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ROGER BONTEMPS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
Les Habits-Noirs.
Annette Laïs (2' édition).
Le Poisson d'or.
Paris. - Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus,
ROGER BONTEMPS
PAR
PAUL FEVAL
Ci.ë ^
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'«
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N» 77
1865
Droit de traduction réservé
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JIJl.
91(799
AVANT-PROPOS.
« J'ai lu de vous, me dit la marquise, dans le Jour-
nal pour tous, un conte fort invraisemblable, intitulé
les Couteaux d'or. J'aime les histoires d'intérieur, à
la manière anglaise, pleines de tasses de thé, de
tartines au beurre et de recettes pour conserver les
fonds d'artichaut. Je prenais à l'avance ces Couteaux
d'or pour des couteaux de table, et je pensais que
William, le jeune homme rangé qui veut épouser
la fille du pasteur méthodiste, les apporterait au
presbytère, dans un étui de chagrin, pour cadeau
de noces. J'avais envie de savoir quelle diablerie le
lord ruiné ferait à cette occasion. Il est possible
de cacher des billets doux dans une boîte à cou-
teaux. Et admettez que nous soyons à la Nouvelle-
Orléans : la boîte disparaît; on va fouetter cruel-
lement l'oncle Tom et nous avons six cents pages
attendries pour prouver qu'il fait jour en plein
II AVANT-PROPOS.
midi, c'est-à-dire que l'esclavage n'est pas une
jolie chose dans un pays où l'on parle de liberté du
matin jusqu'au soir....
— Et vous fûtes désappointée, madame?
— Je crois bien ! Un sauvage à Paris ! Un sau-
vage muet qui ne refait pas les Lettres Persanes! Un
Huron qui n'a pas tout l'esprit de Voltaire, et qui
ne profite même pas de sa position exceptionnelle
pour éditer un cours de philosophie naturelle !
alors, cet ïroquois trouvait tout bien dans notre re-
ligion, dans notre gouvernement? Il admettait jus-
qu'au macadam 1 Et des machines de l'autre monde
que vous faites passer sur la butte Montmartre !
Et un duel à l'américaine dans la plaine Saint-
Denis!...
— Vous ne croyez pas à tout cela, madame?
— Non certes.... Et pourtant, je sais une aven-
ture beaucoup plus surprenante....
— A laquelle vous croyez?
— Il le faut bien, c'est l'histoire de mon no-
taire. »
QjÇ^^Jl^
AVANT-PROPOS. III
II
Nous en sommes tous là. Il n'est pas un seul
d'entre nous qui n'ait dit au moins une fois en sa
vie, après avoir écouté un récit, ces deux choses
contradictoires :
« C'est invraisemblable, mais je sais une aven-
ture bien plus étonnante encore. »
Sous-entendu : qui n'est pas invraisemblable.
« Pourquoi, cependant?
— Parce que c'est de l'iiistoire.
— Oui-da! Et qu'est-ce que l'histoire? »
qj^âcl:^
IV AVANT-PROPOS,
m
Il est notaire, pourquoi le cacher? notaire à
Paris. Ce fait ne prouve rien pour ou contre les
autres notaires. Il est fort comme un athlète et
brave comme un lion-; il a le sang-froid d'un peau-
rouge et l'esprit d'un sauvage du boulevard des
Capucines; il est insolemment bon, jeune et beau;
il a épousé par amour la femme la plus exquise....
Il est notaire avec cela. Sous quel prétexte? Une
vocation, à ce qu'il dit. Vous verrez bien.
Car ce qui va suivre est purement et simplement
l'histoire de Roger Cazal de Lavaur, surnommé
Roger Bon temps et notaire de Mme la marquise.
<e^
ROGER BONTEMPS.
PREMIERE PARTIE.
L'ACTE DE VENTE ET LE CONTRAT DE MARIAGE.
1
Nid de fauvette.
Il y avait une petite plate-forme en planches, juste
au-dessus du conduit de pierres guillochées qui bordait
le toit, car c'était une vieille maison, une vieille maison
du vieux Paris qui voyait d'un côté le cèdre du Jardin
des plantes, à la hanche du Panthéon, et de l'autre le
Palais du Luxembourg, avec les ombrages fleuris de
ses jardins. Sur la petite plate-forme, il y avait un
jardin aussi qui souriait au soleil couchant : quatre
pots en terre rose, deux de pois de senteur et deux de
pensées.
La fenêtre était mansardée gaiement et rond-voûtée.
Elle regardait la plaine de Montrouge par-dessus les
maisons.
Vis-à-vis de la fenêtre et tout auprès du lit qui avait
1
2 ROGER BONTEMPS.
vraiment des rideaux ruches de perse à onze sous, pro-
pres, clairs et joyeux, s'ouvrait une petite porte. Certes,
Nannon était bien logée. Outre sa chambre, cette
chambre où nous sommes, si nette et si mignonne, elle
jouissait d'un bûcher pour mettre ses robes, son four-
neau et les petits fagots qui allument le poêle, l'hiver.
Gela lui coûtait cent cinquante francs par an, et toutes
les fleuristes du pays latin convoitaient ses domaines.
Roger venait de l'autre bord de la Seine. Ce n'était
déjà, plus un étudiant. Il habitait les quartiers d'af-
aires, là-bas, au delà du Palais-Royal. De si haut et
de si loin, Nannon le reconnaissait bien, quand il tra-
versait le jardin du Luxembourg.
Nannon avait vingt ans; Roger était d'âge à être
notaire, tout juste.
Roger, cependant, était beaucoup plus enfant que
Nannette.
C'étaient deux amoureux, vous le savez d'avance
aussi bien que moi, mais comment vous dire cela? Ils
ne s'aimaient pas tout à fait à la mode usitée dans ce
quartier folâtre où se fait la moisson des gens sérieux.
On dirait en effet que toutes ces graines de docteurs et
de juges d'instruction prennent à tâche d'avoir le
diable au corps pendant deux ou trois années et jettent
au vent le trop chaud de leur sang pour avoir besoin
de dormir ou de s'ennuyer tout le solennel restant de
leur vie. La province fut inventée pour expier les fre-
daines de Paris. Trente mois d'école de droit ou de cli-
nique dévorent en herbe le rire de toute une existence.
Tout étant pour le mieux dans le meilleur des
mondes, ce fait me paraît providentiel. La closerie des
Lilas et le Prado sont des caisses d'épargne où la gra-
vité économisée porte intérêt pour l'avenir.
La chambrette n'avait point de cheminée ; à droite et
ROGER BONTEMPS. 3
à gauche du poêle dont le tuyau coudé s'enfonçait dans
le frais papier de la tapisserie, deux chers portraits
pendaient, deux miniatures, un capitaine de cavalerie
dont les cheveux allaient grisonnant et une femme qui
n'était plus jeune, mais qui était touj ours belle. Nannette
vivait sous les yeux de son père et de sa mère. Elle
n'aimait pas son Roger comme on aime au pays latin.
Eh bien oui! Nannette était sage, quoique folle.
Roger disait souvent : quand tu seras ma femme....
Œ Croyez cela ! » grommelait la portière à qui Nan-
non, pourtant, ne faisait jamais attendre son terme.
Elle ajoutait, cette même portière :
« Et buvez de l'eau ! »
Nannon buvait de l'eau ou du vin, selon l'occasion.
Mais elle croyait tous les jours. '
Et Roger donc ! Roger croyait dur comme fer. C'était
le plus loyal garçon de France et de Navarre. Si vous
lui eussiez demandé ses intentions à l'égard de Nan-
nette, il vous aurait regardé avec ses grands yeux fiers
et francs qui exprimaient si bien l'étonnement. Ses
intentions à l'égard de Nannette! Yoilà de ridicules
questions ! Avant de rencontrer Nannette, il menait la
vie de polichinelle et sa bonne vieille mère en mourait
de chagrin....
Car il avait une mère, Roger, une douce femme qui.
était noble et bourgeoise k la fois : noble par ses sou-
venirs, bourgeoise par le besoin passionné qu'elle
avait de faire un établissement à son cher fils. Je ne
sais pas si ces Gazai de Lavaur étaient jamais allés aux
croisades, mais la bonne dame était bien fière de sou
nom. Gazai, disait-elle, s'était allié dans le temps k
Morlemart et à Rohan, et certes, vous avez entendu
parler du chef d'escadre Gazai de* Lavaur qui était
moins célèbre que Jean-Bart.
4 ROGER BONTEMPS.
Elle ajoutait avec un soupir :
« Jadis, nous étions d'épée. »
Hélas! oui, mais il fallait un établissement à ce
hanneton de Roger. Quel joli soldat il vous eût fait!
Il était clerc de maître Denis-Tiburce Piédaniel, notaire
de la Société œnophile et de la compagnie Baudelion
(pour les engrais concentrés).
Roger était Parisien de Paris, ce qui est très-rare.
Nannette venait de quelque part, en Bretagne, aux
environs de la ville d'Auray. Son père, un vieux soldat
qui n'en savait pas bien long, était mort en sollicitant
un bureau de tabac qui fut donné à l'oncle du coiffeur
d'une danseuse russe ; sa mère avait travaillé loyalement
pour l'élever, puis un pauvre soir d'hiver, quelques
jours après sa quato/'zième année accomplie, Nannette
se vit seule au travers de ses larmes.
Elle employa son dernier argent pour acheter un
terrain auprès de la tombe du capitaine. Il y avait aussi
des flçurs, des fleurs toujours fraîches en ce petit coin
du cimetière Montparnasse où vous auriez pris Nan-
nette pour un ange agenouillé.
Ce fut en revenant de là que Nannette rencontra son
Roger pour la première fois. Elle longeait le boulevard
extérieur; la nuit se faisait; des étudiants qui, pour le
moment, ne songeaient pas à leurs examens, lui bar-
rèrent la route. Roger entendit un enfant qui criait à
l'aide. La suite de ce récit vous montrera combien peu
de goût il avait pour les aventures ; mais quand on y
est, il faut marcher. Roger assomma quelques étudiants
avec répugnance : de chers garçons qui devinrent ses
meilleurs camarades, et ramena Nannon à la maison.
En chemin, ils s'aimèrent.
L'histoire n'est pas plus longue que cela.
Nannon savait les chansons de Bretagne qui l'avaient
ROGER BONTEMPS. 5
bercée; elle faisait rire ou pleurer Roger, quand elle
voulait. Elle avait une de ces douces petites voix qui
vous chantent dans le cœur. Gela impatiente les vieilles
femmes regretteuses et jalouses; la portière disait à ses
Vassales :
« Faut le printemps pour la fauvette. Attendez seu-
lement l'hiver ! »
Nannette attendait et chantait. Tout le voisinage
connaissait les mignons refrains de la fauvette, mais
on n'apercevait guère son frais minois qu'à l'heure où
elle arrosait son jardin. Le reste du temps, invisible
derrière ses quatre pots de terre rose, elle tournait.
C'est le mot technique de cette humble et gracieuse
industrie des fleuristes. Elle tournait des liserons plus
légers que ceux des haies, des bruyères plus délicates
que celles des vieilles landes bretonnes, elle tournait
des bluets, des coquelicots et de la folle avoine. C'était
une fée. Les fleurs naissaient, vivant comme les
fleurs du bon Dieu, sous le charmant travail de ses
doigts.
Quand ils avaient couru sous l'ombre ou le soleil,
tout un joyeux dimanche, Nannon et Roger, les deux
échappés, Roger en nankin, Nannette bleue et blanche
comme une clochette de volubilis, dans les sauvages
coulées de Ghaville, où là-haut parmi les moissons de
cette Beauce en miniature qui entoure l'ermitage de
Villebon, on rapportait des bottes de fleurs des champs.
Il y a de la bruyère aussi dans le bois de Clamart qui
regarde Meudon, et des champs de jacinthes et des
fossés remplis de pensez-à-moi. Le lundi, Nannette
allait chezMme Mauconseil, une négociante. Mme Mau-
conseil avait des outils. Nannon copiait, en se jouant,
une herbe des prés, une mousse, un vrillon de bryone,
et Mme Mauconseil faisait tout doucement sa fortune
6 ROGER BONTEMPS.
avec sa réputation de fleuriste habile, Nannette n'y
voyait point de mal.
Elle avait des cheveux d'un blond très-foncé, qui
rayonnaient à la lumière; elle ne savait où les fourrer
tant ils foisonnaient abondamment autour de son front
d'enfant. Quand elle était seule, ses grands yeux d'un
bleu obscur regardaient le ciel avec de souriantes tris-
tesses. Sa bouche était fine et gaie ; la gentille ten-
dresse de son cœur parlait dans sa voix.
Avec cela, elle était brave comme un petit homme.
Roger ne savait pas comme il l'aimait. C'était un
beau grand garçon, élégant par nature, trop insouciant,
mais assez Parisien pour avoir résisté. à la maladie de
Paris. Les Parisiens de province seuls meurent de cette
fièvre jaune. Il adorait sa mère et faisait son métier
mécaniquement, comme un spirituel fainéant qu'il
était. Il prétendait, de bonne foi, avoir un goût assez
vif pour le notariat, sous prétexte qu'il n'y a point là
d'aventures possibles. Il détestait si haut les aventures,
que plusieurs de ses amis le regardaient comme un
romancier démissionnaire.
Nannette et Roger ne se ressemblaient point; ils
formaient plutôt contraste entre eux, et pourtant je ne
sais quel mystérieux air de famille faisait songer à l'un
quand l'autre se montrait : c'était bien la même fran-
chise absolue de caractère, la même « bravoure, » pour
répéter ce mot qui leur allait également à tous deux.
Un matin qu'ils montaient, tout resplendissants de
jeunesse et de joie, dans le cabriolet du dimanche, la
portière avait dit, attendrie jusque dans ces cavités où
se trouve le cœur chez les gens qui en ont un :
« C'est trop joli pour durer. Un ménage comme ça
ferait tort aux autres. >•
ROGER BONTEMPS. 7
Six heures du soir venaient de sonner à la tour de
Saint-Jacques du Haut-Pas. Roger arrivait ordinaire-
ment vers six heures et demie. Cependant, Nannon ne
se penchait point à son poste, espionnant le jardin du
Luxembourg à travers les vertes tiges de ses fleurs. On
était à la fin de septembre; le soleil couchant traçait un
large rais de lumière dans sa chambretle vide.
On entendait parler dans le petit bûcher, dont la
porte s'ouvrit tout à coup.
Nannon sortit et referma la porte. Elle était rouge
comme une cerise. A peine la porte fut-elle refermée
que sa joue devint pâle ; ses yeux, en même temps se
remplirent de larmes. Elle était si violemment émue,
que vous eussiez cru distinguer de la folie dans son
regard. Elle resta un instant immobile, comme si elle
eût voulu recueillir des pensées rebelles; puis elle
s'assit auprès de sa petite table à ouvrage et mit sa
tête entre ses mains, qui disparurent dans les masses
abondantes de ses cheveux. Par intervalles, on voyait
l'effort des sanglots sourds qui secouaient sa poitrine.
Vous n'eussiez rien entendu, vous, car il y avait loin
du nid de Nannette au rez-de-chaussée, et les bruits
de la rue entraient par la fenêtre ouverte ; pourtant,
un son d'espèce particulière frappa son oreille ; elle
tressaillit; ses mains s'écartèrent à droite et à gauche
de son front; elle rejeta d'un mouvement mutin, et du
même coup, pour écouter mieux, tous ses cheveux en
arrière.
Elle était charmante ainsi, avec ses yeux humides et
rougis, son minois effarouché, sa pose attentive.
« Il vient de meilleure heure ! » murmura-t-elle en
se levant.
Elle avait reconnu le pas de Roger dès la première
volée.
8 ROGER BONTEMPS.
En un tour de main ses cheveux roulés se nouèrent
sur son chignon, engloutissant jusqu'à la garde les
longues dents de son peigne en écaille; ses yeux,
tamponnés vigoureusement, essayèrent un sourire. Elle
saisit son ouvrage et prit sa place habituelle auprès de
la croisée.
Roger venait lentement; il n'était encore qu'au se-
cond étage.
a Lui qui monte toujours quatre à quatre! » pensa-
t-elle.
Ses jolis doigts tournaient déjà, et avec quelle
adresse ! les tiges d'un bouquet de muguet. Il y avait
une tristesse mortelle dans ses yeux, mais aussi une
préoccupation et la marque d'un travail mental. Un
doute était parmi sa souffrance, peut-être un espoir.
Gomme le pas de Roger, plus distinct, sonnait sur le
palier du troisième étage, elle appela un sourire sur ses
lèvres. Ce n'était pas assez. Elle se mit à chanter de sa
pauvre douce voix, qui d'abord trembla, mais qui bien-
tôt s'affermit; car, sous cette gentille enveloppe, il y
avait une volonté de bronze.
Elle savait bien des chansons bretonnes. Sans choi-
sir, elle tomba sur cette gaillarde invocation des bons
gars d'Auray, qui supplie et menace tour à tour la mère
de la Vierge :
A Sainte-Anne, en Auray,
J irai pieds nus sur la route,
Et je lui porterai \ ^u- \
Les plus beaux bouquets qu' j'aurai. | ^ '^'^
Il y a là une roulade villageoise que Nannon réussis-
sait à miracle. Parfois, quand Roger montait et qu'elle
chantait, il ralentissait le pas pour écouter mieux; mais,
cette fois, il ne s'arrêta point.
ROGER BONTEMPS. 9
Nannon poursuivit, et, au travers de la porte, vous
auriez juré qu'elle était gaie comme pinson.
C'est la fille à Joson Michaille
Qui m' tient au cœur depuis 1' printemps.
J' gagne dix- huit sous quand j' vas aux champs,
.]' peux-t-êtr' soldat, car j'ai la taille :
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un vieux pot des pièces d'or....
A Sainte- Anne, en Auray,
J'irai pieds nus sur la route,
Et je lui porterai j ^.^
Les plus beaux bouquets qu' j'aurai. (^
Roger attendit la fin du refrain pour ouvrir la porte.
Nannon remarqua cela.
Il avait couru. La sueur perlait à soufrent. Etpour-
tant, il avait mis bien du temps à monter les quatre
étages.
« Bonjour, chérie, » dit-il en entrant.
Nannette lui répondit par un petit signe de tête, et
continua de chanter :
J'achèt'rais 1' cousin Jean-Marie;
Il est bon pour servir le roi.
Catherin' ne voyant plus qu' moi,
Ça lui donn'rait peut-être envie.
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un vieux pot des pièces d'or....
c Te voilà bien en train, ce soir! » reprit Roger qui
s'avança pour l'embrasser.
Elle lui tendit sa joue, et le regarda dans les yeux en
lançant son refrain d'une voix provocante :
A Sainte-Anne, en Auray,
J'irai pieds nus sur la route....
10 ROGER BONTEMPS.
« Si je croyais qu'en faisant ce voyage-là je trouve-
rais un trésor interrompit Roger.
— Ah ! ouiche I fit-elle. C'est bon dans les chan-
sons 1 »
Et la fleur vira dans ses doigts comme une toupie
Ils avaient tous deux de ces figures qui sont des
livres ouverts. Ils se savaient par cœur. Jamais entre
eux, je dis au grand jamais, il n'y avait eu ni secret ni
réticence.
Roger s'assit. Ils restèrent un instant silencieux.
«c Tu ne chantes plus? dit Roger d'un air contraint.
— Non, » répondit Nannelte sèchement.
Puis elle ajouta, en rabattant ses longs cils sur ses
regards sournois :
« Il n'est pas six heures et demie.
— J'avais hâte de te voir, répliqua Roger, qui évi-
demment saisissait avec ardeur cette porte ouverte à
une explication.
— En commençant de bonne heure, murmura Nan-
non qui assemblait gravement son bouquet, on est plus
tôt quitte. »
Il la regarda, étonné.
Elle fredonna lestement :
J'irais hoir' ma petit' chopine
Tous les matins au cabaret.
La femm' dirait ce qu'a voudrait,
Quand j' s'rais l'époux de Catherine.
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un grand pot des pièces d'or....
Roger la regarda au moment où elle allait entamer
le refrain, et lui dit d'un accent sérieux :
« Tu as quelque chose ?
— Parbleu ! répondit-elle.
ROGER BONTEMPS. 11
— C'est un secret?
— Tout le monde en aurait donc, des secrets ! »
Roger rougit et voulut lui prendre la main. Elle le
repoussa.
« J'ai que je ne sais pas où se trouvent les trésors, »
murmura-t-elle prête à pleurer.
Mais elle ajouta bravement et chantant à pleine
voix :
Dans un vieux pot des pièces d'or !
Puis elle éclata de rire.
Ce rire sonna tristement dans la chambre qui rede-
vint muette.
o Eh bien! oui, dit tout à coup Roger, il y a quel-
que chose et je venais te le dire. Maman veut me ma-
rier.
— Connu ! » prononça nettement Nannon en haus-
sant les épaules.
Il faut spécifier que ce n'était point là du tout son style
ordinaire. Nannon était une grisette et n'était rien de
plus, mais elle n'employait jamais l'odieux parlage des
griseltes, tout fait de mois malsonnants qu'elles pren-
nent la peine d'apprendre par cœur aux petits théâtres, i
D'ordinaire, Nannon parlait comme elle pensait, c'est-]
à-dire correctement et bien. Mais aujourd'hui, il sem-
blait qu'elle eût arboré une méchante cocarde. Sa
voix, son regard, son geste, toute sa personne enfin
avait physionomie de défi.
Roger réussit à lui prendre la main, et sentit dans
ses doigts un vif frémissement. La main était froide et
morte. Il l'embrassa pour la seconde fois : la joue bn*i-
lait.
« Tu as vu quelqu'un? murmura-t-il.
— Il aurait fallu peut-être, répliqua-t-elle avec
12 ROGER BONTEMPS.
une amertume profonde, attendre au lendemain de la
cérémonie !
— La cérémonie ne se fera jamais si tu veux, » pro-
nonça doucement Roger.
Nannon répéta en détournant les yeux :
« Connu!
— Écoute, dit Roger non sans irritation, tu cher-
ches à me piquer et tu as tort, car j'ai bien de l'em-
barras....
— Ah! oui, dit-elle, redoublant d'ironie, bien de
l'embarras : c'est juste!
— .Te ne t'avais jamais vue ainsi, Nannette! »
Un mot vint jusqu'à ses belles petites lèvres roses,
mais elle le retint et dit sèchement :
« Possible ! »
Roger abandonna sa main qui s'affaissa d'un mou-
vement découragé, mais cela dura si peu, qu'il eût fallu
l'œil d'un observateur pour déchiffrer ce muet symp-
tôme de défaillance. La main se releva prestement et
les tiges virèrent de plus belle, tandis que le refrain
allait, véritable déclaration de guerre :
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un vieux pot des pièces d'or!
« Et qu'en ferais-tu, ma pauvre Nannon? demanda
Roger attendri à son insu par l'effort même qu'on fai-
sait pour le blesser au vif.
— Gela ne vous regarde plus, » répondit-elle.
Il se leva brusquement, comme si ce mot eût touché
en lui quelque blessure cachée. Il fit un tour dans l'é-
troite chambrette où chaque objet lui sautait aux yeux
comme un navrant adieu. Nannette le suivait d'un re-
gard sournois et chantait.
A cette heure, la scène apparaissait sous un aspect.
ROGER BONTEMPS. 13
nouveau. Pendant un instant, Nannon, qui n'était plus
observée, laissa parler l'éloquente expression de ses
traits. Il y avait là tout le grand, tout le bel amour de
la jeunesse.
« Qui t'a prévenue ? demanda Roger tout d'un coup.
— C'est quelqu'un, » répliqua Nannelte.
Rien ne dit tant et si bien que ces réponses d'enfant,
qui n'ont par elles-mêmes aucun sens. Roger revint et
croisa ses bras sur sa poitrine.
s Tu sais pourtant bien, reprit-il, que ma bonne
mère pense et agit pour moi depuis le jour de ma nais-
sance. Elle n'a que moi; elle n'a qu'un rêve qui est
mon avenir. Moi, je ne lui ai jamais résisté, et j'allais
commencer ce soir. »
Nannon trancha son fil de soie d'un coup de ses jo-
lies dents blanches.
«Ah!... » fit-elle.
Puis elle mit ses doigts devant sa bouche, qui s'ou-
vrit en un demi-bâillement.
« Je te parle de ma mère ! dit Roger avec une con-
sternation véritable.
— Est-elle blonde ou brune? demanda Nannette, ta
demoiselle qui a de quoi?
— Est-ce bien loi que j'entends! balbutia le pauvre
garçon. J'étais donc fou avant ce soir!
— Bah ! fit-elle avec le geste de celles qui jettent
leur bonnet par-dessus les moulins, il faut bien payer
ton étude, mon petit, je ne t'en veux pas.... Mais pour-
quoi se gêner, maintenant? »
C'était trop ; on dépassait le but. Roger ne crut pas.
Son front soucieux se dérida.
« Tu te venges, dit-il, et ce n'est pas bien difficile,
va, de toi à moi. Je sais mieux comme je t'aime, depuis
ce soir — J'ai eu grand'peur. »
14 ROGER BONTEMPS.
Il vint une étrange expression au visage de la fillette,
qui le regarda en face et prononça tout bas :
« C'est lâche, les hommes !
— Mais, que crois-tu donc, à la fin ! s'écria Roger.
T'ai -je jamais fait du mal, ou t'ai-je parfois menti? Je
suis à toi, je ne suis qu'à toi; il me semble qu'il n'y a
que toi de femme au monde pour moi. C'est comme
cela ; je n'y peux rien. . . , J'ai été lâche, c'est vrai, lâche
envers ma mère que j'ai laissée s'engager.... s'enga-
ger.... me disant toujours : Demain, je lui raconterai
l'histoire de mon cœur et le lendemain je n'osais
pas. Pourquoi ? Parce que si ma mère s'était mise en-
tre nous deux.... »
Nannette avait grand'peine à tenir sa paupière bais-
sée. Un instant de plus, ses yeux rieurs et mouillés
allaient, en s'ouvrant, dévoiler toute son âme. Mais
Roger tressaillit tout à coup, et s'interrompit pour re-
garder la porte du petit bûcher. Un léger bruit était
venu de ce côté.
Nannette avait entendu aussi, car une rougeur lui
monta aux joues.
Gela fit plus que le bruit lui-même. Roger devmt
pâle et tremblant.
La bizarre conduite de celle qu'il aimait posait une
énigme. Était-ce le mot de l'énigme qui se cachait der-
rière cette porte fermée?
Il y eut un silence presque solennel. Le bruit ne se
renouvela point.
Nannon, les yeux toujours baissés, reprit son chant
d'une voix qu'elle voulait rendre indifférente et libre.
Un rayon de soleil couchant, gùssant à travers les
fleurs, jouait dans l'or de ses cheveux et découpait, se-
lon une ligne lumineuse, les délicats profils de ses
traits. Elle était ado rablement jolie.
ROGER BONTEMPS. 15
Roger avait cette angoisse qui serre le cœur au che-
vet d'une morte bien-aimée. Il la contemplait avide-
ment et songeait : c'est peut-être la dernière fois....
Car je l'ai dit : il était brave.
« Vous n'étiez pas seule, Nannon, » murmura-t-il
si bas que" la fillette le devina plutôt qu'elle ne l'en-
tendit.
Son corsage s'agita, mais il est des heures où l'on a
des yeux pour ne point voir. Elle répondit d'un accent
presque effronté :
« Après! Quand cela serait?
— Il y a quelqu'un là, » dit Roger en pointant du
doigt la porte.
Nannon tourna la tête.
« Et si ce quelqu un-là n'est pas un misérable pol-
tron, continua Roger qui haussa le ton malgré lui, je
l'engage à se montrer ! »
Nannon jeta son ouvrage, et resta un instant le re-
gard cloué au sol, comme si elle eût attendu la réponse
au défi porté. Roger ne l'avait jamais vue si belle.
Il crut qu'elle allait parler ; sa bouche, en effet ,
s'entr'ouvrit , mais ce fut pour donner passage à
un rire strident et sec que Roger ne lui connaissait
pas. Ce rire le souffleta comme eût fait la main d'un
rival.
Il saisit son chapeau qu'il avait jeté sur un meuble
en entrant. Mais il ne partit pas encore parce qu'il crut
voir une souffrance au travers des paupières baissées
de la jeune fille.
« Nannette, dit-il avec une émotion profonde, si je
m'en vais ainsi, jamais je ne reviendrai plus. »
Etait-ce un sanglot, ou le restant de l'éclat de rire ?
Les yeux obstinés de Nannon ne se relevèrent point
Elle répondit :
16 ROGER BONTEMPS.
« Vous êtes assez grand pour savoir ce que vous avez
à faire.
— Adieu, Nannette, dit Roger douloureusement.
Soyez heureuse.
— Merci! fit-elle, et bonne chance. »
Roger sortit. Dans l'escalier, il put entendre le der-
nier couplet de la chanson :
Vous m' devez bien ça, bonne mère,
Car v"là longtemps que j' paye des vœux.
Ça n' vous coûte rien d' fair' des heureux,
Et j' commence à m' mettre en colère.
Faut pourtant que j' trouv' mon trésor,
Un grand vieux pot, tout plein d' pièces d'or!
Roger descendit l'escalier. Quand Nannette s'arrêta
pour écouter, elle entendit encore le bruit de ses pas.
Alors elle entama le refrain d'une voix qui allait se
brisant :
A Sainte-Anne, en Auray,
J'irai pieds nus sur la route....
Ce fut tout. Elle avait fait de son mieux. Ses deux
mains s'appuyèrent ensemble contre sa poitrine.
On n'entendait plus le pas de Roger.
Elle tomba en bas de sa chaise comme une morte.
Le petit bûcher s'ouvrait en ce moment. Une femme
qui avait des cheveux gris sous sa capote de soie noire
franchit le seuil. C'était une physionomie douce et
bonne; dans ses traits déjà flétris par les années, on
retrouvait le dessin du jeune et beau visage de Roger.
Elle traversa la chambrette d'un pas pressé, mais que
l'émotion faisait chanceler. Ses yeux étaient remplis
de larmes.
Nannon s'éveilla la tête sur les genoux de Mme Ga-
zai de Lavaur, mère de Roger.
ROGER BONTEMPS. 17
c Êtes-vous contente de moi? » demanda-t-elle en
essayant de sourire.
La vieille dame se pencha pour la baiser au front.
« Si nous étions riches.... » commença-t-elle.
Et comme Nannon redressait sa tête charmante avec
fierté, elle ajouta :
« Mon enfant, vous ne savez pas ce que j'allais dire.
On ne récompense pas ce que vous venez de faire avec
de l'argent. J'allais dire : si nous étions riches, je vous
choisirais entre toutes les femmes pour rendre mon
Roger le plus heureux des hommes. Vous êtes un ad-
mirable cœur.
— Je l'aime bien, dit simplement Nannette. J'ai
compris que vous l'aimiez encore mieux que moi, puis-
que vous êtes sa mère. L'idée de briser son avenir et
de l'empêcher d'arriver, comme vous dites, m'a tuée.
Les femmes ne font pas fortune; sans cela, je vous
l'aurais disputé, madame.
— Et que comptez-vous faire ? demanda la mère de
Roger.
— Je pense que je ne vivrai pas bien longtemps, »
répondit Nannette qui rêvait.
Le front de la vieille dame se rembrunit.
« Une menace pareille ne serait pas digne de vous,
dit-elle.
— Oh ! fit Nannette qui eut une fois encore son sou-
rire d'enfant, j'ai dit que je l'aimais bien, et c'est vrai,
allez. Je ne menace pas. S'il entendait parler d'un
malheur, il m'aime bien aussi, cela empoisonnerait
tout dans sa vie. Je le connais. Il me verrait morte
partout dans sa maison... entre lui et sa femme... en-
tre lui et ses enfants... Oh ! non, je ne me tuerai pas...
quoique j'aie bien de la peine en pensant à ses enfants
et à sa femme... des enfants ! toutes les nuits je voyais
2
18 ROGER BONTEMPS.
le nôtre.... celui que sainte Anne m'avait promis....
Non, non : il faut qu'il soit heiireux avec sa richesse.
C'est bien assez de moi pour souffrir. Je ne mourrai
pas à Paris.... Il y avait une belle fille ici, sur le carré.
Son ami s'est marié. Elle est partie. On l'appelait Fan-
fare, parce que sa joie faisait du bruit. Roger la con-
naissait bien. Elle n'a gêné personne avec sa peine.
Elle est partie pour l'Amérique ou ailleurs, je ne sais
où... Là-bas, on ne sait ni qui vit ni qui meurt. »
Mme de Lavaur l'attira contre sa poitrine.
« Oh ! oui, pensa-t-elle tout haut, vous l'aimez bien,
ma fille.
— Et dire que sa mère m'embrasse ! murmura Nan-
nette, et qu'elle m'appelle sa fille! Quand on fait bien,
on est récompensé. Je vivrai et je mourrai avec ce sou-
venir-là.
— Et si je me trompais, pourtant ! fit la vieille dame.
Si je lui volais son bonheur ! »
Nannelte prit ses deux mains et lels effleura de ses
lèvres.
« Les mères ne se trompent jamais, dit-elle. Je n'ai
plus de parents et je fais des fleurs. Épouser une fille
comme moi, c'est se casser le cou, voilà le mot, n'est-
ce pas, madame? Embrassez-moi encore une fois et
priez pour moi comme je prierai pour vous. Adieu. »
Qj^^o:^
ROGER BONTEMPS. 19
II
Le parapet.
Au collège Henri IV, quand Robert le Diable et Ro-
ger Bontemps étaient d'accord, il n'y avait plus à dis-
cuter. Volontiers le petit peuple du lycée se fût divisé
en deux camps, car Roger et Robert avaient chacun des
partisans, mais c'était entre eux une amitié solide et
déjà vieille, malgré la différence profonde de leurs ca-
ractères, Roger était bon, un peu bourru parfois, fa-
cile à vivre comme tous les insouciants ; comme tous
les ambitieux, Robert le Diable qui, de son nom s'ap-
pelait Robert Mornaix, avait des susceptibilités ner-
veuses, des boutades despotiques et de féminines ten-
dresses. ►
Roger était beau garçon, Robert était charmant;
Roger était fort, loyal et brave, Robert avait des che-
valeries et des heures de faiblesses. On l'avait vu ter-
rible. Il était beaucoup plus craint que Roger.
Ni l'un ni l'autre n'avait remporté aucun succès très-
marquant dans le tournoi scolaire. Là-bas il est rare
que les « bons élèves 5> soient maîtres à l'heure des
récréations. Ils allaient leur chemin d'écolier d'un pas
égal et suffisant. Robert mordait galamment, lui qui
pourtant avait des aspirations de poëte, aux mathéma-
tiques et à la géographie. Il recherchait avec avidité
20 ROGER BON TEMPS.
les récits de voyages et surtout les féeries mexicaines
que deux jeunes gens, pleins d'imagination et de feu,
unis par les liens du sa:ng, Gabriel Ferry et Paul Du-
plessis, mirent h la mode vers le milieu de ce siècle.
Robert était déjà un « chercheur d'or; » il étudiait
passionnément l'anglais et l'espagnol pour avoir langue
plus tard dans ces romanesques pays où l'opulence est
à fleur de terre.
Roger apprenait aussi l'anglais, mais par complai-
sance pure et pour donner la réplique à son copin de
prédilection. Il prétendait aimer ses aises par-dessus
tout et faisait ainsi l'épitaphe de sa vie future : « Bon
époux, parfait notaire. » Seulement, quand Robert
l'engageait dans quelque folle équipée, avant la fin de
l'histoire, il avait toujours pris les devants, et il fallait
l'en retirer de force.... « par la peau du cou, comme
un chien qui mord, » pour employer les propres ex-
pressions de Thomas Stone, le professeur d'anglais
qui était un vieux philosophe.
En résumé, Roger détestait les aventures; Robert
les adorait. Thomas Stone disait, précisément à ce pro-
pos d'aventures :« Robert le Diable en prendra par goût,
tous les jours, un petit verre ou deux, mais si Roger Bon-
temps y touche, en une fois, il avalera la bouteille. »
Un soir de septembre, en 1852, nos deux amis man-
geaient le dîner d'adieu au restaurant Dagneaux, seuls,
dans un cabinet particulier. Roger était triste; l'espoir
enthousiaste montait la tête de Robert. Le cloître de
l'université n'avait plus pour lui ni grilles ni serrures;
en avant, c'était l'espace et la liberté : il allait entrer
dans la vie,
« Les autres années, dit Roger, quand tu partais
pour ton pays , nous prenions rendez-vous à deux mois.
— Maintenant c'est à deux ans, à dix ans peut-être,
ROGER BONTEMPS. 21
répliqua Robert, mais quand tu me reverras je serai
riche. »
Roger secoua la lète. Robert poursuivit d'un ton
tranchant et décidé :
•• Mon père s'appelle Mornaix tout court, parce
qu'il est pauvre, mais tout auprès de chez nous il y a
un domaine de deux* mille hectares, un domaine de roi,
le plus beau domaine qui soit en France : il a nom la
terre de Belbon. Le château ressemble à celui de Saint-
Gloud, mais il est plus vaste ; le parc servit de modèle
au parc de Fontainebleau. Mon père, M. Mornaix tout
court, en est le régisseur. Mes aïeux, les Mornaix de
Belbon, en étaient les maîtres et seigneurs. Je veux
qu'il soit à moi comme il fut à mes aïeux, ce grand, ce
royal domaine. C'est un but, cela. Il te manque un but.
Sans cela, tu me vaudrais deux fois.
— Mon but est d'être notaire, fit observer paisible-
ment Roger. Quand tu auras ta propriété de deux mille
hectares, je suppose que tu me prendras pour ton no-
taire. »
Mornaix sourit.
« Toi, murmura-t-il, souviens-toi des prophéties de
Thomas Stone. Tu feras quelque effrayante gambade
avant d'acheter ton étude.
— Que Dieu m'en préserve ! répliqua Roger. Mes
aïeux n'avaient ni donjon ni palais, et nous sommes
gentilshommes de robe. La magistrature me fait peur
parce que, si je condamnais un homme à mort, je ne
dormirais plus. Le notariat, au contraire, est un sacer-
doce et un oreiller. J'y vois la vie en sieste : chacun
son caractère. J'ai ma mère, vois-tu; il lui faut un
fils tranquille pour la faire heureuse. J'épouserai,
quand il en sera temps, une jolie petite demoiselle
bien douce.... »
22 ROGER B0NTEMP3.
A la gare du chemin de fer, ils se tinrent longtemps
embrassés, car ils s'aimaient fraternellement,
« Tu m'écriras souvent, dit Roger qui avait les lar-
mes aux yeux.
— Oui souvent, que je sois loin ou près, heureux ou
malheureux. Tant que je signerai : Mornaix, je ferai
mon purgatoire. Mais quand tu .recevras une lettre
signée: comte de Belbon.... »
Il y eut une derpière étreinte et Roger revint seul.
Pendant quatre ans au moins, on parla de Robert le
Diable et de Roger Bontemps dans les cours du collège
Henri IV. Aujourd'hui encore, quelques paléographes
de dortoir racontent aux nouveaux leurs fredaines lé-
gendaires.
Robert écrivit d'abord très-souvent, puis plus rare-
ment. Sa dernière lettre, qui parvint à Paris en 18.59,
était datée de Arispe, en Sonora, et signée Mornaix
comme les autres.
Roger était resté à Paris. Il avait mené un instant
la vie d'étudiant assez rondement, puis la rencontre de
Nannonl'avaitconverti tout net. C'était toute son histoire
Thomas Stone venait le voir deux ou trois fois l'an
pour savoir s'il n'avait pas encore fait sa gambade.
« Plus vous tardez, my dear , disait le professeur
d'anglais, plus le saut périlleux sera capital. Vous me
préviendrez la veille. »
Ce Thomas Stone pouvait être un philosophe, mais
moi je vous dis qu'avec Nannette, jamais Roger n'au-
rait fait le saut périlleux. Chacun de nous, une fois dans
sa vie, est mis en présence de son ange gardien : il ne
s'agit que de ne le point laisser prendre sa volée.
Cette petite Nannon, qui chantait si bien les chan-
sons bretonnes, était l'ange gardien de Roger.
Roger se croyait sûr d'elle comme de lui-même, et
ROGER BONTEMPS. 23
un peu plus. En descendant l'escalier, après la scène
que nous avons racontée, il se demanda vingt fois s'il
avait bien sa raison. Nannette ainsi changée du jour au
lendemain ! Nannette, la gentillesse, la grâce, la pu-
deur! Nannette ayant pris ce ton! Nannette trouvant ces
mots ! Que croire ?
Il était comme ivre. L'idée lui vint de remonter pour
voir s'il n'était pas le jouet d'un mauvais rêve. Certes,
il y avait quelqu'un dans le bûcher!
Mais, après tout, les héros de roman de notre temps
ne ressemblent guère à ceux d'autrefois ; et peut-être
Roger n'était-il même pas au niveau des héros de ro-
man d'aujourd'hui.
Au bas de l'escalier, il se dit : « Elle jouait un rôle ;
le rôle la fatiguait depuis le temps.... »
Un gros soupir acheva sa phrase.
Il enfonça son chapeau sur ses yeux et il descendit
la rue d'Enfer k longues enjambées.
Les insouciants ont conscience de leur force.
« Parbleu ! se dit encore Roger, c'est une dent qu'on
arrache. Demain, je n'y songerai plus. Mon caractère
est comme cela; il me semble déjà que je suis beau-
coup plus calme.... étonnamment plus calme.... Et
même, à bien considérer les choses, c'était une aven-
ture; il y avait de la chevalerie errante là dedans, je
n'aime pas ça.... Que diable! je n'ai pas été créé et
mis au monde pour contrarier ma mère.... Je n'ai pas
les préjugés de caste, mais enfin nous sommes les La-
vaur.... Eonne noblesse de robe.... bien que, à tout
prendre, elle fût la fille d'un soldat.... Mais quel chan-
gement à vue ! s'interrompit-il en s'arrêtant court au
beau milieu de la place Saint-Michel, et en ôtant son
chapeau pour s'essuyer le front : ce n'est pas naturel. . . .
Si je retournais.... »
24 ROGER BONTEMPS.
II y avait des étudiantes qui buvaient de la bière,
sous la protection de leurs maîtres, le long du trottoir,
devant l'estaminet voisin.
« Connu! » dit l'une d'elles.
Et une autre :
« C'est lâche, les hommes ! »
Chaque famille d'oiseaux a son ramage.
Roger enfonça brusquement son chapeau sur ses
yeux.
« C'est le reste qui n'était pas naturel I gronda-t-il.
Connu ! Il y avait quelqu'un dans le bûcher. Nous ne
sommes pas ici dans le quartier des anges.... Après
ça, je ne le connais pas, moi, le quartier des anges ! »
Il reprit sa course. Il était décidément beaucoup
plus calme; la preuve, c'est qu'il continuait son mono-
logue enragé, pressant le pas ou le ralentissant, se dé-
coiffant, gesticulant et piquant droit devant lui sans
savoir où il allait.
Ses réflexions étaient sages. En définitive, sa mère
avait arrangé son mariage avec Mlle Eudoxie qui ap-
portait une dot, et on allait traiter pour la charge de
maître Denis-Tiburce Piédaniel. Après avoir été hum-
ble clerc dans cette importante étude, Roger devenait
patron. Voilà du solide et du réel. Ce soir, ce soir
même le contrat et l'acte de vente devaient être signés.
Et vraiment, toute cette affaire était providentielle.
Roger avait laissé sa mère aller de l'avant. Je vous le
demande; si, à la dernière heure, Roger était venu
rompre le mariage et la cession pour cette Nannette
(comme elle était jolie!) quelle eût été sa figure ?
Rravo! ma foi, bravo! on ne brise pas une vocation.
Il se sentait notaire prédesiiné. Rravo! Il savait bien
désormais où il courait : il courait chez maître Piéda-
niel signer le contrat de mariage et l'acte de vente.
ROGER BONTEMPS. 25
Seulemenl, il tournait le dos à la Madeleine et maî-
tre Piédaniel demeurait rue Tronchet.
Tout chemin ne mène-t-il pas à Rome? Bravo ! Seu-
lement, ses jambes faiblissaient et la sueur froide inon-
dait tout son corps.
Il s'assit sur le parapet d'un pont et il n'eut point su
dire quel pont.
Il y a d'étranges apparences. Voyez le procès Lesur-
ques. Certes, il y avait bien plus de preuves contre Le-
surques que contre Nannon. Et cependant Lesurques
était innocent, à ce qu'on dit.
La nuit se faisait. Huit heures sonnèrent à l'horloge
du palais de Justice. La réunion était pour neuf
heures chez maître Piédaniel. Roger se dit : « Il est
temps. »
Et il resta sur son parapet, écoutant le murmure de
la ville et le bruit vague de l'eau qui coulait sous les
arches.
Je ne sais pourquoi le souvenir de Robert lui vint à
ce moment. Il avait si grand besoin d'un ami !
Mais alors tout était donc comédie depuis le pre-
mier jour? Il l'avait vue si simple , si digne , si fière
même dans sa ravissante ingénuité. Pendant des
années, pour lui, ce cœur avait été un livre ouvert.
Connu ! connu !
La dent tenait, cela fait mal dans le moment. Mais
Roger 1 Roger Bontemps! II se donnait à lui-même
vingt-quatre heures pour en rire.
Parmi les murmures, il y avait une voix qui chantait
autour de son cœur :
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un vieux pot des pièces d'or....
Eh bien, oui ! Si elle avait eu de l'or, beaucoup de
26 ROGER BONTEMPS.
pièces d'or tombées du ciel, Roger pensait cela, elle
aurait acheté l'étude, acheté le consentement de la
bonne mère, acheté tout, y compris lui, Roger. Voilà
ce que voulait dire la chanson. Ohl c'est lâche, les
hommes ! Roger pleura. Puis il écouta dans ses souve-
nirs ce rire sec, ce rire qui l'avait tant étonné. Et la
porte du bûcher s'ouvrit pour lui montrer un vulgaire
rival.
Le calme arrivait grand train, cela se voyait. Deux
hommes étaient accoudés sur le parapet à quinze pas
de lui et causaient. Il ne les entendait pas.
Sans écouter, on a confusément conscience. Roger
savait que ces deux hommes s'entretenaient en anglais.
Au moyen de ce mystérieux procédé, l'association des
idées, l'Anglais des deux inconnus évoqua pour Roger,
ce brave professeur du collège Henri IV, qui lui avait
prédit une culbute capitale. Il regarda couler l'eau et
se dit : « Je n'ai assurément point la pensée du suicide.»
Que faisait-elle cependant à cette heure? Avaient-ils
bien ri tous deux quand l'autre était sorti du bûcher?
Une phrase se détacha de la conversation des deux
hommes.
« La carte est tracée au sang sur un mouchoir.... »
Roger crut avoir mal compris.
Il est d'ailleurs, pour ceux qui ont appris une langue
étrangère par principe et qui n'ont pas suffisamment
pratiqué, une très-grande difficulté de traduire la
parole, et cette difficulté même entretient un constant
désir.
Machinalement Roger se mit à prêter l'oreille pour
voir s'il n'avait point attaché aux mots un sens par trop
absurde. « La carte est tracée au sang sur un mou-
choir.... » Que pouvait signifier cette phrase bizarre ?
Mais les deux inconnus n'avaient pas du tout l'accent
ROGER BONTEMPS. 27
irréprochable et vraiment académique de Thomas
Stone. Ils parlaient en outre un patois hybride, plein
d'abréviations hardies et mélangé de mots espagnols.
Ces trois syllabes « El conde » revenaient surtout à
chaque instant.
Roger ne comprenait pas du tout la série des idées
échangées; quelques membres de phrase seuleçient
surgissaient pour lui de temps en temps comme les ja-
lons d'une route invisible. Sans le vouloir assurément,
et aussi sans le savoir, il s'acharnait à ce travail qui fai-
sait diversion à son mal.
Au bout de dix minutes il avait saisi très-pénible-
ment et très-vaguement ce qu'il fallait pour conclure
que les deux inconnus appartenaient à une police quel-
conque et suivaient la trace d'un malfaiteur à Paris.
Ils avaient ou devaient avoir un troisième associé
qui s'appelait Sam et qui était présentement sur la piste
du fugitif. Selon toute apparence, El conde « le comte »
était l'homme ainsi poursuivi.
Que lui importait tout cela? Hélas! peu de chose.
Nannon ! à chaque instant cette vive et souriante vision
venait gratter au seuil de sa pensée. Ce n'était point
son habitude d'espionner les gens de la sorte, et nous
pouvons affirmer qu'il s'asseyait sur le parapet d'un
pont pour la première fois de sa vie. ,
Quand sonna la demie de huit heures, les deux in-
connus se redressèrent en même temps et prirent la di-
rection du quai. Roger les suivit. Pourquoi? Comme il
eût regardé des joueurs de boule ou le bâtonniste de
nos foires. Il lui fallait un hochet.
Sur le quai chacun des deux inconnus prit un fiacre.
Roger s'arrêta à les regarder comme un enfant curieux
et inassouvi qui s'attriste à voir tomber déjà la toile du
théâtre des Marionnettes,
28 ROGER BONTEMPS.
Les deux inconnus s'étaient serré la main en disant :
« A cette nuit ! »
Mais tout à coup Roger s'éveilla de son engourdisse-
ment, à l'instant où les deux voitures partaient, pre-
nant des directions opposées, cette question tomba dis-
tinctement de l'une des portières :
« Quel est le nom de l'homme? »
Distinctement aussi, l'autre portière répondit :
« Roger Gazai de Lavaur. »
Le premier instinct de Roger fut de s'élancer, mais
les deux fiacres , chose rare, galopaient déjà en sens
contraire.
Qooj:^
ROGER BONTEMPS. 29
III
Voiture mortuaire.
Roger était frappé violemment. Chez nous, tout va
vers l'idée fixe. Pour Roger, « l'homme » c'était l'a-
mant trahi de Nannette. Sa première pensée fut que
l'un des deux inconnus était le rival caché dans le petit
bûcher. Mais quelle apparence? Roger avait descendu
la ville tout droit, depuis les environs du Panthéon, et
ces deux Anglais se trouvaient là déjà avant son arrivée.
Le séducteur n'avait certes pas quitté Nannon si vite.
D'ailleurs, tout le reste de l'entretien dont il avait saisi
çà et là quelques lambeaux allait contre cette hypo-
thèse. '
Mais alors, pourquoi son nom prononcé ?
En s'efforçant rétrospectivement d'interroger l'en-
semble du mystérieux entretien qu'il avait écouté à bâ-
tons rompus, il retrouva des séries de sons qu'il n'a-
vait pu traduire à la volée ; un nom de femme qui n'a-
vait rien d'anglais : Naranja, le mot Digqer (fouilleur
ou mineur) vingt fois prononcé, et enfin l'adresse
exacte de la maison où lui, Roger, demeurait avec sa
mère, rue du Mail, n° 9.
Ce dernier fait, bizarre en lui-même, mais concor-
dant avec les dernières paroles prononcées par les deux
étrangers, changea le cours de ses réflexions. Il n'est
30 ROGER BONTEMPS.
point de notaire au monde qui ne possède dans ses
cartons une pleine douzaine de romans gras ou mai-
gres. Roger s'établit à feuilleter en idée les dossiers de
maître Piédaniel, cherchant quelque drame suffisam-
ment noir où il pût prendre un bout de rôle à man-
teau. Gela l'occupa dix minutes, au bout desquelles il
se reprocha avec amertume de n'avoir pas donné un
louis au cocher de la première citadine venue pour
suivre à tout le moins l'un des fiacres : celui dont la
portière ouverte avait répondu : « Roger Gazai de La-
vaur. »
Mais il n'était plus temps. Et d'ailleurs, que lui im-
portait tout cela? Nannette! oh! Nannette! Si Nan-
nette avait voulu....
La pensée de Nannette l'impatienta cette fois et le
révolta. Il voulut chasser ce nom comme un barbet
mouillé secoue ses oreilles. Il se dit : « Nous ne som-
mes pas un troubadour. Allons, Roger Bontemps, de
la philosophie ! Une grisette du quartier latin ! Gonnu !
C'est lâche, les hommes! quel guêpier! Je brûlerai un
cierge aux Petits -Pères. Il s'agit de signer ce soir
l'acte de vente et le contrat de mariage. »
Il était comme cela, ce Roger. Il ne fit ni une ni
deux et prit sa course vers le quartier de la Madeleine
où respirait maître Piédaniel. L'horloge du palais de
Justice marquait huit heures quarante-deux minutes
quand il passa devant la grille. Vers dix heures, il arri-
vait au bout de la rue Yivienne.
Pourquoi tout ce temps? Est-ce qu'on sait? Il ne
s'était assis que trois quarts d'heure sur un banc, entre
Adonis confit et Vénus empaillée, qu'il gênait tous
deux, dans le jardin du Palais-Royal. Qu'avait-il fait
là? H faut bien se recorder. II avait repassé pénible-
ment chaque mot, chaque syllabe de sa conversation
ROGER BONTEMPS. 31
avec Nannette et il s'était dit : « C'est impossible ! j'ai
rêvé ! »
Figurez-vous que cette Nannon était, dans toute la
force du terme, une enfant bien élevée, malgré son
adresse à tourner les fleurs. Elle avait de la piété,
beaucoup, l'hypocrite ! Roger n'en revenait pas. « Les
hommes ! » Elle parlait c des hommes » comme ces
prêtresses qui collent leur portrait photograpliié au
frontispice des livres obscènes! Où avait-elle pris cela?
Et depuis quand? II y avait peut-être des semaines que
le bûcher était habité.
Un meuble cependant peut craquer. Roger eut de
la sueur aux tempes en se proposant à lui-même de
parier que, dans ce diable de bûcher, il n'y avait per-
sonne.
Il avait eu tort de ne point conter ses petites affaires
à sa Nannon chérie. Elle était défiante, elle était ja-
louse, elle était fâchée. Quoi de plus naturel? A sa
place, Roger eûl-il été bien aise? Quand il se leva de
son banc, au grand plaisir de ses voisins, ce fut pour
aller vers les ponts. Il voulait repasser le Rubicon.
Mais un homme ne vire pas comme une toupie. Elle
avait dit : « Connu ! »
Cependant que se passait-il chez maître Piédaniel où
les deux actes authentiques attendaient impatiemment
Roger, savoir : le contrat de vente à l'étude, le contrat
de mariage au salon? Le thé s'y prenait, du thé très-
bon, nuage de rhum ou de lait, selon les sexes, et cor-
roboré de tartines. Maître Piédaniel parlait d'heureux
ménages et de licitations productives. C'est toujours
intéressant. Il faisait l'éloge de Roger, au grand or-
gueil de son excellente mère. Roger avait été un clerc
ponctuel, il serait un remarquable notaire. Que dire de
plus à la louange d'un chrétien 1 Elle était triomphante^
32 ROGER BONTEMPS.
cette chère Mme de Lavaur, malgré les nuances som-
bres de sa toilette. Sa figure radieuse entonnait l'épi-
thalame. A ceux qui constataient déjà le retard de Ro-
ger, elle répondait : « Il va venir, j'en suis sûre! »
Et de fait, elle en était sûre; elle avait assez bien
travaillé pour cela. Songeait-elle encore à Nannette?
J'oubliais de vous dire que là-haut Nannette était
toute seule et qu'elle ne chantait plus. Elle faisait ses
paquets loyalement en pleurant.
Mlle Eudoxie avait dansé l'hiver passé avec Roger
deux polkas et un cotillon. Le cotillon porte un peu à
la tête. Mlle Eudoxie ressentait pour Roger, en tant
que clerc ponctuel et danseur exact, une inclination,
sentiment modéré qui est à l'amour ce que le sirop de
groseilles est au chambertin. Il suffit généralement
à nuancer de rose l'onde pure du mariage.
Mlle Eudoxie était la nièce de maître Piédaniel. Elle
croyait au notariat comme les filles des preux véné-
raient la lance.
Roger monta la rue Vivienne, donnant ainsi raison
aux certitudes de Mme de Lavaur, Il allait de bonne
foi vers son étude et vers son ménage. Seulement, il
prenait le plus' long, et nous devons avouer que le joli
visage de Mlle Eudoxie était absent de ses rêves.
Mlle Eudoxie restait sous-entendue comme le mot
nécessaire, mais insignifiant d'une phrase du langage
commun.
Elle était comprise dans la notion de mariage.
Roger avait le front un peu lourd. A voir sa démar-
che incertaine des personnes peu charitables eussent
pu le prendre pour un dîneur sortant des Frères-Pro-
vençaux. Ce n'étaient plus désormais ses réflexions qui
le fatiguaient. Il ne. pensait à rien et cheminait comme
un automate.
ROGER BONTEMPS. 33
A la hauteur du café Riche, vous voyez qu'il avait
l'ait du chemin et qu'il était désormais bien près du
port, il s'arrêta court, regardant d'un œil stupéfié un
jeune homme assis devant une table de l'extérieur qui
supportait un grog intact et un petit sac de voyage. Le
sac avait physionomie américaine. Le jeune homme
était basané comme un turco, malgré la délicatesse
presque féminine de ses traits. 11 portait les cheveux
ras, la moustache longue et tombante. Son costume
était celui d'un Anglais en tour.
Quand ses yeux noirs, profonds et ardents rencon-
trèrent ceux de Roger, il lit un geste joyeux et s'écria :
« Enfin ! »
Sa joie n'était mélangée d'aucune surprise.
Roger n'en dit pas beaucoup plus long. Il était au
plus fort de la torpeur qui suit les grandes émotions, et
si étrange qu'elle fût, la rencontre ne secouait qu'à
demi son engourdissement.
« Je pensais justement à toi, murmura-t-il d'une
voix basse et fatiguée.
— Parbleu! dit l'autre, à qui penserais-tu? »
Roger le regarda en homme qui ne comprend
point.
« Je me disais, poursuivait-il, je n'ai jamais eu qu'un
ami : Robert.... »
Ils se prirent la main, puis ils s'embrassèrent. Ils
étaient jeunes tous deux; leur étreinte fut sincère et
vive.
«E Serais-tu dans l'embarras? demanda Robert Mor-
naix. Dis vite, nous n'avons pas beaucoup le temps de
parler de toi.
— Oui, répondit Roger, je suis dans un grand em-
barras.
— As-tu besoin d'argent ?
3
3ii ROGER BONTEMPS.
— Non. »
Tout de suite après cette réponse , Mornaix devint
distrait.
« J'ai cru que tu allais manquer au rendez-vous 1
dit-il d'un ton de reproche.
— Au rendez-vous ! répéta Roger qui n'était pas à
l'heure où l'on devine les charades.
— Ehl oui, fit Mornaix avec impatience. Je suis allé
chez toi, rue du Mail, n° 9. Il n'y avait personne. J'ai
laissé une lettre, signée comte de Belbon....
— Ah I l'interrompit Roger, tu as gagné la partie,
là-bas? »
Mornaix ne répondit point, et acheva :
« La lettre te donnait un rendez-vous ici, à dix
heures.
— Je n'ai pas reçu ta lettre, et je passe ici par ha-
sard, dit Roger. C'est ma route.
— Où vas-tu ?
— Me marier et acheter mon étude.
— Ah ! . .. mais comme tu dis cela !
— Je dis cela comme cela est.... je souffre. »
Mornaix lui prit les deux mains et les sentit froides.
« Tu es bien pâle ! murmura-t-il.
— Je soutire, » répéta Roger.
Mornaix resta un instant silencieux. Malgré sa préoc-
cupation, Roger remarqua que les regards de son ami
allaient et venaient avec une perçante inquiétude, in-
terrogeant les alentours et aussi le lointain.
« Tu as peut-être aussi besoin de moi, dit-il, rendu
k la bonté de sa nature.
— Peut-être, » répliqua Mornaix.
Il ajouta, en consultant sa montre :
« Nous avons une demi-heure. Conte-moi ton his-
toire. »
ROGER BONTEMPS. 35
Roger ne se fit pas prier. Avec la naïveté qui était
en lui et que chacun de nous trouve aux heures d'an-
goisse morale, il établit le pauvre bilan de sa situation
entre sa mère bien-aimée, Nannette qu'il adorait,
Mlle Eudoxie qu'il allait épouser, et la charge de no-
taire qui était son bâton de maréchal. Ce qu'il y a de
meilleur dans ces humbles récits de la vie réelle, c'est
le détail ; on peut même dire que tout est dans le dé-
tail. Chaque incident, ici, perd sa signification aussitôt
qu'on le dépouille de la bourre qui l'enveloppe. Tout
mot doit être dit selon sa note précise, avec le dièze
ou le bémol qui en modifia si merveilleusement le sens,
avec le sourire qui le ponctua, avec le geste qui en fut
le costume et l'accent.
Or, Robert Mornaix ne voulait point de détails. Il
prétendait juger sur l'exposé aride du fait, semblable en
ceci à la plupart des arbitres, qui jamais n'ont le temps.
Il n'avait pas le temps.
Quand reviendra l'âge d'or, et il semble proche, on
rompra les deux jambes, les deux bras et le cou à tout
éminent magistrat convaincu de n'avoir pas eu le
temps : ceci sur la roue, en place publique.
Chaque fois que Roger voulait s'expliquer, analyser
ou peindre, Mornaix consultait sa montre et lui fermait
la bouche. Au bout d'un quart d'heure, Roger avait
achevé, et, la cause entendue, Mornaix n'en savait pas
le premier mot.
« Résumé ! dit-il d'un ton tranchant. Tu crois aimer
une petite personne qui t'a fait accroire ce qu'elle a
voulu au sujet de ses parents, pauvres, mais honnêtes.
Elle parle un français douteux, compris seulement dans
le quartier des écoles. Elle te trompe avec un étudiant
de septième année, qui pourrait bien être un garçon
coiffeur. Ta mère veut le marier j toi, tu veux être no-
86 ROGER EONTEMPS.
taire, et, à supposer qtie le notariat soit une serrure
fermée, le mariage semble en être la clef. Seulement,
le mariage suppose une femme, et tu n'aimes pas la
femme que suppose le mariage. En foi de quoi te voilà
penaud, ne sachant s'il faut aller à hue ou à dia, etplus
enfant dix fois que nous ne l'étions au collège.... A
quoi donc as-tu perdu ton temps, mon copin ?
— A être bien heureux, va! » répondit Roger avec
un gros soupir.
Mornaix haussa les épaules.
» Je ne sais pourquoi je n'ai jamais ouï parler du
bonheur qu'au passé, dit-il avec dédain. .. moi, c'est
l'avenir que j'aime.
— Le présent a pourtant son prix, fit observer Roger.
— Je le nie, puisqu'il glisse sans cesse entre nos doigts.
Mornaix fixa ses yeux étincelants sur ceux de Roger,
et demanda brusquement :
« Veux-tu faire fortune tout d'un coup ?
— J'avoue que cela m'est à peu près égal, » répondit
Roger d'un ton froid et doux.
Mornaix fronça le sourcil et haussa les épaules.
«Avec la fortune, dit-il pourtant, tu aurais épousé ta
Nannette.
— Oh ! fit Roger, il n'y avait pas besoin de fortune
pour cela. Si elle avait voulu, rien au monde ne nous
aurait séparés jamais !
— Tu n'as pas changé depuis notre rhétorique,
gronda Mornaix non sans quelque dédain|; tu détestes
toujours les aventures?
— Cordialement. »
Robert Mornaix baissa la voix et ajouta :
« Eh bien ! frère, nos routes ne sont pas de celles
qui se rencontrent. J'avais espéré mieux de toi.
— Frère, répliqua Roger, cela me fait plaisir de
ROGER BOXTEMPS. 37
t'entendre m'appeler ainsi. Je n'aime pas souvent et
j'aime longtemps. Ceux que j'aime ne peuvent jamais
trop espérer de moi.... Que veux-tu? «
Il tendit la main à Mornaix, qui fixait de nouveau
sur lui ses yeux de feu et semblait hésiter. Ce dernier
reprit après un silence :
« C'est que. ...il s'agit d'aventures....
— Soit, dit Roger en souriant. Je n'en veux pas pour
moi, mais je peux épouser les tiennes.
— De terribles aventures.... poursuivit Robert.
— Soit.... prenons-les terribles. Une fois qu'on y
est, peu importe. Te souviens-tu de la prédiction de
Thomas Stone ? »
La figure basanée du voyageur s'éclaira. II secoua
vigoureusement la main qui restait dans les siennes, et
s'écria :
« Pardieu 1 je retrouve mon Roger-Rontemps!
— Et tu me fais l'effet, copin, d'avoir pleinement
mérité ton nom de Robert-le-Diable. Confesse-toi, je
t'écoute. »
Mornaix lança encore une fois à la ronde son regard
rapide et attentif.
«« Pas ici, murmura-t-il.
— Pourtant, il faut au moins que je sache....
— C'est un duel, un duel à mort, prononça Robert à
voix basse.
— Et je serai ton témoin?
— Mieux que cela, peut-être.
— Garçon ! appela Roger.
— Que veux-tu? demanda Mornaix.
— Une plume, du papier et de l'encre, répondit
Roger. Je veux écrire à ma mère et à mon patron, pour
leur expliquer comme quoi il m'a été impossible d'aller
ce soir signer mon acte de vente et mon contrat.
38 ROGER RONTEMPS.
— C'est juste, dit Robert. Les convenances... Tu es
le plus charmant garçon que j'aie jamais rencontré en
ma vie. »
Le garçon apporta tout ce qu'il faut pour écrire, et
Roger entama aussitôt sa correspondance.
i< Tu étais bon tireur autrefois? lui dit Mornaix.
— J'ai beaucoup gagné depuis, laisse-moi écrire.
— Je te laisse Tu montais bien à cheval?
— Je suis un true rider.... laisse-moi....
— Fais, fais ! ... Tu traversais la Seine à la nage ?
— J'irais sur le dos de Paris à Saint-Cloud.... Bon !
voilà que je parle de Saint -Gloud à maître Pié-
daniel! »
Il déchira sa lettre et recommença courageusement.
Là-bas, chez le notaire, on l'attendait toujours, et,
de trois minutes en trois minutes, Mme de Lavaur ré-
pétait à l'assistance impatientée :
a II viendra. Je suis sûre qu'il viendra ! »
Roger avait déjà écrit quatre lignes, lorsqu'une voix
prononça derrière lui, rapidement et tout bas :
« Il's done ! (c'est fait) , »
Il regarda et vit un homme, vêtu de toile et coiffé
d'un large chapeau de paille, qui s'éloignait dans la
direction de la chaussée. Mornaix s'était levé.
« Partons! dit-il.
— C'est la seconde fois que j'entends parler anglais
ce soir, dit Roger. Est-ce l'aventure qui commence?
— Partons! tu finiras ta lettre là-bas.
— Là-bas! où?
— Viens ! »
Il entraîna Roger, qui fit un bouchon de sa lettre et
répéta d'un ton résigné :
« C'est ça.... J'écrirai de là-bas. »
Au moment où ils quittaient la devanture du café
ROGER BONTEMPS. 39
Riche, un gaillard de haute taille, maigre comme un
coucou, mais charpenté en athlète, sortit de la salle oii
il s'était tenu derrière eux, le dos tourné, et les suivit
à vingt pas de distance.
Robert Mornaix, qui marchait très-vite, se retourna
plusieurs fois avant d'atteindre l'angle de la rue Lepel-
letier. Mais, dans un espace de vingt pas, sur le boule-
vard, il y a quarante passants. Notre homme avait abon-
damment de quoi abriter sa poursuite.
Derrière l'Opéra, un tiacre attendait.
« Monte ! » ordonna Mornaix à Roger.
Et, tout de suite après, parlant au cocher :
« Palais-Royal, porte du perron ! »
Le fiacre partit au galop.
A la grande surprise de Roger, le fiacre n'était pas
vide. Il contenait cet homme qui portait un costume de
planteur et qui avait dit en anglais : C'est fait !
Roger espérait bien que cet homme et Mornaix al-
laient échanger quelques paroles en forme d'explica-
tion. Il n'en fut rien.
Place de la Rourse, Robert dit :
« Voici l'ordre et la marche : Nous descendrons au
perron. Toi, Malgache, tu enfiles le passage Radziwill
et tu descends la rue des Bons-Enfants; toi, Roger, tu
prends la rue de Richelieu. Moi, je paye tranquillement
et je traverse le jardin Je serai arrivé aussi vite que
vous place du Palais, angle de l'hôtel du Louvre. L'autre
fiacre est là.
— Ça va bien! grommela Roger. Nous avons donc
un régiment k nos trousses? j>
Il lui fut répondu par un serrement de main qui
semblait dire :
« La raillerie n'est pas de saison. »
Le fiacre s'arrêta cependant au perron du Palais-
40 ROGER BONTEMPS.
Royal, et tout fut exécuté de point en point, selon que
Mornaix l'avait réglé. Quand Roger, après avoir des-
cendu la rue de Richelieu à grandes enjambées, arriva
au coin de l'hôtel du Louvre, ses deux compagnons
étaient déjà en voiture.
Fouette cocher! Ces fiacres étaient de choix, proba-
blement, car leurs attelages brûlaient le pavé. La rue
de Rivoli, la place de la Concorde, puis la grande ave-
nue des Champs-Elysées furent parcourues au galop
jusqu'au rond-point. Là, on prit l'avenue Montaigne.
« Avant-dernière porte à droite ! » dit Mornaix au
cocher.
L'instant d'après, le fiacre s'arrêtait devant l'entrée
d'une sorte de chantier.
Il y avait un couloir assez long, aboutissant à un frais
jardin. Le Malgache avait pris les devants.
« Allons-nous encore changer de wagon ? » demanda
Roger.
Mornaix s'arrêta en tressaillant.
« N'a-t-on point marché là -bas derrière nous ! »
fit-il avec une terrible inquiétude.
Ils prêtèrent l'oreille. On n'entendait rien que la brise
de nuit caressant la cime des arbres.
Une maison était devant eux avec un petit perron
coquet et un vestibule ouvert des deux côtés ; ils mon-
tèrent le perron et traversèrent le vestibule, dont les
portes se refermèrent aussitôt, les laissant dans une
cour carrée close d'un mur tout neuf. La porte cochère
de cette cour s'ouvrait rue Rizet, à l'angle de la rue
de Marbeuf.
A supposer qu'on fit, par derrière, comme c'était
l'apparence, la chasse à nos trois compagnons, la fer-
meture de l'entrée et de la sortie du vestibule arrêtait
tout net la poursuite et forçait les limiers à faire le
ROGER BONTEMPS. 41
grand tour par le quai de Billy. Ce raisonnement vint
à l'esprit de Roger.
Mais il n'eut pas le temps de bien réfléchir. Au mi-
lieu de la cour, éclairée par deux lampions posés à
terre, une voiture encore stationnait. Deux vigoureux
chevaux y étaient attelés.
On allait, selon la propre expression de Roger,
changer une fois de plus de wagon.
Étrange wagon, celui-là, et dont les lugubres profils
sont bien connus à Paris.
C'est un cabriolet, au dos duquel un appendice carré
s'ajoute, sorte de boîte où un être humain couché pour-
rait tenir. Ce qui donne cette pensée, c'est que des
trous sont percés de distance en distance, comme pour
favoriser la respiration d'un animal captif. Mais telle
n'est pas la destination de ces trous. Le prisonnier
qui habite ces boîtes ne respire plus.
On s'en sert pour faire voyager les cadavres, quand
une volonté pieuse de la famille ou un suprême caprice
du mort choisit un lieu d'inhumation lointain.
Tel était le véhicule dont l'aspect mit, il faut bien le
dire, un court frisson sous la peau de notre Roger-
Bontemps.
« Monte ! » lui dit encore Mornaix.
Il monta dans le cabriolet. Le Malgache était déjà
sur le siège.
Robert Mornaix prit place à son tour, le portail s'ou-
vrit à deux battants, et la voilure mortuaire roula comme
un tourbillon sur le pavé du quai de Billy.
<e^
42 ROGER BONTEMPS.
IV
Le chemin creux.
Roger Bontemps n'aimait pas les aventures. Quel-
qu'un qui eût aimé les aventures aurait trouvé peut-
être que celle-ci manquait de charme et de gaieté.
Involontairement, Roger songeait au fardeau qui était
derrière. Il le voyait, dans sa prison carrée, miséra-
blement balloté par les cahots du chemin. Était-ce un
homme ou une femme ? Et pourquoi ces romanesques
précautions pour faire voyager un objet qui, d'ordinaire,
n'excite point la convoitise des malfaiteurs ?
Une fois, Roger sentit un frisson qui courait par ses
veines. Il s'était demandé : « S'agirait-il d'un crime? »
Nous parlons de ses réflexions parce qu'il n'avait
personne à qui les confier, et de ses doutes parce que
le moyen de les éclaircir lui manquait. Auprès de lui,
dans le cabriolet, il n'y avait que cet homme appelé le
Malgache, personnage taciturne, dont les traits durs et
la face hâlée semblaient repousser d'avance les ques-
tions. Mornaix était sur le siège et conduisait à toute
vitesse. Deux ou trois fois, Roger lui avait adressé la
parole, et s'était attiré cette laconique réponse :
« Nous causerons là-bas ! »
La caravane roulante s'était, du reste, augmentée
d'un nouveau membre, une sorte de gamin de Paris,
ROGER BONTEMPS. ' 43
costumé avec touf le sans-gêne de cette respectable
caste, et que Roger avait entendu nommer Grelot dans
la cour de la maison mystérieuse.
Grelot formait l'arrière-garde. Il naviguait à recu-
lons, assis sur la boîte funèbre comme un artilleur sur
son caisson. A moitié chemin de Versailles, Mornaix
l'avait prié assez rudement de se taire, parce qu'il enton-
nait une jolie chanson, apprise aux Folies-Dramatiques.
a Nous causerons là-bas ! »
Où, là-bas? Quelle figure avait-on dû faire chez
maître Piédaniel? Roger, ayant du loisir, se mit à ré-
diger dans sa tête la lettre d'excuse qu'il ilevait écrire
le lendemain, là-bas. Il pensa qu'une lettre ne suffi-
sait point. Il en fallait trois : une pour le patron, une
pour sa mère, une pour les parents de Mlle Eudoxie.
Et Nannette ! Son souvenir vint, triste et souriant à
la fois. Roger, désormais, ne pouvait plus songer à
autre chose.
On changea de chevaux un peu avant d'arriver à
Versailles. Le relais attendait en pleine route. La ville
fut traversée au grand galop.
La nuit était noire. De larges nuages couraient au
ciel. La lune à son déclin se leva tard derrière les
collines dépassées de Saint-Gyr. La route, jusque-là
complètement sombre, s'éclaira vaguement, à cette
lumière qui prête aux objets des formes étranges.
Mornaix, tout en faisant avec une remarquable habi-
leté son métier de cocher, jetait sans cesse à droite et
à gauche des regards inquiets. Plusieurs fois, il se leva
debout sur son siège pour examiner la route parcourue.
En ces occasions, il échangeait un mot avec Grelot,
l'arrière-garde, pour se bien assurer qu'il veillait.
V^u second relais, pendant qu'on dételait les chevaux
fumants, Mornaix fit le tour de la voiture et Roger l'en-
44 ROGER BONTEMPS.
tendit qui parlait. La voix qui lui répondit semblait
étouffée. Elle n'appartenait certes point à Grelot. C'é-
tait une voix de femme.
Mais la course reprit bientôt et les chevaux frais dé-
vorèrent la route.
« Naranja souffre, dit Mornaix en espagnol. Gela ne
peut durer. »
Le Malgache répondit, employant la même langue,
mais avec le plein accent mexicain :
« Encore deux heures ! »
Roger, éveillé brusquement de sa rêverie, répéta
comme s'il se fût interrogé lui-même :
« Naranja ! »
Puis il ajouta :
c C'est la deuxième fois que j'entends ce nom-là. »
Mornaix se retourna sans ralentir la course de son
attelage.
ft Explique-toi ! » dit-il.
Roger raconta en quelques mots ce qui lui était ar-
rivé sur le parapet du pont, la conversation des deux
inconnus, la peine extrême qu'il avait eue à traduire
quelques bribes de leur anglais, et l'intérêt bizarre qu'il
avait pris à celte énigme au plus fort de sa détresse.
a Qu'ont-ils dit de Naranja? » demanda Mornaix,
toujours précis et froid.
Roger interrogea ses souvenirs. Les événements de
cette soirée l'avait étourdi, en vérité, comme un coup
de massue. Quelques heures le séparaient à peine du
moment où il avait vu Nannette pour la dernière fois,
et cependant, tout lui apparaissait au travers de ce
voile qui recouvre les choses lointaines.
a J'aurai vécu dix ans, cette nuit! murmura-t-il en
appuyant ses deux mains contre son front.
— Qu'ont-ils dit de Naranja? répéta Mornaix.
ROGER BONTEMPS. 45
— Je n'ai pas pu tout comprendre, répondit Roger.
— Qu'as-tu compris?
— Qu'ils poursuivaient quelqu'un avec une volonté
implacable : un ennemi ou un criminel.
— N'ont-ils parlé que de Naranja?
— Ils ont parlé de l'homme qu'ils poursuivent.,.,
ils le nommaient cl Conde.
— C'est tout?
— Non. Je n'ai pas dit encore la chose qui m'a
frappé le plus : ils ont parlé aussi de moi.
— De toi ! répéta Mornaix avec une nuance d'éton-
nement,
— De moi.... à mesure que je cherche, leurs pro-
pres paroles me reviennent....
— Mais tu m'as dit que tu signais à présent comte
de Belbon! l'interrompit-il tout à coup. C'est toi qui
est leur el Conde, peut-être?
— Oui, prononça froidement Mornaix. C'est moi
qu'ils cherchent : ils m'ont suivi chez toi comme ils me
suivent partout. t>
Il se leva d'un mouvement brusque et s'appuya d'une
main k la capote du coupé pour interroger la nuit d'un
long regard.
« Seraient-ils sur nos traces ! fit Roger. Malgré tant
de précautions!
— S'ils n'y sont pas, ils y seront, répliqua Mornaix.
— Ont-ils donc droit sur toi?
— Selon les pays le droit change, » prononça lente-
ment Robert Mornaix.
Il ajouta en s'adressant à Grelot :
« Toi, ouvre l'œil!
— Je veille, répondit Grelot. Voilà deux fois que je
vois de la poussière an sommet des côtes.... Mais c'est
peut-être le vent.
46 ROGER BONTEMPS.
— Il a VU quelque chose ! » dit le Malgache en es-
pagnol.
Mornaix se retourna pour lancer un coup de fouet
aux chevaux. La voiture allait comme le vent.
<t Nous ne sommes pourtant pas chez les sauvages !
pensa tout haut Roger. Pourquoi prendre tant de peine
quand on peut passer parole aux gendarmes? »
Le Malgache eut un rire silencieux dans son coin.
a Gopin, dit Roger, chacun son goût. Moi, je n'aime
pas les gens qui rient quand on parle des gendarmes,
et je prétends savoir.,..
— J'espère pourtant, mon cher monsieur de Lavaur,
l'interrompit le Malgache en assez bon français, que
nous ferons, nous deux, une paire d'amis avec le
temps. »
Roger resta muet de surprise.
« Je te présente, dit Mornaix, le seigneur Miguel
Maria Torres. Les Smith ont dû parler du digger....
— Certes, fit Roger, le mineur! ils s'occupaient
énormément du mineur 1
— C'est le seigneur Miguel Maria, frère de ma
femme. »
Le Malgache souleva poliment son grand chapeau
de paille. Roger salua en balbutiant :
Ah! tu es marié, copin?... »
Un coup de sifflet aigu et court retentit, Roger pré-
cipita aussitôt le galop de ses chevaux, mais au lieu de
continuer sa course en ligne directe, il tourna au
coude du premier chemin de traverse qui se présenta
et le suivit pendant une cinquantaine de pas.
« Stop! dit le Malgache. En voilà assez. 11 faut
savoir si c'est une fausse alerte. Qu'as-tu vu, Grelot?»
Grelot ne répondit ])as. Il n'était plus à son poste.
Le Malgache sauta à terre et mai'cha rapidement
ROGER BONTEMPS. 47
vers la grande route. Roger remarqua que son pas ne
produisait aucun son. Mornaix aussi se laissa glisser
sur le chemin en lui recommandant de tenir en bride
l'attelage. Plusieurs minutes se passèrent. Un silence
complet régnait aux alentours.
Dans ce silence , une voix douce , la voix que Roger
avait entendue déjà au relais, appela Robert. Personne
ne répondit. La voix appela une seconde fois et ses in-
flexions exprimaient une plaintive impatience. Roger
descendit à son tour. Pour un'garçon qui n'aimait pas
les aventures, il était assurément mal servi.
La lune dépassait maintenant la cime des arbres ;
aucun nuage ne la couvrait ; ses rayons tombaient d'a-
plomb sur la voiture. Roger regarda tout autour de
lui ; il écouta après avoir regardé ; c'était l'apparence
de la solitude la plus absolue.
La voix s'éleva pour la troisième fois, disant :
« Robert, je t'en prie, ôte ce couvercle, ne fût-ce
qu'un instant. J'étouffe ! a
Nos lecteurs souriraient si nous allions jusqu'à pré-
tendre que Roger éprouva une bien vive surprise. De-
puis longtemps déjà, il supposait que le funèbre com-
partiment ne contenait point une morte , mais tout se
présentait à lui, cette nuit, sous une forme si bizarre
qu'il vivait en défiance du témoignage même de ses sens.
Le quart d'une journée s'était à peine écoulé depuis
qu'il montait, joyeux, mais embarrassé, le modeste
escalier de Nannette. On était à l'heure où les cafés du
boulevard vont se fermer. Mme de Lavaur, Mlle Eu-
doxie et M* Piédaniel devaient faire leur toilette de
nuit. Et que pensaient-ils de son absence?
Et Nannette?... Tenez! pour moins que rien, il eût
juré que tout ceci était un cauchemar et qu'un rat, bête
malfaisante, avait commis ce tapage dans le bûcher.
48 ROGER BONTEMPS.
Quand il eut fait le tour de la voiture, il put entendre
distinctement la douce voix qui lui demandait :
« Est-ce toi, Robert? »
Et comme il hésitait k répondre, mesurant instincti-
vement le danger aux incroyables précautions qu'il
voyait prises, une plainte découragée sortit du cofi're.
Roger prit le couvercle à deux mains et le souleva.
Il ne vit d'abord qu'une figure d'enfant, une pâle et
délicieuse figure qui essayait un sourire parmi les
grosses larmes que la lumière de la lune brillantait sur
sa joue comme des perles de cristal. Mais le sourire
s'enfuit et une expression de vif efl'roi le remplaça bien
vile.
La jeune femme ferma les yeux et tout son corps
trembla :
Œ Seigneur, mon Dieu, ayez pitié de moi! » mur-
mura-t-elle.
Puis un soupir faible s'échappa de sa poitrine et son
corps cessa de tressaillir.
Roger voulut la rassurer, mais elle n'entendait plus.
Elle était évanouie.
Si les précautions prises étaient incroyables, nous
avons déjà dit le mot, la terreur produite par le mys-
térieux ennemi était donc aussi bien profonde ! Roger
sentit cela en dehors de tout raisonnement. Il se vit
enveloppé par un ordre d'idées et de faits absolument
inconnus et qui, du premier saut, franchissaient la
frontière du vraisemblable.
Y avait-il donc, en pleine France du dix-neuvième
siècle des périls contre lesquels l'organisation sociale
ne peut rien? Le pays des Hurons commençait-il à
dix lieues du boulevard de Gand? Quel motif avait pu
porter Robert Mornaix, k se priver de ces magnifiques
et banales protections qui entourent tout le monde ?
ROGER BONTEMPS. 49
Pourquoi jouer à cache-cache dans la campagne dé-
serte? Les chemins de fer n'ont-iis pas supprimé pour
le voyageur la solitude et la nuit?
Chez nous l'homme ne se protège plus lui-même;
il n'a pas la permission de porter des armes. Gela dit
tout. La loi, tutrice, est seule armée.
De sorte que tout homme qui, chez nous, porte des
armes et renonce à la publique tutelle de la loi encourt
ce soupçon d'être l'ennemi de la loi.
Il est pourtant des choses qui s'attaquent à la loi et
que nos mœurs ne rangent point dans la catégorie des
faits déshonorants. Un enlèvement, par exemple.
Mais Mornaix avait dit : « Je suis marié. »
Sa femme! c'était sa femme qu'il faisait voyager
ainsi.
Sa femme ! presque un enfant ! Jetée au milieu de
ce roman brutal et sinistre !
L'idée de folie vint. Elle ne tint pas. On suppose
un fou, mais ils étaient trois, tous trois calmes, résolus
et manifestement dirigés par une volonté rélléchie.
L'un des trois était le frère de celte débile et char-
mante créature....
La lune éclairait distinctement l'intérieur de cette
loge où, pour la première fois peut-être une poitrine
vivante respirait. Ce que Roger voyait n'était pas moins
étrange que le reste. Un peignoir de soie rose des-
sinait les formes exiguës, mais adorablement gracieuses
de Naranja. Une légère guirlande de tleurs s'enroulait
dans sa chevelure abondante et plus noire que le jais.
Elle était couchée sur un matelas de salin. C'était
comme un lit de noces, souriant et heureux.
Mais à droite et à gauche du matelas, quatre lon-
gues carabines, deux h droite, deux h gauche, étaient
emballées avec un soin minutieux.
50 ROGER BONTEMPS.
Et involontairement, Roger se dit : « Nous sommes
quatre.... »
Robert Mornaix ne lui avait point caché qu'il s'agis-
sait d'un duel à mort : duel dans lequel lui, Roger, ne
devait pas seulement être témoin, mais second.
Or, par vocation, il est bon de le répéter, Roger
Bontemps était un notaire et non point un chevalier
errant. Il vous eût soutenu cet axiome l'épée à la main,
pour peu que vous l'eussiez voulu. Il trouvait toutes
ces choses encore bien plus extravagantes que vous ou
moi. L'aventure, en thèse générale, étant son cauche-
mar, il se débattait là dedans comme un barbet qu'on
baigne malgré lui.
Mais l'aventure le tenait et le submergeait. Il avait
beau faire : il y perdait plante.
Certes, on eût bien étonné M* Denis-Tiburce Pié-
daniel si on l'eût éveillé en ce moment pour lui dire
que son futur successeur était dans un chemin creux
de la Brie, occupé avec une houri sonorienne, en cos-
tume de bal et voyageant au fond d'un cercueil.
Quand on a l'honneur d'être notaire et qu'on habite
depuis trente-deux ans le même appartement de la rue
Tronchet, on peut supposer Nannette et même l'ex-
cuser. La mansarde voisine du Panthéon est dans la
nature; M" Piédaniel y a passé. Mais Naranja! Un
rêve d'opium ! L'absurde !
Roger faisait de son mieux. Nous devons constater
qu'à part le trouble causé par le côté moral de l'aven-
ture et la vue de la jeune femme évanouie, il était aussi
calme que s'il avait eu ses pantoufles aux pieds dans
son cabinet de travail. Pas une seule fois la pensée ne
lui vint qu'étant donnée la diabolique tournure prise
par les événements, la sombre haie qui bordait le
chemin pouvait d'un moment à l'autre s'illuminer à la
ROGER BONTEMPS. 51
lueur d'un coup de feu. Et si elle était venue, cette
pensée, Roger n'eût fait ni plus ni moins.
Il souleva la tête charmante de Naranja et l'ap-
puya sur le bord de la caisse, protégée par le matelas.
Il desserra les agrafes de la robe rose, et la charmante
créature rouvrait déjà ses beaux yeux, quand un bruit
léger annonça le retour des voyageurs ou l'approche
d'un étranger.
D'instinct et comprenant qu'il était la sentinelle en
faction, il saisit une des carabines qu'il dépouilla de
son étui. Le chien relevé lui montra une capsule bril-
lante. L'arme était chargée. Il attendit, sûr d'elle et de
lui-même.
Trois formes se dressèrent autour de lui sans qu'au-
cun mouvement, autre que le premier bruit, eût trahi
leur approche.
« Bravo ! dit Momaix. Mais tu aurais été scalpé
comme un ange, en attendant ! Une autre fois tu feras
mieux. Il faut l'apprentissage.
— J'avais entendu un frôlement de branches.... »
répliqua Roger.
Les trois compagnons se regardèrent, et le Malga-
che reprit d'une voix basse et inquiète :
a Alors il y a ici une autre personne que nous ! »
Et, sans se consulter davantage, il disparut derrière
la haie de droite, tandis que Grelot, comme une cou-
leuvre, perçait la haie de gauche. Mornaix restait seul
avec Roger.
« C'était une fausse alerte, là-bas, dit-il : deux gen-
darmes à cheval. »
Puis il ajouta en mettant un baiser sur le front de
Naranja qui lui souriait comme en un rêve :
« Tu as vu ma femme, copin? C'est une étonnante
histoire, va ! »
52 ROGER BONTEMPS.
Naranja lui parla à l'oreille.
<r Si fait, si fait, répondit Mornaix, tu le connais : c'est
Roger-Bontemps, mon copin de collège Henri IV... .Je
t'ai assez parlé de lui ! »
Naranja tendit sa belle petite main à Roger et dit :
« J'ai eu grand'peur... J'avais cru reconnaître un
des hommes du Saint- Jean-Baptiste.
— Senor Gonde, ajouta-t-elle d'un petit ton impé-
rieux, quand il s'agirait de la vie, je ne veux plus res-
ter là dedans. Ce n'est pas ce que j'ai dit : on n'é-
touffe pas ; il y a de la place et de l'air. Mais jouer
ainsi à la morte cela doit porter malheur ! »
Elle jeta ses bras nus autour du cou de Mornaix qui
murmura :
« C'est bien différent ! Au pays de Naranja les fem-
mes sont braves et ne craignent pas le martyre, mais
dès qu'il s'agit de mauvais présages.... Allons! Roger!
un coup de main ! La senorita a dit : je veux !
— Ce n'est cependant pas pour plaisanter que tu
as employé un pareil stratagème 1 objecta sérieuse-
ment Roger.
— Certes, mais ceux qu'il s'agissait de tromper sont
loin, et Mme la comtesse risquerait mille fois sa vie,
la sienne et la nôtre par-dessus le marché, pour ne pas
dîner treize à table ! »
Naranja protesta par une délicieuse petite moue,
mais elle se laissa enlever comme une enfant, et les
deux amis la portèrent dans le coupé.
« C'est un vendredi, murmura-t-elle, que j'ai vu ma
mère pour la dernière fois, a
Mornaix ne raillait plus. Il baisa se!> beaux yeux
pleins de larmes.
Œ Rien ! dit Grelot qui reparut derrière la voi-
ure.
ROGER BONTEMPS. 53
— Hien ! répéta le Malgache. M, de Lavaur se sera
trompé. »
La voilure tourna et regagna la grande route au
galop.
Quand le bruit des roues se fut étouffé au lointain,
un sifflement doux et cadencé tomba de la cime d'un
chêne à vingt pas, environ, du lieu où la halte s'était
faite. Un hennissement lointain répondit. De l'autre
côté du champ qui bordait le chemin creux, sur la
droite, il y avait un taillis. Un magnifique cheval bon-
dit hors des branchages et traversa le champ au petit
galop. Les branches du chêne bruirent : Roger ne s'é-
tait pas trompé.
Le pied d'un homme toucha terre, sous l'arbre, à
l'instant même ou le beau cheval arrivait, caracolant
et se jouant. L'homme se mit en selle. Quelques mi-
nutes après, il rejoignait deux cavaliers qui attendaient,
immobiles, sur la lisière de la grand' route.
Ces trois compagnons étaient de haute taille et cam-
pés sur leurs montures comme les hommes de bronze
des groupes équestres. Ils échangèrent quelques brè-
ves paroles, puis leurs chevaux partirent du même élan,
comme s'il se fût agi d'une course au clocher, et ils
disparurent au milieu d'un nuage de poussière.
c^0^2^
54 ROGER RONTEMPS.
La vieille maison.
Il y avait désormais plusieurs changements dans la
voiture qui emportait notre petite caravane. Miguel,
le Malgache, occupait l'emploi de cocher; Grelot, le
gamin de Paris, avait pris la place de Naranja sur le
matelas de satin et dormait comme un juste, ce qui ne
l'empêchait point de répondre distinctement: « Je
veille, » chaque fois qu'on lui donnait le mot d'alerte.
On naît factionnaire.
Dans le coupé, Naranja était entre Roger et Robert.
Elle sommeillait, la tête appuyée sur l'épaule de ce
dernier. Les deux amis respectaient son repos. Roger
songeait à Nannette et se disait : « Moi aussi, j'étais
aimé ! »
Le restant du voyage fut court ; aucun incident ne
le troubla. Quatre heures après avoir quitté Paris, la
voiture prit une route de troisième classe qui longeait
les murs d'un parc. G'étais le quatrième relais. Par-
dessus les murs, on voyait de splendides futaies. Ro-
bert dit tout bas à Roger :
« Regarde bien cela. »
L'attelage excellent, et poussé à toute vitesse, cou-
rut le long de ces murailles pendant près d'une demi-
heure.
ROGER BONTEMPS. 55
Deux ou trois fois Mornaix demanda :
« Trouves-tu cela beau ? »
Une grille se présenta, entrée vraiment royale, qui
laissa voir une immense avenue de chênes géants, ali-
gnant à perte de vue sa nef immense qui avait le ciel
pour clef de voûte et ses doubles bas côtés perdus dans
la nuit. Miguel ralentit le pas des chevaux en passant
devant cette grille, au bout de laquelle la lune illumi-
nait avec mystère les cent croisées d'un monumental
château.
« Trouves-tu cela beau? » demanda encore Mornaix.
Puis, après la grille, flanquée d'un admirable pavil-
lon en briques rouges, prouvant que la place royale
de Paris n'était pas le dernier mot de l'art au temps de
Louis XIII, un large saut-de-loup remplaçait le mur.
Un parc anglais ajoutait sa froide, mais idéale féerie
aux solides splendeurs du parc français. La lune ca-
ressa le velours des pelouses, nivelées de main d'homme
où, par intervalles, des groupes d'arbres s'élevaient,
juste à leur point pour faire paysage : car la poésie
glacée de ces charmantes idylles joue à la nature
comme les enfants jouent à l'homme. Elle copie des
tableaux avec de la terre, des chênes, de l'herbe et de
l'eau, poussant même l'amusette jusqu'à convoquer
des bestiaux de parade et du gibier pour rire.
Mais ceci était grand et luttait avec la nature. Aussi
loin que le regard pouvait aller, la rivière déroulait
son large ruban d'argent, et l'étang qui allait perdant
son cristal dans l'ombre semblait un lac.
« Trouves-tu cela beau? » demanda une troisième
fois Robert Mornaix,
Et quand l'attelage eut repris son allure rapide, il
ajouta :
« Tout cela c'est le domaine de Belbon dont mon
56 ROGER BONTEMPS.
père fat l'intendant, dont mon aïeul était le maître.
Mon père est mort, à force de contempler ce paradis
perdu. Je n'ai plus de mère. J'ai juré que le portrait
de mon père et le portrait de ma mère seraient dans le
grand salon du château, et je me suis dit que Naranja
aurait tout cela pour cadeau de noces.
— Est-ce que nous allons conquérir ces plaines et
ces futaies à coups d'épée? demanda Roger. Tu ne par-
les plus de ton duel ? »
Mornaix soupira et répondit:
« Patience ! »
C'était enfin le bout du parc. La voiture tourna l'ex-
trémité occidentale du saut-de-loup auquel succédait
brusquement un mur en ruine, doublé d'une haie de
ronces, et s'engagea dans une coulée d'aspect sauvage
qui descendait dans le vallon, La voilure s'arrêta tout
à coup, bien qu'il n'y eut point d'apparence d'habita-
tion, et Mornaix dit :
a C'est ici la maison de mon père. »
On entendit, en effet, derrière un haut talus, planté
d'ormes et bordé par une mare, un bruit de sabots et
les aboiements d'un gros chien. Une porte invisible
roula sur ses gonds, et une voix cria en patois percl^-
ron :
« Faut tourner la murette ; le chemin est bon
assez ! »
Miguel poussa l'attelage et la voilure tourna en cra-
quant pour passer sous un grand sureau qui masquait
l'angle de « la murette. » Une porte de ferme était
derrière. Ca voiture entra dans une cour et le gros
chien se tut. Il vint en rampant rôder autour de Ro-
bert Mornaix.
a Tout de même, dit la voix , la bête a senti notre
monsieur! •
ROGER BONTEMPS. 57
Une énorme lanterne, qui se balançait à la main
d'une paysanne, vint éclairer la scène. La paysanne
était debout sur un perron formé de trois marches
d'ardoise au-dessus desquelles s'ouvrait l'entrée princi-
pale de la maison : un véritable manoir de l'Ile de
France, bien autrement antique que le château voisin.
«c Salut k tous, dit la bonne femme. Les lits sont
blancs et le réveillon vous attend. »
Mornaix répondit en sautant à terre :
« Bonsoir, Vincent; bonsoir, vieille Madeleine. »
Au son de sa voix, le gros chien tendit le cou et
poussa un long hurlement de joie.
n Bonsoir aussi, Turc, mon vieux,» ajouta Robert en
lui donnant une caresse.
Vincent, l'homme aux sabots, se mit à dételer, Ma-
deleine éclairait Miguel qui soutenait Naranja. La
bonne femme n'avait pas assez d'yeux pour la regarder,
si jolie dans sa robe rose.
« La voiture dans la grange, dit Robert Mornaix à
Vincent; les chevaux à l'écurie, les portes fermées à
double tour et Turc lâché en liberté toute la nuit. Si
quelqu'un frappe, visage de bois. La maison est dé-
serte. »
Il appela Grelot de la main et ajouta à voix basse :
<f Les carabines toutes prêtes ! »
L'instant d'après, tout était silence et solitude au-
tour de la maison, dont la lune déchiquetait les bizarres
profils.
Vincent et Madeleine se regardaient tout interdits
dans la cuisine.
I Notre monsieur ne revient pas au pays pour long-
temps, » dit Madeleine avec un soupir.
Vincent secoua sa tête grise coiffée du bonnet de
laine et répliqua :
S8 ROGER BONTEMPS.
« J'ai de la tristesse dans mon idée, et je suis comme
quand il y a un malheur.
— Viens te coucher, opina Madeleine.
— Non, répliqua le bonhomme. Notre monsieur
veut qu'on fasse une ronde toutes les demi-heures,
sans chandelle, dans la cour et dans le verger.
— La jeune madame a l'air qu'on l'a enlevée, mur-
mura Madeleine.
— Et as-tu vu celui qui a un chapeau de paille?
C'est noir comme le démon!
— Et le grand blond a demandé pour écrire....
— Ça ne dort pas la nuit !
— Toutes les portes fermées à double tour !
— Visage de bois si on frappe ! s
Ils tressaillirent tous deux parce que le vieux chien
Turc poussait au dehors un long et plaintif hurlement.
« La bête n'avait pas geint comme ça, dit tout bas
Madeleine, depuis la nuit où la défuntp madame
passa. »
Ils firent ensemble le signe de la croix et ne parlè-
rent plus pour écouter mieux ; mais aucun bruit nou-
veau ne vint rompre le silence de la nuit.
Gomme beaucoup de manoirs, dont la construction
remonte à une époque reculée, la maison Mornaix
était située dans une sorte de trou. De trois côtés, on
pouvait parcourir en tous sens la campagne environ-
nante sans apercevoir ses toits pointus et ses pigeon-
niers surmontés de girouettes fantastiques. Vers l'ouest
seulement un vallon humide, où croissaient de grands
peupliers, laissait une échappée de vue à demi ouverte,
et montrait la rivière d'Eure qui coulait à cinq cents
pas de là.
Si par hasard quelqu'un eût cheminé, à pareille
heure de nuit, dans les sentiers mouillés de la prairie.
ROGER BONTEMPS. 59
il eût distingué, à travers les arbres, l'étrange sil-
houette de la gentilhommière, découpant sur le ciel
brillant les lignes tourmentées et noires de ses profils.
Aucune lumière ne paraissait aux fenêtres; mais le
mur d'une petite tourelle intérieure, frappé par un
reflet, trahissait au moins une lampe allumée. Dans le
champ de clarté dessiné carrément par la lampe, une
ombre se mouvait.
Ils étaient deux, pourtant, dans la chambre éclairée,
mais Mornaix seul se promenait de long en large. Roger
Bontemps, assis devant une table, recommençait fidè-
lement la lettre que le départ de Paris avait inter-
rompue. Il s'agissait, nous le savons, de présenter des
excuses à qui de droit, et d'expliquer pourquoi, en sa
double qualité de fiancé de Mlle Eudoxie et de succes-
seur de maître Piédaniel, Roger avait manqué une paire
de rendez-vous.
Roger avait à sa disposition du papier jauni dans
l'armoire, une plume d'oie impossible, et de l'encre
trouble, recouverte d'une épaisse couche de moisissure.
Il avait mis un quart d'heure à dater ce qui lui laissait
le loisir de polir son style.
« Grilliers-Samt-Martin, près Nogent-le-Roi (Eure-
et-Loir). »
« Il y a encore une bonne trotte d'ici à la rue Tron-
chet, dit-il en déposant la plume pour prendre un peu
de repos. Maître Piédaniel est assez intelligent pour
comprendre
— Laisse-nous la paix, avec ton maître Piédaniel,
l'interrompit brusquement Mornaix, qui vint se camper
devant lui, debout et les bras croisés sur sa poitrine.
Causons.
— J'avoue, repondit Roger, que j'ai un peu som-
meil. Si on doit se battre demain....
60 ROGER BONTEMPS.
— Demain ou après; peut-être cette nuit.,.. Est-ce
qu'on dort?
— La veille d'Austerlitz.... commença Roger.
— A la bonne heure 1 l'interrompit Mornaix, plai-
sante un peu. Ça fait du bien.
— Mais je ne plaisante pas. Tel que tu me vois,
chaque fois que je songe à Nannette, j'ai envie de pleu-
rer comme un benêt. »
Mornaix tourna le dos et reprit sa promenade. Roger
écrivit :
et Mon cher monsieur Piédaniel, des circonstances
fortuites, dont vous voudrez bien donner le détail à
maman.... »
Mornaix était déjà derrière lui et lisait pardessus
son épaule.
« Maman ! répéta-t-il en éclatant de rire. Grand
dadais ! »
Roger eflaça maman pour mettre ma mère, et rou-
git. Mornaix s'assit.
a Tu penses bien , dit-il , que je ne t'ai pas dé-
rangé pour des prunes. Laisse ta lettre. Je vais te ra-
conter des choses qui t'empêcheront pardieu bien de
dormir !
— Tant pis ! murmura Roger.
— Comment trouves-tu ma femme ?
— Rien faible et bien pâle.
— C'est tout?
— Et jolie....
— C'est heureux, à la fin !
— Presque aussi jolie que Nannon !
— Elle est meilleure que jolie , brave autant que
bonne, et forte encore plus que brave. Elle a fait une
fois deux cents lieues h. mes côtés dans le désert.
— Sur ces petits pieds-là ! dit Roger attendri. Nannon
ROGER BONTEMPS. 61
était bien fatiguée quand nous manquions le train du
Val-Fleury !
— C'est le pays des épopées, là-Las, reprit Mornaix.
On y vit de romans. Tu me fais honte avec tes bos-
quets de Meudon tout pleins de débris des dîners sur
l'herbe.
— Ah ! soupira Roger, les chers dîners que ceux-
là, quand c'était le printemps et que Nannon m'aimait !
— C'est le pays des grandes aventures, poursuivit
Mornaix, dont les narines gonflées semblaient appeler
une atmosphère âpre et lointaine.
— En fait d'aventures, dit Roger Bontemps, j'ai mon
goût à moi : je ne les aime ni grandes ni petites.
— Notaire I gronda Mornaix. Si une fois tu étais
là-bas.,..
— Quand tu m'auras perdu , copin, ne va pas m'y
chercher. Mais on a parlé dans la chambre de ta
femme. Écoute !
— Naranja ! » appela Mornaix, dont la voix s'adou-
cit tout à coup.
N'ayant point de réponse, il prit la lampe et ouvrit
la porte de la chambre voisine, où l'on avait fait le lit
de la jeune femme. Pendant cela, Roger continuait sa
lettre.
« ....A ma mère, m'ont empêché, bien malgré moi,
d'être exact au rendez-vous d'hier au soir.... 3>
« Viens voir ! » dit Mornaix arrêté sur le seuil.
Le lit était tout proche , un vieux lit carré à sup-
ports guillochés, dont le bois, noirci par le temps,
avait le poli de l'ébène. Naranja était étendue toute
habillée et dormait, la tête baignée dans les boucles
fleuries de ses beaux cheveux noirs, Mornaix la
contemplait en souriant : sourire d'amant et de
père.
62 ROGER BONTEMPS.
«Tu l'aimes, n'est-ce pas? demanda Roger avec
émotion.
— N'est-elle pas assez délicieusement jolie pour cela !
répliqua Mornaix.
— Elle est jolie délicieusement..,. Mais tu l'aimes?
Tu l'aimes bien ? »
Le sourire de Mornaix changea. Il y a des gens qui
n'aiment pas montrer les battements de leur cœur.
Une nuance de sarcasme se joua sous sa fine mousta-
che et il répondit :
« Sais-tu que Naranja représente pour moi une
tonne de poudre d'or ? »
Roger eut le frisson comme si une douche d'eau
glacée l'eiit enveloppé de froid.
« Ah 1 fit-il d'un ton sec. Et combien pèse une tonne
de poudre d'or ?
— Gela dépend des fûts. La mienne peut peser
quinze cents kilos.
— Une si petite femme ! Et cela fait en argent?
— A trois mille quatre cents francs le kilo , cela
donne cinq millions, plus une fraction.
— C'est cher la livre de femme ! » dit Roger Bon-
temps qui pirouetta sur ses talons.
Mornaix referma la porte et le suivit.
« S'il s'agissait d'un tonneau de jauge, continua-t-il
gravement, il faudrait parler de soixante- quatre mil-
lions, car nous aurions dix-neuf mille kilos d'or : la
tonne contenant mille kilos d'eau et l'eau pesant dix-
neuf fois moins que l'or. »
Roger avait repris sa lettre.
« Tu ne m'écoutes plus ? l'interrompit Mornaix.
— Non, répliqua Roger. J'annonce à ceux qui
m'attendaient hier que le rendez-vous est pour de-
main.
ROGER BONTEMPS. 63
— Ce sera une lettre perdue, dit tranquillement Ro-
bert.
— Pourquoi cela ?
— Parce que tu n'iras pas à ce rendez-vous.
— Je suppose que tu ne comptes pas me retenir
malgré moi ?
— En aucune façon.
— En ce cas, comme je ne me sens aucune vocation
pour les affaires de poudre d'or....
— Naranja est ma femme , l'interrompit Mornaix
d'un accent profond. Je mentirais si je disais que je
n'ai point la passion d'être riche, car je veux pour elle
toutes les joies de la terre. Mais regarde-moi bien
dans le blanc des yeux, comme nous disions au col-
lège : j'aime ma femme et je ne donnerais pas ma
femme pour tout l'or enfermé dans les entrailles du
globe ! » •
Roger posa sa plume sur la table,
c Chacun aime à sa manière , murmura-t-il. Moi,
l'idée de vendre Nannon ne me serait pas même venue.
— Garamba ! s'écria Mornaix en colère , c'est que
les idées ne te viennent pas facilement , mon cama-
rade ! L'idée ne t'est pas venue d'ouvrir la porte du
bûcher, là-bas, et d'étrangler le quidam avant de le je-
ter par la fenêtre !
— Si fait, répliqua doucement Roger. Tu te trom-
pes, l'idée m'est venue.
— Eh bien ! alors....
— Je me suis dit : peut-être que Nannon l'aime.
• — Raison de plus ! ... »
Il s'interrompit parce que Roger avait des larmes
plein les yeux.
« Cela passera, reprit ce dernier qui essaya de sou-
rire. Tu sais, je suis Roger-Bontemps et je prends
64 ROGER BONTEMPS.
assez les jours comme ils viennent. Il faut le temps, la
blessure est trop fraîche. Dans une semaine, nous n'y
penserons plus.
— J'ai bien peur que tu y penses toute ta vie, dit
Mornaix.
— Laissons cela. Si j'ai mal parlé, je t'en demande
pardon. Pour le moment, de quoi est-il question ! De
Naranja ou de la tonne de poudre d'or?
— Des deux.... et de ce splendide domaine autour
duquel nous avons galopé pendant une heure. As-tu
vu ce carré blanc suspendu à la grille ?
— Non,... Le domaine est en vente?
— Au prix de trois millions.
— A vue de nez, c'est cher.
— Je le payerais le double.
— Charge-moi de cette alïaire-là. Si tu as tes cinq
millions, plus une fraction, nous pourrions traiter au
comptant.
— Mais je ne les ai pas.
— Tu disais que la dot de ta femme....
— Notaire ! Une dot ! Naranja ! Je l'ai prise toute
nue sous la tente d'un Indien apache.
— Où donc est-elle la tonne de poudre d'or ? demanda
Roger qui ouvrit de grands yeux.
— A trois mille lieues d'ici, plus une fraction.
— Au diable tes fractions !
— As-tu encore sommeil?
— Non.
— Tant mieux, car il est urgent de veiller, dans la
situation où nous sommes.
— Dans quelle situation sommes-nous ? Je ne vois
rien, je ne devine rien. Me feras-tu la grâce à la fin de
ra'expliquer quel jeu nous jouons?
— J'allais te le proposer, dit Mornaix qui prit dans
ROGER BONTEMPS. 65
une armoire un flacon avec des verres et déposa le tout
sur la lable.
— Alors, l'histoire est longue? soupira Roger.
— Assez.... allume un cigare. »
Une vieille pendule à poids qui grognait au fond de
son armoire vitrée sonna trois heures après minuit.
Roger repoussa son papier d'un geste résigné, disant ;
Œ Je finirai ma lettre au jour. Raconte-moi le gros,
n'est-ce pas, le nécessaire , en passant pardessus les
aventures, si tu ne veux pas que je ronfle. »
Il détestait terriblement les aventures!
66 ROGER BONTEMPS.
VI
Nuit de veille.
Avant de commencer son récit, Robert Mornaix
ouvrit la fenêtre qui donnait sur les jardins. Il siffla
doucement et un bruit pareil lui répondit aussitôt. Il
y avait une sentinelle sous la croisée.
Roger, tournant son regard de ce côté , aperçut des
cimes d'arbres , éclairées par la lune, un toit pointu et
un clocheton de forme carrée. Le silence le plus pro-
fond régnait au dehors.
« Ah çà, dit-il, quand Mornaix revint après avoir
fermé la fenêtre, tes gaillards ne dorment donc jamais!
— Pas souvent, répliqua Robert, mais ils se dédom-
mageront à bord.
— C'est juste, trois mille lieues de traversée, plus
une fraction. Je te prie d'excuser ma curiosité : Cette
vieille maison n'a pas bonne mine, la nuit... Est-ce que
tu craindrais une attaque à main armée ?
— Oui, répondit Mornaix tranquillement, une atta-
que à main armée est tout à fait dans l'ordre des choses
possibles. »
En s'asseyant, il ajouta d'un ton rêveur :
« Ce sont des diables pour suivre une piste. Et à tout
prendre, peut-être vaudrait-il mieux en finir d'un seul
coup.
ROGER BONTEMPS. 67
— Il y a une carabine pour moi je suppose ?
— Et une bonne ! » répliqua Mornaix en lui serrant
la main.
Roger lui rendit son étreinte cordialement et prit un
visage moins morose.
« Du moment qu'on est fixé, murmura- t-il, cela sou-
lage. Cause, maintenant, je t'écoute. 5>
a Mornaix, emplit les verres et prit la posture d'un
homme qui va entamer une longue histoire.
« Si je commençais par le commencement, dit-il,
nous en aurions pour jusqu'à demain au soir. C'est un
drôle de pays, là-bas...,
— Y a-t-il des notaires? demanda Roger.
— Oui, mais il faut passer un examen pour le ma-
niement du revolver à six coups. J'en ai connu un qui
savait son métier sur le bout du doigt. Il était mon
boucher à San-Francisco et me vendait, ma foi, du
jarret de bœuf à sept francs la livre. Quand on manquait
de viande, il portait des madriers sur son dos et célé-
brait le service divin pour les anabaptistes, dans sa
grange où il jouait de l'accordéon les jours de bal. Il
est maintenant colonel, peut-être même brigadier, de-
puis le temps, à moins qu'on ne l'ait pendu : c'était un
garçon d'avenir. »
Il but une gorgée et répéta d'un accent solennel !
a Là-bas, c'est un drôle de pays. Mais je veux
être damné si je sais par quel bout prendre mon his-
toire !
— D'après ce que je vois, dit Roger, dans ton histoire
il est absolument impossible d'éviter les aventures.
— On s'y fait, moi, je trouvais déjà l'existence mo-
notone là-bas. Ce que j'appelle une aventure, vois-tu,
c'est de signer un contrat de mariage avec une de-
moiselle qu'on n'aime pas et d'acheter trois cent mille
68 ROGER BONTEMPS.
francs la coque d'un garde-notes ou l'iUude d'un lima-
çon quand on a la taille, la ligure, l'esprit et le cœur
d'un homme. »
Roger soupira gros.
« La demoiselle, je ne dis pas, murmura-t-il, mais
l'étude!...
— J'ai trouvé le point pour aborder notre affaire !
s'écria Mornaix qui battit des mains. Je serai clair,
concis et bref. Si nous n'avons rien de nouveau cette
nuit, tu pars au petit jour....
— Tout seul?
— Naturellement. Ces coquins-là ne te connaissent
pas : tu passeras comme une lettre à la poste. Tu
prends Dreux, puis Evreux, où tu changes de cheval
en mangeant un morceau....
— Je n'ai pas faim, dit Roger.
— Gomme tu voudras. Tu piques au Neubourg et de
là à Pont-Audemer où tu n'as plus qu'une enjambée
pour attraper Honfleur. A Honlleur, tu demandes le
patron Renard, un vieux loup qui était second maître
à bord du clipper de la compagnie du Havre, quand je
pris passage pour New-York, dans le temps. Il est re-
traité. Il doit avoir un cotre, un chasse-marée, une ca-
bolaine, enfin quelque chose pour gagner sa vie et
jurer contre le vent debout. Tu lui dis : « je n'aime
pas la vapeur; » il comprend ça ; « je veux passer en
Angleterre sur une bonne barque à voile qui sente le
roulis, qui abatte au tangage ; c'est mon agrément et
il y a des dames. » Il t'embrassera. Tu donneras de.s
arrhes, et tu feras en sorte que son bateau soit paré à
descendre avec la marée. Ça te va-t-il ?
— Oui, dit Roger. Et après je serai libre?
— Parbleu! Tu es libre dès à présent, copiu, si tu
veux, B
ROGER BONTEMPS. 69,
Roger fronça le sourcil.
« Je n'ai pas mérité ce mot-là ! dit-il.
— Eh bien ! non ! lit Robert, Lu ne seras pas libre.
!Ma femme doit être pour toi une sœur... .
— Et je l'aime déjà comme si j'étais son frère. »
Mornaix l'embrassa sur les deux joues.
a Sans ta fringale de notariat, dit-il avec émotion
quel amour de garçon tu ferais ! As-tu quelque chose à
demander pour ta gouverne ?
— Non, tout ça est clair; seulement.... ça ne m'a
rien appris.
— Comment !
— Je ne sais pas pourquoi ces gens-là te pour-
suivent.
— C'est juste.
— Ni qui ils sont.
— C'est vrai.
— Ni comment il se fait que tu détales devant des
malfaiteurs : car je suppose que ce sont des malfai-
teurs....
— Tu peux bien le jurer!
— Que tu détales devant eux comme le gibier al-
longe devant les chiens, en pleine France, au dix-neu-
vième siècle, ou la culture du gendarme est si pros-
père »
Mornaix se gratta franchement l'oreille.
« Copin, dit-il, j'ai peur d'avoir bien de la peine à
l'expliquer cela. Tu dois être d'avis, toi, que la civili-
sation vaut mieux que la sauvagerie.
— Mais oui, répliqua Roger en souriant. C'est mon
opinion
— Et tu la proclames avec un sourire de notaire ! Tu
as de bons auteurs de ton côté. Moi-même qui te parle,
je trouve que le boulevard des Italiens est un endroit
70 ROGER BONTEMPS.
agréable où l'on peut se procurer les biens de la vie
plus commodément qu'au sein des forêts. Néanmoins
je ne suis pas entièrement fixé, et je vais te pousser un
argument personnel, comme on dit au collège : A la
santé de Nannon ! »
Roger tressaillit et son verre trembla en choauant
celui de Mornaix.
a N'y a-t-il pas eu entre vousdeux, poursuivit ce der-
nier quelqu'un ou quelque chose, un obstacle vivant ou
non, mais, à coup sûr civilisé ?
— Non, l'interrompit Roger. Je te l'ai dit : si elle
avait voulu, elle serait ma femme.
— Et aucun civilisé ne s'intéresse à toi suffisamment
pour avoir essayé de poser un garde fou au devant de
Tabime où tu allais te casser le cou, notairement par-
lant? y>
Roger passa la main sur son front et se mit à réfléchir.
Puis, tout à coup, il se jeta au cou de Mornaix en
s'écriant :
« Voilà qui Vaut bien des tonnes d'or !
— Second argument, dit Mornaix, puisé dans les en-
trailles mêmes du sujet : Je suppose que nous soyons
là-bas dans la prairie et que trois assassins nous pour-
suivent^ que faisons-nous? Nous avons des armes et de
la tête, nous intervertissons les rôles; nous attaquons à
notre tour. En prenant un peu sur la gauche, ou sur la
droite, nous les laissons passer et nous les couchons
propremenldans l'herbe, incapables de nuire désormais:
voilà pour la nature. En civilisation, c'est différent.
La loi veut des preuves. Vous avez beau savoir de
science certaine que Jean, par exemple, a fait dessein
de vous poignarder, la loi à laquelle vous vous adressez
répond : Quand Jean vous aura poignardé, ne manquez
pas de revenir et de porter plainte.. .
ROGER BONTEMPS. 71
— Tu exagères ! fit Roger.
— Très-bien ! ce mot là est facile à dire et il y a des
mots qui mènent Ipin. Moi je crois aux faits plus qu'aux
mots. Je peux être un sauvage à l'occasion, mais à l'oc-
casion seulement et quant il le faut. Le reste du temps
je suis un jeune homme bien élevé. Je me suis adressé
à la loi, représentée par le magistrat qui veille à la sû-
reté publique. J'ai exposé qu'il y avait en France une
certaine quantité d'hommes, libres de ces entraves
qu'on nomme la morale, la religion, etc. ; des bandits
en un mot, dans toute la force du terme; je les ai dési-
gnés par leurs noms, j'ai fourni leurs signalements, et
j'ai déclaré que leur intention formelle était de s'em-
parer de ma femme légitime qui représentait pour eux
une somme de soixante quatre millions de francs....»
La figure de Roger exprima un malaise.
« On a dû te prendre pour un fou, prononça-t-il
avec une certaine répugnance.
— Précisément : un fou. Ce mot-là est encore très-
facile à dire et conduit énormément loin. Et cependant,
quoi de plus logique? Moi je sais que la tonne contient
quinze cents ou tout au plus deux mille kilogrammes
de poudre d'or, ce qui donne de cinq à sept millions, en
négligeant les fractions, Mais les hommes dont je parle
sont des marins ; ils prennent le mot tonne dans son sens
technique....
— Ils savent donc?... voulut demander Roger.
— Ils ne savent pas où est la tonne, l'interrompit
Mornaix qui faisait un effort sérieux et sincère pour
rendre son explication catégorique. Ils savent qu'il y a
quelque part une tonne d'or. La tonne est, 'pour eux,
un contenant jaugeant mille kilos d'eau et par consé-
quent, eu égard à la proportion des densités, dix-neuf
mille kilogrammes d'or, c'est-à-dire, à leur estime, de
72 ROGER BON TEMPS.
quoi défoncer tous les barils de rhum du globe, de
quoi briser toute la vaisselle de tous les cabarets des
deux mondes, de quoi acheter une montagne d'amour
haute comme le Ghimboraçao, de quoi flamber un punch
large et profond comme l'Océan, en un mot, de quoi
entamer une orgie absurde, enchantée, sanglante, ivre,
infernale, dont une existence de cent ans ne pourrait
atteindre le terme ! »
Mornaix essuya son front qui était pâle.
« Je comprends, dit Roger, secoué par un rapide
frisson. C'est insensé, mais ce doit être vrai.
— C'est vrai, comme il est vrai que celte lampe nous
éclaire! prononça Mornaix avec une sombre énergie.
Tu as dit le mot, nous sommes, Naranja et moi, un
gibier, poursuivi par des chiens, en pleine France, au
dix-neuvième siècle, sous le nez des gendarmes, et,
vive Dieu ! par devant notaire !
— Pas encore notaire, soupira Roger, et qui sait si
M" Piédaniel ne traitera pas avec le second clerc? Mais
ton affaire est plus importante que la mienne....
— Crois-tu? fit Mornaix non sans amertume.
— Il est évident, reprit Roger, qu'un magistrat n'a
pas pu Uonner grande attention à un roman si invrai-
semblable. Ces choses-là ont lieu peut-être, de temps
en temps dans les savanes du nouveau monde, jamais
autour de Paris. En conscience, nos commissaires de
police ne sont pas institués pour protéger les tonnes
d'or, cachées à trois mille lieues de la préfecture, plus
une fraction; et d'un autre côté, toute action de police
s'arrête devant le grand principe de la liberté indivi-
duelle. La société n'a qu'un droit, celui de surveil-
lance.
— Et penses-tu que la société ait établi beaucoup de
surveillants ici autour? A l'heure qu'il est, je ne vois
ROGER BONTEMPS. 73
pas grande différence entre la campagne française et
les savanes du nouveau monde : une paire de gendar-
mes, bercés çk et là par le pas somnolent de leurs pa-
cifiques montures, des gardes champêtres ronflant dans
leur lit.... pour empêcher les frères Smith de pas-
ser, il faudrait une demi-douzaine de brigades , et en-
core....
— Ah çà! dit Roger qui prit son verre d'un geste
tout ragaillardi, tes frères Smith sont donc de bien dé-
terminés lurons?
— Mineurs, marins, batteurs d'estrade, moitié Co-
manches, moitié Yankees, ce sont des démons, tout uni-
ment! 9
Roger se frotla les mains.
ot Je n'aime pas les aventures, pensa-t-il tout haut,
mais assommer un chien enragé, ça peut arriver à
tout le monde. Il y a pourtant une chose qui me gêne
et que je voudrais éclaircir : ils sont intelligents, tes
limiers?
— A leur manière, souverainement intelligents.
— Alors quel bénéfice peuvent-ils avoir de vous as-
sassiner, ta femme et toi, puisqu'ils ne savent pas où
est la tonne de poudre d'or?
— Il faut distinguer: moi, le bénéfice est clair et n'a
pas besoin d'être expliqué. Ma femme, c'est différent.
Ils veulent la prendre vivante.
— Pour la faire parler ? »
Mornaix ne répondit que par un signe de tête. Des
gouttes de sueur perlaient à son front.
« Mais si elle ne veut pas parler? insista Roger.
— Ils ont la torture, articula péniblement Mor-
naix.
— La torture! répéta Roger révolté en se levant
malgré lui.
74 ROGER BONTEMPS.
— Ils pensent, acheva Mornaix dont la voix s'altérait,
qu'il n'y a point de femme capable de garder un secret
dans la torture.
— De par tous les diables! gronda Roger, je ne dors
pas, pourtant ! Voilà un cauchemar qui passe les bor-
nes ! La torture ! cette frêle et gracieuse enfant ! Des
sauvages dans la Beauce ! le grenier de la France ! Pre-
nons les carabines, au nom de Dieu ! et chargeons à
fond sur ces abominables coquins î ce sera ma première
et dernière aventure ! J'ai besoin de casser une tête ou
deux, ma parole d'honneur! Naranja! avec ses doux
yeux et sa chevelure bouclée ! La torture ! pour de la
poussière d'or ! Si on torturait Nannette ! ... Je t'en prie,
viens ! Est-ce que tu ne veux pas venir? »
Mornaix le regardait en souriant froidement.
« Aller où? » murmura-t-il.
Il commanda le silence d'un geste impérieux au mo-
ment où Roger ouvrait la bouche pour répliquer.
On grattait doucement à la porte qui s'entr'ou-
vrit presque aussitôt, montrant la sombre tête du
Malgache.
Celui-ci entra et traversa la chambre d'un pas fur-
lif. Il mit le goulot de la bouteille dans sa bouche et
but une large lampée.
« Quoi de nouveau, Miguel Maria? demanda Mor-
naix.
— Vous êtes mal placés là, répondit le Malgache. On
vous découvre de trois endroits : du verger, du talus
qui borde le chemin et du sommet de la rampe : on
aurait pu faire coup double. »
Il prit la table et la porta contre la muraille entre les
deux fenêtres.
« Il n'y avait qu'à éteindre la lampe, » opina Ro-
ger.
ROGER BONTEMPS. 75
Miguel mit sur lui son œil ardent comme on regarde
les enfants qui laissent parler la naïveté de leur âge.
a La lampe nous garde, » répliqua laconiquement
Mornaix.
Selon les indications de Miguel, il choisit avec soin,
le long de la muraille, deux nouvelles places pour
mettre les fauteuils. Roger fut prié de prendre un de
ces sièges, et les deux beaux-frères se tinrent debout
près du lambris.
a II y a donc quelque chose ? » demanda pour la se-
conde fois Mornaix.
Roger était désormais tout oreilles. Le Malgache
ayant voulu parler en espagnol, il l'interrompit réso-
lument pour dire :
« En français, s'il vous plaît, mon brave, j'ai le droit
de tout entendre .
— C'est juste, approuva Mornaix.
— Eh bien ! dit Miguel en s'adressant à Roger pré-
cisément, vous ne serez pas beaucoup plus avancé
quand vous m'aurez entendu. Vos nuits ne ressem-
blent pas aux nôtres, et l'oreille qu'on colle au gazon,
ici, entend bavarder le lointain de tous côtés. Gela
gêne. Les gens attardés vont et viennent dans vos che-
mins, les voilures roulent, les chevaux trottent, les lo-
comotives appellent parmi les sourds grondements du
train qui écrase le rail. Écouter l'ennemi qui rampe est
impossible, au milieu de tout cela, comme il est impos-
sible de suivre une piste dans vos sentiers où mille pis-
tes se croisent. En France, un homme comme moi ne
vaut pas beaucoup plus que vous. »
Il fit un salut grave et poli et se tourna vers Mor-
naix pour achever :
a Je n'ai rien vu. Grelot n'a rien vu. Le vieil homme
fait sa ronde exactement. Il dit que cette nuit, comme
76 ROGER BONTEMPS.
les autres nuits, il y a des morts qui rôdent entre le
verger et les murs du grand parc.
— Ah !... fit Mornaix qui devint plus attentif. Vin-
cent a vu des morts?
— Oui. Le cimetière est là tout près, à ce qu'il pa-
raît.
— Tout près.
— Alors, il n'y a rien d'étonnant. Mais j'ai dit à
Madeleine de vous apporter à chacun une carabine.
— Et tu as bien fait. Je n'aime pas beaucoup ces
morts qui rodent. »
La porte roula doucement sur ses gonds pour la se-
conde fois, et la figure effrayée de la vieille Madeleine
se montra sur le seuil. Elle tenait une carabine dans
chaque main.
a Dieu ait pitié de nous, notre monsieur ! balbutia-
t-elle de sa pauvre voix qui chevrotait. Que va-t-il se
passer dans la maison de votre père cette nuit? »»
Elle ajouta en dressant les armes contre la mu-
raille :
a Le chien Turc n'avait pas hurlé si malement de-
puis la fois où la bonne dame s'éteignit dans la cham-
bre où vous êtes.... et Vincent dit que les morts pas-
sent et repassent par-dessus les murailles du grand
parc de Belbon. »
Miguel et Mornaix échangèrent un rapide regard,
pendant que Madeleine se signait abondamment.
« Portez un verre d'eau-de-vie au jeune homme qui
est dans le jardin, dit Mornaix. Demain, vous dormirez
tranquilles. »
Quand Madeleine fut partie, il reprit d'un ton sou-
cieux :
« Que pensez-vous de tout cela, Malgache? »
Miguel secoua la tête et répondit :
ROGER BONTEMPS. 77
<t Je n'ai rien vu, je n'ai rien entendu, mais ils nous
suivent depuis Paris, j'en mettrais ma main au feu : je
les sens.
— C'est comme moi, fît Robert, je les sens.
— Ma parole, murmura Roger, il me semble que
je les sens aussi. Pouah ! »
Miguel lui adressa un signe de tête protecteur et
gagna la porte en disant :
« Je vais voir un peu du côté du cimetière de quelle
couleur sont ces morts qui s'amusent à passer et à re-
passer les murailles du grand parc. »
Il sortit sans bruit comme il était entré. Un cri de
hibou, qui semblait tomber du sommet des arbres
plantés le long de la maison, retentit dans la nuit.
K Robert! appela la douce voix deXaranja. Viens! »
Et quand la porte fut ouverte :
« J'avais besoin de te voir. Je rêvais que nous étions
prisonniers tous deux. Ils me disaient : livre le secret
ou ton mari va mourir ! »
qiq^^l::)
78 ROGER BONTÈMPS.
VII
Une révolution au Mexique.
Au dehors, la nuit était silencieuse et calme. Des
nuages légers glissaient sur la lune dont ils voilaient à
peine la clarté.
Naranja s'était endormie de nouveau, rassurée par
un baiser.
a J'ai songé à toi, parce que je n'ai que toi, disait
Mornaix, poursuivant l'entretien qui avait marché. Lk-
bas, où tout le monde est brave et où chacun joue sa
vie à pair ou non dix fois chaque jour, je n'ai jamais
rencontré personne qui fût plus solidement brave
que toi. Tu es le meilleur souvenir de mon en-
fance. Je te vois toujours ferme et fort au milieu de
nos luttes.
— Ah ! ah ! fit Roger, tu me valais bien !... mais les
coups de poing ne sont pas des aventures.
— Quand j'ai vu ce grand danger sur moi, et sur
cette chère créature que j'aime cent fois plus que moi,
je me suis dit : « Il y a Roger. »
— Bravo ! S'il s'agissait seulement d'affaires liti-
gieuses....
— Tu ne te connais pas toi-même.
— Possible! l'interrompit Roger; je suis peut-être
un héros, au fond. Mais causons raison. Tiens, copin,
ROGER BONTEMPS. 79
je sais la moitié de ton histoire. Et veux-tu savoir ce
que j'aurais fait, à ta place?
— Voyons ce que tu aurais fait.
— Je suppose que je sois poursuivi comme toi, par
des sauvages, avec Nannette. En Sauvagie, je me
trouve fort embarrassé ; mais, en France, je me moque
de tes peaux de cuivre comme du grand Turc. Je leur
oppose, morbleu! une chose qui les embarrassera au-
tant et plus que le désert ne me gênerait moi-même :
la civilisation . Il ne s'agit pas du tout de les dénoncer
aux magistrats qui n'y peuvent rien. La justice n'est
qu'un morceau de la civilisation, et ce n'en est peut-être
pas le meilleur morceau. Elle est vieille ; elle a les ma-
nières et les infirmités du grand âge. La civilisation,
comme je l'entends, c'est notre vie même, l'éducation
de notre siècle, ses mœurs, ses allures, son progrès
matériel, sa poésie, sa grandeur. Tes sauvages ont la
grandeur du désert, je les bats par la grandeur de la
foule. J'oppose mes réverbères à leur nuit, mon bruit
à leur silence, ma cohue à leurs stratagèmes de solitai-
res. Je prends ma femme sous mon bras, je la plante
dans un wagon du chemin de fer du Havre, choisissant
celui qui contient déjà bonne compagnie : que feront
tes sauvages? Cinq heures de grande vitesse me mènent
au quai. J'y trouve un navire géant, bourré de passa-
gers ; j'y retiens une cabine. Tes sauvages ont un pied-
de-nez. De deux choses l'une, où ils restent à terre, et
alors bien le bonsoir; où ils embarquent aussi. Un mot
à l'oreille du capitaine, ponctué par un billet de cinq
cents francs, peut arranger bien des choses. Est-il ré-
calcitrant? Messieurs et dames, j'ai l'honneur de vous
signaler trois bandits qui sont ici avec de mauvaises
intentions. Ayez l'obligeance de choisir entre un hon-
nête homme qui protège sa femme, et ces messieurs
80 ROGER BONTEMPS.
que voici. On rit, je ne dis pas non. C'est bête comme
un acte authentique ce que je te dis là, mais on est pré-
venu et les trois bandits n'ont qu'à se bien tenir. La
traversée est assurée. Arrivons-nous dans le pays des
tonnes d'or, des serpents à sonnettes, des tigres, des
brigands et des aventures? Nous voilà à deux de jeu :
homme contre homme. Le procureur impérial étant
supprimé, en avant les droits de la nature ! A toi, à
moi ! comme au collège, avec cette seule réserve que le
coup de poing est remplacé avantageusement par le
couteau ou le revolver. Allume, morbleu ! Je crois que
Thomas Stone avait un peu raison : si j'entrais une
fois dans cette danse-ln, je mènerais un drôle de cava-
lier seul à la pastourelle! On tue, à moins qu'on ne soit
tué ; et pourquoi serait-on tué, si on a bon pied, bon
œil? On tue, voilà le vrai. C'est un tantinet fâcheux,
mais nécessité n'a pas de loi. En suite de quoi on va
chercher sa tonne de poudre d'or paisiblement, et l'on
revient de même acheter les deux mille hectares de
produit et d'agrément. Voilà le programme.
Roger prononça ce remarquable discours avec cha-
leur et conviction. Mornaix l'écoutait d'un air pensif.
<r II y a du vrai là-dedans, murmura-t-il enfin ; mais
tout n'est pas vrai, parce que tu ne sais pas tout. S'il
ne s'agissait que d'arriver sain et sauf jusqu'à la mer,
ou même de traverser l'Océan sans encombre, ton plan
serait bon, quoique la barbarie puisse garder, au mi-
lieu même de la foule et sous le grand soleil, une par-
tie de ses terribles avantages. J'ai hésité un instant ;
j'avais vu, moi aussi, cette voie ouverte et qui présente
une apparente sécurité ; si donc je me suis déterminé à
réfugier celle que j'aime dans la nuit et dans la soli-
tude, si j'ai choisi les sentiers détournés d'où la protec-
tion publique est absente, si, enfin, j'ai entamé avec
BOGER BONTEMPS. 81
mes sauvages ennemis cette lutte de ruses où je les sais
pourtant si habiles, c'est qu'il y a autre chose. A ce jeu
de barres quo nous jouons, le but est séparé de nous
par trois étapes principales. Il faut d'abord gagner la
mer, puis naviguer, puis entreprendre un long voyage
dans un autre hémisphère. Pour la première étape, et
pour la seconde' aussi, ton expédient pourrait servir ;
mais, au seuil même de la dernière, il perdrait sa vertu
et nous laisserait sans défense à la merci de la meute
qui nous aurait suivis depuis le point de départ, aigui-
sant ses dents et guettant patiemment l'heure propice.
Il n'y a malheureusement là ni suppositions romanes-
ques, ni imprévu, ni débauche d'imagination. Si bi-
zarre que soit autour de nous la physionomie des cho-
ses, nous sommes pris dans une plate et grossière
réalité. Ta foule, ta sauvegarde sociale ne nous accom-
pagneraient pas dans le désert australien.
— Ah 1 fit Roger, je croyais qu'il s'agissait du
Mexique.
— C'est une histoire étrange, répliqua Mornaix. De-
puis que nous sommes ensemble, j'en ai fait le tour en
quelque sorte, côtoyant sans cesse le récit des événe-
ments qui ont préparé la situation où nous sommes et
n'osant y entrer jamais. Tu en sais assez long seulement
pour comprendre que la lugubre comédie de notre dé-
part avait sa raison d'être. C'était là le dernier anneau
de toute une chaîne de précautions et de stratagèmes
que nous laissions derrière nous, tendue en travers de la
route. Ceux qui nous suivent l'ont-ils franchie d'un
bond, se sont-ils glissés en dessous comme des serpents,
où restent-ils, à l'heure où nous sommes, arrêtés de-
vant l'obstacle? Avant l'aube, nous saurons cela. Il y
avait là -bas, à Paris, dans la maison de l'avenue
Montaigne, un vrai deuil, une vraie bière, une vraie
6
82 ROGER BONTEMPS.
morte. Les formalités du voyage posthume avaient été
solennellement accomplies : c'était de quoi tromper
tous les limiers de la police parisienne; mais "ceux-ci
sont des diables. Miguel nous a dit : « Je les sens; » il
est rare que Miguel se trompe. La fin de l'aventure est
peut-être bien près de uous.
— Ils sont trois, dit Roger, nous sommes trois : ce
n'est pas une aventure qu'il nous faut, c'est une bataille
rangée.
— Et Grelot, le comptes-tu pour rien ? Tu aurais
tort ; mais ne sont-ils que trois? Le Saint-Jean-Baptiste
avait quatorze hommes d'équipage.
— Le Saint-Jean-Baptiste ? répéta Roger.VoUà deux
fois que tu prononces ce nom-là. Qu'est-ce que c'est
que le Saint-Jean-Baptiste!
— C'est un brick-goëlette américain. Ecoute, nous
avons encore deux heures de nuit et il ne nous est pas
permis de fermer l'œil. Serre-toi davantage contre le
mur ; ton épaule dépasse l'embrasure ; il ne leur en faut
pas tant. En deux heures, je peux bien l'expliquer toute
la charade ,
— C'est dit, répliqua Roger, qui se mit prudemment
en espalier tout contre la vieille tapisserie, car il n'avait
point de vaine gloire ; mais va droit ton chemin et brûle
les aventures. »
Mornaix emplit les verres. Il quitta sa chaise avec
précaution et entre-bâilla la fenêtre, tenant sa tête au
niveau de l'appui. Au coup de sifflet presque imper-
ceptible qui tomba de ses lèvres, un sifflement pareil
répondit sous la croisée.
oc Tout va bien, dit-il en regagnant son siège.
Quand ils valent quelque chose, ces gamins de Paris
sont des anges. Nous y sommes. Le soir où je te quittai,
après notre sortie du collège....
ROGER BONTEMPS. 83
■— Peste, fit Roger, nous prenons les choses ab ovo,
cette fois-ci.
— Ne m'interromps pas. J'avais un livre dans ma
poche : le premier roman de Gabriel Ferry, ce poëte
de la plume et de l'épée que je devais retrouver là-bas,
dans la prairie sonorienne, avec son cousin, son frère
dans les armes et dans la poésie, le noble Paul Du-
plessis : deux fiers jeunes gens, morts tous deux loin
des grandes forêts qu'ils ont chantées. Mon père ap-
prouva le projet que j'avais et qu'ils avaient fait naître
en moi d'aller au loin chercher de l'or, de l'or vierge
qu'on ne gagne point sur les hommes, afin de ressusci-
ter l'éclat de notre vieux nom. Je partis.
Ce sont des contrées sur lesquelles on a parlé beau-
coup. La fièvre d'or est contagieuse. L'intérêt excité
par ces merveilles lointaines fut un jour si grand, qu'il
permit aux moins lettrés de se faire une petite place à
quelque bout de la table littéraire ; on lut tout ce qui
s'écrivait sur ce pays des drames dorés, et il ne fut si
humble écolier qui ne trouvât boutique où vendre ses
prolixes cahiers de barbarismes. Parmi des monceaux
de platitudes apocryphes, il y a du vrai, pourtant; et
comme, dans nos mines de Souora, quelques pépites
suffisent à illustrer la montagne de sable vil, ce peu de
vrai brille pour l'Europe à perte de vue, et rejette dans
l'ombre l'énorme tas de scories sans valeur et des inu-
tiles mensonges.
J'ai passé ma jeunesse dans ce paradis livré au dé-
mon; j'ai senti monter jusqu'à mon cerveau l'asphyxie
des brutalités mexicaines; j'ai eu, j'ai encore sur la
gorge le pied de ces barbaries; j'ai entrevu ces collines
brûlantes mieux gardées que les trésors de la fable ;
ces lacs opulents, mais maudits, d'où nul ne revient ;
ces nécropoles silencieuses où blanchissent les osse-
84 ROGER BONTEMPS.
ments des héros du désert; ces vallées aux aspects
inouïs où les gisements d'or natif renvoient au soleil
rayons pour rayons..,.
Il y avait là des aventuriers grands comme des rois :
des Français, et l'on a pu croire une fois qu'ils allaient
conquérir un empire à la France; mais derrière les
géants rôdent, les nains, et, par le plus singulier de
tous les mystères, tout géant mordu au talon par un
nain tombe et meurt.
J'ai vu Pindray, le fort, le généreux, le vaillant, dont
les travaux seront la légende herculéenne de cette nais-
sance d'un peuple. J'ai vu Gaston deRaousset-Boulbon,
l'amoureux, le conquérant, le chevalier à la gloire de
qui rien ne manque, pas même la calomnie; j'ai vécu
avec eux, j'ai combattu sous eux, j'étais fait comme
eux... peut-être.
Mais ce n'est pas mon histoire que je veux te racon-
ier, c'est l'histoire du drame où notre amitié fraternelle
te donne un rôle.
En 1857, vers la lin de mai, j'entrai pour la pre-
mière fois sous le toit du père de Naranja. J'étais armé
comme il faut et je portais une ceinture amplement
garnie, car mes équipées de chercheur d'or m'ont tou-
jours réussi à miracle; mais j'errais en fugitif sur la
côte du golfe de Gortez, cherchant à traverser la mer
Vermeille pour aller de Sonora en basse Californie. Un
mot t'apprendra mes raisons. J'avais renouvelé dans le
nord de la Sonora la tentative où Raousset-Boulbon
avait échoué quelques années auparavant. Le mécon-
tentement général m'avait donné, sur le papier, une
très-respectable armée et cent lieues^de pays, au nord-
ouest de Arispe , s'étaient prononcées en ma faveur.
Pendant toute une matinée, j'aurais pu traiter de puis-
sance à puissance avec le gouvernement de Mexico.
ROGER BONTEMPS. 85
Seulement, vers midi, quand on tira les premiers coups
de fusil, tous mes nobles amis allèrent faire sieste, et
je restai seul avec une vingtaine d'aventuriers euro-
péens. Nous faillîmes, malgré tout, prendre une ville
de six cents âmes, commandée par onze généraux, et le
soir venu nous pûmes faire retraite en bon ordre.
Le lendemain, mes nobles amis s'étant prononcés
pour la présidence, nous gagnâmes la montagne où
une attaque des Indiens Apaches nous dispersa bel et
bien. Ceux-là sont de terribles camarades qui ne se
prononcent pas, mais qui se battent toujours et par-
tout comme des diables.
Ce fut mon beau- frère actuel, Miguel Maria, qui
me rencontra demi-mort de soif et de faim dans un
champ et qui commença par m'envoyer la charge de
son trabuco, me prenant pour un autre. Ces précau-
tions sont usitées là-bas. J'ai dit un champ, car le père
de Miguel et de Naranja possédait un des plus riches
établissements de la côte; il était puissant comme un
baron des temps féodaux et riche à ne pas connaître
sa fortune.
Miguel me fit d'humbles excuses, les Mexicains sont
les plus courtois des hommes, et s'étonna fort dem'a-
voir manqué. Il m'avoua que c'était miracle. Je bus à
sa gourde. Je vis, en passant près de l'abreuvoir, plus
de mille têtes de bétail magnifique.
Dans le langage sonorieu, le seigneur Fernan Pérès
da Goncha n'était qu'un fermier ou ranchero; mais,
selon sa propre estime, il était le premier homme du
monde. Et par le fait, si l'envie lui en prenait, il pou-
vait faire lacer dix mille bêtes à corne sur ses immen-
ses domaines ou enfermer dans son corral quinze
cents chevaux mustangs les plus beaux de l'univers.
Ses serviteurs se comptaient par centaines : des blancs,
86 ROGER BONTEMPS.
des noirs, des rouges, des métis et même des gentils-
hommes, témoin son intendant qui se faisait appeler
sans rire M. de Pizarre. Le seigneur Fernan, outre
son rancho, avait des mines et trois pêcheries de per-
les dans le golfe, entre Gerralvo et l'Espiritù-Santo. Je
me trouvai chez lui en pays de connaissance ; il avait,
en effet, fourni quelques fonds à ma récente expédi-
tion et devait être ministre de la guerïe dans notre
futur empire. Le Mexique compte • ainsi un millier de
ministres-chrysalides, engagés dans une centaine de
sérieuses combinaisons. Avec la moitié de ces hommes
d'État incompris, on gouvernerait aisément le reste du
globe.
Les bâtiments du rancho s'étendaient comme une
ville sur le penchant d'une admirable colline. Le gros
œuvre de l'habitation proprement dite était en terre
cuite aux rayons du soleil ou aclobé; mais, construites
selon un dessin élégant et large, les terrasses énormes
semblaient des jardins suspendus, au-dessus desquels
s'élevaient seulement les grands magueysetle clocher
à jour de l'église. Le tout s'entourait d'un fort rem-
part de troncs d'arbres qui n'opposait pas toujours,
hélas 1 un obstacle suffisant aux visites de la cavalerie
indienne.
Le seigneur Fernan Ferez da Goncha me fit faire
grande chère. Nous bûmes du vin de France en quan-
tité. A la troisième bouteille de son château-laffitte,
qui était d'excellent petit bourgogne, il mit le prési-
dent de la république mexicaine dans sa poche et m'a-
voua franchement qu'il avait bien compté me donner
un croc-en-jambes après la victoire. Le Mexique étant
le centre de la terre, don Fernan se proposait de con-
quérir les États-Unis pour arriver au Canada, et d'an-
nexer ensuite l'empire du Brésil avec les diverses ré-
ROGER RONTEMPS. 87
publiques du Sud. Gela fait, l'ancien monde n'avait
qu'à se bien tenir !
Au dessert, le seigneur Fernan correspondait avec
ses vice -rois de Paris, de Londres et de Saint-Péters-
bourg. Il traitait les peuples avec bonté et protégeait
les vignobles.
Il avait le vin éloquent et gai. Il appelait de temps
en temps son intendant, M. de Pizarre, pour lui don-
ner des pichenettes sur les oreilles ou des coups de
pied plus bas. M. de Pizarre recevait gravement ces
marques de confiance et sortait pour les rendre à quel-
que subalterne.
C'était une maison patriarcale. D'ordinaire, au logis
des patriarches, il y a une Sarah et plusieurs Agar.
Sarali était morte et le seigneur Fernan vivait dans le
veuvage, entouré des enfants d'Agar. Agar avait dû
s'appeler légion, car sa postérité pullulait aux alen-
tours. Le seigneur Fernan était père aussi abondam-
ment que Priam. La moitié de ses valets, le tiers de ses
bergers, les trois quarts de ses servantes lui devaient
amour filial, selon la loi de nature. Il n'en éprouvait
ni contentement ni chagrin et regardait d'un œil tran-
quille cette lignée multicolore qui grouillait sur ses
domaines.
Chose singulière, un héritier légitime lui manquait
au milieu de cette profusion d'héritiers naturels. Sarah
s'était obstinée c'ms sa stérilité, pendant que les fils et
les filles d'Agar foisonnaient follement. Le seigneur
Fernan ne s'inquiétait point de cela. Il avait fait choix
d'une fillette charmante. — Tout son portrait, disait-
il, bien qu'elle fût belle comme Vénus enfant, et qu'il
fût, lui, un assez laid échantillon de la race portu-
gaise. — Il l'avait légitimée dans son opinion toute-
puissante et relevait en princesse royale.
88 ROGER BONTEMPS.
C'était Naranja.
A cette époque, Naranja allait avoir quinze ans.
Je ne la vis point alors, parce que les Apaches du
Rio Colorado étaient venus le mois passé faire une
razzia de femmes. Le seigneur Fernan me raconta assez
tranquillement que Naranja, la prunelle de ses yeux ,
avait été enlevée avec une douzaine d'autres jeunes
filles.
Je ne saurais trop dire pourquoi je proposai au pa-
triarche d'aller au village apache et de lui reconquérir
sa fille. Il y a très-certainement des destinées. Ma for-
tune et tout le bonheur de ma vie étaient là. Le sei-
gneur Fernan parut assez content de ma proposition.
Il me dit qu'il ne serait pas fâché de revoir le trésor
de son âme et qu'il me la donnerait pour femme avec
les trois pêcheries du golfe et cincf cents têtes de bé-
tail. Ce fut en riant que j'acceptai à tout hasard.
Le lendemain matin, le seigneur Fernan avait perdu
tout souvenir de notre accord. Quand je lui rappelai,
il me dit : « C'est bien, mais pour ne pas perdre une
pareille course, vous ferez une chasse au buffle dans
le Nord.... et tant mieux si vous ramenez la chère
créature. »
Miguel, qu'on appelait le Malgache, à cause de sa
mère, une superbe négresse de Madagascar, me fut
donné comme lieutenant. Susan, sa fiancée, avait été
aussi enlevée par les Indiens. J'eus en outre seize
hommes, parmi lesquels se trouvait une manière de
singe, aide de cuisine du seigneur Fernan, qui se
nommait Grelot, et qui avait l'honneur d'être un Pa-
risien de la rue Grenétat. On trouve le gamin de Pa-
ris partout, mais c'est à Paris seulement qu'il est in-
tolérable.
Nous partîmes le V juin 1857, avec le gréement
ROGER BUNTEMPS. 89
complet d'uue grande chasse au buffle. Le seigneur
Fernan nous accompagna un bout de chemin, crava-
chant de temps en temps M. de Pizarre pour témoi-
gner de son heureuse humeur. Nous étions tous mon-
tés admiraljlement et armés jusqu'aux dents. Sur dix-
huit que nous étions on pouvait bien compter une dou-
zaine de solides gaillards.
Parmi les Indiens libres qui font la guerre sur la
frontière du Mexique, on place au premier rang les
Apaches et leurs rivaux les Comanches. Les deux peu-
plades combattent à cheval, poussant à ses suprêmes
limites la tactique sauvage et déployant en toute occa-
sion une terrible bravoure. Un Indien de l'une ou
l'autre tribu vaut un Européen bien armé dans la lutte
corps à corps; eu forêt ou dans la prairie, alors que la
victoire dépend de la finesse des sens et de la rapidité
instinctive des résolutions, jointes à la parfaite con-
naissance du terrain, un Apache peut tenir dix Mexi-
cains en échec.
Nous fûmes cinq mois entiers sur le sentier de la
guerre et nous aurions échoué peut-êlre sans la ren-
contre que nous fîmes de trois hommes, trois frères,
Américains de naissance, mécréants fieftes, qui rô-
daient à la recherche de l'or, ou plutôt à la recherche
des mineurs enrichis. Les trois Smith, — Bob, Sam
et Jonathan ne m'étaient pas inconnus. Ils jouissaient
d'une terrible réputation parmi les métis de la prai-
rie et traitaient de puissance à puissance avec les In-
diens libres. Brigands sur terre , pirates sur mer,
ils vivaient de violences et jamais ne faisaient for-
tune.
Moyennant cinquante onces d'or, dont vingt-cinq
payées d'avance, les trois frères Smith nous mirent à
même de surprendre le camp des Apaches.
90 ROGER BONTEMPS.
Le gros de la nation était sur le sentier de la guerre
contre les Gomanches-serpents de la Cordillère. Nous
trouvâmes seulement des apprentis guerriers et des
vieillards, gardant tout un peuple de femmes.
C'est une étrange nation, joignant à la rapine et au
meurtre un goût désordonné pour la débauche. Ces
sauvages coquins aiment et méprisent les femmes
comme s'ils passaient habituellement leurs soirées aux
cafés du boulevard Montmartre. Sauf un peu plus de
virilité, ils ressemblent à nos imbéciles gandins du
quartier d'Antin : ce sont les cocodès du désert.
Je mets en fait qu'en moins de six semaines on fe-
rait d'un Apache, qualité courante, un habitué passa-
ble du café des Variétés. L'Apache possède d'instinct
les principales dispositions de l'emploi. Ils en sont,
ces sauvages, au milieu de leurs savanes, à compren-
dre la vie comme s'ils faisaient des quarts de vaude-
ville. La femme est pour eux un mets qu'on dévore et
dont on jette le restant avec dégoût. Seulement , au
lieu de payer ils battent et tuent. C'est pour corriger
cela que je demandais six semaines de civilisation.
Naranja avait été protégée par l'amour d'un chef.
Il y a partout des chevaliers. Peep d'day , comme l'ap-
pelaient nos alliés Smith {Peep of the day, le point du
jour), un puissant guerrier, la voulait pour femme.
Nous trouvâmes Naranja dans une cabane où il n'y
avait point d'hommes, et servie par de vieilles squaws
comme une princesse. Quand j'admirai son délicieux
sourire, il me sembla que je n'avais jamais vu de
femme. Ce fut une nuit de terreur et de sang, mais je
l'emportai dans mes bras, évanouie qu'elle était, et je
sens encore la fraîche caresse de ses cheveux que le
galop de mon cheval me rejetait au visage.
« C'est le jour de mes quinze ans, me dit-elle quand
ROGER BONTEMPS. 91
ses yeux rencontrèrent les miens en s'éveillant. J'avais
bien prié Dieu de m'envoyer mon ami, car Point-du-
jour avait dit : je reviendrai le lendemain de tes quinze
ans et tu seras ma femme.
— Et qui nommiez-vous ainsi votre ami , Na-
ranja?
— Je ne sais.... celui qui doit m'aimer.... vous,
peut-être. »
Telles furent nos fiançailles.
Nous ramenions au rancho du seigneur Fernan six
cents peaux de buffles, mais deux femmes seulement.
Les autres étaient mortes du féroce amour de ces tigres
à face humaine. Naranja, seule, avait conservé son
cher sourire; Susan, la promise de Miguel nous sui-
vait, morne comme une statue; elle était folle par mo-
ments et ne souffrait plus, mais quand elle recouvrait
sa raison, elle voulait mourir. Grelot qui avait été la
gaieté de l'expédition et s'était montré brave comme
Bayard, sans jamais cesser de rire, trouvait grâce de-
vant cette infortunée qui tombait en crise chaque fois
que Miguel l'approchait. Grelot nous dit un soir :
« Susan m'a parlé ; les trois Smith ont gagné deux
fois leur vie dans cette affaire-là. Ce sont eux qui nous
ont menés au campement; c'étaient eux qui avaient
mené les Apaches au rancho
Le jour oîi Miguel, notre ami, se trouvera le couteau
à la main face à face avec un des trois Smith, ce sera
une rude histoire !
Le 27 octobre, après cinq mois moins trois jours
d'absence, nous frappions à la porte de la maison du
seigneur Fernan, dont l'aspect n'avait point changé.
Nous savions qu'il y avait eu dans l'intervalle deux ou
trois petites secousses du volcan politique séant à
Mexico, mais ce n'étaient point nos affaires. Un homme
92 ROGER BONTEMPS.
en costume de général vint à notre rencontre : c'était
M. de Pizarre. Il tenait du gouvernement nouveau le
rancho confisqué de ce pauvre seigneur Fernan qui le
servait désormais en qualité d'homme de confiance. Le
rancho était plein d'hommes de guerre; M. de Pizarre
s'était réveillé un matin héros des pieds à la tête; il
préparait une expédition contre je ne ne sais quelle
bourgade qui s'était prononcée en faveur de je ne sais
qui. On ne voyait que coursiers caparaçonnés et bonnes
gens déguisés en soldats avec de longues lances, or-
nées de belliqueuses banderoles. Tous ces braves
criaient à tue-tête vive quelqu'un et vive quelque chose,
mais Grelot, qui prit langue, revint me dire qu'il y
avait quatre ou cinq partis bien tranchés dans l'armée
du général Pizarre et qu'il était gravement question
d'un prononccment nouveau en faveur de l'ancien chef
des cuisines qui était maintenant un colonel. Cet
homme d'État voulait marcher sur Mexico; Grelot ayant
été déjà son ministre , entrevoyait un portefeuille.
Le général Pizarre nous reçut d'un air rogue, témoi-
gnant qu'il avait des méfiances au sujet de nos opi-
nions politiques. Gomme le pauvre seigneur Fernan
s'élançait vers Naranja en pleurant de joie, le général,
payant ses dettes avec exactitude, ]ui donna une piche-
nette sur le nez et un coup de pied tout semblable à
ceux qu'il recevait autrefois. Curieux retour des choses
d'ici-bas! le seigneur Fernan se montra flatté de cette
familiarité excessive. Sa postérité illégitime l'entourait
et se moquait de lui à l'unanimité.
Le général, cependant, n'échappait point au travers
des grands capitaines qui, presque tous ont un goût
très-vif pour le beau sexe. Il eut la malheureuse idée
de mettre sa grosse main sous le menton de Naranja et
de lui dire :
ROGER BONTEMPS. 93
oc Te voilà grandie Anhita. Tu me plais. Voux-tu être
ma favorite? »
Naranja le repoussa et moi, hélas! je lui brisai sur
la tête un joli bambou que j'avais à la main. Il tomba
comme un bœuf assommé.
Le seigneur Fernan se précipita sur moi le couteau
levé, écumant et criant :
« Ali ! gabache ! incrédule ! larron ! hérétique ! vas-
tu empêcher le bonheur de ma fille ! »
94 ROGER BOJ^ TEMPS.
VIII
La Saint-Jean-Baptiste.
Naranja se jeta entre moi et son père, continua Mor-
naix, et cent voix se mirent à hurler :
« Arma! arma ! »
Tous les saints du calendrier furent pris à témoin ,
mais personne ne releva le générai. Le seigneur Fer-
nan, voyant qu'il était bel et bien évanoui, lui reprocha
vivement sa trahison et l'appela fils de chienne. M. de
Pizarre ne pouvait répondre ; le seigneur Fernan lui
dit tout net qu'il était un lâche et lui donna sur le nez
la fameuse pichenette, signe authentique de l'autorité.
Alors, l'armée se prononça; je fus nommé vice-roi et je
promis une constitution. Les chevaux piaffèrent, les
lances agitèrent leurs banderoles brillantes, on hurla,
on tira des coups de tromblon et le pinole coula à flots
pour célébrer l'ère de gloire et de prospérité où entrait
cet heureux pays. Enfin, la contrée allait être
gouvernée par uji homme de son choix ! On craignit
pour la raison du seigneur Fernan, tant son allégresse
ressemblait à un délire. Le général, chargé de chaînes
et déclaré traître à la constitution, fut mis à la cave.
Le seigneur Fernan avait entendu dire que les gen-
tilshommes des rois de Portugal dormaient en travers
de la porte de leurs maîtres. Il fit faire son lit en travers
ROGER BONTEMPS. 95
du seuil de ma chambre à coucher. J'étais assurément
bien gardé.
Je m'endormis donc au faîte de la puissance. Le
lendemain matin, je fus éveillé par le tocsin qui son-
nait k toute volée. A ce bruit solennel se mêlèrent
bientôt des salves de mousqueterie et d'effrénées cla-
meurs. C'était le général qui rentrait en grâce auprès
de son armée. On se prononçait. J'étais atteint et con-
vaincu de divers crimes et cent voix demandaient ma
tête criminelle. Le pinole coulait malgré l'heure ma-
tinale.
« Arma ! arma ! arma ! »
Grelot m'apporta ma carabine chargée. Miguel at-
tendait "avec les chevaux, tout sellés de l'autre côté du
rempart. Nous cassâmes une ou deux de ces têtes fêlées
et nous prîmes le large, dédaignant de tenter une nou-
velle révolution. Telle est, en petit, l'histoire du gou-
vernement mexicain depuis bien des années. La partie
se joue d'ordinaire entre un seigneur Fernan quelcon-
que et n'importe quel M. de Pizarre qui sont égaux
en droits, n'en ayant aucun ni l'un ni l'autre. Entre
eux deux, le premier passant venu peut jouer le rôle
de l'arbitre de la fable.
Je te dis cela, s'interrompit Mornaix, parce que
mon intention était d'être l'arbitre. J'avais toujours
présente à la pensée cette parole de Raousset : « qui-
conque amènera du dehors cent hommes résolus et dé-
voués sera maître de la Senora. »
J'aurais eu mille hommes en huit jours là où j'étais;
mais les résolus et les dévoués il fallait aller les cher-
cher ailleurs.
Je savais que les frères Smith avaient un brick-goë-
lette , bon marcheur, dans les eaux de San José. Pen-
dant notre expédition contre les Apaches, j'avais fait
96 ROGER BONTEMPS.
marché avec les Smith pour un voyage en Europe,
aller et retour. Je comptais recruter mes hommes chez
le peuple le plus soufirant qui soit au monde, mais
que les beaux parleurs de la politique oublient systé-
matiquement dans leurs plaidoyers humanitaires : en
Irlande.
Ces Polonais de la Russie britannique appartien-
nent à quiconque vient les délivrer de leur misérable
enfer.
Nous étions quatre en sortant de la rancheria : Mi-
guel, Grelot, Naranja etmoi. Tous nos autres compa-
gnons avaient pris parti pour le pinolc du général , et
Susan , la pauvre folle , s'était enfuie durant la nuit.
Nous gagnâmes la côte , poursuivis mollement par les
cavaliers à banderoles et nous trouvâmes les Smith au
rendez-vous. Au plus haut sommet de la falaise, les
signaux convenus entre eux et l'équipage du Saint-
Jean-Baptiste étaient allumés déjà. Il n'y. avait cepen-
dant aucun navire en vue.
Nous restâmes trois jours dans l'attente. La nuit,
nous ti'ouvions un asile au bas de la falaise, dans un
hameau composé de quatre ou cinq cabanes , habitées
par des familles de pêcheurs de perles. Il y avait là une
pauvre douce créature , un nègre nommé Bambô, qui
était plongeur de son métier et que la maladie retenait
avec les femmes. On l'appelait en riant « l'homme à
la tonne d'or, » parce que, à diilerentes reprises, quand
le rack ou le pinok dénouaient sa langue , il s'était
vanté de connaître un lieu où une tonne d'or était
cachée.
Tu vois que nous arrivons au cœur de notre histoire.
Naranja bonne et secourable, savait quelques-uns
des naïf secrets de la médecine populaire au Mexique.
Elle donna des soins à Bambô qui l'adorait comme une
ROGER RONTEMPS. 97
divinité. Un soir qu'il allait s'endormant par l'effet d'un
breuvage , il lui dit, et nous crûmes qu'il parlait déjà
dans un rêve :
a Maîtresse , vous serez riche comme une reine. »
Il y avait là deux des frères Smith. Grelotme dit qu'ils
avaient échangé entre eux un singulier regard. Mais
quelques minutes après, Sam rentra, annonçant que le
Saiiit-Jean-BaptiMe était en vue. Nous sortîmes tous et
nous aperçûmes au lointain du golfe, vers le sud, un feu
qui brillait sur l'eau. Les signaux de la falaise furent
éteints el nous dormîmes dans nos manteaux , décidés
à embarquer le lendemain.
Nous montâmes à bord en effet, et Naranja fut la
seule à remarquer que son nègre Bambô n'était point
venu lui souhaiter bon voyage à l'heure du départ.
Nous sortîmes du golfe, doublant la pointe de San
José par une bonne brise du nord-est qui nous halait à
raison de huit nœuds, car le Saint- Jean-Baptiste mé-
ritait sa réputation. Les trois Smith étaient à bord. Il
n'y avait pas d'eux à nous une très-grande sympathie,
mais Miguel seul était leur ennemi déclaré. Encore
avait-il gagné sur lui qu'il materait sa rancune jusqu'au
retour. Quant à l'équipage , c'était une assez bizarre
séquelle, gens de sac et de corde pour la plupart, mais
bon vivants, parmi lesquels maître Grelot fut bientôt
en faveur. En somme, les Smith savaient ce que nous
vaUons; ils étaient de caractère et de mœurs à com-
prendre les chances de l'entreprise : peut-être même
espéraient-ils en son succès plus que de raison, ce qui
ne les empêchait point de courir encore un autre gibier.
Nous pouvions dormir tranquilles , tant qu'aucun cas
de guerre ne surgirait entre nous.
Ce n'est pas notre voyage que je veux te raconter.
Nous fûmes grillés comme tout le monde entre les tro-
7
98 ROGER BONTEMPS.
piques; nous fûmes glacés en doublant le cap Horn, et
ballottés par la tempête éternelle qui tourmente ces dia-
boliques parages. Le Saint-Jean-Baptiste se compor-
tait admirablement bien à la mer, quoique j'aie lieu de
penser qu'il n'avait pas coûté cher à ses maîtres.
Un soir, nous étions dans l'Océan déjà depuis douze
jours et nous faisions route au nord -est, par le travers
de laPlata. Naranja était seule sur le pont avec Grelot,
son garde du corps habituel. Je dois dire, du reste,
qu'elle n'avait pas besoin d'être protégée contre l'équi-
page du brick qui l'adorait pour sa charmante douceur.
Elle prenait le frais , retrouvant avec délices les tièdes
brises de son golfe bien-aimé. Le sommeil la guettait
parmi ses rêves : espoirs ou souvenirs. Tout à coup, au
milieu du silence qui planait sur cette mer, tranquille
et magnifique miroir reflétant des myriades d'étoiles ,
elle crut entendre vaguement une plainte, un cri d'an-
goisse profond et contenu. Naranja est d'un pays où la
femme supporte assez bien le spectacle d'une cruauté,
soit vis-à-vis des animaux, soit même vis-à-vis des
hommes , mais elle n'a des femmes de son pays que
les grâces caressantes et l'ardent besoin d'aimer avec
toute sonâme. C'est un cœur d'or. Cette plainte l'oc-
cupa toute la nuit. Grelot s'était informé pour savoir
si quelqu'un des matelots était malade , ou si les Smith
avaient infligé, à fond de cale , une de ces hideuses
punitions qui maintiennent l'autorité par la terreur. Il
n'y avait rien décela. Tout le monde était sain et l'équi-
page menait joyeuse vie.
D'où venait cette plainte? Le lendemain, Naranja
ne l'entendit pas seule. J'étais près d'elle, balançant
son léger hamac de soie , suspendu aux haubans de bâ-
bord, quand je la vis pâlir et tressaillir. Un cri déchi-
rant montait de la cale. Une chanson créole, entonnée
ROGER BONTEMPS. 99
à pleine voix par Sam Smith, couvrit bientôt tout autre
bruit, mais le gémissement était dans nos oreilles. Il y
avait évidemment à bord un mystère de vengeance ou
d'iniquité.
Je n'ai pas besoin d'insister sur ce point que notre
position vis-à-vis des Smith et de leurs hommes exi-
geait une extrême prudence. Nous étions par le fait à
leur merci , puisque , en cas de lutte, ils eussent été
quatorze contre nous trois. Depuis quelques jours, un
fait nouveau ajoutait à mes inquiétudes. Jonathan
Smith, le plus jeune des trois frères qui n'était que
lieutenant à bord, mais qui, en réalité, imposait son
vouloir aux autres regardait Naranja plus que je ne l'au-
rais voulu. Elle avait peur de lui horriblement. Quand
l'œil brûlant de Jonathan se fixait sur elle, son cœur
cessait de battre.
On ne sait comment dire. Ce n'est pas de l'amour,
ce transport qui monte au cerveau de pareils coquins.
C'est le rùt de la bête fauve. Moi aussi j'avais peur,
sachant que nous étions gardés uniquement par la cer-
titude où était Jonathan qu'à la première attaque il
aurait la cervelle broyée par les six balles de mon re-
volver.
La prudence dominait ici tout autre considération.
La traversée devait encore durer un mois pour le
moins. J'ordonnai à chacun de faire comme si rien
n'eût transpiré du secret des Smith ; j'essayaimême de
faire croire à Naranja que ses sens l'avaient trompée.
Malheureusement il ne se passait guère de soirées,
sans que cette plainte déchirante arrivât jusqu'à nos
oreilles.
C'était, en vérité, comme une torture quotidienne
et prolongée hideusement. On ne tuait pas ; on sup-
pliciait.
I
100 ROGER BON TEMPS.
Mes ordres étaient formels et appuyés sur la raison
la plus élémentaire , mais on ne va pas longtemps con-
tre la générosité d'une femme -.j'allais dire contre sa
curiosité. Je fus trahi par tout mon monde qui passa du
côté de Naranja avec armes et bagages. Je crois même
que je finis par déserter à l'ennemi. Pendant les der-
nières semaines de notre traversée , il n'était question
entre nous que de la malheureuse victime enchaînée à
fond de cale.
Car nous avions peu à peu percé l'ombre qui enve-
loppait le mystère. Miguel-Maria a des yeux qui voient
tout et des oreilles auxquelles rien n'échappe ; quant à
Grelot, il en remontrerait aux Indiens eux-mêmes en
fait de ruses et de tours de force dus h la finesse des
sens. Gomme production de sauvages il n'y a pas de
forêt vierge qui puisse lutter contre Paris.
Narauja les ayant mis tous deux en campagne ils
déployèrent leurs talents , et malgré la surveillauce in-
cessante des Smith , ils parvinrent à se glisser inaper-
çus dans la cale. On avait clos une portion du magasin
de manière à former une niche ou boîte de six à sept
pieds carrés ; une créature humaine était enfermée là
dedans , et on lui infligeait quotidiennement une sorte
de question pour lui arracher une confession. Le pa-
tient résistait avec une vaillance inouïe , car le voyage
durait depuis près de trois mois , et les Smith n'avaient
rien gagné sur lui.
Ils ne voulaient pasle tuer. On le soignait quand il
était malade.
Une fois Grelot surprit un lambeau d'interrogatoire
qui était toute une révélation. Jonathan Smilh avait
dit :
« Tu seras bien nourri et bien vêtu , on te fera une
cabine sur le pont pour que tu puisses fumer ta cigarette
ROGER BONTEMPS. 101
au soleil. Tu auras du rack tant que tu voudras , et par
dessusle marché tu partageras avec nous, si tu veux nous
dire où est la tonne de poudre d'or.... »
Pas n'était besoin d'en savoir plus long. Le martyr
de la cale était le pauvre nègre Bambô, l'homme à la
tonne d'or, et nous comprenions maintenant pourquoi,
à l'heure du départ, il n'était point venu souhaiter le
bon voyagea Naranja, sa bienfaitrice.
En cette occasion, j'eus toutes les peines du monde
à faire prévaloir mon autorité. Naranja, révoltée, vou-
lait tenter une intervention. Elle disait en pleurant :
« Le pauvre Bambô m'a promis que je serais riche
comme une reine. C'est peut-être pour moi qu'il garde
son secret. »
Miguel, moins tendre , avait sa vengeance : il pré-
tendait qu'en cassant la tête aux trois Smith on se ren-
drait aisément maître de l'équipage. Grelot proposait
de clouer tout uniment les écoutilles, comme faisait le
bon capitaine Surcouf quandil ramenait, lui cinquième ,
soixante Anglais prisonniers k Saint-Malo. H se char-
geait de manœuvrer le brick , ayant fait métier de
mousse jadis pour gagner son passage.
Rien n'est impossible, à tout prendre, et je ne dis pas
qu'ils eussent tort absolument, mais la présence de
Naranja faisait de moi un autre homme. J'avais des
craintes d'amant et des sollicitudes de mère. Quand je
veillais avec délices sur son souriant sommeil d'enfant ,
mon cœur se fondait en des tendresses inconnues. Je
n'osais plus; j'étais trop heureux. L'idée de jouer mon
adoré trésor dans une lutte violente m'épouvantait.
Le raisonnement qui me donna gain de cause contre
leurs généreuses impatiences fut celui-ci : Les Smith
ont intérêt à conserver la vie du nègre. Il vaut pour eux
une somme énorme, et sa mort serait la ruine des es-
102 ROGER BONTEMPS.
pérances qu'ils ont conçues. Aussitôt que nous aurons
jeté l'ancre dans un port européen, je prends l'enga-
ment d'honneur de délivrer ce malheureux.
Neuf jours après, le 4 février 1860, le Saint-Jean-
Baptiste entrait dans le golfe de Gralway et mouillait en
rade à un demi-mille du rivage , vers la tombée de la
nuit. La délivrance de Bambô était devenuenotre prin-
cipale affaire. Je demandai place dans le canot qui de-
vait conduire deux des frères Smith en ville, et je
ne me fis point accompagner pour éviter d'inspirer des
soupçons. Nous nous séparâmes sur le quai, les frères
Smith et moi. Pour tout ce qui regardait mon métier
d'enrôleur, j'avais des renseignements très-précis, et je
comptais, pour prendre langue sur le bon anglais de
notre amis Thomas Stone. Les frères Smith purent
voir que j'entrais dans le cabaret des Trois-Géants, si-
tué sur le port même.
Seulement, je ne fis que traverser la salle commune
afin de prier le maître de l'établissement de me con-
duire chez le magistrat de police.
Le magistrat de police, là-bas, c'est le diable. Quand
l'Europe aura enfin le temps et le cœur de sonder cette
plaie irlandaise que l'Angleterre entretient avec ce
beau sang-froid des gens habitués à parler liberté, gé-
nérosité, tolérance, etc., on verra de prodigieuses cho-
,ses. Ceci n'arrivera de longtemps. Il est plus commode
I de s'acharner à dire que la constitution anglaise est le
[modèle de toutes les franchises et de toutes les man-
jsuétudes. D'ailleurs, l'Irlande n'est pasàla mode.
1 Le cabaretier me regarda de travers ; les bonnes
gens qui buvaient du poteen s'éloignèrent de moi par
cette double raison que je parlais le pur anglais de
Thomas Stone et que je demandais un magistrat. Je
passai une bonne heure et demie à errer de rue en rue,
ROGER BONTEMPS. 103
avant de trouver la demeure de cet honorable gentle-
man. Quand je l'eus trouvée , une servante sordide
m'en ferma la porte au nez en me disant qu'elle ne
comprenait point l'anglais de Thomas Stone.
Dix heures sonnaient à la collégiale et il y avait
trois heures que je marchais sur le pavé pointu de la
capitale du Gonnaught, quand un policeman compatis-
sant m'apprit enfin que je trouverais mister Proof à
son club. Le club de mister Proof était un débit de
whiskey ou spirit-shop, situé derrière la maison com-
mune, et véritablement digne du nom de bouge. Mis-
ter Proof était là en effet, se délassant des devoirs
laborieux de sa charge, et faisant une partie de back-
gammon avec un seigneur de grasse mine. Une
demi-douzaine de respectables bonnes gens à chemises
douteuses et à pipes courtes, solidement enchâssées
dans de jaunes mâchoires, pariaient et buvaient du
grog sans eau. Dès le premier mot que je lui dis, mister
Proof m'envoya paître formellement et me demanda
si je le prenais pour un phoque.
Thomas »Stone ne m'avait pas enseigné qu'on nom-
mait ainsi dans l'ouest les agents de l'administration
maritime.
Il fallut retourner au port. Vers onze heures, je pus
trouver le cabaret où capitaine O'kir, inspecteur de la
marine, faisait sa partie de dames avec ses dignes
amis. Capitaine O'kir me demanda si je le prenais pour
un corbeau. Il me parut fort en colère.
Le lendemain seulement je pus conduire un chef
constable et quatre hommes à baguette à bord du
Saint- Jean-Baptiste. Les trois Smith étaient sur le pont
et n'opposèrent aucune résistance aux investigations
de l'autorité, avec laquelle ils échangèrent de vigou-
reuses poignées de main. L'autorité et les Smith se
]04 ROGER BONTEMPS.
mirent, dès Tabord, à parler un langage qui fut pour
moi de l'hébreu. Encore une rhétorique que n'ensei-
gnait point Thomas Stone. Gomme j'avais fourni des
renseignements très-exacts , on descendit à fond de
cale où l'on ne trouva rien du tout. La cage en plan-
ches elle-même avait disparu, et les divers arrimages
occupaient le navire de bout en bout.
J'éprouvai alors la plus profonde terreur qui ait
amené la sueur froide à mes tempes. Le chef constable
m'ayant demandé caution pour le tort causé, j'entrai
dans notre cabine, et aussitôt l'idée d'un quadruple
assassinat me traversa l'esprit. Notre chambre était vide.
<t Où est ma femme 1 m'écriai-je. Où sont mes deux
compagnons !
— Vous voyez bien que c'est un fou, » dit froide-
ment Jonathan Smith.
— Un fou de la plus dangereuse espèce. C'est évident. »
Je pus remarquer, et ma détresse s'en augmenta,
que l'aménagement de la cabine avait été changé.
Rien n'y restait de ce qui pouvait trahir la présence
de la femme.
Je me laissai porter dans le canot. Je n'étais plus
moi-même. A mon dernier effort, qui était une accu-
sation de meurtre, un éclat de rire général avait ré-
pondu.
Avant de se séparer, l'autorité et les Smith trinquè-
rent abondamment.
J'avais un voile de sang sur les yeux quand nous
touchâmes le quai. Pour moi , il y avait quatre cada-
vres au fond de la mer. Puis une autre pensée me vint
qui fut presque un soulagement à mon agonie. Jona-
than Smith trouvait Naranj a trop belle pour la tuer
ainsi. Ces hommes pleins de ruses diaboliques, avaient
pratiqué une cachette à bord peut-être,..
ROGER BONTEMPS. 105
« Poussez au large, m'écriai-je, véritablement fou,
cette fois. Je veux retourner, je veux voir ! Cinquante
onces d'or à qui me ramènera au brick ! »
Personne ne me répondit. Le constable et ses quatre
acolytes étaient debout sur la jetée, et se faisaient de
leurs mains une visière pour regarder au large.
Au large, le Saint-Jean-Baptiste, toutes voiles dehors
et poussé par une forte brise d'est, filait grand largue
vers les îles Sud-Arran.
Le nom de Naranja me vint aux lèvres et je tombai
foudroyé sur le sol.
Je m'éveillai dans une pauvre cabane au bord dii lac
Gorrib, de l'autre côté de Galway. Auprès du lit où
j'étais couché je reconnus Miguel, Grelot, et Naranja
qui me souriait parmi ses larmes. Sur un autre grabat
le pauvre Bambô gisait, la tête enveloppée de linges
sanglants.
Grelot, envoyé à ma recherche, m'avait trouvé éva-
noui sur le quai, entouré de curieux qui dissertaient
sur les dangers de l'ivrognerie. Le chef constable et ses
quatre braves m'avaient laissé là charitablement pour
aller à leurs affaires.
Quant à l'étrange aventure du Saint-Jean-Baptiste et
à la disparition du nègre, en compagnie de mes amis,
voici ce qui s'était passé.
Après le départ des deux frères aînés, Jonathan
Smith était resté seul maître à bord. C'était assuré-
ment le plus intelligent et le plus redoutable des trois,
mais il aimait le rack, et dès qu'il pouvait éviter l'œil
de ses frères, il se livrait avec une sorte de fureur
à sa passion favorite. Un fois ivre, c'était une bête fé-
roce.
Miguel l'entendit s'enfermer dans la cambuse et pré-
para les armes à tout hasard , car Dieu seul pouvait
106 ROGER RONTEMPS.
savoir les folies que le rack allait inspirer à Jonathan
Smith. Grelot fut chargé de faire le guet.
Jonathan resta plus d'une heure dans la cambuse.
La terre était environ à trois encablures sur notre han-
che de tribord. De temps en temps, Miguel et Naranja
pouvaient ouïr comme le bruit d'un corps qu'on eût
jeté à la mer : c'étaient les matelots du brick qui, en
l'absence de toute surveillance, se coulaient par les
sabords et gagnaient la côte à la nage pour voir de
plus près les lanternes fumeuses des cabarets de Gal-
way. Miguel compta ainsi dix plongeons successifs, et
peu après Grelot vint annoncer que, de tout l'équipage,
il n'y avait plus à bord que Jack, le mousse et Jona-
than Smith.
Celui-ci sortait justement de la cambuse, pâle et l'œil
troublé. Il avait peine à se soutenir sur ses jambes.
Il fit quelques pas vers la cabine et appela Naranja,
joignant à son nom tout un chapelet de menaçantes
caresses; mais il se ravisa bientôt, saisit un merlin qui
se trouvait a sa portée, chancela, trouva l'échelle et
roula du haut en bas dans la cale.
L'instant d'après, des hurlements de douleur rem-
plissaient le navire.
Rien ne put empêcher Naranja de se précipiter au
secours. Elle seule avait deviné d'où les cris partaient,
car Grelot et Miguel pensaient que Jonathan avait dû
se briser quelque membre dans sa chute. Il n'en était
rien ; l'ivrogne avait roulé comme une masse inerte et
ne s'était point fait de mal. Les cris venaient de la cage
où Bambô était renfermé. Quand Miguel arriva, le
malheureux nègre demandait grâce d'une voix affai-
blie déjà et Jonathan frappait comme un furieux, di-
sant :
« Ah ! j'aurai ton secret, moi , misérable brute ; où
ROGER BONTEMPS. 107
est la tonne d'or? dis-moi où est la tonne d'or! Si tu
ne veux pas me le dire, j'ouvrirai ton crâne et je trou-
verai le secret dedans ! »
Et les coups sonnaient horriblement sur la tête de
Bambô.
Naranja se jeta sur Jonathan et son faible choc suffit
à le terrasser. Miguel le maintint renversé en appuyant
le pied contre sa poitrine, tandis que Grelot le garrot-
tait.
Naranja pansait déjà les blessures du nègre qui
était joyeux, malgré ses souffrances, et allait répétant :
oc Anhita envoyée par le bon Dieu ! Anhita riche
bientôt comme une reine ! »
Jonathan écoutait cela. L'écume qui bordait ses lè-
vres se rougissait de sang et son regard menaçait Na-
ranja. Souviens-toi de ce que je t'ai dit : c'est Naranja
qu'ils veulent. Les femmes ne résistent pas à la torture.
Bambô était un homme.
Ce fut Naranja qui commanda la manœuvre. On lia
le mousse Jack au pied du grand mât et la yole fût
mise à la mer. Tu devines le reste.
Je n'eus aucun reproche à faire, car ils ne pouvaient
attendre le retour des Smith et de l'équipage après ce
qui s'était passé ; mais si le chef constable eût trouvé
à bord du Saint-Jean-Baptiste ce que je lui avais an-
noncé, les Smith seraient aujourd'hui hors d'état de
nous nuire.
Au lieu de cela. Bob et Sam Smith avaient trouvé,
au retour, la cage vide et leur frère garrotté ; la ruse
employée par eux était indiquée par la circonstance
même. Ils avaient détruit toute trace de l'existence du
captif. Pour la justice, j'étais un fou et le captif n'a-
vait jamais existé.
Sans doute, en voyant fuir le brick à toutes voiles,
108 ROGER BONTEMPS.
e chef constable avait dû réfléchir ; mais c'était un ma-
gistrat trop sage pour perdre son temps en rêveries
vaines. Son déjeuner l'attendait à la maison.
Je me sentais mieux ou plutôt guéri , car la joie est
un remède souverain pour les maux que cause le chagrin.
Il n'en était pas de même de Bambô, dont les bles-
sures étaient mortelles. Vers minuit il appela, disant
qu'il sentait sa fin prochaine et qu'il ne voulait pas em-
porter avec lui le secret qui causait sa mort.
Nous fîmes cercle autour de son matelas et il com-
mença son étrange histoire. »
C5^<5D
ROGER BONTEMPS. 109
IX
Histoire du charmeur.
«< Encore ici, le bon anglais de notre professeur Tho-
mas Stone m'eût été d'un maigre secours, poursuivit
Mornaix. Le nègre Bambô parlait un langage que Na-
ranja et Miguel pouvaient seuls entendre.
Tel fut à peu près son récit :
En 1852, Bambô était second matelot à bord d'un
navire de la compagnie qu'une série de circonstances,
inutiles à rapporter , conduisit en Australie. Bambô
était un nègre du Sénégal, inquiet, inconstant et pares-
seux comme tous ceux de sa race. Il déserta et prit du
travail chez un squatter, ou cultivateur, des environs
de Port- Jackson. Il dormait, une nuit, dans sa hutte
de berger, à plus d'une lieue de l'habitation, quand il
fut réveillé rudement par une main qui se posait sur
son épaule.
Une voix lui dit dans la nuit :
Œ Je suis Grordon Leath ! »
Ce nom ne te fait rien, à toi, Roger, qui ne sais pas
les choses de l'autre monde ; mais il remplit le cœur de
Bambô de componction et de respect. Gordon Leath,
ou Gordon le charmeur, comme on l'appelait dans
toute l'Australie, était connu de Sydney à Melbourne
pour le plus hardi bushranger qui eût jamais efî'rayé
110 ROGER BONTEMPS.
ces contrées. Il s'était échappé du pénitenciaire de
Port-Jackson six fois, et toujours en charmant la meute
terrible des chiens à demi sauvages qui gardent les
abords de la prison. Les chiens n'aboyaient jamais
pour Gordon Leath, ni pour ceux qui accompagnaient
Gordon Leath. Figure-toi le dogue le plus féroce ou le
bichon le plus effronté de Paris : ni l'un ni l'autre
n'eût soufflé mot au flair de Gordon le charmeur,
quand même ce remarquable garçon eût été suivi par
une armée.
Je parle de lui au passé parce qu'il ne sut point
charmer la mort; mais, de même que les pharaons
d'Egypte se succédaient les uns aux autres, il y a tou-
jours parmi les bushrangers, ou rôdeurs de buissons
de r Australie-heureuse, un primus intcr pares qui
porte le nom, ou le titre, de Gordon le charmeur.
Bambô se leva aussitôt en sursaut, comme il le de-
vait, et au lieu de saisir la vieille carabine mal montée
qui lui était accordée pour sa sûreté, il déterra sa bou-
teille d'eau-de-vie et l'offrit galamment à son hôte.
Celui-ci but et raconta comme quoi il s'évadait du pé-
nitenciaire pour la septième fois, sans rancune ni cha-
grin, pour aller chercher un tonneau de poudre d'or
qu'il possédait à quelque trois cents lieues de là, sur
les bords de la rivière Goulbourne, dans le district de
Rodney. Il n'y avait pas beaucoup de routes battues du
Gumberland, où ils étaient, au Rodney, qui est un
comté du sud, dans la province de Victoria; mais
Gordon Leath déclarait qu'il dédaignait les routes
battues, et que la forêt, le hush, comme il faut dire
en Australie, était pour lui le seul grand chemin pra-
ticable.
A la fin de son discours, il frotta une allumette chi-
mique sur son genou, tout comme un malin de nos
ROGER BON TEMPS. 111
barrières parisiennes, et l'approcha du visage deBambô
pour inspecter un peu sa physionomie.
« Tiens, dit -il, un mauricaud ! »
Pnis après plus mûr examen :
«< Tu me plais mon compagnon ; viens avec moi. »
Peut-être n'eût-il pas été prudent de refuser. Bambô
plia bagage, et le bétail du squatter dormit cette nuit-
là à la garde de la Providence.
Le chemin se fit assez lentement. Il y avait dix ans
que Gordon habitait la Nouvelle-Galles du sud, où la
cour d'assises l'avait envoyé pour diverses peccadilles.
Bien qu'il eût passé les trois quarts de son temps en pri-
son, il connaissait merveilleusement le pays. Les sta-
tions, ou établissements d'éleveurs de bétails, ne pul-
lullaient pas comme aujourd'hui; mais, néanmoins, la
colonisation marchait à grands pas, suivant les cours
d'eau et pénétrant au loin dans le désert. Partout où
il y avait une station, Gordon était sûr d'avoir des che-
vaux frais, grâce au don qu'il possédait d'entrer à bas
bruit dans les écuries.
Il ne volait pas ; fi donc ! Gela n'eût point convenu
au légitime propriétaire d'une tonne d'or ; mais il pre-
nait volontiers, soit aux fermiers, soit aux rares voya-
geurs rencontrés dans ces solitudes, les choses qui l'ac-
commodaient en fait de vivres, armes ou vêtements. Sa
force de corps était extraordinaire. Bambô et lui furent
bientôt équipés comme des gentlemen.
Et, en sus de ses talents sérieux, ce Gordon Leath
était bien le plus joyeux camarade qui fût au monde.
Le pauvre Bambô, sur son lit d'agonie, parlait en-
core de lui avec un religieux enthousiasme. Quand
Gordon commençait à conter ses fredaines de Londres
ou ses équipées d'Australie, la route s'abrégeait; on
n'avait plus ni faim ni soif. S'il avait seulement réussi
112 ROGER BONTEMPS.
à porter sa tonne d'or jusqu'en Angleterre, il serait
devenu honnête homme et grand seigneur, c'est cer-
tain ; mais sa mauvaise chance le poursuivait dès qu'il
s'agissait de faire voyager sa tonne d'or.
C'était lors de sa première évasion des prisons de
Sydney qu'il avait trouvé un gîte d'or, guidé par la vue
des parcelles, ou nuggcts, brillant à fleur du sol. Ils
étaient, en ce temps, trois compagnons, trois convicls
en rupture de ban et rudement poursuivis par la police
à cheval. D'autres eussent été pris; mais les chiens de
la police, dressés pour la chasse humaine, ne pouvaient
rien contre Gordon le charmeur. Les trois compagnons
travaillèrent deux mois de suite, menant à tour de rôle
le métier de chasseurs et de rôdeurs des bois pour
avoir leur nourriture. Quand ils eurent amassé un bon
tas du précieux métal, ils songèrent à partager. Le
partage fut orageux. Les deux compagnons du char-
meur restèrent au fond du trou : l'un éventré d'un coup
de couteau, l'autre avec la cervelle brûlée.
Gordon Leath les regretta bien, car il ne savait plus
comment emporter une aussi grande quantité d'or. 11
lui fallait un véhicule. Il fut surpris et entouré par la
police noire, au moment où il volait le chariot d'un
squatter de Bendigo, lieu devenu si célèbre par ses
champs d'or. ^
Je n'ai pas k te raconter les cinq autres évasions de
Gordon Leath et les efforts qu'il fit pour utiliser cette
immense richesse qui raillait sans cesse sa misère. Cinq
fois, il put revoir le trou où gisaient ensemble son tré-
sor et les os de ses anciens compagnons ; chacune de
ces cinq fois, il ajouta quelques poignées de métal à
ses millions, mais toujours il était repris au moment
de charger son butin.
Dans l'intervalle, cependant, les mines avaient été
ROGER RONTEMPS. 113
découvertes sur diverses parties du territoire australien.
La fièvre d'or, plus brûlante que dans la Californie
même, entraînait les populations qui s'ensevelissaient
avec fureur dans ces tombes aurifères. Des districts en-
tiers étaient labourés, fouillés, retournés de fond en
comble, et parmi d'innombrables misères quelques co-
lossales fortunes surgissaient tout à coup.
Là-bas, dans sa prison, le charmeur écoutait pas-
sionnément les rumeurs qui venaient des mines. Il sa-
vait, il devinait le chemin que faisaient la pioche et le
pic. Les fouilles gagnaient, gagnaient. Gastlemaine vi-
dait déjà le sable de ses entrailles, Bendigo ouvrait ses
flancs. Après six évasions, tu penses que Gordon étaii
bien surveillé. Le jour où il apprit que le premier parti
de mineurs avait franchi les limites du Rodney, il
donna cette suprême secousse qui rompt la chaîne du
lion et il partit.
Le seizième jour, Bambô et lui arrivèrent au trou.
Ils avaient un petit chariot, traîné par deux chevaux
et une tonne, car le mot tonne d'oi\ employé jusqu'à
présent par Gordon, signifiait : ce qu'il faut d'or pour
rempHr une tonne.
Ce fut son premier soin. Il avait apporté des balan-
ces. Il passa toute la nuit à peser l'or et à le vider dans
le tonneau, qui se trouva presque plein, mais pas tout
à l'ait.
Gordon eut cet enfantillage de vouloir la mesure
exacte. Au lieu de charger son trésor et de partir au
plus vite, il perdit une semaine à creuser la mine épui-
sée. La tonne s'emplit en effet, mais les chevaux mal
nourris s'étaient enfuis. Gordon dut tenter une expé-
dition lointaine pour s'en procurer de nouveaux et fut
pris pour la septième fois.
Avant de quitter la mine, Bambô et lui en avaient
114 ROGER BONTEMPS.
bouché avec soin l'orifice. La tonne d'or était en sûreté.
Gordon put dire : Je reviendrai.
Quelques jours avant notre embarquement à bord du
Saint-Jean-Baptiste, Bambô avait appris par le South
Australia Mail, journal des mines, qui est lu avec avi-
dité en Californie, que Gordon le charmeur avait reçu
une balle dans la tète en accomplissant sa huitième
évasion.
Il savait que Gordon aurait plutôt donné sa vie que
son secret.
Il était donc, lui, Bambô, le pauvre noir mourant sur
un grabat de la misérable Irlande, propriétaire d'une
royale fortune!... »
Ici, Mornaix s'interrompit tout à coup et sembla prê-
ter l'oreille à un bruit lointain qui n'arrivait pas Jus-
qu'à Roger.
« C'est drôle! dit celui-ci, je suis comme les enfants.
Je finis par croire à ces contes de ma Mère-l'Oie.. .
— L'existence de la tonne d'or est certaine comme
il est vrai que cette lampe nous éclaire, prononça Mor-
naix solennellement.
— Mais tu dis toi-même que les chercheurs d'or
gagnent, gagnent, et que ce district de Rodney est
envahi.
— J'ai des nouvelles jour par jour; cela en vaut la
peine. Les mineurs les plus avancés sont encore à plus
de soixante lieues du tombeau des deux compagnons de
Gordon.
— Le hasard peut faire que le premier passant
venu....
— Écoute! » l'interrompit brusquement Mornaix.
Il se fit un silence, un silence si profond qu'on pou-
vait ouïr dans la chambre voisine la respiration douce
et calme de Naranja. Le dehors ne rendait aucun son.
ROGER BONTEMPS. 115
Les premières lueurs de l'aube, indécises et brumeuses,
dessinaient déjà les carreaux.
Mornaix se glissa jusqu'à la fenêtre qu'il entr' ouvrit.
Il siffla. Le sifflet de G-relot lui répondit :
« Encore une demi-heure, murmura-t-il, et nous
serons à l'abri... pour aujourd'hui.
— Qu'avais-tu entendu? demanda Roger.
— Rien. Tout ce que je viens de te dire, Rambô
nous le raconta de sa voix faible et déjà brisée par
l'agonie.
Quand il eut achevé, il retira un chiffon, caché- sous
son aisselle. Ce chifî'on était le plan du district ou la
tonne d'or était cachée.
— Et ce plan est tracé avec du sang ! l'interrompit
Roger.
— Gomment sais-tu cela ? demanda vivement Mor-
naix.
— Par les deux hommes qui parlaient à voix basse,
ce soir, quand j'étais accoudé sur le parapet du pont. »
Mornaix demeura un instant pensif.
«c Alors, murmura-t-il, les Smith nous suivront jus-
qu'en enfer ! »
Il reprit après un silence :
« Sous la dictée du nègre, Miguel traça deux itiné-
raires, l'un partant de Sydney, l'autre de Melbourne,
et aboutissant tous deux à la mine. Puis le pauvre noir
mourut, les lèvres sur la main de Naranja qui lui par-
lait de Dieu.
Miguel, Naranja et moi nous apprîmes par cœur sé-
parément le plan et les deux itinéraires, et lorsque nous
fîmes l'épreuve du pointage sur trois exemplaires de
l'excellente carte de l'Australie méridionale, publiée
par James Wyld, sous la surveillance du major Mit-
chell, nos trois trous d'épingles entrèrent mathémati-
116 ROGER BONTE MPS.
quement l'un dans l'autre. Soit que nous prenions la
voie de Sydney, soit que nous arrivions par Melbourne,
chacun de nous peut aller droit à la cachette du char-
meur. Nous sommes riches. J'ai de quoi acheter comp-
tant le domaine de mes pères, de quoi entourer de
diamants la couronne de comtesse qui siéra si bien au
front de Naranja; j'ai renoncé à mes ambitions ; je ne
voudrais plus d'un empire au prix du bonheur que Dieu
m'a promis. Mais, entre ma main et ce bonheur il y a
trois hommes de sang....
— N'étaient-ils donc point repartis avec le Saint-
Jean-Baptiste ? demanda Roger.
— C'est une chose singulière, répliqua Mornaix qui
rêvait. Au premier aspect, il semble que ces grossières
natures n'aient de force que par les conditions mêmes
du théâtre où elles se meuvent, là-bas, dans les solitu-
des du far-west, comme ils appellent les abords de la
Cordillère. Il semble qu'un sauvage de Cooper, par
exemple, serait dépaysé, désarmé, vaincu d'avance par
ce seul fait qu'il mettrait son pied nu sur le sol de no-
tre Europe. Et ce doit être la vérité, car, pour aller,
venir, et par conséquent livrer cette bataille de ruses
qui est toute leur guerre, il faut ici glisser parmi la
foule comme ils rampent ou galopent entre les grands
troncs de leurs bois. Trop de gens regarderaient pas-
ser l'homme à la peau rouge avec ses peintures et son
scalp..,, mais ceux-ci, sauvages des pieds k la lète, en
dedans de leur cuir, sont de race européenne et sa-
vent porter l'enveloppe européenne. Leur teint Lasané
peut venir d'Espagne ou d'Algérie. Ils peuvent passer
inaperçus dans nos villes, habituées à tant de carava-
nes, et nos campagnes leur rendent la solitude et
l'imprévu de leurs sentiers.
Le Saint-Jean-Baptiste était reparti en effet; sept
I
ROGER BON TEMPS. 1 1 7
jours aprt'S la mort de Bambô, un prêtre catholique bé-
nissait mon union avec Naranjacians une pauvre église
du comté de Tipérary, car nous avions pris la voie de
terre, afin de dérouter les poursuites. C'était le soir.
Comme nous quittions l'autel, je sentis Naranja tres-
saillir à mon bras. Trois ombres allaient le long des
arceaux à demi ruinés. Elles disparurent par une porte
latérale, mais nous les avions reconnues.
Nous étions pourtant à quatre-vingts milles de la mer !
Cette nuit-là même nous partîmes à cheval. Nous
étions montés supérieurement, et dans tout le pays on
n'eût pas trouvé autre chose que des poneys de marais.
Nous ne rencontrâmes rien de suspect sur la route,
mais une fois à bord du paquebot qui fait la traversée
du canal Saint-Georges, nous vîmes, au vent de nous,
le Saint-Jea7i-Baptiste qui donnait toutes ses voiles à la
brise^et semblait railler notre fuite.
C'était à Londres que nous comptions embarquer
pour l'Australie. Les Smith étaient sur le port au mo-
ment de notre arrivée. Miguel les aborda et leur pro-
posa un combat loyal. Jonathan répondit :
« J'avais acheté Bambô trente livres sterling à l'in-
tendant de la pêcherie. Bambô était à nous; nous som-
mes ses héritiers. Il nous faut la tonne d'or. »
Il ajouta en tournant le dos :
a Naranja nous la donnera. »
Quelques jours après, cherchant une querelle à tout
prix, je frappai Jonathan au visage dans Haymarket, à
la porte du théâtre. Il pâlit, mais il se retira sans ri-
poster.
« Je ne veux pas vous tuer, dit-il. Il ne faut pas que
le secret meure ! Gela sera payé plus tard. »
Que faire? fuir encore? à Paris, on trompe toute
poursuite : c'est le proverbe. Nous vînmes à Paris.
118 ROGER BONTEMPS.
Paris pour nous ne valut pas mieux que Londres. Je
sentais les démons dans notre air.
Je songeai à toi, d'abord pour un stratagème , -né
dans la fièvre de mes nuits. Je comptais te confier Na-
rânja pendant qu'une autre femme jouerait son rôle
près de nous. Nous aurions ainsi divisé leurs pour-
suites, ou bien débarrassés de toute crainte au sujet de
"mon cher trésor, nous aurions pu prendre l'offensive et
au besoin attaquer nos ennemis de vive force. Mais
dans la maison où nous étions, la fille d'un voyageur
étranger mourut. Naranja vil les préparatifs ordonnés
par le malheureux père pour emporter l'enfant bien
aimée dans son pays natal. Elle proposa d'elle-même
le stratagème que nous avons employé.
Tout étant préparé, je suis allé à toi pour avoir un
soldat de plus dans notre petite armée. Je t'ai dit ce
que nous attendions de toi. Voici l'heure : tu vas mon-
ter à cheval — »
Roger tendit sa main et répondit :
Œ Je ferai de mon mieux.
— Ce qui vient d'elle est heureux, reprit Mornaix
les yeux fixés sur la fenêtre : nous avons bien fait de
suivre son idée. Cette lueur du dehors est pour nous le
meilleur de tousles présages. Ils ont été trompés, cette
fois puisque, durant toute une nuit, il nont rien entre-
pris contre nous. Nous te suivrons de près. Si nous
quittons la France à leur insu, tout est dit; car en re-
venant du Rodney, Naranja aura ses gardes comme
une reine. »
Cette parole était à peine tombée qu'un chant de coq
éclata au dehors. Mornaix tressaillit, et, d'instinct colla
sa tête au mur. Roger, au contraire, fit un mouvement
et se leva à demi, disant :
« Voici qui annonce le jour. »
ROGER BONTEMPS. 119
Un coup de feu retentit à une assez grande distance
et la glace antique qui ornait la cheminée s'étoila en
larges rayons, frappée à son centre par une balle qui
avait brisé un carreau au passage.
Plus prompt que l'éclair, Mornaix se précipita sur
Roger et le terrassa. Il était temps. Deux autres coups
de feu sonnèrent. La lampe tomba fracassée et le dos-
sier de la chaise de Roger fut brisé en pièces.
Le jardin s'emplit aussitôt de bruits. Le chien Turc
hurla, des coups de sifflets se croisèrent et l'on entendit
la voix puissante du Malgache qui criait au loin :
« A moi ! 3>
La chambre restait désormais plongée dans l'obs-
curité, car c'est à peine si les premières lueurs- du jour
combattaient l'ombre au dehors, la lampe s'était éteinte
en tombant.
Chose singulière, Naranja n'appela point, comme si
tout ce fracas subit l'eût laissée dans son tranquille
sommeil. Mornaix saisit son arme et bondit jusqu'au
seuil, disant :
» Reste ici; ne quitte cette chambre sous aucun pré-
texte. Tu as le poste d'honneur ! »
Deux sauts le mirent au bas de l'escalier ; puis son
cri traversa la nuit.
Roger entendit des bruits de pas qui allaient s'éloi-
gnant. Un instant des chants de coq semblèrent railler
dans diverses directions. Puis les pas se perdirent com-
plètement au lointain et les voix se turent. Un silence
profond se fit, rompu seulement à intervalles inégaux
par le cri rauque de la girouette tournant au vent du
matin.
Roger attendait debout, au milieu de la chambre, la
carabine à la main. Il ne connaissait pas la peur, et
son horreur contre les aventures venait peut-être de ce
120 ROGER BONTEMPS.
fait que l'idée du danger n'existait pas pour lui. Les
gens qu'on appelle bravesj les chercheurs de périls, cè-
dent presque tous à ce magnifique attrait qui est la ré-
action d'une âme bien trempée contre la frayeur. Roger
avait cet autre courage qui, sans être supérieur, est
plus naïf et plus sûr : le courage de la complète insou-
ciance. En ce moment, pourtant son cœur était serré ;
ce silence pesait sur sa poitrine. Il eût donné quelque
chose pour être où l'on courait, où l'on se battait. Le
sang bouillait dans ses veines.
Mais Mornaix avait dit : « Reste ici. » Et Naranja,
dormant dans la chambre voisine, n'avait pas d'autre
défenseur que lui.
Il sourit parmi son angoisse, car cette pensée lui
vint : Nannette et Naranja devaient un jour se connaî-
tre et s'aimer.
Après deux ou trois minutes d'attente, qui lui sem-
blèrent longues comme des» heures, une sorte de gé-
missement sourd monta du jardin. Roger ouvrit la fe-
nêtre. Une masse noire et immobile était le long du
mur. Il n'y avait rien autre chose.
L'idée de descendre venait à Roger, lorsqu'un bruit
léger se fit chez Naranja. Elle s'éveillait peut-être. En
même temps, loin, très-loin, trois coups de feu reten-
tirent. Dans le silence qui suivit, Roger crut entendre
le nom de Robert prononcé d'une voix faible par la
jeune femme.
Il appela, personne ne répondit. Cependant, le bruit
reprenait à se faire entendre ; il semblait que Naranja
luttât contre un mauvais rêve. Roger appela encore,
puis il frappa doucement. Rien.
La terreur le saisit.
« Naranja! Naranja! » cria-t-il de toute sa force.
Rien encore.
ROGER BONTEMPS. 121
Il tourna le bouton de la porte ; elle»était fenmée.
Qui l'avait fermée? La sueur froide lui vint aux
tempes.
Il souleva l'un des lourds fauteuils et lé lança à tour
de bras contre la porte qui se fendit ^un furieux coup
de pied élargit le passage.
« Naranja, madame où êtes-vous? »
Le lit était vide et la fenêtre grande ouverte.
Roger étreignit sa poitrine à deux mains, car ceci
annonçait un horrible malheur.
Tout notaire qu'il était, il franchit l'appui de la fe-
nêtre d'un saut, sans calculer la distance, et tomba ru-
dement sur le sable du jardin.
Le jour avait grandi. De près, on pouvait distinguer
les objets. La masse noire était le chien Turc gisant
dans une mare de sang.
Une échelle se dressait contre la muraille, sous les
fenêtres de la chambre où avait dormi Naranja.
Œ^^
122 ROGER BONTEMPS.
X
Où Roger voit passer Nannette.
Roger, la mort dans l'âme et s'accusant de n'avoir
pas couru au premier appel, fouilla le jardin dans tous
les sens; puis il en franchit la clôture et se mit à errer
dans la campagne, appelant Naranja, Robert, Miguel
et défiant à grands cris des ennemis invisibles.
Au détour d'un sentier, il se trouva face à face avec
Mornaix, pâle et le front entouré d'un mouchoir san-
glant.
« Ils étaient plus de trois, dit Mornaix en lui faisant
rebrousser chemin. Je sais tout. J'aime mieux que tu
n'aies pas été là. Tu aurais eu une balle dans la tête
avant d'épauler ta carabine. C'est notre faute à nous et
non la tienne. Tu es resté à ton poste. Nous autres
nous avons été joués comme 'des enfants. Il y avait là
un bonne moitié de l'équipage du Saint-Jean-Baptiste.
Pendant que nous poursuivions trois coquins portant
les propres habits des Smith, et pensant jouer notre
va-tout les armes à la main, les frères Smith étaient
déjàdanslamaison. Je tedis que leurs sauvages stra-
tagèmes réussissent chez nous comme au désert. Ils ont
cet avantage des gens qui ne connaissent même pas les
barrières de la loi »
Il parlait avec une froide volubilité ; mais en par-
ROGER BONTEMPS. 123
lant il marchait si vite que Roger avait peine à le
suivre.
« Naranja.... » commença ce dernier.
Mornaix ferma les poings.
« Là-bas, prononça-t-il avec une colère concentrée,
nous n'aurions jamais abandonné Naranja. Là-bas nous
n'eussions pas donné dans le piège. C'est l'idée, l'idée
fausse de je ne sais quelle protection légale, la pensée
que nous étions en pays civilisé, l'idée qu'on ne peut
faire en définitive, cinq cents pas dans ces riches cam-
pagnes sans rencontrer une habitation, des hommes,
des secours.... »
Il se prit la tête à deux mains si violemment que sa
blessure froissée lui arracha un cri d'angoisse.
« Naranja! Naranja! dit-il en un subit élan de dé-
sespoir; mon amour chéri, le bonheur entier de ma
viel »
Quand il découvrit son visage des larmes brûlaient
ses yeux, Roger le pressa sur sa poitrine, parce
que c'est une chose poignante de voir pleurer certains
hommes.
« Anhita aurait peur, reprit Mornaix en se redres-
sant brusquement, si elle voyait mes paupières mouil-
lées. Elle ne me reconnaîtrait plus.... Allons! »
Il poursuivit sa route vers la maison et son ipas était
ferme.
Le jour était tout grand quand ils arrivèrent. Grelot
et Miguel attendaient dans la cour avec quatre chevaux
tout sellés.
Madeleine gisait sur son lit et Vincent tremblait la
fièvre. Ils avaient vu le diable cette nuit. On les avait
garrottés, bâillonnés, et le pauvre vieux Turc saignait
par son énorme blessure.
« Les gendarmes sont sur pied, dit Grelot.
124 ROGER BONTEMPS.
— C'est nous qu'ils vont arrêter, » répliqua Mornaix
amèrement.-
Et Roger, malgré son émotion sincère, ne pouvait
s'empêcher de penser :
« Si j'étais gendarme, je n'en ferais pas d'autres! »
Les gendarmes, en concience, n'ont pas à deviner le
mot de ces invraisemblables énigmes.
« Gendarme ou non, gronda le Malgache, malheur
à qui se mettra devant moi 1 »
Sans doute que les gendarmes arrivèrent trop tard.
Le seul obstacle rencontré par nos cavaliers fut une
troupe de paysans, armés de fourches et conduits par
un garde champêtre. Gettearmée improvisée se débanda
à leur approche.
On galopa silencieusement vers Dreux. Les rôles
étaient changés. Désormais, on donnait la chasse au
lieu de la recevoir. Le Malgache avait relevé les pistes
autour de la maison comme si on eût été en pleine
prairie mexicaine. Sa déclaration, plus nette et plus
authentique que celle d'un expert juré, portait que sept
cavaliers avaient pris, ce matin, la direction du nord-
ouest. Le Saint-Jean-Baptiste devait être au Havre ou à
Hontleur, Mornaix avait opté pour le Havre, et comme
on n'avait point de relais sur la route, nos quatre com-
pagnons devaient prendre le chemin de fer à Manies,
qui était la station la plus voisine.
Mornaix marchait en avant avec Roger. Miguel et
Grelot suivaient, échangeant k de longs intervalles
quelques rares paroles . Roger en put saisir quelques-unes
entre autres celles-ci :
« Maintenant qu'ils ont la senorita, leur jeu est de
nous canarder tous tant que nous sommes pour ne
rien laisser derrière eux. »
Le Malgache répondit :
ROGER BONTEMPS. 125
« S'ils nous attaquent c'est qu'ils seront sûrs d'en
finir d'un seul coup. Ils ont gagné le gros lot. C'est h
eux d'être prudents. >•
Après la première heure, muette et morne, Mornaix
dit de sa pauvre voix changée et comme s'il eût voulu
se convaincre lui-même :
c II ne faudrait pas exagérer le danger qu'elle court.
Leur intérêt est de ne lui faire aucun mal. C'est pour
eux la poule aux œufs d'or. S'ils la tuaient, ils per-
draient tout. »
Roger pensait que Jonathan Smith avait tourné vers
elle autrefois sa sauvage convoitise d'amour.
a Tu ne réponds pas! fit Mornaix avec impatience.
Crains-tu donc plus que moi?
— Mon avis, répliqua Roger, est toujours qu'il y a
des magistrats en France. Prétendre que trois scélérats
ou même dix, vingt, cent scélérats sont plus forts que
la justice me semble une pure et simple extravagance. »
Mornaix haussa les épaules.
« Quand nous atteindrons le Havre, prononça- t-il
avec accablement Anhita sera hors des limites où le bras
de la loi peut atteindre.
— Alors, aux grands maux les grands remèdes. Pour-
quoi ont-ils enlevé Naranja? Pour avoir la tonne d'or?
Donne-leur la tonne d'or et ils te rendront Naranja. »
Mornaix éperonna furieusement son cheval.
Œ On peut essayer de cet onguent-là, dit Grelot par
derrière.
— Avant qu'ils aient atteint Rodney, ajouta le Mal-
gache, ce serait bien le diable si on n'avait pas dix oc-
casions pour une de leur casser la tête à tous.
— Il faut marcher droit et agir avec loyauté,» pro-
nonça gravement Roger.
Mornaix secoua la tête :
126 ROGER RONTEMPS.
« Ils nous jugeront d'après eux, murmura-t-il. Pour
eux, il n'y a qu'une certitude, la possession, qu'une sû-
reté, la mort de l'ennemi.»
La course se poursuivit silencieuse et rapide. Au mo-
ment où ils arrivaient au pont qui traverse la ligne de
Paris à Cherbourg, au-dessus de Dreux, le convoi de
Paris s'approchait à toute vapeur. Roger poussa un
grand cri et lâcha la bride pour porter la main à, ses
yeux comme si un éblouissement l'eût saisi.
Le nom de Nannette tomba de ses lèvres. Il voulut
appeler encore, mais le train s'engouffrait sous le pont
avec un bruit de tonnerre.
Il ne s'agit pas de minutes, quand on parle de ces
prestigieux chevaux que la science a enfermés par dou-
zaines dans la chaudière d'une locomotive. La seconde
qui suivit, le convoi glissait déjà, au lointain, laissant
flotter derrière lui sa tourbillonnante crinière.... Ro-
ger était resté sur le pont, accompagnant du regard l'é-
norme serpent qui fuyait dans la fumée.
Il vit, ou crut voir, un point qui brisait la ligne nette
et géométrique de ces profils : une tête de femme pen-
chée à la portière —
Mornaix l'appelait déjà, et quand Roger raconta sa
vision, Mornaix se prit à rire.
« Qu'irait-elle faire à Cherbourg, ta Nannette ? » lui
demanda-t-il.
Roger chercha laborieusement en lui-même la ré-
ponse à cette question, et ne la trouvapoint. Après une
demi-lieue encore, faite ventre à terre, l'impression
courte et vague qu'il avait reçue alla s'effaçant. Il gar-
da au cerveau cette sorte de meurtrissure que laisse un
rêve. Il ne savaitplus, il doutait. CerteSj'l'illusion avait
été vive; il avait vu ce profil connu et charmant, ces
adorables cheveux blonds, cette bouche si bien sculp-
ROGER BONTEMPS. 127
tée pour le sourire : mais tout cela dans l'ombre relative
qui emplit l'intérieur d'un wagon, de loin, et si peu de
temps !
Et de lui-même déjà il se disait :
« Ce n'est pas, ce ne peut être Nannette I Qu'irait-elle
faire à Cherbourg? »
A Cherbourg ! si loin de Paris ! Nannon la fauvette
de la mansarde ! Il leur faut Paris à ces pauvres chères
petites fées qui gagnent le pain quotidien parle miracle
de leurs doigts. Paris est le grand marché pour les
fleurs que Dieu ne fît point naître d'un regard du soleil
d'une larme de la nue, pour les fleurs qui coûtent l'en-
nui, la fatigue, et qui se colorent au prix de tant de
sourires perdus !
Il n'y a que Paris pour le travail des femmes comme
pour le labeur des poètes. Et n'est-ce pas une poésie
cette œuvre des femmes, délicate et multiple, qui de-
mande la jeunesse et sert à la beauté?
Pourquoi à Cherbourg, Nannette?
Mais avez- vous entendu parfois ces refrains bizarres
et tenaces qui durent tout le temps d'un voyage et que
chantent les roues de votre voiture ? Vous avez beau faire
pour imposer silence à cette chanson, elle persiste. Une
fois que votre oreille a associé son rhytme fantas-
tique au mouvement qui vous entoure, la chanson
va s'entêter; vous la chassez, elle reviendra comme
ces mouches cruelles qui boivent la sueur et le sang des
chevaux.
Eh bien ! dans le galop de sa monture, Roger enten-
dait une chanson, la chanson de Sainte-Aime en Auray,
la dernière chanson de Nannette :
Si j' pouvais trouver un trésor
Dans un vieux pot des pièces d'or!
128 ROGER BONTEMPS.
De l'or, toujours etpartout de l'or! De l'or plein une
tonne, de l'or dans un vieux pot !
Mais ce n'était qu'une chanson, l'ombre d'une chan-
son. Roger connaissait bien Nannette, peut-être! Un
cœur d'enfant, désintéressé, généreux. Elle avait eu
parfois de hères idées d'épargne. La voix du mendiant
qui montait de la rue brisait sa tirelire du premier coup.
Roger se disait cela, et son cœur battait, et ses yeux
étaient humides.
Cependant la chanson s'obstinait, réglant sur le galop
sa mesure motone :
Si i' pouvais trouver un trésor,
Dans un grand pot des pièces d'or !
Qui sait! Nannon allait peut-être à Cherbourg, ou
plus loin. Était-elle seule dans le wagon?...
Le cheval de Roger n'était, certes pas cause. C'était
lui, pourtant, qui recevait les coups d'éperon.
Quand nos quatre cavaliers, couverts de poussière
mirent le pied sous la gare de Mantes-la-Jolie, la chan-
son se tut et Roger ^fit Nannette, dans sa mansarde, les
deux mains croisées sur ses genoux, la lèvre muette,
les yeux mouillés.
C'était bien ici le vraisemblable. Le vrai voyageait-il
sur la route de Cherbourg?
L'attente fut courte; le train express devait passer
dans une demi-heure. Nos amis avaient laissé leurs
carabines à la maison de Mornaix. En apparence, ils
étaient sans armes, mais Robert, Grelot et Miguel por-
taient leurs revolvers. Roger, éveillé de son rêve et
rendu au drame réel où le hasard et son cœur lui don-
naient un rôle, inspecta l'intérieur de la gare et les
alentours. Ses trois compagnons accueillirent avec un
sourire froid l'annonce qu'il n'avait rien trouvé.
ROGER BONTEMPS. 129
a Nous serons au Havre avant eux, dit Mornaix. La
question n'est pas là. Tout dépend du Saint-Jean- Bap-
tiste. 0
Le jour allait baissant quand ils descendirent au dé-
barcadère du Havre, et Roger ne put s'empêcher de
penser que vingt-quatre heures auparavant, minute pour
minute, il montait gaiement l'escalier de Nannon. En
si peu de temps, une existence peut-elle ainsi se trans-
former de fond en comble? Et tant d'événements tien-
nent-ils en une journée?
Lorsque Roger venait à penser à son rendez -vous
chez M* Piédaniel, à Mlle Eudoxie et à son contrat de
mariage, il se croyait fou.
On prit trois chambres à l'hôtel d'Angleterre sur le
quai. Grelot et Miguel n'entrèrent même pas, tant ils
étaient pressés de se mettre en campagne. Mornaix dit
à Roger.
« Reste ici et prends du repos. Je te préviendrai si
j'ai besoin de toi.»
Et il s'en alla comme les autres.
G'étaitle cas ou jamais d'écrire la fameuse lettre d'ex-
cuses à M* Piédaniel. Roger demanda solennellement
une plume, du papier, de l'encre. H monta dans sa
chambre et s'assit, plein de zèle devant le secrétaire
banal.
Pendant cela, Miguel parcourait les bassins, à la
recherche du Saint- Jean-Baptiste. Mornaix gagnait la
jetée du nord pour inspecter le large, et Grelot prenait
langue dans les cabarets du quartier marin.
Miguel ne trouva point ce qu'il cherchait dans les
bassins, mais il fit connaissance d'un rôdeur qui lui en-
seigna le meilleur tripot de la basse ville. A la pre-
mière once d'or mexicaine qu'il risqua sur le tapis, dix
voix s'écrièrent :
130 ROGER BONTEMPS.
a Encore un lascar du BuUer-Flyl il a leur monnaie !
— Qu'est-ce que c'est que le Butter-Fly? demanda
Miguel.
— Un joli petit brick, maté à neuf, repeint de frais,
et monté par douze lurons qui font rouler les cru-
zades !
— Oùsont-ils, donc ces lurons, qu'on leur gagne quel-
ques quadruples?
— Leur brick a dérapé avec le jusant de ce soir.
Ils vont on ne sait où, mais ça ne doit pas être à la pêche
de la sardine.»
Miguel perdit sa mise et quitta la partie.
« Maté à neuf, repeint de frais! » pensait-il.
Quand Miguel rejoignit Mornaix devant le brise
lames, celui-ci braquait une longue-vue en rivière,
suivant, aux dernières lueurs du crépuscule, les mou-
vements d'un brick qui courait des bordées contre la
marée et le vent comme s'il eût voulu gagner Honfleur.
« Le Butter-Fly ! dit-il, épelant les lettres du nom
écrit à l'arrière.
— Le Saint-Jean-Baptiste I répliqua Miguel tranquil-
lement.
— Ce n'est ni la même peinture ni le même grée-
ment.
— Les navires se déguisent comme les hommes.
— Alors embarque! s'écria Mornaix, il nous le
faut!
— Voici, dit Grelot qui tournait l'angle de la jetée
un bon garçon bien pressé d'offrir ses respects à mon-
sieur le comte.»
Il tenait au collet Jack, le petit mousse an Saint-Jean-
Baptiste.
oc A force de regarder à travers les carreaux de tous les
cabarets, poursuivit Grelot, j'ai fini par aviser le profil
ROGER ËONTEMPS. 131
de cet honorable gentleman. Il reste ici trois hommes
de l'équipage qu'on viendra chercher en canot. L'ho-
norable gentleman se flatte, pour peu que vous récom-
pensiez sa peine, de vous ménager une entrevue avec
les frères Smith, cette nuit. »
Mornaix et le Malgache se consultèrent du re-
gard,
« Vous avez l'idée d'aller nous dénoncer à la marine,
je vois bien ça, murmura Jack le mousse, mais voici la
nuit et les signaux sont prêts.
— Où, les signaux? demanda Miguel.
— Ici ou là, je n'en sais peut être pas pluslong que
vous. Seulement, sila patache fait seulement mine d'ap-
pareiller, les signaux s'allumeront et les oiseaux pren-
dront leur volée.
— Écoute, dit Mornaix après un instant de réflexion,
lasenôrane sait rien. Les patrons font fausse route.
Moi seul peux leur donner ce qu'ils désirent et je le
leur donnerai pour la rançon de la senora.
— C'est bien, murmura Jack. Ça regarde les pa-
trons.
— Où est le rendez- vous des matelots?
— Au grand chantier Lehormand, à minuit, de
l'autre côté de Frascati.
• — A minuit nous serons sans armes au grand chan-
tier Lenormand. Voici vingt-cinq piastres pour l'en-
trevue, et vingt-cinq autres pour ces quatre mots que
tu diras tout bas à la seiiorita : On veille sur vous. »
<s^
132 ROGER BONTEMPS.
XI
Une plume , de l'encre , du papier.
Il y a des gens que l'atmosphère d'une chambre d'hô-
tel égayé ; j 'en sais d'autres que la vue de ces banales
murailles fait mourir de mélancolie. A part les voya-
geurS de vraie vocation qui courent le monde pour
l'amour de la science, à part ces autres voyageurs fort
estimables aussi qui placent des vins ou des toiles , on
peut dire avec certitude que les amoureux d'e l'auberge
ne sont pas heureux à la maison. Pour sourire à ces
meubles étrangers, qu'ils soient magnifiques ou mo-
destes, il faut ne point aimer le doux chez soi.
Roger était garçon ; à Paris, son cœur n'habitaitpas
sa maison. Il prenait d'ailleurs la vie comme elle venait
et ne pouvait point passer pour une nature très-impres-
sionnable. Néanmoins, notaire dans l'âime et chèrement
prédestiné aux joies routinières du ménage, il éprouva
d'abord un sentiment pénible. Les chambres d'hôtel ont
une odeur à elles, personne ne peut nier cela. Elles
sentent la solitude, l'absence, la chose louée à tant par
heure ; hier, ce lit, sous lequel ne traînent point les pan-
toufles, appartenait à un autre ; aucun souvenir ne parle
au fond de cette ruelle ; il semble qu'on va coucher sur
un banc du boulevard.
Ce qui console, ce qui réchauffe dans ce froid aban-
ROGER BONTEMPS. 133
don, ce sont justement les trois choses que Roger avait
demandées : une plume, de l'encre, du jiapier. Pour le
poëte, ces trois choses sont le chez soi lui-même ; pour
les autres, elles ont une voix qui parle doucement des
chers absents. On va causer; cette plume sera fée dès
que l'encre aura humecté son bec; ce papier, mes-
sager sûr, aura tout à l'heure des ailes. La solitude
se peuple , la distance est supprimée ; vous pouvez en-
velopper dans cette petite feuille blanche le mieux aimé
des battements de votre cœur. Là-bas, l'autre cœur le
sentira et battra.
Roger n'était pas un poêle, mais comme les poètes et
plus que les poètes peut-être les notaires ont droit aux
caresses de la plume , de l'encre et du papier. Du bon
vieux temps ils pleurent le canif secourable, supprimé
par un imprudent progrès, mais le papier, l'encre, la
plume leur restent pour emplir, pour étiqueter avec un
soin pieux les respectés cartons , coquetterie et honneur
de l'étude.
Il semblait à Roger qu'il n'avait pas vu ces bien-
aimés objets depuis dix ans. Ce n'était pas sa large et
commode écritoire, ce n'était ni son papier à minutes,
timbré magistralement, ni son papier à lettres frappé
d'initiales gothiques et dont Nannon avait chez elle des
cahiers pour lui écrire sous son propre chiffre : « Chéri,
viens de bonne heure, nous irons dans les champs. »
Ce n'était pas surtout sa plume à manche d'ivoire avec
une belle monture d'argent où Nannette avait fait
graver je ne sais quel naïf mémento, mais c'était de
l'encre, c'était une plume et c'était du papier.
Roger avait eu tout cela, il est vrai, à la maison de
Mornaix, mais les événements allongeaient pour lui le
temps d'une si prodigieuse façon que chaque heure
grandissait à la taille d'une année. Il s'assit devant le
134 ROGER BONTEMPS.
secrétaire, disposa son papier comme il faut, trempa sa
plume dans l'encre, le tout avec une satisfaction non
équivoque, et réfléchit à la bonne lettre qu'il allait
enfin écrire à maître Piédaniel, son patron.
' En conséquence de quoi, sa plume se mit à courir et
traça voluptueusement cette première ligne :
« Ma bonne petite chérie.... »
Il s'arrêta tout étonné.
Puis il sourit avec attendrissement.
Puis encore il se dit :
« Après ce qui s'est passé.... je ne sais si je
dois.... »
La feuille ainsi gâtée par inadvertance fut retirée.
Roger pensa qu'il était bon et convenable de faire
passer sa mère avant maître Piédaniel. Aussi, mit-il
en tête de la seconde feuille :
« Ma chère Nannette.... «
« Au diable! s'écria-t-il moitié riant, moitié fâché,
heureusement que ce n'est pas du papier timbré 1
« Autant vaut, poursuivit-il, lui écrire tout de suite
un petit mot, je n'aurai plus de distraction quand ce
sera fait. »
Il reprit alors la première feuille, dont la suscrip-
tion lui plaisait mieux et sa plume courut 'franchement
comme un gai cheval qui a la bride sur le cou.
« M^ bonne petite chérie, car tu penses bien,
Nannette, que je ne suis pas dupe. Pour m'en passer,
il faudrait plus fine encore que toi. Tu as voulu me
fâcher, te voilà bien attrapée! Je t'appelle chérie
comme hier, chérie, chérie! Chérie cent fois! Chérie
mille fois !
Tu as dû pleurer quand tu n'as plus chanté, hein ?
Qu'est-ce que cela te fait, le trésor, et dans le vieux
pot les pièces d'or? Nous irons à Sainte-Anne, va à
ROGER BONTEMPS. 135
Sainte- Anne d'Auray, non pas pieds nus, mais en voi-
ture. J'ai fait un vœu. Nous irons ensemble.
Mon Dieu non! II n'y avait personne dans le bû-
cher. Un chat peut-être ; c'est tout ce que je peux ac-
corder. On avait appris l'affaire Piédaniel et le ma-
riage avec Mlle Eudoxie, et.... que sais -je, moi! on
était en colère parce qu'on aime beaucoup, beaucoup
son Roger.
Gomme si Roger pouvait se marier sans sa Nan-
nette ! . . .
Mais je n'ai pas le temps de bavarder, sais-tu ? Je
t'écris d'abord pour me débarrasser de toi. Tant que je
ne t'aurai pas écrit, impossible d'écrire aux autres.
Quand je veux mettre : « Mon cher monsieur Pié-
daniel, » ma plume va et trace : « Ma bonne chérie. »
Il est certain que je suis fou, fou de toi, s'entend, et
que, si l'on t'arrachait de ma vie, le reste ne vaudrait
pas la peine d'en parler.
Je suis bien toujours le Roger-Bontemps du collège.
Je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. Je ne
soupçonne jamais qu'on puisse jouer la comédie : sur-
tout toi, Nannette. Et qui donc t'a appris à jouer la
comédie? Je ris en songeant au bûcher. Si j'avais en-
foncé la porte du bûcher d'un coup de pied, comme
nous aurions ri 1 Personne : coup de théâtre !
Mais, bon Dieu! que d'événements de moins!
Quelle nuit et quel jour! Tu sais si je déteste les
aventures, eh bien! en punition de ce que je n'enfonçai
point la porte du bûcher d'un coup dq pied, les aven-
tures pleuvent sur moi depuis vingt-quatre heures,
comme une averse absurde et stupéfiante. C'est une
douche d'aventures qui m'étourdit et qui m'aveugle.
Je ne sais plus où j'en suis.
Et d'abord, en te quittant,... Ah! j'avais la mort
136 ROGER BONTEMPS.
dans le cœur, ma belle petite Nannette. Te souviens-
tu? Notre oremière rencontre fut aussi une aventure.
Celle-là aurait dû me réconcilier avec les aventures.
Comme tu avais peur et comme tu étais jolie dans ta
pauvre robe de deuil ! Je ne te l'ai jamais dit, mais
j'allais quelquefois, j'allais souvent, même, au cime-
tière Montparnasse. S'ils m'avaient connu, ton père et
ta mère m'auraient aimé. Je causais avec eux; je me
figurais ta douce mère telle que tu me la dépeignais en
souriant parmi tes larmes ; je voyais ton vieux soldat
de père et je les remerciais comme si j'eusse tenu d'eux
leur chère petite fille : tous les sourires, toutes les joies
de ma j eunesse !
Donc en te quittant, j'allais comme un désespéré,
me disant : « Je suis un bon vivant , je n'ai pas de
cœur; cela me fait bien moins d'elfet que je ne l'au-
rais cru. Affaire d'habitude. Demain, j'y songerai en-
core un peu, après-demain pas beaucoup, et je n'y
songerai plus du tout au bout de la semaine. »
Mon Dieu ! les pauvres fanfaronnades ! Je ne te dirai
pas à quoi je pensais en regardant l'eau couler.
Et ce lut en regardant couler l'eau que j'eus ma pre-
mière aventure. Un premier chapitre de roman où je
lisais tout à coup mon nom à l'improviste....
A propos de nom, aimes-tu celui-ci : Naranja? Cela
devient Anhita quand on caresse. Tu pourras bien
quelque jour être sa sœur, à cette douce Anhita.
Yoici quelque chose de singulier. Je suis si heureux
de causer avec toi, que je cause pour causer; je ne t'ai
encore rien dit de ce que j'ai k te dire. Et c'est énorme.
Il faut bien pourtant que j'écrive à M* Piédaniel, et à
ma mère qui doit être inquiète. J'aurai un fort sermon,
(juoique je ne l'aie pas mérité. Depuis hier, je ne m'ap-
partiens pas. Le plus sage est d'interrompre ici ma
ROGER BONTEMPS. 137
lettre pour adresser trois lignes à M. Piédaniel, l'excel-
lent homme. Les convenances exigent que je déclare
nettement mon intention de ne pas épouser Mlle Eu-
doxie, car je n'ai pas le droit de la faire attendre et
manquer peut-être une bonne occasion.
Mais, auparavant, je veux au moins te dire en deux
mots mon histoire. C'est Mornaix, tu sais, Robert
Mornaix, Robert le Diable, dont je t'ai parlé vingt
fois, cent fois peut-être , mon ami d'enfance , mon
meilleur ami, c'est lui. Nai-anja est sa femme et ils ont
une tonne d'or. C'est-à-dire, ils ne l'ont pas, mais ils
croient savoir qu'elle est en un certain lieu de l'Aus-
tralie du Sud, aussi facile à trouver qu'une aiguille
dans une meule de foin. Je passe les détails, la voiture
des pompes funèbres, les épisodes du Mexique, où il y
a une révolution tous les matins, et la mort du pauvre
nègre, ancien compagnon de Gordon Leath, le char-
meur de chiens : tu ne comprendrais pas. J'ai rare-
ment entendu parler de coquins aussi dangereux que
les trois frères Smith. Mornaix ne veut pas s'adresser
à la police; il a ses idées à ce sujet; je ne les par-
tage pas. Ses pères possédaient un domaine fort con-
sidérable dans la Beauce, il désirerait le racheter : c'est
naturel. Avec la tonne d'or, il aurait complètement
de quoi.
Je ne saurais plus t'expliquer pourquoi, pendant que
Mornaix me parlait, toutes ces imaginations me parais-
saient on ne peut plus vraisemblables. La principale
preuve, ce sont les Smith qui existent très-parfaite-
ment, puisque j'en vis deux sur le pont Saint-Michel,
hier au soir, pendant que je regardais couler l'eau, et
puiqu'ils ont enlevé cette nuit la pauvre Naranja.
Elle est délicieusement jolie, figure-toi; c'est une
miniature d'ange. Je te trouve plus jolie qu'elle ,
138 ROGER BONTEMPS.
mais je concevrais bien que Mornaix la trouvât plus
jolie que toi. J'ai fait ce rêve de nous voir heureux
tous quatre ensemble : toi, ma femme et moi leur
notaire.
Et voilà peut-être pourquoi je parle d'événements
qui sont terribles sans trop d'émotion apparente : c'est
que j'ai été pris à l'improviste et précipité la tête en
bas, comme on tombe au fond d'un trou, dans un drame
extravagant et tout à fait invraisemblable. Je ne crois
pas aux péripéties qui m'entourent et qui pourtant sont
la réalité. Je me roidis à chaque instant contre l'évi-
dence. Je me crie à moi-même : « Gela n'est pas, cela
ne peut pas être. » Il n'y a chez nous de lions qu'à la
ménagerie et de sauvages qu'au théâtre. Pour voir les
uns et les autres il faut payer sa place. Nous sommes
en France. La France est le centre des civilisations
modernes. Trois mille commissaires de police la gar-
dent. Il faudrait un esprit rompu au calcul pour nom-
brer les officiers de paix, les sergents de ville, et les
gendarmes qui prêtent leur aide aux commissaires de
police. J'évalue à trente mille, au bas mot, les gardes-
champêtres seulement. Et une douzaine de coquins
cuivrés pourraient faire la loi! C'est absurde.
Il est vrai que Mornaix a des raisonnements. Je le
soupçonne de pencher pour la sauvagerie. Il prétend
que ces drôles vont plus vite que les locomotives. Il
hausse les épaules quand on lui parle du télégraphe.
Figure-toi douze démons dans un pays ; il est bien
sûr qu'ils auront raison de tout. Ce sont des dé-
mons....
Et puis ils ont Naranja en leur pouvoir. Ni la va-
peur, ni le télégraphe, ne sont assez rapides pour parer
un coup de poignard.
Mais, pendant que j'y pense, tu me croyais donc
ROGER BONTEMPS. 139
bien simple ? Essayer de me faire croire, à moi, que
tu n'es pas pure comme le diamant ! Que tu caches des
messieurs dans des armoires! que tu as un mauvais
cœur! C'est naïf, ma pauvre petite Nannette! Gela ne
tient pas contre une demi-minute de réflexion. Je sup-
pose le pire, tout d'un coup : tu ne m'aimais plus,
n'est-ce pas? Eh bien! qui t'empêchait de me le dire?
Admettons même que le don Juan fût là, un étudiant,
un militaire, enfin quelqu'un. Pourquoi ne se mon-
trait-il pas au lieu de gratter derrière la porte ? Quelle
figure devait-il faire dans son trou ?
Il n'y avait personne, ma fille; et veux-tu que je le
dise? Je t'ai percée à jour. Non, non, tu n'as pas mau-
vais cœur; c'est ton excellent petit cœur qui te pous-
sait, au contraire. Est-ce que je ne me souviens pas
qu'à chaque instant tu étais sur le point de pleurer?
Tu souffrais bravement, parce qu'on t'avait dit : « Son
avenir est là. »
Je parie dix baisers que tu avais vu ma mère !
Pauvre chère mère 1 C'était comme toi, elle croyait
faire son devoir. Vous avez pleuré toutes les deux, et
je suis sûr qu'elle t'a embrassée. Elle m'aime tant!
Elle m'aime aussi bien que toi.
Alors vous avez conspiré, le cœur gros toutes deux ;
car vous saviez quel mal vous alliez me faire. Et pour-
quoi faire tant de mal à ceux qu'on aime si bien?
Le devoir. Nous parlions de sauvages. Il se passe
à Paris des chinoiseries qui étonneraient bien les
Chinois.
Vous me torturiez et vous vous torturiez vous-mêmes,
tout cela parce que Mlle Eudoxie a une dot de deux
cent mille francs. L'avenir! disiez-vous. Il faut qu'il
soit heureux. Et d'autres sornettes !
Mon avenir, c'est toi ; il n'y a point d'avenir pour
140 ROGER RONTEMPS.
moi sans toi. Tu es mon bonheur, tu es mon espoir.
Je croyais t'aimer; je t'adore.
Sais-tu l'idée qui me vient ? Me voilà qui ris tout
seul et j'ai les yeux mouillés. Il y avait quelqu'un
dans le bûcher, oh ! certes ! Le morceau de bois n'a pas
pu tomber tout seul. Il y avait quelqu'un, et ce quel-
qu'un-là écoutait notre entretien. Mon Dieu! Nan-
nette, mon ange bien-aimé, mais elle a dû te dévorer
de baisers, ma mère; car je connais son cœur! Qui
peut-elle souhaiter pour fille autre que toi, après avoir
vu cela? Gomment t'a-t-elle monté la tête pour la dou-
loureuse comédie? Et si bien jouée, que j'y ai été
trompé, moi badaud. Si bien jouée, que j'ai pleuré; si
bien jouée, que j'ai rugi! Tu me payeras cela.
N'est-ce pas que j'ai deviné ? Elle était là. Je la vois
d'ici aux aguets curieuse, émue, étonnée. Elle n'avait
jamais supposé qu'il y eût au monde un ange aussi
ange que toi.- Que t'avait-elle dit pour te décider? Et
après, comment t'a-t-elle remerciée?
Oh ! je suis heureux, vois-tu, ma Nannette. Je sais
de science certaine que tout cela finira bien.
Et ne va pas croire que nous soyons séparés pour
longtemps parce que je suis à soixante lieues de Paris.
Mon rôle me semble fini ou à peu près dans ce roman
où je n'ai que faire. Robert doit bien voir que je ne
suis pas l'homme des aventures. Il avait réclamé mon
aide sous prétexte d'un duel, et je ne prétends pas
qu'il ait menti, car nous avons senti de près l'odeur de
la poudre. Seulement, moi, je comprends le duel à la
Porte-Maillot, avec des pistolets chargés par des té-
moins qui comptent les pas et règlent honnêtement les
conditions. Ces diables-là n'y mettent point tant de
façon. Ils cassent les vitres avec leurs balles pendant
qu'on est à causer tranquillement chez soi. Je te ra-
ROGER BONTEMPS. 141
conterai renlèvement de cette gentille Karanja et toute
l'aflaire de la tonne. Quand? peut-être demain, car
Mornaix n'a plus besoin de moi, et moi, j'ai besoin
d'aller à mes affaires.
Je n'ai qu'une affaire, ma Nannette, c'est toi. Ce
que je voudrais savoir, c'est si ma mère était vérita-
blement dans le bûcher, car alors que peut-elle nous
refuser?
Je saurai cela demain. Pourquoi Mornaix me retien-
drait-il? Je suis incapable de lui rendre service et c'est
bien l'avis de ses deux compagnons que j'ai vus sou-
rire en me regardant. Sur l'honneur, le dédain de ces
braves ne me blesse pas du tout. Je n'ai aucune espèce
de prélention au titre d'aventurier. Et, tiens, Nan-
nette, il y a un train-poste, ce soir, je me suis informé.
Mornaix va rentrer. Si je pouvais prendre le train-
poste, je serais chez toi avant le jour —
Croirais-tu que j'ai de la sueur aux tempes et froid
dans toutes les veines à la pensée de te revoir? La joie
fait donc le même effet que la peur! Je n'aurai été
qu'un soir sans t'embrasser, mais comme ce soir m'a
vieilli !
Je vais t'entendre encore chanter, ma fauvette ché-
rie ! Notre bon petit nid ! nos causeries, tes sourires !
Voilà que je pleure. Je suis heureux comme un fou!
Et réflexions faites, j'irai faire mes excuses de vive
voix à maître Piédaniel. Ce sera plus poli. Une lettre
est toujours froide et il faudrait dix pages pour lui ex-
pliquer mes motifs. Dix pages écrites à un autre, c'est
effrayant. A toi, j'écrirais des volumes. Comme je
t'aime ! Gomme nous allons être heureux !
Je parle tout haut, figure-toi, et je dis cela aussi
tendrement que si tu pouvais m'entendre. Moqueuse,
ne ris pas ! Tu en fais autant, peut-être. Je gage que
142 ROGER BONTEMPS.
tu m'auras écrit. Voilà que je chante, maintenant, une
de tes chansons bretonnes.... mais, chut! j'entends la
voix de Mornaix, Il rentre avec son bataillon sacré. Je
te quitte pour avoir des nouvelles de notre belle petite
Naranja, et aussi pour savoir si je vais prendre le train-
poste. A tout à l'heure. »
Roger se leva. On entendait en effet du bruit dans
la chambre voisine. Roger se dirigea vers la porte afin
de l'ouvrir, car il croyait que Mornaix allait entrer
pour lui rendre compte de ce qui s'était passé, mais son
nom prononcé par le Malgache l'arrêta.
« Il doit faire un petit somme, dit Grelot, comme
cette nuit, pendant qu'on enlevait la senorita. »
Le rouge monta violemment aux joues de Roger.
« Il faut le laisser tranquille, opina Miguel, ce serait
pitié d'exposer un homme comme lui. »
Mornaix ne parla point.
« Parbleu ! pensa Roger, on n'a pas une haute opi-
nion de mes mérites, ici près ! »
Et Dieu sait pourquoi son orgueil ressentit une va-
gue piqûre. Il venait d'écrire pourtant, et certes il
ne mentait point, qu'il n'avait aucune prétention à
tout cela.
Mais il trouva que ce Malgache, tanné comme un
cuir, en prenait bien à son aise et le traitait un peu par-
dessous la jambe.
Les chaises grincèrent sur le plancher de la chambre
voisine, qui était celle de Mornaix, et les trois compa-
gnons prirent place. J'ignore pourquoi les portes
d'hôtel laissent passer le son comme des claires-voies,
mais il est certain que Roger, bien qu'il ne fût pas tout
à fait aux écoutes, ne perdait ni un mouvement ni Une
parole.
Mornaix dit froidement, mais avec conviction :
ROGER BONTEMPS. 143
« Cette fois-ci, nous pourrions bien rester sur le
terrain.
— Bah ! fit Grelot.
— • Avec nos revolvers.... » commença Miguel.
Mornaix l'interrompit et prononça d'un ton péremp-
toire :
« J'ai promis que nous serions sans armes, nous se-
rons sans armes! »
Il y eut un silence.
« Alors, reprit le Malgache, si nous ne sommes plus
en état de nous protéger nous-mêmes, il faut aller où
tout le monde va et prévenir la police. »
Grelot se mit à rire et dit :
« Ces outils-là ne sont pas faits pour nous. »
Gomme Mornaix tardait à répondre, Roger crut qu'il
allait enfin entrer dans la voie commune et s'adresser à
la loi.
Mais quand Mornaix prit la parole, ce fut pour
répéter :
Œ Ces outils-là ne sont pas faits pour nous. »
Il ajouta en forme d'explication :
« Avant l'enlèvement de Naranja, nos ennemis n'a-
vaient rien fait encore qui pût les mettre sous le coup
de la police. Il n'était pas temps. Maintenant qu'ils ont
Naranja en leur pouvoir, à bord de leur brick maudit,
il n'est plus temps. Naranja est un otage. Les servants
de la loi marcheraient; c'est leur devoir précis, et dès
que leur devoir est précis, ils l'exécutent ; mais que peu-
vent-ils? Nous prêter main-forte? En quelle occasion
et contre qui ? Il y a des yeux ouverts dans les rues du
Havre, ce soir. Au premier mouvement suspect, les
signaux parleront et les gens de police promèneront
leur ronde inutile sur la grève. Gomment empêcher
trois ou quatre lanternes de s'allumer à la fenêtre
144 ROGER BONTEMPS.
d'une mansarde? le Sainl- Jean-Baptiste ou h Butter-
Fly, puisque c'est maintenant son nom est le plus fin
voilier que je connaisse. Il vente bonne brise est-nord-
est. Avant qu'un vapeur ait chauffé, le Butter-Fly sera
hors de vue.... Admettons, cependant, le contraire,
supposons qu'on puisse l'atteindre. II faudra pour cela
des heures, et il ne faut qu'une seconde pour appro-
cher un poignard de la poitrine d'une femme sans dé-
fense. »
Roger écoutait stupéfait; stupéfait surtout d'êlre
obligé de se rendre à cette sauvage logique qui restait
vraie et toute puissante en pleine civilisation. Il savait,
celui-là les forces de la loi ; il ne connaissait rien de
plus fort que la loi. Il ne voyait de bornes au pouvoir
de la loi que les frontières mêmes de la civilisation.
Tout au plus concevait-il la révolte dans les cavernes et
dans le désert.
Ici, le désert se déplaçait en quelque sorte, appor-
tant avec lui sa barbarie triomphante. Un combat, pos-
sible seulement au sein des savanes s'était engagé et se
poursuivait, traversant les villes et les campagnes de la
France, pour se dénouer, toujours solitaire, toujours
libre, toujours caché par un nuage diabolique, au beau
milieu du port )e plus fréquenté de l'univers.
Il n'y avait plus à juger, les choses du haut d'une rai-
son qui perdait sa compétence. Quand Roger s'interro-
gea pour savoir ce qu'il ferait à la place de Mornaix,
son bon sens hésita, et finalement garda le silence.
Naranja était otage entre les mains des frères Smith.
Et Roger, d'après le récit de Mornaix connaissait assez
les frères Smith pour inférer ce que pesait pour eux la
vie d'une femme.
Comme onze heures sonnaient aux pendules de l'hô-
tel, nos trois compagnons se levèrent. Il était temps.
ROGER BONTEMPS. U5
Le Malgache et Grelot s'étaient rendus à l'opinion de
Mornaix. Il n'y avait rien autre chose à faire que d'al-
ler franchement à la grève porter aux frères Smith l'o-
piflente rançon d'Anhita. Une tonne d'or pour une
femme.
Seulement, le secret devenait alors la propriété indi-
vise des deux partis et ce dénoûment pacifique ne fer-
mait que le premier acte du drame.
Roger les entendit descendre l'escalier; leurs derniè-
res paroles avaient été sourdes et graves. Il ne s'agis-
sait plus de combattre. On allait à un péril connu et
contre lequel ne pouvaient rien la force ni la vaillance.
La porte extérieure de l'hôtel s'ouvrit, puis se re-
ferma. Des pas fermes et longs sonnèrent sur le pavé
du grand quai.
Roger était revenu à sa table ; il avait de nouveau
trempé sa plume dans l'encre. Au lieu d'écrire, cepen-
dant, il réfléchit et se dit :
« Je ne suis bon à rien là dedans.... A rien absolu-
ment! »
Il ajouta en jetant sa plume pour presser son front à
à deux mains :
« Ce sont eux-mêmes qui le disent ! »
Il détacha sa lettre du cahier de papier, la plia en
quatre et la mit dans sa poche.
« Et ils ont raison de le dire ! murmura-t-il encore.
Je ne suis bon à rien.... absolument à rien! »
En suite de cette conclusion définitive, il se leva
comme un ressort, prit son chapeau et s'élança dans la
chambre voisine.
Les trois chaises étaient encore autour du guéridon.
Sur le guéridon étaient déposés trois revolvers et trois
couteaux-bowie.
Roger rentra dans sa chambre pour prendre son re-
lu
146 ROGER BONTEMPS.
volver et son couteau, car Moruaix l'avait équipé comme
un chef. Il étendit son mouchoir sur la table et fit un
paquet de toutes les armes.
Puis il descendit l'escalier quatre à quatre et se mit
à courir sur le grand quai, dans la direction suivie par
Mornaix et ses deux compagnons.
Au bout de deux minutes il les aperçut marchant
toujours de leur pas solide et calme.
Il arrêta sa course alors. Son intention n'était pas de
les rejoindre. Il régla son pas sur le leur, restant tou-
jours derrière eux à cent mètres de distance.
En marchant, il pensait :
a Ce sera ma dernière aventure, et je finirai ma let-
tre demain matin. »
ROGER BONTEMPS. 147
XII
Où Roger finit sa lettre.
Le tort de Roger n'était pas d'épuiser la réflexion. Il
était assez bon homme d'affaires, dans tous les cas ré-
glés par la pratique et possédait réellement l'estime de
la chambre des notaires, où son étoile lui marquait d'a-
vance une place. En dehors des choses que gouvernent
l'usage ou la loi, il redevenait l'homme de sens, pares-
seux et insouciant qui laisse aller volontiers les événe-
ments à la grâce de Dieu. Sa haine pour les aventures
n'allait pas toujours jusqu'à ce courage bourgeois, si
utile et si profitable qui prend d'avance ses précautions.
Les fous confondent ce courage avec la peur et se mo-
quent des gens intrépides, mais prudents, qui regar-
dent sous leur lit pour voir si quelque brigand n'eut
point la méchante idée de s'y cacher.
Roger allait avec son paquet de revolvers et de cou-
teaux qu'il portait à son bras comme un panier. Les
plus défiants n'eussent eu aucun soupçon de cet arsenal,
tant la tournure de notre ami était paisible. Il n'était
pas bien sûr de faire là une chose utile ou même pos-
sible ; il n'avait, certes, pas grande idée de lui-même
en ces matières, mais son instinct le poussait; il avait
obéi à son instinct dès le premier moment, et mainte-
nant, il continuait sa route, sans souci de peser le pour
148 ROGER BONTEMPS.
et le contre. Nous avons dû le dire déjà : c'était, au
fond, un chevalier, que ce notaire; la pensée d'un
grand danger l'eût attiré à son insu, mais il n'avait pas
même l'idée du danger. Il suivait de loin ces trois om-
bres qui lui montraient le chemin, et c'était tout.
Il n'avait pas de plan ; il ne s'était pas demandé ce
qu'il ferait une fois sur le terrain. Il semblait que ceci
ne le regardât point.
Il songeait. Il se reprochait de n'avoir pas pris le
temps d'écrire, ne fût-ce que deux mots à sa mère et à
M« Piédaniel. Ceci devenait le remords de sa vie. Il re-
passait en sa mémoire sa lettre à Nannette, souriant à
certains gracieux passages et regrettant d'avoir si peu
dit en tant de mots.
Car, de fait, il n'avait pas le moins du monde raconté
ses aventures. Peut-être même Nannon n'allait point
comprendre, tant cela fourmillait de sous-entendus! Et
voyez la distraction : cette vision qui avait failli le sé-
parer de ses compagnons et qui coupait en deux sa
journée : Nannette en chemin de fer, Nannette courant
vers Cherbourg à toute vapeur, il n'en avait pas parlé
seulement!
Et vous pensez bien qu'il y avait ici de quoi songer.
Je suppose que Nannette fût à Cherbourg, par impos-
sible : à quoi bon la lettre ? Roger se vit arrivant le
lendemain à Paris et montant quatre à quatre l'es-
calier. Point de chanson bretonne. A la dernière
volée, Roger montait lentement, bien lentement.
Hélas ! porte close ! la fauvette avait abandonné son
nid....
Roger, à cette image navrante, fut sur le point de
laisser tomber son paquet de couteaux et de revolvers ;
mais c'était Roger Bontemps. Le loquet se leva chez
Nannon, la porte s'ouvrit. La fauvette n'était qu'en-
ROGER BONTEMPS. 149
dormie, en pleurant peut-être. Elle souriait, mainte-
nant, au travers de ses larmes perlées. Ses jolis bras se
nouaient autour du cou de ce Roger trop heureux....
Mornaix, Grelot et le Malgache disparaissaient au
coude du quai et de la rue Saint-Julien. Roger ne con-
naissait pas assez le terrain pour les suivre au jugé. Il
pressa le pas et les aperçut de nouveau tournant l'angle
de la rue Saint-Jacques dans la direction de l'église
Notre-Dame.
Ils allaient lentement. Au premier carrefour et de-
vant l'église même. Grelot prit sur la gauche, tandis
que ses deux compagnons suivaient tout droit la
rue de Paris; au second carrefour, le Malgache et
Mornaix se séparèrent. Roger resta sur les traces de
Mornaix.
Le pavé se faisait de plus en plus silencieux et dé-
sert. Depuis longtemps déjà les boutiques étaient fer-
mées. C'est à peine si, de temps en temps, au fond
d'une ruelle, redescendant au port, on apercevait la
fumeuse lueur d'un cabaret. Mornaix atteignit la place
Richelieu, mais au lieu de poursuivre jusqu'à la mâ-
ture, il prit la rue de Rerry qui conduit aux quartiers
projetés. Dans le silence grandissant, Roger crut en-
tendre bien souvent des pas qui n'étaient point ceux de
son ami. Il s'arrêtait alors. Les bruits de la mer pro-
chaine dominaient déjà complètement les derniers mur-
mures de la ville.
<t C'est l'écho, » se disait Roger.
Au détour d'une voie large et bordée de bâtisses ina-
chevées l'air plus frais le frappa au visage. Le dernier
réverbère était derrière lui. Par-devant, c'étaient des
terrains découverts, au delà desquels,' vers le nord-
ouest, les profils carrés des falaises tranchaient sur le
ciel. Les deux phares de la Hève le regardaient comme
150 ROGER BONTEMPS.
des yeux ardents. A gauche, le terrain descendait vers
l'ancienne banlieue qui borde la grève, et Roger devina
au loin la frange d'écume blanche, festonnant la mer
immense et noire.
Sur la mer, un point lumineux brillait par delà le
quartier du Perrey. En traversant ces ruelles désertes,
Roger perdit Mornaix de vue, mais il distinguait tou-
jours son pas. La ville muette envoya une vibration
lointaine et prolongée , c'était la demie de onze heures
qui sonnait à la cathédrale.
Au moment où Roger longeait la clôture de planches
du grand chantier Lenormand, il cessa d'entendre les
pas. En arrivant sur la grève du Perrey, il était seul.
Mornaix avait disparu.
C'était le bas de l'eau. La mer qui ordinairement dé-
ferle en ce lieu si bruyamment que deux personnes
causant ensemble sont obligées d'élever la voix pour
s'entendre, murmurait, caressant au loin l'étroite bande
de sable fin que la marée basse découvre au delà des
sonores galets.
Les lueurs des phares se cachaient. On voyait briller
seulement cette lumière dont nous avons parlé, immo-
bile au large vers la droite, sous les falaises et les fe-
nêtres éclairées du grand hôtel de Sainte-Adresse , si
cher aux amis du sincère confortable
Roger eut un instant d'hésitation. Il songea d'abord
à attendre en guettant les diverses avenues de la ville,
bien sûr que Grelot ou le Malgache ne tarderaient pas
à se montrer, mais un bruit invisible qui se faisait au
delà des bains Gosset l'attira. Il se laissa aller, curieux
et zélé comme un enfant qui s'avise d'une besogne in-
connue. Il marcha, prenant de naïves précautions pour
étouffer le bruit de ses pas.
L'endroit n'était pas en soi bien terrible. La lune,
ROGER BONTEMPS. 151
cachée sous les nuages, tamisait des clartés diffuses qui
suflisaient à dessiner vaguement les profils des objets.
Le poste de douane voisin contenait une douzaine
d'hommes qui devaient être des protecteurs en cas de
danger. L'un de ces hommes, à tout le moins, veillait.
C'est la règle, et Roger ne savait pas cette singulière
vertu qu'ont les préposés de la douane, de dormir de-
bout comme des justes qu'ils sont. Il y avait du monde
dans les établissements de bains, du monde aussi au
chantier Lenormand et à la tuilerie. Mais il y a du
monde plein Paris et qui sait ce qui se peut passer,
la nuit, dans un carrefour, quand tout ce monde
dort?
Un fait d'ailleurs dominait tout le reste : trois hommes
désarmés allaient se rencontrer ici avec un nombre su-
périeur de bandits sans foi ni loi.
Et, en apparence, du moins, la placé du rendez-vous
était complètement déserte.
Tout change souvent et vite le long de cette plage
havraise, spécialementcrééepourécorcher les pieds des
baigneurs ; la ville elle-même grandit avec une rapi-
dité fantastique, nivelant ses tours, creusant des bassins
au lieu où furent des citadelles, englobant des cités en-
tières, et traçant d'un crayon hardi tous les boulevards
que rêve sa lièvre municipale. Il y a, en douze mois ici,
des transformations radicales, et l'ambition de cette
Ganebière de l'ouest est évidemment de border la Seine
quelque jour jusqu'à Paris, en passant par-dessus
Rouen, descendu à l'état de vieux meuble. Les mira-
cles s'opèrent au souffle enchanté de la fée Trafic, amie
des droites perspectives, des monuments carrés et des
candides façades; elle aune baguette d'or. Quiconque
est resté une année sans visiter le Havre doit trembler
s'il a besoin de faire un tantinet de topographie. Qui
152 ROGER BONTEMPS.
sait si, maintenant, au lieu où va se passer notre scène,
un boulevard n'entende pas l'Océan, bordé d'espérances
de palais ?
En ce temps-là, le terrain était vide; c'était spécia-
lement l'endroit nommé le Perrey, ayant à gauche le
chantier Lenormand, à droite un établissement de
bains en reconstriiction. La grève était faite d'énormes
et durs galets comme partout aux alentours, la mer
basse laissait entre ces pierres bavardes et le ressac une
étroite lisière de sable muet.
Sur le galet, il y avait, du côté du chantier, des ma-
driers enchaînés ; la palissade de l'établissement de
bains, largement éventrée, montrait des matériaux de
toutes sortes épars en dehors et en dedans de l'enclos.
De place en place s'élevaient des tas de goémons péchés
à demi-marée, et qui sans doute devaient être mis en
sûreté avant le plein de l'eju,
Roger parcourut en tous sens l'espace carré compris
entre les bains et le chantier ; il entra successivement
dans le chantier et dans les bains. Il ne vit âme qui
vive. Et cependant, il avait conscience de n'être pas seul.
Un quart d'heure se passa. Un bruit de rames se fît
du côté de la jetée. A l'œil, la plage était complètement
déserte.
Mais quand le regard de Roger, guidé par le son des
avirons, rencontra enfin une barque qui glissait rapi-
dement le long des sables, trois formes humaines, im-
mobiles, se détachèrent de l'ombre à l'angle du sentier.
Roger reconnut ses trois compagnons.
« Ho ! du bateau, prononça la voix de Mornaix.
— Ho ! » fut- il répondu.
Et la barque, profitant de son aire, vira à toucher.
• On put entendre le bruit de plusieurs hommes sau-
tant à l'eau.
ROGER BONTEMPS. 153
Roger s'accroupit derrière un tas de goémons et at-
tendit.
La barque avait amené trois hommes, car il y avait
maintenant six formes humaines h l'angle du chantier.
Tout le reste du terrain qui était en vue semblait par-
faitement solitaire, et nulle apparence de trahison ne
se montrait. En somme, l'intérêt des frères Smith était
d'aller droit. On venait leur offrir un marché avanta-
geux : l'objetmême de leur convoitise. A quoi bon em-
ployer la violence ?
Roger se faisait ce raisonnement, dont l'évidente jus-
tesse ne le persuadait point.
Il regardait de tous ses yeux cette conférence immo-
bile. Le silence momentané de la mer laissait venir
jusqu'à lui l'écho d'un entretien calme et froid. Il ne
saisissait pas le sens des mots, mais il devinait qu'on
traitait les conditions de l'échange.
La mer montait. La barque se balançait à cinq à
six brasses du bord.
Roger n'aurait point su dire pourquoi, à mesure
que la conférence durait, sa poitrine se serrait davan-
tage.
Il entendait ou croyait entendre autour de lui des
bruits inexplicables.
Soit instinct, soit hasard, sa vue se porta vers un des
tas de goémons qui avoisinaient le sien et ne s'en dé-
tacha plus.
Le tas de goémon semblait obéir à une mystérieuse
impulsion : il marchait.
Impossible de s'y méprendre! Après deux minutes
d'attente, le tas de goémon avait sensiblement changé
déplace par rapporta lui. Son mouvement, patient et
lent, le rapprochait de la mer comme s'il eût été soulevé
par un crabe gigantesque.
154 ROGER BÔNTEMPS.
Roger, alors, s'avisa d'examiner les autres tas
de goémon. La plupart étaient fixes, mais il y en
avait au moins trois qui jouaient le même jeu que le
premier.
Crier, c'était précipiter une catastrophe. Nos trois
amis étaient sans armes. Pour leur mettre en mains
celles qu'il portait, Roger devait passer au beau
milieu des goémons voyageurs. Il y avait trois coups
de couteau pour le moins entre lui et ses compa-
gnons.
Roger n'avait pas peur, mais il réfléchissait qu'il se-
rait toujours temps d'opérer cette diversion violente,
et, malgré sa haine pour les aventures, il se mit tran-
quillement à faire comme ses voisins les goémons am-
bulants. Sans bruit, il fit glisser le tas d'algues, ou,
pour parler mieux, ce qu'il fallait d'algues pour le cou-
vrir et dissimuler la forme de son corps.
La conférence se poursuivait, grave et calme. Le vent
s'élevait, comme il arrive presque toujours à la marée
montante ; et le flot, touchant la ligne des galets, com-
mençait à faire tapage.
Il y avait dix minutes environ que l'horloge de Notre-
Dame avait envoyé la demie de minuit, lorsque Roger
parvint à dépasser ses mystérieux concurrents et à se
trouver le plus près de la ligne d'écume qui allait rapi-
dement gagnant.
Plus n'était besoin d'éviter le bruit. La mer se char-
geait de couvrir et de confondre tous les bruits.
Les six négociateurs reculaient, de leur côté, pas à
pas à mesure que le flot montait.
Au moment où Roger maudissait les progrès de la
mer qui allait lui barrer la route, une voix dit en an-
glais, tout près de son oreille :
« Tourne, Jonathan a toussé. »
ROGER BONTEMPS. 155
Un quatrième tas d'algues qu'il n'avait point aperçu
voyageait derrière lui.
Roger ne demandait pas mieux que d'obéir. Les
goémons, longs et mous comme des guenilles, cachaient
son visage et ses vêtements. Il reprit sa marche, ram-
pant, et donnant, nous devons l'avouer, un regret de
jeune homme rangé au pantalon Dusautoy tout neuf
que son dévouement assassinait.
La conférence, reculant toujours, avait mis une
dizaine de mètres entre elle et le flot. Jonathan Smith
ayant toussé de nouveau, quatre ombres surgirent et
des couteaux brillèrent dans les mains des trois frères.
Mornaix, Miguel et Grelot étaient cernés.
a Gentlemen, dit Jonathan, vous allez nous suivre. Il
ne sera fait aucun mal à la jeune dame ni à vous, mais
nous avons besoin de vous tenir. C'est notre garantie.
Sans cela, qui vous empêcherait d'arriver avant nous au
trou de Gordon le charmeur? »
Mornaix, Miguel et Grelot restèrent immobiles.
Les tas de goémons s'étaient changés en hommes et
sept bandits serraient le cercle autour d'eux.
« Accoste la barque I » commanda Jonathan.
Sa voix exprimait un regret. Il avait espéré la résis-
tance, qui eût été prétexte à massacrer.
La barque, remise à flot par la marée montante,
piqua droit au rivage et toucha bruyamment le galet.
Nos trois amis n'avaient pas prononcé une parole.
a C'est bien, dit Jonathan. Nous sommes obéissants.
Nous allons nous laisser lier comme de bons petits pa-
quets.... Amenez les cordes! »
Mais à ce moment quelque chose d'informe remua
derrière Mornaix et Sam s'écria :
« A bas les mains, Jack ! Ce n'est pas la peine de les
poignarder par derrière. »
156 ROGER BONTEMPS.
Cette chose qu'on appelait Jack ne répondit point,
et Jonathan murmura :
« Ce n'est pas Jack, c'est Saunder.
— Non, répliqua une voix dans la nuit. Me voilà ici,
moi Saunder. »
Il y eut un instant d'hésitation. L'équipage du
Butter-Fly se comptait. Gela dura trois secondes peut-
être.
Ce fut assez. Les mains de Mornaix, croisées der-
rière son dos, sentirent un attouchement léger. Il les
ouvrit, puis les referma, savoir : la droite sur la crosse
d'un revolver, la gauche sur le manche d'un couteau-
bowie.
<t Celui-là n'est pas à nous I dit Jonathan.
— Non; mais tu es à lui! » répliqua ce notaire de
Roger en lui brûlant la figure d'un premier coup de
pistolet.
Jonathan bondit, puis tomba en grinçant un blas-
phème.
Un second coup de Roger, tiré par-dessus l'épaule
du Malgache, abattit Saunder au moment où ce-
lui-ci appuyait son pistolet sur la tempe du frère de
Naranja.
Alors le revolver de Mornaix parla à son tour.
Puis Grelot brandit son couteau, tandis que le Mal-
gache lui-même s'entourait d'explosions comme un
volcan.
Roger dit :
« Débrouillez-vous.... A moi le bateau! »
La mêlée s'enchevêtra furieuse. Un instant Mornaix
apparut presque seul, grand comme un démon, éclai-
rant sa terrible joie aux lueurs de la poudre. Les coups
de feu roulaient comme si deux bataillons eussent été
aux prises. Puis, la poudre épuisée, le nœud se serra
ROGER BONTEMPS. 157
silencieux, mais râlant ; puis encore l'écheveau sembla
se démêler.
Au bout de trois minutes, Mornaix, Miguel et Grelot
se rejoignaient après avoir inutilement poursuivi les
fuyards. A la place où on avait combattu, quatre morts
étaient couchés.
« Où est Roger? demanda Mornaix.
— Ici, répondit une voix qui venait du bateau. Don-
nez-vous la peine de monter, car voici des lanternes qui
accourent de tous côtés
— La douane et la batterie ! dit Mornaix. Embar-
que! »
Il y avait un autre cadavre au fond du bateau.
« Nage ! » commanda Mornaix dès que tout son
monde fut dans la barque.
Et le canot s'éloigna à force de rames.
Roger venait de s'installer dans un fau,teuil de mo-
quette anglaise, devant un petit bureau d'érable, à
l'hôtel Shelter, Thames- Street, derrière la douane de
Londres. Il avait demandé de l'encre, une plume et du
papier. Trois jours et quatre nuits s'étaient écoulés
depuis la mémorable bataille du Perrey, dont les auto-
rités havraises ne devaient jamais avoir le secret.
Roger n'avait plus tout à fait sa tournure parisienne,
sa barbe était longue et ses cheveux brouillés. Dusau-
toy n'aurait pas reconnu ses habits. Il paraissait bien
portant et de bonne humeur.
Il déplia la lettre, commencée à l'hôtel d'Angle-
terre, sur le grand quai, au Havre, et mit à la ligne,
après les derniers mots qui étaient : « k tout à
l'heure »
« ....L'homme propose et Dieu dispose, écrivit-il,
158 ROGER BONTEMPS.
ma petite Nannon chérie. Je veux te dire un mot ou
deux avant de faire une lettre à maman et à M" Pié-
daniel. Tu comprends que je ne peux tarder da-
vantage à accomplir ce devoir. Je suis sûr qu'ils sont
très-étonnés de mon silence. Ce n'est pas ma faute.
J'ai fait la traversée de la Manche sur une coquille de
noix, par un temps assez roide, au dire de Mornaix qui
s'y connaît. Je n'ai pas eu le mal de mer. Il paraît que
cette traversée est une manière de tour de force. Nous
avons débarqué à Hastings, comme Guillaume le Con-
quérant. J'ai mangé là trois livres et demie de rosbif,
après cinquante-deux heures de jeûne. C'est une bonne
nourriture.
Il paraît aussi que je suis un héros ou à peu près.
Je ne peux pas tout te raconter à cause de mes lettres
à M" Piédaniel et à maman, mais j'ai porté sur la
grève , un mouchoir plein de revolvers et de couteaux
bowie. Il était temps ! Sans cela, Dieu sait ce qui se-
rait arrivé.
Je pense partir pour Calais par le paquebot de ce
soir. De Calais à Paris ce n'est qu'un saut parle chemin
de fer. Quelle invention 1 Nul ne peut savoir l'influence
que la vapeur aura sur l'avenir des peuples. C'est moi
qui m'étais assuré de la barque en tuant, hélas 1 oui,
Nannette, en tuant un coquin de mulâtre californien
qxd\a.g3ird3iit. Le Butter-Fly était en rade. T'ai-je dit
que le Butter-Fly était le Saint-Jean-Baptiste ?. . . Mais
lu ne sais peut-être pas ce que c'est que te Saint-Jean-
Baptisle, J'ai oublié le commencement de ma lettre et
je n'ai pas le temps de la relire.
Il y a donc que j'avais vu la lumière du Butter-Fly
où était la pauvre Naranja. Notre intention était de le
prendre à l'abordage, mais nous n'avions pas fait un
quart de lieue en mer qu'un diable de signal parut sur
ROGER BONTEMPS. 159
la côte : cinq feux en croix. Le Butter-Fly mit à la
voile, et vas-y voir! c'est un poisson.... donne-moi dix
minutes pour faire mes adifux à Mornaix et consorts
qui reviennent de retenir leur passage à bord du clip-
perde V Auslralian-AgricuUural-Company , car, désor-
mais, ils ne comptent guère retrouver Naranja qu'à
Melbourne. Je suis à toi dans un instant, à toi, ma
Nannette et à M* Piédaniel.... »
Ici, nouvelle lacune. Et, en effet, la conversation de
Roger avec ses amis ne dura pas plus de dix minutes.
Avant de reprendre sa lettre, Roger se gratta succes-
sivement l'oreille, le nez et le menton.
« Nannon, l'homme propose.... reprit-il, pressant sa
plume davantage. Mais je t'ai déjà dit cela. Que veux-
tu? J'ai fait de trop belles choses là-bas sur le galet,
cela engage. Mon paquet de revolvers leur a donné de
moi une opinion peut-être exagérée. Et puis c'est moi
qui ai eu l'idée du bateau. Ils disent que je suis plus
fort qu'eux. Le Malgache me parle avec respect. Grelot
ne me fait plus de cornes, et Mornaix.... mon brave
Robert! Il me dit : vas-tu abandonner Anhita !
Quoi donc ! Ils ont retenu quatre places à bord du
clipper de VAustralian-Agricultural-Company. Je n'é-
tais pas là pour m'y opposer. Écoute ! si tu étais à la
place de Naranja, Mornaix m'aiderait....
Je suis seulement fâché de partir sans savoir si c'é-
tait toi que j'ai vue dans le train de Cherbourg. Le
clipper met à la voile dans vingt minutes. J'ai un
monde de choses à te dire. Écris-moi à Melbourne.
Moi, pendant la traversée, je ferai pour toi un volume
avec mes aventures de quatre jours. Des aventures!
moi I En Australie ! Un homme tué I Cinquante-deux
heures de jeûne! C'est à n'y pas croire.
On m'appelle pour monter en cab. Un dernier mot.
160 ROGER BONTEMPS.
Je ne peux pas écrire à maman. Arrange-toi comme lu
voudras, mais explique un peu ma situation à elle et à
M* Piédaniel. Tâche qu'il m'attende pour traiter de
l'étude.
Ony va !... C'est à Mornaix que je réponds cela. Des
milliers de lieues entre nous ! Où diable avais-je la
tête d'agir comme un héros 1 Aime-moi bien. Fais ou-
vrir de temps en temps ma chambre et battre mes ha-
bits. Il y a cinq billets de la loterie du Musée Napo-
léon dans le vase à droite, sur la cheminée. Je ne peux
pourtant pas te charger de rien pour Mlle Eudoxie.On
y va!.... C'est à Mornaix.... Adieu, chérie. Je t'aime,
je t'aime, je t'aime....
Ton Roger.
P. S. J'ai remonté pour chercher une chose que je
n'avais pas oubliée. Je t'aime. J'écrirai de Melbourne
à maman et à M' Piédaniel. Si nous trouvons la tonne
d'or, je traiterai au comptant pour l'étude. »
FIN DE LA PREMIERE PARTIE.
DEUXIEME PARTIE.
L'AVENTURIER MALGRE LUL
Yellow-Bird.
Cette bizarre appellation Yellow-Bird (l'Oiseau-
Jaune), désignait à la fois un homme et un pays.
L'homme était un Français de Saint-Ouen-sous-
Pontoise. Avant de venir en Australie, il se vantait de
n'avoir jamais rencontré un nom si beau que le sien.
Et, en effet, il s'appelait, sur le registre de la mairie
de Saint-Ouen, Isidore-Borromée-Médard Lanternil-
liau-PhiHppotelet de Saint-Bonaventure-en-Fontaine-
Romagnol.
Le pays était « un champ d'or » entre Bendigo et
Castlemaine, comté de Talbot, province de Victoria,
dans l'Australie-Heureuse. Au champ d'or de Yellow-
Bird, on nommait l'homme indifféremment ou l'Oiseau-
Jaune ou le vicomte Fanfare.
L'homme était sans conteste le personnage le plus
11
162 ROGER BONTEMPS.
considérable du pays, et c'était à lui, ou du moins à
l'enseigne de son cabaret, que le pays devait son nom.
Isidore avait laissé, en effet, à Pontoise, une cousine
qu'il aimait. La cousine avait un serin. Isidore avait
ébauché, sans art, mais de son mieux, sur un morceau
de toile, le portrait du serin de sa cousine. Le morceau
de toile, tendu eutredeux perches, portait en outre une
légende anglo-germaine qui promettait aux gens alté-
rés de l'eau-de-vie de France, du rhum des Antilles,
du Kirch wurtembergeois et du gin de Hollande. Vous
n'eussiez pas trouvé à Melbourne même ce paradis ar-
rosé par des fleuves de spiritueux, des tonneaux d'ab-
sinthe aussi suisse que l'absinthe de l'Oiseau-Jaune.
Là-bas les choses vont un train d'enfer. Les fables
californiennes sont vérité dans ces champs de perdition
dorée. On devient riche en une nuit, si la veine le veut
ou le talent. Tel coup de couteau donné avec discerne-
ment vaut une recette générale du doux pays de
France. Et le million conquis s'évanouit en une heure
à l'aide d'un jeu de cartes sales ou d'une paire de dés
remaniés.
Là-bas il y a de prodigieux rêves. Et tenez, Mel-
bourne dont je vous parlais était^grande comme Pon-
toise en 1853. Maintenant, en 1864, Melbourne a
cinq cent mille habitants et mettrait douze fois ce roma-
nesque San-Francisco dans sa poche. Melbourne est
une des capitales de l'univers, une des plus belles. La
saison passée, le Périgord envoya plus de truffes à Mel-
bourne qu'à Paris. Comme clientèle, la maison Gliquot
hésile entre Melbourne et Saint-Pétersbourg. L'Inde
n'hésite plus, sur trois cachemires de prix extravagant,
il y en a deux pour Melbourne. Une ville de vingt ans 1
à peine connue dans Quimper-Gorenlin ! que sera-ce
l'année prochaine ?
ROGER BONTEMPS. 163
Nul ne peut le savoir, car il y a un nuage à ces radieux
horizons. Le quartier Bréda, qui a déjà fourni bon
nombre de missionnaires, prépare, dit-on, une expédi-
tion, une invasion, une croisade. L'histoire sainte nous
apprend ce que peut , sur un puissant pays , la visite
d'une nuée de sauterelles. L'oncle Brennus n'est rien
auprès de ces dames ; Gengis-Khan ne va pas à leur
cheville ; Attila leur fait pitié. Malheur aux vaincus !
Or rOiseau-Jaune , malgré le fidèle souvenir qu'il
gardait au serin de sa cousine, avait fait à cette der-
nière plus d'une grave infidélité depuis son départ de
Saint-Ouen-sous-Pontoise. A Paris, où il étudiait la
pharmacie, il s'était mis dans l'embarras pour les
beaux yeux d'une Circé du pays latin , illustre sous
le sobriquet de Fanfare. Fanfare était fleuriste comme
Louis XVIII était bourgeois de Berne : pour l'honneur.
Ses afiaires étaient à la Gloserie-des-Lilas l'été, au Pra-
do l'hiver. Elle avait fait, déjà, la joie de plusieurs gé-
nérations d'étudiants.
Ce fut pour elle que le candidat pharmacien se per-
dit. S'étant perdu rue de la Harpe , il se retrouva un
beau jour sur le quai de Williams-Town, port Phillip,
à trois lieues de Melbourne, à douze mille kilomètres
de Paris, les poches vides , mais la tête pleine d'ambi-
tions dorées.
C'était un garçon propret, naïf, finaud, industrieux,
fils d'un fermier qui maquignonnait le bétail en Seine-
et-Oise. Il comptait assez bien, avait les doigts crochus
comme tous les paysans , l'œil aigu , la langue libre et
la conscience obligeante.
A Paris, centre des civilisations, un homme instruit
et laborieux peut parfaitement mourir de faim. A Mel-
bourne, ce sont les travailleurs qui manquent, le travail
vient humblement les solliciter. Le nouveau débarqué
164 ROGER BONTEMPS.
eut le choix entre une douzaine de professions et se fit
garçon de café pour utiliser ses connaissances pharma-
ceutiques. Au bout de deux mois, il monta, pour son
propre compte , un débit de liqueurs. La saison n'était
pas passée qu'il avait des économies respectables. Les
mineurs, revenant des champs d'or, buvaient ses brû-
lantes potions comme ambroisie.
Les Anglais et les Américains ont un goût tout parti-
culier pour les mélanges pharmaceutiques. Mettez une
quantité suffisante d'alcool dans de l'eau de Cologne, et
vous serez sûr de prendre les Américains et les Anglais
comme des mouches dans du miel. On sait l'anecdote
de ce marchand de vin de Londres qui fit sa fortune en
donnant du bouquet à son Médoc avec du vinaigre de
BuUy , recommandé pour la toilette. L'établissement
nouveau se mit à prospérer follement. L'Oiseau-Jaune
eut une splendide réputation pour les juleps à la men-
the, au vétivert, au patchouli, au romarin, à la rose,
à la tubéreuse, à la marjolaine. Il n'était point de pom-
made fantastique qu'Isidore ne pût transformer en grog.
Sa crème de piment, entre autres, eût réveillé un mort
— Américain ou Anglais.
L'Oiseau-Jaune eut un carrosse et songea à faire
venir sa cousine de Pontoise, mais , une après-dînée
qu'il essayait deux beaux chevaux au parle, il fut frappé
d'un éblouissement. Une princesse, une déesse, un
astre passa devant ses yeux. Fanfare avait traversé
rOcéan, Fanfare avait dévoré déjà une douzaine de dig-
gers , Fanfare du Prado , Fanfare de la Gloserie-des-
Lilas, Fanfare l'incendia d'une œillade.
L'Oiseau-Jaune dura quinze jours entre les mains
de Fanfare et la cousine resta à Pontoise.
Quand il fut mangé, Fanfare disparut, portant ail-
leurs son monstrueux appétit.
ROGER BONTEMPS. 165
Aux mines, l'Oiseau -Jaune fit fortune trois lois,
grâce à la pharmacie alcoolique, et trois fois Fanfare,
comme une comète sinistre, apparut à son horizon. Il
ne fallait pas même songer à résister à Fanfare. Elle
portait Ik-bas un titre de vicomtesse ; elle savait fumer,
boire et chanter les pièces des Variétés ; elle levait le
pied k six pouces au-dessus de la tête de l'Oiseau-
Jaune ; elle avait apporté dans ces lointaines contrées
toute l'effrayante sottise et tout le prodigieux esprit
d'une Madeleine de Paris !
La quatrième fois que l'Oiseau-Jaune vit Fanfare, il
venait de peindre lui-même son enseigne, dressée au
devant d'une pauvre tente dans un campement qui
comptait une soixantaine de mineurs, campement en-
core inconnu, situé dans la montagne à deux lieues
au nord de Porcupine, au milieu d'un terrain déjà dé-
floré , puis abandonné par les heureux chercheurs de
Bendigo.
a Tu viens trop vite, lui dit sa victime, le Canari n'a
pas eu le temps de se remplumer. »
Mais Fanfare était sérieuse, ce jour-là, et même mé-
lancolique. Un mineur, moins galant que les autres et
qui se trouvait être un ancien pensionnaire de Newgate,
après avoir payé mille livres (25 000 francs) un souper
en tête-à-tête, l'avait liée et bâillonnée pour l'empêcher
de crier , et avait emporté avec un soin scrupuleux ses
toilettes, ses parures, ses souverains, sa poudre d'or,
ses diamants, tout son butin en unmot, jusqu'aux mille
livres, prix du funeste rendez-vous, tout, jusqu'aux
brillants qui pendaient à ses oreilles, et qui, brutale-
ment arrachés, laissaient deux déchirures sanglantes.
Ce sont les revers de la médaille. Fanfare, désespérée
s'était guérie à l'hospice. On riait en ville de la lugubre
histoire. Elle était coupée selon l'expression anglo-amé-
166 ROGER BONTEMPS.
ricaine. Elle vendit sa maison, elle en perdit le prix au
jeu, et ruinée , vaincue, ravagée, elle offrit sa main à
l'Oiseau-Jaune comme on se jette à l'eau avec une pierre
au cou.
L'Oiseau-Jaune épousa. Tant pis pour la cousine de
Pontoise. Chose singulière, une fois marié, l'Oiseau-
Jaune devint le maître ; une fois mariée, Fanfare de-
vint prudente, économe et même avare, sans cesser
d'être avide et adroite. Il se trouva que l'Oiseau-Jaune,
à part les plaisanteries faciles provoquées par ce sobri-
quet , avait fait une excellente affaire en épousant Fan-
fare. Fanfare était le parangon des maîtresses d'auberge.
Le cabaret prospéra, comme le champ d'or lui-même
qui se trouva être d'une remarquable richesse. La petite
tente eut une annexe, puis deux , puis dix , et arriva à
former une sorte de casino qui était à la fois l'hôtelle-
rie, le café, le club, le salon de conversation et la salle
de spectacle du camp Yellow-Bird, dont l'Oiseau-Jaune
était le principal magistrat et Fanfare la reine.
Au moment où notre histoire débarque en Australie,
le camp de Yellow-Bird rivalisait avec Castlemaine. Il
comptait cinq cents tentes et trois chapelles de diverses
communions, ayant chacune son ministre. Plus de
soixante mineurs avaient déjà quitté, riches, cet Eldo-
rado en miniature, dont la renommée grandissait par
les soins diplomatiques de Fanfare, au point de contre-
balancer les merveilles du mont Alexandre, du Deep-
Greek, de Ballarat ou même du féerique Bendigo.
Fanfare ou Mme la vicomtesse, comme son glorieux
mari s'obstinait à l'appeler, était en effet chargée des
relations extérieures. Elle faisait la publicité à Mel-
bourne, où sa position nouvelle lui avait reconquis une
influence fashionable ; elle s'entremettait, elle comman-
ditait, elle inventait. Les grandes fortunes ne se font pas
ROGER BONTEMPS. 167
en fouillant le sol, mais bien en attirant directement,
ou indirectement dans un réservoir commun les butins
partiels de ceux qui ont fouilléle sol. Unedes premières
maisons de toilette de Melbourne appartenait sous main
à Fanfare, et ces maisons de toilette ont plus d'une in-
dustrie; en outre, elle avait organisé elle-même et avec
une peine infinie, à cause du manque de bras, une cul-
ture potagère dans un terrain déjà retourné. Il ne faut
pas que le lecteur regarde cette spéculation par-dessus
l'épaule. Les mineurs sont fous de légumes frais. Une
salade se paye volontiers quatre à cinq louis aux mines.
Avec trois arpents de patates, de laitues et de choux,
Fanfare faisait des recettes d'agent de change.
Aussi le seigneur et la suzeraine de l'Oiseau-Jaune ,
comblés d'abondantes prospérités, songeaient-ils sérieu-
sement à regagner la France, mariant le titre delà dame
au nom immense de l'époux, et jouissant d'avance du
fracas que feraient dans Pontoise abasourdi les équipages
de M. le vicomte et de Mme la vicomtesse Isidore-Borro-
mée-Médard-Lanternilliau-Philippolelet de Saint-Bo-
navenlure-en-Fontaine-Romagnol !
C'était un dimanche, jour sévèrement réservé aux
mines australiennes, où, sans que le diable y perde
beaucoup , la vie commune a de certaines apparences
religieuses. C'est toujours Londres et son masque puri-
tain qui recouvre, au dire des Anglais eux-mêmes, une
assez damnée grimace. Il pouvait être quatre heures et
demie. Les offices étaient achevés dans les diverses cha-
pelles, et la portion paisible du campement se délassait
en famille dans les campagnes environnantes.
Nous disons en famille, car il y a une différence no-
table entre les placers californiens et les champs d'or
de l'Australie. Là-bas, c'est la conquête armée; ici,
c'est la moisson presque paisible. Trois fois sur dix, le
168 ROGER BONTEMPS.
digger australien a femme et enfants, ce qui ne contri-
bue pas peu à adoucir la physionomie de ces aggréga-
tions étranges.
La salle commune de l'Oiseau-Jaune n'était pas dé-
serte, néanmoins, loin de là. La haute et large tente qui
occupait le milieu de l'établissement contenait une dou-
zaine de groupes, joueurs , buveurs , causeurs ou gens
prenant tout uniment leur repas.
On peut dire que tous les divers pays de l'ancien et
du nouveau monde, à peu près, avaient là quelques
représentants. Les Anglais étaient naturellement en
forte majorité, mais il y avait aussibon nombre d'Amé-
ricains du Nord, des Mexicains, et des gens de la Cali-
fornie qui avaient déserté leurs fouilles indigentes , au
bruit des merveilleux résultats obtenus dans la Nouvelle-
Galles du Sud et surtout dans celte province de Victoria,
où nous sommes.
Après les Anglais et les Américains, la majorité ap-
partenait aux Allemands, tranquilles ici comme partout
et forts et résolus, mais manquant de ce diable-au-
corps qui fait le succès en ce monde. Notre vieille
France les voit passer souvent, ces hordes pacifiques ,
ces pauvres douces armées qui traversent en chantant
les éblouissements de Paris. Nos enfants connaissent
les haillons bleus de leurs femmes aux blonds cheveux et
la sévère harmonie de leurs hymnes populaires. Ils vont,
prolifiques voyageurs, inondant les déserts de leurs mul-
titudes. Ils vivent, ils meurent, chantant etpensant. L'ac-
tion leur manque. Et cette population de l'Allemagne,
incessamment soutirée, comme la tonne géante de Hei-
delberg, incessamment regorge et pullule. Coupez un
arbre dans cette vivante forêt, du tronc coupé cent re-
jetons vont jaillir. Que revienne le déluge, en un siècle
l'Allemagne aura repeuplé le monde.
ROGER BONTEMPS. 169
Les Irlandais après les Allemands : autre pépinière
humaine, fécondée par la misère. Après les Irlandais,
quelques Belges, peu de Français, çà et là un Italien
pauvre, menteur et paresseux, mais habile au jeu et
capable de réussir partout où l'intrigue se paye.
Point d'indigènes. Si mistress Beecher Stove, l'il-
lustre auteur de V Oncle Tom, a besoin d'un sujet pour
prêcher son lamentable prône, jel'engageà visiterl'Aus-
tralie, et à demander aux passants ce que la libre An-
gleterre fait des nègres depuis qu'elle a supprimé l'es-
clavage!
Certes , nous ne voulons pas prétendre que la salle
commune de l'Oiseau-Jaune fût silencieuse comme un
réfectoire de couvent, mais il ne s'y faisait point trop de
bruit pour la quantité d'alcool absorbé déjà ou servi
sur les diverses tables. On jouait dans trois coins de la
tente, savoir : un groupe de Mexicains au monte, trois
ou quatre Américains aux dés, sur une assiette, etquel-
ques Allemands à la brisque-mariée, abrégé dubezigue,
si cher aux petits ménages parisiens. Les Allemands
fumaient de belles grandes pipes en porcelaine et bu-
vaient du grog au genièvre; les Américains buvaient
du tafia de Maurice, en fumant des cigares ; les Mexi-
cains fumaient des cigarettes minces comme des chante-
relles et ne buvaient rien du tout.
Dans le quatrième coin, un homme en haillons s'as-
seyait près d'une table où restaient l'os d'un gigot de
mouton, une carcasse de poulet, un saladier vide et
trois flacons de xérès. Il avait avec lui une femme très-
pâle et déguenillée, qui embrassait alternativement et
les larmes aux yeux deux enfants maigres comme des
squelettes.
Au centre de la tente, la grande table était entourée
par une vingtaine d'individus portant des costumes
170 ROGER BONTEMPS.
divers et parlant diverses langues. Dans ce groupe
absolument cosmopolite, on s'entretenait deux à deux
et tous ensemble. La conversation allait et venait, tou-
chant à une foule de sujets : l'or, le bétail, la laine, le
suif, les bushrangers (voleurs des bois), la politique,
les théâtres de Melbourne et leurs étoiles, les guerres
d'Amérique et d'Europe, enfin les cancans spéciaux de
la localité.
La tente avait une demi douzaine de fentes ou portes
qui communiquaient, soit avec la retraite privée du
ménage Fanfare, soit avec d'autres tentes affectées à
diiîérentes destinations. La plus haute et la plus large
donnait sur le dehors. De temps en temps, le landlord,
rOiseau-Jaune, se montrait à la première de ces en-
trées, et promenait un regard satisfait sur ces hôtes,
examinant le service fait par trois ou quatre Alle-
mandes.
L'Oiseau-Jaune était un gros petit homme jeune
encore, mais déjà endommagé par l'abus de ses pro-
pres juleps. Ses yeux vifs et ronds étaient un peu
éraillés; son nez mou et d'une étonnante flexibilité
tranchait en rouge au milieu de son visage bouffi, cou-
leur de saindoux; il portait haut un beau petit ventre
pointu qu'il avait, mais *ses jambes étaient roides et
fortement engorgées. Il parlait d'une langue solennel-
lement épaissie. Ce n'était plus décidément un élève-
pharmacien, mais il eût fait un joli droguiste en
chef.
« Cinq onces j dit-on à la table de monte.
— Refait! fut-il répondu. Versez! »
Un petit tas de poudre d'or passa dans le sac de cuir
du banquier.
« Le seigneur Anejo n'a pas de chance ce soir, fit la
galerie.
ROGER BONTEMPS. 171
— Là-bas, DawRon gagne déjà trois mille dollars
au broker ! »
Le broker ou courtier et Dawson étaient ceux qui
jouaient aux dés sur une assiette.
Le seigneur Anejo, grand diable de Mexicain qui
semblait sculpté dans un bloc de chocolat, prit un pa-
peleito et roula une microscopique cigarette.
« Je joue dix onces sur parole, » dit-il.
D'un seul coup de doigt le banquier ramena les
cartes en un paquet carré.
« Caramba ! gronda le Mexicain, avez-vous défiance
de moi?
— A un autre ! » répondit stoïquement le banquier.
Le Mexicain prit sa moustache et la ramena entre
ses dents pour la mordre, puis d'un revers de manche
il essuya la sueur de son front.
ff Que tenez-vous, demanda-t-il, contre mon re-
volver? »
Le banquier prit l'arme et l'examina.
« Un Le faucheux ! dit-il. Quatre onces.
— Quatre onces ! Six coups ! médailles à l'exposition !
Hier, on m'en a offert vingt-cinq louis.
— Ce matin, repartit froidement le banquier, l'es-
corte a apporté trois caisses d'armes à la vicomtesse.
Trois cents pour cent de baisse sur les revolvers !
— Je donne quinze louis du revolver ! » cria d'un
bout à l'autre de la chambre l'homme en haillons, qui
venait de souper avec sa famille malade.
Soit dit en passant, chez l'Oiseau-Jaune, la carte de
son repas devait se monter à une centaine de francs
pour le moins.
Deux ou trois voix murmurèrent dans le groupe prin-
cipal :
« Décidément, le paddy a trouvé le panier d'oranges ! »
172 ROGER BONTEMPS.
Paddy est le nom générique des Irlandais aux mines,
comme à Londres. Trouver le panier d'oranges, c'est
tomber dans un amas de nuggets on parcelles d'or natif.
La femme pâle saisit de sa main maigre la main de
son mari.
« Au nom de Dieu ! Owen, murmura-t-elle, soyez
prudent ! On vous guette ! »
Owen avait entamé sa troisième bouteille de sherry.
C'était quelque chose de véritablement remarquable
que la physionomie de cet homme. Il semblait avoir
souffert tout ce qu'une créature humaine peut souffrir,
et les traces de cette détresse se Hsaient en caractères
profonds sur son visage, mais de temps en temps, une
sorte de joie délirante et qu'il essayait de cacher pre-
nait le dessus. Ses yeux éteints flamboyaient tout à
coup, un rouge ardent montait à sa joue, et il relevait
sa tête chevelue avec une vanité d'enfant.
Sa femme livide comme un fantôme lui disait alors
à voix basse :
« Prenez garde ! nous ne sommes pas encore à
Killalal »
A ce nom de Killala, qui évoquait pour Owen un
petit clocher celtique entouré de vertes prairies, dans
le pauvre comté de Mayo, en Irlande, il baissait la tête
et ses yeux se mouillaient.
Les enfants mornes et que cette bonne chère d'un
jour n'avait pu ranimer, digéraient le repas comme
deux louveteaux qui ont longtemps jeûné.
Le Mexicain apporta son revolver, mais Owen après
l'avoir examiné, soupira et dit :
« Une pareille arme n'est pas faite pour un malheu-
reux de ma sorte. »
Et il but une large lampée de xérès.
c Vous comprenez, gentlemen, dit une voix dans
ROGER BONTEMPS. 173
le groupe principal, je ne suis pas le premier verni :
William Gregory de Maiden-Lane, Isliugton, à Lon-
dres, patent -chimiste, médaillé du Philo lechnic in-
stitution, approuvé par Royal-collége et breveté par
S. A. R. le prince Albert, pour mon réactif triple.
Partout où vous trouvez de l'or à l'état d'aggrégation, la
terre ambiai\te contient de l'or invisible et intangible, de
l'or en quantité considérable, de telle sorte que si
j'appliquais mon réactif triple au sable qui est sous nos
pieds, j'en retirerais incontestablement mille livres
sterling en l'espace d'une journée : ci, pour un an, trois
cent soixante-cinq mille livres sterling !
— Et trois cent soixante-six mille pour les années
bissextiles, » dit un railleur.
Les yeux d'Owen avaient brillé.
« Si j'achetais le secret de cet homme! dit-il.
— Au nom de la vierge Marie, Owen, prenez garde ! »
supplia la femme pâle.
Owen but et se tut.
La femme regardait avec terreur cette troisième
bouteille qui allait se vidant.
Les deux louveteaux s'étaient endormis dans ses bras.
« J'ajoute, reprit M. William Gregory de Maiden-
Lane, Islington, chimiste du mari de la reine, que pour
monter mon appareil il me faut tout au plus dix mille
livres; si donc vingt personnes intelligentes me pre-
naient chacune une action de cinq cents souverains, en
une semaine je me ferais fort.... »
Sa voix fut couverte par le bruit des conversations
particulières.,
« Le Rôdeur-Gris a reparu dans la plaine, dit l'un.
— Les gens du Rodney, dit un autre, ont payé à
l'administration le droit simple pour deux mille hec-
tares de terrain sur les bords de la rivière Goulbourn.
174 ROGER BONTEMPS.
— Le Rôdeur-Gris est-il le même que Gordon Leath,
savez-vous ? demanda un Belge nouveau débarqué.
— Le même que le diable, lui fut-il répondu.
— Et qui appelez- vous les gens du Rodney?
— Les frères Smith, parbleu! de rudes lurons!
— Sam, Tom et Jonathan, le borgne, qui a eu la
figure rôtie d'un coup de revolver à bout portant et qu
ne s'en porte que mieux. j>
Un homme entra en ce moment, drapé dans un
manteau en lambeaux, et s'assit à l'entrée extérieure
de la tente les deux coudes appuyés sur ses genoux. Il
avait l'air exténué de fatigue.
«: Jonathan s'est grisé ici, chez l'Oiseau-Jaune, reprit
le dernier interlocuteur qui était un Américain de six
pieds, nommé Brown. A la troisième pinte de cobbler,
il a dit que, là-bas, dans le Rodney, il savait où trou-
ver un panier d'oranges de trois ou quatre millions
sterling. »
Il y eut un long murmure. Le seigneur Anejo se
rapprocha, et Owen , l'Irlandais, lançant l'exclamation
de son pays, s'écria :
« Arrah 1 je m'associerais bien avec ces gentle-
men! »
Sa femme lui mit la main sur la bouche.
« Unmillion sterling ! » répéta l'homme qu'on appe-
lait le courtier.
Et son adversaire Dawson supputa :
« Vingt millions de dollars !
— Cent millions, argent de France! dit la voix claire
de l'Oiseau- Jaune au seuil de son domicile conjugal.
C'est un joli denier, hé! mes petits? »
Il ajouta en souriant à la ronde :
a Buvez, jouez, amusez-vous, mes amis chéris. Sanc-
tifiez le dimanche comme d'honnêtes chrétiens. Jona-
ROGER BONTEMPS. 175
thau Smith est avec la vicomtesse. Us ont des affaires
ensemble.... et peut-être qu'il aura besoin de quelques
bons garçons pour une expédition qui remplira leurs
ceintures.
— J 'en suis ! » hurla Owen malgré sa femme.
.Et comme elle essayait de lui imposer silence, il la
repoussa, demandant :
« Une bouteille, mes amours, une autre bouteille de
sherry ! »
Les deux enfants éveillés grondèrent.
L'homme au manteau troué, assis près de la porte
d'entrée, restait immobile, la tête affaissée entre ses
mains.
a Patron, dit la servante, un garçon demande à vous
parler.
— Gomment fait? demanda l'Oiseau- Jaune.
— Maigre et petit, mais jeune et fort. »
L'Oiseau-Jaune disparut aussitôt. Là-bas, une paire
de bras disponibles est toujours une affaire.
Un autre nouveau venu, en habits déchirés, presque
aussi basané de peau que le seigneur Anejo, entra et
s'assit près de la table, sans mot dire.
Les haillons n'étonnent point en ces rendez-vous
étranges ; on peut même affirmer qu'ils ne prouvent
rien. Nous avions déjà ceux d'Owen, qui ne le défen-
daient point contre le soupçon d'être trop riche.
Le basané, cependant, demanda à son voisin la per-
mission de se désaltérer à la carafe d'eau qui avait
servi pour mêler le grog. C'était une preuve cela. Le
voisin poussa la carafe sans daigner le regarder.
Ce fut encore un homme en haillons que l'Oiseau-
Jaune trouva en face de lui en rentrant à l'office. Mais
les haillons de celui-ci parlaient. C'était un costume
complet de gamin de Paris, passé à l'état sauvage.
176 ROGER BONTEMPS.
« Plus que ça de loques! s'écria l'Oiseau-Jaune, sai-
sissant avec délices l'occasion de parler le pur patois
parisien. Excusez ! D'où sors-tu, petit? ■
— De la rue Grenétat, pays, répliqua le gamin sans
sourciller.
— Bravo ! Et tu en viens toujours tout droit ?
— Par la correspondance, oui, pays. »
L'Oiseau- Jaune éclata de rire.
« Gomment t'appelles-tu, garçon?
— Grelot, pays.
-V- C'est un joli nom.... Qu'est-ce qu'il y a de nou-
veali, là-bas?
— Le Sire de Framhoisy....
Avait pris femme
Le sir' de Pramboisy...,
— Connu, ma poule !...
— Déjà ! . . . alors, le Pied qui r'mue.. . .
— Connu !
— Ah 1 diable!... Alors, on est aussi avancé en
Australie que dans la rue Grenétat. »
L'Oiseau-Jaune, cependant, attendri par les souve-
nirs de la patrie, regardait mieux ce pauvre être exté-
nué, qui avait peine évidemment à se tenir sur ses
jambes et qui riait le rire franc des bohémiens de Paris,
«Y a-t-il longtemps que tu n'as mangé, garçon?
interrogea-t-il.
— Il n'y a pas encore trois jours, patron, répondit
Grelot.
— Et tu casserais une croûte volontiers?
— Sans répugnance, mon Dieu, oui.
— Assieds-toi là.... Tu viens chercher fortune?
— Un peu, mon neveu.
ROGER BONTEMPS. 177
— Bénis le ciel, jeune homme, prononça solennel-
lement rOiseau-Jaune. J'ai besoin d'un laveur de vais-
selle. Quinze francs par jour.... l'émolument d'un juge
au tribunal civil de la Seine.
— Accepté, pays.
— Pinces-tu le cancan ? »
On apportait un chanteau de pain et un reste de
mouton rôti. Puissance du ciel ! à la vue de ces deux
objets, Grelot prouva qu'il pinçait le cancan. Son pied,
lancé au plafond, décrivit une foule de paraphes bi-
zarres, tandis que son torse, déhanché à miracle, bat-
tait la mesure d'une pastourelle absente. Puis une
brusque bascule le mil sur ses mains, la tête en bas, le
reste en l'air, et il exécuta ainsi un cavalier seul, digne
des premiers salons du faubourg Saint-Germain.
Ce fut du moins l'appréciation de l'Oiseau-Jaune, qui
l'embrassa les larmes aux yeux, et lui promit de le
présenter à la vicomtesse Fanfare, aussitôt que cette
châtelaine en aurait fini avec les « gens du Rodney. »
GWD
12
178 ROGER BONTEMPS.
II
Le boudoir de Fanfare.
Ainsi, voilà Grelot. Mais pourquoi seul? Aux der-
nières nouvelles, nos quatre amis allaient s'embarquer
ensemble sur un clipper de l'Australian-Agricultural-
Gompany. Quel sort les avait séparés? Où était le frère
de Naranja, Miguel-Maria le Malgache? où était
Robert Mornaix, le Robert-le-Diable du collège Henri-
Quatre, où était surtout notre héros, Roger Bontemps,
l'homme du devoir et des convenances, qui regrettait si
fort de n'avoir pu s'excuser auprès de maître Piédaniel
et de Mlle Eudoxie?
Nous sommes au mois d'avril, en l'année 1861.
Treize mois se sont écoulés depuis la date de cette
fameuse lettre, écrite par Roger à Mlle Nannette.
Beaucoup d'événements ont dû se passer. Que ne pou-
vons-nous offrir au lecteur la correspondance complète
de Roger Bontemps, historien si clair et si fidèle!
Mme Fanfare , vicomtesse légitime de l'Oiseau-
Jaune, était habillée et coiffée à la dernière rfiode de
Paris. Elle avait du noir sous les cils, du rouge sous
les yeux, du blanc sous le nez, G'était encore une
assez jolie femme, quoiqu'elle eût vu trop de pays.
La jeunesse studieuse de 1850 eût reconnu en elle,
sans beaucoup de peine, la sémillante fleuriste, orgueil
ROGER BONTEMPS. 179
du quartier du Luxembourg, Malgré sa haute position
et les graves intérêts qu'elle tenait en main, la dame
et maîtresse de l'Oiseau-Jaune eût encore été capable
de faire vis-à-vis à Grelot pour la danse des salons.
Son boudoir était une tente, mais cette tente ressem-
blait aux tabernacles du. quartier Notre-Dame-de-Lo-
rette. Elle était là, entourée de Paris. Tout sentait
Paris, les meubles, les colifichets, les tentures. Le
Figaro reposait sur un guéridon, laqué rue des Tour-
nelles ; l'album de Nadaud était auprès d'une partition
des Bouffes-Parisiens, sur un piano de Herz; le tête-à-
tête rococo soutenait une pile deceslivresjaunesetvides,
derniers-nés infirmes du cabinet de lecture à l'agonie
et qui sont aux œuvres de Sue, de Soulié ou de Dumas,
ce que la cuvée d'un marc déjà épuisé serait aux grands
vins de nos crus illustres.
Mais tout cet aspect civilisé mentait hautement.
Mme la vicomtesse avait fréquenté trop de barbares.
Elle prenait le thé à la sauvage, un thé qui eût fait en-
vie à Mme Gibou, un thé nuage de lait d'amandes,
rehaussé de rhum, huilé de chartreuse, embaumé de
vanille. Dans ce thé nageaient des dentelles de jambon
cru. Les parfums d'une cigarette opiacée couronnaient
cette odorante collation.
En face d'elle, assis dans une délicieuse bergère, un
homme, demi-effronté, demi-timide jouait avec un sac
de poudre d'or. Mme la vicomtesse et lui terminaient
une affaire.
Cet homme était jeune, blanc de peau sous son hâle,
grossièrement mais vigoureusement taillé. Une forêt de
cheveux noirs coiffait son front bas et montueux
essayant de cacher une effrayante cicatrice qui couturait
son œil droit, sa tempe et la moitié de sa joue. On eût
dit la trace d'im coup de tromblon tiré à bout portant.
180 ROGER BONTEMPS.
C'était tout uniment un souvenir indélébile de cette
nocturne conférence tenue sur la grève du Havre, entre
le chantier Lenormand et les bains Gosset. Le revolver
de Roger avait fait ce ravage.
L'homme était Jonathan Smith, le cadet des trois
frères. On l'avait relevé pour mort après la bataille, où
ses deux frères avaient également reçu plusieurs bles-
sures. Mais le coup qui tue un bœuf étourdit seulement
le bison sauvage. Huit jours après, Jonathan et ses frères
faisaient voile pour l'Océanie, à bord du Butter-Fly.
H y avait huit mois que les trois Smith étaient en
Australie. Jonathan et la vicomtesse étaient déjà de
vieilles connaissances. Ils causaient de bonne amitié.
a Vous savez, cher monsieur Jonathan, disait Fan-
fare, les travailleurs sont hors de prix. Depuis que
Nelson Hood et son cousin Katesby ont trouvé vingt-
cinq kilogrammes d'or, en un tas, derrière Bare-Greeck,
tous ces malheureux croient qu'ils vont mettre la main
sur une aubaine semblable. Voilà votre blessure tout à
fait guérie, dites donc ! »
Jonathan fronça le sourcil, et, à pleines mains, ra-
mena sa chevelure crépue sur l'énorme cicatrice.
« Elle me fait toujours mal, murmura-t-il.
— Et c'est gênant, ajouta Fanfare, pour gagner l'a-
mour d'une jolie jeune dame?
— Il ne s'agit pas de cela, gronda Jonathan. La
jeune dame est folle de moi, c'est certain. M'aurait-
elle suivi s'il n'y avait eu là-dessous une amourette?
— Vous êtes irrésistibles, vous autres aventuriers du
Nord ! » fit la vicomtesse galamment.
Jonathan se rengorgea.
« Il y a partout des hommes qui savent pousser leur
pointe, dit-il. Parlons d'affaires. Le temps est de l'ar-
gent.
UOGER BONTEMPS. 181
— Eh bien ! cher monsieur, pour ce qui regarde vos
travailleurs, j'ai remué des montagnes. J'ai dit que vous
aviez une station de toute beauté et que vous feriez la
fortune de vos hommes en trois ans. Mais votre station
est loin des centres , et les bushrangers infestent le
Rodney....
— Sans cela, l'interrompit le cadet des Smith, au-
rais-je besoin de tant de bras, et pensent-ils gagner
leur vie sans rien faire? »
Fanfare se prit à sourire d'un air fin, et reprit :
» On dit que vous avez fait, vous aussi, quelques
bonnes petites afl'aires.... dans le bush.... de l'autre côté
du mont Darwin? »
On nomme bush ou buisson en Australie, les im-
menses terrains vagues dont l'homme n'a pas encore
pris possession. Les bushrangers y redoutable confrérie
qui rappelle les fameux voleurs de grand chemin du
dernier siècle, en Europe, sont nombreux, attaquent
les voyageurs isolés et parfois même les escortes du
gouvernement.
Jonathan Smith, à cette transparente insinuation,
haussa les épaules et répondit avec mauvaise hu-
meur :
« Nous sommes des gens paisibles, madame, et des
gens riches ! C'est ce démon de Gordon Leath qui fait
toujours des siennes !
— Gordon Leath! répéta Fanfare, le Rôdeur-Gris 1
En voilà un qui a bon dos !
— En toutcas, mon cher monsieur Jonathan, ajoutâ-
t-elle, nous ne sommes pas gens de police, et nous
avons assez à faire, mon mari et moi, sans courir après
les histoires qui ne nous regardent pas.
— Vous êtes une personne avisée, madame, répliqua
le Smith d'un ton sec et presque menaçant, et le land-
182 ROGER BONTEMPS.
lord est un homme prudent, je l'espère pour lui. Re-
venons à la jeune fille.
— Quelle jeune fille?... Ah! oui! j'ysuis!... Une com-
pagne pour la jolie dame.... une manière de demoiselle
de compa{?nie?
— La pauvre Anhita s'ennuie bien quand je voyage,
prononça langoureusement Jonathan.
— Vous dites.... Anhita? c'est le nom de milady?
— Paquita , Pépita, Rosita, Mariquita, gronda le
Smith. Eh! eh! je me suis passé au cou, depuis le
temps, toute une guirlande de ces Juanita et de ces
Ri ta ! »
Fanfare avait Laissé son regard curieux.
« C'est une senorita, voilà, dit-elle. Peu importe son
nom. Et la chère senorita s'ennuie en attendant que
vous ayez trouvé le trésor.... Eh bien ! je crois que j'ai
ce qu'il lui faut, u
Jonathan rapprocha sa bergère.
«c Où cela? demanda-t-ii vivement. Ici?
— Oh ! non pas, cher monsieur. Ici nous n'avons que
des servantes irlandaises et des vachères allemandes.
— Où donc?
— A Melbourne.
— Et c'est une jeune personne sage ?
— Gomme une image.
— Qui n'est ni Irlandaise ni Allemande ?
— Fi donc !
— Une Anglaise ?
— Mieux que cela.
— Une Américaine ?
— J'ai dit mieux que cela.
— Une Française ?
— De Paris !
— Todos santos ! s'écria Jonathan, et que Dieu me
ROGER BONTEMPS. 183
damne en leur compagnie ! Voilà une trouvaille , ma
chère dame !
— Il n'y a que moi pour cela, cher monsieur, répli-
qua modestement Fanfare.
— C'est vrai, c'est ma foi vrai.... et pourquoi celte
perle a-t-elle passé la mer?
— Chagrin d'amour. . .
— Bravo ! Sam et Tom sont à marier.
— Et Votre Seigneurie pourrait bien oublier son An-
hita quelque jour....
— J'ai dit Juanita, madame.... et nous allons être
régulièrement mariés. Est -elle à Melbourne depuis
longtemps?
— Ma protégée? Depuis six mois.
— C'est là que vous l'avez connue?
— Non.... je l'ai connue en France.
— Où cela?
— Dans le grand monde.
— Bravo ! Que fait-elle à Melbourne ?
— Elle gagne de l'argent.
— A quel métier?
— Elle est fleuriste. Il y a bien un marquis dans
William-Street qui peint de la porcelaine !
— Gagne-t-elle beaucoup d'argent?
— Gros comme elle !
— Ce sera cher?
— Très-cher.
— Combien?
— Pour moi, trois cents onces d'abord. »
Jonathan souffla dans ses joues et remit en poche son
sac de poudre d'or.
« Et pourtant, dit Fanfare, la senorita s'ennuie.
— Dites votre dernier prix, madame.
— Vous marchandez?
184 KOGER BON TEMPS.
— Dites !.., le temps est de l'argent.
— Etes-vous en humeur de faire un petit voyage
jusqu'à Melbourne?
— Si nous nous arrangeons, oui.
— Eh bien! mon dernier prix est de quatre cents
onces.
— Vous êtes folle ! » déclara franchement le Smith
qui se leva.
Fanfare lui jeta le restant de sa cigarette au visage
en éclatant de rire.
0 Yankee Cattle ! (bétail américain) s'écria-t-elle
d'un ton caressant. Mettons cinq cents onces et donnez -
moi la main. Nous irons ensemble à Melbourne, je la
ramènerai dans la voiture sous prétexte d'une partie de
plaisir, et l'affaire sera faite gratis, pour ce qui la re-
garde : on promettra, on ne tiendra pas.
— Un bon tour, alors ?
— Si elle épouse Tom ou Sam, qui sont d'excellen-
tes bêtes, prononça gravement la vicomtesse, je serai
fière et heureuse d'avoir fait son bonheur. »
Jonathan donna sa main, mais il se ravisa et de-
manda :
« Sait-elle des chansons de Fiance ?
— Par centaines ! »
Le marché fut conclu et Jonathan qui portait sur lui,
comme tous ses pareils, une petite paire de balances,
était en train de peser les arrhes , lorsque Sam et Tom
entrèrent pâles et inquiets tous les deux.
« Qu'y a-t-il? » demanda le cadet.
Sam le prit par le bras et l'entraîna à l'autre bout de
la tente. Tom les rejoignit.
Fanfare, tout en seiTantla poudre d'or dans un char-
mant cofiVet sortant des magasins de Tahan , les cou-
vait de l'œil et tendait avidement l'oreille.
ROGER BONTEMPS. 185
Elle n'entendit que trois mots : deux noms et un
blasphème.
« Le Malgache ! dit Sam .
— El Conde! » ajouta Bob.
Et Jonathan gronda d'une voix qui sourdement trem-
blait :
« Damnation! »
asj^
186 ROGER BONTEMPS.
III
Le Rodeur-Gris.
Dans la salle commune de l'Oiseau- Jaune , où nous
sommes obligés de retourner, la compagnie s'était ac-
crue de deux nouveaux membres pendant la conversa-
tion de Jonathan Smith avec Fanfare. On les avait
accueilHs comme des personnages d'importance , et ils
avaient droit à ces respects , car, entre tous ces rudes
compagnons , c'étaient deux compagnons solides ; c'é-
taient, en outre, deux hommes qui, éventuellement,
d'un instant à l'autre, selon la croyance générale , pou-
vaient se trouver à la tête d'une immense fortune. Le
pays entier les connaissait , eux et leur frère cadet Jo-
nathan, sous ce nom emphatique : les gens du Rodney.
Ils étaient craints; nul ne les regardait comme inca-
pables d'un acte violent. Les choses romanesques sont si
communes là-bas que la population des mines s'occupait
assez peu du mystère de leur vie. On les savait riches ; on
les soupçonnait d'avoir ajouté à leurs richesses par le
métier de bushranger. Il n'était personne qui ne fût
bien aise d'entretenir avec eux des relations pacifiques.
Sam s'était mis dans le jeu. du Broker, et Bob re-
gardait la table de monte , prêt à prendre la place du
seigneur Anejo.
L'homme en haillons , assis au bas bout de la table
ROGER BONTEMPS. 187
principale , avait mis, après avoir bu une large lampée
d'eau claire, sa tête sur ses deux mains croisées. Il
semblait dormir et montrait seulement un coin de sa
joue basanée.
L'autre personnage déguenillé restait immobile, ac-
croupi près de la porte et pareil à ces mendiants qui
n'osent franchir un seuil. Son chapeau, de paille en
lambeaux, descendait jusqu'à couvrir tout son visage.
Nul ne prenait garde à ces deux hommes.
L'Irlandais, père de la pâle famille, achevait sa qua-
trième bouteille de xérès. Des taches rouges venaient
au-dessous de ses yeux éteints.
Œ Ne demandez pas cela, Owen, je vous en prie, lui
dit sa femme à voix basse , ne demandez pas cela , si
vous voulez rapporter au pays le pain, de vos enfants ! »
L'Irlandais releva sa tête lourde.
« Je suis un homme et j'ai de l'argent , Kate , ré-
pondit-il. Je puis parler haut maintenant devant des
gentlemen ! »
Et il ajouta, en brandissant son verre à demi -plein :
« Dites-moi , mes compagnons , l'escorte qui vient
de Bendigo pour protéger jusqu'à la ville ceux qui ont
été heureux aux mines, doit-elle passer bientôt par ici?
— Oh ! oh! fit Tom Smith enj étant un regard de côté
vers l'imprudent Irlandais, en voici un qui a été heu-
reux aux mines ! Il en avait besoin, hé, vous autres ! »
Il y eut un rire contenu.
Kate tremblait de tous ses membres , car elle avait
surpris le regard de Tom.
« La malle et l'escorte passent demain matin, Paddy,
répliqua l'Oiseau-Jaune en personne sur le pas de la
porte intérieure. Tâche de garder ton boursicaut jus-
que-là, bonhomme.
— Je le garderai, mon maître! s'écria Owen. Ce
188 ROGER BONTEMPS.
n'est pas le Rôdeur-Gris qui me ferait peur! Je suis
un homme , et j'ai un revolver à six coups maintenant!
— Est-ce que Gordon Leath est de ces côtés-ci ? in-
terrogea Sam Smith négligemment.
— Bah ! fit l'Oiseau- Jaune qui avait intérêt à vanter
la sûreté du pays, contes d'enfants que toutcela ! Cha-
cun sait bien que Gordon Leath est mort. »
Kate respirait, voyant que l'attention s'éloignait de
son mari ; mais sa joie ne fut pas de longue durée.
Tout à coup Owen reprit d'une voix éclatante :
« Voulez-vous savoir ce que je ferai , gentlemen? Je
le dirai à Vos Honneurs , car je vois bien que vous mé-
ritez ma confiance. Landlord, je vous prie, faites ser-
vir une autre bouteille ; ma femme et mes enfants souf-
frent la soif depuis si longtemps. Je vais retourner en
Irlande.... l'Irlande pour toujours, mes maîtres! Y
a-t-il ici des Irlandais? Et qu'importe? Vivent les au-
tres pays ! Je n'ai jamais eu un grain de méchanceté
dans le cœur !
— Oh! c'est bien vrai, pauvre créature! soupira Kate.
Mais je ne donnerais pas cinq shellings de votre vie !
— A votre santé , mes maîtres ! poursuivit Owen que
chacun, désormais, écoutait. Seriez-vous fâchés que la
chance fût venue enfin à un père de famille ? Mes en-
fants ont nom Jane et Patrick. Saluez les lords, petites
choses ! Nous sommes des O'Donnel , et il y en eut un
qui fut roi dans la verte Eryn.... un autre qui est vi-
caire à la paroisse de Killala , aussi vrai que voilà du
brave vin, respectables gentilshommes. Je paye donc
mon passage, celui de Kate.... c'est ma femme, qui
dansait une gigue autrefois comme les autres, la pau-
vre Kate.... et celui des enfants.... ils seront peut-être
un grand seigneur et une lady, si Dieu le veut. Vive
la reine! Après quoi, j'achèterai la maison de Joe,
ROGER BONTEMPS. 189
vous savez, à droite de l'église, et il me restera de l'ar-
gent beaucoiip ou peu, cela ne regarde personne. Tous
les inois, mes amis, je mettrai deux livres sterling sur
les loteries d'Allemagne : on y gagne des châteaux de
cinq cent mille florins, et le florin vaut deux shellings,
ce qui fait.... oui, par saint Patrick! cela fait deux cent
cinquante mille dollars, entendez-vous.... et Kate sera
heureuse dans un château qui vaut si cher !
— Compagnon , l'interrompit Sam Smith , combien
y avait-il dans votre panier d'oranges ? »
Les dents de Kate claquèrent. Owen vit l'angoisse
de son regard et posa son verre sur la table.
« Le revolver est à six coups, » répondit-il d'un ac-
cent desombre détermination.
Les rieurs ne furent pas pour Sam Smith.
<t L'avez-vous donc vu? disait-on cependant dans le
groupe principal oii la discussion continuait au sujet du
Rôdeur-Gris.
— Qui? Gordon Leath? répliqua Dawson. Oui,
vraiment, comme je vous vois, et de plus près encore,
pour mes péchés.
— Contez-nous donc cela, mineur, s'écria Tom
Smith. Il y a longtemps que je désire me trouver avec
lui face à face. »
Kate fit le signe de la croix comme si on eût évoqué
Satan.
Tom était Jle plus grand des trois frères : un bandit
de six pieds anglais avec une large face rouge, élargie
encore par d'épais favoris d'un noir fauve.
« Je vous conterai cela comme à tout le monde , mas-
ter Tom, répliqua Dawson. Vous ne me payez pas pour
vous divertir, je pense. C'était donc aux pluies du
dernier automne, dans le busli qui est entre le mont
Korong et Castelmaine. L'escorte ne va pas de ces
190 ROGER BONTEMPS.
côtés-là. J 'étais seul et j'avais treize livres d'or dans m .
ceinture.
— Mauvais chiffre , fut-il dit.
— Pas mauvais pour GordonLeath, repartit Dawson.
J'avais trouvé un panier d'oranges et je m'en revenais
joyeux. En arrivant à la route tracée, à trois ou quatre
milles de la station de Newbridge, j'entendis qu'on
chantait, en avant de moi, sous les grands bois , et
j'appelai. Point de réponse. Alors je me mis à chanter
aussi, car j'étais en belle humeur. J'oubliais dédire
que j'avais un bon bidet entre les jambes. En chantant,
toutefois, j'armais mon rifle et je faisais jouer mon
couteau dans sa gaîne pour être prêt à tout événement.
Au bout de cinquante pas, j'avisai un chapeau de cuir
gris qui gisait, la cuve à l'envers, au beau milieu de la
route. J'appelai encore , disant :
« Eh ! camarade ! vous avez perdu votre chapeau. »
Cette fois , une voix invisible me répondit :
« Le chapeau n'est pas perdu, mon frère. Ne l'en-
tendez-vous point vous parler ?
— Un chapeau ! parler!...
— Arrêtez-vous plutôt , mon frère, et prenez la
peine d'écouter.
— J'ai beau prêterl'oreille , dis-je avec un commen-
cement d'inquiétude, je n'entends rien.... Ah! si faiti
le chapeau me dit : « Donnez un demi-souverain à
mon maître afin qu'il boive à votre santé. »
Et, revenant sur mes pas, je jetai une demi-livre
sterling dans le diable de chapeau de cuir gris.
« Mon frère , reprit la voix d'un accent de reproche,
il est mal à toi de mentir. Je connais le chapeau : ja-
mais il n'a dit de frivolités semblables.
— Et que dit-il donc, à la fin?m'écriai-je, lacolère
me prenant.
ROGER BONTEMPS. 19^
— Ne vous irritez pas , mon frère. Le chapeau vous
demande combien d'onces d'or vous portez dans votre
ceintur e.»
Ceci me suffisait amplement. Je piquai l'oreille de mon
bidet d'un coup de couteau, et je partis au grand galop.
« Voilà qui est mal poli , mon frère , » dit la voix
sans rien perdre de son calme.
En même temps il y eut une détonation sous bois ,
et mon pauvre bidet roula dans le sable avec moi.
Quand je me relevai , Gordon Leath était debout devant
moi, tenant d'une main son démoniaque chapeau de cuir
gris, et de l'autre un revolver dont je voyais les six canons
jusqu'au fond, car il était braqué sur mes yeux....
« Arrah! fit Owen émerveillé. Entends-tu , Kate, ma
femme? »
Kate regardait en dessous le géant Tom Smith qui
semblait réfléchir et lançait des œillades trop expressi-
ves à la ceinture d'Owen.
«c Le temps d'épauler mon rifle, reprit Dawson , j'au-
rais eu six balles dans le front : c'était clair, je me
croisai les bras et je dis :
« Alors, nous sommes un libre gentilhomme, mon
camarade? »
Il inclina la tête en souriant. Je voyais venir derrière
lui, dansant et se jouant comme un jeune chien qui suit
son maître, le plus beau cheval anglais que j'aie admiré
en ma vie. J'ajoutai, pour entretenir la conversation:
« Une noble bête , compagnon !
— Et bien dressée! me répondit-il. Ici, Love, mon
trésor! -o
Le splendide anglais fit une courbette, puis un bond:
il était- aux côtés de son maître. C'était un cheval de
haute taille , noir d'ébène avec deux croissants adossés
entre les yeux. Il portait im harnais et une selle en cuir
192 ROGER BONTEMPS.
gris, de la même couleur que le chapeau qui parlait.
Quanta mon libre gentilhomme, c'était, ma foi, un mâle !
ni trop grand ni trop petit, bien coupé, leste, solide et
l'air d'un franc luron. Son costume me parut d'autant
plus remarquable que j'avais ouï parler de la toilette de
Gordon Leath aux mines. Il porte, chacun sait cela, ja-
quette, justaucorps et pantalon guêtre de cuir gris.
J'avais devant les yeux le Rôdeur-Grisou Gordon Leath.
« Et que vous fit-il, Dawson? demanda Sam Smith.
— Il m'emprunta mes treize livres d'or, pardieu !
en me reprochant toujours mon défaut de politesse,
sans lequel il se fût borné à partager. Puis il m'ensei-
gna le chemin le plus court pour gagner la station où ,
me dit-il, on avait besoin d'un berger. A cette occa-
sion , il me fit remarquer qu'il était mon bienfaiteur.
Puis encore , m'ayant demandé mon rifle , il le jeta à
une quinzaine de pas dans le-- buissons et se mit en
selle d'un saut. Le cheval noir fila comme une flèche.
Quand j'eus ramassé mon rifle, cheval et cavalier
étaient hors de portée.
— Si jamais je le rencontre, celui-là!... dit Sam
Smith d'un air fanfaron.
— Vous ne reviendrez pas nous conter votre aven-
ture, gentleman, l'interrompit froidement Dawson. De
meilleurs que vous l'ont tâté ! Gordon Leath vaut juste
quatre hommes.... Mais voulez-vous la fin de mon
histoire? Dix jours après, j'étais dans le Dalhousie,
égaré dans la plaine et mourant de faim. Je m'étais
couché sur le sable pour finir tranquillement et deux
noirs venaient d'emporter m es habits avec mon rifle. Ils
ne m'avaient pas tué parce qu'ils m'avaient cru mort.»
J'ouvris les yeux et je regardai le soleil qui descendait
derrière les gommiers. Je pensais : voici la dernière
fois que je regarde le soleil.
ROGER BONTEMPS. 193
Tout à coup, j e vis quelque chose entre moi et le soleil .
Je crus rêver : une statue grise sur un cheval d'ébèue....
« Eh ! eh ! fit Grordon Leath, car c'était lui, n'avaient-
ils donc pas besoin d'un berger à la station? »
Il posa sa main sur ses yeux et fouilla l'horizon. Sa
gourde, en même temps, tomba sur mes genoux.
J'entendis le galop de son cheval et je pensai qu'il
s'éloignait, mais deux coups de feu retentirent, et,
comme j'approchais la gourde de mes lèvres, le galop se
rapprocha de moi. Les deux noirs n'avaient pas fui assez
vite; Gordon me rapportait mes habits et mon fusil.
Un drôle de corps, gentleman! Il avait tué ce jour-là
deux Irlandais pour vingt-cinq guinées. Il me réchaufla,
il me soigna....
ic A qui est ce beau cheval noir qui a deux crois-
sants entre les yeux? demanda en ce moment un mineur
qui entrait, je l'achète vingt onces.
— Où est-il ce cheval, demanda vivement Dawson.
— A l'écurie, parbleu 1
— Un anglais?
— Un anglais. »
Dawson se leva et s'élança hors de la tente. Autour
de la table il y eut un instant d'émotion. Le nom du
Rôdeur-Gris courut. Ces lointains pays ont leurs su-
perstitions comme notre vieille Europe. On répétait à
\oix basse :
« Gordon Leath est mort déjà plusieurs fois....
— Gordon Leath ne meurt jamais ! »
Sam Smith, cependant avait son idée. Il s'était ap-
proché de l'Irlandais,, disant :
<t Camarade, j'ai trouvé un panier d'oranges, moi
aussi. Voulez-vous faire une partie de seven-up? »
Le seven-up, est une sorte de passe-dix, importé en
Australie par les Américains de la Louisiane.
13
194 ROGER BONTEMPS.
Les yeux d'Owen brillèrent. II porta la main à sa
ceinture.
Mais Kate se leva toute droite, laissant tomber les
petits qui se roulèrent sur le sol en pleurant. Elle
arracha le couteau de Sam hors de sa gaîne et s'écria :
« Si vous jouez, mon mari, sur la vraie croix de
Notre-Seigneur, je vais me tuer avec vos deux enfants,
pauvres créatures! »
Owen était ivre. II leva le poing sur sa femme. Ses
petits se mirent à prier pour leur mère qui ajouta d'un
accent résigné :
« Mon mari, frappez-moi. Quand vous m'avez frap-
pée, la tête vous revient toujours. »
Sam eût écrasé Owen d'un revers de main. Néan-
moins, Owen le repoussa d'un mouvement si violent,
que le géant recula de plusieurs pas, au milieu des
rires de l'assemblée.
Owen, exalté, attira Kate sur sa poitrine.
« Je suis un homme, dit-il. Le pain des enfants est
en sûreté avec moi! Nous avons eu faim ensemble, ma
femme, et je ne veux, pas que tu pleures. Je ne boirai
plus! ajouta-t-il en jetant au loin son verre. Les petits
seront riches dans notre pays ! »
En parlant, il faisait danser Kate qui riait et pleurait
à la fois. Sam Smith s'était éloigné en grondant. Tout
k coup, Owen s'écria :
« Il faut faire une bonne action, Kate, ma femme!
Les Irlandais ont le cœur généreux! Nous étions des
pauvres hier....
— Donnez, donnez, si vous voulez. Owen, répondit
Kate, la charité porte bonheur. »
Owen prit une posture royale.
« Holà ! gentlemen ! fit-il. Holà ! tout le monde ! Au
dedans comme au dehors ! Voici un pain presque tout
ROGER BONTEMPS. 195
entier, de la chair de mouton, et une bouteille à demi
pleine. Si quelqu'un a faim ou soif, qu'il s'approche
pour manger et boire aux dépens d'un chrétien! »
On écoutait comme à la comédie. La plupart riaient.
La scène était moitié burlesque, moitié attendrissante.
Mais à l'appel d'Owen, deux hommes se levèrent,
les deux hommes en haillons : le basané qui avait bu
un verre d'eau à la table , le mendiant qui était assis
auprès du seuil.
Tous deux semblaient exténués profondément. Tous
deux étaient restés étrangers aux incidents que nous
avons racontés. Le basané paraissait sortir d'un sommeil
et l'homme du seuil promenait autour de lui des regards
qui ne voyaient plus. Deux seuls mots avaient remué
l'engourdissement de leur intelligence : manger et boire.
Ils avancèrent d'un pas également chancelant. Sam
s'était rapproché de son frère Tom vivement. Il les
montra du doigt. Tom tressaillit.
Les deux hommes se rencontrèrent devant la table
oîi Owen les attendait, gardant sa majestueuse pose de
bienfaiteur. Chacun d'eux devina en l'autre un rival.
Ils s'arrêtèrent tous deux et se toisèrent. On les vit
reculer d'un pas et se raser comme deux bêtes fauves
qui vont bondir.
Et en effet, ils s'élancèrent tous deux à la fois, mais
en confondant un cri de joie.
« El Gonde!
— Miguel! »
Ce ne fut qu'une voix. Ils tombèrent dans les bras
l'un de l'autre.
« Ma parole, dit Dawson, j'ai vu des choses comme
cela au théâtre de New- York !
— Bravo! les haillons! » fit-on de toutes parts.
Les deux Smith avaient disparu sans bruit.
196 ROGER BONTEMPS.
IV
Boxing-Out.
L'Oiseau -Jaune en avait vu bien d'autres depuis
Pontoise ! Il allai* et venait, abandonnant la vicom-
tesse Fanfare , sa femme en tête-à-tête avec Jona-
than Smith. Il n'avait point de défiance et laissait
les affaires se faire. Gomme ces deux mendiants 'dé-
guenillés pouvaient avoir demain les poches pleines
d'or, il ne s'opposa point aux libéralités d'Owen. Owen
avait payé d'avance.
L'Oiseau -Jaune ayant jeté son coup d'oeil périodique
sur la salle commune, où la consommation allait à
souhait, revenait vers la cuisine, afin de surveiller
Grelot, son nouveau laveur de vaisselle, et se faire
chanter, peut-être, quelque joli couplet du théâtre des
Variétés (si loin de la patrie, certains souvenirs sont
bien doux), lorsqu'il rencontra Dawson qui revenait
des écuries et qui était très-pâle.
« Je vous cherchais! s'écria Dawson. Où est Gordon
Leath?
— Gordon Leath! répéta le landlord étonné et peut-
être un peu effrayé , car la réputation du fameux
bushranger n'était pas rassurante.
— Oui, Gordon Leath, le gentleman habillé de cuir
gris.
ROGER BONTEMPS. 197
— Avez-voiis bu beaucoup de cobblers , ce soir ,
monsieur Dawson?
— Je viens de voir son cheval à l'écurie — Love,
l'anglais noir avec deux croissants adossés entre les
yeux. On dirait un X, landlord!
— Un X, mister Dawson! Voulez-vous que je vous
serve un grog?
— Je veux que vous me répondiez. Où est Gordon
Lealh?
— Vous pensez donc, dit l'Oiseau-Jaune avec une
certaine émotion, que le Rôdeur-Gris pourrait être dans
mon établissement?
— J'en suis sûr. ,
— Diable ! diable ! Alors, il y a peut-être une spécu-
lation à tenter, mister Dawson. Je vous prie de me
laisser réfléchir un instant. Il y a peut-être même à
tenter deux spéculations.
— Quelles spéculations, landlord?
— Je voudrais voir le cheval noir avec la marque
que vous avez dite entre les deux yeux.
— Suis-je de la spéculation?
— Si vous prenez des actions, oui, gentleman.
— Mais il faudrait savoir....
— Venez aux écuries. »
De sorte que, pour le moment, l'Oiseau-Jaune n'alla
point surveiller son compatriote Grelot, élevé depuis
peu à la dignité de laveur de vaisselle.
Grelot, n'étant point surveillé, suivait son instinct, et
son instinct n'était point à laver la vaisselle.
Pour aller de la salle commune aux appartements
privés de Mme la vicomtesse, il fallait passer par les
offices. L'établissement entier de l'Oiseau-Jaune était,
en effet, une agglomération de tentes qu'on avait suc-
cessivement ajoutées les unes aux autres, selon lesbe-
198 ROGER BONTEMPS.
soins. Grelot songeait tranquillement auprès du dres-
soir encombré, lorsqu'il entendit le son de deux voix
bien connues.
Deux hommes de haute taille passaient rapidement
devant la porte des offices. L'un d'eux disait :
K Ils ne sont pas bien à craindre dans .un étal pa-
reil 1 »
Et l'autre :
« Je suis sûr que l'opinion de Jonathan sera qu'il
faut en finir avec eux d'un seul coup. »
Grelot n'entendit que cela. II avait parfaitement re-
connu les deux aînés d«s frères Smith.
Sa première idée fut qu'il était découvert et qu'on
faisait allusion à lui.
Mais on avait parlé au pluriel. Il s'agissait au moins
de deux hommes dans la conversation des frères Smith.
Et Grelot était seul.
Qui pouvait être l'autre?
Grelot était d'un pays où douter c'est agir. Nul ne
peut savoir quelles perfections atteint un gamin de Paris
formé par les voyages.
Grelot quitta sans regret sa vaisselle intacte et se
coula sur les traces de l'ennemi.
Les chemins lui étaient inconnus, mais les chiens vont
sans savoir la route. Il arriva à la tente de la suzeraine
sur les talons des frères Smith, sans avoir le moins du
monde éveillé leur attention.
Pendant que mons Grelot met tantôt sa fine oreille,
tantôt son œil de basihc à l'ouverture de la tente de
Fanfare, nous pousserons jusqu'aux écuries pour assis-
ter à la fin de la conférence de l'Oiseau-Jaune avec
mister Dawson.
« Beau cheval, assurément, disait l'Oiseau encou-
vrant l'anglais noir d'un regard connaisseur. Gela
ROGER BONTEMPS. 199
vaut cent cinquante guinées, monsieur, comme un
liard! Mais comment diable est-il entré sans que je l'aie
su? Je vois tout, moi, c'est mon fort!
— Vous m'aviez parlé d'une spéculation, landlord.
— De deux, mister Dawson..., et je vous mets de
moitié dans la première pour ime cinquantaine de
livres.
— Voyons la première.
— Il faudrait d'abord être bien sûr que le Rôdeur-
Gris est à Yellow-Bird.
— Je vous engage ma parole. . . .
— Certes, certes.... mais Gordon Leath a pu vendre
son anglais....
— Pas probable !
— Il a pu être tué et dépouillé.
— Pas possible!... Mais supposez que vous êtes
sûr.
— Dans cette hypothèse, mister Dawson, nous avons
une imprimerie, vous savez; je vais tirer cinq ou six
cents bulletins que j'envoie par exprès à toutes les sta-
tions environnantes, plus cinquante affiches que je fais
coller tout autour du camp sur les gommiers. « Great
ATTRACTION I M. Isidore-Borromée-Médard-Lanter-
niliiau-Philippotelet de Saint-Bonaventure-en-Fon-
taiue-Romagnol a l'honneur de prévenir la noblesse,
la gentry et le public que Gordon Leath, le célèbre
bushranger, plus connu sous le sobriquet du Rôdeur-
Gris, prendra son repas du soir dans la salle commune
de rOiseau-Jaune. »
— Capital ! dit Dawson, nous faisons une recette
monstre ! Je mets les cinquante livres. Et l'autre spé-
culation ?
— Eh 1 eh ! fit le landlord. Ce hardi coquin est la
terreur du pays, après tout !
200 ROGER BONTEMPS.
— Il a du bon....
— J'entends bien. Il vous a rendu un service; mais
il avait en poche vos treize livres de poudre d'or, mis-
ter Dawson.
— C'est vrai.
— Mister Dawson, je ne suis pas un homme de po-
lice, morbleu !
— Ni moi, de par tous les diables, landlord !
— L'escorte passe demain....
— De bonne heure.
— "Il y a cinq cents livres d'affichées pour qui livrera
le Rôdeur-Gris.
— Exact.
— Je vous donne l'idée pour cent livres, monsieur
Dawson.
— Payables sur la prime, landlord?
— Soit. Vous êtes un garçon intelligent.
— Et vous un joyeux compère, by jove! Touchez \h\
— Touchez là, et rédigeons la circulaire. »
Ils échangèrent le signe de l'estime et de l'affection,
mais il était dit que les événements, courant la poste,
devanceraient ce soir les combinaisons de ces deux
adroits diplomates.
Le calme s'était rétabli dans la salle commune. La
reconnaissance entre le Malgache et Mornaix n'avait pas
été verbeuse. Aussitôt après l'accolade ardemment
échangée, ils s'étaient assis devant le maigre festin offert
par Owen, et y avaient fait honneur comme des affamés
qu'ils étaient, sans s'inquiéter de l'attention moqueuse
qui un instant les entoura.
Owen, bavard et emphatique, leur faisait des dis-
cours, soulignant à haut bruit sa générosité. Kate ne
disait rien, mais ses grands yeux fatigués parlaient.
Elle savait si cruellement ce que c'est que la famine!
ROGER BONTEMPS. 201
De temps en temps, en les regardant dévorer, elle ser-
rait, d'un mouvement involontaire, les deux petits con-
tre son cœur.
Plusieurs nouveaux venus étaient entrés sur ces en-
faites : des mineurs, des bergers et un Anglais, chas-
seur d'opossums de son état, qui portait un brutal vi-
sage sur un corps d'athlète. Celui-là se nommait Rowley.
Il avait couru les foires de l'ancien monde en qualité
d'hercule du Nord.
La foule se fit autour de la table de monte; le jeu
s'anima. Ceux qui ne jouaientpointcontinuaientdes'oc-
cuper du Rôdeur-Gris, mais sans passion et comme on
s'entretient d'un personnage légendaire.
Quand la première souffrance de la faim fut apaisée,
car nos deux beaux-frères en étaient là tous les deux,
Mornaix toucha le pied de Miguel par -dessous la
table.
« Point de nouvelles? » murmura-t-il.
Le Malgache secoua la tête sans répoudre.
« Narauj a?... murmura Robert, insistant malgré lui.
— Rien, répliqua le Malgache d'un air sombre.
— Et Roger? demanda Mornaix après un silence.
— Rien.
— Et Grelot?
— Rien. »
Ils mangèrent, mais le besoin bestial étant assouvi,
le pain leur semblait amer.
« C'est une chose étrange reprit Mornaix pendant
que j'étais assis au seuil de cette porte, mes idées va-
cillaient et ma tête se perdait...
— Combien y avait-il de temps que la faim durait ?
l'interrompit le Malgache.
— Je ne sais.... j'avais trouvé des racines. Et vous
Miguel, combien de temps ?
202 ROGER BONTEMPS.
— Je ne sais.... j'ai sucé le sang d'un oiseau que
j'ai surpris dans son nid.... mais quelle est donc cette
chose étrange?
— J'ai cru entendre.... et reconnaître, oui, je l'ai
cru, la voix d'un des Smith.... et je n'ai pas eu la force
de relever la tête !
— Je n'ai rien entendu, moi, rien reconnu. Je n'é-
tais ni endormi ni éveillé. J'avais idée d'étrangler un
de ces drôles pour avoir son argent — »
Il fut interrompu par une voix qui disait :
« Ici, le Rôdeur-Gris 1 Gordon Leath ! Etes-voussûr
de, cela?
— Oui. Dawson a vu son cheval noir à l'écurie,
fût-il répondu.
— Impossible !
— Absurde 1
— Vois, Owen,mon mari, ditKate. Le Rôdeur-Gris,
c'est peut-être cet homme qui vous a proposé de jouer!
— Je suis plus fort que lui, répondit Owen. D'un
coup, je l'ai envoyé à dix pas. »
L'Oiseau- Jaune entra dans la salle commune et s'ap-
procha de la table de monte. Il parla bas au Rroker et
à Rowley qui le suivirent, abandonnant le jeu avec une
évidente répugnance. Un entretien à voix basse s'en-
gagea aussitôt entre ces deux hommes et les frères
Smith qui les attendaient au dehors. Ils se croyaient
seuls; mais derrière le tronc d'un buis mort, qui ser-
vait de piquet à la dernière tente, une masse grisâtre
gisait immobile comme un cadavre.
Les Smith fournirent leurs instructions, payèrent et
se retirèrent. Rowley et le Broker rentrèrent dans la
tente, disant :
« Avec ces pauvres diables, il ne s'agit pas de coups
de poings, mais de chiquenaudes. »
ROGER BONTEMPS. 203
Après Rowley, le Broker était le plus redoutable
boxeur du campement.
Quand ils furent partis, la masse grisâtre se souleva
et Grelot se dressa sur ses jambes.
« On va rire ! » murmura-t-il seulement.
Et il revint à sa vaisselle.
Rowley et le Broker, pour remplir leur mission, ne
firent pas une grande dépense de diplomatie. Ils avaient
hâte de reprendre le jeu. Aussitôt entrés, ils appelèrent
l'Oiseau- Jaune à haute voix; et Rowley, montrant du
doigt Mornaix et Miguel toujours attablés, demanda
brutalement :
a Landiord, pensez-vous qu'il soit convenable de mê-
ler des mendiants pareils à une assemblée de gent-
lemen? »
L'Oiseau- Jaune pinça les lèvres avec dédain.
« Des affamés, monsieur Rowley, dit-il; de pauvres
malheureux
— A la porte ! » commanda le Broker.
Les joueurs et les causeurs commençaient à relever
curieusement la tête. Les mœurs de l'Australie sont en
général, assez hospitalières. Il y avait de la surprise
dans le regard des assistants.
Mais le Broker cligna de l'œil à la ronde et dit :
« On a vu des rôdeurs autour de l'établissement. »
Ceci se rapportait si bien à la préoccupation causée
par la présence annoncée de Gordon Leath que per-
sonne ne s'avisa de prendre le parti des deux inconnus.
Excepté Owen pourtant, qui se leva chancelant et
s'écria :
« Ce qu'ils mangent et ce qu'ils boivent a été payé
par un bon cœur !
— Ne vous mêlez point de cela, l'homme, » ordonna
Rowley d'un air sombre .
204 ROGER RON TEMPS.
Et, comme le pauvre Irlandais voulait protester,
Kate lui uoua ses deux mains sur la bouche, murmu-
rant :
« Vous n'êtes qu'un squelette en face de ces Goliath !
Les deux hommes ont apaisé leur soif et leur faim....
n'allez point vous faire de mauvaises querelles I »
Quant à ceux qui étaient l'objet direct de celte gros-
sière atlaque, ils ne paraissaient point s'en émouvoir
outre mesure.
Seulement, le Malgache dit à l'oreille de Mornaix :
ce Vous pourriez bien avoir raison : cela sent les
Smith.
— Plus je m'interroge, répliqua Mornaix, plus il me
semble avoir entendu la voix de Tom.
— A la porte ! » répéta le Broker.
Et Rowley ajouta :
œ S'il reste quelque chose à ronger sur l'os emportez-
le, chiens que vous êtes !
— Allons ! allons ! appuya l'Oise au-Jaune, plus dou-
cement. Ne vous obstinez point, mes amis. Vous voyez
bien que vous incommodez mes pratiques.
— Mais de quel droit?..., » commença Mornaix.
Il fut interrompu par un gros rire.
a S'il parle de droit, c'est un voleur! » dit Dauwson
qui rentrait.
Rowley se pencha à l'oreille du Broker :
« Attention ! dit-il, je vais faire lever le gibier.
Donnez le coup de la tempe, moi j'écraserai la poi-
trine. Si nous frappions au même endroit, ce serait
louche.
Mornaix et le Malgache n'avaient pas encore bougé."
En ce moment, le verre de Rowley décrivit une courbe
et vint toucher Miguel au front.
« Voilh comme je discute avec des coquins de votre
ROGER BONTEMPS. 205
espèce! » s'écria l'ancien hercule qui fit un pas vers ses
adversaires.
Le Malgache et Mornaix étaient déjà debout, tenant
à la main les couteaux de table.
« A bas les couteaux ! à bas les couteaux ! » voci-
féra-t-on de toutes parts, comme si la vue de ces armes
eût été un scandale.
Partout où les Anglais sont les maîtres, au milieu
d'une apparence de liberté complète, il y a des usages
établis qui font la loi et qui sont toujours à l'avantage
des Anglais.
Dans les villes et campements de l'Australie, la règle
est que les querelles soient vidées au moyen de la
boxe.
Le revolver et le couteau se mettent fréquemment
au-dessus de cette loi ; mais le revolver et le couteau
n'ont pas droit acquis de cette cité, comme en Califor-
nie, par exemple.
Les Anglais, sachant se servir du poing comme d'un
assommoir, ont statué qu'il était permis d'assommer
avec le poing.
« Nous ne sommes pas les agresseurs, dit Mornaix,
nous avons le choix des armes. »
Il y eut trois grognements pour Mornaix, On l'ap-
pela bandit, mendiant, et même Français, ce qui est
une considérable insulte.
Puis tout le monde parlant à la fois:
« Formons le ring (la bague) ! Il y a longtemps que
nous n'avons vuRowley à la besogne,
— Un hoxing-out (une partie de boxe à outrance) !
Ces drôles font semblant d'être exténués, mais ils ont
des muscles: voyez !
— Ceux du basané sortent comme des cordes !
— Dix contre un pour Rowleyl
206 ROGER BONTEMPS.
— Cinquante dollars contre vingt-cinq qu'il abat le
Français du premier coup ! »
Et le ring se formait, la terrible bague, le cercle qui
entourait les combattants, comme la barrière d'un
champ clos.
« Arrah! s'écria l'Irlandais; je veux bien qu'ils se
battent ! Ils ont bu et mangé aux frais d'un chrétien,
et une partie de boxe est un spectacle agréable après
un bon repas. Tu vas voir cela, Kate, ma femme.
Montez sur la table, les petits! La table est à moi
mais il faut des parrains.... Landlord, si vous avez
du cœur, vous direz comme moi: il faut des par-
rains !»
C'était là une chose qui ne souffrait pas de discussion.
Il n'y a pas à plaisanter avec la procédure du duel à
coups de poing. Les assistants s'interrogèrent du re-
gard.
« A cela ne tienne, dit Rowley. Landlord, prenez
un de ces drôles; l'autre est à toi, Paddy.... et travail-
lons! »
L'Oiseau-Jaune fit la grimace, mais il se rendit à son
devoir. Quant à Owen, il frappa ses mains l'une contre
l'autre avec une joie d'enfant.
œ Je vais être témoin, ma femme ! s'écria-t-il. Regar-
dez, Patrick; regardez, Madge, comme votre père va
se conduire! Landlord, prenez le vôtre; moi, j'ai le
mien! Arrah ! arrah! je suis récompensé d'avoir bien
agi! »
Il s'approcha en même temps de Mornaix, qui le
repoussa d'un seul mouvement de coude, comme un
enfant. Le Malgache et lui avaient échangé quelques
paroles rapides.
Ils se placèrent dos à dos derrière la table et dirent
en même temps:
ROGER BONTEMPS. 207
«t Que ceux qui veulent nos couteaux viennent les
prendre! »
Il y eut un murmure de violente indignation. Les
lâches! ils ne voulaient pas du pugilat ! Seuls contre
trente, ils s'abritaient derrière une table pour vendre
leur vie I Ils avaient, contre trente revolvers et trente
poignards, deux couteaux à couper le rosbif, les lâches !
Aussi le cercle se rétrécit menaçant pour mettre fin
h cette indignité. Il y avait unanimité dans l'assemblée;
les deux étrangers, puisqu'ils ne voulaient pas boxer,
avaient donné leur démission d'hommes. On pouvait les
traiter comme des animaux féroces.
Tout en restant dos à dos, Mornaix et Miguel se pri-
rent à marcher lentement vers la porte de sortie. Ils
savaient l'un et l'autre parfaitement quel était le dan-
ger qui les enveloppait, mais ils avaient tous deux le
courage éprouvé de l'aventurier, habitué à voir la mort
en face.
« En avant! commanda Rowley ; faites comme moi ! »
Il saisit un tabouret et le brandit au-dessus de sa
tête, mais il n'eut pas le temps de le lancer. Un cri
clair et perçant était parti de l'ouverture donnant sur
les offices; ce cri fut suivi d'un grand bruit de vais-
selle cassée qui retentit jusqu'au fond du cœur du land-
lord.
Puis l'ouverture vomit une véritable mitraille de tes- *
sons.
Puis encore, parmi le trouble produit par cette di-
version inattendue, on vit un homme, un singe plutôt,
marchant avec aisance sur les épaules et les crânes pour
retomber, léger comme une plume, au centre du cercle.
L'homme ou le singe fît un signe amical à Mornaix
et à Miguel qui laissèrent échapper le même cri de
joie :
208 ROGER BONTEMPS.
« Grelot!
— Gava bien? dit celui-ci en frottant rapidement ses
deux mains sur le sol poudreux. Pas mal, et vous?
Nous allons rire ! »
Et d'un subtil coup de pied, lancé sans efibrt appa-
rent, il écrasa la mâchoire de Rowley, dont son pre-
mier tesson avait endommagé le crâne.
Rowley eut un grognement de colère sauvage et se
rua sur lui.
Mais Rowley rencontra le vide. Le pied de Grelot
était déjà dans l'œil du Broker.
En même temps, ses deux poings foudroyaient d'un
double coup, sec et net comme une décharge d'arme
à feu, un grand diable d'Américain qui voulait le pren-
dre à bras-le-corps.
Et tout en travaillant ainsi, il bavardait ; jamais le
gamin de Paris ne renonce à son éloquence.
« Ah! vous voulez boxer? disait-il. A toi, à moi!
Présent! Rien dans les mains, rien dans les poches!
Ça va! Élève de Vigneron, ayant obtenu un joli succès,
salle du VauxhaH, vis-à-vis de l'Entrepôt, en présence
d'une société choisie I v
Mais tout en bavardant, il travaillait, Dieu sait
comme ! Le malheureux landlord tomba, prenant son
tibia broyé à deux mains; et Dawson mit son foulard
sur son oreille écrasée.
« Boxons, mes frères, boxons, puisque c'est votre
idée ! Tiens, l'Anglais, pare un peu ce coup de poing,
John Bull, y es-tu? oui, mais ton nez n'y est plus,
ma poule ! »
Les deux mains de Grelot venaient de toucher le sol,
et son talon, détaché en ruade, moulait un rond au beau
milieu du visage de Rowley, comme un cachet dans de la
cire rouge.
ROGER BONTEMPS. 209
C'était un carnage, en vérité. La plume ne peut ren-
dre la rapidité prestigieuse de ces mouvements. Grelot
distribuait vingt coups en dix secondes et les accompa-
gnait encore de bienveillantes explications.
« C'est la boxe française, disait-il, communément
appelée le chausson, et même la savate, parmi les bas-
ses classes du peuple. La boxe anglaise est bonne pour
les Englishmen et les yankees ; à Paris, ça n'est pas
de mise. Tenez! je vas enlever ce gentleman par le
creux de l'estomac... et arracher deux dents à celui-
ci.... sans douleur.... de ma part! Mais boxez donc
chérubins que vous êtes! Ah! ah ! on' arme les revol-
vers! voilà les couteaux! Minute ! un bémol à la clef :
Nous y sommes ! »
En conscience, le moindre détail, en allongeant le
récit, rendrait cette scène invraisemblable, et pourtant
que de figures à peindre dans cette respectable assem-
blée qui se partageait entre la colère et la terreur !
Un seul homme était heureux, mais il était heureux
pour tout le monde à lui tout seul: c'était Owen, l'Ir-
landais, qui, monté sur la table pour mieux voir, bat-
tait des mains et applaudissait avec folie.
« Arrah ! cria-il, enfilant toutes les exclamations
celtiques, och! och! ma bouchai! Voyez, Kate, quel
coup de pied ! Regardez, Patrick, regardez, Madge !
Encore une jambe cassée ! encore un œil crevé! Voilà
comme je serais, ma femme, si l'on me mettait en co-
lère ! Och ! och ! Le joli garçon, ma bouchai ! Arrah !
arrah! » ,
La scène, cependant, avait changé d'aspect. Aux der-
niers mots prononcés par Grelot, un Américain, armé
jusqu'aux dents et qui relevait le chien de son revolver,
était tombé comme une masse, les jambes coupées par
une fauche, admirablement détachée. Grelot s'était
14
210 ROGER BONTEMPS.
baissé deux fois sur lui sans cesser de tenir en garde
son redoutable jarret, adroit et fin comme une épée. Il
avait désormais un pistolet dans la main gauche et un
énorme bowie dans la main droite.
Il est à peine besoin de dire que, pendant ce trouble
favorable, Mornaix et Miguel n'étaient pas restés oisifs.
Savoir se contenter du second rôle, au besoin, est une
riche qualité que les généraux possèdent rarement, ce
qui, au dire de Napoléon I", fit perdre d'innombrables
batailles. Mornaix et Miguel n'avaient autre chose à faire
qu'à profiter de la bagarre pour s'armer solidement.
Quand le premier coup de revolver éclata, Miguel et
Moi-naix, qui jusqu'alors avaient laissé le champ libre
aux exploits gymnastiquesde Grelot, se mirent en ligne
à ses côtés et ripostèrent.
Il y eut en tout quatre coups de feu tirés, puis un
temps d'arrêt eut lieu, parce que les trois Smith, aver-
tis, rentraient avec leurs carabines. C'était un renfort
qui rompait l'équilibre.
Les Smith n'étaient pas hommes à faire des façons.
« Bas les têtes ! commapda Jonathan dont la voix
orgueilleuse triomphait. Nous allons exécuter ces co-
quins! »
Mais il était écrit qu'on verrait, d'étranges choses,
ce soir, dans l'établissement de l'Oiseau- Jaune.
Un coup de feu vint du dehors et brisa la carabine
de Jonathan Smith entre ses doigts.
La porte extérieure était grande ouverte et donnait
vue sur le dehors où la nuit succédait rapidement au
crépuscule; au bruit du coup de feu, tous les yeux
s'étaient tournés vers cette issue, tous les yeux élargis
par une curiosité étonnée.
Une voix murmura :
» Gordon Leath ! Je le vois! »
ROGER BONTEMPS. 211
Puis dix autres voix :
« Le Rôdeur-Gris ! Le voilà qui entre à cheval !
— Feu ! hurla Jonathan, qui saisit en même temps
l'arme de son voisin.
— Place, camarades I prononça tranquillement le
bizarre personnage qui recevait ce nom de Gordon
Leath. On est vingt contre un, ici, à ce qu'il paraît.
Faites-moi place ! »
Son œil couvrait si complètement Jonathan Smith que
celui-ci n'osa pas tirer.
« A cheval ! s'écria Owen émerveillé ; il entre à che-
val ! Regarde, ma femme ! »
De l'ombre extérieure une tête d'ébène était sortie
marquée, de deux croissants blancs adossés entre les
deux yeux, puis une fière encolure, puis un homme de
haute taille, à qui son costume gris donnait l'apparence
d'une statue de fer.
Il piqua des deux en franchissant le seuil, et un bond
gracieux de sa monture le porta au-devant de nos trois
amis qui restaient bouche béante à le contempler.
Grelot dit le premier, libre et gai, comme si le dan-
ger eût été à cent lieues :
« C'est mon notaire, nom d'un cœur! Bonsoir! pa-
tron 1
— C'est M. de Lavaur ! » ajouta le Malgache stupé-
fait.
Et Mornaix, en un cri de joie :
« Roger! Roger-Bontemps ! »
Cj§J
212 ROGER BONTEMPS.
Renards et Philistins.
Le temps d'arrêt qui se produisait n'avait pas seule-
ment pour origine la surprise des hôtes de l'Oiseau-
Jaune en voyant le sabot d'un cheval violer le sol de la
salle commune. Cette intrusion, shoking au premier
chef, eût été une raison de plus pour activer la besogne
des couteaux et des revolvers.
Mais il y a des noms qui sonnent terriblement. Ces
pays neufs ont leurs superstitions, leur merveilleux tout
comme l'ancien monde. La légende de Gordon Leath,
le Rôdeur-Gris, ce bandit multiple et sempiternel, cou-
rait les stations depuis des années. Aux veillées du soir,
dans les campements des chasseurs d'or, les aventures
de Gordon Leath étaient le poëme favori des conteurs.
Dans ces haltes de la vie demi-sauvage, d'ailleurs,
les gens se connaissent mal entre eux et souvent ne
se connaissent point du tout. Disons plus : la con-
naissance qu'ils peuvent avoir les uns des autres
n'est pas toujours propre à les rassurer, bien au con-
traire.
En dehors des travailleurs, armés tout uniment de la
pelle et de la pioche, il y â les aventuriers qui font on
ne sait quoi, à moins qu'on ne sache trop bien la nature
de leur besogne.
ROGER BONTEMPS, 213
Nous l'avons dit et nous le répétons, il faut faire une
très-grande différence entre les mœurs aventurières de
l'Australie et celles des champs d'or mexicains : diffé-
rence qui est tout à l'avantage de l'Australie, mais ce
serait se tromper cruellement que d'élever cet avantage
à la hauteur d'une sécurité. La loi est là dedans pour
peu de chose. C'est bien plutôt l'écart de température
qui existe entre la sombre fièvre du sang créole et le
flegme gelé de la lymphe anglaise.
Les bushrangers ou rôdeurs des bois sont nombreux
dans les districts de l'or, bien armés, résolus et liés
entre eux par une sorte de franc-maçonnerie. Non-seu-
lement les mineurs isolés sont pour eux des proies fa-
ciles, mais encore ils attaquent très-souvent lespa r^i'5 ou
caravanes, etparfois même les escortesdu gouvernement.
Or, quelle que fût la personnalité réelle de ce Gor-
don Lealh, le Rôdeur-Gris, qui portait, au su et au vu
de tout le monde, le nom d'un bandit, mort depuis des
années, chacun savait ou croyait savoir que Gordon
Leath était le grand maître de l'association mystérieuse
des bushrangers.
Et pour rentrer dans le particulier après avoir parlé
en général, l'apparition soudaine de Gordon Leath dans
la tente commune de r Oiseau-Jaune était non-seule-
ment un motif d'épouvante, mais une cause d'hésita-
tion et de défiance.
Il y avait, en effet, cent à parier contre un que, dans
le nombre des honorables gentlemen rassemblés au-
tour des diverses tables, plusieurs faisaient métier de
battre les buissons. Supposer le contraire eût été, as-
surément, compter sur un miracle. Il y avait là des
Américains qui sentaient la corde à trente pas, des
Mexicains à qui on eût vissé le garrot autour du cou,
rien que sur leur bonne mine.
214 ROGER BONTEMPS.
Et comme il arrive cinq fois sur six dans les auber-
ges des campements, la moitié, pour le moins, des per-
sonnes présentes venait on ne savait d'où, allait on ne
savait où.
Les quinze ou vingt revolvers qui étaient là tout ar-
més allaient-ils faire feu dans la même direction ou se
tourner les uns contre les autres ?
Ces motifs d'inquiétude étaient si sérieux et si natu-
rels, que peut-être n'y aurait-il point eu de bataille
sans un incident qui rompit la glace en quelque sorte.
Le magnifique cheval anglais, monté par le rôdeur,
pris dans cet espace où l'air lui manquait, saisi aux
narines par l'odeur du tabac et de l'alcool, ébloui par
la lumière et la vue de la foule, se cabra tout à coup et
devint furieux. Il se lança droit devant lui, écrasant ce
qui lui faisait obstacle. Dans l'effort qu'il tenta pour le
réduire, son cavalier perdit ce fameux chapeau de cuir
gris qui avait barré la route à Dawson. Sa tête parut à
découvert, et Dawson s'écria aussitôt :
« Celui-là n'est pas Gordon Leath !
— Feu ! répéta en même temps Jonathan Smith
qui lâcha son coup de carabine. Celui-là est un men-
diant de Français, qui ne vaut pas l'ongle de l'orteil du
Rôdeur-Gris!. »
Il y eut une épouvantable explosion de poudre et de
clameurs.
Le beau cheval se leva tout droit sur son train de
derrière, puis tomba comme une masse.
Au moment où Jonathan avait pressé la détente
de son revolver. Grelot, parlant à voix basse, avait dit :
« Aux flambeaux ! »
Ceci était le résultat d'un plan, rapidement con-
certé entre les trois amis pendant les quelques secondes
de trêve.
ROGER BONTEMPS. ' 215
Quatre flambeaux éclairaient la scène.
Mornaix tira deux fois, Grelot et Miguel tirèrent
chacun une fois.
Les quatre flambeaux éteints laissèrent la salle com-
mune dans une complète obscurité.
Grelot dit encore :
« Il n'y a que l'écurie où l'on puisse se défendre. Je
Bais le chemin. Suivez-moi 1
— Assomme ! assomme ! » criait Jonathan qui s'é-
tait précipité en avant, espérant trouver le faux Gor-
don Leath embarrassé dans les harnais de son cheval
mort.
Mais il ne trouva qu'une main d'acier qui se crispa
dans la laine de sa chevelure, tandis qu'un coup de bo-
wie labourait ses côtes.
Il faut renoncer à peindre l'effrayant tumulte qui sui-
vit. Sam et Tom Smith avaient bravement lâché leurs
coups de revolver dans la direction où naguère étaient
nos amis, sans s'inquiéter de ce qui pouvait être entre
deux. Mineurs et aventuriers, se sentant frapper par
derrière, croyaient à quelque trahison et ripostaient en
jurant. On entendait craquer les batteries et grincer
les couteaux au milieu d'un concert de blasphèmes
empruntés à diverses langues, mais où l'idiome an-
glais conservait son incontestable suprématie. Ovven,'à
qui personne ne songeait, poussait des clameurs extra-
vagantes, Kate gémissait bruyamment, appelant tous
les saints du paradis ; les deux petits bêlaient.
Seuls peut-être au milieu de cette bruyante cohue,
nos quatre amis gardaient le silence, exécutant avec
prestesse et sang-froid le plan concerté entre Mornaix,
Grelot et le Malgache. Roger, dégagé sans bruit par
Mornaix , sentit un doigt s'appuyer sur sa bouche et
entendit ces mots tomber dans son oreille :
216 ROGER BONTEMPS.
a Rien que le couteau ! »
Tous quatre se serrèrent et commencèrent cette en-
treprise difficile de percer la foule dans la direction de
la porte intérieure communiquant avec les offices.
Il ne fallait pas songer, en effet, à sortir par l'issue
extérieure. Outre que les Smith et leurs adhérents s'é-
taient portés là d'instinct, on entendait des pas pres-
sés au dehors et des lueurs approchaient. Le campe-
ment entier, femmes, enfauts, serviteurs, se précipi-
tait vers r Oiseau-Jaune a.\ec des torches pour connaître
les motifs de la bagarre.
A la vérité, il en était de même vers l'intérieur, mais
dans la proportion de sept à huit personnes, en comp-
tant la vicomtesse Fanfare, arrachée à son doux far-
niente par le bruit trop voisin de la fusillade.
Roger avait évidemment fait d'assez jolis progrès
depuis son départ de Paris. Il devait sans doute à
quelque diabolique aventure le costume de Rôdeur-
Gris qu'il portait si galamment. Quoiqu'il eût déjà tra-
vaillé à merveille autrefois sur la grève du Perrey, au
Havre, ses compagnons purent constater une améhora-
tion remarquable dans la façon dont il reçut les pre-
miers qui s'approchèrent de lui après la chute de son
cheval. Aucun notaire de Paris n'eût, certes, fendu un
front et troué une jaquette de buffle avec la netteté
qu'il mit à cette opération.
En chemin, de la table centrale à la porte, il fît en-
core quelques bons coups à la sourdine, mais il eut le
temps de dire tout bas, dans ce trajet si court, à
l'oreille du Malgache, qu'il n'avait pas pris goût aux
aventures.
Comme nos amis atteignaient l'ouverture intérieure,
les lumières arrivaient à la fois du dehors et du dedans
avec la foule des curieux. Ce fut un petit moment d'é-
ROGER BONTEMPS. 217
preuve, parce que cet enragé de Jonalhan, tout blessé
qu'il était, cria de sa voix de stentor :
«•Cernez-les! brûlez-leur les yeux par devant! lar-
dez-les par derrière !
— Un temps de galop ! » ordonna en môme temps
Mornaix.
Et Grelot :
Œ A la Monaco ! la main aux dames ! allez, la mu-
sique ! »
Le Malgache poussa un sauvage cri de guerre.
Roger ne dit rien, mais, tudieu! la besogne qu'il
tailla aurait bien étonné maître Piédaniel!
Ils passèrent tous quatre sur le ventre des derniers
opposants. Une fois au seuil, Mornaix saisit l'Oiseau-
Jaune et Roger la vicomtesse Fanfare, sa femme, qui
arrivait en fi^aîche toilette du bal Mabille. La retraite
acheva de s'effectuer derrière ces vivants boucliers qui
se débattaient en criant comme des aigles.
Quand nos quatre amis parvinrent à la porte de l'é-
curie, ils se regardèrent, fumant la sueur et le sang.
Tous quatre avaient les bras rouges jusqu'au coude.
Ils entrèrent, et la porte massive se referma sur eux.
Leur premier mouvement fut de s'embrasser comme
on remercie Dieu. Aucun d'eux n'était blessé, sauf les
contusions et les égratignures. Ces batailles de cham-
bre, dans les deux Amériques et en Australie, font sou-
vent plus de tapage que de mal. Les mouvements sont
gênés, on tire de trop près et sans viser; les coups,
partagés au hasard, vont en majorité au parti le plus
nombreux.
Le miracle n'était pas dans ce fait que nos amis
sortaient sains et saufs de cette mitraillade, le miracle
était dans leur réunion même, à l'heure du suprême
danger.
t
218 ROGER BONTEMPS.
a Nous sommes sauvés, puisque nous sommes en-
semble ! s'écria Mornaix en donnant une seconde acco-
lade à Roger.
— Écoutez ! fit Miguel en prêtant l'oreille aux bruits
du dehors.
— Peut-être auriez-vous bien fait, dit Roger, de gar-
der l'homme et la femme pour otages.
— Devient-il fort! s'écria Mornaix gaiement.
— Pour rusé, mon notaire est rusé, » ricana Gre-
lot qui n'avait pas perdu une parcelle de sa joyeuse
humeur.
Au dehors, les bruits se rapprochaient.
Le Malgache, qui riait rarement, alla coller son
oreille à la porte.
« Mon vieux Roger, reprit Mornaix, dans ce pays-
ci, les otages ne valent pas la peine de les prendre.
Chacun des hommes que nous avions là-bas casserait
la tête de son voisin pour une poignée de poudre d'or.
Le landlord et sa femme nous auraient gêné, voilà tout.
Si les Smith comptent nous enfumer ici, comme c'est
vraisemblable, il leur eût été parfaitement indiffé-
rent de rôtir avec nous Mme Fanfare et son auguste
époux.
— Fanfare ! » répéta Roger comme si ce nom eût
éveillé en lui un vague et lointain souvenir.
Le Malgache fit de la main un signe qui ordonnait
le silence.
Grelot comptait les chevaux qui étaient nombreux
et presque tous d'une grande beauté. Il semblait tout
entier à son travail. Mornaix dit tout bas en le mon-
trant du doigt :
« Maître Grelot est à la recherche d'une mécanique
pour nous tirer d'ici....
— Ils sont là ! murmura Miguel, à dix pas. »
ROGER BONTEMPS. 219
En parlant, il rechargeait lestement son revolver,
Mornaix et Roger voulurent l'imiter. Grelot se donna
tout à coup un maître soufflet sur le front.
« Pas de bêtises! dit-il. Les pistolets ne serviront à
rien ; c'est bon pour plus tard. Eh 1 mon notaire, il s'a-
git de prendre la poudre d'escampette ! Avez-vous Un
brin d'idée ?
— On pourrait faire une sortie, répliqua Roger, sé-
rieux et calme comme s'il eût été à l'étude copiant les
rôles du patron.
— Ils vont chercher des haches ! annonça Miguel
toujours aux écoutes.
— Une chose que je voudrais savoir, reprit Grelot,
c'est pourquoi et comment mon notaire a sur le corps
la défroque du Rôdeur-Gris. Mais au prochain dessert,
il aura l'obligeance de nous raconter ça. En voici deux,
des haches. »
Il en jeta une aux pieds de Mornaix et ajouta :
« Monsieur le comte, sacs vous commander, faites
comme moi, et on va peut-être rire 1
— Et moi? demanda Roger.
— Vous, sellez quatre chevaux, les meilleurs.
— Et moi ? fit le Malgache. Je vous préviens qu'on
voit venir des torches.
— Vous, faites des paquets de paille, ce qu'ils
appellent ici de la paille , faites-en quatorze , ni
plus ni moins, gros chacun comme trois fois votre
cuisse.
— Et ça servira?
— Obéissez, Miguel ! » interrompit Mornaix.
Le Malgache quitta son poste en grommelant :
« On n'éteindra pas le feu avec des bouchons de
paille ! »
Mornaix et Grelot étaient déjà en besogne aux deux
220 ROGER BONTEMPS.
côtés de l'écurie ; Roger s'occupait des chevaux , le
Malgache se mit à lier ses paquets de litière.
Pour que le lecteur soit à même de comprendre le
rôle de chacun k l'intérieur, l'idée de Grelot et les ef-
forts des assiégeants dont il sera bientôt fait mention,
nous sommes obligé de décrire au moins sommaire-
ment le lieu où nos amis se sont enfermés.
Grreloi nous l'a dit déjà : l'écurie de l' Oiseau- Jaune
était le seul endroit où l'on pût soutenir une manière
de siège, tout le reste de l'établissement n'étant formé
que de tentes juxtaposées et défendues seulement par
la toile qui les recouvrait.
L'écurie, au contraire, l'unique écurie qui fût dans
le campement, était construite en troncs de gommiers,
solidement reliés par des chevilles, dans toute l'éten-
due de ses quatres faces. Deux de ses angles avaient
des crampons de fer; les deux autres, dans k prévi-
sion d'un agrandissement prochain, étaient tenus par
des mortaises et des cordages à l'intérieur, de telle
sorte que l'un des pans, formant muraille, pouvait être
reculé selon les besoins de l'achalandage.
L'écurie du landlord était un de ses meilleurs reve-
nus. Comme le cheval est là-bas, pour tous, un objet
d'ardente convoitise, comme les voleurs de chevaux y
sont nombreux, audacieux et capables de tout pour ar-
river à leurs fins , le landlord louait chacune de ses
places ou boites un prix fou. L'écurie de V Oiseau- Jaune
n'avait jamais perdu un seul cheval. Avec sa clôture
de troncs d'arbres, elle était regardée comme une for-
teresse.
Trois côtés du solide parallélogramme étaient pris
au milieu des diverses tentes qui composaient l'auberge
et ses dépendances; le quatrième côté regardait la
campagne et formait l'extrémité nord du campement.
ROGER BONTEMPS. 221
Il n'y avait rien au delà, sinon deux ou trois huttes
d'écorce, habitées par ces misérables êtres qui sont les
débris de la population indigène.
Une porte assez large s'ouvrait au milieu de ce pan
extérieur ; une autre porte donnait , vers l'ouest, sur
les dépendances de l'hôtellerie.
C'était à cette dernière porte que le Malgache avait
collé son oreille. Nos amis étaient entrés par là en ve-
nant de la tente commune. C'était de l'autre côté de
cette porte , fermée et barricadée , que les assaillants
tenaient conseil avant d'entamer les hostilités.
Au contraire, Mornaix et Grelot travaillaient à droite
et à gauche du grand pan qui regardait la campagne, et
comme s'ils eussent voulu désarticuler cette énorme
cloison.
A l'intérieur, le pan ne tenait que par des crampons
de bois et des cordages, liés autour de deux forts poteaux
dont chacun soutenait un angle de la bâtisse. En un
tour de main Grelot eut accompli sa tâche du haut en
bas. Il rejoignit alors Mornaix qui achevait la sienne.
Roger et le Malgache se rapprochaient , discutant sur
le mérite d'un des quatre chevaux choisis pour avoir
l'honneur de faire partie de l'escorte.
C'étaitun fringant animal, dont lalampe suspendue au
plafond éclairait la fine cambrure et la croupe magnifique .
oc Veillez aux portes ! commanda Grelot. Il ne faut
pas qu'on nous dérange avant que la mécanique soit
montée, parée et graissée. »
Comme si les gens du dehors eussent jugé à propos
de lui répondre, une robuste pesée secoua le battant
qui donnait sur les communs. Miguel, profitant de l'ef-
fort, put introduire son revolver dans l'ouverture pro-
duite et lâcha deux coups qui furent suivis d'un double
hurlement.
222 ROGER BONÏEMPS.
« Bravo ! Malgache, applaudit Grelot. Rechargez ! »
Mais sa voix fut couverte par une soudaine clameur.
Les assaillants renonçaient bruyamment au silence
qui avait accompagné leurs premières opérations.
Un concert de blasphèmes et d'injures s'éleva, tandis
que vingt pistolets ouvraient une pétarade inutile.
Puis des voix dominèrent le tumulte disant :
« Une flambée ! Allumons-les !
— Pas de feu ! cria la voix aigrement suppliante de
rOiseau-Jaune. Vous savez bien que mon établisse-
ment tout entier brûlerait comme une boîte d'amadou !
Pas de feu ! mes chers amis, vous ne voudriez pas rui-
ner un honnête homme !
— Tant qu'on n'emploiera pa.s le feu, répliqua Daw-
son, nous nous ferons canarder comme des niais par
les fentes de la porte.
— Le feu! Le feu ! gronda un chœur formidable qui
était évidemment la majorité.
— Les maîtres des chevaux ne sont donc pas là?
murmura Grelot avec une certaine anxiété. Il nous fau-
drait encore dix minutes.
— Le premier qui parle de feu aura affaire à moi 1
clama la grosse voix de Jonathan Smith. Nous avons
six chevaux là dedans, nous autres ! Attention !
— A bas le feu ! appuyèrent quelques voix.
— Au diable les chevaux ! » vociféra le chœur.
Il y eut une seconde décharge , mais celle-ci déno-
tait une guerre civile entre ceux qui voulaient l'incen-
die et les maîtres des chevaux qui mettaient ainsi leur
veto.
« A la bonne heure ! dit Mornaix tranquillement.
Mons Grelot aura ses dix minutes et même la dou-
zaine, a
Pendant quelques secondes, il fut impossible de rien
ROGER BONTEMPS. 223
distinguer parmi les bruits confus qui éclataient au
dehors. Mais bientôt la paix fut faite, et il sembla que
les assiégeants tenaient une sorte de conseil.
Tout en travaillant, Grelot avait l'oreille au guet.
« A vos chevaux, mon notaire, dit-il , et que ça soit
sanglé à la papa ! Miguel , confectionnez vos bou-
chons de paille : on vous donnera gratis la manière de
s'en servir.
— On dirait qu'ils s'éloignent , murmura Mornaix.
— Parbleu ! fît Grelot , les Smith ont été à l'école
chez les Apaches, là-bas. C'est bête , c'est lourd, mais
ça a fait de bonnes études. Ils auront trouvé aussi quel-
que mécanique. »
De la porte de l'ouest, où il nouait sa paille, le Mal-
goche annonça :
« Il n'y a plus personne.
— J'ai fini, ajouta Mornaix qui, d'un coup de hache,
trancha le dernier lien.
— Reste la partie de voltige , répliqua Grelot. La
chose tient au toit de bout en bout. Veillez aux quatre
aires de vent, s'il vous plaît, je vais visiter la charpente.
— Tu pourrais bien, dit Mornaix, nous expliquer un
peu ton affaire.
— Je suis aux ordres de monsieur le comte, répliqua
Grelot qui déjà grimpait le long de l'un des poteaux
avec une agilité de singe. "Que monsieur le comte ait
seulement la bonté de remuer la terre au pied des
troncs. Les outils de mineurs ne manquent pas ici. »
Il y avait, en effet, des pelles et des pioches dans tous
les coins de l'écurie. L'Oiseau-Jaune était un commer-
çant-omnibus.
« Or donc, reprit Grelot en attaquant la première
amarre reliant le mur de bois à la charpente, pendant
que Mornaix descellait le pied du premier tronc ; or
224 ROGER BONTEMPS.
donc, je suis bon catholique et ne lis pas souvent la Bi-
ble protestante. N'empêche que, voilà trois ou quatre
mois, à Melbourne, n'ayant rien de plus pressé à faire,
j'ai mis le nez dans l'Histoire de Samson, édition de
Londres, pour l'usage exprès de la congrégation ana-
baptiste de Mary-le-Bone. Très-bien.... Est-ce dur, le
sol?
— Non, répondit Mornaix.
— Chut ! fit le Malgache, voilà qu'on les entend de
nouveau, ici, de votre côté.
— Ne vous inquiétez pas de mon côté, repartit Grelot.
Je suis aux premières loges pour les voir par cette lu-
carne. Si je voulais, je ferais la fin des trois Smith
en trois coups de revolver. Mais ce ne serait pas
l'affaire de M. le comte, qui veut se servir d'eux pour
retrouver la senorita. C'est dans les règles. Un homme
sage s'assure toujours d'une piste à suivre.... Où en
étions-nous? aux renards de Samson, je crois !
— Vous n'avez pas encore parlé des renards, mon-
sieur Grelot, » dit le Malgache avec un grand sé-
rieux.
Le Malgache écoutait fort attentivement ; sa con-
fiance dans le gamin de Paris était sans bornes.
« Un peu plus de paille dans vos paquets, Miguel,
recommanda Grelot. C'est pour attachera la queue des
renards. »
Roger ouvrit de grands yeux.
«Où diable prends-tu les renards, saute-ruisseau,
demanda-t-il.
Grelot répondit :
« Patron, vous avez appris de fond en comble l'art
de seller les chevaux. C'est ficelé , cette besogne-là !
Veuillez accepter mes compliments bien sincères....
Tiens ! tiens ! Ils ont des pioches aussi, là-bas, et des
RdbER BONTEMPS. . 225
pelles, et des haches. Est-ce qu'ils m'auraient volé mon
idée? »
Mornaix donna un maître coup de pic entre deux
troncs à hauteur d'homme. Il fît un trou et mit son œil
à cette ouverture.
Les assiégeants étaient groupés juste en face de lui,
au nombre de trente ou quarante. Derrière eux, mais
beaucoup plus loin, on voyait un second groupe com-
posé des bouches inutiles, femmes, enfants et nègres.
Tout le campement était là.
Grelot avait raison : il eût été facile de viser les trois
frères Smith qui se tenaient en avant du groupe principal.
Mais il eût fallu saisir le moment, car à l'instant
même où Mornaix glissait son premier regard par le
trou de pioche, les torches s'éteignirent subitement,
et le groupe, se séparant par moitié, commença à se
glisser vers l'écurie.
Au lieu de venir en droite ligne h la porte, située au
milieu de la cloison, les deux troupes, s' abritant der-
rière les buissons et les déblais de trous à or (car on
avait miné tout autour du campement), essayaient évi-
demment d'approcher la place par surprise.
« Bien , bien ! murmura Grelot, vos finesses sont
cousues de fil blanc, allez toujours. Vous allez revenir
vers la porte en rasant le mur , comme des sauvages
que vous êtes. Connu !
— Dites donc, monsieur le comte, s'înterrompit-il.
Ça tient plus ferme que je ne croyais, ici , en haut. Il
y a des crampons. C'est égal. Faites -moi le plaisir
d'attacher vos paquets de paille à la queue des renards,
ami Malgache....
— Des renards ! répéta Miguel.
— Maître Grelot, dit Roger, ce n'est pas le moment
de plaisanter. »
226 ROGER B0NTEMÎ>S.
Le gamin de Paris jeta à ses pieds un énorme cram-
pon qu'il venait de desceller avec la seule aide de sa
hache.
« On fait ce qu'on peut, patron, répliqua-t-il. A dé-
faut de merles, on mange les grives. Si le seigneur
Malgache ne trouve pas de renards à portée de sa
main, qu'il prenne les chevaux. Ce sera toujours assez
bon pour les philistins !
— Attachez la paille àlaqueue des chevaux, ordonna
clairement Mornaix qui avait compris du premier coup
le stratagème de Grelot.
— Garaï ! murmura le Malgache avec admiration.
Le demonio a plus d'esprit qu'il n'est gros !
— Mais, objecta Roger, les renards de Samson
étaient pour incendier les moissons des infidèles. Il n'y
a pas un grain de blé à dix lieues à la ronde.
— G'est juste, dit le Malgache. Et Samson avait des
portes ouvertes pour faire sortir ses renards. »
Des coups de hache pressés retentirent au dehors,
et le mur en bois, privé déjà de la majeure partie de ses
attaches, oscilla sur sa base.
«c Ma parole ! s'écria joyeusement Grelot, les beaux
esprits se rencontrent. Nous sommes tombés juste-
ment, ces messieurs et moi, sur la même mécanique.
Attention ! nos quatre chevaux sont-ils prêts ?
— Ils sont prêts.
— Les autres ont-ils leur fourrage sous la queue?
— J'attache la dernière botte de paille.
— Déhalez la lampe et ne bougez plus ! »
Mornaix jeta sa pioche. Une tranchée profonde lais-
sait à nu le pied des troncs tout le long de la cloison.
Au dehors, on était en belle humeur comme à l'ap-
proche d'un bon tour. Des chuchotements bourdon-
naient, coupés par des éclats de rire contenus. Aux
, ROGER BONTEMPS. 227
bruits de la hache s'ajoutait le son sourd de la pioehe
attaquant la terre de l'autre côté du mur.
Grelot avait achevé sa besogne, et pourtant il ne
descendait point.
« C'est grand dommage, dit-il, de perdre tant de
bons chevaux. Il y aurait là de quoi se faire des ren-
tes. Mais il ne s'agit pas seulement de prendre la clef
des champs, il faut encore rendre la poursuite impos-
sible.
— Cet avorton-là vaut son pesant d'or ! » dit Miguel
attendri.
Mornaix avait largué lui-même la corde qui suspen-
dait la lampe au plafond. Il se trouvait auprès de Roger
qui tenait en bride les quatre chevaux tout sellés.
« As-tu compris, copin? demanda-t-il.
— A peu près, répondit Roger. Nous allons nous
faire rompre les os.
— Nous les tenons ! disait-on au dehors,
— J'espère bien, ajouta l'Oiseau- Jaune, que Vos
Seigneuries donneront pour le dégât des dommages-
intérêts équitables !
— Voilà du vrai français, mon notaire, hein 1 ricana
Grelot à cheval sur une pièce de charpente. Domma-
ges-intérêts ! Ça fait penser à l'étude ! »
Malgré lui, en effet, Roger songea à maître Piéda-
niel.
« Holà ! monsieur le comte ! cria du dehors la voix
de Jonathan Smith, m'entendez- vous ?
— Je vous entends, répondit Mornaix.
— Sommation d'usage ! grommela Grelot. Tenons-
nous bien : il va mentir.
— Monsieur le comte, reprit Jonathan, vous êtes là
quatre braves hommes, mais nous sommes ici qua-
rante qui n'avons pas froid aux yeux.
228 ROGER BON TEMPS.
— Gela fait dix contre un, calcula Mornaix.
— Juste. Mais vous croyez avoir l'avantage de la
position, n'est-ce pas?
— C'est notre opinion.
— C'est votre erreur, monsieur le comte. Nous ne
vous attaquerons pas par la porte, ce qui exposerait les
premiers entrants à vos coups. Nous ne voulons pas
perdre une once de sang au jeu que nous allons jouer.
L'idée est de moi....
— Et de moi, intercala Grelot. Moitié partout!
— Vous savez, poursuivit Jonathan, que je m'en-
tends assez à manier mes cartes. Jusqu'à présent, vous
n'avez pas été heureux avec moi. »
Le sang monta violemment aux joues de Mornaix,
mais il répondit avec calme :
« Toute, partie a sa revauche. Qui vivra verra.
— Juste ! dit eocore Jonathan Smith. Pour voir, il
faut vivre. Or, vous êtes morts, si je veux. Derrière ce
mur que vous regardez comme un abri, vous ne valez
pas mieux qu'en rase campagne ; ce mur va dispa-
raître h. mon commandement, aussi vite qu'un décor
de théâtre, et lorsqu'il sera tombé, il n'y aura plus
rien entre vous et nos carabines.
— Alors, pourquoi parlementer, Jonathan Smith ?
— Si je vous disais que c'est pour épargner votre
vie, vous ne me croiriez pas, monsieur le comte. Mais
il y a avec vous vingt chevaux dont six m'appartien-
nent. En mon nom, et au nom de ceux qui réclament
les seize autres, je vous offre capitulation.
— Ils sont supérieurement placés, dit Grelot. On
peut faire une magnifique omelette de coquins. Allu-
mez les mèches 1 »
Le Malgache et Mornaix approchèrent de la lampe
deux poignées de paille qu'ils tenaient à la main.
ROGER BONTEMPS. 229
Les choses étaient ainsi à l'intérieur de l'écurie.
Seize chevaux libres, sans harnais et portant des bottes
d'herbes sèches derrière la croupe, étaient rangés sur
une seule ligne en face de la cloison.
Mornaix et Miguel restaient l'un près de l'autre la
mèche à la main.
Grelot restait à son poste dans la charpente.
Roger tenait les chevaux sellés.
a Vous ne répondez pas? demanda Jonathan. On ne
vous sommera pas deux fois ! »
Grelot arc-bouta son corps souple et vigoureux,
malgré sa frêle apparence. Ses deux jambes pesèrent
sur l'exlrème sommet du mur de bois qui tenait seu-
lement par son propre équilibre. .
Le mur oscilla puis tomba tout d'une pièce, produi-
sant un bruit comparable à une décharge d'artillerie.
Il y eut un grand cri au dehors.
Au dedans, Mornaix et Miguel, s'éloignant l'un de
l'autre, firent courir la mèche derrière les seize che-
vaux qui bondirent furieusement, emportant les bran-
dons enflammés.
Leur passage sur le mur tombé, qui formait pont,
produisit un fracas de tonnerre.
Grelot dégringolait en même temps. Nos quatre
amis étaient en selle. Un second tourbillon passa sur le
pont sonore et s'engloutit dans la nuit.
L'écurie était vide.
^
230 ROGER BONTEMPS.
vi
Gigots à l'ail et poulets marengo.
La chute du mur de bois n'avait pas atnené le résul-
tat attendu. Aucun des Smith n'éiait resté englouti
sous cette masse qui avait versé avec lenteur, laissant
aux assiégeants le temps de se garer à droite et à gau-
che. Les précautions de maître Grelot, qui ont pu
sembler surabondantes, n'étaient que sages, et, sans
les chevaux incendiaires, le gros des assiégeants, im-
médiatement refornEié , eût barré le passage à nos
amis.
Mais le troupeau hennissant et furieux, poursuivi
par le feu qu'il portait attaché à ses flancs, poussa droit
devant soi comme un monstrueuxprojectile.Toutcequi
lui fit obstacle fut écarté ou broyé. Nos quatre amis,
rapides comme la foudre, passèrent au milieu de ce dé-
sastre. Ils n'entendirent que des plaintes. Pas un coup
de pistolet ne fut tiré contre eux.
Quand les hôtes de l'Oiseau- Jaune reprirent leurs
sens, après cette terrible secousse, les fugitifs étaient
déjà loin, perdus dans l'immensité du bush.
Ils allèrent d'abord en silence, galopant côte à côte
et piquant droit vers le nord, selon la direction qu'ils
avaient prise au départ. Le rôle de Grelot était fini;
Mornaix reprenait le commandement, et le gamin de
ROGER BONTEMPS. 231
•Paris, heureux du bon tour qu'il venait de jouer, trou-
vait tout simple d'emboîter le pas. Mornaix était le
chef naturel de la petite caravane ; son séjour au Mexi-
que, et la vie aventureuse qu'il menait depuis des an-
nées, faisaient de lui un guide accompli. Miguel, en
cela, ne lui cédait guère ; tous deux avaient traversé
d'innombrables dangers.
Certes, ils n'étaient pas ici chez eux comme s'ils
eussent voyagé en Senora ou dans la montagne califor-
nienne; mais il y a un sens pour le désert. En outre,
à partir des révélations du nègre Bambô, mort à Gal-
way en livrant le secret du vrai Gordon Leath, I" du
nom, Mornaix avait étudié l'Australie avec toute son
intelligence et toute son expérience. Il savait par cœur
tout ce qui se peut apprendre , sans avoir effective-
ment et matériellement tâté le sol.
En outre encore, il était en Australie depuis plu-
sieurs mois, fouillant et quêtant.
Son défaut n'était point l'irrésolution. Il appartenait,
comme tous les aventuriers par vocation, à la catégo-
rie des gens qui ne doutent de rien. Pour eux, la con-
fiance en soi-même est l'arme la plus sùve et la pre-
mière de toutes les vertus.
Le plan de Mornaix, surgissant d'une seule pièce,
était complet dans sa tête au moment où il quittait
l'écurie de V Oiseau-Jaune.
Quelques heures auparavant, isolé, vaincu, mourant
de faim, il marchait néanmoins à son but, suivant
la piste des Smith. Pas une heure, pas une mi-
nute, il n'avait déserté la pensée de Naranja ni aban-
donné son entreprise. Maintenant qu'il avait des armes
et qu'il entendait autour de lui le galop de ses trois
braves compagnons, une foi immense lui emplissait le
cœur.
232 ROGER BONTEMPS.
(c Nous n'allons pas bien loin, dit-il (et ce fut la pre-
mière parole prononcée) ; il nous faut suivre les
Smith.
— Sauf meilleur avis, répliqua Grelot; nous allons
à Melbourne qui est une belle ville, où je ne suis pas
fâché de passer une nuit ou deux pour tâter un peu les
plaisirs de la civilisation, avant de piquer une nouvelle
tête dans la sauvagerie.
— Pourquoi à Melbourne ? demanda Mornaix.
— Parce que j'ai cassé plus de vaisselle à l'Oiseau-
Jaune que je n'eu ai lavé, monsieur le comte. Il y a là
une manière de dame qui sent son bal Musard d'un
quart de lieue : la femme du landlord, la vicomtesse
Fanfare, comme ils l'appelent
— Fanfare ! répéta pour la seconde fois Roger.
— Mon notaire connaît ce nom-lk, c'est sûr, reprit
Grelot. Quelque souvenir de Paris. C'est drôle comme
ça voyage, ces particulières. Moi, je les estime: elles
m'attirent, quoi! J'ai donc été un peu voir celle-là par
le trou de la serrure, c'est-à-dire en soulevant un brin
la toile de sa tente. Elle n'est pas mal, quoique un peu
endommagée par les injures du temps....
— Au fait ! dit Mornaix.
— Est-ce que vous êtes pressé, monsieur le comte?
demanda paisiblement Grelot. Nous tournons le dos à
Melbourne et la route est longue d'ici là. Nous avons
bien le temps de causer. Où allons-nous, pour le
présent?
— Au campement des Allemands, à Mulhausen,
répondit Mornaix, pour perdre la trace de nos che-
vaux.
— Je m'en doutais et c'est fort bien imaginé. Vous
êtes toujours ferré à glace sur ces machines-là, mon-
sieur le comte. Va pour le campement desmeinherr!
ROGER BOXTEMPS. 233
— Pendant ce temps, dit Roger, les Smith peuvent
bien nous échaper....
— Pas de cheveaux I répliqua laconiquement le Mal-
gache.
— Certes, certes, fit Grelot non sans un léger con-
tentement de lui-même, les bouchons de paille avaient
du bon.
— Nous ne t'avons pas encore remercié, l'in-
terrompit Mornaix , qui ralentit l'allure de son
cheval. .
— Allons donc ! à votre service ! J'espère pincer
bien d'autres mazurkas avant mon décès, mes bons
maîtres. Seulement, quant à la question des chevaux,
dont les Smith sont momentanément privés, je vous
fais observer que l'escorte de Bendigo à Melbourne
doit passer demain matin à Yellow-Bird.
— C'est vrai, murmura le Malgache. Ce pauvre dia-
ble d'Irlandais a dit cela.
— Celui-là nous a donné une bouchée de pain, fit
observer Mornaix. Il faut qu'il arrive sain et sauf à
la mer.
— Convenu, monsieur le comte, quoique nous ayons
assez de nos propres affaires. '\'oulez-vouS avoir l'obli-
geance de me laisser dire ce que j'ai vu et entendu
dans le boudoir de Mme Fanfare ?
— On t'écoute, damné bavard.
— Yoilà donc la récompense de mes longs et signa-
lés services!... » commença Grelot.
Mais Roger l'interrompit pour demander :
« Gomment est-elle faite, petit, ta vicomtesse Fan-
fare?
— Robe de soie écossaise, répondit le gamin, che-
veux à la chien, dernière mode du faubourg Saint-Ger-
main, crinoline en cloche à melon, vingt cinq sous de
234 ROGER BONTEMPS.
rouge et de blanc, dix centimes de noir de fumée sous
les cils.
— Ses traits? insista Roger.
— Patron , elles se font des têtes , vous savez bien^
Voilà le signalement exact : nez du Prado, bouche des
Délassements-Comiques, yeux du concert des Champs-
Elysées. Si vous avez connu une Fanfare , c'est votre
Fanfare, ma parole d'honneur sacrée!
— Dire que, quand il le faut, un perroquet pareil
devient un homme ! admira le Malgache.
— Merci; j'arrive au fait. Quand je glissai un re-
gard indiscret à l'intérieur du boudoir, la Parisienne
était en tête-à-têle avec Jonathan Smilh. »
Tout le monde devint aussitôt attentif.
« Voilà ce que je voulais vous dire depuis une demi-
heure, reprit Grelot.
— A-t-il été question de Naranja? demanda vive-
ment Mornaix.
— Oui et non. Il a été question surtout d'une au-
tre personne, mais c'était par rapport à la senorita.
Il ne faut pas vous faire de chagrin, seigneur comte.
Maintenant que nous voilà réunis, je parierais un
souper à discrétion chez Philippe que nous aurons
notre chère petite comtesse,... pourvu qu'il ne soit
rien arrivé pour casser notre pacte, tontefois. Mon
notaire, et vous, "Malgache, ça va toujours à la vie, à
la mort pour la comtesse, n'est-ce pas?
— Caraï ! répondit seulementMiguel. C'est ma sœur! »
Et Roger ajouta :
« J'ai fait un voyage assez désagréable pour qu'on
ne m'adresse pas de ces bêtes de questions 1 »
Mornaix serra les mains de Miguel et de Roger,
mais il arrêta court son cheval pour embrasser le ga-
min de Paris sur les deux joues.
ROGER BONTEMPS. 235
« N'empêche, dit celui-ci, cachant sous un rire mo-
queur son orgueil et son émotion, n'empêche que si
vous en faisiez autant à la vicomtesse Fanfare, mon-
sieur le comte, il vous en resterait aux lèvres de toutes
les couleurs. Allons au pas, si vous voulez, mais
marchons : les rassemblements sont défendus. Je di-
sais donc que j'allais vous donner un petit coup sur le
cœur, monsieur le comte. Le Jonathan est amoureux,
mais là, en grand ! La senorita fait de lui tout ce qu'elle
veut. On ne la torture pas, Dieu merci, non, bien
loin de là! Elle n'a pas dit un mot du secret, à la
grande colère de Sam et de Tom, qui ne sont pas
amoureux et qui commencent à murmurer contre leur
jeune frère.
— C'est un grave danger, cela! murmura Mornai^.
— Savoir 1 Jonathan les domine. La chose claire,
c'est qu'ils n'en savent pas plus long que le premier
jour. Ils se sont orientés à leur manière ; ils ont acheté
du gouvernement je ne sais combien de mètres carrés
dans le Rodney. Peut-être le pot-aux-roses est-il dans
leur propriété....
— Il y est, » l'interrompit ici Roger d'un ton pé-
remptoire.
Chacun le regarda, étonné.
« Ah ! bah ! fit Grelot. Il y est !
— Gomment sais-tu cela, demanda Mornaix.
— Je sais cela, répondit simplement Roger, parce
que je l'ai trouvé par hasard, votre pot-aux-roses. J'ai
dormi dans le trou où est la tonne de poudre d'or. »
Le bruit de la marche cessa et il y eut un profond
silence.
Assurément, chacun de ceux qui étaient là et qui ve-
naient d'entendre les paroles de Roger, croyait à l'exis-
tence de la tonne d'or. La tonne d'or était, depuis plus
236 ROGER BONTEMPS.
d'une année, le centre de leurs efforts, le mobile de
leurs actions.
Et cependant, ils restèrent abasourdis, comme si l'un
de leurs quatre chevaux eût tout à coup pris la pa-
role,
« Garamba ! grommela Miguel, ces gens de Paris
plaisantent souvent !
— Parles-tu sérieusement, copin ? » demanda Mor-
naix d'un ton insinuant.
Et Grelot:
<t Ah çà ! ah çà ! Patron, pas de bêtises ! La tonne
d'or n'est donc pas une balançoire du vieux mauri-
caud ! une illusion ! une chimère ! un point de départ
de mélodrame, une romance à dormir debout! Nom
d'une pipe ! ce serait drôle tout de même si la tonne
d'or existait en chair et en os, comme vous et moi, un
clampin et un notaire ! »
Roger les regarda tous les trois tour à tour d'un air
sérieusement indigné.
Œ Vous n'étiez donc pas sûrs, malheureux ! s'écria-
t-il. Robert! c'est à toi que je parle! Quand tu m'as
empêché d'aller k mon rendez-vous chez maître Pié-
daniel !.... v
Un franc et bruyant éclat de rire l'interrompit,
éveillant au loin les échos de la forêt.
« C'est bien ! dit Roger avec rancune. Vous saviez
l'aversion que j'avais pour les aventures ! Vous m'avez
plongé dans un fouillis d'embarras et de périls auxquels
mon éducation première ne me préparait pas du tout...
au contraire ! Vous m'avez fait manquer une superbe
occasion, car on aurait peut-être pu se dispenser d'é-
pouser Mlle Eudoxie et acheter l'étude à tempérament.
Tout cela pour courir après des millions qui, pour
vous-mêmes, étaient dans la lune....
ROGER BONTEMPS. 237
— Voyons, voulut l'interrompre Mornaix, Roger,
mon bon Roger, explique-toi.
— Si nous étions encore sur le boulevard, répondit
Roger qui lâcha, je crois, un juron d'officier, je vous
brûlerais la politesse ! Voilà plus d'un an que je n'ai
vu Nannon à cause de vous. Nannon vaut bien Mme la
comtesse, je suppose 1
— Nannon n'est pas en péril.... dit Mornaix.
— Qu'en sais-tu? Il a passé de l'eau sous le pont de-
puis mon départ. Ah ! vous ne croyiez pas à la tonne
d'or! Tenez! C'est ignoble! ^
Mornaix essaya de lui prendre la main, mais il poussa
son cheval et se tint à distance.
« C'est tout de même drôle, reprit Grelot, que les
notaires ça ne peut pas comprendre la pensée des per-
sonnes plus ou moins artistes. Eh bien ! c'est vrai, là !
On croyait dur comme fer ! on se serait fait hacher
plus menu que chair à saucisse, quoi ! pour soutenir
son opinion que la tonne d'or y était, mais l'idée qu'un
quelqu'un l'a vue et touchée vous procure tout de même
la berlue.... Écoutez, patron! Vous croyez au diable,
pas vrai? Eh bien ! si je vous disais que j'ai vu ses
cornes.... mais bah! il boude. Revenons à nos mou-
tons, qui est la vicomtesse Fanfare et les Smith. La
preuve que le Jonathan est amoureux, c'est que l'esprit
lui a poussé. Il est devenu délicat, galant et adroit.
Devinez pourquoi il endoctrinait la vicomtesse Fan-
fare ? »
Une seule chose était capable de distraire Mornaix
de la révélation inachevée de Roger, qui éperonnait sa
curiosité plus que nous ne saurions dire.
C'était Naranja. Mais il faut avouer que Naranja
l'occupait bien autrement que la tonne d'or.
Il était donc tout entier au récit de Grelot, et c'est à
238 ROGER BONTEMPS.
peine si ses yeux se portaient parfois vers Roger qui
marchait à l'écart.
Miguel s'occupait aussi beaucoup de Naranja,
mais la pensée de la tonne d'or le sollicitait terrible-
ment.
Sans faire semblant de rien, il s'approcha de Roger
et lui dit :
a Gomme ça, monsieur de Lavaur, vous avez eu la
chance de tomber dessus ?
— Tomber dessus, c'est le mot, répondit notre ami
avec mauvaise humeur.
— Je vous serais bien obligé, monsieur de Lavaur,
si vous vouliez me raconter.... »
Roger l'interrompit par un juron qui n'était même
plus d'officier, et ajouta :
Œ Allez au diable ! »
Le Malgache porta la main à son couteau, mais il se
contint, en considération de la tonne d'or.
« Je vous le donnerais en mille que vous ne devine-
riez pas, monsieur le comte, poursuivait cependant
Grelot. J'aime mieux vous le dire : Jonathan est venu
à Yellow-Bird chercher une dame de compagnie pour
la senorita.
— Une dame de compagnie 1 répéta Mornaix.
— Dame ou demoiselle, ça ne lui fait rien , reprit
Grelot. Ce qu'il faut, c'est une amusette. La seiïorita
s'ennuie, preuve qu'elle est traitée supérieurement.
— Gomment cela?
— Voilà Jes femmes ne s'ennuient que quand on
leur donne tout, excepté l'objet même de leur dé-
sir. La seiïorita n'est pas heureuse, puisqu'elle ne
vous a pas,... mais elle s'ennuie, donc elle est tran-
quille. »
Mornaix réfléchissait.
ROGER BONTEMPS. 239
« On connaît le sexe un petit peu, continua Grelot
d'un air fat. On a lu d'autres opuscules que la Bible
anabaptiste. Maintenant, je ne voudrais pas jurer
que le Jonathan n'ait pas voulu faire d'une pierre
deux coups. Ces sauvages-là ont des diablesses d'idées
quand il s'agit d'en venir à leurs fins. Le Jonathan
pensait peut-être qu'en mettant auprès de Naranja une
coquine qui aurait le fil et qui se faufilerait dans sa con-
fiance.... »
Mornaix pâlit et murmura :
« Naranja n'est qu'une pauvre enfant!
— Et une enfant mexicaine, » ajouta Grelot.
Les chevaux de la petite caravane avaient repris le
trot. Roger allait le premier, boudant toujours du meil-
leur de son cœur; le Malgache le suivait à dix pas
de distance, cherchant im moyen de le faire parler;
à dix autres pas, Mornaix et Grelot marchaient côte à
côte.
« Dis-moi positivement ce qui s'est passé entre
Jonathan Smith et cette femme, ordonna Mornaix. J'ai
besoin de tout savoir pour fixer mon jugement.
— Quand je vous aurai tout dit , vous n'en saurez
pas très-long, monsieur le comte, répliqua Grelot, mais
enfin,je suis à votre service. Jonathan a parlé d'un bon
prix ; la Fanfare, qui a traîné longtemps par les rues
de Melbourne, et qui a toute sorte de monde dans sa
manche, a réfléchi un petit peu et lui a dit : « J'ai votre
affaire . » H a voulu des détails. Elle lui a fait le por-
trait d'une particulière, probablement de même farine
qu'elle, mais plus jeune, beaucoup plus jeune, et qui
n'en est pas encore à épouser son Oiseau-Jaune. Ça
vient de Paris, où ça a éprouvé sans doute quelque dé-
sagrément. Ça perçait à l'horizon du pays latin quand
Fanfare avait déjà tous ses chevrons. C'était fleuriste
240 ROGER BONTEMPS.
de son état, comme Fanfare, et ça demeurait dans la
même maison que Fanfare, quartier du Luxembourg,
premier étage au-dessous de la pluie.... »
Pendant ces dernières paroles, l'ordre de marche
s'était sensiblement modifié. Roger avait ralenti brus-
quement le pas de son cheval, forçant ainsi Miguel qui
suivait la même ligne à l'imiter : de sorte que nos quatre
compagnons se trouvaient encore réunis en un seul
groupe.
Il était aux environs de minuit. Leur étape se conti-
nuait depuis un peu plus de trois heures. Pendant la
seconde moitié de ce temps, ils avaient traversé un
très-riche pays, cultivé par places. Ils avaient pu
compter au moins une demi-douzaine de stations aux
hurlements lointains des chiens de squatters qui éven-
taient et saluaient leur passage.
Le campement de Mulhausen ne devait pas être
éloigné désormais.
Au moment où maître Grelot, peu soucieux d'avoir
deux auditeurs de plus, ouvrait la bouche pour conti-
nuer le panégyrique de la future dame de compagnie de
Naranja, Roger lui dit brusquement :
oc Toi, on te prie de te taire !
— Est-ce que vous connaissez aussi la demoiselle,
patron ? » demanda le gamin.
Et comme Roger ne répondait pas, il ajouta :
a Ce nom de Fanfare vous rappelait déjà d'agréables
souvenirs. On menait donc une vie d'enragé chez maître
Piédaniel ?
— Tais-toi, fît Mornaix. Roger a quelque chose à
nous dire. »
Miguel se prit à siffler un boléro. A son sens, la
conversation s'écartait déplorablement de la tonne
d'or.
ROGER BONTEMPS. 241
Roger restait pensif.
« Gonnais-tu vraiment cette jeune fille dont nous
parlions? » demanda Mornaix.
Roger répondit :
« Je n'ai jamais souhaité qu'une chose : vivre tran-
quille. Vous croyez peut-être que je m'habitue aux
aventures ? Pas le moins du monde. On ne s'habitue
pas à ce qu'on hait. J'ai eu une tante qui, après trente-
trois ans de mariage.... mais ce sont des affaires de fa-
mille. Eh bien ! autant je déteste les aventures, autant
les aventures m'idolâtrent. Elles me suivent, elles m'en-
tourent, elles me cajolent. Voyez combien il y en avait
d'échelonnées sur mon chemin, là-bas, à Paris, de-
puis le logis de Nannon jusqu'à l'appartement de
maître Piédaniel ! J'ai eu un mouvement de mauvaise
humeur quand j'ai découvert, tout à l'heure, que
vous n'étiez pas convaincus de l'existence de la tonne
d'or....
— C'est ça, s'écria Miguel. Parlons de la tonne
d'or ! »
Roger haussa les épaules.
« Je suis ici pour Naranja, dit-il, rien que pour Na-
ranja! La tonne d'or ne m aurait pas fait aller jusqu'à
Saint- Denis autrefois. Maintenant j'y vois un moyen
de payer comptant mon étude; mais la tonne d'or
est loin, et du diable si nous n'en sommes pas séparés
par des milliasses d'aventures! Convenons de nos
faits..,,
— Stipulons, patron, hasarda Grelot.
— Stipulons, répéta gravement Roger. J'ai suivi mon
meilleur ami au bout du monde pour l'aider à retrou-
ver sa femme.... »
Mornaix lui serra la main.
« J'ai cru, en faisant cela, continua Roger, mettre le
IG
242 ROGER BONTEMPS.
monde entre moi et la femme que j'aime. Je comptais
sans les aventures. Le diamètre du globe n'est rien
pour les aventures —
— Je veux être notaire, murmura Grelot^ si je com-
prends un mot à ce galimatias !
— Il est possible que je m'exprime mal, répliqua
Roger dont la voix trahissait une émotion à grand'peine
contenue. Voilà ce que je veux dire : Si par hasard
l'intérêt de celle que j'aime venait à la traverse de l'in-
térêt de Naranja....
— En passant pas le diamètre du globe ?... » l'in-
terrompit Grelot.
Mornaix prononça impérieusement :
« Silence ! »
Puis il ajouta :
« Roger suppose que sa fiancée est en Australie.
— Bah! fit Grelot, pas possible l
— Demonios ! gronda Miguel, nous avions pourtant
assez d'une femme ! »
Roger essuya son front baigné de sueur.
« Je ne suppose pas, dit-il, je suis à peu près sûr.
Quand je vous ai rencontrés, ce soir, j'étais en route
pour aller la rejoindre à Melbourne. Mais il est écrit
qu'en travers de tout chemin que je prendrai il y
aura une aventure ! Dieu sait pourtant que je n'en avais
pas manqué les jours précédents. C'est un fait exprès,
une persécution, une malédiction ! Il y a des gens qui
cherchent des aventures, c'est connu, ils n'en trouvent
pas. Je crois bien ! j'en fais collection : c'est moi qui les
ai toutes ! »
Mornaix sourit ert dit :
« Tu ne regrettes pourtant pas de nous avoir ^àûvé
la vie, je pense. »
Comme Roger allait répondre, des aboiements de
ROGER BONTEMPS. 243
chiens se firent entendre au travers des arbres qui
allaient s'éclaircissant. Ce n'ëlaient plus quelques hur-
lements isolés, mais un véritable concert, annonçant le
camp allemand.
Mornaix commanda de faire halte et donna ses in-
structions. Il s'agissait, nous le savons, de perdre les
traces, dans le cas peu probable d'une poursuite. Nos
compagnons étaient venus en ce lieu expressément
pour cela.
Ils se séparèrent et marchèrent un à un, abordant
le camp par quatre côtés différents. On n'y voyait plus
une seule l'imière, mais beaucoup de gens faisaient
bonne garde à l'intérieur des tentes, éveillés sans doute
par le tapage des chiens, car on pouvait ouïr, au travers
de la tuile, le bruit sec des batteries de pistolets qu'on
relevait.
Deux ou trois voix même crièrent : « Qui vive ! » en
allemand.
La lune éclairait cette agglomération de tentes, pi-
quées avec ordre et formant des rues* bien alignées.
Quelques-unes avaient de petits jardins. Partout le bon
Allemand porte l'amour du chez soi.
Autant qu'ils le peuvent, ces émigrés de la vieille
Germanie, séparés de leur pays par un espace immense,
forment un peuple à part et se refont une petite Alle-
magne. Ils sont tranquilles, laborieux, honnêtes. Ils
cultivent des fleurs, ils fabriquent de la bière, et vont
chantant au large écho du bush la monotone et belle
harmonie de leurs hymnes patriotiques.
Mornaix et ses compagnons passèrent et repassèrent
plusieurs fois par les rues du campement, sachant
que les empreintes du pied de leurs chevaux se mê-
leraient aux traces déjà marquées en tous sens sur
cette terre battue ; puis ils sortirent comme ils étaient
244 ROGER BONTEMPS.
entrés, par quatre côtés différents , et se réunirent
après un long circuit en faisant marcher leurs bêtes à
reculons.
Grelot revint le dernier et prit la queue de la cara-
vane. Il y avait un objet informe sur la croupe de sou
cheval.
Ils reprirent leur course au galop. Leur direction
nouvelle formait un angle aigu avec le chemin qu'ils
venaient de parcourir, le plan de Mornaix étant
de rejoindre la route de Bendigo à Melbourne, à
quelques lieues au-dessous des mines de Yoliow-
Bird.
« Est-ce que Leurs Seigneuries ne mangeraient pas
bien un morceau? demanda tout à coup Grelot.
— Garamba! gronda le Malgache, j'y songeais.
Nous n'avons eu qu'une bouchée des restes de cet
Irlandais.... et tout en soupant, ce bon M. de Lavaur
pourrait bien dire un mot de la tonne de poudre
d'or.
— J'y songeais aussi, moi, dit Roger avec mélanco-
lie. Les restaurants du boulevard sont encore ouverts
à l'heure qu'il est....
— On sort de l'Opéra, l'interrompit Mornaix en
riant. Mais, à moins que tu n'aies fait fortune, Gopin,
nous n'aurions pas entre nous quatre de quoi nous in-
viter au Café-Anglais.
— J'ai sur moi, dit Roger qui poussa un profond
soupir, et je vous prie de ci'oire que c'est fort incom-
mode à voilurer, une soixantaine de mille francs en
poudre d'or et en diverses monnaies. »
Tous les chevaux se cabrèrent aux soubresauts qui
secouèrent leurs cavaliers. Ce soir, Roger était
l'homme aux surprises. De sa voix dolente et décou-
ragée, il vous annonçait des choses énormes.
ROGER BONTEMPS. 245
Une formidable acclamation suivit ses dernières pa-
roles.
« Soixante mille francs! répéta Mornaix littérale-
ment abasourdi.
— Soixante mille francs, caraï !
— En or et en diverses monnaies! chanta Grelot.
Pauvre notaire !
— C'est de quoi souper par tous les pays !
— Même au Palais-Royal !
— J'en donnerais bien deux ou trois mille sur ma
part, reprit Roger, car nous allons faire les parts, ca-
marades, c'est trop lourd à porter pour un homme
seul : et d'ailleurs, toute la poudre d'or est à Robert,
puisque je l'ai prise dans sa tonne : je donnerais bien
une ou deux poignées de louis, de bon cœur, pour avoir
les coudes sur la table, devant un honnête souper, afin
de vous dire mou histoire et d'écouter les vôtres. Nous
avons besoin de cela.
— Du souper, oui, opina Miguel.
— Et des histoires, rectifia Mornaix. Il faut que
nous sachions à quoi nous en tenir et que notre plan
soit net et clair avant le lever du soleil.
— Un restaurant, s'il vous plaît, ô mon Dieu ! » in-
tercéda Grelot d'un accent pathétique.
Un magnifique caramba ronfla dans la gorge de
Malgache.
« Attendez! » dit-il en arrêtant son cheval tout
court.
Ils étaient au centre d'une assez large clairière,
plantée çà et là de quelques grands banksias aux
troncs géants, aux délicates feuillées. Dans cette im-
mense forêt, tantôt taillis, tantôt futaie, qu'on nomme
le hush en Australie, on peut rencontrer en un jour
vingt clairières qui se ressemblent, mais un bouquet de
246 ROGER BONTEMPS.
gommiers morts et gardant seulement leurs grosses
branches donnaient à celle-ci une physionomie parti-
culière. De loin, aux lueurs nocturnes qui portaient
nettement les ombres sur le sol sablonneux et blanc,
c'était comme une fîère colonnade surmontée d'arceaux
brisés.
« Je connais cet endroit, reprit le Malgache après
s'être orienté. Nous sommes à cinq cents pas de l'an-
cien campement de Breslaw, et c'est ici que j'ai dé-
pensé avant-hier mon dernier dollar. Nous aurons le
restaurant, c'est-à-dire la table, les escabeaux et le vin,
demonios! de bon vin même, je l'ai goûté, j'en puis
parler, mais quant aux vivres....
— Y a-t-il du pain ? demanda Grelot.
— Il y a de la farine, et le vieux Géorgie vous cuit
une tortilla comme s'il eût passé sa vie au Mexique.
C'est un ancien cuisinier de la marine royale.
— Bravo ! s'écria Grelot qni battit des mains. Nous
allons lui commander deux gigots à l'ail et quatre
poulets marengo.
— Il faut pour cela du mouton, dit Momaix.
— Et de la volaille, ajouta Roger.
— Nada! » fit Miguel en secouant la tête tristement.
Au Mexique, nada veut dire néant.
Depuis le départ du camp allemand Grelot était
resté constamment en arrière.
« Écoutez! » fit -il.
On entendit bêler un mouton, puis glousser des
poules.
Mais Grelot avait tous les talents. Ses compagnons
ne furent point persuadés.
« Si seulement on pouvait te mettre à la broche ou
au pot! » gronda Miguel qui aiguisait ses longues
dents à la pensée du gigot et de la fricassée.
ROGER BONTEMPS. 247
Derrière le groupe des gommiers morts, un petit
sentier battu s'enfonçait sous bois. Le Malgache s'y
engagea le premier. Au bout de cinq minutes, il s'ar-
rêta devant une masure carrée, bâtie en pans de bois
reliés par de la terre battue.
n Apporte le mouton et les poules, maître Grelot,
dit-il, voici la cuisine. »
Le trot du gamin de Paris se hâta sous bois, et l'on
vit bientôt paraître son cheval dans un rayon de lune
que laissait passer le clair feuillage des banksias.
a Voilà! voilà! » dit-il de ce ton particulier aux gar-
çons des gargotes parisiennes.
Il sauta à terre au moment où Miguel heurtait à la
porte delà masure.
Puis, démaillottant cet objet que nous avons remar-
qué sur la croupe de son cheval, il jeta aux pieds de
nos amis un mouton et quatre belles poules vivantes,
achevant du même ton :
« Gigots demandés, deux! Poulets marengo, qua-
tre ! Servez ! »
Qj^^^i:::^
248 ROGER BONTEMPS.
VII
Un restaurant dans le bush.
La vue de ces miraculeuses provisions excita de vé-
ritables transports. La joie du Malgache le porta k
jurer par les Sept-Plaies. Mornaix et Roger battirent
chacun un entrechat, malgré la gravité de leurs carac-
tères et l'état sentimental de leurs cœurs. On fit un tin-
tamarre diabolique à la porte de la cabane, derrière la-
quelle les aboiements d'un gros chien retentirent.
Grelot avait utilisé son passage au travers du camp
allemand. Au point de vue de la stricte morale, rien
n'excuse cette action. Il l'expliqua en disant que les
chiens lui avaient rompu les oreilles et qu'il avait voulu
les faire aboyer pour quelque chose.
Un who's there (qui vive), sensiblement écossais,
gronda derrière lésais encore solides de la vieille porte,
dont les fentes laissaient sourdre des lueurs. Miguel
répondit :
Œ C'est moi, vieux Géorgie, moi qui ai dépensé un
dollar chûz vous. »
On ne dépensait pas souvent, paraîtrait-il, des dollars
chez le vieux Géorgie, car il ouvrit la porte tout de
suite.
Nos amis virent alors, sur le seuil surélevé de trois
marches en bois vermoulu, un vieil homme osseux et
ROGER BONTEMPS. 249
carré, quoiqu'il fût d'une maigfreur effrayante. Il était
vêtu de haillons qui avaient été un costume européen,
mais qui ne conservaient aucune forme. Par-dessus
ces lambeaux, il portait un manteau de fourrures d'o-
possum à capuchon et assez ample pour servir de ('.ou-
verture.
Au campement de Yellow-Bird, il aurait eu deux
habillements complets de mineur pour ce manteau.
C'était son seul luxe, avec le chien géant qui rampait
à ses pieds.
Sous une vaste chevelure chinée de blanc et de roux,
le vieil homme avait une longue figure, creusée aux
joues et relevée en triangle par la saillie exagérée de
deux pommettes pointues. L'expression de son visage
était une apathie douce et triste.
Quand il eut compté les nouveaux venus et constaté
qu'ils étaient tous les quatre armés jusqu'aux dents, il
leva la lanterne de corne qu'il tenait à la main et fit un
pas en arrière pour laisser le passage libre, disant :
« La paix. Dingo ! Ce sont des gentlemen, et il n'y a
rien à voler dans Lone-House !
— Maison seule! traduisit Mornaix. C'est bien
nommé !
— Le vieux m'a conté que ça n'avait pas toujours
été ainsi, dit le Malgache. Il a la langue bien pendue,
quand il va au fond d'une bouteille de clar.et. Avant
qu'on eût fait les routes et du temps où il y avait des
convicts, l'argent roulait dans son cabaret. Voyageurs,
chasseurs et bushrangers s'y rencontraient comme sur
un terrain neutre. Je vous montrerai demain, quand il
fera jour, le cercle marqué avec des cailloux, en de-
dans duquel il n'était permis ni d'assassiner ni de
voler. Dès que le cercle était franchi, par exemple, à
la grâce du diable ! Les routes et les mines ont tué Lone-
250 ROGER BONTEMPS.
House. Le vieux aurait bien pu établir soa commerce
ailleurs, mais il a enterré son fils dans le petit jardin
qui est là. Il veut que ses os soient mis dans la même
fosse. »
Les chevaux étaient dessellés. Géorgie avait écouté
tout cela sans perdre sa grave immobilité.
« A présent, reprit Miguel, le bonhomme n'a plus
affaire qu'aux bushranc/ers, qui n'osent pas s'arrêter
dans les auberges des routes. Aussi a-t-il pris la cou-
tume de radoter ce refrain quand on passe le seuil de
sa cahute : « Il n'y a rien à voler dans Lone-House. »
— Tu dis vrai, vieux Géorgie, ajouta-t-il, à peu
près, mais pas tout à fait, car il reste du vin du bon
temps dans un coin de ta cave. Allume ton foyer et ton
fourneau, mon camarade; il y a là de quoi rôtir et
bouillir. Demonios ! voilà longtemps que tu n'auras
fait une pareille cuisine ! »
Géorgie prit les poules, Grelot traîna le mouton.
Dès que tout le monde fut entré, la porte fut solide-
ment refermée.
« S'il vient d'autres chalands cette nuit, bonhomme,
ordonna Mornaix, fais le mort. »
L'intérieur de la loge était divisé en deux chambres,
sans compter le trou où Géorgie faisait la cuisine. D'a-
près ce qu'on avait pu voir de l'intérieur, elle semblait
située au^plus épais du couvert, mais Miguel avait
promis une surprise pour le lendemain au jour. La
route, du reste, allait en montant depuis le campement
de Mulhausen, et cette partie du bush devait atteindre
une grande élévation.
Quand nos quatre compagnons se trouvèrent réunis
dans la salle à manger de Géorgie, dont une lampe,
posée sur la table, montrait les murs nus et abondam-
ment crevassés, ils se rapprochèrent d'un mouvement
ROGER BONTEMPS. 251
attendri et se prirent tous les quatre par la main. L'a-
mitié, une amitié grande et sincère, existait de longue
date entre Mornaix et Roger; mais on peut dire que la
communauté de fatigues et de dangers avait élevé les
deux autres au même niveau. Ils ne s'étaient jamais
fait de bien longues déclarations ; il est même permis
de penser que ni les uns ni les autres ne s'étaient ja-
mais interrogés sur le degré ou la nature de l'affection
qui les unissait, mais c'est là justement le propre des
sentiments mâles et forts. Ils s'étaient éprouvés mu-
tuellement souvent et longtemps. C'étaient quatre
cœurs sûrs et solides, faits différemment, mais bien
faits, surtout au point de vue de l'association qui em-
boîtait leurs angles et complétait celui-ci par ce-
lui-là.
Ils s'aimaient. Vous eussiez trouvé dans l'âme rude
et rusée du Malgache, dans l'esprit sceptique et naïf
de Grelot, dans le cœur ambitieux mais chevaleresque
de Mornaix une profonde, une égale tendresse.
Quant à ce preux de la bazoche, Roger Rontemps,
bourgeois et paladin à la fois, il avait, en dehors même
de l'amitié, la joie du civilisé incorrigible qui échappe
tout à coup à la solitude. Je ne la saurais comparer,
cette joie, qu'à celle du noyé qui se rattrape au gazon
du rivage. Roger ne se sentait pas d'allégresse en ce
moment. On entendait Géorgie souffler le feu; les
premiers parfums du rôti venaient comme un vent de
bonne fortune. Les réflexions soucieuses qui tout à
l'heure agitaient notre héros, prenaient la fuite devant
de riantes pensées.
Où était, en définitive, l'obstacle qui pouvait résister
à ce quadrille sans reproche ni peur ?
Roger songeait ainsi, et, pour tout dire, chacun de
nos amis avait à peu près la même orgueilleuse idée.
252 ROGER BONTEMPS.
Réunis, riches, bien armés, ils pouvaient défier le
hasard.
Ils se regardèrent un instant sans parler. Grelot
seul n'avait pas changé : c'était toujours le même ga-
min mièvre , pâle et blondâtre : la blafardise pari-
sienne résiste à tout. Mornaix avait considérablement
maigri; la charpente osseuse du Malgache semblait
prête à percer son cuir. Quant à Roger, son teint
blanc et rose, orgueil de la pauvre Nannon, avait pris
de ces tons vigoureux que les spahis nous apportent
d'Afrique. Roger était le mieux transformé des quatre,
bien qu'il n'eût point perdu tout à fait la simplicité
décente et courtoise de son ancienne physionomie, non
plus que l'arrière-nuance gouailleuse qui pointait là-
dessous. Seulement il vous avait, à son insu, parfois
des poses athlétiques; sa belle taille se développait
selon des lignes belliqueuses, et il y avait des instants
où vous l'eussiez pris pour un terrible casseur d'as-
siettes.
Tout l'honneur de cet examen réciproque fut, du
reste, pour lui.
fi Garai 1 murmura le Malgache en le détaillant d'un
regard connaisseur, vous faites un mâle, maintenant,
monsieur de Lavaur!
— Il ne faudrait plus plaisanter avec toi, copin
Roger Bontemps ! » fit Mornaix.
Et Grelot mettant la main au toupet, déclara :
« Voilà mon notaire presque aussi culotté qu'un
vaquero de San José ! Gomme ça forme les voyages !
Patron, voici une table où mettre vos coudes. Gontez-
nous votre histoire.
— Au dessert, » répondit Roger qui redevint pensif.
Nous, pendant que se font les préparatifs du festin,
nous expliquerons au lecteur comment nos quatre amis,
ROGER BONTEMPS. 253
partis ensemble de Londres, sur le clipper de l'Aus-
tralian-Agricultural-Gompany, s'étaient trouvés séparés
avant de toucher la côte océanienne. Ceci sera fait en
peu de mots, parce que notre tâche principale est de
relater les aventures authentiques et invraisemblables
de Roger Bontemps.
En Angleterre et en Amérique, ils ont un sauvage
petit mot de trois lettres qui, ajouté à la queue des
verbes, leur communique aussitôt une physionomie
toute particulière.
Ce petit mot s'écrit out et se prononce aoute, en pui-
sant le son au fin fond de la gorge. Out signifie « à
mort ! »
Un homme qui, s'étant assuré contre l'incendie, met
le feu à sa maison, entend out les affaires; un gail-
lard qui casse les deux bras et les deux jambes d'une
jolie dame pour vaincre ses scrupules comprend out la
véritable galanterie. Le premier out est anglais, le
second américain. Les revolvers à douze coups sont des
pistolets out. Une plaisanterie out consiste à river avec
soin une poutre en travers des rails, sur un chemin de
fer où va passer un convoi charriant quinze cents per-
sonnes.
En ce temps-là, il y avait deux compagnies de navi-
gation qui se faisaient une out concurrence. Rien n'est
plus gênant pour les passagers. Les deux compagnies,
en effet, n'en étaient plus, pour se narguer l'une l'autre,
à donner la cabine gratis en y ajoutant la table, les
cigares, le Champagne et des bouquets pour les dames.
Ceci est le premier degré de l'ou^, le bégayement, l'en-
fance de l'art.
On arrivait aux grands moyens. L'Australian-Agri-
cultural fut accusé d'avoir mis le feu à un paquebot du
General-Sleam-Gompany, etl'on soupçonna le General-
254 ROGER BONTEMPS.
Steam-Gompany d avoir un peu éventré le pauvre clip-
per, où nos quatre amis avaient pris passage.
Ce sont là des faits excessifs, mais permis dans la
concurrence-ouL II faut bien que tout le monde vive.
Entre le paquebot brûlé et le clipper coulé, il n'y eut
pas plus de quatre cents passagers perdus, et les coques
étaient assurées.
Par une très-belle nuit d'été, une voie d'eau fut
signalée à fond de cale du clipper qui faisait bonne
route, au nord-ouest de la terre de Van-Diemen. Il
devait toucher la Nouvelle-Calédonie avant d'arriver k
Sydney.
C'étaient, on le voit, les derniers moments du voyage.
Le port était près, mais le trou était large ; une voie
d'eau-o«ï, s'il en fut jamais ! Le clipper se mita boire,
comme s'il eût voulu avaler l'Océan. Les pompes firent
de leur mieux, mais la marée qui montait dans la cale
ne laissa pas, au bout de cinq minutes, l'ombre d'une
illusion. Le clipper avait deux beaux petits canons de
cuivre qui tonnèrent l'appel de détresse, et l'on se mit
à parer les embarcations.
Il y a toujours un grand luxe d'embarcations à bord
de ces navires : cela flatte l'œil du passager et lui pro-
met aide en cas de péril. Le clipper avait une péniche,
deux maîtresses chaloupes et je ne sais plus combien de
canots. Tout fut armé tant bien que mal au milieu
d'une terrible hâte.
Le clipper, en effet, s'enfonçait à vue d'œil, comme
si le diable l'eût tiré par la quille.
Ses canons de cuivre éclataient sans relâche, sonnant
le tocsin de la pleine mer.
Nos qfuatre amis, réveillés en sursaut, n'avaient rien
à faire qu'à partager le sort commun. La seule idée qui
resta nette chez eux en ce moment de lugubre surprise
ROGER BONTEMPS. 255
fut la volonté de ne se point séparer, quoi qu'il arrivât.
Roger était au lit' depuis trois jours avec la fièvre. Il fut
levé, tout malade qu'il était, habillé et hissé sur le pont
où Mornaix et le Malgache le soutinrent.
On s'embarquait déjà ; la mer calme favorisait cette
opération, mais l'horrible frayeur des passagers en
décuplait les difficultés. Le long du bord, c'était une
mêlée indescriptible d'hommes, de femmes et d'enfants,
où chacun voulait non-seulement sauver sa vie, mais
une part de ses richesses.
La péniche, bourrée à couler bas, se détacha la pre-
mière, commandée par un officier.
Des coups de canon avaient répondu de plusieurs
côtés aux appels du clipper. La position, en tant qu'il
ne s'agissait que de vie et de mort, n'était pas déses-
pérée.
Mais à l'instant où la péniche se détachait, une
panique folle s'empara de tout ce qui restait sur le
clipper. Il sembla que ce fût l'existence même de
chacun qui rompît ses liens. Cent clameurs désespérées
se croisèrent : « Nous coulons ! nous sommes perdus !
voici la mort !» Il y eut des démences subites pour
crier : « Au feu ! »
Tout le monde se rua en même temps vers les bar-
ques. Ce fut un mouvement insensé, furieux, irrésis-
tible : une des chaloupes s'enfonça sous l'eau, emplie
d'une cohue grouillante et hurlante ; l'autre prit le
large à demi vide, Mornaix était dans celle-là, tendant
les mains à Roger que le Malgache aidait à descendre.
Grrelot sauta dans un canot.
Un choc aveugle poussa le Malgache, qui tomba
dans la mer, étreignant toujours Roger dans ses bras.
Presque au même instant, le pont du clipper éclata
sous la pression atmosphérique. On avait, en eflet,
256 ROGER BONÏEMPS.
cloué les panneaux, et l'air intérieur, comprimé par
l'eau qui toujours montait, chassa les'planches qui lui
faisaient obstacle, comme un fusil à vent expulse sa
balle.
Il y eut une effrayante et suprême clameur, puis la
mer, refermée, ondula en larges lames, lisses et lentes,
au lieu où le clipper avait disparu.
Quelques minutes après, une goélette anglaise et un
trois-mâts français croisaient à la place même du dé-
sastre. Les deux canots furent recueillis. Au point du
jour, les deux navires sauveteurs signalèrent diverses
embarcations côtières qui péchaient aux épaves.
La péniche gagna la terre de Van-Diemen. Môrnaix,
recueilli parle trois-mâts français, aborda à la Nouvelle-
Calédonie. Le Malgache fut hissé évanoui à bord de la
goélette anglaise ; Grelot gagna à la nage une des em-
barcaiions côtières.
Roger s'éveilla, le troisième jour après la catastrophe,
dans la cabine d'un cotre australien qui jetait l'ancre en
rade de William-Town, à quelques milles de Mel-
bourne.
Mornaix, Miguel et Grelot parvinrent tous les trois
à gagner le continent australien , les uns plus tôt les
autres plus tard. Chacun d'eux avait précisément ce
qu'il fallait et dix fois plus qu'il ne fallait pour ne man-
quer de rien sur cette terre de promission, où tout tra-
vail conquiert aisément une magnilique récompense,
mais chacun d'eux avait une idée fixe qui devait para-
lyser tout travail. Ils croyaient savoir tous les trois,
par c(3eur, les routes conduisant de Sydney ou de Mel-
bourne à ce petit coin du Rodney, où Gordon Leath, le
vrai Gordon Leath, avait enfoui la tonne de poudre
d'or.
Tous trois s'élancèrent vers ce but aussitôt que leur
ROGER BONTEMPS. 257
pied eut touché le sol de l'Australie. Mornaix et Miguel
partirent de Sydney où ils avaient pris terre, Grelot de
Melbourne, où les pêcheurs de Van-Diëmen l'avaient
transporté.
Au-dessus de la tonne d'or il y avait Naranja. Tous
les trois étaient braves, adroits, vigoureux, et rompus
aux habiletés de la vie d'aventures. Tous les trois tra-
versèrent les provinces australiennes et battirent le
Rodney en tous sens, mais ils ne trouvèrent point le
trésor.
Quant aux Smith qui avaient un nombreux parti,
chacun de nos trois amis tomba, tour à tour et à diver-
ses reprises, sui leurs traces, mais il leur fut impossible
de découvrir la retraite de Naranja.
Les itinéraires tracés par le nègre Bambô exigeaient
le pointage des cartes, et les cartes avaient disparu
dans le naufrage du clipper. Nos trois amis avaient fait
tout ce que peut la vaillance humaine. Au moment où
nous les avons rencontrés à l'hôtellerie de V Oiseau-
Jaune, ils étaient à bout de force et d'espoir.
Quand, tout à l'heure, on lui avait demandé son his-
toire, Roger avait répondu : au dessert.
Pendant que ses trois compagnons se disaient leurs
aventures, il restait plongé dans ses réflexions.
« Voyons, Gopin, lui dit Mornaix, est-ce que tu
boudes encore ?
— Je ne suis pas plus joueur qu'aventurier, répliqua
Roger. Il y a une grande partie qui serait bonne à ris-
quer, mais j'ai peur.
— As-tu juré de ne parler qu'en paraboles, copin?
— Au dessert, fit Roger, qui sembla secouer sa
préoccupation. Nous causerons au dessert! En atten-
dant, approchez-vous et aidez-moi à vider mes po-
ches. »
17
258 ROGER BONTEMPS.
Miguel mit la barre à la porte, devinant qu'il s'agis-
sait de compter de l'or.
C'était un miraculeux habit que la défroque de cuir
du Rôdeur-Gris. Gordon Leath, qu'il fût le second ou
le dixième du nom, avait l'amour des poches développé
au suprême degré. Sa jaquette de peau, sa veste de
cuir, son pantalon de même matière n'étaient que
poches. Il en avait jusque dans ses guêtres. Roger fut
un bon quart d'heure à vider toutes ces poches, dont
quelques-unes étaient placées à de bizarres endroits.
En somme, ce fameux vêtement du Rôdeur-Gris était
plus utile que commode, quand toutes ces poches se
trouvaient pleines.
Quand on les eut vidées, il se trouva devant Roger
un joli tas de poudre d'or, plus un non moins agréable
monceau d'or monnayé. Roger tira alors d'une dernière
poche latérale et aménagée en étui les petites balances
qui sont meuble indispensable dans les pays de mines.
Il était, bien véritablement, ce Roger, le légataire uni-
versel de Gordon Leath.
Mornaix, Miguel et Grelot prirent place à table à
ses côtés.
Il fit d'abord quatre parts égales de poudre d'or à
l'aide des balances.
Nos amis, connaisseurs qu'ils étaient, n'eurent be-
soin que d'un regard et d'un coup de pouce pour véri-
fier que l'or était remarquablement pur et au premier
titre.
« Toute la tonne est comme cela? demanda Mornaix,
— J'ai pris à poignée et au hasard, » répondit Roger,
Les narines du Malgache étaient gonflées. Un cercle
de bistre se creusait sous ses yeux qui brûlaient
Grelot riait. Mornaix était pâle et avait les mains
agitées de tressaillements nerveux.
ROGER BONTEMPS. 259
Roger seul était bien complètement lui-même.
Après avoir partagé la poudre, Roger prit, dans le
tas, composé d'une foule de monnaies diverses, les plus
grosses d'abord telles que portugaises frustes et qua-
druples d'Espagne aux bords mal arrêtés, écus de
Naples, à l'homme nu, guillaumes prussiens de vingt
thalers, pièces de cent francs de France et autres. Il y
avait de tout cela.
Chacun des copartageants eut le même nombre de
pièces.
Puis il passa au fretin, souverains anglais, louis de
France, ducats d'Autriche, écus romains, frédérics
allemands, dollars américains. Gordon Leath était un
soigneux collectionneur.
Roger ne s'était pas trompé de beaucoup dans son
calcul. Chacun de nos compagnons avait une quinzaine
de mille francs devant lui, quand le partage fut achevé.
C'était une joie silencieuse. Tous avaient conscience
profonde du changement que cette soirée avait apporté
à leur situation. Ils étaient en quelque sorte sous le
coup d'un miracle* Mais bientôt l'allégresse fit explo-
sion.
Roger ordonna qu'on ôtât les barres de la porte.
Tout l'or avait déjà disparu. Grelot, qui avait un ter-
rible besoin de gambader, ne fit qu'un bond jusqu'à la
cloison ; les barres tombèrent et Grelot entra dans là
cuisine en marchant sur les mains.
« Du vin! du vinl criait-on déjà autour de la table.
— Du vin ! » répéta Grelot la tête en bas.
Et se remettant sur ses pieds d'un tour de reins, qui
disait toute la gaieté de son cœur, il ajouta :
« A la cave, notre hôte ! Je vais soigner le souper. »
Quelques minutes après la table fumait, supportant
à son centre un vaste plat d'étain anglais, où la moitié
260 ROGER BONTEMPS.
du mouton, accommodée selon la mode de Londres,
dégageait avec énergie ces savoureuses effluves si chè-
res à l'appétit. Parmi la fumée bienvenue, six ou huit
flacons de tournure respectable montraient leurs gou-
lots poudreux. Il est superflu de mentionner que le
linge manquait; ce qui ne manquait pas, c'était le
poivre, le gingembre et le piment, bonnes choses qui
doublent le prix du claret et du porto. Nul ne songeait
au linge en présence de cette abondante prébende, qui
réjouissait l'odorat et les yeux. Géorgie s'était surpassé.
Les poulets vous avaient un montant à enlever tous les
sufi"rages. Le vin était bon. Les galettes de farine dé-
layée ou « tortillas, » cuites à point dans la cendre
chaude, exalaient une délicieuse odeur de pain frais.
C'était un festin complet, morbleu! Et il y avait long-
temps qu'aucun de nos amis n'avait assisté à pareille
fête.
La possibilité d'être poursuivis et surpris ne trou-
blait point leurs ébats. Outre qu'il était de l'essence
même de leur vie d'avoir toujours l'œil et l'oreille au
guet, le Malgache avait dit : « Le heu est bon pour se
défendre deux contre dix en cas de mauvaise rencon-
tre, a Le Malgache connaissait les êtres; il avait pro-
mis une surprise pour le lendemain au jour; car il fal-
lait le jour pour juger la loge du vieux Géorgie.
Géorgie, d'ailleurs , et le chien Dingo, veillaient.
Géorgie était un franc bushman, un homme des bois
dans toute la force du mot. Il portait jusqu'au sublime
l'unique vertu de l'aubergiste sauvage : la fidélité d'un
jour. Géorgie appartenait corps et âme à ses hôtes de
la nuit, quitte à ne les plus reconnaître le lendemain, à
cinq cents pas de son cabaret. Pour garder ses hôtes,
il se fût laissé tuer devant sa porte, tout comme un
mousquetaire au seuil du roi. On savait cela. Il y a des
ROGER BONTEMPS. 261
renommées dans le désert, Géorgie et le grand chien
Dingo étaient les héros de plus d'une légende.
C'était, autour de la table, une bonne et bruyante
gaieté. Grelot, dans ces occasions-là, avait de l'esprit
comme plusieurs douzaines de vaudevillistes ; il faisait
rire Miguel sans que Miguel sût pourquoi. Mornaix,
charmant compagnon, brillant ici comme il eût brillé
aux Frères-Provençaux, prodiguait sa verve à pleines
mains ; les bons mots se croisaient avec les aventures
allègrement racontées. Le Malgache avait déjà chanté,
d'une voix rauque qu'il avait, deux couplets de galan-
terie sonorienne à faire dresser les cheveux. Roger seul
n'était pas tout à fait dans le ton. Il semblait réflé-
chir.
Gomme Roger était, à sa manière, mais autant que
personne, un convive d'honnête esprit et d'excellente
humeur, Mornaix et Grelot essayèrent, à diverses re-
prises, de l'émoustiller. Il répondait de bonne grâce, il
mangeait supérieurement , il buvait en conscience ,
mais la préoccupation tenace persistait.
« Ohé ! patron ! cria tout à coup Grelot, dormons-
nous? Je sais bien comment vous éveiller.... A la santé
de maître Piédaniel ! »
Roger tressaillit, puis tendit son verre en souriant.
« Que diable avons-nous donc, copin? demanda
Mornaix.
— Je suppose, glissa le Malgache, que M. de La-
vaur va bientôt nous parler de la tonne de poudre
d'or. 3)
Il passa, ce disant, sa langue gourmande sur ses
grosses lèvres.
« Fi donc ! beau-frère, répliqua Mornaix. Dès qu'on
parle d'or, on ne rit plus. Buvons et rions, copin, je
propose la santé de Mlle Eudoxie ! »
262 ROGER BONTEMPS.
Roger ne perdit pas tout à fait son sourire, mais une
nuance de malaise troubla son regard.
« Ce fut une maladresse, dit-il. J'aurais dû envoyer
la lettre par un commissionnaire : la lettre d'excuses à
maître Piédaniel. »
Mornaix et Grelot battirent des mains en trépignant.
a Et dire que c'est la première fois qu'on songe au
commissionnaire, fit observer Grelot, depuis le temps !
— Du Havre, on aurait bien pu télégraphier, ajouta
Mornaix.
— C'est vrai, dit Roger sérieusement. Je suis fâché
de n'en avoir pas eu la pensée. »
Il emplit son verre en même temps et le regarda .
a Buvons un peu à la santé de la petite sœur Anhita, »
reprit-il d'un accent rêveur.
Le gros rire tomba comme par enchantement à cette
parole. Grelot et Mornaix crurent que leur compagnon
avait voulu se venger.
Le Malgache versa gravement à la ronde.
« Messieurs, dit Roger qui leva son verre, cela ne
me fâche pas du tout de vous prêter à rire ; je sais que
c'est de bonne amitié. Vous regarderez éternellement
comme une chose très-drôle de me voir notaire dans
l'âme, au beau milieu de vos aventures. Je vous prie
seulement de considérer que l'étude de maître Piéda-
niel était à ma convenance. J'en connaissais les res-
sources. On en pouvait liercer le produit sans se fouler
beaucoup. Je n'y renonce pas.
— Et bien tu fais, copin ! dit Mornaix. Il faut de la
suite dans les idées.
— Tu plaisantes, toi, riposta Roger avec une sorte
d'attendrissement. Bien tu fais aussi, car tu es sur le
point d'avoir une grande joie,... J'ai porté la santé
d'Anhita. Trinquons. »
ROGER BONTEMPS. 263
Les verres se choquèrent. La curiosité était vague-
ment excitée.
« Messieurs, reprit Roger, je vous demande pardon
de n'avoir pu me mettre, cette nuit, au diapason de
vos gaietés. D'ordinaire, je trouve que c'est bien assez
d'avoir une idée à la fois, et, cette nuit, il y a une
demi-douzaine d'histoires qui me trottent dans la tête.
Je suis obligé de mettre un petit peu d'ordre dans tout
cela, et je ne suis pas autant que je le voudrais à votre
aimable conversation.... Sommes-nous en train de cau-
ser raison?
— Oui, certes, fut-il répondu tout d'une voix.
• — Eh bien! mes camarades, il m'a été donné de
vous apprendre aujourd'hui plusieurs nouvelles qui vous
ont beaucoup étonné ; n'est-ce pas vrai?
— C'est on ne peut plus vrai.
— Je vais vous révéler un fait plus surprenant en-
core, poursuivit Roger en baissant la voix. C'était Nan-
non qui était dans le train de Cherbourg. »
Roger s'arrêta pour voir l'effet produit.
Il y eut un silence. Chacun croyait peut-être avoir mal
entendu.
Roger fronça le sourcil et répéta distinctement :
oc C'était Nannon que j'avais reconnue dans le train
de Paris à Cherbourg.... Quand nous allâmes à cheval
de la maison de ton père, Mornaix, à la gare de Mantes. »
Il ajouta, non sans amertume :
0 Ce détail ne regardait que moi. Tu l'avais sans
doute oublié.
— Non, par la corbleu ! s'écria Mornaix. Copin, lu
me fais tort. Je peux rire de ceci et de cela, mais des
espérances de ton cœur, jamais! Cette Nannon, que je
ne connais pas et que tu aimes tant, est pour moi la
sœur de Naranja, ma femme.
264 ROGER BONTEMPS.
— Si cette Nannon était en danger comme la com-
tesse de Mornaix, ajouta Grelot , parlant de tout son
cœur, nous nous partagerions, patron ; car nous ne sa-
vons plus lequel nous aimons le mieux de vous ou de
M. le comte.
— Bien dit, approuva Miguel. Nous sommes quatre;
il y a deux femmes, cela fait six. »
Puis, entre ses dents, il acheva :
Œ Gela ferait sept, car j'avais aussi une femme. Le
jour où on réglera le compte des Smith, je serai là,
rayo de dios ! »
Roger tendit la main à la ronde. Il était singulière-
ment ému.
« Mes amis! mes amis! s'écria-t-il, Nannon est un
digne cœur. Vous croyez, comme moi, à la Providence,
n'est-ce pas? Ce n'était pas pour nous deux tout seuls,
Nannette et moi, que je réfléchissais.... Et si je vous
ai dit, comme on annonce une grande nouvelle, que
Nannette était dans le train de Cherbourg, c'est que ce
train la menait en Australie....
— En Australie! l'interrompit-on tout d'une voix.
— Écoutez! écoutez! balbutia Roger les larmes aux
yeux. Dieu est bon. C'est ma Nannon qui sauvera notre
Anhita, je l'espère.... j'en suis sûr! Si elle est comme
autrefois, elle donnera sa vie pour nous, sans faire au-
cune façon et sans perdre son sourire, la chérie de mon
âme! Elle est plus brave que moi dix fois
— Mais, fit Mornaix essayant en vain de compren-
dre, qui te fait supposer?..,
— Des choses apprises il y a bien longtemps, répli-
qua Roger; et des choses apprises ce soir même. Je
connais cette Fanfare et Fanfare connaissait Nannette.
Nannette est à Melbourne, je le sais; Fanfare doit le
savoir. Cette compagne promise à Jonathan Smith
ROGER BONTEMPS. ^265
pour f;uérir les ennuis de la solitude de Naranja, c'est
Nannette....
— Tu le supposes?
— Je le sais.
— En peu de mots, dit Mornaix bouillant d'impa-
tience, explique-toi!
— Cela ne peut pas s'expliquer en peu de mots, répli-
qua Roger. Je voudrais que le diable emportât tout ce
qui est aventures ; mais, pour que vous compreniez, il
faut que je vous raconte mes aventures. »
c^Qp:)
?66 ROGER BONTEMPS
VIII
P'estin d'aventures.
Roger mit ses coudes sur la table et commença ainsi:
« Elles sont à mes trousses ces diablesses d'aven-
tures, elles me cherchent pour me faire enrager. Quand
il y en a une dans le pays, à dix lieues à la ronde, elle
est pour moi. C'est le guignon. Quand j'abordai au
quai de William's-Town; après le naufrage, je ne va-
lais pas grand' chose, et c'est tout au plus si j'eus la
force de m'informer de vous. Point de nouvelles. J'a-
vais quatre louis dans le gousset de mon gilet pour
toute fortune. J'achetai pour cinq francs de plumes,
d'encre et de papier afin d'écrire enfin à M* Piédaniel,
à maman et même à Mlle Eudoxie. Riez tant que vous
voudrez. Il y a un sort la-dessus. Ecrire ces lettres a été
mon idée fixe, depuis que nous avons quitté Paris en char
de pompes funèbres, et je n'ai pas encore pu y réus-
sir. Nous verrons bien, à Melbourne, où je vais me
rendre de ce pas, en avant-garde si vous approuvez mon
dessein....
— Pourquoi en avant-garde ? demanda Mornaix.
— Attends la fin, tu le sauras. Je me logeai, avec
mon papier, mes plumes et mon encre, dans une hôtel-
lerie du port, où il n'en coûtait que trois dollars par
jour, sans boire ni manger. A ce taux, j'avais trois jours
ROGER BONTEMPS. 267
devant moi : le temps d'écrire tout mon content. Aussi,
je commençai une lettre pour Nannon. Vous compre-
nez que l'idée de Nannon m'aurait gêné pour mes autres
lettres. Il fallait me débarrasser d'elle. J'étais au milieu
de la première page, et en train de dire à Nannon
qu'il n'y avait personne dans le petit bûcher, ce qui est
désormais bien certain, puisque la voilà en Australie,
à moins, toutefois, que maman n'y fût, et elle en est
bien capable, lorsque mistress Manage tourna la clef
de ma porte et entra sans se faire annoncer. Mistress
Manage était, et est encore, je le souhaite, une grande
Écossaise, rousse et maigre, qui a le plus tendre cœur
du monde. Son mari venait de mourir, au retour des
mines du Mont-Alexandre. Elle avait un bon sac de
nuggets et de poudre qu'elle me montra du premier
coup pour se donner créance près de moi, s'excusant, en
outre, (^ n'avoir pas encore le deuil de veuve, sur la
faute de sa couturière. Parbleu! Voilà douze mois que
je'cherchaissa ressemblance relie ressemble à Thomas
Stone, notre professeur d'anglais au collège Henri IV :
gros yeux, nez busqué, bouche ouverte, montrant des
dents de loup. Je suis content d'avoir trouvé la ressem-
blance de mistress Manage. Gela me préoccupait. Elle
me dit bonjour; et tout de suite après elle ajouta :
« Voyons comme vous parlez l'anglais, mon garçon.
Si vous parlez assez pour moi, je vous prendrai ou que
le diable m'emporte ! »
J'étais déjà bien déterminé à chercher un emploi, et
je savais qu'on trouvait aisément de bonnes places sur
le littoral, surtout à Melbourne. J'évoquai mentale-
ment notre brave Thomas Stone, et il est bien éton-
nant que l'idée de la ressemblance ne me soit pas venue
dès lors. Mistress Manage fut contente de mes ré-
ponses, car elle me dit :
268 ROGER liONTEMPS.
« Que Dieu nous damne tous deux, garçon, vous êtes
un joli homme. Entendons-nous. Est-il bien vrai que
vous soyez plus pauvre qu'un mendiant?
— Ni plus ni moins pauvre, ma bonne dame.
— Et savez -vous jouer le backgammon, mon
cœur?
— Le tric-trac, madame? Oui, je suis d'une aimable
force.
— Que buvez-vous après le dîner?
— Ce qui se trouve.
— Avez-vous bonne santé?
— Excellente.
— Dieu me punisse ! donnez-moi le bras gentleman
et allons-nous-en chez nous. »
Je mis mon papier dans ma poche et je suivis doci-
lement ma souveraine, pensant qu'il serait toujours
temps de connaître mon emploi et mes gages. ^Elle me
fit dîner comme un vampire; nous eûmes pour six
livres sterling de bordeaux. Après quoi vint le tric-trac
et le gin de Hollande. Elle en but bien une pinte en
jurant comme un amour.
0- Holà ! dit-elle après la dernière partie, faites mon-
ter mon hôte, le vieux drôle, et qu'il apporte sa bible
ou que l'enfer le brûle ! »
Je pensai que c'était pour faire la prière du soir, et
je n'arrangeais pas bien ce soin pieux avec l'abondance
de blasphèmes que la bonne dame prodiguait à tout bout
de champ. Je fis dessein de profiter de la présence de
l'hôte pour savoir un peu quel était le nom de mon em-
ploi.
L'hôte arriva : un fort gaillard, plus ivre que ma su-
zeraine elle-même. Il avait une bible, une pipe et un
verre de rack.
a Eh bien! Bull, lui dit mistress Manage, je n'ai
ROGER BONïEMPS. 269
plus besoin de vous pour le tric-trac, mon hôte ; le
diable vous étrille comme vous le méritez! Est-ce une
belle chose que d'être mariée par un ivrogne ! Avancez
ici, gentleman,» ajouta-t-elle en me faisant signe.
Puis elle s'assit sur le pied du lit en me tenant par
la main.
a Ce coquin d'hôte est un lollard, me dit-elle, et les
loUards marient aussi bien que ceux de l'Eglise établie.
Écoutez seulement la lecture et répondez oui quand
vous serez interrogé. Voilà treize jours que je suis
veuve ; soyons damnés sans rémission; et cela ne peut
toujours durer, démons d'enfer! »
Je n'avais plus à demander le nom de mon emploi.
Je regardai mistress Manage pour voir si elle plaisan-
tait. Elle était sérieuse et laide à donner le frisson.
Mon hôte, qui était un lollard de bonne volonté, ou-
vrait déjà sa grande coquine de bible. Je le mis sur le
dos d'un coup de poing au creux de l'estomac et je
descendis l'escalier quatre à quatre.
Sans m'arrêter, je pris à pied, le long de la grève,
le chemin de Melbourne. Je manquais ainsi un mariage
qui n'était pas désavantageux sous le rapport de la
fortune.
A Melbourne, où j'arrivai au milieu de la nuit,
toutes choses étaient plus chères qu'à William's-Town.
Je couchai dans l'écurie d'un bouge pour un dollar,
et ne pus reprendre ma correspondance, parce qu'il
n'y avait point là de table. Dès qu'il fut heure conve-
nable, je me fis enseigner la demeure d'un broker qui
faisait aussi métier de placer les nouveaux arrivants
d'Europe. Ce brave, moyennant un de mes louis, me
dit qu'il y avait une grande dift'érence entre ce pays-ci
et la vieille Angleterre, qu'une personne arrivant avec
trente ou quarante mille livres de capital disponible
270 ROGER BONTEMPS.
aurait chance de vivre à son aise, et que ceux qui tom-
baient du premier coup sur des gîtes d'or productifs
pouvaient y ramasser leur fortune. Il me fournit
quatre ou cinq noms de squatters, éparpillés à de
bonnes distances, qui avaient besoin de gardeurs de
moutons. En sortant de chez lui, je trouvai un Alle-
mand qui m'offrit quatre dollars par jours pour
manier le soufflet de sa forge. Mon plan fut fait aussi-
tôt : je résolus d'économiser, sur ce riche traitement,
ce qu'il fallait pour pénétrer à l'intérieur, acheter des
outils, etc. J'avais idée que je vous rencontrerais aux
mines.
Je restai trois mois chez mon Allemand, pendant
lequel temps je m'informai de vous à droite et à gau-
che, sans trouver jamais la moindre trace. J'eus bien
des occasions de quitter mon soufflet de forge, mais
vous savez, pierre qui roule n'amasse pas de mousse.
Je préférai ne point rouler. Au bout de trois mois, mon
Allemand acheta une machine qui soufflait mieux que
moi. J'avais eu faim pendant quatre-vingt-dix jours
et mes économies se montaient à une douzaine de dol-
lars. Ma foi, j'achetai une pioche et je partis. J'avais
toujours dans ma poche les adresses des fermiers qui
manquaient de gardeurs de moutons. C'était une
ressource.
Le troisième jour, je suivais les bords du Yarra-
Yarra, une jolie rivière, en vérité, qui coule dans un
beau pays. J'allais vers les monts Bland, où l'on ve-
nait de découvrir de l'or. Le coche du campement de
Whittlesea me dépassa, attelé de quatre bons chevaux.
Tâchez d'écouter, voilà une aventure qui commence.
Sur l'impériale du coche, il y avait un garçon habillé
comme les Bretons d'opéra-comique et qui me fit signe
de la main en me souhaitant heureux voyage. J'aime
ROGER BONTEMPS. 271
les Bretons à cause de Nannon qui venait de Bretagne.
Au moment où le coche disparaissait à un coude de la
route, derrière les buissons de myrtes et les fougères
arbres, j'entendis mon Breton qui chantait à pleine
voix une chanson de Sainte-Anne d'Auray. C'est le
propre pays de Nannette.
Et la chanson n'était pas la première venue. Je l'en-
tendais bien souvent dans la veille et dans le sommeil.
Si vous saviez quelle douce petite voix elle a, ma
Nannon chérie, et comme mon cœur battait quand je
l'entendais du bas de l'escalier. Ne ris pas, Grelot, ou
je te brise une bouteille sur la tête !... »
Grelot n'eut peur ni ne se fâcha. Il regarda Roger
avec son bon sourire qui gouaillait malgré lui, mais
derrière lequel se montrait sa bonne âme.
« Ne m'assommez pas, patron, dit-il. Qui sait si
cette jolie Mlle Nannon n'aura pas, besoin, un jour ou
l'autre, d'un garçon qui se fasse tuer pour elle gaie-
ment, à la parisienne, comme on va à la noce? Pour
quand ça y sera, vous savez, je prends le tour. »
Roger lui tendit la main au travers de la table. Il
avait les larmes aux yeux.
« N'empêche, dit Grelot en la serrant avec une affec-
tion mêlée de respect, que si vous nous racontez comme
ça des petites histoires enfilées bout à bout, nous n'au-
rons pas fini dimanche prochain....
— Et nous n'arriverons jamais à la tonne de poudre
d'or! » appuya le Malgache.
Mornaix n'avait encore rien dit.
« Laissez parler le copin, conseilla-t-il. J'entrevois
des miracles dans son affaire. Mais ce que j'ai surtout
envie de savoir c'est comment il a ganté la peau du
Rôdeur-Gris !
— C'est simple comme bonjour, répondit Roger.
272 ROGER BONTEMPS.
L'aventure est une femme; si vous la fuyez elle va
courir après vous. J'en ai eu cinq cents depuis mon
arrivée dans ce diable de pays, peut-être mille. Je
n'avais pas la prétention de vous les narrer toutes,
mais j'avais fait choix de deux ou trois douzaines d'a-
necdotes très-piquantes.... par exemple, tenez! chacun
sait bien qu'il n'y a plus de naturels. Les Anglais les
ont tous dévorés jusqu'au dernier, sous prétexte qu'ils
étaient anthropophages. Eh bien! j'ai rencontré, de
l'autre côté du Murrumbidgee
— Tu as été jusqu'au Murrumbidgee ! s'écria Mor-
naix étonné.
— Et plus loin! J'avais la rage de retrouver ce
Breton qui était sur l'impériale du coche. C'est un
gaillard qui m'a fait voir du pays ! Mais nous allons y
revenir. Je vous parlais des naturels du Murrumbidgee.
Qu'est-ce que la civilisation? Les avis sont partagés.
Au collège, on nous disait que Lucullus, engraissant
ses carpes avec de la chair d'esclaves, était l'expression
la plus raffinée de la civilisation. Thomas Stone, au
contraire, prétendait que la civilisation consiste à opia-
cer la Chine, à vampiriser l'Inde, à dépeupler l'Irlande
et à combler le canal de Suez. Mes naturels faisaient
de l'eau-de-vie avec leur salive. Est-ce maladroit? Ils
me nourrirent pendant quinze jours de céleri sauvage
pour donner bon goût à mon beurre. C'est ainsi qu'ils
nomment la graisse humaine. Je suppose que vous ne
trouvez pas cette idée-là trop inférieure aux opinions
philosophiques de Lucullus. Le seizième jour on coupa
en cérémonie un pied de métrosidéros spéciosa qui
embaumait pour fabriquer ma broche : j'entends la
broche où je devais rôtir. Je fus sauvé par le hasard le
plus romanesque.... Une naturelle nommée Yambara-
boyongo qui avait les jambes disséquées jusqu'aux
ROGER BONTEMPS. 273
hanches : on voyait au travers, et plus de cinquante
livres de goitre. Gela lui donnait une grande supério-
rité sur ses compagnes. Elle mit tout h. mes pieds, et
pendant qu'on allumait le feu devant ma broche....
Mais c'est là une de mes aventures les plus insigni-
fiantes, et je ne veux pas me perdre dans les détails.
J'en étais au Breton de l'impériale. Je veux seulement
vous dire que cette chanson qu'il chantait à pleine voix
tenait une certaine place dans ma vie. C'était une
des chansons favorites de Nannette, un refrain de pays
qui n'a en soi rien de remarquable, mais elle le disait
si bien !
Figurez-vous, il s'agit d'un gars de la campagne
d'Auray. Je vous analyse la chanson pour ne pas vous
la chanter. Ce . serait trop long. C'est un gars qui a
envie de trouver un trésor. Il est comme notre ami Mi-
guel pour sa tonne , il ne songe qu'à cela : « dans un
vieux pot, des pièces d'or ! » Voilà son rêve.
Alors il fait marché avec sainte Anne, mère de la
Vierge. Il lui dit sa position sociale et ses petites
affaires. Il est pour tirer à la conscription ; il a la
taille : s'il est pris, il lui faudra partir, à moins qu'il
ne trouve son trésor « dans un vieux pot des pièces
d'or ».
Il aurait fallu entendre Nannette !
Il y a le cousin Jean-Marie qui fait les yeux doux à
Catherine. Si mon gars pouvait l'envoyer servir le roi
à sa place, ce serait d'une pierre deux coups. Mon gars
épouserait Catherine.
Ces chansons de village sont de petits poèmes, ma
parole ! Il me semble voir le sourire de Nannon :
Si j' pouvais trouver un trésor :
Dans un vieux pot des pièces d'or !
18
274 ROGER BONTEMPS.
Le voilà donc marié ! En avant le cabaret ! II le dit
tout au long à sainte Anne. Catherine aura beau se
plaindre. Ce qui est fait est fait. Pauvre Nannon,
je l'entends.
Ah ! mais ! c'est que les gars d'Auray ont la tête près
du bonnet ! Depuis le temps qu'il demande son trésor à
sainte Anne, le nôtre commence à se fâcher. Il exige, il
menace, et, de couplet en couplet, sa fringale grandit :
Faut pourtant que j' trouve mon trésor :
Un grand vieux pot, tout plein d' pièces d'or !
Ah ! Nannette! Nannette! La jolie petite roulade de
la fin ! la cadence espiègle ! le crâne point d'orgue qui
s'en allait mourant, mourant dans un baiser :
A Sainte- Anne en Auray
J'irai pieds nus sur la route
Et je lui porterai
Le plus beau bouquet qu' j'aurai!
Ris si tu veux. Grelot, moutard d'enfer, puisque tu
ris mouillé! Tu est un bon petit homme. Eh bien ! oui,
je l'aime comme cela, je suis fou, j'ai le cœur content
quand je peux trouver prétexte à parler d'elle!
Dès que j'entendis la chanson du Breton, je me mis
à courir. Il me semblait que le passé m'appelait. J'avais
tout oublié hormis Nannette. La route faisait un coude,
j'allais voir Nannon et son sourire!
Hélas ! j'arrivai au coude tout hors d'haleine et, si
vous saviez comme le coche était déjà loin ! Il montait,
au petit galop, ces pentes insensibles qui vont jusqu'au
sommet neigeux des Alpes Australiennes, à vingt
lieues de là. Un nuage de poudre entourait la voiture
et je ne voyais presque plus mon Breton. Je l'appelai
ROGER BONTEMPS. 275
de toutes mes forces, mais le bruit des roues l'enve-
loppait; je lui fis signe, agitant mon chapeau au bout
de ma pioche : il ipe tournait le dos.
Et le vent m'apportait toujours la chanson de Nan-
nette I
Que voulais-je cependant? J'aurais donné trois pa-
lettes de mon sang pour joindre cet homme. Dans quel
but? Il y avait des années que Nannon avait quitté la
Bretagne. Cette chanson, tout le monde la sait sans
doute, au pays d'Auray.
Je me couchai sur l'herbe, épuisé de sueur et de
souffle, quand le coche disparut derrière le premier
sommet. J'avais bien fait deux lieues à sa poursuite, ne
pouvant jamais le joindre, mais perdant peu de terrain.
Au moment où mon regard cessa de distinguer le
grand chapeau du Breton, le vent faisait voltiger au-
tour de sa tête de la flamme et de la fumée. Il allumait
sa pipe avec un chiffon de papier.
Je restai un instant à reprendre haleine, et je
me disais pour me consoler : quel lien possible entre
lui et elle? Le costume d'un pays qui n'est plus le
sien, les couplets d'une chanson que répète toute une
province.
Mais cela ne me consolait point. Une idée tyranni-
que avait pris possession de mon esprit. Je croyais que
le Breton aurait pu me parler de Nannette.
Je me levai pourtant après quelques minutes de re-
pos et je repris ma route. Je tâchais de me raisonner.
Ce n'étaient pas les arguments qui manquaient et j'a-
vais beau jeu à m'accuser de folie. C'est votre avis à
vous qui êtes sages, n'est-ce pas? Très-bien. En arri-
vant au haut de la montée je trouvai un papier à moi-
tié consumé : le chiffon qui avait allumé la pipe de mon
Breton. Machinalement je le ramassai. C'était l'adresse
276 ROGER BONTEMPS.
d'une lettre; il en restait le quart. Je pus lire un nom :
Yvon Legoff, et quelques mots, New-Church street,
Melbourne.
Le tout de l'écriture de Nannette !
Il n'y a pas à s'y méprendre, vous savez. Certaines
écritures peuvent se ressembler entre elles, mais pas
plus que certaines personnes. Il n'y a pas à se mé-
prendre.
Je fus frappé si violemment que mon cœur cessa de
battre. Le doute n'essaya même pas de naître. Je re-
pris ma course, dès que je le pus, avec une furieuse
énergie. Je vous prie de remarquer que j'étais à cent
lieues de l'idée que Nannon pût avoir traversé la mer.
Ma pensée alla d'abord tout autre part. Je me deman-
dai si cet Yvon Legoff n'était point l'homme du petit
bûcher. Je le revis, par l'effort de ma volonté, avec
ses cheveux flottants sous son grand chapeau. Il était
beau et jeune. La jalousie me mouilla d'une sueur
froide.
Oh ! comme il m'est arrivé souvent de me dire, et
toujours en pensant vrai : je ne sais pas combien je
l'aime ! Peut-être bien qu'on ne peut pas être heureux
ici-bas comme je le serais si elle était ma femme, si
j'avais l'étude de M« Piédaniel et des petits enfants qui
m'empêcheraient de travailler. Mes petits enfants! les
enfants de Nannette !
Puis je songeai bien différemment. Cette lettre n'é-
tait-elle pas pour s'informer de moi? Le temps y était
tout juste. J'avais écrit en quittant Londres....
Je crois que j'aurais donné l'espoir d'acheter mon
étude pour savoir ce qu'il y avait eu dans cette enve-
loppe.
Mais les chevaux du coche galopaient, et la distance
s'augmentait sans cesse entre moi et mon Breton.
ROGER BONTEMPS. 277
Ce fut seulement le lendemain matin que l'idée me
vint de voler un cheval. J'eus un transport de joie
comme si c'eût été là une belle découverte. La chose
était facile. Je traversais un pays cultivé où les stations
abondent. Je fis choix d'un beau poulain entier, qui a
bien manqué me rompre cent fois le cou, et me voilà
sans selle ni mors, ayant pour tout harnais un bout de
longe, me voilà lancé, au galop de Mazeppa, sur la
trace de mon Yvon Legoff .
C'est la vérité vraie que je vous disais tout à l'heure,
mes camarades. Entre le moment où je partis sur le
dos de mon étalon furieux et l'heure lointaine où je
rencontrai mon pauvre Yvon Legoff, quand je ne le
cherchais plus, ma route a été traversée par mille et
une aventures. J'ai été mineur, j'ai été chasseur d'o-
possums, j'ai été berger, laboureur, intendant, pro-
fesseur de langues, j'en passe, et enfin bushmnger :
tout cela malgré moi, par hasard, par aventure.
Mais vous aviez tort de craindre, et moi je me fai-
sais illusion sur l'appétit que j'avais de conter. Une fois
entré dans la voie où je trouve marquée la piste de
Nannon, je ne puis plus avoir qu'une pensée ; mes
aventures ne peuvent plus être pour moi que ce qu'elles
ont été, en effet, des obstacles, et mon seul désir est
de sauter par-dessus.
Attention, Malgache! ceci vous intéresse! »
Miguel tressaillit et ouvrit ses yeux lourds de som-
meil.
« Est-ce la tonne? demanda- t-il.
— C'est la tonne. Il y avait environ quatre mois que
j'avais quitté Melbourne. Mon étalon m'avait mené
très-loin du côté nord-est, plus loin probablement que
n'était allé Yvon Legoff. J'avais traversé des centaines
de stations, cherchant partout à me renseigner sur
278 ROGER BONTEMPS.
Y von d'abord, sur vous ensuite. Vous voyez que je suis
franc. Nulle part je n'avais eu de nouvelles. L'étalon
était retourné au diable depuis longtemps; j'avais
fait pour vivre tous les métiers que je vous ai dit,
et je m'étais dirigé vers l'ouest, afin de me rappro-
cher du lieu où vous deviez être, selon mon estime,
à la poursuite des Smith, si vous étiez encore de ce
monde.
J'avais monté jusqu'à la rivière Murray, et je venais
de quitter une place de gardien de marchandises que
j^avais dans une station, au pied du mont Darwin, sur
la foi de renseignements vagues qui me semblaient se
rapporter à mon Breton, lorsque je tombai en plein sur
la piste des trois Smith et de Naranja. Les frères
Smith voyageaient à la tête d'un parti nombreux. Ils
venaient de Melbourne pour prendre possession d'un
terrain considérable récemment acquis par eux dans
le Rodney.
Je n'ai pas besoin de vous dire que, dans la croyance
des Smith, cette concession était calculée de manière à
enfermer la cachette de Gordon Leath.
— Je connais la concession des Smith, dit Mor-
naix.
— Moi aussi , firent tour à tour le Malgache et
Grelot.
— Nous y sommes tous allés, à ce qu'il paraît, re-
prit Roger, et peut-être que nous y avons été tous en-
semble. Mais c'est grand comme une province. Aucun
de nous n'y a rencontré les autres. Je ne sais pas ce
que vous avez fait là-bas, mes camarades; moi, j'ai
pris du service dans le propre équipage de Jonathan
Smith, et je serais peut-être arrivé jusqu'à ma petite
sœur Anhita, sans un coup de carabine qui m'arrêta
net, un soir que je rôdais autour des tentes.
ROGER BONTEMPS. 279
— Tu es un noble garçon, murmura Mornaix.
— Si tu avais été là, copin, répliqua Roger, ta m'au-
rais relevé ; mais il n'y avait personne que Jonathan et
ses hommes qui me cherchaient. Jonathan m'avait re-
connu. Je me laissai glisser dans l'eau du Goodmans-
Greek, qui heureusement coulait à pleins bords, et je
fis la planche au fil de l'eau, tant que l'eau me porta.
Je perdais tout mon sang, mais je n'osais prendre terre
à droite ni à gauche, parce qu'on me chassait sur les
deux bords. Il était presque jour quand je cessai d'en-
tendre la poursuite. J'avais dépassé depuis quelques
minutes le poteau marquant la Umite de la concession
des Smith. Je sortis du creek et je fis une centaine de
pas en me traînant dans le bush; puis, voyant une sorte
de tertre où l'herbe était épaisse et belle, je me cou-
chai et je m'endormis, ou je m'évanouis.
Car il n'est point sommeil si profond que n'eût se-
coué l'aventure cjui m'arriva.
Vous la raconter est impossible. Je n'en eus aucune-
ment conscience. Vous ferez comme moi, vous rétabU-
rez l'histoire à l'aide de ses résultats.
Je m'éveillai perclus au bout d'un temps que je ne
saurais point mesurer, mais qui avait dû être long, puis-
que le soleil couchant rougissait au-dessus de ma tête
la cime déchiquetée d'un vieux gommier mort.
— Un des trois gommiers qui étaient sur la carte de
Bambô ! s'écria Mornaix.
— Dire que je les ai tant cherchés ! » ajouta
Grelot.
Miguel fit un geste d'impatience et murmura :
« Mil Dios ! la langue dans la poche 1 Laissez parler
M. de Lavaur ! »
280 ' ROGER BONTEMPS.
IX
Auro Divo!
« La cime rougeâtre de ce diable de gommier, pour-
suivit Roger, me semblait être à une hauteur surpre-
nante. Je ne voyais qu'elle, se détachant juste au-des-
sus de moi sur un rond de ciel bleu, absolument
comme si c'eût été la carrée d'un lit qu'on aurait his-
sée à une gigantesque hauteur. J'apercevais cela par
une ouverture régulière et formant cercle nettement,
comme l'orifice d'un puits. Le vent agitait autour de cet
orifice une sorte de frange soyeuse et flexible. Je crus à
•la bizarrerie d'un rêve, d'autant que j'avais dans le cer-
veau de profondes et vagues lassitudes. Le souvenir des
événements récents dormait en moi, et mon premier
instinct fut d'étendre les bras pour saisir quelque objet
sur ma table de nuit; j'entends sur ma table de nuit de
Paris, et j'appelai Jean, le valet qui me servait rue du
Mail. Jean ne répondit pas; ma blessure me poignarda
cruellement, et au lieu de ma table de nuit, mes mains
rencontrèrent du sable mouillé. Le réveil vint tout
d'un coup avec la sensation du froid glacial qui me per-
çait jusqu'aux os. J'avais une plaie au côté gauche de
la poitrine, à la hauteur du cœur; la balle, contour-
nant le sein, était sortie sous l'aisselle en déchirant
les chairs du bras. L'énorme quantité de sang que j'a-
ROGER BONTEMPS. 281
vais perdu dans la rivière me laissait épuisé d'esprit et
de corps.
J'étais couché sur ou plutôt dans le sable, où ma
chute m'avait comme incrusté, car j'étais tombé de
haut. Ce trou rond qui me montrait le ciel et la cime
du gommier mort était l'endroit même d'où avait eu lieu
ma chute.
L'eau coulait abondamment par le trou en rendant
un bruit de ruisseau : c'était le restant d'une forte
pluie. Je n'étais pas inondé, parce que l'eau s'infiltrait
à mesure dans le sable.
Quelque chose me faisait souffrir plus vivement que
ma blessure même : c'était une douleur à la nuque.
Cette partie avait dû porter, au moment de ma chute,
sur un objet dur et coupant. Pendant que tout le reste
de mon corps reposait sur le sable doux, sans autre
gêne que l'humidité et le froid, ma nuque blessée avait
pour oreiller cet objet tranchant et dur.
Je fus longtemps à me retourner pour voir. Je
pus reconnaître enfin une planche, recourbée en cer-
ceau....
— La tonne, caramba! s'écria Miguel.
— La tonne , ami Malgache , qui avait failli me
rompre le cou. J'étais à cent lieues, vous le croyez
bien, de songer à la tonne. J'examinai ce rebord circu-
laire avec une curiosité d'enfant. Cela ne sortait pas de
plus d'un pouce hors du sable. L'eau qui venait d'en
haut tombait dans cette espèce de bassin et y tourbil-
lonnait doucement avant de se perdre au milieu, où elle
avait creusé un petit gouffre qui, dès l'abord, me sem-
bla jeter d'étranges lueurs.
Ces rayons jaunes qui me sautaient aux yeux, cha-
toyants et teints par intervalles de reflets pourprés, je
les attribuais aux éblouissemenls de ma faiblesse. Je
282 ROGER BONTEMPS.
n'y croyais pas. Je cherchais à en chasser les chiméri-
ques lueurs. Mais à mesure que mes regards s'habi-
tuaient à l'obscurité, car je tournais désormais le dos
à la lumière, le chatoiement se faisait plus distinct.
L'eau, en tourbillonnant au centre du bassin, semblait
entraîner des étincelles dans son mouvement de rota-
tion. Je suivais d'un œil curieux le jeu turbulent de
toutes ces paillettes, et l'idée ne me venait point que
ce pût être de l'or....
— De l'or! » répéta malgré lui le Malgache, qui es-
suya de grosses gouttes de sueur à son front.
Grelot et Mornaix répétèrent d'une voix que l'émo-
tion faisait à leur insu sourde et solennelle :
a De l'or ! >»
Quelle est donc la puissance inouïe de cette chose et
de ce mot ! Il y avait là trois hommes de caractères
différents, de natures opposées , écoutant un récit dé-
floré, écrémé pour ainsi dire, auquel le narrateur avait
enlevé d'avance l'imprévu, qui excite et soutient l'intérêt.
Dans son insouciance ou dans son impatience, Roger
avait dit dès l'abord le mot de l'énigme ; son conte,
présenté à l'envers, avait dévoilé du premier coup son
dénoûment. Chacun savait ici qu'il s'agissait de la tonne
d'or.
Et cependant, chacun restait suspendu aux lèvres
de Roger : le sauvage Mexicain, l'enfant de Paris, le
gentilhomme aux larges et chevaleresques instincts.
L'or est roi, l'or est passion , l'or est fièvre. L'or
porte en soi un mystérieux et irrésistible prestige. Il
brûle comme le feu, il éblouit comme la lumière. Sou-
venez-vous qu'au milieu des merveilles de l'art et de
l'industrie, à l'Exposition universelle de Londres, une
chose avait le privilège d'attirer entre toutes les regards
affolés de la foule. Ce n'était ni beau, ni ingénieux, ni
ROGER BONTEMPS. 283
curieux, ni glorieux; cela ne parlait ni au sens ni à l'in-
telligence; cela n'avait point de formes attrayantes,
point de parfums séduisants , point de sons enchan-
teurs, et pourtant cela séduisait, attirait et charmait.
C'était de l'or, une masse d'or, une pyramide d'or,
tout l'or récolté dans cette même terre d'Australie où
nous sommes.
C'était,... Mais non, ce n'était pas même de l'or! De
même qu'on taille dans le marbre l'image d'un dieu,
la statue d'un héros, on avait érigé ce monument à
l'or. C'était du zinc, habillé de dorure, c'était de faux
or, c'était le portrait d'une pyramide d'or!
Et devant cette idole étrange, le siècle passait, ébrio-
lant ou recueilli, silencieux ou bruyant, selon que sa
dévotion le portait à l'ascétisme taciturne ou aux tumul-
tueux transports.
Il faut avoir vu cela pour comprendre l'unanimité
de ce prodigieux fanatisme. Ceux qui l'ont vu ne cher-
chent plus le symbole de la religion universelle.
Les doigts tremblants de Roger touchèrent son front
humide.
« De l'or, répéta-t-il à son tour d'une voix altérée.
En ce lieu , une goutte de vin , un morceau de pain
eussent valu pour moi mieux que tout l'or du monde.
Et cependant quand l'idée me vint que c'était de l'or,
mon cœur se serra, mes oreilles bourdonnèrent, un
voile descendit sur mes yeux.
Chacun est comme Dieu l'a fait ; je n'ai ni à me
vanter ni à me plaindre. J'ai vécu jusqu'à ce jour sans
ambition ni intérêt, car l'idée d'être riche ne m'est ja-
mais venue, et la carrière de mon choix est simple et
modeste entre toutes. J'y tiens à cause de cela. J'ai
placé mon bonheur dans une médiocrité utile et occu-
pée. Je suis un Roger Bontemps paisible et discret.
284 ROGER BONTEMPS.
un Roger Bontemps notaire. Je peux faire serment que
je n'ai jamais rêvé d'or.
L'or a donc une secrète et irrésistible influence sur
ceux-là même qui le dédaignent, sur ceux-là même qui
en interrogeant leur conscience n'y trouvent aucune
passion que l'on puisse assouvir. L'or est donc une fa-
talité ! Il y a donc dans l'attrait exercé par l'or une fée-
rie indépendante de tout ce que l'or peut acheter !
Il me fallait souffrir beaucoup pour garder la pos-
ture que j'avais prise, soufl'rir davantage pour avancer
la main et tâter ces paillettes éclatantes qui valsaient
au centre du tourbillon. Je ne sais plus si je sentais
ma souffrance. Je sais que ma respiration s'embarras-
sait dans ma poitrine et que je prononçai le nom de
Nannette. Je l'entendis, ce nom, dans le silence qui
m'entourait, et il me fit tressaillir.
J'avançai la main, je touchai : c'était bien de l'or.
Malgré moi, malgré ma blessure , mes doigts se bai-
gnèrent dans l'or, puis mon poignet, puis mon bras
jusqu'au coude. Je ne pus trouver le fond de ce bain
d'or. Je voulais aller plus avant; ma blessure sai-
gnait, rougissait l'eau qui toujours tournait. Je perdis
le sens de nouveau, et je me souviens que , dans la
courte agonie qui précéda mon évanouissement, je me
sentais descendre dans cet or, descendre comme le noyé
tombe au fond de la mer, et que mon être frémissait
d'une inexplicable volupté.... »
Roger se tut. Il y eut un silence. Les cigares éteints
pendaient aux lèvres. On ne buvait plus.
Roger, pâle et pensif, semblait sous le coup d'une
superstitieuse frayeur.
Le Malgache parla le premier.
« M. de Lavaur, demanda-t-il, êtes-vous bien sûr de
retrouver l'endroit ?
ROGER BONTEMPS. 285
— Il faisait nuit noire au fond du trou, reprit tout
à coup Roger, comme s'il n'eût point entendu la ques-
tion. On ne peut pas croire qu'il fasse plus nuit en en-
fer. La pluie avait cessé. En m'éveillant , j'eus horri-
blement peine à retirer mon bras, enfoncé de force entre
les nuggets et les concrétions d'or natif. Cette fois, j'a-
vais l'esprit présent puisque la terreur naquit en moi
tout de suite de mourir au fond de ce trou.
Il ne me fallut que l'épreuve de mes mains, prome-
nées autour du rebord circulaire pour bien reconnaître
que j'étais dans la propre cachette de Gordon Leath et
que ma tête avait faiUi se briser sur la tonne d'or.
La veille je m'étais endormi dans cette herbe haute qui
marquait la place où Gordon avait remué le sol pour
enfouir son trésor. Ma mère m'avait conté souvent
l'histoire d'un pot de grès , plein de louis , caché par
son père au commencement de la Révolution. Le pot
avait été déposé à un mètre de profondeur ; il fallut
creuser quatre mètres pour le retrouver.
Dans lesterrains meubles, les objets lourds chassent.
C'était ici du sable presque mouvant.
La tonne avait chassé, depuis le temps de Gordon
Leath. En chassant, elle avait creusé une sorte de puits
que recouvrait comme un pont la couche de terre vé-
gétale, soutenue par les racines du gazon. Je m'étais
endormi sur cette voûte qui s'était affaissée , l'averse
aidant.
Ceci n'est qu'un hasard. Le miracle, ce fut de ne pas
me casser le cou.
Chaque homme à sa destinée, c'est évident. La mienne
est d'être notaire . Je ne peux pas mourir avant d'avoir
acheté l'étude de maître Piédaniel.
La preuve, c'est que, pendant mon second évanouis-
sement, la fortune s'était chargée de me procurer une
286 ROGER BONTEMPS.
voie de retraite. Un nouvel éboulement s'était fait qui
donnait une pente, sinon commode, du moins pos-
sible à gravir. La lune se leva pour me montrer où
poser le pied, et vers deux heures du matin, après des
efforts dont je ne me fusse pas cru capable, vu mon état
d'épuisement et d'inanition, je me retrouvai dans la
haute herbe avec mes poches pleines de poudre d'or,
a Je voudrais savoir, demanda pour la seconde fois
le Malgache qui semblait inquiet et malheureux, si
vous seriez capable de retrouver l'endroit.
— J'y retournerais les yeux bandés, mon brave Mi-
guel, » répondit Roger.
Miguel secoua la tête et poussa un profond soupir.
« Aimeriez-vous mieux qu'il eût oublié le chemin,
beau-frère? interrogea Mornaix en riant.
— Vous ne devinez pas où le bât le blesse, dit Gre-
lot. C'est cette diablesse de piste allant du creek au ga-
zon, sous les gommiers morts
— Ah ! s'écria Miguel, si j'avais été là, j'aurais re-
placé le sable grain à grain, j'aurais bouché la trace
des pas, j'aurais paré le gazon, si proprement qu'un
Peau-Rouge même n'aurait su voir si un pas humain
l'avait foulé. Enfin, j'aurais passé trois nuits, s'il l'eût
fallu, à fabriquer pour l'ouverture du trou un bouchon
qui l'eût fermé comme on bonde une barrique. Mais
M. de Lavaur, qui est un homme instruit, ne sait rien
faire de tout cela.
— Ma foi, mon brave ami, répliqua Roger, M, de
Lavaur n'était pas à la noce. Il eût donné bien des fois
plein son chapeau de poudre d'or pour trouver dans le
quartier un hôpital ou tout au moins une pharmacie.
Sa poitrine râlait ; son épaule le faisait crier à chaque
mouvement, et les études qu'il avait faites jadis, depuis
sa huitième jusqu'à sa philosophie, ne lui suggéraient
ROGER BONTEMPS. 287
aucun moyen pratique de se procurer quatre côtelettes
dont il avait le plus pressant besoin. Néanmoins, il fit
de son mieux. Il jeta des branches sèches sur le trou
et mit le feu au plus petit des gommiers morts dont il
dirigea la chute en travers de l'excavation....
— Pas mal ! » décida Grelot.
La figure du Malgache s'éclaira.
« Ce diable de copin, dit Mornaix , avec seulement
deux ou trois ans d'études, serait devenu un sauvage
de choix 1
— Ce fut tout. Je n'en pouvais plus. J'allai au creek
boire un coup et laver mes blessures, après quoi je
me dirigeai tout uniment vers les tentes des Smith,
préférant un second coup de carabine à la faim qui me
dévorait. J'espérais intéresser quelque suivant de la
bande qui m'eût donné un morceau de pain et le moyen
de fuir. Je trouvai mieux que cela. Les Smith étaient
déménagés, leur dernier feu brûlait encore, entouré
des débris de leur dernier festin. Il y avait là grande-
ment de quoi nourrir trois hommes, ce qui me permit
de prendre trois jours de repos dans un bon gîte, car
ceux de leurs serviteurs qui n'avaient pas de tentes
laissaient derrière eux un hangar d'écorce de banksia,
bâti à la mode des naturels.
Je partis de là non pas guéri , mais remis du moins
de ma fatigue, et capable de fournir chaque jour une
petite étape de trois ou quatre lieues.
Les choses vont vite de ce côté-là. On voit des es-
paces incendiés partout et des bornes portant des noms
qui appartiennent à toutes les nations de l'Europe;
dans deux ans ce sera un pays peuplé comme les bords
du Yarra ou le district de Grant, mais les stations sont
encore bien éloignées l'une de l'autre , surtout quand
on s'écarte de la rivière Goulburn, et, au bout de ma
288 ROGER BONTEMPS.
troisième étape, je n'avais pas encore rencontré une
créature humaine.
J'avais eu pour toute nourriture, depuis mon départ
du campement abandonné par les Smith , les fruits
sauvages cueillis le long de ma route, et les fruits sau-
vages sont rares en Australie. Quand je m'arrêtai au
bout du troisième jour, j'étais réduit à une extrémité
plus triste encore que lors de ma sortie du puits, et il
n'y avait là ni foyer allumé, ni restant de repas, ni
hangar pour me réconforter. Je me couchai au pied
d'un arbre, trop faible que j'étais pour songera y mon-
ter et je fermai les yeux, n'ayant plus que ce vague et
suprême espoir qui jamais n'abandonne la détresse
humaine.
Il y a des rêves qui s'obstinent. La nuit s'était faite ;
un engourdissement profond tenait mes sens et mon
intelligence ; pourtant, il me semblait que j'entendais
l'écho d'un chant lointain. Vous devinez quel était ce
chant : il fallait bien que ma dernière pensée fût à Na-
nette.
Je pensais mourir là au pied de cet arbre ; je m'é-
tais, en quelque sorte, arrangé pour cela, et je me di-
sais : je ne verrai plus le jour. Le chant me berçait,
je trouvais tout simple qu'il bourdonnât autour de mes
oreilles, mais je n'y croyais pas.
Pour moi, ce n'était pas une voix humaine qui allait
répétant ce chant. La voix était en moi. Dans ma
croyance la solitude m'entourait de toute part.
Le chant n'était qu'une illusion. L'agonie m'appor-
tait ses rêves. Ne voyais-je pas au travers de mes yeux
fermés l'adoré sourire de ma Nannette !
Certes, elle était là. Elle y devait être. Chère fille!
en ce moment, priait-elle pour moi?
Mais il y avait une chose bien étrange et qui me
ROGER BONTEMPS. 289
préoccupait malgré l'assoupissement de mes facultés.
L'illusion aurait dû me taire entendre la propre voix
de Nannon. Et c'était une mâle voix qui allait chantant
avec d'insouciantes gaietés :
A Sainte-Anne en Auray,
J'irai pieds nus sur la route
Et je lui porterai
Les plus beaux bouquets qu' j'aurai....
Gela ne m'étonnait point. J'avais poursuivi si long-
temps le Breton du coche ! C'était lui qui revenait pour
me parler de Nannette....
Ma pensée, cependant, vacillait de plus en plus.
J'aurais voulu chanter, moi aussi, et prier. Le nom de
ma mère me vint aux lèvres. Je vis la lampe de l'étude
avec son grand abat-jour vert, qui éclairait les ran-
gées de cartons. Gomme il eût été surpris, M* Piéda-
niel, s'il avait pu savoir où j'étais à cette heure !
Je suis bien sûr de m'être demandé qui achèterait
l'étude à ma place.
Et puis vous vîntes tous. Et je baisai au front ma
pauvre petite sœur Anhita que j'aurais tant voulu sau-
ver!
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un grand pot, des pièces d'or.
H n'y a point de pot si grand que cette tonne. Je
riais.
Et j'avais des larmes sur le cœur. C'était bien pour
moi que Nannon chantait ainsi dans sa chambrette sans
savoir elle-même pourquoi. Elle avait vaguement le
désir d'être riche pour me faire heureux.
On marchait sous bois à quelque cent pas de moi :
19
290 ROGER BONTEMPS.
sans doute une bête sauvage. Cela ne m'inquiétait
point.
Le vent apporta à mes narines une acre odeur de fu-
mée. Chimère! Ma pensée était sur le point de s'enfuir
comme la flamme mourante qui ne tient plus à la mè-
che que par un point mobile.
Je dis : adieu , Nannette , ma petite chérie !
On ne chantait plus. Je m'endormais dans le som-
meil ou dans la mort.
Ma tête fut secouée par un douloureux soubresaut
qui fit battre violemment mon cœur dans ma poitrine.
Une bruyante détonation venait d'éclater auprès de
moi.
« Touché! » fut-il dit joyeusement.
Puis :
« Va ! dégringole ! on va souper î »
En même temps , la chute d'un corps lourd , chaud ,
velouté, fouetta ma joue, puis je sentis une griffe qui
labourait mon visage.
Je dus pousser un cri ou un gémissement.
« Plaît-il? fit-on. Cet opossum-là a grogné comme*
un chrétien ! »
Une main me toucha. II y eut une exclamation de
surprise. La batterie d'une arme à feu craqua. Rien
de tout cela ne me fit ouvrir les yeux. J'étais de
pierre.
« Il ne bouge pas, murmura-t-on. Ohé ! camarade !
Vous n'êtes cependant pas tombé ivre en revenant de
la foire àHennebont! Êtes- vous blessé? Je suis une
bonne âme , Yvon Legoff , de Port-Navalo, sur la ri-
vière d'Auray, dans le département du Morbihan. »
Je fis un tel effort que mes lèvres s'entrouvrirent et
que je dis :
« Connaissez-vous Nannette ?
ROGER BONTEMPS. 291
— MaVar-Douè! jura-t-on, ou quelque chose d'ap-
prochant , car je ne sais pas le bas-breton, si je con-
nais Nannette 1 oui bien ! et Nannon aussi! Il y en a
plus de six douzaines sur' la paroisse de Sainte-
Anne ! Ouvrez la bouche, mon camarade, et sucez-moi
une goutte de guinardant, ça vous réchauffera le
cœur. »
Le goulot d'une bouteille clissée toucha mes lèvres
et je sentis la brûlure de l'eau-de-vie. J'ouvris pres-
que aussitôt les yeux. La lueur d'un feu voisin me
frappa. Cependant, l'idée que tout cela n'était qu'un
rêve s'obstinait en moi.
« Ah ! ah ! dis-je , ranimé tout à coup, car je n'avais
d'autre mal que mon extrême faiblesse; merci, Legofî,
merci, mon ami. Voilà bien du temps que je cours
après vous !
— Voyez-vous ça ! répliqua-t-il en réchauffant mes
mains dans les siennes. Est-ce que je vous dois de l'ar-
gent, l'homme? a
Il ajouta avec son bon rire de campagnard naïf,
mais malin :
« C'était peut-être vous qui couriez après moi, mon
frère, mais, pour sûr, c'est moi qui vous ai attrapé.
Voyons, qu'est-ce que nous avons? sonomes-nous
blessé , enrhumé ou malade de la colique ?
— J'ai faim , répondis-je.
— A la bonne heure, mal'ar-Douél moi aussi. Alors
ne bavardons pas, et mettons le fricot à la broche. »
Je pus me relever avec son secours et j'allai m'as-
seoir les pieds devant son feu. Je songeais en moi-
même que j'aurais pu mourir là, à quelques pas du
secours , sans l'aide spéciale de la Providence. Ni le
citant, ni l'odeur de la fumée ne m'avaient éveillé. Il
avait fallu , pour secouer ma torpeur, le coup de feu
292 ROGER BONTEMPS.
tiré à mon oreille , et surtout la longue égratignure
dont l'opossum agonisant avait labouré ma joue.
On l'écorchait ce pauvre opossum , mon sauveur, et
malgré ma reconnaissance j'avais grande hâte qu'il fût
cuit à -point.
Yvon Legoff, en disposant sa broche, fredonnait la
chanson. Ceux qui aiment cette chanson -Ik ne peuvent
pas s'en passer, paraîtrait-il.
Il s'interrompit pour me dire :
« Nous ne faisions pas bonne garde , mon frère.
J'allais marcher sur vous et vous ne disiez pas gare. Un
homme endormi par terre et sans feu dans ce pays-ci ,
court grand risque de ne pas s'éveiller — Ecoutez! »
Un sifflement léger et semblable à celui que produit
la bouche humaine en frappant de son souffle lalamein-
clinée d'un couteau se fit entendre du côté de mon ancien
gîte. Yvon prit aussitôt d'une main la baguette de son
fusil et de l'autre un tison ardent; l'instant d'après il
revint, traînant par la queue un trigonocéphale de ma-
gnifique grandeur, et comme je regardais , non sans
eiîroi, la monstrueuse vipère, il reprit :
« Celui-là a manqué le coche, mais pas de beaucoup.
Je l'ai trouvé roulé à la place même que vous aviez
échaufl"ée. Heureusement qu'il n'y avait plus personne.
— Aussi, ne comptais-je pas m'éveiller, dis-je, ré-
pondant à une précédente parole.
— Vous êtes sans ressources ?
— J'ai mes poches pleines de poudre d'or.
— Chut ! Parlez plus bas quand vous parlez d'or.
Ces diables de buissons sont comme les murs de chez
nous, ils ont des oreilles. Nous sommes dans le range
de Gordon Leath.
Il paraît que ces coquins de bushrangers ont chacun
leur arrondissement, ni plus ni moins que des notaires.
ROGER BONTEMPS. 293
« L'or ne donne pas à manger, reprit Yvon, qui re-
tourna son rôti, dont l'odeur exquise me prenait déjà
au nez et au cœur. Les opossums et les dindons sauva-
ges ne viennent pas se vendre eux-mêmes, comme il est
dit dans un conte pour les enfants de mon pays. D'où
êtes-vous , vous, mon compagnon ?
— De Paris.
— Ah ! la grand'ville. On en parle jusqu'à Port-
Navalo. Et que faites-vous?
— Je suis notaire.
— Bon ! drôle de métier dans le Rodney ! Et pour-
quoi couriez-vous après moi, mon frère?
— Pour vous faire la question que je vous ai déjà
adressée.
— Bah 1 pour savoir si je connais Nannon ? Pas pos-
sible ! Vous êtes donc un brin toqué?
— Pour savoir si vous connaissez ma Nannonà mdi,
repris-je. Avez-vous été à Paris?
— Au grand jamais.
— Alors, ce n'était pas vous qui étiez dans le bûcher?
— Dans quel bûcher ? »
Et le regard d'Yvon m'accusait plus nettement encore
que sa parole d'être un brin toqué. Je l'engageai à re-
tourner l'opossum.
oc Voilà, lui dis-je, il faut s'expliquer. Quand vous
êtes parti deMelbourne, vousétiez sur l'impériale de la
patache.
— Pour ça , c'est vrai.
— Vous allumâtes votre pipe avec l'adresse d'une
lettre, et puis vous la laissâtes aller au vent.
— C'est possible tout de même.
— J'ai connu ainsi votre nom, et depuis ce temps-là
je vous suis, parce que l'écriture de l'adresse apparte-
nait à ma Nannette. »
294 ROGER BONTEMPS.
Yvon se planta deux bons coups de poing par la tête.
Ce n'était pas répondre. J'ajoutai :
<c Vous comprenez , mon ami. C'était peut-être Lien
elle que j'avais cru reconnaître dans le train de Paris
à Cherbourg. De Cherbourg on peut aller à Auray.
Enfin, je ne sais pas, moi ; mais puisque Nannette vous
écrit, j'étais fondé à penser que vous pourriez me
donner de ses nouvelles. »
Yvon cessa de se battre et me prit dans ses bras.
« Vous êtes M. Roger ! » s'écria- t-il.
Ça me fit un drôle d'effet d'entendre mon nom.
Yvon poursuivit :
« MaVar-Douél rnaVar-Douél Voilà qui est co-
cassej Oui, oui; je la connais bien, celle-là! C'est un
cœur ! une sainte ! un ange du bon Dieu ! »
Il s'interrompit et reprit en me regardant de travers :
« Dites donc, M. Roger Rontemps, il paraît que vous
lui aviez fait du chagrin , à la pauvre petite demoiselle?
— Tournez le rôti, Legoff. Nannon et moi, nous
sommes pour être mari et femme. Nos affaires de mé-
nage ne regardent personne. Dites-moi seulement où
vous l'avez vue.
— Parbleu ! sur le bateau qui nous a amenés à Mel-
bourne ! »
Je serais tombé de mon haut si j'eusse été debout.
Nannette était en Australie ! Je respirais le même air
qu'elle 1 II n'y a que moi, j'en suis bien certain, pour
avoir des aventures de cette force-là.
« Legoff, tournez le rôti, repris-je en chevrottant (et
de fait l'opossum brûlait). Dites-moi tout ce que vous
savez, et pourquoi Nannon vous écrivait des lettres.
Êtes-vous son parent ? Mais si la bête est cuite, mon
camarade, donnez-m'en d'abord ui^ blanc, car je sens
que je vais défaillir. »
ROGER BON TEMPS. 295
Depuis que le monde est inonde, on n'a jamais
mangé si bon morceau. M* Piédaniel donnait un dîner
fin tous les ans, à la fête de Madame, et il connaissait
les bonnes choses. Mais ce coquin d'opossum était par
délices. J'en redemandai :
Yoilà donc ce que me raconta Yvon Legoff, la bouche
pleine, car il avait aussi grand appétit. Je ne sais pas si
c'est la chanson, mais les gars, là-bas, ont maintenant
tous envie de trouver un trésor. Yvon était parti cher-
cher le sien. A bord du paquebot, il avait fait une
cruelle maladie qui lui eût été sans doute fatale, sans
les soins de celle qu'il appelait un cœur, une sainte ,
un ange du bon Dieu ; ma Nannon , en un mot. Nan-
non l'avait soigné comme une sœur de charité. Nannon
l'avait sauvé.
Mais que faisait là Nannon? demanderez-vous. Nan-
non avait un oncle à Cherbourg. L'oncle de Cherbourg,
chez qui elle s'était réfugiée après notre séparation, ne
se souciait point d'augmenter sa famille. Il avait payé
le passage de Nannon, ajoutant à ce bienfait sa béné-
diction, et Nannon était partie.
« En voilà une, me dit Yvon, qui n'est pas embar-
rassée ! En voilà une qui fera sa fortune sans aller aux
mines et sans tondre des moutons! Aussitôt arrivée,
elle s'est mise à faire des fleurs. C'est une fée, quoi!
Toutes les élégantes de Melbourne sont ses pratiques.
Il n'y avait pas six semaines que nous étions débarqués
que déjà ce n'était plus la fillette pauvre du paquebot.
Dans cette enveloppe que vous avez lue , savez-vous ce
qu'il y avait ? Il y avait une bank-note de vingt-cinq li-
vres , cinq cents bons francs , plus le change : un prêt
qu'elle m'envoyait et qui me servit à payer mon équi-
page de mineur. Un coup d'eau-de-vie, monsieur le
notaire, à la santé de MlleNannon! Que Dieula bénisse
296 ROGER BONTEMPS.
et vous tQut de même , si c'est vous qui devez la rendre
heureuse! »
Ce bon Legoff n'était pas un amoureux, comme le
gars de sa chanson. Il avait traversé la mer parce que
son vieux père et sa vieille mère étaient pauvres au
pays. Il était l'aîné de tout un peuple de petits frères
et de petites sœurs. Les mines ne lui avaient pas été fa-
vorables ; il menait le métier de chasseur d'opossums,
et le boursicot qui venait de la vente de ses fourrures
allait déjà s'arrondissant.
J'ai mes raisons pour vous parler de lui comme je le
fais. Je suis son exécuteur testamentaire, et je désire
que chacun de vous le devienne comme moi. Il est en-
tendu que le premier d'entre nous qui en aura la possi-
bilité fera passer cinq mille francs, port payé, aux
époux Legoff, à Port-Navalo, Morbihan. »
Mornaix, Grelot et Malgache répondirent :
« C'est entendu. »
Je restai deux semaines avec lui, reprit Roger, et
cela nous amène bien près du moment présent, car je
vous parle désormais du mois qui vient de finir. Yvon
avait une charge de peaux et cherchait, soit à les ven-
dre, soit à acquérir un cheval pour les porter. Nous al-
lions vers le sud. Yvon était chargé de son fusil de
chasse; il n'avait pu me fournir qu'un couteau. A me-
sure que nous avancions vers les mines, nous redou-
blions de prudence, sachant que les buhsrangers sont
nombreux dans la limite du désert.
Gordon Leath surtout, le terrible Rôdeur-Gris, nous
donnait de l'inquiétude.
a Si nous étions pauvres, me disait Yvon, Gordon
Leath nous ferait l'aumône de quatre dollars et d'un
coup d'eau-de-vie ; mais nous sommes trop riches. »
Et, en eflet, telle était la croyance générale dans le
ROGER BONTEMPS. 297
rfln^e du Rôdeur-Grris. Il donnait aux gensqui n'avaient
rien et dépouillait ceux qui avaient beaucoup, laissant
toujours néanmoins quatre dollars dans leur ceinture
et un coup d'eau-de-vie dans leur gourde.
Voilà dix jours juste, nous franchissions la limite
nord du Dalhousie, à la hauteur de Gornelia-Greek.
Nous suivions les bords de la petite rivière qui arrose
grand nombre de stations déjà florissantes. La route
où nous marchions était un chemm bien battu se diri-
geant vers Oxdale, premier point desservi par les es-
cortes du gouvernement. Une fois là, nous devions être
relativement en sûreté.
En marchant, nous causions de Nannette, sujet
éternel de nos entretiens. Tout à coup, Yvon s'arrêta,
coupant par le milieu une phrase commencée. Je me
retournai vers lui. 11 était immobile et pâle.
La nuit approchait. La dernière station rencontrée
était à plus d'une lieue derrière nous. Celle vers laquelle
nous allions ne devait pas être à une moindre distance.
Le pays était un bush ou taillis de myrtacées, au-
dessus desquels d'énormes gommiers s'élevaient comme
des tours à de larges intervalles.
Le Greek-Gornella, que nous avions maintenant à
notre gauche, n'était plus qu'un faible ruisseau.
Evidemment, c'était une subite terreur qui faisait
Yvon Legoff immobile et muet. Je n'en devinais point
la cause.
« Qu'est-ce qui vous prend, mon camarade? deman-
dai-je. Est-ce que vous avez rêvé du Rôdeur-Gris? »
Au lieu de me répondre, il arma les deux coups de
son fusil.
Puis il me montra du doigt la partie de la route qui
nous faisait face.
« Je n'ai pas rêvé, murmura-il. Voyez. ï>
298 ROGER BONTEMPS.
Je regardai de tous mes yeux, et .j'allais dire que je
ne voyais rien, lorsque j'aperçus, plantée en terre, au
centre de la route, une mince perche surmontée d'un
chiffon. Sous la perche, il y avait un chapeau de cuir
gris....
Celui-ci, mes bons amis, s'interrompit Roger en frap-
pant sur son propre couvre-chef, et vous pouvez très-
bien vous figurer l'effet qu'il faisait, l'intérieur de la
cuve en l'air.
Avant que mon étonnement se pût formuler, avant
même que ma terreur fût née, une voix retentissante
sortit d'un fourré voisin.
« Holà! gentlemen, cria-t-elle, que Dieu protège
la reine et l'époux de Sa Très-Gracieuse Majesté, qui
est un homme comme il faut, à ce qu'on dit. Avez-vous
fait des affaires dans le nord ? Je vous invite à mettre
votre offrande dans le pauvre chapeau qui est là devant
vous. »
Nous regardâmes du côté où la voix parlait. Nous
vîmes une ombre grise parmi le clair feuillage. Ici la
nuit vient vite, vous savez. Le crépuscule s'assombris-
sait à vue d'œil.
o: Si nous lui donnions une demi-douzaine de poi-
gnées d'or pour sauver notre reste? opinai-je.
— Maï'ar-Doué\ gronda Yvon, nous sommes jus-
qu'au cou dans le traquenard, mon frère ! Faites ce que
vous voudrez. Je compte sur le double canon de mon
fusil.»
Et il dessina un ample signe de croix, ce qui mit en
gaieté notre interlocuteur invisible.
Invisible n'est pourtant pas le mot, car nous aper-
cevions, ou du moins nous croyions apercevoir son pro-
fil à travers le clair feuillage des buissons de myrtes.
A tout hasard, je mis la main à la poche et j'avançai
ROGER BONTEMPS. 2
vers le chapeau. Yvon me suivit, le fusil en arrêt, comme
un chasseur au vol dont le chien rencontre dans un
chaume.
« Combien m'apportez-vous dans vos ceintures, gent-
lemen? demanda la voix, qui avait un méchant accent
de sarcasme.
— Une balle et trois chevrotines dans chaque canon,
maVar-Doué ! grommela Yvon. Car, Dieu merci, je me
doutais bien qu'il ne s'agissait plus d'opossums !
— Nous comptons, dis-je, vous faire un présent con-
venable.
— Convenable, mon très-cher? Tout est donc au
mieux. Savez-vous des nouvelles d'Europe ? Il paraît
qu'on se bat en Chine, hé ? L'Angleterre pour tou-
jours! Qu'est-ce que vous appelez un cadeau con-
venable? »
Nous étions auprès du chapeau. Le chapeau recou-
vrait à demi une large bouteille.
Comme je versais la première poignée de poudre
d'or dans le chapeau, la voix reprit :
« Ce n'est pas cela, gentleman. Reprenez la pincée
d'or : c'est votre part, et donnez-moi le reste.
— Vous voyez bien ! s'écria Yvon dont la voix trem-
blait de colère. J'ai eu trop de peine à gagner mon
saint-frusquin. A la grâce de Dieu ! »
Ses deux coups me partirent dans l'oreille.
L'ombre grise que nous voyions au travers du feuil-
lage n'était qu'à une cinquantaine de pas ; Yvon pouvait
passer pour un excellent tireur : l'ombre aurait dû être
littéralement foudroyée.
L'ombre ne bougea pas.
Mais à quinze ou vingt mètres à gauche d'elle, le
buisson s'illumina par deux fois ; une balle siffla contre
ma tempe, et Yvon poussa un grand cri.
300 ROGER BON TEMPS.
D'instinct, je me laissai tomber contre terre.
Le pauvre Yvon était couché pour tout de bon. Il
avait le crâne fracassé.
Ce n'était pas l'ombre qui avait tiré ; ce ne fut pas
l'ombre qui bondit. L'ombre n'était qu'un mannequin,
destiné justement à décharger les armes des malheureux
voyageurs.
Gordon Leath, le Rôdeur-Gris, sortit à cheval du
buisson et s'élança vers nous.
Il me parut être un splendide coquin, et vous avez vu
sa monture à l'hôlellerie de P Oiseau- Jaune: un admi-
rable pur-sang.
Je n'ai pas lu beaucoup de romans, mais dans les ra-
res romans que j'ai lus, j'ai remarqué cette ruse usitée
dans les guerres sauvages. Je n'avais pas d'ailleurs le
choix des moyens ni des stratagèmes. Je fis le mort.
Gordon Leath n'était certes pas homme à se laisser pren-
dre à cette naïve manœuvre. Je fus servi par cette cir-
constance qu'il avait tiré deux coups et que, suivant les
apparences, il avait fait coup double.
Arrivé à deux ou trois pas de nous, il s'arrêta et nous
examina attentivement aux dernières lueurs du crépus-
cule. Nous étions tombés, le pauvre Yvon et moi, tout
près l'un de l'autre, moi en avant, lui derrière.
J'entendis Gordon Leath qui grommelait:
« Ce serait bien le diable si je les avais tués tous
deux raides sur le coup ! »
Il ajouta, en armant son revolver ;
« Nous allons tâter le terrain. »
Tâter le terrain, pour lui, cela signifiait sans doute
nous envoyer à chacun dans le crâne une balle supplé-
mentaire.
Je comprenais cela parfaitement, et je me creu-
sais la cervelle pour trouver un moyen de salut ,
ROGER BONTEMPS. 301
lorsque mon ami Legoff s'agita en un brusque sou-
bresaut. C'était probablement sa dernière convulsion.
Gordon Leath, qui mettait pied à terre, lui envoya
aussitôt deux balles dans le corps, et, s'élançant, lui
écrasa du genou la poitrine.
Ma foi, mes amis, ce n'est pas mon état, mais à la
guerre, comme à la guerre. J'exécutai une culbute assez
bien calculée pour tomber juste en face du Rôdeur-
Gris qui me visa, qui me manqua, et qui reçut mon
couteau dans la gorge.
En conscience, il n'aurait pas eu le temps de dire :
« Grand merci! »
Mon pauvre Legoff était mort, et bien mort. Je don-
nai du manche de mon couteau à travers le front de
Gordon Leath pourvoir s'il avait quelque chose à récla-
mer, et je m'assis entre eux deux, ne ^sachant trop que
faire. Aucun de vous n'eût été embarrassé, mais moi,
je n'ai pas l'habitude.
Chaque fois que je tue un homme, je pense à M* Pié-
daniel. Il n'a jamais tué personne. Ce sera l'homme
le plus surpris du monde quand il saura mes histoires.
Et Thomas Stone ! celui-là avait tiré mon horoscope...
Au fond, je ne fus guère plus de cinq minutes à me
remettre. Au bout de ce temps, comme je n'avais sur
moi que des haillons, je changeai de costume avec Gor-
don Leath. De cette sorte, je n'eus même pas besoin
de vider ses poches.
Je repris seulement ma poudre d'or dans celles de
mon pauvre Yvon, je le couvris de sable le mieux qu'il
me fut possible, et je sautai en selle.
Morbleu ! ce Rôdeur-Gris, il faut bien le dire, était
un homme considéré ! Depuis huit jours que je porte
ses reliques, j'ai recueilli vingt fois plus de respects
qu'en tout le reste de ma vie. Cela ne diminue pas ma
302 ROGER BONTEMPS.
vocation pour le notariat, mais je comprends l'état de
bushranger.
Vous savez le reste. Il faut que je voie Nannette. Si
vous avez deviné le rôle qu'elle peut jouer dans la déli-
vrance de notre Naranja, tant mieux; sinon, je vous le
dirai le lendemain de mon arrivée à Melbourne. »
Œ!^
ROGER BONTEMPS. 303
X
Paysage australien.
Quand les premiers rayons du jour, passant à travers
le maigre feuillage des gommiers, criblèrent la façade
orientale de Maison-Seule, le vieux Géorgie était assis
sur le seuil de sa porte avec Dingo entre ses jambes.
Dingo est là-bas un nom d'amitié, comme Fox ou Wolf
en Angleterre. On appelle en effet Dingo en Australie
une sorte de chien sauvage, tenant le milieu entre le
loup et le chacal, et remarquable surtout par l'absence
de chair entre la peau et les os.
Géorgie était un hôte loyal, et le peu qu'il gagnait
lui venait de cette réputation solidement établie. Qui-
conque mangeait et dormait dans la pauvre auberge de
Géorgie, avait deux gardiens vigilants : l'homme et le
chien, Dingo et Géorgie.
Du lieu où Géorgie veillait, son rifle en travers sur
ses genoux, l'œil embrassait un paysage borné, sombre
et vulgaire : un taillis de gommiers sans horizon, mais
quelque chose disait que l'espace libre était proche;
Tair passait vif, comme s'il eût gardé son élan de la
plaine; les cacatoès, toujours si nombreux au fond des
forêts, n'envoyaient point le cri discordant de leur ré-
veil, et, au contraire, on entendait à de mystérieuses
304 ROGER BONTEMPS.
profondeurs l'appel mélancolique du paon australien,
le splendide oiseau-lyre.
Dans la façon même dont s'éclairaient les objets, il
y avait je ne sais quelle confusion étrange. Le soleil
levant portait bien les ombres vers l'ouest, mais une
autre lumière semblait venir à l'opposite, large et pro-
venant de toute une moitié du ciel. Cette lumière
éclairait les troncs à revers, semblable à ces lueurs
matinales qui étonnent lustres et girandoles, à la fin
d'une nuit de fête.
Il y eut un cri à l'intérieur de la cabane, jîuis une
joyeuse acclamation.
Œ Allons, Dingo, mon compagnon, dit Géorgie en se
levant, les pratiques sont éveillées; ce sera bientôt
notre tour de dormir. »
Dingo s'étira sans aboyer. Géorgie gagna le hangar
qui servait d'écurie, et commença consciencieusement
la toilette des chevaux.
Géorgie riait tout bas, en promenant son bouchon
de paille sur la robe des nobles animaux amplement
reposés. Il murmurait :
« Les pratiques sont en train de dire : « Ah! que
c'est beau ! ah I que c'est grand ! ah ! que c'est haut !
ah! que c'est large! ah! que c'est ci! ah! que c'est
ça! » Ce ne sont pas de vrais bushmen. Et tout de
même, si mon balcon était à cinq milles de Londres, je
gagnerais tous les ans une fortune, rien qu'à verser de
l'aie aux badauds! »
Géorgie était comme tous les solitaires, bavard avec
lui-même, taciturne avec autrui.
Et il disait vrai : ses hôtes étaient en train de pro-
férer les diverses exclamations précitées, rangés tous
les quatre sur le « balcon, » étroite langue de terre
qui bordait sa cabane du côté du sud-ouest.
ROGER BONTEMPS. 305
La veille, le Malgache leur avait promis une sur-
prise. Il tenait parole.
En arrivant de nuit à la loge de Géorgie, nos com-
pagnons, à l'exception de Miguel, avaient pu et dû
croire qu'elle était située en plein bush et perdue dans
la forêt. C'est ainsi, du reste, que sont généralement
placés les lone-liouscs , qui servaient de haltes aux
voyageurs avant le tracé des routes, mais la « Maison-
Seule 3> était, au contraire, bâtie sur l'extrême rebord
d'une colossale corniche qui terminait à la fois les bois
et les plateaux granitiques du mont Alexandre. Elle
avait servi, au temps de l'occupation, au rendez-vous
des premiers aventuriers qui se risquaient sur les som-
mets pour la chasse ou l'exploration, et des traces
restaient de l'ancien sentier côtoyant les hauteurs,
pour aller du Dalhousie aux plaines fertiles qui s'é-
tendent au delà du Campaspe.
La route, plus courte et surtout plus facile, suit
maintenant la plaine.
Après l'excellent souper de la veille et l'histoire de la
tonne d'or, servie comme un dessert de haut goût, nos
quatre compagnons avaient tenu conseil. La tonne d'or
exerçait sur le Malgache une attraction puissante, mais
il faut avouer que son dévouement pour Naranja parlait
au moins aussi haut que sa cupidité. Quant aux trois
autres, Mornaix et Grelot n'étaient pas hommes à ba-
lancer un seul instant entre les richesses enfouies et le
salut d'Anhita. Nous ne parlons même pas de Roger
qui avait eu la fièvre d'or pendant quelques heures,
mais qui placé par hasard en équihbre entre les trésors
du vieux Pérou et l'étude de M'= Piédaniel, eût versé
tout naturellement du côté du notariat, comme l'ai-
mant va vers le pôle.
Il avait été convenu que, dans l'ignorance complète
20
306 ROGER BONTEMFS.
OÙ l'on était au sujet de la retraite de Naranja, la lac7
tique élémentaire de la chasse à l'homme ordonnait de
suivre Jonathan Smith à Melbourne, pour reprendre
de là sa piste et arriver, sur ses pas, jusqu'à la johe
recluse.
Roger avait néanmoins amendé cette résolution, fai-
sant comprendre aux autres que l'intérêt de tous était
que lui, Roger, vît Nannette avant Jonathan Smith et
la vicomtesse Fanfare, à supposer toutefois qu'il n'y
eût point quelque grandissime mystification en tout
ceci, et que Is^annette, la fauvette du quartier du
Luxembourg, fût vraiment désormais une habitante
de l'Australie.
On dormit là-dessus, sérieusement et de bon cœur.
On avait bien gagné une nuit de sommeil.
Ce fut Roger qui poussa le premier cri entendu par
Géorgie. Au moment oîi il s'éveillait, son regard se
tourna vers la croisée, ouverte au sud-ouest, et il sauta
sur ses pieds en se frottant les yeux, comme s'il eût vu
se lever le rideau d'un théâtre sur le plus merveilleux
décor de féerie que jamais théâtre ait présenté au
public. Il franchit l'appui de la croisée, suivi de ses
compagnons, et tous les quatre se trouvèrent sur l'é-
troite lisière qui séparait Maison-Seule d'un précipice
profond de cinq cents pieds; à son angle sud-est, la
loge touchait la lèvre même de l'abîme.
Abîme radieux, immensité magnifique, présentant
aux regards, avec tout le prestige de l'inattendu, un de
ces rares panoramas où l'Australie atteint et dépasse
les splendeurs de la nature asiatique.
Le « balcon » où se tenaient nos amis, était le som-
met d'une muraille de granit, coupée à pic, ou laissant
surplomber par places au-dessus du vide le jet hardi de
ses arcades brisées. Le balcon formait cap : à droite et
ROGER BONTEMPS. 307
à gauche, la rampe se reculait en éventail, prolongeant
de chaque côté à perte de vue les profils de la colossale
falaise. Parmi les granits d'un {^ns bleu, où le mica jetait
d'étincelantes paillettes, d'étranges formations basal-
tiques tranchaient en noir, affectant des formes monu-
mentales et rappelant les prodigieuses colonnades de
la côte occidentale de l'Irlande. Aux bords du Rhin
aussi, aux bords de l'Elbe surtout, le fleuve des fées
qui roule ses flots carminés parmi des merveilles, on
salue ces écrasantes forteresses, taillées par un caprice
de Dieu dans le vif même de ces côtes robustes qui
sous-tendent la poitrine du globe.
Mais le Rhin, mais l'Elbe, mais l'Irlande n'atteignent
nulle part à l'énorme grandeur de ces sévères aspects,
dominant, par un contraste brusque, le sourire infini
d'un paradis qui n'a point de bornes.
A droite, sur le plateau même que trancha ainsi un
cataclysme, contemporain du déluge peut-être, la forêt
massait ses plus riches effets de verdure, superposant
les trois couches de son éternelle végétation, les bank-
sias macrophyllas, au-dessus des mimosas nains, fleuris
et odorants comme des lilas, et au-dessus des banksias
les hauts gommiers, portant sur un fût solide et net
comme marbre leur ronde couronne de feuillage.
Sur la droite, au contraire, qui va en se relevant, par
plis taillés nettement en manières de degrés, jusqu'au
faîte du mont Cypher, une mystérieuse destruction a
passé; le sous-bois a disparu. La terre, sèche comme
de la cendre, produit à peine quelques bruyères qui
rampent sous l'interminable péristyle des troncs morts.
Il y a là, dans l'espace d'une lieue, deux ou trois mille
gommiers, rangés selon de bizarres ordonnances et
drapant leurs squelettes géants dans un manteau de
lianes desséchées.
308 ROGER RONTEMPS.
Rien ne peut rendre l'eflet de ce propylée majes-
tueux équilibrant au-dessus du vide ses perspectives
sans cesse brisées. La fantaisie s'incline devant ces
étonnements, et le rêve vaincu replie ses ailes.
Tout ce que nous venons de décrire, c'était la falaise
même, formant promontoire au-dessus d'un océan de
verdure. Le long des murs de granit ou de basalte,
amplement déchirés, de longues draperies pendaient,
festons de lianes ou d'orchidées, que diapraient des
millions de fleurs et où le moindre souffle de vent pro-
duisait de larges ondes. A ces moments des bandes
d'oiseaux-rieurs ou jacasses tourbillonnaient à l'entour
de ces franges comme des essaims, tandis que, sur une
aiguille granitique, l'oiseau-lyre déployant le prestige
de son plumage incomparable, gémissait le monotone
chant de son amour.
Çk et là, quantité de petits plateaux, ménagés dans
la rampe et où le vent avait apporté la terre végétale
avec les semences fourragères, formaient des oasis de
gazon où willoubis et kanguroos exécutaient leurs
gambades de clowns.
L'œil descendait ainsi, sollicité de détail en détail,
jusqu'au fond du précipice qui était la plaine, diaprée
de ces couleurs tendres, riches dans leur crudité naïve,
brillantes surtout et riantes, particulières au paysage
intérieur de l'Australie où la sylve, peu variée, étend
ses rameaux toujours chargés de grêles feuillages au-
dessus d'un sol sec, mais opulent au plus haut degré,
vaste palette sur laquelle la poussière, les herbes et les
arbustes eux-mêmes broient, parmi la verdure jaunis-
sante, un harmonieux glacis d'or.
Dans la plaine, le regard pouvait faire dix lieues à
toutes les aires du vent, sans rencontrer d'autre obs-
tacle que les groupes du mont Alexandre, arrondissant
ROGER BONTEMPS. 309
au nord-est les belles lignes de leurs profils. Au sud,
par delà l'océan des forêts, dans la direction de Kil-
more, les Alpes Australiennes donnaient des bornes
bleuâtres à l'horizon.
Entre ces deux barrières, s'étendait un parc, un
jardin, un paradis. Nous avons déjà prononcé le mot,
et certes, Moïse ne put rien voir de plus beau du haut
de la montagne. Au premier plan qui restait dans
l'ombre, masqué par la rampe elle-même, un lac aux
eaux tranquilles reflétait l'azur du ciel, au sein d'une
silencieuse solitude. La cohue mordorée des canards y
prenait ses indolents ébats, tandis que, sur les bords,
des dingos affamés guettaient, en troupe, un casoar
superbe, levant le cou comme un lama de- Thibet et
paissant les feuilles nouvelles des myrtacées, sans souci
de ses lâches ennemis. La ceinture du lac était faite de
saules argentés, blanchissant parmi les glaïeuls noirs.
Un peu plus loin, les fougères-arbres, la plus belle
plante peut-être de la création, groupaient leurs bou-
quets de palmes, radiés comme des soleils, puis le bush
commençait, dépliant d'abord son tapis de mimosas,
dont les parfums montaient avec la brise, mêlant en-
suite les chevelures des eucalyptus, lançant enfin les
premiers troncs blancs de ses gommiers.
Le soleil tranchait là une ligne joyeuse qui dessinait
toutes les dentelures de la rampe. Les plans s'éloi-
gnaient, les nuances fondaient. Feuillages, baies et
fleurs formaient une seule nuance qui allait mouton-
nant au loin, n'ayant plus que la différence entre la
lumière et les ombres.
Alors surgissaient les grands traits : le Campaspe,
remontant vers le nord et cherchant les vastes bassins
du Murray, les sables du Gebur, couchés comme un
banc au milieu de ces flots de verdure, les creeks ou
310 ROGER BONTEMPS.
lagunes, sur lesquelles glissaient au loin quelques noirs
vaincus dans leurs canots d'écorce ; les routes, larges
et tracées hardiment en ligne droite, couvertes déjà de
chariots et de cavaliers : jamais un piéton en Australie :
les stations espacées avec une prévoyante régularité,
remarquables à leurs panaches de fumée et amenant
dans le paysage la gaieté de leurs travailleurs, le mou-
vement de leurs bibliques troupeaux ; enfin, les champs
d'or, parfaitement visibles, malgré l'éloignement, dans
cette atmosphère Hmpide : au nord, Bendigo, Porcu-
pine, Gastlemaine, Yellow-Bird, où se passa notre der-
nière soirée; au sud Elphinstone, et Golden-Point; des
oasis de neige, calmes à cette distance, mais où brûlait
de toutes les passions humaines la plus vivace et la
plus ardente.
Il y avait, au delà de Golden-Point, un large amas
de vapeur où les rayons du soleil mettaient des nuances
de plomb ; c'était un squatter de la plaine qui brûlait
une lieue carrée de prairies pour renouveler ses her-^
bages....
Nos quatre compagnons regardaient cela. Mornaix,
cœur de soldat, se demandait peut-être pourquoi l'An-
gleterre seule a de semblables colonies, et pourquoi la
France n'étend jamais sa main pour se donner, dans
les richesses d'ici-bas, une part proportionnée à sa
puissance ; Grelot essayait en vain de se rappeler un
décor du Cirque ou de la Porte-Saint-Martin, compa-
rable à ces mâles enchantements; Roger, fidèle à ses
amours, songeait à mettre le sceau au bonheur de ces
contrées en y instaurant les bienfaits du notariat; le
Malgache seul continuait notre drame et ne perdait
pas de vue la situation.
« Avez-vous assez vu? » d^manda-t-il au bout de
quelques minutes.
ROGER BONTEMPS. 311
Il lui fut répondu par un concert de paroles enthou-
siastes.
<t Bien ! bien ! grommela Miguel ; avec ce qu'il y a
dans la tonne d'or, on achèterait les trois quarts de tout
cela! »
Et comme l'admiration se prolongeait au delà de son
gré, il ajouta brusquement :
a Amigos! nous ne sommes pas ici à la parade. Par-
lons et agissons comme des hommes.
— On est prêt, répondit Grelot, quoique çà soit une
crâne toile de fond !
— Nous sommes prêts, » appuyèrent Mornaix et
Roger.
Depuis une minute ou deux le Malgache avait mis sa
main en visière au-dessus de ses sourcils, et son œil
d'aigle fouillait la plaine.
« Attention ! dit-il. Voici tout notre monde ! »
Mornaix, Roger et Grelot avaient à leur disposition
trois paires d'yeux incomparables , mais leurs regards
se perdaient dans la confusion du tableau.
« Ne cherchez pas, reprit Miguel, écoutez plutôt et
suivez le bout de mon revolver : voici la route de Ben-
digo à Melbourne, la voyez-vous ?
— Parfaitement.
— Elle sort du bush, la-bas, entre le creek et
ce mamelon où les gommiers sont coupés , y êtes-
vous.
— Nous y sommes. »
Mornaix ajouta :
« Il n'y a personne.
— Regardez toujours. »
A ce moment, une sorte de lourd véhicule, attelé de
six forts chevaux, entra dans le champ libre suivant la
route au grand trot.
312 ROGER RONTEMPS.
« L'escorte ! dit Grelot.
— Je vois briller les canons des rifles et les boutons
d'uniforme ! s'écria Roger.
— Regardez toujours. »
Sur le premier banc de la voiture, quatre hommes de
police, armés jusqu'aux dents, étaient pressés comme
des harengs. Derrière eux une douzaine de voyageurs
s'entassaient,
La route de Bendigo à Melbourne traversait la plaine
à un quart de lieue tout au plus de la base du roc qui
servait d'observatoire à nos amis.
Parmi les voyageurs il fut facile de reconnaître nos
pauvres Irlandais de l'Oiseau-Jaune : Owen, Kate et les
deux petits. Owen gesticulait terriblement selon son ha-
bitude. Il semblait qu'on l'enlendait parler son patois
celtique. Kate avait sur ses genoux les têtes de ses deux
enfants qui dormaient.
Derrière la voiture, quatre dragons chevauchaient.
Parmi les voyageurs, aucun des Smith ne se mon-
trait, non plus que la vicomtesse Fanfare.
Mais Miguel avait dit :
• « Regardez toujours! »
Nos amis continuèrent de regarder, et ce ne fut pa ,-.
en vain.
A cinq cents pas derrièr'e l'escorte, une autre caravane
sortit du bush à son tour. Ce fut d'abord une manière
de char-à-bancs, où se prélassaient trois femmes dont
l'une, empanachée, attifée, pavoisée comme un navire
de l'État aux jours de fête, amena sur les lèvres de nos
compagnons le joli nom de Mme Fanfa're. Les deux
autres étaient ses caméristes.
Et il faut être riche, croyez-le bien, pour avoir deux
soubrettes aux champs d'or de l'Australie ! ]
Derrière la chaise de poste trottaient deux cavaliers
ROGER BONTEMPS. 313
harnachés de cuir, selon la mode des true gentlemen
du biish. Nos amis n'eurent pas de peine à reconnaître
en eux les deux frères de Jonathan, Tom et Sam
Smith.
Derrière encore, il y avait une cavalcade de six
hommes bien armés.
« Ces drôles auront rattrapé leurs chevaux ou dé-
pensé un millier de livres pour le moins, pensa tout
haut Mornaix.
— Il y a du grand seigneur chez ces Smith ! » fit
Grelot.
Les yeux du Malgache brûlaient.
« Jamais je ne me servirai contre ceux-là du rifle
ni du couteau ! gronda-t-il. Je l'ai juré. Je les attache-
cherai au poteau comme des mangeurs de chair hu-
maine !
— Et Jonathan? demanda Roger vivement. Où est
Jonathan? »
La seconde caravane, entièrement isolée, se détachait
maintenant en pleine route. On en pouvait compter les
membres. Jonathan Smith n'était pas là.
« Oh ! oh ! fit Miguel d'un ton de raillerie dédai-
gneuse. Vous êtes-vous enfin aperçu que Jonathan
manquait? Moi j'étais encore debout sur l'appui delà
fenêtre que j'avais déjà fait mes observations.
— Et savez-vous où est Jonathan, beau-frère ? de-
manda Mornaix.
— Parbleu ! répliqua le Malgache. Les yeux qu'on
a sont pour voir. »
Il ajusta avec son revolver un point dans l'espace.
Mornaix, placé derrière lui, se mit au point de mire.
A plus de deux lieues en avant, parmi le poudroie-
ment du soleil, dans les sables, on apercevait un petit
nuage de poussière.
314 ROGER BONTËMPS.
A l'aide de son pistolet, le Malgache plaça suc-
cessivement le regard de ses trois compagnons sur ce
nuage.
Et chacun d'eux put voir, isolant le noyau du
nuage, l'ombre lointaine d'un cavalier galopant à toute
bride.
« Jonathan Smith ! prononça lentement Miguel.
— Alors à cheval ! s'écria Mornaix avec énergie. Si
bien montés que nous soyons, nous aurons de la peine
à devancer cet enragé-là !
— Demonios ! murmura Miguel. Si nous pouvions
seulement l'atteindre ! »
Au lieu de faire le tour de la loge, nos compa-
gnons rentrèrent dans la maison par la fenêtre comme
ils en étaient sortis, appelant Géorgie à pleine voix.
Le vieux bushman vint à l'ordre aussitôt, escorté de
son chien Dingo. C'était un hôtelier modèle. Avec son
aide, les chevaux furent sellés en un clin d'oeil.
« Tu n'as pas le temps de faire ton compte, bon-
homme, lui dit Roger. Tiens. »
Et il versa dans la main tendue de Géorgie une poi-
gnée de poudre d'or.
Géorgie dit d'abord merci avec beaucoup de calme,
puis il salua, ce qui ne lui était point habituel, puis le
rouge monta à ses joues. Chez ces hommes l'émotion
est lente à venir.
Tout à coup il appela Dingo, son chien, et mit sa
bouche à l'oreille de la bête, disant :
Œ Le gentleman a donné plus de cinquante dol-
lars! »
Il étendit à terre le haillon qui lui servait de mou-
choir et y noua son trésor.
Je ne suppose pas que Dingo connût l'arithméti-
que ni la valeur de l'or, mais il sentait son maître
ROGER BONTEMPS. 315
comme les physionomistes épèlent la pensée sur le
visage. Il allongea le cou de façon à ce que le museau
continuât la ligne des vertèbres et lança un long hurle-
ment de triomphe.
Nos quatre amis étaient en selle.
« Pied à terre, gentlemen ! s'écria Géorgie. Vous
m'avez donné de quoi acheter une batterie neuve pour
mon pauvre vieux rifle, de la poudre, du plomb. Ah !
ah! je vais monter un joli commerce! .Te veux vous
donner quelque chose aussi, quelque chose de bon.
Pied à terre, s'il vous plaît, ne refusez pas le vieux
Géorgie.
— Nous sommes pressés, mon brave, répliqna Mor-
naix.
— Que vous alliez vers le Murray ou vers Mel-
bourne, mes maîtres, je vous enseignerai des routes qui
abrégeront le chemin. Vous avez de l'or sur vous et
il y a encore bien des hushrangers dans la plaine.
Vous n'êtes pas Gordon Leath, vous, gentleman, quoi-
que vous portiez son costume. Vous faites la guerre,
je vois bien cela. Je veux vous donner les moyens de
disparaître aux yeux de vos ennemis, comme si la terre
s'ouvrait pour vous recevoir, fussent-ils cent coquins
à vos trousses, le moyen d'abriter vos chevaux, le
moyen de gagner la maison d'un fidèle serviteur qui
aura toujours bien un rôti d'opossum à vous offrir et
du vin qu'il vous gardera : les dernières bouteilles du
sherry et du claret d'autrefois. Eh! Dingol pauvre
bête ! n'est-ce pas que je peux confier le secret de ma
maison à ce généreux gentilhomme ? »
On ne peut aller jusqu'à prétendre que Dingo fût de
force à répondre : Brigadier, vous avez raison ! mais il
est certain qu'il se précipita sous bois, aboyant et re-
niflant comme un chien fou.
316 ROGER BONTEMPS.
Il n'était personne parmi nos amis qui ne sût de quel
prix peut-être, dans la vie d'aventures, la connaissance
d'une retraite ou d'un passage.
Leur plan de campagne devait les ramener néces-
sairement dans ce pays, après leur excursion à Mel-
bourne. La grande bataille qui ne pouvait manquer
d'être livrée un jour ou l'autre, pouvait avoir lieu dans
ces plaines.
Le Malgache sauta le premier sur le sable.
a On peut avoir besoin, dit-il, de mettre la tonne en
sûreté.
— Moi, j'aime les trucsl » s'écria Grelot.
Mornaix hésitait. Il demanda : ,
« Qui gardera nos chevaux?
— Je réponds des chevaux, répondit Géorgie. Du
reste, les gentlemen pourront juger par eux-mêmes si
leurs montures sont en sûreté. »
Mornaix mit pied à terre k son tour, ainsi que Ro-
ger, et tous quatre suivirent l'hôtelier du bush, qui
s'enfonça sous boiê à grands pas. On menait les chevaux
par la bride. La route choisie s'éloignait de la rampe et
se dirigeait vers cette clairière, où, la veille, le Malga-
che avait reconnu son chemin à ce signe remarquable :
la colonnade des gommiers morts. \ mi-route, nos
compagnons trouvèrent les restes de l'ancien campe-
ment de Breslaw : un large espace criblé de trous
comme un cimetière. Breslaw, et divers autres points
de la montagne avaient été les premiers champs d'or la-
bourés par les Allemands.
Les gommiers morts qui prenaient de si fantastiques
apparences, la nuit, dans la clairière, formaient l'ex-
trémité de ces monumentales avenues dont nous avons
parlé en décrivant le balcon. Une de ces avenues me-
nait en droite ligne d'un point de la rampe à la clai-
ROGER BONÏEMPS. 317
rière. Le lecteur a pu se demauder par suite de quelle
épidémie bizarre, des files entières de ces géants du
règne végétal se dressaient ainsi, frappées de mort. Les
naturels du pays parlent d'un grand serpent, habitant
les profondeurs de la terre ; quand les racines des arbres
percent jusqu'à son domaine, il les touche de sa dent et
le venin les tue. Les colons attribuent le fait aux an-
ciens incendies. Quelle que soit son origine, ce phéno-
mène produit ça et là, dans le paysage australien, un
des effets les plus grandioses qui puissent frapper l'i-
magination humaine.
Parmi ces spectres de gommiers, il en était un, le
cinquième en partant de la clairière qui présentait une
circonférence véritablement colossale. Il eût fallu dix
hommes pour l'embrasser ; vingt hommes eussent pu
dormir, couverts par les fantasques abris creusés sous
ses racines. Géorgie appuya son dos contre le tronc et
poussa fortement ; le tronc s'ouvrit, montrant une spa-
cieuse cavité où Dingo gambadait déjà. Dingo avait son
entrée particulière par les terriers.
Hommes et chevaux s'introduisirent dans le creux de
l'arbre qui formait une rotonde spacieuse, où l'air et la
lumière pénétraient par des trous pratiqués adroitement
et invisibles du dehors. Les chevaux furent attachés à
des crampons de fer, fichés dans l'écorce.
« Nous avons été là cinq jours et cinq nuits, dit
Géorgie, quand la bande de Prisley incendia le camp
allemand.
— Et comment aviez-vous votre nourriture ? demanda
Mornaix.
— Vous allez voir, » répondit l'aubergiste.
Dingo grattait le sol sous les pieds des chevaux.
Géorgie saisit à deux mains un anneau caché dans la
poudre de bois, et souleva un madrier de deux pieds
318 ROGER BONTEMPS.
carrés, qui découvrit une sorte de puits, où Dingo se
précipita tête première. Géorgie descendit au contraire
les pieds les premiers, mais sans prendre beaucoup de
précautions. Il y avait un escalier. L'escalier, d'une
dizaine de marches, donnait accès dans une galerie qui
courait parallèlement au plan du sol, dans la direction
de la rampe.
Quand tous nos compagnons furent réunis en bas des
degrés, Géorgie frotta une allumette chimique sur sa
manche et une petite lanterne qu'il tenait à la main
brilla dans l'obscurité, rendant à peine visibles les pa-
rois sombres du couloir. Le soi était parfaitement sec.
Nos amis marchèrent sans monter ni descendre d'une
manière appréciable pendant ,un millier de pas. Le
souterrain allait, cependant, s'agrandissant, et les
lueurs de la lanterne arrachaient des étincelles aux
murailles plus éloignées l'une de l'autre. On était dans
le roc vif.
Géorgie s'arrêta au milieu d'une sorte de salle assez
vaste et de forme irrégulière, contenant divers usten-
siles, des bouteilles et un petit tonneau cerclé de fer.
Œ Voulez-vous boire un coup, mes maîtres? » de-
manda-t-il.
Un flacon de sherry fut décoiffé et passa de bouche
en bouche, pendant que l'hôtelier continuait :
« Nous sommes ici juste au-dessous de la loge. C'est
ma cave. Voici l'escalier qui monte dans l'écurie par
une soixantaine de marches, car, de la clairière jusqu'à
Lone-House, le terrain se relève en pente douce, tan-
dis que notre galerie va droit comme un I. J'aurais pu
prendre par l'escalier de l'écurie et vous éviter tout ce
chemin, si je n'avais voulu mettre vos bons chevaux en
lieu sûr. Il y a bien des années, gentlemen, que je
n'ai montré les entrées de mon refuge à personne. »
ROGER BONTEMPS. 319
Il caressa les flancs du petit tonneau cerclé de fer.
« Avec vos dollars je vais emplir la panse de celui-ci
qui était vide. Je suis sûr qu'il n'y restait pas assez de
poudre pour charger douze fois ma carabine. »
îl était joyeux comme un bon ouvrier à qui l'on vient
de rendre ses outils perdus.
Nos amis, et surtout le Malgache, examinèrent avec
soin la salle souterraine. Le Malgache fermant les yeux
marcha et s'orienta en tâtant chaque objet des pieds et
des mains.
c On peut n'avoir pas de lanterne.... murmura-t-il.
— Vous êtes un vrai bushman, vous mon maître, à
ce qu'il paraît, » dit Géorgie.
Puis, sur l'ordre de Mornaix, il reprit sa marche.
A partir de la cave, la route, tracée en zigzag, allait
en descendant, selon une pente assez raide où l'on ren-
contrait de temps en temps des degrés taillés dans le
roc. Tantôt le passage était très-étroit, tantôt il s'élar-
gissait tout à coup, présentant des cassures vives où le
granit brillait comme un amas de cristaux. Il était évi-
dent que le passage, perfectionné par la main de
l'homme, était en majeure partie l'œuvre de la nature.
Le hasard avait sans doute fait découvrir cette profonde
tissure, traversant de haut en bas toute l'énorme épais-
seur de la roche, au sommet de laquelle Maison-Seule
était perchée.
A cet égard Géorgie ne put donner aucun renseigne-
ment.
Lors de son arrivée dans le pays, il avait trouvé le
passage tel quel. Les noirs qui le lui avaient indiqué,
le connaissaient de leurs pères.
Mais maintenant, il n'y avait plus de noirs.
Œ Quand le blanc arrive, le noir meurt, » dit le pro-
verbe mélancolique des vaincus Australiens. Géorgie
320 ROGER BON TEMPS.
était seul, désormais, à connaître le mystérieux es-
calier.
On descendit pendant dix minutes environ, puis le
plan du passage redevint horizontal et un vent frais
coucha la flamme de la lanterne. Une minute encore et
des lueurs, semblables au crépuscule, montrèrent une
vaste grotte aux voûtes dentées de stalactites. Géorgie
déposa sa lanterne sur le sable nu et blancs. On pou-
vait déjà apercevoir l'entrée extérieure de la grotte à
travers une tapisserie, tombant comme une portière au-
devarrt d'un seuil.
Cette draperie était faite de lianes mortes et vivan-
tes, épaississant là leurs plis depuis des siècles. Géor-
gie se fraya entre elles un passage avec précaution, et
nos amis, l'ayant suivi, se trouvèrent tout à coup sur
la grève de ce beau lac qu'ils avaient aperçu du haut
du balcon.
De là, les formations de granit et de basalte s'élan-
çaient, en lignes verticales, à des hauteurs vertigineu-
ses. L'œil s'effrayait à suivre ce mur prodigieux, dont
certaines parties, colonnes sans socles, arcades rom-
pues, ponts lancés au-dessus du vide, semblaient pen-
dre, soutenus par une force surnaturelle.
Les oiseaux d'eau, effrayés, voletaient en criant; les
kanguroos boiteux fuyaient par bonds convulsifs de-
vant Dingo, ivre de chasse. L'énorme casoar regardait
les nouveaux venus, de l'autre côté de l'eau, une patte
en l'air et la tête entre les épaules; dans les lianes ba-
lancées, les opossums, nombreux comme des sauterelles
parmi le foin, luttaient de hardiesses gymnastiques, et
les jacasses, rassemblés en nuées, faisaient pleuvoir de
toutes parts leurs cris moqueurs.
Quand nos amis eurent marché vingt pas sur le sable,
Géorgie leur dit :
ROGER BONTEMPS. 321
a Retouraez-vous. »
Ils obéirent et cherchèrent des yeux l'entrée de la
caverne.
La vaste tenture de lianes tombait, drapée abondam-
ment et jonchée partout d'orchidées en fleurs. Impos-
sible de soupçonner une solution de continuité derrière
cet opulent manteau de verdure.
Le Malgache s'orienta minutieusement, prit au bord
du lac une pierre dont il examina la forme, et revint,
disant :
« Merci, viel homme, partons maintenant. »
Quand Géorgie eut écarté de nouveau les lianes, Mi-
guel jeta sa pierre à trois pas en avant de l'ouverture.
« Elle restera là, dit l'hôtelier souriant à cette pré-
caution, mais je ferai disparaître toutes les autres traces,
— Voici une bonne écurie pour vos chevaux, ajouta-
t-il quand ils furent rentrés dans la grotte. Il y a des
anneaux scellés dans le roc. Un dernier mot. Entre les
bords du lac et Lone-House, par les routes ordinaires
qui tournent les rampes du mont Gypher ou du mont
Alexandre, il y a dix milles anglais. C'est donc dix mil-
les d'avance et la suppression de toute piste que vous
gagnez sur vos ennemis, aussitôt que vous avez mis le
pied dans ce refuge. »
Qj^^^^i::?
322 ROGER BONTEMPS.
XI
La ceinture de l'Irlandais.
Une heure après, nos quatre cavaliers descendaient
au galop les pentes boisées du mont Gypher, en se di-
rigeant vers le sud. Selon sa ^promesse, Géorgie leur
avait indiqué un chemin de traverse, et le soleil n'était
pas encore à la moitié de sa course, qu'ils revoyaient
déjà, à une distance considérable, il est vrai, la voiture
publique de Bendigo à Melbourne, escortée par la force
publique, et les chars-à-bancs de la vicomtesse Fanfare,
protégée à la fois par l'escorte du gouvernement et par
les hommes de la bande Smith.
Quant au cavalier, aperçu naguère, ou plutôt deviné
à perte de vue dans un tourbillon de poudre, il avait
complètement disparu.
Nos quatre amis allaient en silence, ménageant leurs
chevaux tout en maintenant la vitesse acquise ; chaque
fois qu'un pli de terrain gravi leur montrait une échap-
pée de la plaine, ils pouvaient constater leur avantage.
Ils gagnaient à vue d'œil.
D'après notre description de ce parc heureux et riant
qui commence au pied du mont Gypher pour s'arrêter
aux croupes plus arides des Alpes Australiennes, le lec-
teur ne s'attend pas à traverserici un désert. L'immense
plaine qui va se peuplant sans cesse davantage, comp-
ROGER BONTEMPS. 323
tait déjà, à l'époque où se passe notre histoire, un nom-
bre considérable d'habitants, indépendamment même
des chercheurs d'or. I)e dix minutes en dix minutes,
notre troupe rencontrait les brûlis, les défrichements
011 les longues suites de barrières qui annonçaient le
voisinage d'une station; ils croisaient souvent les ber-
gersL ou le gardien de marchandise (storekeeper) tous à
cheval, armés de longs fouets à manches courts et gros,
occupés à galoper le bétail; parfois même ils avisaient
le squatter ou maître de l'établissement, visitant ses
domaines, vêtu de cuir et armé comme un brigand.
Ceux-ci et ceux-là, depuis le pasteur de moutons jus-
qu'au riche gentleman, propriétaire de cinq à six mille
bœufs, regardaient nos hommes avec une vive curiosité;
le costume de Roger faisait évidemment illusion, et
plus d'une fois le nom de Gordon Leath, prononcé, non
sans une nuance de bienveillant respect, par les ber-
gers ou les voyageurs, vint prouver qu'on prenait tou-
jours notre clerc de notaire pour cette illustration de la
contrée : le romanesque Rôdeur -Gris.
Vers trois heures de l'après-midi, nos amis avaient
quitté les bords du Gampaspe, qui, rapproché ici de sa
source, sépare le Dalhousie du Talbot, et traversaient
le bas pays, dominé par les sommets jumeaux du mont
Macedoner. La végétation, plus active, annonçait l'eau
et les bergers, interrogés, avaient en eft'et signalé le
voisinage du Deep-Greek (la Lagune Profonde). Depuis
longtemps la hauteur des arbres, leur nombre sans
cesse croissant et l'absence de tout mouvement de ter-
rain sur la route, n'avaient point permis de reconnaître
les lointains. La route elle-même, défoncée en maintes
places et fourchée, comme il arrive dans les terres va-
gues où le caprice de chacun cherche le meilleur pas-
sage, présentait des dangers de méprise. Il y avait des
324 ROGER BONTEMPS.
instants où, pour tourner une fondrière, la route se di-
visait en trois ou quatre chemins, dont plusieurs ne re-
joignaient point le tracé primitif.
Ce que nous nommons « la route » avec une certaine
emphase et faute d'un autre mot, ne ressemblait point,
du reste, le lecteur peut s'en douter, à nos grands che-
mins d'Europe. C'étaient de très-beaux travaux,
eu égard à leur longueur et aux difficultés qu'il
avait fallu vaincre pour les tracer dans un pays sau-
vage ; mais rien n'y soutenait les terres négligemment
rapportées, et tout le mérite de l'œuvre était au bû-
cheron.
Là-bas, la nature va vite. La végétation vaincue pre-
nait déjà sa revanche. Partout où une souche avait été
oubliée par hasard sous le lit de sable, un vigoureux
taillis surgissait en travers de la voie, et les graines syl-
vestres, semées par le vent, transformaient de longs es-
paces en pépinières pleines d'avenir.
Jusqu'à ce moment, et surtout depuis qu'ils ne chas-
saient plus à vue, nos amis avaient suivi une piste
plutôt qu'une route. Les traces fraîches de la voiture
de l'escorte et du char-à-bancs de la vicomtesse Fanfare
les guidaient avec certitude, chaque fois que le chemin
bifurquait.
Mais un embarras se présenta tout à coup au pluf4
épais du fourré. La route se séparait en deux devant
une mare desséchée, autour de laquelle croissait tout un
riche spécimen de la flore australienne. Le Malgache,
qui était en tête s'arrêta brusquement. Les autres le re-
joignirent et l'imitèrent.
A cette fourche, les traces se partageaient en deux
portions égales. Deux sillonsde roues couraient à droite
deux à gauche, tous deux également frais et nettement
tracés.
ROGER BONTEMPS. 325
« Allons toujours, dit Grelot, les deux sentiers doi-
vent se rejoindre au delà de ces broussailles. »
Au lieu de répondre , le Malgache sauta sur le
sable.
Il se pencha sur les pistes pour les interroger attenti-
vement.
0 L'escorte du gouvernement a pris par ici, dit-il en
montrant l'embranchement de droite, les Smith ont
tourné par là. Pourquoi?
— Allons-nous rester à deviner ce rébus? demanda
Grelot avec mauvaise humeur.
— Le temps nous presse, ajouta Roger impatient.
Marchons. »
Mais Mornaix avait fait comme le Malgache,
a II s'est passé quelque chose ici, murmura-t-il'
après un rapide examen.
— Et tout récemment, appuya Miguel, ramassant
parmi les ramelles d'un mimosa nain un bout de ciga-
rette qui fumait encore.
— Écoutez ! » fit Mornaix avec un geste qui imposait
impérieusement silence.
On écouta et l'on entendit. Le vent du sud appor-
tait un murmure sourd qui était le roulement d'une voi-
ture.
Grelot, malgré son premier vote, avait mis pied à
terre et furetait aux environs. Il n'y avait pas de limier
au monde pour avoir le flair de Grelot.
« Que diable ont-ils fabriqué ici? » grommela- t-il
en s'arrêtant sous bois, devant une place énergiquement
foulée.
Mornaix et le Malgache s'approchèrent. Ils furent
cinq longues minutes à parfaire leur enquête.
« On a mangé, dit Mornaix en produisant des débris
de pain.
326 ROGER BONTEMPS.
— On a metiuisé, » ajouta le Malgache, qui avait à
la main des fragments de bois coupé.
Grelot décida :
a Un accident sera survenu à la voiture de l'escorte :
quelque essieu brisé.
— Voilà l'essieu!» cria Roger triomphalement.
Il en avait trouvé les deux fragments dans le
fourré.
Mornaix et le Malgache portèrent la main sur cette
pièce de conviction avec une égale vivacité.
Il n'y avait pas besoin de cette sagacité conquise par
eux dans leurs expéditions mexicaines pour comprendre
le langage de ces débris. L'essieu ne s'était pas rompu
par accident. Un trait de scie à main, donné en dessous
attaquait à son milieu les deux tiers de l'épaisseur du
bois.
Mornaix et Miguel se regardèrent.
a Les Smith! murmura Miguel.
— Nos pauvres diables d'Irlandais ! » dit Mor-
naix.
Ils se séparèrent alors. Tous deux s'étaient compris
comme s'ils eussent échangé les demandes et les répli-
ques d'un long entretien.
Au bout de cinq autres minutes, ils revinrent. Mor-
naix dit :
« L'escorte a pris à droite.
— Et les Smith à gauche, répliqua Miguel. Seule-
ment nos Irlandais ne «ont plus avec l'escorte. »
Pour preuve, il montra un lambeau de vêtement d'en-
fant, ramassé sur la voie de gauche.
D'un bond Mornaix se mit en selle.
« J'ai mangé le pain de ce pauvre homme, dit-il;
Miguel est dans le même cas que moi ; cela n'engage
pas les autres.
ROGER BONTEMPS. 327
— Alors, s'écria Grelot indigné, si j'avais quelque
chose h faire, on ne me suivrait pas, moi! Vous pa-
taugez, monsieur le comte! »
Son cheval caracolait déjà derrière celui de Mornaix.
Roger suivait, disant ;
•« Encore une aventure ! Quel scélérat de pays !
— Au galop ! » commanda Mornaix.
Le sable jaillit sous le sabot des chevaux.
« Moi qui ne suis pas docteur en sauvagerie, dit Ro-
ger, je voudrais bien un bout d'explication.
— Mon bon, répliqua Mornaix, non sans un certain
orgueil de métier, je vais te raconter ce qui s'est passé
là-bas comme si j'avais assisté à la cérémonie. Veille
à la piste, Miguel. Owen, sa femme et ses deux petits
enfants étaient dans la voiture de l'escorte : tu les as
vu comme moi.
— Je lésai vu.
— Dans la salle commune de l'Oiseau-Jaune, hier,
Owen, ivre comme un Irlandais et bavard comme un
Irlandais ivre, s'est vanté d'avoir trouvé le panier d'o-
ranges.
— Mon pauvre Yvon m'avait expliqué ce mot-là, dit
Roger.
— Dès hier soir, Smith et G" avaient décidé qu'ils
mangeraient les oranges du naïf Paddy. Le trait de scie
a été donné par les Smith. La voiture de l'escorte a
versé. On s'est arrêté pour tailler un autre essieu et
faire la collation ; un des petits a été entraîné à l'écart ;
le père et la mère se sont séparés de l'escorte pour le
ramener.... A moins que ce ne soit tout uniquement la
tentation d'un coup de rhum. Une fois détournée de
l'escorte, la famille irlandaise n'a coûté aux coquins
qu'une douzaine de bourrades et quatre bâillons soli-
dement noués.
328 ROGER BONTEMPS.
— Mais l'escorte? objecta Roger.
— L'escorte n'a pas le droit de s'arrêter. Si elle perd
un voyageur ou deux, ou quatre, elle fait son rapport,
et tout est dit. C'est la loi. Les Smith passeront devant
le magistrat pour peu qu'ils soient pris. S'ils passent
devant le magistrat, ils diront que les Bushrangers ont
massacré la famille d'Irlande. Et comme personne ne
se présentera pour consigner les frais de l'enquête, l'af-
faire en restera là.
— Tiens, tiens 1 fit Roger, il y a de graves symptômes
de civilisation dans tout cela !
— Les études de notaire ne coûtent rien en Austra-
lie, patron, insinua Grelot.
— Halte! » cria Miguel, qui avait pris les devants.
Les trois autres s'arrêtèrent aussitôt, immobiles
comme des statues équestres.
Dans le silence qui suivit, un cri vague, lointain, na-
quit et mourut.
« A gauche, dans le bois! » ordonna de loin le Mal-
gache.
Avant d'obéir, Mornaix se pencha sur le garrot de
son cheval pour examiner la trace des roues. Cette trace,
profondément empreinte dans le sable, continuait d'al-
ler en ligne directe.
« Le char-à-bancs a suivi son chemin, dit Miguel qui
arrivait au galop; mais une partie des bandits est sous
bois avec l'Irlandais et sa famille.»
C'était ici, comme presque partout en Australie, où
les véritables fourrés sont très-rares, un sous-bois de
mimosas, bas et touffu comme un gazon, que surmon-
taient d'énormes baliveaux : eucalyptus, banksias et
gommiers proprements dits, piqués dans ce tapis aussi
droits que des paratonnerres, à dix ou quinze mètres
l'un de l'autre.
ROGER BONTEMPS. 329
Cela faisait, à première vue, l'effet d'un immense quin-
conce planté régulièrement.
La vue pouvait aller très-loin là-dessous.
Le galop des chevaux y était possible, sinon facile.
Nos quatre compagnons se lancèrent à fond de train
dans la direction indiquée par le Malgache. Ils for-
maient une large ligne, afin d'éventer la piste. Ce fut
Grelot qui la trouva au bout d'un quart de mille, et qui.
presque aussitôt après, annonça la vue. Un groupe de
cavaliers, courant à toute bride, se montrait en effet
vers le sud.
Un quart de mille encore, Grelot qui par hasard te-
nait la tète, poussa un cri d'indignation, ponctué par le
plus parisien de tous les jurons.
« Les gueux! dit-il. Je vais décrocher l'enfant: ne
vous arrêtez pas. »
Le petit Patrick, le fils d'Owen, était pendu par les
pieds aux branches d'un banksia.
Loin de s'arrêter, Mornaix, Miguel et Roger en-
foncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs mon-
tures. Roger était long à s'animer; il n'aimait pas les
aventures ; mais la vue du pauvre petit avait fait refluer
tout son sang vers son cœur. Il était pâle ; ses yeux
brijlaient; son cheval, comme s'il eût subi une sorte de
magnétisation, rasait le sol comme un oiseau.
Il prit la tête.
Au bout de cinq ou six cents pas, à son tour, il cria
et jura. La petite fille d'Owen, attachée comme son
frère, pendait aux basses branches d'un eucalyptus en
fleurs.
« Allez toujours ! je me charge d'elle ! » cria
Roger.
Mornaix et Miguel bondirent en avant.
La tactique des bandits sautait aux yeux. Ils avaient
330 ROGER BONTEMPS,
voulu ralentir d'autant la marche de ceux qui les pour-
suivaient.
Un pli de terrain cachait en ce moment les fugitifs.
Grelot rejoignit Roger. Les deux enfants ranimés se
sourirent parmi leurs larmes.
Un cri encore ! c'était Miguel. Grelot et Roger l'at-
teignirent et virent que Kate, la femme d'Owen, était
évanouie en travers de ses bras.
On avait trouvé Kate pendue comme les petits, dont
les douces voix lui firent ouvrir les yeux. Leur vue
faillit la rendre folle.
« Owen! cria- t-elle cependant. Mon mari 1 Oh! bons
chrétiens, sauvez mon pauvre mari ! »
Mornaix avait maintenant quatre ou cinq cents pas
d'avance. Il poussait furieusement son cheval, parce
qu'il avait entendu des cris partant d'un fourré d'herbes
hautes et de ronces qui dénonçait la présence de l'eau.
Son revolver armé était dans sa main.
Les lamentations de Kate attaquaient son oreille par
derrière et l'empêchaient de saisir distinctement les
sons qui auraient pu guider sa marche. A deux ou trois
reprises, il s'était retourné sur la selle, implorant le
silence d'un geste énergi(jue, mais faire qu'une femme
d'Irlande se taise est chose impossible, surtout quand
son mari n'est pas là !
Kate versait des torrents de larmes sincères ; mais elle
profitait abondamment de l'absence d'Owen, qui d'or-
dinaire abusait de son autorité pour monopoliser le
bavardage. Elle s'en donnait à perdre le souffle, hur-
lant d'une voie désolée :
« Mon mari! Rendez-moi mon mari, mes chrétiens!
Il s'enivre plus souvent que tous les jours, quandilpeut,
le pécheur! Il jure comme un payen et bat sa pauvre
femme ; mais c'est lui qui a l'argent dans sa ceinture,
ROGER BONTEMPS. 331
et je n'en retrouverais pas encore un pareil ! Ah! mes
amis! voyez la peine d'une veuve ! Ah ! mes enfants or-
phelins criez pour votre père ! »
Certes elle disait encore bien d'autres choses. Et les
enfants, qui étaient d'Irlande, ne demandaient pas
mieux que de miauler.
Mornaix quitta tout à coup la ligne qu'il suivait pour
faire un crochet sur la droite. Il n'avait pas abandonné
la piste un seul instant, et la piste se coupait elle-
même à angle droit. Ce mouvement le rapprocha de
ses compagnons, et en passant, il leur cria:
« Au nom du diable, rependez-la ! »
Nul ne peut savoir si Kate eût réduit ses sauveurs k
cette terrible extrémité. Au moment même où la voix
vibrante de Mornaix traversait l'espace, deux coups de
feu retentirent dans les broussailles voisines, et un
homme, un gibier plutôt, s'élançant hors du fourré,
prit chasse avec une remarquable vélocité . Ce n'est pas
à son costume qu'on aurait pu reconnaître le pauvre
Owen, car les haillons qui le couvraient naguère avaient
en grande partie disparu : c'était à sa crinière énorme,
dramatiquement ébouriffée, et sous laquelle sa face
maigre et pâle, ravagée par la terreur, atteignait à un
effrayant comique.
Il agitait ses bras demi-nus en moulinets extrava-
gants, il criait.
« Arrah! Bedarrah! ma Bouchai! Och! och! ochl»
Et il faut noter ici que la prononciation celtique
de cette dernière interjection va chercher au fond de la
gorge le râle particulier aux malades du croup. Il souf-
flait, il renâclait comme une bête fauve, et ses longues
jambes maigres détalaient à miracle.
Kate se débattait dans les bras de Miguel et faisait
écarter son cheval.
332 ROGER BONTEMPS.
Trois têtes se montrèrent dans les broussailles : trois
têtes d'hommes à pied. Aucun des frères Smith ne pa-
rut. Une demi-douzaine de détonations éclatèrent sous
bois. Owen bondit comme un cerf blessé.
tt Arrête ! » lui cria Mornaix.
Mais il semblait qu'un tourbillon l'emportait.
Mornaix piqua droit à lui, tandis que les trois autres
s'élançaient vers le fourré où les trois têtes de bandits
se replongèrent.
« As-tu ton argent? demanda Mornaix au moment
où il atteignait Owen.
— Pas un penny, mon noble gentleman ! répondit
l'Irlandais, dont les gros yeux sortaient de leurs orbites.
Oh! que Dieu me punisse si je mens à cette heure de
la mort ! J'en atteste Jésus ! et saint Patrick, patron de
l'Irlande ! Pas un farthing ! Rien de rien ! J'ai tout
perdu! »
Et il courait toujours, mais par saccades, car la res-
piration lui manquait.
Mornaix fut sur le point de faire volte-face pour aller
redemander le pécule d'Owen aux bandits. Heureuse-
ment que, sous les lambeaux de sa jaquette, il aperçut
la ceinture intacte qui lui serrait les reins.
« Brute maudite! grommela-t-il, ne reconnais-tu
pas tes amis ! »
Assurément, le pauvre Owen ne reconnaissait per-
sonne. Il se laissa choir en répétant, parmi ses gémis-
sements inarticulés.
« Je n'ai jamais trouvé de panier cf oranges, mon
bien-aimé lord, aussi vrai que vous êtes un respectable
gentilhomme. Ayez compassion de moi, Votre Hon-
neur, et ne détachez pas ma ceinture, car elle est pour
une hernie, et si je ne l'avais plus, je perdrais mes bo-
yaux avec tout mon sang, jusqu'à la dernière goutte !
ROGER BONTEMPS. 333
Ainsi, écorchez-moi si vous voulez, mon roi, mais ne
touchez pas à ma ceinture ! »
Il demeura immobile, ne trouvant pas même la
force de glisser un regard vers son bourreau.
Mornaix se coucha sur l'encolure de son cheval, et
sa main robuste se noua dans l'épaisse chevelure de
l'Irlandais, qui poussa un bêlement d'agonie. Mornaix
le mit debout d'un vigoureux effort, puis il l'enleva de
terre et le jeta sur sa selle.
Ceci fait, il lança le cri de raillement et reprit le
galop.
Roger, Miguel et Grelot, dont chacun avait son. far-
deau, le rejoignirent, et tous galopèrent dans la direc-
tion de l'est. Quelques coups de feu inutiles les pour-
suivirent.
Depuis longtemps il n'était plus question de l'en-
nemi, que cet éloquent Owen plaidait encore la cause
de sa ceinture, où il n'y avait rien, seigneur Dieu!
rien que les ressorts qui contenaient sa hernie !
A Beveridge , on trouva deux chevaux à vendre.
Owen reprit tout d'un coup sa raison, et, mieux que
cela, sa vanité enfantine.
Pendant qu'il courait comme un lièvre, là-bas, sous
les gommiers, le dernier coup de fusil lui avait envoyé
une balle dans cette partie charnue du corps qui se
place immédiatement sous les reins. La piqûre avait
produit ce bond que nous avons noté ; mais, par bon-
heur, la balle, touchant en biais le contour des muscles,
n'avait tracé qu'un sillon superficiel, une simple égra-
tignure.
A Beveridge, la main d'Owen, guidée par la dou-
leur, ayant interrogé l'endroit, revint mouillée de sang.
Il pâlit d'abord et dit à Mornaix :
« Voyez, gentleman, si le coup est mortel. »
,334 ROGER BONTEMPS.
Mornaix l'ayant rassuré en riant, Owen entra dans
l'auberge et s'écria :
« J'ai reçu une blessure honorable en défendant ma
famille contre les bandits I Approchez, mes enfants,
et voyez le sang d'un Irlandais intrépide 1 Arrah !
qu'importe la mort quand on fait son devoir? Ai -je
gagné mon whisky, ma femme? et mon grog au gin?
et ma chopine de sherry menthe? Et dites si vous êtes
contente d'avoir un homme qui ne craint ni le fer ni
le feu I »
Kate le pansa, et Owen, se tournant vers nos amis,
reprit dans l'innocence de son orgueil :
« Gentlemen, mes honorables compagnons, vous
voyez bien qu'un bienfait n'est jamais sans récompense.
Je vous ai nourri là-bas, au campement de l'Oiseau-
Jaune, quoique vous fussiez harnachés comme des va-
gabonds. Etait-ce d'un cœur généreux ? Vous avez eu
de moi du pain et de la chair de mouton, avec un verre
de vin à quatre dollars la bouteille. Aussi m'avez-vous
aidé à sauver ma femme et mes enfants. Nous sommes
quittes, je suppose. Et si vous voulez, nous nous tien-
drons mutuellement compagnie jusqu'à Melbourne.
Demandez à Kate et aux petits si je ne vaux pas deux
hommes solides à l'occasion !
— Malgré votre hernie! » fit Mornaix en riant.
Owen cligna de l'œil avec un ineffable contentement
de lui-même.
« Gentleman, répondit-il, la bravoure ne suffit pa^,
il faut de l'adresse dans ce scélérat de pays. Je vous
prenais pour un brigand, et en consciâuce, vous n'êtes
pas habillé comme un homme paisible. Mais savez-
vous ce qui allait arriver? Kate et les petits vous le
diraient s'ils voulaient. J'avais endormi votre pru-
dence. A quelque détour de la route, je vous aurais tué
ROGER BONTEMPS. 335
roide , et alors je serais revenu sur les autres ban-
dits. Ils n'étaient que cinq; j'ai six coups à mon re-
volver. Bedarrah ! mon plan était fait, et tout cela n'est
qu'une petite affaire! »
Owen se coucha ivre; il l'avait bien gagné.
Vers deux heures de nuit, il fut éveillé par Miguel
qui le planta à cheval malgré lui, mettant le petit Paddy
dans ses bras. Kate eut la fillette. Miguel leur dit :
œ M. le comte ne vous abandonnera que sur le pont
du navire qui doit vous porter en Europe.
— Ma bouchai! répondit Owen, votre M. le comte
m'a tout l'air d'un fin matois qui ne dédaigne pas l'es-
corte d'un gaillard tel que moi. Voyez , ma femme et
mes enfants, il y a un comte qui recherche ma compa-
gnie ! »
Quelques moments après, la petite caravane galopait
vers le sud, précédée par Roger qui avait grande hâte
de réparer le temps perdu.
336 ROGER RONTEMPS.
XII
Nannette.
On ne peut dire que ce réduit frais et charmant rap
pelât trait pour trait notre nid de fauvette du quartier
du Luxembourg à Paris. L'Australie n'a point de fau-
vettes, même dans cette province de Victoria qu'on
appelle l'Australie-Heureuse. Les oiseaux y chantent
peu, sans doute parce que les hommes, acharnés à la
lutte commerciale ou à la bataille de l'or, n'auraient
point le temps d'écouter leurs concerts.
Et d'ailleurs, rien ne rend, en aucun pays du globe,
la chère physionomie de la petite vie parisienne. Il y a
là des pauvretés et des gaietés, des chants, des parfums,
des larmes et des sourires qui ne se rencontrent nulle
part. Paris est unique en ce monde; le reste de l'uni-
vers le regrette ou y aspire.
Et ce qui excuse les fervents de l'or, c'est qu'ils cou-
rent après les féeries de Paris en prenant ce long che-
min, âpre, poudreux, sanglant, qui passe par les mi-
nes du Mexique ou de l'Océanie. C'est à Paris que
s'ouvrent les folles fenêtres par où tout cet or sera fa-
talement jeté.
Pourtant, il y avait des ressemblances nombreuses
entre cette chambre de la cité de Melbourne, immense
et toute neuve, et la riante mansarde perch('e au faîte
ROGER RON TEMPS. 337
de la vieille et immense ville cle Paris. La lucarne de
l'une comme la croisée de l'autre donnait sur de vastes
jardins. Quoiqu'il y ait jjeu de rapport entre les ma-
gnifiques bosquets du Luxembourg et les parterres bo-
taniques de Melbourne, ce sont toujours des arbres et
des fleurs. Il faut ajouter que Melbourne essaye, quoi-
que ce ne soit pas toujours avec succès, d'acclimater
dans son sol métallique les beaux arbres feuillus, les
belles Heurs odorantes de l'Europe.
Sous la croisée de Nannette, il y avait des tilleuls,
des ormes et des châtaigniers qui, tout malades qu'ils
étaient déjà des caresses de cette brise étrangère, tran-
chaient cependant en opulence, parmi les grêles feuil-
Jées de ces cent espèces de myrtes, les uns nains, les
autres géants, depuis le mimosa jusqu'au gommier, qui
composent, sous diverses dénominations, la monotone
variété de la forêt australienne.
Car c'était Nannette qui étaitlà, derrière le rideau de
mousseline des Indes balancé doucement par le vent
tiède qui montait de la mer, Nannette, notre petite fille du
pays latin, grisette de Paris avec des souvenirs bretons,
rieuse, mais pieuse et n'ayant au cœur nulle tache de
cette boue empoisonnée qui éclabousse jusqu'aux anges
en ce bizarre paradis des femmes.
C'était Nannette, la fleuriste, qui tournait autrefois
en disant cette chanson de Sainte-Anne-en-Auray,
moitié dévote, moitié espiègle, et qui tout en tournant,
tout en chantant, épiait l'arrivée de son Roger à tra-
vers les tiges de cobéas qui se mêlaient aux pois de
senteur pour enguirlander son ciel.
Voici les ressemblances : sur sa fenêtre de Mel-
bourne, il y avait aussi des pois de senteur et des co-
béas: bons souvenirs.
Des deux côtés de la cheminée, anglaise, hélas 1 et
22
338 ROGER BONTEMPS.
toute en tôle vernie (Londres n'invente que des deuils),
il y avait les deux miniatures, le portrait du capitaine
et de sa femme. Or, je ne sais si l'éloignement où l'on
était avait augmenté le pieux amour, mais les deux
portraits avaient de fraîches couronnes.
Écoutez ! on ne pouvait plus aller au cimetière Mont-
parnasse....
Vis-à-vis de la cheminée, un autre portrait.... Mais
celui-là vous eût arraché un. cri, tant il vivait énergi-
cpiement. C'était une de ces photographies, grandeur
naturelle, que Garjat réussit à miracle et qui, vues gous
un certain angle, saisies par la lumière selon de cer-
taines conditions, arrivent à la ressemblance surnatu-
relle. J'ai dit il y a longtemps déjà que la photogra-,
phie , ce miroir magique , était plus spirite que
M. Home, et qu'en elle gisait le germe des modernes
enchantements.
Ce portrait représentait Roger en costume de clerc de
notaire ou de poète romantique : il n'y a pas chez nous
deux uniformes.
Ce portrait était souverainement beau, comme pres-
que tous les portraits de Garjat.
Ce portrait parlait deux fois, disant plus que notre
Roger n'en savait lui-même. Il racontait l'histoire de
l'aventurier malgré lui : ceci- prophétiquement, car il
datait de deux années. Sous le bourgcoisismc décent et
spirituel, on y devinait l'audace insouciante, la plus
heureuse et la plus féconde de toutes les audaces.
Dans la mansarde de Nannette, à Paris, nous n'a-
vions point vu ce portrait, parce que aucun des quatre
pans de la muraille n'avait la hauteur ni la largeur
voulue pour lui donner place.
Des fleurs, dernière ressemblance , des fleurs fa-
briquées, des fleurs de Paris, étaient jetées en bou-
ROGER BONTEMPS. 339
quels sur tous les meubles et s'égaraient disséminées
dans tous les coins de la chambre. Nannon n'avait
point changé d'état; ses mains adroites tournaient
toujours, mais ici, souvenez- vous de cela, l'industrie
est d'or!
Nous passons aux différences. Au lieu de l'horizon
de toits qui cachait à demi, là-bas, le lointain plat de
la plaine de Montrouge, c'était un large paysage ur-
bain, vu à découvert, des rues vastes et droites, des
monuments carrés, appartenant presque tous à ce
style dit industriel, dont les Anglais ne sortent que
pour essayer de malheureuses invasions dans l'art des
siècles passés. Ils ont le malheureux goût des arts,
pourtant, comme les Américains, leurs fils parricides.
Mais je connais des sourds qui ont leur loge au théâtre
Italien, précisément pour faire croire qu'ils entendent.
Affaire de gloriole.
Au delà de la ville, grandiose aspect, quoiqu'on
puisse dire, à cause de l'idée même qui se dégage du
miracle de sa croissance instantanée, une riante per-
spective de villas s'étageait, descendant et remontant
vers les dunes, derrière lesquelles une forêt de mâts
servait de premier plan au splendide panorama de la
baie de Port-Phillip. A gauche, le rail-way de Native-
Institution fumait ; à droite, le chemin de fer qui fait
le tour de ce havre, le plus grand du monde entier et
qui passe par Williams-Town pour gagner Geelong,
disparaissait sous des flots de vapeur, tandis que de
longs panaches gris, indiquant la marche des steamers,
se croisaient en tous sens dans le golfe.
Pour embrasser l'ensemble de la ville, il suffisait de
passer sous la verandah élégante et légère qui bordait
la croisée. Alors apparaissaient les édifices publics, les
théâtres, les tribunaux, les clubs et « Institutions, »
340 ROGER BONTEMPS.
les églises surtout, faisant de Melbourne un véritable
Panthéon : cathédrale catholique, cathédrale régulière,
cathédrale indépendante, cathédrale anglicane dissi-
dente, basilique wesleyenne, églises baptiste , grec-
que, unie, synagogue, sanctuaire des quakers, tabagies
des mormons....
Nannette avait un an de plus. L'apparence de son
charmant visage n'avait pas beaucoup changé, cepen-
dant; elle était plus belle qu'autrefois par je ne sais
quelle délicatesse qui corrigeait les rondeurs de sa
joue, par une pensée qui faisait rêver son regard, par
une pâleur montant de ses jeunes épaules jusqu'à l'es-
tompe légère qui cernait de bleu la douceur de ses
yeux. Najinette ne devait plus chanter si souvent; en
elle, la femme était née, et certes, dans ce parterre pa-
risien où tant de fleurs animées viennent éclore chaque
printemps, vous n'en eussiez pas trouvé beaucoup que
l'on pût comparer à Nannette; mais elle devait chanter
encore quelquefois, parce que la gaieté vaillante, la
gaieté des nobles esprits et des cœurs courageux res-
tait cachée ici dans les mélancolies nouvelles de son
sourire.
Elle avait réfléchi depuis le temps, on voyait bien
cela ; peut-être même avait-elle pleuré, mais non pas
comme pleurent ces lâches amoureuses des larmes,
élèves de la poésie en deuil. En pleurant, Nannette
avait travaillé, conçu, fondé. Il suffit de lutter pour
que l'espoir vienne, l'espoir, la meilleure des vertus
chrétiennes. Dieu a voulu cela dans sa miséricorde.
L'espoir était venu. Je vous le dis : Nannette chantait
encore.
Elle était plus élégante que jadis, parce qu'elle était
déjà beaucoup plus riche, mais je ne sais comment dire
cela ; eile était moins coquette. Son envie de plaire
ROGER BONTEMPS. 341
sommeillait, elle ne faisait plus la roue naïve et chère-
ment pardonnée là-haut des Nannettes qui attendent
leur Roger. Mais comme ce sommeil était léger, et
comme la coquetterie des aimées demandait à s'éveiller
bientôt plus joyeuse 1
Autour d'elle, tout était joli, ce qui est rare sous les
latitudes anglaises, et ce qui est, au contraire, habituel
partout où l'Anglais a porté sa passion de bien vivre,
tout était confortable . Il n'y a au monde que les choses
américaines pour dépasser en laideur et en commodité
les choses anglaises. Encore les choses américaines,
étant un superlatif et un excès arrivent à gêner ceux
qui n'ont pas fait en matière de confortable leurs hu-
manités complètes : les sept classes, la rhétorique et la
philosophie.
Nous ne décrirons pas le mobilier de Nannon, pas
même la moelleuse carpette du Bengale, faisant un sol
de velours à toute sa maison, depuis l'antichambre
jusqu'au gracieux réduit qui accompagne la chambre à
coucher des dames. Nannette était une dame, vous al-
lez voir. Nous dirons seulement que les places respec-
tives du lit, de la fenêtre et de la petite porte donnant
sur le cabinet des bains, reproduisaient les dispositions
de la mansarde pour la couchette, la lucarne et la porte
du bûcher.
Là-bas, les toilettes sont multiples : la population,
littéralement cosmopolite, choisit entre les modes de
l'univers entier. Les petits pieds de Nannette, chaussés
de mules, piquées au boulevard de Gand, se cachaient
à demi sous les plis d'une robe de chambre des maga-
sins du Louvre, mais sur son lit reposait un costume
complet d'amazone mexicaine, authentiquement confec-
tionné dans la capitale de Montezuma, et formé de
toutes pièces, depuis les calzoncillos de velours aux
342 ROGER BONTEMPS.
mille boutons d'or, jusqu'à la gorra long voilée el au
prestigieux reboso.
Un dernier mot : devant la fenêtre il y avait une
cage ; dans la cage s'ébattait cet oiseau éminemment
français, fils du chardonneret de nos buissons et du se-
rin des Canaries. Ce mulet, car l'oiseau en question a
ce vilain nom, était de toute beauté, et savait siffler de
bout en bout le refrain illustre :
A Sainte-Anne en Auray
J'irai pieds nus sur la route, etc.
C'est tout. Il était dix heures du matin, environ, et
bien qu'on fût au commencement de la saison plu-
vieuse, le temps restait passable. La ville bourdonnait
comme une ruche en travail. Melbourne entier brûlait
ses affaires avec la dévorante activité de ces cités-
comptoirs où les neuf dixièmes des citoyens ne sont que
des passants.
D'ordinaire , à cette heure , Nannette aussi travail-
lait.
Aujourd'hui elle était assise, paresseuse, auprès de
son guéridon chargé de fleurs artificielles et de coiffu-
res de bal à demi montées.
Sur ses genoux il y avait une demi-douzaine de let-
tres toutes décachetées.
Toutes ces lettres venaient de France, quoique plu-
sieurs portassent cette multitude de timbres qui prou-
vent un voyage long et tortueux à travers différentes
nationalités.
Parmi ces lettres, deux ou trois avaient l'àir d'être
neuves, autant que peuvent être neuves des lettres
ayant fait un demi tour du monde.
Les autres, au contraire, gardaient la trace du temps
et des frottements multipliés. •
ROGER BONTEMPS. 343
Toutes se ressemblaient par ce cachet brillant et
d'une entière fraîcheur que la poste de Melbourne y
avait apposé le matin même.
Car Nannette les avait reçues le matin, toutes en-
semble.
Et voyez pourtant combien elles étaient différentes
de date et de points de départ ! Il y en avait trois de
Roger : l'une était de Londres et vieille de treize mois ;
l'autre avait neuf mois et venait de Melbourne même ;
une autre encore portait le timbre de Sydney : elle avait
huit mois ; la dernière enfin, écrite à quelque station
de l'intérieur, s'était embarquée à Adélaïde,
Des deux lettres qui restaient et qui n'étaient point
de Roger, l'une portait la signature de Mme veuve
Gazai de Lavaur, l'autre celle de M* Denis-Tiburce
Piédaniel.
Cette signature était noble, calme, régulière, haute,
large, carrée et illustrée d'un paraphe à treillages ,
respectant les anciennes traditions du notariat qui
vont, hélas ! se fanant depuis que don Juan s'est fait
sacrer notaire .
Nannon avait lu ou plutôt dévoré ces diverses
lettres.
A part certains échanges de correspondances, ayant
trait à son industrie, c'étaient les premières lettres
qu'elle eût reçues.
Elle rêvait. Il y avait en elle un flux de joie, refoulé
par de brusques tristesses.
EUe riait, elle pleurait presque en même temps.
Elle parlait toute seule, enfilant les pensées décou-
sues d'un monologue qui semblerait long, même dans
une tragédie.
« Il y a plus d'un an qu'il est ici, disait-elle. Ro-
ger! mon Roger! Et je ne l'ai pas vu! Et, comme
344 ROGER BONTEMPS.
c'est singulier, mon Dieu! Il m'avait reconnue dans le
train de Cherbourg! Il me semble qu'il y a dix ans
de cela ! il va peut-être me trouver bien vieille ! »
Son regard inquiet alla vers le miroir. Il y a tou-
jours un miroir à portée de répondre. Le miroir lui
renvoya un si charmant sourire qu'elle rougit de plai-
sir et d'orgueil.
Elle reprit, faisant le compte de ses étonnements :
« Il partait en même temps que moi, et il avait de-
viné toute l'histoire du bûcher ! Pauvre bonne Mme de
Lavaur ! elle n'a tout de même pu lui faire épouser
Mlle Eudoxie ! Et elle n'a rien reçu ! pas une ligne !
mon Roger n'a écrit qu'à moi ! »
Ce triomphe égoïste amena un remords dans ses
yeux.
« Quel fou! murmura- 1- elle. Et cela veut être no-
taire! Qu'est-ce qu'il aurait bien fait de bon? un sol-
dat? un artiste?... »
Son regard alla vers le grand portraitde Garjat et ses
yeux se remplirent de larmes souriantes.
a Mon Roger ! mon Roger ! s'écria-t-elle avec un
élan d'enthousiaste tendresse. Il aurait fait tout ce qu'il
aurait voulu! N'est-il pas le plus brave, le plus intel-
ligent et le meilleur des hommes?
— Lui qui n'aimait pas les aventures 1 s'interrompit-
elle tout à coup en riant à gorge déployée. Quel chemin
il a fait pour aller de chez moi chez M* Piédaniel !
C'est égal ! Il a bien souffert tant qu'il a cru qu'il y avait
quelqu'un dans le bûcher.... »
Elle se leva d'un bond, rejetant toutes les lettres qui
s'éparpillèrent sur le tapis, et, légère comme un oi-
seau, elle sauta sur une chaise qui mit ses lèvres à la
hauteur de celles du portrait. Il y eut un pétulant bai-
sser donné à travers la vitre.
ROGER BONTEMPS. 345
«c Mon Roger! mon bon, mon cher Roger! » dit-
elle encore.
Le fils du chardonneret et du serin, sautillant dans
sa cage, se mit à siffler le refrain :
Si j' pouvais trouver un trésor :
Dans un vieux pot-des pièces d'or!,..
« Chante, Mimi ! dit-elle triomphante et plus belle
de toute sa joie émue. Il t'aimera puisque tu es
à moi.... tu le verras..,. Mon Dieu, que je suis heu-
reuse ! »
Ses jolies mains blanches se joignirent et ses yeux
mouillés remercièrent ardemment le ciel.
« Mais quand? fit-elle attristée soudain, quand le
verrons-nous? C'est immense ce pays d'Australie! On
meurt aux mines ! Il y a les maladies, les assassinats,
la faim et la soif dans le désert ! ... »
Ses deux mains frémissantes couvrirent son visage,
tandis qu'elle pensait tout haut :
« Que de malheurs ! des naufrages ! la perte de ses
amis. Il fallait qu'on l'aimât bien, cette Mexicaine,
cette Naranja, pour courir ainsi après elle. Il dit
qu'elle est ma petite sœur. Est-ce que je peux l'ai-
mer, moi qui ne la connais pas?...
— Bah ! s'interrompit-elle , regardant l'horizon
bleu à travers les feuillages. II me montrait autre-
fois l'azur du ciel et il me disait : nous aurons du
bonheur!
— N'est-ce pas, seigneur Jésus, ajouta-t-elle en
s'agenouillant , n'est-ce pas, bonne Vierge, n'est-ce
pas, patronne sainte Anne , que nous aurons du bon-
heur? »
Puis, mobile plus qu'un enfant, et passant du sacré
au profane :
346 ROGER BONTEMPS.
« Ils sont ensemble comme les mousquetaires d'A-
lexandre Dumas. Et les mousquetaires d'Alexandre
Dumas se perdent souvent, mais ils se retrouvent tou-
jours! »
Et la voilà consolée, ramenant son sourire sur ses
larmes et recueillant ses lettres une à une parmi les
fleurs du tapis.
«Eh bien, oui! dit -elle en se rasseyant, je l'aime,
cette Anhita„ C'est la femme de ce héros Mornaix qui
voulait être roi ! Quel beau fou, encore ! Et comme je
suis contente d'être dans tout cela ! Je voudrais aller
aussi , et combattre , et suivre des pistes. Oh ! certes ,
je l'aime, ma petite sœur Anhita.... et qu'elle devait
être jolie au clair de lune, sur son matelas de satin,
dans le coffre de la voiture mortuaire ! ma parole, on
n'a pas l'idée de choses pareilles !... »
Elle saisit, à ce moment, au vol une lueur qui pas-
sait dans sa vagabonde cervelle.
« S'il était à Melbourne! fiU-elle. Melbourne est
grand. Je vais faire insérer un avis dans tous les
journaux.... et il ne faut pas remettre l'exécution
de ces bonnes pensées -là. Tout de suite! Tout de
suite! »
Elle sonna violemment. Gomme si un ressort l'eût
amenée, une petite négresse malabare de gentille mine
parut au seuil de la porte,
« C'est bien. Su! vous êtes vive aujourd'hui....
— Oh! madame, répondit Su tout essoufflée, je ne
viens pas pour le coup de sonnette. Il y a en bas un
gentleman....
— Un gentleman! répéta Nannon en pâlissant. T'a-
t-il dit son nom?
— Je crois bien qu'il l'a dit, madame, mais je l'ai
oublié. »
ROGER BONTEMPS. 347
Nannette s'était levée.
« Ne serait-ce point Roger, fillette ?
— Roger? répéta Su. Quelque chose comme cela
peut-être, madame.... »
Nannon mit ses deux mains sur son cœur.
« Mais milady qui est avec lui dit qu'elle est votre
amie....
— Ah ! fit Nannette désappointée. Il y a une
lady? »
Puis, reprise de tous ses espoirs :
« Ma sœur Anhita, peut-être !
— Ah ça ! dit une voix gaillarde de l'autre côté de la
porte, on fait antichambre ici comme chez le commis-
saire ! Ce chou de Nannon a-t-elle gagné assez de dol-
lars pour être impertinente?
— Fanfare ! murmura Nannette qui se laissa retom-
ber sur son siège.
— C'est ça ! s'écria Su. Fanfare ! madame la vicom-
tesse Fanfare. Je suppose que vous ne ferez pas atten-
dre une lady de cette importance?
— Qu'elle entre, » prononça Nannon avec fatigue.
Su ne fit qu'un boni jusqu'à la porte, et lady Fan-
fare, en se montrant, donna par son seul aspect l'ex-
plication des respects de la petite négresse.
Elle était parée comme une châsse ; elle était em-
panachée mieux qu'un char ; elle était peinte à neuf
et si- vivement qu'on eût dit une porcelaine sortant du
four.
Elle entra, les bras ouverts et se donnant exacte-
ment les airs évaporés que les petits théâtres parisiens
prêtent aux chiens habillés qu'ils appellent des « gran-
des dames. »
« Ah ! chère petite ^ s'écria- t-élle, que ça me fait
plaisir quand je revois les amies ! J'ai acquis une posi-
348 ROGER BONTEMPS.
tion importante, pas vrai, et des richesses en veux-tu en
voilà, mais ça n'a pas changé mon bon cœur, et je
pense toujours au quartier du Panthéon, là-bas. Em-
brasse-moi, mon ange. Mais, dis donc, on a l'air d'aller
pas mal -dans ta petite boîte? on commence à se caler,
hein, fîfille? »
Les yeux de Nannette étaient fixés derrière sa visi-
teuse, sur la porte qui restait ouverte.
« Que je suis bête î s'écria Fanfare en se retournant
brusquement. C'est le bonheur de te revoir, ma mi-
nette. Approchez-vous, monsieur Mitchell, n'ayez pas
peur, Bibiche, je te présente M. Jonathan Mitchell,
un homme bien, un gentleman, quoi, tranquille et
comme il faut, qui veut avoir l'honneur de t'offrir ses
civilités. y>
Nannette n'avait pas encore prononcé une parole.
Elle releva sur l'ancienne étoile de la closerie des Lilas
un regard de froid étonnement.
Fanfare fut d'abord quelque peu déconcertée, car,
en principe, il est facile à l'honnêteté de garder sa dis-
tance.
Mais l'effronterie a aussi sa valeur. Fanfare ne fut
déconcertée qu'un instant.
« Je suppose que tu as oublié de nous ofirir un
fauteuil à chacun, bé belle, reprit-elle avec plus de
calme. Nous venons de loin.... et pour te rendre ser-
vice, encore.
— Pour me rendre service ? » prononça enfin Nan-
nette qui désigna de la main deux sièges.
Fanfare en poussa un à M. Jonathan Mitchell,
énorme et robuste citoyen borgne de l'œil droit, très-
mal à l'aise dans un costume de squatter fashionable.
M. Jonathan Mitchell s'assit en toussant, saluant et
donnant des signes de gêne dans sa cravate.
ROGER BONTEMPS. 349
Fanfare, avant de s'asseoir à son tour, trouva moyen
de glisser à l'oreille de Nannette :
« Ne fais pas trop ta tête, ma petite. C'est un négo-
ciant de plus d'un million et demi sterling.
— Je ne vous comprends pas, dit tout haut la jeune
fille.
— Tiens, tiens! au fait, c'est vrai, répliqua la suze-
raine de l'Oiseau- Jaune. On ne se tutoyait pas à Paris.
Vous m'excuserez, mademoiselle Nannette ; si loin du
pays, on a le cœur remué en retrouvant une compa-
triote du même quartier, de la même maison et du
même carré aussi. J'ai réussi à l'étranger, ça me
donne envie de tâcher que mes amis fassent de même.
Quant à craindre une histoire qui ferait tort à la mo-
rale, vous me prenez pour une autre, ma chère de-
moiselle ! »
Ceci fut dit d'un ton net et tranchant, où il y avait
apparence de vérité.
M. Jonathan Mitchell, qui semblait peu éloquent,
ponctua néanmoins cette déclaration d'un geste très-
énergiquement honnête et baissa la paupière de son
bon œil.
Nannon, nous le verrons, avait envie et besoin de
faire rapidement sa fortune.
Nannon s'assit et dit :
« Madame , je vous remercie de i'intérèl que vous
me portez. Je suis très-heureuse, en effet, chaque fois
que je me trouve avec des compatriotes. »
Fanfare cligna de l'œil à l'adresse de M. Jonathan
Mitohell qui avait mis son chapeau entre ses jambes
et gardait l'immobilité du rustre, fourvoyé par hasard
dans un salon.
« Vous voyez bien! vous voyez bien! fit-elle. Que
vous avais-je dit, mon cher monsieur? »
350 ROGER BONTEMPS.
Jonathan, pour réponse, lança un éclat de toux re-
tentissant.
« Très-aimable quand elle veut, cette enfant-là,
poursuivit Fanfare à demi-voix, mais terriblement
collet monté.... bien, bien, cher monsieur ! Je sais que
pour vous on ne l'est jamais trop, et voilà pourquoi je
vous ai amené chez Mlle Nannette. » '
Celle-ci réfléchissait. Les paroles de Fanfare fai-
saient impression sur elle.
Nous sommes obligés de mettre ici le lecteur en
garde contre le danger de toiser la présente situation
à l'aide du mètre européen.
En Europe, à Paris, une semblable scène appartien-
drait à la vulgaire comédie. Nous ne disons point que
personne n'y serait pris, car chaque jour voit, dans la
capitale du monde civilisé, des duperies encore plus
grossières, mais nous avouons que le piège ne serait
pas très-habilement tendu, si toutefois piège il y
avait.
Mais là-bas, la demande et l'offre, en quelque ma-
tière que ce soit, prennent des physionomies bien au-
trement naïves. A cet égard, il n'y a ni respect humain,
ni diplomatie. C'est l'Angleterre perfectionnée d'un
côté, ramenée de l'autre plus près de l'état sauvage.
Tout est possible en fait de transactions. Le roman et
la réalité se mêlent. Ce qui, chez nous, paraîtrait, à
bon droit, une excentricité puérile, est, ici, le train-
train de la vie commune.
Nannou, désormais, attendait, prudente, mais non
incrédule.
« Combien gagnez-vous, ma chérie ? demanda tout à
coup Fanfare.
— Mes affaires vont à ma complète satisfaction, ré-
pondit simplement Nannette.
ROGER BONTEMPS. 351
— C'est que voyez-vous, ma belle, l'argent est tou-
jours au fond de tout, pas vrai? Votre maison est gen-
tillette, mais les ouvrières doivent être rares et chères
à Melbourne; il est si facile, pour une jolie fleuriste,
de gagner dix souverains par jour au lieu de quatre ou
cinq dollars! Si par hasard vous vous faisiez par an, je
suppose, deux cent mille francs ou cent mille écus, nous
n'aurions plus rien à dire.
— Je ne me fais ni cent mille écus, ni même deux
cent mille francs, l'interrompit Nannette.
— Hein ? fit la vicomtesse parlant au gentleman Jo-
nathan , voilà quelle franchise nous avons , nous au-
tres Françaises ! Ma chère demoiselle, reprit-elle, il
s'agirait de rafler tout d'un coup, précisément, cette
somme-là, deux cent miUe francs : je dis quarante
mille dollars pour être bien comprise de M. Mitchell,
qui est Américain,... dans un espace de six mois au
plus et peut-être beaucoup moins.
— Faudrait-il quitter Melbourne? demanda Nan-
nette.
— Naturellement.
— Et à quel métier gagnerais-je ces deux cent
mille francs?
— Au métier d'ange consolateur. Je ne plaisante
pas, mademoiselle, s'interrompit Fanfare en voyant se
froncer les jolis sourcils de Nannette. Vous m'avez té-
moigné déjà que vous n'aimez pas la familiarité; moi,
je suis à la bonne franquette ; mais, en définitive, je
n'ai aucun intérêt à passer malgré vous pour votre
amie intime. J'ai mon rang, si vous avez une petite
position. Je parle donc très-sérieusement, et je répète
qu'il s'agit d'une bonne action en même temps que
d'un coup de fortune.
— Une bonne action, en vérité, grommela le gent-
352 ROGER BONTËMPS.
leman Milchell en anglais du Far- West. Une Irès-
bonne action ou que le diable nous brûle ! »
Fanfare lui fit signe de se taire, ostensiblement et
d'un geste souriant.
Œ Voilà le langage de ces honnêtes marins, dit-elle.
Une Anglaise hypocrite serait scandalisée ; mais nous
autres, Parisiennes, nous ne sommes pas des femelles
de Tartufe puritain. Cependant, demandez pardon, je
vous prie, monsieur Mitchell.... »
Jonathan ouvrit la bouche pour obéir; mais Nan-
netle répartit carrément :
a Le gentleman peut jurer tant qu'il voudra, pourvu
que l'affaire soit exposée avec clarté. J'écoute.
— Hein! mister Jonathan, admira Fanfare, est-ce
carré ? Eh bien 1 ma toute belle, reprit-elle, il s'agit
d'empêcher un grand malheur. M. Mitchell est un
squatter puissamment riche, jeune et bien fait de sa
personne, qui a acheté du gouvernement une station
magnifique dans le Rodney. Chez lui, ma toute belle,
il y a place pour dix mille têtes de gros bétail,
voilà le vrai. Il était donc sur le point d'épouser sa
nièce, un doux chérubin que vous aimeriez comme
une sœur au bout de dix minutes. Juste votre âge et
aussi gentille que vous.... mais, vous savez, le désert
ne plaît pas à tout le monde : la chère créature est
habituée aux plaisirs des villes, et là-bas elle ne voit
guère que des bœufs et des bergers. Elle n'est pas
prisonnière ; n'allez pas vous mettre cela dans l'esprit.
Ce n'est pas une Parisienne qui voudrait se mêler d'une
histoire où il y aurait un grain de violence ! Seigneur
Dieu 1 j'ai assez pleuré aux drames de la Gaîté, quand
on voit une pauvre jeune victime, enchaînée par
son tyran de tuteur dans un château féodal ! Elle est
libre comme l'air, mais elle s'ennuie, comprenez bien
ROGER BONTEMPS. 353
ce mot-là : elle s'ennuie jusqu'à maigrir, pâlir et dé-
périr. »
Le gentleman Jonathan poussa un soupir de taureau
malade et Fanfare acheva :
« Elle s'ennuie jusqu'à mourir 1 »
Ces dernières paroles furent prononcées sans em-
phase et dans la juste intonation de la vérité.
Il nous faut encore ici dire au lecteur que les faits de
ce genre sont extrêmement fréquents dans ces pays,
où la fortune se paye au prix d'un dur exil. Ce ne
sont pas seulement les fiancées qui pâlissent et s'étio-
lent sur ces lointains champs de bataille : on voit sou-
vent des mères de famille, entourées pourtant de leurs
enfants, s'éteindre misérablement faute de respirer cet
air civilisé, dont il est si facile de médire et qui est né-
cessaire à leurs poumons. On sait cela là-bas. L'or
qui vient en Europe est bien rarement pur de tout
deuil, et la couvée des enfants enrichis laisse presque
toujours derrière elle une ou plusieurs tombes.
Pour ce qui regarde Fanfare elle-même, Nannette
la connaissait seulement pour une ancienne voisine de
carré, qui pouvait avoir dépassé déjà de beaucoup sa
majorité, quand elle, Nannon, était encore une enfant,
un peu légère de conduite, très-fleuriste de manières,
mais au demeurant bonne fille, comme il est convenu
que le sont toutes les grisettes parisiennes.
Il n'y avait donc autour de cette proposition qui lui
tombait des nues, ni trop d'étrangeté, ni aucun motif
de mélodramatique défiance.
Aussi les réflexions de Nannette n'allèrent-elles point
de ce côté. Nannette songea à Roger, tout uniment,
et aussi à l'étude de maître Piédaniel : le rêve de
Roger.
Deux cent mille francs et ce qu'elle avait 1
23
354 ROGER BONTEMPS.
C'était conquérir en quelques mois la possibilité d'un
triomphant retour à Paris.
Pendant qu'elle songeait, Fanfare et le gentleman
Mitchell échangèrent une œillade, et Fanfare reprit :
« Il faudrait que la chose fût décidée tout de suite.
— Tout de suite! répéta Nannette avec hési-
tation.
— Oui, mon cœur, mon honorable ami repart
cette nuit pour le comté de Rodney. J'étais chargée
de lui trouver quelqu'un, et je vous ai donné la préfé-
rence, quoique nous ne soyons pas tout à fait des amies
à ce qu'il paraît. Je ne vous en veux pas, au moins!
Mais ça m'a étonnée de vous voir faire la fière avec
une personne dans ma situation. Moi, quand les sou-
venirs du pays s'en mêlent , me voilà partie ! c'est
plus fort que moi : je laisse trop voir la bonté de mon
cœur.... Si la chose ne vous va pas, nous prendrons
une nouvelle débarquée, et celle-là ne coûtera pas si
cher. Il n'y a pas à m'en vouloir, ma toute belle, j'avais
dit tant de bien de vous, qu'on vous offrait le même
engagement qu'au docteur.... »
Parlant aingi avec volubilité et d'un accent qui était
la vérité même, elle se rapprocha de Nannette pour
ajouter tout bas :
a C'est comme un prince, quoil La petite femme
est là-bas dans du coton ! vous sentez bien que s'il y
avait n'importe quoi de louche, une personne dans ma
situation ne s'en mêlerait pas. Vous aurez entendu
conter bien des sottises sur la Californie et ce pays-ci, ma
chère, mais croyez-moi, les gentlemen comme M. Mit-
chell ne se trouvent qu'une fois. Tel que vous le voyez,
il jette un demi-million par la fenêtre, d'une seule
poignée, pour ramener à la petite dame un confesseur,
un médecin et une amie.
ROGER BONTEMPS. 355
— Un confesseur aussi ! dit Nannette.
— Il en est fou! et puis riche ! mais surtout la bête
du bon Dieu! »
Le gentleman Jonathan était resté à la même place
et regardait de loin cette conférence avec une naïve in-
quiétude.
c La jeune Française consent-elle à venir avec nous ?»
demanda-t-il en Anglais de sa grosse voix, qui, en
vérité, sonnait honnêtement.
Nannette répondit :
« Pouvez- vous attendre ma décision jusqu'à ce
soir? »
Fanfare se rapprocha du gentleman Mitchell, et tous
deux causèrent un instant à voix basse.
« Nous allons nous occuper du docteur et de l'abbé,
dit Fanfare : ce n'est que leur position à régulari-
ser. A cinq heures, ce soir, je serai ici avec l'enga-
gement signé par M. Mitchell qui vous propose telles
arrhes que vous voudrez exiger. Le départ est à sept
heures. »
Elle offrit son bras à M. Mitchell qui salua gauche-
ment et se cogna des deux épaules à la porte en se re-
tirant.
Dans l'antichambre, la petite Su, éblouie, attendait.
Elle suivit les rubans et les panaches de Fanfare jus-
qu'à la rue, où un carrosse de London and New-York
Hôtel attendait.
« Mille diables! dit Jonathan Smith en se jetant
lourdement sur les coussins : un joU brin de petite
coquine 1
— Coquine est le mot! répliqua Fanfare. N'au-
rait-on pas dit qu'elle me parlait d'en haut! Ecoutez
donc, maître Jonathan, vous me la ferez passer par
V Oiseau-Jaune au retour, n'est-ce pas? Je veux rire
356 ROGER BONTEMPS.
un peu de la mine qu'elle aura. Et après tout , le
brave garçon pour qui nous avons acheté une soutane
toute neuve , pourra vous marier avec celle-ci tout
aussi solidement qu'avec l'autre, grand mauvais
sujet! »
(W®
ROGER BONTEMPS. 357
XIII
Projet de dîner sur l'herbe.
La maison de Nannon n'était pas un palais ; c'était
une petite habitation isolée, modeste et fort proprette,
séparée de la rue par un jardinet que défendait une
grille : vraie maisonnette de Londres transportée aux
antipodes. Toute neuve qu'elle était, trois ou quatre
locataires y avaient déjà fait fortune : un courtier, un
marchand de pioches, un chimiste et une dame qui
n'avait pas de profession. Le chimiste avait gagné plu-
sieurs millions à changer l'eau-de-vie de pommes de
terre en vieux cognac. La science est l'ange gardien de
l'humanité !
Dans cette petite maison, Nannette eût conquis des
sommes folles si seulement elle avait pu faire venir de
Paris et mettre en cage une demi-douzaine de fleuris-
tes à qui elle eût payé chaque année, à chacune , les
appointements d'un de nos préfets. Mais je vous défie
de mettre en cage une fleuriste parisienne qui a tant
fait que de braver le mal de mer. Il y en a en Califor-
nie, il y en a en Australie et autres lieux, mais de deux
choses l'une : ou elles décrochent une position de vi-
comtesse, comme Fanfare, ou elles entament, aussitôt
en arrivant, une série de gambades qui finissent par
368 ROGER BONTEMPS.
leur casser les deux bras, les deux jambes et le cou.
Que la paix soit sur elles !
Nannette avait eu quelquefois deux ouvrières , plus
souvent une seule, plus souvent encore elle avait ré-
pondu par la seule agilité de ses dix doigts à la vogue
qui entourait déjà son nom dans la haute vie de Mel-
bourne. La fortune était là : elle la voyait, mais entre
elle et la fortune il y avait un fossé infranchissable.
Nannette avait calculé qu'il lui faudrait quatre ans
pour amasser deux cent mille francs au métier de ga-
lérien qu'elle taisait.
Aussi se mit-elle à réfléchir profondément après le
départ de Jonathan et de Fanfare.
Nous avons dit pourquoi les offres, mises en avant
par ce vénérable couple, toutes fantastiques qu'elles
peuvent paraître à nos habitudes européennes, n'a-
vaient en elles-mêmes là-bas rien d'invraisemblable.
A vrai dire, Nannette n'avait point de défiance. Ca-
prices de squatter opulent ou de mineur enrichi peu-
vent aller bien au delà de ces humbles féeries,
Nannette hésitait à cause de ce paquet de lettres,
portant le timbre de Paris, qui était là parmi le fouillis
de ses fleurs. Nannette appartenait à Roger plus qu'à
elle-même. C'était pour Roger que ce gain subit et
brillant l'attirait. Mais quitter Melbourne au moment
où Roger lui criait, de bien loin, il est vrai : « Je suis en
Australie ! »
Melbourne est le centre de l'Australie du Sud, de la
vraie Australie qui tend à laisser au loin derrière elle
ce vieux Sydney et cette Nouvelle-Galles, maudite par
son origine. Melbourne est le Paris océanien. Dans
un Paris, on se rencontre.
Quitter Melbourne! Et pour aller au désert! dans
une station perdue du Rodney !
ROGER BONTEMPS. 359
Je vous le dis : il n'y avait que cela. Nannette hési-
tait, comme elle eût fait à Paris devant une place de
demoiselle de compagnie à Privas ou à Quimper.
La ville bourdonnait, le soleil riait entre deux nua-
ges, les fleurs de la verandah, copieusement arrosées
parl'averse, envoyaientleursparfums plus vifs; le mulet,
guilleret et joyeux, sifflait la chanson bretonne en exé-
cutant des tours de gymnastique. Nannette songeait, de
plus en plus embarrassée.
Et tout en songeant, elle reprit une à une les lettres
déjà lues dix fois. Elle les relut, et sa pensée tourna.
Elle rêvait encore, la chère flllette, mais de Roger seu-
lement et du passé. L'Océan s'ouvrait devant elle,
comme la mer Rouge sous le manteau de Moïse ; la
distance disparaissait entre Melbourne et Paris : ses
yeux fermés voyaient Paris souriant, et la mansarde, et
le bonheur....
« Bonjour, Nannon, » dit Roger.
Et comme ces rêves sont étranges ! Avant d'entendre
sa voix, elle avait reconnu son pas !
Non point pourtant sur les carreaux de la cham-
brette, mais sur le tapis qui n'en étouffait pas entière-
ment le son net et bien connu.
Le pas, en tant que musique, se modifie par la
chaussure, et Roger était toujours si merveilleusement
chaussé !
Ah ! c'était un dandy, ce beau Roger, un pur dandy,
moins le ridicule. Nous en avons beaucoup mainte-
nant, parmi les maîtres clercs, qui ressemblent pres-
que tous à des poussins de diplomates ou à des graines
de conseillers d'Etat.
Et Roger, incontestablement, était une étoile parmi
les maîtres clercs parisiens.
Nannette se mit à sourire à cette illusion heureuse.
360 ROGER BONTEMPS.
Ses lèvres s'arrondirent comme pour appeler un baiser.
Il était fou, ce petit oiseau chanteur ; il faisait dans sa
prison un tapage inusité, comme s'il eût voulu saluer
aussi ce Roger chimérique.
Son maître, son petit maître! dontNannette, l'extra-
vagante enfant, avait essayé en vain de lui faire pronon-
cer le nom !
Le soleil glissait entre les feuilles lancéolées du co-
béa qui oscillait doucement à la brise et caressait le
sourire de Nannette, dont les yeux obstinément restaient
clos pour ne rien perdre du rêve,
Elle était adorablement jolie.
Roger dit encore, mais sa voix tremblait un peu :
« Bonjour, Nannette !
— Bonjour, Roger, murmura-t-elle. Tu n'es pas là,
je le sais bien, mais je te vois, mais je t'entends, mon
Roger, mon cœur! Il me semble que je vais sentir ton
baiser sur mes lèvres.... »
Elle devint affreusement pâle et fit pour se lever un
effort inutile.
Le baiser appelé venait d'effleurer ses lèvres.
Et en même temps, la petite Su, essoufflée, criait de
la porte avec une profonde horreur, combattue par un
irrésistible éclat de rire :
« Madame ! oh ! madame ! le gentleman vous embrasse ! »
Il n'y avait plus de rêve possible ; la voix de la petite
négresse rompait le charme. Nannette ouvrit les yeux
et ses deux bras se nouèrent frémissants autour du cou
du gentleman qui, riant et pleurant, répéta pour la
troisième fois :
« Bonjour Nannon, ma petite femme chérie! bon-
jours Nannette, mon bijou, mon trésor! Dieu est bon,
puisqu'il nous rassemble ! Nous ne nous quitterons plus,
jamais, jamais, jamais! »
ROGER BONTEMPS. 361
Su ne riait plus. Elle regardait cette scène avec des
yeux ébahis et disait :
« Vrai, le gentleman a passé malgré moi, madame ! Il
m'adonne une pièce d'or, mais ce n'est pas pour cela que
je l'ai laissé entrer. Il vous a embrassée, savez-vous,
madame ! Voulez-vous que j'aille au bureau de police? »
Su fut priée de s'en aller et de refermer la porte.
Grâce à elle, car les cancans vont à Melbourne comme
ailleurs, malgré le haut prix du temps, grâce à elle, le
voisinage apprit que le mari de Mlle Nannette, la fleu-
riste à la mode, était revenu de voyage. Gela n'influença
en rien le cours des fonds publics.
Mais grand Dieu! que de joie dans cette chambre,
tout à l'heure solitaire et triste ! Gomme le gentleman
Jonathan Mitchell ou Smith, comme la vicomtesse
Fanfare étaient radicalement oubliés! G'était Roger,
c'était bien Roger, en chair et en os, un peu bruni par
le soleil et le vent, mais plus beau pour cela et gai,
franc, gaillard, l'œil bon, le regard tendre, le front dé-
ridé : Roger souriant, Roger heureux, Roger Bontemps !
Bien souvent, oh ! bien souvent, Nannette l'avait vu
revenir avec les yeux de la pensée. Notez qu'elle savait
depuis quelques heures seulement qu'il avait quitté la
France. Avant les lettres, reçues toutes à la fois, elle
le croyait marié, notaire, engraissai^t et alfligé de cette
tournure particulière à ceux qui ont brisé par intérêt
un roman bien aimé pour se jeter, avec répugnance et
regrets dans une réalité intéressée.
Geux-là peuvent n'être pas misérables. Il y a dans la
vie vingt qualités de bonheur, comme il y a au marché
. des pommes à tout prix.
Mais ceux-là ne peuvent jamais être heureux complè-
tement et fièrement comme les nobles vainqueurs des
luttes de la jeunesse.
362 ROGER BONTEMPS.
Les romans utilitaires ont beau dire, les vaudevilles
plats ont beau encenser la prose, il y a dans la poésie
une fleur que l'avarice ou l'ambition ne peuvent cultiver
jamais.
Nannette avait revu son Roger triste et rêveur, bien
que la tiare tant souhaitée du notariat couronnât son
front. Elle l'avait revu au bras estimé mais froidement
ami de Mlle Eudoxie, devenue, Mme Gazai de Lavaur.
Elle l'avait revu autrement aussi : la preuve c'est
qu'elle avait amassé de l'argent.
Elle l'avait revu garçon, arrêté par un remords au
seuil de ce mariage que son modeste héroïsme, à elle,
avait rendu possible. Sous cet autre aspect Roger se
présentait à elle, plus triste, mais plus digne, moins
tranquille, mais mieux aimé. C'était à ce Roger-là
qu'elle écrivait de longues lettres dont aucune ne fut
jamais confiée k la poste, car Nannette avait fait une
promesse à la mère de Roger; c'était ce Roger-là qui
encourageait son travail et qui visitait ses insomnies.
Depuis ce matin, enfin, depuis que ces lettres d'âges
si différents lui étaient arrivées toutes ensemble (nous
saurons bientôt pourquoi), un troisième Roger avait
surgi dans son imagination tout à coup émue : Roger
l'aventurier, Roger qui souffrait le mal du désert, Ro-
ger le combattant, Roger le chercheur d'or !
A Melbourne, plus que partout ailleurs, les exemples
abondent qui permettent à la pensée de colorer vive-
ment ces sortes d'images. Pour quelques vainqueurs
dans la bataille de l'or, il y a de nombreux vaincus.
Les lettres de Roger disaient qu'il n'était pas vainqueur,
et dans la recherche qu'il poursuivait de terribles en-
nemis barraient sa route. Roger était brave, Nannette
le savait de reste, mais la bravoure de nos boulevards,
tout en étant, certes, la même que celle du bush^ pro-
ROGER BONTEMPS. 363
cède différemment et De se manifeste qu'à son aise.
Nannelte voyait son Roger qui détestait si bien les
aventures, noyé, submergé, asphyxié. Sa joue était
hâve, ses yeux creux, sa taille courbée; il avait les
mains en sang. Il manquait de gants ! Et peut-être ses
bottes étaient-elles éculées 1
Vous dire ce que Nannette éprouvait à cette der-
nière et navrante hypothèse nécessiterait de véritables
violences de langage.
Et voilà que Roger, aujourd'hui, ne se présentait à
elle sous aucun de ces aspects prévus. C'était le mira-
cle. Elle retrouvait Roger si loin et après si longtemps,
tel qu'elle l'avait quittée, ce soir néfaste où nous l'en-
tendîmes chanter bien à contre-cœur la chanson de
sainte Anne d'Auray : Roger élégant, Roger dandy et
portant à miracle un costume complet sortant des ateliers
de Dusautoy.
Dusautoy fournit Melbourne. Roger s'était offert la
volupté incroyable de troquer la défroque du Rôdeur-
Gris contre une toilette parisienne, depuis le chapeau
Gibus jusqu'aux bottines Sakosky, en passant par la
chemise Longueville. Et en conscience, ce détail qui
paraîtra vulgaire à beaucoup d'honnêtes gens, n'en-
trait pas pour peu de chose dans sa jubilante allégresse.
Il faut le prendre tel qu'il est, ce d'Artagnan bour-
geois et n'oublier jamais qu'il fait aujourd'hui l'orne-
ment de la chambre des notaires.
Ils restèrent longtemps à se regarder en silence. La
chanson du chardonneret mit des larmes dans les yeu^
de Roger. Nannette le prit par la main et l'entraîna
vers le divan où elle s'assit parce que ses jambes trem-
blantes ne la pouvaient plus porter.
Roger se laissa glisser sur le tapis à ses pieds. Il gar-
dait les deux belles mains de Nannette collées contre ses
364 ROGER BONTEMPS.
lèvres; elle se penchait pour baiser ses cheveux, puis ils
se regardaient encore, ravis en une extase muette.
« Je ne me souvenais pas bien de toi, dit enfin Ro-
ger. Je te voyais sans cesse, mais je ne te voyais pas si
jolie. »
Le doigt de Nannette désigna le beau portrait de
Garjat et sa lèvre relevée éprouva un souverain mépris
qui voulait dire :
« Tu es bien plus beau que cela ! »
Roger, au contraire, sourit au portrait avec une in-
time satisfaction et dit :
« Le jour où je posai, M* Piédaniel trouva que j'a-
vais été bien longtemps dans mes courses.
— Ah! chéri! murmura-t-elle, Paris! M* Piédaniel!
comme tout cela est donc loin de nous ! »
Les yeux de Roger comptaient les lettres qui étaient
sur le guéridon.
« Tu étais avec moi, dit-il comme on remercie.
— Depuis ce matin seulement, » répliqua Nannette.
a Je vais te dire, reprit-elle : en partant de chez
nous, je ne savais pas où j'allais. Je n'avais donc pas
pu laisser mon adresse. Je pris le chemin de fer de
Cherbourg, parce que le seul parent que j'aie au
monde était à Cherbourg. Oui, tu souris, tu m'avais
reconnue. Est-ce assez drôle? Va, il est dit que nous ne
sommes qu'un! Moi, 'd'abord, je n'ai jamais pu me
mettre dans la tête que je ne te reverrais plus. »
Elle fut payée d'un baiser et reprit :
« Cela me tourmentait de penser qu'il y avait sans
doute des lettres de toi à la maison. Je ne savais pas que
tu avais quitté Paris et je te voyais toujours montant mes
cinq étages. Sans ce départ, n'est-ce pas que tu serais
revenu le lendemain ?
— J'étais bien en colère, » dit Roger.
ROGER BONTEMPS. 365
Ils éclatèrent de rire tous les deux, mais, sous cette
gaieté, une grande émotion leur serrait le cœur.
« Oui, fit Nannette, tu étais bien en colère, et il y
avait de quoi. Mais je veux pourtant finir l'histoire
de ces lettres. J'avais promis de ne pas te voir, de ne
pas t' écrire surtout, maisje n'avais pu promettre que tu
ne m'écrirais pas, n'est-ce pas vrai?
— Certes I
— Alors, j'ai envoyé d'ici ma nouvelle adresse à la
concierge de la rue de l'Ouest, et comme la correspon-
dance met du temps pour aller et revenir, j'ai eu tout
k la fois.... Sais-tu que tu es sorcier?
— Pourquoi? demanda Roger.
— Ah ! chéri ! chéri ! comme tu avais bien deviné qui
était dans le bûcher !
— Ma mère ! c'était donc elle !
— Pauvre chère dame I Elle avait si bonne envie de
te voir établi ! Elle m'avait prise par les sentiments, tu
conçois, elle t'aime tant 1
— Ma bonne mère, prononça Roger d'im ton mixte,
où il y avait beaucoup de tendresse et un peu de ran-
cune.
— Reconnais-tu cette écriture-là? » demanda Nan-
nette en lui présentant une des enveloppes.
Roger pâlit et baisa l'écriture de sa mère.
« Elle t'a écrit? murmura-t-il.
— Tu vois bien ! Écoute, le soir du bûcher, elle était
déjà un peu convertie. Mlle Eudoxie, c'était l'étude
payée ; mais moi, elle avait presque l'idée que je pour-
rais bien être le bonheur. »
Ici, deux baisers, et certes, il y en avait un pour la
bonne mère.
« Elle en est à me demander de tes nouvelles ! reprit
Nannette.
366 ROGER BONTEMPS.
— ^Ah! l'interrompit Roger, je suis bien coupable!
Donne-moi une plume, de l'encre, du papier.... »
Nous savons avec quelle ardeur sauvage il entamait
ces questions de correspondance.
Nannelte se levait déjà pour obéir; il la retint.
« Je lui écrirai une lettre de quatre pages, dit-il, de
dix pages, de vingt pages.... mais ne me quitte pasi ma
tête est si bien sur tes genoux. »
Nannon l'accusa de paresse en lissant ses cheveux,
puis elle poursuivit :
« Je crois que Mlle Eudoxie a épousé une autre
étude. Ta bonne mère me dit de te ramener.
— Est-ce que tu penses qu'elle consentirait?...
— Tu m'en demandes trop long, chéri.... mais j'en
suis sûre! Tu saisi je n'ai pas pu lui faire tes com-
missions, non plus qu'à M« Piédaniel. Je n'ai reçu tes
ordres que ce matin, et la Madeleine est trop loin pour
envoyer un auvergnat.
— M* Piédaniel 1 » répéta Roger avec une sorte
d'onction .
Ce n'était pas l'émoi que lui avait causé le nom de
sa mère, mais toute la profonde passion du notariat vi-
brait là-dedans.
« Il m'a écrit aussi, continua Nannette.
— M*^ Piédaniel t'a écrit ! répéta Roger qui se mit
sur ses pieds, à toi ! »
Nannette lui tendit une lettre carrée où le timbre-
poste était collé à l'endroit précis indiqué par l'alma-
nach des facteurs, avec soin et régularité, de façon à ce
que les angles du timbre se pointassent géométrique-
ment dans les angles de l'enveloppe.
Roger joignit les mains en contemplant l'adresse,
écrite en ronde magistrale avec traits ondes pour finir
les lignes, et si grande surabondance d'indications que
ROGER BONTEMPS. 367
celte suscription savante semblait un article du Diction-
naire géographique .
On était tenté d'y chercher la date de la découverte
de l'Australie , nommée aussi Nouvelle-Hollande ,
comme le spécifiait M* Piédaniel, crainte d'erreur , et
la date de la fondation de Melbourne.
« Et qu'est-ce qu'il te dit, le patron? demanda reli-
gieusement Roger.
— Des choses très-sensées.
— Mais tu lui avais donc donné signe de vie?
— Pas le moins du monde, seulement, depuis ton
départ, tu n'as écrit à âme qui vive, et je deviens une
personne d'importance. On doit nous croire ensemble
et cachés dans quelque trou. Une histoire aussi ab-
surde que la tienne....
— Absurde ! fit Roger avec reproche, oh !
— .... Ne se devine pas, acheva Nanon, Je dis ab-
surde au point de vue d'un notaire et d'une femme du
monde. Moi, elle m'amuse et me fait t'aimer cent fois
plus. Nous croyant ensemble et bien cachés, ta mère
rôdait autour de notre ancien nid. Quand est venue ma
lettre, donnant ma nouvelle adresse à Melbourne, elle
l'a su tout de suite et M' Piédaniel l'a appris d'elle.
— M* Piédaniel s'occupe donc encore de moi? mur-
mura timidement Roger.
— Plus que jamais.
— Et.... son étude est-elle vendue?
— Il t'attend, répondit Nannette.
— Il m'attend! s'écria Roger avec une véritable
ivresse. Le patron m'attend! Qu'ai-je fait pour mériter
tant d'indulgence ! Cet homme-là, vois-tu, est un ob-
servateur de premier ordre, quoiqu'il n'en ait pas
l'air. Il avait deviné mes aptitudes. Donne du papier,
de l'encre, une plume I Je veux lui exprimer....
368 ROGER BONTEMPS.
« Allons-nous être heureux ! s'interrompit-il en ar-
rêtant Nannette qui se levait pour la seconde fois.
Gomme les voies de la Providence sont étranges ! Dis
donc, chérie, est-ce qu'on dîne sur l'herbe à Mel-
bourne? »
Nannette se renversa sur le divan, prise d'un fou
rire.
« Eh bien ! fît Roger offensé, qu'est-ce qu'il y a de
risible là dedans ? ne dînions-nous pas sur l'herbe dans
le bois de Ghaville ?
— Oh ! si ! et avec plaisir encore! répliqua la fillette
déjà émue au beau milieu de son hilarité.
— C'est un de mes rêves, figure-toi, reprit Roger.
Dîner sur l'herbe comme autrefois.... moi, je n'ai pas
encore appris à rire de ce qui nous rendait si heu-
reux! »
Nannette se pinça les lèvres.
« Si vous me querellez, monsieur de Lavaur, dit-elle,
je vous montrerai cette porte. »
Son doigt désignait celle de son cabinet de toilette.
Roger s'orienta, regardant tour à tour le lit, la croi-
sée et la porte.
Il se mit à genoux.
« Elle est à la même place que celle du bûcher, mur-
mura-t-il d'un accent contrit. Méchante, j e vous demande
mon pardon.
— Ton pardon, mon Roger bien-aimé ! Nous dî-
nerons sur l'herbe, va, tant que tu voudras ! Il y a le
Yarra-Yarra, moins large que la Seine, mais qui tra-
verse des bois de fougères adorables. Nous irons avec
un panier, comme à Pam,... »
Ce Roger poussa l'exigence jusqu'à demander :
« Y a-t-il des goujons ?
— Monsieur, répondit sévèrement Nannon, les gou-
ROGER BONTEMPS. 369
jons sont de Paris comme les grisettes, comme les ca-
lembours, comme les gants Jouvin et comme la galette
du Gymnase. Il n'y a qu'un Paris, et j'ai bonne envie
d'y retourner, quoiqiie je n'aime ni la galette ni les ca-
lembours.
— On en faisait abus à l'étude, » soupira Roger at-
tendri.
Et cette transition le conduisit à demander :
oc Que dit la lettre du patron?
— Voilà! Elle est charmante, et je n'ai jamais vu de
si beau paraphe. Il y a trente-trois petits losanges en-
lacés comme un treillage....
— Tu as compté?
— Oui, et des boucles tout autour, pas une de
bouchée! Il dit que j'ai un grand rôle à remplir,
que je peux faire de toi un homme et davantage en-
core....
— Un notaire ! devina Roger.
— Juste ! et quant à lui, il est enchanté d'avoir un
prétexte pour retarder d'autant sa retraite.
— Nous sommes tous les mêmes, fit Roger. Quand
nous n'exerçons plus, c'est la mort. Évidemment, il
faut que je lui écrive un mot de remercîment, n'est-ce
pas chérie ?
— Ça me paraît convenable. »
Mais le moyen de bouger!
Ils restaient ainsi, retenus par un charme, ne pouvant
rassasier ni leurs yeux ni leurs cœurs. Tous ces non-
sens de l'amour, ces exagérations, ces naïvetés, ces fa-
deurs, ces folies tombaient de leurs lèvres comme un
torrent de perles. Oui, certes, c'était bien vrai : ils ne
s'étaient jamais vus ; il était plus beau, elle était plus
jolie : ils s'adoraient mille fois mieux que jadis.
Tout à coup, leurs bouches s'ouvrirent en même
24
370 ROGER BONTEMPS.
temps, parce qu'une pensée soudaine venait d'éveiller
en même temps la délicieuse insouciance où leurs âmes
dormaient.
« Je ne veux pas que tu partes ! » s'écria résolument
Roger.
Et Nannette, d'un accent déterminé :
et Je ne veux pas partir ! »
Ces paroles s'étaient croisées, et pourtant chacun
d'eux avait entendu.
Ils se regardèrent ébahis.
« Gomment savais-tu que je voulais partir? demanda
Nannette.
— Gomment savais-tu qu'il fallait partir? » demanda
Roger.
Ils se regardèrent encore : évidemment il y avait
mystère.
« As-tu lu mes lettres ? continua Roger.
— Dix fois chacune. J'ai compris ce que tu m'as dit,
j'ai deviné ce que tu ne me disais pas : je te connais si
bien, mon Roger.... mais laisse-moi t'expliquer....
— G'est que Mornaix et les autres m'attendent.
— Ah I Et Anhita est-elle retrouvée?
— Hélas non 1
— Tu m'as dit de l'aimer, je l'aime.
— Tu fais bien, car elle est presque aussi jolie que
toi, bonne comme toi, et bien malheureuse !
— Elle est ma petite sœur, c'est_ convenu. Nous par-
lerons d'elle. Il faut te dire que j'ai travaillé pour
acheter ton étude.
— Bah l » fit Roger d'un accent un peu dédaigneux.
Nannette bondit sur son sofa.
« Que veut dire ce bah! s'écria-t-elle rouge de co-
lère. On voulait bien payer l'étude avec la dot de
Mlle Eudoxie, et quand il s'agit de moi.... »
ROGER BON TEMPS. 371
Elle s'arrêta, vraiment furieuse et charmante à voir
dans son juvénile courroux.
Roger rougit aussi et baissa les yeux, disant :
« C'est pourtant vrai, il y a de cela. Je n'aimais pas
Mlle Eudoxie : c'était une aifaire.
— Et parce que tu m'aimes.... commença impé-
tueusement Nannette.
— Écoute donc, chérie : je n'ai jamais envisagé la
cpiestion sous cet aspect-là.
— Sais-tu ce qui va arriver? éclata Nannette dont les
larmes jaillirent. Je vais te chasser de chez moi, fermer
ma porte et me tuer.
— Que dis-tu ! que dis-tu ! fit Roger épouvanté.
— Je dis que j'ai trop souffert pour toi, je disque tu
ne m'aimes pas, que tu ne m'as jamais aimée, qu'il y
aura toujours entre nous la mansarde et les souvenirs.
Tu es au-dessus de moi, de là à prendre honte de moi
il n'y a qu'un pas. Tu ne veux rien me devoir, tu
m'humilies, tu m'insultes, tu m'écrases!
— Lk ! là ! faisait le pauvre Roger étourdi, comme si
une douzaine de douches eussent choisi son crâne pour
point de mire.
— Je comptais te mettre à l'épreuve , poursuivait
Nannette avec une fiévreuse volubilité. C'est vrai, car
j'avais défiance. N'ai-je pas déjà été chassée de Paris,
de France, d'Europe, parce que M. Roger Cazal de
Lavaur est un gentilhomme, im puissant seigneur, un
premier clerc, ma foi, et qu'on craignait pour lui une
mésalliance avec la fille d'un simple officier! «
Roger l'entoura de ses bras etla bâillonna d'un baiser.
« Démon! dit-il. Quel ménage nous ferons ! Tu cas-
seras toute notre vaisselle I »
Nannette ne tempêtait plus et fondait en larmes. Il
la pressa passionnément contre son cœur.
372 ROGER BONTEMPS.
« Combien nous as-tu ramassé d'argent? demanda-t-il.
— Pas loin de cinquante mille francs, répondit
Nannette pendue à son cou.
— Cinquante mille francs! répéta Roger étonné,
avec ces petits brimborions-là ? »
Il montrait les fleurs et les montures.
« Il me faudrait cinq ans pour gagner ton étude, re-
prit Nannette triomphante. Ça ne te fait plus rougir,
n'est-ce pas, que j'aie une dot, moi aussi?
— Nannon ! ma petite femme bien-aimée ! balbutia
Roger.
— A la bonne heure ! Aussi vrai que je te le dis,
pour le coup, j'aurais fait un malheur : je ne vis que
pour ça, ainsi ; pour toi, pour t'aimer, pour te rendre
heureux !
— Tu sais bien que, moi aussi, j'ai mes espérances,
fit Roger qui la dévorait de caresses.
— Tant mieux! Oh! moi, je n'ai pas honte de ce
que tu me donneras. Mais, écoute, il faut parler rai-
son. Il se présente une occasion d'avoir en quelques
mois ce qui coûterait cinq années.
— Vas-tu spéculer, Nannon ? demanda Roger en
riant; vas-tu mettre ta soie, tes fils de fer et tes jolis
petits doigts en commandite? Morbleu ! je suis un ca-
pitaliste aussi ! et il donna sur son gousset qui sonna
l'or une tape triomphante. Je te prends des actions, ma|
fille!*
Nannette pesa sur sa main et le força de s'asseoir.
a II s'agit de choses sérieuses, dit-elle, ne plaisan-
tons pas. Pour gagner les deux cent mille francs, il
faudrait partir...
— Et tu conçois, l'interrompit Roger, si tu avais à
partir, ce serait pour Anhita, comme je l'ai promis à
nos amis.
I
ROGER BONTEMPS. 373
— Ah! fit Nannette, notre sœur Anhita a besoin
de moi?
— Grand besoin !
— Et tu as promis que j'irais?
— Tu es ma femme, j'en avais le droit, » répliqua
Roger gravement.
Et Nannette plus gravement encore :
« C'est évident. Je l'aime tout plein, moi, cette pe-
tite sœur Anhita. Est-ce une brune?
— Noir bleu 1 Je vaste dire ..
— J'ai la parole , monsieur ! et si vous bavardez
toujours, nous n'en finirons jamais I
— Alors, embrasse-moi.
— Et vous serez muet ?
— Gomme un poisson. Voilà donc ce que je vou-
lais t'apprendre.... »
La petite main de Nannette lui fit un bâillon,
et, profitant de son avantage, elle récita d'un trait,
sans virgule ni point, avec toute la volubilité pari-
sienne :
« Il est venu un balourd et une caricature. Le
balourd a l'air d'un assez brave homme ; il est riche
comme plusieurs puits, à ce qu'il paraît, et il a acheté
une station là-bas, je ne sais où, avec trente-six mille
bœufs, ou peut-être un peu moins, ça m'est égal. Il a
une pupille dont il veut faire son épouse, comme dans
les romans de maman Cardinal, rue des Cannettes, à
Paris. En ai-je avalé ! La pupille ne se plaît pas au
fond du bush avec les opossums, les kanguroos et les
dingoes. Il y a de si drôles de goûts. Elle en est ma-
lade, la pauvre biche ! Le crésus voudrait la guérir et
se marier. Il lui faut pour ça moi, un prêtre et un mé-
decin. Et comme mon absence dérangera ma maison
de commerce, j'aurai deux cent mille francs, moyen-
374 ROGER BONTEMPS.
nant que j'amuserai pendant six mois la petite demoi-
selle. Est-ce clair? »
Roger l'avait écoutée attentivement.
Œ C'est cher, dit-il, à moins qu'on ne compte te faire
banqueroute.
— Tiens ! tiens ! je n'avais pas songé à cela.
— Attends! fit Roger qui frappa dans ses mains tout
à coup.
— On te cède la parole, dit Nannette.
— Je parie que le balourd s'appelle Smith?
— Paye, tu as perdu.
— Comment s'appelle-t-il ?
— Jonathan Mitchell.
— Jonathan ! s'écria Roger qui gesticula des
jambes et des bras; il n'a pas de blessure au vi-
sage?
— Il est borgne de l'œil droit.
— Et tu dis, poursuivit Roger, que tu connaissais la
dame?
— Un peu.
— C'est Fanfare, de la rue de l'Ouest?
— Pour le coup, tu y es ! »
Roger laissa retomber sa tête sur sa main.
« J'ai beau faire, murmura-t-il, ces damnées aven-
tures me cherchent! Mais écoute -moi bien, chérie,
s'interrompit-il d'un ton de résolution bien arrêtée, je
n'en veux plus ! C'est décidé, à aucun prix je n'en veux
plus ! Tant qu'il ne s'est agi que de moi, au petit bon-
heur ! mais te lancer là dedans , toi , maintenant que
je t'ai revue si jolie, si bonne, si adorée, impossible !
— Ma foi! tu as raison, répliqua Nannette toute
pensive. Chacun pour soi !
— Parbleu ! l'amour rend égoïste ! on ne va pas
risquer son trésor. . . .
ROGER BONTEMPS. 375
— C'est juste. Parle-moi donc un peu de ma pe-
tite sœur Naranja. »
Roger la regarda étonné.
I Oh ! fît Nannette d'un air innocent, qu'elle se tire
d'aflaires comme elle pourra! Mais je suis une curieuse,
tu sais?
— Je sais que tu as le diable au corps quelquefois,
grommela Roger non sans défiance. Si tu allais te
fourrer en tête quelque machine de théâtre.... des dé-
vouements, des bêtises, comme l'affaire du bûcher.
— Va, l'interrompit Nannette, on a bien vieilli de-
puis ce temps-là. Anhita est donc une abréviation de
Naranja? c'est gentil.
— Je te préviens que je vais te surveiller, menaça
Roger. Pas d'aventures pour toi ! Ah ! les coquines !
que je les déteste I
— Et moi donc!
— Toi ! tu es folle des drames de l'Ambigu, et tu as
un si bon petit cœur !
— Pas maintenant, va, dit-elle encore ; mes écono-
mies m'ont bien changée. Quand on a quelque chose
de côté.... Mais que sait-on d'Anhita?
— i- On a des nouvelles fraîches. »
Les yeux de Nannette brillèrent.
« Tu l'aimes bien, ton frère Mornaix? pensa -t-elle
tout haut.
— Quant à cela....
— Lui as-tu quelquefois parlé de moi ? demanda
Nannette.
— Cent fois !
— Et c'est un gentilhomme ?
— Fier comme Artaban.
— Il adû te dire qu'on n'épousait pas une fleuriste....
ne mens pas !
3 6 ROGER BONTEMPS.
— Jamais !
— Tu fais exprès de me laisser languir, reprit Nan-
nette; dis ces nouvelles fraîches que vous avez reçues
d'Anhita. »
Roger se mit à chercher dans les poches de son
habit Dusautoy; un papier glissa entre ses genoux;
Nannette mit son petit pied dessus.
a C'est étonnant, dit Roger, je l'aurai laissée dans
mon costume de Rôdeur-Gris.
— « Gomment! comment! s'écria la fillette; mais j'en
ai entendu parler, moi, du Rôdeur-Gris! Serais-tu chef
de brigands, mon Roger?
— Je ne retrouve pas cette lettre! D'ailleurs, je ne
te l'aurais pas toute lue. Elle fend le cœur, vois-tu!
quand nous serons à Paris, après l'étude fermée, je te
raconterai l'histoire du Rôdeur-Gris.
— Elle est bien terrible ?
— Assez.... Mais voilà : Naranja avait remis cette
lettre à un mineur du Rodney qui l'a apportée
— Gomment l'aime-t-il, sa Naranja, ton Mornaix?
l'interrompit Nannette.
— Presque autant que je t'aime. »
Nannette soupira.
« G'est égal, dit-elle, tu as bien raison, chacun pour
soi. Demain nous dînerons sur l'herbe. Va prévenir tes
amis que nous renonçons pour toujours aux aventures.
— C'est dur ! murmura Roger qui hésitait.
— Dame! si tu veux que j'aille, tu es le maître.
Seulement, décide-toi et ne laisse pas tes compagnons
dans l'embarras. »
Roger arpentait la chambre à longues enjambées,
« Non, non, non! fit-il par trois fois. Moi, c'était
bien ; toi, ce serait tenter Dieu! Puisque je t'ai retrou-
vée, je te garde ! »
ROGER BONTEMPS. 377
Il s'élança dehors comme un fou. Nannette le suivit
des yeux.
« Pauvre bon cœur, murmura-t-elle, qui regrettera
demain son calcul égoïste ! et encore, son égoïsme
n'est que de l'amour ! »
Dès que le bruit des pas de Roger se fut étouffé au
lointain du corridor, elle prit le papier qu'elle avait
gardé sous sa bottine.
C'était un pauvre billet, sali par maints attouche-
ments.
Au revers du papier elle lut, écrits au crayon de la
main de Roger ces mots :
« Monsieur le comte Momaix de Belbon, Victoria-
Hôtel, Bass-Street. »
« C'est bien, pensa-t-elle. J'avais oublié de lui de-
mander l'adresse. »
Elle déplia le papier.
Le papier était chargé d'une écriture molle et trem-
blante, à demi effacée par des larmes.
Les larmes mordent l'encre autrement que ne le fait
l'eau. Toutes les femmes savent cela.
L'écriture disait :
« Mon Robert bien-aimé,
« Au secours 1 je meurs! Et la mort m'est trop
cruelle loin de toi. Je pense à toi toujours; cela m'em-
pêche de succomber. C'est une torture lente qui me
prend chaque jour un lambeau de ma vie. Mon Ro-
bert, au secours! Grelot, bon cœur français, au secours!
Au secours ! Miguel, fils de mon père !... et vous, mon
frère, que je n'ai vu qu'une fois, noble visage, franc
sourire ! vous qui parliez d'une femme qui vous était si
chère, Roger, mon frère, au secours! i
Les larmes jaillirent des yeux de Nannette.
378 ROGER BONTEMPS.
« Oh ! c'est vrai, pensa-t-elle, cela fend le cœur !. »
Et sans plus se consulter, elle appela Su, la petite
négresse, avec deux ouvrières qu'elle avait.
Elle regarda sa pendule qui marquait cinq heures
moins le quart.
« Faites mes malles, ordonna-t-elle. Je pars pour
un mois. Mettez tout ce que vous pourrez. »
En même temps elle repoussa les lettres et les fleurs
du guéridon pour se faire une large place.
Sa plume courut fiévreuse sur le papier.
La lettre à écrire lui prit juste trois minutes.
Elle la mit sous enveloppe avec le billet de Naranja,
adressa le tout à Roger de Lavaur, esq., Victoria-Hôtel,
Bass-Street, Melbourne.
Puis elle appela Su.
a Dès que je serai partie, dit-elle, tu porteras cela.
Cache-le bien!
— Oui ! maîtresse ! s'écria Su, qu'est-ce que je vais
devenir ?
— Le gentleman qui sort d'ici aura soin de toi, » ré-
pondit Nannette.
La petite négresse fondait en larmes. Notre Nannette
n'avait pas non plus les yeux secs en regardant cette
maison où des mois de travail et de tranquille solitude
venaient d'être couronnés par une heure d'indicible
joie. Elle pensait :
Œ Moi qui lui ai dit : Demain, nous dînerons sur
l'herbe!...
Mais l'idée de cette pauvre captive qui s'en allait
mourant tout là-bas relevait son vaillant petit cœur. Ce
qu'elle allait faire ou pouvoir près de Naranja prison-
nière, Dieu seul le savait; seulement, elle était sûre de
pouvoir quelque chose et de bien faire.
Cinq heures sonnant, les malles étaient bouclées, la
ROGER BONTEMPS. 379
vicomtesse Fanfare, fidèle au rendez-vous, descendait
de voiture à la porte de la maison.
a Ma chère belle, dit-elle en entrant, le départ est
avancé. Nous avons notre docteur et notre ecclésias-
tique....
— Jç suis prête, l'interrompit Nannon.
— Ah ! les Parisiennes ! s'écria Fanfare émerveillée.
Voici l'engagement et voici les arrhes. »
Nannette prit le papier dont elle signa un double et
serra le portefeuille dans son sein, après avoir compté
avec soin les banknotes.
Elle se pencha, sous prétexte d'embrasser la petite
Su et lui dit à l'oreille :
« Regarde bien la voiture qui va m'emmener, et le
chemin qu'elle prendra pour quitter Melbourne. Tu di-
ras tout au gentleman. »
La voiture était tme belle grande berline de voyage,
sortant de chez le carrossier. Elle contenait, outre
le gentleman Mitchell, deux personnages de mine
douteuse, dont l'un portait un frac noir et l'autre
une soutane. Cette compagnie était, en vérité, si peu
rassurante, que Nannette hésita avant de toucher le
marchepied.
Fanfare lui dit :
« Ma bonne petite, le docteur Bernard et l'abbé
Pfafl'erlichstenstein , catholique romain du diocèse
de Debreczin. En Autriche , tous les prêtres fu-
ment. »
En effet, l'abbé Pfafferetcœtéra avait une vaste pipe
à la bouche.
Nannette s'élança dans la berline avec la propre ex-
pression de visage qu'avait Gurtius en plongeant au fond
du gouflre. Aussitôt les quatre forts chevaux qui traî-
naient la berhne s'ébranlèrent.
380 ROGER BONTEMPS.
A l'extrémité de la ville, une troupe de cavaliers ar-
més jusqu'aux dents prit le même trot que les chevaux
et fit escorte.
La petite Su vit tout cela et ne vint à Victoria-Hôtel
qu'après avoir constaté que la berline s'éloignait dans
la direction du nord.
Nos quatre amis étaient réunis et Roger rendait
compte de sa visite à Nannette. Il n'avait pas encore
trouvé la formule qui devait notifier à ses compagnons
ses projets de retraite.
La formule était difficile à trouver ; et nous pensons,
pour l'honneur de Roger, qu'il eût jeté sa langue aux
chiens avant de l'avoir rédigée.
Il sauta comme un beau diable aux premières lignes
de la lettre de Nannon.
La lettre disait :
« Mon bon chéri, nous dînerons sur l'herbe, mais
plus tard. Je m'en vais consoler, puis sauver notre
sœur Anhita. Quand tu recevras ce mot, je serai
partie.
J'ai lu le billet d'Anhita et je te le renvoie. Tu avais
bien .raison. Gela fend le cœur. Quand je serai près
d'elle, on trouvera bien un moyen. Et puis vous serez
quatre au lieu de trois, puisque tu seras obligé de me
suivre.
J'emporte toutes sortes de choses pour remplacer les
mies de pain du petit Poucet. Souviens-toi que je suis
fleuriste et qu'en Australie les fleurs en percale ou en
soie ne viennent pas en pleine terre. Gela peut aider à
suivre une piste.
Pour t'en dire plus long,- il faudrait savoir. Interroge
ROGER BONTEMPS. 381
ma petite négresse^ embrasse nos amis que je ne con-
nais pas, et à cheval !
Mille baisers. Nannette.
P. S. « Il y a décidément bien loin du Luxembourg
à la Madeleine ; mais ce bon M" Piédaniel nous atten-
dra. Interroge la petite négresse. *
Roger resta un instant abasourdi; puis il tendit les
bras à Mornaix.
a Robert, dit-il, embrasse-moi avant de savoir que
j'ai failli devenir un coquin ! »
Et, pendant que Mornaix lisait les deux billets :
* A cheval ! mes amis ! Nannon a fait comme ce gé-
néral qui avait jeté son drapeau au milieu des ennemis.
Il faut aller la reprendre !
— Celle-là est un grand et bon cœur, murmura
Mornaix profondément ému. A cheval, messieurs, à
cheval ! »
382 ROGER BONTEMPS.
XIV
Naranja.
Cela ressemblait à un boudoir, mais c'était tout uni-
ment l'intérieur d'un chariot de voyage. Ce Jonathan
Smith était comme les rois nomades de l'Orient : il
avait des palais roulants pour loger ses amours. Le
boudoir de Naranja, sa prison, si vous voulez, quoique
petit, avait une suffisante étendue et présentait aux
yeux une physionomie confortable. Rien n'y manquait,
pas même le luxe. La pauvre captive avait songé bien
souvent que, avec Mornaix, cette boîte mignonne eût
été bien assez grande pour contenir son bonheur.
Cette boîte était d'ailleurs le refuge. Pour les beaux
jours, Anhita avait sa tente vaste et ornée avec une
sorte de raffinement. Comme la saison des pluies avait
commencé, le toit solide valait mieux que la toile pour
la jeune femme affaiblie et malade.
Jonathan, à sa manière, aimait ardemment et pro-
fondément. Il faisait tout le possible pour plaire.
Il faisait trop, nous le verrons bientôt au jugement
de ses frères et de ses compagnons, les anciens mate-
lots du Saint- Jean-Baptiste.
C'était quinze jours après notre courte visite à cette
vaste cité de Melbourne qui va grandir encore, et qui,
dans vingt années, sera l'énorme capitale du monde
ROGER BONTEMPS. 383
austral. Naranja,vêtue k la mode mexicaine, s'étendait,
paresseuse et languissante, sur un lit-divan capitonné
de taffetas mauve, dont les reflets rendaient plus mates
les mélancolies de sa pâleur. Ses yeux, agrandis par
le chagrin, se fermaient à demi dessinant sur les joues
amaigries le soyeux demi-cercle de leurs cils. Elle était
ainsi merveilleusement jolie et Nannette l'admirait d'un
regard attendri.
Nannette était debout près d'elle, jolie autrement,
mais non pas moins jolie avec cette pointe d'espiègle
vaillance qui perçait sous sa tristesse. II y avait, dans
cette frêle et charmante enveloppe , je ne sais quelle
force indomptable qui relevait l'espoir et réchauffait le
cœur.
Depuis deux jours seulement, Nannon était la com-
pagne et la garde-malade d'Anhita. Jonathan Smith
avait bien jugé. Si quelque chose pouvait ranimer l'af-
faissement mortel qui conduisait lentement Anhita vers
la tombe, c'était ce jeune sourire, cette franche sym-
pathie, cette gaieté française.
Seulement, Jonathan ne savait pas lui-même à quel
point il avait réussi ; car il ne voyait en Nannette que
l'auxiliaire achetée à prix d'or.
Dès le premier moment, l'échange s'était fait entre
les deux jeunes âmes. Anhita ne savait rien du monde
et n'était point, par conséquent, une physionomiste. La
science de déchiffrer les visages appartient à ceux qui,
ayant expérimenté longtemps, ont pu beaucoup com-
parer ; mais il y a autre chose que la science, et l'im-
pression rapide qui jaillit du premier regard sera tou-
jours supérieure à la science.
Avant même de savoir que son appel suprême avait
été entendu au loin, avant d'avoir deviné que cette belle
jeune fille était le secours envoyé par la Providence,
384 ROGER BONTEMPS.
Anhita s'était sentie réconfortée et consolée. La vue
seule de Nannette et le doux accent de sa voix l'avaient
fait sourire.
Or, il y avait des mois qu'un sourire n'était né sur
ses lèvres.
Elle s'était inquiétée assez peu du médecin qui lui
avait promis pourtant une guérison prochaine; elle
n'avait pas donné grande attention à l'ecclésiasti-
que autrichien, dont les allures eussent pu cependant
lui rappeler certains membres du clergé mexicain.
Nannette lui suffisait ; son cœur s'était élancé vers Nan-
nette.
Pendant quelques heures, on eût pu la croire rendue
à la santé, tant il y avait de vie et d'espoir dans ses
beaux yeux.
Mais la réaction était venue ; le lendemain de l'arri-
vée de Nannette, Anhita, plus faible et fatiguée d'émo-
tions, s'était affaissée en une sorte de torpeur. Elle
avait voulu sa nouvelle compagne sans cesse auprès
d'elle; sa pauvre main froide était restée constamment
dans la main de Nannon ; mais elle n'avait pu ni parler,
ni même entendre.
De sorte qu'elle ne savait encore presque rien parmi
les choses que Nannette devait et voulait lui ap-
prendre.
Dans ce presque rien, néanmoins, était contenu
le fait principal : Nannette venait de la part de ses
amis ; ses amis étaient en Australie. Quelqu'un veillait
sur elle. Mornaix, son cœur et son Dieu, ne l'avait pas
délaissée.
C'était le soir. La pluie patiente et monotone tombait
k larges gouttes sur la couverture métallique du chariot
en produisant un roulement sourd. La maison mobile,
dételée et assurée des deux côtés par des étançons,
ROGER BONTEMPS. 385
comme un navire au carénage, formait le centre d'un
petit camp composé de sept ou huit tentes, dont une
seule, très-considérable, appartenait aux i'rôres Smilh.
Par les fenêtres du boudoir, Nannette pouvait aperce-
voir le camp gardé par deux sentinelles, le sol sablon-
neux d'une clairière que le bush entourait au loin, et,
vers le nord, une large flaque d'eau, commencement
d'un creek ou lagune, qui allait se perdant sous bois
et que les pluies enflaient chaque jour davantage.
Vers le sud, au contraire, le terrain se relevait en
pente douce jusqu'à une sorte de mamelon, dont la
verdure plus vive tranchait au milieu de la plaine. Ce
tertre était, en outre, remarquable par deux gommiers
géants, dont les troncs morts semblaient placés là pour
indiquer le centre de la clairière.
Le ciel, uniformément chargé, se teignait de rouge
vers l'ouest, parce que le soleil couchant descendait k
l'horizon derrière les nuages.
Anhita ouvrit les yeux : son regard rencontra celui
de sa compagne et un pâle sourire éclaira sa tristesse.
Nannette se pencha au-dessus d'elle et posa ses lèvres
sur son front.
« Courage! » murmura-t-elle.
Les yeux d' Anhita se tournèrent avec une expression
étrange vers un coin du boudoir et sa physionomie
changea tout à coup.
« Il n'est plus là ! >• murmura-t-elle, tandis que sa
prunelle brillait.
Cet éclair la transfigura si bien que Nannette eut
peur. Ces fièvres lentes ont aussi leurs délires.
Anhita lui prit les deux mains et l'attira doucement,
jusqu'à ce que l'oreille de Nannon vînt à toucher ses
lèvres.
« Je ne pouvais pas te dire qu'il était là et qu'il
25
386 ROGER BONTEMPS.
nous guettait, prononça-t-elle tout bas. Il aurait de-
viné aux mouvements de ma bouche et à l'expression
de ton visage. Gela ne te fâche pas que je te dise :
tu?
— Chère enfant ! répondit Nannette dans un baiser.
— Je t'aime bien et je tutoie ceux que j'aime. Fais
comme moi, si tu veux que je sois contente.
— Voilà déjà bien des jours qu'en moi-même je te
nomme ma petite sœur, dit Nannette avec émotion.
— Oui, nous serons deux soeurs.... pour vivre
ou pour mourir ! car tu as entrepris une terrible
tâche! »
Elle baisa Nannette à son tour et ajouta :
« Jonathan est un tigre, mais il m'aime. Les autres
trouvent que l'amour de Jonathan coûte cher. Il y a
d'atroces querelles dans le camp à mon sujet. Si Jona-
than est vaincu dans cette lutte, nous serons massa-
crées.
— Je sais cela, prononça froidement Nannette.
— Ah 1 tu sais cela? Et bien d'autres choses encore,
n'est-ce pas! Il faut me dire tout et sans qu'il s'en doute.
Il n'est pas là maintenant; j'ai appris à connaître sa
présence. Le jour va tomber tout d'un coup dans quel-
ques minutes; nous n'allumerons pas la lampe; il ne
pourra voir et nous parlerons si bas qu'il ne pourra pas
entendre.
— Gomment sais-tu quand il est là ? demanda Nan-
nette.
— Je suis une sauvage, moi aussi, répliqua Naranja.
J'ai comme eux la ruse et la subtilité des sens.
Quand il est là derrière cette cloison, et qu'il fait jour,
l'ombre de sa tête intercepte un faible rayon que le
trou de vrille laisse passer dès qu'il quitte son poste.
Au contraire, quand il fait nuit, la lumière que j'ai
ROGER BONTEMPS. 387
allume un reflet dans l'ombre de ce coin là-bas : c'est
son œil. »
Elle laissa retomber ses paupières frangées de longs
cils et murmura :
« Il est revenu.... chante ! »
Nannette drapa sur elle les plis de son léger reboso,
comme on arrange un enfant dans son lit. Elle se prit
en même temps à chanter une de ces douces mélodies
que les jeunes mères bretonnes modulent en filant au-
près d'un berceau.
Le crépuscule se faisait rapidement.
On frappa à la porte extérieure. Le docteur Bernard
et l'abbé autrichien se présentèrent bras dessus, bras
dessous. Ils étaient ivres tous les deux, comme il con-
vient à des chercheurs d'or en vacances. Ils demandè-
rent si la malade avait besoin de leurs secours, et
s'en allèrent enchantés sur la réponse négative. Ber-
nard laissa une lampe allumée qu'il tenait à la main.
Anhita exhala une plainte faible et désigna la lampe
en étendant le doigt. En même temps, elle prononça
très-bas :
« Fais semblant de ne pas comprendre. »
Nannette, jouant l'embarras, demanda tout haut et
d'un ton d'impatience :
a Voyons, chère enfant, qu'avez-vous? et que vou-
lez-vous ?
— Il va venir.... » murmura la malade.
En effet, le chariot oscilla au brusque mouvement
d'un homme qui traversait le compartiment voisin. On
entendit un pas lourd au dehors et la porte extérieure
s'ouvrit pour la seconde fois.
« Mademoiselle , dit Jonathan Smith sans oser se
montrer, soyez patiente et douce. La lampç blçgse les
yeux de la seiiora. Il faut l'éteindre. »
388 ROGER RONTEMPS.
La porte se referma. Nannon éteignit la lampe.
Pendant le court espace de temps écoulé, le crépus-
cule s'était fait nuit.
La voix de Jonathan dit au travers de la porte :
« C'est bien. Tout ce que la seiiora demandera faite.s-
le, à moins qu'elle n'ait des caprices pouvant nuire à
son état de santé. »
Sous la fenêtre qui regardait le nord, un éclat de
rire étouffé répondit à ces paroles, Nannette mit son œil
aux carreaux. La pluie avait cessé. Sam Smith et son
frère étaient là, devant la grande tente, avec une
demi-douzaine de mineurs préparant une expédition
nocturne.
Jonathan passa près d'eux sans leur parler et la main
à la crosse de son revolver.
« Viens vite, » dit Anhita avec une hâte joyeuse.
Et, quand Nannon fut près d'elle :
« Nous avons toute la nuit pour causer. Tu dormiras
le jour; veux-tu?
— Je veux tout ce que tu veux, petite sœur. N'ai-je
pas ordre d'obéir à tous tes caprices?
— Ah! fit Naranja en soupirant, c'est lui qui a fait
mon malheur. Mais si je voyais le couteau de mon Ro-
bert levé sur lui, je crierais grâce, car il m'a protégée
contre la férocité de ses frères. Il ne s'enivre plus pour
mieux me garder, y
Jonathan repassait en ce moment, avec une affectation
de défi, devant le groupe des révoltés. Ce n'était plus le
ridicule balourd de Melbourne. Chaque homme a sa
place. Ici Jonathan, portant fièrement son costume
d'aventurier et développant en liberté les gigantesques
proportions de sa taille, prenait, aux lueurs rouges et
mobiles des torches, des proportions presque hé-
roïques.
ROGER BONTEMPS. 389
Nous avons dit : « les révoltés » en parlant de Sam
et de ses acolytes. Ce mot sera bientôt expliqué.
<c J'ai été bien malade, reprit Anhita, et je le suis
encore , mais pas tant qu'il le croit. Chaque fois qu'il
entrait, je faisais semblant de m'évanouir. Il est mal-
heureux, va.... et bien soumis!
— Tu as dompté le tigre, dit Nannette.
— Sais-tu une chose singulière? demanda tout à
coup Anhita. Il ne faut jamais profaner les choses de
la mort. Je l'avais dit à mon bien-aimé comte : cela
porte malheur. Il y avait eu des morts.... et des mortes
dans cette boîte où ils me cachèrent pour faire le
voyage de Paris au château de Belbon. i>
Nannette la sentit frissonner dans ses bras.
« Petite folle! voulut-elle dire.
— Oui , oui , tu es Parisienne , et les Parisiens se
moquent de tout....
— Je suis Bretonne, l'interrompit Nannette, et les
Bretons croient à tout.
— Tant mieux ! Nous prierons ensemble n'est - ce
pas? Oh 1 je t'aime bien, je t'aime bien! Parle-moi de
mon Robert.
— Je l'ai vu une seule fois et un seul instant, le
sixième jour de notre voyage, à une auberge de campe-
ment qu'on nomme l'Oiseau- Jaune
— Je la connais! s'écria Naranja. J'y ai été. Et quel
drôle de petit hôtel! Robert t'a-t-il dit comme il
m'aime?
— M. de Mornaix était déguisé. Il portait la défroque
déguenillée d'un pauvre Irlandais. Il m'a demandé l'au-
mône et m'a dit : « Anhita connaît le cri de l'oiseau-
« rieur. Nous serons là toujours. Si vous aviez besoin
<c de nous, chantez votre chanson de Bretagne, l'oiseau-
« rieur vous répondra. »
390 ROGER BONTEMPS.
— Ah! fit Anhita pensive. Qu'il est beau, n'est-ce
pas?
— Il a le regard d'un maître.
— C'est cela ! d'un maître ! Il fait tout ce que je
veux. Et les autres , les as-tu vus?
— J'ai vu Roger trois fois, mais de loin. J'ai vu un
jeune homme au visage bnm, sombre, résolu....
— Mon frère Miguel !
— Et un garçon à la mine éveillée qui joua un tour
burlesque au maître de l'Oiseau- Jaune.
— Grelot ! mon ami Grelot ! Un diable ! Et si bon !
Ah! s'ils sont ainsi autour de nous, tu verras qu'ils
nous délivreront !
— Que Dieu t'entende, petite sœur ! Je suis venue
pour cela, et je suis prête à tout ! »
Anhita lui prit la main pour la porter à ses lèvres.
« A moins, dit-elle avec un tremblement dans la
voix, que je n'aie gagné le malheur à toujours dans
cette boîte qui appartient aux morts 1 »
Il se faisait un grand mouvement au dehors. Le vent
frais chassait les derniers nuages. Les torches allaient
et venaient, les voix appelaient et se répondaient. Des
hommes passaient chargés de peUes et de pioches; les
chevaux hennissaient dans la tente-écurie.
<t C'est la chasse à l'or, dit Anhita. Après les grandes
ondées, les paillettes brillent mieux dans les sables, sur-
tout à la lueur des lanternes ou des torches. As-tu ouï
parler de la tonne?
— Certes. L'ont-ils trouvée?
— Non. Sans Jonathan, j'aurais déjà subi la tor-
ture, comme le pauvre nègre, à fond de cale du Saint-
Jean-Baptiste.
— Et la torture t'aurait-elle fait parler? »
Nannette, dès qu'elle eût posé cette question, s'en
ROGER BONTEMPS. 391
repentit ; car elle sentit les mains de Naranja qui se
glaçaient dans les siennes.
« Je n'ai pas peur de mourir, balbutia celle-ci, et je
veux que mon bieu-aimé comte rachète le château de
ses aïeux.... mais la torture! »
Elle frissonna de la tête aux pieds.
Œ Le corps du nègre n'était qu'une plaie! ajoutâ-
t-elle en cachant son visage sous ses couvertures. Ah !
j'ai pensé bien souvent que je n'aurais pas dû me cou-
cher sur ce lit qui est aux morts! »
Puis, distraite soudain et se levant sur son séant :
« Jonathan est-il parmi ceux qui s'apprêtent? » de-
manda-t-elle.
Nannette plongea un regard au dehors par chacune
des deux croisées.
Œ Non, dit-elle, je ne le vois pas
— Que je te dise, reprit Naranja. La torture n'aurait
rien fait, mais je n'y aurais peut-être pas eu beaucoup
de mérite. De loin, je croyais savoir. J'avais appris par
cœur un plan, un itinéraire, une leçon. Les choses
qu'on apprend par cœur s'oublient. Peut-être me sou-
viendrais-je si j'avais la carte du pauvre nègre sous les
yeux; mais, sans la carte, je n'ai rien dans lamémoire,
sinon des choses inutiles et confuses. J'entends parfois,
quand nous sommes en route, un nom de lieu qui
m'est connu, mais je ne saurais dire dans quel ordre
ces lieux se placent, et les détails de lapiste m'échappent.
— Entièrement? interrogea Nannette.
— Entièrement,... sauf un seul ! »
Elle eut un frémissement et rapprocha l'oreille de
Nannon de ses lèvres.
« La tonne est cachée, dit-elle si bas que sa compa-
gne eut peine à l'entendre, au centre d'une clairière
au pied de trois grands gommiers morts. »
392 ROGER BONTEMPS.
Nanon tressaillit et son regard se porta malgré elle
vers la fenêtre du sud.
Du lit où elle était, elle pouvait voir un groupe d'a-
venturiers abreuvant leurs chevaux tout sellés à la
pointe la plus méridionale du creeck.La lueur de leurs
torches éclairait vivement le tertre de gazon et la partie
inférieure des deux gommiers, dont le sommefse per-
dait dans la nuit. Un troisième tronc était caché dans
l'herbe.
« Ces gommiers morts, dit-elle, sont un des traits
distinctifs du pays, on en rencontre partout.
— C'est vrai, répliqua Naranja. Mais voilà trois
jours et trois nuits que nous sommes campés en ce
lieu, et chaque fois que je regarde ces grands gom-
miers morts, j'ai comme une lièvre.... La nuit qui pré-
céda ton arrivée, j'ai voulu me lever pour aller voir.
— fit qui t'a arrêtée?
— J'ai entendu la sentinelle qui armait sou revolver.
— Au souper! crièrent plusieurs voix au dehors.
Maître Jonathan donne douze pintes de sherry pour
qu'on boive au succès de l'entreprise.
— Et tu as dit, murmura Naranja, que ta chanson
bretonne appellerait la réponse de l'oiseau-moqueur?
— S'ils sont là près de nous.
— Les crois -tu près de nous ?
— J'en suis sûre. »
L'une des tentes s'éclaira vivement. Toutes les tor-
ches y étaient réunies, et l'on voyait, détachés en sil-
houette, tous les chevaux piqués à l'entour.
Les deux jeunes filles restèrent un instant silen-
cieuses, comme si elles eussent hésité à se communi-
quer leurs pensées.
a Parle-moi, je t'en prie, dit Anhita la première.
Mon front me brûle....
ROGER BONTEMPS. 393
— Il ne faut pas concevoir d'espérances trop hâ-
tives, petite sœur 1
— Parle moi; j'ai besoin qu'on empêche ma pauvre
tête de se perdre. Si demain nous allions nous éveiller
dans leurs bras !
— Te sens-tu assez forte pour monter à cheval,
Naranja? demanda tout à coup Nannette.
— Oui ; assez forte pour faire cent lieues à cheval
si mes deux mains sont nouées sur sa poitrine. Mais
parle-moi; il n'est pas l'heure; raconte-moi ton
voyage.
— Ce ne sera pas long. Ton médecin Bernard et
ton prêtre dont je- n'ai jamais pu prononcer le nom,
sont deux coquins aôublés de titres volés, afin de te
donner confiance. Eux et Jonathan ont parlé presque
tout le temps une langue qui ne m'est pas connue ;
mais j'ai compris des mots ça et là et j'ai deviné le
reste. Ils ont ri ensemble des deux cent mille francs
que Jonathan m'a promis....
— Oh! pour être un bandit , répliqua Naranja en
riant, Jonathan est un parfait bandit.... et ceux du
Mexique, mon pays, sont les plus coquins de l'univers
entier !
— Il n'y aura de payé, en cette affaire, que le mé-
moire de la vicomtesse Fanfare.
— La femme de V Oiseau-Jaune. Elle m'a donné
là-bas de bien bons conseils.
— Quant au prêtre, on doit t' avouer un jour ou
l'autre que tu es veuve....
— En vérité! » s'écria la jeune femme qui frissonna.
Elle ajouta en se jetant au cou de Nannette :
« Mais si tu n'étais pas venue, ma sœur chérie, je
l'aurais cru et je me serais tuée ! »
Nannette lui rendit ses baisers et répliqua en riant :
394 ROGER BON TEMPS.
a Petite sœur, sais-tu ce que j'ai manqué pour venir?
Un dîner sur l'herbe !
— Avec lui ?
— Avec qui donc ? mais chut ! On dirait une dis-
pute là-bas ! »
Des clameurs, en effet, s'élevaient sous la tente
illuminée.
« On se dispute souvent, murmura Naranja avec un
gros soupir, et je suis toujours la cause de la dispute.
Sam et Tom soutiennent que, si on me serrait les
tempes avec une corde, au bout d'une heure le secret
de la tonne d'or serait connu.
— Et Jonathan a-t-il des partisans ?
— Il en avait, mais on ne trouve pas la tonne d'or ! »
Les clameurs redoublèrent. La voix tonnante de
Jonathan les domina et un coup de feu retentit.
La tête de Naranja s'affaissa, faible, sur les coussins.
Un silence de tombeau se faisait maintenant sous la
tente.
« Il a encore tué un homme pour moi ! » murmura
la jeune femme.
Jonathan sortit le premier de la tente et sa noire
silhouette se détacha, droite et haute, sur la toile éclai-
rée en dedans.
Quatre hommes sortirent derrière lui, portant un
cadavre sur deux carabines recouvertes d'une planche.
Puis on vit paraître le reste de la troupe muette et
sombre.
Jonathan avait toujours le pistolet à la main.
« A cheval! » commanda-t-il.
Les aventuriers obéirent, à l'exception de ceux qui
portaient le cadavre.
Jonathan rentra. Le sol résonna sous le galop de la
cavalcade, et les quatre porteurs se dirigèrent vers le
ROGER BON TEMPS. 395
tertre de gazon, au-dessus duquel les deux grands
gommiers étendaient leurs branches mortes.
D'un geste, Jonathan leur avait désigné ce lieu de
sépulture.
asp:)
396 ROGER BONTEMPS.
XV
Au ri sacra famés.
La lune se levait à l'horizon dans un de ces ciels
clairs, profonds, limpides qui suivent souvent les jour-
nées pluvieuses. Il y avait longtemps déjà que le bruit
des chevaux galopants s'était perdu au lointain.
Est-ce au lointain qu'il faut dire? Nannette n'eut
point fait cette remarque, car la vie de Melbourne ne
peut enseigner à une Parisienne les prudences et les
défiances du désert; mais Naranja venait des steppes
sonoriennes, plus sauvages que le bush australien lui-
même : Naranja observa que le bruit de la cavalcade
s'éteignait plus tôt qu'il n'eût fallu.
Gela pouvait provenir de l'état du sol, détrempé par
la pluie abondante et par conséquent moins sonore ;
mais cela pouvait avoir aussi pour cause un arrêt subit.
L'origine de cet arrêt lui-même n'était pas une
charade bien difficile à deviner. 11 y avait une conspi-
ration dans l'air. Jonathan venait d'accomplir un acte
de féroce vigueur. C'était peut-être son dernier coup
d'état.
Naranja garda pour elle ces réflexions qui la préoc-
cupaient vivement. Elle avait autre chose à dire à Nan-
nette, dont l'attention était accaparée par les porteurs
du cadavre.
ROGER BONTEMPS. 397
Ceux-ci s'étaient arrêtés, en effet, en avant du tertre
([ue veloutait un gazon si touffu et qui, maintenant,
sous les rayons de la lune, apparaissait comme un rond
noir au milieu de la Clairière, teintée d'un jaune livide.
Ils avaient piqué en terre leur torche qui éclairait bi-
zarrement le cadavre, couché sur la pente septentrio-
nale du tertre et par suite incliné selon l'angle le plus
favorable pour que le regard de Nannon le pût embras-
ser des pieds à la tête. C'était un jeune homme à la
figure fade, encadrée dans un collier de barbe blonde :
un Anglais, sans doute. Il avait le front horriblement
fracassé.
Je ne crois pas qu'on puisse dire deNannette qu'elle
avait peur. Nannette était une Parisienne de Breta-
gne : bon croisement pour produire l'intrépidité. Nan-
nette était un de ces dévouements absolus, une de ces
nobles consciences qui engendrent le type même de la
vaillance. Cependant, la vue de cette hideuse blessure
lui serrait horriblement le cœur. Elle sentait plus vi-
vement qu'une autre l'absence de toutes ces protec-
tions qui l'avaient sans cesse entourée, elle, la civilisée.
Cette mort était im avertissement et une menace. C'est
ainsi bien souvent, là-bas, pour la vie comme pour le
jour : il n'y a pas de crépuscule.
Aussi tressaillit-elle avec une sorte de violence,
quand Naranja qui s'était dressée sur son séant lui dit
à l'oreille et sans précaution aucune:
K Chante, maintenant! »
Chanter ! Elle ne comprit pas au premier mo-
ment.
Son regard se reporta malgré elle vers le cadavre in-
cliné, tout ruisselant des lueurs de la lune et de la tor-
phe, les unes rougeâtres, les autres livides.
Les cinq hommes qui entouraient le mort allu-
398 ROGER BON TEMPS.
maient paisiblement leurs cigarettes et s'asseyaient en
rond, sur l'herbe épaisse du tertre, comme pour tenir
conseil.
Tout le reste de la clairière, y compris les tentes,
était solitude et silence, à l'exception des deux points
où se tenaient debout les sentinelles.
Naranja répéta :
« Chante donc ! »
Et comme Nannon ne comprenait point encore, la
jeune femme ajouta avec son ardent sourire :
« Chante la chanson de Bretagne qui attire la ré-
ponse de l'oiseau-rieur.
— Jonathan n'est pas parti avec les autres, ob-
jecta Nannette dans le premier mouvement de sa sur-
prise.
— Peu importe.
— Ces quatre hommes qui sont là....
— Ne t'inquiète pas de cela.
— Les sentinelles....
— Bahl... »
Naranja, ce disant, haussa les épaules.
Nannette hésitait encore, bien qu'elle fût à bout d'ob-
jections.
« Ah ça, petite sœur, dit naïvement Anhita, pour-
quoi es-tu venue, alors ? »
Nannette rougit et ne fit qu'un bond vers la fenêtre
qu'elle ouvrit.
L'instant d'après, sa voix éclatante et claire lançait
dans la nuit les premières notes de sa chanson :
A Sainte-Anne en Auray
J'irai pieds nus sur la route.
« Silence ! » ordonna l'une des sentinelles. Nannette
continua :
ROGER BONTEMPS. 399
Et je lui porterai
Les plus beaux bouquets qu' j'aurai.
L'autre sentinelle arma sa carabine, et du groupe
des porteurs qui entouraient le cadavre, cette question
partit :
« Quelle diable de mécanique est-ce là ? »
Nannon reprit haleine.
« Chante ! chante ! » lui dit Naranja.
C'est la fille au papa Buchaille,
Qui m' tient au cœur depuis Y printemps.
' J' gagne dix -huit sous quand j' vas aux champs,
J' peux être soldat, car j'ai la taille....
« La paix, ou je fais feu ! menaça la sentinelle.
— Mets-toi à l'abri de la cloison, et chante ! » com-
manda Anhita qui s'était levée toute droite et dont les
yeux flamboyaient.
Si j' pouvais trouver un trésor,
Dans un vieux pot des pièces d'or!
La sentinelle mit en joue.
Une voix sortit du chariot tout près de Nannette, de
l'autre côté delà cloison.
a Est-ce la senorita qui vous a priée de chanter, ma-
demoiselle ? demanda Jonathan.
— Oui, c'est moi, c'est moi, répondit Naranja. Je
m'ennuie !
— Alors, chantez, » dit tranquillement Jonathan.
Et, s'adressant au factionnaire, il ajouta :
« Toi, fais le mort ! »
Le groupe des fumeurs de cigarettes qui complotait
là-bas, sur le tertre, avant d'enterrer le cadavre, laissa
échapper des murmures et des ricanements.
400 ROGER RONTEMPS.
ff Si elle demandait la lune, disait-on dans ce groupe,
composé d'anciens matelots du Saint- Jean-Baptiste,
maître Jonathan monterait à l'arbre pour aller cueillir
la lune ! »
La fenêtre de Jonathan se referma.
« Rien ! murmura Naranja. Ils ne t'ont pas en-
tendue. »
La clairière et les bois étaient, en effet, plongés dans
le silence le plus profond.
« Patience ! dit Nannette. Maintenant qu'on m'a
permis de chanter, je ne puis moins faire que d'en-
tonner le second couplet.
• — Gomme tu voudras, » répondit Anhita déjà dé-
couragée .
On ne peut dire ce qu'elle avait espéré dans sa
confiance fiévreuse. Elle avait cru que la réponse,
à son signal, prompte et nette, allait tomber du
ciel.
Nannette, d'un accent libre et gai, chanta son
second couplet. La sentinelle lui envoya un baiser,
tandis que son camarade qui n'était pas en vue,
s'appuyait , immobile , sur sa carabine pour mieux
écouter.
Dans le groupe des fumeurs, il fut dit :
« Le pauvre Dodge avait promis de lui faire un sort,
à celle-là ! »
Le pauvre Dodge, c'était le mort.
« Elle chante bien.
— Elle est jolie comme un cœur!
— Mil dios! gronda un sonorien, quand tout sera
fini, on la jouera aux dés ou au couteau.
— Fermez la fenêtre, jeune fille, » commanda Anhita
tout haut et de manière à être entendue de l'autre côté
delà cloison.
ROGER BONTEMPS. 401
Au moment où Nannette touchait le châssis pour
obéir, une note aiguë et lointaine traversa l'air. Le
châssis resta en route.
Les deux mains d'Anhita s'appuyèrent contre sa poi-
trine pour contenir les battements de son cœur.
Œ Entends-tu? » fit joyeusement Nannette.
Une seconde note plus rapprochée et partant d'un
autre point de l'horizon passa dans le silence de la
nuit.
<t Oh! j'entends! j'entends! prononça tout bas
Anhita qui pleurait de joie. Ils sont là! ils nous en-
tourent ! Ce cri est tombé peut-être des lèvres de mon
Robert! »
On frappa doucement à la cloison, et la voix de Jo-
nathan s'éleva.
« La nuit est froide, dit-elle. La senora vous a or-
donné de fermer la fenêtre. »
Nannette obéit aussitôt.
Mais il y eut quelque chose d'étrange. A travers les
châssis fermés, un concert lointain arriva. Toute la po-
pulation ailée du bush sembla s'éveiller pour un in-
stant, et mille cris d'oiseaux-rieurs se répandirent dans
toutes les directions.
« Nous serions-nous trompées ? » demanda Naranj a,
inquiète et prompte à s'efl'rayer.
Nannette, éclairée par un rayon de lune, mit un
doigt sur sa bouche. Elle continua de regarder au de-
hors un instant, puis elle vint s'agenouiller auprès du
divan.
« Nous ne nous sommes pas trompées, murmura-
t-elle. La sentinelle s'est arrêtée dans sa marche et
écoute. Le chien muet de Jonathan est sorti de la tente
et flaire au vent. Notre sort se décide. Es-tu prépa-
rée? »
26
402 ROGER BONTEMPS.
Naranja était couchée avec ses vêtements.
Elle se mit debout sans bruit, et serra résolument la
boucle de sa ceinture .
œ Je suis prête, » répondit-elle.
Sa main se glissa sous les oreillers du lit-divan et
tendit à Nannette un objet qui brilla vaguement dans
l'ombre. Elle ajouta :
« Prends. On peut avoir besoin de ceci. »
Nannette sentit la lame froide d'un poignard.
Elle tressaillit et laissa tomber l'arme. Heureuse-
ment, le tapis épais étouffa le son de l'acier.
« Ma pauvre petite sœur! dit-elle en tremblant,
mais en riant, cela m'a fait l'effet d'une couleuvre.
Il y a des choses que je déteste. Je crois que je suis
très-brave, mais à ma façon et quand il ne s'agit
pas de tueries gens. Garde ton couteau; nous autres
Parisiennes ; nous ne savons pas manier de pareils ou-
tils. »
Naranja ramassa le poignard.
Œ II ne s'agit pas de tuer les gens, répliqua-t-elle de
cet accent sombre et déterminé qui contrastait si étran-
gement avec les langueurs créoles de son parler habi-
tuel. Il peut être à propos de se tuer soi-même.
— Ah ! fit Nannette dont le cœur se glaça.
— Tu es belle....» acheva Naranja.
Nannette, se ravisant, prit le poignard sans mot dire
et le glissa dans son sein.
Naranja l'attira sur sa poitrine et la baisa au front.
« Tu n'avais pas songé à cela? demanda-t-elle.
—Qui peut se vanter de songer à tout? repartit Nan-
nette gaiement. Ne vas-tu pas me plaindre et me re-
garder comme une poltronne? Ouvrez vos poches,
madame la comtesse, je vais aussi partager mes armes
avec vous. Ne vous fâchez pas : je compte plus sur
ROGER BONTEMPS, 403
nos oiseaux- rieurs que sur vos poignards, et je ne suis
pas encore déterminée à me percer le sein, comme on
dit à la Comédie-Française. Ni les grisettes, ni les fian-
cées de notaire ne sont bonnes à jouer la tragédie.
Vous , à la bonne heure , noble dame ! cela vous
va très-bien, et je vous trouve adorable avec votre
stylet mexicain. Ouvrez les mains : voici mes muni-
tions....
— Des fleurs artificielles! dit Naranja étonnée.
— Des fleurs, des feuilles, des fruits : il y a des
groseilles, des raisins, des glands, du muguet, des pé-
tales de roses.,..
— Et à quoi cela peut-il servir? car tu as tout ton
bon sens, n'est-ce pas, Nannette? »
Cette question n'était pas exempte d'une certaine
défiance.
Œ Oui, comtesse, répliqua la jeune fille. J'ai l'hon-
neur de posséder, dans les moments difficiles, un as-
sez joli sang-froid, et j'espère vous en offrir bientôt
un échantillon. Soyez sûre que si nos oiseaux-rieurs
découvrent sur la route ces fleurs ou ces fruits, ils ne
les prendront pas pour des fleurs ou des fruits d'Aus-
tralie ! »
Naranja tendit ses deux mains avidement.
« Donne ! oh ! donne ! s'écria-t-elle. Je comprends
tout et tu es une fée ! Si les Smith nous emme-
naient....
* — Chut ! » fit Nannette qui se pencha vers la fenêtre
du nord pour prêter l'oreille.
On entendait un bruit sourd. Naranja dit :
« Une troupe de cavaliers !
— Serait-ce déjà la bande Smith qui revient ! » pensa
Nannette en pâlissant.
Le bruit du galop, comme cela arrive dans la cam-
404 ROGER BONTEMPS.
pagne la nuit, s'enflait tout à coup, quand la brise don-
nait, pour devenir, l'instant d'après, insaisissable.
Un autre bruit attira l'attention de Nannette. Les
porteurs du cadavre s'ébranlaient et reprenaient leur
fardeau.
Il était évident qu'ils avaient donné attention, eux
aussi, à ce qui se passait aux alentours. Nannette les
vit monter le tertre et disparaître avec leur torche et
le corps du pauvre Dodge derrière le pli du terrain,
au delà du gommier couché.
Les préparatifs des deux jeunes femmes étaient ache-
vés. Elles s'assirent côte à côté sur le divan et attendi-
rent.
Elles ne parlaient plus, afin d'écouter mieux. Le
moindre son qui venait du bush les faisait tressaillir _
d'espoir et de crainte. fl
Une demi-heure se passa qui leur sembla longue
comme un siècle.
Tout à coup un grand cri s'éleva du côté du tertre.
Elles se mirent sur leurs pieds, haletantes. La torche
reparut. Celui qui la tenait la secouait de manière à
écheveler la flamme dans l'air, et les autres le suivaient
dansant, levant les bras, s'agitant comme des fous fu-
rieux et clamant :
« La tonne d'or I la tonne d'or ! »
Tout ce qui restait d'hommes au camp sortit des
tentes en tumulte. Jonathan lui-même s'élança au-de-
vant de ceux qui descendaient le tertre, criant tou-
jours :
« La tonne d'or ! La tonne d'or ! La tonne d'or. »
L'homme à la torche domina tout ce fracas, et d'une
voix éclatante :
« La tonne d'or était là près de nous ! Assez d'or
pour enrichir tous ceux qui cherchent fortune dans la
ROGER BONTEMPS. 405
province de Victoria! Une tonne, une vraie tonne ! De
l'or, de l'or pur ! Le trou était tout fait ! Le pauvre
Dodge est enterré dans de l'or! »
Et sa torche décrivait d'extravagantes courbes de feu.
Les autres hurlaient avec lui les cantiques de l'or
avec des voix déjà enrouées.
« Si nos amis venaient en ce moment » dit Nan-
nette.
Elle n'avait pas achevé qu'un cavalier passa rapide
comme une flèche au milieu des tentes.
« Roger I » cria Nannette en joignant les mains.
Un autre cavalier coupa la nuit, agitant un mouchoir
blanc.
« Robert ! mon Robert ! » appela Naranja.
Une meute , une véritable meute de cavaliers tra-
versa le camp à leur poursuite. Les deux jeunes fem-
mes purent reconnaître les frères Smith et leur esca-
dron.
Gibier et chasseurs disparurent comme un tourbillon ,
Ceux du tertre continuaient de crier :
« La tonne d'or ! La tonne d'or ! » refrain hébété de
la joie qui les rendait fous.
Il y avait là, maintenant, cinq ou six torches allu-
mées, éclairant des danses épileptiques, des contorsions,
des grimaces convulsives.
Deux coups de feu éclatèrent au moment où le tour-
billon de cavaliers se perdait dans la nuit. Deux voix
firent silence dans le concert de ceux qui chantaient
l'hosanna de l'or.
Deux hommes tombèrent.
Le cantique ne s'arrêta point et les danses continuè-
rent.
Naranja et Nannette étaient à genoux, serrées l'une
contre l'autre.
406 ROGER BONTEMPS.
Un cri d'oiseau-rieur, faible et presque indistinct se
fit entendre sous la fenêtre septentrionale. Elles s'élan-
cèrent toutes deux. La fenêtre fut ouverte.
Deux masses sombres rampaient sur le sable clair.
« Descendez ! dit une voix.
— Grelot! » s'écria Naranja qui bondit, légère et
forte, sur l'appui de la croisée.
Mais," comme elle allait se précipiter au dehors, le
sifflement métallique du serpent trigonocéphale se fit
entendre, pareil à un cri de scie. Les deux masses noi-
res, au lieu d'avancer, opérèrent un mouvement de
retraite.
« Feu ! » ordonna la voix de Jonathan derrière le
chariot.
Quatre coups de carabine partirent sous les roues
même qui soutenaient la maison roulante et quatre des
matelots du Saint-Jean-Baptiste bondirent en avant, le
couteau à la main.
« Maladroits ! » cria une voix railleuse.
Il n'y avait plus de masses noires.
« Seiïora, dit froidement Jonathan Smith, qui se
présenta sous la fenêtre , l'air de la nuit ne vaut rien
aux malades. Rentrez et reposez-vous. »
Il fallut obéir. Avant de refermer la croisée,
elles purent entendre pourtant le galop de deux che-
vaux.
Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre, pleu-
rant et priant.
Mais de nouveaux fracas secouèrent leur torpeur.
Une véritable bataille se livrait sur la lisière du bush.
C'était ce genre de feux, continus et régulièrement
espacés, particulier aux combats où l'on joue du revol-
ver. Il y eut pour le moins cinquante détonations, puis
tout rentra dans le silence.
ROGER BONTEMPS. 407
Nannette et Naranja, le visage collé aux carreaux,
attendaient les cris de détresse ou de triomphe.
Rien.
Un seul cri persistait , hymne obstiné , monotone,
stupide comme un chant d'ivresse : la grande cavatine
de l'or !
« La tonne d'or ! La tonne d'or ! La tonne d'or ! »
Combien de tués dans le combat ? Il importait peu.
On ne ramenait pas les cadavres. L'ennemi était-il
couché sur le carreau ? Non. Pour tant de sang qu'ils
perdaient à flots, eux , les nombreux , les plus forts,
l'ennemi avait laissé à peine quelques gouttelettes rou-
ges aux pousses de mimosas. Gela ne faisait rien. On
avait la tonne d'or !
Les cavaliers revenaient un à un , et aussitôt reve-
nus ils étaient entraînés dans cette spirale magique :
un souffle, une haleine d'enfer qui aspire, qui pompe,
qui engloutit comme un gouffre.
Ils revenaient, les sains et les blessés ! Ils touchaient
la lèvre du tourbillon et le tourbillon s'emparait d'eux.
La tonne d'or ! La tonne d'or ! Ils dansaient, ils val-
saient, les blessés, les sanglants, les mourants.
Et celles-là qui ne songeaient pas à l'or, ces deux
femmes, Nannette et Anhita, regardaient de loin l'or-
gie d'un œil désespéré. Cette joie les tuait, car elles
ne comprenaient pas. Elles se disaient , voyant cette
fête de cannibales : ils dansent autour de leurs victi-
mes.
Ils dansaient autour de la tonne d'or ! grandeur
inouïe d'une passion née avec le monde ! Ivresse triste,
honteuse , providentielle peut-être. Qu'est donc l'or?
Dieu a fait tous les instincts : pourquoi créa-t-il cette
prodigieuse bestialité de l'or? Le ciel est-il d'or, quoi
qu'en disent les dogmes de toutes les rehgions prêchant
408 ROGER BONTEMPS.
le mépris des richesses ? L'or est-il une des fins mys-
térieusement fatales de notre existence? Qui définira
l'or? Quel messie guérira la maladie de l'or ?
Il s'appelait Midas. Il était roi. Les dieux de ce
temps-là lui firent une amère morale. Il eut de l'or à
ses souhaits, lui qui était amoureux de l'or ; sa coupe
s'emplit d'or qu'on ne pouvait plus boire ; son pain,
changé en or, résista au couteau ; sa femme, hideuse
métamorphose, rendit à ses baisers la froide insensibi-
lité de l'or.
Il s'appelait Midas. On vous a dit cela. Le croyez-
vous? Moi, je lui connais cent noms , mille noms de
banquiers juifs ou chrétiens et de millionnaires lamen-
tables qui ont perdu à ce redoutable jeu de l'or leurs
sens, leurs consciences et leurs cœurs!
Ah ! vous les connaissez comme moi, et les voyant
passer, ensorcelés dans leur victoire, vous riez ou vous
avez pitié. On ne peut boire l'or, ô Midas, on ne peut
manger l'or 1 on ne peut aimer l'or! et je sais bien
pourquoi la fable vous coifl'a du mystique bonnet
d'âne !
Midas ! éternel Midas ! vous enviez la soif des vaga-
bonds, l'appétit des déguenillés, l'amour des pauvres,
et vous allez pourtant, fou lugubre, maniaque des pré-
destinations impitoyables , vous allez buvant , man-
geant, caressant cet or qui vous raille. Vous vivez
comme mourut la fille de Tarpéïus, patronne de vos
imbéciles mystères, étouffée , écrasée, torturée, sub-
mergée par l'or !
Qu'est-ce donc? le poëte antique émerveillé, déjà,
s'écriait : Aur^i sacra famés! Et l'antiquité connaissait
à peine l'or ! Il ne savait, ce poëte qui chantait déjà
l'ignominieux miracle, ni l'or californien, ni l'or de la
Bourse, ni la commandite, ni l'Australie, ni l'Inde an-
ROGER BONTEMPS. 409
glaise, ni la Sibérie russe, il ne savait rien. Et il mau-
dissait.
Avons-nous des poètes, nous qui savons? Et que di-
sent-ils de l'or?
Ils vinrent tous l'un après l'autre, les cavaliers. Cela
s'agitait, au sommet du tertre, sous les gigantesques
gommiers que la lune blanchissait comme deux fantô-
mes, cela s'agitait foUenjent. Ils étaient tous pâles, tous
défaits plus que des échappés d'orgie. Ils s'embras-
saient les uns les autres ou s'entre-tuaient sans motif
de tendresse ou de haine.
La tonne d'or !
Les uns pleuraient, mélancoliquement assis, les au-
tres se tordaient en d'atroces allégresses ; d'autres en-
core priaient, baisant une amulette païenne, d'autres
enfin comptaient, sombres mathématiciens, le nombre
d'onces qui viendrait à leur part.
Tous souffraient. Aucun n'eût donné son angoisse
pour les sérénités du paradis.
Anhita et Nannette suivaient d'un œil épouvanté
cette morne débauche. Elles virent la première heure
d'inaction affairée. Puis tout se mit en mouvement, la
cohue dispersa ses efforts- On alla , on vint du tertre
au camp et des tentes au tertre. On emportait des cor-
des, des palans, des poulies. Un chariot massif, qui
semblait construit pour voiturer quelque Titan, fut
traîné par des bœufs jusqu'au tertre. Un grand bruit
de charpente qu'on dresse se fit. Les torches couraient
à chaque instant plus effarées.
Du côté du creeck , une autre besogne attirait une
partie des aventuriers : travail mystérieux dont les deux
jeunes filles essayaient en vain de deviner la nature.
Elles étaient là, martyrisées par l'angoisse, n'ayant
aucun moyen de savoir l'issue de cette lutte qui naguère
410 ROGER BONTEMPS.
se livrait dans les ténèbres. Ceux qu'elles aimaient
avaient-ils pu échapper à la supériorité du nombre?
Gisaient-ils blessés quelque part ? Étaient-ils prison-
niers? Étaient-ils morts?
Bien des fois l'apparence du camp qui semblait com-
plètement abandonné leur rendit la pensée de fuir.
Elles n'auraient pas su diriger leur course, mais on ne
songe point à cela. Fuir d'abard , c'est le principal.
Elles se disaient : une fois libres , nous aurons des
ailes.
Mais, de temps en temps, une ombre silencieuse
glissait dans la nuit. Jonathan Smith veillait. Une fiè-
vre plus forte le gardait contre le délire de l'or.
Les événements avaient marché vite. Il n'était pas
plus de minuit. De temps en temps des acclamations
s'élançaient en gerbes au-dessus du tertre. Il y avait
là un foyer de joie qui n'était pas près de s'éteindre.
Tout le monde, cependant, ne pouvait rester à ce cœur
même de la fête. Il y avait des tâches multiples. Cha-
cun, excepté Jonathan, donnait ce soir un vaillant coup
de collier.
La hache résonnait dans le bush, où l'on abattait
des arbres. Sam et Tom, reconnaissables à leur grande
taille, abordèrent tous deux Jonathan et lui reprochè-
rent son inaction. H y eut querelle , mais la querelle
dura peu. On n'avait pas le loisir. Les deux frères aî-
nés s'éloignèrent la menace à la bouche et firent atte-
ler plusieurs chariots qui prirent la direction du bush.
Un parti, éclairé par des torches et bien armé , se mit
en marche derrière eux. Après un intervalle, nos cap-
tives purent voir ces chariots qui revenaient un à un,
roulant non j)as vers le camp, mais vers la lagune et
paraissant chargés de troncs d'arbres.
Dès que le premier chariot fut arrivé, la hache re-
ROGER BONTEMPS. 411
tentit de plus belle sur les bords du creeck. L'heure du
premier aflaissement était passée; de toute part on tra-
vaillait avec une activité dévorante.
De loin, de près, k droite, à gauche, partout où il y
avait une voix, un mot se dégageait de ce bourdon-
nement de ruche, un mot incessamment répété, comme
les dévots hindous enfilent, dit-on, pendant des années
entières, d'interminables chapelets de prières qui se
composent du seul nom de Sivah :
« La tonne d'or! La tonne d'or! »
Et, chose étrange, la fatigue n'abattait point l'exal-
tation commune. Au contraire, l'exaltation montait ;
toutes les têles avaient le transport.
L'effet opposé se produisait chez nos pauvres prison-
nières. Elles avaient d'abord regardé avec une anxieuse
avidité ce mouvement, ce branlebas, ce tohu-bohu de
réjouissances et d'efforts. Elles avaient, bien entendu,
compris du premier coup le motif même de ces allé-
gresses, mais le but de tant de travaux confus, attaqués
tous ensemble et menés avec un démoniaque entrain,
leur échappait. Les heures s'écoulaient. Le bruit, l'agi-
tation restaient toujours les mêmes. A la longue, une
lassitude profonde, engendrée à la fois par leur angoisse
et le trouble affairé de leurs gardiens, pesa sur elles.
Les objets extérieurs devinrent moins distincts pour
leurs yeux. Elles ne dormirent pas, oh! certes, mais
leur faculté de soufifrir s'engourdit. Vers trois heures
du matin, quand la lune à son déclin penchait vers
l'ouest derrière la ceinture dubush, elles étaient affais-
sées l'une contre l'autre sur le tapis; froides toutes deux
et les yeux fermés comme deux mortes.
En ce moment, une clameur plus rauque les redressa
épouvantées.
La scène avait changé. En se rouvrant, leurs yeux
412 ROGER BONTEMPS.
éblouis se heurtèrent à une tempête de lumière. Le
tertre ruisselait de feux, au milieu desquels les gom-
miers morts brûlaient comme deux cierges immenses.
Elles crurent rêver, tant ce bizarre coup de théâtre
leur semblait sortir de la réalité.
Mais il y avait un objet dont la vue leur criait ; « Tout
ceci est vrai, vous êtes bien éveillées! »
Les cierges brûlaient en l'honneur d'une divinité.
La tonne d'or était là, rehaussée, ressuscitée. Les
lumières de l'autel tombaient sur le dieu.
Et les fidèles priaient, aboyant et menant une ronde
désordonnée autour du saint des saints.
C'était le sabbat de l'qr, et rien ne peut dire l'effet
de ces pluies de feu arrosant ces rogations diaboliques.
La tonne se balançait, suspendue aux poulies. Au-
dessous d'elle était le char.
Et la ronde allait alentour, rugissant des obscénités
féroces, roulant de fauves épilepsies.
Ronde horrible! Écoutez! Elles virent cela, les
deux captives! Entre les vivants il y avait des morts.
Ne faut-il pas que tout le monde s'amuse ! Les fous en-
ragés traînaient « le pauvre Dodge » dont les jambes
molles balayaient l'herbe hideusement, et aussi les tués
de la dernière bataille.
De leurs yeux agrandis, Nannette et Anhita cher-
chaient à reconnaître ces têtes pendantes, entraînées
dans une stupéfiante profanation.
Elles n'eurent pas le temps de s'évanouir, quoique
leurs cœurs cessassent de battre dans leurs poitrines.
La terreur qui combattait l'horreur les tint debout, roi-
des sur leurs jambes et pareilles à des statues.
La tonne était dans le char.
La ronde se débanda, pendant que le char descendait
le tertre, et roula vers le camp comme une avalanche.
ROGER BONTEMPS. 413
La ronde, devenue meute, aboyait avec d'extravagants
éclats :
« A mort, Jonathan! à mort, le tyran! à mort, le
traître !»
Tom et Sam restaient en arrière.
Il y eut, à quelques pas de nos captives, une lutte
courte, mais rude, dans laquelle on entendit parler six
fois le revolver de Jonathan. Anhita et Nannette ne pou-
vaient voir.
Mais un cortège passa, entouré des inévitables tor-
ches. Quatre hommes portaient, en riant eten blasphé-
mant, un fardeau inerte, qui était Jonathan Smith gar-
rotté.
Les deux jeunes femmes se sentirent perdues, et
unirent leurs lèvres en un baiser d'adieu.
Puis elles s'affaissèrent sur le tapis, attendant la fin.
Elles entendirent, comme en un songe, Sam et Tom
ordonnant de charger de sable tous les chariots du cam-
pement. Ces chariots s'éloignèrent dans des directions
diverses.
Au moment où le jour naissait, mettant des lueurs
indécises dans la nuit, un coup de pied violent défonça
leur porte. Deux hommes les prirent à bras le corps et
les emportèrent.
Il n'y avait plus de camp.
L'incendie s'éteignait, éclairant de reflets sombres
les grands gommiers tout noirs qui restaient encore
debout.
Le sol était partout labouré de profondes ornières.
Anhita, succombant enfin, n'avait plus ses sens, mais
Nannette prit instinctivement à la main une poignée de
fleurs parisiennes et les sema le long de la route.
Le temps s'était chargé de nouveau et la pluie tom-
bait à torrents.
414 ROGER BONTEMPS.
On arriva au bord de la lagune, où un radeau gros-
sièrement construit, expliquait les travaux de la nuit.
Les deux jeunes femmes y furent déposées, non loin de
la tonne d'or, et le radeau se mit en mouvement aussi-
tôt vers le sud-est, où la lagune s'enfonçait sous bois.
« Gomme cela, dit Sam Smith, nous ne laisserons
pas de traces.
— Et ils resteront longtemps, ajouta Tom, avant de
trouver la vraie {îiste parmi toutes celles que nous leur
avons laissées à choisir. »
Nannette était désormais seule à écouter. Elle lança
par-dessus le bord quelques-unes de ces bulles de verre
mignonnes que les fleuristes emploient pour fabriquer
les grappes dorées de leurs raisins. Les petites bulles
tombèrent inaperçues et flottèrent sur l'eau dormante
de la lagune.
ROGER BONTEMPS. 415
XVI
La piste d'or.
A deux lieues de là, vers le nord, au plus épais de
la magnifique futaie qui borde la rivière Goulburn
vers la limite septentrionale du Rodney, quatre hom-
mes étaient assis, près d'un feu de branches mortes,
sous un hangar d'écorces de banksias, construit à la
mode des naturels.
On ne peut imaginer une façon d'abri plus élémen-
taire. Quelques coups de hache et deux ou trois coins
en bois suffisent pour arracher d'une seule pièce de
larges lambeaux d'écorce. On les carre, on les redresse,
on les adosse à un demi-cercle de piquets, de manière
à tourner le renflement de la courbe contre le vent, et
la maison australienne est achevée.
Il faisait nuit. La pluie n'avait pas encore repris à
tomber. La lune voyageait dans le ciel brillamment
azuré, combattant la splendeur des constellations aus-
trales et blutant l'argent de ses rayons à travers le clair
feuillage des géants myrtacées. Devant le feu, un kan-
guroo coupé en quatre rôtissait, embroché dans une
baguette de carabine.
Parmi les quatre hommes qui en surveillaient la
cuisson avec un évident intérêt, deux étaient blessés,
savoir : Grelot d'une balle à la joue, Miguel le Mal-
416 ROGER RONTEMPS.
gâche d'un coup de couteau-bowie à l'aine gauche ;
cette dernière blessure était grave et profonde : Mor-
naix la pansait avec soin et habileté, en homme rompu
à ce genre de besogne.
Le Malgache récitait d'un ton morne tout ce qu'il
savait de blasphèmes mexicains.
Grelot se pansait tout seul, où plutôt il se débar-
bouillait, car sa blessure était légère.
Roger, revêtu de son costume de Rôdeur-Gris qui
valait, en vérité, mieux que l'habit Dusautoy pour la
vie qu'il menait depuis quinze jours, n'avait pas une
égratignure et s'occupait du rôti.
« Pensez-vous, demanda Grelot, que ce damné coup
de revolver nuise ultérieurement aux avantages de ma
figure?
— Ne bouge pas ! ordonna Mornaix à Miguel.
— Caraï! gronda le Malgache, je souffre comme
saint Laurent sur le gi-il ! C'est Sam qui m'a donné
cela, le païen maudit ! etla crosse de Tom m'a engourdi
le bras au moment où j'allais casser la tête de son frère.
Je n'ai pas faim de kanguroo, cien mil diablosîmais je
mettrais mes dents dans le cœur de ces deux bandits !
— Mauvais ragoût, fit observer Roger en retour-
nant le rôti,
— N'importe, dit Grelot, qu'il y a une chose prouvée
jusqu'à l'évidence : c'est que monsieur le comte et le
patron ont. de la corde de pendu. Nom d'une pipe !
ils étaient tous deux au milieu des coquins comme
l'escamoteur de la place de la Bastille au centre de
son cercle. On leur distribuait trois ou quatre dou-
zaines de coups à la minute, et ils n'ont rien attrapé.
Ce n'est pas naturel. »
Le Malgache mit sa large main basanée sur le bras
de Mornaix, et demanda d'un ton grave :
ROGER BON TEMPS. 417
« Avez-vous bien sondé, comte?
— Oui, répondit Mornaix.
— Dites-moi si c'est mortel. »
Roger et Grelot se rapprochèrent aussitôt, répétant
d'une même voix :
« Mortel ! »
Mornaix, au lieu de répondre, s'agenouilla et se
pencha au-dessus de Miguel qui était étendu sur un
tas de feuilles sèches.
Il approcha ses lèvres de la blessure et la suça éner-
giquement, rejetant à mesure le sang qui en sortait.
Miguel criait, promettant à Dieu, à la Vierge et à
tous les saints du paradis d'imaginer contre les frères
Smith une vengeance ingénieuse, nouvelle et surtout
mortelle.
Gela lui faisait du bien.
Quand Mornaix eut aspiré le sang pendant cinq
minutes, il atteignit un flacon d'alcali volatil, préser-
vatif usuel, en tout pays anglais, contre la morsure des
serpents, et en brûla copieusement les bords de la
plaie.
« Veinte Dios! gronda Miguel, ai-je été mordu par
un trigcnocéphale?
— Je n'ai pas confiance dans les couteaux des Smith,
répondit Mornaix, mais sois tranquille, beau-frère....
— Que je sois tranquille ! Rayos de trueno! s'écria
le Malgache pénétré jusqu'à l'os par l'action du cor-
rosif. Malédiction sur eux! Que je sois tranquille!
J'aimais une femme, ils l'ont salie et déshonorée avant
de la rendre folle ! Ah ! j'ai mis trop de temps à la
venger! c'est bien fait! Comte, vous m'avez mis le
feu dans les entrailles : ne pouvais-je mourir honnê-
tement?...
— Mais tu ne mourras pas, beau-frère !
27
418 ROGER BONTEMPS.
— Est-ce vrai? interrogea Miguel qui se leva sur le
coude.
— C'est vrai.
— Alors, caramba ! je boirai leur sang à tous les
trois ! »
Et il retomba épuisé.
Mornaix mit la charpie et banda la plaie.
Grelot ayant achevé sa toilette, soignait les chevaux ;
Roger tournait la baguette.
« Gopin, lui dit Mornaix qui s'approcha de lui,
Grelot a raison, tu t'exposes trop. Nous ne sommes que
quatre, et voici l'un de nous hors de combat.
— Que veux-tu, répliqua Roger en soupirant, je
né suis pas fait pour les aventures. Quand j'ai entendu
sa voix qui chantait notre pauvre chanson, mon diable
de cheval est parti tout seul. »
Mornaix réfléchissait.
« Il se passe là-bas quelque chose d'extraordinaire,
dit-il, car la chanson était bien certainement un
signal.
— Et as-tu remarqué la douce petite voix? l'inter-
rompit Roger.
— J'ai remarqué la voix d'une jeune fille qui n'a
souffert encore ni insulte ni misère.
— Bonne remarque, copin! Tiens, voilà Miguel qui
ronfle !
— A-t-il une odeur, ce gibier! s'écria Grelot en
rentrant. Les quatre chevaux se portent comme le
Pont-Neuf.
— Si c'était un signal, poursuivit Mornaix, ta Nan-
nette avait quelque bonne raison de le donner.
— Parbleu! repartit Grelot. N'avez-vous pas vu que
les cavaliers qui nous ont offert la chasse ne venaient
point du camp, MlleNannette a dû les voir partir, et
ROGER BONTEMPS. 419
alors elle a chanté comme un petit rossignol qu'elle
est....
— Toi , tu t'y connais , glissa Roger.
— Merci, patron. Seulement, les cavaliers n'avaient
pas été bien loin.
— Roger, interrompit Mornaix , tu es sûr d'avoir re-
connu les gommiers morts et le tertre ?
— Parfaitement sûr, et la lagune aussi : c'est
Goodmans-Greeck. J'ai passé là d'assez vilains quarts
d'heure !
— Ils ne se doutent de rien, pensa Mornaix, c'est
évident, car s'ils avaient les millions, leur premier
soin serait de gagner Melbourne et de passer la mer.
— Que décidez-vous ! demanda Roger.
— Que le rôti est cuit à point et qu'il faut le débro-
cher, 3> répondit Grelot avec conviction.
Le rôti fut ^donc décroché , et mangé d'un sincère
appétit.
Dans cette vie de dangers et d'efforts, il n'y a point
de vaines sensibleries : il faut la force pour agir. Tous
ces cœurs battaient bien parfois la fièvre de l'angoisse,
mais moins souvent que nous ne le croyons, voyant ces
choses de loin , et surtout autrement.
La gaieté vivace restait au milieu d'eux comme un
Esprit- Saint. Ils mesuraient tout danger d'un œil in-
trépide. Ils avaient en eux-mêmes une foi héroïque. Ils
riaient, sceptiques seulement à l'endroit de la possibi-
lité d'être vaincus.
Quand la gourde à demi-vide eut arrosé la dernière
bouchée , les cigares furent allumés. Mornaix déclara
que la semaine ne se passerait point sans que les deux
jeunes femmes fussent en leur pouvoir. Roger approuva
dans sa sagesse, Grelot trouva le délai un peu long.
Il n'y avait pas grand danger d'incendie. Les cigares
420 ROGER BONTEMPS.
fumaient encore que tout le monde dormait, y compris
Grelot, la sentinelle. Seulement, Grelot, esclave de son
devoir, dormait debout.
Nous savons que les gens du campement Smith
avaient autre chose à faire que de les venir troubler
cette nuit.
Le soleil , entouré de vapeurs pluvieuses, était déjà
beaucoup au-dessus de l'horizon, quand le Malgache
s'éveilla le premier, tempêtant de tout son cœur et sou-
haitant aux Smith les tourments les mieux choisis de
l'enfer. En trois minutes , tout le monde fut sur pied ;
on déjeuna, puis on se mit en selle. Le Malgache fut
tout étonné de l'assiette passable qu'il avait à cheval. Il
n'en sut aucun gré aux frères Smith.
On ne peut dire que ce brave Sonorien fût devenu
bavard, mais les Smith l'occupaient de plus en plus.
L'idée de les brûler, de les faire sauter, de les écarte-
ler,de les torturer enfin de quelque façon que ce soit
amusait ses loisirs et l'aidait à jurer.
Suivant la coutume que nos amis avaient prise depuis
qu'on était sur la piste, ils se divisèrent deux par deux
et prirent deux directions différentes qui devaient les
rapprocher du camp. Leur rôle était d'espionner toujours
afin de saisir l'occasion favorable.
Il était environ midi, quand le Malgache et Grelot si-
gnalèrent Goodmans-Creeck , grossi par les dernières
pluies. De l'endroit où ils rencontraient la lagune,
l'œil pouvait embrasser la presque totalité de la clai-
rière. Grelot se frotta les yeux.
« Tiens! tiens? dit-il, est-ce que j'ai la berlue? Ces
grands scélérats de gommiers ont été teints en noir.
— Demonios! gronda le Malgache, si les scélérats
sont tombés sur la tonne d'or, je leur arracherai le
cœur avec mes ongles !
ROGER BONTEMPS. 421
— Voilà une bête de jeu ! répliqua Grelot, et qui
salit les doigts. Mais regardez donc! On dirait qu'ils
sont déménagés.
— Caraï ! déménagés! avec nos millions! Mais non,
voici quelqu'un ! ■»
Deux cavaliers parurent sur le tertre et restèrent im-
mobiles , semblables à deux statues équestre, agrandies
parla vapeur que rendait la terre abondamment dé-
trempée.
Œ C'est le patron! s'écria Grelot. Voyez son costume
de Rôdeur-Gris! Et c'est le comte, ou que le diable
m'emporte ! »
MigueLse fit une visière de sa main étendue. 11 n'en
pouvait croire encore ses yeux.
Ses éperons touchèrent le ventre de son cheval ; Gre-
lot et lui tournèrent la lagune au galop.
« La tonne ! ont-ils la tonne? cria de loin Miguel.
— Beau-frère , tu vas rouvrir ta blessure , répondit
Mornaix. Ils ont la tonne, et je voudrais qu'elle fût
plus lourde d'une douzaine de quintaux, cela les embar-
rasserait davantage. s
Miguel passa ses doigts dans ses cheveux hérissés.
<t Qu'est-ce que je leur ferai? pensa-t-il tout haut.
— Attrapons-les seulement , dit Grelot. J'ai dans
ma valise un livre qui donne de jolies recettes pour la
torture et faciles : une corde, deux planches et des
coins de bois. »
Les yeux du Malgache brûlèrent.
« Je n'ai jamais eu envie de lire un livre, murmura-
t-il, mais tu me prêteras celui-là ! »
Il ne fallait qu'un coup d'œil pour voir que le sépul-
cre de l'or avait été violé. D'ailleurs, tout restait là;
câbles, palans et poulies. Le sable était jonché de tron-
çons de torches. Il y avait trois cadavres, parmi les-
422 ROGER BONTEMPS.
quels celui du pauvre Dodge surtout avait servi au dé-
jeuner des dingoes errants.
Dans le camp , tout était confusion et ruine , la plu-
part des tentes avaient été brûlées sur pied. C'était ou-
vrage de fous ou de poltrons enragés par la panique.
Mais la première alternative était seule admissible.
Nos amis savaient quel breuvage enivrant fumait dans
le cerveau de leurs adversaires.
Ils devinaient que la trouvaille avait été faite cette
nuit même et par hasard. La bande Smith , qui
avait dormi à son insu côte à côte avec le trésor si
longtemps poursuivi, avait découvert la tonne au mo-
ment où elle ne la cherchait plus. Ces amas d'or sont
fées et produisent toujours les plus bizarres jeux de for-
tune. C'est un dieu malin ou un démon fantasque qui
préside aux destinées des millions. La terre en est
pleine, le fond de la mer en regorge et voyez si vous
en avez trouvé jamais!
Il n'y avait pas à balancer longtemps. C'était une
piste à suivre, c'est-à-dire la chose élémentaire par
excellence dans toutes ces guerres du désert; mais
quand on en fut à chercher le bout de cette piste pour
faire le premier pas, nos amis, étonnés et troubléstout
d'abord, se trouvèrent en face d'un véritable chef-
d'œuvre de sauvage cache-cache. Nous avons souvenir
de tous ces mouvements nocturnes qui s'étaient faits
dans le camp, et qui avaient si fort étonné nos capti-
ves. Ces mouvements avaient un but. Dans leur exci-
tation, les bandits avaient reculé les bornes de l'acti-
vité humaine. Vingt traces, partant d'un centre com-
mun, se dirigeaient àtoutes les aires de veut, marquées
par les pas des chevaux , et aussi par les profondes or-
nières qu'avaient laissées derrière eux les chariots
chargés de sable.
1
ROGER BONTEMPS. 423
Lesquelles étaient les bonnes? lesquelles avaient été
creusées par le chariot portant la tonne d'or?
Les Smith s'étaient surtout donné à résoudre ce pro-
blème de dissimuler la construction du radeau. Par-
tout où un arbre avait été coupé , puis équarri ou
travaillé, on ne voyait plus rien , sinon des traces d'in-
cendie. Or, l'incendie laissait une énigme à deviner.
Le temps lui-même , complice des fuyards, avait per-
fectionné leurs stratagèmes. Ils avaient pris le soin, en
effet, d'unir au râteau et à la main les abords du creeck
pour supprimer les traces du passage de la tonne, et
la pluie du matin, tombant à torrents, avait anéanti
tout vestige de leur travail. L'espace entre le creeck et
le camp restait net.
Et c'était le seul lieu qui fût ainsi.
Les premiers soupçons de nos amis vinrent de là
précisément ; car si la fuite était habile, la poursuite ,
nous allons le voir, devait se montrer clairvoyante. Ca-
cher une piste en marchant dans l'eau pendant un cer-
tain espace de temps, est l'a 6 c du métier. Seulement,
ici, le fond terreux de la lagune eût gardé l'empreinte
des pas, et le fond de la lagune, interrogé minutieuse-
ment, demeura sans réponse.
De quelque façon que se fit le voyage des Smith
emportant leur pesant trésor, ce ne pouvait être une
course bien rapide. Munis de bons chevaux, nos com-
pagnons avaient le légitime espoir de les gagner de vi-
tesse, quelle que fût l'avance obtenue au début.
Un conseil fut tenu. Les avis, laconiquement ex-
primés, concordèrent. Il fut résolu que chacun d'eux,
suivant seul une des traces de chariot, galoperait tant
que l'ornière lui dirait d'aller en avant, recueillant
d'ailleurs sur sa route tous les signes qui pourraient
éclairer la situation. Le rendez-vous général fut natu-
424 ROGER BONTËMPS.
rellement fixé au lieu même où ils étaient, puisque les
différentes pistes s'éloignaient les unes des autres
comme les branches d'une étoile.
On partit, prenant au hasard les quatre premières
venues parmi les routes tracées.
Au bout d'une heure, nos amis étaient réunis au
rendez-vous.
Tous les quatre apportaient le récit de la même
aventure.
Ils avaient suivi la voie pendant une lieue à peu près
pour se trouver en face d'un tas de cendres. C'étaient
quatre chariots brûlés.
Autour des chariots ainsi incendiés, des pas de che-
vaux s'éparpillaient de tous côtés en éventail.
« Je les larderai avec une barre de fer rougie au feu,
promit le Malgache, que sa blessure peignait. Rayo
de diosî les coquins peuvent bien brûler leurs car-
rioles ! Ils ont de quoi en acheter d'autres. »
Restaient quatre pistes inexplorées. Nos amis hési-
tèrent; car, de ce côté, ils n'avaient plus beaucoup
d'espoir. Néanmoins, Mornaix fut d'avis qu'il ne fallait
rien négliger avant de se lancer dans le champ conjec-
tural, et une nouvelle course au galop commença. Le
soleil descendait déjà à l'horizon.
Au bout d'une heure , trois cavaliers étaient de
retour au lieu du rendez-vous ! Mornaix , Grelot et
Miguel pâle comme un mort et ruminant d'atroces
supplices pour ces misérables Smith qui, non con-
tents de voler la tonne, lui proposaient encore
des énigmes insolubles. Roger seul manquait. On
l'attendit.
On l'attendit longtemps, assez longtemps pour que
l'espoir pût naître et aussi l'inquiétude.
Mornaix, Grelot et Miguel avaient rencontré le
ROGER BONTEMPS. 425
même résultat au bout de leurs pistes : un chariot in-
cendié. Roger était-il sur la bonne voie?
Ou Roger était-il tombé dans quelque embuscade?
On peut bien penser que l'attente de pareils hom-
mes, pour être inquiète et impatiente, ne pouvait pas
être oisive. Les bords de la lagune étant la seule portion
de terrain qui restât vierge d'exploration, fut à nouveau
minutieusement examinée. Lk aussi, il y avait eu un
brûlis; des cendres, en deux endroits, étaient répan-
dues sur le sable. Pour nous, qui savons ce que nos
amis ignoraient, ces cendres étaient celles des copeaux
et débris résultant de la construction du radeau.
Pendant que Miguel pestait. Grelot d'un côté, Mor-
naix de l'autre, suivirent, l'espace de deux ou trois
cents pas, les rives de la lagune, rampant et inter-
rogeant les herbages baignés, sur lesquels l'eau crois-
sant mordait à chaque instant davantage. Ils rappor-
tèrent de leur excursion, l'un un bout de corde, l'autre
une poignée de petits copeaux. Miguel, sans se dé-
ranger, avait ramassé entre ses deux jambes une
feuille d'un vert éclatant, qui avait crié sous ses doigts
au lieu de s'écraser, parce qu'elle était en taffetas
gommé, au lieu d'être de la substance vivante et flexi-
ble que Dieu choisit pour faire les vraies feuilles des
fleurs. L'idée du radeau leur vint à tous les trois en
même temps.
« Nous devons penser, dit Grelot, qu'ils ont passé
par ici précisément, parce qu'il n'y a pas de traces.
— La jeune Française avait prévenu qu'elle sèmerait
des fleurs en soie, appuya Miguel.
— Et, ajouta Mornaix, ils ont mis le feu aux sou-
ches là-bas après avoir enlevé les arbres.
— Mais Roger, que peut être devenu Roger? » s'é-
crièrent-ils tous les trois en même temps.
426 ROGER BONTEMPS.
En ce moment, le galop d'un cheval retentit sous
bois. La minute qui suivit, on put voir Roger gravir le
tertre comme une flèche, redescendre et sauter sur le
sable au milieu de ses compagnons. Son cheval était
inondé de sueur.
« Victoire ! s'écria-t-il. J'ai trouvé la vraie piste ! »
Mornaix, Grelot et Miguel échangèrent un regard.
Miguel dit :
« On peut se tromper; mais alors pourquoi les
troncs brûlés, les traces effacées autour du lac ? Et d'où
est venue cette feuille ? »
Il tendit la feuille à Roger qui la baisa.
« Vous devez l'aimer autant que moi, murmura-t-il,
celle de qui vient cette feuille, car c'est la générosité
de son cœur qui l'a jetée dans la gueule du loup.
— Une Parisienne, quoi! fit Grelot. Là-bas, les
deux sexes sont comme çk 1
— Ton rapport, dit Mornaix après lui avoir serré la
main fortement, pour exprimer tout ce qu'il pensait de
Nannette.
— J'ai suivi ma piste pendant plus de cinq lieues.
Elle côtoie l'eau. Je suis revenu, parce qu'elle se des-
sinait devant moi à perte de vue. C'est la bonne, j'en
suis sûr.
— Tu n'as rien remarqué ?
— Si fait : l'ornière est moins profonde que dans
les autres 23istes.
— On dirait un chariot vide, n'est-ce pas ? interrogea
Mornaix pensif.
— Oui, on dirait un chariot vide. »
Pour la seconde fois, nos trois docteurs es guerres
d'embuscades se consultèrent du regard.
« Faut-il abandonner l'idée du radeau ? pensa tout
haut Mornaix.
ROGER BONTEMPS. 427
— Quel radeau ? demanda Roger.
— La tonne d'or est là, » prononça fermement Mi-
guel, dont le doigt désignait la lagune.
Roger suivit ce geste et poussa un cri. Les rayons du
soleil couchant rasaient l'eau dormante qui semblait
rouge de sang, car l'astre se plongeait dans un lit de
tempétueuses vapeurs.
o Voyez ceci ! » dit Roger étendant le doigt à son
tour.
Était-ce une bulle d'air? Les trois amis le crurent un
instant; mais Grelot, se dépouillant en un clin d'œil,
piqua dans le creeck une tête qui eût fait honneur à un
virtuose des bains Petit. Il reparut juste pour prendre
la prétendue bulle d'air.
«t Raisin de Fontainebleau ! cria-t-il avec triomphe.
Trente sous le panier ! A la barque ! à la barque ! Du
bon cresson de fontaine ! Achetez du poussier de mot-
tes! Merlans à frire, à frire! Voilà la piste: nous
sommes à im bout, eux à l'autre. Mangeons, dormons,
et demain je vous ferai une pleine eau jusqu'à l'autre
bout de cette mare,
— En cette saison, dit Mornaix, elle a quinze lieues
de long. »
Roger voulait se mettre en route tout de suite;
mais le soleil s'était caché derrière la ligne du bush et
la nuit gagnait rapidement.
On soupa de deux willoubies , sorte de kanguroos
d'une espèce plus petite ; puis on s'arrangea pour
dormir. C'était Mornaix qui avait posé ce programme :
lui seul y manqua. Pendant que ses compagnons re-
posaient, il jeta son fusil en bandoulière et s'enfonça
sous bois en suivant la rive septentrionale du creeck.
Le lendemain, à la petite pointe du jour, tout le
monde était debout. Un canot d'écorce, comme les
428 ROGER BONTEMPS.
savent fabriquer les naturels, se balançait à la brise au
bord du creeck. C'était le produit de la nocturne pro-
menade de Mornaix. La découverte du grain de raisin
artihciel avait fixé, la veille, tous les doutes. Il ne s'a-
gissait plus que de hâter la poursuite et d'aller droit
son chemin.
Sur l'ordre de Mornaix, Grelot et Roger montèrent
dans le canot d'écorce. Mornaix lui-même, conduisant
deux chevaux, prit la rive nord ; Miguel, tenant égale-
ment un cheval en laisse, suivit le bord méridional, et
le départ s'effectua.
Le canot, muni de ses passagers glissait sur cette eau
tranquille comme un poisson. Pour le suivre, les deux
cavaliers étaient obligés de garder le trot de chasse.
De temps en temps, ils entendaient la voix de Grelot
ou celle de Roger signalant un gentil jalon flottant sur
la surface lisse du lac : un grain de raisin encore, une
grappe de groseilles, une feuille de rose creusée en
conque.
Tout cela parlait de Nannette et le cœur de Roger
battait.
Grelot disait dans sa sagesse :
« La demoiselle en jette trop I Elle va en manquer,
quand même elle en aurait plein ses poches ! »
Nannette, en effet, en avait plein ses poches, Na-
ranja aussi; mais Grelot ne se trompait point. Dans
leur passion d'éclairer la route suivie, elles prodiguè-
rent d'abord leurs munitions qui bientôt menacèrent
de manquer. On se ralentit alors, mais il était trop
tard. La lagune, enflée en tous sens par les pluies,
était un lac et s'étendait, en longueur surtout, à une
énorme distance. Nos deux captives avaient encore
des lieues à parcourir que déjà il ne leur restait rien.
Grelot et Roger pagayèrent pendant plus d'un mille
ROGER BONTEMPS. 429
sans signaler aucune de ces mignonnes petites bouées
qui restaient là sur l'eau, entretenant une conversation
muette entre les fugitives et leurs protecteurs. Roger
s'attristait, devinant l'angoisse qui avait passé par là.
Au fond, ces naïves indications perdaient beaucoup
de leur importance, par ce fait que Miguel d'un côté,
Mornaix de l'autre, suivaient les deux rives du creeck,
mais Naranja et Nannette ne pouvaient deviner cette
circonstance : elles devaient penser que leur trace était
perdue.
Vers deux heures de l'après-midi, à plus de dix lieues
du point de départ, Roger poussa un cri de joie. Un
objet blanc flottait sur l'eau.
« Les dames ont toujours leurs ciseaux avec elles, »
dit Grelot,
L'objet blanc était un petit carré de mousseline. Pé-
riodiquement, désormais, de cinq cents en cinq cents
pas, un carré semblable leur indiqua la route.
Trois heures plus tard, au moment où le soleil dé-
clinait à l'horizon, Miguel, qui tenait la rive droite,
héla. Le creeck, en cet endroit, tournait brusquement
et continuait son parcours en se dirigeant vers le
nord.
Le canot d'écorce, à l'appel du Malgache, gagna
aussitôt la rive, après avoir renvoyé le signal à Mor-
naix qui s'arrêta pour voir de quoi il s'agissait. Dès
que le canot eut pris terre, Mornaix comprit aux gestes
et aux cris de ses compagnons, que là était le terme
du voyage naval. Il mit les deux chevaux à la nage.
L'endroit où se réunirent nos amis formait coude.
C'était le point précis où l'immense mare, après avoir
incHné vers le sud-est, remontait tout à coup au nord.
Ce lieu racontait distinctement toute une histoire. Il
avait fallu quitter là le creeck, sous peine de s'éloigner
430 ROGER BONTEMPS.
complètement de la ligne qui menait à Melbourne. Le
radeau était là, désemparé et à motié brûlé, le feu
n'ayant pu consumer entièrement ces troncs verts et
saturés d'eau.
Le char vide, dont Roger avait suivi les traces pen-
dant cinq lieues, jouait ici son rôle. On voyait l'em-
preinte de ses roues changer de direction et se creuser
tout à coup sous un poids nouveau.
La tonne d'or avait passé du radeau dans le char.
Parmi les innombrables piétinements qui mar-
quaient le lieu où s'était faite la besogne, deux paires
d'empreintes mignonnes se voyaient çà et là. Roger et
Mornaix prétendirent reconnaître chacimle joli moule
qui lui appartenait, quoique les deux moules eussent
la même longueur, la même largeur et la même char-
mante cambrure. L'un d'eux s'appelait Naranja, l'autre
Nannette.
Là n'était pas l'embarras. Les Smith avaient recom-
mencé ici le même système de cache-cache. Trois
pistes pareilles allaient s'éloignant du creeck selon des
angles différents, toutes trois marquées par deux pro-
fondes ornières. Il fut convenu que Miguel garderait
les chevaux tandis que Mornaix, Grelot et Roger sui-
vraient chacun une trace. On comptait sur l'imagina-
tion du petit Poucet: Nannette et Naranja devaient bien
avoir encore quelque coin de voile à donner aux ciseaux.
Le calcul était juste. Nos trois batteurs de pistes
étaient encore en vue quand Grelot, chargé du sentier
du milieu, lequel s'enfonçait dans le bush à une cen-
taine de pas de la lagune, poussa un joyeux hourra et
exécuta une triomphante cabriole.
Il prit sa course, en même temps que Roger et Mor-
naix et tous trois arrivèrent ensemble au point de dé-:
part. Grelot présenta sa main fermée.
ROGER BONTEMPS. 431
« Je vous donne en mille à deviner ce qu'il y a là-
dedans ! » s'écria-t-il.
Etcommeles autres l'entouraient impatients il ajouta:
« La petite demoiselle est une fée, c'est sûr et le pa-
tron aura de la chance en ménage. Il parait qu'il n'y a
avait plus rien à couper; alors elle a percé. Ça coûtera
cher, ce voyage-là, mais c'est crânement imaginé. Un
Parisien de l'autre sexe n'aurait pas fait mieux, parole
d'honneur! »
Il ouvrit sa main qui contenait deux ou trois pincées
de poudre d'or et une vrille.
« Garamba! s'écria Miguel, c'est péché ! perdre de
la poudre d'or 1 »
Mornaix et Roger applaudissaient.
On ne fit qu'un temps de galop jusqu'à l'endroit où
Grelot avait gambadé. Les derniers rayons du soleil
couchant, glissant sous bois, répandaient des alterna-
tives d'ombre et de lumière sur une longue traînée
d'un jaune éclatant qui allait fuyant à perte de vue.
Nannette n'y avait pas été de main morte !
Miguel regardait cela les yeux hors delà tête. Il était
sans voix.
« Je vais ramasser tout en marchant, dit-il enfin,
ce ne sera pas long.
— Au galop! ordonna Mornaix. Pour que nos chères
captives aient pu faire usage de ce stratagème, il faut
qu'elles aient passé ici de nuit; le jour, c'eût été im-
possible. Elles ont au moins douze heures d'avance
sur nous.
— Espérons que c'était à la fin de la nuit, rayo de
dios ! gronda Miguel, et que ces scélérats de Smith n'ont
pas laissé couler toute la tonne ! »
Il était déjà à genoux, faisant sa cueillette en con-
science.
432 ROGER BONTEMPS.
« Au galop ! » répéta Mornaix.
Il piqua des deux. Grelot et Roger le suivirent. Le
Malgache resta un instant en arrière, ne pouvant se
détacher de cette piste dorée. Il se mit en selle seule-
ment quand il n'entendit plus le pas des chevaux.
« Garai! Garaï ! pensait-il, quatre ou cinq dollars par
enjambée, combien cela fait-il la lieue ? Mettons trois
pas dans une toise de deux yards, cela donne quinze
dollars par mille toises, trente mille dollars par lieue...
Il ne faut que sept lieues pour dépasser un million de
francs ! siète plagas ! Ce sont les coquins de Smith
qui sont la cause de cela ! Je les ferai bouillir dans
de l'huile ou je les mettrai sur le gril, plutôt 1 ou
bien j'allumerai de la poudre à canon sous leurs pau-
pières.... »
Ges riants espoirs le consolèrent un peu. Il se replaça
en selle et prit le galop à son tour, fouillant sa mé-
moire et faisant appel à son imagination pour combi-
ner un vrai festin de tortures.
La nuit surprit nos amis après une heure de marche,
Ils durent s'arrêter pour reposer leurs chevaux. Au jour
ils purent reconnaître qu'ils étaient sur la vraie piste ;
seulement, à la grande joie de Miguel, la tonne avait
cessé de couler.
Pendant deux jours encore, ils voyagèrent. Ghaque
fois que le passage d'un cours d'eau ou toute autre
cause rendait la piste douteuse, la traînée d'or repre-
nait, brillante comme ces étoiles qui guidaient la course
des rois-mages.
Ils suivaient la rive droite du Gampaspe, en remon-
tant le cours de la rivière. Le comté deDalhousie, avec
ses riches stations et ses placers encombrés de travail-
leurs, avait remplacé le Rodney. Mais la piste des
Smith évitait les champs d'or aussi bien que les sta-
ROGER BONTEMPS. 433
lions, et ne quittait presque jamais la sauvage solitude
du bush.
Le troisième jour, nos amis passèrent au sud d'Ax-
dale. La route était pierreuse et ne gardait point le
creux des roues. La tonne, ici, avait dû couler pendant
toute une nuit, et la fatigue des chevaux qui la traî-
naient, ralentissant la marche, doublait l'épaisseur du
sillon d'or.
Le Malgache ne se souvenait point d'avoir versé des
larmes. On le vit pleurer quand, de compte fait, il
évalua à plusieurs millions la prodigalité extravagante
et impie de cette fille de Paris, qui versait l'or comme
si c'eût été de l'eau!
Le lendemain, nos amis se reconnurent et signalè-
rent le campement allemand de Mulhausen, où Grelot
avait emprunté un mouton et quatre volailles. L'Oi-
seau Jaune était à quelques lieues seulement vers
l'ouest.
Mais la piste des Smith n'allait point vers l'Oiseau-
Jauae. Elle montait les premières pentes du mont
Alexandre, suivant la route même que nos quatre amis
avaient parcourue la nuit de leur rencontre au campe-
ment de Yellow-Bird.
A quatre heures de l'après-midi, un bruit lontain et
la fraîcheur évidente des empreintes donnèrent le si-
gnal de précautions nouvelles. Les chevaux furent
laissés à la garde de Miguel, et nos trois autres amis
se lancèrent dans le bush à pied.
Ils n'avaient pas fait un quart de mille que Roger
s'arrêta court au sommet d'un petit mamelon. Il avait
aperçu sous l'arc-en-ciel dessiné deux fois par'un soleil
pluvieux le char, le fameux char traîné par six chevaux
exténués et entouré d'une nombreuse escorte de ca-
valiers.
28
434 ROGER BONTEMPS.
Le char portait la tonne d'or, les deux jeunes femmes
et un homme garrotté.
Roger se rejeta vivement derrière un tronc d'arbre,
où Grelot et Mornaix le rejoignirent.
De là, on voyait la clairière et la prestigieuse colon-
nade de gommiers morts qui courait en droite ligne
vers les rampes granitiques du mont Gypher.
Le sentier suivi par la bande Smith ne pouvait con-
duire qu'à un seul lieu : la Maison-Seule. Au delà de
Lone-House, dans cette direction, il n'y avait que la
rampe infranchissable.
Nonobstant la presque certitude qu'ils avaient, nos
amis continuèrent d'avancer, se faisant un abri de cha-
que arbre et rampant souvent parmi les herbes pour
dissimuler leur marche.
Leur surveillance ne prit fin qu'au moment où ils vi-
rent le chariot s'arrêter en dedans de l'enceinte qui en-
tourait Maison-Seule. Alors, et à l'instant où les deux
jeunes femmes, brisées de lassitude et de tristesse, des-
cendaient du chariot, elles tressaillirent toutes deux au
choc du même espoir.
Un cri d'oiseau -rieur avait traversé le crépus-
cule.
Dix minutes après, nos quatre compagnons étaient en
selle; mais, au lieu de gagner Maison-Seule, ils lon-
geaient au grand galop les rampes du mont Gypher, en
descendaient les pentes méridionales, et, tournant l'obs-
tacle qui ne se pouvait franchir, atteignaient la plaine et
le lac, sous ces énormes ordonnances basaltiques que
dominait, comme une balustrade rapetissée par la dis-
tance, la colonnade des gommiers morts.
Soit vérité, soit illusion, ils crurent entendre tom-
bant des hauteurs, les rauques échos d'un chant
d'orgie.
ROGER BONTEMPS. 435
Le temps manquait pour écouter. Chevaux et cava-
liers disparurent derrière l'épais manteau de lianes qui
couvrait l'entrée de la caverne, dévoilée naguère par
Géorgie, le sauvage hôtelier du désert.
436 ROGER BONTEMPS.
XVII
où le Malgache reste en arrière.
Il y avait longtemps que Maison-Seule n'avait vu si
nombreuse compagnie. La chambre commune renfer-
mait plus de vingt hôtes, et vingt chevaux étaient à l'é-
curie.
Le vieux Géorgie, impassible comme toujours, veil-
lait sur le pas de sa porte. Près de lui Dingo dormait
le museau dans le sable.
Ni l'un ni l'autre ne s'inquiétaient du démoniaque
tapage qui se faisait à l'intérieur de la maison.
Il y avait festin. On avait acheté des provisions fraî-
ches au campement des Allemands, et les reliques,
vieillissant au fond du cellier de Géorgie, étaient au
pillage. Géorgie n'avait rien à faire là-dedans; le cui-
sinier des Smith s'était installé aux fourneaux désem-
parés ; Dingo lui-même avait été destitué de l'emploi
de tourne-broche. Dingo et son maître vivaient mal,
nous le savons, mais enfin ils vivaient sur leur réputa-
tion d'incorruptible fidélité. L'antique carabine de Géor-
gie, qui avait une batterie neuve, grâce aux largesses
de Roger, était couchée en travers sur ses genoux.
La chose sacrée pour cet hôtelier du bush c'était
l'occupant. Il était comme certains soldats qui peuvent
se battre bravement tour à tour dans deux camps en-
ROGER BONTEMPS. 437
nemis, selon l'empreinte des pièces qui composent la
solde. Quiconque s'abritait sous son toit avait droit à sa
vigilance, fût-ce contre les hôtes de la veille.
Homme avec homme, il exigeait son payement. Quand
il avait afi'aire à une bande, il attendait, recevant parfois
plus d'injures que de shillings. C'était le métier. Dingo
et lui avaient des habitudes de stoïque résignation.
Ils s'inquiétaient si peu de leurs hôtes, en dehors de
la faction nocturne qu'ils montaient, que Dingo ne re-
levait point la tête et que Géorgie ne glissait pas un
regard à travers l'étroite croisée, grillée de fer, quand
le tapage s'enflait tout à coup dans la salle d'orgie, dé-
nonçant une recrudescence de joie ou une dispute.
Ils étaient seuls au dehors. La situation de Lone-
House, gardée de trois côtés par son rempart haut de
deux cents mètres, permettait amplement ce relâche-
ment de surveillance.
D'ailleurs, ceux qui buvaient, mangeaient, jouaient
ou dormaient à l'intérieur de la loge, croyaient n'avoir
plus rien à redouter. Un large espace était désormais
entre eux et le faible parti qui avait intérêt à les pour-
suivre. Quant aux bushrangers et aux autres dangers de
la campagne australienne, la bande Smith n'en tenait
aucun compte. Ils étaient loups; ils bénéficiaient de
l'axiome : les loups ne se mangent pas entre eux.
Autour de cette table où Roger avait égrené avec une
certaine complaisance son chapelet d'aventurier malgré
lui, une douzaine de coquins à figures hâves et fatiguées
étaient assis devant les débris d'un plantureux repas.
Leur gourmandise brutale et leur passion de boire lut-
taient contre une terrible lassitude, car il y avait main-
tenant quatre jours et quatre nuits qu'aucun d'eux n'a-
vait fermé l'œil.
Pendant que nos amis, galopant le jour, reposaient
438 ROGER BONTEMPS.
leurs chevaux la nuit et dormaient sept ou huit bonnes
heures, les gens de la bande Smith poursuivaient sans
s'arrêter, leur marche lente. Les bœufs, qui avaient
d'abord traîné le chariot chargé de la tonne d'or étaient
tombés à la peine. Il avait avait fallu atteler des che-
vaux à leur place et les relayer de lieue en lieue. Le
voyage s'était fait au pas, depuis la rive du Goodmans-
Creeck jusqu'à Maison-Seule. Hommes et bêtes étaient
littéralement exténués. Les trois quarts de ceux qui
restaient là à boire et à fumer, en jouant sur parole de
grosses sommes, y mettaient de la fanfaronnade.
Cinq ou six vaincus de la fatigue, dormaient vautrés
dans des coins.
Jonathan Smith, garrotté, était adossé contre le mur
et promenait un œil sanglant sur l'orgie morne qui
menaçait à chaque instant de se noyer dans le sommeil,
mais qui se réveillait toujours. La tonne d'or trônait,
haute et large, au milieu delà table.
Le trou de vrille, percé par Nannette , avait laissé
fuir une grande quatité de poudre, mais la majeure par-
tie de la poudre restait; ainsi que tous les nuggets. La
tonne était encore aux trois quarts pleine.
Auprès de la fenêtre donnant sur la rampe, Nan-
nette et Anhita étaient assises sur des coussins.
« Est-ce qu'on ne va pas casser un peu la tête de ce
gaillard-là ? demanda l'abbé autrichien en désignant du
doigt Jonathan Smith. Il a des yeux qui m'entrent dans
le crâne. »
L'abbé n'était ivre qu'à demi.
« On verra demain, répondit Sam dont la tête alour-
die montait et descendait comme celle de l'ours du
Jardin des Plantes. C'est notre frère après tout, et
nous lui avons obéi longtemps.
— Oui, oui, ajouta Tom qui avait l'ivresse tendre.
ROGER BONTEMPS. 439
Je ne voudrais pas lui faire de mal : on le jettera du
haut de la rampe. »
Un vague sourire passa sur les lèvres de Jonathan.
Le docteur Bernard frappa violemment la table de son
verre. Il avait une idée fixe.
« Les femmes 1 dit-il d'une voix rauque et cassée. Je
veux savoir pourtant qui aura les femmes ! »
Ce ne fut qu'un cri : Les femmes 1 les femmes ! Et
l'orgie somnolente, pour un instant, s'éveilla.
Les paupières de Jonathan se baissèrent. Il semblait
immobile dans la position où on l'avait mis, mais ses
mains liées disparaissaient sous son caban.
Anhita et Nannette, pâles comme des mortes, écou-
taient et attendaient. Anhita chancela sous la sauvage
menace de cette clameur. Nannette dit, donnant un
espoir qu'elle n'avait pas elle-même peut-être :
« Je suis sûre d'avoir entendu le cri de l'oiseau-
rieur ! »
Le tumulte s'enflait.
« Les femmes ! partageons les femmes !
— La brune me plaît! dit Bernard.
— Je veux la blonde! » hurla l'Autrichien.
Les autres proclamèrent leur fantaisie. Toutes ces
voix glapissaient et menaçaient. Ceux qui dormaient
s'éveillèrent à demi, pour balbutier, les uns : Je veux
la Française ! les autres : Je veux la Mexicaine 1
Sam Smith frappa sur la tonne avec le manche de
son poignard.
« La Mexicaine est à moil dit-il. J'hérite de mon
frère.
— Et la Française m'appartient! ajouta Tom. Il
faut bien faire quelque chose pour vos chefs, mes gar-
çons, j>
Il y eut un vaste éclat de rire.
440 ROGER BONTEMPS.
« Nous n'avons plus de chefs! hurla le concert ivre.
Chacun de nous est un millionnaire, un gentleman,
un lord ! »
Et dans ce tumulte, la voix de l'abbé autrichien
perça, proposant :
« Une poule ! une poule en trois tours de dés ! Il y
aura deux gagnants. Le premier gagnant choisira, le
second gagnant aura celle dont le premier n'aura pas
voulu I »
Une longue acclamation accueillit cet avis pacifique.
Le même sourire étrange errait toujours sur les lè-
vres de Jonathan.
Œ Je veux bien jouer, dit Sam qui planta son bowie
dans la table; mais si je perds, gare au gagnant!
— Jouons toujours, approuva Tom, imitant le geste
de son frère. Et mort aux tricheurs ! »
En un instant, la table fut hérissée de couteaux plan-
tés dans le bois.
On but une large tournée, et Sam jeta les dés le pre-
mier.
Nos amis avaient abrité leurs chevaux dans la grotte,
immédiatement au-dessous de cette salle où grondait
l'orgie lugubre. Un pieu de cent toises de longueur,
fiché au centre de la table, sous la tonne d'or, et tra-
versant toute l'épaisseur du mont, eût planté sa pointe
à l'endroit même où nos quatre compagnons unissaient
leurs mains frémissantes avant de tenter le suprême
assaut.
Us s'embrassèrent sans échanger une parole, car
chacun d'eux savait la pensée des autres, et Robert
Mornaix, prenant la tête, comme cela se faisait dans
les occasions solennelles, ils commencèrent à gravir la
sombre montée.
ROGER BONTEMPS. 441
Ils n'avaient point de torche, mais les parois étroites
du chemin souterrain empêchaient toute erreur de route.
Le sol, tout à coup aplani, leur dit après un quart
d'heure d'ascension qu'ils étaient arrivés h. ce carrefour
où s'embranchaient deux chemins, l'un conduisant au
gommier creux qui leur avait jadis servi d'écurie, l'au-
tre menant aux caves de Maison-Seule.
Ils prirent en tâtonnant cette dernière route qui in-
clinait sur la gauche et montait en pente douce.
Le bruit de leurs pas, éveillant un écho plus sonore,
les avertit qu'ils étaient dans le cellier.
Le Malgache mit le feu à une pincée d'allumettes
chimiques, qui permit de distinguer l'escalier, montant
aux écuries de Maison-Seule.
Le Malgache put distinguer aussi le tonnelet de pou-
dre et deux flacons oubliés. Dès que les allumettes con-
sumées eurent cessé de combattre l'obscurité, le Mal-
gache se glissa vers le tonnelet et y plongea la main
avidement. Son cœur battit. Le tonnelet était plein de
poudre jusqu'aux bords.
Géorgie avait bien employé les libéralités de Roger.
Le Malgache garda pour lui sa découverte, et revint
k ses compagnons avec les deux flacons.
« Voto à Dios ! dit-il avec plus de gaieté qu'il n'en
avait montré depuis bien des jours. Un coup pour nous
remonter le cœur!
— Un coup, ni plus ni moins, répondit Mornaix. Il
va nous falloir un œil sûr et une main leste. »
Roger songeait qu'entre toutes les aventures dont sa
destinée le comblait, celle-ci menaçait d'être la plus
sinistre.
Grelot, nous avons honte de le dire, fredonnait un
couplet du Pied qui rmuc. Ces gamins de Paris ont le
diable au corps.
442 ROGER BONTEMPS.
On but et l'on s'engagea dans l'escalier à pic qui
montait aux écuries.
A mesure qu'on avançait dans cette ascension, les
bruits de l'orgie plus voisins commençaient à venir par
bouffées.
Malgré eux, nos amis gravirent plus vite.
Ou atteignit l'écurie où les chevaux, tous vautrés sur
le sol à peine recouvert d'une maigre feuiilée, dor-
maient comme des animaux morts.
Momaix ouvrit la fenêtre de l'écurie qui donnait sur
le « balcon, » cette étroite bande de terrain régnant au-
dessus de l'abîme, derrière Lone-House.
Par cette voie, après lui. Grelot et Roger passèrent.
On attendit Miguel. Miguel ne vint pas. Grelot en-
jamba une seconde fois la fenêtre, revint jusqu'à la
bouche de l'escalier souterrain et appela le Malgache.
Le Malgache ne répondit pas.
Roger, 'Momaix et Grelot, réunis sur le balcon, hé-
sitèrent un instant. La blessure de Miguel s'était peut-
être rouverte, peut-être avait-il besoin de secours.
Mais le fracas de l'orgie, maintenant trop voisine, les
sollicitait irrésistiblement. Parmi les mille fracas de
cette brutale débauche, ils croyaient entendre des voix
de femmes.
Momaix, le cœur bondissant, approcha ses doigts de
sa bouche et jeta par deux fois le cri de l'oiseau-rieur.
L'instant d'après, Grelot, à cheval sur le toit de la
loge, tendait une corde à ses compagnons qui montè-
rent à leur tour.
Gela se fit sans bruit. Pourtant, le vieux Dingo s'a-
gita et gronda.
Géorgie lui dit :
« La paix, ami ! Ils ont acheté la maison pour une
nuit. Laisse-les faire ou défaire leurs afl'aires. »
ROGER BONTEMPS. 443
Dingo était un chien philosophe. Il écoula, il flaira
au vent, mais l'obéissance et la paresse l'emportant, il
remit son museau dans le sable.
Le toit de Maison-Seule était formé de larges carrés
d'écorce, repassés l'un sous l'autre comme on fait pour
nos ardoises. Mornaix, Roger et Grelot s'occupèrent
incontinent à déclouer une de ces grandes écailles. Le
trou produit devait amplement suffire au passage d'un
homme.
Pendant que leurs couteaux faisaient office de levier
et que les précautions retardaient la besogne, d'ailleurs
facile, ils pouvaient entendre tout ce qui se passait à
l'intérieur. L'orgie ici, était arrivée à son comble,
l'orgie épuisée et morne dont nous avons parlé. Vous
eussiez dit, en entrant dans cette salle emplie de va-
peurs méphitiques, que des fiévreux échappés de l'hô-
pital y tentaient le suicide de la débauche.
Les dés roulaient sur la table lardés de couteaux-
bowie. On jouait la poule qui devait donner aux deux
vainqueurs la possession de Nannette et d'Anhita. C'é-
tait, autour de celte partie, une effrayante et inexpri-
mable confusion. Les points proclamés causaient des
explosions de passion ou de rire ; puis chacun les ou-
bliait, les confondait, les altérait. Tous parlaient à la
fois, prolongeant leur dispute exténuée, blasphémant,
menaçant, maudissant.
La partie avait été jouée déjà, plusieurs fois sans
que l'on pût s'entendre. On trichait brutalement, on
parlait tout haut d'en appeler aux revolvers et on bu-
vait. Le vin ou l'alcool, humectant un instant ces gorges
râlantes, les laissaient plus enflammées et envoyaient
la folie à tous ces cerveaux délirants.
Les premiers mots entendus par nos amis étaient de
Sam Smith.
444 ROGER BONTEMPS.
« Trois et quatre neuf! gronda-t-il.
— Sept! rectifia l'abbé d'Autriche.
— Tais-toi, voleur, galérien, faussaire ! hurla Sam.
Le frère Jonathan t'avait acheté un habit de prêtre
pour son mariage avec la Mexicaine. C'est mal d'é-
pouser une femme qui a déjà un homme, et le frère
Jonathan a mérité d'être pendu.... J'ai neuf!
— Tuas sept ! soutint le faux abbé.
— Dix ! » clama le docteur Bernard qui, dans son
triomphe, déchargea un de ses pistolets en l'air.
La balle, traversant le toit d'écorce, siffla à Toreille
de Grelot qui dit :
« C'est malsain, ici ; dépêchons-nous.
— Tu as triché ! vociféra Sam Smith.
— Tu mens ! riposta Bernard.
— Scoundrel !
— Rascal! on va te faire ce qu'on a fait à ton co-
quin de frère ! »
Il y eut un son vibrant : c'étaient les poignards qu'on
arrachait du bois.
Jonathan, toujours immobile, avait peine à cacher
sa joie.
Les deux jeunes femmes se couvrirent le visage de
leurs mains. Les joueurs s'étaient levés tous à la fois
chancelants, mais furieux. Sam et Bernard s'élançaient
à la fois vers Anhita; Tom et l'Autrichien se ruaient
sur Nannette. ,
Mais, en chemin, il y eut bataille. Jonathan avait
fait un mouvement comme pour se précipiter au se-
cours des deux femmes. Il se contint livide de l'effort
qu'il dépensait. Les liens de ses bras, tranchés d'a-
vance étaient tombés, cependant, au tressaillement
qu'il n'avait pu réprimer. Personne n'y prit garde.
Pas n'était besoin de lui. La mêlée s'engageait aveu-
ROGER BONTEMPS. 445
gle et sanglante déjà. Le front de Sam Smith avait une
large balafre.
Tout à coup, Nannetle qui levait les yeux, au ciel,
essayant une suprême prière, étouffa un cri. Naranja,
suivant son regard, joignit ses belles petites mains.
Toutes deux croyaient rêver.
Une large trappe carrée s'ouvrait au-dessus d'elles,
montrant le firmament étoile. Sur ce fond une sil-
houette grêle se dessina en noir, puis s'éclaira, quand
s'abaissant, elle reçut les rayons des bougies.
Grelot prit son élan, tomba sur ses pieds comm^un
chat, et de ses deux premiers coups, envoya deux
bandits donner de la tête contre la muraille. Roger le
suivit et fit mieux. Trois ivrognes roulèrent sur le
carreau.
Et, en vérité, malgré la disproportion du nombre, la
tâche de nos amis n'était pas malaisée ; ils étaient les
plus forts, contre ces bêtes brutes, frappées de stupeur,
qui prononçaient déjà le terrible nom du Rôdeur-Gris,
comme on crie sauve qui peut.
Les deux jeunes femmes étaient sur leurs pieds, et,
ranimées , arrachaient les couteaux aux doigts crispés
de ceux qui étaient à terre. Il ne s'agissait que de frap-
per à tour de bras, vite et bien.
Un coup de feu retentit et un gémissement vint
du plafond. Jonathan Smith avait usé de ses mains
libres.
Jonathan Smith, debout, tournait son revolver avant
de viser de nouveau. Mornaix, pris par les pans de sa
jaquette de cuir aux clous du toit qui l'avaient retenu
au moment où il sautait , avait au cou une trace ronde
et rouge. Il pendait ainsi et tournait, incapable de se
défendre.
Roger bondit et reçut le second coup du revolver de
446 ROGER BONTEMPS.
Jonathan qui tomba la poitrine écrasée par le man-
che du couteau, dont la pointe ressortait sous son
aisselle.
Mais l'accident de Mornaix n'en était pas moins fa-
tal. Grelot était seul contre une armée. Les dormeurs,
éveillés, se mettaient tour à tour de la partie. Les
détonations des revolvers crépitaient comme une grêle.
Quand Mornaix, dégagé enfin par une secousse
violente qui déchira le cuir solide de son vêtement, ga-
gna le sol. Grelot combattait à genoux et Roger chan-
celait au milieu d'une mare de sang.
Mornaix, blessé qu'il était, bondit comme un tigre,
renversant tout dans son irrésistible élan. Ce fut le zig-
zag de la foudre. Il traversa trois fois la chambre, bri-
sant, tranchant, assommant. Mais il vit tomber Roger
que Naranja et Nannette soutenaient déjà. Il voulut
aller là où tout son cœur l'appelait. Il cessa un instant
de penser à lui-même, et dix blessures le terrassèrent
aux pieds d'Anhita qui le couvrit de son corps.
C'était une noire et indicible furie. Quand les trois
Français furent tombés, on frappa encore, et dans l'at-
mosphère épaisse où la fumée de la poudre mettait une
brume, les revolvers continuèrent de tonner. Il n'y
ayait pas là un être humain qui n'eût une plaie. Le
sang d'Anhita et celui de Nannette coulaient par plu-
sieurs blessures.
Au bout d'une minute un silence de mort se fit.
Ceux qui vivaient regardèrent et se comptèrent.
Tom Smith poussa du pied ses frères blessés plus
grièvement que lui. Gomme ils ne parlèrent point, il dit :
Œ Je suis le maître. »
11 ajouta :
«Nous avons sept morts. Nous sommes d'un pays où
l'on se venge. Les trois coquins ont la vie dure : ils
ROGER BONTEMPS. 447
respirent encore. Voulez-vous tirer tout de suite ou at-
tendre à demain? Nous les attacherons au poteau
comme des peaux rouges et nous verrons comme ils
supportent la torture ! »
Une douzaine de voix éteintes, mais enragées, répon-
dirent :
«t Nous voulons attendre à demain et qu'ils soient
torturés!
— C'est bien! dit Tom Smith. Garrottez-les et bu-
vons! »
Grelot était évanoui; Roger et Mornaix gisaient
comme deux masses à côté l'un de l'autre. Nannette et
Anhita se tenaient embrassées dans la dernière convul-
sion de leur agonie morale.
On les lia ensemble.
De Grelot, de Roger et de Mornaix on fit trois pa-
quets, hideusement serrés.
Puis on but.... Puis chacun se laissa choir sur ce sol
humide de sang et dormit dans la boue rouge le pesant
sommeil de l'ivresse.
Sur le seuil, le vieux Géorgie , les deux coudes sur
sa carabine, regardait Dingo, inquiet de tout ce bruit,
fiévreux de l'odeur du sang . Il disait :
« La paix, mon ami. Que t'importe cela ? N'ont-ils
pas le droit de s'entre-tuer dans une maison qu'ils ont
louée? »
Une heure s'était écoulée. Tout dormait dans la loge
où l'atmosphère allait s'éclaircissant. Les chandelles
arrivaient à leur fin et plusieurs même déjà s'étaient
éteintes.
Par le trou carré qui s'ouvrait au toit, un rayon de
lune passait, inondant de rayons blafards les morts et
les blessés, plus livides que les cadavres.
448 ROGER BONTEMPS-
Rien ne bougeait.
Il y avait des ronflements, des gémissements et des
râles, mais le sommeil étendait sur tout cela son ni-
veau engourdi. Tel blessé, à bout de sang, mourait en
dormant.
Le tonnerre éclatant au milieu de cet atroce dortoir
n'eût pas amené le réveil.
Une ombre cacha la lune.
Une tête parut au rebord du trou carré et regarda.
Puis un corps se montra.
Puis Miguel se suspendit des deux bras au toit et se
laissa choir sur le sol.
Pour la seconde fois, son regard parcourut la scène
de carnage et il murmura sans sourciller :
« Raye de Dios! j'ai vu de drôles d'histoires, mais
jamais rien de pareil! »
II s'approcha successivement de Grelot, de Roger et
de Mornaix ; il leur tâta le cœur. Il toucha la main des
deux jeunes femmes.
» Garai ! murmura-t-il en voyant qu'elles étaient
liées ensemble, ce sera lourd ! »
Il ouvrit la fenêtre donnant sur le balcon, et qui, vu
sa position inattaquable, n'avait point de barres de fer.
Il Tenjamba et sortit.
Dehors on voyait mieux que dedans, à cause des lim-
pides rayons de la lune.
Immédiatement sous la fenêtre, la lune éclairait le
tonneau de poudre de Géorgie, Miguel le caressa et lui
sourit, disant :
« Celui-là aussi était lourd ! Et il a fallu peiner pour
le monter de la cave ! »
Il le disposa à distance voulue pour qu'il pût servir
de marchepied.
Gela fait, il rentra, prit dans ses bras les deuxjeunes
ROGER BONTEMPS. 449
femmes qui s'éveillèrent et posa un doigt sur sa bouche,
disant :
a Chut ! nous causerons plus tard. »
Le vivant fardeau fut mis en travers sur l'appui de
la croisée. Miguel passa, assura son pied sur le tonne-
let de poudre, et soulevant de nouveau les deux jeunes
femmes, il les coucha sur l'herbe. En un tour de main,
son couteau les eut délivrées de leurs liens.
« Restez là, leur dit-il, et soyez sages. »
Il rentra pour la seconde fois et revint avec Grelot
toujours évanoui. Anhita et Nannette l'aidèrent. Grelot
fut étendu sur le gazon.
Ce fut ensuite le tour de Mornaix, puis celui de Ro-
ger, que Miguel déclara lourd comme un plomb.
« Mil Dios, ajouta-t-il. Chaque fois que je fais un
effort, ma blessure me dit deux mots. Et j'en ai fait,
cette nuit, des efl'orts, seiioritas. Soyez sages. »
Il rentra encore et rapporta deux carabines sur les-
quelles on plaça Grelot étendu. Nannette prit une des
crosses, Anhita l'autre; Miguel saisit les deux canons,
et ils se mirent en marche.
Au bout de trois minutes, ils revinrent chercher
Roger.
Puis Mornaix.
La quatrième fois, Miguel revint seul. Il s'assit sur
le baril de poudre pour reprendre haleine, et étancher
la sueur de sou front.
« Garamba! grommela-t-il, ma blessure commence à
être trop bavarde. Il est temps que ça finisse ! »
Il se leva, posa le baril sur l'appui et rentra dans la
loge.
Dans la loge, il n'y avait plus qu'une chandelle allu-
mée. Encore touchait-elle à sa fin.
Miguel ôta le couvercle du baril et le glissa sous
29
450 ROGER BONTEMPS.
la table, autour de laquelle les trois Smith, le faux
abbé, le docteur et les matelots du Saint-Jean-Baptiste
dormaient.
Il prit la chandelle, longue tout au plus d'un demi-
pouce anglais, et la planta au centre du baril, sans se
presser, sans frémir, comme s'il eût fait la chose du
monde la plus simple.
Le baril se trouvait placé au centre de la table et
juste sous la tonne d'or. La cire ne présentait au-des-
sus de la poudre qu'un petit rebord blanc, épais d'un
quart de millimètre. C'était assez à l'estime de Miguel.
Du moins jeta-t-il avant de s'éloigner un regard long
et satisfait sur ses ennemis.
« Ils ne souflriront pas, pensa-t-il, c'est vrai, mais
l'idée est gentille, et ils seront bien étonnés de se voir
morts à leur réveil ! »
Il sortit. Arrivé sous bois, il appela hautement :
Œ Holà ! vieux Géorgie !
— Qui va là ! demanda l'hôtelier en saisissant son rifle.
— Géorgie , reprit Miguel , le gentleman qui t'a
donné une poignée d'or est ici près et a besoin de
toi. »
Géorgie fit un mouvement pour quitter son poste,
mais la conscience de son sauvage devoir le retint.
<t Je ne peux m'éloigner, dit-il. Je suis à ceux qui
dorment là dedans.
— Si tu veux venir, vieux Géorgie, reprit Miguel,
dont la voix eut une légère émotion, on te donnera une
autre poignée d'or. »
L'hôtelier répondit non d'un accent ferme et remit
ses coudes sur son riûe.
Dmgo, qui s'était levé sur ses quatre pattes, se re-
coucha.
■ J'ai fait ce que j'ai pu, » murmura Miguel. Et il
ROGER BONTEMPS. 451
s'éloigna pour rejoindre Mornaix, Grelot, Roger et
les deux jeunes femmes qui étaient dans le creux du
gommier mort.
L'instant d'après, tine vaste détonation se fit; lebush
s'éclaira d'une terrible lueur qui montra, comme en
plein jour, les murailles granitiques de la rampe et la
colonnade des troncs décédés.
Puis tout fut silence. Les rayons de la lune glis-
sèrent sur l'endroit vide où Maison-Seule avait existé.
452 ROGER BONTEMPS.
CONCLUSION.
« Et le dénoûment? demandai-je à la marquise.
— Quoi! me répondit-elle scandalisée, n'est-ce pas
un dénoûment, une maison qui saute avec vingt per-
sonnes? 11 y a douze défunts de plus que dans vos Cou-
teaux d'or !
— J'entends bien, mais le dénoûment pour nos per-
sonnages?
— Ah ! fit-elle, c'est juste. Roger fut notaire etMor-
naix acheta son château.
— Grâce à la tonne d'or, je suppose? »
Mme la marquise secoua la tête et sourit, disant:
« C'est votre état de chercher des dénoûments. Les
histoires vraies n'en ont pas. L'or de la tonne fut dis-
persé comme une poussière par l'explosion. De loin
en loin, on trouve encore quelques nugg'ets dans ce
beau lac qui est au bas de la rampe où s'élevait
Maison-Seule.
« Nos quatre compagnons, soignés et guéris au cam-
pement des Allemands, purent regagner Melbourne,
puis l'Europe, avec Anhita et Nannette, tous sains et
saufs, mais nus comme des petits saint Jean.
« Dans le premier journal que Mornaix parcourut en
ROGER BONTEMPS. 453
arrivant au Hatre, il trouva un avis émanant de ce bon
maître Piédaniel, qui l'invitait, selon la formule con-
sacrée, à passer à son étude pour recevoir une commu-
nication importante.
<c II s'agissait de la succession d'un vieil oncle qui
n'était jamais allé aux pays d'or, mais qui avait ga-
gné plusieurs millions à défricher des landes en Bre-
tagne....
— Alors, m'écriai-je, je ne demande plus comment
Roger paya son étude !
— Il la doit, me répondit la marquise.
— Comment! notre Robert-le-Diable?...
— Membre du conseil général. Réglé comme un
registre. N'aime pas prêter.
— Mais Naranja?...
— Une charmante comtesse : fort à la mode et de
jolies dettes, en quantité.
— Jamais je n'oserai dire ces choses à mes lec-
teurs, madame !
— Et bien vous ferez.... Mais épuisons notre liste.
L'Oiseau-Jaune est un grand chef à Pontoise. Mme Isi-
dore-Borromée-Médard Lanternilliau Philippotelet de
Saint-Bonaventure en Fontaine-Romagnol (née Fan-
fare), monopolise les respects éclairés de la contrée.
Grelot a l'honneur d'être photographe.
— Bravo ! on en manquait. Et le sanguinaire Mi-
guel?
— Il a fort bien tourné, ce Malgache ! Il cherche
toujours de l'or, à Paris, le soir, après la bourse, aux
environs du passage de l'Opéra.
— Horrible ! mais Nannette ! Nannette !
— Voyez-vous, me dit la marquise en souriant,
voilà le vrai dénoûment. Mon Roger Bontemps de
notaire n'a pas fait d'héritage , mais il est le mari de
454 ROGER BONTEMPS.
Nannon. 11 a eu le gros lot. Nannette est si bonne 1
Nannon est si jolie 1 Elle porte bonheur ! Dans dix
ans, Roger prêtera peut-être de l'argent à M. le comte
Mornaix de Belbon, qui se souviendra du collège et
du bush avec attendrissement, le jour où le château
de ses pères subira sa première hypothèque. »
a]sp)
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Avant-propos i
PREMIÈRE PARTIE.
I. Nid de fauvette 1
II. Le Parapet 19
III. Voiture mortuaire 29
IV. Le chemin creux 42
V. La vieille maison 64
VL Nuit de veille 66
VII. Une révolution au Mexique 78
VIII. La Saint-Jean-Baptiste 94
IX. Histoire du charmeur 109
X. Où Roger voit passer Nannette 1-22
XI. Une plume, de l'encre, du papier 132
XII. Où Roger finit sa lettre 147
DEUXIÈME PARTIE.
I. L'Oiseau-Jaune 161
II. Le boudoir de Fanfare 178
m. Le Rodeur-Gris 186
IV. Boxing-Out 196
V. Renards et Philistins 212
VI. Gigot3 à l'ail et poulets marengo 230
VII. Un restauranl dans le bush 248
456 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
VIII. Festin d'aventures = 266
IX. AuroDivo! 280
X. Paysage australien 303
XI. La ceinture de l'Irlandais 322
XII. Nannette .- 336
XIII. Projet de dîner sur l'herbe 3.57
XIV. Naranja 382
XV. Auri sacra famés 396
XVI. La piste d'or 415
XVn. Où le Malgache reste en arrière '. . 436
Conclusion 452
Paris.— Imprimerie générale de Ch. Lahure. rue de Fleurus, 9.
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PQ Feval, Paul Henri Corentin
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: . 1856
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PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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