Full text of "Oeuvres"
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OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU
TOME III.
DE i;iMPIUMElîIE DE P. DIDOT, L'AINÉ,
CHEVALIER DE l'oUDRE ROYAL DE SAINT-MICHEL,
IMPRIMEUR nn EO?.
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OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU.
LES CONFESSIONS.
TOME III.
PARIS,
CHEZ E. A. LEQUIEN, LIBRAIRE,
RUE DES NOYERS, N° 4^-
M DCCC XXII,
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
SECONDE PARTIE
LIVRE DOUZIÈME.
(1762.)
Ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel , de-
puis huit ans , je me trouve enseveli, sans que, de
quelque façon que je m'y sois pu prendre'^, il m'ait
été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans
l'abîme de maux où je suis submergé, je sens les at-
teintes des coups qui me sont portés , j'en aperçois
l'instrument immédiat; mais je ne puis voir ni la main
qui le dirige, ni les moyens qu'elle met en œuvre.
L'oppiobre et les malheurs tombent sur moi comme
d'eux-mêmes, et sans qu'il y paroisse. Quand mon
cœur déchiré laisse échapper des gémissements, j'ai
l'air d'un homme qui se plaint sans sujet, et les auteurs
" Var de quelque façon que j aie pu mv prendre.
III. I
2 LES CONFESSIONS,
de ma ruine ont trouvé Fart inconcevable de rendre
le public complice de leur complot, sans qu'il s'en
doute lui-même, et sans qu'il en aperçoive l'effet. En
narrant donc les événements qui me regardent, les
traitements que j'ai soufferts , et tout ce (jui m'est ar-
rivé, je suis hors d'état de remonter à la main motrice,
et d'assigner les causes en disant les faits. Ces causes
primitives sont toutes marquées dans les trois précé-
dents livres; tous les intérêts relatifs à moi, tous les
motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces
diverses causes se combinent pour opérer les étran-
ges événements de ma vie, voilà ce qu'il m'est impos-
sible d'expliquer, même par conjecture. Si parmi mes
lectems il s'en trouve d'assez généreux pour vouloir
approfondir ces mvstères et découvrir la vérité, qu'ils
relisent avec soin les trois précédents livres ; qu'en-
suite à chaque fait qu'ils liront dans les suivants ils
prennent les informations qui seront à leiu' portée,
qu'ils remontent d'intrigue en intrigue et d'agent en
agent jusqu'aux premiers moteurs de tout, je sais cer-
tainement à quel terme aboutiront leurs recherches;
mais je me perds dans la route obscure et tortueuse des
souterrains qui les y conduiront.
Durant mon séjour à Yverduu, j'y fis connoissance
avec toute la famille de M. lloguin, et entre autres
avec sa nièce madame Boy de La Tour et ses fii-es,
dont, comme je crois l'avoir dit, j'avois autrefois
connu le père à Lyon. Elle étoit venue à Yverdun voir
son oncle et ses sœurs; sa fille aînée, âgée d'environ
quinze ans, m'enchanta par son grand sens et son ex-
cellent caractère. Je m'attachai de l'amitié la plus
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) 3
tendre à la mère et à la fille. Cette dernière étoit des-
tinée par M. Royuin, au colonel son neveu, déjà d'un
certain âge, et qui me ténioignoit aussi la plus grande
affection ; mais , quoique Toncle fût passionné pour
ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, et que
je prisse un intérêt très vif à la satisfaction de 1 un et
de l'autre, la grande disproportion d'âge et l'extrême
répugnance de la jeune personne me firent concourir
avec la mère à détourner ce mariage, qui ne se fit
point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan
sa parente, d'un caractère et d'une beauté bien selon
mon cœur, et qui l'a rendu le plus lieureux des maris
et des pères. Malgré cela, M. Iloguin n'a pu oublier
que j aie en cette occasion contrarié ses désirs. Je m'en
suis consolé par la certitude d'avoir rempli, tant en-
vers lui qu'envers sa famille, le devoir de la plus sainte
amitié, qui n'est pas de se rendre toujours agréable,
mais de conseiller toujours pour le mieux.
Je ne fus pas long-temps en doute sur l'accueil qui
m'attendoit à Genève, au cas que j eusse envie d y
retourner. Mon livre y fut brûlé , et j'y fus décrété le
1 8 juin , c est à-dire neuf jours après l'avoir été à Paris.
Tant d'incroyables absurdités étoient cumulées dans
ce second décret, et ledit ecclésiastique y étoit si for-
mellement violé, que je refusai d'ajouter foi aux pre-
mières nouvelles qui m'en vinrent, et que, quand
elles furent bien confirmées, je tremblai qu'une si ma-
nifeste et criante infraction de toutes les lois, à com-
mencer parcelle du bon sens, ne mit Genève sens
dessus dessous. J'eus de quoi me rassurer; tout resta
tranquille. S'il s'éraut quelque rumeur dans la popu-
lo-
4 LES COiSFEbSIOJNs.
lace, elle ne fut que contre moi, et je fus traité publi-
quement par toutes les caillettes et par tous les cuistres
comme un écolier qu'on menaceioit du fouet pour
n'avoir pas bien dit sou catéchisme.
Ces deux décrets furent le signal du cri de malédic-
tion qui s'éleva contre moi dans toute l'Europe avec
une fureur qui n'eut jamais d'exemple. Toutes les ga-
zettes, tous les journaux, toutes les brochures, son-
nèrent le plus terrible tocsin. Les Fiançois surtout ,
ce peuple si doux, si poli , si généreux, qui se pique
si fort de bienséance et d'égards pour les malheureux ,
oubliant tout d'un coup ses vertus favorites, se signala
par le nombre et la violence des outrages dont il m'ac-
cabloit à l'envi. J'étois ma impie, un athée, un for-
cené, un enragé, une béte féroce, un loup. Le conti-
nuateur du Journal de Trévoux fit sur ma prétendue
Ivcanthropie un écart qui montroit assez bien la sienne.
Enfin, vous eussiez dit qu'on craignoit à Paris de se
faire une afixiire avec la police, si, publiant un écrit
sur quelque sujet que ce pût être, on manquoit d y
larder quelque iusulte contre moi. En cherchant vai-
nement la cause de cette unanime animosité, je fus
prêt à croire que tout le monde étoit devenu fou. Quoi !
le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discoïde;
l'Éditeur du T^icaire Savoyard est un impie; l'auteur
de la Nouvelle Héloïse est un loup; celui de ï Emile est
un enragé. Eh '.mon Dieu, qu'aurois-je donc été, si
j'avois publié le livre de Y Esprit, ou quelque autie
ouvrage semblable? Et pourtant, dans l'orage (}ai
s'éle>a contre fauteur de ce livre, le public, loin de
joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea
PABTIEII, LIVRE XTI. (1762) 5
d'eux par ses éloges. Que l'on compare son livre etles
miens, Taccueil différent qu'ils ont reçu, les traite-
ments faits aux deux auteurs dans les divers états de
l'Europe; qu'on trouve ù ces différences des causes
qui puissent contenter un homme sensé : voilà tout ce
que je demande, et je me tais.
Je me trouvois si bien du séjour d'Yverdun, que
je pris la résolution d'y rester, à la vive sollicitation
de M. Roguin et de toute sa wmilie. M. de Moiry de
Gingins, bailli de cette ville, m'encourageoit aussi par
ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel
me pressa si fort d'accepter l'habitation d'un petit
pavillon qu'il avoit dans sa maison , entre cour et
jardin, que ] y consentis ; et aussitôt il s'empressa de
le meubler et garnir de tout ce qui éloit nécessaire
pour mon petit ménage. Le banneret Roguin, des
plus empressés autour de moi, ne me quittoit pas de
la journée. J étois toujours très sensible à tant de
caresses, mais j'en étois quelquefois bien importuné.
Le jour de mon emménagement étoit déjà marqué, et
j'avois écrit à Thérèse de me venir joindre, quand
tout-à-coup j'appris qu'il s'élevoit à Berne un oiage
contre moi, qu'on altribuoit aux dévots, et dont je
n'ai jamais pu pénétrer la première cause. Le sénat
excité, sans qu'on sut par qui, paroissoit ne voulou'
pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier
avis qu'eut M. le bailli de cette fermentation , il écrivit
en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement,
leur reprochant leur aveugle intolérance, et leur
faisant honte de vouloir refuser à un homme de
mérite opprimé l'asile que tant de bandits trouvoient
6 LES COiNFESSIONS.
dans leurs états. Des gens sensés ont présumé que la
chaleur de ses reproches avoit plus aigri qu'adouci les
esprits. Quoi qu il en soit, son crédit ni son éloquence
lie purent parer le coup. Prévenu de Tordre qu'il
devoit nie signifier, il m'en avertit d'avance; et, pour
ne pas attendre cet ordre, je résolus de partir dès le
lendemain. La difficulté étoit de savoir où aller,
voyant que Genève et la France m'étoient fermées, et
prévoyant bien que dans cette affaire chacun s'em-
presseroit d imiter son voisin.
Madame Boy de La Tour me proposa d'aller m'éta-
blir dans une maison vide, mais toute meublée, qui
appartenoit à son fils, au vdlage de Motiers, dans le
Val-de-Travers, comté de ISeuchàtel. ïl n'y avoit
qu'une montagne à traverser pour m'y rendre. L'offre
venoit d'autant plus à propos, que dans les états du
roi de Prusse je devois naturellement être à l'abri des
persécutions, et qu'au moins la religion n'y pouvoit
guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté,
qu'il ne me conveiioit pas de dire, avoit bien de quoi
me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui
dévora toujours mon cœur, joint à mon penchant
secret pour la Fiance, m'avoit inspiré de l'aversion
pour le roi de Prusse, qui me paroissoit, par ses
maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout
respect pour la loi naturelle et pour tous les devoirs
humains. Parmi les estampes encadrées dont j'avois
orné mon donjon à Montmorenci, étoit un portrait de
ce prince, au-dessous duquel étoit un distique "■ qui
finissoit ainsi :
" Vah du q ut If ai ois mis un distique qui.,...
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) 7
Il ppiisf en philosophe, et se condiiit'en roi.
Ce vers qui, sous toute autre plume, eût fait un
assez bel éloge, avoit sous la uiienne un sens qui
nVtoit pas équivoque, et qu'expliquoit d'ailleurs trop
claijement le vers précédent *, Ce distique avoit été
vu de tous ceux qui venoient me voir, et qui n'étoient
pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzy Tavoit
même écrit pour le donner à d'iVlembert, et je ne dou-
tois pas que d'Alembert n'eût pris le soin d'en faire
ma cour à ce prince. J'avois encore aggravé ce pre-
mier tort par un passage de V Emile, où, sous le nom
d'Adraste, roi des Dauniens, on voyoit assez qui
j'avois en vue; et la remarque n'avoit pas échappé aux
épilogueurs, puisque madame de Boufflers m'avoit
mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j'étois bien sûr
d être inscrit en encre rouge sur les registres du roi
de Prusse; et supposant d'ailleurs qu'il eût les prin-
cipes que j'avois osé lui attribuer, mes écrits et leur
auteur ne pouvoient par cela seul que lui déplaire :
car on sait que les méchants et les tyrans m'ont tou-
jours pris dans la plus mortelle haine, même sans me
connoître, et sur la seule lecture de mes écrits.
J'osai pourtant me mettre à sa merci, et je crus
courir peu de risque. Je savois que les passions basses
ne subjuguent guère que les hommes foibles, et ont
peu de prise sur les âmes d'une forte trempe, telles
* Ce vers étoit :
La gloire, l'intêrct, Toilà son Dieu , sa loi.
il ne prccédoit pas le vers cité dans le teste. Celui-ci étoit au bas
du portrait. L'autre vers étoit écrit derrière.
8 LES CONFESSIONS,
que j'avois toujours reconnu la sienne. Je jugeois que
dans son art de régner il entroit de se montrer magna-
nime en pareille occasion , et qu'il n'étoit pas au-
dessus de son caractère de l'être en effet. Je jugeai
qu'une vile et facile vengeance ne balanceroit pas un
moment en lui l'amour de la gloire; et me mettant à
sa place, je ne crus pas impossible qu'il se prévalût
de la circonstance pour accabler du poids de sa géné-
rosité l'homme qui avoit osé mal penser de lui. J'allai
donc m'établir à Motiers, avec une confiance dont je
le crus fait pour sentir le prix; et je me dis : Quand
Jean-Jacques s'élève à côté de Coriolan , Frédéric
sera-t-il au-dessous du général des Volsques?
Le colonel Roguin voulut absolument passer avec
moi la montagne, et venir m'installer à Motiers. Une
belle-sœur de madame Boy de La Tour, appelée ma-
dame Girardier, à qui la maison que j'allois occuper étoit
très commode, ne me vit pas arriver avec im certain
plaisir; cependant elle me mit de bonne grâce en pos-
session de mon logement, et je mangeai chez elle en
attendant que Thérèse fût venue, et que mon petit
ménage fût établi.
Depuis mon départ de Montmorenci , sentant bien
que je serois désormais fugitif sur la terre , j'hésitois
à permettre qu'elle vînt me joindre , et partager la vie
errante à laquelle je me voyois condamné. Je sentois
que par cette catastrophe, nos relations alloient chan-
ger, et que ce qui jusqu'alors avoit été faveur et bien-
fait de ma part, le seroit désormais de la sienne. Si
son attachement restoit à l'épreuve de mes malheurs,
elle en seroit déchirée, et sa douleur ajouteroit à mes
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) 9
maux. Si ma disgrâce attiédissoit son cœur, elle me
feroit valoir sa constance comme un sacrifice; et au
lieu de sentir le plaisir que j'avois à partager avec elle
mon dernier morceau de pain , elle ne sentiroit que le
mérite qu'elle auroit de vouloir bien me suivre par-
tout où le sort me forçoit d'aller.
Il faut dire tout: je n'ai dissimulé ni les vices de
ma pauvre maman, ni les miens; je ne dois pas faire
plus de grâce à Thérèse; et quelque plaisir que je
prenne à rendre honneur à une personne qui m'est si
chère, je ne veux pas non plus déguiser ses torts , si
tant est même qu'un changement involontaire dans
les affections du cœur soit un vrai tort. Depuis long-
temps je m'apercevois de l'attiédissenient du sien. Je
sentois qu^elle n étoit plus pour moi ce qu'elle fut dans
nos belles années, et je le sentois d'autant mieux que
j'étois le même pour elle toujours. Je retombai dans
le même inconvénient dont j avois senti l'effet auprès
de maman , et cet effet fut le même auprès de Thérèse.
N'allons pas chercherdes perfections hors delà nature ;
il seroit le même auprès de quelque femme que ce fût.
Le parti que j'avois pris à l'égard de mes enfants,
quelque bien raisonné qu'il m'eût paru , ne m'avoit pas
toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon
Traité de f éducation, je sentis que j avois négligé des
devoirs dont rien ne pouvoit me dispenser. Le remords
enfin devint si vif, qu'il m'arracha presque l'aveu pu-
blic de ma faute au commencement de V Emile; et le
trait même est si clair qu'après un tel passage il est
surprenant qu'on ait eu le courage de me la repro-
lO LES CO^"FESS10]NS.
cher *. Ma situation , cependant, étoit alors la inêm<r,
et pire encore par l'aiiimosité de mes ennemis , qui ne
cherchoient qu'à me prendre en faute. Je craignis la
récidive; et n'en voulant pas courir le risque, j'aimai
mieuxme condamnera l'abstinence que d'exposer Thé'
rèse à se voir derechef dans le même cas. J'avois d'ail"
leurs remarqué que l'habitation des femmes empiroit
sensiblement mon état ^ : cette double raison m'avoit
fait former des résolutions que j'avois quelquefois as-
sez mal tenues , mais dans lesquelles je persistois avec
plus de constance depuis trois ou quatre ans; c'étoit
aussi depuis cette époque, que j avois remarqué du
refroidissement dans Thérèse: elle avoit pour moi le
même attachement par devoir, mais elle n en avoit
])lus par amour. Cela jetoit nécessairement moins
d'agrément dans notre commerce, et j'imaginai que,
sûre de la continuation de mes soins où qu'elle pût
être, elle aimeroit peut-être mieux rester à Paris que
d errer avec moi **• Cependant elle avoit marqué tant
^ Voici ce pnss.ije : « Un père, quand il engendre et nourrit des
enfants, ne fait en cela que le tiers de sa taclie.... Celui qui ne
peut remplir les devoirs de père, n'a point droit de le devenir. Il
n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent
tic nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous
pouvez m'en croire, je prédis à quiconque a des entrailles et né-
{;li(5e de si saints devoirs, qu'il versera long-temps sur sa faute des
larmes amères, et n'en sera jamais consolé. » Emile ^ llv. L
Voyez aussi les trois lettres à madame île Luxembourg, citées
précédemment en note, page 4-35 du tome IL
" Var mon état. Le vice érjuivalent, dont je n'ai jamais pu
bien me guérir , m'y pnroissoit moins contraire. Cette —
** La cause que Rousseau assigne ici pour exjiliqurr le refroidis'
sèment de Thérèse à son égard, quoique établie si posilivemeiU ,
PARTIE II , LIVRE XII. (1762) H
de douleur à notre séparation , elle avoit exigé de moi
des promesses si positives de nous rejoindre, elle en
exprimoitsi vivement le desirdepuis mon départ, tant
à M. le prince de Conti qu'àM, de Luxembourg, que,
loin d'avoir le courage de lui parler de séparation ,
j'eus à peine celui d'y penser moi-même ; et après
avoir senti dans mon cœur combien il m'ctoit im-
possible de me passer d'elle, je ne songeai plus qu'à
la rappeler incessamment. Je lui écrivis donc de par-
tir; elle vint. A peine y avoit-il deux mois que je l'avois
quittée; mais c'étoit, depuis tant d'années, notre pre-
mière séparation. Nous l'avions sentie bien cruelle-
ment l'un et l'autre. Quel saisissement en nous em-
brassant! O que les larmes de tendresse etdejoie sont
douces ! Comme mon cœur s'en abreuve ! Pourquoi
m'a-t-on fait verser si peu de celles-là»'
En arivant à Motiers, j'avois écrit à milord Keith,
maréchal d'Ecosse, gouverneur de Neuchàtel, pour
peut n'être que l'effet d'une simple conjecture. Il est étonnant qu'il
n'y fasse entrer pour rien sa passion pour madame d'Houdetot et
l'impression pénible qu'en a dû nécessairement ressentir celle qui
pouvoit croire avoir acquis sur lui tous les droits d'une épouse légi-
time. Voyez au livre VIII (ci-devant tome II) la vmiante de la
page 122 et la note qui s'y joint. II n'est pas moins singulier que
dans le lécit précédemment fait (livre IX) de toutes les circon-
stances qui se lient à cet égarement de son cœur , il ne soit fait au-
cune mention de la part plus ou moins active qu'y dut prendre
Thérèse. Put-elle réellement se borner au rôle passif que Rousseau
lui fait jouer dans toute cette affaire (Voyez ci-devant pages 265
et 3/3 du tome II), et pensera-t-on que sa simplicité ou stupidité
étoit telle, qu'elle ne lui permetloit pas d'en apercevoir et d'en
ressentir toutes les conséquences ? Ce n'est pas là du moins l'idée
que donnent d'elle les Méuioires de madame d'Épinay.
12 LES CONFESSIONS,
lui donner avis de ma retraite dans les états de sa ma-
jesté, et pour lui demander sa protection. Il me ré-
pondit avec la générosité qu'on lui connoît et que j'at-
tendois de lui. Il m'invita à l'aller voir. J'y fus avec
M. Martinet, châtelain du Val-de-Travers , qui étoit
en grande faveur auprès de son excellence. L'aspect
vénérable de cet illustre et vertueux Écossois m'émut
puissamment le cœur, et dès l'instant même com-
mença entre lui et moi ce vif attachement qui de ma
part est toujours demeuré le même, et qui le seroit
toujours delà sienne, si les traîtres, qui m'ont ôté
toutes les consolations de la vie, n'eussent profité de
mon éloignement pour abuser sa vieillesse et me dé-
figurer à ses yeux.
George Keith , maréchal héréditaire d'Ecosse , et
frère du célèbre général Keith, qui vécut glorieuse-
ment et mourut au lit d'honneur, avoit quitté son
pays dans sa jeunesse, et y fut proscrit pour s'être
attaché à la maison Stuart , dont il se dégoûta bien-
tôt, par l'esprit injuste et tyrannique qu'il y remar-
qua, et qui en fit toujours le caractère dominant. Il
demeura long-temps en Espagne, dont le climat lui
plaisoit beaucoup , et finit par s'attacher, ainsi que son
frère , au roi de Prusse , qui se connoissoit en hommes ,
et les accueillit comme ils le méritoient. Il fut bien
payé de cet accueil, par les grands services que lui
rendit le maréchal Keith , et par une chose bien plus
précieuseencore, la sincère amitiédeniilord maréchal;
La grande ame de ce digne homme, toute républi-
cauie et fière , ne pouvoit se plier que sous le joug de
l'amitié; mais elle s'y plioit si parfaitement, qu'avec
PARTIE II, LIVRE XII. (r-62) l3
des maximes bien différentes , il ne vit plus que Fré-
déric, du moment qu il lui fut attaché. Le roi le
chargea d'af.faires importantes, lenvoya à Paris, en
Espagne; et enfla le voyant, déjà vieux, avoir besoin
de repos , lui donna pour retraite le gouvernement de
Neuchàtel , avec la délicieuse occupation d'y passer le
reste de sa vie à rendre ce petit peuple beureux.
Les Neuclîàtelois , qui n'aiment que la pretintailie
et le clinquant, qui ne se connoissent point en véri-
table étoffe, et mettent l'esprit dans les longues phra-
ses, vovant un homme froid et sans façon, prirent sa
simplicité pour de la bautecu", sa franchise pour de la
rusticité, son laconisme pour de la bêtise; se cabrè-
rent contre ses soins bienf usants, parceque, voulant
être utile et non cajoleur, il ne savoit point flatter les
gens qu'il n estimoit pas. Dans la ridicule affaire du
ministre Pelitpierre, qui fut chhssé par ses confrè-
res, pour n'avoir pas voulu qu'ils fussent damnés
éternellement, milord s'étant opposé aux usurpations
des ministres, vit soulever contre lui tout le pays,
dont il prenoit le parti ; et quand j'v arrivai , ce stupide
murmure n'étoit pas éteint encore. Il passoit au moins
pour un homme qui se laissoit prévenir; et de toutes
les imputations dont il fut chargé, c'étoit peut-être la
moins injuste. Mon premier mouvement, en voyant
ce vénérable vieillard, fut de m'attendrir sur la mai-
greur de son corps, déjà décharné par les ans; mais
en levant les veux sur sa pbvsionomie animée, ouverte
et noble, je me sentis saisi d'un respect mêlé de con-
fiance, qui l'emporta sur tout autre sentiment. Au
compliment très court que je lui fis en l'abordant , il
l4 LtS CONFESSIONS,
répondit en parlant d'autre chose, comme si j'eusse
été là depuis huit jours. Il ne nous dit pas même de
nous asseoir. L'empesé châtelain resta debout. Pour
moi , je vis dans Toeil perçant et fin de milord je ne sais
quoi de si caressant, que, me sentant d'abord à mon
aise, j'allai sans façon partager son sofa, et m'asseoir
à côté de lui. Au ton familier qu'il prit à l'instant, je
sentis que cette liberté lui faisoit plaisir, et qu'il se
disoit en lui-même : Celui-ci n'est pas un ISeuchâtelois.
Effet singulier de la grande convenance des carac-
tères ! Dans un âge où le cœur a déjà perdu sa cha-
leur naturelle, celui de ce bon vieillard se réchauffa
pour moi, d'une façon qui surprit tout le monde. Il
vint me voir à Motiers , sous prétexte de tirer des
cailles , et y passa deux jours sans toucher un fusil.
Il s'établit eiare nous une telle amitié, car c'est le
mot , que nous ne pouvions nous j>asser l'un de lau-
tre. Le château de Colombier , qu'il habitoit l'été, étoit
à six lieues de Motiers ; j allois tous les quinze jours
au plus tard v passer vingt-quatie heures, puis je
reveuois de même en pèlerin , le cœur toujours plein
de lui. L'emotion que j éprouvois jadis dans mes
courses de l'Hermitage à Eaubonne étoit bien diffé-
rente assurément; mais elle n'étoit pas plus douce
que celle avec laquelle j'approchois de Colombier.
Que de latines d'attendrissement j'ai souvent versées
dans ma route, en pensant aux bontés paternelles,
aux vertus aimables, à la douce philosophie de ce res-
pectable vieillard ! Je l'appelois mon père, il m'ap-
peloit soix enfant. Ces doux noms rendent en partie
l'idée de l'attachement qui nous unissoit, mais ils ne
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) i5
rendent pas encore celle du besoin que nous avions
l'un de l'autre, et du désir continuel de nous rappro-
cher. Il vouloit absolument me lo[;er au château de
Colombier, et me pressa longtemps d'y prendre à
demeure l'appartement que j'occupois. Je lui dis enfin
que j'ctois plus libre chez moi , et que j'aimois mieux
passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette fran-
chise, et ne m'en parla plus. O bon milord! ô mon
digne père ! que mon cœur s'émeut encore en pensant
à vous ! Ah ! les barbares ! quel coup ils m'ont porté
en vous détachant de moi! INiais non, non, grand
homme, vous êtes et serez toujours le même pour
moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé,
mais ils ne vous ont pas changé *.
* Il est vrai de dire que milord maréchal , intimement lie avec
Hume , fut sensiblement affecté des torts de Rousseau envers ce
dernier, et se montra affligé de leur rupture; mais il fut si peu
détaché de lui que peu de temps avant sa mort arrivée en mai 1778
( six semaines avant la mort de Rousseau ) il lui légua par son tes-
tament la montre qu'il avoit toujours portée (^Biographie univer-
selle au mot Georges Keit). La Lttre de Rousseau à milord du ig
mars 1767, écrite d'Angleterre et qu'on trouvera dans la Corres-
pondance, paroît être la dernière qu'il lui ait écrite. Peut-être atissi
milord n'y répondit-il j^oint ; mais il est prouvé que long-temps
encore après ils se sont donné réciproquement de leurs nouvelles,
et que milord n'a cessé de les désirer et de les recevoir avec
plaisir. D'un autre côté ce passage des Confessions sufHroit pour
justifier Rousseau de l'accusation de s'être nïontré ingrat envers
sou bienfaiteur.
C'est cependant cette accusation que d'Alembert a osé metti e au
avant dans l'éloge de milord maréchal prononcé par lui à l'aca-
démie peu de temps après la mort de Rousseau, accusation que
n'a pas ciaint de renouveler dernièrement l'auteur de l'article dct
la Biographie universelle que nous venons de citer. Mais dès 1701
iG LES co^•^"EssI02vs.
Milord inarôchal n'est pas sans défaut; c'est un
sage, mais c est un homme. Avec Tespritle plus péné-
trant, avec le tact le plus fin qu'il soit possible d'avoir,
avec la plus profonde connoissance des hommes, il
se laisse abuser quelquefois, et n'en revient pas. Il a
l'humeur sinjjulière , quelque chose de bizarre et
d'étranger dans son tour d'esprit. Il paroit oublier les
gens qu'il voit tous les jours, et se souvient d'eux au
moment qu ils y pensent le moins : ses attentions pa-
roissent hors de propos ; ses cadeaux sont de fan-
taisie, et non de convenance. Il donne ou envoie à
l'instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou
de nulle valeur indifféremment. Un jeune Genevois
désirant entrer au service du roi de Prusse, se pré-
sente à lui : milord lui donne, au lieu de lettre, un
petit sachet plein de pois , qu'il le charge de remettre
au roi. En recevaut cette singulière recommandation,
le roi place à l'instant celui qui la porte. Ces génies
élevés ont entre eux un langage que les esprits vul-
gaires n'entendront jamais. Ces petites bizarreries ,
semblables aux caprices d'une jolie femme, ne me
rendoient milord maréchal que plus intéressant.
J'étois bien sûr, et j'ai bien éprouvé dans la suite,
qu'elles n'influoient pas sur ses sentiments , ni sur les
soins que lui prescrit l'amitié dans les occasions sé-
rieuses. ]Mais il est vrai que dans sa façon d'obliger,
il met encore la même singularité que dans ses ma-
nières. Je n'en citerai qu'un seul trait sur une baga-
Ginguené a parfaitement prouvé combien cette accusation étoit
fausse et rendue plus odieuse encore par la béiilfjnité perfide du
langage de l'accusateur. ( Voyez Lettres sur les Confesr.'wns. note 5.)
PARTIE lî, LIVRE XII. (1762) i y
telle. Comme la journée de Motiers à Colombier éîoit
trop forte pour moi, je la partageois d'ordinaire, en
partant après diner et couchant à Brot, à moitié che-
min. L'hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin
une grâce qui lui importoit extrêmement, me pria
d'engager son excciience. à la demander pour lui.
Volontiers. Je le mène avec moi; je le laisse dans
Fantichambre , et je parle de son affaire à milord ,
qui ne me répond rie^i. La matinée se passe; en tra-
versant la salle pour aller dîner, je vois le pauvre
Sandoz qui se morfondoit d'attendre. CriDyant que
milord 1 avoit oublié, je lui en reparle avant de nous
mettre à table; mot comme auparavant. Je trouvai
cette manière de me faire sentir combien je l impor-
tunois, un peu dure, et je me tus en plaignant tout
bas le pauvre Sandoz. En m'en retournant le len-
demain, je fus bien surpris du remerciement qu'il
me fit, du bon accueil et du bon diner qu il avoit eus
chez son- excellence, qui de plus avoit reçu son
papier. Trois semaines après milord lui envova le
rescrit qu'il avoit demandé, expédié par le ministre
et signé du roi; et cela, sans m'avoir jamais voulu
dire ni répondre un seul mot, ni à lui non plus,
sur cette affaire , dont je crus qu'il ne vouloit pas se
charger..
Je voudrois ne pas cesser de parler de George
Keith : c est de lui que me viennent mes derniers
souvenirs heureux: tout le reste de ma vie n'a plus
été qu'afflictions et serrements de cœur. La mémoire
en est si triste, et m en vient si confusément, qu'il
ne m'est pas possible de mettre aucun ordre dans
III. 2
iS LES CONFESSIOKS.
mes récits : je serai forcé désormais de les arranger
au hasard et comme ils se présenteront.
Je ne tardai pas d'eue tiré d'inquiétude sur mon
asile , par la réponse du roi à milord maréchal , en
qui, comme on peut croire, j'avois trouvé un bon
avocat. ISon seulement sa majesté approuva ce qu'il
avoit fait, mais elle le chargea, car il faut tout dire, de
me donner douze louis. Le bon milord, embarrassé
d'une pareille commission, et ne sachant comment
s'en acquitter honnêtement, tâcha d'en exténuer l'in-
sulte , en transformant cet argent en nature de provi-
sions , et me marquant qu'il avoit ordre de me fournil*
du bois et du charbon pour commencer mon petit
ménage ; il ajouta même , et peut-être de son chef,
que le roi me feroit volontiers bâtir une petite maison
à ma fantaisie, si j en voulois choisir l'emplacement.
Cette dernière offre me toucha fort , et me fit oublier
la mesquinerie de 1 autre. Sans acceptei' aucune des
deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur et
mon protecteur, et je m'attachai si sincèrement à lui,
que je pris dès-lors autant d'intérêt à sa gloire , que
j'avois trouvé jusqu'alors d'injustice à ses succès. A la
paix qu'il fit peu de temps ajarès, je témoignai ma joie
par une illumination de très bon goût : c étoit un cor-
don de guirlandes, dont j'ornai la maison que j'habi-
tois; et où j eus, il est vrai, la fierté vindicative de
dépenser presque autant d argent qu'il m'en avoit
voulu donner, La paix conclue, je crus que sa gloire
militaire et politique étant au comble, il alloit s'en
donner une d'une autre espèce, en revivifiant ses
•états, en y faisant régner le commerce, l'agriculture,-
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) ig
en V créant un nouveau sol, en le couvrant d'un nou-
veau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voi-
sins, en se faisant Tarbitre de 1 Europe, après en avoir
été la terreur. Il pcuvoit sans risque poser Tépée, bien
sûr qu'on ne l'obligeroit pas à la reprendre. Voyant
qu il ne désarmoit pas , je craignis qu'il ne profitât
mal de ses avantages, et qu'il ne fut grand qu'à demi.
J'osai lui écrire à ce sujet*, et prenant le ton familier,
fait pour plaire aux hommes de sa trempe, porter jus-
qu'à lui cette sainte voix de la vérité, aue si peu de
rois sont faits pour entendre. Ce ne fut qu'en secret
et de moi à lui , que je pris cette liberté. Je n'en fis pas
même participant milcrd maréchal, et je lui envoyai
ma lettre au roi , toute cachetée. iMilord envoya la
lettre, sans s informer de son contenu. Le roi n'v fit
aucune réponse; et quelque temps après, milord ma-
réchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que je.
l'avois bien grondé. Je compris par là que ma lettre
avoit été mal reçue, et que la franchise de mon zélé
avoit passé pour la rusticité d'un pédant. Dans le
fond, cela pouvoit très bien être; peut-être ne dis- je
pas ce qu il falloit dke, et ne pris-jepas le ton qu'il fal-
loit prendre. Je ne puis répondre que du sentiment
qui m'avoit mis la plume à la main.
Peu de temps après mon établissement à Motiers-
Travers , avant toutes les assurances possibles qu'on
m'y laisseroit tranquille, je pris 1 habit arménien. Ce
nétoit pas une idée nouvelle; elle m'étoit venue di-
verses fois dans le cours de ma vie, et elle me revint
souvent à Montmorenci , où le fréquent usage des
^ Le 3o octobre 17G2. Voyez la Correspondance.
20 LES CO.N FESSIONS,
sondes, me condamnant à rester souvent dans ma
chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de
1 habit long. La commodité d'un tailleur arménien,
qui venoit sauvent voir un y)arent qu'il avoit à Mont-
morenci, me tenta d'en profiter pour prendre ce nou-
vel équipage, au risque du qu en dira-t-on, dont je
me souciois très peu. Cependant, avant d'adopter
cette nouvelle parure, je voulus avoir Tavis de ma-
dame de Luxembouîg , qui me conseilla fort de la
prendre. Je me fis donc une petite garde-robe armé-
nienne; mais Forage excité contre moi m en fit re-
mettre l'usage à des temps plus tranquilles, et ce ne
fut que quelques mois après, que, forcé par de nou-
velles attaques de recourir aux sondes , je crus pou-
voir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habille-
ment à Motiers, surtout après avoir consulté le pas-
teur du lieu , qui me dit que je pouvois le porter au
temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le
caffetan , le bonnet fourré, la ceinture; et après avoir
assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis
point d inconvénient à le porter chez milord maré-
chal. Son excellence me voyant airrsi vêtu, me dit pour
tout compliment, salamaleki ; après quoi tout fut fini ,
et je ne portai plus d'autre habit.
Ayant quitté tout-à-fait la littérature, je ne son-
geai plus qu'à mener une vie tranquille et douce,
autant qu'il dépendroit de moi'. Seul, je n'ai jamais
connu l'ennui, même dans le plus parfait désœuvre-
ment : mon imagination remplissant tous les vides,
suffit seule pour m'occuper. Il n'y a que le bavardage
inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à
PARTIE II, LIVRE XII. (17G2) 2Î
110 mouvoir ipie la langue, que jamais je n'ai pu sup-
porter. Quand on marche, qu'on se promène, encore
passe; les pieds et les yeux font au moins quelque
chose ; mais rester là , les hras 'croisés , à parler du
temps qu'il fait et des mouches qui volent, ou, qui pis
est, à s entre-faire des compliments, cela m est un
supplice insupportable. Je m'avisai, pour ne pas vivre
en sauvage, d'apprendre à faire des lacets. Je portois
mon coussin dans mes visites, ou j'aliois comme les
femmes travailler à ma porte et causer avec les pas-
sants. Cela me faisoit supporter l'inanité du babillage,
et passer mon temps sans ennui chez mes voisines
dont plusieurs ctoient assez aimables et ne manquoient
pas d'esprit. Une entre autres, appelée Isabelle d Iver-
nois, fille du procureur-général de Keuchàtel, me pa-
rut assez estimable pour me lier avec elle d'une amitié
particulière dont elle ne s'est pas mal trouvée par les
conseils utiles que je lui ai donnés , et par les soins
([ue je lui ai rendus dans des occasions essemielles;
de sorte que maintenant, digne et vertueuse mère de
famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa
vie, et son bonheur. De mon côté, je lui dois des con-
solations très douces, et surtout durant un bien triste
liivei^'où, dans le fort de mes maux et de mes peines,
elle venoit passer avec Thérèse et moi de longues soi-
rées qu'elle savoit nous rendre bien courtes par l'agré-
ment de son esprit, et par les mutuels épanchements
de nos cœurs. Elle m'appeloit son papa, je l'appelois
ma fille; et ces noms, que nous nous donnons encore,
ne cesseront point, je l'espère, de lui être aussi chers
quà moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque
22 LES CONFESSIOKS.
chosç, j'en faisois présent à mes jeunes amies à leur
mariage, à condition quelles nourriroient leurs en-
fants. Su sœur aînée en eut un à ce litre, et Ta mérité;
Isabelle en eut un de même, et ne Ta pas moins mé-
rité par I intention ; mais elle n a pas eu le bonheur de
pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets,
j'écrivis à Tune et à Tautre , des lettres dont la première
a couru le monde; mais tant d'éclat n'alloit pas à la
seconde : lamitié ne marche pas avec si grand bruit.
Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et
dans le détail desquelles je n'entrerai pas , je dois
noter celle du colonel Pury, qui a voit une maison sur
la montagne, où il venoit passer les étés. Je n étois
pas «npressé de sa connoissance, parceque je savois
qu'il étoit très mal à la cour et auprès de luilord
maréchal, qu il ne voyoit point. Cependant, comme il
me vint voir et me fit beaucoup d'honnêtetés, il fallut
1 aller voir à mou tour; cela continua, et nous man-
gions quelquefois lun chez l'autre. Je fis chez lui con-
noissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié
trop intime, pour que je puisse me dispenser de parler
de lui.
M. du Peyrou étoit américain, fils d'un comman-
dant de Surinam, dont le successeur, M. Le Cham-
brier, de Neuchàtel, épousa la veuve. Devenue veuve
une seconde fois, elle vînt avec son fils s'établir dans
le pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique,
fort riche, et tendrement aimé de sa mère, avoit été
élevé avec assez de soin, et son éduc<'''ion lui avoit
profité. Il avoit acquis beaucoup de demi-connois-
sances , quelque goût pour les arts, et il se piquoit
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) 2.3
surtout d'avoir cultivé sa raison : son air holianclois,
froid et philosophe, son teint basané, son humeur
silencieuse et cachée, favorisoient beaucoup cette
opinion. Il étoit sourd et goutteux, quoique jeune
encore. Gela rendoit tous ses mouvements fort posés,
fort graves; et quoiqu'il aimât à disputer, quelquefois
même un peu longuement, généralement il parloit
peu, parcequ'il n'entendôit pas. Tout cet extérieur
m'en imposa. Je me dis : Voici un penseur, un homme
sage, tel qu'on seroit heureux d'avoir un ami. Poui'
achever de me prendre, il m'adressoit souvent la
parole, sans jamais m6 faire aucun compliment. Il
me parloit peu de moi, peu de mes livres , très peu de
lui; il n'étoit pas dépourvu d idées, et tout ce qu'il
disoit étoit assez juste. Celte justesse et cette égalité
m'attirèrent. Il n'avoit dans l'esprit ni l'élévation, ni
la finesse de celui de milord maréchal; mais il en
avoit la simplicité : c'étoit toujours le représenter en
quelque chose. Je ne m'engouai pas, mais je m'at-
tachai par l'estime , et peu-à-peu cette estime amena
l'amitié. J'oubliai totalement avec lui l'objection que
j'avois faite au baron d'Holbach, qu'il étoit ti^op riche;
et je crois que j'eus tort. J'ai appris à douter qu'un
homme jouissant d'une grande fortune, quel qu'il
puisse être, puisse aimer sincèrement mes principes
et leur auteur.
Pendant assez long-temps, je vis peu du Peyrou,
parceque je n'allois point à Neuchâtel , et qu'il ne
venoit qu'une fois l'année à la montagne du colonel
Pury. Pourquoi n'allois-je point à Neuchâtel? C'est un
«nfantillage qu'il ne faut pas taire.
?l4 LES CONFESSIONS.
viQuoique protégé par le roi de Prusse et par milord
nag^^réchal, si j évitai d abord la persécution dans mon
asile, je n'évitai pas du moins les murmures du public,
des magi^itrats municipaux, des ministres. Après le
branle donné par la France, il n'étoit pas du bon air
de ne pas me faire au moins quelque insulte : on
auroit eu peur de paroître improuver mes persécu-
teurs, en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel,
c'est-à-dire la compagnie des ministres de cette ville,
donna le branle , en tentant d'émouvoir contre moi le
conseil d'état. Cette tentative n'ayant pas réussi, les
ministres s'adressèrent au magistrat mimicipal, qui lit
aussitôt défendre mon livre, et me traitant en toute oc-
casion peu honnêtement, faisoit comprendre et disoit
même que si j'avois voulu m'établir dans la ville, on
ne m'y auroit pas souffert. Ils remplirent leur Mercure
d'inepties et du plus plat caffardage, qui, tout en
faisant rire les gens sensés, ne laissoit pas d échauffer
le peuple et de l'animer contre moi. Tout cela n'em-
pêchoit pas qu'à les entendre, je ne dusse être très
reconnoissant de l'extrême grâce tju'ils me faisoient
de me laisser vivre à Motiers, oii ils n'avoient aucune
autçrité; ils m'auroient volontiers mesuré 1 air à la
pinte, à condition que je l'eusse payé bien cher. Ils
vouloient que je leur fusse obligé de la protection que
le roi m'accordoit malgré eux, et qu'ils travailloient
sans relâche à m'ôter. Enfin, n'y pouvant réussir,
après m'avoir fait tout le tort qu'ils purent et m'avoir
décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de
leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu ils
avoient de me souffrir dans leur pays. J'aurois dû
PATlTli: H, LIVRE XII. (1762) 25
leur rire au nez pour toute réponse : je fus assez béte
pour me piquer, et j eus Tineptie de ne vouloir point
aller à Neuchâtel; résolution que je tins près de deux
ans, comme si ce n'étoit pas trop honorer de pareilles
espèces, que de faire attention à leurs procédés, qui,
bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, purs-
qu'ds n'agissent jamais que par impulsion. D'ailleurs ,
des esprits sans culture et sans lumières, qui ne con-
noissent d'autre objet de leur estime que le crédit, lu
puissance et l'argent, sont bien éloignés même de
soupçonner qu'on doive quelque égard aux talents, et
qu'il y ait du déshonneur à les outrager.
Un certain maire de village, qui pour ses malver-
sations avoit été cassé, disoit au lieutenant du Val-
de-Travers, mari de mon Isabelle : On dit que ce Rous-
seau a tant d'esprit; amenezle-moi , f]ue je voie si cela est
vrai. x\ssurément, les mécontentements dun homme
qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui
les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitoit à Paris, à Genève,
à Berne, à Neuchâtel même, je ne m'attendois pas à
plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je
lui avois cependant été recommandé par madame
Boy de La Tour, et il m'avoit fait beaucoup d'accueil;
mais dans ce pays, où l'on flatte également tout le
monde, les caresses ne signifient rien. Cependant,
après ma réunion solennelle à l'Église réformée,
vivant en pays réformé, je ne pouvois, sans manquer
à mes engagements et à mon devoir de citoyen, né-
gliger la profession publique du culte où j'étois rentré :
j'assis tois donc au service divin. D'un autre côté, je
26 LES CONFESSIONS.
craignois , en me présentant à la table sacrée , de m'ex-
poser à l affront d'un refus; et il n'étoit nullement
probable qu après le vacarme fait à Genève par le
conseil, et à iSeuchâtel par la classe, il voulût m'ad-
ministrer tranquillement la Cène dans son église.
Voyant donc approcher le temps de la communion , je
pris le parti d'écrire à M. de MontraoUin (c'étoit le
nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté,
et lui déclarer que j'étois toujours uni de cœur à
l'Eglise protestante; je lui dis en même temps, pour
éviter des chicanes sur les articles de foi , que je ne
voulois aucune explication particulière sur le dogme.
M'étant ainsi mis en régie de ce côté, je restai tran-
quille, ne doutant pas que M. de Mohtmollin ne
refusât de m'admettre sans la discussion prélimi-
naire, dont je ne voulois point, et qu'ainsi tout fut fini
sans qu'il y eut de ma faute. Point du tout : au mo-
ment où je m'y attendois le moins , M. de Montmollin
vint me déclarer, non seulement qu'il m'admettoit à
la communion sous la clause que j'y avois mise, mais
de plus, que lui et ses anciens se faisoient un grand
honneur de m'avoir dans son troupeau. Je n'eus de
mes jours pareille surprise, ni plus consolante. Tou-
jours vivre isolé sur la terre me paroissoit un destin
bien triste, surtout dans l'adversité. Au milieu de tant
de proscriptions et de persécutions , je trouvois une
douceur extrême à pouvoir « me dire : Au moins je
suis parmi mes frères; et j allai communier avec une
émotion de cœur et des larmes d'attendrissement, qui
• Vai! douceur extrême de pouvoir
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) 27
étoient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu
qu'on V pût porter.
Quelque temps après , milord m envova une lettre
de madame de Boufflers, venue, du moins je le pré-
sumai, par la voie de d Alembert, qui connoissoit
milonl maréchal. Dans cette lettre, la première que
cette dame meut écrite depuis mon départ de Mont-
morencj, elle metançoit vivement de celle que j'avois
écrite à M. de Montmollin, et surtout d'avoir com-
munié. Je compris d'autant moins à qui elle en avoit
avec sa mercuriale, que depuis mon voyage de Ge-
nève, je m'étois toujours déclaré hautement protes-
tant et que j avois été très publiquement à l'hôtel de
Hollande, sans que personne au monde l'eut trouvé
mauvais. Il me paroissoit plaisant que madame la
comtesse de Boufflers voulût se mêler de diriger ma
conscience en fait de religion. Toutefois, comme je
ne doutois pas que son intention (quoique je n y com-
prisse rien) ne fût la meilleure du monde , je ne m'of-
fensai point de cette singulière sortie, et je lui répon-
dis sans colère, en lui disant mes raisons.
Cependant les injures imprimées alloient leur train,
et leurs bénins auteurs reprochoient aux puissances
de me traiter trop doucement. Ce concours d'aboie-
ments, dont les moteurs continuoient d agir sous le
voile, avoit quelque chose de sinistre et d'effrayant.
Pour moi, je laissois dire sans m'émouvoir. On m'as-
sura qu'il y avoit une censure de la Sorbonne. Je n'en
crus rien. De quoi pou voit se mêler la Sorbonne dans
cette affaire? Vouloit-elle assurer que je n'étois pas
catholique? Tout le monde le savoit. Vouloit-elle
28 LES COINFESSIONS.
prouver que je a élois pas bon calviniste? Que lui im-
portoiti' C'ctoit prendre un soin bien singulier; c'étoit
se faire les substituts de nos ministres. Avant que
d avoir vu cet écrit, je crus qu'on le faisoit courir sous
le nom de laSorbonne, pour se moquer d'elle; je le
crus bien plus encore après l'avoir lu. Enfin, quand
je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce que
je me réduisis à croire, fut qu'il falloit mettrje la Sor-
bonne aux Petites-Maisons.
(1763.) — Un autre écrit m'affecta davantage,
parcequ'il venoitd'un homme pour qui j eus toujours
de l'estime, et dont j'admirois la constance en plai-
gnant son aveuglement. Je parle du Mandement de
l'archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me
devois d y répondre. Je le pouvois sans m'avilir; c'ctoit
un cas à peu près semblable à celui du roi de Pologne.
Je n'ai jamais aimé les disputes brutales , à la Voltaire.
Je ne sais me battre qu'avec dignité, et je veux que
celui qui m'attaque nedéshonore pas mes coups, pour
que je daigne me défendre. Je ne doutois point que
ce Mandement ne fût de la façon des jésuites ; et quoi-
qu'ils fussent alors malheureux eux-mêmes, j'y re-
connoissois toujours leur ancienne maxime, d'écraser
les malheureux. Je pouvois donc aussi suivre mon
ancienne maxime, d'honorer l'auteur titulaire, et de
foudroyer l'ouvrage : et c'est ce que je crois avoir fait
avec assez de succès.
Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable; et
pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me
manquoit qu'une subsistance assurée : mais on y vit
assez chèrement, et j avois vu renverser tous mes
PARTIE il, LIVRE XII. (1763) 29
anciens projets par la dissolution de mon ménage,
par rétablissement d'un nouveau, par la vente ou dis-
sipation de tous mes raenl^les, et par les dépenses
qu'il m'avoit fallu faire depuis mon départ de Mont-
morenci. Je voyois diminuer journellement le petit
capital que j avois devant moi. Deux ou trois ans suf-
fisoient pour en consumer le reste, sans que je visse
aucun moyen de le renouveler, à moins de recom-
mencer à faire des livres; métier funeste, auquel
j'avois déjà renoncé.
Persuadé que tout changeroit bientôt à mon égard,
et que le public, revenu de sa frénésie, en feroit rou-
gir les puissances, je ne cherchois qu'à prolonger mes
res'sources jusqu'à cet heureux changement , qui me
laisseroit plus en état de choisir parmi celles qui pour-
roient s'offrir. Pour cela , je repris mon Dictionnaire de
Musique, que dix ans de travail avoient déjà fort
avancé, et auquel il nemanquoit que la dernière main
et d'être mis au net. Mes livres, qui m'avoient été en-
voyés depuis peu, me fournirent les moyens d achever
CQt ouvrage: mes papiers, qui me furent envoyés en
même temps, me mirent en état de commencer l'en-
treprise de mes Mémoires , dont je voulois uniquement
m'occuper désormais. Je commençai par transcrire
des lettres dans un recueil qui pût guider ma mé-
moire dans l'ordre des faits et des temps. J'avois déjà
fait le triage de celles que je voidois conseï ver pour
cet effet, et la suite depuis près de dix ans n'en étoit
point interrompue. Cependant, en les arrangeant pour
les transcrire , j y trouvai une lacune qui me surprit.
Cette lacune étoit de près de six mois , depuis oc-
3o LES COJNFESSIONS.
tobre 1756 jusqu'au mois de mars suivant. Je me sou-
venois parFaitement d'avoir mis dans mon triage
nombre de lettres de Diderot, de Deleyre, de madame
d'Épinay, de madame de Chenonceaux, etc., qui rem-
plissoient cette lacune, et qui ne se trouvèrent plus.
Qu'étoient-elles devenues? Quelqu'un avoit-il mis la
main sur mes papiers, pendant quelques mois qu'ils
étoient restés à l'hôtel de Luxembourg? Cela n'étoit
pas concevable, et j'avois vu M. le maréchal prendre
la clef de la chambre oîi je les avois déposés. Comme
plusieurs lettres de femmes et toutes celles de Diderot
étoient sans dates, et que j'avois été forcé de remplir
ces dates de mémoire et en tâtonnant, pour ranger ces
lettres dans leur ordre, je crus d'abord avoir fait des
erreurs de dates , et je passai en revue toutes les lettres
qui n'en avoient point, ou auxquelles je les avois sup-
pléées, pour voir si je n'y trouverois point celles qui
dévoient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point; je
vis que levideétoit bien réel, et que les lettres avoient
bien certainement été enlevées. Par qui et pourquoi?
Voilà ce qui me passoit. Ces lettres , antérieures à mes
grandes querelles , et du temps de ma première ivresse
de la Julie , ne pouvoient intéresser personne. C'étoient
tout au plus quelques tracasseries de Diderot, quel-
ques persiflages de Deleyre, des témoignages d'amitié
de madame de Chenonceaux, et même de madame
d'Épinay,aveclaquellej'étoisalorslemieuxdu monde.
A qui pouvoient importer ces lettres? Qu'en vouloit-
on faire? Ce n'est que sept ans après que j'ai soupçonné
l'affreux objet de ce vol.
Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi m«s
PARTIE JI, LIVRE XII. (1763) 3l
brouillons si j'en découviiiois quelque autre. J'en
trouvai quelques uns qui, vu mon défaut de mémoire,
m en firent supposer d autres dans la multitude de
mes papiers. Ceux que je remarquai, furent le brouil-
lon de la MoTuIe sensitive, et celui de l'extrait des
Aventiœes de milord Edouard. Ce dernier, je Fa voue ,
me donna des soupçons sur madame de Luxembourg.
C'étoit La Roche, son valet de chambre , qui m'avoit
expédié ces papiers , et je n'imaginai qu'elle au monde
qui pût prendre intérêt à ce chiffon; mais quel intérêt
pouvoit-elle prendre à 1 autre, et aux lettres enlevées,
dont , même avec de mauvais desseins, on ne pouvoit
faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les
falsifier? Pour ^i. le maréchal, dont je connoissois la
droiture invariable et la vérité de son amitié pour
moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus
même arrêter ce soupçon sur madame la maréchale.
Tout ce qui me vint de plus raisonnable à Fesprit,
après mètre fatigué long-temps à chercher l'auteur
de ce vol, fut de l'impilter à d'Alembert, qui, déjà
faufilé chez madame de Luxembourg, avoit pu trouver
le moyen de fureter ces papiers et d en enlever ce qu'il
lui avoit plu, tant en manuscrits qu en lettres, soit
pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit
pour s'approprier ce qui lui pouvoit convenir. Je sup-
posai qu abusé par le titre de la Morale sensUive , il
avoit cru trouver le plan d un vrai traité de matéria-
lisme, dont il auroittiré contre moi le parti qu'on peut
bien s imaginer. Sûr qu'il seroit bientôt détrompé par
l'examen du brouillon , et déterminé à quitter tout-à-
fait la littérature, je m inquiétai peu de ces larcins ^
32 LES CONFESSIONS,
qui n'étoient pas les premiers de la méaio main ' c|iie
j'avois endurés sans m'en plaindre. Bientôt je no son-
geai pas plus à cette infidélité que si Ton ne m'en eût
fait aucune, et je me mis à rassembler les matériaux
qu'on m'avoit laissés, pour travailler à mes Confes-
sions.
J'avois long-temps cru qu'à Genève la compagnie
des ministres, ou du moins les citoyens et bourgeois,
récla meroient contre l'infraction de ledit dans le décret
porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à
l'extérieur; car il y avoit un mécontentement général
qui n'attendoit qu'une occasion pour se manifester.
Mes amis, ou soi-disant tels, m'écrivoient lettres sur
lettres pour m'exhorter à venir me mettre à leur tête,
m'assurant d'une réparation publique de la part du
Conseil. La crainte du désordre et des troubles que
ma présence pouvoit causer, m'empêcha d'acquiescer
à leurs instances; et fidèle au serment que j'avois fait
autrefois, de ne jamais tremper dans aucune dis-
sension civile dans mon pays, j'aimai mieux laisser
subsister l'offense, et me bannir pour jamais de ma
patrie, que d'y rentrer par des moyens violents et
dangereux. Il est vrai que je m'étois attendu, de la
part de la bourgeoisie, à des représentations légales
et paisibles contre une infraction qui Tintéressoit ex-
' J'avois trouvé, dans ses Éléments de ■musique , beaucoup de
choses tirées de ce que j'avois «'crit sur cet art pour l'Encyclo-
pédie, et qui lui fut remis plusieurs années avant la publication de
ses Eléments. J'ijjnore la part qu'il a pu avoir à un livre intitulé.
Dictionnaire des Beaux Arts; mais j'y ai trouvé des articles trans-
crits des miens mot à mot, et cela lon;;-lcu)ps avant que ces
luêines articles fussent imprimés dans l'Encyclopédie.
PARTIE 11 , LlVr.L XII. (17^3) 33
UéiiKîineiit. Il n'y en eut point. Ceux qui la condui-
soient cherchoient moins le vrai redressement des
{jriefs que l'occasion de se rendre nécessaires. On
cabaloit, mais on gardoit le silence, et on laissoit
clabauder les caillettes et les cafards ou soi-disant
tels, que le Conseil mettoit en avant pour me rendre
odieux à la populace, et (aire attribuer son incartade
au zélé de la religion.
Après avoir attendu vainement plus d'un an que
quelqu'un réclamât contre une procédure illégale, je
pris enfin mon parti, et me voyant abandonné de mes
concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon in-
grate patrie, où je n'avois jamais vécu, dont je n'avois
reçu ni bien ni service, et dont, pour prix de 1 hon-
neur quej'avois lâché de lui rendre, je me voyois s
indignement traité d'un consentement unanime, puis-
que ceux qui dévoient parler n'avoient lien dit.
J'écrivis donc au premier syndic de cette année-là,
qui, je crois, étoit M. Favre, une lettre * par laquelle
j'abdiquois solennellement mon droit de bougeoisie,
et dans laquelle, au reste, j observai la décence et la
modération que j'ai toujours mises aux actes de fierté
que la cruauté de mes enneuiis m'a souvent arrachés
dans mes malheurs.
Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens :
sentant qu'ils avoient eu tort pour leur propre intérêt
d'abandonner ma défense, ils la prirent quand il
n'étoit plus temps. Ils avoient d'autres griefs qu'ils
joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de
plusieurs représentations très bien raisonnées, qu'ils
' Lr; ra mai i^G?>. Vovez la Correspondance.
IH. 3
34 LES co^"Fl:ssIONS.
étendirent et renforcèrent à mesure que les durs et
rebutiuits refus du Conseil, qui se sentoit soutenu par
le ministère de Fiance, leur firent mieux sentir le
projet formé de les asservir. Ces altercations produi-
sirent diverses brochures qui ne décidoient rien jus-
qu'à ce que parurent tout d'im coup les Lettres écrites de
la campa<jne. ouvrage écrit en faveur du Conseil, avec
un art infini, et par lequel le parti représentant, ré-
duit au silence, fut pour un temps écrasé. Cette pièce ,
monument durable des rares talents de son auteur,
étoit du procureur-[|;énéral Tronchin *, homme d'es-
prit, homme éclairé, très versé dans les lois et le gou-
vernement de la république. Siluit terra.
( [ 764. ) — Les représentants, revenus de leur pre-
mier abattement, entreprirent une réponse et s en
tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetè-
rent les yeux sur moi, comme sur le seul qui pût
entrer en li^ce contre un tel adversaire, avec espoir de
le terrasser. J'avoue que je pensai de même; et j)oussé
par mes anciens concitoyens, qui me faisoient un
devoir de les aider de ma plume dans un erabairas
dont j'avois été 1 occasion, j entrepris la réfutation
des Lettres écrites de la campagne, et j'en parodiai le
litre par celui de Lettres écrites de la montagtie, que je
mis aux miennes. Je fis et j'exécutai cette entreprise
si secrètement que, dans un rendez-vous que j'eus à
Jean Robert Tronctiin qu'il ne faut pas confondre avec sou
cousin Théodore Tronchin ^ médecin célèbre, dont il est parle aux
Livres VIII et X. C'est ce dernier que Rousseau, dans sa Corres-
pondance, désigne le plus souvent sans le nommer, en l'appelant
If^ jongleur.
PARTIE II, LIVRE XII. (1764) 35
Tlionon avec les chefs des représentants, pour parler
de leurs aîï'aires, et où ils me montrèrent Tesquisse de
leur réponse, je ne leur dis pasgiin mot de la mienne
qui étoit déjà faite, crai*;nant qu'il ne survînt ([uelque
obstacle à l'impression, s'il en parvenoit le moindre
vent, soit aux magistrats, soit à mes ennemis parti-
culiers. Je n'évitai pourtant pas que cet ouvrafje ne
fut connu en France avant la publication; mais on
aima mieux le laisser paroitre que de me faire trop
comprendre comment on avoit découvert mon secret.
Je dirai là-dessus ce que j ai su, qui se borne à très
peu de chose; je me tairai sur ce que j ai conjecturé.
J avois à Motiers prescpie autant de visites que j'en
avois eu à l'Hermitage et à Montmorenci; mais elles
étoient la plupart d'une espèce fort différente. Ceux
qui m'étoient venus voir jusqu alors étoient des gens
qui ayant avec moi des rap])orts de talents, de goûts,
de maximes, les alléguoient pour cause de leurs
visites, et me mettoient d'abord sur des matières dont
je pouvois m entretenir avec eux. A Motiers, ce n'étoit
plus cela , surtout du côté de France. C'étoient des of-
ficiers ou d autres gens qui navoient aucun goût pour
la littérature, qui même, pour la plupart, navoient
jamais lu mes écrits, et qui ne laissoient pas, à ce
qu'ils disoient, d'avoir fait trente, quarante, soixante,
cent lieues pour me venir voir et admirer Ihomme
rliustre, célèbre, très célèbre, le grand homme, etc.
Car dès-lors on n'a cessé de me jeter grossièrement à
la face les plus impudentes flagorneries, dont l'estime
de ceux qui mabordoient m'avoit garanti jusqu'alors.
Comme la plupart de ces survenants ne daignoient ni
36 LES COÎ^FESSIONS.
se nommer ni me dire leur état, que leurs connois-
sances et les miennes ne tomboient pas sur les mêmes
objets, et qu'ils n'avoient ni lu ni parcouru mes ou-
vrages, je ne savois de quoi leur parler: j'attendois
qu'ils parlassent eux-mêmes, puisque cétoit à eux ù
savoir et à me dire pourquoi ils me venoient voir. On
sent que cela ne faisoit pas pour moi des conversations
bien intéressantes, quoiqu'elles pusseut l'ètie pour
eux, selon ce qu'ils vouloient savoir: car, comme
j'étois sans défiance, je m'exprimois sans réserve sur
toutes les questions qu'ils jugeoient à propos de me
faire; et ils s en jetournoient, pour l'ordinaire, aussi
savants que moi sur tous les détails de ma situation.
J'eus, par exemple, de cette façon M. de Feins,
écuyer de la reine et capitaine de cavalerie dans le
régiment de la Reine , lequel eut la constance de pas-
ser plusieurs jours à Motiers , et même de me suivre
pédestrement jusqu'à la Ferrière, menant son cheval
par la bride, sans avoir avec moi d'autre point de réu-
nion, sinon que nous connoissions tous deux made-
moiselle Fel, et que nous jouions l'un et l'autre au bil-
boquet. J'eus avant et après M. de Feins, une autre
visite bien plus extraordinaire. Deux hommes arrivent
à pied, conduisant chacun un mulet chargé de sou pe-
tit bagage, logent à l'auberge, pansent leurs midets
eux-mêmes, et demandent à me venir voir. A l'équi-
page de ces muletiers on les prit pour des contreban-
diers ; et la nouvelle courut aussitôt que des contre-
bandiers venoient me rendre visite. Leur seule façon
de m'aborder m'apprit que c'étoient des gens d'une
autre étoffe ; mais sans être des contrebandiers ce
PAP.TIE H, LIVRE XII. (17C4) .37
pouvoit être des aventuriers, et ce doute me tint quel-
que temps en garde, lis ne tardèrent pas à me tran-
quilliser. L'un étoit M. de Montaubaii, appelé le comte
de La Tour-du-Pin, gentilhomme du Dauphiné; Tautre
étoit M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui
avoit mis sa croix de Saint-I>ouis dans sa poche, ne
pouvant pas Tétaler'*. Ces messieurs, tous deux très
aimables, avoient tous deux beaucoup d'esprit; leur
conversation étoit agréable et intéressante; leur ma-
nière de voyager si bien dans mon goût et si peu dans
celui des gentilshommes François , me donna pour
eux une sorte d'attachement que leur commerce ne
pouvoit qu'affermir. Cette connoissance même ne finit
pas là, puisqu'elle dure encore, et qu'ils me sont reve-
nus voir diverses fois , non plus à pied cependant, cela
étoit bon pour le début; mais plus j'ai vu ces mes-
sieurs, moins j ai trouvé de rapports entre leurs goûts
et les miens, moins j'ai senti que leurs maximes fus-
sent les miennes, que mes écrits leur fussent fami-
liers, qu il y eût aucune véritable sympathie entre
eux et moi. Que me vouloient-ils donc? Pourquoi me
venir voir dans cet équipage? Pourquoi rester plu-
sieurs jours? Pourquoi revenir plusieurs fois? Pour-
quoi désirer si fort de ni'avoir pour hôte? Je ne m'avi-
sai pas alors de me faire ces questions. Je me les suis
faites quelquefois depuis ce temps-là.
Touché de leurs avances, mon cœur se livroit sans
raisonner, surtout à M. Dastier dont l'air plus ouvert
me plaisoit davantage. Je demeurai même en corres-
pondance avec lui , et quand je voulus faire imprimer
« Vah lie voulant pas l'étaler h la queue Je son mulet.
38 LES CONFESSIONS.
les Lettres de la montagne , je songeià à m'aclresser à
lui pour donner le cluinge à ceux qui atlendoient mon
paquet sur la route de Hollande. Il niavoit jiarle beau-
coup, et peut-être à dessein, de la liberté de la presse
à Avignon; il m'avoit offert ses soins , si j avois quel-
que chose à y faire imprimer. Je me prévalus de cette
offre, et je lui adressai successivement, par la poste,
mes premiers cahiers. Après les avoir gardés assez
long-temps , il me les renvoya en me marquant qu au-
cun libraire n'avoit osé s'en charger; et je fus contraint
de revenir à Rey, prenant soin de n envoyer mes ca-
hiers que Tun après I autre, et de ne lâcher les suivants
qu'après avoir eu avis de la réception des premiers.
Avant la publication de l'ouvrage, je sus qu il avoit
été vu dans les bureaux des ministres; et d Escherny,
de Neuchâtel, me |)arla d'un livre de f Homme de la
jHontagne, que d'Iiolback lui avoit dit être de moi. Je
l'assurai, comme il étoit vrai, n'avoir jamais fait de
livre qui eût ce titre. Quand les lettres parurent il
étoit furieux, et m'accusa de mensonge, quoique je
ne lui eusse dit que la vérité *. Voilà comment j'eus
* François Louis, comte lYE.tcIieriiy , rnort il y a peu de temps,
a publie' plusieurs ouvrages de morale et de pliilosoj)liie, notam-
ment des Mélanges de littérature ^ d'histoire, de morale et de philo-
sophie {V avis, itii I , 3 voL in- 12). Admirateur passionné de Rous-
seau, il doubla en 1790 le prix de fioo francs qui, iiu jugement
de l'académie françoise, devoit être donné au meilleur éloge de
cet écrivain, et concourut lui-même pour ce prix qui ne fut pas
décerné. Le troisième volume du recueil dont nous venons de
parler contient, outre l'éloge composé par le comte d'Escherny à
cette occasion, et qui vient d être réimprimé dans le premier vo-
lume de l'édition iu-i2 donnée par madame Perronneau, un récit
assez étendu on il trace l'historique de ses liaisons avec Rousseau,
PAUTiEir, LIVRE XII. (1764) 3g
î assurance que mon manuscrit étoit connu. Sûr de la
fidélité de Rey , je fus forcé de porter ailleurs mes
conjectures ; et celle à laquelle j'aimai le mieux m'at-
réter, fut que mes paquets avoient été ouverts à la
poste.
Une autre connoissance à peu près du même temps ,
mais qui se fit d abord seulement par lettres, fut celle
d'un M. Laliaud, de JNîmes, lequel m'écrivit de Paris ,
pour me prier de lui envoyer mon profil à la silhouette ,
dont il avoit, disoit-il, besoin pour mon buste en
marbre, qu'il faisoit l^aire par Le Moine, pour le pla-
cer dans sa bibliothèque. Si c étoit une cajolerie in-
ventée pour m'apprivoiser, elle réussit pleinement. Je
jugeai qu'un homme qui vouloit avoir u:îon buste en
marbre dans sa bibliothèque étoit plein de mes ouvra-
ges, par conséquent de mes principes, et qu'il mi'ai-
liaisons qui ont commence à repo'[ue où ce dernier est venu se
fixer à Motiers, et qui se sont prolonge'es presque jusqu'à la fin de
sa vie en 1778. Il paroît en effet avoir été admis dans son intime
familiarité ; et pendant tout le temps que Rousseau a liaLité Mo-
tiers, il déclare avoir fait avec lui nombre de voyages et courses
pédestres dont il évalue l'ensemble à un millier de lieues. Son récit
d'ailleurs offre sur notre auteur un assez {jrand nombre d'anec-
dotes et de documents plus ou moins intéreisanls et curieux, dont
nous ferons bientôt quelque usage, ne pouvant en cela qu'accorder
confiance au témoignage d'un homme qui se montre non seulement
ndrairaleur, mais ami sincère de Rousseau, et qui, comme il le dit
Jiii-méme, a eu le précieux avantage de ne s être jamais brouillé avcr
celui (jui se brouilloit avec tout le momie. Au surplus, le passa/^c
des Confessions auquel la présente note se rapporte, est le seul où
Rousseau fasse mention du comte d'Esclierny, qui lui-même, dans
son récit, ne parle aucunement du livre de l'Homme de la monta-
[/ne, ni de la querelle (jué Rousseau nous dit s'être élevée entre
eux sur ce sujet, et qui sans doute ne fut que passagère.
4o LES CONFESSION*,
moit, parceque son ame ctoit an ton tle la mienne. Il
étoit difficile que cette idée ne nie séduisît pas. J'ai vu
M. Laliaud dans la suite. Je Tai trouvé très zélé pour
me rendre beaucoup de petits services, pour s entre-
mêler beaucoup dans mes petites affaires. Mais, au
reste, je doute qu'aucuu de mes écrits ait été du petit
nombre de livres qu'il a lus en sa vie. J ijjnore s'il a une
bibliothèque, et si c'est un meuble à son usage; ei
quant au buste , il s'est borné à une mauvaise esquisse
en terre, faite par Le Moine, sur laquelle il a fait [gra-
ver un portrait bideux, qui ne laisse pas de courir sous
mon nom , comme s'il avoit avec moi quelque ressem-
blance.
Le seul François qui parut me venir voir par goût
pour mes sentiments et pour mes ouvrages, fi'.t un
jeune officier du régiment de Limousin, appelé M. Sé-
guier de Saint-Brisson , qu'on a vu et qu'on voit peut-
être encore briller à Paris et dans le monde, par des
talents assez aimables, et par des piétentions au bel
esprit. Il m'étoit venu voir à Montmorenci l'hiver qui
précéda ma catastrophe. Je lui trouvai une vivacité de
sentiment qui me plut. Il m'écrivit dans la suite à
Motiers ; et soit qu il vouliU me cajoler, ou que réelle-
ment la tète lui louinât de Y Emile , il m'apprit qu il
quittoit le service pour vivre indépendant, et qu'il
apprenoit le métier de menuisier. Il avoit un frère
aîné, capitaine dans le ujôrne régiment, pour lequel
étoit toute la prédilection de la mère, ([ui, dévote ou-
trée, et dirigée par je ne sais quel abbé tariule, en
usoit très mal avec le cadet, qu'elle accusoit d'irréli-
gion, et même du crime irrémissible d'avoir des liai-
PARTIE II, LIVRE XII. (1764) /\ l
sons avec moi. Voilà les griefs sur lesquels il voulut
rompre avec sa mère, et prendre le parti dont je viens
de parler; le tout, pour faire le petit Emile.
Alarmé de cette pétulance , je me hâtai de lui écrire
pour le faire changer de résolution, et je mis à mes
exhortations toute la force dont jétois capable : elles
furent écoutées. Il rentra dans son devoir vis-à-vis de
sa mère, et il retira des mains de son colonel sa dé-
mission qu'il luiavoit donnée, et dont celui-ci avoit eu
la prudence de ne faire aucun usage, pour lui laisser
le temps d'y mieux réfléchir. Saint-Brisson , revenu
de ses folies, en fit une un peu moins choquante,
mais qui n'étoit guère plus de mon goût ; ce fut de se
faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois
brochures qui n annonçoient pas un homme sans ta-
lents , mais sur lesquelles je n'aurai pas à me repro-
cher de lui avoir donné des éloges bien encourageants
pour poursuivre cette carrière.
Quelque temps après , il vint me voir, et nous fîmes
ensemblelepélerinagedel iledeSaint-Pierre. Jelctrou-
vai dans ce voyage différent de ce que je Tavois vu à
Montmorenci. Il avoit je ne sais quoi d'affecté, qui
d'abord ne me choqua pas beaucouj) , mais qui m'est re-
venu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me
vint voir encore une fois à Ihôtel de Saint-Simon, à mon
passage à Paris pour aller en Angleterre. .T'appris là^
ce qu'il ne m'avoitpas dit, qu'il vivoit dans les grandes
sociétés, et qu il vovoit assez souvent madame (}o
Luxembourg. Il ne me donna aucun signe âc vie à
Trve, et ne me fit rien dire par sa parente mademoi-
selle Séguier, qui étoit ma voisine, et qui ne ma jamais
4'i LES CONFESSIONS,
paru bien favorablement disposée pour inoi. En un
mot, l'enj^ouement de M. de Saint-Brisson Finit tout
d'un coup, comme la liaison de M. de Feins: mais
celui-ci ne me devoit rien, etTautre medevoitcpielqne
chose, à moins (jue les sottises f{ue je Ta vois empêché
de (aiie n'eussent été qu'un jeu de sa part : ce qui dans
le fond pourroit très bien être.
J'eus aussi des visites de Genève tant et plus. Les
Deluc père et fds me choisirent successivement pour
leur ^;arde-malade : le père tomba malade en route;
le tils l'étoit en partant de (jcnève; tous deux vinrent
se rétablir chez moi. Des ministres, des parents, des
cagots, des quidams de toute espèce, venoient de Ge-
nève et de Suisse, non pas comme ceux de France,
pour m'admirer et me persifler, mais pour me tancer
et catéchiser. Le seul qui me ht plaisir, fut Moultou,
qui vint passer trois ou quatre jours avec moi, et que
] y aurois bien voulu jetenir davantarje. Le plus con-
stant de tous, celui qui s'opiniatra le plus, et qui me
subjugua à force d'importuîùtés, fut un M. d'Iver-
nois, commerçant de Genève, François réfugié, et pa-
vent du procureur-général deNeuchâtei. Ce M. d'Iver-
nois de Genève passoit à Motiers deux fois l'an, tout
exprès pour m'y venir voir, rcstoit cher moi du matin
au soir plusieurs jours de suite, se mettoitde mes pro-
menades, m'apportoit mille sortes de petits cadeaux ,
s'insinuoit malgré moi dans ma confidence, se méloit
de routes mes affaires, sans qu'il y eût entre lui et
iuoi aucune communion d'idées, ni d'inclinations,
ni de sentiments, ni de connoissances. Je doute qu'il
oit lu dans toute sa vie un livre entier d'aucune espèce,
PARTIE II , LHT.E XII. (1764) 4^
et qii il sache aiéme de quoi traitent les miens. Quand je
commençai d herboriser, il me suivit dans mes courses
de botanique, sans goût pour cet amusement, et sans
avoir rien à me dire, ni moi à lui. Il eut mênae le cou-
rage de passer avec moi trois jours entiers tête à tête
dans un cabaret à Goumoins , d'où j avois crn le chas-
ser à force de 1 ennuyer et de lui faire sentir combien
il m'ennuyoit; et tout cela sans qu'il m'ait été possible
jamais de rebuter son incroyable constance, ni den
pçnétrer le motif.
Parmi toutes ces liaisons , que je ne fis et n entretins
que par force, je ne dois pas omettre la seule qui m'ait
été agréable , et à laquelle j aie mis un véritable inté-
rêt de conir : c est celle d'un jeune Hongrois qui vint
se fi.<er à Neuchàlel , et delà à Motiers, quelques mois
après que j'y fus établi moi-même. On Tappeloit dans
lepays le ba? on de Sauttern , nom sous lequel il avoit
été recommandé de Zurich. Il étoit grand et bien fait,
d'une figure agréable, d'une société liante et douce.
Il dit à toutle monde, et me fit entendre à moi-même,
qu'il n'étoit venu à Xeuchâtcl qu'à cause de moi, et
pt>ur forn;er sa jeunesse à la vertu par mon commerce.
Sa physionomie, son ton, ses manières, me parurent
d accord avec ses discours; et j'aurois cru manquer à
l'un des plus grands devoirs, en éconduisant un jeune
homme en qui je ne vovois rien que d'aimal.'le, et qui
me lecherchoit par un si lespectable motif. ]Sion cœur
ne sait j)oint se livrer à demi. Bientôt il eut toute mon
amitié, toute ma coiifiance; nous devînmes insépara-
bles. Il étoit de toutes mes cour.^es pédestres , il v pre-
noit goût. Je le menai cbez milord maréchal, qui lui
44 LES COISFESSIO^'S.
fit mille caresses. ComiDe il ne pou voit encore s'ex-
primer en françois, il ne me parloit et ne m'écrivoit
qu'en latin: je lui répondois en irançois, et ce mc-
lan{je des deux langues ne rendoit nos entretiens ni
njoins coulants, ni moins vifs à tous égards. Il me
paila de sa famille, de ses affaires, de ses aventures,
de la cour de Vienne , dont il paroissoit bien connoître
les détails domestiques. Enfin, pendant près de deux
ans que nous passâmes dans la plus grande intimité,
je ne lui trouvai qu'une douceur du caractère à toute
épreuve, des mœurs non seulement honnêtes, mais
élégantes, une grande propreté sur sa personne, une
décence extrême dans tous ses discours, enfin toutes
les marques d'un homme bien né, qui me le rendirent
trop estimable pour ne pas me le rendre cl)cj-.
Dans le fort de mes liaisons avec lui , d Ivernois de
Genève m'écrivit que je prisse garde au jeune Hon-
grois qui étoit venu s'établir auj^rès de moi; qu'on
l'avoit assuré que c'étoit un espion que le ministre de
France avoit mis près de moi. Cet avis pouvoit pa-
j'oître d'autant plus inquiétant, que dans le pays où
j'étois, tout le monde m'avertissoit de me tenir sur
mes gardes, qu'on me guettoit, et qu'on chei choit à
m'attirer sur le territoire de France, pour m'y faire
un mauvais parti.
Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces
ineptes donneurs d'avis, je proposai à Sauttern, sans
le prévenir de rien une promenade pédestre à Pon-
tarlier; il y consentit. Quand nous fûmes jîrrivés à
Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d'ivernois ;
et puis l'embrassant avec ardeur, je lui dis : Sauttern
PARTIE II, LIVRE XIÎ. (1764) 45
n'a pas besoin q»Je je lai prouve ma confiance, mais le
pubiic a besoin que je lui prouve que je la sais bien
placer. Cet embiassement fut bien doux; ce fut un de
ces plaisirs de l'ame, que les persécuteurs ne sauroient
connoitre, ni les ôter aux opprimés.
Je ne croirai jamais que Sauttern fût un espion, m
qu'il m'ait tralii; mais il m'a trompé. Quand j'épan-
cliois avec lui mon cœur sans réserve, il eut le courage
de me fermer constamment le sien, et de m'abuser
par des mensonges. Il me controuva je ne sais quelle
histoire, qui me fit juger que sa présence étoit né-
cessaire dans son pays. Je ! exhortai de partii- au plus
vite : il partit; et quand je le croyois déjà en Hongrie,
j'appris qu il étoit à Strasbourg. Ce n étoit pas la pre^
mière fois qu'il y avoit été. Il y avoit jeté du désordre
dans un ménage: le mari sachant que je le vovois,
m'avoit écrit. Je n'avois omis aucun soin pour ra-
mener la jeune femme à la vertu, et Sauttern à son
devoir «. Quand je les croyois parfaitement détachés
lun de l'autre, ils s'étoient rapprochés, et le mari
même eut la complaisance de reprendre le jeune
homme dans sa maison; dès-lors je n eus plus rien à
dire. J'appris que le prétendu baron m'en avoit im-
posé par un tas de mensonges. Il ne s'appeloit point
Sauttern, il s'appeloit Sauttersheim. A l'égard du titre
de baron, qu'on lui donnoit en Suisse, je ne pouvois
lé lui reprocher, parcequil ne 1 avoit j-imais pris:
' mais je ne doute pas qu'il ne fût bien gentilhomme; et
niilord maréchal, (jui se connoissoit en hommes, et
* V'ak. . . ramener Sauttern à lu vertu , et la jeune femme à sou
devoir.
46 LES CONFESSIONS.
qui avoit été dans son pays, la toujours regardé et
traité comme tel.
Sitôt qu'il Fut parti, la servante de Taubeige où il
mangeoit à Motiers, se déclara grosse de son lait.
C'étoit une si vilaine salope, et Sauttern, générale-
ment estimé et considéré dans tout le pays par sa
conduite et ses mœurs honnêtes, se pi(pioit si fort de
pro[)reté, (]S!e cette impudence choqua tout le monde.
Les plus aimables personnes du pays, qui lui avoient
inutilement prodigné leurs agaceries , étoient fu-
rieuses : jV'tois outré d'indignation. Je fis tous mes
efiorts pour faire arrêter cette effrontée, offrant de
payer tous ic^ frais et de cautionner Sauttersheim. Je
hii écrivis, dans la forte persuasion, non seulement
que cette grossesse n'étoit pas de son fait, mais qu'elle
étoit feinte, et que tout cela n'étoit qu'un jeu joué
par ses ennemis et les miens. Je voulois qu il )evint
dans le pays confondre cette coquine et ceux qui la
faisoient parler. Je fus smpiis de la mollesse de sa
réponse. Il écrivit au pasteur, dont la salope étoit
paroissienne, et fit en sorte d assoupir 1 affaire : ce
que voyant, je cessai de m'en mêler, fort éto«né
qu'un homme aussi crapuleux eût pu être assez
maître de lui-même, pour m'en imposer par sa ré-
serve dans la plus intime familiarité.
De Strasbourg Sauttersheim fut à Paris chercher
fortune, et n'y trouva que de la misère. Il m'écrivit
en disant son peccavi. Mes entrailles s'émurent au
souvenir de notre ancienne amitié; je lui envoyai
quelque argent. L'année suivante, à mon passage à
Paris, je le revis à peu près dans le même état, mais
PxVRTIE II, LiVRE XII. (1764) 4?
grand ami de M. Laliaiid, sans que j'aie pu savoir
d'où lui venoit cette connoissance, et si elle étoit
ancienne ou nouvelle. Deux ans aj3rès, Sauttersheim
retourna à Strasbourg, d'où il m'écrivit, et où il est
mort. Voilà l'histoire abrégée de nos liaisons, et ce
que je sais de ses aventures : mais en déplorant le sort
de ce malheureux jeune homme, je ne cesserai jamais
de croire qu'il étoit bien né, et que tout le désordre
de sa conduite fut l'elïet des situations où il s'est
trouvé.
Telles furent les acquisitions que je fis à Motiers,
en fait de liaisons et de connoissances. Qu'il en auroit
fallu de pareilles pour compenser les cruelles pertes
que je fis dans le même temps!
La premièie fut celle de M. de Luxembourg qui,
après avoir été tourmenté long-temps par les méde-
cins , 1 ut enfin leur victime , traité de la goutte qu'ils ne
voulurent point reconnoitre, comme d un mal qu'ils
pouvoient guérir.
Si l'on doit s'en rapporter là-dessus à la relation
que m'en écrivit La Roche, Ihomme de confiance de
madame la maréchale, c'est bien par cet exemple,
aussi cruel que mémorable, qu'il faut déplorer les
misères de la grandeur.
La perte de ce bon seigneur me fut d'autant plus
sensible, que c'étoit le seul ami vrai que j'eusse en
France; et la douceur de son caractère étoit- telle,
qu'elle m'avoit fait oublier tout-à-fait son rang, pour
m'attacher à lui comme à mon égal. ISos liaisons ne
cessèrent point par ma retraite, et il continua de
m'écrire comme auparavant. Je crus pourtant remar-
jb) LES COM-ESSIONS.
quer que 1 absence ou mon malheur avoit attiédi son
affection. Il est bien difficile qu'un courtisan jjarde le
même attachement pour quelqu'un qu'il sait être dans
la disgrâce des puissajices. J'ai jugé d'ailleurs que le
grand ascendant qu'avoit sur lui madame de Luxem-
bourg ne m'avoit ]>as été favorable, et qu'elle avoit
profité de mon éloignement pour me nuire dans son
esprit. Pour elle, malgré quelques démonstrations
affectées et toujours plus rares, elle cacha moins de
jour en jour son changement à mon égard. Elle
m écrivit quatre ou cinq fois en Suisse, de temps à
autre, après quoi elle ne m'écrivit plus du tout; et il
falloit toute la prévention, toute la confiance, tout
l'aveuglement où j'étois encore, pour ne pas voir en
elle plus que du refroidissement envers moi.
Le libraire Guy, associé de Duchesne, qui depuis
moi fréquentoit beaucoup Ihôtel de Luxembourg ,
m'écrivit que j étois sur le testament de M. le maré-
chal. Il n'y avoit rien là que de très naturel et de très
croyable; ainsi jen'en doutai pas. Cela me fit délibérer
en moi-même comment je me comporterois sur le
legs. Tout bien pesé, je résolus de l'accepter, quel
qu'il pîit être, et de rendre cet honneur à un honnête
homme qui, dans un rang oii l'amitié ne pénètre
guère, en avoit eu une véritable pour moi. J'ai été
dispensé de ce devoir, n'ayant plus entendu parler
de ce legs vrai ou faux , et en vérité, j'aurois été peiné
de blesser une des grandes maximes de ma morale, en
profilant de quelque chose à la mort de quelqu'un
qui ui avoit été cher. Durant la dernièie maladie de
noire ami Mussard, Lenieps me proposa de profiter
PARTIE II, LHT.E XII. (l 76/4) 4^
de la sensibilité qu'il raarquoit à nos soins, pour lai
insinuer quelques dispositions en notre laveur. Ah!
cherLenieps. lui dis-je, ne souillons pas par des idées
dintérêt les tristes mais sacrés devoirs que nous
rendons à notre ami mourant. J espère n être jamais
dans le testament de personne, et jamais du moins
dans celui d aucun de mes amis. Ce fut à peu près
dans ce même temps-ci, que milord maréchal me
parla du sien, de ce qu il avoit dessein d'y faire pour
moi, et que je lui fis la réponse dont j'ai parlé dans
ma première partie. *
Ma seconde perte, plus sensible encore et bien
plus irréparable, fut celle de la meilleure des femmes
et des mères, qui, déjà chargée d'ans et surchargée
d'infirmités et de misères, quitta cette vallée de lar-
mes pour passer dans le séjour des bons, oîi l'ai-
mable souvenir du bien qu'on a fait ici-bas en fait
l'éternelle récompense. Allez, arae douce et bienfai-
sante, auprès des Fénelon , des Bernex, des Catinat ,
et de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert
comme eux, leurs cœurs à la charité véritable; allez
goûter le fruit de la votre, et préparer à votre élève la
place qu il espère un jour occuper près de vous ! Heu-
reuse, dans vos infortunes, que le ciel en les terminant
vous ait épargné le cruel spectacle des siennes! Crai-
gnant de contrister son cœur par le récit de mes pre-
miers désastres, je ne lui a vois point écrit depuis mon
arrivée en Suisse; mais j écrivis à M. de Conzié pour
m'informer d'elle, et ce fut lui qui m'apprit qu'elle
avoit cessé de soulager ceux qui soulfroient, et de
* Livre II. ( Tom. I , p. 86. )
m. A
5o LES CONFESSIONS.
bouffrir elle-même. Bientôt je cesserai de souffrir aushi ;
mais si je croyois ne la pas revoir dans l'autre vie, ma
foible imagination se reluseroit à l idée du bonheur
parfait que je m'y promets.
Ma troisième perte et la dernière, car depuis lors
il ne m'est plus resté d'amis à perdre, fut celle de
milord maréchal. Il ne mourut pas; mais las de ser-
vir des infjrats, il quitta jNeuchâtel, et depuis lors je
ne l'ai pas revu. Il vit et me survivra, je l'espère : il
vît, et, grâces à lui, tous mes attachements ne sont
pas rompus sur la terre : il y reste encore un homme
digne de mon amitié; car son vrai prix est encore plus
dans celle qu'on sent que dans celle qu'on inspire :
mais j'ai perdu les douceurs que la sienne me prodi-
guoit, et je ne peux plus le mettre qu'au rang de ceux
quej aime encore, mais avec qui je n'ai plus de liaison.
Il alloit en Angleterre recevoir sa grâce du roi, et ra-
cheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous sépa-
râmes point sans des projets de léunion , qui parois-
soient presque aussi doux pour lui que pour moi. Il
vouloit se fixer à son château de Keith-Hall , près d A-
berdeen, et je devois m'y rendre auprès de lui ;• mais
ce projet me flattoit trop pour que j'en pusse espérer
le succès. Il ne refeta point en Ecosse. Les tendres sol-
licitations du roi de Prusse le rappelèrent à Berlin , et
l'on verra bientôt comment je fus empêché de l'y aller
joindre.
Avant son départ, prévoyant l'orage que l'on com-
mençoit à susciter contre moi, il m'envoya de son
propre mouvement des lettres denaturahté, qui sem-
bloient être une précaution très sure pom- qu on ne
» PARTIE II, LIVRE XII. (1764) 5Î
pût pas me chasser du pays. La communauté de
CoQvet dans le Val-de-Travers imita l'exemple du
(jouverneur, et me donna des lettres de communier
gratuites, comme les premières. Ainsi, devenu de
tout point citoyen du pays , j'étois à Tabri de toute ex-
pulsion légale, même de la part du prince : mais ce
n'a jamais été par des voies légitimes qu'on a pu per-
sécuter celui de tous les hommes qui a toujours le plus
respecté les lois.
Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes
que je fis en ce même temps, celle delabbé de Mablv.
Ayant demeuré chez son frère, j'avois eu quelques
liaisons avec lui, mais jamais bien infimes, et j'ai
queh|ue lieu de croire que ses sentiments à mon égard
avoient changé de nature depuis que j'avois acquis
plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publication
des Lettres de la montagne que j eus le premier signe
de sa mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans
Genève une lettre à madame .Saladin , qui lui étoit at-
tribuée, et dans laquelle il parloit de cet ouvrage,
comme des clameurs séditieuses d'un démagogue ef-
fréné. L'estime que j'avois pour l'abbé de Mably, et
le cas que je faisois de ses lumières , ne me permirent
pas un instant de croire que celte extravagante lettre
fut de lui. Je pris là-dessus le parti que m'inspira ma
franchise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en
l'avertissant qu'on la lui attribuoit. Il ne Ine fit aucune
réponse. Ce silence m'étonna : mais qu'on juge de ma
surprise, quand madame de Chenonceaux me manda
que la lettre étoit réellement de Tabbé , et que la mienne
l'avoit fort embarrassé. Car enfin, quand il aurôit
4-
52 LES COINFESSIONS.
eu raison, comment pouvoit-il excuser une démarche
éclatante et publique, faite de gaieté de cœur, sans
obligation, sans nécessité, à Tunique fin d'accabler au
plus fort de ses malheuis un homme auquel il avoit
toujours marqué de la bienveillance, et qui n'avoit
jamais démérité de lui? Quelque temps après paru-
rent les Dialogues de Phocion^ on je ne vis qu'une com-
pilation de mes écrits , faite sans retenue et sans honte.
Je sentis, à la lecture de ce livre, que l'auteur avoit
pris son parti à mon égard, et que je n'aurois point
désormais de pire ennemi. Je crois qu'il ne m'a par-
donné ni le Contrat social , trop au-dessus de ses forces,
ni la Paij»pci^étuelle ; et qu'il n'a voit paru désirer que
je fisse un extrait de l'abbé de Saint-Pierre, qu'en sup-
posant que je ne m'en tirerois pas si bien.
Plus j'avance dans mes récits , moins j'y puis mettre
d'ordre et de suite. L'agitation du reste de ma vie n'a
pas laissé aux événements le temps de s'arranger dans
ma tête. Ils ont été trop nombreux, trop mêlés, trop
désagréables , pourpouvoir être narrés sans confusion.
La seule impression forte qu'ils m'ont laissée est celle
de l'horrible mystère qui couvre leur cause, et de l'état
déplorable oii ils m ont réduit. Mon récit ne peut plus
marcher qu'à l'aventure, et selon que les idées me re-
viendront dans l'esprit; Je me rappelle que dans le
temps dont je parle, tout occupé de mes Confessions ,
j'en parlois très imprudemment à tout le monde,
n'imaginant pas même que personne eût intérêt, ni
volonté , ni pouvoir de mettre obstacle à cette entre-
prise : et quand je l'aurois cru, je n'en aurois guère
été plus discret, par limjjossibilité totale oii je suis
PAÎITIE II, LIVRE XII. (1764) 53
par mon naturel de tenir cache rien de ce que je sens
et de ce que je pense. Cette entreprise connue fut,
autant que j'en puis juger, la véritable canse de Torage
qu'on excita pour m'expulser de la Suisse, et me livrer
entre des mains qui m'empêchassent de l'exécuter.
J'en avois une autre qui n'étoit guère vue de meil-
leur œil par ceux qui craignoient la première ; c étoit
celle d'une édition générale de mes écrits. Cette édition
me paraissoit nécessaire pour constater ceux des livres
portantmon nom , qui étoientvéritablement de moi , et
mettre le public en état de les distinguer de ces écrits
pseudonymes que mes ennemis me prétoient pour me
décréditer et m'avilir. Outre cela, cette édition étoit un
moyen simple et honnête de m'assurer du pain: et
c'étoit le seul, puisque ayant renoncé à faire des li-
vres , mes Mémoires ne pouvant paroître de mon vi-
vant, ne gagnant pas un sol d'aucune autre manière
et dépensant toujours, je voyois la fin de mes ressou-
ces dans celle du produit de mes derniers écrits. Cette
raison m'avoit pressé de donner mon Dictionnaire de
Musique^ encore informe. Il m'avoit valu cent louis
comptant et cent écus de rente viagère, mais encore
devoit-on voir bientôt la fin de cent louis quand on en
dépensoit annuellement plus de soixante ; et cent écus
de rente étoient comme rien pour un homme sur qui
les quidams et les gueux venoient incessamment fon-
dre comme des étourneaux.
Il se présenta une compagnie de négociants de
Neuchâtel pour l'entreprise de mon édition générale ,
et un imprimeur ou libraire de Lyon, appelé Reguillat,
vint je ne sais comment se fourrer parmi eux pour la.
54 LES CONFESSIONS,
diriger. L'accord se fit sur un pied raisonnable et suf-^
fisant pour bien renipbr mon objet. J'avois, tant en
ouvraf^es imprimes qu'en pièces encore manuscrites,
de quoi fournir six volumes in-quarto; je m'engageai
de plus à veiller sur l'édition : au moyen de quoi , ils'
dévoient me faire une pension viagère de seize cents
livres de France et un présent de mille écus une fois
payés.
( 1765. ) — Le traité étoit conclu, non encore signé,
quand les Lettres écrites de la montagne parurent. La
teriible explosion qui se fit contre cet infernal ou-
vrage et contie son abominable auteur, épouvanta la
compagnie, et l'entreprise s'évanouit. Je comparois
1 ef let de ce dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la
musique fi^ançoise , si cette lettre, enm'attirantla haine
et m'exposant au péril, ne m'eût laissé du moins la
considération et l'estime. Mais après ce dernier ou-
vrage, on parut s'étonner à Genève et à Versailles,
qu on, laissât respirer un monstre tel que moi. Le pe-
tit Conseil, excité par le résident de France, et dirigé
par le procureur général, donna une déclaration sur
mon ouvrage, par laquelle, avec les qualifications les
plus atroces, il le déclare indigne d'être brûlé par le
bourreau, et ajoute avec une adresse qui tient du
burlesque, qu'on ne peut, sans se déshonorer, y ré-
pondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrois
pouvoir transcrire ici cette curieuse pièce; mais mal-
heureusement je ne l'ai pas et ne m'en souviens pas
d'un seul mot. Je désire ardemment que quelqu'un de
mes lecteurs, animé du zèle de la vérité et de l'équité,
veuille relire en en( icr les Lettres écrites de la montagne :
PARTIE II, LIVRE XII. (17G5) 55
il sentira, j'ose le dire, la stoïque modération qui
rè(jne dans cet ouvrage, après les sensibles et cruels
outrages dont on venoit à Tenvi d'accabler l'auteur.
Mais ne pouvant répondre aux injures, psrcequ'iln'y
en avoit point, ni aux raisons, parcequ'elles ctoient
sans réponse , ils prirent le parti de paroître trop cour-
roucés pour vouloir répondre; et il est vrai que s'ils
prenoientles arguments invincibles pour des injures^
ils devoijent se»tenir fort injuriés.
Les représentants, loin de faire aucune plainte sur
cette odieuse déclaration , suivirent la route qu'elle
leur traçoit; et, au lieu de faire trophée des Lettres de
la montagne , qu'ils voilèrent pour s'en faire un bou-
clier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni
justice à cet écrit fait pour leur défense et à leur solli-
citation, ni le citer, ni le nommer, quoiqu'ils en ti-
rassent tacitement tous leurs arguments , et que l'exac-
titude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel
finit cet ouvrage, ait été la seule cause de leur salut
et de leur victoire. Ils m'avoient imposé ce devoir; je
'avois rempli; j'avois jusqu'au bout servi la patrie et
leur cause. Je les priai d'abandonner la mienne et de
ne songer qu'à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent
au mot, et je ne me suis plus mêlé de leurs affaires
que pour les exhorter sans cesse à la- paix, ne doutant
pas que s'ils s'obstinoient, ils ne fussent écrasés par
la France. Gela n'est pas arrivé; j'en comprends la
raison , mais ce n'est pas ici le lieu de la dire.
L'effet des Lettres de la montagne , à Neuchâtel , fut
^J'abord très paisible. J'en envoyai un exemplaire à
M. de Montmollin; il le. reçut bien, et le lut sans obr
56 LES COiSFESSIONS.
jectioii. Il étoit malade, aussi bien que moi; il me vint
voir amicalement quand il fut rétabli, et ne me parla
de rien. Cependant la rumeur commençoit; on brûla
le livre je ne sais où *. De Genève, de Berne, et de
Versailles peut-être, le foyer de l'effervescence passa
bientôt à ÎNeuchâtel , et surtout dans le Val-de-Travers ,
où, avant même que la classe eût fait aucun mou-
vement apparent, on avoit commencé d'ameuter le
peuple par des pratiques souterraines. Je devois,
j'ose le dire, être aimé du peuple dans ce pays-là,
comme je l'ai été dans tous ceux où j ai vécu, versant
les aumônes à pleines mains, ne laissant sans assis-
tance aucun indigent autour de moi , ne refusant à
personne aucun service que je pusse rendre et qui fût
dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec
tout le monde, et me dérobant de tout mon pouvoir à
toute distinction qui pût exciter la jalousie. Tout cela
n'empêcha pas que la popidace, soulevée secrètement
je ne sais par qui, ne s'animât contre moi par degrés
jusqu'à la furem-, qu'elle ne m'insultât publiquement
en plein jour, non seulement dans la campagne et
dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui
j'avois fait le plus de bien étoient les plus acharnés; et
des gens mêpae, à qui je continuois d'en faire, n'osant
se montrer, excitoient les autres, et sembloient vou-
loir se venger ainsi de l'iiumilialion de mètre obligés.
MontmoUin paroissoit ne rien voir, et ne se montroit
pas encore; mais comme on approchoit d'un temps de
* A Paris, avec le Dictionnaire philosophirjue de Voltaire, et par
le même arrêt en date du 19 mars 1765. Cet arrct est rapporte touî
entier dans l'cdition de Poinoot, tom, XIV.
PARTIE II , LIVRE XII. ( I 766) S'y
communion, il vint chez moi pour me conseiller de
m'ahstenir de m'y présenter; m'assurant que du reste
il ne m'en vouloit point, et qu'il me laisseroit tran-
quille. Je trouvai le compliment bizarre; il me rap-
peloit la lettre de madame de Boufflers, et je ne pou-
vois concevoir à qui donc il importoit si fort que je
communiasse ou non. Comme je regardois cette con-
descendance de ma part comme un acte de lâcheté,
et que d'ailleurs je ne voulois pas donner au peuple ce
nouveau prétexte de crier à l'impie, je refusai net le
ministre; et il s en retourna mécontent, me faisant
entendre que je m'en repentirois.
Il ne pouvoit pas m'interdire la communion de sa
seule autorité : il falloit celle du consistoire qui m'avoit
admis; et tant que le consistoire n'avoit rien dit, je
pouvois me présenter hardiment, sans crainte de
refus. Montmollin se fit donner par la classe la com-
mission de me citer au consistoire pour y rendre
compte de ma foi, et de m'excommunier en cas de
refus. Cette excommunication ne pouvoit non plus se
faire que par le consistoire et à la pluralité des voix.
Mais les paysans qui, sous le nom d'anciens, com-
posoient cette assemblée , présidés et , comme on com-
prend bien, gouvernés par leur ministre, ne dévoient
pas naturellement être d'un autre avis, que le sien,
principalement sur des matières théologiques, qu'ils
entendoient encore moins que lui. Je fus donc cité, et
je résolus de comparoître.
Quelle circonstance heureuse, et quel triomphe
pour moi, si j'avois su parler, et que j'eusse eu, pour
ainsi dire, ma plume dans ma bouche! Avec quelle
58 LES CONFESSIONS.
supériorité, avGC quelle facilité j'aurois terrassé ce
pauvre ministre au milieu de ses six paysans! L'avi-
dité de dominer ayant fait oublier au clergé protes-
tmt tous les principes de la réformation, je n'avois,
pour Ty rappeler et le réduire au silence, qu'à com-
menter mes premières Letlres de la montagne, sur les-
quelles ils avoient la bêtise de m'épiloguer. Mon texte
ctoit tout foit , je n'avois qu'à l'étendre , et mon homme
étoit confondu. Je n'aurois pas été assez sot pour me
tenir sur la défensive; il m'étoit aisé de devenir agres-
seur sans mérjîe qu'il s'en aperçût, ou qu'il pût s'en
garantir. Les prestolets de la classe, non moins
étourdis qu'ignorants, m'avoient mis eux-mêmes dans
la position la plus heureuse que j'aurois pu désirer ^
pour les écraser à plaisir. Mais quoi! il falloit parler,
et parler sur-le-champ , trouver les idées , les tours , les
mots au moment du besoin, avoir toujours 'l'esprit
présent, être toujours de sang froid, ne jamais me
troubler un moment. Que pouvois-je espérer de moi ,
qui sentois si bien mon inaptitude à m'exprimer im-
promptu? J'avois été réduit au silence le plus humi-
liant à Genève, devant une assemblée toute en ma
faveur, et déjà résolue à tout approuver. Ici, c'étoit
tout le contraire : j'avois affaire à un tracassier, qui
mcttoitrastuce à la place du savoir, qui me tendroit
cent pièges avant que j'en aperçusse un, et tout dé-
terminé à me prendre en faute à quelque prix que ce
fût. Plus j'examinai cette position, plus elle me parut
périlleuse; et sentant l'impossibilité de m'en tirer
avec succès, j'imaginai un autre expédient. Je méditai
un discours à prononcer devant le consistoire, pour
PARTIE II, LIVRE XII. (l'/65) 5^
le récuser et me dispenser de répondre. La chose
étoit très facile : j'écrivis ce discours, et je me mis à
l'étudier par cœur avec une ardeur sans égale. Thé-
rèse se moquoit de moi, en m'entendant marmotter
et répéter incessamment les mêmes phrases, pour
tâcher de les fourrer dans ma tête. J'espérois tenir
enfiiî mon discours; je savois que le châtelain, comme
officier du prince, assisteroit au consistoire; que mal
grêles manoeuvres et les bouteilles de Montmollin,
la plupart des anciens étoient bien disposés pour moi :
j'avois en ma faveur, la raison, la vérité, la justice, la
protection du roi , lautorité du conseil d'état , les
vœux de tous les bons patriotes qu'intéressoit l'éta-
blissement de cette inquisition; tout contribuoit à
m'encourager.
La veille du jour marqué, je savois mon discours
par cœur; je le récitai sans faute. Je le remémorai
toute la nuit dans ma tête; le matin je ne le savois
plus; j hésite à chaque mot, je me crois déjà dans
lillustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma
tête se perd; enfin, presque au moment d'aller, le
courage me manque totalement; je reste chez moi, et
je prends le parti d écrire au consistoire *, en disant
mes raisons à la hâte, et prétextant mes incommc-
thtés qui véritablement, dans l'état où j'étois alors,
m'auroient difficilement laissé soutenir la séance
entière.
te ministre embarrassé de ma lettre, remit l'affaire
à une autre séance. Dans lintervalle, il se donna par
lui-même et par ses créatures mille mouvements pour
* Lr ag mars. Voyez la Correspondance.
6o LES CONFESSIONS,
séduire ceux des anciens qui, suivant les inspirations
de leur conscience plutôt que les siennes, n'opinoient
pas au gré de la classe et au sien. Quelque puissants
que ses arguments tirés de sa cave dussent être sur
ces sortes de gens, il n'en put gagner aucun autre que
les deux ou trois qui lui étoient déjà dévoués, et
qu'on appeloit sésames damnées. L'officier du prince
et le colonel Pury, qui se porta dans cette affaire
avec beaucoup de zélé, maintinrent les autres dans
leur devoir; et quand ce Montmollin voulut procéder
à Texcommunication , son consistoire à la pluralité
des voix le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier
expédient d'ameuter la populace, il se mit avec ses
confrères et d'autres gens à y travailler ouvertement
et avec un tel succès, que malgré les forts et fréquents
rescrits du roi , malgré tous les ordres du conseil
d'état, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne
pas exposer Tofficicr du prince à s'y faire assassiner
lui-même en me défendant.
Je n'ai qu'un souvenir si confus de toute cette
affaire, qu'il m'est impossible de mettre aucun ordre,
aucune liaison dans les idées qui m'en reviennent, et
que je ne les puis rendre qu'éparses et isolées , comme
elles se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu'i"!
y avoit eu avec la classe quelque espèce de négo-
ciation, dont Montmollin avoit été l'entremetteur. Il
avoit feint qu'on craignoit que par mes écrits je ne
troublasse le repos du pays , à qui l'on s'en prendroit
de ma liberté d'écrire. Il m'avoit fait entendre que, si
je m'engageois à quitter la plume, on seroit coulant
sur le passé. J'avois déjà pris cet engagement avec
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 6V
moi-même; je ne balançai point à le prendre avec la
classe, mais conditionnel, et seulement quant aux
matières de religion. Il trouva le moyen d'avoir cet
écrit à double, sur quelque changement quil exigea.
La condition ayant été rejetée par la classe, je rede-
mandai mon écrit: il me rentlit un des doubles et
garda Tautre, prétextant qu'il l'avoit égaré. Après
cela, le peuple ouvertement excité par les ministres se
moqua des rescrits du roi, des ordres du conseil
d'état, et ne connut plus de frein. Je fus prêché en
chaire, nommé l'Antéchrist, et poursuivi dans la
campagne comme un loup-garou. Mon habit d'Armé-
nien servoit de renseignement à la populace : j'en
sentois cruellement 1 inconvénient; mais le quitter
dans ces circonstances me sembloit une lâcheté. Je ne
pus m'y résoudre, et je me promenois tranquillement
dans le pays avec mon caffetan et mon bonnet fourré,
entouré des huées de la canaille et quelquefois de
ses cailloux. Plusieurs fois en passant devant des
maisons, j'entendois dire à ceux qui les habitoient :
Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus. Je n'en
allois pas plus vite : ils n'en étoient que plus furieux;
mais ils s en tinrent toujours aux menaces, du moins
pour l'article des armes à feu.
Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas
d'avoir deux fort grands plaisirs auxquels je fus bien
sensible. Le premier fut de pouvoir faire un acte de
reconnoissance par le canal de milord maréchal.
Tous les honnêtes gens de Neuchâtel , indignés des
traitements que j'essuyois et des manœuvres dont
j'étois la victime, avoientles ministres en exécration,
62 LES COINI'ESSIOINS.
sentant bien qu'ils suivoient des impulsions étrangè-
res et qu'ils n'étoient que les satellites d'autres gens
qui se cachoieut en les faisant agir, et craignant que
mon exemple ne liràt à conséquence pour l'établis-
sement d'une véritable inquisition. Les magistrats, et
surtout M. Meuron qui avoit succédé à M. d'ivernois
dans la charge de procureur-général, faisoient tous
leurs efforts pour me défendre. -Le colonel Pury,
quoique simple particulier, en fit davantage et réussit
mieux. Ce fut lui qui trouva le moyen de faire bou-
quer MontmoUin dans son consistoire en retenant
les anciens dans leur devoir. Comme il avoit du crédit,
il l'employa tant qu'il put pour arrêter la sédition ^
mais il n avoit que l'autorité des lois, de la justice et
de la raison à opposer à celle de l'argent et du vin.
La partie nétoit pas égale, et dans ce point Mont-
moUin triompha de lui. Cependant , sensible à ses
soins et à son zélé, j'aurois voulu pouvoir lui rendre
bon office pour bon office, et pouvoir m'acquitter
avec lui de quelque façon. Je savois qu'il convoitoit
fort une place de conseiller d état ; mais s'étant mal
conduit au gré de la cour dans l'affaire du ministre
Peîitpierre, il éioit en disgrâce auprès du prince et
du gouverneur. Je risquai pourtant d'écrire en sa fa-
veur à milord maréchal ; j'osai même parler de lem-
ploi qu il desiroit, et si heureusement que, contre
rt\Jtente, de tout le monde, il lui fut presque aussitôt
conféré par le roi. Cest ainsi que le sort, qui m'a
toujours mis en même temps trop haut et trop bas,
çontinuoit à me ballotter dune extrémité àlautrc;
PARTIE II, LIVRE XII. (ijT^S) 63
et tandis que la populace me couvroit de fange je fai-
sois un conseiller d'état.
Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me
faire madame de Verdelin avec sa fille, qu'elle avoit
menée aux bains de Bourbonne, d'où elle poussa jus-
qu'à Motiers , et logea chez moi deux ou trois jours,
A force d'attentions et de soins, elle avoit enfin sur-
monté ma longue répugnance ; et mon cœur, vaincu
par ses caresses, lui rendoit toute l'amitié qu'elle
m'avoit si long-temps témoignée. Je fus touché de ce
voyage, surtout dans la circonstance où je me trou-
vois , et où j'avois grand besoin , pour soutenir mon
couiage, des consolations de l'amitié. Je craignois
qu'elle ne s affectât des insultes que je recevois de la
populace, et j'aurois voulu lui en dérober le spectacle
pour ne pas contrister son cœur : mais cela ne me fut
pas possible; et quoique sa présence contînt un peu
les insolents dans nos promenades, elle en vit assez
pour juger de ce qui se passoit dans les autres temps.
Ce fut même durant son séjour chez moi que je com j
mençai d'être attaqué de nuit dans ma propre habi-
tation. Sa femme de chambre trouva ma fenêtre cou '
verte un matin des pierres qu'on y avoit jetées pen-
dant la nuit. Un banc très massif, qui étoit dans la
rue à côté de ma porte et fortement attaché, fut dé
taché, enlevé et posé debout contre la porte, de sorte
que, si i on ne s'en fût aperçu, le premier qui , pour
sortir, auroit ouvert la porte d'entrée, devoit natu-
rellement être assommé. Madame de Verdelin n'igno-
roit rien de ce qui se passoit; car, outre ce qu'elle
64 I^ES COINFESSIOINS.
voyoit elle-même , son domestique, homme de con-
fiance, étoit très répandu dans le village, y accostoit
tout le monde, et on le vit même en conférence avec
MontmoUin. Cependant elle ne parut faire aucune
attention à rien de ce qui m'arrivoit , ne me parla ni
de MontmoUin, ni de personne, et répondit peu de
chose à ce que je lui en dis quelquefois. Seulement
paroissant persuadée que le séjour de l'Angleterre
me convenoit plus qu'aucun autre, elle me parla
beaucoup de M. Hume qui étoit ^lors à Paris, de son
amitié pour moi, du désir qu'il avoit de métré utile
dans son pays. Il est temps de dire quelque chose de
M. Hume.
Il s'étoit acquis une grande réputation en France,
et surtout parmi les encyclopédistes , par ses traités
de commerce et de politique, et en dernier lieu par
son histoire de la maison Stuart, le seul de ses
écrits dont j'avois lu quelque chose dans la traduc-
tion de l'abbé Prévôt. Faute d'avoir lu ses autres ou-
vrages, j'étois persuadé , sur ce qu'on m'a voit dit de
lui , que M. Hume associoit une ame très républicaine
aux paradoxes anglois en faveur du luxe. Sur cette opi-
nion , je regardois toute son apologie de Charles I",
comme un prodige d impartialité, et j'avois une aussi
grande idée de sa vertu que de son génie. Le désir de
connoitre cet homme rare et d obtenir son amitié,
avoit beaucoup augmenté les tentations dé passer en
Angleterre que me donnoient les sollicitations de ma-
dame de Boufflers, intime amie de M. Hume. Arrivé
en Suisse, j'y reçus de lui , par la voie de cette dame,
une lettre extrêmement flatteuse, dans laquelle, aux
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 65
plus grandes louanges sur mon génie , il joignoit la
pressante invitation de passer en Angleterre, et Toffre
de tout son crédit et de tous ses amis pour m'en ren-
dre le séjour agréable. Je trouvai sur les lieux milord
maréchal, le compatriote et l'ami de M. Hume, qui
me confirma tout le bien que j'en pensois, etquim'ap-
prit même à son sujet une anecdote littéraire qui
l'avoit beaucoup frappé , et qui me frappa de même.
Vallace, qui avoit écrit contre Hiftne au sujet de la
population des anciens , étoit absent tandis qu'on im-
primoit son ouvrage. Hume se chargea de revoir les
épreuves et de veiller à l'édition. Cette conduite étoit
dans mon tour d'esprit. C'est ainsi que j'avois débité
des copies, à six sols pièce, d'une chanson qu'on
avoit faite contre moi. J avois donc toute sorte de
préjugés en faveur de Hume, quand madame de Ver-
delin vint me parler vivement de l'amitié qu'il disoit
avoir pour moi, et de son empressement à me faire
les honneurs de fAngleterre ; car c est ainsi qu'elle
s'exprimoit. Elle me pressa beaucoup de profiter de
ce zèle, et d'écrire à M. Hume. Comme je n'avois pas
naturellement de penchant pour l'Angleterre, et que
je ne voulois prendre ce parti qu à l'extrémité , je re-
fusai d'écrire et de promettre ; mais je la laissai la
maîtresse de faire tout ce qu'elle jugeroit à propos
pour maintenir M. Hume dans ses bonnes disposi-
tions. En quittant Mo tiers , elle me laissa persuadé,
par tout ce qu'elle m'avoit dit de cet homme illustre,
qu'il étoit de mes amis , et qu'elle étoit encore plus de
ses amies.
Après son départ , Montmollin poussa ses manœu-
III. 5
66 LES CO^FESSIOINS.
vres, et la populace ne connut plus de frein *. Je con-
tinuois cependant à me promener tranquillement au
milieu des huées ; et le goût de la botanique , que j'avois
commencé de prendre auprès du docteur dlvernois ,
donnant un nouvel intérêt à mes promenades, me
faisoit parcourir le pays en herborisant, sans m'é-
mouvoir des clameurs de toute cette canaille , dont ce
sang froid ne faisoit qu'irriter la fureur. Une des
choses qui m'affectèrent le plus fut de voiries familles
de mes amis ' , ou des gens qui portoient ce nom ,
entrer assez ouvertement dans la ligue de mes per-
sécuteurs; comme les divernois, sans en excepter
même le père et le frère de mon Isabelle , Boy de la
Tour, parent de l'amie chez qui j etois logé , et madame
Girardier, sa belle-sœur. Ce Pierre Boy étoit si butor,
* Dans une longue lettre adressée à du Peyrou le 8 août lyôS,
écrite exprès pour être rendue publique et qui le fut effectivement
bientôt après', Rousseau retrace en détail l'historique de ses rela-
tions avec le pasteur de Motiers , et fait plus particulièrement con-
noitre le caractère de cet homme et l'injustice de ses procédés envers
Ijii. Voyez la Correspondance.
' Cette fatalité avoil commencé dès mon séjour à Yverdun : car
le banneret Roguin étant mort un an ou deux après mon départ de
cette ville, le vieux papa Roguin eut la bonne foi de me marquer,
avec douleur, qu'on avoit trouvé dans les papiers de son parent,
des preuves qu'il étoit entré dans le complot pour m'expulser
d'Yverdun et de l'état de Berne. Cela prouvoit bien clairement que
ce complot n'étoit pas, comme on vouloit le faire croire, One
affaire de cagotisme , puisque le banneret Roguin , loin d'être un
dévot, poussoit le matérialisme et l'incrédulité jusqu'à l'intolérance
et au fanatisme. Au reste , personne à Yverdun ne s'étoit si fort
emparé de moi, ne m' avoit tant prodigué de caresses, de louanges
et de flatterie, que ledit banneret. Il suivoit fidèlement le plsii
ttliéri de mes persécuteiu».
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 6-
si bête, et se comporta si brutalement que, pour ne
pas me mettre en colère, je me permis de le plaisanter;
et je fis, dans le goût du petit Propbéte, une petite
brochure de quelques pages, intitulée, la Vision à p,
Pierre de la montagne , dit le Voyant, dans laquelle je
trouvai le moyen de tirer assez plaisamment sur les
miracles qui faisoient alors le grand prétexte de ma
persécution. Du Peyrou fit imprimer à Genève ce chif-
fon , qui n'eut dans le pays qu'un succès médiocre ; les
ISenchàtelois, avec tout leur esprit, ne sentant guère
le sel attique ni la plaisanterie, sitôt quelle est un
peu fine.
Je mis un peu plus de soin à un autre écrit du même
temps, dont on trouvera le manuscrit parmi mes pa-
piers, et dont il faut dire ici le sujet.
Dans lâ plus grande fureur des décrets et de la per-
sécution , les Genevois s'étoient particulièrement si-
gnalés, en criant haro de toute leur force; et mon
ami Vernes entre autres, avec une générosité vrai-
ment théologique, choisit précisément ce temps-là
pour publier contre moi des lettres où il prétendoit
prouver que je nétois pas chrétien. Ces lettres, écrites
avec un ton de suffisance , n en étoient pas meilleures ,
quoiqu'on ctssurât que le naturaliste Bonnet y avoit
mis la main : car ledit Bonnet, quoique matérialiste ,
ne laisse pas d'être d'une orthodoxie très intolérante,
sitôt qu il s'agit de moi. Je ne fus assurément pas
tenté de répondre à cet ouvrage; mais l'occasion
s'étant présentée d'en dire un mot dans les Lettres de
la mo7itagne ^ j'y insérai une petite note assez dédai-
gneuse, qui mit Vernes en fureur. Il remplit Genève
5.
()S LES CONFESSIONS,
des cris de sa rage , et d'Ivernois me marqua qu'il ne
se poâsédoit pas. Quelque temps après parut une
feuille anonyme, qui sembloit écrite, au lieu d'encre,
avec Teau du Phlégéton. On m'accusoit, dans cette
lettre, d'avoir exposé mes enfants dans les rues, de
traîner après moi une coureuse de corps-de-garde ,
d'être usé de débauche, pouri de vérole, et d'autres
gentillesses semblables. Il ne me fut pas difficile de
reconnoître mon homme. Ma première idée, à la lec-
ture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix tout ce
qu on appelle renommée et réputation parmi les
hommes , en voyant traiter de coureur de bordel un
homme qui n'y fut de sa vie, et dont le plus grand
défaut fut toujours d'être timide et honteux comme
une vierge, et en me voyant passer pour être pouri
de vérole, moi qui non seulement n'eus de mes jours
la moindre atteinte d'aucun mal de cette espèce, mais
que des gens de 1 art ont même cru conformé de ma-
nière à n'en pouvoir contracter. Tout bien pesé , je
crus ne pouvoir mieux réfuter ce libelle qu'en le faisant
imprimer dans la ville oùj avois le plus vécu; et je
l'envoyai à Duchesne pour le faire imprimer tel qu'il
étoit, avec un avertissement où je nommois M. Ver-
nes , et quelques courtes notes pour l'éclaircissement
des faits. Non content d'avoir fait imprimer cette
feuille, je l'envoyai à plusieurs personnes, et entre
autres à M. le prince Louis de Wirtemberg, qui
m'avoit fait des avances très honnêtes , et avec lequel
j'étois alors en correspondance. Ce prince , du Pey-
rou, et d'autres, parurent douter que Vernes fût l'au-
teur du libelle , et me blâmèrent de l'avoir nommé
PARTIE II, LIVRE XII. (1763) 6g
trop légèrement. Sur leurs représentations , le scru-
pule me prit, et j'écrivis à Duchesne de supprimer
cette feuille. Guv m'écrivit lavoir supprimée; je ne
sais pas s il la fait; je lai trouvé menteur en tant
d'occasions, que celle-là de plus ne seroit pas une
merveille; et dès-lors j'étois enveloppé de ces pro-
fondes ténèbres, à travers lesquelles il m'est impos-
sible de pénétrer aucune sorte de vérité. *
M. Vernes supporta cette imputation avec une mo-
dération plus qu'étonnante dans un homme qui ne
l'auroitpas méritée, après la fureur qu il avoit montrée
auparavant. Il m'écrivit deux ou trois lettres très me-
surées , dont le but me parut être de tâcher de péné-
trer, par mes réponses, à qitel point j'étois instririt,
et si j'avois quelque preuve contre lui. Je lui fis deux
réponses courtes, sèches, dures dans le sens, mais
sans malhonnêteté dans les termes , et dont il ne se
fâcha point. A sa troisième lettre, voyant qu'il vouloit
lier une espèce de correspondance, je ne répondis
plus : il me fit parler par d'Ivernoîs. Madame Cramer
* Le libelle (huit pages in-S" sans date ) dont il s'agit ici, a pour
litre, Sentiment des citoyens, et a été réimprimé à Paris sous celui
de Réponse aux Lettres de la montagne. Ce libelle que Ginguené
n'hésite pas à qualifier d'exécrable ., est de Voltaire , il faut le dire.
Il ne fait pas partie de la collection de ses OEuvres " ; mais, outre
que Voltaire ne l'a pas désavoué, un certificat de M. Wagnière ,
son secrétaire , a mis la chose hors de doute. Le Sentiment des ci-
toyens a été inséré avec les notes de Rousseau et sa lettre d'envoi
auUbraire Duchesne, dans le troisième volume du Supplément aux
OEuvres de Rousseau, édition de Genève, 1782.
'* Depuis la rédaction de cette note , ce hbelle de Voltaire a été
inséré dans l'édition de 31. Reuouard et dans la mienne.
E. A. L.
-O LES CONFESSIONS,
écrivit à du IVyrou qu'elle étoit sûre que le libelle
n'étoit pas de Vernes. Tout cela n'ébranla point ma
persuasion ; mais comme enfin je pouvois me tromper ,
et qu'en ce cas je devois à Vernes une réparation au-
thentique , je lui fis dire par dlvernois que je la lui
ferois telle qu'il en seroit content , s'il pouvoit m'in-
diquer le véritable auteur du libelle, ou me prouver
du moins qu'il ne l'étoit pas. Je fis plus : sentant bien
qu'après tout, s'il n'étoit pas coupable , jen'avois pas
droit d'exiger qu'il me prouvât rien, je pris le parti
d'écrire, dans un Mémoire assez ample, les raisons
de ma persuasion, et de les soumettre au jugement
d'un arbitre que Vernes ne pût récuser. On ne devi-
nepoit pas quel fut cet arbitre que je choisis : le conseil
de Genève. Je déclarai à la fin du Mémoire que si,
après l'avoir examiné et fait les perquisitions qu'il ju-
geroit nécessaires, et qu'il ctoit bien à portée défaire
avec succès, le conseil prononçoit que M. Vernes
n'étoit pas l'auteur du libelle, dès l'instant je cesserois
sincèrement de croire qu'il l'est, je partirois pour
m'aller jeter à ses pieds, et lui demander pardon jus-
qu'à ce que je l'eusse obtenu. J'ose le dire, jamais
mon zélé ardent pour l'équité, jamais la droiture, la
générosité de mon ame, jamais ma confiance dans cet
amour de la justice, inné dans tous les cœurs, ne se
montrèrent plus pleinement, plus sensiblement que
dans ce sage et touchant Mémoire , où je prenois sans
hésiter mes plus implacables ennemis pour arbitres
entre le calomniateur et moi. Je lus cet écrit à du
Peyrou : il fut d'avis de le supprimer, et je le suppri-
mai. Il me conseilla d'attendre les preuves que Vernes
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 71
j)romettoit. Je les attendis, et je les attends encore: il
ine conseilla de me taire en attendant; je me tus, et
me tairai le reste de ma vie, blâmé d'avoir chargé
Vernes d'une imputation grave, fausse et sans preuve ,
quoique je reste intérieurement persuadé , convaincu ,
comme de«ma propre existence, qu'il est l'auteur du
libelle. Mon Mémoire est entre les mains de M. du
Peyrou. Si jamais il voit le jour, on y trouvera mes
raisons, et l'on y connoîtra, je l'espère, lame de Jean-
Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu
connoître. '
Il est temps d'en venir à ma catastrophe de Mo-
tiers, et à mon départ du Val-de-Travers, après deux
ans et demi de séjour, et huit mois d'une constance
inébranlable à souffrir les plus indignes traitements. Il
m'est impossible de me rappeler nettement les détails
de cette désagréable époque; mais on les trouvera
' Ce passage des Confessions m'a fait une nécessité indispens^le
de publier ce Mémoire. On le trouvera donc ci-après, et, comme
l'équité le prescrivoit, avec des notes fournies par M. Vernes pour
sa défense. [Note de du Peyrou. ) *
' Par cette note et par le passage des Confessions auquel elle s'applique ,
du l'eyrou est sufBsaiiioient justifie du reproche que Ginguené lui fait,
d'avoir publié le Mémoire dont il s'agit. On le trouvera dans le seizième
volume de cette édition, sous le titre de Déclaiatiun relative à M. Vernes.
AtPteste la faute de Rousseau , dit avec raison Ginguené , " se réduit à avoir
«injustement soupçonné M. Vernes d'être l'auteur d'un libelle composé par
« Voltaire. La faute de M. Vernes est de n'avoir point , du vivant de Rous-
«seau, répondu avec assez de franchise et de netteté à cette accusation, et
« surtout d'avoir donné lieu au soupt^on, en publiant quelque temps aupa-
«ravant, dans un pays chrétien et intolérant, un ouvrage où il prétendoit
« prouver que son ami Rousseaij n'étoit pas chrétien. » ( LeUri'T xnr Ifs Coi\-
fessions , note 8. )
72 LES CONFESSIONS.
daus la relation qu'en, publia du Peyrou , et dont
j'aurai à parler dans la suite.
Depuis le départ de madame de Yerdelin , la fer-
mentation devenoit plus vive; et, malgré les rescrits
réitérés du roi, malgré les ordres fréquents du conseil
d'état, malgré les soins du châtelain et dcs^ magistrats
du lieu, le peuple me regardant tout de bon comme
l'Antéchrist, et voyant toutes ses clameurs inutiles,
parut enfin vouloir en venir aux voies de fait; déjà
dans les chemins les cailloux commençoient à rouler
auprès de moi, lancés cependant encore d'un peu
trop loin j)our pouvoir m'atteindre. Enfin la nuit de
la foire de Motiers, qui est au commencement de
septembre , je fus attaqué dans ma demeure , de
manière à mettre en danger la vie de ceux qui l'habi-
toient.
A minuit, j'entendis un grand bruit dans la galerie
qui régnoit sur le derrière de la maison. Une grêle de
cailloux, lancés contre la fenêtre et la porte qui don-
noient sur cette galerie, y tombèrent avec tant de
fracas, que mon chien, qui couchoit dans la galerie,
et qui atoit commencé par aboyer, se tut de frayeur,
et se sauva dans un coin, rongeant et grattant les
planches pour tàchej- de fuir. Je me lève au bruit;
j'dllois sortir de ma chambre pour passer dans da
cuisine, quand un caillou lancé d'une main vigou-
reuse traversa la cuisine après en avoir cassé la
fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre et tomber
au pied de mon lit; de soite que si je m'ctois pressé
d'une seconde j'avois le caillou dans l'estomac. Je
jugeai que le bruit avoit été fait pour m'attirer, et le
PARTIE 11, LIVRE XII. (1765) 78
caillou lancé pour m'accueillir à ma sortie. Jo saute
dans la cuisine. Je trouve Thérèse , qui s'ëtoit aussi
levée, et qui toute tremblante accouroit à moi. Nous
nous rangeons contre un mur, hors de la direction de
la fenêtre, pour éviter l'atteinte des pierres, et déli-
bérer sur ce que nous avions à faire : car sortir poiu*
appeler du secours, étoit le moyen de nous faire as-
sommer. Heureusement, la servante d'un vieux bon-
homme qui logeoit au-dessous de moi se leva au bruit,
et courut appeler M. le châtelain, dont nous étions
porte à porte. Il saute de son lit, prend sa robe de
chambre à la hâte , et vient à l'instant avec la garde ,
qui, à cause de la foire, faisoit la ronde cette nuit-là,
et se trouva tout à portée. Le châtelain vit le dégât
avec un tel effroi, qu il en pâlit; et; à la vue des cail-
loux dont la galerie étoit pleine, il s'écria : Mon dieu!
c'est une carrière ! En visitant le bas , on trouva que
la porte d'une petite cour a voit été forcée, et qu'on
avoit tenté de pénétrer dans la maison par la galerie.
En recherchant pourquoi la garde n'avoit point aperçu
ou empêché le désordre, il se trouva que ceux de Mo-
tiers s'étoient obstinés à vouloir faire cette garde hors
de leur rang, quoique ce fût le tour d un autre village.
Le lendemain, le châtelain envoya son rapport au
conseil d'état, qui deux jours après lui envoya l'ordre
d'informer sur cette affaire, de promettre une recom-
pose et le secret à ceux qui dénonceroient les cou-
pables, et de mettre en attendant, aux frais du prince,
d^s gardes à ma maison et à celle du châtelain qui
la touchoit. Le lendemain, le colonel Pury, le pro-
cureur-général Meuron, le châtelain Martinet, le re-
74 LES CONFESSIONS.
ceveurGuyenet, le trésorier d'Ivernois et son père,
en un mot tout ce qu'il y avoit de gens distinjj[ués dans
le pays, vinrent ine voir, et réunirent leurs sollici-
tations pour m'engager à céder à l'orage, et à sortir
au moins pour un temps d'une paroisse où je ne pou-
vois plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je m'aperçus
même que le châtelain , effrayé des fureurs de ce
peuple forcené, et craignant qu'elles ne s'étendissent
jusqu'à lui, auroit été bien aise de m'en voir partir au
plus vite, pour n'avoir plus l'embarras de m'y pro-
téger, et pouvoir le quitter lui-même, comme il fit
après mon départ. Je cédai donc, et même avec peu
de peine; car le spectacle de la haine du peuple me
causoit un déchirement de cœur que je ne pouvois
plus supporter *". •
* Cette lapidation dont Rousseau fait un récit tellement détaillé
qu'on ne peut supposer qu'il en ait imaginé à plaisir toutes les cir-
«:onstances, a cependant été révoquée en doute, et ceux qui en
contestent la réalité ont aussi des titres à la confiance du lecteur.
M. Servan dit tenir d'un homme digne de foi ^ qui fit le lendemain
même une visite à Rousseau, que les trous fqits à la fenêtre par les
cailloux trouvés dans la chambre étoient plus petits (jue ces cailloux
mêmes, et il ne voit là qu'une ruse de la gouvernante de Rousseau
pour décider son maître à quitter un pays où elle s'ennuyoit. Le
témoignage sur lequel M. S«rvan s'appuie seroit en lui-même peu
à considérer sans doute ; mais il est confirmé par un autre qui ne
semble pas susceptible d'être contesté , c'est celui du comte d'Es-
cherny dont nous avons indiqué l'ouvrage dans une note précé-
dente, page 38. Il résidoit alors à Motiers, et a pu mieux qu\in
autre s'assurer de la vérité des faits ;. or voici comme il s'exprime :
« Il y avoit long-temps ( tom. III, p. 35) que Rousseau vouloit
« quitter Motiers. Les rapports vrais ou controuvés de mademoi-
« selle Le Vasseur de tous les propos tenus sur son compte ou sur
« celui de son maître par les commères du voisinage, les plainte?
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) ']S
J'avois plus d'une retraite à choisir. Depuis le re-
tour de madame de Verdelin à Paris, elle m'avoit
parlé dans plusieurs lettres d'un M. Walpole qu elle
"fie quelques avanies, auxquelles elle donnoit lieu par son ex-
" trême intempérance de langue, entroient dans ce dégoût dont
« cependant la principale cause étoit le besoin du changement. »
D'Escherny va plus loin encore, et rendant en quelque sorte Rous-
seau complice de sa gouvernante, il lui suppose le désir de paroî-
tre chassé avec éclat d'un pays qu'il vouloit quitter. « Il s'agissoit
"(p. i54) de faire du départ de Rousseau un événement, de lui
« donner l'apparence d'une fuite qui put devenir célèbre, faire
" époque Cet événement s'est réduit à une vitre cassée pcndani
« la nuit par une pierre lancée à dessein ou sans dessein. »
Remarquons d'abord que du Peyrou dans la dernière des trois
lettres apologétiques publiées par lui, et dont nous parlerons en
leur lieu, met au inoins hors de doute, par les tiiits positifs que
celte lettre contient, l'existence d'une attaque nocturne contre la
maison que Rousseau habitoit et où sa sûreté a pu être réellement
compromise. D'un .autre côté considérons que cette sûreté lui étoit
garantie par un arrêt du conseil d'état et par deux rescrits du roi
de Prusse. Du Peyrou les rapporte textuellement à l'appui de sa
seconde lettre. Il étoit donc de l'intérêt des autorités locales de
démentir un fait qui les exposoit au reproche d'une négligence et
même d'une connivence coupable aussi contraire aux lois fonda-
mentales du pays qu'aux ordres formels du souverain, et il est
très vraisemblable que dans cette vue tout a été fait par elles pour
donner le change à l'opinion. Gela posé, on peut convenir que
Rousseau, dupe de beaucoup d'apparences, trompé d'unepartpar
sa gouvernante, de l'autre disposé à tout admettre en ce genre par
ce besoin de changer de lieu qu'il éprouvoit habituellement et dont
lui-même convient franchement quelque part (Lettre à du Peyrou
du 24 janvier 1765), peut-être enfin cédant aussi à cette foiblesse
relevée par d'Escherny, de vouloir /air^ de son départ un événe-
ment, une époque célèbre , s'est exagéré à lui-même le péril qu'il a
couru, et a fait de bonne foi passer cette exagération dans son
récit. Mais il n'en restera pas moins prouvé que des violences plus
ou iiioius graves ont eu lieu cette nuit-là par le fait de la populace
7^ LES CONFESSIONS,
appeloit railord, lequel, pris d'un grand zèle en ma
faveur, me proposoit, dans une de ses terres, un asile
dont elle me faisoit les descriptions les plus agréa-
cxcitee contre lui, et que tout lui a fait une loi de s'y dérober par
un prompt départ dont son imagination a fait naturellement une
fuite, effet nécessaire d'une lapidation.
Parmi les faits et documents f»ersonnels à Rousseau et plus ou
moins curieux qu'offre l'écrit du comte d'Escherny, nous allons,
en les réunissant dans celte note, choisir et consigner ici ceux qui
se rapportent au séjour deMotiers, et qui, plus particulièrement
remarquables et caractéristiques, nous ont semblé plus propres à
intéresser le lecteur.
Observons d'ailleurs qu'en signalant dans Rousseau quelques foi-
blesses, d'Escherny non seulement déclare ne l'en avoir pas moins
aimé et' estimé, mais encore l'en justifie complètement par l'exem-
ple de beaucoup d'autres grands hommes, et jusque par le sien
même, présenté à la vérité conditionnellement. « Je jure, dit-il,
«que si j'étois grand homme, j'en ferois tout autant.» Un aveu
si naïf doit donner pleine confiance à ses témoignages, même en
apparence les plus défavorables à nott-e auteur.
C'est dans cette disposition plus qu'indulgente qu'assimilant
Rousseau à A'^oltaire qui se portoit toujours bien et se disoit tou-
jours mourant, d'Escherny nous apprend que « dans ces temps-là
«mêmes (p. 67) où Rousseau entretenoit l'Europe de ses souf-
« frances et de ses infirmités, il ne l'a jamais vu incommodé; il
« cheminoit, gambadoit, atteignoit avant les autres le sommet des
« montagnes, et mangeoit de fort bon appétit. »
Ce que d'Escherny appelle ici la coquetterie du génie., il achève
plus loin d'en prouver l'existence chez Rousseau par le récit de
l'anecdote suivante : « Nous avions dîné tard ( après une course dans
«les montagnes), nous étions harassés. On ne songeoit qu'à se
'< coucher, et nous escaladâmes d'énormes tas de foin.... Là, côte
«à côte, chacun s'endormit comme il put. La chose n'étoit pas
« aisée ; ce foin nouvellement fauché fermentoit au-dessous de
«nous.... Le lendemain piatin, comme on,se demandoit suivant
«l'usage : Avcz-vous bien dormi? Pourmoi, dit Rousseau ,jeJie (/ors
«jamais. Le colonel de Pury l'arrête, et d'ua ton leste et mili-
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) •7-7
bles, entrant, par rapport au logement et à la sub-
sistance, dans des détails qui marquoient à quel point
ledit milord Walpole s'occupoit avec elle de ce projet.
Milord maréchal m'avoit toujours conseillé l'Angle-
" laire : Pardieu , M. Rousseau, vous rn étonnez: je vous ai entendu
" ronjler toute la nuit. C'est moi cjui n'ai pas fermé l'œil ; -ce diable de
a foin qui ressue ! » (p. 70. )
Une autre foiblesse encore , celle de se peu connoître en hommes,
•l'accorder son amitié et son estime à tel qui les méritoit le moins?
enfin « de se laisser ramener et tromper Lien plus aisément que ceux
« qui n'ont qu'un gros bon sens , » est relevée par d'Escherny d'une
manière piquante dans les traits qu'il en cite. Il assure, par exem-
ple ( pag. 168), que milord maréchal « dans la personne duquel
« Rousseau voyoit un homme du plus rare mérite, également grand
« par son esprit et ses vertus, n'étoit qu'un homme très ordinaire,
«singulier, bizarre, et capricieux.... C'est encore ainsi que Rous-
« seau étoit complètement dupe de la Le Vasseur, et du très petit
« mauvais sujet et bas aventurier Sauttersheim. »
Cette expression la Le Fiasxeur indique suffisamment l'opinion de
d'Escherny sur cette femme dont en effet il parle toujours avec le
plus profond mépris. Nous aurons occasion de faire plus tard usage,
de ce qu'il dit ou raconte à son sujet. Mais dès ce moment nous
ferons au moins connoître, toujours d'après lui, une circonstance
d'autant plus singulière qu'elle contraste fortement avec les senti-
ments de Rousseau pour sa compagne, pour cette femme « dont il
u se montroit enchanté^ jusqu'à lui trouver de l'esprit et de la sa-
« gacité dans les occasions mêmes où elle donnoit la preuve la plus
H forte des défauts tout contraires. » Après avoir décrit avec com-
plaisance les excellents dîners qu'il a faits chez Rousseau, tête à
tête avec lui, dîners faits par mademoiselle Le Vasseur, très ha-
bile en ce genre , et dont d'Escherny lui faisoit souvent compli-
ment ; «ce qui m'étonnoit le plus, ajoute-t-il, c'est que, malgré
o mes sollicitations, jamais il n'a voulu permettre qu'elle se mît à
« table avec nous. «
Nous n'avons plus à tirer de l'écrit qui nous occupe qu'un seul
fait qui so rapporte à l'époque où nous sommes, et ce fait est iip,-
'j^ LES C0^^FESS10^S.
terre ou l'Ecosse, et m'y offroit aussi un asile dans ses
terres; mais il m'en offroit un qui me tentoit beau-
coup davantage à Potsdam , auprès de lui. îl venoit de
me faire part d'un propos que le roi lui avoit tenu à
mon sujet, et qui étoit une espèce d'invitation de m\
rendre; et madame la duchesse de Saxe-Gotha comp-
toit si bien sur ce voyage, qu'elle m'écrivit pour me
presser d'aller la voir en passant, et de m'arréter
quelque temps auprès d'elle; mais j'avois un tel atta-
chement pour la Suisse, que je ne pouvois me ré-
soudre à la quitter, tant qu'il me seroit possible d'y
vivre; et je pris ce temps ^pour exécuter un projet
dont j'étois occupé depuis quelques mois, et dont je
#
portant. Nous laisserons d'Escherny parler entièrement ici lui-
même.
Cl Nos entretiens (p. iio) rouloient quelquefois sur les gens de
« lettres et les philosophes de Paris : il rendoit justice à tous, ne les
« présentoit que sous le côté le plus avantageux, jusqu'à Voltaire
« dont il oublioit les injures , pour ne se souvenir que de ses talents
« et de son génie ; il ne prononçoit son nom qu'avec respect.
K Quoique brouillé avec Diderot depuis long-temps, il en faisoii
« le plus grand éloge : ce qu'il admiroit surtout c'étoit la profon-
« deur de ses vues, et la clarté avec laquelle il iraitoit les matières
Il les plus abstraites. Il appuyoit surtout sur l'heureux choix de ses
« expressions et sur le don qu'il lui reconnoissoit du mot propre....
u Lié avec tous les deux et alternant entre le séjour de la Suisse et
« celui de Paris, Diderot m'avoit prié de faire sa paix avec Rous-
« seau^ et de ménager entre eux un raccommodement. Je m'y suis
« porté avec tout le zèle possible; j'ai parlé, j'ai écrit, j'ai prié,
«j'ai pressé; Rousseau a été inexorable *.... Rousseau n'a pu par-
« donner à Diderot , après avoir été encouragé par lui à publier
"■ D'F.scherny nous apprend' dans une note, que, des lettres qu'il a reçues
de Rousseau ayant trait à cette affaire, il ne lui en est reste qu'une seule
Voyez la Correspondance , 6 avril 1765.
PARTIE II , LIVRE XII. (l 766) 79
n'ai pu parler encore, pour ne pas couper le fil de mon
récit.
Ce projet consistoit à m'aller établir dans Tile de
Saint-Pierre, domaine de Thôpital de Berne, au mi-
lieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pédestre ,
que j'avois fait Tété précédent avec du l^eyrou, nous
avions visité cette île , et j en avois été tellement en-
chanté, que je n'avois cessé depuis ce temps-là de
songer aux moyens d'y faire ma demeure. Le plus
grand obstacle étoit que Fîle appartenoit aux Bernois ,
qui, trois ans auparavant, m'avoient vilainement
chassé de chez eux ; et outre que ma fierté pâtissoit
à retourner chez des gens qui m'avoient si mal reçu,
j'avois lieu de craindre qu'ils ne me laissassent pas
plus en repos dans cette île qu'ils n avoient fait à Yver-
uïEmile , d'avoir agi sous main avec d'AIembert pour le faire
«supprimer. Il en avoit des preuves si positives contre Diderot,
« qu'il alla chez lui où, en pre'sence de la compagnie qui s'y trou-
« voit, il lui déclara ne pouvoir plus être de ses amis. Voilà du
« moins comme il me l'a conté plusieurs fois. »
D'après ce fait que le témoignage de d'Escherny et la lettre de
Rousseau à ce sujet ne permettent pas de révoquer en doute, avons-
nous eu tort d'annoncer précédemment (tom. II, p. 349) "î^^ '-**"
derot resteroit convaincu de mensonge, lui qui, dans son odieuse
diatribe contre Rousseau, n'a pas craint de. dire : « Quoiqu'il m'air
« perfidement et lâchement insulté, je ne l'ai ni persécuté ni haï
" tout mon ressentiment s'est réduit h repousser les avances réitérées
"(juil a faites pour se rapprocher de moi: la confiance n'y étoit
« plus? » (Essai sur la vie de Sénèque, §. 67. ) Il est donc vrai que
c'est au contraire Diderot qui a fait les avances, et que c'est Rous-
seau qui les a repoussées : en cela, ce dernier a pu avoir tort;
mais n'est-ce pas là aussi la principale cause de ce redoublement
de haine qui dicta au premier l'affreuse diatribe dont nous venons
de citer un passage ?
8o LES CONFESSIONS.
dun. J'avois consulté là-dessus milord maréchal, qui,
pensant comme moi que les Bernois seroient bien
aises * de me voir relégué dans cette île et de ra'v
tenir en otage, pour les écrits que je pourrois être
tenté de faire , avoit fait sonder là-dessus leurs dispo-
sitions par un jM. Sturler , son ancien voisin de Co-
lombier. M. Sturler s'adressa à des chefs de Fétat, et
sur leur réponse, assura milord maréchal que les
Bernois , honteux de leur conduite passée, ne deman-
doient pas mieux que de me voir domicilié dans Tile
de Saint-Pierre , et de m'y laisser tranquille. Pour
surcroît de précaution , avant de risquer d'y aller ré-
sider , je fis prendre de nouvelles informations par le
colonel Chaillet, qui me confirma les mêmes choses;
et le receveur de 1 ile ayant reçu de ses maîtres la per-
mission de m'y loger, je crus ne rien risquer d'aller
m'établir chez lui, avec l'agrément tacite, tant du
souverain que des propriétaires ; car je ne pouvois
espérer que MM. de Berne reconnussent ouverte-
ment l'injustice qu'ils m'avoient faite , et péchassent
ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les
souverains.
Lîle de Saint-Pierre, appelée à Neuchâtel l'île de
la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ une
demi-lieue de tour; mais dans ce petit espace, elle
fournit toutes les principales productions nécessaires
* Nous ajoutons le mot seroient dans cette phrase, quoiqu'il ne
se trouve dans aucune édition, ni même dans le premier manu-
scrit , parcequ'il est évidemment nécessaire pour la rendre régu-
lière et complète, et que son omission, de quelque part qu'elle
vienne, n'a pu être faite que par erreur.
PARTJE 11, Liviu-:xir. (17G5) 81
H ia vie. Elle a des champs, des prés, des veiwers ,
des bois, des vignes; et le tout, à la faveur Jun ter-
rain varié et montagneux, lorme une distribution
d'autant plus agréable, que ses parties ne se décou-
vrant pas toutes ensemble, se font valoir mutuelle-
ment, et lont juger l'île plus gjande qu'elle n'est en
effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie oc-
cidentale qui regarde Glercsse et Uonneville. On a
planté cette terrasse d'une longue allée qu'on a coupée
dans son milieu par un grand salon, où durant les
vendanges on se rassemble les dimanches, de tous les
rivafjes voisins, pour danser et se réjouir. Il n'y a
dans l'île qu'une seule maison, mais vaste et com-
mode, où loge le receveur, et située dans un enfon-
cement qui la lient à l'abri des vents.
A cinq ou six cents pas de file, est du côté du sud
une autre îlebeaucoup plus petite, inculte et déserte,
qui paroît avoir été détachée autrefois de la grande
par les orages, et ne produit parmi ses graviers que
deÉ saules et des persicaires , mais où est cependant
un tertre élevé, bien gazonné et très agréable. La
forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses
rives, moins riches que celles des lacs de Genève et
de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez
belle décoration , surtout dans la partie occidentale
qui est très peuplée, et bordée de vignes au pied
d'une chaîne de montagnes, à peu près comme à
Côte-rôtie, mais<jui ne donnent pas d'aussi bon vin.
On y trouve, en allant Ju sud au nord, le bailliage de
Saint-Jean , Bonneville , Bicnne et Nidau à l'extrémité
du lac; le tout entremêlé de villages très agréables.
iji, 6
83 LES CONFESSIONS.
Tel étoit Tasile que je m'étois ménagé , et où j(;
résolus d'aller m'établir en quittant le Val-de-Tra-
vers '. Ce choix étoit si conforme à mon goût pacifi-
que, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le
compte parmi les douces rêveries dont je me suis le
plus vivement passionné. Il me sembloit que dans
cette île je serois plus séparé des hommes , plus à Tabri
de leurs outrages, plus oublié d'eux, plus livré, en un
mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie con-
templative. J'aurois voulu être tellement confiné dans
cette île, que je n'eusse plus de commerce avec les
mortels; et il est certain que je pris toutes les mesures
imaginables pour me soustraire à la nécessité d'en
entretenir.
Il s'agissoit de subsister; et tant par la cherté des
denrées que par la difficulté des transports, la sub-
sistance est chère dans cette île, où d'ailleurs on est
à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée
par un arrangement que du Peyrou voulut bien
prendre avec moi, en se substituant à la place de la
compagnie qui avoit entrepris et abandonné mon
édition générale. Je lui remis tous les matériaux de
cette édition. J'en fis l'arrangement et la distribution.
J'y joignis l'engagement de lui remettre les mémoires
' Il n'est peut-être pas inutile d'avertir que j'y laissois un en-
nemi particulier dans un M. duTerraux, maire des Verrières , en
très médiocre estime dans le pays , mais qui a un frère qu'on dit
honnête homme, dans les bureaux de M. de Saint-Florentin. I.t
maire l'étoit allé voir quelque temps avant mon aventure. Les pe-
tites remarques de cette espèce, qui par elles-mêmes ne sont rien ,
peuvent mener dans la suite à la découverte de biea des sou-
terrains.
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 83
de ma vie , et je le fis dépositaire généralement de tous
mes papiers, avec la condition expresse de n'en faire
usage qu'après ma raoït, ayant à cœur d'achever tran-
quillement ma carrière, sans plus faire souvenir le
public de moi. Au moyen de cela , la pension viagère
qu'il se chargeoit de me payer, suffisoit pour ma sub-
sistance. Mi lord maréchal avant recouvré tous ses
biens, m en avoit offert une de laoofiancs, ([ue je
n'avois acceptée qu'en la réduisant à la moitié. Il m'en
voulut envover le capital, que je refusai, par l'em-
barras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou ,
entre les mains de qui il est resté, et qui m en paie
la rente viagère sur lepied convenu avec le constituant.
Joignant donc mon traité avec du l'eyrou, la pension
demilord maréchal, dont les deux tiers étoient réver-
sibles à Thérèse après ma mort, et la rente de 3oo fr,
que j'avois sur Duchesne,je pouvois compter sur
une subsistance honnête, et pour moi, et après moi
pour Thérèse, à qui je laissois 700 francs de rente,
tant de la pension de Rey que de celle de milord ma-
réchal : ainsi je n'avois plus à craindre que le pain
lui manquât, non plus qu'à moi. Mais il étoit écrit
que i honneur me forceroit de repousser toutes les
ressources que la fortune et mon travail mettroient à
ma portée , et que je mourrois aussi pauvre que j'ai
vécu. On jugera si, à moins d'être le dernier des in-
fâmes, j ai pu tenir des arrangements qu on a toujours
pris soin de me rendre ignominieux, en m'ôtant avec
soin toute autre ressource, pour me forcer de con-
^nlir à mon déshonneur. Comment se seroient-ils
douté« du parti que je prendrois dans cette alter-
6.
84 LES CONFESSIONS.
native? ils ont toujours jugé de mon cœur par les
leurs.
En repos du côté de la subsistance, j'étois sans
souci de tout autre. Quoique j'abandonnasse dans le
monde le champ libre à mes ennemis, je laissois dans
le noble enthousiasme qui avoit dicté mes écrits , et
dans la constante uniformité de mes principes , un té-
moignage de mon ame qui répondoit à celui que toute
ma conduite rendoit de mon naturel. Je n'avois pas
besoin d'une autre défense contre mes calomniateurs.
Ils pouvoient peindre sous mon nom un autre homme ;
mais ils ne pouvoient tromper que ceux qui vouloient
être trompés. Je pouvois leur donner ma vie à épilo-
puer d'un bout à l'autre : j'étois sûr qu'à travers mes
fautes et mes foiblesses, à travers mon inaptitude à
supporter aucun joug , on trouveroit toujours un
homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie,
prompt à reconnoître ses propres torts , plus prompt
à oublier ceux d'autrui, cherchant toute sa félicité
dans les passions aimantes et douces , et portant en
toute chose la sincérité jusqu'à l'imprudence, jusqu'au
plus incroyable désintéressement.
Je prenois donc en quelque sorte congé de mon
siècle et de mes contemporains , et je faisois mes
adieux au monde en me confinant dans cette île pour
le reste de mes jours ; car telle étoit ma résolution , et
c'étoit là que je comptois exécuter enfin le grand
projet de cette vie oiseuse, auquel j'avois inutilement
consacré jusqu'alors tout le peu d'activité que le ciel
m' avoit départie. Cette île alloit devenir pour moi celle
de Papimanie, ce bienheureux pays où l'on dort :
PARTIE 11, LIVRE XII. (176J) 85
On y fait plus, on n'y fait nulle chose.
Ce plus étoh tout pour moi, car j'ai toujours peu
regretté le sommeil ; l'oisiveté me suffit; et pourvu cpic
je ne fasse rien , j'aime encore mieux rêver éveillé qu'on
songe. L'âge des projets romanesques étant passé, et
la fumée de la gloriole m'ayant plus étourdi que flatté ,
il ne me restoit, pour dernière espérance , que celle
de vivre sans gêne, dans un loisir éternel. C'est la vie
des bienheureux dans l'autre monde, et j'en faisois
désormais mon bonheur suprême dans celui-ci.
Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne
manqueront pas ici de m'en reprocher encore une. J'ai
dit que l'oisiveté des cercles me les rendoit insuppor-
tables, et me voilà recherchant la solitude uniquement
pour m'y livrer à l'oisiveté. C'est pourtant ainsi que
je suis; s'il y a là de la contradiction , elle est du fait
de la nature et non pas du mien : mais il y en a si peu ,
que c'est par là précisément que je suis toujours moi.
L'oisiveté des cercles est tuante, parcequ'elle est de
nécessité; celle de la solitude est charmante, parce-
qu'elle est libre et de volonté. Dans une compagnie, il
m'est cruel de ne rien faire, parceque j'y suis forcé.
Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout ,
planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte ,
n'osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni
gesticuler quand j'en ai envie, n'osant pas même
rêver, ayant à-la-fois tout IVnnui de l'oisiveté et tout
le tourment de la contrainte; obligé d'être attentif à
toutes les sottises qui se disent et à tous les compli-
* V^ers de La Fontaine, dans le Diable de Pnpejiguières.
86 Lî-S CONFESSlOiNS.
ments rjui se font, et de fatiguer incessamment nid
ÎNIinerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour
mon rébus et mon mensonge ". Et vous appelez cela
de Toisiveté! C'est un travail de forçat.
L'oisiveté que j'aime n'est pas celle d'un fainéant
qui reste là les bras croisés dans une inaction totale,
et ne pense pas plus qu'il n'agit. C'est à-la- fois celle
d'un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne
rien faire, et celle d'un radoteur qui bat la campagne,
tandis que ^ ses bras sont en repos. J'aime à m'oc-
éuper à faire des riens, à commencer cent choses et
n'en achever aucune, à aller et venir comme la tête
me chante, à changer à chaque instant de projet, à
suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir
déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous , ù
entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à
l'abandonner sans regrets au bout de dix minutes, à
muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite , et
à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.
La botanique, telle que je l'ai toujours considérée,
et telle qu'elle commençoit à devenir passion pour
moi, étoit précisément une étude oiseuse, propre à
remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser
place au délire de l'imagination, ni à l'ennui d'un
désœuvrement total. Errer nonchalamment dans les
bois et dans la campagne, prcndie machinalement
çà et là, tantôt une fleur, lajitot un rameau, brouter
mon foin presque au hasard, observer mille et mille
" Var mon jtius cl mn menlerie.
* Var iDi radoteur dont la te'te bat la campa(jne , sitôt que
jx'S
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 87
Fois les mêmes choses, et toujours avec le même in-
térêt, parceque je les oubliois toujours, étoit de quoi
passer Téternité sans pouvoir m'ennuyer un moment.
Quelque élégante, quelque admirable, quelque di-
verse que soit la structure des végétaux, elle ne Frappe
pas assez un œil ignorant pour Tintéresser. Cette con-
stante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse
qui régne dans leur organisation, ne transporte ([uo
ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal.
Les autres n'ont, à l'aspect de tous ces trésors de la
nature, qu'une admiration stupide et monotone. Ils
ne voient rien en détail, parcequ'ils ne savent pas
même ce qu'il faut regarder; et ils ne voient pas non
plus l'ensemble, parcequ'ils n'ont aucune idée de cette
chaîne de rapports el de combinaisons qui accable
de ses merveilles l'esprit de l'observateur. J'étois, et
mon défaut de mémoire me devoit tenir toujours,
dans cet heureux point d'en savoir assez peu pour
que tout me fût nouveau, et assez pour que tout me
fût sensible. Les divers sols dans lesquels lile, quoi-
que petite, étoit partagée, m'offroient une suffisante
variété de plantes pour l'étude et pour l'amusement de
toute ma vie. Je n'y voulois pas laisser un poil d herbe
sans analyse, et je m'arrangeois déjà pour faire,
avec un recueil immense d'observations curieuses, la
Flora Petrinsularis.
Je fis venir Thérèse avec mes livres et mes effets.
Nous nous mîmes en pension chez le receveur de l'île.
Sa femme avoit à Nidau ses sœurs qui la venoient voir
tour-à-tour, et qui faisoient à Thérèse une compagnie.
Je fis là l'essai d'une douce vie dans laquelle j'aurois
SS LES CONFESSIONS,
voulu passor la mienne, et dont le jjoût que j'y prr.H
ne servit qu'à me f.iire nneux sentii' Tamertume de
celle qui devoit si promptement y succéder.
J'ai toujours aimé Teau passionnément, et sa vue
me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent
sans objet déterminé. Je ne manquois point à mous
lever, lorsqu'il faisoit beau, de courir sur la terrassr
humer Tair sabibre et frais du matin, et planer des
veux sur l'horizon de ce beau lac, dont les rives
et les montagnes qui le Iwrdentenchantoient ma vue,
Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divi-
nité que cette admiration muette qu'excite la contem-
plation de ses œuvres, et qui ne s'e^iprirae point par
des actes développés. Je comj)rends comment les
habitants des villes qui ne voient que des murs, des
rues et des crimes, ont peu de foi; mais je ne puis
comprendre comment des campagnards, et surtout
des solitaires, peuvent n'en point avoir. Comment
leur ame ne s'éléve-t-elle pas cent l'ois le jour avec
extase à l'Auteur des merveilles qui les frappent?
Pour moi, c'est surtout à mon lever, affaissé par mes
insomnies, qu'une longue habitude me porte à ces
élévations de cœur qui n'imposent point la f;».tigue de
penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient
frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma
chambre, je prie plus rarement et plus sèchement:
mais à l'aspect d'un beau paysage , je nie sens ému sans
pouvoir dire de quoi. J'ai lu qu'un sage évêque, dans
la visite de son diocèse, trouva une vieille femme
qui, pour toute prière, ne savoit diie que 0! il lui
dit: lionne mère, continuez de prier toujours ainsi:
PARTIE II, LIVRE XII. (l7<J 3) Sg
votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure
prière est aussi la mienne.
Après le déjeuner, je me liâtois d'écrire en rechi-
gnant quelques malheureuses lettres, aspirant avec
ardeur à Theureux moment de n'en plus écrire du
tout. Je tracassois quelques instants autour de mes
livres et papiers , pour les déhaller et arranger, plutôt
que pour les lire; et cet arrangement, qui devenoit
pour moi l'œuvre de Pénélope, me donnoit le plaisir
de muser quelques moments; après quoi je m'en en-
nuyois et le quittois , pour passer les trois ou quatre
heures qui me restoient de la matinée à l'étude de la
botanique, et surtout du système de Linnœus, pour
lequel je pris une passion dont je n'ai pu bien me
guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand
observateur est à mon gré le seul, avec Ludwig, qui
ait vu jusqu'ici la botanique en naturaliste et en philo-
sophe; mais il Ta trop étudiée dans des herbiers et
dans des jardins, et pas assez dans la nature elle-
même. Pour moi, qui prenois pour jardin l'île entière,
sitôt que j'avois besoin de faire ou vérifier quelque
observation , je courois dans les bois ou dans les prés ,
mon livre sous le bras : là, je me couchois par terre
auprès de la plante en question, pour l'examiner sur
pied tout à mon aise. Cette méthode m'a beaucoup
servi pour counoîlre les végétaux dans leur état
naturel, avant qu ils aient été cultivés et dénaturés
par la main des hommes. On dit que Fagon, premier
médecin de Louis xiv, qui noramoit et connoissoit
parfaitement toutes les plantes du Jardin-Royal, étoit
d'une telle iguorance dans la campagne, qu'il n'y con-
90 LIÎS CONFESSIONS,
noissoit plus rien. Je suis jjrécisément le contraire : je
connois quelque chose à l'ouvrage de la nature, mais
rieu à celui du jardinier.
Pour les après-dînées, je les livrois totalement à
mon humeur oiseuse et nonchalante, et à suivre sans
régie rimj)ulsion du moment. Souvent, quand l'air
étoit calme, j'allois immédiatement en sortant de
table me jeter seul dans un petit bateau, que le rece-
veur m'avoit appris à mener avec une seule rame; je
m'avançois en pleine eau. Le moment où je dérivois
me donnoit une ]oic qui alloit jusnu'au tressaille-
ment, et dont il m'est impossible de dire ni de bien
comprendre la cause, si ce n'étoit peut-être une féli-
citation secrète d'être en cet état hors de l'atteinte des
méchants. J'errois ensuite seul dans ce lac, appro-
chant quelquefois du rivage, mais n'v abordant jamais.
Souvent laissant aller mon bateau à la merci de l'air
et de l'eau, je me livrois à des rêveries sans objet,
et qui, pour être stupides, n'en étoient pas moins
douces. Je m'écriois parfois avec attendrissement :
O nature! ô ma mère! me voici sous ta seule garde;
il n'y a point ici d homme adroit et fourbe qui s'in-
terpose entre toi et moi. Je m'éloignois ainsi jusqu'à
demi-lieue de terre; j aurois voulu que ce lac eût été
l'océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre
chien, qui n'aimoit pas autant que moi de si longues
stations sur lean, je suivois d'ordinaire un but de
promenades; c'étoit d'aller débarquer à la petite île,
de m'y promener une heure ou deux, ou de m'étendre
au sommet du tertre sur le gazon, pour m'assouvir
du plaisir d'admirer ce lac et ses environs, pour
PARTIE II, LIVRE XII. (l 766) 9I
examiner et disséquer toutes les herbes qui se trou-
voient à ma portée, et pour me bâtir, comme un autre
Robinson , une demeure imafjinaire dans cette petite
île. Je m'affectionnai fortement à cette bute. Quand
j'y pouvois mener promener Thérèse avec la rece-
veuse et ses sœurs , comme j'étois fier d être leur
pilote et leur guide! INous y portâmes en pompe des
lapins pour la peupler; autre fête pour Jean-Jacques.
Cette peuplade me rendit la petite île encore plus in-
téressante. J'y allois plus souvent et avec plus de
plaisir depuis ce temps-là, pour rechercher des traces
du progrès des nouveaux habitants.
A ces amusements, j'en joignois un qui me rap-
peloit la douce vie des Charmettes , et auquel la saison
m'invitoit particulièrement. C'étoit un détail de soins
rustiques pour la récolte des légumes et des fruits, et
que nous nous faisions un plaisir, Thérèse et moi, de
partager avec la receveuse et sa famille. Je me sou-
viens qu'un Bernois, nommé M. Kirkebergher, m'étant
venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un
sac attaché autour de ma ceinture, et déjà si plein de
pommes, que je ne pouvois plus me remuer. Je ne fus
pas fâché de cette rencontre et de quelques autres
pareilles. J'espérois que les Bernois, témoins de l'em-
ploi de mes loisirs , ne songeroient plus à en troubler
la tranquillité, et me laisseroient en paix dans ma
solitude. J'aurois bien mieux aimé y être confiné par
leur volonté que par la mienne : j'aurois été plus
assuré de n'v point voir troubler mon repos.
Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis
sûr d'avance de lincrédnlité des lecteurs, obstinés à
f)2 LES CONFESSIONS,
jn^er toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu'ils aient
été forcés de voir dans tout le cours de ma vie, milln
affections internes qui ne resserabloient j)oint aux
leurs. Ce qu'il y a déplus bizarre est, qu'en me re-
fusant tous les sentiments bons ou indifférents qu'ils
]i"ont pas, ils sont toujours piêts à m'en prêter de si
mauvais, qu'ils ne sauroient même entrer dans un
cœur d'homme : ils trouvent alors tout simple de me
mettre en contradiction avec la nature, et de faire de
moi un monstre tel qu'il n'en peut même exister. Rien
d absurde ne leur paioît incroyable, dès qu'il tend à
me noircir; rien d'extraordinaire ne leur paroît pos-
sible, dès qu'il tend à m'iionorer.
Mais quoi qu'ils en puissent croire ou dire, je n'en
continuerai pas moins d'exposer fidèlement ce que
fut, fit, et pensa J. J. Rousseau, sans expliquer ni jus-
tifier les singularités de ses sentiments et de ses idées,
ni rechercher si d'autres ont pensé comme lui. Je pris
tant de goût à l'île de Saint-Pierre, et son séjour me
convenoit si fort, qu'à force d'inscrire tous mes désirs
dans cette île, je formai celui de n'en point sortir. Les
visites que j'avois à rendre au voisinage, les courses
qu'il me faudroit faire à Keuchâtel , à Bienne, à Yver-
dun, à Nidau, fatiguoient déjà mon imagination. Un
jour à passer hors de l'île me paroissoit retranché de
mon bonheur; et sortir de l'enceinte de ce lac étoit
pour moi sortir de mon élément. D'ailleurs, l'expé-
rience du passé m'avoit rendu craintif. Il suffisoit que
quelque bien flattât mon cœur, pour que je dusse
m'attendre à le perdre; et l'ardent désir de finir mes
jours dans cette île étoit inséparable de la crainte
PARTIE II , LIVRE XII. ( I -jGS) g3
d'être forcé d'en sortir. J'avois pris l habitude d'aller
les soirs m'asseoir sur la grève, surtout quand le lac
étoit agité. Je sentois un plaisir singulier à voir les
flots se briser à mes pieds. Je m'en faisois l'image du
tumulte du monde, et de la paix de mon habitation ;
et je m'aitendrissois quelquefois à cette douce idée,
jusqu'à sentir des laiines couler de mes yeux. Ce
repos, dont je jouissois avec passion, n'étoit troublé
que par l'inquiétude de le perdre; mais cette in-
quiétude alloit au point d'en altérer la douceur. Je
sentois ma situation si précaire, que je n'osois y
compter. Ah! que je changerois volontiers, me di-
sois-je, la liberté de sortir d'ici, dont je ne me soucie
point, avec 1 assurance d'y pouvoir rester toujours!
Au lieu d'y être souffert par grâce, que n'y suis-je dé-
tenu par force! Ceux qui ne font que m'y souffrir,
peuvent à chaque instant m'en chasser; et puis-je
espérer que mes persécuteurs, m'y voyant heureux,
m'y laissent continuer de l'être? Ah! c'est peu qu'on
me permette d'y vivie; je voudrois qu'on m'y con-
damnât, et je voudrois être contraint d'y rester, pour
ne l'être pas d en sortir. Je jetois un œil d'envie sur
l heureux Micheii Ducrêt qui, tranquille au château
d'Arberg, n'a voit eu qu à vouloir être heureux pour
i'étre *. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions et
aux pressentiments inquiétants des nouveaux orages
toujours prêts à fondre sur moi, j'en vins à désirer,
mais avec une ardeur incroyable , qu'au lieu de tolérer
* Il en a parle an Livre V, et a fait en peu tle mots connoître le
caractère et le sort de ce personnage fameux dans l'histoire de Ge-
nève. Voyez tome I, page 3 17.
94 LES CONFESSIONS,
seulement mon habitation dans cette ile, on me la
donnât pour prison perpétuelle; et je puis jurer que
s'il n'eût tenu qu'à moi de m'y faire condamner, je
l'aurois fait avec la plus grande joie, préférant mille
fois la nécessité d'y passer le reste de ma vie, au
danger d'en être expulsé *.
Cette crainte ne demeura pas long-temps vaine.
Au moment où je m'y attendois le moins, je reçus
ime lettre de M. le bailli de Nidau , dans le gouverne-
ment duquel étoit l'île de Saint-Pierre : par cette lettre
il m intimoit de la part de leurs excellences Tordre de
sortir de l'île et de leurs états. Je crus rêver en la
lisant. Rien de moins naturel, de moins raisonnable,
de moins prévu qu'un pareil ordre : car j'avois plutôt
regardé mes pressentiments comme les inquiétudes
d'un homme effarouché par ses malheurs, que comme
une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement.
Les mesures que j'avois prises pour m'assurer de la-
gréinent tacite du souverain , la tranquillité avec
laquelle on m'avoit laissé faire mon établissement, les
visites de plusieurs Bernois et du bailli lui-même, qui
m'avoit comblé d'amitiés et de prévenances , la ri-
gueur de la saison dans laquelle il étoit barbare d'ex-
pulser un homme infirme, tout me fit croire avec
beaucoup de gens qu'il y avoit quelque malentendu
dans cet ordre, et que les malintentionnés avoient
pris exprès le temps des vendanges et de l'infré-
Dans ses Rêveries ( ("inquicme Promenade ) il fait plus en dé-
tail la description de l'île de Saint-Pierre, et s'étend avec comjiiai-
sailce sur le bonheur siiffiioiit , parfait et plein dont il a joui con-
stamuicnt pendant les deux mois qu'il l'a habitée.
PARTIE II , LIVRE XII. ( I 763) (jj
quence du sénat pour me porter brusquement ce
coup.
Sij'avois écouté ma première indij^nnlion, jeserois
parti sur-le-champ. Mais où aller? Que devenir à Ten-
tréedeThiver, sans but, sanspréparatif, sans conduc-
teur , sans voiture ? A moins de laisser tout à l'abandor ,
mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me
falloit du temps pour y pourvoir; et il n'étoit pas dit
dans Tordre si on m'en laissoit ou non, La continuité
des malheurs commençoit d affaisser mon couraf^e.
Pour la première fois je sentis ma fierté naturelle flé-
chir sous le joug de la nécessité, et malgré les mur-
mures de mon cœur, il fallut m abaisser à demander
un délai. C'étoit à M. de Graffenried, qui m'avoit en-
voyé Tordre, que je m adressai pour le faiie inter-
préter. Sa lettre portoit une très vive improbation de
ce même ordre, qn il ne m'intimoit qu'avec le plus
grand regret; et les témoignages de douleur et d'es-
time dont elle étoit remplie, me sembloient autant
d'invitations bien douces de lui parler à cœur ouvert :
je le fis. Je ne doutois pas même que ma lettre ne fit
ouvrir les yeux à ces hommes iniques sur leur barl^arie ,
et que si Ton ne révoquoit pas un ordre si cruel , on ne
m'accordât un délai raisonnable, et peut-être Thiver
entier, pour me préparer à la retraite et pour en
choisir le lieu.
En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur
ma situation, et à délibérer sur le parti que j'avois à
prendre. Je vis tant de difficultés de toutes parts, le
chagrin m'avoit si fort affecté, et ma santé en ce mo-
ment étoit si mauvaise, que je me laissai tout-à-fait
()6 LES CONFESSIONS,
abattre, et que l'effet démon découragement Tut de
m ôter le peu de ressources qui pouvoient me rester
dans 1 esprit, pour tirer le meilleur parti possible de
ma triste situation. En quelque asile que je voulusse
me réfugier, il étoit clair que je ne pouvois m'y sous-
traire à aucune des deux manières qu'on avoit prises
de m expulser : l'une, en soulevant contre moi la po-
pulace par des manœuvres souterraines; l'autre, en
me cliassant à force ouverte, sans en dire aucune
raison. Je ne pouvois donc compter sur aucune re-
traite assurée, à moins de l'aller chercher plus loin
que mes forces et la saison ne sembioient me le per-
mettre. Toutcela meramenantaux idées dont je venois
(le m'occuper, j'osai désirer et proposer qu'on vouhit
pluttDt disposer de moi dans unecaptivité perpétuelle,
que de me faire errer incessamment sur la terre, en
«l'expulsant successivement de tous les asiles que
j'aurois choisis. Deux jours après ma première lettre,
j'en écrivis une seconde à M. de Graffenried, pour le
prier d'en faire la proposition à leurs excellences. La
réponse de Berne à l'une et à l'autre, fat un ordre
conçu dans les termes les plus formels et les plus durs
de sortir de l'ile et de tout le territoire médiat et im-
médiat delà l'épublique, dans l'espace de vingt-quatre
heures , et de n'y rentrer jamais, sous les plus griéves
peines.
Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis
dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand
embarras. Mais ce qui m'affligea le plus, fut d'être
forcé de renoncer au projet qui m avoit fait désirer de
passer l'hiver dans l'île, II est temps de rapporter
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) 97
Tanecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres ,
et qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné,
dont les naissantes vertus promettoient déjà d'é^jaler
tni jour celles de Sparte et de Rome. J avois parlé des
Corses dans le Contrat Social *, comme d'un peuple
neuf, le seul de l'Europe qui ne fût pas usé pour la lé-
gislation, et j'avois marqué la grande espérance qu'on
devoit avoir d un tel peuple, s il avoit le bonheur de
trouver un sage instituteur. Mon ouvrage lut lu par
([uelques Corses, qui furent sensibles à la manière ho-
norable dont je parlois d'eux; et le cas où ils se trou-
voient de travailler à l'établissement de leur république
fit penser à leurs chefs de me demander « mes idées
sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d'une
des premières familles du pays, et capitaine en France
dans Royal-Italien, m'écrivit à ce sujet et me fournit
plusieurs pièces que je lui avois demandées pour me
mettre au fiit de l'histoire de la nation et de l'état du
pays. M. Paoli m écrivit aussi plusieurs fois ; et quoi-
que je sentisse une pareille entreprise au-dessus de
mes forces, je crus ne pouvoir les refuser, pour con-
courir à une si grande et belle œuvre, lorsque j'aurois
pris toutes les instructions dont j avois besoin pour
cela. Ce fut dans ce sens que je répondis à l'un et à
l'autre, et cette correspondance continua jusqu'à mon
départ.
Précisément dans le même temps, jappiisque la
France envoyoit des troupes en Corse , et qu'elle avoit
fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de
* Livre II, cliap. 10.
" Var jit soiKjer a leurs chefs à me demander
III. 7
gS LES CONFESSIONS,
troupes m'inquiétèrent; et, sans m'imaginer encore
avoir aucun rapport à tout cela , je jugeois impossible
et ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un
aussi profond repos que l'institution d'un peuple, au
moment où ilalloit peut-être être subjugué. Je ne ca-
chai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me ras-
sura par la certitude que, s'il y avoit dans ce traité
des choses contraires à la liberté de sa nation, un
aussi bon citoyen que lui ne resteroit pas, comme il
faisoit, au service de France. En eflet, son zèle pour
la législation des Corses, et ses étroites liaisons avec
M. Paoli ne pouvoient me laisser aucun soupçon sur
son compte ; et quand j'appris qu'il faisoit de fréquents
voyages à Vei sailles et à Fontainebleau, et qu'il avoit
des relations avec M. de Choiseul, je n'en conclus
autre chose, sinon qu'il avoit sur les véritables inten-
tions de la cour de France des sûretés qu'il melaissoit
entendre, mais sur lesquelles il ne vouloit pas s'ex-
pliquer ouvertement par lettres.
Tout cela me rassuroit en partie. Cependant, ne
comprenant rien à cet envoi de troupes françoises,
ne pouvant raisonnablement penser qu'elles fussent
là pour protéger la liberté des Corses, qu'ils- étoient
très en état de défendre seuls contre les Génois , je ne
pou vois me tranquilliser parfaitement, ni me mêler
tout de bon de la législation proposée jusqu'à ce que
j'eusse des preuves solides que tout cela n'étoit pas
un jeu pour me persifler. J'aurois extrêmement dé-
siré une entrevue avec M. Buttafuoco; c'étoit le vrai
moyen d'en tirer les éclaircissements dont j'avois
besoin. Il mêla fit espérer, etjei'attendois avec la plus
PARTIE II , LIVRE XII. (lyGS) (^9
grande impatience. Pour lui, je ne sais s'il en avoit
véritablement le projet; mais quand il l'auroit eu,
mes désastres m'auroient empêche d'en profiter.
Plus je méditois sur 1 entreprise proposée, plus
j'avançois dans Texamen des pièces que j'avois entre
les mains, et plus je sentois la nécessité d'étudier de
près, et le peuple à instituer, et le sol qu'il habitoit, et
tous les rapports par lesc[uels il lui falloit approprier
cette institution. Je comprenois chaque jour davan-
tage qu'il m'étoit impossible d'acquérir de loin toutes
les lumières nécessaires pour me guider. Je l'écrivis à
lluttafuoco : il le sentit lui-même; et si je ne formai
pas précisément la résolution de passer en Corse, je
m'occupai beaucoup des moyens de faire ce vovage.
J en parlai à M. Dastierqui, avant autrefois servi dans
cette ile sous M. de Mailiebois , devoit la connoitre, Il
n'épargna rien pour me détourner de ce dessein ; et
j avoue que la peinture affreuse qu'il me fit des Corses
et de leur pays refroidit beaucoup le désir que j'avois
d'aller vivre au milieu d'eux.
Mais quand les persécutions de Motiers me firent
songer à quitter la Suisse, ce désir se ranima par Fes-
poir de trouver enfin chez ces insulaires ce repos
qu'on ne vouloit me laisser nulle part. Une chose seu-
lement m'effarouchoit sur ce vovage ; c'étoit l'inapti-
tude et l'aversion que j eus toujours pour la vie active
à laquelle j allois être condamné. Fait pour méditer à
loisir dans la solitude, je ne l'étois point pour parler»
agir, traiter d'affaires parmi les hommes. La nature,
qui m'avoit donné le premier talent, m'avoit refusé
1 autre. Cependant je sentois que, sans prendre part
lOO LES CONFESSIONS.
<lir(ictenieut aux aifaires publiques , je seroisnécessitc,
sitôt que je serois eu Corse, de me livrer à 1 empres-
senieutdu peuple, et de conférer très souvent avec
les chefs. L'objet même de mon voyage exigeoit qu'au
lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein de
la nation, lesmmières dontj avois besoin. Il étoit clair
que je ne pourrois plus disposer de moi-même; et
qu'entraîné malgré moi dans un tourbillon pour lequel
je n étois point né, j'y ménerois une vie toute con-
traire à mon goût, et ne m'y montrerois qu'à mon dés-
avantage. Je prévoyois que, soutenant mal par ma
présence l'opinion de capacité qu'avoient pu leur
donner mes livres , je me décréditerois chez les Corses ,
etperdrois, autant à leur préjudice qu'au mien , la con-
fiance qu'ils m'avoient donnée, et sans laquelle je ne
pouvois faire avec succès l'œuvre qu'ils attendoient
de moi. J'étois sûr qu'en sortant ainsi de ma sphère
je leur deviendrois inutile et me rendrois malheu-
reux.
Tourmenté, battu d orages de toute espèce, fatigué
de voyages et de persécutions depuis plusieurs années ,
je sentois vivement le besoin du repos, dont mes bar-
bares ennemis se fliisoient un jeudeme priver; jesou-
pirois plus que jamais après cette aimable oisiveté,
après cette douce quiétude d'esprit et de corps que
j'avois tant convoitée, et à laquelle, revenu des chi-
mères de l'amour et de l'amitié, mon cœur bornoit sa
félicité suprême. Je n'envisageois qu'avec effroi les
travaux que j'allois entreprendre , la vie tumultueuse à
laquelle j'allois me livrer; et si la grandeur, la beauté,
l'utilité de l'objet animoient mon couiage, 1 impossl-
PARTIE II , T.lVr.E Xil. "" I-Gd"! TOI
bilité de payer de ma personne avec succès me lotoit
absolument. Yin.jjt ans de méditation profonde, à part
moi, m'auroicnt moins coûté que six mois d'une vie
active, au milieu des hommes et des aflaires, et cer-
tain d V mal réussir.
Je m'avisai d un expédient qui me parut propre à
tout concilier. Poursuivi dans tous mes refuges par
les menées souterraines de mes secrels persécuteurs ,
et ne voyant plus que la Corse où je pusse espérer
pour mes vieux jotu'S le repos qu'ils ne vouloicnt me
laisser nulle part, je résolus de m v rendre , avec les
directions de Buttafuoco , aussitôt que j en aurois la
possibilité; mais, pour y vivre tranquille, de renoncer,
du moins en apparence, au travail de la législation ,
et de me borner, pour payer en quelque sorte à mes
hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leiu' his-
toire, sauf à prendre sans bruit les instructions néces-
saires pour leur devenir plus utile ", si je voyois jour
à y réussir. En commençant ainsi par ne m'engager à
rien, j'espéioisétre en état de méditer en secret et plus
à mon aise un plan qui put leur convenir, et cela sans
renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni me sou
mettre à un penre de vie qui m étoit insupportable,
et dont je n'avois pas le talent.
Mai- ce voyage, dans ma situation, n'étoitpas une
chose aisée à exécuter. A la manière dont M, Dasticr
m'avoit parlé de la Corse, je n'y devois trouver, des
plus simples commodités de la vie, que celles que j'y
porterois : linge, habits, vaisselle, batterie de cuisine,
papier, livres, il falloit tout porter avec soi. Pour m"v
V Afi plw; utile , apyètic rlrpmt fies troupes franro'ses, si
I02 LES CONFESSIONS,
transplanter avec ma gouvernante, il falloit franchir
les Alpes , et dans un trajet de deux cents lieues
traînera ma suite tout un bagage; il falloit p;tsser à
travers les états do plusieurs souverains ; et sur le ton
donné par toute lEurope, je devois naturellement
m^ittendre, après mes malheurs, à trouver partout
des obstacles et à voir chacun se faire un bonheur de
m'accabler de quelque nouvelle disgrâce, et violer
avec moi tous les droits des gens et de l'humanité. Les
frais immenses, les fatigues, les risques d'un pareil
vovage, m'obligeoient d'en prévoir d'avance et d'en
bien peser toutes les difficultés. L'idée de me trouver
enfin seul, sans ressource à mon âge, et loin de
toutes mes connoissances, à la merci de ce peuple
barbare et féroce ", tel que me le peignoit M. Dastier,
ctoit bien propre à me faire rêver sur une pareille
résolution avant de l'exécuter. Je desirois passionné-
ment l'entrevue que Buttafuoco m'avoit fait espérer,
et j'en attendois l'effet pour prendre tout-à-fait mon
parti *.
" Var ce peuple féroce et demi-sauvage , tel que
* Les relations de Rousseau avec Buttafuoco se réduisirent à
quelques lettres écrites de part et d'autre, et qui n'eurent aucune
suite, la France ayant peu de temps après fait la conquête de la
Corse. Rousseau se persuada que M. de Choiseul s'étoit décidé à
envoyer des troupes dans cette île et à la réunir à la couronne, tout
exprès pour l'empêcher d'en être le législateur. Des motifs sans
doute bien plus puissants donnèrent au ministre l'idée de cetlc
conquête; mais il n'est pas hors de vraisemblance que Voh^ire ,
souverainement jaloux de l'honneur que les chefs de la Corse fai-
soicnt a Rousseau en cette occasion, n'ait fait usage de tous ses
moyens pour en empêcher l'effet, et, le projet de confiuête une fois
formé , n'en ait fait au moins décider et hâter l'exécution. On a vu
PARTIE II, LIVRF XII. (17^)5) Io3
Tandis que je balançois ainsi, vinrent les persé-
cutions de jMotiers, qui me forcèrent à la retraite. Je
n étois pas prêt pour nn long voyage, et surtout pour
celui de Corse. J'attendois des nouvelles de Butta-
fuoco; je me réfugiai dans Tîle de Saint-Pierre, d'où
je fus chassé à I entrée de Thiver, comme j'ai dit ci-
devant. Les Alpes couvertes de neige rendoient alors
pour moi cette émigration impraticable, surtout avec
la précipitation qu'on me prescrivoit. Il est vrai que
l'extravagance d'un pareil ordre le rendoit impossible
à exécuter : car du milieu de cette solitude enfermée
au milieu des eaux, n'avant que vingt-quatre heures
depuis l'intimation de l'ordre pour me préparer au
départ, pour trouver bateaux et voitures pour sortir
de l'île et de tout le territoire; quand j aurois eu fies
ailes, j aurois eu peine à pouvoir obéir. Je l'écrivis à
M. le bailli de jSidau, en répondant à sa lettre, et je
m'empressai de soitir de ce pays d iniquité. Voilà
comment il fallut renoncer à mon projet chéri, et
comment, n'ayant pu dans mon découragement ob-
tenir qu'on disposât de moi, je me déterminai, sur
l'invitation de miiord maréchal, au voyage de Berlin,
laissant Thérèse hiverner à l'île de Saint-Pierre, avec
mes effets et mes livres, et déposant mes papiers dans
les mains de du Peyrou. Je fis une telle diligence, que
dès le lendemain matin je partis de lile et me rendis
à Bienne encore avant midi. Peu s'en fallut que je n'y
terminasse mon voyage, par un incident dont le récit
ne doit pas être omis.
de tout temps de faraud» rrsultats politiques produits encore par
de plus petites causes.
104 I.r.S CONFESSIONS.
Sitôt que le bruit s'étoit répandu que j'avois ordre
de quitter mon asile, j'eus une affluence de visites du
voisinage, et surtout de Bernois qui venoient avec la
plus détestable fausseté me flagorner, m'adoucir et
me protester qu'on avoit pris le moment des vacances
et de Tinfréquence dvi sénat, pour minuter et m'in-
timer cet ordre, contre lequel, disoient-ils, tout le
Deux-cents étoit indigné, l'armi ce tas de consola-
teurs, il en vint quelques uns de la ville de Bienne,
petit état libre, enclavé dans celui de Berne, et entre
autres un jeune homme, appelé Wildremet, dont la
famille tenoit le premier rang et avoit le principal
crédit dans cette petite ville. Wildremet me conjura
vivement au nom de ses concitoyens de choisir ma
retraite au milieu d'eux ; m'assurant qu'ils desiroient
avec empressement de m'y recevoir; qu'ils se feroient
une gloire et un devoir de m'y faire oublier les persé-
cutions que j'avois souffertes; que je n'avoisà craindre
chez eux aucune influence des Bernois; que Bienne
étoit une ville libre, qui ne recevoit des lois de per-
sonne, et que tous les citoyens étoient unanimement
déterminés à n écouter aucune sollicitation qui me fut
contraire.
Wildremet, voyant qu'il ne m'ébranloit pas, se fit
appuyer de plusieurs autres personnes, tant de Bienne
et des environs, que de Berne même, et entre autres
du même Kirkeberguer dont j'ai parlé, qui m'avoit re-
cherché depuis ma retraite en Suisse, et que ses talents
et ses principes me rendoient intéressant. Mais des
sollicitations moins prévues et plus prépondérantes
furent celles de M. Barthès, secrétaire d'ambassade
pir.TiE II, LIVRE XII. (i-Gâ) io5
de France, qui vint me voir avec Wiidremet, m'ex-
horta fort de me rendre à son invitation , et m'étonna
par l'intérêt vif et tendre qu'il paroissoit prendre à
moi. Je ne connoissois point du tout M. Bartbès ; cv-
pendant je le vovois mettre à ses discours la chaleur,
le zèle de Tamitié, et je voyois qnil lui lenoit véri-
tablement au cœur de me persuader de m'établir à
Bienne. Il me ht Télogele plus pompeux de cette ville
et de ses habitants, avec lesquels il se montroit si in-
timement lié, qu'il les appela plusieurs fois devant
moi ses patrons et ses pères.
Cette démarche de Bartbès me dérouta dans toutes
mes conjectures. Javois toujours soupçonné M. de
Choiseul détre l'auteur caché de toutes les persécu-
tions que j'éprouvois en Suisse. La conduite du ré-
sident de France à Genève , celle de l'ambassadeur à
Soleure, ne confinnoient que trop ces soupçons: je
voyois la France influer en secret sur tout ce qui m ar-
rivoit à Berné, à Genève, à ^cucbâtel , et je ne croyois
a\oir en France aucun ennemi puissant que le seul
duc de Choiseul *. Que pouvois je donc penser de la
' Il est très remarquable que Rousseau attril)iie au seul duc de
Choiseul toutes les persécutious (ju'il éprouve, et qu'il ne lui ad-
joint pas Voltaire, dont même il ne parle nullement dans le cours
du présent livre. Il n'est pas moins singulier qu'il se soit obstiné à
accuser M. Vernes d'avoir fait le libelle, Sentiment des citoyens^
sans porter au moins ses soupçons sur son auteur véritable, et
universellement reconnu pour tel. L'étonnement augmente lors-
qu'on examinant la correspondance de Rousseau depuis son arrivée
à Motiers jusqu'à l'époque où nous sommes , on le voit, dans pres-
que toutes ses lettres, signaler Voltaire comme le chef, et le jilus
ardent, le plus acharné de ses ennemis, mettant en jeu denivre la
toile toutes les autres marionnettes., instigateur du décret de Genève
lo6 LES CONFESSIONS,
visite de Barthès et du tendre intérêt qu'il paroissoit
prendre à mou sort? Mes malheurs n'avoient pas
encore détruit cette confiance naturelle à mon cœur,
et (le tout ce qui l'a suivi, jusqu'à le désigner enfin comme un tigre
altéré de son mng. Voyez notamment les lettres des 21 juillet et
3o octobre 1762 , et 3i janvier ijGS. En réduisant ces expressions
dictées par la douleur et le désespoir à ce qu'elles peuvent offrir
de plus modéré dans la circonstance , elles laissent encore une im-
pression trop pénible pour qu'il n'en coûte pas extrêmement d'en
reconnoître la juste appHcation. Malheureusement le caractère
trop bien connu de l'homme illustre, objet d'une accusation si
grave, des faits évidents, des preuves positives émanées de lui-
même , forceront ses partisans les plus outrés à reconnoître ici
l'immense avantage de son rival, et que celui-ci ne l'a pas accusé
faussement. Les preuves existent dans la correspondance de l'un
et de l'autre. Qu'on rapproche leurs lettres ; par exemple, celles de
Voltaire à Hume, du 24 octobre 1766; à d'Argental, du 7 novem-
bre; à Marmontel , du 24; à Bordes, des 2g novembre et i5 dé-
cembre même année ( on en citeroit cinquante autres , antérieures
et postérieures, toutes de même force), en leur opposant celles de
Rousseau citées plus haut : ce rapprochement fera trop bien re-
marquer, d'un côté , la noblesse des idées et des sentiments, la
décence des expressions sans déroger à leur force , même la dispo-
sition la plus sincère à l'oubli des injures et à une réconciliation
qu'auroient pu cimenter tant de talents et de qualités communes;
de l'autre, les instigations les plus odieuses , d'absurdes et hon-
teuses assertions, même sous le rapport purement littéraire, la
grossièreté du langage , l'oulili de soi-même enfin et de toute con-
venance poussé à un point qu'on auroit peine à croire si on n en
avoit pas la preuve sous les yeux ; et l'on ne pourra qu'être frappé
d'un contraste aussi tranchant qu'affligeant pour l'honneur de la
littérature françoise , véritablement avilie dans la personne de son
plus illustre représentant. Quelles dispositions hostiles ne doit-on
pas en effet supposer à un homme, à Voltaire, assez aveuglé par
la passion pour oser écrire : « Je ne lui trouve aucun génie. Son
« détestable roman d'Héloïse en est absolument dépourvu, Emile
u de même , et tous ses autres ouvrages ( lettre à Bordes ) » ; et
PARTIE II , LIVRE XII. (1765) IO7
et rexpérience ne m avoit pas encore appris à voir
partout des embûches sous les caresses. Je cherchois
avec surprise la raison de cette bienveillance de Bar-
thès : je n'étois pas assez sot pour croire qu'il fît celte
démarche de son chef; j v vovois une publicité, et
même une affectation qui marquait une intention
cachée, et j'étois bien éloijjné d avoir jamais trouvé
dans tous ces petits agents subalternes, cette intrépi-
€p trait surtout que le lecteur saura caractériser : « La manière
M insultnute, dont ce malheureux Rousseau a parle dans plusieurs
«endroits delà cour de France, exige qu'on démasque ce char-
« latan aussi méchant qu'absurde ( lettre à d'Argental ). » Ce trait
vient à l'appui de celui que rapporte Ginguenc', et qui contient,
dit-il. une immense révélation ., quand Rousseau, en 1770, ayant
<1iiuande' à être admis parmi les souscripteurs pour la statue de
Voltaire, sa lettre insérée dans la gazette de Rerne en fait aussitôt
c'crireuneà Voltaire pour en empêcher l'effet, lettre dans laquelle
il dit : '• 31. le duc de Choiseul est à la tcte (des souscripteurs), et
« trouveroit peut-être mauvais que 1 article de la gazette se trouvât
« vrai. 11
Quant au reproche d'ingratitude si souvent fait par Voltaire à
Rousseau , pour lui avoir écrit ^je ne vous aime point, morne je vous
hais, et cela en réponse à l'offre que Voltaire disoit lui avoir faite
d'un asile dans sa maison, Gingueué en a justifié Rousseau com-
plètement ( notes II, III et IV).
C'est avec un regret sensible et presque avec douleur (car nous
aussi nous admirons et nous aimons Voltaire) que nous avons fait
les citations et les rapprochements, objet de cette note. Ginguené,
qui professoit les mêmes sentiments, n'a pas dans le fait traité Vol-
taire moins rigoureusement, tout en paroissaut ne l'accuser que
d'un défaut de mémoire. Mais indépendamment de l'obligation qui
nous étoit commune avec Ginguené de faire prévaloir la vérité sur
le mensonge, notre devoir spécial , comme Editeur, ne nous prescri-
voit-il pas de faire ressortir à tout prix tout ce qui peut honorer
notre auteur, dans un monument que nous élevons à sa gloire?
lo8 LLS CONFESSIONS.
dite généreuse qui, dans un poste semblable, avoit
souvent fait bouillonner mon cœur.
J'avois autrefois un peu connu le chevalier de Beau-
tcville * chez M. de Luxembourg; il m'avoit témoi-
gné quelque bienveillance : depuis son ambassade, il
m'avoit encore donné quelques signes de souvenir, et
m'avoit même fait inviter à l'aller voir à Soleure : invi-
tation dont, sans m'y rendre, j avois été touché,
n'ayant pas accoutumé d'être traité si honnêtement
par les gens en place. Je présumai doue que M. de
Beauteville, forcé de suivre ses iustruciions en ce qui
regardoit les affaires de Genève, me plaignant cepen-
dant dans mes malheius, m'a volt ménagé, par des
soins particuliers, cet asile de Bienne pour y pouvoir
vivre tranquille sous ses auspices, .le fus sensible à
cetteattention, mais sans en vouloir profiter; et, déter-
miné tout-à-fait au voyage de Berlin, j'aspirois avec
ardeur au moment de rejoindre milord maréchal,
persuadé que ce n'étoit jilus cpiauprès de lui que je
trouverois un vrai repos et un bonheur durable.
A mon départ de Tile, Ivirkeberguer m'accompagna
jusqu'à Bienne. J'y trouvai Wildremet et quelques
autres Biennois qui m'attendoient à la descente du
bateau. >^ous dînâmes tous ensemble à l'auberge; et
en y arrivant mon premier soin fut de faire chercher
une chaise, voulant partir dès le lendemain matin.
Pendant le dîner, ces messieurs reprirent leurs in-
II ëtoit ambassadeur dp France à Soleure, et fut charf[e depuis
d'intervenir au nom dp son gouvernement et comme médiateur
dans les atfaircî de Genève. Voyez la lettre que Rnus=eau lui écrivit
d'Anfjleterre h ce sujet. !e 2.3 février 1-66.
PARTIE II , LiVlŒ XII. (17OD; lOi)
stances pour me retenir parmi eux, et cela avec tant
de chaleur et des protestatioîis si touchantes, que,
malpré tontes mes résolutions, mon cœiu' qui n'a
jamais su résister aux caresses se laissa émonvoir aux
leurs : sitôt qu'ils me virent ébranlé, ils redoublèrent
si bien leurs efforts, qu'enfin je me laissai vaincre, et
consentis de rester à Bienne , au moins jusqu'au prin-
temps prochain.
Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d'un
logement, et me vanta comme une trouvaille une
vilaine petite chambre sur un derrière, au troisième
étage, donnant sur une cour, où j avois pour régal
l'étalage des peaux puantes d'un chamoiseur. Mon
hôte étoit un petit homme de basse mine et passa-
blement fiipon, que j'appris le lendemain én-e dé
bauché, joueur, et en fort mauvais prédicament dans
le quartier; il n'avoit ni femme, ni enfants, ni domes-
tiques; et, tristement reclus dans ma chambre soli-
taire, j'étois dans le plus liant pays du monde, logé
de manière à périr de mélancolie en peu de jours. Ce
qui m'affecta le plus, malgré tout ce qu'on m'avoit
dit de l'empressement des habitants à me recevoir,
fut de n'apercevoir, en passant clans les rues, rien
d honnête envers moi dans leurs manières, ni d'obli-
geant dans leurs regards. J étois pourtant tout déter-
miné à rester là, quand j appris, vis, et sentis, mémj
dès le jour suivant, qu'il y a voit dans la ville une fer-
mentation terrible à mon égard. Plusieurs empressés
vinrent obligeamment m avertir qu'on devoit dès le
lendemain me signifier, le plus durement qu'on pour-
roit, un ordre de sortir sur-le-champ de l'état, c'est
l l<> LES CONFESSIOÎNS.
à-dire de la ville. Je n'avois personne à qui me confier;
tous ceux qui ni'avoient retenu s étoient éparpillés.
\Vildreniet avoit disparu , je n'entendis plus parler de
13arthès, et il ne parut pas que sa recommandation
m'eût mis en grande faveur auprès des patrons et des
pères qu'il s'étoit donnés devant moi. Un M. de Vau-
Travers, Bernois, qui avoit une jolie maison proche
la ville, m'y offrit cependant un asile, espérant, me
dit-il, que j'y pourrois éviter d'être lapidé. L'avantage
ne me parut pas assez flatteur pour me tenter de pro-
longer mon séjour chez ce peuple hospitalier.
Cependant, ayant perdu trois jours à ce retard,
j'avois déjà passé de beaijcoup les vingt-quatre heures
que les Bernois m'avoient données pour sortir de
tous leurs états, et je ne laissois pas, connoissant leur
dureté, d'être en quelque peine sur la manière dont
ils me les laisseroient traverser, quand M. le baiili
de Nidau vint tout à propos me tirer d'embarras.
Comme il avoit hautement improuvé le violent pro-
cédé de leurs excellences, il crut, dans sa générosité,
me devoir un témoignage public qu'il n'y prenoit
aucune part, et ne craignit pas de sortir de son bail-
liage pour venir me faire une visite à Bienne. Il vint
la veille de mon départ; et , loin de venir incognito, il
affecta même du cérémonial , vint infiocchi dans son
carrosse avec son secrétaire, et m'apporta un passe-
port en son nom, pour traverser l'état de Berne à
mon aise et sans crainte d'être inquiété. La visite me
toucha plus que le passe-port. Je n'y aurois guère été
moins sensible, quand elle auroit eu pour objet un
autre que moi. Je ne conuois rien de si puissant sur
PARTIE II , LIVUE Xli. (l 765) l i i
mon cœur qu'un acte de courage fait à propos, en
faveur du foible injustement opprimé.
Enfin, après mètre avec })eine procuré une chaise,
je partis le lendemain matin de cette terre homicide,
avant l'arrivée de la députation dont on devoit m'ho-
norer, avant même d'avoir pu revoir Thérèse, à qui
j'avois marqué de me venir joindre, quand javois cru
m'arréter à Bienne, et que j eus à peine le temps de
contre-mander par un mot de lettre, en lui marquant
mon nouveau désastre. On verra dans ma troisième
partie, si jamais j'ai la force de l'écrire, comment,
croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour
l'Angleterre, et comment les deux dames qui vouloient
disposer de moi, après m'avoir à force d'intiigues
chassé de la Suisse, où je n'étoispas assez en leur pou-
voir, parvinrent enfin à me livrera leur ami.
J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet
écrit à monsieur et madame la comtesse d'Egmont, à
]M. le prince Pignatelli, à madame la marquise de
Mesme, et à M. le marquis de Juigué.
J'ai dit la vérité : si quelqu'un sait des choses con-
traires à ce que je viens d'exposer, fussent-elles mille
fois prouvées, il sait des mensonges et des impostures;
et s'il refuse de les approfondir et de les éclaircir avec
moi tandis que je suis en vie, il n'aime ni la justice ni
la vérité. Pour moi, je le déclare hautement et sans
crainte: quiconque, même sans avoir lu mes écrits,
examinera par ses propres yeux mon naturel, mon
caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs,
mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête
iiii LES co:nfkssio^s.
homme, est lui-même un homme à étouffer.
J'achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se lut.
Madame d'Egmont fut la seule qui me parut émue * :
(>lle tressaillit visiblement, mais elle se remit bien
\ ite, et garda le silence, ainsi que toute la compagnie.
Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma
déclaration.
« Il n'est pas surprenant que Rousseau soit nmoureux de ma-
" dame d'Egmont ; sa beauté est un paradoxe. (^Mélanqes de ma-
li dame Neckei\ tom. I, p. 3iO. ) » — A en juffer par ce passage, il
paroît que Rousseau avoit conçu pour cette dame des sentiments
an moins très affectueux, sur lesquels la malignité' s'exerça. Au
reste, c'est la seule fois qu'il parle de madame d'Egmont, et il n'est
question d'elle dans aucune partie de sa correspondance.
FIN DES CONFESSIONi;.
PRÉCIS
DES CIRCONSTANCES
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU,
DEPUIS LÉPOQUE OU IL A TERMINÉ SES CONFESSIONS
JUSQU'A SA MORT. '
Rousseau, chassé par le gouvernement de Berne
qui ne lui donnoit que vingt-quatre heures pour sortir
de ses états, partit de Bienne le 29 octobre 1766,
ayant le projet de se rendre à Berlin, en passant par
Strasbourg. Il arriva le 4 novembre dans cette der-
nière ville oii l'accueil flatteur qu'il reçut lui fit pro-
longer son séjour. Les inquiétudes, la fatigue du
voyage, l'état de sa santé, le mettoient d ailleurs hors
d'état de continuer sa route.
Il avoit d abord des doutes sur la manière dont on
le traiteroiî en France ; « mais si l'on fait tant que- de
«me chasser, écrivoit-il à l'un de ses amis, on ne
« choisira pas le temps que je suis malade, et l'on s'y
* Il n'est sans doute pas besoin d'avertir que ce n'est ni une suite
des Confessions, ni un appendice à cet ouvrage avec lequel ce
Précis ne peut avoir aucune espèce de rapport : mais je crois devoir
prévenir que j'ai puisé dans la correspondance les propres ex-
pressions de Rousseau, toutes le» fois que j'ai pu le faire sans nuire
à la forme du récit.
III. 8
Il4 PRÉCIS
« prendra moins brutalement que les Bernois. » ' Ses
craintes ne furent pas de longue durée , et bientôt il
eut lieu de se louer de ses nouveaux hôtes , et de con-
firmer le jugement qu'il en avoit porté plus d'une fois
en prétendant que de tous les peuples civilisés, le
François étoit celui ([ui recevoit les étrangers avec le
plus de bienveillance et d'affabilité.
En effet on mit, dans les attentions dont il fut
l'objet , de la recherche et de la délicatesse. Le maré-
chal de Contades, M. de Saint-Victor, lieutenant de
roi delà place; M. de Chastel , trésorier de la pro-
vince; le préteur de la ville, M. de Makau, le comblè-
rent de politesses : on fit jouer son Devin du village ^
et dans les concerts, auxquels il étoit invité, Ton
chan toit des morceaux de cet opéra. On lui donna une
fête à l'hôtel-de-ville. « L'on ne peut rien ajouter,
« écrivoit-il ( le 1 7 novembre ) , aux marques de'bien-
«veillance, d'estime, et même de respect qu'on me
« donne ici, depuis monsieur le maréchal et les chefs
« du pays jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous
« surprendra fest que les gens d'église semblent vou-
« loir renchérir encore sur les autres. Ils ont l'air de
« me dire dans leurs manières Distinguez-nous de vos
« ministres : vous voyez gue nous ne pensons pas comme
« eux. >»
On voit par cette réflexion épigrammatique qu'il
étoit blessé de la conduite que les ministres protes-
tants avoient teilue envers lui : conduite bien op-
posée en effet à celle du clergé catholique qui , en
condamnant Emile ^ ne s'étoit occupé que de l'ou-
' Lettre du 4 ao\ embre 1 760 , à M. de Lwze.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. il5
vrage , tandis que la vénérable classe des pasteurs pour-
suivirent 1 auteur et 1 ouvrage , firent brûler le second
et bravèrent même 1 autorité de Frédéric pour forcer
le premier à sortir du pays '. La conformité de reli-
gion entre les prêtres protestants et Rousseau sem-
bloit devoir être un motif d'indulgence : ils agirent
au contraire avec plus de sévérité que les autres.
Fêté de tout le monde, caressé même, Jean-Jac-
ques étoit tenté de rester à Strasbourg. Il écrivoit à
du Peyrou, le 17 novembre, pour lui demander ses
livres de botanique. « Je désire beaucoup, lui disoit-il,
« de faire usage ici de deux pièces qui sont dans mes
«papiers: lune est Pygmalion, et Vautre \ Engoge-
« ?nent téméraire. Le directeur du spectacle a pour moi
« mille attentions : il ma donné pour mon usage une
« loge grillée : il m'a fait faire une clef d'une petite
« porte pour entrer incognito : il fait jouer les pièces
« qu il juge pouvoir me plaire. Je voudrois tacher de
« reconnoitre ses honnêtetés ; et je crois que quelque
« barbouillage de ma façon , bon ou mauvais , lui seroit
« utile par la bienveillance que le public a pour moi ,
« et qui s'est bien marquée au Devin du village. »
Pendant qu'il se disposoit à demeurer à Strasbourg,
s'il en obtenoit la permission , il reçut de David Hume
les invitations les plus tendres de se livrer à lui , et de le
suivre en Angleten^e, oîi il se chargeait de lui procurer
une retraite agréable et tranguille. Déjà la comtesse de
' J'ai rapporté, tom. I de l'Histoire de J. J. Rousseau., p. 426 et
suivantes, tous les détails relatifs à la querelle entre le pasteur
Montmollin, la vénérable classe, le consistoire de Motiers et Rous-
seau. Ils n'appartiennent point à l'époque dont nous retraçons le?
événements.
8.
m6 précis
Boufflers et la marquise de Verdelin l'a voient, à di-
verses époques , pressé de choisir ce pays comme
celui où 1 on jouissoit de plus de liberté. Ce sont les
deux dames dont il parle à la fin de ses Confessions , et
qu'il désigne avec humeur, sans les nommer. Ébranlé
par elles, et surtout par milord maréchal, qui ap-
prouvoit son passage en Angleterre, il fut entière-
ment vaincu par les instances du philosophe anglois,
et répondit à ses invitations en les acceptant. Il le lui
annonce dans sa lettre du 4 décembre : « Je partirai,
.1 lui dit-il , dans cinq ou six jours pour aller me jeter
« dans vos bras ; c'est le conseil de jnilord maréchal ,
« mon protecteur, mon ami, mon père : c'est celui de
(i madame de *** (Boufflers), dont la bienveillance
« éclairée me guide autant qu'elle me console ; enfin
«j'ose dire, c'est celui de mon cœur qui se plaît à
« devoir beaucoup au plus illustre de mes contempo-
icrains, dont la bonté surpasse la gloire.» Hume
n étoit ni le plus ni le moins illustre des contempo-
rains de Rousseau qui, dans ses jugements sur l'his-
torien , passa peut-être d'un excès à l'autre.
Il partit en effet de Strasbouig le 9 décembre ,
étant muni d'un passeport <iu ministre, que M. le duc
d'Aumont lui avoit fait avoir , à la prière de madame
de Verdelin. Il arriva le 16 à Paris , et logea chez ma-
Tlame Duchesne , résolu de garde?- le plus parfait in-
cognito , et de ne pas pro?nener son bonnet dans les rues ' .
On doit se souvenir qu'il avoit adopté le costume ar-
ménien , le seul commode pour l'incommodité dou-
loureuse à laquelle il étoit sujet. Ce costume lui avoit
Lettre du 16 décembre I765 , à M. de Luze.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. II7
été envoyé par le maréchal de Luxembourg à Mo-
tiers-Travers ; il le poita vers la fin de 1762, pour la
première fois, et fut obligé, comme nous allons le
voir, de le quitter à Paris '.
Il auroit voulu ne pas séjourner dans la capitale ,
se montrer le moins possible, pour ne point s'exposer
derechef aux diners , aux fêtes ^ aux fatigues de Stras-
bourg , et dans ses lettres (16, jj décembre) il ex-
prime constamment le désir de partir sans délai ; mais
ses vœux ne furent point secondés par un personnage
puissant qui lui portoit le plus vif intérêt, par le
prince de Conti qui , dès qu'il apprit son retour à
Paris, lui fit préparer un appartement à rhôtel Saint-
Simon , situé dans l'enceinte du Temple ; honneur quil
ne pouvait se dispenser d'accepter. C'étoit d'ailleurs un
asile dans lequel il trouvoit la sécurité, dont l'arrêt
du parlement ne lui permettoit pas de jouir chez la
veuve Duchesne. Il s'installa, le 20 décembre, à
l'hôtel Saint-Simon. •< J'ai l honneur d'être, écrivoit-il
« le 24, Ihôte de M. le prince de Conti. Il a voulu que
«je fusse logé et servi avec une magnificence qu'il
« sait bien n'être pas de mon goût; mais je comprends
«que, dans la circonstance , il a voulu donner en
« cela un témoignage public de l'estime dont il m'ho-
On peut juger par là de la sincérité de Marmoiitel qui, dans
ses mémoires, met au nombre des causes de la rupture entre Rous-
seau et ses amis, le peu d'attention que firent ceux-ci à ce cos-
tume; ce qui piqua Jean-Jacques, qui ne l'avoit adopté que pour
se singulariser, suivant Marmontel. Or, la rupture eut lieu à la fin
de 1767, et Rousseau ne prit bonnet et caffetan qu'en 1762. Il
avoit des moyens plus efficaces et d'un effet plus durable pour se
singulariser.
Il8 PRÉCIS
» nore. II desiroit beaucoup me retenir tout-à-fait et
« m'établir dans un de ses châteaux à douze lieues
« d'ici ; mais il y avoit à cela une condition nécessaire
« que je n'ai pu me résoudre d accepter , quoiqu il ait
" employé durant deux jours consécutifs, toutesonélo-
« quence , et il en a beaucoup , pour me persuader. »
Le château dont il est question est Trye, situé près
de Gisors, où Rousseau vint habiter à son retour
d'Angleterre. Il est probable que la condition exigée
par le prince étoit la séparation de Jean-Jacques et de
Thérèse Le Vasseur : séparation contre laquelle ont
échoué tous ceux qui ont tenté de la faire.
Dès qu'on le sut au Temple il y fut accablé de visites.
Elles avoient un double motif; la curiosité ou le désir
de voir un personnage célèbre ou singulier , et 1 envie
de faire sa cour au prince à qui l'on croyoit plaire en
venant voir son hôte. Mais Rousseau fut bientôt ex-
cédé. Le 26 il écri voit à M. de Luze, qui devoit l'accom-
pagner jusqu'à Londres : « Je ne saurois, monsieur^
« durer plus long-temps sur ce théâtre public. Pour-
« riez-vous par charité , accélérer un peu votre départ?
« M. Hume consent à partir le jeudi 2 à midi. Si vous
« pouvez vous prêter à cet arrangement , vous me
« ferez le plus grand plaisir. » Il disoit , le 2 janvier ,
à son ami du Peyrou : « Toujours embarrassé de mes
1 continuelles audiences , je ne puis vous écrire que
« quelques mots rapidement, je ne puis trouver unmo-
« ment dans ce tourbillon de Paris où je suis entraîné.
< Je suis ici , dans mon hôtel Saint-Simon , comme
.< Sancho dans son île de Barataria , en représentation
'i toute la journée. J'ai du monde de tous états, depuis
DE LA VIE DE J. J. ROCSSEAU. II9
" i instant OÙ je me lève , j usquà celui où je me couche ,
« et je suis forcé de m habiller en public. Je n'ai jamais
" tant souffert , mais heureusement cela va finir. »
Lorsqu'il sortoit sur les boulevards , la foule se pressoit
sur ses pas, attirée sans doute par le costume armé-
nien qui suffisoit pour fixer Tattention du peuple à
une époque où Ion n avoit encore réveillé ni ses pas-
sions ni ses intérêts. Ce fut alors que Rousseau
changea de costume, mais à son grand regret , par la
raison que nous en avons donnée. Les confidences qu'il
faisoit à du Pevrou sur 1 ennui que lui causoit la re-
présentation, peuvent faire apprécier à leur juste
valeur les reproches d affectation à se montrer que lui
adressent plusieurs contemporains '. Mais il n en
paroît pas moins certain que la sensation qu il causa
détermina M. le duc de Choiseul à donner des ordres
pour accélérer son départ 2, L'arrêt du parlement
n'étoit point révoqué. Ce fait explique Tordre du mi-
nistre, et le motive.
Il importe de noter les circonstances propres à
jeter du jour sur les événements qui vont suivre, et
conséquemment d'examiner la conduite de David
Hume pendant le séjour de Rousseau dans la capitale.
Ce fut là qu'ils se virent pour la première fois. Intro-
duit au Temple , David y fut témoin de l'intérêt que
prenoit à Jean-Jacques le prince de Conti qui , en
présence de 1 historien anglois, accablait Rousseau de si
' Entre autres Griinm, dan» sa Correspondance littéraire . Walpol*^
et madame du Deffand , d»ns la leur.
" Du moins d'après David Hume , qui le dit dans sa lettre du
2 février 1767 , adressée d'Edimbourg à madame de Boufflers.
120 PRÉCIS
grandes bontés (quelles auroient pu passer pour railleuses.^
s^ il eiit été moins à plaindre , ou le prince moiiis généreux '.
Hume étoit alors secrétaire d'ambassade de lord
Hertford. Il avoib'le projet de se fixer à Paris flatté des
succès qu'il obtenoitdansla société, quoique, au rap-
port de Grimm, il fût lourd et neût ni chaleur, ni
grâce , ni agilement dans l esprit , ni rien gui fût propre à
s allier au ramage de ces charmantes petites machines quon
appelle jolies femmes 2/ Le rappel de son ambassadeur
et d'autres circonstances le forcèrent d'abandonner ce
projet et le firent retourner en Ecosse.
Près de partir pour l'Angleterre avec Rousseau ,
David Hume le vit peu pendant les quinze jours que
le premier passa à Paris ; il en fut empêché par des
affaires et les préparatifs de son départ. Il fréquenta
plus particulièrement les grands seigneurs anglois qui
se trouvoient alors dans cette capitale. Dans leur
nombre étoit le fils de ce fameux ministre que ses
compatriotes ont, à si juste titre, surnommé le père
de la corruption , parcequ il se vantoit d'avoir le tarif
de toutes les consciences parlementaires , dont il
avoit acheté le plus grand nombre, après les avoir
toutes marchandées. Horace Walpole étoit malheu-
reusement doué par la nature de la triste faculté de
' Lettre du lomai 1766, à M. de Malesherbes.
' Correspondance, tom. I, p. 120. Grimm termine sa critique
par cette exclamation. Oh! que nous sommes un drôle de peuple!
Il en étoit lui-même une preuve par ses propres succès, lui, étran-
ger , long , compassé dans tous ses mouvements , mettant du blanc ,
du rouge, dégingandé, se peignant les sourcils ,' et plus ridicule
enfin que le philosophe dont il se moquoit, et qui n'appeloit point
à son secours toutes les ressources de la toilette.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 12 1
ne voir que les défauts d'autrui , de ternir les plus
belles' actions par d odieuses interprétations, et de ne
jamais croire au bien. Méprisant les hommes , et
croyant en avoir le droit par les observations qu'il avoit
faites sur lui-même, il n'imaginoit rien au-dessus de
la naissance, qu il considéroit comme un mérite su-
prême, au lieu de ne voir en elle qu un avantage, le
seul peut-être qu'on ne puisse se donner. « Jamais ,
« disoit-il , je n ai pu sentir Rousseau , parcequil cher-
« che à faire regarder la naissance comme l'effet du
K hasard. »
Le seul commerce intime qui put convenir à un
homme de ce capactère, étoit celui d'une femÀfe qui
vît le monde avec les mêmes veux, et portât sur la
société le même jugement. Cette femme n existoit
point dans la Grande-Bretagne- Elle se trouvoit à
Paris, et ce fut, pour Walpole, un motif de visiter
cette capitale, et le charme qui ly retint plusieurs
mois et ly rappela plusieurs fois. L'égoïsme et l'ennui
établissoient entre eux une sympathie qui, rarement
troublée , ne le fut que par les causes mêmes qui
l'avoient fait naître. Tels furent Horace Walpole et la
marquise du Deffand. Tous les deux nous prodiguent
dans leur correspondance les couleurs sous lesquelles
nous venons de les peindre. Milord écrivoit à la mar-
quise : « Vous mesurez l'amitié, l'esprit, tout enfin
« sur le plus ou moins d hommages qu'on vous rend,
« Défaites- vous, ou, du moins, faites semblant de
« vous défaire de cette toise personnelle. Je vous l'ai
« souvent dit, vous voudriez qu'on n'existât que pour
« vous, et vous rebutez vos amis en leur faisant éprou-
122 PRÉCIS
« ver l'impossibilité de vous contenter. » La marquise,
à son tour, écrivoit à milord : « Comment est-il pos-
« sible que vous ayez autant de sujets de vous plain-
« dre du genre humain? Vous avez donc rencontré
« des monstres , des hyènes , des crocodiles? Pour moi ,
«je ne rencontre que des fous, des sots, des men-
te teurs, des envieux. Montaigne croyoit à l'amitié,
« voilà la différence qui existe entre vous et lui. Vous
« n'observez que pour vous moquer , vous ne tenez à
« rien, vous vous passez de tout. Enfin, rien ne vous
« est nécessaire ; le ciel en soit béni ! »
Toute renommée les blessoit également , et tous les
deux^'entendoient à merveille sur les moyens de dé-
truire le mérite qu'elle supposoit. La sensation que
produisit Rousseau , le bruit qu'il fifpendant les deux
semaines qu'il séjourna dans Paris , nepouvoient leur
échapper. S il brilloit, c'est qu'il cherchoit l'éclat; si
l'onparloit de lui , c'est qu'il couroit après les applau-
dissements. Telles sont les conjectures que firent Ho-
race et la marquise.
Mais cela ne suffisoit point à W^alpole. En homme
qui avoit fait une étude profonde du cœur humain, il
calcula que les hommages rendus àRousseau dévoient
irriter l'envie , et qu'elle accueilleroit tout ce qui seroit
propre à ternir ces hommages. Comptant sur elle pour
le succès, dédaignant toutes les convenances , il ima-
gine de prendre le nom de Frédéric, et sous ce nom
auguste il écrivit à Jean-Jacques une lettre insultante ,
et la répandit avec les précautions nécessaires pour
qu'elle ne fût point connue de celui à qui elle étoit
adressée. Walpole ne manioit pas assez bien la plai-
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 123
santerie et n étoit pas assez versé dans notre langue
pour faire cette lettre sans secours. Il en eut beaucoup ,
et tous les hommes de lettres qu'il consulta furent
autant d'officieux tout prêts à lui prêter leur plume.
D'Alembert, d'Holbach, Nivernois même qui n'étoit
pas méchant , et plus encore Helvétius le meilleur des
hommes, lui donnèrent leurs conseils, indiquèrent
des corrections et retouchèrent cette lettre.
Walpole la lut chez lord Ossory , seigneur anglois ,
dansun grand dîneroùDavidlIume setrouvoit. Celui-
ci proposa à son ami l'addition d'une plaisanterie qui
n'étoit pas l'une des moins piquantes de la lettre. Il
faisoit dire par le roi de Prusse à Rousseau : Si vous
persistez à vous creuser l esprit pour trouver de nouveaux
malheurs, choisissez-les ; je suis roi ; je puis vous en pro-
curer au gré de vos souhaits : je cesserai de vous persécuter
(juand vous cesserez de mettre votre gloire à l'être '. Wal-
pole n'eut garde de repousser un trait qui donnoit du
ridicule à Jean-Jacques. Il accueillit avec empresse-
ment la proposition de Hume, dont la plaisanterie
excita le rire des convives, et qui convint ensuite
qu'elle lui appartenoit ^.
A l'être ? persécuté : hardiesse qui n'est point encore passée en
usage, et qu'on ne remarqueroit pas, si la lettre n'avoit été revue
et corrigée par plusieurs membres de l'académie.
Dans sa lettre , datée du i6 février 1766, adressée à madame
de Barbantane, Hume s'exprime ainsi : « Dites à madame de Bouf-
« fiers, que la seule plaisanterie que je me sois permise relative-
« ment à la prétendue lettre du roi de Prusse, fut faite par moi à
« la table de lord Ossory. .. Il est clair qu'en se la permettant , il ne
la laisse point faire à d'autres. Mais devoit-il s'en permettre une
seule, dans les rapports où il se trouvoit alors avec Jean-Jacques,
et que lui-même avoit provoqués ?
124 PRÉCIS
Si David eût pris le parti de Rousseau, au lieu de
fournir des armes contre lui, il n'eût été que juste et
conséquent avec lui-même, puisqu'il l'emmenoit en
Angleterre pour lui trouver un asile. Sa plaisanterie
suppose qu'il croyoit que les malheurs de son ami
n'étoient qu'imaginaires ; pourquoi se charger de cet
ami? et prétendoit-il le soustraire à son imagination?
Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire de faire
remarquer que la conduite de Hume étoit peu géné-
reuse. Elle peut être jugée avec plus ou moins de sé-
vérité, suivant le degré de délicatesse, ou même de
susceptibilité de celui qui l'examine, et pour peu qu il
soit intéressé dans cette cause, il ne sera rien moins
que disposé à lindulgence.
Ces détails étoient nécessaires pour l'intelligence
des faits. Us font voir la conduite que tenoit David
Hume envers celui qui s'étoit jeté dans ses bras.
Rousseau, qui ne se doutoit pas de ce qui se pas-
soit, ennuyé d'une représentation fatigante, pressoit
le départ.
Ce fut quelques jours avant de se mettre en route
qu il vit, pour la première fois, une femme avec
laquelle il correspondoit depuis plusieurs années, et
dont l'attachement pour Jean-Jacques devint une
véritable passion , madame de Latour-Franqueville.
Jeune, belle, riche, elle fut mariée à un homme in-
digne d'elle qui compromit sa fortune. Douée d'une
imagination ardente et d'une sensibilité profonde ,
elle lut la Nouvelle Héloïse, s enthousiasma pour le
roman, et bientôt après pour Fauteur. Désirant de le
connoître, elle lui écrivit sous le nom de Julie, et mit
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 125
dans sa correspondance un mystère qui réussit. Jean-
Jacques y fut pris, soit qu'il fût touché du sentiment
qu'exprimoit madame de Franqueville, ou flatté de
l'avoir inspiré; soit que son attention fut éveillée par
la curiosité, il répondit d'une manière propre à l'en-
courager. UÉmile n'a voit point encore paru, et Rous-
seau jouissoit à Montmorenci , dans le voisinage elle
commerce du maréchal de Luxembourg, d'une tran-
quillité qu'il croyoit durable, parcequ'il étoit certain
de ne point mériter de la perdie. Madame de Fran-
queville lui envoie des messages, mais n'ose point
demander d'entrevue, de peur de dissiper 1 illusion,
voulant éviter d'être comparée à l'objet idéal dont elle
avoit pris le nom, et laisser à 1 imagination du peintre
le soin de l'embellir. Frappé tout-à-coup par les lois ,
dont il avoit prêché le respect, de précepte et d'exem-
ple, Rousseau partit le 9 juin [762 pour la Suisse, et
sans avoir vu madame de Franqueville. Elle continua
de lui écrire, mais elle exigea de Jean-Jacques une
exactitude dont il étoit incapable. Sa santé , ses in-
quiétudes, ses chagrins, n'excusoient pas son silence.
G'étoit une lettre qu'elle vouloit : elle en écrivoit sept
pour en avoir une ; encore étoit-elle quelquefois affli-
geante par sa sécheresse, ou son laconisme. Mais
madame de Franqueville ne se décourageoit pas ;
elle aimoit mieux des reproches que l'oubli. Quand
elle apprit qu'il étoit à Paris, elle voulut le voir.
Dans une lettre du 24 décembre 1766, Rousseau lui
dit qu'il ne fait point de visites , parcequ'il ne pourroit
satisfaire à tous ses devoirs en ce genre, dans le peu
de jours qu'il doit passer à Paris; que d'ailleurs s'il
126 PRÉCIS
alloit lui rendre ses hommages, il ne sait point si elle
pardotineroit cette indiscrétion à un homme avec lequel
elle ne veut quune correspo7idance mystérieuse. Madame
de Franqueville comprit ce langage, vint, fut reçue
et ne déplut point, si Ton en juge par ces passages
d'une lettre que Rousseau lui écrivit le i janvier i ']Ç>& :
«Depuis que je vous ai vue, j'ai un nouvel intérêt
« de n'être pas oublié de vous : je vous écrirai : je
«désire extrêmement que vous m'aimiez, que vous
« ne me fassiez plus de reproches, et encore plus de
« n'en point mériter. Mais il est trop tard pour me
« corriger de rien : je resterai tel que je suis, et il ne
«dépend pas plus de moi d'être plus aimable, que
« de cesser de vous aimer. >» On verra par la suite ,
que madame de Latour-Franqueville méritoit d'être
connue du lecteur.
Rousseau partit le samedi 3 janvier 1 766 , avec
MM. Hume et de Luze. Ce dernier étoit un négociant
de Neuchâtel qui avoit, ainsi que sa famille, beaucoup
d'attachement pour Jean-Jacques. M. de Luze lui en
donna une preuve en l'accompagnant à Londres; car
bien qu'il eût des affaires dans cette capitale, je ne
crois pas qu'elles l'y appelassent à cette époque. Ils
y arrivèrent le lundi 12. Nous sommes obligés de
noter les circonstances minutieuses quand elles ont
de l'influence, et qu'elles entrent au nombre des
causes qui déterminent quelque événement impor-
tant. C'est pour ce motif qu'il faut s'arrêter un mo-
ment à Roye avec nos voyageurs. Ils passèrent dans
cette ville, la première nuit qui suivit leur départ.
« Tous trois étoient couchés dans la même chambre,
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 127
« et David Hume ( qui probablement revoit et parloit
«en dormant) s'écria plusieurs. fois avec une véhé-
« mence extrême, Je tiens J. J. Rousseau! » i Nous
verrons Teffet que produisit cette exclamation que
Jean- Jacques , lorsqu'il l'entendit, interpréta favora-
blement.
Ce fut pendant le voyage que David Hume lui parla
de la lettre de Walpole : on le voit dans celle que
Jean-Jacques écrivit à son arrivée à madame de
Boufflers ^. « M. Hume m'a appris, dit-il à cette dame,
«qu'il couroit à Paris, une prétendue lettre que le
« roi de Prusse m'a écrite. Le roi de Prusse m'a ho-
« noré de sa protection la plus décidée; mais il ne m'a
<: jamais écrit. Comme toutes ces fabrications ne taris-
' Lettre à Malesherbes du 10 mai 1766. La même particularité
se retrouve dans plusieurs lettres, entre autres dans celle du 9
avril à madame de Boufflers. Je ne partage pas l'interprétation que
Rousseau donna dans la suite à ces paroles prononcées dans un
rêve. Elles prouvent seulement, à mon avis, que David étoit flatté
de la confiance que lui marquoit un homme célèbre, et du rôle
qu'il jouoit en devenant son protecteur et son appui. Mais j'admets
bien moins encore la ridicule supposition de l'abbé Morellet qui,
dans ses mémoires, prétend avec un sérieux comique que le repro-
che de Rousseau est copié de Plutarque qui raconte que Xerxès ayant
donné asile à Tliémistocle banni d'Athènes , en était si transporté
qu'il s'écrioit en dormant, je le tiens! je le tiens! Dans ces mêmes
mémoires, remarquables seulement par les aveux naïfs del'égoïsme
le mieux conditionné, qui n'échappe qu'à celui qui les fait, Mo-
rellet ne parle qu'avec malveillance de Rousseau ( à qui il devoit sa
sortie de la Bastille), et donne, d'une insigne mauvaise foi, de<
preuves que nous relèverons ailleurs.
^ Lettre du 18 janvier 1766, faisant partie des Lettres inédites
qui terminent l'histoire de la vie et des ouvrages de J. J. Bousseau.
tom. II, p. 5i6; et n" 645 de cette édition,
128 PRÉCIS
«sent point, et ne tariront vraisemblablement pas
" sitôt, je desirerois ardemment qu'on voulût bien me
«les laisser ignorer, et que mes ennemis en fussent
« pour les tourments qu il leur plait de se donner sur
«mon compte, sans me les faire partaiger dans ma
« retraite. Puissé-je ne plus rien savoir de ce qui se
« passe en terre-ferme, hors ce qui intéresse les per-
« sonnes qui me sont chères ! » Rousseau qui ne se
séquestroit de la société que pour ignorer ce qu'on y
disoit de lui, n'osant prier David Hume de ne point
lui en parler, vouloit lui faire donner cet avertisse-
ment par son amie, qui correspondoit avecle philo-
sophe anglois. Celui-ci ne lui fit qu'une demi-confi-
dence sur cette lettre, à ]a fabrication de laquelle il
n'étoit pas étranger, et plus tard il éluda les questions
de Rousseau sur cet objet, « M. Hume, dit ce dernier
«dans une lettre à du Peyrou du i4 mars suivant,
« m'a donné 1 adresse de M. Walpole , qui part de Paris
« dans un mois, mais par des raisons trop longues à
« déduire , je voudrois qu'on n'employât cette voie
« que faute de toute autre. On m'a parlé de la pré-
« tendue lettre du roi de Prusse, mais on ne m'a voit
« point dit qu'elle eût été répandue par M. Walpole;
« et quand j'en ai parlé à M. Hume, il ne m'a dit ni
« oui, ni non. »
Rousseau croyoit que David avoit pris des arrange-
ments d'avance ou qu il lui seroit facile d'en prendre
de prompts , pour abréger son séjour à Londres ; mais
il se trompoit. On passa plus de deux mois à chercher
une retraite. Hume rend compte de ses démarches
pour la trouver. Il emploie M. Steward qui devoit
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 1 29
louer d'un fermier pour 600 fr. une maison de cam-
pagne qui en valoit quatre mille. D'autres tentatives
furent faites sans résultat : Jean-Jacques alla même
passer deux: jours chez le colonel Webb pour con-
clure un marché proposé, mais dont les conditions
ne furent point acceptées. Il n'étoit pas oisé de placer
Rousseau d'une manière qui convint à ses goûts, ù
moins de l'isoler entièrement; ce qui répugnoit à son
patron (c'est ainsi qu'il appela David Hume pendant
quelque temps.) D'abord on étoit obligé de le tromper
sur le prix de location qui dépassoit la somme aue sa
fortune , très bornée, lui permettoit d'v consacrer; en-
suite il falloit prendre des soins infinis pour lui laisser
ignorer cette supercherie : enfin Thérèse, qui vint le
rejoindre, et qui ne plut à personne, auroit encore été
un obstacle. Sans elle on eût trouvé mille asiles pour un.
On voulut l'en séparer : on l'avoit inutilement essayé en
France. Après une longue union, c'eût été une con-
dition rigoureuse, mais que le commerce des amis de
Jean-Jacques pou voit adoucir. En Angleterre c'étoit
une barbarie. Dans ce pays, Thérèse étoit plus néces-
saire à Rousseau qu'elle n'avoit jamais pu l'être.
Plus il se dépavsoit, plus il vouloit s'isoler, moins il
pouvoit se passer d elle. Il paroît certain que David
contrarioit secrètement le projet qu'il avoit de se con-
finer dans une retraite éloignée de Londres. « Je Vai
a mis, écrivoit-il à madame de Barbantane,ye Fai mis
« dans un village situé à six milles , mais il persiste à
«vouloir un isolement plus complet, et il va bientôt
« partir pour le pays de Galles, malgré tous les obsla-
III. 9
l3o PHKCIS ■
h clos (jue foi fait naitre contre l'exécutiaii de ce
« projet '. "
Chiswick est un village embelli par le parc et le
château du duc de Devonshue : Ilousseau s'y rendit
le '2S janvier, ennuyé qu'il étoit de la vie qu'on lui
faisoit mener dans la capitale. Il y demeura jusqu'au
moment de son départ pour la province ; de manière
qu'il ne passa que quinze jours à Londres. Mais il y
reçut, dans ce court espace de temps, des hommages
.flatteurs et fatigants. « Mon séjour ici, disoit-il à du
«Peyrou, dans la lettre du 27 janvier, lait plus de
« sensation que je n'aurois pu croire. M. le prince
«héréditaire, beau-fière du roi, m'est venu voir,
« mais incognito; ainsi n'en parlez pas. »
Georges IIF et la reine voulant le voir, il promit
d'aller dans la loge de Garrick, et s'y rendit en effet :
Hume raconte, à cette occasion, combien il eut de
' Celte lettre date'e dn i6 fe'vrier 1766, c'est-à-dire après six
semaines, pendant lesquelles ils avoienl iiris, tous les deux, l'iia-
bitude de vivre ensemble, contient quelques particularités qu'il
est bon de faire connoître. « Après avoir exa"niiné Piousseau sous
H tous les points, je suis maintenant en e'tat de le jujjer. Je vous
« de'clare que je ne connus jamais un homme plus aimable ni plus
« vertueux. Il est doux, modeste, aimant, désintc'ressé , doue d'inn-
« sensibilité exquise. En lui clierriiaut des dèlants, je n'en trouve
«point d'autres qu'une extrême impatience, de la susceptibiliié ,
« et une disposition à nourrir, contre ses ineilleurs amis, d'injustes
Il soupçons. Je n'en ai cependant aucune preuve; niais ses que -
« relies gvcc d'anciens amis me le font présumer. !l a dans ses ma-
i< nières une simplicité remarcjuable , et c'est- un véritable enfant
" dans le commerce ordinaire. Cette qualité , jointe à une grande
<i sensibilité , fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouvernes
« avec la plus grande facilite?. »
DE LA ViE DE J. J. ROUSSEAU. l3l
peine à le séparer de son fidèle compagnon dont il étoit
Tesclave, pour lui faire tenir sa promesse. On pré-
sume bien que, si les princes eurent la curiosité de
voir l'auteur d'Emile, beaucoup de personna^^es la
partagèrent. Il fut assailli-de visites. 11 crut être plus
tranquille à Chiswick, mais il f fut importuné par
l'extrême affluence des cwieux.- {Lettre du 29 mars à
M. Coindet.)
Tiraillé de tous côtés ^ quand il prenoit une résolution ,
on conspiroit pour la lui faire changer. «liumeluian-
« nonce avoir trouvé un seigneur du pays de Galles
« qui , dans un vieux monastère où demeure un de ses
« fermiers , lui fait offre pour lui d'un logement pré-
« cisément tel qu'il le désire : puis on lui propose
«une autre habitation dans l'île de Wight; mais le
«pays est découvert; les montagnes sont pelées; il
<i y a peu d'arbres, beaucoup de monde. Tout cela ne
« l'accommode pas du tout '. »
Sur ces entrefaites arrive, vers le 10 février, Thé-
rèse Le Yasseur, dont il commençoit à s'inquiéter. Elle
vint le joindre à Chiswick.
Hume avoit le projet de faire obtenir à Jean-Jacques
une pension du roi d'Angleterre : mais il ne le pouvoit
à son insu, il lui communique donc ce projet, et Rous-
seau fait dépendre son consentement de celui demi-
lord maréchal qui étoit à Potsdam. Si Ton en croit
Hume, le roi desiroit que cette affaire fût seciéte. La
première de ces conditions exigeoit un certain délai ;
on promit la seconde sans la tenir, et la correspon-
dance de David, à cette époque, est remplie de confi-
■' Lelfies des 18 janvier et 6 fe\iior 1766.
i32 i»RÉcis
dcnces indiscrètes. Un autre projet peut avec celui-là
expliquer la conduite du philosophe anglois, et l'ex-
cuser de Tintention qu'il paroit avoir eue de fixer
Ilousseau, soit à Londres, soit dans les environs.
C'étoit de lui faire faire dans cette capitale une édi-
tion générale de ses ouvrages , et de l'engager même
à en augmenter le nombre. Mais Jean-Jacques avoit
annoncé bien positivement la ferme résolution de ne
plus écrire. Il renouvela celle d'aller dans une retraite
située loin de la capitale. Cette fois son désir fut
exaucé parcequ'il lut mis directement en rapport avec
un riche propriétaire qui possédoit plusieurs habita-
tions dans la Grande-Bretagne. Il se nommoit M. Da-
venport. Il- proposa Wootton , femie située dans le
comté de Derby à près de cinquante lieues de Londres.
« La maison , quoique petite , étoit logeable, bien dis-
« tribuée, fort propre, et bâtie à mi-côte, sur le pen-
.1 chant d un vallon , dont la pente étoit assez inter-
" rompue pour laisser des promenades de plain-pied
" sur la plus belle pelouse de l'univers. Au-devant de
« la maison règne une grande terrasse , d'où l'œil suit^
« dans une demi-circonférence, quelques lieues d'un
«paysage formé de prairies, d'arbres, de fermes
« éparses, de maisons plus ornées et bordées, en forme
«de bassins j par des coteaux élevés qui bornent
« agréablement la vue. » Telle étoit cette retraite qu'il
s'est plu lui-même à décrire '.
M. Davenport n'alloit dans cet hermitage qu'à de
longs intervalles, et n'y passoit que peu de temps. Il s'y
réservoit d'ailleurs un logement. Pour ménàgerl'exces-
' ÏA'ttre :i madame de Luze, du lo mai 1766.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l33
sive délicatesse de Jean-Jacques, on convint d'un
prix de location qui fut porté à trente louis. Ce mar-
ché conclu , Rousseau ^?-«/e de se rendre à JVootton pour
respirer après tant de fatigues et de courses. Mais au mo-
ment du départ il arrive un incident qui faillit à tout
déranger '. M. Davenport et Hume louèrent une voi-
ture et le trompèrent sur le prix en faisant accroiie à
Rousseau que cette voiture venoit des environs de
Wootton , et , comme elle y retournoit , que les frais se-
roient peu de chose. Dupe d'abord , il s'aperçut bien-
tôt qu il y avoit quelque mystère qu il ne put éclaircir
avant de se mettre en route, A peine arrivé dans sa re-
traite , il écrit à David sur cet incident. « L'affaire de
« ma voiture n est pas arrangée, lui dit-il, parceque je
« sais qu on m'en a imposé : c est une petite faute qui
« peut n'être que i ouvrage d'une vanité obligeante ,
« quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez
« trempé, j<!rvous conseille de quitter', une fois pour
«toutes, ces petites ruses qui ne peuvent avoir un bon
« principe quand elles se tournent en pièges contre
«< la simplicité. »
A l'exception de celte leçon méritée, il remercie
Hume avec effusion dans la première lettre qu il lui
écrit de Wootton. « Vous ne pouvez voir, lui dit-il, tous
« les charmes que je trouve ici : il faudroit connoitre
Il partit pour Wooîtoa le ig mars, et fut quatre jours ertroute,
voyageant avec les mêmes chevaux. Pour mieux le tromper, Hume
et M. Davenport avcient fait mettre, d:»ns une feuille publique,
ra\-is qui concernoit cette voiture de renvoi. Quand Jean-Jacques
eut de'couvert la fraude, il put croire dans la suite que les jour-
naux étoient à la disposition de son ennemi.
l34 PRÉCIS
« le lieu et lire clans mon cœur. Vous y devez liie an
« moins les sentiments qui vous re^jardcnt. Si je vis
« dans cet agréable asile aussi heureux que je i'es-
« père , une des douceurs de ma vie sera de penser que
«je vous les dois. Faire un homme heureux, c'est
« mériter de l'être. Puissiez-vous trouver en vous-
« même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi !
« Seul, i'auroispu trouver de Ihospitalité, peut-être,
« mais je ne Taurois jamais aussi bien goûtée cju'en la
0 tenant de votre amitié. Conservez-la moi toujours ,
« mon cher patron; aimez-moi pour moi qui vous dois
Il tant, pour vous-même; aimez-moi pourle*bien que
n vous m'avez fait. Je sens tout le prix de votre sin-
« cère amitié; je la désire ardemment; j'y veux répon-
« dre par toute la mienne , et je sens dans mon cœur de
« quoi vous convaincre un jour qu'elle n est pas sans
« quelque prix. »
Cette lettre est datée du 22 mars : dan9»celJe du 29
Himie est encore le cher patron. « Son hôte est placé
« selon son goût : il seroit peut-être plus à son aise,
« si l'on avoit moins d attention pour lui : mais les
« soins d'un aussi galant homme que M. Davenport
« sont trop obligeants .pour s'en fâcher; et comme tout
« est-mêlé d'inconvénients dans la vie, celui d'être trop
« bien est un de ceux qui se tolèrent le plus aisé-
« ment. »
En vingt-quatre heures ces dispositions changent,
et le 3i Jean-Jacques exprime à M. d'Ivernois, l'un
de ses correspondants, les doutes les plus injurieux
sur le compte de David, qu'il accuse d'être lié avec ses
plus dantjereux ennemiSy et auquel, s'il 11 est pas unjburbey
DE LA VIE DE .T. J. ROUSSEAU. 1J3
il aura intérieurement beaucoup de réparations a faire.
Aucune circonstance connue, arrivée entre le 29 et le
3 1 mars , ne motive ce brusque changement. Si quel-
que trait (le la part de Hume , si quelque action nou-
velle eussent eu lieu , on Tauroit su plus tard dans
les éclaircissements que donna Rousseau.
Pour expliquer cette subite métamorphose , il faut
donc avoir nécessairement recours au caractère de
Jean-Jacques , à l'effet que produisit la solitude sur son
esprit; à une multitude de circonstances qui s'offrirent
à-la-fois à sa mém-oire et qui , de minutieuses qu elles
étoient en elles-mêmes, devinrent par leur concours
et leurs coïncidence, importantes et graves; enfin à
l'influence déplorable de Thérèse, cause sans cesse
agissante et produisant des effets lents mais durables.
Supposons une autre compagne qui , au lieu d'aggraver
les tristes dispositions de cette imagingition ombrageuse
et malade, les eiit détournées d'abord avec adresse,
combattues ensuite avec ménagement, en eût éloigné
les fetours, et nous aurons la réunion qu'on n'a point
encore vue, celle de l'égalité d'humeur et de la con-
fiance, au génie , aux talents, aux plus beaux dons de
la nature, aux quahtés les plus rares, comme aux
vertus les plus coûteuses. .
On verra parla suite que ce n'est pas sans motif que
je mets l'influence de Thérèse au nombre des causes
qui déterminèrent Jean Jacques à rompre avec David .
Je la crois même la principale, puisque je ne doute
point qu'il ne fût en son pouvoir d'annuler les autres.
Ce n'est pas que je prétende que Hmne soit exempt
de reproches. Cependant le plus grave de tous (celui
l36 PRÉCIS
cVavoir pris part à la lettre de Walpole) n'est poiiiê
encore connu de Jean-Jacques à Tépoquc où- nous
sommes. C est donc comme s il n existoit point. Il ne
tarda pas à le deviner, il est vrai , grâce à son tact ordi-
naire; mais la méfiance guidoit ce tact en cette occa-
sion.
Les soupçons exprimés dans la lettre à M. d Iver-
nois ne pouvoient que croître et prendre racine entre
Thérèse et Rousseau : mais la lettre de Walpole, insé-
rée dans le Saint-James Chronicle, leur donna bientôt
à ses yeux tous les caractères de la certitude. Il reçut
ce journal le 5 ou 6 avril. Il réclama le 7 pour faire
sentir combien on blessoit les convenances en mettant
lenomde Frédéric au bas d'une lettre queceroi n'avoit
pas écrite. Dès-lors il se rappela que David lui avoit
parlé de cette lettre à son arrivée en Angleterre ; qu'il
étoit Tami d'Horace Walpole, et quand à son tour il
la voit questionné , que David avoit évité de lui répon-
dre. jNavré de cette découverte, il épanche ses chagrins
dans une lettre à madame de Boufflers. « I-a peine de
« cœur qu il éprouve est excessive : elle trouble sa
n raison : toutes ses facultés sont dans un boulever-
« sèment qui neluipermettoit pas de lui parler d'autre
«chose. » (Lettre du 9 avril.) Il devoit cette confidence
à celle qui toujours avoit pris un vif intérêt à son sort,
et qui l'avoit comme déposé entre les mains de David:
il la devoit encore à ce digne magistrat ami et protec-
teur des lettres , qui, depuis, a terminé la carrière la
plus honorable parle plus bel exemple de vertu qu il
soit possible à l'homme de donner '.
' Dirrchcz, dans l'hisfnire .nncicmie ou moderne, un ministre in-
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l3j
Ces deux devoirs remplis, fidèle au système qu'il
s'étoit fait d'oublier les hommes, dont il avoit à se
plaindre , il y revient, et reprend le cours de ses occu-
pations; car, à peine dans sa retraite, il savoit en
jouir, et goûter les charmes d'une tranquillité d au-
tant plus appréciée que, désirée depuis long-temps, elle
succédoit aux tourments d'une vie agitée. Dès les pre-
miers jours il jctoitun coup d œil rapide sur cette vie,
et disoit à l'un de ses amis • : J'ai différé de vous ré-
« pondre jusqu'au moment où j'arriverois en lieu de
« repos où je puisse respirer. J'en avois grand besoin,
«je vous jure, et le voisinage de Londres m étoit
«aussi importun que Londres même INIe voilà
« comme régénéré par un nouveau baptême, ayant
« été bien mouillé en passant la mer. J'ai dépouillé le
n vieil homme , et, hors quelques amis , parmi lesquels
«je vous compte, j'oublie tout ce qui se rapporte à
« cette terre étrangère qui s'appelle le continent. Les
« auteurs, les décrets, les livres , cette acre fumée de
« gloire qui fait pleurer , tout cela sont des folies de
« l'autre monde, auxquelles je ne prends plus départ,
struit , tolërdnt, d'une philosophie aimable et douce ; simple dans
ses goûts ; conciliant la jusiice et la bienfaisance; méprisant les
grandeurs, se les voyant ôter sans regret, et rendre sans joie, sans
émotion; soupirant après une nouvelle disgrâce ; l'obtenant, sa-
vourant les douceurs du repos , et vers la tin de sa vie, au moment
où ce repos est devenu le plus nécessaire , y renonçant pour
venir mourir avec sonTioi sur l'échafaud, et trouvez un autre que
Malesherbes ! On l'a dernièrement accusé d'avoir été philosophe.
Ce reproche est une ariteude honorable pour les outrages faits à la
philosophie. C'est la plus éclatante de toutes les réparations.
' Lettre inédite qui ne se trouve que dans l'histoire de J. J. Rous-
seau, tom. II, p. 5iç).
tlR PRÉCIS
<* et que je me vais hâter d'oublier. Je ne puis jouir
«encore ici des cliaruics de la campagne, ce pays
« étant enseveli sous la neige; mais, en attendant, je
«me repose de nies longues courses, je prends ha-
« leine, je jouis de moi , et me rends le témoignage
«que, pendant quinze ans, que j'ai eu le malheur
« d'exercer le triste métier d'homme de lettres, je n'ai
« contracté aucun des vices de cet état ' ; l'envie, la
« jalousie , l'esprit d'intrigue ou de charlatanerie , n'ont
« pas un instant approché de mon cœur. Je ne me
« sens pas même aigri par les persécutions, par les
«infortunes, et je quitte la carrière aussi sain de
« coeur que j'y suis entré. Voilà la souree du bonheur
« que je vais goûter dans ma retraite , si l'on veut bien
« m'y laisser en paix. Les gens du monde ne conçoi-
« vent pas qu'on puisse vivre heureux et content vis-
« à-vis de soi , et moi je ne conçois pas qu'on puisse
« être heureux d'une autre manière. De quoi sera-
« t-on content dans la vie si l'on ne l'est pas du seul
« homme qu'on ne quitte point? »
« Je ne suis, disoit-il encore dans le même temps ,
«je ne suis jamais moins ennuyé ni moins oisif que
« quand je suis seul. Il me reste, avec les amuse-
« ments de la botanique, une occupation bien chère,
« et à laquelle j'aime chaque jour davantage à me
«livrer. J'ai ici un homme qui est de ma connois-
« sance, et que j ai grande envie de connoître mieux.
•' La société que je vais lier avec lui m'empêchera
« d'en désirer aucune autre. Je l'estime assez pour ne
' Il avoit commencé d'écrire en lySo. Il se rend justice, mais il
r;ivoit rendue aux autres , et n'a jamais conlesté le mérite d'autrui.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. \3c)
«pas craindre une intimité à laquelle il m'invite;
«et, comme il est aussi maltraité que moi par les
«hommes, nous nous consolerons mutuellement de
« leurs outrages , en lisant dans le cœur de notre ami
« qu'il ne les a pas mérités '. »
Cet homme qu'il veut connoitre mieux, c'est lui-
même ; et l'occupation qui lui plaît chaque jour
davantage est sa propre histoire : ce fut en effet à
Wootton qu'il composa les six premiers livres des
Confessions qui se ressentent du calme dans lequel il
les écrivit , de la fraîcheur du local , et qui, sous quel-
ques rapports, diffèrent tant des six derniers. Ce
calme ne fut troublé, comme nous le verrons, que
par l'effet que produisoient sur lui les lettres qu'il re-
cevoit.
Nous devons passer rapidement sur queUpies cir-
constances qui n'ont besoin que d'être indiquées :
telles sont, i» l'affaire de la pension qui fut terminée
presque à l'insu de Rousseau. La condition qu'il avoit
exigée étoit remplie, et milord maréchal venoit de
donner sofi consentement. Mais Jean-Jacques ne
vouloit pas devoir à David Hume un service de cette
importance. Il écrivit pour que le projet fut ajourné 2.
Lettre à madame de Boufflers, en date du 5 avril 1766.
« Je vous dirai seulement un mot sur une pension du roi d'An-
« gleterre dont il a e'te' question , • et dont vous m'aviez parle' vous-
« même : je ne vous repondis pas sur cet article, non seulement à
« cause du secret que M. Hume exineoit, au nom du Hoi, et que JB
« lui ai fidèlement gardé jusqu'à ce qu'il l'ait publié lui-même; mais
« parceque n ayant jamais lîien compte sur cette pension , je ne
» voulois vous flatter pour moi de cette espérance que quand je
« serois assure' de la voir remplir. Vous sentez que, rompant avec
l4o PRÉCIS
a"* Les arrangements pris avec M. Dutens pour la
vente des livres et des gravures qui appartenoient à
Jean-Jacques. 3° Le libelle que Voltaire, heureux,
opulent à Ferney, fit publier à Londres (sons le
nom àe Fansojjhe) contre Rousseau acceptant un asile
à Wootton.
Revenons à la querelle plus fameuse que connue,
et dans le récit de laquelle beaucoup de faits ont été
dénaturés. C'est particulièrement la question qu'il
importe de bien connoître dans ce procès pour s'en
faire une juste idée. On a toujours cru que Jean-Jac-
ques avoit fait et publié un libelle contre David Hume.
Or, il n'a pas publié un seul mot dans cette querelle.
Ce prétendu libelle n'a jamais existé , quoique l'opi-
nion contraire ait été généralement établie. Kous ver-
rons sur quelle base fragile elle étoit appuyée, et
quel étoit ce prétendu libelle.
Jean-Jacques eut-il des motifs suffisants pour rom-
pre avec David Hume, et quelle fut sa conduite quand
il eut pris ce parti? Telle est la double question dont
la solution doit se trouver dans l'exposé des faits.
Nous avons déjà laissé entrevoir les motifs. A ce
sujet nous devons faire une observation. Dans des
ruptures de cette espèce les vrais juges sont les per-
sonnes intéressées , et Ton est à-la-fois juge et partie :
circonstance qui doit rendre le jugement suspect.
En effet, il est question de l'amitié que chacun en-
tend, définit, oa pratique à sa manière, et dont les
« M. Hume, je nepouvols, sans infamie, accepter des bienfaits qui
«. me vnnoient par lui. » Lettre à du Peyrou du 16 août 176G; pin*
tard elle fut accorde'e.
DE LA VIE DE J. J. TiOUSSEAU. l/^i
devoirs varient au gré des diverses interprétations
qu'on lui donne. Comment alors s'établir juge entre
deux amis qui se brouillent? et ne faudroit-ii pas, ce
qui ne se peut jamais , sonder tous les replis du cœur
humain?
Il est possible cependant de trouver dans les écrits
et dans la conduite de Rousseau des données incon-
testables sur le prix qu'il mettoit à l'amitié. « S'il y a
« dans la vie, disoit-il ', un sentiment délicieux, c'est
« celui-là. » Il partageoit l'opinion de Cicéron sur les
droits, les devoirs , et les jouissances de l'amitié ^ : à
l'instar de l'orateur romain, il la régardoit comme un
présent du ciel, et pensoit que, toujours compagne
de la vertu, elle méritoit tous les sacrifices, même
celui de la vie. La défense de son ami étoit à ses
yeux un rigoureux devoir 3.
Qu'on juge d'après cela combien il dut éprouvei*
d'amertume et d'indigfnation quand il sut que loin de
' Confessions , liv. V.
« Ilaiid scio an, excepta sapientiâ, qiiidquaiu melius homiiii
'. sit à (liis immortalibus datum, haec ipsa virtus ainicitiam et gignit
« et continet.... Amicitia res pluriuias conlinet : quoquè te verteris j
" prœstô est : nuUo loco excliiditur ; nunquam intempesiiva, nuu-
« quam moSesta est. In amicitia nihil fictum, nihil simulatum ; et
« quidquid in eà est, id est verum et voluntarium. Solem eniin è
« mundo tollere videntur , qui aniicitiam è vitâ tollunt : quâ à diis
« immortalibus nihil melius habemus , nihil jucundius. Virtutum'
« amicitia adjutrix à naturà data est, non viliorum cornes. » Cicero ,
de amicitiû.
' L'ami d'Atticus veut même qu'en ce cas on s'écarte un peu du
droit chemin, et qu'on ne s'arrête qu'au moment où l'on rencon-
treroit l'infamie en faisant un pas de plus Declinandum sit de via..
modb ne summa turpitudo scijuntur.
l42 PRÉCIS
i'avoir défendu, lorsque Walpole le livioit a la risée
publique, David Ilurae avoit ajouté aux ridicules
dont on le couvroit dans la prétendue lettre de Fré-
déric ! ce fut à ce seul fait qu'il réduisit tous les {ifiiefs
de David. « Il s'agit de savoir, écrivoit-il ', quel que
« soit Tauteur de la lettre, si M. Hume en est com-
« plice. '»
Le fait étant certain, il ne reste plus qu'à connoître
la conduite de Rousseau, car nous n'examinerons
point la nature du délit. Que ce soit une injure, un
outrage, peu importe. On est toujours obligé de con-
venir que ce n'est point un service (Tami, et que
David Hume eût mieux fait de ne prendre aucune
part à la lettre de Walpole , et mieux encore d'empêcher
celui-ci de la faire.
Rousseau suivit le précepte de Caton rapporté par
Tami d'Atticus, qui en recommande l'exécution : c'est
de dénouer plutôt que de déchirer le lien de l'amitié '^.
Affecté cruellement, au point même d'en avoir ses
facultés dans un bouleversement (jui ne lui permettoitj)as
de s'occuper d'outre chose 3, il rend compte, ainsi que
nous l'avons dit, à madame de Boufflers et à monsieur
de Malesherbes des motifs qu'il a de rompre avec
David Hume: il remplissoit un devoir et soulageoit
son cœur. Ces premiers moments passés, il a recours
à son remède ordinaire, f oubli des injures, et pour
' Lettre à madame la man^uist; deVerileliu, août i"66. La même
question se retrouve dans pTVisieurs autres lettres.
" Dissuendae uiagis quam discindenda' auiiciîiœ. (CVcero, J«
anticitln.)
' Lettre du 9 avril 1766.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l/fS
l'obtenir i! se livre à la botanique, à la rédaction de
ses mémoires, à la méditation, aux rêveries, et fait,
dans la vallée de Wootton, de fréquentes prome-
nades, bien résolu de ne plus songer à David Hume.
Il y seroit parvenu sans celui-ci, qui fit assaillir Rous-
seau de tous les côtés dans sa letraite, et le força de
s'occuper de lui, comme nous allons le voir.
Étonné du silence de Jean-Jacques dont il n'en-
tendoit plus parler, Hume lui éciit pour en connoître
la cause: Rousseau lui répond le 23 juin 1766,
et, sans rien spécifier dans cette lettre, qui a peu
d'étendue, il lui reproche de Tavoir attiré en Angle-
terre pour le déshonorer, et lui déclare qu'il ne veut
plus avoir de commerce avec lui, parceque tous les
deux ne doivent plus rien. avoir à se dire. Hume ré-
plique avec beaucoup d'énergie et somme Jean-Jac-
ques de s'expliquer clairement, et de lui nommer
ses accusateurs. Mais, dans la crainte qu'il avoit de
ne point obtenir d'éclaircissement, il eut recours à
M. Davenport, chez qui demeuroit Rousseau. Il s'étoit
formé une liaison entre les deux hôtes. « Le maître
«de la maison, écrivoit Jean-Jacques à son ami du
« Peyrou, est un très galant homme, pour qui trois
« semaines de séjour, qu il a fait ici avec sa famille,
« ont cimenté rattachement que ses bons procédés
« m'avoient donné pour lui. Tout ce qui dépend de lui
« est employé pour me rendre le séjour de sa maison
« agréable : si j'avois à choisir de nouveau dans toute
«l'Angleterre, je ne choisirois pas d'autre habita-
« tion que celle-ci. » David Hume ne pouvoit donc
mieux s'adresser. M. Davenport fit promettre àEous-
l44 PRÉCIS
seau qu'il donueroit rexplication demandée, et, le
lo juillet, il tint parole.
Psous arrivons au fameux libelle, car ce n est autre
chose que cette lettre volumineuse dans laquelle
Jean-Jacques épanche son cœur, et se délivre du
poids qui l'oppresse. Après lui avoir dit que, « ne
«vivant point dans le monde, il ignore ce qui s'y
« passe ; qu'il n'a point de parti , point d'associé, point
« d'intrigue; qu'il ne lui dit rien; qu'il ne sait que ce
« au il sent; mais comme on le lui fait sentir, il le sait
« bien; il lui fait r histoire des mouvements de son ame^
« et, traitant M. Hume en tierce personne, il lui an-
« nonce qu'il l'établit son propre juge.
INous n entrerons point dans le long détail des re-
proches faits à David, parceque cette lettre se trou-
vant dans toutes les éditions des œuvres de Rousseau ,
le lecteur peut facilement se la procurer. Une partie
de ces reproches reçoit toute la gravité de l'imagi-
nation de Jean-Jacques, mais il en reste assez de
réels pour motiver le parti qu'il avoit pris de ne
vouloir plus entendre parler de Hume : car c'est à cet
oubli que se bornoit sa \en,geancc.
Il termine cette longue lettre par de vives instances
qti'il adresse au philosophe anglois pour qu'il se jus-
tifie, et comme cette prière ne fut point écoutée, il
importe de la rapporter afin qu'on juge si elle auroit
dû l'être. «Je suis, lui dit-il, le plus malheureux des
« humains si vous êtes coupable; j'en suis le plus vil
« si vous êtes innocent. Vous me faites désirer d'être
«cet objet méprisable. Oui, l'état où je me verrai
« prosterné, criant miséricorde, et faisant tout pour
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l/jS
«Tobtenir, publiant à liante voix mon indignité, et
« rendant à vos vertus le plus éclatant homma{7e ,
« seroit pour mon cœur un état d épanouissement et
« de joie après Tétat d'étoulTement et de mort où vous
« Tavez mis. Il ne me reste qu\m mot à vous dire. Si
« vous êtes coupable, ne m'écrivez plus : cela seroit
«inutile, et sûrement vous ne me tromperez pas. Si
« vous êtes innocent, daignez vous justifier. Jeconnois
« mon devoir, je Taime et l'aimerai toujours , quelque »
« rude qu'il puisse être. Il n'y a point d'abjection dont
« un cœur qui nest pas né pour elle ne puisse revenir.
« Encore un coup, si vous êtes innocent , daignez vous
«justifier: si vous ne Têtes pas, adieu pour jamais. »
Un ami vraiment digne de ce nom , n'auroit-il pas
été touché? ISe se seroit-il pas attendri sur la triste
destinée de celui qui lai devoit sa retraite, 1 isole-
ment après lequel il avoit soupiré, des liaisons nou-
velles , tous les rapports dont se composoit son exis-
tence dans un pays étranger dont il ignoroit la langue,
les mœurs, les habitudes?
Hume ne se justifie pas , ne répond point ; et faisant
des notes sur cette lettre , il l'adresse au baron d Hol-
bach ainsi qu'à d Alembert , avec une lettre d envoi
dans laquelle il traite Rousseau de scélérat. D'Alem-
bert etSuard traduisent les notes , font une préface in-
jurieuse à leur compatriote, et publient lettre et notes
sous le titre fi Exposé succinct de la conduite de M. Hume.
Tel est le libelle fait i^av Jean-Jacques. La société
du baron avoit répandu la nouvelle de la ruptui-e
qui parvint ainsi aux oreilles de niadame de Rouf-
flers, femme aimable, spirituelle, et d'un sens droite
m. lo
14^) PRÉCIS
Elle étoit aux eaux de Fougues avec le prince de
Conti. Elleavoit déjà reçu trois mois auparavant une
lettre (9 avril) dans laquelle Rousseau lui faisoit part
de ses plaintes , de ses soupçons contre celui à qui cette
dame avoit confié sa destinée. Il est probable que
madame de Bouffleis y fit alors peu d'attention, et
qu'elle crut que les nuages se dissiperoient; mais les
bruits qui circuloientde tous côtés, grâce aux soins des
, amis de Hume, la tirèrent de son erreui'. David ne
pouvoit plus différer de lui rendre compte d'une affaire
qu'il auroit dû ne confier qu'à elle. Le 16 juillet il lui
écrit une lettre dans laquelle il fait de vains efforts
pour dissimuler l'embarras qu'il éprouve, et donne de
mauvaises excuses pour pallier des torts réels.
Madame de Boufflers lui répond une lettre remar-
quable par sa logique , par l'adresse avec laquelle elle
combat son amour-propre, par le soin qu'elle prend
d'exagérer même les reproches qu'IIume avoit à se
faire, afin de le disposera l'indulgence envers Rous-
seau. Elle ne finit cette lettre qu'à Paris où elle trouve
à son arrivée de nouvelles preuves de la haine de David
contre Jean-Jacques. C étoit une lettre de Hume à
d'Alembert, que celui-ci avoit fait passera madame
de Boufflers pour la lui communiquer et surtout pour
affoiblir et détruire l'intérêt qu'elle prenoit à Rousseau.
Ne doutant point que madame de Boufflers ne prît
toutes les mesures possibles pour assoupir cette af-
faire, Hume ne vouloit l'en instruire que lorsqu'un
éclat fâcheux produit par ses soins empêcheroit cette
dame d'arriver à son but.
« En arrivant à Paris (dit-elle dans sa lettre) , j'ai
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l ^n
« trouvé la vôtre à M. d'Alenibert, qui Tavoit envoyée
« chez moi pour que je la lusse. J'avoue qu'elle m'a sur-
« prise au dernier point. Quoi! vous lui recommandez
« de la communiquer, non seulement à vos amis de
«Paris, dénomination bien vague et bien étendue,
« mais à M. de Voltaire, avec qui vous avez peu de
« liaison et dont vous connoissez si bien les disposi-
« tions! Après ce trait de passion, après tout ce que
« vous avez dit et écrit, les conseils que je pourrois
« vous donner seroient inutiles. Au reste, vous aurez ici
« un parti nombreux composé de tous ceux qui seront
« cbarmés de vous voir agir comme un homme ordi-
« naire. Dans quel dessein les nouvelles informations *
« dont vous chargez M. d'Holbach? Vous n'avez pas
«sans doute 1 intention de rien écrire contre ce mal-
« heureux homme qui soit étranger à votre cause? Vous
« ne serez pas son délateur après avoir été son protec-
il teur. De semblables examens doivent précéder les
<c liaisons et non suivre les ruptures. »
En n'écrivant qu'à David Hume, madame de Bouf-
flers n'auroit rempli qu'à moitié le devoir qu'elle
s'étoit imposé. Il falloit commencer par le philosophe
anglois, parcequ'il dépendoit de lui de ne pas mettre
le public dans la confidence de cette rupture qui
' M. Ilumc croyoit que Jean-Jaccjues avoit piacé de l'argent chez
le banquier Rougemont. Voulant coiinoître la quotité des fonds,
il fit beaucoup de démarches auprès de ce banquier, chez lequel
Rousseau e'toit crédité par du Peyrou, et qui e'toit ou devoit être
dépositaire des cent louis donnés par milord maréchal à Thérèse.
Bien loin d'a6user du crédit, Rousseau n'en usa point. Il renonça
à la pension que lui >onloit faire son ami et ([ue d'abord il avoit
acceptée.
lO,
l4S PRÉCIS
n aiiroit point en effet été connue s'il se fût contenté
(le conserver la lettre de Jean-Jacques et de le plaindre.
Mais, pour agir de cette manière, il auroit fallu
n'avoir aucun tort à se reprocher.
Madame de Boufflers écrit donc à Rousseau ' et
lâche de luj démontrer l'injustice de ses soupçons et
l'innocence de David Hume. Celui-ci n'auroit pu rien
dire de plus éloquent, ni de mieux raisonné pour sa
cause. Elle témoijjneàJean-Jacques le chagrin qu'elle
éprouve de ce que tous ses omis sont dons la constetmo-
tion et réduits ou silence ; et le prie instamment de lui
adresser des explications, afin quils sochent comment
l excuser, et bi l'on ne peut le disculper entièrement.
La conduite de madame de Boufflers doit êtie citée
pour exemple. Prudence, délicatesse, logique pres-
sante, considérations prisesdans l'intérêt de l'amour-
propre, devoirs de l'amitié, tout fut hahilement em-
ployé par elle. Si elle ne parvint pas à opérer une ré-
conciliation que David avoit rendue impossible, du
moins n'épargna-t-elle rien pour l'obtenir; et si les
deux amis cessèrent de l'être l'un pour l'autre, elle
les conserva tous les deux au nombre des siens.
Non content d instruire le public françois par l'in-
termédiaire du baron d'Holbach, de d'Alembert, et do
Voltaire, M. Hume fait un récit de sa querelle pour le
général Conway, membre du ministère Britannique;
un autre pour le roi et la reine d'Angleterre, qui lui
' Le 27 juillet 176G, le surleiidemain de la lettre adresse'e à
M. Hume. Ces deux lettres également remarquables, sont inse're'es
textuellement dans l'Histoire du J. J. Housseau, tome I, pafi;. i3l
à 142-
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. J !\C)
conseillent de ne rien publier, à moins qu'il n'y soit forcé
par Rousseau.
MM. Suard et d'Alembert traduisirent, ainsi qtie
nojis l'avons dit, les commentaires que David Hume
avoit mis à la lettre de Jean-Jacques; et comme dans
ces commentaires il y avoit des injures gratuites , qui
ne pouvoient faire de tort qu'à celui qui se les per-
mettoit, les deux traducteurs retranchèrent ces in-
jures. David les remercie dans une lettre du 19 dé-
cembre d'avoir adouci quelques unes des expressions dont
il sétoit senn en parlatit de ce prodige d'orgueil et de féro-
cité : autres expressions qui, probablement, ne lui
parurent pas avoir besoin d'adoucissement. L'exposé
succinct I , titre sous lequel parut le Factum de David ,
eut tout le succès qu'il devoit avoir, et produisit des bé-
néfices qui rétablirent les finances de M. Suard, d'après
' Je possède un exempLiire de la première édition. Voici Je tiîre :
Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et
M: Rousseau, avec les pièces justiftcatives. Londres, 1766, pelil
in-S" de 127 pages, sans rompter la préface. Cet Exposé se com-
pose d'un re'cit de M. Hume. et des lettres de Rousseau romraentc'es
par ce philosophe. Les traducteurs terminent leur préface, et
M. Hume son récit par une contradiction. Les premiers disent
(ju'en livrant sa cause au public , J/. Hume s'abandonna au juge-
ment des esprits djoits, et l'historien anglois dit ( pag. 124 ) qu'il
lie destine son Précis qu'a ses amis ^ et qu'il aime tellement la paix
qu'il n'y a que la nécessité qui puisse le déterminer h exposer celle
querelle aux yeux du public. La dernière des pièces dont se com-
pose Y Exposé succinct est une déclaration de d'Alemhert qui assure
n'être nullement l'ennemi de Rousseau ; qu'il n'a cherché qu'à
l'obliger, et que c'est gratuitement qu'on le mêle à la querelle que
Jean-Jacques a suscitée à David. Il est fâcheux pour l'académicien
que M. Hume ait conservé les lettrés qui prouvent la pari nctivf
que 1" géomètre prit dans celte afî'aiie.
l5o PRÉCIS
le témoignage d'un de ses amis ', Il profitoit seul de
la rupture.
Pendant que David Hume clierchoit de tous côtés
des ennemis à son ancien ami, que faisoit celui-ci? Ne
sachant rien de ce qui se passoit , ne se doutant pas
que David publioit ses lettres , il s occupoit de musi-
que, de botanique, du soin d écrire ses mémoires; et
sans sa correspondance il auroit entièrement oublié
l'historien. Forcé d'y songer malgré lui et de répondre
à ses amis, c'étoit pour leur reprocher de troubler son
repos en l'entretenant d un homme qu'il vouloit ban-
nir de sa mémoire. Il disoit à l'un , « Je continuerai de
« laisser M. Hume faire du bruit tout seul = ; à l'autre ,
" On dit que M. Hume me traite de scélérat et de canaille :
«si je savois répoudre à de pareils noms, je m'en
« croirois digne; à un troisième 3, Laissons dire et
« M. Hume et les puissances, et les gazetiers et tout
<> le monde; auquatrième 4, Lorsqu'on vous parlera de
« ce qu'écrit M. Hume, faites comme moi, gardez le
« silence et demeurez en repos ; au cinquième ^, Mettez-
« vous donc sur mon compte le vacarme que fait le
« bon David , pendant que je n'ai dit un mot qu'à lui ,
« dans le plus grand secret, et quand il m'y a forcé?
«enfin au sixième^, Après un premier mouvement
« d indignation, je me suis retiré paisiblement; il a
« voulu une explication , j'y ai consenti. Tout cela s'est
' Mémoires historiques de M. Garât, tom. II, p. 173. — " Lettre
à M. Guy, du 2 août 1766. — ' Lettre à Marc-Miohel Rey, août
1 7GG. — '^ Lettre à M. d'Ivernoîs , 3o août 1 766. — ' Lettre à M. du
Peyrou , 1766. — "Lettre du 2 janvier 1767. Il seroit facile de
Hiulti|)lier ces citation;.
DE LA VIE DE J.-J. ROUSSEAU. l5t
«passé entre lui et moi; ila jugéà propos cVen fairele
« vacarme que vous savez; il ta fait tout seul. Je me
« suis tu; je continuerai de me taire, et je n'ai rien dvi
« tout à dire de M. Hume , sinon que je le trouve un
« peu insultant pour un bon-homme , et ijin peu bruyant
« pour un philosophe. »
Il ne faut pas oubher que ces lettres, recueillies
long-temps après la mort de l'auteur, n'étoient pas
destinées à 1 impression; que c'étoient des confidences
faites à l'amitié; que Jean-Jacques auroit pu tenir sur
le compte de David un langage plus désobligeant sans
mériter de reproches, puisqu il ne s adressoit pas au
public; enfin que cette querelle ne fut connue que
par les soins ou la faute de Isl. Hume. Piousseau se
tint coi, comme il le dit lui-même, laissant au tenqos à
produire son effet. En lisant attentivement sa corres-
pondance à cette époque, on remarque qu'il com-
mence par gourmande}' ses amis de ce qu'ils l'entre-
tiennent de David ; ensuite qu'il diffère ses réponses
et les fait toutes le même jour, afin de ne troubler son .
repos que le moins possible, et de ne pensera celui
dont le souvenir l'offensoit, que lorsqu'il ne pouvoit
plus se dispenser de le faire. Aussi plusieurs lettres
offrent-elles la répétition des mêmes détails et quel-
quefois dans les mêmes termes.
Les écrivains françois prirent parti pour David, et
Voltaire même, qui tenoit le sceptre de la littérature,
se déchaîna contre Rousseau. Dans cette clameur uni-
verselle, une seule voix se fit entendre : ce futjjelle
de madame la Tour-Franqueville , qui, n'écoutant que
la juste in('ignation qu'elle éprouvoit en voyant tant
i53 puÉcis
d'agresseurs et pas un seul défenseur, lutta, de con-
cert avec du Peyrou, contre Hume et ses Iraducteurs,
fît imprimer une réfutation de ÏE.x posé succinct ', et la
publia à l'insu de Jean-^JacqueS.
On peut juger maintenant avec connoissance de
cause, et faire la part des torts de chacun. Rou-sseau
n'écrivit rien, ne publia lien. Les explications qu'il
donna, d'après les instances de son hôte, M. Daven-
port, étoient confidentielles. Il fut étranger à leur
publicité. David avoit-il le droit de les faire imprimer
sans le consentement de Jean-Jacques , sans lui avoir
communiqué son commentaire? S'il avoit ce droit,
devoitil en user? Enfin peut-on, comme on l'a fait,
en accuser Tauteiu- d Emile et prétendre qu'il a publié
un libelle contre l'historien anglois? J'aurois honte de
faire ces questions, si je ne savois combien d'un côté
la passion et de l'autre la crédulité les tendent cxcu-
' Il y a (lanà cet Exposé succinc't un mensonf^e qu'il importe de
faire remarcjuer. C'est un cerlitical de Horace Walpole, <jui atteste
que David ne connut point la prétenilue lettre de Fn'de'ric, qu'il
assure n'avoir éie' publie'e qu'après le départ des deux amis jiour
Londres. Or elle étoit publique le 28 ilc'cembre; les uie'moires de
Bacbaumon, et la correspondance de madame du Deff'and le prou-
vent. Celle de Hume l'ait voir que non seulement il connut celte
lettre, niais qu'il en fut complice. Avant la rupture il terminoit une
de ses lettres à madame de lîarbantane par ces mots , Dites à madame
de Boufflers que la seule plaisanterie que je me suis peiniise dans
cette lettre fut faite par moi h la table de lord Ossory. 11 falloit qu'il
comptât l)icn sur la discrétion de ces deux dames, pour publier
ensuite le certificat de Walpole, qui de'montre qu'ils mentoient
tous ]fjs deux. On l'ignoreroit sans les b tires de Hume, qui ont été
imprimées à Londres en 1821. Voyez-eu l'analyse dans l'bistoire de
J. J. Rousseau.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. i5j
sables et même nécessaires. N'a-t-on pas vu un auteur
(loué sinon d'un grand talent, au [moins de l'amour
du travail, d'une grande patience, ayant une grande
érudition, et même beaucoup de bonne foi, signaler
le libelle de Rousseau contre Hume, y croire, en faire
un sujet de reproche contre le premier, et plaindre le
second qui pailoit tout seul dans sa cause '?
On peut résumer en quatre mots et par un passage
de la lettre de Jean-Jacques , en date du 2 janvier 1767,
cette rupture orageuse. « M. Hume, dit-il , étoit pour
« moi une connoissance de trois mois, qu'il ne ma pas
'< convenu d'entretenir ; après un premier mouve-
« ment d'indignation dont je n'étois pas le maître, je
(' me suis retiré paisiblement : il a voulu une rupture
« formelle; il a fallu lui complaire : il a voulu ensuite
«une explication; j'y ai consenti. Tout cela s'est
« passé entre Tui et moi : il a jugé à piopos d'en faire
« vacarme; il l'a fait tout seul : je me suis tu, je con-
« tinuerai de me taire. » C est en effet la conduite qu'il
a tenue. «Je n'ai, dit-il dans une autre lettre (8 jan-
« vier), je n'ai dit un seul mot qu'à M. Hume, et seu-
'< lement cpiand il m'v a forcé. Je craignois plus que la
«mort, l'éclat de cette rupture. On m'accuse de mé-
«chanceté, la méchanceté consiste dans le dessein
« de nuire. Quand ma lettre eût contenu des choses
«'effroyables, quel mal pouvoit-elle faire à M. Hume,
" n'étant vue que de lui seul? il n'en pouvoit résulter
' M. Senebier, auteur de [)lusieui s ouvrages, entre autres d'un
Essai en liois volumes sur \Art d'observer. Il en oublie les règles
quand il jjurle de Rousseau, dont il de'iiature de !a meilleure foi
du monde et les semimcnts et les actions.
1^4 PRÉCIS
«aucun préjudice pour celui à qui elle étoit écrite^
« qu'autant qu il le vouloit bien. »
Pendant le séjour de Jean-Jacques à Wootton, cette
querelle est le seul événement qui, par la publicité
qu'elle eut, les faux jugements qu'on en porta,
l'inexactitude qu'on mit dans le récit des circon-
stances, méritât les détails dans lesquels nous sommes
entrés pour rétablir la vérité jusqu'à présent altérée
ou méconnue. Pressé par ses amis de répondre à
David, Jean-Jacques écrivoit à l'un d'eux ' : « Il faut
« que chacun ait son tour : c'est à présent celui de
« M. Hume : le mien viendra tard : il viendra toute-
« fois, je m'en fie à la Providence. J'ai un défenseur
«dont les opérations sont lentes, mais sûres; je les
« attends et je me tais. » Il les a vainement attendues
pendant sa vie. Le temps, ce défenseur dont il parle,
efface bien les impressions, affoiblit la haine; et si
David eût j<]ardé le silence observé-par Jean-Jacques,
ils eussent pu cesser d'être ennemis : mais il ne suffit
pas toujours pour que justice se fasse ; et sans la cor-
respondance privée de Hume récemment imprimée
à Londres, nous n'eussions pas eu des preuves posi-
tives de l'innocence de Rousseau et de la malveillance
de son ami '^.
' Lettre à M. Rousiari, du 7 septembre 1766. •
" C'est Hume qui nous apprend lui-même dans cette correspon-
dance, 1° qu'il fut contident et complice de Walpole dans le persi-
flage de celui-ci contre Rousseau qu'il caressoit ; 2° toutes les dé-
marches qu'il fit à Paris comme à Londres pour diffamer son ancien
ami; 3° l'appui qu'il trouva dans le baron d'Holbach et d'Alembert ;
4" la conduite de ce dernier, retranchant ce qui pouvoit faire «lu
tort à David, et déclarant qu'il est fttranjjer à la quertlle ; ;^' l-"
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. iSo
Du moment où Jean-Jacques eut occupé les trom-
pettes de la renommée , on lui offrit de tous côtés un
asile. Les uns le firent par une pitié {généreuse et
désintéressée'; les autres, par vanité, et pour ac-
quérir une réputation au moven de la célébrité de
leur hôte, ^ous n'hésiterons pas à donner ce moîit
aux offres qu'ilreçut, pendant qu'il habitoitWoottou,
du marquis de Mirabeau et du comte Orloff. Le pre-
mier vouloit, de plus , l'enrôler dans le parti des éco-
nomistes dont il étoit ; et le second considéroit Rous-
seau comme un de ces monuments qu'on place dans
un jardin anglois pour l'embellir et pour attirer les
curieux. Ces deux offres arrivèrent à Wootton dans
le même temps. Rousseau les refusa toutes deux.
Dupe àelanii dea hommes, qu'il ne connoissoit pas,
mais qu'il jugeoit d'après les intentions que suppose
le titre qu'il prenoit, et qui n'étoit pas plus vrai que
modeste, Jean-Jacques lui donne des détails sur la
vie qu il menoit dans sa solitude, ainsi que sur ses
goûts et ses projets. Il nest pas inutile d'en faire con-
lioître une partie.
" Quelque doux qu'il me fût d'être votre hôte , je
•< vois peu d espoir à le devenir. Mon âge, le grand
' éloignemeni , mes maux qui me rendent les voyages
.< très pénibles; l'amour du repos, de la solitude; le
fiouble mensonge He Walpole et de David sur la lettre de Fré-
déric, etc. Sans tous ces aveux, le temps n'eût fait que fortitîer
l'erreur où l'on étoit sur Jean-Jacques.
Madame d'Épinay (qui depuis... mais alors elle ne connoissoit
pas Griiiun); le prince de Conli, le maréchal de Luxembourg,
M. de Maleslierhes, milord maréchal, etc. Plus tard, le prince de
Ligne, le chevalier de Flimanvilîe. M. de Oirardin. etc.
i56 PRÉCIS
« désir d'être oublié pour mourir en paix , me font re-
« douter de me rapprocher des grandes villes, où mon
« voisinage pourroit réveiller une sorte d'attention
« qui fait mon tourment. Tout ce qui tient par quel-
« que côté à la littérature, m'est devenu si parfaite-
« ment insupportable, et son souvenir me rappelle
« tant de tristes idées, que, pour n y plus penser, j'ai
« pris le parti de me défaire de tous mes livres. J'ai
« pris toute lecture dans un tel dégoût qu'il a fallu re-
" noncer à monPlutarque. La fatigue même de penser
« me devient chaque jour plus pénible. J'aime à rêver,
«mais librement, en laissant errer ma tête et sans
« m'asservir à aucun sujet ; et maintenant que je vous
« écris, je quitte à tout moment la plume pour vous
«dire en me promenant mille choses charmantes,
« qui disparoissent sitôt que je reviens à mon papier.
« Cette vie oisive et contemplative que vous n'approu-
« vez pas, et que je n'excuse pas, me devient chaque
«jour plus délicieuse. Errer seul, sans fin et sans
« cesse, parmi les arbres et les roches qui entourent
«ma demeure, rêver ou plutôt extravaguer à uion
«aise, et, comme vous dites, bayer aux corneilles;
« quand ma cervelle s'échauffe trop, la calmer en aua-
'. lysant quelque mousse ou quelque fougère; enfin,
« me livrer sans gêne à mes fantaisies qui, grâces an
« ciel , sont toutes en mon pouvoir ; voilà , monsieur,
« pour moi la suprême jouissance à laquelle je ii'ima-
« gine rien de supérieur dans ce monde pour un
« homme à mon âge et de mou état. Si j'aliois dans^
« une de vos terres, vous pourriez compter que je n y
« ])rcndrois pas le plus petit '=oin en hiveur i\i\ pio-
De la vie de J. J. P.OLSSEAU. Ijj
« priétaire. Je vous verrois voler, piller, dévaliser,
fi sans jamais en dire un seul mot, ni à vous ni à per-
« sonne. Tous mes malheurs me viennent de cette
« ardente haine de l'injustice que je n'ai jamais pu
« dompter. Je me le tiens pour dit, il est temps d'être
« sage ou du moins trancjuiiie. Je suis las de guerres
« et de querelles. Voyez donc, monsieur, quel homme
«utile vous mettriez dans votre maison! J ai reçu
«mon congé bien signifié par la nature et par les
« hommes; je l'ai pris et j en veux profiter. Je ne dé-
« libère plus si c'est bien ou mal fait, parceque c'est
<: une résolution prise, et rien ne m'en fera départir.
« Puisse le public m'oublier, comme je l'oublie! jamais
«sentiment haineux, vindicatif, n approcha de mon
" cœur. fiC souvenir de mes amis donne à ma rêverie
« un charme que le souvenir de mes ennemis ne
« trouble point. Je suis tout entier où je suis, et point
<t où sont ceux qui me persécutent. Leur haine, quand
« elle n'agit pas, ne trouble qu'eux, et je la leur laisse
.< pour toute vengeance. Peu de chose de plus com-
« bleroit mes vœux: moins de maux corporels, un
«climat plus doux, un ciel plus pur, un air plus
«serein, surtout des cœurs plus ouverts, où, quand
« le mien s épanche , il sentît que c'est dans un autre. >?
Pendant qu il passoit ainsi sa vie, le monde litté-
raire s'occupoit de lui, grâce à David Hume, et des
bruits absurdes couroient sur son compte. Les uns
prétendoient qu'il étoit dans le parti de l'opposition ;
les autres assuroient qu'il exerçoit un emploi dans
les octrois. Enfin un troisième parti ne doutoit point
qu'il ne se cachât en Suisse pour fomenter les trou-
l58 PRÉCIS
blés de Genève; et même on assuroit l'avoir vu à
Marges, dans le canton de Vaud. Ce qui l'affectoit
vivement, c'étoit la crédulité de ses amis, et particu-
lièrement de du Peyrou, tous exacts à l'instruire de
ces nouvelles et disposés à croire ceux qui les dcbi-
toient. Mais sa tranquillité n'en étoit que momenta-
nément altérée. Il leur répondoit, les gourmandoit,
et n'y songeoit plus.
Une cause secrète d'inquiétude sans cesse renais-
sante, c étoit Thérèse, ainsi que nous l'avons dit.
Commère, bavarde, étant dans un pays où personne
ne savoitsa langue, elle n'avoit d'autre ressource pour
son babil, qu'un homme qui révoit, écrivoit, ou se
promenoit pour faire des herborisations. Elle devoit
donc éprouver un ennui mortel. Le seul remède étoit
de changer de résidence, et le moyen, de dégoûter
llousseau de sa retraite. Elle n'y pouvoit parvenir
qu'en le mettant mal avec les gens qui habitoient
dans le mênie lieu. La chose sembloit difficile à cause
du caractère et des occupations de Jean-Jacques, qui
prétéroit à toute société , même à celle de sa compagne,
des courses dans le vallon ou des voyages dans les
espaces imaginaires. Celui qui a de pareils goûts et
fuit le monde, ne peut avoir Thumeur ollènsive.
Malgré cet obstacle, Thérèse réussit toujours dans
ses projets, comme nous le verrons dans la suite. Elle
eut un succès complet à Wootton. Dès le 32 dé-
cembre 1766, on en trouve des preuves dans une
lettre de Rousseau, datée de ce jour. Il se plaint à son
hôte, M. Davenport, des gens de sa maison à qui son
séjour déplaît et ijui font de leur mieux pou7' le /ni rendre
DE LA VIE DE J. J. UOUSSEAU. iSg
tiésagréable. Enfin (|uatre mois après, (le 3o avril
1 767 ), il écrit au même pour lui annoncer que le len-
demain il quittera sa maison. Il part en effet, dans une
agitation qui tient du délire. Il paya sa dépense dans
les auberges, avec des fragments de couverts d'argent
qu il brisoit à mesure qu'il en avoit besoin '. Détour-
nons les yeux de ce spectacle, humiliés du rôle que
cette faculté dont Tbomme est si fier, joue dans un
exemple oii la réunion si rare de cette raison au génie,
réunion démontrée par d admirables ouvrages, rend
la leçon plus sensible et plus effrayante.
Rousseau débarque à Calais le 22 mai 1767. Il en
informe aussitôt son ami du Peyrou, et répond au
marquis de Mirabeau, qui lui avoit offert pour asile
de la part du prince de Conti, lé château de Trye. Le
23 il partit pour Amiens, patrie de Gresset, qui
s'y étoit retiré depuis plusieurs années, après avoir,
au grand regret des hommes de lettres et des ama-
teurs devers, abjuré la poésie.
li'auteur d'Emile et le chantre de Vert-Vert se
On n'a point de détails sur cette fuite , car ce voyage en a tous
les caractères. Jean-Jacques en parla long-temps après, une fois
à Gorancez, avec un souvenir amer. Se croyant prisonnier en
Angleterre, il avoit har.ingué à Douvres la populace. li paroît que
son délire ne cessa que lorsqu'il fut embarqué, et que l'air et le
climat de la France le calmèrent entièrement. Il employa vingt-un
jou s pour se rendre de Wootton à Calais.' M. Hume, averti de ce
départ, écrivit à l'un de ses amis, une lettre que l'on a publiée, et
dans laquelle sont des renseignements que nous ne reproduisons
pas, à cause de leur incertitude. Il prétend que, dans sa route, il
écrivit à M. Davenport, au chancelier, enfin à lord Conway. Il
n'existe que cette dernière lettre comprise dans cette édition : cl!''
e.>t un monument du désordre des idées de l'auteur.
l6o PRÉCIS
virent, se convinront, et se lejjrottèrent en se sépa-
rant : particularité qui doit faire apprécier à sa valeur
l'anecdote dans lacpîelle on prétend que Jean-Jac-
ques accusoit Gresset de Tavoir eu en vue loisqu'il
crayonna le portrait du nnéchant.
«Us se quittèrent, suivant un des biographes de
« Gresset ( M. Renouard ) , lort contents Tun de Tautre.
a Je suis persuadé, dit Rousseau en sortant, qu'avant
« de m avoir vu, vous aviez une opinion bien diffé-
« rente. Mais vous faites parler si bien les perroquets,
« qu'il n est pas étonnant que vous sachiez appri-
« v6iser les ours. Ce mot aussi obligeant que spirituel ,
«ajoute M. Renouard, a été dans plusieurs notices
« sur Gresset, travesti en une maussade dureté : et je
« seroi? porté à croire qu'il en est ainsi de plusieurs
« boutades désobligeantes que 1 on piéte à Jcau-Jac-
« ques, et dans lesquelles il faudroit croire à peu près
« 1 opposé de ce qu'on raconte ■. »
J^es honneurs que voulurent rendre à Rousseau
les citoyens et la garnison d'Amiens, le firent partir
de cette ville le 3 juin pour Saint-Denys, où le mar-
quis de Mirabeau l'envoya chercher. Il le fit conduiie
dans une maison de campagne qu'il avoit à Fleiuy sous
Moudon, Il y resta depuis le 5 jusqu'c^u 21 juin qu'il
alla s'installer à Trye, château situé près de Gisors,
appartenant à monsieur le prince de Conti, qui le mit à
sa disposition, après avoir donné les ordres les plus
précis pour qu'il ne manquât de rien dans celte re-
traite. Il y prit le nom de Henou, tant par égard pour
le prince qui le desiroit, que parcequ'en conservant
Vie de Gresset^ P- 7'-
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l6l
ie sien il auroit eu l'air de braver le parlement de
Paris»
Le marquis de Mirabeau,, qui ne perdoit pas de
vue son projet de faire reprendre la plume à Rous-
seau, revint, pour y parvenir, plusieurs fois à la
charge. Il crut que l'hospitalité qu'il lui donnoit à
Fleury le rendroit plus traitable. Insinuations, prières,
instances , tout fut inutile. Rousseau lui signifia i
qu'il ne laisseroit plus rien imprimer jle lui ; qu'il ne
reprendroit jamais la plume pour le public, et que
même il avoit l'intention de ne plus lire, pas même
les ouvrages de ÏAmi des hommes. Celui-ci ne se re-
buta point : il le força d'emporter à Trye sa Philo-
sophie rurale, et lui fit passer un livre intitulé , \SOrdre
essentiel des sociétés, sur lequel il lui demandoit son
avis.
Il crut par déférence devoir lire la Philosophie ru-
rale, mais il essaya sans pouvoir venir à bout de com-
prendre les idées du marquis, et le lui déclara ensuite
avec naïveté. Il n'en fut pas de même du second
ouvrage, consacré à la doctrine du despotisme absolu
dont le marquis, malgré son amour pour le genre hu-
main , étoit partisan au point de le mettre en pratique
dans l'intérieur de son ménage, dans ses terres, et
dans ses rapports avec sa femme et ses enfants.
' Lettre du g juin 17G7. Il n'a rien laissé imprimer en effet, et
ce n'est qu'après sa mort qu'on a publié ce qu'il écrivit depuis
cette époque, c'est-à-dire les six derniers livres de ses Confessions,
ses Considérations sur ie gouvernement de Pologne, ses trois dia*'
logues intitulés , Rousseau juge de Jean-Jacques, et ses Rêveries dn
Promeneur solitaire.
m. Il
162 PRECIS
Auprès de celui qui toute sa vie voulut le régne des
lois, c'étoit toucher une corde sensible. Aussi Rous-
seau ne put-il réprimer pntièrenient les mouvements
que lui causoit une pareille lecture, et son indignation
transpira, comme malgré lui, dans la lettre énergi-
que ' qu'il écrivit au marquis.
«Je sens, lui dit-il, que les traces de mes vieilles
« idées ne permettent plus à des idées si nouvelles
« d'y faire de fojtes impressions. Je n'ai jamais bien
«pu entendre ce que c'est que cette évidence, qui
K sert de base au despotisme légal, et rien ne m'a paru
« moins évident que toutes ces évidences. La science
« du gouvernement n'est qu une science de combi-
« naison, d application et d'exception, selon les temps,
« les lieux, les circonstances. Jamais le public ne peut
« voir avec évidence les rapports et le jeu de tout cela.
«Et, de grâce, qu'arrivera-t-il, que deviendront vos
« droits sacrés de propriété dans de grands dangers,
« dans des calamités extraordinaires, quand vos va-
« leurs disponibles ne suffiront pas, et quele salus populi
« suprema lex esto sera prononcé par le despote?... On
« prouve que le plus véritable intérêt du despote .est
« de gouverner légalement; cela est reconnu de tous
«les temps; mais qui est-ce qui se conduit sur ses
«plus vrais intérêts? Le sage seul, s'il existe. Vous
«faites donc, messieurs, de vos despotes autant de
« sages. Presque tous les hommes connoissent leurs
« vrais intérêts , et ne les suivent pas mieux pour
« cela. De quoi sert que la raison nous éclaire quand
« la passion nous conduit?
' Lettre au marquis de Mirabeau, du 26 juillet 1767.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l63
Video ineliora proboqiie, Jeteriora sequor.
« Voila ce que fera votre despote, ambitieux, pro-
ndi{>ue, avare, amoureux, vindicatif, jaloux, foible :
«car c'est ainsi qu'ils font tous. Messieurs, per-
« mettez-moi de vous le dire, vous donnez trop de
«force à vos calculs, et pas assez aux penchants du
«cœur humain' et au jeu des passions. Voici, dans
« mes vieilles idées, le grand problème en politique,
.« que je compare à celui de la quadrature du cercle
« en géométrie, et à celui des longitudes en astro-
« nomie : Trouver une forme de gouvernement qui mette
K la loi au-dessus de f homme. Si cette forme est trou-
«vable, cherchons-la. Si malheureusement elle ne
«l'est pas, et j'avoue ingénument que je le crois,
« mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité, et
« mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessus de
«la loi qu'il peut l'être, par conséquent établir le
« despotisme arbitraire et le plus arbitraire qu'il est
«t possible : je voudrois que le despote pût être Dieu.
«Le conflit des hommes et des lois, qui met dans
«l'état une guerre intestine, est le pire de tous les
«états politiques. Mais les Caligula, les Néron, les
« Tibère!... mon Dieu!... je me roule par terre, et je
« gémis d'être homme!
« Je n'ai pas entendu tout ce que vous avez dit des
« lois dans votre livre , et ce qu'en dit l'auteurnouveau
« dans le^ien. Ce qu'il dit des vices du despotisme élec-
« tif est très vrai , ces vices sont terribles. Ceux du des-
« potisme héréditaire qu'il n'a pas dits, le sont encore
« plus. Voici un second problème qui depuis long-
1 1.
l64 PRÉCIS
« temps m'a roulé dans l'esprit. Trouver dans le des-
« potisme arbitraire une forme de succession qui ne
« soit ni élective , ni héréditaire , ou plutôt qui soit à-
« la-fois l'une et l'autre , et par laquelle on s'assure,
« autant qu'il est possible , de n'avoir ni des Tibère,
« ni des Néron. Si jamais j'ai le malheur de m'occuper
« derechefde cette folle idée , je vous reprocherai toute
« ma vier de m'a voir ôté de mon râtelier. J'espère que
« cela n'arrivera pas : mais, monsieur, quoi qu'il ar-
« rive , ne me parlez plus de votre despotisme légal. Je
« ne saurois le goûter , ni même l'entendre; et je ne
« vois là que deux mots contradictoires qui , réunis , ne
« signlfient'rien pour moi.
« J'ai voulu vous marquer mon obéissance en vous
« montrant que je vous avois du moins parcouru.
« Maintenant , illustre ami des hommes et le mien , je
<i me prosterne à vos pieds pour vous conjurer d'avoir
a pitié de mon état et de mes malheurs , de laisser en
«paix ma mourante tête, de n'y plus réveiller des
a idées presque éteintes et qui ne peuvent renaître que
« pour m'abîmerdans de nouveaux gouffres de maux.
«I Aimez-moi toujours , mais ne m'envoyez plus de
« livres , n'exigez plus que j'en lise ; ne tentez pas même
« de m'éclairer , si je m'égare. Je ne dispute jamais ,
«j'aime mieux céder et me taire: trouvez bon que je.
« m'en tienne à cette résolution. » Villustre ami des
hommes persista dans la sienne, et, ne pouvant ni con-
vaincre ni persuader Rousseau de reprendre4a plume
et de se ranger sous l'une des trois bannières des éco-
nomistes ' , il lui proposa de faire avec lui un opéra :
' 11 n'y eut d'abord que deux partis , ceux de Quesnay et dç
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l65
projet qui séduisit Jean-Jacques , mais auquel le
marquis renonça bientôt, étant probablement aussi
étranger à la musique qu'à la poésie , et ne pouvant se
charger de Tune ni de Tautre. Nous avons rapporté
un fragment de la lettre très remarquable de Rousseau
sur Tabsurde système du despotisme légal , parce-
qu'elle fut écrite peu de temps après Tcpoque où le
désordre de ses esprits sembloit faire craindre pour sa
raison , et qu'elle est un monument qui en prouve toute
la vigueur. Elle rappelle les beaux temps de Jean-Jac-
ques.
C'est pendant qu'il habita le château de Trye que
les troubles de Genève furent apaisés ( le i i mars
1768) par un accommodement au moyen duquel le
peuple et les magistrats cédèrent mutuellement de
leurs prétentions. L'auteur d'Emile avoit été la cause
innocente de ces troubles ; ce qui suffisoit à ses ennemis
pour l'ciccuser d'en être l'auteur et de les avoir fo-
mentés. Voici les faits : le 9 juin 1 762 , le parlement
de Paris condamna ï Emile à être brûlé par la main
du bourreau et lança contre Jean-Jacques un décret
de prise de corps. Le 18 , du même mois, Genève imita
cet exemple, et Berne peu de temps après. On ne con-
noissoit point Emile à Genève, et c'est sur le i^quisi-
Gournay. Le premier parvint à faire imprimer à Versailles un de
ses adages, de la main de Louis XV : ce qui supposoit une grande
faveur. ïSamides hommes étoit de ce parti. Un tiers-parti, qui ne
vouloit pas de système ni d'école, se forma dans l'intention de re-
chercher la vérité. C'étoient Turgot, Condillac, Smith, Germain
Garnier, mort pair de France. Il n'y avoit donc, à proprement
parler, que deux partis, et c'étoit dans celui de Ouesnay que If
Hiarquis vouloit faire entrer Jean-.T*cqueî.
l66 PRÉCIS
toire Je l'avocat-général du parlement de Paris que
cette république indépendante proscrivit l'ouvrage et
lauteur. Jeau-Jacques fut condamné dans un pays
paixequil l'avoit été dans un autre. La cour souveraine
avoil pour elle la force et Tusage, qui font le droit. Ge-
nève n'avoit rien , ou plutôt avoit contre elle des lois
positives qui lui prescrivoientd'oui/aî'ani de condam-
ner et de faire paroîtrc en consistoire fauteur d.É/«î7e
pour entendre ses explications. La famille de Rousseau
réclama; un grand nombre de citoyens firent des re-
présentations ; les magistrats refusèrent de les écouter.
De là deux partis bien prononcés Tun contre fautre ,
qui reçurent les noms de représentants et de négatifs.
Mais ces derniers établirent le fait en droit , prétendant
que ce qu'ils avoient fait, ils avoient droit de le faire ,
et soutinrent méthodiquement !« doctrine du droit né-
gatif. Ces réclamations avoient eu lieu non seulement
sans la partiel pationàe Rousseau, sans son consente-
ment, mais à son insu et contre son qré. Sa correspon-
dance avec ses amis en oftre des preuves sans réplique.
« Quelque pénétré que je sois de votre zélé , leur dit-
« il, je ne saurois l'approuver. Je ne veux pas jouer un
« rôle , mais remplii- mon devoir... Taisez-vous et res-
«pectez la -décision des magistrats et Topinion publi-
« que... Je suis aussi fâché que touché de la démarche
« des citoyens dont vous me parlez. Ils ont cru dans
« cette affaire avoir leurs propres droits à défendre,
« sans voir qu'ils me faisoientbeaucoup de mal. Toute-
« fois si cette démarche s'est faite avec la décence et le
« respect convenables, je la trouve plus nuisible que
« répréhcnoible. Ce qu'il j^ a de très sur c'est que je ne
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 167
« l'ai ni sue, ni approuvée, non plus que la requête de
« ma famille. '
«Mes amis, dit-il encore dans ses Confessions
« (liv. XII), m'écrivoient lettres sur lettres pour m'ex-
« horter à venir me mettre à leur tête, m'assurant
« d'une réparation publique de la part du conseil. La
« crainte du désordre et des troubles que ma présence
« pouvoit causer m'empêcha d'acquiescer à leurs in-
" stances ; et , fidèle au serment que j'avois fait autre-
« fois, de ne jamais tremper dans aucune dissension
« civile , j'aimai mieux laisser subsister l'offense et me
« bannir pour jamais de ma patrie , que d'y rentrer
« par des moyens violents et dangereux. »
Afin d'être étranger aux troubles que pomToient
faire naître les réclamations adressées en sa faveur
et le refus de les écouter, il abdiqua le 1 2 mai 1 763 le
droit de bourgeoisie et de cité de la république de Geîiève.
Ses amis persistant dans le projet de lui faire lendre
justice , parcequ ils savaient cjue toujours attaché par le
cœur à son pays il reprendrait avec joie le titre auquel il
avoit été forcé de renoncer, il voulut leur ôter cette source
de discorde. En conséquence, woi«' leur j'a ire abandonner
la poursuite d une affaire qui pouvoit les mener trop loin,
il leur déclara que jamais, quoi qu'il arrivât, il ne ren-
treroit dans leurs murs, que jamais il ne reprendroit
la qualité de leur concitoyen, et qu ayant confmné par
' Lettres du 22 juin, des 6 et 1 1 juillet à M. Moultou. Nous ne
citerons que celles-là , quoiqu'il y en ait beaucoup d'autres qui
prouvent que Rousseau ne prenoit de part aux dissensions de sa
patrie que par le chagrin qu'elles lui causoient, et les vœux qu'il
faisoit pour la paix.
liJS PRÉCIS
serment cette résolution^ il nétoit plus le inaître d'en
chamjer. Ce serment et cette abdication ont été (jëné-
ralement blâmés par les amis de Rousseau. Quel que
soit le jugement qu'on en doive porter, ils prouvent
qu'en ôtant tout prétexte de le défendre il désavouoit
d'avance tout ce qu'on feroit pour lui, et ne vouloit
nullement être méië dans les querelles des Genevois.
Mais cela ne dépendoit plus de lui. On avoit violé les
lois à son égard : on pouvoit le faire pour d'autres ;
c'est ce qu'il falloit prévenir; on le fit sans son aveu ;
c'est ainsi qu il fut lié, sans le vouloir, aux troubles
de Genève. Victime d'une première injustice, il en
éprouva bientôt une seconde dans les jugements dont
il fut l'objet. Il n'a pas plus été le maître d'empêcher
l'une que de prévenir l'autre. Il auroit fallu n avoir
fait ni ^£m^7e, mie Contrat social...
Ces deux ouvrages furent attaqués parle procureur-
général Tronchin dans ses Lettres écrites de la Campa-
gne,ouvrage écrit en faveur du conseil .,avec unart infini^
monument durable des rares talents de son auteur , homme
d'esprit j homme éclairé, très versé dans les lois et le gou-
vernement de la république. ' Il est permis de répondre à
une critique. C'est un droit naturel , et Jean-Jacques en
profite. Comme on discutoit, pourla louer, la conduite
du conseil envers lui , il pouvoit justifier la sienne. Il
n'en laissa point échapper l'occasion , et répondit par
les Lettres de la Montagne, qu'il annonce cependant
avoir écrites à contre-cœur. Elles furent condamnées
' Confessions, liv. XII. C'est ainsi qu'il s'exprime sur un critique,
qui non seulement attaquoit ses ouvrages, mais »a personne, en
maintenant et justifiant sa condamnation.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 1 6g
et brûlées à La Haye, à Paris , à Berne. Les représen-
tants avoient, de leur côté, fait une réponse. Jean-
Jacques prescrivit à ses amïsdes'en tenir là , parcecju au
lieu de faire tout ce quon peut il suffit de faire tout ce
au on doit ; et nu on ne saurait aller plus loin sans exposer
la patrie et le repos public; ce que le sage ne doit jamais
faire. Il leur déclare qu'il renonce à jamais à écrire sur
le sujet de leurs contestations et tient parole. Dans
ses lettres à Moultou, à dlvernois, à du Peyrou , on
voit toujours des vœux pour le rétablissement de
la paix, et (lorsqu'ils sont exaucés, pendant qu'il
étoit à Trye) des expressions non équivoques sur la
joie que lui cause cet événement que lui-même avoit
préparé par ses conseils '. L'accusation de s'y être op-
posé, d'avoir attisé le feu, nous a mis dans l'obligation
d'examiner sa conduite et de rappeler sommairement
les faits d'après lesquels on peut prononcer sur le rôle
que joua Rousseau dans ces querelles ^.
Son séjour à Trye n'offre rien de remarquable, si ce
n'est la visite que lui fit le prince de Conti qui le couvrit
• Voyez particulièrement la lettre du g février 1768 , à INI. d'Iver-
nois, dans la«juelle il combat la répugnance que ses amis ressen-
toient pour accepter raccommodement proposé, détruit leurs ob-
jections, et leur démontre que l'adoption de cet accommodement
est le meilleur parti qu'ils puissent prendre.
' Je ne trouve qu'un ouvrage dans lequel on rende justice ii
Rousseau : c'est X Histoire de France pendant le dix-huitième siècle^
par M. de Lacretelle. « La sédition, dit cet auteur, appeloit un
« chef à Genève , et Jean-Jacques étoit désigné pour jouer ce rôle.
« Il se montra dans cette occasion vrai pbilosophe et parfait ci-
« toyen. Il ne voulut point que son injure personnelle prolongeât
« les troubles de sa patrie. Il fit tout pour modérer ses défenseurs ,
« et refusa de s'approcher d'eux. » Tome IV, p. i47
lyO PRÉCIS
toujours de son éjjldc. Ce prince donna vainement les
ordres les plus précis pour que son hôte ne manquât
de rien dans sa retraite. Il croyoit être obéi et ne le
fut pas. La présence de Rousseau lésoit de petits in-
térêts : c'étoient des provisions, des fruits dont avoit
joui, sans titre ni permission , un régisseur et qui dé-
voient appartenir à Rousseau: le premier n'offrit rien;
le second se garda de rien réclamer. Mais comme sa
vue étoit un leproche , on entreprit de le dégoûter; et
Ton y parvint facilement: ajoutons Tennui qu'éprou-
voit Thérèse, et nous ne serons pas surpris de voir
Jean-Jacques partir de ïrye avant Tannée révolue. Il
étoit à Lyon dans les premiers jours de juin 1768. Son
amie, madame Boy de La Tour avoit, près de cette
ville , une maison de campagne dans laquelle il passa
quelque temps. Il fit des herborisations avec M. de la
Tourette, Tabbé Rozier, et d'autres personnes que la
curiosité rendoit momentanément botanistes.
Il partit de Lyon le 7 juillet pour la grande Char-
treuse. Il étoit d'usage d'écrire son nom sur les regis-
tres de l'établissement. Rousseau fit précéder le sien
de ce mot , 0 altitudo !
Il chercha pendant quelque temps une demeure
dans le Dauphiné, allant tour-à-tour de Grenoble à
JBourgoin. Après être resté plusieiurs mois à l'auberge
dans cette dernière ville, il prit le parti de s'établir à
Monqum, maison de campagne située sur une mon-
tagne dans le voisinage, et qu'il prit à loyer de M. de
Césarges.
Thérèse, qui vouloit porter le nom de celui dont
elle étoit la compagne depuis vingt-cinq ans , vit ses
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 171
vœux exaucés, mais non comme elle auroit voulu
qu'ils le fussent : c'est-à-dire qu'au lieu de suivre les
lois et formalités requises, Jean-Jacques se contenta
de deux témoins devant lesquels il donna sa foi à Thé-
rèse. « Cet honnête et" saint engagement, dit-il, a été
« contracté dans toute la simplicité, mais aussi dans
«toute la vérité de la nature, en présence de deux
«hommes de mérite et d honneur, officiers d'artille-
«rie, 1 un fils d un de mes anciens amis, et l'autre
" maire de cette ville et parent du premier '. » De ce
moment, il la regarda comme sa femme légitime.
« Elle est, di8oit-il,et sera jusqu'à ma mort, ma femme
« par la force de nos liens, et ma sœur par leur pu-
« reté. » Circonstance qui n étoit rien moins que du
goût de Thérèse Le Vasseur.
Une aventure, qui n'est point encore^claircie, mais
à laquelle il mil beaucoup trop d'importance, lui en-
leva le repos pendant long-temps. Il s'agitde la récla-
mation que fit un chamoiseur, nommé Thevenin,
d'une somme de neuf livres tournois, qu'il prétendoit
avoir prêtée dix ans auparavant , étant près de Pontar-
lier., à Rousseau, qui, pour reconnoître ce service lui
auroit donné des lettres de recommandation en pre-
nant le titre de Voyagew^ perpétuel. Il y avoit dans cette
réclamation imposture ou erreur; c est-à-dire le fait
pouvoit être faux; ou bien, il étoit possible que ce
lit'ttie à M. Laliaud ilu 3i août 1768. C'est dans ce mois et au
milieu d'un bois situé dans le voisinage de Bourjjoin que cet enga-
gement eut lieu. Les deux témoins étoii nt , l'uu M. de Cliampa-
gueux, maire de la ville, et l'autre M. de liozières, tous deux ofti-
LÏers d'artillerie.
172 PRÉCÏS
chamoiseur eût fait un prêt à quelqu'un qui portolt le
même nom que Rousseau. Dans tout état de cause ce
n'étoit point Jean- Jacques qui, à l'époque où ce pré-
tendu prêt auroit eu lieu , étoit depuis plusieurs années
dans la vallée de Montmorenci. Vivement afFecté d'une
pareille réclamation, il se croit déshonoré; il voit un
projet de le perdre; il demande avec d'énergiques in-
stances à être confronté avec ce Thevenin : il écrit à ses
amis pour les prier de prendre des informations sur cet
aventurier. Il obtient de M. le comte de Tonnerre, com-
mandant de la province, une audience dans laquelle le
chamoiseur devoitcomparoître de son côté. Le jour in-
diqué il se rend de Bourgoin à Grenoble , et n'y trouve
point M. de Tonnerre, quoique celui-ci eût donné Tor-
dre de comparoître devant lui . Cette absence inexplica-
ble dut paroîtrQ>et parut en effet extraordinaire à Rous-
seau. Sur ces entrefaites on découvre que Thevenin
avoitété, en 1761, con(/amne aux <^a/è?'e5 après expo-
sition en place de Grève, comme calonmiateiiret inipos-
teurinsigîie. Jean- Jacques envoie les preuves de ce fait
au commandant qui lui répond qu'il imposera silence à
Thevenin. Ce n'étoit pas le compte de Rousseau qui
vouloit, au contraire, qu'on le fît parler pour savoir la
cause et les auteurs de cette intrigue. Il n'obtint rien;
on laissa le chamoiseur tranquille, et l'affaire en resta
là. Cette impunité, la conduite du commandant,
n'étoient pas de nature, il en faut convenir, à tranquil-
liser l'imagination déjà malade de Rousseau, quicom-
mençoit à voir partout des ennemis, et qui, dans cette
aventure, ne trouva ni bienveillance, ni protection, ni
justice de la part de l'autorité. Du Peyrou a fait , rela-
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l-j^
tivement à la dénomination de Voyageui^ perpétuel,
un rapprochement assez curieux. Il raconte que quel-
ques années avant cette affaire , dans une réunion de
gens de lettres, Tun d'eux, taxant Jean- Jacques d or-
gueil, de vanité, prétendant qu il ne se distinguoit
que par Tenvie de faire parler de lui , finit par dire
qu il ne se trouvoit bien nulle part , et que c'étoit un
T^oyageur perpétuel. Nous avons oublié de rappeler que
Rousseau portoit alors le nom de Renou à cause de
Tarrêt du parlement. En le forçant à reprendre son
nom on lui faisoit courir des risques. Peut-être étoit-
ce le but de cette intrigue. Il est probable que M. de
Tonnerre interrogea Tbevenin, qui n'étoit qu'un in-
strument dont on se servoit, et qu'ayant découvert la
vérité il jugea quil valoit mieux la couvrir d'un voile
épais que de la faire ct)nnoitre. Celte conjecture ex-
plique sa conduite et rend excusable l'impunité dont
iWaissa jouir l'aventurier '. Quoi qu'il en soit, Rousseau
fut plus vivement affecté qu'il n'auroit dû l'être; mais
ce ne fut pas sans cause, ni motif, qu il se crut l'objet
d'une persécution.
Parmi les connoissances que Rousseau fit et cul-
tiva, soit à Bourgoin, soit à Monquin, il en est une
dont nous devons dire un mot. C'est M. Anglancier
de Saint-Germain, ancienj capitaine de dragons, qui
s'étoit retiré à Bourgoin ou dans les environs. Le
caractère de franchise et de loyauté de ce militaire
le fit distinguer de Jean-Jacques, qui lui donna sa
« Plus tard , M. de Tonnerre offrit à Rousseau de punir Theve-
nin par quelques jours de pri»on ; Biais J«(an-Jacques refusa cette
. iaùsfaction.
l'-4 PUÉCIS
confiance, lui demanda des conseils, et correspondit
avec lui. Parmi les lettres qu'il lui écrivit, il en est
une très remarquable, dans laquelle il donne les
détails les plus intéressants sur ses principes , ses
goûts, SCS ouvrages', et sa conduite '.
Il importe de ne point passer sous silence une autre
lettre qui change en certitude les soupçons que fait
naître la cortduite de Thérèse. Dans cette lettre, datée
du 12 août 1769, Rousseau lui dit que depuis long-
temps il tâche de la rendre heureuse, mais sans
aucun succès. Cette indigne femme Tavoit menacé
de Tabandonner furtivement. «Il est sûr, lui dit-il,
« que si tu me manques, je suis un homme mort. Mais
«je mourrois cent fois plus cruellement encore, si
« nous continuions de vivre ensemble en mésintelli-
« gence. Il vaut mieux cesser de" se voir, s'aimer
«encore et se regretter quelquefois je n'avois
«qu'une seule consolation, mais bien douce, c'étoit
« d'épancher mon cœur dans le tien : quand j'avois
« parlé de mes peines avec toi , elles étoient soulagées ,
« et quand- tu m'avois plaint, je ne me trouvois plus
«à plaindre. " Il termine cette lettre par les adieux
les plus touchants, et lui donne des avis, supposant
toujours qu'elle persiste dans le projet qu'elle a de se
séparer de lui. Devant faire une absence de quinze
jours, il l'exhorte à bien réfléchir avant de prendre
un parti, et la prie de penser à ce qu elle se doit à
elle-même, à ce qu'elle lui doit, à ce qu'ils sont de-
puis long-temps l'un à l'autre; à ce qu'ils se doivent
' Lettre du 26 février 1770. Voyez pour plus île détails l'Histoire
de J. J. Rousseau, tom. I , p. 171 et suiv.'
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. Ip
jusqu'à Id fin de leurs jours, clont la plus grande et
la plus belle partie est passée, et dont il ne leur reste
que ce qu il faut pour couronner une vie infortunée,
mais innocente et vertueuse, par une fin qui 1 honore.
Au retour du voyage qu il étoit allé faire au Monl-
Pilat pour. herboriser, Rousseau retrouva Thérèse,
qui avoit renoncé à son projet de s'éclipse?' en lui lais-
sant ignorer sa retraite. En exécutant ce projet elle
s'exposoit au mépris public, et se privoit de toutes
ressources. Elle le sentit et resta. Mais elle se brouilla
bientôt avec les voisius qu'elle avoit à Monquin. Elle
eut des queVelies comme elle en avoit eu à Wootton ,
à Trye : Rousseau la crut, se plaignit amèrement à
son hôte, M. de Césarges ' , et songea sérieusement à
chercJier un autre asile. Il n'avoit jamais eu Tinten-
tion de se fixer dans le Dauphiné, car sa correspon-
dance pendant qu'il habita cette province nous le
montre s'occupant des moyens d'aller dans un autre
pays. Il fut question du château de Lavagnac, appar-
tenant au prince de Conti, qui le lui offroit; mais,
ayant eu à se plaindre de l'intendant de ce prince, et
ne voulant point le lui dénoncer, il refusa cette re-
traite. Il hésitoit entre plusieurs pays, lorsque tout-à-
coup il se détermine à retourner dans la ville à
laquelle il sembloit être obligé de renoncer, et revient
à Paris oîi l appelaient l'honneur et le devoir dont il ne
devoit plus entendre que la voix 2. Ces mots qu il adres-
soit à son ami M. Moultou font présumer qu'il avoit
permission de rentrer dans cette capitale, et qu'il se
' Lettre d'avril 1770, à ^L de Césarges.
' Lettre à M. Moultou, du 4 j"'!* '77*^-
l-jG PRÉCIS
croyoit obligé d'y paroître au grand jour, du moment
où cette permission lui étoit accordée.
Il s'arrêta quelque temps à Lyon. Étant dans cette
ville, il apprit qu'on a voit ouvert une souscription
pour élever une statue à Voltaire. Cette souscription
étoit de quarante huit francs, qu'il fit passer à M. de
La Tourette. C'est ainsi qu'il se vengea de la guerre de
Genève et des autres libelles, où le patriarche de
Ferney oublioit sa gloire et consoloit l envie.
Il arriva dans les derniers jours de juin à Paris, et
logea rue Plàtrière. L'accueil et les visites qu'il reçut
dans cette capitale auroient dû lui piouver qu'il n'étoit
pas, comme il se 1 iraaginoit, un objet de haine. «Je
« suis, écriyoit-il à M. de La Tourette le 4 juillet 1 770;
«je suis tellement accablé de visites et de dîners, que
« si ceci dure il est impossible que j'y tienne, et mal-
« heureusement je manque de force pour me dé-
« fendre. Cependant si je ne prends bien vite un
«autre train de vie, mon estomac et ma botanique
« sont en grand péril. Tout ceci n'est pas le moyen de
« reprendre la copie de musique d'une façon bien
« lucrative, et j'ai peur qu'à force de dîner en ville je
« ne finisse par mourir de faim chez moi. »
Rousseau, pendant son séjour dans leDauphiné,
avoit fini ses Confessions. Dans 1 hiver de 1770a 1771,
il en fit deux lectures en petit comité ; c'est-à-dire
devant six ou huit personnes. Celles qui assistèrent ù
la première furent le comte et la comtesse d'Egmont,
fille du maréchal de Richelieu, le prince Pignatelli,
la marquise de Mesme, et le marquis de Juigné. Du-
saulx en obtint une seconde qui se fit devant mes-
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. ly-y
sieurs Dorât, Pezai, Le r\lierre, et Barbier-Neuville,
administrateur de 1 Opéra, qui avoit eu jadis quelques
relations avec Jean-Jacques à Toccasion du Devin du
village. Il paroit que son projet étoit de continuer ces
lectui'es, afin de faire connoître de son vivant, ses
Confessions, autant qu'il étoit possible, sans avoir
recours à Timpression. Dans cette hvpothèse, son
but auroit été d avoir des explications avec ceux que
le récit des faits pouvoit compromettre dans leur
réputation. C'est, il nous le semble, 1 interprétation
la plus naturelle que 1 on puisse faire du paragraphe
qui termine ses Confessions. «Si quelqu'un, dit-il,
« sait des choses contraires à ce que je viens d ex-
« poser; il sait des mensonges et des impostures : s'il
« refuse de les éciaircir et de les approfondir avec
« moi, tandis que je suis en vie, il n'aime ni la justice
«ni la vérité. M II falloit, nous en convenons, avoir
une imagination bien exaltée, pour ouvrir une pareille
discussion, et croire qu'on répondroit à cet appel.
La police intervint bientôt à ki réquisition de ma-
dame d'Epinay, qui écrivit à M. de Sartines que la
lecture des Confessions la compromettant, elle le
prioit de parler lui-même a Jean-Jacques avec assez de
bonté pour qu il ne puisse s'en plaindre, tnais cependant
avec assez de fermeté pour qu il ny retourne pas. Elle
ajoutoit qu'il suffisoit de lui faire domier sa parole, par-
cequil la tiendrait: aveu naïf qui prouve la bonne
opinioD que madame d Epinay avoit de Rousseau.
M. de Sartines le fit venir. On ignore ce qui se passa
entre ce magistrat et Jean-Jacques; mais depuis cette
entrevue, le dernier ne fit plus de lecture de ses
IIT. 12
J~8 PHIÎCIS
Confessions. Elles furent communiquées par rentre-
mise de Rulliière au prince royal de Suéde, qui passa
les derniers mois de 1770 à Paris, et partit de cette
capitale au mois de février i 77 i .
A cette époque, Jean-Jacques eut des relations avec
])lusieuis personnages marquants, dont la plupart
étoient des gens de lettres. C'étoiont Dusaulx, ma-
dame d^ Genlis, le prince de Ligne, Ilulhière, Gré-
try , Bernardin de Saint-î^icrre et Corancèz. Tous ont,
à l'exception de Rulliière, rendu compte de ces rela-
tions qui eurent, en général, peu de durée. Il seroit
' tiop long de les examiner dans ce Précis ' , qui ne
doit pas être interrompu. Il vit plus long-temps et
avec plus d'intimité. Bernardin de Saint-Pierre et
Corancèz, qui nous ont laissé sur Rousseau des dé-
tails pleins d'intérêt. Corancèz surtout, admis dans sa
familiarité, fit des observations sur les progrès de
cette maladie morale qui tourmentoit Jean-Jacques,
et qui , mettant dans un état déplorable, un homme
doué d'un si beau géirie , est bien propre à faire naître
les plus tristes réflexions sur la fragilité des plus
beaux dons de la nature, et sur la vanité du prix que
nous y mettons. Il sentoit cette cruelle maladie, dont
les accès revenoient à des intervalles plus ou moins
rapprochés , et tenoient à des causes qu'une compa-
gne attentive, clairvoyante et bénévole, auroit pu
éloigner, ou rendre moins actives et moins influentes.
La lettre qu'il écrivit, le 23 novembre 1770, prouve
' Nous avons Fait cet examen tlans l'Histoire de J. J. Boiisaeau ,
première partie. Nous flevons iri pn'senler les faits sons une autre
forme.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l'Ji)
cju il sentoit son mal , et qu il se créoit des mauxima-
pinaires. Il avoue que sa tête déjà altérée pm- lah- som-
bre de [Angleterre s^ affectait de plus en plus. Ce ii est
donc pas sans une snrpiise mêlée d admiration qu'on
le voit, dans un des intervalles que lui laissoit cette
maladie, produire un de ces ouvrages qui brillent par
une raison sage, éclairée par des observations pro-
fondes , par retendue et la finesse des aperçus , par la
sûreté du tact, par la clarté des idées, enfin par les
charmes du style. Il s'agit des Considérations sur le
gouvernement de Pologne., qu il composa dans le prin-
temps de 1772, à la demande du comte de \Vielhorski.
Ce seigneur polonois s'étoit d'abord adressé à labbé
deMably, qui même, afin de mieux remplir l'objet
pour lequel on le consultoit, étoit allé dans la Polo-
gue. Il devoit donc avoir des données plus positives
que Rousseau dans son galetas de la rue Plâtrière \
mais l'étude et la méditation suppléèrent à l'avantage
(jue donnoit à son rival le voyage de Varsovie, et si
1 on veut juger de la supériorité de l'un sur l'autre,
on peut comparer Its Considérations au Traité du gou-
vernement de la Pologne. Jean-Jacques, qui voyoitles
dangers que couroit ce pays, exhorte les Polonois à
resserrer leurs limites, parceque leurs voisins songent
peut-être à leur rendre ce service. Il leur lenoit ce lan-
gage dans le mois d'avril; et le 5 août suivant, la
Russie, l Autriche et la Prusse firent nu premier par-
tage de la Pologne.
Ce fut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, le der-
nier éclair du génie prêt à s éteindre. Il jeta quelques
lueurs encore daus les Dialogues , et dans les Rêveries
l8o PRÉCIS
une flamme vive et brillante , mais éphémère. Dans le
premier de ces deux ouvrages, Kousseau se tour-
mente pour détruire les accusations dont il se croit
1 objet , et donne des détails sur sa personne et sur
ses écrits. C est Tœuvre d'une r/.ison égarée, mais
qui par intervalle, reprend son empire et se fait re-
connoitre. Il écrivit ces Dialogues en 1776 et 1776.
Dans un accès de son mal, il voulut les déposer sur
l'autel de Notre-Dame , comme un hommage à la vé-
rité, mais ayant trouvé la grille fermée, et étant re-
venu à lui, il n'exécuta point ce projet insensé, et fit
remettre le manuscrit en dépôt chez l'abbé de Con-
dillac. Il confia une copie du premier dialogue à un
jeune Anglois, nommé Brooke-Boot/iby , qui l'emporta
à Londres. Les Rêveries offrent un mélange de ta-
bleaux gracieux et frais, de descriptions, d'épanche-
ments d'un cœur trop plein de sentiments tendres,
de souvenirs amers et doux , enfin de discussions.
A quelques exceptions près , on y retrouve tour-à-
tour la raison, limagination , la sensibilité de Jean-
Jacques. La dernière promenade n est point achevée;
il la fit peu de temps ^vant sa mort , au mois d'avril
1778. T/année précédente, Thérèse étant malade, et
Jean-Jacques obligé de lui donner des soins , il ne
pouvoit plus copier de la musique, et ses ressources
furent insuffisantes. Dans cet état, il fit un mémoire
pour solliciter de la pitié publique un asile pour le-
quel il abandonneroit tout ce qu'il possédoit; il n'ex-
cluoit même pas 1 hôpital ! Une pareille situation
devoit aggraver sa maladie. Parmi ceux qui le fréquen-
toient alors, Gorancèz, le comte Duprat, et lèche-
^
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. l8l
valier de Flaman\ ille, étoient les plus assidus. M. de
Flamanville, chevalier de Malte, enthousiaste des
ouvrages de Jean-Jacques , et rempli de respect et de
conapassion pour sa personne, lui offroit un antique
château, situé sur le bord de la nier, en Normandie.
Il s'eng:igeoit de lui-même à n y paroître jamais sans
la permission de son hôte. De son côté, M. Duprat,
lieutenant-colonel au régiment d'Orléans, mettoit à sa
disposition une terre habitable, mais très éloignée de
Paris. Enfin, Coraucèz lui cédoit un logement qu il
avoit à Sceaux. Jean-Jacques hésitoit, et n'acceptoit ,
ni ne lefusoit d'une manière positive. Il avoit de-
mandé, pour se décider, un délai , et promis une ré-
ponse. Corancèz vint pour la chei'cher ; il apprit avec
surprise que Rousseau étoit parti la veille pour Erme-
nonville dont, jusqu'alors, il n'avoit pas été ques-
tion '. Il n'y devoit d abord rester que peu de jours,
et revenir ensuite à Paris pour vendre ses effets, et
prendre des arrangements définitifs ; mais on le re-
tint, et l'on jugea plus convenable de confier ces soins
à Thérèse. Jean-Jacques étoit dans sa dernière de-
meure; il n'en devoit plus sortir. Le chevalier de
Flamanville alla 1 v voir. Il re\int navré de 1 état dans
lequel il l'avoit trouvé , et chargé de lui procurer un
asile dans un hôpital. Aucune retraite ne paroissoit
plus convenable qu Ermenonville; mais, ainsi que
le remarque Corancèz, il ne falloit pas raisonner à
l'égard de Rousseau , comme on devoit le faire avec
• Lorsque Corancèz se pre'senta chez Rousseau, Thérèse hii dit
qu'il étoit sorti, laissant croire qu'il se promenoit. Elle ne dit point
qu'il avoit quitté Paris.
l82 PRÉCIS
les autres hommes. Nous touchons à un événement
sur lequel on n'est point d'accord, et qui a d autant
plus besoin d'être éclairci, que les preuves qu on
exige ordinairement pour constater la vérité d'un
fait, pourroient bien établir l'erreur. Elles doivent
donc être soumises à un examen scrupuleux.
Il s'agit de la mort de Jean-Jacques : a-t-elle été
naturelle ou volontaire? Se l'est-il donnée, ou laissa-
t-il agir la nature?
îsous allons commencer par rappeler ce qui porte
un caractère officiel : nous y ajouterons les circon-
stances qui affoiblissent ce témoignage , quelque im-
posant qu'il soit , et nous mettrons ainsi le lecteur en
état déjuger par lui-même.
Voici donc un extrait de la relation ' publiée dans
le mois d'août 1 778 , par M. T.e Bègue de Presle , mé-
decin qui se trouvoit à Ermenonville , à l'ouverture
du corps de Jean-Jacques , mais non à sa mort.
« M. Rousseau , dit-il , continua de jouir d'une bonne
«santé jusqu'au 2 juillet; car je ne regarde point
« comme une annonce ou commencement de la ma-
« ladie qui l'a fait périr , quelques douleurs de coli-
« que, dont il se plaignit la veille durant sa piome-
« nade, et dont il ne parla plus le reste de la soirée.
' Relation ou notice des derniers jours de M. J. J. Rousseau,
circoustances de sa mort , par JM. Le Bègue de Presle, docteur, eic.
1778. Elle est datée du aS août 1778 , et signe'e de M. Le Bègue de
Presle. On verra, d'après le témoignage de Grimm, qu'elle fut pu-
bliée pour démentir les bruits de suicide c|ui commençoient à s ac-
créditer. Cette relation est ordinairement accompagnée d'une addi-
tion par M. Magellan, et toutes deux font partie do plusieurs édi-
tions des œuj'ies de .lean-Jacques, entre autres de celle de-Poincot:
DE LA VIE DE .T. J. ROUSSEAU. l83
« Il soupa et passa la nuit à sou ordinaire. Le |eu(.U
«(2 juillet) il se leva de bonne heure, se promena
« deliors suivant son usage jusquîi l'heure de sou
« déjeuner, qu il fît selon sa coutume avec du café au
«lait préparé par sa iemrae , et dont eV.'2 prit une
« tasse ainsi que sa servante. Aussitôt après le de-
« jeûner, il demanda à sa femme de laider à s'ha-
« hiller, parceque la veille il avoit promis daller au
« château dans la matinée. Il se piéparoit à sortir ,
« lorsqu il commença à se sentir dans un état de mal-
«aise, de foibiesse et de souffrance générale. Il se
« plaignit successivement de picotement très incom-
« mode à la plante des pieds ; d'une sensation de froid
«le !oug de l'épine du dos, comme s'il y couloit un
« fluide glacé; de quelques douleurs de poitrine, et
«surtout pendant la dernière heure de sa vie, de
« douleurs de tête d'une violence extrême, qui se fai-
« soient sentir par accès : il les exprimoit en portant
«les deux mains à sa tête, et disant qu'il sembloit
« qu'on lui déohiroit le crâne. Ce fut daus un de ces
« accès que sa vie se termina, et il tomba de son siège
« par terre. On le releva à 1 instant , mais il étoit mort ;
« car les chirurgiens, qu on n avoit pu avoir plus tôt,
« employèrent sans succès la saignée, lalkali volatil,
« les vésicatoires.
« Je ne répéterai pas ce que M. Rousseau a dit pen-
« dant sa dernière heure, et encore moins les propos
« faux ou inexacts qu on lui attribue. Madame Rous-
•<seaa, qui étoit seide avec lui, avoit trop d inquié-
« fade et de chagrin pour reteiiir jusqu'aux expres-
« sionsdes réflexions morales ou religieuses qua pu
l84 PRÉCIS
« fiiire son mari, si le trouble que doit causer dans
« l'esprit la destruction de lorganisation , ou la ces-
« sation de la vie, lui en a permis. Je me suis assuré,
«< par des informations prises le jour même de sa mort
'< et les jours suivants, que M. Rousseau n'a montré
« ni ostentation ni foiblesse dans ses derniers rao-
« ments.
« i\yant témoigné le désir d'être ouvert, il l'a été
« le lendemain de sa mort , devant moi et dix autres
« personnes. Le procès-verbal sera mis en entier dans
(c un ouvrage périodique de médecine. Voici la copie
« d'un des derniers articles : L'ouverture de la tête et
« l'examen des parties renfermées dans le crâne, nous
« ont fait voir une quantité très considérable de séro-
« site épanchée entre la substance du cerveau et les
«membranes qui la couvrent. Ne peut-on pas attri-
« huer la mort de M. Rousseau à la pression de cette
«sérosité, à son infiltration dans les enveloppes ou
« la substance de tout le système nerveux? '
« On a , sans le plus léger prétexte, accusé M. Rous-
« seau d'avoir pris une résolution violente pour se
« délivrer des inquiétudes... D ailleurs le suicide étoit
«contre ses principes actuels. Enfin, je suis assuré
« par l'examen le plus scrupuleux de toutes les cir-
' Ce doute, exprime' dans un procès-verlial , évidemment fait
pour constater la cause de la mort, est remarquable. Cette cause
est-elle, ou n'est-elle pas une apoplexie séreuse? C'étoit aux hom-
mes de l'art à décider cette question. Ils le dévoient, au lieu de
nous demander si Von ne peut pas attribuer la mort de Jean-Jacques
à l'apoplexie qui, peut-être étoit un effet elle-même des circsn-
stances dont on parlera plus l>as. Post hoc, ergn propter hoc.
DK LA VIE DE .î. J. ROUSSEAU. lôD
« constances qui ont précédé, accompagné et suivi sa
« mort, qu'elle a été naturelle et iion provoquée. »
Il résulte du récit de M. de Presle, que ce médecin
n'a pas été témoin des derniers moments de Rous-
seau, auxquels assista seulement Thérèse, d'après
lexposé de ce docteur.
Écoutons maintenant un des amis de Rousseau ,
celui qui le vit le plus assidûment dans les dernières
années de sa vie, et jusqu'au moment de son départ
pour Ermenonville , c'est Corancèz. Voulant visiter
son ami dans sa nouvelle retraite, il partit de Paris le
lendemain même de la mort de Jean-Jacques.
« En arrivant à Louvres, dit-il, dernière poste jus-
« qu'à Ermenonville, le postillon fut demander les
« clefs des barrières des jardins. Le maître de poste se
«présenta à notre voiture: il s'appeloit Payen. Il
n nous dit qu'il présumoit notre voyage occasioné
« par le malheureux événement de la mort de Rous-
« seau.' Puis il ajouta d un ton pénétré : Qui l'auroit
«cru que M. Rousseau se fût ainsi détruit lui-même!
« Nos oreilles furent étonnées de cette nouvelle : nous
« lui demandâmes de quel moyen il s'étoit servi : d'un
« coup de pistolet , nous dit-il. Mon cœur saigna ,
« mais j'avoue que je n'en fus pas étonné. Nous arri-
« vons, nous fûmes reçus avec politesse. Nous fîmes
« part à M. de Girardin de ce que nous avoit appris le
« maître de poste Payen. Il en parut étonné et choqué.
«Il nia le fait avec chaleur, et nous recommanda,
«avec la même chaleur, de ne pas le propager. Il
« m'offrit de voir le corps : ne sachant pas quelle
« seroit ma réponse, il me prévint qu'étant à la garde-
l86 PRÉCIS
robe, Rousseau s'étoit laissé tomber, et qu'il s'éfoit
fait un trou au front. Je refusai, et par égard pom-
ma sensibilité, et par Tinutilité de ce spectacle,
quelque indice qu'il dût me présenter. Toujours ac-
compagné de M. de Girardin, que son urbanité
empêcboit de me quitter, il me fut impossible de
causer soit avec les gens de la maison, soit avec les
habitants du lieu. Mon beau-père (M..Romilly) me
rapporta avoir appris que le jour même de sa mort,
Rousseau ne fut point au château le matin, comme
à son ordinaire, qu'il avoit été herboriser; qu'il
avoit rapporté des plantes, qu'il les avoit préparées
et infusées dans une tasse de café qu'il avoit prise.
Madame Rousseau me raconta qu il conserva sa
tête jusqu'au dernier moment. Madame Giiardin,
de son côté, me raconta qu effrayée de la situation
de Rousseau, elle se présenta chez lui et y entra.
Que venez-vous faire ici, lui dit-il? Votre sensibilité
doit-elle être à l'épreuve d'une scène pareille et de la
catastrophe qui doit la terminer? Il la conjure de le
laisser seul et de se retirer. Elle sortit en effet.
( A peine avoit-elle le pied hors de la chambre, qu'elle
< entendit fermer les verroux; ce qui l'empêcha de
s'y représenter. Voilà les faits principaux qui tous
sont de la plus grande exactitude. Je remarque et je
n'ai pu m'empêcher de remarquer que le maître de
poste Payen, le lendemartn de sa mort, m'a dit que
Rousseau s'étoit tué d'un coup de pistolet. Il est dif-
< ficile de supposer que ce fait est inventé. Payen
étoit sans intérêt : c'est dans le premier moment,
et le premier moment est toujours sans précaution :
DE LA VIE DE .1. J. ROUSSEAU. IQ-J
c'est alors au contraire que la vérité se fait jour :
elle perce par cela seul qu'elle 'est la vérité. La
blessure que le pistolet suppose, est confirmée par
M. de Girardin qui l'attribue à une chute. Cette
blessure importante est omise dans le procès-verbal
des chirurjjiens. Le renvoi de madame de Girardin
atteste que Rousseau attendoit sa fin , mais une fin
certaine et prochiàne, ce qui ne peut, à ce qu il me
semble , s'accoider avec une apoplexie séreuse.
Tout me porte à croire que Rousseau s'est débarrassé
lui-même dune vie qui lui étoit devenue insuppor-
table. Ajoutez les fantômes qui le tourmentoient,
auxquels les circonstances de son départ précipité et
visiblement arrangé d'avance, donnoient plus de
réalité; 1 iaq^atience et la volonté bien déterminée
de sortir de ce séjour, prouveras par la confidence
faite au jeune chevalier de Malte; l'impossibilité
d'en sortir, faute de moyen pécuniaire, et ne vou-
lant point s'exposer, d après la connoissance qu il
avoitdesa timidité, aux objections que lui feroient
les habitants de la maison; et ]e crois que non seu-
lement sa mort a été volontaire, mais que par les
« circonstances elle étoit forcée » '.
Voulant acquérir tous les renseignements propres à
bien motiver son opinion, ^l. Corancèz écrivit à Thé-
rèse, qui lui répoudit une lettre 2 dans laquelle, en vou-
lant détruire cette opinion , elle la confirme par de nou-
II en estime oubliée par M. Corancèz, et (jui siiftisoit seule
pour déteruiiner Jean-Jacques à l'acte de désespoir aucpiel il s'est
livré. C'est la conduite de Thérèse dont il sera parlé plus bas.
' Voyez cette lettre dans l'histoire d&J. J. Rousseau, 1. 1, p. 2-^.
i88 P11ÉCI8
veaux détails qui prouvent i° qu'il avoit été entraîné
à Ermenonville; 2° qu'il avoit faifde vains efforts pour
en soitir; 3° enfin qu'il avoit au front une blessure
assez grave pour que Thérèse fût couverte de sang.
M. Corancèz insiste sur cette blessure, prétendant
que le trou étoit si profond ijue M. Ilondon lui dit avoir
été embarrassé pour en î'emplir le vide. L'auteur dont
nous suivons le récit, termine ses observations en
répétant qu'il croit que Rousseau s'est donné la
mort; ajoutant qu'on a bien fait de le nier à cause du
préjugé qui attache du déshonneur à cette action; mais
comme il ne le partage point, il dit franchement ce
qu'il croit être la vérité.
Si nous consultons les Mémoires du temps, nous
verrons que le bruit du suicide se répandit rapide-
ment à Paris. Ainsi nous lisons dans les Mémoires
secrets Ae Bachaumont (tom. Xll, p. 53), sous la date
du 21 juillet 1778, le passage suivant: «Comme on
« avoit fait courir des bruits sinistres sur la mort de
« M. Rousseau, qu'on prétendoit volontaire, il se ré-
<' pand un extrait des minutes de Bailliage et vicomte
«d'Ermenonville du 3 juillet, par lequel il est con-
« staté juridiquement et d'après la visite des gens de
« l'art, qu il est mort d'une apoplexie séreuse. »
Dans sa Correspondance littéraire., à la date du mois
de juillet 1778, Grimm parle en ces termes de la mort
de Rousseau : « L'opinion généralement établie sur la
«nature de la mort de Jean-Jacques, n'a pas été
« détruite par le récit de M. Le Bègue de Presle, son
« ami. On persiste à croire que noire philosophe s'est
« empoisonné lui-même. »
jDE la vie de J. J. ROUSSEAU. 189
Madame de Staël , dont la bonne foi n'a pas plus
été révoquée en doute que le talent, a, dans ses
lettres sur Jean-Jacques, exprimé sans détour la per-
suasion où elle étoit que, réduit au désespoir, il avoir
abrégé une vie que de nouveaux malheurs rendoient
insupportable. « Qui put inspirer à Rousseau, dit cet
<< auteur célèbre, un dessein si funeste? C'est la cer-
« titude d'avoir été trompé par sa femme qui avoit
« seule conservé sa confiance, et s'étoit rendue né-
« cessaire en le détachant de tous ses autres liens....
« Un Genevois (M. Coindet) qui vécut avec lui dans
« 1 intimité, m'a montré une lettre que Jean- Jacques
« lui écrivit quelque temps avant sa mort, et dans
« laquelle il sembloit lui annoncer ce dessein. Depuis,
« s'étant informé avec un soin extrême de ses derniers
« moments, il a su que le matin du jour où Rousseau
« mourut , il se leva en parfaite santé ; mais que cepen-
" dant il dit qu il alloit voir le soleil pour la dernière
« fois, et prit, avant de sortir du café qu'il fit lui-même.
« Il rentra quelques heures après, et commençant
«alors à souffrir horriblement, il défendit constam-
« ment qu'on appelât du secours et qu'on avertit per-
« sonne. Peu avant ce triste jour, il s'étoit aperçu
« des viles inclinations de sa femme pour un homme
« de l'état le plus bas. Il parut accablé de cette dé-
fi couverte, et resta huit heures de suite sur le bord
« de l'eau dans une méditation profonde. » Madame
de Staël conclut qu il n'est plus possible de douter
que ce grand et malheureux homme ri ait terminé volon-
tairement sa vie. Madame de Vassi, fille de M. de
J9<^ PRÉCIS
Girardin, voulut dctroiuper ' madame de Staël qui,
peut-être plus polie que sincère, excusa son erreur,
(car c'est ainsi qu'elle appelle une opinion combattue
par madame de Vassi), en exposant les motifs sur
lesquels elle étoit fondée et qui ne faisoient que la
rendre plus probable. C'étoient le témoignage de
M. Coindet, celui de M. Moultou, enfin des lettres de
Rousseau écrites peu de temps avant sa mort, et qui
annouçoient le dessein de terminer sa vie. Nous ne
connoissons point ces lettres qui n'ont pas encore été
publiées.
D'après ces diverses circonstances nous avons cru
que .lean-Jacques avoit avancé le terme de ses jours,
et nous l'avons dit puisque nous le pensions. Cette
opinion qui, de notre part, est fondée sur une per-
suasion intime, a été critiquée. On a prétendu que
c'étoit faire injure à Rousseau que de supposer qu il
avoit disposé de sa vie, parcequ'on le meltoit en
contradiction avec ses principes. D abord, il faut être
véridique, et quelque répugnance que nous causât
toute vérité qui aocuseroit Rousseau, nous n'hési-
terions point à la dire : mais nous n avons point à
sacrifier l'une à l'autre, comme on va le voir.
Jean-Jacques blâme avec raison le suicide, parce-
c[u'il y a peu de circonstances où cet acte de^ désespoir
soit excusable; mais il suffit que ces circonstances,
quoique très rares, existent; qu'il les ait comprises
dans une exception, et qu'il se soit trouvé dans celte
' Les preuves qu'elle fit val<jir sont le procès-verbal et le témoi-
{;na;>e «le M. Le Bègue de Preslc, dont nous avons paili;.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. I91
exception, pour tju il soit plus à plaindre qu'à blâmer,
et que de sa part, il n'y ait plus de contradiction.
Ije dégoût de la vie est une maladie qui a des
causes plus ou moins graves. Ceux qui en sont at-
taqués ont, eu général, moins que d'autres, à se
plaindre de la fortune '. Ou doit sentir que, dans ime
discussion de cette espèce, il faudroit pouvoir con-
sidérer la question avec les yeux de celui qu'on met
en cause, puisque, pour bien le juger, il seroit né-
cessaire de se supposer dans sa situation, et d'avoir
lame également froissée. On a maintenant assez de
données sur Rousseau pour asseoir sou jugement,
en renonçant toutefois à peser la valeur de chaque
circonstance, qu'on doit admettre avec toute l'in-
fluence qu'elle eut et qu elle dut avoir. Ainsi, l'ignoble
infidélité de Thérèse, souverainement méprisable,
peut paroître un motif de désespoir bien puéril; mais
pour celui qui n'a plus de confiance qu'en cette
femme, qui la croit veitueuse, et la regarde comme
une victime dévouée volontairement à son infortune,
le moment où le voile tombe doit être affreux. Il est
seul dans la nature, puisqu'il a perdu son appui. Pour
L'homme le plus considéré des trois Royaumes , le marq.nis (\n
Londonderry , pins connu sous ie nom de Castelrcagh ^ fameux on ^
si ion veut, illustre' par un rôle devenu maintenant l'objet d'un
examen sévère, est un nouvel exemple de l'insuffisance des faveurs
de la fortune. Le noble lord s'est tué le 12 août dernier ( 1822)
Personne n a. soupçonné qu'il put être déslionoré pour cet acte de
désespoir d'un homme comblé d'honneurs, de dignités, de ri-
chesses. Pour la forme, et parcequ'il faut que les lois reçoivent
leur exécution en Anjjlcterre, on lui a fait son procès, et il a été
déclaré fou.
I(j 2 1» R É G I S
être juste, il faut ne pas négli(;er ce rapport, et voir
Thérèse avec les yeux de Rousseau.
llavoit, bien antérieurement, éprouvé une seule
fois ce clé{]OÛt de la vie, sous le poids duquel il dcvoit
finir par succomber; c'étoit en 1763; trois lettres le
prouvent '. Il avoit fait son testament, et recouiman-
doit Thérèse à Thomme qu'il estimoit le plus (Uuclos).
Il se croyoit déshonoré, parceque Paris, Genève,
Berne, a voient flétri Y Emile, et le déshonneur lui pa-
roissoit un motif suffisant pour renoncer à la vie.
L'état de sa santé influoit sur cette disposition qui
n'eut qu'une courte durée. Il reprit bientôt le dessus ,
et lutta même avec un courage remarquable contre
l'adversité.
J aurois plus d'une conjecture gratuite à réfuter. Il
n est point permis de passer sous silence celle où l'on
met en scène madame d'Iioudetot, et c est plus par
intérêt pour sa mémoire que pour celle de Rousseau,
qu il importe de réfuter une tradition où l'on fait jouer
à cette dame un rôle indigne d'elle. On a dit, et même
imprimé dans un des journaux du temps, qu ayant eu
la curiosité de visiter Ermenonville, elle fit cette partie
avec plusieurs personnes de sa société, le i'"'^ ou le 2
juillet 1778. On prétend qu'en se promenant dans ce
parc, elle s'arrêta, pour jouir d'un point de vue pitto-
resque, sur un rocher qui domine un lac; qu'assise
avec ses amies, elle leur raconta des particularités de
la vie de Rousseau. On supposa que ce dernier étoit
au-dessous du rocher, sans être vu. Madame d'Hou-
' Voyez CorresponJance, lettres du i*=''août 17G3, à MM. Duclos,
2*lartinct , et Moullou.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 19J
detot auroit tenu, d'après ce récit, nn langage telle-
ment outrageant pour son ancien arai que le désespoir
qu il en éprouva auroit causé sa mort.
L'auteur d un pareil conté auroit dû calculer les
vraisemblances pour le rendre plausible. Il devoit
faire parler madame d lloudetot d'après son caractère
bien connu. Or, jamais elle ne dit de mal de pei^somie.
Comment auroit-elle fait une exception pour celui dont
elle n'eut point à se plaindre, et qui ne fut coupable
envers elle que d'un excès d'amour?
On ajoute que Rousseau resta pendant plusieurs
heures sur les bords du lac , enseveli dans de profondes
léflexions. Ce qui fait que la vérité est si difficile à
connoitre, c'est lorsqu'elle est mêlée avec des fables
qu'elle rend moins invraisemblables. Il est très vrai que
J ean-Jacques resta pendant huit heures , immobile , ab-
sorbé dans ses méditations, et probablement occupé
du sinistre projet qu'il exécuta dans la matinée du len-
demain. Mais madame d'Houdetot qu'on outrage dans
cette version étoit étrangère à la situation de Rous-
seau. En admettant un récit que la connoissance du
caractère angélique de cette femme doit faire rejeter
avec dédain , nous pensons que les propos qu'on lui at,
tribue (et qui font plus de tort à celle qui les tient
qu'à celui qui en est l'objet) n'auroient pas produit un
pareileffet sur Jean-Jacques. Croyant, à cette époque,
qu'il existoit contre lui une ligue générale; ayant le
malheur de voir des ennemis partout et de croire à
leur tête ses anciens amis, le langage injurieux de ma-
dame d'Houdetot pouvoit, tout au plus, le confirmer
dans cette erreur, mais non le surprendre, encore
III. . i3
194 PRIÎCIS
moins le jeter dans le désespoir. Cette tradition , accré-
ditée dans l'esprit de quelques personnes, doit donc
être rejetée par égard pour madame d'Houdetot ' au-
tant que par amour pouV la vérité, puisqu'elle choque
toutes les vraisemblances, et qu'elle n'est appuyée
d'aucun témoignage imposant.
En nous résumant, nous dirons qu'il est probable
que Rousseau s'est débarrassé du fardeau de la vie.
Nous ne donnons point cette opinion pour un fait,
nos conjectures pour des motifs de croire : nous disons
les choses ainsi que nous les pensons , et nous n'enga-
geons personne à penser comme nous. Nous croyons
que Jean-Jacques s'est donné la mort, et nous voyons
plutôt une foiblesse qu'un crime dans cet acte de dés-
espoir ^ ; nous n'y voyons point une conduite contraire
■ On parloit rarement de Rousseau chez madame d'Houdetot :
ce qui s'explique par le conjlit de rapports qui avoient existé ou
qui existoient entre Jean- Jacques et cette dame ; entre elle et Saint-
Lambert, enfin entre ces deux derniers et monsieur d'Houdetot qui
vivoit paisiblement , avec e\ix , ciiez lui , comme un ami de la maison.
Quand on ëtoit forcé d'en parler, c'étoit en termes honorables, et ce
langage étoit toujours accompagné d'expressions peu favorables à
Grimm. On trouvoit sur la chejuinée du salon de Sanois le volume
des Confessions où Rousseau fait le portrait de madame d'Hou-
detot , ouvert à l'endroit où se trouve ce portrait charmant. IN'étoit-
ce pas s'imposer l'obligation de ne rien dire contre le peintre ?
' M. Petitain, dans son Appendice aux Confessions (édition de-
Lefebvre), croit détruire ce qu'il appelle une accusation qui flétrit
la mémoire de Jean-Jacques, en disant, i° que madame de Staël
est la première qui répandit te bruit de suicide, dix années après l'évé-
nement : cette assertion est inexacte, ainsi que le prouvent les ex-
traits des mémoires de Bachanmont et de la correspondance de
Grimm : 2* que le propos du maître de poste ne mérite pas d'être
compté pour quelque chose : on n'en dit pas le motif , et nous It
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. igS
à ses principes , puisqu'il avoit déterminé un concours
de circonstances où 1 on pouvoit renoncer à la vie, et
qu'il y étoit arrivé. Il pouvoit être dans Terreur, mais
non en contradiction avec lui-même, encore moins
dans ridée qu'il commettoit un crime. Nous ne blâ-
mons, ni ne louons Rousseau d'avoir avancé le terme
de ses jours ; nous le plaignons.
Nous trouvons que, dans les bruits répandus immé-
diatement après sa mort, dans le témoigniige de Co-
rancèz , dans ceux de Coindet et de Moultou, dans les
renseignements obtenus depuis, il y a assez de motifs
pour présenter, sous le rapport historique, cette ver-
sion comme probable, et quant à nous qui la croyons
certaine, nous le disons sans prétendre quelle doive
le paroître à d'autres.
Musset-Pathay.
devinons d'autant moins que cet homme est nn personnafje tout-
à-fait désintéressé : 3" que la blessure au front est imaginaire. Il \e
prouve par une lettre qui le dit en effet ; mais celui qu'on fait
parler dans cette lettre survit à son beau génie , et l'on sait que .
depuis long-temps , il a enlièrement perdu la mémoire. M. Petitain
m'a avoué qu'il n'avoit fait que signer cette lettre. Ce seroit un
procès nouveau que celui où Ion plaideroit contre un vivant
( M. li. . . , ) le témoignage d'un mort ( M. Corancèz '^.
FIN DU PRECIS.
l3.
iV. B. — ■ Pour réunir en un même corps tous les ouvrages
de notre auteur qui se rapportent à lui personnellement ,
et où, comme dans les Confessions , il s'est fait lui-même, k
l'exemple de Montaigne , la matière et l'objet propre de son
Hvre, nous plaçons à la suite de celui qu'on vient de lire
deux ouvrages qui doivent en être regardés comme la con-
tinuation. Ce sont : i° les quatre Lettres au président de
Malesherbes dont il parle lui-même au Livre XI des Con-
fessions;' 2" les Rêveries du Promeneur solitaire. Nous y
joindrons, pour terminer ce volume, quatre petits écrits
ou billets circulaires, faits dans les derniers temps de son
séjour à Paris, monuments déplorables delà malheureuse
disposition de son esprit à cette triste époque de sa vie.
Il est encore deux autres ouvrages qui, composés abso-
lument dans les mêmes vues que ceux qui viennent d'être
désignés, pourroient naturellement être imprimés à leur
suite. Ce sont : 1° le ^lémoire ou Déclaration relative à
M. Vernes, dont il est aussi parlé au Livre XII; 2° enfin les
trois Dialogues ayant pour titre Rousseau juge de Jean-Jac-
ques; mais ces deux ouvrages devant être, par une raison
trop facile a sentir, beaucoup moins lus aujourd'hui que
tous les autres de notre auteur, quels qu'ils soient, nous
avons pensé qu'ils seroient plus convenablement placés
dans un des derniers volumes de cette collection , et im-
médiatement avant la Correspondance.
QUATRE LETTRES
A M. LE PRÉSIDENT
DE MALESHERBES:
SOMMAIRES
DES QUATRE LETTRES A M. DE MALESHERBES.
PREMIERE LETTRE.
Rousseau hait souverainement l'injustice. Il est né pares-
seux et pour la solitude ; de sorte qu'il ne se fût pas cru
trop malheureux à la Bastille. Son vœu est d'être connu
des hommes tel qu'il est.
DEUXIÈME LETTRE.
Il avoue à M. de Malesherbes qu'il est né avec un tempéra-
ment ardent , très facile à s'émouvoir et sensible à l'excès.
En allant voir Diderot , il se sent affecté jusqu'aux larmes
dans l'avenue de Vincennes, et y médite son Discours sur
les sciences. Motifs qui lui ont fait quitter Paris.
TROISIÈME LETTRE,
il se plaint de sa santé. Consolations qu'il éprouve au mi-
lieu de ses maux. Ses plaisirs à la campagne. Ses pro-
menades.
QUATRIÈME LETTRE.
Il fait beaucoup de cas des cultivateurs de Montmorenci ,
mais très peu des acadéhiiciens. Malgré son aversion
pour les grands, il aime sincèrement le maréchal de
Luxembourg, et donneroit sa vie pour lui.
QUATRE LETTRES
A M. LE PRÉSIDENT
DE MALESHERBES,
CONTENANT LE VRAI TABLEAU DE MON CARACTÈRE", ET LES
VRAIS MOTIFS DE TOUTE MA CONDUITE,
PREMIÈRE LETTRE.
Montmorenci, le 4 jsn'^ier 1-62.
J'aurois moins tardé, monsieur, à vous remercier
de la dernière lettre dont vous m'avez honoré, si
j'avois mesuré ma diligence à répondre sur le plaisir
quelle m'a fait. Mais, outre qu il m'en coûte beau-
coup d'écrire, j'ai pensé qu'il falloit donner quelques
jours aux importunités de ces temps-ci, pour ne vous
pas accabler des miennes. Quoique je ne me console
point de ce qui vient de se passer, je suis très content
que vous en soyez instruit, puisque cela ne m'a point
ôté votre estime; elle en sera pFus à moi quand vous
ne me croirez pas meilleur que je ne suis.
Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu'on
m'a vu prendre, depuis que je porte une espèce de
nom dans le monde , me font peut-être plus d'honneur
que je n'en mérite; mais ils sont certainement plus
près de la vérité que ceux que me prêtent ces hommes
200 LETTRES
«le lettres qui, donnant tout à la réputation, jugent de
mes sentiments parles leurs. J'ai un cœur trop sensi-
ble à d'antres attachements pourTètre si fort à l'opi-
nion publique; j'aime trop mon plaisir et mon indé-
pendance pour être esclave de la vanité au point qu'ils
le supposent. Celui pour qui la fortune et l'espoir de
parvenir ne balança jamais un rendez-vous ou un sou-
per agréable, ne doit pas naturellement sacrifier son
bonheur au désir de faire parler de lui ; et il n'est^Doint
du tout croyable qu'un homme qui se sent quelque
tarent, et qui tarde jusqu'à quarante ans à le faire
connoître, soit assez fou pour aller s'ennuyer le reste
de ses jours dans un désert, uniquement pour acquérir
la réputation d'un misanthrope.
Mais, monsieur, quoique je haïsse souverainement
l'injustice et la méchanceté, cette passion n'est pas
assez dominante pour me déterminer seule à fuir la
société des hommes, si j'avois, en les quittant, quel-
que grand sacrifice à faire. Non, mon motif est moins
noble et plus près de moi. Je suis né avec un amour
naturel pour la solitude, qui n'a fait qu'augmenter à
mesure que j'ai mieux connu les hommes. Je trouve
mieux mon compte avec les êtres chimériques que je
rassemble autour de moi, qu'avec ceux que je vois
dans le monde; et la société, dont mon imagination
fait les frais dans ma retraite, achève de me dégoûter
de toutes celles que j'ai quittées. Vous me supposez
malheureux et consumé de mélancolie. O monsieur!
combien vous vous trompez! C esta Paris que je l'étois,
c'est à Paris qu'une bile noire rongeoit mon cœur, et
l'arneî'tume de cette bile ne se fait que trop sentir dans
A M. DE :MALESnEr.r>ES. 201
tous4es écrits que j ai publiés tant que j'y suis resté.
Mais, monsieur, couqwrez ces écrits avec ceux que
j'ai faits dans ma solitude : ou je suis trompé, ou vous
sentirez dans ces derniers une certaine sérénité d'ame
qui ne se joue point, et sur laquelle on peut porter un
ju>^;ement certain del état intérieur de Tauteur. L ex-
trême a[;itationqueje viens déprouver vous a pufaije
porter un jugement contraire : mais il est facile à voir
que cette agitation n a point son principe dans ma si-
tuation actuelle, mais dans une imagination déréglée,
prête à s effaroucher sur tout, et à porter tout à Tex-
tréme. Des succès continus m'ont rendu sensible à la
gloire; et il n'y a point d'homme, ayant quelque hau-
teur d'ame et quelque vertu, qui pût penser, sans le
plus mortel désespoir, qu'après sa mort on substitue-
ioit sous son nom , à un ouvrage utile, un ouvrage
pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire, et de
faire beaucoup de mal. Il se peut qu'un tel boidever-
sement ait accéléré le progrès de mes maux; mais,
dans la supposition qu'un tel accès de folie m'eût pris
à Paris, il n est point sûr que ma propre volonté n eût
pas épargné le reste de l'ouvrage à la nature.
Long-temps je me suis abusé moi-même sur la
cause de cet invincible dégoût que j'ai taujours
éprouvé dans le commerce des hommes; je lattribuois
au chagrin de n'avoir pas lesprit assez présent pour
montrer dans la conversation le peu que j'en ai, et,
])ar contre-coup, à celui de; ne pas occuper dans le
inonde la place que j'y crovois mériter. ^lais quand ,
après avoir barbouillé du papier, j'étois bien sûr,
même en disant des sottises, de n'être pas pris pour
203 LETTRES
un sot ; quand je me suis vu recherché de tout le monde,
et honoré de beaucoup plus de considération que ma
plus ridicule vanité n'en eût osé prétendre; et que,
malgré cela, j'ai senti ce même dégoût plus augmenté
que diminué, j'ai conclu qu'il venoit d'une autre cause,
et que ces espèces de jouissances n'étoient point celles
qu'il me falloit.
Quelle est donc enfin cette cause? Elle n'est autre
que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a pu
vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune, et
la réputation même, ne me sont rien. Il est certain
que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que
de paresse , mais cette paresse est incroyable : tout l'ef-
farouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont
insupportables ; un mot à dire , une lettre à écrire , une
visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des sup-
plices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire
des hommes me soit odieux, l'intime amitié m'est si
chère,parcequ'iln'y a plus de devoir pour elle; on suit
son cœur, et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai tou-
jours tant redouté les bienfaits; car tout bienfait exige
rcconnoissance, et je me sens le cœuringrat, par cela
seul que la rcconnoissance est un devoir. En un mot ,
1 espèce de bonheur qu'il me faut n'est pas tant de
faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne
veux pas. La vie active n a rien qui me tente; je con-
sentirois cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu'à
faire quelque chose malgré moi; et j'ai cent fois pensé
que je n'aurois pas vécu trop malheureux à la Bastille ,
n'y étant tenu à rien du tout qu à rester là.
J'ai cependant fait, dans ma jeunesse, quelques ef-
A M. DE MALESHERBES. 20:>
forts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais eu
pour but que la retraite etle repos dans ma vieillesse;
et, comme ils n'ont été que par secousse, comme ceux
d'un paresseux, ils n ont jamaiseule moindre succès.
Quand les maux sont venus , ils m'ont fourni un beau
prétexte pour me livrer à ma passion dominante.
Trouvant que c'étoit une folie de me tourmenter, pour
un âge auquel je ne parviendrois pas, j'ai tout plante
là , et je me suis dépéché de jouir. Voilà , monsieur , je
vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à la-
quelle nos gens de lettres ont été chercher des motifs
d'ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt
une obstination à tenir à ce qui me coûte , directement
contraire à mon caractère naturel.
Vous me direz, monsieur, que cette indolence sup-
posée s accorde mal avec les écrits que j'ai composés
depuis dix ans , et avec ce désir de gWire qui a dû
m'excitera les publier. Voilà une objection à résoudre,
qui m'oblige à prolonger ma lettre, et qui, par consé-
quent, me force à la finir. J'y reviendrai, monsieur,
si mon ton familier ne vous déplaît pas; car, dans
l'épanchement de mon cœur, je n'en saurois prendre
un autre: je me peindrai sans fard et sans modestie ;
je me montrerai à vous tel que je me vois et tel que je
suis; car, passant ma vie avec moi , je dois me con-
"noitre, et je vois , par la manière dont ceux qui peu--
sent me connoître interprètent mes actions et ma con-
duite, qu ils n'y connoissent rien. Personne au monde
ne me counoît que moi seul. Vous en jugerez quand
j'aurai tout dit.
Ne me renvoyez point mes lettres, monsieur, je
2o4 LETTRES
vous supplie; brûlez-les, parcequ'elles ne valent pas
la peine d'être gardées; mais non pas par égard pour
moi. Ne songez pas non plus, de grâce, à retirer celles
qui sont entre les mains de Duchesne. S'il falloit effa-
cer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y
auroit trop de lettres à retirer, et je ne remuerois pas
le bout du doigt pour cela. A charge et à décharge, je
ne crains point d'être vu tel que je suis. Je connois
mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices.
Avec tout cela, je mourrai plein d'espoir dans le Dieu
suprême, et très persuadé que , de tous les hommes
que j'ai connus en ma vie , aucun ne fut meilleur que
moi.
SECONDE LETTRE.
Montmorenci, le 12 janvier 1762.
Je continue, monsieur, à vous rendre compte de
moi, puisque j'ai commencé; car ce qui peut m'être
le plus défavorable est d'être connu à demi ; et puisque
mes fautes ne m'ont point ôté votre estime, je ne pré-
sume pas que ma franchise me la doive ôter.
Une ame paresseuse qui s'effraie de tout soin, un
tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter, et
sensible à l'excès à tout ce qui l'affecte, semblent ne
pouvoir s'allier dans le même caractère; et ces deux
contraires composent pourtant le fond du mien. Quoi-
que je ne puisse résoudre cette opposition par des
principes, elle existe pourtant; je la sens, rien n'est
A M. DE MALESHERBES. 205
plus certain, et j en puis du moins donner par les faits
une espèce d'historique qui peut servir à la concevoir.
J'ai eu plus d'activité dans lenfance, mais jamais
comme un autre enfant. Cet ennui de tout m'a de
bonne heure jeté dans la lecture. A six ans, Plutarque
me tomba sous la main; à huit, je le savois par cœur^
j'avois lu tous les romans; ils m'avoient fait verser des
seaux de larmes avant l'âge où le cœur prend intérêt
aux romans. De là se forma dans le mien ce goût
héroïque et romanesque qui n'a fait qu'augmenter
jusqu'à présent, et qui acheva de me dégoûter de
tout, hors de ce qui ressembloit à mes folies. Dans
ma jeunesse, que je crovois trouver dans le monde
les mêmes gens que j'avois connus dans mes livres,
je me livrois sans réserve à quiconque savoit m en
imposer par un certain jargon dont j'ai toujours été la
dupe. J'étois actif, parceque j'étois fou; à mesure que
j'étois détrompé, je changeois de goûts, d'attache-
ments, de projets; et dans tous ces changements, je
perdois toujours ma peine et mon temps, parceque je
cherchois toujours ce qui n étoit point. En devenant
plus expérimenté, j'ai perdu peu-à-peu 1 espoir de le
trouver, et par conséquent le zèle de. le chercher.
Aigri par les injustices que j'avois éprouvées, par
celles dont j'avois été le témoin, souvent affligé du
désordre où l'exemple et la force des choses m'avoient
entraîné moi-même, j'ai pris en mépris mon siècle et
mes contemporains; et, sentant que je ne trouverois
point au milieu d eux une situation qui pût contenter
mon cœur, je l'ai peu-à-peu détaché de la société des
hommes, et je m'en suis fait une autre dans mou
206 LETTRES
imagination, laquelle m'a d'autant plus charmé, que
je la pouvois cultiver sans peine, sans risque, et la
trouver toujours sûre et telle qu'il me la falloit.
Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mé-
content de moi-même et des autres,- je cherchois inu-
tilement à rompre les liens qui me tenoient attaché à
cette société que j'estimois si peu, et qui m'enchaî-
noient aux occupations le moins de mon goût, par
des besoins que j'estimois ceux de la nature, et qui
n'étoient que ceux de l'opinion : tout-à-coup un heu-
reux hasard vint m'éclairer sur ce que j'avois à faire
pour moi-même, et à penser de mes semblables, sur
lesquels mon cœur étoit sans cesse en contradiction
avec mon esprit, et que je me sentois encore porté
» à aimer, avec tant de raisons de les haïr. Je voudrois,
monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a
fait dans ma vie une si singulière époque, et qui me
sera toujours présent, quand je vivrois éternellement.
J'allois voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ;
j'avois dans ma poche un Mercure de France^ que je
me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur
la question de l'académie de Dijon, qui a donné lieu
à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a res-
semblé à une inspiration subite, c est le mouvement
qui se fit en moi à cette lecture: "tout-à-coup je me
sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules
d'idées vives s'y présentent à-la-fois avec une force et
une confusion qui me jeta dans un trouble inexpri-
mable; je sens ma tête prise par un étourdissement
semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'op-
presse, soulève ma poitrine; en pouvant plus respirer
A M. DE MALKSHERBES. KK
en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres
de [avenue, etjV passe une demi-heure dans une telle
agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant
de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti
que j'en répandois. O monsieur! si j'avois jamais pu
écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre ,
avec quelle clarté j'aurois fait voir toutes les contra-
dictions du système social; avec quelle force jaurois
exposé tous les abus de nos institutions; avec quelle
simplicité j'aurois démontré que l'homme est bon
naturellement, et que c'est par ces institutions seules
que les hommes deviennent méchants! Tout ce que
j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui,
dansunquart d heure, m illuminèrent sous cet arbre ,
a été bien foiblement épars dans les trois principaux
de mes écrits; savoir, ce premier Discours, celui sur
1 Inégalité, et le Traité de l'éducation; lesquels trois
ouvrages sont inséparal)les, et forment ensemble un
même t(îut. Tout le reste a été perdu; et il n'y eut
d écrit sur le lieu même que la Prosopopée de Fabii-
cius. Voilà comment, lorsque j'y pensois le moins , je
devins auteur piesque malgré moi. Il est aisé de con-
cevoir comment l'attrait d'un premier succès et les
critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de bon
dans la carrière. Avois-je quelque vrai talent pour
écrire? je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours
'tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement
et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé : ainsi
c'est peut-être un retour caché d'amour-propre qui
m'a fait choisir et mériter ma devise, et m'a si pas-
sionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j ai
:>o8 LETTRES
pris pour elle. Si je n'avois écrit que pour écrire, je
suis convaincu qu'on ne m'auroit jamais lu.
Après avoir découvert, ou cru découvrir, dans les
lausses opinions des hommes, la source de leins mi-
sères et de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avoit
que ces mêmes opinions qui m'eussent rendu mal-
heureux moi-même, et que mes maux et mes vices
me venoient bien plus de ma situation qne de moi-
même. Dans le même temps, une maladie, dont j'avois
dès l'enlance senti les premières atteintes, s'étant dé-
clarée absolument incurable, malgré toutes les pro-
messes des faux guérisseurs dont je n'ai pas été long-
temps la dupe, je jugeai que si je voulois être consé-
quent, et secouer une lois de dessus mes épaules le
pesant joug de l'opinion, je n'avois pas un moment à
perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de
courage, et je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici avec
lUie fermeté dont moi seul peux sentir le prix, par-
cequ'il n'y a que moi seul qui sache quels bbstacles
I ai eus, et j'ai encore tous les jours à combattre pour
me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens
])ourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé;
mais, si j'estimois seulement en avoir encore quatre
à vivre, on me verroit donner une deuxième secousse,
et remonter tout au moins à mon premier niveau ,
pour n'en plus guère redescendre; car toutes les
grandes épreuves sont faites, et il est désormais dé-
montré pour moi, par l'expérience, que l'état où je
n.ie suis mis est le seul où 1 homme puisse vivre bon
et heureux , puisqu'il est le plus indépendant de
tous , et le seul où on ne se trouve jamais pour son
A M. DE MALESHERBES. 209
propre avantage clans la nécessité de nuire à autrui.
J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits a
beaucoup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il
ftiut être cru bon auteur, pour se faire impunément
mauvais copiste, et ne pas manquer de travail pour
cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre
au mot sur l'autre, et peut-être cela m'auroit-il mor-
tifié; car je brave aisément le ridicule, mais je ne sup-
porterois pas si bien le mépris. Mais si quelque répu-
tation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est
bien compensé par tous les inconvénients attachés à
cette même réputation , quand on n'en veut point être
esclave, et qu'on veut vivre isolé et indépendant. Ce
sont ces inconvénients en partie qui m ont chassé de
Paris, et qui, me poursuivant encore dans mon asile,
me chasseroient très certainement plus loin, pour peu
que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes
fléaux dans cette grande ville étoit ces foules de pré-
tendus amis qui s'étoient emparés de moi, et qui,
jugeant de mon cœur par les leurs, vouloient absolu-
ment me rendre heureux à leur mode et non pas à la
mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont
poursuivi pour m'en tirer. Je n ai pu m'y maintenir
sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que de-
puis ce temps-là.
Libre! non, je ne le suis point encore; mes der-
niers écrits ne sont point encore imprimés; et, vu le
déplorable état de ma pauvre machine, je n'espère
plus survivre à 1 impression du recueil de tous : mais
si, contre mon attente, je puis aller jusque-là et pren-
dre une fois congé du public, .croyez, monsieur,
III. 14
2IO LETTRES
qu'alors je serai libre, ou que jamais homme ne Taura
été. O iitinotn! O \oiiv trois fois heureux! Non, il ne
me sera pas donné de le voir.
Je n'ai pas tout dit, monsieur, et vous aurez peut-
être encore au moins une lettre à essuyer. Heureu-
sement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y
seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de
grâce; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les
refaire, et en vérité jp n'en ai pas le courage. J'ai sûre-
ment bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas
moins à me reposer, et mon état ne me permet pas
d'écrire long- temps de suite.
TROISIÈME LETTRE.
Montmorenci, le 26 janvier 1762.
Après vous avoir exposé, monsieur, les vrais motifs
de ma conduite, je voudrois vous parler de mon état
moral dans ma retraite. Mais je sens qu'il est bien
tard; mon arae aliénée d'elle-même est toute à mon
corps : le délabrement de ma pauvre machine l'y tient
de' jour en jour plus attachée-, et jusqu'à ce qu'elle
s'en sépare enfin tout-à coup. C'est de mon bonheur
que je voudrois vous parler, et Ton parle mal du bon-
heur quand on souffre.
Mes maux sont l'ouvrage de la nature, mais mon
bonheur est le mien. Quoi qu'on en puisse dire, j'ai
été sage, puisque j ai été heureux autant que ma
nature m'a permis de l'être : je n'ai point été chercher
A M. DE MALESHERBES. 2ii
ma félicité au loin, je Tai cherchée auprès de moi, et
l'y ai trouvée. Spartien dit que Similis , courlisan
de Trajan, ayant sans aucun mécontentement per-
sonnel quitté la cour et tous ses emplois pour aller
vivre paisiblement à la campagne, fît mettre ces mots
sur sa tombe : J ai demeuré soLiantc-seize ans su?- la
terî-e, etjen ai vécu sept *. Voilà ce q'Je je puis dire à
quelque égard , quoique mon sacrifice ait été moindre :
je n'ai commencé de vivre que le 9 aviil 1 766.
Je ne saurois vous dire, monsieur, combien j'ai été
touché de voir que vous di estimiez le plus mallieurcux
des hommes. Le public sans doute en jugera comme
vous, et c'est encore ce qui m'afflige. Oh! que le sort
dont j'ai joui n'est-il connu de tout 1 univers! chacun
voudroit s'en faire un semblable; la paix régneroitsur
la terre; les hommes ne songeroient plus à se nuire,
et il n'y auroit plus de méchants quand nul n auroit
intérêt à l'être. Mais de quoi jouissois-je enfin quand
j'étois seul? De moi, de l'univers entier, de tout ce
qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de
beau le monde sensible, et d'imaginable le monde
intellectuel : je rasserablois autour de moi tout ce qui
pouvoit flatter mon cœur; mes désirs étoient la
mesure de mes plaisirs. Kon, jamais les plus volup-
Spartien ( chap. 9) dit à la vérité quelques mots du préfet
Similis déplacé par Adrien , mais ne friit nulle mention de ce trait.
Cest Dion Cassius qui le rapporte, liv. LMX, chap. 19 Mais Cré-
vier, qui , à l'occasion de Similis , le rapporte aussi dans son Histoire,
des Empereurs , liv. Xf X , cite en marge ces deux auteurs ; et Rous-
seau, qui avoit lu ce même trait dans Crévier, et sans doute ne
l'avoit lu que là, cite, d'après Crévier, Spartien, sans se douter de
sa méprise.
M-
212 LETTRES
tiieux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent
fois plus joui de mes chimères qu'ils ne font des
réalités.
Quand mes douleurs me font tristement mesurer la
longueur des nuits, et que l'agitation de la fièvre
m'empêche de goûter un seul instant de sommeil,
souvent je me distrais de mon état présent, en son-
geant aux divers événements de ma vie; et les repen-
tirs , les doux souvenirs , les regrets, l'attendrissement,
se partagent le soin de me faire oublier quelques mo-
ments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous ,
monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le
plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les
• plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop
mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce
sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades so-
litaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que
j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne
et simple gouvernante , avec mon chien bien-aimé , ma
vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les
biches de la forêt, avec la nature entière et son incon-
cevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller
voir, contemj3ler son lever dans mon jardin; quand
je voyois commencer une belle journée, mon premier
souhait étoit que ni lettres, ni visites, n'en vinssent
troubler le charme. Après avoir donné la matinée à
divers soins que je remplissois tous avec plaisir, par-
ceque je pouvois les remettre à un autre temps , je me
hàtois de dîner pour échapper aux importuns, et me
ménager un plus long après-midi. Avant une heure,
même les jours les plus ardents, je partois par le grand
A M. DE MALESHERBES. 2l3
soleil avec le fidèle Achate, pressant. le pas dans la
crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant
que j eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'a vois
pu doubler un certain coin, avec quel battement de
coeur, avec quel pétillement de joie je commençois à
respirer en me sentant sauvé, en me disant, Me voilà
maître de moi pour le reste de ce jour! J'allois alors
d'un pas plifs tranquille chercher quelque lieu sauvage
dans la forêt , quelque lieu désert où rien ne montrant
la main des hommes n'annonçât la servitude et la
domination, quelque asile où je pusse croire avoir pé-
Betréle premier, et où nul tiers importun ne vînt s in-
terposer entre la nature et moi. C'étoit là qu elle sem-
bloit déployer à mes veux une magnificence toujours
nouvelle. L'or des genêts et ia pourpre des bruyères
frappoient mes yeux d un luxe qui touchoit mon cœur;
la majesté des arbres qui me couvroient de leur om-
bre, la délicatesse des arbustes qui m'environnoient,
l'étonnante variété des herb.es et des fleurs que je fou-
lois sous mes pieds, tenoientmon esprit dans une al-
ternative continuelle d'observation et d'admiration: le
concours de tant d'objets intéressants qui se dispu-
toient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à
l'autre , favorisoit mon humcur.réveuse et paresseuse,
et. me faisoit souvent redire en moi-même, ?^on, Salo-
*mon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme
1 un d eux. *
Mon imagination ne laissoit pas long-temps déserte
la terre ainsi parée. Je la peuplois bientôt d'êtres
* Nec Salomon, in omni cjlorin sud, coopertus est sitiit uniivi ex
istis. Matth. cap. VI, v. 29.
2l4 LETTIiES
selon raon creur, et, chnssant bien loin l'opinion, les
pr ju^^és, tontes les passions factices, je transportois-
dans les asiles delà nature des hommes dign.s de les
habiter. Je m'en formois une société charmante dont
je ne me sentois pas indigne, je me faisois un siècle
d'or à ma fantaisie, et, remplissant ces beaux jours de
toutes les scènes de ma vie qui m'avoient laissé de
doux souvenirs, et de toutes celles que* mon cœur
pouvoit désirer encore, je m'attendrissois jusqu'aux
larmes sur les vrais plaisirs de 1 humanité, plaisirs si
délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des
hommes. Oh! si dans ces moments, quelque idéede
Paris, de mon siècle, et de ma petite gloriole d'auteur
venoit troubler mes rêveries, avec quel dédain je la
chassois à l'instant pour me livrer, sans distraction ,
aux sentiments exquis dont mon ame étoit pleine! Ce-
pendant au milieu de tout cela, je l'avoue , le néant
de mes chimères vcnoit quelquefois la contristertout-
à-GOup. Quand tous mes rêves se seroient tournés en
réalités, ils ne m'auroient pas suffi; j'aurois imaginé,
rêvé , désiré encore. Je trouvois en moi un vide inex-
plicable que rien n'auroit pu remplir, un certain élan-
cement de cœur vers une autre sorte de jouissance
dont je n'avois pas d'idée, et dont pourtant je sentois
le besoin. lié bien, monsieur, cela même étoit jouis-
sance, puisque j'en étois pénétré d'un sentiment très *
vif, et d'une tristesse attirante, que je ii'aurois pas
voulu ne pas avoir.
Bientôt de la surface de la terre j'élevois mes idées
à tous les êtres de la nature, au système universel des
chosçs, à l'être incompréhensible qui embrasse tout.
A M. DE MALESHERBES. 2l5
Alors l'esprit perdu dans cette im.mensité, je ne pea-
sois pas, je ne raisonnois pas, je ne philosophois pas,
je me sentois, avec une sorte de volupté, accablé du
poids de cet univers, je me jivrois avec ravissement à
la confusion de ces (grandes idées, j aimois à me per-
dre en ima^jination dans 1 espace, mon cœur resserré
dans les bornes des êtres s'y trouvoit trop à Tétroit;
j'étouffois dans l'univers; j'aurois voulu m'élancer
dans riiifini. Je crois que si j'eusse dévoilé tous les
mystèi'es de la nature, je me serois senti dans une si-
tuation moins délicieuse que cette étourdissante ex-
tase à laquelle mon esprit se livroit sans retenue, et
qui, dans l'agitation de mes transports, me faisoit
écrier quelquefois, O grand Etre^ 6 grand Etre! sans
pouvoir dire, ni penser rien de plus.
Ainsi s'écouloient dansun délire continuelles jour-
nées les plus charmantes que jamais créature4iumaine
ait passées: et quand le coucher du soleil me faisoit
songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps,
je croyois n'avoir pas assez mis à profit majournée, je
pensois en pouvoir jouir davantage encore; et, pour
réparer le temps perdu, je me disois, Je reviendrai
demain.
Je revenois à petits pas, la tête un peu fatiguée,
mais le cœur content ; je me reposois agréablement au
retour, en me livrant à l'impression des objets, mais
sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose
que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je
trouvois mou couvert rais sur ma terrasse. Je soupois
de grand appétit dans mon petit d-omestique; nulle
image de servitude et de dépendance ne troubloit la
2l6 LETTRES
bienveillance qui nous unissoit tous. Mon chien lur-
méme étoit mon ami, non mon esclave; nous avions
toujours la même volonté, mais jamais il ne ma obéi.
Ma gaieté durant toute la soirée témoignoit que j a vois
vécu seul tout le jour; j'étois bien différent quand
j'avois vu delà compagnie, j étois rarement content
des autres, et jamais de moi. Le soir j'étois grondeur
et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante ,
et, depuis qu'elle me Ta dite, jeTai toujours trouvée
juste eu m'observant. Enfin, après avoir fait encore
quelques tours dans mdn jardin, ou chanté quelque
air sur mon épinette , je trouvois dans mon lit un repos
de corps et d ame cent fois plus doux que le sommeil
même.
Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de
ma vie; bonheur sans amertume, sans ennuis, sans
regrets, «et auquel j aurois borné volontiers tout celui
de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours
remplissent pour moi 1 éternité, .je n'en demande
point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup
moins heureux dans ces ravissantes contemplations
que les intelligences célestes. Mais un corps qui souf-
fre ôte à l'esprit sa liberté; désormais je ne suis plus
seul, j'ai un hôte qui m'importune, il faut m'en dé-
livrer pour être à moi; et fessai que j'ai fait de ces
douces jouissances ne sert plus qu à me faire attendre
avec moins d'effroi le moment de les goûter sans dis-
traction.
Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille.
Il m'en faudroit pourtant encore une. Encore une let-
tre donc, et puis plus. Pardon, xnonsieur; quoique
A M. DE MALESHERBES. 217
j'aime trop à parler de moi , je n'aime pas à en parler
avec tout le monde; c'est ce qui me fait abuser de
l'occasion, quand je l'ai et qu'elle me plaît. Yoilà
mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre
en gré.
QUATRIÈME LETTRE.
28 janvier 1-62.
Je vous ai montré , monsieur , dans le secret de mon
cœur, les Vrais motifs de ma retraite et de toute ma
conduite; motifs bien moins nobles- sans doute que
vous ne les avez supposés, mais tels pourtant qu ils
me rendent content de moi-même , et m'inspirent la
fierté dame d un homme (jui se sent bien ordonné,
et qui, ayant eu le courage de faire ce qu'il falloit
pour l'être, croit pouvoir s en imputer le mérite. Il
dépendoit de moi, non de me faire un autre tempé-
rament, ni un autre caractère, mais de tirer parti du
mien, pour me rendre bon à moi-même, et nulle-
ment méchant aux autres. C'est beaucoup que cela,
monsieur, et peu d'hommes en peuvent dire autant.
Aussi je ne vous déguiserai point que , malgré le sen-
timent de mes vices , j'ai pour moi une haute estime.
Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme
seul est inutile à tout le monde , et ne remplit pas ses
devoirs dans la société : j'estime, moi, les paysans de
Montmorenci des membres plus utiles de la société
que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du
2l8 LETTllES
peuple, pour aller si\ fois la semLiine bavarder dans
une académie i et je suis plus content de pouvoir,
dans l'occasion, faire quelque phîisir à uics pauvres
voisins que d'aider à parveulr à ces foules de petits
intrij^jants dont Paris e&tploi'i, (jui tous aspirent à
riionneur d'être des fi ipons en pi ice, et que, pour le
bien public, ainsi (pis pour le leur, on devroit tous
renvoyer labourer la terre dans leurs piovinces. C'est
quelque cbose que de donner aux bouimes l'exemple
de la vie cpi'ils devroient tous mener. C'est quelque
chose, quand on na plus ni force, ni santé, pour
travailler de ses bras, d'oser, de sa retraite, faire
entendre la voix de la vérité. C'est quebpie chose
d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les
rendent misérables. C'est queUpie chose d avoir pu
contribuer à empêcher, bu différer au moins dans
ma patrie, l'établissement pernicieux que, pour faire
sa cour à Voltaire à nos dépens d'Alembeit vouloit
qu'on fît parmi nous, .^i j'eusse vécu dans Genève, je
n'aurois pn ni publier l'Epître dédicatoire du Discours
sur rjnégalité, ni parler même de l'établissement de
la comédie, du ton que je lai fait. Je serois beaucoup
plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu
d'eux, que je ne puis l'être, -dans l'occasion, de ma
retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis
où je dois a[jir? D'ailleurs, les habitants de Montmo-
renci sont-ils moins hommes que les Parisiens; et,
quand je puis en dissuader quelqu'un d'envoyer son
enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que
si je pouvois de la ville le renvoyer au foyer paternel?
Mon indigence seule ne m'orapêcheroit-elle pas d'être
A M. DE MALESHERBES. 2l(J
inutile delà manière que tous ces beaux parleurs l'en-
tendent? Et, puisque je ne mange du pain qu'autant
que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour
ma subsistance, et de payer à la société tout le besoin
que je puis avoir d'elle? Il est vrai que je me suis re-
fusé aux occupations qui ne m'étoient pas propres;
ne me sentant point le talent qui pouvoit me faire
mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'ac-
cepter eût été le voler à quelque homme de lettres
aussi indigent que moi , et plus capable de ce travail-
là; en me 1 offrant vous supposiez que j étois en état
de faire un extrait , que je pouvois m occuper de
matières qui m'étoient indifférentes; et, cela n'étant
pas, je vous' aurois trompé, je me serois rendu in-
digne de vos bontés en me conduisant autrement que
je n'ai fait; on n'est jamais excusable de faire mal ce
qu'on fait volontairement : je serois maintenant mé-
content de moi, et vous aussi; et je ne goûterois pas
le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin, tant que
mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi,
j'ai fait, selon ma portée , tout ce que j ai pu pour la
société; si j ai peu fait pour elle, j'en ai encore moins
exigé, et je me crois si bien quitte avec elle dans l'état
où je suis, que si je pouvois désormais me reposer
tout-à-fait, et vivre pour moi seul, je le ferois sans
scrupule. J'écarterai du moins de moi, de toutes mes
forces, l'imporluiiitédu bruit public. Quand je vivrois
encore cent ans, je n'écrirois pas une ligne pour la
presse, et ne croirois vraiment recommencer à vivre
que quand je serois tout-à-fait oublié.
J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu que je ne me
220 LETTRES
sois trouvé rengagé dans le inonde, et que je n^aic
abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle,
mais par un goût non moins vif que j'ai failli kii pré-
férer. Il faudroit, monsieur, que vous connussiez l'état
de délaissement et d'abandon de tous mes amis oii je
me trouvois, et la protonde douleur dont mou ame
en étoit affectée lorsque monsieur et madame de
Luxembourg désirèrent de me connoître, pour juger
de limpression que firent sur mou cœur affligé leurs
avances et leurs caresses. J'étois mourant; sans eux
je serois infailliblement mort de tristesse; ils m'ont
rendu la vie, il est bien juste que j& l'emploie à les
aimer.
J'ai un cœur très aimant, mais qui peut se suffire à
lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin
de choix parmi eux; je les aime tous; et c'est parce-
que je les aime que je hais l'injustice; c'est parceque
je les aime que je les fuis; je souffre moins de leurs
maux quand je ne les vois pas; cet intérêt pour l'es-
pèce suffit pour nourrir mon cœur; je n'ai pas besoii\
d'amis particuliers; mais quand j'en ai, j'ai grand
besoin de ne les pas perdre; car, quand ils se déta-
chent, ds me déchirent, en cela d'autant plus cou-
pables que je ne leur demande que de l'amitié, et que,
pourvu qu'ils m'aiment et que je le sache, je n'ai pas
même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu
mettre à la place du sentiment des soins et des ser-
vices que le public voyoit, et dont je n'a vois que
faire.; quand je les aimois, ils ont voulu paroître
m'aimer. Pour moi, qui dédaigne en tout les appa-
rences, je ne m en suib jkis contenté; et, ne trouvant
A M. DE MALESHERBES. 221
que .cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n'ont pas
précisément cessé de m'aimer, i ai seulement décou-
vert qu'ils ne m'aimoient pas.
Pour la première fois de ma vie, je me trouvai donc
tout-à-coup le cœur seul, et cela, seul aussi dans ma
retraite, et presque aussi malade que je le suis au-
jourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença
ce nouvel attachement qui m'a si bien dédommagé
de tous les autres, et dont rien ne me dédommagera,
car il durera, j'espère, autant que ma vie; et, quoi
qu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissi-
muler, monsieur, que j'ai une violente aversion pour
les états qui dominent les autres; j'ai même tort de
dire que je ne puis le dissimuler, car je n'ai nulle
peine à vous l'avouer, à vous, né d'un sang illustre,
fils du chancelier de France, et premier président
d'une cour souveraine; oui, monsieur, à vous qui
m'avez fait mille biens sans me connoître, et à qui,
malgré mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûté
rien d'être obligé. Je hais les grands; je hais leur état,
leur dureté," leurs préjugés, leur petitesse, et tous
leurs vices, et je les haïrois bien davantage si je les
méprisois moins. C'est avec ce sentiment que j'ai été
comme entraîné au château de Montmorenci ; j'en ai
vu les maîtres, ils m'ont aimé; et moi, monsieur, je
les ai aimés et les aimerai tant que je vivrai, de toutes
les forces de mon arae : je donnerois pour eux, je ne
dis pas ma vie, le don seroit foible dans l'état ou je
suis ; je ne dis pas ma réputation parmi mes contem-
porains, dont je ne me soucie guère; mais la seule
gloire qui ait jamais touché mon cœur, l'honneur que
222 LETTRES
j'attends de la postérité, et qu'elle rae rendra parce-
qu'il m'est dû, et que la postérité est toujours juste.
Mon cœur, qui ne sait point s'attacher à demi, s'est
donné à eux sans réserve, et je ne m'en rcpens pas;
je m'en repentirois même inutilement, car il ne seroit
plus temps de m'en dédire. Dans la chaleur de l'en-
thousiasme qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois été sur
le point de leur demander un asile dans leur maison
pour Y passer le reste de mes jours auprès d'eux; et
ils me l'auroient accordé avec joie, si même, à la
manière dont ils s'y sont pris, je ne dois pas me re-
garder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce
projet est certainement un de ceux que j'ai médités le
plus lonj-temps et avec le plus de complaisance. Ce-
pendant il a fallu sentir à la fin, malgré moi, qu'il
n'étoit pas bon. Je ne pensois qu'à l'attachement des
personnes, sans songer aux intermédiaires qui nous
auroient tenus éloignés; et il y en avpit de tant de
sortes, surtout dans l'incommodité attachée à mes
maux, qu un tel projet n'est excusable que par le
sentiment qui l'avoit inspiré. D'ailleurs la manière de
vivre qu ii auroit fallu prendre choque trop directe-
ment tous mes goûts, toutes mes habitudes; je n'y
aurois pas pu résister seulement trois mois. Enfin
nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation,
la distance restant toujours la même entre hs états,
cette intimité délicieuse qui fait le j)lus grand charme
d'une étroite société eût toujours manqué à la nôtre;
je n'aurois été ni l'ami ni le domestique de M. le ma-
réchal de Luxembourg, j'aurois été son hôte; en me
sentant hors de chez moi, j'aurois soupiré souvent
A M. DE MALESnERBES. 223
.après mon ancien asile; et il vaut cent fois mieux être
éloigné des personnes q, ion aime, et désirer d'être
auprès d'elles, que de s'exposer à faire un souLait
opposé. Quelques degiés plus rapprochés eussent
peut-être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois
supposé dans mes rêves M. de Luxembourg point
duc, point maréchal de France, mais bon gentil-
homme de campagne, habitant quelque vieux châ-
teau , et J. J. Rousseau point auteur , point faiseur de
livres, raais^ayant un esprit médiocre et un peu d';îc-
qiiis, se présentant au seigneur châtelain et à la dame,
leur agréaiît, trouvant auprès d'eux le bonheur de sa
vie, et contribuant au leur. Si, pom^endre le rêve plus
agréable, vous me permettiez de pousser d'un coup
d'épaule le château de Malesherbes à demi-lieue de là,
il me semble, monsieur, qu'en rêvant de cette ma-
nière je n aurois de longtemps envie de m'éveilier.
Mais, c en est fait, il ne me reste plus qu à ter-
miner le long rêve; car les autres sont désormais tous
hors de saison; et c'est beaucoup si je puis me pro-
mettre encore quelques unes des heures délicieuses
que j'ai passées au château de Monlmorenci. Quoi
qu il en soit, me voilà tel que je me sens affecté.
Jugez-moi sur tout ce fatras, si j'en vaux la peine;
car je n'y saurois mettre plu» d'ordre, et je n'ai pas le
courage de recommencer. Si ce tableau trop véridi-
que m'ôte votre bienveillance, j'aurai cessé dusujper
ce qui ne m'appartenoit pas; mais, si je la conseive,
elle m'en deviendra plus chère, comme étant plus
à moi .
LES RÊVERIES
DU
PROMENEUR SOLITAIRE.
m.
Sommaires
DES RÊVERIES DU PROMENEUR SOEITAIRE.
PREMIÈRE PROMENADE.
Rousseau st regarde comme isolé sur la terre. Il écrit ses
Promenades pour servir de suite à ses Confessions. Il n'a
pas, pour ses Rêveries, les mêmes inquiétudes qu'il a
eues pour ses Dialogues et ses premières Confessions.
SECONDE PROMENADE.
Rousseau s'aperçoit que ses forces Tabandonnent peu-à-
peu. Il fait une chute à ]Ménil-Montant. Détails de cet
accident funeste. Cris et effroi de sa femme à son arrivée
chez lui. Il reçoit plusieurs visites dune dame. Ses en-
nemis répandent le bruit de sa mort à la cour et à la
ville. On veut ouvrir une souscription pour fimpression
de ses manuscrits.
TROISIÈME PROMENADE.
L'étude d'un vieillard est d'apprendre à luourir. Tableau
de la philosophie moderne. Famille de Rousseau; son
enfance, sa réforme, ses l'ègles de conduite et de foi.
QUATRIÈME PROMENADE.
Rousseau aime le bon Plutarque ; c'est le livre qui lai pro-
fite le plus. 11 a à se plaindre de l'abbé Raynal. Il se rap-
pelle un mensonge de sa jeunesse qui l'afflige beaucoup.
Dissertation sur le mensonge et sur le Temple de Gnide.
Portrait d'un homme vrai. Il répond mal à une question
qu'on lui fait à table. Il a plus souvent gardéle silence
sur le bien qu'il a fait que sur le mal. Exemples qu'il en
donne.
CINQUIÈME PROMENADE.
Description de 1 ile de Saint-Pierre. Rousseau regrette de
n'avoir pu y fixer son séjour. Il y travaille à la botani-
que. Détail de ses amusements dans cette ile. Il v fonde
une colonie.
i5.
228 SOMMAIRES DES RÊVERIES.
SIXIÈME PROMENADE.
Rousseau va herboriser à Gentilly. Il renconti'e en chemin
un petit bossu. S'il avoit eu l'anneau de Gygès , il ne s'en
seroit servi qvie pour le bonheur de l'univers,
SEPTIÈME PROMENADE.
llousseau, devenu plus que sexagénaire, suit son penchant
pour la botanique. Il herborise jusque sur la cage de ses
oiseaux. Théophraste est le seul botaniste de l'antiquité.
I^es idées médicinales ôtent tout le charme de l'étude des
plantes. Il compare ensemble les trois règnes de la na-
ture. Anecdotes sur ses herborisations en Suisse, et sur
l'humilité d'un avocat de Grenoble.
HUITIÈME PROMENADE.
Rousseau ne changeroit pas sa destinée, quoique très
déplorable, contre ctlle du plus fortuné des mortels. Il
avoue qu'il a eu beaucoup d'amour-propre quand il a
vécu dans le monde. Il ne s'affecte pas des maux à venir,
mais de ceux qu'il souffre dans le moment. Tous les évé-
nements de la vie et les pièges des hommes n'ont plus de
prise sur lui.
NEUVIÈME PROMENADE.
On lui porte l'éloge de madame Geoffrin avec mauvaise
intention. Conduite de Rousseau envers ses propres en-
fants. Raisons qu'il donne pour se justifier. Il éprouve
beaucoup de plaisir à voir et à observer la jeunesse. Ses
promenades à Clignancourt et à la Muette. Fête de la
Chevrette. Amusements de Paris comparés avec ceux de
Genève et de Suisse. Promenade de Jean-Jacques aux
Invalides.
DIXIÈME PROMENADE.
Époque OÙ Rousseau fait connoissance avec madame de
Warens. Son bonheur chez cette dame. Il fait ses effoits
pour rendre cette union durable.
LES RÊVERIES
DU
PROMENEUR SOLITAIRE.
PREMIÈRE PROMENADE.
Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de
frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même.
Le plus sociable et le plus aimant des humains en a
été proscj it par un accord unanime. Ils ont cherché ,
dans les raffinements de leur haine, quel tourment
pouvoit être le plus cruel à mon ame sensible, et ils
ont brisé violemment tous les liens qui m'attachoient
à eux. J'aurois aimé les hommes en dépit d'eux-
mêmes : ils n'ont pu , qu'en cessant de l'être , se dé-
rober à mon affection. Les voilà donc étrangers, in-
connus , nuls enfin pour moi , puisqu'ils l'ont voulu.
Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-
même? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureu-
sement cette recherche doit être précédée d'un coup
d'œil sur ma position : ' c'est une idée par laquelle il
faut nécessairement que je passe pour arriver d'eux
à moi.
Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette
étrange position, elle me paroît encore un rêve. Je
m'imagine toujours qu'une indigestion me tournieiite,
l3o LES RÊVERIES,
que je dors d'un mauvais sonMneil , et que je vais me
réveiller, bien soulagé de ma peine, en me retrouvant
avec mes amis. Oui , sans doute, il faut que j'aie lait,
sans que je m'en aperçusse, un saut de la veille au
sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré, je ne
sais comment, de loidie des choses, je me suis vu
précipité dans un chaos incompréhensible, où je
n'aperçois rien du tout; et plus je pense à ma situa-
tion présente, et moins je puis comprendre où je suis.
Eh ! comment aurois-je pu prévoir le destin qui
m'attendoit? comment le puis-je concevoir encore au-
jourd'hui que j'y suis livré? Pouvois-je dans mon
bon sens supposer qu'un jour moi, le même homme
que j'étois , le même que je suis encore , je passerois ,
jeserois tenu, sans le moindre doute, pour un mons-
tre, un empoisonneur , un assassin ; que je devien-
drois l'horreur de la race humaine, le jouet de la ca-
naille; que toute la salutation que n^e feroient les
passants seroit decrqcher sur moi ; qu'une génération
tout entière s'amuseroit d'un accord unanime à m'en-
terrer tout vivant? Quand cette étrange révolution se
fit, pris au dépourvu, jeu lus d'abord bouleversé.
Mes agitations, mon indignation, me plongèrent
dans un délire qui n'a pas eu trop de dix ans pour se
calmer; et, dans cet intervalle, tombé d'erreur en
erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j'ai
fourni , par mes imprudences , aux directeurs de ma
destinée, autant d'instruments qu'ils ont habilement
mis en œuvre pour la fixer sans retour.
Je me suis débattu long-temps aussi violemment
que vainement. Sans adresse, sans art, sans dissimu-
PREMIÈRE PROMENxVDE. aSi
lation, sans prudence, franc, ouvert, impatient, em-
porté, je n'ai fait, en me débattant, que m'enlacer
davantage , et leur donner incessamment de nouvelles
prises qu ils n'ont eu garde de négliger. Sentant enfin
tous mes efforts inutiles , et me tourmentant à pure
perte , j'ai pris le seul parti qui me restoit à prendre ,
celui de me soumettre à ma destinée, sans plus re-
gimber contre la nécessité. J'ai trouvé dans cette ré-
signation le dédommagement de tous mes maux, par
la tranquillité qu'elle me procure , et qui ne pouvoit
s'allier avec le travail continuel d'une résistance aussi
pénible qu'infructueuse.
Une autre chose a contribué à cette tranquillité.
Dans tous les raffinements de leur haine, mes persé-
cuteurs en ont omis un que. leur animosité leur a fait
oublier; c'étoit d'en graduer si bien les effets, qu'ils
pussent entretenir et renouveler mes douleurs sans
cesse, en me portant toujours quelque nouvelle at-
teinte. S'ils avoient eu l'adresse de me laisser quelque
lueur d'espérance , ils me tiendroient encore parla.
Ils pourroient faire encore de moi leur jouet par quel-
que faux leurre , et me navrer ensuite d'un tourment
toujours nouveau par mon attente déçue. Mais ils ont
d'avance épuisé toutes leurs ressources; en ne me
laissant rien, ils se sont tout ôté à eux-mêmes. La
diffamation , la dépression , la dérision , l'opprobre
dont ils m'ont couvert, ne sont pas plus susceptibles
d'augmentation que d'adoucissement ; nous sommes
également hors d'état, eux de les aggraver, et moi
de m'y soustraire. Ils se sont tellement pressés de
porter à son comble la mesure de ma misère, que
232 LES RÊVERIES,
toute la puissance humaine , aidée de toutes les ruses
deTenfer, n'y sauroit plus rien ajouter. La douleur
physique elle-même , au lieu d'augmentermes peines?
y feroit diversion. En m arrachant des cris, peut-être
elle m épargneroit des gémissements, et les déchire-
ments de mon corps suspendroient ceux de mon cœur.
Qu'ai-je encore à craindre d'eux , puisque tout est
fait ? Ne pouvant plus empirer mon état, ils ne sau-
roientplus m'inspirer d'alarmes. L'inquiétude et 1 ef-
froi sont des maux dont ils m'ont pour jamais délivré :
c'est toujours un soulagement. Les maux réels ont
sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti
sur ceux que j'éprouve , mais non pas sur ceux que
je crains. Mon imagination effarouchée les combine ,
les retourne, les étend, .et les augmente. Leur attente
me tourmente cent fois plus que leur présence, et la
menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils
arrivent, 1 événement, leur étant tout ce qu'ils avoient
d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les
trouve alors beaucoup moindres que je ne me les étois
figurés ; et même, au miiieu de ma souffrance, je ne
laisse pas de me sentir soulagé. Dans cet état, affran-
chi de toute nouvelle crainte et délivré de l'inquié-
tude, de l'espérance, la seule habitude suffira pour
me rendre de jour en jour plus supportable une si-
tuation que rien ne peut empirer; et , à mesure que le
septiment s'en émousse par la durée , ils n'ont plus de
moyens pour le ranimer. Voilà le bien que m'ont fait
mes persécuteurs, en épuisant sans mesure tous les
traits de leur animosité. Us se sont été sur moi tout
empire, et je puis désormais me moquer d'eux.
PREMIÈRE PROMENADE. 233
Il n'y a pas deux mois encore qu'un plein calme est
rétabli dans mon cœur. Depuis long-temps je ne cfai-
gnois plus rien, mais j'espérois encore; et cet espoir,
tantôt bercé , tantôt frustré , étoit une prise par laquelle
mille passions diverses ne cessoient de m'agiter. Un
événement aussi triste qu'imprévu vient enfin d'ef-
facer de mon cœur ce foible rayon d'espérance , et
m'a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour
ici-bas. Dès-lors je me suis résigné sans réserve, et
j'ai. retrouvé la paix.
Sitôt que j'ai commencé d'entrevoir la trame dans
toute son étendue , j'ai perdu pour jamais l'idée de
ramener de mon vivant le public sur mon compte;
et même ce retour, ne pouvant plus être réciproque,
me seroit désormais bien inutile. Les hommes au-
roient beau revenir à moi , ils ne me retrouveroient
plus. Avec le dédain qu'ils m'ont inspiré, leur com-
merce me seroit insipide et même à charge, et je suis
cent fois plus heureux dans ma solitude, que je ne
poj^rrois l'être en vivant avec eux. Ils ont arraché de
mon cœur toutes les douceurs de la société. Elles n y
pourroient plus germer derechef à mon àg^e; il est
trop tard. Qu'ils me fassent désormais du bien ou du
mal, tout m'est indifférent de leur part; et, quoi qu'ils
fassent , mes contemporains ne seront jamais rien
pour moi.
Mais je compteis encore sur l'avenir, et j'espérois
qu'une génération meilleure , examinant mieux et les
jugements portés par celle-ci sur mon compte, et sa
conduite avec moi, démêleroit aisément l'artifice de
ceux qui la dirigent , et me verroit enfin tel que je suis.
0.?)l\ LES RÊVERIES.
C'çst cet espoir qui m'a fait écrire mes dialogues, et
qui m'a suggéré mille folles tentatives pour les faire
passer à la postérité. Cet espoir, quoique éloigné, te-
noit mon ame dans la même agitation que quand je
cherchois encore dans le siècle un cœur juste; et mes
espérances, que j'avois beau jeter au loin, me ren-
doient également le jouet des hommes d'aujourd hui.
.l'ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondois cette
attente. Je me trompois. Je Tai senti par bonheur
assez à temps pour trouver encore , avant ma dernière
heure, un intervalle de pleine quiétude et de repos
ajjsolu. Cet intervalle a commencé à l'époque dont
je parle, et j'ai lieu de croire qu'il ne sera plus in-
terrompu.
Il se passe bien peu de jours, que de nouvelles ré-
flexions ne me confirment combien j'étois dans l'er-
reur de compter sur le retour du public même , dans
un autre âge; puisqu'il est conduit, dans ce qui me
^■egarde, par des guides qui se renouvellent sans cesse
dans les corps qui m'ont pris en aversion. Les parti-
culiers meurent; mais les corps collectifs ne meurent
point. Les mêmes passions s'y perpétuent, et leur
haine ardente, immortelle comme le démon qui Tin-
spire , a toujours la même activité. Quand tous mes en-
nemis particuliers seront morts, les médecins, les
oratoriens vivront encore; et, quand je n'aurois pour
persécuteurs que ces deux corps-là , je dois être sûr
qu'ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire
après ma mort, qu'ils n'en laissent à ma personne de
mon vivant. Peut-être, par trait de temps, les mé-
decins, que j'ai réellement offensés, pourroient-ils
PREMIÈRE PROMENADE. 2.35
s'apaiser : mais les oratoriens, que j'airaois, quej'es-
timois, en (|iii j'avois toute confiance, et que je n'of-
fensai jamais; les oratoiiens, gens d'église et demi-
moines, seront à jamais implacables; leur propre ini-
quité fait mon crime , que leur amour-propre ne me
pardonnera jamais; et le public, dont ils auront soin
d'entretenir et ranimer l'animosité sans cesse , ne
s'apaisera pas plus qu eux.
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus
m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à es-
pérer ni à craindre en ce monde , et m y voilà tranquille
au fond de l'abîme, pau\ re mortel infortuné, mais im-
passible comme Dieu même.
Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désor-
mais. Je n'ai plus ,en ce monde, ni procliain, ni sem-
blables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une
planète étrangère oii je serois tombé de celle quej'ha-
bitois. Si je reconnois autour de moi quelque chose,
ce ne sont que des objets affligeants et déchirants pour
mon cœur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me
touche et m'entoure, sans y trouver toujours quelque
sujetdedédain quim'indigne, ou de donleurqni m'af-
flige. Ecartons donc de mon esprit tous les pénibles
objets dont je m'occuperois aussi douloureusement
qu'inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque
je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance et
la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de
moi. C'est dans cet état que je reprends la suite de l'exa-
men sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confes-
sions. Je consacre mes derniers jours àm étudier moi-
même et à préparer d'avance le compte que je ne tar-
236 LES RÊVERIES,
tlerai pas à rendre de moi. T.ivrons-nous tout entier a
la douceur de converser avec mon ame, puisqu'elle
est la seule cpje les hommes ne puissent m'ôter. Si , à
force de réfléchir sur mes dispositions intérieures , je
parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger
le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront
pas entièrement inutiles, et, quoique je ne sois plus
bon à rien sur la terre, je n'aurai pas tout-à-fait perdu
mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades
journalières ont souvent été remplis de contemplations
charmantes dont j ai regret d'avoir perdu le souvenir.
Je.fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir
encore; chaque fois que je les relirai m'en rendra la
jouissance. J'oublierai mes malheurs , mes persécu-
teurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'a voit
mérité mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe
journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question
de moi, parcequ'un solitaire qui réfléchit s'occupe né-
cessairement beaucoup de lui-même. Du reste, toutes
les idées étrangères qui me passent par la tête en me
promenant y' trouveront également leur place. Je dirai
ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec
aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont
ilordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résul-
tera toujours une nouvelle connoissance de mon na-
turel et de mon humeur par celle des sentiments et
des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière
dans l'étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent
donc être regardées comme un appendice de mes Con-
fessions; mais je ne leur en donne plus le titre, ne sen>
PREMIÈRE PROMEKADE. 23/
tant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon cœur
s'est purifié à la coupelle de Tadversité, et j'y trouve à
peine , eu le sondant avec soin , quelque reste de pen-
chant répréhènsible. Qu'aurois-je encore à confesser,
quand toutes les affections terrestres eu sont arra-
chées? Je n'ai pas plus à me louer qu à me blâmer; je
suis nul désormais parmi les hommes , et c'est tout ce
que je puis être, n'ayant plus avec eux de relation
réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire au-
cun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus awir
sans nuire à autrui ou à moi-même, m'absteuir est de-
venu mon unique devoir, et je le remplis autant qu il
est en moi. Mais , dans ce désœuvrement du corps ,
mon ame est encore active, elle produit encore des
sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale
semble encore s'être accrue par la mort de tout in-
térêt terrestre et temporel. Mon corps n'est plus pour
moi qu un embarras, qu'un obstacle, et je m'en dé-
gage d'avance autant que je puis.
Une situation si singulière mérite assurément d'être
examinée et décrite, et c'est à cet examen que je con-
sacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès,
il y faudroit procéder avec ordre et méthode ; mais je
suis incapable de ce travail , et même il m'écarteroit
de mon but , qui est de me rendre compte des modi-
fications de mon ame et de leurs successions. Je ferai
^ur moi à quelque égard les opérations que font les
physiciens sur l'air pour en connoître l'état journalier.
J'appliquerai le baromètre à mon ame, et ces opéra-
tions bien dirigées et long-temps répétées me pour-
roient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs.
238 LES KÉVliRTES.
Mais je n étends pas jusque-là mon entreprise. Je me
contenterai de tenir le registre des opérations, sans
chercher à les réduire en système. Je fais la même
entreprise que Montaigne, mais avec un but tout con-
traire au sien ; car il n'écrivoit ses Essais que pour
les autres, et je n écris mes rêveries que pour moi. Si
dans mes plus vieux jours, aux approches du départ,
je reste, comme je l'espère, dans la même disposition
où je suis , leur lecture me rappellera la douceur que
je goûte à les écrire , et , faisant renaître ainsi pour moi
le temps passé , doublera pour ainsi dire mon exis-
tence. En dépit des hommes je saurai goùtei- encore
le charme de la société , et je vivrai décrépit avec
moi dans un autre âge, comme je vivrois avec un
moins vieux ami.
J'écrivois mes premières Confessions et mes Dia-
logues dans un souci continuel sur les moyens de les
dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs, pour
les transmettre, s'il étoit possible, à d'autres géné-
rations. La même inquiétude ne me tourmente plus
pour cet écrit; je sais qu'elle seroit inutile, et le désir
d'être mieux connu des hommes s'étant éteint dans
mon cœur n'y laisse qu'une indifférence profonde sur
le sort et de mes vrais écrits et des monuments de
mon innocence, qui déjà peut-être ont été tous pour
jamais anéantis. Qu'on épie ce que je fais, qu'on
s'inquiète de ces feuilles, qu'on s'en empare, qu'on
les supprime, qu'on les falsifie, tout cela m'est égal
désormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me
les enlève de mon vivant, on ne m'enlèvcia ni le
plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur con-
PKEMIÈKE PROMENADE. 2.19
Tenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le
fruit, et dont la source ne peut s'éteindre qu'avec
mon ame. Si dès mes premières calamités j'avois su ne
point regimber contre ma destinée, et prendre le parti
que je prends aujourd'hui, tous les efforts des hommes ,
toutes leurs épouvantables machines, eussent été sur
moi sans effet, et ils n'auroient pas plus troublé mon
repos par toutes leurs trames, qu'ils ne peuvent le
troubler désormais par tous leurs succès 5 qu'ils
jouissent à leur gré de mon opprobre , ils ne m'empê-
cheront pas de jouir de mon innocence, et d'achever
mes jours en paix malgré eux
SECONDE PROMENADE. .
Ayant donc formé le projet de décrire l'état habituel
de mon ame dans la plus étrange position où se puisse
jamais trouver un mortel, je n'ai vu nulle manière
plus simple et plus sûre d'exécuter cette entreprise ,
que de tenir un registre fidèle de mes Promenades
solitaires et des rêveries qui les remplissent, quand
je laisse ma tête entièrement libre , et mes idées suivre
leur pente sans résistance et sans gêne. Ces heures de
solitude et de méditation sont les seules de la journée
où je sois pleinement moi et à moi, sans diversion,
sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être
ce que la nature a voulu.
J'ai bientôt senti que j'avois trop tardé d'exécuter
ce projet. Mon imagination, déjà moins vive, ne
24o LES RÊVERIES,
s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation-
dé l'objet qui l'anime; je m'enivre moins du délire de
la rêverie; il y a plus de réminiscence que de création
dans ce qu'elle produit désormais ; un tiède allanguis-
sement énerve toutes mes facultés; l'esprit de vie
s'éteint en moi par degrés ; mon ame ne s'élance plus
qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et, sans
l'espérance de l'état auquel j'aspire parceque je m'y
sens avoir droit , je n'existerois plus que par des sou-
venirs : ainsi, pour me contempler moi-même avant
mon déclin, il faut que je remonte au moins de quel-
ques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas,
et ne trouvant plus d'aliment pour mon cœur sur la
terre, je m'accoutumois peu-à-peu à le nourrir de sa
propre substance, et à chercher toute sa pâture au-
dedans de moi.
Cette ressource, dont je m'avisai trop tard, devint
si féconde, qu'elle suffit bientôt pour me dédom-
mager de tout. L'habitude de rentrer en moi-mêmç me
fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de
mes maux. J'appris ainsi par ma propre expérience
que la source du vrai bonheur est en nous , et qu'il ne
dépend pas des hommes de rendre vraiment misé-
rable celui qui sait vouloir être heureux. Depuis
quatre ou cinq ans , je goûtois habituellement ces
délices internes que trouvent dans la contemplation
les âmes aimantes et douces. Ces ravissements, ces
extases, que j'éprouvois quelquefois en me prome-
nant ainsi seul , étoient des jouissances que je devois à
mes persécuteurs : sans eux je n aurois jamais trouvé
ni connu les trésors que je portois en moi-même. Au
SECOINDE mOMENADE. 2/[l
milieu de tant de richesses, comment en tenir un
rejjistre fidèle? En voulant me rappeler tant de douces
rêveries, au lieu de les décrire j'y retombois. G est un
état que son souvenir ramène, et qu'on cesseroit
bientôt de connoître en cessant tout-à-fait de le
sentir.
J'éprouvai bien cet eifet dans les promenades qui
suivirent le projet d'écrire la suite de mes Confes-
sions^ surtout dans celle dont je vais parler, et dans
laquelle un accident imprévu vint rompre le fil de mes
idées, et leur donner pour quelque temps un autre
cours.
Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les
boulevards jusqu'à la rue du Chemin-Vert, par la-
(juelle jegagnoisles hauteurs de Mcnil-Moutant; et de
là , prenant les sentiers à travers les vignes et les prai-
ries, je traversois jusqu'à Charonne le riant paysage
qui sépare ces deux villages; puis je fis un détour
pour revenir par les mêmes prairies, en prenant un
autre chemin. Je m'arausois à les parcourir avec ce
plaisir et cet intérêt que m'ont toujours donné les
sites agréables, et m'arrétant quelquefois à fixer des
plantes dans la verdure. J'en aperçus deux que je
voyois assez rarement autour de Paris, et que je
trouvai très abondantes dans ce canton-là. L'une est
le Picris /lieracioides, de la famille des composées, et
l'autre le Buplerum falcatum , de celle des ombellifèi es
Cette découverte me réjouit et m'amusa très long-
temps, et finit par celle d'une plante encore plus rare,
surtout dans un pavs élevé, savoir le Cerastiwn aqiia-
ticum, que, malgré l'accident qui m'arriva le même
m. iS
242 LES RÊVERIES.
jour, j'ai retrouvé dans un livre que j'avois sur moi,
et placé dans mon herbier.
Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs
autres plantes que je voyois encore en fleurs, et dont
l'aspect et l'énumération qui m'étoit familière me don-
noient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu-
à-peu ces menues observations pour me livrer à Tim-
pression non moins agréable, mais plus touchante,
que faisoit sur moi l'ensemble de tout cela. Depuis
quelques jours on avoit achevé la vendange; les pro-
meneurs de la ville s'étoient déjà retirés, les paysans
aussi quittoient les champs jusqu'aux travaux d'hiver.
La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée
en partie, et déjà presque déserte, offroit partout
l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il
l'ésulloit de son aspect un mélange d'impression douce
et triste, trop analogue à mon âge et à mon sort pour
que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyois au
déclin d'une vie innocente et infortunée, lame encore
pleine de sentiments vivaces, et l'esprit encore orné
de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse,
et desséchées parles ennuis. Seul et délaissé, je sen-
tois venir le froid des premières glaces, et mon ima-
gination tarissante ne peuploit plus ma solitude d êtres
formés selon mon cœur. Je me disois en soupirant :
Qu'ai-je fait ici-bas? J'étois fait pour vivre, et je meurs
sans avoir vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute, et
je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande
des bonnes œuvres qu'on ne m'a pas laissé faire, du
moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de
sentiments sains, mais rendus sans effet, et d'une
SECOrs'DE PROMENADE. 2^^
patience à l'épreuve des mépris des hommes. Je m'at-
tendrissois sur ces réflexions; je récapitulois ]es mou-
vements de mon ame dès ma jeunesse, et pendant
mon âge mùr, et depuis qu'on m'a scquestic de la
société des hommes, et durant Ja longue retraite dans
laquelle je dois achever mes jours. Je revénois avec
complaisance sur toutes les affections de mon cœur,
sur ses attachements si tendres, mrfis si aveugles, sur
les idées moins tristes que consolantes dont mon
esprit s'étoit nourri depuis quelques années, et je me
préparois à les rappeler assez pour les décrire avec un
plaisir presque égal à celui que j'avois pris à m'v
livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles
méditations, et je m'en revénois très content de ma
journée, quand au fort de ma rêverie j'en fus tiré par
l'événement qui me reste à raconter.
J'étois, sur les six heures, à la descente de Ménil-
Montant, presque vis-à-vis du Galant-Jardinier, quand,
des personnes qui marchoient devant moi s'étant tout-
à-coup brusquement écartées, je vis fondre sur moi
un gros chien danois qui, s'élançant à toutes jambes
devant un carrosse, n'eut pas même le temps de re-
tenir sa course ou de se détourner quand il m'aperçut.
Je jugeai que le seul moyen que j'avois d'éviter d'être
jeté par terre étoit de faire un grand saut, si juste que
le chien passât sous moi tandis que je serois en l'air.
Cette idée, plus prompte que l'éclair, et que je n'eus
le temps ni de raisonner ni d'exécuter, fut la dernière
avant mon accident. Je ne sentis ni le coup, ni Ja
chute, ni rien de ce qui s'ensuivit,' jusqu'au moment
èù je revins à moi.
16.
244 LES IIÈVERIES.
II étoit presque nuit ({uand je repiis connoissance.
Je me trouvai eutre les bras de trois ou quatre jeunes
yens qui me racontèrent ce qui venoit de marri ver.'
Le chien danois n'ayant pu retenir son élan, s'étoit
précipité sur mes deux jambes; et, me choquant de
sa masse et de sa vitesse, m'a voit fait tomber la tête
en avant: la mâchoire supérieure, portant tout le
poids de mon corps, avoit frappé sur un pavé très
raboteux ; et la chute avoit été d'autant plus violente,
qu'étant à la descente, ma tétef avoit donné plus bas
que mes pieds. Le carrosse auquel appartenoit le
chien suivoit immédiatement, et m'auroit passé sur
le corps si le cocher n'eût à l'instant retenu ses che-
vaux.
Voilà ce que j'appris par le récit de ceux qui m'a-
voient relevé et qui me soutenoient encore lorsque
je revins à moi. L'état auquel je me trouvai dans cet
instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la
description.
La nuit s'avançoit. J'aperçus le ciel , quelques étoiles
et un peu de verdure. Cette première sensation fut un
moment délicieux. Je ne me sentois encore que par
là. Je naissois dans cet instant à la vie, et il me sem-
bloit que je remplissois de ma légère existence tous
les objets que j'apercevois. Tout entier au moment
présent, je ne me souvenois de rien; je n'avois nulle
notion distincte de mon individu, pas la moindre idée
de ce qui venoit.de m'arriver; je ne savois ni qui
jétois, ni où j'étois; je ne sentois ni mal, ni crainte,
ni inquiétude. Jevoyois couler mon sang comme
j'aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement
SECONDE PROMENADE. 245
que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentois
dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque
fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de com-
parable dans toute lactivité des plaisirs connus.
On me demanda où je demeurois; il me fut im-
possible de le dire. Je demandai où j'étois; on me dit,
à la Haute-Borne ; c'étoit comme si l on m'eût dit, au
mont Atlas. Il fallut demander successivement le
pays, la ville et \b quartier où je me trouvois : encore
cela ne put-il suffire pour me reconnoitre ; il me
fallut tout le trajet de là jusqu'au Boulevard pour me
rappeler ma demeure et mon nom. \}n monsieur que
je ne connoissois pas, et qui eut la charité de m'ac-
compagner quelque temps, apprenant que je demeu-
rois si loin, me conseilla de prendre au Temple un
fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchois très
bien, très légèrement, sans sentir ni douleur ni bles-
sure, quoique je crachasse toujours beaucoup de
sang. Mais j'avois un fiisson glacial qui faisoit claquer
d'une façon très incommode mes dents fracassées.
Arrivé au Temple, je pensai que, puisque je mar-
chois sans peine, il valoit mieux continuer ainsi ma
route à pied que de m'exposer à périr de froid dans
un fiacre. Je fis ainsi la demi-lieue qu'il y a du Temple
à la rue Plâtrière, marchant sans peine, évitant les
embarras, les voitures, choisissant et suivant mon
chemin tout aussi bien que j'aurois pu faire en pleine
santé. J'arrive, j ouvre le secret qu'on a fait mettre à
la porte de la rue, je monte l'escalier dans l'obscurité,
et j'entre enfin chez moi sans autre accident que ma
246 LES RKVERIES.
chute et ses suites, dont je ne ra'apercevois pas même
encore alors.
Les cris de ma femme en me voyant me firent com-
prendre que j'ciois plus maltraité que je ne pensois.
Je passai la nuit sans connoître encore et sentir mou
mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain.
J avois la lèvre supérieure fendue eu-dedans jusqu au
nez; en-dehors, la peau Tavoit mieux garantie, et
empêchoitla totale séparation; quatre dents enfoncées
à la mâchoire supérieuie, toute la partie du visape
qui la couvre extrêmement enflée et meuitrie, le
pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche griè-
vement hiessé, le bras gauche foulé, le genou gauche
aussi très enflé, et qu une contusioij foite et doulou-
reuse empêchoit totalement de plier. Mais, avec tout
ce fracas, rien de brisé, pas même une dent, bonheur
qui tient du prodige dans une chute connue celle-là.
Voilà très fidèlement I histoire de uîon accident.
En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris,
tellement changée et défigurée, qu'il étoit impossible
d'y rien reconnoître. J aurois dû compter d'avance
sur cette métamorphose; mais il s y joignit tant de
circonstances bizarres; tant de propos obscurs et de
réticences l'accompagnèrent; on m'en parloit d'un air
si risiblement disciet, que tous ces mystères m'in-
quiétèrent. J'ai toujours haï les ténèbres; elles m'in-
sj)irent naturellement une horreur que celles dont ou
m'environne depuis tant d'années n ont pas dû dimi-
nuer. Pai-mi toutes les siugularitési:le cette époque, je
n en remarquerai qu'une, mais suffisante pour faire
juger des autres.
SECONDE PROMEÎÎADE. 247
M. ***, avec lequel je n avois jamais eu aucune re-
lation, envova son secrétaire s'informer de mes nou-
velles *, et me faire cl instantes offres de service qui
ne me parurent pas, dans la circonstance, dune
grande utilité pour mon soulagement. Son secrétaire
ne laissa pas de me presser très vivement de me pré-
valoir de ses offres, jusqu'à me dire que, si je ne me
fiois pas à lui, je pouvois écrire directement à M. ***.
Ce grand empressement, et lair de confidence qu'il y
joignit, me firent comprendre qu'il y avoit sous tout
cela quelque mystère que je chercliois vainement à
pénétrer. Il n'en falloit pas tant pour m'effaroucher,
surtout dans l'état d'agitation où mon accident et la
fièvre qui sV étoit jointe avoient rais ma tète. Je me
livrois à mille conjectures inquiétantes et tristes , et je
faisois sur tout ce qui se passoit autour de moi dts
* Corancez nous apprend que le chien et la voiture apparte-
noient à M. de Saint-Fargeau. Un trait du récit de Corancez, qci
alla voir Rousseau le lendemain de l'événement, me'rite de trouver
place ici. « En entrant je fus saisi d'une odeur de fièvre véritable-
" ment effrayante Jamais sa hgure ne sortira de ma mémoire.
"Outre l'enflure de toutes les parties de son visage il avoit
« fait coller de petites bandes de papier sur les blessures de ses
« lèvres L'accident étoit occasioné par un chien ; il n'y avoit
« pas moyen de lui prêter des vues malfaisantes et des projets mé-
« dites. Dans cet état Rousseau restoit ce que naturellement il étoit,
« lorsque la corde de ses ennemis n'étoit point en vibration. Jamais
« je ne fus moins disposé à rire ; jamais Rousseau n' avoit eu plus
« de raison de s'affliger. Cependant le cours de la conversation nous
« amena tous deux à des propos si gais, que le malheureux, dont
« le rire rouvroit toutes les plaies couvertes par les petites bandes
« de papier, me demanda grâce avec des instances réitérées. »
(1><? J. J. Rousseau, page 22.)
348 LES RÉVLRIES.
commentaires qui marqiioient plutôt le délire de la
fièvre que le san(j froid d'un homme qui ne prend plus
d intérêt à rien.
Un autre événement vint achever de trouhler ma
tranquillité. Madame *** ra'avoit recherché depuis
quelques années, sans que je pusse deviner pourquoi.
De petits cadeaux affectés, de fréquentes visites , sans
objet et sans plaisir, me marquoient assez un but
secret à tout cela, mais ne me le montroient pas. Elle
m'avoit parlé d un roman.qu'elle vouloit faire pour le
présenter à la reine. Je lui avois dit ce que je pensois
des femmes auteurs. Ellem'avoit fait entendre que ce
projet avoit pour but le rétablissement de sa fortune-
pour lequel elle avoit besoin de protection; je n'avois
rien à répondre à cela. Elle me dit depuis que , n'ayant
pu avoir accès auprès de la reine, elleétoit déterminée
à donner son livre au public. Ce n'étoit plus le cas de
lui donner des conseils qu'elle ne me demandoit pas ,
et qu'elle n'auroit pas suivis. Elle m'avoit parlé de me
montrer auparavant le manuscrit. Je la priai de n'en
rien faire, et elle n'en fit rien.
Un beau jour, durant ma convalescence, je reçus
de sa part ce livre tout imprimé et même relié, et je
vis dans la préface de si grosses louaufjes de moi , si
maussadcment plaquéeset avectantd'affectation, cpie
j'en fus désagréablement affecté. La rude flagornerie
qui s'y faisoit sentir ne s'allia jamais avec la bienveil-
lance ; mon cœur ne sauroit se tromper là-dessus.
Quelques jours après, madame*** me vint voir avec
sa fille *. Elle m'apprit que son livre faisoit le plus
* 11 nous fait connoître le non» de cette dame dans une note du
SECONDE PROMENADE. 2.^9
grandbruitàcaused unenote qui le lui attiroit : j'avois
à peine remarqué cette note en parcourant rapidement
ce roman. Je la relus après le départ de madame *** ;
I en examinai la tournure; j y crus trouverle motif de
ses visites, de ses cajoleries, des grosses louanges de
sa préface; et je jugeai que tout cela n avoit d'autre
but que de disposer le public à m'attribuer la note, et
par conséquent le blâme qu elle pouvoit attirer à son
auteur dans la circonstance où elle étoit publiée.
Je n'avois aucun moven de détruire ce bruit et l'im-
pression qu il pouvoit faire; et tout ce qui dépendoit
de moi étoit de ne pas 1 entretenir, en souffrant la
continuation des vaines et ostensives visites de ma-
dame *** et de sa fille. Voici pour cet effet le billet que
j'écrivis à la mère.
«Rousseau, ne recevant chez lui aucun auteur,
tt remercie madame *** de ses bontés , et la prie de ne
" plus Thonorer de ses visites. "
Elle me i-épondit }>ar une lettre honnête dans la
forme, mais tournée comme toutes celles que Ion
m'écrit en pareil cas. J avois barbarement porté le
poignard dans son cœur sensible, et je devois croii'c,
au ton de sa lettre, qu'ayant pour moi des sentiments
si vifs et si vrais, elle ne supportcroit point sans
mourir cette rupture. C'est ainsi ([ue la droiture et
Rousseau juge de Jean-Jacques , deuxième Dialogue. C'e'toit madaine
la présidente d'Ormoy, auteur de plusieurs roman* et opuscules
depuis lonj^-temps oubliés. Le premier de ces romans parut en 17777.
et a pour titre, /eî Malheuis de la jeune Emilie, un vol. in-i3; t'est
sans doute celoi dont il est qiicsiion ici.
liJO L'ES RÊVERIES.
I.i iVaiicliise en toute chose sont des crimes affreux
clans le monde; et je paroîtrois à mes contemporains
méchant et féroce quand je n'aurois à leurs yeux
d autre crime que de n'être pas faux et perfide comme
eux.
J étois déjà sorti plusieurs fois, et je me promenois
même assez souvent aux Tuileries, quand je vis, à
rétonneraent de plusieurs de ceux qui me rencon-
troient, qu'il y avoit encore à mon égard quelque
autre nouvelle que j'ignorois. .l'appris enfin que le
bruit public étoit que j'étois mort de ma chute; et ce
bruit se répandit si rapidement et si opiniâtrement
que, plus de quinze jours après que j en fus instruit,
Ton en parla à la cour comme d'une chose sûre. Le
Couirier d'Avignon, à ce qu'on eut soin de m'écrire,
annonçant cette heureuse nouvelle, ne manqua pas
d'anticiper à cette occasion sur le tribut d'outrages et
d'indignités qu'on prépare à ma mémoire après ma
mort, en forme d'oraison funèbre.
Cette nouvelle fut accompagnée d'une circonstance
encore plus singulière que je n'appris que pai" hasard ,
et dont je n'ai pu savoir aucun détail. C'est qu'on
avoit ouvert en même temps une souscription pour
l'impression des manuscrits que Ton trouveroit cIkv,
moi. Je compris par là qu'on tenoit prêt un recueil
d'écrits fabriqués tout exprès pour me les attribuer
d'abord après ma mort: car de penser qu'on imj)rimàt
fidèlement aucun de ceux qu'on pourroit trouver en
effet, c'étoit une bêtise qui ne pouvoit entrer dans
l'esprit d'un homme sensé,, et dont quinze ans d'ex-
périence ne m'ont que trop garanti.
SECONDE PROMENADE. 25 I
Ces remarques, faites coup sur coup, et suivies de
l)eaucoup d'autres qui Ti'éloient guère moins éton-
nantes , effarouclièrent dereclief mon imagination
'que je croyois amortie, et ces noires ténèbres, qu on
renforçoit sans rflâche autour de moi, ranimèrent
toute lliorreur qu'elles m'inspirent naturellement. Je
me fatiguai à faire sur tout cela mille commentaires,
et à tâcher de comprendre des mystèies qu'on a ren-
dus inexplicables pour moi. Le seul résultat constant
de tant d'énigmes fut la confirmation de toutes mes
conclusions précédentes , savoir que la destinée de ma
personne, et celle de ma réputation, ayant été fixées
de concert par toute la génération présente , nul ef-
fort de ma part ne pouvoit m'y soustraire , puisqu'il
m'est de toute impossibilité de transmettre aucun
dépôt à d autres âges sans le faire passer dans celui-
ci par des mains intéressées à le supprimer.
Mais cette fois j'allai plus loin. L'amas de tant de
circonstances fortuites, l'élévation de tons mes plus
cruels ennemis, affectée, pour ainsi dire, par la for-
tune , tous ceux qui gouvernent l'état, tous ceux qui
dirigent l'opinion publique, tous les gens en place,
tous les hommes en ciédit triés comme sur le volet
parmi ceux qjii ont contre moi quelque animosité
secrète, pom- concourir au commun complot, cet
accord universel est trop extraordinaire pour être pu-
rement fortuit. Un seul homme qui eût refusé d en
être complice, un seul événement qui lui eût été con-
traire, une seule circonstance imprévue qui lui eût
fait obstacle, suffisoit pour le faire échouer. Mais
toutes les volontés, toutes les fatalités, la fortune, et
:>;)3 LES nÉvERiES.
tontes les révolutions, ont affermi l'œuvie des hom-
mes ; et tin concours si fia'ppani , qui tient du pro-
dige, ne peut me laisser douter que son plein succès
ne soit écrit dans les décrets éternels. Des foules d'ob-
servations particulières , soit dans le passé, soit dans
le présent, me confirment tellement dans cette opi-
nion que je ne puis m'empêcher de regarder désor-
mais, comme un de ces secrets du ciel impénétrables
à la raison humaine, la même œuvre que je n'envisa-
geois jusqu'ici que comme un fruit de la méchanceté
des hommes.
Cette idée, loin de mètre cruelle et déchirante, me
console, me tranquillise, et m'aide à me résigner. Je
ne vais pas si loin que saint Augustin, qui se fût con-
solé d'être damné si telle eût été la volonté de Dieu :
ma résignation vient d'une source moins désipté-
ressée, il est vrai , mais non moins pure, et plus digne
à mon gré de l'Être parfait que j'adore.
Dieu est juste; il vent que je souffre, et il sait que
|e suis innocent. Voilà le motif de ma confiance; mon
cœur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera
pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée;
apprenons à souffrir sans murmure : tout doit à la
fin rentrer dans Tordre, et mon tour viendra tôt
ou tard.
TROISIKME PROMENADE. 23,")
TROISIÈME PROMENADE.
Je deviens vieux en apprenant toujours.
Solon répétoit souvent ce vers dans sa vieillesse, li
a un sens dans lequel je pourrois le dire aussi dans la
mienne ; mais c'est une bien triste science que celle
c|ue depuis vingt ans Texpérience m'a fait acquérir :
1 ignorance est encore préférable. L adversité sans
doute est un grand maître ; mais ce maître fait payei-
cher ses leçons , et souvent le profit qu on en retire ne
vaut pas le prix qu'elles ont coûté. D ailleurs, avant
qu'on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tar-
dives, 1 à-propos d'en user se passe. La jeunesse est le
temps d'étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps
de la pratiquer. L'expérience instruit toujours , je
1 avoue ; mais elle ne profite que pour lespace au on
a devant soi. Est-il temps, au moment qu il faut
mourir, d apprendre couuuent on auroit dû vivre.
Eh! que me servent des lumières, si tard et si dou-
loureusement acquises sur ma destinée, et sur les
passions d'autrui dont elle est lœuvre? Je n'ai appris
à mieux connoitre les hommes que pour mieux sentir
la misère où ils m'ont plongé, sans que cette connois-
sance, en me découvrant tx)us leurs pièges, m'en ail
pu taire éviter aucun. Que ne suis-je* resté toujours
dans cette imbécile mais douce confiance qui me
rendit durant tant d'années la proie et le jouet de mes
bruyants amis, sans qu enveloppé de toutes leurs
254 i^ES niivERiES.
trames j'en eusse même le moiiithe soupçon! J'étois
leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je n\e
crovois aimé d eux , et mon cœur jouissoit de I amitié
qu'ils m'avoient inspirée, en leur en attribuant autant
pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste
vérité, que le temps et la raison m'ont dévoilée, en
me faisant sentir mon malheur, m'a fait voir qu'il
étoit sans remède, et qu il ne me restoit qu'à m'y ré-
signer. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont
pour moi, dans mon état, sans utilité présente, et
sans profit pour l'avenir.
Nous entrons en lice à notre naissance, nous en
sortons à la mort. Que sert d'apprendre à mieux con-
duire son char quand on est au bout de la carrière?
il ne reste plus à penser alors que comment on en
sortira. L'étude d'un vieillard , s'il lui en reste encore
à faire, est uniquement d'apprendre à mourir; et c'est
précisément celle qu'on fait le moins à mon âge; on
Y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tien-
nent plus à la vie que les enfants , et en sortent de
])lus mauvaise grâce que les jeunes gens. C'est que,
tous leurs travaux ayant été pour cette vie, ils voient
à sa fin qu'ils ont perdu leurs peines. Tous leurs
soins , tous leurs biens , tous les fruits de leurs labo-
rieuses veilles, ils quittent tout quand ils s'en vont.
Ils n'ont songé à rien acquérir durant leur vie qu'ils
pussent emporter à leur mort.
Je me suis dîl tout cela quand il étoit temps de me
le dire; et, si je n'ai pas mieux su tirer parti de mes
réflexions, ce n'est pas faute de les avoir faites à
temps, et de les avoir bien digérées. Jeté dès mon en-
TROISIEME l'ROMENADE. 2Dj
fance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne
heure, "par Texpérience. que je n'etois pas fait pour
y vivre, et c{ue je n'y parviendrois jamais à 1 état dont
mon cœur sentoit le besoin. Cessant donc de chercher
parmi les hommes le bonheur que je sentois n'y pou-
voir trouver, mon ardente imagination sautoit déjà
par-dessus 1 espace de ma vie, à peine commencée,
comme sur un terrain qui m'étoit étranger, pour se
reposer sur une assiette tranquille où je pusse me
lixer.
Ce sentiment, nourri par l'éducation dès mon en-
fance, et renforcé, durant toute ma vie, par ce lonjj
tissu de misères et d'infortunes qui la remplie, m'a
fait chercher, dans tous les temps, à connoitre la
nature et la destination de mon être avec plus d in-
térêt et de soin que je n'en ai trouvé dans aucun
autre homme. J'en ai beaucoup vu qui philosophoicnt
bien plus doctement f[ue moi, mais leur philosophie
leur étoit pour ainsi dire étran<j;ère. Voulant étie plus
savants que d'autres, ils étudioient limivers pour
savoir comment il étoit arrangé, comme ils auroieut
étudié quelque urachine qu ils auroient aperçue, par
pure curiosité. Ils étudioient la nature humaine pour
en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se
connoître; ils travailloient pour instruire les autres,
mais non pas pour s'éclairer eu dedans. Plusieurs
d entre eux ne vouloient que faire un livre, n'im-
portoit quel, pourvu qu'il fut accueilli. Quand le leur
étoit fait et publié, son contenu ne les iutéressoit plus
en aucune sorte, si ce n est pour le faire adopter aux
auU'es et pour le défendre au cas qu il fut attaqué,
256 LES r.KVERlES.
mais du reste sans en rien tirer pour leur propre
usao^e, sans s'embarrasser même que ce contenu lût
laiix ou vrai, pourvu qu il ne fût pas réfuté. Pour
moi, quand j'ai désiré d.apprendre, c'étoit pour savoir
moi-même et non pas pour enseigner; j'ai toujours
cru ([u avant d'instruire les autres il falloit commencer
|)ar savoir assez pour soi; et de toutes les études que
j'ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il
uV en a fjuère que je n'eusse faites également seul
dans une ile déserte où j'aurois été confiné pour le
reste de mes jours. Ce qu'on doit faire dépend beau-
coup dç ce qu'on doit croire; et, dans tout ce qui ne
tient pas aux premiers besoins de la nature, nos
opinions sont la régie de nos actions. Dans ce prin-
cipe, qui lut toujours le mien, j'ai cherché souvent et
long-temps, pour diriger leraploi de ma vie, à con-
noitre sa véritable fin, et je me suis bientôt consolé de
mon peu d'aptitude à me conduire habilement dans
ce monde, en sentant qu'il n'y falloit pas chercher
cette fin.
Né dans une famille où régnoient les mœurs et la
piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre
plein de sagesse et de religion, j'avois reçu dès ma
plus tendre enfance des principes , des maximes ,
d'autres diroient des préjugés, qui ne m'ont jamais
tout-à-fait abandonné. Enfant encore, et livré à moi-
même, alléché par des caresses, séduit par la vanité,
leurré par l'espérance, forcé par la nécessité, je me
fis catholivque, mais je demeurai toujours chrétien; et
bientôt, gagné par l'habitude, mon cœur s'attacha
sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions,
TROISIÈME PROMENADE. 267
les exemples de madame de Warens, m'affermirent
dans cet attachement. La solitude champêtre où j'ai
passé la fleur de ma jeunesse, l.étude des bons livres
à laquelle je me livrai tout entier, renforcèrent auprès
d'elle mes dispositions naturelles aux sentiments af-
fectueux, et me rendirent dévot presque à la manière
de Fénélon. La méditaiion daus la retraite, l'étude de
la nature, la contemplation de l'univers, forcent un
solitaire à s'élancer incessamment vers l'auteur des
choses, et à chercher avec une douce inquiétude la fin
de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent.
Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du
monde, je n'y retrouvai plus rien qui pût flatter un
moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me
suivit partout, et jeta l'indifférence et le dégoût sur
tout ce qui pouvoit se trouver à ma portée, propre à
mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans
mes inquiets désirs, j'espérois peu, j'obtins moins, et
je sentis, dans des lueurs même de prospérité, que,
quaud j'aurois obtenu tout ce que je croyois chercher,
je n'y aurois point trouvé ce bonheur dont mon cœur
étoit avide sans en savoir démêler l'objet. Ainsi tout
contribuoit à détacher mes affections de ce monde,
même avant les malheurs qui dévoient m'y rendre
tout-à-fait étranger. Je parvins jusqu'à l'âge de qua-
rante ans, flottant entre l'indigence et la fortune,
entre la sagesse et l'égarement, plein de vices d'habi-
tude sans aucun mauvais penchant dans le cœur,
vivant au hasard sans principes bien décidés par ma
raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser.
mais souvent sans les bien connoître.
m. .• 17
258 LES KKVEllIES.
Dès ma jeunesse j'avois fixé cette époque de qua-
rante ans comme le ferme de mes efforts pour par-
venir, et celui de mes prétentions en tout genre; bien
résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation
que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir,
et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la
journée sans plus m'occuper de l'avenir. Le moment
venu, j'exécutai ce projet sans peine, et, quoique
alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette
plus fixe, j'y renonçai, non seulement sans regret,
mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de
tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je
me livrai pleinement à l'incurie et au repos d'esprit
qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon
penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses
pompes. Je renonçai à toutes parures; plus d'épée ,
plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de
coiffure; une periuque toute simple, un bon gros
habit de drap; et, mieux que tout cela, je déracinai de
mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent
du prix à tout ce que je quittois. Je renonçai à la place
que j'occupois alors, pour laquelle je n'étois nulle-
ment propre, et je me mis à copier de la musique à
tant la page, occupation pour laquelle j'avois eu tou-
jours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux choses exté-
rieures. Je sentis que celle-là même en exigeoit une
autre plus pénible, sans doute, mais plus nécessaire
dans les opinions ; et, résolu de n'en pas faire à deux
fois , j'entrepris de sotimettre moii intérieur à un
TROISIÈME PROMENADE. oSg
examen sévère qui le réglât pour te reste de ma vie tel
que je voulois le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venoit de se faire en
moi; un autre monde moral qui se dévoiloit à mes
regards; les insensés jugements des hommes, dont,
sans prévoir encore combien j en serois la victime, je
commençois à sentir labsurdité; le besoin toujours
croissant d un autre bien que la gloriole littéraire dont
à peine la vapeur m'avoit atteint que j en étois déjà
dégoûté; le désir enfin de tracer pour le reste de ma
carrière une route moins incertaine que celle dans
laquelle j'en venois de passer la plus belle moitié , tout
m'obligeoit à cette grande revue dont je sentois de-
purs long-temps le besoin. Je l'entrepris donc, et je
ne négligeai rien de ce qui dépeudoit de moi pour
bien exécuter cette entreprise.
C'est de cette époque que je puis dater mon entier
renoncement au monde, et ce goût vil' pour la soli-
tude, qui ne ma plus quitté depuis ce temps-là.
L ouvrage que jeutreprenois ne pouvoit s'exécuter
que dans une retraite absolue; il demandoit de lon-
gues et paisibles méditations que le tumulte de la
société ne souffre pas. Gela me força de prendre pour
un temps une autre manière de vivre dont ensuite je
me trouvai si bien, que, ne l'avant interrompue de-
puis lors que par force et pour peu d instants, je l'ai
reprise de tout mon coeur et m'v suis borné sans
peine, aussitôt que je l'ai pu; et quand ensuite les
hommes m'ont réduit à vivre seul, j'ai trouvé qu'en
me séquestrant pour me rendre misérable, ils avoient
^7-
26ù LES RÊVERIES.
plus fait pour mon bonheur que je n'avois su faire
moi-même.
Je me livrai au travail que j'avois entrepris avec
un zélé proportionné et à l'importance de la chose,
et au besoin que je séntois en avoir. Je vivois alors
avec des philosophes modernes qui ne ressembloient
puère aux anciens : au lieu de lever mes doutes et de
fixer mes irrésolutions, ils avoient ébranlé toutes les
certitudes que je croyois avoir sur les points qu'il
m'importoit le plus de connoître : car, ardents mis-
sionnaires d'athéisme et 1res impérieux dogmatiques,
ils n'enduroient point sans colère que, sur quelque
point que ce pût être, on osât penser autrement
qu'eux. Je m'étois défendu souvent assez foihlement
par haine pour la dispute, et par peu de talent pour
la soutenir; mais jamais je n'adoptai leur désolante
doctrine : et cette résistance à des hommes aussi in-
tolérants, qui d ailleurs avoient leurs vues, ne fut
pas une des moindres causes qui attisèrent leur ani-
mosité.
Ils ne m'avoient pas persuadé, mais ils m'avoient
inquiété. Leurs arguments m'avoient ébranlé sans
m'avoir jamais convaincu; je n'y trouvois point de
bonne réponse , mais je sentois qu'il y en devoit avoir.
Je m'accusois moms d'erreur que d'ineptie, et mon
cœur leur répondoit mieux que ma raison.
Je me dis enfin : Me laisserai-je éternellement bal-
lotter par les sophismes des mieux disants , dont je ne
suis pas même sûr que les opinions qu'ils prêchent et
qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter aux autres
soient bien les leurs à eux-mêmes? Leurs passions, qui
TKOISIÈME PROMENADE. 261
gouvernent leur doctrine, leur intérêt de foire croire
ceci ou cela, rendent impossible à pénétrer ce qu'ils
croient eux-méuies. Peut-on chercher de la bonne foi
dans des chefs de parti? Leur philosophie est pour les
autres; il m'en faudroit une pour moi. Cherchons-la
de toutes mes forces tandis qu'il est temps encore,
afin d'avoir une règle fixe de conduite pour le reste de
mes jours. Me voilà dans la maturité de l'âge, dans
toute la force de l'entendement : déjà je touche au dé-
clin ; si j'attends encore, je n'aurai plus, dans ma
délibération tardive, l'usage de toutes mes forces;
mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de
leur activité; je ferai moins bien ce que je puis
faire aujourd'hui de mon mieux possible; saisissons ce
moment favorable : il est l'époque de ma réforme ex-
terne et matérielle , qu'il soit aussi celle de ma réforme
intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes
opinions, mes principes; et soyons pour le reste de
ma vie ce que j'aurai trouvé devoir être iprès y avoir
bien pensé.
J'exécutai ce projet lentement et à diverses re-
prises, mais avec tout l'effort et toute l'attention dont
j'étois capable. Je sentois vivement que le repos du
reste de mes jours et mon sort total en dépendoient.
Je m'y trouvai d'abord dans un tel labyrinthe d'em-
barras, de difficultés , d'objections, de tortuosités, de
ténèbres, que, vingt fois tenté de tout abandonner, je
fus près, renonçant à de vaines recherches, de m en
tenir, dans mes délibérations, aux règles de la pru-
dence commune, sans plus en chercher dans des prin-
cipes que j'avois tant de peine à débrouiller; mais
262 LES RÊVERIES,
cette prudence même m'étoit tellement étrangère, je
me sentois si peu propre à 1 acquérir, que la prendre
pour mon guide n'étoit autre chose que vouloir, à
traversies mers et les orages , chercher, sans gouver-
nail, sans boussole, un fanal presque inaccessible,
et qui ne m indiquoit aucun port.
Je persistai : pour la première fois de ma vie J eus
du courage, et je dois à son succès d'avoir .pu sou-
tenir l'horrible destinée qui dès-lors commencoit à
m'envelopper, sans que j en eusse le moindre soup-
çon. Après les recherches les plus ardentes et les plus
sincères, qui jamais peut-être aient été faites par au-
cun mortel, je me décidai poui- toute ma vie sur tous
les sentiments qu'il m'iraportoit d'avoir ; et si j'ai pu
me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins
que mon erreur ne peut m être imputée à crime :. car
j'ai fait tous mes efforts pour m'en garantir. Je ne
doute point, il est vrai, que les préjugés de l'enfance
et les vœux secrets de mon cœuV n.'aient fait pencher
la balance du côté le plus consolant pour moi. On se
défend difficilement de croire ce qu on désire avec
tant d'ardeur; et qui peut douter que l'intérêt d'ad-
mettre ou rejeter les jugements de l'autre vie ne dé-
termine la foi delà plupart des hommes sur leur espé-
rance ouleur craintePTout celapo.uvoit fasciner mon
jugement, j'en conviens, mais non pas altérer ma
bonne foi; car je craignois de me tromper sur toute
chose. iSi tout consistoit dans l'usage de cette vie, il
m'importoit de le savoir, pour en tirer du moins le
meilleur parti qu'il dépendroit de moi, tandis qu'il
étoit encore temps, et n'être pas tout-à-fait dupe. Myis
TROISIÈME PROMENADE. l6?y
ce que j'avois le plus à redouter au monde, dans la
disposition -où je me sentois, étoit d'exposer le sort
éternel de mon ame pour la jouissance des biens de
ce monde, qui ne m ont jamais paru d'un grand
prix.
J'avoue encore que je ne levai pas toujours à ma
satisfaction toutes ces difficultés qui m avoient em-
barrassé, et dont nosphilosophes avoient si souvent
rebattu mes oreilles. Mais , résolu de me déciderenfin
sur des matières où l'intelligence humaine a si peu de
prise, et trouvant de toutes parts des mystères impé-
nétrables et des objections insolubles, j'adoptai dans
chaque question le sentiment qui me parut le mieux
établi directement, le plus croyable en lui-même, sans
m'arréter aux objections que je ne pouvois résoudre ,
mais qui se rétorquoient par d'autres objections non
moins fortes dans le système opposé. Le ton dogma-
tique sur ces m^itières ne convient qu à des charlatans ,
mais il importe d'avoir un sentiment pour soi, et de
le choisir avec toute la maturité de jugement qu'on y
peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans l'er-
reur, nous n en saurions porter la peine en bonne
justice, puisque nous n'en aurons point la coulpe.
Voilà le principe inébranlable qui sert de base à pia
sécurité.
Le résultat de mes pénibles recherches fut tel , à peu
près, que je l'ai consigné depuis dans la profession de
foi du Vicaire savoyard, ouvrage indignement pros-
titué et profané dans la génération présente, mais qui
peut faire un jour révolution parmi les hommes, si
jamais il y renaît du bon sens et de la bonne foi.
iG/i LES REVERIES.
Depuis lors, resté tranquille dans les principes que
j'avois adoptés après une méditation si longue et si ré-
fléchie, j en ai fait la régie immuable de ma conduite
et de ma foi, sans plus m'inquiéter ni des objections
que je n'a vois pu résoudre, ni de celles que je n'avois
pu prévoir, et qui se présentoient nouvellement de
temps à autre à mon esprit. Elles m'ont inquiété quel-
quefois, mais elles ne m'ont jamais ébranlé. Je me
suis toujours dit : Tout cela ne sont que des arguties
et des subtilités métaphysiques, qui ne sont d'aucun
poids auprès des principes fondamentaux adoptés par
ma raison, confirmés par mon cœur, et qui tous por-
tent le sceau de l'assentiment intérieur dans le silence
des passions. Dans des matières si supérieures à Ten-
tendemcnt humain, une objection que je ne puis ré-
soudre renversera-t-elle tout un corps de doctrine si
solide, si bien liée, et formée avec tant de méditation
et de soi n , si bien appropriée à ma raison , à mon cœur ,
à tout mon être, et renforcée de l'assentiment intérieur
que je sens manquer à toutes les autres? Non, de
vaines argumentations ne détruiront jamais la con-
venance que j'aperçois entre ma nature iminortelle
et la constitution de ce monde, et l'ordre physique
que j'y vois régner : j'y trouve dans l'ordre moral
correspondant , et dont le système est le résultat de
mes recherches , les appuis dont j'ai besoin pour sup-
porter les misères de ma vie. Dans tout autre système
je vivrois sans ressource, et je mourrois sans espoir;
je serois la plus malheureuse des créatures. Tenons-
nous-en donc à celui qui seul suffit pour me rendre
heureux en dépit de la fortune et des hommes.
TROISIÈME P^OME^■ADE. i65
Cette délibération et la conclusion cjue j'en tirai
ne semblent-elles pas avoir été dictées par le ciel
même pour me préparer à la destinée qui m'atten-
doit, et me mettre en état de la soutenir? Queserois-je
devenu , que deviendrois-je encore dans les angoisses
afiVeuses qui m'attcndoient et dans Tincrovable situa-
tion où je suis réduit pour le reste de ma vie , si , resté
sans asile où je pnsse échapper à mes implacables
persécuteurs , sans dédommagement des opprobres
quVs me font essuver en ce monde, et sans espoir
d'obtenir jamais la justice qui m étoit due*, je m'étois
vu livré tout entier au plus horrible sort qu'ait éprouvé
sur la terre aucun mortel? Tandis que, tranquille
dans mon innocence, je nimaginois qu'estime et
bienveillance pour moi parmi les hommes; tandis
que mon cœur ouvert et confiant s'épanchoit avec
des amis et des frères , les traîtres ra'enlaçoient , en
silence, de rets forgés au fond des enfers. Surpris par
les plus imprévus de tous les malheurs et les plus
terribles pour une ame Gère, traîné dans là fange sans
jamais savoir par qui ni pourquoi , plongé dans un
abîme d'ignominie, enveloppé d horribles ténèbres à
travers lesquelles je n'apercevois que de sinistres
objets , à la première surprise je fus terrassé, et ja-
mais je ne serois revenu de 1 abattement où me jeta
ce genre imprévu de malheurs, si je ne m'étois mé-
nagé d'avance des forces pour nie relever dans mes
chutes.
Ce ne fut qu'après des années d'agitations que ,
reprenant enfin mes esprits et commençant de ren-
trer en moi-même, je sentis le prix des ressources
266 LES RÊVERIES.
que je m'étois ménagées pour l'adversité. Décidé sur
toutes les choses dont il m'importoit de juger, je vis,
en comparant mes maximes à ma situation, que je
donnois aux insensés jugements des hommes, et aux
petits événements de cette courte vie, beaucoup plus
d'importance qu'ils n'en avoient; que cette vie, n'é-
tant qu'un état d'épreuves, il importoit peu que ces
épreuves fussent de telle ou telle sorte, pourvu qu'il
en résultât l'effet auquel elles étoient destinées, et
que-, par conséquent, plus les épreuves étoient gran-
des, fortes, muUip'iées, plus il étoit avantageux de
les savoir soutenir. .Toutes les plus vives peines per-
dent leur force pour quiconque en voit le dédomma-
gement grand et sûr, et la certitude de ce dédomma-
gement étoit le principal fruit que j'avois retiré de
mes méditations précédentes.
Il est vrai qu'au milieu des outrages sans nombre
et des indignités sans mesure dont je me sentois ac-
cablé de toutes parts, des intervalles d'inquiétude
et de douté venoient, de temps à autre, ébra^iler mon
espérance et troubler ma tranquillité. Les puissantes
objections que je n'a vois pu résoudre se présentoient
alors à mon esprit avec plus de force, pour achever
de m'abattre précisément dans les moments où, sur-
chargé du poids de ma destinée, j'étois prêt à tomber
dans le découragement; souvent des arguments nou-
veaux, quej'entendois faire, me revenoient dans l'es-
prit à l'appui de ceux qui m'avoient déjà tourmenté.
Ah! me disois-je alors dans desserrements de cœur
prêts à m'étouffer , qui me garantira du désespoir, si,
dans l'horreur dé mon sort, je no vois plus que des
TROISIÈME PROMENADE. iG-^
chimères dans les consolations que me fournissoit ma
raison; si, détruisant ainsi son propre ouvrage, elle
renverse tout l'appui d'espérance et de confiance
qu'elle m'avoit ménagé dans l'adversité? Quel appui
que des illusions qui ne bercent que moi seul au
inonde ! Toute la génération présente ne voit qu'er-
reurs et préjugés dans les sentiments dont je me
nourris seul : elle trouvela vérité, l'évidence dans le
système contraire au mien ; elle semble même ne pou-
voir croire que je l'adopte de bonne foi; et moi- .
même, en m'y livrant de toute ma volonté , j'y trouve
des difficultés insurmontables qu il m'est impossible
de résoudre , et qui ne m'empêchent pas d y pei'sister.
8uis-je donc seul sage , seul éclairé , parmi les mor-
tels ? pour croire que les choses sont ainsi, suffit-il
qu'elles me conviennent? puis-je prendre une con-
fiance éclairée en des apparences qui n'ont rien de
solide aux veux du reste des hommes , et qui me sem-
Ijleroient illusoires à moi-même si mon cœur ne sou-
teuoit pas ma raison^ >> eùt-il pas mieux valu com-
battre mes persécuteurs à armes égales en adoptant
4eurs maximes, que de rester sur les chimères des
miennes en proie à leurs atteintes sans agir pour les
repousser? Je me crois sage, et je ne suis que dupe,
victime et martyr dune vaine erreur.
Combien de. fois, dans ces moments de doute et
d incertitude, je fus prêt à m'abandonner au déses-
poir! Si.jamaisj'avois passé dans cet état un mois en-
tier, c'étoit fait de ma vie et de moi. Mais ces crises,
quoique autrefois assez fréquentes, ont toujours été
courtes ; et maintenant que je n'en suis pas délivré
268 LES RÊVERIES,
tout-à-fait encore , elles sont si rares et si rapides ,
qu'elles n'ont pas même la force de troubler mon
repos. Ce sont de légères inquiétudes qui n'affectent
pas plus mon amé qu'une plume qui tombe dans la
rivière ne poiU altérer le cours de Teau. J'ai senti que
remettre en délibération les mêmes points, sur les-
quels je m'étois ci-devant décidé, étoit me supposer
de nouvelles lumières ou le jugement plus formé , ou
plus de zélé pour la vérité que je n'avois lors de mes
recherches; qu'aucun de ces cas n'étant ni ne pou-
vant être le mien , je ne pou vois préférer, par aucune
raison solide, des opinions qui, dans l'accablement
du désespoir, ne me tentoient que pour augmenter
ma misère , à des sentiments adoptés dans la vigueur
de l'âge, dans toute la maturité de l'esprit, après
l'examen le plus réfléchi , et dans des temps où le
calme de ma vie ne me laissoit d'autre intérêt domi-
nant que celui de connoître la vérité. Aujoiud hui
que mon cœur, serré de détresse, mon ame affaissé^
par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma
tête troublée par tant d'affreux mystères dont je suis
environné, aujourd hui que toutes mes facultés, af-~
foiblies par la vieillesse et les angoisses, ont perdu
tout leur ressort, irai-je m'ôter à plaisir toutes les
ressources que je m'étois ménagées, et donner plus
de confiance à ma raison déclinante pour me rendre
injustement malheureux, qu'à ma raison pleine et
vigouieuse pour me dédommager des maux que je
souffre sans les avoir mérités? Non , je ne suis ni plus
sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi, que quand
je me décidai sur ces grandes questions : je n'ignorois
TROISIÈME PROMENADE. 269
pas alors les difficultés dont je me laisse troubler au-
jourd'hui; elles ne m'arrêtèrent pas, et s'il s'en pré-
sente quelques nouvelles dont on ne s'étoii jjas en-
core avisé, ce sont les sopliismes d une subulf mé-
taphysique , qui ne sauroient balanier les \»iitcs
éternelles admises de tous les temps, par tous les
sages, reconnues par toutes les nations, et gravées
dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je
savois , eu méditant sur ces matières , que Teniende-
ment humain, circonscrit par les sens, ne les pou-
voit embrasser dans toute leur étendue : je m'en tins
donc à ce qui étoit à ma portée sans m'engager dans
ce qui la passoit. Ce parti étoit raisonnable; je l'em-
brassai jadis , et m v tins avec l'assentiment de mon
cœur et de ma raison. Sur quel fondement y renon-
cerois-je aujourd'hui qiiâ tant de puissants motifs m'y
doivent tenir attaché^ quel danger vois-je à le suivre?
quel profit trouverois-je à 1 abandonner? En prenant
la doctrine de mes persécuteurs prendrois-je aussi
leur morale? cette morale sans racine et sans fruit,
qu ils étalent pompeusement dans des livres ou dans
quelque action d'éclat sur le théâtre, sans qu'il en
pénétre jamais rien dans le cœur ni dans la raison;
ou bien cette autre morale secrète et cruelle, doctrine
intérieure de tous leurs initiés, à laquelle 1 autre ne
sert que de masque, qu ils suivent seule dans leur
conduite , et qu ils ont si habilement pratiquée à mon
égard. Cette morale, purement offensive, ne sert
point à la défense , et n'est bonne qu'à l'agression.
De quoi me serviroit-elle dans l'état où ils m'ont ré-
duit? Ma seule innocence me soutient dans les mal-
270 LES REVERIES,
heurs, et combien me rendrois-je plus malheureux
encore, si, m'ôtant cette unique mais puissante res-
source, j y subsiiiuois la méchanceté? Les atteindrois-
je dans Tart de nuire? et, quand j'y réussirois, de
quel mal me soulageroit celui que je leur pourrois
faire? Je perdrois ma propre estime , et je ne gagne-
rois rien à la place.
C est ainsi que, raisonnant avec moi-même, je par-
vins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes
par des arguments captieux, par des objections inso-
lubles, et par des difficultés qui passoient ma portée
et peut-être celle de Tesprit humain. Le mien , restant
dans la plus solide- assiette que j'avois pu lui donner,
s'accoutuma si bien à s'y reposer à l'abri de ma con-
science, qu'aucune doctiine étrangère, ancienne ou
nouvelle, ne peut pins l'éfnouvoir, ni troubler un
instant mon lepos. Tombé dans la langueur et l'ap-
pesantissement d'esprit, j'ai oublié jusqu'aux raison-
nements sur lesquels je Ibndois ma croyance et mes
maximes; mais je n'oublierai jamais les conclusions
que j'en ai tirées avec l approbation de ma conscience
et de ma raison, et je m'y tiens désormais. Que tous
les philosophes viennent ergoter contre; ils perdront
leur temps et leurs peines : je me tiens, pour le reste
(le ma vie, en toute chose, au parti que j'ai pris quand
j'étois plus en état de bien cboisir.
Tranquille dans ces dispositions, j'y trouve, avec
le contentement de moi, l'espérance et les consola-
tions dont j'ai besoin dans ma situation : il n'est pas
possible qu'une solitude aussi complète, aussi perma-
nente, aussi triste en elle-même, 1 animosité toujours
TROISIÈME PROMENADE. D.Jl
sensible et toujouis active de toute la génération pré-
sente, les indignités dont e'ie m'accable sans cesse,
ne me jettent quelquefois dans 1 abattement; l'es-
pérance ébranlée, les doutes décourageants revien-
nent encore de temps à autre troubler mon ame et la
remplir de tristesse. C'est alors qu'incapable des opé-
rations de lesprit, nécessaires pour me rassurer moi-
même, j'ai besoin de me rappeler mes anciennes réso-
lutions : les soins, l'attention, la sincérité de cœur,
que j ai mis à les prendre, leviennent alors à mon
souvenir, et me rendent toute ma confiance. Je me
refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des
erreurs funestes, qui n ont qu une fausse apparence,
et ne sont bonnes qu'à troubler mon repos.
Ainsi retenu dans l'étroite spbère de mes anciennes
connoissances, je n'ai pas, comme .Solon, le bonheur
de pouvoir m'instruire chaque jour en vieillissant,
et je dois même me garantir du dangereux orgueil de
vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d'état
de bien savoir. Mais s'il me reste peu d'acquisitions à
espérer du côté des lumières utiles, il m'en reste de
bien importantes à faire du côté des vertusTnéces-
saires à mon état : c est là qu il seroit temps d enrichir
et d'orner mon ame d'un acquis qu'elle pût emportei*
avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui 1 offusque
et laveugle; et voyant la vérité sans voile, elle aper-
cevra la misère de toutes ces connoissances dont nos
faux savants sont si vains, elle gémira des moments
perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la
patience, la douceur, la résignation, l'intrégrité, la
justice impartiale, sont un bien quon emporte avec
272 LES r.EVEniES.
soi, et dont on peut s'enrichir sans cesse, sans crain-'
die que la mort même nous en fasse perdre le prix :
c'est à cette unique et utile étude que je consacre le
reste de ma vieillesse. Heureux si, par mes progrès
sur moi-même, j'apprends à sortir de la vie, non
meilleur, car c, la n'est pa'^ possible, mais plus ver-
tueux q<«e je n'y suis entré!
QUATRIÈME PR0M]:NADE.
Dans le petit nombre de livres que je lis quelque-
fois encore, Plutarque est celui qui m'attache et me
profite le plus. Ce fut la première lecture de mon en-
fance, ce sera la dernière de ma vieillesse : c'est pres-
que le seid auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer
quelque fruit. Avant-hier, je lisois dans ses œuvres
morales le traité, Comment on pourra tirer utilité de ses
ennemis. Le même jour, en rangeant quelques bro-
chures qui m'ont été envoyées par les auteurs, je
tombai sur un des journaux de Tabbé Royou, au titre
duquel il avoit mis ces paroles, vitam vero impendenti ^
Boyou *. Trop au fait des tournures de ces messieurs
pour prendre le change sur celle-là, je compris qu'il
avoit cru sous cet air de politesse me dire une cruelle
* Ce nom n'est indiqué dans l'édition de Genève que par l'ini-
tiale H. — Où l'éditeur de 1801 , copié en cela par ceux qui l'ont
suivi, a-t-il trouvé qu'il étoit question ici de l'abbé Raynal , qui n'a
jamais fait aucun journal ? Ceci ne peut évidemment s'appliquer
qu'à l'abbé Royou, qui, Fréron étant mort, étoit alors un des prin-
cipaux collaborateurs de ï Année Utléiairc.
QUATRIÈME PR0ME:NADE. 2)3
oontre- vérité; mais sur quoi fondé? Pourquoi ce sar-
casme? Quel sujet y pouvois-je avoir donné? Pour
mettre à profit les leçons du bon Plutarque, je résolus
d employer à m'examiner sur le mensonge, la prome-
nade du lendemain, et j'y vins bien confirmé dans
Topinion déjà prise que le Connois-toi toi-même ^n
temple de Delphes n'étoit pas une maxime si facile à
suivre que je Tavois cru dans mes Confessions.
Le lendemain, m'étant mis en marche pour exé-
cuter cette résolution, la première idée qui me vint,
en commençant à me recueillir, fut celle d'un men-
songe affreux fait dans ma première jeunesse *, dont
le sou-'enir m'a troublé toute ma vie, et vient, jusque
dans ma vieillesse, contrister encore mon cœur déjà
navré de tant d'autres façons. Ce mensonge, qui fut
un grand crime en lui-même, en dut être un plus
grand encore par ses effets que j'ai toujours ignorés,
mais que le remords m'a fait supposer aussi cruels
qu'il étoit possible. Cependant, à ne consulter que la
disposition où j'étois en le faisant, ce mensonge ne fut
qu'un fruit de la mauvaise honte; et, bien loin qu'il
partît d'une intention de nuire à celle qui en fut la
victime, je puis jurer à la face du ciel qu'à l'instant
même où cette honte invincible me l'arrachoit j'au-
rois donné tout mon sang avec joie pour en détourner
l'effet sur moi seul : c'est un déhre que je ne puis ex-
pliquer qu'en disant, comme j le crois sentir, qu'en
cet instant mon naturel timide subjugua tous les vœux
de mou cœur.
Le souvenir de ce malheureux acte, et les inox-
' Vi.yez Confessions ^ livre II. (Tom. I, p. 120 et siiiv. )
m. 18
274 LES RÊVERIES,
tinguibles regrets qu'il m'a laissés m'ont inspiré pour
ie mensonge une horreur qui a dû garantir mon cœur
de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma
devise je me sentois fait pour la mériter, et je ne dou-
tois pas que je n'en fusse digne quand, sur le mot de
l'abbé Royou, je commençai de m'examiner plus sé-
rieusement.
Alors, en m'épluchant avec plus de soin, je fus
bien surpris du nombre de choses de mon invention
que je me rappelois avoir dites comme vraies dans le
même temps où, fier en moi-même de mon amour
pour la vérité , je lui sacrifiois ma sûreté, mes intérêts ,
ma personne, avec une impartialité dont je ne con-
nois nul autre exemple parmi les humains.
Ce qui me surprit le plus étoit qu'en me rappelant
ces choses controuvées , je n'en sentois aucun vr^i re-
pentir. Moi dont l'horreur pour la fausseté n'a rien
dans mon Qœur qui la balance, moi qui braverois les
supplices s il les lalloit éviter par un mensonge, par
quelle bizarre inconséquence mentois-je ainsi de gaieté
de cœur sans nécessité, sans profit, et par quelle in-
concevable contradiction n'en sentois-je pas le moin-
dre regret, moi que le remords d'un mensonge n'a
cessé d'affliger pendant cinquante ans! Je ne me suis
jamais endurci sur mes fautes : linstinct moral m'a
toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa pre-
mière intégrité; et quand même elle se seroit altérée
en se pliant à mes- intérêts, comment, gardant toute
sa droiture dans les occasions où Ihomme, forcé par
ses passions, peut au moins s'excuser sur sa foiblesse,
la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes
QUATRIÈME PROMENADE. 2p
OÙ le vice n'a point d'excuse? Je vis que de la solution
de ce problème dépendoit la justesse du jugement que
j'avois à porter en ce point sur moi-même; et, après
] avoir bioi examiné, voici de quelle manière je par-
vins à me l'expliquer.
Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philoso-
phie que mentir c est cacher une vérité que 1 on doit
manifester. Il suit bien de cette définition que taire
une vérité, qu'on n'est pas obligé de dire, n'est pas
mentir : mais celui qui, non content en pareil cas de
ne pas dire la vérité, dit le contraire, ment-il alors,
ou ne ment-il pas? Selon la définition, Tonne sauroifc
dire qu il ment; car s'il donne de la fausse monnoie à
un homme auquel il ne doit rien , il trompe cet homme ,
sans doute, mais il ne le vole pas.
Il se présente ici deux questions à examiner, très
importantes l'une et 1 autre : la piemière, quand et
comment on doit à autrui la vérité, puisqu on ne la
doit pas toujours; la seconde, s'il est des cas oîi Ton
puisse tromper innocemment. Cette seconde question
est très décidée, je le sais bien : négativement dans les
livres , où la plus austère morale ne coûte rien à Fau-
teur; affirmativement dans la société, où la morale
des livres passe pour un bavardage impossible à pra-
tiquer. Laissons donc ces autorités qui se contredisent ,
et cherchons, par mes propres principes, à résoudre
pour moi ces questions.
La vérité générale et abstraite est le plus précieux
de tous les biens : sans elle l'homme est aveugle; elle
est l'œil de la raison. C'est par elle que Ihorame ap-
prend à se conduire, à être ce qu'il doit être, à fair*
276 LES RÊVERIES,
ce qu'il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vé-
rité particulière et individuelle n'est pas toujours un
bien; elle est quelquefois un mal, très souvent une
chose indifférente. Les choses qu'il importe à un
homme de savoir, et dont la connoissance est néces-
saire à son bonheur, ne sont peut-être pas en grand
nombre; mais, en quelque nombre qu'elles soient,
elles sont un bien qui lui appartient , qu'il a droit de
réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut
le frustrer sans commettre le plus inique de tous les
vols, puisqu'elle est de ces biens communs à tous,
dont la communication n'en prive point celui qui le
donne.
Quant aux vérités qui n'ont aucune sorte d'utilité,
ni pour l'instruction ni dans la pratique, comment
seroient-elles un bien dû, puisqu'elles ne sont pas
même un bien? et puisque la propriété n'est fondée
que sur l'utilité, où il n'y a point d'utilité possible il
ne peut y avoir de propriété. On peut réclamer un
terrain quoique stérile, parcequ'on peut au moins ha-
biter sur le sol; mais qu'un fait oiseux, indifférent à
tous é{j;ards, et sans conséquence pour personne, soit
vrai ou laux, cela n'intéresse qui que ce soit. Dans
Tordre moral rien n'est inutile, non plus que dans
l'ordre physique : rien ne peut être dû de ce qui n'est
bon à rien; pour qu'une chose soit due, il faut qu'elle
soit ou pinsse être utile. Ainsi , la vérité due est celle
qui intéresse la justice, et c'est profaner ce nomsacié
de vérité que de l appliquer aux choses vaines dont
l'existence est indifférente à tous, et dont la connois-
sance est inutile à tout. La vérité, dépouillée de toute
QUATRIÈME PROMENADE. 277
espèce d'utilité même possible, ne peut donc pas
être une chose due; et, par conséquent, celui qui la
tait ou la déguise ne ment point.
Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles
qu'elles soient de tout point inutiles à tout? C'est un
autre article à discuter, et auquel je reviendrai tout-
à-l'heure. Quant à présent, passons à la seconde
question.
Ne pas dire ce qui.est vrai, et dire ce qui est faux ,
sont deux choses très différentes, mais dont peut néan-
moins résulter le même effet, car ce résultat est as-
surément bien le même toutes les fois que cet effet est
nul. Partout où la vérité est indifférente , l'erreur con-
traire est indifférente aussi : d'oii il suit qu'en pareil
cas celui qui trompe en disant le contraire de la vé-
rité u'est pas plus inj.uste que celui qui trompe en ne
la déclarant pas; car, en fait de vérités inutiles, 1 er-
reur n'a rien de pire que l'ignorance. Que je croie le
sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge, cela
ne m'importe pas plus qued'ignorer de quelle couleur
il est. Comment pourro4t-on être injuste en ne nuisant
à personne, puisque linjusiice ne consiste que dans
le tort fait à autrui?
Mais ces questions , ainsi sommairement décidées ,
ne sauroient me fournir encore aucune application
sûre pour la pratique, sans beaucoup d'éclaircisse-
ments préalables nécessaires pour faire avec justesse
cette application dans tous les cas qui peuvent se pré-
senter; car si l'obligation de dire la vérité n'est fondée
que sur son utilité, comment me constituerai-je juge
de cette utilité? Très souvent l'avantage de l'un fait le
278 LES RÊVERIES,
préjudice de l'autre; l'intérêt particulier est presque
toujours en opposition avec l'intérêt public. Comment
se conduire en pareil cas? Faut-il sacrifier l'utilité de
l'absent à celle de la personne à qui Ton parle? faut-il
taire ou dire la vérité qui, profitant à l'un, nuit à
l'autre? faut-il peser tout ce qu'on doit dire à l'unique
balance du bien public, ou à celle de la justice distri-
butivê? et suis-je assuré de connoître assez tous les
rapports de la cbose pour ne dispenser les lumières
dont je dispose que sur les réfjles de 1 équité? De plus,
en examinant ce qu'on doit aux autres, ai-je examiné
suffisamment ce qu'on se doit à soi-même, ce qu'on
doit à la vérité pour elle seule? Si je ne fais aucun tort
à un autre en le trompant, s'ensuit-il que je ne m'en
fasse point à moi-mêm», et suffit-il de n'être jamais
injuste pour être toujours innocent?
Que d'embarrassantes discussions dont il seroit
aisé de se tirer en se disant : Soyons toujours vrais, au
risque de tout ce qui en peut arriver ! La justice elle-
même est dans la vérité des cboses : le mensonge est
toujours iniquité, l'erreur est toujours imposture
quand on donne ce qui n'est pas pour la règle de ce
qu'on doit faire ou croire; çt, quelque effet qui résulte
de la vérité, on est toujours inculpable quand on l'a
dite, parcequ'on n'y a rien mis du sien.
Mais c'est là trancher la question sans la résoudre :
il ne s'agissoit pas de prononcer s il seroit bon de dire
toujours la vérité, mais si Ton y étoit toujours égale-
ment o!)ligé; et, siu' la définition que j'examinois, sup-
posant que non , de distinguer les cas où la vérité est
rigoureusement due de ceux où l'on peut la taire sans
QUATRIÈME PROMENADE. 279
injustice et la déguiser sans mensonge; car j'ai trouvé
que de tels cas existoient réellement. Ce dont il s'agit
est donc de chercher une régie sûre pour les connoitre
et les bien déterminer.
Mais d'où tirer cette régie et la preuve de son in-
faillibilité? Dans toutes les questions de morale
difficiles comme celle-ci , je me suis toujours bien
trouvé de les résoudre par le dictamen de ma con-
science, plutôt que par les lumières de ma raison :
jamais Tinstinct moral ne m'a trompé; il a gardé
jusqu'ici sa pureté dans mon cœur assez pour que je
puisse m'y confier; et, s'il se tait quelquefois devant
mes passions dans ma conduite, il reprend bien son
empire sur elles dans mes souvenirs : c'est là que je
me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être
que je serai jugé par le souverain Juge après cette vie.
Juger des discours des hommes par les effets qu'ils
produisent, c'est souvent mal les apprécier. Outre
que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles
à connoître, ils varient à l'infini comme les circon-
stances dans lesquelles ces discours sont tenus ; mais
c'est uniquement l'intention de celui qui les tient qui
les apprécié , et détermine leur degré de malice ou de
bonté. Dire faux n'est mentir que par lintention de
tromper; et l'intention même de tromper, loin d être
toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un
but tout contraire : mais pour rendre un mensonge
innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne
soit pas expresse, il iaut de plus la certitude que Ter-
reur, dans laquelle on jette ceux à qui Ion parle, ne
peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que
2^0 LES RÊVERIES,
ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette
certitude ; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge
soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage
à soi-même est imposture, mentir pour l'avantage
d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie;
c'est la pire espèce de mensonge : mentir sans profit
ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir; ce
n'est pas mensonge , c'est fiction.
Les fictions qui ont un objet moral s'appellent apo-
logues ou fables; et, comme leur objet n'est ou ne
doit être que d'envelopper des vérités utiles sous des
formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s'at-
tache guère à cacher le mensonge de fait, qui n'est
que l'habit de la vérité; et celui qui ne débite une
fable que pour une fable ne ment en aucune façon.
Il est d'autres fictions purement oiseuses, telles
que sont la plupart des contes et des romans qui,
sans renfermer aucune instruction véritable, n'ont
pour objet que l'amusement. Celles-là, dépouillées de
toute utilité morale, ne peuvent s'apprécier que par
l'intention de celui qui les invente; et, lorsqu'il les
débite avec affirmation comme des vérités réelles, on
ne peut guère disconvenir qu'elles ne soient de vrais
mensonges. Cependant, qui jamais s'est fait un grand
scrupule de ces mensonges-là, et qui jamais en a fait
un reproche grave à ceux qui les font? S il y a , par
exemple, quelque objet moral dansVe Temple de Gnide ,
cet objet est bien offusqué et gâté par les détails volup-
tueux et par les images lascives. Qu'a fait l'auteur
pour couvrir cela d'un vernis de modestie? Il a feint
que son ouvrage étoit la traduction d'un manuscrit
QUATRIÈME PROMEA'ADE. 281
grec, et il a fait Thistoire de la découverte de ce ma-
nuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lec-
teuis de la vérité de son récit. Si ce n'est pas là un
mensonge bien positif, qu'on me dise donc ce que
c'est que mentir. Cependant qui est-ce qui s'est avisé
de faire à fauteur un crime de ce mensonge, et de le
traiter pour cola d imposteur?
On dira vainement que ce n'est là qu'une plaisan-
terie; que l'auteur, tout en affirmant, ne vouloit per-
suader personne; qu'il n'a persuadé personne en effet,
et que le public n'a pas douté un moment qu'il ne fût
lui-même l'auteur delouvrage prétendu grec, dontil
se donnoit pour le traducteur. Je ré[)ondrai qu'une
pareille plaisanterie sans aucun objet n eût été qu un
bien sot enfantillage; qu'un menteur ne ment pas
moins quand il affirme quoiqu'il ne persuade pas; qu'il
faut détaclierdu public instruit des multitudes de lec-
teurs simples et crédules, à qui l'histoire du manuscrit
narrée par un auteur grave avec un air de bonne foi
en a réellement imposé , et qui ont bu sans crainte,
dans une coupe de forme antique, le poison dont ils se
seroient au moins défiés s'il leur eut été présenté dans
un vase moderne.
Que ces distinctions se trouvent ou non dans les
livres, elles ne s'en font pas moins dans le cœur de
tout homme de bonne foi avec lui-même, qui ne veut
rien se permettre que sa conscience puisse lui repro-
cher; car dire une chose fausse à son avantage n'est
pas moins mentir que si on la disoit au. préjudice
d'autrui, quoique le mensonge soit moins criminel.
Donner l'avantage à qui ne doit pas l'avoir, c'est
282 LES REVERIES,
troubler l'ordre de la justice; attribuer faussement à
soi-même ou à autrui un acte d'où peut résulter
louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c'est
faire une chose injuste; or, tout ce qui, contraire à
la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce
soit, c'est mensonge. Voilà la limite exacte : mais tout
ce qui, contraire à la vérité, n'intéresse la justice en
aucune sorte, n'est que fiction; et j'avoue que quicon-
que se reproche une pure fiction comme un men-
songe a la conscience plus délicate que moi.
Ce qu'on appelle mensonges officieux sont de vrais
mensonges, parcequ'en imposer à l'avantage, soit
d'autrui, soit de soi-même, n'est pas moins injuste
que d en imposera son détriment : quiconque loue ou
blâme contre la vérité ment, dès qu il s agit d'une per-
sonne réelle. S'il s'agit d'un être imaginaire , il en peut
dire tout ce qu'il veut sans mentir, à moins qu'il ne
juge sur la moralité des faits qu'il invente, et qu'il
n'en juge faussement, car alors s'il ne ment pas dans
le fait, il ment contre la vérité morale, cent fois plus
respectable que celle des faits.
J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais dans le
monde : toute leur véracité s'épuise dans les conver-
sations oiseuses à citer fidèlement les lieux , Iqs temps ,
les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne
broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En
tout ce qui ne touche point à leur intérêt, ils sont
dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité :
mais s'agit-il de traiter quel([ue aifaire qui les re-
garde, de narrer quelque fait qui leur touche de près,
toutes les couleurs sont employées pour présenter
QUATRIÈME PROMEKADE. 283
les choses sous le jour qui leur est le pins avantageux;
et, si le mensonge leur est utile et qu'ils s'abstiennent
de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse,
et font en sorte qu'on l'adopte sans le leur pouvoir im-
puter. Ainsi le veut la prudence : adieu la véracité.
L'hounne que j'appelle vrai fait tout le contraire. En
choses pari aitement indifférentes, la vérité, qu'alors
l'autre respecte si fort, le touche fort peu, et il ne se
fera guère de scrupule d amuser une compagnie par
des faits controuvés, dont il ne résulte aucun juge-
ment injuste, ni pour ni contre qui que ce soit vivant
ou mort : mais tout discours qui produit pour quel-
qu'un profit ou dommage, estime ou mépris, louange
ou blâme, contre la justice et la vérité, est un men-
songe qui jamais n'approchera de son cœur, ni de sa
bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai ^ même
contre son intérêt, quoiqu'il se pique assez peu de
l'être dans les conversations oiseuses : il est vrai en ce
qu'il ne cherche à tromper personne, qu'il est aussi
fidèle à la vérité qui l'accuse qu'à celle qui l'honore,
et qu'il n'en impose jamais pour son avantage, ni
pour nuire à son ennemi. La différence donc qu'il y a
entre mon homme vrai et l'autre, est que celui du
monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité
qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien
ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s im-
moler pour elle.
Mais, diroit-on, comment accorder ce relâchement
avec cet ardent amour pour la vérité dont je le glo-
rifie? Cet amour est donc faux puisqu'il souffre tant
d'alliage? Non; il est pur et vrai; mais il n'est qu'une
284 LES REVERIES.
émanation de l amour de la justice, et ne veut jamais
être faux, quoiqu'il soit souvent fabuleux. Justice et
vérité sont dans son esprit deux mots synonymes,
qu'il prend l'un pour l'autre indifféremment : la sainte
vérité, que son cœur adore, ne consiste point en faits
indifférents et en noms inutiles, mais à rendre fidèle-
ment à. chacun ce qui lui est dû en choses qui sont
véritablement siennes , en imputations bonnes ou
mauvaises, en rétributions d'honneur ou de blâme,
de louange et d improbation; il n'est faux ni contre
autrui, parceque son équité l'en empêche et qu'il ne
veut nuire à personne injustement, ni pour lui-même ,
parceque sa conscience l'en empêche , et qu'il ne
sauroit s'approprier ce qui n'est pas à lui. C'est sur-
tout de sa propre estime qu'il est jaloux : c'est le bien
dont il peut le moins se passer, et il sentiroit une
perte réelle d'acquérir celle des autres aux dépens de
ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en choses in-
différentes sans scrupule et sans croire mentir, jamais
pour le dommage ou le profit d'autrui, ni de lui-
même : en tout ce qui tient aux vérités historiques, en
tout ce qui a trait à la conduite des hommes, à la jus-
tice, à la sociabilité, aux lumières utiles, il garantira
de l'erreur, et lui-même, et les autres, autant qu'il
dépendra de lui. Tout mensonge hors de là, selon
lui, n'en est pas un. Si le Temple de Guide est un ou-
vrage utile, l'histoire du manuscrit grec n'est qu'une
fiction très innocente; elle est un mensonge très pu-
nissable si l'ouvrage est dangereux.
Telles furent mes règles de conscience sur le men-
songe et sur la vérité : mon cœur suivoit machinale-
QUATRIEME PROM E N ADE. 285
ment ces régies avant que ma raison les eût adoptées ,
et l'instinct moral en fit seul Tapplication. Le cjiniinel
mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m'a
laissé d'ineffaçables remords, qui m'ont garanti tout
le reste de ma vie non seulement de tout mensonge
de cette espèce, mais de tous ceux qui, de quelque
façon que ce pût être, pouvoient toucher l'intérêt et
la réputation d'autrui. En géiiéralisant ainsi l'exclu-
sion, je me suis dispensé de peser exactement l'avan-
tage et le piéjudice, et de marquer les limites précises
du mensonge nuisible et du mensonge "officieux; en
regardant l'un et 1 autre comme coupables, je me les
suis interdits tous les deux.
En ceci comme en tout le reste, mon tempérament
a beaucoup influé sur mes maximes, ou plutôt sur
mes habitudes; car je n'ai guère agi par régies, ou
n'ai guère suivi d'autres régies en toute chose que les
impulsions de mon naturel.- Jamais mensonge prémé-
dité n'approcha de ma pensée, jamais je n ai menti
pour mon intérêt; mais souvent j ai menti par honte
pour rpe tirer d embarras en choses indifférentes, ou
qui îi'intéressoient tout au plus que moi seul, lors-
qu'ayant à soutenir un enti etien la lenteur de mes
idées et l'aridité de ma conversation me forçoient de
recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire.
Quand il faut nécessairement parler et que des vérités
amusantes ne se présentent pas assez tôt à mon
esprit, je débite des fables pour ne pas demeurer
muet; mais, dans l'invention de ces fables, j'ai soin,
tant que je puis , (ju'elles ne soient pas des men-
songes, c'est-à-dire qu'elles ne blessent ni la justice
286 LES r.ÉVERIES.
ni la vérité due, et qu'elles ne soient que des fictions
indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir
seroit bien d'y substituer au moins à la vérité des
faits une vérité morale, c'est-à-dire d'y bien repré-
senter les affections naturelles au cœur humain, et
d'en faire sortir toujours quelque instruction utile,
de» faire, en un mot, des contes moraux, des apo-
logues; mais il faudroit. plus de présence d'esprit que
je n en ai , et plus de facilité dans la parole pour savoir
mettre il profit, pour l'instruction, le babil de la con-
versation. Sa marche, plus rapide que celle de mes
idées, me forçant presque toujours de parler avant de
penser, m'a souvent suggéré des sottises et des inep-
ties que ma raison désapprouvoit, et que mon cœur
désavouoit à mesure qu'elles échappoient de ma bou.
che, mais qui, précédant mon propre jugement, ne
pouvoient plus être réformées par sa censure.
C'est encore par cette première et irrésistible im-
pulsion du tempérament que, dans des moments im-
prévus et rapides , la honte et la timidité m'arrachent
souvent des mensonges auxquels ma volonté n'a point
de part, mais qiii la précédent en quelque sorte par
la nécessité de répondre à l'instant. L'impression
profonde du souvenir de la pauvre Marion peut bien
retenir toujours ceux qui pourroient être nuisibles à
d'autres, mais non pas ceux qui peuvent servir à me
tirer d'embarras quand il s'agit de moi seul, ce qui
n'est pas moins contre ma conscience et mes prin-
cipes que ceux qui peuvent influer sur le sort d'au-
trui .
• J'atteste le ciel que si je pouvois I instant d après
QUATRIÈME l'ROMEN ADK. 287
retirer le mensonge qui m'excuse, et dire la vérité
qui me charge, sans me faire un nouvel affront en
me rétractant, je le ferois de tout mon cœur; mais la
honte de me prendre ainsi moi-même en faute me
retient encore , et je me repens très sincèrement de ma
faute, sans néanmoins l'oser réparer. Un exemple
expliquera mieux ce que je veux dire, et montrera
que je ne mens ni par intérêt ni par amour-propre,
encore moins par envie ou par malignité; mais uni-
quement par embarras et mauvaise honte, sachant
même très bien quelquefois que ce mensonge est
connu pour tel, et ne peut me servir du tout à rien.
Il y a quelque temps que M. F*** m'engagea , contre
mon usage, à aller, avec ma femme, dîner, en ma-
nière de pique-nique, avec lui et M. B***, chez la
dame ***, restauratrice, laquelle et ses deux filles
dînèrent aussi avec nous. Au milieu du dîner, l'ainée,
qui est mariée depuis peu, et qui ctoit grosse, s'avisa
de me demander brusquement, et en me fixant, si
j'avois eu des enfants. Je répondis , en rougissant
jusqu'aux yeux, que je n'avois pas eu ce bonheur.
Elle sourit malignement en regardant la compagnie ;
tout cela n étoit pas bien obscur, même pour moi.
H est clair d'abord que cette réponse n est point
celle que j'aurois voulu faire, quand même j aurois
eu lintention d en imposer; car, dans la disposition
où je voyois les convives, j étois bien sûr que ma ré-
ponse ne changeoit rien à leur opinion sur ce point.
(Jn s attendoit à cette négative, on la provoquoit
même pour jouir du plaisir de m'avoir fait mentir. Je
n étois pas assez bouché pour ne pas sentir cela^
/
288 LES RÊVERIES.
Deux minutes après, la réponse que j'aurois dû faire
me vint d elle-même. « Voilà une question peu dis-
« crête, de la part d'une jeune femme, à un homme
« qui a vieilli garçon. » En parlant ainsi, sans mentir,
sans avoir à rougir d'aucun aveu, je mettois les rieurs
de mon côté, et je lui faisois une petite leçon qui,
naturellement, devoit la rendre un peu moins imper-
tinente à me questionner. Je ne fis rien de tout cela,
je ne dis point ce qu'il falloit dire, je dis ce qu'il ne
falloit pas et qui ne pouvoit me servir de rien. Il est
donc certain que ni mon jugement ni ma volonté
ne dictèrent ma réponse , et qu'elle fut 4'effet ma-
chinal de mon embarras. Autrefois je n'avois point
cet embarras, et je faisois l'aveu de mes fautes avec
plus de franchise que de honte, parceque je ne dou-
tois pas qu'on ne vît ce qui les rachetoit et que je
sentois au-dedans de moi; mais l'œil de la malignité
me navre et me déconcerte : en devenant plus mal-
heureux, je suis devenu plus timide; et jamais je n'ai
menti que par timidité.
Je n'ai jamais mieux senti mon aversion naturelle
pour le mensonge qu'en écrivant mes Confessions;
car c'est là que les tentations auroient été fréquentes
et fortes, pour peu que mon penchant m'eût porté
de ce côté; mais loin d'avoir rien tu, rien dissimulé
qui fût à ma charge, par un tour d'esprit que j'ai
peine à m'expliquer , et qui vient peut-être d éloi-
gnement pour toute imitation, je me sentois plutôt
porté à mentir dans le sens contraire en m'accusant
avec trop de sévérité, qu'en m'excusant avec trop
d'indulgence, et ma conscience m'assure qu'un jour
QUATRIÈME PROMEKADE. t^)
je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé
moi-même. Oui, je le dis et le sens avec une fîère
élévation dame, j ai porté dans cet écrit la bonne foi,
la véracité, la franchise, aussi loin, plus loin même,
au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre
homme; sentant que le bien surpassoit le mal, j'avois
mon intérêt à tout dire, et j ai tout dit.
Je n'ai jamais dit moins; j'ai dit plus quelquefois,
non dans les faits, mais dans les circonstances; et
cette espèce de mensonge fut plutôt Teffet du délire
de l'imagination qu'un acte de volonté; j'ai tort même
de l'appeler mensonge, car aucune de ces additions
n'en fut un. J'écrivois mes Confessions, déjà vieux et
dégoûté des vains plaisirs de la vie que j a vois tous
eifleurés, et dont mon cœur avoit bien senti le vide.
Je les écrivois de mémoire; cette mémoire me man-
quoit souvent ou ne me fournissoit que des souvenirs
imparfaits, et j'en remplissois les lacunes par des
détails que j imaginois en supplément de ces sou-
venirs, mais qui ne leur étoient jamais contraires.
J aimois à m'étendre sur les moments heureux de ma
vie, et je les embcliissois quelquefois des ornements
que de tendres regrets venoieut me fournir. Je disois
les choses que j'avois oubliées comme il me sembloit
qu'elles avoientdû être, comme elles avoieut été peut-
être en effet, jamais au contraire de ce que je me rap-
pelois qu'elle^ avoient été. Je prétois quelquefois à la
vérité des charmes étrangers, mais jamais je n'ai mis
le mensonge à la place pour pallier mes vices, ou
pour Ui'arroger des vertus.
Que si quelquefois, sans y songer^ par un mouve-
III. 19
290 LES REVERIES,
nient involontaire, j ai caché le côté difforme, en me
peignant de profil, ces réticences ont bien été com-
pensées par d'autres réticences plus bizarres, qui
m'ont souvent fait taire le bien plus soigneusement
que le mal. Ceci est une singularité de mon naturel
qu'il est fort pardonnable aux hommes de ne pas
croire, mais qui, tout incroyable qu'elle est, n'en est
pas moins réelle : j'ai souvent dit le mal dans toute sa
turpitude, j'ai rarement dit le bien dans tout ce qu'il
eut d aimable, et souvent je l'ai tu tout-à-fait parce-
qu'il m'honoroit trop, et que, faisant mes Confessions ,
j'aurois l'air d'avoir fait mon éloge. J'ai décrit mes
jeunes ans sans me vanter des heureuses quahtés
dont mon cœur étoit doué, et même en supprimant
les faits qui les mettoient trop en évidence. Je m'en
rappelle ici deux de ma première enfance, qui, tous
deux, sont bien venus à mon souvenir en écrivant,
mais que j'ai rejetés l'un et l'autre par l'unique raison
dont je viens de parler.
J'allois presque tous les dimanches passer la jour-
née auxPâquis, chez M. Fazy, qui avoit épousé une
de mes tantes, et qui avoit là une fabrique d'indiennes.
Un jour j'étois à l'étendage, dans la chambre de la
calandre, et j'en regardois les rouleaux de fonte; leur
luisant flattoit ma vue; je fus temé d'y poser mes
doifts, et je les prom'enois avec plaisir sur le lissé du
cyhndre, quand le jeune Fazy s'étant' mis dans la
roue lui donna un demi-quart de tour si adroitement,
qu'il n'y prit que le bout de mes deux plus longs
doigts; mais c'en fut assez pour qu'ils y fussent
écrasés par le Jjout, et que les deux ongles y res-
QUATRIEME P^.OME^ADK. 2(jl
tassent. Je fis un cri perçant ; Fazy détourne à l'instant
la roue, mais les ongles ne restèrent pas moins au.
cylindre, et le sang ruisseloit de mes doigts. Fazv,
consterné, s'écrie, sort de la roue, m embrasse, et
me conjure dapaiser mes cris, ajoutant qu'il étoit
perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha; je
me tus, nous fûmes à la carpière, où il m'aida à laver
mes doigts , et à étancher mon sang avec de la mousse.
Il me supplia, avec larmes, de ne point l'accuser; je
le lui promis, et le lins si bien que, plus de vingt ans
après , personne ne savoit par quelle aventure j'avois
deux de mes doigts cicatrisés ; car ils le sont de-
meurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de
trois semaines, et plus de deux mois hors d état de
me servir de ma main, disant toujours qu'une grosse
pierre, en tombant, m'avoit écrasé mes doigts.
Magnanhna menzogna ! ur (jiiatido è il vero
Si btllo , che si possa a te preporre?
Cet accident me fut pourtant bien sensible parla
circonstance, car c'étoit le temps des exercices, où
l'on faisoit manœuvrer la bourgeoisie, et nous avions
fait un rang de trois autres enfants de mon âge, avec
lesquels je devois, en uniforme, faire l'exercice avec
la compagnie de mon quartier. J'eus la douleur d'en-
tendre le tambour de la compagnie, passant sous ma
fenêtre, avec mes trois camarades, tandis que j'étois
dans mon lit.
Mon autre histoire est toute semblable, mais d'un
âge plus avancé.
Je jouois au mail, à Plain-Palais, avec un de me=
ï9-
292 LES RÊVERIES,
camarades appelé Plince. Nous primes querelle au
jeu; nous nous battîmes, et, durant le combat, il me
donna, sur la tête nue, un coup de mail si bien ap-
pliqué, que d'une main plus forte, il m'eut fait sauter
la cervelle. Je tombe à 1 instant. Je ne vis de ma vie
une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon,
voyant mou sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut
nVavoir tué. Il se précipite sur moi, m'embrasse, me
serre étroitement en fondant en larmes, et poussanft
des cris perçants. Je Terabrassois aussi de toute ma
force, en pleurant comme lui, dans une émotion con-
fuse, qui n'étoit pas sans quelque douceur. Enfin il
se mit en devoir d'étancber mon sang qui continuoit
de couler; et, voyant que nos deux mouchoirs n'y
pou voient suffire, il m'entraîna chez sa mère, qui
avoit un petit jardin près de là. Cette bonne dame
faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état;
mais elle sut conserver des forces pour me panser;
et, après avoir bien bassiné ma plaie, elle y appliqua
des fleurs de lis macérées dans l'eau-de-vie, vulné-
raire excellent, et très usité dans notre pays. Ses
larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au
point que, long-temps, je la regardois comme ma
mère, et son fils comme mon frère, jusqu'à ce
qu'ayant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai
peu-à-peu.
Je gardai le même secret sur cet accident que sur
l'autre, et il m'en est arrivé cent autres de pareille
nature, en ma vie, dont je n'ai pas même été tenté de
parler dans mes Confessions , tant j'y cherchois peu
l'art de faire valoir le bien que je sentois dans mou
QUATRIÈME PT.OMENADE. 29^
caractère. 2s on, quand j'ai parlé contre la vérité qui
m'étoit connue, ce n'a jamais été qu'en choses indif-
férentes, et plus, ou par l'embarras de parler, ou pouf
le plaisir décrire, que par aucun motif d intérêt pour
moi, ni d'avantage ou de préjudice d'autrui; et qui-
conque lira mes Confessions impartialement, si jamais
cela arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont
plus humiliants, plus pénibles à faire, que ceux d un
mal plus grand, mais moins honteux à dire, et que je
n'ai pas dit parceque je ne l'ai pas fait.
Il suit de toutes ces réflexions, que la profession de
véracité que je me suis faite a plus son fondement sur
des sentiments de droiture et d'équité, que sur la réa-
lité des choses, et que j'ai plus suivi, dans la pratique,
les directions morales de ma conscience que les no-
tions abstraites du vrai et du faux. J ai souveut débité
bien des fables, mais j'ai très rarement menti. En sui-
vant ces principes, jai donné sur moi beaucoup de
prise aux autres, mais je n'ai fait tort à qui que ce fût,
et je ne me suis point attribué à moi-même plus d'a-
vantage qu'il ne m'en étoit du. C'est uniquement par
là, ce me semble, que la vérité est une vertu. A tout
autre égard elle n'est pour nous qu'un être métaphv-
sique, dont il ne résulte ni bien ni mal.
Je ne sens pourtant pas mon cœur assez content de
ces dictinctions pour me croire tout-à-fait irrépréhen-
sible. En pesant avec tant de soin ce que je devois aux
autres, ai-je assez examiné ce que je me devois à moi-
même? S'il faut êtie juste pour autrui, il faut être vrai
pour soi; c'est un hommage que l'honuête homme
doit rendre à sa propre dignité. Quand la stérilité de
294 Ï^ES RÊVERIES,
ma conversation me forçoit dV suppléer par d'inno-
centes fictions, j'avois tort, parcequjl ne faut point ,
pour amuserautrui, s'avilir soi-même; et quand, en-
traîné par le plaisir d'écrire, j'ajoutois , à des choses
réelles, des ornements inventés, j'avois plus de tort
encore, parceque, orner la vérité par des tables, c'est
en effet la défi(;urer.
Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise
que j'avois choisie. Cette devise ni'obligeoit plus que
tout autre homme à une profession plus étroite de la
vérité, et ilnesuffisoitpas queje lui sacrifiasse partout
mon intérêt et mes penchants, il falloit lui sacrifier
aussi ma foiblesse et mon naturel timide. Il falloit
avoir le courage et la force d'être vrai toujours, en
toute occasion , et qu'il ne sortît jamais ni fictions ni
fables d'une bouche et d'une plume qui s'étoient par-
ticulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que
j'aurois dû me dire en prenant cette fière devise, et
me répéter sans cessetant que j'osai la porter. Jamais
la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus
de foiblesse, mais cela m'excuse très mal. Avec une
ame foible on peut tout au plus se garantir du vice;
mais c'est être arrogant et téméraire d'oser professer
de grandes vertus.
Voilà des réflexions qui probablement ne me se-
roient jamais veniies dans l'esprit si l'abbé Royou ne
mêles eût suggérées. Il est bien lard, sans doute,
pour en faire usage; mais il n est pas trop tard au
moins pour redresser mon erreur, et remettre ma vo-
lonté dans la règle : car c'est désormais tout ce qui dé-
pend de moi. En ceci donc, et en toutes choses sern-
QUATRIÈME PROMENADE. 29^
blables, la maxime de Solon est applicable à tous les
âges , et il n'est jamais trop tard pour apprendre , même
de ses ennemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins
présumer de soi.
CINQUIÈME PROMENADE.
De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai
eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritable-
ment heureux, et ne m'a laissé de si tendres regrets
que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienné.
Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel l'île de
La Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Au-
cun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Ce-
pendant elle est très agréable, et singulièrement située
pour le bonheur d'un homme qui aime à se circon-
scrire; car, quoique je sois peut-être le seul au monde
à qui sa destinée en ait fait une loi , je ne puis croire
être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne
l'aie trouva jusqu'ici chez nul autre.
Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et ro-
mantiques que celles du lac de Genève, parceque les
rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais
elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de cul-
ture de champs et de vignes, moins de villes et de
maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus
de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des con-
trastes plus fréquents et des accidents plus rappro-
chés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de
29^) LES r.ÉV ERIËS.
grandes routes commodes pour les voitures, le pays
est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est inté-
ressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à
s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se re-
cueillir dans un silence que ne trouble aucun autre
bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de
quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui
tombent de la montagne. Ce beau bassin , d'une forme
presque ronde, enferme dans son milieu deux petites
îles. Tune ïiabitée et cultivée, d'environ une demi-
lieue de tour, l'autre plus petite, déserte, et en friche,
et qui sera détruite à la fin par les transports de la
terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts
que les vagues et les orages font à la grande. C'est
ainsi que la substance du foiblecst toujours employée
au profit du puissant.
Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande,
agréable, et commode, qui appartient à l'hôpital de
Berne, ainsi que 1 île, et où loge un receveur avec sa
famille et ses domestiques. Il y entretient une nom-
breuse basse-cour , une volière , et des réservoirs pour
le poisson. L'île, dans sa petitesse, est tellement variée
dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes
sortes de sites, et souffie toutes sortes de cultures.
On y trouve des champs, des vignes, des bois, des
vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et
bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord
des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse
plantée de deux rangs d'arbres borde l'île dans sa lon-
gueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un
joli salon, où les habitants des rives voisines se ras-
CINQUIÈME PROMENADE. 297
semblent et viennent danser les dimanches durant
les vendanges.
C'est dans cette île que je me réfugiai après la lapi-
<Iation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant,
j'y menois une vie si convenable à mon humeur,
que, résolu d'y finir mes jours, je n'avois d'autre in-
quiétude sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce
projet qui ne s'accordoit pas avec celui de m'entraîner
en Angleterre, dont je sentois déjà les premiers effets.»
Dans les pressentiments qui m'inquiétoient, j'aurois
vouhi qu'on m'eût fait de cet asile une prison per-
pétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et
qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en
sortir on m'eût interdit toute espèce de communi-
cation avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout
ce qui se faisoit dans le monde j en eusse oublié
l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi.
On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans
cette île , mais j'y aurois passé deux ans , deux siècles ,
et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment,
quoique je n'y eusse, avec ma compagne, d autre
société que celle du receveur, de sa femme, et de ses
domestiques, qui tous étoient à la vérité de très
bonnes gens, et rien de plus ; mais c'étoit précisément
ce qu il me falloit. Je compte ces deux mois pour le
temps le plus heureux de ma vie, et tellement heu-
reux, qu'il m'eût suffi durant toute mon existence,
sans laisser naître un seul instant dans mon ame le
désir d'un autre état.
Quel étoit donc ce bonheur, et en quoi çonsistoit
sa jouissance? Je le donnerois à deviner à tous les
298 LES RÊVERIES.
Iiommes de ce siècle sur la description de la vie que
j'y menois. Le précieux^wr nienie fut la première et la
principale de ces jouissances que je voulus savourer
dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant
mon séjour ne fut en effet que l occupation délicieuse
et nécessaire d'un homme qui s'est dév.oué à l'oisi-
veté.
L'espoir qu'on ne demanderoit pas mieux que de
me laisser dans ce séjour isolé où je m'étois enlacé
de moi-même, dont il m'étoit impossible de sortir
sans assistance et sans être liien aperçu, et oîi je ne
pouvois avoir ni communication ni correspondance
que par le concoius des gens qui mentouroient; cet
espoir, dis-je, me donnoit celui d'y finir mes jours
plus tranquillement que je ne les avois passés; et
l'idée ((ue j'aurois le temps de m'y arranger tout à
loisir fit que je commençai par n'y faire aucun arran-
gement. Transporté là brusquement, seul et nu, j y
fis venir successivement ma gouvernante, mes livres
et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien
déballer, laissant mes caisses et mes malles comme
elles étoient arrivées, et vivant dans l'habitation où
je comptois achever mes jours, comme dans une
auberge dont j'aurois dû partir le lendemain. Toutes
choses, telles qu'elles étoient, alloient si bien, que
vouloir les mieux ranger étoit y gâter quelque chose.
Un de mes plus grands délices étoit surtout de laisser
toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point
d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me for-
( oient de prendre la plume pour y répondre, j'em-
pruntois en murmurant l'écritoire du receveur, et je
CINQUIÈME PROMEiSADt:. 299
me hâtois de la rendre, dans la vaine espérance de
n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces
tristes paperasses , et de toute cette bouquinerie ,
j'emplissois ma chambre de fleurs et de foin; car
j'étois alors dans ma première ferveur de botanique,
pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avoit inspiré un
goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus
d'œuvre. de travail, il m'en falloit une d'amusement
quvme plût, et qui ne me donnât de peine que celle
qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire
\a Flora pet7-ùisulnris , et de décrire toutes les plantes
de l'ile, sans en omettre une seule, avec un détail suf-
fisant pour m occuper le reste de mes jours. On dit
qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron;
j'en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur
chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui ta-
pisse les rochers;- enfin je ne voulois pas laisser un
poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût ample-
ment décrit. En conséquence de ce beau projet, tous
les matins, après le déjeuner, que nous faisions tous
ensemble, j'allois, une loupe à la main, et mon sjs-
tenia natune sous le bras, visiter un canton de l'île,
que j'avois pour cet effet divisée en petits carrés, dans
l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque
saison. Rien n'est plus singulier que les ravissements ,
les extases que j'éprouvois à chaque observation que
je faisois sur [a structure et l'organisation végétale, et
sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification,
dont le système ctoit alors tout-à-fait nouveau pour
-moi. La distinction des caractères génériques, dont je
n'avois pas auparavant la moindre idée, m'enchantoit
3oO LES HÉVERIES.
en les vérifiant sur les espèces communes, en atten-
dant qu'il son offrît à moi de [)]us rares. La fourcliure
des deux longues étamines de la biuuelle, le ressort
de celles de Tortie et de la pariétaire, l'explosion du
fruit cle la balsamine et de la capsule du buis, mille
petits jeux de la fructification , que j'observois pour la
première fois, me combloient de joie, et j'allois de-
mandant si l'on avoit vu les cornes de la brunelle,
comme La Fontaine deraandoit si 1 on avoit lu Ha-
bacuc. Au bout de deux ou trois heures je m en re-
venois chargé d'une ample moisson, provision d'amu-
sement pour l'après-dînée au logis, en cas de pluie.
J'employois le reste de la matinée à aller avec le rece-
veur, sa femme, et Thérèse, visiter leurs ouvriers et
leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'œuvre
avec eux; et souvent des Bernois qui me venoient voir
m'ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d'un
sac que je remplissois de fruits, et que je dévalois
ensuite à terre avec une corde. L'exercice que j'avois
fait dans la matinée, et la bonne humeur qui en est in-
séparable, me rendoient le repos du diner très agréa-
ble; mais quand il se prolongeoit trop, et que le beau
temps m'invitoit, je ne pouvois si long-temps attendre,
et pendant qu'on étoit encore à table, je m'esquivois
et j allois me jeter seul dans un bateau que je con-
duisois au milieu du lac quand l'eau étoit calme; et
là, m'étendant tout de mon long dans le bateau, les
yeux tournés vers le ciel, je me laissois aller et dériver
lentement au gré de IVau, quelquefois pendant plu-
sieurs heuies, plongé dans mille rêveries confuses,
mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien
CINQUIEME PnOMENADE. 3oi
déterminé ni constant, ne laissoient pas d'être à mon
jjré cent fois préférables à tout ce que j'avois trouvé
de plus doux dans ce qu on appelle les plaisirs de la
vie. Souvent averti par le baisser du soleil de 1 heure
de la retraite, je me trouvois si loin de Tîle, que
j'étois forcé de travailler de toute ma force pour ar-
river avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de
m'écarter en pleine eau, je me plaisois à côtoyer les
verdoyantes rives de lîle, dont les limpides eaux et
les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y bai-
gner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes
étoit d'aller de la grande à la petite île, d'y débar-
quer, et d'y passer l'après'-dinée, tantôt à des prome-
nades très circonscrites au milieu des marceaux, des
bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute
espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre
sablonneux, couvert de gazon , de serpolet, de fleurs,
même d'esparcette et de trèfles qu on y avoit vrai-
semblablement semés autrefois , et très propres à
loger des lapins qui pouvoient là multiplier en paix
sans rien craindre, et sans nuire à rien. Je donnai
cette idée au receveur, qui fit venir de Neuchàtel des
lapins mâles et femelles, et nous allâmes en grande
pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse, et moi,
les établir dans la petite ile, où ils commençoient à
peupler avant mon départ, et où ils auront prospéré
sans doute, s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers.
La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le
pilote des Argonautes n'étoit pas plus fier que moi,
menant en triomphe la compagnie et les lapins de la
{jrande île à la petite, et je notois avec orgueil que la
302 LES RÊVERIES:
receveuse, qui redoutoit l'eau à l'excès , et s'y trouvoit
toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec con-
fiance, et ne montra nulle peur durant la traversée.
Quand le lac agité ne me'permettoit pas la navi-
gation, je passois mon après-midi à parcourir l'ile,
en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant tantôt
dans les réduits les plus riants et les plus solitaires
pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les
tertres , pour parcourir des yeux le superbe et ravis-
sant coup d'œil du lac et de ses rivages, couronnés
d'un côté par des montagnes prochaines, et, de
l'autre, élargis en riches et fertiles plaines, dans
lesquelles la vue s'étendoit jusqu'aux montagnes
bleuâtres plus éloignées, qui la bornoient.
Quand le soir approchoit, je descendois des cimes
de l'île, et j'allois volontiers m'asseoir au bord du lac,
sur la grève, dans quelque asile caché; là, le bruit
des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et
chassant de mon ame toute autre agitation, la plon-
geoient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me
surprenoit souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le
flux et reflux de cette eau, son bruit continu, mais
renflé par intervalles, frappant sans relâche mon
oreille et mes yeux, suppléoient aux mouvements in-
ternes que la rêverie éteignoit en moi, et suffisoient
pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans
prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit
quelque foible et courte réflexion sur l'instabilité des
choses de ce monde, dont la surface des eaux m'of-
froit l'image; mais bientôt ces impressions légères
s'effacoient dans l'uniformité du mouvement continu
ClNUriÈME PROMEjNADE. 3o3
i^ui me berçoit, et qui, sans aucun concours aciil' de
mon ame, ne laissoit pas de m attacher au point
qu'appelé par i heure et par le situai convenu je ne
pouvois m'arracher de là sans efforts.
Après le souper, quand la soirée étoit belle, nous
allions encore tous ensemble faire quelque tour de
promenade sur la terrasse, pour y lespirer lair du
lac et la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on
rioit, on causoit, on chântoit quelque vieille chanson
qui valoit bien le tortillage moderne, et enfin Ton
s alloit coucher content de sa journée, et n'en désirant
qu'une semblable pour le lendemain.
Telle est, laissant à part les visites imprévues et
importunes, la manière dont j'ai passé mon temps
dans cette île, durant le séjour que j'y ai fait. Qu'on
me dise à présent ce qii il y a là d'assez attrayant pour
exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres
et si durables, qu'au bout de (juinze ans il m'est im-
possible de songer à cette habitation chérie, sans m'v
sentir à chaque fois transporter encore par les élans
du désir.
J'ai remarqué dans les vicissitudes d une longue
vie que les époques des plus douces jouissances et des
plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont
le souvenir m attire et me touche le plus. Ces courts
moments de délire et de passion, quelque vifs qu'ils
puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité
même, que des points bien clair-semés dans la ligne
de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour con-
stituer un état; et le bonheur que mon cœur regrette
n'est point composé d'instants fugitifs , mais un état
3o4 LES RÊVERIES,
simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même,
mais dont la durée accroît le charme, au point d'y
trouver enfin la suprême félicité.
Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien
nV garde inie forme constante et arrêtée, et nos af-
fections qui s'attachent aux choses extérieures passent
et changent nécessairement comme elles. Toujours
en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le
passé, qui n'est plus, ou préviennent l'avenir, qui
souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à
quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère
ici-bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui
dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il , dans
nos plus vives jouissances, un instant où le cœur
puisse véritablement nous dire, Je voudrois que cet
instant durât toujours. Et comment peut-on appeler
bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur
inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose
avant, ou désirer encore quelque chose après?
Mais s'il est un état où lame trouve une assiette
assez solide pour s'y reposer tout entière, et rassem-
bler là tout son être , sans avoir besoin de rappeler le
passé, ni d'enjamber sur l'avenir, où le temps ne soit
rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néan-
moins marquer sa durée et sans aucune trace de suc-
cession, sans aucun autre sentiment de privation ni
de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de
crainte que celui seul de notre existence, et que ce
sentiment seul puisse la remplir tout entière; tant que
cet état dure, celui qui s y trouve peut s'appeler heu-
reux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif,
GINQUIÈME PROMENADE. 30:"»
tel que celui qu'où trouve clans les plaisirs de la vie,
mais d'un bonheur suffisant, parfait, et plein, qui ne
laisse dans Tame aucun vide qu'elle sente le besoin
de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent
à l'île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires,
soit couché dans mon bateau que je laissois dériver
au {jré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité,
soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruis-
seau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation? de
rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et
de sa propre existence; tant que cet état dure, on se
suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de
l'existence dépouillé de toute autre affection est par
lui-même un sentiment précieux de contentement et
de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence
chère et douce à qui sauroit écarter de soi toutes les
impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans
cesse nous eri distraire , et en troubler ici-bas la dou-
ceur. Mais la plupart des hommes agités de passions
continuelles connoissent peu cet état, et ne l'ayant
goûté qu'imparfaitement durant peu d'instants n'en
conservent qu'une idée obscure et confuse, qui ne
leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même
bon daps la présente constitution des choses , qu'avides
de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie ac-
tive dont leurs besoins toujours renaissants leur pres-
crivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché
de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire
ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut
trouver, dans cet état, à toutes les félicités humaines
ni. 20
3oG LES RÊVERIES.
des dédommagements que la fortune et les hommes
nelui sauroieut ôter.
Il est vrai que ces dédommagements ne peuvent
être sentis par toutes les âmes, ni dans toutes les si-
tuations. Il faut que le cœur soit en paix, et qu'aucune
passion n'en vienne troubler le calme. Il y faut des
dispositions de la part de celui qui les éprouve; il en
faut dans le concours des objets environnants. Il n'y
faut ni un repos absolu, ni trop d'agitation, mais un
mouvement uniforme et modéré , qui n'ait ni secousses
ni intervalles. Sans mouvement, la vie n'est qu'une
léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il
réveille; en nous rappelant aux objets environnants,
il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache
d'au-dedans de nous, pour nous remettre à l'instant
sous le joug de la fortune et des hommes, et nous
rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence ab-
solu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort:
alors le secours d'une imagination riante est néces-
saire, et se présente assez naturellement à ceux que
le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas
du dehors se fait alors au-dedans de lîous. Le repos
est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable
quand de légères et douces idées, sans agiter le fond
de lame, ne font pour ainsi dire qu'en effleurer la sur-
face. Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-
même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rê-
verie peut se goûter partout où l'on peut-être tran-
quille, et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et même
dans im cachot où nul objet n'eût frappé ma vue,
j'aurois encore pu rêver agréablement.
CK\QUIÈME rROME^'ADE. ^q"
Mais il faut avouer que cela se faisoit bien mieux et
plus agréablement dans une île fertile et solitaire, na-
turellement circonscrite et séparée du reste du monde
où rien ne m'offroit que des images riantes, où rien
ne me rappeloit des souvenirs attristants, oùla société
du petit nombre d'habitants étoit liante et douce , sans
être intéressante au point de m'occuper incessam-
ment, où je pouvois enfin me livrer tout le jour, sans
obstacle et sans soins , aux occupations de mon croût
ou à la plus molle oisiveté. L'occasion sans doute étoit
belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d'agréa-
bles chimères au milieu des objets les plus déplaisants ,
pouvoit s'en rassasiera son aise en y faisant concourir
tout ce qui frappoit réellement ses sens. En sortant
d'une longue et douce rêverie, me voyant entouré de
verdure, de fleurs, d'oiseaux, et laissant errer mes
yeux au loin sur les romanesques rivages qui bor-
doient une vaste étendue d'eau claire et cristalline,
j'assimilois à mes fictions tous ces aimables objets ; et'
me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et
à ce qui m'entouroit, je ne pouvois marquer le point
de séparation des fictions aux réalités, tant tout con-
couroit également à me rendre chère la vie recueillie
et solitaire que je menois dans ce beau séjour! Que ne
peut-elle renaître encore! que ne puis-je aller finir mes
jours dans cette île chérie, sans en ressortir jamais,
ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui
me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce
qu'ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant
d'années ! Ils seroient bientôt oubliés pour jamais : sans
doute ils ne m'oublieroicnt pas de même; mais que
20.
3o8 LES UÉVERIES.
m'importeroit, pourvu qu ils n'eussent aucun accès
pour y venir troubler mon repos? Délivré de toutes
les passions terrestres qu'engendre le tumulte de la
vie sociale, mon ame s'élanccroit fréquemment au-
dessus de cette atmosphère , et commerceroit d'avance
avec les intelligences célestes, dont elle espère aller
augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes
se garderont, je lisais, de me rendre un si doux asile,
où ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empê-
cheront pas du moins de m'y transporter chaque jour
sur les ailes de l'Imagination, et d'y goûter durant
quelques heures le même plaisir que si je l'habitois en-
core. Ce que j'y ferois de plus doux seroit d'y rêver à
mon aise. En rêvant que j'y suis ne fais-je pas la même
chose? Je fais même plus; à l'attrait d'une rêverie ab-
straite et monotone, je joins des images charmantes
qui la vivifient. Leurs objets échappoient souvent à
mes sens dans mes extases ; et maintenant, plus ma
rêverie est profonde, plus elle me les peint vivement.
Je suis souvent plus au milieu d'eux, et plus agréa-
blement encore, que quand j'y étois réellement. Le
malheur est qu'à mesure que l'imagination s'attiédit,
cela vient avec plus de peine, et ne dure pas si long-
temps. Hélas! c'est quand on commence à quitter sa
dépouille qu'on en est le plus offusqué!
SIXIÈME PROMENADE. Sog
SIXIÈME PROMENADE.
Nous n'avons guère de mouvement machinal dont
nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur , si
nous savions bien 1 y chercher.
Hier, en passant sur le nouveau boulevard , pour
aller herboriser le long de la Biévre, du côté de Gen-
tilly , je fis le crochet à droite en approchant de la bar-
rière d Enfer; et m'écartantdanslacampagne,j allai,
par la route de Fontainebleau, gagner les hauteurs
qui bordent cette petite rivière. Cette marche étoit
fort indifférente en elle-même; mais en me rappelant
que j'avois fait plusieurs fois machinalement le même
détour, j'en recherchai la cause en moi-même , et je
ne pus m empêcher de rire quand je vins à la démêler.
Dans un coin du boulevard , à la sortie de la barrière
d'Enfer , s'établit journellement en été une femme qui
vend du fruit, de la tisane, et des petits pains. Cette
femme a un petit garçon fort gentil , mais boiteux, qui,
clopinant avec ses béquilles , s'en va d'assez bonne
grâce demandant l'aumône aux passants. J'avois fait
une espèce de connoissance avec ce petit bon-homme ;
il ne manquoit pas, chaque fois que je passois, de
venir me faire son petit compliment, toujours suivi de
ma petite offrande. Les premières fois je fus charmé
de le voir , je lui donnois de très bon cœur , et je con-
tinuai quelque temps de le faire avec le même plaisir,
y joignant même le plus souvent celui d'exciter et
JIO LES REVERIES. •
d'écouter son petit babil , que je trouvois agréable. Ce
plaisir, devenu par degrés habitude, se trouva , je ne
sais comment, transformé dans une espèce de devoir
dont je sentis bientôt la gène , surtout à cause de la ha-
rangue préliminaire qu'il falloit écouter, et dans la-
quelle il ne manquoit jamais de m'appeler souvent
M. Rousseau, pour montrer qu'il meconnoissoitbien;
^ce qui m'apprenoit assez au contraire qu'il ne me con-
noissoit pas plus que ceux qui l'avoient instruit. Dès-
lors jepassoispar là moins volontiers, et enfin je pris
machinalement 1 habitude de faire le plus souvent un
détour quandj'approchois de cette traverse.
Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car
rien de tout cela ne s'étoit offert jusqu'alors distincte-
ment à ma pensée. Cette observation m'en a rappelé
successivement des multitudes d'autres, qui m'ont
bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la
plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à
moi-même que je mel'étois long-temps figuré : je sais
et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur
que le cœur humain puisse goûter; mais il y a long-
temps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et
ce n est pas dans un aussi misérable sort que le mien
qu'on peut espérer de placer avec choix et avec fruit
une seule action réellement bonne. Le plus grand soin
de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout
ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence,
un motif de vertu n'est jamais qu'un leurre qu on me
présente pour m attirer dans le piège où i ou veut
m'enlacer. Je sais cela; je sais que le seul bien qui
soit désormais en ma puissance est de ra'abstenir
SIXIÈME l'ilOMENADE. 3ll
d'agir, de peur de mal faire sans le vouloir et sans le
savoir.
Mais il fut des temps plus heureux où, suivant les
mouvements de mon cœur, je pouvois quelquefois
retidre un autre cœur content, et je me dois 1 hono-
rable téinoi^niajje que, chaque fois que j'ai pu goûter
ce plaisir, je l'ai trouvé plus doux qu'aucun autre : ce
penchant fut vif, vrai, pur; et rien, dans mon plus
secret intérieur, ne l'a jamais démenti. Cependant j'ai
senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la
cliaine des devoirs qu ils entralnoient à leur suite :
alors le plaisir a disparu, et je n ai plus trouvé, dans
la continuation des mêmes soins qui m'avoient d'abord
charmé, qu'une gêne presque insupportable. Durant
mes courtes prospérités beaucoup de gens recouroient
à moi, et jamais, dans tous les services que je pus
leur rendre, aucun d'eux ne futéconduit. Mais de ces
premiers bienfaits, versés avec effusion de cœur,
naissoient des chaînes d'engagements successifs que je
n'avois pas prévus et dont je ne pouvois plus secouer
le joug : mes premiers services n'étoient, aux yeux
de ceux qui les recevoient , que les arrhes de ceux qui
les dévoient suivre; et, dès que quelque infortuné
avoit jeté sur moi le grappin d'un bienfait reçu , c'en
étoit fait désormais, et ce premier bienfait, libre et
volontaire, devenoit un droit indéfini à tous ceux dont
il pouvoit avoir besoin dans la suite, sans que l'im-
puissance même suffît pour m'en affranchir. Voilà
comment des jouissances très douces se transfor-
moient pour moi dans la suite en d'onéreux assujet-
tissements.
.Ul LKS KEVEUIES.
Ces cliaiues cependant ne me parurent pas très
pesantes, tant t[u'ignoré du public je vécus dans Tob-
scurité; mais quand une fois ma personne fut affichée
par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus
qu'expiée par mes malheurs, dès-lors je devins le
bureau général d'adresse de tous les souffreteux ou
soi-disants tels , de tous les aventuriers qui cherchoient
des dupes, de tous ceux qui, sous prétexte du grand
crédit qu'ils R'ignoient de ni'attribuer, vouloient s'em-
parer de moi de manière ou d'autre. C'est alors que
j'eus lieu de connoître que tous les penchants de la na-
ture, sans exceptei' la bienfaisance elle-même, portés
ou suivis dans la société sans prudence et sans choix,
changent de nature, et deviennent souvent aussi nui-
sibles qu'ils étoient utiles dans leur première direc-
tion. Tant" de cruelles expériences changèrent peu-
à-peu mes premières dispositions, ou plutôt, les
renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles
m appi'irent à suivre moins aveuglément mon pen-
chant à bien faire, lorsqu'il ne servoit qu'à favoriser
la méchanceté d autrui.
Mais je n'ai point regret à ces mêmes expériences,
puisqu'elles m'ont piocuré, parla réflexion, de nou-
velles lumières sur la connoissance de moi-même et
sur les vrais motifs de ma conduite en mille circon-
stances sur lesquelles je me suis si souvent fait illu-
sion : j'ai vu que, pour bien faire avec plaisir, il falloit
que j'agisse librement, sans contrainte , et que, pour
m'ôter toute la douceur d'une bonne œuvre, il suffi-
soit qu'elle devînt un devoir pour moi. Dès-lors le
poids de l'obligation me fait un fardeau des plus
SIXIÈME PROMENADE. 3l3
douces jouissances; et, comme je Tai dit dansl-ÉmiVe,
à ce que je crois, j'eusse été chez les Turcs un mau-
vais mari à Theure où le cri public les appelle à rem-
plii- les devoirs de leur état.
Voilà ce qui modifie beaucoup Topinion que j'eus
long-temps de ma propre vertu, car il n'y en a point
à suivre ses penchants , et à se donner , quand ils nous
y portent, le plaisir de bien faire : mais elle consiste
à les vaincre quand le devoir le commande pour faire
ce qu'il nous prescrit, et voilà ce que j'ai su moins
faire qu'homme du monde. Né sensible et bon, por-
tant la pitié jusqu'à la foiblesse, et me sentant exalter
lame par tout ce qui tient à la générosité, je fus hu-
main, bienfaisant, secourable, par goût, par passion
même, tant qu'on n'intéressa que mon cœur; j'eusse
été le meilleur et le plus clément des hommes si j'en
avois été le plus puissant; et, pour éteindre en moi
tout désir de vengeance, il m'eut suffi de pouvoir me
venger. J'aurois même été juste sans peine contre
mon propre intérêt; mais contre celui des personnes
qui" m'étoient chères je n'aurois pu me résoudre à
l'être. Dès que mon devoir et mon cœur étoient en
contradiction, le premier eut rarement la victoire, à
moins qu'il ne fallût seulement que m abstenir : alors
j'étois fort le plus souvent; mais agir contre mon
penchant me fut toujours impossible. Que ce soient
les hommes , le devoir , ou même la nécessité qui
commandent, quand mon cœur se tait, ma volonté
reste sourde, et je ne saurois obéir : je vois le mal qui
me menace, et je le laisse arriver plutôt que de
m'agiter pour le prévenir. Je commence quelquefois
3l4 LES UÉVEIUES.
avec effort; mais cet effort me lasse et m'épuise bien,
vite : je ne saurois continuer. En toute chose imagi-
nable, ce que je ne fais pas avec plaisir m'est bientôt
impossible à faire.
Il y a plus : la contrainte, d'accord avec mon désir,
suffit pour l'anéantir et le changer en répugnance,
en aversion même, pour peu qu'elle agisse trop for-
tement; et voilà ce qui me rend pénible la bonne
œuvre qu'on exige,, et que je faisois de moi-même
lorsqu'on ne l'exigeoit pas. Un bienfait purement gra-
tuit est certainement une œuvre que j'aime à faire;
mais quand celui qui l'a reçu s'en fait un titre pour
en exiger la continuation sous peine de sa haine,
quand il me fait une loi d'être à jamais son bien-
faiteur, pour avoir d'abord pris plaisir à l'être, dès-
lors la gêne commence, et le plaisir s'évanouit. Ce
que je fais alors quand jç cède est foiblesse et mau-
vaise honte : mais la bonne volonté n'y est plus; et,
loin que je m'en applaudisse en moi-même, je me re-
proche en ma conscience de bien faire à contre-cœur.
Je sais qu il y a une espèce de contrat et même le
plus saint de tous entre le bienfaiteur et l'obligé : c'est
une sorte de société qu'ils forment l'un avec l'autre,
plus étroite que celle qui unit les hommes en général;
et si l'obligé s'engage tacitement à la reconnoissance,
le bienfaiteur s'engage de même à conserver à l'autre,
tant qu il ne s en rendra pas indigne, la même bonne
volonté qu'il vient de lui témoigner, et à lui en renou-
veler les actes toutes les fois qu'il le pourra et qu'il
en sera requis. Ce ne sont pas là des conditions ex-
presses , mais ce sont des effets naturels de la rela-
SIXIEME PROMENADE. )1D
lion qui vient de s'établir entre eux. Celui qui, la
première fois , refuse un service gratuit qu'on lui
demande, ne donne aucun droit de se plaindre à celui
qu'il a refusé ; mais celui qui, dans un cas semblable,
refuse au même la même grâce qu'il lui accorda ci-
devant, frustre une espérance qu il l'a autorisé à con-
cevoir; il trompe et dément une attente qu il a fait
naître. On sent dans ce refus je ne sais quoi d'injuste
et de plus dur que dans 1 autre; mais il n en est pas
moins l'effet d'une indépendance que le cœur aime,
et à laquelle il ne renonce pas sans effort. Quand je.
paie une dette, c est un devoir que je remplis; quand
je fais un don, c est un plaisir que je me donne. Or le
plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule
habitude de la vertu fait naître : ceux qui nous vien-
nent immédiatement de la nature ne s élèvent pas si
haut que cela.
Après tant de tristes expériences j'ai appiis à pré-
voir de loin les conséquences de mes premiei s mou-
vements suivis , et je me suis souvent abstenu d'une
bonne œuvre que j'avois le désir et le pouvoir cie
faire;, effrayé de l'assujettissement auquel dans la
suite je m'allois soumettre, si je m y livrois inconsi-
dérément. Je n'ai pas toujours senti cette crainte : au
contraii'e, dans ma jeunesse je m'attachois par mes
propres bienfaits, et j'ai souvent éprouvé de même
que ceux que j obligeois s'affectionnoient à moi par
reconnôissance encore plus que par intérêt. Mais les
choses ont bien changé de face à cet égard comme à
tout autre aussitôt que mes malheurs ont commencé :
j ai vécu dès-lors dans une génération nouvelle qui ne
3l6 LES RÊVERIES,
ressembloit point à la première, et mes propres sen-
timents pour les autres ont souffert des clianjjements
que j ai trouvés dans les leurs. Les mêmes gens que
j'ai vus successivement dans ces deux générations si
différentes se sont, pour ainsi dire, assimilés succes-
sivement à Tune et à Tautre : de vrais et francs qu'ils
étoient d'abord, devenus ce qu'ils sont, ils ont fait
comme tous les autres; et, par cela seul que les temps
sont changés, les hommes ont changé comme eux.
Eh! comment pomrois-je garder les mêmes senti-
ments pour ceux en qui je trouve le contraire de ce
qui les fit naître! Je ne les hais point, parceque je
ne saurois haïr; mais je ne puis me défendre du mé-
pris qu'ils méritent ni m'abstenir de le leur témoigner.
Peut-être, sans m'en apercevoir, ai-je changé moi-
même plus qu'il n auroit fallu : quel naturel résisteroit
sans s'altérer à une situation pareille à la mienne?
Convaincu par vingt ans d'expérience que tout ce
que la nature a mis d'heureuses dispositions dans
mon cœurest tourné, par ma destinée et par ceux qui
en disposent, au préjudice de moi-même ou d'autrui,
je ne puis plus legarder une bonne oeuvre qu'on me
présente à faire que comme un piège qu'on me tend,
et sous lequel est caché quelque mal. Je sais que,
(juel que soit l'effet de l'œuvre, je n'en aurai pas
moins le mérite de ma bonne intention : oui, ce mérite
y est toujours, sans doute; mais le charme intérieur
n'y est plus, et, sitôt que ce stimulant me manque, je
ne sens qu'indifférence et glace au-dedans de moi , et,
sur qu'au lieu de faire une action vraiment utile je ne
fais qu'un acte de dupe, l'indignation de l'amour-
SIXIÈME PROMENADE. Siy
propre, jointe au désaveu de la raison, ne m'inspire-
que répugnance et résistance, où j eusse été plein
d'ardeur et de zélé dans mon état naturel.
Il est des sortes d'adversités qui élèvent et ren-
forcent l'ame, mais il en est qui l'abattent et la tuent :
telle est celle dont je suis4a proie. Pour peu qu'il y eût
eu quelque mauvais levain dans la mienne, elle 1 eût
fait fermenter à 1 excès , elle m eût rendu frénétique ;
mais elle ne ma rendu que nul. Hors d'état de bien
faire et pour moi-même et pour autrui, je m'abstiens
d'agir; et cet état, qui n'est innocent que parcequ'il
est forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me
livrer pleinement sans reproche à mon penchant na-
turel. Je vais trop loin, sans doute, puisque j'évite les
occasions d'agir, même où je ne vois que du bien à
faire; mais, certain qu'on ne me laisse pas voir les
choses comme elles sont, je m'abstiens de juger sur
les apparences qu'on leur donne; et, de quelque
leurre qu'on couvre les motifs d'agir, il suffit que ces
motifs soient laissés à ma portée pour que je sois sûr
qu'ils sont trompeurs.
Ma destinée semble avoir tendu, dès mon enfance,
le premier piège qui m'a rendu long-temps si facile à
tomber dans tous les autres : je suis né le plus confiant
des hommes, et, durant quarante ans entier, jamais
cette confiance ne fut trompée une seule fois. Tombé
tout d un coup dans un autre ordre de gens et de
choses, j'ai donné dans mille embûches sans jamais
en apercevoir aucune; et vingt ans d'expéiience ont à
peine suffi pour m'éclairer sur mon sort. Une fois
convaincu qu il n'y a que mensonge et fausseté dans
3l8 LES RKVKRIES.
les démonstrations grimacières qu'on me prodigue,
j'ai passé rapidement à l'antre extrémité; car, quand
on est une fois sorti de son naturel, il n'y a plus de
bornes qui nous retiennent. Dès-lors je me suis dé-
goûté des hommes, et ma volonté, concourant avec
la leur à cet égard, me tient encore plus éloigné d'eux
que ne font toutes leurs machines.
Ils ont beau faire, cette répugnance ne peut jamais
aller jusqu'à l'aversion : en pensant à la dépendance
où ils se sont mis de moi pour me tenir dans la leur,
ils me font une pitié réelle; si je ne suis malheureux,
ils le sont eux-mêmes, et, chaque fois que je rentre
en moi, je les trouve toujours à plaindre. L'orgueil
peut-être se mêle encore à ces jugements; je me sens
trop au-dessus d'eux pour les haïr : ils peuvent m'in-
téresser tout au plus jusqu'au mépris, mais jamais
jusqu'à la haine ; enfin je m'aime trop moi-même
pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce seroit resserrer,
comprimer mon existence, et je voudrois plutôt
l'étendre sur tout l'univers.
J'aime mieux les fuir que les haïr : leur aspect
frappe mes sens, et, par eux, mon cœur d'impres-
sions que mille regards cruels me rendent pénibles:
mais le malaise cesse aussitôt que l'objet qui le cause
a disparu. Je m'occupe d'eux, et bien malgré moi,
par leur présence , mais jamais par leur souvenir :
quand je ne les vois plus, ils sont pour moi comme
s'ils n'existoient point.
Ils ne me sont même indifférents qu'en ce qui se
rapporte à moi; car, dans leurs rapports entie eux,
ils peuvent encore m'intéresser et m'émouvoir comme
SIXlÈilE PROME^ADt. 3ig
les personnages d un drame que je veirois repré-
senter. Il faudroit que mon être moral fût anéanti,
pour que la justice me devînt indifférente: le spec-
tacle de l'injustice et de la méchanceté me fait encoie
bouillir le sang de colère; les actes de vertu, où je ne
vois ni forfanterie ni ostentation, me font toujours
tressaillir de joie, et m'arrachent encore de douces
larmes. Mais il faut que je les voie et les apprécie
moi-même, car, après ma propre histoire, il faudroit
que je fusse insensé pour adopter, sur quoi que ce
fut, le jugement des hommes, et pour croire aucune
chose sur' la foi d'autrui.
Si ma figure et mes traits étoient aussi parfai-
tement inconnus aux hommes que le sont mon carac-
tère et mon naturel, je vivrois encore sans peine au
milieu d'eux : leur société même pourroit me plaire
tant que je leur serois parfaitement étranger; livré
sans contrainte à mes inclinations naturelles, je les
aimerois encore s ils ne s'occupoient jamais de moi.
J'exercerois sur eux une bienveillance universelle et
parfaitement désintéressée; mais sans former jamais
d'attachement particulier, et sans porter le joug
d'aucun devoir, je ferois envers eux, librement et
de moi-même, tout ce qu'ils ont tant de peine à faire
incités parleur amour-propre, et contraints par toutes
leurs lois.
Si j'étois resté libre, obscur, isolé, comme j'étois
fait pour l'être, je naurois fait que du bien, car je
n'ai dans le cœur le germe d aucune passion nuisible:
si j'eusse été invisible et tout puissant comme Dieu,
j'aurois été bienfaisant et bon comme lui. C'est la
320 LES RÊVERIES,
force et la liberté qui font les excellents hommes : la
foiblesse et l'esclavage n'ont jamais fait que des mé-
chants. Si j'eusse été possesseur de l'anneau deGygès,
il m'eût tiré de la dépendance des hommes et les eût
mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé dans
mes châteaux en Espagne quel usage j'aurois fait de
cet anneau ; car c est bien là que la tentation d'abuser
doit être près du pouvoir : maître de contenter mes
désirs, pouvant tout, sans pouvoir être trompé par
personne, qu'aurois-je pu désirer avec quelque suite?
Une seule chose : c'eût été de voir tous les cœurs con-
tents; l'aspect de la félicité publique eût pu seul tou-
cher mon cœur d'un sentiment permanent, et l'ardent
désir d'y concourir eût été ma plus constante passion.
Toujours juste sans partialité, et toujours bon sans
foiblesse, je me serois également garanti des mé-
fiances aveugles et des haines implacables, parceque,
voyant les hommes tels qu'ils sont, et lisant aisément
au fond de leurs cœurs , j'en aurois peu trouvé d'assez
aimables pour mériter toutes mes affections; peu
d assez odieux pour mériter toute ma haine, et que
leur méchanceté même m'eût disposé à les plaindre,
par la connoissance certaine du mal qu'ils se font à
eux-mêmes en voulant en faire à autrui. Peut-être
aurois-je eu dans des moments de gaieté l'enfantillage
d'opérer quelquefois des prodiges; mais paifaitement
désintéressé pour moi-même, et n'ayant pour loi que
mes inclinations naturelles, sur quelques actes de jus-
tice sévère j'en aurois fait raille de clémence et
d'équité; ministre de la Providence et dispensateur
de ses lois, selon mon pouvoir, j 'aurois fait des mira-
SIXIÈME PROMENADE. 321
des plus sages et plus- utiles que ceux de la légende
dorée et du tombeau de Saint-Médard.
Il n'y a qu'un seul point sur lequel la faculté de pé-
nétrer partout invisible m eût pu faire chercher des
tentations auxquelles j'aurois mal résisté; et, une fois
entré dans ces voies d'égarement, où n'eussé-je point
été conduit par elles? Ce seroit bien mal connoître la
nature et moi-même que de me flatter que ces facilités
ne m'auroient point séduit, ou que la raison m'auroit
arrêté dans cette fatale pente : sûr de moi sur tout
autrearticle, j étois perdu par celui-là seul. Celui que
sa puissance met au-dessus de l'homme doit être au-
dessus des foiblesses de l'humanité, sans quoi cet ex-
cès de force ne servira qu'à le mettre en effet au-des-
sous des autres et de ce qu'il eût été lui-même s'il fût
resté leur égal.
Tout bien considéié, je crois que je ferai mieux de
jeter mon anneau magique avant qu'il m ait fait faire
quelque sottise. Si les hommes s'obstinent à me voir
tout autre que je ne suis , et que mon aspect irrite leur
injustice, pour leur ôter cette vue il faut les fuir, mais
non pas m'éclipser au milieu d'eux : c'est à eux de se
cacher devant moi, de. me dérober leurs manœuvres,
defuir la lumière du jour, de s'enfonceren terre comme
des taupes. Pour moi, qu'ils me voient s'ils peuvent,
tant mieux; mais cela leur est impossible : ils ne ver-
ront jamais à ma place que le Jean-Jacques qu'ils se
sont fait, et qu'ils ont fait selon leur cœur pour le haïr
à leur aise. J'aurois donc tort de m'affecterdela façon
dont ils me voient : je n'y dois prendre aucun intérêt
véritable, car ce n'est pas moi qu'ils voient ainsi.
III. 2 I
J22 LES RÊVERIES.
Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions
est que je n'ai jamais été vraiment propre à la société
civile, où tout est gène, obligation, devoir, et que
mon naturel indépendant me rendit toujours incapa-
ble des assujettissements nécessaires à qui veut vivre
avec les hommes. Tant que j'agis librement , je suis
bon et je ne fais que du bien; mais sitôt que je sens
le joug , soit de la nécessité , soit des hommes , je de-
viens rebelle ou plutôt rétif; alors je suis nul. Lors-
qu'il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le
fais point, quoi qu'il arrive; je ne fais pas non plus
ma volonté même, parceque je suis foible. Je m'ab-
stiens d'agir , car toute ma foiblesseest pour l'action,
toute ma force est négative, et tous mes péchés sont
d omission , rarement de commissictn. Je n'ai jamais
cru que la liberté de l'homme consistât à faire ce qu'il
veut, mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne veut pas,
et voilà celle que j'ai toujours réclamée, souvent con-
servée, et par qui j'ai été le plus en scandale à mes
contemporains: car, pour eux, actifs, remuants, am-
bitieux, détestant la liberté dans les autres et n'en
voulant point pour eux-mêmes , pourvu qu'ils fassent
quelquefois leur volonté, ou plutôt qu ils dominent
celle d'autrui,' ils se gênent toute leur vie à faire ce
qui leur répugne, et n'omettent rien de servile pour
commander. Leur tort n'a donc pas été de m'écarter
de la société comme un membre inutile, mais de m'en
proscrire comme un membre pernicieux; car j'ai très
peu fait de bien , je 1 avoue; mais pour du mal , il n'en
est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu'il
SIXIÈME PROMENADE. 3^3
y ait aucun homme au monde qui en ait réellement
moins fait que moi.
SEPTIÈME PROMENADE.
Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé ,
et déjà je sens qu'il touche à sa fin. Un autre amuse-
ment lui succède, m'absorbe, et m ôte même le temps
de rêver : je m y livre avec un engouement qui tient
de l'extravagance , et qui me fait rire moi-même quand
j y réfléchis ; mais je ne m'y livre pas moins , parceque ,
dans la situation où me voilà, je n ai plus d'autre régie
de conduite que de suivre eu tout mou penchant sans
coptrainte. Je ne peux rien à mon sort, je n'ai que des
inclinations innocentes; et, tous les jugements des
hommes étant désormais nuls pour moi, la sa^^esse
même veut qu eu ce qui reste à ma portée je fasse tout
ce qui me flatte, soit en public, soit à part moi, sans
autre régie que ma fantaisie, et sausaytre mesure que
le peu de force qui m'est resié. Me voilà donc à mon
foin pour toute nourriture, et à la botanique pour
toute occupation. Déjà vieux, jeu avois pris la pre-
mière teinture en Suisse, auprès du docteur divernois,
et j avois herborisé assez heureusement, durant mes
voyages , pour prendre une connoissance passable du
régne végétal; mais, devenu plus que sexagénaire,
et sédentaire à Paris, les forces commençant à me
manquer pour les grandes herborisations, et, d ail-
21.
3^4 LES REVERIES,
leurs, assez livré à ma copie de musique pour n'avoir
pas besoin d'autre occupation, j'avois abandonné cet
amusement, qui ne m'étoit plus nécessaire; j'avois
rendu mon berbier, j'avois vendu mes livres, content
de revoir quelquefois les plantes communes que je
trouvois autour de Paris, dans mes promenades.
Durant cet intervalle, le peu que je savois s'est pres-
que entièrement effacé de ma mémoire, et bien plus
rapidement qu'il ne s'y étoit gravé.
Tout d'un coup, âgé de soixante-cinq ans passés,
privé du peu de mémoire que j'avois, et des forces qui
me restoient pour courir la campagne, sans guide,
sans livres , sans jardin, sans berbier, me voilà repris
de cette folie, mais avec plus d'ardeur encore que je
n'en eus en m'y livrant la première fois ; me voilà sé-
rieusement occupé du sage projet d'apprendi^ par
cœur tout le regnum vegetahile de Murray, et de con-
noître toutes les plantes connues sur la terre. Hors
d'état de racbeter des livres de botanique, je me suis
mis en devoir de transcrire ceux qu'on m'a prêtés; et,
résolu de refaire un berbier plus ricbe que le premier,
en attendant que j y mette toutes les plantes de la
mer et des Alpes, et de tous les arbres des Indes, je
commence toujours à bon compte par le mouron , le
cerfeuil, la bourracbe, et le senneçon : j'berborise sa-
vamment sur la cage de mes oiseaux; et, à cbaque
nouveau brin d'berbe que je rencontre, je me dis
avec satisfaction: Voilà toujours une plante de plus.
Je ne cbercbe pas à justifier le parti que je prends
de suivre cette fantaisie ; je la trouve très raisonnable,
persuadé que, dans la position où je suis, me livrer
SEPTIÈME PROMENADE. 325
aux amusements qui me flattent est une grande sa-
gesse, et même une grande vertu : c'est le moyen de
ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de
vengeance ou de haine ; et pour trouver encore dans
ma destinée du goût à quelque amusement, il faut
assurément avoir un naturel bien épuré de toutes pas-
sions irascibles. C'est me venger de mes persécuteurs
à ma manière : je ne saurois les punir plus cruellement
que d'être heureux malgré eux.
Oui, sans doute, la raison me permet, me prescrit
même, de me livrer à tout penchant qui m'attire, et
que rien ne m'empêche de suivre ; mais elle ne m'ap-
prend pas pourquoi ce penchant m'attire, et quel
attrait je puis trouver à une vaine étude faite sans
profit, sans progrès, et qui, vieux, radoteur, déjà
caduc et pesant, sans facilité ,' sans mémoire, me ra-
mène aux exercices delà jeunesse , etaux leçons d'un
écolier: or c est une bizarrerie que je voudrois m'ex-
pliquer. Il me semble que , bien éclaircie , elle pou^roit
jeter quelque nouveau jour sur cette connoissance de
moi-même, à l'acquisition de laquelle j ai consacré
mes derniers loisirs.
J'ai pensé quelquefois assez profondément, mais
rarement avec plaisir, presque toujours contre mon
gré et comme par force. La rêverie me délasse et
m'amuse, la réflexion me fatigue et m'attriste. Penser
fut toujours pour moi une occupation pénible et sans
charme. Quelquefois mes rêveries finissent parla mé-
ditation, mais plus souvent mes méditations finissent
parla rêverie; et, durant ces égarements, mon ame
erre et plane dans l'univers sur les aile^de l'imagina-.
326 LES RÊVERIES.-
tion, dans des extases qui passent toute autre jouis-
sance.
Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté,
toute autre occupation me fut toujours insipide; mais
quand une fois, jeté dans la carrière littéraire par des
impulsions étrangères, je sentis la fatigue du travail
d'esprit , et l'iuiportunité d'une célébrité malheureuse ,
je sentis en même temps languir et s'attiédir mes
douces rêveries; et, bientôt forcé de m'occuper
malgré moi de ma triste situation , je ne pus plus
retrouver que bien rarement ces chères extases qui,
durant cinquante ans, m'avoient tenu lieu de fortune
et de gloire, et, sans autre dépense que celle du
temps, m'avoient rendu, dans l'oisiveté, le plus heu-
reux des mortels.
J'avois même à craindre, dans mes rêveries, que
mon imagination, effarouchée par mes malheurs,
ne tournât enfin de ce côté son activité, et que le
continuel sentiment de mes peines , me resserrant le
cœur par degrés , ne m'accablât enfin de leur poids.
Dans cet état, rfn instinct, qui m'est naturel, me
faisant fuii' toute idée attristante, imposa silence à
mon imagination; et, fixant mon attention sur les
objets qui m'environnoient, me fit, pour la preniière
fois, détailler le spectacle de la nature, que je n'avois
guère contemplé jusqu'alors qu'en masse et dans son
ensemble.
Les arbres, les arbrisseaux , les plantes, sont la
panne et le vêtement de la terre. Rien n'est si triste
que l'aspect d'une campagne nue et pelée, qui n'étale
aux yeux qu» des pierres, du limon et des sables;
SEPTIÈME PROME^'ADE. 827
mais, vivifiée par la nature, et revêtue de sa robe de
noces, au. milieu du cours* des eaux et du chaut des
oiseaux, la terre offre à Thomme , dans 1 harmonie
des trois régnes, un spectacle plein de vie, d intérêt
et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses
yeux et son cœur ne se lassent jamais.
Plus un contemplateur a lame sensible, plus il se
livre aux extases qu excite en lui cet accord. Une rê-
verie douce et profonde s'empare alors de ses sens ,
et il se perd, avec une délicieuse ivresse, dans 1 im-
mensité de ce beau système avec lequel il se sent
identifié. Alors tous les objets particuliers lui échap-
pent; il ne voit et ne sent rien que dans le tout. Il
faut que quelque circonstance particulière resserre
ses idées et circonscrive son imagination pour qu'il
puisse observer par partie cet univers qu'il s'efforçoit
d'embrasser.
C'est ce qui m'arriva naturellement quand mon
cœur, resserré par la détresse, rapprochoit et con-
centroit tous ses mouvements autour de lui pour
conserver ce reste de chaleur prêt à s évaporer et
s'éteindre dans Tabattement où je tombois par de
grés. J'errois nonchalamment dans les bois et dans
les montagnes , n'osant penser de peur d attiser
mes douleurs. Mon imagination , qui se refuse aux
objets de peine, laissoit mes sens se livrer aux im-
pressions légères, mais douces, des objets environ-
nants. Mes yeux se proraenoient sans cesse de 1 un à
l'autre , et il n'étoit pas possfble que , dans une variété
si grande, il ne s'en trouvât qui les fixoieut davan-
tage, et les drrêtoient plus long-temps.
328 LES RÊVERIES.
Je pris goût à cette récréation des yeux qui, dans
l'inFortune, repose, amuse, distrait Tesprit et sus-
pend le sentiment des peines. La nature des objets
aide beaucoup à cette diversion , et la rend plus sé-
duisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs , les
plus élégantes formes , semblent se disputer à l'envi
le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu'aimer
le plaisir pour se livrer à des sensations si douces ;
et si cet effet n a pas lieu sur tous ceux qui en sont
frappés , c'est , dans les uns , faute de sensibilité natu-
relle, et, dans la plupart, que leur esprit, trop occupé
d'autres idées, ne se livre qu'à la dérobée aux objets
qui frappent leurs sens.
Une autre chose contribue encore à éloigner du
régne végétal l'attention des gens de goût; c'est l'ha-
bitude de ne chercher dans les plantes que des drogues
et des remèdes. Théophraste s'y étoit pris autrement,
et 1 on peut regarder ce philosophe comme le seul
botaniste de l'antiquité : aussi n'est-il presque point
connu parmi nous ; mais, grâce à un certain Diosco-
ride, grand compilateur de recettes, et à ses com-
mentateurs, la médecine s'est tellement emparée des
plantes transformées en simples, qu'on n'y voit que
ce qu'on n'y voit point, savoir les prétendues vertus
qu'il plaît au tiers et au quart de leur attribuer. On ne
conçoit pas que l'organisation végétale puisse par
elle-même mériter quelque attention ; des gens qui
passent leur vie à arranger savamment des coquilles
se moquent de la botanique comme d'une étude inu-
tile, quand on n'y joint pas, comme ils disent, celle
des propriétés, c'est-à dire quand on ^abandonne
SEPTIÈME PROMENADE. 829
pas Tobservation de la nature, qui ne ment point, et
qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uni-
quement à l'autorité des hommes, qui sont menteurs,
et qui nous affirment beaucoup de choses qu'il faut
croire sur leur parole, fondée elle-même, le plus sou-
vent, sur l'autorité d'autrui. Arrêtez-vous dans une
prairie émaillée à examiner successivement les fleurs
dont elle brille; ceux qui vous verront faire, vous
prenant pour un frater , vous demanderont des herbes
pour guérir la rogne des enfants , la gale des hommes ,
ou la morve des chevaux.
Ce dégoûtant préjugé est détruit en partie dans
les autres pays, et surtout en Angleterre, grâce à
Tiinnaeus, qui a un peu tiré la botanique des écoles de
pharmacie pour la rendre à l'histoire naturelle et aux
usages économiques; mais en France, où cette étude
a moins pénétré chez les gens du monde, on est
resté, sur ce point, tellement barbare, qu'un bel esprit
de Paris, voyant à Londres im jardin de curieux,
plein d'arbres et de plantes rares, s'écria, pour tout
éloge; «Voilà un fort beau jardin d'apothicaire!»
A ce compte, le premier apothicaire fut Adam ; car il
n'est pas aisé d'imaginer un jardin mieux assorti de
plantes que celui d'Eden.
Ces idées médicinales ne sont 'assurément guère
propres à rendre agréable l'étude de la botanique;
elles flétrissent l'émail des prés, l'éclat des fleurs,
desséchent la fraîcheur des bocages, rendent la ver-
dure et les ombrages insipides et dégoûtants; toutes
ces structures charmantes et gracieuses intéressent
fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans
33o LES RÊVERIES,
un mortier, et Ton n'ira pas chercher des guirlandes
pour ies bergèi^s parmi des herbes pour les lave-
ments.
Toutes cette pharmacie ne souilloit point mes ima-
ges champêtres; rien n en otoit plus éloijjné que des
tisanes et des emplâtres. J ai souvent pensé, en re-
gardant de près les champs, les vergers, les bois, et
leurs nombreux habitants, que le régne végétal étoit
un magasin d'aliments donnés parla nature à Thomme
et aux animaux; mais jamais il ne m'est venu à l'es-
prit d'y chercher des drogues et des remèdes. Je ne
vois rien, dans ces diverses productions, qui m'in-
dique un pareil usage, et elle nous anroit montré le
choix, si elle nous Tavoit prescrit, comme elle a fait
pour les comestibles. Je sens même que le plaisir que
je prends à parcourir les bocages seroit empoisonné
par le sentiment des infirmités humaines s'il me lais-
soit penser à la fièvre, à la pierre, à la goutte, et au
mal caduc. Du reste, je ne disputerai point aux végé-
taux les grandes vertus qu'on leur attribue; je dirai
seulement qu'en supposant ces vertus réelles, c'est
malice pure aux malades de continuer à l'être ; car de
tant de maladies que les hommes se donnent, il n'y
en a pas une seule dont vingt sortes d'herbes ne gué-
rissent radicalement.
Ces tournures d'esprit, qui rapportent toujours
tout à notre intérêt matériel, qui font chercher par-
tout du profit ou des remèdes, et qui feroient re-
garder avec indifférence toute la nature, si l'on se
portoit toujours bien, n'ont jamais été les miennes. Je
me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes :
SEPTIÈME PROMENADE. 33l
tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste
et gâte mes pensées, et jamais je n'ai trouvé de vrais
charmes aux plaisirs de l'esprit, qu'en perdant tout-à-
fait de vue Fiatérét de mon corps. Ainsi, qunnd même
jecrôirois à la médecine, et quand même ses remèdes
seroient agréables, je ne trouverois jamais, à m'en
occuper, ces délices que donne ime contemplation
pure et désintéressée : et mon ame ne sauroit s'exalter
et planer sur la nature, tant que je la sens tenir aux
liens de mon corps. D'ailleurs, sans avoir eu jamais
grande confiance à la médecine, j'en ai eu beaucoup
à des médecins que j'estimois, que j'aimois, et à qui
je laissois gouverner ma carcasse avec pleine autorité.
()uinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens;
rentré maintenant sous les seules lois de la nature , j'ai
repris par elle ma première santé. Quand les médecins
ii'auroient point contre moi d'autres griefs, qui pour-
foit s'étonner de leur haine? Je suis la preuve vivante
de la vanité de leur art, et de 1 inutilité de leurs
soins.
Non , rien de personnel , rien qui tienne à lintérêt
de mon corps ne peut occuper vraiment mon ame. Je
ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que
quand je m'oublie moi-même. Je sens des extases,
des ravissements inexprimables à me fondre, pour
ainsi dire, dans le système des êtres, à m'identifier
avec la nature entière. Tant que les hommes furent
mes frères, je me faisois des projets de félicité ter-
restre: ces projets étant toujours relatifs au tout, je
ne pouvois être heureux que de la félicité publique,
et jamais 1 idée d un bonheur particulier nu touché
332 LES r.ÉVERIES.
mon cœur; que quand j'ai vu mes frères ne chercher
le leur que dans ma misère. Alors, pour ne les pas
haïr, il a bien fallu les fuir; alors, me réfugiant chez
la mère commune, j'ai cherché, dans ses bras, à me
soustraire aux atteintes de ses enfants ; je suis devenu
solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misan-
thrope, parceque la plus sauvage solitude me paroît
préférable à la société des méchants, qui ne se nour-
rit que de trahisons et de haine.
Forcé de m'abstenir de penser, de peur de penser
à mes malheurs malgré moi ; forcé de contenir les
restes d'une imagination riante, mais languissante,
que tant d'angoisses pourroient effaroucher à la fin ;
forcé de tâcher d'oublier les hommes qui m'accablent
d'ignominie et d'outrages, de peur que l'indignation
ne m'aigrît enfin contre eux, je ne puis cependant
me concentrer tout entier en moi-même, parceque
mon ame expansive cherche, malgré que j'en aie, à
étendre ses sentiments et son existence sur d'autres
êtres, et je ne puis plus, comme autrefois, me jeter,
tête baissée, dans ce vaste océan de la nature , parce-
que mes facultés, affoiblies et relâchées, ne trouvent
plus d'objets assez déterminés, assez fixes, assez à
ma portée, pour s'y attacher fortement, et que je ne
me sens plus assez de vigueur pour nager dans le
chaos de mes anciennes extases. Mes idées ne sont
presque plus que des sensations, et la sphère de mon
entendement ne passe pas. les objets dont je suis im-
médiatement entouré.
Fuyant les houmies, cherchant la solitude, n'ima-
ginant plus, pensant encore moins, et ccpendàiU
SEPTIÈME PROMENADE. 333
(loué d'un tempérament vif, qui m'éloigne de l'apa-
thie languissante et mélancolique, je commençai de
m'occuper de tout ce qui m entouroit, et, par un in-
stinct fort naturel, je donnai la préférence aux objets
les plus agréables. Le régne minéral n'a rien en soi
d'aimable et d'attrayant; ses richesses, enfermées
dans le sein de la terre, semblent avoir été éloip^nées
des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupi-
dité : elles sont là comme en réserve pour servir un
jour de supplément aux véritables richesses qui sont
plus à sa portée, et dont il perd le goût à mesure qu'il
se corrompt. Alors il faut qu il appelle 1 industrie, la
peine et le travail, au secours de ses misères ; il fouille
les entrailles de la terre ; il va chercher dans son
centre, aux risques de sa vie et aux dépens de sa
santé, des biens imaginaires à la place des biens réels
qu elle lui offroit d'éUe-méme quand il savoit en jouir.
Il fuit le soleil et le jour, qu il n'est plus digne de
voir; il s'enterre tout vivant, et fait bien, ne méritant
plus de vivre à la lumière du jour. Là , des carrières,
des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil
d'enclumes, de marteaux, de fumée et de feu, suc-
cède aux douces images des travaux champêtres. Les
visages hâves des malheureux qui languissent dans
les infectes vapeurs des mines, de- noirs forgerons,
de hideux cyclopes, sont le spectacle que l'appareil
des mines substitue au sein de la terre, à celui de la
verdure et des fleurs , du ciel azuré, des bergers amou-
reux, et des laboureurs robustes, sur sa surface.
Il est aisé, je l'avoue, daller ramassant du sable
et des pierres, d'eu remplir ses poches et son cabinet.
334 Lt^S REVERIES,
et de se donner avec cela les airs d'un naturaliste :
mais ceux qui s attachent et se bornent à ces sortes
de collections sont, pour Tordinaùre , de riches igno-
rants qui ne cherchent à cela que le plaisir de l'éta-
lage. Pour profiter dans l'étude des ininérgux, il faut
être chimiste et physicien ; il faut faire des expé-
riences pénibles et coûteuses, travailler dans des la-
boratoires , dépenser beaucoup d'argent et de temps
parmi le charbon, les creusets, les fourneaux, les
cornues, dans la fumée et les vapeurs étouffantes,
toujours au risque de sa vie , et souvent aux dépens
de sa santé. De tout ce trîste et fatigant travail ré-
sulte pour l'ordinaire beaucoup moins de savoir que
d'orgueil ; et où est le plus médiocre chimiste qui ne
croie pas avoir pénétré toutes les grandes opérations
de la nature, pour avoir trouvé, par hasard peut-être^
quelques petites combinaisons de l'art?
Le régne animal est plus à notre portée, et cer-
tainement mérite encore mieux d être étudié; mais
enfin cette étude n'a-t-elle pas aussi ses difficultés, ses
embarras, ses dégoûts et ses peines, surtout pour un
solitaire qui n'a, ni dans ses jeux, ni dans ses tra-
vaux, d'assistance à espérer de personne? Comment
observer, disséquer, étudier, connoîtreles oiseaux
dans les airs , les poissons dans les eaux , les quadru-
pèdes plus légers que le vent, plus forts que l'homme,
et qui ne sont pas plus disposés à venir s offrir à mes
recherches , que moi de courir après eux pour les y
soumettre de force? J'aurois donc pour ressource des
escargots , des vers , des mouches , et je passerois ma
vie à me mettre hors d'haleine pour courir après des
SEPTIÈME PROMENADE. 335
papillons, à empaler de pauvres insectes, à disséquer
des souris quand j'en pourrois prendre, ou les cha-
rognes des bétes que par hasard je trouverois morles.
L'étude des animaux n'est rien saivs Tanatomie; c'est
par elle qn on apprend à les classer, à distinguer les
genres, les espèces. Pour les étudier par leurs mœurs,
par leurs caractères, il fauiiroit avoir des volières,
des viviers, des ménageries; il faudroit les contrain-
dre, en quelque manière que ce put être, à rester
rassemblés autour de moi; je n ai ni le goût, ni les
moyens de les tenir en captivité, ni l'agilité néces-
saire pour les suivre dans leurs allures quand ils
sont en liberté. Il faudra donc les étudier morts, les
déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs en-
tiailles palpitantes! Quel appareil affreux qu'un am-
phithéâtre anatomique ! des. cadavres puants, de
baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dé-
goûtants, des squelettes affreux, des vapeurs pesti-
lentielles ! Ce n est pas là, sur ma parole, que Jean-
Jacques ira chercher ses amusements.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais,
ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon
imagination salie par tous ces hideux objets. Mon
ame, morte à tous les gçands mouvements, ne peut
plus s'affecter que par des objets sensibles ; je n ai
plus que des, sensations , et ce n est plus que par elles
que la peine ou le plaisir peuvent m'atteindre ici-bas.
Attiré par les riants objets qui m'entourent, je les
considère, je les contemple, je les con) pare, j'ap-
prends enfin à les classer , et me voilà tout d'un coup
aussi botaniste qu'a besoin de l'être celui qui ne veut
336 LES REVERIES,
étudier la nature que pour trouver sans cesse de nou-
velles raisons de l'aimer.
Je ne cherche point à m'instruire : il est trop tard.
D'ailleurs je n'ai jamais vu que tant de science con-
tribuât au bonheur de la vie ; mais je cherche à me
donner des amusements doux et simples que je puisse
goûter sans peine, et qui me distraient de mes mal-
heurs. Je n'ai ni dépense à faire, ni peine à prendre
pour errer nonchalamment d'herbe en herbe , de
plante en plante, pour les examiner, pour comparer
leurs divers caractères, pour marquer leurs rapports
et leurs différences, enfin pour observer l'organisa-
tion végétale de manière à suivre la marche et le jeu
de ces machines vivantes, à chercher quelquefois avec
succès leurs lois générales, la raison et la fin de leurs
structures diverses , et à me livrer aux charmes de
l'admiration reconnoissante pour la main qui me fait
jouir de tout cela.
Les plantes semblent avoir été semées avec profu-
sion sur la terre , comme les étoiles dans le ciel, pour
inviter l'homme, par l'attrait du plaisir et de la cu-
riosité, à l'étude de la nature : mais les astres sont
placés loin de nous; il faut des connoissances pré-
liminaires, des instrumenta, des machines, de bien
longues échelles pour les atteindre et les rapprocher
à notre portée. Les plantes y sont naturellement;
elles naissent sous nos pieds , et dans nos mains pour
ainsi dire, et si la petitesse de leurs parties essen-
tielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les in-
struments qui les y rendent sont d'un beaucoup plus
facile usage que ceux de l'astronomie. La botanique
SEPTIÈME PROMENADE. SSy
est Tétude d'un oisif et paresseux solitaire : une pointe
et une loupe sont tout l'appareil dont il a besoin pour
les observer. Il se promène, il erre librement d'un
objet à l'autre, il fait la revue de chaque fleur avec
intérêt et curiosité ; et, sitôt qu'il commence à saisir
les lois de leur structure, il goûte à les observer un
plaisir sans peine, aussi vif que s'il lui en coûtoit beau-
coup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme
qu'on ne sent que dans le plein calme des passions ,
mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse
et douce; mais sitôt qu'on y mêle un motif d'intérêt
ou de vanité, soit pour remplir des places ou pour
faire des livres, sitôt qu'on ne veut apprendre que
pour instruire, qu'on n'herborise que pour devenir
auteur ou professeur, tout ce doux charme s'éva-
nouit, on ne voit plus dans les plantes que des instru-
ments de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai
plaisir dans leur étude, on ne veut plus savoir, mais
montrer qu'on sait, et dans les bois on n'est que sur
le théâtre du monde , occupé du soin de s'y faire ad-
mirer ; ou bien , se bornant à la botanique de cabinet
et de jardin tout au plus, au lieu d'observer les végé-
taux dans la nature, on ne s'occupe que de systèmes
et de méthodes ; matière éternelle de dispute, qui ne
fait pas connoître une plante de plus, et ne jette au-
cune véritable lumière sur l'histoire naturelle et le
régne végétal. Delà les haines, les jalousies , que la
concurrence de célébrité excite chez les botanistes
auteurs, autant et plus que chez les autres savants.
En dénaturant cette aimable étude, ils la transplan-
tent au milieu des villes et des académies, où elle ne
iir. 22
338 LES RÊVERIES.
dégénère pas moins que les plantes exotiques dans
les jardins des curieux.
Des dispositions bien différentes ont fait pour moi
de cette étude une espèce de passion qui remplit le
vide de toutes celles que je n'ai plus. Je gravis les
rochers , les montagnes , je m'enfonce dans les val-
lons, dans les bois, pour me dérober, autant qu'il est
possible, au souvenir des hommes, et aux atteintes
des méchants. Il me semble que sous les ombrages
d'une forêt je suis oublié, libre, et paisible, comme
si je n'avois plus d'ennemis, ou que le feuillage des
bois dût me garantir de leurs atteintes , comme il les
éloigne de mon souvenir, et je m'imagine dans ma
bêtise qu'en ne pensant point à eux ils ne penseront
point à moi. Je trouve une si grande douceur dans
cette illusion , que je m'y livrerois tout entier si ma
situation, ma foiblesse, et mes besoins me le permet-
toient. Plus la solitude où je vis alors est profonde,
plus il faut que quelque objet en remplisse le vide,
et ceux que mon imagination me refuse ou que ma
mémoire repousse sont suppléés par les productions
spontanées que la terre non forcée par les hommes
offre à mes yeux de toutes parts. Le plaisir d'aller
dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre
celui d'échapper à mes persécuteurs; et, parvenu
dans des lieux où je ne vois nulles traces d'hommes,
je respire plus à mon aise, comme dans un asile où
leur haine ne me poursuit plus.
Je me rappellerai toute ma vie ime herborisation
que je fis un jour du côté de la Robaila , montagne du
justicier Clerc, j'étois seul, je m'enfonçai dans les
SEPTIÈME PROMENADE. 33y
anfractuosités de la montagne ; et, de bois en bois , de
roche en roche, je parvins à un réduit si caché que je
n'ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs
sapins entremêlés de hêtres prodigieux, dont plu-
sieurs tombés de vieillesse et entrelacés les uns dans
les autres, fermoient ce réduit de barrières impéné-
trables ; quelques intervalles que laissoit cette som-
bre enceinte n'offroient au-delà que des roches cou-
pées à pic , et d'horribles précipices , que je n'osois
regarder qu'en me couchant sur le ventre. Le duc, la
chevêche, et l'orfraie, faisoient entendre leurs cris
dans les fentes de la montagne ; quelques petits oi-
seaux rares , mais familiers , tempéroient cependant
Fhorreur de cette solitude ; là , je trouvai la dentaire
heptaphyllos, le ciclamen, le nidus avis , le grand laser-
pitium , et quelques autres plantes qui me charmè-
rent et m'amusèrent long-temps; mais, insensible-
ment dominé par la forte impression des objets, j'ou-
bliai la botanique et les plantes, je m'assis sur des
oreillers de lycopodiwn et de mousses, et je me mis à
rêver plus à inon aise , en pensant que j'étois là dans
un refuge ignoré de tout l'univers, où les persécu-
teurs ne me déterreroient pas. Un mouvement d'or-
gueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparois
à ces grands voyageurs qui découvrent une de dé-
serte , et je me disois avec complaisance, sans doute,
Je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu'ici. Je
me regardois • presque comme un autre Colomb.
Tandis que je me pavanois dans cette idée, j'en-
tendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus
recoijnoître ; j'écoute : le même bruit se répète et se
23.
34o LES RÊVERIES,
multiplie. Surpris et curieux, je mjc lève, je perce à
travers un fourré de broussailles du côté d'où venoit
le bruit, et dans une combe, à vingt pas du lieu même
où je croyois être parvenu le premier, j'aperçois une
manufacture de bas.
Je ne saurois exprimer l'agitation confuse et contra-
dictoire que je sentis dans mon cœur à cette décou-
verte. Mon premier mouvement fut un sentiment de
joie de me retrouver parmi des humains où je m étois
cru totalement seul ; mais ce mouvement, plus rapide
que l'éclair, fit bientôt place à un sentiment doulou-
reux plus durable , comme ne pouvant dans les antres
mêmes des Alpes échapper aux cruelles mains des
hommes acharnés à me tourmenter. Carj'étois bien
sur qu il n'y avoit peut-être pas deux hommes dans
cette fabrique qui ne fussent initiés dans le complot
dont le prédicant Montmollin s'étoit fait le chef, et qui
tiroit de plus loin ses premiers mobiles. Je me hâtai
d'écarter cette triste idée, et je finis par rire en moi-
même, et de ma vanité puérile , et de la manière co-
mique dont j'en avois été puni.
Mais, en effet, qui jamais eût dû s'attendre à trou-
ver une manufacture dans un précipice! Il n'y a que
la Suisse au monde qui présente ce mélange de la na-
ture sauvage, et de l'industrie humaine. La Suisse en-
tière n'est, pour ainsi dire, qu'une grande ville, dont
les rues larges et longues plus que celle de Saint-An-
toine, sont semées de forêts, coupées de montagnes,
et dont les maisons éparses et isolées ne communiquent
entre elles que par des jardins anglois. Je me rappelai
à ce sujet une autre herborisation que du Peyrou,
SEPTIÈME PROMENADE. 84 I
-dEscheinv, le colonel de Pury, le justicier Clerc, et
moi , avions faite il y avoit quelque temps sur la mon-
tagne de Chasseron, du sommet de laquelle on dé-
couvre sept lacs. On nous dit qu'il n'y avoit qu'une
seule maison sur cette montagne , et nous n'eussions
sûrement pas deviné la profession de celui qui 1 habi-
toit, si l'on n'eût ajouté que c'étoit un libraire, et qui
même faisoit fort bien ses affaires dans le pavs *. Il
me semble qu'un seul fait de cette espèce fait mieux
connoître la Suisse que toutes les descriptions des
voyageurs.
En voici un autre de même nature, ou à peu près,
qui ne fait pas moins connoître un peuple fort différent.
Durant mon séjour à Grenoble je faisois souvent de
petites herborisations hors la ville avec le sieur Bovier,
avocat de ce pays-là , non pas qu'il aimât ni sût la bo-
tanique, mais parceque, s'étant fait mon garde de la
manche , il se faisoit , autant que la chose étoit possible ,
une loi de ne pas me quitter d'un pas. Un jour nous
nous promenions le long de l'Isère, dans un lieu tout
plein de saules épineux. Je vis sur ces arbrisseaux des
fruits mûrs; j eus la curiosité d'en goûter, et, leur
trouvant une petite acidité très agréable, je me mis à
manger de ces grains pour me rafraîchir : le sieur Bo-
vier se tenoit à côté de moi sans m'imiter et sans rien
dire. Un de ses amis survint, qui me vovant picorer
ces grains, me dit: Eh! monsieur, que faites-vous là?
* C'est sans doute la ressemblance des noms qui a entraîne Pious-
seau à appliquer l'anecdote du libraire à Chasseron , au lieu de
Chasserai , autre montagne très élevée, sur les frontières de la
principauté de Neuchâtel. (iVofe des Editeurs de Genève.)
342 LES RÊVERIES,
ignorez-vous que ce fruit empoisonne? Ce fruit em-
poisonne! m'écriai-je tout surpris. Sans doute, reprit-
il, et tout le monde sait si bien cela, que personne
dans le pays ne s avise d'en goûter. Je regardois le
sieur Bovier, et je lui dis : Pourquoi donc ne m'aver-
tissiez-vous pas? Ah! monsieur, me répondit-il d'un
ton respectueux, je n'osois pas prendre cette liberté.
Je me mis à rire de cette humilité dauphinoise, en
discontinuant néanmoins ma petite collation. J'étois
persuadé, comme je le suis encore, que toute produc-
tion naturelle, agréable au goût, ne peut-être nuisible
au corps, ou ne Test du moins que par son excès. Ce-
pendant j'avoue que je m'écoutai un peu tout le reste
de la journée: mais j'en fus quitte pour un peu d'in-
quiétude; je soupai très bien, dormis mieux, et me
levai le matin en parfaite santé, après avoir avalé la
veille quinze ou vingt grains de ce terrible hyppophœe ,
qui empoisonne à très petite dose, à ce que tout le
monde me dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure
ine parut si plaisante , que je ne me la rappelle jamais
sans rire de la singulière discrétion de M. l'avocat
Bovier. *
* Dans ses Réflexions sur les Confessions de Rousseau, M. Ser-
van lui reproche vivement l'accusation atroce qui résulte, contre
M. Bovier, du récit de cette anecdote, et prouve très bien l'in-
vraisemblance de cette accusation par son atrocité même. Sans
avancer positivement que Rousseau a menti en cette occasion, il
conclut qu'il s'esL misérablement trompé lui-même , et ne laisse
rien à désirer à l'appui de cette conclusiou. Point de doute en
effet que si par ces mots humilité dauphinoise, Rousseau, comme
le fait entendre M. Servan, a touIu dire humilité rusée, l'accusa-
tiou ist atroce et condamnable au dernier point. Si, comme tout
SEPTIÈME PROMENADE. 343
Toutes mes courses de botanique, les diverses im-
pressions du local des objets qui m'ont frappé, les
idées qu'il m'a fait naître, les incidents qui s'y sont
mêlés, tout cela m'a laissé des impressions qui se re-
nouvellent par 1 aspect des plantes herborisées dans
ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysa-
ges, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rocbers,
ces montagnes, dont l'aspect a toujours touché mon
cœur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces
heureuses contrées, je n'ai qu'à ouvrir mon herbier
et bientôt il m'y transporte. Les fragments des plantes
que j'y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce
magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un
journal d'herborisations, qui me les fait recommencer
avec un nouveau charme, et produit l'effet d'un op-
tique, qui les peindroit derechef à mes yeux.
C'est la chaîne des idées accessoires qui m'attache
à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon ima-
dispose à le croire, Rousseau n'a pas employé ces mots dans un
sens aussi odieux, il en résulte tout simplement qu'il a relevé gaie-
ment une bédse de l'avocat Bovier ; car on ne peut guère qualifier
autrement la singulière réponse de celui-ci à la question qui lui
étoit faite, si cette réponse n'est pas l'efFet d'une énorme distrac-
tion. Dans tous les cas il faut convenir que c'est, de la part de
Piousseau, un très grand tort d'avoir imprimé cette espèce de flé-
trissure sur un homme que nous avons connu personnellement à
(Grenoble, excellent homme à tous égards, ardent admirateur de
Pionsseau, qu'il avoit reçu chez lui avec transport, et dont les in-
tentions pures autant que bienveillantes méritoient une autre ré-
compense.
Il a été prouvé depuis que le fruit de l'arbuste dont il est qiies
lion dans cette aventure, n'est rien moins qu'un poison. Voyez
l'édition de Genève, tome VI du Supplément^ page 4^1.
344 LES RÊVERIES,
gination toutes les idées qui la flattent davantage; les
prés, les eaux, les bois , la solitude, la paix surtout,
et le repos qu'on trouve au milieu de tout cela, sont
retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle
me fait oublier les persécutions des hommes, leur
haine, leurs mépris, leurs outrages, et tous les maux
dont ils ont payé mon tendre et sincère attachement
pour eux. Elle me transporte dans des habitations
paisibles, au milieu de gens simples et bons, tels que
ceux avec qui j ai vécu jadis. Elle me rappelle et mon
jeune âge, et mes innocents plaisirs, elle m'en fait
jouir derechef, et me rend heureux bien souvent en-
core, au milieu du plus triste sort qu'ait subi jamais
un mortel.
HUITIÈME PROMENADE.
En méditant sur les dispositions de mon ame dans
toutes les situations de ma vie, je suis extrêmement
frappé de voir si peu de proportion entre les diverses
combinaisons de ma destinée , et les sentiments habi-
tuels de bien ou mal être dont elles m'ont affecté. Les
divers intervalles de mes courtes prospérités ne m'ont
laissé presque aucun souvenir agréable de la manière
intime et permanente dont elles m'ont affecté; et, au
contraire, dans toutes les misères de ma vie, je me
sentois constamment rempli de sentiments tendres,
touchants, délicieux, qui, versant un baume salutaire
sur les blessures de mon cœur navré, sembloient en
HUITIÈME PROMENADE. 345
convertir la douleur en volupté, et dont Taimable sou-
venir me revient seul, dégagé de celui des maux que
j'éprouvois eu même temps. Il me semble que j'ai plus
goûté la douceur de Texistence ; que j'ai réellement
plus vécu, quand mes sentiments, resserrés, pour
ainsi dire, autour de mon cœur par ma destinée, n'al-
loient point s'évaporant au-dehors sur tous les objets
de Testime des hommes qui en méritent si peu par
eux-mêmes, et qui font l'unique occupation des gens
que Ton croit heureux.
Quand tout étoit dans Tordi-e autour de moi , quand
j'étois content de tout ce qui m'entouroit, et de la
sphère dans laquelle j'avois à vivre, je la rempHssois
de mes affections. Mon ame expansive s'étendoit sur
d autres objets ; et toujours attiré loin de moi par des
goûts de mille espèces, par des attachements aimables
qui sans cesse occupoient mon cœur, je ra'oubliois,
en quelque façon, moi-même; j'étois tout entier à ce
qui m'étois étranger, et j'éprouvois, dans la conti-
nuelle agitation de mon cœur, toute la vicissitude des
choses humaines. Cette vie orageuse ne me laissoit ni
paix au-dedans, ni repos au-dehors. Heureux en ap-
parence, je n'avois pas un sentiment qui pût soutenir
l'épreuve de la réflexion, et dans lequel je pusse vrai-
ment me complaire. Jamais je n'étois parfaitement
content ni d'autrui, ni de moi-même. Le tumulte du
monde m'étourdissoit, la solitude m'ennuyoit, j'avois
sans cesse besoin de changer de place , et je n'étois
bien nulle part. J'étois fêté pourtant, bien voulu,
bien reçu, caressé partout; je n'avois pas un ennemi,
pas un malveillant, pas un envieux; comme on ne
346 LES RÉVER1E3.
cherchoit qu'à m'obliger, j'avois souvent le plaisir
d'obliger moi-même beaucoup de monde, et, sans
bien, sans emploi, sans fauteurs, sans grands talents
bien développés ni bien connus, je jouissois des avan-
tages attachés à tout cela, et je ne voyois personne,
dans aucun état, dont le sort me parût préférable au
mien. Que me manquoit-il donc pour être heureux?
Je l'ignore ; mais je sais que je ne l'étois pas. Que me
manque-t-il aujourd hui pour être le plus infortuné
des mortels? Rien de tout ce que les hommes ont pu
mettre du leur pour cela. Hé bien! dans cet état dé-
plorable, je ne changerois pas encore d'être et de
destinée contre le plus fortuné d'entre eux, et j'aime
encore mieux être moi dans toute ma misère, que
d'être aucun de ces gens-là dans toute leur prospé-
rité. Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de
ma propre substance, mais elle ne s'épuise pas; je me
suffis à moi-même, quoique je rumine, pour ainsi
dire, à vide, et que mon imagination tarie et mes
idées éteintes ne fournissent plus d'aliments à mon
cœur. Mon ame offusquée, obstruée par mes or-
ganes, s'affaise de jour en jour, et, sous le poids de
ces lourdes masses, n'a plus assez de vigueur pour
s'élancer, comme autrefois, hors de sa vieille enve-
loppe.
C'est à ce retour sur nous-mêmes que nous force
l'adversité ; et c'est peut-être là ce qui la rend le plus
insupportable à la plupart des hommes. Pour moi,
qui ne trouve à me reprocher que des fautes, j'en ac-
cuse ma foiblesse, et je me console, car jamais mal
prémédité n'approcha de mon cœur. 3 i aoia-: ^
HUITIÈME PROMENADE. 347
Cependant, à moins d'être stupide, comment con-
templer un moment ma situation , sans la voir aussi
horrible qu'ils Tout rendue, et sans périr de douleur
et de désespoir? Loin de cela, moi, le plus sensible
des êtres, je la contemple et ne m'en émeus pas; et,
sans combats, sans efforts sur moi-même, je me vois
presque avec indifférence dans un état dont nul autre
homme peut-être n« supporteroit Taspect sans effroi.
Comment en suis-je venu là? carjétois bien loin
de cette disposition paisible, au premier soupçon du
complot dont j'étois enlacé depuis long-temps sans
m'en être aucunement aperçu. Cette découverte nou-
velle me bouleversa. L'infamie et la trahison me sur-
prirent au dépourvu. Quelle ame honnête est préparée
à de tels genres de peines? Il faudroit les mériter
pour les prévoir. Je tombai dans tous les pièges qu'on
creusa sous mes pas. L'indignation, la fureur, le dé-
hre, s'emparèrent de moi: je perdis la tramontane.
Ma tête se bouleversa, et, dans les ténèbres horribles
où l'on n'a cessé de me tenir plongé, je n'aperçus plus
ni lueur pour me conduire, ni appui, ni prise où je
pusse me tenir ferme, et résister au désespoir qui
m'entraînoit.
Comment vivre heureux et tranquille dans cet état
affreux? J'y suis pourtant encore, et plus enfoncé
que jamais, et j'y ai retrouvé le calme et la paix , et j'y
>is heureux et tranquille, et j'y ris des incroyables
tourments que mes persécuteurs se donnent sans
cesse, tandis que je reste en paix, occupé de fleurs,
d'étamines et d'enfantillages, et que je ne songe pas
même à eux.
348 LES RÊVERIES.
Comment s'est fait ce passage? Naturellement, in-
sensiblement et sans peine. La première surprise fut
épouvantable. Moi qui me sentois digue d'amour et
d'estime, moi qui me croyois honoré, chéri, comme
je méritois de Tétre, je me vis travesti tout d'un coup
en un monstre affreux tel qu'il n'en exista jamais.
Je vois toute une génération se précipiter tout entière
dans cette étrange opinion, sai4S explication, sans
doute, sans honte, et sans que je puisse parvenir à
savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je
me débattis avec violence et ne fis que mieux m'en-
lacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s'expliquer
avec moi; ils n'avoient garde. Après mètre long-
temps tourmenté sans succès, il fallut bien prendre
haleine. Cependant j'espérois toujours, je me disois :
Un aveuglement si stupide, une si absurde préven-
tion, ne sauroit gagner tout le genre humain. Il y a
des hommes de sens qui ne partagent pas le délire; il
y a des âmes justes qui détestent la foiuberie et les
traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un
homme : si je le trouve, il sont confondus. J'ai cherché
vainement; je ne l'ai point trouvé. La ligue est uni-
verselle, sans exception, sans retour; et je suis sur
d'achever mes jours dans cette affreuse proscription,
sans jamais en pénétrer le mystère.
C'est dans cet état déplorable qu'après de longues
angoisses, au lieu du désespoir qui sembloit devoir
être enfin mon partage, j'ai retrouvé la sérénité, la
tranquillité, la paix, le bonheur même, puisque
chaque jour de ma vie me rappelle avec plaisir celui
HUITIÈME PROMENADE. 349
de la veille, et que je n'eu désire point d'autre pour le
lendemain.
D où vient cette différence? D'une seule chose;
c'est que j'ai appris à porter le joug de la nécessité
sans murmure. C est que je m'efforçois de tenir encore
à raille choses, et que toutes ces prises m'ayant suc-
cessivement échappé, réduit à moi seul, j'ai repris
enfin mon assiette. Pressé de tous côtés, je demeure
en équilibre, parceque je ne m'attache plus à rien,
je ne m'appuie que sur moi.
Quand je m'élevois avec tant d'ardeur contre l'opi-
nion, je portois encore son joug sans que je m'en
aperçusse. On veut être estimé des gens qu'on estime,
et tant que je pus juger avantageusement des hommes
ou du moins de quelques hommes, les jugements
qu'ils portoient de moi ne pouvoient mètre indif-
férents : je voyois que souvent les jugements du public
sont équitables ; mais je ne voyois pas que cette équité
même étoit l'effet du hasard, que les régies sur les-
quelles les hommes fondent leurs opinions ne sont
tirées que de leurs passions ou de leurs préjugés, qui
en sont l'ouvrage, et que, lors même qu'ils jugent
bien, souvent encore ces bons jugements naissent
d'un mauvais principe , comme lorsqu'ils feignent
d'honorer en quelques succès le mérite d'un homme,
non par esprit de justice, mais pour se donner un air
impartial, en calomniant tout à leur aise le même
homme, 3ur, d'autres points.
Mais quand, après de si longues et vaines recher-
ch^^j^ les vis tous rester sans exception dans le plus
350 LES RÊVERIES,
inique et absurde système que l'esprit infernal pût
inventer; quand je vis qu'à mon égard la raison étoit
bannie de toutes les têtes et Téquiié de tous les cœurs ;
quand je vis une génération frénétique se livrer tout
entière à Tavengle fureur de ses guides contre un
infortuné qui jamais ne fît, ne voulut, ne rendit de
mal à personne; quand, après avoir vainement cher-
ché un homme, il fallut éteindre enfin ma lanterne et
m'écrier. Il n'y en a plus ; alors je commençai à me
voir seul sur la terre, et je compris que mes contem-
porains n'étoient, par rapport à moi, que des êtres
mécaniques, qui n'agissoient que par impulsion, et
dont je ne pouvois calculer l'action que par les lois du
mouvement : quelque intention, quelque passion que
j'eusse pu supposer dans leurs âmes, elles n'auroient
jamais expliquer leur conduite à mon égard d'une
façon que je pusse entendre. C'est ainsi que leurs dis-
positions intérieures cessèrent d être quelque chose
pour moi; je ne vis plus en eux que des masses dif-
féremment mues, dépourvues à mon égard de toute
moralité.
Dans tous les maux qui nous arrivent nous regar-
dons plus à l'intention qu'à l'effet : une tuile qui tombe
d'un toit peut nous blesser davantage, mais ne nous
navre pas tant qu une pierre lancée à dessein par une
main malveillante; le coup porte à faux quelquefois,
mais l'intention ne manque jamais son atteinte. La
douleur matérielle est ce qu'on sent le moins dans les
atteintes de la fortune; et quand les infortunés ne
savent à qui s'en prendre de leurs malheurs, ils s'en
prennent à la destinée qu'ils personnifient et à laquelle
HUITIÈME PROMENADE. 35l
ils prêtent des yeux et une intelligence pour les tour-
menter à dessein: c'est ainsi qu'un joueur, dépité par
ses pertes, se met en fureur sans savoir contre qui ; il
imagine un sort qui s'acharne à dessein sur lui
pour le tourmenter, et, trouvant un aliment à sa co-
lère, il s'anime et s'enflamme contre l'ennemi qu'il
s'est créé. L'homme sage, qui ne voit dans tous les
malheurs qui lui arrivent que les coups de l'aveugle
nécessité, n'a point ces agitations insensées; il crie
dans sa douleur, mais sans emportement, sans co-
lère; il ne sent du mal dont il est la proie que l'atteinte
matérielle , et les coups qu'il reçoit ont beau blesser sa
personne, pas un n'arrive jusqu'à son cœur.
C'est beaucoup que d'en être venu là , mais ce n'est
pas tout , si Ion s'arrête : c est bien avoir coupé le mal ,
mais c'est avoir laissé la racine; car cette racine n'est
pas dans les êtres qui nous sont étrangers, elle est en
nous-mêmes, et c'est là qu'il faut travailler pour l'ar-
racher tout-à-fait. Voilà ce que je sentis parfaitement
dès que je commençai de revenir à moi: ma raison ne
me montrant qu'absurdités dans toutes les explications
quejecherchois à donner à ce qui m'arrive, je compris
que les causes, les instruments, les moyens de tout
cela m'étant inconnus et inexplicables , dévoient être
nuls pour moi; que je devois regarder tous les détails!
de ma destinée comme autant d'actes d'une pure fata-
lité, où je ne devois supposer ni direction, ni inten-
tion, ni cause morale; qu'il falloit m'y soumettre sans
raisonner et sans regimber, parceque cela étoit inu-
tile; que, tout ce quej'avois à faire encore sur la terre
^tant de m y regarder comme un être purement passif
352 LES BÉVERIES.
je ne devois point user à résister inutilement à ma des-
tinée la force qui me restoit pour la supporter. Voilà
ce que je me disois; ma raison, mon cœur y acquies-
çoient, et néanmoins je sentois ce cœur murmurer en-
core. D'où venoit ce murmure? Je le cherchai, je le
trouvai; il venoitde l'amour-propre, qui, après s'être
indigné contre les hommes, se soulevoit encore contre
la raison.
Cette découverte n'étoit pas si facile à faire qu'on
pourroit croire , car un innocent persécuté prend long-
temps pour un pur amour de la justice l'orgueil de son
petit individu : mais aussi la véritable source, une fois
bien connue, est facile à tarir, ou du moins à détour-
ner. L'estime de soi-même est le plus grand mobile
des âmes fières ; l'amour-propre, fertile en illusions,
se déguise et se fait prendre pour cette estime; mais
quand la fraude enSn se découvre et que l'amour-pro-
pre ne peut plus se cacher, dès-lors il n'est plus à
craindre, et quoiqu'on l'étouffé avec peine, on le sub-
jugue au moins aisément.
Je n'eus jamais beaucoup de pente à l'amour-propre;
mais cette passion factice s etoit exaltée en moi dans
le monde, et surtout quand je fus auteur : j'en avois
peut-être encore moins qu'un autre, mais j'en avois
prodigieusement. Les terribles leçons que j'ai reçues
l'ont bientôt renfermé dans ses premières bornes : il
commença par se révolter contre l'injustice, mais il a
fini par la dédaigner; en se repliant sur mon ame, en
coupant les relations extérieures qui le rendent exi-
geant, en renonçant aux comparaisons, aux préfé-
rences, il s'est contenté que je fusse bon pour moi.
HUITIÈME PROMENADE. 353
Alors, redevenant amour de moi-même, il est rentré
dans Tordre de la nature, et m'a délivré du joug de
1 opinion.
Dès lors j'ai retrouvé la paix de l'ame et presque la
félicité; car, dans quelque situation qu'on se trouve,
ce n'est que par lui qu'on est constamment malheu-
reux. Quand il se tait et que la raison parle, elle nous
console enfin de tous les maux qu'il n'a pas dépendu
de nous d'éviter: elle les anéantit même autant qu'ils
n'agissent pas immédiatement sur nous; car on est
sûr alors d'éviter leurs plus poignantes atteintes en
cessant de s'en occuper. Ils ne sont rien pour celui
qui n'y pense pas : les offenses, les vengeances, les
passe-droits, les outrages , les injustices, ne sont rien
pour celui qui ne voit dans les maux qu il endure que
le mal même et non pas 1 intention, pour celui dont la
place ne dépend pas dans sa propre estime de celle
qu'il plaît aux autres de lui accorder. De quelque
façon que les hommes veuillentme voir, ils ne sauroient
changer mon être; et, malgré leur puissance et malgré
toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi
qu'ils fassent, d'être en dépit d'eux ce que je suis. Il
est vrai que leurs dispositions à mon égard influent
sur ma situation réelle : la barrière qu'ils ont mise entre
eux et moi m'ôte toute ressource de subsistance et
d'assistance dans ma vieillesse et mes besoins. Elle
me rend l'argent même inutile , puisqu'il ne peut me
procurer les services qui me sont nécessaires : il n'y a
plus ni commerce, ni secours réciproque, ni corres-
pondance entre eux et moi. Seul au milieu d'eux, je
n'ai que moi seul pour ressource, et cette ressourcé
ni. 23
354 LES RÊVERIES,
est bien foible à mon âge et dans l'état où je suis. Ces
maux sont grands; mais ils ont perdu sur moi toute
leur force depuis que j'ai su les supporter sans m'en
irriter. Les points où le vrai besoin se fait sentir sont
toujours rares : la prévoyance et l'imagination les
multiplient, et c'est par cette continuité de sentiments
qu'on s'inquiète et qu on se rend malheureux. Pour
moi, j'ai beau savoir que je souffrirai demain, il me
suffit de ne pas souffrir aujourd'hui pour être tran-
quille : je ne m affecte point du mal que je prévois,
mais seulement de celui que je sens, et cela le réduit
à très peu de chose. Seul, malade et délaissé dans mon
lit, j'y peux mourir. d'indigence, de froid et de faim,
sans que personne s'en mette en peine. Mais qu'im-
porte si je ne m'en mets pas en peine moi-même, et si
je m'affecte aussi peu que les autres de mon destin,
quel qu'il soit. N'est-ce rien? surtout à mon âge, que
d'avoir appris à voir la vie et la mort, la nialadie et la
santé , la richesse et la misère, la gloire et la diffama-
tion, avec la même indifférence? Tous les autres vieil-
lards s'inquiètent de tout, moi je ne m'inquiète de
rien; quoi qu il puisse arriver, tout m'est indifférent;
et cette indifférence n'est pas l'ouvrage de ma sagesse,
elle est celui de mes ennemis, et devient une compen-
sation des maux qu ils me font. En me rendant insen-
sible à l'adversité, ils m'ont fait plus de bien que s ils
m'eurent épargné ses atteintes : en ne l'éprouvant
pas je pouvois toujours la craindre, au lieu qu'en la
subjuguant je ne la crains plus.
Cette disposition me livre, au milieu des traverses
de ma vie, à l'incurie de mon naturel, presque aussi
HUITIÈME PROMENADE. 355
pleinement que si je vivois dans la plus complète
prospérité : hors les courts moments où je suis rappelé ,
par la présence des objets, aux plus douloureuses in-
quiétudes, tout le reste du temps, livré par mes pen-
chants aux affections qui m'attirent , mon cœur se
nourrit encore des sentiments pour lesquels ilétoitné,
et j'en jouis avec les êtres imaginaires qui les produi-
sent et qui les partagent, comme si ces êtres existoient
réellement : ils existent pour moi qui les ai créés , et je
ne crains ni qu'ils me trahissent ni qu'ils m'abandon-
nent; ils dureront autant que mes malheurs mêmes,
et suffiront pour me les faire oublier.
Tout me ramène à la vie heureuse et douce pour la-
quelle j étois né : je passe les trois quarts de ma vie,
ou occupé d'objets instructifs et même agréables aux-
quels je livre avec délices mon esprit et mes sens, ou
avec les enfants de mes fantaisies que j ai créés selon
mon cœur, et dont le commerce en nourrit les senti-
ments, ou avec moi seul, content de moi-même, et
déjà plein du bonheur que je sens m'être dû. En tout
«eci l'amour de moi-même fait toute l'œuvre , l'amour-
propre n'y entre pour rien. Il n'en est pas ainsi des
tristes moments que je passe encore au milieu des
hommes, jouet de leurs caresses traîtresses, de leurs
compliments ampoulés et dérisoires, de leur miel-
leuse malignité : de quelque façon que je m'y sois pu
prendre, 1 amour-propre alors fait son jeu. La haine
et l'animosité, que je vois dans leurs cœurs à travers
cette grossière enveloppe, déchirent le mien de dou-
leur, et l'idée d'être ainsi sottement pris pour dupe
ajoute encore à cette douleur un dépit très puéril,
23.
356 LES RÊVERIES,
fruit d'un sot amour-propre dont je sens toute la bê-
tise, mais que je ne puis subjuguer. Les efforts que
j'ai faits pour m'affuerrir à ces regards insultants et
moqueurs sont incroyables : cent fois j'ai passé par
les promenades publiques et par les lieux les plus fré-
quentés, dans lunique dessein de m'exercer à ces
cruelles luttes; non seulement je n'y ai pu parvenir,
mais je n'ai même rien avancé, et tous mes pénibles
mais vains efforts m'ont laissé tout aussi f^icileà trou-
bler, à navrer, et à indigner qu'auparavant.
Dominé par mes sens, quoi que je puisse faire ^ je
n'ai jamais su résister à leurs impressions, et, tant
que l'objet agit sur eux, mon cœur ne cesse d'en être
affecté; mais ces affections passagères ne durent
qu'autant que la sensation qui les cause. La présence
de l'homme haineux m'affecte violemment; mais sitôt
qu'il disparoît, l'impression cesse : à l'instant que je
ne le vois plus, je n'y pense plus. J'ai beau savoir
qu'il va s'occuper de moi, je ne saurois m'occuper de
lui : le mal que je ne sens point actuellement ne m'af-
fecte en aucune sorte; le persécuteur que je ne vois
point est nul pour moi. Je sens l'avantage que cette
position donne à ceux qui disposent de ma destinée.
Qu'ils en disposent donc tout à leur aise ; j aime encore
mieux qu'ils me tourmentent sans résistance, que
d'être forcé de penser à eux pour me garantir de leurs
coups.
Cette action de mes sens sur mon cœur fait le seul
tourment de ma vie. Les lieux où je ne vois personne,
je ne pense plus à ma destinée; je ne la sens plus, je
ne souffre plus; je suis heureux et content sans diver-
HUITIÈME PROMENADE. 357
sion, sans obstacle. ^Slais j'échappe rarement à quel-
que atteinte sensible; et, lorsque j'y pense le moins,
un geste, un regard sinistre que j'aperçois, un mot
envenimé que j'entends, un malveillant que je ren-
contre , suffit pour me bouleverser : tout ce que je
puis faire en pareil cas est d'oublier bien vite et de
fuir; le trouble de mon cœur disparoit avec l'objet
qui Ta causé, et je rentre dans le calme aussitôt que
je suis seul; ou si quelque chose m'inquiète, c'est la
crainte de rencontrer sur mon passage quelque nou-
veau sujet de douleur. C'est là ma seule peine; mais
elle suffit pour altérer mon bonheur. Je loge au
milieu de Paris : en sortant de chez moi je soupire
après la campagne et la solitude; mais il faut l'aller
chercher si loin, qu'avant de pouvoir respirer à mon
aise je trouve en mon chemin mille objets qui me ser-
rent le cœur, et la moitié de la journée se passe en
angoisses avant que j'aie atteint l'asile que je vais cher-
cher. Heureux du moins quand on me laisse achever
ma route! Le moment oii j'échappe au cortège des
méchants est délicieux, et sitôt que je me vois sous
les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir
dans le Paradis terrestre, et je goûte un plaisir interne
aussi vif que si j'étoisle plus heureux des mortels.
Je me souviens parfaitement que , durant mes
courtes prospérités, ces mêmes promenades solitai-
res, qui me sont aujourd'hui si délicieuses, m étoient
insipides et ennuyeuses : quand j étois chez quelqu'un
à la campagne, le besoin défaire de l'exercice et de
respirer le grand air mefaisoit souvent sortir seul, et,
m'échappant comme un voleur, je m'allois promener
358 LES RÊVERIES.
dans le parc ou dans la campagne; mais, loin d'y
trouver le calme heureux que j'y goûte aujourd'hui,
j'y portois 1 agitation des vaines idées qui m'avoient
occupé dans le salon; le souvenir de la compagnie
que j'y avois laissée m'y suivoit. Dans la solitude, les
vapeurs de l'araour-propre et le tumulte du monde
ternissoient à mes yeux la fraîcheur des bosquets , et
troubloient la paix de la retraite : j'avois beau fuir au
fond des bois, une foule importune m'y suivoit par-
tout et voiloit pour moi toute la nature. Ce n'est
qu'après mètre détaché des passions sociales et de
leur triste cortège que je l'ai retrouvée avec tous ses
charmes.
Convaincu de l'impossibilité de contenir ces pre-
miers mouvements involontaires, j'ai cessé tous mes
efforts pour cela : je laisse, à chaque atteinte, mon
sang s'allumer, la colère et l'indignation s'emparer
de mes sens ; je cède à la nature cette première ex-
plosion , que toutes mes forces ne pourroient arrêter
ni suspendre. Je tâche seulement d'en arrêter les
suites avant qu'elle ail produit aucun effet. Les yeux
étincelants, le feu du visage, le tremblement des
membres, les suffocantes palpitations, tout cela tient
au seul physique, et le raisonnement n'y peut rien.
Mais, après avoir laissé faire au naturel sa première
explosion , l'on peut redevenir son propre maître en
reprenant peu-à-peu ses sens : c'est ce que j'ai tâché
de faire long-temps sans succès, mais enfin plus
heureusement; et, cessant d'employer ma force en
vaine résistance, j'attends le moment de vaincre en
laissant agir ma raison, car elle ne me parle que
HUITIÈME PROMENADE. 359
quand elle peut se faire écouter. Eli ! que dis-je, hélas !
ma raison? J'aurois grand tort encore de lui faire
Ihonneur de ce triomphe, car elle n'y a guère de
part : tout vient également d'un tempérament versa-
tile qu'un vent impétueux agite, mais qui rentre dans
le calme à l'instant que le vent ne souffle plus ; c est
mon naturel ardent qui m agite, c'est mon naturel in-
dolent qui m apaise. Je cède à toutes les impulsions
présentes : tout choc me donne un mouvement vif et
court; sitôt qu'il n'y a plus de choc, le mouvement
cesse, rien de communiqué ne peut se prolonger en
moi. Tous les événements de la fortune, toutes les
machines des hommes ont peu de prise sur un homme
ainsi constitué : pour m'affecter de peines durables,
il faudroit que l'impression se renouvelât à chaque
instant; car les intervalles , quelque courts qu ils
soient, suffisent pour me rendre à moi-même. Je suis
ce qu'il plaît aux hommes tant qu ils peuvent agir sur
mes sens ; mais, au premier instant de relâche, je re-
deviens ce que la nature a voulu : c est là, quoi qu'on
puisse faire, mon état le plus constant, et celui par
lequel, en dépit de la destinée, je goûte un bonheur
pour lequel je me sens constitué. J ai décrit cet état
dans une de mes rêveries *. Il me convient si bien que
je ne désire autre chose que sa durée, et ne crains que
de le voir troubler. Le mal que m ont fait les hommes
ne me touche en aucune sorte : la crainte seule de
celui qu'ils peuvent me faire encore est capable de
m agiter; mais, certain qu'ils n'ont plus de nouvelle
prise par laquelle ils puissent m'alïecter d'un senii-
* Vtjyex ci-devant cinquième Promenade, pag. 3o3 et sniv.
36o LES REVERIES.
ment permanent, je me ris de toutes leurs trames, et
je jouis de moi-même en dépit d'eux.
NEUVIÈME PROMENADE.
Le bonheur est un état permanent qui ne semble
pas fait ici-bas pour 1 homme : tout est sur la terre
dans un flux continuel qui ne peimet à rien d'y
prendre une forme constante. Tout change autour de
nous : nous changeons nous-mêmes , et nul ne peut
s'assurer qu'il aimera demain ce qu il aime aujour-
dhui; ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie
sont des chimères. Profitons du contentement d'esprit
quand il vient, gardons-nous de l'éloigner par notre
faute ; mais ne faisons pas des projets pour l'en-
chainer, car ces projets-là sont de pures folies : j'ai
peu vu d'hommes heureux, peut-être point; mais j'ai
souvent vu des cœurs contents, et, de tous les objets
qui m'ont frappé, c'est celui qui m'a le plus contenté
moi-même. Je crois que c'est une suite naturelle du
pouvoir des sensations sur mes sentiments internes.
Le bonheur n'a point d'enseigne extérieure : pour le
connoître, il faudroit lire dans le cœur de l'homme
heureux; mais le contentement se lit dans les yeux,
dans le maintien, dans l'accent, dans la démarche, et
semble se communiquer à celui qui l'aperçoit. Est-il
une jouissance plus douce que de voir un peuple
entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les
cœurs s'épanouir aux rayons expansifs du plaisir qui
NEUVIÈME PROMENADE. 36l
passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages
de la vie?
Il Y a trois jours que M. P. vint, avec un empres-
sement extraordinaire, me montrer l'éloge de ma-
dame Geoffrin par M. d'Alembert. La lecture fut pré-
cédée de longs et grands éclats de rire sur le ridicule
néologisme de cette pièce et sur les badins jeux de
mots dont'il la disoit remplie : il commença délire en
riant toujours. Je Técoutois dun sérieux qui le calma,
et, voyant que je ne l'imitois point, il cessa enfin de
riie. L'article le plus long et le plus recherché de cette
pièce rouloit sur le plaisir que prenoit madame Geof-
frin à voir les enfants et à les faire causer : Tauteur
tiroit avec raison, de cette disposition, une preuve de
bon naturel; mais il ne s'arrêtoit pas là, et il accusoit
décidément de mauvais naturel et de méchanceté
tous ceux qui n avoient pas le même goût, au point
de dire que si Ton interrogeoit là-dessus ceux qu'on
mène au gibet ou à la roue , tous conviendroient qu'ils
n'avoient pas aimé les enfants. Ces assertions faisoient
un effet singulier dans la place où elles étoient. Sup-
posant tout cela vrai , étoit-ce là l'occasion de le dire?
et falloit-il souiller l'éloge d'une femme estimable des
images de supplice et de malfaiteurs? Je compris aisé-
ment le motif de cette affectation vilaine; et quand
M. P. eut fini de lire, en relevant ce qui m'avoit paru
bien dans l'éloge, j'ajoutai que l'autour, en l'écrivant,
avoit dans le cœur moins d'amitié que de haine *.
* Ce que d'AIemhcrX a écrit sur madame Geoffriii ue porte pas
le titre d'éloge, mais fait la malière de deux lettres à Condor-
362 LES RÊVERIES.
Le lendemain, le temps étant assez beau, quoique
froid, j'allai faire une course jusqu'à l'École -Mili-
taire , comptant d'y trouver des mousses en pleine
fleur : en allant je revois sur la visite de la veille et
sur l'écrit de M. d'Alembert, où je pensois bien que
le placage épisodique n'avoit pas été mis sans des-
sein ; et la seule alfectation de m'apporter cette bro-
chure, à moi, à qui l'on cache tout, m'apprenoit
assez quel en étoitl'objet. J'avois mis mes enfants aux
pet. Voyez le tome XIV des OEuvi-es de d'Alembert , en 1 8 vol. in-S",
Morellet et Thomas ont également payé à cette femme intéressante
un tribut de reconnoissance et d'estime, sans donner aussi à leurs
écrits ce titre d'e'/o^e qu'ils ont jufjé sans doute trop aml)itieux dans
son application à celle dont ils ont voulu honorer la mémoire.
Quant aux deux lettres de d'Alembeit sur ce sujet, il faut dire à
sa justification qu'on n'y remarque point le néologisme et les badins
jeux (le mots qu'y trouvoit celui que Rousseau met ici en scène.
D'ailleurs l'article dont il lui plaît de se faire l'application à lui-
même n'est rien moins que long et recherché. Voici cet article dans
son entier :
a Madame Geoffrin avoit tous les goûts d'une ame sensible et
« douce : elle aimoit les enfants avec passion ; elle n'en voyoit pas
Il un seul sans attendrissement. Elle s'intéressoit à l'innocence et à
« la foiblesse de cet âge : elle aimoit à observer en eux la nature
«qui, grâce à nos mœurs, ne se laisse plus voir que dans l'en^
nfance; elle se plaisoit à causer avec eux, à leur faire de5 ques-
« tions , et ne souffroit pas que les gouvernantes leur suggéras-
« sent la réponse. J'aime bien mieux, leur disoit-elle, les sottises
Il qu'il me dira, que celles que vous lui dicterez. — Je voudrois,
« ajoutoit-elle, qu'on fît une question à tous les malheureux qui
Il vont subir la mort pour leurs crimes : Avez-vous aimé les en-
II fants? Je suis sûre qu'ils répondi oient que non. »
L'idée dune telle question à faire aux malfaiteurs étoit donc de
madame Geoffrin elle-même, et ce n'est que par méprise que Rous-
seau a pu l'attribuer à d'Alembert.
NEUVIÈME PROMENADE. 363
Enfants-Trouvés : c'en ctoit assez pour m avoir tra-
vesti en père dénaturé, et de là, en étendant et ca-
ressant cette idée , on en avoit peu-à-peu tiré la con-
séquence évidente que je haissois les enfants; en sui-
vant par la pensée la chaîne de ces gradations , j'adrai-
rois avec quel art l'industrie humaine sait changer
les choses du blanc au noir; car je ne crois pas que
jamais homme ait plus aimé que moi à voir de petits
bambins folâtrer et jouer ensemble; et souvent, dans
la rue et aux promenades , je m'arrête à regarder leur
espièglerie et leurs petits jeux avec un intérêt que je
ne vois partager à personne. Le jour même où vint
M. P. , une heure avant sa visite, j'avois eu celle des
deux petits du Soussoi, les plus jeunes enfants de
mon hôte, dontl'ainé peut avoir sept ans : ils étoient
venus m'embrasser de si bon cœur, et je leur avois
rendu si tendrement leurs caresses, que, malgré la
disparité des âges , ils avoient paru se plaire avec moi
sincèrement; et, pour moi, j'étois transporté d'aise
de voir que ma vieille figure ne les avoit pas rebutés;
le cadet même paroissoit venir à moi si volontiers
que, plus enfant qu'eux, je me sentois attacher à lui
déjà par préférence , et je le vis partir avec autant de
regret que s'il m eût appartenu.
Je comprends que le rejjroche d'avoir mis mes
enfants aux Enfants-Trouvés a facilement dégénéré,
avec un peu de tournure , en celui d être un père
dénaturé et de haïr les enfants : cependant il est sur
que c'est la crainte d'une destinée pour eux mille
fois pire, et presque inévitable par toute autre voie,
qui m'a le plus déterminé dans cette démarche. Plu>
364 LES REVERIES. *
indifférent sur ce qu'ils deviendroient, et hors d'état
de les élever moi-même, il auroit fallu , dans ma si-
tuation, les laisser élever par leur mère, qui les au-
roit gâtés, et par sa famille, qui en auroit fait des
monstres. Je frémis encore dy penser: ce que Ma-
homet fit de Séide n'est rien auprès de ce qu'on auroit
fait d eux à mon égard , et les pièges qu'on m'a tendus
là-dessus dans la suite me confirment assez que le
projet en avoit été formé. A la vérité j étois bien éloi-
gné de prévoir alors ces trames atroces ; mais je sa-
vois que l'éducation pour eux la moins périlleuse
étoit celle dés Enfants-Trouvés , et je les y mis. Je le
ferois encore , avec bien moins de doute aussi , si la
chose étoit à faire, et je sais bien que nul père n'est
plus tendre que je l'aurois été pour eux, pour peu
que l'habitude eiit aidé la nature.
Si j'ai fait quelque progrès dans la connoissance du
cœur humain , c'est le plaisir que j avois à voir et
observer les enfants qui m'a valu cette connoissance.
Ce même plaisir dans ma jeunesse y a mis une espèce
d'obstacle, car je jouois avec les enfants si gaiement
et de si bon cœur que je ne songeois guère à les étu-
dier. Mais quand en vieillissant j'ai vu que ma figure
caduque les inquiéloit , je me suis abstenu de les im-
portuner : j'ai mieux aimé me priver d'un plaisir que
de troubler leur joie; et, content alors de me satis-
faire en regardant leurs jeux et tous leurs petits ma-
nèges, j'ai trouvé le dédommagement de mon sacri-
fice dans les lumières que ces observations m'ont lait
acquérir sur les premiers et vrais mouvements de la
nature, auxquels tous nos savants ne connoissent
NEUVIÈME PROMENADE. 365
rien. J ai consigné dans mes écrits la preuve qne je
m étois occupé de cette recherche trop soigneuse-
ment pour ne l'avoir pas faite avec plaisir; et ce seroit
assurément la chose du monde la plus incroyable
que ÏHéloïse et VEmile fussent l'ouvrage d'un homme
qui n'aimoit pas les enfants.
Je n eus jamais ni présence d'esprit, ni facilité dé
parler ; mais, depuis mes malheurs , ma langue et ma
tête se sont de plus en plus embarrassées : l'idée et le
mot propre m échappent également, et rien n'exige
un meilleur discernaient et un choix d'expressions
plus justes que les propos qu'on tient aux enfants.
Ce qui augmente encore en moi cet embarras est
1 attention des écoutants, les interprétations et le poids
qu'ils donnent à tout ce qui part d'un homme qui ,
ayant écrit expressément pour les enfants, est sup-
posé ne devoir leur parler que par oracles : cette gène
extrême, et liuaptitude que je me sens me trouble,
me déconcerte , et je serois bien plus à mon aise de-
vant un monarque d Asie que devant un bambin qu'il
faut faire babiller.
Un autre inconvénient me tient maintenant plus
éloigné d'eux, et, depuis mes malheurs, je les vois
toujours avec le même plaisir, mais je n'ai plus avec
eux la même familiarité. Les e'ifants n'aitnent pas la
vieillesse : l'aspect de la nature défaillante est liideux
à leurs yeux; leur répugnance que j'aperçois me na-
vre, et j'aime mieux m'abstenir de les caresser que
de leur donner de la gêne ou du dégoût. Ce motif,
qui n agit que sur les âmes vraiment aimantes, est
nij pour tous nos docteurs et doctoresses. Madame
366 LES F.ÉVERIES.
Geoffrin s'embarrassoit fort peu que les enfants eus-
sent du plaisir avec elle, pourvu qu'elle en eiit avec
eux; mais, pour moi, ce plaisir est pis que nul; il est
négatif quand il n'est pas partagé; et je ne suis plus
dans la situation ni dans 1 âge où je voyois le petit
cœur d'un enfant s'épanouir avec le mien. Si cela
pou voit m'arriver encore, ce plaisir, devenu plus rare,
n'en seroit pour moi que plus vif: je^l'éprouvois bien
l'autre matin par celui que je prenois à caresser les
petits du Soussoi, non seulement parceque la bonne
qui les conduisoit ne m'en impoBoit pas beaucoup, et
que je sentois moins le besoin de m'écouter devant
elle, mais encore parceque l'air jovial avec lequel ils
m'abordèrent ne les quitta point, et qu'ils ne paru-
rent ni se déplaire ni s'ennuyer avec moi.
Oh! si j'avois encore quelques moments de pures
caresses qui vinssent du cœur, ne fût-ce que d'un
enfant encore en jaquette, si je pouvois voir encore
dans quelques yeux la joie et le contentement d être
avec moi, de combien de maux et de peines ne me
dédommageroient pas ces courts mais doux épan-
cheraents de mon cœur! Ah! je ne serois pas obligé
de chercher parmi les animaux le regard de la bien-
veillance, qui m'est désormais refusé parmi les hu-
mains. J'en puis juger sur bien peu d'exemples, mais
toujours chers à mon souvenir : en voici un qu'en
tout autre état j'aurois oublié presque, et dont l'im-
pression qu'il a faite sur moi peint bien toute ma
misère.
Il y a deux ans que, m'étant allé promener du
côté de la Nouvelle-France , je poussai plus loin, puis,
NEUVIEME PROMENADE. 36-
tirant à gauche et voulant tourner autour de Mont-
martre, je traversai le village de Clignancourt : je
marchois distrait et rêvant sans regarder autour de
moi, quand tout-à-coup je me sentis saisir les genoux.
Je regarde et je vois un petit enfant de cinq à six ans
qui serroit mes genoux de toute sa force, en me re-
gardant d'un air si familier et si caressant, que mes
entrailles s émurent; je me disois : C'est ainsi que
j'aurois été traité des uiiens. Je pris l'enfant dans mes
bras, je le baisai plusieurs fois dans une espèce de
transport, et puis je continuai mon chemin. Je sentois
en inarclîîtit qu'il me manquoit quelque chose: un
besoin naissant me ramenoit sur mes pas; je me re-
pruchois d avoir quitté si brusquement cet enfant, je
croyois voir dans son action, sans cause apparente,
une sorte d'inspiration qu'il ne falloit pas dédaigner.
Enfin, céJaiit à la tentation, je reviens sur mes pas :
je cours à l'enfant, je l'embrasse de nouveau et je lui
donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre,
dont le marchand passoit là par hasard, et je com-
mençai à le faije jaser. Je lui demandai qui étoit son
père; il me le montra qui relioit des tonneaux. J'étois
prêt à quitter l'enfant pour aller lui parler quand je
vis que j'avois été prévenu par un homme de mau-
vaise mine, qui me parut être une de ces mouches
qu'on tient sans cesse à mes trousses : tandis que cet
homme lui parloit à l'oreille, je vis les regards du
tonnelier se fixer attentivement sur moi d un air qui
Il a voit rien d amical. Cet objet me resserra le cœur à
1 instant, et je quittai le père et l'enfant avec plus de
promptitude que je n'eu a vois mis à revenir sur mes
368 LES RÊVERIES,
pas , mais dans un trouble moins agréable qui changea
toutes mes dispositions. Je les ai pourtant senties re-
naître souvent depuis lors: je suis repassé plusieurs
lois par Clignancourt dans l'espérance d'y revoir cet
enfant; mais je n'ai plus revu ni lui ni le père, et il ne
m'est plus resté de cette rencontre cju'un souvenir
assez vif, mêlé toujours de douceur et de tristesse,
comme toutes les émotions qui pénétrent encore quel-
fois jusqu'à mon creur.
Il y a compensation à tout : si mes plaisirs sont
rares et courts, je les goûte aussi plus vivement quand
ils viennent que s'ils m'étoient plus familiers; je les
rumine, pour ainsi dire, par de fréquents souvenirs,
et, quelque rares qu ils soient, s'ils étoient purs et
sans mélange, je serois plus heureux peut-être que
dans ma prospérité. Dans l'extrême misère on se
trouve riche de peu : un gueux qui trouve un écn en
est plus affecté que ne le seroit un riche en trouvant
une bourse d'or. On riroit si l'on voyoit dans mon
ame l'impression qu'y font les moindres plaisiis de
cette espèce, que je puis dérober à la vigilance de
mes persécuteurs : un des plus doux s'offrit il y a
quatre ou cinq ans, que je ne me rappelle jamais sans
me sentir ravi d'aise d en avoir si bien profité.
Un dimanche nous étions allés, ma femme et moi,
dîner à la porte Maillot : après le dîner nous traver-
sâmes le bois de Boulogne jusqu'à la Muette; là,
nous nous assîmes sur l'herbe à l'ombre en attendant
que le soleil fût baissé, pour nous en letounier en-
suite tout doucement par Passy. Une vingtaine de
petites filles , conduites par une manière de reli-
NEUVIÈME PROMENADE. jQg
gieuse, vinrent, les unes s'asseoir, les autres folâtrer
assez près de nous. Durant leurs jeux, vint à passer
un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui
cherclioit pratique: je vis, que les petites filles con-
voitoient fort les oublies, et deux ou trois d'entre
elles, qui apparemment possédoient quelques liards,
demandèrent la permission de jouer. Tandis que la
gouvernante hésitoit et disputoit, j'appelai Toublieur
et je lui dis : Faites tirer toutes ces demoiselles chacune
à son tour, et je vous paierai le tout. Ce mot répandit
dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que
payé ma bourse, quand je l'aurois toute employée à
cela.
Comme je vis qu'elles s empressoient avec un peu
de contusion, avec l'agrément de la gouvernante je
les fis ranger toutes d un côté, et puis passer de l'autre
côté l'une après l'autre, à mesure qu'elles avoient tiré.
Quoiqu'il n'y eût point de billet blanc, et qu'U revînt
au moins une oublie à chacune de celles qui n'au-
roient rien, qu'aucune d'elles ne pouvoit donc être
absolument mécontente, afin de rendre la fête encore
plus gaie, je dis en secret à l'oublieur d'user de son
adresse ordinaire en sens contraire, en faisant tomber
autant de bons lots qu'il pourroit, et que je lui en
tiendrois compte. Au moyen de cette prévovance, il
y eut près d'une centaine d'oubliés distribuées, quoi-
que les jeunes filles ne tirassent chacune qu'une seule
fois; car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni
favoriser des abus, ni marquer des préférences, qui
produiroient des mécontentements. Ma femme in-
sinua à celles qui avoient de bons lots d'en faire part
in. 24
37© LES RÊVERIES,
à leurs camarades , au raoyen de quoi le partage de-
vint presque éyal, et la joie plus générale.
Je priai la religieuse de tirer à son tour, craignant
fort qu'elle ne rejetât dédaigneusement mon offre;
elle l'accepta de bonne grâce, tira comme les pen-
sionnaires, et prit sans façon ce qui lui revint. Je lui
en sus un gré infini, et je trouvai à cela une sorte de
politesse qyi me plut fort, et qui vaut bien, je crois,
celle des simagrées. Pendant toute cette opération, il
y eut des disputes qu'on porta devant mon tribunal;
et ces petites filles, venant plaider tour-à-tour leur
Cctuse, me donnèrent occasion de remarquer, que,
quoiqu il n'y en eût aucune de jolie, la gentillesse de
quelques unes faisoit oublier leur laideur.
Nous nous quittâmes enfin très contents les uns
des autres, et cet après-midi fut un de ceux de ma vie
dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satis-
faction. La fête, au reste, ne fut pas ruineuse : pQur
trente sous qu il m'en coûta tout au plus, il y eut
pour plus de cent écus de contentement; tant il est
vrai que le plaisir ne se mesure pas sur la dépense, et
que la joie est plus amie des liards que des louis. Je
suis revenu plusieurs fois à la même place, à la même
heure, espérant d'y rencontrer encore la petite troupe;
mais cela n'est plus arrivé.
Ceci me rappelle un autre amusement à peu près
de même espèce , dont le souvenir m est resté de
beaucoup plus loin. C'étoit dans le malheureux temps
oii , faufilé parmi les riches et les gens de lettres .
j'étois quelquefois réduit à partager leurs tristes
plaisirs. J'étois à la Chevrette au temps de la fête du
NEUVIÈME PllOMENADE. 3-(
maître de la maison ; toute sa famille s'étoit réunie
pour la célébrer , et tout l'éclat des plaisirs bruyants
fut mis en œuvre pour cet effet. Spectacles, festins,
feux d'artifice, rien ne fut épargné. L'on n'avoit pas
le temps de prendre haleine, et Ton s'étôurdissoit au
lieu de s'amuser. Après le dîner on alla prendre l'air
dans l'avenue, où se tenoit une espèce de foire. On
dansoit ; les messieurs daignèrent danser avec les
paysannes, mais les dames gardèrent leur dignité.
On vendoit là des pains d'épice. Un jeune homme de
la compagnie s'avisa d'en acheter, pour les lancer
l'un après lautre au milieu de la foule , et l'on prit
tant de plaisir à voir toqs ces manants se précipiter,
se battre, se renverser pour en avoir, que tout le
monde voulut se donner le même plaisir : et pains
d'épice de voler à droite et à gauche , et filles et gar-
çons de courir, de s'entasser et s'estropier. Cela pa-
roissoit charmant à tout le monde. Je fis comme les
autres par mauvaise honte, quoique en dedans je ne
m'amusasse pas autant qu'eux. Mais, bientôt ennuvé
de vider ma bourse pour faire écraser les gens , je
laissai là la bonne compagnie , et je fus me promener
seul dans la foire. La variété des objets m'amusa long-
temps. J aperçus entre autres cinq ou six savoyards
autour d'une petite fille qui avoit encore sur sou
éventaire une douzaine de chétives pommes, dont
elle auroit bien voulu se débarrasser. Les savoyards ,
de leur côté , auroient bien voulu l'en débarrasser ,
mais ils n'avoient que deux ou trois liards à eux tous,
et ce n'étoit pas de quoi faire une grande brèche aux
pommes. Cet éveaxtaixe étoit pour eux le jardin des
24.
3^2 LES RKVERIES.
[lespérides, et la petite fille ctoit le dragon qui les
gardoit. Celte comédie m-amnsa long-temps; j'en fis
enfin le dénouement en payant les pommes à la petite
fille, et les lui faisant distribuer aux petits garçons.
J eus alors un des plus doux spectacles qui puissent
flatter un cœur d homme , celui de voir la joie unie
avec Tinnocence de Tâge se répandre tout autour de
moi. Caries spectateurs mêmes, en la voyant, la par-
tagèrent; et moi, qui partageois à si bon marché
cette joie, j'avois de plus celle de sentir qu'elle étoit
mon ouvrage.
En com[>arant cet amusement avec ceux que je
venois de quitter, je sentois avec satisfaction la diffé-
rence qu'il y a des goûts sains et des plaisirs naturels
à ceux que fait naître l'opulence , et qui ne sont guère
que des plaisirs de moquerie, et des goûts exclusifs
engendres par le mépris. Car quelle sorte déplaisir
pouvoit-on prendre à voir des troupeaux d'hommes
avilis par la misère, s'entasser, s'étouffer, s'estro-
pier brutalement , pour s'arracher avidement quel-
ques morceaux de pains d'épice foulés aux pieds et
rouverts de boue?
De mon côté, quand j ai bien réfléchi sur l'espèce
(le volupté que je goûtois dans ces sortes d'occasions,
j'ai trouvé qu'elle consistoit moins dans un sentiment
de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages
contents. Cet aspect a pour moi un charme qui, bien
<]u'il pénétre jusqu'à mon cœur, semble être unique-
ment de sensation. Si je ne vois la satisfaction que je
cause, quand même j'en serois sûr, je n'en jouirois
qu'à demi. C'est même pour moi un plaisir désinté-
NEUVIÈME PROMEKADE. 3^]"^
ressé, qui ne dépend pas de la part que j'y puis avoir.
Car, dans les fêtes du peuple, celui de voir des visages
gais m'a toujours vivement attiré. Cette attente a
pourtant été souvent frustrée en France , où cette na-
tion, qui se prétend si gaie, montre peu cette gaieté
dans ses jeux. Souvent j'allois jadis aux guinguettes ,
pour y voir danser le menu peuple ; mais ses danses
étoient si maussades, son maintien si dolent, si
gauche, que j'en sortois plutôt contristé que réjoui.
Mais à Genève et en Suisse, où le rire ne s'évapore
pas sans cesse en folles malignités, tout respire le
contentement et la gaieté dans les •("êtes. La misère
n'y porte point son hideux aspect. Le faste n'y montre
pas non plus son insolence. Le bien-être, la fiater-
nitéjla concorde, y disposent les cœurs as épanouir,
et souvent, dans les transports d'une innocente joie,
les inconnus s'accostent, s'embrassent, et s'invitent à
jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-
même de ces aimables fêtes, je n'ai pas besoin d'en
être. Il me suffit de les voir ; en les voyant, je les par-
tage; et, parmi tant de visages gais, je suis bien sûr
(ju'il n'y a pas un cœur plus gai que le mien.
Quoique ce ne soit là qu un plaisir de sensation , il
a certainement une cause morale, et la preuve en est
que ce même aspect, an lieu de me flatter, de me
])laire, peut me déchirer de douleur et d indignation ,
quand je sais que ces signes de plaisir et de joie sur
les visages des méchants ne sont que des marques que
leur malignité est satisfaite. La joie innocente est la
seule dont les signes flattent mon cœur. Ceux de la
cruelle et moqueuse joie le navrent et l'affligent, quoi-
3^4 LES RÊVERIES,
qu'elle n'ait nul rapport à moi. Ces signes, sans doute,
ne sauroient être exactement les mêmes, partant de
principes si différents : mais enfin ce sont également
des signes de joie, et leurs différences sensibles ne
sont assurément pas proportionnelles à celles des
mouvements qu'ils excitent en moi.
Ceux de douleur et de peiue me sont encore plus
sensibles , au point qu'il m'e'st impossible de les sou-
tenii- sans être agité moi-même d émotions peut-être
encore plus vives que celles qu'ils représentent.
L'imagination, renforçant la sensation, m'identifie
avec l'être souffrant; et me donne souvent plus d'an-
goisse qu'il n'en sent lui-même. Un visage mécontent
est encore un spectacle qu'il m'est impossible de sou-
tenir, surtout si j'ai lieu de penser que ce méconten-
tement me regarde. Je ne saurois dire combien l'air
grognard et maussade des valets qui servent en re-
chignant m'a arraché déçus dans les maisons où
j'avois autrefois la sottise de me laisser entraîner, et
où les domestiques m'ont toujours fait payer bien
chèrement l'hospitalité des maîtres. Toujours trop af-
fecté des objets sensibles , et surtout de ceux qui por-
tent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou
d'aversion, je me laisse entraîner par ces impressions
extérieures, sans pouvoir jamais m'y dérober autre-
ment que par la fuite. Un signe, un geste, un coup
d'ceil d'un inconnu, suffit pour troubler mes plaisirs,
ou calmer mes peines. Je ne suis à moi que quand je
suis seul; hors de là, je suis le jouet de tous ceux qui
m'entourent.
Je vivois jadis avec plaisir dans le monde, quand
NEUVIÈME PROMENADE. 3']S
je ne voyois dans tous les yeux que bienveillance,
ou, tout au pis, indifférence dans ceux à cjuij étois in-
connu; mais aujourd'hui qu'on ne prend pas moins
de })eine à montrer mou visage au peuple quà lui
masquer mon naturel , je ne puis mettre le pied dans
la rue sans m'y voir entouré d'objets déchirants. Je
me hâte de gagner à grands pas la campagne; sitôt
que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-
il s'étonner si j'aime la solitude? Je ne vois qu'animo-
sité sur les visages des hommes , et la nature me rit
toujours.
Je sens pourtant encore, il faut l'avouer, du plaisir
à vivre au milieu des hommes tant que mon visage
leur est inconnu. Mais c'est un plaisir qu'on ne me
laisse guère. J'aimois encore, il y a quelques années,
à traverser les villages, et à voir au matin les labou-
reurs raccommoder leurs fléaux , ou les femmes sur
leur porte avec leurs enfants. Cette vue avoit je ne
sais quoi qui touchoitmon cœur. Je m arrêtois quel-
quefois, sans y prendre garde, à regarderies petits
manèges de ces bonnes gens, etje me sentois soupirer
sans savoir pourquoi. J'ignore si l'on m'a vu sensible
à ce petit plaisir, et si l'on a voulu me 1 ôter encore;
mais, au changement qéïe j'aperçois sur les physio-
nomies à mon passage , et à l'air dont je suis regardé ,
je suis bien forcé de comprendre qu'on a pris grand
soin de m'ôter cet incognito. La même chose m'est
arrivée d'une façon plus marquée encoreaux Invalides.
Ce bel établissement m'a toujours intéressé. Je ne
vois jamais, sans attendrissement et vénération, ces
376 LES RÊVERIES.
grdupes de bons vieillards qui peuvent dire comme
ceux de Lacédémone,
Psoiis avons cte jadis
Jeunes, vaillants, et hardis.
Une de mes promenades favorites étoit autour de
TÉcole militaire, etjerencontrois avec plaisir çà et là
quelques invalides qui, ayant conservé l'ancienne
honnêteté militaire, mesaluoienten passant. Ce salut,
que mon cœur leur rendoit au centuple, me flattoit,
et augmentoit le plaisir que j'avois à les voir. Comme
je ne sais rien cacher de ce qui me touche , je parlois
souvent des invalides, et de la façon dont leur aspect
m'affectoit. Il n'en fallut pas davantage. Au bout de
quelque temps je m'aperçus que je n'étois plus un in-
connu pour eux, ou plutôt que je le leur ét.ois bien
davantage , puisqu'ils me voyoient du même œil que
fViit le public. Plus d'honnêteté, plus de salutations.
Un air repoussant, un regard farouche, avoient suc-
cédé à leur première urbanité. L'ancienne franchise
de leur métier ne leur laissant pas comme aux autres
couvrir leur animosité d'un masque ricaneur et traî-
tre, ils me montrent tout ouvertement la plus vio-
lente haine ; et, tel est re:i|cès de ma misère, que je
suis foicé de distinguer dans mon estime ceux qui me
déguisent le moins leur fureur.
Depuis lors je me promené avec moins de plaisir
du côté des Invalides : cependant, conmie mes sen-
timents pour eux ne dépendent pas des leurs pour
moi , je ne vois jamais sans respect et sans intérêt ces
anciens défenseurs de leur patrie : mais il m est bien
■NEUVIÈME PROMEISADE. Sjy
dur (le me voir si mal payé de leur part de la justice
que je leur rends. Quand, par hasard, j'en rencontre
quelqu'un qui a échappé aux instructions communes,
ou qui, ne connoissaut pas ma figure, ne me montre
aucune aversion , 1 honnête salutation de ce seul-làme
dédommage du maintien rébarbatif des autres. Je les
oublie pour ne m'occuper que de lui, et je m'imagine
qu il a une de ces âmes comme la mienne , dû la haine
ne sa uroit pénétrer. J'eus encore ce plaisir, l'année
dernière, en passant l'eau pour m'aller promener à
1 île aux Cygnes. Un pauvre vieux invalide, dans un
bateau, atteudoit compagnie pour traverser. Je me
présentai; je dis au batelier de partir. L'eau étoit forte
et la traversée fut longue. Je n'osois presque pas
adresser la parole à l'invalide, de peur d'être rudoyé
et rebuté comme à l'ordinaire; mais son air honnête
me rassura. ISous causâmes. Il me parut homme de
sens et de mœurs. Je fus surpris et cbarmé de son ton
ouvert et affable. Je n'étois pas accoutumé à tant de
faveur. Ma surprise cessa, quand j'appris qu il arrivoit
tout nouvellement de province. Je compiis qu on ne
lui avoit pas encore montré ma figure et donné ses
instructions. Je profitai de cet incognito pour conver-
ser quelques moments avec un homme , et je sentis, à
la douceur que j'y trouvois, combien la rareté des
plaisirs les plus communs est capable d'en augmenter
le prix. En sortant du bateau, il préparoit ses deux
pauvres liards. Je payai le passage, et le priai de les
resserrer, en tremblant de le cabrer. Cela n'arriva
point; au contraire, il parut sensible à mon attention,
et surtout à celle que j'eus encore, comme il étoitplus
378 LES RÊVERIES,
vieux que moi, de lui aider à sortir du bateau. Qui
croiroit que je fus assez enfant pour en pleurer d'aise ?
Je mourois d'envie de lui mettre une pièce de vingt-
quatre sous dans la main pour avoir du tabac ; je n'osai
jamais. La même honte qui me retint m'a souvent
empêché de faire de bonnes actions, qui m'auroient
comble de joie, et dont je ne me suis abstenu qu'en
déplorant mon imbécillité. Cette fois , après avoir
quitté mon vieux invalide, je me consolai bientôt en
pensant que j'aurois, pour ainsi dire, agi contre mes
propres principes, en mêlant aux choses honnêtes un
prix d'argent qui dégrade leur noblesse et souille leur
désintéressement. Il faut s empresser de secourir
ceux qui en ont besoin ; mais, dans le commerce or-
dinaire de la vie, laissons la bienveillance naturelle et
lurbanité faire chacune leur œuvre, sans que jamais
rien de vénal et de mercantile ose approcher d'une si
pure source pour la corrompre ou pour l'altérer. On
dit qu'en Hollande le peuple se fait payer pour vous
dire l'heure, et pour vous montrer le chemin: ce doit
être un bien méprisable peuple que celui qui trafique
ainsi des plus simples devoirs de l'humanité.
J'ai remarqué qu'il n'y a que IjEurope seule où Ion
vende l'hospitahté. Dans toute TAsie on vous loge gra-
tuitement. Je comprends qu'on n'y trouve pas si bien
toutes ses aises ; mais n'est-ce rien que de se dire , Je
suis homme et reçu chez des humains; c'est l'huma-
nité pure qui me donne le couvert? Les petites priva-
tions s'endurent sans peine, quand le cœur est mieux
traité que le corps.
DIXIÈME PROMENADE. 879
DIXIÈME PROMENADE.
AujourcVImi, jour de Pâques fleuries, il y a préci-
sément cinquanle ans de ma première connoissance
avec madame de Wareus. Elle avoit vingt-huit ans
alors, étant née avec le siècle. Je n en avois pas en-
core dix-sept *, et mon tempérament naissant, mais
que j'ignorois encore, dounoit une nouvelle chaleur
à un cœur naturellement plein de vie. S il n'étoit pas
étonnant qu'elle conçût de la bienveillance pour un
jeune homme vif, mais doux et modeste, d une figxire
assez agréable, il l étoit encore moins qu une femme
charmante, pleine d'esprit et de grâces, m'inspirât,
avec la reconnoissance, des sentiments plus tendres,
que je n'en distinguois pas. Mais ce qui est moins or-
dinaire est que ce premier moment décida de moi
pour toute ma vie, et produisit, par un enchaînement
inévitable, le destin du reste de mes jours. Mon ame,
dont mes organes n'avoient point développé les plus
précieuses facultés, n'avoit encore aucune forme dé-
terminée. Elle attendoit, dans une sorte d'impatience,
le moment qui devoit la lui donner, et ce moment,
accéléré par cette rencontre, ne vint pourtant pas
Lorsque Rousseau ëcrivoit ceci, il avoit donc plus de soixante-
cinq ans. Ce passage, joint à quelcjues autres faciles à remarquer
dans les Promenades précédentes, fixe la date de la composition
de ces Rêveries qui se rapportent à la 6n de '777 ou au commen-
cemenl de 1778, et de cette dixième Promenade en particulier qui
eut lieu le 13 avril i"78.
ohO LES nÈVEP.lES.
sitôt; et, dans la simplicité de mœurs que 1 éducation
m'avoit donnée, je vis long-temps piolonger pour moi
cet état délicieux, mais rapide, où lamour et Tinno-
cence habitent le même cœur. Elle m'avoit éloigné.
Tout me rappeloit à elle : il y follut revenir. Ce retour
fixa ma destinée, et long-temps encore avant de la
posséder, je ne vivois plus qu'en elle et pour elle.
Ah! si j'avois suffi à son cœur, comme elle suffisoit au
mien! quels paisibles et délicieux jours nous eussions
coulés ensemble! Nous en avons passé de tels; mais
qu'ils ont été courts et rapides, et quel destin les a
suivis! Il n'y a pas de jours où je ne me rappelle avec
joie et attendrissement cet unique et court temps de
ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange et
sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir
vécu. Je puis dire à peu près comme ce préfet du
prétoire qui, disgracié sous Vespasien, s'eji alla finir
paisiblement ses jours à la campagne : « J'ai passé
<i soixante et dix ans sur la terfe, et j'en ai vécu
«sept *. M Sans ce court mais précieux espace, je
serois resté peut-être incertain sur moi; car, tout le
reste de ma vie, facile et sans résistance, j ai été tel-
lement agité, ballotté, tiraillé par les passions d'au-
trui, que, presque passif dans une vie aussi orageuse,
j'aurois peine à démêler ce qu'il y a du mien dans ma
propre conduite, tant la dure nécessité n'a cessé de
* Ce n'est pas sous Vespasien, mais sous Adrien, fju'eut lieu la
disgrâce de ce préfet qui s'appeloitiïnii/ts. Rousseau liii-mêine rap-
porte ce fait dans la troisième de ses quatre grandes Ijeltres à Ma-
lesherbcs ; et nous avons fait remarquer la singulière bévue qu'il
y commet à cçtte occasion. Voyez ci-devant, page 211.
DIXIÈME PROMENADE. 38l
s'appesantir sur moi. Mais, durant ce petit nombre
d'années, aimé d'une femme pleine de complaisance
et de douceur, je fis ce que je voulois faire, je fus ce
que je voulois être, et, par Temploi que je fis de mes
loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus
donner à mon anie, encore simple et neuve, la forme
qui lui convenoit davantage et qu'elle a gardée tou-
jours. Le goût de la solitude et de la contemplation
naquit dans mon cœur avec les sentiments expansifs
et tendres faits pour être son aliment; Le tumulte et le
bruit les resserrent et les étouffent; le calme et la paix
les raniment et les exaltent. J'ai besoin de me re-
cueillir pour aimer, .l'engageai maman à vivre à la
campagne. Une maison isolée, au penchant d un
vallon, fut notre asile, et c est là que, dans l'espace
de quatre ou cinq ans, j ai joui d'un siècle de vie et
d un bonheur pur et plein, qui couvre de son charme
tout ce que mon sort présent a d'affreux. J'avois
besoin d'une amie selon mon cœur; je la possédois.
J'avois désiré la campagne; je lavois obtenue. Je ne
pouvois souffrir l'assujettissement; j étois parfaite-
ment libre, et mieux que libre; car, assujetti par m(;s
seuls attachements , je ne faisois que ce que je voulois
faire. Tout mon temps étoit rempli par des soins af-
fectueux, ou par des occupations champêtres. Je ne
desirois rien que la continuation d'un état si doux ; ma
seule peine étoit la crainte qu'il ne durât pas long-
temps, et cette crainte, née de la gêne de notre
situation, n'étoit pas sans fondement. Dès-lors je
songeai à me donner en même temps des diversions
sur cette inquiétude , et des ressources pour en pré-
382 LES P.ÉVETIIES.
venir l'effet. Je pensai qu'une provision de talents
étoit la plus sûre ressource contre la misère, et je
résolus d'employer mes loisirs à me mettre en état,
s'il étoit possible, de rendre un jour à la meilleure des
femmes l'assistance que j'en avois reçue
FIN DES REVEUIES.
ECRITS
EN FORME DE CIRCULAIRES.
DECLARATION
Relative à différentes réimpressions de ses ouvrages.
Lorsque J. J. Rousseau découvrit qu'on se cachoit
de lui pour imprimer furtivement ses écrits à Paris,
et qu'on affirmoit au public que c'étoit lui qui diri-
geoit ces impressions , il comprit aisément que le prin-
cipal but de cette manœuvre étoit la falsification de
ces mêmes écrits, et il ne tarda pas, malgré les soins
qu'on prenoit pour lui en dérober la connoissance, à
se convaincre par ses yeux de cette falsification. Sa
confiance dans le libraire Rey ne lui laissa pas sup-
poser qu'il participât à ces infidélités, et en lui fai-
sant parvenir sa protestation contre les imprimés de
France, toujours faits sous le nom dudit Rey, il y
joignit une déclaration conforme à l'opinion qu'il con-
tinuoit d'avoir de lui. Depuis lors il s'est convaincu
aussi par ses propres yeux, que les réimpressions de
Rey contiennent exactement les mêmes altérations,
suppressions, falsifications que celles de France, et
que les unes et les autres ont été faites sur le même
* Voyez la note ci-devant, page i86.
384 É CUITS
modcie et sous les mêmes tlirectioîis. Ainsi ses écrits,
tels qu'il les a composés et publiés, n'existimt j)lus
que dans la première édition de chaque ouvrage qu'il
a faite lui-même, et qui depuis long-temps a disparu
aux veux du public, il déclare tous les livres anciens
ou nouveaux, ([u'on imprime et imprimera désor-
mais sous son nom, en quelque lieu que ce soit, ou
faux ou altérés, mutilés et falsifiés avec la plus cruelle
malignité, et les désavoue, les uns comme n'étant
plus son ouvrage, et les autres comme lui étant faus-
sement attribués. Lt'impuissance où il est de faire
arriver ses plaintes aux oreilles du public, lui fait
tenter pour dernière ressource de remettre à diverses
personnes des copies de cette déclaration écrites et
signées de sa main, certain que si dans le nombre il
se trouve une seule ame honnête et généreuse qui ne
soit pas vendue à l'iniquité, une protestation si néces-
saire et si juste ne restera pas étouffée, et que la pos-
térité ne jugera pas des sentiments d'un homme infor-
tuné sur des livres défigurés par ses persécuteurs.
Fait à Paris , ce 20 janvier 1774-
.T. J. RousstAU *.
* Cette espèce de protestation en foriioe d'avis riitulairc , sans
titre ni susciiption, et dont il paroit que Rousseau a fait lui-même
d'assez nombreuses copies, e'toit donne'e par lui à tous ceux qu'il
pouvoit croire disposés à le servir. Quatre de ces copies autogra-
phes ont passe par nos mains, et ont été trouvées dans les papiers
du comte Duprat, avec les trois lettres au même comte (ju'on trou-
vera dans la Correspondance. Ce qui prouve que Rousseau ne se
contentoit pas de donner ces copies lui-même, et qu'il en avoit
confié quelques unes au comte Duprat, et sans doute à d'autres
e:s forme de circulaires. 38j
II.
A TOUT FRANÇOIS
AIMANT ENCORE LA JUSTICE ET LA VÉRITÉ.
François! nation jadis aimable et douce, qu'êtes-
vous devenus? Que vous êtes changés pour un étran-
ger infortuné, seul, à votre merci, sans appui, sans
défenseur, mais qui n'en auroit pas besoin chez un
peuple juste; pour un homme sans fard et sans fiel ,
ennemi de Tinjustice, mais patient à Tendurer, qui
jamais n'a fait, ni voulu , ni rendu le mal à personne,
et qui, depuis quinze ans, plongé, traîné par vous
dans la fange de l'opprobre et de la diffamation , se
A'oit, se sent charger à l'envi d'indignités inouïes jus-
qu'ici parmi les humains , sans avoir pu jamais eu
apprendre au moins la cause ! C'est donc là votre
franchise, votre douceur, votre hospitalité? Quittez
encore, pour qu ils les distribuassent à ceux que l'avis nouvoit
intéresser.
Nous avons cru long-temps cette protestation tont-à-fait inédite,
ne l'ayant vue dans aucune édition des OEuvres de Rousseau, et
nous l'avions indiquée comme telle à M. Belin, qui l'a insérée dans
son édition (1817 ) à la suite des Confessions. Mais indépendamment
de ce que Rousseau nous apprend lui-même dans le troisième de
ses Dialogues ^ qu'elle a été imprimée de son vivant, nous 1" avons
lue depuis dans la f-^'ie de Rousseau qu'a publiée en 1789 M. de Bar-
ruel-Beauvert. Il y déclare (p. 62) tenir cet écrit de M. le chevalier
de Cubières.
Les lecteurs pourront demander maintenant ce qu'il faut penser
de cet écrit en lui-même, et si la protestation qu'il contient, si
expresse, si formelle, a au moins quelque fondement. Elle s'ex-
plique facilement, ce nous semble, par un fait que rapporte, dans
III. 3 5
386 ÉCRITS
ce vieux nom de Fraises, il doit trop vous faire rougir.
Le persécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre
de ceux qui vous guident dans Tart de rendre un
mortel malheureux. Ils vous ont persuadé, je n'en
doute pas, ils vous ont prouvé même, comme cela
est toujours facile en se cachant de l'accusé, que je
méritois ces traitements indignes, pires cent fois que
la mort. En ce cas, je dois me résigner; car je n'at-
tends , ni ne veux d'eux , ni de vous, aucune grâce ;
mais ce que je veux et qui m'est dû tout au moins,
après une condamnation si cruelle et si infamante,
c'est qu on m'apprenne enfin quels sont mes crimes ,
et comment et par qui j'ai été jugé.
Pourquoi faut-il qu'un scandale aussi public soit
pour moi seul un mystère impénétrable? A quoi bon
tant de machines, de ruses , de trahisons, de men-
songes, pour cacher au coupable ses crimes, qu'il
doit savoir mieux que personne, s'il est vrai qu'il les
son Avertissement., l'éditeur du recueil des romances de Rousseau,
gravé et publié en 1781. « M. Rousseau, dit-il, n'ayant pas chez
« lui un seul exemplaire de la Nouvelle Héloïse , on Ja lui prêta .
" tire'e de la Collection d' Amsterdam , 1772. Il trouva cette édition
"I prétendue originale , mutilée et falsifiée , et la corrigea toute de
« sa main. » Cette partie de la Collection d'Amsterdam ne pouvoit
être qu'une réimpression de la Nouvelle Héloïse, conforme à l'édi-
tion première, faite à Paris en 1 7Gf , et dans laquelle effectivement
oh avoit fait un assez grand nombre de suppressions, réimpression
à laquelle on avoit sans doute adapté, comme cela se faisoit con-
stamment alors, un titre portant Amsterdam^ 1772- Rousseau dut
être la dupe de cette supercherie, et en tirant toutes les consé-
quences que la disposition de son esprit à cette époque ne le poi -
toit que trop à admettre sans examen, il écrivit au>isitôt la protes-
tation qu'on vient de lire.
EN FORME DE CIRCULAIRES. 38y
ait commis? Que si , pour des raisons qui me passent,
persistant à m'ôter un droit ' dont on n'a privé jamais
aucun criminel , vous avez résolu d'abreuver le reste
de mes tristes jours d'angoisses, de dérisions, d'op-
probres , sans vouloir que je sache pourquoi , sans
daigner écouter mes griefs, mes raisons, mes plain-
tes , sans me permettre même de parler ^ ; j'élèverai
au ciel, pour toute défense, un cœur sans fraude, et
des mains pures de tout mal, lui demandant, non,
peuple cruel , qu il me venge et vous punisse ( ah !
qu'il éloigne de vous tout malheur et toute erreur! ),
mais qu il ouvre bientôt à ma vieillesse un meilleur
asile, où vos outrages ne m atteignent plus.
P. S. François, on vous tient dans un délire qui
ne cessera pas de mon vivant. Mais quand je n'y serai
plus, que. l'accès sera passé, et que votre animosité,
cessant d'être attisée, laissera l'équité naturelle par-
' Quel homme de bon sens croira j:imais qu'une aussi criante
violation de la loi naturelle et du droit des gens puisse avoir pour
principe une vertu ? S'il est permis de dépouiller un mortel de son
«tat d'homme, cène peut être qu'après l'avoir jugé, mais non pas
()our le juger. Je vois beaucoup d'ardents exécuteurs, mais je n'ai
point aperçu de juge. Si tels sont les préceptes d'équité de la phi-
losophie moderne, malheur, sous ses auspices, au toible innocent
et simple; honneur et gloire aux intrigants cruels et rusés.
^ De bonnes raisons doivent toujours être écoutées, surtout de
la part d un accusé qui se défend, ou d'un opprimé qui se plaint;
ot, si je n'ai rien de solide à dire, que ne me laisse-t-on parler er<
liberté? C'est le plus sûr moyen de décrier tout-à-fait ma cau.sc ,
r-t de justifier pleinement mes accusateurs. Mais, tant qu'on m'em-
]>êchera de parler, ou qu on refusera de m'entendre, qui pourra
jamais, sans témérité, prononcer qtic je n'avois rien à dire?
388 ÉCKITS
Jer à vos cœurs, vous reyardorez mieux, je Tcspèrc,
à tous les faits , dits , écrits, que Tou m'attiilnie ou se
cachant de moi très soigneusement, à tout ce qu'on
vous fait croire de mon caractère, à tout ce qu'on
vous fait faire par bonté pour moi. Vous serez alors
bien surpris; et, moins contents de vous que vous ne
Têtes, vous trouverez , j'ose vous le piédire, la lec-
ture de ce billet plus intéressante qu'elle ne peut vous
paroître anjourd'hui. Quand enfin ces messieurs,
couronnant toutes leurs bontés , auront publié la vie
de l'infortuné qu'ils auront fait mourir de douleur,
cette vie impartiale et fidèle qu'ils préparent depuis
long-temps avec tant de secret et de soin ; avant que
d'ajouter foi à leur dire et à leurs preuves , vous re-
chercherez, je m'assure, la source de tant de zèle, le
motif de tant de peines, la conduite surtout qu'ils
eurent envers moi de mon vivant. Ces recherches
bien faites, je consens, je le déclare, puisque vous
voulez me juger sans m'entendre, que vous jugiez
entre eux et moi sur leur propre production.
m.
MÉMOIRE
Écrit au mois de février 1777, et depuis lors remis ou montre
à diverses personnes.
Ma femme est malade depuis long-temps , etlc pro-
grès de son mal , qui la met hors d'état de soigner sou
petit ménage, lui rend les soins d'autrui nécessaires
à elle-même quand elle est forcée à garder son ht. Je
EN FORME DE CIRCULAIRES. 389
l'ai justju'ici gardée et soignée dans toutes ses .ma-
ladies; la vieillesse ne me permet plus le même ser-
vice : d'ailleurs le ménage, tout petit qu il est, ne se
fait pas tout seul; il faut se pourvoir au-dehors des
choses nécessaires à la subsistance, et les préparer;
il faut maintenir la propreté dans la maison '. Ne pou-
vant remplir seul tous ces soins , j'ai été forcé, pour
y pourvoir, d'essayer de donner une servante à ma
femme. Dix mois d'expérience m'ont fait sentir lin-
suffisance et les inconvénients inévitables et intoléra-
bles de cette ressource dans une position pareille à
à la nôtre. Réduits à vivre absolument seuls, et néan-
moins hors d'état de nous passer du service d'autrui,
il ne nous reste, dans les infirmités et l'abandon,
qu'un seul moyen de soutenir nos vieux jours , c'est
de prier ceux qui disposent de nos destinées de vou-
loir bien disposer aussi de nos personnes, et nous ou-
vrir quelque asile où nous puissions subsister à nos
frais, mais exempts d'un travail qui désormais passe
nos forces; et de détails et de soins dont nous no
sommes plus capables.
Du reste , de quelque façon qu'on me traite, qu'on
me tienne eh clôture formelle , ou en apparente liberté ,
dans un hôpital, ou dans un désert, avec des gens
doux ou durs, faux ou francs ( si de ceux-ci il en est
encore), je consens à tout, pouj"vu qu'on rende à ma
femme les soins que son état exige, et qu'on me donne
le couvert, le vêtement le plus simple, et la nourriture
la plus sobre jusqu'à la fin de mes jours, sans que je
' Mon inconcevable situation, dont personne n'a l'idée, pas
jucme ceux qui m'y ont réduit , me force d'entrer dans ces dclaik.
590 ÉCRITS
ne sois plus oblijjé de me mêler de rien. Nous don-
nei'ons pour cela ce que nous pouvons avoir d'argent,
d'effets et de rentes; et j'ai lieu d'espérer que cela
pourra suffire dans des provinces où les denrées sont
à bon marché, et dans des maisons destinées à cet
usage, où les ressources de l'économie sont connues
etpratiquées, surtout en me soumettaut, comme je
fais de bon cœur, à un régime proportionné à mes
moyens.
Je crois ne rien demander en ceci qui , dans une
aussi triste situation que la mienne, s'il en peut être ,
se refuse parmi les humains; et je suis même bien sûr
que cet arrangement, loin d'être onéreux à ceux qui
disposent de mon sort, leur vaudroit des épargnes
considérables et de soucis et d'argent. Cependant l'ex-
périence que j'ai du système qu'on suit à mon égard
me fait douter que cette faveur me soit accordée : mais
je me dois de la demander; et, si elle m est refusée,
j'en supporterai plus patiemment dans ma vieillesse
les angoisses de ma situation en me rendant le témoi-
gnage d'avoir fait ce qui dépendoit de moi pour les
adoucir.
IV.
FRAGMENT
Trouve parmi les papiers de Jean-Jarques lîousseau.
Quiconque, sans urgente nécessité, sans affaires
indispensables, recherche, et même jusqu'à l'impor-
tunité, un homme dont il pense mai, sans vouloir
EN FORME DE CIRCULAIRES. Sgi
s'éclaircir avec lui de la justice ou de Tinjustice du ju-
gement qu'il en porte, soit qu il se trompe ou non
dans ce jugement, est lui-même un homme dont il
faut mal penser.
Cajoler un homme présent et le diffamer absent est
certainement la duplicité d un traître, et vraisembla-
blement la manœuvre d un imposteur.
Dire en se cachant d un homme pour le diffamer,
que c'est par ménagement pour lui qu'on ne veut pas
le confondre , c est faire un mensonge non moins inepte
que lâche. La diffamation étant le pire des maux civils
et celui dont les effets sont les plus terribles, s'ilctoit
vrai qu on voulut ménager cet homme, on leconfon-
droit, on le menaceroit peut-être de le diffamer, mais
on n en feroit rien. On lui reprocheroit son crime en
particulier en le cachant à tout le monde, mais le
dire à tout le monde en le cachant à lui seul, et
feindre encore de s intéresser à lui , est le raffinement
de la haine, le comble de la barbarie et de la noir-
ceur.
Faire Faumône par supercherie à quelqu'un malgré
lui, n est pas le servir, c est lavilir; ce n'est pas un
acte débouté, c en est un de malignité, surtout si,
rendant l'aumône mesquine, inutile, mais bruyante,
et inévitable à celui qui en est l'objet, on fait discréte-
ment-en sorte que tout le monde en soit instruit, ex-
cepté lui. Cette fourberie est non seulement cruelle ,
mais basse. En se couvrant du masque de la bienfai-
sance, elle habille en vertu la méchanceté, et, par
contre-coup, en ingratitude, l'indignation de l'honneur
ouirafïé.
392 ÉCRITS
Le don est un contrat qui suppose toujours le
consentement des deux parties. Un don fait par force
ou par ruse, et qui n'est pas accepté, est un vol. Il
est tyrannique, il est horrible de vouloir faire en
trahison un devoir de la reconnoissance à celui dont
on a mérité la haine et dont on est justement mé-
prisé.
L'honneur étant plus précieux et plus important
que la vie, et rien ne la rendant plus à charge que la
perte de Thonneur, il n'y a aucun cas possible où
il soit permis de cacher à celui qu'on diffame, non
plus qu'à celui qu'on punit de mort, l'accusation, lac-
cusateur et ses preuves. L'évidence même est soumise
à cette indispensable loi : car si toute la ville avoit vu
un homme en assassiner un autre , encore ne feroit-
on point mourir l'accusé sans l'interroger et l'enten-
dre : autrement il n'y auroit plus de sûreté pour per-
sonne, et la société s'écrouleroitpar ses fondements.
Si cette loi sacrée est sans exception , elle est aussi
sans abus, puisque toute l'adresse d'un accusé ne
peut empêcher qu'un délit démontré ne contiuiie à
l'être, ni le garantir en pareil cas d être convaincu :
mais sans cette conviction l'évidence ne peut exister.
Elle dépend essentiellement des réponses de l'accusé,
ou de son silence, parcequ'on ne sauroit présumer
que des ennemis, ni même des indifférents , donne-
ront aux preuves du délit la même attention à saisir
le foible de ces preuves, ni les éclaircissements qui les
peuvent détruire, que l'accusé peut naturellement y
donner : ainsi personne n'a droit de se mettre à sa
place pour le dépouiller du droit de se défendre en
EN FORME DE CIRCULAIRES. 393
s'en chargeant sans sou aveu; et ce sera beaucoup
même si quelquefois une disposition secrète ne fait
pas voir à ces gens , qui ont tant de plaisir à trouver
Taccusé coupable, cette prétendue évidence où lui-
même eût démontré Timposture s'il avoit été en-
tendu.
Il suit de là que cette même évidence est contre l'ac-
cusateur lorsqu'il s'obstine à violer cette loi sacrée;
car cette lâcheté d'un accusateur qui met tout en
œuvre pour se cacher de Taccusé, de quelque prétexte
qu'on la couvre, ne peut avoir d'autre vrai motif que
la crainte de voir dévoiler son imposture et justifier
l'innocent. Donc tous ceux qui, dans ce cas, approu-
vent les manœuvres de l'accusateur et s'y prêtent,
sont des satellites de l'iniquité.
Nous soussignés acquiesçons de tout notre cœur à
ces maximes, et croyons toute personne raisonnable
et juste tenue d'y acquiescer.
Il X/«/«.'VX<t.'W«/V''^/%/V«
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES TANS CF. VOLUME.
Confessions, livre xii Page i
pRtcis des circonstances de la vie de J. J. Rousseau , depuis l'épo-
que oii il a terminé ses Confessions jusqu'à sa mort. . . 1 1 3
QoATRE Lettres à M. de Malcsherbcs 197
Les nÈVERIES du promeneur solitaire ; 225
Première Promenade 229
Deuxième Promenade 239
Troisième Promenade. 253
Quatrième Promenade 272
Cinquième Promenade 295
Sixième Promenade 309
Septième Promenade •....» 323
Huitième Promenade 344
Neuvième Promenade 3Go
Dixième Promenade 37g
Écrits en forme de circulaires 383
I. Déclaration sur les réimpressions de ses ouvrages. . . ibid.
H. A tout François aimant encore la justice et la vérité. . 385
III. Mémoire écrit en février 1777 388
IV. Fragment trouvé parmi Ip> papiers de J. .T. Rousseau. 390
h- IN l)V; TO.MI TROIS I FM 1:
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La Bibliothèque
Iniversité d'Ottawo
Échéance ',
ipoorte \un \olumè\
après la dernière, darlB timbrée
ci-dessous devra payer urte amen-
de de cinq cents, plus deux cents
pour chaque ^DurNlfr' réto/d.
Cetui ^i
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The Library
University of Ottawa
\'^ate due \
ilure \to rèturn a Bçok on
or before the last datk^ stilmped
below there wil( be à finç or fite
cents, and O" extrç charge o^ two
cents for eacb^additionaj day.
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