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Full text of "Oeuvres"

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OEUVRES 

DE 


J.  J.  ROUSSEAU 


TOME  III. 


DE  i;iMPIUMElîIE  DE  P.  DIDOT,  L'AINÉ, 

CHEVALIER  DE  l'oUDRE  ROYAL  DE  SAINT-MICHEL, 

IMPRIMEUR  nn   EO?. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.arcliive.org/details/oeuvresj03rous 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU. 


LES  CONFESSIONS. 


TOME   III. 


PARIS, 


CHEZ  E.  A.  LEQUIEN,  LIBRAIRE, 

RUE  DES  NOYERS,  N°    4^- 
M  DCCC  XXII, 


LES  CONFESSIONS 

DE 

J.  J.  ROUSSEAU. 

SECONDE  PARTIE 


LIVRE  DOUZIÈME. 


(1762.) 

Ici  commence  l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel ,  de- 
puis huit  ans  ,  je  me  trouve  enseveli,  sans  que,  de 
quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre'^,  il  m'ait 
été  possible  d'en  percer  l'effrayante  obscurité.  Dans 
l'abîme  de  maux  où  je  suis  submergé,  je  sens  les  at- 
teintes des  coups  qui  me  sont  portés ,  j'en  aperçois 
l'instrument  immédiat;  mais  je  ne  puis  voir  ni  la  main 
qui  le  dirige,  ni  les  moyens  qu'elle  met  en  œuvre. 
L'oppiobre  et  les  malheurs  tombent  sur  moi  comme 
d'eux-mêmes,  et  sans  qu'il  y  paroisse.  Quand  mon 
cœur  déchiré  laisse  échapper  des  gémissements,  j'ai 
l'air  d'un  homme  qui  se  plaint  sans  sujet,  et  les  auteurs 

"  Var de  quelque  façon  que  j  aie  pu  mv  prendre. 

III.  I 


2  LES    CONFESSIONS, 

de  ma  ruine  ont  trouvé  Fart  inconcevable  de  rendre 
le  public  complice  de  leur  complot,  sans  qu'il  s'en 
doute  lui-même,  et  sans  qu'il  en  aperçoive  l'effet.  En 
narrant  donc  les  événements  qui  me  regardent,  les 
traitements  que  j'ai  soufferts ,  et  tout  ce  (jui  m'est  ar- 
rivé, je  suis  hors  d'état  de  remonter  à  la  main  motrice, 
et  d'assigner  les  causes  en  disant  les  faits.  Ces  causes 
primitives  sont  toutes  marquées  dans  les  trois  précé- 
dents livres;  tous  les  intérêts  relatifs  à  moi,  tous  les 
motifs  secrets  y  sont  exposés.  Mais  dire  en  quoi  ces 
diverses  causes  se  combinent  pour  opérer  les  étran- 
ges événements  de  ma  vie,  voilà  ce  qu'il  m'est  impos- 
sible d'expliquer,  même  par  conjecture.  Si  parmi  mes 
lectems  il  s'en  trouve  d'assez  généreux  pour  vouloir 
approfondir  ces  mvstères  et  découvrir  la  vérité,  qu'ils 
relisent  avec  soin  les  trois  précédents  livres  ;  qu'en- 
suite à  chaque  fait  qu'ils  liront  dans  les  suivants  ils 
prennent  les  informations  qui  seront  à  leiu'  portée, 
qu'ils  remontent  d'intrigue  en  intrigue  et  d'agent  en 
agent  jusqu'aux  premiers  moteurs  de  tout,  je  sais  cer- 
tainement à  quel  terme  aboutiront  leurs  recherches; 
mais  je  me  perds  dans  la  route  obscure  et  tortueuse  des 
souterrains  qui  les  y  conduiront. 

Durant  mon  séjour  à  Yverduu,  j'y  fis  connoissance 
avec  toute  la  famille  de  M.  lloguin,  et  entre  autres 
avec  sa  nièce  madame  Boy  de  La  Tour  et  ses  fii-es, 
dont,  comme  je  crois  l'avoir  dit,  j'avois  autrefois 
connu  le  père  à  Lyon.  Elle  étoit  venue  à  Yverdun  voir 
son  oncle  et  ses  sœurs;  sa  fille  aînée,  âgée  d'environ 
quinze  ans,  m'enchanta  par  son  grand  sens  et  son  ex- 
cellent caractère.    Je  m'attachai  de  l'amitié  la  plus 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1762)  3 

tendre  à  la  mère  et  à  la  fille.  Cette  dernière  étoit  des- 
tinée par  M.  Royuin,  au  colonel  son  neveu,  déjà  d'un 
certain  âge,  et  qui  me  ténioignoit  aussi  la  plus  grande 
affection  ;  mais  ,  quoique  Toncle  fût  passionné  pour 
ce  mariage,  que  le  neveu  le  désirât  fort  aussi,  et  que 
je  prisse  un  intérêt  très  vif  à  la  satisfaction  de  1  un  et 
de  l'autre,  la  grande  disproportion  d'âge  et  l'extrême 
répugnance  de  la  jeune  personne  me  firent  concourir 
avec  la  mère  à  détourner  ce  mariage,  qui  ne  se  fit 
point.  Le  colonel  épousa  depuis  mademoiselle  Dillan 
sa  parente,  d'un  caractère  et  d'une  beauté  bien  selon 
mon  cœur,  et  qui  l'a  rendu  le  plus  lieureux  des  maris 
et  des  pères.  Malgré  cela,  M.  Iloguin  n'a  pu  oublier 
que  j  aie  en  cette  occasion  contrarié  ses  désirs.  Je  m'en 
suis  consolé  par  la  certitude  d'avoir  rempli,  tant  en- 
vers lui  qu'envers  sa  famille,  le  devoir  de  la  plus  sainte 
amitié,  qui  n'est  pas  de  se  rendre  toujours  agréable, 
mais  de  conseiller  toujours  pour  le  mieux. 

Je  ne  fus  pas  long-temps  en  doute  sur  l'accueil  qui 
m'attendoit  à  Genève,  au  cas  que  j  eusse  envie  d  y 
retourner.  Mon  livre  y  fut  brûlé ,  et  j'y  fus  décrété  le 
1 8  juin ,  c  est  à-dire  neuf  jours  après  l'avoir  été  à  Paris. 
Tant  d'incroyables  absurdités  étoient  cumulées  dans 
ce  second  décret,  et  ledit  ecclésiastique  y  étoit  si  for- 
mellement violé,  que  je  refusai  d'ajouter  foi  aux  pre- 
mières nouvelles  qui  m'en  vinrent,  et  que,  quand 
elles  furent  bien  confirmées,  je  tremblai  qu'une  si  ma- 
nifeste et  criante  infraction  de  toutes  les  lois,  à  com- 
mencer parcelle  du  bon  sens,  ne  mit  Genève  sens 
dessus  dessous.  J'eus  de  quoi  me  rassurer;  tout  resta 
tranquille.  S'il  s'éraut  quelque  rumeur  dans  la  popu- 
lo- 


4  LES    COiSFEbSIOJNs. 

lace,  elle  ne  fut  que  contre  moi,  et  je  fus  traité  publi- 
quement par  toutes  les  caillettes  et  par  tous  les  cuistres 
comme  un  écolier  qu'on  menaceioit  du  fouet  pour 
n'avoir  pas  bien  dit  sou  catéchisme. 

Ces  deux  décrets  furent  le  signal  du  cri  de  malédic- 
tion qui  s'éleva  contre  moi  dans  toute  l'Europe  avec 
une  fureur  qui  n'eut  jamais  d'exemple.  Toutes  les  ga- 
zettes, tous  les  journaux,  toutes  les  brochures,  son- 
nèrent le  plus  terrible  tocsin.  Les  Fiançois  surtout , 
ce  peuple  si  doux,  si  poli ,  si  généreux,  qui  se  pique 
si  fort  de  bienséance  et  d'égards  pour  les  malheureux  , 
oubliant  tout  d'un  coup  ses  vertus  favorites,  se  signala 
par  le  nombre  et  la  violence  des  outrages  dont  il  m'ac- 
cabloit  à  l'envi.  J'étois  ma  impie,  un  athée,  un  for- 
cené, un  enragé,  une  béte  féroce,  un  loup.  Le  conti- 
nuateur du  Journal  de  Trévoux  fit  sur  ma  prétendue 
Ivcanthropie  un  écart  qui  montroit  assez  bien  la  sienne. 
Enfin,  vous  eussiez  dit  qu'on  craignoit  à  Paris  de  se 
faire  une  afixiire  avec  la  police,  si,  publiant  un  écrit 
sur  quelque  sujet  que  ce  pût  être,  on  manquoit  d  y 
larder  quelque  iusulte  contre  moi.  En  cherchant  vai- 
nement la  cause  de  cette  unanime  animosité,  je  fus 
prêt  à  croire  que  tout  le  monde  étoit  devenu  fou.  Quoi  ! 
le  rédacteur  de  la  Paix  perpétuelle  souffle  la  discoïde; 
l'Éditeur  du  T^icaire  Savoyard  est  un  impie;  l'auteur 
de  la  Nouvelle  Héloïse  est  un  loup;  celui  de  ï Emile  est 
un  enragé.  Eh '.mon  Dieu,  qu'aurois-je  donc  été,  si 
j'avois  publié  le  livre  de  Y  Esprit,  ou  quelque  autie 
ouvrage  semblable?  Et  pourtant,  dans  l'orage  (}ai 
s'éle>a  contre  fauteur  de  ce  livre,  le  public,  loin  de 
joindre  sa  voix  à  celle  de  ses  persécuteurs,  le  vengea 


PABTIEII,    LIVRE  XTI.    (1762)  5 

d'eux  par  ses  éloges.  Que  l'on  compare  son  livre  etles 
miens,  Taccueil  différent  qu'ils  ont  reçu,  les  traite- 
ments faits  aux  deux  auteurs  dans  les  divers  états  de 
l'Europe;  qu'on  trouve  ù  ces  différences  des  causes 
qui  puissent  contenter  un  homme  sensé  :  voilà  tout  ce 
que  je  demande,  et  je  me  tais. 

Je  me  trouvois  si  bien  du  séjour  d'Yverdun,  que 
je  pris  la  résolution  d'y  rester,  à  la  vive  sollicitation 
de  M.  Roguin  et  de  toute  sa  wmilie.  M.  de  Moiry  de 
Gingins,  bailli  de  cette  ville,  m'encourageoit  aussi  par 
ses  bontés  à  rester  dans  son  gouvernement.  Le  colonel 
me  pressa  si  fort  d'accepter  l'habitation  d'un  petit 
pavillon  qu'il  avoit  dans  sa  maison ,  entre  cour  et 
jardin,  que  ]  y  consentis  ;  et  aussitôt  il  s'empressa  de 
le  meubler  et  garnir  de  tout  ce  qui  éloit  nécessaire 
pour  mon  petit  ménage.  Le  banneret  Roguin,  des 
plus  empressés  autour  de  moi,  ne  me  quittoit  pas  de 
la  journée.  J  étois  toujours  très  sensible  à  tant  de 
caresses,  mais  j'en  étois  quelquefois  bien  importuné. 
Le  jour  de  mon  emménagement  étoit  déjà  marqué,  et 
j'avois  écrit  à  Thérèse  de  me  venir  joindre,  quand 
tout-à-coup  j'appris  qu'il  s'élevoit  à  Berne  un  oiage 
contre  moi,  qu'on  altribuoit  aux  dévots,  et  dont  je 
n'ai  jamais  pu  pénétrer  la  première  cause.  Le  sénat 
excité,  sans  qu'on  sut  par  qui,  paroissoit  ne  voulou' 
pas  me  laisser  tranquille  dans  ma  retraite.  Au  premier 
avis  qu'eut  M.  le  bailli  de  cette  fermentation ,  il  écrivit 
en  ma  faveur  à  plusieurs  membres  du  gouvernement, 
leur  reprochant  leur  aveugle  intolérance,  et  leur 
faisant  honte  de  vouloir  refuser  à  un  homme  de 
mérite  opprimé  l'asile  que  tant  de  bandits  trouvoient 


6  LES   COiNFESSIONS. 

dans  leurs  états.  Des  gens  sensés  ont  présumé  que  la 
chaleur  de  ses  reproches  avoit  plus  aigri  qu'adouci  les 
esprits.  Quoi  qu  il  en  soit,  son  crédit  ni  son  éloquence 
lie  purent  parer  le  coup.  Prévenu  de  Tordre  qu'il 
devoit  nie  signifier,  il  m'en  avertit  d'avance;  et,  pour 
ne  pas  attendre  cet  ordre,  je  résolus  de  partir  dès  le 
lendemain.  La  difficulté  étoit  de  savoir  où  aller, 
voyant  que  Genève  et  la  France  m'étoient  fermées,  et 
prévoyant  bien  que  dans  cette  affaire  chacun  s'em- 
presseroit  d  imiter  son  voisin. 

Madame  Boy  de  La  Tour  me  proposa  d'aller  m'éta- 
blir  dans  une  maison  vide,  mais  toute  meublée,  qui 
appartenoit  à  son  fils,  au  vdlage  de  Motiers,  dans  le 
Val-de-Travers,  comté  de  ISeuchàtel.  ïl  n'y  avoit 
qu'une  montagne  à  traverser  pour  m'y  rendre.  L'offre 
venoit  d'autant  plus  à  propos,  que  dans  les  états  du 
roi  de  Prusse  je  devois  naturellement  être  à  l'abri  des 
persécutions,  et  qu'au  moins  la  religion  n'y  pouvoit 
guère  servir  de  prétexte.  Mais  une  secrète  difficulté, 
qu'il  ne  me  conveiioit  pas  de  dire,  avoit  bien  de  quoi 
me  faire  hésiter.  Cet  amour  inné  de  la  justice,  qui 
dévora  toujours  mon  cœur,  joint  à  mon  penchant 
secret  pour  la  Fiance,  m'avoit  inspiré  de  l'aversion 
pour  le  roi  de  Prusse,  qui  me  paroissoit,  par  ses 
maximes  et  par  sa  conduite,  fouler  aux  pieds  tout 
respect  pour  la  loi  naturelle  et  pour  tous  les  devoirs 
humains.  Parmi  les  estampes  encadrées  dont  j'avois 
orné  mon  donjon  à  Montmorenci,  étoit  un  portrait  de 
ce  prince,  au-dessous  duquel  étoit  un  distique  "■  qui 
finissoit  ainsi  : 

"  Vah du  q  ut  If  ai  ois  mis  un  distique  qui.,... 


PARTIE  II,   LIVRE    XII.    (1762)  7 

Il  ppiisf  en  philosophe,  et  se  condiiit'en  roi. 

Ce  vers  qui,  sous  toute  autre  plume,  eût  fait  un 
assez  bel  éloge,  avoit  sous  la  uiienne  un  sens  qui 
nVtoit  pas  équivoque,  et  qu'expliquoit  d'ailleurs  trop 
claijement  le  vers  précédent  *,  Ce  distique  avoit  été 
vu  de  tous  ceux  qui  venoient  me  voir,  et  qui  n'étoient 
pas  en  petit  nombre.  Le  chevalier  de  Lorenzy  Tavoit 
même  écrit  pour  le  donner  à  d'iVlembert,  et  je  ne  dou- 
tois  pas  que  d'Alembert  n'eût  pris  le  soin  d'en  faire 
ma  cour  à  ce  prince.  J'avois  encore  aggravé  ce  pre- 
mier tort  par  un  passage  de  V Emile,  où,  sous  le  nom 
d'Adraste,  roi  des  Dauniens,  on  voyoit  assez  qui 
j'avois  en  vue;  et  la  remarque  n'avoit  pas  échappé  aux 
épilogueurs,  puisque  madame  de  Boufflers  m'avoit 
mis  plusieurs  fois  sur  cet  article.  Ainsi  j'étois  bien  sûr 
d  être  inscrit  en  encre  rouge  sur  les  registres  du  roi 
de  Prusse;  et  supposant  d'ailleurs  qu'il  eût  les  prin- 
cipes que  j'avois  osé  lui  attribuer,  mes  écrits  et  leur 
auteur  ne  pouvoient  par  cela  seul  que  lui  déplaire  : 
car  on  sait  que  les  méchants  et  les  tyrans  m'ont  tou- 
jours pris  dans  la  plus  mortelle  haine,  même  sans  me 
connoître,  et  sur  la  seule  lecture  de  mes  écrits. 

J'osai  pourtant  me  mettre  à  sa  merci,  et  je  crus 
courir  peu  de  risque.  Je  savois  que  les  passions  basses 
ne  subjuguent  guère  que  les  hommes  foibles,  et  ont 
peu  de  prise  sur  les  âmes  d'une  forte  trempe,  telles 

*  Ce  vers  étoit  : 

La  gloire,  l'intêrct,  Toilà  son  Dieu  ,  sa  loi. 

il  ne  prccédoit  pas  le  vers  cité  dans  le  teste.  Celui-ci  étoit  au  bas 
du  portrait.  L'autre  vers  étoit  écrit  derrière. 


8  LES   CONFESSIONS, 

que  j'avois  toujours  reconnu  la  sienne.  Je  jugeois  que 
dans  son  art  de  régner  il  entroit  de  se  montrer  magna- 
nime en  pareille  occasion ,  et  qu'il  n'étoit  pas  au- 
dessus  de  son  caractère  de  l'être  en  effet.  Je  jugeai 
qu'une  vile  et  facile  vengeance  ne  balanceroit  pas  un 
moment  en  lui  l'amour  de  la  gloire;  et  me  mettant  à 
sa  place,  je  ne  crus  pas  impossible  qu'il  se  prévalût 
de  la  circonstance  pour  accabler  du  poids  de  sa  géné- 
rosité l'homme  qui  avoit  osé  mal  penser  de  lui.  J'allai 
donc  m'établir  à  Motiers,  avec  une  confiance  dont  je 
le  crus  fait  pour  sentir  le  prix;  et  je  me  dis  :  Quand 
Jean-Jacques  s'élève  à  côté  de  Coriolan ,  Frédéric 
sera-t-il  au-dessous  du  général  des  Volsques? 

Le  colonel  Roguin  voulut  absolument  passer  avec 
moi  la  montagne,  et  venir  m'installer  à  Motiers.  Une 
belle-sœur  de  madame  Boy  de  La  Tour,  appelée  ma- 
dame Girardier,  à  qui  la  maison  que  j'allois  occuper  étoit 
très  commode,  ne  me  vit  pas  arriver  avec  im  certain 
plaisir;  cependant  elle  me  mit  de  bonne  grâce  en  pos- 
session de  mon  logement,  et  je  mangeai  chez  elle  en 
attendant  que  Thérèse  fût  venue,  et  que  mon  petit 
ménage  fût  établi. 

Depuis  mon  départ  de  Montmorenci ,  sentant  bien 
que  je  serois  désormais  fugitif  sur  la  terre  ,  j'hésitois 
à  permettre  qu'elle  vînt  me  joindre ,  et  partager  la  vie 
errante  à  laquelle  je  me  voyois  condamné.  Je  sentois 
que  par  cette  catastrophe,  nos  relations  alloient  chan- 
ger, et  que  ce  qui  jusqu'alors  avoit  été  faveur  et  bien- 
fait de  ma  part,  le  seroit  désormais  de  la  sienne.  Si 
son  attachement  restoit  à  l'épreuve  de  mes  malheurs, 
elle  en  seroit  déchirée,  et  sa  douleur  ajouteroit  à  mes 


PARTIE  II,   LIVRE  XII.   (1762)  9 

maux.  Si  ma  disgrâce  attiédissoit  son  cœur,  elle  me 
feroit  valoir  sa  constance  comme  un  sacrifice;  et  au 
lieu  de  sentir  le  plaisir  que  j'avois  à  partager  avec  elle 
mon  dernier  morceau  de  pain  ,  elle  ne  sentiroit  que  le 
mérite  qu'elle  auroit  de  vouloir  bien  me  suivre  par- 
tout où  le  sort  me  forçoit  d'aller. 

Il  faut  dire  tout:  je  n'ai  dissimulé  ni  les  vices  de 
ma  pauvre  maman,  ni  les  miens;  je  ne  dois  pas  faire 
plus  de  grâce  à  Thérèse;  et  quelque  plaisir  que  je 
prenne  à  rendre  honneur  à  une  personne  qui  m'est  si 
chère,  je  ne  veux  pas  non  plus  déguiser  ses  torts  ,  si 
tant  est  même  qu'un  changement  involontaire  dans 
les  affections  du  cœur  soit  un  vrai  tort.  Depuis  long- 
temps je  m'apercevois  de  l'attiédissenient  du  sien.  Je 
sentois  qu^elle  n  étoit  plus  pour  moi  ce  qu'elle  fut  dans 
nos  belles  années,  et  je  le  sentois  d'autant  mieux  que 
j'étois  le  même  pour  elle  toujours.  Je  retombai  dans 
le  même  inconvénient  dont  j  avois  senti  l'effet  auprès 
de  maman ,  et  cet  effet  fut  le  même  auprès  de  Thérèse. 
N'allons  pas  chercherdes  perfections  hors  delà  nature  ; 
il  seroit  le  même  auprès  de  quelque  femme  que  ce  fût. 
Le  parti  que  j'avois  pris  à  l'égard  de  mes  enfants, 
quelque  bien  raisonné  qu'il  m'eût  paru ,  ne  m'avoit  pas 
toujours  laissé  le  cœur  tranquille.  En  méditant  mon 
Traité  de  f éducation,  je  sentis  que  j  avois  négligé  des 
devoirs  dont  rien  ne  pouvoit  me  dispenser.  Le  remords 
enfin  devint  si  vif,  qu'il  m'arracha  presque  l'aveu  pu- 
blic de  ma  faute  au  commencement  de  V Emile;  et  le 
trait  même  est  si  clair  qu'après  un  tel  passage  il  est 
surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage  de  me  la  repro- 


lO  LES   CO^"FESS10]NS. 

cher  *.  Ma  situation ,  cependant,  étoit  alors  la  inêm<r, 
et  pire  encore  par  l'aiiimosité  de  mes  ennemis  ,  qui  ne 
cherchoient  qu'à  me  prendre  en  faute.  Je  craignis  la 
récidive;  et  n'en  voulant  pas  courir  le  risque,  j'aimai 
mieuxme  condamnera  l'abstinence  que  d'exposer  Thé' 
rèse  à  se  voir  derechef  dans  le  même  cas.  J'avois  d'ail" 
leurs  remarqué  que  l'habitation  des  femmes  empiroit 
sensiblement  mon  état  ^  :  cette  double  raison  m'avoit 
fait  former  des  résolutions  que  j'avois  quelquefois  as- 
sez mal  tenues ,  mais  dans  lesquelles  je  persistois  avec 
plus  de  constance  depuis  trois  ou  quatre  ans;  c'étoit 
aussi  depuis  cette  époque,  que  j  avois  remarqué  du 
refroidissement  dans  Thérèse:  elle  avoit  pour  moi  le 
même  attachement  par  devoir,  mais  elle  n  en  avoit 
])lus  par  amour.  Cela  jetoit  nécessairement  moins 
d'agrément  dans  notre  commerce,  et  j'imaginai  que, 
sûre  de  la  continuation  de  mes  soins  où  qu'elle  pût 
être,  elle  aimeroit  peut-être  mieux  rester  à  Paris  que 
d  errer  avec  moi  **•  Cependant  elle  avoit  marqué  tant 

^  Voici  ce  pnss.ije  :  «  Un  père,  quand  il  engendre  et  nourrit  des 
enfants,  ne  fait  en  cela  que  le  tiers  de  sa  taclie....  Celui  qui  ne 
peut  remplir  les  devoirs  de  père,  n'a  point  droit  de  le  devenir.  Il 
n'y  a  ni  pauvreté,  ni  travaux,  ni  respect  humain  qui  le  dispensent 
tic  nourrir  ses  enfants  et  de  les  élever  lui-même.  Lecteurs,  vous 
pouvez  m'en  croire,  je  prédis  à  quiconque  a  des  entrailles  et  né- 
{;li(5e  de  si  saints  devoirs,  qu'il  versera  long-temps  sur  sa  faute  des 
larmes  amères,  et  n'en  sera  jamais  consolé.  »  Emile ^  llv.  L 

Voyez  aussi  les  trois  lettres  à  madame  île  Luxembourg,  citées 
précédemment  en  note,  page  4-35  du  tome  IL 

"  Var mon  état.  Le  vice  érjuivalent,  dont  je  n'ai  jamais  pu 

bien  me  guérir ,  m'y  pnroissoit  moins  contraire.  Cette — 

**  La  cause  que  Rousseau  assigne  ici  pour  exjiliqurr  le  refroidis' 
sèment  de  Thérèse  à  son  égard,    quoique  établie  si  posilivemeiU  , 


PARTIE  II  ,  LIVRE  XII.  (1762)  H 

de  douleur  à  notre  séparation ,  elle  avoit  exigé  de  moi 
des  promesses  si  positives  de  nous  rejoindre,  elle  en 
exprimoitsi  vivement  le  desirdepuis  mon  départ,  tant 
à  M.  le  prince  de  Conti  qu'àM,  de  Luxembourg,  que, 
loin  d'avoir  le  courage  de  lui  parler  de  séparation , 
j'eus  à  peine  celui  d'y  penser  moi-même  ;  et  après 
avoir  senti  dans  mon  cœur  combien  il  m'ctoit  im- 
possible de  me  passer  d'elle,  je  ne  songeai  plus  qu'à 
la  rappeler  incessamment.  Je  lui  écrivis  donc  de  par- 
tir; elle  vint.  A  peine  y  avoit-il  deux  mois  que  je  l'avois 
quittée;  mais  c'étoit,  depuis  tant  d'années,  notre  pre- 
mière séparation.  Nous  l'avions  sentie  bien  cruelle- 
ment l'un  et  l'autre.  Quel  saisissement  en  nous  em- 
brassant! O  que  les  larmes  de  tendresse  etdejoie  sont 
douces  !  Comme  mon  cœur  s'en  abreuve  !  Pourquoi 
m'a-t-on  fait  verser  si  peu  de  celles-là»' 

En  arivant  à  Motiers,  j'avois  écrit  à  milord  Keith, 
maréchal  d'Ecosse,  gouverneur  de  Neuchàtel,  pour 

peut  n'être  que  l'effet  d'une  simple  conjecture.  Il  est  étonnant  qu'il 
n'y  fasse  entrer  pour  rien  sa  passion  pour  madame  d'Houdetot  et 
l'impression  pénible  qu'en  a  dû  nécessairement  ressentir  celle  qui 
pouvoit  croire  avoir  acquis  sur  lui  tous  les  droits  d'une  épouse  légi- 
time. Voyez  au  livre  VIII  (ci-devant  tome  II)  la  vmiante  de  la 
page  122  et  la  note  qui  s'y  joint.  II  n'est  pas  moins  singulier  que 
dans  le  lécit  précédemment  fait  (livre  IX)  de  toutes  les  circon- 
stances qui  se  lient  à  cet  égarement  de  son  cœur ,  il  ne  soit  fait  au- 
cune mention  de  la  part  plus  ou  moins  active  qu'y  dut  prendre 
Thérèse.  Put-elle  réellement  se  borner  au  rôle  passif  que  Rousseau 
lui  fait  jouer  dans  toute  cette  affaire  (Voyez  ci-devant  pages  265 
et  3/3  du  tome  II),  et  pensera-t-on  que  sa  simplicité  ou  stupidité 
étoit  telle,  qu'elle  ne  lui  permetloit  pas  d'en  apercevoir  et  d'en 
ressentir  toutes  les  conséquences  ?  Ce  n'est  pas  là  du  moins  l'idée 
que  donnent  d'elle  les  Méuioires  de  madame  d'Épinay. 


12  LES   CONFESSIONS, 

lui  donner  avis  de  ma  retraite  dans  les  états  de  sa  ma- 
jesté, et  pour  lui  demander  sa  protection.  Il  me  ré- 
pondit avec  la  générosité  qu'on  lui  connoît  et  que  j'at- 
tendois  de  lui.  Il  m'invita  à  l'aller  voir.  J'y  fus  avec 
M.  Martinet,  châtelain  du  Val-de-Travers ,  qui  étoit 
en  grande  faveur  auprès  de  son  excellence.  L'aspect 
vénérable  de  cet  illustre  et  vertueux  Écossois  m'émut 
puissamment  le  cœur,  et  dès  l'instant  même  com- 
mença entre  lui  et  moi  ce  vif  attachement  qui  de  ma 
part  est  toujours  demeuré  le  même,  et  qui  le  seroit 
toujours  delà  sienne,  si  les  traîtres,  qui  m'ont  ôté 
toutes  les  consolations  de  la  vie,  n'eussent  profité  de 
mon  éloignement  pour  abuser  sa  vieillesse  et  me  dé- 
figurer à  ses  yeux. 

George  Keith ,  maréchal  héréditaire  d'Ecosse ,  et 
frère  du  célèbre  général  Keith,  qui  vécut  glorieuse- 
ment et  mourut  au  lit  d'honneur,  avoit  quitté  son 
pays  dans  sa  jeunesse,  et  y  fut  proscrit  pour  s'être 
attaché  à  la  maison  Stuart ,  dont  il  se  dégoûta  bien- 
tôt, par  l'esprit  injuste  et  tyrannique  qu'il  y  remar- 
qua, et  qui  en  fit  toujours  le  caractère  dominant.  Il 
demeura  long-temps  en  Espagne,  dont  le  climat  lui 
plaisoit  beaucoup ,  et  finit  par  s'attacher,  ainsi  que  son 
frère ,  au  roi  de  Prusse ,  qui  se  connoissoit  en  hommes , 
et  les  accueillit  comme  ils  le  méritoient.  Il  fut  bien 
payé  de  cet  accueil,  par  les  grands  services  que  lui 
rendit  le  maréchal  Keith ,  et  par  une  chose  bien  plus 
précieuseencore, la  sincère amitiédeniilord  maréchal; 
La  grande  ame  de  ce  digne  homme,  toute  républi- 
cauie  et  fière ,  ne  pouvoit  se  plier  que  sous  le  joug  de 
l'amitié;  mais  elle  s'y  plioit  si  parfaitement,  qu'avec 


PARTIE  II,   LIVRE  XII.  (r-62)  l3 

des  maximes  bien  différentes ,  il  ne  vit  plus  que  Fré- 
déric, du  moment  qu  il  lui  fut  attaché.  Le  roi  le 
chargea  d'af.faires  importantes,  lenvoya  à  Paris,  en 
Espagne;  et  enfla  le  voyant,  déjà  vieux,  avoir  besoin 
de  repos  ,  lui  donna  pour  retraite  le  gouvernement  de 
Neuchàtel ,  avec  la  délicieuse  occupation  d'y  passer  le 
reste  de  sa  vie  à  rendre  ce  petit  peuple  beureux. 

Les  Neuclîàtelois ,  qui  n'aiment  que  la  pretintailie 
et  le  clinquant,  qui  ne  se  connoissent  point  en  véri- 
table étoffe,  et  mettent  l'esprit  dans  les  longues  phra- 
ses, vovant  un  homme  froid  et  sans  façon,  prirent  sa 
simplicité  pour  de  la  bautecu",  sa  franchise  pour  de  la 
rusticité,  son  laconisme  pour  de  la  bêtise;  se  cabrè- 
rent contre  ses  soins  bienf usants,  parceque,  voulant 
être  utile  et  non  cajoleur,  il  ne  savoit  point  flatter  les 
gens  qu'il  n  estimoit  pas.  Dans  la  ridicule  affaire  du 
ministre  Pelitpierre,  qui  fut  chhssé  par  ses  confrè- 
res, pour  n'avoir  pas  voulu  qu'ils  fussent  damnés 
éternellement,  milord  s'étant  opposé  aux  usurpations 
des  ministres,  vit  soulever  contre  lui  tout  le  pays, 
dont  il  prenoit  le  parti  ;  et  quand  j'v  arrivai ,  ce  stupide 
murmure  n'étoit  pas  éteint  encore.  Il  passoit  au  moins 
pour  un  homme  qui  se  laissoit  prévenir;  et  de  toutes 
les  imputations  dont  il  fut  chargé,  c'étoit  peut-être  la 
moins  injuste.  Mon  premier  mouvement,  en  voyant 
ce  vénérable  vieillard,  fut  de  m'attendrir  sur  la  mai- 
greur de  son  corps,  déjà  décharné  par  les  ans;  mais 
en  levant  les  veux  sur  sa  pbvsionomie animée,  ouverte 
et  noble,  je  me  sentis  saisi  d'un  respect  mêlé  de  con- 
fiance, qui  l'emporta  sur  tout  autre  sentiment.  Au 
compliment  très  court  que  je  lui  fis  en  l'abordant ,  il 


l4  LtS   CONFESSIONS, 

répondit  en  parlant  d'autre  chose,  comme  si  j'eusse 
été  là  depuis  huit  jours.  Il  ne  nous  dit  pas  même  de 
nous  asseoir.  L'empesé  châtelain  resta  debout.  Pour 
moi ,  je  vis  dans  Toeil  perçant  et  fin  de  milord  je  ne  sais 
quoi  de  si  caressant,  que,  me  sentant  d'abord  à  mon 
aise,  j'allai  sans  façon  partager  son  sofa,  et  m'asseoir 
à  côté  de  lui.  Au  ton  familier  qu'il  prit  à  l'instant,  je 
sentis  que  cette  liberté  lui  faisoit  plaisir,  et  qu'il  se 
disoit  en  lui-même  :  Celui-ci  n'est  pas  un  ISeuchâtelois. 
Effet  singulier  de  la  grande  convenance  des  carac- 
tères !  Dans  un  âge  où  le  cœur  a  déjà  perdu  sa  cha- 
leur naturelle,  celui  de  ce  bon  vieillard  se  réchauffa 
pour  moi,  d'une  façon  qui  surprit  tout  le  monde.  Il 
vint  me  voir  à  Motiers ,  sous  prétexte  de  tirer  des 
cailles ,  et  y  passa  deux  jours  sans  toucher  un  fusil. 
Il  s'établit  eiare  nous  une  telle  amitié,  car  c'est  le 
mot ,  que  nous  ne  pouvions  nous  j>asser  l'un  de  lau- 
tre.  Le  château  de  Colombier ,  qu'il  habitoit  l'été,  étoit 
à  six  lieues  de  Motiers  ;  j  allois  tous  les  quinze  jours 
au  plus  tard  v  passer  vingt-quatie  heures,  puis  je 
reveuois  de  même  en  pèlerin ,  le  cœur  toujours  plein 
de  lui.  L'emotion  que  j  éprouvois  jadis  dans  mes 
courses  de  l'Hermitage  à  Eaubonne  étoit  bien  diffé- 
rente assurément;  mais  elle  n'étoit  pas  plus  douce 
que  celle  avec  laquelle  j'approchois  de  Colombier. 
Que  de  latines  d'attendrissement  j'ai  souvent  versées 
dans  ma  route,  en  pensant  aux  bontés  paternelles, 
aux  vertus  aimables,  à  la  douce  philosophie  de  ce  res- 
pectable vieillard  !  Je  l'appelois  mon  père,  il  m'ap- 
peloit  soix  enfant.  Ces  doux  noms  rendent  en  partie 
l'idée  de  l'attachement  qui  nous  unissoit,  mais  ils  ne 


PARTIE  II,   LIVRE  XII.   (1762)  i5 

rendent  pas  encore  celle  du  besoin  que  nous  avions 
l'un  de  l'autre,  et  du  désir  continuel  de  nous  rappro- 
cher. Il  vouloit  absolument  me  lo[;er  au  château  de 
Colombier,  et  me  pressa  longtemps  d'y  prendre  à 
demeure  l'appartement  que  j'occupois.  Je  lui  dis  enfin 
que  j'ctois  plus  libre  chez  moi ,  et  que  j'aimois  mieux 
passer  ma  vie  à  le  venir  voir.  Il  approuva  cette  fran- 
chise, et  ne  m'en  parla  plus.  O  bon  milord!  ô  mon 
digne  père  !  que  mon  cœur  s'émeut  encore  en  pensant 
à  vous  !  Ah  !  les  barbares  !  quel  coup  ils  m'ont  porté 
en  vous  détachant  de  moi!  INiais  non,  non,  grand 
homme,  vous  êtes  et  serez  toujours  le  même  pour 
moi,  qui  suis  le  même  toujours.  Ils  vous  ont  trompé, 
mais  ils  ne  vous  ont  pas  changé  *. 

*  Il  est  vrai  de  dire  que  milord  maréchal ,  intimement  lie  avec 
Hume ,  fut  sensiblement  affecté  des  torts  de  Rousseau  envers  ce 
dernier,  et  se  montra  affligé  de  leur  rupture;  mais  il  fut  si  peu 
détaché  de  lui  que  peu  de  temps  avant  sa  mort  arrivée  en  mai  1778 
(  six  semaines  avant  la  mort  de  Rousseau  )  il  lui  légua  par  son  tes- 
tament la  montre  qu'il  avoit  toujours  portée  (^Biographie  univer- 
selle au  mot  Georges  Keit).  La  Lttre  de  Rousseau  à  milord  du  ig 
mars  1767,  écrite  d'Angleterre  et  qu'on  trouvera  dans  la  Corres- 
pondance, paroît  être  la  dernière  qu'il  lui  ait  écrite.  Peut-être  atissi 
milord  n'y  répondit-il  j^oint  ;  mais  il  est  prouvé  que  long-temps 
encore  après  ils  se  sont  donné  réciproquement  de  leurs  nouvelles, 
et  que  milord  n'a  cessé  de  les  désirer  et  de  les  recevoir  avec 
plaisir.  D'un  autre  côté  ce  passage  des  Confessions  sufHroit  pour 
justifier  Rousseau  de  l'accusation  de  s'être  nïontré  ingrat  envers 
sou  bienfaiteur. 

C'est  cependant  cette  accusation  que  d'Alembert  a  osé  metti  e  au 
avant  dans  l'éloge  de  milord  maréchal  prononcé  par  lui  à  l'aca- 
démie peu  de  temps  après  la  mort  de  Rousseau,  accusation  que 
n'a  pas  ciaint  de  renouveler  dernièrement  l'auteur  de  l'article  dct 
la  Biographie  universelle  que  nous  venons  de  citer.  Mais  dès    1701 


iG  LES  co^•^"EssI02vs. 

Milord  inarôchal  n'est  pas  sans  défaut;  c'est  un 
sage,  mais  c  est  un  homme.  Avec  Tespritle  plus  péné- 
trant, avec  le  tact  le  plus  fin  qu'il  soit  possible  d'avoir, 
avec  la  plus  profonde  connoissance  des  hommes,  il 
se  laisse  abuser  quelquefois,  et  n'en  revient  pas.  Il  a 
l'humeur  sinjjulière ,  quelque  chose  de  bizarre  et 
d'étranger  dans  son  tour  d'esprit.  Il  paroit  oublier  les 
gens  qu'il  voit  tous  les  jours,  et  se  souvient  d'eux  au 
moment  qu  ils  y  pensent  le  moins  :  ses  attentions  pa- 
roissent  hors  de  propos  ;  ses  cadeaux  sont  de  fan- 
taisie, et  non  de  convenance.  Il  donne  ou  envoie  à 
l'instant  ce  qui  lui  passe  par  la  tête,  de  grand  prix  ou 
de  nulle  valeur  indifféremment.  Un  jeune  Genevois 
désirant  entrer  au  service  du  roi  de  Prusse,  se  pré- 
sente à  lui  :  milord  lui  donne,  au  lieu  de  lettre,  un 
petit  sachet  plein  de  pois  ,  qu'il  le  charge  de  remettre 
au  roi.  En  recevaut  cette  singulière  recommandation, 
le  roi  place  à  l'instant  celui  qui  la  porte.  Ces  génies 
élevés  ont  entre  eux  un  langage  que  les  esprits  vul- 
gaires n'entendront  jamais.  Ces  petites  bizarreries  , 
semblables  aux  caprices  d'une  jolie  femme,  ne  me 
rendoient  milord  maréchal  que  plus  intéressant. 
J'étois  bien  sûr,  et  j'ai  bien  éprouvé  dans  la  suite, 
qu'elles  n'influoient  pas  sur  ses  sentiments ,  ni  sur  les 
soins  que  lui  prescrit  l'amitié  dans  les  occasions  sé- 
rieuses. ]Mais  il  est  vrai  que  dans  sa  façon  d'obliger, 
il  met  encore  la  même  singularité  que  dans  ses  ma- 
nières. Je  n'en  citerai  qu'un  seul  trait  sur  une  baga- 

Ginguené  a  parfaitement  prouvé  combien  cette  accusation  étoit 
fausse  et  rendue  plus  odieuse  encore  par  la  béiilfjnité  perfide  du 
langage  de  l'accusateur.  (  Voyez  Lettres  sur  les  Confesr.'wns.  note  5.) 


PARTIE  lî,    LIVRE  XII.    (1762)  i y 

telle.  Comme  la  journée  de  Motiers  à  Colombier  éîoit 
trop  forte  pour  moi,  je  la  partageois  d'ordinaire,  en 
partant  après  diner  et  couchant  à  Brot,  à  moitié  che- 
min. L'hôte,  appelé  Sandoz,  ayant  à  solliciter  à  Berlin 
une  grâce  qui  lui  importoit  extrêmement,  me  pria 
d'engager  son  excciience.  à  la  demander  pour  lui. 
Volontiers.  Je  le  mène  avec  moi;  je  le  laisse  dans 
Fantichambre ,  et  je  parle  de  son  affaire  à  milord  , 
qui  ne  me  répond  rie^i.  La  matinée  se  passe;  en  tra- 
versant la  salle  pour  aller  dîner,  je  vois  le  pauvre 
Sandoz  qui  se  morfondoit  d'attendre.  CriDyant  que 
milord  1  avoit  oublié,  je  lui  en  reparle  avant  de  nous 
mettre  à  table;  mot  comme  auparavant.  Je  trouvai 
cette  manière  de  me  faire  sentir  combien  je  l  impor- 
tunois,  un  peu  dure,  et  je  me  tus  en  plaignant  tout 
bas  le  pauvre  Sandoz.  En  m'en  retournant  le  len- 
demain, je  fus  bien  surpris  du  remerciement  qu'il 
me  fit,  du  bon  accueil  et  du  bon  diner  qu  il  avoit  eus 
chez  son-  excellence,  qui  de  plus  avoit  reçu  son 
papier.  Trois  semaines  après  milord  lui  envova  le 
rescrit  qu'il  avoit  demandé,  expédié  par  le  ministre 
et  signé  du  roi;  et  cela,  sans  m'avoir  jamais  voulu 
dire  ni  répondre  un  seul  mot,  ni  à  lui  non  plus, 
sur  cette  affaire  ,  dont  je  crus  qu'il  ne  vouloit  pas  se 
charger.. 

Je  voudrois  ne  pas  cesser  de  parler  de  George 
Keith  :  c  est  de  lui  que  me  viennent  mes  derniers 
souvenirs  heureux:  tout  le  reste  de  ma  vie  n'a  plus 
été  qu'afflictions  et  serrements  de  cœur.  La  mémoire 
en  est  si  triste,  et  m  en  vient  si  confusément,  qu'il 
ne  m'est  pas  possible  de  mettre  aucun  ordre  dans 
III.  2 


iS  LES    CONFESSIOKS. 

mes  récits  :  je  serai  forcé  désormais  de  les  arranger 
au  hasard  et  comme  ils  se  présenteront. 

Je  ne  tardai  pas  d'eue  tiré  d'inquiétude  sur  mon 
asile ,  par  la  réponse  du  roi  à  milord  maréchal ,  en 
qui,  comme  on  peut  croire,  j'avois  trouvé  un  bon 
avocat.  ISon  seulement  sa  majesté  approuva  ce  qu'il 
avoit  fait,  mais  elle  le  chargea,  car  il  faut  tout  dire,  de 
me  donner  douze  louis.  Le  bon  milord,  embarrassé 
d'une  pareille  commission,  et  ne  sachant  comment 
s'en  acquitter  honnêtement,  tâcha  d'en  exténuer  l'in- 
sulte ,  en  transformant  cet  argent  en  nature  de  provi- 
sions ,  et  me  marquant  qu'il  avoit  ordre  de  me  fournil* 
du  bois  et  du  charbon  pour  commencer  mon  petit 
ménage  ;  il  ajouta  même ,  et  peut-être  de  son  chef, 
que  le  roi  me  feroit  volontiers  bâtir  une  petite  maison 
à  ma  fantaisie,  si  j  en  voulois  choisir  l'emplacement. 
Cette  dernière  offre  me  toucha  fort ,  et  me  fit  oublier 
la  mesquinerie  de  1  autre.  Sans  acceptei'  aucune  des 
deux,  je  regardai  Frédéric  comme  mon  bienfaiteur  et 
mon  protecteur,  et  je  m'attachai  si  sincèrement  à  lui, 
que  je  pris  dès-lors  autant  d'intérêt  à  sa  gloire ,  que 
j'avois  trouvé  jusqu'alors  d'injustice  à  ses  succès.  A  la 
paix  qu'il  fit  peu  de  temps  ajarès,  je  témoignai  ma  joie 
par  une  illumination  de  très  bon  goût  :  c  étoit  un  cor- 
don de  guirlandes,  dont  j'ornai  la  maison  que  j'habi- 
tois;  et  où  j  eus,  il  est  vrai,  la  fierté  vindicative  de 
dépenser  presque  autant  d  argent  qu'il  m'en  avoit 
voulu  donner,  La  paix  conclue,  je  crus  que  sa  gloire 
militaire  et  politique  étant  au  comble,  il  alloit  s'en 
donner  une  d'une  autre  espèce,  en  revivifiant  ses 
•états,  en  y  faisant  régner  le  commerce,  l'agriculture,- 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1762)  ig 

en  V  créant  un  nouveau  sol,  en  le  couvrant  d'un  nou- 
veau peuple,  en  maintenant  la  paix  chez  tous  ses  voi- 
sins, en  se  faisant  Tarbitre  de  1  Europe,  après  en  avoir 
été  la  terreur.  Il  pcuvoit  sans  risque  poser  Tépée,  bien 
sûr  qu'on  ne  l'obligeroit  pas  à  la  reprendre.  Voyant 
qu  il  ne  désarmoit  pas ,  je  craignis  qu'il  ne  profitât 
mal  de  ses  avantages,  et  qu'il  ne  fut  grand  qu'à  demi. 
J'osai  lui  écrire  à  ce  sujet*,  et  prenant  le  ton  familier, 
fait  pour  plaire  aux  hommes  de  sa  trempe,  porter  jus- 
qu'à lui  cette  sainte  voix  de  la  vérité,  aue  si  peu  de 
rois  sont  faits  pour  entendre.  Ce  ne  fut  qu'en  secret 
et  de  moi  à  lui ,  que  je  pris  cette  liberté.  Je  n'en  fis  pas 
même  participant  milcrd  maréchal,  et  je  lui  envoyai 
ma  lettre  au  roi ,  toute  cachetée.  iMilord  envoya  la 
lettre,  sans  s  informer  de  son  contenu.  Le  roi  n'v  fit 
aucune  réponse;  et  quelque  temps  après,  milord  ma- 
réchal étant  allé  à  Berlin,  il  lui  dit  seulement  que  je. 
l'avois  bien  grondé.  Je  compris  par  là  que  ma  lettre 
avoit  été  mal  reçue,  et  que  la  franchise  de  mon  zélé 
avoit  passé  pour  la  rusticité  d'un  pédant.  Dans  le 
fond,  cela  pouvoit  très  bien  être;  peut-être  ne  dis- je 
pas  ce  qu  il  falloit  dke,  et  ne  pris-jepas  le  ton  qu'il  fal- 
loit  prendre.  Je  ne  puis  répondre  que  du  sentiment 
qui  m'avoit  mis  la  plume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mon  établissement  à  Motiers- 
Travers ,  avant  toutes  les  assurances  possibles  qu'on 
m'y  laisseroit  tranquille,  je  pris  1  habit  arménien.  Ce 
nétoit  pas  une  idée  nouvelle;  elle  m'étoit  venue  di- 
verses fois  dans  le  cours  de  ma  vie,  et  elle  me  revint 
souvent  à  Montmorenci ,  où  le  fréquent   usage  des 

^  Le  3o  octobre  17G2.  Voyez  la  Correspondance. 


20  LES    CO.N  FESSIONS, 

sondes,  me  condamnant  à  rester  souvent  dans  ma 
chambre,  me  fit  mieux  sentir  tous  les  avantages  de 
1  habit  long.  La  commodité  d'un  tailleur  arménien, 
qui  venoit  sauvent  voir  un  y)arent  qu'il  avoit  à  Mont- 
morenci,  me  tenta  d'en  profiter  pour  prendre  ce  nou- 
vel équipage,  au  risque  du  qu  en  dira-t-on,  dont  je 
me  souciois  très  peu.  Cependant,  avant  d'adopter 
cette  nouvelle  parure,  je  voulus  avoir  Tavis  de  ma- 
dame de  Luxembouîg ,  qui  me  conseilla  fort  de  la 
prendre.  Je  me  fis  donc  une  petite  garde-robe  armé- 
nienne; mais  Forage  excité  contre  moi  m  en  fit  re- 
mettre l'usage  à  des  temps  plus  tranquilles,  et  ce  ne 
fut  que  quelques  mois  après,  que,  forcé  par  de  nou- 
velles attaques  de  recourir  aux  sondes ,  je  crus  pou- 
voir, sans  aucun  risque,  prendre  ce  nouvel  habille- 
ment à  Motiers,  surtout  après  avoir  consulté  le  pas- 
teur du  lieu ,  qui  me  dit  que  je  pouvois  le  porter  au 
temple  même  sans  scandale.  Je  pris  donc  la  veste,  le 
caffetan ,  le  bonnet  fourré,  la  ceinture;  et  après  avoir 
assisté  dans  cet  équipage  au  service  divin,  je  ne  vis 
point  d  inconvénient  à  le  porter  chez  milord  maré- 
chal. Son  excellence  me  voyant  airrsi  vêtu,  me  dit  pour 
tout  compliment,  salamaleki ;  après  quoi  tout  fut  fini , 
et  je  ne  portai  plus  d'autre  habit. 

Ayant  quitté  tout-à-fait  la  littérature,  je  ne  son- 
geai plus  qu'à  mener  une  vie  tranquille  et  douce, 
autant  qu'il  dépendroit  de  moi'.  Seul,  je  n'ai  jamais 
connu  l'ennui,  même  dans  le  plus  parfait  désœuvre- 
ment :  mon  imagination  remplissant  tous  les  vides, 
suffit  seule  pour  m'occuper.  Il  n'y  a  que  le  bavardage 
inactif  de  chambre,  assis  les  uns  vis-à-vis  des  autres  à 


PARTIE  II,    LIVRE  XII.  (17G2)  2Î 

110  mouvoir  ipie  la  langue,  que  jamais  je  n'ai  pu  sup- 
porter. Quand  on  marche,  qu'on  se  promène,  encore 
passe;  les  pieds  et  les  yeux  font  au  moins  quelque 
chose  ;  mais  rester  là ,  les  hras  'croisés ,  à  parler  du 
temps  qu'il  fait  et  des  mouches  qui  volent,  ou,  qui  pis 
est,  à  s  entre-faire  des  compliments,  cela  m  est  un 
supplice  insupportable.  Je  m'avisai,  pour  ne  pas  vivre 
en  sauvage,  d'apprendre  à  faire  des  lacets.  Je  portois 
mon  coussin  dans  mes  visites,  ou  j'aliois  comme  les 
femmes  travailler  à  ma  porte  et  causer  avec  les  pas- 
sants. Cela  me  faisoit  supporter  l'inanité  du  babillage, 
et  passer  mon  temps  sans  ennui  chez  mes  voisines 
dont  plusieurs  ctoient  assez  aimables  et  ne  manquoient 
pas  d'esprit.  Une  entre  autres,  appelée  Isabelle  d  Iver- 
nois,  fille  du  procureur-général  de  Keuchàtel,  me  pa- 
rut assez  estimable  pour  me  lier  avec  elle  d'une  amitié 
particulière  dont  elle  ne  s'est  pas  mal  trouvée  par  les 
conseils  utiles  que  je  lui  ai  donnés ,  et  par  les  soins 
([ue  je  lui  ai  rendus  dans  des  occasions  essemielles; 
de  sorte  que  maintenant,  digne  et  vertueuse  mère  de 
famille,  elle  me  doit  peut-être  sa  raison,  son  mari,  sa 
vie,  et  son  bonheur.  De  mon  côté,  je  lui  dois  des  con- 
solations très  douces,  et  surtout  durant  un  bien  triste 
liivei^'où,  dans  le  fort  de  mes  maux  et  de  mes  peines, 
elle  venoit  passer  avec  Thérèse  et  moi  de  longues  soi- 
rées qu'elle  savoit  nous  rendre  bien  courtes  par  l'agré- 
ment de  son  esprit,  et  par  les  mutuels  épanchements 
de  nos  cœurs.  Elle  m'appeloit  son  papa,  je  l'appelois 
ma  fille;  et  ces  noms,  que  nous  nous  donnons  encore, 
ne  cesseront  point,  je  l'espère,  de  lui  être  aussi  chers 
quà  moi.   Pour  rendre  mes  lacets  bons  à  quelque 


22  LES    CONFESSIOKS. 

chosç,  j'en  faisois  présent  à  mes  jeunes  amies  à  leur 
mariage,  à  condition  quelles  nourriroient  leurs  en- 
fants. Su  sœur  aînée  en  eut  un  à  ce  litre,  et  Ta  mérité; 
Isabelle  en  eut  un  de  même,  et  ne  Ta  pas  moins  mé- 
rité par  I  intention  ;  mais  elle  n  a  pas  eu  le  bonheur  de 
pouvoir  faire  sa  volonté.  En  leur  envoyant  ces  lacets, 
j'écrivis  à  Tune  et  à  Tautre ,  des  lettres  dont  la  première 
a  couru  le  monde;  mais  tant  d'éclat  n'alloit  pas  à  la 
seconde  :  lamitié  ne  marche  pas  avec  si  grand  bruit. 

Parmi  les  liaisons  que  je  fis  à  mon  voisinage,  et 
dans  le  détail  desquelles  je  n'entrerai  pas ,  je  dois 
noter  celle  du  colonel  Pury,  qui  a  voit  une  maison  sur 
la  montagne,  où  il  venoit  passer  les  étés.  Je  n  étois 
pas  «npressé  de  sa  connoissance,  parceque  je  savois 
qu'il  étoit  très  mal  à  la  cour  et  auprès  de  luilord 
maréchal,  qu  il  ne  voyoit  point.  Cependant,  comme  il 
me  vint  voir  et  me  fit  beaucoup  d'honnêtetés,  il  fallut 
1  aller  voir  à  mou  tour;  cela  continua,  et  nous  man- 
gions quelquefois  lun  chez  l'autre.  Je  fis  chez  lui  con- 
noissance avec  M.  du  Peyrou,  et  ensuite  une  amitié 
trop  intime,  pour  que  je  puisse  me  dispenser  de  parler 
de  lui. 

M.  du  Peyrou  étoit  américain,  fils  d'un  comman- 
dant de  Surinam,  dont  le  successeur,  M.  Le  Cham- 
brier,  de  Neuchàtel,  épousa  la  veuve.  Devenue  veuve 
une  seconde  fois,  elle  vînt  avec  son  fils  s'établir  dans 
le  pays  de  son  second  mari.  Du  Peyrou,  fils  unique, 
fort  riche,  et  tendrement  aimé  de  sa  mère,  avoit  été 
élevé  avec  assez  de  soin,  et  son  éduc<'''ion  lui  avoit 
profité.  Il  avoit  acquis  beaucoup  de  demi-connois- 
sances ,  quelque  goût  pour  les  arts,  et  il  se  piquoit 


PARTIE  II,    LIVRE  XII.  (1762)  2.3 

surtout  d'avoir  cultivé  sa  raison  :  son  air  holianclois, 
froid  et  philosophe,  son  teint  basané,  son  humeur 
silencieuse  et  cachée,  favorisoient  beaucoup  cette 
opinion.  Il  étoit  sourd  et  goutteux,  quoique  jeune 
encore.  Gela  rendoit  tous  ses  mouvements  fort  posés, 
fort  graves;  et  quoiqu'il  aimât  à  disputer,  quelquefois 
même  un  peu  longuement,  généralement  il  parloit 
peu,  parcequ'il  n'entendôit  pas.  Tout  cet  extérieur 
m'en  imposa.  Je  me  dis  :  Voici  un  penseur,  un  homme 
sage,  tel  qu'on  seroit  heureux  d'avoir  un  ami.  Poui' 
achever  de  me  prendre,  il  m'adressoit  souvent  la 
parole,  sans  jamais  m6  faire  aucun  compliment.  Il 
me  parloit  peu  de  moi,  peu  de  mes  livres ,  très  peu  de 
lui;  il  n'étoit  pas  dépourvu  d  idées,  et  tout  ce  qu'il 
disoit  étoit  assez  juste.  Celte  justesse  et  cette  égalité 
m'attirèrent.  Il  n'avoit  dans  l'esprit  ni  l'élévation,  ni 
la  finesse  de  celui  de  milord  maréchal;  mais  il  en 
avoit  la  simplicité  :  c'étoit  toujours  le  représenter  en 
quelque  chose.  Je  ne  m'engouai  pas,  mais  je  m'at- 
tachai par  l'estime ,  et  peu-à-peu  cette  estime  amena 
l'amitié.  J'oubliai  totalement  avec  lui  l'objection  que 
j'avois  faite  au  baron  d'Holbach,  qu'il  étoit  ti^op  riche; 
et  je  crois  que  j'eus  tort.  J'ai  appris  à  douter  qu'un 
homme  jouissant  d'une  grande  fortune,  quel  qu'il 
puisse  être,  puisse  aimer  sincèrement  mes  principes 
et  leur  auteur. 

Pendant  assez  long-temps,  je  vis  peu  du  Peyrou, 
parceque  je  n'allois  point  à  Neuchâtel ,  et  qu'il  ne 
venoit  qu'une  fois  l'année  à  la  montagne  du  colonel 
Pury.  Pourquoi  n'allois-je  point  à  Neuchâtel?  C'est  un 
«nfantillage  qu'il  ne  faut  pas  taire. 


?l4  LES    CONFESSIONS. 

viQuoique  protégé  par  le  roi  de  Prusse  et  par  milord 
nag^^réchal,  si  j  évitai  d  abord  la  persécution  dans  mon 
asile,  je  n'évitai  pas  du  moins  les  murmures  du  public, 
des  magi^itrats  municipaux,  des  ministres.  Après  le 
branle  donné  par  la  France,  il  n'étoit  pas  du  bon  air 
de  ne  pas  me  faire  au  moins  quelque  insulte  :  on 
auroit  eu  peur  de  paroître  improuver  mes  persécu- 
teurs, en  ne  les  imitant  pas.  La  classe  de  Neuchâtel, 
c'est-à-dire  la  compagnie  des  ministres  de  cette  ville, 
donna  le  branle ,  en  tentant  d'émouvoir  contre  moi  le 
conseil  d'état.  Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  les 
ministres  s'adressèrent  au  magistrat  mimicipal,  qui  lit 
aussitôt  défendre  mon  livre,  et  me  traitant  en  toute  oc- 
casion peu  honnêtement,  faisoit  comprendre  et  disoit 
même  que  si  j'avois  voulu  m'établir  dans  la  ville,  on 
ne  m'y  auroit  pas  souffert.  Ils  remplirent  leur  Mercure 
d'inepties  et  du  plus  plat  caffardage,  qui,  tout  en 
faisant  rire  les  gens  sensés,  ne  laissoit  pas  d  échauffer 
le  peuple  et  de  l'animer  contre  moi.  Tout  cela  n'em- 
pêchoit  pas  qu'à  les  entendre,  je  ne  dusse  être  très 
reconnoissant  de  l'extrême  grâce  tju'ils  me  faisoient 
de  me  laisser  vivre  à  Motiers,  oii  ils  n'avoient  aucune 
autçrité;  ils  m'auroient  volontiers  mesuré  1  air  à  la 
pinte,  à  condition  que  je  l'eusse  payé  bien  cher.  Ils 
vouloient  que  je  leur  fusse  obligé  de  la  protection  que 
le  roi  m'accordoit  malgré  eux,  et  qu'ils  travailloient 
sans  relâche  à  m'ôter.  Enfin,  n'y  pouvant  réussir, 
après  m'avoir  fait  tout  le  tort  qu'ils  purent  et  m'avoir 
décrié  de  tout  leur  pouvoir,  ils  se  firent  un  mérite  de 
leur  impuissance,  en  me  faisant  valoir  la  bonté  qu  ils 
avoient  de  me  souffrir  dans  leur  pays.  J'aurois  dû 


PATlTli:  H,    LIVRE  XII.  (1762)  25 

leur  rire  au  nez  pour  toute  réponse  :  je  fus  assez  béte 
pour  me  piquer,  et  j  eus  Tineptie  de  ne  vouloir  point 
aller  à  Neuchâtel;  résolution  que  je  tins  près  de  deux 
ans,  comme  si  ce  n'étoit  pas  trop  honorer  de  pareilles 
espèces,  que  de  faire  attention  à  leurs  procédés,  qui, 
bons  ou  mauvais,  ne  peuvent  leur  être  imputés,  purs- 
qu'ds  n'agissent  jamais  que  par  impulsion.  D'ailleurs , 
des  esprits  sans  culture  et  sans  lumières,  qui  ne  con- 
noissent  d'autre  objet  de  leur  estime  que  le  crédit,  lu 
puissance  et  l'argent,  sont  bien  éloignés  même  de 
soupçonner  qu'on  doive  quelque  égard  aux  talents,  et 
qu'il  y  ait  du  déshonneur  à  les  outrager. 

Un  certain  maire  de  village,  qui  pour  ses  malver- 
sations avoit  été  cassé,  disoit  au  lieutenant  du  Val- 
de-Travers,  mari  de  mon  Isabelle  :  On  dit  que  ce  Rous- 
seau a  tant  d'esprit;  amenezle-moi ,  f]ue  je  voie  si  cela  est 
vrai.  x\ssurément,  les  mécontentements  dun  homme 
qui  prend  un  pareil  ton  doivent  peu  fâcher  ceux  qui 
les  éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitoit  à  Paris,  à  Genève, 
à  Berne,  à  Neuchâtel  même,  je  ne  m'attendois  pas  à 
plus  de  ménagement  de  la  part  du  pasteur  du  lieu.  Je 
lui  avois  cependant  été  recommandé  par  madame 
Boy  de  La  Tour,  et  il  m'avoit  fait  beaucoup  d'accueil; 
mais  dans  ce  pays,  où  l'on  flatte  également  tout  le 
monde,  les  caresses  ne  signifient  rien.  Cependant, 
après  ma  réunion  solennelle  à  l'Église  réformée, 
vivant  en  pays  réformé,  je  ne  pouvois,  sans  manquer 
à  mes  engagements  et  à  mon  devoir  de  citoyen,  né- 
gliger la  profession  publique  du  culte  où  j'étois  rentré  : 
j'assis tois  donc  au  service  divin.  D'un  autre  côté,  je 


26  LES   CONFESSIONS. 

craignois ,  en  me  présentant  à  la  table  sacrée ,  de  m'ex- 
poser  à  l affront  d'un  refus;  et  il  n'étoit  nullement 
probable  qu  après  le  vacarme  fait  à  Genève  par  le 
conseil,  et  à  iSeuchâtel  par  la  classe,  il  voulût  m'ad- 
ministrer  tranquillement  la  Cène   dans  son  église. 
Voyant  donc  approcher  le  temps  de  la  communion ,  je 
pris  le  parti  d'écrire  à  M.  de  MontraoUin  (c'étoit  le 
nom  du  ministre),  pour  faire  acte  de  bonne  volonté, 
et  lui  déclarer  que  j'étois  toujours  uni  de  cœur  à 
l'Eglise  protestante;  je  lui  dis  en  même  temps,  pour 
éviter  des  chicanes  sur  les  articles  de  foi ,  que  je  ne 
voulois  aucune  explication  particulière  sur  le  dogme. 
M'étant  ainsi  mis  en  régie  de  ce  côté,  je  restai  tran- 
quille, ne  doutant  pas  que  M.   de  Mohtmollin  ne 
refusât  de   m'admettre  sans  la  discussion  prélimi- 
naire, dont  je  ne  voulois  point,  et  qu'ainsi  tout  fut  fini 
sans  qu'il  y  eut  de  ma  faute.  Point  du  tout  :  au  mo- 
ment où  je  m'y  attendois  le  moins ,  M.  de  Montmollin 
vint  me  déclarer,  non  seulement  qu'il  m'admettoit  à 
la  communion  sous  la  clause  que  j'y  avois  mise,  mais 
de  plus,  que  lui  et  ses  anciens  se  faisoient  un  grand 
honneur  de  m'avoir  dans  son  troupeau.  Je  n'eus  de 
mes  jours  pareille  surprise,  ni  plus  consolante.  Tou- 
jours vivre  isolé  sur  la  terre  me  paroissoit  un  destin 
bien  triste,  surtout  dans  l'adversité.  Au  milieu  de  tant 
de  proscriptions  et  de  persécutions ,  je  trouvois  une 
douceur  extrême  à  pouvoir  «  me  dire  :  Au  moins  je 
suis  parmi  mes  frères;  et  j  allai  communier  avec  une 
émotion  de  cœur  et  des  larmes  d'attendrissement,  qui 

•  Vai! douceur  extrême  de  pouvoir 


PARTIE  II,    LIVRE  XII.    (1762)  27 

étoient  peut-être  la  préparation  la  plus  agréable  à  Dieu 
qu'on  V  pût  porter. 

Quelque  temps  après ,  milord  m  envova  une  lettre 
de  madame  de  Boufflers,  venue,  du  moins  je  le  pré- 
sumai, par  la  voie  de  d  Alembert,  qui  connoissoit 
milonl  maréchal.  Dans  cette  lettre,  la  première  que 
cette  dame  meut  écrite  depuis  mon  départ  de  Mont- 
morencj,  elle  metançoit  vivement  de  celle  que  j'avois 
écrite  à  M.  de  Montmollin,  et  surtout  d'avoir  com- 
munié. Je  compris  d'autant  moins  à  qui  elle  en  avoit 
avec  sa  mercuriale,  que  depuis  mon  voyage  de  Ge- 
nève, je  m'étois  toujours  déclaré  hautement  protes- 
tant et  que  j  avois  été  très  publiquement  à  l'hôtel  de 
Hollande,  sans  que  personne  au  monde  l'eut  trouvé 
mauvais.  Il  me  paroissoit  plaisant  que  madame  la 
comtesse  de  Boufflers  voulût  se  mêler  de  diriger  ma 
conscience  en  fait  de  religion.  Toutefois,  comme  je 
ne  doutois  pas  que  son  intention  (quoique  je  n  y  com- 
prisse rien)  ne  fût  la  meilleure  du  monde  , je  ne  m'of- 
fensai point  de  cette  singulière  sortie,  et  je  lui  répon- 
dis sans  colère,  en  lui  disant  mes  raisons. 

Cependant  les  injures  imprimées  alloient  leur  train, 
et  leurs  bénins  auteurs  reprochoient  aux  puissances 
de  me  traiter  trop  doucement.  Ce  concours  d'aboie- 
ments, dont  les  moteurs  continuoient  d  agir  sous  le 
voile,  avoit  quelque  chose  de  sinistre  et  d'effrayant. 
Pour  moi,  je  laissois  dire  sans  m'émouvoir.  On  m'as- 
sura qu'il  y  avoit  une  censure  de  la  Sorbonne.  Je  n'en 
crus  rien.  De  quoi  pou  voit  se  mêler  la  Sorbonne  dans 
cette  affaire?  Vouloit-elle  assurer  que  je  n'étois  pas 
catholique?  Tout  le  monde    le   savoit.  Vouloit-elle 


28  LES    COINFESSIONS. 

prouver  que  je  a  élois  pas  bon  calviniste?  Que  lui  im- 
portoiti'  C'ctoit  prendre  un  soin  bien  singulier;  c'étoit 
se  faire  les  substituts  de  nos  ministres.  Avant  que 
d  avoir  vu  cet  écrit,  je  crus  qu'on  le  faisoit  courir  sous 
le  nom  de  laSorbonne,  pour  se  moquer  d'elle;  je  le 
crus  bien  plus  encore  après  l'avoir  lu.  Enfin,  quand 
je  ne  pus  plus  douter  de  son  authenticité,  tout  ce  que 
je  me  réduisis  à  croire,  fut  qu'il  falloit  mettrje  la  Sor- 
bonne  aux  Petites-Maisons. 

(1763.)  — Un  autre  écrit  m'affecta  davantage, 
parcequ'il  venoitd'un  homme  pour  qui  j  eus  toujours 
de  l'estime,  et  dont  j'admirois  la  constance  en  plai- 
gnant son  aveuglement.  Je  parle  du  Mandement  de 
l'archevêque  de  Paris  contre  moi.  Je  crus  que  je  me 
devois  d  y  répondre.  Je  le  pouvois  sans  m'avilir;  c'ctoit 
un  cas  à  peu  près  semblable  à  celui  du  roi  de  Pologne. 
Je  n'ai  jamais  aimé  les  disputes  brutales ,  à  la  Voltaire. 
Je  ne  sais  me  battre  qu'avec  dignité,  et  je  veux  que 
celui  qui  m'attaque  nedéshonore pas  mes  coups,  pour 
que  je  daigne  me  défendre.  Je  ne  doutois  point  que 
ce  Mandement  ne  fût  de  la  façon  des  jésuites  ;  et  quoi- 
qu'ils fussent  alors  malheureux  eux-mêmes,  j'y  re- 
connoissois  toujours  leur  ancienne  maxime,  d'écraser 
les  malheureux.  Je  pouvois  donc  aussi  suivre  mon 
ancienne  maxime,  d'honorer  l'auteur  titulaire,  et  de 
foudroyer  l'ouvrage  :  et  c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait 
avec  assez  de  succès. 

Je  trouvai  le  séjour  de  Motiers  fort  agréable;  et 
pour  me  déterminer  à  y  finir  mes  jours,  il  ne  me 
manquoit  qu'une  subsistance  assurée  :  mais  on  y  vit 
assez  chèrement,  et  j  avois  vu  renverser  tous  mes 


PARTIE  il,  LIVRE   XII.    (1763)  29 

anciens  projets  par  la  dissolution  de  mon  ménage, 
par  rétablissement  d'un  nouveau,  par  la  vente  ou  dis- 
sipation de  tous  mes  raenl^les,  et  par  les  dépenses 
qu'il  m'avoit  fallu  faire  depuis  mon  départ  de  Mont- 
morenci.  Je  voyois  diminuer  journellement  le  petit 
capital  que  j  avois  devant  moi.  Deux  ou  trois  ans  suf- 
fisoient  pour  en  consumer  le  reste,  sans  que  je  visse 
aucun  moyen  de  le  renouveler,  à  moins  de  recom- 
mencer à  faire  des  livres;  métier  funeste,  auquel 
j'avois  déjà  renoncé. 

Persuadé  que  tout  changeroit  bientôt  à  mon  égard, 
et  que  le  public,  revenu  de  sa  frénésie,  en  feroit  rou- 
gir les  puissances,  je  ne  cherchois  qu'à  prolonger  mes 
res'sources  jusqu'à  cet  heureux  changement ,  qui  me 
laisseroit  plus  en  état  de  choisir  parmi  celles  qui  pour- 
roient  s'offrir.  Pour  cela ,  je  repris  mon  Dictionnaire  de 
Musique,  que  dix  ans  de  travail  avoient  déjà  fort 
avancé,  et  auquel  il  nemanquoit  que  la  dernière  main 
et  d'être  mis  au  net.  Mes  livres,  qui  m'avoient  été  en- 
voyés depuis  peu,  me  fournirent  les  moyens  d  achever 
CQt  ouvrage:  mes  papiers,  qui  me  furent  envoyés  en 
même  temps,  me  mirent  en  état  de  commencer  l'en- 
treprise de  mes  Mémoires ,  dont  je  voulois  uniquement 
m'occuper  désormais.  Je  commençai  par  transcrire 
des  lettres  dans  un  recueil  qui  pût  guider  ma  mé- 
moire dans  l'ordre  des  faits  et  des  temps.  J'avois  déjà 
fait  le  triage  de  celles  que  je  voidois  conseï  ver  pour 
cet  effet,  et  la  suite  depuis  près  de  dix  ans  n'en  étoit 
point  interrompue.  Cependant,  en  les  arrangeant  pour 
les  transcrire ,  j  y  trouvai  une  lacune  qui  me  surprit. 
Cette  lacune  étoit  de  près  de  six  mois  ,  depuis  oc- 


3o  LES    COJNFESSIONS. 

tobre  1756  jusqu'au  mois  de  mars  suivant.  Je  me  sou- 
venois  parFaitement  d'avoir  mis  dans  mon  triage 
nombre  de  lettres  de  Diderot,  de  Deleyre,  de  madame 
d'Épinay,  de  madame  de  Chenonceaux,  etc.,  qui  rem- 
plissoient  cette  lacune,  et  qui  ne  se  trouvèrent  plus. 
Qu'étoient-elles  devenues?  Quelqu'un  avoit-il  mis  la 
main  sur  mes  papiers,  pendant  quelques  mois  qu'ils 
étoient  restés  à  l'hôtel  de  Luxembourg?  Cela  n'étoit 
pas  concevable,  et  j'avois  vu  M.  le  maréchal  prendre 
la  clef  de  la  chambre  oîi  je  les  avois  déposés.  Comme 
plusieurs  lettres  de  femmes  et  toutes  celles  de  Diderot 
étoient  sans  dates,  et  que  j'avois  été  forcé  de  remplir 
ces  dates  de  mémoire  et  en  tâtonnant,  pour  ranger  ces 
lettres  dans  leur  ordre,  je  crus  d'abord  avoir  fait  des 
erreurs  de  dates ,  et  je  passai  en  revue  toutes  les  lettres 
qui  n'en  avoient  point,  ou  auxquelles  je  les  avois  sup- 
pléées, pour  voir  si  je  n'y  trouverois  point  celles  qui 
dévoient  remplir  ce  vide.  Cet  essai  ne  réussit  point;  je 
vis  que  levideétoit  bien  réel,  et  que  les  lettres  avoient 
bien  certainement  été  enlevées.  Par  qui  et  pourquoi? 
Voilà  ce  qui  me  passoit.  Ces  lettres ,  antérieures  à  mes 
grandes  querelles ,  et  du  temps  de  ma  première  ivresse 
de  la  Julie ,  ne  pouvoient  intéresser  personne.  C'étoient 
tout  au  plus  quelques  tracasseries  de  Diderot,  quel- 
ques persiflages  de  Deleyre,  des  témoignages  d'amitié 
de  madame  de  Chenonceaux,  et  même  de  madame 
d'Épinay,aveclaquellej'étoisalorslemieuxdu  monde. 
A  qui  pouvoient  importer  ces  lettres?  Qu'en  vouloit- 
on  faire?  Ce  n'est  que  sept  ans  après  que  j'ai  soupçonné 
l'affreux  objet  de  ce  vol. 

Ce  déficit  bien  avéré  me  fit  chercher  parmi  m«s 


PARTIE  JI,    LIVRE  XII.  (1763)  3l 

brouillons  si  j'en  découviiiois  quelque  autre.  J'en 
trouvai  quelques  uns  qui,  vu  mon  défaut  de  mémoire, 
m  en  firent  supposer  d  autres  dans  la  multitude  de 
mes  papiers.  Ceux  que  je  remarquai,  furent  le  brouil- 
lon de  la  MoTuIe  sensitive,  et  celui  de  l'extrait  des 
Aventiœes  de  milord  Edouard.  Ce  dernier,  je  Fa  voue  , 
me  donna  des  soupçons  sur  madame  de  Luxembourg. 
C'étoit  La  Roche,  son  valet  de  chambre ,  qui  m'avoit 
expédié  ces  papiers ,  et  je  n'imaginai  qu'elle  au  monde 
qui  pût  prendre  intérêt  à  ce  chiffon;  mais  quel  intérêt 
pouvoit-elle  prendre  à  1  autre,  et  aux  lettres  enlevées, 
dont ,  même  avec  de  mauvais  desseins,  on  ne  pouvoit 
faire  aucun  usage  qui  pût  me  nuire,  à  moins  de  les 
falsifier?  Pour  ^i.  le  maréchal,  dont  je  connoissois  la 
droiture  invariable  et  la  vérité  de  son  amitié  pour 
moi,  je  ne  pus  le  soupçonner  un  moment.  Je  ne  pus 
même  arrêter  ce  soupçon  sur  madame  la  maréchale. 
Tout  ce  qui  me  vint  de  plus  raisonnable  à  Fesprit, 
après  mètre  fatigué  long-temps  à  chercher  l'auteur 
de  ce  vol,  fut  de  l'impilter  à  d'Alembert,  qui,  déjà 
faufilé  chez  madame  de  Luxembourg,  avoit  pu  trouver 
le  moyen  de  fureter  ces  papiers  et  d  en  enlever  ce  qu'il 
lui  avoit  plu,  tant  en  manuscrits  qu  en  lettres,  soit 
pour  chercher  à  me  susciter  quelque  tracasserie,  soit 
pour  s'approprier  ce  qui  lui  pouvoit  convenir.  Je  sup- 
posai qu  abusé  par  le  titre  de  la  Morale  sensUive  ,  il 
avoit  cru  trouver  le  plan  d  un  vrai  traité  de  matéria- 
lisme, dont  il  auroittiré  contre  moi  le  parti  qu'on  peut 
bien  s  imaginer.  Sûr  qu'il  seroit  bientôt  détrompé  par 
l'examen  du  brouillon ,  et  déterminé  à  quitter  tout-à- 
fait  la  littérature,  je  m  inquiétai  peu  de  ces  larcins  ^ 


32  LES   CONFESSIONS, 

qui  n'étoient  pas  les  premiers  de  la  méaio  main  '  c|iie 
j'avois  endurés  sans  m'en  plaindre.  Bientôt  je  no  son- 
geai pas  plus  à  cette  infidélité  que  si  Ton  ne  m'en  eût 
fait  aucune,  et  je  me  mis  à  rassembler  les  matériaux 
qu'on  m'avoit  laissés,  pour  travailler  à  mes  Confes- 
sions. 

J'avois  long-temps  cru  qu'à  Genève  la  compagnie 
des  ministres,  ou  du  moins  les  citoyens  et  bourgeois, 
récla  meroient  contre  l'infraction  de  ledit  dans  le  décret 
porté  contre  moi.  Tout  resta  tranquille,  du  moins  à 
l'extérieur;  car  il  y  avoit  un  mécontentement  général 
qui  n'attendoit  qu'une  occasion  pour  se  manifester. 
Mes  amis,  ou  soi-disant  tels,  m'écrivoient  lettres  sur 
lettres  pour  m'exhorter  à  venir  me  mettre  à  leur  tête, 
m'assurant  d'une  réparation  publique  de  la  part  du 
Conseil.  La  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que 
ma  présence  pouvoit  causer,  m'empêcha  d'acquiescer 
à  leurs  instances;  et  fidèle  au  serment  que  j'avois  fait 
autrefois,  de  ne  jamais  tremper  dans  aucune  dis- 
sension civile  dans  mon  pays,  j'aimai  mieux  laisser 
subsister  l'offense,  et  me  bannir  pour  jamais  de  ma 
patrie,  que  d'y  rentrer  par  des  moyens  violents  et 
dangereux.  Il  est  vrai  que  je  m'étois  attendu,  de  la 
part  de  la  bourgeoisie,  à  des  représentations  légales 
et  paisibles  contre  une  infraction  qui  Tintéressoit  ex- 

'  J'avois  trouvé,  dans  ses  Éléments  de  ■musique ,  beaucoup  de 
choses  tirées  de  ce  que  j'avois  «'crit  sur  cet  art  pour  l'Encyclo- 
pédie, et  qui  lui  fut  remis  plusieurs  années  avant  la  publication  de 
ses  Eléments.  J'ijjnore  la  part  qu'il  a  pu  avoir  à  un  livre  intitulé. 
Dictionnaire  des  Beaux  Arts;  mais  j'y  ai  trouvé  des  articles  trans- 
crits des  miens  mot  à  mot,  et  cela  lon;;-lcu)ps  avant  que  ces 
luêines  articles  fussent  imprimés  dans  l'Encyclopédie. 


PARTIE  11  ,   LlVr.L  XII.  (17^3)  33 

UéiiKîineiit.  Il  n'y  en  eut  point.  Ceux  qui  la  condui- 
soient  cherchoient  moins  le  vrai  redressement  des 
{jriefs  que  l'occasion  de  se  rendre  nécessaires.  On 
cabaloit,  mais  on  gardoit  le  silence,  et  on  laissoit 
clabauder  les  caillettes  et  les  cafards  ou  soi-disant 
tels,  que  le  Conseil  mettoit  en  avant  pour  me  rendre 
odieux  à  la  populace,  et  (aire  attribuer  son  incartade 
au  zélé  de  la  religion. 

Après  avoir  attendu  vainement  plus  d'un  an  que 
quelqu'un  réclamât  contre  une  procédure  illégale,  je 
pris  enfin  mon  parti,  et  me  voyant  abandonné  de  mes 
concitoyens,  je  me  déterminai  à  renoncer  à  mon  in- 
grate patrie,  où  je  n'avois  jamais  vécu,  dont  je  n'avois 
reçu  ni  bien  ni  service,  et  dont,  pour  prix  de  1  hon- 
neur quej'avois  lâché  de  lui  rendre,  je  me  voyois  s 
indignement  traité  d'un  consentement  unanime,  puis- 
que ceux  qui  dévoient  parler  n'avoient  lien  dit. 
J'écrivis  donc  au  premier  syndic  de  cette  année-là, 
qui,  je  crois,  étoit  M.  Favre,  une  lettre  *  par  laquelle 
j'abdiquois  solennellement  mon  droit  de  bougeoisie, 
et  dans  laquelle,  au  reste,  j  observai  la  décence  et  la 
modération  que  j'ai  toujours  mises  aux  actes  de  fierté 
que  la  cruauté  de  mes  enneuiis  m'a  souvent  arrachés 
dans  mes  malheurs. 

Cette  démarche  ouvrit  enfin  les  yeux  aux  citoyens  : 
sentant  qu'ils  avoient  eu  tort  pour  leur  propre  intérêt 
d'abandonner  ma  défense,  ils  la  prirent  quand  il 
n'étoit  plus  temps.  Ils  avoient  d'autres  griefs  qu'ils 
joignirent  à  celui-là,  et  ils  en  firent  la  matière  de 
plusieurs  représentations  très  bien  raisonnées,  qu'ils 

'  Lr;  ra  mai  i^G?>.    Vovez  la   Correspondance. 

IH.  3 


34  LES  co^"Fl:ssIONS. 

étendirent  et  renforcèrent  à  mesure  que  les  durs  et 
rebutiuits  refus  du  Conseil,  qui  se  sentoit  soutenu  par 
le  ministère  de  Fiance,  leur  firent  mieux  sentir  le 
projet  formé  de  les  asservir.  Ces  altercations  produi- 
sirent diverses  brochures  qui  ne  décidoient  rien  jus- 
qu'à ce  que  parurent  tout  d'im  coup  les  Lettres  écrites  de 
la  campa<jne.  ouvrage  écrit  en  faveur  du  Conseil,  avec 
un  art  infini,  et  par  lequel  le  parti  représentant,  ré- 
duit au  silence,  fut  pour  un  temps  écrasé.  Cette  pièce , 
monument  durable  des  rares  talents  de  son  auteur, 
étoit  du  procureur-[|;énéral  Tronchin  *,  homme  d'es- 
prit, homme  éclairé,  très  versé  dans  les  lois  et  le  gou- 
vernement de  la  république.  Siluit  terra. 

(  [  764.  )  —  Les  représentants,  revenus  de  leur  pre- 
mier abattement,  entreprirent  une  réponse  et  s  en 
tirèrent  passablement  avec  le  temps.  Mais  tous  jetè- 
rent les  yeux  sur  moi,  comme  sur  le  seul  qui  pût 
entrer  en  li^ce  contre  un  tel  adversaire,  avec  espoir  de 
le  terrasser.  J'avoue  que  je  pensai  de  même;  et  j)oussé 
par  mes  anciens  concitoyens,  qui  me  faisoient  un 
devoir  de  les  aider  de  ma  plume  dans  un  erabairas 
dont  j'avois  été  1  occasion,  j  entrepris  la  réfutation 
des  Lettres  écrites  de  la  campagne,  et  j'en  parodiai  le 
litre  par  celui  de  Lettres  écrites  de  la  montagtie,  que  je 
mis  aux  miennes.  Je  fis  et  j'exécutai  cette  entreprise 
si  secrètement  que,  dans  un  rendez-vous  que  j'eus  à 

Jean  Robert  Tronctiin  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  sou 
cousin  Théodore  Tronchin  ^  médecin  célèbre,  dont  il  est  parle  aux 
Livres  VIII  et  X.  C'est  ce  dernier  que  Rousseau,  dans  sa  Corres- 
pondance, désigne  le  plus  souvent  sans  le  nommer,  en  l'appelant 
If^  jongleur. 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1764)  35 

Tlionon  avec  les  chefs  des  représentants,  pour  parler 
de  leurs  aîï'aires,  et  où  ils  me  montrèrent  Tesquisse  de 
leur  réponse,  je  ne  leur  dis  pasgiin  mot  de  la  mienne 
qui  étoit  déjà  faite,  crai*;nant  qu'il  ne  survînt  ([uelque 
obstacle  à  l'impression,  s'il  en  parvenoit  le  moindre 
vent,  soit  aux  magistrats,  soit  à  mes  ennemis  parti- 
culiers. Je  n'évitai  pourtant  pas  que  cet  ouvrafje  ne 
fut  connu  en  France  avant  la  publication;  mais  on 
aima  mieux  le  laisser  paroitre  que  de  me  faire  trop 
comprendre  comment  on  avoit  découvert  mon  secret. 
Je  dirai  là-dessus  ce  que  j  ai  su,  qui  se  borne  à  très 
peu  de  chose;  je  me  tairai  sur  ce  que  j  ai  conjecturé. 

J  avois  à  Motiers  prescpie  autant  de  visites  que  j'en 
avois  eu  à  l'Hermitage  et  à  Montmorenci;  mais  elles 
étoient  la  plupart  d'une  espèce  fort  différente.  Ceux 
qui  m'étoient  venus  voir  jusqu  alors  étoient  des  gens 
qui  ayant  avec  moi  des  rap])orts  de  talents,  de  goûts, 
de  maximes,  les  alléguoient  pour  cause  de  leurs 
visites,  et  me  mettoient  d'abord  sur  des  matières  dont 
je  pouvois  m  entretenir  avec  eux.  A  Motiers,  ce  n'étoit 
plus  cela ,  surtout  du  côté  de  France.  C'étoient  des  of- 
ficiers ou  d  autres  gens  qui  navoient  aucun  goût  pour 
la  littérature,  qui  même,  pour  la  plupart,  navoient 
jamais  lu  mes  écrits,  et  qui  ne  laissoient  pas,  à  ce 
qu'ils  disoient,  d'avoir  fait  trente,  quarante,  soixante, 
cent  lieues  pour  me  venir  voir  et  admirer  Ihomme 
rliustre,  célèbre,  très  célèbre,  le  grand  homme,  etc. 
Car  dès-lors  on  n'a  cessé  de  me  jeter  grossièrement  à 
la  face  les  plus  impudentes  flagorneries,  dont  l'estime 
de  ceux  qui  mabordoient  m'avoit  garanti  jusqu'alors. 
Comme  la  plupart  de  ces  survenants  ne  daignoient  ni 


36  LES    COÎ^FESSIONS. 

se  nommer  ni  me  dire  leur  état,  que  leurs  connois- 
sances  et  les  miennes  ne  tomboient  pas  sur  les  mêmes 
objets,  et  qu'ils  n'avoient  ni  lu  ni  parcouru  mes  ou- 
vrages, je  ne  savois  de  quoi  leur  parler:  j'attendois 
qu'ils  parlassent  eux-mêmes,  puisque  cétoit  à  eux  ù 
savoir  et  à  me  dire  pourquoi  ils  me  venoient  voir.  On 
sent  que  cela  ne  faisoit  pas  pour  moi  des  conversations 
bien  intéressantes,  quoiqu'elles  pusseut  l'ètie  pour 
eux,  selon  ce  qu'ils  vouloient  savoir:  car,  comme 
j'étois  sans  défiance,  je  m'exprimois  sans  réserve  sur 
toutes  les  questions  qu'ils  jugeoient  à  propos  de  me 
faire;  et  ils  s  en  jetournoient,  pour  l'ordinaire,  aussi 
savants  que  moi  sur  tous  les  détails  de  ma  situation. 

J'eus,  par  exemple,  de  cette  façon  M.  de  Feins, 
écuyer  de  la  reine  et  capitaine  de  cavalerie  dans  le 
régiment  de  la  Reine  ,  lequel  eut  la  constance  de  pas- 
ser plusieurs  jours  à  Motiers ,  et  même  de  me  suivre 
pédestrement  jusqu'à  la  Ferrière,  menant  son  cheval 
par  la  bride,  sans  avoir  avec  moi  d'autre  point  de  réu- 
nion, sinon  que  nous  connoissions  tous  deux  made- 
moiselle Fel,  et  que  nous  jouions  l'un  et  l'autre  au  bil- 
boquet. J'eus  avant  et  après  M.  de  Feins,  une  autre 
visite  bien  plus  extraordinaire.  Deux  hommes  arrivent 
à  pied,  conduisant  chacun  un  mulet  chargé  de  sou  pe- 
tit bagage,  logent  à  l'auberge,  pansent  leurs  midets 
eux-mêmes,  et  demandent  à  me  venir  voir.  A  l'équi- 
page de  ces  muletiers  on  les  prit  pour  des  contreban- 
diers ;  et  la  nouvelle  courut  aussitôt  que  des  contre- 
bandiers venoient  me  rendre  visite.  Leur  seule  façon 
de  m'aborder  m'apprit  que  c'étoient  des  gens  d'une 
autre  étoffe  ;  mais  sans  être  des  contrebandiers  ce 


PAP.TIE  H,  LIVRE  XII.  (17C4)  .37 

pouvoit  être  des  aventuriers,  et  ce  doute  me  tint  quel- 
que temps  en  garde,  lis  ne  tardèrent  pas  à  me  tran- 
quilliser. L'un  étoit  M.  de  Montaubaii,  appelé  le  comte 
de  La  Tour-du-Pin,  gentilhomme  du  Dauphiné;  Tautre 
étoit  M.  Dastier,  de  Carpentras,  ancien  militaire,  qui 
avoit  mis  sa  croix  de  Saint-I>ouis  dans  sa  poche,  ne 
pouvant  pas  Tétaler'*.  Ces  messieurs,  tous  deux  très 
aimables,  avoient  tous  deux  beaucoup  d'esprit;  leur 
conversation  étoit  agréable  et  intéressante;  leur  ma- 
nière de  voyager  si  bien  dans  mon  goût  et  si  peu  dans 
celui  des  gentilshommes  François ,  me  donna  pour 
eux  une  sorte  d'attachement  que  leur  commerce  ne 
pouvoit  qu'affermir.  Cette  connoissance  même  ne  finit 
pas  là,  puisqu'elle  dure  encore,  et  qu'ils  me  sont  reve- 
nus voir  diverses  fois ,  non  plus  à  pied  cependant,  cela 
étoit  bon  pour  le  début;  mais  plus  j'ai  vu  ces  mes- 
sieurs, moins  j  ai  trouvé  de  rapports  entre  leurs  goûts 
et  les  miens,  moins  j'ai  senti  que  leurs  maximes  fus- 
sent les  miennes,  que  mes  écrits  leur  fussent  fami- 
liers, qu  il  y  eût  aucune  véritable  sympathie  entre 
eux  et  moi.  Que  me  vouloient-ils  donc?  Pourquoi  me 
venir  voir  dans  cet  équipage?  Pourquoi  rester  plu- 
sieurs jours?  Pourquoi  revenir  plusieurs  fois?  Pour- 
quoi désirer  si  fort  de  ni'avoir  pour  hôte?  Je  ne  m'avi- 
sai pas  alors  de  me  faire  ces  questions.  Je  me  les  suis 
faites  quelquefois  depuis  ce  temps-là. 

Touché  de  leurs  avances,  mon  cœur  se  livroit  sans 
raisonner,  surtout  à  M.  Dastier  dont  l'air  plus  ouvert 
me  plaisoit  davantage.  Je  demeurai  même  en  corres- 
pondance avec  lui ,  et  quand  je  voulus  faire  imprimer 

«  Vah lie  voulant  pas  l'étaler  h  la  queue  Je  son  mulet. 


38  LES    CONFESSIONS. 

les  Lettres  de  la  montagne ,  je  songeià  à  m'aclresser  à 
lui  pour  donner  le  cluinge  à  ceux  qui  atlendoient  mon 
paquet  sur  la  route  de  Hollande.  Il  niavoit  jiarle  beau- 
coup, et  peut-être  à  dessein,  de  la  liberté  de  la  presse 
à  Avignon;  il  m'avoit  offert  ses  soins ,  si  j  avois  quel- 
que chose  à  y  faire  imprimer.  Je  me  prévalus  de  cette 
offre,  et  je  lui  adressai  successivement,  par  la  poste, 
mes  premiers  cahiers.  Après  les  avoir  gardés  assez 
long-temps ,  il  me  les  renvoya  en  me  marquant  qu  au- 
cun libraire  n'avoit  osé  s'en  charger;  et  je  fus  contraint 
de  revenir  à  Rey,  prenant  soin  de  n  envoyer  mes  ca- 
hiers que  Tun  après  I  autre,  et  de  ne  lâcher  les  suivants 
qu'après  avoir  eu  avis  de  la  réception  des  premiers. 
Avant  la  publication  de  l'ouvrage,  je  sus  qu  il  avoit 
été  vu  dans  les  bureaux  des  ministres;  et  d  Escherny, 
de  Neuchâtel,  me  |)arla  d'un  livre  de  f  Homme  de  la 
jHontagne,  que  d'Iiolback  lui  avoit  dit  être  de  moi.  Je 
l'assurai,  comme  il  étoit  vrai,  n'avoir  jamais  fait  de 
livre  qui  eût  ce  titre.  Quand  les  lettres  parurent  il 
étoit  furieux,  et  m'accusa  de  mensonge,  quoique  je 
ne  lui  eusse  dit  que  la  vérité  *.  Voilà  comment  j'eus 

*  François  Louis,  comte  lYE.tcIieriiy ,  rnort  il  y  a  peu  de  temps, 
a  publie'  plusieurs  ouvrages  de  morale  et  de  pliilosoj)liie,  notam- 
ment des  Mélanges  de  littérature  ^  d'histoire,  de  morale  et  de  philo- 
sophie {V  avis,  itii  I  ,  3  voL  in- 12).  Admirateur  passionné  de  Rous- 
seau, il  doubla  en  1790  le  prix  de  fioo  francs  qui,  iiu  jugement 
de  l'académie  françoise,  devoit  être  donné  au  meilleur  éloge  de 
cet  écrivain,  et  concourut  lui-même  pour  ce  prix  qui  ne  fut  pas 
décerné.  Le  troisième  volume  du  recueil  dont  nous  venons  de 
parler  contient,  outre  l'éloge  composé  par  le  comte  d'Escherny  à 
cette  occasion,  et  qui  vient  d  être  réimprimé  dans  le  premier  vo- 
lume de  l'édition  iu-i2  donnée  par  madame  Perronneau,  un  récit 
assez  étendu  on  il  trace  l'historique  de  ses  liaisons  avec  Rousseau, 


PAUTiEir,  LIVRE  XII.  (1764)  3g 

î  assurance  que  mon  manuscrit  étoit  connu.  Sûr  de  la 
fidélité  de  Rey ,  je  fus  forcé  de  porter  ailleurs  mes 
conjectures  ;  et  celle  à  laquelle  j'aimai  le  mieux  m'at- 
réter,  fut  que  mes  paquets  avoient  été  ouverts  à  la 
poste. 

Une  autre  connoissance  à  peu  près  du  même  temps  , 
mais  qui  se  fit  d  abord  seulement  par  lettres,  fut  celle 
d'un  M.  Laliaud,  de  JNîmes,  lequel  m'écrivit  de  Paris  , 
pour  me  prier  de  lui  envoyer  mon  profil  à  la  silhouette , 
dont  il  avoit,  disoit-il,  besoin  pour  mon  buste  en 
marbre,  qu'il  faisoit  l^aire  par  Le  Moine,  pour  le  pla- 
cer dans  sa  bibliothèque.  Si  c  étoit  une  cajolerie  in- 
ventée pour  m'apprivoiser,  elle  réussit  pleinement.  Je 
jugeai  qu'un  homme  qui  vouloit  avoir  u:îon  buste  en 
marbre  dans  sa  bibliothèque  étoit  plein  de  mes  ouvra- 
ges, par  conséquent  de  mes  principes,  et  qu'il  mi'ai- 

liaisons  qui  ont  commence  à  repo'[ue  où  ce  dernier  est  venu  se 
fixer  à  Motiers,  et  qui  se  sont  prolonge'es  presque  jusqu'à  la  fin  de 
sa  vie  en  1778.  Il  paroît  en  effet  avoir  été  admis  dans  son  intime 
familiarité  ;  et  pendant  tout  le  temps  que  Rousseau  a  liaLité  Mo- 
tiers, il  déclare  avoir  fait  avec  lui  nombre  de  voyages  et  courses 
pédestres  dont  il  évalue  l'ensemble  à  un  millier  de  lieues.  Son  récit 
d'ailleurs  offre  sur  notre  auteur  un  assez  {jrand  nombre  d'anec- 
dotes et  de  documents  plus  ou  moins  intéreisanls  et  curieux,  dont 
nous  ferons  bientôt  quelque  usage,  ne  pouvant  en  cela  qu'accorder 
confiance  au  témoignage  d'un  homme  qui  se  montre  non  seulement 
ndrairaleur,  mais  ami  sincère  de  Rousseau,  et  qui,  comme  il  le  dit 
Jiii-méme,  a  eu  le  précieux  avantage  de  ne  s  être  jamais  brouillé  avcr 
celui  (jui  se  brouilloit  avec  tout  le  momie.  Au  surplus,  le  passa/^c 
des  Confessions  auquel  la  présente  note  se  rapporte,  est  le  seul  où 
Rousseau  fasse  mention  du  comte  d'Esclierny,  qui  lui-même,  dans 
son  récit,  ne  parle  aucunement  du  livre  de  l'Homme  de  la  monta- 
[/ne,  ni  de  la  querelle  (jué  Rousseau  nous  dit  s'être  élevée  entre 
eux  sur  ce  sujet,  et  qui  sans  doute  ne  fut  que  passagère. 


4o  LES    CONFESSION*, 

moit,  parceque  son  ame  ctoit  an  ton  tle  la  mienne.  Il 
étoit  difficile  que  cette  idée  ne  nie  séduisît  pas.  J'ai  vu 
M.  Laliaud  dans  la  suite.  Je  Tai  trouvé  très  zélé  pour 
me  rendre  beaucoup  de  petits  services,  pour  s  entre- 
mêler beaucoup  dans  mes  petites  affaires.  Mais,  au 
reste,  je  doute  qu'aucuu  de  mes  écrits  ait  été  du  petit 
nombre  de  livres  qu'il  a  lus  en  sa  vie.  J  ijjnore  s'il  a  une 
bibliothèque,  et  si  c'est  un  meuble  à  son  usage;  ei 
quant  au  buste ,  il  s'est  borné  à  une  mauvaise  esquisse 
en  terre,  faite  par  Le  Moine,  sur  laquelle  il  a  fait  [gra- 
ver un  portrait  bideux,  qui  ne  laisse  pas  de  courir  sous 
mon  nom ,  comme  s'il  avoit  avec  moi  quelque  ressem- 
blance. 

Le  seul  François  qui  parut  me  venir  voir  par  goût 
pour  mes  sentiments  et  pour  mes  ouvrages,  fi'.t  un 
jeune  officier  du  régiment  de  Limousin,  appelé  M.  Sé- 
guier  de  Saint-Brisson ,  qu'on  a  vu  et  qu'on  voit  peut- 
être  encore  briller  à  Paris  et  dans  le  monde,  par  des 
talents  assez  aimables,  et  par  des  piétentions  au  bel 
esprit.  Il  m'étoit  venu  voir  à  Montmorenci  l'hiver  qui 
précéda  ma  catastrophe.  Je  lui  trouvai  une  vivacité  de 
sentiment  qui  me  plut.  Il  m'écrivit  dans  la  suite  à 
Motiers  ;  et  soit  qu  il  vouliU  me  cajoler,  ou  que  réelle- 
ment la  tète  lui  louinât  de  Y  Emile ,  il  m'apprit  qu  il 
quittoit  le  service  pour  vivre  indépendant,  et  qu'il 
apprenoit  le  métier  de  menuisier.  Il  avoit  un  frère 
aîné,  capitaine  dans  le  ujôrne  régiment,  pour  lequel 
étoit  toute  la  prédilection  de  la  mère,  ([ui,  dévote  ou- 
trée, et  dirigée  par  je  ne  sais  quel  abbé  tariule,  en 
usoit  très  mal  avec  le  cadet,  qu'elle  accusoit  d'irréli- 
gion, et  même  du  crime  irrémissible  d'avoir  des  liai- 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1764)  /\  l 

sons  avec  moi.  Voilà  les  griefs  sur  lesquels  il  voulut 
rompre  avec  sa  mère,  et  prendre  le  parti  dont  je  viens 
de  parler;  le  tout,  pour  faire  le  petit  Emile. 

Alarmé  de  cette  pétulance ,  je  me  hâtai  de  lui  écrire 
pour  le  faire  changer  de  résolution,  et  je  mis  à  mes 
exhortations  toute  la  force  dont  jétois  capable  :  elles 
furent  écoutées.  Il  rentra  dans  son  devoir  vis-à-vis  de 
sa  mère,  et  il  retira  des  mains  de  son  colonel  sa  dé- 
mission qu'il  luiavoit  donnée,  et  dont  celui-ci  avoit  eu 
la  prudence  de  ne  faire  aucun  usage,  pour  lui  laisser 
le  temps  d'y  mieux  réfléchir.  Saint-Brisson  ,  revenu 
de  ses  folies,  en  fit  une  un  peu  moins  choquante, 
mais  qui  n'étoit  guère  plus  de  mon  goût  ;  ce  fut  de  se 
faire  auteur.  Il  donna  coup  sur  coup  deux  ou  trois 
brochures  qui  n  annonçoient  pas  un  homme  sans  ta- 
lents ,  mais  sur  lesquelles  je  n'aurai  pas  à  me  repro- 
cher de  lui  avoir  donné  des  éloges  bien  encourageants 
pour  poursuivre  cette  carrière. 

Quelque  temps  après ,  il  vint  me  voir,  et  nous  fîmes 
ensemblelepélerinagedel  iledeSaint-Pierre.  Jelctrou- 
vai  dans  ce  voyage  différent  de  ce  que  je  Tavois  vu  à 
Montmorenci.  Il  avoit  je  ne  sais  quoi  d'affecté,  qui 
d'abord  ne  me  choqua  pas  beaucouj) ,  mais  qui  m'est  re- 
venu souvent  en  mémoire  depuis  ce  temps-là.  Il  me 
vint  voir  encore  une  fois  à  Ihôtel  de  Saint-Simon,  à  mon 
passage  à  Paris  pour  aller  en  Angleterre.  .T'appris  là^ 
ce  qu'il  ne  m'avoitpas  dit,  qu'il  vivoit  dans  les  grandes 
sociétés,  et  qu  il  vovoit  assez  souvent  madame  (}o 
Luxembourg.  Il  ne  me  donna  aucun  signe  âc  vie  à 
Trve,  et  ne  me  fit  rien  dire  par  sa  parente  mademoi- 
selle Séguier,  qui  étoit  ma  voisine,  et  qui  ne  ma  jamais 


4'i  LES    CONFESSIONS, 

paru  bien  favorablement  disposée  pour  inoi.  En  un 
mot,  l'enj^ouement  de  M.  de  Saint-Brisson  Finit  tout 
d'un  coup,  comme  la  liaison  de  M.  de  Feins:  mais 
celui-ci  ne  me  devoit  rien,  etTautre  medevoitcpielqne 
chose,  à  moins  (jue  les  sottises  f{ue  je  Ta  vois  empêché 
de  (aiie  n'eussent  été  qu'un  jeu  de  sa  part  :  ce  qui  dans 
le  fond  pourroit  très  bien  être. 

J'eus  aussi  des  visites  de  Genève  tant  et  plus.  Les 
Deluc  père  et  fds  me  choisirent  successivement  pour 
leur  ^;arde-malade  :  le  père  tomba  malade  en  route; 
le  tils  l'étoit  en  partant  de  (jcnève;  tous  deux  vinrent 
se  rétablir  chez  moi.  Des  ministres,  des  parents,  des 
cagots,  des  quidams  de  toute  espèce,  venoient  de  Ge- 
nève et  de  Suisse,  non  pas  comme  ceux  de  France, 
pour  m'admirer  et  me  persifler,  mais  pour  me  tancer 
et  catéchiser.  Le  seul  qui  me  ht  plaisir,  fut  Moultou, 
qui  vint  passer  trois  ou  quatre  jours  avec  moi,  et  que 
]  y  aurois  bien  voulu  jetenir  davantarje.  Le  plus  con- 
stant de  tous,  celui  qui  s'opiniatra  le  plus,  et  qui  me 
subjugua  à  force  d'importuîùtés,  fut  un  M.  d'Iver- 
nois,  commerçant  de  Genève,  François  réfugié,  et  pa- 
vent du  procureur-général  deNeuchâtei.  Ce  M.  d'Iver- 
nois  de  Genève  passoit  à  Motiers  deux  fois  l'an,  tout 
exprès  pour  m'y  venir  voir,  rcstoit  cher  moi  du  matin 
au  soir  plusieurs  jours  de  suite,  se  mettoitde  mes  pro- 
menades, m'apportoit  mille  sortes  de  petits  cadeaux  , 
s'insinuoit  malgré  moi  dans  ma  confidence,  se  méloit 
de  routes  mes  affaires,  sans  qu'il  y  eût  entre  lui  et 
iuoi  aucune  communion  d'idées,  ni  d'inclinations, 
ni  de  sentiments,  ni  de  connoissances.  Je  doute  qu'il 
oit  lu  dans  toute  sa  vie  un  livre  entier  d'aucune  espèce, 


PARTIE  II  ,  LHT.E  XII.  (1764)  4^ 

et  qii  il  sache  aiéme  de  quoi  traitent  les  miens.  Quand  je 
commençai  d  herboriser,  il  me  suivit  dans  mes  courses 
de  botanique,  sans  goût  pour  cet  amusement,  et  sans 
avoir  rien  à  me  dire,  ni  moi  à  lui.  Il  eut  mênae  le  cou- 
rage de  passer  avec  moi  trois  jours  entiers  tête  à  tête 
dans  un  cabaret  à  Goumoins ,  d'où  j  avois  crn  le  chas- 
ser à  force  de  1  ennuyer  et  de  lui  faire  sentir  combien 
il  m'ennuyoit;  et  tout  cela  sans  qu'il  m'ait  été  possible 
jamais  de  rebuter  son  incroyable  constance,  ni  den 
pçnétrer  le  motif. 

Parmi  toutes  ces  liaisons ,  que  je  ne  fis  et  n  entretins 
que  par  force,  je  ne  dois  pas  omettre  la  seule  qui  m'ait 
été  agréable ,  et  à  laquelle  j  aie  mis  un  véritable  inté- 
rêt de  conir  :  c  est  celle  d'un  jeune  Hongrois  qui  vint 
se  fi.<er  à  Neuchàlel  ,  et  delà  à  Motiers,  quelques  mois 
après  que  j'y  fus  établi  moi-même.  On  Tappeloit  dans 
lepays  le  ba?  on  de  Sauttern ,  nom  sous  lequel  il  avoit 
été  recommandé  de  Zurich.  Il  étoit  grand  et  bien  fait, 
d'une  figure  agréable,  d'une  société  liante  et  douce. 
Il  dit  à  toutle  monde,  et  me  fit  entendre  à  moi-même, 
qu'il  n'étoit  venu  à  Xeuchâtcl  qu'à  cause  de  moi,  et 
pt>ur  forn;er  sa  jeunesse  à  la  vertu  par  mon  commerce. 
Sa  physionomie,  son  ton,  ses  manières,  me  parurent 
d  accord  avec  ses  discours;  et  j'aurois  cru  manquer  à 
l'un  des  plus  grands  devoirs,  en  éconduisant  un  jeune 
homme  en  qui  je  ne  vovois  rien  que  d'aimal.'le,  et  qui 
me  lecherchoit  par  un  si  lespectable  motif.  ]Sion  cœur 
ne  sait  j)oint  se  livrer  à  demi.  Bientôt  il  eut  toute  mon 
amitié,  toute  ma  coiifiance;  nous  devînmes  insépara- 
bles. Il  étoit  de  toutes  mes  cour.^es  pédestres  ,  il  v  pre- 
noit  goût.  Je  le  menai  cbez  milord  maréchal,  qui  lui 


44  LES    COISFESSIO^'S. 

fit  mille  caresses.  ComiDe  il  ne  pou  voit  encore  s'ex- 
primer en  françois,  il  ne  me  parloit  et  ne  m'écrivoit 
qu'en  latin:  je  lui  répondois  en  irançois,  et  ce  mc- 
lan{je  des  deux  langues  ne  rendoit  nos  entretiens  ni 
njoins  coulants,  ni  moins  vifs  à  tous  égards.  Il  me 
paila  de  sa  famille,  de  ses  affaires,  de  ses  aventures, 
de  la  cour  de  Vienne ,  dont  il  paroissoit  bien  connoître 
les  détails  domestiques.  Enfin,  pendant  près  de  deux 
ans  que  nous  passâmes  dans  la  plus  grande  intimité, 
je  ne  lui  trouvai  qu'une  douceur  du  caractère  à  toute 
épreuve,  des  mœurs  non  seulement  honnêtes,  mais 
élégantes,  une  grande  propreté  sur  sa  personne,  une 
décence  extrême  dans  tous  ses  discours,  enfin  toutes 
les  marques  d'un  homme  bien  né,  qui  me  le  rendirent 
trop  estimable  pour  ne  pas  me  le  rendre  cl)cj-. 

Dans  le  fort  de  mes  liaisons  avec  lui ,  d  Ivernois  de 
Genève  m'écrivit  que  je  prisse  garde  au  jeune  Hon- 
grois qui  étoit  venu  s'établir  auj^rès  de  moi;  qu'on 
l'avoit  assuré  que  c'étoit  un  espion  que  le  ministre  de 
France  avoit  mis  près  de  moi.  Cet  avis  pouvoit  pa- 
j'oître  d'autant  plus  inquiétant,  que  dans  le  pays  où 
j'étois,  tout  le  monde  m'avertissoit  de  me  tenir  sur 
mes  gardes,  qu'on  me  guettoit,  et  qu'on  chei choit  à 
m'attirer  sur  le  territoire  de  France,  pour  m'y  faire 
un  mauvais  parti. 

Pour  fermer  la  bouche  une  fois  pour  toutes  à  ces 
ineptes  donneurs  d'avis,  je  proposai  à  Sauttern,  sans 
le  prévenir  de  rien  une  promenade  pédestre  à  Pon- 
tarlier;  il  y  consentit.  Quand  nous  fûmes  jîrrivés  à 
Pontarlier,  je  lui  donnai  à  lire  la  lettre  de  d'ivernois  ; 
et  puis  l'embrassant  avec  ardeur,  je  lui  dis  :  Sauttern 


PARTIE  II,  LIVRE  XIÎ.  (1764)  45 

n'a  pas  besoin  q»Je  je  lai  prouve  ma  confiance,  mais  le 
pubiic  a  besoin  que  je  lui  prouve  que  je  la  sais  bien 
placer.  Cet  embiassement  fut  bien  doux;  ce  fut  un  de 
ces  plaisirs  de  l'ame,  que  les  persécuteurs  ne  sauroient 
connoitre,  ni  les  ôter  aux  opprimés. 

Je  ne  croirai  jamais  que  Sauttern  fût  un  espion,  m 
qu'il  m'ait  tralii;  mais  il  m'a  trompé.  Quand  j'épan- 
cliois  avec  lui  mon  cœur  sans  réserve,  il  eut  le  courage 
de  me  fermer  constamment  le  sien,  et  de  m'abuser 
par  des  mensonges.  Il  me  controuva  je  ne  sais  quelle 
histoire,  qui  me  fit  juger  que  sa  présence  étoit  né- 
cessaire dans  son  pays.  Je  !  exhortai  de  partii-  au  plus 
vite  :  il  partit;  et  quand  je  le  croyois  déjà  en  Hongrie, 
j'appris  qu  il  étoit  à  Strasbourg.  Ce  n  étoit  pas  la  pre^ 
mière  fois  qu'il  y  avoit  été.  Il  y  avoit  jeté  du  désordre 
dans  un  ménage:  le  mari  sachant  que  je  le  vovois, 
m'avoit  écrit.  Je  n'avois  omis  aucun  soin  pour  ra- 
mener la  jeune  femme  à  la  vertu,  et  Sauttern  à  son 
devoir  «.  Quand  je  les  croyois  parfaitement  détachés 
lun  de  l'autre,  ils  s'étoient  rapprochés,  et  le  mari 
même  eut  la  complaisance  de  reprendre  le  jeune 
homme  dans  sa  maison;  dès-lors  je  n  eus  plus  rien  à 
dire.  J'appris  que  le  prétendu  baron  m'en  avoit  im- 
posé par  un  tas  de  mensonges.  Il  ne  s'appeloit  point 
Sauttern,  il  s'appeloit  Sauttersheim.  A  l'égard  du  titre 
de  baron,  qu'on  lui  donnoit  en  Suisse,  je  ne  pouvois 
lé  lui  reprocher,  parcequil  ne  1  avoit  j-imais  pris: 
'  mais  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fût  bien  gentilhomme;  et 
niilord  maréchal,  (jui  se  connoissoit  en  hommes,  et 

*  V'ak.  .  .   ramener  Sauttern  à  lu  vertu  ,   et  la  jeune  femme  à  sou 
devoir. 


46  LES    CONFESSIONS. 

qui  avoit  été  dans  son  pays,  la  toujours  regardé  et 

traité  comme  tel. 

Sitôt  qu'il  Fut  parti,  la  servante  de  Taubeige  où  il 
mangeoit  à  Motiers,  se  déclara  grosse  de  son  lait. 
C'étoit  une  si  vilaine  salope,  et  Sauttern,  générale- 
ment estimé  et  considéré  dans  tout  le  pays  par  sa 
conduite  et  ses  mœurs  honnêtes,  se  pi(pioit  si  fort  de 
pro[)reté,  (]S!e  cette  impudence  choqua  tout  le  monde. 
Les  plus  aimables  personnes  du  pays,  qui  lui  avoient 
inutilement  prodigné  leurs  agaceries ,  étoient  fu- 
rieuses :  jV'tois  outré  d'indignation.  Je  fis  tous  mes 
efiorts  pour  faire  arrêter  cette  effrontée,  offrant  de 
payer  tous  ic^  frais  et  de  cautionner  Sauttersheim.  Je 
hii  écrivis,  dans  la  forte  persuasion,  non  seulement 
que  cette  grossesse  n'étoit  pas  de  son  fait,  mais  qu'elle 
étoit  feinte,  et  que  tout  cela  n'étoit  qu'un  jeu  joué 
par  ses  ennemis  et  les  miens.  Je  voulois  qu  il  )evint 
dans  le  pays  confondre  cette  coquine  et  ceux  qui  la 
faisoient  parler.  Je  fus  smpiis  de  la  mollesse  de  sa 
réponse.  Il  écrivit  au  pasteur,  dont  la  salope  étoit 
paroissienne,  et  fit  en  sorte  d  assoupir  1  affaire  :  ce 
que  voyant,  je  cessai  de  m'en  mêler,  fort  éto«né 
qu'un  homme  aussi  crapuleux  eût  pu  être  assez 
maître  de  lui-même,  pour  m'en  imposer  par  sa  ré- 
serve dans  la  plus  intime  familiarité. 

De  Strasbourg  Sauttersheim  fut  à  Paris  chercher 
fortune,  et  n'y  trouva  que  de  la  misère.  Il  m'écrivit 
en  disant  son  peccavi.  Mes  entrailles  s'émurent  au 
souvenir  de  notre  ancienne  amitié;  je  lui  envoyai 
quelque  argent.  L'année  suivante,  à  mon  passage  à 
Paris,  je  le  revis  à  peu  près  dans  le  même  état,  mais 


PxVRTIE  II,  LiVRE  XII.   (1764)  4? 

grand  ami  de  M.  Laliaiid,  sans  que  j'aie  pu  savoir 
d'où  lui  venoit  cette  connoissance,  et  si  elle  étoit 
ancienne  ou  nouvelle.  Deux  ans  aj3rès,  Sauttersheim 
retourna  à  Strasbourg,  d'où  il  m'écrivit,  et  où  il  est 
mort.  Voilà  l'histoire  abrégée  de  nos  liaisons,  et  ce 
que  je  sais  de  ses  aventures  :  mais  en  déplorant  le  sort 
de  ce  malheureux  jeune  homme,  je  ne  cesserai  jamais 
de  croire  qu'il  étoit  bien  né,  et  que  tout  le  désordre 
de  sa  conduite  fut  l'elïet  des  situations  où  il  s'est 
trouvé. 

Telles  furent  les  acquisitions  que  je  fis  à  Motiers, 
en  fait  de  liaisons  et  de  connoissances.  Qu'il  en  auroit 
fallu  de  pareilles  pour  compenser  les  cruelles  pertes 
que  je  fis  dans  le  même  temps! 

La  premièie  fut  celle  de  M.  de  Luxembourg  qui, 
après  avoir  été  tourmenté  long-temps  par  les  méde- 
cins ,  1  ut  enfin  leur  victime ,  traité  de  la  goutte  qu'ils  ne 
voulurent  point  reconnoitre,  comme  d  un  mal  qu'ils 
pouvoient  guérir. 

Si  l'on  doit  s'en  rapporter  là-dessus  à  la  relation 
que  m'en  écrivit  La  Roche,  Ihomme  de  confiance  de 
madame  la  maréchale,  c'est  bien  par  cet  exemple, 
aussi  cruel  que  mémorable,  qu'il  faut  déplorer  les 
misères  de  la  grandeur. 

La  perte  de  ce  bon  seigneur  me  fut  d'autant  plus 
sensible,  que  c'étoit  le  seul  ami  vrai  que  j'eusse  en 
France;  et  la  douceur  de  son  caractère  étoit-  telle, 
qu'elle  m'avoit  fait  oublier  tout-à-fait  son  rang,  pour 
m'attacher  à  lui  comme  à  mon  égal.  ISos  liaisons  ne 
cessèrent  point  par  ma  retraite,  et  il  continua  de 
m'écrire  comme  auparavant.  Je  crus  pourtant  remar- 


jb)  LES    COM-ESSIONS. 

quer  que  1  absence  ou  mon  malheur  avoit  attiédi  son 
affection.  Il  est  bien  difficile  qu'un  courtisan  jjarde  le 
même  attachement  pour  quelqu'un  qu'il  sait  être  dans 
la  disgrâce  des  puissajices.  J'ai  jugé  d'ailleurs  que  le 
grand  ascendant  qu'avoit  sur  lui  madame  de  Luxem- 
bourg ne  m'avoit  ]>as  été  favorable,  et  qu'elle  avoit 
profité  de  mon  éloignement  pour  me  nuire  dans  son 
esprit.  Pour  elle,  malgré  quelques  démonstrations 
affectées  et  toujours  plus  rares,  elle  cacha  moins  de 
jour  en  jour  son  changement  à  mon  égard.  Elle 
m  écrivit  quatre  ou  cinq  fois  en  Suisse,  de  temps  à 
autre,  après  quoi  elle  ne  m'écrivit  plus  du  tout;  et  il 
falloit  toute  la  prévention,  toute  la  confiance,  tout 
l'aveuglement  où  j'étois  encore,  pour  ne  pas  voir  en 
elle  plus  que  du  refroidissement  envers  moi. 

Le  libraire  Guy,  associé  de  Duchesne,  qui  depuis 
moi  fréquentoit  beaucoup  Ihôtel  de  Luxembourg , 
m'écrivit  que  j  étois  sur  le  testament  de  M.  le  maré- 
chal. Il  n'y  avoit  rien  là  que  de  très  naturel  et  de  très 
croyable;  ainsi  jen'en  doutai  pas.  Cela  me  fit  délibérer 
en  moi-même  comment  je  me  comporterois  sur  le 
legs.  Tout  bien  pesé,  je  résolus  de  l'accepter,  quel 
qu'il  pîit  être,  et  de  rendre  cet  honneur  à  un  honnête 
homme  qui,  dans  un  rang  oii  l'amitié  ne  pénètre 
guère,  en  avoit  eu  une  véritable  pour  moi.  J'ai  été 
dispensé  de  ce  devoir,  n'ayant  plus  entendu  parler 
de  ce  legs  vrai  ou  faux  ,  et  en  vérité,  j'aurois  été  peiné 
de  blesser  une  des  grandes  maximes  de  ma  morale,  en 
profilant  de  quelque  chose  à  la  mort  de  quelqu'un 
qui  ui  avoit  été  cher.  Durant  la  dernièie  maladie  de 
noire  ami  Mussard,  Lenieps  me  proposa  de  profiter 


PARTIE  II,  LHT.E  XII.  (l  76/4)  4^ 

de  la  sensibilité  qu'il  raarquoit  à  nos  soins,  pour  lai 
insinuer  quelques  dispositions  en  notre  laveur.  Ah! 
cherLenieps.  lui  dis-je,  ne  souillons  pas  par  des  idées 
dintérêt  les  tristes  mais  sacrés  devoirs  que  nous 
rendons  à  notre  ami  mourant.  J  espère  n  être  jamais 
dans  le  testament  de  personne,  et  jamais  du  moins 
dans  celui  d  aucun  de  mes  amis.  Ce  fut  à  peu  près 
dans  ce  même  temps-ci,  que  milord  maréchal  me 
parla  du  sien,  de  ce  qu  il  avoit  dessein  d'y  faire  pour 
moi,  et  que  je  lui  fis  la  réponse  dont  j'ai  parlé  dans 
ma  première  partie.  * 

Ma  seconde  perte,  plus  sensible  encore  et  bien 
plus  irréparable,  fut  celle  de  la  meilleure  des  femmes 
et  des  mères,  qui,  déjà  chargée  d'ans  et  surchargée 
d'infirmités  et  de  misères,  quitta  cette  vallée  de  lar- 
mes pour  passer  dans  le  séjour  des  bons,  oîi  l'ai- 
mable souvenir  du  bien  qu'on  a  fait  ici-bas  en  fait 
l'éternelle  récompense.  Allez,  arae  douce  et  bienfai- 
sante, auprès  des  Fénelon  ,  des  Bernex,  des  Catinat , 
et  de  ceux  qui,  dans  un  état  plus  humble,  ont  ouvert 
comme  eux,  leurs  cœurs  à  la  charité  véritable;  allez 
goûter  le  fruit  de  la  votre,  et  préparer  à  votre  élève  la 
place  qu  il  espère  un  jour  occuper  près  de  vous  !  Heu- 
reuse, dans  vos  infortunes,  que  le  ciel  en  les  terminant 
vous  ait  épargné  le  cruel  spectacle  des  siennes!  Crai- 
gnant de  contrister  son  cœur  par  le  récit  de  mes  pre- 
miers désastres,  je  ne  lui  a  vois  point  écrit  depuis  mon 
arrivée  en  Suisse;  mais  j  écrivis  à  M.  de  Conzié  pour 
m'informer  d'elle,  et  ce  fut  lui  qui  m'apprit  qu'elle 
avoit  cessé  de  soulager  ceux  qui  soulfroient,  et  de 

*  Livre  II.  (  Tom.  I ,  p.  86.  ) 

m.  A 


5o  LES   CONFESSIONS. 

bouffrir  elle-même.  Bientôt  je  cesserai  de  souffrir  aushi  ; 

mais  si  je  croyois  ne  la  pas  revoir  dans  l'autre  vie,  ma 

foible  imagination  se  reluseroit  à  l  idée  du  bonheur 
parfait  que  je  m'y  promets. 

Ma  troisième  perte  et  la  dernière,  car  depuis  lors 
il  ne  m'est  plus  resté  d'amis  à  perdre,  fut  celle  de 
milord  maréchal.  Il  ne  mourut  pas;  mais  las  de  ser- 
vir des  infjrats,  il  quitta  jNeuchâtel,  et  depuis  lors  je 
ne  l'ai  pas  revu.  Il  vit  et  me  survivra,  je  l'espère  :  il 
vît,  et,  grâces  à  lui,  tous  mes  attachements  ne  sont 
pas  rompus  sur  la  terre  :  il  y  reste  encore  un  homme 
digne  de  mon  amitié;  car  son  vrai  prix  est  encore  plus 
dans  celle  qu'on  sent  que  dans  celle  qu'on  inspire  : 
mais  j'ai  perdu  les  douceurs  que  la  sienne  me  prodi- 
guoit,  et  je  ne  peux  plus  le  mettre  qu'au  rang  de  ceux 
quej  aime  encore,  mais  avec  qui  je  n'ai  plus  de  liaison. 
Il  alloit  en  Angleterre  recevoir  sa  grâce  du  roi,  et  ra- 
cheter ses  biens  jadis  confisqués.  Nous  ne  nous  sépa- 
râmes point  sans  des  projets  de  léunion ,  qui  parois- 
soient  presque  aussi  doux  pour  lui  que  pour  moi.  Il 
vouloit  se  fixer  à  son  château  de  Keith-Hall ,  près  d  A- 
berdeen,  et  je  devois  m'y  rendre  auprès  de  lui  ;•  mais 
ce  projet  me  flattoit  trop  pour  que  j'en  pusse  espérer 
le  succès.  Il  ne  refeta  point  en  Ecosse.  Les  tendres  sol- 
licitations du  roi  de  Prusse  le  rappelèrent  à  Berlin ,  et 
l'on  verra  bientôt  comment  je  fus  empêché  de  l'y  aller 
joindre. 

Avant  son  départ,  prévoyant  l'orage  que  l'on  com- 
mençoit  à  susciter  contre  moi,  il  m'envoya  de  son 
propre  mouvement  des  lettres  denaturahté,  qui  sem- 
bloient  être  une  précaution  très  sure  pom-  qu  on  ne 


»       PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1764)  5Î 

pût  pas  me  chasser  du  pays.  La  communauté  de 
CoQvet  dans  le  Val-de-Travers  imita  l'exemple  du 
(jouverneur,  et  me  donna  des  lettres  de  communier 
gratuites,  comme  les  premières.  Ainsi,  devenu  de 
tout  point  citoyen  du  pays ,  j'étois  à  Tabri  de  toute  ex- 
pulsion légale,  même  de  la  part  du  prince  :  mais  ce 
n'a  jamais  été  par  des  voies  légitimes  qu'on  a  pu  per- 
sécuter celui  de  tous  les  hommes  qui  a  toujours  le  plus 
respecté  les  lois. 

Je  ne  crois  pas  devoir  compter  au  nombre  des  pertes 
que  je  fis  en  ce  même  temps,  celle  delabbé  de  Mablv. 
Ayant  demeuré  chez  son  frère,  j'avois  eu  quelques 
liaisons  avec  lui,  mais  jamais  bien  infimes,  et  j'ai 
queh|ue  lieu  de  croire  que  ses  sentiments  à  mon  égard 
avoient  changé  de  nature  depuis  que  j'avois  acquis 
plus  de  célébrité  que  lui.  Mais  ce  fut  à  la  publication 
des  Lettres  de  la  montagne  que  j  eus  le  premier  signe 
de  sa  mauvaise  volonté  pour  moi.   On  fit  courir  dans 
Genève  une  lettre  à  madame  .Saladin ,  qui  lui  étoit  at- 
tribuée, et  dans  laquelle  il  parloit  de  cet  ouvrage, 
comme  des  clameurs  séditieuses  d'un  démagogue  ef- 
fréné.  L'estime  que  j'avois  pour  l'abbé  de  Mably,   et 
le  cas  que  je  faisois  de  ses  lumières ,  ne  me  permirent 
pas  un  instant  de  croire  que  celte  extravagante  lettre 
fut  de  lui.  Je  pris  là-dessus  le  parti  que  m'inspira  ma 
franchise.   Je  lui  envoyai  une  copie  de  la  lettre,  en 
l'avertissant  qu'on  la  lui  attribuoit.  Il  ne  Ine  fit  aucune 
réponse.  Ce  silence  m'étonna  :  mais  qu'on  juge  de  ma 
surprise,  quand  madame  de  Chenonceaux  me  manda 
que  la  lettre  étoit  réellement  de  Tabbé ,  et  que  la  mienne 
l'avoit  fort  embarrassé.   Car  enfin,   quand  il  aurôit 

4- 


52  LES   COINFESSIONS. 

eu  raison,  comment  pouvoit-il  excuser  une  démarche 
éclatante  et  publique,  faite  de  gaieté  de  cœur,  sans 
obligation,  sans  nécessité,  à  Tunique  fin  d'accabler  au 
plus  fort  de  ses  malheuis  un  homme  auquel  il  avoit 
toujours  marqué  de  la  bienveillance,   et  qui  n'avoit 
jamais  démérité  de  lui?  Quelque  temps  après  paru- 
rent les  Dialogues  de  Phocion^  on  je  ne  vis  qu'une  com- 
pilation de  mes  écrits ,  faite  sans  retenue  et  sans  honte. 
Je  sentis,  à  la  lecture  de  ce  livre,   que  l'auteur  avoit 
pris  son  parti  à  mon  égard,  et  que  je  n'aurois  point 
désormais  de  pire  ennemi.   Je  crois  qu'il  ne  m'a  par- 
donné ni  le  Contrat  social ,  trop  au-dessus  de  ses  forces, 
ni  la  Paij»pci^étuelle  ;  et  qu'il  n'a  voit  paru  désirer  que 
je  fisse  un  extrait  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  qu'en  sup- 
posant que  je  ne  m'en  tirerois  pas  si  bien. 

Plus  j'avance  dans  mes  récits ,  moins  j'y  puis  mettre 
d'ordre  et  de  suite.  L'agitation  du  reste  de  ma  vie  n'a 
pas  laissé  aux  événements  le  temps  de  s'arranger  dans 
ma  tête.  Ils  ont  été  trop  nombreux,  trop  mêlés,  trop 
désagréables ,  pourpouvoir  être  narrés  sans  confusion. 
La  seule  impression  forte  qu'ils  m'ont  laissée  est  celle 
de  l'horrible  mystère  qui  couvre  leur  cause,  et  de  l'état 
déplorable  oii  ils  m  ont  réduit.  Mon  récit  ne  peut  plus 
marcher  qu'à  l'aventure,  et  selon  que  les  idées  me  re- 
viendront dans  l'esprit;  Je  me  rappelle  que  dans  le 
temps  dont  je  parle,  tout  occupé  de  mes  Confessions , 
j'en  parlois  très  imprudemment  à  tout  le  monde, 
n'imaginant  pas  même  que  personne  eût  intérêt,  ni 
volonté ,  ni  pouvoir  de  mettre  obstacle  à  cette  entre- 
prise :  et  quand  je  l'aurois  cru,  je  n'en  aurois  guère 
été  plus  discret,  par  limjjossibilité  totale  oii  je  suis 


PAÎITIE  II,  LIVRE  XII.   (1764)  53 

par  mon  naturel  de  tenir  cache  rien  de  ce  que  je  sens 
et  de  ce  que  je  pense.  Cette  entreprise  connue  fut, 
autant  que  j'en  puis  juger,  la  véritable  canse  de  Torage 
qu'on  excita  pour  m'expulser  de  la  Suisse,  et  me  livrer 
entre  des  mains  qui  m'empêchassent  de  l'exécuter. 

J'en  avois  une  autre  qui  n'étoit  guère  vue  de  meil- 
leur œil  par  ceux  qui  craignoient  la  première  ;  c  étoit 
celle  d'une  édition  générale  de  mes  écrits.  Cette  édition 
me  paraissoit  nécessaire  pour  constater  ceux  des  livres 
portantmon  nom ,  qui  étoientvéritablement  de  moi ,  et 
mettre  le  public  en  état  de  les  distinguer  de  ces  écrits 
pseudonymes  que  mes  ennemis  me  prétoient  pour  me 
décréditer  et  m'avilir.  Outre  cela,  cette  édition  étoit  un 
moyen  simple  et  honnête  de  m'assurer  du  pain:  et 
c'étoit  le  seul,  puisque  ayant  renoncé  à  faire  des  li- 
vres ,  mes  Mémoires  ne  pouvant  paroître  de  mon  vi- 
vant, ne  gagnant  pas  un  sol  d'aucune  autre  manière 
et  dépensant  toujours,  je  voyois  la  fin  de  mes  ressou- 
ces  dans  celle  du  produit  de  mes  derniers  écrits.  Cette 
raison  m'avoit  pressé  de  donner  mon  Dictionnaire  de 
Musique^  encore  informe.  Il  m'avoit  valu  cent  louis 
comptant  et  cent  écus  de  rente  viagère,  mais  encore 
devoit-on  voir  bientôt  la  fin  de  cent  louis  quand  on  en 
dépensoit  annuellement  plus  de  soixante  ;  et  cent  écus 
de  rente  étoient  comme  rien  pour  un  homme  sur  qui 
les  quidams  et  les  gueux  venoient  incessamment  fon- 
dre comme  des  étourneaux. 

Il  se  présenta  une  compagnie  de  négociants  de 
Neuchâtel  pour  l'entreprise  de  mon  édition  générale , 
et  un  imprimeur  ou  libraire  de  Lyon,  appelé  Reguillat, 
vint  je  ne  sais  comment  se  fourrer  parmi  eux  pour  la. 


54  LES   CONFESSIONS, 

diriger.  L'accord  se  fit  sur  un  pied  raisonnable  et  suf-^ 
fisant  pour  bien  renipbr  mon  objet.  J'avois,  tant  en 
ouvraf^es  imprimes  qu'en  pièces  encore  manuscrites, 
de  quoi  fournir  six  volumes  in-quarto;  je  m'engageai 
de  plus  à  veiller  sur  l'édition  :  au  moyen  de  quoi ,  ils' 
dévoient  me  faire  une  pension  viagère  de  seize  cents 
livres  de  France  et  un  présent  de  mille  écus  une  fois 
payés. 

(  1765.  )  —  Le  traité  étoit  conclu,  non  encore  signé, 
quand  les  Lettres  écrites  de  la  montagne  parurent.  La 
teriible  explosion  qui  se  fit  contre  cet  infernal  ou- 
vrage et  contie  son  abominable  auteur,  épouvanta  la 
compagnie,  et  l'entreprise  s'évanouit.  Je  comparois 
1  ef let  de  ce  dernier  ouvrage  à  celui  de  la  Lettre  sur  la 
musique  fi^ançoise ,  si  cette  lettre,  enm'attirantla  haine 
et  m'exposant  au  péril,  ne  m'eût  laissé  du  moins  la 
considération  et  l'estime.  Mais  après  ce  dernier  ou- 
vrage, on  parut  s'étonner  à  Genève  et  à  Versailles, 
qu  on,  laissât  respirer  un  monstre  tel  que  moi.  Le  pe- 
tit Conseil,  excité  par  le  résident  de  France,  et  dirigé 
par  le  procureur  général,  donna  une  déclaration  sur 
mon  ouvrage,  par  laquelle,  avec  les  qualifications  les 
plus  atroces,  il  le  déclare  indigne  d'être  brûlé  par  le 
bourreau,  et  ajoute  avec  une  adresse  qui  tient  du 
burlesque,  qu'on  ne  peut,  sans  se  déshonorer,  y  ré- 
pondre, ni  même  en  faire  aucune  mention.  Je  voudrois 
pouvoir  transcrire  ici  cette  curieuse  pièce;  mais  mal- 
heureusement je  ne  l'ai  pas  et  ne  m'en  souviens  pas 
d'un  seul  mot.  Je  désire  ardemment  que  quelqu'un  de 
mes  lecteurs,  animé  du  zèle  de  la  vérité  et  de  l'équité, 
veuille  relire  en  en(  icr  les  Lettres  écrites  de  la  montagne  : 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (17G5)  55 

il  sentira,  j'ose  le  dire,  la  stoïque  modération  qui 
rè(jne  dans  cet  ouvrage,  après  les  sensibles  et  cruels 
outrages  dont  on  venoit  à  Tenvi  d'accabler  l'auteur. 
Mais  ne  pouvant  répondre  aux  injures,  psrcequ'iln'y 
en  avoit  point,  ni  aux  raisons,  parcequ'elles  ctoient 
sans  réponse ,  ils  prirent  le  parti  de  paroître  trop  cour- 
roucés pour  vouloir  répondre;  et  il  est  vrai  que  s'ils 
prenoientles  arguments  invincibles  pour  des  injures^ 
ils  devoijent  se»tenir  fort  injuriés. 

Les  représentants,  loin  de  faire  aucune  plainte  sur 
cette  odieuse  déclaration ,  suivirent  la  route  qu'elle 
leur  traçoit;  et,  au  lieu  de  faire  trophée  des  Lettres  de 
la  montagne ,  qu'ils  voilèrent  pour  s'en  faire  un  bou- 
clier, ils  eurent  la  lâcheté  de  ne  rendre  ni  honneur  ni 
justice  à  cet  écrit  fait  pour  leur  défense  et  à  leur  solli- 
citation, ni  le  citer,  ni  le  nommer,  quoiqu'ils  en  ti- 
rassent tacitement  tous  leurs  arguments ,  et  que  l'exac- 
titude avec  laquelle  ils  ont  suivi  le  conseil  par  lequel 
finit  cet  ouvrage,  ait  été  la  seule  cause  de  leur  salut 
et  de  leur  victoire.  Ils  m'avoient  imposé  ce  devoir;  je 
'avois  rempli;  j'avois  jusqu'au  bout  servi  la  patrie  et 
leur  cause.  Je  les  priai  d'abandonner  la  mienne  et  de 
ne  songer  qu'à  eux  dans  leurs  démêlés.  Ils  me  prirent 
au  mot,  et  je  ne  me  suis  plus  mêlé  de  leurs  affaires 
que  pour  les  exhorter  sans  cesse  à  la- paix,  ne  doutant 
pas  que  s'ils  s'obstinoient,  ils  ne  fussent  écrasés  par 
la  France.  Gela  n'est  pas  arrivé;  j'en  comprends  la 
raison ,  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  la  dire. 

L'effet  des  Lettres  de  la  montagne ,  à  Neuchâtel ,  fut 
^J'abord  très  paisible.  J'en  envoyai  un  exemplaire  à 
M.  de  Montmollin;  il  le. reçut  bien,  et  le  lut  sans  obr 


56  LES    COiSFESSIONS. 

jectioii.  Il  étoit  malade,  aussi  bien  que  moi;  il  me  vint 
voir  amicalement  quand  il  fut  rétabli,  et  ne  me  parla 
de  rien.  Cependant  la  rumeur  commençoit;  on  brûla 
le  livre  je  ne  sais  où  *.  De  Genève,  de  Berne,  et  de 
Versailles  peut-être,  le  foyer  de  l'effervescence  passa 
bientôt  à  ÎNeuchâtel ,  et  surtout  dans  le  Val-de-Travers , 
où,  avant  même  que  la  classe  eût  fait  aucun  mou- 
vement apparent,  on  avoit  commencé  d'ameuter  le 
peuple  par  des  pratiques  souterraines.  Je  devois, 
j'ose  le  dire,  être  aimé  du  peuple  dans  ce  pays-là, 
comme  je  l'ai  été  dans  tous  ceux  où  j  ai  vécu,  versant 
les  aumônes  à  pleines  mains,  ne  laissant  sans  assis- 
tance aucun  indigent  autour  de  moi ,  ne  refusant  à 
personne  aucun  service  que  je  pusse  rendre  et  qui  fût 
dans  la  justice,  me  familiarisant  trop  peut-être  avec 
tout  le  monde,  et  me  dérobant  de  tout  mon  pouvoir  à 
toute  distinction  qui  pût  exciter  la  jalousie.  Tout  cela 
n'empêcha  pas  que  la  popidace,  soulevée  secrètement 
je  ne  sais  par  qui,  ne  s'animât  contre  moi  par  degrés 
jusqu'à  la  furem-,  qu'elle  ne  m'insultât  publiquement 
en  plein  jour,  non  seulement  dans  la  campagne  et 
dans  les  chemins,  mais  en  pleine  rue.  Ceux  à  qui 
j'avois  fait  le  plus  de  bien  étoient  les  plus  acharnés;  et 
des  gens  mêpae,  à  qui  je  continuois  d'en  faire,  n'osant 
se  montrer,  excitoient  les  autres,  et  sembloient  vou- 
loir se  venger  ainsi  de  l'iiumilialion  de  mètre  obligés. 
MontmoUin  paroissoit  ne  rien  voir,  et  ne  se  montroit 
pas  encore;  mais  comme  on  approchoit  d'un  temps  de 

*  A  Paris,  avec  le  Dictionnaire  philosophirjue  de  Voltaire,  et  par 
le  même  arrêt  en  date  du  19  mars  1765.  Cet  arrct  est  rapporte  touî 
entier  dans  l'cdition  de  Poinoot,  tom,  XIV. 


PARTIE  II ,  LIVRE  XII.  (  I  766)  S'y 

communion,  il  vint  chez  moi  pour  me  conseiller  de 
m'ahstenir  de  m'y  présenter;  m'assurant  que  du  reste 
il  ne  m'en  vouloit  point,  et  qu'il  me  laisseroit  tran- 
quille. Je  trouvai  le  compliment  bizarre;  il  me  rap- 
peloit  la  lettre  de  madame  de  Boufflers,  et  je  ne  pou- 
vois  concevoir  à  qui  donc  il  importoit  si  fort  que  je 
communiasse  ou  non.  Comme  je  regardois  cette  con- 
descendance de  ma  part  comme  un  acte  de  lâcheté, 
et  que  d'ailleurs  je  ne  voulois  pas  donner  au  peuple  ce 
nouveau  prétexte  de  crier  à  l'impie,  je  refusai  net  le 
ministre;  et  il  s  en  retourna  mécontent,  me  faisant 
entendre  que  je  m'en  repentirois. 

Il  ne  pouvoit  pas  m'interdire  la  communion  de  sa 
seule  autorité  :  il  falloit  celle  du  consistoire  qui  m'avoit 
admis;  et  tant  que  le  consistoire  n'avoit  rien  dit,  je 
pouvois  me  présenter  hardiment,  sans  crainte  de 
refus.  Montmollin  se  fit  donner  par  la  classe  la  com- 
mission de  me  citer  au  consistoire  pour  y  rendre 
compte  de  ma  foi,  et  de  m'excommunier  en  cas  de 
refus.  Cette  excommunication  ne  pouvoit  non  plus  se 
faire  que  par  le  consistoire  et  à  la  pluralité  des  voix. 
Mais  les  paysans  qui,  sous  le  nom  d'anciens,  com- 
posoient  cette  assemblée ,  présidés  et ,  comme  on  com- 
prend bien,  gouvernés  par  leur  ministre,  ne  dévoient 
pas  naturellement  être  d'un  autre  avis,  que  le  sien, 
principalement  sur  des  matières  théologiques,  qu'ils 
entendoient  encore  moins  que  lui.  Je  fus  donc  cité,  et 
je  résolus  de  comparoître. 

Quelle  circonstance  heureuse,  et  quel  triomphe 
pour  moi,  si  j'avois  su  parler,  et  que  j'eusse  eu,  pour 
ainsi  dire,  ma  plume  dans  ma  bouche!  Avec  quelle 


58  LES    CONFESSIONS. 

supériorité,  avGC  quelle  facilité  j'aurois  terrassé  ce 
pauvre  ministre  au  milieu  de  ses  six  paysans!  L'avi- 
dité de  dominer  ayant  fait  oublier  au  clergé  protes- 
tmt  tous  les  principes  de  la  réformation,  je  n'avois, 
pour  Ty  rappeler  et  le  réduire  au  silence,  qu'à  com- 
menter mes  premières  Letlres  de  la  montagne,  sur  les- 
quelles ils  avoient  la  bêtise  de  m'épiloguer.  Mon  texte 
ctoit  tout  foit ,  je  n'avois  qu'à  l'étendre ,  et  mon  homme 
étoit  confondu.  Je  n'aurois  pas  été  assez  sot  pour  me 
tenir  sur  la  défensive;  il  m'étoit  aisé  de  devenir  agres- 
seur sans  mérjîe  qu'il  s'en  aperçût,  ou  qu'il  pût  s'en 
garantir.  Les  prestolets  de  la  classe,  non  moins 
étourdis  qu'ignorants,  m'avoient  mis  eux-mêmes  dans 
la  position  la  plus  heureuse  que  j'aurois  pu  désirer ^ 
pour  les  écraser  à  plaisir.  Mais  quoi!  il  falloit  parler, 
et  parler  sur-le-champ ,  trouver  les  idées ,  les  tours ,  les 
mots  au  moment  du  besoin,  avoir  toujours 'l'esprit 
présent,  être  toujours  de  sang  froid,  ne  jamais  me 
troubler  un  moment.  Que  pouvois-je  espérer  de  moi , 
qui  sentois  si  bien  mon  inaptitude  à  m'exprimer  im- 
promptu? J'avois  été  réduit  au  silence  le  plus  humi- 
liant à  Genève,  devant  une  assemblée  toute  en  ma 
faveur,  et  déjà  résolue  à  tout  approuver.  Ici,  c'étoit 
tout  le  contraire  :  j'avois  affaire  à  un  tracassier,  qui 
mcttoitrastuce  à  la  place  du  savoir,  qui  me  tendroit 
cent  pièges  avant  que  j'en  aperçusse  un,  et  tout  dé- 
terminé à  me  prendre  en  faute  à  quelque  prix  que  ce 
fût.  Plus  j'examinai  cette  position,  plus  elle  me  parut 
périlleuse;  et  sentant  l'impossibilité  de  m'en  tirer 
avec  succès,  j'imaginai  un  autre  expédient.  Je  méditai 
un  discours  à  prononcer  devant  le  consistoire,  pour 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (l'/65)  5^ 

le  récuser  et  me  dispenser  de  répondre.  La  chose 
étoit  très  facile  :  j'écrivis  ce  discours,  et  je  me  mis  à 
l'étudier  par  cœur  avec  une  ardeur  sans  égale.  Thé- 
rèse se  moquoit  de  moi,  en  m'entendant  marmotter 
et  répéter  incessamment  les  mêmes  phrases,  pour 
tâcher  de  les  fourrer  dans  ma  tête.  J'espérois  tenir 
enfiiî  mon  discours;  je  savois  que  le  châtelain,  comme 
officier  du  prince,  assisteroit  au  consistoire;  que  mal 
grêles  manoeuvres  et  les  bouteilles  de  Montmollin, 
la  plupart  des  anciens  étoient  bien  disposés  pour  moi  : 
j'avois  en  ma  faveur,  la  raison,  la  vérité,  la  justice,  la 
protection  du  roi ,  lautorité  du  conseil  d'état ,  les 
vœux  de  tous  les  bons  patriotes  qu'intéressoit  l'éta- 
blissement de  cette  inquisition;  tout  contribuoit  à 
m'encourager. 

La  veille  du  jour  marqué,  je  savois  mon  discours 
par  cœur;  je  le  récitai  sans  faute.  Je  le  remémorai 
toute  la  nuit  dans  ma  tête;  le  matin  je  ne  le  savois 
plus;  j  hésite  à  chaque  mot,  je  me  crois  déjà  dans 
lillustre  assemblée,  je  me  trouble,  je  balbutie,  ma 
tête  se  perd;  enfin,  presque  au  moment  d'aller,  le 
courage  me  manque  totalement;  je  reste  chez  moi,  et 
je  prends  le  parti  d  écrire  au  consistoire  *,  en  disant 
mes  raisons  à  la  hâte,  et  prétextant  mes  incommc- 
thtés  qui  véritablement,  dans  l'état  où  j'étois  alors, 
m'auroient  difficilement  laissé  soutenir  la  séance 
entière. 

te  ministre  embarrassé  de  ma  lettre,  remit  l'affaire 
à  une  autre  séance.  Dans  lintervalle,  il  se  donna  par 
lui-même  et  par  ses  créatures  mille  mouvements  pour 

*  Lr  ag  mars.  Voyez  la  Correspondance. 


6o  LES    CONFESSIONS, 

séduire  ceux  des  anciens  qui,  suivant  les  inspirations 
de  leur  conscience  plutôt  que  les  siennes,  n'opinoient 
pas  au  gré  de  la  classe  et  au  sien.  Quelque  puissants 
que  ses  arguments  tirés  de  sa  cave  dussent  être  sur 
ces  sortes  de  gens,  il  n'en  put  gagner  aucun  autre  que 
les  deux  ou  trois  qui  lui  étoient  déjà  dévoués,  et 
qu'on  appeloit  sésames  damnées.  L'officier  du  prince 
et  le  colonel  Pury,  qui  se  porta  dans  cette  affaire 
avec  beaucoup  de  zélé,  maintinrent  les  autres  dans 
leur  devoir;  et  quand  ce  Montmollin  voulut  procéder 
à  Texcommunication ,  son  consistoire  à  la  pluralité 
des  voix  le  refusa  tout  à  plat.  Réduit  alors  au  dernier 
expédient  d'ameuter  la  populace,  il  se  mit  avec  ses 
confrères  et  d'autres  gens  à  y  travailler  ouvertement 
et  avec  un  tel  succès,  que  malgré  les  forts  et  fréquents 
rescrits  du  roi ,  malgré  tous  les  ordres  du  conseil 
d'état,  je  fus  enfin  forcé  de  quitter  le  pays,  pour  ne 
pas  exposer  Tofficicr  du  prince  à  s'y  faire  assassiner 
lui-même  en  me  défendant. 

Je  n'ai  qu'un  souvenir  si  confus  de  toute  cette 
affaire,  qu'il  m'est  impossible  de  mettre  aucun  ordre, 
aucune  liaison  dans  les  idées  qui  m'en  reviennent,  et 
que  je  ne  les  puis  rendre  qu'éparses  et  isolées ,  comme 
elles  se  présentent  à  mon  esprit.  Je  me  rappelle  qu'i"! 
y  avoit  eu  avec  la  classe  quelque  espèce  de  négo- 
ciation, dont  Montmollin  avoit  été  l'entremetteur.  Il 
avoit  feint  qu'on  craignoit  que  par  mes  écrits  je  ne 
troublasse  le  repos  du  pays ,  à  qui  l'on  s'en  prendroit 
de  ma  liberté  d'écrire.  Il  m'avoit  fait  entendre  que,  si 
je  m'engageois  à  quitter  la  plume,  on  seroit  coulant 
sur  le  passé.  J'avois  déjà  pris  cet  engagement  avec 


PARTIE  II,    LIVRE  XII.   (1765)  6V 

moi-même;  je  ne  balançai  point  à  le  prendre  avec  la 
classe,  mais  conditionnel,  et  seulement  quant  aux 
matières  de  religion.  Il  trouva  le  moyen  d'avoir  cet 
écrit  à  double,  sur  quelque  changement  quil  exigea. 
La  condition  ayant  été  rejetée  par  la  classe,  je  rede- 
mandai mon  écrit:  il  me  rentlit  un  des  doubles  et 
garda  Tautre,  prétextant  qu'il  l'avoit  égaré.  Après 
cela,  le  peuple  ouvertement  excité  par  les  ministres  se 
moqua  des  rescrits  du  roi,  des  ordres  du  conseil 
d'état,  et  ne  connut  plus  de  frein.  Je  fus  prêché  en 
chaire,  nommé  l'Antéchrist,  et  poursuivi  dans  la 
campagne  comme  un  loup-garou.  Mon  habit  d'Armé- 
nien servoit  de  renseignement  à  la  populace  :  j'en 
sentois  cruellement  1  inconvénient;  mais  le  quitter 
dans  ces  circonstances  me  sembloit  une  lâcheté.  Je  ne 
pus  m'y  résoudre,  et  je  me  promenois  tranquillement 
dans  le  pays  avec  mon  caffetan  et  mon  bonnet  fourré, 
entouré  des  huées  de  la  canaille  et  quelquefois  de 
ses  cailloux.  Plusieurs  fois  en  passant  devant  des 
maisons,  j'entendois  dire  à  ceux  qui  les  habitoient  : 
Apportez-moi  mon  fusil,  que  je  lui  tire  dessus.  Je  n'en 
allois  pas  plus  vite  :  ils  n'en  étoient  que  plus  furieux; 
mais  ils  s  en  tinrent  toujours  aux  menaces,  du  moins 
pour  l'article  des  armes  à  feu. 

Durant  toute  cette  fermentation,  je  ne  laissai  pas 
d'avoir  deux  fort  grands  plaisirs  auxquels  je  fus  bien 
sensible.  Le  premier  fut  de  pouvoir  faire  un  acte  de 
reconnoissance  par  le  canal  de  milord  maréchal. 
Tous  les  honnêtes  gens  de  Neuchâtel ,  indignés  des 
traitements  que  j'essuyois  et  des  manœuvres  dont 
j'étois  la  victime,  avoientles  ministres  en  exécration, 


62  LES    COINI'ESSIOINS. 

sentant  bien  qu'ils  suivoient  des  impulsions  étrangè- 
res et  qu'ils  n'étoient  que  les  satellites  d'autres  gens 
qui  se  cachoieut  en  les  faisant  agir,  et  craignant  que 
mon  exemple  ne  liràt  à  conséquence  pour  l'établis- 
sement d'une  véritable  inquisition.  Les  magistrats,  et 
surtout  M.  Meuron  qui  avoit  succédé  à  M.  d'ivernois 
dans  la  charge  de  procureur-général,  faisoient  tous 
leurs  efforts  pour  me  défendre.  -Le  colonel  Pury, 
quoique  simple  particulier,  en  fit  davantage  et  réussit 
mieux.  Ce  fut  lui  qui  trouva  le  moyen  de  faire  bou- 
quer  MontmoUin  dans  son  consistoire  en  retenant 
les  anciens  dans  leur  devoir.  Comme  il  avoit  du  crédit, 
il  l'employa  tant  qu'il  put  pour  arrêter  la  sédition  ^ 
mais  il  n  avoit  que  l'autorité  des  lois,  de  la  justice  et 
de  la  raison  à  opposer  à  celle  de  l'argent  et  du  vin. 
La  partie  nétoit  pas  égale,  et  dans  ce  point  Mont- 
moUin triompha  de  lui.  Cependant ,  sensible  à  ses 
soins  et  à  son  zélé,  j'aurois  voulu  pouvoir  lui  rendre 
bon  office  pour  bon  office,  et  pouvoir  m'acquitter 
avec  lui  de  quelque  façon.  Je  savois  qu'il  convoitoit 
fort  une  place  de  conseiller  d  état  ;  mais  s'étant  mal 
conduit  au  gré  de  la  cour  dans  l'affaire  du  ministre 
Peîitpierre,  il  éioit  en  disgrâce  auprès  du  prince  et 
du  gouverneur.  Je  risquai  pourtant  d'écrire  en  sa  fa- 
veur à  milord  maréchal  ;  j'osai  même  parler  de  lem- 
ploi  qu  il  desiroit,  et  si  heureusement  que,  contre 
rt\Jtente,  de  tout  le  monde,  il  lui  fut  presque  aussitôt 
conféré  par  le  roi.  Cest  ainsi  que  le  sort,  qui  m'a 
toujours  mis  en  même  temps  trop  haut  et  trop  bas, 
çontinuoit  à  me  ballotter  dune  extrémité  àlautrc; 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (ijT^S)  63 

et  tandis  que  la  populace  me  couvroit  de  fange  je  fai- 
sois  un  conseiller  d'état. 

Mon  autre  grand  plaisir  fut  une  visite  que  vint  me 
faire  madame  de  Verdelin  avec  sa  fille,  qu'elle  avoit 
menée  aux  bains  de  Bourbonne,  d'où  elle  poussa  jus- 
qu'à Motiers ,  et  logea  chez  moi  deux  ou  trois  jours, 
A  force  d'attentions  et  de  soins,  elle  avoit  enfin  sur- 
monté ma  longue  répugnance  ;  et  mon  cœur,  vaincu 
par  ses  caresses,  lui  rendoit  toute  l'amitié  qu'elle 
m'avoit  si  long-temps  témoignée.  Je  fus  touché  de  ce 
voyage,  surtout  dans  la  circonstance  où  je  me  trou- 
vois ,  et  où  j'avois  grand  besoin ,  pour  soutenir  mon 
couiage,  des  consolations  de  l'amitié.  Je  craignois 
qu'elle  ne  s  affectât  des  insultes  que  je  recevois  de  la 
populace,  et  j'aurois  voulu  lui  en  dérober  le  spectacle 
pour  ne  pas  contrister  son  cœur  :  mais  cela  ne  me  fut 
pas  possible;  et  quoique  sa  présence  contînt  un  peu 
les  insolents  dans  nos  promenades,  elle  en  vit  assez 
pour  juger  de  ce  qui  se  passoit  dans  les  autres  temps. 
Ce  fut  même  durant  son  séjour  chez  moi  que  je  com  j 
mençai  d'être  attaqué  de  nuit  dans  ma  propre  habi- 
tation. Sa  femme  de  chambre  trouva  ma  fenêtre  cou  ' 
verte  un  matin  des  pierres  qu'on  y  avoit  jetées  pen- 
dant la  nuit.  Un  banc  très  massif,  qui  étoit  dans  la 
rue  à  côté  de  ma  porte  et  fortement  attaché,  fut  dé 
taché,  enlevé  et  posé  debout  contre  la  porte,  de  sorte 
que,  si  i  on  ne  s'en  fût  aperçu,  le  premier  qui ,  pour 
sortir,  auroit  ouvert  la  porte  d'entrée,  devoit  natu- 
rellement être  assommé.  Madame  de  Verdelin  n'igno- 
roit  rien  de  ce  qui  se  passoit;  car,  outre  ce  qu'elle 


64  I^ES    COINFESSIOINS. 

voyoit  elle-même ,  son  domestique,  homme  de  con- 
fiance, étoit  très  répandu  dans  le  village,  y  accostoit 
tout  le  monde,  et  on  le  vit  même  en  conférence  avec 
MontmoUin.  Cependant  elle  ne  parut  faire  aucune 
attention  à  rien  de  ce  qui  m'arrivoit ,  ne  me  parla  ni 
de  MontmoUin,  ni  de  personne,  et  répondit  peu  de 
chose  à  ce  que  je  lui  en  dis  quelquefois.  Seulement 
paroissant  persuadée  que  le  séjour  de  l'Angleterre 
me  convenoit  plus  qu'aucun  autre,  elle  me  parla 
beaucoup  de  M.  Hume  qui  étoit  ^lors  à  Paris,  de  son 
amitié  pour  moi,  du  désir  qu'il  avoit  de  métré  utile 
dans  son  pays.  Il  est  temps  de  dire  quelque  chose  de 
M.  Hume. 

Il  s'étoit  acquis  une  grande  réputation  en  France, 
et  surtout  parmi  les  encyclopédistes ,  par  ses  traités 
de  commerce  et  de  politique,  et  en  dernier  lieu  par 
son  histoire  de  la  maison  Stuart,  le  seul  de  ses 
écrits  dont  j'avois  lu  quelque  chose  dans  la  traduc- 
tion de  l'abbé  Prévôt.  Faute  d'avoir  lu  ses  autres  ou- 
vrages, j'étois  persuadé  ,  sur  ce  qu'on  m'a  voit  dit  de 
lui ,  que  M.  Hume  associoit  une  ame  très  républicaine 
aux  paradoxes  anglois  en  faveur  du  luxe.  Sur  cette  opi- 
nion ,  je  regardois  toute  son  apologie  de  Charles  I", 
comme  un  prodige  d  impartialité,  et  j'avois  une  aussi 
grande  idée  de  sa  vertu  que  de  son  génie.  Le  désir  de 
connoitre  cet  homme  rare  et  d  obtenir  son  amitié, 
avoit  beaucoup  augmenté  les  tentations  dé  passer  en 
Angleterre  que  me  donnoient  les  sollicitations  de  ma- 
dame de  Boufflers,  intime  amie  de  M.  Hume.  Arrivé 
en  Suisse,  j'y  reçus  de  lui ,  par  la  voie  de  cette  dame, 
une  lettre  extrêmement  flatteuse,  dans  laquelle,  aux 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.    (1765)  65 

plus  grandes  louanges  sur  mon  génie ,  il  joignoit  la 
pressante  invitation  de  passer  en  Angleterre,  et  Toffre 
de  tout  son  crédit  et  de  tous  ses  amis  pour  m'en  ren- 
dre le  séjour  agréable.  Je  trouvai  sur  les  lieux  milord 
maréchal,  le  compatriote  et  l'ami  de  M.  Hume,  qui 
me  confirma  tout  le  bien  que  j'en  pensois,  etquim'ap- 
prit  même  à  son  sujet  une  anecdote  littéraire  qui 
l'avoit  beaucoup  frappé ,  et  qui  me  frappa  de  même. 
Vallace,  qui  avoit  écrit  contre  Hiftne  au  sujet  de  la 
population  des  anciens ,  étoit  absent  tandis  qu'on  im- 
primoit  son  ouvrage.  Hume  se  chargea  de  revoir  les 
épreuves  et  de  veiller  à  l'édition.  Cette  conduite  étoit 
dans  mon  tour  d'esprit.  C'est  ainsi  que  j'avois  débité 
des  copies,  à  six  sols  pièce,  d'une  chanson  qu'on 
avoit  faite  contre  moi.  J  avois  donc  toute  sorte  de 
préjugés  en  faveur  de  Hume,  quand  madame  de  Ver- 
delin  vint  me  parler  vivement  de  l'amitié  qu'il  disoit 
avoir  pour  moi,  et  de  son  empressement  à  me  faire 
les  honneurs  de  fAngleterre  ;  car  c  est  ainsi  qu'elle 
s'exprimoit.  Elle  me  pressa  beaucoup  de  profiter  de 
ce  zèle,  et  d'écrire  à  M.  Hume.  Comme  je  n'avois  pas 
naturellement  de  penchant  pour  l'Angleterre,  et  que 
je  ne  voulois  prendre  ce  parti  qu  à  l'extrémité ,  je  re- 
fusai d'écrire  et  de  promettre  ;  mais  je  la  laissai  la 
maîtresse  de  faire  tout  ce  qu'elle  jugeroit  à  propos 
pour  maintenir  M.  Hume  dans  ses  bonnes  disposi- 
tions. En  quittant  Mo  tiers  ,  elle  me  laissa  persuadé, 
par  tout  ce  qu'elle  m'avoit  dit  de  cet  homme  illustre, 
qu'il  étoit  de  mes  amis ,  et  qu'elle  étoit  encore  plus  de 
ses  amies. 

Après  son  départ ,  Montmollin  poussa  ses  manœu- 
III.  5 


66  LES   CO^FESSIOINS. 

vres,  et  la  populace  ne  connut  plus  de  frein  *.  Je  con- 
tinuois  cependant  à  me  promener  tranquillement  au 
milieu  des  huées  ;  et  le  goût  de  la  botanique ,  que  j'avois 
commencé  de  prendre  auprès  du  docteur  dlvernois , 
donnant  un  nouvel  intérêt  à  mes  promenades,  me 
faisoit  parcourir  le  pays  en  herborisant,  sans  m'é- 
mouvoir  des  clameurs  de  toute  cette  canaille  ,  dont  ce 
sang  froid  ne  faisoit  qu'irriter  la  fureur.  Une  des 
choses  qui  m'affectèrent  le  plus  fut  de  voiries  familles 
de  mes  amis  ' ,  ou  des  gens  qui  portoient  ce  nom , 
entrer  assez  ouvertement  dans  la  ligue  de  mes  per- 
sécuteurs; comme  les  divernois,  sans  en  excepter 
même  le  père  et  le  frère  de  mon  Isabelle ,  Boy  de  la 
Tour,  parent  de  l'amie  chez  qui  j  etois  logé ,  et  madame 
Girardier,  sa  belle-sœur.  Ce  Pierre  Boy  étoit  si  butor, 

*  Dans  une  longue  lettre  adressée  à  du  Peyrou  le  8  août  lyôS, 
écrite  exprès  pour  être  rendue  publique  et  qui  le  fut  effectivement 
bientôt  après',  Rousseau  retrace  en  détail  l'historique  de  ses  rela- 
tions avec  le  pasteur  de  Motiers  ,  et  fait  plus  particulièrement  con- 
noitre  le  caractère  de  cet  homme  et  l'injustice  de  ses  procédés  envers 
Ijii.  Voyez  la  Correspondance. 

'  Cette  fatalité  avoil  commencé  dès  mon  séjour  à  Yverdun  :  car 
le  banneret  Roguin  étant  mort  un  an  ou  deux  après  mon  départ  de 
cette  ville,  le  vieux  papa  Roguin  eut  la  bonne  foi  de  me  marquer, 
avec  douleur,  qu'on  avoit  trouvé  dans  les  papiers  de  son  parent, 
des  preuves  qu'il  étoit  entré  dans  le  complot  pour  m'expulser 
d'Yverdun  et  de  l'état  de  Berne.  Cela  prouvoit  bien  clairement  que 
ce  complot  n'étoit  pas,  comme  on  vouloit  le  faire  croire,  One 
affaire  de  cagotisme  ,  puisque  le  banneret  Roguin  ,  loin  d'être  un 
dévot,  poussoit  le  matérialisme  et  l'incrédulité  jusqu'à  l'intolérance 
et  au  fanatisme.  Au  reste ,  personne  à  Yverdun  ne  s'étoit  si  fort 
emparé  de  moi,  ne  m' avoit  tant  prodigué  de  caresses,  de  louanges 
et  de  flatterie,  que  ledit  banneret.  Il  suivoit  fidèlement  le  plsii 
ttliéri  de  mes  persécuteiu». 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  6- 

si  bête,  et  se  comporta  si  brutalement  que,  pour  ne 
pas  me  mettre  en  colère,  je  me  permis  de  le  plaisanter; 
et  je  fis,  dans  le  goût  du  petit  Propbéte,  une  petite 
brochure  de  quelques  pages,  intitulée,  la  Vision  à p, 
Pierre  de  la  montagne ,  dit  le  Voyant,  dans  laquelle  je 
trouvai  le  moyen  de  tirer  assez  plaisamment  sur  les 
miracles  qui  faisoient  alors  le  grand  prétexte  de  ma 
persécution.  Du  Peyrou  fit  imprimer  à  Genève  ce  chif- 
fon ,  qui  n'eut  dans  le  pays  qu'un  succès  médiocre  ;  les 
ISenchàtelois,  avec  tout  leur  esprit,  ne  sentant  guère 
le  sel  attique  ni  la  plaisanterie,  sitôt  quelle  est  un 
peu  fine. 

Je  mis  un  peu  plus  de  soin  à  un  autre  écrit  du  même 
temps,  dont  on  trouvera  le  manuscrit  parmi  mes  pa- 
piers, et  dont  il  faut  dire  ici  le  sujet. 

Dans  lâ  plus  grande  fureur  des  décrets  et  de  la  per- 
sécution ,  les  Genevois  s'étoient  particulièrement  si- 
gnalés, en  criant  haro  de  toute  leur  force;  et  mon 
ami  Vernes  entre  autres,  avec  une  générosité  vrai- 
ment théologique,  choisit  précisément  ce  temps-là 
pour  publier  contre  moi  des  lettres  où  il  prétendoit 
prouver  que  je  nétois  pas  chrétien.  Ces  lettres,  écrites 
avec  un  ton  de  suffisance ,  n  en  étoient  pas  meilleures , 
quoiqu'on  ctssurât  que  le  naturaliste  Bonnet  y  avoit 
mis  la  main  :  car  ledit  Bonnet,  quoique  matérialiste  , 
ne  laisse  pas  d'être  d'une  orthodoxie  très  intolérante, 
sitôt  qu  il  s'agit  de  moi.  Je  ne  fus  assurément  pas 
tenté  de  répondre  à  cet  ouvrage;  mais  l'occasion 
s'étant  présentée  d'en  dire  un  mot  dans  les  Lettres  de 
la  mo7itagne  ^  j'y  insérai  une  petite  note  assez  dédai- 
gneuse, qui  mit  Vernes  en  fureur.  Il  remplit  Genève 

5. 


()S  LES    CONFESSIONS, 

des  cris  de  sa  rage ,  et  d'Ivernois  me  marqua  qu'il  ne 
se   poâsédoit  pas.    Quelque  temps  après  parut  une 
feuille  anonyme,  qui  sembloit  écrite,  au  lieu  d'encre, 
avec  Teau  du  Phlégéton.  On  m'accusoit,  dans  cette 
lettre,  d'avoir  exposé  mes  enfants  dans  les  rues,  de 
traîner  après  moi  une  coureuse  de  corps-de-garde , 
d'être  usé  de  débauche,  pouri  de  vérole,  et  d'autres 
gentillesses  semblables.  Il  ne  me  fut  pas  difficile  de 
reconnoître  mon  homme.  Ma  première  idée,  à  la  lec- 
ture de  ce  libelle,  fut  de  mettre  à  son  vrai  prix  tout  ce 
qu  on  appelle  renommée   et    réputation    parmi   les 
hommes ,  en  voyant  traiter  de  coureur  de  bordel  un 
homme  qui  n'y  fut  de  sa  vie,   et  dont  le  plus  grand 
défaut  fut  toujours  d'être  timide  et  honteux  comme 
une  vierge,  et  en  me  voyant  passer  pour  être  pouri 
de  vérole,  moi  qui  non  seulement  n'eus  de  mes  jours 
la  moindre  atteinte  d'aucun  mal  de  cette  espèce,  mais 
que  des  gens  de  1  art  ont  même  cru  conformé  de  ma- 
nière à  n'en  pouvoir  contracter.  Tout  bien  pesé ,  je 
crus  ne  pouvoir  mieux  réfuter  ce  libelle  qu'en  le  faisant 
imprimer  dans  la  ville  oùj  avois  le  plus  vécu;    et  je 
l'envoyai  à  Duchesne  pour  le  faire  imprimer  tel  qu'il 
étoit,  avec  un  avertissement  où  je  nommois  M.  Ver- 
nes ,  et  quelques  courtes  notes  pour  l'éclaircissement 
des   faits.   Non  content  d'avoir  fait  imprimer  cette 
feuille,  je  l'envoyai  à  plusieurs  personnes,   et  entre 
autres  à  M.  le  prince  Louis   de  Wirtemberg,    qui 
m'avoit  fait  des  avances  très  honnêtes  ,  et  avec  lequel 
j'étois  alors  en  correspondance.   Ce  prince  ,    du  Pey- 
rou,  et  d'autres,  parurent  douter  que  Vernes  fût  l'au- 
teur du  libelle ,  et  me  blâmèrent  de  l'avoir  nommé 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1763)  6g 

trop  légèrement.  Sur  leurs  représentations  ,  le  scru- 
pule me  prit,  et  j'écrivis  à  Duchesne  de  supprimer 
cette  feuille.  Guv  m'écrivit  lavoir  supprimée;  je  ne 
sais  pas  s  il  la  fait;  je  lai  trouvé  menteur  en  tant 
d'occasions,  que  celle-là  de  plus  ne  seroit  pas  une 
merveille;  et  dès-lors  j'étois  enveloppé  de  ces  pro- 
fondes ténèbres,  à  travers  lesquelles  il  m'est  impos- 
sible de  pénétrer  aucune  sorte  de  vérité.  * 

M.  Vernes  supporta  cette  imputation  avec  une  mo- 
dération plus  qu'étonnante  dans  un  homme  qui  ne 
l'auroitpas  méritée,  après  la  fureur  qu  il  avoit  montrée 
auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou  trois  lettres  très  me- 
surées ,  dont  le  but  me  parut  être  de  tâcher  de  péné- 
trer, par  mes  réponses,  à  qitel  point  j'étois  instririt, 
et  si  j'avois  quelque  preuve  contre  lui.  Je  lui  fis  deux 
réponses  courtes,  sèches,  dures  dans  le  sens,  mais 
sans  malhonnêteté  dans  les  termes ,  et  dont  il  ne  se 
fâcha  point.  A  sa  troisième  lettre,  voyant  qu'il  vouloit 
lier  une  espèce  de  correspondance,  je  ne  répondis 
plus  :  il  me  fit  parler  par  d'Ivernoîs.  Madame  Cramer 

*  Le  libelle  (huit  pages  in-S"  sans  date  )  dont  il  s'agit  ici,  a  pour 
litre,  Sentiment  des  citoyens,  et  a  été  réimprimé  à  Paris  sous  celui 
de  Réponse  aux  Lettres  de  la  montagne.  Ce  libelle  que  Ginguené 
n'hésite  pas  à  qualifier  d'exécrable .,  est  de  Voltaire  ,  il  faut  le  dire. 
Il  ne  fait  pas  partie  de  la  collection  de  ses  OEuvres  "  ;  mais,  outre 
que  Voltaire  ne  l'a  pas  désavoué,  un  certificat  de  M.  Wagnière , 
son  secrétaire ,  a  mis  la  chose  hors  de  doute.  Le  Sentiment  des  ci- 
toyens a  été  inséré  avec  les  notes  de  Rousseau  et  sa  lettre  d'envoi 
auUbraire  Duchesne,  dans  le  troisième  volume  du  Supplément  aux 
OEuvres  de  Rousseau,  édition  de  Genève,  1782. 

'*  Depuis  la  rédaction  de  cette  note ,  ce  hbelle  de  Voltaire  a  été 
inséré  dans  l'édition  de  31.  Reuouard  et  dans  la  mienne. 

E.  A.  L. 


-O  LES    CONFESSIONS, 

écrivit  à  du  IVyrou  qu'elle  étoit  sûre  que  le  libelle 
n'étoit  pas  de  Vernes.  Tout  cela  n'ébranla  point  ma 
persuasion  ;  mais  comme  enfin  je  pouvois  me  tromper , 
et  qu'en  ce  cas  je  devois  à  Vernes  une  réparation  au- 
thentique ,  je  lui  fis  dire  par  dlvernois  que  je  la  lui 
ferois  telle  qu'il  en  seroit  content ,  s'il  pouvoit  m'in- 
diquer  le  véritable  auteur  du  libelle,  ou  me  prouver 
du  moins  qu'il  ne  l'étoit  pas.  Je  fis  plus  :  sentant  bien 
qu'après  tout,  s'il  n'étoit  pas  coupable ,  jen'avois  pas 
droit  d'exiger  qu'il  me  prouvât  rien,  je  pris  le  parti 
d'écrire,  dans  un  Mémoire  assez  ample,  les  raisons 
de  ma  persuasion,  et  de  les  soumettre  au  jugement 
d'un  arbitre  que  Vernes  ne  pût  récuser.  On  ne  devi- 
nepoit  pas  quel  fut  cet  arbitre  que  je  choisis  :  le  conseil 
de  Genève.  Je  déclarai  à  la  fin  du  Mémoire  que  si, 
après  l'avoir  examiné  et  fait  les  perquisitions  qu'il  ju- 
geroit  nécessaires,  et  qu'il  ctoit  bien  à  portée  défaire 
avec  succès,  le  conseil  prononçoit  que  M.  Vernes 
n'étoit  pas  l'auteur  du  libelle,  dès  l'instant  je  cesserois 
sincèrement  de  croire  qu'il  l'est,  je  partirois  pour 
m'aller  jeter  à  ses  pieds,  et  lui  demander  pardon  jus- 
qu'à ce  que  je  l'eusse  obtenu.  J'ose  le  dire,  jamais 
mon  zélé  ardent  pour  l'équité,  jamais  la  droiture,  la 
générosité  de  mon  ame,  jamais  ma  confiance  dans  cet 
amour  de  la  justice,  inné  dans  tous  les  cœurs,  ne  se 
montrèrent  plus  pleinement,  plus  sensiblement  que 
dans  ce  sage  et  touchant  Mémoire ,  où  je  prenois  sans 
hésiter  mes  plus  implacables  ennemis  pour  arbitres 
entre  le  calomniateur  et  moi.  Je  lus  cet  écrit  à  du 
Peyrou  :  il  fut  d'avis  de  le  supprimer,  et  je  le  suppri- 
mai. Il  me  conseilla  d'attendre  les  preuves  que  Vernes 


PARTIE  II,   LIVRE  XII.   (1765)  71 

j)romettoit.  Je  les  attendis,  et  je  les  attends  encore:  il 
ine  conseilla  de  me  taire  en  attendant;  je  me  tus,  et 
me  tairai  le  reste  de  ma  vie,  blâmé  d'avoir  chargé 
Vernes  d'une  imputation  grave,  fausse  et  sans  preuve , 
quoique  je  reste  intérieurement  persuadé ,  convaincu , 
comme de«ma  propre  existence,  qu'il  est  l'auteur  du 
libelle.  Mon  Mémoire  est  entre  les  mains  de  M.  du 
Peyrou.  Si  jamais  il  voit  le  jour,  on  y  trouvera  mes 
raisons,  et  l'on  y  connoîtra,  je  l'espère,  lame  de  Jean- 
Jacques,  que  mes  contemporains  ont  si  peu  voulu 
connoître.  ' 

Il  est  temps  d'en  venir  à  ma  catastrophe  de  Mo- 
tiers,  et  à  mon  départ  du  Val-de-Travers,  après  deux 
ans  et  demi  de  séjour,  et  huit  mois  d'une  constance 
inébranlable  à  souffrir  les  plus  indignes  traitements.  Il 
m'est  impossible  de  me  rappeler  nettement  les  détails 
de  cette  désagréable  époque;  mais  on  les  trouvera 

'  Ce  passage  des  Confessions  m'a  fait  une  nécessité  indispens^le 
de  publier  ce  Mémoire.  On  le  trouvera  donc  ci-après,  et,  comme 
l'équité  le  prescrivoit,  avec  des  notes  fournies  par  M.  Vernes  pour 
sa  défense.  [Note  de  du  Peyrou.  )  * 

'  Par  cette  note  et  par  le  passage  des  Confessions  auquel  elle  s'applique , 
du  l'eyrou  est  sufBsaiiioient  justifie  du  reproche  que  Ginguené  lui  fait, 
d'avoir  publié  le  Mémoire  dont  il  s'agit.  On  le  trouvera  dans  le  seizième 
volume  de  cette  édition,  sous  le  titre  de  Déclaiatiun  relative  à  M.  Vernes. 
AtPteste  la  faute  de  Rousseau ,  dit  avec  raison  Ginguené ,  "  se  réduit  à  avoir 
«injustement  soupçonné  M.  Vernes  d'être  l'auteur  d'un  libelle  composé  par 
«  Voltaire.  La  faute  de  M.  Vernes  est  de  n'avoir  point ,  du  vivant  de  Rous- 
«seau,  répondu  avec  assez  de  franchise  et  de  netteté  à  cette  accusation,  et 
«  surtout  d'avoir  donné  lieu  au  soupt^on,  en  publiant  quelque  temps  aupa- 
«ravant,  dans  un  pays  chrétien  et  intolérant,  un  ouvrage  où  il  prétendoit 
«  prouver  que  son  ami  Rousseaij  n'étoit  pas  chrétien.  »  (  LeUri'T  xnr  Ifs  Coi\- 
fessions ,  note  8.  ) 


72  LES   CONFESSIONS. 

daus  la  relation  qu'en,  publia  du  Peyrou ,  et  dont 

j'aurai  à  parler  dans  la  suite. 

Depuis  le  départ  de  madame  de  Yerdelin ,  la  fer- 
mentation devenoit  plus  vive;  et,  malgré  les  rescrits 
réitérés  du  roi,  malgré  les  ordres  fréquents  du  conseil 
d'état,  malgré  les  soins  du  châtelain  et  dcs^  magistrats 
du  lieu,  le  peuple  me  regardant  tout  de  bon  comme 
l'Antéchrist,  et  voyant  toutes  ses  clameurs  inutiles, 
parut  enfin  vouloir  en  venir  aux  voies  de  fait;  déjà 
dans  les  chemins  les  cailloux  commençoient  à  rouler 
auprès  de  moi,  lancés  cependant  encore  d'un  peu 
trop  loin  j)our  pouvoir  m'atteindre.  Enfin  la  nuit  de 
la  foire  de  Motiers,  qui  est  au  commencement  de 
septembre ,  je  fus  attaqué  dans  ma  demeure ,  de 
manière  à  mettre  en  danger  la  vie  de  ceux  qui  l'habi- 
toient. 

A  minuit,  j'entendis  un  grand  bruit  dans  la  galerie 
qui  régnoit  sur  le  derrière  de  la  maison.  Une  grêle  de 
cailloux,  lancés  contre  la  fenêtre  et  la  porte  qui  don- 
noient  sur  cette  galerie,  y  tombèrent  avec  tant  de 
fracas,  que  mon  chien,  qui  couchoit  dans  la  galerie, 
et  qui  atoit  commencé  par  aboyer,  se  tut  de  frayeur, 
et  se  sauva  dans  un  coin,  rongeant  et  grattant  les 
planches  pour  tàchej-  de  fuir.  Je  me  lève  au  bruit; 
j'dllois  sortir  de  ma  chambre  pour  passer  dans  da 
cuisine,  quand  un  caillou  lancé  d'une  main  vigou- 
reuse traversa  la  cuisine  après  en  avoir  cassé  la 
fenêtre,  vint  ouvrir  la  porte  de  ma  chambre  et  tomber 
au  pied  de  mon  lit;  de  soite  que  si  je  m'ctois  pressé 
d'une  seconde  j'avois  le  caillou  dans  l'estomac.  Je 
jugeai  que  le  bruit  avoit  été  fait  pour  m'attirer,  et  le 


PARTIE  11,  LIVRE  XII.  (1765)  78 

caillou  lancé  pour  m'accueillir  à  ma  sortie.  Jo  saute 
dans  la  cuisine.  Je  trouve  Thérèse ,  qui  s'ëtoit  aussi 
levée,  et  qui  toute  tremblante  accouroit  à  moi.  Nous 
nous  rangeons  contre  un  mur,  hors  de  la  direction  de 
la  fenêtre,  pour  éviter  l'atteinte  des  pierres,  et  déli- 
bérer sur  ce  que  nous  avions  à  faire  :  car  sortir  poiu* 
appeler  du  secours,  étoit  le  moyen  de  nous  faire  as- 
sommer. Heureusement,  la  servante  d'un  vieux  bon- 
homme qui  logeoit  au-dessous  de  moi  se  leva  au  bruit, 
et  courut  appeler  M.  le  châtelain,  dont  nous  étions 
porte  à  porte.  Il  saute  de  son  lit,  prend  sa  robe  de 
chambre  à  la  hâte ,  et  vient  à  l'instant  avec  la  garde , 
qui,  à  cause  de  la  foire,  faisoit  la  ronde  cette  nuit-là, 
et  se  trouva  tout  à  portée.  Le  châtelain  vit  le  dégât 
avec  un  tel  effroi,  qu  il  en  pâlit;  et;  à  la  vue  des  cail- 
loux dont  la  galerie  étoit  pleine,  il  s'écria  :  Mon  dieu! 
c'est  une  carrière  !  En  visitant  le  bas ,  on  trouva  que 
la  porte  d'une  petite  cour  a  voit  été  forcée,  et  qu'on 
avoit  tenté  de  pénétrer  dans  la  maison  par  la  galerie. 
En  recherchant  pourquoi  la  garde  n'avoit  point  aperçu 
ou  empêché  le  désordre,  il  se  trouva  que  ceux  de  Mo- 
tiers  s'étoient  obstinés  à  vouloir  faire  cette  garde  hors 
de  leur  rang,  quoique  ce  fût  le  tour  d  un  autre  village. 
Le  lendemain,  le  châtelain  envoya  son  rapport  au 
conseil  d'état,  qui  deux  jours  après  lui  envoya  l'ordre 
d'informer  sur  cette  affaire,  de  promettre  une  recom- 
pose et  le  secret  à  ceux  qui  dénonceroient  les  cou- 
pables, et  de  mettre  en  attendant,  aux  frais  du  prince, 
d^s  gardes  à  ma  maison  et  à  celle  du  châtelain  qui 
la  touchoit.  Le  lendemain,  le  colonel  Pury,  le  pro- 
cureur-général Meuron,  le  châtelain  Martinet,  le  re- 


74  LES   CONFESSIONS. 

ceveurGuyenet,  le  trésorier  d'Ivernois  et  son  père, 
en  un  mot  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  distinjj[ués  dans 
le  pays,  vinrent  ine  voir,  et  réunirent  leurs  sollici- 
tations pour  m'engager  à  céder  à  l'orage,  et  à  sortir 
au  moins  pour  un  temps  d'une  paroisse  où  je  ne  pou- 
vois  plus  vivre  en  sûreté  ni  avec  honneur.  Je  m'aperçus 
même  que  le  châtelain ,  effrayé  des  fureurs  de  ce 
peuple  forcené,  et  craignant  qu'elles  ne  s'étendissent 
jusqu'à  lui,  auroit  été  bien  aise  de  m'en  voir  partir  au 
plus  vite,  pour  n'avoir  plus  l'embarras  de  m'y  pro- 
téger, et  pouvoir  le  quitter  lui-même,  comme  il  fit 
après  mon  départ.  Je  cédai  donc,  et  même  avec  peu 
de  peine;  car  le  spectacle  de  la  haine  du  peuple  me 
causoit  un  déchirement  de  cœur  que  je  ne  pouvois 
plus  supporter  *".  • 

*  Cette  lapidation  dont  Rousseau  fait  un  récit  tellement  détaillé 
qu'on  ne  peut  supposer  qu'il  en  ait  imaginé  à  plaisir  toutes  les  cir- 
«:onstances,  a  cependant  été  révoquée  en  doute,  et  ceux  qui  en 
contestent  la  réalité  ont  aussi  des  titres  à  la  confiance  du  lecteur. 
M.  Servan  dit  tenir  d'un  homme  digne  de  foi  ^  qui  fit  le  lendemain 
même  une  visite  à  Rousseau,  que  les  trous  fqits  à  la  fenêtre  par  les 
cailloux  trouvés  dans  la  chambre  étoient  plus  petits  (jue  ces  cailloux 
mêmes,  et  il  ne  voit  là  qu'une  ruse  de  la  gouvernante  de  Rousseau 
pour  décider  son  maître  à  quitter  un  pays  où  elle  s'ennuyoit.  Le 
témoignage  sur  lequel  M.  S«rvan  s'appuie  seroit  en  lui-même  peu 
à  considérer  sans  doute  ;  mais  il  est  confirmé  par  un  autre  qui  ne 
semble  pas  susceptible  d'être  contesté ,  c'est  celui  du  comte  d'Es- 
cherny  dont  nous  avons  indiqué  l'ouvrage  dans  une  note  précé- 
dente, page  38.  Il  résidoit  alors  à  Motiers,  et  a  pu  mieux  qu\in 
autre  s'assurer  de  la  vérité  des  faits  ;.  or  voici  comme  il  s'exprime  : 
«  Il  y  avoit  long-temps  (  tom.  III,  p.  35)  que  Rousseau  vouloit 
«  quitter  Motiers.  Les  rapports  vrais  ou  controuvés  de  mademoi- 
«  selle  Le  Vasseur  de  tous  les  propos  tenus  sur  son  compte  ou  sur 
«  celui  de  son  maître  par  les  commères  du  voisinage,  les  plainte? 


PARTIE  II,   LIVRE  XII.  (1765)  ']S 

J'avois  plus  d'une  retraite  à  choisir.  Depuis  le  re- 
tour de  madame  de  Verdelin  à  Paris,  elle  m'avoit 
parlé  dans  plusieurs  lettres  d'un  M.  Walpole  qu  elle 

"fie  quelques  avanies,  auxquelles  elle  donnoit  lieu  par  son  ex- 
"  trême  intempérance  de  langue,  entroient  dans  ce  dégoût  dont 
«  cependant  la  principale  cause  étoit  le  besoin  du  changement.  » 
D'Escherny  va  plus  loin  encore,  et  rendant  en  quelque  sorte  Rous- 
seau complice  de  sa  gouvernante,  il  lui  suppose  le  désir  de  paroî- 
tre  chassé  avec  éclat  d'un  pays  qu'il  vouloit  quitter.  «  Il  s'agissoit 
"(p.  i54)  de  faire  du  départ  de  Rousseau  un  événement,  de  lui 
«  donner  l'apparence  d'une   fuite  qui  put    devenir   célèbre,    faire 

"  époque Cet  événement  s'est  réduit  à  une  vitre  cassée  pcndani 

«  la  nuit  par  une  pierre  lancée  à  dessein  ou  sans  dessein.  » 

Remarquons  d'abord  que  du  Peyrou  dans  la  dernière  des  trois 
lettres  apologétiques  publiées  par  lui,  et  dont  nous  parlerons  en 
leur  lieu,  met  au  inoins  hors  de  doute,  par  les  tiiits  positifs  que 
celte  lettre  contient,  l'existence  d'une  attaque  nocturne  contre  la 
maison  que  Rousseau  habitoit  et  où  sa  sûreté  a  pu  être  réellement 
compromise.  D'un  .autre  côté  considérons  que  cette  sûreté  lui  étoit 
garantie  par  un  arrêt  du  conseil  d'état  et  par  deux  rescrits  du  roi 
de  Prusse.  Du  Peyrou  les  rapporte  textuellement  à  l'appui  de  sa 
seconde  lettre.  Il  étoit  donc  de  l'intérêt  des  autorités  locales  de 
démentir  un  fait  qui  les  exposoit  au  reproche  d'une  négligence  et 
même  d'une  connivence  coupable  aussi  contraire  aux  lois  fonda- 
mentales du  pays  qu'aux  ordres  formels  du  souverain,  et  il  est 
très  vraisemblable  que  dans  cette  vue  tout  a  été  fait  par  elles  pour 
donner  le  change  à  l'opinion.  Gela  posé,  on  peut  convenir  que 
Rousseau,  dupe  de  beaucoup  d'apparences,  trompé  d'unepartpar 
sa  gouvernante,  de  l'autre  disposé  à  tout  admettre  en  ce  genre  par 
ce  besoin  de  changer  de  lieu  qu'il  éprouvoit  habituellement  et  dont 
lui-même  convient  franchement  quelque  part  (Lettre  à  du  Peyrou 
du  24  janvier  1765),  peut-être  enfin  cédant  aussi  à  cette  foiblesse 
relevée  par  d'Escherny,  de  vouloir /air^  de  son  départ  un  événe- 
ment, une  époque  célèbre ,  s'est  exagéré  à  lui-même  le  péril  qu'il  a 
couru,  et  a  fait  de  bonne  foi  passer  cette  exagération  dans  son 
récit.  Mais  il  n'en  restera  pas  moins  prouvé  que  des  violences  plus 
ou  iiioius  graves  ont  eu  lieu  cette  nuit-là  par  le  fait  de  la  populace 


7^  LES    CONFESSIONS, 

appeloit  railord,  lequel,  pris  d'un  grand  zèle  en  ma 
faveur,  me  proposoit,  dans  une  de  ses  terres,  un  asile 
dont  elle  me  faisoit  les  descriptions  les  plus  agréa- 

cxcitee  contre  lui,  et  que  tout  lui  a  fait  une  loi  de  s'y  dérober  par 
un  prompt  départ  dont  son  imagination  a  fait  naturellement  une 
fuite,  effet  nécessaire  d'une  lapidation. 

Parmi  les  faits  et  documents  f»ersonnels  à  Rousseau  et  plus  ou 
moins  curieux  qu'offre  l'écrit  du  comte  d'Escherny,  nous  allons, 
en  les  réunissant  dans  celte  note,  choisir  et  consigner  ici  ceux  qui 
se  rapportent  au  séjour  deMotiers,  et  qui,  plus  particulièrement 
remarquables  et  caractéristiques,  nous  ont  semblé  plus  propres  à 
intéresser  le  lecteur. 

Observons  d'ailleurs  qu'en  signalant  dans  Rousseau  quelques  foi- 
blesses,  d'Escherny  non  seulement  déclare  ne  l'en  avoir  pas  moins 
aimé  et' estimé,  mais  encore  l'en  justifie  complètement  par  l'exem- 
ple de  beaucoup  d'autres  grands  hommes,  et  jusque  par  le  sien 
même,  présenté  à  la  vérité  conditionnellement.  «  Je  jure,  dit-il, 
«que  si  j'étois  grand  homme,  j'en  ferois  tout  autant.»  Un  aveu 
si  naïf  doit  donner  pleine  confiance  à  ses  témoignages,  même  en 
apparence  les  plus  défavorables  à  nott-e  auteur. 

C'est  dans  cette  disposition  plus  qu'indulgente  qu'assimilant 
Rousseau  à  A'^oltaire  qui  se  portoit  toujours  bien  et  se  disoit  tou- 
jours mourant,  d'Escherny  nous  apprend  que  «  dans  ces  temps-là 
«mêmes  (p.  67)  où  Rousseau  entretenoit  l'Europe  de  ses  souf- 
«  frances  et  de  ses  infirmités,  il  ne  l'a  jamais  vu  incommodé;  il 
«  cheminoit,  gambadoit,  atteignoit  avant  les  autres  le  sommet  des 
«  montagnes,   et  mangeoit  de  fort  bon  appétit.  » 

Ce  que  d'Escherny  appelle  ici  la  coquetterie  du  génie.,  il  achève 
plus  loin  d'en  prouver  l'existence  chez  Rousseau  par  le  récit  de 
l'anecdote  suivante  :  «  Nous  avions  dîné  tard  (  après  une  course  dans 
«les  montagnes),  nous  étions  harassés.  On  ne  songeoit  qu'à  se 
'<  coucher,  et  nous  escaladâmes  d'énormes  tas  de  foin....  Là,  côte 
«à  côte,  chacun  s'endormit  comme  il  put.  La  chose  n'étoit  pas 
«  aisée  ;  ce  foin  nouvellement  fauché  fermentoit  au-dessous  de 
«nous....  Le  lendemain  piatin,  comme  on,se  demandoit  suivant 
«l'usage  :  Avcz-vous  bien  dormi?  Pourmoi,  dit  Rousseau  ,jeJie  (/ors 
«jamais.    Le  colonel  de  Pury  l'arrête,    et  d'ua  ton  leste  et  mili- 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  •7-7 

bles,  entrant,  par  rapport  au  logement  et  à  la  sub- 
sistance, dans  des  détails  qui  marquoient  à  quel  point 
ledit  milord  Walpole  s'occupoit  avec  elle  de  ce  projet. 
Milord  maréchal  m'avoit  toujours  conseillé  l'Angle- 

"  laire  :  Pardieu ,  M.  Rousseau,  vous  rn  étonnez:  je  vous  ai  entendu 
"  ronjler  toute  la  nuit.  C'est  moi  cjui  n'ai  pas  fermé  l'œil  ;  -ce  diable  de 
a  foin  qui  ressue  !  »  (p.  70.  ) 

Une  autre  foiblesse  encore ,  celle  de  se  peu  connoître  en  hommes, 
•l'accorder  son  amitié  et  son  estime  à  tel  qui  les  méritoit  le  moins? 
enfin  «  de  se  laisser  ramener  et  tromper  Lien  plus  aisément  que  ceux 
«  qui  n'ont  qu'un  gros  bon  sens  ,  »  est  relevée  par  d'Escherny  d'une 
manière  piquante  dans  les  traits  qu'il  en  cite.  Il  assure,  par  exem- 
ple (  pag.  168),  que  milord  maréchal  «  dans  la  personne  duquel 
«  Rousseau  voyoit  un  homme  du  plus  rare  mérite,  également  grand 
«  par  son  esprit  et  ses  vertus,  n'étoit  qu'un  homme  très  ordinaire, 
«singulier,  bizarre,  et  capricieux....  C'est  encore  ainsi  que  Rous- 
«  seau  étoit  complètement  dupe  de  la  Le  Vasseur,  et  du  très  petit 
«  mauvais  sujet  et  bas  aventurier  Sauttersheim.  » 

Cette  expression  la  Le  Fiasxeur  indique  suffisamment  l'opinion  de 
d'Escherny  sur  cette  femme  dont  en  effet  il  parle  toujours  avec  le 
plus  profond  mépris.  Nous  aurons  occasion  de  faire  plus  tard  usage, 
de  ce  qu'il  dit  ou  raconte  à  son  sujet.  Mais  dès  ce  moment  nous 
ferons  au  moins  connoître,  toujours  d'après  lui,  une  circonstance 
d'autant  plus  singulière  qu'elle  contraste  fortement  avec  les  senti- 
ments de  Rousseau  pour  sa  compagne,  pour  cette  femme  «  dont  il 
u  se  montroit  enchanté^  jusqu'à  lui  trouver  de  l'esprit  et  de  la  sa- 
«  gacité  dans  les  occasions  mêmes  où  elle  donnoit  la  preuve  la  plus 
H  forte  des  défauts  tout  contraires.  »  Après  avoir  décrit  avec  com- 
plaisance les  excellents  dîners  qu'il  a  faits  chez  Rousseau,  tête  à 
tête  avec  lui,  dîners  faits  par  mademoiselle  Le  Vasseur,  très  ha- 
bile en  ce  genre ,  et  dont  d'Escherny  lui  faisoit  souvent  compli- 
ment ;  «ce  qui  m'étonnoit  le  plus,  ajoute-t-il,  c'est  que,  malgré 
o  mes  sollicitations,  jamais  il  n'a  voulu  permettre  qu'elle  se  mît  à 
«  table  avec  nous.  « 

Nous  n'avons  plus  à  tirer  de  l'écrit  qui  nous  occupe  qu'un  seul 
fait  qui  so  rapporte  à  l'époque  où  nous  sommes,    et  ce  fait  est  iip,- 


'j^  LES   C0^^FESS10^S. 

terre  ou  l'Ecosse,  et  m'y  offroit  aussi  un  asile  dans  ses 
terres;  mais  il  m'en  offroit  un  qui  me  tentoit  beau- 
coup davantage  à  Potsdam ,  auprès  de  lui.  îl  venoit  de 
me  faire  part  d'un  propos  que  le  roi  lui  avoit  tenu  à 
mon  sujet,  et  qui  étoit  une  espèce  d'invitation  de  m\ 
rendre;  et  madame  la  duchesse  de  Saxe-Gotha  comp- 
toit  si  bien  sur  ce  voyage,  qu'elle  m'écrivit  pour  me 
presser  d'aller  la  voir  en  passant,  et  de  m'arréter 
quelque  temps  auprès  d'elle;  mais  j'avois  un  tel  atta- 
chement pour  la  Suisse,  que  je  ne  pouvois  me  ré- 
soudre à  la  quitter,  tant  qu'il  me  seroit  possible  d'y 
vivre;  et  je  pris  ce  temps  ^pour  exécuter  un  projet 

dont  j'étois  occupé  depuis  quelques  mois,  et  dont  je 

# 

portant.  Nous  laisserons  d'Escherny  parler  entièrement  ici  lui- 
même. 

Cl  Nos  entretiens  (p.  iio)  rouloient  quelquefois  sur  les  gens  de 
«  lettres  et  les  philosophes  de  Paris  :  il  rendoit  justice  à  tous,  ne  les 
«  présentoit  que  sous  le  côté  le  plus  avantageux,  jusqu'à  Voltaire 
«  dont  il  oublioit  les  injures ,  pour  ne  se  souvenir  que  de  ses  talents 
«  et  de  son  génie  ;  il  ne  prononçoit  son  nom  qu'avec  respect. 

K  Quoique  brouillé  avec  Diderot  depuis  long-temps,  il  en  faisoii 
«  le  plus  grand  éloge  :  ce  qu'il  admiroit  surtout  c'étoit  la  profon- 
«  deur  de  ses  vues,  et  la  clarté  avec  laquelle  il  iraitoit  les  matières 
Il  les  plus  abstraites.  Il  appuyoit  surtout  sur  l'heureux  choix  de  ses 
«  expressions  et  sur  le  don  qu'il  lui  reconnoissoit  du  mot  propre.... 
u  Lié  avec  tous  les  deux  et  alternant  entre  le  séjour  de  la  Suisse  et 
«  celui  de  Paris,  Diderot  m'avoit  prié  de  faire  sa  paix  avec  Rous- 
«  seau^  et  de  ménager  entre  eux  un  raccommodement.  Je  m'y  suis 
«  porté  avec  tout  le  zèle  possible;  j'ai  parlé,  j'ai  écrit,  j'ai  prié, 
«j'ai  pressé;  Rousseau  a  été  inexorable  *....  Rousseau  n'a  pu  par- 
«  donner  à  Diderot ,    après  avoir  été   encouragé  par  lui  à  publier 

"■  D'F.scherny  nous  apprend' dans  une  note,  que,  des  lettres  qu'il  a  reçues 
de  Rousseau  ayant  trait  à  cette  affaire,  il  ne  lui  en  est  reste  qu'une  seule 
Voyez  la  Correspondance  ,  6  avril  1765. 


PARTIE  II  ,  LIVRE  XII.  (l  766)  79 

n'ai  pu  parler  encore,  pour  ne  pas  couper  le  fil  de  mon 
récit. 

Ce  projet  consistoit  à  m'aller  établir  dans  Tile  de 
Saint-Pierre,  domaine  de  Thôpital  de  Berne,  au  mi- 
lieu du  lac  de  Bienne.  Dans  un  pèlerinage  pédestre  , 
que  j'avois  fait  Tété  précédent  avec  du  l^eyrou,  nous 
avions  visité  cette  île ,  et  j  en  avois  été  tellement  en- 
chanté, que  je  n'avois  cessé  depuis  ce  temps-là  de 
songer  aux  moyens  d'y  faire  ma  demeure.  Le  plus 
grand  obstacle  étoit  que  Fîle  appartenoit  aux  Bernois , 
qui,  trois  ans  auparavant,  m'avoient  vilainement 
chassé  de  chez  eux  ;  et  outre  que  ma  fierté  pâtissoit 
à  retourner  chez  des  gens  qui  m'avoient  si  mal  reçu, 
j'avois  lieu  de  craindre  qu'ils  ne  me  laissassent  pas 
plus  en  repos  dans  cette  île  qu'ils  n  avoient  fait  à  Yver- 

uïEmile ,  d'avoir  agi  sous  main  avec  d'AIembert  pour  le  faire 
«supprimer.  Il  en  avoit  des  preuves  si  positives  contre  Diderot, 
«  qu'il  alla  chez  lui  où,  en  pre'sence  de  la  compagnie  qui  s'y  trou- 
«  voit,  il  lui  déclara  ne  pouvoir  plus  être  de  ses  amis.  Voilà  du 
«  moins  comme  il  me  l'a  conté  plusieurs  fois.  » 

D'après  ce  fait  que  le  témoignage  de  d'Escherny  et  la  lettre  de 
Rousseau  à  ce  sujet  ne  permettent  pas  de  révoquer  en  doute,  avons- 
nous  eu  tort  d'annoncer  précédemment  (tom.  II,  p.  349)  "î^^  '-**" 
derot  resteroit  convaincu  de  mensonge,  lui  qui,  dans  son  odieuse 
diatribe  contre  Rousseau,  n'a  pas  craint  de. dire  :  «  Quoiqu'il  m'air 

«  perfidement  et  lâchement  insulté,  je  ne  l'ai  ni  persécuté  ni  haï 

"  tout  mon  ressentiment  s'est  réduit  h  repousser  les  avances  réitérées 
"(juil  a  faites  pour  se  rapprocher  de  moi:  la  confiance  n'y  étoit 
«  plus?  »  (Essai  sur  la  vie  de  Sénèque,  §.  67.  )  Il  est  donc  vrai  que 
c'est  au  contraire  Diderot  qui  a  fait  les  avances,  et  que  c'est  Rous- 
seau qui  les  a  repoussées  :  en  cela,  ce  dernier  a  pu  avoir  tort; 
mais  n'est-ce  pas  là  aussi  la  principale  cause  de  ce  redoublement 
de  haine  qui  dicta  au  premier  l'affreuse  diatribe  dont  nous  venons 
de  citer  un  passage  ? 


8o  LES   CONFESSIONS. 

dun.  J'avois  consulté  là-dessus  milord  maréchal,  qui, 
pensant  comme  moi  que  les  Bernois  seroient  bien 
aises  *  de  me  voir  relégué  dans  cette  île  et  de  ra'v 
tenir  en  otage,  pour  les  écrits  que  je  pourrois  être 
tenté  de  faire ,  avoit  fait  sonder  là-dessus  leurs  dispo- 
sitions par  un  jM.  Sturler ,  son  ancien  voisin  de  Co- 
lombier. M.  Sturler  s'adressa  à  des  chefs  de  Fétat,  et 
sur  leur  réponse,  assura  milord  maréchal  que  les 
Bernois ,  honteux  de  leur  conduite  passée,  ne  deman- 
doient  pas  mieux  que  de  me  voir  domicilié  dans  Tile 
de  Saint-Pierre ,  et  de  m'y  laisser  tranquille.  Pour 
surcroît  de  précaution ,  avant  de  risquer  d'y  aller  ré- 
sider ,  je  fis  prendre  de  nouvelles  informations  par  le 
colonel  Chaillet,  qui  me  confirma  les  mêmes  choses; 
et  le  receveur  de  1  ile  ayant  reçu  de  ses  maîtres  la  per- 
mission de  m'y  loger,  je  crus  ne  rien  risquer  d'aller 
m'établir  chez  lui,  avec  l'agrément  tacite,  tant  du 
souverain  que  des  propriétaires  ;  car  je  ne  pouvois 
espérer  que  MM.  de  Berne  reconnussent  ouverte- 
ment l'injustice  qu'ils  m'avoient  faite  ,  et  péchassent 
ainsi  contre  la  plus  inviolable  maxime  de  tous  les 
souverains. 

Lîle  de  Saint-Pierre,  appelée  à  Neuchâtel  l'île  de 
la  Motte,  au  milieu  du  lac  de  Bienne,  a  environ  une 
demi-lieue  de  tour;  mais  dans  ce  petit  espace,  elle 
fournit  toutes  les  principales  productions  nécessaires 

*  Nous  ajoutons  le  mot  seroient  dans  cette  phrase,  quoiqu'il  ne 
se  trouve  dans  aucune  édition,  ni  même  dans  le  premier  manu- 
scrit ,  parcequ'il  est  évidemment  nécessaire  pour  la  rendre  régu- 
lière et  complète,  et  que  son  omission,  de  quelque  part  qu'elle 
vienne,  n'a  pu  être  faite  que  par  erreur. 


PARTJE  11,  Liviu-:xir.  (17G5)  81 

H  ia  vie.  Elle  a  des  champs,  des  prés,  des  veiwers , 
des  bois,  des  vignes;  et  le  tout,  à  la  faveur  Jun  ter- 
rain varié  et  montagneux,  lorme  une  distribution 
d'autant  plus  agréable,  que  ses  parties  ne  se  décou- 
vrant pas  toutes  ensemble,  se  font  valoir  mutuelle- 
ment, et  lont  juger  l'île  plus  gjande  qu'elle  n'est  en 
effet.  Une  terrasse  fort  élevée  en  forme  la  partie  oc- 
cidentale qui  regarde  Glercsse  et  Uonneville.  On  a 
planté  cette  terrasse  d'une  longue  allée  qu'on  a  coupée 
dans  son  milieu  par  un  grand  salon,  où  durant  les 
vendanges  on  se  rassemble  les  dimanches,  de  tous  les 
rivafjes  voisins,  pour  danser  et  se  réjouir.  Il  n'y  a 
dans  l'île  qu'une  seule  maison,  mais  vaste  et  com- 
mode, où  loge  le  receveur,  et  située  dans  un  enfon- 
cement qui  la  lient  à  l'abri  des  vents. 

A  cinq  ou  six  cents  pas  de  file,  est  du  côté  du  sud 
une  autre  îlebeaucoup  plus  petite,  inculte  et  déserte, 
qui  paroît  avoir  été  détachée  autrefois  de  la  grande 
par  les  orages,  et  ne  produit  parmi  ses  graviers  que 
deÉ  saules  et  des  persicaires  ,  mais  où  est  cependant 
un  tertre  élevé,  bien  gazonné  et  très  agréable.  La 
forme  de  ce  lac  est  un  ovale  presque  régulier.  Ses 
rives,  moins  riches  que  celles  des  lacs  de  Genève  et 
de  Neuchâtel,  ne  laissent  pas  de  former  une  assez 
belle  décoration  ,  surtout  dans  la  partie  occidentale 
qui  est  très  peuplée,  et  bordée  de  vignes  au  pied 
d'une  chaîne  de  montagnes,  à  peu  près  comme  à 
Côte-rôtie,  mais<jui  ne  donnent  pas  d'aussi  bon  vin. 
On  y  trouve,  en  allant  Ju  sud  au  nord,  le  bailliage  de 
Saint-Jean  ,  Bonneville ,  Bicnne  et  Nidau  à  l'extrémité 
du  lac;  le  tout  entremêlé  de  villages  très  agréables. 
iji,  6 


83  LES    CONFESSIONS. 

Tel  étoit  Tasile  que  je  m'étois  ménagé ,  et  où  j(; 
résolus  d'aller  m'établir  en  quittant  le  Val-de-Tra- 
vers  '.  Ce  choix  étoit  si  conforme  à  mon  goût  pacifi- 
que, à  mon  humeur  solitaire  et  paresseuse,  que  je  le 
compte  parmi  les  douces  rêveries  dont  je  me  suis  le 
plus  vivement  passionné.  Il  me  sembloit  que  dans 
cette  île  je  serois  plus  séparé  des  hommes ,  plus  à  Tabri 
de  leurs  outrages,  plus  oublié  d'eux,  plus  livré,  en  un 
mot,  aux  douceurs  du  désœuvrement  et  de  la  vie  con- 
templative. J'aurois  voulu  être  tellement  confiné  dans 
cette  île,  que  je  n'eusse  plus  de  commerce  avec  les 
mortels;  et  il  est  certain  que  je  pris  toutes  les  mesures 
imaginables  pour  me  soustraire  à  la  nécessité  d'en 
entretenir. 

Il  s'agissoit  de  subsister;  et  tant  par  la  cherté  des 
denrées  que  par  la  difficulté  des  transports,  la  sub- 
sistance est  chère  dans  cette  île,  où  d'ailleurs  on  est 
à  la  discrétion  du  receveur.  Cette  difficulté  fut  levée 
par  un  arrangement  que  du  Peyrou  voulut  bien 
prendre  avec  moi,  en  se  substituant  à  la  place  de  la 
compagnie  qui  avoit  entrepris  et  abandonné  mon 
édition  générale.  Je  lui  remis  tous  les  matériaux  de 
cette  édition.  J'en  fis  l'arrangement  et  la  distribution. 
J'y  joignis  l'engagement  de  lui  remettre  les  mémoires 

'  Il  n'est  peut-être  pas  inutile  d'avertir  que  j'y  laissois  un  en- 
nemi particulier  dans  un  M.  duTerraux,  maire  des  Verrières ,  en 
très  médiocre  estime  dans  le  pays ,  mais  qui  a  un  frère  qu'on  dit 
honnête  homme,  dans  les  bureaux  de  M.  de  Saint-Florentin.  I.t 
maire  l'étoit  allé  voir  quelque  temps  avant  mon  aventure.  Les  pe- 
tites remarques  de  cette  espèce,  qui  par  elles-mêmes  ne  sont  rien  , 
peuvent  mener  dans  la  suite  à  la  découverte  de  biea  des  sou- 
terrains. 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  83 

de  ma  vie ,  et  je  le  fis  dépositaire  généralement  de  tous 
mes  papiers,  avec  la  condition  expresse  de  n'en  faire 
usage  qu'après  ma  raoït,  ayant  à  cœur  d'achever  tran- 
quillement ma  carrière,  sans  plus  faire  souvenir  le 
public  de  moi.  Au  moyen  de  cela ,  la  pension  viagère 
qu'il  se  chargeoit  de  me  payer,  suffisoit  pour  ma  sub- 
sistance. Mi  lord  maréchal  avant  recouvré  tous  ses 
biens,  m  en  avoit  offert  une  de  laoofiancs,  ([ue  je 
n'avois  acceptée  qu'en  la  réduisant  à  la  moitié.  Il  m'en 
voulut  envover  le  capital,  que  je  refusai,  par  l'em- 
barras de  le  placer.  Il  fit  passer  ce  capital  à  du  Peyrou  , 
entre  les  mains  de  qui  il  est  resté,  et  qui  m  en  paie 
la  rente  viagère  sur  lepied  convenu  avec  le  constituant. 
Joignant  donc  mon  traité  avec  du  l'eyrou,  la  pension 
demilord  maréchal,  dont  les  deux  tiers  étoient  réver- 
sibles à  Thérèse  après  ma  mort,  et  la  rente  de  3oo  fr, 
que  j'avois  sur  Duchesne,je  pouvois  compter  sur 
une  subsistance  honnête,  et  pour  moi,  et  après  moi 
pour  Thérèse,  à  qui  je  laissois  700  francs  de  rente, 
tant  de  la  pension  de  Rey  que  de  celle  de  milord  ma- 
réchal :  ainsi  je  n'avois  plus  à  craindre  que  le  pain 
lui  manquât,  non  plus  qu'à  moi.  Mais  il  étoit  écrit 
que  i  honneur  me  forceroit  de  repousser  toutes  les 
ressources  que  la  fortune  et  mon  travail  mettroient  à 
ma  portée ,  et  que  je  mourrois  aussi  pauvre  que  j'ai 
vécu.  On  jugera  si,  à  moins  d'être  le  dernier  des  in- 
fâmes, j  ai  pu  tenir  des  arrangements  qu  on  a  toujours 
pris  soin  de  me  rendre  ignominieux,  en  m'ôtant  avec 
soin  toute  autre  ressource,  pour  me  forcer  de  con- 
^nlir  à  mon  déshonneur.  Comment  se  seroient-ils 
douté«  du  parti  que  je  prendrois  dans  cette    alter- 

6. 


84  LES   CONFESSIONS. 

native?  ils  ont  toujours  jugé  de  mon  cœur  par  les 

leurs. 

En  repos  du  côté  de  la  subsistance,  j'étois  sans 
souci  de  tout  autre.  Quoique  j'abandonnasse  dans  le 
monde  le  champ  libre  à  mes  ennemis,  je  laissois  dans 
le  noble  enthousiasme  qui  avoit  dicté  mes  écrits ,  et 
dans  la  constante  uniformité  de  mes  principes ,  un  té- 
moignage de  mon  ame  qui  répondoit  à  celui  que  toute 
ma  conduite  rendoit  de  mon  naturel.  Je  n'avois  pas 
besoin  d'une  autre  défense  contre  mes  calomniateurs. 
Ils  pouvoient  peindre  sous  mon  nom  un  autre  homme  ; 
mais  ils  ne  pouvoient  tromper  que  ceux  qui  vouloient 
être  trompés.  Je  pouvois  leur  donner  ma  vie  à  épilo- 
puer  d'un  bout  à  l'autre  :  j'étois  sûr  qu'à  travers  mes 
fautes  et  mes  foiblesses,  à  travers  mon  inaptitude  à 
supporter  aucun  joug  ,  on  trouveroit  toujours  un 
homme  juste,  bon,  sans  fiel,  sans  haine,  sans  jalousie, 
prompt  à  reconnoître  ses  propres  torts ,  plus  prompt 
à  oublier  ceux  d'autrui,  cherchant  toute  sa  félicité 
dans  les  passions  aimantes  et  douces ,  et  portant  en 
toute  chose  la  sincérité  jusqu'à  l'imprudence,  jusqu'au 
plus  incroyable  désintéressement. 

Je  prenois  donc  en  quelque  sorte  congé  de  mon 
siècle  et  de  mes  contemporains ,  et  je  faisois  mes 
adieux  au  monde  en  me  confinant  dans  cette  île  pour 
le  reste  de  mes  jours  ;  car  telle  étoit  ma  résolution ,  et 
c'étoit  là  que  je  comptois  exécuter  enfin  le  grand 
projet  de  cette  vie  oiseuse,  auquel  j'avois  inutilement 
consacré  jusqu'alors  tout  le  peu  d'activité  que  le  ciel 
m' avoit  départie.  Cette  île  alloit  devenir  pour  moi  celle 
de  Papimanie,  ce  bienheureux  pays  où  l'on  dort  : 


PARTIE  11,   LIVRE  XII.  (176J)  85 

On  y  fait  plus,   on  n'y  fait  nulle  chose. 

Ce  plus  étoh  tout  pour  moi,  car  j'ai  toujours  peu 
regretté  le  sommeil  ;  l'oisiveté  me  suffit;  et  pourvu  cpic 
je  ne  fasse  rien ,  j'aime  encore  mieux  rêver  éveillé  qu'on 
songe.  L'âge  des  projets  romanesques  étant  passé,  et 
la  fumée  de  la  gloriole  m'ayant  plus  étourdi  que  flatté , 
il  ne  me  restoit,  pour  dernière  espérance ,  que  celle 
de  vivre  sans  gêne,  dans  un  loisir  éternel.  C'est  la  vie 
des  bienheureux  dans  l'autre  monde,  et  j'en  faisois 
désormais  mon  bonheur  suprême  dans  celui-ci. 

Ceux  qui  me  reprochent  tant  de  contradictions  ne 
manqueront  pas  ici  de  m'en  reprocher  encore  une.  J'ai 
dit  que  l'oisiveté  des  cercles  me  les  rendoit  insuppor- 
tables, et  me  voilà  recherchant  la  solitude  uniquement 
pour  m'y  livrer  à  l'oisiveté.  C'est  pourtant  ainsi  que 
je  suis;  s'il  y  a  là  de  la  contradiction ,  elle  est  du  fait 
de  la  nature  et  non  pas  du  mien  :  mais  il  y  en  a  si  peu , 
que  c'est  par  là  précisément  que  je  suis  toujours  moi. 
L'oisiveté  des  cercles  est  tuante,  parcequ'elle  est  de 
nécessité;  celle  de  la  solitude  est  charmante,  parce- 
qu'elle est  libre  et  de  volonté.  Dans  une  compagnie,  il 
m'est  cruel  de  ne  rien  faire,   parceque  j'y  suis  forcé. 
Il  faut  que  je  reste  là  cloué  sur  une  chaise  ou  debout , 
planté  comme  un  piquet,  sans  remuer  ni  pied  ni  patte  , 
n'osant  ni  courir,  ni  sauter,  ni  chanter,  ni  crier,   ni 
gesticuler  quand  j'en  ai  envie,  n'osant  pas  même 
rêver,  ayant  à-la-fois  tout  IVnnui  de  l'oisiveté  et  tout 
le  tourment  de  la  contrainte;   obligé  d'être  attentif  à 
toutes  les  sottises  qui  se  disent  et  à  tous  les  compli- 

*  V^ers  de  La  Fontaine,  dans  le  Diable  de  Pnpejiguières. 


86  Lî-S    CONFESSlOiNS. 

ments  rjui  se  font,  et  de  fatiguer  incessamment  nid 
ÎNIinerve,  pour  ne  pas  manquer  de  placer  à  mon  tour 
mon  rébus  et  mon  mensonge  ".  Et  vous  appelez  cela 
de  Toisiveté!  C'est  un  travail  de  forçat. 

L'oisiveté  que  j'aime  n'est  pas  celle  d'un  fainéant 
qui  reste  là  les  bras  croisés  dans  une  inaction  totale, 
et  ne  pense  pas  plus  qu'il  n'agit.  C'est  à-la- fois  celle 
d'un  enfant  qui  est  sans  cesse  en  mouvement  pour  ne 
rien  faire,  et  celle  d'un  radoteur  qui  bat  la  campagne, 
tandis  que  ^  ses  bras  sont  en  repos.  J'aime  à  m'oc- 
éuper  à  faire  des  riens,  à  commencer  cent  choses  et 
n'en  achever  aucune,  à  aller  et  venir  comme  la  tête 
me  chante,  à  changer  à  chaque  instant  de  projet,  à 
suivre  une  mouche  dans  toutes  ses  allures,  à  vouloir 
déraciner  un  rocher  pour  voir  ce  qui  est  dessous ,  ù 
entreprendre  avec  ardeur  un  travail  de  dix  ans,  et  à 
l'abandonner  sans  regrets  au  bout  de  dix  minutes,  à 
muser  enfin  toute  la  journée  sans  ordre  et  sans  suite ,  et 
à  ne  suivre  en  toute  chose  que  le  caprice  du  moment. 

La  botanique,  telle  que  je  l'ai  toujours  considérée, 
et  telle  qu'elle  commençoit  à  devenir  passion  pour 
moi,  étoit  précisément  une  étude  oiseuse,  propre  à 
remplir  tout  le  vide  de  mes  loisirs,  sans  y  laisser 
place  au  délire  de  l'imagination,  ni  à  l'ennui  d'un 
désœuvrement  total.  Errer  nonchalamment  dans  les 
bois  et  dans  la  campagne,  prcndie  machinalement 
çà  et  là,  tantôt  une  fleur,  lajitot  un  rameau,  brouter 
mon  foin  presque  au  hasard,  observer  mille  et  mille 

"  Var mon  jtius  cl  mn  menlerie. 

*  Var iDi  radoteur  dont  la  te'te  bat  la  campa(jne ,    sitôt  que 

jx'S 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  87 

Fois  les  mêmes  choses,  et  toujours  avec  le  même  in- 
térêt, parceque  je  les  oubliois  toujours,  étoit  de  quoi 
passer  Téternité  sans  pouvoir  m'ennuyer  un  moment. 
Quelque  élégante,  quelque  admirable,  quelque  di- 
verse que  soit  la  structure  des  végétaux,  elle  ne  Frappe 
pas  assez  un  œil  ignorant  pour  Tintéresser.  Cette  con- 
stante analogie,  et  pourtant  cette  variété  prodigieuse 
qui  régne  dans  leur  organisation,  ne  transporte  ([uo 
ceux  qui  ont  déjà  quelque  idée  du  système  végétal. 
Les  autres  n'ont,  à  l'aspect  de  tous  ces  trésors  de  la 
nature,  qu'une  admiration  stupide  et  monotone.  Ils 
ne  voient  rien  en  détail,  parcequ'ils  ne  savent  pas 
même  ce  qu'il  faut  regarder;  et  ils  ne  voient  pas  non 
plus  l'ensemble,  parcequ'ils  n'ont  aucune  idée  de  cette 
chaîne  de  rapports  el  de  combinaisons  qui  accable 
de  ses  merveilles  l'esprit  de  l'observateur.  J'étois,  et 
mon  défaut  de  mémoire  me  devoit  tenir  toujours, 
dans  cet  heureux  point  d'en  savoir  assez  peu  pour 
que  tout  me  fût  nouveau,  et  assez  pour  que  tout  me 
fût  sensible.  Les  divers  sols  dans  lesquels  lile,  quoi- 
que petite,  étoit  partagée,  m'offroient  une  suffisante 
variété  de  plantes  pour  l'étude  et  pour  l'amusement  de 
toute  ma  vie.  Je  n'y  voulois  pas  laisser  un  poil  d  herbe 
sans  analyse,  et  je  m'arrangeois  déjà  pour  faire, 
avec  un  recueil  immense  d'observations  curieuses,  la 
Flora  Petrinsularis. 

Je  fis  venir  Thérèse  avec  mes  livres  et  mes  effets. 
Nous  nous  mîmes  en  pension  chez  le  receveur  de  l'île. 
Sa  femme  avoit  à  Nidau  ses  sœurs  qui  la  venoient  voir 
tour-à-tour,  et  qui  faisoient  à  Thérèse  une  compagnie. 
Je  fis  là  l'essai  d'une  douce  vie  dans  laquelle  j'aurois 


SS  LES   CONFESSIONS, 

voulu  passor  la  mienne,  et  dont  le  jjoût  que  j'y  prr.H 
ne  servit  qu'à  me  f.iire  nneux  sentii'  Tamertume  de 
celle  qui  devoit  si  promptement  y  succéder. 

J'ai  toujours  aimé  Teau  passionnément,  et  sa  vue 
me  jette  dans  une  rêverie  délicieuse,  quoique  souvent 
sans  objet  déterminé.  Je  ne  manquois  point  à  mous 
lever,  lorsqu'il  faisoit  beau,  de  courir  sur  la  terrassr 
humer  Tair  sabibre  et  frais  du  matin,  et  planer  des 
veux  sur  l'horizon  de  ce  beau  lac,  dont  les  rives 
et  les  montagnes  qui  le  Iwrdentenchantoient  ma  vue, 
Je  ne  trouve  point  de  plus  digne  hommage  à  la  Divi- 
nité que  cette  admiration  muette  qu'excite  la  contem- 
plation de  ses  œuvres,  et  qui  ne  s'e^iprirae  point  par 
des  actes  développés.  Je  comj)rends  comment  les 
habitants  des  villes  qui  ne  voient  que  des  murs,  des 
rues  et  des  crimes,  ont  peu  de  foi;  mais  je  ne  puis 
comprendre  comment  des  campagnards,  et  surtout 
des  solitaires,  peuvent  n'en  point  avoir.  Comment 
leur  ame  ne  s'éléve-t-elle  pas  cent  l'ois  le  jour  avec 
extase  à  l'Auteur  des  merveilles  qui  les  frappent? 
Pour  moi,  c'est  surtout  à  mon  lever,  affaissé  par  mes 
insomnies,  qu'une  longue  habitude  me  porte  à  ces 
élévations  de  cœur  qui  n'imposent  point  la  f;».tigue  de 
penser.  Mais  il  faut  pour  cela  que  mes  yeux  soient 
frappés  du  ravissant  spectacle  de  la  nature.  Dans  ma 
chambre,  je  prie  plus  rarement  et  plus  sèchement: 
mais  à  l'aspect  d'un  beau  paysage ,  je  nie  sens  ému  sans 
pouvoir  dire  de  quoi.  J'ai  lu  qu'un  sage  évêque,  dans 
la  visite  de  son  diocèse,  trouva  une  vieille  femme 
qui,  pour  toute  prière,  ne  savoit  diie  que  0!  il  lui 
dit:  lionne  mère,  continuez  de  prier  toujours  ainsi: 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (l7<J 3)  Sg 

votre  prière  vaut  mieux  que  les  nôtres.  Cette  meilleure 
prière  est  aussi  la  mienne. 

Après  le  déjeuner,  je  me  liâtois  d'écrire  en  rechi- 
gnant quelques  malheureuses  lettres,  aspirant  avec 
ardeur  à  Theureux  moment  de  n'en  plus  écrire  du 
tout.  Je  tracassois  quelques  instants  autour  de  mes 
livres  et  papiers ,  pour  les  déhaller  et  arranger,  plutôt 
que  pour  les  lire;  et  cet  arrangement,  qui  devenoit 
pour  moi  l'œuvre  de  Pénélope,  me  donnoit  le  plaisir 
de  muser  quelques  moments;  après  quoi  je  m'en  en- 
nuyois  et  le  quittois ,  pour  passer  les  trois  ou  quatre 
heures  qui  me  restoient  de  la  matinée  à  l'étude  de  la 
botanique,  et  surtout  du  système  de  Linnœus,  pour 
lequel  je  pris  une  passion  dont  je  n'ai  pu  bien  me 
guérir,  même  après  en  avoir  senti  le  vide.  Ce  grand 
observateur  est  à  mon  gré  le  seul,  avec  Ludwig,  qui 
ait  vu  jusqu'ici  la  botanique  en  naturaliste  et  en  philo- 
sophe; mais  il  Ta  trop  étudiée  dans  des  herbiers  et 
dans  des  jardins,  et  pas  assez  dans  la  nature  elle- 
même.  Pour  moi,  qui  prenois  pour  jardin  l'île  entière, 
sitôt  que  j'avois  besoin  de  faire  ou  vérifier  quelque 
observation ,  je  courois  dans  les  bois  ou  dans  les  prés , 
mon  livre  sous  le  bras  :  là,  je  me  couchois  par  terre 
auprès  de  la  plante  en  question,  pour  l'examiner  sur 
pied  tout  à  mon  aise.  Cette  méthode  m'a  beaucoup 
servi  pour  counoîlre   les    végétaux    dans   leur  état 
naturel,  avant  qu  ils  aient  été  cultivés  et  dénaturés 
par  la  main  des  hommes.  On  dit  que  Fagon,  premier 
médecin  de  Louis  xiv,  qui  noramoit  et  connoissoit 
parfaitement  toutes  les  plantes  du  Jardin-Royal,  étoit 
d'une  telle  iguorance  dans  la  campagne,  qu'il  n'y  con- 


90  LIÎS   CONFESSIONS, 

noissoit  plus  rien.  Je  suis  jjrécisément  le  contraire  :  je 
connois  quelque  chose  à  l'ouvrage  de  la  nature,  mais 
rieu  à  celui  du  jardinier. 

Pour  les  après-dînées,  je  les  livrois  totalement  à 
mon  humeur  oiseuse  et  nonchalante,  et  à  suivre  sans 
régie  rimj)ulsion  du  moment.  Souvent,  quand  l'air 
étoit  calme,  j'allois  immédiatement  en  sortant  de 
table  me  jeter  seul  dans  un  petit  bateau,  que  le  rece- 
veur m'avoit  appris  à  mener  avec  une  seule  rame;  je 
m'avançois  en  pleine  eau.  Le  moment  où  je  dérivois 
me  donnoit  une  ]oic  qui  alloit  jusnu'au  tressaille- 
ment, et  dont  il  m'est  impossible  de  dire  ni  de  bien 
comprendre  la  cause,  si  ce  n'étoit  peut-être  une  féli- 
citation  secrète  d'être  en  cet  état  hors  de  l'atteinte  des 
méchants.  J'errois  ensuite  seul  dans  ce  lac,  appro- 
chant quelquefois  du  rivage,  mais  n'v  abordant  jamais. 
Souvent  laissant  aller  mon  bateau  à  la  merci  de  l'air 
et  de  l'eau,  je  me  livrois  à  des  rêveries  sans  objet, 
et  qui,  pour  être  stupides,  n'en  étoient  pas  moins 
douces.  Je  m'écriois  parfois  avec  attendrissement  : 
O  nature!  ô  ma  mère!  me  voici  sous  ta  seule  garde; 
il  n'y  a  point  ici  d  homme  adroit  et  fourbe  qui  s'in- 
terpose entre  toi  et  moi.  Je  m'éloignois  ainsi  jusqu'à 
demi-lieue  de  terre;  j  aurois  voulu  que  ce  lac  eût  été 
l'océan.  Cependant,  pour  complaire  à  mon  pauvre 
chien,  qui  n'aimoit  pas  autant  que  moi  de  si  longues 
stations  sur  lean,  je  suivois  d'ordinaire  un  but  de 
promenades;  c'étoit  d'aller  débarquer  à  la  petite  île, 
de  m'y  promener  une  heure  ou  deux,  ou  de  m'étendre 
au  sommet  du  tertre  sur  le  gazon,  pour  m'assouvir 
du  plaisir  d'admirer  ce  lac  et  ses  environs,  pour 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (l  766)  9I 

examiner  et  disséquer  toutes  les  herbes  qui  se  trou- 
voient  à  ma  portée,  et  pour  me  bâtir,  comme  un  autre 
Robinson ,  une  demeure  imafjinaire  dans  cette  petite 
île.  Je  m'affectionnai  fortement  à  cette  bute.  Quand 
j'y  pouvois  mener  promener  Thérèse  avec  la  rece- 
veuse et  ses  sœurs ,  comme  j'étois  fier  d  être  leur 
pilote  et  leur  guide!  INous  y  portâmes  en  pompe  des 
lapins  pour  la  peupler;  autre  fête  pour  Jean-Jacques. 
Cette  peuplade  me  rendit  la  petite  île  encore  plus  in- 
téressante. J'y  allois  plus  souvent  et  avec  plus  de 
plaisir  depuis  ce  temps-là,  pour  rechercher  des  traces 
du  progrès  des  nouveaux  habitants. 

A  ces  amusements,  j'en  joignois  un  qui  me  rap- 
peloit  la  douce  vie  des  Charmettes ,  et  auquel  la  saison 
m'invitoit  particulièrement.  C'étoit  un  détail  de  soins 
rustiques  pour  la  récolte  des  légumes  et  des  fruits,  et 
que  nous  nous  faisions  un  plaisir,  Thérèse  et  moi,  de 
partager  avec  la  receveuse  et  sa  famille.  Je  me  sou- 
viens qu'un  Bernois,  nommé  M.  Kirkebergher,  m'étant 
venu  voir,  me  trouva  perché  sur  un  grand  arbre,  un 
sac  attaché  autour  de  ma  ceinture,  et  déjà  si  plein  de 
pommes,  que  je  ne  pouvois  plus  me  remuer.  Je  ne  fus 
pas  fâché  de  cette  rencontre  et  de  quelques  autres 
pareilles.  J'espérois  que  les  Bernois,  témoins  de  l'em- 
ploi de  mes  loisirs ,  ne  songeroient  plus  à  en  troubler 
la  tranquillité,  et  me  laisseroient  en  paix  dans  ma 
solitude.  J'aurois  bien  mieux  aimé  y  être  confiné  par 
leur  volonté  que  par  la  mienne  :  j'aurois  été  plus 
assuré  de  n'v  point  voir  troubler  mon  repos. 

Voici  encore  un  de  ces  aveux  sur  lesquels  je  suis 
sûr  d'avance  de  lincrédnlité  des  lecteurs,  obstinés  à 


f)2  LES   CONFESSIONS, 

jn^er  toujours  de  moi  par  eux-mêmes,  quoiqu'ils  aient 
été  forcés  de  voir  dans  tout  le  cours  de  ma  vie,  milln 
affections  internes  qui  ne  resserabloient  j)oint  aux 
leurs.  Ce  qu'il  y  a  déplus  bizarre  est,  qu'en  me  re- 
fusant tous  les  sentiments  bons  ou  indifférents  qu'ils 
]i"ont  pas,  ils  sont  toujours  piêts  à  m'en  prêter  de  si 
mauvais,  qu'ils  ne  sauroient  même  entrer  dans  un 
cœur  d'homme  :  ils  trouvent  alors  tout  simple  de  me 
mettre  en  contradiction  avec  la  nature,  et  de  faire  de 
moi  un  monstre  tel  qu'il  n'en  peut  même  exister.  Rien 
d  absurde  ne  leur  paioît  incroyable,  dès  qu'il  tend  à 
me  noircir;  rien  d'extraordinaire  ne  leur  paroît  pos- 
sible, dès  qu'il  tend  à  m'iionorer. 

Mais  quoi  qu'ils  en  puissent  croire  ou  dire,  je  n'en 
continuerai  pas  moins  d'exposer  fidèlement  ce  que 
fut,  fit,  et  pensa  J.  J.  Rousseau,  sans  expliquer  ni  jus- 
tifier les  singularités  de  ses  sentiments  et  de  ses  idées, 
ni  rechercher  si  d'autres  ont  pensé  comme  lui.  Je  pris 
tant  de  goût  à  l'île  de  Saint-Pierre,  et  son  séjour  me 
convenoit  si  fort,  qu'à  force  d'inscrire  tous  mes  désirs 
dans  cette  île,  je  formai  celui  de  n'en  point  sortir.  Les 
visites  que  j'avois  à  rendre  au  voisinage,  les  courses 
qu'il  me  faudroit  faire  à  Keuchâtel ,  à  Bienne,  à  Yver- 
dun,  à  Nidau,  fatiguoient  déjà  mon  imagination.  Un 
jour  à  passer  hors  de  l'île  me  paroissoit  retranché  de 
mon  bonheur;  et  sortir  de  l'enceinte  de  ce  lac  étoit 
pour  moi  sortir  de  mon  élément.  D'ailleurs,  l'expé- 
rience du  passé  m'avoit  rendu  craintif.  Il  suffisoit  que 
quelque  bien  flattât  mon  cœur,  pour  que  je  dusse 
m'attendre  à  le  perdre;  et  l'ardent  désir  de  finir  mes 
jours  dans   cette  île  étoit  inséparable  de  la  crainte 


PARTIE  II ,  LIVRE  XII.  (  I  -jGS)  g3 

d'être  forcé  d'en  sortir.  J'avois  pris  l  habitude  d'aller 
les  soirs  m'asseoir  sur  la  grève,  surtout  quand  le  lac 
étoit  agité.  Je  sentois  un  plaisir  singulier  à  voir  les 
flots  se  briser  à  mes  pieds.  Je  m'en  faisois  l'image  du 
tumulte  du  monde,  et  de  la  paix  de  mon  habitation  ; 
et  je  m'aitendrissois  quelquefois  à  cette  douce  idée, 
jusqu'à  sentir  des  laiines  couler  de  mes  yeux.   Ce 
repos,  dont  je  jouissois  avec  passion,  n'étoit  troublé 
que  par  l'inquiétude  de  le  perdre;   mais  cette  in- 
quiétude alloit  au  point  d'en  altérer  la  douceur.  Je 
sentois  ma   situation   si  précaire,  que  je   n'osois  y 
compter.  Ah!  que  je  changerois  volontiers,  me  di- 
sois-je,  la  liberté  de  sortir  d'ici,  dont  je  ne  me  soucie 
point,  avec  1  assurance  d'y  pouvoir  rester  toujours! 
Au  lieu  d'y  être  souffert  par  grâce,  que  n'y  suis-je  dé- 
tenu par  force!  Ceux  qui  ne  font  que  m'y  souffrir, 
peuvent  à  chaque  instant  m'en  chasser;  et  puis-je 
espérer  que  mes  persécuteurs,  m'y  voyant  heureux, 
m'y  laissent  continuer  de  l'être?  Ah!  c'est  peu  qu'on 
me  permette  d'y  vivie;  je  voudrois  qu'on  m'y  con- 
damnât, et  je  voudrois  être  contraint  d'y  rester,  pour 
ne  l'être  pas  d  en  sortir.  Je  jetois  un  œil  d'envie  sur 
l  heureux  Micheii  Ducrêt  qui,  tranquille  au  château 
d'Arberg,  n'a  voit  eu  qu  à  vouloir  être  heureux  pour 
i'étre  *.  Enfin,  à  force  de  me  livrer  à  ces  réflexions  et 
aux  pressentiments  inquiétants  des  nouveaux  orages 
toujours  prêts  à  fondre  sur  moi,  j'en  vins  à  désirer, 
mais  avec  une  ardeur  incroyable ,  qu'au  lieu  de  tolérer 

*  Il  en  a  parle  an  Livre  V,  et  a  fait  en  peu  tle  mots  connoître  le 
caractère  et  le  sort  de  ce  personnage  fameux  dans  l'histoire  de  Ge- 
nève. Voyez  tome  I,  page  3 17. 


94  LES   CONFESSIONS, 

seulement  mon  habitation  dans  cette  ile,  on  me  la 
donnât  pour  prison  perpétuelle;  et  je  puis  jurer  que 
s'il  n'eût  tenu  qu'à  moi  de  m'y  faire  condamner,  je 
l'aurois  fait  avec  la  plus  grande  joie,  préférant  mille 
fois  la  nécessité  d'y  passer  le  reste  de  ma  vie,  au 
danger  d'en  être  expulsé  *. 

Cette  crainte  ne  demeura  pas  long-temps  vaine. 
Au  moment  où  je  m'y  attendois  le  moins,  je  reçus 
ime  lettre  de  M.  le  bailli  de  Nidau ,  dans  le  gouverne- 
ment duquel  étoit  l'île  de  Saint-Pierre  :  par  cette  lettre 
il  m  intimoit  de  la  part  de  leurs  excellences  Tordre  de 
sortir  de  l'île  et  de  leurs  états.  Je  crus  rêver  en  la 
lisant.  Rien  de  moins  naturel,  de  moins  raisonnable, 
de  moins  prévu  qu'un  pareil  ordre  :  car  j'avois  plutôt 
regardé  mes  pressentiments  comme  les  inquiétudes 
d'un  homme  effarouché  par  ses  malheurs,  que  comme 
une  prévoyance  qui  pût  avoir  le  moindre  fondement. 
Les  mesures  que  j'avois  prises  pour  m'assurer  de  la- 
gréinent  tacite  du  souverain ,  la  tranquillité  avec 
laquelle  on  m'avoit  laissé  faire  mon  établissement,  les 
visites  de  plusieurs  Bernois  et  du  bailli  lui-même,  qui 
m'avoit  comblé  d'amitiés  et  de  prévenances ,  la  ri- 
gueur de  la  saison  dans  laquelle  il  étoit  barbare  d'ex- 
pulser un  homme  infirme,  tout  me  fit  croire  avec 
beaucoup  de  gens  qu'il  y  avoit  quelque  malentendu 
dans  cet  ordre,  et  que  les  malintentionnés  avoient 
pris  exprès  le  temps  des  vendanges   et  de  l'infré- 

Dans  ses  Rêveries  (  ("inquicme  Promenade  )  il  fait  plus  en  dé- 
tail la  description  de  l'île  de  Saint-Pierre,  et  s'étend  avec  comjiiai- 
sailce  sur  le  bonheur  siiffiioiit ,  parfait  et  plein  dont  il  a  joui  con- 
stamuicnt  pendant  les  deux  mois  qu'il  l'a  habitée. 


PARTIE  II  ,  LIVRE  XII.  (  I  763)  (jj 

quence  du  sénat  pour  me  porter  brusquement   ce 
coup. 

Sij'avois  écouté  ma  première  indij^nnlion,  jeserois 
parti  sur-le-champ.  Mais  où  aller?  Que  devenir  à  Ten- 
tréedeThiver,  sans  but,  sanspréparatif,  sans  conduc- 
teur ,  sans  voiture  ?  A  moins  de  laisser  tout  à  l'abandor , 
mes  papiers,  mes  effets,  toutes  mes  affaires,  il  me 
falloit  du  temps  pour  y  pourvoir;  et  il  n'étoit  pas  dit 
dans  Tordre  si  on  m'en  laissoit  ou  non,  La  continuité 
des  malheurs  commençoit  d  affaisser  mon  couraf^e. 
Pour  la  première  fois  je  sentis  ma  fierté  naturelle  flé- 
chir sous  le  joug  de  la  nécessité,  et  malgré  les  mur- 
mures de  mon  cœur,  il  fallut  m  abaisser  à  demander 
un  délai.  C'étoit  à  M.  de  Graffenried,  qui  m'avoit  en- 
voyé Tordre,  que  je  m  adressai  pour  le  faiie  inter- 
préter. Sa  lettre  portoit  une  très  vive  improbation  de 
ce  même  ordre,  qn  il  ne  m'intimoit  qu'avec  le  plus 
grand  regret;  et  les  témoignages  de  douleur  et  d'es- 
time dont  elle  étoit  remplie,  me  sembloient  autant 
d'invitations  bien  douces  de  lui  parler  à  cœur  ouvert  : 
je  le  fis.  Je  ne  doutois  pas  même  que  ma  lettre  ne  fit 
ouvrir  les  yeux  à  ces  hommes  iniques  sur  leur  barl^arie , 
et  que  si  Ton  ne  révoquoit  pas  un  ordre  si  cruel ,  on  ne 
m'accordât  un  délai  raisonnable,  et  peut-être  Thiver 
entier,  pour  me  préparer  à  la  retraite  et  pour  en 
choisir  le  lieu. 

En  attendant  la  réponse,  je  me  mis  à  réfléchir  sur 
ma  situation,  et  à  délibérer  sur  le  parti  que  j'avois  à 
prendre.  Je  vis  tant  de  difficultés  de  toutes  parts,  le 
chagrin  m'avoit  si  fort  affecté,  et  ma  santé  en  ce  mo- 
ment étoit  si  mauvaise,  que  je  me  laissai  tout-à-fait 


()6  LES    CONFESSIONS, 

abattre,  et  que  l'effet  démon  découragement  Tut  de 
m  ôter  le  peu  de  ressources  qui  pouvoient  me  rester 
dans  1  esprit,  pour  tirer  le  meilleur  parti  possible  de 
ma  triste  situation.  En  quelque  asile  que  je  voulusse 
me  réfugier,  il  étoit  clair  que  je  ne  pouvois  m'y  sous- 
traire à  aucune  des  deux  manières  qu'on  avoit  prises 
de  m  expulser  :  l'une,  en  soulevant  contre  moi  la  po- 
pulace par  des  manœuvres  souterraines;  l'autre,  en 
me  cliassant  à  force  ouverte,  sans  en  dire  aucune 
raison.  Je  ne  pouvois  donc  compter  sur  aucune  re- 
traite assurée,  à  moins  de  l'aller  chercher  plus  loin 
que  mes  forces  et  la  saison  ne  sembioient  me  le  per- 
mettre. Toutcela  meramenantaux  idées  dont  je  venois 
(le  m'occuper,  j'osai  désirer  et  proposer  qu'on  vouhit 
pluttDt  disposer  de  moi  dans  unecaptivité perpétuelle, 
que  de  me  faire  errer  incessamment  sur  la  terre,  en 
«l'expulsant  successivement  de  tous  les  asiles  que 
j'aurois  choisis.  Deux  jours  après  ma  première  lettre, 
j'en  écrivis  une  seconde  à  M.  de  Graffenried,  pour  le 
prier  d'en  faire  la  proposition  à  leurs  excellences.  La 
réponse  de  Berne  à  l'une  et  à  l'autre,  fat  un  ordre 
conçu  dans  les  termes  les  plus  formels  et  les  plus  durs 
de  sortir  de  l'ile  et  de  tout  le  territoire  médiat  et  im- 
médiat delà  l'épublique,  dans  l'espace  de  vingt-quatre 
heures ,  et  de  n'y  rentrer  jamais,  sous  les  plus  griéves 
peines. 

Ce  moment  fut  affreux.  Je  me  suis  trouvé  depuis 
dans  de  pires  angoisses,  jamais  dans  un  plus  grand 
embarras.  Mais  ce  qui  m'affligea  le  plus,  fut  d'être 
forcé  de  renoncer  au  projet  qui  m  avoit  fait  désirer  de 
passer  l'hiver  dans  l'île,  II  est  temps  de  rapporter 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  97 

Tanecdote  fatale  qui  a  mis  le  comble  à  mes  désastres  , 
et  qui  a  entraîné  dans  ma  ruine  un  peuple  infortuné, 
dont  les  naissantes  vertus  promettoient  déjà  d'é^jaler 
tni  jour  celles  de  Sparte  et  de  Rome.  J  avois  parlé  des 
Corses  dans  le  Contrat  Social  *,   comme  d'un  peuple 
neuf,  le  seul  de  l'Europe  qui  ne  fût  pas  usé  pour  la  lé- 
gislation, et  j'avois  marqué  la  grande  espérance  qu'on 
devoit  avoir  d  un  tel  peuple,    s  il  avoit  le  bonheur  de 
trouver  un  sage  instituteur.   Mon  ouvrage  lut  lu  par 
([uelques  Corses,  qui  furent  sensibles  à  la  manière  ho- 
norable dont  je  parlois  d'eux;  et  le  cas  où  ils  se  trou- 
voient  de  travailler  à  l'établissement  de  leur  république 
fit  penser  à  leurs  chefs  de  me  demander  «  mes  idées 
sur  cet  important  ouvrage.    Un  M.  Buttafuoco,   d'une 
des  premières  familles  du  pays,  et  capitaine  en  France 
dans  Royal-Italien,  m'écrivit  à  ce  sujet  et  me  fournit 
plusieurs  pièces  que  je  lui  avois  demandées  pour  me 
mettre  au  fiit  de  l'histoire  de  la  nation  et  de  l'état  du 
pays.  M.  Paoli  m  écrivit  aussi  plusieurs  fois  ;  et  quoi- 
que je  sentisse  une  pareille  entreprise  au-dessus  de 
mes  forces,  je  crus  ne  pouvoir  les  refuser,  pour  con- 
courir à  une  si  grande  et  belle  œuvre,  lorsque  j'aurois 
pris  toutes  les  instructions  dont  j  avois  besoin  pour 
cela.  Ce  fut  dans  ce  sens  que  je  répondis  à  l'un  et  à 
l'autre,  et  cette  correspondance  continua  jusqu'à  mon 
départ. 

Précisément  dans  le  même  temps,  jappiisque  la 
France  envoyoit  des  troupes  en  Corse ,  et  qu'elle  avoit 
fait  un  traité  avec  les  Génois.  Ce  traité,  cet  envoi  de 

*  Livre  II,   cliap.   10. 

"  Var jit  soiKjer  a  leurs  chefs  à  me  demander 

III.  7 


gS  LES    CONFESSIONS, 

troupes  m'inquiétèrent;  et,  sans  m'imaginer  encore 
avoir  aucun  rapport  à  tout  cela ,  je  jugeois  impossible 
et  ridicule  de  travailler  à  un  ouvrage  qui  demande  un 
aussi  profond  repos  que  l'institution  d'un  peuple,  au 
moment  où  ilalloit  peut-être  être  subjugué.  Je  ne  ca- 
chai pas  mes  inquiétudes  à  M.  Buttafuoco,  qui  me  ras- 
sura par  la  certitude  que,  s'il  y  avoit  dans  ce  traité 
des  choses  contraires  à  la  liberté  de  sa  nation,  un 
aussi  bon  citoyen  que  lui  ne  resteroit  pas,  comme  il 
faisoit,  au  service  de  France.  En  eflet,  son  zèle  pour 
la  législation  des  Corses,  et  ses  étroites  liaisons  avec 
M.  Paoli  ne  pouvoient  me  laisser  aucun  soupçon  sur 
son  compte  ;  et  quand  j'appris  qu'il  faisoit  de  fréquents 
voyages  à  Vei  sailles  et  à  Fontainebleau,  et  qu'il  avoit 
des  relations  avec  M.  de  Choiseul,  je  n'en  conclus 
autre  chose,  sinon  qu'il  avoit  sur  les  véritables  inten- 
tions de  la  cour  de  France  des  sûretés  qu'il  melaissoit 
entendre,  mais  sur  lesquelles  il  ne  vouloit  pas  s'ex- 
pliquer ouvertement  par  lettres. 

Tout  cela  me  rassuroit  en  partie.  Cependant,  ne 
comprenant  rien  à  cet  envoi  de  troupes  françoises, 
ne  pouvant  raisonnablement  penser  qu'elles  fussent 
là  pour  protéger  la  liberté  des  Corses,  qu'ils- étoient 
très  en  état  de  défendre  seuls  contre  les  Génois ,  je  ne 
pou  vois  me  tranquilliser  parfaitement,  ni  me  mêler 
tout  de  bon  de  la  législation  proposée  jusqu'à  ce  que 
j'eusse  des  preuves  solides  que  tout  cela  n'étoit  pas 
un  jeu  pour  me  persifler.  J'aurois  extrêmement  dé- 
siré une  entrevue  avec  M.  Buttafuoco;  c'étoit  le  vrai 
moyen  d'en  tirer  les  éclaircissements  dont  j'avois 
besoin.  Il  mêla  fit  espérer,  etjei'attendois  avec  la  plus 


PARTIE  II  ,   LIVRE  XII.  (lyGS)  (^9 

grande  impatience.  Pour  lui,  je  ne  sais  s'il  en  avoit 
véritablement  le  projet;  mais  quand  il  l'auroit  eu, 
mes  désastres  m'auroient  empêche  d'en  profiter. 

Plus  je  méditois  sur  1  entreprise  proposée,  plus 
j'avançois  dans  Texamen  des  pièces  que  j'avois  entre 
les  mains,  et  plus  je  sentois  la  nécessité  d'étudier  de 
près,  et  le  peuple  à  instituer,  et  le  sol  qu'il  habitoit,  et 
tous  les  rapports  par  lesc[uels  il  lui  falloit  approprier 
cette  institution.  Je  comprenois  chaque  jour  davan- 
tage qu'il  m'étoit  impossible  d'acquérir  de  loin  toutes 
les  lumières  nécessaires  pour  me  guider.  Je  l'écrivis  à 
lluttafuoco  :  il  le  sentit  lui-même;  et  si  je  ne  formai 
pas  précisément  la  résolution  de  passer  en  Corse,  je 
m'occupai  beaucoup  des  moyens  de  faire  ce  vovage. 
J  en  parlai  à  M.  Dastierqui,  avant  autrefois  servi  dans 
cette  ile  sous  M.  de  Mailiebois  ,  devoit  la  connoitre,  Il 
n'épargna  rien  pour  me  détourner  de  ce  dessein  ;  et 
j  avoue  que  la  peinture  affreuse  qu'il  me  fit  des  Corses 
et  de  leur  pays  refroidit  beaucoup  le  désir  que  j'avois 
d'aller  vivre  au  milieu  d'eux. 

Mais  quand  les  persécutions  de  Motiers  me  firent 
songer  à  quitter  la  Suisse,  ce  désir  se  ranima  par  Fes- 
poir  de  trouver  enfin  chez  ces  insulaires  ce  repos 
qu'on  ne  vouloit  me  laisser  nulle  part.  Une  chose  seu- 
lement m'effarouchoit  sur  ce  vovage  ;  c'étoit  l'inapti- 
tude et  l'aversion  que  j  eus  toujours  pour  la  vie  active 
à  laquelle  j  allois  être  condamné.  Fait  pour  méditer  à 
loisir  dans  la  solitude,  je  ne  l'étois  point  pour  parler» 
agir,  traiter  d'affaires  parmi  les  hommes.  La  nature, 
qui  m'avoit  donné  le  premier  talent,  m'avoit  refusé 
1  autre.  Cependant  je  sentois  que,  sans  prendre  part 


lOO  LES    CONFESSIONS. 

<lir(ictenieut  aux  aifaires  publiques ,  je  seroisnécessitc, 
sitôt  que  je  serois  eu  Corse,  de  me  livrer  à  1  empres- 
senieutdu  peuple,  et  de  conférer  très  souvent  avec 
les  chefs.  L'objet  même  de  mon  voyage  exigeoit  qu'au 
lieu  de  chercher  la  retraite,  je  cherchasse,  au  sein  de 
la  nation,  lesmmières  dontj  avois  besoin.  Il  étoit clair 
que  je  ne  pourrois  plus  disposer  de  moi-même;  et 
qu'entraîné  malgré  moi  dans  un  tourbillon  pour  lequel 
je  n  étois  point  né,  j'y  ménerois  une  vie  toute  con- 
traire à  mon  goût,  et  ne  m'y  montrerois  qu'à  mon  dés- 
avantage. Je  prévoyois  que,  soutenant  mal  par  ma 
présence  l'opinion  de  capacité  qu'avoient  pu  leur 
donner  mes  livres ,  je  me  décréditerois  chez  les  Corses , 
etperdrois,  autant  à  leur  préjudice  qu'au  mien  ,  la  con- 
fiance qu'ils  m'avoient  donnée,  et  sans  laquelle  je  ne 
pouvois  faire  avec  succès  l'œuvre  qu'ils  attendoient 
de  moi.  J'étois  sûr  qu'en  sortant  ainsi  de  ma  sphère 
je  leur  deviendrois  inutile  et  me  rendrois  malheu- 
reux. 

Tourmenté,  battu  d  orages  de  toute  espèce,  fatigué 
de  voyages  et  de  persécutions  depuis  plusieurs  années , 
je  sentois  vivement  le  besoin  du  repos,  dont  mes  bar- 
bares ennemis  se  fliisoient  un  jeudeme  priver;  jesou- 
pirois  plus  que  jamais  après  cette  aimable  oisiveté, 
après  cette  douce  quiétude  d'esprit  et  de  corps  que 
j'avois  tant  convoitée,  et  à  laquelle,  revenu  des  chi- 
mères de  l'amour  et  de  l'amitié,  mon  cœur  bornoit  sa 
félicité  suprême.  Je  n'envisageois  qu'avec  effroi  les 
travaux  que  j'allois  entreprendre ,  la  vie  tumultueuse  à 
laquelle  j'allois  me  livrer;  et  si  la  grandeur,  la  beauté, 
l'utilité  de  l'objet  animoient  mon  couiage,  1  impossl- 


PARTIE  II  ,  T.lVr.E  Xil.  ""  I-Gd"!  TOI 

bilité  de  payer  de  ma  personne  avec  succès  me  lotoit 
absolument.  Yin.jjt  ans  de  méditation  profonde,  à  part 
moi,  m'auroicnt  moins  coûté  que  six  mois  d'une  vie 
active,  au  milieu  des  hommes  et  des  aflaires,  et  cer- 
tain d  V  mal  réussir. 

Je  m'avisai  d  un  expédient  qui  me  parut  propre  à 
tout  concilier.  Poursuivi  dans  tous  mes  refuges  par 
les  menées  souterraines  de  mes  secrels  persécuteurs  , 
et  ne  voyant  plus  que  la  Corse  où  je  pusse  espérer 
pour  mes  vieux  jotu'S  le  repos  qu'ils  ne  vouloicnt  me 
laisser  nulle  part,  je  résolus  de  m  v  rendre  ,  avec  les 
directions  de  Buttafuoco  ,  aussitôt  que  j  en  aurois  la 
possibilité;  mais,  pour  y  vivre  tranquille,  de  renoncer, 
du  moins  en  apparence,  au  travail  de  la  législation  , 
et  de  me  borner,  pour  payer  en  quelque  sorte  à  mes 
hôtes  leur  hospitalité,  à  écrire  sur  les  lieux  leiu'  his- 
toire, sauf  à  prendre  sans  bruit  les  instructions  néces- 
saires pour  leur  devenir  plus  utile  ",  si  je  voyois  jour 
à  y  réussir.  En  commençant  ainsi  par  ne  m'engager  à 
rien,  j'espéioisétre  en  état  de  méditer  en  secret  et  plus 
à  mon  aise  un  plan  qui  put  leur  convenir,  et  cela  sans 
renoncer  beaucoup  à  ma  chère  solitude,  ni  me  sou 
mettre  à  un  penre  de  vie  qui  m  étoit  insupportable, 
et  dont  je  n'avois  pas  le  talent. 

Mai-  ce  voyage,  dans  ma  situation,  n'étoitpas  une 
chose  aisée  à  exécuter.  A  la  manière  dont  M,  Dasticr 
m'avoit  parlé  de  la  Corse,  je  n'y  devois  trouver,  des 
plus  simples  commodités  de  la  vie,  que  celles  que  j'y 
porterois  :  linge,  habits,  vaisselle,  batterie  de  cuisine, 
papier,  livres,  il  falloit  tout  porter  avec  soi.  Pour  m"v 

V  Afi plw;  utile  ,  apyètic  rlrpmt  fies  troupes  franro'ses,  si 


I02  LES    CONFESSIONS, 

transplanter  avec  ma  gouvernante,  il  falloit  franchir 
les  Alpes ,  et  dans  un  trajet  de  deux  cents  lieues 
traînera  ma  suite  tout  un  bagage;  il  falloit  p;tsser  à 
travers  les  états  do  plusieurs  souverains  ;  et  sur  le  ton 
donné  par  toute  lEurope,  je  devois  naturellement 
m^ittendre,  après  mes  malheurs,  à  trouver  partout 
des  obstacles  et  à  voir  chacun  se  faire  un  bonheur  de 
m'accabler  de  quelque  nouvelle  disgrâce,  et  violer 
avec  moi  tous  les  droits  des  gens  et  de  l'humanité.  Les 
frais  immenses,  les  fatigues,  les  risques  d'un  pareil 
vovage,  m'obligeoient  d'en  prévoir  d'avance  et  d'en 
bien  peser  toutes  les  difficultés.  L'idée  de  me  trouver 
enfin  seul,  sans  ressource  à  mon  âge,  et  loin  de 
toutes  mes  connoissances,  à  la  merci  de  ce  peuple 
barbare  et  féroce  ",  tel  que  me  le  peignoit  M.  Dastier, 
ctoit  bien  propre  à  me  faire  rêver  sur  une  pareille 
résolution  avant  de  l'exécuter.  Je  desirois  passionné- 
ment l'entrevue  que  Buttafuoco  m'avoit  fait  espérer, 
et  j'en  attendois  l'effet  pour  prendre  tout-à-fait  mon 
parti  *. 

"  Var ce  peuple  féroce  et  demi-sauvage ,  tel  que 

*  Les  relations  de  Rousseau  avec  Buttafuoco  se  réduisirent  à 
quelques  lettres  écrites  de  part  et  d'autre,  et  qui  n'eurent  aucune 
suite,  la  France  ayant  peu  de  temps  après  fait  la  conquête  de  la 
Corse.  Rousseau  se  persuada  que  M.  de  Choiseul  s'étoit  décidé  à 
envoyer  des  troupes  dans  cette  île  et  à  la  réunir  à  la  couronne,  tout 
exprès  pour  l'empêcher  d'en  être  le  législateur.  Des  motifs  sans 
doute  bien  plus  puissants  donnèrent  au  ministre  l'idée  de  cetlc 
conquête;  mais  il  n'est  pas  hors  de  vraisemblance  que  Voh^ire  , 
souverainement  jaloux  de  l'honneur  que  les  chefs  de  la  Corse  fai- 
soicnt  a  Rousseau  en  cette  occasion,  n'ait  fait  usage  de  tous  ses 
moyens  pour  en  empêcher  l'effet,  et,  le  projet  de  confiuête  une  fois 
formé  ,  n'en  ait  fait  au  moins  décider  et  hâter  l'exécution.  On  a  vu 


PARTIE  II,  LIVRF  XII.  (17^)5)  Io3 

Tandis  que  je  balançois  ainsi,  vinrent  les  persé- 
cutions de  jMotiers,  qui  me  forcèrent  à  la  retraite.  Je 
n  étois  pas  prêt  pour  nn  long  voyage,  et  surtout  pour 
celui  de  Corse.  J'attendois  des  nouvelles  de  Butta- 
fuoco;  je  me  réfugiai  dans  Tîle  de  Saint-Pierre,  d'où 
je  fus  chassé  à  I  entrée  de  Thiver,  comme  j'ai  dit  ci- 
devant.  Les  Alpes  couvertes  de  neige  rendoient  alors 
pour  moi  cette  émigration  impraticable,  surtout  avec 
la  précipitation  qu'on  me  prescrivoit.  Il  est  vrai  que 
l'extravagance  d'un  pareil  ordre  le  rendoit  impossible 
à  exécuter  :  car  du  milieu  de  cette  solitude  enfermée 
au  milieu  des  eaux,  n'avant  que  vingt-quatre  heures 
depuis  l'intimation  de  l'ordre  pour  me  préparer  au 
départ,  pour  trouver  bateaux  et  voitures  pour  sortir 
de  l'île  et  de  tout  le  territoire;  quand  j  aurois  eu  fies 
ailes,  j  aurois  eu  peine  à  pouvoir  obéir.  Je  l'écrivis  à 
M.  le  bailli  de  jSidau,  en  répondant  à  sa  lettre,  et  je 
m'empressai  de  soitir  de  ce  pays  d  iniquité.  Voilà 
comment  il  fallut  renoncer  à  mon  projet  chéri,  et 
comment,  n'ayant  pu  dans  mon  découragement  ob- 
tenir qu'on  disposât  de  moi,  je  me  déterminai,  sur 
l'invitation  de  miiord  maréchal,  au  voyage  de  Berlin, 
laissant  Thérèse  hiverner  à  l'île  de  Saint-Pierre,  avec 
mes  effets  et  mes  livres,  et  déposant  mes  papiers  dans 
les  mains  de  du  Peyrou.  Je  fis  une  telle  diligence,  que 
dès  le  lendemain  matin  je  partis  de  lile  et  me  rendis 
à  Bienne  encore  avant  midi.  Peu  s'en  fallut  que  je  n'y 
terminasse  mon  voyage,  par  un  incident  dont  le  récit 
ne  doit  pas  être  omis. 

de  tout  temps  de  faraud»  rrsultats  politiques  produits  encore  par 
de  plus  petites  causes. 


104  I.r.S    CONFESSIONS. 

Sitôt  que  le  bruit  s'étoit  répandu  que  j'avois  ordre 
de  quitter  mon  asile,  j'eus  une  affluence  de  visites  du 
voisinage,  et  surtout  de  Bernois  qui  venoient  avec  la 
plus  détestable  fausseté  me  flagorner,  m'adoucir  et 
me  protester  qu'on  avoit  pris  le  moment  des  vacances 
et  de  Tinfréquence  dvi  sénat,  pour  minuter  et  m'in- 
timer  cet  ordre,  contre  lequel,  disoient-ils,  tout  le 
Deux-cents  étoit  indigné,  l'armi  ce  tas  de  consola- 
teurs, il  en  vint  quelques  uns  de  la  ville  de  Bienne, 
petit  état  libre,  enclavé  dans  celui  de  Berne,  et  entre 
autres  un  jeune  homme,  appelé  Wildremet,  dont  la 
famille  tenoit  le  premier  rang  et  avoit  le  principal 
crédit  dans  cette  petite  ville.  Wildremet  me  conjura 
vivement  au  nom  de  ses  concitoyens  de  choisir  ma 
retraite  au  milieu  d'eux  ;  m'assurant  qu'ils  desiroient 
avec  empressement  de  m'y  recevoir;  qu'ils  se  feroient 
une  gloire  et  un  devoir  de  m'y  faire  oublier  les  persé- 
cutions que  j'avois  souffertes;  que  je  n'avoisà  craindre 
chez  eux  aucune  influence  des  Bernois;  que  Bienne 
étoit  une  ville  libre,  qui  ne  recevoit  des  lois  de  per- 
sonne, et  que  tous  les  citoyens  étoient  unanimement 
déterminés  à  n  écouter  aucune  sollicitation  qui  me  fut 
contraire. 

Wildremet,  voyant  qu'il  ne  m'ébranloit  pas,  se  fit 
appuyer  de  plusieurs  autres  personnes,  tant  de  Bienne 
et  des  environs,  que  de  Berne  même,  et  entre  autres 
du  même  Kirkeberguer  dont  j'ai  parlé,  qui  m'avoit  re- 
cherché depuis  ma  retraite  en  Suisse,  et  que  ses  talents 
et  ses  principes  me  rendoient  intéressant.  Mais  des 
sollicitations  moins  prévues  et  plus  prépondérantes 
furent  celles  de  M.  Barthès,  secrétaire  d'ambassade 


pir.TiE II,  LIVRE  XII.  (i-Gâ)  io5 

de  France,  qui  vint  me  voir  avec  Wiidremet,  m'ex- 
horta fort  de  me  rendre  à  son  invitation  ,  et  m'étonna 
par  l'intérêt  vif  et  tendre  qu'il  paroissoit  prendre  à 
moi.  Je  ne  connoissois  point  du  tout  M.  Bartbès  ;  cv- 
pendant  je  le  vovois  mettre  à  ses  discours  la  chaleur, 
le  zèle  de  Tamitié,  et  je  voyois  qnil  lui  lenoit  véri- 
tablement au  cœur  de  me  persuader  de  m'établir  à 
Bienne.  Il  me  ht  Télogele  plus  pompeux  de  cette  ville 
et  de  ses  habitants,  avec  lesquels  il  se  montroit  si  in- 
timement lié,  qu'il  les  appela  plusieurs  fois  devant 
moi  ses  patrons  et  ses  pères. 

Cette  démarche  de  Bartbès  me  dérouta  dans  toutes 
mes  conjectures.  Javois  toujours  soupçonné  M.  de 
Choiseul  détre  l'auteur  caché  de  toutes  les  persécu- 
tions que  j'éprouvois  en  Suisse.  La  conduite  du  ré- 
sident de  France  à  Genève ,  celle  de  l'ambassadeur  à 
Soleure,  ne  confinnoient  que  trop  ces  soupçons:  je 
voyois  la  France  influer  en  secret  sur  tout  ce  qui  m  ar- 
rivoit  à  Berné,  à  Genève,  à  ^cucbâtel ,  et  je  ne  croyois 
a\oir  en  France  aucun  ennemi  puissant  que  le  seul 
duc  de  Choiseul  *.  Que  pouvois  je  donc  penser  de  la 

'  Il  est  très  remarquable  que  Rousseau  attril)iie  au  seul  duc  de 
Choiseul  toutes  les  persécutious  (ju'il  éprouve,  et  qu'il  ne  lui  ad- 
joint pas  Voltaire,  dont  même  il  ne  parle  nullement  dans  le  cours 
du  présent  livre.  Il  n'est  pas  moins  singulier  qu'il  se  soit  obstiné  à 
accuser  M.  Vernes  d'avoir  fait  le  libelle,  Sentiment  des  citoyens^ 
sans  porter  au  moins  ses  soupçons  sur  son  auteur  véritable,  et 
universellement  reconnu  pour  tel.  L'étonnement  augmente  lors- 
qu'on examinant  la  correspondance  de  Rousseau  depuis  son  arrivée 
à  Motiers  jusqu'à  l'époque  où  nous  sommes ,  on  le  voit,  dans  pres- 
que toutes  ses  lettres,  signaler  Voltaire  comme  le  chef,  et  le  jilus 
ardent,  le  plus  acharné  de  ses  ennemis,  mettant  en  jeu  denivre  la 
toile  toutes  les  autres  marionnettes.,  instigateur  du  décret  de  Genève 


lo6  LES   CONFESSIONS, 

visite  de  Barthès  et  du  tendre  intérêt  qu'il  paroissoit 
prendre  à  mou  sort?  Mes  malheurs  n'avoient  pas 
encore  détruit  cette  confiance  naturelle  à  mon  cœur, 

et  (le  tout  ce  qui  l'a  suivi,  jusqu'à  le  désigner  enfin  comme  un  tigre 
altéré  de  son  mng.  Voyez  notamment  les  lettres  des  21  juillet  et 
3o  octobre  1762  ,  et  3i  janvier  ijGS.  En  réduisant  ces  expressions 
dictées  par  la  douleur  et  le  désespoir  à  ce  qu'elles  peuvent  offrir 
de  plus  modéré  dans  la  circonstance  ,  elles  laissent  encore  une  im- 
pression trop  pénible  pour  qu'il  n'en  coûte  pas  extrêmement  d'en 
reconnoître  la  juste  appHcation.  Malheureusement  le  caractère 
trop  bien  connu  de  l'homme  illustre,  objet  d'une  accusation  si 
grave,  des  faits  évidents,  des  preuves  positives  émanées  de  lui- 
même  ,  forceront  ses  partisans  les  plus  outrés  à  reconnoître  ici 
l'immense  avantage  de  son  rival,  et  que  celui-ci  ne  l'a  pas  accusé 
faussement.  Les  preuves  existent  dans  la  correspondance  de  l'un 
et  de  l'autre.  Qu'on  rapproche  leurs  lettres  ;  par  exemple,  celles  de 
Voltaire  à  Hume,  du  24  octobre  1766;  à  d'Argental,  du  7  novem- 
bre; à  Marmontel ,  du  24;  à  Bordes,  des  2g  novembre  et  i5  dé- 
cembre même  année  (  on  en  citeroit  cinquante  autres  ,  antérieures 
et  postérieures,  toutes  de  même  force),  en  leur  opposant  celles  de 
Rousseau  citées  plus  haut  :  ce  rapprochement  fera  trop  bien  re- 
marquer, d'un  côté ,  la  noblesse  des  idées  et  des  sentiments,  la 
décence  des  expressions  sans  déroger  à  leur  force  ,  même  la  dispo- 
sition la  plus  sincère  à  l'oubli  des  injures  et  à  une  réconciliation 
qu'auroient pu  cimenter  tant  de  talents  et  de  qualités  communes; 
de  l'autre,  les  instigations  les  plus  odieuses ,  d'absurdes  et  hon- 
teuses assertions,  même  sous  le  rapport  purement  littéraire,  la 
grossièreté  du  langage ,  l'oulili  de  soi-même  enfin  et  de  toute  con- 
venance poussé  à  un  point  qu'on  auroit  peine  à  croire  si  on  n  en 
avoit  pas  la  preuve  sous  les  yeux  ;  et  l'on  ne  pourra  qu'être  frappé 
d'un  contraste  aussi  tranchant  qu'affligeant  pour  l'honneur  de  la 
littérature  françoise ,  véritablement  avilie  dans  la  personne  de  son 
plus  illustre  représentant.  Quelles  dispositions  hostiles  ne  doit-on 
pas  en  effet  supposer  à  un  homme,  à  Voltaire,  assez  aveuglé  par 
la  passion  pour  oser  écrire  :  «  Je  ne  lui  trouve  aucun  génie.  Son 
«  détestable  roman  d'Héloïse  en  est  absolument  dépourvu,  Emile 
u  de  même  ,  et  tous  ses  autres  ouvrages (  lettre  à  Bordes  )  »  ;  et 


PARTIE  II  ,  LIVRE  XII.  (1765)  IO7 

et  rexpérience  ne  m  avoit  pas  encore  appris  à  voir 
partout  des  embûches  sous  les  caresses.  Je  cherchois 
avec  surprise  la  raison  de  cette  bienveillance  de  Bar- 
thès  :  je  n'étois  pas  assez  sot  pour  croire  qu'il  fît  celte 
démarche  de  son  chef;  j  v  vovois  une  publicité,  et 
même  une  affectation  qui  marquait  une  intention 
cachée,  et  j'étois  bien  éloijjné  d  avoir  jamais  trouvé 
dans  tous  ces  petits  agents  subalternes,  cette  intrépi- 

€p  trait  surtout  que  le  lecteur  saura  caractériser  :  «  La  manière 
M  insultnute,  dont  ce  malheureux  Rousseau  a  parle  dans  plusieurs 
«endroits  delà  cour  de  France,  exige  qu'on  démasque  ce  char- 
«  latan  aussi  méchant  qu'absurde  (  lettre  à  d'Argental  ).  »  Ce  trait 
vient  à  l'appui  de  celui  que  rapporte  Ginguenc',  et  qui  contient, 
dit-il.  une  immense  révélation .,  quand  Rousseau,  en  1770,  ayant 
<1iiuande'  à  être  admis  parmi  les  souscripteurs  pour  la  statue  de 
Voltaire,  sa  lettre  insérée  dans  la  gazette  de  Rerne  en  fait  aussitôt 
c'crireuneà  Voltaire  pour  en  empêcher  l'effet,  lettre  dans  laquelle 
il  dit  :  '•  31.  le  duc  de  Choiseul  est  à  la  tcte  (des  souscripteurs),  et 
«  trouveroit  peut-être  mauvais  que  1  article  de  la  gazette  se  trouvât 
«  vrai.  11 

Quant  au  reproche  d'ingratitude  si  souvent  fait  par  Voltaire  à 
Rousseau  ,  pour  lui  avoir  écrit  ^je  ne  vous  aime  point,  morne  je  vous 
hais,  et  cela  en  réponse  à  l'offre  que  Voltaire  disoit  lui  avoir  faite 
d'un  asile  dans  sa  maison,  Gingueué  en  a  justifié  Rousseau  com- 
plètement (  notes  II,  III  et  IV). 

C'est  avec  un  regret  sensible  et  presque  avec  douleur  (car  nous 
aussi  nous  admirons  et  nous  aimons  Voltaire)  que  nous  avons  fait 
les  citations  et  les  rapprochements,  objet  de  cette  note.  Ginguené, 
qui  professoit  les  mêmes  sentiments,  n'a  pas  dans  le  fait  traité  Vol- 
taire moins  rigoureusement,  tout  en  paroissaut  ne  l'accuser  que 
d'un  défaut  de  mémoire.  Mais  indépendamment  de  l'obligation  qui 
nous  étoit  commune  avec  Ginguené  de  faire  prévaloir  la  vérité  sur 
le  mensonge,  notre  devoir  spécial ,  comme  Editeur,  ne  nous  prescri- 
voit-il  pas  de  faire  ressortir  à  tout  prix  tout  ce  qui  peut  honorer 
notre  auteur,  dans  un  monument  que  nous  élevons  à  sa  gloire? 


lo8  LLS    CONFESSIONS. 

dite  généreuse  qui,  dans  un  poste  semblable,  avoit 

souvent  fait  bouillonner  mon  cœur. 

J'avois  autrefois  un  peu  connu  le  chevalier  de  Beau- 
tcville  *  chez  M.  de  Luxembourg;  il  m'avoit  témoi- 
gné quelque  bienveillance  :  depuis  son  ambassade,  il 
m'avoit  encore  donné  quelques  signes  de  souvenir,  et 
m'avoit  même  fait  inviter  à  l'aller  voir  à  Soleure  :  invi- 
tation dont,  sans  m'y  rendre,  j  avois  été  touché, 
n'ayant  pas  accoutumé  d'être  traité  si  honnêtement 
par  les  gens  en  place.  Je  présumai  doue  que  M.  de 
Beauteville,  forcé  de  suivre  ses  iustruciions  en  ce  qui 
regardoit  les  affaires  de  Genève,  me  plaignant  cepen- 
dant dans  mes  malheius,  m'a  volt  ménagé,  par  des 
soins  particuliers,  cet  asile  de  Bienne  pour  y  pouvoir 
vivre  tranquille  sous  ses  auspices,  .le  fus  sensible  à 
cetteattention,  mais  sans  en  vouloir  profiter;  et,  déter- 
miné tout-à-fait  au  voyage  de  Berlin,  j'aspirois  avec 
ardeur  au  moment  de  rejoindre  milord  maréchal, 
persuadé  que  ce  n'étoit  jilus  cpiauprès  de  lui  que  je 
trouverois  un  vrai  repos  et  un  bonheur  durable. 

A  mon  départ  de  Tile,  Ivirkeberguer  m'accompagna 
jusqu'à  Bienne.  J'y  trouvai  Wildremet  et  quelques 
autres  Biennois  qui  m'attendoient  à  la  descente  du 
bateau.  >^ous  dînâmes  tous  ensemble  à  l'auberge;  et 
en  y  arrivant  mon  premier  soin  fut  de  faire  chercher 
une  chaise,  voulant  partir  dès  le  lendemain  matin. 
Pendant  le  dîner,  ces  messieurs  reprirent  leurs  in- 

II  ëtoit  ambassadeur  dp  France  à  Soleure,  et  fut  charf[e  depuis 
d'intervenir  au  nom  dp  son  gouvernement  et  comme  médiateur 
dans  les  atfaircî  de  Genève.  Voyez  la  lettre  que  Rnus=eau  lui  écrivit 
d'Anfjleterre  h  ce  sujet.  !e  2.3  février  1-66. 


PARTIE  II  ,  LiVlΠ XII.  (17OD;  lOi) 

stances  pour  me  retenir  parmi  eux,  et  cela  avec  tant 
de  chaleur  et  des  protestatioîis  si  touchantes,  que, 
malpré  tontes  mes  résolutions,  mon  cœiu'  qui  n'a 
jamais  su  résister  aux  caresses  se  laissa  émonvoir  aux 
leurs  :  sitôt  qu'ils  me  virent  ébranlé,  ils  redoublèrent 
si  bien  leurs  efforts,  qu'enfin  je  me  laissai  vaincre,  et 
consentis  de  rester  à  Bienne  ,  au  moins  jusqu'au  prin- 
temps prochain. 

Aussitôt  Wildremet  se  pressa  de  me  pourvoir  d'un 
logement,  et  me  vanta  comme  une  trouvaille  une 
vilaine  petite  chambre  sur  un  derrière,  au  troisième 
étage,  donnant  sur  une  cour,  où  j  avois  pour  régal 
l'étalage  des  peaux  puantes  d'un  chamoiseur.  Mon 
hôte  étoit  un  petit  homme  de  basse  mine  et  passa- 
blement fiipon,  que  j'appris  le  lendemain  én-e  dé 
bauché,  joueur,  et  en  fort  mauvais  prédicament  dans 
le  quartier;  il  n'avoit  ni  femme,  ni  enfants,  ni  domes- 
tiques; et,  tristement  reclus  dans  ma  chambre  soli- 
taire, j'étois  dans  le  plus  liant  pays  du  monde,  logé 
de  manière  à  périr  de  mélancolie  en  peu  de  jours.  Ce 
qui  m'affecta  le  plus,  malgré  tout  ce  qu'on  m'avoit 
dit  de  l'empressement  des  habitants  à  me  recevoir, 
fut  de  n'apercevoir,  en  passant  clans  les  rues,  rien 
d  honnête  envers  moi  dans  leurs  manières,  ni  d'obli- 
geant dans  leurs  regards.  J  étois  pourtant  tout  déter- 
miné à  rester  là,  quand  j  appris,  vis,  et  sentis,  mémj 
dès  le  jour  suivant,  qu'il  y  a  voit  dans  la  ville  une  fer- 
mentation terrible  à  mon  égard.  Plusieurs  empressés 
vinrent  obligeamment  m  avertir  qu'on  devoit  dès  le 
lendemain  me  signifier,  le  plus  durement  qu'on  pour- 
roit,  un  ordre  de  sortir  sur-le-champ  de  l'état,  c'est 


l  l<>  LES    CONFESSIOÎNS. 

à-dire  de  la  ville.  Je  n'avois  personne  à  qui  me  confier; 
tous  ceux  qui  ni'avoient  retenu  s  étoient  éparpillés. 
\Vildreniet  avoit  disparu ,  je  n'entendis  plus  parler  de 
13arthès,  et  il  ne  parut  pas  que  sa  recommandation 
m'eût  mis  en  grande  faveur  auprès  des  patrons  et  des 
pères  qu'il  s'étoit  donnés  devant  moi.  Un  M.  de  Vau- 
Travers,  Bernois,  qui  avoit  une  jolie  maison  proche 
la  ville,  m'y  offrit  cependant  un  asile,  espérant,  me 
dit-il,  que  j'y  pourrois  éviter  d'être  lapidé.  L'avantage 
ne  me  parut  pas  assez  flatteur  pour  me  tenter  de  pro- 
longer mon  séjour  chez  ce  peuple  hospitalier. 

Cependant,  ayant  perdu  trois  jours  à  ce  retard, 
j'avois  déjà  passé  de  beaijcoup  les  vingt-quatre  heures 
que  les  Bernois  m'avoient  données  pour  sortir  de 
tous  leurs  états,  et  je  ne  laissois  pas,  connoissant  leur 
dureté,  d'être  en  quelque  peine  sur  la  manière  dont 
ils  me  les  laisseroient  traverser,  quand  M.  le  baiili 
de  Nidau  vint  tout  à  propos  me  tirer  d'embarras. 
Comme  il  avoit  hautement  improuvé  le  violent  pro- 
cédé de  leurs  excellences,  il  crut,  dans  sa  générosité, 
me  devoir  un  témoignage  public  qu'il  n'y  prenoit 
aucune  part,  et  ne  craignit  pas  de  sortir  de  son  bail- 
liage pour  venir  me  faire  une  visite  à  Bienne.  Il  vint 
la  veille  de  mon  départ;  et ,  loin  de  venir  incognito,  il 
affecta  même  du  cérémonial ,  vint  infiocchi  dans  son 
carrosse  avec  son  secrétaire,  et  m'apporta  un  passe- 
port en  son  nom,  pour  traverser  l'état  de  Berne  à 
mon  aise  et  sans  crainte  d'être  inquiété.  La  visite  me 
toucha  plus  que  le  passe-port.  Je  n'y  aurois  guère  été 
moins  sensible,  quand  elle  auroit  eu  pour  objet  un 
autre  que  moi.  Je  ne  conuois  rien  de  si  puissant  sur 


PARTIE  II ,  LIVUE  Xli.  (l  765)  l  i  i 

mon  cœur  qu'un  acte  de  courage  fait  à  propos,  en 
faveur  du  foible  injustement  opprimé. 

Enfin,  après  mètre  avec  })eine  procuré  une  chaise, 
je  partis  le  lendemain  matin  de  cette  terre  homicide, 
avant  l'arrivée  de  la  députation  dont  on  devoit  m'ho- 
norer,  avant  même  d'avoir  pu  revoir  Thérèse,  à  qui 
j'avois  marqué  de  me  venir  joindre,  quand  javois  cru 
m'arréter  à  Bienne,  et  que  j  eus  à  peine  le  temps  de 
contre-mander  par  un  mot  de  lettre,  en  lui  marquant 
mon  nouveau  désastre.  On  verra  dans  ma  troisième 
partie,  si  jamais  j'ai  la  force  de  l'écrire,  comment, 
croyant  partir  pour  Berlin,  je  partis  en  effet  pour 
l'Angleterre,  et  comment  les  deux  dames  qui  vouloient 
disposer  de  moi,  après  m'avoir  à  force  d'intiigues 
chassé  de  la  Suisse,  où  je  n'étoispas  assez  en  leur  pou- 
voir, parvinrent  enfin  à  me  livrera  leur  ami. 

J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture  que  je  fis  de  cet 
écrit  à  monsieur  et  madame  la  comtesse  d'Egmont,  à 
]M.  le  prince  Pignatelli,  à  madame  la  marquise  de 
Mesme,  et  à  M.  le  marquis  de  Juigué. 

J'ai  dit  la  vérité  :  si  quelqu'un  sait  des  choses  con- 
traires à  ce  que  je  viens  d'exposer,  fussent-elles  mille 
fois  prouvées,  il  sait  des  mensonges  et  des  impostures; 
et  s'il  refuse  de  les  approfondir  et  de  les  éclaircir  avec 
moi  tandis  que  je  suis  en  vie,  il  n'aime  ni  la  justice  ni 
la  vérité.  Pour  moi,  je  le  déclare  hautement  et  sans 
crainte:  quiconque,  même  sans  avoir  lu  mes  écrits, 
examinera  par  ses  propres  yeux  mon  naturel,  mon 
caractère,  mes  mœurs,  mes  penchants,  mes  plaisirs, 
mes  habitudes,  et  pourra  me  croire  un  malhonnête 


iiii  LES  co:nfkssio^s. 

homme,   est  lui-même  un  homme  à  étouffer. 

J'achevai  ainsi  ma  lecture,  et  tout  le  monde  se  lut. 
Madame  d'Egmont  fut  la  seule  qui  me  parut  émue  *  : 
(>lle  tressaillit  visiblement,  mais  elle  se  remit  bien 
\  ite,  et  garda  le  silence,  ainsi  que  toute  la  compagnie. 
Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette  lecture  et  de  ma 
déclaration. 

«  Il  n'est  pas  surprenant  que  Rousseau  soit  nmoureux  de  ma- 
"  dame  d'Egmont  ;  sa  beauté  est  un  paradoxe.  (^Mélanqes  de  ma- 
li  dame  Neckei\  tom.  I,  p.  3iO.  )  »  —  A  en  juffer  par  ce  passage,  il 
paroît  que  Rousseau  avoit  conçu  pour  cette  dame  des  sentiments 
an  moins  très  affectueux,  sur  lesquels  la  malignité'  s'exerça.  Au 
reste,  c'est  la  seule  fois  qu'il  parle  de  madame  d'Egmont,  et  il  n'est 
question  d'elle  dans  aucune  partie  de  sa  correspondance. 


FIN    DES    CONFESSIONi;. 


PRÉCIS 


DES  CIRCONSTANCES 
DE  LA  VIE  DE  J.  J.  ROUSSEAU, 

DEPUIS   LÉPOQUE  OU  IL  A  TERMINÉ  SES  CONFESSIONS 
JUSQU'A  SA  MORT.  ' 


Rousseau,  chassé  par  le  gouvernement  de  Berne 
qui  ne  lui  donnoit  que  vingt-quatre  heures  pour  sortir 
de  ses  états,  partit  de  Bienne  le  29  octobre  1766, 
ayant  le  projet  de  se  rendre  à  Berlin,  en  passant  par 
Strasbourg.  Il  arriva  le  4  novembre  dans  cette  der- 
nière ville  oii  l'accueil  flatteur  qu'il  reçut  lui  fit  pro- 
longer son  séjour.  Les  inquiétudes,  la  fatigue  du 
voyage,  l'état  de  sa  santé,  le  mettoient  d  ailleurs  hors 
d'état  de  continuer  sa  route. 

Il  avoit  d  abord  des  doutes  sur  la  manière  dont  on 
le  traiteroiî  en  France  ;  «  mais  si  l'on  fait  tant  que- de 
«me  chasser,  écrivoit-il  à  l'un  de  ses  amis,  on  ne 
«  choisira  pas  le  temps  que  je  suis  malade,  et  l'on  s'y 

*  Il  n'est  sans  doute  pas  besoin  d'avertir  que  ce  n'est  ni  une  suite 
des  Confessions,  ni  un  appendice  à  cet  ouvrage  avec  lequel  ce 
Précis  ne  peut  avoir  aucune  espèce  de  rapport  :  mais  je  crois  devoir 
prévenir  que  j'ai  puisé  dans  la  correspondance  les  propres  ex- 
pressions de  Rousseau,  toutes  le»  fois  que  j'ai  pu  le  faire  sans  nuire 
à  la  forme  du  récit. 

III.  8 


Il4  PRÉCIS 

«  prendra  moins  brutalement  que  les  Bernois.  »  '  Ses 
craintes  ne  furent  pas  de  longue  durée ,  et  bientôt  il 
eut  lieu  de  se  louer  de  ses  nouveaux  hôtes ,  et  de  con- 
firmer le  jugement  qu'il  en  avoit  porté  plus  d'une  fois 
en  prétendant  que  de  tous  les  peuples  civilisés,  le 
François  étoit  celui  ([ui  recevoit  les  étrangers  avec  le 
plus  de  bienveillance  et  d'affabilité. 

En  effet  on  mit,  dans  les  attentions  dont  il  fut 
l'objet ,  de  la  recherche  et  de  la  délicatesse.  Le  maré- 
chal de  Contades,  M.  de  Saint-Victor,  lieutenant  de 
roi  delà  place;  M.  de  Chastel ,  trésorier  de  la  pro- 
vince; le  préteur  de  la  ville,  M.  de  Makau,  le  comblè- 
rent de  politesses  :  on  fit  jouer  son  Devin  du  village  ^ 
et  dans  les  concerts,  auxquels  il  étoit  invité,  Ton 
chan toit  des  morceaux  de  cet  opéra.  On  lui  donna  une 
fête  à  l'hôtel-de-ville.  «  L'on  ne  peut  rien  ajouter, 
«  écrivoit-il  (  le  1 7  novembre  ) ,  aux  marques  de'bien- 
«veillance,  d'estime,  et  même  de  respect  qu'on  me 
«  donne  ici,  depuis  monsieur  le  maréchal  et  les  chefs 
«  du  pays  jusqu'aux  derniers  du  peuple.  Ce  qui  vous 
«  surprendra  fest  que  les  gens  d'église  semblent  vou- 
«  loir  renchérir  encore  sur  les  autres.  Ils  ont  l'air  de 
«  me  dire  dans  leurs  manières  Distinguez-nous  de  vos 
«  ministres  :  vous  voyez  gue  nous  ne  pensons  pas  comme 
«  eux.  >» 

On  voit  par  cette  réflexion  épigrammatique  qu'il 
étoit  blessé  de  la  conduite  que  les  ministres  protes- 
tants avoient  teilue  envers  lui  :  conduite  bien  op- 
posée en  effet  à  celle  du  clergé  catholique  qui ,  en 
condamnant  Emile  ^   ne  s'étoit  occupé  que  de  l'ou- 

'  Lettre  du  4  ao\  embre  1 760 ,  à  M.  de  Lwze. 


DE    LA    VIE    DE   J.    J.    ROUSSEAU.  il5 

vrage ,  tandis  que  la  vénérable  classe  des  pasteurs  pour- 
suivirent 1  auteur  et  1  ouvrage ,  firent  brûler  le  second 
et  bravèrent  même  1  autorité  de  Frédéric  pour  forcer 
le  premier  à  sortir  du  pays  '.  La  conformité  de  reli- 
gion entre  les  prêtres  protestants  et  Rousseau  sem- 
bloit  devoir  être  un  motif  d'indulgence  :  ils  agirent 
au  contraire  avec  plus  de  sévérité  que  les  autres. 

Fêté  de  tout  le  monde,  caressé  même,  Jean-Jac- 
ques étoit  tenté  de  rester  à  Strasbourg.  Il  écrivoit  à 
du  Peyrou,  le  17  novembre,  pour  lui  demander  ses 
livres  de  botanique.  «  Je  désire  beaucoup,  lui  disoit-il, 
«  de  faire  usage  ici  de  deux  pièces  qui  sont  dans  mes 
«papiers:  lune  est  Pygmalion,  et  Vautre  \  Engoge- 
«  ?nent  téméraire.  Le  directeur  du  spectacle  a  pour  moi 
«  mille  attentions  :  il  ma  donné  pour  mon  usage  une 
«  loge  grillée  :  il  m'a  fait  faire  une  clef  d'une  petite 
«  porte  pour  entrer  incognito  :  il  fait  jouer  les  pièces 
«  qu  il  juge  pouvoir  me  plaire.  Je  voudrois  tacher  de 
«  reconnoitre  ses  honnêtetés  ;  et  je  crois  que  quelque 
«  barbouillage  de  ma  façon ,  bon  ou  mauvais ,  lui  seroit 
«  utile  par  la  bienveillance  que  le  public  a  pour  moi , 
«  et  qui  s'est  bien  marquée  au  Devin  du  village.  » 

Pendant  qu'il  se  disposoit  à  demeurer  à  Strasbourg, 
s'il  en  obtenoit  la  permission  ,  il  reçut  de  David  Hume 
les  invitations  les  plus  tendres  de  se  livrer  à  lui ,  et  de  le 
suivre  en  Angleten^e,  oîi  il  se  chargeait  de  lui  procurer 
une  retraite  agréable  et  tranguille.  Déjà  la  comtesse  de 

'  J'ai  rapporté,  tom.  I  de  l'Histoire  de  J.  J.  Rousseau.,  p.  426  et 
suivantes,  tous  les  détails  relatifs  à  la  querelle  entre  le  pasteur 
Montmollin,  la  vénérable  classe,  le  consistoire  de  Motiers  et  Rous- 
seau. Ils  n'appartiennent  point  à  l'époque  dont  nous  retraçons  le? 
événements. 

8. 


m6  précis 

Boufflers  et  la  marquise  de  Verdelin  l'a  voient,  à  di- 
verses époques  ,  pressé  de  choisir  ce  pays  comme 
celui  où  1  on  jouissoit  de  plus  de  liberté.  Ce  sont  les 
deux  dames  dont  il  parle  à  la  fin  de  ses  Confessions ,  et 
qu'il  désigne  avec  humeur,  sans  les  nommer.  Ébranlé 
par  elles,  et  surtout  par  milord  maréchal,  qui  ap- 
prouvoit  son  passage  en  Angleterre,  il  fut  entière- 
ment vaincu  par  les  instances  du  philosophe  anglois, 
et  répondit  à  ses  invitations  en  les  acceptant.  Il  le  lui 
annonce  dans  sa  lettre  du  4  décembre  :  «  Je  partirai, 
.1  lui  dit-il ,  dans  cinq  ou  six  jours  pour  aller  me  jeter 
«  dans  vos  bras  ;  c'est  le  conseil  de  jnilord  maréchal , 
«  mon  protecteur,  mon  ami,  mon  père  :  c'est  celui  de 
(i  madame  de  ***  (Boufflers),  dont  la  bienveillance 
«  éclairée  me  guide  autant  qu'elle  me  console  ;  enfin 
«j'ose  dire,  c'est  celui  de  mon  cœur  qui  se  plaît  à 
«  devoir  beaucoup  au  plus  illustre  de  mes  contempo- 
icrains,  dont  la  bonté  surpasse  la  gloire.»  Hume 
n  étoit  ni  le  plus  ni  le  moins  illustre  des  contempo- 
rains de  Rousseau  qui,  dans  ses  jugements  sur  l'his- 
torien ,  passa  peut-être  d'un  excès  à  l'autre. 

Il  partit  en  effet  de  Strasbouig  le  9  décembre , 
étant  muni  d'un  passeport  <iu  ministre,  que  M.  le  duc 
d'Aumont  lui  avoit  fait  avoir ,  à  la  prière  de  madame 
de  Verdelin.  Il  arriva  le  16  à  Paris  ,  et  logea  chez  ma- 
Tlame  Duchesne ,  résolu  de  garde?-  le  plus  parfait  in- 
cognito ,  et  de  ne  pas  pro?nener  son  bonnet  dans  les  rues  ' . 
On  doit  se  souvenir  qu'il  avoit  adopté  le  costume  ar- 
ménien ,  le  seul  commode  pour  l'incommodité  dou- 
loureuse à  laquelle  il  étoit  sujet.  Ce  costume  lui  avoit 

Lettre  du  16  décembre  I765 ,  à  M.  de  Luze. 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  II7 

été  envoyé  par  le  maréchal  de  Luxembourg  à  Mo- 
tiers-Travers  ;  il  le  poita  vers  la  fin  de  1762,  pour  la 
première  fois,  et  fut  obligé,  comme  nous  allons  le 
voir,  de  le  quitter  à  Paris  '. 

Il  auroit  voulu  ne  pas  séjourner  dans  la  capitale , 
se  montrer  le  moins  possible,  pour  ne  point  s'exposer 
derechef  aux  diners ,  aux  fêtes  ^  aux  fatigues  de  Stras- 
bourg ,  et  dans  ses  lettres  (16,  jj  décembre)  il  ex- 
prime constamment  le  désir  de  partir  sans  délai  ;  mais 
ses  vœux  ne  furent  point  secondés  par  un  personnage 
puissant  qui  lui  portoit  le  plus  vif  intérêt,  par  le 
prince  de  Conti  qui ,  dès  qu'il  apprit  son  retour  à 
Paris,  lui  fit  préparer  un  appartement  à  rhôtel Saint- 
Simon  ,  situé  dans  l'enceinte  du  Temple  ;  honneur  quil 
ne  pouvait  se  dispenser  d'accepter.  C'étoit  d'ailleurs  un 
asile  dans  lequel  il  trouvoit  la  sécurité,  dont  l'arrêt 
du  parlement  ne  lui  permettoit  pas  de  jouir  chez  la 
veuve  Duchesne.  Il  s'installa,  le  20  décembre,  à 
l'hôtel  Saint-Simon.  •<  J'ai  l  honneur  d'être,  écrivoit-il 
«  le  24,  Ihôte  de  M.  le  prince  de  Conti.  Il  a  voulu  que 
«je  fusse  logé  et  servi  avec  une  magnificence  qu'il 
«  sait  bien  n'être  pas  de  mon  goût;  mais  je  comprends 
«que,  dans  la  circonstance ,  il  a  voulu  donner  en 
«  cela  un  témoignage  public  de  l'estime  dont  il  m'ho- 

On  peut  juger  par  là  de  la  sincérité  de  Marmoiitel  qui,  dans 
ses  mémoires,  met  au  nombre  des  causes  de  la  rupture  entre  Rous- 
seau et  ses  amis,  le  peu  d'attention  que  firent  ceux-ci  à  ce  cos- 
tume; ce  qui  piqua  Jean-Jacques,  qui  ne  l'avoit  adopté  que  pour 
se  singulariser,  suivant  Marmontel.  Or,  la  rupture  eut  lieu  à  la  fin 
de  1767,  et  Rousseau  ne  prit  bonnet  et  caffetan  qu'en  1762.  Il 
avoit  des  moyens  plus  efficaces  et  d'un  effet  plus  durable  pour  se 
singulariser. 


Il8  PRÉCIS 

»  nore.  II  desiroit  beaucoup  me  retenir  tout-à-fait  et 
«  m'établir  dans  un  de  ses  châteaux  à  douze  lieues 
«  d'ici  ;  mais  il  y  avoit  à  cela  une  condition  nécessaire 
«  que  je  n'ai  pu  me  résoudre  d  accepter ,  quoiqu  il  ait 
"  employé  durant  deux  jours  consécutifs,  toutesonélo- 
«  quence ,  et  il  en  a  beaucoup ,  pour  me  persuader.  » 

Le  château  dont  il  est  question  est  Trye,  situé  près 
de  Gisors,  où  Rousseau  vint  habiter  à  son  retour 
d'Angleterre.  Il  est  probable  que  la  condition  exigée 
par  le  prince  étoit  la  séparation  de  Jean-Jacques  et  de 
Thérèse  Le  Vasseur  :  séparation  contre  laquelle  ont 
échoué  tous  ceux  qui  ont  tenté  de  la  faire. 

Dès  qu'on  le  sut  au  Temple  il  y  fut  accablé  de  visites. 
Elles  avoient  un  double  motif;  la  curiosité  ou  le  désir 
de  voir  un  personnage  célèbre  ou  singulier ,  et  1  envie 
de  faire  sa  cour  au  prince  à  qui  l'on  croyoit  plaire  en 
venant  voir  son  hôte.  Mais  Rousseau  fut  bientôt  ex- 
cédé. Le  26  il  écri  voit  à  M.  de  Luze,  qui  devoit  l'accom- 
pagner jusqu'à  Londres  :  «  Je  ne  saurois,  monsieur^ 
«  durer  plus  long-temps  sur  ce  théâtre  public.  Pour- 
«  riez-vous  par  charité ,  accélérer  un  peu  votre  départ? 
«  M.  Hume  consent  à  partir  le  jeudi  2  à  midi.  Si  vous 
«  pouvez  vous  prêter  à  cet  arrangement ,  vous  me 
«  ferez  le  plus  grand  plaisir.  »  Il  disoit ,  le  2  janvier , 
à  son  ami  du  Peyrou  :  «  Toujours  embarrassé  de  mes 
1  continuelles  audiences ,  je  ne  puis  vous  écrire  que 
«  quelques  mots  rapidement,  je  ne  puis  trouver  unmo- 
«  ment  dans  ce  tourbillon  de  Paris  où  je  suis  entraîné. 
<  Je  suis  ici ,  dans  mon  hôtel  Saint-Simon ,  comme 
.<  Sancho  dans  son  île  de  Barataria  ,  en  représentation 
'i  toute  la  journée.  J'ai  du  monde  de  tous  états,  depuis 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROCSSEAU.  II9 

"  i  instant  OÙ  je  me  lève ,  j  usquà  celui  où  je  me  couche , 
«  et  je  suis  forcé  de  m  habiller  en  public.  Je  n'ai  jamais 
"  tant  souffert ,  mais  heureusement  cela  va  finir.  » 
Lorsqu'il  sortoit  sur  les  boulevards ,  la  foule  se  pressoit 
sur  ses  pas,  attirée  sans  doute  par  le  costume  armé- 
nien qui  suffisoit  pour  fixer  Tattention  du  peuple  à 
une  époque  où  Ion  n  avoit  encore  réveillé  ni  ses  pas- 
sions ni  ses  intérêts.  Ce  fut  alors  que  Rousseau 
changea  de  costume,  mais  à  son  grand  regret ,  par  la 
raison  que  nous  en  avons  donnée.  Les  confidences  qu'il 
faisoit  à  du  Pevrou  sur  1  ennui  que  lui  causoit  la  re- 
présentation,  peuvent  faire  apprécier  à  leur  juste 
valeur  les  reproches  d  affectation  à  se  montrer  que  lui 
adressent  plusieurs  contemporains  '.  Mais  il  n  en 
paroît  pas  moins  certain  que  la  sensation  qu  il  causa 
détermina  M.  le  duc  de  Choiseul  à  donner  des  ordres 
pour  accélérer  son  départ  2,  L'arrêt  du  parlement 
n'étoit  point  révoqué.  Ce  fait  explique  Tordre  du  mi- 
nistre, et  le  motive. 

Il  importe  de  noter  les  circonstances  propres  à 
jeter  du  jour  sur  les  événements  qui  vont  suivre,  et 
conséquemment  d'examiner  la  conduite  de  David 
Hume  pendant  le  séjour  de  Rousseau  dans  la  capitale. 
Ce  fut  là  qu'ils  se  virent  pour  la  première  fois.  Intro- 
duit au  Temple  ,  David  y  fut  témoin  de  l'intérêt  que 
prenoit  à  Jean-Jacques  le  prince  de  Conti  qui ,  en 
présence  de  1  historien  anglois,  accablait  Rousseau  de  si 

'  Entre  autres  Griinm,  dan»  sa  Correspondance  littéraire .  Walpol*^ 
et  madame  du  Deffand  ,  d»ns  la  leur. 

"  Du  moins  d'après  David  Hume ,  qui  le  dit  dans  sa  lettre  du 
2  février  1767  ,  adressée  d'Edimbourg  à  madame  de  Boufflers. 


120  PRÉCIS 

grandes  bontés  (quelles  auroient  pu  passer  pour  railleuses.^ 
s^  il  eiit  été  moins  à  plaindre ,  ou  le  prince  moiiis  généreux  '. 
Hume  étoit  alors  secrétaire  d'ambassade  de  lord 
Hertford.  Il  avoib'le  projet  de  se  fixer  à  Paris  flatté  des 
succès  qu'il  obtenoitdansla  société,  quoique,  au  rap- 
port de  Grimm,  il  fût  lourd  et  neût  ni  chaleur,  ni 
grâce ,  ni  agilement  dans  l  esprit ,  ni  rien  gui  fût  propre  à 
s  allier  au  ramage  de  ces  charmantes  petites  machines  quon 
appelle  jolies  femmes  2/ Le  rappel  de  son  ambassadeur 
et  d'autres  circonstances  le  forcèrent  d'abandonner  ce 
projet  et  le  firent  retourner  en  Ecosse. 

Près  de  partir  pour  l'Angleterre  avec  Rousseau , 
David  Hume  le  vit  peu  pendant  les  quinze  jours  que 
le  premier  passa  à  Paris  ;  il  en  fut  empêché  par  des 
affaires  et  les  préparatifs  de  son  départ.  Il  fréquenta 
plus  particulièrement  les  grands  seigneurs  anglois  qui 
se  trouvoient  alors  dans  cette  capitale.  Dans  leur 
nombre  étoit  le  fils  de  ce  fameux  ministre  que  ses 
compatriotes  ont,  à  si  juste  titre,  surnommé  le  père 
de  la  corruption  ,  parcequ  il  se  vantoit  d'avoir  le  tarif 
de  toutes  les  consciences  parlementaires  ,  dont  il 
avoit  acheté  le  plus  grand  nombre,  après  les  avoir 
toutes  marchandées.  Horace  Walpole  étoit  malheu- 
reusement doué  par  la  nature  de  la  triste  faculté  de 

'  Lettre  du  lomai  1766,  à  M.  de  Malesherbes. 

'  Correspondance,  tom.  I,  p.  120.  Grimm  termine  sa  critique 
par  cette  exclamation.  Oh!  que  nous  sommes  un  drôle  de  peuple! 
Il  en  étoit  lui-même  une  preuve  par  ses  propres  succès,  lui,  étran- 
ger ,  long ,  compassé  dans  tous  ses  mouvements  ,  mettant  du  blanc , 
du  rouge,  dégingandé,  se  peignant  les  sourcils ,' et  plus  ridicule 
enfin  que  le  philosophe  dont  il  se  moquoit,  et  qui  n'appeloit  point 
à  son  secours  toutes  les  ressources  de  la  toilette. 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  12  1 

ne  voir  que  les  défauts  d'autrui ,  de  ternir  les  plus 
belles'  actions  par  d  odieuses  interprétations,  et  de  ne 
jamais  croire  au  bien.  Méprisant  les  hommes ,  et 
croyant  en  avoir  le  droit  par  les  observations  qu'il  avoit 
faites  sur  lui-même,  il  n'imaginoit  rien  au-dessus  de 
la  naissance,  qu  il  considéroit  comme  un  mérite  su- 
prême, au  lieu  de  ne  voir  en  elle  qu  un  avantage,  le 
seul  peut-être  qu'on  ne  puisse  se  donner.  «  Jamais , 
«  disoit-il ,  je  n  ai  pu  sentir  Rousseau ,  parcequil  cher- 
«  che  à  faire  regarder  la  naissance  comme  l'effet  du 
K  hasard.  » 

Le  seul  commerce  intime  qui  put  convenir  à  un 
homme  de  ce  capactère,  étoit  celui  d'une  femÀfe  qui 
vît  le  monde  avec  les  mêmes  veux,  et  portât  sur  la 
société  le  même  jugement.  Cette  femme  n  existoit 
point  dans  la  Grande-Bretagne-  Elle  se  trouvoit  à 
Paris,  et  ce  fut,  pour  Walpole,  un  motif  de  visiter 
cette  capitale,  et  le  charme  qui  ly  retint  plusieurs 
mois  et  ly  rappela  plusieurs  fois.  L'égoïsme  et  l'ennui 
établissoient  entre  eux  une  sympathie  qui,  rarement 
troublée ,  ne  le  fut  que  par  les  causes  mêmes  qui 
l'avoient  fait  naître.  Tels  furent  Horace  Walpole  et  la 
marquise  du  Deffand.  Tous  les  deux  nous  prodiguent 
dans  leur  correspondance  les  couleurs  sous  lesquelles 
nous  venons  de  les  peindre.  Milord  écrivoit  à  la  mar- 
quise :  «  Vous  mesurez  l'amitié,  l'esprit,  tout  enfin 
«  sur  le  plus  ou  moins  d  hommages  qu'on  vous  rend, 
«  Défaites- vous,  ou,  du  moins,  faites  semblant  de 
«  vous  défaire  de  cette  toise  personnelle.  Je  vous  l'ai 
«  souvent  dit,  vous  voudriez  qu'on  n'existât  que  pour 
«  vous,  et  vous  rebutez  vos  amis  en  leur  faisant  éprou- 


122  PRÉCIS 

«  ver  l'impossibilité  de  vous  contenter.  »  La  marquise, 
à  son  tour,  écrivoit  à  milord  :  «  Comment  est-il  pos- 
«  sible  que  vous  ayez  autant  de  sujets  de  vous  plain- 
«  dre  du  genre  humain?  Vous  avez  donc  rencontré 
«  des  monstres ,  des  hyènes ,  des  crocodiles?  Pour  moi , 
«je  ne  rencontre  que  des  fous,  des  sots,  des  men- 
te teurs,  des  envieux.  Montaigne  croyoit  à  l'amitié, 
«  voilà  la  différence  qui  existe  entre  vous  et  lui.  Vous 
«  n'observez  que  pour  vous  moquer ,  vous  ne  tenez  à 
«  rien,  vous  vous  passez  de  tout.  Enfin,  rien  ne  vous 
«  est  nécessaire  ;  le  ciel  en  soit  béni  !  » 

Toute  renommée  les  blessoit  également ,  et  tous  les 
deux^'entendoient  à  merveille  sur  les  moyens  de  dé- 
truire le  mérite  qu'elle  supposoit.  La  sensation  que 
produisit  Rousseau  ,  le  bruit  qu'il  fifpendant  les  deux 
semaines  qu'il  séjourna  dans  Paris ,  nepouvoient  leur 
échapper.  S  il  brilloit,  c'est  qu'il  cherchoit  l'éclat;  si 
l'onparloit  de  lui ,  c'est  qu'il  couroit  après  les  applau- 
dissements. Telles  sont  les  conjectures  que  firent  Ho- 
race et  la  marquise. 

Mais  cela  ne  suffisoit  point  à  W^alpole.  En  homme 
qui  avoit  fait  une  étude  profonde  du  cœur  humain,  il 
calcula  que  les  hommages  rendus  àRousseau  dévoient 
irriter  l'envie ,  et  qu'elle  accueilleroit  tout  ce  qui  seroit 
propre  à  ternir  ces  hommages.  Comptant  sur  elle  pour 
le  succès,  dédaignant  toutes  les  convenances  ,  il  ima- 
gine de  prendre  le  nom  de  Frédéric,  et  sous  ce  nom 
auguste  il  écrivit  à  Jean-Jacques  une  lettre  insultante , 
et  la  répandit  avec  les  précautions  nécessaires  pour 
qu'elle  ne  fût  point  connue  de  celui  à  qui  elle  étoit 
adressée.  Walpole  ne  manioit  pas  assez  bien  la  plai- 


DE   LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  123 

santerie  et  n  étoit  pas  assez  versé  dans  notre  langue 
pour  faire  cette  lettre  sans  secours.  Il  en  eut  beaucoup , 
et  tous  les  hommes  de  lettres  qu'il  consulta  furent 
autant  d'officieux  tout  prêts  à  lui  prêter  leur  plume. 
D'Alembert,  d'Holbach,  Nivernois  même  qui  n'étoit 
pas  méchant ,  et  plus  encore  Helvétius  le  meilleur  des 
hommes,  lui  donnèrent  leurs  conseils,  indiquèrent 
des  corrections  et  retouchèrent  cette  lettre. 

Walpole  la  lut  chez  lord  Ossory ,  seigneur  anglois  , 
dansun grand dîneroùDavidlIume  setrouvoit.  Celui- 
ci  proposa  à  son  ami  l'addition  d'une  plaisanterie  qui 
n'étoit  pas  l'une  des  moins  piquantes  de  la  lettre.  Il 
faisoit  dire  par  le  roi  de  Prusse  à  Rousseau  :  Si  vous 
persistez  à  vous  creuser  l  esprit  pour  trouver  de  nouveaux 
malheurs,  choisissez-les  ;  je  suis  roi  ;  je  puis  vous  en  pro- 
curer au  gré  de  vos  souhaits  :  je  cesserai  de  vous  persécuter 
(juand  vous  cesserez  de  mettre  votre  gloire  à  l'être  '.  Wal- 
pole n'eut  garde  de  repousser  un  trait  qui  donnoit  du 
ridicule  à  Jean-Jacques.  Il  accueillit  avec  empresse- 
ment la  proposition  de  Hume,  dont  la  plaisanterie 
excita  le  rire  des  convives,  et  qui  convint  ensuite 
qu'elle  lui  appartenoit  ^. 

A  l'être  ?  persécuté  :  hardiesse  qui  n'est  point  encore  passée  en 
usage,  et  qu'on  ne  remarqueroit  pas,  si  la  lettre  n'avoit  été  revue 
et  corrigée  par  plusieurs  membres  de  l'académie. 

Dans  sa  lettre  ,  datée  du  i6  février  1766,  adressée  à  madame 
de  Barbantane,  Hume  s'exprime  ainsi  :  «  Dites  à  madame  de  Bouf- 
«  fiers,  que  la  seule  plaisanterie  que  je  me  sois  permise  relative- 
«  ment  à  la  prétendue  lettre  du  roi  de  Prusse,  fut  faite  par  moi  à 
«  la  table  de  lord  Ossory.  ..  Il  est  clair  qu'en  se  la  permettant ,  il  ne 
la  laisse  point  faire  à  d'autres.  Mais  devoit-il  s'en  permettre  une 
seule,  dans  les  rapports  où  il  se  trouvoit  alors  avec  Jean-Jacques, 
et  que  lui-même  avoit  provoqués  ? 


124  PRÉCIS 

Si  David  eût  pris  le  parti  de  Rousseau,  au  lieu  de 
fournir  des  armes  contre  lui,  il  n'eût  été  que  juste  et 
conséquent  avec  lui-même,  puisqu'il  l'emmenoit  en 
Angleterre  pour  lui  trouver  un  asile.  Sa  plaisanterie 
suppose  qu'il  croyoit  que  les  malheurs  de  son  ami 
n'étoient  qu'imaginaires  ;  pourquoi  se  charger  de  cet 
ami?  et  prétendoit-il  le  soustraire  à  son  imagination? 

Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  faire 
remarquer  que  la  conduite  de  Hume  étoit  peu  géné- 
reuse. Elle  peut  être  jugée  avec  plus  ou  moins  de  sé- 
vérité, suivant  le  degré  de  délicatesse,  ou  même  de 
susceptibilité  de  celui  qui  l'examine,  et  pour  peu  qu  il 
soit  intéressé  dans  cette  cause,  il  ne  sera  rien  moins 
que  disposé  à  lindulgence. 

Ces  détails  étoient  nécessaires  pour  l'intelligence 
des  faits.  Us  font  voir  la  conduite  que  tenoit  David 
Hume  envers  celui  qui  s'étoit  jeté  dans  ses  bras. 

Rousseau,  qui  ne  se  doutoit  pas  de  ce  qui  se  pas- 
soit,  ennuyé  d'une  représentation  fatigante,  pressoit 
le  départ. 

Ce  fut  quelques  jours  avant  de  se  mettre  en  route 
qu  il  vit,  pour  la  première  fois,  une  femme  avec 
laquelle  il  correspondoit  depuis  plusieurs  années,  et 
dont  l'attachement  pour  Jean-Jacques  devint  une 
véritable  passion  ,  madame  de  Latour-Franqueville. 
Jeune,  belle,  riche,  elle  fut  mariée  à  un  homme  in- 
digne d'elle  qui  compromit  sa  fortune.  Douée  d'une 
imagination  ardente  et  d'une  sensibilité  profonde , 
elle  lut  la  Nouvelle  Héloïse,  s  enthousiasma  pour  le 
roman,  et  bientôt  après  pour  Fauteur.  Désirant  de  le 
connoître,  elle  lui  écrivit  sous  le  nom  de  Julie,  et  mit 


DE   LA   VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  125 

dans  sa  correspondance  un  mystère  qui  réussit.  Jean- 
Jacques  y  fut  pris,  soit  qu'il  fût  touché  du  sentiment 
qu'exprimoit  madame  de  Franqueville,  ou  flatté  de 
l'avoir  inspiré;  soit  que  son  attention  fut  éveillée  par 
la  curiosité,  il  répondit  d'une  manière  propre  à  l'en- 
courager. UÉmile  n'a  voit  point  encore  paru,  et  Rous- 
seau jouissoit  à  Montmorenci ,  dans  le  voisinage  elle 
commerce  du  maréchal  de  Luxembourg,  d'une  tran- 
quillité qu'il  croyoit  durable,  parcequ'il  étoit  certain 
de  ne  point  mériter  de  la  perdie.  Madame  de  Fran- 
queville lui  envoie  des  messages,  mais  n'ose  point 
demander  d'entrevue,  de  peur  de  dissiper  1  illusion, 
voulant  éviter  d'être  comparée  à  l'objet  idéal  dont  elle 
avoit  pris  le  nom,  et  laisser  à  1  imagination  du  peintre 
le  soin  de  l'embellir.  Frappé  tout-à-coup  par  les  lois  , 
dont  il  avoit  prêché  le  respect,  de  précepte  et  d'exem- 
ple, Rousseau  partit  le  9  juin  [762  pour  la  Suisse,  et 
sans  avoir  vu  madame  de  Franqueville.  Elle  continua 
de  lui  écrire,  mais  elle  exigea  de  Jean-Jacques  une 
exactitude  dont  il  étoit  incapable.  Sa  santé ,  ses  in- 
quiétudes, ses  chagrins,  n'excusoient  pas  son  silence. 
G'étoit  une  lettre  qu'elle  vouloit  :  elle  en  écrivoit  sept 
pour  en  avoir  une  ;  encore  étoit-elle  quelquefois  affli- 
geante par  sa  sécheresse,  ou  son  laconisme.  Mais 
madame  de  Franqueville  ne  se  décourageoit  pas  ; 
elle  aimoit  mieux  des  reproches  que  l'oubli.  Quand 
elle  apprit  qu'il  étoit  à  Paris,  elle  voulut  le  voir. 
Dans  une  lettre  du  24  décembre  1766,  Rousseau  lui 
dit  qu'il  ne  fait  point  de  visites ,  parcequ'il  ne  pourroit 
satisfaire  à  tous  ses  devoirs  en  ce  genre,  dans  le  peu 
de  jours  qu'il  doit  passer  à  Paris;  que  d'ailleurs  s'il 


126  PRÉCIS 

alloit  lui  rendre  ses  hommages,  il  ne  sait  point  si  elle 
pardotineroit  cette  indiscrétion  à  un  homme  avec  lequel 
elle  ne  veut  quune  correspo7idance  mystérieuse.  Madame 
de  Franqueville  comprit  ce  langage,  vint,  fut  reçue 
et  ne  déplut  point,  si  Ton  en  juge  par  ces  passages 
d'une  lettre  que  Rousseau  lui  écrivit  le  i  janvier  i  ']Ç>&  : 
«Depuis  que  je  vous  ai  vue,  j'ai  un  nouvel  intérêt 
«  de  n'être  pas  oublié  de  vous  :  je  vous  écrirai  :  je 
«désire  extrêmement  que  vous  m'aimiez,  que  vous 
«  ne  me  fassiez  plus  de  reproches,  et  encore  plus  de 
«  n'en  point  mériter.  Mais  il  est  trop  tard  pour  me 
«  corriger  de  rien  :  je  resterai  tel  que  je  suis,  et  il  ne 
«dépend  pas  plus  de  moi  d'être  plus  aimable,  que 
«  de  cesser  de  vous  aimer.  >»  On  verra  par  la  suite , 
que  madame  de  Latour-Franqueville  méritoit  d'être 
connue  du  lecteur. 

Rousseau  partit  le  samedi  3  janvier  1 766 ,  avec 
MM.  Hume  et  de  Luze.  Ce  dernier  étoit  un  négociant 
de  Neuchâtel  qui  avoit,  ainsi  que  sa  famille,  beaucoup 
d'attachement  pour  Jean-Jacques.  M.  de  Luze  lui  en 
donna  une  preuve  en  l'accompagnant  à  Londres;  car 
bien  qu'il  eût  des  affaires  dans  cette  capitale,  je  ne 
crois  pas  qu'elles  l'y  appelassent  à  cette  époque.  Ils 
y  arrivèrent  le  lundi  12.  Nous  sommes  obligés  de 
noter  les  circonstances  minutieuses  quand  elles  ont 
de  l'influence,  et  qu'elles  entrent  au  nombre  des 
causes  qui  déterminent  quelque  événement  impor- 
tant. C'est  pour  ce  motif  qu'il  faut  s'arrêter  un  mo- 
ment à  Roye  avec  nos  voyageurs.  Ils  passèrent  dans 
cette  ville,  la  première  nuit  qui  suivit  leur  départ. 
«  Tous  trois  étoient  couchés  dans  la  même  chambre, 


DE    LA   VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  127 

«  et  David  Hume  (  qui  probablement  revoit  et  parloit 
«en  dormant)  s'écria  plusieurs. fois  avec  une  véhé- 
«  mence  extrême,  Je  tiens  J.  J.  Rousseau!  »  i  Nous 
verrons  Teffet  que  produisit  cette  exclamation  que 
Jean- Jacques ,  lorsqu'il  l'entendit,  interpréta  favora- 
blement. 

Ce  fut  pendant  le  voyage  que  David  Hume  lui  parla 
de  la  lettre  de  Walpole  :  on  le  voit  dans  celle  que 
Jean-Jacques  écrivit  à  son  arrivée  à  madame  de 
Boufflers  ^.  «  M.  Hume  m'a  appris,  dit-il  à  cette  dame, 
«qu'il  couroit  à  Paris,  une  prétendue  lettre  que  le 
«  roi  de  Prusse  m'a  écrite.  Le  roi  de  Prusse  m'a  ho- 
«  noré  de  sa  protection  la  plus  décidée;  mais  il  ne  m'a 
<:  jamais  écrit.  Comme  toutes  ces  fabrications  ne  taris- 

'  Lettre  à  Malesherbes  du  10  mai  1766.  La  même  particularité 
se  retrouve  dans  plusieurs  lettres,  entre  autres  dans  celle  du  9 
avril  à  madame  de  Boufflers.  Je  ne  partage  pas  l'interprétation  que 
Rousseau  donna  dans  la  suite  à  ces  paroles  prononcées  dans  un 
rêve.  Elles  prouvent  seulement,  à  mon  avis,  que  David  étoit  flatté 
de  la  confiance  que  lui  marquoit  un  homme  célèbre,  et  du  rôle 
qu'il  jouoit  en  devenant  son  protecteur  et  son  appui.  Mais  j'admets 
bien  moins  encore  la  ridicule  supposition  de  l'abbé  Morellet  qui, 
dans  ses  mémoires,  prétend  avec  un  sérieux  comique  que  le  repro- 
che de  Rousseau  est  copié  de  Plutarque  qui  raconte  que  Xerxès  ayant 
donné  asile  à  Tliémistocle  banni  d'Athènes ,  en  était  si  transporté 
qu'il  s'écrioit  en  dormant,  je  le  tiens!  je  le  tiens!  Dans  ces  mêmes 
mémoires,  remarquables  seulement  par  les  aveux  naïfs  del'égoïsme 
le  mieux  conditionné,  qui  n'échappe  qu'à  celui  qui  les  fait,  Mo- 
rellet ne  parle  qu'avec  malveillance  de  Rousseau  (  à  qui  il  devoit  sa 
sortie  de  la  Bastille),  et  donne,  d'une  insigne  mauvaise  foi,  de< 
preuves  que  nous  relèverons  ailleurs. 

^  Lettre  du  18  janvier  1766,  faisant  partie  des  Lettres  inédites 
qui  terminent  l'histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  J.  J.  Bousseau. 
tom.  II,  p.  5i6;  et  n"  645  de  cette  édition, 


128  PRÉCIS 

«sent  point,  et  ne  tariront  vraisemblablement  pas 
"  sitôt,  je  desirerois  ardemment  qu'on  voulût  bien  me 
«les  laisser  ignorer,  et  que  mes  ennemis  en  fussent 
«  pour  les  tourments  qu  il  leur  plait  de  se  donner  sur 
«mon  compte,  sans  me  les  faire  partaiger  dans  ma 
«  retraite.  Puissé-je  ne  plus  rien  savoir  de  ce  qui  se 
«  passe  en  terre-ferme,  hors  ce  qui  intéresse  les  per- 
«  sonnes  qui  me  sont  chères  !  »  Rousseau  qui  ne  se 
séquestroit  de  la  société  que  pour  ignorer  ce  qu'on  y 
disoit  de  lui,  n'osant  prier  David  Hume  de  ne  point 
lui  en  parler,  vouloit  lui  faire  donner  cet  avertisse- 
ment par  son  amie,  qui  correspondoit  avecle  philo- 
sophe anglois.  Celui-ci  ne  lui  fit  qu'une  demi-confi- 
dence sur  cette  lettre,  à  ]a  fabrication  de  laquelle  il 
n'étoit  pas  étranger,  et  plus  tard  il  éluda  les  questions 
de  Rousseau  sur  cet  objet,  «  M.  Hume,  dit  ce  dernier 
«dans  une  lettre  à  du  Peyrou  du  i4  mars  suivant, 
«  m'a  donné  1  adresse  de  M.  Walpole ,  qui  part  de  Paris 
«  dans  un  mois,  mais  par  des  raisons  trop  longues  à 
«  déduire ,  je  voudrois  qu'on  n'employât  cette  voie 
«  que  faute  de  toute  autre.  On  m'a  parlé  de  la  pré- 
«  tendue  lettre  du  roi  de  Prusse,  mais  on  ne  m'a  voit 
«  point  dit  qu'elle  eût  été  répandue  par  M.  Walpole; 
«  et  quand  j'en  ai  parlé  à  M.  Hume,  il  ne  m'a  dit  ni 
«  oui,  ni  non.  » 

Rousseau  croyoit  que  David  avoit  pris  des  arrange- 
ments d'avance  ou  qu  il  lui  seroit  facile  d'en  prendre 
de  prompts ,  pour  abréger  son  séjour  à  Londres  ;  mais 
il  se  trompoit.  On  passa  plus  de  deux  mois  à  chercher 
une  retraite.  Hume  rend  compte  de  ses  démarches 
pour  la  trouver.  Il  emploie  M.  Steward  qui  devoit 


DE    LA    VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  1 29 

louer  d'un  fermier  pour  600  fr.  une  maison  de  cam- 
pagne qui  en  valoit  quatre  mille.  D'autres  tentatives 
furent  faites  sans  résultat  :  Jean-Jacques  alla  même 
passer  deux:  jours  chez  le  colonel  Webb  pour  con- 
clure un  marché  proposé,  mais  dont  les  conditions 
ne  furent  point  acceptées.  Il  n'étoit  pas  oisé  de  placer 
Rousseau  d'une  manière  qui  convint  à  ses  goûts,  ù 
moins  de  l'isoler  entièrement;  ce  qui  répugnoit  à  son 
patron  (c'est  ainsi  qu'il  appela  David  Hume  pendant 
quelque  temps.)  D'abord  on  étoit  obligé  de  le  tromper 
sur  le  prix  de  location  qui  dépassoit  la  somme  aue  sa 
fortune ,  très  bornée,  lui  permettoit  d'v  consacrer;  en- 
suite il  falloit  prendre  des  soins  infinis  pour  lui  laisser 
ignorer  cette  supercherie  :  enfin  Thérèse,  qui  vint  le 
rejoindre,  et  qui  ne  plut  à  personne,  auroit  encore  été 
un  obstacle.  Sans  elle  on  eût  trouvé  mille  asiles  pour  un. 
On  voulut  l'en  séparer  :  on  l'avoit  inutilement  essayé  en 
France.  Après  une  longue  union,  c'eût  été  une  con- 
dition rigoureuse,  mais  que  le  commerce  des  amis  de 
Jean-Jacques  pou  voit  adoucir.  En  Angleterre  c'étoit 
une  barbarie.  Dans  ce  pays,  Thérèse  étoit  plus  néces- 
saire à  Rousseau  qu'elle  n'avoit  jamais  pu  l'être. 
Plus  il  se  dépavsoit,  plus  il  vouloit  s'isoler,  moins  il 
pouvoit  se  passer  d  elle.  Il  paroît  certain  que  David 
contrarioit  secrètement  le  projet  qu'il  avoit  de  se  con- 
finer dans  une  retraite  éloignée  de  Londres.  «  Je  Vai 
a  mis,  écrivoit-il  à  madame  de  Barbantane,ye  Fai  mis 
«  dans  un  village  situé  à  six  milles ,  mais  il  persiste  à 
«vouloir  un  isolement  plus  complet,  et  il  va  bientôt 
«  partir  pour  le  pays  de  Galles,  malgré  tous  les  obsla- 
III.  9 


l3o  PHKCIS      ■ 

h  clos  (jue  foi  fait   naitre  contre   l'exécutiaii  de   ce 

«  projet  '.  " 

Chiswick  est  un  village  embelli  par  le  parc  et  le 
château  du  duc  de  Devonshue  :  Ilousseau  s'y  rendit 
le  '2S  janvier,  ennuyé  qu'il  étoit  de  la  vie  qu'on  lui 
faisoit  mener  dans  la  capitale.  Il  y  demeura  jusqu'au 
moment  de  son  départ  pour  la  province  ;  de  manière 
qu'il  ne  passa  que  quinze  jours  à  Londres.  Mais  il  y 
reçut,  dans  ce  court  espace  de  temps,  des  hommages 
.flatteurs  et  fatigants.  «  Mon  séjour  ici,  disoit-il  à  du 
«Peyrou,  dans  la  lettre  du  27  janvier,  lait  plus  de 
«  sensation  que  je  n'aurois  pu  croire.  M.  le  prince 
«héréditaire,  beau-fière  du  roi,  m'est  venu  voir, 
«  mais  incognito;  ainsi  n'en  parlez  pas.  » 

Georges  IIF  et  la  reine  voulant  le  voir,  il  promit 
d'aller  dans  la  loge  de  Garrick,  et  s'y  rendit  en  effet  : 
Hume  raconte,  à  cette  occasion,  combien  il  eut  de 

'  Celte  lettre  date'e  dn  i6  fe'vrier  1766,  c'est-à-dire  après  six 
semaines,  pendant  lesquelles  ils  avoienl  iiris,  tous  les  deux,  l'iia- 
bitude  de  vivre  ensemble,  contient  quelques  particularités  qu'il 
est  bon  de  faire  connoître.  «  Après  avoir  exa"niiné  Piousseau  sous 
H  tous  les  points,  je  suis  maintenant  en  e'tat  de  le  jujjer.  Je  vous 
«  de'clare  que  je  ne  connus  jamais  un  homme  plus  aimable  ni  plus 
«  vertueux.  Il  est  doux,  modeste,  aimant,  désintc'ressé  ,  doue  d'inn- 
«  sensibilité  exquise.  En  lui  clierriiaut  des  dèlants,  je  n'en  trouve 
«point  d'autres  qu'une  extrême  impatience,  de  la  susceptibiliié , 
«  et  une  disposition  à  nourrir,  contre  ses  ineilleurs  amis,  d'injustes 
Il  soupçons.  Je  n'en  ai  cependant  aucune  preuve;  niais  ses  que - 
«  relies  gvcc  d'anciens  amis  me  le  font  présumer.  !l  a  dans  ses  ma- 
i<  nières  une  simplicité  remarcjuable ,  et  c'est- un  véritable  enfant 
"  dans  le  commerce  ordinaire.  Cette  qualité  ,  jointe  à  une  grande 
<i  sensibilité ,  fait  que  ceux  qui  vivent  avec  lui  peuvent  le  gouvernes 
«  avec  la  plus  grande  facilite?.  » 


DE    LA    ViE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l3l 

peine  à  le  séparer  de  son  fidèle  compagnon  dont  il  étoit 
Tesclave,  pour  lui  faire  tenir  sa  promesse.  On  pré- 
sume bien  que,  si  les  princes  eurent  la  curiosité  de 
voir  l'auteur  d'Emile,  beaucoup  de  personna^^es  la 
partagèrent.  Il  fut  assailli-de  visites.  11  crut  être  plus 
tranquille  à  Chiswick,  mais  il  f  fut  importuné  par 
l'extrême  affluence  des  cwieux.- {Lettre  du  29  mars  à 
M.  Coindet.) 

Tiraillé  de  tous  côtés  ^  quand  il  prenoit  une  résolution  , 
on  conspiroit  pour  la  lui  faire  changer.  «liumeluian- 
«  nonce  avoir  trouvé  un  seigneur  du  pays  de  Galles 
«  qui ,  dans  un  vieux  monastère  où  demeure  un  de  ses 
«  fermiers  ,  lui  fait  offre  pour  lui  d'un  logement  pré- 
«  cisément  tel  qu'il  le  désire  :  puis  on  lui  propose 
«une  autre  habitation  dans  l'île  de  Wight;  mais  le 
«pays  est  découvert;  les  montagnes  sont  pelées;  il 
<i  y  a  peu  d'arbres,  beaucoup  de  monde.  Tout  cela  ne 
«  l'accommode  pas  du  tout  '.  » 

Sur  ces  entrefaites  arrive,  vers  le  10  février,  Thé- 
rèse Le  Yasseur,  dont  il  commençoit  à  s'inquiéter.  Elle 
vint  le  joindre  à  Chiswick. 

Hume  avoit  le  projet  de  faire  obtenir  à  Jean-Jacques 
une  pension  du  roi  d'Angleterre  :  mais  il  ne  le  pouvoit 
à  son  insu,  il  lui  communique  donc  ce  projet,  et  Rous- 
seau fait  dépendre  son  consentement  de  celui  demi- 
lord  maréchal  qui  étoit  à  Potsdam.  Si  Ton  en  croit 
Hume,  le  roi  desiroit  que  cette  affaire  fût  seciéte.  La 
première  de  ces  conditions  exigeoit  un  certain  délai  ; 
on  promit  la  seconde  sans  la  tenir,  et  la  correspon- 
dance de  David,  à  cette  époque,  est  remplie  de  confi- 

■'  Lelfies  des  18  janvier  et  6  fe\iior  1766. 


i32  i»RÉcis 

dcnces  indiscrètes.  Un  autre  projet  peut  avec  celui-là 
expliquer  la  conduite  du  philosophe  anglois,  et  l'ex- 
cuser de  Tintention  qu'il  paroit  avoir  eue  de  fixer 
Ilousseau,  soit  à  Londres,  soit  dans  les  environs. 
C'étoit  de  lui  faire  faire  dans  cette  capitale  une  édi- 
tion générale  de  ses  ouvrages ,  et  de  l'engager  même 
à  en  augmenter  le  nombre.  Mais  Jean-Jacques  avoit 
annoncé  bien  positivement  la  ferme  résolution  de  ne 
plus  écrire.  Il  renouvela  celle  d'aller  dans  une  retraite 
située  loin  de  la  capitale.  Cette  fois  son  désir  fut 
exaucé  parcequ'il  lut  mis  directement  en  rapport  avec 
un  riche  propriétaire  qui  possédoit  plusieurs  habita- 
tions dans  la  Grande-Bretagne.  Il  se  nommoit  M.  Da- 
venport.  Il-  proposa  Wootton ,  femie  située  dans  le 
comté  de  Derby  à  près  de  cinquante  lieues  de  Londres. 
«  La  maison ,  quoique  petite ,  étoit  logeable,  bien  dis- 
«  tribuée,  fort  propre,  et  bâtie  à  mi-côte,  sur  le  pen- 
.1  chant  d  un  vallon  ,  dont  la  pente  étoit  assez  inter- 
"  rompue  pour  laisser  des  promenades  de  plain-pied 
"  sur  la  plus  belle  pelouse  de  l'univers.  Au-devant  de 
«  la  maison  règne  une  grande  terrasse ,  d'où  l'œil  suit^ 
«  dans  une  demi-circonférence,  quelques  lieues  d'un 
«paysage  formé  de  prairies,  d'arbres,  de  fermes 
«  éparses,  de  maisons  plus  ornées  et  bordées,  en  forme 
«de  bassins j  par  des  coteaux  élevés  qui  bornent 
«  agréablement  la  vue.  »  Telle  étoit  cette  retraite  qu'il 
s'est  plu  lui-même  à  décrire  '. 

M.  Davenport  n'alloit  dans  cet  hermitage  qu'à  de 
longs  intervalles,  et  n'y  passoit  que  peu  de  temps.  Il  s'y 
réservoit  d'ailleurs  un  logement.  Pour  ménàgerl'exces- 

'  ÏA'ttre  :i  madame  de  Luze,  du  lo  mai  1766. 


DE   LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l33 

sive  délicatesse  de  Jean-Jacques,  on  convint  d'un 
prix  de  location  qui  fut  porté  à  trente  louis.  Ce  mar- 
ché conclu  ,  Rousseau  ^?-«/e  de  se  rendre  à  JVootton pour 
respirer  après  tant  de  fatigues  et  de  courses.  Mais  au  mo- 
ment du  départ  il  arrive  un  incident  qui  faillit  à  tout 
déranger  '.  M.  Davenport  et  Hume  louèrent  une  voi- 
ture et  le  trompèrent  sur  le  prix  en  faisant  accroiie  à 
Rousseau  que  cette  voiture  venoit  des  environs  de 
Wootton ,  et ,  comme  elle  y  retournoit ,  que  les  frais  se- 
roient  peu  de  chose.  Dupe  d'abord  ,  il  s'aperçut  bien- 
tôt qu  il  y  avoit  quelque  mystère  qu  il  ne  put  éclaircir 
avant  de  se  mettre  en  route,  A  peine  arrivé  dans  sa  re- 
traite ,  il  écrit  à  David  sur  cet  incident.  «  L'affaire  de 
«  ma  voiture  n  est  pas  arrangée,  lui  dit-il,  parceque  je 
«  sais  qu  on  m'en  a  imposé  :  c  est  une  petite  faute  qui 
«  peut  n'être  que  i  ouvrage  d'une  vanité  obligeante , 
«  quand  elle  ne  revient  pas  deux  fois.  Si  vous  y  avez 
«  trempé,  j<!rvous  conseille  de  quitter',  une  fois  pour 
«toutes,  ces  petites  ruses  qui  ne  peuvent  avoir  un  bon 
«  principe  quand  elles  se  tournent  en  pièges  contre 
«<  la  simplicité.  » 

A  l'exception  de  celte  leçon  méritée,  il  remercie 
Hume  avec  effusion  dans  la  première  lettre  qu  il  lui 
écrit  de  Wootton.  «  Vous  ne  pouvez  voir,  lui  dit-il,  tous 
«  les  charmes  que  je  trouve  ici  :   il  faudroit  connoitre 

Il  partit  pour  Wooîtoa  le  ig  mars,  et  fut  quatre  jours  ertroute, 
voyageant  avec  les  mêmes  chevaux.  Pour  mieux  le  tromper,  Hume 
et  M.  Davenport  avcient  fait  mettre,  d:»ns  une  feuille  publique, 
ra\-is  qui  concernoit  cette  voiture  de  renvoi.  Quand  Jean-Jacques 
eut  de'couvert  la  fraude,  il  put  croire  dans  la  suite  que  les  jour- 
naux étoient  à  la  disposition  de  son  ennemi. 


l34  PRÉCIS 

«  le  lieu  et  lire  clans  mon  cœur.  Vous  y  devez  liie  an 
«  moins  les  sentiments  qui  vous  re^jardcnt.  Si  je  vis 
«  dans  cet  agréable  asile  aussi  heureux  que  je  i'es- 
«  père ,  une  des  douceurs  de  ma  vie  sera  de  penser  que 
«je  vous  les  dois.  Faire  un  homme  heureux,  c'est 
«  mériter  de  l'être.  Puissiez-vous  trouver  en  vous- 
«  même  le  prix  de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  ! 
«  Seul,  i'auroispu  trouver  de  Ihospitalité,  peut-être, 
«  mais  je  ne  Taurois  jamais  aussi  bien  goûtée  cju'en  la 
0  tenant  de  votre  amitié.  Conservez-la  moi  toujours  , 
«  mon  cher  patron;  aimez-moi  pour  moi  qui  vous  dois 
Il  tant,  pour  vous-même;  aimez-moi  pourle*bien  que 
n  vous  m'avez  fait.  Je  sens  tout  le  prix  de  votre  sin- 
«  cère  amitié;  je  la  désire  ardemment;  j'y  veux  répon- 
«  dre  par  toute  la  mienne ,  et  je  sens  dans  mon  cœur  de 
«  quoi  vous  convaincre  un  jour  qu'elle  n  est  pas  sans 
«  quelque  prix.  » 

Cette  lettre  est  datée  du  22  mars  :  dan9»celJe  du  29 
Himie  est  encore  le  cher  patron.  «  Son  hôte  est  placé 
«  selon  son  goût  :  il  seroit  peut-être  plus  à  son  aise, 
«  si  l'on  avoit  moins  d  attention  pour  lui  :  mais  les 
«  soins  d'un  aussi  galant  homme  que  M.  Davenport 
«  sont  trop  obligeants  .pour  s'en  fâcher;  et  comme  tout 
«  est-mêlé  d'inconvénients  dans  la  vie,  celui  d'être  trop 
«  bien  est  un  de  ceux  qui  se  tolèrent  le  plus  aisé- 
«  ment.  » 

En  vingt-quatre  heures  ces  dispositions  changent, 
et  le  3i  Jean-Jacques  exprime  à  M.  d'Ivernois,  l'un 
de  ses  correspondants,  les  doutes  les  plus  injurieux 
sur  le  compte  de  David,  qu'il  accuse  d'être  lié  avec  ses 
plus  dantjereux  ennemiSy  et  auquel,  s'il  11  est  pas  unjburbey 


DE    LA    VIE    DE    .T.    J.    ROUSSEAU.  1J3 

il  aura  intérieurement  beaucoup  de  réparations  a  faire. 
Aucune  circonstance  connue,  arrivée  entre  le  29  et  le 
3 1  mars  ,  ne  motive  ce  brusque  changement.  Si  quel- 
que trait  (le  la  part  de  Hume ,  si  quelque  action  nou- 
velle eussent  eu  lieu  ,  on  Tauroit  su  plus  tard  dans 
les  éclaircissements  que  donna  Rousseau. 

Pour  expliquer  cette  subite  métamorphose  ,  il  faut 
donc  avoir  nécessairement  recours  au  caractère  de 
Jean-Jacques ,  à  l'effet  que  produisit  la  solitude  sur  son 
esprit;  à  une  multitude  de  circonstances  qui  s'offrirent 
à-la-fois  à  sa  mém-oire  et  qui ,  de  minutieuses  qu  elles 
étoient  en  elles-mêmes,  devinrent  par  leur  concours 
et  leurs  coïncidence,  importantes  et  graves;  enfin  à 
l'influence  déplorable  de  Thérèse,  cause  sans  cesse 
agissante  et  produisant  des  effets  lents  mais  durables. 
Supposons  une  autre  compagne  qui ,  au  lieu  d'aggraver 
les  tristes  dispositions  de  cette  imagingition  ombrageuse 
et  malade,  les  eiit  détournées  d'abord  avec  adresse, 
combattues  ensuite  avec  ménagement,  en  eût  éloigné 
les  fetours,  et  nous  aurons  la  réunion  qu'on  n'a  point 
encore  vue,  celle  de  l'égalité  d'humeur  et  de  la  con- 
fiance, au  génie  ,  aux  talents,  aux  plus  beaux  dons  de 
la  nature,  aux  quahtés  les  plus  rares,  comme  aux 
vertus  les  plus  coûteuses.  . 

On  verra  parla  suite  que  ce  n'est  pas  sans  motif  que 
je  mets  l'influence  de  Thérèse  au  nombre  des  causes 
qui  déterminèrent  Jean  Jacques  à  rompre  avec  David . 
Je  la  crois  même  la  principale,  puisque  je  ne  doute 
point  qu'il  ne  fût  en  son  pouvoir  d'annuler  les  autres. 

Ce  n'est  pas  que  je  prétende  que  Hmne  soit  exempt 
de  reproches.  Cependant  le  plus  grave  de  tous  (celui 


l36  PRÉCIS 

cVavoir  pris  part  à  la  lettre  de  Walpole)  n'est  poiiiê 
encore  connu  de  Jean-Jacques  à  Tépoquc  où-  nous 
sommes.  C  est  donc  comme  s  il  n  existoit  point.  Il  ne 
tarda  pas  à  le  deviner,  il  est  vrai ,  grâce  à  son  tact  ordi- 
naire; mais  la  méfiance  guidoit  ce  tact  en  cette  occa- 
sion. 

Les  soupçons  exprimés  dans  la  lettre  à  M.  d  Iver- 
nois  ne  pouvoient  que  croître  et  prendre  racine  entre 
Thérèse  et  Rousseau  :  mais  la  lettre  de  Walpole,  insé- 
rée dans  le  Saint-James  Chronicle,  leur  donna  bientôt 
à  ses  yeux  tous  les  caractères  de  la  certitude.  Il  reçut 
ce  journal  le  5  ou  6  avril.  Il  réclama  le  7  pour  faire 
sentir  combien  on  blessoit  les  convenances  en  mettant 
lenomde  Frédéric  au  bas  d'une  lettre  queceroi  n'avoit 
pas  écrite.  Dès-lors  il  se  rappela  que  David  lui  avoit 
parlé  de  cette  lettre  à  son  arrivée  en  Angleterre  ;  qu'il 
étoit  Tami  d'Horace  Walpole,  et  quand  à  son  tour  il 
la  voit  questionné ,  que  David  avoit  évité  de  lui  répon- 
dre. jNavré  de  cette  découverte,  il  épanche  ses  chagrins 
dans  une  lettre  à  madame  de  Boufflers.  «  I-a  peine  de 
«  cœur  qu  il  éprouve  est  excessive  :  elle  trouble  sa 
n  raison  :  toutes  ses  facultés  sont  dans  un  boulever- 
«  sèment  qui  neluipermettoit  pas  de  lui  parler  d'autre 
«chose.  »  (Lettre  du  9  avril.)  Il  devoit  cette  confidence 
à  celle  qui  toujours  avoit  pris  un  vif  intérêt  à  son  sort, 
et  qui  l'avoit  comme  déposé  entre  les  mains  de  David: 
il  la  devoit  encore  à  ce  digne  magistrat  ami  et  protec- 
teur des  lettres  ,  qui,  depuis,  a  terminé  la  carrière  la 
plus  honorable  parle  plus  bel  exemple  de  vertu  qu  il 
soit  possible  à  l'homme  de  donner  '. 

'  Dirrchcz,  dans  l'hisfnire  .nncicmie  ou  moderne,  un  ministre  in- 


DE   LA   VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l3j 

Ces  deux  devoirs  remplis,  fidèle  au  système  qu'il 
s'étoit  fait  d'oublier  les  hommes,  dont  il  avoit  à  se 
plaindre ,  il  y  revient,  et  reprend  le  cours  de  ses  occu- 
pations; car,  à  peine  dans  sa  retraite,  il  savoit  en 
jouir,  et  goûter  les  charmes  d'une  tranquillité  d  au- 
tant plus  appréciée  que,  désirée  depuis  long-temps,  elle 
succédoit  aux  tourments  d'une  vie  agitée.  Dès  les  pre- 
miers jours  il  jctoitun  coup  d  œil  rapide  sur  cette  vie, 
et  disoit  à  l'un  de  ses  amis  •  :  J'ai  différé  de  vous  ré- 
«  pondre  jusqu'au  moment  où  j'arriverois  en  lieu  de 
«  repos  où  je  puisse  respirer.  J'en  avois  grand  besoin, 
«je  vous  jure,  et  le  voisinage  de    Londres  m  étoit 

«aussi  importun  que  Londres   même INIe  voilà 

«  comme  régénéré  par  un  nouveau  baptême,  ayant 
«  été  bien  mouillé  en  passant  la  mer.  J'ai  dépouillé  le 
n  vieil  homme ,  et,  hors  quelques  amis ,  parmi  lesquels 
«je  vous  compte,  j'oublie  tout  ce  qui  se  rapporte  à 
«  cette  terre  étrangère  qui  s'appelle  le  continent.  Les 
«  auteurs,  les  décrets,  les  livres  ,  cette  acre  fumée  de 
«  gloire  qui  fait  pleurer ,  tout  cela  sont  des  folies  de 
«  l'autre  monde,  auxquelles  je  ne  prends  plus  départ, 

struit ,  tolërdnt,  d'une  philosophie  aimable  et  douce  ;  simple  dans 
ses  goûts  ;  conciliant  la  jusiice  et  la  bienfaisance;  méprisant  les 
grandeurs,  se  les  voyant  ôter  sans  regret,  et  rendre  sans  joie,  sans 
émotion;  soupirant  après  une  nouvelle  disgrâce  ;  l'obtenant,  sa- 
vourant les  douceurs  du  repos  ,  et  vers  la  tin  de  sa  vie,  au  moment 
où  ce  repos  est  devenu  le  plus  nécessaire ,  y  renonçant  pour 
venir  mourir  avec  sonTioi  sur  l'échafaud,  et  trouvez  un  autre  que 
Malesherbes  !  On  l'a  dernièrement  accusé  d'avoir  été  philosophe. 
Ce  reproche  est  une  ariteude  honorable  pour  les  outrages  faits  à  la 
philosophie.  C'est  la  plus  éclatante  de  toutes  les  réparations. 

'  Lettre  inédite  qui  ne  se  trouve  que  dans  l'histoire  de  J.  J.  Rous- 
seau, tom.  II,  p.  5iç). 


tlR  PRÉCIS 

<*  et  que  je  me  vais  hâter  d'oublier.  Je  ne  puis  jouir 
«encore  ici  des  cliaruics  de  la  campagne,  ce  pays 
«  étant  enseveli  sous  la  neige;  mais,  en  attendant,  je 
«me  repose  de  nies  longues  courses,  je  prends  ha- 
«  leine,  je  jouis  de  moi ,  et  me  rends  le  témoignage 
«que,  pendant  quinze  ans,  que  j'ai  eu  le  malheur 
«  d'exercer  le  triste  métier  d'homme  de  lettres,  je  n'ai 
«  contracté  aucun  des  vices  de  cet  état  '  ;  l'envie,  la 
«  jalousie ,  l'esprit  d'intrigue  ou  de  charlatanerie ,  n'ont 
«  pas  un  instant  approché  de  mon  cœur.  Je  ne  me 
«  sens  pas  même  aigri  par  les  persécutions,  par  les 
«infortunes,  et  je  quitte  la  carrière  aussi  sain  de 
«  coeur  que  j'y  suis  entré.  Voilà  la  souree  du  bonheur 
«  que  je  vais  goûter  dans  ma  retraite ,  si  l'on  veut  bien 
«  m'y  laisser  en  paix.  Les  gens  du  monde  ne  conçoi- 
«  vent  pas  qu'on  puisse  vivre  heureux  et  content  vis- 
«  à-vis  de  soi ,  et  moi  je  ne  conçois  pas  qu'on  puisse 
«  être  heureux  d'une  autre  manière.  De  quoi  sera- 
«  t-on  content  dans  la  vie  si  l'on  ne  l'est  pas  du  seul 
«  homme  qu'on  ne  quitte  point?  » 

«  Je  ne  suis,  disoit-il  encore  dans  le  même  temps , 
«je  ne  suis  jamais  moins  ennuyé  ni  moins  oisif  que 
«  quand  je  suis  seul.  Il  me  reste,  avec  les  amuse- 
«  ments  de  la  botanique,  une  occupation  bien  chère, 
«  et  à  laquelle  j'aime  chaque  jour  davantage  à  me 
«livrer.  J'ai  ici  un  homme  qui  est  de  ma  connois- 
«  sance,  et  que  j  ai  grande  envie  de  connoître  mieux. 
•'  La  société  que  je  vais  lier  avec  lui  m'empêchera 
«  d'en  désirer  aucune  autre.  Je  l'estime  assez  pour  ne 

'  Il  avoit  commencé  d'écrire  en  lySo.  Il  se  rend  justice,  mais  il 
r;ivoit  rendue  aux  autres  ,  et  n'a  jamais  conlesté  le  mérite  d'autrui. 


DE    LA   VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  \3c) 

«pas  craindre  une  intimité  à  laquelle  il  m'invite; 
«et,  comme  il  est  aussi  maltraité  que  moi  par  les 
«hommes,  nous  nous  consolerons  mutuellement  de 
«  leurs  outrages  ,  en  lisant  dans  le  cœur  de  notre  ami 
«  qu'il  ne  les  a  pas  mérités  '.  » 

Cet  homme  qu'il  veut  connoitre  mieux,  c'est  lui- 
même  ;  et  l'occupation  qui  lui  plaît  chaque  jour 
davantage  est  sa  propre  histoire  :  ce  fut  en  effet  à 
Wootton  qu'il  composa  les  six  premiers  livres  des 
Confessions  qui  se  ressentent  du  calme  dans  lequel  il 
les  écrivit ,  de  la  fraîcheur  du  local ,  et  qui,  sous  quel- 
ques rapports,  diffèrent  tant  des  six  derniers.  Ce 
calme  ne  fut  troublé,  comme  nous  le  verrons,  que 
par  l'effet  que  produisoient  sur  lui  les  lettres  qu'il  re- 
cevoit. 

Nous  devons  passer  rapidement  sur  queUpies  cir- 
constances qui  n'ont  besoin  que  d'être  indiquées  : 
telles  sont,  i»  l'affaire  de  la  pension  qui  fut  terminée 
presque  à  l'insu  de  Rousseau.  La  condition  qu'il  avoit 
exigée  étoit  remplie,  et  milord  maréchal  venoit  de 
donner  sofi  consentement.  Mais  Jean-Jacques  ne 
vouloit  pas  devoir  à  David  Hume  un  service  de  cette 
importance.  Il  écrivit  pour  que  le  projet  fut  ajourné  2. 

Lettre  à  madame  de  Boufflers,  en  date  du  5  avril  1766. 

«  Je  vous  dirai  seulement  un  mot  sur  une  pension  du  roi  d'An- 
«  gleterre  dont  il  a  e'te'  question  ,  •  et  dont  vous  m'aviez  parle'  vous- 
«  même  :  je  ne  vous  repondis  pas  sur  cet  article,  non  seulement  à 
«  cause  du  secret  que  M.  Hume  exineoit,  au  nom  du  Hoi,  et  que  JB 
«  lui  ai  fidèlement  gardé  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  publié  lui-même;  mais 
«  parceque  n  ayant  jamais  lîien  compte  sur  cette  pension  ,  je  ne 
»  voulois  vous  flatter  pour  moi  de  cette  espérance  que  quand  je 
«  serois  assure'  de  la  voir  remplir.  Vous  sentez  que,  rompant  avec 


l4o  PRÉCIS 

a"*  Les  arrangements  pris  avec  M.  Dutens  pour  la 
vente  des  livres  et  des  gravures  qui  appartenoient  à 
Jean-Jacques.  3°  Le  libelle  que  Voltaire,  heureux, 
opulent  à  Ferney,  fit  publier  à  Londres  (sons  le 
nom  àe  Fansojjhe)  contre  Rousseau  acceptant  un  asile 
à  Wootton. 

Revenons  à  la  querelle  plus  fameuse  que  connue, 
et  dans  le  récit  de  laquelle  beaucoup  de  faits  ont  été 
dénaturés.  C'est  particulièrement  la  question  qu'il 
importe  de  bien  connoître  dans  ce  procès  pour  s'en 
faire  une  juste  idée.  On  a  toujours  cru  que  Jean-Jac- 
ques avoit  fait  et  publié  un  libelle  contre  David  Hume. 
Or,  il  n'a  pas  publié  un  seul  mot  dans  cette  querelle. 
Ce  prétendu  libelle  n'a  jamais  existé ,  quoique  l'opi- 
nion contraire  ait  été  généralement  établie.  Kous  ver- 
rons sur  quelle  base  fragile  elle  étoit  appuyée,  et 
quel  étoit  ce  prétendu  libelle. 

Jean-Jacques  eut-il  des  motifs  suffisants  pour  rom- 
pre avec  David  Hume,  et  quelle  fut  sa  conduite  quand 
il  eut  pris  ce  parti?  Telle  est  la  double  question  dont 
la  solution  doit  se  trouver  dans  l'exposé  des  faits. 

Nous  avons  déjà  laissé  entrevoir  les  motifs.  A  ce 
sujet  nous  devons  faire  une  observation.  Dans  des 
ruptures  de  cette  espèce  les  vrais  juges  sont  les  per- 
sonnes intéressées ,  et  Ton  est  à-la-fois  juge  et  partie  : 
circonstance  qui  doit  rendre  le  jugement  suspect. 
En  effet,  il  est  question  de  l'amitié  que  chacun  en- 
tend, définit,  oa  pratique  à  sa  manière,  et  dont  les 

«  M.  Hume,  je  nepouvols,  sans  infamie,  accepter  des  bienfaits  qui 
«.  me  vnnoient  par  lui.  »  Lettre  à  du  Peyrou  du  16  août  176G;  pin* 
tard  elle  fut  accorde'e. 


DE   LA    VIE   DE   J.    J.    TiOUSSEAU.  l/^i 

devoirs  varient  au  gré  des  diverses  interprétations 
qu'on  lui  donne.  Comment  alors  s'établir  juge  entre 
deux  amis  qui  se  brouillent?  et  ne  faudroit-ii  pas,  ce 
qui  ne  se  peut  jamais ,  sonder  tous  les  replis  du  cœur 
humain? 

Il  est  possible  cependant  de  trouver  dans  les  écrits 
et  dans  la  conduite  de  Rousseau  des  données  incon- 
testables sur  le  prix  qu'il  mettoit  à  l'amitié.  «  S'il  y  a 
«  dans  la  vie,  disoit-il  ',  un  sentiment  délicieux,  c'est 
«  celui-là.  »  Il  partageoit  l'opinion  de  Cicéron  sur  les 
droits,  les  devoirs  ,  et  les  jouissances  de  l'amitié  ^  :  à 
l'instar  de  l'orateur  romain,  il  la  régardoit  comme  un 
présent  du  ciel,  et  pensoit  que,  toujours  compagne 
de  la  vertu,  elle  méritoit  tous  les  sacrifices,  même 
celui  de  la  vie.  La  défense  de  son  ami  étoit  à  ses 
yeux  un  rigoureux  devoir  3. 

Qu'on  juge  d'après  cela  combien  il  dut  éprouvei* 
d'amertume  et  d'indigfnation  quand  il  sut  que  loin  de 

'  Confessions  ,  liv.  V. 
«  Ilaiid  scio  an,  excepta  sapientiâ,  qiiidquaiu  melius  homiiii 
'.  sit  à  (liis  immortalibus  datum,  haec  ipsa  virtus  ainicitiam  et  gignit 
«  et  continet....  Amicitia  res  pluriuias  conlinet  :  quoquè  te  verteris  j 
"  prœstô  est  :  nuUo  loco  excliiditur  ;  nunquam  intempesiiva,  nuu- 
«  quam  moSesta  est.  In  amicitia  nihil  fictum,  nihil  simulatum  ;  et 
«  quidquid  in  eà  est,  id  est  verum  et  voluntarium.  Solem  eniin  è 
«  mundo  tollere  videntur ,  qui  aniicitiam  è  vitâ  tollunt  :  quâ  à  diis 
«  immortalibus  nihil  melius  habemus  ,  nihil  jucundius.  Virtutum' 
«  amicitia  adjutrix  à  naturà  data  est,  non  viliorum  cornes.  »  Cicero  , 
de  amicitiû. 

'  L'ami  d'Atticus  veut  même  qu'en  ce  cas  on  s'écarte  un  peu  du 
droit  chemin,  et  qu'on  ne  s'arrête  qu'au  moment  où  l'on  rencon- 
treroit  l'infamie  en  faisant  un  pas  de  plus  Declinandum  sit  de  via.. 
modb  ne  summa  turpitudo  scijuntur. 


l42  PRÉCIS 

i'avoir  défendu,  lorsque  Walpole  le  livioit  a  la  risée 
publique,  David  Ilurae  avoit  ajouté  aux  ridicules 
dont  on  le  couvroit  dans  la  prétendue  lettre  de  Fré- 
déric !  ce  fut  à  ce  seul  fait  qu'il  réduisit  tous  les  {ifiiefs 
de  David.  «  Il  s'agit  de  savoir,  écrivoit-il  ',  quel  que 
«  soit  Tauteur  de  la  lettre,  si  M.  Hume  en  est  com- 
«  plice.  '» 

Le  fait  étant  certain,  il  ne  reste  plus  qu'à  connoître 
la  conduite  de  Rousseau,  car  nous  n'examinerons 
point  la  nature  du  délit.  Que  ce  soit  une  injure,  un 
outrage,  peu  importe.  On  est  toujours  obligé  de  con- 
venir que  ce  n'est  point  un  service  (Tami,  et  que 
David  Hume  eût  mieux  fait  de  ne  prendre  aucune 
part  à  la  lettre  de  Walpole ,  et  mieux  encore  d'empêcher 
celui-ci  de  la  faire. 

Rousseau  suivit  le  précepte  de  Caton  rapporté  par 
Tami  d'Atticus,  qui  en  recommande  l'exécution  :  c'est 
de  dénouer  plutôt  que  de  déchirer  le  lien  de  l'amitié  '^. 
Affecté  cruellement,  au  point  même  d'en  avoir  ses 
facultés  dans  un  bouleversement  (jui  ne  lui  permettoitj)as 
de  s'occuper  d'outre  chose  3,  il  rend  compte,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  à  madame  de  Boufflers  et  à  monsieur 
de  Malesherbes  des  motifs  qu'il  a  de  rompre  avec 
David  Hume:  il  remplissoit  un  devoir  et  soulageoit 
son  cœur.  Ces  premiers  moments  passés,  il  a  recours 
à  son  remède  ordinaire,  f oubli  des  injures,  et  pour 

'  Lettre  à  madame  la  man^uist;  deVerileliu,  août  i"66.  La  même 
question  se  retrouve  dans  pTVisieurs  autres  lettres. 

"  Dissuendae  uiagis  quam  discindenda'  auiiciîiœ.  (CVcero,  J« 
anticitln.) 

'  Lettre  du  9  avril  1766. 


DE    LA   VIE    DE   J.    J.     ROUSSEAU.  l/fS 

l'obtenir  i!  se  livre  à  la  botanique,  à  la  rédaction  de 
ses  mémoires,  à  la  méditation,  aux  rêveries,  et  fait, 
dans  la  vallée  de  Wootton,  de  fréquentes  prome- 
nades, bien  résolu  de  ne  plus  songer  à  David  Hume. 
Il  y  seroit  parvenu  sans  celui-ci,  qui  fit  assaillir  Rous- 
seau de  tous  les  côtés  dans  sa  letraite,  et  le  força  de 
s'occuper  de  lui,  comme  nous  allons  le  voir. 

Étonné  du  silence  de  Jean-Jacques  dont  il  n'en- 
tendoit  plus  parler,  Hume  lui  éciit  pour  en  connoître 
la  cause:  Rousseau  lui  répond  le  23  juin  1766, 
et,  sans  rien  spécifier  dans  cette  lettre,  qui  a  peu 
d'étendue,  il  lui  reproche  de  Tavoir  attiré  en  Angle- 
terre pour  le  déshonorer,  et  lui  déclare  qu'il  ne  veut 
plus  avoir  de  commerce  avec  lui,  parceque  tous  les 
deux  ne  doivent  plus  rien. avoir  à  se  dire.  Hume  ré- 
plique avec  beaucoup  d'énergie  et  somme  Jean-Jac- 
ques de  s'expliquer  clairement,  et  de  lui  nommer 
ses  accusateurs.  Mais,  dans  la  crainte  qu'il  avoit  de 
ne  point  obtenir  d'éclaircissement,  il  eut  recours  à 
M.  Davenport,  chez  qui  demeuroit  Rousseau.  Il  s'étoit 
formé  une  liaison  entre  les  deux  hôtes.  «  Le  maître 
«de  la  maison,  écrivoit  Jean-Jacques  à  son  ami  du 
«  Peyrou,  est  un  très  galant  homme,  pour  qui  trois 
«  semaines  de  séjour,  qu  il  a  fait  ici  avec  sa  famille, 
«  ont  cimenté  rattachement  que  ses  bons  procédés 
«  m'avoient  donné  pour  lui.  Tout  ce  qui  dépend  de  lui 
«  est  employé  pour  me  rendre  le  séjour  de  sa  maison 
«  agréable  :  si  j'avois  à  choisir  de  nouveau  dans  toute 
«l'Angleterre,  je  ne  choisirois  pas  d'autre  habita- 
«  tion  que  celle-ci.  »  David  Hume  ne  pouvoit  donc 
mieux  s'adresser.  M.  Davenport  fit  promettre  àEous- 


l44  PRÉCIS 

seau  qu'il  donueroit  rexplication  demandée,  et,  le 

lo  juillet,  il  tint  parole. 

Psous  arrivons  au  fameux  libelle,  car  ce  n  est  autre 
chose  que  cette  lettre  volumineuse  dans  laquelle 
Jean-Jacques  épanche  son  cœur,  et  se  délivre  du 
poids  qui  l'oppresse.  Après  lui  avoir  dit  que,  «  ne 
«vivant  point  dans  le  monde,  il  ignore  ce  qui  s'y 
«  passe  ;  qu'il  n'a  point  de  parti ,  point  d'associé,  point 
«  d'intrigue;  qu'il  ne  lui  dit  rien;  qu'il  ne  sait  que  ce 
«  au  il  sent;  mais  comme  on  le  lui  fait  sentir,  il  le  sait 
«  bien;  il  lui  fait  r histoire  des  mouvements  de  son  ame^ 
«  et,  traitant  M.  Hume  en  tierce  personne,  il  lui  an- 
«  nonce  qu'il  l'établit  son  propre  juge. 

INous  n  entrerons  point  dans  le  long  détail  des  re- 
proches faits  à  David,  parceque  cette  lettre  se  trou- 
vant dans  toutes  les  éditions  des  œuvres  de  Rousseau , 
le  lecteur  peut  facilement  se  la  procurer.  Une  partie 
de  ces  reproches  reçoit  toute  la  gravité  de  l'imagi- 
nation de  Jean-Jacques,  mais  il  en  reste  assez  de 
réels  pour  motiver  le  parti  qu'il  avoit  pris  de  ne 
vouloir  plus  entendre  parler  de  Hume  :  car  c'est  à  cet 
oubli  que  se  bornoit  sa  \en,geancc. 

Il  termine  cette  longue  lettre  par  de  vives  instances 
qti'il  adresse  au  philosophe  anglois  pour  qu'il  se  jus- 
tifie, et  comme  cette  prière  ne  fut  point  écoutée,  il 
importe  de  la  rapporter  afin  qu'on  juge  si  elle  auroit 
dû  l'être.  «Je  suis,  lui  dit-il,  le  plus  malheureux  des 
«  humains  si  vous  êtes  coupable;  j'en  suis  le  plus  vil 
«  si  vous  êtes  innocent.  Vous  me  faites  désirer  d'être 
«cet  objet  méprisable.  Oui,  l'état  où  je  me  verrai 
«  prosterné,  criant  miséricorde,  et  faisant  tout  pour 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l/jS 

«Tobtenir,  publiant  à  liante  voix  mon  indignité,  et 
«  rendant  à  vos  vertus  le  plus  éclatant  homma{7e , 
«  seroit  pour  mon  cœur  un  état  d  épanouissement  et 
«  de  joie  après  Tétat  d'étoulTement  et  de  mort  où  vous 
«  Tavez  mis.  Il  ne  me  reste  qu\m  mot  à  vous  dire.  Si 
«  vous  êtes  coupable,  ne  m'écrivez  plus  :  cela  seroit 
«inutile,  et  sûrement  vous  ne  me  tromperez  pas.  Si 
«  vous  êtes  innocent,  daignez  vous  justifier.  Jeconnois 
«  mon  devoir,  je Taime et  l'aimerai  toujours ,  quelque  » 
«  rude  qu'il  puisse  être.  Il  n'y  a  point  d'abjection  dont 
«  un  cœur  qui  nest  pas  né  pour  elle  ne  puisse  revenir. 
«  Encore  un  coup,  si  vous  êtes  innocent ,  daignez  vous 
«justifier:  si  vous  ne  Têtes  pas,  adieu  pour  jamais.  » 

Un  ami  vraiment  digne  de  ce  nom  ,  n'auroit-il  pas 
été  touché?  ISe  se  seroit-il  pas  attendri  sur  la  triste 
destinée  de  celui  qui  lai  devoit  sa  retraite,  1  isole- 
ment après  lequel  il  avoit  soupiré,  des  liaisons  nou- 
velles ,  tous  les  rapports  dont  se  composoit  son  exis- 
tence dans  un  pays  étranger  dont  il  ignoroit  la  langue, 
les  mœurs,  les  habitudes? 

Hume  ne  se  justifie  pas ,  ne  répond  point  ;  et  faisant 
des  notes  sur  cette  lettre ,  il  l'adresse  au  baron  d  Hol- 
bach ainsi  qu'à  d  Alembert ,  avec  une  lettre  d  envoi 
dans  laquelle  il  traite  Rousseau  de  scélérat.  D'Alem- 
bert  etSuard  traduisent  les  notes  ,  font  une  préface  in- 
jurieuse à  leur  compatriote,  et  publient  lettre  et  notes 
sous  le  titre  fi  Exposé  succinct  de  la  conduite  de  M.  Hume. 
Tel  est  le  libelle  fait  i^av  Jean-Jacques.  La  société 
du  baron  avoit  répandu  la  nouvelle  de  la  ruptui-e 
qui  parvint  ainsi  aux  oreilles  de  niadame  de  Rouf- 
flers,  femme  aimable,  spirituelle,  et  d'un  sens  droite 
m.  lo 


14^)  PRÉCIS 

Elle  étoit  aux  eaux  de  Fougues  avec  le  prince  de 
Conti.  Elleavoit  déjà  reçu  trois  mois  auparavant  une 
lettre  (9  avril)  dans  laquelle  Rousseau  lui  faisoit  part 
de  ses  plaintes ,  de  ses  soupçons  contre  celui  à  qui  cette 
dame  avoit  confié  sa  destinée.  Il  est  probable  que 
madame  de  Bouffleis  y  fit  alors  peu  d'attention,  et 
qu'elle  crut  que  les  nuages  se  dissiperoient;  mais  les 
bruits  qui  circuloientde  tous  côtés,  grâce  aux  soins  des 
,  amis  de  Hume,  la  tirèrent  de  son  erreui'.  David  ne 
pouvoit  plus  différer  de  lui  rendre  compte  d'une  affaire 
qu'il  auroit  dû  ne  confier  qu'à  elle.  Le  16  juillet  il  lui 
écrit  une  lettre  dans  laquelle  il  fait  de  vains  efforts 
pour  dissimuler  l'embarras  qu'il  éprouve,  et  donne  de 
mauvaises  excuses  pour  pallier  des  torts  réels. 

Madame  de  Boufflers  lui  répond  une  lettre  remar- 
quable par  sa  logique ,  par  l'adresse  avec  laquelle  elle 
combat  son  amour-propre,  par  le  soin  qu'elle  prend 
d'exagérer  même  les  reproches  qu'IIume  avoit  à  se 
faire,  afin  de  le  disposera  l'indulgence  envers  Rous- 
seau. Elle  ne  finit  cette  lettre  qu'à  Paris  où  elle  trouve 
à  son  arrivée  de  nouvelles  preuves  de  la  haine  de  David 
contre  Jean-Jacques.  C  étoit  une  lettre  de  Hume  à 
d'Alembert,  que  celui-ci  avoit  fait  passera  madame 
de  Boufflers  pour  la  lui  communiquer  et  surtout  pour 
affoiblir  et  détruire  l'intérêt  qu'elle  prenoit  à  Rousseau. 
Ne  doutant  point  que  madame  de  Boufflers  ne  prît 
toutes  les  mesures  possibles  pour  assoupir  cette  af- 
faire, Hume  ne  vouloit  l'en  instruire  que  lorsqu'un 
éclat  fâcheux  produit  par  ses  soins  empêcheroit  cette 
dame  d'arriver  à  son  but. 

«  En  arrivant  à  Paris  (dit-elle  dans  sa  lettre) ,  j'ai 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l  ^n 

«  trouvé  la  vôtre  à  M.  d'Alenibert,  qui  Tavoit  envoyée 
«  chez  moi  pour  que  je  la  lusse.  J'avoue  qu'elle  m'a  sur- 
«  prise  au  dernier  point.  Quoi!  vous  lui  recommandez 
«  de  la  communiquer,  non  seulement  à  vos  amis  de 
«Paris,  dénomination  bien  vague  et  bien  étendue, 
«  mais  à  M.  de  Voltaire,  avec  qui  vous  avez  peu  de 
«  liaison  et  dont  vous  connoissez  si  bien  les  disposi- 
«  tions!  Après  ce  trait  de  passion,  après  tout  ce  que 
«  vous  avez  dit  et  écrit,  les  conseils  que  je  pourrois 
«  vous  donner seroient  inutiles.  Au  reste,  vous  aurez  ici 
«  un  parti  nombreux  composé  de  tous  ceux  qui  seront 
«  cbarmés  de  vous  voir  agir  comme  un  homme  ordi- 
«  naire.  Dans  quel  dessein  les  nouvelles  informations  * 
«  dont  vous  chargez  M.  d'Holbach?  Vous  n'avez  pas 
«sans  doute  1  intention  de  rien  écrire  contre  ce  mal- 
«  heureux  homme  qui  soit  étranger  à  votre  cause?  Vous 
«  ne  serez  pas  son  délateur  après  avoir  été  son  protec- 
il  teur.  De  semblables  examens  doivent  précéder  les 
<c  liaisons  et  non  suivre  les  ruptures.  » 

En  n'écrivant  qu'à  David  Hume,  madame  de  Bouf- 
flers  n'auroit  rempli  qu'à  moitié  le  devoir  qu'elle 
s'étoit  imposé.  Il  falloit  commencer  par  le  philosophe 
anglois,  parcequ'il  dépendoit  de  lui  de  ne  pas  mettre 
le  public   dans  la  confidence  de  cette  rupture  qui 

'  M.  Ilumc  croyoit  que  Jean-Jaccjues  avoit  piacé  de  l'argent  chez 
le  banquier  Rougemont.  Voulant  coiinoître  la  quotité  des  fonds, 
il  fit  beaucoup  de  démarches  auprès  de  ce  banquier,  chez  lequel 
Rousseau  e'toit  crédité  par  du  Peyrou,  et  qui  e'toit  ou  devoit  être 
dépositaire  des  cent  louis  donnés  par  milord  maréchal  à  Thérèse. 
Bien  loin  d'a6user  du  crédit,  Rousseau  n'en  usa  point.  Il  renonça 
à  la  pension  que  lui  >onloit  faire  son  ami  et  ([ue  d'abord  il  avoit 
acceptée. 

lO, 


l4S  PRÉCIS 

n  aiiroit  point  en  effet  été  connue  s'il  se  fût  contenté 
(le  conserver  la  lettre  de  Jean-Jacques  et  de  le  plaindre. 
Mais,  pour  agir  de  cette  manière,  il  auroit  fallu 
n'avoir  aucun  tort  à  se  reprocher. 

Madame  de  Boufflers  écrit  donc  à  Rousseau  '  et 
lâche  de  luj  démontrer  l'injustice  de  ses  soupçons  et 
l'innocence  de  David  Hume.  Celui-ci  n'auroit  pu  rien 
dire  de  plus  éloquent,  ni  de  mieux  raisonné  pour  sa 
cause.  Elle  témoijjneàJean-Jacques  le  chagrin  qu'elle 
éprouve  de  ce  que  tous  ses  omis  sont  dons  la  constetmo- 
tion  et  réduits  ou  silence  ;  et  le  prie  instamment  de  lui 
adresser  des  explications,  afin  quils  sochent  comment 
l  excuser,  et  bi  l'on  ne  peut  le  disculper  entièrement. 

La  conduite  de  madame  de  Boufflers  doit  êtie  citée 
pour  exemple.  Prudence,  délicatesse,  logique  pres- 
sante, considérations  prisesdans  l'intérêt  de  l'amour- 
propre,  devoirs  de  l'amitié,  tout  fut  hahilement  em- 
ployé par  elle.  Si  elle  ne  parvint  pas  à  opérer  une  ré- 
conciliation que  David  avoit  rendue  impossible,  du 
moins  n'épargna-t-elle  rien  pour  l'obtenir;  et  si  les 
deux  amis  cessèrent  de  l'être  l'un  pour  l'autre,  elle 
les  conserva  tous  les  deux  au  nombre  des  siens. 

Non  content  d  instruire  le  public  françois  par  l'in- 
termédiaire du  baron  d'Holbach,  de  d'Alembert,  et  do 
Voltaire,  M.  Hume  fait  un  récit  de  sa  querelle  pour  le 
général  Conway,  membre  du  ministère  Britannique; 
un  autre  pour  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre,  qui  lui 

'  Le  27  juillet  176G,  le  surleiidemain  de  la  lettre  adresse'e  à 
M.  Hume.  Ces  deux  lettres  également  remarquables,  sont  inse're'es 
textuellement  dans  l'Histoire  du  J.  J.  Housseau,  tome  I,  pafi;.  i3l 
à   142- 


DE   LA   VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  J  !\C) 

conseillent  de  ne  rien  publier,  à  moins  qu'il  n'y  soit  forcé 
par  Rousseau. 

MM.  Suard  et  d'Alembert  traduisirent,  ainsi  qtie 
nojis  l'avons  dit,  les  commentaires  que  David  Hume 
avoit  mis  à  la  lettre  de  Jean-Jacques;  et  comme  dans 
ces  commentaires  il  y  avoit  des  injures  gratuites  ,  qui 
ne  pouvoient  faire  de  tort  qu'à  celui  qui  se  les  per- 
mettoit,  les  deux  traducteurs  retranchèrent  ces  in- 
jures. David  les  remercie  dans  une  lettre  du  19  dé- 
cembre d'avoir  adouci  quelques  unes  des  expressions  dont 
il  sétoit  senn  en  parlatit  de  ce  prodige  d'orgueil  et  de  féro- 
cité :  autres  expressions  qui,  probablement,  ne  lui 
parurent  pas  avoir  besoin  d'adoucissement.  L'exposé 
succinct  I ,  titre  sous  lequel  parut  le  Factum  de  David , 
eut  tout  le  succès  qu'il  devoit  avoir,  et  produisit  des  bé- 
néfices qui  rétablirent  les  finances  de  M.  Suard,  d'après 

'  Je  possède  un  exempLiire  de  la  première  édition.  Voici  Je  tiîre  : 
Exposé  succinct  de  la  contestation  qui  s'est  élevée  entre  M.  Hume  et 
M:  Rousseau,  avec  les  pièces  justiftcatives.  Londres,  1766,  pelil 
in-S"  de  127  pages,  sans  rompter  la  préface.  Cet  Exposé  se  com- 
pose d'un  re'cit  de  M.  Hume. et  des  lettres  de  Rousseau  romraentc'es 
par  ce  philosophe.  Les  traducteurs  terminent  leur  préface,  et 
M.  Hume  son  récit  par  une  contradiction.  Les  premiers  disent 
(ju'en  livrant  sa  cause  au  public ,  J/.  Hume  s'abandonna  au  juge- 
ment des  esprits  djoits,  et  l'historien  anglois  dit  (  pag.  124  )  qu'il 
lie  destine  son  Précis  qu'a  ses  amis  ^  et  qu'il  aime  tellement  la  paix 
qu'il  n'y  a  que  la  nécessité  qui  puisse  le  déterminer  h  exposer  celle 
querelle  aux  yeux  du  public.  La  dernière  des  pièces  dont  se  com- 
pose Y  Exposé  succinct  est  une  déclaration  de  d'Alemhert  qui  assure 
n'être  nullement  l'ennemi  de  Rousseau  ;  qu'il  n'a  cherché  qu'à 
l'obliger,  et  que  c'est  gratuitement  qu'on  le  mêle  à  la  querelle  que 
Jean-Jacques  a  suscitée  à  David.  Il  est  fâcheux  pour  l'académicien 
que  M.  Hume  ait  conservé  les  lettrés  qui  prouvent  la  pari  nctivf 
que  1"  géomètre  prit  dans  celte  afî'aiie. 


l5o  PRÉCIS 

le  témoignage  d'un  de  ses  amis  ',  Il  profitoit  seul  de 

la  rupture. 

Pendant  que  David  Hume  clierchoit  de  tous  côtés 
des  ennemis  à  son  ancien  ami,  que  faisoit  celui-ci?  Ne 
sachant  rien  de  ce  qui  se  passoit ,  ne  se  doutant  pas 
que  David  publioit  ses  lettres ,  il  s  occupoit  de  musi- 
que, de  botanique,  du  soin  d  écrire  ses  mémoires;  et 
sans  sa  correspondance  il  auroit  entièrement  oublié 
l'historien.  Forcé  d'y  songer  malgré  lui  et  de  répondre 
à  ses  amis,  c'étoit  pour  leur  reprocher  de  troubler  son 
repos  en  l'entretenant  d  un  homme  qu'il  vouloit  ban- 
nir de  sa  mémoire.  Il  disoit  à  l'un ,  «  Je  continuerai  de 
«  laisser  M.  Hume  faire  du  bruit  tout  seul  =  ;  à  l'autre , 
"  On  dit  que  M.  Hume  me  traite  de  scélérat  et  de  canaille  : 
«si  je  savois  répoudre  à  de  pareils  noms,  je  m'en 
«  croirois  digne;  à  un  troisième  3,  Laissons  dire  et 
«  M.  Hume  et  les  puissances,  et  les  gazetiers  et  tout 
<>  le  monde;  auquatrième  4,  Lorsqu'on  vous  parlera  de 
«  ce  qu'écrit  M.  Hume,  faites  comme  moi,  gardez  le 
«  silence  et  demeurez  en  repos  ;  au  cinquième  ^,  Mettez- 
«  vous  donc  sur  mon  compte  le  vacarme  que  fait  le 
«  bon  David ,  pendant  que  je  n'ai  dit  un  mot  qu'à  lui , 
«  dans  le  plus  grand  secret,  et  quand  il  m'y  a  forcé? 
«enfin  au  sixième^,  Après  un  premier  mouvement 
«  d  indignation,  je  me  suis  retiré  paisiblement;  il  a 
«  voulu  une  explication ,  j'y  ai  consenti.  Tout  cela  s'est 

'  Mémoires  historiques  de  M.  Garât,  tom.  II,  p.  173. — "  Lettre 
à  M.  Guy,  du  2  août  1766.  —  '  Lettre  à  Marc-Miohel  Rey,  août 
1 7GG.  —  '^  Lettre  à  M.  d'Ivernoîs ,  3o  août  1 766.  —  '  Lettre  à  M.  du 
Peyrou ,  1766.  —  "Lettre  du  2  janvier  1767.  Il  seroit  facile  de 
Hiulti|)lier  ces  citation;. 


DE    LA    VIE    DE    J.-J.    ROUSSEAU.  l5t 

«passé entre  lui  et  moi;  ila  jugéà  propos  cVen  fairele 
«  vacarme  que  vous  savez;  il  ta  fait  tout  seul.  Je  me 
«  suis  tu;  je  continuerai  de  me  taire,  et  je  n'ai  rien  dvi 
«  tout  à  dire  de  M.  Hume ,  sinon  que  je  le  trouve  un 
«  peu  insultant  pour  un  bon-homme ,  et  ijin  peu  bruyant 
«  pour  un  philosophe.  » 

Il  ne  faut  pas  oubher  que  ces  lettres,  recueillies 
long-temps  après  la  mort  de  l'auteur,  n'étoient  pas 
destinées  à  1  impression;  que  c'étoient  des  confidences 
faites  à  l'amitié;  que  Jean-Jacques  auroit  pu  tenir  sur 
le  compte  de  David  un  langage  plus  désobligeant  sans 
mériter  de  reproches,  puisqu  il  ne  s  adressoit  pas  au 
public;  enfin  que  cette  querelle  ne  fut  connue  que 
par  les  soins  ou  la  faute  de  Isl.  Hume.  Piousseau  se 
tint  coi,  comme  il  le  dit  lui-même,  laissant  au  tenqos  à 
produire  son  effet.  En  lisant  attentivement  sa  corres- 
pondance à  cette  époque,  on  remarque  qu'il  com- 
mence par  gourmande}'  ses  amis  de  ce  qu'ils  l'entre- 
tiennent de  David  ;  ensuite  qu'il  diffère  ses  réponses 
et  les  fait  toutes  le  même  jour,  afin  de  ne  troubler  son  . 
repos  que  le  moins  possible,  et  de  ne  pensera  celui 
dont  le  souvenir  l'offensoit,  que  lorsqu'il  ne  pouvoit 
plus  se  dispenser  de  le  faire.  Aussi  plusieurs  lettres 
offrent-elles  la  répétition  des  mêmes  détails  et  quel- 
quefois dans  les  mêmes  termes. 

Les  écrivains  françois  prirent  parti  pour  David,  et 
Voltaire  même,  qui  tenoit  le  sceptre  de  la  littérature, 
se  déchaîna  contre  Rousseau.  Dans  cette  clameur  uni- 
verselle, une  seule  voix  se  fit  entendre  :  ce  futjjelle 
de  madame  la  Tour-Franqueville ,  qui,  n'écoutant  que 
la  juste  in('ignation  qu'elle  éprouvoit  en  voyant  tant 


i53  puÉcis 

d'agresseurs  et  pas  un  seul  défenseur,  lutta,  de  con- 
cert avec  du  Peyrou,  contre  Hume  et  ses  Iraducteurs, 
fît  imprimer  une  réfutation  de  ÏE.x  posé  succinct  ',  et  la 
publia  à  l'insu  de  Jean-^JacqueS. 

On  peut  juger  maintenant  avec  connoissance  de 
cause,  et  faire  la  part  des  torts  de  chacun.  Rou-sseau 
n'écrivit  rien,  ne  publia  lien.  Les  explications  qu'il 
donna,  d'après  les  instances  de  son  hôte,  M.  Daven- 
port,  étoient  confidentielles.  Il  fut  étranger  à  leur 
publicité.  David  avoit-il  le  droit  de  les  faire  imprimer 
sans  le  consentement  de  Jean-Jacques  ,  sans  lui  avoir 
communiqué  son  commentaire?  S'il  avoit  ce  droit, 
devoitil  en  user?  Enfin  peut-on,  comme  on  l'a  fait, 
en  accuser  Tauteiu-  d  Emile  et  prétendre  qu'il  a  publié 
un  libelle  contre  l'historien  anglois?  J'aurois  honte  de 
faire  ces  questions,  si  je  ne  savois  combien  d'un  côté 
la  passion  et  de  l'autre  la  crédulité  les  tendent  cxcu- 

'  Il  y  a  (lanà  cet  Exposé  succinc't  un  mensonf^e  qu'il  importe  de 
faire  remarcjuer.  C'est  un  cerlitical  de  Horace  Walpole,  <jui  atteste 
que  David  ne  connut  point  la  prétenilue  lettre  de  Fn'de'ric,  qu'il 
assure  n'avoir  éie'  publie'e  qu'après  le  départ  des  deux  amis  jiour 
Londres.  Or  elle  étoit  publique  le  28  ilc'cembre;  les  uie'moires  de 
Bacbaumon,  et  la  correspondance  de  madame  du  Deff'and  le  prou- 
vent. Celle  de  Hume  l'ait  voir  que  non  seulement  il  connut  celte 
lettre,  niais  qu'il  en  fut  complice.  Avant  la  rupture  il  terminoit  une 
de  ses  lettres  à  madame  de  lîarbantane  par  ces  mots  ,  Dites  à  madame 
de  Boufflers  que  la  seule  plaisanterie  que  je  me  suis  peiniise  dans 
cette  lettre  fut  faite  par  moi  h  la  table  de  lord  Ossory.  11  falloit  qu'il 
comptât  l)icn  sur  la  discrétion  de  ces  deux  dames,  pour  publier 
ensuite  le  certificat  de  Walpole,  qui  de'montre  qu'ils  mentoient 
tous  ]fjs  deux.  On  l'ignoreroit  sans  les  b  tires  de  Hume,  qui  ont  été 
imprimées  à  Londres  en  1821.  Voyez-eu  l'analyse  dans  l'bistoire  de 
J.  J.  Rousseau. 


DE    LA    VIE   DE   J.    J.    ROUSSEAU.  i5j 

sables  et  même  nécessaires.  N'a-t-on  pas  vu  un  auteur 
(loué  sinon  d'un  grand  talent,  au  [moins  de  l'amour 
du  travail,  d'une  grande  patience,  ayant  une  grande 
érudition,  et  même  beaucoup  de  bonne  foi,  signaler 
le  libelle  de  Rousseau  contre  Hume,  y  croire,  en  faire 
un  sujet  de  reproche  contre  le  premier,  et  plaindre  le 
second  qui  pailoit  tout  seul  dans  sa  cause  '? 

On  peut  résumer  en  quatre  mots  et  par  un  passage 
de  la  lettre  de  Jean-Jacques ,  en  date  du  2  janvier  1767, 
cette  rupture  orageuse.  «  M.  Hume,  dit-il ,  étoit  pour 
«  moi  une  connoissance  de  trois  mois,  qu'il  ne  ma  pas 
'<  convenu  d'entretenir  ;  après  un  premier  mouve- 
«  ment  d'indignation  dont  je  n'étois  pas  le  maître,  je 
('  me  suis  retiré  paisiblement  :  il  a  voulu  une  rupture 
«  formelle;  il  a  fallu  lui  complaire  :  il  a  voulu  ensuite 
«une  explication;  j'y  ai  consenti.  Tout  cela  s'est 
«  passé  entre  Tui  et  moi  :  il  a  jugé  à  piopos  d'en  faire 
«  vacarme;  il  l'a  fait  tout  seul  :  je  me  suis  tu,  je  con- 
«  tinuerai  de  me  taire.  »  C  est  en  effet  la  conduite  qu'il 
a  tenue.  «Je  n'ai,  dit-il  dans  une  autre  lettre  (8  jan- 
«  vier),  je  n'ai  dit  un  seul  mot  qu'à  M.  Hume,  et  seu- 
'<  lement  cpiand  il  m'v  a  forcé.  Je  craignois  plus  que  la 
«mort,  l'éclat  de  cette  rupture.  On  m'accuse  de  mé- 
«chanceté,  la  méchanceté  consiste  dans  le  dessein 
«  de  nuire.  Quand  ma  lettre  eût  contenu  des  choses 
«'effroyables,  quel  mal  pouvoit-elle  faire  à  M.  Hume, 
"  n'étant  vue  que  de  lui  seul?  il  n'en  pouvoit  résulter 

'  M.  Senebier,  auteur  de  [)lusieui s  ouvrages,  entre  autres  d'un 
Essai  en  liois  volumes  sur  \Art  d'observer.  Il  en  oublie  les  règles 
quand  il  jjurle  de  Rousseau,  dont  il  de'iiature  de  !a  meilleure  foi 
du  monde  et  les  semimcnts  et  les  actions. 


1^4  PRÉCIS 

«aucun  préjudice  pour  celui  à  qui  elle  étoit  écrite^ 

«  qu'autant  qu  il  le  vouloit  bien.  » 

Pendant  le  séjour  de  Jean-Jacques  à  Wootton,  cette 
querelle  est  le  seul  événement  qui,  par  la  publicité 
qu'elle  eut,  les  faux  jugements  qu'on  en  porta, 
l'inexactitude  qu'on  mit  dans  le  récit  des  circon- 
stances, méritât  les  détails  dans  lesquels  nous  sommes 
entrés  pour  rétablir  la  vérité  jusqu'à  présent  altérée 
ou  méconnue.  Pressé  par  ses  amis  de  répondre  à 
David,  Jean-Jacques  écrivoit  à  l'un  d'eux  '  :  «  Il  faut 
«  que  chacun  ait  son  tour  :  c'est  à  présent  celui  de 
«  M.  Hume  :  le  mien  viendra  tard  :  il  viendra  toute- 
«  fois,  je  m'en  fie  à  la  Providence.  J'ai  un  défenseur 
«dont  les  opérations  sont  lentes,  mais  sûres;  je  les 
«  attends  et  je  me  tais.  »  Il  les  a  vainement  attendues 
pendant  sa  vie.  Le  temps,  ce  défenseur  dont  il  parle, 
efface  bien  les  impressions,  affoiblit  la  haine;  et  si 
David  eût  j<]ardé  le  silence  observé-par  Jean-Jacques, 
ils  eussent  pu  cesser  d'être  ennemis  :  mais  il  ne  suffit 
pas  toujours  pour  que  justice  se  fasse  ;  et  sans  la  cor- 
respondance privée  de  Hume  récemment  imprimée 
à  Londres,  nous  n'eussions  pas  eu  des  preuves  posi- 
tives de  l'innocence  de  Rousseau  et  de  la  malveillance 
de  son  ami  '^. 

'  Lettre  à  M.  Rousiari,  du  7  septembre  1766.  • 

"  C'est  Hume  qui  nous  apprend  lui-même  dans  cette  correspon- 
dance, 1°  qu'il  fut  contident  et  complice  de  Walpole  dans  le  persi- 
flage de  celui-ci  contre  Rousseau  qu'il  caressoit  ;  2°  toutes  les  dé- 
marches qu'il  fit  à  Paris  comme  à  Londres  pour  diffamer  son  ancien 
ami;  3°  l'appui  qu'il  trouva  dans  le  baron  d'Holbach  et  d'Alembert  ; 
4"  la  conduite  de  ce  dernier,  retranchant  ce  qui  pouvoit  faire  «lu 
tort  à  David,  et  déclarant  qu'il  est  fttranjjer  à  la  quertlle  ;  ;^'  l-" 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  iSo 

Du  moment  où  Jean-Jacques  eut  occupé  les  trom- 
pettes de  la  renommée ,  on  lui  offrit  de  tous  côtés  un 
asile.  Les  uns  le  firent  par  une  pitié  {généreuse  et 
désintéressée';  les  autres,  par  vanité,  et  pour  ac- 
quérir une  réputation  au  moven  de  la  célébrité  de 
leur  hôte,  ^ous  n'hésiterons  pas  à  donner  ce  moîit 
aux  offres  qu'ilreçut,  pendant  qu'il  habitoitWoottou, 
du  marquis  de  Mirabeau  et  du  comte  Orloff.  Le  pre- 
mier vouloit,  de  plus  ,  l'enrôler  dans  le  parti  des  éco- 
nomistes dont  il  étoit  ;  et  le  second  considéroit  Rous- 
seau comme  un  de  ces  monuments  qu'on  place  dans 
un  jardin  anglois  pour  l'embellir  et  pour  attirer  les 
curieux.  Ces  deux  offres  arrivèrent  à  Wootton  dans 
le  même  temps.  Rousseau  les  refusa  toutes  deux. 
Dupe  àelanii  dea  hommes,  qu'il  ne  connoissoit  pas, 
mais  qu'il  jugeoit  d'après  les  intentions  que  suppose 
le  titre  qu'il  prenoit,  et  qui  n'étoit  pas  plus  vrai  que 
modeste,  Jean-Jacques  lui  donne  des  détails  sur  la 
vie  qu  il  menoit  dans  sa  solitude,  ainsi  que  sur  ses 
goûts  et  ses  projets.  Il  nest  pas  inutile  d'en  faire  con- 
lioître  une  partie. 

"  Quelque  doux  qu'il  me  fût  d'être  votre  hôte ,  je 
•<  vois  peu  d  espoir  à  le  devenir.  Mon  âge,  le  grand 
'  éloignemeni ,  mes  maux  qui  me  rendent  les  voyages 
.<  très  pénibles;  l'amour  du  repos,  de  la  solitude;   le 

fiouble  mensonge  He  Walpole  et  de  David  sur  la  lettre  de  Fré- 
déric, etc.  Sans  tous  ces  aveux,  le  temps  n'eût  fait  que  fortitîer 
l'erreur  où  l'on  étoit  sur  Jean-Jacques. 

Madame  d'Épinay  (qui  depuis...  mais  alors  elle  ne  connoissoit 
pas  Griiiun);  le  prince  de  Conli,  le  maréchal  de  Luxembourg, 
M.  de  Maleslierhes,  milord  maréchal,  etc.  Plus  tard,  le  prince  de 
Ligne,  le  chevalier  de  Flimanvilîe.  M.  de  Oirardin.  etc. 


i56  PRÉCIS 

«  désir  d'être  oublié  pour  mourir  en  paix  ,  me  font  re- 
«  douter  de  me  rapprocher  des  grandes  villes,  où  mon 
«  voisinage  pourroit  réveiller  une  sorte  d'attention 
«  qui  fait  mon  tourment.  Tout  ce  qui  tient  par  quel- 
«  que  côté  à  la  littérature,  m'est  devenu  si  parfaite- 
«  ment  insupportable,  et  son  souvenir  me  rappelle 
«  tant  de  tristes  idées,  que,  pour  n  y  plus  penser,  j'ai 
«  pris  le  parti  de  me  défaire  de  tous  mes  livres.  J'ai 
«  pris  toute  lecture  dans  un  tel  dégoût  qu'il  a  fallu  re- 
"  noncer  à  monPlutarque.  La  fatigue  même  de  penser 
«  me  devient  chaque  jour  plus  pénible.  J'aime  à  rêver, 
«mais  librement,  en  laissant  errer  ma  tête  et  sans 
«  m'asservir  à  aucun  sujet  ;  et  maintenant  que  je  vous 
«  écris,  je  quitte  à  tout  moment  la  plume  pour  vous 
«dire  en  me  promenant  mille  choses  charmantes, 
«  qui  disparoissent  sitôt  que  je  reviens  à  mon  papier. 
«  Cette  vie  oisive  et  contemplative  que  vous  n'approu- 
«  vez  pas,  et  que  je  n'excuse  pas,  me  devient  chaque 
«jour  plus  délicieuse.  Errer  seul,  sans  fin  et  sans 
«  cesse,  parmi  les  arbres  et  les  roches  qui  entourent 
«ma  demeure,  rêver  ou  plutôt  extravaguer  à  uion 
«aise,  et,  comme  vous  dites,  bayer  aux  corneilles; 
«  quand  ma  cervelle  s'échauffe  trop,  la  calmer  en  aua- 
'.  lysant  quelque  mousse  ou  quelque  fougère;  enfin, 
«  me  livrer  sans  gêne  à  mes  fantaisies  qui,  grâces  an 
«  ciel ,  sont  toutes  en  mon  pouvoir  ;  voilà ,  monsieur, 
«  pour  moi  la  suprême  jouissance  à  laquelle  je  ii'ima- 
«  gine  rien  de  supérieur  dans  ce  monde  pour  un 
«  homme  à  mon  âge  et  de  mou  état.  Si  j'aliois  dans^ 
«  une  de  vos  terres,  vous  pourriez  compter  que  je  n  y 
«  ])rcndrois  pas  le  plus  petit  '=oin  en  hiveur  i\i\  pio- 


De   la  vie   de  J.   J.   P.OLSSEAU.  Ijj 

«  priétaire.  Je  vous  verrois  voler,  piller,  dévaliser, 
fi  sans  jamais  en  dire  un  seul  mot,  ni  à  vous  ni  à  per- 
«  sonne.  Tous  mes  malheurs  me  viennent  de  cette 
«  ardente  haine  de  l'injustice  que  je  n'ai  jamais  pu 
«  dompter.  Je  me  le  tiens  pour  dit,  il  est  temps  d'être 
«  sage  ou  du  moins  trancjuiiie.  Je  suis  las  de  guerres 
«  et  de  querelles.  Voyez  donc,  monsieur,  quel  homme 
«utile  vous  mettriez  dans  votre  maison!  J  ai  reçu 
«mon  congé  bien  signifié  par  la  nature  et  par  les 
«  hommes;  je  l'ai  pris  et  j  en  veux  profiter.  Je  ne  dé- 
«  libère  plus  si  c'est  bien  ou  mal  fait,  parceque  c'est 
<:  une  résolution  prise,  et  rien  ne  m'en  fera  départir. 
«  Puisse  le  public  m'oublier,  comme  je  l'oublie!  jamais 
«sentiment  haineux,  vindicatif,  n  approcha  de  mon 
"  cœur.  fiC  souvenir  de  mes  amis  donne  à  ma  rêverie 
«  un  charme  que  le  souvenir  de  mes  ennemis  ne 
«  trouble  point.  Je  suis  tout  entier  où  je  suis,  et  point 
<t  où  sont  ceux  qui  me  persécutent.  Leur  haine,  quand 
«  elle  n'agit  pas,  ne  trouble  qu'eux,  et  je  la  leur  laisse 
.<  pour  toute  vengeance.  Peu  de  chose  de  plus  com- 
«  bleroit  mes  vœux:  moins  de  maux  corporels,  un 
«climat  plus  doux,  un  ciel  plus  pur,  un  air  plus 
«serein,  surtout  des  cœurs  plus  ouverts,  où,  quand 
«  le  mien  s  épanche ,  il  sentît  que  c'est  dans  un  autre.  >? 
Pendant  qu  il  passoit  ainsi  sa  vie,  le  monde  litté- 
raire s'occupoit  de  lui,  grâce  à  David  Hume,  et  des 
bruits  absurdes  couroient  sur  son  compte.  Les  uns 
prétendoient  qu'il  étoit  dans  le  parti  de  l'opposition  ; 
les  autres  assuroient  qu'il  exerçoit  un  emploi  dans 
les  octrois.  Enfin  un  troisième  parti  ne  doutoit  point 
qu'il  ne  se  cachât  en  Suisse  pour  fomenter  les  trou- 


l58  PRÉCIS 

blés  de  Genève;  et  même  on  assuroit  l'avoir  vu  à 
Marges,  dans  le  canton  de  Vaud.  Ce  qui  l'affectoit 
vivement,  c'étoit  la  crédulité  de  ses  amis,  et  particu- 
lièrement de  du  Peyrou,  tous  exacts  à  l'instruire  de 
ces  nouvelles  et  disposés  à  croire  ceux  qui  les  dcbi- 
toient.  Mais  sa  tranquillité  n'en  étoit  que  momenta- 
nément altérée.  Il  leur  répondoit,  les  gourmandoit, 
et  n'y  songeoit  plus. 

Une  cause  secrète  d'inquiétude  sans  cesse  renais- 
sante, c  étoit  Thérèse,  ainsi  que  nous  l'avons  dit. 
Commère,  bavarde,  étant  dans  un  pays  où  personne 
ne  savoitsa  langue,  elle  n'avoit  d'autre  ressource  pour 
son  babil,  qu'un  homme  qui  révoit,  écrivoit,  ou  se 
promenoit  pour  faire  des  herborisations.  Elle  devoit 
donc  éprouver  un  ennui  mortel.  Le  seul  remède  étoit 
de  changer  de  résidence,  et  le  moyen,  de  dégoûter 
llousseau  de  sa  retraite.  Elle  n'y  pouvoit  parvenir 
qu'en  le  mettant  mal  avec  les  gens  qui  habitoient 
dans  le  mênie  lieu.  La  chose  sembloit  difficile  à  cause 
du  caractère  et  des  occupations  de  Jean-Jacques,  qui 
prétéroit  à  toute  société ,  même  à  celle  de  sa  compagne, 
des  courses  dans  le  vallon  ou  des  voyages  dans  les 
espaces  imaginaires.  Celui  qui  a  de  pareils  goûts  et 
fuit  le  monde,  ne  peut  avoir  Thumeur  ollènsive. 
Malgré  cet  obstacle,  Thérèse  réussit  toujours  dans 
ses  projets,  comme  nous  le  verrons  dans  la  suite.  Elle 
eut  un  succès  complet  à  Wootton.  Dès  le  32  dé- 
cembre 1766,  on  en  trouve  des  preuves  dans  une 
lettre  de  Rousseau,  datée  de  ce  jour.  Il  se  plaint  à  son 
hôte,  M.  Davenport,  des  gens  de  sa  maison  à  qui  son 
séjour  déplaît  et  ijui  font  de  leur  mieux  pou7'  le  /ni  rendre 


DE   LA   VIE    DE   J.    J.    UOUSSEAU.  iSg 

tiésagréable.  Enfin  (|uatre  mois  après,  (le  3o  avril 
1 767  ),  il  écrit  au  même  pour  lui  annoncer  que  le  len- 
demain il  quittera  sa  maison.  Il  part  en  effet,  dans  une 
agitation  qui  tient  du  délire.  Il  paya  sa  dépense  dans 
les  auberges,  avec  des  fragments  de  couverts  d'argent 
qu  il  brisoit  à  mesure  qu'il  en  avoit  besoin  '.  Détour- 
nons les  yeux  de  ce  spectacle,  humiliés  du  rôle  que 
cette  faculté  dont  Tbomme  est  si  fier,  joue  dans  un 
exemple  oii  la  réunion  si  rare  de  cette  raison  au  génie, 
réunion  démontrée  par  d  admirables  ouvrages,  rend 
la  leçon  plus  sensible  et  plus  effrayante. 

Rousseau  débarque  à  Calais  le  22  mai  1767.  Il  en 
informe  aussitôt  son  ami  du  Peyrou,  et  répond  au 
marquis  de  Mirabeau,  qui  lui  avoit  offert  pour  asile 
de  la  part  du  prince  de  Conti,  lé  château  de  Trye.  Le 
23  il  partit  pour  Amiens,  patrie  de  Gresset,  qui 
s'y  étoit  retiré  depuis  plusieurs  années,  après  avoir, 
au  grand  regret  des  hommes  de  lettres  et  des  ama- 
teurs devers,  abjuré  la  poésie. 

li'auteur  d'Emile  et  le  chantre  de  Vert-Vert  se 

On  n'a  point  de  détails  sur  cette  fuite ,  car  ce  voyage  en  a  tous 
les  caractères.  Jean-Jacques  en  parla  long-temps  après,  une  fois 
à  Gorancez,  avec  un  souvenir  amer.  Se  croyant  prisonnier  en 
Angleterre,  il  avoit  har.ingué  à  Douvres  la  populace.  li  paroît  que 
son  délire  ne  cessa  que  lorsqu'il  fut  embarqué,  et  que  l'air  et  le 
climat  de  la  France  le  calmèrent  entièrement.  Il  employa  vingt-un 
jou  s  pour  se  rendre  de  Wootton  à  Calais.'  M.  Hume,  averti  de  ce 
départ,  écrivit  à  l'un  de  ses  amis,  une  lettre  que  l'on  a  publiée,  et 
dans  laquelle  sont  des  renseignements  que  nous  ne  reproduisons 
pas,  à  cause  de  leur  incertitude.  Il  prétend  que,  dans  sa  route,  il 
écrivit  à  M.  Davenport,  au  chancelier,  enfin  à  lord  Conway.  Il 
n'existe  que  cette  dernière  lettre  comprise  dans  cette  édition  :  cl!'' 
e.>t  un  monument  du  désordre  des  idées  de  l'auteur. 


l6o  PRÉCIS 

virent,  se  convinront,  et  se  lejjrottèrent  en  se  sépa- 
rant :  particularité  qui  doit  faire  apprécier  à  sa  valeur 
l'anecdote  dans  lacpîelle  on  prétend  que  Jean-Jac- 
ques accusoit  Gresset  de  Tavoir  eu  en  vue  loisqu'il 
crayonna  le  portrait  du  nnéchant. 

«Us  se  quittèrent,  suivant  un  des  biographes  de 
«  Gresset  (  M.  Renouard  ) ,  lort  contents  Tun  de  Tautre. 
a  Je  suis  persuadé,  dit  Rousseau  en  sortant,  qu'avant 
«  de  m  avoir  vu,  vous  aviez  une  opinion  bien  diffé- 
«  rente.  Mais  vous  faites  parler  si  bien  les  perroquets, 
«  qu'il  n  est  pas  étonnant  que  vous  sachiez  appri- 
«  v6iser  les  ours.  Ce  mot  aussi  obligeant  que  spirituel , 
«ajoute  M.  Renouard,  a  été  dans  plusieurs  notices 
«  sur  Gresset,  travesti  en  une  maussade  dureté  :  et  je 
«  seroi?  porté  à  croire  qu'il  en  est  ainsi  de  plusieurs 
«  boutades  désobligeantes  que  1  on  piéte  à  Jcau-Jac- 
«  ques,  et  dans  lesquelles  il  faudroit  croire  à  peu  près 
«  1  opposé  de  ce  qu'on  raconte  ■.  » 

J^es  honneurs  que  voulurent  rendre  à  Rousseau 
les  citoyens  et  la  garnison  d'Amiens,  le  firent  partir 
de  cette  ville  le  3  juin  pour  Saint-Denys,  où  le  mar- 
quis de  Mirabeau  l'envoya  chercher.  Il  le  fit  conduiie 
dans  une  maison  de  campagne  qu'il  avoit  à  Fleiuy  sous 
Moudon,  Il  y  resta  depuis  le  5  jusqu'c^u  21  juin  qu'il 
alla  s'installer  à  Trye,  château  situé  près  de  Gisors, 
appartenant  à  monsieur  le  prince  de  Conti,  qui  le  mit  à 
sa  disposition,  après  avoir  donné  les  ordres  les  plus 
précis  pour  qu'il  ne  manquât  de  rien  dans  celte  re- 
traite. Il  y  prit  le  nom  de  Henou,  tant  par  égard  pour 
le  prince  qui  le  desiroit,  que  parcequ'en  conservant 

Vie  de  Gresset^  P-  7'- 


DE   LA   VIE   DE   J.    J.    ROUSSEAU.  l6l 

ie  sien  il  auroit  eu  l'air  de  braver  le  parlement  de 
Paris» 

Le  marquis  de  Mirabeau,,  qui  ne  perdoit  pas  de 
vue  son  projet  de  faire  reprendre  la  plume  à  Rous- 
seau, revint,  pour  y  parvenir,  plusieurs  fois  à  la 
charge.  Il  crut  que  l'hospitalité  qu'il  lui  donnoit  à 
Fleury  le  rendroit  plus  traitable.  Insinuations,  prières, 
instances ,  tout  fut  inutile.  Rousseau  lui  signifia  i 
qu'il  ne  laisseroit  plus  rien  imprimer  jle  lui  ;  qu'il  ne 
reprendroit  jamais  la  plume  pour  le  public,  et  que 
même  il  avoit  l'intention  de  ne  plus  lire,  pas  même 
les  ouvrages  de  ÏAmi  des  hommes.  Celui-ci  ne  se  re- 
buta point  :  il  le  força  d'emporter  à  Trye  sa  Philo- 
sophie rurale,  et  lui  fit  passer  un  livre  intitulé ,  \SOrdre 
essentiel  des  sociétés,  sur  lequel  il  lui  demandoit  son 
avis. 

Il  crut  par  déférence  devoir  lire  la  Philosophie  ru- 
rale, mais  il  essaya  sans  pouvoir  venir  à  bout  de  com- 
prendre les  idées  du  marquis,  et  le  lui  déclara  ensuite 
avec  naïveté.  Il  n'en  fut  pas  de  même  du  second 
ouvrage,  consacré  à  la  doctrine  du  despotisme  absolu 
dont  le  marquis,  malgré  son  amour  pour  le  genre  hu- 
main ,  étoit  partisan  au  point  de  le  mettre  en  pratique 
dans  l'intérieur  de  son  ménage,  dans  ses  terres,  et 
dans  ses  rapports  avec  sa  femme  et  ses   enfants. 

'  Lettre  du  g  juin  17G7.  Il  n'a  rien  laissé  imprimer  en  effet,  et 
ce  n'est  qu'après  sa  mort  qu'on  a  publié  ce  qu'il  écrivit  depuis 
cette  époque,  c'est-à-dire  les  six  derniers  livres  de  ses  Confessions, 
ses  Considérations  sur  ie  gouvernement  de  Pologne,  ses  trois  dia*' 
logues  intitulés  ,  Rousseau  juge  de  Jean-Jacques,  et  ses  Rêveries  dn 
Promeneur  solitaire. 

m.  Il 


162  PRECIS 

Auprès  de  celui  qui  toute  sa  vie  voulut  le  régne  des 
lois,  c'étoit  toucher  une  corde  sensible.  Aussi  Rous- 
seau ne  put-il  réprimer  pntièrenient  les  mouvements 
que  lui  causoit  une  pareille  lecture,  et  son  indignation 
transpira,  comme  malgré  lui,  dans  la  lettre  énergi- 
que '  qu'il  écrivit  au  marquis. 

«Je  sens,  lui  dit-il,  que  les  traces  de  mes  vieilles 
«  idées  ne  permettent  plus  à  des  idées  si  nouvelles 
«  d'y  faire  de  fojtes  impressions.  Je  n'ai  jamais  bien 
«pu  entendre  ce  que  c'est  que  cette  évidence,  qui 
K  sert  de  base  au  despotisme  légal,  et  rien  ne  m'a  paru 
«  moins  évident  que  toutes  ces  évidences.  La  science 
«  du  gouvernement  n'est  qu  une  science  de  combi- 
«  naison,  d  application  et  d'exception,  selon  les  temps, 
«  les  lieux,  les  circonstances.  Jamais  le  public  ne  peut 
«  voir  avec  évidence  les  rapports  et  le  jeu  de  tout  cela. 
«Et,  de  grâce,  qu'arrivera-t-il,  que  deviendront  vos 
«  droits  sacrés  de  propriété  dans  de  grands  dangers, 
«  dans  des  calamités  extraordinaires,  quand  vos  va- 
«  leurs  disponibles  ne  suffiront  pas,  et  quele  salus  populi 
«  suprema  lex  esto  sera  prononcé  par  le  despote?...  On 
«  prouve  que  le  plus  véritable  intérêt  du  despote  .est 
«  de  gouverner  légalement;  cela  est  reconnu  de  tous 
«les  temps;  mais  qui  est-ce  qui  se  conduit  sur  ses 
«plus  vrais  intérêts?  Le  sage  seul,  s'il  existe.  Vous 
«faites  donc,  messieurs,  de  vos  despotes  autant  de 
«  sages.  Presque  tous  les  hommes  connoissent  leurs 
«  vrais  intérêts ,  et  ne  les  suivent  pas  mieux  pour 
«  cela.  De  quoi  sert  que  la  raison  nous  éclaire  quand 
«  la  passion  nous  conduit? 

'  Lettre  au  marquis  de  Mirabeau,  du  26  juillet  1767. 


DE   LA   VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l63 

Video  ineliora  proboqiie,  Jeteriora  sequor. 

«  Voila  ce  que  fera  votre  despote,  ambitieux,  pro- 
ndi{>ue,  avare,  amoureux,  vindicatif,  jaloux,  foible  : 
«car  c'est  ainsi  qu'ils  font  tous.  Messieurs,  per- 
«  mettez-moi  de  vous  le  dire,  vous  donnez  trop  de 
«force  à  vos  calculs,  et  pas  assez  aux  penchants  du 
«cœur  humain' et  au  jeu  des  passions.  Voici,  dans 
«  mes  vieilles  idées,  le  grand  problème  en  politique, 
.«  que  je  compare  à  celui  de  la  quadrature  du  cercle 
«  en  géométrie,  et  à  celui  des  longitudes  en  astro- 
«  nomie  :  Trouver  une  forme  de  gouvernement  qui  mette 
K  la  loi  au-dessus  de  f  homme.  Si  cette  forme  est  trou- 
«vable,  cherchons-la.  Si  malheureusement  elle  ne 
«l'est  pas,  et  j'avoue  ingénument  que  je  le  crois, 
«  mon  avis  est  qu'il  faut  passer  à  l'autre  extrémité,  et 
«  mettre  tout  d'un  coup  l'homme  autant  au-dessus  de 
«la  loi  qu'il  peut  l'être,  par  conséquent  établir  le 
«  despotisme  arbitraire  et  le  plus  arbitraire  qu'il  est 
«t  possible  :  je  voudrois  que  le  despote  pût  être  Dieu. 
«Le  conflit  des  hommes  et  des  lois,  qui  met  dans 
«l'état  une  guerre  intestine,  est  le  pire  de  tous  les 
«états  politiques.  Mais  les  Caligula,  les  Néron,  les 
«  Tibère!...  mon  Dieu!...  je  me  roule  par  terre,  et  je 
«  gémis  d'être  homme! 

«  Je  n'ai  pas  entendu  tout  ce  que  vous  avez  dit  des 
«  lois  dans  votre  livre ,  et  ce  qu'en  dit  l'auteurnouveau 
«  dans  le^ien.  Ce  qu'il  dit  des  vices  du  despotisme  élec- 
«  tif  est  très  vrai ,  ces  vices  sont  terribles.  Ceux  du  des- 
«  potisme  héréditaire  qu'il  n'a  pas  dits,  le  sont  encore 
«  plus.  Voici  un  second  problème  qui  depuis  long- 

1 1. 


l64  PRÉCIS 

«  temps  m'a  roulé  dans  l'esprit.  Trouver  dans  le  des- 
«  potisme  arbitraire  une  forme  de  succession  qui  ne 
«  soit  ni  élective ,  ni  héréditaire ,  ou  plutôt  qui  soit  à- 
«  la-fois  l'une  et  l'autre ,  et  par  laquelle  on  s'assure, 
«  autant  qu'il  est  possible ,  de  n'avoir  ni  des  Tibère, 
«  ni  des  Néron.  Si  jamais  j'ai  le  malheur  de  m'occuper 
«  derechefde  cette  folle  idée ,  je  vous  reprocherai  toute 
«  ma  vier  de  m'a  voir  ôté  de  mon  râtelier.  J'espère  que 
«  cela  n'arrivera  pas  :  mais,  monsieur,  quoi  qu'il  ar- 
«  rive ,  ne  me  parlez  plus  de  votre  despotisme  légal.  Je 
«  ne  saurois  le  goûter ,  ni  même  l'entendre;  et  je  ne 
«  vois  là  que  deux  mots  contradictoires  qui ,  réunis ,  ne 
«  signlfient'rien  pour  moi. 

«  J'ai  voulu  vous  marquer  mon  obéissance  en  vous 
«  montrant  que  je  vous  avois  du  moins  parcouru. 
«  Maintenant ,  illustre  ami  des  hommes  et  le  mien ,  je 
<i  me  prosterne  à  vos  pieds  pour  vous  conjurer  d'avoir 
a  pitié  de  mon  état  et  de  mes  malheurs ,  de  laisser  en 
«paix  ma  mourante  tête,  de  n'y  plus  réveiller  des 
a  idées  presque  éteintes  et  qui  ne  peuvent  renaître  que 
«  pour  m'abîmerdans  de  nouveaux  gouffres  de  maux. 
«I  Aimez-moi  toujours ,  mais  ne  m'envoyez  plus  de 
«  livres  ,  n'exigez  plus  que  j'en  lise  ;  ne  tentez  pas  même 
«  de  m'éclairer ,  si  je  m'égare.  Je  ne  dispute  jamais , 
«j'aime  mieux  céder  et  me  taire:  trouvez  bon  que  je. 
«  m'en  tienne  à  cette  résolution.  »  Villustre  ami  des 
hommes  persista  dans  la  sienne,  et,  ne  pouvant  ni  con- 
vaincre ni  persuader  Rousseau  de  reprendre4a  plume 
et  de  se  ranger  sous  l'une  des  trois  bannières  des  éco- 
nomistes ' ,  il  lui  proposa  de  faire  avec  lui  un  opéra  : 

'  11  n'y  eut  d'abord  que  deux  partis ,  ceux  de  Quesnay  et  dç 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l65 

projet  qui  séduisit  Jean-Jacques ,  mais  auquel  le 
marquis  renonça  bientôt,  étant  probablement  aussi 
étranger  à  la  musique  qu'à  la  poésie ,  et  ne  pouvant  se 
charger  de  Tune  ni  de  Tautre.  Nous  avons  rapporté 
un  fragment  de  la  lettre  très  remarquable  de  Rousseau 
sur  Tabsurde  système  du  despotisme  légal ,  parce- 
qu'elle  fut  écrite  peu  de  temps  après  Tcpoque  où  le 
désordre  de  ses  esprits  sembloit  faire  craindre  pour  sa 
raison ,  et  qu'elle  est  un  monument  qui  en  prouve  toute 
la  vigueur.  Elle  rappelle  les  beaux  temps  de  Jean-Jac- 
ques. 

C'est  pendant  qu'il  habita  le  château  de  Trye  que 
les  troubles  de  Genève  furent  apaisés  (  le  i  i  mars 
1768)  par  un  accommodement  au  moyen  duquel  le 
peuple  et  les  magistrats  cédèrent  mutuellement  de 
leurs  prétentions.  L'auteur  d'Emile  avoit  été  la  cause 
innocente  de  ces  troubles  ;  ce  qui  suffisoit  à  ses  ennemis 
pour  l'ciccuser  d'en  être  l'auteur  et  de  les  avoir  fo- 
mentés. Voici  les  faits  :  le  9  juin  1 762 ,  le  parlement 
de  Paris  condamna  ï Emile  à  être  brûlé  par  la  main 
du  bourreau  et  lança  contre  Jean-Jacques  un  décret 
de  prise  de  corps.  Le  18  ,  du  même  mois,  Genève  imita 
cet  exemple,  et  Berne  peu  de  temps  après.  On  ne  con- 
noissoit  point  Emile  à  Genève,  et  c'est  sur  le  i^quisi- 

Gournay.  Le  premier  parvint  à  faire  imprimer  à  Versailles  un  de 
ses  adages,  de  la  main  de  Louis  XV  :  ce  qui  supposoit  une  grande 
faveur.  ïSamides  hommes  étoit  de  ce  parti.  Un  tiers-parti,  qui  ne 
vouloit  pas  de  système  ni  d'école,  se  forma  dans  l'intention  de  re- 
chercher la  vérité.  C'étoient  Turgot,  Condillac,  Smith,  Germain 
Garnier,  mort  pair  de  France.  Il  n'y  avoit  donc,  à  proprement 
parler,  que  deux  partis,  et  c'étoit  dans  celui  de  Ouesnay  que  If 
Hiarquis  vouloit  faire  entrer  Jean-.T*cqueî. 


l66  PRÉCIS 

toire  Je  l'avocat-général  du  parlement  de  Paris  que 
cette  république  indépendante  proscrivit  l'ouvrage  et 
lauteur.  Jeau-Jacques  fut  condamné  dans  un  pays 
paixequil  l'avoit  été  dans  un  autre.  La  cour  souveraine 
avoil  pour  elle  la  force  et  Tusage,  qui  font  le  droit.  Ge- 
nève n'avoit  rien  ,  ou  plutôt  avoit  contre  elle  des  lois 
positives  qui  lui  prescrivoientd'oui/aî'ani  de  condam- 
ner et  de  faire  paroîtrc  en  consistoire  fauteur  d.É/«î7e 
pour  entendre  ses  explications.  La  famille  de  Rousseau 
réclama;  un  grand  nombre  de  citoyens  firent  des  re- 
présentations ;  les  magistrats  refusèrent  de  les  écouter. 
De  là  deux  partis  bien  prononcés  Tun  contre  fautre , 
qui  reçurent  les  noms  de  représentants  et  de  négatifs. 
Mais  ces  derniers  établirent  le  fait  en  droit ,  prétendant 
que  ce  qu'ils  avoient  fait,  ils  avoient  droit  de  le  faire  , 
et  soutinrent  méthodiquement  !«  doctrine  du  droit  né- 
gatif. Ces  réclamations  avoient  eu  lieu  non  seulement 
sans  la  partiel pationàe  Rousseau,  sans  son  consente- 
ment, mais  à  son  insu  et  contre  son  qré.  Sa  correspon- 
dance avec  ses  amis  en  oftre  des  preuves  sans  réplique. 
«  Quelque  pénétré  que  je  sois  de  votre  zélé ,  leur  dit- 
«  il,  je  ne  saurois  l'approuver.  Je  ne  veux  pas  jouer  un 
«  rôle  ,  mais  remplii-  mon  devoir...  Taisez-vous  et  res- 
«pectez  la -décision  des  magistrats  et  Topinion  publi- 
«  que...  Je  suis  aussi  fâché  que  touché  de  la  démarche 
«  des  citoyens  dont  vous  me  parlez.  Ils  ont  cru  dans 
«  cette  affaire  avoir  leurs  propres  droits  à  défendre, 
«  sans  voir  qu'ils  me  faisoientbeaucoup  de  mal.  Toute- 
«  fois  si  cette  démarche  s'est  faite  avec  la  décence  et  le 
«  respect  convenables,  je  la  trouve  plus  nuisible  que 
«  répréhcnoible.  Ce  qu'il  j^  a  de  très  sur  c'est  que  je  ne 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  167 

«  l'ai  ni  sue,  ni  approuvée,  non  plus  que  la  requête  de 
«  ma  famille.  ' 

«Mes  amis,  dit-il  encore  dans  ses  Confessions 
«  (liv.  XII),  m'écrivoient  lettres  sur  lettres  pour  m'ex- 
«  horter  à  venir  me  mettre  à  leur  tête,  m'assurant 
«  d'une  réparation  publique  de  la  part  du  conseil.  La 
«  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que  ma  présence 
«  pouvoit  causer  m'empêcha  d'acquiescer  à  leurs  in- 
"  stances  ;  et ,  fidèle  au  serment  que  j'avois  fait  autre- 
«  fois,  de  ne  jamais  tremper  dans  aucune  dissension 
«  civile  ,  j'aimai  mieux  laisser  subsister  l'offense  et  me 
«  bannir  pour  jamais  de  ma  patrie  ,  que  d'y  rentrer 
«  par  des  moyens  violents  et  dangereux.  » 

Afin  d'être  étranger  aux  troubles  que  pomToient 
faire  naître  les  réclamations  adressées  en  sa  faveur 
et  le  refus  de  les  écouter,  il  abdiqua  le  1 2  mai  1 763  le 
droit  de  bourgeoisie  et  de  cité  de  la  république  de  Geîiève. 
Ses  amis  persistant  dans  le  projet  de  lui  faire  lendre 
justice ,  parcequ  ils  savaient  cjue  toujours  attaché  par  le 
cœur  à  son  pays  il  reprendrait  avec  joie  le  titre  auquel  il 
avoit  été  forcé  de  renoncer,  il  voulut  leur  ôter  cette  source 
de  discorde.  En  conséquence,  woi«'  leur  j'a  ire  abandonner 
la  poursuite  d  une  affaire  qui  pouvoit  les  mener  trop  loin, 
il  leur  déclara  que  jamais,  quoi  qu'il  arrivât,  il  ne  ren- 
treroit  dans  leurs  murs,  que  jamais  il  ne  reprendroit 
la  qualité  de  leur  concitoyen,  et  qu  ayant  confmné par 

'  Lettres  du  22  juin,  des  6  et  1 1  juillet  à  M.  Moultou.  Nous  ne 
citerons  que  celles-là ,  quoiqu'il  y  en  ait  beaucoup  d'autres  qui 
prouvent  que  Rousseau  ne  prenoit  de  part  aux  dissensions  de  sa 
patrie  que  par  le  chagrin  qu'elles  lui  causoient,  et  les  vœux  qu'il 
faisoit  pour  la  paix. 


liJS  PRÉCIS 

serment  cette  résolution^  il  nétoit  plus  le  inaître  d'en 
chamjer.  Ce  serment  et  cette  abdication  ont  été  (jëné- 
ralement  blâmés  par  les  amis  de  Rousseau.  Quel  que 
soit  le  jugement  qu'on  en  doive  porter,  ils  prouvent 
qu'en  ôtant  tout  prétexte  de  le  défendre  il  désavouoit 
d'avance  tout  ce  qu'on  feroit  pour  lui,  et  ne  vouloit 
nullement  être  méië  dans  les  querelles  des  Genevois. 
Mais  cela  ne  dépendoit  plus  de  lui.  On  avoit  violé  les 
lois  à  son  égard  :  on  pouvoit  le  faire  pour  d'autres  ; 
c'est  ce  qu'il  falloit  prévenir;  on  le  fit  sans  son  aveu  ; 
c'est  ainsi  qu  il  fut  lié,  sans  le  vouloir,  aux  troubles 
de  Genève.  Victime  d'une  première  injustice,  il  en 
éprouva  bientôt  une  seconde  dans  les  jugements  dont 
il  fut  l'objet.  Il  n'a  pas  plus  été  le  maître  d'empêcher 
l'une  que  de  prévenir  l'autre.  Il  auroit  fallu  n  avoir 
fait  ni  ^£m^7e,  mie  Contrat  social... 

Ces  deux  ouvrages  furent  attaqués  parle  procureur- 
général  Tronchin  dans  ses  Lettres  écrites  de  la  Campa- 
gne,ouvrage  écrit  en  faveur  du  conseil  .,avec  unart  infini^ 
monument  durable  des  rares  talents  de  son  auteur ,  homme 
d'esprit  j  homme  éclairé,  très  versé  dans  les  lois  et  le  gou- 
vernement de  la  république.  '  Il  est  permis  de  répondre  à 
une  critique.  C'est  un  droit  naturel ,  et  Jean-Jacques  en 
profite.  Comme  on  discutoit,  pourla  louer,  la  conduite 
du  conseil  envers  lui ,  il  pouvoit  justifier  la  sienne.  Il 
n'en  laissa  point  échapper  l'occasion  ,  et  répondit  par 
les  Lettres  de  la  Montagne,  qu'il  annonce  cependant 
avoir  écrites  à  contre-cœur.  Elles  furent  condamnées 

'  Confessions,  liv.  XII.  C'est  ainsi  qu'il  s'exprime  sur  un  critique, 
qui  non  seulement  attaquoit  ses  ouvrages,  mais  »a  personne,  en 
maintenant  et  justifiant  sa  condamnation. 


DE   LA   VIE   DE   J.    J.    ROUSSEAU.  1 6g 

et  brûlées  à  La  Haye,  à  Paris ,  à  Berne.  Les  représen- 
tants avoient,  de  leur  côté,  fait  une  réponse.  Jean- 
Jacques  prescrivit  à  ses  amïsdes'en  tenir  là ,  parcecju  au 
lieu  de  faire  tout  ce  quon  peut  il  suffit  de  faire  tout  ce 
au  on  doit  ;  et  nu  on  ne  saurait  aller  plus  loin  sans  exposer 
la  patrie  et  le  repos  public;  ce  que  le  sage  ne  doit  jamais 
faire.  Il  leur  déclare  qu'il  renonce  à  jamais  à  écrire  sur 
le  sujet  de  leurs  contestations  et  tient  parole.  Dans 
ses  lettres  à  Moultou,  à  dlvernois,  à  du  Peyrou  ,  on 
voit  toujours  des  vœux  pour  le  rétablissement  de 
la  paix,  et  (lorsqu'ils  sont  exaucés,  pendant  qu'il 
étoit  à  Trye)  des  expressions  non  équivoques  sur  la 
joie  que  lui  cause  cet  événement  que  lui-même  avoit 
préparé  par  ses  conseils  '.  L'accusation  de  s'y  être  op- 
posé, d'avoir  attisé  le  feu,  nous  a  mis  dans  l'obligation 
d'examiner  sa  conduite  et  de  rappeler  sommairement 
les  faits  d'après  lesquels  on  peut  prononcer  sur  le  rôle 
que  joua  Rousseau  dans  ces  querelles  ^. 

Son  séjour  à  Trye  n'offre  rien  de  remarquable,  si  ce 
n'est  la  visite  que  lui  fit  le  prince  de  Conti  qui  le  couvrit 

•  Voyez  particulièrement  la  lettre  du  g  février  1768 ,  à  INI.  d'Iver- 
nois,  dans  la«juelle  il  combat  la  répugnance  que  ses  amis  ressen- 
toient  pour  accepter  raccommodement  proposé,  détruit  leurs  ob- 
jections, et  leur  démontre  que  l'adoption  de  cet  accommodement 
est  le  meilleur  parti  qu'ils  puissent  prendre. 

'  Je  ne  trouve  qu'un  ouvrage  dans  lequel  on  rende  justice  ii 
Rousseau  :  c'est  X Histoire  de  France  pendant  le  dix-huitième  siècle^ 
par  M.  de  Lacretelle.  «  La  sédition,  dit  cet  auteur,  appeloit  un 
«  chef  à  Genève  ,  et  Jean-Jacques  étoit  désigné  pour  jouer  ce  rôle. 
«  Il  se  montra  dans  cette  occasion  vrai  pbilosophe  et  parfait  ci- 
«  toyen.  Il  ne  voulut  point  que  son  injure  personnelle  prolongeât 
«  les  troubles  de  sa  patrie.  Il  fit  tout  pour  modérer  ses  défenseurs  , 
«  et  refusa  de  s'approcher  d'eux.  »  Tome  IV,  p.  i47 


lyO  PRÉCIS 

toujours  de  son  éjjldc.  Ce  prince  donna  vainement  les 
ordres  les  plus  précis  pour  que  son  hôte  ne  manquât 
de  rien  dans  sa  retraite.   Il  croyoit  être  obéi  et  ne  le 
fut  pas.   La  présence  de  Rousseau  lésoit  de  petits  in- 
térêts :  c'étoient  des  provisions,  des  fruits  dont  avoit 
joui,  sans  titre  ni  permission  ,  un  régisseur  et  qui  dé- 
voient appartenir  à  Rousseau:  le  premier  n'offrit  rien; 
le  second  se  garda  de  rien  réclamer.  Mais  comme  sa 
vue  étoit  un  leproche ,  on  entreprit  de  le  dégoûter;  et 
Ton  y  parvint  facilement:  ajoutons  Tennui  qu'éprou- 
voit  Thérèse,  et  nous  ne  serons  pas  surpris  de  voir 
Jean-Jacques  partir  de  ïrye  avant  Tannée  révolue.  Il 
étoit  à  Lyon  dans  les  premiers  jours  de  juin  1768.  Son 
amie,  madame  Boy  de  La  Tour  avoit,  près  de  cette 
ville ,  une  maison  de  campagne  dans  laquelle  il  passa 
quelque  temps.  Il  fit  des  herborisations  avec  M.  de  la 
Tourette,  Tabbé  Rozier,  et  d'autres  personnes  que  la 
curiosité  rendoit  momentanément  botanistes. 

Il  partit  de  Lyon  le  7  juillet  pour  la  grande  Char- 
treuse. Il  étoit  d'usage  d'écrire  son  nom  sur  les  regis- 
tres de  l'établissement.  Rousseau  fit  précéder  le  sien 
de  ce  mot ,  0  altitudo  ! 

Il  chercha  pendant  quelque  temps  une  demeure 
dans  le  Dauphiné,  allant  tour-à-tour  de  Grenoble  à 
JBourgoin.  Après  être  resté  plusieiurs  mois  à  l'auberge 
dans  cette  dernière  ville,  il  prit  le  parti  de  s'établir  à 
Monqum,  maison  de  campagne  située  sur  une  mon- 
tagne dans  le  voisinage,  et  qu'il  prit  à  loyer  de  M.  de 
Césarges. 

Thérèse,  qui  vouloit  porter  le  nom  de  celui  dont 
elle  étoit  la  compagne  depuis  vingt-cinq  ans ,  vit  ses 


DE    LA    VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  171 

vœux  exaucés,  mais  non  comme  elle  auroit  voulu 
qu'ils  le  fussent  :  c'est-à-dire  qu'au  lieu  de  suivre  les 
lois  et  formalités  requises,  Jean-Jacques  se  contenta 
de  deux  témoins  devant  lesquels  il  donna  sa  foi  à  Thé- 
rèse. «  Cet  honnête  et"  saint  engagement,  dit-il,  a  été 
«  contracté  dans  toute  la  simplicité,  mais  aussi  dans 
«toute  la  vérité  de  la  nature,  en  présence  de  deux 
«hommes  de  mérite  et d honneur,  officiers  d'artille- 
«rie,  1  un  fils  d  un  de  mes  anciens  amis,  et  l'autre 
"  maire  de  cette  ville  et  parent  du  premier  '.  »  De  ce 
moment,  il  la  regarda  comme  sa  femme  légitime. 
«  Elle  est,  di8oit-il,et  sera  jusqu'à  ma  mort,  ma  femme 
«  par  la  force  de  nos  liens,  et  ma  sœur  par  leur  pu- 
«  reté.  »  Circonstance  qui  n  étoit  rien  moins  que  du 
goût  de  Thérèse  Le  Vasseur. 

Une  aventure,  qui  n'est  point  encore^claircie,  mais 
à  laquelle  il  mil  beaucoup  trop  d'importance,  lui  en- 
leva le  repos  pendant  long-temps.  Il  s'agitde  la  récla- 
mation que  fit  un  chamoiseur,  nommé  Thevenin, 
d'une  somme  de  neuf  livres  tournois,  qu'il  prétendoit 
avoir  prêtée  dix  ans  auparavant ,  étant  près  de  Pontar- 
lier.,  à  Rousseau,  qui,  pour  reconnoître  ce  service  lui 
auroit  donné  des  lettres  de  recommandation  en  pre- 
nant le  titre  de  Voyagew^ perpétuel.  Il  y  avoit  dans  cette 
réclamation  imposture  ou  erreur;  c  est-à-dire  le  fait 
pouvoit  être  faux;  ou  bien,   il  étoit  possible  que  ce 

lit'ttie  à  M.  Laliaud  ilu  3i  août  1768.  C'est  dans  ce  mois  et  au 
milieu  d'un  bois  situé  dans  le  voisinage  de  Bourjjoin  que  cet  enga- 
gement  eut  lieu.  Les  deux  témoins  étoii  nt ,  l'uu  M.  de  Cliampa- 
gueux,  maire  de  la  ville,  et  l'autre  M.  de  liozières,  tous  deux  ofti- 
LÏers  d'artillerie. 


172  PRÉCÏS 

chamoiseur  eût  fait  un  prêt  à  quelqu'un  qui  portolt  le 
même  nom  que  Rousseau.  Dans  tout  état  de  cause  ce 
n'étoit  point  Jean- Jacques  qui,  à  l'époque  où  ce  pré- 
tendu prêt  auroit  eu  lieu ,  étoit  depuis  plusieurs  années 
dans  la  vallée  de  Montmorenci.  Vivement  afFecté  d'une 
pareille  réclamation,  il  se  croit  déshonoré;  il  voit  un 
projet  de  le  perdre;  il  demande  avec  d'énergiques  in- 
stances à  être  confronté  avec  ce  Thevenin  :  il  écrit  à  ses 
amis  pour  les  prier  de  prendre  des  informations  sur  cet 
aventurier.  Il  obtient  de  M.  le  comte  de  Tonnerre,  com- 
mandant de  la  province,  une  audience  dans  laquelle  le 
chamoiseur  devoitcomparoître  de  son  côté.  Le  jour  in- 
diqué il  se  rend  de  Bourgoin  à  Grenoble ,  et  n'y  trouve 
point  M.  de  Tonnerre,  quoique  celui-ci  eût  donné  Tor- 
dre de  comparoître  devant  lui .  Cette  absence  inexplica- 
ble dut  paroîtrQ>et  parut  en  effet  extraordinaire  à  Rous- 
seau. Sur  ces  entrefaites  on  découvre  que  Thevenin 
avoitété,  en  1761,  con(/amne  aux  <^a/è?'e5  après  expo- 
sition en  place  de  Grève,  comme  calonmiateiiret  inipos- 
teurinsigîie.  Jean- Jacques  envoie  les  preuves  de  ce  fait 
au  commandant  qui  lui  répond  qu'il  imposera  silence  à 
Thevenin.  Ce  n'étoit  pas  le  compte  de  Rousseau  qui 
vouloit,  au  contraire,  qu'on  le  fît  parler  pour  savoir  la 
cause  et  les  auteurs  de  cette  intrigue.  Il  n'obtint  rien; 
on  laissa  le  chamoiseur  tranquille,  et  l'affaire  en  resta 
là.  Cette  impunité,  la  conduite  du  commandant, 
n'étoient  pas  de  nature,  il  en  faut  convenir,  à  tranquil- 
liser l'imagination  déjà  malade  de  Rousseau,  quicom- 
mençoit  à  voir  partout  des  ennemis,  et  qui,  dans  cette 
aventure,  ne  trouva  ni  bienveillance,  ni  protection,  ni 
justice  de  la  part  de  l'autorité.  Du  Peyrou  a  fait ,  rela- 


DE   LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l-j^ 

tivement  à  la  dénomination  de  Voyageui^  perpétuel, 
un  rapprochement  assez  curieux.  Il  raconte  que  quel- 
ques années  avant  cette  affaire ,  dans  une  réunion  de 
gens  de  lettres,  Tun  d'eux,  taxant  Jean- Jacques  d  or- 
gueil, de  vanité,  prétendant  qu  il  ne  se  distinguoit 
que  par  Tenvie  de  faire  parler  de  lui ,  finit  par  dire 
qu  il  ne  se  trouvoit  bien  nulle  part ,  et  que  c'étoit  un 
T^oyageur  perpétuel.  Nous  avons  oublié  de  rappeler  que 
Rousseau  portoit  alors  le  nom  de  Renou  à  cause  de 
Tarrêt  du  parlement.  En  le  forçant  à  reprendre  son 
nom  on  lui  faisoit  courir  des  risques.  Peut-être  étoit- 
ce  le  but  de  cette  intrigue.  Il  est  probable  que  M.  de 
Tonnerre  interrogea  Tbevenin,  qui  n'étoit  qu'un  in- 
strument dont  on  se  servoit,  et  qu'ayant  découvert  la 
vérité  il  jugea  quil  valoit  mieux  la  couvrir  d'un  voile 
épais  que  de  la  faire  ct)nnoitre.  Celte  conjecture  ex- 
plique sa  conduite  et  rend  excusable  l'impunité  dont 
iWaissa  jouir  l'aventurier  '.  Quoi  qu'il  en  soit,  Rousseau 
fut  plus  vivement  affecté  qu'il  n'auroit  dû  l'être;  mais 
ce  ne  fut  pas  sans  cause,  ni  motif,  qu  il  se  crut  l'objet 
d'une  persécution. 

Parmi  les  connoissances  que  Rousseau  fit  et  cul- 
tiva, soit  à  Bourgoin,  soit  à  Monquin,  il  en  est  une 
dont  nous  devons  dire  un  mot.  C'est  M.  Anglancier 
de  Saint-Germain,  ancienj  capitaine  de  dragons,  qui 
s'étoit  retiré  à  Bourgoin  ou  dans  les  environs.  Le 
caractère  de  franchise  et  de  loyauté  de  ce  militaire 
le  fit  distinguer  de  Jean-Jacques,  qui  lui  donna  sa 

«  Plus   tard ,  M.  de  Tonnerre  offrit  à  Rousseau  de  punir  Theve- 
nin  par  quelques  jours  de  pri»on  ;  Biais  J«(an-Jacques  refusa  cette 
.  iaùsfaction. 


l'-4  PUÉCIS 

confiance,  lui  demanda  des  conseils,  et  correspondit 
avec  lui.  Parmi  les  lettres  qu'il  lui  écrivit,  il  en  est 
une  très  remarquable,  dans  laquelle  il  donne  les 
détails  les  plus  intéressants  sur  ses  principes ,  ses 
goûts,  SCS  ouvrages',  et  sa  conduite  '. 

Il  importe  de  ne  point  passer  sous  silence  une  autre 
lettre  qui  change  en  certitude  les  soupçons  que  fait 
naître  la  cortduite  de  Thérèse.  Dans  cette  lettre,  datée 
du  12  août  1769,  Rousseau  lui  dit  que  depuis  long- 
temps il  tâche  de  la  rendre  heureuse,  mais  sans 
aucun  succès.  Cette  indigne  femme  Tavoit  menacé 
de  Tabandonner  furtivement.  «Il  est  sûr,  lui  dit-il, 
«  que  si  tu  me  manques,  je  suis  un  homme  mort.  Mais 
«je  mourrois  cent  fois  plus  cruellement  encore,  si 
«  nous  continuions  de  vivre  ensemble  en  mésintelli- 
«  gence.   Il  vaut  mieux  cesser  de"  se  voir,   s'aimer 

«encore  et   se  regretter   quelquefois je   n'avois 

«qu'une  seule  consolation,  mais  bien  douce,  c'étoit 
«  d'épancher  mon  cœur  dans  le  tien  :  quand  j'avois 
«  parlé  de  mes  peines  avec  toi ,  elles  étoient  soulagées , 
«  et  quand-  tu  m'avois  plaint,  je  ne  me  trouvois  plus 
«à  plaindre.  "  Il  termine  cette  lettre  par  les  adieux 
les  plus  touchants,  et  lui  donne  des  avis,  supposant 
toujours  qu'elle  persiste  dans  le  projet  qu'elle  a  de  se 
séparer  de  lui.  Devant  faire  une  absence  de  quinze 
jours,  il  l'exhorte  à  bien  réfléchir  avant  de  prendre 
un  parti,  et  la  prie  de  penser  à  ce  qu  elle  se  doit  à 
elle-même,  à  ce  qu'elle  lui  doit,  à  ce  qu'ils  sont  de- 
puis long-temps  l'un  à  l'autre;  à  ce  qu'ils  se  doivent 

'  Lettre  du  26  février  1770.  Voyez  pour  plus  île  détails  l'Histoire 
de  J.  J.  Rousseau,  tom.  I ,  p.  171  et  suiv.' 


DE    LA   VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  Ip 

jusqu'à  Id  fin  de  leurs  jours,  clont  la  plus  grande  et 
la  plus  belle  partie  est  passée,  et  dont  il  ne  leur  reste 
que  ce  qu  il  faut  pour  couronner  une  vie  infortunée, 
mais  innocente  et  vertueuse,  par  une  fin  qui  1  honore. 
Au  retour  du  voyage  qu  il  étoit  allé  faire  au  Monl- 
Pilat  pour. herboriser,  Rousseau  retrouva  Thérèse, 
qui  avoit  renoncé  à  son  projet  de  s'éclipse?'  en  lui  lais- 
sant ignorer  sa  retraite.  En  exécutant  ce  projet  elle 
s'exposoit  au  mépris  public,  et  se  privoit  de  toutes 
ressources.  Elle  le  sentit  et  resta.  Mais  elle  se  brouilla 
bientôt  avec  les  voisius  qu'elle  avoit  à  Monquin.  Elle 
eut  des  queVelies  comme  elle  en  avoit  eu  à  Wootton , 
à  Trye  :  Rousseau  la  crut,  se  plaignit  amèrement  à 
son  hôte,  M.  de  Césarges  ' ,  et  songea  sérieusement  à 
chercJier  un  autre  asile.  Il  n'avoit  jamais  eu  Tinten- 
tion  de  se  fixer  dans  le  Dauphiné,  car  sa  correspon- 
dance pendant  qu'il  habita  cette  province  nous  le 
montre  s'occupant  des  moyens  d'aller  dans  un  autre 
pays.  Il  fut  question  du  château  de  Lavagnac,  appar- 
tenant au  prince  de  Conti,  qui  le  lui  offroit;  mais, 
ayant  eu  à  se  plaindre  de  l'intendant  de  ce  prince,  et 
ne  voulant  point  le  lui  dénoncer,  il  refusa  cette  re- 
traite. Il  hésitoit  entre  plusieurs  pays,  lorsque  tout-à- 
coup  il  se  détermine  à  retourner  dans  la  ville  à 
laquelle  il  sembloit  être  obligé  de  renoncer,  et  revient 
à  Paris  oîi  l  appelaient  l'honneur  et  le  devoir  dont  il  ne 
devoit  plus  entendre  que  la  voix  2.  Ces  mots  qu  il  adres- 
soit  à  son  ami  M.  Moultou  font  présumer  qu'il  avoit 
permission  de  rentrer  dans  cette  capitale,  et  qu'il  se 

'  Lettre  d'avril  1770,  à  ^L  de  Césarges. 
'  Lettre  à  M.  Moultou,  du  4  j"'!*  '77*^- 


l-jG  PRÉCIS 

croyoit  obligé  d'y  paroître  au  grand  jour,  du  moment 
où  cette  permission  lui  étoit  accordée. 

Il  s'arrêta  quelque  temps  à  Lyon.  Étant  dans  cette 
ville,  il  apprit  qu'on  a  voit  ouvert  une  souscription 
pour  élever  une  statue  à  Voltaire.  Cette  souscription 
étoit  de  quarante  huit  francs,  qu'il  fit  passer  à  M.  de 
La  Tourette.  C'est  ainsi  qu'il  se  vengea  de  la  guerre  de 
Genève  et  des  autres  libelles,  où  le  patriarche  de 
Ferney  oublioit  sa  gloire  et  consoloit  l  envie. 

Il  arriva  dans  les  derniers  jours  de  juin  à  Paris,  et 
logea  rue  Plàtrière.  L'accueil  et  les  visites  qu'il  reçut 
dans  cette  capitale  auroient  dû  lui  piouver  qu'il  n'étoit 
pas,  comme  il  se  1  iraaginoit,  un  objet  de  haine.  «Je 
«  suis,  écriyoit-il  à  M.  de  La  Tourette  le  4  juillet  1 770; 
«je  suis  tellement  accablé  de  visites  et  de  dîners,  que 
«  si  ceci  dure  il  est  impossible  que  j'y  tienne,  et  mal- 
«  heureusement  je  manque  de  force  pour  me  dé- 
«  fendre.  Cependant  si  je  ne  prends  bien  vite  un 
«autre  train  de  vie,  mon  estomac  et  ma  botanique 
«  sont  en  grand  péril.  Tout  ceci  n'est  pas  le  moyen  de 
«  reprendre  la  copie  de  musique  d'une  façon  bien 
«  lucrative,  et  j'ai  peur  qu'à  force  de  dîner  en  ville  je 
«  ne  finisse  par  mourir  de  faim  chez  moi.  » 

Rousseau,  pendant  son  séjour  dans  leDauphiné, 
avoit  fini  ses  Confessions.  Dans  1  hiver  de  1770a  1771, 
il  en  fit  deux  lectures  en  petit  comité  ;  c'est-à-dire 
devant  six  ou  huit  personnes.  Celles  qui  assistèrent  ù 
la  première  furent  le  comte  et  la  comtesse  d'Egmont, 
fille  du  maréchal  de  Richelieu,  le  prince  Pignatelli, 
la  marquise  de  Mesme,  et  le  marquis  de  Juigné.  Du- 
saulx  en  obtint  une  seconde  qui  se  fit  devant  mes- 


DE   LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  ly-y 

sieurs  Dorât,  Pezai,  Le  r\lierre,  et  Barbier-Neuville, 
administrateur  de  1  Opéra,  qui  avoit  eu  jadis  quelques 
relations  avec  Jean-Jacques  à  Toccasion  du  Devin  du 
village.  Il  paroit  que  son  projet  étoit  de  continuer  ces 
lectui'es,  afin  de  faire  connoître  de  son  vivant,  ses 
Confessions,  autant  qu'il  étoit  possible,  sans  avoir 
recours  à  Timpression.  Dans  cette  hvpothèse,  son 
but  auroit  été  d  avoir  des  explications  avec  ceux  que 
le  récit  des  faits  pouvoit  compromettre  dans  leur 
réputation.  C'est,  il  nous  le  semble,  1  interprétation 
la  plus  naturelle  que  1  on  puisse  faire  du  paragraphe 
qui  termine  ses  Confessions.  «Si  quelqu'un,  dit-il, 
«  sait  des  choses  contraires  à  ce  que  je  viens  d  ex- 
«  poser;  il  sait  des  mensonges  et  des  impostures  :  s'il 
«  refuse  de  les  éciaircir  et  de  les  approfondir  avec 
«  moi,  tandis  que  je  suis  en  vie,  il  n'aime  ni  la  justice 
«ni  la  vérité.  M  II  falloit,  nous  en  convenons,  avoir 
une  imagination  bien  exaltée,  pour  ouvrir  une  pareille 
discussion,  et  croire  qu'on  répondroit  à  cet  appel. 
La  police  intervint  bientôt  à  ki  réquisition  de  ma- 
dame d'Epinay,  qui  écrivit  à  M.  de  Sartines  que  la 
lecture  des  Confessions  la  compromettant,  elle  le 
prioit  de  parler  lui-même  a  Jean-Jacques  avec  assez  de 
bonté  pour  qu  il  ne  puisse  s'en  plaindre,  tnais  cependant 
avec  assez  de  fermeté  pour  qu  il  ny  retourne  pas.  Elle 
ajoutoit  qu'il  suffisoit  de  lui  faire  domier  sa  parole,  par- 
cequil  la  tiendrait:  aveu  naïf  qui  prouve  la  bonne 
opinioD  que  madame  d  Epinay  avoit  de  Rousseau. 
M.  de  Sartines  le  fit  venir.  On  ignore  ce  qui  se  passa 
entre  ce  magistrat  et  Jean-Jacques;  mais  depuis  cette 
entrevue,  le  dernier  ne  fit  plus  de  lecture  de   ses 

IIT.  12 


J~8  PHIÎCIS 

Confessions.  Elles  furent  communiquées  par  rentre- 
mise  de  Rulliière  au  prince  royal  de  Suéde,  qui  passa 
les  derniers  mois  de  1770  à  Paris,  et  partit  de  cette 
capitale  au  mois  de  février  i  77  i . 

A  cette  époque,  Jean-Jacques  eut  des  relations  avec 
])lusieuis  personnages  marquants,  dont  la  plupart 
étoient  des  gens  de  lettres.  C'étoiont  Dusaulx,  ma- 
dame d^  Genlis,  le  prince  de  Ligne,  Ilulhière,  Gré- 
try ,  Bernardin  de  Saint-î^icrre  et  Corancèz.  Tous  ont, 
à  l'exception  de  Rulliière,  rendu  compte  de  ces  rela- 
tions qui  eurent,  en  général,  peu  de  durée.  Il  seroit 
'  tiop  long  de  les  examiner  dans  ce  Précis  ' ,  qui  ne 
doit  pas  être  interrompu.  Il  vit  plus  long-temps  et 
avec  plus  d'intimité.  Bernardin  de  Saint-Pierre  et 
Corancèz,  qui  nous  ont  laissé  sur  Rousseau  des  dé- 
tails pleins  d'intérêt.  Corancèz  surtout,  admis  dans  sa 
familiarité,  fit  des  observations  sur  les  progrès  de 
cette  maladie  morale  qui  tourmentoit  Jean-Jacques, 
et  qui ,  mettant  dans  un  état  déplorable,  un  homme 
doué  d'un  si  beau  géirie ,  est  bien  propre  à  faire  naître 
les  plus  tristes  réflexions  sur  la  fragilité  des  plus 
beaux  dons  de  la  nature,  et  sur  la  vanité  du  prix  que 
nous  y  mettons.  Il  sentoit  cette  cruelle  maladie,  dont 
les  accès  revenoient  à  des  intervalles  plus  ou  moins 
rapprochés  ,  et  tenoient  à  des  causes  qu'une  compa- 
gne attentive,  clairvoyante  et  bénévole,  auroit  pu 
éloigner,  ou  rendre  moins  actives  et  moins  influentes. 
La  lettre  qu'il  écrivit,  le  23  novembre  1770,  prouve 

'  Nous  avons  Fait  cet  examen  tlans  l'Histoire  de  J.  J.  Boiisaeau  , 
première  partie.  Nous  flevons  iri  pn'senler  les  faits  sons  une  autre 
forme. 


DE   LA   VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l'Ji) 

cju  il  sentoit  son  mal ,  et  qu  il  se  créoit  des  mauxima- 
pinaires.  Il  avoue  que  sa  tête  déjà  altérée  pm-  lah-  som- 
bre de  [Angleterre  s^ affectait  de  plus  en  plus.  Ce  ii  est 
donc  pas  sans  une  snrpiise  mêlée  d  admiration  qu'on 
le  voit,  dans  un  des  intervalles  que  lui  laissoit  cette 
maladie,  produire  un  de  ces  ouvrages  qui  brillent  par 
une  raison  sage,  éclairée  par  des  observations  pro- 
fondes ,  par  retendue  et  la  finesse  des  aperçus ,  par  la 
sûreté  du  tact,  par  la  clarté  des  idées,  enfin  par  les 
charmes  du  style.    Il  s'agit  des  Considérations  sur  le 
gouvernement  de  Pologne.,  qu  il  composa  dans  le  prin- 
temps de  1772,  à  la  demande  du  comte  de  \Vielhorski. 
Ce  seigneur  polonois  s'étoit  d'abord  adressé  à  labbé 
deMably,  qui  même,  afin  de  mieux  remplir  l'objet 
pour  lequel  on  le  consultoit,  étoit  allé  dans  la  Polo- 
gue.  Il  devoit  donc  avoir  des  données  plus  positives 
que  Rousseau  dans  son  galetas  de  la  rue  Plâtrière  \ 
mais  l'étude  et  la  méditation  suppléèrent  à  l'avantage 
(jue  donnoit  à  son  rival  le  voyage  de  Varsovie,  et  si 
1  on  veut  juger  de  la  supériorité  de  l'un  sur  l'autre, 
on  peut  comparer  Its  Considérations  au  Traité  du  gou- 
vernement de  la  Pologne.  Jean-Jacques,  qui  voyoitles 
dangers  que  couroit  ce  pays,  exhorte  les  Polonois  à 
resserrer  leurs   limites,  parceque  leurs  voisins  songent 
peut-être  à  leur  rendre  ce  service.  Il  leur  lenoit  ce  lan- 
gage dans  le  mois  d'avril;  et  le  5  août  suivant,  la 
Russie,  l  Autriche  et  la  Prusse  firent  nu  premier  par- 
tage de  la  Pologne. 

Ce  fut,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  le  der- 
nier éclair  du  génie  prêt  à  s  éteindre.  Il  jeta  quelques 
lueurs  encore  daus  les  Dialogues ,  et  dans  les  Rêveries 


l8o  PRÉCIS 

une  flamme  vive  et  brillante  ,  mais  éphémère.  Dans  le 
premier  de  ces  deux  ouvrages,  Kousseau  se  tour- 
mente pour  détruire  les  accusations  dont  il  se  croit 
1  objet ,  et  donne  des  détails  sur  sa  personne  et  sur 
ses  écrits.  C  est  Tœuvre  d'une  r/.ison  égarée,  mais 
qui  par  intervalle,  reprend  son  empire  et  se  fait  re- 
connoitre.  Il  écrivit  ces  Dialogues  en  1776  et  1776. 
Dans  un  accès  de  son  mal,  il  voulut  les  déposer  sur 
l'autel  de  Notre-Dame ,  comme  un  hommage  à  la  vé- 
rité, mais  ayant  trouvé  la  grille  fermée,  et  étant  re- 
venu à  lui,  il  n'exécuta  point  ce  projet  insensé,  et  fit 
remettre  le  manuscrit  en  dépôt  chez  l'abbé  de  Con- 
dillac.  Il  confia  une  copie  du  premier  dialogue  à  un 
jeune  Anglois,  nommé  Brooke-Boot/iby ,  qui  l'emporta 
à  Londres.  Les  Rêveries  offrent  un  mélange  de  ta- 
bleaux gracieux  et  frais,  de  descriptions,  d'épanche- 
ments  d'un  cœur  trop  plein  de  sentiments  tendres, 
de  souvenirs  amers  et  doux ,  enfin  de  discussions. 
A  quelques  exceptions  près ,  on  y  retrouve  tour-à- 
tour  la  raison,  limagination  ,  la  sensibilité  de  Jean- 
Jacques.  La  dernière  promenade  n  est  point  achevée; 
il  la  fit  peu  de  temps  ^vant  sa  mort ,  au  mois  d'avril 
1778.  T/année  précédente,  Thérèse  étant  malade,  et 
Jean-Jacques  obligé  de  lui  donner  des  soins ,  il  ne 
pouvoit  plus  copier  de  la  musique,  et  ses  ressources 
furent  insuffisantes.  Dans  cet  état,  il  fit  un  mémoire 
pour  solliciter  de  la  pitié  publique  un  asile  pour  le- 
quel il  abandonneroit  tout  ce  qu'il  possédoit;  il  n'ex- 
cluoit  même  pas  1  hôpital  !  Une  pareille  situation 
devoit  aggraver  sa  maladie.  Parmi  ceux  qui  le  fréquen- 
toient  alors,  Gorancèz,  le  comte  Duprat,  et  lèche- 


^ 


DE   LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  l8l 

valier  de  Flaman\  ille,  étoient  les  plus  assidus.  M.  de 
Flamanville,  chevalier  de  Malte,  enthousiaste  des 
ouvrages  de  Jean-Jacques ,  et  rempli  de  respect  et  de 
conapassion  pour  sa  personne,  lui  offroit  un  antique 
château,  situé  sur  le  bord  de  la  nier,  en  Normandie. 
Il  s'eng:igeoit  de  lui-même  à  n  y  paroître  jamais  sans 
la  permission  de  son  hôte.  De  son  côté,  M.  Duprat, 
lieutenant-colonel  au  régiment  d'Orléans,  mettoit  à  sa 
disposition  une  terre  habitable,  mais  très  éloignée  de 
Paris.  Enfin,  Coraucèz  lui  cédoit  un  logement  qu  il 
avoit  à  Sceaux.  Jean-Jacques  hésitoit,  et  n'acceptoit , 
ni  ne  lefusoit  d'une  manière  positive.  Il  avoit  de- 
mandé, pour  se  décider,  un  délai ,  et  promis  une  ré- 
ponse. Corancèz  vint  pour  la  chei'cher  ;  il  apprit  avec 
surprise  que  Rousseau  étoit  parti  la  veille  pour  Erme- 
nonville dont,  jusqu'alors,  il  n'avoit  pas  été  ques- 
tion '.  Il  n'y  devoit  d  abord  rester  que  peu  de  jours, 
et  revenir  ensuite  à  Paris  pour  vendre  ses  effets,  et 
prendre  des  arrangements  définitifs  ;  mais  on  le  re- 
tint, et  l'on  jugea  plus  convenable  de  confier  ces  soins 
à  Thérèse.  Jean-Jacques  étoit  dans  sa  dernière  de- 
meure; il  n'en  devoit  plus  sortir.  Le  chevalier  de 
Flamanville  alla  1  v  voir.  Il  re\int  navré  de  1  état  dans 
lequel  il  l'avoit  trouvé ,  et  chargé  de  lui  procurer  un 
asile  dans  un  hôpital.  Aucune  retraite  ne  paroissoit 
plus  convenable  qu  Ermenonville;  mais,  ainsi  que 
le  remarque  Corancèz,  il  ne  falloit  pas  raisonner  à 
l'égard  de  Rousseau ,  comme  on  devoit  le  faire  avec 

•  Lorsque  Corancèz  se  pre'senta  chez  Rousseau,  Thérèse  hii  dit 
qu'il  étoit  sorti,  laissant  croire  qu'il  se  promenoit.  Elle  ne  dit  point 
qu'il  avoit  quitté  Paris. 


l82  PRÉCIS 

les  autres  hommes.  Nous  touchons  à  un  événement 
sur  lequel  on  n'est  point  d'accord,  et  qui  a  d  autant 
plus  besoin  d'être  éclairci,  que  les  preuves  qu  on 
exige  ordinairement  pour  constater  la  vérité  d'un 
fait,  pourroient  bien  établir  l'erreur.  Elles  doivent 
donc  être  soumises  à  un  examen  scrupuleux. 

Il  s'agit  de  la  mort  de  Jean-Jacques  :  a-t-elle  été 
naturelle  ou  volontaire?  Se  l'est-il  donnée,  ou  laissa- 
t-il  agir  la  nature? 

îsous  allons  commencer  par  rappeler  ce  qui  porte 
un  caractère  officiel  :  nous  y  ajouterons  les  circon- 
stances qui  affoiblissent  ce  témoignage ,  quelque  im- 
posant qu'il  soit ,  et  nous  mettrons  ainsi  le  lecteur  en 
état  déjuger  par  lui-même. 

Voici  donc  un  extrait  de  la  relation  '  publiée  dans 
le  mois  d'août  1 778  ,  par  M.  T.e  Bègue  de  Presle ,  mé- 
decin qui  se  trouvoit  à  Ermenonville  ,  à  l'ouverture 
du  corps  de  Jean-Jacques ,  mais  non  à  sa  mort. 
«  M.  Rousseau ,  dit-il ,  continua  de  jouir  d'une  bonne 
«santé  jusqu'au  2  juillet;  car  je  ne  regarde  point 
«  comme  une  annonce  ou  commencement  de  la  ma- 
«  ladie  qui  l'a  fait  périr ,  quelques  douleurs  de  coli- 
«  que,  dont  il  se  plaignit  la  veille  durant  sa  piome- 
«  nade,  et  dont  il  ne  parla  plus  le  reste  de  la  soirée. 

'  Relation  ou  notice  des  derniers  jours  de  M.  J.  J.  Rousseau, 
circoustances  de  sa  mort ,  par  JM.  Le  Bègue  de  Presle,  docteur,  eic. 
1778.  Elle  est  datée  du  aS  août  1778  ,  et  signe'e  de  M.  Le  Bègue  de 
Presle.  On  verra,  d'après  le  témoignage  de  Grimm,  qu'elle  fut  pu- 
bliée pour  démentir  les  bruits  de  suicide  c|ui  commençoient  à  s  ac- 
créditer. Cette  relation  est  ordinairement  accompagnée  d'une  addi- 
tion par  M.  Magellan,  et  toutes  deux  font  partie  do  plusieurs  édi- 
tions des  œuj'ies  de  .lean-Jacques,  entre  autres  de  celle  de-Poincot: 


DE    LA   VIE    DE    .T.    J.    ROUSSEAU.  l83 

«  Il  soupa  et  passa  la  nuit  à  sou  ordinaire.  Le  |eu(.U 
«(2  juillet)  il  se  leva  de  bonne  heure,  se  promena 
«  deliors  suivant  son  usage  jusquîi  l'heure  de  sou 
«  déjeuner,  qu  il  fît  selon  sa  coutume  avec  du  café  au 
«lait  préparé  par  sa  iemrae ,  et  dont  eV.'2  prit  une 
«  tasse  ainsi  que  sa  servante.  Aussitôt  après  le  de- 
«  jeûner,  il  demanda  à  sa  femme  de  laider  à  s'ha- 
«  hiller,  parceque  la  veille  il  avoit  promis  daller  au 
«  château  dans  la  matinée.  Il  se  piéparoit  à  sortir  , 
«  lorsqu  il  commença  à  se  sentir  dans  un  état  de  mal- 
«aise,  de  foibiesse  et  de  souffrance  générale.  Il  se 
«  plaignit  successivement  de  picotement  très  incom- 
«  mode  à  la  plante  des  pieds  ;  d'une  sensation  de  froid 
«le  !oug  de  l'épine  du  dos,  comme  s'il  y  couloit  un 
«  fluide  glacé;  de  quelques  douleurs  de  poitrine,  et 
«surtout  pendant  la  dernière  heure  de  sa  vie,  de 
«  douleurs  de  tête  d'une  violence  extrême,  qui  se  fai- 
«  soient  sentir  par  accès  :  il  les  exprimoit  en  portant 
«les  deux  mains  à  sa  tête,  et  disant  qu'il  sembloit 
«  qu'on  lui  déohiroit  le  crâne.  Ce  fut  daus  un  de  ces 
«  accès  que  sa  vie  se  termina,  et  il  tomba  de  son  siège 
«  par  terre.  On  le  releva  à  1  instant ,  mais  il  étoit  mort  ; 
«  car  les  chirurgiens,  qu  on  n  avoit  pu  avoir  plus  tôt, 
«  employèrent  sans  succès  la  saignée,  lalkali  volatil, 
«  les  vésicatoires. 

«  Je  ne  répéterai  pas  ce  que  M.  Rousseau  a  dit  pen- 
«  dant  sa  dernière  heure,  et  encore  moins  les  propos 
«  faux  ou  inexacts  qu  on  lui  attribue.  Madame  Rous- 
•<seaa,  qui  étoit  seide  avec  lui,  avoit  trop  d  inquié- 
«  fade  et  de  chagrin  pour  reteiiir  jusqu'aux  expres- 
«  sionsdes  réflexions  morales  ou  religieuses  qua  pu 


l84  PRÉCIS 

«  fiiire  son  mari,  si  le  trouble  que  doit  causer  dans 
«  l'esprit  la  destruction  de  lorganisation  ,  ou  la  ces- 
«  sation  de  la  vie,  lui  en  a  permis.  Je  me  suis  assuré, 
«<  par  des  informations  prises  le  jour  même  de  sa  mort 
'<  et  les  jours  suivants,  que  M.  Rousseau  n'a  montré 
«  ni  ostentation  ni  foiblesse  dans  ses  derniers  rao- 
«  ments. 

«  i\yant  témoigné  le  désir  d'être  ouvert,  il  l'a  été 
«  le  lendemain  de  sa  mort ,  devant  moi  et  dix  autres 
«  personnes.  Le  procès-verbal  sera  mis  en  entier  dans 
(c  un  ouvrage  périodique  de  médecine.  Voici  la  copie 
«  d'un  des  derniers  articles  :  L'ouverture  de  la  tête  et 
«  l'examen  des  parties  renfermées  dans  le  crâne,  nous 
«  ont  fait  voir  une  quantité  très  considérable  de  séro- 
«  site  épanchée  entre  la  substance  du  cerveau  et  les 
«membranes  qui  la  couvrent.  Ne  peut-on  pas  attri- 
«  huer  la  mort  de  M.  Rousseau  à  la  pression  de  cette 
«sérosité,  à  son  infiltration  dans  les  enveloppes  ou 
«  la  substance  de  tout  le  système  nerveux?  ' 

«  On  a ,  sans  le  plus  léger  prétexte,  accusé  M.  Rous- 
«  seau  d'avoir  pris  une  résolution  violente  pour  se 
«  délivrer  des  inquiétudes...  D  ailleurs  le  suicide  étoit 
«contre  ses  principes  actuels.  Enfin,  je  suis  assuré 
«  par  l'examen  le  plus  scrupuleux  de  toutes  les  cir- 

'  Ce  doute,  exprime'  dans  un  procès-verlial ,  évidemment  fait 
pour  constater  la  cause  de  la  mort,  est  remarquable.  Cette  cause 
est-elle,  ou  n'est-elle  pas  une  apoplexie  séreuse?  C'étoit  aux  hom- 
mes de  l'art  à  décider  cette  question.  Ils  le  dévoient,  au  lieu  de 
nous  demander  si  Von  ne  peut  pas  attribuer  la  mort  de  Jean-Jacques 
à  l'apoplexie  qui,  peut-être  étoit  un  effet  elle-même  des  circsn- 
stances  dont  on  parlera  plus  l>as.    Post  hoc,  ergn  propter  hoc. 


DK    LA    VIE   DE    .î.    J.    ROUSSEAU.  lôD 

«  constances  qui  ont  précédé,  accompagné  et  suivi  sa 
«  mort,  qu'elle  a  été  naturelle  et  iion  provoquée.  » 

Il  résulte  du  récit  de  M.  de  Presle,  que  ce  médecin 
n'a  pas  été  témoin  des  derniers  moments  de  Rous- 
seau, auxquels  assista  seulement  Thérèse,  d'après 
lexposé  de  ce  docteur. 

Écoutons  maintenant  un  des  amis  de  Rousseau  , 
celui  qui  le  vit  le  plus  assidûment  dans  les  dernières 
années  de  sa  vie,  et  jusqu'au  moment  de  son  départ 
pour  Ermenonville ,  c'est  Corancèz.  Voulant  visiter 
son  ami  dans  sa  nouvelle  retraite,  il  partit  de  Paris  le 
lendemain  même  de  la  mort  de  Jean-Jacques. 

«  En  arrivant  à  Louvres,  dit-il,  dernière  poste  jus- 
«  qu'à  Ermenonville,  le  postillon  fut  demander  les 
«  clefs  des  barrières  des  jardins.  Le  maître  de  poste  se 
«présenta  à  notre  voiture:  il  s'appeloit  Payen.  Il 
n  nous  dit  qu'il  présumoit  notre  voyage  occasioné 
«  par  le  malheureux  événement  de  la  mort  de  Rous- 
«  seau.'  Puis  il  ajouta  d  un  ton  pénétré  :  Qui  l'auroit 
«cru  que  M.  Rousseau  se  fût  ainsi  détruit  lui-même! 
«  Nos  oreilles  furent  étonnées  de  cette  nouvelle  :  nous 
«  lui  demandâmes  de  quel  moyen  il  s'étoit  servi  :  d'un 
«  coup  de  pistolet ,  nous  dit-il.  Mon  cœur  saigna , 
«  mais  j'avoue  que  je  n'en  fus  pas  étonné.  Nous  arri- 
«  vons,  nous  fûmes  reçus  avec  politesse.  Nous  fîmes 
«  part  à  M.  de  Girardin  de  ce  que  nous  avoit  appris  le 
«  maître  de  poste  Payen.  Il  en  parut  étonné  et  choqué. 
«Il  nia  le  fait  avec  chaleur,  et  nous  recommanda, 
«avec  la  même  chaleur,  de  ne  pas  le  propager.  Il 
«  m'offrit  de  voir  le  corps  :  ne  sachant  pas  quelle 
«  seroit  ma  réponse,  il  me  prévint  qu'étant  à  la  garde- 


l86  PRÉCIS 

robe,  Rousseau  s'étoit  laissé  tomber,  et  qu'il  s'éfoit 
fait  un  trou  au  front.  Je  refusai,  et  par  égard  pom- 
ma sensibilité,  et  par  Tinutilité  de  ce  spectacle, 
quelque  indice  qu'il  dût  me  présenter.  Toujours  ac- 
compagné de  M.  de  Girardin,  que  son  urbanité 
empêcboit  de  me  quitter,  il  me  fut  impossible  de 
causer  soit  avec  les  gens  de  la  maison,  soit  avec  les 
habitants  du  lieu.  Mon  beau-père  (M..Romilly)  me 
rapporta  avoir  appris  que  le  jour  même  de  sa  mort, 
Rousseau  ne  fut  point  au  château  le  matin,  comme 
à  son  ordinaire,  qu'il  avoit  été  herboriser;  qu'il 
avoit  rapporté  des  plantes,  qu'il  les  avoit  préparées 
et  infusées  dans  une  tasse  de  café  qu'il  avoit  prise. 
Madame  Rousseau  me  raconta  qu  il  conserva  sa 
tête  jusqu'au  dernier  moment.  Madame  Giiardin, 
de  son  côté,  me  raconta  qu  effrayée  de  la  situation 
de  Rousseau,  elle  se  présenta  chez  lui  et  y  entra. 
Que  venez-vous  faire  ici,  lui  dit-il?  Votre  sensibilité 
doit-elle  être  à  l'épreuve  d'une  scène  pareille  et  de  la 
catastrophe  qui  doit  la  terminer?  Il  la  conjure  de  le 
laisser  seul  et  de   se  retirer.   Elle   sortit  en  effet. 

(  A  peine  avoit-elle  le  pied  hors  de  la  chambre,  qu'elle 

<  entendit  fermer  les  verroux;  ce  qui  l'empêcha  de 
s'y  représenter.  Voilà  les  faits  principaux  qui  tous 
sont  de  la  plus  grande  exactitude.  Je  remarque  et  je 
n'ai  pu  m'empêcher  de  remarquer  que  le  maître  de 
poste  Payen,  le  lendemartn  de  sa  mort,  m'a  dit  que 
Rousseau  s'étoit  tué  d'un  coup  de  pistolet.  Il  est  dif- 

<  ficile  de  supposer  que  ce  fait  est  inventé.  Payen 
étoit  sans  intérêt  :  c'est  dans  le  premier  moment, 
et  le  premier  moment  est  toujours  sans  précaution  : 


DE   LA    VIE    DE    .1.    J.    ROUSSEAU.  IQ-J 

c'est  alors  au  contraire  que  la  vérité  se  fait  jour  : 
elle  perce  par  cela  seul  qu'elle  'est  la  vérité.  La 
blessure  que  le  pistolet  suppose,  est  confirmée  par 
M.  de  Girardin  qui  l'attribue  à  une  chute.  Cette 
blessure  importante  est  omise  dans  le  procès-verbal 
des  chirurjjiens.  Le  renvoi  de  madame  de  Girardin 
atteste  que  Rousseau  attendoit  sa  fin  ,  mais  une  fin 
certaine  et  prochiàne,  ce  qui  ne  peut,  à  ce  qu  il  me 
semble ,  s'accoider  avec  une  apoplexie  séreuse. 
Tout  me  porte  à  croire  que  Rousseau  s'est  débarrassé 
lui-même  dune  vie  qui  lui  étoit  devenue  insuppor- 
table. Ajoutez  les  fantômes  qui  le  tourmentoient, 
auxquels  les  circonstances  de  son  départ  précipité  et 
visiblement  arrangé  d'avance,  donnoient  plus  de 
réalité;  1  iaq^atience  et  la  volonté  bien  déterminée 
de  sortir  de  ce  séjour,  prouveras  par  la  confidence 
faite  au  jeune  chevalier  de  Malte;  l'impossibilité 
d'en  sortir,  faute  de  moyen  pécuniaire,  et  ne  vou- 
lant point  s'exposer,  d  après  la  connoissance  qu  il 
avoitdesa  timidité,  aux  objections  que  lui  feroient 
les  habitants  de  la  maison;  et  ]e  crois  que  non  seu- 
lement sa  mort  a  été  volontaire,  mais  que  par  les 
«  circonstances  elle  étoit  forcée  »  '. 

Voulant  acquérir  tous  les  renseignements  propres  à 
bien  motiver  son  opinion,  ^l.  Corancèz  écrivit  à  Thé- 
rèse, qui  lui  répoudit  une  lettre  2  dans  laquelle,  en  vou- 
lant détruire  cette  opinion ,  elle  la  confirme  par  de  nou- 

II  en  estime  oubliée  par  M.  Corancèz,    et  (jui  siiftisoit  seule 
pour  déteruiiner  Jean-Jacques  à  l'acte  de  désespoir  aucpiel  il  s'est 
livré.   C'est  la  conduite  de  Thérèse  dont  il  sera  parlé  plus  bas. 
'  Voyez  cette  lettre  dans  l'histoire  d&J.  J.  Rousseau,  1. 1,  p.  2-^. 


i88  P11ÉCI8 

veaux  détails  qui  prouvent  i°  qu'il  avoit  été  entraîné 
à  Ermenonville;  2°  qu'il  avoit  faifde  vains  efforts  pour 
en  soitir;  3°  enfin  qu'il  avoit  au  front  une  blessure 
assez  grave  pour  que  Thérèse  fût  couverte  de  sang. 

M.  Corancèz  insiste  sur  cette  blessure,  prétendant 
que  le  trou  étoit  si  profond  ijue  M.  Ilondon  lui  dit  avoir 
été  embarrassé  pour  en  î'emplir  le  vide.  L'auteur  dont 
nous  suivons  le  récit,  termine  ses  observations  en 
répétant  qu'il  croit  que  Rousseau  s'est  donné  la 
mort;  ajoutant  qu'on  a  bien  fait  de  le  nier  à  cause  du 
préjugé  qui  attache  du  déshonneur  à  cette  action;  mais 
comme  il  ne  le  partage  point,  il  dit  franchement  ce 
qu'il  croit  être  la  vérité. 

Si  nous  consultons  les  Mémoires  du  temps,  nous 
verrons  que  le  bruit  du  suicide  se  répandit  rapide- 
ment à  Paris.  Ainsi  nous  lisons  dans  les  Mémoires 
secrets  Ae  Bachaumont  (tom.  Xll,  p.  53),  sous  la  date 
du  21  juillet  1778,  le  passage  suivant:  «Comme  on 
«  avoit  fait  courir  des  bruits  sinistres  sur  la  mort  de 
«  M.  Rousseau,  qu'on  prétendoit  volontaire,  il  se  ré- 
<'  pand  un  extrait  des  minutes  de  Bailliage  et  vicomte 
«d'Ermenonville  du  3  juillet,  par  lequel  il  est  con- 
«  staté  juridiquement  et  d'après  la  visite  des  gens  de 
«  l'art,  qu  il  est  mort  d'une  apoplexie  séreuse.  » 

Dans  sa  Correspondance  littéraire.,  à  la  date  du  mois 
de  juillet  1778,  Grimm  parle  en  ces  termes  de  la  mort 
de  Rousseau  :  «  L'opinion  généralement  établie  sur  la 
«nature  de  la  mort  de  Jean-Jacques,  n'a  pas  été 
«  détruite  par  le  récit  de  M.  Le  Bègue  de  Presle,  son 
«  ami.  On  persiste  à  croire  que  noire  philosophe  s'est 
«  empoisonné  lui-même.  » 


jDE    la    vie    de    J.    J.    ROUSSEAU.  189 

Madame  de  Staël ,  dont  la  bonne  foi  n'a  pas  plus 
été  révoquée  en  doute  que  le  talent,  a,  dans  ses 
lettres  sur  Jean-Jacques,  exprimé  sans  détour  la  per- 
suasion où  elle  étoit  que,  réduit  au  désespoir,  il  avoir 
abrégé  une  vie  que  de  nouveaux  malheurs  rendoient 
insupportable.  «  Qui  put  inspirer  à  Rousseau,  dit  cet 
<<  auteur  célèbre,  un  dessein  si  funeste?  C'est  la  cer- 
«  titude  d'avoir  été  trompé  par  sa  femme  qui  avoit 
«  seule  conservé  sa  confiance,  et  s'étoit  rendue  né- 
«  cessaire  en  le  détachant  de  tous  ses  autres  liens.... 
«  Un  Genevois  (M.  Coindet)  qui  vécut  avec  lui  dans 
«  1  intimité,  m'a  montré  une  lettre  que  Jean- Jacques 
«  lui  écrivit  quelque  temps  avant  sa  mort,  et  dans 
«  laquelle  il  sembloit  lui  annoncer  ce  dessein.  Depuis, 
«  s'étant  informé  avec  un  soin  extrême  de  ses  derniers 
«  moments,  il  a  su  que  le  matin  du  jour  où  Rousseau 
«  mourut ,  il  se  leva  en  parfaite  santé  ;  mais  que  cepen- 
"  dant  il  dit  qu  il  alloit  voir  le  soleil  pour  la  dernière 
«  fois,  et  prit,  avant  de  sortir  du  café  qu'il  fit  lui-même. 
«  Il  rentra  quelques  heures  après,  et  commençant 
«alors  à  souffrir  horriblement,  il  défendit  constam- 
«  ment  qu'on  appelât  du  secours  et  qu'on  avertit  per- 
«  sonne.  Peu  avant  ce  triste  jour,  il  s'étoit  aperçu 
«  des  viles  inclinations  de  sa  femme  pour  un  homme 
«  de  l'état  le  plus  bas.  Il  parut  accablé  de  cette  dé- 
fi couverte,  et  resta  huit  heures  de  suite  sur  le  bord 
«  de  l'eau  dans  une  méditation  profonde.  »  Madame 
de  Staël  conclut  qu  il  n'est  plus  possible  de  douter 
que  ce  grand  et  malheureux  homme  ri  ait  terminé  volon- 
tairement sa  vie.   Madame  de  Vassi,  fille  de  M.  de 


J9<^  PRÉCIS 

Girardin,  voulut  dctroiuper  '  madame  de  Staël  qui, 
peut-être  plus  polie  que  sincère,  excusa  son  erreur, 
(car  c'est  ainsi  qu'elle  appelle  une  opinion  combattue 
par  madame  de  Vassi),  en  exposant  les  motifs  sur 
lesquels  elle  étoit  fondée  et  qui  ne  faisoient  que  la 
rendre  plus  probable.  C'étoient  le  témoignage  de 
M.  Coindet,  celui  de  M.  Moultou,  enfin  des  lettres  de 
Rousseau  écrites  peu  de  temps  avant  sa  mort,  et  qui 
annouçoient  le  dessein  de  terminer  sa  vie.  Nous  ne 
connoissons  point  ces  lettres  qui  n'ont  pas  encore  été 
publiées. 

D'après  ces  diverses  circonstances  nous  avons  cru 
que  .lean-Jacques  avoit  avancé  le  terme  de  ses  jours, 
et  nous  l'avons  dit  puisque  nous  le  pensions.  Cette 
opinion  qui,  de  notre  part,  est  fondée  sur  une  per- 
suasion intime,  a  été  critiquée.  On  a  prétendu  que 
c'étoit  faire  injure  à  Rousseau  que  de  supposer  qu  il 
avoit  disposé  de  sa  vie,  parcequ'on  le  meltoit  en 
contradiction  avec  ses  principes.  D  abord,  il  faut  être 
véridique,  et  quelque  répugnance  que  nous  causât 
toute  vérité  qui  aocuseroit  Rousseau,  nous  n'hési- 
terions point  à  la  dire  :  mais  nous  n  avons  point  à 
sacrifier  l'une  à  l'autre,  comme  on  va  le  voir. 

Jean-Jacques  blâme  avec  raison  le  suicide,  parce- 
c[u'il  y  a  peu  de  circonstances  où  cet  acte  de^  désespoir 
soit  excusable;  mais  il  suffit  que  ces  circonstances, 
quoique  très  rares,  existent;  qu'il  les  ait  comprises 
dans  une  exception,  et  qu'il  se  soit  trouvé  dans  celte 

'  Les  preuves  qu'elle  fit  val<jir  sont  le  procès-verbal  et  le  témoi- 
{;na;>e  «le  M.  Le  Bègue  de  Preslc,  dont  nous  avons  paili;. 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  I91 

exception,  pour  tju  il  soit  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer, 
et  que  de  sa  part,  il  n'y  ait  plus  de  contradiction. 

Ije  dégoût  de  la  vie  est  une  maladie  qui  a  des 
causes  plus  ou  moins  graves.  Ceux  qui  en  sont  at- 
taqués ont,  eu  général,  moins  que  d'autres,  à  se 
plaindre  de  la  fortune  '.  Ou  doit  sentir  que,  dans  ime 
discussion  de  cette  espèce,  il  faudroit  pouvoir  con- 
sidérer la  question  avec  les  yeux  de  celui  qu'on  met 
en  cause,  puisque,  pour  bien  le  juger,  il  seroit  né- 
cessaire de  se  supposer  dans  sa  situation,  et  d'avoir 
lame  également  froissée.  On  a  maintenant  assez  de 
données  sur  Rousseau  pour  asseoir  sou  jugement, 
en  renonçant  toutefois  à  peser  la  valeur  de  chaque 
circonstance,  qu'on  doit  admettre  avec  toute  l'in- 
fluence qu'elle  eut  et  qu  elle  dut  avoir.  Ainsi,  l'ignoble 
infidélité  de  Thérèse,  souverainement  méprisable, 
peut  paroître  un  motif  de  désespoir  bien  puéril;  mais 
pour  celui  qui  n'a  plus  de  confiance  qu'en  cette 
femme,  qui  la  croit  veitueuse,  et  la  regarde  comme 
une  victime  dévouée  volontairement  à  son  infortune, 
le  moment  où  le  voile  tombe  doit  être  affreux.  Il  est 
seul  dans  la  nature,  puisqu'il  a  perdu  son  appui.  Pour 

L'homme  le  plus  considéré  des  trois  Royaumes ,  le  marq.nis  (\n 
Londonderry ,  pins  connu  sous  ie  nom  de  Castelrcagh  ^  fameux  on  ^ 
si  ion  veut,  illustre'  par  un  rôle  devenu  maintenant  l'objet  d'un 
examen  sévère,  est  un  nouvel  exemple  de  l'insuffisance  des  faveurs 
de  la  fortune.  Le  noble  lord  s'est  tué  le  12  août  dernier  (  1822) 
Personne  n  a.  soupçonné  qu'il  put  être  déslionoré  pour  cet  acte  de 
désespoir  d'un  homme  comblé  d'honneurs,  de  dignités,  de  ri- 
chesses. Pour  la  forme,  et  parcequ'il  faut  que  les  lois  reçoivent 
leur  exécution  en  Anjjlcterre,  on  lui  a  fait  son  procès,  et  il  a  été 
déclaré  fou. 


I(j  2  1»  R  É  G I S 

être  juste,  il  faut  ne  pas  négli(;er  ce  rapport,  et  voir 
Thérèse  avec  les  yeux  de  Rousseau. 

llavoit,  bien  antérieurement,  éprouvé  une  seule 
fois  ce  clé{]OÛt  de  la  vie,  sous  le  poids  duquel  il  dcvoit 
finir  par  succomber;  c'étoit  en  1763;  trois  lettres  le 
prouvent  '.  Il  avoit  fait  son  testament,  et  recouiman- 
doit  Thérèse  à  Thomme  qu'il  estimoit  le  plus  (Uuclos). 
Il  se  croyoit  déshonoré,  parceque  Paris,  Genève, 
Berne,  a  voient  flétri  Y  Emile,  et  le  déshonneur  lui  pa- 
roissoit  un  motif  suffisant  pour  renoncer  à  la  vie. 
L'état  de  sa  santé  influoit  sur  cette  disposition  qui 
n'eut  qu'une  courte  durée.  Il  reprit  bientôt  le  dessus  , 
et  lutta  même  avec  un  courage  remarquable  contre 
l'adversité. 

J  aurois  plus  d'une  conjecture  gratuite  à  réfuter.  Il 
n  est  point  permis  de  passer  sous  silence  celle  où  l'on 
met  en  scène  madame  d'Iioudetot,  et  c  est  plus  par 
intérêt  pour  sa  mémoire  que  pour  celle  de  Rousseau, 
qu  il  importe  de  réfuter  une  tradition  où  l'on  fait  jouer 
à  cette  dame  un  rôle  indigne  d'elle.  On  a  dit,  et  même 
imprimé  dans  un  des  journaux  du  temps,  qu  ayant  eu 
la  curiosité  de  visiter  Ermenonville,  elle  fit  cette  partie 
avec  plusieurs  personnes  de  sa  société,  le  i'"'^  ou  le  2 
juillet  1778.  On  prétend  qu'en  se  promenant  dans  ce 
parc,  elle  s'arrêta,  pour  jouir  d'un  point  de  vue  pitto- 
resque, sur  un  rocher  qui  domine  un  lac;  qu'assise 
avec  ses  amies,  elle  leur  raconta  des  particularités  de 
la  vie  de  Rousseau.  On  supposa  que  ce  dernier  étoit 
au-dessous  du  rocher,  sans  être  vu.  Madame  d'Hou- 

'  Voyez CorresponJance,  lettres  du  i*=''août  17G3,  à  MM.  Duclos, 
2*lartinct ,  et  Moullou. 


DE   LA   VIE   DE    J.    J.    ROUSSEAU.  19J 

detot  auroit  tenu,  d'après  ce  récit,  nn  langage  telle- 
ment outrageant  pour  son  ancien  arai  que  le  désespoir 
qu  il  en  éprouva  auroit  causé  sa  mort. 

L'auteur  d  un  pareil  conté  auroit  dû  calculer  les 
vraisemblances  pour  le  rendre  plausible.  Il  devoit 
faire  parler  madame  d  lloudetot  d'après  son  caractère 
bien  connu.  Or,  jamais  elle  ne  dit  de  mal  de  pei^somie. 
Comment  auroit-elle  fait  une  exception  pour  celui  dont 
elle  n'eut  point  à  se  plaindre,  et  qui  ne  fut  coupable 
envers  elle  que  d'un  excès  d'amour? 

On  ajoute  que  Rousseau  resta  pendant  plusieurs 
heures  sur  les  bords  du  lac ,  enseveli  dans  de  profondes 
léflexions.  Ce  qui  fait  que  la  vérité  est  si  difficile  à 
connoitre,  c'est  lorsqu'elle  est  mêlée  avec  des  fables 
qu'elle  rend  moins  invraisemblables.  Il  est  très  vrai  que 
J  ean-Jacques  resta  pendant  huit  heures ,  immobile ,  ab- 
sorbé dans  ses  méditations,  et  probablement  occupé 
du  sinistre  projet  qu'il  exécuta  dans  la  matinée  du  len- 
demain. Mais  madame  d'Houdetot  qu'on  outrage  dans 
cette  version  étoit  étrangère  à  la  situation  de  Rous- 
seau.  En  admettant  un  récit  que  la  connoissance  du 
caractère  angélique  de  cette  femme  doit  faire  rejeter 
avec  dédain ,  nous  pensons  que  les  propos  qu'on  lui  at, 
tribue  (et  qui  font  plus  de  tort  à  celle  qui  les  tient 
qu'à  celui  qui  en  est  l'objet)  n'auroient  pas  produit  un 
pareileffet  sur  Jean-Jacques.  Croyant,  à  cette  époque, 
qu'il  existoit  contre  lui  une  ligue  générale;  ayant  le 
malheur  de  voir  des  ennemis  partout  et  de  croire  à 
leur  tête  ses  anciens  amis,  le  langage  injurieux  de  ma- 
dame d'Houdetot  pouvoit,  tout  au  plus,  le  confirmer 
dans  cette  erreur,  mais  non  le  surprendre,  encore 
III.  .  i3 


194  PRIÎCIS 

moins  le  jeter  dans  le  désespoir.  Cette  tradition ,  accré- 
ditée dans  l'esprit  de  quelques  personnes,  doit  donc 
être  rejetée  par  égard  pour  madame  d'Houdetot  '  au- 
tant que  par  amour  pouV  la  vérité,  puisqu'elle  choque 
toutes  les  vraisemblances,  et  qu'elle  n'est  appuyée 
d'aucun  témoignage  imposant. 

En  nous  résumant,  nous  dirons  qu'il  est  probable 
que  Rousseau  s'est  débarrassé  du  fardeau  de  la  vie. 
Nous  ne  donnons  point  cette  opinion  pour  un  fait, 
nos  conjectures  pour  des  motifs  de  croire  :  nous  disons 
les  choses  ainsi  que  nous  les  pensons ,  et  nous  n'enga- 
geons personne  à  penser  comme  nous.  Nous  croyons 
que  Jean-Jacques  s'est  donné  la  mort,  et  nous  voyons 
plutôt  une  foiblesse  qu'un  crime  dans  cet  acte  de  dés- 
espoir ^  ;  nous  n'y  voyons  point  une  conduite  contraire 

■  On  parloit  rarement  de  Rousseau  chez  madame  d'Houdetot  : 
ce  qui  s'explique  par  le  conjlit  de  rapports  qui  avoient  existé  ou 
qui  existoient  entre  Jean- Jacques  et  cette  dame  ;  entre  elle  et  Saint- 
Lambert,  enfin  entre  ces  deux  derniers  et  monsieur  d'Houdetot  qui 
vivoit  paisiblement ,  avec  e\ix  ,  ciiez  lui ,  comme  un  ami  de  la  maison. 
Quand  on  ëtoit  forcé  d'en  parler,  c'étoit  en  termes  honorables,  et  ce 
langage  étoit  toujours  accompagné  d'expressions  peu  favorables  à 
Grimm.  On  trouvoit  sur  la  chejuinée  du  salon  de  Sanois  le  volume 
des  Confessions  où  Rousseau  fait  le  portrait  de  madame  d'Hou- 
detot ,  ouvert  à  l'endroit  où  se  trouve  ce  portrait  charmant.  IN'étoit- 
ce  pas  s'imposer  l'obligation  de  ne  rien  dire  contre  le  peintre  ? 

'  M.  Petitain,  dans  son  Appendice  aux  Confessions  (édition  de- 
Lefebvre),  croit  détruire  ce  qu'il  appelle  une  accusation  qui  flétrit 
la  mémoire  de  Jean-Jacques,  en  disant,  i°  que  madame  de  Staël 
est  la  première  qui  répandit  te  bruit  de  suicide,  dix  années  après  l'évé- 
nement :  cette  assertion  est  inexacte,  ainsi  que  le  prouvent  les  ex- 
traits des  mémoires  de  Bachanmont  et  de  la  correspondance  de 
Grimm  :  2*  que  le  propos  du  maître  de  poste  ne  mérite  pas  d'être 
compté  pour  quelque  chose  :  on  n'en  dit  pas  le  motif ,   et  nous  It 


DE    LA    VIE    DE    J.    J.    ROUSSEAU.  igS 

à  ses  principes ,  puisqu'il  avoit  déterminé  un  concours 
de  circonstances  où  1  on  pouvoit  renoncer  à  la  vie,  et 
qu'il  y  étoit  arrivé.  Il  pouvoit  être  dans  Terreur,  mais 
non  en  contradiction  avec  lui-même,  encore  moins 
dans  ridée  qu'il  commettoit  un  crime.  Nous  ne  blâ- 
mons, ni  ne  louons  Rousseau  d'avoir  avancé  le  terme 
de  ses  jours  ;  nous  le  plaignons. 

Nous  trouvons  que,  dans  les  bruits  répandus  immé- 
diatement après  sa  mort,  dans  le  témoigniige  de  Co- 
rancèz ,  dans  ceux  de  Coindet  et  de  Moultou,  dans  les 
renseignements  obtenus  depuis,  il  y  a  assez  de  motifs 
pour  présenter,  sous  le  rapport  historique,  cette  ver- 
sion comme  probable,  et  quant  à  nous  qui  la  croyons 
certaine,  nous  le  disons  sans  prétendre  quelle  doive 
le  paroître  à  d'autres. 

Musset-Pathay. 

devinons  d'autant  moins  que  cet  homme  est  nn  personnafje  tout- 
à-fait  désintéressé  :  3"  que  la  blessure  au  front  est  imaginaire.  Il  \e 
prouve  par  une  lettre  qui  le  dit  en  effet  ;  mais  celui  qu'on  fait 
parler  dans  cette  lettre  survit  à  son  beau  génie ,  et  l'on  sait  que . 
depuis  long-temps ,  il  a  enlièrement  perdu  la  mémoire.  M.  Petitain 
m'a  avoué  qu'il  n'avoit  fait  que  signer  cette  lettre.  Ce  seroit  un 
procès  nouveau  que  celui  où  Ion  plaideroit  contre  un  vivant 
(  M.  li.  . .  ,  )  le  témoignage  d'un  mort  (  M.  Corancèz  '^. 


FIN    DU    PRECIS. 


l3. 


iV.  B.  — ■  Pour  réunir  en  un  même  corps  tous  les  ouvrages 
de  notre  auteur  qui  se  rapportent  à  lui  personnellement , 
et  où,  comme  dans  les  Confessions ,  il  s'est  fait  lui-même,  k 
l'exemple  de  Montaigne ,  la  matière  et  l'objet  propre  de  son 
Hvre,  nous  plaçons  à  la  suite  de  celui  qu'on  vient  de  lire 
deux  ouvrages  qui  doivent  en  être  regardés  comme  la  con- 
tinuation. Ce  sont  :  i°  les  quatre  Lettres  au  président  de 
Malesherbes  dont  il  parle  lui-même  au  Livre  XI  des  Con- 
fessions;' 2"  les  Rêveries  du  Promeneur  solitaire.  Nous  y 
joindrons,  pour  terminer  ce  volume,  quatre  petits  écrits 
ou  billets  circulaires,  faits  dans  les  derniers  temps  de  son 
séjour  à  Paris,  monuments  déplorables  delà  malheureuse 
disposition  de  son  esprit  à  cette  triste  époque  de  sa  vie. 

Il  est  encore  deux  autres  ouvrages  qui,  composés  abso- 
lument dans  les  mêmes  vues  que  ceux  qui  viennent  d'être 
désignés,  pourroient  naturellement  être  imprimés  à  leur 
suite.  Ce  sont  :  1°  le  ^lémoire  ou  Déclaration  relative  à 
M.  Vernes,  dont  il  est  aussi  parlé  au  Livre  XII;  2°  enfin  les 
trois  Dialogues  ayant  pour  titre  Rousseau  juge  de  Jean-Jac- 
ques; mais  ces  deux  ouvrages  devant  être,  par  une  raison 
trop  facile  a  sentir,  beaucoup  moins  lus  aujourd'hui  que 
tous  les  autres  de  notre  auteur,  quels  qu'ils  soient,  nous 
avons  pensé  qu'ils  seroient  plus  convenablement  placés 
dans  un  des  derniers  volumes  de  cette  collection ,  et  im- 
médiatement avant  la  Correspondance. 


QUATRE  LETTRES 

A  M.  LE  PRÉSIDENT 

DE  MALESHERBES: 


SOMMAIRES 

DES   QUATRE    LETTRES    A    M.    DE    MALESHERBES. 


PREMIERE    LETTRE. 


Rousseau  hait  souverainement  l'injustice.  Il  est  né  pares- 
seux et  pour  la  solitude  ;  de  sorte  qu'il  ne  se  fût  pas  cru 
trop  malheureux  à  la  Bastille.  Son  vœu  est  d'être  connu 
des  hommes  tel  qu'il  est. 


DEUXIÈME    LETTRE. 

Il  avoue  à  M.  de  Malesherbes  qu'il  est  né  avec  un  tempéra- 
ment ardent ,  très  facile  à  s'émouvoir  et  sensible  à  l'excès. 
En  allant  voir  Diderot ,  il  se  sent  affecté  jusqu'aux  larmes 
dans  l'avenue  de  Vincennes,  et  y  médite  son  Discours  sur 
les  sciences.  Motifs  qui  lui  ont  fait  quitter  Paris. 

TROISIÈME    LETTRE, 

il  se  plaint  de  sa  santé.  Consolations  qu'il  éprouve  au  mi- 
lieu de  ses  maux.  Ses  plaisirs  à  la  campagne.  Ses  pro- 
menades. 

QUATRIÈME    LETTRE. 

Il  fait  beaucoup  de  cas  des  cultivateurs  de  Montmorenci , 
mais  très  peu  des  acadéhiiciens.  Malgré  son  aversion 
pour  les  grands,  il  aime  sincèrement  le  maréchal  de 
Luxembourg,  et  donneroit  sa  vie  pour  lui. 


QUATRE  LETTRES 

A  M.  LE  PRÉSIDENT 

DE  MALESHERBES, 

CONTENANT  LE  VRAI  TABLEAU  DE  MON  CARACTÈRE",   ET  LES 
VRAIS  MOTIFS  DE  TOUTE  MA  CONDUITE, 


PREMIÈRE   LETTRE. 

Montmorenci,  le  4  jsn'^ier  1-62. 

J'aurois  moins  tardé,  monsieur,  à  vous  remercier 
de  la  dernière  lettre  dont  vous  m'avez  honoré,  si 
j'avois  mesuré  ma  diligence  à  répondre  sur  le  plaisir 
quelle  m'a  fait.  Mais,  outre  qu  il  m'en  coûte  beau- 
coup d'écrire,  j'ai  pensé  qu'il  falloit  donner  quelques 
jours  aux  importunités  de  ces  temps-ci,  pour  ne  vous 
pas  accabler  des  miennes.  Quoique  je  ne  me  console 
point  de  ce  qui  vient  de  se  passer,  je  suis  très  content 
que  vous  en  soyez  instruit,  puisque  cela  ne  m'a  point 
ôté  votre  estime;  elle  en  sera  pFus  à  moi  quand  vous 
ne  me  croirez  pas  meilleur  que  je  ne  suis. 

Les  motifs  auxquels  vous  attribuez  les  partis  qu'on 
m'a  vu  prendre,  depuis  que  je  porte  une  espèce  de 
nom  dans  le  monde ,  me  font  peut-être  plus  d'honneur 
que  je  n'en  mérite;  mais  ils  sont  certainement  plus 
près  de  la  vérité  que  ceux  que  me  prêtent  ces  hommes 


200  LETTRES 

«le  lettres  qui,  donnant  tout  à  la  réputation,  jugent  de 
mes  sentiments  parles  leurs.  J'ai  un  cœur  trop  sensi- 
ble à  d'antres  attachements  pourTètre  si  fort  à  l'opi- 
nion publique;  j'aime  trop  mon  plaisir  et  mon  indé- 
pendance pour  être  esclave  de  la  vanité  au  point  qu'ils 
le  supposent.  Celui  pour  qui  la  fortune  et  l'espoir  de 
parvenir  ne  balança  jamais  un  rendez-vous  ou  un  sou- 
per agréable,  ne  doit  pas  naturellement  sacrifier  son 
bonheur  au  désir  de  faire  parler  de  lui  ;  et  il  n'est^Doint 
du  tout  croyable  qu'un  homme  qui  se  sent  quelque 
tarent,  et  qui  tarde  jusqu'à  quarante  ans  à  le  faire 
connoître,  soit  assez  fou  pour  aller  s'ennuyer  le  reste 
de  ses  jours  dans  un  désert,  uniquement  pour  acquérir 
la  réputation  d'un  misanthrope. 

Mais,  monsieur,  quoique  je  haïsse  souverainement 
l'injustice  et  la  méchanceté,  cette  passion  n'est  pas 
assez  dominante  pour  me  déterminer  seule  à  fuir  la 
société  des  hommes,  si  j'avois,  en  les  quittant,  quel- 
que grand  sacrifice  à  faire.  Non,  mon  motif  est  moins 
noble  et  plus  près  de  moi.  Je  suis  né  avec  un  amour 
naturel  pour  la  solitude,  qui  n'a  fait  qu'augmenter  à 
mesure  que  j'ai  mieux  connu  les  hommes.  Je  trouve 
mieux  mon  compte  avec  les  êtres  chimériques  que  je 
rassemble  autour  de  moi,  qu'avec  ceux  que  je  vois 
dans  le  monde;  et  la  société,  dont  mon  imagination 
fait  les  frais  dans  ma  retraite,  achève  de  me  dégoûter 
de  toutes  celles  que  j'ai  quittées.  Vous  me  supposez 
malheureux  et  consumé  de  mélancolie.  O  monsieur! 
combien  vous  vous  trompez!  C  esta  Paris  que  je  l'étois, 
c'est  à  Paris  qu'une  bile  noire  rongeoit  mon  cœur,  et 
l'arneî'tume  de  cette  bile  ne  se  fait  que  trop  sentir  dans 


A    M.    DE    :MALESnEr.r>ES.  201 

tous4es  écrits  que  j  ai  publiés  tant  que  j'y  suis  resté. 
Mais,  monsieur,  couqwrez  ces  écrits  avec  ceux  que 
j'ai  faits  dans  ma  solitude  :  ou  je  suis  trompé,  ou  vous 
sentirez  dans  ces  derniers  une  certaine  sérénité  d'ame 
qui  ne  se  joue  point,  et  sur  laquelle  on  peut  porter  un 
ju>^;ement  certain  del  état  intérieur  de  Tauteur.  L  ex- 
trême a[;itationqueje  viens  déprouver  vous  a  pufaije 
porter  un  jugement  contraire  :  mais  il  est  facile  à  voir 
que  cette  agitation  n  a  point  son  principe  dans  ma  si- 
tuation actuelle,  mais  dans  une  imagination  déréglée, 
prête  à  s  effaroucher  sur  tout,  et  à  porter  tout  à  Tex- 
tréme.  Des  succès  continus  m'ont  rendu  sensible  à  la 
gloire;  et  il  n'y  a  point  d'homme,  ayant  quelque  hau- 
teur d'ame  et  quelque  vertu,  qui  pût  penser,  sans  le 
plus  mortel  désespoir,  qu'après  sa  mort  on  substitue- 
ioit  sous  son  nom ,  à  un  ouvrage  utile,  un  ouvrage 
pernicieux,  capable  de  déshonorer  sa  mémoire,  et  de 
faire  beaucoup  de  mal.  Il  se  peut  qu'un  tel  boidever- 
sement  ait  accéléré  le  progrès  de  mes  maux;  mais, 
dans  la  supposition  qu'un  tel  accès  de  folie  m'eût  pris 
à  Paris,  il  n  est  point  sûr  que  ma  propre  volonté  n  eût 
pas  épargné  le  reste  de  l'ouvrage  à  la  nature. 

Long-temps  je  me  suis  abusé  moi-même  sur  la 
cause  de  cet  invincible  dégoût  que  j'ai  taujours 
éprouvé  dans  le  commerce  des  hommes;  je  lattribuois 
au  chagrin  de  n'avoir  pas  lesprit  assez  présent  pour 
montrer  dans  la  conversation  le  peu  que  j'en  ai,  et, 
])ar  contre-coup,  à  celui  de;  ne  pas  occuper  dans  le 
inonde  la  place  que  j'y  crovois  mériter.  ^lais  quand , 
après  avoir  barbouillé  du  papier,  j'étois  bien  sûr, 
même  en  disant  des  sottises,  de  n'être  pas  pris  pour 


203  LETTRES 

un  sot  ;  quand  je  me  suis  vu  recherché  de  tout  le  monde, 
et  honoré  de  beaucoup  plus  de  considération  que  ma 
plus  ridicule  vanité  n'en  eût  osé  prétendre;  et  que, 
malgré  cela,  j'ai  senti  ce  même  dégoût  plus  augmenté 
que  diminué,  j'ai  conclu  qu'il  venoit  d'une  autre  cause, 
et  que  ces  espèces  de  jouissances  n'étoient  point  celles 
qu'il  me  falloit. 

Quelle  est  donc  enfin  cette  cause?  Elle  n'est  autre 
que  cet  indomptable  esprit  de  liberté  que  rien  n'a  pu 
vaincre,  et  devant  lequel  les  honneurs,  la  fortune,  et 
la  réputation  même,  ne  me  sont  rien.  Il  est  certain 
que  cet  esprit  de  liberté  me  vient  moins  d'orgueil  que 
de  paresse ,  mais  cette  paresse  est  incroyable  :  tout  l'ef- 
farouche; les  moindres  devoirs  de  la  vie  civile  lui  sont 
insupportables  ;  un  mot  à  dire ,  une  lettre  à  écrire ,  une 
visite  à  faire,  dès  qu'il  le  faut,  sont  pour  moi  des  sup- 
plices. Voilà  pourquoi,  quoique  le  commerce  ordinaire 
des  hommes  me  soit  odieux,  l'intime  amitié  m'est  si 
chère,parcequ'iln'y  a  plus  de  devoir  pour  elle;  on  suit 
son  cœur,  et  tout  est  fait.  Voilà  encore  pourquoi  j'ai  tou- 
jours tant  redouté  les  bienfaits;  car  tout  bienfait  exige 
rcconnoissance,  et  je  me  sens  le  cœuringrat,  par  cela 
seul  que  la  rcconnoissance  est  un  devoir.  En  un  mot , 
1  espèce  de  bonheur  qu'il  me  faut  n'est  pas  tant  de 
faire  ce  que  je  veux,  que  de  ne  pas  faire  ce  que  je  ne 
veux  pas.  La  vie  active  n  a  rien  qui  me  tente;  je  con- 
sentirois  cent  fois  plutôt  à  ne  jamais  rien  faire  qu'à 
faire  quelque  chose  malgré  moi;  et  j'ai  cent  fois  pensé 
que  je  n'aurois  pas  vécu  trop  malheureux  à  la  Bastille , 
n'y  étant  tenu  à  rien  du  tout  qu  à  rester  là. 

J'ai  cependant  fait,  dans  ma  jeunesse,  quelques  ef- 


A    M.    DE    MALESHERBES.  20:> 

forts  pour  parvenir.  Mais  ces  efforts  n'ont  jamais  eu 
pour  but  que  la  retraite  etle  repos  dans  ma  vieillesse; 
et,  comme  ils  n'ont  été  que  par  secousse,  comme  ceux 
d'un  paresseux,  ils  n  ont  jamaiseule  moindre  succès. 
Quand  les  maux  sont  venus ,  ils  m'ont  fourni  un  beau 
prétexte  pour  me  livrer  à  ma  passion  dominante. 
Trouvant  que  c'étoit  une  folie  de  me  tourmenter,  pour 
un  âge  auquel  je  ne  parviendrois  pas,  j'ai  tout  plante 
là ,  et  je  me  suis  dépéché  de  jouir.  Voilà ,  monsieur ,  je 
vous  le  jure,  la  véritable  cause  de  cette  retraite,  à  la- 
quelle nos  gens  de  lettres  ont  été  chercher  des  motifs 
d'ostentation,  qui  supposent  une  constance,  ou  plutôt 
une  obstination  à  tenir  à  ce  qui  me  coûte ,  directement 
contraire  à  mon  caractère  naturel. 

Vous  me  direz,  monsieur,  que  cette  indolence  sup- 
posée s  accorde  mal  avec  les  écrits  que  j'ai  composés 
depuis  dix  ans ,  et  avec  ce  désir  de  gWire  qui  a  dû 
m'excitera  les  publier.  Voilà  une  objection  à  résoudre, 
qui  m'oblige  à  prolonger  ma  lettre,  et  qui,  par  consé- 
quent, me  force  à  la  finir.  J'y  reviendrai,  monsieur, 
si  mon  ton  familier  ne  vous  déplaît  pas;  car,  dans 
l'épanchement  de  mon  cœur,  je  n'en  saurois  prendre 
un  autre:  je  me  peindrai  sans  fard  et  sans  modestie  ; 
je  me  montrerai  à  vous  tel  que  je  me  vois  et  tel  que  je 
suis;  car,  passant  ma  vie  avec  moi ,  je  dois  me  con- 
"noitre,  et  je  vois ,  par  la  manière  dont  ceux  qui  peu-- 
sent  me  connoître  interprètent  mes  actions  et  ma  con- 
duite, qu  ils  n'y  connoissent  rien.  Personne  au  monde 
ne  me  counoît  que  moi  seul.  Vous  en  jugerez  quand 
j'aurai  tout  dit. 

Ne  me  renvoyez  point  mes  lettres,  monsieur,  je 


2o4  LETTRES 

vous  supplie; brûlez-les,  parcequ'elles  ne  valent  pas 
la  peine  d'être  gardées;  mais  non  pas  par  égard  pour 
moi.  Ne  songez  pas  non  plus,  de  grâce,  à  retirer  celles 
qui  sont  entre  les  mains  de  Duchesne.  S'il  falloit  effa- 
cer dans  le  monde  les  traces  de  toutes  mes  folies,  il  y 
auroit  trop  de  lettres  à  retirer,  et  je  ne  remuerois  pas 
le  bout  du  doigt  pour  cela.  A  charge  et  à  décharge,  je 
ne  crains  point  d'être  vu  tel  que  je  suis.  Je  connois 
mes  grands  défauts,  et  je  sens  vivement  tous  mes  vices. 
Avec  tout  cela,  je  mourrai  plein  d'espoir  dans  le  Dieu 
suprême,  et  très  persuadé  que  ,  de  tous  les  hommes 
que  j'ai  connus  en  ma  vie ,  aucun  ne  fut  meilleur  que 
moi. 


SECONDE   LETTRE. 

Montmorenci,  le  12  janvier  1762. 

Je  continue,  monsieur,  à  vous  rendre  compte  de 
moi,  puisque  j'ai  commencé;  car  ce  qui  peut  m'être 
le  plus  défavorable  est  d'être  connu  à  demi  ;  et  puisque 
mes  fautes  ne  m'ont  point  ôté  votre  estime,  je  ne  pré- 
sume pas  que  ma  franchise  me  la  doive  ôter. 

Une  ame  paresseuse  qui  s'effraie  de  tout  soin,  un 
tempérament  ardent,  bilieux,  facile  à  s'affecter,  et 
sensible  à  l'excès  à  tout  ce  qui  l'affecte,  semblent  ne 
pouvoir  s'allier  dans  le  même  caractère;  et  ces  deux 
contraires  composent  pourtant  le  fond  du  mien.  Quoi- 
que je  ne  puisse  résoudre  cette  opposition  par  des 
principes,  elle  existe  pourtant;  je  la  sens,  rien  n'est 


A   M.    DE    MALESHERBES.  205 

plus  certain,  et  j  en  puis  du  moins  donner  par  les  faits 
une  espèce  d'historique  qui  peut  servir  à  la  concevoir. 
J'ai  eu  plus  d'activité  dans  lenfance,  mais  jamais 
comme  un  autre  enfant.  Cet  ennui  de  tout  m'a  de 
bonne  heure  jeté  dans  la  lecture.  A  six  ans,  Plutarque 
me  tomba  sous  la  main;  à  huit,  je  le  savois  par  cœur^ 
j'avois  lu  tous  les  romans;  ils  m'avoient  fait  verser  des 
seaux  de  larmes  avant  l'âge  où  le  cœur  prend  intérêt 
aux  romans.  De  là  se  forma  dans  le  mien  ce  goût 
héroïque  et  romanesque  qui  n'a  fait  qu'augmenter 
jusqu'à  présent,  et  qui  acheva  de  me  dégoûter  de 
tout,  hors  de  ce  qui  ressembloit  à  mes  folies.  Dans 
ma  jeunesse,  que  je  crovois  trouver  dans  le  monde 
les  mêmes  gens  que  j'avois  connus  dans  mes  livres, 
je  me  livrois  sans  réserve  à  quiconque  savoit  m  en 
imposer  par  un  certain  jargon  dont  j'ai  toujours  été  la 
dupe.  J'étois  actif,  parceque  j'étois  fou;  à  mesure  que 
j'étois  détrompé,  je  changeois  de  goûts,  d'attache- 
ments, de  projets;  et  dans  tous  ces  changements,  je 
perdois  toujours  ma  peine  et  mon  temps,  parceque  je 
cherchois  toujours  ce  qui  n  étoit  point.  En  devenant 
plus  expérimenté,  j'ai  perdu  peu-à-peu  1  espoir  de  le 
trouver,  et  par  conséquent  le  zèle  de. le  chercher. 
Aigri  par  les  injustices  que  j'avois  éprouvées,  par 
celles  dont  j'avois  été  le  témoin,  souvent  affligé  du 
désordre  où  l'exemple  et  la  force  des  choses  m'avoient 
entraîné  moi-même,  j'ai  pris  en  mépris  mon  siècle  et 
mes  contemporains;  et,  sentant  que  je  ne  trouverois 
point  au  milieu  d  eux  une  situation  qui  pût  contenter 
mon  cœur,  je  l'ai  peu-à-peu  détaché  de  la  société  des 
hommes,  et  je  m'en  suis  fait  une  autre  dans  mou 


206  LETTRES 

imagination,  laquelle  m'a  d'autant  plus  charmé,  que 
je  la  pouvois  cultiver  sans  peine,  sans  risque,  et  la 
trouver  toujours  sûre  et  telle  qu'il  me  la  falloit. 

Après  avoir  passé  quarante  ans  de  ma  vie  ainsi  mé- 
content de  moi-même  et  des  autres,- je  cherchois  inu- 
tilement à  rompre  les  liens  qui  me  tenoient  attaché  à 
cette  société  que  j'estimois  si  peu,  et  qui  m'enchaî- 
noient  aux  occupations  le  moins  de  mon  goût,  par 
des  besoins  que  j'estimois  ceux  de  la  nature,  et  qui 
n'étoient  que  ceux  de  l'opinion  :  tout-à-coup  un  heu- 
reux hasard  vint  m'éclairer  sur  ce  que  j'avois  à  faire 
pour  moi-même,  et  à  penser  de  mes  semblables,  sur 
lesquels  mon  cœur  étoit  sans  cesse  en  contradiction 
avec  mon  esprit,  et  que  je  me  sentois  encore  porté 
»  à  aimer,  avec  tant  de  raisons  de  les  haïr.  Je  voudrois, 
monsieur,  vous  pouvoir  peindre  ce  moment  qui  a 
fait  dans  ma  vie  une  si  singulière  époque,  et  qui  me 
sera  toujours  présent,  quand  je  vivrois  éternellement. 
J'allois  voir  Diderot,  alors  prisonnier  à  Vincennes  ; 
j'avois  dans  ma  poche  un  Mercure  de  France^  que  je 
me  mis  à  feuilleter  le  long  du  chemin.  Je  tombe  sur 
la  question  de  l'académie  de  Dijon,  qui  a  donné  lieu 
à  mon  premier  écrit.  Si  jamais  quelque  chose  a  res- 
semblé à  une  inspiration  subite,  c  est  le  mouvement 
qui  se  fit  en  moi  à  cette  lecture:  "tout-à-coup  je  me 
sens  l'esprit  ébloui  de  mille  lumières  ;  des  foules 
d'idées  vives  s'y  présentent  à-la-fois  avec  une  force  et 
une  confusion  qui  me  jeta  dans  un  trouble  inexpri- 
mable; je  sens  ma  tête  prise  par  un  étourdissement 
semblable  à  l'ivresse.  Une  violente  palpitation  m'op- 
presse, soulève  ma  poitrine;  en  pouvant  plus  respirer 


A   M.    DE    MALKSHERBES.  KK 

en  marchant,  je  me  laisse  tomber  sous  un  des  arbres 
de  [avenue,  etjV  passe  une  demi-heure  dans  une  telle 
agitation  qu'en  me  relevant  j'aperçus  tout  le  devant 
de  ma  veste  mouillé  de  mes  larmes,  sans  avoir  senti 
que  j'en  répandois.  O  monsieur!  si  j'avois  jamais  pu 
écrire  le  quart  de  ce  que  j'ai  vu  et  senti  sous  cet  arbre , 
avec  quelle  clarté  j'aurois  fait  voir  toutes  les  contra- 
dictions du  système  social;  avec  quelle  force  jaurois 
exposé  tous  les  abus  de  nos  institutions;  avec  quelle 
simplicité  j'aurois  démontré  que  l'homme  est  bon 
naturellement,  et  que  c'est  par  ces  institutions  seules 
que  les  hommes  deviennent  méchants!  Tout  ce  que 
j'ai  pu  retenir  de  ces  foules  de  grandes  vérités,  qui, 
dansunquart  d  heure,  m  illuminèrent  sous  cet  arbre  , 
a  été  bien  foiblement  épars  dans  les  trois  principaux 
de  mes  écrits;  savoir,  ce  premier  Discours,  celui  sur 
1  Inégalité,  et  le  Traité  de  l'éducation;  lesquels  trois 
ouvrages  sont  inséparal)les,  et  forment  ensemble  un 
même  t(îut.  Tout  le  reste  a  été  perdu;  et  il  n'y  eut 
d  écrit  sur  le  lieu  même  que  la  Prosopopée  de  Fabii- 
cius.  Voilà  comment,  lorsque  j'y  pensois  le  moins ,  je 
devins  auteur  piesque  malgré  moi.  Il  est  aisé  de  con- 
cevoir comment  l'attrait  d'un  premier  succès  et  les 
critiques  des  barbouilleurs  me  jetèrent  tout  de  bon 
dans  la  carrière.  Avois-je  quelque  vrai  talent  pour 
écrire?  je  ne  sais.  Une  vive  persuasion  m'a  toujours 
'tenu  lieu  d'éloquence,  et  j'ai  toujours  écrit  lâchement 
et  mal  quand  je  n'ai  pas  été  fortement  persuadé  :  ainsi 
c'est  peut-être  un  retour  caché  d'amour-propre  qui 
m'a  fait  choisir  et  mériter  ma  devise,  et  m'a  si  pas- 
sionnément attaché  à  la  vérité,  ou  à  tout  ce  que  j  ai 


:>o8  LETTRES 

pris  pour  elle.  Si  je  n'avois  écrit  que  pour  écrire,  je 

suis  convaincu  qu'on  ne  m'auroit  jamais  lu. 

Après  avoir  découvert,  ou  cru  découvrir,  dans  les 
lausses  opinions  des  hommes,  la  source  de  leins  mi- 
sères et  de  leur  méchanceté,  je  sentis  qu'il  n'y  avoit 
que  ces  mêmes  opinions  qui  m'eussent  rendu  mal- 
heureux moi-même,  et  que  mes  maux  et  mes  vices 
me  venoient  bien  plus  de  ma  situation  qne  de  moi- 
même.  Dans  le  même  temps,  une  maladie,  dont  j'avois 
dès  l'enlance  senti  les  premières  atteintes,  s'étant  dé- 
clarée absolument  incurable,  malgré  toutes  les  pro- 
messes des  faux  guérisseurs  dont  je  n'ai  pas  été  long- 
temps la  dupe,  je  jugeai  que  si  je  voulois  être  consé- 
quent, et  secouer  une  lois  de  dessus  mes  épaules  le 
pesant  joug  de  l'opinion,  je  n'avois  pas  un  moment  à 
perdre.  Je  pris  brusquement  mon  parti  avec  assez  de 
courage,  et  je  l'ai  assez  bien  soutenu  jusqu'ici  avec 
lUie  fermeté  dont  moi  seul  peux  sentir  le  prix,  par- 
cequ'il  n'y  a  que  moi  seul  qui  sache  quels  bbstacles 
I  ai  eus,  et  j'ai  encore  tous  les  jours  à  combattre  pour 
me  maintenir  sans  cesse  contre  le  courant.  Je  sens 
])ourtant  bien  que  depuis  dix  ans  j'ai  un  peu  dérivé; 
mais,  si  j'estimois  seulement  en  avoir  encore  quatre 
à  vivre,  on  me  verroit  donner  une  deuxième  secousse, 
et  remonter  tout  au  moins  à  mon  premier  niveau , 
pour  n'en  plus  guère  redescendre;  car  toutes  les 
grandes  épreuves  sont  faites,  et  il  est  désormais  dé- 
montré pour  moi,  par  l'expérience,  que  l'état  où  je 
n.ie  suis  mis  est  le  seul  où  1  homme  puisse  vivre  bon 
et  heureux  ,  puisqu'il  est  le  plus  indépendant  de 
tous ,  et  le  seul  où  on  ne  se  trouve  jamais  pour  son 


A   M.    DE   MALESHERBES.  209 

propre  avantage  clans  la  nécessité  de  nuire  à  autrui. 

J'avoue  que  le  nom  que  m'ont  fait  mes  écrits  a 
beaucoup  facilité  l'exécution  du  parti  que  j'ai  pris.  Il 
ftiut  être  cru  bon  auteur,  pour  se  faire  impunément 
mauvais  copiste,  et  ne  pas  manquer  de  travail  pour 
cela.  Sans  ce  premier  titre,  on  m'eût  pu  trop  prendre 
au  mot  sur  l'autre,  et  peut-être  cela  m'auroit-il  mor- 
tifié; car  je  brave  aisément  le  ridicule,  mais  je  ne  sup- 
porterois  pas  si  bien  le  mépris.  Mais  si  quelque  répu- 
tation me  donne  à  cet  égard  un  peu  d'avantage,  il  est 
bien  compensé  par  tous  les  inconvénients  attachés  à 
cette  même  réputation ,  quand  on  n'en  veut  point  être 
esclave,  et  qu'on  veut  vivre  isolé  et  indépendant.  Ce 
sont  ces  inconvénients  en  partie  qui  m  ont  chassé  de 
Paris,  et  qui,  me  poursuivant  encore  dans  mon  asile, 
me  chasseroient  très  certainement  plus  loin,  pour  peu 
que  ma  santé  vînt  à  se  raffermir.  Un  autre  de  mes 
fléaux  dans  cette  grande  ville  étoit  ces  foules  de  pré- 
tendus amis  qui  s'étoient  emparés  de  moi,  et  qui, 
jugeant  de  mon  cœur  par  les  leurs,  vouloient  absolu- 
ment me  rendre  heureux  à  leur  mode  et  non  pas  à  la 
mienne.  Au  désespoir  de  ma  retraite,  ils  m'y  ont 
poursuivi  pour  m'en  tirer.  Je  n  ai  pu  m'y  maintenir 
sans  tout  rompre.  Je  ne  suis  vraiment  libre  que  de- 
puis ce  temps-là. 

Libre!  non,  je  ne  le  suis  point  encore;  mes  der- 
niers écrits  ne  sont  point  encore  imprimés;  et,  vu  le 
déplorable  état  de  ma  pauvre  machine,  je  n'espère 
plus  survivre  à  1  impression  du  recueil  de  tous  :  mais 
si,  contre  mon  attente,  je  puis  aller  jusque-là  et  pren- 
dre une  fois  congé  du  public,  .croyez,  monsieur, 
III.  14 


2IO  LETTRES 

qu'alors  je  serai  libre,  ou  que  jamais  homme  ne  Taura 
été.  O  iitinotn!  O  \oiiv  trois  fois  heureux!  Non,  il  ne 
me  sera  pas  donné  de  le  voir. 

Je  n'ai  pas  tout  dit,  monsieur,  et  vous  aurez  peut- 
être  encore  au  moins  une  lettre  à  essuyer.  Heureu- 
sement rien  ne  vous  oblige  de  les  lire,  et  peut-être  y 
seriez-vous  bien  embarrassé.  Mais  pardonnez,  de 
grâce;  pour  recopier  ces  longs  fatras,  il  faudroit  les 
refaire,  et  en  vérité  jp  n'en  ai  pas  le  courage.  J'ai  sûre- 
ment bien  du  plaisir  à  vous  écrire,  mais  je  n'en  ai  pas 
moins  à  me  reposer,  et  mon  état  ne  me  permet  pas 
d'écrire  long- temps  de  suite. 


TROISIÈME  LETTRE. 

Montmorenci,  le  26  janvier  1762. 

Après  vous  avoir  exposé,  monsieur,  les  vrais  motifs 
de  ma  conduite,  je  voudrois  vous  parler  de  mon  état 
moral  dans  ma  retraite.  Mais  je  sens  qu'il  est  bien 
tard;  mon  arae  aliénée  d'elle-même  est  toute  à  mon 
corps  :  le  délabrement  de  ma  pauvre  machine  l'y  tient 
de' jour  en  jour  plus  attachée-,  et  jusqu'à  ce  qu'elle 
s'en  sépare  enfin  tout-à  coup.  C'est  de  mon  bonheur 
que  je  voudrois  vous  parler,  et  Ton  parle  mal  du  bon- 
heur quand  on  souffre. 

Mes  maux  sont  l'ouvrage  de  la  nature,  mais  mon 
bonheur  est  le  mien.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  j'ai 
été  sage,  puisque  j  ai  été  heureux  autant  que  ma 
nature  m'a  permis  de  l'être  :  je  n'ai  point  été  chercher 


A   M.    DE    MALESHERBES.  2ii 

ma  félicité  au  loin,  je  Tai  cherchée  auprès  de  moi,  et 
l'y  ai  trouvée.  Spartien  dit  que  Similis ,  courlisan 
de  Trajan,  ayant  sans  aucun  mécontentement  per- 
sonnel quitté  la  cour  et  tous  ses  emplois  pour  aller 
vivre  paisiblement  à  la  campagne,  fît  mettre  ces  mots 
sur  sa  tombe  :  J  ai  demeuré  soLiantc-seize  ans  su?-  la 
terî-e,  etjen  ai  vécu  sept  *.  Voilà  ce  q'Je  je  puis  dire  à 
quelque  égard ,  quoique  mon  sacrifice  ait  été  moindre  : 
je  n'ai  commencé  de  vivre  que  le  9  aviil  1 766. 

Je  ne  saurois  vous  dire,  monsieur,  combien  j'ai  été 
touché  de  voir  que  vous  di  estimiez  le  plus  mallieurcux 
des  hommes.  Le  public  sans  doute  en  jugera  comme 
vous,  et  c'est  encore  ce  qui  m'afflige.  Oh!  que  le  sort 
dont  j'ai  joui  n'est-il  connu  de  tout  1  univers!  chacun 
voudroit  s'en  faire  un  semblable;  la  paix  régneroitsur 
la  terre;  les  hommes  ne  songeroient  plus  à  se  nuire, 
et  il  n'y  auroit  plus  de  méchants  quand  nul  n  auroit 
intérêt  à  l'être.  Mais  de  quoi  jouissois-je  enfin  quand 
j'étois  seul?  De  moi,  de  l'univers  entier,  de  tout  ce 
qui  est,  de  tout  ce  qui  peut  être,  de  tout  ce  qu'a  de 
beau  le  monde  sensible,  et  d'imaginable  le  monde 
intellectuel  :  je  rasserablois  autour  de  moi  tout  ce  qui 
pouvoit  flatter  mon  cœur;  mes  désirs  étoient  la 
mesure  de  mes  plaisirs.  Kon,  jamais  les  plus  volup- 

Spartien  (  chap.  9)  dit  à  la  vérité  quelques  mots  du  préfet 
Similis  déplacé  par  Adrien  ,  mais  ne  friit  nulle  mention  de  ce  trait. 
Cest  Dion  Cassius  qui  le  rapporte,  liv.  LMX,  chap.  19  Mais  Cré- 
vier,  qui ,  à  l'occasion  de  Similis ,  le  rapporte  aussi  dans  son  Histoire, 
des  Empereurs ,  liv.  Xf  X ,  cite  en  marge  ces  deux  auteurs  ;  et  Rous- 
seau, qui  avoit  lu  ce  même  trait  dans  Crévier,  et  sans  doute  ne 
l'avoit  lu  que  là,  cite,  d'après  Crévier,  Spartien,  sans  se  douter  de 
sa  méprise. 

M- 


212  LETTRES 

tiieux  n'ont  connu  de  pareilles  délices,  et  j'ai  cent 

fois  plus  joui  de  mes  chimères  qu'ils  ne  font  des 

réalités. 

Quand  mes  douleurs  me  font  tristement  mesurer  la 
longueur  des  nuits,   et  que  l'agitation  de  la  fièvre 
m'empêche  de  goûter  un  seul  instant  de  sommeil, 
souvent  je  me  distrais  de  mon  état  présent,  en  son- 
geant aux  divers  événements  de  ma  vie;  et  les  repen- 
tirs ,  les  doux  souvenirs ,  les  regrets,  l'attendrissement, 
se  partagent  le  soin  de  me  faire  oublier  quelques  mo- 
ments mes  souffrances.   Quels  temps  croiriez-vous , 
monsieur,   que  je  me  rappelle  le  plus  souvent  et  le 
plus  volontiers  dans  mes  rêves?  Ce  ne  sont  point  les 
•  plaisirs  de  ma  jeunesse;   ils  furent  trop  rares,  trop 
mêlés  d'amertume,  et  sont  déjà  trop  loin  de  moi.  Ce 
sont  ceux  de  ma  retraite,  ce  sont  mes  promenades  so- 
litaires, ce  sont  ces  jours  rapides,  mais  délicieux,  que 
j'ai  passés  tout  entiers  avec  moi  seul,  avec  ma  bonne 
et  simple  gouvernante ,  avec  mon  chien  bien-aimé ,  ma 
vieille  chatte,  avec  les  oiseaux  de  la  campagne  et  les 
biches  de  la  forêt,  avec  la  nature  entière  et  son  incon- 
cevable auteur.  En  me  levant  avant  le  soleil  pour  aller 
voir,   contemj3ler  son  lever  dans  mon  jardin;  quand 
je  voyois  commencer  une  belle  journée,  mon  premier 
souhait  étoit  que  ni  lettres,  ni  visites,  n'en  vinssent 
troubler  le  charme.    Après  avoir  donné  la  matinée  à 
divers  soins  que  je  remplissois  tous  avec  plaisir,  par- 
ceque  je  pouvois  les  remettre  à  un  autre  temps ,  je  me 
hàtois  de  dîner  pour  échapper  aux  importuns,   et  me 
ménager  un  plus  long  après-midi.  Avant  une  heure, 
même  les  jours  les  plus  ardents,  je  partois  par  le  grand 


A    M.    DE    MALESHERBES.  2l3 

soleil  avec  le  fidèle  Achate,  pressant. le  pas  dans  la 
crainte  que  quelqu'un  ne  vînt  s'emparer  de  moi  avant 
que  j  eusse  pu  m'esquiver;  mais  quand  une  fois  j'a vois 
pu  doubler  un  certain  coin,  avec  quel  battement  de 
coeur,  avec  quel  pétillement  de  joie  je  commençois  à 
respirer  en  me  sentant  sauvé,  en  me  disant,  Me  voilà 
maître  de  moi  pour  le  reste  de  ce  jour!  J'allois  alors 
d'un  pas  plifs  tranquille  chercher  quelque  lieu  sauvage 
dans  la  forêt ,  quelque  lieu  désert  où  rien  ne  montrant 
la  main  des  hommes  n'annonçât  la  servitude  et  la 
domination,  quelque  asile  où  je  pusse  croire  avoir  pé- 
Betréle  premier,  et  où  nul  tiers  importun  ne  vînt  s  in- 
terposer entre  la  nature  et  moi.  C'étoit  là  qu  elle  sem- 
bloit  déployer  à  mes  veux  une  magnificence  toujours 
nouvelle.  L'or  des  genêts  et  ia  pourpre  des  bruyères 
frappoient  mes  yeux  d  un  luxe  qui  touchoit  mon  cœur; 
la  majesté  des  arbres  qui  me  couvroient  de  leur  om- 
bre, la  délicatesse  des  arbustes  qui  m'environnoient, 
l'étonnante  variété  des  herb.es  et  des  fleurs  que  je  fou- 
lois  sous  mes  pieds,  tenoientmon  esprit  dans  une  al- 
ternative continuelle  d'observation  et  d'admiration:  le 
concours  de  tant  d'objets  intéressants  qui  se  dispu- 
toient  mon  attention,  m'attirant  sans  cesse  de  l'un  à 
l'autre ,  favorisoit  mon  humcur.réveuse  et  paresseuse, 
et.  me  faisoit  souvent  redire  en  moi-même,  ?^on,  Salo- 
*mon  dans  toute  sa  gloire  ne  fut  jamais  vêtu  comme 
1  un  d  eux.  * 

Mon  imagination  ne  laissoit  pas  long-temps  déserte 
la  terre  ainsi  parée.  Je  la  peuplois  bientôt  d'êtres 

*  Nec  Salomon,  in  omni  cjlorin  sud,  coopertus  est  sitiit  uniivi  ex 
istis.  Matth.  cap.  VI,  v.  29. 


2l4  LETTIiES 

selon  raon  creur,  et,  chnssant  bien  loin  l'opinion,  les 
pr  ju^^és,  tontes  les  passions  factices,  je  transportois- 
dans  les  asiles  delà  nature  des  hommes  dign.s  de  les 
habiter.  Je  m'en  formois  une  société  charmante  dont 
je  ne  me  sentois  pas  indigne,  je  me  faisois  un  siècle 
d'or  à  ma  fantaisie,  et,  remplissant  ces  beaux  jours  de 
toutes  les  scènes  de  ma  vie  qui  m'avoient  laissé  de 
doux  souvenirs,  et  de  toutes  celles  que* mon  cœur 
pouvoit  désirer  encore,  je  m'attendrissois  jusqu'aux 
larmes  sur  les  vrais  plaisirs  de  1  humanité,  plaisirs  si 
délicieux,  si  purs,  et  qui  sont  désormais  si  loin  des 
hommes.  Oh!  si  dans  ces  moments,  quelque  idéede 
Paris,  de  mon  siècle,  et  de  ma  petite  gloriole  d'auteur 
venoit  troubler  mes  rêveries,  avec  quel  dédain  je  la 
chassois  à  l'instant  pour  me  livrer,  sans  distraction  , 
aux  sentiments  exquis  dont  mon  ame  étoit  pleine!  Ce- 
pendant au  milieu  de  tout  cela,  je  l'avoue  ,  le  néant 
de  mes  chimères  vcnoit  quelquefois  la  contristertout- 
à-GOup.  Quand  tous  mes  rêves  se  seroient  tournés  en 
réalités,  ils  ne  m'auroient  pas  suffi;  j'aurois  imaginé, 
rêvé ,  désiré  encore.  Je  trouvois  en  moi  un  vide  inex- 
plicable que  rien  n'auroit  pu  remplir,  un  certain  élan- 
cement de  cœur  vers  une  autre  sorte  de  jouissance 
dont  je  n'avois  pas  d'idée,  et  dont  pourtant  je  sentois 
le  besoin.  lié  bien,  monsieur,  cela  même  étoit  jouis- 
sance, puisque  j'en  étois  pénétré  d'un  sentiment  très  * 
vif,  et  d'une  tristesse  attirante,  que  je  ii'aurois  pas 
voulu  ne  pas  avoir. 

Bientôt  de  la  surface  de  la  terre  j'élevois  mes  idées 
à  tous  les  êtres  de  la  nature,  au  système  universel  des 
chosçs,  à  l'être  incompréhensible  qui  embrasse  tout. 


A   M.    DE    MALESHERBES.  2l5 

Alors  l'esprit  perdu  dans  cette  im.mensité,  je  ne  pea- 
sois  pas,  je  ne  raisonnois  pas,  je  ne  philosophois  pas, 
je  me  sentois,  avec  une  sorte  de  volupté,  accablé  du 
poids  de  cet  univers,  je  me  jivrois  avec  ravissement  à 
la  confusion  de  ces  (grandes  idées,  j  aimois  à  me  per- 
dre en  ima^jination  dans  1  espace,  mon  cœur  resserré 
dans  les  bornes  des  êtres  s'y  trouvoit  trop  à  Tétroit; 
j'étouffois  dans  l'univers;  j'aurois  voulu  m'élancer 
dans  riiifini.  Je  crois  que  si  j'eusse  dévoilé  tous  les 
mystèi'es  de  la  nature,  je  me  serois  senti  dans  une  si- 
tuation moins  délicieuse  que  cette  étourdissante  ex- 
tase à  laquelle  mon  esprit  se  livroit  sans  retenue,  et 
qui,  dans  l'agitation  de  mes  transports,  me  faisoit 
écrier  quelquefois,  O  grand  Etre^  6  grand  Etre!  sans 
pouvoir  dire,  ni  penser  rien  de  plus. 

Ainsi  s'écouloient  dansun  délire  continuelles  jour- 
nées les  plus  charmantes  que  jamais  créature4iumaine 
ait  passées:  et  quand  le  coucher  du  soleil  me  faisoit 
songer  à  la  retraite,  étonné  de  la  rapidité  du  temps, 
je  croyois  n'avoir  pas  assez  mis  à  profit  majournée,  je 
pensois  en  pouvoir  jouir  davantage  encore;  et,  pour 
réparer  le  temps  perdu,  je  me  disois,  Je  reviendrai 
demain. 

Je  revenois  à  petits  pas,  la  tête  un  peu  fatiguée, 
mais  le  cœur  content  ;  je  me  reposois  agréablement  au 
retour,  en  me  livrant  à  l'impression  des  objets,  mais 
sans  penser,  sans  imaginer,  sans  rien  faire  autre  chose 
que  sentir  le  calme  et  le  bonheur  de  ma  situation.  Je 
trouvois  mou  couvert  rais  sur  ma  terrasse.  Je  soupois 
de  grand  appétit  dans  mon  petit  d-omestique;  nulle 
image  de  servitude  et  de  dépendance  ne  troubloit  la 


2l6  LETTRES 

bienveillance  qui  nous  unissoit  tous.  Mon  chien  lur- 
méme  étoit  mon  ami,  non  mon  esclave;  nous  avions 
toujours  la  même  volonté,  mais  jamais  il  ne  ma  obéi. 
Ma  gaieté  durant  toute  la  soirée  témoignoit  que  j  a  vois 
vécu  seul  tout  le  jour;  j'étois  bien  différent  quand 
j'avois  vu  delà  compagnie,  j  étois  rarement  content 
des  autres,  et  jamais  de  moi.  Le  soir  j'étois  grondeur 
et  taciturne  :  cette  remarque  est  de  ma  gouvernante , 
et,  depuis  qu'elle  me  Ta  dite,  jeTai  toujours  trouvée 
juste  eu  m'observant.  Enfin,  après  avoir  fait  encore 
quelques  tours  dans  mdn  jardin,  ou  chanté  quelque 
air  sur  mon  épinette ,  je  trouvois  dans  mon  lit  un  repos 
de  corps  et  d  ame  cent  fois  plus  doux  que  le  sommeil 
même. 

Ce  sont  là  les  jours  qui  ont  fait  le  vrai  bonheur  de 
ma  vie;  bonheur  sans  amertume,  sans  ennuis,  sans 
regrets, «et  auquel  j  aurois  borné  volontiers  tout  celui 
de  mon  existence.  Oui,  monsieur,  que  de  pareils  jours 
remplissent  pour  moi  1  éternité,  .je  n'en  demande 
point  d'autres,  et  n'imagine  pas  que  je  sois  beaucoup 
moins  heureux  dans  ces  ravissantes  contemplations 
que  les  intelligences  célestes.  Mais  un  corps  qui  souf- 
fre ôte  à  l'esprit  sa  liberté;  désormais  je  ne  suis  plus 
seul,  j'ai  un  hôte  qui  m'importune,  il  faut  m'en  dé- 
livrer pour  être  à  moi;  et  fessai  que  j'ai  fait  de  ces 
douces  jouissances  ne  sert  plus  qu  à  me  faire  attendre 
avec  moins  d'effroi  le  moment  de  les  goûter  sans  dis- 
traction. 

Mais  me  voici  déjà  à  la  fin  de  ma  seconde  feuille. 
Il  m'en  faudroit  pourtant  encore  une.  Encore  une  let- 
tre donc,  et  puis  plus.  Pardon,  xnonsieur;  quoique 


A   M.    DE    MALESHERBES.  217 

j'aime  trop  à  parler  de  moi ,  je  n'aime  pas  à  en  parler 
avec  tout  le  monde;  c'est  ce  qui  me  fait  abuser  de 
l'occasion,  quand  je  l'ai  et  qu'elle  me  plaît.  Yoilà 
mon  tort  et  mon  excuse.  Je  vous  prie  de  la  prendre 
en  gré. 


QUATRIÈME  LETTRE. 

28  janvier  1-62. 

Je  vous  ai  montré ,  monsieur ,  dans  le  secret  de  mon 
cœur,  les  Vrais  motifs  de  ma  retraite  et  de  toute  ma 
conduite;  motifs  bien  moins  nobles-  sans  doute  que 
vous  ne  les  avez  supposés,  mais  tels  pourtant  qu  ils 
me  rendent  content  de  moi-même ,  et  m'inspirent  la 
fierté  dame  d  un  homme  (jui  se  sent  bien  ordonné, 
et  qui,  ayant  eu  le  courage  de  faire  ce  qu'il  falloit 
pour  l'être,  croit  pouvoir  s  en  imputer  le  mérite.  Il 
dépendoit  de  moi,  non  de  me  faire  un  autre  tempé- 
rament, ni  un  autre  caractère,  mais  de  tirer  parti  du 
mien,  pour  me  rendre  bon  à  moi-même,  et  nulle- 
ment méchant  aux  autres.  C'est  beaucoup  que  cela, 
monsieur,  et  peu  d'hommes  en  peuvent  dire  autant. 
Aussi  je  ne  vous  déguiserai  point  que ,  malgré  le  sen- 
timent de  mes  vices  ,  j'ai  pour  moi  une  haute  estime. 

Vos  gens  de  lettres  ont  beau  crier  qu'un  homme 
seul  est  inutile  à  tout  le  monde ,  et  ne  remplit  pas  ses 
devoirs  dans  la  société  :  j'estime,  moi,  les  paysans  de 
Montmorenci  des  membres  plus  utiles  de  la  société 
que  tous  ces  tas  de  désœuvrés  payés  de  la  graisse  du 


2l8  LETTllES 

peuple,  pour  aller  si\  fois  la  semLiine  bavarder  dans 
une  académie i  et  je  suis  plus  content  de  pouvoir, 
dans  l'occasion,  faire  quelque  phîisir  à  uics  pauvres 
voisins  que  d'aider  à  parveulr  à  ces  foules  de  petits 
intrij^jants  dont  Paris  e&tploi'i,  (jui  tous  aspirent  à 
riionneur  d'être  des  fi  ipons  en  pi  ice,  et  que,  pour  le 
bien  public,  ainsi  (pis  pour  le  leur,  on  devroit  tous 
renvoyer  labourer  la  terre  dans  leurs  piovinces.  C'est 
quelque  cbose  que  de  donner  aux  bouimes  l'exemple 
de  la  vie  cpi'ils  devroient  tous  mener.  C'est  quelque 
chose,  quand  on  na  plus  ni  force,  ni  santé,  pour 
travailler  de  ses  bras,  d'oser,  de  sa  retraite,  faire 
entendre  la  voix  de  la  vérité.  C'est  quebpie  chose 
d'avertir  les  hommes  de  la  folie  des  opinions  qui  les 
rendent  misérables.  C'est  queUpie  chose  d  avoir  pu 
contribuer  à  empêcher,  bu  différer  au  moins  dans 
ma  patrie,  l'établissement  pernicieux  que,  pour  faire 
sa  cour  à  Voltaire  à  nos  dépens  d'Alembeit  vouloit 
qu'on  fît  parmi  nous,  .^i  j'eusse  vécu  dans  Genève,  je 
n'aurois  pn  ni  publier  l'Epître  dédicatoire  du  Discours 
sur  rjnégalité,  ni  parler  même  de  l'établissement  de 
la  comédie,  du  ton  que  je  lai  fait.  Je  serois  beaucoup 
plus  inutile  à  mes  compatriotes,  vivant  au  milieu 
d'eux,  que  je  ne  puis  l'être, -dans  l'occasion,  de  ma 
retraite.  Qu'importe  en  quel  lieu  j'habite,  si  j'agis 
où  je  dois  a[jir?  D'ailleurs,  les  habitants  de  Montmo- 
renci  sont-ils  moins  hommes  que  les  Parisiens;  et, 
quand  je  puis  en  dissuader  quelqu'un  d'envoyer  son 
enfant  se  corrompre  à  la  ville,  fais-je  moins  de  bien  que 
si  je  pouvois  de  la  ville  le  renvoyer  au  foyer  paternel? 
Mon  indigence  seule  ne  m'orapêcheroit-elle  pas  d'être 


A   M.    DE    MALESHERBES.  2l(J 

inutile  delà  manière  que  tous  ces  beaux  parleurs  l'en- 
tendent? Et,  puisque  je  ne  mange  du  pain  qu'autant 
que  j'en  gagne,  ne  suis-je  pas  forcé  de  travailler  pour 
ma  subsistance,  et  de  payer  à  la  société  tout  le  besoin 
que  je  puis  avoir  d'elle?  Il  est  vrai  que  je  me  suis  re- 
fusé aux  occupations  qui  ne  m'étoient  pas  propres; 
ne  me  sentant  point  le  talent  qui  pouvoit  me  faire 
mériter  le  bien  que  vous  m'avez  voulu  faire,  l'ac- 
cepter eût  été  le  voler  à  quelque  homme  de  lettres 
aussi  indigent  que  moi ,  et  plus  capable  de  ce  travail- 
là;  en  me  1  offrant  vous  supposiez  que  j  étois  en  état 
de  faire  un  extrait ,  que  je  pouvois  m  occuper  de 
matières  qui  m'étoient  indifférentes;  et,  cela  n'étant 
pas,  je  vous' aurois  trompé,  je  me  serois  rendu  in- 
digne de  vos  bontés  en  me  conduisant  autrement  que 
je  n'ai  fait;  on  n'est  jamais  excusable  de  faire  mal  ce 
qu'on  fait  volontairement  :  je  serois  maintenant  mé- 
content de  moi,  et  vous  aussi;  et  je  ne  goûterois  pas 
le  plaisir  que  je  prends  à  vous  écrire.  Enfin,  tant  que 
mes  forces  me  l'ont  permis,  en  travaillant  pour  moi, 
j'ai  fait,  selon  ma  portée ,  tout  ce  que  j  ai  pu  pour  la 
société;  si  j  ai  peu  fait  pour  elle,  j'en  ai  encore  moins 
exigé,  et  je  me  crois  si  bien  quitte  avec  elle  dans  l'état 
où  je  suis,  que  si  je  pouvois  désormais  me  reposer 
tout-à-fait,  et  vivre  pour  moi  seul,  je  le  ferois  sans 
scrupule.  J'écarterai  du  moins  de  moi,  de  toutes  mes 
forces,  l'imporluiiitédu  bruit  public.  Quand  je  vivrois 
encore  cent  ans,  je  n'écrirois  pas  une  ligne  pour  la 
presse,  et  ne  croirois  vraiment  recommencer  à  vivre 
que  quand  je  serois  tout-à-fait  oublié. 

J'avoue  pourtant  qu'il  a  tenu  à  peu  que  je  ne  me 


220  LETTRES 

sois  trouvé  rengagé  dans  le  inonde,  et  que  je  n^aic 
abandonné  ma  solitude,  non  par  dégoût  pour  elle, 
mais  par  un  goût  non  moins  vif  que  j'ai  failli  kii  pré- 
férer. Il  faudroit,  monsieur,  que  vous  connussiez  l'état 
de  délaissement  et  d'abandon  de  tous  mes  amis  oii  je 
me  trouvois,  et  la  protonde  douleur  dont  mou  ame 
en  étoit  affectée  lorsque  monsieur  et  madame  de 
Luxembourg  désirèrent  de  me  connoître,  pour  juger 
de  limpression  que  firent  sur  mou  cœur  affligé  leurs 
avances  et  leurs  caresses.  J'étois  mourant;  sans  eux 
je  serois  infailliblement  mort  de  tristesse;  ils  m'ont 
rendu  la  vie,  il  est  bien  juste  que  j&  l'emploie  à  les 
aimer. 

J'ai  un  cœur  très  aimant,  mais  qui  peut  se  suffire  à 
lui-même.  J'aime  trop  les  hommes  pour  avoir  besoin 
de  choix  parmi  eux;  je  les  aime  tous;  et  c'est  parce- 
que  je  les  aime  que  je  hais  l'injustice;  c'est  parceque 
je  les  aime  que  je  les  fuis;  je  souffre  moins  de  leurs 
maux  quand  je  ne  les  vois  pas;  cet  intérêt  pour  l'es- 
pèce suffit  pour  nourrir  mon  cœur;  je  n'ai  pas  besoii\ 
d'amis  particuliers;  mais  quand  j'en  ai,  j'ai  grand 
besoin  de  ne  les  pas  perdre;  car,  quand  ils  se  déta- 
chent,  ds  me  déchirent,  en  cela  d'autant  plus  cou- 
pables que  je  ne  leur  demande  que  de  l'amitié,  et  que, 
pourvu  qu'ils  m'aiment  et  que  je  le  sache,  je  n'ai  pas 
même  besoin  de  les  voir.  Mais  ils  ont  toujours  voulu 
mettre  à  la  place  du  sentiment  des  soins  et  des  ser- 
vices que  le  public  voyoit,  et  dont  je  n'a  vois  que 
faire.;  quand  je  les  aimois,  ils  ont  voulu  paroître 
m'aimer.  Pour  moi,  qui  dédaigne  en  tout  les  appa- 
rences, je  ne  m  en  suib  jkis  contenté;  et,  ne  trouvant 


A    M.    DE    MALESHERBES.  221 

que  .cela,  je  me  le  suis  tenu  pour  dit.  Ils  n'ont  pas 
précisément  cessé  de  m'aimer,  i  ai  seulement  décou- 
vert qu'ils  ne  m'aimoient  pas. 

Pour  la  première  fois  de  ma  vie,  je  me  trouvai  donc 
tout-à-coup  le  cœur  seul,  et  cela,  seul  aussi  dans  ma 
retraite,  et  presque  aussi  malade  que  je  le  suis  au- 
jourd'hui. C'est  dans  ces  circonstances  que  commença 
ce  nouvel  attachement  qui  m'a  si  bien  dédommagé 
de  tous  les  autres,  et  dont  rien  ne  me  dédommagera, 
car  il  durera,  j'espère,  autant  que  ma  vie;  et,  quoi 
qu'il  arrive,  il  sera  le  dernier.  Je  ne  puis  vous  dissi- 
muler, monsieur,  que  j'ai  une  violente  aversion  pour 
les  états  qui  dominent  les  autres;  j'ai  même  tort  de 
dire  que  je  ne  puis  le  dissimuler,  car  je  n'ai  nulle 
peine  à  vous  l'avouer,  à  vous,  né  d'un  sang  illustre, 
fils  du  chancelier  de  France,  et  premier  président 
d'une  cour  souveraine;  oui,  monsieur,   à  vous  qui 
m'avez  fait  mille  biens  sans  me  connoître,  et  à  qui, 
malgré  mon  ingratitude  naturelle,  il  ne  m'en  coûté 
rien  d'être  obligé.  Je  hais  les  grands;  je  hais  leur  état, 
leur  dureté,"  leurs  préjugés,  leur  petitesse,  et  tous 
leurs  vices,  et  je  les  haïrois  bien  davantage  si  je  les 
méprisois  moins.  C'est  avec  ce  sentiment  que  j'ai  été 
comme  entraîné  au  château  de  Montmorenci  ;  j'en  ai 
vu  les  maîtres,  ils  m'ont  aimé;  et  moi,  monsieur,  je 
les  ai  aimés  et  les  aimerai  tant  que  je  vivrai,  de  toutes 
les  forces  de  mon  arae  :  je  donnerois  pour  eux,  je  ne 
dis  pas  ma  vie,  le  don  seroit  foible  dans  l'état  ou  je 
suis  ;  je  ne  dis  pas  ma  réputation  parmi  mes  contem- 
porains, dont  je  ne  me  soucie  guère;  mais  la  seule 
gloire  qui  ait  jamais  touché  mon  cœur,  l'honneur  que 


222  LETTRES 

j'attends  de  la  postérité,  et  qu'elle  rae  rendra  parce- 
qu'il  m'est  dû,  et  que  la  postérité  est  toujours  juste. 
Mon  cœur,  qui  ne  sait  point  s'attacher  à  demi,  s'est 
donné  à  eux  sans  réserve,  et  je  ne  m'en  rcpens  pas; 
je  m'en  repentirois  même  inutilement,  car  il  ne  seroit 
plus  temps  de  m'en  dédire.  Dans  la  chaleur  de  l'en- 
thousiasme qu'ils  m'ont  inspiré,  j'ai  cent  fois  été  sur 
le  point  de  leur  demander  un  asile  dans  leur  maison 
pour  Y  passer  le  reste  de  mes  jours  auprès  d'eux;  et 
ils  me  l'auroient  accordé  avec  joie,  si  même,  à  la 
manière  dont  ils  s'y  sont  pris,  je  ne  dois  pas  me  re- 
garder comme  ayant  été  prévenu  par  leurs  offres.  Ce 
projet  est  certainement  un  de  ceux  que  j'ai  médités  le 
plus  lonj-temps  et  avec  le  plus  de  complaisance.  Ce- 
pendant il  a  fallu  sentir  à  la  fin,  malgré  moi,  qu'il 
n'étoit  pas  bon.  Je  ne  pensois  qu'à  l'attachement  des 
personnes,  sans  songer  aux  intermédiaires  qui  nous 
auroient  tenus  éloignés;  et  il  y  en  avpit  de  tant  de 
sortes,  surtout  dans  l'incommodité  attachée  à  mes 
maux,  qu  un  tel  projet  n'est  excusable  que  par  le 
sentiment  qui  l'avoit  inspiré.  D'ailleurs  la  manière  de 
vivre  qu  ii  auroit  fallu  prendre  choque  trop  directe- 
ment tous  mes  goûts,  toutes  mes  habitudes;  je  n'y 
aurois  pas  pu  résister  seulement  trois  mois.  Enfin 
nous  aurions  eu  beau  nous  rapprocher  d'habitation, 
la  distance  restant  toujours  la  même  entre  hs  états, 
cette  intimité  délicieuse  qui  fait  le  j)lus  grand  charme 
d'une  étroite  société  eût  toujours  manqué  à  la  nôtre; 
je  n'aurois  été  ni  l'ami  ni  le  domestique  de  M.  le  ma- 
réchal de  Luxembourg,  j'aurois  été  son  hôte;  en  me 
sentant  hors  de  chez  moi,  j'aurois  soupiré  souvent 


A   M.    DE    MALESnERBES.  223 

.après  mon  ancien  asile;  et  il  vaut  cent  fois  mieux  être 
éloigné  des  personnes  q, ion  aime,  et  désirer  d'être 
auprès  d'elles,  que  de  s'exposer  à  faire  un  souLait 
opposé.  Quelques  degiés  plus  rapprochés  eussent 
peut-être  fait  révolution  dans  ma  vie.  J'ai  cent  fois 
supposé  dans  mes  rêves  M.  de  Luxembourg  point 
duc,  point  maréchal  de  France,  mais  bon  gentil- 
homme de  campagne,  habitant  quelque  vieux  châ- 
teau ,  et  J.  J.  Rousseau  point  auteur ,  point  faiseur  de 
livres,  raais^ayant  un  esprit  médiocre  et  un  peu  d';îc- 
qiiis,  se  présentant  au  seigneur  châtelain  et  à  la  dame, 
leur  agréaiît,  trouvant  auprès  d'eux  le  bonheur  de  sa 
vie,  et  contribuant  au  leur.  Si,  pom^endre  le  rêve  plus 
agréable,  vous  me  permettiez  de  pousser  d'un  coup 
d'épaule  le  château  de  Malesherbes  à  demi-lieue  de  là, 
il  me  semble,  monsieur,  qu'en  rêvant  de  cette  ma- 
nière je  n  aurois  de  longtemps  envie  de  m'éveilier. 

Mais,  c  en  est  fait,  il  ne  me  reste  plus  qu  à  ter- 
miner le  long  rêve;  car  les  autres  sont  désormais  tous 
hors  de  saison;  et  c'est  beaucoup  si  je  puis  me  pro- 
mettre encore  quelques  unes  des  heures  délicieuses 
que  j'ai  passées  au  château  de  Monlmorenci.  Quoi 
qu  il  en  soit,  me  voilà  tel  que  je  me  sens  affecté. 
Jugez-moi  sur  tout  ce  fatras,  si  j'en  vaux  la  peine; 
car  je  n'y  saurois  mettre  plu»  d'ordre,  et  je  n'ai  pas  le 
courage  de  recommencer.  Si  ce  tableau  trop  véridi- 
que  m'ôte  votre  bienveillance,  j'aurai  cessé  dusujper 
ce  qui  ne  m'appartenoit  pas;  mais,  si  je  la  conseive, 
elle  m'en  deviendra  plus  chère,  comme  étant  plus 
à  moi . 


LES  RÊVERIES 


DU 


PROMENEUR   SOLITAIRE. 


m. 


Sommaires 

DES    RÊVERIES    DU    PROMENEUR    SOEITAIRE. 


PREMIÈRE    PROMENADE. 

Rousseau  st  regarde  comme  isolé  sur  la  terre.  Il  écrit  ses 
Promenades  pour  servir  de  suite  à  ses  Confessions.  Il  n'a 
pas,  pour  ses  Rêveries,  les  mêmes  inquiétudes  qu'il  a 
eues  pour  ses  Dialogues  et  ses  premières  Confessions. 

SECONDE  PROMENADE. 
Rousseau  s'aperçoit  que  ses  forces  Tabandonnent  peu-à- 
peu.  Il  fait  une  chute  à  ]Ménil-Montant.  Détails  de  cet 
accident  funeste.  Cris  et  effroi  de  sa  femme  à  son  arrivée 
chez  lui.  Il  reçoit  plusieurs  visites  dune  dame.  Ses  en- 
nemis répandent  le  bruit  de  sa  mort  à  la  cour  et  à  la 
ville.  On  veut  ouvrir  une  souscription  pour  fimpression 
de  ses  manuscrits. 

TROISIÈME    PROMENADE. 
L'étude  d'un  vieillard  est  d'apprendre  à  luourir.  Tableau 
de  la  philosophie  moderne.   Famille  de  Rousseau;  son 
enfance,  sa  réforme,  ses  l'ègles  de  conduite  et  de  foi. 

QUATRIÈME  PROMENADE. 
Rousseau  aime  le  bon  Plutarque  ;  c'est  le  livre  qui  lai  pro- 
fite le  plus.  11  a  à  se  plaindre  de  l'abbé  Raynal.  Il  se  rap- 
pelle un  mensonge  de  sa  jeunesse  qui  l'afflige  beaucoup. 
Dissertation  sur  le  mensonge  et  sur  le  Temple  de  Gnide. 
Portrait  d'un  homme  vrai.  Il  répond  mal  à  une  question 
qu'on  lui  fait  à  table.  Il  a  plus  souvent  gardéle  silence 
sur  le  bien  qu'il  a  fait  que  sur  le  mal.  Exemples  qu'il  en 
donne. 

CINQUIÈME    PROMENADE. 

Description  de  1  ile  de  Saint-Pierre.  Rousseau  regrette  de 
n'avoir  pu  y  fixer  son  séjour.  Il  y  travaille  à  la  botani- 
que. Détail  de  ses  amusements  dans  cette  ile.  Il  v  fonde 
une  colonie. 

i5. 


228  SOMMAIRES    DES    RÊVERIES. 

SIXIÈME    PROMENADE. 

Rousseau  va  herboriser  à  Gentilly.  Il  renconti'e  en  chemin 
un  petit  bossu.  S'il  avoit  eu  l'anneau  de  Gygès ,  il  ne  s'en 
seroit  servi  qvie  pour  le  bonheur  de  l'univers, 
SEPTIÈME    PROMENADE. 

llousseau,  devenu  plus  que  sexagénaire,  suit  son  penchant 
pour  la  botanique.  Il  herborise  jusque  sur  la  cage  de  ses 
oiseaux.  Théophraste  est  le  seul  botaniste  de  l'antiquité. 
I^es  idées  médicinales  ôtent  tout  le  charme  de  l'étude  des 
plantes.  Il  compare  ensemble  les  trois  règnes  de  la  na- 
ture. Anecdotes  sur  ses  herborisations  en  Suisse,  et  sur 
l'humilité  d'un  avocat  de  Grenoble. 

HUITIÈME    PROMENADE. 

Rousseau  ne  changeroit  pas  sa  destinée,  quoique  très 
déplorable,  contre  ctlle  du  plus  fortuné  des  mortels.  Il 
avoue  qu'il  a  eu  beaucoup  d'amour-propre  quand  il  a 
vécu  dans  le  monde.  Il  ne  s'affecte  pas  des  maux  à  venir, 
mais  de  ceux  qu'il  souffre  dans  le  moment.  Tous  les  évé- 
nements de  la  vie  et  les  pièges  des  hommes  n'ont  plus  de 
prise  sur  lui. 

NEUVIÈME    PROMENADE. 

On  lui  porte  l'éloge  de  madame  Geoffrin  avec  mauvaise 
intention.  Conduite  de  Rousseau  envers  ses  propres  en- 
fants. Raisons  qu'il  donne  pour  se  justifier.  Il  éprouve 
beaucoup  de  plaisir  à  voir  et  à  observer  la  jeunesse.  Ses 
promenades  à  Clignancourt  et  à  la  Muette.  Fête  de  la 
Chevrette.  Amusements  de  Paris  comparés  avec  ceux  de 
Genève  et  de  Suisse.  Promenade  de  Jean-Jacques  aux 
Invalides. 

DIXIÈME    PROMENADE. 

Époque  OÙ  Rousseau  fait  connoissance  avec  madame  de 
Warens.  Son  bonheur  chez  cette  dame.  Il  fait  ses  effoits 
pour  rendre  cette  union  durable. 


LES  RÊVERIES 


DU 


PROMENEUR   SOLITAIRE. 


PREMIÈRE  PROMENADE. 

Me  voici  donc  seul  sur  la  terre,  n'ayant  plus  de 
frère,  de  prochain,  d'ami,  de  société  que  moi-même. 
Le  plus  sociable  et  le  plus  aimant  des  humains  en  a 
été  proscj  it  par  un  accord  unanime.  Ils  ont  cherché , 
dans  les  raffinements  de  leur  haine,  quel  tourment 
pouvoit  être  le  plus  cruel  à  mon  ame  sensible,  et  ils 
ont  brisé  violemment  tous  les  liens  qui  m'attachoient 
à  eux.  J'aurois  aimé  les  hommes  en  dépit  d'eux- 
mêmes  :  ils  n'ont  pu ,  qu'en  cessant  de  l'être ,  se  dé- 
rober à  mon  affection.  Les  voilà  donc  étrangers,  in- 
connus ,  nuls  enfin  pour  moi ,  puisqu'ils  l'ont  voulu. 
Mais  moi,  détaché  d'eux  et  de  tout,  que  suis-je  moi- 
même?  Voilà  ce  qui  me  reste  à  chercher.  Malheureu- 
sement cette  recherche  doit  être  précédée  d'un  coup 
d'œil  sur  ma  position  :  '  c'est  une  idée  par  laquelle  il 
faut  nécessairement  que  je  passe  pour  arriver  d'eux 
à  moi. 

Depuis  quinze  ans  et  plus  que  je  suis  dans  cette 
étrange  position,  elle  me  paroît  encore  un  rêve.  Je 
m'imagine  toujours  qu'une  indigestion  me  tournieiite, 


l3o  LES   RÊVERIES, 

que  je  dors  d'un  mauvais  sonMneil ,  et  que  je  vais  me 
réveiller,  bien  soulagé  de  ma  peine,  en  me  retrouvant 
avec  mes  amis.  Oui ,  sans  doute,  il  faut  que  j'aie  lait, 
sans  que  je  m'en  aperçusse,  un  saut  de  la  veille  au 
sommeil,  ou  plutôt  de  la  vie  à  la  mort.  Tiré,  je  ne 
sais  comment,  de  loidie  des  choses,  je  me  suis  vu 
précipité  dans  un  chaos  incompréhensible,  où  je 
n'aperçois  rien  du  tout;  et  plus  je  pense  à  ma  situa- 
tion présente,  et  moins  je  puis  comprendre  où  je  suis. 

Eh  !  comment  aurois-je  pu  prévoir  le  destin  qui 
m'attendoit?  comment  le  puis-je  concevoir  encore  au- 
jourd'hui que  j'y  suis  livré?  Pouvois-je  dans  mon 
bon  sens  supposer  qu'un  jour  moi,  le  même  homme 
que  j'étois ,  le  même  que  je  suis  encore ,  je  passerois , 
jeserois  tenu,  sans  le  moindre  doute,  pour  un  mons- 
tre, un  empoisonneur ,  un  assassin  ;  que  je  devien- 
drois  l'horreur  de  la  race  humaine,  le  jouet  de  la  ca- 
naille; que  toute  la  salutation  que  n^e  feroient  les 
passants  seroit  decrqcher  sur  moi  ;  qu'une  génération 
tout  entière  s'amuseroit  d'un  accord  unanime  à  m'en- 
terrer  tout  vivant?  Quand  cette  étrange  révolution  se 
fit,  pris  au  dépourvu,  jeu  lus  d'abord  bouleversé. 
Mes  agitations,  mon  indignation,  me  plongèrent 
dans  un  délire  qui  n'a  pas  eu  trop  de  dix  ans  pour  se 
calmer;  et,  dans  cet  intervalle,  tombé  d'erreur  en 
erreur,  de  faute  en  faute,  de  sottise  en  sottise,  j'ai 
fourni ,  par  mes  imprudences  ,  aux  directeurs  de  ma 
destinée,  autant  d'instruments  qu'ils  ont  habilement 
mis  en  œuvre  pour  la  fixer  sans  retour. 

Je  me  suis  débattu  long-temps  aussi  violemment 
que  vainement.  Sans  adresse,  sans  art,  sans  dissimu- 


PREMIÈRE    PROMENxVDE.  aSi 

lation,  sans  prudence,  franc,  ouvert,  impatient,  em- 
porté, je  n'ai  fait,  en  me  débattant,  que  m'enlacer 
davantage ,  et  leur  donner  incessamment  de  nouvelles 
prises  qu  ils  n'ont  eu  garde  de  négliger.  Sentant  enfin 
tous  mes  efforts  inutiles ,  et  me  tourmentant  à  pure 
perte ,  j'ai  pris  le  seul  parti  qui  me  restoit  à  prendre , 
celui  de  me  soumettre  à  ma  destinée,  sans  plus  re- 
gimber contre  la  nécessité.  J'ai  trouvé  dans  cette  ré- 
signation le  dédommagement  de  tous  mes  maux,  par 
la  tranquillité  qu'elle  me  procure ,  et  qui  ne  pouvoit 
s'allier  avec  le  travail  continuel  d'une  résistance  aussi 
pénible  qu'infructueuse. 

Une  autre  chose  a  contribué  à  cette  tranquillité. 
Dans  tous  les  raffinements  de  leur  haine,  mes  persé- 
cuteurs en  ont  omis  un  que. leur  animosité  leur  a  fait 
oublier;  c'étoit  d'en  graduer  si  bien  les  effets,  qu'ils 
pussent  entretenir  et  renouveler  mes  douleurs  sans 
cesse,  en  me  portant  toujours  quelque  nouvelle  at- 
teinte. S'ils  avoient  eu  l'adresse  de  me  laisser  quelque 
lueur  d'espérance ,  ils  me  tiendroient  encore  parla. 
Ils  pourroient  faire  encore  de  moi  leur  jouet  par  quel- 
que faux  leurre  ,  et  me  navrer  ensuite  d'un  tourment 
toujours  nouveau  par  mon  attente  déçue.  Mais  ils  ont 
d'avance  épuisé  toutes  leurs  ressources;  en  ne  me 
laissant  rien,  ils  se  sont  tout  ôté  à  eux-mêmes.  La 
diffamation ,  la  dépression ,  la  dérision ,  l'opprobre 
dont  ils  m'ont  couvert,  ne  sont  pas  plus  susceptibles 
d'augmentation  que  d'adoucissement  ;  nous  sommes 
également  hors  d'état,  eux  de  les  aggraver,  et  moi 
de  m'y  soustraire.  Ils  se  sont  tellement  pressés  de 
porter  à  son  comble  la  mesure  de  ma  misère,  que 


232  LES    RÊVERIES, 

toute  la  puissance  humaine ,  aidée  de  toutes  les  ruses 
deTenfer,  n'y  sauroit  plus  rien  ajouter.   La  douleur 
physique  elle-même ,  au  lieu  d'augmentermes  peines? 
y  feroit  diversion.  En  m  arrachant  des  cris,  peut-être 
elle  m  épargneroit  des  gémissements,  et  les  déchire- 
ments de  mon  corps  suspendroient  ceux  de  mon  cœur. 
Qu'ai-je  encore  à  craindre  d'eux  ,  puisque  tout  est 
fait  ?  Ne  pouvant  plus  empirer  mon  état,  ils  ne  sau- 
roientplus  m'inspirer  d'alarmes.  L'inquiétude  et  1  ef- 
froi sont  des  maux  dont  ils  m'ont  pour  jamais  délivré  : 
c'est  toujours  un  soulagement.  Les  maux  réels  ont 
sur  moi  peu  de  prise  ;  je  prends  aisément  mon  parti 
sur  ceux  que  j'éprouve ,  mais  non  pas  sur  ceux  que 
je  crains.  Mon  imagination  effarouchée  les  combine , 
les  retourne,  les  étend, .et  les  augmente.  Leur  attente 
me  tourmente  cent  fois  plus  que  leur  présence,  et  la 
menace  m'est  plus  terrible  que  le  coup.  Sitôt  qu'ils 
arrivent,  1  événement,  leur  étant  tout  ce  qu'ils  avoient 
d'imaginaire,   les  réduit  à  leur  juste  valeur.  Je  les 
trouve  alors  beaucoup  moindres  que  je  ne  me  les  étois 
figurés  ;  et  même,  au  miiieu  de  ma  souffrance,  je  ne 
laisse  pas  de  me  sentir  soulagé.  Dans  cet  état,  affran- 
chi de  toute  nouvelle  crainte  et  délivré  de  l'inquié- 
tude, de  l'espérance,  la  seule  habitude  suffira  pour 
me  rendre  de  jour  en  jour  plus  supportable  une  si- 
tuation que  rien  ne  peut  empirer;  et ,  à  mesure  que  le 
septiment  s'en  émousse  par  la  durée ,  ils  n'ont  plus  de 
moyens  pour  le  ranimer.  Voilà  le  bien  que  m'ont  fait 
mes  persécuteurs,  en  épuisant  sans  mesure  tous  les 
traits  de  leur  animosité.  Us  se  sont  été  sur  moi  tout 
empire,  et  je  puis  désormais  me  moquer  d'eux. 


PREMIÈRE   PROMENADE.  233 

Il  n'y  a  pas  deux  mois  encore  qu'un  plein  calme  est 
rétabli  dans  mon  cœur.  Depuis  long-temps  je  ne  cfai- 
gnois  plus  rien,  mais  j'espérois  encore;  et  cet  espoir, 
tantôt  bercé ,  tantôt  frustré ,  étoit  une  prise  par  laquelle 
mille  passions  diverses  ne  cessoient  de  m'agiter.  Un 
événement  aussi  triste  qu'imprévu  vient  enfin  d'ef- 
facer de  mon  cœur  ce  foible  rayon  d'espérance ,  et 
m'a  fait  voir  ma  destinée  fixée  à  jamais  sans  retour 
ici-bas.  Dès-lors  je  me  suis  résigné  sans  réserve,  et 
j'ai. retrouvé  la  paix. 

Sitôt  que  j'ai  commencé  d'entrevoir  la  trame  dans 
toute  son  étendue ,  j'ai  perdu  pour  jamais  l'idée  de 
ramener  de  mon  vivant  le  public  sur  mon  compte; 
et  même  ce  retour,  ne  pouvant  plus  être  réciproque, 
me  seroit  désormais  bien  inutile.  Les  hommes  au- 
roient  beau  revenir  à  moi ,  ils  ne  me  retrouveroient 
plus.  Avec  le  dédain  qu'ils  m'ont  inspiré,  leur  com- 
merce me  seroit  insipide  et  même  à  charge,  et  je  suis 
cent  fois  plus  heureux  dans  ma  solitude,  que  je  ne 
poj^rrois  l'être  en  vivant  avec  eux.  Ils  ont  arraché  de 
mon  cœur  toutes  les  douceurs  de  la  société.  Elles  n  y 
pourroient  plus  germer  derechef  à  mon  àg^e;  il  est 
trop  tard.  Qu'ils  me  fassent  désormais  du  bien  ou  du 
mal,  tout  m'est  indifférent  de  leur  part;  et,  quoi  qu'ils 
fassent ,  mes  contemporains  ne  seront  jamais  rien 
pour  moi. 

Mais  je  compteis  encore  sur  l'avenir,  et  j'espérois 
qu'une  génération  meilleure ,  examinant  mieux  et  les 
jugements  portés  par  celle-ci  sur  mon  compte,  et  sa 
conduite  avec  moi,  démêleroit  aisément  l'artifice  de 
ceux  qui  la  dirigent ,  et  me  verroit  enfin  tel  que  je  suis. 


0.?)l\  LES   RÊVERIES. 

C'çst  cet  espoir  qui  m'a  fait  écrire  mes  dialogues,  et 
qui  m'a  suggéré  mille  folles  tentatives  pour  les  faire 
passer  à  la  postérité.  Cet  espoir,  quoique  éloigné,  te- 
noit  mon  ame  dans  la  même  agitation  que  quand  je 
cherchois  encore  dans  le  siècle  un  cœur  juste;  et  mes 
espérances,  que  j'avois  beau  jeter  au  loin,  me  ren- 
doient  également  le  jouet  des  hommes  d'aujourd  hui. 
.l'ai  dit  dans  mes  Dialogues  sur  quoi  je  fondois  cette 
attente.  Je  me  trompois.  Je  Tai  senti  par  bonheur 
assez  à  temps  pour  trouver  encore ,  avant  ma  dernière 
heure,  un  intervalle  de  pleine  quiétude  et  de  repos 
ajjsolu.  Cet  intervalle  a  commencé  à  l'époque  dont 
je  parle,  et  j'ai  lieu  de  croire  qu'il  ne  sera  plus  in- 
terrompu. 

Il  se  passe  bien  peu  de  jours,  que  de  nouvelles  ré- 
flexions ne  me  confirment  combien  j'étois  dans  l'er- 
reur de  compter  sur  le  retour  du  public  même ,  dans 
un  autre  âge;  puisqu'il  est  conduit,  dans  ce  qui  me 
^■egarde,  par  des  guides  qui  se  renouvellent  sans  cesse 
dans  les  corps  qui  m'ont  pris  en  aversion.  Les  parti- 
culiers meurent;  mais  les  corps  collectifs  ne  meurent 
point.  Les  mêmes  passions  s'y  perpétuent,  et  leur 
haine  ardente,  immortelle  comme  le  démon  qui  Tin- 
spire  ,  a  toujours  la  même  activité.  Quand  tous  mes  en- 
nemis particuliers  seront  morts,  les  médecins,  les 
oratoriens  vivront  encore;  et,  quand  je  n'aurois  pour 
persécuteurs  que  ces  deux  corps-là ,  je  dois  être  sûr 
qu'ils  ne  laisseront  pas  plus  de  paix  à  ma  mémoire 
après  ma  mort,  qu'ils  n'en  laissent  à  ma  personne  de 
mon  vivant.  Peut-être,  par  trait  de  temps,  les  mé- 
decins, que  j'ai  réellement  offensés,  pourroient-ils 


PREMIÈRE    PROMENADE.  2.35 

s'apaiser  :  mais  les  oratoriens,  que  j'airaois,  quej'es- 
timois,  en  (|iii  j'avois  toute  confiance,  et  que  je  n'of- 
fensai jamais;  les  oratoiiens,  gens  d'église  et  demi- 
moines,  seront  à  jamais  implacables;  leur  propre  ini- 
quité fait  mon  crime ,  que  leur  amour-propre  ne  me 
pardonnera  jamais;  et  le  public,  dont  ils  auront  soin 
d'entretenir  et  ranimer  l'animosité  sans  cesse ,  ne 
s'apaisera  pas  plus  qu  eux. 

Tout  est  fini  pour  moi  sur  la  terre.  On  ne  peut  plus 
m'y  faire  ni  bien  ni  mal.  Il  ne  me  reste  plus  rien  à  es- 
pérer ni  à  craindre  en  ce  monde ,  et  m  y  voilà  tranquille 
au  fond  de  l'abîme,  pau\  re  mortel  infortuné,  mais  im- 
passible comme  Dieu  même. 

Tout  ce  qui  m'est  extérieur  m'est  étranger  désor- 
mais. Je  n'ai  plus  ,en  ce  monde,  ni  procliain,  ni  sem- 
blables, ni  frères.  Je  suis  sur  la  terre  comme  dans  une 
planète  étrangère  oii  je  serois  tombé  de  celle  quej'ha- 
bitois.  Si  je  reconnois  autour  de  moi  quelque  chose, 
ce  ne  sont  que  des  objets  affligeants  et  déchirants  pour 
mon  cœur,  et  je  ne  peux  jeter  les  yeux  sur  ce  qui  me 
touche  et  m'entoure,  sans  y  trouver  toujours  quelque 
sujetdedédain  quim'indigne,  ou  de  donleurqni  m'af- 
flige. Ecartons  donc  de  mon  esprit  tous  les  pénibles 
objets  dont  je  m'occuperois  aussi  douloureusement 
qu'inutilement.  Seul  pour  le  reste  de  ma  vie,  puisque 
je  ne  trouve  qu'en  moi  la  consolation,  l'espérance  et 
la  paix,  je  ne  dois  ni  ne  veux  plus  m'occuper  que  de 
moi.  C'est  dans  cet  état  que  je  reprends  la  suite  de  l'exa- 
men sévère  et  sincère  que  j'appelai  jadis  mes  Confes- 
sions.  Je  consacre  mes  derniers  jours  àm  étudier  moi- 
même  et  à  préparer  d'avance  le  compte  que  je  ne  tar- 


236  LES   RÊVERIES, 

tlerai  pas  à  rendre  de  moi.  T.ivrons-nous  tout  entier  a 
la  douceur  de  converser  avec  mon  ame,  puisqu'elle 
est  la  seule  cpje  les  hommes  ne  puissent  m'ôter.  Si ,  à 
force  de  réfléchir  sur  mes  dispositions  intérieures  ,  je 
parviens  à  les  mettre  en  meilleur  ordre  et  à  corriger 
le  mal  qui  peut  y  rester,  mes  méditations  ne  seront 
pas  entièrement  inutiles,  et,  quoique  je  ne  sois  plus 
bon  à  rien  sur  la  terre,  je  n'aurai  pas  tout-à-fait  perdu 
mes  derniers  jours.  Les  loisirs  de  mes  promenades 
journalières  ont  souvent  été  remplis  de  contemplations 
charmantes  dont  j  ai  regret  d'avoir  perdu  le  souvenir. 
Je.fixerai  par  l'écriture  celles  qui  pourront  me  venir 
encore;  chaque  fois  que  je  les  relirai  m'en  rendra  la 
jouissance.  J'oublierai  mes  malheurs  ,  mes  persécu- 
teurs, mes  opprobres,  en  songeant  au  prix  qu'a  voit 
mérité  mon  cœur. 

Ces  feuilles  ne  seront  proprement  qu'un  informe 
journal  de  mes  rêveries.  Il  y  sera  beaucoup  question 
de  moi,  parcequ'un  solitaire  qui  réfléchit  s'occupe  né- 
cessairement beaucoup  de  lui-même.  Du  reste,  toutes 
les  idées  étrangères  qui  me  passent  par  la  tête  en  me 
promenant  y' trouveront  également  leur  place.  Je  dirai 
ce  que  j'ai  pensé  tout  comme  il  m'est  venu,  et  avec 
aussi  peu  de  liaison  que  les  idées  de  la  veille  en  ont 
ilordinaire  avec  celles  du  lendemain.  Mais  il  en  résul- 
tera toujours  une  nouvelle  connoissance  de  mon  na- 
turel et  de  mon  humeur  par  celle  des  sentiments  et 
des  pensées  dont  mon  esprit  fait  sa  pâture  journalière 
dans  l'étrange  état  où  je  suis.  Ces  feuilles  peuvent 
donc  être  regardées  comme  un  appendice  de  mes  Con- 
fessions; mais  je  ne  leur  en  donne  plus  le  titre,  ne  sen> 


PREMIÈRE    PROMEKADE.  23/ 

tant  plus  rien  à  dire  qui  puisse  le  mériter.  Mon  cœur 
s'est  purifié  à  la  coupelle  de  Tadversité,  et  j'y  trouve  à 
peine ,  eu  le  sondant  avec  soin ,  quelque  reste  de  pen- 
chant répréhènsible.  Qu'aurois-je  encore  à  confesser, 
quand  toutes  les  affections  terrestres  eu  sont  arra- 
chées? Je  n'ai  pas  plus  à  me  louer  qu  à  me  blâmer;  je 
suis  nul  désormais  parmi  les  hommes  ,  et  c'est  tout  ce 
que  je  puis  être,  n'ayant  plus  avec  eux  de  relation 
réelle,  de  véritable  société.  Ne  pouvant  plus  faire  au- 
cun bien  qui  ne  tourne  à  mal,  ne  pouvant  plus  awir 
sans  nuire  à  autrui  ou  à  moi-même,  m'absteuir  est  de- 
venu mon  unique  devoir,  et  je  le  remplis  autant  qu  il 
est  en  moi.  Mais  ,  dans  ce  désœuvrement  du  corps  , 
mon  ame  est  encore  active,  elle  produit  encore  des 
sentiments,  des  pensées,  et  sa  vie  interne  et  morale 
semble  encore  s'être  accrue  par  la  mort  de  tout  in- 
térêt terrestre  et  temporel.  Mon  corps  n'est  plus  pour 
moi  qu  un  embarras,  qu'un  obstacle,  et  je  m'en  dé- 
gage d'avance  autant  que  je  puis. 

Une  situation  si  singulière  mérite  assurément  d'être 
examinée  et  décrite,  et  c'est  à  cet  examen  que  je  con- 
sacre mes  derniers  loisirs.  Pour  le  faire  avec  succès, 
il  y  faudroit  procéder  avec  ordre  et  méthode  ;  mais  je 
suis  incapable  de  ce  travail ,  et  même  il  m'écarteroit 
de  mon  but ,  qui  est  de  me  rendre  compte  des  modi- 
fications de  mon  ame  et  de  leurs  successions.  Je  ferai 
^ur  moi  à  quelque  égard  les  opérations  que  font  les 
physiciens  sur  l'air  pour  en  connoître  l'état  journalier. 
J'appliquerai  le  baromètre  à  mon  ame,  et  ces  opéra- 
tions bien  dirigées  et  long-temps  répétées  me  pour- 
roient  fournir  des  résultats  aussi  sûrs  que  les  leurs. 


238  LES   KÉVliRTES. 

Mais  je  n  étends  pas  jusque-là  mon  entreprise.  Je  me 
contenterai  de  tenir  le  registre  des  opérations,  sans 
chercher  à  les  réduire  en  système.  Je  fais  la  même 
entreprise  que  Montaigne,  mais  avec  un  but  tout  con- 
traire au  sien  ;  car  il  n'écrivoit  ses  Essais  que  pour 
les  autres,  et  je  n  écris  mes  rêveries  que  pour  moi.  Si 
dans  mes  plus  vieux  jours,  aux  approches  du  départ, 
je  reste,  comme  je  l'espère,  dans  la  même  disposition 
où  je  suis ,  leur  lecture  me  rappellera  la  douceur  que 
je  goûte  à  les  écrire ,  et ,  faisant  renaître  ainsi  pour  moi 
le  temps  passé ,  doublera  pour  ainsi  dire  mon  exis- 
tence. En  dépit  des  hommes  je  saurai  goùtei-  encore 
le  charme  de  la  société ,  et  je  vivrai  décrépit  avec 
moi  dans  un  autre  âge,  comme  je  vivrois  avec  un 
moins  vieux  ami. 

J'écrivois  mes  premières  Confessions  et  mes  Dia- 
logues dans  un  souci  continuel  sur  les  moyens  de  les 
dérober  aux  mains  rapaces  de  mes  persécuteurs,  pour 
les  transmettre,  s'il  étoit  possible,  à  d'autres  géné- 
rations. La  même  inquiétude  ne  me  tourmente  plus 
pour  cet  écrit;  je  sais  qu'elle  seroit  inutile,  et  le  désir 
d'être  mieux  connu  des  hommes  s'étant  éteint  dans 
mon  cœur  n'y  laisse  qu'une  indifférence  profonde  sur 
le  sort  et  de  mes  vrais  écrits  et  des  monuments  de 
mon  innocence,  qui  déjà  peut-être  ont  été  tous  pour 
jamais  anéantis.  Qu'on  épie  ce  que  je  fais,  qu'on 
s'inquiète  de  ces  feuilles,  qu'on  s'en  empare,  qu'on 
les  supprime,  qu'on  les  falsifie,  tout  cela  m'est  égal 
désormais.  Je  ne  les  cache  ni  ne  les  montre.  Si  on  me 
les  enlève  de  mon  vivant,  on  ne  m'enlèvcia  ni  le 
plaisir  de  les  avoir  écrites,  ni  le  souvenir  de  leur  con- 


PKEMIÈKE    PROMENADE.  2.19 

Tenu,  ni  les  méditations  solitaires  dont  elles  sont  le 
fruit,  et  dont  la  source  ne  peut  s'éteindre  qu'avec 
mon  ame.  Si  dès  mes  premières  calamités  j'avois  su  ne 
point  regimber  contre  ma  destinée,  et  prendre  le  parti 
que  je  prends  aujourd'hui,  tous  les  efforts  des  hommes , 
toutes  leurs  épouvantables  machines,  eussent  été  sur 
moi  sans  effet,  et  ils  n'auroient  pas  plus  troublé  mon 
repos  par  toutes  leurs  trames,  qu'ils  ne  peuvent  le 
troubler  désormais  par  tous  leurs  succès  5  qu'ils 
jouissent  à  leur  gré  de  mon  opprobre ,  ils  ne  m'empê- 
cheront pas  de  jouir  de  mon  innocence,  et  d'achever 
mes  jours  en  paix  malgré  eux 


SECONDE  PROMENADE.     . 

Ayant  donc  formé  le  projet  de  décrire  l'état  habituel 
de  mon  ame  dans  la  plus  étrange  position  où  se  puisse 
jamais  trouver  un  mortel,  je  n'ai  vu  nulle  manière 
plus  simple  et  plus  sûre  d'exécuter  cette  entreprise , 
que  de  tenir  un  registre  fidèle  de  mes  Promenades 
solitaires  et  des  rêveries  qui  les  remplissent,  quand 
je  laisse  ma  tête  entièrement  libre ,  et  mes  idées  suivre 
leur  pente  sans  résistance  et  sans  gêne.  Ces  heures  de 
solitude  et  de  méditation  sont  les  seules  de  la  journée 
où  je  sois  pleinement  moi  et  à  moi,  sans  diversion, 
sans  obstacle,  et  où  je  puisse  véritablement  dire  être 
ce  que  la  nature  a  voulu. 

J'ai  bientôt  senti  que  j'avois  trop  tardé  d'exécuter 
ce  projet.  Mon  imagination,  déjà  moins  vive,  ne 


24o  LES    RÊVERIES, 

s'enflamme  plus  comme  autrefois  à  la  contemplation- 
dé  l'objet  qui  l'anime;  je  m'enivre  moins  du  délire  de 
la  rêverie;  il  y  a  plus  de  réminiscence  que  de  création 
dans  ce  qu'elle  produit  désormais  ;  un  tiède  allanguis- 
sement  énerve  toutes  mes  facultés;  l'esprit  de  vie 
s'éteint  en  moi  par  degrés  ;  mon  ame  ne  s'élance  plus 
qu'avec  peine  hors  de  sa  caduque  enveloppe,  et,  sans 
l'espérance  de  l'état  auquel  j'aspire  parceque  je  m'y 
sens  avoir  droit ,  je  n'existerois  plus  que  par  des  sou- 
venirs :  ainsi,  pour  me  contempler  moi-même  avant 
mon  déclin,  il  faut  que  je  remonte  au  moins  de  quel- 
ques années  au  temps  où,  perdant  tout  espoir  ici-bas, 
et  ne  trouvant  plus  d'aliment  pour  mon  cœur  sur  la 
terre,  je  m'accoutumois  peu-à-peu  à  le  nourrir  de  sa 
propre  substance,  et  à  chercher  toute  sa  pâture  au- 
dedans  de  moi. 

Cette  ressource,  dont  je  m'avisai  trop  tard,  devint 
si  féconde,  qu'elle  suffit  bientôt  pour  me  dédom- 
mager de  tout.  L'habitude  de  rentrer  en  moi-mêmç  me 
fit  perdre  enfin  le  sentiment  et  presque  le  souvenir  de 
mes  maux.  J'appris  ainsi  par  ma  propre  expérience 
que  la  source  du  vrai  bonheur  est  en  nous ,  et  qu'il  ne 
dépend  pas  des  hommes  de  rendre  vraiment  misé- 
rable celui  qui  sait  vouloir  être  heureux.  Depuis 
quatre  ou  cinq  ans ,  je  goûtois  habituellement  ces 
délices  internes  que  trouvent  dans  la  contemplation 
les  âmes  aimantes  et  douces.  Ces  ravissements,  ces 
extases,  que  j'éprouvois  quelquefois  en  me  prome- 
nant ainsi  seul ,  étoient  des  jouissances  que  je  devois  à 
mes  persécuteurs  :  sans  eux  je  n  aurois  jamais  trouvé 
ni  connu  les  trésors  que  je  portois  en  moi-même.  Au 


SECOINDE    mOMENADE.  2/[l 

milieu  de  tant  de  richesses,  comment  en  tenir  un 
rejjistre  fidèle?  En  voulant  me  rappeler  tant  de  douces 
rêveries,  au  lieu  de  les  décrire  j'y  retombois.  G  est  un 
état  que  son  souvenir  ramène,  et  qu'on  cesseroit 
bientôt  de  connoître  en  cessant  tout-à-fait  de  le 
sentir. 

J'éprouvai  bien  cet  eifet  dans  les  promenades  qui 
suivirent  le  projet  d'écrire  la  suite  de  mes  Confes- 
sions^ surtout  dans  celle  dont  je  vais  parler,  et  dans 
laquelle  un  accident  imprévu  vint  rompre  le  fil  de  mes 
idées,  et  leur  donner  pour  quelque  temps  un  autre 
cours. 

Le  jeudi  24  octobre  1776,  je  suivis  après  dîner  les 
boulevards  jusqu'à  la  rue  du  Chemin-Vert,  par  la- 
(juelle  jegagnoisles  hauteurs  de  Mcnil-Moutant;  et  de 
là ,  prenant  les  sentiers  à  travers  les  vignes  et  les  prai- 
ries, je  traversois  jusqu'à  Charonne  le  riant  paysage 
qui  sépare  ces  deux  villages;  puis  je  fis  un  détour 
pour  revenir  par  les  mêmes  prairies,  en  prenant  un 
autre  chemin.  Je  m'arausois  à  les  parcourir  avec  ce 
plaisir  et  cet  intérêt  que  m'ont  toujours  donné  les 
sites  agréables,  et  m'arrétant  quelquefois  à  fixer  des 
plantes  dans  la  verdure.  J'en  aperçus  deux  que  je 
voyois  assez  rarement  autour  de  Paris,  et  que  je 
trouvai  très  abondantes  dans  ce  canton-là.  L'une  est 
le  Picris  /lieracioides,  de  la  famille  des  composées,  et 
l'autre  le  Buplerum  falcatum ,  de  celle  des  ombellifèi  es 
Cette  découverte  me  réjouit  et  m'amusa  très  long- 
temps, et  finit  par  celle  d'une  plante  encore  plus  rare, 
surtout  dans  un  pavs  élevé,  savoir  le  Cerastiwn  aqiia- 
ticum,  que,  malgré  l'accident  qui  m'arriva  le  même 
m.  iS 


242  LES    RÊVERIES. 

jour,  j'ai  retrouvé  dans  un  livre  que  j'avois  sur  moi, 

et  placé  dans  mon  herbier. 

Enfin,  après  avoir  parcouru  en  détail  plusieurs 
autres  plantes  que  je  voyois  encore  en  fleurs,  et  dont 
l'aspect  et  l'énumération  qui  m'étoit  familière  me  don- 
noient  néanmoins  toujours  du  plaisir,  je  quittai  peu- 
à-peu  ces  menues  observations  pour  me  livrer  à  Tim- 
pression  non  moins  agréable,  mais  plus  touchante, 
que  faisoit  sur  moi  l'ensemble  de  tout  cela.  Depuis 
quelques  jours  on  avoit  achevé  la  vendange;  les  pro- 
meneurs de  la  ville  s'étoient  déjà  retirés,  les  paysans 
aussi  quittoient  les  champs  jusqu'aux  travaux  d'hiver. 
La  campagne,  encore  verte  et  riante,  mais  défeuillée 
en  partie,  et  déjà  presque  déserte,  offroit  partout 
l'image  de  la  solitude  et  des  approches  de  l'hiver.  Il 
l'ésulloit  de  son  aspect  un  mélange  d'impression  douce 
et  triste,  trop  analogue  à  mon  âge  et  à  mon  sort  pour 
que  je  ne  m'en  fisse  pas  l'application.  Je  me  voyois  au 
déclin  d'une  vie  innocente  et  infortunée,  lame  encore 
pleine  de  sentiments  vivaces,  et  l'esprit  encore  orné 
de  quelques  fleurs,  mais  déjà  flétries  par  la  tristesse, 
et  desséchées  parles  ennuis.  Seul  et  délaissé,  je  sen- 
tois  venir  le  froid  des  premières  glaces,  et  mon  ima- 
gination tarissante  ne  peuploit  plus  ma  solitude  d  êtres 
formés  selon  mon  cœur.  Je  me  disois  en  soupirant  : 
Qu'ai-je  fait  ici-bas?  J'étois  fait  pour  vivre,  et  je  meurs 
sans  avoir  vécu.  Au  moins  ce  n'a  pas  été  ma  faute,  et 
je  porterai  à  l'auteur  de  mon  être,  sinon  l'offrande 
des  bonnes  œuvres  qu'on  ne  m'a  pas  laissé  faire,  du 
moins  un  tribut  de  bonnes  intentions  frustrées,  de 
sentiments  sains,  mais  rendus  sans  effet,  et  d'une 


SECOrs'DE    PROMENADE.  2^^ 

patience  à  l'épreuve  des  mépris  des  hommes.  Je  m'at- 
tendrissois  sur  ces  réflexions;  je  récapitulois  ]es  mou- 
vements de  mon  ame  dès  ma  jeunesse,  et  pendant 
mon  âge  mùr,  et  depuis  qu'on  m'a  scquestic  de  la 
société  des  hommes,  et  durant  Ja  longue  retraite  dans 
laquelle  je  dois  achever  mes  jours.  Je  revénois  avec 
complaisance  sur  toutes  les  affections  de  mon  cœur, 
sur  ses  attachements  si  tendres,  mrfis  si  aveugles,  sur 
les  idées  moins  tristes  que  consolantes  dont  mon 
esprit  s'étoit  nourri  depuis  quelques  années,  et  je  me 
préparois  à  les  rappeler  assez  pour  les  décrire  avec  un 
plaisir  presque  égal  à  celui  que  j'avois  pris  à  m'v 
livrer.  Mon  après-midi  se  passa  dans  ces  paisibles 
méditations,  et  je  m'en  revénois  très  content  de  ma 
journée,  quand  au  fort  de  ma  rêverie  j'en  fus  tiré  par 
l'événement  qui  me  reste  à  raconter. 

J'étois,  sur  les  six  heures,  à  la  descente  de  Ménil- 

Montant,  presque  vis-à-vis  du  Galant-Jardinier, quand, 
des  personnes  qui  marchoient  devant  moi  s'étant  tout- 
à-coup  brusquement  écartées,  je  vis  fondre  sur  moi 
un  gros  chien  danois  qui,  s'élançant  à  toutes  jambes 
devant  un  carrosse,  n'eut  pas  même  le  temps  de  re- 
tenir sa  course  ou  de  se  détourner  quand  il  m'aperçut. 
Je  jugeai  que  le  seul  moyen  que  j'avois  d'éviter  d'être 
jeté  par  terre  étoit  de  faire  un  grand  saut,  si  juste  que 
le  chien  passât  sous  moi  tandis  que  je  serois  en  l'air. 
Cette  idée,  plus  prompte  que  l'éclair,  et  que  je  n'eus 
le  temps  ni  de  raisonner  ni  d'exécuter,  fut  la  dernière 
avant  mon  accident.  Je  ne  sentis  ni  le  coup,  ni  Ja 
chute,  ni  rien  de  ce  qui  s'ensuivit,' jusqu'au  moment 
èù  je  revins  à  moi. 

16. 


244  LES    IIÈVERIES. 

II  étoit  presque  nuit  ({uand  je  repiis  connoissance. 
Je  me  trouvai  eutre  les  bras  de  trois  ou  quatre  jeunes 
yens  qui  me  racontèrent  ce  qui  venoit  de  marri  ver.' 
Le  chien  danois  n'ayant  pu  retenir  son  élan,  s'étoit 
précipité  sur  mes  deux  jambes;  et,  me  choquant  de 
sa  masse  et  de  sa  vitesse,  m'a  voit  fait  tomber  la  tête 
en  avant:  la  mâchoire  supérieure,  portant  tout  le 
poids  de  mon  corps,  avoit  frappé  sur  un  pavé  très 
raboteux  ;  et  la  chute  avoit  été  d'autant  plus  violente, 
qu'étant  à  la  descente,  ma  tétef  avoit  donné  plus  bas 
que  mes  pieds.  Le  carrosse  auquel  appartenoit  le 
chien  suivoit  immédiatement,  et  m'auroit  passé  sur 
le  corps  si  le  cocher  n'eût  à  l'instant  retenu  ses  che- 
vaux. 

Voilà  ce  que  j'appris  par  le  récit  de  ceux  qui  m'a- 
voient  relevé  et  qui  me  soutenoient  encore  lorsque 
je  revins  à  moi.  L'état  auquel  je  me  trouvai  dans  cet 
instant  est  trop  singulier  pour  n'en  pas  faire  ici  la 
description. 

La  nuit  s'avançoit.  J'aperçus  le  ciel ,  quelques  étoiles 
et  un  peu  de  verdure.  Cette  première  sensation  fut  un 
moment  délicieux.  Je  ne  me  sentois  encore  que  par 
là.  Je  naissois  dans  cet  instant  à  la  vie,  et  il  me  sem- 
bloit  que  je  remplissois  de  ma  légère  existence  tous 
les  objets  que  j'apercevois.  Tout  entier  au  moment 
présent,  je  ne  me  souvenois  de  rien;  je  n'avois  nulle 
notion  distincte  de  mon  individu,  pas  la  moindre  idée 
de  ce  qui  venoit.de  m'arriver;  je  ne  savois  ni  qui 
jétois,  ni  où  j'étois;  je  ne  sentois  ni  mal,  ni  crainte, 
ni  inquiétude.  Jevoyois  couler  mon  sang  comme 
j'aurois  vu  couler  un  ruisseau,  sans  songer  seulement 


SECONDE    PROMENADE.  245 

que  ce  sang  m'appartînt  en  aucune  sorte.  Je  sentois 
dans  tout  mon  être  un  calme  ravissant,  auquel  chaque 
fois  que  je  me  le  rappelle,  je  ne  trouve  rien  de  com- 
parable dans  toute  lactivité  des  plaisirs  connus. 

On  me  demanda  où  je  demeurois;  il  me  fut  im- 
possible de  le  dire.  Je  demandai  où  j'étois;  on  me  dit, 
à  la  Haute-Borne  ;  c'étoit  comme  si  l  on  m'eût  dit,  au 
mont  Atlas.  Il  fallut  demander  successivement  le 
pays,  la  ville  et  \b  quartier  où  je  me  trouvois  :  encore 
cela  ne  put-il  suffire  pour  me  reconnoitre  ;  il  me 
fallut  tout  le  trajet  de  là  jusqu'au  Boulevard  pour  me 
rappeler  ma  demeure  et  mon  nom.  \}n  monsieur  que 
je  ne  connoissois  pas,  et  qui  eut  la  charité  de  m'ac- 
compagner  quelque  temps,  apprenant  que  je  demeu- 
rois si  loin,  me  conseilla  de  prendre  au  Temple  un 
fiacre  pour  me  reconduire  chez  moi.  Je  marchois  très 
bien,  très  légèrement,  sans  sentir  ni  douleur  ni  bles- 
sure, quoique  je  crachasse  toujours  beaucoup  de 
sang.  Mais  j'avois  un  fiisson  glacial  qui  faisoit  claquer 
d'une  façon  très  incommode  mes  dents  fracassées. 
Arrivé  au  Temple,  je  pensai  que,  puisque  je  mar- 
chois sans  peine,  il  valoit  mieux  continuer  ainsi  ma 
route  à  pied  que  de  m'exposer  à  périr  de  froid  dans 
un  fiacre.  Je  fis  ainsi  la  demi-lieue  qu'il  y  a  du  Temple 
à  la  rue  Plâtrière,  marchant  sans  peine,  évitant  les 
embarras,  les  voitures,  choisissant  et  suivant  mon 
chemin  tout  aussi  bien  que  j'aurois  pu  faire  en  pleine 
santé.  J'arrive,  j  ouvre  le  secret  qu'on  a  fait  mettre  à 
la  porte  de  la  rue,  je  monte  l'escalier  dans  l'obscurité, 
et  j'entre  enfin  chez  moi  sans  autre  accident  que  ma 


246  LES    RKVERIES. 

chute  et  ses  suites,  dont  je  ne  ra'apercevois  pas  même 

encore  alors. 

Les  cris  de  ma  femme  en  me  voyant  me  firent  com- 
prendre que  j'ciois  plus  maltraité  que  je  ne  pensois. 
Je  passai  la  nuit  sans  connoître  encore  et  sentir  mou 
mal.  Voici  ce  que  je  sentis  et  trouvai  le  lendemain. 
J  avois  la  lèvre  supérieure  fendue  eu-dedans  jusqu  au 
nez;  en-dehors,  la  peau  Tavoit  mieux  garantie,  et 
empêchoitla  totale  séparation;  quatre  dents  enfoncées 
à  la  mâchoire  supérieuie,  toute  la  partie  du  visape 
qui  la  couvre  extrêmement  enflée  et  meuitrie,  le 
pouce  droit  foulé  et  très  gros,  le  pouce  gauche  griè- 
vement hiessé,  le  bras  gauche  foulé,  le  genou  gauche 
aussi  très  enflé,  et  qu  une  contusioij  foite  et  doulou- 
reuse empêchoit  totalement  de  plier.  Mais,  avec  tout 
ce  fracas,  rien  de  brisé,  pas  même  une  dent,  bonheur 
qui  tient  du  prodige  dans  une  chute  connue  celle-là. 

Voilà  très  fidèlement  I  histoire  de  uîon  accident. 
En  peu  de  jours  cette  histoire  se  répandit  dans  Paris, 
tellement  changée  et  défigurée,  qu'il  étoit  impossible 
d'y  rien  reconnoître.  J  aurois  dû  compter  d'avance 
sur  cette  métamorphose;  mais  il  s  y  joignit  tant  de 
circonstances  bizarres;  tant  de  propos  obscurs  et  de 
réticences  l'accompagnèrent;  on  m'en  parloit  d'un  air 
si  risiblement  disciet,  que  tous  ces  mystères  m'in- 
quiétèrent. J'ai  toujours  haï  les  ténèbres;  elles  m'in- 
sj)irent  naturellement  une  horreur  que  celles  dont  ou 
m'environne  depuis  tant  d'années  n  ont  pas  dû  dimi- 
nuer. Pai-mi  toutes  les  siugularitési:le cette  époque,  je 
n  en  remarquerai  qu'une,  mais  suffisante  pour  faire 
juger  des  autres. 


SECONDE    PROMEÎÎADE.  247 

M.  ***,  avec  lequel  je  n  avois  jamais  eu  aucune  re- 
lation, envova  son  secrétaire  s'informer  de  mes  nou- 
velles *,  et  me  faire  cl  instantes  offres  de  service  qui 
ne  me  parurent  pas,  dans  la  circonstance,  dune 
grande  utilité  pour  mon  soulagement.  Son  secrétaire 
ne  laissa  pas  de  me  presser  très  vivement  de  me  pré- 
valoir de  ses  offres,  jusqu'à  me  dire  que,  si  je  ne  me 
fiois  pas  à  lui,  je  pouvois  écrire  directement  à  M.  ***. 
Ce  grand  empressement,  et  lair  de  confidence  qu'il  y 
joignit,  me  firent  comprendre  qu'il  y  avoit  sous  tout 
cela  quelque  mystère  que  je  chercliois  vainement  à 
pénétrer.  Il  n'en  falloit  pas  tant  pour  m'effaroucher, 
surtout  dans  l'état  d'agitation  où  mon  accident  et  la 
fièvre  qui  sV  étoit  jointe  avoient  rais  ma  tète.  Je  me 
livrois  à  mille  conjectures  inquiétantes  et  tristes ,  et  je 
faisois  sur  tout  ce  qui  se  passoit  autour  de  moi  dts 

*  Corancez  nous  apprend  que  le  chien  et  la  voiture  apparte- 
noient  à  M.  de  Saint-Fargeau.  Un  trait  du  récit  de  Corancez,  qci 
alla  voir  Rousseau  le  lendemain  de  l'événement,  me'rite  de  trouver 
place  ici.   «  En  entrant  je  fus  saisi  d'une  odeur  de  fièvre  véritable- 

"  ment  effrayante Jamais  sa  hgure  ne  sortira  de  ma  mémoire. 

"Outre  l'enflure  de  toutes  les  parties  de  son  visage il  avoit 

«  fait  coller  de   petites  bandes  de  papier  sur  les  blessures  de   ses 

«  lèvres L'accident  étoit  occasioné  par  un  chien  ;  il  n'y  avoit 

«  pas  moyen  de  lui  prêter  des  vues  malfaisantes  et  des  projets  mé- 
«  dites.  Dans  cet  état  Rousseau  restoit  ce  que  naturellement  il  étoit, 
«  lorsque  la  corde  de  ses  ennemis  n'étoit  point  en  vibration.  Jamais 
«  je  ne  fus  moins  disposé  à  rire  ;  jamais  Rousseau  n' avoit  eu  plus 
«  de  raison  de  s'affliger.  Cependant  le  cours  de  la  conversation  nous 
«  amena  tous  deux  à  des  propos  si  gais,  que  le  malheureux,  dont 
«  le  rire  rouvroit  toutes  les  plaies  couvertes  par  les  petites  bandes 
«  de  papier,  me  demanda  grâce  avec  des  instances  réitérées.  » 

(1><?  J.  J.  Rousseau,   page  22.) 


348  LES   RÉVLRIES. 

commentaires  qui  marqiioient  plutôt  le  délire  de  la 
fièvre  que  le  san(j  froid  d'un  homme  qui  ne  prend  plus 
d  intérêt  à  rien. 

Un  autre  événement  vint  achever  de  trouhler  ma 
tranquillité.  Madame  ***  ra'avoit  recherché  depuis 
quelques  années,  sans  que  je  pusse  deviner  pourquoi. 
De  petits  cadeaux  affectés,  de  fréquentes  visites  ,  sans 
objet  et  sans  plaisir,  me  marquoient  assez  un  but 
secret  à  tout  cela,  mais  ne  me  le  montroient  pas.  Elle 
m'avoit  parlé  d  un  roman.qu'elle  vouloit  faire  pour  le 
présenter  à  la  reine.  Je  lui  avois  dit  ce  que  je  pensois 
des  femmes  auteurs.  Ellem'avoit  fait  entendre  que  ce 
projet  avoit  pour  but  le  rétablissement  de  sa  fortune- 
pour  lequel  elle  avoit  besoin  de  protection;  je  n'avois 
rien  à  répondre  à  cela.  Elle  me  dit  depuis  que ,  n'ayant 
pu  avoir  accès  auprès  de  la  reine,  elleétoit  déterminée 
à  donner  son  livre  au  public.  Ce  n'étoit  plus  le  cas  de 
lui  donner  des  conseils  qu'elle  ne  me  demandoit  pas  , 
et  qu'elle  n'auroit  pas  suivis.  Elle  m'avoit  parlé  de  me 
montrer  auparavant  le  manuscrit.  Je  la  priai  de  n'en 
rien  faire,  et  elle  n'en  fit  rien. 

Un  beau  jour,  durant  ma  convalescence,  je  reçus 
de  sa  part  ce  livre  tout  imprimé  et  même  relié,  et  je 
vis  dans  la  préface  de  si  grosses  louaufjes  de  moi ,  si 
maussadcment  plaquéeset  avectantd'affectation,  cpie 
j'en  fus  désagréablement  affecté.  La  rude  flagornerie 
qui  s'y  faisoit  sentir  ne  s'allia  jamais  avec  la  bienveil- 
lance ;  mon  cœur  ne  sauroit  se  tromper  là-dessus. 

Quelques  jours  après,  madame***  me  vint  voir  avec 
sa  fille  *.  Elle  m'apprit  que  son  livre  faisoit  le  plus 

*  11  nous  fait  connoître  le  non»  de  cette  dame  dans  une  note  du 


SECONDE    PROMENADE.  2.^9 

grandbruitàcaused  unenote  qui  le  lui  attiroit  :  j'avois 
à  peine  remarqué  cette  note  en  parcourant  rapidement 
ce  roman.  Je  la  relus  après  le  départ  de  madame  ***  ; 
I  en  examinai  la  tournure;  j  y  crus  trouverle  motif  de 
ses  visites,  de  ses  cajoleries,  des  grosses  louanges  de 
sa  préface;  et  je  jugeai  que  tout  cela  n  avoit  d'autre 
but  que  de  disposer  le  public  à  m'attribuer  la  note,  et 
par  conséquent  le  blâme  qu  elle  pouvoit  attirer  à  son 
auteur  dans  la  circonstance  où  elle  étoit  publiée. 

Je  n'avois  aucun  moven  de  détruire  ce  bruit  et  l'im- 
pression qu  il  pouvoit  faire;  et  tout  ce  qui  dépendoit 
de  moi  étoit  de  ne  pas  1  entretenir,  en  souffrant  la 
continuation  des  vaines  et  ostensives  visites  de  ma- 
dame ***  et  de  sa  fille.  Voici  pour  cet  effet  le  billet  que 
j'écrivis  à  la  mère. 

«Rousseau,  ne  recevant  chez  lui  aucun  auteur, 
tt  remercie  madame  ***  de  ses  bontés ,  et  la  prie  de  ne 
"  plus  Thonorer  de  ses  visites.  " 

Elle  me  i-épondit  }>ar  une  lettre  honnête  dans  la 
forme,  mais  tournée  comme  toutes  celles  que  Ion 
m'écrit  en  pareil  cas.  J  avois  barbarement  porté  le 
poignard  dans  son  cœur  sensible,  et  je  devois  croii'c, 
au  ton  de  sa  lettre,  qu'ayant  pour  moi  des  sentiments 
si  vifs  et  si  vrais,  elle  ne  supportcroit  point  sans 
mourir  cette  rupture.  C'est  ainsi  ([ue  la  droiture  et 

Rousseau  juge  de  Jean-Jacques ,  deuxième  Dialogue.  C'e'toit  madaine 
la  présidente  d'Ormoy,  auteur  de  plusieurs  roman*  et  opuscules 
depuis  lonj^-temps  oubliés.  Le  premier  de  ces  romans  parut  en  17777. 
et  a  pour  titre,  /eî  Malheuis  de  la  jeune  Emilie,  un  vol.  in-i3;  t'est 
sans  doute  celoi  dont  il  est  qiicsiion  ici. 


liJO  L'ES    RÊVERIES. 

I.i  iVaiicliise  en  toute  chose  sont  des  crimes  affreux 

clans  le  monde;  et  je  paroîtrois  à  mes  contemporains 

méchant  et  féroce  quand  je  n'aurois  à  leurs  yeux 

d  autre  crime  que  de  n'être  pas  faux  et  perfide  comme 

eux. 

J  étois  déjà  sorti  plusieurs  fois,  et  je  me  promenois 
même  assez  souvent  aux  Tuileries,  quand  je  vis,  à 
rétonneraent  de  plusieurs  de  ceux  qui  me  rencon- 
troient,  qu'il  y  avoit  encore  à  mon  égard  quelque 
autre  nouvelle  que  j'ignorois.  .l'appris  enfin  que  le 
bruit  public  étoit  que  j'étois  mort  de  ma  chute;  et  ce 
bruit  se  répandit  si  rapidement  et  si  opiniâtrement 
que,  plus  de  quinze  jours  après  que  j  en  fus  instruit, 
Ton  en  parla  à  la  cour  comme  d'une  chose  sûre.  Le 
Couirier  d'Avignon,  à  ce  qu'on  eut  soin  de  m'écrire, 
annonçant  cette  heureuse  nouvelle,  ne  manqua  pas 
d'anticiper  à  cette  occasion  sur  le  tribut  d'outrages  et 
d'indignités  qu'on  prépare  à  ma  mémoire  après  ma 
mort,  en  forme  d'oraison  funèbre. 

Cette  nouvelle  fut  accompagnée  d'une  circonstance 
encore  plus  singulière  que  je  n'appris  que  pai"  hasard  , 
et  dont  je  n'ai  pu  savoir  aucun  détail.  C'est  qu'on 
avoit  ouvert  en  même  temps  une  souscription  pour 
l'impression  des  manuscrits  que  Ton  trouveroit  cIkv, 
moi.  Je  compris  par  là  qu'on  tenoit  prêt  un  recueil 
d'écrits  fabriqués  tout  exprès  pour  me  les  attribuer 
d'abord  après  ma  mort:  car  de  penser  qu'on  imj)rimàt 
fidèlement  aucun  de  ceux  qu'on  pourroit  trouver  en 
effet,  c'étoit  une  bêtise  qui  ne  pouvoit  entrer  dans 
l'esprit  d'un  homme  sensé,,  et  dont  quinze  ans  d'ex- 
périence ne  m'ont  que  trop  garanti. 


SECONDE    PROMENADE.  25  I 

Ces  remarques,  faites  coup  sur  coup,  et  suivies  de 
l)eaucoup  d'autres  qui  Ti'éloient  guère  moins  éton- 
nantes ,  effarouclièrent  dereclief  mon  imagination 
'que  je  croyois  amortie,  et  ces  noires  ténèbres,  qu  on 
renforçoit  sans  rflâche  autour  de  moi,  ranimèrent 
toute  lliorreur  qu'elles  m'inspirent  naturellement.  Je 
me  fatiguai  à  faire  sur  tout  cela  mille  commentaires, 
et  à  tâcher  de  comprendre  des  mystèies  qu'on  a  ren- 
dus inexplicables  pour  moi.  Le  seul  résultat  constant 
de  tant  d'énigmes  fut  la  confirmation  de  toutes  mes 
conclusions  précédentes ,  savoir  que  la  destinée  de  ma 
personne,  et  celle  de  ma  réputation,  ayant  été  fixées 
de  concert  par  toute  la  génération  présente ,  nul  ef- 
fort de  ma  part  ne  pouvoit  m'y  soustraire ,  puisqu'il 
m'est  de  toute  impossibilité  de  transmettre  aucun 
dépôt  à  d  autres  âges  sans  le  faire  passer  dans  celui- 
ci  par  des  mains  intéressées  à  le  supprimer. 

Mais  cette  fois  j'allai  plus  loin.  L'amas  de  tant  de 
circonstances  fortuites,  l'élévation  de  tons  mes  plus 
cruels  ennemis,  affectée,  pour  ainsi  dire,  par  la  for- 
tune ,  tous  ceux  qui  gouvernent  l'état,  tous  ceux  qui 
dirigent  l'opinion  publique,  tous  les  gens  en  place, 
tous  les  hommes  en  ciédit  triés  comme  sur  le  volet 
parmi  ceux  qjii  ont  contre  moi  quelque  animosité 
secrète,  pom-  concourir  au  commun  complot,  cet 
accord  universel  est  trop  extraordinaire  pour  être  pu- 
rement fortuit.  Un  seul  homme  qui  eût  refusé  d  en 
être  complice,  un  seul  événement  qui  lui  eût  été  con- 
traire, une  seule  circonstance  imprévue  qui  lui  eût 
fait  obstacle,  suffisoit  pour  le  faire  échouer.  Mais 
toutes  les  volontés,  toutes  les  fatalités,  la  fortune,  et 


:>;)3  LES  nÉvERiES. 

tontes  les  révolutions,  ont  affermi  l'œuvie  des  hom- 
mes ;  et  tin  concours  si  fia'ppani ,  qui  tient  du  pro- 
dige, ne  peut  me  laisser  douter  que  son  plein  succès 
ne  soit  écrit  dans  les  décrets  éternels.  Des  foules  d'ob- 
servations particulières  ,  soit  dans  le  passé,  soit  dans 
le  présent,  me  confirment  tellement  dans  cette  opi- 
nion que  je  ne  puis  m'empêcher  de  regarder  désor- 
mais, comme  un  de  ces  secrets  du  ciel  impénétrables 
à  la  raison  humaine,  la  même  œuvre  que  je  n'envisa- 
geois  jusqu'ici  que  comme  un  fruit  de  la  méchanceté 
des  hommes. 

Cette  idée,  loin  de  mètre  cruelle  et  déchirante,  me 
console,  me  tranquillise,  et  m'aide  à  me  résigner.  Je 
ne  vais  pas  si  loin  que  saint  Augustin,  qui  se  fût  con- 
solé d'être  damné  si  telle  eût  été  la  volonté  de  Dieu  : 
ma  résignation  vient  d'une  source  moins  désipté- 
ressée,  il  est  vrai ,  mais  non  moins  pure,  et  plus  digne 
à  mon  gré  de  l'Être  parfait  que  j'adore. 

Dieu  est  juste;  il  vent  que  je  souffre,  et  il  sait  que 
|e  suis  innocent.  Voilà  le  motif  de  ma  confiance;  mon 
cœur  et  ma  raison  me  crient  qu'elle  ne  me  trompera 
pas.  Laissons  donc  faire  les  hommes  et  la  destinée; 
apprenons  à  souffrir  sans  murmure  :  tout  doit  à  la 
fin  rentrer  dans  Tordre,  et  mon  tour  viendra  tôt 
ou  tard. 


TROISIKME    PROMENADE.  23,") 


TROISIÈME  PROMENADE. 

Je  deviens  vieux  en  apprenant  toujours. 

Solon  répétoit  souvent  ce  vers  dans  sa  vieillesse,  li 
a  un  sens  dans  lequel  je  pourrois  le  dire  aussi  dans  la 
mienne  ;  mais  c'est  une  bien  triste  science  que  celle 
c|ue  depuis  vingt  ans  Texpérience  m'a  fait  acquérir  : 
1  ignorance  est  encore  préférable.  L  adversité  sans 
doute  est  un  grand  maître  ;  mais  ce  maître  fait  payei- 
cher  ses  leçons  ,  et  souvent  le  profit  qu  on  en  retire  ne 
vaut  pas  le  prix  qu'elles  ont  coûté.  D  ailleurs,  avant 
qu'on  ait  obtenu  tout  cet  acquis  par  des  leçons  si  tar- 
dives, 1  à-propos  d'en  user  se  passe.  La  jeunesse  est  le 
temps  d'étudier  la  sagesse  ;  la  vieillesse  est  le  temps 
de  la  pratiquer.  L'expérience  instruit  toujours ,  je 
1  avoue  ;  mais  elle  ne  profite  que  pour  lespace  au  on 
a  devant  soi.  Est-il  temps,  au  moment  qu  il  faut 
mourir,  d  apprendre  couuuent  on  auroit  dû  vivre. 

Eh!  que  me  servent  des  lumières,  si  tard  et  si  dou- 
loureusement acquises  sur  ma  destinée,  et  sur  les 
passions  d'autrui  dont  elle  est  lœuvre?  Je  n'ai  appris 
à  mieux  connoitre  les  hommes  que  pour  mieux  sentir 
la  misère  où  ils  m'ont  plongé,  sans  que  cette  connois- 
sance,  en  me  découvrant  tx)us  leurs  pièges,  m'en  ail 
pu  taire  éviter  aucun.  Que  ne  suis-je* resté  toujours 
dans  cette  imbécile  mais  douce  confiance  qui  me 
rendit  durant  tant  d'années  la  proie  et  le  jouet  de  mes 
bruyants  amis,  sans  qu  enveloppé  de  toutes  leurs 


254  i^ES  niivERiES. 

trames  j'en  eusse  même  le  moiiithe  soupçon!  J'étois 
leur  dupe  et  leur  victime,  il  est  vrai,  mais  je  n\e 
crovois  aimé  d  eux ,  et  mon  cœur  jouissoit  de  I  amitié 
qu'ils  m'avoient  inspirée,  en  leur  en  attribuant  autant 
pour  moi.  Ces  douces  illusions  sont  détruites.  La  triste 
vérité,  que  le  temps  et  la  raison  m'ont  dévoilée,  en 
me  faisant  sentir  mon  malheur,  m'a  fait  voir  qu'il 
étoit  sans  remède,  et  qu  il  ne  me  restoit  qu'à  m'y  ré- 
signer. Ainsi  toutes  les  expériences  de  mon  âge  sont 
pour  moi,  dans  mon  état,  sans  utilité  présente,  et 
sans  profit  pour  l'avenir. 

Nous  entrons  en  lice  à  notre  naissance,  nous  en 
sortons  à  la  mort.  Que  sert  d'apprendre  à  mieux  con- 
duire son  char  quand  on  est  au  bout  de  la  carrière? 
il  ne  reste  plus  à  penser  alors  que  comment  on  en 
sortira.  L'étude  d'un  vieillard ,  s'il  lui  en  reste  encore 
à  faire,  est  uniquement  d'apprendre  à  mourir;  et  c'est 
précisément  celle  qu'on  fait  le  moins  à  mon  âge;  on 
Y  pense  à  tout,  hormis  à  cela.  Tous  les  vieillards  tien- 
nent plus  à  la  vie  que  les  enfants ,  et  en  sortent  de 
])lus  mauvaise  grâce  que  les  jeunes  gens.  C'est  que, 
tous  leurs  travaux  ayant  été  pour  cette  vie,  ils  voient 
à  sa  fin  qu'ils  ont  perdu  leurs  peines.  Tous  leurs 
soins  ,  tous  leurs  biens ,  tous  les  fruits  de  leurs  labo- 
rieuses veilles,  ils  quittent  tout  quand  ils  s'en  vont. 
Ils  n'ont  songé  à  rien  acquérir  durant  leur  vie  qu'ils 
pussent  emporter  à  leur  mort. 

Je  me  suis  dîl  tout  cela  quand  il  étoit  temps  de  me 
le  dire;  et,  si  je  n'ai  pas  mieux  su  tirer  parti  de  mes 
réflexions,  ce  n'est  pas  faute  de  les  avoir  faites  à 
temps,  et  de  les  avoir  bien  digérées.  Jeté  dès  mon  en- 


TROISIEME    l'ROMENADE.  2Dj 

fance  dans  le  tourbillon  du  monde,  j'appris  de  bonne 
heure,  "par  Texpérience.  que  je  n'etois  pas  fait  pour 
y  vivre,  et  c{ue  je  n'y  parviendrois  jamais  à  1  état  dont 
mon  cœur  sentoit  le  besoin.  Cessant  donc  de  chercher 
parmi  les  hommes  le  bonheur  que  je  sentois  n'y  pou- 
voir trouver,  mon  ardente  imagination  sautoit  déjà 
par-dessus  1  espace  de  ma  vie,  à  peine  commencée, 
comme  sur  un  terrain  qui  m'étoit  étranger,  pour  se 
reposer  sur  une  assiette  tranquille  où  je  pusse  me 
lixer. 

Ce  sentiment,  nourri  par  l'éducation  dès  mon  en- 
fance, et  renforcé,  durant  toute  ma  vie,  par  ce  lonjj 
tissu  de  misères  et  d'infortunes  qui  la  remplie,  m'a 
fait  chercher,  dans  tous  les  temps,  à  connoitre  la 
nature  et  la  destination  de  mon  être  avec  plus  d  in- 
térêt et  de  soin  que  je  n'en  ai  trouvé  dans  aucun 
autre  homme.  J'en  ai  beaucoup  vu  qui  philosophoicnt 
bien  plus  doctement  f[ue  moi,  mais  leur  philosophie 
leur  étoit  pour  ainsi  dire  étran<j;ère.  Voulant  étie  plus 
savants  que  d'autres,  ils  étudioient  limivers  pour 
savoir  comment  il  étoit  arrangé,  comme  ils  auroieut 
étudié  quelque  urachine  qu  ils  auroient  aperçue,  par 
pure  curiosité.  Ils  étudioient  la  nature  humaine  pour 
en  pouvoir  parler  savamment,  mais  non  pas  pour  se 
connoître;  ils  travailloient  pour  instruire  les  autres, 
mais  non  pas  pour  s'éclairer  eu  dedans.  Plusieurs 
d  entre  eux  ne  vouloient  que  faire  un  livre,  n'im- 
portoit  quel,  pourvu  qu'il  fut  accueilli.  Quand  le  leur 
étoit  fait  et  publié,  son  contenu  ne  les  iutéressoit  plus 
en  aucune  sorte,  si  ce  n  est  pour  le  faire  adopter  aux 
auU'es  et  pour  le  défendre  au  cas  qu  il  fut  attaqué, 


256  LES    r.KVERlES. 

mais  du  reste  sans  en  rien  tirer  pour  leur  propre 
usao^e,  sans  s'embarrasser  même  que  ce  contenu  lût 
laiix  ou  vrai,  pourvu  qu  il  ne  fût  pas  réfuté.  Pour 
moi,  quand  j'ai  désiré  d.apprendre,  c'étoit  pour  savoir 
moi-même  et  non  pas  pour  enseigner;  j'ai  toujours 
cru  ([u  avant  d'instruire  les  autres  il  falloit  commencer 
|)ar  savoir  assez  pour  soi;  et  de  toutes  les  études  que 
j'ai  tâché  de  faire  en  ma  vie  au  milieu  des  hommes,  il 
uV  en  a  fjuère  que  je  n'eusse  faites  également  seul 
dans  une  ile  déserte  où  j'aurois  été  confiné  pour  le 
reste  de  mes  jours.  Ce  qu'on  doit  faire  dépend  beau- 
coup dç  ce  qu'on  doit  croire;  et,  dans  tout  ce  qui  ne 
tient  pas  aux  premiers  besoins  de  la  nature,  nos 
opinions  sont  la  régie  de  nos  actions.  Dans  ce  prin- 
cipe, qui  lut  toujours  le  mien,  j'ai  cherché  souvent  et 
long-temps,  pour  diriger  leraploi  de  ma  vie,  à  con- 
noitre  sa  véritable  fin,  et  je  me  suis  bientôt  consolé  de 
mon  peu  d'aptitude  à  me  conduire  habilement  dans 
ce  monde,  en  sentant  qu'il  n'y  falloit  pas  chercher 
cette  fin. 

Né  dans  une  famille  où  régnoient  les  mœurs  et  la 
piété,  élevé  ensuite  avec  douceur  chez  un  ministre 
plein  de  sagesse  et  de  religion,  j'avois  reçu  dès  ma 
plus  tendre  enfance  des  principes ,  des  maximes , 
d'autres  diroient  des  préjugés,  qui  ne  m'ont  jamais 
tout-à-fait  abandonné.  Enfant  encore,  et  livré  à  moi- 
même,  alléché  par  des  caresses,  séduit  par  la  vanité, 
leurré  par  l'espérance,  forcé  par  la  nécessité,  je  me 
fis  catholivque,  mais  je  demeurai  toujours  chrétien;  et 
bientôt,  gagné  par  l'habitude,  mon  cœur  s'attacha 
sincèrement  à  ma  nouvelle  religion.  Les  instructions, 


TROISIÈME    PROMENADE.  267 

les  exemples  de  madame  de  Warens,  m'affermirent 
dans  cet  attachement.  La  solitude  champêtre  où  j'ai 
passé  la  fleur  de  ma  jeunesse,  l.étude  des  bons  livres 
à  laquelle  je  me  livrai  tout  entier,  renforcèrent  auprès 
d'elle  mes  dispositions  naturelles  aux  sentiments  af- 
fectueux, et  me  rendirent  dévot  presque  à  la  manière 
de  Fénélon.  La  méditaiion  daus  la  retraite,  l'étude  de 
la  nature,  la  contemplation  de  l'univers,  forcent  un 
solitaire  à  s'élancer  incessamment  vers  l'auteur  des 
choses,  et  à  chercher  avec  une  douce  inquiétude  la  fin 
de  tout  ce  qu'il  voit  et  la  cause  de  tout  ce  qu'il  sent. 
Lorsque  ma  destinée  me  rejeta  dans  le  torrent  du 
monde,  je  n'y  retrouvai  plus  rien  qui  pût  flatter  un 
moment  mon  cœur.  Le  regret  de  mes  doux  loisirs  me 
suivit  partout,  et  jeta  l'indifférence  et  le  dégoût  sur 
tout  ce  qui  pouvoit  se  trouver  à  ma  portée,  propre  à 
mener  à  la  fortune  et  aux  honneurs.  Incertain  dans 
mes  inquiets  désirs,  j'espérois  peu,  j'obtins  moins,  et 
je  sentis,  dans  des  lueurs  même  de  prospérité,  que, 
quaud  j'aurois  obtenu  tout  ce  que  je  croyois  chercher, 
je  n'y  aurois  point  trouvé  ce  bonheur  dont  mon  cœur 
étoit  avide  sans  en  savoir  démêler  l'objet.  Ainsi  tout 
contribuoit  à  détacher  mes  affections  de  ce  monde, 
même  avant  les  malheurs  qui  dévoient  m'y  rendre 
tout-à-fait  étranger.  Je  parvins  jusqu'à  l'âge  de  qua- 
rante ans,  flottant  entre  l'indigence  et  la  fortune, 
entre  la  sagesse  et  l'égarement,  plein  de  vices  d'habi- 
tude sans  aucun  mauvais  penchant  dans  le  cœur, 
vivant  au  hasard  sans  principes  bien  décidés  par  ma 
raison,  et  distrait  sur  mes  devoirs  sans  les  mépriser. 
mais  souvent  sans  les  bien  connoître. 

m.  .•  17 


258  LES   KKVEllIES. 

Dès  ma  jeunesse  j'avois  fixé  cette  époque  de  qua- 
rante ans  comme  le  ferme  de  mes  efforts  pour  par- 
venir, et  celui  de  mes  prétentions  en  tout  genre;  bien 
résolu,  dès  cet  âge  atteint  et  dans  quelque  situation 
que  je  fusse,  de  ne  plus  me  débattre  pour  en  sortir, 
et  de  passer  le  reste  de  mes  jours  à  vivre  au  jour  la 
journée  sans  plus  m'occuper  de  l'avenir.  Le  moment 
venu,  j'exécutai  ce  projet  sans  peine,  et,  quoique 
alors  ma  fortune  semblât  vouloir  prendre  une  assiette 
plus  fixe,  j'y  renonçai,  non  seulement  sans  regret, 
mais  avec  un  plaisir  véritable.  En  me  délivrant  de 
tous  ces  leurres,  de  toutes  ces  vaines  espérances,  je 
me  livrai  pleinement  à  l'incurie  et  au  repos  d'esprit 
qui  fit  toujours  mon  goût  le  plus  dominant  et  mon 
penchant  le  plus  durable.  Je  quittai  le  monde  et  ses 
pompes.  Je  renonçai  à  toutes  parures;  plus  d'épée , 
plus  de  montre,  plus  de  bas  blancs,  de  dorure,  de 
coiffure;  une  periuque  toute  simple,  un  bon  gros 
habit  de  drap;  et,  mieux  que  tout  cela,  je  déracinai  de 
mon  cœur  les  cupidités  et  les  convoitises  qui  donnent 
du  prix  à  tout  ce  que  je  quittois.  Je  renonçai  à  la  place 
que  j'occupois  alors,  pour  laquelle  je  n'étois  nulle- 
ment propre,  et  je  me  mis  à  copier  de  la  musique  à 
tant  la  page,  occupation  pour  laquelle  j'avois  eu  tou- 
jours un  goût  décidé. 

Je  ne  bornai  pas  ma  réforme  aux  choses  exté- 
rieures. Je  sentis  que  celle-là  même  en  exigeoit  une 
autre  plus  pénible,  sans  doute,  mais  plus  nécessaire 
dans  les  opinions  ;  et,  résolu  de  n'en  pas  faire  à  deux 
fois ,  j'entrepris  de  sotimettre  moii  intérieur  à  un 


TROISIÈME    PROMENADE.  oSg 

examen  sévère  qui  le  réglât  pour  te  reste  de  ma  vie  tel 
que  je  voulois  le  trouver  à  ma  mort. 

Une  grande  révolution  qui  venoit  de  se  faire  en 
moi;  un  autre  monde  moral  qui  se  dévoiloit  à  mes 
regards;  les  insensés  jugements  des  hommes,  dont, 
sans  prévoir  encore  combien  j  en  serois  la  victime,  je 
commençois  à  sentir  labsurdité;  le  besoin  toujours 
croissant  d  un  autre  bien  que  la  gloriole  littéraire  dont 
à  peine  la  vapeur  m'avoit  atteint  que  j  en  étois  déjà 
dégoûté;  le  désir  enfin  de  tracer  pour  le  reste  de  ma 
carrière  une  route  moins  incertaine  que  celle  dans 
laquelle  j'en  venois  de  passer  la  plus  belle  moitié ,  tout 
m'obligeoit  à  cette  grande  revue  dont  je  sentois  de- 
purs  long-temps  le  besoin.  Je  l'entrepris  donc,  et  je 
ne  négligeai  rien  de  ce  qui  dépeudoit  de  moi  pour 
bien  exécuter  cette  entreprise. 

C'est  de  cette  époque  que  je  puis  dater  mon  entier 
renoncement  au  monde,  et  ce  goût  vil' pour  la  soli- 
tude, qui  ne  ma  plus  quitté  depuis  ce  temps-là. 
L  ouvrage  que  jeutreprenois  ne  pouvoit  s'exécuter 
que  dans  une  retraite  absolue;  il  demandoit  de  lon- 
gues et  paisibles  méditations  que  le  tumulte  de  la 
société  ne  souffre  pas.  Gela  me  força  de  prendre  pour 
un  temps  une  autre  manière  de  vivre  dont  ensuite  je 
me  trouvai  si  bien,  que,  ne  l'avant  interrompue  de- 
puis lors  que  par  force  et  pour  peu  d  instants,  je  l'ai 
reprise  de  tout  mon  coeur  et  m'v  suis  borné  sans 
peine,  aussitôt  que  je  l'ai  pu;  et  quand  ensuite  les 
hommes  m'ont  réduit  à  vivre  seul,  j'ai  trouvé  qu'en 
me  séquestrant  pour  me  rendre  misérable,  ils  avoient 

^7- 


26ù  LES    RÊVERIES. 

plus  fait  pour  mon  bonheur  que  je  n'avois  su  faire 

moi-même. 

Je  me  livrai  au  travail  que  j'avois  entrepris  avec 
un  zélé  proportionné  et  à  l'importance  de  la  chose, 
et  au  besoin  que  je  séntois  en  avoir.  Je  vivois  alors 
avec  des  philosophes  modernes  qui  ne  ressembloient 
puère  aux  anciens  :  au  lieu  de  lever  mes  doutes  et  de 
fixer  mes  irrésolutions,  ils  avoient  ébranlé  toutes  les 
certitudes  que  je  croyois  avoir  sur  les  points  qu'il 
m'importoit  le  plus  de  connoître  :  car,  ardents  mis- 
sionnaires d'athéisme  et  1res  impérieux  dogmatiques, 
ils  n'enduroient  point  sans  colère  que,  sur  quelque 
point  que  ce  pût  être,  on  osât  penser  autrement 
qu'eux.  Je  m'étois  défendu  souvent  assez  foihlement 
par  haine  pour  la  dispute,  et  par  peu  de  talent  pour 
la  soutenir;  mais  jamais  je  n'adoptai  leur  désolante 
doctrine  :  et  cette  résistance  à  des  hommes  aussi  in- 
tolérants, qui  d  ailleurs  avoient  leurs  vues,  ne  fut 
pas  une  des  moindres  causes  qui  attisèrent  leur  ani- 
mosité. 

Ils  ne  m'avoient  pas  persuadé,  mais  ils  m'avoient 
inquiété.  Leurs  arguments  m'avoient  ébranlé  sans 
m'avoir  jamais  convaincu;  je  n'y  trouvois  point  de 
bonne  réponse ,  mais  je  sentois  qu'il  y  en  devoit  avoir. 
Je  m'accusois  moms  d'erreur  que  d'ineptie,  et  mon 
cœur  leur  répondoit  mieux  que  ma  raison. 

Je  me  dis  enfin  :  Me  laisserai-je  éternellement  bal- 
lotter par  les  sophismes  des  mieux  disants ,  dont  je  ne 
suis  pas  même  sûr  que  les  opinions  qu'ils  prêchent  et 
qu'ils  ont  tant  d'ardeur  à  faire  adopter  aux  autres 
soient  bien  les  leurs  à  eux-mêmes?  Leurs  passions,  qui 


TKOISIÈME    PROMENADE.  261 

gouvernent  leur  doctrine,  leur  intérêt  de  foire  croire 
ceci  ou  cela,  rendent  impossible  à  pénétrer  ce  qu'ils 
croient  eux-méuies.  Peut-on  chercher  de  la  bonne  foi 
dans  des  chefs  de  parti?  Leur  philosophie  est  pour  les 
autres;  il  m'en  faudroit  une  pour  moi.  Cherchons-la 
de  toutes  mes  forces  tandis  qu'il  est  temps  encore, 
afin  d'avoir  une  règle  fixe  de  conduite  pour  le  reste  de 
mes  jours.  Me  voilà  dans  la  maturité  de  l'âge,  dans 
toute  la  force  de  l'entendement  :  déjà  je  touche  au  dé- 
clin ;  si  j'attends  encore,  je  n'aurai  plus,  dans  ma 
délibération  tardive,  l'usage  de  toutes  mes  forces; 
mes  facultés  intellectuelles  auront  déjà  perdu  de 
leur  activité;  je  ferai  moins  bien  ce  que  je  puis 
faire  aujourd'hui  de  mon  mieux  possible;  saisissons  ce 
moment  favorable  :  il  est  l'époque  de  ma  réforme  ex- 
terne et  matérielle ,  qu'il  soit  aussi  celle  de  ma  réforme 
intellectuelle  et  morale.  Fixons  une  bonne  fois  mes 
opinions,  mes  principes;  et  soyons  pour  le  reste  de 
ma  vie  ce  que  j'aurai  trouvé  devoir  être  iprès  y  avoir 
bien  pensé. 

J'exécutai  ce  projet  lentement  et  à  diverses  re- 
prises, mais  avec  tout  l'effort  et  toute  l'attention  dont 
j'étois  capable.  Je  sentois  vivement  que  le  repos  du 
reste  de  mes  jours  et  mon  sort  total  en  dépendoient. 
Je  m'y  trouvai  d'abord  dans  un  tel  labyrinthe  d'em- 
barras, de  difficultés ,  d'objections,  de  tortuosités,  de 
ténèbres,  que,  vingt  fois  tenté  de  tout  abandonner,  je 
fus  près,  renonçant  à  de  vaines  recherches,  de  m  en 
tenir,  dans  mes  délibérations,  aux  règles  de  la  pru- 
dence commune,  sans  plus  en  chercher  dans  des  prin- 
cipes que  j'avois  tant  de  peine  à  débrouiller;  mais 


262  LES   RÊVERIES, 

cette  prudence  même  m'étoit  tellement  étrangère,  je 
me  sentois  si  peu  propre  à  1  acquérir,  que  la  prendre 
pour  mon  guide  n'étoit  autre  chose  que  vouloir,  à 
traversies  mers  et  les  orages  ,  chercher,  sans  gouver- 
nail, sans  boussole,  un  fanal  presque  inaccessible, 
et  qui  ne  m  indiquoit  aucun  port. 

Je  persistai  :  pour  la  première  fois  de  ma  vie  J  eus 
du  courage,   et  je  dois  à  son  succès  d'avoir  .pu  sou- 
tenir l'horrible  destinée  qui  dès-lors  commencoit  à 
m'envelopper,   sans  que  j  en  eusse  le  moindre  soup- 
çon. Après  les  recherches  les  plus  ardentes  et  les  plus 
sincères,  qui  jamais  peut-être  aient  été  faites  par  au- 
cun mortel,  je  me  décidai  poui-  toute  ma  vie  sur  tous 
les  sentiments  qu'il  m'iraportoit  d'avoir  ;  et  si  j'ai  pu 
me  tromper  dans  mes  résultats,  je  suis  sûr  au  moins 
que  mon  erreur  ne  peut  m  être  imputée  à  crime  :.  car 
j'ai  fait  tous  mes  efforts  pour  m'en  garantir.    Je  ne 
doute  point,  il  est  vrai,  que  les  préjugés  de  l'enfance 
et  les  vœux  secrets  de  mon  cœuV  n.'aient  fait  pencher 
la  balance  du  côté  le  plus  consolant  pour  moi.   On  se 
défend  difficilement  de  croire  ce  qu  on  désire  avec 
tant  d'ardeur;  et  qui  peut  douter  que  l'intérêt  d'ad- 
mettre ou  rejeter  les  jugements  de  l'autre  vie  ne  dé- 
termine la  foi  delà  plupart  des  hommes  sur  leur  espé- 
rance ouleur  craintePTout  celapo.uvoit  fasciner  mon 
jugement,  j'en  conviens,  mais  non  pas  altérer  ma 
bonne  foi;  car  je  craignois  de  me  tromper  sur  toute 
chose.  iSi  tout  consistoit  dans  l'usage  de  cette  vie,  il 
m'importoit  de  le  savoir,   pour  en  tirer  du  moins  le 
meilleur  parti  qu'il   dépendroit  de  moi,  tandis  qu'il 
étoit  encore  temps,  et  n'être  pas  tout-à-fait  dupe.  Myis 


TROISIÈME    PROMENADE.  l6?y 

ce  que  j'avois  le  plus  à  redouter  au  monde,  dans  la 
disposition -où  je  me  sentois,  étoit  d'exposer  le  sort 
éternel  de  mon  ame  pour  la  jouissance  des  biens  de 
ce  monde,  qui  ne  m  ont  jamais  paru  d'un  grand 
prix. 

J'avoue  encore  que  je  ne  levai  pas  toujours  à  ma 
satisfaction  toutes  ces  difficultés  qui  m  avoient  em- 
barrassé, et  dont  nosphilosophes  avoient  si  souvent 
rebattu  mes  oreilles.  Mais  ,  résolu  de  me  déciderenfin 
sur  des  matières  où  l'intelligence  humaine  a  si  peu  de 
prise,  et  trouvant  de  toutes  parts  des  mystères  impé- 
nétrables et  des  objections  insolubles,  j'adoptai  dans 
chaque  question  le  sentiment  qui  me  parut  le  mieux 
établi  directement,  le  plus  croyable  en  lui-même,  sans 
m'arréter  aux  objections  que  je  ne  pouvois  résoudre , 
mais  qui  se  rétorquoient  par  d'autres  objections  non 
moins  fortes  dans  le  système  opposé.  Le  ton  dogma- 
tique sur  ces  m^itières  ne  convient  qu  à  des  charlatans  , 
mais  il  importe  d'avoir  un  sentiment  pour  soi,  et  de 
le  choisir  avec  toute  la  maturité  de  jugement  qu'on  y 
peut  mettre.  Si  malgré  cela  nous  tombons  dans  l'er- 
reur, nous  n  en  saurions  porter  la  peine  en  bonne 
justice,  puisque  nous  n'en  aurons  point  la  coulpe. 
Voilà  le  principe  inébranlable  qui  sert  de  base  à  pia 
sécurité. 

Le  résultat  de  mes  pénibles  recherches  fut  tel ,  à  peu 
près,  que  je  l'ai  consigné  depuis  dans  la  profession  de 
foi  du  Vicaire  savoyard,  ouvrage  indignement  pros- 
titué et  profané  dans  la  génération  présente,  mais  qui 
peut  faire  un  jour  révolution  parmi  les  hommes,  si 
jamais  il  y  renaît  du  bon  sens  et  de  la  bonne  foi. 


iG/i  LES   REVERIES. 

Depuis  lors,  resté  tranquille  dans  les  principes  que 
j'avois  adoptés  après  une  méditation  si  longue  et  si  ré- 
fléchie, j  en  ai  fait  la  régie  immuable  de  ma  conduite 
et  de  ma  foi,  sans  plus  m'inquiéter  ni  des  objections 
que  je  n'a  vois  pu  résoudre,  ni  de  celles  que  je  n'avois 
pu  prévoir,  et  qui  se  présentoient  nouvellement  de 
temps  à  autre  à  mon  esprit.  Elles  m'ont  inquiété  quel- 
quefois, mais  elles  ne  m'ont  jamais  ébranlé.  Je  me 
suis  toujours  dit  :  Tout  cela  ne  sont  que  des  arguties 
et  des  subtilités  métaphysiques,  qui  ne  sont  d'aucun 
poids  auprès  des  principes  fondamentaux  adoptés  par 
ma  raison,  confirmés  par  mon  cœur,  et  qui  tous  por- 
tent le  sceau  de  l'assentiment  intérieur  dans  le  silence 
des  passions.  Dans  des  matières  si  supérieures  à  Ten- 
tendemcnt  humain,  une  objection  que  je  ne  puis  ré- 
soudre renversera-t-elle  tout  un  corps  de  doctrine  si 
solide,  si  bien  liée,  et  formée  avec  tant  de  méditation 
et  de  soi  n ,  si  bien  appropriée  à  ma  raison  ,  à  mon  cœur , 
à  tout  mon  être,  et  renforcée  de  l'assentiment  intérieur 
que  je  sens  manquer  à  toutes  les  autres?  Non,  de 
vaines  argumentations  ne  détruiront  jamais  la  con- 
venance que  j'aperçois  entre  ma  nature  iminortelle 
et  la  constitution  de  ce  monde,  et  l'ordre  physique 
que  j'y  vois  régner  :  j'y  trouve  dans  l'ordre  moral 
correspondant ,  et  dont  le  système  est  le  résultat  de 
mes  recherches  ,  les  appuis  dont  j'ai  besoin  pour  sup- 
porter les  misères  de  ma  vie.  Dans  tout  autre  système 
je  vivrois  sans  ressource,  et  je  mourrois  sans  espoir; 
je  serois  la  plus  malheureuse  des  créatures.  Tenons- 
nous-en  donc  à  celui  qui  seul  suffit  pour  me  rendre 
heureux  en  dépit  de  la  fortune  et  des  hommes. 


TROISIÈME    P^OME^■ADE.  i65 

Cette  délibération  et  la  conclusion  cjue  j'en  tirai 
ne  semblent-elles  pas  avoir  été  dictées  par  le  ciel 
même  pour  me  préparer  à  la  destinée  qui  m'atten- 
doit,  et  me  mettre  en  état  de  la  soutenir?  Queserois-je 
devenu  ,  que  deviendrois-je  encore  dans  les  angoisses 
afiVeuses  qui  m'attcndoient  et  dans  Tincrovable  situa- 
tion où  je  suis  réduit  pour  le  reste  de  ma  vie ,  si ,  resté 
sans  asile  où  je  pnsse  échapper  à  mes  implacables 
persécuteurs  ,  sans  dédommagement  des  opprobres 
quVs  me  font  essuver  en  ce  monde,  et  sans  espoir 
d'obtenir  jamais  la  justice  qui  m  étoit  due*,  je  m'étois 
vu  livré  tout  entier  au  plus  horrible  sort  qu'ait  éprouvé 
sur  la  terre  aucun  mortel?  Tandis  que,  tranquille 
dans  mon  innocence,  je  nimaginois  qu'estime  et 
bienveillance  pour  moi  parmi  les  hommes;  tandis 
que  mon  cœur  ouvert  et  confiant  s'épanchoit  avec 
des  amis  et  des  frères  ,  les  traîtres  ra'enlaçoient ,  en 
silence,  de  rets  forgés  au  fond  des  enfers.  Surpris  par 
les  plus  imprévus  de  tous  les  malheurs  et  les  plus 
terribles  pour  une  ame  Gère,  traîné  dans  là  fange  sans 
jamais  savoir  par  qui  ni  pourquoi ,  plongé  dans  un 
abîme  d'ignominie,  enveloppé  d  horribles  ténèbres  à 
travers  lesquelles  je  n'apercevois  que  de  sinistres 
objets  ,  à  la  première  surprise  je  fus  terrassé,  et  ja- 
mais je  ne  serois  revenu  de  1  abattement  où  me  jeta 
ce  genre  imprévu  de  malheurs,  si  je  ne  m'étois  mé- 
nagé d'avance  des  forces  pour  nie  relever  dans  mes 
chutes. 

Ce  ne  fut  qu'après  des  années  d'agitations  que , 
reprenant  enfin  mes  esprits  et  commençant  de  ren- 
trer en  moi-même,  je  sentis  le  prix  des  ressources 


266  LES    RÊVERIES. 

que  je  m'étois  ménagées  pour  l'adversité.  Décidé  sur 
toutes  les  choses  dont  il  m'importoit  de  juger,  je  vis, 
en  comparant  mes  maximes  à  ma  situation,  que  je 
donnois  aux  insensés  jugements  des  hommes,  et  aux 
petits  événements  de  cette  courte  vie,  beaucoup  plus 
d'importance  qu'ils  n'en  avoient;  que  cette  vie,  n'é- 
tant qu'un  état  d'épreuves,  il  importoit  peu  que  ces 
épreuves  fussent  de  telle  ou  telle  sorte,  pourvu  qu'il 
en  résultât  l'effet  auquel  elles  étoient  destinées,  et 
que-,  par  conséquent,  plus  les  épreuves  étoient  gran- 
des, fortes,  muUip'iées,  plus  il  étoit  avantageux  de 
les  savoir  soutenir.  .Toutes  les  plus  vives  peines  per- 
dent leur  force  pour  quiconque  en  voit  le  dédomma- 
gement grand  et  sûr,  et  la  certitude  de  ce  dédomma- 
gement étoit  le  principal  fruit  que  j'avois  retiré  de 
mes  méditations  précédentes. 

Il  est  vrai  qu'au  milieu  des  outrages  sans  nombre 
et  des  indignités  sans  mesure  dont  je  me  sentois  ac- 
cablé de  toutes  parts,  des  intervalles  d'inquiétude 
et  de  douté  venoient,  de  temps  à  autre,  ébra^iler  mon 
espérance  et  troubler  ma  tranquillité.  Les  puissantes 
objections  que  je  n'a  vois  pu  résoudre  se  présentoient 
alors  à  mon  esprit  avec  plus  de  force,  pour  achever 
de  m'abattre  précisément  dans  les  moments  où,  sur- 
chargé du  poids  de  ma  destinée,  j'étois  prêt  à  tomber 
dans  le  découragement;  souvent  des  arguments  nou- 
veaux, quej'entendois  faire,  me  revenoient  dans  l'es- 
prit à  l'appui  de  ceux  qui  m'avoient  déjà  tourmenté. 
Ah!  me  disois-je  alors  dans  desserrements  de  cœur 
prêts  à  m'étouffer ,  qui  me  garantira  du  désespoir,  si, 
dans  l'horreur  dé  mon  sort,  je  no  vois  plus  que  des 


TROISIÈME    PROMENADE.  iG-^ 

chimères  dans  les  consolations  que  me  fournissoit  ma 
raison;  si,  détruisant  ainsi  son  propre  ouvrage,  elle 
renverse  tout  l'appui  d'espérance  et  de  confiance 
qu'elle  m'avoit  ménagé  dans  l'adversité?  Quel  appui 
que  des  illusions  qui  ne  bercent  que  moi  seul  au 
inonde  !  Toute  la  génération  présente  ne  voit  qu'er- 
reurs et  préjugés  dans  les  sentiments  dont  je  me 
nourris  seul  :  elle  trouvela  vérité,  l'évidence  dans  le 
système  contraire  au  mien  ;  elle  semble  même  ne  pou- 
voir croire  que  je  l'adopte  de  bonne  foi;  et  moi-  . 
même,  en  m'y  livrant  de  toute  ma  volonté ,  j'y  trouve 
des  difficultés  insurmontables  qu  il  m'est  impossible 
de  résoudre ,  et  qui  ne  m'empêchent  pas  d  y  pei'sister. 
8uis-je  donc  seul  sage ,  seul  éclairé ,  parmi  les  mor- 
tels ?  pour  croire  que  les  choses  sont  ainsi,  suffit-il 
qu'elles  me  conviennent?  puis-je  prendre  une  con- 
fiance éclairée  en  des  apparences  qui  n'ont  rien  de 
solide  aux  veux  du  reste  des  hommes ,  et  qui  me  sem- 
Ijleroient  illusoires  à  moi-même  si  mon  cœur  ne  sou- 
teuoit  pas  ma  raison^  >>  eùt-il  pas  mieux  valu  com- 
battre mes  persécuteurs  à  armes  égales  en  adoptant 
4eurs  maximes,  que  de  rester  sur  les  chimères  des 
miennes  en  proie  à  leurs  atteintes  sans  agir  pour  les 
repousser?  Je  me  crois  sage,  et  je  ne  suis  que  dupe, 
victime  et  martyr  dune  vaine  erreur. 

Combien  de. fois,  dans  ces  moments  de  doute  et 
d  incertitude,  je  fus  prêt  à  m'abandonner  au  déses- 
poir! Si.jamaisj'avois  passé  dans  cet  état  un  mois  en- 
tier, c'étoit  fait  de  ma  vie  et  de  moi.  Mais  ces  crises, 
quoique  autrefois  assez  fréquentes,  ont  toujours  été 
courtes  ;  et  maintenant  que  je  n'en  suis  pas  délivré 


268  LES  RÊVERIES, 

tout-à-fait  encore ,  elles  sont  si  rares  et  si  rapides , 
qu'elles  n'ont  pas  même  la  force  de  troubler  mon 
repos.  Ce  sont  de  légères  inquiétudes  qui  n'affectent 
pas  plus  mon  amé  qu'une  plume  qui  tombe  dans  la 
rivière  ne  poiU  altérer  le  cours  de  Teau.  J'ai  senti  que 
remettre  en  délibération  les  mêmes  points,  sur  les- 
quels je  m'étois  ci-devant  décidé,  étoit  me  supposer 
de  nouvelles  lumières  ou  le  jugement  plus  formé ,  ou 
plus  de  zélé  pour  la  vérité  que  je  n'avois  lors  de  mes 
recherches;  qu'aucun  de  ces  cas  n'étant  ni  ne  pou- 
vant être  le  mien ,  je  ne  pou  vois  préférer,  par  aucune 
raison  solide,  des  opinions  qui,  dans  l'accablement 
du  désespoir,  ne  me  tentoient  que  pour  augmenter 
ma  misère  ,  à  des  sentiments  adoptés  dans  la  vigueur 
de  l'âge,  dans  toute  la  maturité  de  l'esprit,  après 
l'examen  le  plus  réfléchi ,  et  dans  des  temps  où  le 
calme  de  ma  vie  ne  me  laissoit  d'autre  intérêt  domi- 
nant que  celui  de  connoître  la  vérité.  Aujoiud  hui 
que  mon  cœur,  serré  de  détresse,  mon  ame  affaissé^ 
par  les  ennuis,  mon  imagination  effarouchée,  ma 
tête  troublée  par  tant  d'affreux  mystères  dont  je  suis 
environné,  aujourd  hui  que  toutes  mes  facultés,  af-~ 
foiblies  par  la  vieillesse  et  les  angoisses,  ont  perdu 
tout  leur  ressort,  irai-je  m'ôter  à  plaisir  toutes  les 
ressources  que  je  m'étois  ménagées,  et  donner  plus 
de  confiance  à  ma  raison  déclinante  pour  me  rendre 
injustement  malheureux,  qu'à  ma  raison  pleine  et 
vigouieuse  pour  me  dédommager  des  maux  que  je 
souffre  sans  les  avoir  mérités?  Non ,  je  ne  suis  ni  plus 
sage,  ni  mieux  instruit,  ni  de  meilleure  foi,  que  quand 
je  me  décidai  sur  ces  grandes  questions  :  je  n'ignorois 


TROISIÈME    PROMENADE.  269 

pas  alors  les  difficultés  dont  je  me  laisse  troubler  au- 
jourd'hui; elles  ne  m'arrêtèrent  pas,  et  s'il  s'en  pré- 
sente quelques  nouvelles  dont  on  ne  s'étoii  jjas  en- 
core avisé,  ce  sont  les  sopliismes  d  une  subulf  mé- 
taphysique ,  qui  ne  sauroient  balanier  les  \»iitcs 
éternelles  admises  de  tous  les  temps,  par  tous  les 
sages,  reconnues  par  toutes  les  nations,  et  gravées 
dans  le  cœur  humain  en  caractères  ineffaçables.  Je 
savois ,  eu  méditant  sur  ces  matières ,  que  Teniende- 
ment  humain,  circonscrit  par  les  sens,  ne  les  pou- 
voit  embrasser  dans  toute  leur  étendue  :  je  m'en  tins 
donc  à  ce  qui  étoit  à  ma  portée  sans  m'engager  dans 
ce  qui  la  passoit.  Ce  parti  étoit  raisonnable;  je  l'em- 
brassai jadis ,  et  m  v  tins  avec  l'assentiment  de  mon 
cœur  et  de  ma  raison.  Sur  quel  fondement  y  renon- 
cerois-je  aujourd'hui  qiiâ  tant  de  puissants  motifs  m'y 
doivent  tenir  attaché^  quel  danger  vois-je  à  le  suivre? 
quel  profit  trouverois-je  à  1  abandonner?  En  prenant 
la  doctrine  de  mes  persécuteurs  prendrois-je  aussi 
leur  morale?  cette  morale  sans  racine  et  sans  fruit, 
qu  ils  étalent  pompeusement  dans  des  livres  ou  dans 
quelque  action  d'éclat  sur  le  théâtre,  sans  qu'il  en 
pénétre  jamais  rien  dans  le  cœur  ni  dans  la  raison; 
ou  bien  cette  autre  morale  secrète  et  cruelle,  doctrine 
intérieure  de  tous  leurs  initiés,  à  laquelle  1  autre  ne 
sert  que  de  masque,  qu  ils  suivent  seule  dans  leur 
conduite ,  et  qu  ils  ont  si  habilement  pratiquée  à  mon 
égard.  Cette  morale,  purement  offensive,  ne  sert 
point  à  la  défense ,  et  n'est  bonne  qu'à  l'agression. 
De  quoi  me  serviroit-elle  dans  l'état  où  ils  m'ont  ré- 
duit? Ma  seule  innocence  me  soutient  dans  les  mal- 


270  LES    REVERIES, 

heurs,  et  combien  me  rendrois-je  plus  malheureux 
encore,  si,  m'ôtant  cette  unique  mais  puissante  res- 
source, j  y  subsiiiuois  la  méchanceté?  Les  atteindrois- 
je  dans  Tart  de  nuire?  et,  quand  j'y  réussirois,  de 
quel  mal  me  soulageroit  celui  que  je  leur  pourrois 
faire?  Je  perdrois  ma  propre  estime ,  et  je  ne  gagne- 
rois  rien  à  la  place. 

C  est  ainsi  que,  raisonnant  avec  moi-même,  je  par- 
vins à  ne  plus  me  laisser  ébranler  dans  mes  principes 
par  des  arguments  captieux,  par  des  objections  inso- 
lubles, et  par  des  difficultés  qui  passoient  ma  portée 
et  peut-être  celle  de  Tesprit  humain.  Le  mien ,  restant 
dans  la  plus  solide- assiette  que  j'avois  pu  lui  donner, 
s'accoutuma  si  bien  à  s'y  reposer  à  l'abri  de  ma  con- 
science, qu'aucune  doctiine  étrangère,  ancienne  ou 
nouvelle,  ne  peut  pins  l'éfnouvoir,  ni  troubler  un 
instant  mon  lepos.  Tombé  dans  la  langueur  et  l'ap- 
pesantissement  d'esprit,  j'ai  oublié  jusqu'aux  raison- 
nements sur  lesquels  je  Ibndois  ma  croyance  et  mes 
maximes;  mais  je  n'oublierai  jamais  les  conclusions 
que  j'en  ai  tirées  avec  l  approbation  de  ma  conscience 
et  de  ma  raison,  et  je  m'y  tiens  désormais.  Que  tous 
les  philosophes  viennent  ergoter  contre;  ils  perdront 
leur  temps  et  leurs  peines  :  je  me  tiens,  pour  le  reste 
(le  ma  vie,  en  toute  chose,  au  parti  que  j'ai  pris  quand 
j'étois  plus  en  état  de  bien  cboisir. 

Tranquille  dans  ces  dispositions,  j'y  trouve,  avec 
le  contentement  de  moi,  l'espérance  et  les  consola- 
tions dont  j'ai  besoin  dans  ma  situation  :  il  n'est  pas 
possible  qu'une  solitude  aussi  complète,  aussi  perma- 
nente, aussi  triste  en  elle-même,  1  animosité  toujours 


TROISIÈME    PROMENADE.  D.Jl 

sensible  et  toujouis  active  de  toute  la  génération  pré- 
sente, les  indignités  dont  e'ie  m'accable  sans  cesse, 
ne  me  jettent  quelquefois  dans  1  abattement;  l'es- 
pérance ébranlée,  les  doutes  décourageants  revien- 
nent encore  de  temps  à  autre  troubler  mon  ame  et  la 
remplir  de  tristesse.  C'est  alors  qu'incapable  des  opé- 
rations de  lesprit,  nécessaires  pour  me  rassurer  moi- 
même,  j'ai  besoin  de  me  rappeler  mes  anciennes  réso- 
lutions :  les  soins,  l'attention,  la  sincérité  de  cœur, 
que  j  ai  mis  à  les  prendre,  leviennent  alors  à  mon 
souvenir,  et  me  rendent  toute  ma  confiance.  Je  me 
refuse  ainsi  à  toutes  nouvelles  idées  comme  à  des 
erreurs  funestes,  qui  n  ont  qu  une  fausse  apparence, 
et  ne  sont  bonnes  qu'à  troubler  mon  repos. 

Ainsi  retenu  dans  l'étroite  spbère  de  mes  anciennes 
connoissances,  je  n'ai  pas,  comme  .Solon,  le  bonheur 
de  pouvoir  m'instruire  chaque  jour  en  vieillissant, 
et  je  dois  même  me  garantir  du  dangereux  orgueil  de 
vouloir  apprendre  ce  que  je  suis  désormais  hors  d'état 
de  bien  savoir.  Mais  s'il  me  reste  peu  d'acquisitions  à 
espérer  du  côté  des  lumières  utiles,  il  m'en  reste  de 
bien  importantes  à  faire  du  côté  des  vertusTnéces- 
saires  à  mon  état  :  c  est  là  qu  il  seroit  temps  d  enrichir 
et  d'orner  mon  ame  d'un  acquis  qu'elle  pût  emportei* 
avec  elle,  lorsque  délivrée  de  ce  corps  qui  1  offusque 
et  laveugle;  et  voyant  la  vérité  sans  voile,  elle  aper- 
cevra la  misère  de  toutes  ces  connoissances  dont  nos 
faux  savants  sont  si  vains,  elle  gémira  des  moments 
perdus  en  cette  vie  à  les  vouloir  acquérir.  Mais  la 
patience,  la  douceur,  la  résignation,  l'intrégrité,  la 
justice  impartiale,  sont  un  bien  quon  emporte  avec 


272  LES   r.EVEniES. 

soi,  et  dont  on  peut  s'enrichir  sans  cesse,  sans  crain-' 
die  que  la  mort  même  nous  en  fasse  perdre  le  prix  : 
c'est  à  cette  unique  et  utile  étude  que  je  consacre  le 
reste  de  ma  vieillesse.  Heureux  si,  par  mes  progrès 
sur  moi-même,  j'apprends  à  sortir  de  la  vie,  non 
meilleur,  car  c,  la  n'est  pa'^  possible,  mais  plus  ver- 
tueux q<«e  je  n'y  suis  entré! 


QUATRIÈME  PR0M]:NADE. 

Dans  le  petit  nombre  de  livres  que  je  lis  quelque- 
fois encore,  Plutarque  est  celui  qui  m'attache  et  me 
profite  le  plus.  Ce  fut  la  première  lecture  de  mon  en- 
fance, ce  sera  la  dernière  de  ma  vieillesse  :  c'est  pres- 
que le  seid  auteur  que  je  n'ai  jamais  lu  sans  en  tirer 
quelque  fruit.  Avant-hier,  je  lisois  dans  ses  œuvres 
morales  le  traité,  Comment  on  pourra  tirer  utilité  de  ses 
ennemis.  Le  même  jour,  en  rangeant  quelques  bro- 
chures qui  m'ont  été  envoyées  par  les  auteurs,  je 
tombai  sur  un  des  journaux  de  Tabbé  Royou,  au  titre 
duquel  il  avoit  mis  ces  paroles,  vitam  vero  impendenti ^ 
Boyou  *.  Trop  au  fait  des  tournures  de  ces  messieurs 
pour  prendre  le  change  sur  celle-là,  je  compris  qu'il 
avoit  cru  sous  cet  air  de  politesse  me  dire  une  cruelle 

*  Ce  nom  n'est  indiqué  dans  l'édition  de  Genève  que  par  l'ini- 
tiale H.  —  Où  l'éditeur  de  1801  ,  copié  en  cela  par  ceux  qui  l'ont 
suivi,  a-t-il  trouvé  qu'il  étoit  question  ici  de  l'abbé  Raynal ,  qui  n'a 
jamais  fait  aucun  journal  ?  Ceci  ne  peut  évidemment  s'appliquer 
qu'à  l'abbé  Royou,  qui,  Fréron  étant  mort,  étoit  alors  un  des  prin- 
cipaux collaborateurs  de  ï Année  Utléiairc. 


QUATRIÈME    PR0ME:NADE.  2)3 

oontre- vérité;  mais  sur  quoi  fondé?  Pourquoi  ce  sar- 
casme? Quel  sujet  y  pouvois-je  avoir  donné?  Pour 
mettre  à  profit  les  leçons  du  bon  Plutarque,  je  résolus 
d  employer  à  m'examiner  sur  le  mensonge,  la  prome- 
nade du  lendemain,  et  j'y  vins  bien  confirmé  dans 
Topinion  déjà  prise  que  le  Connois-toi  toi-même  ^n 
temple  de  Delphes  n'étoit  pas  une  maxime  si  facile  à 
suivre  que  je  Tavois  cru  dans  mes  Confessions. 

Le  lendemain,  m'étant  mis  en  marche  pour  exé- 
cuter cette  résolution,  la  première  idée  qui  me  vint, 
en  commençant  à  me  recueillir,  fut  celle  d'un  men- 
songe affreux  fait  dans  ma  première  jeunesse  *,  dont 
le  sou-'enir  m'a  troublé  toute  ma  vie,  et  vient,  jusque 
dans  ma  vieillesse,  contrister  encore  mon  cœur  déjà 
navré  de  tant  d'autres  façons.  Ce  mensonge,  qui  fut 
un  grand  crime  en  lui-même,  en  dut  être  un  plus 
grand  encore  par  ses  effets  que  j'ai  toujours  ignorés, 
mais  que  le  remords  m'a  fait  supposer  aussi  cruels 
qu'il  étoit  possible.  Cependant,  à  ne  consulter  que  la 
disposition  où  j'étois  en  le  faisant,  ce  mensonge  ne  fut 
qu'un  fruit  de  la  mauvaise  honte;  et,  bien  loin  qu'il 
partît  d'une  intention  de  nuire  à  celle  qui  en  fut  la 
victime,  je  puis  jurer  à  la  face  du  ciel  qu'à  l'instant 
même  où  cette  honte  invincible  me  l'arrachoit  j'au- 
rois  donné  tout  mon  sang  avec  joie  pour  en  détourner 
l'effet  sur  moi  seul  :  c'est  un  déhre  que  je  ne  puis  ex- 
pliquer qu'en  disant,  comme  j  le  crois  sentir,  qu'en 
cet  instant  mon  naturel  timide  subjugua  tous  les  vœux 
de  mou  cœur. 

Le  souvenir  de  ce  malheureux  acte,  et  les  inox- 

'  Vi.yez  Confessions ^  livre  II.  (Tom.  I,  p.  120  et  siiiv.  ) 

m.  18 


274  LES   RÊVERIES, 

tinguibles  regrets  qu'il  m'a  laissés  m'ont  inspiré  pour 
ie  mensonge  une  horreur  qui  a  dû  garantir  mon  cœur 
de  ce  vice  pour  le  reste  de  ma  vie.  Lorsque  je  pris  ma 
devise  je  me  sentois  fait  pour  la  mériter,  et  je  ne  dou- 
tois  pas  que  je  n'en  fusse  digne  quand,  sur  le  mot  de 
l'abbé  Royou,  je  commençai  de  m'examiner  plus  sé- 
rieusement. 

Alors,  en  m'épluchant  avec  plus  de  soin,  je  fus 
bien  surpris  du  nombre  de  choses  de  mon  invention 
que  je  me  rappelois  avoir  dites  comme  vraies  dans  le 
même  temps  où,  fier  en  moi-même  de  mon  amour 
pour  la  vérité ,  je  lui  sacrifiois  ma  sûreté,  mes  intérêts , 
ma  personne,  avec  une  impartialité  dont  je  ne  con- 
nois  nul  autre  exemple  parmi  les  humains. 

Ce  qui  me  surprit  le  plus  étoit  qu'en  me  rappelant 
ces  choses  controuvées ,  je  n'en  sentois  aucun  vr^i  re- 
pentir. Moi  dont  l'horreur  pour  la  fausseté  n'a  rien 
dans  mon  Qœur  qui  la  balance,  moi  qui  braverois  les 
supplices  s  il  les  lalloit  éviter  par  un  mensonge,  par 
quelle  bizarre  inconséquence  mentois-je  ainsi  de  gaieté 
de  cœur  sans  nécessité,  sans  profit,  et  par  quelle  in- 
concevable contradiction  n'en  sentois-je  pas  le  moin- 
dre regret,  moi  que  le  remords  d'un  mensonge  n'a 
cessé  d'affliger  pendant  cinquante  ans!  Je  ne  me  suis 
jamais  endurci  sur  mes  fautes  :  linstinct  moral  m'a 
toujours  bien  conduit,  ma  conscience  a  gardé  sa  pre- 
mière intégrité;  et  quand  même  elle  se  seroit  altérée 
en  se  pliant  à  mes- intérêts,  comment,  gardant  toute 
sa  droiture  dans  les  occasions  où  Ihomme,  forcé  par 
ses  passions,  peut  au  moins  s'excuser  sur  sa  foiblesse, 
la  perd-elle  uniquement  dans  les  choses  indifférentes 


QUATRIÈME    PROMENADE.  2p 

OÙ  le  vice  n'a  point  d'excuse?  Je  vis  que  de  la  solution 
de  ce  problème  dépendoit  la  justesse  du  jugement  que 
j'avois  à  porter  en  ce  point  sur  moi-même;  et,  après 
]  avoir  bioi  examiné,  voici  de  quelle  manière  je  par- 
vins à  me  l'expliquer. 

Je  me  souviens  d'avoir  lu  dans  un  livre  de  philoso- 
phie que  mentir  c  est  cacher  une  vérité  que  1  on  doit 
manifester.  Il  suit  bien  de  cette  définition  que  taire 
une  vérité,  qu'on  n'est  pas  obligé  de  dire,  n'est  pas 
mentir  :  mais  celui  qui,  non  content  en  pareil  cas  de 
ne  pas  dire  la  vérité,  dit  le  contraire,  ment-il  alors, 
ou  ne  ment-il  pas?  Selon  la  définition,  Tonne  sauroifc 
dire  qu  il  ment;  car  s'il  donne  de  la  fausse  monnoie  à 
un  homme  auquel  il  ne  doit  rien ,  il  trompe  cet  homme , 
sans  doute,  mais  il  ne  le  vole  pas. 

Il  se  présente  ici  deux  questions  à  examiner,  très 
importantes  l'une  et  1  autre  :  la  piemière,  quand  et 
comment  on  doit  à  autrui  la  vérité,  puisqu  on  ne  la 
doit  pas  toujours;  la  seconde,  s'il  est  des  cas  oîi  Ton 
puisse  tromper  innocemment.  Cette  seconde  question 
est  très  décidée,  je  le  sais  bien  :  négativement  dans  les 
livres ,  où  la  plus  austère  morale  ne  coûte  rien  à  Fau- 
teur; affirmativement  dans  la  société,  où  la  morale 
des  livres  passe  pour  un  bavardage  impossible  à  pra- 
tiquer. Laissons  donc  ces  autorités  qui  se  contredisent , 
et  cherchons,  par  mes  propres  principes,  à  résoudre 
pour  moi  ces  questions. 

La  vérité  générale  et  abstraite  est  le  plus  précieux 
de  tous  les  biens  :  sans  elle  l'homme  est  aveugle;  elle 
est  l'œil  de  la  raison.  C'est  par  elle  que  Ihorame  ap- 
prend à  se  conduire,  à  être  ce  qu'il  doit  être,  à  fair* 


276  LES    RÊVERIES, 

ce  qu'il  doit  faire,  à  tendre  à  sa  véritable  fin.  La  vé- 
rité particulière  et  individuelle  n'est  pas  toujours  un 
bien;  elle  est  quelquefois  un  mal,  très  souvent  une 
chose  indifférente.  Les  choses  qu'il  importe  à  un 
homme  de  savoir,  et  dont  la  connoissance  est  néces- 
saire à  son  bonheur,  ne  sont  peut-être  pas  en  grand 
nombre;  mais,  en  quelque  nombre  qu'elles  soient, 
elles  sont  un  bien  qui  lui  appartient ,  qu'il  a  droit  de 
réclamer  partout  où  il  le  trouve,  et  dont  on  ne  peut 
le  frustrer  sans  commettre  le  plus  inique  de  tous  les 
vols,  puisqu'elle  est  de  ces  biens  communs  à  tous, 
dont  la  communication  n'en  prive  point  celui  qui  le 
donne. 

Quant  aux  vérités  qui  n'ont  aucune  sorte  d'utilité, 
ni  pour  l'instruction  ni  dans  la  pratique,  comment 
seroient-elles  un  bien  dû,  puisqu'elles  ne  sont  pas 
même  un  bien?  et  puisque  la  propriété  n'est  fondée 
que  sur  l'utilité,  où  il  n'y  a  point  d'utilité  possible  il 
ne  peut  y  avoir  de  propriété.  On  peut  réclamer  un 
terrain  quoique  stérile,  parcequ'on  peut  au  moins  ha- 
biter sur  le  sol;  mais  qu'un  fait  oiseux,  indifférent  à 
tous  é{j;ards,  et  sans  conséquence  pour  personne,  soit 
vrai  ou  laux,  cela  n'intéresse  qui  que  ce  soit.  Dans 
Tordre  moral  rien  n'est  inutile,  non  plus  que  dans 
l'ordre  physique  :  rien  ne  peut  être  dû  de  ce  qui  n'est 
bon  à  rien;  pour  qu'une  chose  soit  due,  il  faut  qu'elle 
soit  ou  pinsse  être  utile.  Ainsi ,  la  vérité  due  est  celle 
qui  intéresse  la  justice,  et  c'est  profaner  ce  nomsacié 
de  vérité  que  de  l  appliquer  aux  choses  vaines  dont 
l'existence  est  indifférente  à  tous,  et  dont  la  connois- 
sance est  inutile  à  tout.  La  vérité,  dépouillée  de  toute 


QUATRIÈME    PROMENADE.  277 

espèce  d'utilité  même  possible,  ne  peut  donc  pas 
être  une  chose  due;  et,  par  conséquent,  celui  qui  la 
tait  ou  la  déguise  ne  ment  point. 

Mais  est-il  de  ces  vérités  si  parfaitement  stériles 
qu'elles  soient  de  tout  point  inutiles  à  tout?  C'est  un 
autre  article  à  discuter,  et  auquel  je  reviendrai  tout- 
à-l'heure.  Quant  à  présent,  passons  à  la  seconde 
question. 

Ne  pas  dire  ce  qui.est  vrai,  et  dire  ce  qui  est  faux  , 
sont  deux  choses  très  différentes,  mais  dont  peut  néan- 
moins résulter  le  même  effet,  car  ce  résultat  est  as- 
surément bien  le  même  toutes  les  fois  que  cet  effet  est 
nul.  Partout  où  la  vérité  est  indifférente ,  l'erreur  con- 
traire est  indifférente  aussi  :  d'oii  il  suit  qu'en  pareil 
cas  celui  qui  trompe  en  disant  le  contraire  de  la  vé- 
rité u'est  pas  plus  inj.uste  que  celui  qui  trompe  en  ne 
la  déclarant  pas;  car,  en  fait  de  vérités  inutiles,  1  er- 
reur n'a  rien  de  pire  que  l'ignorance.  Que  je  croie  le 
sable  qui  est  au  fond  de  la  mer  blanc  ou  rouge,  cela 
ne  m'importe  pas  plus  qued'ignorer  de  quelle  couleur 
il  est.  Comment  pourro4t-on  être  injuste  en  ne  nuisant 
à  personne,  puisque  linjusiice  ne  consiste  que  dans 
le  tort  fait  à  autrui? 

Mais  ces  questions ,  ainsi  sommairement  décidées  , 
ne  sauroient  me  fournir  encore  aucune  application 
sûre  pour  la  pratique,  sans  beaucoup  d'éclaircisse- 
ments préalables  nécessaires  pour  faire  avec  justesse 
cette  application  dans  tous  les  cas  qui  peuvent  se  pré- 
senter; car  si  l'obligation  de  dire  la  vérité  n'est  fondée 
que  sur  son  utilité,  comment  me  constituerai-je  juge 
de  cette  utilité?  Très  souvent  l'avantage  de  l'un  fait  le 


278  LES   RÊVERIES, 

préjudice  de  l'autre;  l'intérêt  particulier  est  presque 
toujours  en  opposition  avec  l'intérêt  public.  Comment 
se  conduire  en  pareil  cas?  Faut-il  sacrifier  l'utilité  de 
l'absent  à  celle  de  la  personne  à  qui  Ton  parle?  faut-il 
taire  ou  dire  la  vérité  qui,  profitant  à  l'un,  nuit  à 
l'autre?  faut-il  peser  tout  ce  qu'on  doit  dire  à  l'unique 
balance  du  bien  public,  ou  à  celle  de  la  justice  distri- 
butivê?  et  suis-je  assuré  de  connoître  assez  tous  les 
rapports  de  la  cbose  pour  ne  dispenser  les  lumières 
dont  je  dispose  que  sur  les  réfjles  de  1  équité?  De  plus, 
en  examinant  ce  qu'on  doit  aux  autres,  ai-je  examiné 
suffisamment  ce  qu'on  se  doit  à  soi-même,  ce  qu'on 
doit  à  la  vérité  pour  elle  seule?  Si  je  ne  fais  aucun  tort 
à  un  autre  en  le  trompant,  s'ensuit-il  que  je  ne  m'en 
fasse  point  à  moi-mêm»,  et  suffit-il  de  n'être  jamais 
injuste  pour  être  toujours  innocent? 

Que  d'embarrassantes  discussions  dont  il  seroit 
aisé  de  se  tirer  en  se  disant  :  Soyons  toujours  vrais,  au 
risque  de  tout  ce  qui  en  peut  arriver  !  La  justice  elle- 
même  est  dans  la  vérité  des  cboses  :  le  mensonge  est 
toujours  iniquité,  l'erreur  est  toujours  imposture 
quand  on  donne  ce  qui  n'est  pas  pour  la  règle  de  ce 
qu'on  doit  faire  ou  croire;  çt,  quelque  effet  qui  résulte 
de  la  vérité,  on  est  toujours  inculpable  quand  on  l'a 
dite,  parcequ'on  n'y  a  rien  mis  du  sien. 

Mais  c'est  là  trancher  la  question  sans  la  résoudre  : 
il  ne  s'agissoit  pas  de  prononcer  s  il  seroit  bon  de  dire 
toujours  la  vérité,  mais  si  Ton  y  étoit  toujours  égale- 
ment o!)ligé;  et,  siu' la  définition  que  j'examinois,  sup- 
posant que  non ,  de  distinguer  les  cas  où  la  vérité  est 
rigoureusement  due  de  ceux  où  l'on  peut  la  taire  sans 


QUATRIÈME    PROMENADE.  279 

injustice  et  la  déguiser  sans  mensonge;  car  j'ai  trouvé 
que  de  tels  cas  existoient  réellement.  Ce  dont  il  s'agit 
est  donc  de  chercher  une  régie  sûre  pour  les  connoitre 
et  les  bien  déterminer. 

Mais  d'où  tirer  cette  régie  et  la  preuve  de  son  in- 
faillibilité?   Dans  toutes  les  questions  de  morale 

difficiles  comme  celle-ci ,  je  me  suis  toujours  bien 
trouvé  de  les  résoudre  par  le  dictamen  de  ma  con- 
science, plutôt  que  par  les  lumières  de  ma  raison  : 
jamais  Tinstinct  moral  ne  m'a  trompé;  il  a  gardé 
jusqu'ici  sa  pureté  dans  mon  cœur  assez  pour  que  je 
puisse  m'y  confier;  et,  s'il  se  tait  quelquefois  devant 
mes  passions  dans  ma  conduite,  il  reprend  bien  son 
empire  sur  elles  dans  mes  souvenirs  :  c'est  là  que  je 
me  juge  moi-même  avec  autant  de  sévérité  peut-être 
que  je  serai  jugé  par  le  souverain  Juge  après  cette  vie. 

Juger  des  discours  des  hommes  par  les  effets  qu'ils 
produisent,  c'est  souvent  mal  les  apprécier.  Outre 
que  ces  effets  ne  sont  pas  toujours  sensibles  et  faciles 
à  connoître,  ils  varient  à  l'infini  comme  les  circon- 
stances dans  lesquelles  ces  discours  sont  tenus  ;  mais 
c'est  uniquement  l'intention  de  celui  qui  les  tient  qui 
les  apprécié ,  et  détermine  leur  degré  de  malice  ou  de 
bonté.  Dire  faux  n'est  mentir  que  par  lintention  de 
tromper;  et  l'intention  même  de  tromper,  loin  d  être 
toujours  jointe  avec  celle  de  nuire,  a  quelquefois  un 
but  tout  contraire  :  mais  pour  rendre  un  mensonge 
innocent  il  ne  suffit  pas  que  l'intention  de  nuire  ne 
soit  pas  expresse,  il  iaut  de  plus  la  certitude  que  Ter- 
reur, dans  laquelle  on  jette  ceux  à  qui  Ion  parle,  ne 
peut  nuire  à  eux  ni  à  personne  en  quelque  façon  que 


2^0  LES   RÊVERIES, 

ce  soit.  Il  est  rare  et  difficile  qu'on  puisse  avoir  cette 
certitude  ;  aussi  est-il  difficile  et  rare  qu'un  mensonge 
soit  parfaitement  innocent.  Mentir  pour  son  avantage 
à  soi-même  est  imposture,  mentir  pour  l'avantage 
d'autrui  est  fraude,  mentir  pour  nuire  est  calomnie; 
c'est  la  pire  espèce  de  mensonge  :  mentir  sans  profit 
ni  préjudice  de  soi  ni  d'autrui  n'est  pas  mentir;  ce 
n'est  pas  mensonge ,  c'est  fiction. 

Les  fictions  qui  ont  un  objet  moral  s'appellent  apo- 
logues ou  fables;  et,  comme  leur  objet  n'est  ou  ne 
doit  être  que  d'envelopper  des  vérités  utiles  sous  des 
formes  sensibles  et  agréables,  en  pareil  cas  on  ne  s'at- 
tache guère  à  cacher  le  mensonge  de  fait,  qui  n'est 
que  l'habit  de  la  vérité;  et  celui  qui  ne  débite  une 
fable  que  pour  une  fable  ne  ment  en  aucune  façon. 

Il  est  d'autres  fictions  purement  oiseuses,  telles 
que  sont  la  plupart  des  contes  et  des  romans  qui, 
sans  renfermer  aucune  instruction  véritable,  n'ont 
pour  objet  que  l'amusement.  Celles-là,  dépouillées  de 
toute  utilité  morale,  ne  peuvent  s'apprécier  que  par 
l'intention  de  celui  qui  les  invente;  et,  lorsqu'il  les 
débite  avec  affirmation  comme  des  vérités  réelles,  on 
ne  peut  guère  disconvenir  qu'elles  ne  soient  de  vrais 
mensonges.  Cependant,  qui  jamais  s'est  fait  un  grand 
scrupule  de  ces  mensonges-là,  et  qui  jamais  en  a  fait 
un  reproche  grave  à  ceux  qui  les  font?  S  il  y  a  ,  par 
exemple,  quelque  objet  moral  dansVe  Temple  de  Gnide , 
cet  objet  est  bien  offusqué  et  gâté  par  les  détails  volup- 
tueux et  par  les  images  lascives.  Qu'a  fait  l'auteur 
pour  couvrir  cela  d'un  vernis  de  modestie?  Il  a  feint 
que  son  ouvrage  étoit  la  traduction  d'un  manuscrit 


QUATRIÈME    PROMEA'ADE.  281 

grec,  et  il  a  fait  Thistoire  de  la  découverte  de  ce  ma- 
nuscrit de  la  façon  la  plus  propre  à  persuader  ses  lec- 
teuis  de  la  vérité  de  son  récit.  Si  ce  n'est  pas  là  un 
mensonge  bien  positif,  qu'on  me  dise  donc  ce  que 
c'est  que  mentir.  Cependant  qui  est-ce  qui  s'est  avisé 
de  faire  à  fauteur  un  crime  de  ce  mensonge,  et  de  le 
traiter  pour  cola  d  imposteur? 

On  dira  vainement  que  ce  n'est  là  qu'une  plaisan- 
terie; que  l'auteur,  tout  en  affirmant,  ne  vouloit  per- 
suader personne;  qu'il  n'a  persuadé  personne  en  effet, 
et  que  le  public  n'a  pas  douté  un  moment  qu'il  ne  fût 
lui-même  l'auteur  delouvrage  prétendu  grec,  dontil 
se  donnoit  pour  le  traducteur.  Je  ré[)ondrai  qu'une 
pareille  plaisanterie  sans  aucun  objet  n  eût  été  qu  un 
bien  sot  enfantillage;  qu'un  menteur  ne  ment  pas 
moins  quand  il  affirme  quoiqu'il  ne  persuade  pas;  qu'il 
faut  détaclierdu  public  instruit  des  multitudes  de  lec- 
teurs simples  et  crédules,  à  qui  l'histoire  du  manuscrit 
narrée  par  un  auteur  grave  avec  un  air  de  bonne  foi 
en  a  réellement  imposé ,  et  qui  ont  bu  sans  crainte, 
dans  une  coupe  de  forme  antique,  le  poison  dont  ils  se 
seroient  au  moins  défiés  s'il  leur  eut  été  présenté  dans 
un  vase  moderne. 

Que  ces  distinctions  se  trouvent  ou  non  dans  les 
livres,  elles  ne  s'en  font  pas  moins  dans  le  cœur  de 
tout  homme  de  bonne  foi  avec  lui-même,  qui  ne  veut 
rien  se  permettre  que  sa  conscience  puisse  lui  repro- 
cher; car  dire  une  chose  fausse  à  son  avantage  n'est 
pas  moins  mentir  que  si  on  la  disoit  au. préjudice 
d'autrui,  quoique  le  mensonge  soit  moins  criminel. 
Donner  l'avantage   à   qui  ne  doit  pas  l'avoir,  c'est 


282  LES    REVERIES, 

troubler  l'ordre  de  la  justice;  attribuer  faussement  à 
soi-même  ou  à  autrui  un  acte  d'où  peut  résulter 
louange  ou  blâme,  inculpation  ou  disculpation,  c'est 
faire  une  chose  injuste;  or,  tout  ce  qui,  contraire  à 
la  vérité,  blesse  la  justice  en  quelque  façon  que  ce 
soit,  c'est  mensonge.  Voilà  la  limite  exacte  :  mais  tout 
ce  qui,  contraire  à  la  vérité,  n'intéresse  la  justice  en 
aucune  sorte,  n'est  que  fiction;  et  j'avoue  que  quicon- 
que se  reproche  une  pure  fiction  comme  un  men- 
songe a  la  conscience  plus  délicate  que  moi. 

Ce  qu'on  appelle  mensonges  officieux  sont  de  vrais 
mensonges,  parcequ'en  imposer  à  l'avantage,  soit 
d'autrui,  soit  de  soi-même,  n'est  pas  moins  injuste 
que  d  en  imposera  son  détriment  :  quiconque  loue  ou 
blâme  contre  la  vérité  ment,  dès  qu  il  s  agit  d'une  per- 
sonne réelle.  S'il  s'agit  d'un  être  imaginaire ,  il  en  peut 
dire  tout  ce  qu'il  veut  sans  mentir,  à  moins  qu'il  ne 
juge  sur  la  moralité  des  faits  qu'il  invente,  et  qu'il 
n'en  juge  faussement,  car  alors  s'il  ne  ment  pas  dans 
le  fait,  il  ment  contre  la  vérité  morale,  cent  fois  plus 
respectable  que  celle  des  faits. 

J'ai  vu  de  ces  gens  qu'on  appelle  vrais  dans  le 
monde  :  toute  leur  véracité  s'épuise  dans  les  conver- 
sations oiseuses  à  citer  fidèlement  les  lieux ,  Iqs  temps , 
les  personnes,  à  ne  se  permettre  aucune  fiction,  à  ne 
broder  aucune  circonstance,  à  ne  rien  exagérer.  En 
tout  ce  qui  ne  touche  point  à  leur  intérêt,  ils  sont 
dans  leurs  narrations  de  la  plus  inviolable  fidélité  : 
mais  s'agit-il  de  traiter  quel([ue  aifaire  qui  les  re- 
garde, de  narrer  quelque  fait  qui  leur  touche  de  près, 
toutes  les  couleurs  sont  employées  pour  présenter 


QUATRIÈME    PROMEKADE.  283 

les  choses  sous  le  jour  qui  leur  est  le  pins  avantageux; 
et,  si  le  mensonge  leur  est  utile  et  qu'ils  s'abstiennent 
de  le  dire  eux-mêmes,  ils  le  favorisent  avec  adresse, 
et  font  en  sorte  qu'on  l'adopte  sans  le  leur  pouvoir  im- 
puter. Ainsi  le  veut  la  prudence  :  adieu  la  véracité. 

L'hounne  que  j'appelle  vrai  fait  tout  le  contraire.  En 
choses  pari aitement  indifférentes,  la  vérité,  qu'alors 
l'autre  respecte  si  fort,  le  touche  fort  peu,  et  il  ne  se 
fera  guère  de  scrupule  d  amuser  une  compagnie  par 
des  faits  controuvés,  dont  il  ne  résulte  aucun  juge- 
ment injuste,  ni  pour  ni  contre  qui  que  ce  soit  vivant 
ou  mort  :  mais  tout  discours  qui  produit  pour  quel- 
qu'un profit  ou  dommage,  estime  ou  mépris,  louange 
ou  blâme,  contre  la  justice  et  la  vérité,  est  un  men- 
songe qui  jamais  n'approchera  de  son  cœur,  ni  de  sa 
bouche,  ni  de  sa  plume.  Il  est  solidement  vrai ^  même 
contre  son  intérêt,  quoiqu'il  se  pique  assez  peu  de 
l'être  dans  les  conversations  oiseuses  :  il  est  vrai  en  ce 
qu'il  ne  cherche  à  tromper  personne,  qu'il  est  aussi 
fidèle  à  la  vérité  qui  l'accuse  qu'à  celle  qui  l'honore, 
et  qu'il  n'en  impose  jamais  pour  son  avantage,  ni 
pour  nuire  à  son  ennemi.  La  différence  donc  qu'il  y  a 
entre  mon  homme  vrai  et  l'autre,  est  que  celui  du 
monde  est  très  rigoureusement  fidèle  à  toute  vérité 
qui  ne  lui  coûte  rien,  mais  pas  au-delà,  et  que  le  mien 
ne  la  sert  jamais  si  fidèlement  que  quand  il  faut  s  im- 
moler pour  elle. 

Mais,  diroit-on,  comment  accorder  ce  relâchement 
avec  cet  ardent  amour  pour  la  vérité  dont  je  le  glo- 
rifie? Cet  amour  est  donc  faux  puisqu'il  souffre  tant 
d'alliage?  Non;  il  est  pur  et  vrai;  mais  il  n'est  qu'une 


284  LES   REVERIES. 

émanation  de  l  amour  de  la  justice,  et  ne  veut  jamais 
être  faux,  quoiqu'il  soit  souvent  fabuleux.  Justice  et 
vérité  sont  dans  son  esprit  deux  mots  synonymes, 
qu'il  prend  l'un  pour  l'autre  indifféremment  :  la  sainte 
vérité,  que  son  cœur  adore,  ne  consiste  point  en  faits 
indifférents  et  en  noms  inutiles,  mais  à  rendre  fidèle- 
ment à. chacun  ce  qui  lui  est  dû  en  choses  qui  sont 
véritablement  siennes ,  en  imputations  bonnes  ou 
mauvaises,  en  rétributions  d'honneur  ou  de  blâme, 
de  louange  et  d  improbation;  il  n'est  faux  ni  contre 
autrui,  parceque  son  équité  l'en  empêche  et  qu'il  ne 
veut  nuire  à  personne  injustement,  ni  pour  lui-même , 
parceque  sa  conscience  l'en  empêche ,  et  qu'il  ne 
sauroit  s'approprier  ce  qui  n'est  pas  à  lui.  C'est  sur- 
tout de  sa  propre  estime  qu'il  est  jaloux  :  c'est  le  bien 
dont  il  peut  le  moins  se  passer,  et  il  sentiroit  une 
perte  réelle  d'acquérir  celle  des  autres  aux  dépens  de 
ce  bien-là.  Il  mentira  donc  quelquefois  en  choses  in- 
différentes sans  scrupule  et  sans  croire  mentir,  jamais 
pour  le  dommage  ou  le  profit  d'autrui,  ni  de  lui- 
même  :  en  tout  ce  qui  tient  aux  vérités  historiques,  en 
tout  ce  qui  a  trait  à  la  conduite  des  hommes,  à  la  jus- 
tice, à  la  sociabilité,  aux  lumières  utiles,  il  garantira 
de  l'erreur,  et  lui-même,  et  les  autres,  autant  qu'il 
dépendra  de  lui.  Tout  mensonge  hors  de  là,  selon 
lui,  n'en  est  pas  un.  Si  le  Temple  de  Guide  est  un  ou- 
vrage utile,  l'histoire  du  manuscrit  grec  n'est  qu'une 
fiction  très  innocente;  elle  est  un  mensonge  très  pu- 
nissable si  l'ouvrage  est  dangereux. 

Telles  furent  mes  règles  de  conscience  sur  le  men- 
songe et  sur  la  vérité  :  mon  cœur  suivoit  machinale- 


QUATRIEME    PROM  E  N  ADE.  285 

ment  ces  régies  avant  que  ma  raison  les  eût  adoptées , 
et  l'instinct  moral  en  fit  seul  Tapplication.  Le  cjiniinel 
mensonge  dont  la  pauvre  Marion  fut  la  victime  m'a 
laissé  d'ineffaçables  remords,  qui  m'ont  garanti  tout 
le  reste  de  ma  vie  non  seulement  de  tout  mensonge 
de  cette  espèce,  mais  de  tous  ceux  qui,  de  quelque 
façon  que  ce  pût  être,  pouvoient  toucher  l'intérêt  et 
la  réputation  d'autrui.  En  géiiéralisant  ainsi  l'exclu- 
sion, je  me  suis  dispensé  de  peser  exactement  l'avan- 
tage et  le  piéjudice,  et  de  marquer  les  limites  précises 
du  mensonge  nuisible  et  du  mensonge  "officieux;  en 
regardant  l'un  et  1  autre  comme  coupables,  je  me  les 
suis  interdits  tous  les  deux. 

En  ceci  comme  en  tout  le  reste,  mon  tempérament 
a  beaucoup  influé  sur  mes  maximes,  ou  plutôt  sur 
mes  habitudes;  car  je  n'ai  guère  agi  par  régies,  ou 
n'ai  guère  suivi  d'autres  régies  en  toute  chose  que  les 
impulsions  de  mon  naturel.-  Jamais  mensonge  prémé- 
dité n'approcha  de  ma  pensée,  jamais  je  n  ai  menti 
pour  mon  intérêt;  mais  souvent  j  ai  menti  par  honte 
pour  rpe  tirer  d  embarras  en  choses  indifférentes,  ou 
qui  îi'intéressoient  tout  au  plus  que  moi  seul,  lors- 
qu'ayant  à  soutenir  un  enti  etien  la  lenteur  de  mes 
idées  et  l'aridité  de  ma  conversation  me  forçoient  de 
recourir  aux  fictions  pour  avoir  quelque  chose  à  dire. 
Quand  il  faut  nécessairement  parler  et  que  des  vérités 
amusantes  ne  se  présentent  pas  assez  tôt  à  mon 
esprit,  je  débite  des  fables  pour  ne  pas  demeurer 
muet;  mais,  dans  l'invention  de  ces  fables,  j'ai  soin, 
tant  que  je  puis ,  (ju'elles  ne  soient  pas  des  men- 
songes, c'est-à-dire  qu'elles  ne  blessent  ni  la  justice 


286  LES    r.ÉVERIES. 

ni  la  vérité  due,  et  qu'elles  ne  soient  que  des  fictions 
indifférentes  à  tout  le  monde  et  à  moi.  Mon  désir 
seroit  bien  d'y  substituer  au  moins  à  la  vérité  des 
faits  une  vérité  morale,  c'est-à-dire  d'y  bien  repré- 
senter les  affections  naturelles  au  cœur  humain,  et 
d'en  faire  sortir  toujours  quelque  instruction  utile, 
de»  faire,  en  un  mot,  des  contes  moraux,  des  apo- 
logues; mais  il  faudroit.  plus  de  présence  d'esprit  que 
je  n  en  ai ,  et  plus  de  facilité  dans  la  parole  pour  savoir 
mettre  il  profit,  pour  l'instruction,  le  babil  de  la  con- 
versation. Sa  marche,  plus  rapide  que  celle  de  mes 
idées,  me  forçant  presque  toujours  de  parler  avant  de 
penser,  m'a  souvent  suggéré  des  sottises  et  des  inep- 
ties que  ma  raison  désapprouvoit,  et  que  mon  cœur 
désavouoit  à  mesure  qu'elles  échappoient  de  ma  bou. 
che,  mais  qui,  précédant  mon  propre  jugement,  ne 
pouvoient  plus  être  réformées  par  sa  censure. 

C'est  encore  par  cette  première  et  irrésistible  im- 
pulsion du  tempérament  que,  dans  des  moments  im- 
prévus et  rapides ,  la  honte  et  la  timidité  m'arrachent 
souvent  des  mensonges  auxquels  ma  volonté  n'a  point 
de  part,  mais  qiii  la  précédent  en  quelque  sorte  par 
la  nécessité  de  répondre  à  l'instant.  L'impression 
profonde  du  souvenir  de  la  pauvre  Marion  peut  bien 
retenir  toujours  ceux  qui  pourroient  être  nuisibles  à 
d'autres,  mais  non  pas  ceux  qui  peuvent  servir  à  me 
tirer  d'embarras  quand  il  s'agit  de  moi  seul,  ce  qui 
n'est  pas  moins  contre  ma  conscience  et  mes  prin- 
cipes que  ceux  qui  peuvent  influer  sur  le  sort  d'au- 
trui . 
•    J'atteste  le  ciel  que  si  je  pouvois  I  instant  d  après 


QUATRIÈME    l'ROMEN ADK.  287 

retirer  le  mensonge  qui  m'excuse,  et  dire  la  vérité 
qui  me  charge,  sans  me  faire  un  nouvel  affront  en 
me  rétractant,  je  le  ferois  de  tout  mon  cœur;  mais  la 
honte  de  me  prendre  ainsi  moi-même  en  faute  me 
retient  encore ,  et  je  me  repens  très  sincèrement  de  ma 
faute,  sans  néanmoins  l'oser  réparer.  Un  exemple 
expliquera  mieux  ce  que  je  veux  dire,  et  montrera 
que  je  ne  mens  ni  par  intérêt  ni  par  amour-propre, 
encore  moins  par  envie  ou  par  malignité;  mais  uni- 
quement par  embarras  et  mauvaise  honte,  sachant 
même  très  bien  quelquefois  que  ce  mensonge  est 
connu  pour  tel,  et  ne  peut  me  servir  du  tout  à  rien. 

Il  y  a  quelque  temps  que  M.  F***  m'engagea ,  contre 
mon  usage,  à  aller,  avec  ma  femme,  dîner,  en  ma- 
nière de  pique-nique,  avec  lui  et  M.  B***,  chez  la 
dame  ***,  restauratrice,  laquelle  et  ses  deux  filles 
dînèrent  aussi  avec  nous.  Au  milieu  du  dîner,  l'ainée, 
qui  est  mariée  depuis  peu,  et  qui  ctoit  grosse,  s'avisa 
de  me  demander  brusquement,  et  en  me  fixant,  si 
j'avois  eu  des  enfants.  Je  répondis ,  en  rougissant 
jusqu'aux  yeux,  que  je  n'avois  pas  eu  ce  bonheur. 
Elle  sourit  malignement  en  regardant  la  compagnie  ; 
tout  cela  n  étoit  pas  bien  obscur,  même  pour  moi. 

H  est  clair  d'abord  que  cette  réponse  n  est  point 
celle  que  j'aurois  voulu  faire,  quand  même  j  aurois 
eu  lintention  d  en  imposer;  car,  dans  la  disposition 
où  je  voyois  les  convives,  j  étois  bien  sûr  que  ma  ré- 
ponse ne  changeoit  rien  à  leur  opinion  sur  ce  point. 
(Jn  s  attendoit  à  cette  négative,  on  la  provoquoit 
même  pour  jouir  du  plaisir  de  m'avoir  fait  mentir.  Je 
n  étois  pas  assez  bouché  pour  ne  pas   sentir  cela^ 


/ 

288  LES    RÊVERIES. 


Deux  minutes  après,  la  réponse  que  j'aurois  dû  faire 
me  vint  d  elle-même.  «  Voilà  une  question  peu  dis- 
«  crête,  de  la  part  d'une  jeune  femme,  à  un  homme 
«  qui  a  vieilli  garçon.  »  En  parlant  ainsi,  sans  mentir, 
sans  avoir  à  rougir  d'aucun  aveu,  je  mettois  les  rieurs 
de  mon  côté,  et  je  lui  faisois  une  petite  leçon  qui, 
naturellement,  devoit  la  rendre  un  peu  moins  imper- 
tinente à  me  questionner.  Je  ne  fis  rien  de  tout  cela, 
je  ne  dis  point  ce  qu'il  falloit  dire,  je  dis  ce  qu'il  ne 
falloit  pas  et  qui  ne  pouvoit  me  servir  de  rien.  Il  est 
donc  certain  que  ni  mon  jugement  ni  ma  volonté 
ne  dictèrent  ma  réponse ,  et  qu'elle  fut  4'effet  ma- 
chinal de  mon  embarras.  Autrefois  je  n'avois  point 
cet  embarras,  et  je  faisois  l'aveu  de  mes  fautes  avec 
plus  de  franchise  que  de  honte,  parceque  je  ne  dou- 
tois  pas  qu'on  ne  vît  ce  qui  les  rachetoit  et  que  je 
sentois  au-dedans  de  moi;  mais  l'œil  de  la  malignité 
me  navre  et  me  déconcerte  :  en  devenant  plus  mal- 
heureux, je  suis  devenu  plus  timide;  et  jamais  je  n'ai 
menti  que  par  timidité. 

Je  n'ai  jamais  mieux  senti  mon  aversion  naturelle 
pour  le  mensonge  qu'en  écrivant  mes  Confessions; 
car  c'est  là  que  les  tentations  auroient  été  fréquentes 
et  fortes,  pour  peu  que  mon  penchant  m'eût  porté 
de  ce  côté;  mais  loin  d'avoir  rien  tu,  rien  dissimulé 
qui  fût  à  ma  charge,  par  un  tour  d'esprit  que  j'ai 
peine  à  m'expliquer ,  et  qui  vient  peut-être  d  éloi- 
gnement  pour  toute  imitation,  je  me  sentois  plutôt 
porté  à  mentir  dans  le  sens  contraire  en  m'accusant 
avec  trop  de  sévérité,  qu'en  m'excusant  avec  trop 
d'indulgence,  et  ma  conscience  m'assure  qu'un  jour 


QUATRIÈME    PROMEKADE.  t^) 

je  serai  jugé  moins  sévèrement  que  je  ne  me  suis  jugé 
moi-même.  Oui,  je  le  dis  et  le  sens  avec  une  fîère 
élévation  dame,  j  ai  porté  dans  cet  écrit  la  bonne  foi, 
la  véracité,  la  franchise,  aussi  loin,  plus  loin  même, 
au  moins  je  le  crois,  que  ne  fit  jamais  aucun  autre 
homme;  sentant  que  le  bien  surpassoit  le  mal,  j'avois 
mon  intérêt  à  tout  dire,  et  j  ai  tout  dit. 

Je  n'ai  jamais  dit  moins;  j'ai  dit  plus  quelquefois, 
non  dans  les  faits,  mais  dans  les  circonstances;  et 
cette  espèce  de  mensonge  fut  plutôt  Teffet  du  délire 
de  l'imagination  qu'un  acte  de  volonté;  j'ai  tort  même 
de  l'appeler  mensonge,  car  aucune  de  ces  additions 
n'en  fut  un.  J'écrivois  mes  Confessions,  déjà  vieux  et 
dégoûté  des  vains  plaisirs  de  la  vie  que  j  a  vois  tous 
eifleurés,  et  dont  mon  cœur  avoit  bien  senti  le  vide. 
Je  les  écrivois  de  mémoire;  cette  mémoire  me  man- 
quoit  souvent  ou  ne  me  fournissoit  que  des  souvenirs 
imparfaits,  et  j'en  remplissois  les   lacunes  par  des 
détails  que  j  imaginois  en  supplément  de  ces  sou- 
venirs, mais  qui  ne  leur  étoient  jamais  contraires. 
J  aimois  à  m'étendre  sur  les  moments  heureux  de  ma 
vie,  et  je  les  embcliissois  quelquefois  des  ornements 
que  de  tendres  regrets  venoieut  me  fournir.  Je  disois 
les  choses  que  j'avois  oubliées  comme  il  me  sembloit 
qu'elles  avoientdû  être,  comme  elles  avoieut  été  peut- 
être  en  effet,  jamais  au  contraire  de  ce  que  je  me  rap- 
pelois  qu'elle^  avoient  été.  Je  prétois  quelquefois  à  la 
vérité  des  charmes  étrangers,  mais  jamais  je  n'ai  mis 
le  mensonge  à  la  place  pour  pallier  mes  vices,  ou 
pour  Ui'arroger  des  vertus. 

Que  si  quelquefois,  sans  y  songer^  par  un  mouve- 
III.  19 


290  LES    REVERIES, 

nient  involontaire,  j  ai  caché  le  côté  difforme,  en  me 
peignant  de  profil,  ces  réticences  ont  bien  été  com- 
pensées par  d'autres  réticences  plus  bizarres,  qui 
m'ont  souvent  fait  taire  le  bien  plus  soigneusement 
que  le  mal.  Ceci  est  une  singularité  de  mon  naturel 
qu'il  est  fort  pardonnable  aux  hommes  de  ne  pas 
croire,  mais  qui,  tout  incroyable  qu'elle  est,  n'en  est 
pas  moins  réelle  :  j'ai  souvent  dit  le  mal  dans  toute  sa 
turpitude,  j'ai  rarement  dit  le  bien  dans  tout  ce  qu'il 
eut  d  aimable,  et  souvent  je  l'ai  tu  tout-à-fait  parce- 
qu'il  m'honoroit  trop,  et  que,  faisant  mes  Confessions , 
j'aurois  l'air  d'avoir  fait  mon  éloge.  J'ai  décrit  mes 
jeunes  ans  sans  me  vanter  des  heureuses  quahtés 
dont  mon  cœur  étoit  doué,  et  même  en  supprimant 
les  faits  qui  les  mettoient  trop  en  évidence.  Je  m'en 
rappelle  ici  deux  de  ma  première  enfance,  qui,  tous 
deux,  sont  bien  venus  à  mon  souvenir  en  écrivant, 
mais  que  j'ai  rejetés  l'un  et  l'autre  par  l'unique  raison 
dont  je  viens  de  parler. 

J'allois  presque  tous  les  dimanches  passer  la  jour- 
née auxPâquis,  chez  M.  Fazy,  qui  avoit  épousé  une 
de  mes  tantes,  et  qui  avoit  là  une  fabrique  d'indiennes. 
Un  jour  j'étois  à  l'étendage,  dans  la  chambre  de  la 
calandre,  et  j'en  regardois  les  rouleaux  de  fonte;  leur 
luisant  flattoit  ma  vue;  je  fus  temé  d'y  poser  mes 
doifts,  et  je  les  prom'enois  avec  plaisir  sur  le  lissé  du 
cyhndre,  quand  le  jeune  Fazy  s'étant'  mis  dans  la 
roue  lui  donna  un  demi-quart  de  tour  si  adroitement, 
qu'il  n'y  prit  que  le  bout  de  mes  deux  plus  longs 
doigts;  mais  c'en  fut  assez  pour  qu'ils  y  fussent 
écrasés  par  le  Jjout,  et  que  les  deux  ongles  y  res- 


QUATRIEME    P^.OME^ADK.  2(jl 

tassent.  Je  fis  un  cri  perçant  ;  Fazy  détourne  à  l'instant 
la  roue,  mais  les  ongles  ne  restèrent  pas  moins  au. 
cylindre,  et  le  sang  ruisseloit  de  mes  doigts.  Fazv, 
consterné,  s'écrie,  sort  de  la  roue,  m  embrasse,  et 
me  conjure  dapaiser  mes  cris,  ajoutant  qu'il  étoit 
perdu.  Au  fort  de  ma  douleur  la  sienne  me  toucha;  je 
me  tus,  nous  fûmes  à  la  carpière,  où  il  m'aida  à  laver 
mes  doigts ,  et  à  étancher  mon  sang  avec  de  la  mousse. 
Il  me  supplia,  avec  larmes,  de  ne  point  l'accuser;  je 
le  lui  promis,  et  le  lins  si  bien  que,  plus  de  vingt  ans 
après ,  personne  ne  savoit  par  quelle  aventure  j'avois 
deux  de  mes  doigts  cicatrisés  ;  car  ils  le  sont  de- 
meurés toujours.  Je  fus  détenu  dans  mon  lit  plus  de 
trois  semaines,  et  plus  de  deux  mois  hors  d  état  de 
me  servir  de  ma  main,  disant  toujours  qu'une  grosse 
pierre,  en  tombant,  m'avoit  écrasé  mes  doigts. 

Magnanhna  menzogna  !  ur  (jiiatido  è  il  vero 
Si  btllo  ,    che  si  possa  a  te  preporre? 

Cet  accident  me  fut  pourtant  bien  sensible  parla 
circonstance,  car  c'étoit  le  temps  des  exercices,  où 
l'on  faisoit  manœuvrer  la  bourgeoisie,  et  nous  avions 
fait  un  rang  de  trois  autres  enfants  de  mon  âge,  avec 
lesquels  je  devois,  en  uniforme,  faire  l'exercice  avec 
la  compagnie  de  mon  quartier.  J'eus  la  douleur  d'en- 
tendre le  tambour  de  la  compagnie,  passant  sous  ma 
fenêtre,  avec  mes  trois  camarades,  tandis  que  j'étois 
dans  mon  lit. 

Mon  autre  histoire  est  toute  semblable,  mais  d'un 
âge  plus  avancé. 

Je  jouois  au  mail,  à  Plain-Palais,  avec  un  de  me= 

ï9- 


292  LES    RÊVERIES, 

camarades  appelé  Plince.  Nous  primes  querelle  au 
jeu;  nous  nous  battîmes,  et,  durant  le  combat,  il  me 
donna,  sur  la  tête  nue,  un  coup  de  mail  si  bien  ap- 
pliqué, que  d'une  main  plus  forte,  il  m'eut  fait  sauter 
la  cervelle.  Je  tombe  à  1  instant.  Je  ne  vis  de  ma  vie 
une  agitation  pareille  à  celle  de  ce  pauvre  garçon, 
voyant  mou  sang  ruisseler  dans  mes  cheveux.  Il  crut 
nVavoir  tué.  Il  se  précipite  sur  moi,  m'embrasse,  me 
serre  étroitement  en  fondant  en  larmes,  et  poussanft 
des  cris  perçants.  Je  Terabrassois  aussi  de  toute  ma 
force,  en  pleurant  comme  lui,  dans  une  émotion  con- 
fuse, qui  n'étoit  pas  sans  quelque  douceur.  Enfin  il 
se  mit  en  devoir  d'étancber  mon  sang  qui  continuoit 
de  couler;  et,  voyant  que  nos  deux  mouchoirs  n'y 
pou  voient  suffire,  il  m'entraîna  chez  sa  mère,  qui 
avoit  un  petit  jardin  près  de  là.  Cette  bonne  dame 
faillit  à  se  trouver  mal  en  me  voyant  dans  cet  état; 
mais  elle  sut  conserver  des  forces  pour  me  panser; 
et,  après  avoir  bien  bassiné  ma  plaie,  elle  y  appliqua 
des  fleurs  de  lis  macérées  dans  l'eau-de-vie,  vulné- 
raire excellent,  et  très  usité  dans  notre  pays.  Ses 
larmes  et  celles  de  son  fils  pénétrèrent  mon  cœur  au 
point  que,  long-temps,  je  la  regardois  comme  ma 
mère,  et  son  fils  comme  mon  frère,  jusqu'à  ce 
qu'ayant  perdu  l'un  et  l'autre  de  vue,  je  les  oubliai 
peu-à-peu. 

Je  gardai  le  même  secret  sur  cet  accident  que  sur 
l'autre,  et  il  m'en  est  arrivé  cent  autres  de  pareille 
nature,  en  ma  vie,  dont  je  n'ai  pas  même  été  tenté  de 
parler  dans  mes  Confessions ,  tant  j'y  cherchois  peu 
l'art  de  faire  valoir  le  bien  que  je  sentois  dans  mou 


QUATRIÈME    PT.OMENADE.  29^ 

caractère.  2s on,  quand  j'ai  parlé  contre  la  vérité  qui 
m'étoit  connue,  ce  n'a  jamais  été  qu'en  choses  indif- 
férentes, et  plus,  ou  par  l'embarras  de  parler,  ou  pouf 
le  plaisir  décrire,  que  par  aucun  motif  d  intérêt  pour 
moi,  ni  d'avantage  ou  de  préjudice  d'autrui;  et  qui- 
conque lira  mes  Confessions  impartialement,  si  jamais 
cela  arrive,  sentira  que  les  aveux  que  j'y  fais  sont 
plus  humiliants,  plus  pénibles  à  faire,  que  ceux  d  un 
mal  plus  grand,  mais  moins  honteux  à  dire,  et  que  je 
n'ai  pas  dit  parceque  je  ne  l'ai  pas  fait. 

Il  suit  de  toutes  ces  réflexions,  que  la  profession  de 
véracité  que  je  me  suis  faite  a  plus  son  fondement  sur 
des  sentiments  de  droiture  et  d'équité,  que  sur  la  réa- 
lité des  choses,  et  que  j'ai  plus  suivi,  dans  la  pratique, 
les  directions  morales  de  ma  conscience  que  les  no- 
tions  abstraites  du  vrai  et  du  faux.  J  ai  souveut  débité 
bien  des  fables,  mais  j'ai  très  rarement  menti.  En  sui- 
vant ces  principes,  jai  donné  sur  moi  beaucoup  de 
prise  aux  autres,  mais  je  n'ai  fait  tort  à  qui  que  ce  fût, 
et  je  ne  me  suis  point  attribué  à  moi-même  plus  d'a- 
vantage qu'il  ne  m'en  étoit  du.  C'est  uniquement  par 
là,  ce  me  semble,  que  la  vérité  est  une  vertu.  A  tout 
autre  égard  elle  n'est  pour  nous  qu'un  être  métaphv- 
sique,  dont  il  ne  résulte  ni  bien  ni  mal. 

Je  ne  sens  pourtant  pas  mon  cœur  assez  content  de 
ces  dictinctions  pour  me  croire  tout-à-fait  irrépréhen- 
sible. En  pesant  avec  tant  de  soin  ce  que  je  devois  aux 
autres,  ai-je  assez  examiné  ce  que  je  me  devois  à  moi- 
même?  S'il  faut  êtie  juste  pour  autrui,  il  faut  être  vrai 
pour  soi;  c'est  un  hommage  que  l'honuête  homme 
doit  rendre  à  sa  propre  dignité.  Quand  la  stérilité  de 


294  Ï^ES    RÊVERIES, 

ma  conversation  me  forçoit  dV  suppléer  par  d'inno- 
centes fictions,  j'avois  tort,  parcequjl  ne  faut  point , 
pour  amuserautrui,  s'avilir  soi-même;  et  quand,  en- 
traîné par  le  plaisir  d'écrire,  j'ajoutois  ,  à  des  choses 
réelles,  des  ornements  inventés,  j'avois  plus  de  tort 
encore,  parceque,  orner  la  vérité  par  des  tables,  c'est 
en  effet  la  défi(;urer. 

Mais  ce  qui  me  rend  plus  inexcusable  est  la  devise 
que  j'avois  choisie.  Cette  devise  ni'obligeoit  plus  que 
tout  autre  homme  à  une  profession  plus  étroite  de  la 
vérité,  et  ilnesuffisoitpas  queje  lui  sacrifiasse  partout 
mon  intérêt  et  mes  penchants,  il  falloit  lui  sacrifier 
aussi  ma  foiblesse  et  mon  naturel  timide.  Il  falloit 
avoir  le  courage  et  la  force  d'être  vrai  toujours,  en 
toute  occasion ,  et  qu'il  ne  sortît  jamais  ni  fictions  ni 
fables  d'une  bouche  et  d'une  plume  qui  s'étoient  par- 
ticulièrement consacrées  à  la  vérité.  Voilà  ce  que 
j'aurois  dû  me  dire  en  prenant  cette  fière  devise,  et 
me  répéter  sans  cessetant  que  j'osai  la  porter.  Jamais 
la  fausseté  ne  dicta  mes  mensonges,  ils  sont  tous  venus 
de  foiblesse,  mais  cela  m'excuse  très  mal.  Avec  une 
ame  foible  on  peut  tout  au  plus  se  garantir  du  vice; 
mais  c'est  être  arrogant  et  téméraire  d'oser  professer 
de  grandes  vertus. 

Voilà  des  réflexions  qui  probablement  ne  me  se- 
roient  jamais  veniies  dans  l'esprit  si  l'abbé  Royou  ne 
mêles  eût  suggérées.  Il  est  bien  lard,  sans  doute, 
pour  en  faire  usage;  mais  il  n  est  pas  trop  tard  au 
moins  pour  redresser  mon  erreur,  et  remettre  ma  vo- 
lonté dans  la  règle  :  car  c'est  désormais  tout  ce  qui  dé- 
pend de  moi.  En  ceci  donc,  et  en  toutes  choses  sern- 


QUATRIÈME    PROMENADE.  29^ 

blables,  la  maxime  de  Solon  est  applicable  à  tous  les 
âges ,  et  il  n'est  jamais  trop  tard  pour  apprendre ,  même 
de  ses  ennemis,  à  être  sage,  vrai,  modeste,  et  à  moins 
présumer  de  soi. 


CINQUIÈME  PROMENADE. 

De  toutes  les  habitations  où  j'ai  demeuré  (et  j'en  ai 
eu  de  charmantes),  aucune  ne  m'a  rendu  si  véritable- 
ment heureux,  et  ne  m'a  laissé  de  si  tendres  regrets 
que  l'île  de  Saint-Pierre  au  milieu  du  lac  de  Bienné. 
Cette  petite  île,  qu'on  appelle  à  Neuchâtel  l'île  de 
La  Motte,  est  bien  peu  connue,  même  en  Suisse.  Au- 
cun voyageur,  que  je  sache,  n'en  fait  mention.  Ce- 
pendant elle  est  très  agréable,  et  singulièrement  située 
pour  le  bonheur  d'un  homme  qui  aime  à  se  circon- 
scrire; car,  quoique  je  sois  peut-être  le  seul  au  monde 
à  qui  sa  destinée  en  ait  fait  une  loi ,  je  ne  puis  croire 
être  le  seul  qui  ait  un  goût  si  naturel,  quoique  je  ne 
l'aie  trouva  jusqu'ici  chez  nul  autre. 

Les  rives  du  lac  de  Bienne  sont  plus  sauvages  et  ro- 
mantiques que  celles  du  lac  de  Genève,  parceque  les 
rochers  et  les  bois  y  bordent  l'eau  de  plus  près;  mais 
elles  ne  sont  pas  moins  riantes.  S'il  y  a  moins  de  cul- 
ture de  champs  et  de  vignes,  moins  de  villes  et  de 
maisons,  il  y  a  aussi  plus  de  verdure  naturelle,  plus 
de  prairies,  d'asiles  ombragés  de  bocages,  des  con- 
trastes plus  fréquents  et  des  accidents  plus  rappro- 
chés. Comme  il  n'y  a  pas  sur  ces  heureux  bords  de 


29^)  LES   r.ÉV  ERIËS. 

grandes  routes  commodes  pour  les  voitures,  le  pays 
est  peu  fréquenté  par  les  voyageurs;  mais  il  est  inté- 
ressant pour  des  contemplatifs  solitaires  qui  aiment  à 
s'enivrer  à  loisir  des  charmes  de  la  nature,  et  à  se  re- 
cueillir dans  un  silence  que  ne  trouble  aucun  autre 
bruit  que  le  cri  des  aigles,  le  ramage  entrecoupé  de 
quelques  oiseaux,  et  le  roulement  des  torrents  qui 
tombent  de  la  montagne.  Ce  beau  bassin  ,  d'une  forme 
presque  ronde,  enferme  dans  son  milieu  deux  petites 
îles.  Tune  ïiabitée  et  cultivée,  d'environ  une  demi- 
lieue  de  tour,  l'autre  plus  petite,  déserte,  et  en  friche, 
et  qui  sera  détruite  à  la  fin  par  les  transports  de  la 
terre  qu'on  en  ôte  sans  cesse  pour  réparer  les  dégâts 
que  les  vagues  et  les  orages  font  à  la  grande.  C'est 
ainsi  que  la  substance  du  foiblecst  toujours  employée 
au  profit  du  puissant. 

Il  n'y  a  dans  l'île  qu'une  seule  maison,  mais  grande, 
agréable,  et  commode,  qui  appartient  à  l'hôpital  de 
Berne,  ainsi  que  1  île,  et  où  loge  un  receveur  avec  sa 
famille  et  ses  domestiques.  Il  y  entretient  une  nom- 
breuse basse-cour ,  une  volière ,  et  des  réservoirs  pour 
le  poisson.  L'île,  dans  sa  petitesse,  est  tellement  variée 
dans  ses  terrains  et  ses  aspects,  qu'elle  offre  toutes 
sortes  de  sites,  et  souffie  toutes  sortes  de  cultures. 
On  y  trouve  des  champs,  des  vignes,  des  bois,  des 
vergers,  de  gras  pâturages  ombragés  de  bosquets,  et 
bordés  d'arbrisseaux  de  toute  espèce,  dont  le  bord 
des  eaux  entretient  la  fraîcheur;  une  haute  terrasse 
plantée  de  deux  rangs  d'arbres  borde  l'île  dans  sa  lon- 
gueur, et  dans  le  milieu  de  cette  terrasse  on  a  bâti  un 
joli  salon,  où  les  habitants  des  rives  voisines  se  ras- 


CINQUIÈME   PROMENADE.  297 

semblent  et  viennent  danser  les  dimanches  durant 
les  vendanges. 

C'est  dans  cette  île  que  je  me  réfugiai  après  la  lapi- 
<Iation  de  Motiers.  J'en  trouvai  le  séjour  si  charmant, 
j'y  menois  une  vie  si  convenable  à  mon  humeur, 
que,  résolu  d'y  finir  mes  jours,  je  n'avois  d'autre  in- 
quiétude sinon  qu'on  ne  me  laissât  pas  exécuter  ce 
projet  qui  ne  s'accordoit  pas  avec  celui  de  m'entraîner 
en  Angleterre,  dont  je  sentois  déjà  les  premiers  effets.» 
Dans  les  pressentiments  qui  m'inquiétoient,  j'aurois 
vouhi  qu'on  m'eût  fait  de  cet  asile  une  prison  per- 
pétuelle, qu'on  m'y  eût  confiné  pour  toute  ma  vie,  et 
qu'en  m'ôtant  toute  puissance  et  tout  espoir  d'en 
sortir  on  m'eût  interdit  toute  espèce  de  communi- 
cation avec  la  terre  ferme,  de  sorte  qu'ignorant  tout 
ce  qui  se  faisoit  dans  le  monde  j  en  eusse  oublié 
l'existence,  et  qu'on  y  eût  oublié  la  mienne  aussi. 

On  ne  m'a  laissé  passer  guère  que  deux  mois  dans 
cette  île ,  mais  j'y  aurois  passé  deux  ans ,  deux  siècles , 
et  toute  l'éternité,  sans  m'y  ennuyer  un  moment, 
quoique  je  n'y  eusse,  avec  ma  compagne,  d  autre 
société  que  celle  du  receveur,  de  sa  femme,  et  de  ses 
domestiques,  qui  tous  étoient  à  la  vérité  de  très 
bonnes  gens,  et  rien  de  plus  ;  mais  c'étoit  précisément 
ce  qu  il  me  falloit.  Je  compte  ces  deux  mois  pour  le 
temps  le  plus  heureux  de  ma  vie,  et  tellement  heu- 
reux, qu'il  m'eût  suffi  durant  toute  mon  existence, 
sans  laisser  naître  un  seul  instant  dans  mon  ame  le 
désir  d'un  autre  état. 

Quel  étoit  donc  ce  bonheur,  et  en  quoi  çonsistoit 
sa  jouissance?  Je  le  donnerois  à  deviner  à  tous  les 


298  LES   RÊVERIES. 

Iiommes  de  ce  siècle  sur  la  description  de  la  vie  que 
j'y  menois.  Le  précieux^wr  nienie  fut  la  première  et  la 
principale  de  ces  jouissances  que  je  voulus  savourer 
dans  toute  sa  douceur,  et  tout  ce  que  je  fis  durant 
mon  séjour  ne  fut  en  effet  que  l  occupation  délicieuse 
et  nécessaire  d'un  homme  qui  s'est  dév.oué  à  l'oisi- 
veté. 

L'espoir  qu'on  ne  demanderoit  pas  mieux  que  de 
me  laisser  dans  ce  séjour  isolé  où  je  m'étois  enlacé 
de  moi-même,  dont  il  m'étoit  impossible  de  sortir 
sans  assistance  et  sans  être  liien  aperçu,  et  oîi  je  ne 
pouvois  avoir  ni  communication  ni  correspondance 
que  par  le  concoius  des  gens  qui  mentouroient;  cet 
espoir,  dis-je,  me  donnoit  celui  d'y  finir  mes  jours 
plus  tranquillement  que  je  ne  les  avois  passés;  et 
l'idée  ((ue  j'aurois  le  temps  de  m'y  arranger  tout  à 
loisir  fit  que  je  commençai  par  n'y  faire  aucun  arran- 
gement. Transporté  là  brusquement,  seul  et  nu,  j  y 
fis  venir  successivement  ma  gouvernante,  mes  livres 
et  mon  petit  équipage,  dont  j'eus  le  plaisir  de  ne  rien 
déballer,  laissant  mes  caisses  et  mes  malles  comme 
elles  étoient  arrivées,  et  vivant  dans  l'habitation  où 
je  comptois  achever  mes  jours,  comme  dans  une 
auberge  dont  j'aurois  dû  partir  le  lendemain.  Toutes 
choses,  telles  qu'elles  étoient,  alloient  si  bien,  que 
vouloir  les  mieux  ranger  étoit  y  gâter  quelque  chose. 
Un  de  mes  plus  grands  délices  étoit  surtout  de  laisser 
toujours  mes  livres  bien  encaissés,  et  de  n'avoir  point 
d'écritoire.  Quand  de  malheureuses  lettres  me  for- 
(  oient  de  prendre  la  plume  pour  y  répondre,  j'em- 
pruntois  en  murmurant  l'écritoire  du  receveur,  et  je 


CINQUIÈME    PROMEiSADt:.  299 

me  hâtois  de  la  rendre,  dans  la  vaine  espérance  de 
n'avoir  plus  besoin  de  la  remprunter.  Au  lieu  de  ces 
tristes  paperasses ,  et  de  toute  cette  bouquinerie , 
j'emplissois  ma  chambre  de  fleurs  et  de  foin;  car 
j'étois  alors  dans  ma  première  ferveur  de  botanique, 
pour  laquelle  le  docteur  d'Ivernois  m'avoit  inspiré  un 
goût  qui  bientôt  devint  passion.  Ne  voulant  plus 
d'œuvre.  de  travail,  il  m'en  falloit  une  d'amusement 
quvme  plût,  et  qui  ne  me  donnât  de  peine  que  celle 
qu'aime  à  prendre  un  paresseux.  J'entrepris  de  faire 
\a  Flora  pet7-ùisulnris ,  et  de  décrire  toutes  les  plantes 
de  l'ile,  sans  en  omettre  une  seule,  avec  un  détail  suf- 
fisant pour  m  occuper  le  reste  de  mes  jours.  On  dit 
qu'un  Allemand  a  fait  un  livre  sur  un  zeste  de  citron; 
j'en  aurois  fait  un  sur  chaque  gramen  des  prés,  sur 
chaque  mousse  des  bois,  sur  chaque  lichen  qui  ta- 
pisse les  rochers;-  enfin  je  ne  voulois  pas  laisser  un 
poil  d'herbe,  pas  un  atome  végétal  qui  ne  fût  ample- 
ment décrit.  En  conséquence  de  ce  beau  projet,  tous 
les  matins,  après  le  déjeuner,  que  nous  faisions  tous 
ensemble,  j'allois,  une  loupe  à  la  main,  et  mon  sjs- 
tenia  natune  sous  le  bras,  visiter  un  canton  de  l'île, 
que  j'avois  pour  cet  effet  divisée  en  petits  carrés,  dans 
l'intention  de  les  parcourir  l'un  après  l'autre  en  chaque 
saison.  Rien  n'est  plus  singulier  que  les  ravissements , 
les  extases  que  j'éprouvois  à  chaque  observation  que 
je  faisois  sur  [a  structure  et  l'organisation  végétale,  et 
sur  le  jeu  des  parties  sexuelles  dans  la  fructification, 
dont  le  système  ctoit  alors  tout-à-fait  nouveau  pour 
-moi.  La  distinction  des  caractères  génériques,  dont  je 
n'avois  pas  auparavant  la  moindre  idée,  m'enchantoit 


3oO  LES   HÉVERIES. 

en  les  vérifiant  sur  les  espèces  communes,  en  atten- 
dant qu'il  son  offrît  à  moi  de  [)]us  rares.  La  fourcliure 
des  deux  longues  étamines  de  la  biuuelle,  le  ressort 
de  celles  de  Tortie  et  de  la  pariétaire,  l'explosion  du 
fruit  cle  la  balsamine  et  de  la  capsule  du  buis,  mille 
petits  jeux  de  la  fructification ,  que  j'observois  pour  la 
première  fois,  me  combloient  de  joie,  et  j'allois  de- 
mandant si  l'on  avoit  vu  les  cornes  de  la  brunelle, 
comme  La  Fontaine  deraandoit  si  1  on  avoit  lu  Ha- 
bacuc.  Au  bout  de  deux  ou  trois  heures  je  m  en  re- 
venois  chargé  d'une  ample  moisson,  provision  d'amu- 
sement pour  l'après-dînée  au  logis,  en  cas  de  pluie. 
J'employois  le  reste  de  la  matinée  à  aller  avec  le  rece- 
veur, sa  femme,  et  Thérèse,  visiter  leurs  ouvriers  et 
leur  récolte,  mettant  le  plus  souvent  la  main  à  l'œuvre 
avec  eux;  et  souvent  des  Bernois  qui  me  venoient  voir 
m'ont  trouvé  juché  sur  de  grands  arbres,  ceint  d'un 
sac  que  je  remplissois  de  fruits,  et  que  je  dévalois 
ensuite  à  terre  avec  une  corde.  L'exercice  que  j'avois 
fait  dans  la  matinée,  et  la  bonne  humeur  qui  en  est  in- 
séparable, me  rendoient  le  repos  du  diner  très  agréa- 
ble; mais  quand  il  se  prolongeoit  trop,  et  que  le  beau 
temps  m'invitoit,  je  ne  pouvois  si  long-temps  attendre, 
et  pendant  qu'on  étoit  encore  à  table,  je  m'esquivois 
et  j  allois  me  jeter  seul  dans  un  bateau  que  je  con- 
duisois  au  milieu  du  lac  quand  l'eau  étoit  calme;  et 
là,  m'étendant  tout  de  mon  long  dans  le  bateau,  les 
yeux  tournés  vers  le  ciel,  je  me  laissois  aller  et  dériver 
lentement  au  gré  de  IVau,  quelquefois  pendant  plu- 
sieurs heuies,  plongé  dans  mille  rêveries  confuses, 
mais  délicieuses,  et  qui,  sans  avoir  aucun  objet  bien 


CINQUIEME    PnOMENADE.  3oi 

déterminé  ni  constant,  ne  laissoient  pas  d'être  à  mon 
jjré  cent  fois  préférables  à  tout  ce  que  j'avois  trouvé 
de  plus  doux  dans  ce  qu  on  appelle  les  plaisirs  de  la 
vie.  Souvent  averti  par  le  baisser  du  soleil  de  1  heure 
de  la  retraite,  je  me  trouvois  si  loin  de  Tîle,  que 
j'étois  forcé  de  travailler  de  toute  ma  force  pour  ar- 
river avant  la  nuit  close.  D'autres  fois,  au  lieu  de 
m'écarter  en  pleine  eau,  je  me  plaisois  à  côtoyer  les 
verdoyantes  rives  de  lîle,  dont  les  limpides  eaux  et 
les  ombrages  frais  m'ont  souvent  engagé  à  m'y  bai- 
gner. Mais  une  de  mes  navigations  les  plus  fréquentes 
étoit  d'aller  de  la  grande  à  la  petite  île,  d'y  débar- 
quer, et  d'y  passer  l'après'-dinée,  tantôt  à  des  prome- 
nades très  circonscrites  au  milieu  des  marceaux,  des 
bourdaines,  des  persicaires,  des  arbrisseaux  de  toute 
espèce,  et  tantôt  m'établissant  au  sommet  d'un  tertre 
sablonneux,  couvert  de  gazon ,  de  serpolet,  de  fleurs, 
même  d'esparcette  et  de  trèfles  qu  on  y  avoit  vrai- 
semblablement semés  autrefois ,  et  très  propres  à 
loger  des  lapins  qui  pouvoient  là  multiplier  en  paix 
sans  rien  craindre,  et  sans  nuire  à  rien.  Je  donnai 
cette  idée  au  receveur,  qui  fit  venir  de  Neuchàtel  des 
lapins  mâles  et  femelles,  et  nous  allâmes  en  grande 
pompe,  sa  femme,  une  de  ses  sœurs,  Thérèse,  et  moi, 
les  établir  dans  la  petite  ile,  où  ils  commençoient  à 
peupler  avant  mon  départ,  et  où  ils  auront  prospéré 
sans  doute,  s'ils  ont  pu  soutenir  la  rigueur  des  hivers. 
La  fondation  de  cette  petite  colonie  fut  une  fête.  Le 
pilote  des  Argonautes  n'étoit  pas  plus  fier  que  moi, 
menant  en  triomphe  la  compagnie  et  les  lapins  de  la 
{jrande  île  à  la  petite,  et  je  notois  avec  orgueil  que  la 


302  LES    RÊVERIES: 

receveuse,  qui  redoutoit  l'eau  à  l'excès  ,  et  s'y  trouvoit 
toujours  mal,  s'embarqua  sous  ma  conduite  avec  con- 
fiance, et  ne  montra  nulle  peur  durant  la  traversée. 

Quand  le  lac  agité  ne  me'permettoit  pas  la  navi- 
gation, je  passois  mon  après-midi  à  parcourir  l'ile, 
en  herborisant  à  droite  et  à  gauche;  m'asseyant  tantôt 
dans  les  réduits  les  plus  riants  et  les  plus  solitaires 
pour  y  rêver  à  mon  aise,  tantôt  sur  les  terrasses  et  les 
tertres ,  pour  parcourir  des  yeux  le  superbe  et  ravis- 
sant coup  d'œil  du  lac  et  de  ses  rivages,  couronnés 
d'un  côté  par  des  montagnes  prochaines,  et,  de 
l'autre,  élargis  en  riches  et  fertiles  plaines,  dans 
lesquelles  la  vue  s'étendoit  jusqu'aux  montagnes 
bleuâtres  plus  éloignées,  qui  la  bornoient. 

Quand  le  soir  approchoit,  je  descendois  des  cimes 
de  l'île,  et  j'allois  volontiers  m'asseoir  au  bord  du  lac, 
sur  la  grève,  dans  quelque  asile  caché;  là,  le  bruit 
des  vagues  et  l'agitation  de  l'eau,  fixant  mes  sens  et 
chassant  de  mon  ame  toute  autre  agitation,  la  plon- 
geoient  dans  une  rêverie  délicieuse,  où  la  nuit  me 
surprenoit  souvent  sans  que  je  m'en  fusse  aperçu.  Le 
flux  et  reflux  de  cette  eau,  son  bruit  continu,  mais 
renflé  par  intervalles,  frappant  sans  relâche  mon 
oreille  et  mes  yeux,  suppléoient  aux  mouvements  in- 
ternes que  la  rêverie  éteignoit  en  moi,  et  suffisoient 
pour  me  faire  sentir  avec  plaisir  mon  existence,  sans 
prendre  la  peine  de  penser.  De  temps  à  autre  naissoit 
quelque  foible  et  courte  réflexion  sur  l'instabilité  des 
choses  de  ce  monde,  dont  la  surface  des  eaux  m'of- 
froit  l'image;  mais  bientôt  ces  impressions  légères 
s'effacoient  dans  l'uniformité  du  mouvement  continu 


ClNUriÈME    PROMEjNADE.  3o3 

i^ui  me  berçoit,  et  qui,  sans  aucun  concours  aciil' de 
mon  ame,  ne  laissoit  pas  de  m  attacher  au  point 
qu'appelé  par  i  heure  et  par  le  situai  convenu  je  ne 
pouvois  m'arracher  de  là  sans  efforts. 

Après  le  souper,  quand  la  soirée  étoit  belle,  nous 
allions  encore  tous  ensemble  faire  quelque  tour  de 
promenade  sur  la  terrasse,  pour  y  lespirer  lair  du 
lac  et  la  fraîcheur.  On  se  reposoit  dans  le  pavillon,  on 
rioit,  on  causoit,  on  chântoit  quelque  vieille  chanson 
qui  valoit  bien  le  tortillage  moderne,  et  enfin  Ton 
s  alloit  coucher  content  de  sa  journée,  et  n'en  désirant 
qu'une  semblable  pour  le  lendemain. 

Telle  est,  laissant  à  part  les  visites  imprévues  et 
importunes,  la  manière  dont  j'ai  passé  mon  temps 
dans  cette  île,  durant  le  séjour  que  j'y  ai  fait.  Qu'on 
me  dise  à  présent  ce  qii  il  y  a  là  d'assez  attrayant  pour 
exciter  dans  mon  cœur  des  regrets  si  vifs,  si  tendres 
et  si  durables,  qu'au  bout  de  (juinze  ans  il  m'est  im- 
possible de  songer  à  cette  habitation  chérie,  sans  m'v 
sentir  à  chaque  fois  transporter  encore  par  les  élans 
du  désir. 

J'ai  remarqué  dans  les  vicissitudes  d  une  longue 
vie  que  les  époques  des  plus  douces  jouissances  et  des 
plaisirs  les  plus  vifs  ne  sont  pourtant  pas  celles  dont 
le  souvenir  m  attire  et  me  touche  le  plus.  Ces  courts 
moments  de  délire  et  de  passion,  quelque  vifs  qu'ils 
puissent  être,  ne  sont  cependant,  et  par  leur  vivacité 
même,  que  des  points  bien  clair-semés  dans  la  ligne 
de  la  vie.  Ils  sont  trop  rares  et  trop  rapides  pour  con- 
stituer un  état;  et  le  bonheur  que  mon  cœur  regrette 
n'est  point  composé  d'instants  fugitifs ,  mais  un  état 


3o4  LES    RÊVERIES, 

simple  et  permanent,  qui  n'a  rien  de  vif  en  lui-même, 
mais  dont  la  durée  accroît  le  charme,  au  point  d'y 
trouver  enfin  la  suprême  félicité. 

Tout  est  dans  un  flux  continuel  sur  la  terre.  Rien 
nV  garde  inie  forme  constante  et  arrêtée,  et  nos  af- 
fections qui  s'attachent  aux  choses  extérieures  passent 
et  changent  nécessairement  comme  elles.  Toujours 
en  avant  ou  en  arrière  de  nous,  elles  rappellent  le 
passé,  qui  n'est  plus,  ou  préviennent  l'avenir,  qui 
souvent  ne  doit  point  être  :  il  n'y  a  rien  là  de  solide  à 
quoi  le  cœur  se  puisse  attacher.  Aussi  n'a-t-on  guère 
ici-bas  que  du  plaisir  qui  passe;  pour  le  bonheur  qui 
dure,  je  doute  qu'il  y  soit  connu.  A  peine  est-il ,  dans 
nos  plus  vives  jouissances,  un  instant  où  le  cœur 
puisse  véritablement  nous  dire,  Je  voudrois  que  cet 
instant  durât  toujours.  Et  comment  peut-on  appeler 
bonheur  un  état  fugitif  qui  nous  laisse  encore  le  cœur 
inquiet  et  vide,  qui  nous  fait  regretter  quelque  chose 
avant,  ou  désirer  encore  quelque  chose  après? 

Mais  s'il  est  un  état  où  lame  trouve  une  assiette 
assez  solide  pour  s'y  reposer  tout  entière,  et  rassem- 
bler là  tout  son  être ,  sans  avoir  besoin  de  rappeler  le 
passé,  ni  d'enjamber  sur  l'avenir,  où  le  temps  ne  soit 
rien  pour  elle,  où  le  présent  dure  toujours,  sans  néan- 
moins marquer  sa  durée  et  sans  aucune  trace  de  suc- 
cession, sans  aucun  autre  sentiment  de  privation  ni 
de  jouissance,  de  plaisir  ni  de  peine,  de  désir  ni  de 
crainte  que  celui  seul  de  notre  existence,  et  que  ce 
sentiment  seul  puisse  la  remplir  tout  entière;  tant  que 
cet  état  dure,  celui  qui  s  y  trouve  peut  s'appeler  heu- 
reux, non  d'un  bonheur  imparfait,   pauvre  et  relatif, 


GINQUIÈME    PROMENADE.  30:"» 

tel  que  celui  qu'où  trouve  clans  les  plaisirs  de  la  vie, 
mais  d'un  bonheur  suffisant,  parfait,  et  plein,  qui  ne 
laisse  dans  Tame  aucun  vide  qu'elle  sente  le  besoin 
de  remplir.  Tel  est  l'état  où  je  me  suis  trouvé  souvent 
à  l'île  de  Saint-Pierre,  dans  mes  rêveries  solitaires, 
soit  couché  dans  mon  bateau  que  je  laissois  dériver 
au  {jré  de  l'eau,  soit  assis  sur  les  rives  du  lac  agité, 
soit  ailleurs,  au  bord  d'une  belle  rivière  ou  d'un  ruis- 
seau murmurant  sur  le  gravier. 

De  quoi  jouit-on  dans  une  pareille  situation?  de 
rien  d'extérieur  à  soi,  de  rien  sinon  de  soi-même  et 
de  sa  propre  existence;  tant  que  cet  état  dure,  on  se 
suffit  à  soi-même,  comme  Dieu.  Le  sentiment  de 
l'existence  dépouillé  de  toute  autre  affection  est  par 
lui-même  un  sentiment  précieux  de  contentement  et 
de  paix,  qui  suffiroit  seul  pour  rendre  cette  existence 
chère  et  douce  à  qui  sauroit  écarter  de  soi  toutes  les 
impressions  sensuelles  et  terrestres  qui  viennent  sans 
cesse  nous  eri  distraire ,  et  en  troubler  ici-bas  la  dou- 
ceur. Mais  la  plupart  des  hommes  agités  de  passions 
continuelles  connoissent  peu  cet  état,  et  ne  l'ayant 
goûté  qu'imparfaitement  durant  peu  d'instants  n'en 
conservent  qu'une  idée  obscure  et  confuse,  qui  ne 
leur  en  fait  pas  sentir  le  charme.  Il  ne  seroit  pas  même 
bon  daps  la  présente  constitution  des  choses ,  qu'avides 
de  ces  douces  extases  ils  s'y  dégoûtassent  de  la  vie  ac- 
tive dont  leurs  besoins  toujours  renaissants  leur  pres- 
crivent le  devoir.  Mais  un  infortuné  qu'on  a  retranché 
de  la  société  humaine,  et  qui  ne  peut  plus  rien  faire 
ici-bas  d'utile  et  de  bon  pour  autrui  ni  pour  soi,  peut 
trouver,  dans  cet  état,  à  toutes  les  félicités  humaines 
ni.  20 


3oG  LES   RÊVERIES. 

des  dédommagements  que  la  fortune  et  les  hommes 

nelui  sauroieut  ôter. 

Il  est  vrai  que  ces  dédommagements  ne  peuvent 
être  sentis  par  toutes  les  âmes,  ni  dans  toutes  les  si- 
tuations. Il  faut  que  le  cœur  soit  en  paix,  et  qu'aucune 
passion  n'en  vienne  troubler  le  calme.  Il  y  faut  des 
dispositions  de  la  part  de  celui  qui  les  éprouve;  il  en 
faut  dans  le  concours  des  objets  environnants.  Il  n'y 
faut  ni  un  repos  absolu,  ni  trop  d'agitation,  mais  un 
mouvement  uniforme  et  modéré ,  qui  n'ait  ni  secousses 
ni  intervalles.  Sans  mouvement,  la  vie  n'est  qu'une 
léthargie.  Si  le  mouvement  est  inégal  ou  trop  fort,  il 
réveille;  en  nous  rappelant  aux  objets  environnants, 
il  détruit  le  charme  de  la  rêverie,  et  nous  arrache 
d'au-dedans  de  nous,  pour  nous  remettre  à  l'instant 
sous  le  joug  de  la  fortune  et  des  hommes,  et  nous 
rendre  au  sentiment  de  nos  malheurs.  Un  silence  ab- 
solu porte  à  la  tristesse.  Il  offre  une  image  de  la  mort: 
alors  le  secours  d'une  imagination  riante  est  néces- 
saire, et  se  présente  assez  naturellement  à  ceux  que 
le  ciel  en  a  gratifiés.  Le  mouvement  qui  ne  vient  pas 
du  dehors  se  fait  alors  au-dedans  de  lîous.  Le  repos 
est  moindre,  il  est  vrai,  mais  il  est  aussi  plus  agréable 
quand  de  légères  et  douces  idées,  sans  agiter  le  fond 
de  lame,  ne  font  pour  ainsi  dire  qu'en  effleurer  la  sur- 
face. Il  n'en  faut  qu'assez  pour  se  souvenir  de  soi- 
même  en  oubliant  tous  ses  maux.  Cette  espèce  de  rê- 
verie peut  se  goûter  partout  où  l'on  peut-être  tran- 
quille, et  j'ai  souvent  pensé  qu'à  la  Bastille,  et  même 
dans  im  cachot  où  nul  objet  n'eût  frappé  ma  vue, 
j'aurois  encore  pu  rêver  agréablement. 


CK\QUIÈME    rROME^'ADE.  ^q" 

Mais  il  faut  avouer  que  cela  se  faisoit  bien  mieux  et 
plus  agréablement  dans  une  île  fertile  et  solitaire,  na- 
turellement circonscrite  et  séparée  du  reste  du  monde 
où  rien  ne  m'offroit  que  des  images  riantes,  où  rien 
ne  me rappeloit des  souvenirs  attristants,  oùla  société 
du  petit  nombre  d'habitants  étoit  liante  et  douce ,  sans 
être  intéressante  au  point  de  m'occuper  incessam- 
ment, où  je  pouvois  enfin  me  livrer  tout  le  jour,  sans 
obstacle  et  sans  soins  ,  aux  occupations  de  mon  croût 
ou  à  la  plus  molle  oisiveté.  L'occasion  sans  doute  étoit 
belle  pour  un  rêveur,  qui,  sachant  se  nourrir  d'agréa- 
bles chimères  au  milieu  des  objets  les  plus  déplaisants , 
pouvoit  s'en  rassasiera  son  aise  en  y  faisant  concourir 
tout  ce  qui  frappoit  réellement  ses  sens.  En  sortant 
d'une  longue  et  douce  rêverie,  me  voyant  entouré  de 
verdure,  de  fleurs,  d'oiseaux,  et  laissant  errer  mes 
yeux  au  loin  sur  les  romanesques  rivages  qui  bor- 
doient  une  vaste  étendue  d'eau  claire  et  cristalline, 
j'assimilois  à  mes  fictions  tous  ces  aimables  objets  ;  et' 
me  trouvant  enfin  ramené  par  degrés  à  moi-même  et 
à  ce  qui  m'entouroit,  je  ne  pouvois  marquer  le  point 
de  séparation  des  fictions  aux  réalités,  tant  tout  con- 
couroit  également  à  me  rendre  chère  la  vie  recueillie 
et  solitaire  que  je  menois  dans  ce  beau  séjour!  Que  ne 
peut-elle  renaître  encore!  que  ne  puis-je  aller  finir  mes 
jours  dans  cette  île  chérie,  sans  en  ressortir  jamais, 
ni  jamais  y  revoir  aucun  habitant  du  continent  qui 
me  rappelât  le  souvenir  des  calamités  de  toute  espèce 
qu'ils  se  plaisent  à  rassembler  sur  moi  depuis  tant 
d'années  !  Ils  seroient  bientôt  oubliés  pour  jamais  :  sans 
doute  ils  ne  m'oublieroicnt  pas  de  même;  mais  que 


20. 


3o8  LES    UÉVERIES. 

m'importeroit,  pourvu  qu  ils  n'eussent  aucun  accès 
pour  y  venir  troubler  mon  repos?  Délivré  de  toutes 
les  passions  terrestres  qu'engendre  le  tumulte  de  la 
vie  sociale,  mon  ame  s'élanccroit  fréquemment  au- 
dessus  de  cette  atmosphère ,  et  commerceroit  d'avance 
avec  les  intelligences  célestes,  dont  elle  espère  aller 
augmenter  le  nombre  dans  peu  de  temps.  Les  hommes 
se  garderont,  je  lisais,  de  me  rendre  un  si  doux  asile, 
où  ils  n'ont  pas  voulu  me  laisser.  Mais  ils  ne  m'empê- 
cheront pas  du  moins  de  m'y  transporter  chaque  jour 
sur  les  ailes  de  l'Imagination,  et  d'y  goûter  durant 
quelques  heures  le  même  plaisir  que  si  je  l'habitois  en- 
core. Ce  que  j'y  ferois  de  plus  doux  seroit  d'y  rêver  à 
mon  aise.  En  rêvant  que  j'y  suis  ne  fais-je  pas  la  même 
chose?  Je  fais  même  plus;  à  l'attrait  d'une  rêverie  ab- 
straite et  monotone,  je  joins  des  images  charmantes 
qui  la  vivifient.  Leurs  objets  échappoient  souvent  à 
mes  sens  dans  mes  extases  ;  et  maintenant,  plus  ma 
rêverie  est  profonde,  plus  elle  me  les  peint  vivement. 
Je  suis  souvent  plus  au  milieu  d'eux,  et  plus  agréa- 
blement encore,  que  quand  j'y  étois  réellement.  Le 
malheur  est  qu'à  mesure  que  l'imagination  s'attiédit, 
cela  vient  avec  plus  de  peine,  et  ne  dure  pas  si  long- 
temps. Hélas!  c'est  quand  on  commence  à  quitter  sa 
dépouille  qu'on  en  est  le  plus  offusqué! 


SIXIÈME    PROMENADE.  Sog 


SIXIÈME  PROMENADE. 

Nous  n'avons  guère  de  mouvement  machinal  dont 
nous  ne  pussions  trouver  la  cause  dans  notre  cœur ,  si 
nous  savions  bien  1  y  chercher. 

Hier,  en  passant  sur  le  nouveau  boulevard  ,  pour 
aller  herboriser  le  long  de  la  Biévre,  du  côté  de  Gen- 
tilly ,  je  fis  le  crochet  à  droite  en  approchant  de  la  bar- 
rière d  Enfer;  et  m'écartantdanslacampagne,j  allai, 
par  la  route  de  Fontainebleau,  gagner  les  hauteurs 
qui  bordent  cette  petite  rivière.  Cette  marche  étoit 
fort  indifférente  en  elle-même;  mais  en  me  rappelant 
que  j'avois  fait  plusieurs  fois  machinalement  le  même 
détour,  j'en  recherchai  la  cause  en  moi-même  ,  et  je 
ne  pus  m  empêcher  de  rire  quand  je  vins  à  la  démêler. 

Dans  un  coin  du  boulevard ,  à  la  sortie  de  la  barrière 
d'Enfer  ,  s'établit  journellement  en  été  une  femme  qui 
vend  du  fruit,  de  la  tisane,  et  des  petits  pains.  Cette 
femme  a  un  petit  garçon  fort  gentil ,  mais  boiteux,  qui, 
clopinant  avec  ses  béquilles ,  s'en  va  d'assez  bonne 
grâce  demandant  l'aumône  aux  passants.  J'avois  fait 
une  espèce  de  connoissance  avec  ce  petit  bon-homme  ; 
il  ne  manquoit  pas,  chaque  fois  que  je  passois,  de 
venir  me  faire  son  petit  compliment,  toujours  suivi  de 
ma  petite  offrande.  Les  premières  fois  je  fus  charmé 
de  le  voir ,  je  lui  donnois  de  très  bon  cœur ,  et  je  con- 
tinuai quelque  temps  de  le  faire  avec  le  même  plaisir, 
y  joignant  même  le  plus  souvent  celui  d'exciter  et 


JIO  LES    REVERIES.      • 

d'écouter  son  petit  babil ,  que  je  trouvois  agréable.  Ce 
plaisir,  devenu  par  degrés  habitude,  se  trouva  ,  je  ne 
sais  comment,  transformé  dans  une  espèce  de  devoir 
dont  je  sentis  bientôt  la  gène ,  surtout  à  cause  de  la  ha- 
rangue préliminaire  qu'il  falloit  écouter,  et  dans  la- 
quelle il  ne  manquoit  jamais  de  m'appeler  souvent 
M.  Rousseau,  pour  montrer  qu'il  meconnoissoitbien; 
^ce  qui  m'apprenoit  assez  au  contraire  qu'il  ne  me  con- 
noissoit  pas  plus  que  ceux  qui  l'avoient  instruit.  Dès- 
lors  jepassoispar  là  moins  volontiers,  et  enfin  je  pris 
machinalement  1  habitude  de  faire  le  plus  souvent  un 
détour  quandj'approchois  de  cette  traverse. 

Voilà  ce  que  je  découvris  en  y  réfléchissant,  car 
rien  de  tout  cela  ne  s'étoit  offert  jusqu'alors  distincte- 
ment à  ma  pensée.  Cette  observation  m'en  a  rappelé 
successivement  des  multitudes  d'autres,  qui  m'ont 
bien  confirmé  que  les  vrais  et  premiers  motifs  de  la 
plupart  de  mes  actions  ne  me  sont  pas  aussi  clairs  à 
moi-même  que  je  mel'étois  long-temps  figuré  :  je  sais 
et  je  sens  que  faire  du  bien  est  le  plus  vrai  bonheur 
que  le  cœur  humain  puisse  goûter;  mais  il  y  a  long- 
temps que  ce  bonheur  a  été  mis  hors  de  ma  portée,  et 
ce  n  est  pas  dans  un  aussi  misérable  sort  que  le  mien 
qu'on  peut  espérer  de  placer  avec  choix  et  avec  fruit 
une  seule  action  réellement  bonne.  Le  plus  grand  soin 
de  ceux  qui  règlent  ma  destinée  ayant  été  que  tout 
ne  fût  pour  moi  que  fausse  et  trompeuse  apparence, 
un  motif  de  vertu  n'est  jamais  qu'un  leurre  qu  on  me 
présente  pour  m  attirer  dans  le  piège  où  i  ou  veut 
m'enlacer.  Je  sais  cela;  je  sais  que  le  seul  bien  qui 
soit  désormais  en  ma  puissance   est  de  ra'abstenir 


SIXIÈME    l'ilOMENADE.  3ll 

d'agir,  de  peur  de  mal  faire  sans  le  vouloir  et  sans  le 
savoir. 

Mais  il  fut  des  temps  plus  heureux  où,  suivant  les 
mouvements  de  mon  cœur,  je  pouvois  quelquefois 
retidre  un  autre  cœur  content,  et  je  me  dois  1  hono- 
rable téinoi^niajje  que,  chaque  fois  que  j'ai  pu  goûter 
ce  plaisir,  je  l'ai  trouvé  plus  doux  qu'aucun  autre  :  ce 
penchant  fut  vif,  vrai,  pur;  et  rien,  dans  mon  plus 
secret  intérieur,  ne  l'a  jamais  démenti.  Cependant  j'ai 
senti  souvent  le  poids  de  mes  propres  bienfaits  par  la 
cliaine  des  devoirs  qu  ils  entralnoient  à  leur  suite  : 
alors  le  plaisir  a  disparu,  et  je  n  ai  plus  trouvé,  dans 
la  continuation  des  mêmes  soins  qui  m'avoient  d'abord 
charmé,  qu'une  gêne  presque  insupportable.  Durant 
mes  courtes  prospérités  beaucoup  de  gens  recouroient 
à  moi,  et  jamais,  dans  tous  les  services  que  je  pus 
leur  rendre,  aucun  d'eux  ne  futéconduit.  Mais  de  ces 
premiers  bienfaits,  versés  avec  effusion  de  cœur, 
naissoient  des  chaînes  d'engagements  successifs  que  je 
n'avois  pas  prévus  et  dont  je  ne  pouvois  plus  secouer 
le  joug  :  mes  premiers  services  n'étoient,  aux  yeux 
de  ceux  qui  les  recevoient ,  que  les  arrhes  de  ceux  qui 
les  dévoient  suivre;  et,  dès  que  quelque  infortuné 
avoit  jeté  sur  moi  le  grappin  d'un  bienfait  reçu ,  c'en 
étoit  fait  désormais,  et  ce  premier  bienfait,  libre  et 
volontaire,  devenoit  un  droit  indéfini  à  tous  ceux  dont 
il  pouvoit  avoir  besoin  dans  la  suite,  sans  que  l'im- 
puissance même  suffît  pour  m'en  affranchir.  Voilà 
comment  des  jouissances  très  douces  se  transfor- 
moient  pour  moi  dans  la  suite  en  d'onéreux  assujet- 
tissements. 


.Ul  LKS    KEVEUIES. 

Ces  cliaiues  cependant  ne  me  parurent  pas  très 
pesantes,  tant  t[u'ignoré  du  public  je  vécus  dans  Tob- 
scurité;  mais  quand  une  fois  ma  personne  fut  affichée 
par  mes  écrits,  faute  grave  sans  doute,  mais  plus 
qu'expiée  par  mes  malheurs,  dès-lors  je  devins  le 
bureau  général  d'adresse  de  tous  les  souffreteux  ou 
soi-disants  tels ,  de  tous  les  aventuriers  qui  cherchoient 
des  dupes,  de  tous  ceux  qui,  sous  prétexte  du  grand 
crédit  qu'ils  R'ignoient  de  ni'attribuer,  vouloient  s'em- 
parer de  moi  de  manière  ou  d'autre.  C'est  alors  que 
j'eus  lieu  de  connoître  que  tous  les  penchants  de  la  na- 
ture, sans  exceptei' la  bienfaisance  elle-même,  portés 
ou  suivis  dans  la  société  sans  prudence  et  sans  choix, 
changent  de  nature,  et  deviennent  souvent  aussi  nui- 
sibles qu'ils  étoient  utiles  dans  leur  première  direc- 
tion. Tant"  de  cruelles  expériences  changèrent  peu- 
à-peu  mes  premières  dispositions,  ou  plutôt,  les 
renfermant  enfin  dans  leurs  véritables  bornes,  elles 
m  appi'irent  à  suivre  moins  aveuglément  mon  pen- 
chant à  bien  faire,  lorsqu'il  ne  servoit  qu'à  favoriser 
la  méchanceté  d  autrui. 

Mais  je  n'ai  point  regret  à  ces  mêmes  expériences, 
puisqu'elles  m'ont  piocuré,  parla  réflexion,  de  nou- 
velles lumières  sur  la  connoissance  de  moi-même  et 
sur  les  vrais  motifs  de  ma  conduite  en  mille  circon- 
stances sur  lesquelles  je  me  suis  si  souvent  fait  illu- 
sion :  j'ai  vu  que,  pour  bien  faire  avec  plaisir,  il  falloit 
que  j'agisse  librement,  sans  contrainte ,  et  que,  pour 
m'ôter  toute  la  douceur  d'une  bonne  œuvre,  il  suffi- 
soit  qu'elle  devînt  un  devoir  pour  moi.  Dès-lors  le 
poids  de  l'obligation  me  fait  un  fardeau   des  plus 


SIXIÈME    PROMENADE.  3l3 

douces  jouissances;  et,  comme  je  Tai  dit  dansl-ÉmiVe, 
à  ce  que  je  crois,  j'eusse  été  chez  les  Turcs  un  mau- 
vais mari  à  Theure  où  le  cri  public  les  appelle  à  rem- 
plii-  les  devoirs  de  leur  état. 

Voilà  ce  qui  modifie  beaucoup  Topinion  que  j'eus 
long-temps  de  ma  propre  vertu,  car  il  n'y  en  a  point 
à  suivre  ses  penchants ,  et  à  se  donner ,  quand  ils  nous 
y  portent,  le  plaisir  de  bien  faire  :  mais  elle  consiste 
à  les  vaincre  quand  le  devoir  le  commande  pour  faire 
ce  qu'il  nous  prescrit,  et  voilà  ce  que  j'ai  su  moins 
faire  qu'homme  du  monde.  Né  sensible  et  bon,  por- 
tant la  pitié  jusqu'à  la  foiblesse,  et  me  sentant  exalter 
lame  par  tout  ce  qui  tient  à  la  générosité,  je  fus  hu- 
main, bienfaisant,  secourable,  par  goût,  par  passion 
même,  tant  qu'on  n'intéressa  que  mon  cœur;  j'eusse 
été  le  meilleur  et  le  plus  clément  des  hommes  si  j'en 
avois  été  le  plus  puissant;  et,  pour  éteindre  en  moi 
tout  désir  de  vengeance,  il  m'eut  suffi  de  pouvoir  me 
venger.  J'aurois  même  été  juste  sans  peine  contre 
mon  propre  intérêt;  mais  contre  celui  des  personnes 
qui"  m'étoient  chères  je  n'aurois  pu  me  résoudre  à 
l'être.  Dès  que  mon  devoir  et  mon  cœur  étoient  en 
contradiction,  le  premier  eut  rarement  la  victoire,  à 
moins  qu'il  ne  fallût  seulement  que  m  abstenir  :  alors 
j'étois  fort  le  plus  souvent;  mais  agir  contre  mon 
penchant  me  fut  toujours  impossible.  Que  ce  soient 
les  hommes ,  le  devoir ,  ou  même  la  nécessité  qui 
commandent,  quand  mon  cœur  se  tait,  ma  volonté 
reste  sourde,  et  je  ne  saurois  obéir  :  je  vois  le  mal  qui 
me  menace,  et  je  le  laisse  arriver  plutôt  que  de 
m'agiter  pour  le  prévenir.  Je  commence  quelquefois 


3l4  LES    UÉVEIUES. 

avec  effort;  mais  cet  effort  me  lasse  et  m'épuise  bien, 
vite  :  je  ne  saurois  continuer.  En  toute  chose  imagi- 
nable, ce  que  je  ne  fais  pas  avec  plaisir  m'est  bientôt 
impossible  à  faire. 

Il  y  a  plus  :  la  contrainte,  d'accord  avec  mon  désir, 
suffit  pour  l'anéantir  et  le  changer  en  répugnance, 
en  aversion  même,  pour  peu  qu'elle  agisse  trop  for- 
tement; et  voilà  ce  qui  me  rend  pénible  la  bonne 
œuvre  qu'on  exige,,  et  que  je  faisois  de  moi-même 
lorsqu'on  ne  l'exigeoit  pas.  Un  bienfait  purement  gra- 
tuit est  certainement  une  œuvre  que  j'aime  à  faire; 
mais  quand  celui  qui  l'a  reçu  s'en  fait  un  titre  pour 
en  exiger  la  continuation  sous  peine  de  sa  haine, 
quand  il  me  fait  une  loi  d'être  à  jamais  son  bien- 
faiteur, pour  avoir  d'abord  pris  plaisir  à  l'être,  dès- 
lors  la  gêne  commence,  et  le  plaisir  s'évanouit.  Ce 
que  je  fais  alors  quand  jç  cède  est  foiblesse  et  mau- 
vaise honte  :  mais  la  bonne  volonté  n'y  est  plus;  et, 
loin  que  je  m'en  applaudisse  en  moi-même,  je  me  re- 
proche en  ma  conscience  de  bien  faire  à  contre-cœur. 

Je  sais  qu  il  y  a  une  espèce  de  contrat  et  même  le 
plus  saint  de  tous  entre  le  bienfaiteur  et  l'obligé  :  c'est 
une  sorte  de  société  qu'ils  forment  l'un  avec  l'autre, 
plus  étroite  que  celle  qui  unit  les  hommes  en  général; 
et  si  l'obligé  s'engage  tacitement  à  la  reconnoissance, 
le  bienfaiteur  s'engage  de  même  à  conserver  à  l'autre, 
tant  qu  il  ne  s  en  rendra  pas  indigne,  la  même  bonne 
volonté  qu'il  vient  de  lui  témoigner,  et  à  lui  en  renou- 
veler les  actes  toutes  les  fois  qu'il  le  pourra  et  qu'il 
en  sera  requis.  Ce  ne  sont  pas  là  des  conditions  ex- 
presses ,  mais  ce  sont  des  effets  naturels  de  la  rela- 


SIXIEME    PROMENADE.  )1D 

lion  qui  vient  de  s'établir  entre  eux.  Celui  qui,  la 
première  fois ,  refuse  un  service  gratuit  qu'on  lui 
demande,  ne  donne  aucun  droit  de  se  plaindre  à  celui 
qu'il  a  refusé  ;  mais  celui  qui,  dans  un  cas  semblable, 
refuse  au  même  la  même  grâce  qu'il  lui  accorda  ci- 
devant,  frustre  une  espérance  qu  il  l'a  autorisé  à  con- 
cevoir; il  trompe  et  dément  une  attente  qu  il  a  fait 
naître.  On  sent  dans  ce  refus  je  ne  sais  quoi  d'injuste 
et  de  plus  dur  que  dans  1  autre;  mais  il  n  en  est  pas 
moins  l'effet  d'une  indépendance  que  le  cœur  aime, 
et  à  laquelle  il  ne  renonce  pas  sans  effort.  Quand  je. 
paie  une  dette,  c  est  un  devoir  que  je  remplis;  quand 
je  fais  un  don,  c  est  un  plaisir  que  je  me  donne.  Or  le 
plaisir  de  remplir  ses  devoirs  est  de  ceux  que  la  seule 
habitude  de  la  vertu  fait  naître  :  ceux  qui  nous  vien- 
nent immédiatement  de  la  nature  ne  s  élèvent  pas  si 
haut  que  cela. 

Après  tant  de  tristes  expériences  j'ai  appiis  à  pré- 
voir de  loin  les  conséquences  de  mes  premiei  s  mou- 
vements suivis ,  et  je  me  suis  souvent  abstenu  d'une 
bonne  œuvre  que  j'avois  le  désir  et  le  pouvoir  cie 
faire;,  effrayé  de  l'assujettissement  auquel  dans  la 
suite  je  m'allois  soumettre,  si  je  m  y  livrois  inconsi- 
dérément. Je  n'ai  pas  toujours  senti  cette  crainte  :  au 
contraii'e,  dans  ma  jeunesse  je  m'attachois  par  mes 
propres  bienfaits,  et  j'ai  souvent  éprouvé  de  même 
que  ceux  que  j  obligeois  s'affectionnoient  à  moi  par 
reconnôissance  encore  plus  que  par  intérêt.  Mais  les 
choses  ont  bien  changé  de  face  à  cet  égard  comme  à 
tout  autre  aussitôt  que  mes  malheurs  ont  commencé  : 
j  ai  vécu  dès-lors  dans  une  génération  nouvelle  qui  ne 


3l6  LES   RÊVERIES, 

ressembloit  point  à  la  première,  et  mes  propres  sen- 
timents pour  les  autres  ont  souffert  des  clianjjements 
que  j  ai  trouvés  dans  les  leurs.  Les  mêmes  gens  que 
j'ai  vus  successivement  dans  ces  deux  générations  si 
différentes  se  sont,  pour  ainsi  dire,  assimilés  succes- 
sivement à  Tune  et  à  Tautre  :  de  vrais  et  francs  qu'ils 
étoient  d'abord,  devenus  ce  qu'ils  sont,  ils  ont  fait 
comme  tous  les  autres;  et,  par  cela  seul  que  les  temps 
sont  changés,  les  hommes  ont  changé  comme  eux. 
Eh!  comment  pomrois-je  garder  les  mêmes  senti- 
ments pour  ceux  en  qui  je  trouve  le  contraire  de  ce 
qui  les  fit  naître!  Je  ne  les  hais  point,  parceque  je 
ne  saurois  haïr;  mais  je  ne  puis  me  défendre  du  mé- 
pris qu'ils  méritent  ni  m'abstenir  de  le  leur  témoigner. 
Peut-être,  sans  m'en  apercevoir,  ai-je  changé  moi- 
même  plus  qu'il  n  auroit  fallu  :  quel  naturel  résisteroit 
sans  s'altérer  à  une  situation  pareille  à  la  mienne? 
Convaincu  par  vingt  ans  d'expérience  que  tout  ce 
que  la  nature  a  mis  d'heureuses  dispositions  dans 
mon  cœurest  tourné,  par  ma  destinée  et  par  ceux  qui 
en  disposent,  au  préjudice  de  moi-même  ou  d'autrui, 
je  ne  puis  plus  legarder  une  bonne  oeuvre  qu'on  me 
présente  à  faire  que  comme  un  piège  qu'on  me  tend, 
et  sous  lequel  est  caché  quelque  mal.  Je  sais  que, 
(juel  que  soit  l'effet  de  l'œuvre,  je  n'en  aurai  pas 
moins  le  mérite  de  ma  bonne  intention  :  oui,  ce  mérite 
y  est  toujours,  sans  doute;  mais  le  charme  intérieur 
n'y  est  plus,  et,  sitôt  que  ce  stimulant  me  manque,  je 
ne  sens  qu'indifférence  et  glace  au-dedans  de  moi ,  et, 
sur  qu'au  lieu  de  faire  une  action  vraiment  utile  je  ne 
fais  qu'un  acte  de  dupe,  l'indignation  de  l'amour- 


SIXIÈME    PROMENADE.  Siy 

propre,  jointe  au  désaveu  de  la  raison,  ne  m'inspire- 
que  répugnance  et  résistance,  où  j  eusse  été  plein 
d'ardeur  et  de  zélé  dans  mon  état  naturel. 

Il  est  des  sortes  d'adversités  qui  élèvent  et  ren- 
forcent l'ame,  mais  il  en  est  qui  l'abattent  et  la  tuent  : 
telle  est  celle  dont  je  suis4a  proie.  Pour  peu  qu'il  y  eût 
eu  quelque  mauvais  levain  dans  la  mienne,  elle  1  eût 
fait  fermenter  à  1  excès ,  elle  m  eût  rendu  frénétique  ; 
mais  elle  ne  ma  rendu  que  nul.  Hors  d'état  de  bien 
faire  et  pour  moi-même  et  pour  autrui,  je  m'abstiens 
d'agir;  et  cet  état,  qui  n'est  innocent  que  parcequ'il 
est  forcé,  me  fait  trouver  une  sorte  de  douceur  à  me 
livrer  pleinement  sans  reproche  à  mon  penchant  na- 
turel. Je  vais  trop  loin,  sans  doute,  puisque  j'évite  les 
occasions  d'agir,  même  où  je  ne  vois  que  du  bien  à 
faire;  mais,  certain  qu'on  ne  me  laisse  pas  voir  les 
choses  comme  elles  sont,  je  m'abstiens  de  juger  sur 
les  apparences  qu'on  leur  donne;  et,  de  quelque 
leurre  qu'on  couvre  les  motifs  d'agir,  il  suffit  que  ces 
motifs  soient  laissés  à  ma  portée  pour  que  je  sois  sûr 
qu'ils  sont  trompeurs. 

Ma  destinée  semble  avoir  tendu,  dès  mon  enfance, 
le  premier  piège  qui  m'a  rendu  long-temps  si  facile  à 
tomber  dans  tous  les  autres  :  je  suis  né  le  plus  confiant 
des  hommes,  et,  durant  quarante  ans  entier,  jamais 
cette  confiance  ne  fut  trompée  une  seule  fois.  Tombé 
tout  d  un  coup  dans  un  autre  ordre  de  gens  et  de 
choses,  j'ai  donné  dans  mille  embûches  sans  jamais 
en  apercevoir  aucune;  et  vingt  ans  d'expéiience  ont  à 
peine  suffi  pour  m'éclairer  sur  mon  sort.  Une  fois 
convaincu  qu  il  n'y  a  que  mensonge  et  fausseté  dans 


3l8  LES   RKVKRIES. 

les  démonstrations  grimacières  qu'on  me  prodigue, 
j'ai  passé  rapidement  à  l'antre  extrémité;  car,  quand 
on  est  une  fois  sorti  de  son  naturel,  il  n'y  a  plus  de 
bornes  qui  nous  retiennent.  Dès-lors  je  me  suis  dé- 
goûté des  hommes,  et  ma  volonté,  concourant  avec 
la  leur  à  cet  égard,  me  tient  encore  plus  éloigné  d'eux 
que  ne  font  toutes  leurs  machines. 

Ils  ont  beau  faire,  cette  répugnance  ne  peut  jamais 
aller  jusqu'à  l'aversion  :  en  pensant  à  la  dépendance 
où  ils  se  sont  mis  de  moi  pour  me  tenir  dans  la  leur, 
ils  me  font  une  pitié  réelle;  si  je  ne  suis  malheureux, 
ils  le  sont  eux-mêmes,  et,  chaque  fois  que  je  rentre 
en  moi,  je  les  trouve  toujours  à  plaindre.  L'orgueil 
peut-être  se  mêle  encore  à  ces  jugements;  je  me  sens 
trop  au-dessus  d'eux  pour  les  haïr  :  ils  peuvent  m'in- 
téresser  tout  au  plus  jusqu'au  mépris,  mais  jamais 
jusqu'à  la  haine  ;  enfin  je  m'aime  trop  moi-même 
pour  pouvoir  haïr  qui  que  ce  soit.  Ce  seroit  resserrer, 
comprimer  mon  existence,  et  je  voudrois  plutôt 
l'étendre  sur  tout  l'univers. 

J'aime  mieux  les  fuir  que  les  haïr  :  leur  aspect 
frappe  mes  sens,  et,  par  eux,  mon  cœur  d'impres- 
sions que  mille  regards  cruels  me  rendent  pénibles: 
mais  le  malaise  cesse  aussitôt  que  l'objet  qui  le  cause 
a  disparu.  Je  m'occupe  d'eux,  et  bien  malgré  moi, 
par  leur  présence ,  mais  jamais  par  leur  souvenir  : 
quand  je  ne  les  vois  plus,  ils  sont  pour  moi  comme 
s'ils  n'existoient  point. 

Ils  ne  me  sont  même  indifférents  qu'en  ce  qui  se 
rapporte  à  moi;  car,  dans  leurs  rapports  entie  eux, 
ils  peuvent  encore  m'intéresser  et  m'émouvoir  comme 


SIXlÈilE    PROME^ADt.  3ig 

les  personnages  d  un  drame  que  je  veirois  repré- 
senter. Il  faudroit  que  mon  être  moral  fût  anéanti, 
pour  que  la  justice  me  devînt  indifférente:  le  spec- 
tacle de  l'injustice  et  de  la  méchanceté  me  fait  encoie 
bouillir  le  sang  de  colère;  les  actes  de  vertu,  où  je  ne 
vois  ni  forfanterie  ni  ostentation,  me  font  toujours 
tressaillir  de  joie,  et  m'arrachent  encore  de  douces 
larmes.  Mais  il  faut  que  je  les  voie  et  les  apprécie 
moi-même,  car,  après  ma  propre  histoire,  il  faudroit 
que  je  fusse  insensé  pour  adopter,  sur  quoi  que  ce 
fut,  le  jugement  des  hommes,  et  pour  croire  aucune 
chose  sur' la  foi  d'autrui. 

Si  ma  figure  et  mes  traits  étoient  aussi  parfai- 
tement inconnus  aux  hommes  que  le  sont  mon  carac- 
tère et  mon  naturel,  je  vivrois  encore  sans  peine  au 
milieu  d'eux  :  leur  société  même  pourroit  me  plaire 
tant  que  je  leur  serois  parfaitement  étranger;  livré 
sans  contrainte  à  mes  inclinations  naturelles,  je  les 
aimerois  encore  s  ils  ne  s'occupoient  jamais  de  moi. 
J'exercerois  sur  eux  une  bienveillance  universelle  et 
parfaitement  désintéressée;  mais  sans  former  jamais 
d'attachement  particulier,  et  sans  porter  le  joug 
d'aucun  devoir,  je  ferois  envers  eux,  librement  et 
de  moi-même,  tout  ce  qu'ils  ont  tant  de  peine  à  faire 
incités  parleur  amour-propre,  et  contraints  par  toutes 
leurs  lois. 

Si  j'étois  resté  libre,  obscur,  isolé,  comme  j'étois 
fait  pour  l'être,  je  naurois  fait  que  du  bien,  car  je 
n'ai  dans  le  cœur  le  germe  d  aucune  passion  nuisible: 
si  j'eusse  été  invisible  et  tout  puissant  comme  Dieu, 
j'aurois  été  bienfaisant  et  bon  comme  lui.  C'est  la 


320  LES    RÊVERIES, 

force  et  la  liberté  qui  font  les  excellents  hommes  :  la 
foiblesse  et  l'esclavage  n'ont  jamais  fait  que  des  mé- 
chants. Si  j'eusse  été  possesseur  de  l'anneau  deGygès, 
il  m'eût  tiré  de  la  dépendance  des  hommes  et  les  eût 
mis  dans  la  mienne.  Je  me  suis  souvent  demandé  dans 
mes  châteaux  en  Espagne  quel  usage  j'aurois  fait  de 
cet  anneau  ;  car  c  est  bien  là  que  la  tentation  d'abuser 
doit  être  près  du  pouvoir  :  maître  de  contenter  mes 
désirs,  pouvant  tout,  sans  pouvoir  être  trompé  par 
personne,  qu'aurois-je  pu  désirer  avec  quelque  suite? 
Une  seule  chose  :  c'eût  été  de  voir  tous  les  cœurs  con- 
tents; l'aspect  de  la  félicité  publique  eût  pu  seul  tou- 
cher mon  cœur  d'un  sentiment  permanent,  et  l'ardent 
désir  d'y  concourir  eût  été  ma  plus  constante  passion. 
Toujours  juste  sans  partialité,  et  toujours  bon  sans 
foiblesse,  je  me  serois  également  garanti  des  mé- 
fiances aveugles  et  des  haines  implacables,  parceque, 
voyant  les  hommes  tels  qu'ils  sont,  et  lisant  aisément 
au  fond  de  leurs  cœurs ,  j'en  aurois  peu  trouvé  d'assez 
aimables  pour  mériter  toutes  mes  affections;  peu 
d  assez  odieux  pour  mériter  toute  ma  haine,  et  que 
leur  méchanceté  même  m'eût  disposé  à  les  plaindre, 
par  la  connoissance  certaine  du  mal  qu'ils  se  font  à 
eux-mêmes  en  voulant  en  faire  à  autrui.  Peut-être 
aurois-je  eu  dans  des  moments  de  gaieté  l'enfantillage 
d'opérer  quelquefois  des  prodiges;  mais  paifaitement 
désintéressé  pour  moi-même,  et  n'ayant  pour  loi  que 
mes  inclinations  naturelles,  sur  quelques  actes  de  jus- 
tice sévère  j'en  aurois  fait  raille  de  clémence  et 
d'équité;  ministre  de  la  Providence  et  dispensateur 
de  ses  lois,  selon  mon  pouvoir,  j 'aurois  fait  des  mira- 


SIXIÈME    PROMENADE.  321 

des  plus  sages  et  plus- utiles  que  ceux  de  la  légende 
dorée  et  du  tombeau  de  Saint-Médard. 

Il  n'y  a  qu'un  seul  point  sur  lequel  la  faculté  de  pé- 
nétrer partout  invisible  m  eût  pu  faire  chercher  des 
tentations  auxquelles  j'aurois  mal  résisté;  et,  une  fois 
entré  dans  ces  voies  d'égarement,  où  n'eussé-je  point 
été  conduit  par  elles?  Ce  seroit  bien  mal  connoître  la 
nature  et  moi-même  que  de  me  flatter  que  ces  facilités 
ne  m'auroient  point  séduit,  ou  que  la  raison  m'auroit 
arrêté  dans  cette  fatale  pente  :  sûr  de  moi  sur  tout 
autrearticle,  j  étois  perdu  par  celui-là  seul.  Celui  que 
sa  puissance  met  au-dessus  de  l'homme  doit  être  au- 
dessus  des  foiblesses  de  l'humanité,  sans  quoi  cet  ex- 
cès de  force  ne  servira  qu'à  le  mettre  en  effet  au-des- 
sous des  autres  et  de  ce  qu'il  eût  été  lui-même  s'il  fût 
resté  leur  égal. 

Tout  bien  considéié,  je  crois  que  je  ferai  mieux  de 
jeter  mon  anneau  magique  avant  qu'il  m  ait  fait  faire 
quelque  sottise.  Si  les  hommes  s'obstinent  à  me  voir 
tout  autre  que  je  ne  suis ,  et  que  mon  aspect  irrite  leur 
injustice,  pour  leur  ôter  cette  vue  il  faut  les  fuir,  mais 
non  pas  m'éclipser  au  milieu  d'eux  :  c'est  à  eux  de  se 
cacher  devant  moi,  de. me  dérober  leurs  manœuvres, 
defuir  la  lumière  du  jour,  de  s'enfonceren  terre  comme 
des  taupes.  Pour  moi,  qu'ils  me  voient  s'ils  peuvent, 
tant  mieux;  mais  cela  leur  est  impossible  :  ils  ne  ver- 
ront jamais  à  ma  place  que  le  Jean-Jacques  qu'ils  se 
sont  fait,  et  qu'ils  ont  fait  selon  leur  cœur  pour  le  haïr 
à  leur  aise.  J'aurois  donc  tort  de  m'affecterdela  façon 
dont  ils  me  voient  :  je  n'y  dois  prendre  aucun  intérêt 
véritable,  car  ce  n'est  pas  moi  qu'ils  voient  ainsi. 

III.  2  I 


J22  LES    RÊVERIES. 

Le  résultat  que  je  puis  tirer  de  toutes  ces  réflexions 
est  que  je  n'ai  jamais  été  vraiment  propre  à  la  société 
civile,  où  tout  est  gène,  obligation,  devoir,  et  que 
mon  naturel  indépendant  me  rendit  toujours  incapa- 
ble des  assujettissements  nécessaires  à  qui  veut  vivre 
avec  les  hommes.  Tant  que  j'agis  librement ,  je  suis 
bon  et  je  ne  fais  que  du  bien;  mais  sitôt  que  je  sens 
le  joug ,  soit  de  la  nécessité ,  soit  des  hommes ,  je  de- 
viens rebelle  ou  plutôt  rétif;  alors  je  suis  nul.  Lors- 
qu'il faut  faire  le  contraire  de  ma  volonté,  je  ne  le 
fais  point,  quoi  qu'il  arrive;  je  ne  fais  pas  non  plus 
ma  volonté  même,  parceque  je  suis  foible.  Je  m'ab- 
stiens d'agir ,  car  toute  ma  foiblesseest  pour  l'action, 
toute  ma  force  est  négative,  et  tous  mes  péchés  sont 
d  omission ,  rarement  de  commissictn.  Je  n'ai  jamais 
cru  que  la  liberté  de  l'homme  consistât  à  faire  ce  qu'il 
veut,  mais  bien  à  ne  jamais  faire  ce  qu'il  ne  veut  pas, 
et  voilà  celle  que  j'ai  toujours  réclamée,  souvent  con- 
servée, et  par  qui  j'ai  été  le  plus  en  scandale  à  mes 
contemporains:  car,  pour  eux,  actifs,  remuants,  am- 
bitieux, détestant  la  liberté  dans  les  autres  et  n'en 
voulant  point  pour  eux-mêmes ,  pourvu  qu'ils  fassent 
quelquefois  leur  volonté,  ou  plutôt  qu  ils  dominent 
celle  d'autrui,'  ils  se  gênent  toute  leur  vie  à  faire  ce 
qui  leur  répugne,  et  n'omettent  rien  de  servile  pour 
commander.  Leur  tort  n'a  donc  pas  été  de  m'écarter 
de  la  société  comme  un  membre  inutile,  mais  de  m'en 
proscrire  comme  un  membre  pernicieux;  car  j'ai  très 
peu  fait  de  bien ,  je  1  avoue;  mais  pour  du  mal ,  il  n'en 
est  entré  dans  ma  volonté  de  ma  vie,  et  je  doute  qu'il 


SIXIÈME   PROMENADE.  3^3 

y  ait  aucun  homme  au  monde  qui  en  ait  réellement 
moins  fait  que  moi. 


SEPTIÈME  PROMENADE. 

Le  recueil  de  mes  longs  rêves  est  à  peine  commencé , 
et  déjà  je  sens  qu'il  touche  à  sa  fin.  Un  autre  amuse- 
ment lui  succède,  m'absorbe,  et  m  ôte  même  le  temps 
de  rêver  :  je  m  y  livre  avec  un  engouement  qui  tient 
de  l'extravagance ,  et  qui  me  fait  rire  moi-même  quand 
j  y  réfléchis  ;  mais  je  ne  m'y  livre  pas  moins ,  parceque , 
dans  la  situation  où  me  voilà,  je  n  ai  plus  d'autre  régie 
de  conduite  que  de  suivre  eu  tout  mou  penchant  sans 
coptrainte.  Je  ne  peux  rien  à  mon  sort,  je  n'ai  que  des 
inclinations  innocentes;  et,  tous  les  jugements  des 
hommes  étant  désormais  nuls  pour  moi,  la  sa^^esse 
même  veut  qu  eu  ce  qui  reste  à  ma  portée  je  fasse  tout 
ce  qui  me  flatte,  soit  en  public,  soit  à  part  moi,  sans 
autre  régie  que  ma  fantaisie,  et  sausaytre  mesure  que 
le  peu  de  force  qui  m'est  resié.  Me  voilà  donc  à  mon 
foin  pour  toute  nourriture,  et  à  la  botanique  pour 
toute  occupation.  Déjà  vieux,  jeu  avois  pris  la  pre- 
mière teinture  en  Suisse,  auprès  du  docteur  divernois, 
et  j  avois  herborisé  assez  heureusement,  durant  mes 
voyages  ,  pour  prendre  une  connoissance  passable  du 
régne  végétal;  mais,  devenu  plus  que  sexagénaire, 
et  sédentaire  à  Paris,  les  forces  commençant  à  me 
manquer  pour  les  grandes  herborisations,  et,  d  ail- 

21. 


3^4  LES   REVERIES, 

leurs,  assez  livré  à  ma  copie  de  musique  pour  n'avoir 
pas  besoin  d'autre  occupation,  j'avois  abandonné  cet 
amusement,  qui  ne  m'étoit  plus  nécessaire;  j'avois 
rendu  mon  berbier,  j'avois  vendu  mes  livres,  content 
de  revoir  quelquefois  les  plantes  communes  que  je 
trouvois  autour  de  Paris,  dans  mes  promenades. 
Durant  cet  intervalle,  le  peu  que  je  savois  s'est  pres- 
que entièrement  effacé  de  ma  mémoire,  et  bien  plus 
rapidement  qu'il  ne  s'y  étoit  gravé. 

Tout  d'un  coup,  âgé  de  soixante-cinq  ans  passés, 
privé  du  peu  de  mémoire  que  j'avois,  et  des  forces  qui 
me  restoient  pour  courir  la  campagne,  sans  guide, 
sans  livres  ,  sans  jardin,  sans  berbier,  me  voilà  repris 
de  cette  folie,  mais  avec  plus  d'ardeur  encore  que  je 
n'en  eus  en  m'y  livrant  la  première  fois  ;  me  voilà  sé- 
rieusement occupé  du  sage  projet  d'apprendi^  par 
cœur  tout  le  regnum  vegetahile  de  Murray,  et  de  con- 
noître  toutes  les  plantes  connues  sur  la  terre.  Hors 
d'état  de racbeter  des  livres  de  botanique,  je  me  suis 
mis  en  devoir  de  transcrire  ceux  qu'on  m'a  prêtés;  et, 
résolu  de  refaire  un  berbier  plus  ricbe  que  le  premier, 
en  attendant  que  j  y  mette  toutes  les  plantes  de  la 
mer  et  des  Alpes,  et  de  tous  les  arbres  des  Indes,  je 
commence  toujours  à  bon  compte  par  le  mouron ,  le 
cerfeuil,  la  bourracbe,  et  le  senneçon  :  j'berborise  sa- 
vamment sur  la  cage  de  mes  oiseaux;  et,  à  cbaque 
nouveau  brin  d'berbe  que  je  rencontre,  je  me  dis 
avec  satisfaction:  Voilà  toujours  une  plante  de  plus. 

Je  ne  cbercbe  pas  à  justifier  le  parti  que  je  prends 
de  suivre  cette  fantaisie  ;  je  la  trouve  très  raisonnable, 
persuadé  que,  dans  la  position  où  je  suis,  me  livrer 


SEPTIÈME    PROMENADE.  325 

aux  amusements  qui  me  flattent  est  une  grande  sa- 
gesse, et  même  une  grande  vertu  :  c'est  le  moyen  de 
ne  laisser  germer  dans  mon  cœur  aucun  levain  de 
vengeance  ou  de  haine  ;  et  pour  trouver  encore  dans 
ma  destinée  du  goût  à  quelque  amusement,  il  faut 
assurément  avoir  un  naturel  bien  épuré  de  toutes  pas- 
sions irascibles.  C'est  me  venger  de  mes  persécuteurs 
à  ma  manière  :  je  ne  saurois  les  punir  plus  cruellement 
que  d'être  heureux  malgré  eux. 

Oui,  sans  doute,  la  raison  me  permet,  me  prescrit 
même,  de  me  livrer  à  tout  penchant  qui  m'attire,  et 
que  rien  ne  m'empêche  de  suivre  ;  mais  elle  ne  m'ap- 
prend pas  pourquoi  ce  penchant  m'attire,  et  quel 
attrait  je  puis  trouver  à  une  vaine  étude  faite  sans 
profit,  sans  progrès,  et  qui,  vieux,  radoteur,  déjà 
caduc  et  pesant,  sans  facilité ,'  sans  mémoire,  me  ra- 
mène aux  exercices  delà  jeunesse  ,  etaux  leçons  d'un 
écolier:  or  c  est  une  bizarrerie  que  je  voudrois  m'ex- 
pliquer.  Il  me  semble  que ,  bien  éclaircie ,  elle  pou^roit 
jeter  quelque  nouveau  jour  sur  cette  connoissance  de 
moi-même,  à  l'acquisition  de  laquelle  j  ai  consacré 
mes  derniers  loisirs. 

J'ai  pensé  quelquefois  assez  profondément,  mais 
rarement  avec  plaisir,  presque  toujours  contre  mon 
gré  et  comme  par  force.  La  rêverie  me  délasse  et 
m'amuse,  la  réflexion  me  fatigue  et  m'attriste.  Penser 
fut  toujours  pour  moi  une  occupation  pénible  et  sans 
charme.  Quelquefois  mes  rêveries  finissent  parla  mé- 
ditation, mais  plus  souvent  mes  méditations  finissent 
parla  rêverie;  et,  durant  ces  égarements,  mon  ame 
erre  et  plane  dans  l'univers  sur  les  aile^de  l'imagina-. 


326  LES   RÊVERIES.- 

tion,  dans  des  extases  qui  passent  toute  autre  jouis- 
sance. 

Tant  que  je  goûtai  celle-là  dans  toute  sa  pureté, 
toute  autre  occupation  me  fut  toujours  insipide;  mais 
quand  une  fois,  jeté  dans  la  carrière  littéraire  par  des 
impulsions  étrangères,  je  sentis  la  fatigue  du  travail 
d'esprit ,  et  l'iuiportunité  d'une  célébrité  malheureuse , 
je  sentis  en  même  temps  languir  et  s'attiédir  mes 
douces  rêveries;  et,  bientôt  forcé  de  m'occuper 
malgré  moi  de  ma  triste  situation ,  je  ne  pus  plus 
retrouver  que  bien  rarement  ces  chères  extases  qui, 
durant  cinquante  ans,  m'avoient  tenu  lieu  de  fortune 
et  de  gloire,  et,  sans  autre  dépense  que  celle  du 
temps,  m'avoient  rendu,  dans  l'oisiveté,  le  plus  heu- 
reux des  mortels. 

J'avois  même  à  craindre,  dans  mes  rêveries,  que 
mon  imagination,  effarouchée  par  mes  malheurs, 
ne  tournât  enfin  de  ce  côté  son  activité,  et  que  le 
continuel  sentiment  de  mes  peines  ,  me  resserrant  le 
cœur  par  degrés ,  ne  m'accablât  enfin  de  leur  poids. 
Dans  cet  état,  rfn  instinct,  qui  m'est  naturel,  me 
faisant  fuii'  toute  idée  attristante,  imposa  silence  à 
mon  imagination;  et,  fixant  mon  attention  sur  les 
objets  qui  m'environnoient,  me  fit,  pour  la  preniière 
fois,  détailler  le  spectacle  de  la  nature,  que  je  n'avois 
guère  contemplé  jusqu'alors  qu'en  masse  et  dans  son 
ensemble. 

Les  arbres,  les  arbrisseaux  ,  les  plantes,  sont  la 
panne  et  le  vêtement  de  la  terre.  Rien  n'est  si  triste 
que  l'aspect  d'une  campagne  nue  et  pelée,  qui  n'étale 
aux  yeux  qu»  des  pierres,  du  limon  et  des  sables; 


SEPTIÈME    PROME^'ADE.  827 

mais,  vivifiée  par  la  nature,  et  revêtue  de  sa  robe  de 
noces,  au. milieu  du  cours* des  eaux  et  du  chaut  des 
oiseaux,  la  terre  offre  à  Thomme ,  dans  1  harmonie 
des  trois  régnes,  un  spectacle  plein  de  vie,  d  intérêt 
et  de  charmes,  le  seul  spectacle  au  monde  dont  ses 
yeux  et  son  cœur  ne  se  lassent  jamais. 

Plus  un  contemplateur  a  lame  sensible,  plus  il  se 
livre  aux  extases  qu  excite  en  lui  cet  accord.  Une  rê- 
verie douce  et  profonde  s'empare  alors  de  ses  sens , 
et  il  se  perd,  avec  une  délicieuse  ivresse,  dans  1  im- 
mensité de  ce  beau  système  avec  lequel  il  se  sent 
identifié.  Alors  tous  les  objets  particuliers  lui  échap- 
pent; il  ne  voit  et  ne  sent  rien  que  dans  le  tout.  Il 
faut  que  quelque  circonstance  particulière  resserre 
ses  idées  et  circonscrive  son  imagination  pour  qu'il 
puisse  observer  par  partie  cet  univers  qu'il  s'efforçoit 
d'embrasser. 

C'est  ce  qui  m'arriva  naturellement  quand  mon 
cœur,  resserré  par  la  détresse,  rapprochoit  et  con- 
centroit  tous  ses  mouvements  autour  de  lui  pour 
conserver  ce  reste  de  chaleur  prêt  à  s  évaporer  et 
s'éteindre  dans  Tabattement  où  je  tombois  par  de 
grés.  J'errois  nonchalamment  dans  les  bois  et  dans 
les  montagnes  ,  n'osant  penser  de  peur  d  attiser 
mes  douleurs.  Mon  imagination  ,  qui  se  refuse  aux 
objets  de  peine,  laissoit  mes  sens  se  livrer  aux  im- 
pressions légères,  mais  douces,  des  objets  environ- 
nants. Mes  yeux  se  proraenoient  sans  cesse  de  1  un  à 
l'autre ,  et  il  n'étoit  pas  possfble  que ,  dans  une  variété 
si  grande,  il  ne  s'en  trouvât  qui  les  fixoieut  davan- 
tage, et  les  drrêtoient  plus  long-temps. 


328  LES    RÊVERIES. 

Je  pris  goût  à  cette  récréation  des  yeux  qui,  dans 
l'inFortune,  repose,  amuse,  distrait  Tesprit  et  sus- 
pend le  sentiment  des  peines.  La  nature  des  objets 
aide  beaucoup  à  cette  diversion ,  et  la  rend  plus  sé- 
duisante. Les  odeurs  suaves,  les  vives  couleurs ,  les 
plus  élégantes  formes  ,  semblent  se  disputer  à  l'envi 
le  droit  de  fixer  notre  attention.  Il  ne  faut  qu'aimer 
le  plaisir  pour  se  livrer  à  des  sensations  si  douces  ; 
et  si  cet  effet  n  a  pas  lieu  sur  tous  ceux  qui  en  sont 
frappés ,  c'est ,  dans  les  uns  ,  faute  de  sensibilité  natu- 
relle, et,  dans  la  plupart,  que  leur  esprit,  trop  occupé 
d'autres  idées,  ne  se  livre  qu'à  la  dérobée  aux  objets 
qui  frappent  leurs  sens. 

Une  autre  chose  contribue  encore  à  éloigner  du 
régne  végétal  l'attention  des  gens  de  goût;  c'est  l'ha- 
bitude de  ne  chercher  dans  les  plantes  que  des  drogues 
et  des  remèdes.  Théophraste  s'y  étoit  pris  autrement, 
et  1  on  peut  regarder  ce  philosophe  comme  le  seul 
botaniste  de  l'antiquité  :  aussi  n'est-il  presque  point 
connu  parmi  nous  ;  mais,  grâce  à  un  certain  Diosco- 
ride,  grand  compilateur  de  recettes,  et  à  ses  com- 
mentateurs, la  médecine  s'est  tellement  emparée  des 
plantes  transformées  en  simples,  qu'on  n'y  voit  que 
ce  qu'on  n'y  voit  point,  savoir  les  prétendues  vertus 
qu'il  plaît  au  tiers  et  au  quart  de  leur  attribuer.  On  ne 
conçoit  pas  que  l'organisation  végétale  puisse  par 
elle-même  mériter  quelque  attention  ;  des  gens  qui 
passent  leur  vie  à  arranger  savamment  des  coquilles 
se  moquent  de  la  botanique  comme  d'une  étude  inu- 
tile, quand  on  n'y  joint  pas,  comme  ils  disent,  celle 
des  propriétés,   c'est-à  dire  quand  on  ^abandonne 


SEPTIÈME    PROMENADE.  829 

pas  Tobservation  de  la  nature,  qui  ne  ment  point,  et 
qui  ne  nous  dit  rien  de  tout  cela,  pour  se  livrer  uni- 
quement à  l'autorité  des  hommes,  qui  sont  menteurs, 
et  qui  nous  affirment  beaucoup  de  choses  qu'il  faut 
croire  sur  leur  parole,  fondée  elle-même,  le  plus  sou- 
vent, sur  l'autorité  d'autrui.  Arrêtez-vous  dans  une 
prairie  émaillée  à  examiner  successivement  les  fleurs 
dont  elle  brille;  ceux  qui  vous  verront  faire,  vous 
prenant  pour  un  frater ,  vous  demanderont  des  herbes 
pour  guérir  la  rogne  des  enfants ,  la  gale  des  hommes , 
ou  la  morve  des  chevaux. 

Ce  dégoûtant  préjugé  est  détruit  en  partie  dans 
les  autres  pays,  et  surtout  en  Angleterre,  grâce  à 
Tiinnaeus,  qui  a  un  peu  tiré  la  botanique  des  écoles  de 
pharmacie  pour  la  rendre  à  l'histoire  naturelle  et  aux 
usages  économiques;  mais  en  France,  où  cette  étude 
a  moins  pénétré  chez  les  gens  du  monde,  on  est 
resté,  sur  ce  point,  tellement  barbare,  qu'un  bel  esprit 
de  Paris,  voyant  à  Londres  im  jardin  de  curieux, 
plein  d'arbres  et  de  plantes  rares,  s'écria,  pour  tout 
éloge;  «Voilà  un  fort  beau  jardin  d'apothicaire!» 
A  ce  compte,  le  premier  apothicaire  fut  Adam  ;  car  il 
n'est  pas  aisé  d'imaginer  un  jardin  mieux  assorti  de 
plantes  que  celui  d'Eden. 

Ces  idées  médicinales  ne  sont  'assurément  guère 
propres  à  rendre  agréable  l'étude  de  la  botanique; 
elles  flétrissent  l'émail  des  prés,  l'éclat  des  fleurs, 
desséchent  la  fraîcheur  des  bocages,  rendent  la  ver- 
dure et  les  ombrages  insipides  et  dégoûtants;  toutes 
ces  structures  charmantes  et  gracieuses  intéressent 
fort  peu  quiconque  ne  veut  que  piler  tout  cela  dans 


33o  LES   RÊVERIES, 

un  mortier,  et  Ton  n'ira  pas  chercher  des  guirlandes 
pour  ies  bergèi^s  parmi  des  herbes  pour  les  lave- 
ments. 

Toutes  cette  pharmacie  ne  souilloit  point  mes  ima- 
ges champêtres;  rien  n  en  otoit  plus  éloijjné  que  des 
tisanes  et  des  emplâtres.  J  ai  souvent  pensé,  en  re- 
gardant de  près  les  champs,  les  vergers,  les  bois,  et 
leurs  nombreux  habitants,  que  le  régne  végétal  étoit 
un  magasin  d'aliments  donnés  parla  nature  à  Thomme 
et  aux  animaux;  mais  jamais  il  ne  m'est  venu  à  l'es- 
prit d'y  chercher  des  drogues  et  des  remèdes.  Je  ne 
vois  rien,  dans  ces  diverses  productions,  qui  m'in- 
dique un  pareil  usage,  et  elle  nous  anroit  montré  le 
choix,  si  elle  nous  Tavoit  prescrit,  comme  elle  a  fait 
pour  les  comestibles.  Je  sens  même  que  le  plaisir  que 
je  prends  à  parcourir  les  bocages  seroit  empoisonné 
par  le  sentiment  des  infirmités  humaines  s'il  me  lais- 
soit  penser  à  la  fièvre,  à  la  pierre,  à  la  goutte,  et  au 
mal  caduc.  Du  reste,  je  ne  disputerai  point  aux  végé- 
taux les  grandes  vertus  qu'on  leur  attribue;  je  dirai 
seulement  qu'en  supposant  ces  vertus  réelles,  c'est 
malice  pure  aux  malades  de  continuer  à  l'être  ;  car  de 
tant  de  maladies  que  les  hommes  se  donnent,  il  n'y 
en  a  pas  une  seule  dont  vingt  sortes  d'herbes  ne  gué- 
rissent radicalement. 

Ces  tournures  d'esprit,  qui  rapportent  toujours 
tout  à  notre  intérêt  matériel,  qui  font  chercher  par- 
tout du  profit  ou  des  remèdes,  et  qui  feroient  re- 
garder avec  indifférence  toute  la  nature,  si  l'on  se 
portoit  toujours  bien,  n'ont  jamais  été  les  miennes.  Je 
me  sens  là-dessus  tout  à  rebours  des  autres  hommes  : 


SEPTIÈME    PROMENADE.  33l 

tout  ce  qui  tient  au  sentiment  de  mes  besoins  attriste 
et  gâte  mes  pensées,  et  jamais  je  n'ai  trouvé  de  vrais 
charmes  aux  plaisirs  de  l'esprit,  qu'en  perdant  tout-à- 
fait  de  vue  Fiatérét  de  mon  corps.  Ainsi,  qunnd  même 
jecrôirois  à  la  médecine,  et  quand  même  ses  remèdes 
seroient  agréables,  je  ne  trouverois  jamais,  à  m'en 
occuper,  ces  délices  que  donne  ime  contemplation 
pure  et  désintéressée  :  et  mon  ame  ne  sauroit  s'exalter 
et  planer  sur  la  nature,  tant  que  je  la  sens  tenir  aux 
liens  de  mon  corps.  D'ailleurs,  sans  avoir  eu  jamais 
grande  confiance  à  la  médecine,  j'en  ai  eu  beaucoup 
à  des  médecins  que  j'estimois,  que  j'aimois,  et  à  qui 
je  laissois  gouverner  ma  carcasse  avec  pleine  autorité. 
()uinze  ans  d'expérience  m'ont  instruit  à  mes  dépens; 
rentré  maintenant  sous  les  seules  lois  de  la  nature  ,  j'ai 
repris  par  elle  ma  première  santé.  Quand  les  médecins 
ii'auroient  point  contre  moi  d'autres  griefs,  qui  pour- 
foit  s'étonner  de  leur  haine?  Je  suis  la  preuve  vivante 
de  la  vanité  de  leur  art,  et  de  1  inutilité  de  leurs 
soins. 

Non  ,  rien  de  personnel ,  rien  qui  tienne  à  lintérêt 
de  mon  corps  ne  peut  occuper  vraiment  mon  ame.  Je 
ne  médite,  je  ne  rêve  jamais  plus  délicieusement  que 
quand  je  m'oublie  moi-même.  Je  sens  des  extases, 
des  ravissements  inexprimables  à  me  fondre,  pour 
ainsi  dire,  dans  le  système  des  êtres,  à  m'identifier 
avec  la  nature  entière.  Tant  que  les  hommes  furent 
mes  frères,  je  me  faisois  des  projets  de  félicité  ter- 
restre: ces  projets  étant  toujours  relatifs  au  tout,  je 
ne  pouvois  être  heureux  que  de  la  félicité  publique, 
et  jamais  1  idée  d  un  bonheur  particulier  nu  touché 


332  LES   r.ÉVERIES. 

mon  cœur;  que  quand  j'ai  vu  mes  frères  ne  chercher 
le  leur  que  dans  ma  misère.  Alors,  pour  ne  les  pas 
haïr,  il  a  bien  fallu  les  fuir;  alors,  me  réfugiant  chez 
la  mère  commune,  j'ai  cherché,  dans  ses  bras,  à  me 
soustraire  aux  atteintes  de  ses  enfants  ;  je  suis  devenu 
solitaire,  ou,  comme  ils  disent,  insociable  et  misan- 
thrope, parceque  la  plus  sauvage  solitude  me  paroît 
préférable  à  la  société  des  méchants,  qui  ne  se  nour- 
rit que  de  trahisons  et  de  haine. 

Forcé  de  m'abstenir  de  penser,  de  peur  de  penser 
à  mes  malheurs  malgré  moi  ;  forcé  de  contenir  les 
restes  d'une  imagination  riante,  mais  languissante, 
que  tant  d'angoisses  pourroient  effaroucher  à  la  fin  ; 
forcé  de  tâcher  d'oublier  les  hommes  qui  m'accablent 
d'ignominie  et  d'outrages,  de  peur  que  l'indignation 
ne  m'aigrît  enfin  contre  eux,  je  ne  puis  cependant 
me  concentrer  tout  entier  en  moi-même,  parceque 
mon  ame  expansive  cherche,  malgré  que  j'en  aie,  à 
étendre  ses  sentiments  et  son  existence  sur  d'autres 
êtres,  et  je  ne  puis  plus,  comme  autrefois,  me  jeter, 
tête  baissée,  dans  ce  vaste  océan  de  la  nature ,  parce- 
que mes  facultés,  affoiblies  et  relâchées,  ne  trouvent 
plus  d'objets  assez  déterminés,  assez  fixes,  assez  à 
ma  portée,  pour  s'y  attacher  fortement,  et  que  je  ne 
me  sens  plus  assez  de  vigueur  pour  nager  dans  le 
chaos  de  mes  anciennes  extases.  Mes  idées  ne  sont 
presque  plus  que  des  sensations,  et  la  sphère  de  mon 
entendement  ne  passe  pas.  les  objets  dont  je  suis  im- 
médiatement entouré. 

Fuyant  les  houmies,  cherchant  la  solitude,  n'ima- 
ginant plus,  pensant  encore  moins,  et  ccpendàiU 


SEPTIÈME    PROMENADE.  333 

(loué  d'un  tempérament  vif,  qui  m'éloigne  de  l'apa- 
thie languissante  et  mélancolique,  je  commençai  de 
m'occuper  de  tout  ce  qui  m  entouroit,  et,  par  un  in- 
stinct fort  naturel,  je  donnai  la  préférence  aux  objets 
les  plus  agréables.  Le  régne  minéral  n'a  rien  en  soi 
d'aimable  et  d'attrayant;   ses  richesses,  enfermées 
dans  le  sein  de  la  terre,  semblent  avoir  été  éloip^nées 
des  regards  des  hommes  pour  ne  pas  tenter  leur  cupi- 
dité :  elles  sont  là  comme  en  réserve  pour  servir  un 
jour  de  supplément  aux  véritables  richesses  qui  sont 
plus  à  sa  portée,  et  dont  il  perd  le  goût  à  mesure  qu'il 
se  corrompt.  Alors  il  faut  qu  il  appelle  1  industrie,  la 
peine  et  le  travail,  au  secours  de  ses  misères  ;  il  fouille 
les  entrailles  de  la  terre  ;  il  va  chercher  dans  son 
centre,  aux  risques  de  sa  vie  et  aux  dépens  de  sa 
santé,  des  biens  imaginaires  à  la  place  des  biens  réels 
qu  elle  lui  offroit  d'éUe-méme  quand  il  savoit  en  jouir. 
Il  fuit  le  soleil  et  le  jour,  qu  il  n'est  plus  digne  de 
voir;  il  s'enterre  tout  vivant,  et  fait  bien,  ne  méritant 
plus  de  vivre  à  la  lumière  du  jour.  Là ,  des  carrières, 
des  gouffres,  des  forges,  des  fourneaux,  un  appareil 
d'enclumes,  de  marteaux,  de  fumée  et  de  feu,  suc- 
cède aux  douces  images  des  travaux  champêtres.  Les 
visages  hâves  des  malheureux  qui  languissent  dans 
les  infectes  vapeurs  des  mines,  de- noirs  forgerons, 
de  hideux  cyclopes,  sont  le  spectacle  que  l'appareil 
des  mines  substitue  au  sein  de  la  terre,  à  celui  de  la 
verdure  et  des  fleurs ,  du  ciel  azuré,  des  bergers  amou- 
reux, et  des  laboureurs  robustes,  sur  sa  surface. 

Il  est  aisé,  je  l'avoue,  daller  ramassant  du  sable 
et  des  pierres,  d'eu  remplir  ses  poches  et  son  cabinet. 


334  Lt^S    REVERIES, 

et  de  se  donner  avec  cela  les  airs  d'un  naturaliste  : 
mais  ceux  qui  s  attachent  et  se  bornent  à  ces  sortes 
de  collections  sont,  pour  Tordinaùre ,  de  riches  igno- 
rants qui  ne  cherchent  à  cela  que  le  plaisir  de  l'éta- 
lage. Pour  profiter  dans  l'étude  des  ininérgux,  il  faut 
être  chimiste  et  physicien  ;  il  faut  faire  des  expé- 
riences pénibles  et  coûteuses,  travailler  dans  des  la- 
boratoires ,  dépenser  beaucoup  d'argent  et  de  temps 
parmi  le  charbon,  les  creusets,  les  fourneaux,  les 
cornues,  dans  la  fumée  et  les  vapeurs  étouffantes, 
toujours  au  risque  de  sa  vie ,  et  souvent  aux  dépens 
de  sa  santé.  De  tout  ce  trîste  et  fatigant  travail  ré- 
sulte pour  l'ordinaire  beaucoup  moins  de  savoir  que 
d'orgueil  ;  et  où  est  le  plus  médiocre  chimiste  qui  ne 
croie  pas  avoir  pénétré  toutes  les  grandes  opérations 
de  la  nature,  pour  avoir  trouvé,  par  hasard  peut-être^ 
quelques  petites  combinaisons  de  l'art? 

Le  régne  animal  est  plus  à  notre  portée,  et  cer- 
tainement mérite  encore  mieux  d  être  étudié;  mais 
enfin  cette  étude  n'a-t-elle  pas  aussi  ses  difficultés,  ses 
embarras,  ses  dégoûts  et  ses  peines,  surtout  pour  un 
solitaire  qui  n'a,  ni  dans  ses  jeux,  ni  dans  ses  tra- 
vaux, d'assistance  à  espérer  de  personne?  Comment 
observer,  disséquer,  étudier,  connoîtreles  oiseaux 
dans  les  airs ,  les  poissons  dans  les  eaux ,  les  quadru- 
pèdes plus  légers  que  le  vent,  plus  forts  que  l'homme, 
et  qui  ne  sont  pas  plus  disposés  à  venir  s  offrir  à  mes 
recherches ,  que  moi  de  courir  après  eux  pour  les  y 
soumettre  de  force?  J'aurois  donc  pour  ressource  des 
escargots  ,  des  vers ,  des  mouches ,  et  je  passerois  ma 
vie  à  me  mettre  hors  d'haleine  pour  courir  après  des 


SEPTIÈME    PROMENADE.  335 

papillons,  à  empaler  de  pauvres  insectes,  à  disséquer 
des  souris  quand  j'en  pourrois  prendre,  ou  les  cha- 
rognes des  bétes  que  par  hasard  je  trouverois  morles. 
L'étude  des  animaux  n'est  rien  saivs  Tanatomie;  c'est 
par  elle  qn  on  apprend  à  les  classer,  à  distinguer  les 
genres,  les  espèces.  Pour  les  étudier  par  leurs  mœurs, 
par  leurs  caractères,  il  fauiiroit  avoir  des  volières, 
des  viviers,  des  ménageries;  il  faudroit  les  contrain- 
dre, en  quelque  manière  que  ce  put  être,  à  rester 
rassemblés  autour  de  moi;  je  n  ai  ni  le  goût,  ni  les 
moyens  de  les  tenir  en  captivité,  ni  l'agilité  néces- 
saire pour  les  suivre  dans  leurs  allures  quand  ils 
sont  en  liberté.  Il  faudra  donc  les  étudier  morts,  les 
déchirer,  les  désosser,  fouiller  à  loisir  dans  leurs  en- 
tiailles  palpitantes!  Quel  appareil  affreux  qu'un  am- 
phithéâtre anatomique  !  des.  cadavres  puants,  de 
baveuses  et  livides  chairs,  du  sang,  des  intestins  dé- 
goûtants, des  squelettes  affreux,  des  vapeurs  pesti- 
lentielles !  Ce  n  est  pas  là,  sur  ma  parole,  que  Jean- 
Jacques  ira  chercher  ses  amusements. 

Brillantes  fleurs,  émail  des  prés,  ombrages  frais, 
ruisseaux,  bosquets,  verdure,  venez  purifier  mon 
imagination  salie  par  tous  ces  hideux  objets.  Mon 
ame,  morte  à  tous  les  gçands  mouvements,  ne  peut 
plus  s'affecter  que  par  des  objets  sensibles  ;  je  n  ai 
plus  que  des,  sensations ,  et  ce  n  est  plus  que  par  elles 
que  la  peine  ou  le  plaisir  peuvent  m'atteindre  ici-bas. 
Attiré  par  les  riants  objets  qui  m'entourent,  je  les 
considère,  je  les  contemple,  je  les  con) pare,  j'ap- 
prends enfin  à  les  classer ,  et  me  voilà  tout  d'un  coup 
aussi  botaniste  qu'a  besoin  de  l'être  celui  qui  ne  veut 


336  LES    REVERIES, 

étudier  la  nature  que  pour  trouver  sans  cesse  de  nou- 
velles raisons  de  l'aimer. 

Je  ne  cherche  point  à  m'instruire  :  il  est  trop  tard. 
D'ailleurs  je  n'ai  jamais  vu  que  tant  de  science  con- 
tribuât au  bonheur  de  la  vie  ;  mais  je  cherche  à  me 
donner  des  amusements  doux  et  simples  que  je  puisse 
goûter  sans  peine,  et  qui  me  distraient  de  mes  mal- 
heurs. Je  n'ai  ni  dépense  à  faire,  ni  peine  à  prendre 
pour  errer  nonchalamment  d'herbe  en  herbe ,  de 
plante  en  plante,  pour  les  examiner,  pour  comparer 
leurs  divers  caractères,  pour  marquer  leurs  rapports 
et  leurs  différences,  enfin  pour  observer  l'organisa- 
tion végétale  de  manière  à  suivre  la  marche  et  le  jeu 
de  ces  machines  vivantes,  à  chercher  quelquefois  avec 
succès  leurs  lois  générales,  la  raison  et  la  fin  de  leurs 
structures  diverses ,  et  à  me  livrer  aux  charmes  de 
l'admiration  reconnoissante  pour  la  main  qui  me  fait 
jouir  de  tout  cela. 

Les  plantes  semblent  avoir  été  semées  avec  profu- 
sion sur  la  terre ,  comme  les  étoiles  dans  le  ciel,  pour 
inviter  l'homme,  par  l'attrait  du  plaisir  et  de  la  cu- 
riosité, à  l'étude  de  la  nature  :  mais  les  astres  sont 
placés  loin  de  nous;  il  faut  des  connoissances  pré- 
liminaires, des  instrumenta,  des  machines,  de  bien 
longues  échelles  pour  les  atteindre  et  les  rapprocher 
à  notre  portée.  Les  plantes  y  sont  naturellement; 
elles  naissent  sous  nos  pieds ,  et  dans  nos  mains  pour 
ainsi  dire,  et  si  la  petitesse  de  leurs  parties  essen- 
tielles les  dérobe  quelquefois  à  la  simple  vue,  les  in- 
struments qui  les  y  rendent  sont  d'un  beaucoup  plus 
facile  usage  que  ceux  de  l'astronomie.   La  botanique 


SEPTIÈME    PROMENADE.  SSy 

est  Tétude  d'un  oisif  et  paresseux  solitaire  :  une  pointe 
et  une  loupe  sont  tout  l'appareil  dont  il  a  besoin  pour 
les  observer.  Il  se  promène,  il  erre  librement  d'un 
objet  à  l'autre,  il  fait  la  revue  de  chaque  fleur  avec 
intérêt  et  curiosité  ;  et,  sitôt  qu'il  commence  à  saisir 
les  lois  de  leur  structure,  il  goûte  à  les  observer  un 
plaisir  sans  peine,  aussi  vif  que  s'il  lui  en  coûtoit  beau- 
coup. Il  y  a  dans  cette  oiseuse  occupation  un  charme 
qu'on  ne  sent  que  dans  le  plein  calme  des  passions  , 
mais  qui  suffit  seul  alors  pour  rendre  la  vie  heureuse 
et  douce;  mais  sitôt  qu'on  y  mêle  un  motif  d'intérêt 
ou  de  vanité,  soit  pour  remplir  des  places  ou  pour 
faire  des  livres,  sitôt  qu'on  ne  veut  apprendre  que 
pour  instruire,  qu'on  n'herborise  que  pour  devenir 
auteur  ou  professeur,  tout  ce  doux  charme  s'éva- 
nouit, on  ne  voit  plus  dans  les  plantes  que  des  instru- 
ments de  nos  passions,  on  ne  trouve  plus  aucun  vrai 
plaisir  dans  leur  étude,  on  ne  veut  plus  savoir,  mais 
montrer  qu'on  sait,  et  dans  les  bois  on  n'est  que  sur 
le  théâtre  du  monde ,  occupé  du  soin  de  s'y  faire  ad- 
mirer ;  ou  bien ,  se  bornant  à  la  botanique  de  cabinet 
et  de  jardin  tout  au  plus,  au  lieu  d'observer  les  végé- 
taux dans  la  nature,  on  ne  s'occupe  que  de  systèmes 
et  de  méthodes  ;  matière  éternelle  de  dispute,  qui  ne 
fait  pas  connoître  une  plante  de  plus,  et  ne  jette  au- 
cune véritable  lumière  sur  l'histoire  naturelle  et  le 
régne  végétal.  Delà  les  haines,  les  jalousies  ,  que  la 
concurrence  de  célébrité  excite  chez  les  botanistes 
auteurs,  autant  et  plus  que  chez  les  autres  savants. 
En  dénaturant  cette  aimable  étude,  ils  la  transplan- 
tent au  milieu  des  villes  et  des  académies,  où  elle  ne 
iir.  22 


338  LES   RÊVERIES. 

dégénère  pas  moins  que  les  plantes  exotiques  dans 
les  jardins  des  curieux. 

Des  dispositions  bien  différentes  ont  fait  pour  moi 
de  cette  étude  une  espèce  de  passion  qui  remplit  le 
vide  de  toutes  celles  que  je  n'ai  plus.  Je  gravis  les 
rochers ,  les  montagnes ,  je  m'enfonce  dans  les  val- 
lons, dans  les  bois,  pour  me  dérober,  autant  qu'il  est 
possible,  au  souvenir  des  hommes,  et  aux  atteintes 
des  méchants.  Il  me  semble  que  sous  les  ombrages 
d'une  forêt  je  suis  oublié,  libre,  et  paisible,  comme 
si  je  n'avois  plus  d'ennemis,  ou  que  le  feuillage  des 
bois  dût  me  garantir  de  leurs  atteintes ,  comme  il  les 
éloigne  de  mon  souvenir,  et  je  m'imagine  dans  ma 
bêtise  qu'en  ne  pensant  point  à  eux  ils  ne  penseront 
point  à  moi.  Je  trouve  une  si  grande  douceur  dans 
cette  illusion ,  que  je  m'y  livrerois  tout  entier  si  ma 
situation,  ma  foiblesse,  et  mes  besoins  me  le  permet- 
toient.  Plus  la  solitude  où  je  vis  alors  est  profonde, 
plus  il  faut  que  quelque  objet  en  remplisse  le  vide, 
et  ceux  que  mon  imagination  me  refuse  ou  que  ma 
mémoire  repousse  sont  suppléés  par  les  productions 
spontanées  que  la  terre  non  forcée  par  les  hommes 
offre  à  mes  yeux  de  toutes  parts.  Le  plaisir  d'aller 
dans  un  désert  chercher  de  nouvelles  plantes  couvre 
celui  d'échapper  à  mes  persécuteurs;  et,  parvenu 
dans  des  lieux  où  je  ne  vois  nulles  traces  d'hommes, 
je  respire  plus  à  mon  aise,  comme  dans  un  asile  où 
leur  haine  ne  me  poursuit  plus. 

Je  me  rappellerai  toute  ma  vie  ime  herborisation 
que  je  fis  un  jour  du  côté  de  la  Robaila ,  montagne  du 
justicier  Clerc,  j'étois  seul,  je  m'enfonçai  dans  les 


SEPTIÈME   PROMENADE.  33y 

anfractuosités  de  la  montagne  ;  et,  de  bois  en  bois ,  de 
roche  en  roche,  je  parvins  à  un  réduit  si  caché  que  je 
n'ai  vu  de  ma  vie  un  aspect  plus  sauvage.  De  noirs 
sapins  entremêlés  de  hêtres  prodigieux,  dont  plu- 
sieurs tombés  de  vieillesse  et  entrelacés  les  uns  dans 
les  autres,  fermoient  ce  réduit  de  barrières  impéné- 
trables ;  quelques  intervalles  que  laissoit  cette  som- 
bre enceinte  n'offroient  au-delà  que  des  roches  cou- 
pées à  pic ,  et  d'horribles  précipices ,  que  je  n'osois 
regarder  qu'en  me  couchant  sur  le  ventre.  Le  duc,  la 
chevêche,  et  l'orfraie,  faisoient  entendre  leurs  cris 
dans  les  fentes  de  la  montagne  ;  quelques  petits  oi- 
seaux rares  ,  mais  familiers ,  tempéroient  cependant 
Fhorreur  de  cette  solitude  ;  là  ,  je  trouvai  la  dentaire 
heptaphyllos,  le  ciclamen,  le  nidus  avis  ,  le  grand  laser- 
pitium ,  et  quelques  autres  plantes  qui  me  charmè- 
rent et  m'amusèrent  long-temps;  mais,  insensible- 
ment dominé  par  la  forte  impression  des  objets,  j'ou- 
bliai la  botanique  et  les  plantes,  je  m'assis  sur  des 
oreillers  de  lycopodiwn  et  de  mousses,  et  je  me  mis  à 
rêver  plus  à  inon  aise ,  en  pensant  que  j'étois  là  dans 
un  refuge  ignoré  de  tout  l'univers,  où  les  persécu- 
teurs ne  me  déterreroient  pas.  Un  mouvement  d'or- 
gueil se  mêla  bientôt  à  cette  rêverie.  Je  me  comparois 
à  ces  grands  voyageurs  qui  découvrent  une  de  dé- 
serte ,  et  je  me  disois  avec  complaisance,  sans  doute, 
Je  suis  le  premier  mortel  qui  ait  pénétré  jusqu'ici.  Je 
me  regardois  •  presque  comme  un  autre  Colomb. 
Tandis  que  je  me  pavanois  dans  cette  idée,  j'en- 
tendis peu  loin  de  moi  un  certain  cliquetis  que  je  crus 
recoijnoître  ;  j'écoute  :  le  même  bruit  se  répète  et  se 

23. 


34o  LES    RÊVERIES, 

multiplie.  Surpris  et  curieux,  je  mjc  lève,  je  perce  à 
travers  un  fourré  de  broussailles  du  côté  d'où  venoit 
le  bruit,  et  dans  une  combe,  à  vingt  pas  du  lieu  même 
où  je  croyois  être  parvenu  le  premier,  j'aperçois  une 
manufacture  de  bas. 

Je  ne  saurois  exprimer  l'agitation  confuse  et  contra- 
dictoire que  je  sentis  dans  mon  cœur  à  cette  décou- 
verte. Mon  premier  mouvement  fut  un  sentiment  de 
joie  de  me  retrouver  parmi  des  humains  où  je  m  étois 
cru  totalement  seul  ;  mais  ce  mouvement,  plus  rapide 
que  l'éclair,  fit  bientôt  place  à  un  sentiment  doulou- 
reux plus  durable  ,  comme  ne  pouvant  dans  les  antres 
mêmes  des  Alpes  échapper  aux  cruelles  mains  des 
hommes  acharnés  à  me  tourmenter.  Carj'étois  bien 
sur  qu  il  n'y  avoit  peut-être  pas  deux  hommes  dans 
cette  fabrique  qui  ne  fussent  initiés  dans  le  complot 
dont  le  prédicant  Montmollin  s'étoit  fait  le  chef,  et  qui 
tiroit  de  plus  loin  ses  premiers  mobiles.  Je  me  hâtai 
d'écarter  cette  triste  idée,  et  je  finis  par  rire  en  moi- 
même,  et  de  ma  vanité  puérile ,  et  de  la  manière  co- 
mique dont  j'en  avois  été  puni. 

Mais,  en  effet,  qui  jamais  eût  dû  s'attendre  à  trou- 
ver une  manufacture  dans  un  précipice!  Il  n'y  a  que 
la  Suisse  au  monde  qui  présente  ce  mélange  de  la  na- 
ture sauvage,  et  de  l'industrie  humaine.  La  Suisse  en- 
tière n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'une  grande  ville,  dont 
les  rues  larges  et  longues  plus  que  celle  de  Saint-An- 
toine, sont  semées  de  forêts,  coupées  de  montagnes, 
et  dont  les  maisons  éparses  et  isolées  ne  communiquent 
entre  elles  que  par  des  jardins  anglois.  Je  me  rappelai 
à  ce  sujet  une  autre  herborisation  que  du  Peyrou, 


SEPTIÈME    PROMENADE.  84  I 

-dEscheinv,  le  colonel  de  Pury,  le  justicier  Clerc,  et 
moi ,  avions  faite  il  y  avoit  quelque  temps  sur  la  mon- 
tagne de  Chasseron,  du  sommet  de  laquelle  on  dé- 
couvre sept  lacs.  On  nous  dit  qu'il  n'y  avoit  qu'une 
seule  maison  sur  cette  montagne ,  et  nous  n'eussions 
sûrement  pas  deviné  la  profession  de  celui  qui  1  habi- 
toit,  si  l'on  n'eût  ajouté  que  c'étoit  un  libraire,  et  qui 
même  faisoit  fort  bien  ses  affaires  dans  le  pavs  *.  Il 
me  semble  qu'un  seul  fait  de  cette  espèce  fait  mieux 
connoître  la  Suisse  que  toutes  les  descriptions  des 
voyageurs. 

En  voici  un  autre  de  même  nature,  ou  à  peu  près, 
qui  ne  fait  pas  moins  connoître  un  peuple  fort  différent. 
Durant  mon  séjour  à  Grenoble  je  faisois  souvent  de 
petites  herborisations  hors  la  ville  avec  le  sieur  Bovier, 
avocat  de  ce  pays-là ,  non  pas  qu'il  aimât  ni  sût  la  bo- 
tanique, mais  parceque,  s'étant  fait  mon  garde  de  la 
manche ,  il  se  faisoit ,  autant  que  la  chose  étoit  possible , 
une  loi  de  ne  pas  me  quitter  d'un  pas.  Un  jour  nous 
nous  promenions  le  long  de  l'Isère,  dans  un  lieu  tout 
plein  de  saules  épineux.  Je  vis  sur  ces  arbrisseaux  des 
fruits  mûrs;  j  eus  la  curiosité  d'en  goûter,  et,  leur 
trouvant  une  petite  acidité  très  agréable,  je  me  mis  à 
manger  de  ces  grains  pour  me  rafraîchir  :  le  sieur  Bo- 
vier se  tenoit  à  côté  de  moi  sans  m'imiter  et  sans  rien 
dire.  Un  de  ses  amis  survint,  qui  me  vovant  picorer 
ces  grains,  me  dit:  Eh!  monsieur,  que  faites-vous  là? 

*  C'est  sans  doute  la  ressemblance  des  noms  qui  a  entraîne  Pious- 
seau  à  appliquer  l'anecdote  du  libraire  à  Chasseron ,  au  lieu  de 
Chasserai ,  autre  montagne  très  élevée,  sur  les  frontières  de  la 
principauté  de  Neuchâtel.  (iVofe  des  Editeurs  de  Genève.) 


342  LES    RÊVERIES, 

ignorez-vous  que  ce  fruit  empoisonne?  Ce  fruit  em- 
poisonne! m'écriai-je  tout  surpris.  Sans  doute,  reprit- 
il,  et  tout  le  monde  sait  si  bien  cela,  que  personne 
dans  le  pays  ne  s  avise  d'en  goûter.  Je  regardois  le 
sieur  Bovier,  et  je  lui  dis  :  Pourquoi  donc  ne  m'aver- 
tissiez-vous  pas?  Ah!  monsieur,  me  répondit-il  d'un 
ton  respectueux,  je  n'osois  pas  prendre  cette  liberté. 
Je  me  mis  à  rire  de  cette  humilité  dauphinoise,  en 
discontinuant  néanmoins  ma  petite  collation.  J'étois 
persuadé,  comme  je  le  suis  encore,  que  toute  produc- 
tion naturelle,  agréable  au  goût,  ne  peut-être  nuisible 
au  corps,  ou  ne  Test  du  moins  que  par  son  excès.  Ce- 
pendant j'avoue  que  je  m'écoutai  un  peu  tout  le  reste 
de  la  journée:  mais  j'en  fus  quitte  pour  un  peu  d'in- 
quiétude; je  soupai  très  bien,  dormis  mieux,  et  me 
levai  le  matin  en  parfaite  santé,  après  avoir  avalé  la 
veille  quinze  ou  vingt  grains  de  ce  terrible  hyppophœe , 
qui  empoisonne  à  très  petite  dose,  à  ce  que  tout  le 
monde  me  dit  à  Grenoble  le  lendemain.  Cette  aventure 
ine  parut  si  plaisante ,  que  je  ne  me  la  rappelle  jamais 
sans  rire  de  la  singulière  discrétion  de  M.  l'avocat 
Bovier.  * 

*  Dans  ses  Réflexions  sur  les  Confessions  de  Rousseau,  M.  Ser- 
van  lui  reproche  vivement  l'accusation  atroce  qui  résulte,  contre 
M.  Bovier,  du  récit  de  cette  anecdote,  et  prouve  très  bien  l'in- 
vraisemblance  de  cette  accusation  par  son  atrocité  même.  Sans 
avancer  positivement  que  Rousseau  a  menti  en  cette  occasion,  il 
conclut  qu'il  s'esL  misérablement  trompé  lui-même ,  et  ne  laisse 
rien  à  désirer  à  l'appui  de  cette  conclusiou.  Point  de  doute  en 
effet  que  si  par  ces  mots  humilité  dauphinoise,  Rousseau,  comme 
le  fait  entendre  M.  Servan,  a  touIu  dire  humilité  rusée,  l'accusa- 
tiou  ist  atroce  et  condamnable  au  dernier  point.  Si,  comme  tout 


SEPTIÈME    PROMENADE.  343 

Toutes  mes  courses  de  botanique,  les  diverses  im- 
pressions du  local  des  objets  qui  m'ont  frappé,  les 
idées  qu'il  m'a  fait  naître,  les  incidents  qui  s'y  sont 
mêlés,  tout  cela  m'a  laissé  des  impressions  qui  se  re- 
nouvellent par  1  aspect  des  plantes  herborisées  dans 
ces  mêmes  lieux.  Je  ne  reverrai  plus  ces  beaux  paysa- 
ges, ces  forêts,  ces  lacs,  ces  bosquets,  ces  rocbers, 
ces  montagnes,  dont  l'aspect  a  toujours  touché  mon 
cœur  :  mais  maintenant  que  je  ne  peux  plus  courir  ces 
heureuses  contrées,  je  n'ai  qu'à  ouvrir  mon  herbier 
et  bientôt  il  m'y  transporte.  Les  fragments  des  plantes 
que  j'y  ai  cueillies  suffisent  pour  me  rappeler  tout  ce 
magnifique  spectacle.  Cet  herbier  est  pour  moi  un 
journal  d'herborisations,  qui  me  les  fait  recommencer 
avec  un  nouveau  charme,  et  produit  l'effet  d'un  op- 
tique, qui  les  peindroit  derechef  à  mes  yeux. 

C'est  la  chaîne  des  idées  accessoires  qui  m'attache 
à  la  botanique.  Elle  rassemble  et  rappelle  à  mon  ima- 

dispose  à  le  croire,  Rousseau  n'a  pas  employé  ces  mots  dans  un 
sens  aussi  odieux,  il  en  résulte  tout  simplement  qu'il  a  relevé  gaie- 
ment une  bédse  de  l'avocat  Bovier  ;  car  on  ne  peut  guère  qualifier 
autrement  la  singulière  réponse  de  celui-ci  à  la  question  qui  lui 
étoit  faite,  si  cette  réponse  n'est  pas  l'efFet  d'une  énorme  distrac- 
tion. Dans  tous  les  cas  il  faut  convenir  que  c'est,  de  la  part  de 
Piousseau,  un  très  grand  tort  d'avoir  imprimé  cette  espèce  de  flé- 
trissure sur  un  homme  que  nous  avons  connu  personnellement  à 
(Grenoble,  excellent  homme  à  tous  égards,  ardent  admirateur  de 
Pionsseau,  qu'il  avoit  reçu  chez  lui  avec  transport,  et  dont  les  in- 
tentions pures  autant  que  bienveillantes  méritoient  une  autre  ré- 
compense. 

Il  a  été  prouvé  depuis  que  le  fruit  de  l'arbuste  dont  il  est  qiies 
lion   dans  cette  aventure,    n'est  rien    moins   qu'un  poison.  Voyez 
l'édition  de  Genève,  tome  VI  du  Supplément^  page  4^1. 


344  LES   RÊVERIES, 

gination  toutes  les  idées  qui  la  flattent  davantage;  les 
prés,  les  eaux,  les  bois  ,  la  solitude,  la  paix  surtout, 
et  le  repos  qu'on  trouve  au  milieu  de  tout  cela,  sont 
retracés  par  elle  incessamment  à  ma  mémoire.  Elle 
me  fait  oublier  les  persécutions  des  hommes,  leur 
haine,  leurs  mépris,  leurs  outrages,  et  tous  les  maux 
dont  ils  ont  payé  mon  tendre  et  sincère  attachement 
pour  eux.  Elle  me  transporte  dans  des  habitations 
paisibles,  au  milieu  de  gens  simples  et  bons,  tels  que 
ceux  avec  qui  j  ai  vécu  jadis.  Elle  me  rappelle  et  mon 
jeune  âge,  et  mes  innocents  plaisirs,  elle  m'en  fait 
jouir  derechef,  et  me  rend  heureux  bien  souvent  en- 
core, au  milieu  du  plus  triste  sort  qu'ait  subi  jamais 
un  mortel. 


HUITIÈME  PROMENADE. 

En  méditant  sur  les  dispositions  de  mon  ame  dans 
toutes  les  situations  de  ma  vie,  je  suis  extrêmement 
frappé  de  voir  si  peu  de  proportion  entre  les  diverses 
combinaisons  de  ma  destinée ,  et  les  sentiments  habi- 
tuels de  bien  ou  mal  être  dont  elles  m'ont  affecté.  Les 
divers  intervalles  de  mes  courtes  prospérités  ne  m'ont 
laissé  presque  aucun  souvenir  agréable  de  la  manière 
intime  et  permanente  dont  elles  m'ont  affecté;  et,  au 
contraire,  dans  toutes  les  misères  de  ma  vie,  je  me 
sentois  constamment  rempli  de  sentiments  tendres, 
touchants, délicieux,  qui,  versant  un  baume  salutaire 
sur  les  blessures  de  mon  cœur  navré,  sembloient  en 


HUITIÈME    PROMENADE.  345 

convertir  la  douleur  en  volupté,  et  dont  Taimable  sou- 
venir me  revient  seul,  dégagé  de  celui  des  maux  que 
j'éprouvois  eu  même  temps.  Il  me  semble  que  j'ai  plus 
goûté  la  douceur  de  Texistence  ;  que  j'ai  réellement 
plus  vécu,  quand  mes  sentiments,  resserrés,  pour 
ainsi  dire,  autour  de  mon  cœur  par  ma  destinée,  n'al- 
loient  point  s'évaporant  au-dehors  sur  tous  les  objets 
de  Testime  des  hommes  qui  en  méritent  si  peu  par 
eux-mêmes,  et  qui  font  l'unique  occupation  des  gens 
que  Ton  croit  heureux. 

Quand  tout  étoit  dans  Tordi-e  autour  de  moi ,  quand 
j'étois  content  de  tout  ce  qui  m'entouroit,  et  de  la 
sphère  dans  laquelle  j'avois  à  vivre,  je  la  rempHssois 
de  mes  affections.  Mon  ame  expansive  s'étendoit  sur 
d  autres  objets  ;  et  toujours  attiré  loin  de  moi  par  des 
goûts  de  mille  espèces,  par  des  attachements  aimables 
qui  sans  cesse  occupoient  mon  cœur,  je  ra'oubliois, 
en  quelque  façon,  moi-même;  j'étois  tout  entier  à  ce 
qui  m'étois  étranger,  et  j'éprouvois,  dans  la  conti- 
nuelle agitation  de  mon  cœur,  toute  la  vicissitude  des 
choses  humaines.  Cette  vie  orageuse  ne  me  laissoit  ni 
paix  au-dedans,  ni  repos  au-dehors.  Heureux  en  ap- 
parence, je  n'avois  pas  un  sentiment  qui  pût  soutenir 
l'épreuve  de  la  réflexion,  et  dans  lequel  je  pusse  vrai- 
ment me  complaire.  Jamais  je  n'étois  parfaitement 
content  ni  d'autrui,  ni  de  moi-même.  Le  tumulte  du 
monde  m'étourdissoit,  la  solitude  m'ennuyoit,  j'avois 
sans  cesse  besoin  de  changer  de  place ,  et  je  n'étois 
bien  nulle  part.  J'étois  fêté  pourtant,  bien  voulu, 
bien  reçu,  caressé  partout;  je  n'avois  pas  un  ennemi, 
pas  un  malveillant,  pas  un  envieux;  comme  on  ne 


346  LES    RÉVER1E3. 

cherchoit  qu'à  m'obliger,  j'avois  souvent  le  plaisir 
d'obliger  moi-même  beaucoup  de  monde,  et,  sans 
bien,  sans  emploi,  sans  fauteurs,  sans  grands  talents 
bien  développés  ni  bien  connus,  je  jouissois  des  avan- 
tages attachés  à  tout  cela,  et  je  ne  voyois  personne, 
dans  aucun  état,  dont  le  sort  me  parût  préférable  au 
mien.  Que  me  manquoit-il  donc  pour  être  heureux? 
Je  l'ignore  ;  mais  je  sais  que  je  ne  l'étois  pas.  Que  me 
manque-t-il  aujourd  hui  pour  être  le  plus  infortuné 
des  mortels?  Rien  de  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu 
mettre  du  leur  pour  cela.  Hé  bien!  dans  cet  état  dé- 
plorable, je  ne  changerois  pas  encore  d'être  et  de 
destinée  contre  le  plus  fortuné  d'entre  eux,  et  j'aime 
encore  mieux  être  moi  dans  toute  ma  misère,  que 
d'être  aucun  de  ces  gens-là  dans  toute  leur  prospé- 
rité. Réduit  à  moi  seul,  je  me  nourris,  il  est  vrai,  de 
ma  propre  substance,  mais  elle  ne  s'épuise  pas;  je  me 
suffis  à  moi-même,  quoique  je  rumine,  pour  ainsi 
dire,  à  vide,  et  que  mon  imagination  tarie  et  mes 
idées  éteintes  ne  fournissent  plus  d'aliments  à  mon 
cœur.  Mon  ame  offusquée,  obstruée  par  mes  or- 
ganes, s'affaise  de  jour  en  jour,  et,  sous  le  poids  de 
ces  lourdes  masses,  n'a  plus  assez  de  vigueur  pour 
s'élancer,  comme  autrefois,  hors  de  sa  vieille  enve- 
loppe. 

C'est  à  ce  retour  sur  nous-mêmes  que  nous  force 
l'adversité  ;  et  c'est  peut-être  là  ce  qui  la  rend  le  plus 
insupportable  à  la  plupart  des  hommes.  Pour  moi, 
qui  ne  trouve  à  me  reprocher  que  des  fautes,  j'en  ac- 
cuse ma  foiblesse,  et  je  me  console,  car  jamais  mal 
prémédité  n'approcha  de  mon  cœur.  3  i  aoia-:  ^ 


HUITIÈME    PROMENADE.  347 

Cependant,  à  moins  d'être  stupide,  comment  con- 
templer un  moment  ma  situation ,  sans  la  voir  aussi 
horrible  qu'ils  Tout  rendue,  et  sans  périr  de  douleur 
et  de  désespoir?  Loin  de  cela,  moi,  le  plus  sensible 
des  êtres,  je  la  contemple  et  ne  m'en  émeus  pas;  et, 
sans  combats,  sans  efforts  sur  moi-même,  je  me  vois 
presque  avec  indifférence  dans  un  état  dont  nul  autre 
homme  peut-être  n«  supporteroit  Taspect  sans  effroi. 
Comment  en  suis-je  venu  là?  carjétois  bien  loin 
de  cette  disposition  paisible,  au  premier  soupçon  du 
complot  dont  j'étois  enlacé  depuis  long-temps  sans 
m'en  être  aucunement  aperçu.  Cette  découverte  nou- 
velle me  bouleversa.  L'infamie  et  la  trahison  me  sur- 
prirent au  dépourvu.  Quelle  ame  honnête  est  préparée 
à  de  tels  genres  de  peines?  Il  faudroit  les  mériter 
pour  les  prévoir.  Je  tombai  dans  tous  les  pièges  qu'on 
creusa  sous  mes  pas.  L'indignation,  la  fureur,  le  dé- 
hre,  s'emparèrent  de  moi:  je  perdis  la  tramontane. 
Ma  tête  se  bouleversa,  et,  dans  les  ténèbres  horribles 
où  l'on  n'a  cessé  de  me  tenir  plongé,  je  n'aperçus  plus 
ni  lueur  pour  me  conduire,  ni  appui,  ni  prise  où  je 
pusse  me  tenir  ferme,  et  résister  au  désespoir  qui 
m'entraînoit. 

Comment  vivre  heureux  et  tranquille  dans  cet  état 
affreux?  J'y  suis  pourtant  encore,  et  plus  enfoncé 
que  jamais,  et  j'y  ai  retrouvé  le  calme  et  la  paix ,  et  j'y 
>is  heureux  et  tranquille,  et  j'y  ris  des  incroyables 
tourments  que  mes  persécuteurs  se  donnent  sans 
cesse,  tandis  que  je  reste  en  paix,  occupé  de  fleurs, 
d'étamines  et  d'enfantillages,  et  que  je  ne  songe  pas 
même  à  eux. 


348  LES   RÊVERIES. 

Comment  s'est  fait  ce  passage?  Naturellement,  in- 
sensiblement et  sans  peine.  La  première  surprise  fut 
épouvantable.  Moi  qui  me  sentois  digue  d'amour  et 
d'estime,  moi  qui  me  croyois  honoré,  chéri,  comme 
je  méritois  de  Tétre,  je  me  vis  travesti  tout  d'un  coup 
en  un  monstre  affreux  tel  qu'il  n'en  exista  jamais. 
Je  vois  toute  une  génération  se  précipiter  tout  entière 
dans  cette  étrange  opinion,  sai4S  explication,  sans 
doute,  sans  honte,  et  sans  que  je  puisse  parvenir  à 
savoir  jamais  la  cause  de  cette  étrange  révolution.  Je 
me  débattis  avec  violence  et  ne  fis  que  mieux  m'en- 
lacer.  Je  voulus  forcer  mes  persécuteurs  à  s'expliquer 
avec  moi;  ils  n'avoient  garde.  Après  mètre  long- 
temps tourmenté  sans  succès,  il  fallut  bien  prendre 
haleine.  Cependant  j'espérois  toujours,  je  me  disois  : 
Un  aveuglement  si  stupide,  une  si  absurde  préven- 
tion, ne  sauroit  gagner  tout  le  genre  humain.  Il  y  a 
des  hommes  de  sens  qui  ne  partagent  pas  le  délire;  il 
y  a  des  âmes  justes  qui  détestent  la  foiuberie  et  les 
traîtres.  Cherchons,  je  trouverai  peut-être  enfin  un 
homme  :  si  je  le  trouve,  il  sont  confondus.  J'ai  cherché 
vainement;  je  ne  l'ai  point  trouvé.  La  ligue  est  uni- 
verselle, sans  exception,  sans  retour;  et  je  suis  sur 
d'achever  mes  jours  dans  cette  affreuse  proscription, 
sans  jamais  en  pénétrer  le  mystère. 

C'est  dans  cet  état  déplorable  qu'après  de  longues 
angoisses,  au  lieu  du  désespoir  qui  sembloit  devoir 
être  enfin  mon  partage,  j'ai  retrouvé  la  sérénité,  la 
tranquillité,  la  paix,  le  bonheur  même,  puisque 
chaque  jour  de  ma  vie  me  rappelle  avec  plaisir  celui 


HUITIÈME    PROMENADE.  349 

de  la  veille,  et  que  je  n'eu  désire  point  d'autre  pour  le 
lendemain. 

D  où  vient  cette  différence?  D'une  seule  chose; 
c'est  que  j'ai  appris  à  porter  le  joug  de  la  nécessité 
sans  murmure.  C  est  que  je  m'efforçois  de  tenir  encore 
à  raille  choses,  et  que  toutes  ces  prises  m'ayant  suc- 
cessivement échappé,  réduit  à  moi  seul,  j'ai  repris 
enfin  mon  assiette.  Pressé  de  tous  côtés,  je  demeure 
en  équilibre,  parceque  je  ne  m'attache  plus  à  rien, 
je  ne  m'appuie  que  sur  moi. 

Quand  je  m'élevois  avec  tant  d'ardeur  contre  l'opi- 
nion, je  portois  encore  son  joug  sans  que  je  m'en 
aperçusse.  On  veut  être  estimé  des  gens  qu'on  estime, 
et  tant  que  je  pus  juger  avantageusement  des  hommes 
ou  du  moins  de  quelques  hommes,  les  jugements 
qu'ils  portoient  de  moi  ne  pouvoient  mètre  indif- 
férents :  je  voyois  que  souvent  les  jugements  du  public 
sont  équitables  ;  mais  je  ne  voyois  pas  que  cette  équité 
même  étoit  l'effet  du  hasard,  que  les  régies  sur  les- 
quelles les  hommes  fondent  leurs  opinions  ne  sont 
tirées  que  de  leurs  passions  ou  de  leurs  préjugés,  qui 
en  sont  l'ouvrage,  et  que,  lors  même  qu'ils  jugent 
bien,  souvent  encore  ces  bons  jugements  naissent 
d'un  mauvais  principe ,  comme  lorsqu'ils  feignent 
d'honorer  en  quelques  succès  le  mérite  d'un  homme, 
non  par  esprit  de  justice,  mais  pour  se  donner  un  air 
impartial,  en  calomniant  tout  à  leur  aise  le  même 
homme, 3ur,  d'autres  points. 

Mais  quand,  après  de  si  longues  et  vaines  recher- 
ch^^j^  les  vis  tous  rester  sans  exception  dans  le  plus 


350  LES    RÊVERIES, 

inique  et  absurde  système  que  l'esprit  infernal  pût 
inventer;  quand  je  vis  qu'à  mon  égard  la  raison  étoit 
bannie  de  toutes  les  têtes  et  Téquiié  de  tous  les  cœurs  ; 
quand  je  vis  une  génération  frénétique  se  livrer  tout 
entière  à  Tavengle  fureur  de  ses  guides  contre  un 
infortuné  qui  jamais  ne  fît,  ne  voulut,  ne  rendit  de 
mal  à  personne;  quand,  après  avoir  vainement  cher- 
ché un  homme,  il  fallut  éteindre  enfin  ma  lanterne  et 
m'écrier.  Il  n'y  en  a  plus  ;  alors  je  commençai  à  me 
voir  seul  sur  la  terre,  et  je  compris  que  mes  contem- 
porains n'étoient,  par  rapport  à  moi,  que  des  êtres 
mécaniques,  qui  n'agissoient  que  par  impulsion,  et 
dont  je  ne  pouvois  calculer  l'action  que  par  les  lois  du 
mouvement  :  quelque  intention,  quelque  passion  que 
j'eusse  pu  supposer  dans  leurs  âmes,  elles  n'auroient 
jamais  expliquer  leur  conduite  à  mon  égard  d'une 
façon  que  je  pusse  entendre.  C'est  ainsi  que  leurs  dis- 
positions intérieures  cessèrent  d  être  quelque  chose 
pour  moi;  je  ne  vis  plus  en  eux  que  des  masses  dif- 
féremment mues,  dépourvues  à  mon  égard  de  toute 
moralité. 

Dans  tous  les  maux  qui  nous  arrivent  nous  regar- 
dons plus  à  l'intention  qu'à  l'effet  :  une  tuile  qui  tombe 
d'un  toit  peut  nous  blesser  davantage,  mais  ne  nous 
navre  pas  tant  qu  une  pierre  lancée  à  dessein  par  une 
main  malveillante;  le  coup  porte  à  faux  quelquefois, 
mais  l'intention  ne  manque  jamais  son  atteinte.  La 
douleur  matérielle  est  ce  qu'on  sent  le  moins  dans  les 
atteintes  de  la  fortune;  et  quand  les  infortunés  ne 
savent  à  qui  s'en  prendre  de  leurs  malheurs,  ils  s'en 
prennent  à  la  destinée  qu'ils  personnifient  et  à  laquelle 


HUITIÈME    PROMENADE.  35l 

ils  prêtent  des  yeux  et  une  intelligence  pour  les  tour- 
menter à  dessein:  c'est  ainsi  qu'un  joueur,  dépité  par 
ses  pertes,  se  met  en  fureur  sans  savoir  contre  qui  ;  il 
imagine  un  sort  qui  s'acharne  à  dessein  sur  lui 
pour  le  tourmenter,  et,  trouvant  un  aliment  à  sa  co- 
lère, il  s'anime  et  s'enflamme  contre  l'ennemi  qu'il 
s'est  créé.  L'homme  sage,  qui  ne  voit  dans  tous  les 
malheurs  qui  lui  arrivent  que  les  coups  de  l'aveugle 
nécessité,  n'a  point  ces  agitations  insensées;  il  crie 
dans  sa  douleur,  mais  sans  emportement,  sans  co- 
lère; il  ne  sent  du  mal  dont  il  est  la  proie  que  l'atteinte 
matérielle ,  et  les  coups  qu'il  reçoit  ont  beau  blesser  sa 
personne,  pas  un  n'arrive  jusqu'à  son  cœur. 

C'est  beaucoup  que  d'en  être  venu  là ,  mais  ce  n'est 
pas  tout ,  si  Ion  s'arrête  :  c  est  bien  avoir  coupé  le  mal , 
mais  c'est  avoir  laissé  la  racine;  car  cette  racine  n'est 
pas  dans  les  êtres  qui  nous  sont  étrangers,  elle  est  en 
nous-mêmes,  et  c'est  là  qu'il  faut  travailler  pour  l'ar- 
racher tout-à-fait.  Voilà  ce  que  je  sentis  parfaitement 
dès  que  je  commençai  de  revenir  à  moi:  ma  raison  ne 
me  montrant  qu'absurdités  dans  toutes  les  explications 
quejecherchois  à  donner  à  ce  qui  m'arrive,  je  compris 
que  les  causes,  les  instruments,  les  moyens  de  tout 
cela  m'étant  inconnus  et  inexplicables ,  dévoient  être 
nuls  pour  moi;  que  je  devois  regarder  tous  les  détails! 
de  ma  destinée  comme  autant  d'actes  d'une  pure  fata- 
lité, où  je  ne  devois  supposer  ni  direction,  ni  inten- 
tion, ni  cause  morale;  qu'il  falloit  m'y  soumettre  sans 
raisonner  et  sans  regimber,  parceque  cela  étoit  inu- 
tile; que,  tout  ce  quej'avois  à  faire  encore  sur  la  terre 
^tant  de  m  y  regarder  comme  un  être  purement  passif 


352  LES   BÉVERIES. 

je  ne  devois  point  user  à  résister  inutilement  à  ma  des- 
tinée la  force  qui  me  restoit  pour  la  supporter.  Voilà 
ce  que  je  me  disois;  ma  raison,  mon  cœur  y  acquies- 
çoient,  et  néanmoins  je  sentois  ce  cœur  murmurer  en- 
core. D'où  venoit  ce  murmure?  Je  le  cherchai,  je  le 
trouvai;  il  venoitde  l'amour-propre,  qui,  après  s'être 
indigné  contre  les  hommes,  se  soulevoit  encore  contre 
la  raison. 

Cette  découverte  n'étoit  pas  si  facile  à  faire  qu'on 
pourroit  croire ,  car  un  innocent  persécuté  prend  long- 
temps pour  un  pur  amour  de  la  justice  l'orgueil  de  son 
petit  individu  :  mais  aussi  la  véritable  source,  une  fois 
bien  connue,  est  facile  à  tarir,  ou  du  moins  à  détour- 
ner. L'estime  de  soi-même  est  le  plus  grand  mobile 
des  âmes  fières  ;  l'amour-propre,  fertile  en  illusions, 
se  déguise  et  se  fait  prendre  pour  cette  estime;  mais 
quand  la  fraude  enSn  se  découvre  et  que  l'amour-pro- 
pre ne  peut  plus  se  cacher,  dès-lors  il  n'est  plus  à 
craindre,  et  quoiqu'on  l'étouffé  avec  peine,  on  le  sub- 
jugue au  moins  aisément. 

Je  n'eus  jamais  beaucoup  de  pente  à  l'amour-propre; 
mais  cette  passion  factice  s  etoit  exaltée  en  moi  dans 
le  monde,  et  surtout  quand  je  fus  auteur  :  j'en  avois 
peut-être  encore  moins  qu'un  autre,  mais  j'en  avois 
prodigieusement.  Les  terribles  leçons  que  j'ai  reçues 
l'ont  bientôt  renfermé  dans  ses  premières  bornes  :  il 
commença  par  se  révolter  contre  l'injustice,  mais  il  a 
fini  par  la  dédaigner;  en  se  repliant  sur  mon  ame,  en 
coupant  les  relations  extérieures  qui  le  rendent  exi- 
geant, en  renonçant  aux  comparaisons,  aux  préfé- 
rences, il  s'est  contenté  que  je  fusse  bon  pour  moi. 


HUITIÈME   PROMENADE.  353 

Alors,  redevenant  amour  de  moi-même,  il  est  rentré 
dans  Tordre  de  la  nature,  et  m'a  délivré  du  joug  de 
1  opinion. 

Dès  lors  j'ai  retrouvé  la  paix  de  l'ame  et  presque  la 
félicité;  car,  dans  quelque  situation  qu'on  se  trouve, 
ce  n'est  que  par  lui  qu'on  est  constamment  malheu- 
reux. Quand  il  se  tait  et  que  la  raison  parle,  elle  nous 
console  enfin  de  tous  les  maux  qu'il  n'a  pas  dépendu 
de  nous  d'éviter:  elle  les  anéantit  même  autant  qu'ils 
n'agissent  pas  immédiatement  sur  nous;  car  on  est 
sûr  alors  d'éviter  leurs  plus  poignantes  atteintes  en 
cessant  de  s'en  occuper.  Ils  ne  sont  rien  pour  celui 
qui  n'y  pense  pas  :  les  offenses,  les  vengeances,  les 
passe-droits,  les  outrages ,  les  injustices,  ne  sont  rien 
pour  celui  qui  ne  voit  dans  les  maux  qu  il  endure  que 
le  mal  même  et  non  pas  1  intention,  pour  celui  dont  la 
place  ne  dépend  pas  dans  sa  propre  estime  de  celle 
qu'il  plaît  aux  autres  de  lui  accorder.  De  quelque 
façon  que  les  hommes  veuillentme  voir,  ils  ne  sauroient 
changer  mon  être;  et,  malgré  leur  puissance  et  malgré 
toutes  leurs  sourdes  intrigues,  je  continuerai,  quoi 
qu'ils  fassent,  d'être  en  dépit  d'eux  ce  que  je  suis.  Il 
est  vrai  que  leurs  dispositions  à  mon  égard  influent 
sur  ma  situation  réelle  :  la  barrière  qu'ils  ont  mise  entre 
eux  et  moi  m'ôte  toute  ressource  de  subsistance  et 
d'assistance  dans  ma  vieillesse  et  mes  besoins.  Elle 
me  rend  l'argent  même  inutile ,  puisqu'il  ne  peut  me 
procurer  les  services  qui  me  sont  nécessaires  :  il  n'y  a 
plus  ni  commerce,  ni  secours  réciproque,  ni  corres- 
pondance entre  eux  et  moi.  Seul  au  milieu  d'eux,  je 
n'ai  que  moi  seul  pour  ressource,  et  cette  ressourcé 
ni.  23 


354  LES   RÊVERIES, 

est  bien  foible  à  mon  âge  et  dans  l'état  où  je  suis.  Ces 
maux  sont  grands;  mais  ils  ont  perdu  sur  moi  toute 
leur  force  depuis  que  j'ai  su  les  supporter  sans  m'en 
irriter.  Les  points  où  le  vrai  besoin  se  fait  sentir  sont 
toujours  rares  :  la  prévoyance  et  l'imagination  les 
multiplient,  et  c'est  par  cette  continuité  de  sentiments 
qu'on  s'inquiète  et  qu  on  se  rend  malheureux.  Pour 
moi,  j'ai  beau  savoir  que  je  souffrirai  demain,  il  me 
suffit  de  ne  pas  souffrir  aujourd'hui  pour  être  tran- 
quille :  je  ne  m  affecte  point  du  mal  que  je  prévois, 
mais  seulement  de  celui  que  je  sens,  et  cela  le  réduit 
à  très  peu  de  chose.  Seul,  malade  et  délaissé  dans  mon 
lit,  j'y  peux  mourir. d'indigence,  de  froid  et  de  faim, 
sans  que  personne  s'en  mette  en  peine.  Mais  qu'im- 
porte si  je  ne  m'en  mets  pas  en  peine  moi-même,  et  si 
je  m'affecte  aussi  peu  que  les  autres  de  mon  destin, 
quel  qu'il  soit.  N'est-ce  rien?  surtout  à  mon  âge,  que 
d'avoir  appris  à  voir  la  vie  et  la  mort,  la  nialadie  et  la 
santé ,  la  richesse  et  la  misère,  la  gloire  et  la  diffama- 
tion, avec  la  même  indifférence?  Tous  les  autres  vieil- 
lards s'inquiètent  de  tout,  moi  je  ne  m'inquiète  de 
rien;  quoi  qu  il  puisse  arriver,  tout  m'est  indifférent; 
et  cette  indifférence  n'est  pas  l'ouvrage  de  ma  sagesse, 
elle  est  celui  de  mes  ennemis,  et  devient  une  compen- 
sation des  maux  qu  ils  me  font.  En  me  rendant  insen- 
sible à  l'adversité,  ils  m'ont  fait  plus  de  bien  que  s  ils 
m'eurent  épargné  ses  atteintes  :  en  ne  l'éprouvant 
pas  je  pouvois  toujours  la  craindre,  au  lieu  qu'en  la 
subjuguant  je  ne  la  crains  plus. 

Cette  disposition  me  livre,  au  milieu  des  traverses 
de  ma  vie,  à  l'incurie  de  mon  naturel,  presque  aussi 


HUITIÈME   PROMENADE.  355 

pleinement  que  si  je  vivois  dans  la  plus  complète 
prospérité  :  hors  les  courts  moments  où  je  suis  rappelé , 
par  la  présence  des  objets,  aux  plus  douloureuses  in- 
quiétudes, tout  le  reste  du  temps,  livré  par  mes  pen- 
chants aux  affections  qui  m'attirent ,  mon  cœur  se 
nourrit  encore  des  sentiments  pour  lesquels  ilétoitné, 
et  j'en  jouis  avec  les  êtres  imaginaires  qui  les  produi- 
sent et  qui  les  partagent,  comme  si  ces  êtres  existoient 
réellement  :  ils  existent  pour  moi  qui  les  ai  créés ,  et  je 
ne  crains  ni  qu'ils  me  trahissent  ni  qu'ils  m'abandon- 
nent; ils  dureront  autant  que  mes  malheurs  mêmes, 
et  suffiront  pour  me  les  faire  oublier. 

Tout  me  ramène  à  la  vie  heureuse  et  douce  pour  la- 
quelle j  étois  né  :  je  passe  les  trois  quarts  de  ma  vie, 
ou  occupé  d'objets  instructifs  et  même  agréables  aux- 
quels je  livre  avec  délices  mon  esprit  et  mes  sens,  ou 
avec  les  enfants  de  mes  fantaisies  que  j  ai  créés  selon 
mon  cœur,  et  dont  le  commerce  en  nourrit  les  senti- 
ments, ou  avec  moi  seul,  content  de  moi-même,  et 
déjà  plein  du  bonheur  que  je  sens  m'être  dû.  En  tout 
«eci  l'amour  de  moi-même  fait  toute  l'œuvre ,  l'amour- 
propre  n'y  entre  pour  rien.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des 
tristes  moments  que  je  passe  encore  au  milieu  des 
hommes,  jouet  de  leurs  caresses  traîtresses,  de  leurs 
compliments  ampoulés  et  dérisoires,  de  leur  miel- 
leuse malignité  :  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu 
prendre,  1  amour-propre  alors  fait  son  jeu.  La  haine 
et  l'animosité,  que  je  vois  dans  leurs  cœurs  à  travers 
cette  grossière  enveloppe,  déchirent  le  mien  de  dou- 
leur, et  l'idée  d'être  ainsi  sottement  pris  pour  dupe 
ajoute  encore  à  cette  douleur  un  dépit  très  puéril, 

23. 


356  LES    RÊVERIES, 

fruit  d'un  sot  amour-propre  dont  je  sens  toute  la  bê- 
tise, mais  que  je  ne  puis  subjuguer.  Les  efforts  que 
j'ai  faits  pour  m'affuerrir  à  ces  regards  insultants  et 
moqueurs  sont  incroyables  :  cent  fois  j'ai  passé  par 
les  promenades  publiques  et  par  les  lieux  les  plus  fré- 
quentés, dans  lunique  dessein  de  m'exercer  à  ces 
cruelles  luttes;  non  seulement  je  n'y  ai  pu  parvenir, 
mais  je  n'ai  même  rien  avancé,  et  tous  mes  pénibles 
mais  vains  efforts  m'ont  laissé  tout  aussi  f^icileà  trou- 
bler, à  navrer,  et  à  indigner  qu'auparavant. 

Dominé  par  mes  sens,  quoi  que  je  puisse  faire ^  je 
n'ai  jamais  su  résister  à  leurs  impressions,  et,  tant 
que  l'objet  agit  sur  eux,  mon  cœur  ne  cesse  d'en  être 
affecté;  mais  ces  affections  passagères  ne  durent 
qu'autant  que  la  sensation  qui  les  cause.  La  présence 
de  l'homme  haineux  m'affecte  violemment;  mais  sitôt 
qu'il  disparoît,  l'impression  cesse  :  à  l'instant  que  je 
ne  le  vois  plus,  je  n'y  pense  plus.  J'ai  beau  savoir 
qu'il  va  s'occuper  de  moi,  je  ne  saurois  m'occuper  de 
lui  :  le  mal  que  je  ne  sens  point  actuellement  ne  m'af- 
fecte en  aucune  sorte;  le  persécuteur  que  je  ne  vois 
point  est  nul  pour  moi.  Je  sens  l'avantage  que  cette 
position  donne  à  ceux  qui  disposent  de  ma  destinée. 
Qu'ils  en  disposent  donc  tout  à  leur  aise  ;  j  aime  encore 
mieux  qu'ils  me  tourmentent  sans  résistance,  que 
d'être  forcé  de  penser  à  eux  pour  me  garantir  de  leurs 
coups. 

Cette  action  de  mes  sens  sur  mon  cœur  fait  le  seul 
tourment  de  ma  vie.  Les  lieux  où  je  ne  vois  personne, 
je  ne  pense  plus  à  ma  destinée;  je  ne  la  sens  plus,  je 
ne  souffre  plus;  je  suis  heureux  et  content  sans  diver- 


HUITIÈME    PROMENADE.  357 

sion,  sans  obstacle.  ^Slais  j'échappe  rarement  à  quel- 
que atteinte  sensible;  et,  lorsque  j'y  pense  le  moins, 
un  geste,  un  regard  sinistre  que  j'aperçois,  un  mot 
envenimé  que  j'entends,  un  malveillant  que  je  ren- 
contre ,  suffit  pour  me  bouleverser  :  tout  ce  que  je 
puis  faire  en  pareil  cas  est  d'oublier  bien  vite  et  de 
fuir;  le  trouble  de  mon  cœur  disparoit  avec  l'objet 
qui  Ta  causé,  et  je  rentre  dans  le  calme  aussitôt  que 
je  suis  seul;  ou  si  quelque  chose  m'inquiète,  c'est  la 
crainte  de  rencontrer  sur  mon  passage  quelque  nou- 
veau sujet  de  douleur.  C'est  là  ma  seule  peine;  mais 
elle  suffit  pour  altérer  mon  bonheur.  Je  loge  au 
milieu  de  Paris  :  en  sortant  de  chez  moi  je  soupire 
après  la  campagne  et  la  solitude;  mais  il  faut  l'aller 
chercher  si  loin,  qu'avant  de  pouvoir  respirer  à  mon 
aise  je  trouve  en  mon  chemin  mille  objets  qui  me  ser- 
rent le  cœur,  et  la  moitié  de  la  journée  se  passe  en 
angoisses  avant  que  j'aie  atteint  l'asile  que  je  vais  cher- 
cher. Heureux  du  moins  quand  on  me  laisse  achever 
ma  route!  Le  moment  oii  j'échappe  au  cortège  des 
méchants  est  délicieux,  et  sitôt  que  je  me  vois  sous 
les  arbres,  au  milieu  de  la  verdure,  je  crois  me  voir 
dans  le  Paradis  terrestre,  et  je  goûte  un  plaisir  interne 
aussi  vif  que  si  j'étoisle  plus  heureux  des  mortels. 

Je  me  souviens  parfaitement  que ,  durant  mes 
courtes  prospérités,  ces  mêmes  promenades  solitai- 
res, qui  me  sont  aujourd'hui  si  délicieuses,  m  étoient 
insipides  et  ennuyeuses  :  quand  j  étois  chez  quelqu'un 
à  la  campagne,  le  besoin  défaire  de  l'exercice  et  de 
respirer  le  grand  air  mefaisoit  souvent  sortir  seul,  et, 
m'échappant  comme  un  voleur,  je  m'allois  promener 


358  LES   RÊVERIES. 

dans  le  parc  ou  dans  la  campagne;  mais,  loin  d'y 
trouver  le  calme  heureux  que  j'y  goûte  aujourd'hui, 
j'y  portois  1  agitation  des  vaines  idées  qui  m'avoient 
occupé  dans  le  salon;  le  souvenir  de  la  compagnie 
que  j'y  avois  laissée  m'y  suivoit.  Dans  la  solitude,  les 
vapeurs  de  l'araour-propre  et  le  tumulte  du  monde 
ternissoient  à  mes  yeux  la  fraîcheur  des  bosquets ,  et 
troubloient  la  paix  de  la  retraite  :  j'avois  beau  fuir  au 
fond  des  bois,  une  foule  importune  m'y  suivoit  par- 
tout et  voiloit  pour  moi  toute  la  nature.  Ce  n'est 
qu'après  mètre  détaché  des  passions  sociales  et  de 
leur  triste  cortège  que  je  l'ai  retrouvée  avec  tous  ses 
charmes. 

Convaincu  de  l'impossibilité  de  contenir  ces  pre- 
miers mouvements  involontaires,  j'ai  cessé  tous  mes 
efforts  pour  cela  :  je  laisse,  à  chaque  atteinte,  mon 
sang  s'allumer,  la  colère  et  l'indignation  s'emparer 
de  mes  sens  ;  je  cède  à  la  nature  cette  première  ex- 
plosion ,  que  toutes  mes  forces  ne  pourroient  arrêter 
ni  suspendre.  Je  tâche  seulement  d'en  arrêter  les 
suites  avant  qu'elle  ail  produit  aucun  effet.  Les  yeux 
étincelants,  le  feu  du  visage,  le  tremblement  des 
membres,  les  suffocantes  palpitations,  tout  cela  tient 
au  seul  physique,  et  le  raisonnement  n'y  peut  rien. 
Mais,  après  avoir  laissé  faire  au  naturel  sa  première 
explosion ,  l'on  peut  redevenir  son  propre  maître  en 
reprenant  peu-à-peu  ses  sens  :  c'est  ce  que  j'ai  tâché 
de  faire  long-temps  sans  succès,  mais  enfin  plus 
heureusement;  et,  cessant  d'employer  ma  force  en 
vaine  résistance,  j'attends  le  moment  de  vaincre  en 
laissant  agir  ma  raison,  car  elle  ne  me  parle  que 


HUITIÈME    PROMENADE.  359 

quand  elle  peut  se  faire  écouter.  Eli  !  que  dis-je,  hélas  ! 
ma  raison?  J'aurois  grand  tort  encore  de  lui  faire 
Ihonneur  de  ce  triomphe,  car  elle  n'y  a  guère  de 
part  :  tout  vient  également  d'un  tempérament  versa- 
tile qu'un  vent  impétueux  agite,  mais  qui  rentre  dans 
le  calme  à  l'instant  que  le  vent  ne  souffle  plus  ;  c  est 
mon  naturel  ardent  qui  m  agite,  c'est  mon  naturel  in- 
dolent qui  m  apaise.  Je  cède  à  toutes  les  impulsions 
présentes  :  tout  choc  me  donne  un  mouvement  vif  et 
court;  sitôt  qu'il  n'y  a  plus  de  choc,  le  mouvement 
cesse,  rien  de  communiqué  ne  peut  se  prolonger  en 
moi.  Tous  les  événements  de  la  fortune,  toutes  les 
machines  des  hommes  ont  peu  de  prise  sur  un  homme 
ainsi  constitué  :  pour  m'affecter  de  peines  durables, 
il  faudroit  que  l'impression  se  renouvelât  à  chaque 
instant;  car  les  intervalles ,  quelque  courts  qu  ils 
soient,  suffisent  pour  me  rendre  à  moi-même.  Je  suis 
ce  qu'il  plaît  aux  hommes  tant  qu  ils  peuvent  agir  sur 
mes  sens  ;  mais,  au  premier  instant  de  relâche,  je  re- 
deviens ce  que  la  nature  a  voulu  :  c  est  là,  quoi  qu'on 
puisse  faire,  mon  état  le  plus  constant,  et  celui  par 
lequel,  en  dépit  de  la  destinée,  je  goûte  un  bonheur 
pour  lequel  je  me  sens  constitué.  J  ai  décrit  cet  état 
dans  une  de  mes  rêveries  *.  Il  me  convient  si  bien  que 
je  ne  désire  autre  chose  que  sa  durée,  et  ne  crains  que 
de  le  voir  troubler.  Le  mal  que  m  ont  fait  les  hommes 
ne  me  touche  en  aucune  sorte  :  la  crainte  seule  de 
celui  qu'ils  peuvent  me  faire  encore  est  capable  de 
m  agiter;  mais,  certain  qu'ils  n'ont  plus  de  nouvelle 
prise  par  laquelle  ils  puissent  m'alïecter  d'un  senii- 

*  Vtjyex  ci-devant  cinquième  Promenade,  pag.  3o3  et  sniv. 


36o  LES   REVERIES. 

ment  permanent,  je  me  ris  de  toutes  leurs  trames,  et 

je  jouis  de  moi-même  en  dépit  d'eux. 


NEUVIÈME  PROMENADE. 

Le  bonheur  est  un  état  permanent  qui  ne  semble 
pas  fait  ici-bas  pour  1  homme  :  tout  est  sur  la  terre 
dans  un  flux  continuel  qui  ne  peimet  à  rien  d'y 
prendre  une  forme  constante.  Tout  change  autour  de 
nous  :  nous  changeons  nous-mêmes ,  et  nul  ne  peut 
s'assurer  qu'il  aimera  demain  ce  qu  il  aime  aujour- 
dhui;  ainsi  tous  nos  projets  de  félicité  pour  cette  vie 
sont  des  chimères.  Profitons  du  contentement  d'esprit 
quand  il  vient,  gardons-nous  de  l'éloigner  par  notre 
faute  ;  mais  ne  faisons  pas  des  projets  pour  l'en- 
chainer,  car  ces  projets-là  sont  de  pures  folies  :  j'ai 
peu  vu  d'hommes  heureux,  peut-être  point;  mais  j'ai 
souvent  vu  des  cœurs  contents,  et,  de  tous  les  objets 
qui  m'ont  frappé,  c'est  celui  qui  m'a  le  plus  contenté 
moi-même.  Je  crois  que  c'est  une  suite  naturelle  du 
pouvoir  des  sensations  sur  mes  sentiments  internes. 
Le  bonheur  n'a  point  d'enseigne  extérieure  :  pour  le 
connoître,  il  faudroit  lire  dans  le  cœur  de  l'homme 
heureux;  mais  le  contentement  se  lit  dans  les  yeux, 
dans  le  maintien,  dans  l'accent,  dans  la  démarche,  et 
semble  se  communiquer  à  celui  qui  l'aperçoit.  Est-il 
une  jouissance  plus  douce  que  de  voir  un  peuple 
entier  se  livrer  à  la  joie  un  jour  de  fête,  et  tous  les 
cœurs  s'épanouir  aux  rayons  expansifs  du  plaisir  qui 


NEUVIÈME  PROMENADE.  36l 
passe  rapidement,  mais  vivement,  à  travers  les  nuages 
de  la  vie? 

Il  Y  a  trois  jours  que  M.  P.  vint,  avec  un  empres- 
sement extraordinaire,  me  montrer  l'éloge  de  ma- 
dame Geoffrin  par  M.  d'Alembert.  La  lecture  fut  pré- 
cédée de  longs  et  grands  éclats  de  rire  sur  le  ridicule 
néologisme  de  cette  pièce  et  sur  les  badins  jeux  de 
mots  dont'il  la  disoit  remplie  :  il  commença  délire  en 
riant  toujours.  Je  Técoutois  dun  sérieux  qui  le  calma, 
et,  voyant  que  je  ne  l'imitois  point,  il  cessa  enfin  de 
riie.  L'article  le  plus  long  et  le  plus  recherché  de  cette 
pièce  rouloit  sur  le  plaisir  que  prenoit  madame  Geof- 
frin à  voir  les  enfants  et  à  les  faire  causer  :  Tauteur 
tiroit  avec  raison,  de  cette  disposition,  une  preuve  de 
bon  naturel;  mais  il  ne  s'arrêtoit  pas  là,  et  il  accusoit 
décidément  de  mauvais  naturel  et  de  méchanceté 
tous  ceux  qui  n  avoient  pas  le  même  goût,  au  point 
de  dire  que  si  Ton  interrogeoit  là-dessus  ceux  qu'on 
mène  au  gibet  ou  à  la  roue ,  tous  conviendroient  qu'ils 
n'avoient  pas  aimé  les  enfants.  Ces  assertions  faisoient 
un  effet  singulier  dans  la  place  où  elles  étoient.  Sup- 
posant tout  cela  vrai ,  étoit-ce  là  l'occasion  de  le  dire? 
et  falloit-il  souiller  l'éloge  d'une  femme  estimable  des 
images  de  supplice  et  de  malfaiteurs?  Je  compris  aisé- 
ment le  motif  de  cette  affectation  vilaine;  et  quand 
M.  P.  eut  fini  de  lire,  en  relevant  ce  qui  m'avoit  paru 
bien  dans  l'éloge,  j'ajoutai  que  l'autour,  en  l'écrivant, 
avoit  dans  le  cœur  moins  d'amitié  que  de  haine  *. 

*  Ce  que  d'AIemhcrX  a  écrit  sur  madame  Geoffriii  ue  porte  pas 
le  titre  d'éloge,    mais  fait   la  malière  de  deux   lettres   à  Condor- 


362  LES    RÊVERIES. 

Le  lendemain,  le  temps  étant  assez  beau,  quoique 
froid,  j'allai  faire  une  course  jusqu'à  l'École -Mili- 
taire ,  comptant  d'y  trouver  des  mousses  en  pleine 
fleur  :  en  allant  je  revois  sur  la  visite  de  la  veille  et 
sur  l'écrit  de  M.  d'Alembert,  où  je  pensois  bien  que 
le  placage  épisodique  n'avoit  pas  été  mis  sans  des- 
sein ;  et  la  seule  alfectation  de  m'apporter  cette  bro- 
chure, à  moi,  à  qui  l'on  cache  tout,  m'apprenoit 
assez  quel  en  étoitl'objet.  J'avois  mis  mes  enfants  aux 

pet.  Voyez  le  tome  XIV  des  OEuvi-es  de  d'Alembert ,  en  1 8  vol.  in-S", 
Morellet  et  Thomas  ont  également  payé  à  cette  femme  intéressante 
un  tribut  de  reconnoissance  et  d'estime,  sans  donner  aussi  à  leurs 
écrits  ce  titre  d'e'/o^e  qu'ils  ont  jufjé  sans  doute  trop  aml)itieux  dans 
son  application  à  celle  dont  ils  ont  voulu  honorer  la  mémoire. 
Quant  aux  deux  lettres  de  d'Alembeit  sur  ce  sujet,  il  faut  dire  à 
sa  justification  qu'on  n'y  remarque  point  le  néologisme  et  les  badins 
jeux  (le  mots  qu'y  trouvoit  celui  que  Rousseau  met  ici  en  scène. 
D'ailleurs  l'article  dont  il  lui  plaît  de  se  faire  l'application  à  lui- 
même  n'est  rien  moins  que  long  et  recherché.  Voici  cet  article  dans 
son  entier  : 

a  Madame  Geoffrin  avoit  tous  les  goûts  d'une  ame  sensible  et 
«  douce  :  elle  aimoit  les  enfants  avec  passion  ;  elle  n'en  voyoit  pas 
Il  un  seul  sans  attendrissement.  Elle  s'intéressoit  à  l'innocence  et  à 
«  la  foiblesse  de  cet  âge  :  elle  aimoit  à  observer  en  eux  la  nature 
«qui,  grâce  à  nos  mœurs,  ne  se  laisse  plus  voir  que  dans  l'en^ 
nfance;  elle  se  plaisoit  à  causer  avec  eux,  à  leur  faire  de5  ques- 
«  tions  ,  et  ne  souffroit  pas  que  les  gouvernantes  leur  suggéras- 
«  sent  la  réponse.  J'aime  bien  mieux,  leur  disoit-elle,  les  sottises 
Il  qu'il  me  dira,  que  celles  que  vous  lui  dicterez.  —  Je  voudrois, 
«  ajoutoit-elle,  qu'on  fît  une  question  à  tous  les  malheureux  qui 
Il  vont  subir  la  mort  pour  leurs  crimes  :  Avez-vous  aimé  les  en- 
II  fants?  Je  suis  sûre  qu'ils  répondi  oient  que  non.  » 

L'idée  dune  telle  question  à  faire  aux  malfaiteurs  étoit  donc  de 
madame  Geoffrin  elle-même,  et  ce  n'est  que  par  méprise  que  Rous- 
seau a  pu  l'attribuer  à  d'Alembert. 


NEUVIÈME    PROMENADE.  363 

Enfants-Trouvés  :  c'en  ctoit  assez  pour  m  avoir  tra- 
vesti en  père  dénaturé,  et  de  là,  en  étendant  et  ca- 
ressant cette  idée  ,  on  en  avoit  peu-à-peu  tiré  la  con- 
séquence évidente  que  je  haissois  les  enfants;  en  sui- 
vant par  la  pensée  la  chaîne  de  ces  gradations ,  j'adrai- 
rois  avec  quel  art  l'industrie  humaine  sait  changer 
les  choses  du  blanc  au  noir;  car  je  ne  crois  pas  que 
jamais  homme  ait  plus  aimé  que  moi  à  voir  de  petits 
bambins  folâtrer  et  jouer  ensemble;  et  souvent,  dans 
la  rue  et  aux  promenades ,  je  m'arrête  à  regarder  leur 
espièglerie  et  leurs  petits  jeux  avec  un  intérêt  que  je 
ne  vois  partager  à  personne.  Le  jour  même  où  vint 
M.  P. ,  une  heure  avant  sa  visite,  j'avois  eu  celle  des 
deux  petits  du  Soussoi,  les  plus  jeunes  enfants  de 
mon  hôte,  dontl'ainé  peut  avoir  sept  ans  :  ils  étoient 
venus  m'embrasser  de  si  bon  cœur,  et  je  leur  avois 
rendu  si  tendrement  leurs  caresses,  que,  malgré  la 
disparité  des  âges ,  ils  avoient  paru  se  plaire  avec  moi 
sincèrement;  et,  pour  moi,  j'étois  transporté  d'aise 
de  voir  que  ma  vieille  figure  ne  les  avoit  pas  rebutés; 
le  cadet  même  paroissoit  venir  à  moi  si  volontiers 
que,  plus  enfant  qu'eux,  je  me  sentois  attacher  à  lui 
déjà  par  préférence ,  et  je  le  vis  partir  avec  autant  de 
regret  que  s'il  m  eût  appartenu. 

Je  comprends  que  le  rejjroche  d'avoir  mis  mes 
enfants  aux  Enfants-Trouvés  a  facilement  dégénéré, 
avec  un  peu  de  tournure ,  en  celui  d  être  un  père 
dénaturé  et  de  haïr  les  enfants  :  cependant  il  est  sur 
que  c'est  la  crainte  d'une  destinée  pour  eux  mille 
fois  pire,  et  presque  inévitable  par  toute  autre  voie, 
qui  m'a  le  plus  déterminé  dans  cette  démarche.  Plu> 


364  LES   REVERIES.  * 

indifférent  sur  ce  qu'ils  deviendroient,  et  hors  d'état 
de  les  élever  moi-même,  il  auroit  fallu  ,  dans  ma  si- 
tuation, les  laisser  élever  par  leur  mère,  qui  les  au- 
roit gâtés,  et  par  sa  famille,  qui  en  auroit  fait  des 
monstres.  Je  frémis  encore  dy  penser:  ce  que  Ma- 
homet fit  de  Séide  n'est  rien  auprès  de  ce  qu'on  auroit 
fait  d  eux  à  mon  égard  ,  et  les  pièges  qu'on  m'a  tendus 
là-dessus  dans  la  suite  me  confirment  assez  que  le 
projet  en  avoit  été  formé.  A  la  vérité  j  étois  bien  éloi- 
gné de  prévoir  alors  ces  trames  atroces  ;  mais  je  sa- 
vois  que  l'éducation  pour  eux  la  moins  périlleuse 
étoit  celle  dés  Enfants-Trouvés ,  et  je  les  y  mis.  Je  le 
ferois  encore ,  avec  bien  moins  de  doute  aussi ,  si  la 
chose  étoit  à  faire,  et  je  sais  bien  que  nul  père  n'est 
plus  tendre  que  je  l'aurois  été  pour  eux,  pour  peu 
que  l'habitude  eiit  aidé  la  nature. 

Si  j'ai  fait  quelque  progrès  dans  la  connoissance  du 
cœur  humain ,  c'est  le  plaisir  que  j  avois  à  voir  et 
observer  les  enfants  qui  m'a  valu  cette  connoissance. 
Ce  même  plaisir  dans  ma  jeunesse  y  a  mis  une  espèce 
d'obstacle,  car  je  jouois  avec  les  enfants  si  gaiement 
et  de  si  bon  cœur  que  je  ne  songeois  guère  à  les  étu- 
dier. Mais  quand  en  vieillissant  j'ai  vu  que  ma  figure 
caduque  les  inquiéloit ,  je  me  suis  abstenu  de  les  im- 
portuner :  j'ai  mieux  aimé  me  priver  d'un  plaisir  que 
de  troubler  leur  joie;  et,  content  alors  de  me  satis- 
faire en  regardant  leurs  jeux  et  tous  leurs  petits  ma- 
nèges, j'ai  trouvé  le  dédommagement  de  mon  sacri- 
fice dans  les  lumières  que  ces  observations  m'ont  lait 
acquérir  sur  les  premiers  et  vrais  mouvements  de  la 
nature,  auxquels  tous  nos  savants  ne  connoissent 


NEUVIÈME    PROMENADE.  365 

rien.  J  ai  consigné  dans  mes  écrits  la  preuve  qne  je 
m  étois  occupé  de  cette  recherche  trop  soigneuse- 
ment pour  ne  l'avoir  pas  faite  avec  plaisir;  et  ce  seroit 
assurément  la  chose  du  monde  la  plus  incroyable 
que  ÏHéloïse  et  VEmile  fussent  l'ouvrage  d'un  homme 
qui  n'aimoit  pas  les  enfants. 

Je  n  eus  jamais  ni  présence  d'esprit,  ni  facilité  dé 
parler  ;  mais,  depuis  mes  malheurs ,  ma  langue  et  ma 
tête  se  sont  de  plus  en  plus  embarrassées  :  l'idée  et  le 
mot  propre  m  échappent  également,  et  rien  n'exige 
un  meilleur  discernaient  et  un  choix  d'expressions 
plus  justes  que  les  propos  qu'on  tient  aux  enfants. 
Ce  qui  augmente  encore  en  moi  cet  embarras  est 
1  attention  des  écoutants,  les  interprétations  et  le  poids 
qu'ils  donnent  à  tout  ce  qui  part  d'un  homme  qui , 
ayant  écrit  expressément  pour  les  enfants,  est  sup- 
posé ne  devoir  leur  parler  que  par  oracles  :  cette  gène 
extrême,  et  liuaptitude  que  je  me  sens  me  trouble, 
me  déconcerte ,  et  je  serois  bien  plus  à  mon  aise  de- 
vant un  monarque  d  Asie  que  devant  un  bambin  qu'il 
faut  faire  babiller. 

Un  autre  inconvénient  me  tient  maintenant  plus 
éloigné  d'eux,  et,  depuis  mes  malheurs,  je  les  vois 
toujours  avec  le  même  plaisir,  mais  je  n'ai  plus  avec 
eux  la  même  familiarité.  Les  e'ifants  n'aitnent  pas  la 
vieillesse  :  l'aspect  de  la  nature  défaillante  est  liideux 
à  leurs  yeux;  leur  répugnance  que  j'aperçois  me  na- 
vre, et  j'aime  mieux  m'abstenir  de  les  caresser  que 
de  leur  donner  de  la  gêne  ou  du  dégoût.  Ce  motif, 
qui  n  agit  que  sur  les  âmes  vraiment  aimantes,  est 
nij  pour  tous  nos  docteurs  et  doctoresses.  Madame 


366  LES   F.ÉVERIES. 

Geoffrin  s'embarrassoit  fort  peu  que  les  enfants  eus- 
sent du  plaisir  avec  elle,  pourvu  qu'elle  en  eiit  avec 
eux;  mais,  pour  moi,  ce  plaisir  est  pis  que  nul;  il  est 
négatif  quand  il  n'est  pas  partagé;  et  je  ne  suis  plus 
dans  la  situation  ni  dans  1  âge  où  je  voyois  le  petit 
cœur  d'un  enfant  s'épanouir  avec  le  mien.  Si  cela 
pou  voit  m'arriver  encore,  ce  plaisir,  devenu  plus  rare, 
n'en  seroit  pour  moi  que  plus  vif:  je^l'éprouvois  bien 
l'autre  matin  par  celui  que  je  prenois  à  caresser  les 
petits  du  Soussoi,  non  seulement  parceque  la  bonne 
qui  les  conduisoit  ne  m'en  impoBoit  pas  beaucoup,  et 
que  je  sentois  moins  le  besoin  de  m'écouter  devant 
elle,  mais  encore  parceque  l'air  jovial  avec  lequel  ils 
m'abordèrent  ne  les  quitta  point,  et  qu'ils  ne  paru- 
rent ni  se  déplaire  ni  s'ennuyer  avec  moi. 

Oh!  si  j'avois  encore  quelques  moments  de  pures 
caresses  qui  vinssent  du  cœur,  ne  fût-ce  que  d'un 
enfant  encore  en  jaquette,  si  je  pouvois  voir  encore 
dans  quelques  yeux  la  joie  et  le  contentement  d  être 
avec  moi,  de  combien  de  maux  et  de  peines  ne  me 
dédommageroient  pas  ces  courts  mais  doux  épan- 
cheraents  de  mon  cœur!  Ah!  je  ne  serois  pas  obligé 
de  chercher  parmi  les  animaux  le  regard  de  la  bien- 
veillance, qui  m'est  désormais  refusé  parmi  les  hu- 
mains. J'en  puis  juger  sur  bien  peu  d'exemples,  mais 
toujours  chers  à  mon  souvenir  :  en  voici  un  qu'en 
tout  autre  état  j'aurois  oublié  presque,  et  dont  l'im- 
pression qu'il  a  faite  sur  moi  peint  bien  toute  ma 
misère. 

Il  y  a  deux  ans  que,  m'étant  allé  promener  du 
côté  de  la  Nouvelle-France ,  je  poussai  plus  loin,  puis, 


NEUVIEME   PROMENADE.  36- 

tirant  à  gauche  et  voulant  tourner  autour  de  Mont- 
martre, je  traversai  le  village  de  Clignancourt  :  je 
marchois  distrait  et  rêvant  sans  regarder  autour  de 
moi,  quand  tout-à-coup  je  me  sentis  saisir  les  genoux. 
Je  regarde  et  je  vois  un  petit  enfant  de  cinq  à  six  ans 
qui  serroit  mes  genoux  de  toute  sa  force,  en  me  re- 
gardant d'un  air  si  familier  et  si  caressant,  que  mes 
entrailles  s  émurent;  je  me  disois  :  C'est  ainsi  que 
j'aurois  été  traité  des  uiiens.  Je  pris  l'enfant  dans  mes 
bras,  je  le  baisai  plusieurs  fois  dans  une  espèce  de 
transport,  et  puis  je  continuai  mon  chemin.  Je  sentois 
en  inarclîîtit  qu'il  me  manquoit  quelque  chose:  un 
besoin  naissant  me  ramenoit  sur  mes  pas;  je  me  re- 
pruchois  d  avoir  quitté  si  brusquement  cet  enfant,  je 
croyois  voir  dans  son  action,  sans  cause  apparente, 
une  sorte  d'inspiration  qu'il  ne  falloit  pas  dédaigner. 
Enfin,  céJaiit  à  la  tentation,  je  reviens  sur  mes  pas  : 
je  cours  à  l'enfant,  je  l'embrasse  de  nouveau  et  je  lui 
donne  de  quoi  acheter  des  petits  pains  de  Nanterre, 
dont  le  marchand  passoit  là  par  hasard,  et  je  com- 
mençai à  le  faije  jaser.  Je  lui  demandai  qui  étoit  son 
père;  il  me  le  montra  qui  relioit  des  tonneaux.  J'étois 
prêt  à  quitter  l'enfant  pour  aller  lui  parler  quand  je 
vis  que  j'avois  été  prévenu  par  un  homme  de  mau- 
vaise mine,  qui  me  parut  être  une  de  ces  mouches 
qu'on  tient  sans  cesse  à  mes  trousses  :  tandis  que  cet 
homme  lui  parloit  à  l'oreille,  je  vis  les  regards  du 
tonnelier  se  fixer  attentivement  sur  moi  d  un  air  qui 
Il  a  voit  rien  d  amical.  Cet  objet  me  resserra  le  cœur  à 
1  instant,  et  je  quittai  le  père  et  l'enfant  avec  plus  de 
promptitude  que  je  n'eu  a  vois  mis  à  revenir  sur  mes 


368  LES   RÊVERIES, 

pas ,  mais  dans  un  trouble  moins  agréable  qui  changea 
toutes  mes  dispositions.  Je  les  ai  pourtant  senties  re- 
naître souvent  depuis  lors:  je  suis  repassé  plusieurs 
lois  par  Clignancourt  dans  l'espérance  d'y  revoir  cet 
enfant;  mais  je  n'ai  plus  revu  ni  lui  ni  le  père,  et  il  ne 
m'est  plus  resté  de  cette  rencontre  cju'un  souvenir 
assez  vif,  mêlé  toujours  de  douceur  et  de  tristesse, 
comme  toutes  les  émotions  qui  pénétrent  encore  quel- 
fois  jusqu'à  mon  creur. 

Il  y  a  compensation  à  tout  :  si  mes  plaisirs  sont 
rares  et  courts,  je  les  goûte  aussi  plus  vivement  quand 
ils  viennent  que  s'ils  m'étoient  plus  familiers;  je  les 
rumine,  pour  ainsi  dire,  par  de  fréquents  souvenirs, 
et,  quelque  rares  qu  ils  soient,  s'ils  étoient  purs  et 
sans  mélange,  je  serois  plus  heureux  peut-être  que 
dans  ma  prospérité.  Dans  l'extrême  misère  on  se 
trouve  riche  de  peu  :  un  gueux  qui  trouve  un  écn  en 
est  plus  affecté  que  ne  le  seroit  un  riche  en  trouvant 
une  bourse  d'or.  On  riroit  si  l'on  voyoit  dans  mon 
ame  l'impression  qu'y  font  les  moindres  plaisiis  de 
cette  espèce,  que  je  puis  dérober  à  la  vigilance  de 
mes  persécuteurs  :  un  des  plus  doux  s'offrit  il  y  a 
quatre  ou  cinq  ans,  que  je  ne  me  rappelle  jamais  sans 
me  sentir  ravi  d'aise  d  en  avoir  si  bien  profité. 

Un  dimanche  nous  étions  allés,  ma  femme  et  moi, 
dîner  à  la  porte  Maillot  :  après  le  dîner  nous  traver- 
sâmes le  bois  de  Boulogne  jusqu'à  la  Muette;  là, 
nous  nous  assîmes  sur  l'herbe  à  l'ombre  en  attendant 
que  le  soleil  fût  baissé,  pour  nous  en  letounier  en- 
suite tout  doucement  par  Passy.  Une  vingtaine  de 
petites  filles ,  conduites  par  une  manière  de   reli- 


NEUVIÈME    PROMENADE.  jQg 

gieuse,  vinrent,  les  unes  s'asseoir,  les  autres  folâtrer 
assez  près  de  nous.  Durant  leurs  jeux,  vint  à  passer 
un  oublieur  avec  son  tambour  et  son  tourniquet,  qui 
cherclioit  pratique:  je  vis, que  les  petites  filles  con- 
voitoient  fort  les  oublies,  et  deux  ou  trois  d'entre 
elles,  qui  apparemment  possédoient  quelques  liards, 
demandèrent  la  permission  de  jouer.  Tandis  que  la 
gouvernante  hésitoit  et  disputoit,  j'appelai  Toublieur 
et  je  lui  dis  :  Faites  tirer  toutes  ces  demoiselles  chacune 
à  son  tour,  et  je  vous  paierai  le  tout.  Ce  mot  répandit 
dans  toute  la  troupe  une  joie  qui  seule  eût  plus  que 
payé  ma  bourse,  quand  je  l'aurois  toute  employée  à 
cela. 

Comme  je  vis  qu'elles  s  empressoient  avec  un  peu 
de  contusion,  avec  l'agrément  de  la  gouvernante  je 
les  fis  ranger  toutes  d  un  côté,  et  puis  passer  de  l'autre 
côté  l'une  après  l'autre,  à  mesure  qu'elles  avoient  tiré. 
Quoiqu'il  n'y  eût  point  de  billet  blanc,  et  qu'U  revînt 
au  moins  une  oublie  à  chacune  de  celles  qui  n'au- 
roient  rien,  qu'aucune  d'elles  ne  pouvoit  donc  être 
absolument  mécontente,  afin  de  rendre  la  fête  encore 
plus  gaie,  je  dis  en  secret  à  l'oublieur  d'user  de  son 
adresse  ordinaire  en  sens  contraire,  en  faisant  tomber 
autant  de  bons  lots  qu'il  pourroit,  et  que  je  lui  en 
tiendrois  compte.  Au  moyen  de  cette  prévovance,  il 
y  eut  près  d'une  centaine  d'oubliés  distribuées,  quoi- 
que les  jeunes  filles  ne  tirassent  chacune  qu'une  seule 
fois;  car  là-dessus  je  fus  inexorable,  ne  voulant  ni 
favoriser  des  abus,  ni  marquer  des  préférences,  qui 
produiroient  des  mécontentements.  Ma  femme  in- 
sinua à  celles  qui  avoient  de  bons  lots  d'en  faire  part 
in.  24 


37©  LES    RÊVERIES, 

à  leurs  camarades  ,  au  raoyen  de  quoi  le  partage  de- 
vint presque  éyal,  et  la  joie  plus  générale. 

Je  priai  la  religieuse  de  tirer  à  son  tour,  craignant 
fort  qu'elle  ne  rejetât  dédaigneusement  mon  offre; 
elle  l'accepta  de  bonne  grâce,  tira  comme  les  pen- 
sionnaires, et  prit  sans  façon  ce  qui  lui  revint.  Je  lui 
en  sus  un  gré  infini,  et  je  trouvai  à  cela  une  sorte  de 
politesse  qyi  me  plut  fort,  et  qui  vaut  bien,  je  crois, 
celle  des  simagrées.  Pendant  toute  cette  opération,  il 
y  eut  des  disputes  qu'on  porta  devant  mon  tribunal; 
et  ces  petites  filles,  venant  plaider  tour-à-tour  leur 
Cctuse,  me  donnèrent  occasion  de  remarquer,  que, 
quoiqu  il  n'y  en  eût  aucune  de  jolie,  la  gentillesse  de 
quelques  unes  faisoit  oublier  leur  laideur. 

Nous  nous  quittâmes  enfin  très  contents  les  uns 
des  autres,  et  cet  après-midi  fut  un  de  ceux  de  ma  vie 
dont  je  me  rappelle  le  souvenir  avec  le  plus  de  satis- 
faction. La  fête,  au  reste,  ne  fut  pas  ruineuse  :  pQur 
trente  sous  qu  il  m'en  coûta  tout  au  plus,  il  y  eut 
pour  plus  de  cent  écus  de  contentement;  tant  il  est 
vrai  que  le  plaisir  ne  se  mesure  pas  sur  la  dépense,  et 
que  la  joie  est  plus  amie  des  liards  que  des  louis.  Je 
suis  revenu  plusieurs  fois  à  la  même  place,  à  la  même 
heure,  espérant  d'y  rencontrer  encore  la  petite  troupe; 
mais  cela  n'est  plus  arrivé. 

Ceci  me  rappelle  un  autre  amusement  à  peu  près 
de  même  espèce ,  dont  le  souvenir  m  est  resté  de 
beaucoup  plus  loin.  C'étoit  dans  le  malheureux  temps 
oii  ,  faufilé  parmi  les  riches  et  les  gens  de  lettres . 
j'étois  quelquefois  réduit  à  partager  leurs  tristes 
plaisirs.  J'étois  à  la  Chevrette  au  temps  de  la  fête  du 


NEUVIÈME    PllOMENADE.  3-( 

maître  de  la  maison  ;  toute  sa  famille  s'étoit  réunie 
pour  la  célébrer ,  et  tout  l'éclat  des  plaisirs  bruyants 
fut  mis  en  œuvre  pour  cet  effet.  Spectacles,  festins, 
feux  d'artifice,  rien  ne  fut  épargné.  L'on  n'avoit  pas 
le  temps  de  prendre  haleine,  et  Ton  s'étôurdissoit  au 
lieu  de  s'amuser.  Après  le  dîner  on  alla  prendre  l'air 
dans  l'avenue,  où  se  tenoit  une  espèce  de  foire.  On 
dansoit  ;  les  messieurs  daignèrent  danser  avec  les 
paysannes,  mais  les  dames  gardèrent  leur  dignité. 
On  vendoit  là  des  pains  d'épice.  Un  jeune  homme  de 
la  compagnie  s'avisa  d'en  acheter,  pour  les  lancer 
l'un  après  lautre  au  milieu  de  la  foule ,  et  l'on  prit 
tant  de  plaisir  à  voir  toqs  ces  manants  se  précipiter, 
se  battre,  se  renverser  pour  en  avoir,  que  tout  le 
monde  voulut  se  donner  le  même  plaisir  :  et  pains 
d'épice  de  voler  à  droite  et  à  gauche ,  et  filles  et  gar- 
çons de  courir,  de  s'entasser  et  s'estropier.  Cela  pa- 
roissoit  charmant  à  tout  le  monde.  Je  fis  comme  les 
autres  par  mauvaise  honte,  quoique  en  dedans  je  ne 
m'amusasse  pas  autant  qu'eux.  Mais,  bientôt  ennuvé 
de  vider  ma  bourse  pour  faire  écraser  les  gens ,  je 
laissai  là  la  bonne  compagnie ,  et  je  fus  me  promener 
seul  dans  la  foire.  La  variété  des  objets  m'amusa  long- 
temps. J  aperçus  entre  autres  cinq  ou  six  savoyards 
autour  d'une  petite  fille  qui  avoit  encore  sur  sou 
éventaire  une  douzaine  de  chétives  pommes,  dont 
elle  auroit  bien  voulu  se  débarrasser.  Les  savoyards , 
de  leur  côté ,  auroient  bien  voulu  l'en  débarrasser , 
mais  ils  n'avoient  que  deux  ou  trois  liards  à  eux  tous, 
et  ce  n'étoit  pas  de  quoi  faire  une  grande  brèche  aux 
pommes.  Cet  éveaxtaixe  étoit  pour  eux  le  jardin  des 

24. 


3^2  LES   RKVERIES. 

[lespérides,  et  la  petite  fille  ctoit  le  dragon  qui  les 
gardoit.  Celte  comédie  m-amnsa  long-temps;  j'en  fis 
enfin  le  dénouement  en  payant  les  pommes  à  la  petite 
fille,  et  les  lui  faisant  distribuer  aux  petits  garçons. 
J  eus  alors  un  des  plus  doux  spectacles  qui  puissent 
flatter  un  cœur  d  homme  ,  celui  de  voir  la  joie  unie 
avec  Tinnocence  de  Tâge  se  répandre  tout  autour  de 
moi.  Caries  spectateurs  mêmes,  en  la  voyant,  la  par- 
tagèrent; et  moi,  qui  partageois  à  si  bon  marché 
cette  joie,  j'avois  de  plus  celle  de  sentir  qu'elle  étoit 
mon  ouvrage. 

En  com[>arant  cet  amusement  avec  ceux  que  je 
venois  de  quitter,  je  sentois  avec  satisfaction  la  diffé- 
rence qu'il  y  a  des  goûts  sains  et  des  plaisirs  naturels 
à  ceux  que  fait  naître  l'opulence ,  et  qui  ne  sont  guère 
que  des  plaisirs  de  moquerie,  et  des  goûts  exclusifs 
engendres  par  le  mépris.  Car  quelle  sorte  déplaisir 
pouvoit-on  prendre  à  voir  des  troupeaux  d'hommes 
avilis  par  la  misère,  s'entasser,  s'étouffer,  s'estro- 
pier brutalement ,  pour  s'arracher  avidement  quel- 
ques morceaux  de  pains  d'épice  foulés  aux  pieds  et 
rouverts  de  boue? 

De  mon  côté,  quand  j  ai  bien  réfléchi  sur  l'espèce 
(le  volupté  que  je  goûtois  dans  ces  sortes  d'occasions, 
j'ai  trouvé  qu'elle  consistoit  moins  dans  un  sentiment 
de  bienfaisance  que  dans  le  plaisir  de  voir  des  visages 
contents.  Cet  aspect  a  pour  moi  un  charme  qui,  bien 
<]u'il  pénétre  jusqu'à  mon  cœur,  semble  être  unique- 
ment de  sensation.  Si  je  ne  vois  la  satisfaction  que  je 
cause,  quand  même  j'en  serois  sûr,  je  n'en  jouirois 
qu'à  demi.    C'est  même  pour  moi  un  plaisir  désinté- 


NEUVIÈME    PROMEKADE.  3^]"^ 

ressé,  qui  ne  dépend  pas  de  la  part  que  j'y  puis  avoir. 
Car,  dans  les  fêtes  du  peuple,  celui  de  voir  des  visages 
gais  m'a  toujours  vivement  attiré.  Cette  attente  a 
pourtant  été  souvent  frustrée  en  France ,  où  cette  na- 
tion, qui  se  prétend  si  gaie,  montre  peu  cette  gaieté 
dans  ses  jeux.  Souvent  j'allois  jadis  aux  guinguettes , 
pour  y  voir  danser  le  menu  peuple  ;  mais  ses  danses 
étoient  si  maussades,  son  maintien  si  dolent,  si 
gauche,  que  j'en  sortois  plutôt  contristé  que  réjoui. 
Mais  à  Genève  et  en  Suisse,  où  le  rire  ne  s'évapore 
pas  sans  cesse  en  folles  malignités,  tout  respire  le 
contentement  et  la  gaieté  dans  les  •("êtes.  La  misère 
n'y  porte  point  son  hideux  aspect.  Le  faste  n'y  montre 
pas  non  plus  son  insolence.  Le  bien-être,  la  fiater- 
nitéjla  concorde,  y  disposent  les  cœurs  as  épanouir, 
et  souvent,  dans  les  transports  d'une  innocente  joie, 
les  inconnus  s'accostent,  s'embrassent,  et  s'invitent  à 
jouir  de  concert  des  plaisirs  du  jour.  Pour  jouir  moi- 
même  de  ces  aimables  fêtes,  je  n'ai  pas  besoin  d'en 
être.  Il  me  suffit  de  les  voir  ;  en  les  voyant,  je  les  par- 
tage; et,  parmi  tant  de  visages  gais,  je  suis  bien  sûr 
(ju'il  n'y  a  pas  un  cœur  plus  gai  que  le  mien. 

Quoique  ce  ne  soit  là  qu  un  plaisir  de  sensation ,  il 
a  certainement  une  cause  morale,  et  la  preuve  en  est 
que  ce  même  aspect,  an  lieu  de  me  flatter,  de  me 
])laire,  peut  me  déchirer  de  douleur  et  d  indignation  , 
quand  je  sais  que  ces  signes  de  plaisir  et  de  joie  sur 
les  visages  des  méchants  ne  sont  que  des  marques  que 
leur  malignité  est  satisfaite.  La  joie  innocente  est  la 
seule  dont  les  signes  flattent  mon  cœur.  Ceux  de  la 
cruelle  et  moqueuse  joie  le  navrent  et  l'affligent,  quoi- 


3^4  LES   RÊVERIES, 

qu'elle  n'ait  nul  rapport  à  moi.  Ces  signes,  sans  doute, 
ne  sauroient  être  exactement  les  mêmes,  partant  de 
principes  si  différents  :  mais  enfin  ce  sont  également 
des  signes  de  joie,  et  leurs  différences  sensibles  ne 
sont  assurément  pas  proportionnelles  à  celles  des 
mouvements  qu'ils  excitent  en  moi. 

Ceux  de  douleur  et  de  peiue  me  sont  encore  plus 
sensibles  ,  au  point  qu'il  m'e'st  impossible  de  les  sou- 
tenii-  sans  être  agité  moi-même  d  émotions  peut-être 
encore  plus  vives  que  celles  qu'ils  représentent. 
L'imagination,  renforçant  la  sensation,  m'identifie 
avec  l'être  souffrant;  et  me  donne  souvent  plus  d'an- 
goisse qu'il  n'en  sent  lui-même.  Un  visage  mécontent 
est  encore  un  spectacle  qu'il  m'est  impossible  de  sou- 
tenir, surtout  si  j'ai  lieu  de  penser  que  ce  méconten- 
tement me  regarde.  Je  ne  saurois  dire  combien  l'air 
grognard  et  maussade  des  valets  qui  servent  en  re- 
chignant m'a  arraché  déçus  dans  les  maisons  où 
j'avois  autrefois  la  sottise  de  me  laisser  entraîner,  et 
où  les  domestiques  m'ont  toujours  fait  payer  bien 
chèrement  l'hospitalité  des  maîtres.  Toujours  trop  af- 
fecté des  objets  sensibles  ,  et  surtout  de  ceux  qui  por- 
tent signe  de  plaisir  ou  de  peine,  de  bienveillance  ou 
d'aversion,  je  me  laisse  entraîner  par  ces  impressions 
extérieures,  sans  pouvoir  jamais  m'y  dérober  autre- 
ment que  par  la  fuite.  Un  signe,  un  geste,  un  coup 
d'ceil  d'un  inconnu,  suffit  pour  troubler  mes  plaisirs, 
ou  calmer  mes  peines.  Je  ne  suis  à  moi  que  quand  je 
suis  seul;  hors  de  là,  je  suis  le  jouet  de  tous  ceux  qui 
m'entourent. 

Je  vivois  jadis  avec  plaisir  dans  le  monde,  quand 


NEUVIÈME    PROMENADE.  3']S 

je  ne  voyois  dans  tous  les  yeux  que  bienveillance, 
ou,  tout  au  pis,  indifférence  dans  ceux  à  cjuij  étois  in- 
connu; mais  aujourd'hui  qu'on  ne  prend  pas  moins 
de  })eine  à  montrer  mou  visage  au  peuple  quà  lui 
masquer  mon  naturel ,  je  ne  puis  mettre  le  pied  dans 
la  rue  sans  m'y  voir  entouré  d'objets  déchirants.  Je 
me  hâte  de  gagner  à  grands  pas  la  campagne;  sitôt 
que  je  vois  la  verdure,  je  commence  à  respirer.  Faut- 
il  s'étonner  si  j'aime  la  solitude?  Je  ne  vois  qu'animo- 
sité  sur  les  visages  des  hommes ,  et  la  nature  me  rit 
toujours. 

Je  sens  pourtant  encore,  il  faut  l'avouer,  du  plaisir 
à  vivre  au  milieu  des  hommes  tant  que  mon  visage 
leur  est  inconnu.  Mais  c'est  un  plaisir  qu'on  ne  me 
laisse  guère.  J'aimois encore,  il  y  a  quelques  années, 
à  traverser  les  villages,  et  à  voir  au  matin  les  labou- 
reurs raccommoder  leurs  fléaux ,  ou  les  femmes  sur 
leur  porte  avec  leurs  enfants.  Cette  vue  avoit  je  ne 
sais  quoi  qui  touchoitmon  cœur.  Je  m  arrêtois  quel- 
quefois, sans  y  prendre  garde,  à  regarderies  petits 
manèges  de  ces  bonnes  gens,  etje  me  sentois  soupirer 
sans  savoir  pourquoi.  J'ignore  si  l'on  m'a  vu  sensible 
à  ce  petit  plaisir,  et  si  l'on  a  voulu  me  1  ôter  encore; 
mais,  au  changement  qéïe  j'aperçois  sur  les  physio- 
nomies à  mon  passage ,  et  à  l'air  dont  je  suis  regardé , 
je  suis  bien  forcé  de  comprendre  qu'on  a  pris  grand 
soin  de  m'ôter  cet  incognito.  La  même  chose  m'est 
arrivée  d'une  façon  plus  marquée encoreaux  Invalides. 
Ce  bel  établissement  m'a  toujours  intéressé.  Je  ne 
vois  jamais,  sans  attendrissement  et  vénération,  ces 


376  LES    RÊVERIES. 

grdupes  de  bons  vieillards  qui  peuvent  dire  comme 

ceux  de  Lacédémone, 

Psoiis  avons  cte  jadis 
Jeunes,  vaillants,  et  hardis. 

Une  de  mes  promenades  favorites  étoit  autour  de 
TÉcole  militaire,  etjerencontrois  avec  plaisir  çà  et  là 
quelques  invalides  qui,  ayant  conservé  l'ancienne 
honnêteté  militaire,  mesaluoienten  passant. Ce  salut, 
que  mon  cœur  leur  rendoit  au  centuple,  me  flattoit, 
et  augmentoit  le  plaisir  que  j'avois  à  les  voir.  Comme 
je  ne  sais  rien  cacher  de  ce  qui  me  touche ,  je  parlois 
souvent  des  invalides,  et  de  la  façon  dont  leur  aspect 
m'affectoit.  Il  n'en  fallut  pas  davantage.  Au  bout  de 
quelque  temps  je  m'aperçus  que  je  n'étois  plus  un  in- 
connu pour  eux,  ou  plutôt  que  je  le  leur  ét.ois  bien 
davantage  ,  puisqu'ils  me  voyoient  du  même  œil  que 
fViit  le  public.  Plus  d'honnêteté,  plus  de  salutations. 
Un  air  repoussant,  un  regard  farouche,  avoient  suc- 
cédé à  leur  première  urbanité.  L'ancienne  franchise 
de  leur  métier  ne  leur  laissant  pas  comme  aux  autres 
couvrir  leur  animosité  d'un  masque  ricaneur  et  traî- 
tre, ils  me  montrent  tout  ouvertement  la  plus  vio- 
lente haine  ;  et,  tel  est  re:i|cès  de  ma  misère,  que  je 
suis  foicé  de  distinguer  dans  mon  estime  ceux  qui  me 
déguisent  le  moins  leur  fureur. 

Depuis  lors  je  me  promené  avec  moins  de  plaisir 
du  côté  des  Invalides  :  cependant,  conmie  mes  sen- 
timents pour  eux  ne  dépendent  pas  des  leurs  pour 
moi ,  je  ne  vois  jamais  sans  respect  et  sans  intérêt  ces 
anciens  défenseurs  de  leur  patrie  :  mais  il  m  est  bien 


■NEUVIÈME    PROMEISADE.  Sjy 

dur  (le  me  voir  si  mal  payé  de  leur  part  de  la  justice 
que  je  leur  rends.  Quand,  par  hasard,  j'en  rencontre 
quelqu'un  qui  a  échappé  aux  instructions  communes, 
ou  qui,  ne  connoissaut  pas  ma  figure,  ne  me  montre 
aucune  aversion  ,  1  honnête  salutation  de  ce  seul-làme 
dédommage  du  maintien  rébarbatif  des  autres.  Je  les 
oublie  pour  ne  m'occuper  que  de  lui,  et  je  m'imagine 
qu  il  a  une  de  ces  âmes  comme  la  mienne ,  dû  la  haine 
ne  sa uroit  pénétrer.  J'eus  encore  ce  plaisir,  l'année 
dernière,  en  passant  l'eau  pour  m'aller  promener  à 
1  île  aux  Cygnes.  Un  pauvre  vieux  invalide,  dans  un 
bateau,  atteudoit  compagnie  pour  traverser.  Je  me 
présentai;  je  dis  au  batelier  de  partir.  L'eau  étoit  forte 
et  la  traversée  fut  longue.  Je  n'osois  presque  pas 
adresser  la  parole  à  l'invalide,  de  peur  d'être  rudoyé 
et  rebuté  comme  à  l'ordinaire;  mais  son  air  honnête 
me  rassura.  ISous  causâmes.  Il  me  parut  homme  de 
sens  et  de  mœurs.  Je  fus  surpris  et  cbarmé  de  son  ton 
ouvert  et  affable.  Je  n'étois  pas  accoutumé  à  tant  de 
faveur.  Ma  surprise  cessa,  quand  j'appris  qu  il  arrivoit 
tout  nouvellement  de  province.  Je  compiis  qu  on  ne 
lui  avoit  pas  encore  montré  ma  figure  et  donné  ses 
instructions.  Je  profitai  de  cet  incognito  pour  conver- 
ser quelques  moments  avec  un  homme ,  et  je  sentis,  à 
la  douceur  que  j'y  trouvois,  combien  la  rareté  des 
plaisirs  les  plus  communs  est  capable  d'en  augmenter 
le  prix.  En  sortant  du  bateau,  il  préparoit  ses  deux 
pauvres  liards.  Je  payai  le  passage,  et  le  priai  de  les 
resserrer,  en  tremblant  de  le  cabrer.  Cela  n'arriva 
point;  au  contraire,  il  parut  sensible  à  mon  attention, 
et  surtout  à  celle  que  j'eus  encore,  comme  il  étoitplus 


378  LES   RÊVERIES, 

vieux  que  moi,  de  lui  aider  à  sortir  du  bateau.  Qui 
croiroit  que  je  fus  assez  enfant  pour  en  pleurer  d'aise  ? 
Je  mourois  d'envie  de  lui  mettre  une  pièce  de  vingt- 
quatre  sous  dans  la  main  pour  avoir  du  tabac  ;  je  n'osai 
jamais.  La  même  honte  qui  me  retint  m'a  souvent 
empêché  de  faire  de  bonnes  actions,  qui  m'auroient 
comble  de  joie,  et  dont  je  ne  me  suis  abstenu  qu'en 
déplorant  mon  imbécillité.  Cette  fois ,  après  avoir 
quitté  mon  vieux  invalide,  je  me  consolai  bientôt  en 
pensant  que  j'aurois,  pour  ainsi  dire,  agi  contre  mes 
propres  principes,  en  mêlant  aux  choses  honnêtes  un 
prix  d'argent  qui  dégrade  leur  noblesse  et  souille  leur 
désintéressement.  Il  faut  s  empresser  de  secourir 
ceux  qui  en  ont  besoin  ;  mais,  dans  le  commerce  or- 
dinaire de  la  vie,  laissons  la  bienveillance  naturelle  et 
lurbanité  faire  chacune  leur  œuvre,  sans  que  jamais 
rien  de  vénal  et  de  mercantile  ose  approcher  d'une  si 
pure  source  pour  la  corrompre  ou  pour  l'altérer.  On 
dit  qu'en  Hollande  le  peuple  se  fait  payer  pour  vous 
dire  l'heure,  et  pour  vous  montrer  le  chemin:  ce  doit 
être  un  bien  méprisable  peuple  que  celui  qui  trafique 
ainsi  des  plus  simples  devoirs  de  l'humanité. 

J'ai  remarqué  qu'il  n'y  a  que  IjEurope  seule  où  Ion 
vende  l'hospitahté.  Dans  toute  TAsie  on  vous  loge  gra- 
tuitement. Je  comprends  qu'on  n'y  trouve  pas  si  bien 
toutes  ses  aises  ;  mais  n'est-ce  rien  que  de  se  dire  ,  Je 
suis  homme  et  reçu  chez  des  humains;  c'est  l'huma- 
nité pure  qui  me  donne  le  couvert?  Les  petites  priva- 
tions s'endurent  sans  peine,  quand  le  cœur  est  mieux 
traité  que  le  corps. 


DIXIÈME    PROMENADE.  879 


DIXIÈME  PROMENADE. 

AujourcVImi,  jour  de  Pâques  fleuries,  il  y  a  préci- 
sément cinquanle  ans  de  ma  première  connoissance 
avec  madame  de  Wareus.  Elle  avoit  vingt-huit  ans 
alors,  étant  née  avec  le  siècle.  Je  n  en  avois  pas  en- 
core dix-sept  *,  et  mon  tempérament  naissant,  mais 
que  j'ignorois  encore,  dounoit  une  nouvelle  chaleur 
à  un  cœur  naturellement  plein  de  vie.  S  il  n'étoit  pas 
étonnant  qu'elle  conçût  de  la  bienveillance  pour  un 
jeune  homme  vif,  mais  doux  et  modeste,  d  une  figxire 
assez  agréable,  il  l  étoit  encore  moins  qu  une  femme 
charmante,  pleine  d'esprit  et  de  grâces,  m'inspirât, 
avec  la  reconnoissance,  des  sentiments  plus  tendres, 
que  je  n'en  distinguois  pas.  Mais  ce  qui  est  moins  or- 
dinaire est  que  ce  premier  moment  décida  de  moi 
pour  toute  ma  vie,  et  produisit,  par  un  enchaînement 
inévitable,  le  destin  du  reste  de  mes  jours.  Mon  ame, 
dont  mes  organes  n'avoient  point  développé  les  plus 
précieuses  facultés,  n'avoit  encore  aucune  forme  dé- 
terminée. Elle  attendoit,  dans  une  sorte  d'impatience, 
le  moment  qui  devoit  la  lui  donner,  et  ce  moment, 
accéléré  par  cette  rencontre,  ne  vint  pourtant  pas 

Lorsque  Rousseau  ëcrivoit  ceci,  il  avoit  donc  plus  de  soixante- 
cinq  ans.  Ce  passage,  joint  à  quelcjues  autres  faciles  à  remarquer 
dans  les  Promenades  précédentes,  fixe  la  date  de  la  composition 
de  ces  Rêveries  qui  se  rapportent  à  la  6n  de  '777  ou  au  commen- 
cemenl  de  1778,  et  de  cette  dixième  Promenade  en  particulier  qui 
eut  lieu  le  13  avril  i"78. 


ohO  LES    nÈVEP.lES. 

sitôt;  et,  dans  la  simplicité  de  mœurs  que  1  éducation 
m'avoit  donnée,  je  vis  long-temps  piolonger  pour  moi 
cet  état  délicieux,  mais  rapide,  où  lamour  et  Tinno- 
cence  habitent  le  même  cœur.  Elle  m'avoit  éloigné. 
Tout  me  rappeloit  à  elle  :  il  y  follut  revenir.  Ce  retour 
fixa  ma  destinée,  et  long-temps  encore  avant  de  la 
posséder,  je  ne  vivois  plus  qu'en  elle  et  pour  elle. 
Ah!  si  j'avois  suffi  à  son  cœur,  comme  elle  suffisoit  au 
mien!  quels  paisibles  et  délicieux  jours  nous  eussions 
coulés  ensemble!  Nous  en  avons  passé  de  tels;  mais 
qu'ils  ont  été  courts  et  rapides,  et  quel  destin  les  a 
suivis!  Il  n'y  a  pas  de  jours  où  je  ne  me  rappelle  avec 
joie  et  attendrissement  cet  unique  et  court  temps  de 
ma  vie  où  je  fus  moi  pleinement,  sans  mélange  et 
sans  obstacle,  et  où  je  puis  véritablement  dire  avoir 
vécu.  Je  puis  dire  à  peu  près  comme  ce  préfet  du 
prétoire  qui,  disgracié  sous  Vespasien,  s'eji  alla  finir 
paisiblement  ses  jours  à  la  campagne  :  «  J'ai  passé 
<i  soixante  et  dix  ans  sur  la  terfe,  et  j'en  ai  vécu 
«sept  *.  M  Sans  ce  court  mais  précieux  espace,  je 
serois  resté  peut-être  incertain  sur  moi;  car,  tout  le 
reste  de  ma  vie,  facile  et  sans  résistance,  j  ai  été  tel- 
lement agité,  ballotté,  tiraillé  par  les  passions  d'au- 
trui,  que,  presque  passif  dans  une  vie  aussi  orageuse, 
j'aurois  peine  à  démêler  ce  qu'il  y  a  du  mien  dans  ma 
propre  conduite,  tant  la  dure  nécessité  n'a  cessé  de 

*  Ce  n'est  pas  sous  Vespasien,  mais  sous  Adrien,  fju'eut  lieu  la 
disgrâce  de  ce  préfet  qui  s'appeloitiïnii/ts.  Rousseau  liii-mêine  rap- 
porte ce  fait  dans  la  troisième  de  ses  quatre  grandes  Ijeltres  à  Ma- 
lesherbcs  ;  et  nous  avons  fait  remarquer  la  singulière  bévue  qu'il 
y  commet  à  cçtte  occasion.  Voyez  ci-devant,  page  211. 


DIXIÈME    PROMENADE.  38l 

s'appesantir  sur  moi.  Mais,  durant  ce  petit  nombre 
d'années,  aimé  d'une  femme  pleine  de  complaisance 
et  de  douceur,  je  fis  ce  que  je  voulois  faire,  je  fus  ce 
que  je  voulois  être,  et,  par  Temploi  que  je  fis  de  mes 
loisirs,  aidé  de  ses  leçons  et  de  son  exemple,  je  sus 
donner  à  mon  anie,  encore  simple  et  neuve,  la  forme 
qui  lui  convenoit  davantage  et  qu'elle  a  gardée  tou- 
jours. Le  goût  de  la  solitude  et  de  la  contemplation 
naquit  dans  mon  cœur  avec  les  sentiments  expansifs 
et  tendres  faits  pour  être  son  aliment;  Le  tumulte  et  le 
bruit  les  resserrent  et  les  étouffent;  le  calme  et  la  paix 
les  raniment  et  les  exaltent.  J'ai  besoin  de  me  re- 
cueillir pour  aimer,  .l'engageai  maman  à  vivre  à  la 
campagne.    Une   maison   isolée,   au   penchant   d  un 
vallon,  fut  notre  asile,  et  c  est  là  que,  dans  l'espace 
de  quatre  ou  cinq  ans,  j  ai  joui  d'un  siècle  de  vie  et 
d  un  bonheur  pur  et  plein,  qui  couvre  de  son  charme 
tout  ce   que  mon  sort  présent  a   d'affreux.  J'avois 
besoin  d'une  amie  selon  mon  cœur;  je  la  possédois. 
J'avois  désiré  la  campagne;  je  lavois  obtenue.  Je  ne 
pouvois  souffrir  l'assujettissement;  j  étois  parfaite- 
ment libre,  et  mieux  que  libre;  car,  assujetti  par  m(;s 
seuls  attachements ,  je  ne  faisois  que  ce  que  je  voulois 
faire.  Tout  mon  temps  étoit  rempli  par  des  soins  af- 
fectueux, ou  par  des  occupations  champêtres.  Je  ne 
desirois  rien  que  la  continuation  d'un  état  si  doux  ;  ma 
seule  peine  étoit  la  crainte  qu'il  ne  durât  pas  long- 
temps,   et   cette  crainte,   née  de  la    gêne  de  notre 
situation,   n'étoit   pas   sans    fondement.   Dès-lors  je 
songeai  à  me  donner  en  même  temps  des  diversions 
sur  cette  inquiétude ,  et  des  ressources  pour  en  pré- 


382  LES  P.ÉVETIIES. 
venir  l'effet.  Je  pensai  qu'une  provision  de  talents 
étoit  la  plus  sûre  ressource  contre  la  misère,  et  je 
résolus  d'employer  mes  loisirs  à  me  mettre  en  état, 
s'il  étoit  possible,  de  rendre  un  jour  à  la  meilleure  des 
femmes  l'assistance  que  j'en  avois  reçue 


FIN     DES    REVEUIES. 


ECRITS 

EN  FORME  DE  CIRCULAIRES. 


DECLARATION 

Relative  à  différentes  réimpressions  de  ses  ouvrages. 

Lorsque  J.  J.  Rousseau  découvrit  qu'on  se  cachoit 
de  lui  pour  imprimer  furtivement  ses  écrits  à  Paris, 
et  qu'on  affirmoit  au  public  que  c'étoit  lui  qui  diri- 
geoit  ces  impressions ,  il  comprit  aisément  que  le  prin- 
cipal but  de  cette  manœuvre  étoit  la  falsification  de 
ces  mêmes  écrits,  et  il  ne  tarda  pas,  malgré  les  soins 
qu'on  prenoit  pour  lui  en  dérober  la  connoissance,  à 
se  convaincre  par  ses  yeux  de  cette  falsification.  Sa 
confiance  dans  le  libraire  Rey  ne  lui  laissa  pas  sup- 
poser qu'il  participât  à  ces  infidélités,  et  en  lui  fai- 
sant parvenir  sa  protestation  contre  les  imprimés  de 
France,  toujours  faits  sous  le  nom  dudit  Rey,  il  y 
joignit  une  déclaration  conforme  à  l'opinion  qu'il  con- 
tinuoit  d'avoir  de  lui.  Depuis  lors  il  s'est  convaincu 
aussi  par  ses  propres  yeux,  que  les  réimpressions  de 
Rey  contiennent  exactement  les  mêmes  altérations, 
suppressions,  falsifications  que  celles  de  France,  et 
que  les  unes  et  les  autres  ont  été  faites  sur  le  même 

*  Voyez  la  note  ci-devant,  page  i86. 


384  É CUITS 

modcie  et  sous  les  mêmes  tlirectioîis.  Ainsi  ses  écrits, 
tels  qu'il  les  a  composés  et  publiés,  n'existimt  j)lus 
que  dans  la  première  édition  de  chaque  ouvrage  qu'il 
a  faite  lui-même,  et  qui  depuis  long-temps  a  disparu 
aux  veux  du  public,  il  déclare  tous  les  livres  anciens 
ou  nouveaux,  ([u'on  imprime  et  imprimera  désor- 
mais sous  son  nom,  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  ou 
faux  ou  altérés,  mutilés  et  falsifiés  avec  la  plus  cruelle 
malignité,  et  les  désavoue,  les  uns  comme  n'étant 
plus  son  ouvrage,  et  les  autres  comme  lui  étant  faus- 
sement attribués.  Lt'impuissance  où  il  est  de  faire 
arriver  ses  plaintes  aux  oreilles  du  public,  lui  fait 
tenter  pour  dernière  ressource  de  remettre  à  diverses 
personnes  des  copies  de  cette  déclaration  écrites  et 
signées  de  sa  main,  certain  que  si  dans  le  nombre  il 
se  trouve  une  seule  ame  honnête  et  généreuse  qui  ne 
soit  pas  vendue  à  l'iniquité,  une  protestation  si  néces- 
saire et  si  juste  ne  restera  pas  étouffée,  et  que  la  pos- 
térité ne  jugera  pas  des  sentiments  d'un  homme  infor- 
tuné sur  des  livres  défigurés  par  ses  persécuteurs. 
Fait  à  Paris ,  ce  20  janvier  1774- 

.T.  J.  RousstAU  *. 

*  Cette  espèce  de  protestation  en  foriioe  d'avis  riitulairc ,  sans 
titre  ni  susciiption,  et  dont  il  paroit  que  Rousseau  a  fait  lui-même 
d'assez  nombreuses  copies,  e'toit  donne'e  par  lui  à  tous  ceux  qu'il 
pouvoit  croire  disposés  à  le  servir.  Quatre  de  ces  copies  autogra- 
phes ont  passe  par  nos  mains,  et  ont  été  trouvées  dans  les  papiers 
du  comte  Duprat,  avec  les  trois  lettres  au  même  comte  (ju'on  trou- 
vera dans  la  Correspondance.  Ce  qui  prouve  que  Rousseau  ne  se 
contentoit  pas  de  donner  ces  copies  lui-même,  et  qu'il  en  avoit 
confié  quelques  unes  au  comte  Duprat,  et  sans  doute  à  d'autres 


e:s  forme  de  circulaires.         38j 
II. 
A  TOUT  FRANÇOIS 

AIMANT  ENCORE  LA  JUSTICE  ET  LA  VÉRITÉ. 

François!  nation  jadis  aimable  et  douce,  qu'êtes- 
vous  devenus?  Que  vous  êtes  changés  pour  un  étran- 
ger infortuné,  seul,  à  votre  merci,  sans  appui,  sans 
défenseur,  mais  qui  n'en  auroit  pas  besoin  chez  un 
peuple  juste;  pour  un  homme  sans  fard  et  sans  fiel , 
ennemi  de  Tinjustice,  mais  patient  à  Tendurer,  qui 
jamais  n'a  fait,  ni  voulu ,  ni  rendu  le  mal  à  personne, 
et  qui,  depuis  quinze  ans,  plongé,  traîné  par  vous 
dans  la  fange  de  l'opprobre  et  de  la  diffamation  ,  se 
A'oit,  se  sent  charger  à  l'envi  d'indignités  inouïes  jus- 
qu'ici parmi  les  humains ,  sans  avoir  pu  jamais  eu 
apprendre  au  moins  la  cause  !  C'est  donc  là  votre 
franchise,  votre  douceur,  votre  hospitalité?  Quittez 

encore,    pour  qu  ils   les  distribuassent    à   ceux   que  l'avis   nouvoit 
intéresser. 

Nous  avons  cru  long-temps  cette  protestation  tont-à-fait  inédite, 
ne  l'ayant  vue  dans  aucune  édition  des  OEuvres  de  Rousseau,  et 
nous  l'avions  indiquée  comme  telle  à  M.  Belin,  qui  l'a  insérée  dans 
son  édition  (1817  )  à  la  suite  des  Confessions.  Mais  indépendamment 
de  ce  que  Rousseau  nous  apprend  lui-même  dans  le  troisième  de 
ses  Dialogues ^  qu'elle  a  été  imprimée  de  son  vivant,  nous  1" avons 
lue  depuis  dans  la  f-^'ie  de  Rousseau  qu'a  publiée  en  1789  M.  de  Bar- 
ruel-Beauvert.  Il  y  déclare  (p.  62)  tenir  cet  écrit  de  M.  le  chevalier 
de  Cubières. 

Les  lecteurs  pourront  demander  maintenant  ce  qu'il  faut  penser 
de  cet  écrit  en  lui-même,    et  si   la  protestation    qu'il  contient,  si 
expresse,    si  formelle,    a  au  moins  quelque  fondement.    Elle  s'ex- 
plique facilement,  ce  nous  semble,  par  un  fait  que  rapporte,  dans 
III.  3  5 


386  ÉCRITS 

ce  vieux  nom  de  Fraises,  il  doit  trop  vous  faire  rougir. 
Le  persécuteur  de  Job  auroit  pu  beaucoup  apprendre 
de  ceux  qui  vous  guident  dans  Tart  de  rendre  un 
mortel  malheureux.  Ils  vous  ont  persuadé,  je  n'en 
doute  pas,  ils  vous  ont  prouvé  même,  comme  cela 
est  toujours  facile  en  se  cachant  de  l'accusé,  que  je 
méritois  ces  traitements  indignes,  pires  cent  fois  que 
la  mort.  En  ce  cas,  je  dois  me  résigner;  car  je  n'at- 
tends ,  ni  ne  veux  d'eux ,  ni  de  vous,  aucune  grâce  ; 
mais  ce  que  je  veux  et  qui  m'est  dû  tout  au  moins, 
après  une  condamnation  si  cruelle  et  si  infamante, 
c'est  qu  on  m'apprenne  enfin  quels  sont  mes  crimes , 
et  comment  et  par  qui  j'ai  été  jugé. 

Pourquoi  faut-il  qu'un  scandale  aussi  public  soit 
pour  moi  seul  un  mystère  impénétrable?  A  quoi  bon 
tant  de  machines,  de  ruses ,  de  trahisons,  de  men- 
songes, pour  cacher  au  coupable  ses  crimes,  qu'il 
doit  savoir  mieux  que  personne,  s'il  est  vrai  qu'il  les 

son  Avertissement.,  l'éditeur  du  recueil  des  romances  de  Rousseau, 
gravé  et  publié  en  1781.  «  M.  Rousseau,  dit-il,  n'ayant  pas  chez 
«  lui  un  seul  exemplaire  de  la  Nouvelle  Héloïse ,  on  Ja  lui  prêta  . 
"  tire'e  de  la  Collection  d' Amsterdam  ,  1772.  Il  trouva  cette  édition 
"I  prétendue  originale ,  mutilée  et  falsifiée ,  et  la  corrigea  toute  de 
«  sa  main.  »  Cette  partie  de  la  Collection  d'Amsterdam  ne  pouvoit 
être  qu'une  réimpression  de  la  Nouvelle  Héloïse,  conforme  à  l'édi- 
tion première,  faite  à  Paris  en  1 7Gf ,  et  dans  laquelle  effectivement 
oh  avoit  fait  un  assez  grand  nombre  de  suppressions,  réimpression 
à  laquelle  on  avoit  sans  doute  adapté,  comme  cela  se  faisoit  con- 
stamment alors,  un  titre  portant  Amsterdam^  1772-  Rousseau  dut 
être  la  dupe  de  cette  supercherie,  et  en  tirant  toutes  les  consé- 
quences que  la  disposition  de  son  esprit  à  cette  époque  ne  le  poi  - 
toit  que  trop  à  admettre  sans  examen,  il  écrivit  au>isitôt  la  protes- 
tation qu'on  vient  de  lire. 


EN    FORME    DE    CIRCULAIRES.  38y 

ait  commis?  Que  si ,  pour  des  raisons  qui  me  passent, 
persistant  à  m'ôter  un  droit  '  dont  on  n'a  privé  jamais 
aucun  criminel ,  vous  avez  résolu  d'abreuver  le  reste 
de  mes  tristes  jours  d'angoisses,  de  dérisions,  d'op- 
probres ,  sans  vouloir  que  je  sache  pourquoi ,  sans 
daigner  écouter  mes  griefs,  mes  raisons,  mes  plain- 
tes ,  sans  me  permettre  même  de  parler  ^  ;  j'élèverai 
au  ciel,  pour  toute  défense,  un  cœur  sans  fraude,  et 
des  mains  pures  de  tout  mal,  lui  demandant,  non, 
peuple  cruel ,  qu  il  me  venge  et  vous  punisse  (  ah  ! 
qu'il  éloigne  de  vous  tout  malheur  et  toute  erreur!  ), 
mais  qu  il  ouvre  bientôt  à  ma  vieillesse  un  meilleur 
asile,  où  vos  outrages  ne  m  atteignent  plus. 

P.  S.  François,  on  vous  tient  dans  un  délire  qui 
ne  cessera  pas  de  mon  vivant.  Mais  quand  je  n'y  serai 
plus,  que. l'accès  sera  passé,  et  que  votre  animosité, 
cessant  d'être  attisée,  laissera  l'équité  naturelle  par- 

'  Quel  homme  de  bon  sens  croira  j:imais  qu'une  aussi  criante 
violation  de  la  loi  naturelle  et  du  droit  des  gens  puisse  avoir  pour 
principe  une  vertu  ?  S'il  est  permis  de  dépouiller  un  mortel  de  son 
«tat  d'homme,  cène  peut  être  qu'après  l'avoir  jugé,  mais  non  pas 
()our  le  juger.  Je  vois  beaucoup  d'ardents  exécuteurs,  mais  je  n'ai 
point  aperçu  de  juge.  Si  tels  sont  les  préceptes  d'équité  de  la  phi- 
losophie moderne,  malheur,  sous  ses  auspices,  au  toible  innocent 
et  simple;   honneur  et  gloire  aux  intrigants  cruels  et  rusés. 

^  De  bonnes  raisons  doivent  toujours  être  écoutées,  surtout  de 
la  part  d  un  accusé  qui  se  défend,  ou  d'un  opprimé  qui  se  plaint; 
ot,  si  je  n'ai  rien  de  solide  à  dire,  que  ne  me  laisse-t-on  parler  er< 
liberté?  C'est  le  plus  sûr  moyen  de  décrier  tout-à-fait  ma  cau.sc  , 
r-t  de  justifier  pleinement  mes  accusateurs.  Mais,  tant  qu'on  m'em- 
]>êchera  de  parler,  ou  qu  on  refusera  de  m'entendre,  qui  pourra 
jamais,  sans  témérité,  prononcer  qtic  je  n'avois  rien  à  dire? 


388  ÉCKITS 

Jer  à  vos  cœurs,  vous  reyardorez  mieux,  je  Tcspèrc, 
à  tous  les  faits  ,  dits  ,  écrits,  que  Tou  m'attiilnie  ou  se 
cachant  de  moi  très  soigneusement,  à  tout  ce  qu'on 
vous  fait  croire  de  mon  caractère,  à  tout  ce  qu'on 
vous  fait  faire  par  bonté  pour  moi.   Vous  serez  alors 
bien  surpris;  et,  moins  contents  de  vous  que  vous  ne 
Têtes,  vous  trouverez ,  j'ose  vous  le  piédire,  la  lec- 
ture de  ce  billet  plus  intéressante  qu'elle  ne  peut  vous 
paroître  anjourd'hui.    Quand   enfin   ces    messieurs, 
couronnant  toutes  leurs  bontés ,  auront  publié  la  vie 
de  l'infortuné  qu'ils  auront  fait  mourir  de  douleur, 
cette  vie  impartiale  et  fidèle  qu'ils  préparent  depuis 
long-temps  avec  tant  de  secret  et  de  soin  ;  avant  que 
d'ajouter  foi  à  leur  dire  et  à  leurs  preuves ,  vous  re- 
chercherez, je  m'assure,  la  source  de  tant  de  zèle,  le 
motif  de  tant  de  peines,  la  conduite  surtout  qu'ils 
eurent  envers  moi  de  mon  vivant.  Ces  recherches 
bien  faites,  je  consens,  je  le  déclare,  puisque  vous 
voulez  me  juger  sans  m'entendre,   que  vous  jugiez 
entre  eux  et  moi  sur  leur  propre  production. 

m. 

MÉMOIRE 

Écrit   au  mois  de  février  1777,  et  depuis  lors    remis  ou   montre 
à  diverses  personnes. 

Ma  femme  est  malade  depuis  long-temps  ,  etlc  pro- 
grès de  son  mal ,  qui  la  met  hors  d'état  de  soigner  sou 
petit  ménage,  lui  rend  les  soins  d'autrui  nécessaires 
à  elle-même  quand  elle  est  forcée  à  garder  son  ht.  Je 


EN    FORME    DE    CIRCULAIRES.  389 

l'ai  justju'ici  gardée  et  soignée  dans  toutes  ses  .ma- 
ladies; la  vieillesse  ne  me  permet  plus  le  même  ser- 
vice :  d'ailleurs  le  ménage,  tout  petit  qu  il  est,  ne  se 
fait  pas  tout  seul;  il  faut  se  pourvoir  au-dehors  des 
choses  nécessaires  à  la  subsistance,  et  les  préparer; 
il  faut  maintenir  la  propreté  dans  la  maison  '.  Ne  pou- 
vant remplir  seul  tous  ces  soins  ,  j'ai  été  forcé,  pour 
y  pourvoir,  d'essayer  de  donner  une  servante  à  ma 
femme.  Dix  mois  d'expérience  m'ont  fait  sentir  lin- 
suffisance  et  les  inconvénients  inévitables  et  intoléra- 
bles de  cette  ressource  dans  une  position  pareille  à 
à  la  nôtre.  Réduits  à  vivre  absolument  seuls,  et  néan- 
moins hors  d'état  de  nous  passer  du  service  d'autrui, 
il  ne  nous  reste,  dans  les  infirmités  et  l'abandon, 
qu'un  seul  moyen  de  soutenir  nos  vieux  jours ,  c'est 
de  prier  ceux  qui  disposent  de  nos  destinées  de  vou- 
loir bien  disposer  aussi  de  nos  personnes,  et  nous  ou- 
vrir quelque  asile  où  nous  puissions  subsister  à  nos 
frais,  mais  exempts  d'un  travail  qui  désormais  passe 
nos  forces;  et  de  détails  et  de  soins  dont  nous  no 
sommes  plus  capables. 

Du  reste ,  de  quelque  façon  qu'on  me  traite,  qu'on 
me  tienne  eh  clôture  formelle ,  ou  en  apparente  liberté , 
dans  un  hôpital,  ou  dans  un  désert,  avec  des  gens 
doux  ou  durs,  faux  ou  francs  (  si  de  ceux-ci  il  en  est 
encore),  je  consens  à  tout,  pouj"vu  qu'on  rende  à  ma 
femme  les  soins  que  son  état  exige,  et  qu'on  me  donne 
le  couvert,  le  vêtement  le  plus  simple,  et  la  nourriture 
la  plus  sobre  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours,   sans  que  je 

'  Mon  inconcevable  situation,  dont  personne  n'a  l'idée,  pas 
jucme  ceux  qui  m'y  ont  réduit ,  me  force  d'entrer  dans  ces  dclaik. 


590  ÉCRITS 

ne  sois  plus  oblijjé  de  me  mêler  de  rien.  Nous  don- 
nei'ons  pour  cela  ce  que  nous  pouvons  avoir  d'argent, 
d'effets  et  de  rentes;  et  j'ai  lieu  d'espérer  que  cela 
pourra  suffire  dans  des  provinces  où  les  denrées  sont 
à  bon  marché,  et  dans  des  maisons  destinées  à  cet 
usage,  où  les  ressources  de  l'économie  sont  connues 
etpratiquées,  surtout  en  me  soumettaut,  comme  je 
fais  de  bon  cœur,  à  un  régime  proportionné  à  mes 
moyens. 

Je  crois  ne  rien  demander  en  ceci  qui ,  dans  une 
aussi  triste  situation  que  la  mienne,  s'il  en  peut  être  , 
se  refuse  parmi  les  humains;  et  je  suis  même  bien  sûr 
que  cet  arrangement,  loin  d'être  onéreux  à  ceux  qui 
disposent  de  mon  sort,  leur  vaudroit  des  épargnes 
considérables  et  de  soucis  et  d'argent.  Cependant  l'ex- 
périence que  j'ai  du  système  qu'on  suit  à  mon  égard 
me  fait  douter  que  cette  faveur  me  soit  accordée  :  mais 
je  me  dois  de  la  demander;  et,  si  elle  m  est  refusée, 
j'en  supporterai  plus  patiemment  dans  ma  vieillesse 
les  angoisses  de  ma  situation  en  me  rendant  le  témoi- 
gnage d'avoir  fait  ce  qui  dépendoit  de  moi  pour  les 
adoucir. 

IV. 

FRAGMENT 

Trouve  parmi  les  papiers  de  Jean-Jarques  lîousseau. 

Quiconque,  sans  urgente  nécessité,  sans  affaires 
indispensables,  recherche,  et  même  jusqu'à  l'impor- 
tunité,  un  homme  dont  il  pense  mai,    sans  vouloir 


EN   FORME    DE    CIRCULAIRES.  Sgi 

s'éclaircir  avec  lui  de  la  justice  ou  de  Tinjustice  du  ju- 
gement qu'il  en  porte,  soit  qu  il  se  trompe  ou  non 
dans  ce  jugement,  est  lui-même  un  homme  dont  il 
faut  mal  penser. 

Cajoler  un  homme  présent  et  le  diffamer  absent  est 
certainement  la  duplicité  d  un  traître,  et  vraisembla- 
blement la  manœuvre  d  un  imposteur. 

Dire  en  se  cachant  d  un  homme  pour  le  diffamer, 
que  c'est  par  ménagement  pour  lui  qu'on  ne  veut  pas 
le  confondre ,  c  est  faire  un  mensonge  non  moins  inepte 
que  lâche.  La  diffamation  étant  le  pire  des  maux  civils 
et  celui  dont  les  effets  sont  les  plus  terribles,  s'ilctoit 
vrai  qu  on  voulut  ménager  cet  homme,  on  leconfon- 
droit,  on  le  menaceroit  peut-être  de  le  diffamer,  mais 
on  n  en  feroit  rien.  On  lui  reprocheroit  son  crime  en 
particulier  en  le  cachant  à  tout  le  monde,  mais  le 
dire  à  tout  le  monde  en  le  cachant  à  lui  seul,  et 
feindre  encore  de  s  intéresser  à  lui ,  est  le  raffinement 
de  la  haine,  le  comble  de  la  barbarie  et  de  la  noir- 
ceur. 

Faire  Faumône  par  supercherie  à  quelqu'un  malgré 
lui,  n  est  pas  le  servir,  c  est  lavilir;  ce  n'est  pas  un 
acte  débouté,  c  en  est  un  de  malignité,  surtout  si, 
rendant  l'aumône  mesquine,  inutile,  mais  bruyante, 
et  inévitable  à  celui  qui  en  est  l'objet,  on  fait  discréte- 
ment-en  sorte  que  tout  le  monde  en  soit  instruit,  ex- 
cepté lui.  Cette  fourberie  est  non  seulement  cruelle  , 
mais  basse.  En  se  couvrant  du  masque  de  la  bienfai- 
sance, elle  habille  en  vertu  la  méchanceté,  et,  par 
contre-coup,  en  ingratitude,  l'indignation  de  l'honneur 
ouirafïé. 


392  ÉCRITS 

Le  don  est  un  contrat  qui  suppose  toujours  le 
consentement  des  deux  parties.  Un  don  fait  par  force 
ou  par  ruse,  et  qui  n'est  pas  accepté,  est  un  vol.  Il 
est  tyrannique,  il  est  horrible  de  vouloir  faire  en 
trahison  un  devoir  de  la  reconnoissance  à  celui  dont 
on  a  mérité  la  haine  et  dont  on  est  justement  mé- 
prisé. 

L'honneur  étant  plus  précieux  et  plus  important 
que  la  vie,  et  rien  ne  la  rendant  plus  à  charge  que  la 
perte  de  Thonneur,  il  n'y  a  aucun  cas  possible  où 
il  soit  permis  de  cacher  à  celui  qu'on  diffame,  non 
plus  qu'à  celui  qu'on  punit  de  mort,  l'accusation,  lac- 
cusateur  et  ses  preuves.  L'évidence  même  est  soumise 
à  cette  indispensable  loi  :  car  si  toute  la  ville  avoit  vu 
un  homme  en  assassiner  un  autre ,  encore  ne  feroit- 
on  point  mourir  l'accusé  sans  l'interroger  et  l'enten- 
dre :  autrement  il  n'y  auroit  plus  de  sûreté  pour  per- 
sonne, et  la  société  s'écrouleroitpar  ses  fondements. 
Si  cette  loi  sacrée  est  sans  exception ,  elle  est  aussi 
sans  abus,  puisque  toute  l'adresse  d'un  accusé  ne 
peut  empêcher  qu'un  délit  démontré  ne  contiuiie  à 
l'être,  ni  le  garantir  en  pareil  cas  d  être  convaincu  : 
mais  sans  cette  conviction  l'évidence  ne  peut  exister. 
Elle  dépend  essentiellement  des  réponses  de  l'accusé, 
ou  de  son  silence,  parcequ'on  ne  sauroit  présumer 
que  des  ennemis,  ni  même  des  indifférents ,  donne- 
ront aux  preuves  du  délit  la  même  attention  à  saisir 
le  foible  de  ces  preuves,  ni  les  éclaircissements  qui  les 
peuvent  détruire,  que  l'accusé  peut  naturellement  y 
donner  :  ainsi  personne  n'a  droit  de  se  mettre  à  sa 
place  pour  le  dépouiller  du  droit  de  se  défendre  en 


EN   FORME    DE    CIRCULAIRES.  393 

s'en  chargeant  sans  sou  aveu;  et  ce  sera  beaucoup 
même  si  quelquefois  une  disposition  secrète  ne  fait 
pas  voir  à  ces  gens ,  qui  ont  tant  de  plaisir  à  trouver 
Taccusé  coupable,  cette  prétendue  évidence  où  lui- 
même  eût  démontré  Timposture  s'il  avoit  été  en- 
tendu. 

Il  suit  de  là  que  cette  même  évidence  est  contre  l'ac- 
cusateur lorsqu'il  s'obstine  à  violer  cette  loi  sacrée; 
car  cette  lâcheté  d'un  accusateur  qui  met  tout  en 
œuvre  pour  se  cacher  de  Taccusé,  de  quelque  prétexte 
qu'on  la  couvre,  ne  peut  avoir  d'autre  vrai  motif  que 
la  crainte  de  voir  dévoiler  son  imposture  et  justifier 
l'innocent.  Donc  tous  ceux  qui,  dans  ce  cas,  approu- 
vent les  manœuvres  de  l'accusateur  et  s'y  prêtent, 
sont  des  satellites  de  l'iniquité. 

Nous  soussignés  acquiesçons  de  tout  notre  cœur  à 
ces  maximes,  et  croyons  toute  personne  raisonnable 
et  juste  tenue  d'y  acquiescer. 


Il  X/«/«.'VX<t.'W«/V''^/%/V« 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES    TANS    CF.    VOLUME. 


Confessions,   livre  xii Page  i 

pRtcis  des  circonstances  de  la  vie  de  J.  J.  Rousseau ,  depuis  l'épo- 
que oii  il  a  terminé  ses  Confessions  jusqu'à  sa  mort.     .   .  1 1 3 
QoATRE  Lettres  à  M.  de  Malcsherbcs 197 

Les   nÈVERIES  du  promeneur  solitaire ; 225 

Première  Promenade 229 

Deuxième  Promenade 239 

Troisième  Promenade. 253 

Quatrième  Promenade 272 

Cinquième  Promenade 295 

Sixième  Promenade 309 

Septième  Promenade •....» 323 

Huitième  Promenade 344 

Neuvième  Promenade 3Go 

Dixième  Promenade 37g 

Écrits  en  forme  de  circulaires 383 

I.  Déclaration  sur  les  réimpressions  de  ses  ouvrages.    .   .  ibid. 

H.  A  tout  François  aimant  encore  la  justice  et  la  vérité.    .  385 

III.  Mémoire  écrit  en  février  1777 388 

IV.  Fragment  trouvé  parmi  Ip>  papiers  de  J.  .T.  Rousseau.  390 


h- IN    l)V;    TO.MI     TROIS  I  FM  1: 


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La   Bibliothèque 

Iniversité  d'Ottawo 

Échéance        ', 

ipoorte  \un  \olumè\ 
après    la    dernière,   darlB    timbrée 
ci-dessous  devra  payer  urte  amen- 
de de  cinq  cents,  plus  deux  cents 
pour  chaque  ^DurNlfr'  réto/d. 


Cetui    ^i 


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The  Library 
University  of  Ottawa 

\'^ate  due  \ 
ilure  \to  rèturn  a  Bçok  on 
or  before  the  last  datk^  stilmped 
below  there  wil(  be  à  finç  or  fite 
cents,  and  O"  extrç  charge  o^  two 
cents  for  eacb^additionaj  day. 


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1821  V003 
COO   ROUSSEAU, 
ACC#  1217798 


JE  CEUVRES 


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