  galop  de  ses  trois 
braves  compagnons,  une  foi  immense  lui  emplissait  le 
cœur. 


232  ROGER  BONTEMPS. 

(c  Nous  n'allons  pas  bien  loin,  dit-il  (et  ce  fut  la  pre- 
mière parole  prononcée)  ;  il  nous  faut  suivre  les 
Smith. 

—  Sauf  meilleur  avis,  répliqua  Grelot;  nous  allons 
à  Melbourne  qui  est  une  belle  ville,  où  je  ne  suis  pas 
fâché  de  passer  une  nuit  ou  deux  pour  tâter  un  peu  les 
plaisirs  de  la  civilisation,  avant  de  piquer  une  nouvelle 
tête  dans  la  sauvagerie. 

—  Pourquoi  à  Melbourne  ?  demanda  Mornaix. 

—  Parce  que  j'ai  cassé  plus  de  vaisselle  à  l'Oiseau- 
Jaune  que  je  n'eu  ai  lavé,  monsieur  le  comte.  Il  y  a  là 
une  manière  de  dame  qui  sent  son  bal  Musard  d'un 
quart  de  lieue  :  la  femme  du  landlord,  la  vicomtesse 
Fanfare,  comme  ils  l'appelent 

—  Fanfare  !  répéta  pour  la  seconde  fois  Roger. 

— Mon  notaire  connaît  ce  nom-lk,  c'est  sûr,  reprit 
Grelot.  Quelque  souvenir  de  Paris.  C'est  drôle  comme 
ça  voyage,  ces  particulières.  Moi,  je  les  estime:  elles 
m'attirent,  quoi!  J'ai  donc  été  un  peu  voir  celle-là  par 
le  trou  de  la  serrure,  c'est-à-dire  en  soulevant  un  brin 
la  toile  de  sa  tente.  Elle  n'est  pas  mal,  quoique  un  peu 
endommagée  par  les  injures  du  temps.... 

—  Au  fait  !  dit  Mornaix. 

—  Est-ce  que  vous  êtes  pressé,  monsieur  le  comte? 
demanda  paisiblement  Grelot.  Nous  tournons  le  dos  à 
Melbourne  et  la  route  est  longue  d'ici  là.  Nous  avons 
bien  le  temps  de  causer.  Où  allons-nous,  pour  le 
présent? 

—  Au  campement  des  Allemands,  à  Mulhausen, 
répondit  Mornaix,  pour  perdre  la  trace  de  nos  che- 
vaux. 

—  Je  m'en  doutais  et  c'est  fort  bien  imaginé.  Vous 
êtes  toujours  ferré  à  glace  sur  ces  machines-là,  mon- 
sieur le  comte.  Va  pour  le  campement  desmeinherr! 


ROGER  BOXTEMPS.  233 

—  Pendant  ce  temps,  dit  Roger,  les  Smith  peuvent 
bien  nous  échaper.... 

—  Pas  de  cheveaux  I  répliqua  laconiquement  le  Mal- 
gache. 

—  Certes,  certes,  fit  Grelot  non  sans  un  léger  con- 
tentement de  lui-même,  les  bouchons  de  paille  avaient 
du  bon. 

—  Nous  ne  t'avons  pas  encore  remercié,  l'in- 
terrompit Mornaix ,  qui  ralentit  l'allure  de  son 
cheval.     . 

—  Allons  donc  !  à  votre  service  !  J'espère  pincer 
bien  d'autres  mazurkas  avant  mon  décès,  mes  bons 
maîtres.  Seulement,  quant  à  la  question  des  chevaux, 
dont  les  Smith  sont  momentanément  privés,  je  vous 
fais  observer  que  l'escorte  de  Bendigo  à  Melbourne 
doit  passer  demain  matin  à  Yellow-Bird. 

—  C'est  vrai,  murmura  le  Malgache.  Ce  pauvre  dia- 
ble d'Irlandais  a  dit  cela. 

—  Celui-là  nous  a  donné  une  bouchée  de  pain,  fit 
observer  Mornaix.  Il  faut  qu'il  arrive  sain  et  sauf  à 
la  mer. 

—  Convenu,  monsieur  le  comte,  quoique  nous  ayons 
assez  de  nos  propres  affaires.  '\'oulez-vouS  avoir  l'obli- 
geance de  me  laisser  dire  ce  que  j'ai  vu  et  entendu 
dans  le  boudoir  de  Mme  Fanfare  ? 

—  On  t'écoute,  damné  bavard. 

—  Yoilà  donc  la  récompense  de  mes  longs  et  signa- 
lés services!...  »  commença  Grelot. 

Mais  Roger  l'interrompit  pour  demander  : 
«  Gomment  est-elle  faite,  petit,  ta  vicomtesse  Fan- 
fare? 

—  Robe  de  soie  écossaise,  répondit  le  gamin,  che- 
veux à  la  chien,  dernière  mode  du  faubourg  Saint-Ger- 
main, crinoline  en  cloche  à  melon,  vingt  cinq  sous  de 


234  ROGER  BONTEMPS. 

rouge  et  de  blanc,  dix  centimes  de  noir  de  fumée  sous 
les  cils. 

—  Ses  traits?  insista  Roger. 

—  Patron ,  elles  se  font  des  têtes ,  vous  savez  bien^ 
Voilà  le  signalement  exact  :  nez  du  Prado,  bouche  des 
Délassements-Comiques,  yeux  du  concert  des  Champs- 
Elysées.  Si  vous  avez  connu  une  Fanfare ,  c'est  votre 
Fanfare,  ma  parole  d'honneur  sacrée! 

—  Dire  que,  quand  il  le  faut,  un  perroquet  pareil 
devient  un  homme  !  admira  le  Malgache. 

—  Merci;  j'arrive  au  fait.  Quand  je  glissai  un  re- 
gard indiscret  à  l'intérieur  du  boudoir,  la  Parisienne 
était  en  tête-à-têle  avec  Jonathan  Smilh.  » 

Tout  le  monde  devint  aussitôt  attentif. 
«  Voilà  ce  que  je  voulais  vous  dire  depuis  une  demi- 
heure,  reprit  Grelot. 

—  A-t-il  été  question  de  Naranja?  demanda  vive- 
ment Mornaix. 

—  Oui  et  non.  Il  a  été  question  surtout  d'une  au- 
tre personne,  mais  c'était  par  rapport  à  la  senorita. 
Il  ne  faut  pas  vous  faire  de  chagrin,  seigneur  comte. 
Maintenant  que  nous  voilà  réunis,  je  parierais  un 
souper  à  discrétion  chez  Philippe  que  nous  aurons 
notre  chère  petite  comtesse,...  pourvu  qu'il  ne  soit 
rien  arrivé  pour  casser  notre  pacte,  tontefois.  Mon 
notaire,  et  vous, "Malgache,  ça  va  toujours  à  la  vie,  à 
la  mort  pour  la  comtesse,  n'est-ce  pas? 

—  Caraï  !  répondit  seulementMiguel.  C'est  ma  sœur!  » 
Et  Roger  ajouta  : 

«  J'ai  fait  un  voyage  assez  désagréable  pour  qu'on 
ne  m'adresse  pas  de  ces  bêtes  de  questions  1  » 

Mornaix  serra  les  mains  de  Miguel  et  de  Roger, 
mais  il  arrêta  court  son  cheval  pour  embrasser  le  ga- 
min de  Paris  sur  les  deux  joues. 


ROGER  BONTEMPS.  235 

«  N'empêche,  dit  celui-ci,  cachant  sous  un  rire  mo- 
queur son  orgueil  et  son  émotion,  n'empêche  que  si 
vous  en  faisiez  autant  à  la  vicomtesse  Fanfare,  mon- 
sieur le  comte,  il  vous  en  resterait  aux  lèvres  de  toutes 
les  couleurs.  Allons  au  pas,  si  vous  voulez,  mais 
marchons  :  les  rassemblements  sont  défendus.  Je  di- 
sais donc  que  j'allais  vous  donner  un  petit  coup  sur  le 
cœur,  monsieur  le  comte.  Le  Jonathan  est  amoureux, 
mais  là,  en  grand  !  La  senorita  fait  de  lui  tout  ce  qu'elle 
veut.  On  ne  la  torture  pas,  Dieu  merci,  non,  bien 
loin  de  là!  Elle  n'a  pas  dit  un  mot  du  secret,  à  la 
grande  colère  de  Sam  et  de  Tom,  qui  ne  sont  pas 
amoureux  et  qui  commencent  à  murmurer  contre  leur 
jeune  frère. 

—  C'est  un  grave  danger,  cela!  murmura  Mornai^. 

—  Savoir  1  Jonathan  les  domine.  La  chose  claire, 
c'est  qu'ils  n'en  savent  pas  plus  long  que  le  premier 
jour.  Ils  se  sont  orientés  à  leur  manière  ;  ils  ont  acheté 
du  gouvernement  je  ne  sais  combien  de  mètres  carrés 
dans  le  Rodney.  Peut-être  le  pot-aux-roses  est-il  dans 
leur  propriété.... 

—  Il  y  est,  »  l'interrompit  ici  Roger  d'un  ton  pé- 
remptoire. 

Chacun  le  regarda,  étonné. 

«  Ah  !  bah  !  fit  Grelot.  Il  y  est  ! 

—  Gomment  sais-tu  cela,  demanda  Mornaix. 

—  Je  sais  cela,  répondit  simplement  Roger,  parce 
que  je  l'ai  trouvé  par  hasard,  votre  pot-aux-roses.  J'ai 
dormi  dans  le  trou  où  est  la  tonne  de  poudre  d'or.  » 

Le  bruit  de  la  marche  cessa  et  il  y  eut  un  profond 
silence. 

Assurément,  chacun  de  ceux  qui  étaient  là  et  qui  ve- 
naient d'entendre  les  paroles  de  Roger,  croyait  à  l'exis- 
tence de  la  tonne  d'or.  La  tonne  d'or  était,  depuis  plus 


236  ROGER  BONTEMPS. 

d'une  année,  le  centre  de  leurs  efforts,  le  mobile  de 
leurs  actions. 

Et  cependant,  ils  restèrent  abasourdis,  comme  si  l'un 
de  leurs  quatre  chevaux  eût  tout  à  coup  pris  la  pa- 
role, 

«  Garamba  !  grommela  Miguel,  ces  gens  de  Paris 
plaisantent  souvent  ! 

—  Parles-tu  sérieusement,  copin  ?  »  demanda  Mor- 
naix  d'un  ton  insinuant. 
Et  Grelot: 

<t  Ah  çà  !  ah  çà  !  Patron,  pas  de  bêtises  !  La  tonne 
d'or  n'est  donc  pas  une  balançoire  du  vieux  mauri- 
caud  !  une  illusion  !  une  chimère  !  un  point  de  départ 
de  mélodrame,  une  romance  à  dormir  debout!  Nom 
d'une  pipe  !  ce  serait  drôle  tout  de  même  si  la  tonne 
d'or  existait  en  chair  et  en  os,  comme  vous  et  moi,  un 
clampin  et  un  notaire  !  » 

Roger  les  regarda  tous  les  trois  tour  à  tour  d'un  air 
sérieusement  indigné. 

Œ  Vous  n'étiez  donc  pas  sûrs,  malheureux  !  s'écria- 
t-il.  Robert!  c'est  à  toi  que  je  parle!  Quand  tu  m'as 
empêché  d'aller  k  mon  rendez-vous  chez  maître  Pié- 
daniel  !....  v 

Un  franc  et  bruyant  éclat  de  rire  l'interrompit, 
éveillant  au  loin  les  échos  de  la  forêt. 

«  C'est  bien  !  dit  Roger  avec  rancune.  Vous  saviez 
l'aversion  que  j'avais  pour  les  aventures  !  Vous  m'avez 
plongé  dans  un  fouillis  d'embarras  et  de  périls  auxquels 
mon  éducation  première  ne  me  préparait  pas  du  tout... 
au  contraire  !  Vous  m'avez  fait  manquer  une  superbe 
occasion,  car  on  aurait  peut-être  pu  se  dispenser  d'é- 
pouser Mlle  Eudoxie  et  acheter  l'étude  à  tempérament. 
Tout  cela  pour  courir  après  des  millions  qui,  pour 
vous-mêmes,  étaient  dans  la  lune.... 


ROGER  BONTEMPS.  237 

—  Voyons,  voulut  l'interrompre  Mornaix,  Roger, 
mon  bon  Roger,  explique-toi. 

—  Si  nous  étions  encore  sur  le  boulevard,  répondit 
Roger  qui  lâcha,  je  crois,  un  juron  d'officier,  je  vous 
brûlerais  la  politesse  !  Voilà  plus  d'un  an  que  je  n'ai 
vu  Nannon  à  cause  de  vous.  Nannon  vaut  bien  Mme  la 
comtesse,  je  suppose  1 

—  Nannon  n'est  pas  en  péril....  dit  Mornaix. 

—  Qu'en  sais-tu?  Il  a  passé  de  l'eau  sous  le  pont  de- 
puis mon  départ.  Ah  !  vous  ne  croyiez  pas  à  la  tonne 
d'or!  Tenez!  C'est  ignoble!  ^ 

Mornaix  essaya  de  lui  prendre  la  main,  mais  il  poussa 
son  cheval  et  se  tint  à  distance. 

«  C'est  tout  de  même  drôle,  reprit  Grelot,  que  les 
notaires  ça  ne  peut  pas  comprendre  la  pensée  des  per- 
sonnes plus  ou  moins  artistes.  Eh  bien  !  c'est  vrai,  là  ! 
On  croyait  dur  comme  fer  !  on  se  serait  fait  hacher 
plus  menu  que  chair  à  saucisse,  quoi  !  pour  soutenir 
son  opinion  que  la  tonne  d'or  y  était,  mais  l'idée  qu'un 
quelqu'un  l'a  vue  et  touchée  vous  procure  tout  de  même 
la  berlue....  Écoutez,  patron!  Vous  croyez  au  diable, 
pas  vrai?  Eh  bien  !  si  je  vous  disais  que  j'ai  vu  ses 
cornes....  mais  bah!  il  boude.  Revenons  à  nos  mou- 
tons, qui  est  la  vicomtesse  Fanfare  et  les  Smith.  La 
preuve  que  le  Jonathan  est  amoureux,  c'est  que  l'esprit 
lui  a  poussé.  Il  est  devenu  délicat,  galant  et  adroit. 
Devinez  pourquoi  il  endoctrinait  la  vicomtesse  Fan- 
fare ?  » 

Une  seule  chose  était  capable  de  distraire  Mornaix 
de  la  révélation  inachevée  de  Roger,  qui  éperonnait  sa 
curiosité  plus  que  nous  ne  saurions  dire. 

C'était  Naranja.  Mais  il  faut  avouer  que  Naranja 
l'occupait  bien  autrement  que  la  tonne  d'or. 

Il  était  donc  tout  entier  au  récit  de  Grelot,  et  c'est  à 


238  ROGER  BONTEMPS. 

peine  si  ses  yeux  se  portaient  parfois  vers  Roger  qui 
marchait  à  l'écart. 

Miguel  s'occupait  aussi  beaucoup  de  Naranja, 
mais  la  pensée  de  la  tonne  d'or  le  sollicitait  terrible- 
ment. 

Sans  faire  semblant  de  rien,  il  s'approcha  de  Roger 
et  lui  dit  : 

a  Gomme  ça,  monsieur  de  Lavaur,  vous  avez  eu  la 
chance  de  tomber  dessus  ? 

—  Tomber  dessus,  c'est  le  mot,  répondit  notre  ami 
avec  mauvaise  humeur. 

—  Je  vous  serais  bien  obligé,  monsieur  de  Lavaur, 
si  vous  vouliez  me  raconter....  » 

Roger  l'interrompit  par  un  juron  qui  n'était  même 
plus  d'officier,  et  ajouta  : 

Œ  Allez  au  diable  !  » 

Le  Malgache  porta  la  main  à  son  couteau,  mais  il  se 
contint,  en  considération  de  la  tonne  d'or. 

«  Je  vous  le  donnerais  en  mille  que  vous  ne  devine- 
riez pas,  monsieur  le  comte,  poursuivait  cependant 
Grelot.  J'aime  mieux  vous  le  dire  :  Jonathan  est  venu 
à  Yellow-Bird  chercher  une  dame  de  compagnie  pour 
la  senorita. 

—  Une  dame  de  compagnie  1  répéta  Mornaix. 

—  Dame  ou  demoiselle,  ça  ne  lui  fait  rien ,  reprit 
Grelot.  Ce  qu'il  faut,  c'est  une  amusette.  La  seiïorita 
s'ennuie,  preuve  qu'elle  est  traitée  supérieurement. 

—  Gomment  cela? 

—  Voilà  Jes  femmes  ne  s'ennuient  que  quand  on 
leur  donne  tout,  excepté  l'objet  même  de  leur  dé- 
sir. La  seiïorita  n'est  pas  heureuse,  puisqu'elle  ne 
vous  a  pas,...  mais  elle  s'ennuie,  donc  elle  est  tran- 
quille. » 

Mornaix  réfléchissait. 


ROGER  BONTEMPS.  239 

«  On  connaît  le  sexe  un  petit  peu,  continua  Grelot 
d'un  air  fat.  On  a  lu  d'autres  opuscules  que  la  Bible 
anabaptiste.  Maintenant,  je  ne  voudrais  pas  jurer 
que  le  Jonathan  n'ait  pas  voulu  faire  d'une  pierre 
deux  coups.  Ces  sauvages-là  ont  des  diablesses  d'idées 
quand  il  s'agit  d'en  venir  à  leurs  fins.  Le  Jonathan 
pensait  peut-être  qu'en  mettant  auprès  de  Naranja  une 
coquine  qui  aurait  le  fil  et  qui  se  faufilerait  dans  sa  con- 
fiance.... » 

Mornaix  pâlit  et  murmura  : 

«  Naranja  n'est  qu'une  pauvre  enfant! 

—  Et  une  enfant  mexicaine,  »  ajouta  Grelot. 

Les  chevaux  de  la  petite  caravane  avaient  repris  le 
trot.  Roger  allait  le  premier,  boudant  toujours  du  meil- 
leur de  son  cœur;  le  Malgache  le  suivait  à  dix  pas 
de  distance,  cherchant  im  moyen  de  le  faire  parler; 
à  dix  autres  pas,  Mornaix  et  Grelot  marchaient  côte  à 
côte. 

«  Dis-moi  positivement  ce  qui  s'est  passé  entre 
Jonathan  Smith  et  cette  femme,  ordonna  Mornaix.  J'ai 
besoin  de  tout  savoir  pour  fixer  mon  jugement. 

—  Quand  je  vous  aurai  tout  dit ,  vous  n'en  saurez 
pas  très-long,  monsieur  le  comte,  répliqua  Grelot,  mais 
enfin,je  suis  à  votre  service.  Jonathan  a  parlé  d'un  bon 
prix  ;  la  Fanfare,  qui  a  traîné  longtemps  par  les  rues 
de  Melbourne,  et  qui  a  toute  sorte  de  monde  dans  sa 
manche,  a  réfléchi  un  petit  peu  et  lui  a  dit  :  «  J'ai  votre 
affaire .  »  H  a  voulu  des  détails.  Elle  lui  a  fait  le  por- 
trait d'une  particulière,  probablement  de  même  farine 
qu'elle,  mais  plus  jeune,  beaucoup  plus  jeune,  et  qui 
n'en  est  pas  encore  à  épouser  son  Oiseau-Jaune.  Ça 
vient  de  Paris,  où  ça  a  éprouvé  sans  doute  quelque  dé- 
sagrément. Ça  perçait  à  l'horizon  du  pays  latin  quand 
Fanfare  avait  déjà  tous  ses  chevrons.  C'était  fleuriste 


240  ROGER  BONTEMPS. 

de  son  état,  comme  Fanfare,  et  ça  demeurait  dans  la 
même  maison  que  Fanfare,  quartier  du  Luxembourg, 
premier  étage  au-dessous  de  la  pluie....  » 

Pendant  ces  dernières  paroles,  l'ordre  de  marche 
s'était  sensiblement  modifié.  Roger  avait  ralenti  brus- 
quement le  pas  de  son  cheval,  forçant  ainsi  Miguel  qui 
suivait  la  même  ligne  à  l'imiter  :  de  sorte  que  nos  quatre 
compagnons  se  trouvaient  encore  réunis  en  un  seul 
groupe. 

Il  était  aux  environs  de  minuit.  Leur  étape  se  conti- 
nuait depuis  un  peu  plus  de  trois  heures.  Pendant  la 
seconde  moitié  de  ce  temps,  ils  avaient  traversé  un 
très-riche  pays,  cultivé  par  places.  Ils  avaient  pu 
compter  au  moins  une  demi-douzaine  de  stations  aux 
hurlements  lointains  des  chiens  de  squatters  qui  éven- 
taient et  saluaient  leur  passage. 

Le  campement  de  Mulhausen  ne  devait  pas  être 
éloigné  désormais. 

Au  moment  où  maître  Grelot,  peu  soucieux  d'avoir 
deux  auditeurs  de  plus,  ouvrait  la  bouche  pour  conti- 
nuer le  panégyrique  de  la  future  dame  de  compagnie  de 
Naranja,  Roger  lui  dit  brusquement  : 

oc  Toi,  on  te  prie  de  te  taire  ! 

—  Est-ce  que  vous  connaissez  aussi  la  demoiselle, 
patron  ?  »  demanda  le  gamin. 

Et  comme  Roger  ne  répondait  pas,  il  ajouta  : 

a  Ce  nom  de  Fanfare  vous  rappelait  déjà  d'agréables 

souvenirs.  On  menait  donc  une  vie  d'enragé  chez  maître 

Piédaniel  ? 

—  Tais-toi,  fît  Mornaix.  Roger  a  quelque  chose  à 
nous  dire.  » 

Miguel  se  prit  à  siffler  un  boléro.  A  son  sens,  la 
conversation  s'écartait  déplorablement  de  la  tonne 
d'or. 


ROGER  BONTEMPS.  241 

Roger  restait  pensif. 

«  Gonnais-tu  vraiment  cette  jeune  fille  dont  nous 
parlions?  »  demanda  Mornaix. 

Roger  répondit  : 

«  Je  n'ai  jamais  souhaité  qu'une  chose  :  vivre  tran- 
quille. Vous  croyez  peut-être  que  je  m'habitue  aux 
aventures  ?  Pas  le  moins  du  monde.  On  ne  s'habitue 
pas  à  ce  qu'on  hait.  J'ai  eu  une  tante  qui,  après  trente- 
trois  ans  de  mariage....  mais  ce  sont  des  affaires  de  fa- 
mille. Eh  bien  !  autant  je  déteste  les  aventures,  autant 
les  aventures  m'idolâtrent.  Elles  me  suivent,  elles  m'en- 
tourent, elles  me  cajolent.  Voyez  combien  il  y  en  avait 
d'échelonnées  sur  mon  chemin,  là-bas,  à  Paris,  de- 
puis le  logis  de  Nannon  jusqu'à  l'appartement  de 
maître  Piédaniel  !  J'ai  eu  un  mouvement  de  mauvaise 
humeur  quand  j'ai  découvert,  tout  à  l'heure,  que 
vous  n'étiez  pas  convaincus  de  l'existence  de  la  tonne 
d'or.... 

—  C'est  ça,  s'écria  Miguel.  Parlons  de  la  tonne 
d'or  !  » 

Roger  haussa  les  épaules. 

«  Je  suis  ici  pour  Naranja,  dit-il,  rien  que  pour  Na- 
ranja!  La  tonne  d'or  ne  m  aurait  pas  fait  aller  jusqu'à 
Saint- Denis  autrefois.  Maintenant  j'y  vois  un  moyen 
de  payer  comptant  mon  étude;  mais  la  tonne  d'or 
est  loin,  et  du  diable  si  nous  n'en  sommes  pas  séparés 
par  des  milliasses  d'aventures!  Convenons  de  nos 
faits..,, 

—  Stipulons,  patron,  hasarda  Grelot. 

—  Stipulons,  répéta  gravement  Roger.  J'ai  suivi  mon 
meilleur  ami  au  bout  du  monde  pour  l'aider  à  retrou- 
ver sa  femme....  » 

Mornaix  lui  serra  la  main. 

«  J'ai  cru,  en  faisant  cela,  continua  Roger,  mettre  le 

IG 


242  ROGER  BONTEMPS. 

monde  entre  moi  et  la  femme  que  j'aime.  Je  comptais 
sans  les  aventures.  Le  diamètre  du  globe  n'est  rien 
pour  les  aventures — 

—  Je  veux  être  notaire,  murmura  Grelot^  si  je  com- 
prends un  mot  à  ce  galimatias  ! 

—  Il  est  possible  que  je  m'exprime  mal,  répliqua 
Roger  dont  la  voix  trahissait  une  émotion  à  grand'peine 
contenue.  Voilà  ce  que  je  veux  dire  :  Si  par  hasard 
l'intérêt  de  celle  que  j'aime  venait  à  la  traverse  de  l'in- 
térêt de  Naranja.... 

—  En  passant  pas  le  diamètre  du  globe  ?...  »  l'in- 
terrompit Grelot. 

Mornaix  prononça  impérieusement  : 

«  Silence  !  » 

Puis  il  ajouta  : 

«  Roger  suppose  que  sa  fiancée  est  en  Australie. 

—  Bah!  fit  Grelot,  pas  possible l 

—  Demonios  !  gronda  Miguel,  nous  avions  pourtant 
assez  d'une  femme  !  » 

Roger  essuya  son  front  baigné  de  sueur. 

«  Je  ne  suppose  pas,  dit-il,  je  suis  à  peu  près  sûr. 
Quand  je  vous  ai  rencontrés,  ce  soir,  j'étais  en  route 
pour  aller  la  rejoindre  à  Melbourne.  Mais  il  est  écrit 
qu'en  travers  de  tout  chemin  que  je  prendrai  il  y 
aura  une  aventure  !  Dieu  sait  pourtant  que  je  n'en  avais 
pas  manqué  les  jours  précédents.  C'est  un  fait  exprès, 
une  persécution,  une  malédiction  !  Il  y  a  des  gens  qui 
cherchent  des  aventures,  c'est  connu,  ils  n'en  trouvent 
pas.  Je  crois  bien  !  j'en  fais  collection  :  c'est  moi  qui  les 
ai  toutes  !  » 

Mornaix  sourit  ert  dit  : 

«  Tu  ne  regrettes  pourtant  pas  de  nous  avoir  ^àûvé 
la  vie,  je  pense.  » 

Comme  Roger  allait  répondre,  des  aboiements  de 


ROGER  BONTEMPS.  243 

chiens  se  firent  entendre  au  travers  des  arbres  qui 
allaient  s'éclaircissant.  Ce  n'ëlaient  plus  quelques  hur- 
lements isolés,  mais  un  véritable  concert,  annonçant  le 
camp  allemand. 

Mornaix  commanda  de  faire  halte  et  donna  ses  in- 
structions. Il  s'agissait,  nous  le  savons,  de  perdre  les 
traces,  dans  le  cas  peu  probable  d'une  poursuite.  Nos 
compagnons  étaient  venus  en  ce  lieu  expressément 
pour  cela. 

Ils  se  séparèrent  et  marchèrent  un  à  un,  abordant 
le  camp  par  quatre  côtés  différents.  On  n'y  voyait  plus 
une  seule  l'imière,  mais  beaucoup  de  gens  faisaient 
bonne  garde  à  l'intérieur  des  tentes,  éveillés  sans  doute 
par  le  tapage  des  chiens,  car  on  pouvait  ouïr,  au  travers 
de  la  tuile,  le  bruit  sec  des  batteries  de  pistolets  qu'on 
relevait. 

Deux  ou  trois  voix  même  crièrent  :  «  Qui  vive  !  »  en 
allemand. 

La  lune  éclairait  cette  agglomération  de  tentes,  pi- 
quées avec  ordre  et  formant  des  rues*  bien  alignées. 
Quelques-unes  avaient  de  petits  jardins.  Partout  le  bon 
Allemand  porte  l'amour  du  chez  soi. 

Autant  qu'ils  le  peuvent,  ces  émigrés  de  la  vieille 
Germanie,  séparés  de  leur  pays  par  un  espace  immense, 
forment  un  peuple  à  part  et  se  refont  une  petite  Alle- 
magne. Ils  sont  tranquilles,  laborieux,  honnêtes.  Ils 
cultivent  des  fleurs,  ils  fabriquent  de  la  bière,  et  vont 
chantant  au  large  écho  du  bush  la  monotone  et  belle 
harmonie  de  leurs  hymnes  patriotiques. 

Mornaix  et  ses  compagnons  passèrent  et  repassèrent 
plusieurs  fois  par  les  rues  du  campement,  sachant 
que  les  empreintes  du  pied  de  leurs  chevaux  se  mê- 
leraient aux  traces  déjà  marquées  en  tous  sens  sur 
cette  terre  battue  ;  puis  ils  sortirent  comme  ils  étaient 


244  ROGER  BONTEMPS. 

entrés,  par  quatre  côtés  différents ,  et  se  réunirent 
après  un  long  circuit  en  faisant  marcher  leurs  bêtes  à 
reculons. 

Grelot  revint  le  dernier  et  prit  la  queue  de  la  cara- 
vane. Il  y  avait  un  objet  informe  sur  la  croupe  de  sou 
cheval. 

Ils  reprirent  leur  course  au  galop.  Leur  direction 
nouvelle  formait  un  angle  aigu  avec  le  chemin  qu'ils 
venaient  de  parcourir,  le  plan  de  Mornaix  étant 
de  rejoindre  la  route  de  Bendigo  à  Melbourne,  à 
quelques  lieues  au-dessous  des  mines  de  Yoliow- 
Bird. 

«  Est-ce  que  Leurs  Seigneuries  ne  mangeraient  pas 
bien  un  morceau?  demanda  tout  à  coup  Grelot. 

—  Garamba!  gronda  le  Malgache,  j'y  songeais. 
Nous  n'avons  eu  qu'une  bouchée  des  restes  de  cet 
Irlandais....  et  tout  en  soupant,  ce  bon  M.  de  Lavaur 
pourrait  bien  dire  un  mot  de  la  tonne  de  poudre 
d'or. 

—  J'y  songeais  aussi,  moi,  dit  Roger  avec  mélanco- 
lie. Les  restaurants  du  boulevard  sont  encore  ouverts 
à  l'heure  qu'il  est.... 

—  On  sort  de  l'Opéra,  l'interrompit  Mornaix  en 
riant.  Mais,  à  moins  que  tu  n'aies  fait  fortune,  Gopin, 
nous  n'aurions  pas  entre  nous  quatre  de  quoi  nous  in- 
viter au  Café-Anglais. 

—  J'ai  sur  moi,  dit  Roger  qui  poussa  un  profond 
soupir,  et  je  vous  prie  de  ci'oire  que  c'est  fort  incom- 
mode à  voilurer,  une  soixantaine  de  mille  francs  en 
poudre  d'or  et  en  diverses  monnaies.  » 

Tous  les  chevaux  se  cabrèrent  aux  soubresauts  qui 
secouèrent  leurs  cavaliers.  Ce  soir,  Roger  était 
l'homme  aux  surprises.  De  sa  voix  dolente  et  décou- 
ragée, il  vous  annonçait  des  choses  énormes. 


ROGER  BONTEMPS.  245 

Une  formidable  acclamation  suivit  ses  dernières  pa- 
roles. 

«  Soixante  mille  francs!  répéta  Mornaix  littérale- 
ment abasourdi. 

—  Soixante  mille  francs,  caraï  ! 

—  En  or  et  en  diverses  monnaies!  chanta  Grelot. 
Pauvre  notaire  ! 

—  C'est  de  quoi  souper  par  tous  les  pays  ! 

—  Même  au  Palais-Royal  ! 

—  J'en  donnerais  bien  deux  ou  trois  mille  sur  ma 
part,  reprit  Roger,  car  nous  allons  faire  les  parts,  ca- 
marades, c'est  trop  lourd  à  porter  pour  un  homme 
seul  :  et  d'ailleurs,  toute  la  poudre  d'or  est  à  Robert, 
puisque  je  l'ai  prise  dans  sa  tonne  :  je  donnerais  bien 
une  ou  deux  poignées  de  louis,  de  bon  cœur,  pour  avoir 
les  coudes  sur  la  table,  devant  un  honnête  souper,  afin 
de  vous  dire  mou  histoire  et  d'écouter  les  vôtres.  Nous 
avons  besoin  de  cela. 

—  Du  souper,  oui,  opina  Miguel. 

—  Et  des  histoires,  rectifia  Mornaix.  Il  faut  que 
nous  sachions  à  quoi  nous  en  tenir  et  que  notre  plan 
soit  net  et  clair  avant  le  lever  du  soleil. 

—  Un  restaurant,  s'il  vous  plaît,  ô  mon  Dieu  !  »  in- 
tercéda Grelot  d'un  accent  pathétique. 

Un  magnifique  caramba  ronfla  dans  la  gorge  de 
Malgache. 

«  Attendez!  »  dit-il  en  arrêtant  son  cheval  tout 
court. 

Ils  étaient  au  centre  d'une  assez  large  clairière, 
plantée  çà  et  là  de  quelques  grands  banksias  aux 
troncs  géants,  aux  délicates  feuillées.  Dans  cette  im- 
mense forêt,  tantôt  taillis,  tantôt  futaie,  qu'on  nomme 
le  hush  en  Australie,  on  peut  rencontrer  en  un  jour 
vingt  clairières  qui  se  ressemblent,  mais  un  bouquet  de 


246  ROGER  BONTEMPS. 

gommiers  morts  et  gardant  seulement  leurs  grosses 
branches  donnaient  à  celle-ci  une  physionomie  parti- 
culière. De  loin,  aux  lueurs  nocturnes  qui  portaient 
nettement  les  ombres  sur  le  sol  sablonneux  et  blanc, 
c'était  comme  une  fîère  colonnade  surmontée  d'arceaux 
brisés. 

«  Je  connais  cet  endroit,  reprit  le  Malgache  après 
s'être  orienté.  Nous  sommes  à  cinq  cents  pas  de  l'an- 
cien campement  de  Breslaw,  et  c'est  ici  que  j'ai  dé- 
pensé avant-hier  mon  dernier  dollar.  Nous  aurons  le 
restaurant,  c'est-à-dire  la  table,  les  escabeaux  et  le  vin, 
demonios!  de  bon  vin  même,  je  l'ai  goûté,  j'en  puis 
parler,  mais  quant  aux  vivres.... 

—  Y  a-t-il  du  pain  ?  demanda  Grelot. 

—  Il  y  a  de  la  farine,  et  le  vieux  Géorgie  vous  cuit 
une  tortilla  comme  s'il  eût  passé  sa  vie  au  Mexique. 
C'est  un  ancien  cuisinier  de  la  marine  royale. 

—  Bravo  !  s'écria  Grelot  qni  battit  des  mains.  Nous 
allons  lui  commander  deux  gigots  à  l'ail  et  quatre 
poulets  marengo. 

—  Il  faut  pour  cela  du  mouton,  dit  Momaix. 

—  Et  de  la  volaille,  ajouta  Roger. 

—  Nada!  »  fit  Miguel  en  secouant  la  tête  tristement. 
Au  Mexique,  nada  veut  dire  néant. 

Depuis   le  départ  du  camp  allemand  Grelot  était 
resté  constamment  en  arrière. 
«  Écoutez!  »  fit -il. 
On  entendit  bêler  un  mouton,  puis  glousser  des 

poules. 

Mais  Grelot  avait  tous  les  talents.  Ses  compagnons 
ne  furent  point  persuadés. 

«  Si  seulement  on  pouvait  te  mettre  à  la  broche  ou 
au  pot!  »  gronda  Miguel  qui  aiguisait  ses  longues 
dents  à  la  pensée  du  gigot  et  de  la  fricassée. 


ROGER  BONTEMPS.  247 

Derrière  le  groupe  des  gommiers  morts,  un  petit 
sentier  battu  s'enfonçait  sous  bois.  Le  Malgache  s'y 
engagea  le  premier.  Au  bout  de  cinq  minutes,  il  s'ar- 
rêta devant  une  masure  carrée,  bâtie  en  pans  de  bois 
reliés  par  de  la  terre  battue. 

n  Apporte  le  mouton  et  les  poules,  maître  Grelot, 
dit-il,  voici  la  cuisine.  » 

Le  trot  du  gamin  de  Paris  se  hâta  sous  bois,  et  l'on 
vit  bientôt  paraître  son  cheval  dans  un  rayon  de  lune 
que  laissait  passer  le  clair  feuillage  des  banksias. 

a  Voilà!  voilà!  »  dit-il  de  ce  ton  particulier  aux  gar- 
çons des  gargotes  parisiennes. 

Il  sauta  à  terre  au  moment  où  Miguel  heurtait  à  la 
porte  delà  masure. 

Puis,  démaillottant  cet  objet  que  nous  avons  remar- 
qué sur  la  croupe  de  son  cheval,  il  jeta  aux  pieds  de 
nos  amis  un  mouton  et  quatre  belles  poules  vivantes, 
achevant  du  même  ton  : 

«  Gigots  demandés,  deux!  Poulets  marengo,  qua- 
tre !  Servez  !  » 


Qj^^^i:::^ 


248  ROGER  BONTEMPS. 


VII 


Un  restaurant  dans  le  bush. 


La  vue  de  ces  miraculeuses  provisions  excita  de  vé- 
ritables transports.  La  joie  du  Malgache  le  porta  k 
jurer  par  les  Sept-Plaies.  Mornaix  et  Roger  battirent 
chacun  un  entrechat,  malgré  la  gravité  de  leurs  carac- 
tères et  l'état  sentimental  de  leurs  cœurs.  On  fit  un  tin- 
tamarre diabolique  à  la  porte  de  la  cabane,  derrière  la- 
quelle les  aboiements  d'un  gros  chien  retentirent. 

Grelot  avait  utilisé  son  passage  au  travers  du  camp 
allemand.  Au  point  de  vue  de  la  stricte  morale,  rien 
n'excuse  cette  action.  Il  l'expliqua  en  disant  que  les 
chiens  lui  avaient  rompu  les  oreilles  et  qu'il  avait  voulu 
les  faire  aboyer  pour  quelque  chose. 

Un  who's  there  (qui  vive),  sensiblement  écossais, 
gronda  derrière  lésais  encore  solides  de  la  vieille  porte, 
dont  les  fentes  laissaient  sourdre  des  lueurs.  Miguel 
répondit  : 

Œ  C'est  moi,  vieux  Géorgie,  moi  qui  ai  dépensé  un 
dollar  chûz  vous.  » 

On  ne  dépensait  pas  souvent,  paraîtrait-il,  des  dollars 
chez  le  vieux  Géorgie,  car  il  ouvrit  la  porte  tout  de 
suite. 

Nos  amis  virent  alors,  sur  le  seuil  surélevé  de  trois 
marches  en  bois  vermoulu,  un  vieil  homme  osseux  et 


ROGER  BONTEMPS.  249 

carré,  quoiqu'il  fût  d'une  maigfreur  effrayante.  Il  était 
vêtu  de  haillons  qui  avaient  été  un  costume  européen, 
mais  qui  ne  conservaient  aucune  forme.  Par-dessus 
ces  lambeaux,  il  portait  un  manteau  de  fourrures  d'o- 
possum à  capuchon  et  assez  ample  pour  servir  de  ('.ou- 
verture. 

Au  campement  de  Yellow-Bird,  il  aurait  eu  deux 
habillements  complets  de  mineur  pour  ce  manteau. 
C'était  son  seul  luxe,  avec  le  chien  géant  qui  rampait 
à  ses  pieds. 

Sous  une  vaste  chevelure  chinée  de  blanc  et  de  roux, 
le  vieil  homme  avait  une  longue  figure,  creusée  aux 
joues  et  relevée  en  triangle  par  la  saillie  exagérée  de 
deux  pommettes  pointues.  L'expression  de  son  visage 
était  une  apathie  douce  et  triste. 

Quand  il  eut  compté  les  nouveaux  venus  et  constaté 
qu'ils  étaient  tous  les  quatre  armés  jusqu'aux  dents,  il 
leva  la  lanterne  de  corne  qu'il  tenait  à  la  main  et  fit  un 
pas  en  arrière  pour  laisser  le  passage  libre,  disant  : 

«  La  paix.  Dingo  !  Ce  sont  des  gentlemen,  et  il  n'y  a 
rien  à  voler  dans  Lone-House  ! 

—  Maison  seule!  traduisit  Mornaix.  C'est  bien 
nommé  ! 

—  Le  vieux  m'a  conté  que  ça  n'avait  pas  toujours 
été  ainsi,  dit  le  Malgache.  Il  a  la  langue  bien  pendue, 
quand  il  va  au  fond  d'une  bouteille  de  clar.et.  Avant 
qu'on  eût  fait  les  routes  et  du  temps  où  il  y  avait  des 
convicts,  l'argent  roulait  dans  son  cabaret.  Voyageurs, 
chasseurs  et  bushrangers  s'y  rencontraient  comme  sur 
un  terrain  neutre.  Je  vous  montrerai  demain,  quand  il 
fera  jour,  le  cercle  marqué  avec  des  cailloux,  en  de- 
dans duquel  il  n'était  permis  ni  d'assassiner  ni  de 
voler.  Dès  que  le  cercle  était  franchi,  par  exemple,  à 
la  grâce  du  diable  !  Les  routes  et  les  mines  ont  tué  Lone- 


250  ROGER  BONTEMPS. 

House.  Le  vieux  aurait  bien  pu  établir  soa  commerce 
ailleurs,  mais  il  a  enterré  son  fils  dans  le  petit  jardin 
qui  est  là.  Il  veut  que  ses  os  soient  mis  dans  la  même 
fosse.  » 

Les  chevaux  étaient  dessellés.  Géorgie  avait  écouté 
tout  cela  sans  perdre  sa  grave  immobilité. 

«  A  présent,  reprit  Miguel,  le  bonhomme  n'a  plus 
affaire  qu'aux  bushranc/ers,  qui  n'osent  pas  s'arrêter 
dans  les  auberges  des  routes.  Aussi  a-t-il  pris  la  cou- 
tume de  radoter  ce  refrain  quand  on  passe  le  seuil  de 
sa  cahute  :  «  Il  n'y  a  rien  à  voler  dans  Lone-House.  » 

—  Tu  dis  vrai,  vieux  Géorgie,  ajouta-t-il,  à  peu 
près,  mais  pas  tout  à  fait,  car  il  reste  du  vin  du  bon 
temps  dans  un  coin  de  ta  cave.  Allume  ton  foyer  et  ton 
fourneau,  mon  camarade;  il  y  a  là  de  quoi  rôtir  et 
bouillir.  Demonios  !  voilà  longtemps  que  tu  n'auras 
fait  une  pareille  cuisine  !  » 

Géorgie  prit  les  poules,  Grelot  traîna  le  mouton. 
Dès  que  tout  le  monde  fut  entré,  la  porte  fut  solide- 
ment refermée. 

«  S'il  vient  d'autres  chalands  cette  nuit,  bonhomme, 
ordonna  Mornaix,  fais  le  mort.  » 

L'intérieur  de  la  loge  était  divisé  en  deux  chambres, 
sans  compter  le  trou  où  Géorgie  faisait  la  cuisine.  D'a- 
près ce  qu'on  avait  pu  voir  de  l'intérieur,  elle  semblait 
située  au^plus  épais  du  couvert,  mais  Miguel  avait 
promis  une  surprise  pour  le  lendemain  au  jour.  La 
route,  du  reste,  allait  en  montant  depuis  le  campement 
de  Mulhausen,  et  cette  partie  du  bush  devait  atteindre 
une  grande  élévation. 

Quand  nos  quatre  compagnons  se  trouvèrent  réunis 
dans  la  salle  à  manger  de  Géorgie,  dont  une  lampe, 
posée  sur  la  table,  montrait  les  murs  nus  et  abondam- 
ment crevassés,  ils  se  rapprochèrent  d'un  mouvement 


ROGER  BONTEMPS.  251 

attendri  et  se  prirent  tous  les  quatre  par  la  main.  L'a- 
mitié, une  amitié  grande  et  sincère,  existait  de  longue 
date  entre  Mornaix  et  Roger;  mais  on  peut  dire  que  la 
communauté  de  fatigues  et  de  dangers  avait  élevé  les 
deux  autres  au  même  niveau.  Ils  ne  s'étaient  jamais 
fait  de  bien  longues  déclarations  ;  il  est  même  permis 
de  penser  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  s'étaient  ja- 
mais interrogés  sur  le  degré  ou  la  nature  de  l'affection 
qui  les  unissait,  mais  c'est  là  justement  le  propre  des 
sentiments  mâles  et  forts.  Ils  s'étaient  éprouvés  mu- 
tuellement souvent  et  longtemps.  C'étaient  quatre 
cœurs  sûrs  et  solides,  faits  différemment,  mais  bien 
faits,  surtout  au  point  de  vue  de  l'association  qui  em- 
boîtait leurs  angles  et  complétait  celui-ci  par  ce- 
lui-là. 

Ils  s'aimaient.  Vous  eussiez  trouvé  dans  l'âme  rude 
et  rusée  du  Malgache,  dans  l'esprit  sceptique  et  naïf 
de  Grelot,  dans  le  cœur  ambitieux  mais  chevaleresque 
de  Mornaix  une  profonde,  une  égale  tendresse. 

Quant  à  ce  preux  de  la  bazoche,  Roger  Rontemps, 
bourgeois  et  paladin  à  la  fois,  il  avait,  en  dehors  même 
de  l'amitié,  la  joie  du  civilisé  incorrigible  qui  échappe 
tout  à  coup  à  la  solitude.  Je  ne  la  saurais  comparer, 
cette  joie,  qu'à  celle  du  noyé  qui  se  rattrape  au  gazon 
du  rivage.  Roger  ne  se  sentait  pas  d'allégresse  en  ce 
moment.  On  entendait  Géorgie  souffler  le  feu;  les 
premiers  parfums  du  rôti  venaient  comme  un  vent  de 
bonne  fortune.  Les  réflexions  soucieuses  qui  tout  à 
l'heure  agitaient  notre  héros,  prenaient  la  fuite  devant 
de  riantes  pensées. 

Où  était,  en  définitive,  l'obstacle  qui  pouvait  résister 
à  ce  quadrille  sans  reproche  ni  peur  ? 

Roger  songeait  ainsi,  et,  pour  tout  dire,  chacun  de 
nos  amis  avait  à  peu  près  la  même  orgueilleuse  idée. 


252  ROGER  BONTEMPS. 

Réunis,  riches,  bien  armés,  ils  pouvaient  défier  le 
hasard. 

Ils  se  regardèrent  un  instant  sans  parler.  Grelot 
seul  n'avait  pas  changé  :  c'était  toujours  le  même  ga- 
min mièvre ,  pâle  et  blondâtre  :  la  blafardise  pari- 
sienne résiste  à  tout.  Mornaix  avait  considérablement 
maigri;  la  charpente  osseuse  du  Malgache  semblait 
prête  à  percer  son  cuir.  Quant  à  Roger,  son  teint 
blanc  et  rose,  orgueil  de  la  pauvre  Nannon,  avait  pris 
de  ces  tons  vigoureux  que  les  spahis  nous  apportent 
d'Afrique.  Roger  était  le  mieux  transformé  des  quatre, 
bien  qu'il  n'eût  point  perdu  tout  à  fait  la  simplicité 
décente  et  courtoise  de  son  ancienne  physionomie,  non 
plus  que  l'arrière-nuance  gouailleuse  qui  pointait  là- 
dessous.  Seulement  il  vous  avait,  à  son  insu,  parfois 
des  poses  athlétiques;  sa  belle  taille  se  développait 
selon  des  lignes  belliqueuses,  et  il  y  avait  des  instants 
où  vous  l'eussiez  pris  pour  un  terrible  casseur  d'as- 
siettes. 

Tout  l'honneur  de  cet  examen  réciproque  fut,  du 
reste,  pour  lui. 

fi  Garai  1  murmura  le  Malgache  en  le  détaillant  d'un 
regard  connaisseur,  vous  faites  un  mâle,  maintenant, 
monsieur  de  Lavaur! 

—  Il  ne  faudrait  plus  plaisanter  avec  toi,  copin 
Roger  Bontemps  !  »  fit  Mornaix. 

Et  Grelot  mettant  la  main  au  toupet,  déclara  : 

«  Voilà   mon  notaire  presque  aussi  culotté    qu'un 

vaquero  de  San  José  !  Gomme  ça  forme  les  voyages  ! 

Patron,  voici  une  table  où  mettre  vos  coudes.  Gontez- 

nous  votre  histoire. 

—  Au  dessert,  »  répondit  Roger  qui  redevint  pensif. 
Nous,  pendant  que  se  font  les  préparatifs  du  festin, 

nous  expliquerons  au  lecteur  comment  nos  quatre  amis, 


ROGER  BONTEMPS.  253 

partis  ensemble  de  Londres,  sur  le  clipper  de  l'Aus- 
tralian-Agricultural-Gompany,  s'étaient  trouvés  séparés 
avant  de  toucher  la  côte  océanienne.  Ceci  sera  fait  en 
peu  de  mots,  parce  que  notre  tâche  principale  est  de 
relater  les  aventures  authentiques  et  invraisemblables 
de  Roger  Bontemps. 

En  Angleterre  et  en  Amérique,  ils  ont  un  sauvage 
petit  mot  de  trois  lettres  qui,  ajouté  à  la  queue  des 
verbes,  leur  communique  aussitôt  une  physionomie 
toute  particulière. 

Ce  petit  mot  s'écrit  out  et  se  prononce  aoute,  en  pui- 
sant le  son  au  fin  fond  de  la  gorge.  Out  signifie  «  à 
mort  !  » 

Un  homme  qui,  s'étant  assuré  contre  l'incendie,  met 
le  feu  à  sa  maison,  entend  out  les  affaires;  un  gail- 
lard qui  casse  les  deux  bras  et  les  deux  jambes  d'une 
jolie  dame  pour  vaincre  ses  scrupules  comprend  out  la 
véritable  galanterie.  Le  premier  out  est  anglais,  le 
second  américain.  Les  revolvers  à  douze  coups  sont  des 
pistolets  out.  Une  plaisanterie  out  consiste  à  river  avec 
soin  une  poutre  en  travers  des  rails,  sur  un  chemin  de 
fer  où  va  passer  un  convoi  charriant  quinze  cents  per- 
sonnes. 

En  ce  temps-là,  il  y  avait  deux  compagnies  de  navi- 
gation qui  se  faisaient  une  out  concurrence.  Rien  n'est 
plus  gênant  pour  les  passagers.  Les  deux  compagnies, 
en  effet,  n'en  étaient  plus,  pour  se  narguer  l'une  l'autre, 
à  donner  la  cabine  gratis  en  y  ajoutant  la  table,  les 
cigares,  le  Champagne  et  des  bouquets  pour  les  dames. 
Ceci  est  le  premier  degré  de  l'ou^,  le  bégayement,  l'en- 
fance de  l'art. 

On  arrivait  aux  grands  moyens.  L'Australian-Agri- 
cultural  fut  accusé  d'avoir  mis  le  feu  à  un  paquebot  du 
General-Sleam-Gompany,  etl'on  soupçonna  le  General- 


254  ROGER  BONTEMPS. 

Steam-Gompany  d  avoir  un  peu  éventré  le  pauvre  clip- 
per,  où  nos  quatre  amis  avaient  pris  passage. 

Ce  sont  là  des  faits  excessifs,  mais  permis  dans  la 
concurrence-ouL  II  faut  bien  que  tout  le  monde  vive. 
Entre  le  paquebot  brûlé  et  le  clipper  coulé,  il  n'y  eut 
pas  plus  de  quatre  cents  passagers  perdus,  et  les  coques 
étaient  assurées. 

Par  une  très-belle  nuit  d'été,  une  voie  d'eau  fut 
signalée  à  fond  de  cale  du  clipper  qui  faisait  bonne 
route,  au  nord-ouest  de  la  terre  de  Van-Diemen.  Il 
devait  toucher  la  Nouvelle-Calédonie  avant  d'arriver  k 
Sydney. 

C'étaient,  on  le  voit,  les  derniers  moments  du  voyage. 

Le  port  était  près,  mais  le  trou  était  large  ;  une  voie 
d'eau-o«ï,  s'il  en  fut  jamais  !  Le  clipper  se  mita  boire, 
comme  s'il  eût  voulu  avaler  l'Océan.  Les  pompes  firent 
de  leur  mieux,  mais  la  marée  qui  montait  dans  la  cale 
ne  laissa  pas,  au  bout  de  cinq  minutes,  l'ombre  d'une 
illusion.  Le  clipper  avait  deux  beaux  petits  canons  de 
cuivre  qui  tonnèrent  l'appel  de  détresse,  et  l'on  se  mit 
à  parer  les  embarcations. 

Il  y  a  toujours  un  grand  luxe  d'embarcations  à  bord 
de  ces  navires  :  cela  flatte  l'œil  du  passager  et  lui  pro- 
met aide  en  cas  de  péril.  Le  clipper  avait  une  péniche, 
deux  maîtresses  chaloupes  et  je  ne  sais  plus  combien  de 
canots.  Tout  fut  armé  tant  bien  que  mal  au  milieu 
d'une  terrible  hâte. 

Le  clipper,  en  effet,  s'enfonçait  à  vue  d'œil,  comme 
si  le  diable  l'eût  tiré  par  la  quille. 

Ses  canons  de  cuivre  éclataient  sans  relâche,  sonnant 
le  tocsin  de  la  pleine  mer. 

Nos  qfuatre  amis,  réveillés  en  sursaut,  n'avaient  rien 
à  faire  qu'à  partager  le  sort  commun.  La  seule  idée  qui 
resta  nette  chez  eux  en  ce  moment  de  lugubre  surprise 


ROGER  BONTEMPS.  255 

fut  la  volonté  de  ne  se  point  séparer,  quoi  qu'il  arrivât. 
Roger  était  au  lit' depuis  trois  jours  avec  la  fièvre.  Il  fut 
levé,  tout  malade  qu'il  était,  habillé  et  hissé  sur  le  pont 
où  Mornaix  et  le  Malgache  le  soutinrent. 

On  s'embarquait  déjà  ;  la  mer  calme  favorisait  cette 
opération,  mais  l'horrible  frayeur  des  passagers  en 
décuplait  les  difficultés.  Le  long  du  bord,  c'était  une 
mêlée  indescriptible  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants, 
où  chacun  voulait  non-seulement  sauver  sa  vie,  mais 
une  part  de  ses  richesses. 

La  péniche,  bourrée  à  couler  bas,  se  détacha  la  pre- 
mière, commandée  par  un  officier. 

Des  coups  de  canon  avaient  répondu  de  plusieurs 
côtés  aux  appels  du  clipper.  La  position,  en  tant  qu'il 
ne  s'agissait  que  de  vie  et  de  mort,  n'était  pas  déses- 
pérée. 

Mais  à  l'instant  où  la  péniche  se  détachait,  une 
panique  folle  s'empara  de  tout  ce  qui  restait  sur  le 
clipper.  Il  sembla  que  ce  fût  l'existence  même  de 
chacun  qui  rompît  ses  liens.  Cent  clameurs  désespérées 
se  croisèrent  :  «  Nous  coulons  !  nous  sommes  perdus  ! 
voici  la  mort  !»  Il  y  eut  des  démences  subites  pour 
crier  :  «  Au  feu  !  » 

Tout  le  monde  se  rua  en  même  temps  vers  les  bar- 
ques. Ce  fut  un  mouvement  insensé,  furieux,  irrésis- 
tible :  une  des  chaloupes  s'enfonça  sous  l'eau,  emplie 
d'une  cohue  grouillante  et  hurlante  ;  l'autre  prit  le 
large  à  demi  vide,  Mornaix  était  dans  celle-là,  tendant 
les  mains  à  Roger  que  le  Malgache  aidait  à  descendre. 
Grrelot  sauta  dans  un  canot. 

Un  choc  aveugle  poussa  le  Malgache,  qui  tomba 

dans  la  mer,  étreignant  toujours  Roger  dans  ses  bras. 

Presque  au  même  instant,  le  pont  du  clipper  éclata 

sous  la  pression  atmosphérique.  On  avait,  en  eflet, 


256  ROGER  BONÏEMPS. 

cloué  les  panneaux,  et  l'air  intérieur,  comprimé  par 
l'eau  qui  toujours  montait,  chassa  les'planches  qui  lui 
faisaient  obstacle,  comme  un  fusil  à  vent  expulse  sa 
balle. 

Il  y  eut  une  effrayante  et  suprême  clameur,  puis  la 
mer,  refermée,  ondula  en  larges  lames,  lisses  et  lentes, 
au  lieu  où  le  clipper  avait  disparu. 

Quelques  minutes  après,  une  goélette  anglaise  et  un 
trois-mâts  français  croisaient  à  la  place  même  du  dé- 
sastre. Les  deux  canots  furent  recueillis.  Au  point  du 
jour,  les  deux  navires  sauveteurs  signalèrent  diverses 
embarcations  côtières  qui  péchaient  aux  épaves. 

La  péniche  gagna  la  terre  de  Van-Diemen.  Môrnaix, 
recueilli  parle  trois-mâts  français,  aborda  à  la  Nouvelle- 
Calédonie.  Le  Malgache  fut  hissé  évanoui  à  bord  de  la 
goélette  anglaise  ;  Grelot  gagna  à  la  nage  une  des  em- 
barcaiions  côtières. 

Roger  s'éveilla,  le  troisième  jour  après  la  catastrophe, 
dans  la  cabine  d'un  cotre  australien  qui  jetait  l'ancre  en 
rade  de  William-Town,  à  quelques  milles  de  Mel- 
bourne. 

Mornaix,  Miguel  et  Grelot  parvinrent  tous  les  trois 
à  gagner  le  continent  australien ,  les  uns  plus  tôt  les 
autres  plus  tard.  Chacun  d'eux  avait  précisément  ce 
qu'il  fallait  et  dix  fois  plus  qu'il  ne  fallait  pour  ne  man- 
quer de  rien  sur  cette  terre  de  promission,  où  tout  tra- 
vail conquiert  aisément  une  magnilique  récompense, 
mais  chacun  d'eux  avait  une  idée  fixe  qui  devait  para- 
lyser tout  travail.  Ils  croyaient  savoir  tous  les  trois, 
par  c(3eur,  les  routes  conduisant  de  Sydney  ou  de  Mel- 
bourne à  ce  petit  coin  du  Rodney,  où  Gordon  Leath,  le 
vrai  Gordon  Leath,  avait  enfoui  la  tonne  de  poudre 
d'or. 

Tous  trois  s'élancèrent  vers  ce  but  aussitôt  que  leur 


ROGER  BONTEMPS.  257 

pied  eut  touché  le  sol  de  l'Australie.  Mornaix  et  Miguel 
partirent  de  Sydney  où  ils  avaient  pris  terre,  Grelot  de 
Melbourne,  où  les  pêcheurs  de  Van-Diëmen  l'avaient 
transporté. 

Au-dessus  de  la  tonne  d'or  il  y  avait  Naranja.  Tous 
les  trois  étaient  braves,  adroits,  vigoureux,  et  rompus 
aux  habiletés  de  la  vie  d'aventures.  Tous  les  trois  tra- 
versèrent les  provinces  australiennes  et  battirent  le 
Rodney  en  tous  sens,  mais  ils  ne  trouvèrent  point  le 
trésor. 

Quant  aux  Smith  qui  avaient  un  nombreux  parti, 
chacun  de  nos  trois  amis  tomba,  tour  à  tour  et  à  diver- 
ses reprises,  sui  leurs  traces,  mais  il  leur  fut  impossible 
de  découvrir  la  retraite  de  Naranja. 

Les  itinéraires  tracés  par  le  nègre  Bambô  exigeaient 
le  pointage  des  cartes,  et  les  cartes  avaient  disparu 
dans  le  naufrage  du  clipper.  Nos  trois  amis  avaient  fait 
tout  ce  que  peut  la  vaillance  humaine.  Au  moment  où 
nous  les  avons  rencontrés  à  l'hôtellerie  de  V Oiseau- 
Jaune,  ils  étaient  à  bout  de  force  et  d'espoir. 

Quand,  tout  à  l'heure,  on  lui  avait  demandé  son  his- 
toire, Roger  avait  répondu  :  au  dessert. 

Pendant  que  ses  trois  compagnons  se  disaient  leurs 
aventures,  il  restait  plongé  dans  ses  réflexions. 

«  Voyons,  Gopin,  lui  dit  Mornaix,  est-ce  que  tu 
boudes  encore  ? 

—  Je  ne  suis  pas  plus  joueur  qu'aventurier,  répliqua 
Roger.  Il  y  a  une  grande  partie  qui  serait  bonne  à  ris- 
quer, mais  j'ai  peur. 

—  As-tu  juré  de  ne  parler  qu'en  paraboles,  copin? 

—  Au  dessert,  fit  Roger,  qui  sembla  secouer  sa 
préoccupation.  Nous  causerons  au  dessert!  En  atten- 
dant, approchez-vous  et  aidez-moi  à  vider  mes  po- 
ches. » 

17 


258  ROGER  BONTEMPS. 

Miguel  mit  la  barre  à  la  porte,  devinant  qu'il  s'agis- 
sait de  compter  de  l'or. 

C'était  un  miraculeux  habit  que  la  défroque  de  cuir 
du  Rôdeur-Gris.  Gordon  Leath,  qu'il  fût  le  second  ou 
le  dixième  du  nom,  avait  l'amour  des  poches  développé 
au  suprême  degré.  Sa  jaquette  de  peau,  sa  veste  de 
cuir,  son  pantalon  de  même  matière  n'étaient  que 
poches.  Il  en  avait  jusque  dans  ses  guêtres.  Roger  fut 
un  bon  quart  d'heure  à  vider  toutes  ces  poches,  dont 
quelques-unes  étaient  placées  à  de  bizarres  endroits. 
En  somme,  ce  fameux  vêtement  du  Rôdeur-Gris  était 
plus  utile  que  commode,  quand  toutes  ces  poches  se 
trouvaient  pleines. 

Quand  on  les  eut  vidées,  il  se  trouva  devant  Roger 
un  joli  tas  de  poudre  d'or,  plus  un  non  moins  agréable 
monceau  d'or  monnayé.  Roger  tira  alors  d'une  dernière 
poche  latérale  et  aménagée  en  étui  les  petites  balances 
qui  sont  meuble  indispensable  dans  les  pays  de  mines. 
Il  était,  bien  véritablement,  ce  Roger,  le  légataire  uni- 
versel de  Gordon  Leath. 

Mornaix,  Miguel  et  Grelot  prirent  place  à  table  à 
ses  côtés. 

Il  fit  d'abord  quatre  parts  égales  de  poudre  d'or  à 
l'aide  des  balances. 

Nos  amis,  connaisseurs  qu'ils  étaient,  n'eurent  be- 
soin que  d'un  regard  et  d'un  coup  de  pouce  pour  véri- 
fier que  l'or  était  remarquablement  pur  et  au  premier 
titre. 

«  Toute  la  tonne  est  comme  cela?  demanda  Mornaix, 

—  J'ai  pris  à  poignée  et  au  hasard,  »  répondit  Roger, 

Les  narines  du  Malgache  étaient  gonflées.  Un  cercle 
de  bistre  se  creusait  sous  ses  yeux  qui  brûlaient 

Grelot  riait.  Mornaix  était  pâle  et  avait  les  mains 
agitées  de  tressaillements  nerveux. 


ROGER  BONTEMPS.  259 

Roger  seul  était  bien  complètement  lui-même. 

Après  avoir  partagé  la  poudre,  Roger  prit,  dans  le 
tas,  composé  d'une  foule  de  monnaies  diverses,  les  plus 
grosses  d'abord  telles  que  portugaises  frustes  et  qua- 
druples d'Espagne  aux  bords  mal  arrêtés,  écus  de 
Naples,  à  l'homme  nu,  guillaumes  prussiens  de  vingt 
thalers,  pièces  de  cent  francs  de  France  et  autres.  Il  y 
avait  de  tout  cela. 

Chacun  des  copartageants  eut  le  même  nombre  de 
pièces. 

Puis  il  passa  au  fretin,  souverains  anglais,  louis  de 
France,  ducats  d'Autriche,  écus  romains,  frédérics 
allemands,  dollars  américains.  Gordon  Leath  était  un 
soigneux  collectionneur. 

Roger  ne  s'était  pas  trompé  de  beaucoup  dans  son 
calcul.  Chacun  de  nos  compagnons  avait  une  quinzaine 
de  mille  francs  devant  lui,  quand  le  partage  fut  achevé. 

C'était  une  joie  silencieuse.  Tous  avaient  conscience 
profonde  du  changement  que  cette  soirée  avait  apporté 
à  leur  situation.  Ils  étaient  en  quelque  sorte  sous  le 
coup  d'un  miracle*  Mais  bientôt  l'allégresse  fit  explo- 
sion. 

Roger  ordonna  qu'on  ôtât  les  barres  de  la  porte. 
Tout  l'or  avait  déjà  disparu.  Grelot,  qui  avait  un  ter- 
rible besoin  de  gambader,  ne  fit  qu'un  bond  jusqu'à  la 
cloison  ;  les  barres  tombèrent  et  Grelot  entra  dans  là 
cuisine  en  marchant  sur  les  mains. 

«  Du  vin!  du  vinl  criait-on  déjà  autour  de  la  table. 

—  Du  vin  !  »  répéta  Grelot  la  tête  en  bas. 

Et  se  remettant  sur  ses  pieds  d'un  tour  de  reins,  qui 
disait  toute  la  gaieté  de  son  cœur,  il  ajouta  : 

«  A  la  cave,  notre  hôte  !  Je  vais  soigner  le  souper.  » 

Quelques  minutes  après  la  table  fumait,  supportant 
à  son  centre  un  vaste  plat  d'étain  anglais,  où  la  moitié 


260  ROGER  BONTEMPS. 

du  mouton,  accommodée  selon  la  mode  de  Londres, 
dégageait  avec  énergie  ces  savoureuses  effluves  si  chè- 
res à  l'appétit.  Parmi  la  fumée  bienvenue,  six  ou  huit 
flacons  de  tournure  respectable  montraient  leurs  gou- 
lots poudreux.  Il  est  superflu  de  mentionner  que  le 
linge  manquait;  ce  qui  ne  manquait  pas,  c'était  le 
poivre,  le  gingembre  et  le  piment,  bonnes  choses  qui 
doublent  le  prix  du  claret  et  du  porto.  Nul  ne  songeait 
au  linge  en  présence  de  cette  abondante  prébende,  qui 
réjouissait  l'odorat  et  les  yeux.  Géorgie  s'était  surpassé. 
Les  poulets  vous  avaient  un  montant  à  enlever  tous  les 
sufi"rages.  Le  vin  était  bon.  Les  galettes  de  farine  dé- 
layée ou  «  tortillas,  »  cuites  à  point  dans  la  cendre 
chaude,  exalaient  une  délicieuse  odeur  de  pain  frais. 
C'était  un  festin  complet,  morbleu!  Et  il  y  avait  long- 
temps qu'aucun  de  nos  amis  n'avait  assisté  à  pareille 
fête. 

La  possibilité  d'être  poursuivis  et  surpris  ne  trou- 
blait point  leurs  ébats.  Outre  qu'il  était  de  l'essence 
même  de  leur  vie  d'avoir  toujours  l'œil  et  l'oreille  au 
guet,  le  Malgache  avait  dit  :  «  Le  heu  est  bon  pour  se 
défendre  deux  contre  dix  en  cas  de  mauvaise  rencon- 
tre, a  Le  Malgache  connaissait  les  êtres;  il  avait  pro- 
mis une  surprise  pour  le  lendemain  au  jour;  car  il  fal- 
lait le  jour  pour  juger  la  loge  du  vieux  Géorgie. 

Géorgie,  d'ailleurs ,  et  le  chien  Dingo,  veillaient. 
Géorgie  était  un  franc  bushman,  un  homme  des  bois 
dans  toute  la  force  du  mot.  Il  portait  jusqu'au  sublime 
l'unique  vertu  de  l'aubergiste  sauvage  :  la  fidélité  d'un 
jour.  Géorgie  appartenait  corps  et  âme  à  ses  hôtes  de 
la  nuit,  quitte  à  ne  les  plus  reconnaître  le  lendemain,  à 
cinq  cents  pas  de  son  cabaret.  Pour  garder  ses  hôtes, 
il  se  fût  laissé  tuer  devant  sa  porte,  tout  comme  un 
mousquetaire  au  seuil  du  roi.  On  savait  cela.  Il  y  a  des 


ROGER  BONTEMPS.  261 

renommées  dans  le  désert,  Géorgie  et  le  grand  chien 
Dingo  étaient  les  héros  de  plus  d'une  légende. 

C'était,  autour  de  la  table,  une  bonne  et  bruyante 
gaieté.  Grelot,  dans  ces  occasions-là,  avait  de  l'esprit 
comme  plusieurs  douzaines  de  vaudevillistes  ;  il  faisait 
rire  Miguel  sans  que  Miguel  sût  pourquoi.  Mornaix, 
charmant  compagnon,  brillant  ici  comme  il  eût  brillé 
aux  Frères-Provençaux,  prodiguait  sa  verve  à  pleines 
mains  ;  les  bons  mots  se  croisaient  avec  les  aventures 
allègrement  racontées.  Le  Malgache  avait  déjà  chanté, 
d'une  voix  rauque  qu'il  avait,  deux  couplets  de  galan- 
terie sonorienne  à  faire  dresser  les  cheveux.  Roger  seul 
n'était  pas  tout  à  fait  dans  le  ton.  Il  semblait  réflé- 
chir. 

Gomme  Roger  était,  à  sa  manière,  mais  autant  que 
personne,  un  convive  d'honnête  esprit  et  d'excellente 
humeur,  Mornaix  et  Grelot  essayèrent,  à  diverses  re- 
prises, de  l'émoustiller.  Il  répondait  de  bonne  grâce,  il 
mangeait  supérieurement ,  il  buvait  en  conscience , 
mais  la  préoccupation  tenace  persistait. 

«  Ohé  !  patron  !  cria  tout  à  coup  Grelot,  dormons- 
nous?  Je  sais  bien  comment  vous  éveiller....  A  la  santé 
de  maître  Piédaniel  !  » 

Roger  tressaillit,  puis  tendit  son  verre  en  souriant. 

«  Que  diable  avons-nous  donc,  copin?  demanda 
Mornaix. 

—  Je  suppose,  glissa  le  Malgache,  que  M.  de  La- 
vaur  va  bientôt  nous  parler  de  la  tonne  de  poudre 
d'or.  3) 

Il  passa,  ce  disant,  sa  langue  gourmande  sur  ses 
grosses  lèvres. 

«  Fi  donc  !  beau-frère,  répliqua  Mornaix.  Dès  qu'on 
parle  d'or,  on  ne  rit  plus.  Buvons  et  rions,  copin,  je 
propose  la  santé  de  Mlle  Eudoxie  !  » 


262  ROGER  BONTEMPS. 

Roger  ne  perdit  pas  tout  à  fait  son  sourire,  mais  une 
nuance  de  malaise  troubla  son  regard. 

«  Ce  fut  une  maladresse,  dit-il.  J'aurais  dû  envoyer 
la  lettre  par  un  commissionnaire  :  la  lettre  d'excuses  à 
maître  Piédaniel.  » 

Mornaix  et  Grelot  battirent  des  mains  en  trépignant. 

a  Et  dire  que  c'est  la  première  fois  qu'on  songe  au 
commissionnaire,  fit  observer  Grelot,  depuis  le  temps  ! 

—  Du  Havre,  on  aurait  bien  pu  télégraphier,  ajouta 
Mornaix. 

—  C'est  vrai,  dit  Roger  sérieusement.  Je  suis  fâché 
de  n'en  avoir  pas  eu  la  pensée.  » 

Il  emplit  son  verre  en  même  temps  et  le  regarda . 

a  Buvons  un  peu  à  la  santé  de  la  petite  sœur  Anhita,  » 
reprit-il  d'un  accent  rêveur. 

Le  gros  rire  tomba  comme  par  enchantement  à  cette 
parole.  Grelot  et  Mornaix  crurent  que  leur  compagnon 
avait  voulu  se  venger. 

Le  Malgache  versa  gravement  à  la  ronde. 

«  Messieurs,  dit  Roger  qui  leva  son  verre,  cela  ne 
me  fâche  pas  du  tout  de  vous  prêter  à  rire  ;  je  sais  que 
c'est  de  bonne  amitié.  Vous  regarderez  éternellement 
comme  une  chose  très-drôle  de  me  voir  notaire  dans 
l'âme,  au  beau  milieu  de  vos  aventures.  Je  vous  prie 
seulement  de  considérer  que  l'étude  de  maître  Piéda- 
niel était  à  ma  convenance.  J'en  connaissais  les  res- 
sources. On  en  pouvait  liercer  le  produit  sans  se  fouler 
beaucoup.  Je  n'y  renonce  pas. 

—  Et  bien  tu  fais,  copin  !  dit  Mornaix.  Il  faut  de  la 
suite  dans  les  idées. 

—  Tu  plaisantes,  toi,  riposta  Roger  avec  une  sorte 
d'attendrissement.  Bien  tu  fais  aussi,  car  tu  es  sur  le 
point  d'avoir  une  grande  joie,...  J'ai  porté  la  santé 
d'Anhita.  Trinquons.  » 


ROGER  BONTEMPS.  263 

Les  verres  se  choquèrent.  La  curiosité  était  vague- 
ment excitée. 

«  Messieurs,  reprit  Roger,  je  vous  demande  pardon 
de  n'avoir  pu  me  mettre,  cette  nuit,  au  diapason  de 
vos  gaietés.  D'ordinaire,  je  trouve  que  c'est  bien  assez 
d'avoir  une  idée  à  la  fois,  et,  cette  nuit,  il  y  a  une 
demi-douzaine  d'histoires  qui  me  trottent  dans  la  tête. 
Je  suis  obligé  de  mettre  un  petit  peu  d'ordre  dans  tout 
cela,  et  je  ne  suis  pas  autant  que  je  le  voudrais  à  votre 
aimable  conversation....  Sommes-nous  en  train  de  cau- 
ser raison? 

—  Oui,  certes,  fut-il  répondu  tout  d'une  voix. 

• —  Eh  bien!  mes  camarades,  il  m'a  été  donné  de 
vous  apprendre  aujourd'hui  plusieurs  nouvelles  qui  vous 
ont  beaucoup  étonné  ;  n'est-ce  pas  vrai? 

—  C'est  on  ne  peut  plus  vrai. 

—  Je  vais  vous  révéler  un  fait  plus  surprenant  en- 
core, poursuivit  Roger  en  baissant  la  voix.  C'était  Nan- 
non  qui  était  dans  le  train  de  Cherbourg.  » 

Roger  s'arrêta  pour  voir  l'effet  produit. 

Il  y  eut  un  silence.  Chacun  croyait  peut-être  avoir  mal 
entendu. 

Roger  fronça  le  sourcil  et  répéta  distinctement  : 

oc  C'était  Nannon  que  j'avais  reconnue  dans  le  train 
de  Paris  à  Cherbourg....  Quand  nous  allâmes  à  cheval 
de  la  maison  de  ton  père,  Mornaix,  à  la  gare  de  Mantes. » 

Il  ajouta,  non  sans  amertume  : 

0  Ce  détail  ne  regardait  que  moi.  Tu  l'avais  sans 
doute  oublié. 

—  Non,  par  la  corbleu  !  s'écria  Mornaix.  Copin,  lu 
me  fais  tort.  Je  peux  rire  de  ceci  et  de  cela,  mais  des 
espérances  de  ton  cœur,  jamais!  Cette  Nannon,  que  je 
ne  connais  pas  et  que  tu  aimes  tant,  est  pour  moi  la 
sœur  de  Naranja,  ma  femme. 


264  ROGER  BONTEMPS. 

—  Si  cette  Nannon  était  en  danger  comme  la  com- 
tesse de  Mornaix,  ajouta  Grelot ,  parlant  de  tout  son 
cœur,  nous  nous  partagerions,  patron  ;  car  nous  ne  sa- 
vons plus  lequel  nous  aimons  le  mieux  de  vous  ou  de 
M.  le  comte. 

—  Bien  dit,  approuva  Miguel.  Nous  sommes  quatre; 
il  y  a  deux  femmes,  cela  fait  six.  » 

Puis,  entre  ses  dents,  il  acheva  : 

Π Gela  ferait  sept,  car  j'avais  aussi  une  femme.  Le 
jour  où  on  réglera  le  compte  des  Smith,  je  serai  là, 
rayo  de  dios  !  » 

Roger  tendit  la  main  à  la  ronde.  Il  était  singulière- 
ment ému. 

«  Mes  amis!  mes  amis!  s'écria-t-il,  Nannon  est  un 
digne  cœur.  Vous  croyez,  comme  moi,  à  la  Providence, 
n'est-ce  pas?  Ce  n'était  pas  pour  nous  deux  tout  seuls, 
Nannette  et  moi,  que  je  réfléchissais....  Et  si  je  vous 
ai  dit,  comme  on  annonce  une  grande  nouvelle,  que 
Nannette  était  dans  le  train  de  Cherbourg,  c'est  que  ce 
train  la  menait  en  Australie.... 

—  En  Australie!  l'interrompit-on  tout  d'une  voix. 

—  Écoutez!  écoutez!  balbutia  Roger  les  larmes  aux 
yeux.  Dieu  est  bon.  C'est  ma  Nannon  qui  sauvera  notre 
Anhita,  je  l'espère....  j'en  suis  sûr!  Si  elle  est  comme 
autrefois,  elle  donnera  sa  vie  pour  nous,  sans  faire  au- 
cune façon  et  sans  perdre  son  sourire,  la  chérie  de  mon 
âme!  Elle  est  plus  brave  que  moi  dix  fois 

—  Mais,  fit  Mornaix  essayant  en  vain  de  compren- 
dre, qui  te  fait  supposer?.., 

—  Des  choses  apprises  il  y  a  bien  longtemps,  répli- 
qua Roger;  et  des  choses  apprises  ce  soir  même.  Je 
connais  cette  Fanfare  et  Fanfare  connaissait  Nannette. 
Nannette  est  à  Melbourne,  je  le  sais;  Fanfare  doit  le 
savoir.  Cette   compagne  promise  à  Jonathan   Smith 


ROGER  BONTEMPS.  ^265 

pour  f;uérir  les  ennuis  de  la  solitude  de  Naranja,  c'est 
Nannette.... 

—  Tu  le  supposes? 

—  Je  le  sais. 

—  En  peu  de  mots,  dit  Mornaix  bouillant  d'impa- 
tience, explique-toi! 

—  Cela  ne  peut  pas  s'expliquer  en  peu  de  mots,  répli- 
qua Roger.  Je  voudrais  que  le  diable  emportât  tout  ce 
qui  est  aventures  ;  mais,  pour  que  vous  compreniez,  il 
faut  que  je  vous  raconte  mes  aventures.  » 


c^Qp:) 


?66  ROGER  BONTEMPS 


VIII 


P'estin  d'aventures. 


Roger  mit  ses  coudes  sur  la  table  et  commença  ainsi: 
«  Elles  sont  à  mes  trousses  ces  diablesses  d'aven- 
tures, elles  me  cherchent  pour  me  faire  enrager.  Quand 
il  y  en  a  une  dans  le  pays,  à  dix  lieues  à  la  ronde,  elle 
est  pour  moi.  C'est  le  guignon.  Quand  j'abordai  au 
quai  de  William's-Town;  après  le  naufrage,  je  ne  va- 
lais pas  grand' chose,  et  c'est  tout  au  plus  si  j'eus  la 
force  de  m'informer  de  vous.  Point  de  nouvelles.  J'a- 
vais quatre  louis  dans  le  gousset  de  mon  gilet  pour 
toute  fortune.  J'achetai  pour  cinq  francs  de  plumes, 
d'encre  et  de  papier  afin  d'écrire  enfin  à  M*  Piédaniel, 
à  maman  et  même  à  Mlle  Eudoxie.  Riez  tant  que  vous 
voudrez.  Il  y  a  un  sort  la-dessus.  Ecrire  ces  lettres  a  été 
mon  idée  fixe,  depuis  que  nous  avons  quitté  Paris  en  char 
de  pompes  funèbres,  et  je  n'ai  pas  encore  pu  y  réus- 
sir. Nous  verrons  bien,  à  Melbourne,  où  je  vais  me 
rendre  de  ce  pas,  en  avant-garde  si  vous  approuvez  mon 
dessein.... 

—  Pourquoi  en  avant-garde  ?  demanda  Mornaix. 

—  Attends  la  fin,  tu  le  sauras.  Je  me  logeai,  avec 
mon  papier,  mes  plumes  et  mon  encre,  dans  une  hôtel- 
lerie du  port,  où  il  n'en  coûtait  que  trois  dollars  par 
jour,  sans  boire  ni  manger.  A  ce  taux,  j'avais  trois  jours 


ROGER  BONTEMPS.  267 

devant  moi  :  le  temps  d'écrire  tout  mon  content.  Aussi, 
je  commençai  une  lettre  pour  Nannon.  Vous  compre- 
nez que  l'idée  de  Nannon  m'aurait  gêné  pour  mes  autres 
lettres.  Il  fallait  me  débarrasser  d'elle.  J'étais  au  milieu 
de  la  première  page,  et  en  train  de  dire  à  Nannon 
qu'il  n'y  avait  personne  dans  le  petit  bûcher,  ce  qui  est 
désormais  bien  certain,  puisque  la  voilà  en  Australie, 
à  moins,  toutefois,  que  maman  n'y  fût,  et  elle  en  est 
bien  capable,  lorsque  mistress  Manage  tourna  la  clef 
de  ma  porte  et  entra  sans  se  faire  annoncer.  Mistress 
Manage  était,  et  est  encore,  je  le  souhaite,  une  grande 
Écossaise,  rousse  et  maigre,  qui  a  le  plus  tendre  cœur 
du  monde.  Son  mari  venait  de  mourir,  au  retour  des 
mines  du  Mont-Alexandre.  Elle  avait  un  bon  sac  de 
nuggets  et  de  poudre  qu'elle  me  montra  du  premier 
coup  pour  se  donner  créance  près  de  moi,  s'excusant,  en 
outre,  (^  n'avoir  pas  encore  le  deuil  de  veuve,  sur  la 
faute  de  sa  couturière.  Parbleu!  Voilà  douze  mois  que 
je'cherchaissa  ressemblance  relie  ressemble  à  Thomas 
Stone,  notre  professeur  d'anglais  au  collège  Henri  IV  : 
gros  yeux,  nez  busqué,  bouche  ouverte,  montrant  des 
dents  de  loup.  Je  suis  content  d'avoir  trouvé  la  ressem- 
blance de  mistress  Manage.  Gela  me  préoccupait.  Elle 
me  dit  bonjour;  et  tout  de  suite  après  elle  ajouta  : 

«  Voyons  comme  vous  parlez  l'anglais,  mon  garçon. 
Si  vous  parlez  assez  pour  moi,  je  vous  prendrai  ou  que 
le  diable  m'emporte  !  » 

J'étais  déjà  bien  déterminé  à  chercher  un  emploi,  et 
je  savais  qu'on  trouvait  aisément  de  bonnes  places  sur 
le  littoral,  surtout  à  Melbourne.  J'évoquai  mentale- 
ment notre  brave  Thomas  Stone,  et  il  est  bien  éton- 
nant que  l'idée  de  la  ressemblance  ne  me  soit  pas  venue 
dès  lors.  Mistress  Manage  fut  contente  de  mes  ré- 
ponses, car  elle  me  dit  : 


268  ROGER  liONTEMPS. 

«  Que  Dieu  nous  damne  tous  deux,  garçon,  vous  êtes 
un  joli  homme.  Entendons-nous.  Est-il  bien  vrai  que 
vous  soyez  plus  pauvre  qu'un  mendiant? 

—  Ni  plus  ni  moins  pauvre,  ma  bonne  dame. 

—  Et  savez -vous  jouer  le  backgammon,  mon 
cœur? 

—  Le  tric-trac,  madame?  Oui,  je  suis  d'une  aimable 
force. 

—  Que  buvez-vous  après  le  dîner? 

—  Ce  qui  se  trouve. 

—  Avez-vous  bonne  santé? 

—  Excellente. 

—  Dieu  me  punisse  !  donnez-moi  le  bras  gentleman 
et  allons-nous-en  chez  nous.  » 

Je  mis  mon  papier  dans  ma  poche  et  je  suivis  doci- 
lement ma  souveraine,  pensant  qu'il  serait  toujours 
temps  de  connaître  mon  emploi  et  mes  gages. ^Elle  me 
fit  dîner  comme  un  vampire;  nous  eûmes  pour  six 
livres  sterling  de  bordeaux.  Après  quoi  vint  le  tric-trac 
et  le  gin  de  Hollande.  Elle  en  but  bien  une  pinte  en 
jurant  comme  un  amour. 

0-  Holà  !  dit-elle  après  la  dernière  partie,  faites  mon- 
ter mon  hôte,  le  vieux  drôle,  et  qu'il  apporte  sa  bible 
ou  que  l'enfer  le  brûle  !  » 

Je  pensai  que  c'était  pour  faire  la  prière  du  soir,  et 
je  n'arrangeais  pas  bien  ce  soin  pieux  avec  l'abondance 
de  blasphèmes  que  la  bonne  dame  prodiguait  à  tout  bout 
de  champ.  Je  fis  dessein  de  profiter  de  la  présence  de 
l'hôte  pour  savoir  un  peu  quel  était  le  nom  de  mon  em- 
ploi. 

L'hôte  arriva  :  un  fort  gaillard,  plus  ivre  que  ma  su- 
zeraine elle-même.  Il  avait  une  bible,  une  pipe  et  un 
verre  de  rack. 

a  Eh  bien!  Bull,   lui  dit  mistress  Manage,  je  n'ai 


ROGER  BONïEMPS.  269 

plus  besoin  de  vous  pour  le  tric-trac,  mon  hôte  ;  le 
diable  vous  étrille  comme  vous  le  méritez!  Est-ce  une 
belle  chose  que  d'être  mariée  par  un  ivrogne  !  Avancez 
ici,   gentleman,»   ajouta-t-elle  en  me  faisant   signe. 

Puis  elle  s'assit  sur  le  pied  du  lit  en  me  tenant  par 
la  main. 

a  Ce  coquin  d'hôte  est  un  lollard,  me  dit-elle,  et  les 
loUards  marient  aussi  bien  que  ceux  de  l'Eglise  établie. 
Écoutez  seulement  la  lecture  et  répondez  oui  quand 
vous  serez  interrogé.  Voilà  treize  jours  que  je  suis 
veuve  ;  soyons  damnés  sans  rémission;  et  cela  ne  peut 
toujours  durer,  démons  d'enfer!  » 

Je  n'avais  plus  à  demander  le  nom  de  mon  emploi. 
Je  regardai  mistress  Manage  pour  voir  si  elle  plaisan- 
tait. Elle  était  sérieuse  et  laide  à  donner  le  frisson. 
Mon  hôte,  qui  était  un  lollard  de  bonne  volonté,  ou- 
vrait déjà  sa  grande  coquine  de  bible.  Je  le  mis  sur  le 
dos  d'un  coup  de  poing  au  creux  de  l'estomac  et  je 
descendis  l'escalier  quatre  à  quatre. 

Sans  m'arrêter,  je  pris  à  pied,  le  long  de  la  grève, 
le  chemin  de  Melbourne.  Je  manquais  ainsi  un  mariage 
qui  n'était  pas  désavantageux  sous  le  rapport  de  la 
fortune. 

A  Melbourne,  où  j'arrivai  au  milieu  de  la  nuit, 
toutes  choses  étaient  plus  chères  qu'à  William's-Town. 
Je  couchai  dans  l'écurie  d'un  bouge  pour  un  dollar, 
et  ne  pus  reprendre  ma  correspondance,  parce  qu'il 
n'y  avait  point  là  de  table.  Dès  qu'il  fut  heure  conve- 
nable, je  me  fis  enseigner  la  demeure  d'un  broker  qui 
faisait  aussi  métier  de  placer  les  nouveaux  arrivants 
d'Europe.  Ce  brave,  moyennant  un  de  mes  louis,  me 
dit  qu'il  y  avait  une  grande  dift'érence  entre  ce  pays-ci 
et  la  vieille  Angleterre,  qu'une  personne  arrivant  avec 
trente  ou  quarante  mille  livres  de  capital  disponible 


270  ROGER  BONTEMPS. 

aurait  chance  de  vivre  à  son  aise,  et  que  ceux  qui  tom- 
baient du  premier  coup  sur  des  gîtes  d'or  productifs 
pouvaient  y  ramasser  leur  fortune.  Il  me  fournit 
quatre  ou  cinq  noms  de  squatters,  éparpillés  à  de 
bonnes  distances,  qui  avaient  besoin  de  gardeurs  de 
moutons.  En  sortant  de  chez  lui,  je  trouvai  un  Alle- 
mand qui  m'offrit  quatre  dollars  par  jours  pour 
manier  le  soufflet  de  sa  forge.  Mon  plan  fut  fait  aussi- 
tôt :  je  résolus  d'économiser,  sur  ce  riche  traitement, 
ce  qu'il  fallait  pour  pénétrer  à  l'intérieur,  acheter  des 
outils,  etc.  J'avais  idée  que  je  vous  rencontrerais  aux 
mines. 

Je  restai  trois  mois  chez  mon  Allemand,  pendant 
lequel  temps  je  m'informai  de  vous  à  droite  et  à  gau- 
che, sans  trouver  jamais  la  moindre  trace.  J'eus  bien 
des  occasions  de  quitter  mon  soufflet  de  forge,  mais 
vous  savez,  pierre  qui  roule  n'amasse  pas  de  mousse. 
Je  préférai  ne  point  rouler.  Au  bout  de  trois  mois,  mon 
Allemand  acheta  une  machine  qui  soufflait  mieux  que 
moi.  J'avais  eu  faim  pendant  quatre-vingt-dix  jours 
et  mes  économies  se  montaient  à  une  douzaine  de  dol- 
lars. Ma  foi,  j'achetai  une  pioche  et  je  partis.  J'avais 
toujours  dans  ma  poche  les  adresses  des  fermiers  qui 
manquaient  de  gardeurs  de  moutons.  C'était  une 
ressource. 

Le  troisième  jour,  je  suivais  les  bords  du  Yarra- 
Yarra,  une  jolie  rivière,  en  vérité,  qui  coule  dans  un 
beau  pays.  J'allais  vers  les  monts  Bland,  où  l'on  ve- 
nait de  découvrir  de  l'or.  Le  coche  du  campement  de 
Whittlesea  me  dépassa,  attelé  de  quatre  bons  chevaux. 
Tâchez  d'écouter,  voilà  une  aventure  qui  commence. 
Sur  l'impériale  du  coche,  il  y  avait  un  garçon  habillé 
comme  les  Bretons  d'opéra-comique  et  qui  me  fit  signe 
de  la  main  en  me  souhaitant  heureux  voyage.  J'aime 


ROGER  BONTEMPS.  271 

les  Bretons  à  cause  de  Nannon  qui  venait  de  Bretagne. 
Au  moment  où  le  coche  disparaissait  à  un  coude  de  la 
route,  derrière  les  buissons  de  myrtes  et  les  fougères 
arbres,  j'entendis  mon  Breton  qui  chantait  à  pleine 
voix  une  chanson  de  Sainte-Anne  d'Auray.  C'est  le 
propre  pays  de  Nannette. 

Et  la  chanson  n'était  pas  la  première  venue.  Je  l'en- 
tendais bien  souvent  dans  la  veille  et  dans  le  sommeil. 
Si  vous  saviez  quelle  douce  petite  voix  elle  a,  ma 
Nannon  chérie,  et  comme  mon  cœur  battait  quand  je 
l'entendais  du  bas  de  l'escalier.  Ne  ris  pas,  Grelot,  ou 
je  te  brise  une  bouteille  sur  la  tête  !...  » 

Grelot  n'eut  peur  ni  ne  se  fâcha.  Il  regarda  Roger 
avec  son  bon  sourire  qui  gouaillait  malgré  lui,  mais 
derrière  lequel  se  montrait  sa  bonne  âme. 

«  Ne  m'assommez  pas,  patron,  dit-il.  Qui  sait  si 
cette  jolie  Mlle  Nannon  n'aura  pas,  besoin,  un  jour  ou 
l'autre,  d'un  garçon  qui  se  fasse  tuer  pour  elle  gaie- 
ment, à  la  parisienne,  comme  on  va  à  la  noce?  Pour 
quand  ça  y  sera,  vous  savez,  je  prends  le  tour.  » 

Roger  lui  tendit  la  main  au  travers  de  la  table.  Il 
avait  les  larmes  aux  yeux. 

«  N'empêche,  dit  Grelot  en  la  serrant  avec  une  affec- 
tion mêlée  de  respect,  que  si  vous  nous  racontez  comme 
ça  des  petites  histoires  enfilées  bout  à  bout,  nous  n'au- 
rons pas  fini  dimanche  prochain.... 

—  Et  nous  n'arriverons  jamais  à  la  tonne  de  poudre 
d'or!  »  appuya  le  Malgache. 

Mornaix  n'avait  encore  rien  dit. 

«  Laissez  parler  le  copin,  conseilla-t-il.  J'entrevois 
des  miracles  dans  son  affaire.  Mais  ce  que  j'ai  surtout 
envie  de  savoir  c'est  comment  il  a  ganté  la  peau  du 
Rôdeur-Gris  ! 

—  C'est  simple  comme  bonjour,  répondit  Roger. 


272  ROGER  BONTEMPS. 

L'aventure  est  une  femme;  si  vous  la  fuyez  elle  va 
courir  après  vous.  J'en  ai  eu  cinq  cents  depuis  mon 
arrivée  dans  ce  diable  de  pays,  peut-être  mille.  Je 
n'avais  pas  la  prétention  de  vous  les  narrer  toutes, 
mais  j'avais  fait  choix  de  deux  ou  trois  douzaines  d'a- 
necdotes très-piquantes....  par  exemple,  tenez!  chacun 
sait  bien  qu'il  n'y  a  plus  de  naturels.  Les  Anglais  les 
ont  tous  dévorés  jusqu'au  dernier,  sous  prétexte  qu'ils 
étaient  anthropophages.  Eh  bien!  j'ai  rencontré,  de 
l'autre  côté  du  Murrumbidgee 

—  Tu  as  été  jusqu'au  Murrumbidgee  !  s'écria  Mor- 
naix  étonné. 

—  Et  plus  loin!  J'avais  la  rage  de  retrouver  ce 
Breton  qui  était  sur  l'impériale  du  coche.  C'est  un 
gaillard  qui  m'a  fait  voir  du  pays  !  Mais  nous  allons  y 
revenir.  Je  vous  parlais  des  naturels  du  Murrumbidgee. 
Qu'est-ce  que  la  civilisation?  Les  avis  sont  partagés. 
Au  collège,  on  nous  disait  que  Lucullus,  engraissant 
ses  carpes  avec  de  la  chair  d'esclaves,  était  l'expression 
la  plus  raffinée  de  la  civilisation.  Thomas  Stone,  au 
contraire,  prétendait  que  la  civilisation  consiste  à  opia- 
cer  la  Chine,  à  vampiriser  l'Inde,  à  dépeupler  l'Irlande 
et  à  combler  le  canal  de  Suez.  Mes  naturels  faisaient 
de  l'eau-de-vie  avec  leur  salive.  Est-ce  maladroit?  Ils 
me  nourrirent  pendant  quinze  jours  de  céleri  sauvage 
pour  donner  bon  goût  à  mon  beurre.  C'est  ainsi  qu'ils 
nomment  la  graisse  humaine.  Je  suppose  que  vous  ne 
trouvez  pas  cette  idée-là  trop  inférieure  aux  opinions 
philosophiques  de  Lucullus.  Le  seizième  jour  on  coupa 
en  cérémonie  un  pied  de  métrosidéros  spéciosa  qui 
embaumait  pour  fabriquer  ma  broche  :  j'entends  la 
broche  où  je  devais  rôtir.  Je  fus  sauvé  par  le  hasard  le 
plus  romanesque....  Une  naturelle  nommée  Yambara- 
boyongo   qui   avait  les  jambes  disséquées  jusqu'aux 


ROGER  BONTEMPS.  273 

hanches  :  on  voyait  au  travers,  et  plus  de  cinquante 
livres  de  goitre.  Gela  lui  donnait  une  grande  supério- 
rité sur  ses  compagnes.  Elle  mit  tout  h.  mes  pieds,  et 
pendant  qu'on  allumait  le  feu  devant  ma  broche.... 

Mais  c'est  là  une  de  mes  aventures  les  plus  insigni- 
fiantes, et  je  ne  veux  pas  me  perdre  dans  les  détails. 
J'en  étais  au  Breton  de  l'impériale.  Je  veux  seulement 
vous  dire  que  cette  chanson  qu'il  chantait  à  pleine  voix 
tenait  une  certaine  place  dans  ma  vie.  C'était  une 
des  chansons  favorites  de  Nannette,  un  refrain  de  pays 
qui  n'a  en  soi  rien  de  remarquable,  mais  elle  le  disait 
si  bien  ! 

Figurez-vous,  il  s'agit  d'un  gars  de  la  campagne 
d'Auray.  Je  vous  analyse  la  chanson  pour  ne  pas  vous 
la  chanter.  Ce .  serait  trop  long.  C'est  un  gars  qui  a 
envie  de  trouver  un  trésor.  Il  est  comme  notre  ami  Mi- 
guel pour  sa  tonne ,  il  ne  songe  qu'à  cela  :  «  dans  un 
vieux  pot,  des  pièces  d'or  !  »  Voilà  son  rêve. 

Alors  il  fait  marché  avec  sainte  Anne,  mère  de  la 
Vierge.  Il  lui  dit  sa  position  sociale  et  ses  petites 
affaires.  Il  est  pour  tirer  à  la  conscription  ;  il  a  la 
taille  :  s'il  est  pris,  il  lui  faudra  partir,  à  moins  qu'il 
ne  trouve  son  trésor  «  dans  un  vieux  pot  des  pièces 
d'or  ». 

Il  aurait  fallu  entendre  Nannette  ! 

Il  y  a  le  cousin  Jean-Marie  qui  fait  les  yeux  doux  à 
Catherine.  Si  mon  gars  pouvait  l'envoyer  servir  le  roi 
à  sa  place,  ce  serait  d'une  pierre  deux  coups.  Mon  gars 
épouserait  Catherine. 

Ces  chansons  de  village  sont  de  petits  poèmes,  ma 
parole  !  Il  me  semble  voir  le  sourire  de  Nannon  : 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor  : 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or  ! 

18 


274  ROGER  BONTEMPS. 

Le  voilà  donc  marié  !  En  avant  le  cabaret  !  II  le  dit 
tout  au  long  à  sainte  Anne.  Catherine  aura  beau  se 
plaindre.  Ce  qui  est  fait  est  fait.  Pauvre  Nannon, 
je  l'entends. 

Ah  !  mais  !  c'est  que  les  gars  d'Auray  ont  la  tête  près 
du  bonnet  !  Depuis  le  temps  qu'il  demande  son  trésor  à 
sainte  Anne,  le  nôtre  commence  à  se  fâcher.  Il  exige,  il 
menace,  et,  de  couplet  en  couplet,  sa  fringale  grandit  : 

Faut  pourtant  que  j' trouve  mon  trésor  : 

Un  grand  vieux  pot,  tout  plein  d'  pièces  d'or  ! 

Ah  !  Nannette!  Nannette!  La  jolie  petite  roulade  de 
la  fin  !  la  cadence  espiègle  !  le  crâne  point  d'orgue  qui 
s'en  allait  mourant,  mourant  dans  un  baiser  : 

A  Sainte- Anne  en  Auray 
J'irai  pieds  nus  sur  la  route 
Et  je  lui  porterai 
Le  plus  beau  bouquet  qu' j'aurai! 

Ris  si  tu  veux.  Grelot,  moutard  d'enfer,  puisque  tu 
ris  mouillé!  Tu  est  un  bon  petit  homme.  Eh  bien  !  oui, 
je  l'aime  comme  cela,  je  suis  fou,  j'ai  le  cœur  content 
quand  je  peux  trouver  prétexte  à  parler  d'elle! 

Dès  que  j'entendis  la  chanson  du  Breton,  je  me  mis 
à  courir.  Il  me  semblait  que  le  passé  m'appelait.  J'avais 
tout  oublié  hormis  Nannette.  La  route  faisait  un  coude, 
j'allais  voir  Nannon  et  son  sourire! 

Hélas  !  j'arrivai  au  coude  tout  hors  d'haleine  et,  si 
vous  saviez  comme  le  coche  était  déjà  loin  !  Il  montait, 
au  petit  galop,  ces  pentes  insensibles  qui  vont  jusqu'au 
sommet  neigeux  des  Alpes  Australiennes,  à  vingt 
lieues  de  là.  Un  nuage  de  poudre  entourait  la  voiture 
et  je  ne  voyais  presque  plus  mon  Breton.  Je  l'appelai 


ROGER  BONTEMPS.  275 

de  toutes  mes  forces,  mais  le  bruit  des  roues  l'enve- 
loppait; je  lui  fis  signe,  agitant  mon  chapeau  au  bout 
de  ma  pioche  :  il  ipe  tournait  le  dos. 

Et  le  vent  m'apportait  toujours  la  chanson  de  Nan- 
nette  I 

Que  voulais-je  cependant?  J'aurais  donné  trois  pa- 
lettes de  mon  sang  pour  joindre  cet  homme.  Dans  quel 
but?  Il  y  avait  des  années  que  Nannon  avait  quitté  la 
Bretagne.  Cette  chanson,  tout  le  monde  la  sait  sans 
doute,  au  pays  d'Auray. 

Je  me  couchai  sur  l'herbe,  épuisé  de  sueur  et  de 
souffle,  quand  le  coche  disparut  derrière  le  premier 
sommet.  J'avais  bien  fait  deux  lieues  à  sa  poursuite,  ne 
pouvant  jamais  le  joindre,  mais  perdant  peu  de  terrain. 

Au  moment  où  mon  regard  cessa  de  distinguer  le 
grand  chapeau  du  Breton,  le  vent  faisait  voltiger  au- 
tour de  sa  tête  de  la  flamme  et  de  la  fumée.  Il  allumait 
sa  pipe  avec  un  chiffon  de  papier. 

Je  restai  un  instant  à  reprendre  haleine,  et  je 
me  disais  pour  me  consoler  :  quel  lien  possible  entre 
lui  et  elle?  Le  costume  d'un  pays  qui  n'est  plus  le 
sien,  les  couplets  d'une  chanson  que  répète  toute  une 
province. 

Mais  cela  ne  me  consolait  point.  Une  idée  tyranni- 
que  avait  pris  possession  de  mon  esprit.  Je  croyais  que 
le  Breton  aurait  pu  me  parler  de  Nannette. 

Je  me  levai  pourtant  après  quelques  minutes  de  re- 
pos et  je  repris  ma  route.  Je  tâchais  de  me  raisonner. 
Ce  n'étaient  pas  les  arguments  qui  manquaient  et  j'a- 
vais beau  jeu  à  m'accuser  de  folie.  C'est  votre  avis  à 
vous  qui  êtes  sages,  n'est-ce  pas?  Très-bien.  En  arri- 
vant au  haut  de  la  montée  je  trouvai  un  papier  à  moi- 
tié consumé  :  le  chiffon  qui  avait  allumé  la  pipe  de  mon 
Breton.  Machinalement  je  le  ramassai.  C'était  l'adresse 


276  ROGER  BONTEMPS. 

d'une  lettre;  il  en  restait  le  quart.  Je  pus  lire  un  nom  : 
Yvon  Legoff,  et  quelques  mots,  New-Church  street, 
Melbourne. 

Le  tout  de  l'écriture  de  Nannette  ! 

Il  n'y  a  pas  à  s'y  méprendre,  vous  savez.  Certaines 
écritures  peuvent  se  ressembler  entre  elles,  mais  pas 
plus  que  certaines  personnes.  Il  n'y  a  pas  à  se  mé- 
prendre. 

Je  fus  frappé  si  violemment  que  mon  cœur  cessa  de 
battre.  Le  doute  n'essaya  même  pas  de  naître.  Je  re- 
pris ma  course,  dès  que  je  le  pus,  avec  une  furieuse 
énergie.  Je  vous  prie  de  remarquer  que  j'étais  à  cent 
lieues  de  l'idée  que  Nannon  pût  avoir  traversé  la  mer. 
Ma  pensée  alla  d'abord  tout  autre  part.  Je  me  deman- 
dai si  cet  Yvon  Legoff  n'était  point  l'homme  du  petit 
bûcher.  Je  le  revis,  par  l'effort  de  ma  volonté,  avec 
ses  cheveux  flottants  sous  son  grand  chapeau.  Il  était 
beau  et  jeune.  La  jalousie  me  mouilla  d'une  sueur 
froide. 

Oh  !  comme  il  m'est  arrivé  souvent  de  me  dire,  et 
toujours  en  pensant  vrai  :  je  ne  sais  pas  combien  je 
l'aime  !  Peut-être  bien  qu'on  ne  peut  pas  être  heureux 
ici-bas  comme  je  le  serais  si  elle  était  ma  femme,  si 
j'avais  l'étude  de  M«  Piédaniel  et  des  petits  enfants  qui 
m'empêcheraient  de  travailler.  Mes  petits  enfants!  les 
enfants  de  Nannette  ! 

Puis  je  songeai  bien  différemment.  Cette  lettre  n'é- 
tait-elle pas  pour  s'informer  de  moi?  Le  temps  y  était 
tout  juste.  J'avais  écrit  en  quittant  Londres.... 

Je  crois  que  j'aurais  donné  l'espoir  d'acheter  mon 
étude  pour  savoir  ce  qu'il  y  avait  eu  dans  cette  enve- 
loppe. 

Mais  les  chevaux  du  coche  galopaient,  et  la  distance 
s'augmentait  sans  cesse  entre  moi  et  mon  Breton. 


ROGER  BONTEMPS.  277 

Ce  fut  seulement  le  lendemain  matin  que  l'idée  me 
vint  de  voler  un  cheval.  J'eus  un  transport  de  joie 
comme  si  c'eût  été  là  une  belle  découverte.  La  chose 
était  facile.  Je  traversais  un  pays  cultivé  où  les  stations 
abondent.  Je  fis  choix  d'un  beau  poulain  entier,  qui  a 
bien  manqué  me  rompre  cent  fois  le  cou,  et  me  voilà 
sans  selle  ni  mors,  ayant  pour  tout  harnais  un  bout  de 
longe,  me  voilà  lancé,  au  galop  de  Mazeppa,  sur  la 
trace  de  mon  Yvon  Legoff . 

C'est  la  vérité  vraie  que  je  vous  disais  tout  à  l'heure, 
mes  camarades.  Entre  le  moment  où  je  partis  sur  le 
dos  de  mon  étalon  furieux  et  l'heure  lointaine  où  je 
rencontrai  mon  pauvre  Yvon  Legoff,  quand  je  ne  le 
cherchais  plus,  ma  route  a  été  traversée  par  mille  et 
une  aventures.  J'ai  été  mineur,  j'ai  été  chasseur  d'o- 
possums, j'ai  été  berger,  laboureur,  intendant,  pro- 
fesseur de  langues,  j'en  passe,  et  enfin  bushmnger  : 
tout  cela  malgré  moi,  par  hasard,  par  aventure. 

Mais  vous  aviez  tort  de  craindre,  et  moi  je  me  fai- 
sais illusion  sur  l'appétit  que  j'avais  de  conter.  Une  fois 
entré  dans  la  voie  où  je  trouve  marquée  la  piste  de 
Nannon,  je  ne  puis  plus  avoir  qu'une  pensée  ;  mes 
aventures  ne  peuvent  plus  être  pour  moi  que  ce  qu'elles 
ont  été,  en  effet,  des  obstacles,  et  mon  seul  désir  est 
de  sauter  par-dessus. 

Attention,  Malgache!  ceci  vous  intéresse!  » 

Miguel  tressaillit  et  ouvrit  ses  yeux  lourds  de  som- 
meil. 

«  Est-ce  la  tonne?  demanda- t-il. 

—  C'est  la  tonne.  Il  y  avait  environ  quatre  mois  que 
j'avais  quitté  Melbourne.  Mon  étalon  m'avait  mené 
très-loin  du  côté  nord-est,  plus  loin  probablement  que 
n'était  allé  Yvon  Legoff.  J'avais  traversé  des  centaines 
de  stations,   cherchant  partout  à  me  renseigner  sur 


278  ROGER  BONTEMPS. 

Y  von  d'abord,  sur  vous  ensuite.  Vous  voyez  que  je  suis 
franc.  Nulle  part  je  n'avais  eu  de  nouvelles.  L'étalon 
était  retourné  au  diable  depuis  longtemps;  j'avais 
fait  pour  vivre  tous  les  métiers  que  je  vous  ai  dit, 
et  je  m'étais  dirigé  vers  l'ouest,  afin  de  me  rappro- 
cher du  lieu  où  vous  deviez  être,  selon  mon  estime, 
à  la  poursuite  des  Smith,  si  vous  étiez  encore  de  ce 
monde. 

J'avais  monté  jusqu'à  la  rivière  Murray,  et  je  venais 
de  quitter  une  place  de  gardien  de  marchandises  que 
j^avais  dans  une  station,  au  pied  du  mont  Darwin,  sur 
la  foi  de  renseignements  vagues  qui  me  semblaient  se 
rapporter  à  mon  Breton,  lorsque  je  tombai  en  plein  sur 
la  piste  des  trois  Smith  et  de  Naranja.  Les  frères 
Smith  voyageaient  à  la  tête  d'un  parti  nombreux.  Ils 
venaient  de  Melbourne  pour  prendre  possession  d'un 
terrain  considérable  récemment  acquis  par  eux  dans 
le  Rodney. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que,  dans  la  croyance 
des  Smith,  cette  concession  était  calculée  de  manière  à 
enfermer  la  cachette  de  Gordon  Leath. 

—  Je  connais  la  concession  des  Smith,  dit  Mor- 
naix. 

—  Moi  aussi ,  firent  tour  à  tour  le  Malgache  et 
Grelot. 

—  Nous  y  sommes  tous  allés,  à  ce  qu'il  paraît,  re- 
prit Roger,  et  peut-être  que  nous  y  avons  été  tous  en- 
semble. Mais  c'est  grand  comme  une  province.  Aucun 
de  nous  n'y  a  rencontré  les  autres.  Je  ne  sais  pas  ce 
que  vous  avez  fait  là-bas,  mes  camarades;  moi,  j'ai 
pris  du  service  dans  le  propre  équipage  de  Jonathan 
Smith,  et  je  serais  peut-être  arrivé  jusqu'à  ma  petite 
sœur  Anhita,  sans  un  coup  de  carabine  qui  m'arrêta 
net,  un  soir  que  je  rôdais  autour  des  tentes. 


ROGER  BONTEMPS.  279 

—  Tu  es  un  noble  garçon,  murmura  Mornaix. 

—  Si  tu  avais  été  là,  copin,  répliqua  Roger,  ta  m'au- 
rais relevé  ;  mais  il  n'y  avait  personne  que  Jonathan  et 
ses  hommes  qui  me  cherchaient.  Jonathan  m'avait  re- 
connu. Je  me  laissai  glisser  dans  l'eau  du  Goodmans- 
Greek,  qui  heureusement  coulait  à  pleins  bords,  et  je 
fis  la  planche  au  fil  de  l'eau,  tant  que  l'eau  me  porta. 
Je  perdais  tout  mon  sang,  mais  je  n'osais  prendre  terre 
à  droite  ni  à  gauche,  parce  qu'on  me  chassait  sur  les 
deux  bords.  Il  était  presque  jour  quand  je  cessai  d'en- 
tendre la  poursuite.  J'avais  dépassé  depuis  quelques 
minutes  le  poteau  marquant  la  Umite  de  la  concession 
des  Smith.  Je  sortis  du  creek  et  je  fis  une  centaine  de 
pas  en  me  traînant  dans  le  bush;  puis,  voyant  une  sorte 
de  tertre  où  l'herbe  était  épaisse  et  belle,  je  me  cou- 
chai et  je  m'endormis,  ou  je  m'évanouis. 

Car  il  n'est  point  sommeil  si  profond  que  n'eût  se- 
coué l'aventure  cjui  m'arriva. 

Vous  la  raconter  est  impossible.  Je  n'en  eus  aucune- 
ment conscience.  Vous  ferez  comme  moi,  vous  rétabU- 
rez  l'histoire  à  l'aide  de  ses  résultats. 

Je  m'éveillai  perclus  au  bout  d'un  temps  que  je  ne 
saurais  point  mesurer,  mais  qui  avait  dû  être  long,  puis- 
que le  soleil  couchant  rougissait  au-dessus  de  ma  tête 
la  cime  déchiquetée  d'un  vieux  gommier  mort. 

—  Un  des  trois  gommiers  qui  étaient  sur  la  carte  de 
Bambô  !  s'écria  Mornaix. 

—  Dire  que  je  les  ai  tant  cherchés  !  »  ajouta 
Grelot. 

Miguel  fit  un  geste  d'impatience  et  murmura  : 
«  Mil  Dios  !  la  langue  dans  la  poche  1  Laissez  parler 
M.  de  Lavaur  !  » 


280  '  ROGER  BONTEMPS. 


IX 


Auro  Divo! 


«  La  cime  rougeâtre  de  ce  diable  de  gommier,  pour- 
suivit Roger,  me  semblait  être  à  une  hauteur  surpre- 
nante. Je  ne  voyais  qu'elle,  se  détachant  juste  au-des- 
sus de  moi  sur  un  rond  de  ciel  bleu,  absolument 
comme  si  c'eût  été  la  carrée  d'un  lit  qu'on  aurait  his- 
sée à  une  gigantesque  hauteur.  J'apercevais  cela  par 
une  ouverture  régulière  et  formant  cercle  nettement, 
comme  l'orifice  d'un  puits.  Le  vent  agitait  autour  de  cet 
orifice  une  sorte  de  frange  soyeuse  et  flexible.  Je  crus  à 
•la  bizarrerie  d'un  rêve,  d'autant  que  j'avais  dans  le  cer- 
veau de  profondes  et  vagues  lassitudes.  Le  souvenir  des 
événements  récents  dormait  en  moi,  et  mon  premier 
instinct  fut  d'étendre  les  bras  pour  saisir  quelque  objet 
sur  ma  table  de  nuit;  j'entends  sur  ma  table  de  nuit  de 
Paris,  et  j'appelai  Jean,  le  valet  qui  me  servait  rue  du 
Mail.  Jean  ne  répondit  pas;  ma  blessure  me  poignarda 
cruellement,  et  au  lieu  de  ma  table  de  nuit,  mes  mains 
rencontrèrent  du  sable  mouillé.  Le  réveil  vint  tout 
d'un  coup  avec  la  sensation  du  froid  glacial  qui  me  per- 
çait jusqu'aux  os.  J'avais  une  plaie  au  côté  gauche  de 
la  poitrine,  à  la  hauteur  du  cœur;  la  balle,  contour- 
nant le  sein,  était  sortie  sous  l'aisselle  en  déchirant 
les  chairs  du  bras.  L'énorme  quantité  de  sang  que  j'a- 


ROGER  BONTEMPS.  281 

vais  perdu  dans  la  rivière  me  laissait  épuisé  d'esprit  et 
de  corps. 

J'étais  couché  sur  ou  plutôt  dans  le  sable,  où  ma 
chute  m'avait  comme  incrusté,  car  j'étais  tombé  de 
haut.  Ce  trou  rond  qui  me  montrait  le  ciel  et  la  cime 
du  gommier  mort  était  l'endroit  même  d'où  avait  eu  lieu 
ma  chute. 

L'eau  coulait  abondamment  par  le  trou  en  rendant 
un  bruit  de  ruisseau  :  c'était  le  restant  d'une  forte 
pluie.  Je  n'étais  pas  inondé,  parce  que  l'eau  s'infiltrait 
à  mesure  dans  le  sable. 

Quelque  chose  me  faisait  souffrir  plus  vivement  que 
ma  blessure  même  :  c'était  une  douleur  à  la  nuque. 
Cette  partie  avait  dû  porter,  au  moment  de  ma  chute, 
sur  un  objet  dur  et  coupant.  Pendant  que  tout  le  reste 
de  mon  corps  reposait  sur  le  sable  doux,  sans  autre 
gêne  que  l'humidité  et  le  froid,  ma  nuque  blessée  avait 
pour  oreiller  cet  objet  tranchant  et  dur. 

Je  fus  longtemps  à  me  retourner  pour  voir.  Je 
pus  reconnaître  enfin  une  planche,  recourbée  en  cer- 
ceau.... 

—  La  tonne,  caramba!  s'écria  Miguel. 

—  La  tonne ,  ami  Malgache ,  qui  avait  failli  me 
rompre  le  cou.  J'étais  à  cent  lieues,  vous  le  croyez 
bien,  de  songer  à  la  tonne.  J'examinai  ce  rebord  circu- 
laire avec  une  curiosité  d'enfant.  Cela  ne  sortait  pas  de 
plus  d'un  pouce  hors  du  sable.  L'eau  qui  venait  d'en 
haut  tombait  dans  cette  espèce  de  bassin  et  y  tourbil- 
lonnait doucement  avant  de  se  perdre  au  milieu,  où  elle 
avait  creusé  un  petit  gouffre  qui,  dès  l'abord,  me  sem- 
bla jeter  d'étranges  lueurs. 

Ces  rayons  jaunes  qui  me  sautaient  aux  yeux,  cha- 
toyants et  teints  par  intervalles  de  reflets  pourprés,  je 
les  attribuais  aux  éblouissemenls  de  ma  faiblesse.  Je 


282  ROGER  BONTEMPS. 

n'y  croyais  pas.  Je  cherchais  à  en  chasser  les  chiméri- 
ques lueurs.  Mais  à  mesure  que  mes  regards  s'habi- 
tuaient à  l'obscurité,  car  je  tournais  désormais  le  dos 
à  la  lumière,  le  chatoiement  se  faisait  plus  distinct. 
L'eau,  en  tourbillonnant  au  centre  du  bassin,  semblait 
entraîner  des  étincelles  dans  son  mouvement  de  rota- 
tion. Je  suivais  d'un  œil  curieux  le  jeu  turbulent  de 
toutes  ces  paillettes,  et  l'idée  ne  me  venait  point  que 
ce  pût  être  de  l'or.... 

—  De  l'or!  »  répéta  malgré  lui  le  Malgache,  qui  es- 
suya de  grosses  gouttes  de  sueur  à  son  front. 

Grelot  et  Mornaix  répétèrent  d'une  voix  que  l'émo- 
tion faisait  à  leur  insu  sourde  et  solennelle  : 

a  De  l'or  !  >» 

Quelle  est  donc  la  puissance  inouïe  de  cette  chose  et 
de  ce  mot  !  Il  y  avait  là  trois  hommes  de  caractères 
différents,  de  natures  opposées ,  écoutant  un  récit  dé- 
floré, écrémé  pour  ainsi  dire,  auquel  le  narrateur  avait 
enlevé  d'avance  l'imprévu,  qui  excite  et  soutient  l'intérêt. 

Dans  son  insouciance  ou  dans  son  impatience,  Roger 
avait  dit  dès  l'abord  le  mot  de  l'énigme  ;  son  conte, 
présenté  à  l'envers,  avait  dévoilé  du  premier  coup  son 
dénoûment.  Chacun  savait  ici  qu'il  s'agissait  de  la  tonne 
d'or. 

Et  cependant,  chacun  restait  suspendu  aux  lèvres 
de  Roger  :  le  sauvage  Mexicain,  l'enfant  de  Paris,  le 
gentilhomme  aux  larges  et  chevaleresques  instincts. 

L'or  est  roi,  l'or  est  passion ,  l'or  est  fièvre.  L'or 
porte  en  soi  un  mystérieux  et  irrésistible  prestige.  Il 
brûle  comme  le  feu,  il  éblouit  comme  la  lumière.  Sou- 
venez-vous qu'au  milieu  des  merveilles  de  l'art  et  de 
l'industrie,  à  l'Exposition  universelle  de  Londres,  une 
chose  avait  le  privilège  d'attirer  entre  toutes  les  regards 
affolés  de  la  foule.  Ce  n'était  ni  beau,  ni  ingénieux,  ni 


ROGER  BONTEMPS.  283 

curieux,  ni  glorieux;  cela  ne  parlait  ni  au  sens  ni  à  l'in- 
telligence; cela  n'avait  point  de  formes  attrayantes, 
point  de  parfums  séduisants ,  point  de  sons  enchan- 
teurs, et  pourtant  cela  séduisait,  attirait  et  charmait. 

C'était  de  l'or,  une  masse  d'or,  une  pyramide  d'or, 
tout  l'or  récolté  dans  cette  même  terre  d'Australie  où 
nous  sommes. 

C'était,... Mais  non,  ce  n'était  pas  même  de  l'or!  De 
même  qu'on  taille  dans  le  marbre  l'image  d'un  dieu, 
la  statue  d'un  héros,  on  avait  érigé  ce  monument  à 
l'or.  C'était  du  zinc,  habillé  de  dorure,  c'était  de  faux 
or,  c'était  le  portrait  d'une  pyramide  d'or! 

Et  devant  cette  idole  étrange,  le  siècle  passait,  ébrio- 
lant  ou  recueilli,  silencieux  ou  bruyant,  selon  que  sa 
dévotion  le  portait  à  l'ascétisme  taciturne  ou  aux  tumul- 
tueux transports. 

Il  faut  avoir  vu  cela  pour  comprendre  l'unanimité 
de  ce  prodigieux  fanatisme.  Ceux  qui  l'ont  vu  ne  cher- 
chent plus  le  symbole  de  la  religion  universelle. 

Les  doigts  tremblants  de  Roger  touchèrent  son  front 
humide. 

«  De  l'or,  répéta-t-il  à  son  tour  d'une  voix  altérée. 
En  ce  lieu ,  une  goutte  de  vin ,  un  morceau  de  pain 
eussent  valu  pour  moi  mieux  que  tout  l'or  du  monde. 
Et  cependant  quand  l'idée  me  vint  que  c'était  de  l'or, 
mon  cœur  se  serra,  mes  oreilles  bourdonnèrent,  un 
voile  descendit  sur  mes  yeux. 

Chacun  est  comme  Dieu  l'a  fait  ;  je  n'ai  ni  à  me 
vanter  ni  à  me  plaindre.  J'ai  vécu  jusqu'à  ce  jour  sans 
ambition  ni  intérêt,  car  l'idée  d'être  riche  ne  m'est  ja- 
mais venue,  et  la  carrière  de  mon  choix  est  simple  et 
modeste  entre  toutes.  J'y  tiens  à  cause  de  cela.  J'ai 
placé  mon  bonheur  dans  une  médiocrité  utile  et  occu- 
pée. Je  suis  un  Roger  Bontemps  paisible  et  discret. 


284  ROGER  BONTEMPS. 

un  Roger  Bontemps  notaire.  Je  peux  faire  serment  que 
je  n'ai  jamais  rêvé  d'or. 

L'or  a  donc  une  secrète  et  irrésistible  influence  sur 
ceux-là  même  qui  le  dédaignent,  sur  ceux-là  même  qui 
en  interrogeant  leur  conscience  n'y  trouvent  aucune 
passion  que  l'on  puisse  assouvir.  L'or  est  donc  une  fa- 
talité !  Il  y  a  donc  dans  l'attrait  exercé  par  l'or  une  fée- 
rie indépendante  de  tout  ce  que  l'or  peut  acheter  ! 

Il  me  fallait  souffrir  beaucoup  pour  garder  la  pos- 
ture que  j'avais  prise,  soufl'rir  davantage  pour  avancer 
la  main  et  tâter  ces  paillettes  éclatantes  qui  valsaient 
au  centre  du  tourbillon.  Je  ne  sais  plus  si  je  sentais 
ma  souffrance.  Je  sais  que  ma  respiration  s'embarras- 
sait dans  ma  poitrine  et  que  je  prononçai  le  nom  de 
Nannette.  Je  l'entendis,  ce  nom,  dans  le  silence  qui 
m'entourait,  et  il  me  fit  tressaillir. 

J'avançai  la  main,  je  touchai  :  c'était  bien  de  l'or. 
Malgré  moi,  malgré  ma  blessure  ,  mes  doigts  se  bai- 
gnèrent dans  l'or,  puis  mon  poignet,  puis  mon  bras 
jusqu'au  coude.  Je  ne  pus  trouver  le  fond  de  ce  bain 
d'or.  Je  voulais  aller  plus  avant;  ma  blessure  sai- 
gnait, rougissait  l'eau  qui  toujours  tournait.  Je  perdis 
le  sens  de  nouveau,  et  je  me  souviens  que ,  dans  la 
courte  agonie  qui  précéda  mon  évanouissement,  je  me 
sentais  descendre  dans  cet  or,  descendre  comme  le  noyé 
tombe  au  fond  de  la  mer,  et  que  mon  être  frémissait 
d'une  inexplicable  volupté....  » 

Roger  se  tut.  Il  y  eut  un  silence.  Les  cigares  éteints 
pendaient  aux  lèvres.  On  ne  buvait  plus. 

Roger,  pâle  et  pensif,  semblait  sous  le  coup  d'une 
superstitieuse  frayeur. 

Le  Malgache  parla  le  premier. 

«  M.  de  Lavaur,  demanda-t-il,  êtes-vous  bien  sûr  de 
retrouver  l'endroit  ? 


ROGER  BONTEMPS.  285 

—  Il  faisait  nuit  noire  au  fond  du  trou,  reprit  tout 
à  coup  Roger,  comme  s'il  n'eût  point  entendu  la  ques- 
tion. On  ne  peut  pas  croire  qu'il  fasse  plus  nuit  en  en- 
fer. La  pluie  avait  cessé.  En  m'éveillant ,  j'eus  horri- 
blement peine  à  retirer  mon  bras,  enfoncé  de  force  entre 
les  nuggets  et  les  concrétions  d'or  natif.  Cette  fois,  j'a- 
vais l'esprit  présent  puisque  la  terreur  naquit  en  moi 
tout  de  suite  de  mourir  au  fond  de  ce  trou. 

Il  ne  me  fallut  que  l'épreuve  de  mes  mains,  prome- 
nées autour  du  rebord  circulaire  pour  bien  reconnaître 
que  j'étais  dans  la  propre  cachette  de  Gordon  Leath  et 
que  ma  tête  avait  faiUi  se  briser  sur  la  tonne  d'or. 
La  veille  je  m'étais  endormi  dans  cette  herbe  haute  qui 
marquait  la  place  où  Gordon  avait  remué  le  sol  pour 
enfouir  son  trésor.  Ma  mère  m'avait  conté  souvent 
l'histoire  d'un  pot  de  grès ,  plein  de  louis  ,  caché  par 
son  père  au  commencement  de  la  Révolution.  Le  pot 
avait  été  déposé  à  un  mètre  de  profondeur  ;  il  fallut 
creuser  quatre  mètres  pour  le  retrouver. 

Dans  lesterrains  meubles,  les  objets  lourds  chassent. 
C'était  ici  du  sable  presque  mouvant. 

La  tonne  avait  chassé,  depuis  le  temps  de  Gordon 
Leath.  En  chassant,  elle  avait  creusé  une  sorte  de  puits 
que  recouvrait  comme  un  pont  la  couche  de  terre  vé- 
gétale, soutenue  par  les  racines  du  gazon.  Je  m'étais 
endormi  sur  cette  voûte  qui  s'était  affaissée  ,  l'averse 
aidant. 

Ceci  n'est  qu'un  hasard.  Le  miracle,  ce  fut  de  ne  pas 
me  casser  le  cou. 

Chaque  homme  à  sa  destinée,  c'est  évident.  La  mienne 
est  d'être  notaire .  Je  ne  peux  pas  mourir  avant  d'avoir 
acheté  l'étude  de  maître  Piédaniel. 

La  preuve,  c'est  que,  pendant  mon  second  évanouis- 
sement, la  fortune  s'était  chargée  de  me  procurer  une 


286  ROGER  BONTEMPS. 

voie  de  retraite.  Un  nouvel  éboulement  s'était  fait  qui 
donnait  une  pente,  sinon  commode,  du  moins  pos- 
sible à  gravir.  La  lune  se  leva  pour  me  montrer  où 
poser  le  pied,  et  vers  deux  heures  du  matin,  après  des 
efforts  dont  je  ne  me  fusse  pas  cru  capable,  vu  mon  état 
d'épuisement  et  d'inanition,  je  me  retrouvai  dans  la 
haute  herbe  avec  mes  poches  pleines  de  poudre  d'or, 
a  Je  voudrais  savoir,  demanda  pour  la  seconde  fois 
le  Malgache  qui  semblait  inquiet  et  malheureux,  si 
vous  seriez  capable  de  retrouver  l'endroit. 

—  J'y  retournerais  les  yeux  bandés,  mon  brave  Mi- 
guel, »  répondit  Roger. 

Miguel  secoua  la  tête  et  poussa  un  profond  soupir. 
«  Aimeriez-vous  mieux  qu'il  eût  oublié  le  chemin, 
beau-frère?  interrogea  Mornaix  en  riant. 

—  Vous  ne  devinez  pas  où  le  bât  le  blesse,  dit  Gre- 
lot. C'est  cette  diablesse  de  piste  allant  du  creek  au  ga- 
zon, sous  les  gommiers  morts 

—  Ah  !  s'écria  Miguel,  si  j'avais  été  là,  j'aurais  re- 
placé le  sable  grain  à  grain,  j'aurais  bouché  la  trace 
des  pas,  j'aurais  paré  le  gazon,  si  proprement  qu'un 
Peau-Rouge  même  n'aurait  su  voir  si  un  pas  humain 
l'avait  foulé.  Enfin,  j'aurais  passé  trois  nuits,  s'il  l'eût 
fallu,  à  fabriquer  pour  l'ouverture  du  trou  un  bouchon 
qui  l'eût  fermé  comme  on  bonde  une  barrique.  Mais 
M.  de  Lavaur,  qui  est  un  homme  instruit,  ne  sait  rien 
faire  de  tout  cela. 

—  Ma  foi,  mon  brave  ami,  répliqua  Roger,  M,  de 
Lavaur  n'était  pas  à  la  noce.  Il  eût  donné  bien  des  fois 
plein  son  chapeau  de  poudre  d'or  pour  trouver  dans  le 
quartier  un  hôpital  ou  tout  au  moins  une  pharmacie. 
Sa  poitrine  râlait  ;  son  épaule  le  faisait  crier  à  chaque 
mouvement,  et  les  études  qu'il  avait  faites  jadis,  depuis 
sa  huitième  jusqu'à  sa  philosophie,  ne  lui  suggéraient 


ROGER  BONTEMPS.  287 

aucun  moyen  pratique  de  se  procurer  quatre  côtelettes 
dont  il  avait  le  plus  pressant  besoin.  Néanmoins,  il  fit 
de  son  mieux.  Il  jeta  des  branches  sèches  sur  le  trou 
et  mit  le  feu  au  plus  petit  des  gommiers  morts  dont  il 
dirigea  la  chute  en  travers  de  l'excavation.... 

—  Pas  mal  !  »  décida  Grelot. 
La  figure  du  Malgache  s'éclaira. 

«  Ce  diable  de  copin,  dit  Mornaix ,  avec  seulement 
deux  ou  trois  ans  d'études,  serait  devenu  un  sauvage 
de  choix  1 

—  Ce  fut  tout.  Je  n'en  pouvais  plus.  J'allai  au  creek 
boire  un  coup  et  laver  mes  blessures,  après  quoi  je 
me  dirigeai  tout  uniment  vers  les  tentes  des  Smith, 
préférant  un  second  coup  de  carabine  à  la  faim  qui  me 
dévorait.  J'espérais  intéresser  quelque  suivant  de  la 
bande  qui  m'eût  donné  un  morceau  de  pain  et  le  moyen 
de  fuir.  Je  trouvai  mieux  que  cela.  Les  Smith  étaient 
déménagés,  leur  dernier  feu  brûlait  encore,  entouré 
des  débris  de  leur  dernier  festin.  Il  y  avait  là  grande- 
ment de  quoi  nourrir  trois  hommes,  ce  qui  me  permit 
de  prendre  trois  jours  de  repos  dans  un  bon  gîte,  car 
ceux  de  leurs  serviteurs  qui  n'avaient  pas  de  tentes 
laissaient  derrière  eux  un  hangar  d'écorce  de  banksia, 
bâti  à  la  mode  des  naturels. 

Je  partis  de  là  non  pas  guéri ,  mais  remis  du  moins 
de  ma  fatigue,  et  capable  de  fournir  chaque  jour  une 
petite  étape  de  trois  ou  quatre  lieues. 

Les  choses  vont  vite  de  ce  côté-là.  On  voit  des  es- 
paces incendiés  partout  et  des  bornes  portant  des  noms 
qui  appartiennent  à  toutes  les  nations  de  l'Europe; 
dans  deux  ans  ce  sera  un  pays  peuplé  comme  les  bords 
du  Yarra  ou  le  district  de  Grant,  mais  les  stations  sont 
encore  bien  éloignées  l'une  de  l'autre  ,  surtout  quand 
on  s'écarte  de  la  rivière  Goulburn,  et,  au  bout  de  ma 


288  ROGER  BONTEMPS. 

troisième  étape,  je  n'avais  pas  encore  rencontré  une 
créature  humaine. 

J'avais  eu  pour  toute  nourriture,  depuis  mon  départ 
du  campement  abandonné  par  les  Smith ,  les  fruits 
sauvages  cueillis  le  long  de  ma  route,  et  les  fruits  sau- 
vages sont  rares  en  Australie.  Quand  je  m'arrêtai  au 
bout  du  troisième  jour,  j'étais  réduit  à  une  extrémité 
plus  triste  encore  que  lors  de  ma  sortie  du  puits,  et  il 
n'y  avait  là  ni  foyer  allumé,  ni  restant  de  repas,  ni 
hangar  pour  me  réconforter.  Je  me  couchai  au  pied 
d'un  arbre,  trop  faible  que  j'étais  pour  songera  y  mon- 
ter et  je  fermai  les  yeux,  n'ayant  plus  que  ce  vague  et 
suprême  espoir  qui  jamais  n'abandonne  la  détresse 
humaine. 

Il  y  a  des  rêves  qui  s'obstinent.  La  nuit  s'était  faite  ; 
un  engourdissement  profond  tenait  mes  sens  et  mon 
intelligence  ;  pourtant,  il  me  semblait  que  j'entendais 
l'écho  d'un  chant  lointain.  Vous  devinez  quel  était  ce 
chant  :  il  fallait  bien  que  ma  dernière  pensée  fût  à  Na- 
nette. 

Je  pensais  mourir  là  au  pied  de  cet  arbre  ;  je  m'é- 
tais, en  quelque  sorte,  arrangé  pour  cela,  et  je  me  di- 
sais :  je  ne  verrai  plus  le  jour.  Le  chant  me  berçait, 
je  trouvais  tout  simple  qu'il  bourdonnât  autour  de  mes 
oreilles,  mais  je  n'y  croyais  pas. 

Pour  moi,  ce  n'était  pas  une  voix  humaine  qui  allait 
répétant  ce  chant.  La  voix  était  en  moi.  Dans  ma 
croyance  la  solitude  m'entourait  de  toute  part. 

Le  chant  n'était  qu'une  illusion.  L'agonie  m'appor- 
tait ses  rêves.  Ne  voyais-je  pas  au  travers  de  mes  yeux 
fermés  l'adoré  sourire  de  ma  Nannette  ! 

Certes,  elle  était  là.  Elle  y  devait  être.  Chère  fille! 
en  ce  moment,  priait-elle  pour  moi? 

Mais  il  y  avait  une  chose  bien  étrange  et  qui  me 


ROGER  BONTEMPS.  289 

préoccupait  malgré  l'assoupissement  de  mes  facultés. 
L'illusion  aurait  dû  me  taire  entendre  la  propre  voix 
de  Nannon.  Et  c'était  une  mâle  voix  qui  allait  chantant 
avec  d'insouciantes  gaietés  : 

A  Sainte-Anne  en  Auray, 
J'irai  pieds  nus  sur  la  route 
Et  je  lui  porterai 
Les  plus  beaux  bouquets  qu'  j'aurai.... 

Gela  ne  m'étonnait  point.  J'avais  poursuivi  si  long- 
temps le  Breton  du  coche  !  C'était  lui  qui  revenait  pour 
me  parler  de  Nannette.... 

Ma  pensée,  cependant,  vacillait  de  plus  en  plus. 
J'aurais  voulu  chanter,  moi  aussi,  et  prier.  Le  nom  de 
ma  mère  me  vint  aux  lèvres.  Je  vis  la  lampe  de  l'étude 
avec  son  grand  abat-jour  vert,  qui  éclairait  les  ran- 
gées de  cartons.  Gomme  il  eût  été  surpris,  M*  Piéda- 
niel,  s'il  avait  pu  savoir  où  j'étais  à  cette  heure  ! 

Je  suis  bien  sûr  de  m'être demandé  qui  achèterait 
l'étude  à  ma  place. 

Et  puis  vous  vîntes  tous.  Et  je  baisai  au  front  ma 
pauvre  petite  sœur  Anhita  que  j'aurais  tant  voulu  sau- 
ver! 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  grand  pot,  des  pièces  d'or. 

H  n'y  a  point  de  pot  si  grand  que  cette  tonne.  Je 
riais. 

Et  j'avais  des  larmes  sur  le  cœur.  C'était  bien  pour 
moi  que  Nannon  chantait  ainsi  dans  sa  chambrette  sans 
savoir  elle-même  pourquoi.  Elle  avait  vaguement  le 
désir  d'être  riche  pour  me  faire  heureux. 

On  marchait  sous  bois  à  quelque  cent  pas  de  moi  : 

19 


290  ROGER  BONTEMPS. 

sans  doute   une  bête  sauvage.   Cela  ne  m'inquiétait 
point. 

Le  vent  apporta  à  mes  narines  une  acre  odeur  de  fu- 
mée. Chimère!  Ma  pensée  était  sur  le  point  de  s'enfuir 
comme  la  flamme  mourante  qui  ne  tient  plus  à  la  mè- 
che que  par  un  point  mobile. 

Je  dis  :  adieu ,  Nannette ,  ma  petite  chérie  ! 

On  ne  chantait  plus.  Je  m'endormais  dans  le  som- 
meil ou  dans  la  mort. 

Ma  tête  fut  secouée  par  un  douloureux  soubresaut 
qui  fit  battre  violemment  mon  cœur  dans  ma  poitrine. 
Une  bruyante  détonation  venait  d'éclater  auprès  de 
moi. 

«  Touché!  »  fut-il  dit  joyeusement. 

Puis  : 

«  Va  !  dégringole  !  on  va  souper  î  » 

En  même  temps  ,  la  chute  d'un  corps  lourd ,  chaud , 
velouté,  fouetta  ma  joue,  puis  je  sentis  une  griffe  qui 
labourait  mon  visage. 

Je  dus  pousser  un  cri  ou  un  gémissement. 

«  Plaît-il?  fit-on.  Cet  opossum-là  a  grogné  comme* 
un  chrétien  !  » 

Une  main  me  toucha.  II  y  eut  une  exclamation  de 
surprise.  La  batterie  d'une  arme  à  feu  craqua.  Rien 
de  tout  cela  ne  me  fit  ouvrir  les  yeux.  J'étais  de 
pierre. 

«  Il  ne  bouge  pas,  murmura-t-on.  Ohé  !  camarade  ! 
Vous  n'êtes  cependant  pas  tombé  ivre  en  revenant  de 
la  foire  àHennebont!  Êtes- vous  blessé?  Je  suis  une 
bonne  âme ,  Yvon  Legoff ,  de  Port-Navalo,  sur  la  ri- 
vière d'Auray,  dans  le  département  du  Morbihan.  » 

Je  fis  un  tel  effort  que  mes  lèvres  s'entrouvrirent  et 
que  je  dis  : 

«  Connaissez-vous  Nannette  ? 


ROGER  BONTEMPS.  291 

—  MaVar-Douè!  jura-t-on,  ou  quelque  chose  d'ap- 
prochant ,  car  je  ne  sais  pas  le  bas-breton,  si  je  con- 
nais Nannette  1  oui  bien  !  et  Nannon  aussi!  Il  y  en  a 
plus  de  six  douzaines  sur'  la  paroisse  de  Sainte- 
Anne  !  Ouvrez  la  bouche,  mon  camarade,  et  sucez-moi 
une  goutte  de  guinardant,  ça  vous  réchauffera  le 
cœur.  » 

Le  goulot  d'une  bouteille  clissée  toucha  mes  lèvres 
et  je  sentis  la  brûlure  de  l'eau-de-vie.  J'ouvris  pres- 
que aussitôt  les  yeux.  La  lueur  d'un  feu  voisin  me 
frappa.  Cependant,  l'idée  que  tout  cela  n'était  qu'un 
rêve  s'obstinait  en  moi. 

«  Ah  !  ah  !  dis-je ,  ranimé  tout  à  coup,  car  je  n'avais 
d'autre  mal  que  mon  extrême  faiblesse;  merci,  Legofî, 
merci,  mon  ami.  Voilà  bien  du  temps  que  je  cours 
après  vous  ! 

—  Voyez-vous  ça  !  répliqua-t-il  en  réchauffant  mes 
mains  dans  les  siennes.  Est-ce  que  je  vous  dois  de  l'ar- 
gent, l'homme?  a 

Il  ajouta  avec  son  bon  rire  de  campagnard  naïf, 
mais  malin  : 

«  C'était  peut-être  vous  qui  couriez  après  moi,  mon 
frère,  mais,  pour  sûr,  c'est  moi  qui  vous  ai  attrapé. 
Voyons,  qu'est-ce  que  nous  avons?  sonomes-nous 
blessé ,  enrhumé  ou  malade  de  la  colique  ? 

—  J'ai  faim ,  répondis-je. 

—  A  la  bonne  heure,  mal'ar-Douél  moi  aussi.  Alors 
ne  bavardons  pas,    et  mettons  le  fricot  à  la  broche.  » 

Je  pus  me  relever  avec  son  secours  et  j'allai  m'as- 
seoir  les  pieds  devant  son  feu.  Je  songeais  en  moi- 
même  que  j'aurais  pu  mourir  là,  à  quelques  pas  du 
secours ,  sans  l'aide  spéciale  de  la  Providence.  Ni  le 
citant,  ni  l'odeur  de  la  fumée  ne  m'avaient  éveillé.  Il 
avait  fallu  ,  pour  secouer  ma  torpeur,  le  coup  de  feu 


292  ROGER  BONTEMPS. 

tiré  à  mon  oreille ,  et  surtout  la  longue  égratignure 
dont  l'opossum  agonisant  avait  labouré  ma  joue. 

On  l'écorchait  ce  pauvre  opossum ,  mon  sauveur,  et 
malgré  ma  reconnaissance  j'avais  grande  hâte  qu'il  fût 
cuit  à -point. 

Yvon  Legoff,  en  disposant  sa  broche,  fredonnait  la 
chanson.  Ceux  qui  aiment  cette  chanson -Ik  ne  peuvent 
pas  s'en  passer, paraîtrait-il. 

Il  s'interrompit  pour  me  dire  : 

«  Nous  ne  faisions  pas  bonne  garde ,  mon  frère. 
J'allais  marcher  sur  vous  et  vous  ne  disiez  pas  gare.  Un 
homme  endormi  par  terre  et  sans  feu  dans  ce  pays-ci , 
court  grand  risque  de  ne  pas  s'éveiller —  Ecoutez!  » 

Un  sifflement  léger  et  semblable  à  celui  que  produit 
la  bouche  humaine  en  frappant  de  son  souffle  lalamein- 
clinée  d'un  couteau  se  fit  entendre  du  côté  de  mon  ancien 
gîte.  Yvon  prit  aussitôt  d'une  main  la  baguette  de  son 
fusil  et  de  l'autre  un  tison  ardent;  l'instant  d'après  il 
revint,  traînant  par  la  queue  un  trigonocéphale  de  ma- 
gnifique grandeur,  et  comme  je  regardais  ,  non  sans 
eiîroi,  la  monstrueuse  vipère,  il  reprit  : 

«  Celui-là  a  manqué  le  coche,  mais  pas  de  beaucoup. 
Je  l'ai  trouvé  roulé  à  la  place  même  que  vous  aviez 
échaufl"ée.  Heureusement  qu'il  n'y  avait  plus  personne. 

—  Aussi,  ne  comptais-je  pas  m'éveiller,  dis-je,  ré- 
pondant à  une  précédente  parole. 

—  Vous  êtes  sans  ressources  ? 

—  J'ai  mes  poches  pleines  de  poudre  d'or. 

—  Chut  !  Parlez  plus  bas  quand  vous  parlez  d'or. 
Ces  diables  de  buissons  sont  comme  les  murs  de  chez 
nous,  ils  ont  des  oreilles.  Nous  sommes  dans  le  range 
de  Gordon  Leath. 

Il  paraît  que  ces  coquins  de  bushrangers  ont  chacun 
leur  arrondissement,  ni  plus  ni  moins  que  des  notaires. 


ROGER  BONTEMPS.  293 

«  L'or  ne  donne  pas  à  manger,  reprit  Yvon,  qui  re- 
tourna son  rôti,  dont  l'odeur  exquise  me  prenait  déjà 
au  nez  et  au  cœur.  Les  opossums  et  les  dindons  sauva- 
ges ne  viennent  pas  se  vendre  eux-mêmes,  comme  il  est 
dit  dans  un  conte  pour  les  enfants  de  mon  pays.  D'où 
êtes-vous ,  vous,  mon  compagnon  ? 

—  De  Paris. 

—  Ah  !  la  grand'ville.  On  en  parle  jusqu'à  Port- 
Navalo.  Et  que  faites-vous? 

—  Je  suis  notaire. 

—  Bon  !  drôle  de  métier  dans  le  Rodney  !  Et  pour- 
quoi couriez-vous  après  moi,  mon  frère? 

—  Pour  vous  faire  la  question  que  je  vous  ai  déjà 
adressée. 

—  Bah  1  pour  savoir  si  je  connais  Nannon  ?  Pas  pos- 
sible !  Vous  êtes  donc  un  brin  toqué? 

—  Pour  savoir  si  vous  connaissez  ma  Nannonà  mdi, 
repris-je.  Avez-vous  été  à  Paris? 

—  Au  grand  jamais. 

—  Alors,  ce  n'était  pas  vous  qui  étiez  dans  le  bûcher? 

—  Dans  quel  bûcher  ?  » 

Et  le  regard  d'Yvon  m'accusait  plus  nettement  encore 
que  sa  parole  d'être  un  brin  toqué.  Je  l'engageai  à  re- 
tourner l'opossum. 

oc  Voilà,  lui  dis-je,  il  faut  s'expliquer.  Quand  vous 
êtes  parti  deMelbourne,  vousétiez  sur  l'impériale  de  la 
patache. 

—  Pour  ça ,  c'est  vrai. 

—  Vous  allumâtes  votre  pipe  avec  l'adresse  d'une 
lettre,  et  puis  vous  la  laissâtes  aller  au  vent. 

—  C'est  possible  tout  de  même. 

—  J'ai  connu  ainsi  votre  nom,  et  depuis  ce  temps-là 
je  vous  suis,  parce  que  l'écriture  de  l'adresse  apparte- 
nait à  ma  Nannette.  » 


294  ROGER  BONTEMPS. 

Yvon  se  planta  deux  bons  coups  de  poing  par  la  tête. 

Ce  n'était  pas  répondre.  J'ajoutai  : 

<c  Vous  comprenez ,  mon  ami.  C'était  peut-être  Lien 
elle  que  j'avais  cru  reconnaître  dans  le  train  de  Paris 
à  Cherbourg.  De  Cherbourg  on  peut  aller  à  Auray. 
Enfin,  je  ne  sais  pas,  moi  ;  mais  puisque  Nannette  vous 
écrit,  j'étais  fondé  à  penser  que  vous  pourriez  me 
donner  de  ses  nouvelles.  » 

Yvon  cessa  de  se  battre  et  me  prit  dans  ses  bras. 

«  Vous  êtes  M.  Roger  !  »  s'écria- t-il. 

Ça  me  fit  un  drôle  d'effet  d'entendre  mon  nom. 

Yvon  poursuivit  : 

«  MaVar-Douél  rnaVar-Douél  Voilà  qui  est  co- 
cassej  Oui,  oui;  je  la  connais  bien,  celle-là!  C'est  un 
cœur  !  une  sainte  !  un  ange  du  bon  Dieu  !  » 

Il  s'interrompit  et  reprit  en  me  regardant  de  travers  : 

«  Dites  donc,  M.  Roger  Rontemps,  il  paraît  que  vous 
lui  aviez  fait  du  chagrin ,  à  la  pauvre  petite  demoiselle? 

—  Tournez  le  rôti,  Legoff.  Nannon  et  moi,  nous 
sommes  pour  être  mari  et  femme.  Nos  affaires  de  mé- 
nage ne  regardent  personne.  Dites-moi  seulement  où 
vous  l'avez  vue. 

—  Parbleu  !  sur  le  bateau  qui  nous  a  amenés  à  Mel- 
bourne !  » 

Je  serais  tombé  de  mon  haut  si  j'eusse  été  debout. 
Nannette  était  en  Australie  !  Je  respirais  le  même  air 
qu'elle  1  II  n'y  a  que  moi,  j'en  suis  bien  certain,  pour 
avoir  des  aventures  de  cette  force-là. 

«  Legoff,  tournez  le  rôti,  repris-je  en  chevrottant  (et 
de  fait  l'opossum  brûlait).  Dites-moi  tout  ce  que  vous 
savez,  et  pourquoi  Nannon  vous  écrivait  des  lettres. 
Êtes-vous  son  parent  ?  Mais  si  la  bête  est  cuite,  mon 
camarade,  donnez-m'en  d'abord  ui^  blanc,  car  je  sens 
que  je  vais  défaillir.  » 


ROGER  BON  TEMPS.  295 

Depuis  que  le  monde  est  inonde,  on  n'a  jamais 
mangé  si  bon  morceau.  M*  Piédaniel  donnait  un  dîner 
fin  tous  les  ans,  à  la  fête  de  Madame,  et  il  connaissait 
les  bonnes  choses.  Mais  ce  coquin  d'opossum  était  par 
délices.  J'en  redemandai  : 

Yoilà  donc  ce  que  me  raconta  Yvon  Legoff,  la  bouche 
pleine,  car  il  avait  aussi  grand  appétit.  Je  ne  sais  pas  si 
c'est  la  chanson,  mais  les  gars,  là-bas,  ont  maintenant 
tous  envie  de  trouver  un  trésor.  Yvon  était  parti  cher- 
cher le  sien.  A  bord  du  paquebot,  il  avait  fait  une 
cruelle  maladie  qui  lui  eût  été  sans  doute  fatale,  sans 
les  soins  de  celle  qu'il  appelait  un  cœur,  une  sainte , 
un  ange  du  bon  Dieu  ;  ma  Nannon ,  en  un  mot.  Nan- 
non  l'avait  soigné  comme  une  sœur  de  charité.  Nannon 
l'avait  sauvé. 

Mais  que  faisait  là  Nannon?  demanderez-vous.  Nan- 
non avait  un  oncle  à  Cherbourg.  L'oncle  de  Cherbourg, 
chez  qui  elle  s'était  réfugiée  après  notre  séparation,  ne 
se  souciait  point  d'augmenter  sa  famille.  Il  avait  payé 
le  passage  de  Nannon,  ajoutant  à  ce  bienfait  sa  béné- 
diction, et  Nannon  était  partie. 

«  En  voilà  une,  me  dit  Yvon,  qui  n'est  pas  embar- 
rassée !  En  voilà  une  qui  fera  sa  fortune  sans  aller  aux 
mines  et  sans  tondre  des  moutons!  Aussitôt  arrivée, 
elle  s'est  mise  à  faire  des  fleurs.  C'est  une  fée,  quoi! 
Toutes  les  élégantes  de  Melbourne  sont  ses  pratiques. 
Il  n'y  avait  pas  six  semaines  que  nous  étions  débarqués 
que  déjà  ce  n'était  plus  la  fillette  pauvre  du  paquebot. 
Dans  cette  enveloppe  que  vous  avez  lue ,  savez-vous  ce 
qu'il  y  avait  ?  Il  y  avait  une  bank-note  de  vingt-cinq  li- 
vres ,  cinq  cents  bons  francs ,  plus  le  change  :  un  prêt 
qu'elle  m'envoyait  et  qui  me  servit  à  payer  mon  équi- 
page de  mineur.  Un  coup  d'eau-de-vie,  monsieur  le 
notaire,  à  la  santé  de  MlleNannon!  Que  Dieula  bénisse 


296  ROGER  BONTEMPS. 

et  vous  tQut  de  même ,  si  c'est  vous  qui  devez  la  rendre 
heureuse!  » 

Ce  bon  Legoff  n'était  pas  un  amoureux,  comme  le 
gars  de  sa  chanson.  Il  avait  traversé  la  mer  parce  que 
son  vieux  père  et  sa  vieille  mère  étaient  pauvres  au 
pays.  Il  était  l'aîné  de  tout  un  peuple  de  petits  frères 
et  de  petites  sœurs.  Les  mines  ne  lui  avaient  pas  été  fa- 
vorables ;  il  menait  le  métier  de  chasseur  d'opossums, 
et  le  boursicot  qui  venait  de  la  vente  de  ses  fourrures 
allait  déjà  s'arrondissant. 

J'ai  mes  raisons  pour  vous  parler  de  lui  comme  je  le 
fais.  Je  suis  son  exécuteur  testamentaire,  et  je  désire 
que  chacun  de  vous  le  devienne  comme  moi.  Il  est  en- 
tendu que  le  premier  d'entre  nous  qui  en  aura  la  possi- 
bilité fera  passer  cinq  mille  francs,  port  payé,  aux 
époux  Legoff,  à  Port-Navalo,  Morbihan.  » 

Mornaix,  Grelot  et  Malgache  répondirent  : 

«  C'est  entendu.  » 

Je  restai  deux  semaines  avec  lui,  reprit  Roger,  et 
cela  nous  amène  bien  près  du  moment  présent,  car  je 
vous  parle  désormais  du  mois  qui  vient  de  finir.  Yvon 
avait  une  charge  de  peaux  et  cherchait,  soit  à  les  ven- 
dre, soit  à  acquérir  un  cheval  pour  les  porter.  Nous  al- 
lions vers  le  sud.  Yvon  était  chargé  de  son  fusil  de 
chasse;  il  n'avait  pu  me  fournir  qu'un  couteau.  A  me- 
sure que  nous  avancions  vers  les  mines,  nous  redou- 
blions de  prudence,  sachant  que  les  buhsrangers  sont 
nombreux  dans  la  limite  du  désert. 

Gordon  Leath  surtout,  le  terrible  Rôdeur-Gris,  nous 
donnait  de  l'inquiétude. 

a  Si  nous  étions  pauvres,  me  disait  Yvon,  Gordon 
Leath  nous  ferait  l'aumône  de  quatre  dollars  et  d'un 
coup  d'eau-de-vie  ;  mais  nous  sommes  trop  riches.  » 

Et,  en  eflet,  telle  était  la  croyance  générale  dans  le 


ROGER  BONTEMPS.  297 

rfln^e  du  Rôdeur-Grris.  Il  donnait  aux  gensqui  n'avaient 
rien  et  dépouillait  ceux  qui  avaient  beaucoup,  laissant 
toujours  néanmoins  quatre  dollars  dans  leur  ceinture 
et  un  coup  d'eau-de-vie  dans  leur  gourde. 

Voilà  dix  jours  juste,  nous  franchissions  la  limite 
nord  du  Dalhousie,  à  la  hauteur  de  Gornelia-Greek. 
Nous  suivions  les  bords  de  la  petite  rivière  qui  arrose 
grand  nombre  de  stations  déjà  florissantes.  La  route 
où  nous  marchions  était  un  chemm  bien  battu  se  diri- 
geant vers  Oxdale,  premier  point  desservi  par  les  es- 
cortes du  gouvernement.  Une  fois  là,  nous  devions  être 
relativement  en  sûreté. 

En  marchant,  nous  causions  de  Nannette,  sujet 
éternel  de  nos  entretiens.  Tout  à  coup,  Yvon  s'arrêta, 
coupant  par  le  milieu  une  phrase  commencée.  Je  me 
retournai  vers  lui.  11  était  immobile  et  pâle. 

La  nuit  approchait.  La  dernière  station  rencontrée 
était  à  plus  d'une  lieue  derrière  nous.  Celle  vers  laquelle 
nous  allions  ne  devait  pas  être  à  une  moindre  distance. 

Le  pays  était  un  bush  ou  taillis  de  myrtacées,  au- 
dessus  desquels  d'énormes  gommiers  s'élevaient  comme 
des  tours  à  de  larges  intervalles. 

Le  Greek-Gornella,  que  nous  avions  maintenant  à 
notre  gauche,  n'était  plus  qu'un  faible  ruisseau. 

Evidemment,  c'était  une  subite  terreur  qui  faisait 
Yvon  Legoff  immobile  et  muet.  Je  n'en  devinais  point 
la  cause. 

«  Qu'est-ce  qui  vous  prend,  mon  camarade?  deman- 
dai-je.  Est-ce  que  vous  avez  rêvé  du  Rôdeur-Gris?  » 

Au  lieu  de  me  répondre,  il  arma  les  deux  coups  de 
son  fusil. 

Puis  il  me  montra  du  doigt  la  partie  de  la  route  qui 
nous  faisait  face. 

«  Je  n'ai  pas  rêvé,  murmura-il.  Voyez.  ï> 


298  ROGER  BONTEMPS. 

Je  regardai  de  tous  mes  yeux,  et  .j'allais  dire  que  je 
ne  voyais  rien,  lorsque  j'aperçus,  plantée  en  terre,  au 
centre  de  la  route,  une  mince  perche  surmontée  d'un 
chiffon.  Sous  la  perche,  il  y  avait  un  chapeau  de  cuir 
gris.... 

Celui-ci,  mes  bons  amis,  s'interrompit  Roger  en  frap- 
pant sur  son  propre  couvre-chef,  et  vous  pouvez  très- 
bien  vous  figurer  l'effet  qu'il  faisait,  l'intérieur  de  la 
cuve  en  l'air. 

Avant  que  mon  étonnement  se  pût  formuler,  avant 
même  que  ma  terreur  fût  née,  une  voix  retentissante 
sortit  d'un  fourré  voisin. 

«  Holà!  gentlemen,  cria-t-elle,  que  Dieu  protège 
la  reine  et  l'époux  de  Sa  Très-Gracieuse  Majesté,  qui 
est  un  homme  comme  il  faut,  à  ce  qu'on  dit.  Avez-vous 
fait  des  affaires  dans  le  nord  ?  Je  vous  invite  à  mettre 
votre  offrande  dans  le  pauvre  chapeau  qui  est  là  devant 
vous.  » 

Nous  regardâmes  du  côté  où  la  voix  parlait.  Nous 
vîmes  une  ombre  grise  parmi  le  clair  feuillage.  Ici  la 
nuit  vient  vite,  vous  savez.  Le  crépuscule  s'assombris- 
sait à  vue  d'œil. 

o:  Si  nous  lui  donnions  une  demi-douzaine  de  poi- 
gnées d'or  pour  sauver  notre  reste?  opinai-je. 

—  Maï'ar-Doué\  gronda  Yvon,  nous  sommes  jus- 
qu'au cou  dans  le  traquenard,  mon  frère  !  Faites  ce  que 
vous  voudrez.  Je  compte  sur  le  double  canon  de  mon 
fusil.» 

Et  il  dessina  un  ample  signe  de  croix,  ce  qui  mit  en 
gaieté  notre  interlocuteur  invisible. 

Invisible  n'est  pourtant  pas  le  mot,  car  nous  aper- 
cevions, ou  du  moins  nous  croyions  apercevoir  son  pro- 
fil à  travers  le  clair  feuillage  des  buissons  de  myrtes. 

A  tout  hasard,  je  mis  la  main  à  la  poche  et  j'avançai 


ROGER  BONTEMPS.  2 

vers  le  chapeau.  Yvon  me  suivit,  le  fusil  en  arrêt,  comme 
un  chasseur  au  vol  dont  le  chien  rencontre  dans  un 
chaume. 

«  Combien  m'apportez-vous  dans  vos  ceintures,  gent- 
lemen? demanda  la  voix,  qui  avait  un  méchant  accent 
de  sarcasme. 

—  Une  balle  et  trois  chevrotines  dans  chaque  canon, 
maVar-Doué  !  grommela  Yvon.  Car,  Dieu  merci,  je  me 
doutais  bien  qu'il  ne  s'agissait  plus  d'opossums  ! 

—  Nous  comptons,  dis-je,  vous  faire  un  présent  con- 
venable. 

—  Convenable,  mon  très-cher?  Tout  est  donc  au 
mieux.  Savez-vous  des  nouvelles  d'Europe  ?  Il  paraît 
qu'on  se  bat  en  Chine,  hé  ?  L'Angleterre  pour  tou- 
jours! Qu'est-ce  que  vous  appelez  un  cadeau  con- 
venable? » 

Nous  étions  auprès  du  chapeau.  Le  chapeau  recou- 
vrait à  demi  une  large  bouteille. 

Comme  je  versais  la  première  poignée  de  poudre 
d'or  dans  le  chapeau,  la  voix  reprit  : 

«  Ce  n'est  pas  cela,  gentleman.  Reprenez  la  pincée 
d'or  :  c'est  votre  part,  et  donnez-moi  le  reste. 

—  Vous  voyez  bien  !  s'écria  Yvon  dont  la  voix  trem- 
blait de  colère.  J'ai  eu  trop  de  peine  à  gagner  mon 
saint-frusquin.  A  la  grâce  de  Dieu  !  » 

Ses  deux  coups  me  partirent  dans  l'oreille. 

L'ombre  grise  que  nous  voyions  au  travers  du  feuil- 
lage n'était  qu'à  une  cinquantaine  de  pas  ;  Yvon  pouvait 
passer  pour  un  excellent  tireur  :  l'ombre  aurait  dû  être 
littéralement  foudroyée. 

L'ombre  ne  bougea  pas. 

Mais  à  quinze  ou  vingt  mètres  à  gauche  d'elle,  le 
buisson  s'illumina  par  deux  fois  ;  une  balle  siffla  contre 
ma  tempe,  et  Yvon  poussa  un  grand  cri. 


300  ROGER  BON  TEMPS. 

D'instinct,  je  me  laissai  tomber  contre  terre. 

Le  pauvre  Yvon  était  couché  pour  tout  de  bon.  Il 
avait  le  crâne  fracassé. 

Ce  n'était  pas  l'ombre  qui  avait  tiré  ;  ce  ne  fut  pas 
l'ombre  qui  bondit.  L'ombre  n'était  qu'un  mannequin, 
destiné  justement  à  décharger  les  armes  des  malheureux 
voyageurs. 

Gordon  Leath,  le  Rôdeur-Gris,  sortit  à  cheval  du 
buisson  et  s'élança  vers  nous. 

Il  me  parut  être  un  splendide  coquin,  et  vous  avez  vu 
sa  monture  à  l'hôlellerie  de  P Oiseau- Jaune:  un  admi- 
rable pur-sang. 

Je  n'ai  pas  lu  beaucoup  de  romans,  mais  dans  les  ra- 
res romans  que  j'ai  lus,  j'ai  remarqué  cette  ruse  usitée 
dans  les  guerres  sauvages.  Je  n'avais  pas  d'ailleurs  le 
choix  des  moyens  ni  des  stratagèmes.  Je  fis  le  mort. 
Gordon  Leath  n'était  certes  pas  homme  à  se  laisser  pren- 
dre à  cette  naïve  manœuvre.  Je  fus  servi  par  cette  cir- 
constance qu'il  avait  tiré  deux  coups  et  que,  suivant  les 
apparences,  il  avait  fait  coup  double. 

Arrivé  à  deux  ou  trois  pas  de  nous,  il  s'arrêta  et  nous 
examina  attentivement  aux  dernières  lueurs  du  crépus- 
cule. Nous  étions  tombés,  le  pauvre  Yvon  et  moi,  tout 
près  l'un  de  l'autre,  moi  en  avant,  lui  derrière. 

J'entendis  Gordon  Leath  qui  grommelait: 

«  Ce  serait  bien  le  diable  si  je  les  avais  tués  tous 
deux  raides  sur  le  coup  !  » 

Il  ajouta,  en  armant  son  revolver  ; 

«  Nous  allons  tâter  le  terrain.  » 

Tâter  le  terrain,  pour  lui,  cela  signifiait  sans  doute 
nous  envoyer  à  chacun  dans  le  crâne  une  balle  supplé- 
mentaire. 

Je  comprenais  cela  parfaitement,  et  je  me  creu- 
sais  la  cervelle  pour  trouver  un  moyen  de   salut , 


ROGER  BONTEMPS.  301 

lorsque  mon  ami  Legoff  s'agita  en  un  brusque  sou- 
bresaut.  C'était  probablement  sa  dernière  convulsion. 

Gordon  Leath,  qui  mettait  pied  à  terre,  lui  envoya 
aussitôt  deux  balles  dans  le  corps,  et,  s'élançant,  lui 
écrasa  du  genou  la  poitrine. 

Ma  foi,  mes  amis,  ce  n'est  pas  mon  état,  mais  à  la 
guerre,  comme  à  la  guerre.  J'exécutai  une  culbute  assez 
bien  calculée  pour  tomber  juste  en  face  du  Rôdeur- 
Gris  qui  me  visa,  qui  me  manqua,  et  qui  reçut  mon 
couteau  dans  la  gorge. 

En  conscience,  il  n'aurait  pas  eu  le  temps  de  dire  : 
«  Grand  merci!  » 

Mon  pauvre  Legoff  était  mort,  et  bien  mort.  Je  don- 
nai du  manche  de  mon  couteau  à  travers  le  front  de 
Gordon  Leath  pourvoir  s'il  avait  quelque  chose  à  récla- 
mer, et  je  m'assis  entre  eux  deux,  ne  ^sachant  trop  que 
faire.  Aucun  de  vous  n'eût  été  embarrassé,  mais  moi, 
je  n'ai  pas  l'habitude. 

Chaque  fois  que  je  tue  un  homme,  je  pense  à  M*  Pié- 
daniel.  Il  n'a  jamais  tué  personne.  Ce  sera  l'homme 
le  plus  surpris  du  monde  quand  il  saura  mes  histoires. 
Et  Thomas  Stone  !  celui-là  avait  tiré  mon  horoscope... 

Au  fond,  je  ne  fus  guère  plus  de  cinq  minutes  à  me 
remettre.  Au  bout  de  ce  temps,  comme  je  n'avais  sur 
moi  que  des  haillons,  je  changeai  de  costume  avec  Gor- 
don Leath.  De  cette  sorte,  je  n'eus  même  pas  besoin 
de  vider  ses  poches. 

Je  repris  seulement  ma  poudre  d'or  dans  celles  de 
mon  pauvre  Yvon,  je  le  couvris  de  sable  le  mieux  qu'il 
me  fut  possible,  et  je  sautai  en  selle. 

Morbleu  !  ce  Rôdeur-Gris,  il  faut  bien  le  dire,  était 
un  homme  considéré  !  Depuis  huit  jours  que  je  porte 
ses  reliques,  j'ai  recueilli  vingt  fois  plus  de  respects 
qu'en  tout  le  reste  de  ma  vie.  Cela  ne  diminue  pas  ma 


302  ROGER  BONTEMPS. 

vocation  pour  le  notariat,  mais  je  comprends  l'état  de 
bushranger. 

Vous  savez  le  reste.  Il  faut  que  je  voie  Nannette.  Si 
vous  avez  deviné  le  rôle  qu'elle  peut  jouer  dans  la  déli- 
vrance de  notre  Naranja,  tant  mieux;  sinon,  je  vous  le 
dirai  le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Melbourne.  » 


Œ!^ 


ROGER  BONTEMPS.  303 


X 


Paysage  australien. 


Quand  les  premiers  rayons  du  jour,  passant  à  travers 
le  maigre  feuillage  des  gommiers,  criblèrent  la  façade 
orientale  de  Maison-Seule,  le  vieux  Géorgie  était  assis 
sur  le  seuil  de  sa  porte  avec  Dingo  entre  ses  jambes. 
Dingo  est  là-bas  un  nom  d'amitié,  comme  Fox  ou  Wolf 
en  Angleterre.  On  appelle  en  effet  Dingo  en  Australie 
une  sorte  de  chien  sauvage,  tenant  le  milieu  entre  le 
loup  et  le  chacal,  et  remarquable  surtout  par  l'absence 
de  chair  entre  la  peau  et  les  os. 

Géorgie  était  un  hôte  loyal,  et  le  peu  qu'il  gagnait 
lui  venait  de  cette  réputation  solidement  établie.  Qui- 
conque mangeait  et  dormait  dans  la  pauvre  auberge  de 
Géorgie,  avait  deux  gardiens  vigilants  :  l'homme  et  le 
chien,  Dingo  et  Géorgie. 

Du  lieu  où  Géorgie  veillait,  son  rifle  en  travers  sur 
ses  genoux,  l'œil  embrassait  un  paysage  borné,  sombre 
et  vulgaire  :  un  taillis  de  gommiers  sans  horizon,  mais 
quelque  chose  disait  que  l'espace  libre  était  proche; 
Tair  passait  vif,  comme  s'il  eût  gardé  son  élan  de  la 
plaine;  les  cacatoès,  toujours  si  nombreux  au  fond  des 
forêts,  n'envoyaient  point  le  cri  discordant  de  leur  ré- 
veil, et,  au  contraire,  on  entendait  à  de  mystérieuses 


304  ROGER  BONTEMPS. 

profondeurs  l'appel  mélancolique  du  paon  australien, 
le  splendide  oiseau-lyre. 

Dans  la  façon  même  dont  s'éclairaient  les  objets,  il 
y  avait  je  ne  sais  quelle  confusion  étrange.  Le  soleil 
levant  portait  bien  les  ombres  vers  l'ouest,  mais  une 
autre  lumière  semblait  venir  à  l'opposite,  large  et  pro- 
venant de  toute  une  moitié  du  ciel.  Cette  lumière 
éclairait  les  troncs  à  revers,  semblable  à  ces  lueurs 
matinales  qui  étonnent  lustres  et  girandoles,  à  la  fin 
d'une  nuit  de  fête. 

Il  y  eut  un  cri  à  l'intérieur  de  la  cabane,  jîuis  une 
joyeuse  acclamation. 

Œ  Allons,  Dingo,  mon  compagnon,  dit  Géorgie  en  se 
levant,  les  pratiques  sont  éveillées;  ce  sera  bientôt 
notre  tour  de  dormir.  » 

Dingo  s'étira  sans  aboyer.  Géorgie  gagna  le  hangar 
qui  servait  d'écurie,  et  commença  consciencieusement 
la  toilette  des  chevaux. 

Géorgie  riait  tout  bas,  en  promenant  son  bouchon 
de  paille  sur  la  robe  des  nobles  animaux  amplement 
reposés.  Il  murmurait  : 

«  Les  pratiques  sont  en  train  de  dire  :  «  Ah!  que 
c'est  beau  !  ah  I  que  c'est  grand  !  ah  !  que  c'est  haut  ! 
ah!  que  c'est  large!  ah!  que  c'est  ci!  ah!  que  c'est 
ça!  »  Ce  ne  sont  pas  de  vrais  bushmen.  Et  tout  de 
même,  si  mon  balcon  était  à  cinq  milles  de  Londres,  je 
gagnerais  tous  les  ans  une  fortune,  rien  qu'à  verser  de 
l'aie  aux  badauds!  » 

Géorgie  était  comme  tous  les  solitaires,  bavard  avec 
lui-même,  taciturne  avec  autrui. 

Et  il  disait  vrai  :  ses  hôtes  étaient  en  train  de  pro- 
férer les  diverses  exclamations  précitées,  rangés  tous 
les  quatre  sur  le  «  balcon,  »  étroite  langue  de  terre 
qui  bordait  sa  cabane  du  côté  du  sud-ouest. 


ROGER  BONTEMPS.  305 

La  veille,  le  Malgache  leur  avait  promis  une  sur- 
prise. Il  tenait  parole. 

En  arrivant  de  nuit  à  la  loge  de  Géorgie,  nos  com- 
pagnons, à  l'exception  de  Miguel,  avaient  pu  et  dû 
croire  qu'elle  était  située  en  plein  bush  et  perdue  dans 
la  forêt.  C'est  ainsi,  du  reste,  que  sont  généralement 
placés  les  lone-liouscs ,  qui  servaient  de  haltes  aux 
voyageurs  avant  le  tracé  des  routes,  mais  la  «  Maison- 
Seule  3>  était,  au  contraire,  bâtie  sur  l'extrême  rebord 
d'une  colossale  corniche  qui  terminait  à  la  fois  les  bois 
et  les  plateaux  granitiques  du  mont  Alexandre.  Elle 
avait  servi,  au  temps  de  l'occupation,  au  rendez-vous 
des  premiers  aventuriers  qui  se  risquaient  sur  les  som- 
mets pour  la  chasse  ou  l'exploration,  et  des  traces 
restaient  de  l'ancien  sentier  côtoyant  les  hauteurs, 
pour  aller  du  Dalhousie  aux  plaines  fertiles  qui  s'é- 
tendent au  delà  du  Campaspe. 

La  route,  plus  courte  et  surtout  plus  facile,  suit 
maintenant  la  plaine. 

Après  l'excellent  souper  de  la  veille  et  l'histoire  de  la 
tonne  d'or,  servie  comme  un  dessert  de  haut  goût,  nos 
quatre  compagnons  avaient  tenu  conseil.  La  tonne  d'or 
exerçait  sur  le  Malgache  une  attraction  puissante,  mais 
il  faut  avouer  que  son  dévouement  pour  Naranja  parlait 
au  moins  aussi  haut  que  sa  cupidité.  Quant  aux  trois 
autres,  Mornaix  et  Grelot  n'étaient  pas  hommes  à  ba- 
lancer un  seul  instant  entre  les  richesses  enfouies  et  le 
salut  d'Anhita.  Nous  ne  parlons  même  pas  de  Roger 
qui  avait  eu  la  fièvre  d'or  pendant  quelques  heures, 
mais  qui  placé  par  hasard  en  équihbre  entre  les  trésors 
du  vieux  Pérou  et  l'étude  de  M'=  Piédaniel,  eût  versé 
tout  naturellement  du  côté  du  notariat,  comme  l'ai- 
mant va  vers  le  pôle. 

Il  avait  été  convenu  que,  dans  l'ignorance  complète 

20 


306  ROGER  BONTEMFS. 

OÙ  l'on  était  au  sujet  de  la  retraite  de  Naranja,  la  lac7 
tique  élémentaire  de  la  chasse  à  l'homme  ordonnait  de 
suivre  Jonathan  Smith  à  Melbourne,  pour  reprendre 
de  là  sa  piste  et  arriver,  sur  ses  pas,  jusqu'à  la  johe 
recluse. 

Roger  avait  néanmoins  amendé  cette  résolution,  fai- 
sant comprendre  aux  autres  que  l'intérêt  de  tous  était 
que  lui,  Roger,  vît  Nannette  avant  Jonathan  Smith  et 
la  vicomtesse  Fanfare,  à  supposer  toutefois  qu'il  n'y 
eût  point  quelque  grandissime  mystification  en  tout 
ceci,  et  que  Is^annette,  la  fauvette  du  quartier  du 
Luxembourg,  fût  vraiment  désormais  une  habitante 
de  l'Australie. 

On  dormit  là-dessus,  sérieusement  et  de  bon  cœur. 
On  avait  bien  gagné  une  nuit  de  sommeil. 

Ce  fut  Roger  qui  poussa  le  premier  cri  entendu  par 
Géorgie.  Au  moment  oîi  il  s'éveillait,  son  regard  se 
tourna  vers  la  croisée,  ouverte  au  sud-ouest,  et  il  sauta 
sur  ses  pieds  en  se  frottant  les  yeux,  comme  s'il  eût  vu 
se  lever  le  rideau  d'un  théâtre  sur  le  plus  merveilleux 
décor  de  féerie  que  jamais  théâtre  ait  présenté  au 
public.  Il  franchit  l'appui  de  la  croisée,  suivi  de  ses 
compagnons,  et  tous  les  quatre  se  trouvèrent  sur  l'é- 
troite lisière  qui  séparait  Maison-Seule  d'un  précipice 
profond  de  cinq  cents  pieds;  à  son  angle  sud-est,  la 
loge  touchait  la  lèvre  même  de  l'abîme. 

Abîme  radieux,  immensité  magnifique,  présentant 
aux  regards,  avec  tout  le  prestige  de  l'inattendu,  un  de 
ces  rares  panoramas  où  l'Australie  atteint  et  dépasse 
les  splendeurs  de  la  nature  asiatique. 

Le  «  balcon  »  où  se  tenaient  nos  amis,  était  le  som- 
met d'une  muraille  de  granit,  coupée  à  pic,  ou  laissant 
surplomber  par  places  au-dessus  du  vide  le  jet  hardi  de 
ses  arcades  brisées.  Le  balcon  formait  cap  :  à  droite  et 


ROGER  BONTEMPS.  307 

à  gauche,  la  rampe  se  reculait  en  éventail,  prolongeant 
de  chaque  côté  à  perte  de  vue  les  profils  de  la  colossale 
falaise.  Parmi  les  granits  d'un  {^ns  bleu,  où  le  mica  jetait 
d'étincelantes  paillettes,  d'étranges  formations  basal- 
tiques tranchaient  en  noir,  affectant  des  formes  monu- 
mentales et  rappelant  les  prodigieuses  colonnades  de 
la  côte  occidentale  de  l'Irlande.  Aux  bords  du  Rhin 
aussi,  aux  bords  de  l'Elbe  surtout,  le  fleuve  des  fées 
qui  roule  ses  flots  carminés  parmi  des  merveilles,  on 
salue  ces  écrasantes  forteresses,  taillées  par  un  caprice 
de  Dieu  dans  le  vif  même  de  ces  côtes  robustes  qui 
sous-tendent  la  poitrine  du  globe. 

Mais  le  Rhin,  mais  l'Elbe,  mais  l'Irlande  n'atteignent 
nulle  part  à  l'énorme  grandeur  de  ces  sévères  aspects, 
dominant,  par  un  contraste  brusque,  le  sourire  infini 
d'un  paradis  qui  n'a  point  de  bornes. 

A  droite,  sur  le  plateau  même  que  trancha  ainsi  un 
cataclysme,  contemporain  du  déluge  peut-être,  la  forêt 
massait  ses  plus  riches  effets  de  verdure,  superposant 
les  trois  couches  de  son  éternelle  végétation,  les  bank- 
sias  macrophyllas,  au-dessus  des  mimosas  nains,  fleuris 
et  odorants  comme  des  lilas,  et  au-dessus  des  banksias 
les  hauts  gommiers,  portant  sur  un  fût  solide  et  net 
comme  marbre  leur  ronde  couronne  de  feuillage. 

Sur  la  droite,  au  contraire,  qui  va  en  se  relevant,  par 
plis  taillés  nettement  en  manières  de  degrés,  jusqu'au 
faîte  du  mont  Cypher,  une  mystérieuse  destruction  a 
passé;  le  sous-bois  a  disparu.  La  terre,  sèche  comme 
de  la  cendre,  produit  à  peine  quelques  bruyères  qui 
rampent  sous  l'interminable  péristyle  des  troncs  morts. 
Il  y  a  là,  dans  l'espace  d'une  lieue,  deux  ou  trois  mille 
gommiers,  rangés  selon  de  bizarres  ordonnances  et 
drapant  leurs  squelettes  géants  dans  un  manteau  de 
lianes  desséchées. 


308  ROGER  RONTEMPS. 

Rien  ne  peut  rendre  l'eflet  de  ce  propylée  majes- 
tueux équilibrant  au-dessus  du  vide  ses  perspectives 
sans  cesse  brisées.  La  fantaisie  s'incline  devant  ces 
étonnements,  et  le  rêve  vaincu  replie  ses  ailes. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  décrire,  c'était  la  falaise 
même,  formant  promontoire  au-dessus  d'un  océan  de 
verdure.  Le  long  des  murs  de  granit  ou  de  basalte, 
amplement  déchirés,  de  longues  draperies  pendaient, 
festons  de  lianes  ou  d'orchidées,  que  diapraient  des 
millions  de  fleurs  et  où  le  moindre  souffle  de  vent  pro- 
duisait de  larges  ondes.  A  ces  moments  des  bandes 
d'oiseaux-rieurs  ou  jacasses  tourbillonnaient  à  l'entour 
de  ces  franges  comme  des  essaims,  tandis  que,  sur  une 
aiguille  granitique,  l'oiseau-lyre  déployant  le  prestige 
de  son  plumage  incomparable,  gémissait  le  monotone 
chant  de  son  amour. 

Çk  et  là,  quantité  de  petits  plateaux,  ménagés  dans 
la  rampe  et  où  le  vent  avait  apporté  la  terre  végétale 
avec  les  semences  fourragères,  formaient  des  oasis  de 
gazon  où  willoubis  et  kanguroos  exécutaient  leurs 
gambades  de  clowns. 

L'œil  descendait  ainsi,  sollicité  de  détail  en  détail, 
jusqu'au  fond  du  précipice  qui  était  la  plaine,  diaprée 
de  ces  couleurs  tendres,  riches  dans  leur  crudité  naïve, 
brillantes  surtout  et  riantes,  particulières  au  paysage 
intérieur  de  l'Australie  où  la  sylve,  peu  variée,  étend 
ses  rameaux  toujours  chargés  de  grêles  feuillages  au- 
dessus  d'un  sol  sec,  mais  opulent  au  plus  haut  degré, 
vaste  palette  sur  laquelle  la  poussière,  les  herbes  et  les 
arbustes  eux-mêmes  broient,  parmi  la  verdure  jaunis- 
sante, un  harmonieux  glacis  d'or. 

Dans  la  plaine,  le  regard  pouvait  faire  dix  lieues  à 
toutes  les  aires  du  vent,  sans  rencontrer  d'autre  obs- 
tacle que  les  groupes  du  mont  Alexandre,  arrondissant 


ROGER  BONTEMPS.  309 

au  nord-est  les  belles  lignes  de  leurs  profils.  Au  sud, 
par  delà  l'océan  des  forêts,  dans  la  direction  de  Kil- 
more,  les  Alpes  Australiennes  donnaient  des  bornes 
bleuâtres  à  l'horizon. 

Entre  ces  deux  barrières,  s'étendait  un  parc,  un 
jardin,  un  paradis.  Nous  avons  déjà  prononcé  le  mot, 
et  certes,  Moïse  ne  put  rien  voir  de  plus  beau  du  haut 
de  la  montagne.  Au  premier  plan  qui  restait  dans 
l'ombre,  masqué  par  la  rampe  elle-même,  un  lac  aux 
eaux  tranquilles  reflétait  l'azur  du  ciel,  au  sein  d'une 
silencieuse  solitude.  La  cohue  mordorée  des  canards  y 
prenait  ses  indolents  ébats,  tandis  que,  sur  les  bords, 
des  dingos  affamés  guettaient,  en  troupe,  un  casoar 
superbe,  levant  le  cou  comme  un  lama  de-  Thibet  et 
paissant  les  feuilles  nouvelles  des  myrtacées,  sans  souci 
de  ses  lâches  ennemis.  La  ceinture  du  lac  était  faite  de 
saules  argentés,  blanchissant  parmi  les  glaïeuls  noirs. 
Un  peu  plus  loin,  les  fougères-arbres,  la  plus  belle 
plante  peut-être  de  la  création,  groupaient  leurs  bou- 
quets de  palmes,  radiés  comme  des  soleils,  puis  le  bush 
commençait,  dépliant  d'abord  son  tapis  de  mimosas, 
dont  les  parfums  montaient  avec  la  brise,  mêlant  en- 
suite les  chevelures  des  eucalyptus,  lançant  enfin  les 
premiers  troncs  blancs  de  ses  gommiers. 

Le  soleil  tranchait  là  une  ligne  joyeuse  qui  dessinait 
toutes  les  dentelures  de  la  rampe.  Les  plans  s'éloi- 
gnaient, les  nuances  fondaient.  Feuillages,  baies  et 
fleurs  formaient  une  seule  nuance  qui  allait  mouton- 
nant au  loin,  n'ayant  plus  que  la  différence  entre  la 
lumière  et  les  ombres. 

Alors  surgissaient  les  grands  traits  :  le  Campaspe, 
remontant  vers  le  nord  et  cherchant  les  vastes  bassins 
du  Murray,  les  sables  du  Gebur,  couchés  comme  un 
banc  au  milieu  de  ces  flots  de  verdure,  les  creeks  ou 


310  ROGER  BONTEMPS. 

lagunes,  sur  lesquelles  glissaient  au  loin  quelques  noirs 
vaincus  dans  leurs  canots  d'écorce  ;  les  routes,  larges 
et  tracées  hardiment  en  ligne  droite,  couvertes  déjà  de 
chariots  et  de  cavaliers  :  jamais  un  piéton  en  Australie  : 
les  stations  espacées  avec  une  prévoyante  régularité, 
remarquables  à  leurs  panaches  de  fumée  et  amenant 
dans  le  paysage  la  gaieté  de  leurs  travailleurs,  le  mou- 
vement de  leurs  bibliques  troupeaux  ;  enfin,  les  champs 
d'or,  parfaitement  visibles,  malgré  l'éloignement,  dans 
cette  atmosphère  Hmpide  :  au  nord,  Bendigo,  Porcu- 
pine,  Gastlemaine,  Yellow-Bird,  où  se  passa  notre  der- 
nière soirée;  au  sud  Elphinstone,  et  Golden-Point;  des 
oasis  de  neige,  calmes  à  cette  distance,  mais  où  brûlait 
de  toutes  les  passions  humaines  la  plus  vivace  et  la 
plus  ardente. 

Il  y  avait,  au  delà  de  Golden-Point,  un  large  amas 
de  vapeur  où  les  rayons  du  soleil  mettaient  des  nuances 
de  plomb  ;  c'était  un  squatter  de  la  plaine  qui  brûlait 
une  lieue  carrée  de  prairies  pour  renouveler  ses  her-^ 
bages.... 

Nos  quatre  compagnons  regardaient  cela.  Mornaix, 
cœur  de  soldat,  se  demandait  peut-être  pourquoi  l'An- 
gleterre seule  a  de  semblables  colonies,  et  pourquoi  la 
France  n'étend  jamais  sa  main  pour  se  donner,  dans 
les  richesses  d'ici-bas,  une  part  proportionnée  à  sa 
puissance  ;  Grelot  essayait  en  vain  de  se  rappeler  un 
décor  du  Cirque  ou  de  la  Porte-Saint-Martin,  compa- 
rable à  ces  mâles  enchantements;  Roger,  fidèle  à  ses 
amours,  songeait  à  mettre  le  sceau  au  bonheur  de  ces 
contrées  en  y  instaurant  les  bienfaits  du  notariat;  le 
Malgache  seul  continuait  notre  drame  et  ne  perdait 
pas  de  vue  la  situation. 

«  Avez-vous  assez  vu?  »  d^manda-t-il  au  bout  de 
quelques  minutes. 


ROGER  BONTEMPS.  311 

Il  lui  fut  répondu  par  un  concert  de  paroles  enthou- 
siastes. 

<t  Bien  !  bien  !  grommela  Miguel  ;  avec  ce  qu'il  y  a 
dans  la  tonne  d'or,  on  achèterait  les  trois  quarts  de  tout 
cela!  » 

Et  comme  l'admiration  se  prolongeait  au  delà  de  son 
gré,  il  ajouta  brusquement  : 

a  Amigos!  nous  ne  sommes  pas  ici  à  la  parade.  Par- 
lons et  agissons  comme  des  hommes. 

—  On  est  prêt,  répondit  Grelot,  quoique  çà  soit  une 
crâne  toile  de  fond  ! 

—  Nous  sommes  prêts,  »  appuyèrent  Mornaix  et 
Roger. 

Depuis  une  minute  ou  deux  le  Malgache  avait  mis  sa 
main  en  visière  au-dessus  de  ses  sourcils,  et  son  œil 
d'aigle  fouillait  la  plaine. 

«  Attention  !  dit-il.  Voici  tout  notre  monde  !  » 

Mornaix,  Roger  et  Grelot  avaient  à  leur  disposition 
trois  paires  d'yeux  incomparables ,  mais  leurs  regards 
se  perdaient  dans  la  confusion  du  tableau. 

«  Ne  cherchez  pas,  reprit  Miguel,  écoutez  plutôt  et 
suivez  le  bout  de  mon  revolver  :  voici  la  route  de  Ben- 
digo  à  Melbourne,  la  voyez-vous  ? 

—  Parfaitement. 

—  Elle  sort  du  bush,  la-bas,  entre  le  creek  et 
ce  mamelon  où  les  gommiers  sont  coupés ,  y  êtes- 
vous. 

—  Nous  y  sommes.  » 
Mornaix  ajouta  : 

«  Il  n'y  a  personne. 

—  Regardez  toujours.  » 

A  ce  moment,  une  sorte  de  lourd  véhicule,  attelé  de 
six  forts  chevaux,  entra  dans  le  champ  libre  suivant  la 
route  au  grand  trot. 


312  ROGER  RONTEMPS. 

«  L'escorte  !  dit  Grelot. 

—  Je  vois  briller  les  canons  des  rifles  et  les  boutons 
d'uniforme  !  s'écria  Roger. 

—  Regardez  toujours.  » 

Sur  le  premier  banc  de  la  voiture,  quatre  hommes  de 
police,  armés  jusqu'aux  dents,  étaient  pressés  comme 
des  harengs.  Derrière  eux  une  douzaine  de  voyageurs 
s'entassaient, 

La  route  de  Bendigo  à  Melbourne  traversait  la  plaine 
à  un  quart  de  lieue  tout  au  plus  de  la  base  du  roc  qui 
servait  d'observatoire  à  nos  amis. 

Parmi  les  voyageurs  il  fut  facile  de  reconnaître  nos 
pauvres  Irlandais  de  l'Oiseau-Jaune  :  Owen,  Kate  et  les 
deux  petits.  Owen  gesticulait  terriblement  selon  son  ha- 
bitude. Il  semblait  qu'on  l'enlendait  parler  son  patois 
celtique.  Kate  avait  sur  ses  genoux  les  têtes  de  ses  deux 
enfants  qui  dormaient. 

Derrière  la  voiture,  quatre  dragons  chevauchaient. 

Parmi  les  voyageurs,  aucun  des  Smith  ne  se  mon- 
trait, non  plus  que  la  vicomtesse  Fanfare. 

Mais  Miguel  avait  dit  : 
•    «  Regardez  toujours!  » 

Nos  amis  continuèrent  de  regarder,  et  ce  ne  fut  pa ,-. 
en  vain. 

A  cinq  cents  pas  derrièr'e  l'escorte,  une  autre  caravane 
sortit  du  bush  à  son  tour.  Ce  fut  d'abord  une  manière 
de  char-à-bancs,  où  se  prélassaient  trois  femmes  dont 
l'une,  empanachée,  attifée,  pavoisée  comme  un  navire 
de  l'État  aux  jours  de  fête,  amena  sur  les  lèvres  de  nos 
compagnons  le  joli  nom  de  Mme  Fanfa're.  Les  deux 
autres  étaient  ses  caméristes. 

Et  il  faut  être  riche,  croyez-le  bien,  pour  avoir  deux 
soubrettes  aux  champs  d'or  de  l'Australie  !      ] 

Derrière  la  chaise  de  poste  trottaient  deux  cavaliers 


ROGER  BONTEMPS.  313 

harnachés  de  cuir,  selon  la  mode  des  true  gentlemen 
du  biish.  Nos  amis  n'eurent  pas  de  peine  à  reconnaître 
en  eux  les  deux  frères  de  Jonathan,  Tom  et  Sam 
Smith. 

Derrière  encore,  il  y  avait  une  cavalcade  de  six 
hommes  bien  armés. 

«  Ces  drôles  auront  rattrapé  leurs  chevaux  ou  dé- 
pensé un  millier  de  livres  pour  le  moins,  pensa  tout 
haut  Mornaix. 

—  Il  y  a  du  grand  seigneur  chez  ces  Smith  !  »  fit 
Grelot. 

Les  yeux  du  Malgache  brûlaient. 

«  Jamais  je  ne  me  servirai  contre  ceux-là  du  rifle 
ni  du  couteau  !  gronda-t-il.  Je  l'ai  juré.  Je  les  attache- 
cherai  au  poteau  comme  des  mangeurs  de  chair  hu- 
maine ! 

—  Et  Jonathan?  demanda  Roger  vivement.  Où  est 
Jonathan?  » 

La  seconde  caravane,  entièrement  isolée,  se  détachait 
maintenant  en  pleine  route.  On  en  pouvait  compter  les 
membres.  Jonathan  Smith  n'était  pas  là. 

«  Oh  !  oh  !  fit  Miguel  d'un  ton  de  raillerie  dédai- 
gneuse. Vous  êtes-vous  enfin  aperçu  que  Jonathan 
manquait?  Moi  j'étais  encore  debout  sur  l'appui  delà 
fenêtre  que  j'avais  déjà  fait  mes  observations. 

—  Et  savez-vous  où  est  Jonathan,  beau-frère  ?  de- 
manda Mornaix. 

—  Parbleu  !  répliqua  le  Malgache.  Les  yeux  qu'on 
a  sont  pour  voir.  » 

Il  ajusta  avec  son  revolver  un  point  dans  l'espace. 

Mornaix,  placé  derrière  lui,  se  mit  au  point  de  mire. 

A  plus  de  deux  lieues  en  avant,  parmi  le  poudroie- 
ment du  soleil,  dans  les  sables,  on  apercevait  un  petit 
nuage  de  poussière. 


314  ROGER  BONTËMPS. 

A  l'aide  de  son  pistolet,  le  Malgache  plaça  suc- 
cessivement le  regard  de  ses  trois  compagnons  sur  ce 
nuage. 

Et  chacun  d'eux  put  voir,  isolant  le  noyau  du 
nuage,  l'ombre  lointaine  d'un  cavalier  galopant  à  toute 
bride. 

«  Jonathan  Smith  !  prononça  lentement  Miguel. 

—  Alors  à  cheval  !  s'écria  Mornaix  avec  énergie.  Si 
bien  montés  que  nous  soyons,  nous  aurons  de  la  peine 
à  devancer  cet  enragé-là  ! 

—  Demonios  !  murmura  Miguel.  Si  nous  pouvions 
seulement  l'atteindre  !  » 

Au  lieu  de  faire  le  tour  de  la  loge,  nos  compa- 
gnons rentrèrent  dans  la  maison  par  la  fenêtre  comme 
ils  en  étaient  sortis,  appelant  Géorgie  à  pleine  voix. 

Le  vieux  bushman  vint  à  l'ordre  aussitôt,  escorté  de 
son  chien  Dingo.  C'était  un  hôtelier  modèle.  Avec  son 
aide,  les  chevaux  furent  sellés  en  un  clin  d'oeil. 

«  Tu  n'as  pas  le  temps  de  faire  ton  compte,  bon- 
homme, lui  dit  Roger.  Tiens.  » 

Et  il  versa  dans  la  main  tendue  de  Géorgie  une  poi- 
gnée de  poudre  d'or. 

Géorgie  dit  d'abord  merci  avec  beaucoup  de  calme, 
puis  il  salua,  ce  qui  ne  lui  était  point  habituel,  puis  le 
rouge  monta  à  ses  joues.  Chez  ces  hommes  l'émotion 
est  lente  à  venir. 

Tout  à  coup  il  appela  Dingo,  son  chien,  et  mit  sa 
bouche  à  l'oreille  de  la  bête,  disant  : 

Œ  Le  gentleman  a  donné  plus  de  cinquante  dol- 
lars! » 

Il  étendit  à  terre  le  haillon  qui  lui  servait  de  mou- 
choir et  y  noua  son  trésor. 

Je  ne  suppose  pas  que  Dingo  connût  l'arithméti- 
que ni  la  valeur  de  l'or,  mais  il  sentait  son  maître 


ROGER  BONTEMPS.  315 

comme  les  physionomistes  épèlent  la  pensée  sur  le 
visage.  Il  allongea  le  cou  de  façon  à  ce  que  le  museau 
continuât  la  ligne  des  vertèbres  et  lança  un  long  hurle- 
ment de  triomphe. 

Nos  quatre  amis  étaient  en  selle. 

«  Pied  à  terre,  gentlemen  !  s'écria  Géorgie.  Vous 
m'avez  donné  de  quoi  acheter  une  batterie  neuve  pour 
mon  pauvre  vieux  rifle,  de  la  poudre,  du  plomb.  Ah  ! 
ah!  je  vais  monter  un  joli  commerce!  .Te  veux  vous 
donner  quelque  chose  aussi,  quelque  chose  de  bon. 
Pied  à  terre,  s'il  vous  plaît,  ne  refusez  pas  le  vieux 
Géorgie. 

—  Nous  sommes  pressés,  mon  brave,  répliqna  Mor- 
naix. 

—  Que  vous  alliez  vers  le  Murray  ou  vers  Mel- 
bourne, mes  maîtres,  je  vous  enseignerai  des  routes  qui 
abrégeront  le  chemin.  Vous  avez  de  l'or  sur  vous  et 
il  y  a  encore  bien  des  hushrangers  dans  la  plaine. 
Vous  n'êtes  pas  Gordon  Leath,  vous,  gentleman,  quoi- 
que vous  portiez  son  costume.  Vous  faites  la  guerre, 
je  vois  bien  cela.  Je  veux  vous  donner  les  moyens  de 
disparaître  aux  yeux  de  vos  ennemis,  comme  si  la  terre 
s'ouvrait  pour  vous  recevoir,  fussent-ils  cent  coquins 
à  vos  trousses,  le  moyen  d'abriter  vos  chevaux,  le 
moyen  de  gagner  la  maison  d'un  fidèle  serviteur  qui 
aura  toujours  bien  un  rôti  d'opossum  à  vous  offrir  et 
du  vin  qu'il  vous  gardera  :  les  dernières  bouteilles  du 
sherry  et  du  claret  d'autrefois.  Eh!  Dingol  pauvre 
bête  !  n'est-ce  pas  que  je  peux  confier  le  secret  de  ma 
maison  à  ce  généreux  gentilhomme  ?  » 

On  ne  peut  aller  jusqu'à  prétendre  que  Dingo  fût  de 
force  à  répondre  :  Brigadier,  vous  avez  raison  !  mais  il 
est  certain  qu'il  se  précipita  sous  bois,  aboyant  et  re- 
niflant comme  un  chien  fou. 


316  ROGER  BONTEMPS. 

Il  n'était  personne  parmi  nos  amis  qui  ne  sût  de  quel 
prix  peut-être,  dans  la  vie  d'aventures,  la  connaissance 
d'une  retraite  ou  d'un  passage. 

Leur  plan  de  campagne  devait  les  ramener  néces- 
sairement dans  ce  pays,  après  leur  excursion  à  Mel- 
bourne. La  grande  bataille  qui  ne  pouvait  manquer 
d'être  livrée  un  jour  ou  l'autre,  pouvait  avoir  lieu  dans 
ces  plaines. 

Le  Malgache  sauta  le  premier  sur  le  sable. 

a  On  peut  avoir  besoin,  dit-il,  de  mettre  la  tonne  en 
sûreté. 

—  Moi,  j'aime  les  trucsl  »  s'écria  Grelot. 
Mornaix  hésitait.  Il  demanda  : , 

«  Qui  gardera  nos  chevaux? 

—  Je  réponds  des  chevaux,  répondit  Géorgie.  Du 
reste,  les  gentlemen  pourront  juger  par  eux-mêmes  si 
leurs  montures  sont  en  sûreté.  » 

Mornaix  mit  pied  à  terre  k  son  tour,  ainsi  que  Ro- 
ger, et  tous  quatre  suivirent  l'hôtelier  du  bush,  qui 
s'enfonça  sous  boiê  à  grands  pas.  On  menait  les  chevaux 
par  la  bride.  La  route  choisie  s'éloignait  de  la  rampe  et 
se  dirigeait  vers  cette  clairière,  où,  la  veille,  le  Malga- 
che avait  reconnu  son  chemin  à  ce  signe  remarquable  : 
la  colonnade  des  gommiers  morts.  \  mi-route,  nos 
compagnons  trouvèrent  les  restes  de  l'ancien  campe- 
ment de  Breslaw  :  un  large  espace  criblé  de  trous 
comme  un  cimetière.  Breslaw,  et  divers  autres  points 
de  la  montagne  avaient  été  les  premiers  champs  d'or  la- 
bourés par  les  Allemands. 

Les  gommiers  morts  qui  prenaient  de  si  fantastiques 
apparences,  la  nuit,  dans  la  clairière,  formaient  l'ex- 
trémité de  ces  monumentales  avenues  dont  nous  avons 
parlé  en  décrivant  le  balcon.  Une  de  ces  avenues  me- 
nait en  droite  ligne  d'un  point  de  la  rampe  à  la  clai- 


ROGER  BONÏEMPS.  317 

rière.  Le  lecteur  a  pu  se  demauder  par  suite  de  quelle 
épidémie  bizarre,  des  files  entières  de  ces  géants  du 
règne  végétal  se  dressaient  ainsi,  frappées  de  mort.  Les 
naturels  du  pays  parlent  d'un  grand  serpent,  habitant 
les  profondeurs  de  la  terre  ;  quand  les  racines  des  arbres 
percent  jusqu'à  son  domaine,  il  les  touche  de  sa  dent  et 
le  venin  les  tue.  Les  colons  attribuent  le  fait  aux  an- 
ciens incendies.  Quelle  que  soit  son  origine,  ce  phéno- 
mène produit  ça  et  là,  dans  le  paysage  australien,  un 
des  effets  les  plus  grandioses  qui  puissent  frapper  l'i- 
magination humaine. 

Parmi  ces  spectres  de  gommiers,  il  en  était  un,  le 
cinquième  en  partant  de  la  clairière  qui  présentait  une 
circonférence  véritablement  colossale.  Il  eût  fallu  dix 
hommes  pour  l'embrasser  ;  vingt  hommes  eussent  pu 
dormir,  couverts  par  les  fantasques  abris  creusés  sous 
ses  racines.  Géorgie  appuya  son  dos  contre  le  tronc  et 
poussa  fortement  ;  le  tronc  s'ouvrit,  montrant  une  spa- 
cieuse cavité  où  Dingo  gambadait  déjà.  Dingo  avait  son 
entrée  particulière  par  les  terriers. 

Hommes  et  chevaux  s'introduisirent  dans  le  creux  de 
l'arbre  qui  formait  une  rotonde  spacieuse,  où  l'air  et  la 
lumière  pénétraient  par  des  trous  pratiqués  adroitement 
et  invisibles  du  dehors.  Les  chevaux  furent  attachés  à 
des  crampons  de  fer,  fichés  dans  l'écorce. 

«  Nous  avons  été  là  cinq  jours  et  cinq  nuits,  dit 
Géorgie,  quand  la  bande  de  Prisley  incendia  le  camp 
allemand. 

—  Et  comment  aviez-vous  votre  nourriture  ?  demanda 
Mornaix. 

—  Vous  allez  voir,  »  répondit  l'aubergiste. 

Dingo  grattait  le  sol  sous  les  pieds  des  chevaux. 
Géorgie  saisit  à  deux  mains  un  anneau  caché  dans  la 
poudre  de  bois,  et  souleva  un  madrier  de  deux  pieds 


318  ROGER  BONTEMPS. 

carrés,  qui  découvrit  une  sorte  de  puits,  où  Dingo  se 
précipita  tête  première.  Géorgie  descendit  au  contraire 
les  pieds  les  premiers,  mais  sans  prendre  beaucoup  de 
précautions.  Il  y  avait  un  escalier.  L'escalier,  d'une 
dizaine  de  marches,  donnait  accès  dans  une  galerie  qui 
courait  parallèlement  au  plan  du  sol,  dans  la  direction 
de  la  rampe. 

Quand  tous  nos  compagnons  furent  réunis  en  bas  des 
degrés,  Géorgie  frotta  une  allumette  chimique  sur  sa 
manche  et  une  petite  lanterne  qu'il  tenait  à  la  main 
brilla  dans  l'obscurité,  rendant  à  peine  visibles  les  pa- 
rois sombres  du  couloir.  Le  soi  était  parfaitement  sec. 
Nos  amis  marchèrent  sans  monter  ni  descendre  d'une 
manière  appréciable  pendant  ,un  millier  de  pas.  Le 
souterrain  allait,  cependant,  s'agrandissant,  et  les 
lueurs  de  la  lanterne  arrachaient  des  étincelles  aux 
murailles  plus  éloignées  l'une  de  l'autre.  On  était  dans 
le  roc  vif. 

Géorgie  s'arrêta  au  milieu  d'une  sorte  de  salle  assez 
vaste  et  de  forme  irrégulière,  contenant  divers  usten- 
siles, des  bouteilles  et  un  petit  tonneau  cerclé  de  fer. 

Œ  Voulez-vous  boire  un  coup,  mes  maîtres?  »  de- 
manda-t-il. 

Un  flacon  de  sherry  fut  décoiffé  et  passa  de  bouche 
en  bouche,  pendant  que  l'hôtelier  continuait  : 

«  Nous  sommes  ici  juste  au-dessous  de  la  loge.  C'est 
ma  cave.  Voici  l'escalier  qui  monte  dans  l'écurie  par 
une  soixantaine  de  marches,  car,  de  la  clairière  jusqu'à 
Lone-House,  le  terrain  se  relève  en  pente  douce,  tan- 
dis que  notre  galerie  va  droit  comme  un  I.  J'aurais  pu 
prendre  par  l'escalier  de  l'écurie  et  vous  éviter  tout  ce 
chemin,  si  je  n'avais  voulu  mettre  vos  bons  chevaux  en 
lieu  sûr.  Il  y  a  bien  des  années,  gentlemen,  que  je 
n'ai  montré  les  entrées  de  mon  refuge  à  personne.  » 


ROGER  BONTEMPS.  319 

Il  caressa  les  flancs  du  petit  tonneau  cerclé  de  fer. 

«  Avec  vos  dollars  je  vais  emplir  la  panse  de  celui-ci 
qui  était  vide.  Je  suis  sûr  qu'il  n'y  restait  pas  assez  de 
poudre  pour  charger  douze  fois  ma  carabine.  » 

îl  était  joyeux  comme  un  bon  ouvrier  à  qui  l'on  vient 
de  rendre  ses  outils  perdus. 

Nos  amis,  et  surtout  le  Malgache,  examinèrent  avec 
soin  la  salle  souterraine.  Le  Malgache  fermant  les  yeux 
marcha  et  s'orienta  en  tâtant  chaque  objet  des  pieds  et 
des  mains. 

c  On  peut  n'avoir  pas  de  lanterne....  murmura-t-il. 

—  Vous  êtes  un  vrai  bushman,  vous  mon  maître,  à 
ce  qu'il  paraît,  »  dit  Géorgie. 

Puis,  sur  l'ordre  de  Mornaix,  il  reprit  sa  marche. 

A  partir  de  la  cave,  la  route,  tracée  en  zigzag,  allait 
en  descendant,  selon  une  pente  assez  raide  où  l'on  ren- 
contrait de  temps  en  temps  des  degrés  taillés  dans  le 
roc.  Tantôt  le  passage  était  très-étroit,  tantôt  il  s'élar- 
gissait tout  à  coup,  présentant  des  cassures  vives  où  le 
granit  brillait  comme  un  amas  de  cristaux.  Il  était  évi- 
dent que  le  passage,  perfectionné  par  la  main  de 
l'homme,  était  en  majeure  partie  l'œuvre  de  la  nature. 
Le  hasard  avait  sans  doute  fait  découvrir  cette  profonde 
tissure,  traversant  de  haut  en  bas  toute  l'énorme  épais- 
seur de  la  roche,  au  sommet  de  laquelle  Maison-Seule 
était  perchée. 

A  cet  égard  Géorgie  ne  put  donner  aucun  renseigne- 
ment. 

Lors  de  son  arrivée  dans  le  pays,  il  avait  trouvé  le 
passage  tel  quel.  Les  noirs  qui  le  lui  avaient  indiqué, 
le  connaissaient  de  leurs  pères. 

Mais  maintenant,  il  n'y  avait  plus  de  noirs. 

Œ  Quand  le  blanc  arrive,  le  noir  meurt,  »  dit  le  pro- 
verbe mélancolique  des  vaincus  Australiens.  Géorgie 


320  ROGER  BON  TEMPS. 

était  seul,  désormais,  à  connaître  le  mystérieux  es- 
calier. 

On  descendit  pendant  dix  minutes  environ,  puis  le 
plan  du  passage  redevint  horizontal  et  un  vent  frais 
coucha  la  flamme  de  la  lanterne.  Une  minute  encore  et 
des  lueurs,  semblables  au  crépuscule,  montrèrent  une 
vaste  grotte  aux  voûtes  dentées  de  stalactites.  Géorgie 
déposa  sa  lanterne  sur  le  sable  nu  et  blancs.  On  pou- 
vait déjà  apercevoir  l'entrée  extérieure  de  la  grotte  à 
travers  une  tapisserie,  tombant  comme  une  portière  au- 
devarrt  d'un  seuil. 

Cette  draperie  était  faite  de  lianes  mortes  et  vivan- 
tes, épaississant  là  leurs  plis  depuis  des  siècles.  Géor- 
gie se  fraya  entre  elles  un  passage  avec  précaution,  et 
nos  amis,  l'ayant  suivi,  se  trouvèrent  tout  à  coup  sur 
la  grève  de  ce  beau  lac  qu'ils  avaient  aperçu  du  haut 
du  balcon. 

De  là,  les  formations  de  granit  et  de  basalte  s'élan- 
çaient, en  lignes  verticales,  à  des  hauteurs  vertigineu- 
ses. L'œil  s'effrayait  à  suivre  ce  mur  prodigieux,  dont 
certaines  parties,  colonnes  sans  socles,  arcades  rom- 
pues, ponts  lancés  au-dessus  du  vide,  semblaient  pen- 
dre, soutenus  par  une  force  surnaturelle. 

Les  oiseaux  d'eau,  effrayés,  voletaient  en  criant;  les 
kanguroos  boiteux  fuyaient  par  bonds  convulsifs  de- 
vant Dingo,  ivre  de  chasse.  L'énorme  casoar  regardait 
les  nouveaux  venus,  de  l'autre  côté  de  l'eau,  une  patte 
en  l'air  et  la  tête  entre  les  épaules;  dans  les  lianes  ba- 
lancées, les  opossums,  nombreux  comme  des  sauterelles 
parmi  le  foin,  luttaient  de  hardiesses  gymnastiques,  et 
les  jacasses,  rassemblés  en  nuées,  faisaient  pleuvoir  de 
toutes  parts  leurs  cris  moqueurs. 

Quand  nos  amis  eurent  marché  vingt  pas  sur  le  sable, 
Géorgie  leur  dit  : 


ROGER  BONTEMPS.  321 

a  Retouraez-vous.  » 

Ils  obéirent  et  cherchèrent  des  yeux  l'entrée  de  la 
caverne. 

La  vaste  tenture  de  lianes  tombait,  drapée  abondam- 
ment et  jonchée  partout  d'orchidées  en  fleurs.  Impos- 
sible de  soupçonner  une  solution  de  continuité  derrière 
cet  opulent  manteau  de  verdure. 

Le  Malgache  s'orienta  minutieusement,  prit  au  bord 
du  lac  une  pierre  dont  il  examina  la  forme,  et  revint, 
disant  : 

«  Merci,  viel  homme,  partons  maintenant.  » 

Quand  Géorgie  eut  écarté  de  nouveau  les  lianes,  Mi- 
guel jeta  sa  pierre  à  trois  pas  en  avant  de  l'ouverture. 

«  Elle  restera  là,  dit  l'hôtelier  souriant  à  cette  pré- 
caution, mais  je  ferai  disparaître  toutes  les  autres  traces, 

—  Voici  une  bonne  écurie  pour  vos  chevaux,  ajouta- 
t-il  quand  ils  furent  rentrés  dans  la  grotte.  Il  y  a  des 
anneaux  scellés  dans  le  roc.  Un  dernier  mot.  Entre  les 
bords  du  lac  et  Lone-House,  par  les  routes  ordinaires 
qui  tournent  les  rampes  du  mont  Gypher  ou  du  mont 
Alexandre,  il  y  a  dix  milles  anglais.  C'est  donc  dix  mil- 
les d'avance  et  la  suppression  de  toute  piste  que  vous 
gagnez  sur  vos  ennemis,  aussitôt  que  vous  avez  mis  le 
pied  dans  ce  refuge.  » 


Qj^^^^i::? 


322  ROGER  BONTEMPS. 


XI 


La  ceinture  de  l'Irlandais. 


Une  heure  après,  nos  quatre  cavaliers  descendaient 
au  galop  les  pentes  boisées  du  mont  Gypher,  en  se  di- 
rigeant vers  le  sud.  Selon  sa  ^promesse,  Géorgie  leur 
avait  indiqué  un  chemin  de  traverse,  et  le  soleil  n'était 
pas  encore  à  la  moitié  de  sa  course,  qu'ils  revoyaient 
déjà,  à  une  distance  considérable,  il  est  vrai,  la  voiture 
publique  de  Bendigo  à  Melbourne,  escortée  par  la  force 
publique,  et  les  chars-à-bancs  de  la  vicomtesse  Fanfare, 
protégée  à  la  fois  par  l'escorte  du  gouvernement  et  par 
les  hommes  de  la  bande  Smith. 

Quant  au  cavalier,  aperçu  naguère,  ou  plutôt  deviné 
à  perte  de  vue  dans  un  tourbillon  de  poudre,  il  avait 
complètement  disparu. 

Nos  quatre  amis  allaient  en  silence,  ménageant  leurs 
chevaux  tout  en  maintenant  la  vitesse  acquise  ;  chaque 
fois  qu'un  pli  de  terrain  gravi  leur  montrait  une  échap- 
pée de  la  plaine,  ils  pouvaient  constater  leur  avantage. 
Ils  gagnaient  à  vue  d'œil. 

D'après  notre  description  de  ce  parc  heureux  et  riant 
qui  commence  au  pied  du  mont  Gypher  pour  s'arrêter 
aux  croupes  plus  arides  des  Alpes  Australiennes,  le  lec- 
teur ne  s'attend  pas  à  traverserici  un  désert.  L'immense 
plaine  qui  va  se  peuplant  sans  cesse  davantage,  comp- 


ROGER  BONTEMPS.  323 

tait  déjà,  à  l'époque  où  se  passe  notre  histoire,  un  nom- 
bre considérable  d'habitants,  indépendamment  même 
des  chercheurs  d'or.  I)e  dix  minutes  en  dix  minutes, 
notre  troupe  rencontrait  les  brûlis,  les  défrichements 
011  les  longues  suites  de  barrières  qui  annonçaient  le 
voisinage  d'une  station;  ils  croisaient  souvent  les  ber- 
gersL  ou  le  gardien  de  marchandise  (storekeeper)  tous  à 
cheval,  armés  de  longs  fouets  à  manches  courts  et  gros, 
occupés  à  galoper  le  bétail;  parfois  même  ils  avisaient 
le  squatter  ou  maître  de  l'établissement,  visitant  ses 
domaines,  vêtu  de  cuir  et  armé  comme  un  brigand. 

Ceux-ci  et  ceux-là,  depuis  le  pasteur  de  moutons  jus- 
qu'au riche  gentleman,  propriétaire  de  cinq  à  six  mille 
bœufs,  regardaient  nos  hommes  avec  une  vive  curiosité; 
le  costume  de  Roger  faisait  évidemment  illusion,  et 
plus  d'une  fois  le  nom  de  Gordon  Leath,  prononcé,  non 
sans  une  nuance  de  bienveillant  respect,  par  les  ber- 
gers ou  les  voyageurs,  vint  prouver  qu'on  prenait  tou- 
jours notre  clerc  de  notaire  pour  cette  illustration  de  la 
contrée  :  le  romanesque  Rôdeur -Gris. 

Vers  trois  heures  de  l'après-midi,  nos  amis  avaient 
quitté  les  bords  du  Gampaspe,  qui,  rapproché  ici  de  sa 
source,  sépare  le  Dalhousie  du  Talbot,  et  traversaient 
le  bas  pays,  dominé  par  les  sommets  jumeaux  du  mont 
Macedoner.  La  végétation,  plus  active,  annonçait  l'eau 
et  les  bergers,  interrogés,  avaient  en  eft'et  signalé  le 
voisinage  du  Deep-Greek  (la  Lagune  Profonde).  Depuis 
longtemps  la  hauteur  des  arbres,  leur  nombre  sans 
cesse  croissant  et  l'absence  de  tout  mouvement  de  ter- 
rain sur  la  route,  n'avaient  point  permis  de  reconnaître 
les  lointains.  La  route  elle-même,  défoncée  en  maintes 
places  et  fourchée,  comme  il  arrive  dans  les  terres  va- 
gues où  le  caprice  de  chacun  cherche  le  meilleur  pas- 
sage, présentait  des  dangers  de  méprise.  Il  y  avait  des 


324  ROGER  BONTEMPS. 

instants  où,  pour  tourner  une  fondrière,  la  route  se  di- 
visait en  trois  ou  quatre  chemins,  dont  plusieurs  ne  re- 
joignaient point  le  tracé  primitif. 

Ce  que  nous  nommons  «  la  route  »  avec  une  certaine 
emphase  et  faute  d'un  autre  mot,  ne  ressemblait  point, 
du  reste,  le  lecteur  peut  s'en  douter,  à  nos  grands  che- 
mins d'Europe.  C'étaient  de  très-beaux  travaux, 
eu  égard  à  leur  longueur  et  aux  difficultés  qu'il 
avait  fallu  vaincre  pour  les  tracer  dans  un  pays  sau- 
vage ;  mais  rien  n'y  soutenait  les  terres  négligemment 
rapportées,  et  tout  le  mérite  de  l'œuvre  était  au  bû- 
cheron. 

Là-bas,  la  nature  va  vite.  La  végétation  vaincue  pre- 
nait déjà  sa  revanche.  Partout  où  une  souche  avait  été 
oubliée  par  hasard  sous  le  lit  de  sable,  un  vigoureux 
taillis  surgissait  en  travers  de  la  voie,  et  les  graines  syl- 
vestres, semées  par  le  vent,  transformaient  de  longs  es- 
paces en  pépinières  pleines  d'avenir. 

Jusqu'à  ce  moment,  et  surtout  depuis  qu'ils  ne  chas- 
saient plus  à  vue,  nos  amis  avaient  suivi  une  piste 
plutôt  qu'une  route.  Les  traces  fraîches  de  la  voiture 
de  l'escorte  et  du  char-à-bancs  de  la  vicomtesse  Fanfare 
les  guidaient  avec  certitude,  chaque  fois  que  le  chemin 
bifurquait. 

Mais  un  embarras  se  présenta  tout  à  coup  au  pluf4 
épais  du  fourré.  La  route  se  séparait  en  deux  devant 
une  mare  desséchée,  autour  de  laquelle  croissait  tout  un 
riche  spécimen  de  la  flore  australienne.  Le  Malgache, 
qui  était  en  tête  s'arrêta  brusquement.  Les  autres  le  re- 
joignirent et  l'imitèrent. 

A  cette  fourche,  les  traces  se  partageaient  en  deux 
portions  égales.  Deux  sillonsde  roues  couraient  à  droite 
deux  à  gauche,  tous  deux  également  frais  et  nettement 
tracés. 


ROGER  BONTEMPS.  325 

«  Allons  toujours,  dit  Grelot,  les  deux  sentiers  doi- 
vent se  rejoindre  au  delà  de  ces  broussailles.  » 

Au  lieu  de  répondre ,  le  Malgache  sauta  sur  le 
sable. 

Il  se  pencha  sur  les  pistes  pour  les  interroger  attenti- 
vement. 

0  L'escorte  du  gouvernement  a  pris  par  ici,  dit-il  en 
montrant  l'embranchement  de  droite,  les  Smith  ont 
tourné  par  là.  Pourquoi? 

—  Allons-nous  rester  à  deviner  ce  rébus?  demanda 
Grelot  avec  mauvaise  humeur. 

—  Le  temps  nous  presse,  ajouta  Roger  impatient. 
Marchons.  » 

Mais  Mornaix  avait  fait  comme  le  Malgache, 
a  II  s'est  passé   quelque  chose  ici,  murmura-t-il' 
après  un  rapide  examen. 

—  Et  tout  récemment,  appuya  Miguel,  ramassant 
parmi  les  ramelles  d'un  mimosa  nain  un  bout  de  ciga- 
rette qui  fumait  encore. 

—  Écoutez  !  »  fit  Mornaix  avec  un  geste  qui  imposait 
impérieusement  silence. 

On  écouta  et  l'on  entendit.  Le  vent  du  sud  appor- 
tait un  murmure  sourd  qui  était  le  roulement  d'une  voi- 
ture. 

Grelot,  malgré  son  premier  vote,  avait  mis  pied  à 
terre  et  furetait  aux  environs.  Il  n'y  avait  pas  de  limier 
au  monde  pour  avoir  le  flair  de  Grelot. 

«  Que  diable  ont-ils  fabriqué  ici?  »  grommela- t-il 
en  s'arrêtant  sous  bois,  devant  une  place  énergiquement 
foulée. 

Mornaix  et  le  Malgache  s'approchèrent.  Ils  furent 
cinq  longues  minutes  à  parfaire  leur  enquête. 

«  On  a  mangé,  dit  Mornaix  en  produisant  des  débris 
de  pain. 


326  ROGER  BONTEMPS. 

—  On  a  metiuisé,  »  ajouta  le  Malgache,  qui  avait  à 
la  main  des  fragments  de  bois  coupé. 

Grelot  décida  : 

a  Un  accident  sera  survenu  à  la  voiture  de  l'escorte  : 
quelque  essieu  brisé. 

—  Voilà  l'essieu!»  cria  Roger  triomphalement. 

Il  en  avait  trouvé  les  deux  fragments  dans  le 
fourré. 

Mornaix  et  le  Malgache  portèrent  la  main  sur  cette 
pièce  de  conviction  avec  une  égale  vivacité. 

Il  n'y  avait  pas  besoin  de  cette  sagacité  conquise  par 
eux  dans  leurs  expéditions  mexicaines  pour  comprendre 
le  langage  de  ces  débris.  L'essieu  ne  s'était  pas  rompu 
par  accident.  Un  trait  de  scie  à  main,  donné  en  dessous 
attaquait  à  son  milieu  les  deux  tiers  de  l'épaisseur  du 
bois. 

Mornaix  et  Miguel  se  regardèrent. 

a  Les  Smith!  murmura  Miguel. 

—  Nos  pauvres  diables  d'Irlandais  !  »  dit  Mor- 
naix. 

Ils  se  séparèrent  alors.  Tous  deux  s'étaient  compris 
comme  s'ils  eussent  échangé  les  demandes  et  les  répli- 
ques d'un  long  entretien. 

Au  bout  de  cinq  autres  minutes,  ils  revinrent.  Mor- 
naix dit  : 

«  L'escorte  a  pris  à  droite. 

—  Et  les  Smith  à  gauche,  répliqua  Miguel.  Seule- 
ment nos  Irlandais  ne  «ont  plus  avec  l'escorte.  » 

Pour  preuve,  il  montra  un  lambeau  de  vêtement  d'en- 
fant, ramassé  sur  la  voie  de  gauche. 

D'un  bond  Mornaix  se  mit  en  selle. 

«  J'ai  mangé  le  pain  de  ce  pauvre  homme,  dit-il; 
Miguel  est  dans  le  même  cas  que  moi  ;  cela  n'engage 
pas  les  autres. 


ROGER  BONTEMPS.  327 

—  Alors,  s'écria  Grelot  indigné,  si  j'avais  quelque 
chose  h  faire,  on  ne  me  suivrait  pas,  moi!  Vous  pa- 
taugez, monsieur  le  comte!  » 

Son  cheval  caracolait  déjà  derrière  celui  de  Mornaix. 

Roger  suivait,  disant  ; 

•«  Encore  une  aventure  !  Quel  scélérat  de  pays  ! 

—  Au  galop  !  »  commanda  Mornaix. 

Le  sable  jaillit  sous  le  sabot  des  chevaux. 
«  Moi  qui  ne  suis  pas  docteur  en  sauvagerie,  dit  Ro- 
ger, je  voudrais  bien  un  bout  d'explication. 

—  Mon  bon,  répliqua  Mornaix,  non  sans  un  certain 
orgueil  de  métier,  je  vais  te  raconter  ce  qui  s'est  passé 
là-bas  comme  si  j'avais  assisté  à  la  cérémonie.  Veille 
à  la  piste,  Miguel.  Owen,  sa  femme  et  ses  deux  petits 
enfants  étaient  dans  la  voiture  de  l'escorte  :  tu  les  as 
vu  comme  moi. 

—  Je  lésai  vu. 

—  Dans  la  salle  commune  de  l'Oiseau-Jaune,  hier, 
Owen,  ivre  comme  un  Irlandais  et  bavard  comme  un 
Irlandais  ivre,  s'est  vanté  d'avoir  trouvé  le  panier  d'o- 
ranges. 

—  Mon  pauvre  Yvon  m'avait  expliqué  ce  mot-là,  dit 
Roger. 

—  Dès  hier  soir,  Smith  et  G"  avaient  décidé  qu'ils 
mangeraient  les  oranges  du  naïf  Paddy.  Le  trait  de  scie 
a  été  donné  par  les  Smith.  La  voiture  de  l'escorte  a 
versé.  On  s'est  arrêté  pour  tailler  un  autre  essieu  et 
faire  la  collation  ;  un  des  petits  a  été  entraîné  à  l'écart  ; 
le  père  et  la  mère  se  sont  séparés  de  l'escorte  pour  le 
ramener....  A  moins  que  ce  ne  soit  tout  uniquement  la 
tentation  d'un  coup  de  rhum.  Une  fois  détournée  de 
l'escorte,  la  famille  irlandaise  n'a  coûté  aux  coquins 
qu'une  douzaine  de  bourrades  et  quatre  bâillons  soli- 
dement noués. 


328  ROGER  BONTEMPS. 

—  Mais  l'escorte?  objecta  Roger. 

—  L'escorte  n'a  pas  le  droit  de  s'arrêter.  Si  elle  perd 
un  voyageur  ou  deux,  ou  quatre,  elle  fait  son  rapport, 
et  tout  est  dit.  C'est  la  loi.  Les  Smith  passeront  devant 
le  magistrat  pour  peu  qu'ils  soient  pris.  S'ils  passent 
devant  le  magistrat,  ils  diront  que  les  Bushrangers  ont 
massacré  la  famille  d'Irlande.  Et  comme  personne  ne 
se  présentera  pour  consigner  les  frais  de  l'enquête,  l'af- 
faire en  restera  là. 

—  Tiens,  tiens  1  fit  Roger,  il  y  a  de  graves  symptômes 
de  civilisation  dans  tout  cela  ! 

—  Les  études  de  notaire  ne  coûtent  rien  en  Austra- 
lie, patron,  insinua  Grelot. 

—  Halte!  »  cria  Miguel,  qui  avait  pris  les  devants. 
Les    trois   autres   s'arrêtèrent  aussitôt,    immobiles 

comme  des  statues  équestres. 

Dans  le  silence  qui  suivit,  un  cri  vague,  lointain,  na- 
quit et  mourut. 

«  A  gauche,  dans  le  bois!  »  ordonna  de  loin  le  Mal- 
gache. 

Avant  d'obéir,  Mornaix  se  pencha  sur  le  garrot  de 
son  cheval  pour  examiner  la  trace  des  roues.  Cette  trace, 
profondément  empreinte  dans  le  sable,  continuait  d'al- 
ler en  ligne  directe. 

«  Le  char-à-bancs  a  suivi  son  chemin,  dit  Miguel  qui 
arrivait  au  galop;  mais  une  partie  des  bandits  est  sous 
bois  avec  l'Irlandais  et  sa  famille.» 

C'était  ici,  comme  presque  partout  en  Australie,  où 
les  véritables  fourrés  sont  très-rares,  un  sous-bois  de 
mimosas,  bas  et  touffu  comme  un  gazon,  que  surmon- 
taient d'énormes  baliveaux  :  eucalyptus,  banksias  et 
gommiers  proprements  dits,  piqués  dans  ce  tapis  aussi 
droits  que  des  paratonnerres,  à  dix  ou  quinze  mètres 
l'un  de  l'autre. 


ROGER  BONTEMPS.  329 

Cela  faisait,  à  première  vue,  l'effet  d'un  immense  quin- 
conce planté  régulièrement. 

La  vue  pouvait  aller  très-loin  là-dessous. 

Le  galop  des  chevaux  y  était  possible,  sinon  facile. 

Nos  quatre  compagnons  se  lancèrent  à  fond  de  train 
dans  la  direction  indiquée  par  le  Malgache.  Ils  for- 
maient une  large  ligne,  afin  d'éventer  la  piste.  Ce  fut 
Grelot  qui  la  trouva  au  bout  d'un  quart  de  mille,  et  qui. 
presque  aussitôt  après,  annonça  la  vue.  Un  groupe  de 
cavaliers,  courant  à  toute  bride,  se  montrait  en  effet 
vers  le  sud. 

Un  quart  de  mille  encore,  Grelot  qui  par  hasard  te- 
nait la  tète,  poussa  un  cri  d'indignation,  ponctué  par  le 
plus  parisien  de  tous  les  jurons. 

«  Les  gueux!  dit-il.  Je  vais  décrocher  l'enfant:  ne 
vous  arrêtez  pas.  » 

Le  petit  Patrick,  le  fils  d'Owen,  était  pendu  par  les 
pieds  aux  branches  d'un  banksia. 

Loin  de  s'arrêter,  Mornaix,  Miguel  et  Roger  en- 
foncèrent leurs  éperons  dans  le  ventre  de  leurs  mon- 
tures. Roger  était  long  à  s'animer;  il  n'aimait  pas  les 
aventures  ;  mais  la  vue  du  pauvre  petit  avait  fait  refluer 
tout  son  sang  vers  son  cœur.  Il  était  pâle  ;  ses  yeux 
brijlaient;  son  cheval,  comme  s'il  eût  subi  une  sorte  de 
magnétisation,  rasait  le  sol  comme  un  oiseau. 

Il  prit  la  tête. 

Au  bout  de  cinq  ou  six  cents  pas,  à  son  tour,  il  cria 
et  jura.  La  petite  fille  d'Owen,  attachée  comme  son 
frère,  pendait  aux  basses  branches  d'un  eucalyptus  en 
fleurs. 

«  Allez  toujours  !  je  me  charge  d'elle  !  »  cria 
Roger. 

Mornaix  et  Miguel  bondirent  en  avant. 

La  tactique  des  bandits  sautait  aux  yeux.  Ils  avaient 


330  ROGER  BONTEMPS, 

voulu  ralentir  d'autant  la  marche  de  ceux  qui  les  pour- 
suivaient. 

Un  pli  de  terrain  cachait  en  ce  moment  les  fugitifs. 

Grelot  rejoignit  Roger.  Les  deux  enfants  ranimés  se 
sourirent  parmi  leurs  larmes. 

Un  cri  encore  !  c'était  Miguel.  Grelot  et  Roger  l'at- 
teignirent et  virent  que  Kate,  la  femme  d'Owen,  était 
évanouie  en  travers  de  ses  bras. 

On  avait  trouvé  Kate  pendue  comme  les  petits,  dont 
les  douces  voix  lui  firent  ouvrir  les  yeux.  Leur  vue 
faillit  la  rendre  folle. 

«  Owen!  cria- t-elle  cependant.  Mon  mari  1  Oh!  bons 
chrétiens,  sauvez  mon  pauvre  mari  !  » 

Mornaix  avait  maintenant  quatre  ou  cinq  cents  pas 
d'avance.  Il  poussait  furieusement  son  cheval,  parce 
qu'il  avait  entendu  des  cris  partant  d'un  fourré  d'herbes 
hautes  et  de  ronces  qui  dénonçait  la  présence  de  l'eau. 
Son  revolver  armé  était  dans  sa  main. 

Les  lamentations  de  Kate  attaquaient  son  oreille  par 
derrière  et  l'empêchaient  de  saisir  distinctement  les 
sons  qui  auraient  pu  guider  sa  marche.  A  deux  ou  trois 
reprises,  il  s'était  retourné  sur  la  selle,  implorant  le 
silence  d'un  geste  énergi(jue,  mais  faire  qu'une  femme 
d'Irlande  se  taise  est  chose  impossible,  surtout  quand 
son  mari  n'est  pas  là  ! 

Kate  versait  des  torrents  de  larmes  sincères  ;  mais  elle 
profitait  abondamment  de  l'absence  d'Owen,  qui  d'or- 
dinaire abusait  de  son  autorité  pour  monopoliser  le 
bavardage.  Elle  s'en  donnait  à  perdre  le  souffle,  hur- 
lant d'une  voie  désolée  : 

«  Mon  mari!  Rendez-moi  mon  mari,  mes  chrétiens! 
Il  s'enivre  plus  souvent  que  tous  les  jours,  quandilpeut, 
le  pécheur!  Il  jure  comme  un  payen  et  bat  sa  pauvre 
femme  ;  mais  c'est  lui  qui  a  l'argent  dans  sa  ceinture, 


ROGER  BONTEMPS.  331 

et  je  n'en  retrouverais  pas  encore  un  pareil  !  Ah!  mes 
amis!  voyez  la  peine  d'une  veuve  !  Ah  !  mes  enfants  or- 
phelins criez  pour  votre  père  !  » 

Certes  elle  disait  encore  bien  d'autres  choses.  Et  les 
enfants,  qui  étaient  d'Irlande,  ne  demandaient  pas 
mieux  que  de  miauler. 

Mornaix  quitta  tout  à  coup  la  ligne  qu'il  suivait  pour 
faire  un  crochet  sur  la  droite.  Il  n'avait  pas  abandonné 
la  piste  un  seul  instant,  et  la  piste  se  coupait  elle- 
même  à  angle  droit.  Ce  mouvement  le  rapprocha  de 
ses  compagnons,  et  en  passant,  il  leur  cria: 

«  Au  nom  du  diable,  rependez-la  !  » 

Nul  ne  peut  savoir  si  Kate  eût  réduit  ses  sauveurs  k 
cette  terrible  extrémité.  Au  moment  même  où  la  voix 
vibrante  de  Mornaix  traversait  l'espace,  deux  coups  de 
feu  retentirent  dans  les  broussailles  voisines,  et  un 
homme,  un  gibier  plutôt,  s'élançant  hors  du  fourré, 
prit  chasse  avec  une  remarquable  vélocité .  Ce  n'est  pas 
à  son  costume  qu'on  aurait  pu  reconnaître  le  pauvre 
Owen,  car  les  haillons  qui  le  couvraient  naguère  avaient 
en  grande  partie  disparu  :  c'était  à  sa  crinière  énorme, 
dramatiquement  ébouriffée,  et  sous  laquelle  sa  face 
maigre  et  pâle,  ravagée  par  la  terreur,  atteignait  à  un 
effrayant  comique. 

Il  agitait  ses  bras  demi-nus  en  moulinets  extrava- 
gants, il  criait. 

«  Arrah!  Bedarrah!  ma  Bouchai!  Och!  och!  ochl» 

Et  il  faut  noter  ici  que  la  prononciation  celtique 
de  cette  dernière  interjection  va  chercher  au  fond  de  la 
gorge  le  râle  particulier  aux  malades  du  croup.  Il  souf- 
flait, il  renâclait  comme  une  bête  fauve,  et  ses  longues 
jambes  maigres  détalaient  à  miracle. 

Kate  se  débattait  dans  les  bras  de  Miguel  et  faisait 
écarter  son  cheval. 


332  ROGER  BONTEMPS. 

Trois  têtes  se  montrèrent  dans  les  broussailles  :  trois 
têtes  d'hommes  à  pied.  Aucun  des  frères  Smith  ne  pa- 
rut. Une  demi-douzaine  de  détonations  éclatèrent  sous 
bois.  Owen  bondit  comme  un  cerf  blessé. 

tt  Arrête  !  »  lui  cria  Mornaix. 

Mais  il  semblait  qu'un  tourbillon  l'emportait. 

Mornaix  piqua  droit  à  lui,  tandis  que  les  trois  autres 
s'élançaient  vers  le  fourré  où  les  trois  têtes  de  bandits 
se  replongèrent. 

«  As-tu  ton  argent?  demanda  Mornaix  au  moment 
où  il  atteignait  Owen. 

—  Pas  un  penny,  mon  noble  gentleman  !  répondit 
l'Irlandais,  dont  les  gros  yeux  sortaient  de  leurs  orbites. 
Oh!  que  Dieu  me  punisse  si  je  mens  à  cette  heure  de 
la  mort  !  J'en  atteste  Jésus  !  et  saint  Patrick,  patron  de 
l'Irlande  !  Pas  un  farthing  !  Rien  de  rien  !  J'ai  tout 
perdu!  » 

Et  il  courait  toujours,  mais  par  saccades,  car  la  res- 
piration lui  manquait. 

Mornaix  fut  sur  le  point  de  faire  volte-face  pour  aller 
redemander  le  pécule  d'Owen  aux  bandits.  Heureuse- 
ment que,  sous  les  lambeaux  de  sa  jaquette,  il  aperçut 
la  ceinture  intacte  qui  lui  serrait  les  reins. 

«  Brute  maudite!  grommela-t-il,  ne  reconnais-tu 
pas  tes  amis  !  » 

Assurément,  le  pauvre  Owen  ne  reconnaissait  per- 
sonne. Il  se  laissa  choir  en  répétant,  parmi  ses  gémis- 
sements inarticulés. 

«  Je  n'ai  jamais  trouvé  de  panier  cf  oranges,  mon 
bien-aimé  lord,  aussi  vrai  que  vous  êtes  un  respectable 
gentilhomme.  Ayez  compassion  de  moi,  Votre  Hon- 
neur, et  ne  détachez  pas  ma  ceinture,  car  elle  est  pour 
une  hernie,  et  si  je  ne  l'avais  plus,  je  perdrais  mes  bo- 
yaux avec  tout  mon  sang,  jusqu'à  la  dernière  goutte  ! 


ROGER  BONTEMPS.  333 

Ainsi,  écorchez-moi  si  vous  voulez,  mon  roi,  mais  ne 
touchez  pas  à  ma  ceinture  !  » 

Il  demeura  immobile,  ne  trouvant  pas  même  la 
force  de  glisser  un  regard  vers  son  bourreau. 

Mornaix  se  coucha  sur  l'encolure  de  son  cheval,  et 
sa  main  robuste  se  noua  dans  l'épaisse  chevelure  de 
l'Irlandais,  qui  poussa  un  bêlement  d'agonie.  Mornaix 
le  mit  debout  d'un  vigoureux  effort,  puis  il  l'enleva  de 
terre  et  le  jeta  sur  sa  selle. 

Ceci  fait,  il  lança  le  cri  de  raillement  et  reprit  le 
galop. 

Roger,  Miguel  et  Grelot,  dont  chacun  avait  son.  far- 
deau, le  rejoignirent,  et  tous  galopèrent  dans  la  direc- 
tion de  l'est.  Quelques  coups  de  feu  inutiles  les  pour- 
suivirent. 

Depuis  longtemps  il  n'était  plus  question  de  l'en- 
nemi, que  cet  éloquent  Owen  plaidait  encore  la  cause 
de  sa  ceinture,  où  il  n'y  avait  rien,  seigneur  Dieu! 
rien  que  les  ressorts  qui  contenaient  sa  hernie  ! 

A  Beveridge ,  on  trouva  deux  chevaux  à  vendre. 
Owen  reprit  tout  d'un  coup  sa  raison,  et,  mieux  que 
cela,  sa  vanité  enfantine. 

Pendant  qu'il  courait  comme  un  lièvre,  là-bas,  sous 
les  gommiers,  le  dernier  coup  de  fusil  lui  avait  envoyé 
une  balle  dans  cette  partie  charnue  du  corps  qui  se 
place  immédiatement  sous  les  reins.  La  piqûre  avait 
produit  ce  bond  que  nous  avons  noté  ;  mais,  par  bon- 
heur, la  balle,  touchant  en  biais  le  contour  des  muscles, 
n'avait  tracé  qu'un  sillon  superficiel,  une  simple  égra- 
tignure. 

A  Beveridge,  la  main  d'Owen,  guidée  par  la  dou- 
leur, ayant  interrogé  l'endroit,  revint  mouillée  de  sang. 
Il  pâlit  d'abord  et  dit  à  Mornaix  : 

«  Voyez,  gentleman,  si  le  coup  est  mortel.  » 


,334  ROGER  BONTEMPS. 

Mornaix  l'ayant  rassuré  en  riant,  Owen  entra  dans 
l'auberge  et  s'écria  : 

«  J'ai  reçu  une  blessure  honorable  en  défendant  ma 
famille  contre  les  bandits  I  Approchez,  mes  enfants, 
et  voyez  le  sang  d'un  Irlandais  intrépide  1  Arrah  ! 
qu'importe  la  mort  quand  on  fait  son  devoir?  Ai -je 
gagné  mon  whisky,  ma  femme?  et  mon  grog  au  gin? 
et  ma  chopine  de  sherry  menthe?  Et  dites  si  vous  êtes 
contente  d'avoir  un  homme  qui  ne  craint  ni  le  fer  ni 
le  feu  I  » 

Kate  le  pansa,  et  Owen,  se  tournant  vers  nos  amis, 
reprit  dans  l'innocence  de  son  orgueil  : 

«  Gentlemen,  mes  honorables  compagnons,  vous 
voyez  bien  qu'un  bienfait  n'est  jamais  sans  récompense. 
Je  vous  ai  nourri  là-bas,  au  campement  de  l'Oiseau- 
Jaune,  quoique  vous  fussiez  harnachés  comme  des  va- 
gabonds. Etait-ce  d'un  cœur  généreux  ?  Vous  avez  eu 
de  moi  du  pain  et  de  la  chair  de  mouton,  avec  un  verre 
de  vin  à  quatre  dollars  la  bouteille.  Aussi  m'avez-vous 
aidé  à  sauver  ma  femme  et  mes  enfants.  Nous  sommes 
quittes,  je  suppose.  Et  si  vous  voulez,  nous  nous  tien- 
drons mutuellement  compagnie  jusqu'à  Melbourne. 
Demandez  à  Kate  et  aux  petits  si  je  ne  vaux  pas  deux 
hommes  solides  à  l'occasion  ! 

—  Malgré  votre  hernie!  »  fit  Mornaix  en  riant. 
Owen  cligna  de  l'œil  avec  un  ineffable  contentement 
de  lui-même. 

«  Gentleman,  répondit-il,  la  bravoure  ne  suffit  pa^, 
il  faut  de  l'adresse  dans  ce  scélérat  de  pays.  Je  vous 
prenais  pour  un  brigand,  et  en  consciâuce,  vous  n'êtes 
pas  habillé  comme  un  homme  paisible.  Mais  savez- 
vous  ce  qui  allait  arriver?  Kate  et  les  petits  vous  le 
diraient  s'ils  voulaient.  J'avais  endormi  votre  pru- 
dence. A  quelque  détour  de  la  route,  je  vous  aurais  tué 


ROGER  BONTEMPS.  335 

roide ,  et  alors  je  serais  revenu  sur  les  autres  ban- 
dits. Ils  n'étaient  que  cinq;  j'ai  six  coups  à  mon  re- 
volver. Bedarrah  !  mon  plan  était  fait,  et  tout  cela  n'est 
qu'une  petite  affaire!  » 

Owen  se  coucha  ivre;  il  l'avait  bien  gagné. 

Vers  deux  heures  de  nuit,  il  fut  éveillé  par  Miguel 
qui  le  planta  à  cheval  malgré  lui,  mettant  le  petit  Paddy 
dans  ses  bras.  Kate  eut  la  fillette.  Miguel  leur  dit  : 

œ  M.  le  comte  ne  vous  abandonnera  que  sur  le  pont 
du  navire  qui  doit  vous  porter  en  Europe. 

—  Ma  bouchai!  répondit  Owen,  votre  M.  le  comte 
m'a  tout  l'air  d'un  fin  matois  qui  ne  dédaigne  pas  l'es- 
corte d'un  gaillard  tel  que  moi.  Voyez ,  ma  femme  et 
mes  enfants,  il  y  a  un  comte  qui  recherche  ma  compa- 
gnie !  » 

Quelques  moments  après,  la  petite  caravane  galopait 
vers  le  sud,  précédée  par  Roger  qui  avait  grande  hâte 
de  réparer  le  temps  perdu. 


336  ROGER  RONTEMPS. 


XII 


Nannette. 


On  ne  peut  dire  que  ce  réduit  frais  et  charmant  rap 
pelât  trait  pour  trait  notre  nid  de  fauvette  du  quartier 
du  Luxembourg  à  Paris.  L'Australie  n'a  point  de  fau- 
vettes, même  dans  cette  province  de  Victoria  qu'on 
appelle  l'Australie-Heureuse.  Les  oiseaux  y  chantent 
peu,  sans  doute  parce  que  les  hommes,  acharnés  à  la 
lutte  commerciale  ou  à  la  bataille  de  l'or,  n'auraient 
point  le  temps  d'écouter  leurs  concerts. 

Et  d'ailleurs,  rien  ne  rend,  en  aucun  pays  du  globe, 
la  chère  physionomie  de  la  petite  vie  parisienne.  Il  y  a 
là  des  pauvretés  et  des  gaietés,  des  chants,  des  parfums, 
des  larmes  et  des  sourires  qui  ne  se  rencontrent  nulle 
part.  Paris  est  unique  en  ce  monde;  le  reste  de  l'uni- 
vers le  regrette  ou  y  aspire. 

Et  ce  qui  excuse  les  fervents  de  l'or,  c'est  qu'ils  cou- 
rent après  les  féeries  de  Paris  en  prenant  ce  long  che- 
min, âpre,  poudreux,  sanglant,  qui  passe  par  les  mi- 
nes du  Mexique  ou  de  l'Océanie.  C'est  à  Paris  que 
s'ouvrent  les  folles  fenêtres  par  où  tout  cet  or  sera  fa- 
talement jeté. 

Pourtant,  il  y  avait  des  ressemblances  nombreuses 
entre  cette  chambre  de  la  cité  de  Melbourne,  immense 
et  toute  neuve,  et  la  riante  mansarde  perch('e  au  faîte 


ROGER  RON TEMPS.  337 

de  la  vieille  et  immense  ville  cle  Paris.  La  lucarne  de 
l'une  comme  la  croisée  de  l'autre  donnait  sur  de  vastes 
jardins.  Quoiqu'il  y  ait  jjeu  de  rapport  entre  les  ma- 
gnifiques bosquets  du  Luxembourg  et  les  parterres  bo- 
taniques de  Melbourne,  ce  sont  toujours  des  arbres  et 
des  fleurs.  Il  faut  ajouter  que  Melbourne  essaye,  quoi- 
que ce  ne  soit  pas  toujours  avec  succès,  d'acclimater 
dans  son  sol  métallique  les  beaux  arbres  feuillus,  les 
belles  Heurs  odorantes  de  l'Europe. 

Sous  la  croisée  de  Nannette,  il  y  avait  des  tilleuls, 
des  ormes  et  des  châtaigniers  qui,  tout  malades  qu'ils 
étaient  déjà  des  caresses  de  cette  brise  étrangère,  tran- 
chaient cependant  en  opulence,  parmi  les  grêles  feuil- 
Jées  de  ces  cent  espèces  de  myrtes,  les  uns  nains,  les 
autres  géants,  depuis  le  mimosa  jusqu'au  gommier,  qui 
composent,  sous  diverses  dénominations,  la  monotone 
variété  de  la  forêt  australienne. 

Car  c'était  Nannette  qui  étaitlà,  derrière  le  rideau  de 
mousseline  des  Indes  balancé  doucement  par  le  vent 
tiède  qui  montait  de  la  mer,  Nannette,  notre  petite  fille  du 
pays  latin,  grisette  de  Paris  avec  des  souvenirs  bretons, 
rieuse,  mais  pieuse  et  n'ayant  au  cœur  nulle  tache  de 
cette  boue  empoisonnée  qui  éclabousse  jusqu'aux  anges 
en  ce  bizarre  paradis  des  femmes. 

C'était  Nannette,  la  fleuriste,  qui  tournait  autrefois 
en  disant  cette  chanson  de  Sainte-Anne-en-Auray, 
moitié  dévote,  moitié  espiègle,  et  qui  tout  en  tournant, 
tout  en  chantant,  épiait  l'arrivée  de  son  Roger  à  tra- 
vers les  tiges  de  cobéas  qui  se  mêlaient  aux  pois  de 
senteur  pour  enguirlander  son  ciel. 

Voici  les  ressemblances  :  sur  sa  fenêtre  de  Mel- 
bourne, il  y  avait  aussi  des  pois  de  senteur  et  des  co- 
béas: bons  souvenirs. 

Des  deux  côtés  de  la  cheminée,  anglaise,  hélas  1  et 

22 


338  ROGER  BONTEMPS. 

toute  en  tôle  vernie  (Londres  n'invente  que  des  deuils), 
il  y  avait  les  deux  miniatures,  le  portrait  du  capitaine 
et  de  sa  femme.  Or,  je  ne  sais  si  l'éloignement  où  l'on 
était  avait  augmenté  le  pieux  amour,  mais  les  deux 
portraits  avaient  de  fraîches  couronnes. 

Écoutez  !  on  ne  pouvait  plus  aller  au  cimetière  Mont- 
parnasse.... 

Vis-à-vis  de  la  cheminée,  un  autre  portrait....  Mais 
celui-là  vous  eût  arraché  un.  cri,  tant  il  vivait  énergi- 
cpiement.  C'était  une  de  ces  photographies,  grandeur 
naturelle,  que  Garjat  réussit  à  miracle  et  qui,  vues  gous 
un  certain  angle,  saisies  par  la  lumière  selon  de  cer- 
taines conditions,  arrivent  à  la  ressemblance  surnatu- 
relle. J'ai  dit  il  y  a  longtemps  déjà  que  la  photogra-, 
phie ,  ce  miroir  magique ,  était  plus  spirite  que 
M.  Home,  et  qu'en  elle  gisait  le  germe  des  modernes 
enchantements. 

Ce  portrait  représentait  Roger  en  costume  de  clerc  de 
notaire  ou  de  poète  romantique  :  il  n'y  a  pas  chez  nous 
deux  uniformes. 

Ce  portrait  était  souverainement  beau,  comme  pres- 
que tous  les  portraits  de  Garjat. 

Ce  portrait  parlait  deux  fois,  disant  plus  que  notre 
Roger  n'en  savait  lui-même.  Il  racontait  l'histoire  de 
l'aventurier  malgré  lui  :  ceci-  prophétiquement,  car  il 
datait  de  deux  années.  Sous  le  bourgcoisismc  décent  et 
spirituel,  on  y  devinait  l'audace  insouciante,  la  plus 
heureuse  et  la  plus  féconde  de  toutes  les  audaces. 

Dans  la  mansarde  de  Nannette,  à  Paris,  nous  n'a- 
vions point  vu  ce  portrait,  parce  que  aucun  des  quatre 
pans  de  la  muraille  n'avait  la  hauteur  ni  la  largeur 
voulue  pour  lui  donner  place. 

Des  fleurs,  dernière  ressemblance ,  des  fleurs  fa- 
briquées, des  fleurs  de  Paris,  étaient  jetées  en  bou- 


ROGER  BONTEMPS.  339 

quels  sur  tous  les  meubles  et  s'égaraient  disséminées 
dans  tous  les  coins  de  la  chambre.  Nannon  n'avait 
point  changé  d'état;  ses  mains  adroites  tournaient 
toujours,  mais  ici,  souvenez- vous  de  cela,  l'industrie 
est  d'or! 

Nous  passons  aux  différences.  Au  lieu  de  l'horizon 
de  toits  qui  cachait  à  demi,  là-bas,  le  lointain  plat  de 
la  plaine  de  Montrouge,  c'était  un  large  paysage  ur- 
bain, vu  à  découvert,  des  rues  vastes  et  droites,  des 
monuments  carrés,  appartenant  presque  tous  à  ce 
style  dit  industriel,  dont  les  Anglais  ne  sortent  que 
pour  essayer  de  malheureuses  invasions  dans  l'art  des 
siècles  passés.  Ils  ont  le  malheureux  goût  des  arts, 
pourtant,  comme  les  Américains,  leurs  fils  parricides. 
Mais  je  connais  des  sourds  qui  ont  leur  loge  au  théâtre 
Italien,  précisément  pour  faire  croire  qu'ils  entendent. 
Affaire  de  gloriole. 

Au  delà  de  la  ville,  grandiose  aspect,  quoiqu'on 
puisse  dire,  à  cause  de  l'idée  même  qui  se  dégage  du 
miracle  de  sa  croissance  instantanée,  une  riante  per- 
spective de  villas  s'étageait,  descendant  et  remontant 
vers  les  dunes,  derrière  lesquelles  une  forêt  de  mâts 
servait  de  premier  plan  au  splendide  panorama  de  la 
baie  de  Port-Phillip.  A  gauche,  le  rail-way  de  Native- 
Institution  fumait  ;  à  droite,  le  chemin  de  fer  qui  fait 
le  tour  de  ce  havre,  le  plus  grand  du  monde  entier  et 
qui  passe  par  Williams-Town  pour  gagner  Geelong, 
disparaissait  sous  des  flots  de  vapeur,  tandis  que  de 
longs  panaches  gris,  indiquant  la  marche  des  steamers, 
se  croisaient  en  tous  sens  dans  le  golfe. 

Pour  embrasser  l'ensemble  de  la  ville,  il  suffisait  de 
passer  sous  la  verandah  élégante  et  légère  qui  bordait 
la  croisée.  Alors  apparaissaient  les  édifices  publics,  les 
théâtres,  les  tribunaux,  les  clubs  et  «  Institutions,  » 


340  ROGER  BONTEMPS. 

les  églises  surtout,  faisant  de  Melbourne  un  véritable 
Panthéon  :  cathédrale  catholique,  cathédrale  régulière, 
cathédrale  indépendante,  cathédrale  anglicane  dissi- 
dente, basilique  wesleyenne,  églises  baptiste ,  grec- 
que, unie,  synagogue,  sanctuaire  des  quakers,  tabagies 
des  mormons.... 

Nannette  avait  un  an  de  plus.  L'apparence  de  son 
charmant  visage  n'avait  pas  beaucoup  changé,  cepen- 
dant; elle  était  plus  belle  qu'autrefois  par  je  ne  sais 
quelle  délicatesse  qui  corrigeait  les  rondeurs  de  sa 
joue,  par  une  pensée  qui  faisait  rêver  son  regard,  par 
une  pâleur  montant  de  ses  jeunes  épaules  jusqu'à  l'es- 
tompe légère  qui  cernait  de  bleu  la  douceur  de  ses 
yeux.  Najinette  ne  devait  plus  chanter  si  souvent;  en 
elle,  la  femme  était  née,  et  certes,  dans  ce  parterre  pa- 
risien où  tant  de  fleurs  animées  viennent  éclore  chaque 
printemps,  vous  n'en  eussiez  pas  trouvé  beaucoup  que 
l'on  pût  comparer  à  Nannette;  mais  elle  devait  chanter 
encore  quelquefois,  parce  que  la  gaieté  vaillante,  la 
gaieté  des  nobles  esprits  et  des  cœurs  courageux  res- 
tait cachée  ici  dans  les  mélancolies  nouvelles  de  son 
sourire. 

Elle  avait  réfléchi  depuis  le  temps,  on  voyait  bien 
cela  ;  peut-être  même  avait-elle  pleuré,  mais  non  pas 
comme  pleurent  ces  lâches  amoureuses  des  larmes, 
élèves  de  la  poésie  en  deuil.  En  pleurant,  Nannette 
avait  travaillé,  conçu,  fondé.  Il  suffit  de  lutter  pour 
que  l'espoir  vienne,  l'espoir,  la  meilleure  des  vertus 
chrétiennes.  Dieu  a  voulu  cela  dans  sa  miséricorde. 
L'espoir  était  venu.  Je  vous  le  dis  :  Nannette  chantait 
encore. 

Elle  était  plus  élégante  que  jadis,  parce  qu'elle  était 
déjà  beaucoup  plus  riche,  mais  je  ne  sais  comment  dire 
cela  ;  eile  était  moins  coquette.  Son  envie  de  plaire 


ROGER  BONTEMPS.  341 

sommeillait,  elle  ne  faisait  plus  la  roue  naïve  et  chère- 
ment pardonnée  là-haut  des  Nannettes  qui  attendent 
leur  Roger.  Mais  comme  ce  sommeil  était  léger,  et 
comme  la  coquetterie  des  aimées  demandait  à  s'éveiller 
bientôt  plus  joyeuse  1 

Autour  d'elle,  tout  était  joli,  ce  qui  est  rare  sous  les 
latitudes  anglaises,  et  ce  qui  est,  au  contraire,  habituel 
partout  où  l'Anglais  a  porté  sa  passion  de  bien  vivre, 
tout  était  confortable .  Il  n'y  a  au  monde  que  les  choses 
américaines  pour  dépasser  en  laideur  et  en  commodité 
les  choses  anglaises.  Encore  les  choses  américaines, 
étant  un  superlatif  et  un  excès  arrivent  à  gêner  ceux 
qui  n'ont  pas  fait  en  matière  de  confortable  leurs  hu- 
manités complètes  :  les  sept  classes,  la  rhétorique  et  la 
philosophie. 

Nous  ne  décrirons  pas  le  mobilier  de  Nannon,  pas 
même  la  moelleuse  carpette  du  Bengale,  faisant  un  sol 
de  velours  à  toute  sa  maison,  depuis  l'antichambre 
jusqu'au  gracieux  réduit  qui  accompagne  la  chambre  à 
coucher  des  dames.  Nannette  était  une  dame,  vous  al- 
lez voir.  Nous  dirons  seulement  que  les  places  respec- 
tives du  lit,  de  la  fenêtre  et  de  la  petite  porte  donnant 
sur  le  cabinet  des  bains,  reproduisaient  les  dispositions 
de  la  mansarde  pour  la  couchette,  la  lucarne  et  la  porte 
du  bûcher. 

Là-bas,  les  toilettes  sont  multiples  :  la  population, 
littéralement  cosmopolite,  choisit  entre  les  modes  de 
l'univers  entier.  Les  petits  pieds  de  Nannette,  chaussés 
de  mules,  piquées  au  boulevard  de  Gand,  se  cachaient 
à  demi  sous  les  plis  d'une  robe  de  chambre  des  maga- 
sins du  Louvre,  mais  sur  son  lit  reposait  un  costume 
complet  d'amazone  mexicaine,  authentiquement  confec- 
tionné dans  la  capitale  de  Montezuma,  et  formé  de 
toutes  pièces,  depuis  les  calzoncillos  de  velours  aux 


342  ROGER  BONTEMPS. 

mille  boutons  d'or,  jusqu'à  la  gorra  long  voilée  el  au 
prestigieux  reboso. 

Un  dernier  mot  :  devant  la  fenêtre  il  y  avait  une 
cage  ;  dans  la  cage  s'ébattait  cet  oiseau  éminemment 
français,  fils  du  chardonneret  de  nos  buissons  et  du  se- 
rin des  Canaries.  Ce  mulet,  car  l'oiseau  en  question  a 
ce  vilain  nom,  était  de  toute  beauté,  et  savait  siffler  de 
bout  en  bout  le  refrain  illustre  : 

A  Sainte-Anne  en  Auray 

J'irai  pieds  nus  sur  la  route,  etc. 

C'est  tout.  Il  était  dix  heures  du  matin,  environ,  et 
bien  qu'on  fût  au  commencement  de  la  saison  plu- 
vieuse, le  temps  restait  passable.  La  ville  bourdonnait 
comme  une  ruche  en  travail.  Melbourne  entier  brûlait 
ses  affaires  avec  la  dévorante  activité  de  ces  cités- 
comptoirs  où  les  neuf  dixièmes  des  citoyens  ne  sont  que 
des  passants. 

D'ordinaire ,  à  cette  heure ,  Nannette  aussi  travail- 
lait. 

Aujourd'hui  elle  était  assise,  paresseuse,  auprès  de 
son  guéridon  chargé  de  fleurs  artificielles  et  de  coiffu- 
res de  bal  à  demi  montées. 

Sur  ses  genoux  il  y  avait  une  demi-douzaine  de  let- 
tres toutes  décachetées. 

Toutes  ces  lettres  venaient  de  France,  quoique  plu- 
sieurs portassent  cette  multitude  de  timbres  qui  prou- 
vent un  voyage  long  et  tortueux  à  travers  différentes 
nationalités. 

Parmi  ces  lettres,  deux  ou  trois  avaient  l'àir  d'être 
neuves,  autant  que  peuvent  être  neuves  des  lettres 
ayant  fait  un  demi  tour  du  monde. 

Les  autres,  au  contraire,  gardaient  la  trace  du  temps 
et  des  frottements  multipliés.  • 


ROGER  BONTEMPS.  343 

Toutes  se  ressemblaient  par  ce  cachet  brillant  et 
d'une  entière  fraîcheur  que  la  poste  de  Melbourne  y 
avait  apposé  le  matin  même. 

Car  Nannette  les  avait  reçues  le  matin,  toutes  en- 
semble. 

Et  voyez  pourtant  combien  elles  étaient  différentes 
de  date  et  de  points  de  départ  !  Il  y  en  avait  trois  de 
Roger  :  l'une  était  de  Londres  et  vieille  de  treize  mois  ; 
l'autre  avait  neuf  mois  et  venait  de  Melbourne  même  ; 
une  autre  encore  portait  le  timbre  de  Sydney  :  elle  avait 
huit  mois  ;  la  dernière  enfin,  écrite  à  quelque  station 
de  l'intérieur,  s'était  embarquée  à  Adélaïde, 

Des  deux  lettres  qui  restaient  et  qui  n'étaient  point 
de  Roger,  l'une  portait  la  signature  de  Mme  veuve 
Gazai  de  Lavaur,  l'autre  celle  de  M*  Denis-Tiburce 
Piédaniel. 

Cette  signature  était  noble,  calme,  régulière,  haute, 
large,  carrée  et  illustrée  d'un  paraphe  à  treillages  , 
respectant  les  anciennes  traditions  du  notariat  qui 
vont,  hélas  !  se  fanant  depuis  que  don  Juan  s'est  fait 
sacrer  notaire . 

Nannon  avait  lu  ou  plutôt  dévoré  ces  diverses 
lettres. 

A  part  certains  échanges  de  correspondances,  ayant 
trait  à  son  industrie,  c'étaient  les  premières  lettres 
qu'elle  eût  reçues. 

Elle  rêvait.  Il  y  avait  en  elle  un  flux  de  joie,  refoulé 
par  de  brusques  tristesses. 

EUe  riait,  elle  pleurait  presque  en  même  temps. 

Elle  parlait  toute  seule,  enfilant  les  pensées  décou- 
sues d'un  monologue  qui  semblerait  long,  même  dans 
une  tragédie. 

«  Il  y  a  plus  d'un  an  qu'il  est  ici,  disait-elle.  Ro- 
ger! mon  Roger!  Et  je  ne  l'ai  pas  vu!  Et,  comme 


344  ROGER  BONTEMPS. 

c'est  singulier,  mon  Dieu!  Il  m'avait  reconnue  dans  le 
train  de  Cherbourg!  Il  me  semble  qu'il  y  a  dix  ans 
de  cela  !  il  va  peut-être  me  trouver  bien  vieille  !  » 

Son  regard  inquiet  alla  vers  le  miroir.  Il  y  a  tou- 
jours un  miroir  à  portée  de  répondre.  Le  miroir  lui 
renvoya  un  si  charmant  sourire  qu'elle  rougit  de  plai- 
sir et  d'orgueil. 

Elle  reprit,  faisant  le  compte  de  ses  étonnements  : 

«  Il  partait  en  même  temps  que  moi,  et  il  avait  de- 
viné toute  l'histoire  du  bûcher  !  Pauvre  bonne  Mme  de 
Lavaur  !  elle  n'a  tout  de  même  pu  lui  faire  épouser 
Mlle  Eudoxie  !  Et  elle  n'a  rien  reçu  !  pas  une  ligne  ! 
mon  Roger  n'a  écrit  qu'à  moi  !  » 

Ce  triomphe  égoïste  amena  un  remords  dans  ses 
yeux. 

«  Quel  fou!  murmura- 1- elle.  Et  cela  veut  être  no- 
taire! Qu'est-ce  qu'il  aurait  bien  fait  de  bon?  un  sol- 
dat? un  artiste?...  » 

Son  regard  alla  vers  le  grand  portraitde  Garjat  et  ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes  souriantes. 

a  Mon  Roger  !  mon  Roger  !  s'écria-t-elle  avec  un 
élan  d'enthousiaste  tendresse.  Il  aurait  fait  tout  ce  qu'il 
aurait  voulu!  N'est-il  pas  le  plus  brave,  le  plus  intel- 
ligent et  le  meilleur  des  hommes? 

—  Lui  qui  n'aimait  pas  les  aventures  1  s'interrompit- 
elle  tout  à  coup  en  riant  à  gorge  déployée.  Quel  chemin 
il  a  fait  pour  aller  de  chez  moi  chez  M*  Piédaniel  ! 
C'est  égal  !  Il  a  bien  souffert  tant  qu'il  a  cru  qu'il  y  avait 
quelqu'un  dans  le  bûcher....  » 

Elle  se  leva  d'un  bond,  rejetant  toutes  les  lettres  qui 
s'éparpillèrent  sur  le  tapis,  et,  légère  comme  un  oi- 
seau, elle  sauta  sur  une  chaise  qui  mit  ses  lèvres  à  la 
hauteur  de  celles  du  portrait.  Il  y  eut  un  pétulant  bai- 
sser donné  à  travers  la  vitre. 


ROGER  BONTEMPS.  345 

«c  Mon  Roger!  mon  bon,  mon  cher  Roger!  »  dit- 
elle  encore. 

Le  fils  du  chardonneret  et  du  serin,  sautillant  dans 
sa  cage,  se  mit  à  siffler  le  refrain  : 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor  : 
Dans  un  vieux  pot-des  pièces  d'or!,.. 

«  Chante,  Mimi  !  dit-elle  triomphante  et  plus  belle 
de  toute  sa  joie  émue.  Il  t'aimera  puisque  tu  es 
à  moi....  tu  le  verras..,.  Mon  Dieu,  que  je  suis  heu- 
reuse !  » 

Ses  jolies  mains  blanches  se  joignirent  et  ses  yeux 
mouillés  remercièrent  ardemment  le  ciel. 

«  Mais  quand?  fit-elle  attristée  soudain,  quand  le 
verrons-nous?  C'est  immense  ce  pays  d'Australie!  On 
meurt  aux  mines  !  Il  y  a  les  maladies,  les  assassinats, 
la  faim  et  la  soif  dans  le  désert  ! ...  » 

Ses  deux  mains  frémissantes  couvrirent  son  visage, 
tandis  qu'elle  pensait  tout  haut  : 

«  Que  de  malheurs  !  des  naufrages  !  la  perte  de  ses 
amis.  Il  fallait  qu'on  l'aimât  bien,  cette  Mexicaine, 
cette  Naranja,  pour  courir  ainsi  après  elle.  Il  dit 
qu'elle  est  ma  petite  sœur.  Est-ce  que  je  peux  l'ai- 
mer, moi  qui  ne  la  connais  pas?... 

—  Bah  !  s'interrompit-elle  ,  regardant  l'horizon 
bleu  à  travers  les  feuillages.  II  me  montrait  autre- 
fois l'azur  du  ciel  et  il  me  disait  :  nous  aurons  du 
bonheur! 

—  N'est-ce  pas,  seigneur  Jésus,  ajouta-t-elle  en 
s'agenouillant ,  n'est-ce  pas,  bonne  Vierge,  n'est-ce 
pas,  patronne  sainte  Anne ,  que  nous  aurons  du  bon- 
heur? » 

Puis,  mobile  plus  qu'un  enfant,  et  passant  du  sacré 
au  profane  : 


346  ROGER  BONTEMPS. 

«  Ils  sont  ensemble  comme  les  mousquetaires  d'A- 
lexandre Dumas.  Et  les  mousquetaires  d'Alexandre 
Dumas  se  perdent  souvent,  mais  ils  se  retrouvent  tou- 
jours! » 

Et  la  voilà  consolée,  ramenant  son  sourire  sur  ses 
larmes  et  recueillant  ses  lettres  une  à  une  parmi  les 
fleurs  du  tapis. 

«Eh  bien,  oui!  dit -elle  en  se  rasseyant,  je  l'aime, 
cette  Anhita„  C'est  la  femme  de  ce  héros  Mornaix  qui 
voulait  être  roi  !  Quel  beau  fou,  encore  !  Et  comme  je 
suis  contente  d'être  dans  tout  cela  !  Je  voudrais  aller 
aussi ,  et  combattre ,  et  suivre  des  pistes.  Oh  !  certes , 
je  l'aime,  ma  petite  sœur  Anhita....  et  qu'elle  devait 
être  jolie  au  clair  de  lune,  sur  son  matelas  de  satin, 
dans  le  coffre  de  la  voiture  mortuaire  !  ma  parole,  on 
n'a  pas  l'idée  de  choses  pareilles  !...  » 

Elle  saisit,  à  ce  moment,  au  vol  une  lueur  qui  pas- 
sait dans  sa  vagabonde  cervelle. 

«  S'il  était  à  Melbourne!  fiU-elle.  Melbourne  est 
grand.  Je  vais  faire  insérer  un  avis  dans  tous  les 
journaux....  et  il  ne  faut  pas  remettre  l'exécution 
de  ces  bonnes  pensées -là.  Tout  de  suite!  Tout  de 
suite!  » 

Elle  sonna  violemment.  Gomme  si  un  ressort  l'eût 
amenée,  une  petite  négresse  malabare  de  gentille  mine 
parut  au  seuil  de  la  porte, 

«  C'est  bien.  Su!  vous  êtes  vive  aujourd'hui.... 

—  Oh!  madame,  répondit  Su  tout  essoufflée,  je  ne 
viens  pas  pour  le  coup  de  sonnette.  Il  y  a  en  bas  un 
gentleman.... 

—  Un  gentleman!  répéta  Nannon  en  pâlissant.  T'a- 
t-il  dit  son  nom? 

—  Je  crois  bien  qu'il  l'a  dit,  madame,  mais  je  l'ai 
oublié.  » 


ROGER  BONTEMPS.  347 

Nannette  s'était  levée. 

«  Ne  serait-ce  point  Roger,  fillette  ? 

—  Roger?  répéta  Su.  Quelque  chose  comme  cela 
peut-être,  madame....  » 

Nannon  mit  ses  deux  mains  sur  son  cœur. 
«  Mais  milady  qui  est  avec  lui  dit  qu'elle  est  votre 
amie.... 

—  Ah  !  fit  Nannette  désappointée.  Il  y  a  une 
lady?  » 

Puis,  reprise  de  tous  ses  espoirs  : 
«  Ma  sœur  Anhita,  peut-être  ! 

—  Ah  ça  !  dit  une  voix  gaillarde  de  l'autre  côté  de  la 
porte,  on  fait  antichambre  ici  comme  chez  le  commis- 
saire !  Ce  chou  de  Nannon  a-t-elle  gagné  assez  de  dol- 
lars pour  être  impertinente? 

—  Fanfare  !  murmura  Nannette  qui  se  laissa  retom- 
ber sur  son  siège. 

—  C'est  ça  !  s'écria  Su.  Fanfare  !  madame  la  vicom- 
tesse Fanfare.  Je  suppose  que  vous  ne  ferez  pas  atten- 
dre une  lady  de  cette  importance? 

—  Qu'elle  entre,  »  prononça  Nannon  avec  fatigue. 

Su  ne  fit  qu'un  boni  jusqu'à  la  porte,  et  lady  Fan- 
fare, en  se  montrant,  donna  par  son  seul  aspect  l'ex- 
plication des  respects  de  la  petite  négresse. 

Elle  était  parée  comme  une  châsse  ;  elle  était  em- 
panachée mieux  qu'un  char  ;  elle  était  peinte  à  neuf 
et  si- vivement  qu'on  eût  dit  une  porcelaine  sortant  du 
four. 

Elle  entra,  les  bras  ouverts  et  se  donnant  exacte- 
ment les  airs  évaporés  que  les  petits  théâtres  parisiens 
prêtent  aux  chiens  habillés  qu'ils  appellent  des  «  gran- 
des dames.  » 

«  Ah  !  chère  petite ^  s'écria- t-élle,  que  ça  me  fait 
plaisir  quand  je  revois  les  amies  !  J'ai  acquis  une  posi- 


348  ROGER  BONTEMPS. 

tion  importante,  pas  vrai,  et  des  richesses  en  veux-tu  en 
voilà,  mais  ça  n'a  pas  changé  mon  bon  cœur,  et  je 
pense  toujours  au  quartier  du  Panthéon,  là-bas.  Em- 
brasse-moi, mon  ange.  Mais,  dis  donc,  on  a  l'air  d'aller 
pas  mal -dans  ta  petite  boîte?  on  commence  à  se  caler, 
hein,  fîfille?  » 

Les  yeux  de  Nannette  étaient  fixés  derrière  sa  visi- 
teuse, sur  la  porte  qui  restait  ouverte. 

«  Que  je  suis  bête  î  s'écria  Fanfare  en  se  retournant 
brusquement.  C'est  le  bonheur  de  te  revoir,  ma  mi- 
nette. Approchez-vous,  monsieur  Mitchell,  n'ayez  pas 
peur,  Bibiche,  je  te  présente  M.  Jonathan  Mitchell, 
un  homme  bien,  un  gentleman,  quoi,  tranquille  et 
comme  il  faut,  qui  veut  avoir  l'honneur  de  t'offrir  ses 
civilités.  y> 

Nannette  n'avait  pas  encore  prononcé  une  parole. 
Elle  releva  sur  l'ancienne  étoile  de  la  closerie  des  Lilas 
un  regard  de  froid  étonnement. 

Fanfare  fut  d'abord  quelque  peu  déconcertée,  car, 
en  principe,  il  est  facile  à  l'honnêteté  de  garder  sa  dis- 
tance. 

Mais  l'effronterie  a  aussi  sa  valeur.  Fanfare  ne  fut 
déconcertée  qu'un  instant. 

«  Je  suppose  que  tu  as  oublié  de  nous  ofirir  un 
fauteuil  à  chacun,  bé belle,  reprit-elle  avec  plus  de 
calme.  Nous  venons  de  loin....  et  pour  te  rendre  ser- 
vice, encore. 

—  Pour  me  rendre  service  ?  »  prononça  enfin  Nan- 
nette qui  désigna  de  la  main  deux  sièges. 

Fanfare  en  poussa  un  à  M.  Jonathan  Mitchell, 
énorme  et  robuste  citoyen  borgne  de  l'œil  droit,  très- 
mal  à  l'aise  dans  un  costume  de  squatter  fashionable. 
M.  Jonathan  Mitchell  s'assit  en  toussant,  saluant  et 
donnant  des  signes  de  gêne  dans  sa  cravate. 


ROGER  BONTEMPS.  349 

Fanfare,  avant  de  s'asseoir  à  son  tour,  trouva  moyen 
de  glisser  à  l'oreille  de  Nannette  : 

«  Ne  fais  pas  trop  ta  tête,  ma  petite.  C'est  un  négo- 
ciant de  plus  d'un  million  et  demi  sterling. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  dit  tout  haut  la  jeune 
fille. 

—  Tiens,  tiens!  au  fait,  c'est  vrai,  répliqua  la  suze- 
raine de  l'Oiseau- Jaune.  On  ne  se  tutoyait  pas  à  Paris. 
Vous  m'excuserez,  mademoiselle  Nannette  ;  si  loin  du 
pays,  on  a  le  cœur  remué  en  retrouvant  une  compa- 
triote du  même  quartier,  de  la  même  maison  et  du 
même  carré  aussi.  J'ai  réussi  à  l'étranger,  ça  me 
donne  envie  de  tâcher  que  mes  amis  fassent  de  même. 
Quant  à  craindre  une  histoire  qui  ferait  tort  à  la  mo- 
rale, vous  me  prenez  pour  une  autre,  ma  chère  de- 
moiselle !  » 

Ceci  fut  dit  d'un  ton  net  et  tranchant,  où  il  y  avait 
apparence  de  vérité. 

M.  Jonathan  Mitchell,  qui  semblait  peu  éloquent, 
ponctua  néanmoins  cette  déclaration  d'un  geste  très- 
énergiquement  honnête  et  baissa  la  paupière  de  son 
bon  œil. 

Nannon,  nous  le  verrons,  avait  envie  et  besoin  de 
faire  rapidement  sa  fortune. 

Nannon  s'assit  et  dit  : 

«  Madame ,  je  vous  remercie  de  i'intérèl  que  vous 
me  portez.  Je  suis  très-heureuse,  en  effet,  chaque  fois 
que  je  me  trouve  avec  des  compatriotes.  » 

Fanfare  cligna  de  l'œil  à  l'adresse  de  M.  Jonathan 
Mitohell  qui  avait  mis  son  chapeau  entre  ses  jambes 
et  gardait  l'immobilité  du  rustre,  fourvoyé  par  hasard 
dans  un  salon. 

«  Vous  voyez  bien!  vous  voyez  bien!  fit-elle.  Que 
vous  avais-je  dit,  mon  cher  monsieur?  » 


350  ROGER  BONTEMPS. 

Jonathan,  pour  réponse,  lança  un  éclat  de  toux  re- 
tentissant. 

«  Très-aimable  quand  elle  veut,  cette  enfant-là, 
poursuivit  Fanfare  à  demi-voix,  mais  terriblement 
collet  monté....  bien,  bien,  cher  monsieur  !  Je  sais  que 
pour  vous  on  ne  l'est  jamais  trop,  et  voilà  pourquoi  je 
vous  ai  amené  chez  Mlle  Nannette.  »    ' 

Celle-ci  réfléchissait.  Les  paroles  de  Fanfare  fai- 
saient impression  sur  elle. 

Nous  sommes  obligés  de  mettre  ici  le  lecteur  en 
garde  contre  le  danger  de  toiser  la  présente  situation 
à  l'aide  du  mètre  européen. 

En  Europe,  à  Paris,  une  semblable  scène  appartien- 
drait à  la  vulgaire  comédie.  Nous  ne  disons  point  que 
personne  n'y  serait  pris,  car  chaque  jour  voit,  dans  la 
capitale  du  monde  civilisé,  des  duperies  encore  plus 
grossières,  mais  nous  avouons  que  le  piège  ne  serait 
pas  très-habilement  tendu,  si  toutefois  piège  il  y 
avait. 

Mais  là-bas,  la  demande  et  l'offre,  en  quelque  ma- 
tière que  ce  soit,  prennent  des  physionomies  bien  au- 
trement naïves.  A  cet  égard,  il  n'y  a  ni  respect  humain, 
ni  diplomatie.  C'est  l'Angleterre  perfectionnée  d'un 
côté,  ramenée  de  l'autre  plus  près  de  l'état  sauvage. 
Tout  est  possible  en  fait  de  transactions.  Le  roman  et 
la  réalité  se  mêlent.  Ce  qui,  chez  nous,  paraîtrait,  à 
bon  droit,  une  excentricité  puérile,  est,  ici,  le  train- 
train  de  la  vie  commune. 

Nannou,  désormais,  attendait,  prudente,  mais  non 
incrédule. 

«  Combien  gagnez-vous,  ma  chérie  ?  demanda  tout  à 
coup  Fanfare. 

—  Mes  affaires  vont  à  ma  complète  satisfaction,  ré- 
pondit simplement  Nannette. 


ROGER  BONTEMPS.  351 

—  C'est  que  voyez-vous,  ma  belle,  l'argent  est  tou- 
jours au  fond  de  tout,  pas  vrai?  Votre  maison  est  gen- 
tillette, mais  les  ouvrières  doivent  être  rares  et  chères 
à  Melbourne;  il  est  si  facile,  pour  une  jolie  fleuriste, 
de  gagner  dix  souverains  par  jour  au  lieu  de  quatre  ou 
cinq  dollars!  Si  par  hasard  vous  vous  faisiez  par  an,  je 
suppose,  deux  cent  mille  francs  ou  cent  mille  écus,  nous 
n'aurions  plus  rien  à  dire. 

—  Je  ne  me  fais  ni  cent  mille  écus,  ni  même  deux 
cent  mille  francs,  l'interrompit  Nannette. 

—  Hein  ?  fit  la  vicomtesse  parlant  au  gentleman  Jo- 
nathan ,  voilà  quelle  franchise  nous  avons ,  nous  au- 
tres Françaises  !  Ma  chère  demoiselle,  reprit-elle,  il 
s'agirait  de  rafler  tout  d'un  coup,  précisément,  cette 
somme-là,  deux  cent  miUe  francs  :  je  dis  quarante 
mille  dollars  pour  être  bien  comprise  de  M.  Mitchell, 
qui  est  Américain,...  dans  un  espace  de  six  mois  au 
plus  et  peut-être  beaucoup  moins. 

—  Faudrait-il  quitter  Melbourne?  demanda  Nan- 
nette. 

—  Naturellement. 

—  Et  à  quel  métier  gagnerais-je  ces  deux  cent 
mille  francs? 

—  Au  métier  d'ange  consolateur.  Je  ne  plaisante 
pas,  mademoiselle,  s'interrompit  Fanfare  en  voyant  se 
froncer  les  jolis  sourcils  de  Nannette.  Vous  m'avez  té- 
moigné déjà  que  vous  n'aimez  pas  la  familiarité;  moi, 
je  suis  à  la  bonne  franquette  ;  mais,  en  définitive,  je 
n'ai  aucun  intérêt  à  passer  malgré  vous  pour  votre 
amie  intime.  J'ai  mon  rang,  si  vous  avez  une  petite 
position.  Je  parle  donc  très-sérieusement,  et  je  répète 
qu'il  s'agit  d'une  bonne  action  en  même  temps  que 
d'un  coup  de  fortune. 

—  Une  bonne  action,  en  vérité,  grommela  le  gent- 


352  ROGER  BONTËMPS. 

leman  Milchell  en  anglais  du  Far- West.  Une  Irès- 
bonne  action  ou  que  le  diable  nous  brûle  !  » 

Fanfare  lui  fit  signe  de  se  taire,  ostensiblement  et 
d'un  geste  souriant. 

Œ  Voilà  le  langage  de  ces  honnêtes  marins,  dit-elle. 
Une  Anglaise  hypocrite  serait  scandalisée  ;  mais  nous 
autres,  Parisiennes,  nous  ne  sommes  pas  des  femelles 
de  Tartufe  puritain.  Cependant,  demandez  pardon,  je 
vous  prie,  monsieur  Mitchell....  » 

Jonathan  ouvrit  la  bouche  pour  obéir;  mais  Nan- 
netle  répartit  carrément  : 

a  Le  gentleman  peut  jurer  tant  qu'il  voudra,  pourvu 
que  l'affaire  soit  exposée  avec  clarté.  J'écoute. 

—  Hein!  mister  Jonathan,  admira  Fanfare,  est-ce 
carré  ?  Eh  bien  1  ma  toute  belle,  reprit-elle,  il  s'agit 
d'empêcher  un  grand  malheur.  M.  Mitchell  est  un 
squatter  puissamment  riche,  jeune  et  bien  fait  de  sa 
personne,  qui  a  acheté  du  gouvernement  une  station 
magnifique  dans  le  Rodney.  Chez  lui,  ma  toute  belle, 
il  y  a  place  pour  dix  mille  têtes  de  gros  bétail, 
voilà  le  vrai.  Il  était  donc  sur  le  point  d'épouser  sa 
nièce,  un  doux  chérubin  que  vous  aimeriez  comme 
une  sœur  au  bout  de  dix  minutes.  Juste  votre  âge  et 
aussi  gentille  que  vous....  mais,  vous  savez,  le  désert 
ne  plaît  pas  à  tout  le  monde  :  la  chère  créature  est 
habituée  aux  plaisirs  des  villes,  et  là-bas  elle  ne  voit 
guère  que  des  bœufs  et  des  bergers.  Elle  n'est  pas 
prisonnière  ;  n'allez  pas  vous  mettre  cela  dans  l'esprit. 
Ce  n'est  pas  une  Parisienne  qui  voudrait  se  mêler  d'une 
histoire  où  il  y  aurait  un  grain  de  violence  !  Seigneur 
Dieu  1  j'ai  assez  pleuré  aux  drames  de  la  Gaîté,  quand 
on  voit  une  pauvre  jeune  victime,  enchaînée  par 
son  tyran  de  tuteur  dans  un  château  féodal  !  Elle  est 
libre  comme  l'air,  mais  elle  s'ennuie,  comprenez  bien 


ROGER  BONTEMPS.  353 

ce  mot-là  :  elle  s'ennuie  jusqu'à  maigrir,  pâlir  et  dé- 
périr. » 

Le  gentleman  Jonathan  poussa  un  soupir  de  taureau 
malade  et  Fanfare  acheva  : 

«  Elle  s'ennuie  jusqu'à  mourir  1  » 
Ces  dernières  paroles  furent  prononcées  sans  em- 
phase et  dans  la  juste  intonation  de  la  vérité. 

Il  nous  faut  encore  ici  dire  au  lecteur  que  les  faits  de 
ce  genre  sont  extrêmement  fréquents  dans  ces  pays, 
où  la  fortune  se  paye  au  prix  d'un  dur  exil.  Ce  ne 
sont  pas  seulement  les  fiancées  qui  pâlissent  et  s'étio- 
lent sur  ces  lointains  champs  de  bataille  :  on  voit  sou- 
vent des  mères  de  famille,  entourées  pourtant  de  leurs 
enfants,  s'éteindre  misérablement  faute  de  respirer  cet 
air  civilisé,  dont  il  est  si  facile  de  médire  et  qui  est  né- 
cessaire à  leurs  poumons.  On  sait  cela  là-bas.  L'or 
qui  vient  en  Europe  est  bien  rarement  pur  de  tout 
deuil,  et  la  couvée  des  enfants  enrichis  laisse  presque 
toujours  derrière  elle  une  ou  plusieurs  tombes. 

Pour  ce  qui  regarde  Fanfare  elle-même,  Nannette 
la  connaissait  seulement  pour  une  ancienne  voisine  de 
carré,  qui  pouvait  avoir  dépassé  déjà  de  beaucoup  sa 
majorité,  quand  elle,  Nannon,  était  encore  une  enfant, 
un  peu  légère  de  conduite,  très-fleuriste  de  manières, 
mais  au  demeurant  bonne  fille,  comme  il  est  convenu 
que  le  sont  toutes  les  grisettes  parisiennes. 

Il  n'y  avait  donc  autour  de  cette  proposition  qui  lui 
tombait  des  nues,  ni  trop  d'étrangeté,  ni  aucun  motif 
de  mélodramatique  défiance. 

Aussi  les  réflexions  de  Nannette  n'allèrent-elles  point 
de  ce  côté.  Nannette  songea  à  Roger,  tout  uniment, 
et  aussi  à  l'étude  de   maître  Piédaniel  :  le  rêve  de 
Roger. 
Deux  cent  mille  francs  et  ce  qu'elle  avait  1 

23 


354  ROGER  BONTEMPS. 

C'était  conquérir  en  quelques  mois  la  possibilité  d'un 
triomphant  retour  à  Paris. 

Pendant  qu'elle  songeait,  Fanfare  et  le  gentleman 
Mitchell  échangèrent  une  œillade,  et  Fanfare  reprit  : 

«  Il  faudrait  que  la  chose  fût  décidée  tout  de  suite. 

—  Tout  de  suite!  répéta  Nannette  avec  hési- 
tation. 

—  Oui,  mon  cœur,  mon  honorable  ami  repart 
cette  nuit  pour  le  comté  de  Rodney.  J'étais  chargée 
de  lui  trouver  quelqu'un,  et  je  vous  ai  donné  la  préfé- 
rence, quoique  nous  ne  soyons  pas  tout  à  fait  des  amies 
à  ce  qu'il  paraît.  Je  ne  vous  en  veux  pas,  au  moins! 
Mais  ça  m'a  étonnée  de  vous  voir  faire  la  fière  avec 
une  personne  dans  ma  situation.  Moi,  quand  les  sou- 
venirs du  pays  s'en  mêlent ,  me  voilà  partie  !  c'est 
plus  fort  que  moi  :  je  laisse  trop  voir  la  bonté  de  mon 
cœur....  Si  la  chose  ne  vous  va  pas,  nous  prendrons 
une  nouvelle  débarquée,  et  celle-là  ne  coûtera  pas  si 
cher.  Il  n'y  a  pas  à  m'en  vouloir,  ma  toute  belle,  j'avais 
dit  tant  de  bien  de  vous,  qu'on  vous  offrait  le  même 
engagement  qu'au  docteur....  » 

Parlant  aingi  avec  volubilité  et  d'un  accent  qui  était 
la  vérité  même,  elle  se  rapprocha  de  Nannette  pour 
ajouter  tout  bas  : 

a  C'est  comme  un  prince,  quoil  La  petite  femme 
est  là-bas  dans  du  coton  !  vous  sentez  bien  que  s'il  y 
avait  n'importe  quoi  de  louche,  une  personne  dans  ma 
situation  ne  s'en  mêlerait  pas.  Vous  aurez  entendu 
conter  bien  des  sottises  sur  la  Californie  et  ce  pays-ci,  ma 
chère,  mais  croyez-moi,  les  gentlemen  comme  M.  Mit- 
chell ne  se  trouvent  qu'une  fois.  Tel  que  vous  le  voyez, 
il  jette  un  demi-million  par  la  fenêtre,  d'une  seule 
poignée,  pour  ramener  à  la  petite  dame  un  confesseur, 
un  médecin  et  une  amie. 


ROGER  BONTEMPS.  355 

—  Un  confesseur  aussi  !  dit  Nannette. 

—  Il  en  est  fou!  et  puis  riche  !  mais  surtout  la  bête 
du  bon  Dieu!  » 

Le  gentleman  Jonathan  était  resté  à  la  même  place 
et  regardait  de  loin  cette  conférence  avec  une  naïve  in- 
quiétude. 

c  La  jeune  Française  consent-elle  à  venir  avec  nous  ?» 
demanda-t-il  en  Anglais  de  sa  grosse  voix,  qui,  en 
vérité,  sonnait  honnêtement. 

Nannette  répondit  : 

«  Pouvez- vous  attendre  ma  décision  jusqu'à  ce 
soir?  » 

Fanfare  se  rapprocha  du  gentleman  Mitchell,  et  tous 
deux  causèrent  un  instant  à  voix  basse. 

«  Nous  allons  nous  occuper  du  docteur  et  de  l'abbé, 
dit  Fanfare  :  ce  n'est  que  leur  position  à  régulari- 
ser. A  cinq  heures,  ce  soir,  je  serai  ici  avec  l'enga- 
gement signé  par  M.  Mitchell  qui  vous  propose  telles 
arrhes  que  vous  voudrez  exiger.  Le  départ  est  à  sept 
heures.  » 

Elle  offrit  son  bras  à  M.  Mitchell  qui  salua  gauche- 
ment et  se  cogna  des  deux  épaules  à  la  porte  en  se  re- 
tirant. 

Dans  l'antichambre,  la  petite  Su,  éblouie,  attendait. 
Elle  suivit  les  rubans  et  les  panaches  de  Fanfare  jus- 
qu'à la  rue,  où  un  carrosse  de  London  and  New-York 
Hôtel  attendait. 

«  Mille  diables!  dit  Jonathan  Smith  en  se  jetant 
lourdement  sur  les  coussins  :  un  joU  brin  de  petite 
coquine  1 

—  Coquine  est  le  mot!  répliqua  Fanfare.  N'au- 
rait-on pas  dit  qu'elle  me  parlait  d'en  haut!  Ecoutez 
donc,  maître  Jonathan,  vous  me  la  ferez  passer  par 
V Oiseau-Jaune  au  retour,  n'est-ce  pas?  Je  veux  rire 


356  ROGER  BONTEMPS. 

un  peu  de  la  mine  qu'elle  aura.  Et  après  tout ,  le 
brave  garçon  pour  qui  nous  avons  acheté  une  soutane 
toute  neuve ,  pourra  vous  marier  avec  celle-ci  tout 
aussi  solidement  qu'avec  l'autre,  grand  mauvais 
sujet!  » 


(W® 


ROGER  BONTEMPS.  357 


XIII 


Projet  de  dîner  sur  l'herbe. 


La  maison  de  Nannon  n'était  pas  un  palais  ;  c'était 
une  petite  habitation  isolée,  modeste  et  fort  proprette, 
séparée  de  la  rue  par  un  jardinet  que  défendait  une 
grille  :  vraie  maisonnette  de  Londres  transportée  aux 
antipodes.  Toute  neuve  qu'elle  était,  trois  ou  quatre 
locataires  y  avaient  déjà  fait  fortune  :  un  courtier,  un 
marchand  de  pioches,  un  chimiste  et  une  dame  qui 
n'avait  pas  de  profession.  Le  chimiste  avait  gagné  plu- 
sieurs millions  à  changer  l'eau-de-vie  de  pommes  de 
terre  en  vieux  cognac.  La  science  est  l'ange  gardien  de 
l'humanité  ! 

Dans  cette  petite  maison,  Nannette  eût  conquis  des 
sommes  folles  si  seulement  elle  avait  pu  faire  venir  de 
Paris  et  mettre  en  cage  une  demi-douzaine  de  fleuris- 
tes à  qui  elle  eût  payé  chaque  année,  à  chacune  ,  les 
appointements  d'un  de  nos  préfets.  Mais  je  vous  défie 
de  mettre  en  cage  une  fleuriste  parisienne  qui  a  tant 
fait  que  de  braver  le  mal  de  mer.  Il  y  en  a  en  Califor- 
nie, il  y  en  a  en  Australie  et  autres  lieux,  mais  de  deux 
choses  l'une  :  ou  elles  décrochent  une  position  de  vi- 
comtesse, comme  Fanfare,  ou  elles  entament,  aussitôt 
en  arrivant,  une  série  de  gambades  qui  finissent  par 


368  ROGER  BONTEMPS. 

leur  casser  les  deux  bras,  les  deux  jambes  et  le  cou. 
Que  la  paix  soit  sur  elles  ! 

Nannette  avait  eu  quelquefois  deux  ouvrières ,  plus 
souvent  une  seule,  plus  souvent  encore  elle  avait  ré- 
pondu par  la  seule  agilité  de  ses  dix  doigts  à  la  vogue 
qui  entourait  déjà  son  nom  dans  la  haute  vie  de  Mel- 
bourne. La  fortune  était  là  :  elle  la  voyait,  mais  entre 
elle  et  la  fortune  il  y  avait  un  fossé  infranchissable. 

Nannette  avait  calculé  qu'il  lui  faudrait  quatre  ans 
pour  amasser  deux  cent  mille  francs  au  métier  de  ga- 
lérien qu'elle  taisait. 

Aussi  se  mit-elle  à  réfléchir  profondément  après  le 
départ  de  Jonathan  et  de  Fanfare. 

Nous  avons  dit  pourquoi  les  offres,  mises  en  avant 
par  ce  vénérable  couple,  toutes  fantastiques  qu'elles 
peuvent  paraître  à  nos  habitudes  européennes,  n'a- 
vaient en  elles-mêmes  là-bas  rien  d'invraisemblable. 

A  vrai  dire,  Nannette  n'avait  point  de  défiance.  Ca- 
prices de  squatter  opulent  ou  de  mineur  enrichi  peu- 
vent aller  bien  au  delà  de  ces  humbles  féeries, 

Nannette  hésitait  à  cause  de  ce  paquet  de  lettres, 
portant  le  timbre  de  Paris,  qui  était  là  parmi  le  fouillis 
de  ses  fleurs.  Nannette  appartenait  à  Roger  plus  qu'à 
elle-même.  C'était  pour  Roger  que  ce  gain  subit  et 
brillant  l'attirait.  Mais  quitter  Melbourne  au  moment 
où  Roger  lui  criait,  de  bien  loin,  il  est  vrai  :  «  Je  suis  en 
Australie  !  » 

Melbourne  est  le  centre  de  l'Australie  du  Sud,  de  la 
vraie  Australie  qui  tend  à  laisser  au  loin  derrière  elle 
ce  vieux  Sydney  et  cette  Nouvelle-Galles,  maudite  par 
son  origine.  Melbourne  est  le  Paris  océanien.  Dans 
un  Paris,  on  se  rencontre. 

Quitter  Melbourne!  Et  pour  aller  au  désert!  dans 
une  station  perdue  du  Rodney  ! 


ROGER  BONTEMPS.  359 

Je  vous  le  dis  :  il  n'y  avait  que  cela.  Nannette  hési- 
tait, comme  elle  eût  fait  à  Paris  devant  une  place  de 
demoiselle  de  compagnie  à  Privas  ou  à  Quimper. 

La  ville  bourdonnait,  le  soleil  riait  entre  deux  nua- 
ges, les  fleurs  de  la  verandah,  copieusement  arrosées 
parl'averse,  envoyaientleursparfums  plus  vifs;  le  mulet, 
guilleret  et  joyeux,  sifflait  la  chanson  bretonne  en  exé- 
cutant des  tours  de  gymnastique.  Nannette  songeait,  de 
plus  en  plus  embarrassée. 

Et  tout  en  songeant,  elle  reprit  une  à  une  les  lettres 
déjà  lues  dix  fois.  Elle  les  relut,  et  sa  pensée  tourna. 
Elle  rêvait  encore,  la  chère  flllette,  mais  de  Roger  seu- 
lement et  du  passé.  L'Océan  s'ouvrait  devant  elle, 
comme  la  mer  Rouge  sous  le  manteau  de  Moïse  ;  la 
distance  disparaissait  entre  Melbourne  et  Paris  :  ses 
yeux  fermés  voyaient  Paris  souriant,  et  la  mansarde,  et 
le  bonheur.... 

«  Bonjour,  Nannon,  »  dit  Roger. 

Et  comme  ces  rêves  sont  étranges  !  Avant  d'entendre 
sa  voix,  elle  avait  reconnu  son  pas  ! 

Non  point  pourtant  sur  les  carreaux  de  la  cham- 
brette,  mais  sur  le  tapis  qui  n'en  étouffait  pas  entière- 
ment le  son  net  et  bien  connu. 

Le  pas,  en  tant  que  musique,  se  modifie  par  la 
chaussure,  et  Roger  était  toujours  si  merveilleusement 
chaussé  ! 

Ah  !  c'était  un  dandy,  ce  beau  Roger,  un  pur  dandy, 
moins  le  ridicule.  Nous  en  avons  beaucoup  mainte- 
nant, parmi  les  maîtres  clercs,  qui  ressemblent  pres- 
que tous  à  des  poussins  de  diplomates  ou  à  des  graines 
de  conseillers  d'Etat. 

Et  Roger,  incontestablement,  était  une  étoile  parmi 
les  maîtres  clercs  parisiens. 

Nannette  se  mit  à  sourire  à  cette  illusion  heureuse. 


360  ROGER  BONTEMPS. 

Ses  lèvres  s'arrondirent  comme  pour  appeler  un  baiser. 
Il  était  fou,  ce  petit  oiseau  chanteur  ;  il  faisait  dans  sa 
prison  un  tapage  inusité,  comme  s'il  eût  voulu  saluer 
aussi  ce  Roger  chimérique. 

Son  maître,  son  petit  maître!  dontNannette,  l'extra- 
vagante enfant,  avait  essayé  en  vain  de  lui  faire  pronon- 
cer le  nom  ! 

Le  soleil  glissait  entre  les  feuilles  lancéolées  du  co- 
béa  qui  oscillait  doucement  à  la  brise  et  caressait  le 
sourire  de  Nannette,  dont  les  yeux  obstinément  restaient 
clos  pour  ne  rien  perdre  du  rêve, 

Elle  était  adorablement  jolie. 

Roger  dit  encore,  mais  sa  voix  tremblait  un  peu  : 

«  Bonjour,  Nannette  ! 

—  Bonjour,  Roger,  murmura-t-elle.  Tu  n'es  pas  là, 
je  le  sais  bien,  mais  je  te  vois,  mais  je  t'entends,  mon 
Roger,  mon  cœur!  Il  me  semble  que  je  vais  sentir  ton 
baiser  sur  mes  lèvres....  » 

Elle  devint  affreusement  pâle  et  fit  pour  se  lever  un 
effort  inutile. 

Le  baiser  appelé  venait  d'effleurer  ses  lèvres. 

Et  en  même  temps,  la  petite  Su,  essoufflée,  criait  de 
la  porte  avec  une  profonde  horreur,  combattue  par  un 
irrésistible  éclat  de  rire  : 

«  Madame  !  oh  !  madame  !  le  gentleman  vous  embrasse  !  » 

Il  n'y  avait  plus  de  rêve  possible  ;  la  voix  de  la  petite 
négresse  rompait  le  charme.  Nannette  ouvrit  les  yeux 
et  ses  deux  bras  se  nouèrent  frémissants  autour  du  cou 
du  gentleman  qui,  riant  et  pleurant,  répéta  pour  la 
troisième  fois  : 

«  Bonjour  Nannon,  ma  petite  femme  chérie!  bon- 
jours Nannette,  mon  bijou,  mon  trésor!  Dieu  est  bon, 
puisqu'il  nous  rassemble  !  Nous  ne  nous  quitterons  plus, 
jamais,  jamais, jamais!  » 


ROGER  BONTEMPS.  361 

Su  ne  riait  plus.  Elle  regardait  cette  scène  avec  des 
yeux  ébahis  et  disait  : 

«  Vrai,  le  gentleman  a  passé  malgré  moi,  madame  !  Il 
m'adonne  une  pièce  d'or,  mais  ce  n'est  pas  pour  cela  que 
je  l'ai  laissé  entrer.  Il  vous  a  embrassée,  savez-vous, 
madame  !  Voulez-vous  que  j'aille  au  bureau  de  police?  » 

Su  fut  priée  de  s'en  aller  et  de  refermer  la  porte. 
Grâce  à  elle,  car  les  cancans  vont  à  Melbourne  comme 
ailleurs,  malgré  le  haut  prix  du  temps,  grâce  à  elle,  le 
voisinage  apprit  que  le  mari  de  Mlle  Nannette,  la  fleu- 
riste à  la  mode,  était  revenu  de  voyage.  Gela  n'influença 
en  rien  le  cours  des  fonds  publics. 

Mais  grand  Dieu!  que  de  joie  dans  cette  chambre, 
tout  à  l'heure  solitaire  et  triste  !  Gomme  le  gentleman 
Jonathan  Mitchell  ou  Smith,  comme  la  vicomtesse 
Fanfare  étaient  radicalement  oubliés!  G'était  Roger, 
c'était  bien  Roger,  en  chair  et  en  os,  un  peu  bruni  par 
le  soleil  et  le  vent,  mais  plus  beau  pour  cela  et  gai, 
franc,  gaillard,  l'œil  bon,  le  regard  tendre,  le  front  dé- 
ridé :  Roger  souriant,  Roger  heureux,  Roger  Bontemps  ! 

Bien  souvent,  oh  !  bien  souvent,  Nannette  l'avait  vu 
revenir  avec  les  yeux  de  la  pensée.  Notez  qu'elle  savait 
depuis  quelques  heures  seulement  qu'il  avait  quitté  la 
France.  Avant  les  lettres,  reçues  toutes  à  la  fois,  elle 
le  croyait  marié,  notaire,  engraissai^t  et  alfligé  de  cette 
tournure  particulière  à  ceux  qui  ont  brisé  par  intérêt 
un  roman  bien  aimé  pour  se  jeter,  avec  répugnance  et 
regrets  dans  une  réalité  intéressée. 

Geux-là  peuvent  n'être  pas  misérables.  Il  y  a  dans  la 
vie  vingt  qualités  de  bonheur,  comme  il  y  a  au  marché 
.  des  pommes  à  tout  prix. 

Mais  ceux-là  ne  peuvent  jamais  être  heureux  complè- 
tement et  fièrement  comme  les  nobles  vainqueurs  des 
luttes  de  la  jeunesse. 


362  ROGER  BONTEMPS. 

Les  romans  utilitaires  ont  beau  dire,  les  vaudevilles 
plats  ont  beau  encenser  la  prose,  il  y  a  dans  la  poésie 
une  fleur  que  l'avarice  ou  l'ambition  ne  peuvent  cultiver 
jamais. 

Nannette  avait  revu  son  Roger  triste  et  rêveur,  bien 
que  la  tiare  tant  souhaitée  du  notariat  couronnât  son 
front.  Elle  l'avait  revu  au  bras  estimé  mais  froidement 
ami  de  Mlle  Eudoxie,  devenue,  Mme  Gazai  de  Lavaur. 

Elle  l'avait  revu  autrement  aussi  :  la  preuve  c'est 
qu'elle  avait  amassé  de  l'argent. 

Elle  l'avait  revu  garçon,  arrêté  par  un  remords  au 
seuil  de  ce  mariage  que  son  modeste  héroïsme,  à  elle, 
avait  rendu  possible.  Sous  cet  autre  aspect  Roger  se 
présentait  à  elle,  plus  triste,  mais  plus  digne,  moins 
tranquille,  mais  mieux  aimé.  C'était  à  ce  Roger-là 
qu'elle  écrivait  de  longues  lettres  dont  aucune  ne  fut 
jamais  confiée  k  la  poste,  car  Nannette  avait  fait  une 
promesse  à  la  mère  de  Roger;  c'était  ce  Roger-là  qui 
encourageait  son  travail  et  qui  visitait  ses  insomnies. 

Depuis  ce  matin,  enfin,  depuis  que  ces  lettres  d'âges 
si  différents  lui  étaient  arrivées  toutes  ensemble  (nous 
saurons  bientôt  pourquoi),  un  troisième  Roger  avait 
surgi  dans  son  imagination  tout  à  coup  émue  :  Roger 
l'aventurier,  Roger  qui  souffrait  le  mal  du  désert,  Ro- 
ger le  combattant,  Roger  le  chercheur  d'or  ! 

A  Melbourne,  plus  que  partout  ailleurs,  les  exemples 
abondent  qui  permettent  à  la  pensée  de  colorer  vive- 
ment ces  sortes  d'images.  Pour  quelques  vainqueurs 
dans  la  bataille  de  l'or,  il  y  a  de  nombreux  vaincus. 
Les  lettres  de  Roger  disaient  qu'il  n'était  pas  vainqueur, 
et  dans  la  recherche  qu'il  poursuivait  de  terribles  en- 
nemis barraient  sa  route.  Roger  était  brave,  Nannette 
le  savait  de  reste,  mais  la  bravoure  de  nos  boulevards, 
tout  en  étant,  certes,  la  même  que  celle  du  bush^  pro- 


ROGER  BONTEMPS.  363 

cède  différemment  et  De  se  manifeste  qu'à  son  aise. 
Nannelte  voyait  son  Roger  qui  détestait  si  bien  les 
aventures,  noyé,  submergé,  asphyxié.  Sa  joue  était 
hâve,  ses  yeux  creux,  sa  taille  courbée;  il  avait  les 
mains  en  sang.  Il  manquait  de  gants  !  Et  peut-être  ses 
bottes  étaient-elles  éculées  1 

Vous  dire  ce  que  Nannette  éprouvait  à  cette  der- 
nière et  navrante  hypothèse  nécessiterait  de  véritables 
violences  de  langage. 

Et  voilà  que  Roger,  aujourd'hui,  ne  se  présentait  à 
elle  sous  aucun  de  ces  aspects  prévus.  C'était  le  mira- 
cle. Elle  retrouvait  Roger  si  loin  et  après  si  longtemps, 
tel  qu'elle  l'avait  quittée,  ce  soir  néfaste  où  nous  l'en- 
tendîmes chanter  bien  à  contre-cœur  la  chanson  de 
sainte  Anne  d'Auray  :  Roger  élégant,  Roger  dandy  et 
portant  à  miracle  un  costume  complet  sortant  des  ateliers 
de  Dusautoy. 

Dusautoy  fournit  Melbourne.  Roger  s'était  offert  la 
volupté  incroyable  de  troquer  la  défroque  du  Rôdeur- 
Gris  contre  une  toilette  parisienne,  depuis  le  chapeau 
Gibus  jusqu'aux  bottines  Sakosky,  en  passant  par  la 
chemise  Longueville.  Et  en  conscience,  ce  détail  qui 
paraîtra  vulgaire  à  beaucoup  d'honnêtes  gens,  n'en- 
trait pas  pour  peu  de  chose  dans  sa  jubilante  allégresse. 

Il  faut  le  prendre  tel  qu'il  est,  ce  d'Artagnan  bour- 
geois et  n'oublier  jamais  qu'il  fait  aujourd'hui  l'orne- 
ment de  la  chambre  des  notaires. 

Ils  restèrent  longtemps  à  se  regarder  en  silence.  La 
chanson  du  chardonneret  mit  des  larmes  dans  les  yeu^ 
de  Roger.  Nannette  le  prit  par  la  main  et  l'entraîna 
vers  le  divan  où  elle  s'assit  parce  que  ses  jambes  trem- 
blantes ne  la  pouvaient  plus  porter. 

Roger  se  laissa  glisser  sur  le  tapis  à  ses  pieds.  Il  gar- 
dait les  deux  belles  mains  de  Nannette  collées  contre  ses 


364  ROGER  BONTEMPS. 

lèvres;  elle  se  penchait  pour  baiser  ses  cheveux,  puis  ils 
se  regardaient  encore,  ravis  en  une  extase  muette. 

«  Je  ne  me  souvenais  pas  bien  de  toi,  dit  enfin  Ro- 
ger. Je  te  voyais  sans  cesse,  mais  je  ne  te  voyais  pas  si 
jolie.  » 

Le  doigt  de  Nannette  désigna  le  beau  portrait  de 
Garjat  et  sa  lèvre  relevée  éprouva  un  souverain  mépris 
qui  voulait  dire  : 

«  Tu  es  bien  plus  beau  que  cela  !  » 

Roger,  au  contraire,  sourit  au  portrait  avec  une  in- 
time satisfaction  et  dit  : 

«  Le  jour  où  je  posai,  M*  Piédaniel  trouva  que  j'a- 
vais été  bien  longtemps  dans  mes  courses. 

—  Ah!  chéri!  murmura-t-elle,  Paris!  M* Piédaniel! 
comme  tout  cela  est  donc  loin  de  nous  !  » 

Les  yeux  de  Roger  comptaient  les  lettres  qui  étaient 
sur  le  guéridon. 

«  Tu  étais  avec  moi,  dit-il  comme  on  remercie. 

—  Depuis  ce  matin  seulement,  »  répliqua  Nannette. 
a  Je  vais  te  dire,  reprit-elle  :  en  partant  de  chez 

nous,  je  ne  savais  pas  où  j'allais.  Je  n'avais  donc  pas 
pu  laisser  mon  adresse.  Je  pris  le  chemin  de  fer  de 
Cherbourg,  parce  que  le  seul  parent  que  j'aie  au 
monde  était  à  Cherbourg.  Oui,  tu  souris,  tu  m'avais 
reconnue.  Est-ce  assez  drôle?  Va,  il  est  dit  que  nous  ne 
sommes  qu'un!  Moi,  'd'abord,  je  n'ai  jamais  pu  me 
mettre  dans  la  tête  que  je  ne  te  reverrais  plus.  » 

Elle  fut  payée  d'un  baiser  et  reprit  : 

«  Cela  me  tourmentait  de  penser  qu'il  y  avait  sans 
doute  des  lettres  de  toi  à  la  maison.  Je  ne  savais  pas  que 
tu  avais  quitté  Paris  et  je  te  voyais  toujours  montant  mes 
cinq  étages.  Sans  ce  départ,  n'est-ce  pas  que  tu  serais 
revenu  le  lendemain  ? 

—  J'étais  bien  en  colère,  »  dit  Roger. 


ROGER  BONTEMPS.  365 

Ils  éclatèrent  de  rire  tous  les  deux,  mais,  sous  cette 
gaieté,  une  grande  émotion  leur  serrait  le  cœur. 

«  Oui,  fit  Nannette,  tu  étais  bien  en  colère,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Mais  je  veux  pourtant  finir  l'histoire 
de  ces  lettres.  J'avais  promis  de  ne  pas  te  voir,  de  ne 
pas  t' écrire  surtout,  maisje  n'avais  pu  promettre  que  tu 
ne  m'écrirais  pas,  n'est-ce  pas  vrai? 

—  Certes  I 

—  Alors,  j'ai  envoyé  d'ici  ma  nouvelle  adresse  à  la 
concierge  de  la  rue  de  l'Ouest,  et  comme  la  correspon- 
dance met  du  temps  pour  aller  et  revenir,  j'ai  eu  tout 
k  la  fois....  Sais-tu  que  tu  es  sorcier? 

—  Pourquoi?  demanda  Roger. 

—  Ah  !  chéri  !  chéri  !  comme  tu  avais  bien  deviné  qui 
était  dans  le  bûcher  ! 

—  Ma  mère  !  c'était  donc  elle  ! 

—  Pauvre  chère  dame  I  Elle  avait  si  bonne  envie  de 
te  voir  établi  !  Elle  m'avait  prise  par  les  sentiments,  tu 
conçois,  elle  t'aime  tant  1 

—  Ma  bonne  mère,  prononça  Roger  d'im  ton  mixte, 
où  il  y  avait  beaucoup  de  tendresse  et  un  peu  de  ran- 
cune. 

—  Reconnais-tu  cette  écriture-là?  »  demanda  Nan- 
nette en  lui  présentant  une  des  enveloppes. 

Roger  pâlit  et  baisa  l'écriture  de  sa  mère. 
«  Elle  t'a  écrit?  murmura-t-il. 

—  Tu  vois  bien  !  Écoute,  le  soir  du  bûcher,  elle  était 
déjà  un  peu  convertie.  Mlle  Eudoxie,  c'était  l'étude 
payée  ;  mais  moi,  elle  avait  presque  l'idée  que  je  pour- 
rais bien  être  le  bonheur.  » 

Ici,  deux  baisers,  et  certes,  il  y  en  avait  un  pour  la 
bonne  mère. 

«  Elle  en  est  à  me  demander  de  tes  nouvelles  !  reprit 
Nannette. 


366  ROGER  BONTEMPS. 

— ^Ah!  l'interrompit  Roger,  je  suis  bien  coupable! 
Donne-moi  une  plume,  de  l'encre,  du  papier....  » 

Nous  savons  avec  quelle  ardeur  sauvage  il  entamait 
ces  questions  de  correspondance. 

Nannelte  se  levait  déjà  pour  obéir;  il  la  retint. 

«  Je  lui  écrirai  une  lettre  de  quatre  pages,  dit-il,  de 
dix  pages,  de  vingt  pages....  mais  ne  me  quitte  pasi  ma 
tête  est  si  bien  sur  tes  genoux.  » 

Nannon  l'accusa  de  paresse  en  lissant  ses  cheveux, 
puis  elle  poursuivit  : 

«  Je  crois  que  Mlle  Eudoxie  a  épousé  une  autre 
étude.  Ta  bonne  mère  me  dit  de  te  ramener. 

—  Est-ce  que  tu  penses  qu'elle  consentirait?... 

—  Tu  m'en  demandes  trop  long,  chéri....  mais  j'en 
suis  sûre!  Tu  saisi  je  n'ai  pas  pu  lui  faire  tes  com- 
missions, non  plus  qu'à  M«  Piédaniel.  Je  n'ai  reçu  tes 
ordres  que  ce  matin,  et  la  Madeleine  est  trop  loin  pour 
envoyer  un  auvergnat. 

—  M*  Piédaniel  1  »  répéta  Roger  avec  une  sorte 
d'onction . 

Ce  n'était  pas  l'émoi  que  lui  avait  causé  le  nom  de 
sa  mère,  mais  toute  la  profonde  passion  du  notariat  vi- 
brait là-dedans. 

«  Il  m'a  écrit  aussi,  continua  Nannette. 

—  M*^  Piédaniel  t'a  écrit  !  répéta  Roger  qui  se  mit 
sur  ses  pieds,  à  toi  !  » 

Nannette  lui  tendit  une  lettre  carrée  où  le  timbre- 
poste  était  collé  à  l'endroit  précis  indiqué  par  l'alma- 
nach  des  facteurs,  avec  soin  et  régularité,  de  façon  à  ce 
que  les  angles  du  timbre  se  pointassent  géométrique- 
ment dans  les  angles  de  l'enveloppe. 

Roger  joignit  les  mains  en  contemplant  l'adresse, 
écrite  en  ronde  magistrale  avec  traits  ondes  pour  finir 
les  lignes,  et  si  grande  surabondance  d'indications  que 


ROGER  BONTEMPS.  367 

celte  suscription  savante  semblait  un  article  du  Diction- 
naire géographique . 

On  était  tenté  d'y  chercher  la  date  de  la  découverte 
de  l'Australie ,  nommée  aussi  Nouvelle-Hollande , 
comme  le  spécifiait  M*  Piédaniel,  crainte  d'erreur ,  et 
la  date  de  la  fondation  de  Melbourne. 

«  Et  qu'est-ce  qu'il  te  dit,  le  patron?  demanda  reli- 
gieusement Roger. 

—  Des  choses  très-sensées. 

—  Mais  tu  lui  avais  donc  donné  signe  de  vie? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  seulement,  depuis  ton 
départ,  tu  n'as  écrit  à  âme  qui  vive,  et  je  deviens  une 
personne  d'importance.  On  doit  nous  croire  ensemble 
et  cachés  dans  quelque  trou.  Une  histoire  aussi  ab- 
surde que  la  tienne.... 

—  Absurde  !  fit  Roger  avec  reproche,  oh  ! 

—  ....  Ne  se  devine  pas,  acheva  Nanon,  Je  dis  ab- 
surde au  point  de  vue  d'un  notaire  et  d'une  femme  du 
monde.  Moi,  elle  m'amuse  et  me  fait  t'aimer  cent  fois 
plus.  Nous  croyant  ensemble  et  bien  cachés,  ta  mère 
rôdait  autour  de  notre  ancien  nid.  Quand  est  venue  ma 
lettre,  donnant  ma  nouvelle  adresse  à  Melbourne,  elle 
l'a  su  tout  de  suite  et  M' Piédaniel  l'a  appris  d'elle. 

—  M*  Piédaniel  s'occupe  donc  encore  de  moi?  mur- 
mura timidement  Roger. 

—  Plus  que  jamais. 

—  Et....  son  étude  est-elle  vendue? 

—  Il  t'attend,  répondit  Nannette. 

—  Il  m'attend!  s'écria  Roger  avec  une  véritable 
ivresse.  Le  patron  m'attend!  Qu'ai-je  fait  pour  mériter 
tant  d'indulgence  !  Cet  homme-là,  vois-tu,  est  un  ob- 
servateur de  premier  ordre,  quoiqu'il  n'en  ait  pas 
l'air.  Il  avait  deviné  mes  aptitudes.  Donne  du  papier, 
de  l'encre,  une  plume I  Je  veux  lui  exprimer.... 


368  ROGER  BONTEMPS. 

«  Allons-nous  être  heureux  !  s'interrompit-il  en  ar- 
rêtant Nannette  qui  se  levait  pour  la  seconde  fois. 
Gomme  les  voies  de  la  Providence  sont  étranges  !  Dis 
donc,  chérie,  est-ce  qu'on  dîne  sur  l'herbe  à  Mel- 
bourne? » 

Nannette  se  renversa  sur  le  divan,  prise  d'un  fou 
rire. 

«  Eh  bien  !  fît  Roger  offensé,  qu'est-ce  qu'il  y  a  de 
risible  là  dedans  ?  ne  dînions-nous  pas  sur  l'herbe  dans 
le  bois  de  Ghaville  ? 

—  Oh  !  si  !  et  avec  plaisir  encore!  répliqua  la  fillette 
déjà  émue  au  beau  milieu  de  son  hilarité. 

—  C'est  un  de  mes  rêves,  figure-toi,  reprit  Roger. 
Dîner  sur  l'herbe  comme  autrefois....  moi,  je  n'ai  pas 
encore  appris  à  rire  de  ce  qui  nous  rendait  si  heu- 
reux! » 

Nannette  se  pinça  les  lèvres. 

«  Si  vous  me  querellez,  monsieur  de  Lavaur,  dit-elle, 
je  vous  montrerai  cette  porte.  » 

Son  doigt  désignait  celle  de  son  cabinet  de  toilette. 

Roger  s'orienta,  regardant  tour  à  tour  le  lit,  la  croi- 
sée et  la  porte. 

Il  se  mit  à  genoux. 

«  Elle  est  à  la  même  place  que  celle  du  bûcher,  mur- 
mura-t-il  d'un  accent  contrit.  Méchante,  j  e  vous  demande 
mon  pardon. 

—  Ton  pardon,  mon  Roger  bien-aimé  !  Nous  dî- 
nerons sur  l'herbe,  va,  tant  que  tu  voudras  !  Il  y  a  le 
Yarra-Yarra,  moins  large  que  la  Seine,  mais  qui  tra- 
verse des  bois  de  fougères  adorables.  Nous  irons  avec 
un  panier,  comme  à  Pam,...  » 

Ce  Roger  poussa  l'exigence  jusqu'à  demander  : 
«  Y  a-t-il  des  goujons  ? 

—  Monsieur,  répondit  sévèrement  Nannon,  les  gou- 


ROGER  BONTEMPS.  369 

jons  sont  de  Paris  comme  les  grisettes,  comme  les  ca- 
lembours, comme  les  gants  Jouvin  et  comme  la  galette 
du  Gymnase.  Il  n'y  a  qu'un  Paris,  et  j'ai  bonne  envie 
d'y  retourner,  quoiqiie  je  n'aime  ni  la  galette  ni  les  ca- 
lembours. 

—  On  en  faisait  abus  à  l'étude,  »  soupira  Roger  at- 
tendri. 

Et  cette  transition  le  conduisit  à  demander  : 
oc  Que  dit  la  lettre  du  patron? 

—  Voilà!  Elle  est  charmante,  et  je  n'ai  jamais  vu  de 
si  beau  paraphe.  Il  y  a  trente-trois  petits  losanges  en- 
lacés comme  un  treillage.... 

—  Tu  as  compté? 

—  Oui,  et  des  boucles  tout  autour,  pas  une  de 
bouchée!  Il  dit  que  j'ai  un  grand  rôle  à  remplir, 
que  je  peux  faire  de  toi  un  homme  et  davantage  en- 
core.... 

—  Un  notaire  !  devina  Roger. 

—  Juste  !  et  quant  à  lui,  il  est  enchanté  d'avoir  un 
prétexte  pour  retarder  d'autant  sa  retraite. 

—  Nous  sommes  tous  les  mêmes,  fit  Roger.  Quand 
nous  n'exerçons  plus,  c'est  la  mort.  Évidemment,  il 
faut  que  je  lui  écrive  un  mot  de  remercîment,  n'est-ce 
pas  chérie  ? 

—  Ça  me  paraît  convenable.  » 
Mais  le  moyen  de  bouger! 

Ils  restaient  ainsi,  retenus  par  un  charme,  ne  pouvant 
rassasier  ni  leurs  yeux  ni  leurs  cœurs.  Tous  ces  non- 
sens  de  l'amour,  ces  exagérations,  ces  naïvetés,  ces  fa- 
deurs, ces  folies  tombaient  de  leurs  lèvres  comme  un 
torrent  de  perles.  Oui,  certes,  c'était  bien  vrai  :  ils  ne 
s'étaient  jamais  vus  ;  il  était  plus  beau,  elle  était  plus 
jolie  :  ils  s'adoraient  mille  fois  mieux  que  jadis. 

Tout  à  coup,  leurs  bouches  s'ouvrirent  en  même 

24 


370  ROGER  BONTEMPS. 

temps,  parce  qu'une  pensée  soudaine  venait  d'éveiller 
en  même  temps  la  délicieuse  insouciance  où  leurs  âmes 
dormaient. 

«  Je  ne  veux  pas  que  tu  partes  !  »  s'écria  résolument 
Roger. 

Et  Nannette,  d'un  accent  déterminé  : 

et  Je  ne  veux  pas  partir  !  » 

Ces  paroles  s'étaient  croisées,  et  pourtant  chacun 
d'eux  avait  entendu. 

Ils  se  regardèrent  ébahis. 

«  Gomment  savais-tu  que  je  voulais  partir?  demanda 
Nannette. 

—  Gomment  savais-tu  qu'il  fallait  partir?  »  demanda 
Roger. 

Ils  se  regardèrent  encore  :  évidemment  il  y  avait 
mystère. 

«  As-tu  lu  mes  lettres  ?  continua  Roger. 

—  Dix  fois  chacune.  J'ai  compris  ce  que  tu  m'as  dit, 
j'ai  deviné  ce  que  tu  ne  me  disais  pas  :  je  te  connais  si 
bien,  mon  Roger....  mais  laisse-moi  t'expliquer.... 

—  G'est  que  Mornaix  et  les  autres  m'attendent. 

—  Ah  I  Et  Anhita  est-elle  retrouvée? 

—  Hélas  non  1 

—  Tu  m'as  dit  de  l'aimer,  je  l'aime. 

—  Tu  fais  bien,  car  elle  est  presque  aussi  jolie  que 
toi,  bonne  comme  toi,  et  bien  malheureuse  ! 

—  Elle  est  ma  petite  sœur,  c'est_  convenu.  Nous  par- 
lerons d'elle.  Il  faut  te  dire  que  j'ai  travaillé  pour 
acheter  ton  étude. 

—  Bah  l  »  fit  Roger  d'un  accent  un  peu  dédaigneux. 
Nannette  bondit  sur  son  sofa. 

«  Que  veut  dire  ce  bah!  s'écria-t-elle  rouge  de  co- 
lère. On  voulait  bien  payer  l'étude  avec  la  dot  de 
Mlle  Eudoxie,  et  quand  il  s'agit  de  moi....  » 


ROGER  BON  TEMPS.  371 

Elle  s'arrêta,  vraiment  furieuse  et  charmante  à  voir 

dans  son  juvénile  courroux. 
Roger  rougit  aussi  et  baissa  les  yeux,  disant  : 
«  C'est  pourtant  vrai,  il  y  a  de  cela.  Je  n'aimais  pas 

Mlle  Eudoxie  :  c'était  une  aifaire. 

—  Et  parce  que  tu  m'aimes....  commença  impé- 
tueusement Nannette. 

—  Écoute  donc,  chérie  :  je  n'ai  jamais  envisagé  la 
cpiestion  sous  cet  aspect-là. 

—  Sais-tu  ce  qui  va  arriver?  éclata  Nannette  dont  les 
larmes  jaillirent.  Je  vais  te  chasser  de  chez  moi,  fermer 
ma  porte  et  me  tuer. 

—  Que  dis-tu  !  que  dis-tu  !  fit  Roger  épouvanté. 

—  Je  dis  que  j'ai  trop  souffert  pour  toi,  je  disque  tu 
ne  m'aimes  pas,  que  tu  ne  m'as  jamais  aimée,  qu'il  y 
aura  toujours  entre  nous  la  mansarde  et  les  souvenirs. 
Tu  es  au-dessus  de  moi,  de  là  à  prendre  honte  de  moi 
il  n'y  a  qu'un  pas.  Tu  ne  veux  rien  me  devoir,  tu 
m'humilies,  tu  m'insultes,  tu  m'écrases! 

—  Lk  !  là  !  faisait  le  pauvre  Roger  étourdi,  comme  si 
une  douzaine  de  douches  eussent  choisi  son  crâne  pour 
point  de  mire. 

—  Je  comptais  te  mettre  à  l'épreuve ,  poursuivait 
Nannette  avec  une  fiévreuse  volubilité.  C'est  vrai,  car 
j'avais  défiance.  N'ai-je  pas  déjà  été  chassée  de  Paris, 
de  France,  d'Europe,  parce  que  M.  Roger  Cazal  de 
Lavaur  est  un  gentilhomme,  im  puissant  seigneur,  un 
premier  clerc,  ma  foi,  et  qu'on  craignait  pour  lui  une 
mésalliance  avec  la  fille  d'un  simple  officier!  « 

Roger  l'entoura  de  ses  bras  etla  bâillonna  d'un  baiser. 

«  Démon!  dit-il.  Quel  ménage  nous  ferons  !  Tu  cas- 
seras toute  notre  vaisselle  I  » 

Nannette  ne  tempêtait  plus  et  fondait  en  larmes.  Il 
la  pressa  passionnément  contre  son  cœur. 


372  ROGER  BONTEMPS. 

«  Combien  nous  as-tu  ramassé  d'argent?  demanda-t-il. 

—  Pas  loin  de  cinquante  mille  francs,  répondit 
Nannette  pendue  à  son  cou. 

—  Cinquante  mille  francs!  répéta  Roger  étonné, 
avec  ces  petits  brimborions-là  ?  » 

Il  montrait  les  fleurs  et  les  montures. 

«  Il  me  faudrait  cinq  ans  pour  gagner  ton  étude,  re- 
prit Nannette  triomphante.  Ça  ne  te  fait  plus  rougir, 
n'est-ce  pas,  que  j'aie  une  dot,  moi  aussi? 

—  Nannon  !  ma  petite  femme  bien-aimée  !  balbutia 
Roger. 

—  A  la  bonne  heure  !  Aussi  vrai  que  je  te  le  dis, 
pour  le  coup,  j'aurais  fait  un  malheur  :  je  ne  vis  que 
pour  ça,  ainsi  ;  pour  toi,  pour  t'aimer,  pour  te  rendre 
heureux  ! 

—  Tu  sais  bien  que,  moi  aussi,  j'ai  mes  espérances, 
fit  Roger  qui  la  dévorait  de  caresses. 

—  Tant  mieux!  Oh!  moi,  je  n'ai  pas  honte  de  ce 
que  tu  me  donneras.  Mais,  écoute,  il  faut  parler  rai- 
son. Il  se  présente  une  occasion  d'avoir  en  quelques 
mois  ce  qui  coûterait  cinq  années. 

—  Vas-tu  spéculer,  Nannon  ?  demanda  Roger  en 
riant;  vas-tu  mettre  ta  soie,  tes  fils  de  fer  et  tes  jolis 
petits  doigts  en  commandite?  Morbleu  !  je  suis  un  ca- 
pitaliste aussi  !  et  il  donna  sur  son  gousset  qui  sonna 
l'or  une  tape  triomphante.  Je  te  prends  des  actions,  ma| 
fille!* 

Nannette  pesa  sur  sa  main  et  le  força  de  s'asseoir. 

a  II  s'agit  de  choses  sérieuses,  dit-elle,  ne  plaisan- 
tons pas.  Pour  gagner  les  deux  cent  mille  francs,  il 
faudrait  partir... 

—  Et  tu  conçois,  l'interrompit  Roger,  si  tu  avais  à 
partir,  ce  serait  pour  Anhita,  comme  je  l'ai  promis  à 
nos  amis. 


I 


ROGER  BONTEMPS.  373 

—  Ah!  fit  Nannette,  notre  sœur  Anhita  a  besoin 
de  moi? 

—  Grand  besoin  ! 

—  Et  tu  as  promis  que  j'irais? 

—  Tu  es  ma  femme,  j'en  avais  le  droit,  »  répliqua 
Roger  gravement. 

Et  Nannette  plus  gravement  encore  : 
«  C'est  évident.  Je  l'aime  tout  plein,  moi,  cette  pe- 
tite sœur  Anhita.  Est-ce  une  brune? 

—  Noir  bleu  1  Je  vaste  dire    .. 

—  J'ai  la  parole ,  monsieur  !  et  si  vous  bavardez 
toujours,  nous  n'en  finirons  jamais  I 

—  Alors,  embrasse-moi. 

—  Et  vous  serez  muet  ? 

—  Gomme  un  poisson.  Voilà  donc  ce  que  je  vou- 
lais t'apprendre....  » 

La  petite  main  de  Nannette  lui  fit  un  bâillon, 
et,  profitant  de  son  avantage,  elle  récita  d'un  trait, 
sans  virgule  ni  point,  avec  toute  la  volubilité  pari- 
sienne : 

«  Il  est  venu  un  balourd  et  une  caricature.  Le 
balourd  a  l'air  d'un  assez  brave  homme  ;  il  est  riche 
comme  plusieurs  puits,  à  ce  qu'il  paraît,  et  il  a  acheté 
une  station  là-bas,  je  ne  sais  où,  avec  trente-six  mille 
bœufs,  ou  peut-être  un  peu  moins,  ça  m'est  égal.  Il  a 
une  pupille  dont  il  veut  faire  son  épouse,  comme  dans 
les  romans  de  maman  Cardinal,  rue  des  Cannettes,  à 
Paris.  En  ai-je  avalé  !  La  pupille  ne  se  plaît  pas  au 
fond  du  bush  avec  les  opossums,  les  kanguroos  et  les 
dingoes.  Il  y  a  de  si  drôles  de  goûts.  Elle  en  est  ma- 
lade, la  pauvre  biche  !  Le  crésus  voudrait  la  guérir  et 
se  marier.  Il  lui  faut  pour  ça  moi,  un  prêtre  et  un  mé- 
decin. Et  comme  mon  absence  dérangera  ma  maison 
de  commerce,  j'aurai  deux  cent  mille  francs,  moyen- 


374  ROGER  BONTEMPS. 

nant  que  j'amuserai  pendant  six  mois  la  petite  demoi- 
selle. Est-ce  clair?  » 

Roger  l'avait  écoutée  attentivement. 

Œ  C'est  cher,  dit-il,  à  moins  qu'on  ne  compte  te  faire 
banqueroute. 

—  Tiens  !  tiens  !  je  n'avais  pas  songé  à  cela. 

—  Attends!  fit  Roger  qui  frappa  dans  ses  mains  tout 
à  coup. 

—  On  te  cède  la  parole,  dit  Nannette. 

—  Je  parie  que  le  balourd  s'appelle  Smith? 

—  Paye,  tu  as  perdu. 

—  Comment  s'appelle-t-il  ? 

—  Jonathan  Mitchell. 

—  Jonathan  !  s'écria  Roger  qui  gesticula  des 
jambes  et  des  bras;  il  n'a  pas  de  blessure  au  vi- 
sage? 

—  Il  est  borgne  de  l'œil  droit. 

—  Et  tu  dis,  poursuivit  Roger,  que  tu  connaissais  la 
dame? 

—  Un  peu. 

—  C'est  Fanfare,  de  la  rue  de  l'Ouest? 

—  Pour  le  coup,  tu  y  es  !  » 

Roger  laissa  retomber  sa  tête  sur  sa  main. 

«  J'ai  beau  faire,  murmura-t-il,  ces  damnées  aven- 
tures me  cherchent!  Mais  écoute -moi  bien,  chérie, 
s'interrompit-il  d'un  ton  de  résolution  bien  arrêtée,  je 
n'en  veux  plus  !  C'est  décidé,  à  aucun  prix  je  n'en  veux 
plus  !  Tant  qu'il  ne  s'est  agi  que  de  moi,  au  petit  bon- 
heur !  mais  te  lancer  là  dedans ,  toi ,  maintenant  que 
je  t'ai  revue  si  jolie,  si  bonne,  si  adorée,  impossible  ! 

—  Ma  foi!  tu  as  raison,  répliqua  Nannette  toute 
pensive.  Chacun  pour  soi  ! 

—  Parbleu  !  l'amour  rend  égoïste  !  on  ne  va  pas 
risquer  son  trésor. . . . 


ROGER  BONTEMPS.  375 

—  C'est  juste.  Parle-moi  donc  un  peu  de  ma  pe- 
tite sœur  Naranja.  » 

Roger  la  regarda  étonné. 

I  Oh  !  fît  Nannette  d'un  air  innocent,  qu'elle  se  tire 
d'aflaires  comme  elle  pourra!  Mais  je  suis  une  curieuse, 
tu  sais? 

—  Je  sais  que  tu  as  le  diable  au  corps  quelquefois, 
grommela  Roger  non  sans  défiance.  Si  tu  allais  te 
fourrer  en  tête  quelque  machine  de  théâtre....  des  dé- 
vouements, des  bêtises,  comme  l'affaire  du  bûcher. 

—  Va,  l'interrompit  Nannette,  on  a  bien  vieilli  de- 
puis ce  temps-là.  Anhita  est  donc  une  abréviation  de 
Naranja?  c'est  gentil. 

—  Je  te  préviens  que  je  vais  te  surveiller,  menaça 
Roger.  Pas  d'aventures  pour  toi  !  Ah  !  les  coquines  ! 
que  je  les  déteste  I 

—  Et  moi  donc! 

—  Toi  !  tu  es  folle  des  drames  de  l'Ambigu,  et  tu  as 
un  si  bon  petit  cœur  ! 

—  Pas  maintenant,  va,  dit-elle  encore  ;  mes  écono- 
mies m'ont  bien  changée.  Quand  on  a  quelque  chose 
de  côté....  Mais  que  sait-on  d'Anhita? 

— i-  On  a  des  nouvelles  fraîches.  » 
Les  yeux  de  Nannette  brillèrent. 
«  Tu  l'aimes  bien,  ton  frère  Mornaix?  pensa -t-elle 
tout  haut. 

—  Quant  à  cela.... 

—  Lui  as-tu  quelquefois  parlé  de  moi  ?  demanda 
Nannette. 

—  Cent  fois  ! 

—  Et  c'est  un  gentilhomme  ? 

—  Fier  comme  Artaban. 

— Il  adû  te  dire  qu'on  n'épousait  pas  une  fleuriste.... 
ne  mens  pas  ! 


3  6  ROGER  BONTEMPS. 

—  Jamais  ! 

—  Tu  fais  exprès  de  me  laisser  languir,  reprit  Nan- 
nette;  dis  ces  nouvelles  fraîches  que  vous  avez  reçues 
d'Anhita.  » 

Roger  se  mit  à  chercher  dans  les  poches  de  son 
habit  Dusautoy;  un  papier  glissa  entre  ses  genoux; 
Nannette  mit  son  petit  pied  dessus. 

a  C'est  étonnant,  dit  Roger,  je  l'aurai  laissée  dans 
mon  costume  de  Rôdeur-Gris. 

—  «  Gomment!  comment!  s'écria  la  fillette;  mais  j'en 
ai  entendu  parler,  moi,  du  Rôdeur-Gris!  Serais-tu  chef 
de  brigands,  mon  Roger? 

—  Je  ne  retrouve  pas  cette  lettre!  D'ailleurs,  je  ne 
te  l'aurais  pas  toute  lue.  Elle  fend  le  cœur,  vois-tu! 
quand  nous  serons  à  Paris,  après  l'étude  fermée,  je  te 
raconterai  l'histoire  du  Rôdeur-Gris. 

—  Elle  est  bien  terrible  ? 

—  Assez....  Mais  voilà  :  Naranja  avait  remis  cette 
lettre  à  un  mineur  du  Rodney  qui  l'a  apportée 

—  Gomment  l'aime-t-il,  sa  Naranja,  ton  Mornaix? 
l'interrompit  Nannette. 

—  Presque  autant  que  je  t'aime.  » 
Nannette  soupira. 

«  G'est  égal,  dit-elle,  tu  as  bien  raison,  chacun  pour 
soi.  Demain  nous  dînerons  sur  l'herbe.  Va  prévenir  tes 
amis  que  nous  renonçons  pour  toujours  aux  aventures. 

—  C'est  dur  !  murmura  Roger  qui  hésitait. 

—  Dame!  si  tu  veux  que  j'aille,  tu  es  le  maître. 
Seulement,  décide-toi  et  ne  laisse  pas  tes  compagnons 
dans  l'embarras.  » 

Roger  arpentait  la  chambre  à  longues  enjambées, 
«  Non,  non,  non!  fit-il  par  trois  fois.  Moi,  c'était 
bien  ;  toi,  ce  serait  tenter  Dieu!  Puisque  je  t'ai  retrou- 
vée, je  te  garde  !  » 


ROGER  BONTEMPS.  377 

Il  s'élança  dehors  comme  un  fou.  Nannette  le  suivit 
des  yeux. 

«  Pauvre  bon  cœur,  murmura-t-elle,  qui  regrettera 
demain  son  calcul  égoïste  !  et  encore,  son  égoïsme 
n'est  que  de  l'amour  !  » 

Dès  que  le  bruit  des  pas  de  Roger  se  fut  étouffé  au 
lointain  du  corridor,  elle  prit  le  papier  qu'elle  avait 
gardé  sous  sa  bottine. 

C'était  un  pauvre  billet,  sali  par  maints  attouche- 
ments. 

Au  revers  du  papier  elle  lut,  écrits  au  crayon  de  la 
main  de  Roger  ces  mots  : 

«  Monsieur  le  comte  Momaix  de  Belbon,  Victoria- 
Hôtel,  Bass-Street.  » 

«  C'est  bien,  pensa-t-elle.  J'avais  oublié  de  lui  de- 
mander l'adresse.  » 

Elle  déplia  le  papier. 

Le  papier  était  chargé  d'une  écriture  molle  et  trem- 
blante, à  demi  effacée  par  des  larmes. 

Les  larmes  mordent  l'encre  autrement  que  ne  le  fait 
l'eau.  Toutes  les  femmes  savent  cela. 

L'écriture  disait  : 

«  Mon  Robert  bien-aimé, 

«  Au  secours  1  je  meurs!  Et  la  mort  m'est  trop 
cruelle  loin  de  toi.  Je  pense  à  toi  toujours;  cela  m'em- 
pêche de  succomber.  C'est  une  torture  lente  qui  me 
prend  chaque  jour  un  lambeau  de  ma  vie.  Mon  Ro- 
bert, au  secours!  Grelot,  bon  cœur  français,  au  secours! 
Au  secours  !  Miguel,  fils  de  mon  père  !...  et  vous,  mon 
frère,  que  je  n'ai  vu  qu'une  fois,  noble  visage,  franc 
sourire  !  vous  qui  parliez  d'une  femme  qui  vous  était  si 
chère,  Roger,  mon  frère,  au  secours!  i 

Les  larmes  jaillirent  des  yeux  de  Nannette. 


378  ROGER  BONTEMPS. 

«  Oh  !  c'est  vrai,  pensa-t-elle,  cela  fend  le  cœur  !.  » 

Et  sans  plus  se  consulter,  elle  appela  Su,  la  petite 
négresse,  avec  deux  ouvrières  qu'elle  avait. 

Elle  regarda  sa  pendule  qui  marquait  cinq  heures 
moins  le  quart. 

«  Faites  mes  malles,  ordonna-t-elle.  Je  pars  pour 
un  mois.  Mettez  tout  ce  que  vous  pourrez.  » 

En  même  temps  elle  repoussa  les  lettres  et  les  fleurs 
du  guéridon  pour  se  faire  une  large  place. 

Sa  plume  courut  fiévreuse  sur  le  papier. 

La  lettre  à  écrire  lui  prit  juste  trois  minutes. 

Elle  la  mit  sous  enveloppe  avec  le  billet  de  Naranja, 
adressa  le  tout  à  Roger  de  Lavaur,  esq.,  Victoria-Hôtel, 
Bass-Street,  Melbourne. 

Puis  elle  appela  Su. 

a  Dès  que  je  serai  partie,  dit-elle,  tu  porteras  cela. 
Cache-le  bien! 

—  Oui  !  maîtresse  !  s'écria  Su,  qu'est-ce  que  je  vais 
devenir  ? 

—  Le  gentleman  qui  sort  d'ici  aura  soin  de  toi,  »  ré- 
pondit Nannette. 

La  petite  négresse  fondait  en  larmes.  Notre  Nannette 
n'avait  pas  non  plus  les  yeux  secs  en  regardant  cette 
maison  où  des  mois  de  travail  et  de  tranquille  solitude 
venaient  d'être  couronnés  par  une  heure  d'indicible 
joie.  Elle  pensait  : 

Œ  Moi  qui  lui  ai  dit  :  Demain,  nous  dînerons  sur 
l'herbe!... 

Mais  l'idée  de  cette  pauvre  captive  qui  s'en  allait 
mourant  tout  là-bas  relevait  son  vaillant  petit  cœur.  Ce 
qu'elle  allait  faire  ou  pouvoir  près  de  Naranja  prison- 
nière, Dieu  seul  le  savait;  seulement,  elle  était  sûre  de 
pouvoir  quelque  chose  et  de  bien  faire. 

Cinq  heures  sonnant,  les  malles  étaient  bouclées,  la 


ROGER  BONTEMPS.  379 

vicomtesse  Fanfare,  fidèle  au  rendez-vous,  descendait 
de  voiture  à  la  porte  de  la  maison. 

a  Ma  chère  belle,  dit-elle  en  entrant,  le  départ  est 
avancé.  Nous  avons  notre  docteur  et  notre  ecclésias- 
tique.... 

—  Jç  suis  prête,  l'interrompit  Nannon. 

—  Ah  !  les  Parisiennes  !  s'écria  Fanfare  émerveillée. 
Voici  l'engagement  et  voici  les  arrhes.  » 

Nannette  prit  le  papier  dont  elle  signa  un  double  et 
serra  le  portefeuille  dans  son  sein,  après  avoir  compté 
avec  soin  les  banknotes. 

Elle  se  pencha,  sous  prétexte  d'embrasser  la  petite 
Su  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

«  Regarde  bien  la  voiture  qui  va  m'emmener,  et  le 
chemin  qu'elle  prendra  pour  quitter  Melbourne.  Tu  di- 
ras tout  au  gentleman.  » 

La  voiture  était  tme  belle  grande  berline  de  voyage, 
sortant  de  chez  le  carrossier.  Elle  contenait,  outre 
le  gentleman  Mitchell,  deux  personnages  de  mine 
douteuse,  dont  l'un  portait  un  frac  noir  et  l'autre 
une  soutane.  Cette  compagnie  était,  en  vérité,  si  peu 
rassurante,  que  Nannette  hésita  avant  de  toucher  le 
marchepied. 

Fanfare  lui  dit  : 

«  Ma  bonne  petite,  le  docteur  Bernard  et  l'abbé 
Pfafl'erlichstenstein ,  catholique  romain  du  diocèse 
de  Debreczin.  En  Autriche ,  tous  les  prêtres  fu- 
ment. » 

En  effet,  l'abbé  Pfafferetcœtéra  avait  une  vaste  pipe 
à  la  bouche. 

Nannette  s'élança  dans  la  berline  avec  la  propre  ex- 
pression de  visage  qu'avait  Gurtius  en  plongeant  au  fond 
du  gouflre.  Aussitôt  les  quatre  forts  chevaux  qui  traî- 
naient la  berhne  s'ébranlèrent. 


380  ROGER  BONTEMPS. 

A  l'extrémité  de  la  ville,  une  troupe  de  cavaliers  ar- 
més jusqu'aux  dents  prit  le  même  trot  que  les  chevaux 
et  fit  escorte. 

La  petite  Su  vit  tout  cela  et  ne  vint  à  Victoria-Hôtel 
qu'après  avoir  constaté  que  la  berline  s'éloignait  dans 
la  direction  du  nord. 

Nos  quatre  amis  étaient  réunis  et  Roger  rendait 
compte  de  sa  visite  à  Nannette.  Il  n'avait  pas  encore 
trouvé  la  formule  qui  devait  notifier  à  ses  compagnons 
ses  projets  de  retraite. 

La  formule  était  difficile  à  trouver  ;  et  nous  pensons, 
pour  l'honneur  de  Roger,  qu'il  eût  jeté  sa  langue  aux 
chiens  avant  de  l'avoir  rédigée. 

Il  sauta  comme  un  beau  diable  aux  premières  lignes 
de  la  lettre  de  Nannon. 

La  lettre  disait  : 

«  Mon  bon  chéri,  nous  dînerons  sur  l'herbe,  mais 
plus  tard.  Je  m'en  vais  consoler,  puis  sauver  notre 
sœur  Anhita.  Quand  tu  recevras  ce  mot,  je  serai 
partie. 

J'ai  lu  le  billet  d'Anhita  et  je  te  le  renvoie.  Tu  avais 
bien  .raison.  Gela  fend  le  cœur.  Quand  je  serai  près 
d'elle,  on  trouvera  bien  un  moyen.  Et  puis  vous  serez 
quatre  au  lieu  de  trois,  puisque  tu  seras  obligé  de  me 
suivre. 

J'emporte  toutes  sortes  de  choses  pour  remplacer  les 
mies  de  pain  du  petit  Poucet.  Souviens-toi  que  je  suis 
fleuriste  et  qu'en  Australie  les  fleurs  en  percale  ou  en 
soie  ne  viennent  pas  en  pleine  terre.  Gela  peut  aider  à 
suivre  une  piste. 

Pour  t'en  dire  plus  long,-  il  faudrait  savoir.  Interroge 


ROGER  BONTEMPS.  381 

ma  petite  négresse^  embrasse  nos  amis  que  je  ne  con- 
nais pas,  et  à  cheval  ! 

Mille  baisers.  Nannette. 

P.  S.  «  Il  y  a  décidément  bien  loin  du  Luxembourg 
à  la  Madeleine  ;  mais  ce  bon  M"  Piédaniel  nous  atten- 
dra. Interroge  la  petite  négresse.  * 

Roger  resta  un  instant  abasourdi;  puis  il  tendit  les 
bras  à  Mornaix. 

a  Robert,  dit-il,  embrasse-moi  avant  de  savoir  que 
j'ai  failli  devenir  un  coquin  !  » 

Et,  pendant  que  Mornaix  lisait  les  deux  billets  : 

*  A  cheval  !  mes  amis  !  Nannon  a  fait  comme  ce  gé- 
néral qui  avait  jeté  son  drapeau  au  milieu  des  ennemis. 
Il  faut  aller  la  reprendre  ! 

—  Celle-là  est  un  grand  et  bon  cœur,  murmura 
Mornaix  profondément  ému.  A  cheval,  messieurs,  à 
cheval  !  » 


382  ROGER  BONTEMPS. 


XIV 


Naranja. 


Cela  ressemblait  à  un  boudoir,  mais  c'était  tout  uni- 
ment l'intérieur  d'un  chariot  de  voyage.  Ce  Jonathan 
Smith  était  comme  les  rois  nomades  de  l'Orient  :  il 
avait  des  palais  roulants  pour  loger  ses  amours.  Le 
boudoir  de  Naranja,  sa  prison,  si  vous  voulez,  quoique 
petit,  avait  une  suffisante  étendue  et  présentait  aux 
yeux  une  physionomie  confortable. Rien  n'y  manquait, 
pas  même  le  luxe.  La  pauvre  captive  avait  songé  bien 
souvent  que,  avec  Mornaix,  cette  boîte  mignonne  eût 
été  bien  assez  grande  pour  contenir  son  bonheur. 

Cette  boîte  était  d'ailleurs  le  refuge.  Pour  les  beaux 
jours,  Anhita  avait  sa  tente  vaste  et  ornée  avec  une 
sorte  de  raffinement.  Comme  la  saison  des  pluies  avait 
commencé,  le  toit  solide  valait  mieux  que  la  toile  pour 
la  jeune  femme  affaiblie  et  malade. 

Jonathan,  à  sa  manière,  aimait  ardemment  et  pro- 
fondément. Il  faisait  tout  le  possible  pour  plaire. 

Il  faisait  trop,  nous  le  verrons  bientôt  au  jugement 
de  ses  frères  et  de  ses  compagnons,  les  anciens  mate- 
lots du  Saint- Jean-Baptiste. 

C'était  quinze  jours  après  notre  courte  visite  à  cette 
vaste  cité  de  Melbourne  qui  va  grandir  encore,  et  qui, 
dans  vingt  années,  sera  l'énorme  capitale  du  monde 


ROGER  BONTEMPS.  383 

austral.  Naranja,vêtue  k  la  mode  mexicaine, s'étendait, 
paresseuse  et  languissante,  sur  un  lit-divan  capitonné 
de  taffetas  mauve,  dont  les  reflets  rendaient  plus  mates 
les  mélancolies  de  sa  pâleur.  Ses  yeux,  agrandis  par 
le  chagrin,  se  fermaient  à  demi  dessinant  sur  les  joues 
amaigries  le  soyeux  demi-cercle  de  leurs  cils.  Elle  était 
ainsi  merveilleusement  jolie  et  Nannette  l'admirait  d'un 
regard  attendri. 

Nannette  était  debout  près  d'elle,  jolie  autrement, 
mais  non  pas  moins  jolie  avec  cette  pointe  d'espiègle 
vaillance  qui  perçait  sous  sa  tristesse.  II  y  avait,  dans 
cette  frêle  et  charmante  enveloppe ,  je  ne  sais  quelle 
force  indomptable  qui  relevait  l'espoir  et  réchauffait  le 
cœur. 

Depuis  deux  jours  seulement,  Nannon  était  la  com- 
pagne et  la  garde-malade  d'Anhita.  Jonathan  Smith 
avait  bien  jugé.  Si  quelque  chose  pouvait  ranimer  l'af- 
faissement mortel  qui  conduisait  lentement  Anhita  vers 
la  tombe,  c'était  ce  jeune  sourire,  cette  franche  sym- 
pathie, cette  gaieté  française. 

Seulement,  Jonathan  ne  savait  pas  lui-même  à  quel 
point  il  avait  réussi  ;  car  il  ne  voyait  en  Nannette  que 
l'auxiliaire  achetée  à  prix  d'or. 

Dès  le  premier  moment,  l'échange  s'était  fait  entre 
les  deux  jeunes  âmes.  Anhita  ne  savait  rien  du  monde 
et  n'était  point,  par  conséquent,  une  physionomiste. La 
science  de  déchiffrer  les  visages  appartient  à  ceux  qui, 
ayant  expérimenté  longtemps,  ont  pu  beaucoup  com- 
parer ;  mais  il  y  a  autre  chose  que  la  science,  et  l'im- 
pression rapide  qui  jaillit  du  premier  regard  sera  tou- 
jours supérieure  à  la  science. 

Avant  même  de  savoir  que  son  appel  suprême  avait 
été  entendu  au  loin,  avant  d'avoir  deviné  que  cette  belle 
jeune  fille  était  le  secours  envoyé  par  la  Providence, 


384  ROGER  BONTEMPS. 

Anhita  s'était  sentie  réconfortée  et  consolée.  La  vue 
seule  de  Nannette  et  le  doux  accent  de  sa  voix  l'avaient 
fait  sourire. 

Or,  il  y  avait  des  mois  qu'un  sourire  n'était  né  sur 
ses  lèvres. 

Elle  s'était  inquiétée  assez  peu  du  médecin  qui  lui 
avait  promis  pourtant  une  guérison  prochaine;  elle 
n'avait  pas  donné  grande  attention  à  l'ecclésiasti- 
que autrichien,  dont  les  allures  eussent  pu  cependant 
lui  rappeler  certains  membres  du  clergé  mexicain. 
Nannette  lui  suffisait  ;  son  cœur  s'était  élancé  vers  Nan- 
nette. 

Pendant  quelques  heures,  on  eût  pu  la  croire  rendue 
à  la  santé,  tant  il  y  avait  de  vie  et  d'espoir  dans  ses 
beaux  yeux. 

Mais  la  réaction  était  venue  ;  le  lendemain  de  l'arri- 
vée de  Nannette,  Anhita,  plus  faible  et  fatiguée  d'émo- 
tions, s'était  affaissée  en  une  sorte  de  torpeur.  Elle 
avait  voulu  sa  nouvelle  compagne  sans  cesse  auprès 
d'elle;  sa  pauvre  main  froide  était  restée  constamment 
dans  la  main  de  Nannon  ;  mais  elle  n'avait  pu  ni  parler, 
ni  même  entendre. 

De  sorte  qu'elle  ne  savait  encore  presque  rien  parmi 
les  choses  que  Nannette  devait  et  voulait  lui  ap- 
prendre. 

Dans  ce  presque  rien,  néanmoins,  était  contenu 
le  fait  principal  :  Nannette  venait  de  la  part  de  ses 
amis  ;  ses  amis  étaient  en  Australie.  Quelqu'un  veillait 
sur  elle.  Mornaix,  son  cœur  et  son  Dieu,  ne  l'avait  pas 
délaissée. 

C'était  le  soir.  La  pluie  patiente  et  monotone  tombait 
k  larges  gouttes  sur  la  couverture  métallique  du  chariot 
en  produisant  un  roulement  sourd.  La  maison  mobile, 
dételée   et  assurée  des  deux  côtés  par  des  étançons, 


ROGER  BONTEMPS.  385 

comme  un  navire  au  carénage,  formait  le  centre  d'un 
petit  camp  composé  de  sept  ou  huit  tentes,  dont  une 
seule,  très-considérable,  appartenait  aux  i'rôres  Smilh. 
Par  les  fenêtres  du  boudoir,  Nannette  pouvait  aperce- 
voir le  camp  gardé  par  deux  sentinelles,  le  sol  sablon- 
neux d'une  clairière  que  le  bush  entourait  au  loin,  et, 
vers  le  nord,  une  large  flaque  d'eau,  commencement 
d'un  creek  ou  lagune,  qui  allait  se  perdant  sous  bois 
et  que  les  pluies  enflaient  chaque  jour  davantage. 

Vers  le  sud,  au  contraire,  le  terrain  se  relevait  en 
pente  douce  jusqu'à  une  sorte  de  mamelon,  dont  la 
verdure  plus  vive  tranchait  au  milieu  de  la  plaine.  Ce 
tertre  était,  en  outre,  remarquable  par  deux  gommiers 
géants,  dont  les  troncs  morts  semblaient  placés  là  pour 
indiquer  le  centre  de  la  clairière. 

Le  ciel,  uniformément  chargé,  se  teignait  de  rouge 
vers  l'ouest,  parce  que  le  soleil  couchant  descendait  k 
l'horizon  derrière  les  nuages. 

Anhita  ouvrit  les  yeux  :  son  regard  rencontra  celui 
de  sa  compagne  et  un  pâle  sourire  éclaira  sa  tristesse. 
Nannette  se  pencha  au-dessus  d'elle  et  posa  ses  lèvres 
sur  son  front. 

«  Courage!  »  murmura-t-elle. 

Les  yeux  d' Anhita  se  tournèrent  avec  une  expression 
étrange  vers  un  coin  du  boudoir  et  sa  physionomie 
changea  tout  à  coup. 

«  Il  n'est  plus  là  !  >•  murmura-t-elle,  tandis  que  sa 
prunelle  brillait. 

Cet  éclair  la  transfigura  si  bien  que  Nannette  eut 
peur.  Ces  fièvres  lentes  ont  aussi  leurs  délires. 

Anhita  lui  prit  les  deux  mains  et  l'attira  doucement, 
jusqu'à  ce  que  l'oreille  de  Nannon  vînt  à  toucher  ses 
lèvres. 

«  Je  ne  pouvais  pas  te  dire  qu'il  était  là  et  qu'il 

25 


386  ROGER  BONTEMPS. 

nous  guettait,  prononça-t-elle  tout  bas.  Il  aurait  de- 
viné aux  mouvements  de  ma  bouche  et  à  l'expression 
de  ton  visage.  Gela  ne  te  fâche  pas  que  je  te  dise  : 
tu? 

—  Chère  enfant  !  répondit  Nannette  dans  un  baiser. 

—  Je  t'aime  bien  et  je  tutoie  ceux  que  j'aime.  Fais 
comme  moi,  si  tu  veux  que  je  sois  contente. 

—  Voilà  déjà  bien  des  jours  qu'en  moi-même  je  te 
nomme  ma  petite  sœur,  dit  Nannette  avec  émotion. 

—  Oui,  nous  serons  deux  soeurs....  pour  vivre 
ou  pour  mourir  !  car  tu  as  entrepris  une  terrible 
tâche!  » 

Elle  baisa  Nannette  à  son  tour  et  ajouta  : 
«  Jonathan  est  un  tigre,  mais  il  m'aime.  Les  autres 
trouvent  que  l'amour  de  Jonathan  coûte  cher.  Il  y  a 
d'atroces  querelles  dans  le  camp  à  mon  sujet.  Si  Jona- 
than est  vaincu  dans  cette  lutte,  nous  serons  massa- 
crées. 

—  Je  sais  cela,  prononça  froidement  Nannette. 

—  Ah  1  tu  sais  cela?  Et  bien  d'autres  choses  encore, 
n'est-ce  pas!  Il  faut  me  dire  tout  et  sans  qu'il  s'en  doute. 
Il  n'est  pas  là  maintenant;  j'ai  appris  à  connaître  sa 
présence.  Le  jour  va  tomber  tout  d'un  coup  dans  quel- 
ques minutes;  nous  n'allumerons  pas  la  lampe;  il  ne 
pourra  voir  et  nous  parlerons  si  bas  qu'il  ne  pourra  pas 
entendre. 

—  Gomment  sais-tu  quand  il  est  là  ?  demanda  Nan- 
nette. 

—  Je  suis  une  sauvage,  moi  aussi,  répliqua  Naranja. 
J'ai  comme  eux  la  ruse  et  la  subtilité  des  sens. 
Quand  il  est  là  derrière  cette  cloison,  et  qu'il  fait  jour, 
l'ombre  de  sa  tête  intercepte  un  faible  rayon  que  le 
trou  de  vrille  laisse  passer  dès  qu'il  quitte  son  poste. 
Au  contraire,  quand  il  fait  nuit,  la  lumière  que  j'ai 


ROGER  BONTEMPS.  387 

allume  un  reflet  dans  l'ombre  de  ce  coin  là-bas  :  c'est 
son  œil.  » 

Elle  laissa  retomber  ses  paupières  frangées  de  longs 
cils  et  murmura  : 

«  Il  est  revenu....  chante  !  » 

Nannette  drapa  sur  elle  les  plis  de  son  léger  reboso, 
comme  on  arrange  un  enfant  dans  son  lit.  Elle  se  prit 
en  même  temps  à  chanter  une  de  ces  douces  mélodies 
que  les  jeunes  mères  bretonnes  modulent  en  filant  au- 
près d'un  berceau. 

Le  crépuscule  se  faisait  rapidement. 

On  frappa  à  la  porte  extérieure.  Le  docteur  Bernard 
et  l'abbé  autrichien  se  présentèrent  bras  dessus,  bras 
dessous.  Ils  étaient  ivres  tous  les  deux,  comme  il  con- 
vient à  des  chercheurs  d'or  en  vacances.  Ils  demandè- 
rent si  la  malade  avait  besoin  de  leurs  secours,  et 
s'en  allèrent  enchantés  sur  la  réponse  négative.  Ber- 
nard laissa  une  lampe  allumée  qu'il  tenait  à  la  main. 

Anhita  exhala  une  plainte  faible  et  désigna  la  lampe 
en  étendant  le  doigt.  En  même  temps,  elle  prononça 
très-bas  : 

«  Fais  semblant  de  ne  pas  comprendre.  » 

Nannette,  jouant  l'embarras,  demanda  tout  haut  et 
d'un  ton  d'impatience  : 

a  Voyons,  chère  enfant,  qu'avez-vous?  et  que  vou- 
lez-vous ? 

—  Il  va  venir....  »  murmura  la  malade. 

En  effet,  le  chariot  oscilla  au  brusque  mouvement 
d'un  homme  qui  traversait  le  compartiment  voisin.  On 
entendit  un  pas  lourd  au  dehors  et  la  porte  extérieure 
s'ouvrit  pour  la  seconde  fois. 

«  Mademoiselle ,  dit  Jonathan  Smith  sans  oser  se 
montrer,  soyez  patiente  et  douce.  La  lampç  blçgse  les 
yeux  de  la  seiiora.  Il  faut  l'éteindre.  » 


388  ROGER  RONTEMPS. 

La  porte  se  referma.  Nannon  éteignit  la  lampe. 

Pendant  le  court  espace  de  temps  écoulé,  le  crépus- 
cule s'était  fait  nuit. 

La  voix  de  Jonathan  dit  au  travers  de  la  porte  : 

«  C'est  bien.  Tout  ce  que  la  seiiora  demandera  faite.s- 
le,  à  moins  qu'elle  n'ait  des  caprices  pouvant  nuire  à 
son  état  de  santé.  » 

Sous  la  fenêtre  qui  regardait  le  nord,  un  éclat  de 
rire  étouffé  répondit  à  ces  paroles,  Nannette  mit  son  œil 
aux  carreaux.  La  pluie  avait  cessé.  Sam  Smith  et  son 
frère  étaient  là,  devant  la  grande  tente,  avec  une 
demi-douzaine  de  mineurs  préparant  une  expédition 
nocturne. 

Jonathan  passa  près  d'eux  sans  leur  parler  et  la  main 
à  la  crosse  de  son  revolver. 

«  Viens  vite,  »  dit  Anhita  avec  une  hâte  joyeuse. 

Et,  quand  Nannon  fut  près  d'elle  : 

«  Nous  avons  toute  la  nuit  pour  causer.  Tu  dormiras 
le  jour;  veux-tu? 

—  Je  veux  tout  ce  que  tu  veux,  petite  sœur.  N'ai-je 
pas  ordre  d'obéir  à  tous  tes  caprices? 

—  Ah!  fit  Naranja  en  soupirant,  c'est  lui  qui  a  fait 
mon  malheur.  Mais  si  je  voyais  le  couteau  de  mon  Ro- 
bert levé  sur  lui,  je  crierais  grâce,  car  il  m'a  protégée 
contre  la  férocité  de  ses  frères.  Il  ne  s'enivre  plus  pour 
mieux  me  garder,  y 

Jonathan  repassait  en  ce  moment,  avec  une  affectation 
de  défi,  devant  le  groupe  des  révoltés.  Ce  n'était  plus  le 
ridicule  balourd  de  Melbourne.  Chaque  homme  a  sa 
place.  Ici  Jonathan,  portant  fièrement  son  costume 
d'aventurier  et  développant  en  liberté  les  gigantesques 
proportions  de  sa  taille,  prenait,  aux  lueurs  rouges  et 
mobiles  des  torches,  des  proportions  presque  hé- 
roïques. 


ROGER  BONTEMPS.  389 

Nous  avons  dit  :  «  les  révoltés  »  en  parlant  de  Sam 
et  de  ses  acolytes.  Ce  mot  sera  bientôt  expliqué. 

<c  J'ai  été  bien  malade,  reprit  Anhita,  et  je  le  suis 
encore  ,  mais  pas  tant  qu'il  le  croit.  Chaque  fois  qu'il 
entrait,  je  faisais  semblant  de  m'évanouir.  Il  est  mal- 
heureux, va....  et  bien  soumis! 

—  Tu  as  dompté  le  tigre,  dit  Nannette. 

—  Sais-tu  une  chose  singulière?  demanda  tout  à 
coup  Anhita.  Il  ne  faut  jamais  profaner  les  choses  de 
la  mort.  Je  l'avais  dit  à  mon  bien-aimé  comte  :  cela 
porte  malheur.  Il  y  avait  eu  des  morts....  et  des  mortes 
dans  cette  boîte  où  ils  me  cachèrent  pour  faire  le 
voyage  de  Paris  au  château  de  Belbon.  i> 

Nannette  la  sentit  frissonner  dans  ses  bras. 
«  Petite  folle!  voulut-elle  dire. 

—  Oui ,  oui ,  tu  es  Parisienne ,  et  les  Parisiens  se 
moquent  de  tout.... 

—  Je  suis  Bretonne,  l'interrompit  Nannette,  et  les 
Bretons  croient  à  tout. 

—  Tant  mieux  !  Nous  prierons  ensemble  n'est  -  ce 
pas?  Oh  1  je  t'aime  bien,  je  t'aime  bien!  Parle-moi  de 
mon  Robert. 

—  Je  l'ai  vu  une  seule  fois  et  un  seul  instant,  le 
sixième  jour  de  notre  voyage,  à  une  auberge  de  campe- 
ment qu'on  nomme  l'Oiseau- Jaune 

—  Je  la  connais!  s'écria  Naranja.  J'y  ai  été.  Et  quel 
drôle  de  petit  hôtel!  Robert  t'a-t-il  dit  comme  il 
m'aime? 

— M.  de  Mornaix  était  déguisé.  Il  portait  la  défroque 
déguenillée  d'un  pauvre  Irlandais.  Il  m'a  demandé  l'au- 
mône et  m'a  dit  :  «  Anhita  connaît  le  cri  de  l'oiseau- 
«  rieur.  Nous  serons  là  toujours.  Si  vous  aviez  besoin 
<c  de  nous,  chantez  votre  chanson  de  Bretagne,  l'oiseau- 
«  rieur  vous  répondra.  » 


390  ROGER  BONTEMPS. 

—  Ah!  fit  Anhita  pensive.  Qu'il  est  beau,  n'est-ce 
pas? 

—  Il  a  le  regard  d'un  maître. 

—  C'est  cela  !  d'un  maître  !  Il  fait  tout  ce  que  je 
veux.  Et  les  autres ,  les  as-tu  vus? 

—  J'ai  vu  Roger  trois  fois,  mais  de  loin.  J'ai  vu  un 
jeune  homme  au  visage  bnm,  sombre,  résolu.... 

—  Mon  frère  Miguel  ! 

—  Et  un  garçon  à  la  mine  éveillée  qui  joua  un  tour 
burlesque  au  maître  de  l'Oiseau- Jaune. 

—  Grelot  !  mon  ami  Grelot  !  Un  diable  !  Et  si  bon  ! 
Ah!  s'ils  sont  ainsi  autour  de  nous,  tu  verras  qu'ils 
nous  délivreront  ! 

—  Que  Dieu  t'entende,  petite  sœur  !  Je  suis  venue 
pour  cela,  et  je  suis  prête  à  tout  !  » 

Anhita  lui  prit  la  main  pour  la  porter  à  ses  lèvres. 

«  A  moins,  dit-elle  avec  un  tremblement  dans  la 
voix,  que  je  n'aie  gagné  le  malheur  à  toujours  dans 
cette  boîte  qui  appartient  aux  morts  1  » 

Il  se  faisait  un  grand  mouvement  au  dehors.  Le  vent 
frais  chassait  les  derniers  nuages.  Les  torches  allaient 
et  venaient,  les  voix  appelaient  et  se  répondaient.  Des 
hommes  passaient  chargés  de  peUes  et  de  pioches;  les 
chevaux  hennissaient  dans  la  tente-écurie. 

<t  C'est  la  chasse  à  l'or,  dit  Anhita.  Après  les  grandes 
ondées,  les  paillettes  brillent  mieux  dans  les  sables,  sur- 
tout à  la  lueur  des  lanternes  ou  des  torches.  As-tu  ouï 
parler  de  la  tonne? 

—  Certes.  L'ont-ils  trouvée? 

—  Non.  Sans  Jonathan,  j'aurais  déjà  subi  la  tor- 
ture, comme  le  pauvre  nègre,  à  fond  de  cale  du  Saint- 
Jean-Baptiste. 

—  Et  la  torture  t'aurait-elle  fait  parler?  » 
Nannette,  dès  qu'elle  eût  posé  cette  question,  s'en 


ROGER  BONTEMPS.  391 

repentit  ;  car  elle  sentit  les  mains  de  Naranja  qui  se 
glaçaient  dans  les  siennes. 

«  Je  n'ai  pas  peur  de  mourir,  balbutia  celle-ci,  et  je 
veux  que  mon  bieu-aimé  comte  rachète  le  château  de 
ses  aïeux....  mais  la  torture!  » 

Elle  frissonna  de  la  tête  aux  pieds. 

Œ  Le  corps  du  nègre  n'était  qu'une  plaie!  ajoutâ- 
t-elle en  cachant  son  visage  sous  ses  couvertures.  Ah  ! 
j'ai  pensé  bien  souvent  que  je  n'aurais  pas  dû  me  cou- 
cher sur  ce  lit  qui  est  aux  morts!  » 

Puis,  distraite  soudain  et  se  levant  sur  son  séant  : 

«  Jonathan  est-il  parmi  ceux  qui  s'apprêtent?  »  de- 
manda-t-elle. 

Nannette  plongea  un  regard  au  dehors  par  chacune 
des  deux  croisées. 

Π Non,  dit-elle,  je  ne  le  vois  pas 

—  Que  je  te  dise,  reprit  Naranja.  La  torture  n'aurait 
rien  fait,  mais  je  n'y  aurais  peut-être  pas  eu  beaucoup 
de  mérite.  De  loin,  je  croyais  savoir.  J'avais  appris  par 
cœur  un  plan,  un  itinéraire,  une  leçon.  Les  choses 
qu'on  apprend  par  cœur  s'oublient.  Peut-être  me  sou- 
viendrais-je  si  j'avais  la  carte  du  pauvre  nègre  sous  les 
yeux;  mais,  sans  la  carte,  je  n'ai  rien  dans  lamémoire, 
sinon  des  choses  inutiles  et  confuses.  J'entends  parfois, 
quand  nous  sommes  en  route,  un  nom  de  lieu  qui 
m'est  connu,  mais  je  ne  saurais  dire  dans  quel  ordre 
ces  lieux  se  placent,  et  les  détails  de  lapiste  m'échappent. 

—  Entièrement?  interrogea  Nannette. 

—  Entièrement,...  sauf  un  seul  !  » 

Elle  eut  un  frémissement  et  rapprocha  l'oreille  de 
Nannon  de  ses  lèvres. 

«  La  tonne  est  cachée,  dit-elle  si  bas  que  sa  compa- 
gne eut  peine  à  l'entendre,  au  centre  d'une  clairière 
au  pied  de  trois  grands  gommiers  morts.  » 


392  ROGER  BONTEMPS. 

Nanon  tressaillit  et  son  regard  se  porta  malgré  elle 
vers  la  fenêtre  du  sud. 

Du  lit  où  elle  était,  elle  pouvait  voir  un  groupe  d'a- 
venturiers abreuvant  leurs  chevaux  tout  sellés  à  la 
pointe  la  plus  méridionale  du  creeck.La  lueur  de  leurs 
torches  éclairait  vivement  le  tertre  de  gazon  et  la  partie 
inférieure  des  deux  gommiers,  dont  le  sommefse  per- 
dait dans  la  nuit.  Un  troisième  tronc  était  caché  dans 
l'herbe. 

«  Ces  gommiers  morts,  dit-elle,  sont  un  des  traits 
distinctifs  du  pays,  on  en  rencontre  partout. 

—  C'est  vrai,  répliqua  Naranja.  Mais  voilà  trois 
jours  et  trois  nuits  que  nous  sommes  campés  en  ce 
lieu,  et  chaque  fois  que  je  regarde  ces  grands  gom- 
miers morts,  j'ai  comme  une  lièvre....  La  nuit  qui  pré- 
céda ton  arrivée,  j'ai  voulu  me  lever  pour  aller  voir. 

—  fit  qui  t'a  arrêtée? 

—  J'ai  entendu  la  sentinelle  qui  armait  sou  revolver. 

—  Au  souper!  crièrent  plusieurs  voix  au  dehors. 
Maître  Jonathan  donne  douze  pintes  de  sherry  pour 
qu'on  boive  au  succès  de  l'entreprise. 

—  Et  tu  as  dit,  murmura  Naranja,  que  ta  chanson 
bretonne  appellerait  la  réponse  de  l'oiseau-moqueur? 

—  S'ils  sont  là  près  de  nous. 

—  Les  crois -tu  près  de  nous  ? 

—  J'en  suis  sûre.  » 

L'une  des  tentes  s'éclaira  vivement.  Toutes  les  tor- 
ches y  étaient  réunies,  et  l'on  voyait,  détachés  en  sil- 
houette, tous  les  chevaux  piqués  à  l'entour. 

Les  deux  jeunes  filles  restèrent  un  instant  silen- 
cieuses, comme  si  elles  eussent  hésité  à  se  communi- 
quer leurs  pensées. 

a  Parle-moi,  je  t'en  prie,  dit  Anhita  la  première. 
Mon  front  me  brûle.... 


ROGER  BONTEMPS.  393 

—  Il  ne  faut  pas  concevoir  d'espérances  trop  hâ- 
tives, petite  sœur  1 

—  Parle  moi;  j'ai  besoin  qu'on  empêche  ma  pauvre 
tête  de  se  perdre.  Si  demain  nous  allions  nous  éveiller 
dans  leurs  bras  ! 

—  Te  sens-tu  assez  forte  pour  monter  à  cheval, 
Naranja?  demanda  tout  à  coup  Nannette. 

—  Oui  ;  assez  forte  pour  faire  cent  lieues  à  cheval 
si  mes  deux  mains  sont  nouées  sur  sa  poitrine.  Mais 
parle-moi;  il  n'est  pas  l'heure;  raconte-moi  ton 
voyage. 

—  Ce  ne  sera  pas  long.  Ton  médecin  Bernard  et 
ton  prêtre  dont  je-  n'ai  jamais  pu  prononcer  le  nom, 
sont  deux  coquins  aôublés  de  titres  volés,  afin  de  te 
donner  confiance.  Eux  et  Jonathan  ont  parlé  presque 
tout  le  temps  une  langue  qui  ne  m'est  pas  connue  ; 
mais  j'ai  compris  des  mots  ça  et  là  et  j'ai  deviné  le 
reste.  Ils  ont  ri  ensemble  des  deux  cent  mille  francs 
que  Jonathan  m'a  promis.... 

—  Oh!  pour  être  un  bandit ,  répliqua  Naranja  en 
riant,  Jonathan  est  un  parfait  bandit....  et  ceux  du 
Mexique,  mon  pays,  sont  les  plus  coquins  de  l'univers 
entier  ! 

—  Il  n'y  aura  de  payé,  en  cette  affaire,  que  le  mé- 
moire de  la  vicomtesse  Fanfare. 

—  La  femme  de  V Oiseau-Jaune.  Elle  m'a  donné 
là-bas  de  bien  bons  conseils. 

—  Quant  au  prêtre,  on  doit  t' avouer  un  jour  ou 
l'autre  que  tu  es  veuve.... 

—  En  vérité!  »  s'écria  la  jeune  femme  qui  frissonna. 
Elle  ajouta  en  se  jetant  au  cou  de  Nannette  : 

«  Mais  si  tu  n'étais  pas  venue,  ma  sœur  chérie,  je 
l'aurais  cru  et  je  me  serais  tuée  !  » 

Nannette  lui  rendit  ses  baisers  et  répliqua  en  riant  : 


394  ROGER  BON  TEMPS. 

a  Petite  sœur,  sais-tu  ce  que  j'ai  manqué  pour  venir? 
Un  dîner  sur  l'herbe  ! 

—  Avec  lui  ? 

—  Avec  qui  donc  ?  mais  chut  !  On  dirait  une  dis- 
pute là-bas  !  » 

Des  clameurs,  en  effet,  s'élevaient  sous  la  tente 
illuminée. 

«  On  se  dispute  souvent,  murmura  Naranja  avec  un 
gros  soupir,  et  je  suis  toujours  la  cause  de  la  dispute. 
Sam  et  Tom  soutiennent  que,  si  on  me  serrait  les 
tempes  avec  une  corde,  au  bout  d'une  heure  le  secret 
de  la  tonne  d'or  serait  connu. 

—  Et  Jonathan  a-t-il  des  partisans  ? 

—  Il  en  avait,  mais  on  ne  trouve  pas  la  tonne  d'or  !  » 
Les  clameurs  redoublèrent.  La  voix   tonnante  de 

Jonathan  les  domina  et  un  coup  de  feu  retentit. 

La  tête  de  Naranja  s'affaissa,  faible,  sur  les  coussins. 

Un  silence  de  tombeau  se  faisait  maintenant  sous  la 
tente. 

«  Il  a  encore  tué  un  homme  pour  moi  !  »  murmura 
la  jeune  femme. 

Jonathan  sortit  le  premier  de  la  tente  et  sa  noire 
silhouette  se  détacha,  droite  et  haute,  sur  la  toile  éclai- 
rée en  dedans. 

Quatre  hommes  sortirent  derrière  lui,  portant  un 
cadavre  sur  deux  carabines  recouvertes  d'une  planche. 

Puis  on  vit  paraître  le  reste  de  la  troupe  muette  et 
sombre. 

Jonathan  avait  toujours  le  pistolet  à  la  main. 

«  A  cheval!  »  commanda-t-il. 

Les  aventuriers  obéirent,  à  l'exception  de  ceux  qui 
portaient  le  cadavre. 

Jonathan  rentra.  Le  sol  résonna  sous  le  galop  de  la 
cavalcade,  et  les  quatre  porteurs  se  dirigèrent  vers  le 


ROGER  BON  TEMPS.  395 

tertre  de  gazon,   au-dessus  duquel   les  deux  grands 
gommiers  étendaient  leurs  branches  mortes. 

D'un  geste,  Jonathan  leur  avait  désigné  ce  lieu  de 
sépulture. 


asp:) 


396  ROGER  BONTEMPS. 


XV 


Au  ri  sacra  famés. 


La  lune  se  levait  à  l'horizon  dans  un  de  ces  ciels 
clairs,  profonds,  limpides  qui  suivent  souvent  les  jour- 
nées pluvieuses.  Il  y  avait  longtemps  déjà  que  le  bruit 
des  chevaux  galopants  s'était  perdu  au  lointain. 

Est-ce  au  lointain  qu'il  faut  dire?  Nannette  n'eut 
point  fait  cette  remarque,  car  la  vie  de  Melbourne  ne 
peut  enseigner  à  une  Parisienne  les  prudences  et  les 
défiances  du  désert;  mais  Naranja  venait  des  steppes 
sonoriennes,  plus  sauvages  que  le  bush  australien  lui- 
même  :  Naranja  observa  que  le  bruit  de  la  cavalcade 
s'éteignait  plus  tôt  qu'il  n'eût  fallu. 

Gela  pouvait  provenir  de  l'état  du  sol,  détrempé  par 
la  pluie  abondante  et  par  conséquent  moins  sonore  ; 
mais  cela  pouvait  avoir  aussi  pour  cause  un  arrêt  subit. 

L'origine  de  cet  arrêt  lui-même  n'était  pas  une 
charade  bien  difficile  à  deviner.  11  y  avait  une  conspi- 
ration dans  l'air.  Jonathan  venait  d'accomplir  un  acte 
de  féroce  vigueur.  C'était  peut-être  son  dernier  coup 
d'état. 

Naranja  garda  pour  elle  ces  réflexions  qui  la  préoc- 
cupaient vivement.  Elle  avait  autre  chose  à  dire  à  Nan- 
nette, dont  l'attention  était  accaparée  par  les  porteurs 
du  cadavre. 


ROGER  BONTEMPS.  397 

Ceux-ci  s'étaient  arrêtés,  en  effet,  en  avant  du  tertre 
([ue  veloutait  un  gazon  si  touffu  et  qui,  maintenant, 
sous  les  rayons  de  la  lune,  apparaissait  comme  un  rond 
noir  au  milieu  de  la  Clairière,  teintée  d'un  jaune  livide. 
Ils  avaient  piqué  en  terre  leur  torche  qui  éclairait  bi- 
zarrement le  cadavre,  couché  sur  la  pente  septentrio- 
nale du  tertre  et  par  suite  incliné  selon  l'angle  le  plus 
favorable  pour  que  le  regard  de  Nannon  le  pût  embras- 
ser des  pieds  à  la  tête.  C'était  un  jeune  homme  à  la 
figure  fade,  encadrée  dans  un  collier  de  barbe  blonde  : 
un  Anglais,  sans  doute.  Il  avait  le  front  horriblement 
fracassé. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  dire  deNannette  qu'elle 
avait  peur.  Nannette  était  une  Parisienne  de  Breta- 
gne :  bon  croisement  pour  produire  l'intrépidité.  Nan- 
nette était  un  de  ces  dévouements  absolus,  une  de  ces 
nobles  consciences  qui  engendrent  le  type  même  de  la 
vaillance.  Cependant,  la  vue  de  cette  hideuse  blessure 
lui  serrait  horriblement  le  cœur.  Elle  sentait  plus  vi- 
vement qu'une  autre  l'absence  de  toutes  ces  protec- 
tions qui  l'avaient  sans  cesse  entourée,  elle,  la  civilisée. 
Cette  mort  était  im  avertissement  et  une  menace.  C'est 
ainsi  bien  souvent,  là-bas,  pour  la  vie  comme  pour  le 
jour  :  il  n'y  a  pas  de  crépuscule. 

Aussi  tressaillit-elle  avec  une  sorte  de  violence, 
quand  Naranja  qui  s'était  dressée  sur  son  séant  lui  dit 
à  l'oreille  et  sans  précaution  aucune: 

K  Chante,  maintenant!  » 

Chanter  !  Elle  ne  comprit  pas  au  premier  mo- 
ment. 

Son  regard  se  reporta  malgré  elle  vers  le  cadavre  in- 
cliné, tout  ruisselant  des  lueurs  de  la  lune  et  de  la  tor- 
phe,  les  unes  rougeâtres,  les  autres  livides. 

Les  cinq  hommes    qui  entouraient  le  mort  allu- 


398  ROGER  BON  TEMPS. 

maient  paisiblement  leurs  cigarettes  et  s'asseyaient  en 
rond,  sur  l'herbe  épaisse  du  tertre,  comme  pour  tenir 
conseil. 

Tout  le  reste  de  la  clairière,  y  compris  les  tentes, 
était  solitude  et  silence,  à  l'exception  des  deux  points 
où  se  tenaient  debout  les  sentinelles. 

Naranja  répéta  : 

«  Chante  donc  !  » 

Et  comme  Nannon  ne  comprenait  point  encore,  la 
jeune  femme  ajouta  avec  son  ardent  sourire  : 

«  Chante  la  chanson  de  Bretagne  qui  attire  la  ré- 
ponse de  l'oiseau-rieur. 

—  Jonathan  n'est  pas  parti  avec  les  autres,  ob- 
jecta Nannette  dans  le  premier  mouvement  de  sa  sur- 
prise. 

—  Peu  importe. 

—  Ces  quatre  hommes  qui  sont  là.... 

—  Ne  t'inquiète  pas  de  cela. 

—  Les  sentinelles.... 

—  Bahl...  » 

Naranja,  ce  disant,  haussa  les  épaules. 

Nannette  hésitait  encore,  bien  qu'elle  fût  à  bout  d'ob- 
jections. 

«  Ah  ça,  petite  sœur,  dit  naïvement  Anhita,  pour- 
quoi es-tu  venue,  alors  ?  » 

Nannette  rougit  et  ne  fit  qu'un  bond  vers  la  fenêtre 
qu'elle  ouvrit. 

L'instant  d'après,  sa  voix  éclatante  et  claire  lançait 
dans  la  nuit  les  premières  notes  de  sa  chanson  : 

A  Sainte-Anne  en  Auray 
J'irai  pieds  nus  sur  la  route. 

«  Silence  !  »  ordonna  l'une  des  sentinelles.  Nannette 
continua  : 


ROGER  BONTEMPS.  399 

Et  je  lui  porterai 
Les  plus  beaux  bouquets  qu'  j'aurai. 

L'autre  sentinelle  arma  sa  carabine,  et  du  groupe 
des  porteurs  qui  entouraient  le  cadavre,  cette  question 
partit  : 

«  Quelle  diable  de  mécanique  est-ce  là  ?  » 

Nannon  reprit  haleine. 

«  Chante  !  chante  !  »  lui  dit  Naranja. 

C'est  la  fille  au  papa  Buchaille, 
Qui  m'  tient  au  cœur  depuis  Y  printemps. 
'  J'  gagne  dix -huit  sous  quand  j'  vas  aux  champs, 
J'  peux  être  soldat,  car  j'ai  la  taille.... 

«  La  paix,  ou  je  fais  feu  !  menaça  la  sentinelle. 

—  Mets-toi  à  l'abri  de  la  cloison,  et  chante  !  »  com- 
manda Anhita  qui  s'était  levée  toute  droite  et  dont  les 
yeux  flamboyaient. 

Si  j'  pouvais  trouver  un  trésor, 
Dans  un  vieux  pot  des  pièces  d'or! 

La  sentinelle  mit  en  joue. 

Une  voix  sortit  du  chariot  tout  près  de  Nannette,  de 
l'autre  côté  delà  cloison. 

a  Est-ce  la  senorita  qui  vous  a  priée  de  chanter,  ma- 
demoiselle ?  demanda  Jonathan. 

—  Oui,  c'est  moi,  c'est  moi,  répondit  Naranja.  Je 
m'ennuie  ! 

—  Alors,  chantez,  »  dit  tranquillement  Jonathan. 
Et,  s'adressant  au  factionnaire,  il  ajouta  : 

«  Toi,  fais  le  mort  !  » 

Le  groupe  des  fumeurs  de  cigarettes  qui  complotait 
là-bas,  sur  le  tertre,  avant  d'enterrer  le  cadavre,  laissa 
échapper  des  murmures  et  des  ricanements. 


400  ROGER  RONTEMPS. 

ff  Si  elle  demandait  la  lune,  disait-on  dans  ce  groupe, 
composé  d'anciens  matelots  du  Saint- Jean-Baptiste, 
maître  Jonathan  monterait  à  l'arbre  pour  aller  cueillir 
la  lune  !  » 

La  fenêtre  de  Jonathan  se  referma. 

«  Rien  !  murmura  Naranja.  Ils  ne  t'ont  pas  en- 
tendue. » 

La  clairière  et  les  bois  étaient,  en  effet,  plongés  dans 
le  silence  le  plus  profond. 

«  Patience  !  dit  Nannette.  Maintenant  qu'on  m'a 
permis  de  chanter,  je  ne  puis  moins  faire  que  d'en- 
tonner le  second  couplet. 

• —  Gomme  tu  voudras,  »  répondit  Anhita  déjà  dé- 
couragée . 

On  ne  peut  dire  ce  qu'elle  avait  espéré  dans  sa 
confiance  fiévreuse.  Elle  avait  cru  que  la  réponse, 
à  son  signal,  prompte  et  nette,  allait  tomber  du 
ciel. 

Nannette,  d'un  accent  libre  et  gai,  chanta  son 
second  couplet.  La  sentinelle  lui  envoya  un  baiser, 
tandis  que  son  camarade  qui  n'était  pas  en  vue, 
s'appuyait ,  immobile ,  sur  sa  carabine  pour  mieux 
écouter. 

Dans  le  groupe  des  fumeurs,  il  fut  dit  : 

«  Le  pauvre  Dodge  avait  promis  de  lui  faire  un  sort, 
à  celle-là  !  » 

Le  pauvre  Dodge,  c'était  le  mort. 

«  Elle  chante  bien. 

—  Elle  est  jolie  comme  un  cœur! 

—  Mil  dios!  gronda  un  sonorien,  quand  tout  sera 
fini,  on  la  jouera  aux  dés  ou  au  couteau. 

—  Fermez  la  fenêtre,  jeune  fille,  »  commanda  Anhita 
tout  haut  et  de  manière  à  être  entendue  de  l'autre  côté 
delà  cloison. 


ROGER  BONTEMPS.  401 

Au  moment  où  Nannette  touchait  le  châssis  pour 
obéir,  une  note  aiguë  et  lointaine  traversa  l'air.  Le 
châssis  resta  en  route. 

Les  deux  mains  d'Anhita  s'appuyèrent  contre  sa  poi- 
trine pour  contenir  les  battements  de  son  cœur. 

Œ  Entends-tu?  »  fit  joyeusement  Nannette. 

Une  seconde  note  plus  rapprochée  et  partant  d'un 
autre  point  de  l'horizon  passa  dans  le  silence  de  la 
nuit. 

<t  Oh!  j'entends!  j'entends!  prononça  tout  bas 
Anhita  qui  pleurait  de  joie.  Ils  sont  là!  ils  nous  en- 
tourent !  Ce  cri  est  tombé  peut-être  des  lèvres  de  mon 
Robert!  » 

On  frappa  doucement  à  la  cloison,  et  la  voix  de  Jo- 
nathan s'éleva. 

«  La  nuit  est  froide,  dit-elle.  La  senora  vous  a  or- 
donné de  fermer  la  fenêtre.  » 

Nannette  obéit  aussitôt. 

Mais  il  y  eut  quelque  chose  d'étrange.  A  travers  les 
châssis  fermés,  un  concert  lointain  arriva.  Toute  la  po- 
pulation ailée  du  bush  sembla  s'éveiller  pour  un  in- 
stant, et  mille  cris  d'oiseaux-rieurs  se  répandirent  dans 
toutes  les  directions. 

«  Nous  serions-nous  trompées  ?  »  demanda  Naranj a, 
inquiète  et  prompte  à  s'efl'rayer. 

Nannette,  éclairée  par  un  rayon  de  lune,  mit  un 
doigt  sur  sa  bouche.  Elle  continua  de  regarder  au  de- 
hors un  instant,  puis  elle  vint  s'agenouiller  auprès  du 
divan. 

«  Nous  ne  nous  sommes  pas  trompées,  murmura- 
t-elle.  La  sentinelle  s'est  arrêtée  dans  sa  marche  et 
écoute.  Le  chien  muet  de  Jonathan  est  sorti  de  la  tente 
et  flaire  au  vent.  Notre  sort  se  décide.  Es-tu  prépa- 
rée? » 

26 


402  ROGER  BONTEMPS. 

Naranja  était  couchée  avec  ses  vêtements. 

Elle  se  mit  debout  sans  bruit,  et  serra  résolument  la 
boucle  de  sa  ceinture . 

œ  Je  suis  prête,  »  répondit-elle. 

Sa  main  se  glissa  sous  les  oreillers  du  lit-divan  et 
tendit  à  Nannette  un  objet  qui  brilla  vaguement  dans 
l'ombre.  Elle  ajouta  : 

«  Prends.  On  peut  avoir  besoin  de  ceci.  » 

Nannette  sentit  la  lame  froide  d'un  poignard. 

Elle  tressaillit  et  laissa  tomber  l'arme.  Heureuse- 
ment, le  tapis  épais  étouffa  le  son  de  l'acier. 

«  Ma  pauvre  petite  sœur!  dit-elle  en  tremblant, 
mais  en  riant,  cela  m'a  fait  l'effet  d'une  couleuvre. 
Il  y  a  des  choses  que  je  déteste.  Je  crois  que  je  suis 
très-brave,  mais  à  ma  façon  et  quand  il  ne  s'agit 
pas  de  tueries  gens.  Garde  ton  couteau;  nous  autres 
Parisiennes  ;  nous  ne  savons  pas  manier  de  pareils  ou- 
tils. » 

Naranja  ramassa  le  poignard. 

Œ  II  ne  s'agit  pas  de  tuer  les  gens,  répliqua-t-elle  de 
cet  accent  sombre  et  déterminé  qui  contrastait  si  étran- 
gement avec  les  langueurs  créoles  de  son  parler  habi- 
tuel. Il  peut  être  à  propos  de  se  tuer  soi-même. 

—  Ah  !  fit  Nannette  dont  le  cœur  se  glaça. 

—  Tu  es  belle....»  acheva  Naranja. 

Nannette,  se  ravisant,  prit  le  poignard  sans  mot  dire 
et  le  glissa  dans  son  sein. 

Naranja  l'attira  sur  sa  poitrine  et  la  baisa  au  front. 

«  Tu  n'avais  pas  songé  à  cela?  demanda-t-elle. 

—Qui  peut  se  vanter  de  songer  à  tout?  repartit  Nan- 
nette gaiement.  Ne  vas-tu  pas  me  plaindre  et  me  re- 
garder comme  une  poltronne?  Ouvrez  vos  poches, 
madame  la  comtesse,  je  vais  aussi  partager  mes  armes 
avec  vous.  Ne  vous  fâchez  pas  :  je  compte  plus  sur 


ROGER  BONTEMPS,  403 

nos  oiseaux- rieurs  que  sur  vos  poignards,  et  je  ne  suis 
pas  encore  déterminée  à  me  percer  le  sein,  comme  on 
dit  à  la  Comédie-Française.  Ni  les  grisettes,  ni  les  fian- 
cées de  notaire  ne  sont  bonnes  à  jouer  la  tragédie. 
Vous ,  à  la  bonne  heure ,  noble  dame  !  cela  vous 
va  très-bien,  et  je  vous  trouve  adorable  avec  votre 
stylet  mexicain.  Ouvrez  les  mains  :  voici  mes  muni- 
tions.... 

—  Des  fleurs  artificielles!  dit  Naranja  étonnée. 

—  Des  fleurs,  des  feuilles,  des  fruits  :  il  y  a  des 
groseilles,  des  raisins,  des  glands,  du  muguet,  des  pé- 
tales de  roses.,.. 

—  Et  à  quoi  cela  peut-il  servir?  car  tu  as  tout  ton 
bon  sens,  n'est-ce  pas,  Nannette?  » 

Cette  question  n'était  pas  exempte  d'une  certaine 
défiance. 

Œ  Oui,  comtesse,  répliqua  la  jeune  fille.  J'ai  l'hon- 
neur de  posséder,  dans  les  moments  difficiles,  un  as- 
sez joli  sang-froid,  et  j'espère  vous  en  offrir  bientôt 
un  échantillon.  Soyez  sûre  que  si  nos  oiseaux-rieurs 
découvrent  sur  la  route  ces  fleurs  ou  ces  fruits,  ils  ne 
les  prendront  pas  pour  des  fleurs  ou  des  fruits  d'Aus- 
tralie !  » 

Naranja  tendit  ses  deux  mains  avidement. 

«  Donne  !  oh  !  donne  !  s'écria-t-elle.  Je  comprends 
tout  et  tu  es  une  fée  !  Si  les  Smith  nous  emme- 
naient.... 

*  —  Chut  !  »  fit  Nannette  qui  se  pencha  vers  la  fenêtre 
du  nord  pour  prêter  l'oreille. 

On  entendait  un  bruit  sourd.  Naranja  dit  : 

«  Une  troupe  de  cavaliers  ! 

—  Serait-ce  déjà  la  bande  Smith  qui  revient  !  »  pensa 
Nannette  en  pâlissant. 

Le  bruit  du  galop,  comme  cela  arrive  dans  la  cam- 


404  ROGER  BONTEMPS. 

pagne  la  nuit,  s'enflait  tout  à  coup,  quand  la  brise  don- 
nait, pour  devenir,  l'instant  d'après,  insaisissable. 

Un  autre  bruit  attira  l'attention  de  Nannette.  Les 
porteurs  du  cadavre  s'ébranlaient  et  reprenaient  leur 
fardeau. 

Il  était  évident  qu'ils  avaient  donné  attention,  eux 
aussi,  à  ce  qui  se  passait  aux  alentours.  Nannette  les 
vit  monter  le  tertre  et  disparaître  avec  leur  torche  et 
le  corps  du  pauvre  Dodge  derrière  le  pli  du  terrain, 
au  delà  du  gommier  couché. 

Les  préparatifs  des  deux  jeunes  femmes  étaient  ache- 
vés. Elles  s'assirent  côte  à  côté  sur  le  divan  et  attendi- 
rent. 

Elles  ne  parlaient  plus,  afin  d'écouter  mieux.  Le 
moindre  son  qui  venait  du  bush  les  faisait  tressaillir  _ 
d'espoir  et  de  crainte.  fl 

Une  demi-heure  se  passa  qui  leur  sembla  longue 
comme  un  siècle. 

Tout  à  coup  un  grand  cri  s'éleva  du  côté  du  tertre. 
Elles  se  mirent  sur  leurs  pieds,  haletantes.  La  torche 
reparut.  Celui  qui  la  tenait  la  secouait  de  manière  à 
écheveler  la  flamme  dans  l'air,  et  les  autres  le  suivaient 
dansant,  levant  les  bras,  s'agitant  comme  des  fous  fu- 
rieux et  clamant  : 

«  La  tonne  d'or  I  la  tonne  d'or  !  » 

Tout  ce  qui  restait  d'hommes  au  camp  sortit  des 
tentes  en  tumulte.  Jonathan  lui-même  s'élança  au-de- 
vant de  ceux  qui  descendaient  le  tertre,  criant  tou- 
jours : 

«  La  tonne  d'or  !  La  tonne  d'or  !  La  tonne  d'or.  » 

L'homme  à  la  torche  domina  tout  ce  fracas,  et  d'une 
voix  éclatante  : 

«  La  tonne  d'or  était  là  près  de  nous  !  Assez  d'or 
pour  enrichir  tous  ceux  qui  cherchent  fortune  dans  la 


ROGER  BONTEMPS.  405 

province  de  Victoria!  Une  tonne,  une  vraie  tonne  !  De 
l'or,  de  l'or  pur  !  Le  trou  était  tout  fait  !  Le  pauvre 
Dodge  est  enterré  dans  de  l'or!  » 

Et  sa  torche  décrivait  d'extravagantes  courbes  de  feu. 

Les  autres  hurlaient  avec  lui  les  cantiques  de  l'or 
avec  des  voix  déjà  enrouées. 

«  Si  nos  amis  venaient  en  ce  moment »  dit  Nan- 

nette. 

Elle  n'avait  pas  achevé  qu'un  cavalier  passa  rapide 
comme  une  flèche  au  milieu  des  tentes. 

«  Roger  I  »  cria  Nannette  en  joignant  les  mains. 

Un  autre  cavalier  coupa  la  nuit,  agitant  un  mouchoir 
blanc. 

«  Robert  !  mon  Robert  !  »  appela  Naranja. 

Une  meute ,  une  véritable  meute  de  cavaliers  tra- 
versa le  camp  à  leur  poursuite.  Les  deux  jeunes  fem- 
mes purent  reconnaître  les  frères  Smith  et  leur  esca- 
dron. 

Gibier  et  chasseurs  disparurent  comme  un  tourbillon , 

Ceux  du  tertre  continuaient  de  crier  : 

«  La  tonne  d'or  !  La  tonne  d'or  !  »  refrain  hébété  de 
la  joie  qui  les  rendait  fous. 

Il  y  avait  là,  maintenant,  cinq  ou  six  torches  allu- 
mées, éclairant  des  danses  épileptiques,  des  contorsions, 
des  grimaces  convulsives. 

Deux  coups  de  feu  éclatèrent  au  moment  où  le  tour- 
billon de  cavaliers  se  perdait  dans  la  nuit.  Deux  voix 
firent  silence  dans  le  concert  de  ceux  qui  chantaient 
l'hosanna  de  l'or. 

Deux  hommes  tombèrent. 

Le  cantique  ne  s'arrêta  point  et  les  danses  continuè- 
rent. 

Naranja  et  Nannette  étaient  à  genoux,  serrées  l'une 
contre  l'autre. 


406  ROGER  BONTEMPS. 

Un  cri  d'oiseau-rieur,  faible  et  presque  indistinct  se 
fit  entendre  sous  la  fenêtre  septentrionale.  Elles  s'élan- 
cèrent toutes  deux.  La  fenêtre  fut  ouverte. 

Deux  masses  sombres  rampaient  sur  le  sable  clair. 

«  Descendez  !  dit  une  voix. 

—  Grelot!  »  s'écria  Naranja  qui  bondit,  légère  et 
forte,  sur  l'appui  de  la  croisée. 

Mais," comme  elle  allait  se  précipiter  au  dehors,  le 
sifflement  métallique  du  serpent  trigonocéphale  se  fit 
entendre,  pareil  à  un  cri  de  scie.  Les  deux  masses  noi- 
res, au  lieu  d'avancer,  opérèrent  un  mouvement  de 
retraite. 

«  Feu  !  »  ordonna  la  voix  de  Jonathan  derrière  le 
chariot. 

Quatre  coups  de  carabine  partirent  sous  les  roues 
même  qui  soutenaient  la  maison  roulante  et  quatre  des 
matelots  du  Saint-Jean-Baptiste  bondirent  en  avant,  le 
couteau  à  la  main. 

«  Maladroits  !  »  cria  une  voix  railleuse. 

Il  n'y  avait  plus  de  masses  noires. 

«  Seiïora,  dit  froidement  Jonathan  Smith,  qui  se 
présenta  sous  la  fenêtre ,  l'air  de  la  nuit  ne  vaut  rien 
aux  malades.  Rentrez  et  reposez-vous.  » 

Il  fallut  obéir.  Avant  de  refermer  la  croisée, 
elles  purent  entendre  pourtant  le  galop  de  deux  che- 
vaux. 

Elles  tombèrent  dans  les  bras  l'une  de  l'autre,  pleu- 
rant et  priant. 

Mais  de  nouveaux  fracas  secouèrent  leur  torpeur. 
Une  véritable  bataille  se  livrait  sur  la  lisière  du  bush. 
C'était  ce  genre  de  feux,  continus  et  régulièrement 
espacés,  particulier  aux  combats  où  l'on  joue  du  revol- 
ver. Il  y  eut  pour  le  moins  cinquante  détonations,  puis 
tout  rentra  dans  le  silence. 


ROGER  BONTEMPS.  407 

Nannette  et  Naranja,  le  visage  collé  aux  carreaux, 
attendaient  les  cris  de  détresse  ou  de  triomphe. 

Rien. 

Un  seul  cri  persistait ,  hymne  obstiné ,  monotone, 
stupide  comme  un  chant  d'ivresse  :  la  grande  cavatine 
de  l'or  ! 

«  La  tonne  d'or  !  La  tonne  d'or  !  La  tonne  d'or  !  » 

Combien  de  tués  dans  le  combat  ?  Il  importait  peu. 
On  ne  ramenait  pas  les  cadavres.  L'ennemi  était-il 
couché  sur  le  carreau  ?  Non.  Pour  tant  de  sang  qu'ils 
perdaient  à  flots,  eux ,  les  nombreux ,  les  plus  forts, 
l'ennemi  avait  laissé  à  peine  quelques  gouttelettes  rou- 
ges aux  pousses  de  mimosas.  Gela  ne  faisait  rien.  On 
avait  la  tonne  d'or  ! 

Les  cavaliers  revenaient  un  à  un  ,  et  aussitôt  reve- 
nus ils  étaient  entraînés  dans  cette  spirale  magique  : 
un  souffle,  une  haleine  d'enfer  qui  aspire,  qui  pompe, 
qui  engloutit  comme  un  gouffre. 

Ils  revenaient,  les  sains  et  les  blessés  !  Ils  touchaient 
la  lèvre  du  tourbillon  et  le  tourbillon  s'emparait  d'eux. 

La  tonne  d'or  !  La  tonne  d'or  !  Ils  dansaient,  ils  val- 
saient, les  blessés,  les  sanglants,  les  mourants. 

Et  celles-là  qui  ne  songeaient  pas  à  l'or,  ces  deux 
femmes,  Nannette  et  Anhita,  regardaient  de  loin  l'or- 
gie d'un  œil  désespéré.  Cette  joie  les  tuait,  car  elles 
ne  comprenaient  pas.  Elles  se  disaient ,  voyant  cette 
fête  de  cannibales  :  ils  dansent  autour  de  leurs  victi- 
mes. 

Ils  dansaient  autour  de  la  tonne  d'or  !  grandeur 
inouïe  d'une  passion  née  avec  le  monde  !  Ivresse  triste, 
honteuse  ,  providentielle  peut-être.  Qu'est  donc  l'or? 
Dieu  a  fait  tous  les  instincts  :  pourquoi  créa-t-il  cette 
prodigieuse  bestialité  de  l'or?  Le  ciel  est-il  d'or,  quoi 
qu'en  disent  les  dogmes  de  toutes  les  rehgions  prêchant 


408  ROGER  BONTEMPS. 

le  mépris  des  richesses  ?  L'or  est-il  une  des  fins  mys- 
térieusement fatales  de  notre  existence?  Qui  définira 
l'or?  Quel  messie  guérira  la  maladie  de  l'or  ? 

Il  s'appelait  Midas.  Il  était  roi.  Les  dieux  de  ce 
temps-là  lui  firent  une  amère  morale.  Il  eut  de  l'or  à 
ses  souhaits,  lui  qui  était  amoureux  de  l'or  ;  sa  coupe 
s'emplit  d'or  qu'on  ne  pouvait  plus  boire  ;  son  pain, 
changé  en  or,  résista  au  couteau  ;  sa  femme,  hideuse 
métamorphose,  rendit  à  ses  baisers  la  froide  insensibi- 
lité de  l'or. 

Il  s'appelait  Midas.  On  vous  a  dit  cela.  Le  croyez- 
vous?  Moi,  je  lui  connais  cent  noms ,  mille  noms  de 
banquiers  juifs  ou  chrétiens  et  de  millionnaires  lamen- 
tables qui  ont  perdu  à  ce  redoutable  jeu  de  l'or  leurs 
sens,  leurs  consciences  et  leurs  cœurs! 

Ah  !  vous  les  connaissez  comme  moi,  et  les  voyant 
passer,  ensorcelés  dans  leur  victoire,  vous  riez  ou  vous 
avez  pitié.  On  ne  peut  boire  l'or,  ô  Midas,  on  ne  peut 
manger  l'or  1  on  ne  peut  aimer  l'or!  et  je  sais  bien 
pourquoi  la  fable  vous  coifl'a  du  mystique  bonnet 
d'âne  ! 

Midas  !  éternel  Midas  !  vous  enviez  la  soif  des  vaga- 
bonds, l'appétit  des  déguenillés,  l'amour  des  pauvres, 
et  vous  allez  pourtant,  fou  lugubre,  maniaque  des  pré- 
destinations impitoyables ,  vous  allez  buvant ,  man- 
geant, caressant  cet  or  qui  vous  raille.  Vous  vivez 
comme  mourut  la  fille  de  Tarpéïus,  patronne  de  vos 
imbéciles  mystères,  étouffée  ,  écrasée,  torturée,  sub- 
mergée par  l'or  ! 

Qu'est-ce  donc?  le  poëte  antique  émerveillé,  déjà, 
s'écriait  :  Aur^i  sacra  famés!  Et  l'antiquité  connaissait 
à  peine  l'or  !  Il  ne  savait,  ce  poëte  qui  chantait  déjà 
l'ignominieux  miracle,  ni  l'or  californien,  ni  l'or  de  la 
Bourse,  ni  la  commandite,  ni  l'Australie,  ni  l'Inde  an- 


ROGER  BONTEMPS.  409 

glaise,  ni  la  Sibérie  russe,  il  ne  savait  rien.  Et  il  mau- 
dissait. 

Avons-nous  des  poètes,  nous  qui  savons?  Et  que  di- 
sent-ils de  l'or? 

Ils  vinrent  tous  l'un  après  l'autre,  les  cavaliers.  Cela 
s'agitait,  au  sommet  du  tertre,  sous  les  gigantesques 
gommiers  que  la  lune  blanchissait  comme  deux  fantô- 
mes, cela  s'agitait  foUenjent.  Ils  étaient  tous  pâles,  tous 
défaits  plus  que  des  échappés  d'orgie.  Ils  s'embras- 
saient les  uns  les  autres  ou  s'entre-tuaient  sans  motif 
de  tendresse  ou  de  haine. 

La  tonne  d'or  ! 

Les  uns  pleuraient,  mélancoliquement  assis,  les  au- 
tres se  tordaient  en  d'atroces  allégresses  ;  d'autres  en- 
core priaient,  baisant  une  amulette  païenne,  d'autres 
enfin  comptaient,  sombres  mathématiciens,  le  nombre 
d'onces  qui  viendrait  à  leur  part. 

Tous  souffraient.  Aucun  n'eût  donné  son  angoisse 
pour  les  sérénités  du  paradis. 

Anhita  et  Nannette  suivaient  d'un  œil  épouvanté 
cette  morne  débauche.  Elles  virent  la  première  heure 
d'inaction  affairée.  Puis  tout  se  mit  en  mouvement,  la 
cohue  dispersa  ses  efforts-  On  alla ,  on  vint  du  tertre 
au  camp  et  des  tentes  au  tertre.  On  emportait  des  cor- 
des, des  palans,  des  poulies.  Un  chariot  massif,  qui 
semblait  construit  pour  voiturer  quelque  Titan,  fut 
traîné  par  des  bœufs  jusqu'au  tertre.  Un  grand  bruit 
de  charpente  qu'on  dresse  se  fit.  Les  torches  couraient 
à  chaque  instant  plus  effarées. 

Du  côté  du  creeck  ,  une  autre  besogne  attirait  une 
partie  des  aventuriers  :  travail  mystérieux  dont  les  deux 
jeunes  filles  essayaient  en  vain  de  deviner  la  nature. 
Elles  étaient  là,  martyrisées  par  l'angoisse,  n'ayant 
aucun  moyen  de  savoir  l'issue  de  cette  lutte  qui  naguère 


410  ROGER  BONTEMPS. 

se  livrait  dans  les  ténèbres.  Ceux  qu'elles  aimaient 
avaient-ils  pu  échapper  à  la  supériorité  du  nombre? 
Gisaient-ils  blessés  quelque  part  ?  Étaient-ils  prison- 
niers? Étaient-ils  morts? 

Bien  des  fois  l'apparence  du  camp  qui  semblait  com- 
plètement abandonné  leur  rendit  la  pensée  de  fuir. 
Elles  n'auraient  pas  su  diriger  leur  course,  mais  on  ne 
songe  point  à  cela.  Fuir  d'abard ,  c'est  le  principal. 
Elles  se  disaient  :  une  fois  libres ,  nous  aurons  des 
ailes. 

Mais,  de  temps  en  temps,  une  ombre  silencieuse 
glissait  dans  la  nuit.  Jonathan  Smith  veillait.  Une  fiè- 
vre plus  forte  le  gardait  contre  le  délire  de  l'or. 

Les  événements  avaient  marché  vite.  Il  n'était  pas 
plus  de  minuit.  De  temps  en  temps  des  acclamations 
s'élançaient  en  gerbes  au-dessus  du  tertre.  Il  y  avait 
là  un  foyer  de  joie  qui  n'était  pas  près  de  s'éteindre. 
Tout  le  monde,  cependant,  ne  pouvait  rester  à  ce  cœur 
même  de  la  fête.  Il  y  avait  des  tâches  multiples.  Cha- 
cun, excepté  Jonathan,  donnait  ce  soir  un  vaillant  coup 
de  collier. 

La  hache  résonnait  dans  le  bush,  où  l'on  abattait 
des  arbres.  Sam  et  Tom,  reconnaissables  à  leur  grande 
taille,  abordèrent  tous  deux  Jonathan  et  lui  reprochè- 
rent son  inaction.  H  y  eut  querelle ,  mais  la  querelle 
dura  peu.  On  n'avait  pas  le  loisir.  Les  deux  frères  aî- 
nés s'éloignèrent  la  menace  à  la  bouche  et  firent  atte- 
ler plusieurs  chariots  qui  prirent  la  direction  du  bush. 
Un  parti,  éclairé  par  des  torches  et  bien  armé ,  se  mit 
en  marche  derrière  eux.  Après  un  intervalle,  nos  cap- 
tives purent  voir  ces  chariots  qui  revenaient  un  à  un, 
roulant  non  j)as  vers  le  camp,  mais  vers  la  lagune  et 
paraissant  chargés  de  troncs  d'arbres. 

Dès  que  le  premier  chariot  fut  arrivé,  la  hache  re- 


ROGER  BONTEMPS.  411 

tentit  de  plus  belle  sur  les  bords  du  creeck.  L'heure  du 
premier  aflaissement  était  passée;  de  toute  part  on  tra- 
vaillait avec  une  activité  dévorante. 

De  loin,  de  près,  k  droite,  à  gauche,  partout  où  il  y 
avait  une  voix,  un  mot  se  dégageait  de  ce  bourdon- 
nement de  ruche,  un  mot  incessamment  répété,  comme 
les  dévots  hindous  enfilent,  dit-on,  pendant  des  années 
entières,  d'interminables  chapelets  de  prières  qui  se 
composent  du  seul  nom  de  Sivah  : 

«  La  tonne  d'or!  La  tonne  d'or!  » 

Et,  chose  étrange,  la  fatigue  n'abattait  point  l'exal- 
tation commune.  Au  contraire,  l'exaltation  montait  ; 
toutes  les  têles  avaient  le  transport. 

L'effet  opposé  se  produisait  chez  nos  pauvres  prison- 
nières. Elles  avaient  d'abord  regardé  avec  une  anxieuse 
avidité  ce  mouvement,  ce  branlebas,  ce  tohu-bohu  de 
réjouissances  et  d'efforts.  Elles  avaient,  bien  entendu, 
compris  du  premier  coup  le  motif  même  de  ces  allé- 
gresses, mais  le  but  de  tant  de  travaux  confus,  attaqués 
tous  ensemble  et  menés  avec  un  démoniaque  entrain, 
leur  échappait.  Les  heures  s'écoulaient.  Le  bruit,  l'agi- 
tation restaient  toujours  les  mêmes.  A  la  longue,  une 
lassitude  profonde,  engendrée  à  la  fois  par  leur  angoisse 
et  le  trouble  affairé  de  leurs  gardiens,  pesa  sur  elles. 
Les  objets  extérieurs  devinrent  moins  distincts  pour 
leurs  yeux.  Elles  ne  dormirent  pas,  oh!  certes,  mais 
leur  faculté  de  soufifrir  s'engourdit.  Vers  trois  heures 
du  matin,  quand  la  lune  à  son  déclin  penchait  vers 
l'ouest  derrière  la  ceinture  dubush,  elles  étaient  affais- 
sées l'une  contre  l'autre  sur  le  tapis;  froides  toutes  deux 
et  les  yeux  fermés  comme  deux  mortes. 

En  ce  moment,  une  clameur  plus  rauque  les  redressa 
épouvantées. 

La  scène  avait  changé.   En  se  rouvrant,  leurs  yeux 


412  ROGER  BONTEMPS. 

éblouis  se  heurtèrent  à  une  tempête  de  lumière.  Le 
tertre  ruisselait  de  feux,  au  milieu  desquels  les  gom- 
miers morts  brûlaient  comme  deux  cierges  immenses. 

Elles  crurent  rêver,  tant  ce  bizarre  coup  de  théâtre 
leur  semblait  sortir  de  la  réalité. 

Mais  il  y  avait  un  objet  dont  la  vue  leur  criait  ;  «  Tout 
ceci  est  vrai,  vous  êtes  bien  éveillées!  » 

Les  cierges  brûlaient  en  l'honneur  d'une  divinité. 

La  tonne  d'or  était  là,  rehaussée,  ressuscitée.  Les 
lumières  de  l'autel  tombaient  sur  le  dieu. 

Et  les  fidèles  priaient,  aboyant  et  menant  une  ronde 
désordonnée  autour  du  saint  des  saints. 

C'était  le  sabbat  de  l'qr,  et  rien  ne  peut  dire  l'effet 
de  ces  pluies  de  feu  arrosant  ces  rogations  diaboliques. 

La  tonne  se  balançait,  suspendue  aux  poulies.  Au- 
dessous  d'elle  était  le  char. 

Et  la  ronde  allait  alentour,  rugissant  des  obscénités 
féroces,  roulant  de  fauves  épilepsies. 

Ronde  horrible!  Écoutez!  Elles  virent  cela,  les 
deux  captives!  Entre  les  vivants  il  y  avait  des  morts. 
Ne  faut-il  pas  que  tout  le  monde  s'amuse  !  Les  fous  en- 
ragés traînaient  «  le  pauvre  Dodge  »  dont  les  jambes 
molles  balayaient  l'herbe  hideusement,  et  aussi  les  tués 
de  la  dernière  bataille. 

De  leurs  yeux  agrandis,  Nannette  et  Anhita  cher- 
chaient à  reconnaître  ces  têtes  pendantes,  entraînées 
dans  une  stupéfiante  profanation. 

Elles  n'eurent  pas  le  temps  de  s'évanouir,  quoique 
leurs  cœurs  cessassent  de  battre  dans  leurs  poitrines. 
La  terreur  qui  combattait  l'horreur  les  tint  debout,  roi- 
des  sur  leurs  jambes  et  pareilles  à  des  statues. 

La  tonne  était  dans  le  char. 

La  ronde  se  débanda,  pendant  que  le  char  descendait 
le  tertre,  et  roula  vers  le  camp  comme  une  avalanche. 


ROGER  BONTEMPS.  413 

La  ronde,  devenue  meute,  aboyait  avec  d'extravagants 
éclats  : 

«  A  mort,  Jonathan!  à  mort,  le  tyran!  à  mort,  le 
traître  !» 

Tom  et  Sam  restaient  en  arrière. 

Il  y  eut,  à  quelques  pas  de  nos  captives,  une  lutte 
courte,  mais  rude,  dans  laquelle  on  entendit  parler  six 
fois  le  revolver  de  Jonathan.  Anhita  et  Nannette  ne  pou- 
vaient voir. 

Mais  un  cortège  passa,  entouré  des  inévitables  tor- 
ches. Quatre  hommes  portaient,  en  riant  eten  blasphé- 
mant, un  fardeau  inerte,  qui  était  Jonathan  Smith  gar- 
rotté. 

Les  deux  jeunes  femmes  se  sentirent  perdues,  et 
unirent  leurs  lèvres  en  un  baiser  d'adieu. 

Puis  elles  s'affaissèrent  sur  le  tapis,  attendant  la  fin. 

Elles  entendirent,  comme  en  un  songe,  Sam  et  Tom 
ordonnant  de  charger  de  sable  tous  les  chariots  du  cam- 
pement. Ces  chariots  s'éloignèrent  dans  des  directions 
diverses. 

Au  moment  où  le  jour  naissait,  mettant  des  lueurs 
indécises  dans  la  nuit,  un  coup  de  pied  violent  défonça 
leur  porte.  Deux  hommes  les  prirent  à  bras  le  corps  et 
les  emportèrent. 

Il  n'y  avait  plus  de  camp. 

L'incendie  s'éteignait,  éclairant  de  reflets  sombres 
les  grands  gommiers  tout  noirs  qui  restaient  encore 
debout. 

Le  sol  était  partout  labouré  de  profondes  ornières. 

Anhita,  succombant  enfin,  n'avait  plus  ses  sens,  mais 
Nannette  prit  instinctivement  à  la  main  une  poignée  de 
fleurs  parisiennes  et  les  sema  le  long  de  la  route. 

Le  temps  s'était  chargé  de  nouveau  et  la  pluie  tom- 
bait à  torrents. 


414  ROGER  BONTEMPS. 

On  arriva  au  bord  de  la  lagune,  où  un  radeau  gros- 
sièrement construit,  expliquait  les  travaux  de  la  nuit. 
Les  deux  jeunes  femmes  y  furent  déposées,  non  loin  de 
la  tonne  d'or,  et  le  radeau  se  mit  en  mouvement  aussi- 
tôt vers  le  sud-est,  où  la  lagune  s'enfonçait  sous  bois. 

«  Gomme  cela,  dit  Sam  Smith,  nous  ne  laisserons 
pas  de  traces. 

—  Et  ils  resteront  longtemps,  ajouta  Tom,  avant  de 
trouver  la  vraie  {îiste  parmi  toutes  celles  que  nous  leur 
avons  laissées  à  choisir.  » 

Nannette  était  désormais  seule  à  écouter.  Elle  lança 
par-dessus  le  bord  quelques-unes  de  ces  bulles  de  verre 
mignonnes  que  les  fleuristes  emploient  pour  fabriquer 
les  grappes  dorées  de  leurs  raisins.  Les  petites  bulles 
tombèrent  inaperçues  et  flottèrent  sur  l'eau  dormante 
de  la  lagune. 


ROGER  BONTEMPS.  415 


XVI 


La  piste  d'or. 

A  deux  lieues  de  là,  vers  le  nord,  au  plus  épais  de 
la  magnifique  futaie  qui  borde  la  rivière  Goulburn 
vers  la  limite  septentrionale  du  Rodney,  quatre  hom- 
mes étaient  assis,  près  d'un  feu  de  branches  mortes, 
sous  un  hangar  d'écorces  de  banksias,  construit  à  la 
mode  des  naturels. 

On  ne  peut  imaginer  une  façon  d'abri  plus  élémen- 
taire. Quelques  coups  de  hache  et  deux  ou  trois  coins 
en  bois  suffisent  pour  arracher  d'une  seule  pièce  de 
larges  lambeaux  d'écorce.  On  les  carre,  on  les  redresse, 
on  les  adosse  à  un  demi-cercle  de  piquets,  de  manière 
à  tourner  le  renflement  de  la  courbe  contre  le  vent,  et 
la  maison  australienne  est  achevée. 

Il  faisait  nuit.  La  pluie  n'avait  pas  encore  repris  à 
tomber.  La  lune  voyageait  dans  le  ciel  brillamment 
azuré,  combattant  la  splendeur  des  constellations  aus- 
trales et  blutant  l'argent  de  ses  rayons  à  travers  le  clair 
feuillage  des  géants  myrtacées.  Devant  le  feu,  un  kan- 
guroo  coupé  en  quatre  rôtissait,  embroché  dans  une 
baguette  de  carabine. 

Parmi  les  quatre  hommes  qui  en  surveillaient  la 
cuisson  avec  un  évident  intérêt,  deux  étaient  blessés, 
savoir  :  Grelot  d'une  balle  à  la  joue,  Miguel  le  Mal- 


416  ROGER  RONTEMPS. 

gâche  d'un  coup  de  couteau-bowie  à  l'aine  gauche  ; 
cette  dernière  blessure  était  grave  et  profonde  :  Mor- 
naix  la  pansait  avec  soin  et  habileté,  en  homme  rompu 
à  ce  genre  de  besogne. 

Le  Malgache  récitait  d'un  ton  morne  tout  ce  qu'il 
savait  de  blasphèmes  mexicains. 

Grelot  se  pansait  tout  seul,  où  plutôt  il  se  débar- 
bouillait, car  sa  blessure  était  légère. 

Roger,  revêtu  de  son  costume  de  Rôdeur-Gris  qui 
valait,  en  vérité,  mieux  que  l'habit  Dusautoy  pour  la 
vie  qu'il  menait  depuis  quinze  jours,  n'avait  pas  une 
égratignure  et  s'occupait  du  rôti. 

«  Pensez-vous,  demanda  Grelot,  que  ce  damné  coup 
de  revolver  nuise  ultérieurement  aux  avantages  de  ma 
figure? 

—  Ne  bouge  pas  !  ordonna  Mornaix  à  Miguel. 

—  Caraï!  gronda  le  Malgache,  je  souffre  comme 
saint  Laurent  sur  le  gi-il  !  C'est  Sam  qui  m'a  donné 
cela,  le  païen  maudit  !  etla  crosse  de  Tom  m'a  engourdi 
le  bras  au  moment  où  j'allais  casser  la  tête  de  son  frère. 
Je  n'ai  pas  faim  de  kanguroo,  cien  mil  diablosîmais  je 
mettrais  mes  dents  dans  le  cœur  de  ces  deux  bandits  ! 

—  Mauvais  ragoût,  fit  observer  Roger  en  retour- 
nant le  rôti, 

—  N'importe,  dit  Grelot,  qu'il  y  a  une  chose  prouvée 
jusqu'à  l'évidence  :  c'est  que  monsieur  le  comte  et  le 
patron  ont.  de  la  corde  de  pendu.  Nom  d'une  pipe  ! 
ils  étaient  tous  deux  au  milieu  des  coquins  comme 
l'escamoteur  de  la  place  de  la  Bastille  au  centre  de 
son  cercle.  On  leur  distribuait  trois  ou  quatre  dou- 
zaines de  coups  à  la  minute,  et  ils  n'ont  rien  attrapé. 
Ce  n'est  pas  naturel.  » 

Le  Malgache  mit  sa  large  main  basanée  sur  le  bras 
de  Mornaix,  et  demanda  d'un  ton  grave  : 


ROGER  BON  TEMPS.  417 

«  Avez-vous  bien  sondé,  comte? 

—  Oui,  répondit  Mornaix. 

—  Dites-moi  si  c'est  mortel.  » 

Roger  et  Grelot  se  rapprochèrent  aussitôt,  répétant 
d'une  même  voix  : 

«  Mortel  !  » 

Mornaix,  au  lieu  de  répondre,  s'agenouilla  et  se 
pencha  au-dessus  de  Miguel  qui  était  étendu  sur  un 
tas  de  feuilles  sèches. 

Il  approcha  ses  lèvres  de  la  blessure  et  la  suça  éner- 
giquement,  rejetant  à  mesure  le  sang  qui  en  sortait. 

Miguel  criait,  promettant  à  Dieu,  à  la  Vierge  et  à 
tous  les  saints  du  paradis  d'imaginer  contre  les  frères 
Smith  une  vengeance  ingénieuse,  nouvelle  et  surtout 
mortelle. 

Gela  lui  faisait  du  bien. 

Quand  Mornaix  eut  aspiré  le  sang  pendant  cinq 
minutes,  il  atteignit  un  flacon  d'alcali  volatil,  préser- 
vatif usuel,  en  tout  pays  anglais,  contre  la  morsure  des 
serpents,  et  en  brûla  copieusement  les  bords  de  la 
plaie. 

«  Veinte  Dios!  gronda  Miguel,  ai-je  été  mordu  par 
un  trigcnocéphale? 

—  Je  n'ai  pas  confiance  dans  les  couteaux  des  Smith, 
répondit  Mornaix,  mais  sois  tranquille,  beau-frère.... 

—  Que  je  sois  tranquille  !  Rayos  de  trueno!  s'écria 
le  Malgache  pénétré  jusqu'à  l'os  par  l'action  du  cor- 
rosif. Malédiction  sur  eux!  Que  je  sois  tranquille! 
J'aimais  une  femme,  ils  l'ont  salie  et  déshonorée  avant 
de  la  rendre  folle  !  Ah  !  j'ai  mis  trop  de  temps  à  la 
venger!  c'est  bien  fait!  Comte,  vous  m'avez  mis  le 
feu  dans  les  entrailles  :  ne  pouvais-je  mourir  honnê- 
tement?... 

—  Mais  tu  ne  mourras  pas,  beau-frère  ! 

27 


418  ROGER  BONTEMPS. 

—  Est-ce  vrai?  interrogea  Miguel  qui  se  leva  sur  le 
coude. 

—  C'est  vrai. 

—  Alors,  caramba  !  je  boirai  leur  sang  à  tous  les 
trois  !  » 

Et  il  retomba  épuisé. 

Mornaix  mit  la  charpie  et  banda  la  plaie. 

Grelot  ayant  achevé  sa  toilette,  soignait  les  chevaux  ; 
Roger  tournait  la  baguette. 

«  Gopin,  lui  dit  Mornaix  qui  s'approcha  de  lui, 
Grelot  a  raison,  tu  t'exposes  trop.  Nous  ne  sommes  que 
quatre,  et  voici  l'un  de  nous  hors  de  combat. 

—  Que  veux-tu,  répliqua  Roger  en  soupirant,  je 
né  suis  pas  fait  pour  les  aventures.  Quand  j'ai  entendu 
sa  voix  qui  chantait  notre  pauvre  chanson,  mon  diable 
de  cheval  est  parti  tout  seul.  » 

Mornaix  réfléchissait. 

«  Il  se  passe  là-bas  quelque  chose  d'extraordinaire, 
dit-il,  car  la  chanson  était  bien  certainement  un 
signal. 

—  Et  as-tu  remarqué  la  douce  petite  voix?  l'inter- 
rompit Roger. 

—  J'ai  remarqué  la  voix  d'une  jeune  fille  qui  n'a 
souffert  encore  ni  insulte  ni  misère. 

—  Bonne  remarque,  copin!  Tiens,  voilà  Miguel  qui 
ronfle  ! 

—  A-t-il  une  odeur,  ce  gibier!  s'écria  Grelot  en 
rentrant.  Les  quatre  chevaux  se  portent  comme  le 
Pont-Neuf. 

—  Si  c'était  un  signal,  poursuivit  Mornaix,  ta  Nan- 
nette  avait  quelque  bonne  raison  de  le  donner. 

—  Parbleu!  repartit  Grelot.  N'avez-vous  pas  vu  que 
les  cavaliers  qui  nous  ont  offert  la  chasse  ne  venaient 
point  du  camp,  MlleNannette  a  dû  les  voir  partir,  et 


ROGER  BONTEMPS.  419 

alors  elle  a  chanté  comme  un  petit  rossignol  qu'elle 
est.... 

—  Toi ,  tu  t'y  connais ,  glissa  Roger. 

—  Merci,  patron.  Seulement,  les  cavaliers  n'avaient 
pas  été  bien  loin. 

—  Roger,  interrompit  Mornaix ,  tu  es  sûr  d'avoir  re- 
connu les  gommiers  morts  et  le  tertre  ? 

—  Parfaitement  sûr,  et  la  lagune  aussi  :  c'est 
Goodmans-Greeck.  J'ai  passé  là  d'assez  vilains  quarts 
d'heure  ! 

—  Ils  ne  se  doutent  de  rien,  pensa  Mornaix,  c'est 
évident,  car  s'ils  avaient  les  millions,  leur  premier 
soin  serait  de  gagner  Melbourne  et  de  passer  la  mer. 

—  Que  décidez-vous  !  demanda  Roger. 

—  Que  le  rôti  est  cuit  à  point  et  qu'il  faut  le  débro- 
cher, 3>  répondit  Grelot  avec  conviction. 

Le  rôti  fut  ^donc  décroché ,  et  mangé  d'un  sincère 
appétit. 

Dans  cette  vie  de  dangers  et  d'efforts,  il  n'y  a  point 
de  vaines  sensibleries  :  il  faut  la  force  pour  agir.  Tous 
ces  cœurs  battaient  bien  parfois  la  fièvre  de  l'angoisse, 
mais  moins  souvent  que  nous  ne  le  croyons,  voyant  ces 
choses  de  loin ,  et  surtout  autrement. 

La  gaieté  vivace  restait  au  milieu  d'eux  comme  un 
Esprit- Saint.  Ils  mesuraient  tout  danger  d'un  œil  in- 
trépide. Ils  avaient  en  eux-mêmes  une  foi  héroïque.  Ils 
riaient,  sceptiques  seulement  à  l'endroit  de  la  possibi- 
lité d'être  vaincus. 

Quand  la  gourde  à  demi-vide  eut  arrosé  la  dernière 
bouchée ,  les  cigares  furent  allumés.  Mornaix  déclara 
que  la  semaine  ne  se  passerait  point  sans  que  les  deux 
jeunes  femmes  fussent  en  leur  pouvoir.  Roger  approuva 
dans  sa  sagesse,  Grelot  trouva  le  délai  un  peu  long. 

Il  n'y  avait  pas  grand  danger  d'incendie.  Les  cigares 


420  ROGER  BONTEMPS. 

fumaient  encore  que  tout  le  monde  dormait,  y  compris 
Grelot,  la  sentinelle.  Seulement,  Grelot,  esclave  de  son 
devoir,  dormait  debout. 

Nous  savons  que  les  gens  du  campement  Smith 
avaient  autre  chose  à  faire  que  de  les  venir  troubler 
cette  nuit. 

Le  soleil ,  entouré  de  vapeurs  pluvieuses,  était  déjà 
beaucoup  au-dessus  de  l'horizon,  quand  le  Malgache 
s'éveilla  le  premier,  tempêtant  de  tout  son  cœur  et  sou- 
haitant aux  Smith  les  tourments  les  mieux  choisis  de 
l'enfer.  En  trois  minutes ,  tout  le  monde  fut  sur  pied  ; 
on  déjeuna,  puis  on  se  mit  en  selle.  Le  Malgache  fut 
tout  étonné  de  l'assiette  passable  qu'il  avait  à  cheval.  Il 
n'en  sut  aucun  gré  aux  frères  Smith. 

On  ne  peut  dire  que  ce  brave  Sonorien  fût  devenu 
bavard,  mais  les  Smith  l'occupaient  de  plus  en  plus. 
L'idée  de  les  brûler,  de  les  faire  sauter,  de  les  écarte- 
ler,de  les  torturer  enfin  de  quelque  façon  que  ce  soit 
amusait  ses  loisirs  et  l'aidait  à  jurer. 

Suivant  la  coutume  que  nos  amis  avaient  prise  depuis 
qu'on  était  sur  la  piste,  ils  se  divisèrent  deux  par  deux 
et  prirent  deux  directions  différentes  qui  devaient  les 
rapprocher  du  camp.  Leur  rôle  était  d'espionner  toujours 
afin  de  saisir  l'occasion  favorable. 

Il  était  environ  midi,  quand  le  Malgache  et  Grelot  si- 
gnalèrent Goodmans-Creeck ,  grossi  par  les  dernières 
pluies.  De  l'endroit  où  ils  rencontraient  la  lagune, 
l'œil  pouvait  embrasser  la  presque  totalité  de  la  clai- 
rière. Grelot  se  frotta  les  yeux. 

«  Tiens!  tiens?  dit-il,  est-ce  que  j'ai  la  berlue?  Ces 
grands  scélérats  de  gommiers  ont  été  teints  en  noir. 

—  Demonios!  gronda  le  Malgache,  si  les  scélérats 
sont  tombés  sur  la  tonne  d'or,  je  leur  arracherai  le 
cœur  avec  mes  ongles  ! 


ROGER  BONTEMPS.  421 

—  Voilà  une  bête  de  jeu  !  répliqua  Grelot,  et  qui 
salit  les  doigts.  Mais  regardez  donc!  On  dirait  qu'ils 
sont  déménagés. 

—  Caraï  !  déménagés!  avec  nos  millions!  Mais  non, 
voici  quelqu'un  !  ■» 

Deux  cavaliers  parurent  sur  le  tertre  et  restèrent  im- 
mobiles ,  semblables  à  deux  statues  équestre,  agrandies 
parla  vapeur  que  rendait  la  terre  abondamment  dé- 
trempée. 

Œ  C'est  le  patron!  s'écria  Grelot.  Voyez  son  costume 
de  Rôdeur-Gris!  Et  c'est  le  comte,  ou  que  le  diable 
m'emporte  !  » 

MigueLse  fit  une  visière  de  sa  main  étendue.  11  n'en 
pouvait  croire  encore  ses  yeux. 

Ses  éperons  touchèrent  le  ventre  de  son  cheval  ;  Gre- 
lot et  lui  tournèrent  la  lagune  au  galop. 

«  La  tonne  !  ont-ils  la  tonne?  cria  de  loin  Miguel. 

—  Beau-frère ,  tu  vas  rouvrir  ta  blessure  ,  répondit 
Mornaix.  Ils  ont  la  tonne,  et  je  voudrais  qu'elle  fût 
plus  lourde  d'une  douzaine  de  quintaux,  cela  les  embar- 
rasserait davantage. s 

Miguel  passa  ses  doigts  dans  ses  cheveux  hérissés. 
<t  Qu'est-ce  que  je  leur  ferai?  pensa-t-il  tout  haut. 

—  Attrapons-les  seulement ,  dit  Grelot.  J'ai  dans 
ma  valise  un  livre  qui  donne  de  jolies  recettes  pour  la 

torture et  faciles  :  une  corde,  deux  planches  et  des 

coins  de  bois.  » 

Les  yeux  du  Malgache  brûlèrent. 

«  Je  n'ai  jamais  eu  envie  de  lire  un  livre,  murmura- 
t-il,  mais  tu  me  prêteras  celui-là  !  » 

Il  ne  fallait  qu'un  coup  d'œil  pour  voir  que  le  sépul- 
cre de  l'or  avait  été  violé.  D'ailleurs,  tout  restait  là; 
câbles,  palans  et  poulies.  Le  sable  était  jonché  de  tron- 
çons de  torches.   Il  y  avait  trois  cadavres,  parmi  les- 


422  ROGER  BONTEMPS. 

quels  celui  du  pauvre  Dodge  surtout  avait  servi  au  dé- 
jeuner des  dingoes  errants. 

Dans  le  camp ,  tout  était  confusion  et  ruine ,  la  plu- 
part des  tentes  avaient  été  brûlées  sur  pied.  C'était  ou- 
vrage de  fous  ou  de  poltrons  enragés  par  la  panique. 
Mais  la  première  alternative  était  seule  admissible. 
Nos  amis  savaient  quel  breuvage  enivrant  fumait  dans 
le  cerveau  de  leurs  adversaires. 

Ils  devinaient  que  la  trouvaille  avait  été  faite  cette 
nuit  même  et  par  hasard.  La  bande  Smith ,  qui 
avait  dormi  à  son  insu  côte  à  côte  avec  le  trésor  si 
longtemps  poursuivi,  avait  découvert  la  tonne  au  mo- 
ment où  elle  ne  la  cherchait  plus.  Ces  amas  d'or  sont 
fées  et  produisent  toujours  les  plus  bizarres  jeux  de  for- 
tune. C'est  un  dieu  malin  ou  un  démon  fantasque  qui 
préside  aux  destinées  des  millions.  La  terre  en  est 
pleine,  le  fond  de  la  mer  en  regorge  et  voyez  si  vous 
en  avez  trouvé  jamais! 

Il  n'y  avait  pas  à  balancer  longtemps.  C'était  une 
piste  à  suivre,  c'est-à-dire  la  chose  élémentaire  par 
excellence  dans  toutes  ces  guerres  du  désert;  mais 
quand  on  en  fut  à  chercher  le  bout  de  cette  piste  pour 
faire  le  premier  pas,  nos  amis,  étonnés  et  troubléstout 
d'abord,  se  trouvèrent  en  face  d'un  véritable  chef- 
d'œuvre  de  sauvage  cache-cache.  Nous  avons  souvenir 
de  tous  ces  mouvements  nocturnes  qui  s'étaient  faits 
dans  le  camp,  et  qui  avaient  si  fort  étonné  nos  capti- 
ves. Ces  mouvements  avaient  un  but.  Dans  leur  exci- 
tation, les  bandits  avaient  reculé  les  bornes  de  l'acti- 
vité humaine.  Vingt  traces,  partant  d'un  centre  com- 
mun, se  dirigeaient  àtoutes  les  aires  de  veut,  marquées 
par  les  pas  des  chevaux ,  et  aussi  par  les  profondes  or- 
nières qu'avaient  laissées  derrière  eux  les  chariots 
chargés  de  sable. 


1 


ROGER  BONTEMPS.  423 

Lesquelles  étaient  les  bonnes?  lesquelles  avaient  été 
creusées  par  le  chariot  portant  la  tonne  d'or? 

Les  Smith  s'étaient  surtout  donné  à  résoudre  ce  pro- 
blème de  dissimuler  la  construction  du  radeau.  Par- 
tout où  un  arbre  avait  été  coupé  ,  puis  équarri  ou 
travaillé,  on  ne  voyait  plus  rien ,  sinon  des  traces  d'in- 
cendie. Or,  l'incendie  laissait  une  énigme  à  deviner. 
Le  temps  lui-même ,  complice  des  fuyards,  avait  per- 
fectionné leurs  stratagèmes.  Ils  avaient  pris  le  soin,  en 
effet,  d'unir  au  râteau  et  à  la  main  les  abords  du  creeck 
pour  supprimer  les  traces  du  passage  de  la  tonne,  et 
la  pluie  du  matin,  tombant  à  torrents,  avait  anéanti 
tout  vestige  de  leur  travail.  L'espace  entre  le  creeck  et 
le  camp  restait  net. 

Et  c'était  le  seul  lieu  qui  fût  ainsi. 

Les  premiers  soupçons  de  nos  amis  vinrent  de  là 
précisément  ;  car  si  la  fuite  était  habile,  la  poursuite , 
nous  allons  le  voir,  devait  se  montrer  clairvoyante.  Ca- 
cher une  piste  en  marchant  dans  l'eau  pendant  un  cer- 
tain espace  de  temps,  est  l'a  6  c  du  métier.  Seulement, 
ici,  le  fond  terreux  de  la  lagune  eût  gardé  l'empreinte 
des  pas,  et  le  fond  de  la  lagune,  interrogé  minutieuse- 
ment, demeura  sans  réponse. 

De  quelque  façon  que  se  fit  le  voyage  des  Smith 
emportant  leur  pesant  trésor,  ce  ne  pouvait  être  une 
course  bien  rapide.  Munis  de  bons  chevaux,  nos  com- 
pagnons avaient  le  légitime  espoir  de  les  gagner  de  vi- 
tesse, quelle  que  fût  l'avance  obtenue  au  début. 

Un  conseil  fut  tenu.  Les  avis,  laconiquement  ex- 
primés, concordèrent.  Il  fut  résolu  que  chacun  d'eux, 
suivant  seul  une  des  traces  de  chariot,  galoperait  tant 
que  l'ornière  lui  dirait  d'aller  en  avant,  recueillant 
d'ailleurs  sur  sa  route  tous  les  signes  qui  pourraient 
éclairer  la  situation.  Le  rendez-vous  général  fut  natu- 


424  ROGER  BONTËMPS. 

rellement  fixé  au  lieu  même  où  ils  étaient,  puisque  les 
différentes  pistes  s'éloignaient  les  unes  des  autres 
comme  les  branches  d'une  étoile. 

On  partit,  prenant  au  hasard  les  quatre  premières 
venues  parmi  les  routes  tracées. 

Au  bout  d'une  heure,  nos  amis  étaient  réunis  au 
rendez-vous. 

Tous  les  quatre  apportaient  le  récit  de  la  même 
aventure. 

Ils  avaient  suivi  la  voie  pendant  une  lieue  à  peu  près 
pour  se  trouver  en  face  d'un  tas  de  cendres.  C'étaient 
quatre  chariots  brûlés. 

Autour  des  chariots  ainsi  incendiés,  des  pas  de  che- 
vaux s'éparpillaient  de  tous  côtés  en  éventail. 

«  Je  les  larderai  avec  une  barre  de  fer  rougie  au  feu, 
promit  le  Malgache,  que  sa  blessure  peignait.  Rayo 
de  diosî  les  coquins  peuvent  bien  brûler  leurs  car- 
rioles !  Ils  ont  de  quoi  en  acheter  d'autres.  » 

Restaient  quatre  pistes  inexplorées.  Nos  amis  hési- 
tèrent; car,  de  ce  côté,  ils  n'avaient  plus  beaucoup 
d'espoir.  Néanmoins,  Mornaix  fut  d'avis  qu'il  ne  fallait 
rien  négliger  avant  de  se  lancer  dans  le  champ  conjec- 
tural, et  une  nouvelle  course  au  galop  commença.  Le 
soleil  descendait  déjà  à  l'horizon. 

Au  bout  d'une  heure ,  trois  cavaliers  étaient  de 
retour  au  lieu  du  rendez-vous  !  Mornaix ,  Grelot  et 
Miguel  pâle  comme  un  mort  et  ruminant  d'atroces 
supplices  pour  ces  misérables  Smith  qui,  non  con- 
tents de  voler  la  tonne,  lui  proposaient  encore 
des  énigmes  insolubles.  Roger  seul  manquait.  On 
l'attendit. 

On  l'attendit  longtemps,  assez  longtemps  pour  que 
l'espoir  pût  naître  et  aussi  l'inquiétude. 

Mornaix,    Grelot  et  Miguel   avaient  rencontré  le 


ROGER  BONTEMPS.  425 

même  résultat  au  bout  de  leurs  pistes  :  un  chariot  in- 
cendié. Roger  était-il  sur  la  bonne  voie? 

Ou  Roger  était-il  tombé  dans  quelque  embuscade? 

On  peut  bien  penser  que  l'attente  de  pareils  hom- 
mes, pour  être  inquiète  et  impatiente,  ne  pouvait  pas 
être  oisive.  Les  bords  de  la  lagune  étant  la  seule  portion 
de  terrain  qui  restât  vierge  d'exploration,  fut  à  nouveau 
minutieusement  examinée.  Lk  aussi,  il  y  avait  eu  un 
brûlis;  des  cendres,  en  deux  endroits,  étaient  répan- 
dues sur  le  sable.  Pour  nous,  qui  savons  ce  que  nos 
amis  ignoraient,  ces  cendres  étaient  celles  des  copeaux 
et  débris  résultant  de  la  construction  du  radeau. 

Pendant  que  Miguel  pestait.  Grelot  d'un  côté,  Mor- 
naix  de  l'autre,  suivirent,  l'espace  de  deux  ou  trois 
cents  pas,  les  rives  de  la  lagune,  rampant  et  inter- 
rogeant les  herbages  baignés,  sur  lesquels  l'eau  crois- 
sant mordait  à  chaque  instant  davantage.  Ils  rappor- 
tèrent de  leur  excursion,  l'un  un  bout  de  corde,  l'autre 
une  poignée  de  petits  copeaux.  Miguel,  sans  se  dé- 
ranger, avait  ramassé  entre  ses  deux  jambes  une 
feuille  d'un  vert  éclatant,  qui  avait  crié  sous  ses  doigts 
au  lieu  de  s'écraser,  parce  qu'elle  était  en  taffetas 
gommé,  au  lieu  d'être  de  la  substance  vivante  et  flexi- 
ble que  Dieu  choisit  pour  faire  les  vraies  feuilles  des 
fleurs.  L'idée  du  radeau  leur  vint  à  tous  les  trois  en 
même  temps. 

«  Nous  devons  penser,  dit  Grelot,  qu'ils  ont  passé 
par  ici  précisément,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  traces. 

—  La  jeune  Française  avait  prévenu  qu'elle  sèmerait 
des  fleurs  en  soie,  appuya  Miguel. 

—  Et,  ajouta  Mornaix,  ils  ont  mis  le  feu  aux  sou- 
ches là-bas  après  avoir  enlevé  les  arbres. 

—  Mais  Roger,  que  peut  être  devenu  Roger?  »  s'é- 
crièrent-ils tous  les  trois  en  même  temps. 


426  ROGER  BONTEMPS. 

En  ce  moment,  le  galop  d'un  cheval  retentit  sous 
bois.  La  minute  qui  suivit,  on  put  voir  Roger  gravir  le 
tertre  comme  une  flèche,  redescendre  et  sauter  sur  le 
sable  au  milieu  de  ses  compagnons.  Son  cheval  était 
inondé  de  sueur. 

«  Victoire  !  s'écria-t-il.  J'ai  trouvé  la  vraie  piste  !  » 

Mornaix,  Grelot  et  Miguel  échangèrent  un  regard. 
Miguel  dit  : 

«  On  peut  se  tromper;  mais  alors  pourquoi  les 
troncs  brûlés,  les  traces  effacées  autour  du  lac  ?  Et  d'où 
est  venue  cette  feuille  ?  » 

Il  tendit  la  feuille  à  Roger  qui  la  baisa. 

«  Vous  devez  l'aimer  autant  que  moi,  murmura-t-il, 
celle  de  qui  vient  cette  feuille,  car  c'est  la  générosité 
de  son  cœur  qui  l'a  jetée  dans  la  gueule  du  loup. 

—  Une  Parisienne,  quoi!  fit  Grelot.  Là-bas,  les 
deux  sexes  sont  comme  çk  1 

—  Ton  rapport,  dit  Mornaix  après  lui  avoir  serré  la 
main  fortement,  pour  exprimer  tout  ce  qu'il  pensait  de 
Nannette. 

—  J'ai  suivi  ma  piste  pendant  plus  de  cinq  lieues. 
Elle  côtoie  l'eau.  Je  suis  revenu,  parce  qu'elle  se  des- 
sinait devant  moi  à  perte  de  vue.  C'est  la  bonne,  j'en 
suis  sûr. 

—  Tu  n'as  rien  remarqué  ? 

—  Si  fait  :  l'ornière  est  moins  profonde  que  dans 
les  autres  23istes. 

—  On  dirait  un  chariot  vide,  n'est-ce  pas  ?  interrogea 
Mornaix  pensif. 

—  Oui,  on  dirait  un  chariot  vide.  » 

Pour  la  seconde  fois,  nos  trois  docteurs  es  guerres 
d'embuscades  se  consultèrent  du  regard. 

«  Faut-il  abandonner  l'idée  du  radeau  ?  pensa  tout 
haut  Mornaix. 


ROGER  BONTEMPS.  427 

—  Quel  radeau  ?  demanda  Roger. 

—  La  tonne  d'or  est  là,  »  prononça  fermement  Mi- 
guel, dont  le  doigt  désignait  la  lagune. 

Roger  suivit  ce  geste  et  poussa  un  cri.  Les  rayons  du 
soleil  couchant  rasaient  l'eau  dormante  qui  semblait 
rouge  de  sang,  car  l'astre  se  plongeait  dans  un  lit  de 
tempétueuses  vapeurs. 

o  Voyez  ceci  !  »  dit  Roger  étendant  le  doigt  à  son 
tour. 

Était-ce  une  bulle  d'air?  Les  trois  amis  le  crurent  un 
instant;  mais  Grelot,  se  dépouillant  en  un  clin  d'œil, 
piqua  dans  le  creeck  une  tête  qui  eût  fait  honneur  à  un 
virtuose  des  bains  Petit.  Il  reparut  juste  pour  prendre 
la  prétendue  bulle  d'air. 

«t  Raisin  de  Fontainebleau  !  cria-t-il  avec  triomphe. 
Trente  sous  le  panier  !  A  la  barque  !  à  la  barque  !  Du 
bon  cresson  de  fontaine  !  Achetez  du  poussier  de  mot- 
tes! Merlans  à  frire,  à  frire!  Voilà  la  piste:  nous 
sommes  à  im  bout,  eux  à  l'autre.  Mangeons,  dormons, 
et  demain  je  vous  ferai  une  pleine  eau  jusqu'à  l'autre 
bout  de  cette  mare, 

—  En  cette  saison,  dit  Mornaix,  elle  a  quinze  lieues 
de  long.  » 

Roger  voulait  se  mettre  en  route  tout  de  suite; 
mais  le  soleil  s'était  caché  derrière  la  ligne  du  bush  et 
la  nuit  gagnait  rapidement. 

On  soupa  de  deux  willoubies ,  sorte  de  kanguroos 
d'une  espèce  plus  petite  ;  puis  on  s'arrangea  pour 
dormir.  C'était  Mornaix  qui  avait  posé  ce  programme  : 
lui  seul  y  manqua.  Pendant  que  ses  compagnons  re- 
posaient, il  jeta  son  fusil  en  bandoulière  et  s'enfonça 
sous  bois  en  suivant  la  rive  septentrionale  du  creeck. 

Le  lendemain,  à  la  petite  pointe  du  jour,  tout  le 
monde  était  debout.  Un  canot  d'écorce,  comme  les 


428  ROGER  BONTEMPS. 

savent  fabriquer  les  naturels,  se  balançait  à  la  brise  au 
bord  du  creeck.  C'était  le  produit  de  la  nocturne  pro- 
menade de  Mornaix.  La  découverte  du  grain  de  raisin 
artihciel  avait  fixé,  la  veille,  tous  les  doutes.  Il  ne  s'a- 
gissait plus  que  de  hâter  la  poursuite  et  d'aller  droit 
son  chemin. 

Sur  l'ordre  de  Mornaix,  Grelot  et  Roger  montèrent 
dans  le  canot  d'écorce.  Mornaix  lui-même,  conduisant 
deux  chevaux,  prit  la  rive  nord  ;  Miguel,  tenant  égale- 
ment un  cheval  en  laisse,  suivit  le  bord  méridional,  et 
le  départ  s'effectua. 

Le  canot,  muni  de  ses  passagers  glissait  sur  cette  eau 
tranquille  comme  un  poisson.  Pour  le  suivre,  les  deux 
cavaliers  étaient  obligés  de  garder  le  trot  de  chasse. 
De  temps  en  temps,  ils  entendaient  la  voix  de  Grelot 
ou  celle  de  Roger  signalant  un  gentil  jalon  flottant  sur 
la  surface  lisse  du  lac  :  un  grain  de  raisin  encore,  une 
grappe  de  groseilles,  une  feuille  de  rose  creusée  en 
conque. 

Tout  cela  parlait  de  Nannette  et  le  cœur  de  Roger 
battait. 

Grelot  disait  dans  sa  sagesse  : 

«  La  demoiselle  en  jette  trop  I  Elle  va  en  manquer, 
quand  même  elle  en  aurait  plein  ses  poches  !  » 

Nannette,  en  effet,  en  avait  plein  ses  poches,  Na- 
ranja  aussi;  mais  Grelot  ne  se  trompait  point.  Dans 
leur  passion  d'éclairer  la  route  suivie,  elles  prodiguè- 
rent d'abord  leurs  munitions  qui  bientôt  menacèrent 
de  manquer.  On  se  ralentit  alors,  mais  il  était  trop 
tard.  La  lagune,  enflée  en  tous  sens  par  les  pluies, 
était  un  lac  et  s'étendait,  en  longueur  surtout,  à  une 
énorme  distance.  Nos  deux  captives  avaient  encore 
des  lieues  à  parcourir  que  déjà  il  ne  leur  restait  rien. 

Grelot  et  Roger  pagayèrent  pendant  plus  d'un  mille 


ROGER  BONTEMPS.  429 

sans  signaler  aucune  de  ces  mignonnes  petites  bouées 
qui  restaient  là  sur  l'eau,  entretenant  une  conversation 
muette  entre  les  fugitives  et  leurs  protecteurs.  Roger 
s'attristait,  devinant  l'angoisse  qui  avait  passé  par  là. 

Au  fond,  ces  naïves  indications  perdaient  beaucoup 
de  leur  importance,  par  ce  fait  que  Miguel  d'un  côté, 
Mornaix  de  l'autre,  suivaient  les  deux  rives  du  creeck, 
mais  Naranja  et  Nannette  ne  pouvaient  deviner  cette 
circonstance  :  elles  devaient  penser  que  leur  trace  était 
perdue. 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  à  plus  de  dix  lieues 
du  point  de  départ,  Roger  poussa  un  cri  de  joie.  Un 
objet  blanc  flottait  sur  l'eau. 

«  Les  dames  ont  toujours  leurs  ciseaux  avec  elles,  » 
dit  Grelot, 

L'objet  blanc  était  un  petit  carré  de  mousseline.  Pé- 
riodiquement, désormais,  de  cinq  cents  en  cinq  cents 
pas,  un  carré  semblable  leur  indiqua  la  route. 

Trois  heures  plus  tard,  au  moment  où  le  soleil  dé- 
clinait à  l'horizon,  Miguel,  qui  tenait  la  rive  droite, 
héla.  Le  creeck,  en  cet  endroit,  tournait  brusquement 
et  continuait  son  parcours  en  se  dirigeant  vers  le 
nord. 

Le  canot  d'écorce,  à  l'appel  du  Malgache,  gagna 
aussitôt  la  rive,  après  avoir  renvoyé  le  signal  à  Mor- 
naix qui  s'arrêta  pour  voir  de  quoi  il  s'agissait.  Dès 
que  le  canot  eut  pris  terre,  Mornaix  comprit  aux  gestes 
et  aux  cris  de  ses  compagnons,  que  là  était  le  terme 
du  voyage  naval.  Il  mit  les  deux  chevaux  à  la  nage. 

L'endroit  où  se  réunirent  nos  amis  formait  coude. 
C'était  le  point  précis  où  l'immense  mare,  après  avoir 
incHné  vers  le  sud-est,  remontait  tout  à  coup  au  nord. 
Ce  lieu  racontait  distinctement  toute  une  histoire.  Il 
avait  fallu  quitter  là  le  creeck,  sous  peine  de  s'éloigner 


430  ROGER  BONTEMPS. 

complètement  de  la  ligne  qui  menait  à  Melbourne.  Le 
radeau  était  là,  désemparé  et  à  motié  brûlé,  le  feu 
n'ayant  pu  consumer  entièrement  ces  troncs  verts  et 
saturés  d'eau. 

Le  char  vide,  dont  Roger  avait  suivi  les  traces  pen- 
dant cinq  lieues,  jouait  ici  son  rôle.  On  voyait  l'em- 
preinte de  ses  roues  changer  de  direction  et  se  creuser 
tout  à  coup  sous  un  poids  nouveau. 

La  tonne  d'or  avait  passé  du  radeau  dans  le  char. 

Parmi  les  innombrables  piétinements  qui  mar- 
quaient le  lieu  où  s'était  faite  la  besogne,  deux  paires 
d'empreintes  mignonnes  se  voyaient  çà  et  là.  Roger  et 
Mornaix  prétendirent  reconnaître  chacimle  joli  moule 
qui  lui  appartenait,  quoique  les  deux  moules  eussent 
la  même  longueur,  la  même  largeur  et  la  même  char- 
mante cambrure.  L'un  d'eux  s'appelait  Naranja,  l'autre 
Nannette. 

Là  n'était  pas  l'embarras.  Les  Smith  avaient  recom- 
mencé ici  le  même  système  de  cache-cache.  Trois 
pistes  pareilles  allaient  s'éloignant  du  creeck  selon  des 
angles  différents,  toutes  trois  marquées  par  deux  pro- 
fondes ornières.  Il  fut  convenu  que  Miguel  garderait 
les  chevaux  tandis  que  Mornaix,  Grelot  et  Roger  sui- 
vraient chacun  une  trace.  On  comptait  sur  l'imagina- 
tion du  petit  Poucet:  Nannette  et  Naranja  devaient  bien 
avoir  encore  quelque  coin  de  voile  à  donner  aux  ciseaux. 

Le  calcul  était  juste.  Nos  trois  batteurs  de  pistes 
étaient  encore  en  vue  quand  Grelot,  chargé  du  sentier 
du  milieu,  lequel  s'enfonçait  dans  le  bush  à  une  cen- 
taine de  pas  de  la  lagune,  poussa  un  joyeux  hourra  et 
exécuta  une  triomphante  cabriole. 

Il  prit  sa  course,  en  même  temps  que  Roger  et  Mor- 
naix et  tous  trois  arrivèrent  ensemble  au  point  de  dé-: 
part.  Grelot  présenta  sa  main  fermée. 


ROGER  BONTEMPS.  431 

«  Je  vous  donne  en  mille  à  deviner  ce  qu'il  y  a  là- 
dedans  !  »  s'écria-t-il. 

Etcommeles  autres  l'entouraient  impatients  il  ajouta: 

«  La  petite  demoiselle  est  une  fée,  c'est  sûr  et  le  pa- 
tron aura  de  la  chance  en  ménage.  Il  parait  qu'il  n'y  a 
avait  plus  rien  à  couper;  alors  elle  a  percé.  Ça  coûtera 
cher,  ce  voyage-là,  mais  c'est  crânement  imaginé.  Un 
Parisien  de  l'autre  sexe  n'aurait  pas  fait  mieux,  parole 
d'honneur!  » 

Il  ouvrit  sa  main  qui  contenait  deux  ou  trois  pincées 
de  poudre  d'or  et  une  vrille. 

«  Garamba!  s'écria  Miguel,  c'est  péché  !  perdre  de 
la  poudre  d'or  1  » 

Mornaix  et  Roger  applaudissaient. 

On  ne  fit  qu'un  temps  de  galop  jusqu'à  l'endroit  où 
Grelot  avait  gambadé.  Les  derniers  rayons  du  soleil 
couchant,  glissant  sous  bois,  répandaient  des  alterna- 
tives d'ombre  et  de  lumière  sur  une  longue  traînée 
d'un  jaune  éclatant  qui  allait  fuyant  à  perte  de  vue. 

Nannette  n'y  avait  pas  été  de  main  morte  ! 

Miguel  regardait  cela  les  yeux  hors  delà  tête.  Il  était 
sans  voix. 

«  Je  vais  ramasser  tout  en  marchant,  dit-il  enfin, 
ce  ne  sera  pas  long. 

—  Au  galop!  ordonna  Mornaix.  Pour  que  nos  chères 
captives  aient  pu  faire  usage  de  ce  stratagème,  il  faut 
qu'elles  aient  passé  ici  de  nuit;  le  jour,  c'eût  été  im- 
possible. Elles  ont  au  moins  douze  heures  d'avance 
sur  nous. 

—  Espérons  que  c'était  à  la  fin  de  la  nuit,  rayo  de 
dios  !  gronda  Miguel,  et  que  ces  scélérats  de  Smith  n'ont 
pas  laissé  couler  toute  la  tonne  !  » 

Il  était  déjà  à  genoux,  faisant  sa  cueillette  en  con- 
science. 


432  ROGER  BONTEMPS. 

«  Au  galop  !  »  répéta  Mornaix. 

Il  piqua  des  deux.  Grelot  et  Roger  le  suivirent.  Le 
Malgache  resta  un  instant  en  arrière,  ne  pouvant  se 
détacher  de  cette  piste  dorée.  Il  se  mit  en  selle  seule- 
ment quand  il  n'entendit  plus  le  pas  des  chevaux. 

«  Garai!  Garaï  !  pensait-il,  quatre  ou  cinq  dollars  par 
enjambée,  combien  cela  fait-il  la  lieue  ?  Mettons  trois 
pas  dans  une  toise  de  deux  yards,  cela  donne  quinze 
dollars  par  mille  toises,  trente  mille  dollars  par  lieue... 
Il  ne  faut  que  sept  lieues  pour  dépasser  un  million  de 
francs  !  siète  plagas  !  Ce  sont  les  coquins  de  Smith 
qui  sont  la  cause  de  cela  !  Je  les  ferai  bouillir  dans 
de  l'huile  ou  je  les  mettrai  sur  le  gril,  plutôt  1  ou 
bien  j'allumerai  de  la  poudre  à  canon  sous  leurs  pau- 
pières.... » 

Ges  riants  espoirs  le  consolèrent  un  peu.  Il  se  replaça 
en  selle  et  prit  le  galop  à  son  tour,  fouillant  sa  mé- 
moire et  faisant  appel  à  son  imagination  pour  combi- 
ner un  vrai  festin  de  tortures. 

La  nuit  surprit  nos  amis  après  une  heure  de  marche, 
Ils  durent  s'arrêter  pour  reposer  leurs  chevaux.  Au  jour 
ils  purent  reconnaître  qu'ils  étaient  sur  la  vraie  piste  ; 
seulement,  à  la  grande  joie  de  Miguel,  la  tonne  avait 
cessé  de  couler. 

Pendant  deux  jours  encore,  ils  voyagèrent.  Ghaque 
fois  que  le  passage  d'un  cours  d'eau  ou  toute  autre 
cause  rendait  la  piste  douteuse,  la  traînée  d'or  repre- 
nait, brillante  comme  ces  étoiles  qui  guidaient  la  course 
des  rois-mages. 

Ils  suivaient  la  rive  droite  du  Gampaspe,  en  remon- 
tant le  cours  de  la  rivière.  Le  comté  deDalhousie,  avec 
ses  riches  stations  et  ses  placers  encombrés  de  travail- 
leurs, avait  remplacé  le  Rodney.  Mais  la  piste  des 
Smith  évitait  les  champs  d'or  aussi  bien  que  les  sta- 


ROGER  BONTEMPS.  433 

lions,  et  ne  quittait  presque  jamais  la  sauvage  solitude 
du  bush. 

Le  troisième  jour,  nos  amis  passèrent  au  sud  d'Ax- 
dale.  La  route  était  pierreuse  et  ne  gardait  point  le 
creux  des  roues.  La  tonne,  ici,  avait  dû  couler  pendant 
toute  une  nuit,  et  la  fatigue  des  chevaux  qui  la  traî- 
naient, ralentissant  la  marche,  doublait  l'épaisseur  du 
sillon  d'or. 

Le  Malgache  ne  se  souvenait  point  d'avoir  versé  des 
larmes.  On  le  vit  pleurer  quand,  de  compte  fait,  il 
évalua  à  plusieurs  millions  la  prodigalité  extravagante 
et  impie  de  cette  fille  de  Paris,  qui  versait  l'or  comme 
si  c'eût  été  de  l'eau! 

Le  lendemain,  nos  amis  se  reconnurent  et  signalè- 
rent le  campement  allemand  de  Mulhausen,  où  Grelot 
avait  emprunté  un  mouton  et  quatre  volailles.  L'Oi- 
seau Jaune  était  à  quelques  lieues  seulement  vers 
l'ouest. 

Mais  la  piste  des  Smith  n'allait  point  vers  l'Oiseau- 
Jauae.  Elle  montait  les  premières  pentes  du  mont 
Alexandre,  suivant  la  route  même  que  nos  quatre  amis 
avaient  parcourue  la  nuit  de  leur  rencontre  au  campe- 
ment de  Yellow-Bird. 

A  quatre  heures  de  l'après-midi,  un  bruit  lontain  et 
la  fraîcheur  évidente  des  empreintes  donnèrent  le  si- 
gnal de  précautions  nouvelles.  Les  chevaux  furent 
laissés  à  la  garde  de  Miguel,  et  nos  trois  autres  amis 
se  lancèrent  dans  le  bush  à  pied. 

Ils  n'avaient  pas  fait  un  quart  de  mille  que  Roger 
s'arrêta  court  au  sommet  d'un  petit  mamelon.  Il  avait 
aperçu  sous  l'arc-en-ciel  dessiné  deux  fois  par'un  soleil 
pluvieux  le  char,  le  fameux  char  traîné  par  six  chevaux 
exténués  et  entouré  d'une  nombreuse  escorte  de  ca- 
valiers. 

28 


434  ROGER  BONTEMPS. 

Le  char  portait  la  tonne  d'or,  les  deux  jeunes  femmes 
et  un  homme  garrotté. 

Roger  se  rejeta  vivement  derrière  un  tronc  d'arbre, 
où  Grelot  et  Mornaix  le  rejoignirent. 

De  là,  on  voyait  la  clairière  et  la  prestigieuse  colon- 
nade de  gommiers  morts  qui  courait  en  droite  ligne 
vers  les  rampes  granitiques  du  mont  Gypher. 

Le  sentier  suivi  par  la  bande  Smith  ne  pouvait  con- 
duire qu'à  un  seul  lieu  :  la  Maison-Seule.  Au  delà  de 
Lone-House,  dans  cette  direction,  il  n'y  avait  que  la 
rampe  infranchissable. 

Nonobstant  la  presque  certitude  qu'ils  avaient,  nos 
amis  continuèrent  d'avancer,  se  faisant  un  abri  de  cha- 
que arbre  et  rampant  souvent  parmi  les  herbes  pour 
dissimuler  leur  marche. 

Leur  surveillance  ne  prit  fin  qu'au  moment  où  ils  vi- 
rent le  chariot  s'arrêter  en  dedans  de  l'enceinte  qui  en- 
tourait Maison-Seule.  Alors,  et  à  l'instant  où  les  deux 
jeunes  femmes,  brisées  de  lassitude  et  de  tristesse,  des- 
cendaient du  chariot,  elles  tressaillirent  toutes  deux  au 
choc  du  même  espoir. 

Un  cri  d'oiseau -rieur  avait  traversé  le  crépus- 
cule. 

Dix  minutes  après,  nos  quatre  compagnons  étaient  en 
selle;  mais,  au  lieu  de  gagner  Maison-Seule,  ils  lon- 
geaient au  grand  galop  les  rampes  du  mont  Gypher,  en 
descendaient  les  pentes  méridionales,  et,  tournant  l'obs- 
tacle qui  ne  se  pouvait  franchir,  atteignaient  la  plaine  et 
le  lac,  sous  ces  énormes  ordonnances  basaltiques  que 
dominait,  comme  une  balustrade  rapetissée  par  la  dis- 
tance, la  colonnade  des  gommiers  morts. 

Soit  vérité,  soit  illusion,  ils  crurent  entendre  tom- 
bant des  hauteurs,  les  rauques  échos  d'un  chant 
d'orgie. 


ROGER  BONTEMPS.  435 

Le  temps  manquait  pour  écouter.  Chevaux  et  cava- 
liers disparurent  derrière  l'épais  manteau  de  lianes  qui 
couvrait  l'entrée  de  la  caverne,  dévoilée  naguère  par 
Géorgie,  le  sauvage  hôtelier  du  désert. 


436  ROGER  BONTEMPS. 


XVII 


où  le  Malgache  reste  en  arrière. 

Il  y  avait  longtemps  que  Maison-Seule  n'avait  vu  si 
nombreuse  compagnie.  La  chambre  commune  renfer- 
mait plus  de  vingt  hôtes,  et  vingt  chevaux  étaient  à  l'é- 
curie. 

Le  vieux  Géorgie,  impassible  comme  toujours,  veil- 
lait sur  le  pas  de  sa  porte.  Près  de  lui  Dingo  dormait 
le  museau  dans  le  sable. 

Ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'inquiétaient  du  démoniaque 
tapage  qui  se  faisait  à  l'intérieur  de  la  maison. 

Il  y  avait  festin.  On  avait  acheté  des  provisions  fraî- 
ches au  campement  des  Allemands,  et  les  reliques, 
vieillissant  au  fond  du  cellier  de  Géorgie,  étaient  au 
pillage.  Géorgie  n'avait  rien  à  faire  là-dedans;  le  cui- 
sinier des  Smith  s'était  installé  aux  fourneaux  désem- 
parés ;  Dingo  lui-même  avait  été  destitué  de  l'emploi 
de  tourne-broche.  Dingo  et  son  maître  vivaient  mal, 
nous  le  savons,  mais  enfin  ils  vivaient  sur  leur  réputa- 
tion d'incorruptible  fidélité.  L'antique  carabine  de  Géor- 
gie, qui  avait  une  batterie  neuve,  grâce  aux  largesses 
de  Roger,  était  couchée  en  travers  sur  ses  genoux. 

La  chose  sacrée  pour  cet  hôtelier  du  bush  c'était 
l'occupant.  Il  était  comme  certains  soldats  qui  peuvent 
se  battre  bravement  tour  à  tour  dans  deux  camps  en- 


ROGER  BONTEMPS.  437 

nemis,  selon  l'empreinte  des  pièces  qui  composent  la 
solde.  Quiconque  s'abritait  sous  son  toit  avait  droit  à  sa 
vigilance,  fût-ce  contre  les  hôtes  de  la  veille. 

Homme  avec  homme,  il  exigeait  son  payement.  Quand 
il  avait  afi'aire  à  une  bande,  il  attendait,  recevant  parfois 
plus  d'injures  que  de  shillings.  C'était  le  métier.  Dingo 
et  lui  avaient  des  habitudes  de  stoïque  résignation. 

Ils  s'inquiétaient  si  peu  de  leurs  hôtes,  en  dehors  de 
la  faction  nocturne  qu'ils  montaient,  que  Dingo  ne  re- 
levait point  la  tête  et  que  Géorgie  ne  glissait  pas  un 
regard  à  travers  l'étroite  croisée,  grillée  de  fer,  quand 
le  tapage  s'enflait  tout  à  coup  dans  la  salle  d'orgie,  dé- 
nonçant une  recrudescence  de  joie  ou  une  dispute. 

Ils  étaient  seuls  au  dehors.  La  situation  de  Lone- 
House,  gardée  de  trois  côtés  par  son  rempart  haut  de 
deux  cents  mètres,  permettait  amplement  ce  relâche- 
ment de  surveillance. 

D'ailleurs,  ceux  qui  buvaient,  mangeaient,  jouaient 
ou  dormaient  à  l'intérieur  de  la  loge,  croyaient  n'avoir 
plus  rien  à  redouter.  Un  large  espace  était  désormais 
entre  eux  et  le  faible  parti  qui  avait  intérêt  à  les  pour- 
suivre. Quant  aux  bushrangers  et  aux  autres  dangers  de 
la  campagne  australienne,  la  bande  Smith  n'en  tenait 
aucun  compte.  Ils  étaient  loups;  ils  bénéficiaient  de 
l'axiome  :  les  loups  ne  se  mangent  pas  entre  eux. 

Autour  de  cette  table  où  Roger  avait  égrené  avec  une 
certaine  complaisance  son  chapelet  d'aventurier  malgré 
lui,  une  douzaine  de  coquins  à  figures  hâves  et  fatiguées 
étaient  assis  devant  les  débris  d'un  plantureux  repas. 
Leur  gourmandise  brutale  et  leur  passion  de  boire  lut- 
taient contre  une  terrible  lassitude,  car  il  y  avait  main- 
tenant quatre  jours  et  quatre  nuits  qu'aucun  d'eux  n'a- 
vait fermé  l'œil. 

Pendant  que  nos  amis,  galopant  le  jour,  reposaient 


438  ROGER  BONTEMPS. 

leurs  chevaux  la  nuit  et  dormaient  sept  ou  huit  bonnes 
heures,  les  gens  de  la  bande  Smith  poursuivaient  sans 
s'arrêter,  leur  marche  lente.  Les  bœufs,  qui  avaient 
d'abord  traîné  le  chariot  chargé  de  la  tonne  d'or  étaient 
tombés  à  la  peine.  Il  avait  avait  fallu  atteler  des  che- 
vaux à  leur  place  et  les  relayer  de  lieue  en  lieue.  Le 
voyage  s'était  fait  au  pas,  depuis  la  rive  du  Goodmans- 
Creeck  jusqu'à  Maison-Seule.  Hommes  et  bêtes  étaient 
littéralement  exténués.  Les  trois  quarts  de  ceux  qui 
restaient  là  à  boire  et  à  fumer,  en  jouant  sur  parole  de 
grosses  sommes,  y  mettaient  de  la  fanfaronnade. 

Cinq  ou  six  vaincus  de  la  fatigue,  dormaient  vautrés 
dans  des  coins. 

Jonathan  Smith,  garrotté,  était  adossé  contre  le  mur 
et  promenait  un  œil  sanglant  sur  l'orgie  morne  qui 
menaçait  à  chaque  instant  de  se  noyer  dans  le  sommeil, 
mais  qui  se  réveillait  toujours.  La  tonne  d'or  trônait, 
haute  et  large,  au  milieu  delà  table. 

Le  trou  de  vrille,  percé  par  Nannette ,  avait  laissé 
fuir  une  grande  quatité  de  poudre,  mais  la  majeure  par- 
tie de  la  poudre  restait;  ainsi  que  tous  les  nuggets.  La 
tonne  était  encore  aux  trois  quarts  pleine. 

Auprès  de  la  fenêtre  donnant  sur  la  rampe,  Nan- 
nette et  Anhita  étaient  assises  sur  des  coussins. 

«  Est-ce  qu'on  ne  va  pas  casser  un  peu  la  tête  de  ce 
gaillard-là  ?  demanda  l'abbé  autrichien  en  désignant  du 
doigt  Jonathan  Smith.  Il  a  des  yeux  qui  m'entrent  dans 
le  crâne.  » 

L'abbé  n'était  ivre  qu'à  demi. 

«  On  verra  demain,  répondit  Sam  dont  la  tête  alour- 
die montait  et  descendait  comme  celle  de  l'ours  du 
Jardin  des  Plantes.  C'est  notre  frère  après  tout,  et 
nous  lui  avons  obéi  longtemps. 

—  Oui,  oui,  ajouta  Tom  qui  avait  l'ivresse  tendre. 


ROGER  BONTEMPS.  439 

Je  ne  voudrais  pas  lui  faire  de  mal  :  on  le  jettera  du 
haut  de  la  rampe.  » 

Un  vague  sourire  passa  sur  les  lèvres  de  Jonathan. 

Le  docteur  Bernard  frappa  violemment  la  table  de  son 
verre.  Il  avait  une  idée  fixe. 

«  Les  femmes  1  dit-il  d'une  voix  rauque  et  cassée.  Je 
veux  savoir  pourtant  qui  aura  les  femmes  !  » 

Ce  ne  fut  qu'un  cri  :  Les  femmes  1  les  femmes  !  Et 
l'orgie  somnolente,  pour  un  instant,  s'éveilla. 

Les  paupières  de  Jonathan  se  baissèrent.  Il  semblait 
immobile  dans  la  position  où  on  l'avait  mis,  mais  ses 
mains  liées  disparaissaient  sous  son  caban. 

Anhita  et  Nannette,  pâles  comme  des  mortes,  écou- 
taient et  attendaient.  Anhita  chancela  sous  la  sauvage 
menace  de  cette  clameur.  Nannette  dit,  donnant  un 
espoir  qu'elle  n'avait  pas  elle-même  peut-être  : 

«  Je  suis  sûre  d'avoir  entendu  le  cri  de  l'oiseau- 
rieur  !  » 

Le  tumulte  s'enflait. 

«  Les  femmes  !  partageons  les  femmes  ! 

—  La  brune  me  plaît!  dit  Bernard. 

—  Je  veux  la  blonde!  »  hurla  l'Autrichien. 

Les  autres  proclamèrent  leur  fantaisie.  Toutes  ces 
voix  glapissaient  et  menaçaient.  Ceux  qui  dormaient 
s'éveillèrent  à  demi,  pour  balbutier,  les  uns  :  Je  veux 
la  Française  !  les  autres  :  Je  veux  la  Mexicaine  1 

Sam  Smith  frappa  sur  la  tonne  avec  le  manche  de 
son  poignard. 

«  La  Mexicaine  est  à  moil  dit-il.  J'hérite  de  mon 
frère. 

—  Et  la  Française  m'appartient!  ajouta  Tom.  Il 
faut  bien  faire  quelque  chose  pour  vos  chefs,  mes  gar- 
çons, j> 

Il  y  eut  un  vaste  éclat  de  rire. 


440  ROGER  BONTEMPS. 

«  Nous  n'avons  plus  de  chefs!  hurla  le  concert  ivre. 
Chacun  de  nous  est  un  millionnaire,  un  gentleman, 
un  lord  !  » 

Et  dans  ce  tumulte,  la  voix  de  l'abbé  autrichien 
perça,  proposant  : 

«  Une  poule  !  une  poule  en  trois  tours  de  dés  !  Il  y 
aura  deux  gagnants.  Le  premier  gagnant  choisira,  le 
second  gagnant  aura  celle  dont  le  premier  n'aura  pas 
voulu  I  » 

Une  longue  acclamation  accueillit  cet  avis  pacifique. 

Le  même  sourire  étrange  errait  toujours  sur  les  lè- 
vres de  Jonathan. 

Π Je  veux  bien  jouer,  dit  Sam  qui  planta  son  bowie 
dans  la  table;  mais  si  je  perds,  gare  au  gagnant! 

—  Jouons  toujours,  approuva  Tom,  imitant  le  geste 
de  son  frère.  Et  mort  aux  tricheurs  !  » 

En  un  instant,  la  table  fut  hérissée  de  couteaux  plan- 
tés dans  le  bois. 

On  but  une  large  tournée,  et  Sam  jeta  les  dés  le  pre- 
mier. 

Nos  amis  avaient  abrité  leurs  chevaux  dans  la  grotte, 
immédiatement  au-dessous  de  cette  salle  où  grondait 
l'orgie  lugubre.  Un  pieu  de  cent  toises  de  longueur, 
fiché  au  centre  de  la  table,  sous  la  tonne  d'or,  et  tra- 
versant toute  l'épaisseur  du  mont,  eût  planté  sa  pointe 
à  l'endroit  même  où  nos  quatre  compagnons  unissaient 
leurs  mains  frémissantes  avant  de  tenter  le  suprême 
assaut. 

Us  s'embrassèrent  sans  échanger  une  parole,  car 
chacun  d'eux  savait  la  pensée  des  autres,  et  Robert 
Mornaix,  prenant  la  tête,  comme  cela  se  faisait  dans 
les  occasions  solennelles,  ils  commencèrent  à  gravir  la 
sombre  montée. 


ROGER  BONTEMPS.  441 

Ils  n'avaient  point  de  torche,  mais  les  parois  étroites 
du  chemin  souterrain  empêchaient  toute  erreur  de  route. 

Le  sol,  tout  à  coup  aplani,  leur  dit  après  un  quart 
d'heure  d'ascension  qu'ils  étaient  arrivés  h.  ce  carrefour 
où  s'embranchaient  deux  chemins,  l'un  conduisant  au 
gommier  creux  qui  leur  avait  jadis  servi  d'écurie,  l'au- 
tre menant  aux  caves  de  Maison-Seule. 

Ils  prirent  en  tâtonnant  cette  dernière  route  qui  in- 
clinait sur  la  gauche  et  montait  en  pente  douce. 

Le  bruit  de  leurs  pas,  éveillant  un  écho  plus  sonore, 
les  avertit  qu'ils  étaient  dans  le  cellier. 

Le  Malgache  mit  le  feu  à  une  pincée  d'allumettes 
chimiques,  qui  permit  de  distinguer  l'escalier,  montant 
aux  écuries  de  Maison-Seule. 

Le  Malgache  put  distinguer  aussi  le  tonnelet  de  pou- 
dre et  deux  flacons  oubliés.  Dès  que  les  allumettes  con- 
sumées eurent  cessé  de  combattre  l'obscurité,  le  Mal- 
gache se  glissa  vers  le  tonnelet  et  y  plongea  la  main 
avidement.  Son  cœur  battit.  Le  tonnelet  était  plein  de 
poudre  jusqu'aux  bords. 

Géorgie  avait  bien  employé  les  libéralités  de  Roger. 

Le  Malgache  garda  pour  lui  sa  découverte,  et  revint 
k  ses  compagnons  avec  les  deux  flacons. 

«  Voto  à  Dios  !  dit-il  avec  plus  de  gaieté  qu'il  n'en 
avait  montré  depuis  bien  des  jours.  Un  coup  pour  nous 
remonter  le  cœur! 

—  Un  coup,  ni  plus  ni  moins,  répondit  Mornaix.  Il 
va  nous  falloir  un  œil  sûr  et  une  main  leste.  » 

Roger  songeait  qu'entre  toutes  les  aventures  dont  sa 
destinée  le  comblait,  celle-ci  menaçait  d'être  la  plus 
sinistre. 

Grelot,  nous  avons  honte  de  le  dire,  fredonnait  un 
couplet  du  Pied  qui  rmuc.  Ces  gamins  de  Paris  ont  le 
diable  au  corps. 


442  ROGER  BONTEMPS. 

On  but  et  l'on  s'engagea  dans  l'escalier  à  pic  qui 
montait  aux  écuries. 

A  mesure  qu'on  avançait  dans  cette  ascension,  les 
bruits  de  l'orgie  plus  voisins  commençaient  à  venir  par 
bouffées. 

Malgré  eux,  nos  amis  gravirent  plus  vite. 

Ou  atteignit  l'écurie  où  les  chevaux,  tous  vautrés  sur 
le  sol  à  peine  recouvert  d'une  maigre  feuiilée,  dor- 
maient comme  des  animaux  morts. 

Momaix  ouvrit  la  fenêtre  de  l'écurie  qui  donnait  sur 
le  «  balcon,  »  cette  étroite  bande  de  terrain  régnant  au- 
dessus  de  l'abîme,  derrière  Lone-House. 

Par  cette  voie,  après  lui.  Grelot  et  Roger  passèrent. 

On  attendit  Miguel.  Miguel  ne  vint  pas.  Grelot  en- 
jamba une  seconde  fois  la  fenêtre,  revint  jusqu'à  la 
bouche  de  l'escalier  souterrain  et  appela  le  Malgache. 
Le  Malgache  ne  répondit  pas. 

Roger,  'Momaix  et  Grelot,  réunis  sur  le  balcon,  hé- 
sitèrent un  instant.  La  blessure  de  Miguel  s'était  peut- 
être  rouverte,  peut-être  avait-il  besoin  de  secours. 
Mais  le  fracas  de  l'orgie,  maintenant  trop  voisine,  les 
sollicitait  irrésistiblement.  Parmi  les  mille  fracas  de 
cette  brutale  débauche,  ils  croyaient  entendre  des  voix 
de  femmes. 

Momaix,  le  cœur  bondissant,  approcha  ses  doigts  de 
sa  bouche  et  jeta  par  deux  fois  le  cri  de  l'oiseau-rieur. 

L'instant  d'après,  Grelot,  à  cheval  sur  le  toit  de  la 
loge,  tendait  une  corde  à  ses  compagnons  qui  montè- 
rent à  leur  tour. 

Gela  se  fit  sans  bruit.  Pourtant,  le  vieux  Dingo  s'a- 
gita et  gronda. 

Géorgie  lui  dit  : 

«  La  paix,  ami  !  Ils  ont  acheté  la  maison  pour  une 
nuit.  Laisse-les  faire  ou  défaire  leurs  afl'aires.  » 


ROGER  BONTEMPS.  443 

Dingo  était  un  chien  philosophe.  Il  écoula,  il  flaira 
au  vent,  mais  l'obéissance  et  la  paresse  l'emportant,  il 
remit  son  museau  dans  le  sable. 

Le  toit  de  Maison-Seule  était  formé  de  larges  carrés 
d'écorce,  repassés  l'un  sous  l'autre  comme  on  fait  pour 
nos  ardoises.  Mornaix,  Roger  et  Grelot  s'occupèrent 
incontinent  à  déclouer  une  de  ces  grandes  écailles.  Le 
trou  produit  devait  amplement  suffire  au  passage  d'un 
homme. 

Pendant  que  leurs  couteaux  faisaient  office  de  levier 
et  que  les  précautions  retardaient  la  besogne,  d'ailleurs 
facile,  ils  pouvaient  entendre  tout  ce  qui  se  passait  à 
l'intérieur.  L'orgie  ici,  était  arrivée  à  son  comble, 
l'orgie  épuisée  et  morne  dont  nous  avons  parlé.  Vous 
eussiez  dit,  en  entrant  dans  cette  salle  emplie  de  va- 
peurs méphitiques,  que  des  fiévreux  échappés  de  l'hô- 
pital y  tentaient  le  suicide  de  la  débauche. 

Les  dés  roulaient  sur  la  table  lardés  de  couteaux- 
bowie.  On  jouait  la  poule  qui  devait  donner  aux  deux 
vainqueurs  la  possession  de  Nannette  et  d'Anhita.  C'é- 
tait, autour  de  celte  partie,  une  effrayante  et  inexpri- 
mable confusion.  Les  points  proclamés  causaient  des 
explosions  de  passion  ou  de  rire  ;  puis  chacun  les  ou- 
bliait, les  confondait,  les  altérait.  Tous  parlaient  à  la 
fois,  prolongeant  leur  dispute  exténuée,  blasphémant, 
menaçant,  maudissant. 

La  partie  avait  été  jouée  déjà,  plusieurs  fois  sans 
que  l'on  pût  s'entendre.  On  trichait  brutalement,  on 
parlait  tout  haut  d'en  appeler  aux  revolvers  et  on  bu- 
vait. Le  vin  ou  l'alcool,  humectant  un  instant  ces  gorges 
râlantes,  les  laissaient  plus  enflammées  et  envoyaient 
la  folie  à  tous  ces  cerveaux  délirants. 

Les  premiers  mots  entendus  par  nos  amis  étaient  de 
Sam  Smith. 


444  ROGER  BONTEMPS. 

«  Trois  et  quatre  neuf!  gronda-t-il. 

—  Sept!  rectifia  l'abbé  d'Autriche. 

—  Tais-toi,  voleur,  galérien,  faussaire  !  hurla  Sam. 
Le  frère  Jonathan  t'avait  acheté  un  habit  de  prêtre 
pour  son  mariage  avec  la  Mexicaine.  C'est  mal  d'é- 
pouser une  femme  qui  a  déjà  un  homme,  et  le  frère 
Jonathan  a  mérité  d'être  pendu....  J'ai  neuf! 

—  Tuas  sept  !  soutint  le  faux  abbé. 

—  Dix  !  »  clama  le  docteur  Bernard  qui,  dans  son 
triomphe,  déchargea  un  de  ses  pistolets  en  l'air. 

La  balle,  traversant  le  toit  d'écorce,  siffla  à  Toreille 
de  Grelot  qui  dit  : 

«  C'est  malsain,  ici  ;  dépêchons-nous. 

—  Tu  as  triché  !  vociféra  Sam  Smith. 

—  Tu  mens  !  riposta  Bernard. 

—  Scoundrel  ! 

—  Rascal!  on  va  te  faire  ce  qu'on  a  fait  à  ton  co- 
quin de  frère  !  » 

Il  y  eut  un  son  vibrant  :  c'étaient  les  poignards  qu'on 
arrachait  du  bois. 

Jonathan,  toujours  immobile,  avait  peine  à  cacher 
sa  joie. 

Les  deux  jeunes  femmes  se  couvrirent  le  visage  de 
leurs  mains.  Les  joueurs  s'étaient  levés  tous  à  la  fois 
chancelants,  mais  furieux.  Sam  et  Bernard  s'élançaient 
à  la  fois  vers  Anhita;  Tom  et  l'Autrichien  se  ruaient 
sur  Nannette.    , 

Mais,  en  chemin,  il  y  eut  bataille.  Jonathan  avait 
fait  un  mouvement  comme  pour  se  précipiter  au  se- 
cours des  deux  femmes.  Il  se  contint  livide  de  l'effort 
qu'il  dépensait.  Les  liens  de  ses  bras,  tranchés  d'a- 
vance étaient  tombés,  cependant,  au  tressaillement 
qu'il  n'avait  pu  réprimer.  Personne  n'y  prit  garde. 

Pas  n'était  besoin  de  lui.  La  mêlée  s'engageait  aveu- 


ROGER  BONTEMPS.  445 

gle  et  sanglante  déjà.  Le  front  de  Sam  Smith  avait  une 
large  balafre. 

Tout  à  coup,  Nannetle  qui  levait  les  yeux,  au  ciel, 
essayant  une  suprême  prière,  étouffa  un  cri.  Naranja, 
suivant  son  regard,  joignit  ses  belles  petites  mains. 
Toutes  deux  croyaient  rêver. 

Une  large  trappe  carrée  s'ouvrait  au-dessus  d'elles, 
montrant  le  firmament  étoile.  Sur  ce  fond  une  sil- 
houette grêle  se  dessina  en  noir,  puis  s'éclaira,  quand 
s'abaissant,  elle  reçut  les  rayons  des  bougies. 

Grelot  prit  son  élan,  tomba  sur  ses  pieds  comm^un 
chat,  et  de  ses  deux  premiers  coups,  envoya  deux 
bandits  donner  de  la  tête  contre  la  muraille.  Roger  le 
suivit  et  fit  mieux.  Trois  ivrognes  roulèrent  sur  le 
carreau. 

Et,  en  vérité,  malgré  la  disproportion  du  nombre,  la 
tâche  de  nos  amis  n'était  pas  malaisée  ;  ils  étaient  les 
plus  forts,  contre  ces  bêtes  brutes,  frappées  de  stupeur, 
qui  prononçaient  déjà  le  terrible  nom  du  Rôdeur-Gris, 
comme  on  crie  sauve  qui  peut. 

Les  deux  jeunes  femmes  étaient  sur  leurs  pieds,  et, 
ranimées ,  arrachaient  les  couteaux  aux  doigts  crispés 
de  ceux  qui  étaient  à  terre.  Il  ne  s'agissait  que  de  frap- 
per à  tour  de  bras,  vite  et  bien. 

Un  coup  de  feu  retentit  et  un  gémissement  vint 
du  plafond.  Jonathan  Smith  avait  usé  de  ses  mains 
libres. 

Jonathan  Smith,  debout,  tournait  son  revolver  avant 
de  viser  de  nouveau.  Mornaix,  pris  par  les  pans  de  sa 
jaquette  de  cuir  aux  clous  du  toit  qui  l'avaient  retenu 
au  moment  où  il  sautait ,  avait  au  cou  une  trace  ronde 
et  rouge.  Il  pendait  ainsi  et  tournait,  incapable  de  se 
défendre. 

Roger  bondit  et  reçut  le  second  coup  du  revolver  de 


446  ROGER  BONTEMPS. 

Jonathan  qui  tomba  la  poitrine  écrasée  par  le  man- 
che du  couteau,  dont  la  pointe  ressortait  sous  son 
aisselle. 

Mais  l'accident  de  Mornaix  n'en  était  pas  moins  fa- 
tal. Grelot  était  seul  contre  une  armée.  Les  dormeurs, 
éveillés,  se  mettaient  tour  à  tour  de  la  partie.  Les 
détonations  des  revolvers  crépitaient  comme  une  grêle. 

Quand  Mornaix,  dégagé  enfin  par  une  secousse 
violente  qui  déchira  le  cuir  solide  de  son  vêtement,  ga- 
gna le  sol.  Grelot  combattait  à  genoux  et  Roger  chan- 
celait au  milieu  d'une  mare  de  sang. 

Mornaix,  blessé  qu'il  était,  bondit  comme  un  tigre, 
renversant  tout  dans  son  irrésistible  élan.  Ce  fut  le  zig- 
zag de  la  foudre.  Il  traversa  trois  fois  la  chambre,  bri- 
sant, tranchant,  assommant.  Mais  il  vit  tomber  Roger 
que  Naranja  et  Nannette  soutenaient  déjà.  Il  voulut 
aller  là  où  tout  son  cœur  l'appelait.  Il  cessa  un  instant 
de  penser  à  lui-même,  et  dix  blessures  le  terrassèrent 
aux  pieds  d'Anhita  qui  le  couvrit  de  son  corps. 

C'était  une  noire  et  indicible  furie.  Quand  les  trois 
Français  furent  tombés,  on  frappa  encore,  et  dans  l'at- 
mosphère épaisse  où  la  fumée  de  la  poudre  mettait  une 
brume,  les  revolvers  continuèrent  de  tonner.  Il  n'y 
ayait  pas  là  un  être  humain  qui  n'eût  une  plaie.  Le 
sang  d'Anhita  et  celui  de  Nannette  coulaient  par  plu- 
sieurs blessures. 

Au  bout  d'une  minute  un  silence  de  mort  se  fit. 

Ceux  qui  vivaient  regardèrent  et  se  comptèrent. 

Tom  Smith  poussa  du  pied  ses  frères  blessés  plus 
grièvement  que  lui.  Gomme  ils  ne  parlèrent  point,  il  dit  : 

Œ  Je  suis  le  maître.  » 

11  ajouta  : 

«Nous  avons  sept  morts.  Nous  sommes  d'un  pays  où 
l'on  se  venge.  Les  trois  coquins  ont  la  vie  dure  :  ils 


ROGER  BONTEMPS.  447 

respirent  encore.  Voulez-vous  tirer  tout  de  suite  ou  at- 
tendre à  demain?  Nous  les  attacherons  au  poteau 
comme  des  peaux  rouges  et  nous  verrons  comme  ils 
supportent  la  torture  !  » 

Une  douzaine  de  voix  éteintes,  mais  enragées,  répon- 
dirent : 

«t  Nous  voulons  attendre  à  demain  et  qu'ils  soient 
torturés! 

—  C'est  bien!  dit  Tom  Smith.  Garrottez-les  et  bu- 
vons! » 

Grelot  était  évanoui;  Roger  et  Mornaix  gisaient 
comme  deux  masses  à  côté  l'un  de  l'autre.  Nannette  et 
Anhita  se  tenaient  embrassées  dans  la  dernière  convul- 
sion de  leur  agonie  morale. 

On  les  lia  ensemble. 

De  Grelot,  de  Roger  et  de  Mornaix  on  fit  trois  pa- 
quets, hideusement  serrés. 

Puis  on  but....  Puis  chacun  se  laissa  choir  sur  ce  sol 
humide  de  sang  et  dormit  dans  la  boue  rouge  le  pesant 
sommeil  de  l'ivresse. 

Sur  le  seuil,  le  vieux  Géorgie ,  les  deux  coudes  sur 
sa  carabine,  regardait  Dingo,  inquiet  de  tout  ce  bruit, 
fiévreux  de  l'odeur  du  sang .  Il  disait  : 

«  La  paix,  mon  ami.  Que  t'importe  cela  ?  N'ont-ils 
pas  le  droit  de  s'entre-tuer  dans  une  maison  qu'ils  ont 
louée?  » 

Une  heure  s'était  écoulée.  Tout  dormait  dans  la  loge 
où  l'atmosphère  allait  s'éclaircissant.  Les  chandelles 
arrivaient  à  leur  fin  et  plusieurs  même  déjà  s'étaient 
éteintes. 

Par  le  trou  carré  qui  s'ouvrait  au  toit,  un  rayon  de 
lune  passait,  inondant  de  rayons  blafards  les  morts  et 
les  blessés,  plus  livides  que  les  cadavres. 


448  ROGER  BONTEMPS- 

Rien  ne  bougeait. 

Il  y  avait  des  ronflements,  des  gémissements  et  des 
râles,  mais  le  sommeil  étendait  sur  tout  cela  son  ni- 
veau engourdi.  Tel  blessé,  à  bout  de  sang,  mourait  en 
dormant. 

Le  tonnerre  éclatant  au  milieu  de  cet  atroce  dortoir 
n'eût  pas  amené  le  réveil. 

Une  ombre  cacha  la  lune. 

Une  tête  parut  au  rebord  du  trou  carré  et  regarda. 

Puis  un  corps  se  montra. 

Puis  Miguel  se  suspendit  des  deux  bras  au  toit  et  se 
laissa  choir  sur  le  sol. 

Pour  la  seconde  fois,  son  regard  parcourut  la  scène 
de  carnage  et  il  murmura  sans  sourciller  : 

«  Raye  de  Dios!  j'ai  vu  de  drôles  d'histoires,  mais 
jamais  rien  de  pareil!  » 

II  s'approcha  successivement  de  Grelot,  de  Roger  et 
de  Mornaix  ;  il  leur  tâta  le  cœur.  Il  toucha  la  main  des 
deux  jeunes  femmes. 

»  Garai  !  murmura-t-il  en  voyant  qu'elles  étaient 
liées  ensemble,  ce  sera  lourd  !  » 

Il  ouvrit  la  fenêtre  donnant  sur  le  balcon,  et  qui,  vu 
sa  position  inattaquable,  n'avait  point  de  barres  de  fer. 
Il  Tenjamba  et  sortit. 

Dehors  on  voyait  mieux  que  dedans,  à  cause  des  lim- 
pides rayons  de  la  lune. 

Immédiatement  sous  la  fenêtre,  la  lune  éclairait  le 
tonneau  de  poudre  de  Géorgie,  Miguel  le  caressa  et  lui 
sourit,  disant  : 

«  Celui-là  aussi  était  lourd  !  Et  il  a  fallu  peiner  pour 
le  monter  de  la  cave  !  » 

Il  le  disposa  à  distance  voulue  pour  qu'il  pût  servir 
de  marchepied. 

Gela  fait,  il  rentra,  prit  dans  ses  bras  les  deuxjeunes 


ROGER  BONTEMPS.  449 

femmes  qui  s'éveillèrent  et  posa  un  doigt  sur  sa  bouche, 
disant  : 

a  Chut  !  nous  causerons  plus  tard.  » 

Le  vivant  fardeau  fut  mis  en  travers  sur  l'appui  de 
la  croisée.  Miguel  passa,  assura  son  pied  sur  le  tonne- 
let de  poudre,  et  soulevant  de  nouveau  les  deux  jeunes 
femmes,  il  les  coucha  sur  l'herbe.  En  un  tour  de  main, 
son  couteau  les  eut  délivrées  de  leurs  liens. 

«  Restez  là,  leur  dit-il,  et  soyez  sages.  » 

Il  rentra  pour  la  seconde  fois  et  revint  avec  Grelot 
toujours  évanoui.  Anhita  et  Nannette  l'aidèrent.  Grelot 
fut  étendu  sur  le  gazon. 

Ce  fut  ensuite  le  tour  de  Mornaix,  puis  celui  de  Ro- 
ger, que  Miguel  déclara  lourd  comme  un  plomb. 

«  Mil  Dios,  ajouta-t-il.  Chaque  fois  que  je  fais  un 
effort,  ma  blessure  me  dit  deux  mots.  Et  j'en  ai  fait, 
cette  nuit,  des  efl'orts,  seiioritas.  Soyez  sages.  » 

Il  rentra  encore  et  rapporta  deux  carabines  sur  les- 
quelles on  plaça  Grelot  étendu.  Nannette  prit  une  des 
crosses,  Anhita  l'autre;  Miguel  saisit  les  deux  canons, 
et  ils  se  mirent  en  marche. 

Au  bout  de  trois  minutes,  ils  revinrent  chercher 
Roger. 

Puis  Mornaix. 

La  quatrième  fois,  Miguel  revint  seul.  Il  s'assit  sur 
le  baril  de  poudre  pour  reprendre  haleine,  et  étancher 
la  sueur  de  sou  front. 

«  Garamba!  grommela-t-il,  ma  blessure  commence  à 
être  trop  bavarde.  Il  est  temps  que  ça  finisse  !  » 

Il  se  leva,  posa  le  baril  sur  l'appui  et  rentra  dans  la 
loge. 

Dans  la  loge,  il  n'y  avait  plus  qu'une  chandelle  allu- 
mée. Encore  touchait-elle  à  sa  fin. 

Miguel  ôta  le  couvercle  du  baril  et  le  glissa  sous 

29 


450  ROGER  BONTEMPS. 

la  table,  autour  de  laquelle  les  trois  Smith,  le  faux 
abbé,  le  docteur  et  les  matelots  du  Saint-Jean-Baptiste 
dormaient. 

Il  prit  la  chandelle,  longue  tout  au  plus  d'un  demi- 
pouce  anglais,  et  la  planta  au  centre  du  baril,  sans  se 
presser,  sans  frémir,  comme  s'il  eût  fait  la  chose  du 
monde  la  plus  simple. 

Le  baril  se  trouvait  placé  au  centre  de  la  table  et 
juste  sous  la  tonne  d'or.  La  cire  ne  présentait  au-des- 
sus de  la  poudre  qu'un  petit  rebord  blanc,  épais  d'un 
quart  de  millimètre.  C'était  assez  à  l'estime  de  Miguel. 
Du  moins  jeta-t-il  avant  de  s'éloigner  un  regard  long 
et  satisfait  sur  ses  ennemis. 

«  Ils  ne  souflriront  pas,  pensa-t-il,  c'est  vrai,  mais 
l'idée  est  gentille,  et  ils  seront  bien  étonnés  de  se  voir 
morts  à  leur  réveil  !  » 

Il  sortit.  Arrivé  sous  bois,  il  appela  hautement  : 

Œ  Holà  !  vieux  Géorgie  ! 

—  Qui  va  là  !  demanda  l'hôtelier  en  saisissant  son  rifle. 

—  Géorgie ,  reprit  Miguel ,  le  gentleman  qui  t'a 
donné  une  poignée  d'or  est  ici  près  et  a  besoin  de 
toi.  » 

Géorgie  fit  un  mouvement  pour  quitter  son  poste, 
mais  la  conscience  de  son  sauvage  devoir  le  retint. 

<t  Je  ne  peux  m'éloigner,  dit-il.  Je  suis  à  ceux  qui 
dorment  là  dedans. 

—  Si  tu  veux  venir,  vieux  Géorgie,  reprit  Miguel, 
dont  la  voix  eut  une  légère  émotion,  on  te  donnera  une 
autre  poignée  d'or.  » 

L'hôtelier  répondit  non  d'un  accent  ferme  et  remit 
ses  coudes  sur  son  riûe. 

Dmgo,  qui  s'était  levé  sur  ses  quatre  pattes,  se  re- 
coucha. 

■  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu,  »  murmura  Miguel.  Et  il 


ROGER  BONTEMPS.  451 

s'éloigna  pour  rejoindre  Mornaix,  Grelot,  Roger  et 
les  deux  jeunes  femmes  qui  étaient  dans  le  creux  du 
gommier  mort. 

L'instant  d'après, tine  vaste  détonation  se  fit;  lebush 
s'éclaira  d'une  terrible  lueur  qui  montra,  comme  en 
plein  jour,  les  murailles  granitiques  de  la  rampe  et  la 
colonnade  des  troncs  décédés. 

Puis  tout  fut  silence.  Les  rayons  de  la  lune  glis- 
sèrent sur  l'endroit  vide  où  Maison-Seule  avait  existé. 


452  ROGER  BONTEMPS. 


CONCLUSION. 


«  Et  le  dénoûment?  demandai-je  à  la  marquise. 

—  Quoi!  me  répondit-elle  scandalisée,  n'est-ce  pas 
un  dénoûment,  une  maison  qui  saute  avec  vingt  per- 
sonnes? 11  y  a  douze  défunts  de  plus  que  dans  vos  Cou- 
teaux d'or  ! 

—  J'entends  bien,  mais  le  dénoûment  pour  nos  per- 
sonnages? 

—  Ah  !  fit-elle,  c'est  juste.  Roger  fut  notaire  etMor- 
naix  acheta  son  château. 

—  Grâce  à  la  tonne  d'or,  je  suppose?  » 

Mme  la  marquise  secoua  la  tête  et  sourit, disant: 

«  C'est  votre  état  de  chercher  des  dénoûments.  Les 
histoires  vraies  n'en  ont  pas.  L'or  de  la  tonne  fut  dis- 
persé comme  une  poussière  par  l'explosion.  De  loin 
en  loin,  on  trouve  encore  quelques  nugg'ets  dans  ce 
beau  lac  qui  est  au  bas  de  la  rampe  où  s'élevait 
Maison-Seule. 

«  Nos  quatre  compagnons,  soignés  et  guéris  au  cam- 
pement des  Allemands,  purent  regagner  Melbourne, 
puis  l'Europe,  avec  Anhita  et  Nannette,  tous  sains  et 
saufs,  mais  nus  comme  des  petits  saint  Jean. 

«  Dans  le  premier  journal  que  Mornaix  parcourut  en 


ROGER  BONTEMPS.  453 

arrivant  au  Hatre,  il  trouva  un  avis  émanant  de  ce  bon 
maître  Piédaniel,  qui  l'invitait,  selon  la  formule  con- 
sacrée, à  passer  à  son  étude  pour  recevoir  une  commu- 
nication importante. 

<c  II  s'agissait  de  la  succession  d'un  vieil  oncle  qui 
n'était  jamais  allé  aux  pays  d'or,  mais  qui  avait  ga- 
gné plusieurs  millions  à  défricher  des  landes  en  Bre- 
tagne.... 

—  Alors,  m'écriai-je,  je  ne  demande  plus  comment 
Roger  paya  son  étude  ! 

—  Il  la  doit,  me  répondit  la  marquise. 

—  Comment!  notre  Robert-le-Diable?... 

—  Membre  du  conseil  général.  Réglé  comme  un 
registre.  N'aime  pas  prêter. 

—  Mais  Naranja?... 

—  Une  charmante  comtesse  :  fort  à  la  mode  et  de 
jolies  dettes,  en  quantité. 

—  Jamais  je  n'oserai  dire  ces  choses  à  mes  lec- 
teurs, madame  ! 

—  Et  bien  vous  ferez....  Mais  épuisons  notre  liste. 
L'Oiseau-Jaune  est  un  grand  chef  à  Pontoise.  Mme  Isi- 
dore-Borromée-Médard  Lanternilliau  Philippotelet  de 
Saint-Bonaventure  en  Fontaine-Romagnol  (née  Fan- 
fare), monopolise  les  respects  éclairés  de  la  contrée. 
Grelot  a  l'honneur  d'être  photographe. 

—  Bravo  !  on  en  manquait.  Et  le  sanguinaire  Mi- 
guel? 

—  Il  a  fort  bien  tourné,  ce  Malgache  !  Il  cherche 
toujours  de  l'or,  à  Paris,  le  soir,  après  la  bourse,  aux 
environs  du  passage  de  l'Opéra. 

—  Horrible  !  mais  Nannette  !  Nannette  ! 

—  Voyez-vous,  me  dit  la  marquise  en  souriant, 
voilà  le  vrai  dénoûment.  Mon  Roger  Bontemps  de 
notaire  n'a  pas  fait  d'héritage ,  mais  il  est  le  mari  de 


454  ROGER  BONTEMPS. 

Nannon.  11  a  eu  le  gros  lot.  Nannette  est  si  bonne  1 
Nannon  est  si  jolie  1  Elle  porte  bonheur  !  Dans  dix 
ans,  Roger  prêtera  peut-être  de  l'argent  à  M.  le  comte 
Mornaix  de  Belbon,  qui  se  souviendra  du  collège  et 
du  bush  avec  attendrissement,  le  jour  où  le  château 
de  ses  pères  subira  sa  première  hypothèque.  » 


a]sp) 


TABLE   DES   MATIERES. 


Pages. 
Avant-propos i 


PREMIÈRE  PARTIE. 

I.  Nid  de  fauvette 1 

II.  Le  Parapet 19 

III.  Voiture  mortuaire 29 

IV.  Le  chemin  creux 42 

V.  La  vieille  maison 64 

VL  Nuit  de  veille 66 

VII.  Une  révolution  au  Mexique 78 

VIII.  La  Saint-Jean-Baptiste 94 

IX.  Histoire  du  charmeur 109 

X.  Où  Roger  voit  passer  Nannette 1-22 

XI.  Une  plume,  de  l'encre,  du  papier 132 

XII.  Où  Roger  finit  sa  lettre 147 


DEUXIÈME  PARTIE. 

I.  L'Oiseau-Jaune 161 

II.  Le  boudoir  de  Fanfare 178 

m.      Le  Rodeur-Gris 186 

IV.  Boxing-Out 196 

V.  Renards  et  Philistins 212 

VI.  Gigot3  à  l'ail  et  poulets  marengo 230 

VII.  Un  restauranl  dans  le  bush 248 


456  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

VIII.  Festin  d'aventures = 266 

IX.  AuroDivo! 280 

X.  Paysage  australien 303 

XI.  La  ceinture  de  l'Irlandais 322 

XII.  Nannette .- 336 

XIII.  Projet  de  dîner  sur  l'herbe 3.57 

XIV.  Naranja 382 

XV.  Auri  sacra  famés 396 

XVI.  La  piste  d'or 415 

XVn.  Où  le  Malgache  reste  en  arrière '. .  436 

Conclusion 452 


Paris.— Imprimerie  générale  de  Ch.  Lahure.  rue  de  Fleurus,  9. 


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: .       1856 

^       t.6 


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